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1
1 - jm g PROPBRTT OF THB
Mickigm
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1 A « T E s SCIENTIA VERITAS
L.
SAINT BERNARDIN
DE SIENNE
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L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de
reproduction et de traduction en France et dans tous les
pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de rintérieur (sec-
tion de la librairie) en avril 1896.
DU MEME AUTEUR
Bojalistes et Répnblicalnsy Essais historiques sur
des quesiious de politique coniemporaiDe : I. La Quet-^
tion de Monarchie ou de Républitfue du 9 thermidor au
18 brumaire; H. L* Extrême Droite et les Roytdistes sous
ta Restauration; III. Paris capitale sous la Révolution
française, 2" édition. Un volume ia-I8. Prix 4 fr.
Le Parti libéral sons la Restauration» 2« édi-
tion. Un vol. in-18. Prix A fr.
L'Église et l'État sons la IHonarelile de Jnil-
let. Un vol. in-18. Prix 4 fr.
■Istoire de la monarchie de JnlUet. 2« édition.
Sept volumes in-8<*. Prix de chaque volume 8 fr.
{Couronné deux fois par t Académie française,
GRAND PRIX GOBERT, 1885 et 188B.)
mm
PARIS. TYP. DX K. PLOIf, NOURRIT XT C>«, 8, RUX GARANCIÈRX. — lUi.
UN PRÉDICATEUR POPUIAIRI
DANS l'iTALIE DE LA RENAISSANCE
SAINT BERNARDIN
DE SIENNE
1380 — 1444
fAsr.e KeVrV
Paul'^THUREAU-DANGIN
LIBRAIRIE PL.ON
E. PLOK, NOURRIT et C% IMPRIMEURS-ÉDITEURS
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INTRODUCTION
I L'Italie, dans la première moitié du quinzième
cle, apparaît toul illuminée par la Renaissance :
fen'estpas encore la Renaissance à son plein midi;
istla Renaissance à son aube, ayant moins d'éclat
ôt-être, mais plus de fraîcheur et de grâce, un
nae plus délicat et plus pénétrant. Des brumes
( il a été comme enveloppé pendant le Moyen
:énie de l'antiquîté se dégage, radieux,
^ dans l'éblouissement de cette apparition, tous
forent ce dieu nouveau qu'ils s'imaginent leur
porter le secret perdu de la beauté et l'émanci-
pation des intelligences. Est-ce bien d'ailleurs pour
l'Italie un dieu nouveau? Il lui semble qu'elle se
retrouve elle-même dans ce passé latin avec lequel
elle n'avait jamais complètement rompu et dont
les vestiges couvraient son sol.
Tout la portait alors à s'absorber dans cette
pensée unique. Les grandes idées qui l'avaient
ppccupée pendant le Moyen âge ne la touchaient
VIII INTRODUCTION.
plus. Le long duel de la Papauté et de l'Empire,
où était débattue non seulement l'indépendance
d'un peuple, mais celle de la conscience univer-
selle, avait pris fin par la défaite des Hoben-
staufen ; l'Empire vaincu avait été rejeté défi-
nitivement en Allemagne; par une coïncidence
étrange, la Papauté victorieuse avait été, peu
après, réduite, elle aussi, à passer les Alpes, et le
discrédit dont la frappait l'exil d'Avignon s'était
encore accru par le scandale du grand schisme.
Dans cette Italie délivrée des Empereurs et pres-
que déshabituée des Papes, rien ne restait de tout
ce qu'avaient évoqué, durant plusieurs siècles, les
noms tragiques de Guelfes et de Gibelins. On n'y
trouvait guère davantage trace de cette passion
de liberté qui avait donné tant de vie, mais une
vie si orageuse, aux innombrables républiques de
la Péninsule : partout, les populations fatiguées
abdiquaient aux mains des tyrans, et s'il y avait
encore des intrigues et des conspirations de palais,
on eût vainement cherché un forum où subsistât
quelque vie publique.
Le culte de l'antiquité retrouvée arrive donc à
propos, au commencement du quinzième siècle,
pour remplir le vide fait dans l'âme italienne. Ce
qui occime alors les curiosités et fait battre les
il aui
L Sai
II
roi'
IKTHODUCTTON I5
lUTs, ce n'est plus la formation d'une Ligue
intre les n barbares » ou le succès de (jueiquo
ivolution démocratique ; c'est le choix de l'archi-
icte auquel sera confiée l'entreprise nouvelle et
audacieuse de lancer dans les airs la coupole de
Santa Maria dei Fiori; c'est l'applaudissement du
iuple émerveillé quand GKiberti a terminé les
irtes du Baptistère; c'est une harangue de Ma-
letli ou d'^neas Sylvius, écrite dans un latin cicé-
ronicQ et débitée en grand apparat; c'est la nou-
Telle que le savant Poggio aretrouvé un traité perdu
Quintilien ou un livre de Tacite. Les gouverne-
ts mettentleurs diplomates en campagne pour
disputer des manuscrits, et le roi de Naples
Ipule, comme condition de la paix conclue avec
Tence, la cession d'un bel exemplaire de Tite-
îve. Princes ou magistrats républicains, tous
font honneur de grouper autour d'eux une
ientële d'humanistes et d'artistes. Ce n'est pas
lement affaire de goût ; c'est calcul de poli-
[ue. Pour acquérir la faveur du peuple et le con-
ir de la liberté supprimée, il faut embellir sa
enricliir ses bibKothèques, lui fournir l'oc-
ion d'entendre quelque professeur fameux.
fous les ambitieux savent que le mécénat est le
lilleur moven de s'élever et de se maintenir. Les
X INTHODUGTIOM.
papes eux-mêmes, près d'un siècle avaot Léon X,
se pri''Occupent déjà de faire travailler les artistes
fit d'attacher à leur cour, par dos fonctions ecclc-
siastiques, les liuinaiiîstes parfois les moins dévota
et les moins austères. Ainsi, partout, ce spectacle,
vraiment nouveau et extraordinaire, d'une nation
entière qui semble ne vivre que pour le dilettan-
tisme littéraire et artistique. En même temps que
le secret de la beauté, on se flatte d'avoir retrouvé
celui du bonheur. Répudiant dédaigneusement ce
qu'on appelle la tristesse du Moyen âge, les pen-
sors sévères de renoncement et de pénitence, les
visions et les terreurs de l'au-delà, on prétend y
substituer une sorte d'allégresse épicurienne, la
joie de vivre, et de cette Italie, que son Dante, au
milieu des dures épreuves des siècles précédents,
nommait une a h<itellerie de douleur », on rêve de
faire un palais en fête, où tout sera plaisir pour
l'esprit et les sens.
Tel apparaît à- première vue ce charmant Quat-
trùcento, tel on se plait généralement à le peindre.
Est-il donc là tout entîe.r? N'y découvre-t-on rien
autre que ce dilettantisme un peu païen? Il faut se
méfier, en histoire, de ceux qui ne voient qu'une
face aux événements ; les choses sont d'ordinaire
plus complexes. A regarder avec quelque attention
INTRODUCTION. XI
l'Italie (le cette époque, on y discerne facilement,
à cûté de cette brillante renaissance littéraire et
artistique, un renouveau inattendu d'ascétisme et
de sainteté. Trop souvent, les historiens ont eu le
tort d'ignorer ou de dédaigner cette sorte de
contre-courant. Son action cependant a été consi-
dérable. Ce qu'il a d'imprévu et de mal connu le
rend plus intéressant à étudier. En cette société
où l'on ne nous montre que des chercheurs de
jouissances raffinées, il est piquant de voir surgir
l'austère figure des apôtres de la pénitence, de
constater leur popularité et leur action.
Ce contre-courant ne vient pas des hautoui's de
la hiérarchie ecclésiatique ; il sort de pauvres et
humbles cloîtres franciscains. On dirait un jaillis-
sement nouveau de cette source de renoncement
héroïque, d'amour emhrasé, de charmante et su-
blime poésie, que saint François d'Assise avait ou-
verte, deux cents ans auparavant, sur une colline
de l'Ombrie et qui, de \k. s'était répandue à flots
non seulement sur l'Italie, mais sur tout le monde
chrétien. Merveilleusement abondante et féconde
pendant les premiers temps, cette source avait
paru ensuite, sinon se tarir, du moins se troubler.
Diverses causes y avaient contribué : les unes
spéciales à l'Ordre des Mineurs : dissensions intes-
Xli ISTRODUCTION.
tines, nées, d'une part, du relikliement, d'
pari, d'un esprit de révolte qui frôlait l'Iiéi
les secondes, communes k tous les Ordres'
gîeux : d'abord la peste extraordinairement
trière qui, de 1348 à 1330, avait vidcetdésorf
les couvents, ensuite le grand schisme qui,
haut en bas de l'Église, avait ébranlé l'autorité et
la discipline. Aussi, la famille franciscaine, qui
s'était gloriûée, au treizième siècle, de posséder un
saint Antoine de Padoue, un saint Bonaventure,
un Alexandre de Halès, un Roger Bacon, un Duaa
Scot, ne peut offrir, dans le quatorzième siècle,
rien de comparahle à ces grands noms. Cette stéri-
lité relative rend plus remarquable encore la florai-
son de sainteté qui éclate soudainement, au com-
mencement du quinzième siècle, dans les couvents
d'Italie, et qui produit, coup sur coup , des saints
tels que Bernardin de Sienne, Jean de Capistran,
Jacques de la Marche, des Bienheureux comme Al-
bert deSarziano, Bernardin de Feltre, Bernardin ds
Fossa. Pas plus que leur père, ces dignes fils de
saint François d'Assise ne se renferment dans
cloîtres. Bien au contraire, tout embrasés du feu
de l'apostolat, ils vont par les villes et par les cam-
pagnes, réunissent des foules immenses autour do
Ipurs chaires, que Ton dresse sur les places publî-
INTRODUCTION. xiii
ques à défaut des églises trop étroites, répandent
la parole de pénitence, de miséricorde et de paix,
et réveillent dans les âmes l'écho trop oublié du
sermon sur la Montagne. Rarement prédication
populaire eut autant d'activité, d'éclat, d'extraor-
dinaire efficacité. Jamais, en tout cas, elle ne fut
plus pure de tout mélange humain, plus dégagée
de toute préoccupation de parti, plus exclusive-
ment inspirée par le souci des âmes et le zèle de
Dieu.
n m'a paru qu'il y avait là une face mal connue
iuQimttrocentOj qui méritait d'être mise en lumière.
Bernardin de Sienne y tient la place principale.
C'est lui le promoteur de cet apostolat, et tous les
autres le proclament leur chef et leur modèle. Si
son nom, un peu oubhé du public profane, n'ap-
parait pas, dans l'histoire générale, entouré du
même éclat tragique que celui d'un autre prédica-
teur de ce siècle, le grand et infortuné Savonarole,
si son existence a été beaucoup plus simple, plus
unie» il n'en a pas moins été, de son temps, très
célèbre, très populaire, et tel fut le prestige unani-
mement reconnu de sa sainteté, qu'aussitôt mort,
ritalie entière réclama sa canonisation et que, par
mie faveur réservée à quelques grands saints, le.
Pape la prononça presque immédiatement. Encore
XI» IMRODt'CTIÛS.
aujourd'liui, du resle, le touriste rencontre. presqiM
à chaque pas, en Italie, dans les monuments datait
du (|uiu2ième et du commencetneol du seizièou
»il:c]e, le témoignage matériel de cette célébrité:
<!C n'est pas seulement à Sienne, où la figui
asct'^tique de Bernardin est tant de fois reproduit
sur les murs des palais publics comme sur ceux de
églises; c'est à Pérouse. où sa statue préside au
cliarmants bas-reliefs polvcbromes, sculptés, e
1461, par Agostino di Duccio, au portail de Torof
toirc [jui lui est dédié; c'est à Borne, oîi l'habile
et gracieux pinceau de Pinturichio a représenta
divers traits de sa vie, dans une des chapelles de
l'Araceli; c'est dans plusieurs autres villes, oîi l'oa
conserve quelque souvenir de l'apôtre, la chaire
mobile d'où il précliait, la tablette qu'il exposait à '
la vénération du peuple, et où les maisons portent
encore, gravées sur leur façade, les lettres du nom.
do Jésus, dont il exhortait ses disciples à se fair^
comme un pieux blason.
Je n'ai pas la prétention d'apporter sur saint
Bernardin tout ce qu'un érudit et un théologien
auraient pu trouver à en dire. Mon dessein est plu»
modeste. J'ai essayé, en remontant aux sources
qui étaient à ma portée, de retrouver la physio-^
nomic du personnage, de le. placer dans son cadre,
INTRODUCTION. xv
et surtout de me rendre compte de ce qu'avait pu
être une prédication qui produisait alors des effets
si extraordinaires. Un tel travail, sans doute, eût
mieux convenu à quelque érudit d'outre-monts;
celui-ci eût eu, pour l'accomplir, des facilités et
des ressources qui m'ont manqué. Pour excuser
mon intrusion dans un sujet qui semblait appar-
tenir plus particulièrement aux compatriotes du
saint, on me permettra d'invoquer un précédent.
Quelques années après la mort et la canonisation
de Bernardin, le roi de France, Louis XI, envoyait
à la ville d'Aquila, qui possédait ses restes, une
très riche chasse en argent doré, et le Pape ordon-
nait que le corps y fût aussitôt placé. Je n'ai certes
pas la présomption de rapprocher du don magni-
fique d'un roi l'œuvre modeste d'un écrivain ;
mais j'ose espérer que le saint moine italien qui a
laissé son corps reposer quelque temps dans une
châsse française, ne verra pas de mauvais œil que,
dans un livre venu aussi de France, on ait tenté
de faire revivre sa figure.
SAINT BERNARDIN
DE SIENNE
CHAPITRE PREMIER
LA FORMATION DU SAINT ET DU PRÉDICATEUR
(1380-1417)
I. Sienne au Moyen âge. Anarchie et sainteté. Les Bienheareux
Tolomei, Colombini, Petroni et sainte Catherine de Sienne. —
II. Enfance et jeunesse de Bernardin. Son caractère. La Vierge
de la porte Camollia. La peste de 1400. Bernardin à l'hôpital
de la Scala. Il prend l'habit des Frères mineurs. — 111. Ber-
nardin novice au petit couvent de Colombaio. Il fait profes-
sion et reçoit la prêtrise. Il prêche sur la Passion. Le Ministre
général lui ordonne de se consacrer à la prédication. —IV. Carac-
tère nouveau donné à la prédication par les deux grands Ordres
mendiants. Décadence au quatorzième siècle. Saint Vincent Fer-
rier. Celui-ci pressent et annonce l'apostolat de Bernardin. —
Y. Premiers sermons de Bernardin. Fondation du couvent de
la Capriola. Période de recueillement. Bernardin reçoit d'en
haut l'avis d'aller évangéliser la Lombardie.
I
Sur la triple colline où elle accroche ses palais
et ses églises, fait escalader ses ruelles tortueuses
i
)
>-""« v/cL *""'?«
"Palai., "'""""
'^'^"''•••demi-
:i
2 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
et dresse sa fîère silhouette dentelée de créneaux
et hérissée de tours. Sienne, à la différence de la
plupart des villes de l'Italie, nous apparaît avec la
marque, non de la Renaissance, mais du Moyen
âge. H faut remonter, en effet, au treizième siècle,
pour la trouver puissante et prospère, émule sou-
vent heureuse de Florence dans la guerre, le
commerce et les arts. La plupart des monuments
qui lui donnent une physionomie si particulière,
entre tous le Duomo et le Palazzo pubUco^ sont
de cette époque. Dans la seconde moitié du siècle
suivant, elle était déjà en déclin; loin d'étendre
sa domination, elle semblait impuissante à cou-
ser\'er son indépendance ; si elle continuait à s'or-
ner, le grand souffle créateur était tombé. C'est
que l'anarchie y régnait : des révolutions inces-
santes bouleversaient la constitution et portaient
au pouvoir des factions hors d'état de s'y main-
tenir; les plus vils démagogues étaient préfé-
rés aux citoyens éclairés qu'on jalousait et pro-
scrivait; l'influence dominante appartenait aux
clubs et aux sociétés secrètes; l'exil et la con-
fiscation frappaient des classes entières, un jour
les nobles, le lendemain les artisans; les oppo-
sants ou les suspects étaient condamnés à mort;
meurtres et massacres ensanglantaient le Palais
FURMATIOS Dr .SAINT ET DU PRÉDICATEUR. S
public, siège ilu gouvernement, et, de ses larges
fenêtres gothiques, IVmeute viclorieuac préci-
pitait sur la place les corps mutilôs des magis-
trats; à l'êlat permanent, sévissait cette guerre
des rues, dont les rouges palais, aux porches
bas, aux rares fenêtres grillées, aux énormes
bossages, semblent encore aujourd'hui garder les
tragiques meurtrissures; eu un mol, quelque
chose comme la Terreur de 1793 ou la Commune
Je 1871, se prolongeant pendant près d'un demi-
sifecle.
Et cependant, par un de ces contrastes habituels
à l'Italie do Moyen âge, cette ville, qui semblait
ne plus être qu'un foyer de passions haineuses,
était, à cette même époque, si féconde en saints,
qu'elle méritait d'être appelée par les contempo-
rains r « antichambre du paradis a. A peiue le
Bienheureux Bernard Tolomei étail-il mort, en
J348, après avoir fondé l'austère congrégation des
Ifivétaios, que le Bienheureux Jean Colombini,
Uque-là riche négociant et l'un des chefs de la
ipublîque, embrassait la pauvreté, la pénitence
trburaîliation, avec cette folie héroïque qui fait
[Ordinaire le scandale du monde ; sa parole et son
£mple groupaient autour do lui des compagnons
tift des meilleures familles de Sienne, qui s'il
SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
titulaient les « Pauvres do Jésus-Clirisl (1) » ; puis,
tous ensemble, ils allaient par les rues ou par la
campagne, préchant, priant et chantant, débordant
de sainte poésie, ivres d'amour divin, heureux
quand on les bafouait, souriant à la douleur et à
la mort, tout illuminés de surnaturel, renouvelant,
à près de deux siècles de distance, l'apostolat du
Poverello d'Assise et de ses premiers disciples (2).
Pendant ce temps, au Fond de la Chartreuse où il
inait une vie d'oraisou et de mortification, un
autre Siennois,le Bienheureux Pietro dei Petroni,
acquérait un renom de sainteté qui dépassait les
murs du cloître, et ses concitoyens s'arrachaient
à leur vie ai agitée, pour venir recevoir de lui
des avis oîi ils reconnaissaient avec admiration
des lumières venues d'en haut (3). Enfln brillait,
entourée d'une auréole plus lumineuse encore, la
figure de sainte Catherine de Sienne (4) : cette fille
d'artisan, humble tertiaire dominicaine, torturée
par la souffrance, en même temps qu'elle vivait
(J) Plus tard, devonua un Ordre Douveau, ils s'appelleront les
Je suâtes.
(8) Colombini mourut on 1367. Sa vie, jusqu'ici peu connue,
a été mise récemment ea lumière par le livra charmant et tou-
chant de Mme la comtesse de Raubutead, Le Bieyihtureux Colom-
bini, HiiloWe d'un Toiean au XIV liicle, ches LecoiTre, 1893.
(3) Petroni mourut en 1361,
(1) me en 13i7, morte en 1380,
FORMATION DU SAINT ET DU PRÉDICATEUR. 5
d'une vie contemplative dont les mystères éton-
nent notre intelligence, faisait preuve, dans les
choses de ce monde, d'un génie admirablement
pratique ; elle trouvait des accents pénétrants pour
prêcher la paix, l'union, la justice, à une époque
où tout était trouble, discorde et violence, non
seulement dans la cité, mais dans l'Ëglise univer-
selle ; par la seule autorité de sa sainteté, elle deve-
nait, toute jeune encore, la conseillère écoutée du
Pape et des gouvernements, l'arbitre de la chré-
tienté, et apparaissait comme l'un des types les
plus extraordinaires et les plus purs de cette sorte
de prophétisme qu'à certaines heures de crise
exceptionnelle, la Providence semble susciter en
dehors et à côté de la hiérarchie ecclésiastique.
II
C'est l'année même de la mort de sainte Cathe-
rine, en 1380, et comme pour ne pas laisser d'in-
terruption dans cette suite de saints, que naft à
Massa, ville du territoire siennois, l'enfant qui doit
être saint Bernardin (1). Par son père, gouverneur
(1) Je me suis attaché à recueillir les faits intéressants de la vie
de saint Bernardin, dans les biographies assez nombreuses qui
SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
de cette ville, il appartenait à la noble famille des
Albizcschi. A moins de trois ans, il perd sa mère;
à six ans, son père; mais rorpheUii rencontre tout
près de lui, pour suppléer ses parents, des femmes
de rare piété qui n'ont pas peu contribué à sa for-
mation morale : ce sont ses trois tantes, Diana,
Pia, Bartolomea, et sa cousine Tobia. Pas une
ombre à la lumière candide et charmante dans
ont été écrites, peu aprâs su mort, par des c ou lernpo raina ayant
pu le connatlre lit fltra téiuoius d'une partie des faita qu'ils
racontent. Plusieurs de ces liiogrupliieB ont tlé publiùes intégra-
lement ou en parlie. soit dans les Acta lancterum des Bollaa-
distas, au tome V du mois de mai, soit en tête des Opéra inncfi
Bemardini Senemii, édités, au seizième siècle, en cinq lames, par
Ici p. ub la Havb. D'autres ont été fondues pas Wauuing, dans
ses Annalei Minorum, écrites au dU-septième siècle; il en indique
neuf qui lui ont servi et dont il dit avoir les manuscrits sous
les yeuï. Entre ces diveraos biographies, notons do préférence
celle qui a été écrite, dix mois après la mort du saint, par
Bernabieus Senensis, ami de Bcrnaritin, litlcraleur du quelque
notoriété, ayaut rempli divers emplois dans la république de
Sienne; celle qui a pour auteur Mapha:us Vegius, humaniste
célèbre qui osa composer un tn;iziÈme livre do l'Eneida et qui
mourut, en 1458, religieux Augustin, après avoir été, bous
Eugène IV, Abréviateur et Secrétaire de la Dalerie; celle qui a été
attribuée, i. tort ou à. raison, é. saint Jean de Capîslran, disciple
et ami de saint Bornardin; la Vie anonyme, composée aussltdt
■ après la translation du corps ■ par un Frère mineur du couvent
d'Aquila; enfin celle qui a été Irauscrito par Surius, dans le
recueil publié par lui au seiiième siècle, et qui est reproduite en
tète des CËuvres du saint. Mentionnons aussi la notii:e contenue
dans les Vite di uotnîni illuilri dtt ttculo XV, par Vespasiano
DA Bisricci. et reproduite en tète des Prediche volgari di Saa
Beritardino, publiées par L. Banchi (Siena, 1880}.
PORMATrON DU SAIKT ET DU PRÉDICATEUR. 7
laquelle nou3 apparaissent ses premières aimdes.
Telle était sa purcîté, qu'à la moinilre parole mal-
sonnante, la rougeur lui montait au visage, comme
ai, disait un contemporain, quelqu'un lui avait
donné un soufflet (1). Qu'on ne se le Ggure pas
cependant enfant timide ot gauche, sans défense
contre le mal : il est alerte et vaillant. Un jour
qu'il jouait dehors, avec quelques condisciples, un
personnage d'un certain rang s'approche pour lui
faire des propositions déshonnéles : ce n'était pas
chose rare à cette époque; l'enfant, indigné, ré-
pond par un coup de poing ; sa petite taille ne lui
permet d'atteindre que le menton, mais le coup
est si vivement asséné, que le bruit en retentit
presque jusqu'au bout de la place (2); l'homme
s'éloigne, couvert de confusion aux yeux de tous
les assistants. « Plusieurs années après, raconte
l'un des biographes, sur cette même place, j'ai
vu, pendant un sermon de Bernardin, ce même
personnage, le cœur touché de componction, ver-
ser des larmes aussi abondantes que s'il eût été
durement battu de verges, n Une autre fois, pour-
(!) ■ llli mbor in fade veremndiœ apparebal, ae ti injuria
fuii ti alapam itttaliiiet. > (Via attribuée A S. Jesn de Capistrao,)
(i) • Statim mni^nii iciu pugnt tinem ilium pertuiiil infra min-
lutA. tTfdeat percultre facicm. adea magno Mni(u, quod ferf tolam
plnieam repl/vit auJitv > (/biii.)
8 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
suivi par un étranger qui lui tenait des propos sem-
blables, Bernardin l'attire adroitement hors de la
ville, après s'être concerté avec ses camarades, et
là, subitement, tous lui jettent, en même temps
qu'une volée d'injures, les pierres dont ils ont eu
soin de remplir leurs poches ; ils le lapidaient, dit
la vieille chronique, avec non moins d'ardeur que
les Juifs saint Etienne (1).
Dès l'âge de onze ans. Bernardin avait été appelé
par ses oncles, à Sienne, pour y recevoir une in-
struction en rapport avec le rôle auquel le destinait
sa naissance. Il s'appliqua d'abord, avec un succès
dont ses maîtres ont rendu depuis témoignage,
aux belles -lettres et à la philosophie. Devenu
adolescent, il étudia, pendant plusieurs années,
le droit canon, la théologie, les saintes Écritures,
et y prit tant de goût que les autres sciences
lui parurent fades. D'ailleurs, ce qu'on disait déjà
de sa piété et de sa vertu, les mortifications dont
ses camarades surprenaient parfois le secret,
n'étaient pas d'un jeune homme que tentaient
les ambitions mondaines. Son austérité n'ôtait
rien à sa bonne grâce. Les historiens insistent
sur l'amabilité de son caractère, sur son affa-
(1) « Non minus avide malignum hominem lapidabant quam
Judœi Stephanum. » (Vie attribuée à S. Jean de Capistran.)
PORMATION DU SAINT ET DU PRÉDICATEUR, fl
lité envers tous, sur la gaieté de sa conver-
lation. a Là où est Bernardin, disait-on, nulle
;e à l'ennui. « Sa Cgurc, alors, n'avait rien de ce
lasque singulièrement émacié, creusé, ridé, de-
iDU le type d'après lequel les vieux peintres l'ont
iprésenté sur les autels ; on nous le dépeint,
cette première époque, comme un jeune homme
Ht agréable, d'un visage coloré, d'une pliysio-
'Aomic fine et distinguée, d'un air enjoué et cepen-
dant imposant lo respect, de manières courtoises
^fit engageantes, d'une taille moyenne et bien prise,
£n le voyant si fait pour plaire, les pieuses pa-
intes qui veillaient sur Bernardin jugeaient sage
le mettre souvent en garde contre le danger des
iquetterîes féminines. Un jour que sa cousine
'obia lui donnait quelque avis de ce genre :
'» Sachez, répondit-il plaisamment, que je suis
.8 d'une très noble dame. Je donnerais volon-
î ma vie pour jouir de sa présence, et ma nuit
irait sans sommeil, si j'avais passé la journée sans
voir. » Puis revenant d'autres fois sur le même
ïjet : a Je vais voir mon amie, ma belle amie, n
propos rendaient Tobia fort perplexe : elle
t peine cependant à soupçonner un jeune
me qu'elle savait si dévot et si mortifié.
■« Quelle est donc, lui demanda-t-eUe, cette bien-
iU S,\INÏ BERNARDIN DE SIENNE.
aimée donL vous me parlez sans cesse î Où (
meure-t-elle? n Bernardin se borna à réponâl
qu'elle demeurait au delà de la porte Camol^
De plus en plus troublée, Tobîa se décide à obsf
ver secrètement les démarches do son jeune col
sin. Dès le lendemain, cachée près du lieu iiidîqtd
elle ne tarde pas à voir venir Bernardin. Âu-desai
de la porte CamoUia, était peinte une Vierge (
s'élevait dans les cieux, au milieu d'anges dansa]
chantant, jouant des instruments (1). Cette frestjl
n'existe plus, mais d'autres peintures du tem|^
nous permettent d'imaginer ce qu'elle pouvait
avoir d'inspiration et de charme pieux, malgré
les gaucheries de l'exécution. Bernardin s'age-
nouille devant l'imago de la Vierge; l'expression
de son visage témoigne du ravissement avec
lequel il la contemple, de la ferveur avec laquelle
il la prie; cela fait, il se relève et rentre directe-
ment chez lui. Plusieurs jours de suite, Tobia
renouvelle l'épreuve avec même résultat. Pleine-
ment rassurée, elle redemande à Bernardin do lui
révéler le nom de la femme dont il est épris, afin,
dit^Ue, de la demander en mariage, si elle n'est pas
(1) Cette fresque, peinte, en 1310, pur les peintres Cccco et
Nuccio, fut refaite, en lilS, pur Benedl^llo di Biudo. 11 n'en resta
plui aucune tracu.
FOBHATIO^ Dt' SAIST ET DT PREDICATEUR. Il
de raog trop supérieur, ■ Ma mère, répond lo jeuoe
borame, puisque vous l'ordoDiiCE, je vous livrerai
le secrel Je mon cœur, que, sans cela, je n'au-
rais révélé à personne. Je suis épris de la Viei^o I
bienheureuse, Marie, mère de Dieu : c'est elle que 1
j'ai toujours aimée ; c'est elle que, brûlant d'amour |
jusqu'au plus profond de mon être, je di-sirc voir ;
c'est elle doal j'ai fait ma très chaste Bancée; c'est i
sur elle que je voudrais toujours fixer mes regards
avec la vénération qui lui est due. Mais, no pouvant
le faire ici-bas, j'ai résolu de visiter chaque jour
son image. Voilà quelle est ma bîeo-aimée. n
Tobîa, avec des larmes de joie, serre dans ses bras
celui qu'elle appelle son fils béni, et rend grâces au
Seigneur. Les biographes rapportent que Bernar-
din garda toujours cette aimable dévotion à la
Vierge de la porte Camoilia. Devenu moine, il sai-
sira, au milieu de sa vie errante, toutes les occa-
sions de lui rendre i-isite comme aux jours de sou
adolescence, et quand, préchant aux Siennois, il
voudra leurdonneruneîdée des splendeurs de l'as-
somption de Marie, il leur rappellera l'image qu'ils
^ent habitués à voir k l'entrée de leur ville (I).
Tuttigti angioli... It ilaiino da tarno giubilando , eaa-
faeûndoU cetehio, eomt ta vedi dipéiito eolà lu
Camoilia... » (Le Prtditht volsaridi San Bernardine
12 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
Sienne possédait alors un hôpital fameux, dont
la création remontait à 832 et qui était dédié à
Santa Maria délia Scala, Construit, suivant la
touchante coutume d'autrefois, à l'ombre de la
cathédrale, cet hôpital subsiste encore. L'entrée
fait face au portail du Dôme : par la porte géné-
ralement ouverte, le regard du touriste enfile
une longue et vaste salle aux arceaux gothiques;
à travers les fenêtres qui la terminent, il aperçoit
un horizon de collines gracieusement ondulées
qui, sous la fine lumière d'un ciel toscan, se pro-
longe jusqu'au fond bleuâtre des montagnes; par
moments, comme une note plus moderne dans ce
cadre antique, comme un rappel de France dans
ce milieu tout italien, passe et repasse, d'une dé-
marche alerte, la blanche cornette d'une fille de
Saint- Vincent de Paul. Au quatorzième siècle, dans
cette ville en proie à tant de discordes, la Scala
était un foyer de charité qui attirait naturellement
les âmes généreuses. Le Bienheureux Bernard
Tolomei y avait trouvé la mort en soignant les
pestiférés; le Bienheureux Colombini, après sa
conversion, y avait fait l'apprentissage de la sain-
da Siena, dette nella Piazza del Campo l*anno MCCCCXXVII,
ora primamente édite da Luciano Banchi, Siena, 1880, 1. 1, p. 25.)
Je reviendrai plus tai'd sur cette importante publication.
FORMATION DU SAINT ET DU PRKDICATEUR, iS'fl
tcté; là aussi, le Bienheureux Pelrooi avait faît|
admirer sa tendresse compatissante et son abné-
gation. L'association des Disciplinati Confralerni-
ifis B. Mariœ, qui y avait son siège, compronain
B hommes do tous rangs, décidés à mener une;
B dévouement et de mortification. Dès l'âge de!
E-sept ans, Bernardin s'y était affilié, afin, dit unJ
K ses biographes, de pouvoir se donner avec plusj
\ facilité aux couvres de pénitence. Il y faisait,!
jjpuis quelques années, l'édification des mem-l
la confrérie, quand, en 1400, une sinislrorl
îsiteuse frappa à la porte de la Scala, la peste.
ICe n'était pas une inconnue. Depuis qu'elle!
tait, au milieu du quatorzième siècle, épouvanté'!
; littéralement dépeuplé le monde, elle avait I
iïparu, à plusieurs reprises, tantôt sur un point, ï
ii^antfit sur un autre. En 1400, Sienne en était àl
t troisième invasion du fléau. Ses ravages se '
buvaient, cette fois, encore accrus par le pas-
des pèlerins qui se dirigeaient en foule
irs Rome, pour assister aux fêtes du jubilé sécu->d
Kre. Ciiaque jour. Je nombreux malades suo^l
^mbaient dans l'hôpital. Ceux qui les soignaient»
fêtaient pas épargnés ; la mort frappa mèmea
I un tel point parmi eux , que le dévoué direc 1
fîeur de la Scala, Jean Landaroni, sentant avec!
14 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
effroi le vide se faire autour de lui, ne crut plus
avoir d'autre ressource que de se jeter aux pieds
de Marie, gardienne de cette charitable maison,
de lui crier sa détresse, et de remettre en ses
mains les malades qu'il n'avait plus les moyens
de faire soigner. Peu après, il voit venir à lui
Bernardin qui lui propose de se charger entière-
ment, avec quelques amis, du service de l'hôpital.
Touché jusqu'aux larmes, le directeur hésite cepen-
dant à accepter cette offre : la peste s'attaquait
surtout aux adolescents; peut-il exposer à un tel
péril cet enfant de vingt ans, héritier d'une noble
famille? Celui-ci insiste : « Si Dieu veut que je suc-
combe, dit-il, j'accepte une telle mort avec joie. »
A cette fermeté simple, Landaroni reconnaît l'es-
prit de Dieu; non seulement il permet à son jeune
ami de venir soigner les malades, mais, sans s'ar-
rêter à son âge, il lui remet la direction de toute
la maison (1).
Bernardin réunit alors une dizaine de ses com-
pagnons. En quelques paroles enflammées, il leur
rappelle la promesse de Celui qui a dit : « Tout ce
que vous aurez fait au plus petit des miens, vous
l'aurez fait à moi-même. » Loin de leur dissimuler
(1) « Claves totiusferè domus eidem contignaviL » (BolL i'* vie.)
FORMATION DU SAINT ET DU PRÉDICATEUR. IS
le péril, il leurnionlre combien il est beau do con-
quérir ainsi, en temps de paix, la couronne du
martyre, h Vous le voyez, mes bieii-aimt^s, ajoute-
L-il, l'incendie est allumé au loin, le monde presque
entier en est devenu la proie; la haciie est appli-
quée à l'ai'bre; la faux appelle la moisson. Qui
d'entre nous pourra se flatter de prolonger sa vie,
quand nous voyons les autres mourir tous les
jours, quand nos compagnons les plus cliers ont
succombé aux premières atteintes du fléau? Si
nous mourons en remplissant les devoirs de la
charité, nous irons au Seigneur; si, au contraire,
la mort nous (■pargne,nous nous réjouirons, toute
notre vie, d'avoir rendu à Dieu do tels services en
la personne de ses pauvres. Soit donc que nous
vivions, soït que nous mourions, nous no pouvons
que gagner dans un tel ministère, » L'appel est
entendu. Après s'être confessés et avoir reçu en-
semble la sainte communion, ces ji.'uncs gens se
rendent à l'hôpital. Bernardin prend en main la
direction; jour et nuit, il est au service des ma-
lades, les soigne, les console, les aide à mourir,
les ensevelit de ses mains; les besognes les plus
répugnantes ou les plus périlleuses sont celles
qu'il préfère; en mémo temps, il veille au bon
ordre, à la propreté, fait puriflcr l'air par de grands
16 SAINT BERNARDIN DE SlIiS.NK.
feux. Si encombrée que soit la maison, il trouve
toujours moyen Je recevoir ceux qui y demandent
asile. La mort frappe les malades par centaines;
elle n'épargne pas les jeunes compag;nons de Ber-
nardin, dontplusieurs succombent glorieusement;
mais les remplaçants ne manquent pas.
Pendant quatre longs mois, à l'admiration de la
ville entière, Bernardin soutient sans faiblir ce
combat. Il ne se relire que quand la peste a dis-
paru. A peine a-t-il quitté l'iiôpital que, par une
suite naturelle do tant de fatigues et d'émotions,
il tombe malade à son tour; on le croit un moment
perdu, mais sa jeunesse reprend le dessus. Que
va-t-il faire de cette santé reconquise, de cette vie
que Dieu lui laisse? Depuis longtemps, il se posait
la question, non sans anxiété, 11 se sent attiré
vers la vie religieuse. Pour le moment, toutefois,
un devoir lui paraît primer tous les antres : sa
tante Bartolomea est devenue aveugle; il se re-
fuse à abandonner celle qui a veille sur son en-
fance. Ce n'est qu'un relard d'une année : bientôt,
Barlolomea morte saintement dans ses bras, rien
ne le relient plus. Pour s'examiner plus immédiate-
ment en présence de Dieu et aussi pour s'aguerrir
à la pénitence, il se cherche, en dehors de la ville,
au milieu des jardins, une retraite cachée, une
FORMATION DU SAINT ET DU PRÉDICATEUR. 17
sorte (le solitude où il installe un petit oratoire. Il
y passe son temps en prières, en méditations, en
austérités, couchant sur la terre nue, se nourris-
sant d'herbes et de racines (1). 11 obtient en ré-
(!) BerDordin a confessa lui-rni^mo, plus tard, ce que ëv» tiustâ-
litËs avaient ou. au d^but. d'oxcessir. Cet avuu, fuit avec son
«□jauonieQl accoulumâ. se trouve daaa un seniioo prononcé k
Sfeaae, en septembre iiil, sermoo où il rappelait à la discrétion,
au bon sens et à l'buniilité certains péoitcnta présomptueux et
téméraires. • Je veux vous raconter, disail-il, le preuier miracle
que j'aie jamais fait; c'était avant que je fusse Frère. 11 me vint
une résolution de vouloir vivre comme ud ange et non pas
Gomiiie un lioiume. Je pensai à m'établir dans un bois, et je com-
tneoçaî A me dire à moi-même : • Que feras-tu dans ua bois?
Que mangeras- tu T • Ja me répoudais ; • Je ibrai ce que ruisaleot
les saints pères; je mangerai de l'herbe quand j'aurai faim, et,
quand j'aurai soif, je boirai do l'eau, • Je d>;llbi^rai eocoro
d'acheter une Bible pour lire, et uno robe grossière pour me
vèlir. Et j'achetai la Bible, ainsi qu'une peau de chameau Im-
perméable pour que la pluie ue la mouillât pas. Je cherchai
ensuite où je pourrais QJe nicher.. , J'allai lâ-bas, hors de la porte
Follonica, et je commençai è. cueillir une salade de lailerons et
d'autres herbessauvageii; je n'avais ai pain, ni sol, ni buile;ji^
me dis : ■ Commençons, pour celte première fois, par la laver et
l'éplucher, et puis, une autre fois, nous ne forons que l'i^plucher
sans la nettoyer autrement; et quand nous on aurons pris l'ha-
bitude, nous ferons la salade sans la nettoyer aucunement, et
enlia nous ne la cueilleroas même pas. • bit, ayant invoqué le nom
de Jésus béni, je commentai avec une boucliée d'herbes amËres,
et. l'ayant mise dans ma bouche, je me mis k la mOcher. Je
m&cbe. Je mâche; elle ne voulait pas descendre. Mo pouvant
l'avaler, je me dis : * Allons, commençons par boire uue gorgée
d'eau. i>Basteireau descendait, et l'herbe restait dans la bouche.
En somme, je bus plusieurs goi'giies d'eau aveo une bouchée
d'herbes et je ne pua l'avaler. Sais-tu ce que je voui dire? Avec
une seule bouchée d'herbes, j'éloignai toute tentation; carcertal-
i que c'était une tentation. Ce qui a suivi
compense ploiiio lumière sur sa vocaUon : il lui
semble que du erucifix même lui vient l'appe! à
une vie de sacrifice et de pauvreté. Reste seule-
ment à choisir l'Ordre où il trouvera cette pau-
vreté le plus complètement pratiquée. Il hésite
entre les Franciscains et les Dominicains. La
lecture de la règle de Saint-François et un son^e
qu'il croit envoyé de Dieu, le font donner la préfé-
rence aux Frères mineurs.
Le couvent de San Francesco, à la porte duquel
vint frapper Bernardin, occupait une sorte de
promontoire à l'une des extrémités de Sienne.
L'église, récemment roslaurée, et les cloîtres
subsistent encore. Il ne fallut pas longtemps au
gardien du couvent (1), Jean Ristori, religieux
éprouvé, pour examiner et reconnaître une voca-
tion, si \'isiblement inspirée de Dieu. Bernardin,
insensible au blâme de certains de ses parents qui
avaient rêvé pour lui une vie biillanle dans le
monde, distribua joyeusement sa fortune aux pau-
vres et au.\ églises, et, dépouillé de tout, il vint.
depuis a été «lecllon et non teotatioa. Oli I conibian il faut réQé-
chir avant de suivre le» traces d'autrui dans des n^sulutions qui
se trouvent très mauvaises et qui paraissent sj bonnes I • (Le
Prtdichi volgari, eilite da Ldciano Bancui, t. II, p. 331 et s.)
(1) Ainsi sont appelas les supérieurs des couvents de Frères
r
FORMATION DU SAINT ET DU PRÉDICATEUR. 19
le 8 septembre 1402, au milieu de ses concitoyens
accourus en foule, recevoir de Jean RistoriThumble
et pauvre habit des Frères mineurs. C'était à cette
même date du 8 septembre, fête de la Nativité de
la Vierge, que, vingt- deux ans auparavant, il
était né et avait été baptisé. A cette même date,
dans les années suivantes, il fera sa profession,
dira sa première messe et prononcera son pre-
mier sermon. Aussi, plus tard, en prêchant sur le
mystère de cette fête, aimait- il à rappeler ces
coïncidences et y voyait-il comme un signe de sa
particulière consécration à Marie (1).
III
Bernardin ne demeura pas plus de deux mois
au couvent de Sienne. Ses relations de famille, le
(1) Les biographes contemporains rapportent que Bernardin
s'exprimait ainsi : « fn die Naiiviiaiis Beaiœ Virginis natus, eâdem
die, revolutis tamen iemporibus, renatut, religionem ingrestus sum
Seraphiei Patrit Francisci ; eâdem die professus in Ordine, eâdem
die primam Mistam caniavi, et eâdem die primum ad populum
sermonem feci de Beatâ Virgine, eujut amore et gratiâ opto et tali
die ex hâe vitâ migrare. » Ce dernier vœu ne devait pas être
exaucé; il mourut le 20 mai. Ce langage peut être rapproché de
celui que Bernardin tenait à Sienne, en 1427. (Cf. Le Prediche
Vêlgari di San Bemardino da Siena, édite da Luciano Banchi,
t. II, p. 240.)
20 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
renom même de ses vertus lui attiraient trop de
visiteurs. A quelque distance de la ville, dans une ]
solitude sauvage, au milieu des bois, était le cou- -i
vent de Colombaio, bien petit et bien pauvre, mais
sanctifié par le séjour qu'y avaient fait saint Fran-
çois et saint Bonaventure. Avec l'approbation de
ses supérieurs , Bernardin prit le parti de s'y reti-
rer. Une raison surtout le déterminait : Colom-
baio était un des couvents, très rares alors, revenus
à la stricte application de la règle de Saint-Fran-
çois ; il appartenait à ce qu'on commençait à appeler
l'Observance (1).
Les biographes contemporains notent la joie
aimable, la douce allégresse avec lesquelles Ber-
nardin vint chercher asile dans cette sainte maison ;
ils notent aussi l'ardeur avec laquelle il y em-
brassa la pauvreté, la mortification, l'humiliation,
jamais plus heureux que quand il était insulté
dans la rue ou que des enfants jetaient des pierres
sur ses pieds nus. « Laissez-les faire, disait-il à
son compagnon indigné, ils nous aident à acquérir
une gloire éternelle. » Toutefois, s'agissait-il de
défendre sa pureté, reparaissait en lui quelque
(1) J'aurai occasion, plus loin, en exposant ce que Bernardin
.a fait pour propager l'Observance, de rappeler la genèse de cette
réforme. (Voir le chapitre V.)
BRMATIOS l)V aAINT ET DU PRËDICATKIJR
B de la vivacilé avec laquelle, cnfanl, il avait
té, en pleine place publique, l'Iioirime qui
Toulait le corrompre. Il y avait h Sienne une
femme qui passait, avec son mari, pour être pieu-
sement attachée aux Frères mineurs; mais, par
l'effet (l'on ne sait quelle diabolique dépravation,
elle s'était laissé secrètement envahir par une
passion criminelle pour Bernardin, Un jour que le
jeune novice faisait, suivant l'usage, la quête de
porte en porte, cette femme, qui le guettait, l'invite
à monter dans sa maison, pour y prendre le pain
destiné au couvent. Il la suit sans défiance. A peine
eatr-il entré, qu'elle ferme la porte, s'offre à lui,
et lui déclare que, s'il la repousse, elle criera
et l'accusera d'avoir voulu lui faire violence. Le
Frère, qui mesure le péril, appelle Dieu à son
secours, dans le silence de son cœur. Il lui vient
alors cette inspiration de répondre à cette femme
f que, pour accomplir son dessein, elle doit d'abord
se dévêtir. Puis, au moment où elle commence h
le faire, il saisit silencieusement la discipline qu'il
avait l'babitude de porter sur lui, et la flagelle
si rudement que, dit le vieil historien, il met en
fuite la tentation. Plus tard, le seul souvenir do
cette correction suffisait à préserver cette femme
de toute pensée mauvaise; elle demeura, ainsi
2S SAINT BERNARDIN DE SIENNE-
que son mari, très <I(ivoui:e au saint et à son
Ordre.
Le 8 septembre 1403, après une année du novi-
ciat le plus fervent, Bernardin fut admis à faire
profession. Pour obéir à ses supérieurs, il se pré-
para ensuite à la prêtrise; déjà fort instruit dans
les sciences sacrées, une année lui sufflt pour
recevoir tous les ordres ; le 8 septembre 1404, il
célébra sa première messe et prêcha son premier
sermon sur la Nativité de la Vierge.
Devenu prêtre, son austérité, sa ferveur s'en
accrurent encore et firent, chaque jour davan-
tage, l'admiration de ses compagnons. En digne
fils du stigmatisé de la Verna, il aimait parti-
culièrement à méditer sur la passion du Christ
et on était si remué que, dit son biographe,
on eût cru qu'il allait mourir de douleur (1). Les
penaers d'amour et de pénitence que cette con-
templation éveillait en lui, il avait soif de les
répandre. Un jour, il n'y tient plus. Suivi de quel-
ques Frères qu'il a enflammés de son zèle, il sort
du couvent; sur ses épaules mises à nu, il porte
une grande et lourde croix. Ainsi chargé, il se
dirige vers Sarziano, bourg voisin. Ce spectacle
FORMATION DU SAINT ET DU PREDICATEUR. 23
étrange provoque d'abord des moqueries. Mais le
jeune Frère parle, laissant déborder, sans regarder
ni à Tordre ni à la forme, les sentiments qui bouil-
lonnent dans son âme. Les rieurs écoutent, sur-
pris, troublés, émus : leurs yeux se mouillent, et
ils finissent par saluer comme un saint celui que,
tout à l'heure, ils bafouaient comme un fou. Ne
dirait-on pas quelque trait de la vie de François
d'Assise ?
Si, dans une heure de pieuse exaltation, Ber-
nardin était ainsi sorti du cloître et avait fait œuvre
d'apostolat, il n'avait cependant aucun dessein
arrêté de devenir prédicateur. Trop obéissant pour
ne pas attendre sur ce point l'ordre de ses supé-
rieurs, il était trop humble pour le solliciter. Mais
une telle lumière pouvait-elle rester sous le bois-
seau? Antoine-Ange Pireto, élevé en 1405 au géné-
ralat des Frères mineurs, était favorablement dis-
posé pour les Observants. Instruit du rare mé-
rite du jeune religieux caché dans le couvent de
Colombaio,illui envoya l'ordre de se consacrer au
ministère de la prédication.
24 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
IV
Dans les premiers siècles de l'Église, la prédi-
cation avait été principalement pastorale, œuvre
des évêques et des curés enseignant leurs ouailles
dans la cathédrale ou dans l'église paroissiale,
des abbés instruisant leurs moines dans l'intérieur
du cloître. Portée très haut par les Pères grecs ou
latins du quatrième siècle, abaissée avec l'invasion
d'ignorance et de barbarie qui avait accompagné
la chute du vieux monde romain, elle s'était
relevée d'un puissant élan au douzième siècle,
époque de renaissance religieuse, littéraire et
artistique. A cette date, elle ne retrouve pas seu-
lement un éclat perdu; elle tend à prendre une
forme nouvelle, avec les prédicateurs populaires
des Croisades, avec saint Bernard surtout, qui ne
se contente pas d'adresser des homélies à ses
Frères de Clairvaux, mais qu'on retrouve sur
toutes les routes de France, d'Allemagne, d'Italie,
attirant les foules sur ses pas, leur préchant de
sa grande voix la guerre contre les infidèles et la
paix entre les chrétiens.
I FORMATION DU SAINT ET DU PRËDICATKIIR, 25
■ La transformation, ainsi commencée, se com-
■ plète avec la fondation des deux Ordres men-
diants, au commencement du treizième siiscle.
Le3.lils de Sainl-François et do Saint-Dominique,
À la différence des fils de Saint-Benoît, ne s'enfer-
ment plus dans un clotlre pour y chercher la soli-
tude : leur rôle est de se r^'pandre au dehors et de
praler partout la parole sainte. « Dieu veut que
nous allions par le momie >, disait le Pauvre d'As-
sise, et il avait donné à ses disciples l'exemple
de cette vie de mission errante- La prédication
dominicaine était d'ordinaire savante. Les Fran-
ciscains étaient les orateurs préférés du peuple,
dont, au scandale de plus d'uo clerc, ils parlaient
volontiers le langage, abordant tous les sujets avec
Dne familiarité hardie, prompts à prendre en main
la cause des petits et des opprimés, ne se génanl
guère pour attaquer les puissants de l'Ëtat et
même de l'Ëglise. Des sanctuaires, ce prêche
démocratique débordait sur la place publique., où
il se trouvait plus à l'aise (1), Des chaires impro-
visées se dressaient en plein air, autour desquelles
certains orateurs attiraient des multitudes de vingt,
(1) L«a oOus de ces acrmoas en plein uir dcviiiciil les faire
Interdire au quinzième aiècle, en Franco, par plusioara conciles
locaux. L'usage en persista plus longtemps eu Italie.
SAIWT BERMAHDIS DK SIENNE.
diteurs. ^^^H
dessus de iBftTI
quarante et même soixante mille auditeurs,
saint Antoine de Patloue, ou ce frère Bertolt
Ratishonne qui faisait dt-ployer, au-
téte, une banderole, afin que la foule, voyant dloù
venait le vent, sût de quel côté se placer pour
entendre de très loin.
Les prêtres séculiers n'étaient pas sans prendre
ombrage de ces nouveaux venus auxquels ils
reprochaient a d'usurper entièrement l'olfice de la
prédication » ; mais ils n'y pouvaient rien que
tâcher de les imiter; c'est ce que faisaient aussi
les religieux des autres Ordres. Les sermons se
trouvaient ainsi multipliés dans une mesure in-
connue aux époques précédentes. Pour se faire
d'ailleurs une idée de l'importance prise par cette
prédication populaire, non seulement dans la vie
religieuse, maïs dans la vie sociale, il faut se rap-
peler qu'en ce temps le Ilvi'c était rare, le journal
inconnu; dès lors, la parole publique, — et, au
Moyen âge, il n'en était guère d'autre que le ser-
mon, — était le seul aliment des esprils, le prin-
cipal facteur de l'opinion. N'avait-on pas vu ce
qu'elle était capable de faire, lors des Croisades?
La venue d'un prédicateur célèbre était un évé-
nement qui occupait toute une contrée. Les longs
sermons que, chaque jour, au nom d'une foi
' FORMATlOK Dtr SAINT ET DH PRÉDICATEUR. 27
religieuse demeurée, miilgré tout, maîtresse des
intelligences, il prononçait devant des auditeurs
que ne distrayait aucun autre enseignement, pou-
vaient produire des effets inconnus dans la vie
plus complexe de nos cités modernes. Qu'était-co
si, au prestige de l'éloquence, s'ajoutait celui,
plus grand encore, de la sainteté et du miracle?
En plein épanouissement au treizième siècle,
cette prt'dication populaire décline au quatorzième.
Le premier élan fait place à une sorte de fatigue,
l'inspiration à la routine. C'est le r6gne des manuels,
où chacun trouve préparé le sermon dont il a
besoin : tel, entre beaucoup d'autres du môme
genre, le recueil Dormi seciir^, dont le titre seul
dit au prédicateur paresseux : a Dors en paix, ton
sermon est tout fait. » De plus, comme par l'effet
d'une pente naturelle, les défauts du genre s'ag-
gravent : la familiarité tourne en trivialité et en
bouffonnerie; la liberté dégénère en licence, no-
tamment dans le royaume de France, alors déchiré
par les factions, où plus d'un a preseheur h se fait
tribun et démagogue. Ajoutez que la crise tra-
versée par l'Église et qui aboutit au grand schisme,
n'était pas faite pour donner plus de tenue aux
prédicateurs.
' Hais, preuve nouvelle de cette divine fécondité
Î8 SAINT BERNARDIN DE SIENNE,
par laquelle le christianisme a tant de fois iloané
des démentis à la superbe de ses adversaires ou au
découragement de ses amis, au milieu même du
schisme, à l'heure la plus sombre de cette fin d'un
triste siècle, surgit tout à coup un prédicateur dont
le renom et les succès semblent dépasser tout ce
qu'on a vu jusqu'alors. C'est saint Vincent Femer,
Dominicain espagnol. Il a déjà près de cinquante
ans, quand, en 1397, il commence son apostolat
à travers les pays d'obédience avignonnaîse.
Bientôt célèbre par son éloquence, par ses ver-
tus, par les miracles extraordinaires qu'U accom-
plit, pour ainsi dire, à chaque pas, on le demande
de tous côtés. Chaque viile qui le possède un
moment voudrait le retenir. Il ne s'arrête nulle
part, toujours en marche, « pèlerin de la parole
divine », comme l'appelle un de ses contemporains.
Ainsi évangélise-t-il l'Espagne, la Provence, la
Ligurie, le Piémont, la Savoie, la Suisse, les
Flandres, et surtout la France entière qu'il parcourt
à plusieurs reprises dans tous les sens, jusqu'à ce
qu'en 1419, il meurt épuisé, en Bretagne. Il ne sait
d'autre langue que le valencîen, affirment ses bio-
graphes, et cependant partout on le comprend.
D'une extrême austérité, il voyage à pied, sauf
dans ses dernières années où une plaie à la jambe
FORMATION DU SAINT ET DO PRÉDICATEUR. 1
l'oblige à monter sur un âne. Des pénitents de»J
deux sexes l'accouipagnent, valus d'Iiabîts blancs 1
et noirs de forme monastique, soumis à une disci-J
pline sévère, sans rien des désordres qui, à d'autres 1
époques, avaient vite déconsidéré les bandes dej
ilageUants . 11 mène aussi avec lui des prêtres pour I
les confessions, des chantres pour les offices, et I
jusqu'à un notaire pour sceller les réconciliations;
c'était en effet une de ses principales préoccupa- 1
lions, au milieu des discordes qui avaient envahi 1
même le sanctuaire, de prêcher partout la paix et I
l'union (1). Airive-t-il près d'une ville, ses péni-J
tents se forment en procession; la population sort I
au-devant de lui; c'est à qui l'approcliera, le lou-
chera; ses vêtements sont bientôt mis en lambeaux
par loua ceux qui veulent emporter de lui quel-
que rehque; il lui faul tenir ses mains au-dessus J
de sa tête pour les soustraire aux gens qui s'ef-
forcent de les baiser; ce n'est qu'en l'entourant de
madriers portés par des hommes vigoureux qu'on j
peut l'empêcher d'être écrasé. En plus d'une ville, j
tant que dure sa prédication, les affaires sont arrê-
tées, les magasins fermés, les audiences mêmes. |
; des tribunaux suspendues, o Pour entendre maître J
{t) • II avait coutumo, dit un coDlempCkra.ia, derétablir la coi^j
corde partout où il passait. •
30 SAINT BERNARDIM DE SIENNE.
Vincent, rapporte un témoin, tout le monde quit-
tait ses occupations, les ouvriers leurs ateliers, les
avocats le Palais de justice, les laboureurs la cam-
pagne, et les femmes, si la chose est croyable,
leur toilette. » 11 prêchait d'ordinaire le matia,
après avoir chanté la messe; son sermon ne durait
pas moins do trois heures, etquelquefois six quand
il parlait sur ta Passion ; à certains jours, il repre-
nait la parole dans l'après-midi et dans la soirée.
A défaut des églises trop étroites, on lui élevait
une chaire sur la place publique; les auditeurs s'y
pressaient debout, garnissaient les fenêtres et
jusqu'aux toits des maisons ; d'autres fois, quandia
foule était plus considérable encore, il prêchait en
rase campagne. Ses biographes parlent couram-
ment d'auilitoires de dix, vingt et môme, à Nantes,
soixante mille personnes. Son procédé est généra-
lement de jeter la terreur dans les âmes : nouveau
Jonas, il montre aux Ninivites la colère de Dieu sur
le point d'éclater et les presse de la conjurer par la
pénitence; les désordres, les scandales du temps
lui paraissent révéler la venue de l'Antéchrist, et
il se dresse comme l'ange du dernier jugement.
Un jour, à Toulouse, prêchant sur ce texte :
« Morts, levez-vous et venez au jugement », il
jette une telle épouvante chez ses auditeurs que
flHMATION DU SAINT ET DO PBÉDICATEDR. 31
f ceux-ci, comme s'ils triaient réellement appelas au
tribunal suprême, lombent, à plusieurs reprises,
laface contre terre, en criant miséricorde; la place
en (levait garder, pendant quoique temps, le nom
de valtét; de JosaphaL A la suite des sermons,
c'étaient de longues processions de flagellants
auxquelles prenaient part les habitants, et on le
bruit des cordes frappant les épaules nues accom-
pagnait des complaintes sur la Passion. Telle,
pendant vingt-deux ans, se continua cette prédi-
cation, de ville en ville', de village en village,
laissant partout derrière elle, comme marque de
son passage, un réveil do foi, une réforme des
mceurs, un effort de pénitence, et la pacification des
cœurs.
Sauf une pointe rapide faite en Piémont et en
Ligune, l'apostolat de saint Vincent Ferrier n'avait
pas atteint l'Italie (I). Et cependant, là aussi, com-
bien il eflt été nécessaire! A la fin do quatorzième
siècle, leBienheureux Jean Dominîci (2), des Frères
prêcheurs italiens, gémissait sur la décadence de la
prédication autour de lui. a II y a un grand manque
(i) C'est sans fondement que certains hiatorieDs prùtoodeat
que Vincent Ferrier aurait précité à Florence et à Bologne.
(Z) Hù vers 1357 ou 1360, Dominioi mourut cardioul en UIS.
Cf. l'ouvrage du P. Aug. Ra».sLe:a, sur le Cardinal Johanna
i. (Freiburg, Herder, 1SD3.)
.32 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
de parole de Dieu, écrivait-il^ et les esprits sont
pour ainsi dire affamés de cette parole. » Il s'était
employé, pour sa part, à remédier à cette famine,
et ses sermons étaient fort goûtés des Florentins.
Son exemple avait été suivi : un religieux du
même Ordre, le Bienheureux Pierre de Palerme (1),
évangélisait avec succès, au commencement du
quinzième siècle, le nord et le centre de Tltalie, en
attendant qu'il allât se fixer en Sicile. Toutefois,
si fructueuses qu'elles fussent, ces prédications
étaient loin d'avoir le retentissement et l'éclat
de celles de saint Vincent Ferrier. C'est à un
Franciscain, à notre Bernardin de Sienne, qu'il
devait être donné de renouveler en Italie les mer-
veilles dont la France venait d'être le théâtre.
Saint Vincent Ferrier paraît avoir pressenti
son successeur et son émule. Prêchant à Alexan-
drie, en Piémont, il eut Bernardin parmi les audi-
teurs qu'attirait de toutes parts sa renommée.
Le jeune Franciscain, alors inconnu, fort touché
des sermons de l'illustre Frère prêcheur, obtint
de lui la faveur d'un entretien particulier, dans
lequel il lui ouvrit son âme et dont il sortit
plein de gratitude et de consolation. Le lende-
(1) Né en 1381, mort en 1452.
FORMATION DU SAINT ET DU PRÉDICATEUR. 33
main matin, au cours de son sermon, Vincent
s'interrompait : « mes enfants, s'écriait-il, il y a
dans cette assemblée un religieux de l'Ordre des
Frères mineurs qui sera bientôt un homme illustre
dans toute l'Italie; sa doctrine et ses exemples
produiront de grands fruits parmi le peuple chré-
tien. Je vous exhorte donc à rendre grâces à Dieu ;
prions-le, tous ensemble, de vouloir bien accomplir
ce qu'il m'a révélé. Bientôt se réalisera ce que je
vous annonce ; c'est pourquoi je retourne évangé-
liser la France et l'Espagne, et je laisse à cet
homme le soin d'instruire les peuples de l'Italie
auxquels je n'ai point fait entendre ma voix (1). »
Bernardin attendra plusieurs années, avant de
réaliser pleinement la prophétie de Vincent Ferrier
et de devenir un prédicateur célèbre. Il avait cepen-
(1) Ce fait est rapporté par le plus vieux et le plus autorisé
des biographes de saint Vincent Ferrier, Petrus Ranzanus
(livre III, ch. i). On a discuté sur la date. Quelques historiens
ont déduit de certaines phrases de Ranzanus que Fentrevue
aurait eu lieu en 1408. Le P. Pages, auteur d'une vie récente de
saint Vincent Ferrier, la reporte en 1402, avant rentrée en reli-
3i SAINT BERKARDIN DE SIENNE.
liant suivi tout île suite l'indication qui lui ayaîl
donnée de se vouer à la chaire. Dès l'été de liî
on le trouve prêchant à la porte de Sienne, en un
lieu sanctifié par un miracle de saint François et
appelé l'Alberino. Le 12 juin de cette même année,
il était, près de là, au petit ermitage de San Ono-
frio, sur la colline de la Capriola, et, y rencontrant
une grande affluence de peuple attirée parla fête du
saint, il se sentait inspiré de monter sur un arbre
pour lui adresser la parole ; comme naguère à Sar-
ziano, ceux qui le prenaient tout d'abord pour un
fou étaient bientôt captivés. Ce lieu, d'où l'on
voyait Sienne, et qui en était cependant séparé par
une vallée profonde, lui plut, et le désir lui vint d'y
fonder une maison de l'Observance. L'ermitage
dépendait de l'hospice de la Scala, dont le directeur
ne pouvait rien refuser a celui qui avait tant fait
pour ses malades pendant la peste. Bernardin
obtint donc, sans difûculté, la permission d'y faire
sa fondation: il se mit aussitôt à l'œuvre, donna
lui-même l'exemple de travailler de ses mains.
gion de Bernsnlia. Que faît-il alors des paroles mêmes atlribuéM
à sainl Vincent et ou il est question de Beroardio comme Étant déjt
Frère minourî En tout cas, le tait a dû se produire entre U02
et li08. Pour arriver à une précision plus graiiiio, il faudrait
pouvoir Établir en quelle anoée saiut Viacent Ferrier a pu venir
précliei' 4 Alexandrie.
FORMATION DV SAINT ET DU PRÉDICATEUR. 35
porla 8ur sesojiaules les pierres, le bois elles autres
matériaux. Il eut ainsi bien vile construit un mo-
deste monastère dont il fut le premier gardien. Le
couvent de la Caprîola devait tenir une grande place
dans la vie de notre saint. Il y demeura d'abord
pendant plusieurs années, et plus tard, au cours de
sa vie devenue errante, ce sera presque toujours
à la Capriola qu'il reviendra passer ses courtes
heures de repos. Nul lieu n'est donc plus marqué
de son souvenir. Le couvent subsiste encore, Inais
reconstruit et complètement Iransfornnî à une
époque ulLi5rieure.
Sur les dix à douze années qui suivirent la fon-
dation Je la Capriola, les biographies du saint on
nous donnent guère de renseignements. Il y a là
comme une pi^TÎode de recueillement et de prépa-
ration, soustraite à la curiosité du public. Déjà
cependant. Bernardin apparaît le modèle des reli-
gieux, scrupuleux dans l'observation de la règle,
généreux dans ses austérités, le plus empressé
aux offices, passant une grande partie des nuits à
méditer avec larmes sur ses péchés, sur l'ingrati-
tude des hommes, sur la passion du Christ. Il ne
se laissait jamais atteindre par les affaires du de-
hors pendant le temps réservé à ses oraisons, mais,
hors de là, il était d'un abord facile et aim^le pour
36 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
tous ceux qui avaient besoin de le consulter. Il ne
négligeait pas le travail intellectuel, reprenait, en
vue de la prédication à laquelle ses supérieurs
l'appelaient, l'étude de la théologie et des Saintes
Écritures, et rédigeait même à l'avance des ser-
mons sur divers sujets, non sans doute dans la
forme où il comptait les prononcer, mais avec
leur substance doctrinale. En même temps, il prê-
chait, soit à la Capriola, soit dans les contrées
environnantes. Était-ce humilité ou conscience
de son inexpérience, il choisissait, de préférence
aux grandes villes, les bourgs et les campagnes.
De cette première prédication, évidemment peu
retentissante, aucun écho ne nous est parvenu.
Très estimé pour ses vertus par ceux qui l'appro-
chaient, Bernardin n'avait encore aucun renom
d'orateur (1).
Cette période d'obscurité se prolonge jusqu'en
1417, où nous trouvons Bernardin devenu, par
suite de circonstances ignorées, gardien du cou-
vent de l'Observance, établi à Fiesole près de
Florence. Une nuit, l'un de ses novices, au sortir
d'une longue prière, parcourt le couvent en criant :
« Frère Bernardih, ne tenez plus cachés les talents
(1) « Multis enim annis latuit, incognilumque ac ohscurum ejtu
nomen fuit. » (Maph^eus Vegius.)
FORMATION DU SAINT ET DU PREDICATEUR
que Dieu vous a donut^s; allez ot précliez en Lom-
bardie 1 » Vainement les autres moines essayent-ils
de le faire taire, le novice se déclare poussé par
une force irrésistible. Bernardin était absent. In-
^ formé, à son retour, de ce qui s'est passé, il se
|<inet en oraison avec toute sa communauté, et sup-
plie Dieu de lui faire connaître sa volonté. Doit-
il donc franchir les frontières de cette Toscane
où il s'est modestement renfermé jusqu'à ce
rjour, s'éloigner de son monastère pour mener la
I vagabonde du missionnaire, et, des petites
ibaires de campagne oii a été presque confinée aa
Irprédication, s'élever à celles des grandes villes?
&près avoir beaucoup réiléclii, beaucoup prié et
nïait prier, il acquiert la conviction que l'appel,
lltransmis par le novice, vient d'en haut. Or il
Eëtait de ceux qui obéissent sans hésiter à de tels
■'Appels.
Date décisive dans la vie de Bernardin! Il est
la maturité de l'âge. Tout ce qui a précédé
1 une sorte d'apprentissage pendant lequel il
■Vest muni d'une forte doctrine, s'est familiarisé
jàvec la chaire et surtout a développé en lui cette
Ksainteté dont le rayonnement ne sera pas la moindre
■partie de son éloquence. Ainsi préparc, il peut
iborder une scène plus large, plus en vue, et il va
38 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
répandre partout, avec une abondance et un reten-
tissement extraordinaires, cette parole qui ne se
taira plus jusqu'à sa mort et qui lui vaudra d'être
salué par ses contemporains, comme V « apôtre de
ritalie ».
CHAPITRE II
l'apostolat
(1417-1427)
I. État religieux de Tltalie. La Renaissance païenne. Importance
des Humanistes. Relâchement des mœurs. Immoralité des
princes. Divisions des factions guelfe et gibeline. — II. Milan
et les Visconti. Prédications de Bernardin dans cette ville. Son
action personnelle. Son caractère aimable et enjoué. — III. Il
prêche dans les diverses villes de la Lombardie. Son mode de
prédication. Miracles. Il parle surtout contre les factions.
Résultats obtenus. Controverse avec Manfrëde, au sujet de
TÂntéchrist — IV. Bernardin à Venise et dans les villes do
son territoire. Il recommande la dévotion au nom de Jésus. —
V. A Ferrare, il combat les excès du luxe ; à Bologne, les jeux
de hasard. — VI. Bernardin à Florence. A Volterra, il expose à
la vénération une tablette portant les lettres du nom de Jésus.
Miracle à Prato. Prédications à Sienne, à Arezzo. — VII. Ëvan-
géUsation de l'Ombrie. Pérouse pacifiée et transformée. Sta-
tions à Orvieto et Viterbe. Bernardin est cité à Rome par le
Pape.
I
Faut-il prendre à la lettre les lamentations des
biographes de Bernardin, sur l'état religieux de
l'Italie, au moment où il se disposait à Tévangé-
40 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
lîser? Quand ils peignent de semblables tableaux,
les pieux auteurs ont l'habitude et le goût des
couleurs sombres. Toutefois, dans le cas particu-
lier, il pourrait bien n'y avoir pas trop d'exagéra-
tion. L'Église venait de traverser, avec le grand
schisme, la plus effroyable crise qu'elle eût jamais
connue (1). Pendant trente-neuf ans, on avait vu
deux et même, à la fin, trois papes se disputer le
pontificat, s'anathématisant l'un l'autre, faisant
avorter, avec une obstination violente ou caute-
leuse, toutes les tentatives d'union, battant mon-
naie pour soutenir la lutte, exploitant et servant
les inimitiés internationales que leur rôle était
autrefois de dominer et d'apaiser, réduits à plaider
leur cause devant les princes et les peuples dont,
par une sorte de renversement, ils étaient devenus
les justiciables, fomentant la discorde à tous les
rangs du clergé, impuissants à y réprimer les
désordres qui, depuis plusieurs siècles, faisaient
pousser à tant de grands chrétiens le cri de ré-
forme, bien au contraire disposés à une indul-
gence complaisante qui leur paraissait nécessaire
pour gagner des adhésions et prévenir des défec-
(1) C'est seulement en 1417, Taonée même où Bernardin se
décidait à étendre ses prédications, que Télection de Martin Y
mettait un terme au schisme.
L'APOSTOLAT.
tions. Fallait-il s'Olonner que le peuple chrétien
n'eût pas été impunément témoin d'un si énorme
scandale, que les consciences fussent désorien-
tées, la discipline détruite, les croyances ébran-
lées, et que surtout on fût désliabîtué de respecter
les prêtres ? Et comment se flatter que la reli-
gion échappât au discrédit dont étaient atteints ses
ministres? L'antique constitution de l'Église se
trouvait mise en question, et les plus graves théo-
logiens en venaient à préconiser des moyens révo-
lutionnaires. De faux prophètes surgissaient, qui
annonçait'ot la destruction ou la transformation
radicale de la société ecclésiastique. L'hérésie, qui
se levait sur divers points, avec Wiclef en Angle-
terre et Jean ÏIuss en Bohême, ne trouvEiit pas, en
Italie, de terrain favorable ; mais le mal y tournait
en indifférence frivole ou méprisante ; les églises
étaient désertes, les sacrements négligés ; presque
plus de vie religieuse, et, à la place, une sorte de
paganisme pratique.
A ce paganisme aidaient l'enchantement et
l'ébl ouïsse ment que causait alors à l'imagination
italienne l'exhumation des monuments littéraires
de l'antiquité. Non que celte Renaissance fût né-
cessairement opposée au christianisme. L'Église
pla jugeait pas telle; dès le premier jour, elle lui
SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
1
faisait très bon accueil, Adèle à la Wsgio de con-
duile qui, même aux époques les plua barbares,
l'avait toujours portée à encourager les études
classiques. Parmi les humanistes du commence-
ment du quinzième siècle, plusieurs étaient des
catholiques réguliers ou même zélés; tels, Gia-
nozzo Manetli, Ambrogio Traversari, Leonardo
Bruni, Guarino de Vérone, Victorino de Feltre;
on en comptait dans les rangs du Sacré Collège,
comme Albergati, Orsini, Cesarini, Capranica,
Bessarion, ou même sur le siège pontifical, tels que
Nicolas V et Pie H. Mats force est bien de recon-
naître qu'il existait, dans ce monde des humanistes,
un autre courant qui s'éloignait du clirislianisme.
Certains d'entre eux n'admiraient pas seulement,
dans la littérature antique, une belle manifestation
du génie de l'homme; ils prétendaient y trouver
la réponse à toutes les questions et la solution de
tous les problèmes philosophiques; ils en venaient
à considérer le catholicisme comme une superfé-
tation barbare qui avait malheureusement dévoyé,
obscurci et attristé la vie humaine. Ainsi pen-
saient, avec des nuances diverses, les Marsupplni,
les Valla. les Poggio, les Fileifo, les Beccadelli.
Quelques-uns, complètement athées, ne reculaient
pas devant les négations blasphématoires. La plu-
L'APOSTOLAT. 43
part, d'opinion plus vague ou plus prudente, beaux
esprita sarcasliques et méprisants à l'L'gard des
choses religieuses, évitaienL cependant de contre-
dire trop ouvertement le dogme; ils profitaient, pour
donner le change sur leurs vraies idées, de ce que
la mode littéraire autorisait, comme une élégance
de style, une étrange confusion de la mythologie de
l'Olympe et de la doctrine du Christ(f); tout en
daubant volontiers sur le clergé, ils sollicitaient
des postes lucratifs dans la curie romaine et rem-
plissaient des fonctions plus ou moins ecclésias-
tiques ; mais, étrangers à toute notion du surnatu-
rel, ils ne se cachaient pas de professer une sorte
d'épicurisme doctrinal et pratique. Ces épicuriens
n'étaient pas une nouveauté en Italie; cent ans
auparavant, Benvenulo d'Imola les déclarait « in-
nombrables », et, dans la terrible plaine, remplie de
sépulcres entr'onverts, où Dante plaçait les héré-
tiques, il nous montrait d'abord les « sectateurs
d'Épicure qui font mourir l'âme avec le corps,
cite l'anima cot corpo viorta fanno ». Depuis Dante,
le mal s'était aggravé : chez les épicuriens du
(I) Ti^iiioin les portes eo bronze de la basilique do Saint-Pierre,
posées, en lUS, par un pape pieux et auatËre, Eugène IV, et où
les scènes de la mythologie la plus païenne, jusque» et y com-
pris Léda et noa cygne, sont mêlées aux figures du Cbrist, de la
■Vierge et des saiats.
SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
quinzième siècle, la foi religieuse est plus foncière-
ment atteinte qu'à l'époque où un Boccace, après
s'être étourdi un moment dans la joie licencieuse
du Décaméron, prenait peur do l'enfer et finissait
sa vie en chrétien.
La contagion de ce paganisme ne se serait peut-
être pas étendue bien loin, si les humanistes qui
en étaient atteints n'avaient été que des érudits,
vivant dans l'ombre silencieuse des bibliothèques.
Mais tout autre était leur situation. Ils comptaient
au nombre des personnages publics et avaient un
rôle d'apparat qui n'était pas l'une des moindres
particularités de ce temps. Le seul renom de
latiniste leur valait la faveur des princes et des
peuples , les faisait combler de toutes sortes
de dignités et de bienfaits; à eux, les places de
secrétaires de gouvernement, d'ambassadeurs,
de ministres ; pas de cérémonie d'Etat où ils
ne fussent invités à prononcer quelque harangue
en belle langue cicéronienne. Les papes les plus
sévères jugeaient leur concours indispensable à la
rédaction des actes de la chancellerie pontificale
et au prestige de la cour romaine ; de là ce fait
qui nous scandalise quelque peu aujourd'hui, mais
qui n'étonnait guère alors , do libertins d'esprit
et de mœurs, comme Poggio, Valla ou Filelfo,
L'APOSTOLAT. *S
Utactii^'s à la curie en qualité de secrclaires apo-
stoliques (1). L'importance ainsi acquise par ces
personnages n'avait aucune proportion avec leur
valeur réelle : non qu'on puisse contester les ser-
vices rendus par eux, en découvrant, déchiffrant,
commentant les manuscrits antiques ; mais de
littérature originale, créatrice, il n'en est pas sorti
de leur plume ; dans leurs œuvres, il n'y a qu'habi-
leté de riiéteur; rien n'en a survécu, et, à con-
stater cette stérilité, n'est-on pas fondé à se deman-
der si c'était un progrès d'avoir répudié l'inspi-
ration chrétienne du Moyen âge, celle d'où était
sortie la Divine Comédie? Au quinzième siècle, on
ne songeait guère à se poser semblable question :
nulle gloire ne paraissait alors dépasser celle des
humanistes. Ceux-ci, en tout cas, n'étaient géné-
ralement pas hommes à douter de leur propre
importance. Plusieurs d'entre eux, d'une vanité
sans mesure, convaincus qu'ils personnifiaient le
génie de leur époque et que le monde gravitait
Oltour d'eux, se croyaient pouvoir et se donnaient
lÎBsion de distribuer ou de refuser la renommée ;
il silence était une disgrâce sous laquelle
KleuT semblait que les plus hauts dussent lléchir.
tl^H) FUelfo célèbre, daae uae de îbb lettres, la liberté d'esprit
li régna i Rome. - Incredibilis qai^dam hic liberlai est, >
48 SAINT BEBNARDIM DE 8IENNK.
Trafiquant, non sans impudence, de ccUe aulo-
ritt', se mettant, en quelque sorte, aux enchères,
ne s'attachant nulle pai-t, prêts à aller où leur
ambition et leur convoitise trouveraient leur
compte, flattant qui les payait, mordant qui leur
refusait, ils inauguraient ce chantage littéraire
qu'au siècle suivant, FArélin devait porter à son
apogée. Ajoutez, pour compléter le portrait, qu'ils
se détestaient et se jalousaient les uns les autres,
se jetaient mutuellement à la face les accusations
les plus infamantes et donnaient à la galerie le
spectacle de querelles auprès desquelles la dispute
d'un Trissotin et d'un Vadius serait un modèle de
délicatesse. Un temps viendra, sans doute, où ces
vices et ces ridicules finiront par provoquer une
réaction contre les humanistes, où les papes ose-
ront condamner leur irréligion, tandis quel' Arioste
les raillera dans ses satires; mais, au commen-
cement du quinzième siècle, leur prestige était
loin d'être usé; ils exerçaient une sorte de prin-
cipal d'opinion qui en imposait à tous, petits et
grands. Il n'était pas jusqu'aux souverains qui
ne tremblassent devant eux. ii Une lettre de
Collucio Salutati, disait Jean-Galeas Visconti,
peut faire plus de mal (|ue mille reîtres floren-
tins. B Le pape Eugène IV s'excusait des faveurs
L'APOSTOLAT. i7
qu'il accordait à certains savants peu recom-
maDdables, en avouant la peur qu'il éprouvait de
leurs vengeances : « Ils ont des armes, disait-il,
dont il est difficile d'éviter la blessure. » Nul
n'était surpris d'entendre appeler celte époque
a l'âge de Poggio ». Importance singulière qu'ont
rarement possédée à un tel degré des gens de
plume et dont le règne des a philosophes » , au dix-
huitième siècle, peut seul donner l'idée.
L'affaiblissement de la foi avait naturellement
pour conséquence le relàchf ment des moeurs. C'é-
tait d'ailleurs l'une des prétentions doctrinales du
néo-paganisme, de délivrer la chair de la mortifi-
cation et de la suspicion que le christianisme faisait
peser sur elle. Dans des écrits licencieux, parfois
jusqu'à l'obscénité, les plus fameux humanistes
renversaient, aux applaudissements de leur public,
tous les fondements de la vieille morale : tels le
dialogue de Voluptate de Valla, les Facetta de
Poggio, et le plus infâme de ces livres, VHei-ma-
pkrodùus de Beccadelli, dit le Panormita: tout au
plus reconnaissait-on que ce dernier était allé un
peu loin. Par son commerce, par ses industries,
par ses banques, l'Italie était devenue le pays le
plus riche de l'Europe; la recherche du bien-être,
la vie raffinée et luxueuse y étaient beaucoup plus
is Saint bebhabdin de sienne.
UDiversellement répandues que dans les autres
coDtrées où les habitudes ôlaient encore rudes et
presque barbares. Elle semblait aiosi un cadre
bien préparé pour une vie de plaisir, dout l'art
renaissant voilait, par ses élégances, la brutalité
sensuelle. Chacun oe cherchait qu'à jouir, sauf
aux meilleurs à se préoccuper d'avoir des jouis-
sances délicates. La mort, fût-ce avec l'appareil
terrifiant de la peste, n'était plus la leçon sévère
qui transformait les âmes; elle était une incita-
tion à s'élourdir davantage, ou même, pour cer-
tains blases, une façon de renouveler, par la vio-
lence du contraste, la saveur de la volupté. Du
dérèglement des mœurs, on n'a pas seulement,
comme indication, les gémissements, peut-être
suspects, des moralistes chrétiens, de notre saint
Bernardin, par exemple, qui en venait à prétendre
qu'en entrant en Italie, le voyageur y sentait une
puanteur particulière, due aux vices infâmes dont
ce pays était infecté; on a le témoignage d'écri-
vains laïques, comme ce Vespasiano da Bisticci,
fameux biographe florentin do ce temps, qui écri-
vait que H l'Italie était pleine de toutes les iniqui-
tés » , et que " tous les vices s'y étaient multipliés » ;
on a la preuve plus irrécusable encore qui res-
sort de tant de lois, de règlements, alors décrétés
L'APOSTOLAT. 49
pour essayer d'arrêter ud débordemenl d'immora-
lité dont les puissances civiles eiles-mémes s'ef-
frayaieut. Le mauvais exemple venait de haut.
Les princes n'admettaient aucun frein à leurs pas-
sions. Nul n'était surpris de les voir agir comme
si la loi du mariage n'existait pas pour eux : heu-
reux quand ils naJlaient pas jusqu'à l'inceste; les
bâtards pullulaient dans leurs familles, et c'étaîl
de préférence à leur profit que s'appliquait l'héré-
dité dynastique. A peine, dans leurs rangs, peut-on
signaler la pure figure d'un Montefeltro d'Urbino.
Combien d'autres, au contraire, sont plus ou
moins sur le modèle de ce Sigismond Malatesta de
Rimini, àrae et corps de fer, grand capitaine, d'une
énergie indomptable, éloquent, poète, artiste, mais
capable de toutes les perfidies, de toutes les cruau-
tés, de toutes les scélératesses, ne reculant, pour
satisfaire sa luxure, ni devant le viol, ni devant
l'assassinat, n'hésitant pas, dans l'impudence de
son paganisme, à dédier à sa maitresse, la belle
Isotta, l'église jusque-là consacrée à saint Frao-
Cois : Divœ IsoUif Sacrum!
Ce n'était pas seulement par les désordres de
leur vie privée que les princes d'alors étaient d'un
funeste exemple. Dans la révolution qui, depuis un
îècle, avait substitué, presque partout, la tyrannie
50 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
aux vieilles institutions des républiques commu-
nales, l'idée du droit avait sombré. Pour se saisir
du pouvoir et pour s'y maintenir à travers tant de
vicissitudes tragiques, les tyrans avaient dû faire
une singulière dépense d'audace, d'énergie et
d'habileté; sur de petits théâtres, quelques-uns
s'étaient révélés grands politiques; mais, à défaut
du prestige de la légitimité qui leur manquait
absolument, ils usaient sans scrupule de tous
les moyens, corruption ou violence, fourberie ou
cruauté, et pratiquaient à l'avance les maximes que
devait bientôt formuler Machiavel. Jamais le gou-
vernement n'avait été aussi étranger à toute mo-
ralité, à toute notion, du bien et du mal. Devant
ce spectacle, la conscience publique n'était pas
longue à se per\'ertir; elle en venait k juger que
le succès excusait, plus encore, ennoblissait les
pires forfaits ; ceux-ci étaient admirés, dès qu'ils
étaient hardiment et habilement accomplis; tout
rôle bien joué, i'ût-il criminel, était applaudi. La
langue même se ressentait de cette aberration :
témoin le sens alors donné aux mois onore et virtù.
h'onore, a-t-on pu dire justement, n'était pas plus
l'honneur que la virtù n'était la vertu : Vonore était
le prestige d'un succès éclatant; la virtù se disait
(le ce qui était ingénieux, habile, beau, et, suivant
L'APOSTOLAT. 51
Machiavel, pouvait s'allier à la scellerateiza (1).
L'Italie avait-elle au moins gagné à la tyrannie
un peu d'ordre et de repos î L'existence des cités
était sans doute moins turbulente qu'au temps des
républiques; mais la discorde n'en avait pas été
extirpée. Si riea ne subsistait plus, depuis long-
temps, des grandes idées recouvertes par les vieux
noms de Guelfes et de Gibelins, ces noms demeu-
raient, et avec eux l'esprit de faction, les haines
tenaces et meurtrières qui y étaient attachées.
Toute ville avait ses familles guelfes et ses fa-
milles gibelines, qui eussent été bien embarras-
sées de dire quels principes les divisaient, mais qui
se détestaient, se faisaient le plus de mal possible
et s'appliquaient à transmettre aux générations
nouvelles l'héritage de leurs inimitiés, de leurs res-
sentiments, de ce qu'on pourrait appeler leurs mn-
dette. Chaque parti avait ses insignes qu'il arborait
comme une provocation au parti adverse. L'un
prenait le bon pour emblème, l'autre l'aigle : c'était
dès lors une sorte de défi assez fréquent de peindre
sur sa maison le lion humilie sous l'aigle, ou réci-
proquement. Des insignes étaient placés jusque
(1) La reinaniue a ('lé faite par M, Gebhart, dans une étude
sur la Renaittance, et par M. Klaczko, dans ses Causeriei [loren-
53 SAINT BERNARDIW DE SIENNE,
sur lc3 tombeaux, les églises, les calices, les orne-
ments sacrés. On manifestait être Guelfe ou Gibe-
lin, par la fa(;on dont on portait la plume de la
toque ou les bouffants du haut-de-chausse, mieux
encore, par la manière dont on taillait la gousse
d'ail ou dont on pelait la pèche (1). Puérilités, dïra-
t-on, mais puérilités qui témoignent à quel point
l'esprit lie faction avait envahi la vie entière. La
lutte était de tous les instants, lutte acharnée,
sans merci, enveloppant les femmes et les enfants,
s'attaquant aux biens, à l'honneur, à la vie, si
meurtrière que l'Italie en apparaissait à un contem-
porain toute dégoûtante de sang (2). Les princes
étaient impuissants à l'arrêter : à vrai dire, ils
n'y faisaient pas toujours effort, voyaient là un
obstacle à toute union formée contre leur domi-
nation, et souvent même en tiraient proG t. On con-
seillait à l'un d'eux de mettre fin à ces (juerelles :
a Mais, répondit-il, elles me rapportent, chaque
année, jusqu'à douze mille ducats d'amendes. »
Telles étaient les maladies diverses dont, en
(1) Sur ces bizarreries, les prédicaUoQKdesaintBeraftrdm con-
tieDDSnl de curieiiK di^lnils. Voir Dotaminent Le Prediche votgari
di S. Bemardino, tdite da Luciano Bakcui, l. II. Prtdiea vsgaima
(S) ■ Tanla rabiet Guelforum et GibilUnorum uhiqut inealuarat
ul cTueiito horrarc muluo ae {ralerno lan^uiiie maderet Italia. ■
(l'reiiii^rc vie de fiaiat liernardïn, publiée par les Bollaadietes.)
L'APOSTOLAT. 63
dépit de ses charmantes apparences, était atteinte
la société du Quattrocento, Bernardin les voyait
et en avait compassion. C'est afin d'y remédier
qu'il quittait son couvent, se mettait en marche
à travers l'Italie, et lui portait la parole de foi, de
pénitence et de paix dont son état même prouvait
qu'elle avait grand besoin (1),
II
Résolu à commencer son apostolat par Milan,
Bernardin y arrive vers la fin de 1417. C'était
s'attaquer, pour ses débuts, à l'une des cités maî-
tresses de l'Italie. Sans doute, cette ville n'égalait
pas Florence dans l'art ou dans les lettres ; ses habi-
tants, de goûts moins affinés, d'allure plus provin-
ciale, d'un parier un peu rude, étaient volontiers
regardés comme des Béotiens par les Athéniens de
Toscane. Mais, placée au cœur de la grasse Lom-
bardie, elle était riche, et surtout elle avait acquis
par son histoire, par sa situation stratégique au
(1) «( Pereunti seculo eompatiens, atsumpiâ in Deo fiduciâ^ eœpit,
et remotat urbes, et loca in$ignia, ac provincias peragrando , vitia
et virtutes, pcenam et gloriam, fidelibui annuntiare. • (Loc. cit.)
SAINT BEHIfABDIN DE SIENNE,
pied des Alpes dont elle ouvrait ou fermait les
portes, une grande importance politique ; oq a pu
dire d'elle qu'elle était la clef de voûte de la Pénin-
sule. Au Moyeu âge, à l'époque des républiques
municipales, elle avait eu le premier rflle dans la
fameuse Ligue lombarde. Depuis, les Visconti,
tout en supprimant ses libertés, avaient fait d'elle
la capitale d'un fctat puissant. Race singulière et
monstrueuse que ces Visconti, rappelant, par
l'énormilé de leurs crimes, les pires Césars; mais
politiques retors et audacieux, administrateurs
habiles, princes magnifiques, marcliant de pair
avec les familles royales et s'unissant à elles par
des mariages; ne payant pas toujours volontiers
de leurs personnes dans les guerres qu'ils enga-
geaient, mais experts, du fond de leur palais bien
gardé, à se servir des condottieri; osant rêver, à la
faveur du désordre général, de régner sur l'Italie
presque entière, étendant, par moments, leur domi-
nation non seulement sur la Lombardie, le Pié-
mont, une partie de la Vénétie, mais sur Gènes,
Pise, Sienne, Bologne, Pérouae, Assise : domina-
tion fragile, il est \Tai, que le génie d'un Jean
Galeaa faisait grandir en quelques années, et qui,
à sa mort, semblait s'évanouir en quelques mois.
Les Milanais n'étaient pas sans souffrir de ce
L'APOSTOLAT. SS
despotisme féroce qui se jouait de leurs droits, de
leurs biens, de leurs vies, de l'honneur <\c. leurs
femmes et de leurs filles. Par moments mùmc, ils
perdaient patience : témoin le massacre, en 1412,
dans une église, d'un Jean-Marie Visconti qui
s'amusait à faire dévorer les bourgeois par des
dogues dressés à cet effet. Cependant, aucun mou-
vement sérieux ne fut jamais tenté pour restaurer
la liberté. On était, en somme, habitué aux Vis-
conti, ébloui par leur faste, flatté de leur puis-
sance, reconnaissant de la prospérité matérielle
qui en résultait. Cet état d'esprit n'était pas pour
moraliser le peuple. Malgré tout, même au milieu
des influences les plus corruptrices, il était resté,
chez les Milanais, un sentiment religieux qu'une
parole apostolique avait chance de ranimer : peut-
être était-ce l'héritage que leur avait laissé ce
grand saint Ambroise au souvenir duquel ils étaient
toujours demeurés, à travers les événements les
plus divers, pieusement fidèles.
En 1417, le duché de Milan était aux mains du
dernier des Visconti, Philippe-Marie, dans l'âme
duquel sont venus se concentrer tous les vices
de sa race. Sombre, sournois, fourbe, aussi lâche
que cruel, prompt à briser les instruments dont il
venait de se servir et qu'il craignait de voir se re-
SAINT BEBNABDIN DE SIENNE,
tourner contre lui, il ne se fiait à personne, sauf à
son astrologue, ne sortait guère de son château,
hors duquel il ne se croj'ait pas en sûreté; mais,
habile à mener Je tortueuses intrigues, il était ainsi
parvenu à étendre son empire presque aussi loin
que Jean Galeas.
Bernardin arrivait à Milan, tout à fait inconnu.
Ses débuts furent des plus modestes. II se borna
à prendre la parole dans quelques églises secon-
daires, aux jours où il était d'usage de prêcher.
Sur ces premières prédications, nous avons les
renseignements d'un témoin, Maphseus Vegius,
l'un des biographes du saint. Ainsi qu'il le ra-
conte, il avait douze ans et était écolier à Milan,
quand Bernardin y fit son apparition. Le vieux
professeur de grammaire du jeune Vegius avait
pris goût aux sermons de notre saint; pour y
entraîner ses élèves, il leur vantait sans cesse
la grâce et l'éloquence de « ce bon petit Frère,
si misérablement vêtu », et il affirmait « n'a-
voir jamais vu son pareil », Les élèves parta-
gèrent l'admiration de leur maître. Peu à peu, ie
renom du prédicateur s'étendit et grandit, ai bien
qu'au bout de quelques mois, on lui demanda de
prêcher le carême de 1418, dans la principale
église de la ville, et d'y parler tous les jours.
f
L'APOSTOLAT. 57
Le premier sermon de celle slalion fut marqué
par un incidenl qui ne conlribua pas peu h atlirer
FaUention sur Bernardin. L'oraleur suivail le dé-
veloppemenl de son sujet, quand loul à coup, au
grand étonnement des auditeurs, il s'arrête, de-
meure quelques instants sous l'empire d'une sorte
d'extase, puis descend de la chaire sans terminer
son discours. Rentré au couvent, on l'interroge; il
refuse d'abord toute explication; enfin, pressé par
ses compagnons : a J'ai vu, dit-il, ma sœur
Tobia (1), que j'ai toujours vénérée comme ma
mère, rendre à ce moment le dernier soupir, et son
âme, revêtue de la robe d'immortalité, s'élever au
ciel. » Aussitôt cette réponse connue en ville, un
messager est envoyé à Sienne, pour vérifier l'exac-
titude du fait (2) : son rapport confirme que Tobia
s'est, en effet, saintement éteinte au jour et à
l'heure même où Bernardin a interrompu son dis-
cours. Dès lors la foule se sent plus attirée encore
aux sermons d'un religieux favorisé de visions
aussi extraordinaires. Elle n'y trouve pas seule-
(1) Tobia, cousine de Bernardin, était, comme on Ta vu plus
haut, une des saintes femmes qui avaient veillé sur son en-
fance.
(2) Ce messager fut-il envoyé par des habitants de Milan ou
parle duc Philippe-Marie? Sur ce point de détail, les biographes
ce sont pas d'accord.
Tl
SU SAINT BERNARUIN DE SEENI1E.
iiiOHt lu satisfaclion de sa curiosité : les conver-
tiiuiis sont nombreuses, el Maptiœus Vegius, pour
noua donner quelque idée de l'affluence de ceux
ijui veuaient dans les églises chercher des confes-
Hours, les comparait aux fourmis : « Concurrebant
ad ecclesias imlar formicarum. »
Les Milanais ne laissèrent Bernardin s'éloigner
qu'en obtenant de lui la promesse de revenir
pour le carônie de l'année suivante. En atteo-
danl, il porta la parole sacrée, les uns disent en
Ligurie et Piémont, les autres en Emilie et Véné-
tie. Le second carême, prêché à Milan, eut plus de
succès encore que le premier. Les biographes con-
tompopains nous dépeignent la population entière
de cette grande ville comme arrachée de ses
demeures pour venir se serrer autour du prédica-
teur (1).
Dans cet apostolat. Bernardin n'usait pas seule-
ment du sermon public. Tout à tous, demeuré,
même après être devenu célèbre, tr&s simple et
aussi accessible que le plus obscur religieux, ne
refusant jamais un pieux entretien à qui pouvait
en avoir besoin, appropriant alors son langage à la
(I) • Tûla civilai illa, quiB innumero populo compléta est, quaii
evulta leitibas luis, ni linru virum tanctum antpleeterentur, viie-
batur. • (BsjinabjSds Senbhgie.)
L-Al'OSTOLAT-
situation de chacuu.U moatrait autant de zèle pour
le salut d'une seule âme que pour la conversion
d'une ^dlle, pressait celte âme, l'enveloppait de sa
charité ardente, ingénieuse et toujours gra-
cieuse (1). Les méchants n'étaient pas ceux avec
qui il était le moins accueillant et le moins em-
pressé. Si, du haut de la chaire, il était parfois ter-
rihle contre le péché, il était toujours, en particu-
lier, doux et affable avec le pécheur (2). Détestant
non seulement l'impatience et la colère, mais la
mélancolie et l'ennui, il était resté sous le froc ce
que nous l'avons vu dans le monde, aimalile,
allègre, gai. ^Eneas Sylvius nous dit que son
visage n'était jamais triste, si ce n'est quand il
souffrait d'un crime public, et il ajoute qu'il
plaisantait souvent. Nous trouvons même témoi-
gnage dans un sermon de Michèle da Milano, Frère
mineur, qui avait connu Bernardin dans sa jeu-
nesse. H II était si gai, dit-il, il hadinait et riait
(1) • iVun minui tliam inl«r privai» ocltonfi laluli luoriim-
cnmqut caniulibat; nunt hartaiu, nun« montni, nunc pru sua
quemque conditione emendam. > (MApa.eus Veoius.)
{i) • In luggeslo vero lerribilU vtlîorum dttettator, in quoti-
dianà eonrtrialione iln affabilit tt graliœ ptenui ut qaaii Angdut
Dei pularitur. • (BEtiNAB.cvs Shijensis.) — • ... 171 cuni publier
OMnium erimiita acerbûsimè carperet, privalim tameii n
unquam, ipsoi eliam dometiitot tt inferioret, nisi duleittr i
rit. ■ {MàPH£US Vbgiii9.)
58 SAINT BERKABDIIf T'" ,^.
ment la satisfaction d*" ,. •'^^un religieux
sions sontnombrp- ',,,-^,/e cette gaieU-,
nous donner qr ,, '^ .-f^s opérés par les
qui venaient il .-' j ■ y ^ sa mort, il fut pris
seurs, les C( „ \j>' ^nde honorable auprès
ad ecetesias ..■• V'II^'^^nient était un des carac-
Les Mi' '^^^■'■'.«rti.''*» ^ ^^^^ ""^ outre con-
qu'en o ''^'■'f^ ■t^"^ exemples de saint Fran-
pour I' --■',.*■ jrJait Iti tristesse comme une
dant. .«^ S''"' .«aladies de rame, et faisait de
^'S' '■■;^.- -'.,■, arion monastique, au même titre
tie ■ ,;,■ ■"" ',,; et l'obéissance. A son avis, l'ama-
sr ' .' I* '''" , jh'îI aimait à appeler la courtoisie
t Ji^' ' , (lu prix à la cbarité. o Mon frère,
^.■*''*'\ uii novice, pourquoi cette figure triste?
^ xiiiiniis quelque pécbé? Cela ne regarde
''*' iii^H *' *■"'■ ^^ prier. Mais, devant moi et
^ «lit '''^ frères, aie toujours une mine sainte-
,t jovcuse; car il ne convient pas, lorsqu'on est
jen'ÎL'e de Dieu, de montrer un air maussade
. rtifrogné. » A l'un des chapitres généraux, il
foiïiiît aflicher en grosses lettres cette recomman-
Jation : « Que les Frères évitent de jamais se mon-
trer sombres, tristes et chargés de nuages, comme
(1) Cinqus Preiliche a monache, publiées par Fba Mauccllino
M CivEzZA (l'ralo, 1881), p. 109.
r\
L'APOSTOLAT. 61
[es hypocrites ; au contraire, qu'on les trouve, en
iut temps, joyeux dans le Seigneur, gais, aimables
et gracieux, ainsi qu'il convient. » En cela, comme
en tout le reste, Bernardin était le vrai fils du saint
d'Assise.
III
Arrivé inconnu à Milan, Bernardin en sortait
célèbre. Dès lors, les cités se disputent l'honneur
de l'entendre. De 1419 à 1422, il prêche en Lom-
bardie, notamment à Bergame, Côme, Mantoue,
Crémone, Plaisance, Crème, Brescia (1). Il va
d'une ville à l'autre, ne s'arrête que quelques
semaines dans chacune, y parle tous les jours,
ne prend pas un instant de repos; « semper docens^
dit énergiquement un de ses vieux historiens,
semper ins tans y semper insudanSj semper ad Dei amorem
omnium animos incitans ». Il fait la route à pied.
L'une des difficultés de ses voyages est que beau-
coup des villages où il passe cherchent à le re-
(1) C'est en combinant les renseignements contenus dans les
biographies contemporaines qu'on arrive à fixer à peu près Fiti-
néraire de cette prédication. Quelques dates demeurent dou-
teuses; mais elles importent peu.
4
?^-
-:■■.*/■»■■
60 SAINT l^'''
touj'^"" ^gpi'^^ jgae sont pas
™ ^ r*--'' ^"Ci^'^^ ^el ^^ langage figuré
''^lli"^f"iif"'^ si nombreuse quelque-
6i#v» 'l" „^ *' . nar des toiles. D'ordinaire,
ype YiP^^ messe. Les auditeurs arrivent
^1/^^^ ^^^fertier, il parle à l'aube, après
*^ V t;^^^ ^niir être sûrs de trouver place :
vB^^ 'eni^eni de villages éloignes, les en-
gJt/sî^^ igg épaules du père ou au cou de la
fsfit^ ^ germons durent souvent trois ou quatre
ifi^^' ^ ^'était la mesure habituelle en ce temps
A^ jljjieurs paraissaient avoir oublié que saint
^jg d'Assise, dans sa règle, recommandait au
^dicateurla « brièveté du discours », à l'exemple
An Seig^®^^ " ^^^ avait abrégé son verbe sur la
terre »• Le zèle de Bernardin ne recule d'ailleurs
devant aucune fatigue : se trouvant à Crème, au
moment des vendanges, il prend le parti de prêcher
la nuit, « si bien de nuit, racontait-il lui-même plus
(1) « Itaque, dit Bernab-gos Senensis, sibi difficile erai gressum
per oppida et villas eoloniasque habere. »
(2) U leur parlait, dit encore Bernabœus, « grosio modo et per
figuram quamdam ».
iPOSTOLAT. S3
tard, qu'à l'aurore j'avais déjà parlé pendant
quatre lieures (1) h. Quelque longs (|ue soient ses
sermons, ils sont écoutés, rapporte ^Eneas Syl-
vîus, avec une « attention incroyable ». L'orateur
_ne néglige aucun moyen de soutenir et d'aviver
§cette attention, par le choix des sujets, par la va-
jîëté des développements, au besoin par l'agrément
i digressions. C'est surtout, nous dit Mapha'us
I Vegius, aux jours de grandes fêtes, quand l'assis-
■tance est plus nombreuse et plus disparate, que
ÉSernardin juge ces digressions nécessaires : alors
s'inquiète plus gutre de l'ordre savant, saute
^'une idée à l'autre, se laisse aller au tour natu-
rellement enjoué de son esprit, mêle d'aimables
teicétîes aux pensées les plus graves, soigneux de
récréerles auditeurs afln de les rendre plus attentif s.
Sa vois, tout en ayant des douceurs singulières,
Hait claire, nette, sonore, retentissante, et se fai-
SÛt entendre à de grandes distances; «'élevant ou
Rabaissant, elle s'adaptait, avec une rare flexi-
BiUté, à tous les mouvements du discours, aux
pensées hautes ou humbles, séviTes ou aimables,
^jouées ou tragiques (2). Les contemporains ne
L.lp) Lt Pridiche volgari di San Bet-nardino. édile da LucuNn
I. 1. 1, p. 28S, Î88.
• Sermo parut ne diluàdui, vo!t lonora. grandia lat«ra,
IJolMl eum resonanlisiimà race oralio, eiim dukÎ! et Jilai'ij, lutn
SAINT BERNARDIN DE SIENNE,
tarissent pas sur le charme de ce qu'ils appellent
sa pronuntiatio , et qui a entendu la musique de
la langue italienne dans une bouche toscane com-
prend ce que peut comporter un tel éloge. Cette
quahté avait, racontait-on, une origine surnatu-
relle : au sortir de sa profession, lors de ses pre-
miers essais oratoires, la voix de Bernardin était
si rauque que plusieurs le déclaraient de ce chef
absolument inapte à prêcher; le jeune religieux
s'était alors tourné vers Dieu, s'en rapportant
à lui pour le guérir si la prédication était en
effet sa mission; en réponse à cette prière, un
globe de feu était descendu sur sa bouche, et, de
ce jour, son infirmité avait disparu. Au charme
du débit, Bernardin ajoutait l'art du geste. Il
s'était trouvé expert dans cette mimique expres-
sive et animée qu'aiment les Italiens et qui pou-
vait presque suppléer la voix pour les auditeurs
trop éloignés (1). La vivacité de cette action
oratoire laissait cependant intacte la dignité de
son attitude : tout en lui inspirait respect et véné-
eh'ant tristit et gravit, et ila /lexibilit. ul eam quoeaiaque vellet
facile cûntorqiuret. • (Behnab.sus Sënensis.) — • Vax Unit, elara,
lonora, diitincla, cxplicnla, toUda, pénétrant, plena, redundam,
tttvata atque efficax erat. • (Mafb«us VEâius.J
(1) MAPKKua Vegids dit, après avoir parlé de ses gestea :
■ Quibuf adeo m\ro nnlurie mun«re valebal, u( neqaitqiiam iltum
f Hamvii doetut atqite orani arle intlmelM mimui anieiret. >
L'APOSTOLAT. 85
ration (1). A cette époque, il gardait encore quel-
fjue chose du charme de sa figure et de la grâce i
de toute sa personne (2). Néanmoins, d'année i
en aunée, par l'effet de la fatigue et des aualé-
idtés, son visage s'amaigrissait, se ridait et pre-
taait un caractère d'extrême ascétisme auquel
tontiibuait aussi la pauvreté sordide de son vôte-
;. Ceux qui le voyaient, peu après, à Bologne,
a étaient si frappés qu'ils croyaient, disaient-ils, i
retrouver saint François lui-même (3). I
Ce qu'on commençait déjà à raconter des mira-
les qu'il opérait ne contribuait pas peu au prestige
L prédicateur. Entre plusieurs, citons celui qui
» produisit, raconte-t-on, en 1420, pendant qu'il
îéchait à Mantoue (4). Pour aller du couvent où il
igeait, à la ville, il lui fallait traverser un lac. Un
[dut, presséd'aller prononcer son sermon, îlprie le
Va de sea biographes iasiale sur ce que ses disco
ont JamaÎB • ridicuU >.
■ PulehTà faeie, dit Behnabxds, aigus atpeclu quidem ve
i>ii£us Vegius indique ces traits : • Ytitmlai o;
a vultus, ioliuiqve décor corporii. •
< Sordidut eral corpoHt ejul aniiclui, mira jejuniis
atperitatem ac rlgiditatem vndique ipirans indolei, ita ul
erenl. beatum iplum Franciicum se videte pularent. •
M, De Episcopis Bonanientibui, lib, IV, cilé par Wadding,
) mirade n'aurait a
66 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
batelier de le recevoir par charité dans sa barque.
Celui-ci, qui le soupçonne d'avoir quelque mon-
naie cachée sous son froc, exige d'être payé. Vai-
nement Bernardin arguK-t-il de sa pauvreté com-
plète, insiste-t-il sur ce qu'il est attendu par ceux
auxquels il doit porter la parole de Dieu, le batelier
refuse de le passer, s'il ne débourse. Alors le saint
se tournant vers le religieux qui l'accompagnait :
« Mon frère, lui dit-il, avez-vous pleine confiance
dans le Seigneur? — Certainement, — Pouvez-
vous imiter ce que vous me verrez faire? — Oui.»
Bernardin étend son manteau sur les eaux et
s'avance dessus : son compagnon fait de même,
et tous deux, à genoux, les yeux et les mains vers
le ciel, implorant le secours divin, gagnent rapi-
dement l'autre rive, où ils prennent terre sains et
saufs, alors que la barque n'était encore qu'à mi-
chemin. Soit de cette barque, soit du rivage, les
spectateurs , émus et stupéfaits , priaient à haute
voix. J'ai appris ce miracle, dit l'un des biogra-
phes, d'un vieux prêtre, fort lié dans sa jeunesse
avec Bernardin, et qui l'avait vu de ses yeux
passer sur les eaux. »
Bernardin n'était pas homme à répéter partout
aveuglément les mêmes sermons sans s'inquiéter
des besoins spéciaux des diverses régions. Bien
L'APOSTOLAT. 87
i contraire, il s'appliquiiil soigneusement à con-
naître ces besoins, et dirigeait en conséfiuence
ses prédications; il suivait, disait-on, la coutume
des médecins qui approprient le remi'de au mal
de chaque client. Ainsi fut-il amené, dans cette
première tournée à travers les villes de la Lom-
bardie, à prêcher souvent contre les factions guelfe
et gibeline qui déchiraient cruellement cette con-
trée, non seulement les cités importantes, maïs
aussi les bourgs et les campagnes. A Bergame et
dans les montagnes environnantes, tel était l'achar-
nement des deux partis que, dit un vieux chro-
niqueur, « le meurtre régnait en maître; nul
moyen d'y échapper, même pour les vieillards,
les enfants et les femmes; pas de cruautés dont
le spectacle ne fût donné (1) ». A Brescia, Guelfes
et Gibelins se massacraient à tour de rôle, ven-
daient la chair des vaincus et obtenaient, de Jean-
ne Visconti, licence de se battre entre eux et
e commettre tous les forfaits pendant six mois.
haines. Bernardin apportait la parole de
[ que, depuis plus de deux siècles, les disciples
L François, fidèles aux enseignements et
: exemples de leur maître, jetaient au miheu
) Marcds A.nto.mcs BoKAkiDS, in CoamentariU de «ilà tt gatii
m Btrgomalum.
«8 SAINT BERNARDIN DE SIENNE-
(les discordes de l'Italie, L'un des derniers actes
du Poverello mourant n'avaît-îl pas été d'ajouter
à son M cantique du soleil a une strophe en l'hon-
neur de ceux qui pardonnent et qui persévèrent
dans la paix, et n'avait-U pas éteint, par le seul
chant de ces vers, la guerre intestine rallumée
dans sa ville natale? « Paix, paix, pour l'amour de
Jésus-Christ crucifié ! « tel avait été aussi, à la fin
du quatorzième siècle, le cri de sainte Catherine
de Sienne. •
Pour venir à bout de passions si invétérées.
Bernardin usait de toutes les habiletés que lui
suggérait son zèle, amadouant et circonvenant
son auditoire avant de l'attaquer de front. Dirai-je
qu'il réussissait partout? A Côme, par exemple,
il échouait. Mais le plus souvent il obtenait des
réconciliations au moins temporaires : les insignes
des factions disparaissaient des maisons; des
associations de charité se substituaient aux ligues
de partis. A Bergame, à Brescia, le succès fut
complet (1). Entre Treviglio et Caravaggio, le
champ oii sa parole avait décidé le rapprochement
des cités ennemies recevait de la voix publique le
(IJ BEHNiBfi'S Senkksis dît Qa pu-laat de Brescia ; > PerfidU-
lima oc in^uraCiiiîma eomm contuetudo torruplaruia porltum,
ïo fundilui deleta est. '
nom Je u Champ de la Paix «. Il a raconté lui-
même, plus tard, dans uq sermon aux Sîennois,
quel avait vie l'effet de sa prédication à Crèœo.
Par l'effet des divisions dont souffrait cette ville,
beaucoup de citoyens étaient en exil. Bernardin
rapporte qu'il commença prudemment, demeurant
dans les généralités, sans rien taire toutefois de
ce qui importait; bientôt les habitants, touchés,
vinrent, l'un après l'autre, lui demander ce qu'il
fallait faire; devant cette bonne volonté, il se
décida à préciser ses conseils. « Cependant, conti-
nue-t-il. tout en prêchant de mon mieux, je laissai
opérer Dieu et eux-mêmes. Il me vint à l'idée,
dans un de mes sermons, de parler de cette cla-
meur immense que poussent les innocents devant
Dieu, contre ceux qui les ont injustement fait souf-
frir, de ce cri de vengeance qu'ils élèvent contre
leurs persécuteurs. Cette parole entra si bien dans
les esprits, que les habitants tinrent un conseil où
l'union fut mer\'eilleuse; il fut décidé que chacun
des bannis pourrait rentrer chez lui. Peu après, à
mon départ de Crème, j'allai dans un village
éloigné peut-être de dix milles, et j'y rencontrai
l'un des exilés, ([ui avait laissé à Crème tant de
son bien qu'il y en avait pour environ quarante
I florins. « Comment vont les choses? » me
demanda-t-il. « Avec la grâce de Dieu, lui répon-
« dis-je, lu retourneras dans ta maison, car j'ai vu
• leurs bonnes intentions, h II se moqua beaucoup
de ce que je lui disais. Mais, peu après, un mes-
sager vint lui annoncer qu'il pouvait, à son gré,
rentrer chez lui. A cette nouvelle, son allégresse
fut telle qu'il ne pouvait ni boire, ni manger
ni dormir. Il vint à moi; la joie l'empêchait de
parler. Il resta ainsi plusieurs jours, puis alla
à Crème. Et écoutez la chose merveilleuse! En
retournant chez lui, il trouva sur la place son,
ennemi, lequel, le voyant, courut l'embrasser et
voulut l'emmener souper avec lui. Un autre, qui
avait pris possession de sa maison, se hâta,
pendant qu'il soupait, de la débarrasser de ses
propres objets, en y laissant ceux de l'exilé. Qui-
conque avait quelque chose à lui le faisait por-
ter à sa demeure : ainsi lui forent renvoyés son lit,
ses coffres, ses draps, ses ustensiles do ménage,
ses tonneaux, son argent, et, le soir même,
il put être conduit chez lui, et dormit dans son
lit, au milieu des choses lui appartenant. Je vous
assure que paraissait heureux qui pouvait lui rap-
porter un de ses meubles ou de ses vêtements.
Et, dans les jours suivants, quiconque possédait
ses bestiaux, ses chevaux, était tout joyeux de
^enir lui dire : n Voilà tes bœufs, voiià les ânes,
: voilà tes brebis. » Si bien qu'à la Dn il rentra en
possession lie tout ce qui lui appartenait. Ainsi en
fut-il pour les autres exilés. Et je crois que, pour
cette raison. Dieu a écarté beaucoup de périls de
cette contrée. Plusieurs autres prirent exemple
sur elle, et elle est aujourd'hui une des parties
florissantes de laLombardie (1). »
Ce fut pendant ces premiiîres années d'aposto-
lat, à une date difficile à préciser, que Bernardin
prêcha enLigurie et on Piémont, particulièrement
à Torlone, à Caslelnuovo, à Alexandrie, [où il
s'était rencontré autrefois avec Vincent Ferrier. Il
y trouva les âmes fort troublées par un moine
dominicain, nommé Manfrède, homme pieux et
iastiiiit, mais de jugement peu sûr et d'imagina-
tion exaltée, qui annonçait la venue immédiate de
l'Antéchrist. Cette idée avait été très répandue
pendant le grand schisme. Beaucoup, et des meil-
leurs, s'étaient figuré qu'un si grand désordre
était le signe de la fin du monde. Saint Vincent
Ferrier lui-même se disait chargé de proclamer
que le jugement était proche, que l'Antéchrist était
déjà né, et ce n'était pas l'un de ses moindres
(1) Le Predicha volgari di San Bernardino, édile da Ldciano
NCai, 1. 1, p. 285 et sci.
70 SAINT B'''^ .^^,vA^
demanda*' ^.^.v.^^^''^//^/2ce les peuples
dis-î .•*'■' .«V '* ^j^rtc se croire autorisé
^ /"'^'jS*/^ rtïpAéties aux habitants
■/»!*'■• V'^''-^^^*'''^ ^ ^^ VOIX, des
sa- //^p'^'^'^^^^ 0e8f au nombre d'environ
a leu
de f
r*
Li^:. ^^'
/•J^'*^ ^ «^ xfeat leurs familles pour former
Z*'^"^,^//* ^ rt^ation pénitente qui le suivait
4^^^^^ / du reste, une vie irréprochable.
" .^/, ^ erreurs , Manfrède soutenait que ,
^Ife *'' M ^ù la venue de l'Antéchrist mettait
^s ^^ ^femnie ou le mari était libre de rompre
leB^ 'a^» môme contre le gré de son conjoint,
^ g préparer à la crise suprême par la prière
f mortification. Informé de ce qui se passait,
^ mardifl jugea utile de combattre, par la parole
par la plume, ces doctrines d'épouvante qu'il
gfltait être contraires au véritable esprit de saint
François d'Assise, esprit d'amour, de paix et
dejoie(l); il les signala, en outre, à l'inquisiteur
(i) On lit dans un sermon prononcé par Bernardin, à Sienne, en
1427 : « Il a été dit souvent, et, dans mon enfance, j'entendais dire
que l'Antéchrist était né. Mais que dis-jc? Dès les temps aposto-
liques, on disait déjà qu'il était né, et on Ta dit aussi au temps de
saint Bernard. Et encore, aujourd'hui, on lo dit, et il y a peu de
temps qu'on en pariait avec certitude. Eh! quelle folie est celle-là
des gens qui veulent en savoir plus que Dieu ne veut qu'ils ne
sachent? Quel est celui qui le sait? Il n'y a pas de créature au
monde qui puisse le savoir, parce que Dieu, le Christ Jésus, ne
voulut pas le dire à ses disciples, et môme le Christ, en tant
L'APOSTOLAT. 73
d'Alexandrie et au supérieur général des Frères
prêcheurs. Peut-être empêcha-t-il ainsi qu'elles ne
se répandissent davantage, mais il ne put avoir
raison de Taveuglement de Manfrède et de ses
partisans : ceux-ci avaient suivi leur chef à Bolo-
gne, à Florence, à Rome, attendant toujours l'An-
téchrist, dans la prière et l'austérité. Le Pape lui-
même essaya vainement de les disperser et de les
renvoyer dans leur pays. Plusieurs devaient finir
dans les hallucinations. Le zèle montré par Ber-
nardin en cette circonstance lui fit des ennemis,
et nous verrons plus loin quelles furent contre lui
les représailles des amis de Manfrède.
IV
En 1422, nous retrouvons Bernardin sur un
tout autre théâtre, à Venise, où le renom de ses
prédications l'a fait appeler. Alors en pleine pro-
spérité, n'ayant aucun avertissement du coup mor-
tel que devait bientôt lui porter la découverte de
qu'homme, ne le sut jamais. » {Le Prediehe volgari di San Ber-
nardino, édite da Luciano Banghi, 1. 1, p. 68. — La môme idée se
retrouve dans un autre sermon^ 1. 11^ p. 375.)
5
7* SAINT BERNARDI.N DE SIENNE-
l'Amérique, Venise différait des autres villes
italiennes par Bon histoire, nés traditions, son
génie, SCS destinées, et jusque par sa physionomie
extérieure. Bien que, grâce à l'étendue croissante
do ses possessions territoriales, elle fût devenue
un des principaux États de l'Italie, et qu'elle eût
été conduite, pour cette raison, à se mêler à la poli-
tique si troublée de la Péninsule, elle était, par ses
comptoirs et ses colonies, une puissance orien-
tale. La stabilité de ses institutions aristocratiques
contrastait avec la mobilité et la turbulence démo-
cratiques de Milan, de Florence, de Sienne ou
de Bologne. Plus lento que d'autres à subir les
influences de la Renaissance, elle avait gardé
davantage de l'idéal héroïque, austère et mystique
des âges précédents. C'est qu'en effet la Venise
du quinzième siècle, où la foi religieuse apparaît
encore liée au patriotisme, ne doit pas être con-
fondue avec cette Venise du seizième, plus fami-
lière à notre imagination, toute païenne et volup-
tueuse, dont Paul Véronèse a peint la ravissante
et lumineuse image au plafond du Palais des
Doges : entre les deux, même distance qu'entre
les Madones d'un Jean Bellin et les Vénus d'un
Titien. Quand, plus d'un demi-siècle après Ber-
nardin, notre Commines arrivait à Venise comme
L'APOSTOLAT. 75
f ambassadeur, il la déclarait sans doute, dans son
' émerveillera ont, » la plus triomphante cité qu'il
eût \'ue B, mais il ajoutait : (c C'est celle qui plus
sagement se gouverne et où le service de Dieu est
le plus solennellement fait. »
Devant une population indemne du lléau des
Guelfes et des Gibelins, Bernardin n'avait plus à
prêcher la concorde, comme eu Lombardie. Atten-
tif, suivant sa coutume, à approprier ses discours
aux besoins parLîculiers de ses auditeurs, il parla à
ces négociants de leur négoce; tout en en faisant
_ l'éloge (1), il exposa les lois morales qui devaient y
tre observées, et précisa, jusque dans le détail des
ipplicatîons pratiques, ce qui était moyen licite ou
illicite de gain (2). Pendant plusieurs mois, patri-
Bfiens et peuple se pressèrent autour de sa chaire.
■ n usa de l'autorité qu'il avait acquise sur eux, pour
leur faire fonder, dans deux des îles voisines, une
Chartreuse et un lazaret destiné aux pestiférés. De
B séjour, il devait garder bon souvenir : préchant
i tard aux Siennoîs, il avait encore dans l'es-
la vision pittoresque de ces innombrables
ires, galères, barques, gondoles, bateaux de
I I (1) ■ Mtrtalui-am lantUitimé laudavit. > (Be;
{i) • Quid lit honetttim locando, vendendo, v
»or»m ptrmittit, doeent. • (Ibid.j
rs.)
SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
formes et d'armements divers qui sillonnaient en
tous sens les eaux de Venise (1) ; mais il proclamait
avoir été plus frappé encore do la concorde qui
régnait dans cette ville, et la proposait volontiers
en modèle à toutes celles que déchiraient les fac-
tions (2).
En sortant de Venise, Bernardin parcourt son
territoire, s'arrôtant plus ou moins longtemps dans
les villes, évangélisant au passage les campagnes,
A Vérone, où il prêche dans la cathédrale, du
i" novembre 1422 au 17 janvier 1423, il arrive
précédé de la nouvelle d'un miracle éclatant : on
raconte qu'à peu de distance de la ville, ayant
trouvé sous un arbre le corps d'un homme qui
venait d'être tué par accident, il s'est mis en
prière et a obtenu qu'il fût rappelé à la vie. Les
Véronais témoignent de leur déférence pour le
prédicateur, en fixant, sur sa demande, avant le
Carême, des jeux commémoratifs, célébrés jus-
qu'alors le dimanche après les Cendres. A Vicence,
où les historiens notent son séjour du 16 avril au
30 juin 1423, l'affluence est si grande qu'aux jours
de fête il lui faut parler sur la place publique;
(1) Le Prediche volgari di San Bernardino, édite da Luciako
Banch:, 1. 1, p. 3S4.
(2) /6iiï., t. II, p. 17.
L'APOSTOLAT.
jigt et même trente mille personnes se pressent
iutour de sa chaire et forment ensuite, à travers la
Ue, d'immenses processions. On noie son pas-
assano, à Tréviso, et jusqu'aux extréraitds
du territoire vénitien, au milieu des Alpes Nori-
ques, dans une ville que les vieux chroniqueurs
■iqtpellent Virunura et qui parait être Friesach, en
Ulyrie; il y pacifie de sanglantes dissensions, fait
V^rOIer solennellement tout ce qui constatait l'anta-
Igonisme des partis (1), et laisse do son court séjour
1 souvenir que les habitants devaient longtemps
t pieusement garder. En septembre 1423, il est
tticore en pays de montagnes, à Bellune, qui lui a
léputé deux de ses premiers citoyens. Cette ville
Il grand besoin de sa parole ; les factions y sévis-
int aussi cruellement que dans les cités lom-
Lrdes ; les archives publiques et privées con-
t soigneusement des listes indiquant à quel
i appartient chaque famille et contre qui, par
, ceux qui sont au pouvoir doivent diriger
persécutions. Accueilli avec joie par le
pie et par les magistrats qui ont fait dresser
) chaire sur la plus grande place de la ville,
Bernardin procède, suivant sa coutume, avec d'ha-
• Flammà conxumptis peilife
78 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
biles ménagemeotB. Le jour vient, cependant, où
il altaque le mal de front. Son succès est com-
plet; les notables, après délibération solennelle,
décident, comme gage de la pacification déflnitive,
de détruire toutes les listes de partis. Une courte
station à Feltre termine cette évangélisation de la
Vénétie.
C'est au cours des sermons prononcés alors à
Venise et dans les villes de son territoire, qu'a
commencé à se manifester avec éclat le zèle de Ber-
nardin â propager la dévotion au nom de Jésus (I),
Cette dévotion, aussi ancienne que la parole de
saint Paul : « 7b nomine Jesu omne genu fiectatur »,
était particulièrement en honneur dans la famille
franciscaine : saint François d'Assise en faisait
l'objet de fréquentes exhortations, et ce nom divin,
rapporte le plus autorisé de ses biographes, ne
pouvait passer sur ses lèvres sans que sa voix
s'altérât, comme s'il eût entendu une mélodie inté-
rieure ; saint Bonaventure avEiit écrit un opuscule
De laude mellifluinominis Jesa. Bernardin n'innovait
donc pas, quand il cherchait à ranimer cette dévo-
tion, un peu négligée de son temps. Il aimait
(1) D'après Waddiog, BeroirJin avait déjà préconisé celle
dévoUoQ eo 1117, é. Florence: mais son aposlolal ii'éLait paB
alors commencé, et sa parole n'avait pas eu de retentissement.
L'APOSTOLAT.
à célébrer magniliquement, dans ses sermons, les
beautés, les grandeurs, les mysléneuses vertus
du nom de Jésus; puis, pour donner un signe
extérieur aux sentiments qu'il suscitait dans les
âmes, il engageait ses auditeurs à inscrire sur
les monuments publii:s ou privés ce nom, ou du
moins l'une des abréviations par lesquelles on
avait pris l'habitude de l'exprimer (1). Il avait
adopté celle qui était formée des trois lettres
I H S (2), et avait imaginé de les entourer d'un
cercle de rayons dorés. Il estimait opportun d'im-
primer une telle marque sur un pays envahi par le
paganisme, et, en la substituant à tous les sym-
boles guelfes ou gibelins dont les murs étaient
couverts, il croyait sceller la pacification des cœurs.
Jjff) Cbb abréTÎatîûns avaient été en uaoge dét l'origiiia du
bistiuiiime. On trouve alors aur des monaaies ou dei mé-
uAilleB, pour aîgnilier 'Ii^noù;, le monogramme 1 ou le digrarame
[H, ou le Irigranitie mi. On trouve aussi IC ou lEIC, le C étant
pris comme forme latinp du a-î-fim. Plus tard, on parut préfi^rer
IfiS ou IbS : 00 avait oublié i^ue l'II figurait originairerueut dam
ce Bigne comme la majuscule de 1 r,Ta grec, et on avait Qai par y
voir une h Utiae. D'ailleura, en souvenir de IV^, on écrivait
générale ment, iiu moyen âge, Jbeiiu. Sur la pierre sépulcrale de
sainte ColelLo, morte en liiT, le nom de Jt'aus-Christ est écrit
Jht-Criit. Saint Ignace el, â sa suite, les Jésuites ont adopté l«
même trigramrae que saint Bernardin : IHS,
(S) Ces trois lotlref^ étaient éeritea en caractères goUiiques qui
1 Tornie d'un T, L'II était généralement
lODté d'ui
80 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
Son invitation fut entendue dans toute la Vénétie.
Magistrats et particuliers s'erapressiTcnt à faire
peindre ou sculpter, avec grand honneur, le
rayonnant trigramme (1). C'était comme la trace
matérielle du passage de Bernardin et la manifes-
tation extérieure de l'adhésion donnée à son en-
seignement.
En sortant des Étals de Venise, au commence-
ment de 1424, Bernardin se rendit à. Ferrare, où
l'appelait le seigneur de cette ville, le marquis
Nicolas d'Esté. Dissolu, fourbe, cruel, comme
tous ceux de sa race, chez lesquels une histoire
trop complaisante affecte de ne voir que de bril-
lants Mécènes, Nicolas ne se gênait pas plus qu'eux
pour violenter le clergé et, ce qui est pis, pour le
corrompre. La pieuse sollicitude qui lui faisait
inviter Bernardin peut donc étonner. Il n'était
pas le seul des princes de cette époque qui, peu (
(1) o Nomea Damini noalri Jaa Ckriiii tantum honoravU, quod
ûmnes popuH Keneiorum, tum aanciorum IcmpUt, tum privatU
domibui, auritii quidem litlerii TulilaiilibTii radii» noman lanetum
Salvatorit nostri paitetibuc honoratittimépiiixtre. > (Bebnab£DS.)
fflévot
pour f
! de faire (
L'APOSTOLAT.
I compte, jugeât prudent et
polî-
ntes I
édicationi
s corriger pa
lé moralisateur de ses exemples. Son mar-
de petite étendue, même avee l'adjonction
de Modène, ne comptait pas au rang des Ëtats
importants de la Péninsule; mais sa capitule, k la-
quelle on attribuait alors cent mille habitants, était
célèbre pour le faste de sa cour, l'éclat de ses fêtes,
l'élégance raffinée de ses mœurs, la somptuosité
de ses habitants. Bernardin fut ainsi conduit à y
parler contre les abus du luxe et l'immodestie des
vêtements. Ce mal est de tous les temps, comme la
vanité humaine et la coquetterie féminine; toute-
fois il sévissait avec une particulière intensité au
sortir duMoyen âge : c'était une réaction contre la
rudesse de l'époque précédente. Les chroniqueurs
italiens, français, allemands, anglais sont remplis
de détails sur l'extravagance des modes à cette
époque (1). Aussi le sujet était^il familier aux pré-
dicateurs contemporains. Saint Vincent Ferrier
i'avait souvent traité : un vieil historien dit en
irlant des sermons prêches par lui à Angers ;
ir Pendant ce mois, il fit tomber de dessus la
i femmes la creste de leur vanité, » Ce
l ^1] On a calculé que certaines robes en brocart d'or devaient
d quarante ou ciocguaate cailla francs de noire monnaie.
SI SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
FqI lui (jui détermina les Génoises à couvrir led
cheveux de la gracieuse et modeste mantille bl^
che qu'elles portent encore aujourd'hui. Les légj
latBurs eux-mêmes s'inquiétaient de ces excèsl
essayaient de régler, jusque dans le détail, l'aja
tement des femmes, d'en limiter la richesse,
fixer la longueur des queues et la largeur des m!H
ches : prescriptions impuissantes, comme l'ont U
jours été les lois somptuaires (1). Avec les Fen
raises. Bernardin parut obtenir plus de succès, en
touchant leurs cœurs ; les biographes affirment
qu'il parvint à refréner leur licence, à modérer le
luxe de leur habillement et k leur imposer une
tenue plus décente (2).
AFerrare, notre prédicateur se trouvait sur la
frontière des États de l'Église. Ceux-ci n'étaient
pas alors la partie la moins agitée de l'Italie. Durant
l'exil d'Avignon et le grand schisme, Rome, dépeu-
plée, ruinée, avait été la proie des factions et du
(1) On trouve beaucoup de règlemeutB de ce genre dans les
Arcliirea de tous les petits États d'Italie. Voir, par eiempla,
à. Sienne, les Tolumes intitulas : Spoglto delU deliberasioai del
Comiglio delta Campana, et Spoglio dette deUberazioni del Con-
liglio générale dell' Arehivio délie RifurmagUmi di Siena. Voir
aussi l'ouvrage lic Cablo Paletti-Fossati, Coilumi Seneii nella
tecotida meta dd Hcalo XIV. (Sieua. ISBS.)
(2) ' E/frienataia licenliaia mulierura eoerceiu, pampas eamm
in Vïtitlu el gcttu moderavil. « (BEUNAa;SUs SEM£.NSi!i.J
brigandage, e.l, dans beaucoup de villes du Patri-
moine, de rOrabrie, des Marches, de la Romagnc,
s'étaient constituées des républiques ou des prin-
cipautés qui affichaient leur indépendance; parfois
même, quelque condottiere, comme Braccio de
Montone, prétendait se tailler, en plein domaine du
Saint-Siège, une souveraineté plus étendue. C'est
de cette époque que Macliiavel a écrit, cent ans
plus tard : n Naguère , aucun baron n'était assez
petit pour ne pas mépriser la puissance papale. »
Quand l'élection de Martin V, on 1417, donna
enfln à l'Église un chef incontesté, celui-ci dut de-
meurer trois an.s, d'abord en Lombardie, ensuite
en Toscane, avant de pouvoir mettre le pied dans
ses États, à ce point humilié que, dans les rues
de Florence, les gamins l'accompagnaient avec
des couplets satiriques. Mais, habile et ferme, il
entreprit aussitôt la restauration de son pouvoir,
par la pohtique autant que par les armes. Il ne
visait pas seulement à rétablir l'espèce de suze-
raineté complexe, variée et souvent discutée,
dont s'étaient contentés ses prédécesseurs : son
dessein était d'y substituer une monarchie directe
et uniËcc. Cette entreprise, qui se heurtait à tant
de traditions, de prétentions et d'usurpations,
is l'œuvre d'un jour, et elle devait tra
Si SAINT BERNARDIN DE STENNE.
verser bien dos vicissitudes, avant d'être menée
à fîn par l'ambition peu scrupuleuse des Borgia et
par la main de fer de Jules II.
Entre toutes les villes des États de l'Église, la
plus considérable et la plus turbulente était Bolo-
gne. Se prétendant république indépendante à
l'avènement de Martin V, elle avait été ramenée
de force sous l'autorité papale; mais sa soumission
était loin d'être complète. A des tentatives de
révolte, sans cesse renouvelées, le Souverain Pon-
tife était obligé de répondre par des interdits.
L'anarchie politique y avait accru le désordre des
mœurs; les jeux de hasard, notamment, avaient
pris un développement extraordinaire : nombreux
étaient les tripots où les gens de tout âge et de toute
condition venaient jouer leur avoir et se livrer à la
débauche. Vainement l'évéque de la ville, Alber-
gati, bientôt cardinal, l'une des plus nobles et plus
pures figures du clergé de ce temps, avaitril cher-
ché, par des exhortations ou des mesures répres-
sives, à arrêter ces désordres, tout avait échoué.
Il eut alors l'idée d'appeler à l'aide le prédicateur
dont on racontait les merveilleux succès en Lom-
bardie et en Vénétie.
Docile à cet appel, Bernardin se concerte avec
Albergati, reçoit de lui toutes informations sur
L'APOSTOLAT,
t'état des esprits et entreprend de préclier le
Carême de 1424. Conformément à sa taelique
habituelle, c'est seulemeat quand il 8ent avoir
pris autorilé sur son auditoire, qu'il sort des gôné-
ralités et annonce l'intention d'aborder la ([UOstion
des jeux. La foule, ainsi avertie, accourt si nom-
breuse que la vaste nef de San Petronîo no suffit
plus, et qu'il faut transporter la chaire sur la plaee.
L'orateur parle avec une force patln'Lii]ue qui finit
par vaincre la passion. Aux dcrniurs jours du
Carême, les joueurs repentants viennent, k's una
rès les autres, lui apporter les instruments do
KUTB jeux; il en a bientôt une telle quantité qu'il
mt en dresser un vaste bûchor sur la place, ot
[ y fait mettre le feu, aux applaudissements du
Hiple assembli^ (1). Quelque,s-uns, cependant,
Kapplaudissaient pas : c'étaient les fabricants et
oïdeurs de cartes à jouer. L'un d'eux vient
rouver Bernardin et se plaint amèrement qu'il lui
ilfeve son gagne-pain. « N'as-tu pas un autre nié-
(er? lui demande le saint. — Non, — Eli bien I
(tH tu fais ce que je te dirai, tu auras de quoi
Jjîvre. — Je le ferai volontiers, w Alors, prenant
, {1) ■ Popalo ipio approbante. i — De lels bûchers i^taient
wnTent allumi's par les prd-dicateure populaires de ce temps : c'est
a appelait, en lUlie. abbruciameali délie van-ilà: en Frunce,
m chroniques contt'UiporaiQCE les mentioaneat fréquemmeat.
8a SAINT BERNARDIN DE SIENNE,
un compas, Bernardin trace uq cercle sur une
tablette et peint, au milieu, le trigramme de Jésus,
I H S, entouré de rayons, a Fais de même, lui dit-il,
et tu gagneras l'argent qui t'est nécessaire, » Le
conseil est suivi ; le peuple prend goût à cette
façon d'honorer le nom du Sauveur, et l'artisan
réalise ainsi beaucoup plus de bénéfîces que quand
il peignait des cartes. Telle est l'origine de ces
tablettes dont il sera plusieurs fois question dans
la vie de notre saint.
Non content de vaincre le démon du jeu, Bei^
nardin s'attaclie aussi à détruire, dans Bologne,
l'esprit de révolte et de faction. L'histoire sub-
séquente de cette cité ne permet pas de dire que
le mal fût à tout jamais supprimé. Il y eut, du
moins, une paciQcation temporaire, a Une grande
tranquillité, dit le vieux biographe, fut rétablie.
pour quelque temps, dans la ville {!). s
Le moment était arrivé, pour Bernardin, de re^
venir dans cette Toscane d'où il était parti, encore
(1) « Paccgue ei coruordiâ inicr civet faclà, magna iTanquHlila*
aliquaiidUi in urbe integrata t>l. - (Behnab.gus.)
L'APOSTOLAT. 87
inconnu, sepl ans auparavant. InviU', pendant
qu'il pr^'chait à Bologne, par une députation des
Florentins qui se disaient très avides de l'enten-
dre (!), il se rend dans leurs murs, au cours de
l'été de 1424 (2). Florence est alors, entre toutes,
la ville de la Renaissance ; elle apparaît comme
l'officine où s'élabore la culture nouvelle qui va se
répandre dans le monde. Nulle part ailleurs, cette
culture n'a autant pénétré la vie publique et privée.
Là se réunissent les bumanistes les plus célèbres.
Là se manifestent les grands artistes : en 1424,
au moment où arrive Bernardin, Brunellescbi ter-
mine les plans de la coupole de Santa Maria dei
Fiori ; Giiiberti vient de finir la première porte du
Baptistère ; Donalello a déjà sculpté, depuis plu-
sieurs années, le fier saint Georges de l'Orsan-
michele : Masolino commence les fresques de la
chapelle Brancacci, et Masaccio s'apprête à les
compléter. Les jouissances de celte rénovation
(1) • ... guoniavi avidissimi etim omnet Florendni exptctiAant. •
(Bbhnabsus.]
(I) A en croire le journal d'iNPEasiiHA, aocrétairB du Sénat ds
Borne, saint Bernardin aura.it prêché à Rome, en jain 14S4. et, le
21 de ce mémo mois, un graad abbruciainenlo délie vanilà aurait
eu lieu sur la. place du Capitale. Ce séjour k Rome me parait
malBlaÉ \ intercaler cnUe Bologne el Florence, et je suis purti^ â
croire qu'il y a au là quelque coofusion de dates. J'ai déjà, du
reste, eu occasion de dire que la cbronologie des prédications
s saint était, sur plusieurs points, asseï incertaine.
S8 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
littéraire et artistique remplacent, chez les Floren-
tins du quinzième siècle, les passions politiques si
violentes de l'âge précédent. Sans doute, à la dif-
férence de la plupart des autres cités de la Pénin-
sule, Florence est encore une république, mais
elle n'est plus guère qu'une république nominale.
L'influence grandissante des Médicis prépare un
principat qui, sans heurt, sans coup de force,
ahsorhe peu à peu tout ce qui reste des vieilles
libertés. Les bourgeois turbulents et belliqueux du |
treizième et du quatorzième siècle, si prompts aux
émeutes du dedans et aux batailles du dehors,
sont devenus des marchands et des banquiers qui,
avec leurs comptoirs répandus dans tout le monde
alors connu, ne songent qu'à gagner beaucoup
d'argent et à le dépenser, en diktlanti élégants et
raffinés, en épicuriens délicats. Elle est plus loin
que jamais, l'antique Florence, « sohna e pudica n,
que, déjà deux siècles auparavant, Dante regrettait
de ne plus retrouver.
Il ne faut pas croire cependant que les Floren-
tins fussent devenus indifférents aux choses reli-
gieuses. Dans les premières années du siècle, ils
avaient pris tant de goût aux sermons du Bienheu-
reux Jean Dominîci, qu'ils avaient demandé au
Pape de l'empêcher de quitter leur ville. Ce Domi-
L'APOSTOLAT.
ici. Frère prêcheur, mort, en 1419, archevêque de
use et cardinal, avait fondé, en 1400, à Fieaole,
i peu au-dessous du couvent franciscain d'où
Irnardin devait partir pour son apostolat, uq
honastère de Dominicains, et y avait allumé un
pyer de sainteté qui a, pendant assez longtemps,
■yonnésurFlorcnce. Là enseignait, comme maître
8 novices, le Bienheureux Laurent de Ripafratta,
litre émînenl de la vie spirituelle ; là avaient
i^t ensemble leurs vœux deux religieux à peu
jba du même âge, unis par une étroite amitié et
itetinés à se faire un nom illustre parmi les
lunes : l'un, Fra Giovanni de Fiesolc, celui que
tpOBtérité appellera il beato Angelico, peintre des
ûons célestes, ravissante fleur mystique qui
Semble détachée de l'Assise du treizième siècle et
qu'on s'étonne de voir s'épanouir en pleine renais-
sance païenne; l'autre, saint Antonin, qui, après
avoir gouverné et réformé beaucoup de monastères,
sera contraint, par la vénération universelle, d'ac-
cepter l'archevêché de Florence. Enfin, de ce cou-
vent de Fiesole, descendra, enl436, la colonie qui
peuplera, daos Florence, le célèbre couvent de
Saint-Marc, et de celui-ci sortira, à la fin du siècle,
un prêcheur bien autrement retentissant que Do-
, Jérôme Savonarole, ce moine grandiose
90 SAINT BERNARDIN DE SIENNE,
et tragique qui gouvernera, pendant plusieurs
années, du haut de la chaire, par le seul ascendant
de son éloquence et de sa vertu, non pas quelque
cité ascétique du Moyen âge, mais la Florence des
Médicis, reconquise en quelque sorte sur le paga-
nisme.
Il ne paraîtra pas, dès lors, étonnant que, dans la
ville qui avait goûté Dominici et qui devait se pas-
sionner pour Savonarole, Bernardin ait trouvé
des auditeurs curieux et attentifs. Il prêcha avec
succès, dans lagrande église franciscaine de Santa
Croce, contre les vices régnants. « Ayant trouvé
la ville très corrompue, dit un historien florenti
du temps, il parvint, grâce aux bonnes disposi
lions des habitants, à la changer et, pour ainsi
dire, à la faire renaître (1). » Comme àBoIognc, un
bûcher fut élevé, sur lequel les femmes apportè-
rent tous leurs engins de vanité, leurs faux che-
veux, les instruments de jeu, et le feu y fut mis.
Enfin, sur la façade de Santa Croce, les Florentins
firent peindre avec grand soin le trigramme de
Jésus, entouré d'un large cercle de rayons dorés,
aQn, dit un contemporain, de témoigner ainsi à
(1) VespamancidaBisticci. nu diiiominiittuslri del lécolo XV.
— Bbhnab.gus Sekensis dit aussi, en parlant de ceUe prédication :
1 Ad bonoi et laudabilei moTei religïoii faciliterque FloreM
L'APOSTOLAT, SI
tous les yeux à quel poinl ils avaient goûlé le pré-
dicateur (1).
Cette (iiWolion au nom de Jésus prenait, en
effet, de plus en plus de place daas la prédication
-{le Bernardin. Il y trouvait un moyen de raviver
la piété populaire . A Volterra, où il prêche l' Avent
de 1424, il inaugure une pratique qui devait bientôt
soulever de vives contestations : à la fin de ses
discours, il présente à la vénération des assistants
agenouillés une tablette sur laquelle il a peint lui-
même les trois lettres IHS, entourées de rayons,
les excite à crier miséricorde au Sauveur, à lui
promettre de vivre en paix, et enûn les bénit en
élevant la tablette. Celte tablette, laissée par Ber-
nardin à son départ, a été conservée par les habi-
tants de Volterra, comme une pieuse relique ; long-
temps déposée dans une église bâtie sous le vocable
du nom de Jésus, confiée à la garde d'une confrérie
spéciale, elle était, aux jours d'épreuves ou de
péril, exposée au public et portée solennellement
en procession; elle est maintenant dans une des
chapelles de la cathédrale.
Beaucoup d'autres villes de Toscane reçurent la
(1) • ... Vi leiliinonïum ubijue proipeclum quam evidentiitimé
daret, quod prœiikalionei ma haie dettoliuimo populo et grata et
jutiindm fument. » (Behnabads.)
92 SAINT BERNARDIW DE SIEWÎTE-
visite de l'apôtre. Au carême de 1425, il était &
Prato. Plusieurs biographes raconteot que, comme
il quittait cette ville, après Pâques, accompagné
par la population entière, un bœuf, effrayé par la
foule, s'élança furieux et frappa si cruellement on
jeune homme que celui-ci fut laissé pour mort sur
le sol. Bernardin accourt, appelé par les cris du
peuple : b Le démon, dit-il en gémissant, voudrait,
à cette heure, détruire tout ce que Dieu a fait de
bien dans cette ville. » Puis, levant les yeux au
ciel et faisant le signe de la croix sur la victime, il
ajoute : n Par la grâce de Dieu, ce jeune homme
n'aura aucun mal, emportez-le. » En effet, à peine
a-t-on fait quelques pas, que le jeune homme se
relève sain et sauf.
Les Siennois, jadis témoins de la pieuse jeu-
nesse de Bernardin, n'apprenaient pas le renom
dont jouissait maintenant leur compatriote dans
tant de contrées de l'ItaUe, sans en être flattés
dans leur amour-propre national, ni sans désirer
vivement l'entendre à leur tour. Le saint, sen-
sible à leurs vœux, arriva à Sienne, vers la fin
d'avril 1425. Magistrats et peuple, tous le reçu-
rent avec joie (1). Une chaire et un autel furent
i amctuique pepului
B^IIS Senensis.)
i front» e
L'APOSTOLAT. «3
dressés sur la grande place, contre le Palais
public. Le cadre est resté de nos jours à peu près
ce qu'il était alors : elle est toujours là, véritable
vision du Moyen âge, cette Piazza del Campo, d'as-
pect t^trange et grandiose, creusée on forme de
conque marine et entourée de ses palais gothiques;
il est toujours là, ce Palazzo publico, massif, liérîssé
de créneaux, avec sa physionomie farouche et
tragique, comme s'il gardait l'empreinte des dra-
mes populaires qui l'ont jadis ensanglanté ; elle
est toujours là, cette haute torre délia Mangia,
dessinant hardiment sur le ciel sa svelLe et su-
perbe silhouette. Chaque matin, pendant cinquante
jours, Bernardin prêcha, après avoir célébré la
messe. La foule remplissait la vaste place; les
magistrats de la ville étaient sur une estrade.
Parmi les auditeurs, se trouvait un jeune homme,
alors inconnu, bientôt illustre, le brillant .^neas
Sylvius Piccolomini, le futur Pie II; les sermons
lu touchèrent tellement, a-tr-11 raconté, qu'il fut
sur le point d'entrer chez les Frères mineurs.
Les témoignages contemporains sont, d'ailleurs,
unanimes à constater le grand succès de l'ora-
teur; ils nous montrent les Siennois, dociles à sa
parole, réformant leur vie, revenant aux vieilles
mœurs chrétiennes, répudiant l'esprit de discorde
S4 SAINT BERNARDIN DE SIEMNE.
et de trouble, si invétéré dans leur cité (1). A la
suite de sermons contre le jeu, le luxe et les vani-
tés féminines, on construisit au milieu de la place
une sorte de château en bois, où chacun apporta
caries, dés, échiquiers, ornements de toilette,
faux cheveux; on en réunit plus de quatre cents
charges, et le feu y fut mis. Les derniers travaux
de la cathédrale, commencée au treizième siècle,
languissaient ; Bernardin excita à les pousser plus
activement. Il avait garde d'oublier sa chère dévo-
tion au nom de Jésus ; le lundi de la Pentecôte,
au peuple tout échauffé par sa parole, il faisait l'os-
tension d'une tablette oii, suivant sa coutume, les
lettres IHS étaient peintes, entourées de rayons;
telle fut, à cette vue, l'émotion des assistants que,
dit un vieux chroniqueur, ils se mirent à crier
miséricorde, versèrent des larmes abondantes et
semblèrent prêts à tomber en défaillance (2). Le
(Ij • Animai Seœnsium omnium ad omnem votunlatem luam
redutent. ad priitinam et vetuttam conineludinem béni et chriitiani
Vivendi eot /irmamt... Paeem inter diisidenlei componeni, cuncfun
populum pacatum ac tranquiltum snamilimà oralione tvA reddi-
dit. • (Bernàbjbds.)
(£) > ... e fu lanlD lo spleadore che dava el Gieiii, ch'e' mim tfu-
pore a agnuno, e tomincïoiti a gridare iai»e)-icordia con lanlt
lacrime, e per grande devozïone paTeva che ngnano xeaitte m»lui. •
(CnoNACA Sene^e, cbe va totto il nome degli Aldobrandîni, m&nu<
scrit de la bibliothCquu commuaale da Sienne, cité par M. Dohati,
dans la Bullelino Sencse- diStoiia palria, I89i, p. Si.)
L'APOSTOLAT.
I vestibule de la salle capilulaire du Dôme de Sienne
I renferme un tableau curieux, œuvre d'un peintre
[ contemporain, Sano di Pietro (1), qui représente
le saint debout dans une chaire haute, dressée
devant le Palazzo publico ; derrière lui, le petit
autel où il a dit la messe i entre ses mains, uae
tablette rectangulaire sur laquelle sont peintes
les lettres IHS; les magistrats sont sur leur
estrade ; le peuple occupe la place, hommes et
femmes séparés par une barrière que forment des
bandes d'étoffes; les femmes ont la tôle couverte
d'un voile blanc; tous sont à genoux, les yeux
levés vers la tablette (2). Le mardi de la Pente-
côte, s'organisa une immense procession, à la-
quelle prit part la population entière, sous la
conduite de ses magistrats, et où l'on porta, au
milieu des reliques, la tablette de Bernardin (3).
(1) Nêcn»û6, morleoUai.
(S) Oa trouve it Sienne deux s^utros pcinlnres. prabablement
aussi de Sano di Pietro : l'une, qui est dans une sïlte du Pala:zo
fublita, est à peu près semblable à callo qui vient d'fllrc décrite ;
k seconde, qui est dans le vestibule de la salle capituiaire, repré-
■enle le saint prAcliant sur la place de l'Église S. Francesco; il
montre, non plus une tablette, mais le cruciiix, aux assistaola,
hommes et femmes toujours sùparcs et & genoux. Signalona
ciiËo. dans la galerie de l'AcadOtnio des Beaux-Arts, à Sienne,
une peinture où saint Bernardin, en chaire, montre un crucifix
surmonté d'une tablette ronde où est peint le Irigramnic.
(3) C'est probablement celte même tablette qui est conservâe
B6 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
Pour garder ie souvenir do ces évt^nements et faire
solennellement allégeance au nom de Jésus, les
chefs de la république décidèrent que, sur la façade
du Palazzo publico, à l'endroit même où, dans un
jour de défaillance patriotique, avaient été inscrites
les armes de Visconti, le trigramme sacré serait
peint dans un grand cercle azuré, entouré de rayons
d'or; ils le firent reproduire également à l'inté-
rieur du palais, dans la salle dite de la Mappe-
monde ; ces peintures subsistent encore (i). Beau-
coup de particuliers firent de même en leurs
demeures, et le voyageur retrouve aujourd'hui,
au-dessus des portes de plus d'une vieille maison,
les trois lettres sculptées dans la pierre. Ce ne fut
pas la seule façon dont les magistrats de la ville
témoignèrent de leur déférence pour le prédica-
teur; ils promulguèrent, le 8 juin 1425, plusieurs
décrets qui tendaient au rétablissement des bonnes
mœurs et qui s'appelèrent : Riformagioni di frate
Bemardino (2) ; quelques-uns limitaient le chiffre
aujourd'hui i. Sienne, dans la cbapelle
Bernardin.
(1) Mit-ANEsi, Docamenti pn* la lîorii
p. 128 et 131.
(2) Cf. sur
i la Confrérie de Saint-
delf arle ttiute. t. II,
Riformagioni di frate Bernardino I'ouïts^ da
. MENGDili. il moale dei Paichi, noie starïehe raccolU e pub-
lia per ordine délia deputasione ed a cura det présidente conte
:olo Piccalomini, 1. 1, p. Hl ot sq.
I
L'APOSTOLAT.
,do\a et le luxe des noces, aûn de faciliter les
devenus trop rares ; d'autres prohi-
baient les vêtements d'une richesse excessive ;
d'autres excluaient des fonctions publiques les
usuriers et les gens atteints de vices infâmes; un
magistrat spécial, appelé Capitano e exequitore di
Giuslizia, avait charge de veiller à l'exécution de
ces rÈglements.
Sienne ne vit pas venir sans douleur le jour du
départ de Bernardin (!). Quand, le 10 juin, après
son dernier sermon, il donna au peuple une béné-
diction d'adieu, toutes les cloches furent mises
en branle et les trompettes sonnèrent. Un peuple
immense l'accompagna, hors de la ville, jusqu'à
la cinquième borne, près de la rivière Arbia, avec
tous les témoignages d'une pieuse vénération.
Lorsqu'il fallut enfln se séparer de lui, beaucoup
ne purent retenir leurs larmes. Au milieu de la
foule qui le reconduisait avec tant d'honneur, le
saint, souffrant dans son humilitéi marchait, triste
et tête basse, dit un de ses bioj
(1) Da U douleur que causait aux Sieuaoia Iq dâpart de Ber-
nardin, on trouve un témoignage dans le Lamenio que composa.
alors le poète Froncesto di Giovaaai, et (|ue dea érudits oat'
découvert d[in<i un manuscrit de la bibliotlièque de Sienne. (Cf. la
conTéreacedu professeur 0. Bacci dans le volume des Conferense
dilla Commiiiione leni^tt: di Storia palria. 1S93, p. 134.)
gs SAINT BERNARDIN D£ SIENNE.
s'il fût mené au supplice (Ij. Il ne se seotil à
l'aise que quand it se retrouva seul dans la cam-
pagne de Sienne, et, pour se consoler de tant de
brillants succès, il demeura quelque temps dans
cette région, heureux d'évangéliser obscurément
d'bumldes campagnards, et appropriant son lan-
gage à la simplicité de leur esprit.
Il termina sou apostolat eu Toscane par Arezzo.
Les historiens racontent comment il y arrêta
miraculeusement, par le signe de la croix, la pluie
qui menaçait d'interrompre le sermon qu'il pro-
nonçait en plein air, et comment il mit On aux
pratiques superstitieuses qui se perpétuaient dans
un bois voisin, auprès d'une fontaine jadis consa-
crée à Apollon : la statue de la Vierge, qu'il y fit
éjever, fut bientôt l'objet d'une dévotion populaire
et le but d'un pèlerinage ; on y construisit, bous le
vocable de Santa Maria délie Grazie, une église où
le touriste admire, encore aujourd'hui, l'élégant
portique élevé sur les dessins de Benedetto da
Majano.
(1) • Vitumque atiquando, dum populi eum diicedentem magna
mm honore et coivcursu eomitarentur , iia IriiL-m, dejtclum, pro-
ttratnmque incedere, ae li ad tupplicium duceretvr. ■ (Muhmih
Vegids.)
L'APOSTOLAT.
K^xezzo touche à l'Ombrie, terre pauvre, un peu
fBTa^e, mais d'un charme doux, avec ses mon-
fleB abruptes couronnées de petites villes forti-
Bes, les lignes harmonieuses de ses horizons et
nzquise finesse de sa lumière. Elle avait un attrait
rticulier pour Bernardin, à qui elle apparaissait
icore tout embaumée du souvenir de saint
&aDfois. En août 112», il est au pied d'Assise,
tcélèbre, avec une foule immense de pèlerins, la
Ue de Sainte-Marie des Anges, dans le fameux
fauvent de ce nom, le premier qu'ait fondé le
Weretlo. Toutefois, il ne s'y arrête pas, et, cette
ttisfaction donnée à sa dévotion filiale, il reprend
^ssitôt son lahorieux apostolat.
k Au témoignage des contemporains, les guerres,
tïi, depuis tant d'années, dévastaient les États de
Iglise, avaient détruit dans les populations au-
jefois assez pieuses de l'Ombrie presque toute
loccupation des choses de Dieu, presque tout
itiment de foi, de religion et de justice (1).
.. prœcipui n
n regionem qaasi lolam
SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
Bernariiin commença par Pérouse. Le désordre
y élait extrême; sous l'action des luttes intes-
tines continuelles, les mœurs étaient devenues
ai violentes qu'elles avaient fait aux habitants un
renom de férocité (1). Notre saint, qui logeait, à
la porte de la ville, dans un couvent de l'Obser-
vance, allait chaque matin prêcher sur la grande
place. On venait en foule l'entendre, mais il n'avait
pas le sentiment que les âmes fussent conquïseE.
Il eut alors l'idée singulière d'annoncer aux Péni-
gins qu'avant peu il leur montrerait le diable. La
curiosité, ainsi surexcitée, attire un auditoire plus
nombreux encore. Après quelques jours d'attente :
n Je vais tenir, dit-il, la promesse que je vous
ai faite; et ce n'est pas un diable, c'est plusieurs
que je vous montrerai. » Comme il tenait ainsi
tous les esprits en suspens et en émoi : « Regai^
dez-vous donc les uns les autres, s'écrie-t-il, et
vous verrez des diables ! N'éles-vous pas , en
effet, des diables, vous qui faites les œuvres de
Satan? n Puis, avec une gra^'ité d'accent qui ne
permettaitpas de prendre la chose en plaisanterie,
il fait un tableau sévère et pathétique de tous les
vaitattent; quart in rebut de Deo, de religione, deiuitîlià,de fide,
laies homines nihil teu parum sentiebant. • {Ber '
())■,. feri propfcr bellam iateitinum ac cîvi
L'APOSTOLAT. IBl
KeB qui régnent dans la ville et la conjure de
Tênoncer aux œuvTes de Satan. Ces objurgations
8ont enfin entendues. La conversion pst complète,
La paix publique est rétablie. Les haines les
plus invétérées disparaissent dans une réconci-
liation générale, et ceux qui croyaient avoir des
offenses à venger sont les premiers à aller trouver
leurs ennemis pour leur demander pardon, plu-
sieurs la corde au cou. La piété éteinte se ranime.
Tous les objets de vanité féminine, faux che-
veux, fards, eaux parfumées, guirlandes, chaus-
sures à hauts talons, miroirs, et « autres abo-
minations », sont apportés en masse sur la place
publique; on en fait deux grands châteaux sur
lesquels est arborée la bannière de Satan, et on
y met le feu. Une femme, raconte un vieux chro-
niqueur, n'a pu se décider à livrer une belle tresse
qu'elle conservait dans une cassette; quand elle
ouvre cette cassette, la tresse se détache d'elle-
même et vient la frapper au visage : pâle de dou-
leur et de crainte, elle court la porter au feu
comme les autres. Partout, le nom de Jésus est
inscrit sur les maisons. Les autorités prennent des
arrêtés pour punir le blasphème, l'usure, les vices
infâmeSj et pour supprimer les danses qui avaient
1 à certaines fêtes. Par une
loa SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
coutume barbare qui datait de loin, la ville c^-'^
brait, au printemps, des jeux publics où les jeuc***
gens, revêtus d'armures, combattaient les il^^
contre les autres, à coups de pierres, avec uat*'
acharnement que mort s'ensuivait souvent; c^*
jeux sont interdits sous les peines les plus sévèreS *
et les objets qui y servaient sont détruits. En tét^
de tous ces arrêtés connus sous le nom de Statutct
S. Bemardini, il est stipulé qu'ils sont pris pour
se conformer aux préceptes du prédicateur : Inhœ-
rendo doctrinœ fratris Bemardini de Senix, Ordinii
Minorum (1).
Bernardin devait garder le souvenir ému d'une
telle conversion. Deux ans après, préchant aux
Siennois, il se plaisait à leur citer Pérouse en
exemple; il leur rappelait comment, après avoir
été des pires, cette ville était devenue subitement
des meilleures; il y montrait les désordres répri-
més, la paix régnant, les égUses si remplies, les
confessions si fréquentes n que c'était une mer-
veille n. « Oui, s'écriait-il, je n'ai jamais vu ailleurs
de tels résultats... Entre toutes, c'est la ville
selon mon cœur, car il n'en est pas do plus pure, n
(1) Cf. Miicetlanea franeescann (Foligno). vol IV. p. 1*7, Le
Predïche volgari di San Bemardinu, idite da L Bancui, I. I,
p. 350, notes 1 et 2, et la Storia di Peragia, par Bdna^zi, pj
L'APOSTOLAT. 103
Et se retournanl vers ses compatriotes : n II y a,
leurdisail-il, autant de distance de vous aux Pé-
rugms i)ue de la terre au ciel (!). »
Si changée cependant que fût Pérouse, elle
n'était pas garantie contre tout danger de rechute,
Quelques années plus tard, la discorde y sévissant
de nouveau avec beaucoup d'âpreté. Bernardin
accourt. « Dieu, dit-il en montant en chaire, a vu
vos dissensions qu'il déteste, et il m'a envoyé vers
Tous, comme son ange, pour annoncer la paix aux
hommes de bonne volonté, n Puis, après avoir fait
quatre discours pour rapprocher les esprits, il ter-
mine ainsi le dernier : n Que tous les hommes de
lionne volonté, désireux de vivre en paix avec le pro-
chain, se mettent à ma droite; quant h ceux qui ne
veulent pas obéir à mes paroles, qu'ils passent à ma
gauche! » Tout le peuple se lève pour se placer à
droite; seul, un jeune homme, do noble et puis-
sante famille, reste à gauche avec ses gens, et
murmure contre Bernardin, Celui-ci l'interpelle :
> Te voilà seul de ton côté, méprisant, dans
ton orgueilleuse obstination, les conseils que,
flur la parole do Dieu, je donne à ce peuple. Je
t'exhorte de nouveau, au nom de Dieu, à pardonner
(1) Le Prediehe colgari di San Bemardino. ediU da L Ban-
CBI, 1. 1, p. 97,349-331); t. U, p. iU; t. Ul, p. *97.
L
; SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
aux aulres, du fond de ton cœur, ce qu'Us ont pu
faire de mal à toi ou à ta famille, et à passer
ensuite à ma droite. Que si tu me résistes, tien»
pour assuré que tu ne rentreras pas vivant daoBla
maison. » Le jeune homme se moque de cette pré-
diction qu'il qualifie de délire, et refuse d'obéir.
A peine arrivé au seuil de sa demeure, il est saisi
d'un mal subit et meurt sans avoir pu recevoir l6&
sacrements de l'Église.
Parti de Pérouse à la fin de 1425, Bernardil»
employa toute l'année 1426 à évangéliser noO
seulement les villes, mais les bourgades de l'Om-
brie. Au commencement de 1427, il s'avance plus
au sud, dans la direction de Rome : du 1" jan-
vier au 16 février, il est à Orvieto; de là, il va &
Viterbe. Partout sa parole produit l'effet accou-
tumé. Il s'attaque vivement à l'usure, l'une des
plaies de cette région, et excite les autorités à
prendre des mesures contre ceux qui la pratiquent
et qui sont généralement des Juifs (1). La guerre
aux usuriers, à « ces vendeurs de
(1) A propos des rapports de B
vieux cbroDiquBur raconte une plaisanle histoire. Comme il prê-
chait à Milan, iJ reput les visites fréquentes d'un m^ircband qui
le poussait à attaquer fortemeut l'usure, de telle sorte qu'elle
fût à tous en abomiuatioD. laformations prises, notre saint ant
que ce marcliand Était le plus grand usurier de la ville, et que ce
qu'il eu faisait était pour dlminuor le nombre d
L'APOSTOLAT. 105
comme les appelait un disciple de notre saint.
Bernardin de Feitre, devait occuper longtemps les
Frères mineurs de l'Observance; ce sont eux qui,
dans la seconde moitié du quinzième siècle, crée-
ront et propageront, malgré la violente et souvent
puissante opposition de ceux dont ils gênaient ainsi
le méchant commerce, les Monts-de-Piété, à l'ori-
gine institutions de prêts gratuits, alimentées par
les libéralités de riches bienfaisants.
De l'effet des sermons de Bernardin dans toute
cette région, il subsiste un témoignage matériel :
ce sont les lettres du nom de Jésus qu'on voit
encore gravées sur les monuments de plusieurs
de ces villes et qui permettent de le suivre comme
à la trace. D'autres témoignages peuvent être
exhumés de la poudre des archives locales : de
pieux érudits ont commencé, sur certains points,
à y faire des fouilles, par exemple à Gubbio (1),
à Viterbe (2), à Orvieto (3). On y trouve la con-
firmation d'un fait déjà constaté : c'est l'obligation
morale où se trouvaient les autorités de seconder
BD iDspiraot aux autres l'horreur do ce vice. (Lud. ',
Faeesie, ch. vt, cité par F. Donati, Baltetino Seneie dî Sloria
iwiria. lS94,p.G3.)
(1) Miicellanga franceicana {FoMsDO), vol. IV, p, 150.
(2) Ibid.. vol. IV, p 35,
(3) San Bernardine da Siena in Orvieto e in Porano, par
L. Fdmi. (Siena. ]S8S )
106 SAINT BEBNAnniN Dlil SIENNE.
l'œuvre réformatrice <!u préilicateur. Ainsi a-t-oa
recueilli, dans !e registre du conseil général &
la commune d'Orvieto, deux délibérations intéres-
santes. Dans la première, datée du 12 janvier 1427,
le conseil, après avoir rappelé que le Frère Ber-
nardin, H predicator desideratus o, est venu apporter
la parole de Dieu, avec cinq autres Frères de soil
Ordre, et qu'ils n'ont pour subsister que ce qû*
leur fournil l'aumône, déclare qu'on ne peut pas,
san3 ingratitude, ne pas subvenir à leurs besoins;
il cbarge donc les conservateurs, d'accord avec
six citoyens qu'ils s'ajoindront, de fournir,
les fonds de la commune, tout ce qui sera né'
cessaire k l'entretien des religieux. La seconde
délibération est du 16 février; cent dix-sept mem-
bres étaient présents : il y est dit qu'au cours de
sa prédication, h le vénérable Père, Frère Bernar-
din », a, entre autres avertissements, insisté sur la
nécessité de s'abstenir des blaspbèmes et des jeux
de hasard, d'observer les fêtes, de réprimer l'usure
que facilitent des concessions autrefois faites aux
Juifs; il est ajouté que, dans son dernier sermon,
prononcé le jour même, le prédicateur a demandé
que le conseil général prit des mesures de réforme
ieil '
sur ces divers sujets; en conséquence, le consi
cbargeait une commission de rédiger les décrets
L'APOSTOLAT. 107
demandés, leur assurant d'avance jdeint autorité
igislative.
Ainsi Bernardin parcourait l'Italie, attirant les
I populations en foule autour de sa chaire et trans-
I formant les cœurs. De l'aveu général, il était de-
venu le premier orateur sacré de son lemps, et
sa sainteté eu imposait à tous. Pour donner une
idée de la vénération et de l'admiralion dont il
était entouré, les contemporains ne craignent pas
de dire qu'il était accueilli comme m un autre Paul»,
et que ses paroles paraissaient m des oracles di-
\'in8 B. Ambrogio Traversari, religieux camaldule
d'une haute piété, d'un grand savoir, l'un des plus
illustres humanistes du temps, parlait,, dans une
lettre à un ami, du n Heuve immortel de divine
éloquence » qui coulait a de la bouche très douce
et très pleine de cet homme divin, Frère Bernar-
din (i) » . Mais, à l'heure même oii sa gloire brillait
du plus vif et du plus pur éclat, voici qu'un orage
imprévu menace soudainement de l'obscurcir : il
était à Viterhe et y prêchait le carême de 1427
avec son succès accoutumé, quand lui arrive du
Pape citation de se rendre immédiatement à Rome
et d'y répondre à une accusation d'hérésie.
J
CHAPITRE III
l'épreuve
(1427-1433)
I. Bernardin est accusé d'hérésie à l'occasion de sa dévotion au
nom de Jésus. Accueil sévère de Martin Y. Calme de l'accusé.
Jean de Capistran accourt à son secours. Débat devant le
Pape. Victoire de Bernardin. Il prêche à Rome. L'opinion,
naguère troublée, lui revient. Il refuse l'évêché de Sienne. —
II. Nouvelle prédication à Sienne et en d'autres contrées. Ber-
nardin tient tête à Philippe-Marie Yisconti. Il détourne Sienne
de la guerre. Son humilité dans le succès. — III. Les adver-
saires de Bernardin n'ont pas désarmé. Ils reprennent leurs
accusation s» à l'avènement d'Eugène lY. Poursuites entamées à
Rome, à l'insu du Pape. Celui-ci, averti, annule les poursuites
et fait l'éloge de Bernardin. — lY. Propagation de la dévotion
au nom de Jésus, du vivant de Bernardin et après sa mort. Il
apparaît comme l'initiateur de cette dévotion. — Y. Bernardin
est en rapport avec Sigismond. Il accompagne ce prince &
Rome, lors de son couronnement.
I
En même temps que s'était répandue, sous l'im-
pulsion de Bernardin, la dévotion au nom de Jésus,
les formes nouvelles de cette dévotion, notamment
l'ostension et la vénération des tablettes sur les-
quelles étaient peintes les lettres du nom sacrée
L'ÉPREUVE. 109
avaient inquiété quelques esprits. Cette pratique
leur paraissait tendre à la superstition ou même à
l'iilolâtrie ; il était à craindre, selon eux, que le
peuple ne vît dans la tablette une sorte d'amulette,
et n'apportât son adoration à l'objet lui-même (1).
Bernardin s'était gardé, quant à lui, de toute erreur
de ce genre et avait eu soin d'en préserver ses au-
^teurs. « Do même, disait-il, que vous adorez
J^sus dans sa chair, de même vous devez adorer
le nom de Jésus : je ne dis pas la sculpture ou la
couleur, mais en quelque sorte la saveur; non le
âgne, maïs ce qui est signifié ; car le nom de Jésus
signifie pour vous le Sauveur, le Rédempteur et le
Fils de Dieu (2). a De telles déclarations, si for-
melles qu'elles fussent, n'avaient pas cependant
désarmé les critiques. Peut-être, d'ailleurs, quel-
ques-uns des Frères mineurs qui s'étaient empres-
sés d'imiter Bernardin n'avaient-ils pas observé
la même mesure; on racontait que, sous leur con-
duite, des processions avaient eu lieu où les ta-
blettes avaient le pas sur le crucifix.
(1) Saiot Aotonin, rapportaat les faits, quelques aimées plus
lard, écrivait : • Hoe elii impUcibui videretur devotionem afférre,
tapientet arbilrabanlur idolatriam vel satleia ad superslilionem
(î) Ce fragment eaL rapporté par un des biographes du saint,
Amédée de VeDise.
7
un SAINT BERNARDIN DE SIENNE
Parmi les plus empressera à soulever et k th^
pandre ces criliques, étaient les partisans de Mail-
frède, ce Frère prêcheur dont Bernanlin avait
combattu les doctrines sur l'Antéchrist. C'tilail
leur façon de venj^er leur mattre. Ils étaient par-
venus à faire partager leur manière de voir pat
un certain nombre de Dominicains. On a tort,
sans doute, d'exagérer l'antagonisme qui a pu
exister parfois entre les deux grands Ordres men-
diants. Ni l'un ni l'autre n'oubliait le baiser fra-
ternel qu'avaient échangé autrefois saint Domi-
nique et saint François, et dont Fra Angclico
a laissé une si louchante représentation aux murs
du cloître de San Marco. L'amitié fidèle qui unis-
sait saint Bonaventure et saint Thomas d'Aqiiin,
l'accueil de saint Vincent Ferrier vieillissant, au
jeune saint Bernardin dont il prédisait et SEduait
la gloire future, n'étaient-ils pas comme la conti-
nuation de ce baiser? Toutefois, force est de re-
connaître que, chez les âmes moins hautes et
moins saintes, la diversité légitime, la salutaire
émulation qui existaient entre les deux Ordres, dé-
généraient parfois en rivalité un peu jalouse. Dans
les grandes batailles théologîques qui passionnaient
le Moyen âge, quand les Mineurs étaient d'un
côté, il n'était pas rare que les Prêcheurs fussent
L'EPREUVE- m
de l'autre, et n'-ciprotiuemcnt. Ainsi étuit-il arrivé,
au coaimencement ilu qualorzîème sitcle, dans
cette controverse sur la pauvreté du Clirist et des
Apôtres qui avait tant troublé les esprits et divisé
jusqu'aux papes; ainsi, à la lin de ce même siècle,
sur riramaculée Conception de la Vierge, défendue
par les Franciscains, contestée par lus Domini-
cains; ainsi en sera-t-il encore, dans la seconde
moitié du quinzième siècle, sur la question, singu-
lièrement subtile et au moins oiseuse, de savoir si
le sang répandu par Jésus-Christ, au temps de sa
passion, continuait, une fois séparé du corps, à
faire partie de la divinité et â mériter par suite l'ado-
ration : dispute acharnée que le Pape ne pourra
apaiser qu'en défendant à chaque partie de quali-
fier d'hérésie l'opinion contraire. 11 n'est donc pas
surprenant que, dans la controverse soulevée sur
le nom de Jésus, les Dominicains fussent portés à
contredire les Franciscains, non sans doute qu'ils
blâmassent en elle-même la dévotion à ce nom
sacré; c'eût été manquer à l'une des traditions de
leur Ordre qui, au treizième siècle, avait précisé-
ment re<;u mission de prêcher cette dévotion (1);
mais ils croyaient que Bernardin et les siens y
(1) Le R. P. Ch.
.INT BERNABDIN DE SIKNNE.
mêlaient des pratiques dangereuses et liét(
doxes.
La même opinion était soutenue par un
et alors célèbre religieux de l'Ordre des Ernuil
de Saint^Augustin, André Biglio. Celui-ci n'était
pas suspect do vouloir venger Manfrède, car il avait
publié contre lui une Admonitio. Ce fut donc par
d'autres motifs qu'il fit paraître un écrit intitulé :
De institutis, discipulis ac doctrinâ fratris Derimrdini,
Ord. Minorum; il y rendait Iiommageàlavertu et à
l'éloquence de Bernardin, mais blâmait son mode
de prédication et l'accusait, lui et ses disciples,
d'être des u semeurs de scandale et de super-
stition (1) ».
Cette polémique ne suffisait pas aux ressenti-
ments des partisans de Manfrède. Us prétendirent
recueillir, dans les discours de Bernardin, des pro-
positions contraires à la foi, rassemblèrent, sur sa
{t) MuBATont menlioaDe cette publication, saas ea pr^^ciser la
date. (Jïerum iiojicnrum tcriptores priBcipui, t. XIX. p. 4.) Biglio,
qui est devenu, dans la suite, proviacial dus Augustius, jt Sienne,
etcpii est mort dans cette ville, en H3o, ne parait pas avnïr Cûn-
servé ses prèventiaus contre Bernardïu. Eu uUet. dans les manu-
scrits de la BjbliûtJiËque communnle de Sienne, oa truuve une
lettre de lui à BerDanlio, où il le loue beaucoup de ses prédica-
UoDS aux Sienuois et lui témoigne une graoïle vi^nèiatioii ; il
termine on l'asBuriuit qu'il ne tient à rieu plus qu'il son esUme.
(Noiitia $u S. Bernardino, par F. Donati, dans le BulMino u-
K di Storia patria. IBDi, p. 57.)
L'ÉPREUVE.
US '
conduite, îles tt-moignages plus ou moins sincères,
et formèrent ainsi tout un acte d'accusation qu'ils
adressèrent au Pape. Celui-ci, habilement circon-
venu, jugea les faits graves, prit les plaintes en
considération, et, sans s'informer davantage, cita
brusquement Bernardin devant lui.
Le cardinal Otto Colonna, qui avait été proclamé
pape, le 8 novembre 14i7, à Constance, sous le
nom de Martin V, et dont l'élection avait été saluée
avec joie, par toute la chrétienté, comme la fin du
schisme, était un Romain de vieille race, d'une
grande dignité de caractère, politique prudent et
énergique, de mœurs pures, d'une science étendue.
Trouvant, à son avènement, les deux royautés
temporelle et spirituelle du Saint-Siège également
ébranlées, il s'était attaché tout d'abord à les raf-
fermir. Il déployait de rares qualités de gouverne-
ment et de diplomatie, pour réprimer l'anarchie et
les usurpations qui avaient envahi les États de
l'Église, et pour défendre la primauté pontificale
contre les prétentions du concile ou des princes.
Absorbé par cette double lutte, au point de né-
gliger la réforme ecclésiastique, si nécessaire et
tant demandée, il n'avait pas eu jusqu'alors occa-
sion de connaître l'humble Franciscain, tout oc-
rçupé de ses prédications : cela même explique
m SAINT BERNARDIN DE SIENNE,
comment il put d'abord se laisser prévenÎF cM
lui par ses adversaires.
Au reçu de la citation du Pape, Bernai
prompt à l'obi^issance, interrompt ses prédication^
et se met en route. Beaucoup d'habitants de Vi-
terfae veulent l'accompagner, pour rendre hom-
mage à sa doctrine (i). Arrivé à Rome, il se pro-
sterne aux pieds du Pontife. Celui-ci lui fait un
accueil sévère, lui déclare que, si les choses sont
telles qu'on les lui a rapportées , il mérite le châti-
ment réservé aux ecclésiastiques téméraires et aux
fauteurs d'hérésie; il lui interdit de remonter en
chaire, d'exposer ses tablettes et de quitter la ville,
jusqu'à ce qu'une enquête sérieuse ait fait pleine
lumière sur sa conduite. Ses écrits et ses sermons
sont déférés à l'examen d'une commission com-
posée principalement de Frères prêcheurs et d'Er-
mites de Saint-Augustin. Enfin on fixe la date
d'une réunion solennelle où doivent être mis en
présence les accusateurs et l'accusé.
Ainsi traité en suspect, Bernardin voit l'opinion
s'éloigner de lui. Dans les rues de Rome, on le
montre au doigt comme « l'hérétique » . Ses adver-
saires portent partout la tête haute et croient tenir
(i) • ... frequentiisïmo, nb reeertntiam docfn'iliF, populo iitie-
quenle.' (WAnciNG.)
L-ÉPREUVE.
tIS
i villes, des confesseui'S
!ux qui ont dans leurs
la vicluire. Dans plusii
refusent l'absolulion i
maisons, des tabletlBs avec les lettres du nom
de Jésus. Quand les Frères mineurs sortent pour
faire leur quête liabituelle, la populace leur crie :
« Foras Jesiil Deliors Jésus 1 m Le soulèvoment
gagne ceux-là mêmes qui se sont dits jusqu'alors
dévoués à Bernardin. Quant aux amis demeurée
Qdèles, ils sont désolés, désorientés, effrayés. De
ce nombre est, k Florence, le célèbre Ambrogio
Traversari : consulté par un Frère mineur, dis-
ciple de notre saint, Albert de Sarziano, qui son-
geait à venir prêcher h. Florence pour apaiser et
ramener les esprits, Traversari ne l'y encourage
pas; il lui laisse voir combien, dans l'état de l'opi-
nion, la tâche serait difficile; triste et inquiet, il
a besoin, pour se raffermir, de se rappeler que
les apôtres ont rencontré de semblables contra-
dictions (1).
Le moins troublé de tous est Bernardin. Pas une
parole de colère, d'animosîté, d'impatience ne lui
échappe contre ses accusateurs, A ceux qui s'éton-
nent de son calme : « Laissez faire Dieu » , ré-
pond-il. II ajoute, du reste, a que ces persécutions
(1) Ahbhosci TR*ïEBSAiii[Epii(o!(f f{OrffiiOBes(PlorenC8.17S9),
lib. II, 40, La lellre ù laquello je fais allusion n'est pas datée.
HB SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
lui sont très utiles, et que, sans elles, son âme eût
été certainement en grand péril », Un jour qu'on
le voyait, après avoir reçu des injures, entrer dao»
sa cellule pour travailler, ses amis lui disent:
« Gomment pouvez-vous, mon Père, vous appli-
quer maintenant à des études qui exigent la tran-
quillité de l'esprit? — Chaque fois, répond-ii,
que j'entre dans ma cellule, toutes les injures,
tous les outrages restent à la porte; aucun n'ose
entrer avec moi, de telle sorte qu'ils ne peuvent
m' apporter d'entrave ni d'ennui. » C'est bien le
même homme qui dira, quelques mois plus tard,
du haut de la chaire, aux Siennois : « Depuis en-
viron vingt-cinq ans que j'ai revêtu cet habit, je le
dis, il n'est pas un de ceux qui m'ont causé quelque
déplaisir à qui je n'eusse volontiers baisé les pieds,
et même plus encore {!). »
Cependant, les Mineurs de l'Observance sont
fort émus du danger couru par leur plus illustre
frère, et plusieurs se rendent à Rome pour l'as-
sister. Au nombre de ces auxiliaires est Jean
de Capislran, qui doit, lui aussi, après une vie de
prédications retentissantes , être canonisé. Bien
qu'ayant seulement cinq ans de moins que Ber-
(1) Le Prediche volgari, edilt
L'IÏPRECVE 117
ttardin, il se disait son disciple et avait étudié
la théologie sous sa direction : il n'était entré
dans le cloître qu'en 1417, après avoir passé par
le monde. II prêchait k Naples, quand lui arrive
la nouvelle des accusations portées contre son
maître. Avec l'ardeur chevaleresque de sa nature,
il quitte tout pour voler à son secours, court
à Aquila prendre ses papiers et ses livres, fait
peindre sur une tablette, en beaux caractères et
au milieu do rayons d'or, les lettres du nom de
Jésus, et, ainsi armé, se dirige en hâte vers Rome.
Il y fait son entrée, suivi d'un certain nombre
d'amis, le malin même du jour indiqué pour la
réunion contradictoire, A la porte de la \Tlle,
ignorant probablement la défense du Pape, il fait
élever la tablette sur une pique comme un éten-
dard, puis s'avance à travers les rues, au milieu
d'une foule qui grossit d'instant en instant et qui,
entraînée par son attitude, chante avec lui les
louanges du nom divin. On eût dit le cortège d'un
messager de victoire. Il arrive ainsi jusqu'au
Vatican. Le Pape, ému de ce grand concours de
peuple et des sentiments qui l'animent, n'ose
pas faire procéder, le jour même, à la discussion
annoncée; il la renvoie à une date ultérieure,
mais en donnant à Jean de Capistran l'assurance
118 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
qu'il pourra prendre la parole pour Bernardin.
Enfiu, au jour ûxé, le débat s'engage dans la
basilique de Saint-Pierre, devant le Souverain
Pontife. Plusieurs des accusateurs, généralement
de l'Ordre des Dominicains, prennent la parole.
Leur attaque est subtile et passionnée (1), Berna>
din et Jean de Capistran répondent. Malheureu-
sement, rien n'a été conservé de ces discours. Le
succès de la défense est complet. Le Pape, jus-
qu'alors si prévenu, recoimaît que rien ne prête
à critique dans les paroles ou les écrits de l'ac-
cusé, et il lui parait que la dénonciation a pu
être inspirée par de méchants motifs. Le lende-
main, il fait venir Bernardin, le comble de ses
bénédictions, lui rend entière liberté de por-
ter partout la parole de Dieu, de montrer aux
peuples le « très doux nom de Jésus «, et l'invite,
pour commencer, à prêcher dans la basilique
vaticane. Il ordonne en outre, afin de rendre la
réparation plus éclatante, que des prières solen-
nelles et une grande procession aient lieu, avec le
concours de tout le clergé, en l'honneur du nom
de Jésus, dont les lettres sont dès lors partout
(i) . Adveriarii et a^nuli fu
tyliogitmis, in «uni mnctum v
Dcui îmmortalit, qiialU fuit m
Il potnpd et implicatil
effrcenntum ftcen. O
.(Beb
LÊl'REUVE, 119
inscrites sur les portes des églises et des maî-
BOiis(l).
Pendant quatre-vingts jours de suite , Bernar-
din prêche à Home, soit à Sainl-Pierre, soit dans
d'autres églises, et lui-même a évalué à cent
quatorze le nombre des sermons prononcés par
iui dans cette ville (2). Le Pape et les cardi-
naux y assistent à plusieurs reprises. Une fois le
public habitué au genre de l'orateur, à sa viva-
cité familière, le succès est éclatant. « Tous,
dit ^neas Sylvius, le trouvent grand et admi-
rable (3). n A sa parole, les haines font place
(t) Un érudit aienDois, M. P. DodkU, dsuis une notice publt'^e
p&r le Bullelîiio lenese di tlurîa patrîa, lS9i. parall croire que le
P&pe, tout en donnant gain de cause à Bernardin 9ur la doetrtne
de la défolioii au nom de Jésus, lui aurait interdit l'oslension
des tablettes. Les argumeota apporlùs par il. Daoali no me seu-
bleat pas protianis ; ils ne peuvent ébranler l'auloritè des anciens
récits parlant d'un triompha complet. D'aillcura, le langage et la
conduite ultérieurs de Bernardin, les honneuis que l'on a conti-
nué à rendre aui tablettes et qui ont persiste pondant des siâctes,
prouvent bien que celles-ci n'avaient pas été interdites. La vârité
est qn'il parait bien y avoir eu, sur le moment, cbez certains
esprits, une équivoque volontaire on non sur la décision du
Pape. Les adversaires de Bernardin étaient bien aises de se per-
suader que telle de ses pratiques avait éti; blimée. Peut-être y
avait-il là une conFusion entre la première décision du l'ontife i
l'arrivâe de Bernardin, décision d'avant l'aire droit en quelque
sorte, qui lui interdisait en eilet l'ostension des tablettes, et la
décision dèGnïlive, rendue après débat, qui parait lui avoir été
pleînemeol favorable.
(2) Le Pre^khe Kolyari. édile da L. BanCH:, t. II, p. 4^0.
(3) ■ Ma^iius et mirabilis apud omnss habebiitur. -
aa SAINT BERNARDIN DE SIENNE,
à la charilé (1). Ainsi qu'il avait fait à Pérouae**'
il s'attaque aux usages barbares nés des dis-
cordes intestines : en vertu d'un de ces usages,
un homme d'uu parti avait-il tué quelqu'un du
parti contraire, il faisait placer des barreaux de
fer devant sa porte; dès lors, la justice n'avait
aucune prise sur lui, tant qu'il ne sortait pas de
sa maison; mais les amis du mort pouvaient l'y
attaquer à main armée, d'où de nouveaux meur-
tres; Bernardin obtient la suppression de cette
coutume. Des miracles viennent encore augmenter
sa renommée. Entre les guérisons de malades
rapportées par les biographes contemporains, dé- i
tachons celle-ci. Comme il était très souffrant par
suite de tant de fatigues et d'austérités, une pieuse
dame eut l'idée de lui envoyer des confitures et
autres mets aromatisés qu'elle croyait de nature à
lui rendre des farces. « Je n'ai aucun besoin de
ces choses, répondit le saint au messager qui les lui
apportait; mais allez dans telle rue, vous y trou-
verez un homme très malade ; vous les lui donnerez,
en lui disant : Frère Bernardin vous envoie cea
meta, alin que vous les preniez au nom de Jésus
(i)
prêctiBDt peu aprèa devant les Sieonois, leur
en exemple les RumB.LDs qui avaient, â. sa doiuande, réuni
d'argent pour délivrer trente priBannierE, {Le Predicht vol-
1. II. p. s».)
L'Él'REUVE. lai
*l que vous soyez guéri. » A peine le malade eut-il
i^il comme avait dit le saint, qu'il se leva do son
lileo bonne sauté.
Ainsi Bernardin devenaitchaque jour plus popu-
laire à Rome. Pour le pauvre Frère que, peu au-
paravant, chacun traitait comme s'il était déjà con-
vaincu d'hérésie, le revirement est aussi complet
que subit. C'est désormais à qui lui témoignera le
plus de vénération. La nouvelle de son triomphe,
vite répandue dans toute l'Italie, y rétablit et y
accroît son renom de sainteté (1). Les Florentins,
suivant l'exemple de Rome, font procéder à des
prières solennelles en l'honneur du nom de Jésus,
et érigent, sur la place de Santa Croce, une grande
pierre qui s'y voyait encore deux siècles plus tard, et
sur laquelle ce nom était magniCquement sculpté.
De celte même ville de Florence, Traversari, na-
guère si triste, si découragé, écrit à un de ses amis
de Rome, pour lui dire sa grande joie d'apprendre
que toute la cour et toute la population romaines,
de très hostiles qu'elles étaient à Bernardin, lui
sont devenues très favorables ; il ne peut attribuer
un tel changement qu'à l'intervention divine et se
(1) ■ Cretil vbique, iam erga tacraliiiim'um notn^n, tum erga
■anelûiimuni yriecoMm, veaeratio. » (Wabding.) — - Crevît deînde
taœ banitatii tancUtatisque fama eiarïisima quasi totum per
m SAINT BERNAS
félicite du bien qui ou résulte pour les âmes, dani
l'Italie entière; seulement, il est impatient d'avoitl
plus de détails sur la confusion des adversaires ell
supplie son correspondant de les lui envoyer pour I
l'amour de Bernardin; il termine en disant com-
bien il eût été heureuxde voir, de ses yeux, w la vie- '
toire triomphale du Seigneur Jésus, par le Frfcrï
Bernardin, cet homme de Dieu, bon, vrai, saint et
juste (1) a. Préchant peu après aux Siennois, notre
saint rappellera, avec sa bonne grâce familière, les
vicissitudes extrêmes qu'il vient de traverser à
Rome, it Lorsque j'y arriva), dit-il, les uns me vou-
laient frit, les autres rôti; après qu'on eut entendu
mes prédications, malheur à qui aurait prononcé
une parole contre moi. Quand je considère cela,
j'en suis stupéfait, et je me dis à moi-môme :
Mets-toi avec Dieu, car tout n'est que cliangement
dans les choses de ce monde; maintenant ils me
veulent vivant, et peu auparavant ils me voulaient
mort (2). «
Dans cette faveur générale, il n'eût tenu qu'à
Bernardin de recevoir des honneurs. Pendant qu'il
prêchait à Rome, ses concitoyens de Sienne en-
voyèrent une dcputation pour demander qu'il fût
(1) AManusii Travkiiç*hit Epiitola et Orattane
(i) Le Prediche eolgari, t. 1, p. 98.
11, il.
LÉPBEfVE. Ii3
élevé au siège épiscopal de cette ville. Lo Pape
approuva ce choix et en fit part à Bernardin.
Celui-ci refusa sans hésiter. « Dieu, répondit-il,
ne m'a pas envoyé baptiser, mais évangéliser, et
j'estime ([u'il m'est plus avantageux d'enseigner
l'Évangile à toute la terre que de me renfermer
dans les limites d'un seul évéché. Quant aux hon-
neurs et aux pompes de l'épiscopat, je les repousse,
et j'aime mieux souffrir le dénuement avec les
pauvres que d'être honoré avec les prélats opu-
lents. Je ne me sens pas fait pour les soins mul-
tiples de cette charge, et, dans l'hunible état que
j'ai choisi sous l'inspiration de Dieu, je pourrai
mieux tenir ce que j'ai promis. » Il estimait très
haut la mission de porter partout la libre parole de
Dieu, a On me ferait tort, disait-il en plaisantant,
de me faire quitter, pour être chef d'une seule cité,
une position grâce à laquelle je suis reçu comme
un chef partout où je vais. » Quelques mois plus
tard, il disait aux Siennois : « Si je fusse venu ici,
comme vous vouliez que je vinsse, c'est-à-dire
comme votre évoque, j'aurais eu la moitié do la
bouche fermée. Voyez, comme ceci. (Et il faisait
le geste de fermer la bouche.) Je n'aurais pu ainsi
parler qu'à bouche close. Si j'ai voulu venir comme
je suis, c'est pour pouvoir parler ainsi à bouche
m SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
ouverte, pour pouvoir vous dire ce que je veuXi I
pour pouvoir vous parler à ma façon de toule choBB }
et vous admonester ardemment au sujet de vos
péchés (i). Il Volontiers eût-il répondu, coraraecel
autre Franciscain, Maillard, célèbre prédîcatenr
français de la fin du quinzième siècle : « Nikil haba
aisi tinguam. Je n'ai rien que ma langue. »
Si, en repoussant l'épiscopat, Bernardin con-
tristait beaucoup de personnes, il répondait au
vœu de quelques amis d'élite. Tel était Traversari,
qui lui avait écrit pour le conjurer avec larmes
de refuser cet honneur, indigne, fi son avis, d'uQ
prédicateur de la pauvreté ; mieux vaudrait mou-
rir, ajoutait-il, que d'accepter cette malheureuse
dignité, infelicissimam dignitatem, et de faire ainsi à
son Ordre un tort dont se réjouiraient ses plus
grands ennemis (2). Bernardin n'avait pas besoin
qu'on lui apprît à mépriser les honneurs; lui-
même se chargeait d'enseigner ce mépris aux
autres, et il le faisait avec le tour plaisant qui était
dans sa nature. S'adresaant à un Frère illettré qu'il
aimait pour sa simplicité : ■ J'ai, mon cher Frère,
lui dit-il, une heureuse nouvelle à vous annoncer.
Les Siennois m'ont choisi unanimement pour leur
(1) Le Prediche vatgari. t. II, p. fi9, 70,
(!) THAVEnsABii Epiit., xîUi.
L-ËPREUVE. 135
évêque. Cela ne vous paraît-il pas très bien? —
0ht mon Père, répond le Frère, n'allez pas perdre
tout ce que vous avez gagné en instruisant les
peuples, pour la vanité d'une si petite ciiose et
pour un bien qui n'est qu'une ombre. — Quoi
donc! si les Milanais, qui m'aiment plus que tout
autre peuple, me nommaient leur archevêque,
serait-ce aussi à dédaigner? — Oui, je crois qu'il
faut le mépriser d'autant plus que c'est plus grand,
si vous ne voulez couvrir d'opprobre vous et tous
ceux qui, sur vos traces, annonceni la sainte parole
de Dieu. — Eh quoil si le Pape me nommait pa-
triarche, eslr-ee que vous ne me conseilleriez pas
d'accepter? » — Alors le Frère attristé : n Je vois
que votre esprit penche vers les vanités du monde
et que vous voulez leur sacrifier et l'amour des
peuples que vous aviez acquis par un si grand tra-
vail, et la grâce de Dieu. — Mais enfin si je suis fait
cardinal, dois-je aussi le mépriser? » Cette fois, le
pauvre Frère ne peut se défendre d'être lui-même
ébloui par l'éciat d'une telle dignité : « On ne sau-
rait, dit-il, persister plus longtemps à refuser. Qui
n'est pas séduit par un pouvoir si élevé? Allons,
mon Père, dénouez votre corde et exécutez-vous. »
Alors Bernardin, jugeant le moment venu de
mettre fin à ce jeu, gourmande vivement son com-
Ii6 SAINT BERNARDIN DE SIENNE,
pagQOD, lui enseigne que les dignilés sont d'autaa
plus périlleuses qu'elles sont plus hautes, et qua
par conséquent, ce sont celles-là qu'il faut surtoul
mépriser. « Quant à moi, ajoule-t-il, je suis résoluT
à refuser non seulement l'épiscopat, le patriarcat, 1
le cardinalat, mais la papauté môme, et je
trouve beaucoup plus riche et plus heureux dans '
L vie humiliée et pauvre de saint Frauçois que
dans les plus hautes positions (1). »
Tandis qu'il était à Rome, Bernardin avait su
qu'on le désirait vivement à, Sienne, où les divi-
sions et les désordres, apaisés par lui en 1425,
avaient reparu. Avant de se rendre à cet appel, il
voi^ut attendre que l'affaire de l'évèché fût bien
définitivement écartée, de peur que sa présence
ne fournît occasion aux Siennois d'exercer une
pression sur lui. Il n'arriva donc à Sienne que le
li août 1427. Dès le lendemain matin, il mon-
tait en chaire sur la Piazza del Campo, et continua
(1) Huaxm Veoids.
L'EPREUVE 127
ses sermons, quarante-cinq jours de suite (I). Il
ne cacha pas à ses concitoyens quels fâcheux rap-
ports lui avaient été faits sur leur compte. « A
cause de l'amour que je vous porte, leur disait-il,
tout ce que j'entendais sur vous, qui n'était pas
à rotre honneur, me portait un coup, m'era viia
bombarda. » Il leur reprochait d'être revenus, avec
leur mobilité accoutumée, aux mauvaises pra-
tiques dont il les avait corrigés, et déclarait que,
de toutes les villes où il avait prêché, nulle n'était
autant retombée dans ses vieux errements. Mais
n voulait la guérir. « Si je fais du bien aux autres,
s'écriait-il, est-ce que je ne suis pas tenu, plus
encore, d'en faire à mes compatriotes (2)? » De là,
la charité vigilante avec laquelle il toucha, l'un
après l'autre, tous les points malades. L'effet en fut
bienfaisant. Comme ils avaient déjà fait deux ans
auparavant, les magistrats confirmèrent l'œuvre du
prédicateur par de nouveaux décrets de réforme (.S).
(1) Ce sDtil eee quarants-cinq sermons dont od a retrouvé une
Borte de aténogriiphie, et qui out été publiés ûa 1884 à 1S8S, sous
CB litre : Le Prediche votgari di San Beriiardiao da Siena, dette
nella piazza del Campa, fanno MCCCCXXVII, ora primamenh
édite da Lociano Banchi, 3 vol. J'ai déjà en l'occasion de citer
cette curieuse publicatioD, et je serai conduit à eu parler avoc
plus de détails.
(2) Le Prediche valgan, t. Il, p. 69, 28Ï, 28i.
(3) Cf. une brocliure intitulée : Soprn «h codiee cartaceo dsl
SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
f
^^H Durant les quatre années qui suivirent, de liS^
^^H à 1431, Bernardin continua sa vie errante à travera
^^H la Toscane, la Lombardie, la Boniag'ne, la Marche
^^H d' Aucune, évan^élisant les campagnes comme Us
^^H villes, allant de préférence à ceux qui avaient le
^^^1 plus souffert de la guerre, de la famine, de b
^^H peste, ou à ceux chez lesquels le christianisme
^^H était le plus affaibli. Établir avec quelque précision
^^H la suite chronologique de ces prédications, serait
^^1 malaisé et de peu d'intérêt; les vieux biographes
^^H n'attachaient guère d'importance à ces questions
^^H de date ; ils se bornent à constater le bien accompli
^^H par notre saint et comment il savait vite attirer et
^^H toucher ceux-là mêmes « qui étaient, pour les
^^H choses de religion et de dévotion, durs comme la
^^H pierre (1) b.
^^^H itcnla XV, Obiervazioni entiche dell' An. Luibi de Angelis (CoIlS,
^^^P 1820). L'inQueDce exercée par Bernardin sur le gouvemement et
l'adminiatratioD de Sienne devait persister. Ainsi, en 1439, alon
que notre saint était pria de la ville, au couvent de la Clpriola,
les magistrats prirent, évidemment sous son inspiraUoD, de
I nnuvelles mesures pour êtaulTer les dissensions; ils interdirent
notamment l'emploi des surnoms alors en usage de Chiatta et
Graffio, • perché, disaient-ils, suonavano par^ialilà e divitioae ■;
tous ceux qui as serviraient de ces surnoms devaient être pour-
suivis devant les recteurs de la cité et condamnés t ne pouvoir
entrer, pendant trois ans, sous peine de cent livres d'amende,
dans le palais des Slagnifici ligaori. [Spoglio délit àeliberasioni
del Comiglio detla Campana.)
(l) Voir sur l'elVot produit par les si
L'ÉPREUVE- 139
Tantôt Bernardin s'adressait à des populations
I qu'il n'avait pas encore visitées, tantdt il retournait
ï celles dont il avait commencé la conversion
I daDB les années précédentes. Quelques-unes lui
étaient particulièrement chères; tels les Milanais
qui avaient eu, en 1417, les prémices de son apo-
stolat et qui, depuis, s'étaient toujours montrés plus
avides que tous autres de l'entendre (I). Philippe-
Uarie Visconti, en dépit de ses vices et de son
' impiété, se félicitait que son peuple eût le bienfait
d'une sainte prédication, tout comme, sans être
lettré, il jugeait honorable et habile de posséder
à sa cour l'humaniste Filelfo. Ce n'est pas cepen-
dant que l'arrogance du despote ne se heurtât
parfois à la liberté de l'apôtre. A l'un de ses
séjours, je ne saurais préciser lequel, Bernardin
croit devoir s'élever, en chaire, et devant le duc
lui-même, contre sa prétention d'exiger, pour ses
ordonnances, des honneurs presque divins; il met
le peuple en garde contre cette sorte d'idolâtrie et
l'exhorte it ne pas accorder aux hommes, dont la
dn SB mars nu 2 juillet 1431. li chronique coq tempo raine écrite
P&r un Ijabilant de cette viUo. (Miiceiiaiiea fraaceicaaa. t. V,
9/33, 34.)
(1) • J^edinlaiium »apiui, cuj'ut memoria ex aiximo minime
4tltri poUral, reeiselint. ° (Maph^ds Yeggiits.) — ' lia gralè itlum
Jiidiolanciiiis poputui audiebal ul nallum alïum majari avidilals
unquam audiverint. • {Bbd
n
la à 11^8'
130 SAINT BEHNARDIN DE SIENNE.
grunileur est toujours si vaine, le culte dû
seul. Fort irrité, Philippe-Marie fait menacei' Ber-
iiurdin, s'il ne s'abstient de semblables discours,
de l'enlever de sa chaire et de lui infliger les plus
cruels supplices. Le saint rit de ces menaces qu'il
rapporte au peuple dans le sermon suivant; il
supplie ses auiliteurs de ne pas le défendre, se dé-
clare prêt à subir le martyre pour la vérité; puis,
reprenant sa thèse, il blâme de nouveau l'usag'e
sacrilège qu'on tentait d'établir (1). Intimidé par
celte fermeté, le duc n'ose recourir à la force;
mais, y substituant l'astuce, sur le conseil d'ua
de ses courtisans, il envoie au moine une grande-
somme d'argent, avec invitation J'en user à son
gré et selon ses besoins. Son calcul était de
le dénoncer au peuple, s'il acceptait, comme un
homme qui ne pratiquait pas la pfiuvreté qu'il
prêchait. Le saint refuse. Nouvelle ambassade,
avec prière d'accepter l'argent au moins pour
l'usage de ses Frères et pour la construction d'un
monastère. L'offre n'a pas plus de succès, o Mais
(1) Cette iQilépeDdaiice et ceUe fermeté n'étaieat poa rares
cliez les prédicateurs de ce teraps. Frère Maillard, en France,
ayant déplu, par lu liberté de sa parole, à Louis XI, celui-ci
lueQacado ief.iire jeter à la rivière, cousu daos un sac, LeraoÎDB
ri>pondit au messager dii Roi, ea l'oisanl aJtusion à la récente.
créalioa des postes ; ■ Va dire à ton maître que j'arriverai plus
tùt au ciel, par eau, que lui pax ses cliovaui de poste. >
L'jÇPREUVE 131
que voulez-vous donc, s'écrient les envoyés, que
nous fassions de celle somme? Nous avons ordre
de ne pas la rapporter. — S'il en est ainsi, répond
Bernardin, suivez-moi. » Il se dirige alors vers la
prison pour dettes, paye ce qui est dû par les dé-
tenus et les rend à la liberté. Deux seuls restent
que la somme remise n'a pas suffi à délivrer.
Comme ils se lamentaient : « Ne vous laissez pas
abattre, leur dit le saint religieux, ému lui-môme,
je vais m'oecuper de vous libérer, et, si je ne puis
y parvenir, je me constituerai prisonnier à votre
place. » A peine le peuple a-t-il appris ce qui vient
de se passer, qu'une collecte est faite qui fournit
la somme nécessaire. Cependant le duc, ne voyant
pas, 'cette fois, revenir son or, triomphait déjà et
disaità ses courtisans : b Le Frère, en parole, tient
l'argent pour rien; dans la réalité, il en use difTé-
remment. jj Au retour de ses messagers, force
lui est de reconnaître qu'il s'est trompé, et, répu-
diant tout soupçon et tout ressentiment, il loue
hautement l'homme de Dieu.
Si Bernardin savait au besoin user de cette fer-
meté avec les princes, il n'était nullement dans ses
habitudes d'affecter à leur égard l'attitude de tri-
bun où se complaisaient parfois les prédicateurs
du Moyen âge. Jugeait-il à propos, — ce qui lui
i
É
133 SAINT BKRNAHDIN DE SIENNE,
arriva en effet plus d'une fois, — d'enseigner aux
gouvernants leurs devoirs, il disait simplement
toute la vérité, sans souci de plaire ou de déplaire,
mais se renfermait dans son office de moraliste
chrétien, absolument étranger à la politique et
Bupérieur aux partis (1). Maphœus Vcgius lui fait
honneur de ce qu'il pariait toujours avec réserve
des grands et des hommes revêtus du pouvoir;
il eût craint, par un autre langage, d'exciter les
troubles que partout il s'appliquait à réprimer, et
il ne voulait pas, pour un avantage quelconque, ris-
quer de produire un scandale. « Conduite d'autant
plus digne de louange, ajoute Vegius. qu'elle est
plus rare chez les prédicateurs; tant il est difficile
k celui qui parle sur beaucoup de sujets, devant
beaucoup de gens, de garder toujours la mesure, b
Môme mesure, non moins rare alors, à l'égard
des autorités religieuses. Et cependant, en l'état
où se trouvait l'ftglise au sortir du grand schisme,
■les sujets n'eussent pas manqué à la satire ou
à l'invective. Bernardin s'en abstient. 11 profes-
(1) Bernardin praressait que les religieux devaient se tenir
tloignés àù3 foiifLiona civiles, et, dans uD sermon prononcé à
Sienne, en li27. il s'élevait contre ta coutume, étubliu dans cette
ville, de coiifioi* i^ un religieux camaldule l'office du Camerlingne
de la Commune. (Le Prtdiche volgari di Saa Bernardino da Sûfia,
édile da Luciano BâNcbi, t. III, p. 317.)
L'ÉPREUVE, 133
iaiC qu'en semblable matière, le défnul de dis-
ii«rétîoo pouvait faire un grand mal, « Tel prt^-
dicateur, disaîl-il, s'attaque aux désordres les plus
énormes, foudroie les coupables; qu'il introduise
dans sou discours quelque chose contre le clergé :
aussitât tout ce qui a (5té dit de plus grave contre
des pécheurs scélérats est perdu de vue; on ne se
souvient que de ce qui a été dit contre les prêtres;
cela circule de bouche en bouche, comme une fable;
on ne l'oublie plus. Voici plus étrange encore. Si
le peuple souffre, au sermon, de l'ennui, du chaud
ou du froid, ol que le prédicateur profère ou annonce
seulement un petit mot contre les prêtres, contre
les prélats et contre les religieux, aussitôt les dor-
meurs s'éveillent, les ennuyés s'égayent ; pour ceux
qui souffraient du chaud , la chaleur s'est changée en
fraîche rosée ; pour ceux que le froid tourmentait, à
l'hiver a succédé l'été ou le printemps; ils en ou-
blient la faim et la soif. Et, ce qui est pis encore,
les pécheurs les plus criminels deviennent, à leurs
propres yeux, des justes et des saints, quand ils
se comparent au clergé (1). n
Parmi les prédicateurs contemporains, il est
facile J'en trouver qui, par le contraste de leur
(1) Sancti Beritardini Seiieaiii Opéra, l. I. p 101 ,
13* SAINT BERNABDIS DE SIENNK
propre intempérance, font ressorlir davantage en-
core la sagesse de Bernardin. Tel un certain Tho-
mas Couette, religieux carme, dont, au rapport d'un
chroniqueur du temps, les sermons « mouU longs n,
prononcés devant des auditoires de seize et vingt
mille personnes, faisaient grand bruit, en i428,
dans les Flandres, l'Artois et l'Amiénois. II s'at-
taquait Il par eapecial » aux « vices et péchés des
nobles et gens d'Église » . Non content de dénoncer,
comme tant d'autres, les excès du luxe et particu-
lièrement l'extravagance des coiffures féminines,
il ameutait les enfants contre les belles dames, les
faisait crier après elles : Au hennin! et provoquait
de violentes bagarres. Ainsi était-il devenu en
grande faveur auprès du menu peuple. Des foules
immenses, auxquelles se mêlaient les notables en-
traînés ou intimidés, se portaient au-devant de lui,
arrachaient, pour s'en faire de pieuses reliques, les
poils de son âne, et lui h faisoient révérence et
honneur, comme on eust pu faire à ung des apostles
de Notre Seigneur Jhesucrîst n. Mais ce grand
triomphe, ce « règne », — c'est le mot dont se sert
la chronique, — devait mal finir. Peu d'années
après, en 1432, Couette, étant allé continuer, en
Italie, ses déclamations contre le clergé et y ayant
mêlé des propositions malsonnantes sur l'excom-
municatioQ, fut, assur
é comme hérétique
1 paix est toujours
brûlé c
•e-l-oii, poursuivi à Rome t'
(1).
principale préoccupation
de Bernardin; partout où il la voit en péril, il
accourt. En 1431, il prêchait dans la marche d'Au-
cône, quand lui arrive la uouvuUe que les Siennois
unissent leurs armes à celles du due de Milan pour
attaquer Florence et ménageries États de l'Ëglise.
il interrompt sa prédicalion et court à Sienne, a sa
très douce patrie qu'il a taut aimée pendant toute
sa vie », dit son vieux biographe; il confère avec
les magistrats, parle au peuple, montre à tous les
dangers et l'injustice du parti qu'ils ont pris, et
fait tant, par ses sermons comme par l'autorité de
sa sainteté, qu'il amène ses compatriotes a rompre
l'alliance avec le Viscontî et à renoncer à la guerre.
Ce résultat obtenu, il retourne dans la Marche,
pour y reprendre sa prédication interrompue.
Chez les peuples témoins de cette vie, l'admira-
tion et la vénération pour Bernardin allaient gran-
dissant. De nouveaux miracles paraissaient d'ail-
leurs une confirmation donnée par Dieu même
de la sainteté du rehgieux. L'évéchc de Ferrare,
(i) La Chronique d'Enguerrand de Moniiretel. éd. par la Société
de rniatoire de France, t. IV, p. 303 à 306, - Hittoiri tittérairt
de la Franee. t, XXIV, p. 37«,
138 SAINT BEBNARDIS DE SIENNE,
peut-être aussi celui d'Urbin, lui fureat offerts;
il les refusa comme naguère celui de Sienne. Plus
il acquérait de gloire, plus son lan»:age, sa tesue,
sa démarcLe, jusqu'à son port de tête témoigaaieat
que, loin de se croire la moindre supi^-rioritc, il
s'estimait au-dessous des autres, sans rien d'affecté,
mais avec l'aimable et courtoise simplicité qui le
distinguait. On le voyait se soumettre à des novices
et demander conseil à des inférieurs . Au Frère Vin-
cent, qui l'accompagnait d'ordinaire, il avait donné
ordre de ne jamais le louer pour ses prédications,
et au contraire de relever tout ce qui lui pEiraE-
trait lildmable. Un religieux de son Ordre lui
demandait un jour le moyeu le plus facile de bien
remplir les devoirs de son état; il lui répondit ce»
seuls mots : « En bas, eu bas! » et en même
temps il inclinait tout son corps vers la terre, vou-
lant signifier, par sa parole et son geste, que tout
était dans l'abaissement volontaire.
On eût dît que Dieu lui-même avait souci
d'entretenir et d'exercer l'humilité do son servi-
teur. Vers 1431, au moment où la réputation de
Bernardin semblait le mieux assise, éclatait une
crise nouvelle qui la remettait en péril. Pour la
seconde fois, il se voyait accusé de pratiques héré-
tiques.
L'EPREUVE.
A vrai dire, les adversaires de Bernardin, bien
que déboutés par Martin V, n'avaient jamais com-
plètement désarmé. Prêchant à Sienne, quelques
moia après le jugement du Pape, notre saint s'était
plaint, dans plusieurs de ses sermons, que l'on
continuât à attaquer, même du haut de la chaire,
sa doctrine sur le nom de Jésus. 11 repoussait hau-
tement ces attaques, et, avec une autorité qui se
sentait appuyée par le Saint-Siège, il maintenait
solennellement son enseignement. « Je sais, disait-
il , que je voua ai prêché la vérité sur ce nom
divin. 11 II comparait ses « détracteurs » à h ceux
qui mettent des épines au tronc du poirier pour
empêcher que les gamins ne montent dessus;
ainsi entourent-ils d'épines le pied du bon arbre,
pour qu'on n'en puisse pas goflter les fruits ». A
l'entendre, ces * envieux », ces a semeurs d'er-
reurs B étaient plus nombreux dans sa propre
patrie que partout ailleurs, a Allez donc, s'écriait-il,
contredire, à Pérouse, à Rome, ou en d'autres Ueux,
la doctrine que je prêche, et vous verrez ce qu'on
SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
VOUS répondra I . . . On ne me dit jamais rien, quand je I
suis là, ajoutait-il; mais, une fois que je suis parti, '
combien on parle contre moi! n Aussi ne se las- |
sait-il pas de sommer ceux qui voulaient le contre- j
dire, de le faire tout de suite, en sa présence, au 1
lieu do l'attaquer par derrière, en trahison. Quantk '
lui, ce qu'il avait dit, il se faisait honneur de l'avoir
dit hautement, clairement, sur la place publique.
Il enjoignait à ses auditeurs de ne pas écouter les
prédicateurs qui viendraient après coup le com-
battre, promettant, s'il était informé de quelque
chose de ce genre, de quitter aussiliît tout pour
venir se défendre. Il déclarait, en effet, consentir
à ce qu'on dît du mal de sa personne, mais non de
sa doctrine sur le nom de Jésu.s, car l'affront serait
fait à Jésus lui-même ; pour cela, il ne pouvait être
patient, pas plus qu'il ne supporterait qu'on insul-
tât l'hostie consacrée, tandis qu'il la tenait ea ses
mains, pendant la messe. " Ul parturiens clamabo,
disait-il; je veux crier comme celle qui enfante, et
ainsi j'ai déjà crié (i). »
(1) le Prediche tiolgari, édile rfa Lcciano Banchi, paisim. — Cf.
nolaramont t. I, p. 188; t. Il,p.ï53. 283, 385, ilS et sq. - Dana
ces sermons do Sienne (t. II, p. *16), Berûardin nvail dû mettre
ses auditeurs en garde conti'e ceux qui, par uue étrange mé-
fîance à l'égard du doid de Jésus, voulaient qu'on ; ai^oignlt
tonjoura celui de Christ, et qui oorrigeaionl dans ce sens l'Ave
Maria et plusieurs passages de l'Évangile. C'étaient sans doute ces
L-ÉPRELVE, 139
ËXSn lel langage avait dû en imposer aux adver-
■es. D'ailleurs, ceux-ci, lant que Martin V vivait,
LpDuvaieut se flatter de le faire revenir sur le
amel jugement qu'il avait rendu en 1427. En
fier 1431, Martin V meurt et est remplacé
f Eugène IV. Chez le nouveau pontife, moine
austère et pieux, rien ne fait présager dea dis-
positions moins favorables à Bernardin; cardi-
nal, il lui a témoigné affection et estime. Mais
aussitôt sur le trône, il se trouve aux prises
avec les plus graves difficultés : turbulence et
complots des Romains qui l'obligeront bientôt à
s'enfuir de Rome; inimitié du puissant et perfide
Philippe-Marie Visconti; enfin et surtout, réunion
mémea gcna qui airectaient de croire que BerBardin et sas parti-
sans supprimaient le nom de Clirist pour ne cousorver que celui
de Jt'SUB. Oa trouve trace de cotle priteutiDo d'opposer l'un des
□orna du Sauveur & l'autre, dans uoe lettre du célèbre bumaniste
foggio i un autre Ërudit, Francisco Barbara. Eu se mêlant ù
cette querelle toute tht^ologique, ce sceptique Épicurien n'obt'ts-
sait probablement qu'A son antipatliie coolre les moines. Poggio,
dons sa lettre, félicitait Barbaro, qui était d'ailleurs beaucoup
meillaur calbolique que lui, de ce qu'il s'ttait dOcidi; à joindre
le Doru de Christ à celui de Jésus. <i Je me réjouis, lui disait-il,
de ce que lu ea eoCri devenu chrèlieu, en abandonnant catlejéiui-
ierk (relîclà illà jeinitale) que tu inscrivais en tête de tes lettres.
Àiaei tu t'es écarté de l'impudence de ceux qui, s'attacbant au
seul nom du Jésus, ont formé nue nouvelle secte d'il c ré tique s et
ont cbercbé, en grandissant ce nom, A se faire une réputation
auprès du vulgaire, de la plèbe ifjnDrantc, dont ils aollicilent les
dons. . (Pwir.ii Epistolie. éd. Tonflli, lib. lil, cp 26 )
iiO SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
du concile de hà\e qui laisse toul de suite voir 1
les prétentions usurpatrices contre lesquelles le '
Pontife sera réduit à combattre pendant tout son
règne. Les ennemis de Bernardin se flattai en t-ils
qu'un pape absorbé par de telles luttes serait
plus facile à surprendre"? Toujours est-il que, peu
après son avènement, ils relèvent la tête et recom-
mencent leurs attaques.
Cette fois encore, c'est h Sienne que ces attaques
se produisent. À peine, en 1431, Bernardia a-t-il
quille cette ville, après l'avoir détournée de servir
les mauvais desseins de Visconti, qu'il apprend que
des prédicateurs y contredisent sa doctrine sur le
nom de Jésus. II n'hcsite pas, retourne à Sienue,
monte en chaire et réfute les critiques, avec fer-
meté, mais sans amertume. Convaincus par sa
parole, le clergé et les magistrats ordonnent des
prières et des manifestations solennelles en l'hon-
neur du nom sacré.
De Sienne, Bernardin se rend à Bologne, où 11
parle si bien de ce nom, que les chanoines en
font peindre magniflquement les caractères sur un
grand tableau et placent ce tableau au-dessus du
maître-autel de l'église San Petronio. Irrités de
celte démonstration, les adversaires crient à l'hé-
résie et, le prédicateur parti, l'attaquent en chairç^
L-ÊPREUVE. 1*1
L'iaquisiteur Lutlovico Pisano. gagné âleur cause,
ordonne d'effacer du tableau les lettres saintes et
d'y substituer l'image du crucifié. L'émotion et le
scandale sont grands parmi les chanoines et dans
le peuple. Le Pape, informé, adresse des reprociies
aévères à l'inquisiteur et lui prescrit de rétablir
sur l'autel un tableau où les lettres du nom de
Jésus surmonteront le Clirist en croix.
Les incidents de Sienne et de Bologne n'étaient
que des escarmouches préliminaires. C'estàRome
même que, cette fois encore, les ennemis de Ber-
nardia essayent de lui porter le coup décisif.
Profitant de ce que Martin V avait concédé au
Promoteur de la Foi pouvoir d'entreprendre, sans
bruit et sans formes judiciaires, des poursuites
contre les personnes suspectes d'hérésie, ils ohtien-
nent que le promoteur Michael Plehano agisse
dans ces conditions contre Bernardin et ses fau-
teurs, et que le jugement soit conlié au cardinal
Jean de Casanova, des Frères Prêcheurs. L'affaire
est poussée avec grande rigueur. Le cardinal, après
avoir entendu de faux témoins produits par
Michael, lesquels déposent des actes d'hérésie,
des excès et des scandales imputés aux accusés,
cite ceux-ci, par lettre du 24 novembre 1431, à
comparaître devant lui. Bernardin et ses frères
14! SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
se rendent h. cette citation. L'accueil qu'ils rep^
vent, les affronts qu'on leur fait, ne sont pas pc^
leur laisser d'illusions sur les sentiments du ju^*
Le calme du saint n'en est pas troublé. Des a»-*'
diences, il sort tout joyeux d'avoir été jugé digi**
de souffrir pour le nom de Jésus (1).
Le procès a été mené si secrètement que 1^
Pape n'en a rien su. Cependant, au dehors, le»
amis de Bernardin s'émeuvent. Les Siennois en-
voient à Rome, avec mission de prendre en main
la cause de leur illustre compatriote, un ambassa-
deur spécial; celui-ci se concerte avec le cardinal
Cassini, ancien évéque de Sienne, pour avertir et
éclairer le Pape. Eugène IV, justement indigné du
coup monté contre u» religieux qu'il a pu appré-
cier lors de la première accusation, n'hésite pas à
interposer son autorité. Par une bulle en date du
7 janvier 1 432, il annule les poursuites (2) . Le Pon-
tife constate, dans cette bulle, que le procès a été
entamé à son insu et sans son agrément (sine «ctlu
et voluntate nostrâ); il note que les témoins ont
fait de fausses et méchantes dépositions (minus
veraciter et improbe deposuerunt) ; puis il ajoute :
(]} • tmo gaudem ibat a eontpeeiii concilii, quoiiiam dignut
habebatur pro nomine Jeiu contumcliam pati. •
(S) Le texle de la Balte a été publié par Waeiding, Annalei Mi-
norum, t. X, 190.
LKmEUVE.
" Noas avons su d'une manière indubitable, par
des témoins graves, que Bernardin de Sieone, de
' Ordre des Frères .Mineurs , était regardé et con-
sidéré comme un homme de bon renom, d'une v
™gne de louange, pieux et vertueux ; que non
seulement il est catholique et chrétien Gdèle, mais
encore ennemi ardent de l'hérésie; que, par l'inté-
^lé de sa vie, pai' un louable enseignement de la
parole de Dieu et par les fruits salutaires de ses
touoes œuvres, il est devenu un prédicateur
illustre et un docteur irréprochable dans presque
toute ritalie et au delà; qu'il est connu et compte
communément parmi les hommes les plus fameux
de notre époque qui annoncent la divine parole;
que jamais il n'a été, comme on le prétend,
accusé d'hérésie par des hommes honorables et
sérieux; que bien plus, au su de tous, il s'at-
tache, de toutes ses forces, aux traditions et à
la doctrine de l'Église romaine, des souverains
pontifes, des docteurs et des Pères, enseigne et
prêche tout ce que cette même sainte Église, la
mère des autres, ordonne et enseigne, ne s'en
éloigne en aucun point, porte les fidèles h obéir,
comme il a coutume de le faire lui-même avec
humilité, à ses préceptes et à ses ordres aussi
iQ qu'aux nôtres. Nous donc, désirant voir le
Ii4 SAINT CEBPJABDIN DE SIENNE.
même Bernardin s'appliquer à ses saintes prédi-
cations et autres œuvres divines, avec d'autant
plus de liberté qu'il sera plus entièrement à l'abri
des attaques odieuses dont nous avons parlé,...
pour les raisons exposées et d'autres à nous parti-
culières, avec une connaissance parfaite do cette
cause, de ces insinuations, de l'origine des moyens
employés dans cette aËTaire et de tout ce qui s
rapport soit anciennement, soit présentement, h
cette citation, par la teneur des présentes, nous
abolissons, cassons et déclarons nulles toutes ces
choses... » Pour le coup, on pouvait dire : Causa
fiiita est. L'acharnement des accusateurs de Ber.
nardin n'avait abouti qu'à lui valoir, pendant sa
vie même, de la part du chef de lEglise, une glo-
riUcation comme les saints n'en obtiennent d'oi^
dinaire qu'après leur mort (1).
(1) Les opposants devaient cependant tenter encore ud demiu
effort. RepoussiJs par Eugéoe IV. couiine ils l'avaient ^té par
Uartia V, ils s'adresseront au concile de Bâie, en lutte
Pape. En 1438, un religieux aiigustin y dénonce Beraapâin, à
raison du culte liee tablettes portant le nom de Jésus. Mais, eat
l'affirmation de l'un des Pères que ce culte a HÈ interdit par
Martin V et que, depuis. Bernardin y a rcnonci, l'affaire
de suito. (Hiiloria coiicilii Basiteitiia, par AuGcsn^es Patbu;iiw,j
cap, 79, reproduit par Lasbe, Concilia, t. Xltl. ISOl.) L'interdifr-
tion alléguée n'était pas exacte, pas plus que l'abstention de Ber-
nardin : elles sont en conlradicllon avec tous les faits rapportés
ci-dessus; les Bollandistes constatent, comme moi. cotte int
titude. (Cf. la vie de saint Jean de Capistran, au t. X dii<
L'ÉPREUVE. 145
IV
Avant même cette seconde approbation du Sainte
Siège, la dévotion au nom de Jésus était deve-
nue fort populaire, non seulement en Italie, mais
dans les autres pays de la chrétienté. Dès le
8 juin 1427, peu après la décision de Martin V,
dans un chapitre général des Frères mineurs, tenu
à Verceil, pour proclamer le triomphe de Bernar-
din, les religieux avaient été invités à propager
partout cette dévotion (1). Parmi ceux qui s'y ap-
pliquèrent, il convient de noter le Frère Richard,
prédicateur populaire et patriote, fort en faveur en
d'octobre.) Cet incident témoigne seulement de l'équivoque, déjà
signalée, qui avait été jetée volontairement ou non sur la déci-
sion de Martin V. (Cf. ci-dessus, p. 119.) Peut-être est-ce à la
même fausse interprétation que faisait allusion Poggio, quand,
dans une lettre non datée, il louait Bernardin « d'avoir renoncé
-à la seule chose qui avait été jugée en lui un peu répréhensible ».
(PoGGii Epistolœ, éd. Tonelli, lib. IX, ep. 3.)
(1) Ce fait est rapporté par M. Siméon Luce, dans son livre sur
Jeanne d'Arc à Domremy, p. 243. V^adding parle de ce chapitre,
mais n'en avait pas retrouvé les actes. — A propos du livre de
M. Siméon Luce, disons que certaines assertions de ce livre, rela-
tives aux Dominicains, doivent être confrontées avec la réfuta-
tion qu'en a faite le R. P. Chapotin, des Frères prêcheurs, sous
ce titre : La guerre de Cent ans, Jeanne d'Arc et les Dominicains.
9
146 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
France, à l'époque de la mission de Jeanne d'Arc.
A Troyes en 1428, à Paris en 1429, à Orléans
en 1431, par sa verve tour à tour joviale ou pathé-
tique, il retient des milliers d'auditeurs, pendant
cinq et six heures de suite, autour de sa chaire
généralement élevée sur la place publique, les
excite à la pénitence, fait brûler les atours des
femmes et les « jeux de plaisance », « tournant
plus le peuple à dévocion que tous les sermonneurs
qui, depuis cent ans, avaient presché » ; il recom-
mandait, comme sauvegarde dans les périls de
l'heure présente, de petites médailles de plomb
portant le trigramme du nom de Jésus tel que
Bernardin avait l'habitude de le représenter (1). A
la même époque, sainte Colette, en pays picard et
bourguignon, prenait le nom de « Jhesus » comme
devise de la réforme qu'elle suscitait dans l'Ordre
franciscain : ce mot, tantôt seul, tantôt joint à
celui de Maria, était inscrit en tête ou à la fin de
ses lettres , parfois également au-dessus de l'adresse .
Jeanne d'Arc, qu'on a prétendu, sans preuve jus-
(1) Journal d'un bourgeois de Paris, année 1429. — On a retrouvé
quelques-unes de ces médailles, et la Revue archéologique (nou-
velle série, t. III, p. 432) en a donné une reproduction. Les
Parisiens, après avoir accepté volontiers ces médailles, les avaient
plus tard détruites ou jetées dans la Seine, quand ils avaient su
que Frère Richard était avec les Armagnacs.
L'ÉPREUVE. U7
qu'ici suffisante, avoir été affiliée au tiers ordre
de Saint-François, mais qui, en tout cas. a eu des
rapports affectueux avec les Frères mineurs, avait
aussi adopté le culte du nom divin; ce nom était,
avec celui de Maria, peint sur son étendard, gravé
sur son anneau et inscrit en tête de ses lettres (I).
Un petit dessin à la plume, tracé sur un registre du
parlement de Paris , représente Jeanne d'Arc
tenant à la main un étendard et, sur cet étendard,
■je Irigramme conforme au type de saint Bernar-
i (2). La dernière parole de la Pucelle, brûlée
pve le 30 mai 1431, fut une invocation au nom
B Jésus, et l'un des témoins du procès de revision
^porte M avoir entendu dire que le nom de Jésus
rut inscrit dans la flamme du bûcher » .
i nouvel et éclatant triomphe remporté en
1132 par Bernardiu sur ses accusateurs imprime
l élan plus puissant encore à cette dévotion. Ses
pies se donnent pour mission de la répandre
■oui : saint Jean de Capistran (3) expose les
énération des foules immenses qu'en
hlîe, en France, en Allemagne, il attire par sa
3 Cf. Simiioa Ldce, Jeanne d'A ir à Domremy.
dessiQ est reproduit dans le beau livre que les RR, PP.
s ont publié, à la librairie Pion, sur Saint Frartrois
148 SAIXT BERNARDIN DE SIENNE.
parole, et il invoque le nom sacrée quand il conduit
avec Hunyadeles croisés contre les Turcs; par la
vertu de ce nom, saint Jacques de la Marche (i)
guérit les malades ; le Bienheureux Bernardin de
Feltre (2), dans le centre de la Péninsule, le Bien-
heureux Mathieu de Girgenti (3), en Sicile, s'em-
ploient à ce que ce nom soit gravé sur toutes les
portes et mieux encore dans tous les cœurs; le
Bienheureux Thomas Illyricus fait de même dans
le midi de la France, et, suivant l'exemple de Ber-
nardin, il détermine les fabricants de cartes à
peindre des feuilles qui contiennent le nom de Jésus
et que les habitants mettent en divers endroits de
leurs maisons. Toujours au quinzième siècle, cette
dévotion s'étend en Espagne, comme on en peut
juger par la Casa del Cordon^ à Burgos, maison ainsi
appelée parce qu'au tympan de la porte est sculpté
un cordon de Saint-François; au milieu, sont les
armes du comte et de la comtesse de Haro, pro-
tecteurs à cette époque des Franciscains de l'Ob-
servance, et, au-dessus, le trigramme de saint
Bernardin. Au seizième siècle, c'est ce même tri-
gramme que saint Ignace de Loyola donne comme,
(1) 1391-1476.
(2) 1437-1494.
(3) Mort en 1451.
armes à sa compagnie. Enfin, dans des temps plus ,
modernes, le Franciscain saint Léonard de Port- ;
Maurice (1), qui recommence, trois siècles après '
Bernardin, l'apostolat de l'Italie, porte, dans ses
prédications, un étendard sur lequel le nom de
Jésus est écrit en lettres d'or.
Dans les villes oii Bernardin a laissé quelqu'une
de ses tablettes, notamment à Sienne, VolLerra, Bo-
logne, Rome, Orte, Trévise, Camajore, etc., elles
ont continué à être l'objet d'un culte qui, sur plu-
sieurs points, s'est prolongé jusqu'à nos jours; con-
fiées parfois à la garde de confréries, ces reliques
étaient, à certains jours, solennellement portées en
procession (2) . Enfin, l'Église elle-même a fait place
à cette dévotion dans sa liturgie. Saint Bernardin
avait, croit-on, commencé à composer, en l'hon-
neur du nom de Jésus, un office que compléta un
de ses disciples, le Bienheureux Bernardin de Bustî.
En 1530, Clément VII, cédant aux instances déjà
anciennes de l'Ordre des Frères mineurs, lui permit
de célébrer, le 14 janvier, une fête spéciale consa-
crée à ce saint nom. Cette fôte, accordée au diocèse
(1) 1676-1751.
(î) DftDs une petite histoire populaire de saint Bernardin,
publiée sous ce litre : l'Aportoh delC Italia «fl leeolo XV,
M. G. Olhi a réuni, sur ce sujet, des reoseignemeats recueillis
rs pointa de la Péninsule, p. 273 à 335.
SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
1
m
de Sienne en 1582, à celui Je Florence en 1684,
étendue, en 1722, à toule la chrétienté par Ii
cent XIII, sur lademande de l'empereur Charles'
et fixée au deuxième dimanche après l'Ëpiphi
Telle a été la destinée de la dévotion que
Bernardin avait inaugurée, au milieu de contra-
dictions si ardentes. Il en apparaît, aux yeux de
tous, comme le fondateur. Dans les nombreux
portraits qui ont été faits de lui au quinzième et au
seizième siècle, et qu'on voit partout en Italie,
il porte presque toujours, de ses deux mains,
une tablette, le plus souvent carrée, quelquefois
ronde, encadrée d'or, au milieu de laquelle sont
les trois lettres I H S entourées de rayons : en
haut du portrait, quelque exergue comme celui-
ci : « Manifesfari nomen tiiutn hominibus. » De ces
peintures, on peut rapprocher deux belles médailles
de Bernardin, gravées, peu après sa mort, par
Antonio Marescotti, sculpteur ferrarais : toutes
deux ont d'un côté le buste du saint, de l'autre le
trigramme entouré de rayons ; l'une a pour devise :
« Manifestavi nomen tuuvi hominibus » ; l'autre, ces
mots : a In nomine Jhe omne genu ftectatitr celestium.
terrestriv. infemo (1). » Aussi comprend-on qu'un
(1) Cr. Is troisième livraisoD de l'ouvrage de M. A. IIeiss, Lti
VédaitUuri de la Benaitiaiice, pi. IV, a" i el 4.
vieux chroniqueur italien, voulant résumer l'œuvre
de notre saint, dise avec un laconisme énergique :
a Bernardino percorre l'Ilalia, portando Gesù (i). "
t
Cette année 1432, au début de laquelle Ber-
nardin a été comblé des éloges du Pape, nous
le montre, à la fin. tra.ité en ami par le cbef du
Saint-Empire romain. Le César allemand n'était
plus, il est vrai, ce que l'Italie l'avait connu
du onzième au treizième siècle, alors que son
prestige balançait celui du Pape. La déchéance
datait de la défaite des Hohenstauffen. Les empe-
reurs qui, depuis lors, étaient descendus dans la
Péninsule, y avaient fait figure d'aventuriers im-
puissants, besogneux, sans soldats ni argent, ne
suivant aucun grand dessein politique, se bornant
à ballre monnaie avec les privilèges qu'ils se
croyaient encore le droit de conférer.
Sigismond gouvernait l'Empire, depuis vingt et
un ans, avec le titre de roi des Romains, quand,
(1) UeoLiNi, Slorta 4el àutato di Urbiao, cîtÉ par Mvratdhi,
SAINT BESKABDIN DE SIENNE,
en 1432, il avait passé les Alpes pour tâcher de
se faire sacrer empereur. Mais il s'était échoué
à Sienne, négociant sans grand succès avec 1©
Pape qui lui reprochait d'être allié à Visconti et
d'appuyer le Concile de Bâle, trop faible pour
8'ouvrir de force la roule de Rome, entre les
troupes hostiles de Florence et de Venise. C'est
pendant ce séjour à Sienne qu'il se trouva con-
naître Bernardin. Quelle fut l'origine de leurs rela-
tions? Est-ce le reUgieux qui fut conduit vers le
prince, pour démentir certains faux rapports? Est-
ce le prince qui se montra curieux de voir un
prédicateur si célèbre? Sur ce point règne quelque
incertitude. Ce que l'on sait, c'est que Sigismond
se prit aussitôt du goût le plus vif pour Bernar-
din. 11 ne pouvait se passer de lui, assistait à sa
messe, à ses sermons, ou le faisait venir pour
l'entretenir. Toute journée passée sans le voir
était, disait-il, une journée sans lumière. Le saint,
nullement ébloui de cette royale intimité, n'y
cherchait qu'une occasion de donner au prince
des conseils utiles au salut de son àme et au bien
de l'Église.
Sigismond était à Sienne depuis neuf mois,
quand, en avril 1433, ayant fourni à Eugène IV
les satisfactions et les garanties demandées, il put
enfin sin;ner avec lui un accord qui rendait son
couronnement possible. Il se mit aussitôt on roule
pour Rome, emmenant avec lui Bernardin. Le
sacre eut lieu en grande pompe, dans la basilique
vaticane, le 31 mai. Étranger aux fêtes célébrées
à cette occasion, Bernardin employait son temps
libre à évangélîser les divers quartiers de Rome.
Peu (le jours après le couronnement, Sigismond
reprit la route de ses Ktats, toujours suivi de notre
saint. Celui-ci, demeuré Frère mineur au milieu
de la cour, n'avait voulu d'autre monture qu'un
petit âne. La figure qu'il faisait ainsi, au milieu du
brillant cortège, ne laissait pas que d'exciter par-
fois quelques railleries. Les biographes rapportent
que conimr, il traversait, en cet équipage, la ville
d'Aquila, un couvreur, du haut de son toit, se
moqua de lui et lui cria ironiquement : « Où va
donc ainsi notre pontife? » Aussitôt un grand vent
s'élève et précipite sur le sol l'ouvrier. Celui-ci,
grièvement blessé, se fait porter auprès du Frère,
lui demande pardon et le prie de tracer sur lui le
signe de la croix : ce que fait, il se relève com-
plètement guéri.
Arrivé aux frontières de la Toscane, Bernardin
put enfin prendre congé de l'Empereur qu'il lais-
sait disposé par ses conseils à mieux servir
$IN DE SldfKl:.
me cour,
,!i\>iner le mnKÛDemfmt du
,, iLM'C joâr qu'a se dirigea
M'iii >[i' U Cifoùla gu'il avait
I 1 lOTj, à bpoTte de SMaine, et
l>lu3ibUTS ^iBNS. avant f adop-
CIIAPITKK IV
LES SEAMOXS
! retire à la Capriola pour écrire aea sefifiSs.
CEuvrcs de saint Beraardin, édlti^es par le P, de la Haye. Leur
aulheuticité. Pourquoi tes sermous sont-ils rédigés en latin?
— 11. Sujets di2s sermons publiés daos les CËuvi'es de saint
Bernardin. Le fond et la forme sont d'un théologien. Abus dea
divisions et des citations de l'Ecriture. (oQuence de la ScolaB-
tique sur la prédication. — Ili. Ces sermons ne sont pas ceux
que Bernardin a prononcés : ce sont des traités di^stinésà Hxer
aa doctrine et ù aider sbl prédication ou celle des autres. — .
]V. L'éloquence se fait jour à travers l'appareil tliéologiqiio.
Citations diverses sur les pécheurs, le luxe, la pauvreté, la ■
paix, la Madeleine après la Résurrection. — V. Sermons écrits
s auditeurs. Recueil des sermons prononcés, en 1427, à
, par Bernardin Le scribe y note jusqu'aux petites digres-
:t aux moindres incidents. Il a dû se servir d'un procédé
tachygraphique. — VI. Les sermons recueillis sont bien de
Bernardin. Leur diCTérence avec les sermons latins. C'est la
libre et vivante parole. L'orateur parle le langage qui con-
Tient au peuple. Similitudes, apologues et nouvelles. Que
faut-il penser de cette prédication populaire? Bernardin et
Maillard. — VU. Sujets divers traitùs dans les sermons de
Sienne. L'Assomption. La prédication, La médisance. Le mal
des partis. La paix. Les vanités féniioines. Le commerce. Les
devoirs entra maii el femme. Les fiâtes de Marie. Menace
des châtiments divins. Le condottiere. Derniers adieux. Ces
:o qu'était alors la prédication popD-
itifi HAINT IIKRNARDIN DE SIENXE.
I
Itcriiri^' h lu (ifipriola, Bernardin y mena, pendant
luiviVoii troÎH aiin/îCH, jusque vers 1436, une vie
HMmiitiini, comme il n'en avait plus connu depuis
Hi&Aa tiuH. Avec un homme aussi peu habitué à se
m/^nagcr, le h(*.Hoin de repos ne suffit pas à expli-
(juer cjïtte uiimohilit/;. Une autre raison Favait
d/tcidi^.. ApWîs les attaques qu'il venait de subir et
la douhh*/ approbation que lui avait donnée le
8aint-Si^^ç(î, il jugeait utile de rédiger ses ser-
mons h tAte rc/poséiî (ît de fixer ainsi sa doctrine
avec une netteté (|ui ne permît plus de la dénatu-
rer (\). (le n'était pas moins qu'un vaste traité de
(i) On Koralt curieux do pouvoir pénétrer par la pensée dans
la celiulo où Iravailia ain8i notre Haint. AuBsitôt après sa mort,
le 10 Juin U44, le gardien du couvent do la Capriola, assisté de
troiH gonfaioniers de la cité do Sienne, dressa un inventaire des
oiiJotK ii l'usago do Ilornardin qui so trouvaient dan» sa cellule :
on y voit Tindication de ses lunettes, ainsi que des livres qu'il
avait ('scrits ou dont il se servait pour ses études ; parmi ses
manuMcritM, notons colui qui est ainsi désigné : Una bolla di
Papa Kugenio che eontiene la confermalione délia sua vita e dot'
trina. CM inventaire, qui est conservé à VArchivio di Slato de
Hienno, vient d'étro publié par le professeur Orazio Bacci : Inven-
tario degli oggeiii e libri lasciati da S. Bernardino da Siena,
Gasteltiorentino, tipogr. Giovanelli e Carpinetti, 1895.
LES SERMONS. IST
théologie dogmatique et morale dont il entrepre-
□ait la composition. Il faisait celle œu^Te pour
s'aider lui-môme dans ses prédications futures, et
aussi pour aider tous ceux qui avaient charge de
distribuer la parole sacrée (1). Il avait conscience
de leur fournir ainsi des éléments plus sérieux,
des matériaux plus solides que ceux qu'ils pou-
vaient trouver dans les manuels alors en usage.
Aussitôt rédigés et publiés, les sermons de Bernar-
din se répandirent partout avec une rapidité
extraordinaire ; les biographes contemporains no-
tent comment, non seulement en Italie, mais en
France, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre
et jusqu'en Orient, les prédicateurs t'herchaient
k s'en procurer quelque copie et à s'en inspirer;
c'était la source où tous venaient puiser, le mo-
dèle que chacun s'efforçait d'imiter. Robert do
Lecce, scrmonnaire très en vogue dans la seconde
moitié du quinzième siècle, déclarait que ses con-
frères, et lui-môme tout le premier, se piquaient
d'imiter « la méthode et le style de Bernardin »;
qu'ils étaient habitués à faire grand usage des dis-
cours compilés par lui, que souvent même ils se
(i) S%R\\Bi.i:s SENEKsisdit en parlant des • livres • que Ber-
nardin rédigea à la Capriola : < Botque i» lucem, uf nliquii ipii
m.fntdeutnl, cdidil. -
SAINT BERSARDIN DE SIENNE.
,c:.i^Q '
bornaient à ies réciter, et qu'ils obtenaient ainsi des
fruits abondants (I).
Au di\-septième siècle, le Père Jean do !a Haye,
des Frères mineurs, publia en cinq tomes in-i" tout
ce qu'il put alors réunir des œuvres de saint Ber-
nardin {21- Ce recueil comprend évidemment les
senuons ri-digés à la Capriola, de 1433 à 1436;
mais il en renferme plusieurs autres de date posté-
rieure, tels que ceux de l'Avent De christianA ritâ,
où il est question de la mort du Frère Vincent, sur-
venue seulement vers Ii42 (3). Il appert en elTet
des témoignages contemporains que, dans les der-
nières années de sa vie, notre saint est revenu
plusieurs fois à la Capriola, pour reviser et com-
pléter la rédaction de ses œuvres.
La confrontation avec les manuscrits les plus
anciens et les plus autorisés confirme, d'une façon
générale, l'authenticité de la plupart des sermons
ou traités publiés par le Père de la Haye (4).
(1) Voir le iliacoui's que Robort de Lecce a proDoncé sur soiot
Bernardin, et qui est à. la Gn d'uu volume intitule : Sermonet Ho-
btrii dt Litio, de tandibus lanclûrum.
(S) Satuili Beraardini Senemii, ordiaii leraphici Minurum,
Opéra omnia. Il exista trois éditions de cet ouvrage : les deux
premières ont paru & Paris et à Lyon, du vivant du Père de la
Haye; la troisiÈma a ét^ publiée à Venise, on 1743. Les renvoti
que je ferai se rapportant â l'éi^tion de Lyon (1650).
(3) Soiieli Bemardini opéra, t. III, p. 37 et sq,
(!) Cot examen de l'authenticité des CËuvros publiées par la
LES SERMONS. IS»
Toutefois, quelques parties, secondaires, il est
vrai, sont apocryphes et à supprimer (1); d'autres,
douteuses, seraient à examiner de près (2); cer-
taines répétitions devraient disparaître (3) ; enfin
il serait facile de trouver, dans les bibliothèques
d'Italie, les manuscrits de sermons et d'opuscules
qui ont été omis et qui seraient à ajouter. 11 est
donc h souhaiter qu'on entreprenne, quelque jour,
pour les œuvres de notre saint, une édition cri-
tique, semblable à celle que mènent à fin, en ce mo-
ment, avec autant de science que de conscience,
pour les œuvres de saint Bonaventure, les Fran-
Père delà Haye a élu fait récemment, avec soin, parle P. Aloysius
Tassi, des t'rÉres mioeurs, à l'occasion d'une demande adresai'e
k Rome, en 1862, par le chapitre de son Ordre, pour faire déclaior
sainl Bernardin docteur de l'Église. Les dillérenles pii^ces de
l'instruction ouverte à ce sujet, devant la Congrégation des Rites,
ont éti> réunies dans un volume in-4°. imprimé â. Rome en 18TT
J'ai pu avoir communication de ce volume, qui n'est pas dans le
commerce; il contient, outre la dissertation du 1'. Aloysius Tassi
sur la question d'authenticité, la demanda de l'Ordre des Frères
mineurs avec apostilles d'évéques ou autres personnages ecclé-
siastiques, les observations du Promoteur de la Foi chargé de
ppésenter des objections, enGn le morceau principal qui est la
réponse faite par Mgr Perrata à ces objections,
(I) Notamment un sermon De Expugnalione paradiii.
(i) Par exemple le carême De PugnA tpiritaaii et loi Cnminm-
tarii in Apùcatypiim.
(3) Voir une description des merveille» de l'univers , qui se
trouve, â la fois, au t. 1, p. âST, et au t. Il, p. 'H3, ou tiion dea
réflexions sur la conduite delà Madeleine, après la résurrection,
ps'on rencontre identiques, au 1. 1, p 307, et au 1. 11, p. 433.
SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
ciscains du coUègo de Quaracchi, près de Flo-
rence (1).
Les sermons contenus dans les cinq tomes do
Père de la Haye sont en latin. Lien que Bernardin
prêchât notoirement en italien. II en est de même
de presque tous les sermons publiés parleurs au-
teurs au Moyen âge. Les savants rédacteurs de
l'Histoire littéraire en avaient même conclu qu'on
prêchait alors en latin. Cette opinion ne tient plus
devant les dernières recherches (2) ; il est aujoui^
d'hui reconnu que, sauf quand ils s'adressaient
exclusivement aux clercs, les sermonnaires se ser-
vaient de ce qu'on appelait la m langue vulgaire »,
seule comprise du peuple. C'est après coup, quand
ils voulaient publier leurs discours, qu'ils les écri-
vaient en latin ; ils eussent cru s'abaisser en usant,
pour cette publication, d'une autre langue que de
celle de l'Église et du haut enseignement. Ber-
ihold de Ratisbonne, fameux prédicateur du trei-
ziëme siècle, ayant appris qu'on faisait circuler
des sermons de lui rédigés en allemand, les publia
(i) Ce vieu d'QLiB Édition nouvelle des ceuvreg de Dernardin
était exprimé. Il y li quelques années, dans le Kirclteiilejiieon, par
le savant Père Jeilcr, qui eat devenu, depuis, l'un des principaux
collaborateurs ds rùditlau des OEiinrei de saint Boiiavenluri.
(i) Cf. les travaux do MH. Locoy de la Mai'che, Bourgoia,
Aubertiii, Langlois, Jansse, etc.
LES SERMONS. Ui
lui-même en latin; il y joignit une pri-face où il se
plaignait de la publication en a langue vulgaire u,
la déclarait défectueuse et ajoutait ((ue, pour con-
naître sa vraie doctrine, il fallait se reporter à la
version latine (1). Quand les prédicateurs croyaient
devoir écrire à l'avance, sinon le texte complet,
tout au moins le canevas de leurs discours, c'était
encore ilu latin qu'ils se servaient; ainsi faisait
notamment saint Vincent Ferrier (2). Surgant, qui
composa, à la fin du Moyen âge, un Manuale Curato-
rum, fort répandu en Allemagne, recommandait de
concevoir d'abord les sermons en latin ; pour les
prononcer ensuite en langue vulgaire, le prédica-
teur était obbgé de faire une sorte de traduc-
tion; il y avait des vocabulaires, vocabularii prœ-
dicantium, pour l'aider dans ce travail, et les
manuels traitaient de regulis vulgarisandi . Pour
plusieurs, c'était une gène d'employer une autre
langue que le latin : tel ce docteur de Sorbonne,
abbé du Mont Saint-Michel, qui, opinant en français
devant Charles VI, en 1406, lui disait : « Excusez-
moi, Sire, je n'ai pas faconde à mon plaisir, espe-
ciaulment en français : j'eusse eu moult plus cher ■
(1) Ce fail m'a Hé signalé par le Père Jeiler, ré(
CEoTres do aaÎDl Boaaventure.
M[>) ''''« '*' «n*"' Vinrent Ferrier, par le R. P. Pages.
SAINT BEBNÀBDin DE SIENNE.
parler en latin (i). u L'usage du latin, pour les
sermons publiés, a persista même après saint Ber-
nardin. A la fin du quinzième siècle, Savonarole s'y
conformait encore; certains de ses discours, pro-
noncés en italien et recueillis dans cette langue par
des auditeurs, étaient par eux traduits en latin
avant d'être offerts au public; c'était, disaient-ils,
pour leur donner h une forme plus littéraire (2) ».
De même, au commencement du seizième sï&cle,
quand l'érudit Wimphelîng voulut donner une édi-
tion complète des œuvres de Gerson, il fit tra-
duire en latin ceux des sermons qui avaient été
prononcés et recueillis en français (3). Quelques
années plus tard, Luther publiait en latin les
sermons qu'il avait prêches à Wittemberg, en 1S16
et iS17.
4
Les cin(( tomes édités par le Père de la Haye
contiennent beaucoup de sermons et quelques
fl) Ai;beiiti\, Hisinire de ta langue el de ta littèralnre françeitu
au Moyen âge, l. II, p. 320.
(!) ViLLARi, Jérôme SavoiiaroU et loit tempi, trad. de M. dis*
Uvo Gruyar, t. I, p. 181, 182.
(3) Esiai historique et critique itir les lerjoùai fraiifaia de Csr-
ion, parl'abM (aujourd'hui cardinal) Bocbret, p. 28 et
LES SERMONS.
I traités. La plupart des sermons sont groupés en
[ Carêmes ou en Avents, qui ont chacun leur litre :
par exemple : Quadragesimale de ckristianâ religione,
ou de Evangelio wterno, Adventuale de christiani
vitâ, etc. D'ordinaire, ces litres n'ont pas Je signi-
fication bien précise, et les groupements sont un
peu artificiels. Les sermons de chaque Carême et
de chaque Avenl traitent de sujets très variés ; si
quelques-uns se suivent de façon à former un
ensemble doctrinal, beaucoup d'autres n'ont aucun
lien avec ceux qui les précèdent. Le prédicateur
est moins soucieux de faire un tout, de composer
une sorte de somme, que de répondre aux besoins
des âmes tels qu'il les voit se manifester autour de
lui. Tantôt il expose les principes du dogme; tantôt
il s'applique à réchauffer la piété ; le plus souvent
il est occupé de réformer les mœurs, La théologie
morale est, en elFct, celle qui tient la plus grande
place dans son œuvre ; il s'y montre à la fois
observateur pénétrant et casuïste très précis. Dans
ces divers discours, on ne sera pas surpris de
retrouver les sujets que nous savons avoir été
traités par Bernardin dans telle ou 'telle ville :
divisions des factions, jeux de hasard, vanités
féminines, usure, i:as do conscience de la vie
commerciale, culte du nom de Jésus. Quelque
161 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
sujet ([u'il aborde, il fait un grand déploiemeot
de science théologique. La substance doctrinale
paraît chez lui forte et copieuse. De ce mérite,
J6 n'ai sans doute pas qualité pour être juge; mais
de bons appréciateurs en font cas; je sais tel ora-
teur sacré de nos jours, et non de ceux dont la
parole est le moins bien appropriée aux besoins
du temps, qui s'aide volontiers des œuvres de
notre saint pour sa prédication et qui déclare y
avoir trouvé toujours d'abondantes ressources.
Il y a quelques années, les représentants de
l'Ordre franciscain ont sollicité pour saint Ber-
nardin le titre de docteur de l'Église : l'affaire a
été instruite (1); si le Saint-Siège n'y a pas donné
suite, c'est probablement par crainte de voir trop
se multiplier les demandes de ce genre.
Ce n'est pas seulement par le fond, mais aussi
par la forme que ces sermons sont œuvre de théo-
logien. Cette forme, sobre, grave, digne, est un
peu sévère. L'auteur, surtout soucieux du déve-
loppement logique de son sujet, pose d'abord
son tkema, sans exorde oratoire, puis le divise
aussitôt eu articles, qui se subdivisent en cha-
pitres, avec une symétrie minutieuse, parfois
(1) Voir, sur las pièces de cette inslniction, ce que j'ai d^à^ i
LES SERMONS. 165
subtile et artificielle. Sans doute, l'exemple de
Bossuet est là pour prouver que des sermons peu-
vent être éloquents avec des divisions bien appa-
rentes, des articulations fortement marquées et,
pour ainsi dire, une ossature visible : cela même
leur donne du corps et du soutien. Encore faut-il
que l'ossature soit recouverte d'une chair vivante,
et qu'on ait mieux qu'un squelette, ce qui n'est pas
toujours le cas avec les sermons latins de saint Ber-
nardin. Les divisions excessives y fatiguent l'atten-
tion qu'elles prétendent soutenir; elles empêchent
le mouvement puissant, continu et progressif, qui
seul entraîne l'auditeur. Entre les articles ou les
chapitres, nul art de transition; souvent la simple
indication que du 1° l'orateur passe au 2% et ainsi
de suite. Au moins, dans l'intérieur de chacun de
ces compartiments, se donne-t-il carrière? Non;
l'espace est d'ordinaire trop circonscrit, pour qu'il
puisse prendre son élan. L'argumentation est
serrée, nourrie, toute au sujet, sans digression,
mais sèche, se bornant parfois à une juxtaposition
de raisons soigneusement numérotées , — on en
compte, dans tel article ou tel chapitre, jusqu'à
vingt et vingt-cinq (1), — quelque chose comme un
<1) Voir, par exemple, S. Bem. op., 1. 1, p. 239-260, et p. 346-347.
SAINT BEHMAriDlN DE SIENNE.
sommaire ou une table des matières. Ces raisons
sont souvent une plirase, un mot de la Bible, de
l'Évangile ou des Pères, Plus encore qu'à toute
autre époque, les tliéologiens se piquaient alors
de ne rien avancer qu'ils n'appuyassent d'un teste
de l'Écriture. Certains discours de Bernardin ne
sont presque plus qu'une marqueterie de ces textes.
On dirait que son dessein a été déformer, pour lui
et pour les autres, comme un arsenal de citations.
Son éditeur lui fait honneur d'en avoir réuni 3,95â
de l'Ancien Testament et2,t)55 du Nouveau. Toutes
ne sont peut-être pas également topiques et per-
tinentes; en plusieurs, on pourrait relever quelque
abus de ce qu'on a appelé le seîis accommodatice. Au
moins notre auteur se borne-t-i! à puiser dans les
Livres saints ou dans les Pères, et ne va-t-il pas,
comme plus d'un sermonnairc de son temps, chei^
cher ses textes chez les écrivains profanes et même
païens.
Abus des divisions ou des citations, ce défaut
venait moins de l'homnio que du temps. C'était
la marque de la scolastique qui, au treizième
siècle, avait imposé à la prédication, comme à
tout le reste, sa méthode et ses procédés. Sans
s'associer au dédain ignorant et irréfléchi avec
lequel on traite parfois un mouvement intellei
r
LES SKRMONS
qui a eu sa grandeur et sou origiualité, il faut
reconnaître que, dans le domaine particulier du
sermon, l'inûueuce de la scolastique n'a pas été
bienfaisante. Elle a rétréci et euLravé le large et
puissant courant d'éloquence religieuse qui, au
douzième siècle, sous l'action de cette première
renaissance médiévale, aujourd'hui mieux connue
et appréciée, avait commencé à se répandre dans
la chrétienté. Vainement, au commencement du
treizième siècle , François d'Assise donnait-il le
modèle d'une parole populaire absolument étran-
gère aux complications, aux raideurs et aux sub-
tilités de l'École, parole toute de libre inspiration,
de grâce fraîche et piime-sautière, de familiarité
aimable, d'émotion spontanée, de charité débor-
dante, ^ celui peut-être de tous les verbes humains
qui s'est le plus rapproché de la simplicité évangé-
lique, — ce modèle trouvait peu d'imitateurs. Il ne
prévalait même pas, chez les compagnons et les fils
spirituels du PovereUo, contre l'influence ambiante
de la scolastique. Celle-ci régnait en maîtresse dans
les sermons d'un saint Antoine de Padoue et d'un
saint Bonaventure, ou du moins dans ce qui nous
en est parvenu. L'Ordre des Frères mineurs ne
comptait-il pas d'ailleurs dans ses rangs, avec
Uesandrc de Halès et Duns Scot, les plus fameux
■
168 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
elles plus subtils docteurs de la dialectique aristo-
télicienne? Chez les sermonnaires du quatorzième
siècle, la scolaslique se montre encore plus pé-
dantesque et routinière. Au commencement du
quinzième siècle, la Renaissance classique ne
l'a pas encore détrônée. Dans les sermons qui
nous restent des prédécesseurs immédiats, des
contemporains ou des successeurs de Bernardin,
toujours le même appareil de divisions et de sub-
divisions symétriques et subtiles, la même sura-
bondance de textes sacrés, parfois un peu arbitrai-
rement détournés de leur sens naturel; ainsi chez
saint Vincent Ferriei'(l), chez le Bienheureux Jean
Dominici (2), chez le Bienheureux Pierre Jérémie
(1) On pourrait donner beaucoup d'exemples des bizarreries
subtiles qu'offrent les divisions des discours de saint Vincent
Ferrier. Il compare la confession à l'œuvre du médecin et dis-
tingue sept moyens de guérison physique dont il trouve l'ana-
logue dans la thérapeutique spirituelle. !• Faciès ingpicitur;
^0 pulsus tangitur; 3° urina attenditur ; 4*» dietta prœscribitur ;
5" sirupus immiltitur; 6» purgatio tnbuitur; 7« refectio conceditur.
— Ailleurs, à propos du sommeil de l'âme sous l'accablement du
péché, il se demande ce que fait l'homme en se réveillant : dix
choses : il ouvre les yeux, se met sur son séant, s'habille som-
mairement, sort de son lit, crache, se chausse, met sa ceinture,
se lave les mains, besogne un peu, va déjeuner; chacun de ces
actes lui fournit le sujet d'une analogie spirituelle.
(2) Voyez, entre autres, la seconde partie d'un sermon de
Dominici sur la communion. Développant cette idée que l'homme
doit être semblable au tombeau du Christ, il détaille successive-
.ment, avec applications morales, sept propriétés de ce tombeau :
LES SERMONS. 169
de Palerme, chez saint Antonin, chez Gerson quoi-
que avec plus de mesure et de sagesse, chez Robert
de Lecce, et jusque chez Maillart, le libre prêcheur
français de la fin du quinzième siècle. Seul, le
génie de Savonarole, tout inspiré du prophétisme
biblique, devait commencer à briser ce vieux
moule.
III
On ne saurait s'étonner de trouver, dans les
sermons publiés sous le nom de saint Bernardin,
les procédés en usage à son époque. Ce qui sur-
prend, c'est de n'y pas trouver autre chose, de
ne rencontrer, au milieu de cet attirail de dialec-
tique, presque aucune trace de l'éloquence popu-
laire, si pleine de mouvement et de variété, tan-
tôt enjouée, tantôt pathétique, dont nous parlent
ses biographes. On se demande comment ces
' dissertations théologiques, savantes, mais ardues,
avaient pu remuer si profondément des villes
entières. La réponse est simple : les sermons
4» le tombeau est une caverne; 2o la caverne est sur un rocher;
3» il n'y avait qu'un rocher; 4» le tombeau était neuf; 5» per-
sonne n'y avait été déposé; 6<* le tombeau était une propriété
étrangère ; 7» le propriétaire s'appelait Joseph.
10
170 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
recueillis par le Père de la Haye ont bien été rédi-
gés par saint Bernardin, mais ce ne sont pas ceux
qu'il a prononcés. Dans sa cellule de la Capriola,
il n'a pas prétendu écrire de souvenir ses dis-
cours passés, ni écrire à l'avance des discours
qu'il n'aurait plus tard qu'à réciter. Du passé, il a
seulement voulu retenir la doctrine qu'il avait
enseignée, pour éviter que ses détracteurs ne la
dénaturassent. Quant à ses sermons futurs, il
entendait bien y aider par ce travail; se rendant
compte qu'avec sa vie errante et ses prédications
continues, il n'aurait pas le temps de préparer, au
fur et à mesure, chaque discours, il voulait se mu-
nir de matériaux soigneusement assemblés, coor-
donnés, qu'il pût emporter avec lui dans ses péré-
grinations (1); il se réservait d'en user suivant
les circonstances, les besoins, l'inspiration, de
n'en employer que telle ou telle partie, de les
développer plus ou moins, de les combiner diver-
sement, et surtout d'y ajouter ce que la rédaction
première ne cherchait pas à avoir, la forme, le mou-
vement, la vie oratoire. De même, aux autres pré-
(1) On sait en effet, par les témoignages contemporains, que
Bernardin emportait partout avec lui « ses livres » : c'était la
charge de l'âne sur lequel il montait lui-même, quand il était trop
fatigué. iEneas Sylvius parle de cet âne ^ quem ipse aliquando
fes8U8 via solebat ascendere, quique suos libros deferebat ».
r
LES SERMONS, 171
(licaleurs dont sa rhariU^ cherchait à seconder
l'apostolat, il n'eotentlail pas fournir des sermons
tout faits, mais seulement la substance des ser-
mons à faire. En somme, c'étaient moins des dis-
cours que des traités de théologie : Bernardin
lui-même les a qualifiés, à plusieurs reprises, de
tractatus (1). Dès lors, on comprend la longueur
variable de ces sermons, dont les uns n'ont que
trois, quatre, cinq pages in-folio, tandis que les
autres en ont jusqu'à quinze, vingt et quarante.
L'auteur n'a négligé aucune occasion de s'expli-
quer sur ce caractère de son recueil. Il dit, à la fin
du premier Carême : h Cette œuvre s'est trouvée
être plus longue que je ne pensais... Que ceux qui
jugeront ces sermons trop longs prennent, pour
leur prédication, les parties qui leur plairont le
plus; car chaque article de chaque sermon fournit,
pour la lecture ou le discours, une matière toute
préparée et ordonnée (2). » il dit encore, au com-
(!) Oa lit, par exempte, en tête d'une série de discours sur les
contrats et l'usure : "... Neeettaniiin reputaviy de cunlraclibus et
uturù, Iraclatum poiteris traders, non tamen verbo prœeeatibui
prmdieam, uf habeant minus docti, et tîbi et aliii. in talibut male-
n'ant fidelUer contulendi. • QuelqueB ligues plus loin, il se sert
encore de ce mot ; tratlatui (S. Bera. op., t. II. p. 200.) — Un
long sermon sur la Passion se termine pai' i;eLlp phrase : u E.ipli-
cH tractatus de Sacrittiisimà Passions Damtiû nosti-i Jesii Chrîitî.
i72 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
mencement du second Carême : « Bien que, dans
le présent ouvrage, j'aie écrit quelques sermons
fort longs, je ne Tai pas fait avec cette intention
que tous soient prononcés en entier dans une seule
prédication ; c'est l'utilité des choses à dire qui m'a
rendu long ; mais je ne m'astreins pas moi-même à
cette longueur ; j'abrège, j'allonge, je transpose,
je varie, suivant ce que demandent le temps, ma
commodité, ou l'intérêt de mes auditeurs. Je laisse
aux autres la liberté d'en faire autant (1). » Plus
loin, à propos de la série des discours sur les
contrats et l'usure : « Quoique ce traité soit
ainsi coordonné, cependant un prédicateur dis-
cret et savant changera cet ordre, en mettant les
sermons les uns avant les autres, en abrégeant,
en ajoutant, en adaptant les matériaux à l'intelli-
gence et aux dispositions de son auditoire. Moi-
même qui ai ainsi coordonné les preuves pour la
connexion plus complète du sujet, je ne ferais pas
difficulté de ne pas observer cet ordre dans cer-
tains cas particuliers (2). »
(1) s. Bern, op., t. II, p. 6 et 7.
(2) Ibid., t. II, p. 200.
LES SERMONS. 173
IV
Nous voilà bien avertis que, si nous pouvons
chercher dans les sermons publiés par le Père de
la Haye la' théologie de saint Bernardin, nous ne
saurions y découvrir le secret de son action ora-
toire. Ce n'est pas cependant qu'à travers tout cet
appareil scolastique, l'éloquence du prédicateur ne
parvienne parfois à se faire jour. Elle apparaît
dans des passages plus ou moins longs, où l'auteur,
ressentant, la plume à la main, quelque chose de
l'émotion qui le possédait dans la chaire, s'y est
momentanément abandonné. Quelques citations
en donneront l'idée.
Bernardin vient d'écrire, contre les jeux de ha-
sard, un sermon tout compliqué de divisions et d'al-
légories ; il s'y est plu à montrer Satan parodiant,
dans le jeu, les diverses cérémonies de la messe; il
a énuméré, cinq par cinq, les quinze malignités de
ce vice, et, quatre par quatre, les douze catégories
d'hommes qui y participent; mais, en commençant
le discours suivant sur un autre sujet, il s'atten-
drit à la pensée des pécheurs dont il a, dans le ser-
10.
I»
SAINT BERNARDIN DE SIEIfNE.
mon précédent, analysé les misères ; et, au lieu de
débuter, suivant son usage, par la division de sa
matière, il prend occasion de son texte : Si juif
sitit, veaiat ad me et bihat, pour adresser à ces pé-
ctieurs un appel d'un accent singulièrement péné-
trant :
Si quii situ, veniat ad me et bibat. Elle est large, 1a
miséricorde de Dieu, elle De méprise personne, ne
repousse personne, ne dédaigne de porter gecours à
pa'sonne; elle appelle tous les hommes, les désire
tous, se délecte à les sauver tous... Jésus invite tout
le monde, les justes et les coupables, les prostituées et
les joueurs, tous les hommes eu un mot. Madeleine la
pécheresse s'est entendu sans doute appeler dans le
temple, et c'est pourquoi elle est accourue, comme une
brebis altérée, à la fontaine de l'amour; elle a bu, et a
bu encore, jusqu'à s'enivrer. Le publicaio, qui était
aussi peut-être uo joueur, a sans doute, lui également,
entendu l'invitation; dans la soif anxieuse de son
humilité, il est venu en courant pour boire, et il a tant
bu qu'il est sorti de là justifié. Venez doue, ô joueurs
et autres pécheurs, venez à la fontaine d'eau vivante.
OmMS sitierUes venite ad aquas, comme il est dit dans
Isaïe. Bibite et ittebriamini, carissimi, comme dit le Can-
tique, parce que Notre -Seigneur Jésus-Christ vous
appelle tous, lorsqu'il dit dans le texte précité : Si quis
sitit, veniat ad me etbibat (i).
(1) S. Bern. op., t. I,f
LES SERMONS,
Souvent, c'est la vue du mal qui l'échauffé et
l'indigne. Témoin les apostrophes enllamméea
dont, à la fin d'un discours sur la médisance, il
poursuit la langue méchante, la mettant en face de
tous les maux qu'elle produit (1). Témoin aussi
les satires dont il flagelle impitoyablement les
vanités féminines, les ruineuses extravagances de
la mode, non pour le vain plaisir de s'en moquer,
mais pour en tirer de graves et pathétiques
leçons (2) ; ainsi montre-t-îl, par une métaphore
énergique, a la pourpre teinte du sang des pau-
vres B, et il crie k la femme fastueusement vêtue
de longues robes à queue :
Faut-il vous parler des blasphèmes des pauvres,
lorsque, souffrant cruellement du froid de l'hiverj ils
voient la boue recouverte de ces vêlements achetés à si
hautprix; lorsqu'ils voient leur propre chair, leurs flls
et leurs filles, torturés par le froid, la faim, la soif, et
cela par la cruelle impiété et le dur manque de com-
passion de ce luxe (mot k mot : de ces queues, saevâ
impietate ot dura incompassione ca«darum)J Ouvre tes
oreilles, ù femme vêtue d'une robe à queue (o domina
caudata), écoute avec soin, û esprit fermé, sois atten-
tive et considère, ô lime sourde, et tu entendras les
voix de ceux qui se lamentent et qui crient vengeance
176 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
à leur Dieu... Des hommes nus gémissent; dans leur
travail, ils sont torturés par le froid et la faim. On
trouve de quoi charmer les yeux curieux, et Ton ne
trouve pas de quoi subvenir aux besoins des malheu-
reux. La boue trouve pour la couvrir des vêtements
qu'elle ne cherche pas; et le pauvre ne trouve pas la
nourriture et le vêtement qu'il implore à grands cris (1) !
Plus loin, l'orateur s'attaque aux coiffures du
temps :
Il paraîtrait étrange qu'une femme vînt à l'église,
le jour de la mort de son époux ou de son père, la
tête ornée de fleurs. Eh bien, il est beaucoup plus
étrange de voir une femme, rachetée par le sang du
Christ, fille et épouse du Père Suprême, se rendre à
la messe, la tête ornée non seulement de fleurs, mais
d'or, de pierres précieuses, de fard et de faux che-
veux, et cela quand la messe est célébrée en mémoire
de la passion du Christ, quand le prêtre, en élevant le
corps et le sang du Seigneur, rappelle perpétuellement
l'élévation du Christ sur la croix. Quelle est ta vanité, ô
femme qui ornes ta tête d'une telle multitude de va-
nités 1 Souviens-toi de cette tête divine qui est un objet
de tremblement pour les anges. Pour expier ta vanité,
elle est percée jusqu'aux parties tendres du cerveau
et ensanglantée par une couronne serrée d'épines...
Cette tête est couronnée d'épines; la tienne est ornée
de pierreries. Ses cheveux sont souillés de sang; tes
(1) S. Bern. op., t. I,p. 244.
LES SERMONS. 177
cheveux, ou plutôt les cheveux étrangers que tu portes,
sont enduits avec art. Ses joues sont souillées de cra-
chats, de sang et de meurtrissures; les tiennes sont
colorées par le fard et par des peintures variées. Ses
yeux si beaux, que contemplent les anges de Dieu, sont
obscurcis par la mort la plus cruelle, et tes yeux sem-
blent scintiller des ardeurs de la volupté et des flam-
mes de la luxure. Cette tête redoutable, que les anges
mêmes doivent vénérer, s'abaisse pour toi dans une si
grande confusion, et contre elle la tienne s'élève avec
un tel orgueil. Elle s'abaisse pour offrir le baiser de
paix, et la tienne s'arme pour livrer combat. Il invite
aux pleurs du pardon, et tu l'insultes par le rire de la
faute (1).
S'il maudit le luxe, de quel accent il bénit la
pauvreté, cette pauvreté qu'il a choisie pour épouse
très chère, à l'exemple de son père François d'As-
sise ! Avec quel amour enthousiaste, avec quel
charme attendri il en parle 1 On le sent alors sur
son terrain, dans son domaine préféré :
pauvre, si tu veux suivre mon conseil, précipite-
toi au-devant de la pauvreté; à son arrivée, ouvre-lui,
d'une âme joyeuse, la porte à deux battants, et jette-toi
dans ses bras. Au premier abord, il est vrai, son front
est sévère, et ce n'est pas sans raison qu'on l'a compa-
rée à un voyageur morose et couvert d'armes. Elle
(1) 5. Bern. oj)., t. I, p. 245.
118 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
fait irruption d'un air meDafant. Mais, dès qu'elle a
été admise dans l'intimité, il n'est pas d'hôte moins
gênant, plus sûr ni plus affable. Crois-moi, ouvre-lui
au plus vite, sans attendre que, dans sa violence, elle
brise le verrou et entre victorieuse sur les portes arra-
chées de leurs gonds. Pénible pour ceux qui résistent,
elle est douce à ceux qui l'accueillent (I),
La pauvreté n'a-t-elle pas él6 d'ailleurs la com-
pagne fidèle du Christ sur la terre? S'inspirant
d'une prière célèbre du Poierello (2), Bernardin
s'écrie :
Jésus, mon Sauveur, à votre entrée dans la vie, la
pauvreté vous a reçu dans la sainte crèche et dans
l'étable. Descendu sur la terre, elle vous a privé de
tout, au point que vous n'aviez pas même où reposer
votre tête. Compagne fidèle, tandis que vous souteniez
le combat de notre rédemption, elle fut toujoui's à vos
côtés, et, durant la lutte de votre Passion, alors que vos
disciples vous abandonnaient, reniant votre nom, elle
ne s'éloigna pas, écuyer jaloux. Elle en profita même
pour vous étreindre plus fortement. Alors que votre
Mère, qui seule vous honora dans la fidélité de son
cœur et ressentit les angoisses de vos douleurs, alors
qu'elle ne pouvait approcher de vous, tant la croix
était élevée, alors la pauvreté victorieuse vous entoura
(1) S,
ern. op., l. III, p. 5
(S) Voir le texte d.
par M. l'abbé Le Monnieh (5» ùd.), t
LES SERMONS.
ns
de toutes ses gênes, comme d'un corlôge agréable
à votre cœur, vous tint plus étroitemeot entre ses
bras et s'attacha à vous avec plus de zèle. Elle ne
prît pas le soin de raboter votre croix, mais vous en
façonna une rude et grossière. Elle ne fabriqua pas
les clous en nombre égal à vos blessures, elle n'en
aiguisa pas la pointe, elle n'en corrigea pas les aspé-
rités; elle en fit trois, rudes, rugueux et obtus, afin
d'aggraver vos douleurs. Alors que vous mouriez,
dévoré de soif. Mêle épouse, elle fut pleine de sollici-
tude et vous priva m(*me d'une ffoutte d'eau. Elle vous
prépara, par la main impie de vos gardiens, un breu-
vage si amer qu'après l'avoir goûté, il vous fut impoa-
BÎhle de le boire. C'est donc entre les bras de votre
bien-aimée que vous avez rendu le dernier soupir.
Toujours (idèle, elle eut garde de n'être pas à votre
sépulture. Ce ne fut qu'à titre d'emprunt qu'elle vous
permit d'avoir un tombeau, des parfums, un linceul.
Elle ne fut pas absente, non plus, lors de votre résur-
rection. Glorieux, vous Êtes ressuscité entre les bras
de votre sainte épouse, abandonnant dans votre tom-
beau tout ce que vous aviez emprunté et tout ce qui
vous fut offert. Vous l'avez entraînée aux cieux, lais-
sant aux mondains tout ce qui est de ce monde {!).
Même accent pour parler de la charité, à laquelle
sont consacrés les six premiers sermons du Carême
De Evangelio œtenio (2). L'une des filles de la cha-
(1) s. flem. op.. l. III, p. 28,
(2) Ibiit..l. II, p. 2 et sq.
180 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
rite, c'est la paix, cette paix que Bernardin ne se
lassait pas de prêcher à l'Italie toute déchirée et
ensanglantée par ses discordes. Il a, pour la célé-
brer, des paroles dont la douceur singulière
finissait par agir sur les âmes violentes et hai-
neuses de ce siècle troublé :
En temps de paix, toutes choses semblent crier la
joie. Les semences sont confiées à la terre, et les épis
mûrissent jusqu'au moment de la moisson; les vignes
fleurissent, les arbres donnent leurs fruits; les fureurs
de la guerre n'entravent plus le cours de la nature,
qui vit et s'épanouit librement. A la maison, on dort
en sécurité, et, dans les champs, on poursuit sa route,
sans avoir à redouter une attaque. Dans la paix, la
virginité fleurit et répand son parfum. La pudique
chasteté est dans la joie, et l'amour conjugal est heu-
reux de n'avoir pas à redouter les violences de soldats
débauchés. Les arts embellissent les cités, et le berger
sans souci joue du chalumeau, en menant paître ses
brebis et ses bœufs. Dans la paix, on exploite les
forêts, on plante des vignes, on construit et on répare
des maisons, les familles se multiplient. Alors vont et
viennent marchands et marchandises. Les monastères
sont entourés de calme, les églises et les offices sont
en honneur. Les études sont en vigueur, et fréquentes
sont les œuvres de piété. La parole de Dieu est véné-
rée et porte ses fruits dans le cœur de ceux qui vien-
nent en foule pour l'entendre. Tous les droits sont
LES SERMONS. 181
respectés, et personne n'a à se plaindre de l'injustice.
La paix, en un mot, est favorable à toutes choses, et, à
son souffle, tout semble tressaillir d'allégresse (1).
Il est d'autres sermons oîi Ton peut également
entrevoir ce que devenait cette parole sous l'em-
pire d'une grande émotion : ce sont ceux où Ber-
nardin parle des mystères de la Passion et de la Ré-
demption. Alors, tout en suivant pas à pas le récit
sacré, il s'abandonne, par moments, à de pieuses et
pathétiques considérations. Pour en donner l'idée,
détachons d'un sermon sur la Résurrection quel-
ques extraits du long morceau où l'orateur con-
temple Marie-Madeleine, venue seule au tombeau,
le matin, et toute désolée de n'y plus trouver le
corps de son Seigneur :
Marie, dans quel espoir, dans quel dessein, ou
soutenue par quel courage, restais-tu ainsi seule au-
près du tombeau?... Celui que tu cherches a l'air de
ne faire aucune attention à ta douleur, de ne pas
voir tes larmes ou de ne pas s'en soucier. Tu l'ap-
pelles, et il ne t'entend pas. Tu le cherches, et tu ne
le trouves pas. Tu frappes, et il ne t'ouvre pas. Tu le
suis, et il s'enfuit à ton approche. Hélas I qu'y a-t-il
donc? Hélas! quel est ce profond changement? Gom-
ment les choses ont-elles pu être ainsi renversées?
(1) S. Bern. op., t. III, p. 58.
11
183 SAINT BERNARDIN DE SIENNE
Jésus s'éloigne de toi; peut-être ne t'aime-t-il plus.
Autrefois, il te chérissait. Autrefois, il te défendait
contre le Pharisien et doucement t'excusait auprès de
ta sœur. Autrefois, il te louait, quand tu oignais ses
pieds de parfums. Et toi, tu les arrosais de tes larmes,
pour les essuyer ensuite avec ta chevelure. Il adoucis-
sait alors ton repentir et te remettait tes péchés.
Autrefois, il te cherchait quand tu étuis absente, t'ap-
pelait quand tu n'étais pas à ses côtés, te faisait man-
der par ta sœur, afin de t'avoir près de lui. bon
maître, en la voyant pleurer, vos yeux se sont mouil-
lés. C'est en retour de votre amour pour elle qu'elle
vous a beaucoup aimé. Vous avez ressuscité son frère
Lazare et changé en cris de joie la plainte de votre
fllle préférée. maître très doux, en quoi donc, après
de telles faveurs, votre disciple vous a-t-elle offensé, de
quelle blessure a-t-elle déchiré la tendresse de votre
âme, pour que vous vous éloigniez d'elle ainsi? Quant
à nous, nous n'avons connaissance d'aucun péché qui
lui soit imputable... Pourquoi donc cette femme, qui
vous aime et qui veille depuis le matin, ne vous
trouve-t-elle pas? Marie, écoute mon conseil; sache te
contenter de la consolation que t'apportent les Anges;
demande-leur si, par hasard, ils savent ce qu'est de-
venu celui que tu cherches, tout en pleurs. J'ai idée
qu'ils sont venus pour te renseigner, envoyés peut-
être par celui dont tu déplores ia perte, avec la mission
d'annoncer sa résurrection et de calmer ton angoisse.
L'orateur s'étend alors sur le colloque de Uade-
LES SERMONS.
leine et des anges, puis arrive au luoiiieot où Jésus
apparaît sous la forme d'un jardinier ;
Elle aperçut Ji^sus, sans se dmiter (|ue c'était lui.
Et Jésus lui dit : • Femme, pourquoi pleures-tu? Qui
cherches-lu? ■ vous, vers qui toute son âme aspire,
pourquoi lui demander la raison dé ses larmes, l'objet
de ses recherches? Est-ce bien à elle, qui, il y a peu
de temps, vous voyait, avec un g^rand déchirement,
suspendu à la croix, que vous demandez pourquoi
elle pleure? Est-ce bien à elle, qui, il y a trois jours,
voyait, déchirés et transpercés de clous, vos mains
qui l'ont bénie souvent, vos pieds qu'elle couvrait de
baisers en les arrosant de ses larmes, est-ce bien â
elle que vous demandez la cause de sa douleur? A
présent, elle croit que votre corps, ce corps qu'elle
venait oindre de parfums en manière de consola-
tion , a été enlevé , et vous lui dites : » Pourquoi
, pleures-tu? Qui cherches-tu? ■.,. C'est vous, Jésus,
[uî, par l'invincible attrait de votre parole, le charme
1 votre esprit, avez amoureusement amené cette
SFemme à vous. Vous l'avez enchaînée à vos pas, par
Fl'invisible cbatne d'un amour sans bornes, alors que
rous avez effacé ses péchés. Par vos actions, par vos
paroles, vous avez embrasé son cœur d'amour. De
>votre souffle, vous avez ébranlé ses esprits. Vous avez
ffiéehé ses larmes et vous n'avez pas craint les baisera
Tde ses lèvres. Vous avez chassé de son cœur tout
jiamour périssable, afin qu'elle marchât avec vous dans
i paix. Et maintenant, vous lui demandez qui elle
184 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
cherche!... C'est vous qui avez fécondé cette âme par
Tincessante fraîcheur de canaux invisibles. A présent,
cette tendresse que vous avez répandue de votre âme
dans la sienne la tient enchaînée au sépulcre. Et vous
choisissez ce moment pour lui demander la cause de
ses pleurs. Vous seul êtes la cause de ses gémisse-
ments, de ses angoisses. Tout entière, elle est à vous;
tout entière, elle espère en vous, et c'est de vous qu'elle
désespère. Elle vous cherche avec tant d'ardeur qu'en
dehors de vous, elle ne pense à rien, ne s'inquiète de
rien. Elle n'a plus ses esprits et est égarée à cause de
vous. Pourquoi donc lui demander : « Que pleures-
tu? Qui cherches-tu? » Est-ce pour lui faire dire que
c'est vous qu'elle pleure, vous qu'elle cherche?... Ou
bien est-ce pour qu'elle vous reconnaisse, malgré votre
intention de vous cacher? Toujours est-il que, prenant
Jésus pour le jardinier, elle lui dit ces mots : « Si vous
l'avez enlevé, dites-moi où vous l'avez déposé, et je
l'emporterai. » douleur misérable, ô admirable
amour I Cette femme, enfouie dans son chagrin comme
dans un nuage, ne voyait pas le soleil levant qui jetait
ses premiers rayons dans son âme et entrait par les
ouvertures de son cœur. Elle languissait d'amour à un
tel point que ses yeux obscurcis regardaient sans voir.
Elle regardait Jésus et ne le voyait pas. Marie, si tu
cherches Jésus, pourquoi ne le reconnais-tu pas?
Voici Jésus qui vient à toi; celui que tu demandes,
t'interroge. Et tu le prends pour un jardinier! C'est
Jésus, et en effet il est jardinier à sa manière : il a
semé la bonne graine, dans le jardin de ton âme, et
LES SERMONS. J85
vient maintenant en arracher les mauvaises herbes de
l'infidélité. De qui parles-tu donc, quand tu dis : ■ Si
vous l'avez enlevé? ■ Qu'entends-tu pur l,à? Pourquoi
ne pas prononcer le nom de celui que tu cherches?
... Tel est l'effet du dtîsir. Il donoe à ceux qui en sont
victimes l'illusion que tout le monde est au courant
de ce qu'ils veulent... Mais pourquoi dis-tu, loi qui
n'es qu'uoe femme : i Et je l'emporterai. » Joseph
lui-même recula et n'osa pas détacher de la croix le
corps de Jésus, sans en demander la permission à
Pilate. Toi, tu es sans craiote et tu ne te mets pas
BOUS le couvert de la nuit. Tu t'engages sans compter :
* Et je l'emporterai. » Û Marie, si par hasard le corps
de Jésus était déposé dans l'atrium du grand prêtre,
là oii s'est chauffé le prince desApôtres, que ferais-tu?
S'il était étendu sur la place, au milieu de la foule,
comment t'y prendrais-tu? S'il était dans la maison de
Pilate, gardé par les soldats, qu'entreprendrais-tu, je
te le demande? ■ Et je l'emporterai. • superbe au-
dace! Tu es femme, et tu n'uses d'aucune réticence; tu
ne mets à ton dévouement aucune condition ; tu parles
sans pour et tu promets sans hésiter. femme, grande
est ta constance, grande est ta foi! Mais comment,
avec quelles forces, quelle vigueur, à l'aide de quels
stratagèmes, pourrais-tu porter seule un corps aussi
lourd, alors que, pour le mettre au sépulcre, tu eus
l'aide de nombreux porteurs ? Crois-tu les avoir encore
avec toi? Us se sont éloignés. • Et je l'emporterai. »
L'amour, en effet, range l'impossible parmi les choses
qui sont en son pouvoir et souvent présume trop de
IBfi SAINT BERNABDIH DE 8IEWNE.
ses forces. bon Jésus, veuillez ne pas exalU
désir, car depuis trois jours il la consume. Et elleî^
vous a pas pour rassasier son âme, qui ne peut être
assouvie que si vous lui offrez le pain de votre cœur.
La vie ne restera pas longtemps encore dans sa chair,
8i, en vous déclarant, vous ne rendez la vie à son âme.
Alors Jésus l'appela : • Marie. ■ Dès qu'il eut prononcé
son nom, la voix de Jésus pénétra en son âme, et aussi-
tôt, dans sa parole, elle reconnut le verbe accoutumé...
Son Mattre, en effet, avait l'habitude de l'appeler ainsi.
Dans cet appel de son nom, elle sentit la douceur de
Dieu et ainsi reconnut son Seigneur dans celui gui la
nommait... Maître très doux, ô Seigneur, combien
vous êtes bon pour ceux qui ont le cœur pur I Heureux
sont ceux qui vous cherchent dans la simplicité de
leur cœur, et satisfaits sont ceux qui espèrent en vous t
Cela est vrai, et vrai sans l'ombre d'un doute. Vous
aimez qui vous aime et vous n'abandonnez jamais
ceux qui espèrent en vous. Votre fille préférée vous
cherchait en toute simplicité d'âme, et, en vérité, elle
vous a trouvé. Elle espérait en vous, et vous ne l'avex
pas délaissée. Elle a plus obtenu de vous qu'elle ^
attendait (J).
Je ne veux pas prolonger ces citations. C'est"
assez pour permettre d'entrevoir quel orateur se
cachait derrière le théologien. C'est également
(i) s. Berit. op
reproduit dans u
LLS SERMONS, 187
assez, si je ne me trompe, pour éveiller le désir
d'approcher de plus près cet orateur, de le mieux
connaître. N'y a-t-il donc aucun moyen de l'en-
tendre directement? Ne peut-on saisir nulle pari
le sermon, non plus tel que Bernardin l'a rédigé
dans sa cellule, mais tel qu'il Ta eÉfeclivement
prononcé sur les places publiques des cités ita-
liennes?
I
Xies sermons du Moyen âge qui nous ont été
conservés n'ont pas tous été rédigés par leurs au-
teurs ; beaucoup ont été recueillis par des auditeurs.
Ceux-ci apportaient à l'église leurs cahiers ou leurs
tablettes; parfois, ils avaient un encrier à leur cein-
ture, ainsi qu'on les voit figurés dans les miniatures
des manuscrits. C'estpar cette voie que nous sont
parvenus quelques-unea des œuvres de saint Bona-
venture (1), plusieurs des sermons de Gerson (2)
(1) Voir dans les Opéra omnia S. BoHovenlurm, éditùs par les
Përea franciscams du collège de Quaracclii, la partie du t. V qui
reafarme Isa Callaliones iii Sfj:aêmeron, ot celle où est le traité
Dp Septem donis Spirilus SancU.
(ï) BouiiRET. Estai ci-itliitie et h'igtoriqiie sur tes sermons fran-
fuis de Gertiin, p. S6 etlSl.
188 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
et de Savonarole (1). De tels comptes rendus, le
plus souvent faits par des inconnus, ne peuvent
inspirer une absolue confiance et sont forcément
de valeur très inégale. Quelquefois, le scribe rem-
place par des etc, des développements qui lui pa-
raissent oiseux ou qu'il n'a pu suivre; celui qui
recueillait les discours de Savonarole confesse,
à plusieurs reprises, avec une naïveté touchante,
qu'à tel endroit l'émotion et les larmes l'ont em-
pêché de continuer à écrire. Les uns, plus fami-
liers avec le latin, rédigeaient en cette langue
des discours prononcés en italien, en français
ou en allemand; le plus grand nombre se ser-
vaient du même idiome que l'orateur. Tantôt ils se
bornaient à de simples analyses, à des résumés
plus ou moins secs ; tantôt ils tâchaient de repro-
duire le discours aussi complètement que pos-
sible.
Ce qui se faisait pour tous les prédicateurs célè-
bres devait se faire également pour notre saint.
Dans les manuscrits des bibliothèques d'Italie, no-
tamment à Florence et à Sienne, se trouvent plu-
(1) ViLLARi, Savonarole et son temps, trad. Gruyer, passim. —
Par exemple, le discours sur l'art de bien mourir, prononcé par
Savonarole, le 2 novembre 1496, a été recueilli par un auditeur
qui déclare l'avoir écrit dalla viva voce del Padre mentre che pre-
dicava.
LES SERUONS. IBS
sieurs de ses sermons, recueillis par des auditeurs,
la plupart en langue vulgaire (1) . Le Père de la Haye,
qui ne se souciait guère que de reproduire exacte
ment l'enseignement théologique de saint Bernar-
din, avait dédaigna de puiser à ces sources (2).
C'est là, au contraire, que l'historien, curieux sur-
tout de se faire une idée de la prédicatiou popu-
laire à cette époque, a le plus de cliance de saisir
sur le vif l'orateur et son discours. Entre tous ces
recueils, on remarqua de bonne heure celui des
quarante-cinq sermons que Bernardin a prononcés
à Sienne, dans l'été de 1427, en revenant de
Borne. Le a prologue » nous informe que, pen-
dant celte prédication, k Dieu inspira a à un
citoyen nommé Benedetto, tondeur de draps de
son métier, ayant femme et enfants, plus ver-
tueux que riche, d'abandonner momentanément
son travail pour recueillir et écrire chaque ser-
mon, mot à mot (de verbo ad verbum), en ne lais-
sant aucune parole, si minime qu'elle fût, sortie
de celte bouche sainte, sans l'écrire {non lassando
(t) Le profeBseur Oraxio Bacci a anDODcé i^u'il pri^parait uns
Eibliogra/ia de' codici e délie ilampe dtUe prediche eotgari di lanto
Bemardino.
(3) Toutefois le Vbre de la IIa,ye lui-même avait inséré dans
sa collection une sârie àe aermona rédigea seulsnienl pas un
auditeur (t. Ill, p, 168 et aq,) : c'est lo cftrémo dit Séraphin.
pronoDcO à Padooe, sur lequel j'aurai l'occasion de revenir,
U.
100 BAI^T BERNABDIN DE SIENNE
una minima paroluza di quelle che uscivaiio di quellii
aanta bocca che lui non scrieisse); il est ajouté
que Benedetto prenait ses notes avec un stjiel
sur des tablettes de cire, puis, le discours fini,
rentrait dans sa boutique pour le transcrire sur
des feuillets. Le manuscrit original de Benedetto
n'a pas été retrouve; mais on en possède quatre
copies très anciennes : trois à la bibliothèque de
Sienne, postérieures de peu d'années à la mort de
Bernardin : la quatrième à Palerme, datée de
li43, c'est-à-dire antérieure d'une année à cette
mort. Dès 1820, l'abbé Luigi de Angelis, con-
servateur de la bibliothèque de Sienne, signa-
lait l'importance de ce recueil (1); en 1863, Mila-
nesi en publiait une partie (2); en 1868, Zam-
brini en détachait des extraits (3) ; enfin, de 1880
à 1888, un érudit siennois, Luciano Banchi, fit
imprimer intégralement, en trois volumes, les
quarante-cinq sermons (i).
;o del leeoio X V, fcrili
(1) Sopta un coD
in eera, e lù Varie aiiiichiiim
tezza det pariare, Oiiervazion
{Colle. 18S0J.
(â) Prediche volgari di San Bernardin
m«i« in luca. (Sieoa, 1833.)
(3) Zaushini, NoveUe.tle, Esiempi mora
BerniudiAO da Siena. (Bologaa, 1868.)
(i) Le Pi-ediche po^ari di San Hemaydi
piazzn del Campo famo iICCCXXVII, or
LES SERMONS.
ISi
Est-il exacl que Beiiedetto ail toujours réussi,
comme l'aflirme le n prologue » du manuscrit, à
écrire les sermons de verbo ad verbtim? On n'oserait
s'en porter garant. Certaines parties ont des obscu-
rités, des incertitudes, des lacunes, qui ne sauraient
être toutes imputées à l'orateur. Néanmoins, ce
compte rendu est beaucoup plus complet que la plu-
part des autres travaux du même genre qui nous
sont parvenus du Moyen âge. A le parcourir seu-
lement, il saute tout de suite aux yeux qu'on est en
présence, non plus d'un simple résumé, mais du
discours même. On n'en voudrait pour preuve que
l'espace occupé par chaque sermon ; quelques-uns
tiennent jusqu'à cinquante pages d'impression ser-
rée; la moyenne est de trente pages, notablement
supérieure à la dimension des discours publiés par
le Père de la Haye (1). Les sermons contenus dans
les deux derniers tomes sont généralement plus
étendus que ceux du premier : il n'est pas vraisem-
blable que le prédicateur ait allongé ses discours à
LcciAND Banchi. (Sieaa, 1380, ISSi et 1S88.) J'ai iiji. eu occosloa
dp citer pi uBieurB fois eut ouvrage.
(1) Comparez, par exemple, deux discours sur laNativité de la
Vierge, l'un dans les Prediehe votgari, l. II, p. Ï33 et aq. ; l'autre
dans les Œuvres latines, t. IV, p. 93. Tous deux sont à. peu près
congus sur le même plan, avec les mêmes divisions et subdivi-
. Le premier est au moins deux fois plus long que 1
191 SA.INT BERNARDIN DE SIENNE.
la Un de la station; ne doit-on pas supposer plutôt
que le scribe était devenu, par l'usage même, plus
habile et plus prompt à suivre la parole? Ce qui
n'est pas moins probant que la longueur matérielle,
c'est l'accent, le charme, la saveur tout originale
de la langue. Il y a là quelque chose qu'un scribe
n'invente pas. En Italie, de bons juges ont déclaré
que ces predklie volgari étaient * des trésors de
belle et pure langue familière siennoise, des mo-
dèles d'excellente prose narrative, descriptive,
discursive et oratoire n ; ils ne tarissent pas sur
K la richesse, la fraîcheur, la variété merveil-
leuse « de ce style, et n'hésitent pas à classer l'aa-
teur au premier rang des prosateurs du Quattro-
cento (I).
Certains détails permettent d'apprécier jusqu'à
quel point notre Benedetto s'appliquait à. tout
reproduire. Non content de rapporter très soigneu-
sement les développements de l'argumentation, il
ne négligeait aucune des petites digressions qui
venaient l'interrompre, digressions provoquées
par des circonstances extérieures ou nées de la
(1) Cf. notamment una InLéresBante confârcQce du profesBeor
Obazio Bacc[, sur Ita Predieht mlgari di San Bemardino. (Ci»-
ferenît délia commiiiione leneie di storia palria, Siens, 189B.)
Cf. aussi le Manuale de Ittltralura italiana, par MM. b'Ahcihu et
LES SERMONS. 49B '
fantaisie de l'orateur. Ainsi note-t-ii, au passage,
des interpellations à l'adresse des auditeurs inat- i
tentifs, distraits ou sommeillants, celle-ci par]
exemple : « Je vois dormir deux femmes côte t
c(Me, l'une faisant oreiller à l'autre. Je ne peux J
le souffrir, parce que je suis de la race de ces T
avares qui, lorsqu'ils voient du vin se répandre,
crient aussitôt : Hélas ! cela se perd ; car ce ]
n'est pas de cela que boivent les poules (1) t » Il ]
s'arrête pour inviter ceux qui sont trop loin à
se rapprocher (2), ou pour rappeler ceux qui font 1
mine de s'en aller avant la fin du sermoi
« Restez en place, mesdames, ne vous en allez
pas! Eh quoi, quoi donc? Qu'aucun de vous ne
s'en aille ! ... Oh ! c'est là un mauvais signe, oui, un
mauvais signe. Ainsi ma prédication a été inter-
rompue l'autre jour. Je voudrais qu'il m'en coûtât i
(1) Le Pitdiche volyari, t. l, p. Bi, Cf. aussi t. I, p. 77, 187;
t. II, p. 3S9; t. III, p. SA, 443. — Ces interpellation 9 aui dormeuri i
Étaient habiluelles aux prédicateurs du Moyeu âge. Le cardinal
Jacqnss de Vitry raconte qu'il réveilla, un jour, l'attention de |
toute une multitude, par cette seule parole : ■ Celui qui dort 1â,
dam un coin, ne connaîtra pas le secret que je vais vous coo-
fiei'. » Une autre Cois, il disait : <> Voulez-vous maintenant que je 1
vous parle de la femme tioonëte? Je vais vous parler de cette
vieille que j'aperçois endormiel,.. Pour Dieul si quelqu'un
épingle, qu'il la réveille : ceux qui dornient au sermon se gar-
dent bien de dormir à table. ■ Lecot us la Mauche, La Chaire
frartçniieau Moyen dge, p. au,
(î) Le Prcdiche valgari, 1. 1, p. 110.
194 SAINT BEBNABDIN DE 8IENNE-
trois livres de sang et que mon sermon ne fill pas
interrompu. Je vais flnir ; écoutez la conclu-
sion (1). a C'est encore aux femmes qu'il reproche
le bruit fait pendant la raesso qu'il célébrait avant
le sermon : « femmes, quelle honle est la vôtre t
car, le malin, pendant que je dis la messe, vous
faites un tel vacarme qu'il me semble entendre un
tas d'os qui s'entre-choqueut. Et quels cris ! L'une
dit ; Jeanne I L'autre appelle : Catherine 1 Une autre :
Françoise 1 Oli! la belle dévotion que vous avez à
entendre la messe 1... Ne pensez-vous pas que,
dans ce lieu, est célébré, pour votre salut, le sacri-
fice du corps glorieux du Christ, Fils de Dieu; que
voua devriez vous tenir tranquilles, sans qu'aucune
de vous fit même chutf Vient madame « Pîgara d,
elle veut s'asseoir devant madame « Sollicita d . Ne
faites plus ainsi. Qui arrive la première se range
la première. Comme vous arrivez, asseyez-voua et
n'en laissez aucune passer par devant (2). » II les
détourne de venir, avant le jour, retenir leurs
places, parce que, leur dit-il, « quand vous avez
ainsi passé une mauvaise nuit, vous dormez au
sermon ; l'espace est assez vaste pour qu'en venant
à l'appel de la cloche, vous soyez sûres d'être bien
(1) Le Prediche volgan, t. 111, p. 388. Cf. ansû t. 11, p. 139.
(î) Ibid., t. II, p. 109, 110. ^H
placées (1) " . Puis le voici qui apostroplitï des en-
fants qui jouent à la balle (2), des gens qui font du
bruit Bur la place : « Oh 1 là-bas, près de la fontaine,
vous qui êtes là-bas à faire votre marché, allez
donc le faire plus loinl Vous n'entendez pas,
vous, prés de la fontaine (3) î » Une autre fois, il
invite à chasser un chien (4), ou bien il s'arrête
pendant que sonne la cloche de l'horloge (S). Il
entretient les auditeurs de sa santé qui se trouve
très bien, assure-t-il, des consolations que ceux-ci
lui donnent (G) ; il prétend « peser, après avoir prê-
ché, une livre de plus qu'avant (7) »; la simplicité
naïve de ses confidences sur ce sujet serait pour
faire sourire un auditoire moderne : « Hier, dit-il
au début de son quatrième sermon, j'étais mort, et
aujourd'hui je suis vivant; je ne croyais pas pou-
voir prêcher à cause du grand mal qui me tenait;
c'est pourquoi j'ai pris une forte purgation (8). w
(i) Le Prediche lOluari, l. 1, p. 123,
(ï) lbid.,l III, p, 13G.
(3) Ibid., t. Il, p. 270. Ceue fontaine sur la Piaiza del Campa
est la célèbre Pootegaïa. sculptée par Giacomo ilella QuLTcia;
elle veDait d'être achbvée, quelques aiiu<:es auparavant, ca lilB.
Cf. aussi, t. II, p.î4S, S71.
(*) /6id.. t. Ili, p. 4Ûli.
(5) Ibid . t. IIJ, p. 305
(6) Itid., 1. Jl. p. ïflo
(7) Ibid-, t. il, p. 3i0. Cf. aussi t. Il, p, 381»,
(8) Ibid., t. ], p 8'J, Le déUil est d'une précision plus natura-
196 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
Ses auditeurs semblent-ils inquiets d'une me-
nace de pluie, il les rassure : h Le nuage est
passé 1', leur ilit-il (1). D'autres fois, le sermon
s'arrête brusquement, et l'on trouve dans le
compte rendu quelque note de ce genre : « Eu
ce moment, la pluie commence h tomber, et le pré-
dicateur cesse do parler (2). o Tel jour, le temps
lui paraît si agréable qu'il éprouve le besoin de
s'en réjouir avec ses auditeurs : « femmes, que
vous semble de ce temps pour la prédication î
Quant à moi, je dis qu'il me paraît excellent, et
que c'est un morceau friand enlevé au diable : il
n'y a ni pluie, ni froid, ni clialeur, ni vent. C'est
un plaisir à la barbe du diable (3). » Dans sa minu-
tieuse et imperturbable fidélité, le rédacteur note
jusqu'à l'hésitation voulue avec laquelle l'orateur
répète ses mots en attendant que l'auditoire soit
plus attentif (4), jusqu'à ses inflexions de voix, aux
syllabes sur lesquelles il appuie plus fortement (5),
liste encore : ' la ebbi una fargaziont lanto grande, the ii
mono XXIIII valu a qv.a. • Un jour, saint Vincent Ferrier, étant
enroué, tirait de son eorouement même tout le sujet de si
(1) Le Prediche volgari, t. III, p. 220,
(!) 7ÈW., t. I.p.îTB; t. Il, p- 20.
(3) Ibid-,1 II, p. 336.
(4) /ftid, t. II.p-270-
(S) Ibid., t. II, p. i£, 228, il4; t. 111, p. IHO.
LES SERMONS. 19T
et, parfois, à travers le texte, on croit entrevoir ses
gestes et sa mimique (1).
A un compte rendu qui reproduit si complète-
ment les moindres détails du discours, l'écriture
ordinaire n'a pu vraisemblablement suffire. On est
amené à supposer que Benedetto usait d'un système
tacbygraphique quelconque. Ces procédés, moins
parfaits sans doute que notre sténographie mo-
derne, ont été pratiqués de tout temps, et notam-
ment au Moyen âge (2). Les scribes y avaient
recours, soit pour épargner le parchemin, soit
pour gagner du temps : la rapidité avait un prix
particuher quand il s'agissait de recueillir le cours
d'un professeur ou le sermon d'un prédicateur.
Certains auteurs se servaient, pour leurs propres
manuscrits, de caractères abréviatifs, parfois mal-
aisés à déchiffrer : c'est le cas, entre autres, de
saint Thomas d'Aquin (3). Quel était le procédé de
Benedetto? On l'ignore : on sait seulement qu'il
(1) Ls Prediche volgari. t.
. IS*;
, ir, p. 70; t. III.
(2) Cf. sur ce sujet Maurice Phou, Manuel de patcographit
latine ef française, du sixiime au dix-ieptième siècle, suivi d'un
hietionnaire des abréviationt{iS^Oj.
(3) Tel est le manuscrit évidemment autograptie de la Sumtna
contra Gentitet, éditéa par Uoslli (Romtc. Typographia polyglotta
S. C. de Propagandà fide, 1878). En [Ôte de celte éiiilion, est le fac
timite d'une pags de i
198 SAINT BERNARDIN DE SIENNE,
se servait d'un stylet el de tablettes de cire (1).
Même avec le secours de la tacliygrapliie, il n'en
demeure pas moins surprenant qu'un seul liomme,
un artisan, ait pu accomplir un tel travail, noter,
le matin, toutes les phrases d'un discours qui
durait plusieurs heures, les transcrire, dans l'après-
midi, sur feuillets, et cela quarante-ciuq jours de
suite. Ajoutez que, pour ne pas se perdre au milieu
de ces divisions et subdivisions d'une théologie
parfois subtile, pour recueillir exactement tant de
citations latines de l'Écriture sainte ou des docteurs,
il fallait une instruction qu'on n'attend pas d'un
toudeui- de draps. Il est vrai que, dans les cités
démocratiques de l'Italie de cette époque, certains
artisans étaient parfois d'une culture et d'une nais-
sance fort supérieures à celles de nos ouvriers
modernes ; à Sienne, notamment, des nobles se
faisaient inscrire au livre des métiers, par calcul
politique et pour échapper aux proscriptions édic-
tées contre les hautes classes ; divers indices ont
fait supposer que Benedetto était peufr-étre dans ce
(1) Ces talilettes, fort employées dans Tïntiquité, D'aTaient pas
GomplÉtoment disparu au Moyen âge ; oq les trouve en usage,
dans certains couvents fraaçais, jusqu'au dlx-buitième siècle.
Cf., sur ce sujet, l'opuscule, àÈ'ik cité, de l'obbË de Angeus, Oiwr-
ioni critkhe tnpra un codice cartaceo del leenlo XV e là t*4j
antichUsima di irrifere in ciraron pari pretifizn dpi parlât
LES SEBMONS. l»g
cas (I). Enfin, il n'est pas invraisemblable <|ue le
prédicateur l'ait un peu aidé : Bernardin savait
que quelqu'un écrivait ses discours, et il s'intéres-
sait à ce travail; on le voit par divers incidents
du compte rendu; à plusieurs reprises, il inter-
pelle n celui qui écrit », pour lui recommander
de prendre avec soin tel passage difficile, par
exemple Findication de divisions compliquées, ou
une parole des Livres saints (2) ; un jour, ayant à
dire un texte particulièrement long, il le répète une
seconde fois à l'intention de « celui qui écrit (3) ».
Quoi qu'il en soit, le résultat obtenu est fort extraor-
dinaire, et l'on comprend qu'à l'époque même où
ce travail a été fait, le prologue de notre manuscrit
l'ait signalé comme une chose prodigieuse, cosa
miracolosa.
^r^Oii,
Que les sermons recueillis par Benedetto soient
bien de Bernardin, c'est ce qui ne peut faire de
doute. On y trouve, à plusieurs reprises, des allu-
l'Cf. les Omervaiioni précitées de l'abbâ de ânoelis.
YU Pridiche colgari. t. I, p. 161; t. IT, p. 35, 2*1, £73.
S ibid., t. m, p. ao7.
200 SAINT BJERNARbiN DE SIENNE.
sîons aux circonstances connues de sa vie : par
exemple, à ce fait qu'il est né, a pris Thabit et a
prononcé ses vœux le jour de la Nativité de la
Vierge (1); à ses diverses prédications, notam-
ment aux jeux meurtriers dont il a obtenu la sup-
pression à Pérouse (2) ; à son récent voyage à
Rome et aux attaques dont il a été l'objet à propos
de la dévotion au nom de Jésus (3) ; au refus qu'il
a fait de l'évéché de Sienne (4). En outre, plusieurs
de ces sermons, par le sujet, par la doctrine, par
l'ordonnance, par les divisions, par les textes
sacrés, par l'argumentation, ont une similitude
marquée avec ceux que Bernardin a rédigés en
latin : tels notamment certains sermons contre
les discordes des partis, contre les vanités fémi-
nines, ou sur diverses fêtes de la Vierge (5). La
similitude est plus probante encore, quand elle se
(1) Le Prediche volgari, t. II, p. 240.
(2) Ibid., t. I, p. 97, 285, 349.
(3) i6id.,t. I, p. 98.
(4) Ibid.,i. II, p. 69,219.
(5) Comparez, par exemple, le premier sermon des Prediche
volgari sur rAssomption (t. I, p. 7 et sq.), avec le sermon de
Assumpiione B. V. Mariœ et celui de Exaliatione B. Virginis in
gloriâ (Sancti Bernardini Senensis Opéra, éd. de la Haye, t. IV,
p. 125 et sq., p. 132 et sq.). Comparez de môme le sermon des
Prediche volgari sur la Nativité (t. II, p. 239 et sq.), et ceux sur
l'AnnoDciatioD (t. II, p. 389 et sq., et p. 430 et sq), avec les ser-
mons sur les mêmes sujets, publiés par le Père de la Haye (t. IV,
p. 93 et sq., et p. 98 et sq. ; t. II, p. 316 et sq).
^^" LES SERMO:iS, 201
I maiiîfesle par la répétition d'idées trop bizarrespour
I être venues simultanément à plusieurs esprits (I).
C'est donc bien sûrement le même homme qui
a écrit les sermons latins et prononcé ceux en
langue vulgaire ; ce qui ne veut pas dire que ce
soient lea mêmes sermons, ni le même genre de
sermons. Ils diffèrent au contraire beaucoup. Sans
doute, quand il prêche sur la place de Sienne,
Bernardin ne se dégage pas de ces divisions,
subdivisions et classifications scolastiques qu'il
combinait si subtilement, la plume à la main,
dans sa cellule; il y voit même un point d'appui
dont, au milieu des entraînements de l'improvi-
salion, il s'astreint à ne jamais se séparer ; son
esorde consiste souvent à indiquer et à numé-
roter les divisions , sa péroraison à les rappe-
ler (2), et il y revient fidèlement à chaque transi-
tion. Mais, dans les compartiments ainsi formés, il
se lance, s'anime, s'échauffe. Au lieu de l'argu-
(1) Telle est l'obsL'rvalion que le prédicateur prÉlimdail avoir
faite, et d'aprâs laquelle l'oau daDs laquelle une femme a lavé hbs
taaJaB serait moiiis sale que celle qui a servi à un liorame ponr
le même usage ; ello se trouve daos l'une des Prediche volgari
<t. II, p. 109) et dans l'un des Stnnnnei publiés par le Péro de la
Haye (t. I, p. S43); seulement elle ne sert pas, dans les deux cas,
à la mâme démonslratian.
(3) Le scritie se dispensait parfois de prendre cette sorte de
recollection et se bornait k l'indiquer. Cf., par exemple, Le Pn-
' 4iduvotgaTi,l.ï,p. S38,3ûfl; t. Il, p. 387.
S02 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
mentation méthodique et souvent un peu sèche
des discours l'crits, c'est la libre et vivante parole,
avec son aisance, sa variété d'allure, familière ou
véhémente, satirique ou tendre, allègre ou pathé-
tique, trahissant tantôt le sourire sur les lèvres
de l'orateur, tantôt le tremblement ému de sa
voix, mêlée d'interjections , d'apostrophes , de
questions et de réponses, parfois presque de petits
drames vivement mis en scène, toute de verve,
alla gagliardoza, comme il aime à dire lui-même. Il
va, revient, se répète, appuie sur les idées qu'il
sent insuffisamment comprises, suit les pistes qui
se présentent, obéit aux inspirations qui lui vien-
nent des circonstances, s'interrompt pour donner
un avis ; puis, quand il se voit ainsi entraîné trop
loin de son sujet, il s'y rappelle lui-même : « A
casa, dit-il, torniamo a casa. »
En tout cela. Bernardin n'obéit pas à sa fantai-
sie : il agit suivant les besoins de son public, tels
qu'il les a discernés d'avance, tels aussi qu'il les
constate sur le moment. On sent qu'il tient con-
stamment ses auditeurs sous son regard, devi-
nant, à leur attitude, s'ils sont distraits ou émus,
convaincus ou résistants, et qu'il règle en consé-
quence son discours, n Je m'aperçois bien à cer-
tains signes, leur dît-il, quand vous ne m'écoutw
LES SERMONS. 203
pas de boa cœur; vous remuez la tête, vous y
portez la main, vous vous retournez (l). » Pour
les maintenir en haleine et se mettre plus direc-
tement en communication avez eux, il leur fait
faire avec lui certains gestes (2), ou les invite h
nouer soit un fil, soit quelque partie de leur vête-
ment, pour se rappeler, une fois chez eux, tel pas-
sage du sermon qui les regarde plus particulière-
ment (3). En un mot, quand Bernardin, dans sa
cellule, seul en présence de son sujet, rédigeait
son sermon, c'était un monologue. Quand il prêche
sur la Piazza, au peuple assemblé, c'est un dia-
logue.
Pour être assuré d'être bien entendu, il a soin
de parler à ses auditeurs le langage môme dont ils
se servent tous les jours. Aussi les Prediche vol-
gari offrent-elles un spécimen, très intéressant
pour les historiens de la langue, du vieux dialecte
stennois (i). On conçoit que ce dialecte fût fami-
(1) Le Prediche votgari, 1. 1, p. 187.
(ï) /iW., t. II, p. 278, 279.
(3) Ibid.,i. II. p. 2.
(4) Quelques expraaâions de ce dialecte ne sont pas faciles à
comprendre, surtout pour un étranger. M. Milaneïi avait ajouta
aux dix Piediche publiées pai' lui un vocabulaire explicatif des
niota et dos fafons de dire propres au dialecte aieanais, qu'il
avait rencontrés daus ces sernjons. M. Bandii se proposait de
refaire ce vocabulaire, et il l'avait anuoDcé dans sa préface de
l'éditioa complète des Predieke volsari ; la mort l'eu a euipéché.
204 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
lier à Bernardin, puisque Sienne était sa patrie.
Mais il faisait de même dans les autres contrées de
ritalie. « Quand je vais prêchant de pays en pays,
disait-il, et que j'arrive quelque part, je m'ingénie
à parler le dialecte des habitants. J'ai appris ainsi
et suis parvenu à parler à leur façon sur beau-
coup de sujets (1). » Sous l'empire de cette même
préoccupation, il donne à sa parole un tour qui
puisse être goûté et facilement compris de la foule.
Il recourt volontiers aux locutions populaires, aux
dictons, aux proverbes. Pour exposer et raison-
ner ses enseignements moraux, il préfère, aux
considérations abstraites, les images, les com-
paraisons tirées des objets familiers, à son au-
ditoire, de la vie de chaque jour, du ménage,
de la cuisine, des jeux d'enfants, des métiers, des
choses de la nature, des plantes, des pierres, des
animaux surtout. On trouve ces images, ces com-
paraisons, presque à chaque page des sermons,
quelquefois indiquées en peu de mots, d'autres
fois développées jusqu'à former de petits tableaux
aux vives et fraîches couleurs, de courtes scènes
piquantes et pittoresques (2). C'était là, du reste,
(1) Le Prediche volgari, t. II, p. 229.
(2) Ces images, ces comparaisons sont si fréquentes qu'on
serait vraiment embarrassé d'en choisir des spécimens. Notons,
au hasard, rien que dans le premier volume, Taccueil fait au chien
r
LES SERMONS.
une habitude chez les prédicateurs du Moyen âge;
ils exploitaient dans ce dessein une histoire natu-
relle, parfois très fantaisiste, dont les manuels du
temps. Bestiaires, Volucraires, Lapidaires ou autres,
leur fournissaient les éléments. « Autant, disait^
au douzième siècle, Hugues de Saint-Victor, il y
a- de propriétés dans les ohjets visibles et corpo-
rels, autant on peut trouver d'applications pour la
vie intérieure de l'âme. » Au seizième siècle, saint
François de Sales usera encore de celte méthode,
l'on sait avec quelle grâce, dans ses livres de
spiritualité.
Toujours à l'adresse de son assistance popu-
laire. Bernardin introduit, de temps à autre, dana
la trame de son discours, de courtes nouvelles ou
des apologues contenant une leçon morale (1). Le
lien qui les rattache au sujet traité est parfois un
peu lâche et artificiel ; il est visible que le dessein
de l'orateur est surtout de reposer et de récréer
étranger par les ctiieiiB en Iraio de boire (p. 151), la mÈre qui
met un amoi' sur son sein pour sevrer son eafant (p. 198), la,
mouche qui loniix^ dans la soupe du mari gourmand (p. 199],
l'armurier qui bmail son arme (p. 3£iS), l'oufant tombù dans la
boue, que an mtie vient relever (p. 355), etc., etc. Voyez aussi
dans le 1. 111, ji 298, le semeur qui prétend éloigner les corbeaui
en dressant un mannequin avec une arbalète à la .Tiain-
(1) M. Zaniiirini a publié, en 1878, un recueil de trente-huit
Novellelte, Esismpi morati e Apologhi. estraits des discours de-
Bieane.
12
a06 SAINT BERNAItlJIN DE SIE.
ses auditeurs, ce qui n'était pas inutile avec des
sermons ilc plusieurs heures. Aussi, voyez comme
il annonce tout d'abord le récit qu'il va faire, de
façon à bien réveiller l'attention engourdie ou dis-
traite : « Je vais, dit-il, vous raconter un très bel
exemple, un belUssimo essemplo (c'est le nom 'qu'on
donnait alors à ces contes moralises); écoutez bien;
cela vous plaira (1). b En ce point encore, Bernardin
ne faisait qu'user d'une méthode fort répandue à
son époque, et qui, à la vérité, était de tous les
temps. Ne rapporte-t-on pas que déjà, à Athènes,
Démostliène et Démade ressaisissaient l'esprit de
leurs auditeurs, en leur contant la dispute sur
Tombre de l'àne ou le voyage de Cérès avec l'an-
guille et l'hirondelle? Mais c'est surtout au Moyea
âge que les m exemples » ont été en faveur (2).
Les éléments en étaient empruntés aux auteurs
anciens, aux légendes des saints, aux chroniques,
aux contes populaires, aux apologues en circu-
lation. Avec le caractère d'universalité qui est
(1) Cf. Le Prediche votgari, t. I, p. 172, 23i, al9; t. Il, p. 29.
(B) « Le glaive alHlé de l'argum en talion, disait ua sermonaire
fameux lie ce temps, Jaequca de Vilry, n'a point de pouvoir
sur les laïques; à la acience des lîeritui'es, sans lai.]uelte on ne
peut faire un pas, il faut joindre des eiemplos oneouragoantB,
récréatifs et cependant édifiants. Ceui qui blâment ce mode de
prédiuatian ue soupçonnant pas les fruits qu'il peut produire. ■
LES SERMONS. 207
propre ii cette époque, ils formaient une sorte de
fonds commun à tous les pays de la chrétienté.
Diverses compilations en avaient été faites à l'u-
sage des prédicateurs (l).
Bernardin puise, lui aussi, à cette source banale
les sujets de ses h exemples ». Quelques-uns se
retrouveront plus tard chez les conteurs et les
fabulistes modernes. Voici, par exemple, l'apo-
logue du Loup et du Renard (2), presque identique
à celui Je La Fontaine, ou le moine, le moinillon
et l'âne (3), qui est, avec quelques variantes, la
fable du Meunier, son fils et l'âne. Voici le lion con-
voquant les animaux en chapitre, pour leur faire
faire la coulpe à l'instar des moines : c'est à peu
près la scène des Animaux malades de ta peste :
l'àne est roué de coups de bâton et honni comme vo-
leur; la brebis est traitée d'hypocrite, avant même
d'avoir ouvert la bouche, et jugée digne des plus
grands châtiments, tandis que le renard et le loup
sont déclarés excusables d'avoir suivi leur tempé-
rament (4). Voici encore l'âne aux trois fermes :
(1} La Société dei ancieng textet fronçait a publié, en isas, un
râcueil de ce fleure. Les conta nioratisês de Nicole Bozoa, Frère
mineur vivant en Anfjlelerra, nu quatorzième .tiécle.
(S) le Prediche calgari. t. 1, p. 319.
(3) I6W.,l. I, p dïâ.
(*) Ibid.,l. H, p. 29
208 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
trois fermiers sont convenus d'entretenir ensemble,
dans une petite cabane, sur le chemin du moulin,
un âne dont ils doivent se servir, à tour de rôle,
pour porter leur grain. Le premier qui prend
l'àne lui laisse pour toute nourriture brouter
l'herbe autour du moulin, pendant la mouture du
grain; l'herbe était rare, et l'âne l'a vite tondue. Le
lendemain, le second fermier se sert de l'âne à son
tour, et, comptant qu'il a mangé la veille, le ramène
à la cabane sans lui donner aucune pitance. Le
troisième vient le jour suivant et charge l'âne d'un
sac plus lourd, se disant qu'im âne appartenant à
plusieurs doit être fort; et, comme l'âne fléchit, il
le roue de coups, sans lui donner non plus rien à
manger. Le quatrième jour, la pauvre bête était
morte (1). Une autre fois, l'orateur raconte l'his-
toire de la veuve avant envie de se remarier, mais
qui craint ce qu'on dira d'elle : pour éprouver l'o-
pinion, elle imagine de faire écorcher un cheval,
puis dit à un de ses domestiques de le promener
par la ville et d'observer ce qu'on en dira; le
domestique revient en racontant que chacun se
pressait autour de lui et demandait : « Qu'est-ce
que cette chose extraordinaire ? » Le jour suivant,
(1) Le Prediehe volgari, t. III, p. 196.
LES SERMONS.
même épreuve avec un autre cheval également
écorché; l'étonnement est beaucoup moindre. Le
troisième jour, personne ne se dérange plus de
sou chemin. Alors la veuve se dit : n Ohl je puis
bien prendre un mari, car, après qu'on en aura
jasé, on s'en lassera et, au bout de deux ou trois
jours, on n'en parlera plus (1). m Faut-il mention-
ner encore l'histoire de l'ermite qui ne va pas
entendre le sermon (2), celle du voleur qui se
déguise en porc pour voler de la farine pendant
la nuit (3), celle du fou qui se bat avec son
ombre (4), etc., etc.? Quelques-uns de ces récits
sont troussés lestement et brièvement; dans d'au-
tres, l'orateur se complaît à mettre en scène ses
personnages et à les faire dialoguer; dans tous,
il fait preuve d'une bonhomie fine ot gracieuse,
d'un tour vif, et de cet art du conteur où excel-
laient alors les compatriotes de Boccace.
Ce mode de prédication populaire a été parfois
déprécié par certains critiques qui s'étonnent que
des moines du Moyen âge ne parlent pas, en pleine
place publique, à une foule encore naïve et rude,
sur le ton des évêques préchant à la cour de
(l) Le Prediche volyari, t. I, p. 174.
(2)J6id..t I, p iitl.
(3) Ibid., t. 1, p. 33*.
<i) Ibid., t. 11, p, 210.
lia SAIST BI-.B.XARUITi DE SIESM-,
Louis XrV. Ce jugement témoigne de peu de lar-
geiu- d'esprit. L'éloquence doit être appropriée
aux circoDstaDces, et la meilleure est celle qui agit
le plus sur l'auditoire auquel elle s'adresse. Or
jamais la parole religieuse n'a eu autant d'in-
fluence sur le peuple qu'à l'époque où elle em-
ployait les moyeos dont on affecte d'être choqué.
Sans doute, en cela: comme en toutes choses, il y b
eu des abus : chez plusieurs des prêcheurs d'alors,
la familiarité dégénérait en grossièreté, la bonho-
mie et la belle humeur en bouffonnerie et pasqui-
nade; de là des scandales qui avaient plus d'une
fois provoqué les protestations des contemporains
et les réprimandes de l'autorité ecclésiastique (1). !
Mais depuis quand suffit-il qu'on ait abusé d'un
procédé pour en condamner l'usage? Chez Bernar-
din, d'ailleurs, nul excès de ce genre. Jamais il
n'est mû par le vulgaire désir d'amuser ceux qui |
l'écoutenl; il ne cherche à récréer les esprits que
(I) DËB 1g IreizièiDË siicle, Dai^le se plaignait des « fiil>lei
qu'on débitait OD cbaire >, et il ajoutait : t Aujourd'Jiui, l'on s'en
Ta prêchant avec des Jeui de mots et des bauSoaaeriea; pour
peu qu'on ait fait rire l'auditioire, le capuclion ae gonfle, et l'on
n'en demande pas davantage. ~ {ParadUo, ch. ixii, v, iOi-iii.)
Au aeizième siècle, le concile leou & Sens , en 1328. renouve-
lait la défense de * provoquer les éclats de rire, A la aianière
des boulîoua élioDléa, par de» contes ridicules et des liistoi rM.dé |
vieille Temiiie >.
LES SERMONS, 3H
pour convertir les âmes. Si l'on trouve citez lui, de
loia en loin, quelques expressions, quelques ima-
ges, dont le réalisme naïf étonne notre goût plus
timoré (1), ce sont des taches rares. On est plutût
frappé de ce que cette parole, au moment même
où elle se fait populaire, garde ordinairement de
délicatesse, de grâce, de pureté; on y voit trans-
pirer, à chaque ligne, avec l'exquise candeur du
saint, la distinction de l'homme bien né et la poli-
tesse d'un lettré qui n'est pas étranger au mouve-
ment de la Renaissance.
Ces qualités font même à Bernardin une place à
part entre les prédicateurs populaires de son temps,
Pour s'en rendre compte, il suffit de rapprocher
de lui un autre célèbre prêcheur qui devait le
suivre de peu, également Mineur de l'Observance,
leFrançais Olivier Maîllard(2). Salué par ses con-
temporains comme M un nouveau Bernardin de
Sienne d. Maillard est, lui aussi, d'un zèle infati-
gable, toujours en route, attirant autour de sa cTiaire
des foules immenses; il traite les mêmes sujets,
s'attaque aux mômes vices que Bernardin; comme
lui, il apporte, dans le cadre d'une théologie toute
(i) Cf. par eiemple Le Predkhe volgari, t. I, p. 15i ; t. 11. p. 13,
(ï) Cf. le livre de l'abbé Sjibodillan, sur Olivier Maillard, i
212 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
scolastique, une vie étonnante, moraliste ingénieux
et piquant, conteur, dialogueur et metteur en scène
plein de verve ; mais sa verve est plus grossière,
plus plébéienne; sa satire, d'une note plus vio-
lente; son rire, plus âpre. Dans sa bouche, le ser-
mon a des trivialités, des audaces, des licences qui
approchent de celles du Mystère et du Fabliau ; plus
d'un trait trahit le contemporain et le compatriote
de Villon. Enfin, à l'entendre s'indigner des vices
des puissants, Fapôtre parait avoir quelque chose
du tribun, sa libre parole a des accents presque
révolutionnaires qui rappellent les prêcheurs du
temps des Bourguignons et des Armagnacs, et qui
font pressentir ceux de la Ligue. De Maillard à
l'aimable et tendre Bernardin de Sienne, il y a,
semble-t-il, la différence du rude climat du Nord
au doux ciel de Toscane.
VII
Dans les quarante-cinq sermons qui remplissent
les trois volumes édités par M. Banchi, on ne dis-
cerne aucun ordre didactique. Les sujets se suc-
cèdent ou se mêlent, suivant les circonstances, les
LES SERMONS. 213
besoins du peuple de Sienoe, ou l'inspiration du pré-
dicateur, qui est muni d'avance pour les traiter tous-
Sur quelques-uns qui lui tiennent plus à cœur, il
parle plusieurs jours de suite et revient k diverses
reprises. Lavarîétélui paraît un moyen de tenir son
auditoire en haleine, et souvent, au milieu de son
discours, il s'interrompt pour annoncer les sujets
tout différents qu'il traitera les jours suivants (t).
Il prononce son premier sermon le 15 août, na-
turellement sur la fête du jour, l'Assomption. 11 ne
comptait commencer que le dimanche suivant,
mais les Prieurs de la ville l'ont pressé de ne pas
faire attendre le peuple avide de sa parole (2),
D'ailleurs, prêcher à l'improviste sur Marie n'est
pas pour l'embarrasser; nul sujet ne lui est plus
familier el plus doux ; on sait comment il avait fait
de la Vierge de la porte Camollia la fiancée de sa
jeunesse (3) ; ses biographes rapportent que, quand
il prêchait sur la Mère de Dieu, son visage s'illu-
minait d'une lueur séraphique, et qu'un jour, à
ÂquUa, devant le roi de Sicile, coointe il célébrait
les douze <'loiles de la couronne de Marie, l'une
de ces étoiles brilla au-dessus de sa léte.
(If Le PredUkt colgari, t 1, p 336; t II. p tu8. US; I tU,
p. SU, 372
{3) /6^ , t i. p 2«
(3) Cr. i^u* luul p 9 et iw>.
SAINT BERNARDIN DE SIEMME
A ne considérer, dans ce premier sermon de 1e
station de Sienne, que l'appareil des ilivisions et
des ^numérations, par exemple riDlerprélaliondM
cinq pierres de la couronne de la Vierge (1), on
serait tout d'abord un peu rebuté. Mais on seul
bien vite quelle tendre et chaude inspiration cir-
cule et déborde k travers ce cadre, transformaot
la ilissertalion scolastique en prière ardente, en
contemplation mystique, en chant triomphal.
Voyez, par exemple, comme l'orateur nous peint
la Vierge répondant à l'invitation d'en haut :
VfHi de Libano, sponsa mea. Il nous la montre
se mettant aussitôt eu mouvement, de la terre
s'élevant dans les nuages, traversant successive-
ment le ciel de la Lune, celui de Mercure, de
Vénus, du Soleil, de Mars, de Jupiter, de Saturne,
ne s'y arrêtant pas, montant plus haut, atteignant
le ciel des étoiles, puis le cristallin, puis l'empyrée,
toute rayonnante de fôte, de joie et de gloire :
Comme, au printemps, la terre est enceinte de fleura
et de parfums, ainsi Marie est entourée d'anges, d'apft-
tres, de martyrs, do confesseurs; tous se tienuent
autour d'elle, l'enveloppant des chants et des odeurs
les plus suaves. Il me semble que vous pouvez la voir.
(1) [.e Prtdkhe volgari 1. 1, p. ÏD e:
LES SERMONS. 2
§;la pensée, s'élever à la gloire, invitée par tous les
IFits bienheureux, avec tant d'allégresse, avec de si
: cantiques, avec une telle fête, que, rien qu'à
rveilter l'idée par ces brèves paroles, on est ravi...
, anges, archanges, chérubins, séraphins, apô-
, patriarches, prophètes, vierges, martyrs, l'en-
mnent, jubilant, chantant, dansant, faisant des
(Ses, comme vous le voyez peint, ici près, au-dessus
l porte Camollia.
ttarie ne s'arrête pas au milieu des saints; c'est
Dieu même qui lui a fait appel :
Considérez Marie monter au Père éternel, ornée de
toutes les vertus qui font l'âme belle. Elles sont là,
autour de Marie, toutes les vertus qui peuvent se nom-
mer, chacune plus ou moins haut suivant son rang,
toutes désirant parvenir à la bonté suprême de Uieu,
qui est la source d'où elles découlent en nous. Et
Marie, ainsi entourée, montait, avec une telle fête, une
telle volonté, tout enflammée du désir de s'unir à la
divinité incréée du Père. Et pareillement le Père, avec
les deux autres personnes divines, l'attendait avec une
joie, une allégresse que la langue humaine ne peut
exprimer. Le Cantique des cantiques donne un peu
l'impression de la douceur des paroles du Père, quand
il dit : Veni in kortum meum, somr, sponsa; miscut mijr-
ram meam cum aromatibm mets : comedi favum cum melle
meo; bibi vmmn meum cum lacté mm.
L'orateur contemple ensuite Dieu le Père invi-
21Ô SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
tant Marie à reconnaître « son doux Fils » (dolce
Figliuolo) uni avec la Divinité :
Quelle plus grande joie que celle de Marie! Elle jouit
de Dieu, Je voit, le considère, le possède; elle se mire
en lui uni au Père éternel. Elle voit dans son fils bien-
aimé la propre chair qu'elle a nourrie de son lait,
celle qu'elle a conçue et tenue dans son sein virginal.
Elle voit cette même chair avec laquelle il a passé
trente-trois années dans cette vie. Elle voit cette môme
chair qui a souffert de si âpres douleurs sur le bois de
la Croix, pour le salut des âmes qui voudraient suivre
sa doctrine évangélique. Et, de cette vue, Marie éprouve
tant d'allégresse, tant de consolation, tant de joie triom-
phante que jamais elle ne se lasse de regarder son fils.
Et plus loin :
Toute cette fête qui se fait dans la gloire du ciel,
quelle en est la cause? Ce sont les noces qui s'y font,
les noces de Marie, épouse de Dieu. Voilà pourquoi,
depuis que celle-ci a été élevée au ciel, il n'y a plus
que danses, réjouissances, chants suaves qui n'auront
pas de fin. Et il est dit par Salomon à tous ceux qui
se trouvent à ces noces : Venite et comedite panem meum
et bibite vinum^ quod miscui vobis,,, Venite et comedite
omnes et inebriamini. Tous, nous sommes invités à ces
noces. femmes, plût à Dieu que je vous visse toutes
enivrées, et moi avec vous, de ce vin de gloire de la
vie éternelle (1) I
(!) Le Prediche volgari, t. I, p. 22 à 28.
LES SERMONS- 217
En dépit de l'impuissance de notre français mo-
derne à l'endi'e la grâce, la fraîcheur, la saveur
originale de la vieille langue siennoise, ne dirait-
on pas de quelqu'une de ces visions sérapKîques
que Fra Angelico commençait alors à peindre aux
murailles des cloîtres et où il montrait, dans la
splendeur d'une lumière toute céleste, dans le sou-
rire d'une béatitude et d'une jeunesse éternelles,
les saints et les anges, chantant, jouant des instru-
ments, dansant sur les gazons fleuris du paradis,
ou entourant, dans l'extase de l'adoration, une
Vierge immaculée que couronne un Christ rayon-
nant de divine tendresse?
L'un des premiers sujets traités par Bernardin,
après ce début, est la prédication elle-même (1).
Ce lui est une occasion de marquer l'importance
qu'il y attache. Il va jusqu'à dire qu'entre la messe
et le sermon du dimanche, mieux vaudrait encore
manquer la messe que le sermon (2). Que devien-
drait la foi chrétienne, demande-t-il, si elle n'était
prèchée"? Et il déclare que le silence de la chaire
sera l'un des signes de ce règne de l'Antéchrist dont
il était alors tant question (3). Il se plait à rap-
(1) 3- ,
(2) Pred.iotg.l. I, p. 66.
(3)ifii<j.,t. I, p.es.
318 SAIWT BERNAltDlN DE SIENNE.
peler, du reste, en d'autres endroits, que c'est
pour remplir plus librement la mission du prédica-
teur, pour s'y vouer plus exclusivement, qu'il a
refusé d'être évéque. « Voilà déjà plusieurs années,
dit-il, que je supporte cette fatigue de la prédica-
tion, et je ne connais pas de meilleure fatigue.
C'est pourquoi j'ai résolu de laisser toute autre
œuvre. Je ne confesse ni homme ni femme et ne
m'occupe que de semer la parole de Dieu. "
Puis, faisant allusion à tous ceux qui viennent
le presser de se charger de telle ou telle affaire,
d'apaiser une inimitié, de faire payer une dette,
de réconcilier un père avec son fils, un mari avec
sa femme, de mettre le bon ordre dans une pa-
roisse : n Ce n'est pas mon rôle, répond-il; mon
rôle est seulement de prêcher (1). » Aussi, de quel
accent presse-t-il le peuple de venir au sermon!
« vous qui êtes froids et morts, s'écrie-l-il, allez
à la fontaine de vie. femme, quand, le matin, tu
viens h cette fontaine de la vie et de la doctrine de
Dieu, à la prédication, ne laisse pHS ton mari dans
son lit, ni ton enfant, ni ton frëre, mais aie soin
de les éveiller et qu'ils viennent aussi entendre ce
(i) Prfd. rolg., t. 11. p. 69 et 7û, 367 à 370. — Rapprochez de
ces pQESDgeB ce qui BEt dit dans un dus sermons latins des
Œuvrei de taint BemoTdin, 1. 111, p 379.
LES SERMONS,
qui, b'îIs sont morts, les rendra vivants (1). n Ce-
pendant, avec la sagesse et l'esprit de mesure qui
se joignent toujours à son zèle, ce prédicateur, si
convaincu de l'excellence du sermon, est le pre-
^ïDÎer à détourner certaines gens d'y venir :
Tu as un malade chez toi? — Oui. — Ne reconnais-
tu pas quel bien tu fais en le soignant? Ne l'abandonne
pas, pour venir à ia prédication. As-tu de jeunes en-
fants? — Oui. — Ne néglige rien de ce qui leur est
r nécessaire, pourvenir à la prédication. As-tu un mari
L et des enfants pour lesquels il faut que tu conduises
ménage? — Oui. — Ne les quitte pas, pour assister
a prédication; si tu ne procurais pas à ta famille ce
I dont elle a besoin, je ne louerais pas ta venue, car il
efaut mesurer la part faite à l'autel, Me (icomiiene
htiiurare Pallare (2).
Il se plaît à donner des conseils pratiques sur la
■façon de bien entendre le sermon, de s'y tenir
I éveillé, attentif, de n'en perdre aucune partie, et il
[ le fait avec une bonhomie vive, en s'aidant de com- ,
' paraisons familières. Ainsi recommandc-t-il à ses
auditeurs de o ruminer » , en s'en retournant à leur
boutique ou à leur vigne, ce qu'a dit le prédicateur.
« Imitez le bœuf, quand il a pâturé; il rumine, ru*
(i) Pr«rf. «o(s.,t. I, p. 7S.
(2) ibid„t, II, p. 42.
r
SAIST BERSABDIS DE SIESSE.
^
raine, et ce ruminemcDl lui paraît meilleur que de
p&turer. Faites de méroe avec la parole de Dieu,
quand vous reoteudez : ruminez-la beaucoup, afin
qu'elle vous paraisse encore meilleure à ruminer
qu'à entendre (1). • Ases conseils, il mêle de petits
tableaux satiriques : telle l'histoire d'un moine gros
et stupide, « tauto grosso, di qitelli grossolani, che era
una confusionf lanto nu grosso ■ ; celui-ci s'exta-
siait sur le sermon d'un autre Frère qui, au con-
traire, » disait des choses si subtiles que c'était
merveille, plus subtiles que le fil de vos fillettes ».
A chaque question qu'on posait au gros moine, sur
la raison de son admiration, il savait seulement
répéter : ■ Le Frère a dit les choses les plus hautes
et les plus nobles que j'aie jamais entendues. »
Enfin, pressé davantage : o II a été si iMevé, répon-
dît-il, (jue je n'y ai rien compris. » Bernardin en
concluait a. la nécessilé, pour le prédicateur, de
parler clair ; chiarozo, chiarozo, répétait-il avec
insistance, alia ckiarozza, de façon que l'auditeur
sorte content, illuminé, et non imbarbagliato (2).
Après ces diversions piquantes. Bernardin re-
prend le ton grave et ému; il donne rendez-vous
à ses auditeurs devant le souverain ji
(2) tbid. t. I, p. 59 t 61. Voir anui t. lU, p. S13. '
LES SEHMONS. S91
Sachez que, lejourdujtigement, je serai devantDieu,
disant : ■ Seigneur, je prêchai à ce peuple ta doctrine,
et ils ont agi selon ce que j'ai prêché; c'est pourquoi,
Seigneur mon Dieu, tu as dit par ton évang^lîste : Si
guis iermonem meum servaverit, mortem non hahebil in
œternum; quiconque gardera ma parole ne mourra pas
étemellemeot. Donc, Seigneur, fais que ceux-ci soient
sauvés... Et je serai aussi, devant Dieu, contre ceux
qui ont résisté à mes prédications, et de même je dirai
à Dieu ; Seigneur, j'ai annoncé à ce peuple ce que tu
m'as commandé; ils n'ont pas voulu m'entendre, ni
suivre ma parole. Aussi, Seigneur, as-tu dit dans ton
évangile : Qui non est mecum contra me est; quiconque
n'est pas avec moi est contre moi. Or puisque ceux-ci
ne voulurent pas être des tiens, Seigneur, que ta jus-
tice s'accomplisse (1) 1
La médisance, qui est de tous les temps et de
tous les pays, siîvissait à Sienne, car Bernardin
n'y consacre pas moins de qualro sermons de
suite (2). En dépit de divisions bizarrement écha-
faudées sur la description du dragon dans l'Apo-
calypse, il s'y montre moraliste ingénieux, souple,
& la fois pratique et élevé. Les divers méfaits
de la langue méchante sont finement analysés,
vivement flétris. Quand l'orateur raille, ce n'est
pas vaine malice, mais toujours désir de déta-
(1) Pred. volg.. t. I, p. 87.
(2) 6-, 7% a* el 9- sermons.
SAINT BEHNAHDIN DE i
cher les âmes du puclié. Le ton est varié
peiaturcs de mœurs, des historiettes vienni
reposer des coûsidératioDs abstraites. A des mor-
ceaux plaisants, succèdent des mouvements pathé-
tiques : telle une véhémente malédiction portée
contre cette langue du détracteur, sen:ieu3e de
scandales, de mensonges, de discordes et de
guerre, « première cause des Guelfes et des Gi-
belins (i) B. Mais s'il flétrît la médisance. Bernar-
din ne veut pas que celui qui en est victime s'en
attriste; ne lui est^il pas plus avantageux d'être
diffamé que loué ? Et il ajoute :
Il n'est qu'une chose pour laquelle je voudrais a'
de l'argent. — Que voudrais-tu en faire? Le dépensef
en aumône pour marier les jeunes filles ? — Non, —
Pour le profit des églises? — Non. — Pour les prison-
niers? — Non. — Oh! qu'en ferais-tu? — Je le donoe-
rais tout à qui voudrait médire de moi... Eh! dis-moi,
qui crois-tu qui soit plus utile à mon âme, ou quel-
qu'un qui me loue, ou quelqu'un qui me blâme?
Reods-toi compte qu'il y a autant de diff'érence entre
l'un et l'autre, qu'entre celui qui m'entraînerait d'ici à
terre, et l'autre qui me soutiendrait et m'empêcherait
de tomber (2).
Le mal des factions guelfe et gibeline, la
^
(1) Prtd. volait, l.p 159,160,
(i) Ibid.l. I, p.îOS
LES SEBHONS. 233
zialita, ticnL une grande place dans les sermons de
Sienne, comme du reste dans toute la prédication
deBernardin.Ilrappelle lui-même comment il avait
déjà parlé de ce mal en Lombard ie et en beaucoup
d'autres lieux (1) ; il ajoute que si, en sortant de
Rome, il est venu à Sienne, c'est qu'il a appris que
les dissensions yavaieril reparu (2). Trois sermons
qui se suivent (3) ne lui sufflsent pas à épuiser ce
sujet; il y revient à diverses reprises dans d'au-
tres discours (4). Le ton sur lequel il en parle est
particulièrement grave, ému, tragique ; plus de
place aux diversions plaisantes ; tout est sombre
peinture et condamnation sévère. L'exposé qu'il
fait de ces divisions fournirait à l'hislorien des
renseignements curieux sur l'état des mœurs ; il
montre à quel point l'esprit de faction avait tout
envahi, jusqu'aux actes les plus ordinaires de la
vie ; il montre aussi à quelle étrange férocité on
en était arrivé. Parlant devant ceux mêmes qui
avaient été témoins des faits, l'orateur ne devait pas
les exagérer; or, voici le tableau qu'il trace des hor-
reurs qui s'étaient produites a Sienne, depuis deux
ans, c'est-à-dire depuis sa dernière prédication :
(1) Pred. vol'j., t I. p. 240, 253. 3M.
(S) /6id., t. II, p. 69,319.
(3) ItK, H'Btl3":
(4) 16'. iS'etiS'a
23* SAINT IlERNABDIN BE SIEXNE.
Hélasl que s'est-il fait depuis deus ans? Combiui
de maux ont produits ces deux partis gueire et gibe-
lin! Combien de femmes ont élé tuées, dans leur pro-
pre cité, dans leur maison 1 Combien ont été éventrées,
de même combien d'enfants tués pour se venger de
leur père! Combien tirés du sein de leur mère, foulé)
aux pieds, et pria, et jetés contre le mur pour leur
briser la tète; la chair de l'ennemi vendue à la boit
chérie, comme une autre viande; son cœur arraché dn
corps, pour le manger crui Combien ont été tués par
le fer et puis ont été enfouis au milieu des excrémentst
Ceux-ci ont été rôtis et puis mangés, ceux-là ont été
précipités en bas d'une tour, d'autres jetés dans l'eau
par-dessus les ponts; ici la femme a été prise et violée
devant le père et le mari, et eux tués devant elle; et
nul n'a eu pitié d'autrui, qu'il ne l'ait vu mort. Que
vous en semble, femmes? Bien plus, j'ai entendu dire
qu'il y a eu des femmes si acharnées contre les partis
adverses, qu'elles ont mis la lance à la main du tout
petit enfant, pour que, par le meurtre, il assouvit sa
vengeance. Je sais une femme si cruelle pour une
autre femme du parti contraire, qu'elle dit à un servi-
teur : « Une telle fuit, elle est en croupe derrière un
cavalier qui remmène. • Et ce serviteur les poursui-
vit, criant avec menace au cavalier : ■ Pose celle
femme à terre, si tu neveux pas la mort 1 ■ Le cavalier
ayant obéi, l'une des femmes tua l'autre (1).
L'orateur ajoute qu'il est loin d'avoir tout dît.
(1) Pred. volg.. 1. 1, p- BSÏ, ÏS3.
LES SEBMONS. 835
Aussi emprunte-t-il la parole de Jean dans l'Apo-
calypae, pour s'écrier : Vœ terrœ et mari, quia des-
cendit diabolus ad vos. Le diable, c'est bien lui qu'il
découvre et dénonce dans toutes les œuvres des
partis. Il est indigné, comme d'un horrible sacri-
lège, quand il voit les insignes de ces partis, gravés
ou peints dans les églises elles-mêmes. « Quelque-
fois, ajoute-t-il, je les ai vus jusque sur la tôto du
Crucifié. Alors, à ce spectacle, j'ai dit : Seigneur
Dieu, oh! tu as le diable au-dessus de toi (1)1 »
Après tout acte de parti qu'il dénonce, il déclare
solennellement que c'est un « péché mortel n, le
M péché le plus grand, le plus corrupteur, le
plus pestilentiel qui existe sous la calotte des
cieux u; il ajoute que celui qui meurt en cet état
est damné , qu'il va en enfer, « a casa del diavolo « .
Avertissement redoutable qu'il ne se lasse pas de
répéter, et qui retombe à'cliaque fois, comme un
lourd marteau, sur la tête du parziale (2). A son
avis, nulle messe ne peut-être dite, nulle prière
ne doit être faite pour l'homme de parti mort sans
(1) L'émolion du prédicateur donne même à, aoa langage une
énergie et une audace que la délicatesse moderne ne me permet
pas de traduire : ' lignare Dio, oh, lu hai il diavolo topra i2i 1',
il quaU si puù dire che îi piscia in eapol — Baita, batta. - (Prtd.
. volg., t. II, p, 15.)
. (S) Patiim, dans les sermons précités
8AIHT BERNABDIN D£ SIENNE,
s'élre repenti : ce serait pécher mortellement J
tercéder pour lui, parce que Dieu veut qu'il sw
damué. u II est aussi licite, dit-il, de prier pour
son âme que de prier pour l'àme de Mahomet (1). »
Et, aiia de donner une forme plus saisissante, plus
effrayante à son admonition, il va jusqu'à dire :
Mes concitoyens, et vous femmes, je veux que vous
écoutiez une prière que je vais faire, ce matin, pour les
âmes de mon pÈre, de ma mère et de mes parents,
t Seigneur Jésus-Christ, je te prie que, si mon père,
ma mère ou quelqu'un de mes parents est mort tenant
pour un des deux partis dont je parle, aucune messe
ne vaille pour son âme, qu'aucune de mes prières ne
lui soit utile. El encore, je te prie, Seigneur, que si
l'un d'eux a tenu pour un parti jusqu'à la mort, et ne
s'en est pas confessé, mille démons aient son âme, et
qu'il n'y ait jamais de rédemption pour lui (2). »
Autant la parole de Bernardin est terrible quand
il maudit la discorde, autant elle a de douceur
quand il prêche la paix (3). Il y emploie tout un
des derniers discours de la station. Écoutez-le
s'écrier, avec ua accent qui rappelle saint François
d'Assise et dont, après plus de quatre siècles, on
(1) Pred. volg., t. II, p. 237, 838.
(!) Ibid., t U, p. 18.
(3) CI-, 9ur ce sujet, un pusage déjà aM des Bermona kUne,
plus haut, p. 180.
LES SERMONS. 227
croit encore percevoir la tendresse émue ; « Oli !
mes concitoyens, récoaciliez-vous ! (Mot à mot :
réembraasez-vous, rabracciatevi insieme.) Que celui
qui a reçu des injures, pardonne, pour l'amour de
Dieu, et, en cela, il prouvera qu'il veut du bien à
sa cité. Vous avez l'exemple de la vie du Christ; il
a toujours dit : Paix. Il n'est rien qu'il ait aussi
tendrement recommandé que la paix. » Un peu
plus loin : « Mes concitoyens, je vous prêche la
paix, je vous recommande la paix. vous qui
avez bonne volonté, ne vous dérobez pas, observez
cette paix, pour l'amour de celui qui vous la re-
commande. M Puis il rappelle au chrétien que le
Christ, l'Èghse, sa conscience, les inGdèles eux-
mêmes, tout lui crie : Paix. « C'est pourquoi, lui
répète-l-il encore, je te prie, je te conseille, je
t'ordonne, de la part de Dieu, de pardonner (1). »
Enfin, quand, à force d'instances, il croit avoir
touché le cœur de ses auditeurs, il leur demande
un signe visible de leur adhésion; il invite femmes
et hommes à se rendre, en sortant du sermon, les
premières à l'église Saint-Martin, en suivant le
Ponione (2), les seconds à la cathédrale (3) ; par
ft àe\ Carupo
(1) Pred. volg.. l. III, p
377. 381.
(S) Nom aoeien de la ru
e qui conduisait de la Piojtza del
l'église Saint-Martin.
(3) Le texlo porte Vesco
vado, mais l'éditear pense que
sas SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
cette démarche, les uns et les autres témoigneront
aolennelleraent qu'ils offrent la paix à tous et se
réconcilient avec leurs ennemis (1). L'orateur ter-
mine par cette dernière adjuration :
Ohl mes frères et mes pères, aimez-vous les uns les
autres, embrassez-vous de nouveau, et si quelque mal
vous a été fait dans le passé, pour l'amour de Dieu,
pardonnez les injures refues; n'ayez plus de haine
entre vous, afin que vous ne soyez pas haïs de Dieu.
Aimez-vous et témoignez-le l'un à l'autre, avec vos
paroles, avec votre cœur, avec vos actes, comme fai-
sait le Christ envers ceux qui l'avaient offensé. Vous
savez que, lorsqu'il était sur le bois de la crois, il mon-
tra combien, loin de les haîr, il les aimait... Qui sera
assez inique et assez cruel pour refuser de pardonner
pOTirramour de Dieuî... Citoyens et vous femmes, je
vous prie, je vous exhorte, je vous ordonne autant
que je peux, que vous ayez et que vous gardiez la
paix. A vous femmes, je demande que vous m'aidiez
pour l'amour de Dieu. A tous, hommes et femmes, je
dis que vous m'aidiez dans la fatigue que j'ai portée,
avec tant de sollicitude et d'amour, pour votre paix...
Si vous êtes tous réconciliés ensemble, vous aurez la
paix sur la terre et, de là, vous l'aurez dans la gloire
que je prie Dieu de vous accorder par sa grâce et sa
miséricorde, in sœcula sœculorum. Amen. Femmes, géné-
BÎgniQe. en celte circonalance, ta csUitdriLle. Cl. Pred. volg.,
t. II, p. 411.
(i) Pred. voty., t. III, p. 383.
LES SERMONS, SSO
reusement par le Porriooe, et vous,vailliints hommes,
à la cathédrale (1)1
Aux vanités féminines, aux excès du luxe, à
rimmodealie des vêtements, notre prédicateur con-
sacre tout un sermon, où il passe en revue la toi-
lette, de la tête aux pieds (2); le môme sujet est
touché accessoirement dans plusieurs autres dis-
cours. A l'entendre, les Siennoises dépassent,
par le faste de leurs modes, ce qu'il a vu ail-
leurs (3); il leur oppose les dames romaines qui,
toutes, femmes de princes ou autres, n'ont pour
atour qu'une étoffe de laine blanche dont elles se
recouvrent les épaules et la tête (4). Les détails
dans lesquels entre le prédicateur permettraient
de reconstituer par le menu le costume d'une élé-
gante ou d'un damoiseau d'alors, n'est parfois
l'embarras de savoir à quel objet s'applique telle
ou telle expression (5). Ne va-t-il pas jusqu'à
<1) Pred. volg., t. m, p, 389, 38D.
(S) 37- sermon.
(3) Pred. votg., t. li, p. 111.
(i) Ibid., t. Il, p. 90.
(S) On trouvait déjà des descriptions de ce genre dans les sor-
mons latius rédigés par saint Bernardin et publiés dans l'édiUon
du PÈre de la Haye. 11 nous y dépeint la femme portant sur la
tête des cheveux postiches, dorés et chargés d'une couronne d'or.
Au-dessus encore, s'élève, couverte de soie et de hroderies, uoe
mitre que, dans son indignation, il appelle une vessie toute
gonflée. Des peignes, des joyaux de prix achèvent d'enibellir la
«A-. SAINT BEBNABDIN DE SIENNE.
fixer la dimension des talons de chaussures? « Ces
femmes, dil-il, prétendent que je leur ai permis
de porter des mules liautes de deux doigts; c'est
vrai; mais quelques-unes disent avoir compris
deux longueurs de doigt; je n'ai pas dit cela;
j'ai dit deux largeurs de doigt (1) . u Avec quelle
piquante vivacité il met en scène tous les manèges
de la coquetterie féminine I Ici, c'est le portrait
finement détaillé de la veuve qui brûle de se rema-
rier (2); là, le tableau de jeunes femmes flirtant
avec les jeunes gens, au sortir de l'église (3).
Écoutez encore ce court apologue :
As-tu jamais entendu parler d'une corneille qui s'ha-
billa un jour avec des plumes de toutes sortes? Oh!
qu'elle était belle avec des reflets de diverses cou-
leurs I Sais-tu ce qui est arrivé? Tous les oiseaux s'as-
semblèrent autour d'elle, chacun enleva la plume que
tâte, et les pierres retambeot sur le froot. Aux tempes, des
cerulesd'ar: aux oreilles, de riches pendaDls. Le froaL trop étroit
■'est agrandi, grâce sut épilatoires. Les sourcils décrivent une
courbe gracieuse que [ait mieux ressortir ta teiale Doire qu'on
leur a donaËe. Los deote tombées out été remplacées par des
dents d'ivoire; les dents g&lées ODt élè ramenées è. leur blan-
cheur primitive. Un verre léger a enlevé le duvet que ne pou-
vait atteindre le rasoir, cl la peau s'est adoucie sous les uosmé-
ticfuaB. (T. 1, sermon XLIV, Conlrn vt'indanas vaiUlales el pampas,
et sermon XLII, Contra facatat et capiilos aduilerinoi porlanles.)
(1) Pred.ttolg..L l,p 356,
(S) Ibid., t, II, p. 197 à 199.
(3) Ibid., t. m, p âlS ^^H
LES SERMONS,
931
' la corneille lui avait empruntée, et ainsi elle resta
déplumée. femme qui portes tant de choses qui ne
sont pas tiennes, si la laine dont tu es vêtue retour-
nait à la brebis, la soie au ver qui l'a filée, et les
cheveux que tu portes aux morts dont ils étaient les
propres cheveux, et si les crins que tu emploies re-
tournaient aux chevaux, si toutes les choses que tu as
enlevées pour les appliquer à ta parure, retournaient
à leur principe, oh! tu resterais bien dépouillée, tu
n'aurais pas tant d'ornements et de barbouillages que
tu en as, et tu ne ferais pas autant de péchés (J).
Et au sujet de ces femmes qui ne sont pas chez
eAles ce qu'elles se montrent dans le monde :
N'as -tu pas entendu dire que l'aubergiste vend
deux sortes de vin en même temps, l'un meilleur
que l'autre? Le meilleur, il le donne aux amis et à
ceux qui viennent souvent; et le plus mauvais, aux
sots. Ainsi fait la femme vaine. Elle vend le meilleur
vin sur la place de l'évêché, dans la cathédrale, à
ceux qui l'admirent; et l'autre à son sot de mari.
Quand elle va â l'église, elle y va ornée, peinte, en-
guirlandée, comme si elle élaït Madonna Smiraldina, et,
à la maison, elle se tient comme une péronnelle. Certes,
vous devriez en rougir... C'est dans votre chambre,
avec votre mari, que vous devriez faire la meilleure
figure, et non sur la place de l'évêché au milieu de
(1) Pred. vah/., t. 1
232 SAINT CERNARDIN DE SIEMME.
tant de gens. Quelquefois, il semble que tu veuilles '
te montrer dehors ud lion, et à la maison une
pécore (i) .
Contre l'extravagance des modes, la satire lui
paraît de mise. 11 se moque des femmes qui por-
tent sur leurs têtes, « l'une des créneaux, l'autre
une citadelle, la troisième une tour détachée comme
celle que je vois là », dit-il en désignant du geste
la grande tour du Palais public. « Ce sont ces cré-
neaux, ajoutc-l-il, où se dressent les étendards du
diable. » Les auditeurs sont-ils tentés de rire, il les
contient sévèrement: « Ne riez pas, leur dit-il, car
vous avez sujet de pleurer (2). » Et un autre jour,
comme il s'élevait contre « ces manches si vastes
qu'on pourrait on faire deux manteaux » : « Holà,
s'écrie-t-il, ne souriez pas, car le diable, lui ausBÎ,
aurait de quoi sourire. Si les séraphins de Dieu ont
deux ailes, les séraphins du diable en ont aussi
deux; vous êtes vraiment, avec vos manches, les
séraphins du diable (3). s Ce n'est pas, en effet,
pour lui matière à plaisanterie : dans ces vanités,
il dénonce, avec une rigueur qu'on serait tenté
parfois de trouver excessive, des « péchés mor-
(1) Prad. volg., l. III, p. 30G.
(2) Jb(<I.,t. III, p. 306.
(3) /6id„ t. III, p. 307.208.
r
LES SERMONS.
lels (1) 11. Aussi sa raillerie tourne-t-elle viti
indignation. A la mèro qui hatille sa fllle comme
une courtisane, il crio : « N'as-tu pas honte?,., Olit
si j'étais ton mari, je te donnerais une volée t
coups de pied et de coups de poing dont tu te sou- i
viendrais... frate Mazica, fraie Bastone (2), venez I
punir le péché de celles qui veulent paraître cour-
tisanes (3). B II revient fréquemment sur cette >
assimilation : |
A quoi recoonalt-on où se vend le vin? A l'enseigne.
De mÉme à quoi reconnatt-on une auberge? Aussi à j
l'enseigne. Ta vas à la taverne pour avoir du vin,
parce que tu as vu l'enseigne, et tu dis au marchand :
Donne-moi du vin. N'est-ce pas ainsi? Or, si quelqu'un
allaita une femme qui, dans ses vêtements et sa coiffure,
porte l'enseigne d'une prostituée et lui demandait... tu
m'entends, ce qu'on demande à une prostituée, comme
on demande du vin à l'aubergiste, que penses-tu qu'il '
en serait (4)?
Ce qui le révolte le plus dans ce luxe, c'ea
voir, à côté, la misère non soulagée. A la femme j
qui empile dans ses coffres et dans ses armoires
(1) Pred. votg., t. III, p. 1S6, 193, 304 et pattim.
(Si Mot A mol: (Frère Gourdia, frère Bâton >, cxpresâioa habi-
tuelle Il Bernardin pour persoDûiGer les fléaux dlvei's par lesquels
Dieu punit les méchants.
(3) Pred. notg., t. lU, p. 176,
I, p. 307. Cf. aussi p 18g et 330.
S!3i SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
tant de beaux vêtements, pendant que le pauvre
iiieurL Je froid, il demande : « Quel sera, crois-tu,
devant Dieu, le cri de ce malheureux contre toîl
Olil si Lu prêtais l'oreille, tu entendrais : Ven-
geance, vengoancel De marne, si tu écoutais le
cri de tes colTres, de tes armoires si remplies, lu
entendrais : Miseremini mei, miseremini mei (1). »
D'ailleurs, toute cette richesse n'est-elle pas faite
souvent de vol, d'usure, et, comme il dit énergi-
quement, a de la sueur des citoyens, du sang des
veuves, de la moelle des pupilles et des orphe-
lins s ? Et il ajoute : ■ Qui prendrait une de ces
jupes, pour la presser et la tordre, en verrait
sortir le sang de créatures humaines... Ne vois-tu
pas que l'habit que tu portes sur les épaules est
taché de sang (2)1 »
Devant un peuple aussi commerçant, Bernar^
din ne pouvait pas ne pas parler du négoce et des
péchés qui s'y commettent (3) ; il en énumère jus-
qu'à dix-huit; à ce propos, il met en scène, avec
le tour vif qui lui est propre, les diverses pratiques
dont usaient alors les marchands malhonnêtes :
elles ressemblent fort à celles d'aujourd'hui.
(1) Pred. volg., t. IH, p. 1S5, ISS. Noua a
chose d'analogue daua les sermoDs latins. Cf. pluj
(2) Ibid., t III, p. 193,191.
(3) 38' sermon.
LES SERMONS. 1
i maintenant une série de sermons sur
^çon dont le mari doit aimer sa femme, et la
femme son mari (l). Nul plus que cet homme de
cloître ne prise la valeur et le charme d'une bonne
épouse; nul n'en parle avec plus de grâce et de
chaleur :
Saurais-tu me dire quelle est la plus belle et la plus
utile chose qui soit dans une maison? Est-ce d'avoir
beaucoup de domestiques obéissants et bien habillés?
Ce n'est pas cela. Serait-ce d'avoir du l'argenterie, des
tentures de drap ou de velours? Ce n'est pas cela.
Serait-ce d'avoir des enfants obéissants, sages et aima-
bles? Non pas cela. Quoi donc? Le sais-tu? le sais-tu?
C'est d'avoir une femme belle, grande, bonne, gage,
honnête, douce, et qu'elle donne à son mari de petits
enfants. Certes, c'est là le plus bel ornement qui puisse
être dans une maison. Sais-lu comment est cette femme?
Elle est comme le soleil qui illumine le monde, et,
sur la terre, rien de plus beau que le soleil. Qui le
dit? L'Ecclésiastique au chap. iv. Sicut sol ornamentum
at in altissitnisj ita mulier sapiens in domo viri (2).
n veut qu'on juge la femme, comme l'arbre,
d'après ses fruits. Or, demande-t-il, peut-on voir
un plus beau fruit qu'un petit enfant? N'est-ce pas
le fruit de l'arhre planté dans le paradis terrestre
(i) )9', 30°etïi'
(2) Pred. ralg.,t
I. p. 108, 107.
838 SAINT BERNÂROIK DE SIENNE,
et formé des mains de Dieu même? Aussi s'in-
digne-t-il contre ceux qui, ne sachant pas recon-
naître la beauté de ce fruit, n'ont pas égard à la
femme qui le leur donne.
Il est des hommes qui sauront mieux supporter une
poule, à cause de l'œuf frais qu'elle pond tous les jours,
qu'ils ne supporteront leur propre femme. Si, par
hasard, la poule brise un pot ou un gobelet, ils ne la
battent pas, pour n'être pas privés de son fruit qui est
l'œuf, fous à enchaîner, vous ne savez pas sup-
porter une parole de vos femmes qui vous font de si
beaux fruits I car, si une femme dit une parole de plus
qu'il ne convient à son mari, subitement celui-ci prend
le bâton et commence à la battre: et la poule qui glousse
toute la journée sans aucun repos, tu la Bupportes
patiemment pour avoir l'œuf qui peut-être se cassera...
Des maris bourrus battent leurs femmes, quand ils ne la
trouvent pas assez parée, tandis qu'ils supportent que
la poule fasse ses crottes jusque sur la table... Consi-
dère donc, malheureux, considère le beau fruit delà
femme, et sois patient : il ne faut pas la battre pour
la moindre chose. Nonl... (1).
Lafemme, pournotre prédicateur, est aussi celle
qui gouverne la maison; ce lui est une occasion
de peindre, avec la précision réaliste d'un maître
hollandais, deux petits tableaux d'intérieur : d'une
(1) Prtd.
^^™ LES SERMONS- 237
f part, la bonne mt^nagère, tenant tout on ordre, ran-
' géant son grenier, soignant l'huile, le vin et les
salaisons, répartissant ce qui est à vendre et à
garder, faisant filer et tisser la toile des draps, etc. ;
en opposition, l'homme qui n'a pas de femme pour
tenir son ménage, et chez lequel tout est sale et en
désordre; son huile se répand, et il se borne à jeter
un peu de terre dessus ; son vin tourne au vinaigre :
Au lit, sais-tu comment il se couche? Il dort dans
un fossé, et le drap qu'il a mis sur le lit, on ne l'en-
lève pas jusqu'à ce qu'il soit déchiré. De même, dans
la salle où il mange, gisent par terre les cosses de
melon, des os, des épluchures de salade, et toutes
sortes de choses laissées sur le sol, sans être presque
jamais balayées. La table, sais-tu comment elle est ser-
vie? On pose tout sur la nappe qu'on n'enlève que
quand elle est pourrie. Le billot est un peu nettoyé,
parce que le chien le lèche et le lave. Les pots sont tous
brisés. Va, regarde. Sais-tu comment vit cet homme?
Il vit comme un animal- Je t'assure qu'on ne peut
jamais bien vivre en vivant seul. Femmes, saluez (1)!
Bernardin pénètre bien plus avant dans son
sujet, si avant que je serais embarrassé de le
suivre. Il aborde les cas de conscience les plus
intimes et les plus délicats de la vie matrimo-
^^(i) Prtd. votg., l. II, p. JIS, 119.
938 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
niale, avec uoe liberté qui effaroucherait fort au-
jourd'hui. Ce n'est certes pas, chez le saint et
pur religieux, recherche indiscrète des questions
scabreuses ; c'est uniquement sollicitude aposto-
lique des âmes qu'il voit en péril. « Sur mille
mariages, dit-il, je crois qu'il y en a neuf cent
quatre-ving^t-dix qui sont mariages du diable (1). »
Aussi ne se lasse-t-il pas de répeter : Malheur
au prédicateur qui n'instruirait pas les igno-
rants et n'avertirait pas les coupables ! A plu-
sieurs reprises, il presse les mères d'amener à
cette prédication leurs Glles, non seulement celles
qui sont mariées, mais celles qui sont à marier (2).
Il voudrait aussi, en cette circonstance, avoir, au
pied de sa chaire, tous les confesseurs de la ville, et
il demande qu'on leur réserve un banc. Que plu-
sieurs do ses auditeurs feignent d'être choqués et
lui cherchent querelle à ce propos, il s'y attend,
mais ne s'en trouble pas, sûr qu'il est de faire son
devoir (3). « Sais-tu pourquoi, demande-t-il, je te
parle de ces choses? C'est pour ton bien. Tu dis
peut-être : Oh ! tes paroles m'apportent une puan-
teur qui me pénètre jusqu'àla cervelle, — Je te ré-
(I) Pred.volg., l. II, p. 95.
(8) Ibid.. t. II. p. 85, 9S, i4i.
(3) Ibid.. tu, p. 101.
r
LES SERMOKS
ponds qu'à moi cela ne me paraît pas une puanteur,
mais la meilleure odeur du monde (i) « Il prescrit
donc à son auditoire de l'écouter avec conflance et
sana se scandaliser, senza scandale e con fede (2). Il
promet d'ailleurs de parler avec discrétion. « Avez-
vous jamais vu, dit-il, le coq. quand il entre dans
la fiente? Il y entre tout propre, en relevant ses
ailes pour ne pas se salir et pour pouvoir s'envoler
sur son perchoir. Ainsi ferai-je (3). n
Il est un autre sermon où cette hardiesse de lan-
gage apostolique étonnerait plus encore un audi-
toire moderne, c'est celui qui est consacré tout
entier à combattre le vice infâme qui jadis avait
attiré le feu divin sur Sodome (4). D'après les
témoignages contemporains, l'Italie en était alors
infestée (S) ; les magistrats étaient obligés d'édicter
des naesures spéciales pour le réprimer, tandis
qu'un écrivain, tristement fameux, en faveur au-
près dos princes et dos humanistes, Beccadelli, dit
le Panormita, en faisait l'apologie dans un de ses
Ji\Tes. Cela explique que Bernardin ail cru néces-
(i) Pred. 1-ot.j ,1. Il, p. 136
(S) Ibid.. t. II, p, 132,
(3) Ibid., t. 11, p, 95.
(i) 39' sermoQ,
(5) Cf. les sources îadiquéi:
t, trad. F. Baynaud, 1. 1, p
: dans VHisloire des Papes, do Pas-
32,33.
F
us SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
saire de porler le fer rouge de sa parole dans cel
ulcère. Alors surtout, il désire un nombreux audi-
toire, n Je voudrais, dit-il en commençaot ce aefr
mon, qu'il m'en coûtât une demi-livre do sang et
que ce fût aujourd'hui dimanche, pour qu'Q y 6Ûl
plus de monde à m'enlendre (1). »
Parfois, c'est l'évtinement du jour qui détermine
le choix do son sujet. Des élections ou l'înst^
lation de nouveaux fonctionnaires le conduisent
à exposer les devoirs de la vie publique, ceux des
citoyens comme ceux des magistrats (2). La fête
de la Nativité lui est une occasion de reparler de la
Vierge (3). Avec quelle joie il la saisit 1 h O voua
hommes, et vous aussi femmes, s'écrie-t-il, pre-
nons-en ce matin tout notre saoul, pigliamone stit
mane una corpacciata. » Cela no lui suffit pas ; au
cours de l'octave, il revient encore à Marie et cé-
lèbre son Annonciation : a femmes, dit-il, apprè-
lez-vous à être attentives; si les pierres pouvaient
et savaient, elles voudraient entendre, h Le lende-
main, toujours à propos du mémo mystère, iï
aborde ce qu'il appelle una gentilissima materia (i) ;
il expose comment la Vierge, au moment de la
(1) Pred.volg.,tm, p. 233.
(2) 17' et 35" sermons,
(3) 2i' sermoD.
(1) Pred. volg., t. II, p. 430.
LES SERMONS, 3il
Eutation angélique, n'était pas seule, mais avait
""autour d'elle douze nobles demoiselles : ces de-
moiselles sont les personnifications des vertus de
Marie (1). Le public du Moyen âge goûtait fort les-
allégories de ce genre; certains prédicateurs en
développaient souvent de moins gracieuses et
d'une subtilité plus bizarre.
Ces sermons, de sujets si variés, sont tous
comme échauffés par une même flamme. Cette
flamme, c'est le zèle de l'apôtre, son amour
ardent et inquiet des âmes. A-t-il quelque indice-
que ses exhortations sont entendues, il en est tout
heureux; son cœur et son corps même eu sont
revivifiés : o Je vous assure, dit-il un jour où il
constatait les bonnes dispositions du peuple, que
j'ai engraissé, depuis que je suis arrivé dans cette
ville, n Senl-il, au contraire, des résistances, il en
souffre et s'alarme des colères divines dont il voit
la menace peser sur ses auditeurs. A chaque
(t) Barnardia aimait particulièrement cettoeillËgorie des domoi-
selled, compagnes de la Vierge; elle est reproduite, avec des
Tariaotes, dans plusieurs de ses discours latins (Sancli Bernar-
dini opéra, t. il, p. 319, et t. 111, p. 288), et aussi dans le manu-
scrit inédit d'autres Predicke volgari, prononcées par lui à Florence
et conservées dans la Bibliothèque de celte ville. Cette allégorie
avait, du reste, cours dans la prédication du tempp. et on la
retrouve, plus ou moins modifiée, dans les sermons de GersoQ et
dans ceux do Maillard.
^
us SAINT BERNARDIN DE SlE.XiNE.
instant, il les avertit du péril et trouve, pour le
faire, quelques-uns de ces accents de prophète par
lesquels, un demi-siècle plus tard, Savonarole
terriûera Florence. Cueillons au hasard dans
divers sermons :
Vous êtes en meilleure situation qu'aucune autre
cité. Ilélas! j'ai grandpeur que, sous tant de Mens, il
ne couve quelque chose qui m'épouvante. Vous aTM
beaucoup de richesses, vous avez la paix partout, vous
avez l'abondance de toutes choses, vous êtes bien vus
de chacun (1)1... Où peut-il être plus doux d'habiter
qu'en Italie?... Prenez s^rde que Dieu ne dise : Je
vous ai donné la paix, et vous n'avez pas su le recon-
naître; aussi je vous donnerai la guerre. Je vous ai
donné les richesses, et je vous donnerai le dénuement.
Je vous ai donné la famille, et je vous donnerai la mor-
talité (2)... Si vous dites qu'il ne vous manque rien,
je vous répondrai qu'il ne vous manque qu'une chose ;
savez-vous laquelle? Il ne vous manque que la colère
de Dieu (3)... Prends garde, prends garde, cité de
Sienne, qu'on ne dise de toi ce que Dieu a dit de Jéru-
salem ; Vidit civitatem a longé : fievit super iliam et dixit :
Si tu cognovisaes tempus visitatiotus tum, etc... Sienne,
tu es belle, oui; mais non autant que le fut Jérusalem!
Tu as la paix, oui, mais non si pleine que l'avait Jéru-
(i) Pred. votg.A- I,p. 133.
(2) Ibid..l. 1. p. 272,876.
LES SERMONS. 213
Ealem I Et je le dis : Prends garde, prends garde, car,
comme le péché de ce peuple a ému la colère de Dieuj
aiast je te dis de prendre garde que tes péchés n'é-
meuvent la colère de Dieu. Il observe, observe; quand
il aura observé et observé, tiens pour certain qu'il
fera comme à Jérusalem, où il ne resta plus debout
une pierre de ses éditices, et où tout fut exterminé (I).
Ailleurs, Bernardin parle de ce prédicateur qui,
lui aussi, sait réunir h. ses sermons des foules de
trente et quarante mille personnes. « Savez-vous
comment il s'appelle? demande-t-il. II s'appelle
frate Bastone (2) . Oh ! c'est là un très grand prédi-
cateur. J'ai bien peur qu'il ne vienne vous prê-
cher (3). « L'orateur compare encore l'ange des
colères divines à un faucheur :
Sais-tu comment fait celui qui fauche le foin? 11
prend la faux en main, et il la bat, la bat, la bat.
llélasi hélasl Sienne! Quand celui qui fauche aiguise
sa faux, prends garde à toi, je te le dis. Car quand il
a fauché un morceau de pré, il aiguise sa faux de
nouveau, et regarde autour, de toutes parts, où il y a
à faucher. Il regarde au levant, au couchant, au midi
et au nord. Considère qu'il a déjà fauché partout,
(1) P«d. iM)(!,„t. I, p, 131.
(S) J'ai diijâ
persaoniGor ninai 1
hommes.
(3) Pred. loly.. t. 1
noter qua Bernardin se plaisait i
par lesquels Dieu châtiait les
244 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
excepté ici. C'est pourquoi je te dis : Prends garde,
prends garde, prends bien garde. Sienne (1).
Plus loin, il reprend cette même métaphore :
Le faucheur pose la faux appuyée à terre, tient le
manche en main, et, pendant qu'il est ainsi, il se de-
mande : Où dois-je d'abord mettre la faux? Et il reste
ainsi en suspens. Puis, après avoir délibéré en lui-
même, il élève la faux et lui fait faire un cercle. Ainsi
a fait l'ange. Il s'est arrêté à réfléchir : Où veux-je
moissonner? S'il met la main sur vous, Siennois, mai-
heur, malheur, malheur à vous (2) î
Aussi adjure-t-il ses compatriotes de ne pas
attendre que cette terrible moisson ait commencé :
« cité de Sienne, ô mes concitoyens, ô femmes,
ô mes petits enfants, n'attendez pas, n'attendez
pasi Convertissez-vous à Dieu... N'attendez pas
que la faux atteigne la terre (3) ! » Ce cri de ten-
dresse anxieuse se mêle à tous ses avertissements,
à toutes ses menaces ; c'est vraiment la note propre
de Bernardin :
Je ne dois pas rester ici : je partirai, et quand je par-
tirai, j'irai me lamentant, comme font les Allemands.
L'inquiétude que j'éprouve pour vous et l'amour que
(1) Pred. volg., t. I, p. 317.
(2) Ibid., t. I, p. 323.
(3) Ibid., t. I, p. 331.
LES SERMONS. S45
je vous porte me feront toujours tendre les oreilles
quand j'entendrai parler de Sienoe. Je m'en vais, le
cœur tout gros de soupirs et de douleurs, par la peur
qu'il ne vous arrive malheur (1).
Et encore :
Hélas I à qui est-ce que je parle? Je parle à mes
Sieonois. Oh! si vous pouvez voir mon cœur, je vous
parte si tendrement et avec tant d'amour, qu'en ie
voyant vous me croirez (2)... Oh! mes concitoyens, je
suis vraiment des vôtres et je vous parle avec grande
affection. Hélas! j'ai peur de voire ruine (3),
Parfois, la mcQace se précise et prend une forme
. qui est caractéristique de ce temps : l'orateur
désigne celui qu'il entrevoit comme l'instrument,
peut-être prochain, des vengeances divines : c'est
le condolliere. L'Italie était alors en proie à des
bandes de soldats de toutes nations, dont les
chefs, souvent habiles, toujours sans scrupules,
se louaient au plus offrant, combattaient, un
jour pour un État, le lendemain pour un autre,
ou faisaient, pour leur propre compte, le brigan-
dage en grand. Les tyrans avaient trouvé en eux
des instruments appropritis à leur ambition sour-
noise, et il ne pouvait leur déplaire que leurs
(1) Pr/d. rolg.. t. III, p,8*,
(!) /iid„ t, I, p. 8ii.
<3) Ibid., l, III, p. B4.
»B
SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
sujets amollis se déchargeassent sur des merce-
DairoB du métier des armes. Le condottiere méaar
geait quelquefois, par camaraderie, l'autre condot-
tiere que son marché l'obligeait à combattre; il ne
ménageait jamais les populations, et, partout où
il passait, il ne laissait que dévastation et mas-
sacre. Sienne savait par expérience ce qu'il ea
était, et naguère elle avait payé des sommes
considérables pour éloigner de son territoire ces
terribles visiteurs. Elle devait donc comprendre
de quel péril la menaçait Bernardin, quand il
s'écriait : « cité de Sienne, prends garde à pré-
sent, je te le dis, parce que Dieu, lorsqu'il ne'
voudra plus attendre ta conversion, dira à l'un des
exécuteurs de ses hautes œuvres : Capitaine
d'hommes d'armes, mets la main sur cette ville,
dépouille-la (1|. » 11 s'étendait en de longs déve-
loppements où il comparait les soldats des con-
dottieri aux sauterelles dont parle l'Apocalypse (2).
Il les montrait ravageant tout, mettant les villes à
sac, faisant boucherie des individus de tout sexe
et de tout âge, violant les femmes, incendiant les
maisons, dégradant les œuvres d'art, brisant les
métiers, coupant les vignes, emmenant les bes-
(1) Pred. «offf, t. III,p. lia,
(ï) 33', 3** et 36" sermons.
LES SERMONS- 2*7
tiaux, brûlaol le butin qu'ils ne peuvent empor-
ter. Est-ce que, demandait-il, ces choses ne sont
pas arrivées {!)? Il en appelait à ceux dont les
Bouvenirs remontaient à vingt ou quarante ans en
arrière (2). « N'avez-vous donc jamais entendu
parler de measer Giovanni Aculo et de ses An-
glais? N'est-il personne qui s'en souvienne? Us
Bavaient châtier, ceux-là, eh (3)? » Cet Acuto,
de son vrai nom John Hawliwood, Anglais de
naissance, avait été, à la fin du siècle précédent,
l'un des plus fameux et des plus farouches con-
dottieri de l'Italie. A la prise d'une ville, deux de
ses officiers se disputant une religieuse : a Prenez-
en une moitié chacun », leur disait-il, et, de sa
main, il la coupait en deux. Comme des Frères
mineurs le saluaient, suivant leur habitude, par
ces mots : « Monseigneur, Dieu vous donne la
paixl » il leur répondait : a Dieu vous enlève vos
aumônes! Voulez-vous que Dieu me fasse mou-
rir de faim? Je vis de la guerre, comme vous
vivez d'aumi'ines. w Le portrait de ce condottiere
est peint à cheval dans la cathédrale de Florence.
Ce n'est pas toutefois sur ces sombres prophé-
(1) Pred. viHy., l lii, p. Uâ, 66, 104.
(2) Ibtd.. L. III, p. 181.
(3) Ibid ,i. m. p. 166.
!tS ' SAINT BERNARDIK DE SIENNE,
lies que Beroardin termiae sa station et se sépare
des Sieariois. Dans son dcroier sermon le ton se
radoucit : c'est l'adieu attendri d'un père à ses
enfants, a Peut-tUrc, leur dil-il, est-ce la dernière
fois que je vous prêche, et ne vous reveirai^e
jamais, n A ceux qu'il appelle « dileltitsimi figlitutli ;
Iil adresse ses recommandations suprêmes : les
unes regardent Dieu, les autres le prochain, et
les dernières lui-même, La simplicité de l'accent
révèle, mieux que toutes les phrases, la vérité de
l'émotion. Finissant par ce qui le regarde, ii con-
fesse humblement sa faiblesse, ses défauts, mais
conflrme avec autorité l'enseignement qu'il a
donné au nom de Dieu, t Si quelqu'un, déclare-t-il,
venait, derrière moi, me contredire, sachez qu'il
aurait le diable sur son dos et égarerait ceux qui
le croiraient. » Il remercie les magistrats et les
citoyens de lui avoir témoigné plus d'affection
qu'il n'en méritait. Les reverra-l-il jamais? Il en
doute, car il pense partir pour de lointains pays.
A tous, il demande de prier pour lui, afln qu'il
fasse la volonté du Père céleste et qu'il continue
d'enseigner les peuples à la plus grande gloire de
Dieu. Puis, donnant sa bénédiction à la foule qui se
presse plus nombreuse que jamais sur la Piasza
del Campo : a Je vous laisse, dit-il. avec !a paix
LES SERMONS. U9
de Noire- Seigneur, et priez Dieu pour moi! »
N'est-il pas vrai qu'après avoir ainsi feuilleté
ces Prediche volgari, on a de la prédication de
Bernardin une idée que n'en donnaient pas les
sermons latins, publiés par le Père de la Haye?
Sans doute, une sténographie, si habile qu'elle soit,
ne peut pas être une résurrection de la parole de
l'orateur. Il y a dans cette parole quelque chose
qui ne lui survit pas. C'est le secret de la déception
que cause trop souvent la lecture d'un discours.
Ainsi en doit-il être surtout d'une parole popu-
laire, tout appliquée à l'effet du moment, s'inspi-
rant des circonstances, en communion avec l'audi-
toire. Là, que de choses qui agissaient peut-être
plus encore que les idées exprimées : l'accent, le
geste, la mimique, le cadre, l'émotion de l'orateur
et celle du public, le souffle qui passait de l'un à
l'autre, sans compter — ce que notre prédicateur
possédait au plus haut degré — le prestige et le
rayonnement de la Baintetél Mais si la reconstitu-
tion complète de l'éloquence de Bernardin est
impossible, l'étonnant travail du pauvre tondeur
de drap de Sienne n'en est pas moins une véri-
table révélation ; il nous permet de mieux com-
prendre, et l'effet que cette éloquence a produit, et
l'éloge qu'en faisaient tous les contemporains.
I
ÏSO SAINT BERKABDIN DE SIENNE
Bien plus, il jette une vive lumière sur toute la
prédication du Moyen âge, et apporte ainsi une
précieuse contribution à l'un des plus importcints
chapitres de l'iiistoire de la ciiaire chrétienne et
de la société médiévale (1).
{i) L'inlérËt di?s Prediche volgari de Sieano conduit & $a deman-
der s'il n'y aurait pas encore plus à faire, daaa cet ordre d'idées.
J'ai digâdit que les bibliothèiiues d'Italie possËdcat d'autres ma-
DDscrita de sermons de saint Bernardin, recueillis ea langue vul-
gaire, par des auditeurs. Plusieurs ae sont que des résumés
incompiels et secs qui peuvent Être négligés Mais n'y en a-t-il
aucun qui se l'approche du manuscrit de Benedetto? Le plus
curieux, à ce point de vue, parait âtre un manuscrit contenant
des sormons prononcés dans l'église Santa Croce, à Florence,
eu 1424, et écrits, nous assure-t-on, dalla dvn voce, par un
Florentin. Ce manuscrit est à la Bililiothèque de Florence; on en
trouve également un, sur le même sujet, aux archives do Sienne.
Quelques courts ustraita du manuscrit de Florence, qui ont le
tour et la grâce des sermons de Sienne, ont été publiés, en 1871,
sous ce litre : Del Torre Moglie, Mailime di Sait Bernardïno da
Siena, Ricordo di Nazze. Le prolesseur Orazio Bacci avait
songé, croyons-nous, à publier ce manuscrit eu entier; jusqu'A
présunt, il n'a pas donné suite à son projet. — Des recherches
analogues pourraient être [oMei, avec intérêt, pour les autres
prédicateurs italiens du temps qui s'étaient tous proposé Ber-
nardin pour modèle. On n'a généralement publié do leurs
sermons que des résumés latins plus ou moins desséchés. Il y
aurait lien d'eibnmer des biblioUièques d'Italie les comptes
rendus en langue vulgaire, faits par les auditeurs. Ces comptes
rendus existent. Ainsi le Frère Marcellino da Civezza. auteur de
la Storia aniveraale délie Miuioni franceicane, a trouvé, dans la
Bibliothèque de Florence, un manuscrit contenant six sermons
dont il a publié cinq, un du Bienbeureux Bernardin de Feltre,
les quatre autres de Michèle da Milano, sous ce titre ; Cingue
prtdicke a Monache, in lingua vûlsare, di due celebri Francelcani
del teeoto XV. Prato, 1881. Ces discours ne sont pas sans quelque
analogie avec ceux de Bernardin.
CHAPITRE V
STRICTE OBSERVANCE,
I. Bersardin s'est toujours beancoup occupé de l'Obscrvauce.
Ou vivant de saJot Praocois, des di vergences s'étaient produites
Eur l'iulerpréUtiao de ea règle, particulièremeot ea ce qui
louche la pauvreté. Ces divergences g'aggravont par la suite.
Les Conventuels et les Spirituels. — [I. Humbles débuts de
rObserveaee. Ses progrés facilités, on Italie et en France, par
le grand ecliïsine. La réforme chez les DominicaiDs. — III. État
de l'Observance au moment ot y entre Burnardin. Il Ira-
vsJlle A la propager. Il veille au maintien de la régie. Martin V
et Eugène IV favoriaont les Observants. — IV. L'Observance
et tes Ilumanislea. Attaques de Poggio. Bernardin et les
lettres. Uotifs de l'hoatilité des Humanistes, Poggio est embar-
rassé du scandale qu'il produit. — V. Comment concilier
l'exislence de l'Observance avec l'unité de l'OriJre des Mineurs?
Système des vicaires. Écbec des tentatives faites pour suppri-
mer ou atténuer la dilTérence des règles. Beruardin est nommé
^^^bicaire général pour l'OIiservance. — VI, Zèle et sagesse de
^^^^pprnardia daus l'exercice de ses fonctions. Il obtient, en 144S,
^^^Khn être déchargé. Grauds progrés réalisés par l'Observance.
^^^^^ VII. L'Observance après la mort de Bernardin. Ses disciples.
^^^^Btint Jean de Capistran. Les Observants sont devenus les plug
^^^^Kombreux. Leur séparation d'avec les Conventuels. Leur situa-
I
Après avoir coDSacré environ trois ans, dans sa
cellule de la Capriola, à rédiger ses sermons, Ber-
asâ SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
nardin reprit, en 1436, avec une ardeur que l'âge
ni la fatigue ne pouvaient refroidir, sa vie errante
de missionnaire. Il avait hâte de répondre aux
appels qui, durant sa retraite temporaire, lui étaient
parvenus de plusieurs contrées de l'Italie. Maïs
à peine eut-il employé deux années k des courses
apostoliques, dont il serait difficile de préciser
l'ilinéraire , que, bien malgré lui, il s'en vit de
nouveau dlBtrait. En 1438, il était investi, avec te
titre de vicaire général, du gouvernement de tous
les couvents de la stricte Observance, en Italie.
Bernardin avait eu, de tout temp3 ot au milieu
même de son apostolat, une grande sollicitude pour
ce qui touchait à l'intégrité et à la propagation de
cette réforme monastique. Pendant les années de
son vicariat, cette sollicitude va être plus absor-
bante et plus exclusive ; elle occupera à peu près
tout son temps et toute son activité. Le moment
est donc venu do rechercher ce qu'était cette
Observance, qui a tenu tant de place dans la vie
de notre saint. Pour s'en bien rendre compte,
pour comprendre les raisons de l'intérêt qu'il y
portait, pour mesurer la part qu'il a prise à son
développement, il convient de revenir en arrière
sur l'histoire, quelquefois imparfaitement connue,
de l'Ordre des Frères mineurs.
r
LA STnii;TE ÛBSKRVANCE,
Depuis deux siècles qu'il existait, cet Ordre
avait eu une vie à la fois très inteose et très tour-
mentée : d'une part, un élan sublime d'amour et
d'enthousiasme, une fécondité prodigieuse, une
armée de près de deux cent mille moines, beau-
coup de saints, de martyrs, de docteurs ; de l'au-
tre, des contradictions passionnées entre Frères,
des menaces de schisme, des accusations récipro-
ques d'infidélité ou d'hérésie. Peut-être le carac-
tère même du génie de saint François est-il pour
quelque chose dans ce phénomène. C'était l'un des
plus puissants séducteurs et excitateurs d'âmes
que le monde ait connus ; nul homme n'a à ce
point soulevé, enflammé les cœurs et les imagi-
nations; nul n'a semé et récolté, en si peu de i
temps, une toile moisson de sainteté, d'héroïsme '
et de poésie ; son impulsion a remué profondé-
ment et transformé l'Église, la société et jusqu'au
monde dos lettres et des arts. Mais peut-être
n'avait-il pas au même degré les qualités de l'or-
ganisateur et du législateur; après avoir fait sortir
de terre une armée immense, on eût dit qu'il était
un peu embarrassé de la constituer et de la disci-
pliner. Aussi bien, au début, semblable en cela à
tous les autres fondateurs d'Ordres, ne se dou-
tait-il pas qu'il créait une grande institution. 11
r:<i SAINT RERNARDIS DE SIEN.NE.
n'avait cru d'abord former, avec ses premiers cora
pagnons, qu'une troupe de pénitents, sans couvect
sans église à eux, errant par les villages de l'Om
brie à la façon des mendiants, insouciants di
toutes les choses humaines, chantant l'amoui
divin r|ui les brûlait, prêchant là où l'on voulaî
bien d'eux, rendant grâces quand on les mallrai
tait, tout enveloppés de ce charme tendre et n^
qui inspirait encore, un siècle plus lard, le peti
livTe des Fioretti. Pas d'autre règle, d'autre goil
vernement que la parole du saint, son regard, sj
divination surnaturelle, l'altrait de sa grâce et dj
sa bonté, la lumière qui émanait de lui. Mais cetti
délicieuse et pieuse idylle ne pouvait se prolonge!
iodéliniment, pas plus que l'Église n'eût pu toit
jours se contenter de l'organisation embryonnaire l
laquelle elle était réduite, aux jours où les Apôtres;
ses premiers évéques, suivaient Jésus à traverf
les campagnes de la Galilée, A mesure que l'Ordn
se développait — et sa croissance fut d'une rapi-
dité prodigieuse — il était manifeste que l'action
persoimelle du fondateur ne sufûsait plus. Celuî-oi
ne pouvait être partout et ne devait pas durer tou-
jours. D'ailleurs, dans la foule des moines noui
veaux, se glissaient des éléments plus mélangés.
Il 11 y a trop de l^ineurs I b entendait-on din
LA STRICTE OBSERVANCE. £S5
parfois à François. Une règle précise, une con-
stitution fortement agencée devenaient indispen-
sables. Conscient de ce qui lui manquait pour une
telle œuvre, le saint accepta, avec une humilité con-
liante, l'assistance d'un pi:élal, tout nourri de l'es-
prit d'organisation et de gouvernement, traditionnel
à Rome, le cardinal Hugolîn. Sous son influence.
le Porerello rédigea successivement deux règles
UQ peu étendues. Toutefois, même dans ces con-
ditions, sa pensée avait peine h se fixer en articles
impératifs ; elle avait tendance à tourner en exhor-
tations, en elTusions, en aspirations : forme tou-
chante sans doute, mais qui prétait plus qu'une
simple règle aux interprétations divergentes.
Ces divergences commencèrent à se manifester
du vivant même du fondateur, principalement au
sujet de la pauvreté. Pour saint François, la pau-
vreté n'était pas seulement une vertu abstraite qu'il
invitait à pratiquer; elle prenait corps et vie à ses
yeux ; c'était une noble dame injustement déchue
dont il se constituait le chevaher, une Tiancée qu'il
embrassait avec amour, la veuve même du Christ,
délaissée depuis douze siècles (1), qu'il épousait à
(1) Ainsi chantait Dante (Faradii, cti. ii) :
Questa prxvata dtl pi-iiiio niarîlo.
Milh a cent' anni e piii âùpetta e icura.
U» S1I5T BER3tlROI5 DE SIEXSE-
soo tour. Aussi entendait-il se dcmner à elle, sun
réserve el sans mesnre. Noa cooteot d'obliger les
Frères personnellenient aa dî-Duemeot absolu, il
interdisait à l'Ordre de riea posséder, pas même
le couvent où habitent ses membres, l'ég^lise où ils
Itrienl. Une telle défense heurtait les idées régnan-
tes, non seulement dans le clergé séculier, alors
partie intégrante de la hiérarchie féodale, mais
dans le clergé réguUer, représenté, à cette époque,
par les opulentes abbayes bénédictines. Ceux-4à
mêmes qui étaient heureux de voir réagir cooire
la trop grande richesse de l'ÉgUse, se demandaient
si celte interdiction de toute propriété n'était pas
une impossibilité pratique, et s'il convenait de
prendre absolument à la lettre ce qui paraissait
une aspiration plus généreuse que sage. Ces dou-
tes, ces inquiétudes pénétraient chez les Mineurs
et y jetaient le trouble. Ils étaient d'ailleurs plus
ou moins ouvertement propagés par l'un des com-
pagnons de François, choisi de sa main pour
gouverner l'Ordre en qualité de vicaire général,
le célèbre Frère Élie, esprit supérieur, mais dont
l'idéal religieux diflerait de celui du Poierello. Ces
indices d'opposition n'échappaient pas au saint et
furent la grande tristesse, la poignante angoisse
de ses dornïferes années. Plus d'une fois, il laissa
LA STRICTE OBSERVANCE. S57
échapper, àce sujet, de douloureux pronostics; plus
d'uae fois, et notamment dans les paroles suprêmes
de son testament, il éleva une protestation émue
contre ceux qui menaçaient d'altérer son œuvre.
Le fondateur mort, les partisans de la mitiga-
tion levèrent la tête plus hardiment encore et
se multiplièrent. Le succès même de l'Ordre, les
grands couvents, les magniflques églises que con-
struisait pour lui la libéralité des peuples, les
hautes dignités que la confiance des Papes ou des
princes accordait à plusieurs de ses membres,
semblaient peu compatibles avec la rigueur de
pauvreté et d'humilité rêvée par saint François.
Bientôt, ce ne fut plus seulement la mitigation, ce
fut le relâchement. Dès le milieu du treizième
siècle, saint Bonaventurc le dénonçait, et, quelques*
années après, Dante, faisant parler ce même Bona-
Tonture au Paradis, mettait dans sa bouche une
plainte araère sur cette famille franciscaine qui,
après avoir marclié d'abord fidèlement sur les traces
de son père, lui tournait le dos, littéralement : « po-
sait maintenant la pointe du pied où il avait mis les
talons (I) n. En face de la niitîgation, de jour en
(1) La sua famiglia, ehe li moite drilta
Co' piedi aile lu' 0Tra<^, é lanto vutta
Cht qutl iliniinsi a quel dirUtro gifla.
(Paradii. ch. XII.)
SAINT BERNARD I N DE SIENNE
jour plus répandue et plus puissante, l'Observance
rigoureuse n'avait pas cependant disparu. Mainte-
nue avec une ferveur jalouse dans d'humbles cou-
vents, entretenue et comme réchauffée par les
redis de ceux qui se donnaient pour les vrais dé-
positaires de la tradition d'Assise, elle résistait
avec une fermeté taut<lt douce, tantAt farouche,
aux exemples comme aux pressions, et inspirait
contre ce qu'elle jugeait être une infidélité et une
trahison, des protestations dont l'accent remuaitle
monde chrétien.
Avec le régime non centralisé des anciens mo-
nastères bénédictins la solution eût été simple ;
les Franciscains se fussent divisés en deux bran-
ches, quelque chose comme Cluny et Cîteaux,
Mais une autre idée avait présidé à la fondation
des deux grands Ordres mendiants du treizième
siècle, l'idée de l'unité sous un seul chef. Dès lors
chaque parti devait chercher à imposer à l'autre sa
manière de voir. Il fut bientôt visible que les mi-
tigés, appelés H Frères de la Communauté » ou
« Conventuels ", étaient beaucoup plus nombreux
que les Zelanti ou « Spirituels m. A peu d'excep-
tions près, les premiers occupaient tous les postes
de supérieurs généraux ou provinciaux. Ils n'u-
saient pas tous de même de leur autorité : les uns.
LA STRICTE OBSERVANCE. SS9
modérés, conciliants, cherchaient à jouer un rôle
d'arbitres et de pacificateurs ; les autres se mon-
traient ardents à réprimer ce qui leur paraissait
une révolte et ne reculaient pas devant de vérita-
bles mesures de persécution.
Les Spirituels supportèrent sans faiblir cette per-
sécution, qui leur donnait, par moments, l'exal-
tation et l'auréole du martyre. Mais leur fermeté
finit par tourner en obstination, leur résistance en
rébellion. Ils se croyaient encouragés, par des
paroles de saint Fran<;ois. à rejeter l'autorité des
supérieurs, quand ils la jugaieot en désaccord
avec la règle. La conscience qu'ils avaient de leur
plus grande austérité éveillait chez eux des ten-
tations d'orgueil et de mépris des autres. Ce
mépris, ils retendaient à l'ÉgUse entière qui leur
paraissait envahie, elle aussi, par le relâchement
et destinée à une prochaine rénovation. Infidèles,
à leur tour, à ce que leur fondateur, au milieu
de SCS aspirations les plus mystiques, avait tou-
jours gardé de clair et sain bon sens, de discipline
d'esprit, de docilité envers l'autorité religieuse, de
scrupuleuse orthocIo.\ie, ils se laissaient gagner à
l'illuminisme apocalyptique qui avait germé, à la
fin du douzième siècle, dans l'imagination d'un
f^Satercien de Calahre, Joaciiim de Flore. A la
B^tc
9««
SAINT BERNARDIN DE SIEITirB. 1
suite de ce nuageux prophète, les docte
historiens el les poètes des Spirituels,
Parme, Pierre-Jean Olîve, Ubcrlin de Casai, Aa-
gelo Clareno, Jacopone de Todi, rêvaient plus ou
moins d'une troisième révélation qui devait IraDS'
former le monde religieux : la première, celle du
Père, avait élé le règne de la Loi; la deuxième,
celle du Fils, était le règne de la Grâce ; la troi-
sième serait le règne du libre Amour, dans lequel
les moines, les contemplatifs devaient remplacer
l'Église srculière et temporelle. Égarés par leur
dévotion envers saint François, ils divinisaientsoii
image, grandissaient outre mesure son rôle, exa-
géraient ce que l'un d'eux appelait ses n confor-
mités •> avec Jésus, recevaient sa doctrine comme
un second Évangile, faisaient de lui un nouveau
Messie, le Messie de la révélation annoncée par
Joachim, et considéraient l'Ordre des Mineurs
comme destiné h. absorber l'Église imiverselle et h
donner à l'humanité sa forme dernière.
Les Papes furent conduits à intervenir fréquem-
ment pour tâcher de rétablir la paix et l'unité dans-
la famille franciscaine. En général, saufCélestin V,
ils tinrent plus ou moins en suspicion les Spiri-
tuels, surtout à cause de leur joacliimisme. Mais,
s'ils appuyaient d'ordinaire les mitigés, ils les met-
^^r LA STRICTE OBSERVANCE. 261
taient en garde contre le relàclicment. Plusieurs
des Spirituels, notamment libertin de Casai, au
commencement du quatorzième siècle, refusèrent
de se soumettre aux di^cisions du Saint-Siège; ils
lui déniaient le pouvoir de modifier une règle
révélée de Dieu, Sur ce terrain, la résistance était
téméraire : les Spirituels s'y brisèrent.
C'était finir en sectaires une entreprise inspirée
à l'origine par une pensée haute et pure, et oii
avait été dépensé beaucoup de vertu. Aussi l'im-
pression qu'elle laisse est^elle mélangée et incer-
taine. On admire celte fidélité à garder et ce cou-
rage à défendre l'idéal franciscain ; on s'alarme d'y
voir mêler des doctrines suspectes et un esprit
d'indiscipline. On ne sait trop si l'on a affaire à des
saints ou à des hérétiques, à des martyrs ou à des
révoltés. Cette hésitation paraît avoir été partagée
quelque peu par l'autorité ecclésiastique elle-
même, qui poursuivait, de leur vivant, un Jean de
Parme ou un Jacopone de Todi, et qui les béati-
fiait après leur mort (1).
(i) Lacontroï-eraequi s'éleva, dans la premiûre moitié du qua-
tOMième siècle, sur la pauvreté du Christ et àes Apûtrea, et qui
agita si étra.Dg6iiieDt la chrétienté, ea paraissant diviser les Papes
eui-mémea, a été souvent rattacliée, par erreur, & la question
dea Spirituels, Elle ne divisa pas les Mineurs entre eux; elle les
mit aux prises avec d'autres Ordres, notamment avec lt>a Domi-
I tfc^n s. Seulement, on y voit é quel point le monda rranciscain
SAI5T BEBXARDIX DE âtEX5E
Vers le milieu du qualoraème siècle, il sej
doDC que la cause de la rè^ie stricte eût sui
avec les Spîrituelâ, et qu'elle f ût irrémédiabli
compromise par leur indocile lémérité. D'ailli
au lendemain de la grande pesle et à la veille du
grand scliisme, le vent n'était pas, dans les cloî-
tres, à la ferveur et à l'austérité. C'est pourtant à
celle époque que commence, obscurément et sans
bruit, le mouvement qui, sous le nom d'Obser-
vance, (levait fmir plus tard par ramener à l'austé-
rité primitive la presque totalité des Frères mi-
neurs. Il naît avec Jean de Vallc, au pauvre petit
couvent de Brogliano, entre Camerino et Foligno,
non loin d'Assise, dans une contrée montagneuse
plus particulièrement pénétrée de la pure tradi-
étail iLlors Iroublù : un diapître eolra en couilil avec le Pape ; le
iiiJDialra giw'r&\ et les personnages les plu9 considérables de
l'Ordre primnt parti conlre le Saint-Siège, pour Louis do Bavièra
et pour son antipape qui était tui-mâme un Mineur. Mais on y
volt aasii à quel point l'Ordre avait l'insliDcl de fidâliti!' catho-
lique; la masse ae suivit pas les chefs révoltés, s'en dégagea, et
liait par les amener eui-mëmes é résipiscence.
P LA STHlCTE OBSERVANCE. ÎB3
'tion franciscaine, et qui avait été, depuis plus
d'uD siècle, comme la citadelle des Zelanll (1).
Les compagnons de Jean de Valle n'étaient pas
sans lien avec les Spirituels , dont ils avaient
accueilli l'un des survivants, Angelo Clareno ;
comme eux, ils étaient amants fervents de la pau-
vreté et se tenaient à la règle stricte; mais, plus
prudents, plus modestes, plus dociles, ils se déga-
geaient du joachimisme , ne parlaient plus de
transformer l'Église ni de faire schisme dans leur
Ordre, et demandaient seulement aux supérieurs
qu'on les laissât, dans leur humble petit coin,
observer la règle à leur manière.
Les autorités franciscaines se montrèrent d'abord
tolérantes et même bienveillantes. La vertu des
dissidents inspirait sympathie et respect; leur
petit nombre et leur obscurité rassuraient. Par-
fois cependant, la méfiance renaissait, et des vel-
léités de répression se manifestaient : un moment,
Gentile de Spolète, qui avait remplacé Jean de
Valle, fut jeté en prison et ses communautés dis-
persées. En dépit de ces alternatives, le petit groupe
continuait à subsister, et même, dans une faible
mesure, à se développer. Avec le Bienheureux
(!) Sur ces origines de l'Obser vautre, cf. Otto EuTTEsnti
Der Minoriienorden zur Zeit des grosscn Sehiimas. (beriin. i
86* SAINT BEBNARDIR DE SIENNE.
Paoluccio de Trînci, successeur de Gentile, en
1363, le progrès fut même un peu plus marqué.
Par un phénomène singulier, le désordre du grand
schisme, qui éclata en 1378, se trouva servir la
cause de l'Observance. Dans l'Ordre, divisé comme
l'Église en deux obédiences, les supérieurs s'abste-
naient d'exigences qui eussent pu rejeter les dis-
sidents dans l'obédience opposée. Paoluccio obtint
ainsi le droit de recevoir des novices, de fonder
et de s'affilier des maisons nouvelles. Les Obser-
vants ne prétendaient pas, sans doute, se sé-
parer de l'Ordre des Mineurs ni se soustraire au
gouvernement du ministre général; mais ils vi-
vaient à part, selon leurs règles, indépendants
des provinciaux, et dirigés par leur supérieur par^
ticulier. En 1390, quand h. Paoluccio, mort en
odeur de sainteté , succéda Jean Stronconio ,
l'Observance était sortie du recoin montagneux
où elle avait été d'abord confinée, et elle faisait sou
apparition en divers points de l'Italie. Si peu
que ce fût, le mouvement d'expansion était com-
mencé; il ne devait plus s'arrêter.
A cette même époque, sans qu'on puisse saisir
de communications avec les Observants d'Italie,
des symptômes de retour à la règle stricte se ma-
nifestaient chez quelques Mineurs d'Espagne ou de
LÀ STRICTE OBSERVANCE.
Portugal, et, avec plus de force, chez les Mineurs de
France. Dana ce dernier pays, cette réforme allait
même recevoir, au début du quinzième siècle, une
vive impulsion de la main d'une femme, extraor-
dinaire entre toutes, sainte Colette (1). Cette fille
d'un charpentier picard surgit soudainement,
comme Jeanne d'Arc sa contemporaine, dans la
France déchirée et envahie, étonne le monde par
ses austérités et ses miracles, ne se borne pas à
réformer les religieuses Clarisses dont elle est,
mais suscite et dirige, avec une efficacité et une
autorité toutes surnaturelles, la réforme des Frères
mineurs qui prennent le nom de Coleltius.
C'est d'ailleurs dans tous les cloîtres que se
manifeste alors une réaction contre le relâche-
ment. On la constate, dès la fin du quatorzième
siècle, dans l'autre grand Ordre mendiant, chez les
fils de Saint-Dominique. Le souvenir des exhorta-
tions de sainte Calhonnc de Sienne, l'exemple de la
Bienheureuse Claire de Gambacorta, reformatrice
des Dominicaines, déterminent les Bienheureux
Raymond de Capoue, Jean Dominici et Laurent
de Ripafratta, à commencer, dans les couvents des
Frères prêcheurs, une réforme, qu'au quinzième
(1) Née en 1381, morte en 1447.
266 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
siècle saint Antonin devait continuer en Italie et
que d'autres devaient propager dans le reste de la
chrétienté (1).
III
Quand, en 1402, Bernardin prit, à Sienne, l'ha-
bit de Frère mineur, l'Observance avait conquis,
en Italie, son droit à l'existence. Les supérieurs
pouvaient hésiter sur le plus ou moins d'auto-
nomie à lui concéder, mais il n'était plus question
de la supprimer. Et surtout elle avait bon renom et
s'était dégagée des suspicions qui pesaient naguère
sur les Spirituels. Si elle ne comptait guère dans
la Péninsule que vingt-cinq petits couvents, peu en
vue, habités seulement par environ cent trente
Frères, elle avait en outre pour alliés un certain
nombre de Mineurs qui, tout en résidant dans les
(1) Sur cette réforme dominicaine à la fin du quatorzième
siècle et au commencement du quinzième siècle, et particulière-
ment sur la part qu'y a prise ce Dominici que saint Antonin a
appelé : primut suscitator obtervantiœ regularis in Italià, voyez
P. Augustin Rossler, Cardinal Johannes Dominici, ein Reforma-
torenbild aus der Zeit des grossen Schisma. (Freiburg» 1893.)
Cf. aussi le P. Chapotin, Eludes historiques sur la province domi'
nicaine de France. Cf. enfin les BoUandistes, passim.
LA STR[CTE OBSERVAMCE
maisons conventuelles, éLaient de cœur avec elle,
aspiraient à vivre selon ses règles, ou, s'ils n'en
avaient pas le courage, reconnaissaient sa supé-
riorité morale. Des rapports ainsi existant entre
certains Conventuels et les Observants, on peut se
faire une idée par les débuts mêmes de Bernardin.
Entré d'abord dans le couvent mitigé de Saint-
François à Sienne, n'avait-il pas été, presque aus-
sitôt après, autorisé, encouragé par le gardien de
ce couvent, à chercher une règle plus stricte dans
le monastère de Colombaio (1) ?
A peine affilié à l'Observance, le jeune Bernardin
travailla à la propager dans le cercle encore res-
treint où s'exerça d'abord son action, et l'on sait
comment un de ses premiers actes fut de fonder,
en 1405, le couvent de la Capriola, à la porte de
Sienne. Hors de son rayon, d'ailleurs, le progrès
persistait, lent, mais continu. En 1415, les réformés
entraient en possession du plus ancien couvent de
l'Ordre, celui de Sainte-Marie des Anges, au pied
d'Assise. On évaluait, vers cette date, à environ
trente-quatre le nombre des couvents italiens ofi
la règle stricte était appliquée.
icc de l'Observance prit une allure
J Voir plus liaul, p. 2
268 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
bien autrement rapide, dès que Bernardin fut
devenu célèbre par ses prédications en Lombardie
et dans le reste de l'Italie. Partout, à la parole
de Tapôtre, naquirent non plus de petites maisons
cachées dans des lieux déserts, mais de grands
monastères établis aux portes des villes impor-
tantes. Le signal fut donné, en 1419, par les
Milanais qui fondèrent, sous le vocable de Sainte-
Marie des Anges, un couvent considérable, aus-
sitôt rempli de jeunes gens dont quelques-uns
appartenaient aux meilleures familles de la ville.
L'exemple fut suivi, dans les années suivantes,
à Pavie, Bergame, Brescia, Florence, Pise, etc.
Ailleurs, c'étaient les anciens couvents qui se trans-
formaient. Dans toutes ces maisons, on se récla-
mait de Bernardin, on se guidait d'après ses avis.
Les moines, doués pour la parole, se faisaient, à sa
suite, prédicateurs populaires, quelques-uns avec
beaucoup de succès. Lui-même parlait, un jour,
aux Siennois, des « merveilles » opérées parles ser-
mons de certains de ses compagnons, notamment
de Mathieu de Sicile et de Jean de Pouille (1).
Pour se faire bien accueillir, un prédicateur avait
intérêt à se dire disciple de Frère Bernardin :
(1) Le Prediche volgari, édite da Lugiano Banghi, 1. 1, p. 72, 73.
LA STRICTE OBSERVANCE. 800
3Î bien que ce dernier mettait les populations en
garde contre ceux qui prenaient ce litre sans y
avoir droit. « Ne les croyez pas, Jisail-il, ai vous
n'avez pas une preuve écrite Je ma main (i). »
Ce n'était pas seulement le talent oratoire de Ber-
nardin, c'étaient ses vertus, que les Frères de
l'Observance tâchaient d'imiter. Dans ces cloîtres,
la sainteté florissait, comme il n'arrive d'ordi-
naire qu'à l'aurore des grandes fondations monas-
tiques. On y trouvait, dès cette époque, pour ne
nommer que les plus illustres, saint Jean de Gapis-
tran, saint Jacques de la Marche et le Bienheureux
Albert de Sarziano, qui, tous trois, avaient pris
l'habit entre 141b et 1417.
Ne pouvait-il pas être à craindre que, dans cette
faveur nouvelledu public, l'Observance nefûtplus
aussi humble, aussi austère, aussi fidèle à lastricte
pauvreté, que dans ses jours d'épreuve et d'obscu-
rité? Bernardin y veillait. Il n'admettait pas qu'un
Mineur acceptât de l'or, même pour de pieux motifs.
On a vu sa résistance aux hbéralités perfides de Vis-
conti (2). Lui léguait-on des sommes importantes
pour bâtir des monastères, il les refusait, ne vou-
lant, dit son biographe, ni regarder, ni toucher.
(i) Pred. ,
(ï) cr, plu
iftf., t, i, p."!, 73; t. m, p. 372.
370 SAINT BERNARDIN DE SIENNE,
ni conserver aucun argent (1). Cette questioff
l'argent était la pierre de touche à laquelle il enteif
dait qu'on distinguât ceux de ses frères qui étaient
bons. A ce propos, il rappelait, dans un de ses dis-
cours aux Sieanoia, que beaucoup de Mineurs s'en
allaient qutHant de l'argent, ramassant des frag-
ments de métaux précieux et des anneaux brisés,
afin, disaient-ils, d'en faire des croix et des calices
pour les églises, h Si quelqu'un d'entre eux vous
tombe sous la main, dit-il, et qu'il prétende être de
ceux qui vont avec Frère Bernardin, ne le croyez
pas. De même que l'orfèvre a des signes auxquels
il reconnaît le métal sans alliage, de même, à
la question d'argent, al fatto del denaiuolo, vous
reconnaîtrez ceux qui sont miens ou qui ne le sont
pas (2).»
Edifié du zèlo des religieux de la stricte Obser-
vance, rassuré sur leur orthodoxie, le Saint-Siège,
loin de les traiter avec la méfiance qu'il avait long-
temps gardée à l'endroit des Spirituels, les consi-
dérait d'un œil favorable et se plaisait aies encou-
rager. Martin V intervint, par de nombreuses bulles,
pour autoriser l'institution des nouveaux couvents
(I) ' PfcuntatR ejuimodi «en atpxcere
ttTvars voltbal. >
(ï) Le Prediche taigari, l. 1. p. 71, 72,
LA STRICTE OBSERVANCE. 871
OU pour transférer aux Observants quelques-uns
des anciens (1). Ainsi les mit-iJ, h la grande mortili-
cation des Conventuels, en possession de la Vema,
la montagne sacrée où saint Frangois avait reçu
les stigmates. Un moment, en 1427, ce crédit fut
mis en périt par l'accusation dirigée contre Bernar-
din, à propos de la dévotion au nom de Jésus (2);
mais ce ne fut que pour peu de temps.
Le successeur de Martin V, Eugène IV, moine
lui-même, comptait principalement sur les moines
pour défendre le catholicisme contre les dangers
qui le menaçaient; par suite, il attachait beaucoup
de prix à leur ferveur : s'il ne jugeait pas possible
de poursuivre la réforme générale de l'Église, il
voulait du moins seconder celle des cloîtres. Très
attaché aux Dominicains, chez lesquels il demeura
pendant son long séjour à Florence, il ne témoi-
gnait pas moins de bienveillance aux Franciscains,
particulièrement à ceux de l'Observance. Il avait
pour Jean de Capistran une amitié particulière, et
l'on sait comment un Je ses premiers actes fut de
veng-er Bernardin des accusations qui avaient été
de nouveau portées contre lui. Vers la même épo-
(1) Wauiiing, Annale» Miiioram, t. X,
cite plusieurs de ces bulles de Martin V.
(ï) Voir plus haul, cliap, m.
3TS SAINT BERNARDIN DE SIENNE,
que, il invita les Observants à choisir parmi eux
six hommes, a graves, instruits et habiles h, qui
devaient être mis à sa disposition et employés
plus particulièrement à l'exécution de ses des-
seins. Jean de Capiatran, Jacques de la Marche,
Albert de Sarziano furent au nombre des reli-
gieux ainsi désignés. Ou peut s'étonner de ne
pas trouver dans cette liste le nom de Bernardin,
que tous les Observants regardaient comme leur
maître. Peut-être ne voulait-on pas le distraire
de son apostolat. Quoi qu'il en soit, Eugène IV
chargea Jean de Capistran d'affaires épineuses en
Italie, délégua Jacques de la Marche eu Bosnie
et en Pannonie où l'hérésie séWssait, et enfin
envoya Albert de Sarziano, avec plusieurs Frères,
en Orient, pour y préparer la grande œuvre du
retour des l'-glises schisraatiques à l'unité : ce
retour paraissait alors facilité par le péril extrême
que les progrès des Turcs faisaient courir à l'em-
pire de Byzance, et par le besoin que celui-ci sen-
tait de s'appuyer sur les chrétiens d'Occident. En
même temps, le Pontife encourageait, comme l'a-
vait fait son prédécesseur, l'extension croissante
d'une famille religieuse qui lui fournissait d'aussi
précieux agents; comme lui, il tendait à dépossé-
der les Conventuels au profit des Observants ;
LA STRICTE OBSERVANCE. 273
ainsi, en 1434, transférait-il à ces derniers les
sanctuaires de Terre Sainte.
IV
Il ne faudrait pas croire cependant que les
Observants rencontrassent partout faveur et bien-
veillance. Ils avaient encouru la disgrâce d'une
puissance qui passait alors pour redoutable, je
veux parler des humanistes. L'un des plus célè-
bres, sinon des plus estimables, d'entre ces huma-
nistes, Poggio, ne manque pas une occasion
d'exciter au mépris des Frati^ principalement de
ceux qui se disent Observantins. Il ne tarit pas
contre « ces vagabonds, hos circulatoreSy qu'on voit
partout, sordides et la tète penchée » , contre ces
a fâcheux aboyeurs, hos molestos latratores ». A
l'entendre, ce sont des bouffons grossiers, igno-
rants, dont le succès n'est dû qu'à une mimique
de singe et à des poumons infatigables ; ce sont des
hypocrites, avides de gain, qui poursuivent non
la conversion des pécheurs, mais la faveur de la
populace. Il les accuse de semer les scandales,
et de former moins « une congrégation de reli-
271 SAINT BKHNAHDIN DE SIENNE.
gieux qu'une officine de crimes »; sa pudeur —
el, par ses aulrea écrits, on sait ce qu'elle est —
l'empêche de raconter plus explicitement leurs
actes déshonnétes. Il ne craint pas d'impliquer
nominalemeut Bernardin dans ces attaques; sans
pouvoir contester son éloquence et le succès de
ses prùdications, il lui reproche d'avoir plus souci
de sa propre louange que du bien des âmes (1).
D'où venait cette animositéïSi parmi les Frati
il en était quelques-uns dont la rudesse un peu
inculte et grossière pouvait choquer les beaux
esprits, ce n'était pas le cas de Bernardin et de
ses principaux compagnons. Dans sa jeunesse,
notre saint avait étudié avec succès les belles
lettres; à en croire un contemporain, il se serait,
un moment, adonné à la recherche des anciens
manuscrits (2). Pour avoir été, depuis, attiré et
absorbé par les sciences sacrées, il ne traitait
pas en ennemie la culture profane. On ne trouve
même pas trace, chez lui. de l'inquiétude qu'éveil-
lait alors, chez d'autres religieux, l'importance
donnée aux auteurs païens dans la formation des
esprits. Rien, dans ses sermons, des avertîsse-
(1) PouQjus, ifitlorin convhialîi de Avaritià; Dialogui advtrnu
hijpoeritim: Dinlogat de Miierïà humaniE oondilionii. Cf, itiiisi
Epîilota. Éd. TanellJa, pattim.
(S) Mehuï. Vita Àmbroiii Tn
STRICTE OBSERVANCE.
F ments que ce danger avait suggén's. peu aupara-
l vant, k Jean Dominîci (I), ni des anatlièmea qu'il
devait plus tard taire sortir de la bouche de Savo-
narole. Beroardio entretenait, du reste, des rela-
tions amicales avec plusieurs humanistes célèbres,
Ambrogio Traversari, Leonardo Giustiniani, Fran-
cesco Barbaro, Guarino de Vérone. Deux autres
humanistes, Bernabwus de Sienne et Maphœus
Vegius, (levaieut être ses biographes. L'un de ses
disciples préférés, qu'il recommandait aux Sien-
■ nois comme le plus cher de ses fils (2), et qui devait
être l'un des chefs de l'Observance, Albert de
Sarziano, était un brillant élève de Guarino; devenu
moine et prédicateur, il continuait à étudier le grec
avec son maitrc. Quand il rencontrait de tels lettrés
parmi les Frères, Bernardin se préoccupait sans
doute de les former à l'humihté monastique; dans
ce dessein, il les mettait sous la direction de reli-
gieux qui n'étaient savants que dans les choses de
Dieu et de la vie intérieure; mais il se gardait de
les détourner dune culture qui, bien dirigée, lui
paraissait devoir aider à leur apostolat.
Au nom des lettres, Poggio ne pouvait donc
iotiliilé : Lucula
{X} Lt Frediche volgari, t. lU, p, 372.
276 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
arguer d'aucun grief contre Bernardin et ses com-
pagnons. Son antipathie avait une autre cause.
Des libertins de mœurs et d'esprit, des épicuriens
et des sceptiques, rêvant plus ou moins de ramener
le monde au paganisme, devaient nécessairement
voir des ennemis dans ceux qui étaient, par leur
vie, par leur doctrine, par leur parole, par leur
seul aspect, la personnification la plus en vue, on
dirait presque la plus provocante, de l'ascétisme
et de la pénitence. Des incidents venaient parfois
aviver une opposition qui tenait au fond des choses.
Ainsi Poggio, en 1429, reprochait-il particulière-
ment à Bernardin de s'occuper à fonder un cou-
vent, près de Florence, en un lieu charmant oii le
rhéteur avait souvenir d'avoir eu d'agréables réu-
nions avec d'autres beaux esprits. Qu'un tel endroit
fût désormais le séjour de misérables Fi^ati^ il s'en
indignait comme d'une profanation, faisait des pieds
et des mains, à Rome, pour obtenir une interdic-
tion, et invectivait avec colère ces moines coupa-
bles de choisir, pour s'installer, des lieux aussi
délicieux, a loca amœna, voluptuosa^ omni referta
jucmiditate (1) » .
Si grand que fût alors le crédit d'un Poggio, ses
(1) Poggii Epistolœ. Voir notammeDt une lettro du 16 décem-
, bre 1429, liv. IV, ép. lU.
LA STRICTE OBSERVANCE. 277
attaques paraissent s'être brisées contre le bon
renom de Bernardin et de ses compagnons ; elles
nuisaient plutôt à leur auteur. Celui-ci ne laissait
pas que d'être parfois embarrassé du scandale
qu'il avait ainsi causé; il chercbait alors à s'en
excuser, et en arrivait à rendre à la vertu, à la
science, à l'éloquence de Bernardin ou d'Albert de
Sarziano un témoignage auquel son hostilité don-
nait une valeur particulière (1). Filelfo, autre hu-
maniste, alors en guerre de plume avec Poggio, ne
manquait pas, dans ses satires, de dénoncer à
l'indignation générale l'homme capable d'avoir
mal parlé de si saintes gens (2). Ce qui n'empêcha
pas, il est vrai, ce même Filelfo, qui au fond ne
valait pas mieux, de chercher plus tard, lui aussi,
à mordre Bernardin et les Frères mineurs; la
chose ne lui réussit pas mieux qu'à Poggio (3).
Plus les monastères de l'Observance se multi-
pliaient et prenaient d'importance, plus se posait,
(1) Poggii Episiolœ, lib. HI, ep. XXXV; lib. IV, ep. HI.
(2) Satyrœ Philelfi, satire U, 3, et satire VI, 5.
{3) JoANNEs JoviANus PoNTANCs, De SermonCy lib. V, cap. i.
16
F
SJyr BEIISASDI.1 DE sIE>>E
urgeat et difBcile, le [Ht>bl*M&e de concilier kor
existcDce avec l'uiiité de l'Ordre fraDctscaia. Les
soumetlre puremeDt el simplement à la hiënrdie
commune, toute aux maios des Conveotaels,
c'était les espos«rà être entraves, persrtiulés. Ijés
soustraire à celte hiérarchie, e*êtait entrer daas
uue voie (|ui semblait devoir conduire a la sépa-
ration. La question, depuis longtemps pendante,
avait donné lieu à beaucoup de lâtonnemeats, de
contradictions, sans avoir reçu de solution défiai-
live. Aux heures oii prévalait l'esprit de concilia-
tiou, on instituait, entre les maisons do l'Obser^
vaace et Ic3 autorités supérieures de l'Ordre, des
vicaires, appartenant à la réforme, mais choisis
par le ministre général et dépendant uniquement
de lui ; l'étendue de leurs pouvoirs était très varia-
ble; au commencement du siècle, Stronconio avait
été vicaire général pour tous les Observants
d'Italie ; en 1421, Bernardin apparaissait, un mo-
ment, comme exerçant les fonctions de vicaire
seulement pour les provinces de Toscane et de
Saint-François. En France, à la suite de conflits
assez A'guS' l^s Observants avaient obtenu, en
1415, du concile de Constance, une indépen-
dance mieux garantie : les vicaires qu'ils choisis-
saient eux-mêmes oe pouvaient être refusés par
5 autorît(^s conventuellea ; cette rèjfle ne s'éten-
dit pas en Italie, où l'institution des vicaires de-
meura à la discrclion du ministre général.
Tant que l'Observance n'avait compris qu'une
petite poignée de moines obscurs, les Conven-
tuels avaient jugé qu'il était sans conséquence
de lui concéder une certaine autonomie. Il n'en
était plus de même depuis qu'elle s'était tant
développée. Alors , il paraissait beaucoup plus à
craindre que l'autonomie de fait ne fût un ache-
minement à la scission de droit. Martin V, bien
que personnellement favorable aux réformés,
était préoccupé de ce danger. Ainsi fut-il amené
à se demander s'il n'y aurait pas moyen de faire
accepter par les Observants le gouvernement di-
rect des Conventuels, à condition d'obtenir de
ceux-ci une plus exacte application de la règle.
II se sentait d'autant plus encouragé à chercher
dans cette direction la solution du problème, que
l'un des principaux disciples de Bernardin, Jean
de Capislran, s'y montrait favorable. Il convoqua
donc, en 1430, à Assise, un chapitre de l'Ordre :
le ministre général, Antoine de Massa, suspect
de favoriser le relâchement, fut déposé et rem-
placé par Guillaume de Casai, homme pieux qui
passait pour aimer les Observants; ccus-d renon-
ERNARDIN DE SIEN]
cèrent alors h leurs vicaires particuliers. Dans «les
couférenccs où Jean de Capistran paraît avoir eu
une action prépondérante, des statuts furent rédi-
gés, appelés Slalula Martiniana, qui avaient surtout
pour objet de réprimer les abus des monastères
conventuels ; sans ramener ceux-ci à la règle
stricte, ils les en rapprochaient ; quant aux Obser-
vants, ils demeuraient libres de vivre à leur fa^on
et étaient recommandés à la bienveillance des supé-
rieurs; ces statuts, soumis au chapitre, furent
approuvés par acclamation, et Jean de Capistran
fut établi sociiis du ministre général, pour veiller à
leur exécution.
L'illusion de ce touchant accord ne devait pas
durer longtemps. Quelques semaines ne s'étaient
pas écoulées, que beaucoup de Conventuels trou-
vaient le fardeau trop lourd, regrettaient l'enga-
gement pris en une heure d'enthousiasme et solli-
citaient des dispenses. Le ministre général, bien
que de cœur avec les fervents, craignait d'attrister
et de rebuter les lièdes : dans son embarras, il ne
tenait pas la main à l'exécution des statuts. De là,
plaintes des Observants qui voyaient ainsi leur
échapper ce qui était la compensation de leur
sacrifice et qui demandèrent lo retour à l'orga-
nisation antérieure des vicariats. Entre les du
LA STRICTE OBSERVANCE. 281
partis, la contradiction renaissait plus vive que
jamais.
C'est sur ces entrefaites qu'Eugène IV succéda
à Martin V, en 1431. Il prêta l'oreille aux réclama-
tions des Observants ; tout en essayant d'imposer
aux Conventuels l'exécution des Statuta Marti-
niana/ il permit aux Observants de se réunir en
un chapitre à part et leur accorda, en principe, le
rétablissement de leurs vicaires, tels qu'ils exis-
taient avant le chapitre d'Assise. Il ne paraît pas
cependant que ce rétablissement ait eu lieu tout
de suite, probablement à cause des résistances des
Conventuels. Ce fut seulement en juillet 1438 que
le ministre général, Guillaume de Casai, tombé
malade à Sienne, se décida enfin à donner satis-
faction aux Observants ; il nomma un vicaire
général, avec pleins pouvoirs pour gouverner à
sa place toute l'Observance italienne, et confia
cette mission au religieux que les partisans de la
règle stricte eussent choisi eux-mêmes, à Bernar-
din. Le Pape, qui désirait depuis longtemps cette
mesure, se hâta de l'approuver.
16.
SAIKT ■EKSAKDIX DE SIESn.
BerDardiD e l'it préféré décliocr une rbar^
féoait sOD huniilité et interrompait sa prédït^tioil.
MaJâ il ne pouvait résister à l'onlre de ses sopft-
rîeurs et au vœu unanime de ses frères. La lÂcfae
acceptée, il s'y donne avec son zèle accoutumé.
De la Capriola, où il réside le plus habituellenieat,
il a l'œil à tout, se porte là où sa présence est né-
cessaire pour fonder ou réformer un couvenl,
résoudre une difficulté, réprimer on désordre.
Ainsi le voit-on, quelques mois apr^s sa nomina-
tion, à Aquila, dans le royaume de Naples, où il
sévil contre un ancien supérieur, devenu fau-
teur de trouble. Sous son impulsiou, l'Obser-
vance fait de nouveaux progrès. 11 s'attache sur-
tout à ce qu'elle conserve son véritable esprit
de pauvreté et d'humilité. Comme .Ubert de
Sarziano revenait, avec un de ses compagnons,
de la périlleuse mission qu'il avait, sur l'ordre
d'Eugène IV, remplie dans le Levant, en Egypte
et en Abysainie, le Pape avait envoyé au-devant
de lui un brillant cortège ; les deux moines se
. LA STBICTE OBSERVAPTCK. 283
cvaîent donc faire leur entrée dans une ville.
r des chevaux richement harnachés, entourés
ae foule qui les acclamait et baisait leurs vote-
nts; parmi les assistants, était Bernardin, mont^
*■ l'âne dont ses infirmités l'obligeaient à se
SHr. En voyant les honneurs rendus h son cher
l^ple, il s'émeut et craînl pour lui une tenta-
i d'orgueil. « Mon frère Albert, lui crîe-t-il,
Regardez à vos pieds, souvenez-vous de la mort et
prenez garde que les hommes ne vous élèvent plus
qu'il ne convient. » A cette voix, Albert saute à
terre, court à Bernardin, le presse dans ses bras
et le prie de lui laisser i'àne et de prendre le che-
val, a Non, dit le saint, il convient que nous mar-
chions d'une façon différente; mais ayez soin que
la vaine gloire ne se glisse pas furtivement dans
votre cœur et ne vous ravisse pas le prix d'un si
grand travail. — Rassurez-vous, mon père, ré-
pond Albert; au milieu des honneurs, je n'ai
cessé d'adresser à Dieu cette prière : « Ne nous
n donnez pas la gloire. Seigneur, ne nous donnez
« pas la gloire ; mais donnez-la à votre nom. »
Les Conventuels ne voyaient pas sans ombra-
ges les pouvoirs conférés au vicaire général et les
progrès qu'il faisait faire à la réforme ; Bernardin
s'attache à dissiper ces ombrages, à force de pru-
284 SAINT BERNARDIN DE SIENNK,
(lencc et de cliarité. Le zèle, chez lui, n'exclulpas |
la discrétion. Peadant une de ses absences, '
1439, les Frères de la Capriola ont admis clandes-
tinement un tout jeune homme et, pour le sous-
traire aux recherches des siens, l'ont envoyé dans
un autre couvent. Sur les plaintes de la famille,
les magistrats de Sienne s'adressent à Bernardin,
Celui-ci répond en déplorant un fait qu'il n'eût pas
toléré s'il eût été présent (1); il ajoute qu'il a
aussitôt donné l'ordre de faire revenir le jeune
homme et de le présenter devant les magis-
trats (2). S'il tient, sur tous les points essentiels, à
la stricte observation de la règle, il est, avec son
bon sens accoutumé, ennemi des exagérations,
des minuties, et met en garde les esprits simples
contre les scrupules que ferait naître une concep-
tion trop étroite et trop craintive do cette règle;
dans ce dessein, il adresse à ses moines, le 31 juillet
1440, une lettre encyclique qui interprète les points
douteux ; cette interprétation, qu'il dit avoir été
délibérée avec Jean de Capiatran et plusieurs
(1) • Quia ialilerfieriin leandalum non EotMEtiiiMem >, êcrivElU
Bernardm.
(2) Cette correspondance se trouve dans les maauscrïts de la
BibliotbÉque de Sienne. La réponse de Bernardin a été imprimés
dans une brochure intitulée : Dieci tellerc di Seneiî iiluilri, publï-
tale per le iioïSf delcav. Luciànd Bancbi.
LA STRrCTE OBSERVANCE. 285
res, donne presque toujours la solution large
" et modérée (I).
La même largeur d'esprit se manifeste dans
toutes les décisions du vicaire général. Les pre-
miers Observants, dans leurs pauvres couvents de
l'Apennin, tout entiers à l'oraison el à la mortifi-
cation, rustiques, incultes, un peu sauvages, ne se
piquaient nullement de travailler les lettres sa-
crées. Ceux-là seuls possédaient quelque science,
qui l'avaient acquise avant d'entrer en religion.
L'étude paraissait être un danger d'orgueil, une
méconnaissance de la simplicité abaissée qui de-
vait être le propre du Mineur. On croyait trouver
dans saint François, du moins dans le saint Fran-
çois un peu idyllique de la première période, un
encouragement à cette humble ignorance. On
oubliait que, plus tard, le Poveretto, instruit par
l'expérience, avait reconnu, quoiqu'à regret, la
nécessité des écoles. Bernardin s'attachQ k re-
dresser ces idées; il estime la science nécessaire
à qui peut avoir charge d'enseigner du Haut de
la chaire ou de diriger des consciences. Aussi
prescrit-il l'ouverture d'écoles où les Observants
puissent étudier la théologie et le droit canon.
(1) Voir le teste da cetta lettre dans Waddino. Annalet Mino-
™m, t. XI, p, (02etsi|.
IB6 SAINT BERKABDin DE SIEIfNE.
Peu après, en 1444, Jean de Capistran s'autorise |
de Bernardin pour combattre, lui aussi, la Ihbïe,
non encore complètement vaincue, de l'humilili
ignorante, et il publie un traité Tie promorendo stvÂii
inter Minores.
Tout en remplissant son office avec cette bien-
faisante activité. Bernardin aspirait à en Être
déchargé. Dès 1440, il fait une première démarche,
en ce sens, auprès du Pape. Celui-ci luî répood
qu'il est très lieureux de voir l'accroissement con-
tinu de l'Observance, mais (|ue cet accroissement
rend nécessaire d'en maintenir le gouvernement
entre ses mains. Il lui permet seulement de prendre
un coadjuteur (1), En vertu de cette autorisation,
Bernardin s'adjoint, quelques mois après, Jean de
Capistran comme visiteur et commissaire des pro-
vinces de Gènes, Milan et Bologne.
Deux ans plus tard, en 1442, la mort de Guil-
laume de Casai, le ministre général de l'Ordre des
mineurs, est, pour Bernardin, l'occasion de revenir
à la charge auprès d'Eugène IV. Il invoque avec
tant d'insistance le poids de son âge, sa mort pro-
chaine et son désir de reprendre ses prédications,
quelePontife, cette fois,Iui permet de se démettre.
(1) Voir le texte de cette lettre daas Wjioiiino, Jnnafei it^m.-
Tum.i. XI, p. 100,101,
LA STRICTR OGSKRVANCE.
On ne Domina pas tout de suite un nouveau
vicaire pour l'Observance. Peu auparavant, les
Mineurs do la province do Padoue ayant à élire
un provincial, le choix unanime des Conventuels
comme des Observants s'était porté sur l'un de ces
derniers, Albert de Sarziano. Ce fait, si nouveau,
avait paru au Pape l'indice d'un retour possible de
toute la famille franciscaine à l'Observance. Pour
aider à une évolution qu'il désirait vivement, il
chargea ce même Albert, aussitôt après la mort du
ministre général et en attendant la nomination
régulière du successeur qui devait avoir lieu un an
plus tard, de gouverner provisoirement l'Ordre
entier avec le titre de vicaire général. C'était le
désigner aux suffrages des Mineurs pour l'élection
définitive. Le chapitro qui se réunit l'année sui-
vante no réalisa pas l'espérance d'Eugène IV.
Devant l'opposition qui se manifesta chez les mi-
tigés, Bernardin et Albert de Sarzîanoise décla-
rèrent prêts à accepter un ministre général con-
ventuel; ils proposèrent et firent nommer Antonio
Rusconi; qui, sans appartenir aux réformés, leur
témoignait de la bienveillance. On revint alors au
système des vicaires spéciaux pour l'Observance;
Jean de Capîstran et Jean Maubert furent insti-
tués, avec des pouvoirs étendus, l'un pour l'Ita-
288 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
lie, l'autre pour les pays au delà des monts.
Quelque parti, du reste, que prissent les Conven-
tuels, ils ne pouvaient arrêter le progrès croissant
de l'Observance. En 1443, celle-ci entrait en pos-
session, par la volonté du Pape, du monastère
de VAraceli^ résidence habituelle du ministre gé-
néral à Rome depuis saint Bonaventure. Si l'on
se reporte au jour où Bernardin est entré dans
l'humble maison de Colombaio, quel changement!
Au lieu des cent trente adhérents que comptait
alors la réforme en Italie, elle en a maintenant
plus de quatre mille. Bernardin a été pour beau-
coup dans ce résultat, et son biographe n'évalue pas
à moins de trois cents le nombre des couvents qu'il
a fondés (1).
VII
Un si merveilleux progrès ne devait pas être
arrêté par la mort de Bernardin. Celui-ci laisse der-
rière lui des disciples qui maintiendront le prestige
de l'Observance. Le Bienheureux Albert de Sarziano
ne survit que peu d'années à son maître. Mais
(1) Ce chiffre est donné par Bernabœus Senensis.
LA STRICTE OBSERVANCE. i
saint Jacques de la Marche ne meurt qu'en 1476.
et il prêche ou remplit dos missions presque jus-
qu'à son dernier jour. L'apostolat de saint Jean
deCapistran aplus d'éclat encore. Son zèle déborde
hors de ritalie. Pieds nus et ensanglantés par la
marche, en haillons, mendiant son pain, petit,
sec, épuisé, n'ayant que la peau, les nerfs et les os,
gardant, dans la plus extrême fatigue, un courage
que rien n'effraye et aussi cette gaieté qui est la
marque d'un vrai disciple de Bernardin (1), il par-
court sans cesse, souvent en qualité de légal du
Pape, la France, l'Espagne, peut-être l'Angleterre,
surtout l'Allemagne, l'Autriche, la Hongrie, la
Pologne. Le bruit de sa renommée le précède. Les
peuples viennent au-devant de lui, en processions
immenses, au son des cloches, au chant des hym-
nes, par les routes jonchées de feuillages et ornées
de fleurs; c'est à qui touchera son vêtement. Pour
les multitudes qui se pressent autour de sa chaire,
laplacepubliqueest trop étroite; il faut la rase cam-
pagne. Et pourtant, dans plus d'un pays, en Alle-
magne notamment, l'ignorance où il est de l'idiome
local l'obUge à parler en latin et à avoir auprès de
(1) ^NEAs SiLïtus, qui l'a vu en Allemagne, le dépeint en ces
termes : ■ Putiltum corpore, aiceaia, aridum, extiaoslum, lali
cuU nertiisgut et ottiliut eompaetum, Iwtum lamen et in labort
agu SAINT BERNARDIN l)E SIENNE.
lui un interprète qui traduit son discours. Ceux
même qui ne comprennent pas son langage sont
touchés et convertis par son accent et son geste (1).
A ceux qui sont trop loin pour rien entendre, il
suffit de le contempler. Les miracles qu'il opère
attirent les malades en foule : on en voit trois,
quatre et même cinq mille, rangés le long des
chemins, sur son passage, criant miséricorde, tan-
dis que le saînlj ému de leur détresse, verse des
larmes si abondantes que lui-même semble à demi
mort. « Jamais, depuis le temps des apôtres, ajoute
le spectateur auquel j'emprunte ces divers traits,
on n'a entendu parler d'une telle secousse impri-
mée aux peuples (2). » L'Observance profite natu-
rellement d'un si grand succès, a A la parole de
Jean, rapporte un témoin illustre, vEneaa Syl-
vius (3), les couvents de l'Observance semblaient
sortir de terre, tandis que les monastères mitigés
semblaient s'écrouler et disparaître. » Une mort
(1) JoANNEs Cociti,£us, qui écrivait, au soizième sièclu, iinebia-
loira dus Husailes, dit de ces Eermons latins de saint, Jean de
Capistran : " Talit erat pronvncialio ul etiam non inlelligenlft ad
lacrymal et vitm emtndationem ptococaret. •
(S) Lettre écrite, le 2i juillet 14SI, aux supérieurs de Toscane,
par Kicolaa de Fara, compagoon de Jean de Capislran, pendant
sa missioD d'Allemagne; cette lettre est publiée par Waddins,
Annala Minorum, t. Xll, ad aon. liai.
(3) Cité par les fiollandisteB.
LA STRICTE OBSERVANCE, S9!
héroïque ajoute encore à l'éclat de cette vie extra-
ordinaire. Quand, en 1456, Mahomet II, àlalétcde
deux cent mille Turcs, presse Belgrade, menace de
pénétrer au cœur môme de l'Europe, et que, seul,
dans la chrétienté désunie, insouciante, aveuglée,
Hunyade fait face à l'ennemi, le vieux Jean de
Capistran, alors à^é de soixante-dix ans, est à
côté du soldat de la Croix. C'est lui qui, par sa
parole, lui a suscité une armée ; c'est lui qui, sur le
champ de bataille, le crucifix en main, allume au
cœur des combattants l'enthousiasme qui les fait
vaincre. Comme Hunyade et quelques semaines
après lui, il meurt en plein triomphe, victime de
l'épidémie causée par l'accumulation des cadavres
Parmi les Observants de ce temps, j'en pour-
rais nommer plusieurs autres, justement célèbres
aussi, par exemple le Bienheureux Bernardin de
Feltre (1), dont notre Bernardin avait prévu et
annoncé le glorieux apostolat, et qui, pour sauver
le peuple de l'usure, se fait, dans la seconde moitié
du quinzième siècle, le propagateur des monts-
de-piété. Le trait commun de ces moines est
qu'ils considèrent tous saint Dernardiu de Sienne
(1) Né ï.
!fl2 SAIM IIKRNARDIN DE SIENNE
comme lour maître et leur père. C'est en son nom
que saint Jacques de la Marche opère des miracles.
C'est avec ses reliques que saint Jean de Capistraa
gu(^rit les malades; c'est son image qu'il fait pein-
dre sur l'étendard des croisés dliunyade. C'est
aussi de lui que se réclament, toujours à la même
époque, d'autres Mineurs de l'Observance qui
se font un nom dans la prédication populaire,
Qotammeot Robert de Lecce (1), salué par les
humanistes comme le plus disert des orateurs (2),
en même temps que sa verve et sa mimique toute
napolitaine obtiennent auprès du peuple un succès
extraordinaire : Robert proclame très haut que
tous ces prédicateurs et lui -môme se proposent'
Bernardin comme modèle (3).
Tandis que l'Observance continue à grandir en
renommée et en nombre, les Conventuels, naguère
si puissants, déchoient de plus en plus. A la fin
(1) Voir iur Robert do Lecce un article de M. F. Tohbàc^
Arclt. Slor. NapoUt., T année, fasc. 1.
(i) L'humaniste PanlaDUS écrivait : > Nemo pott Pauliaa Tar-
lensem meliui Raberto Lteeniï dieiita tractavit eloquia. •> (Cité pu
W^DuiNG,) 11 avait coutume de dire : ' Morto Hoberto, morira
Varie di lo predicar. • (Cité par Tokraca.) Filelfo fait aussi un éloge
enthousiaste de Frère Hubert, dans une lettre d'avril liST.
(Franciici Philelli Epiiiolarum familiarum libri XXXVII.)
(3j Voir un panégyriijus de saint Bernardin qui se trouva &Ia
Jtnd'un des volumes de sermons de Robert de Lecce, inlitalâ : _
Sermonet Raberti de lÀeio, de laudibut tanctorutn.
L4 STRICTE OBSERVANCE. Se3 1
du quinzième siècle, la proportion entre les deux
groupes est renversée. Les Obser\'ants sont deve- ]
nus de beaucoup les plus nombreux. Exemple ,
unique, ce me semble, d'un Ordre qui, loin de se J
relâcher avec le temps, revient, après deux siècles, |
par son propre effort, à la rigidité qu'il avait com- |
mencé par estimer impraticable.
L'Observance ne pouvait plus, dès lors, être |
subordonnée aux Conventuels. En 1517, Léon X, ,
après avoir tenté, une dernière fois, d'unifier la
règle et le gouvernement des Frères mineurs,
décide qu'il y aura désormais comme deux Ordres I
indépendants l'un de l'autre, différents par le i
nom, le costume, la manière de vivre : d'une part,
les Frères mineurs conventuels, usant des dispenses, ,
portant des chaussures, pouvant posséder en com-
mun; de l'autre, les Frères mineurs de l'Observance
régulière, chez lesquels la règle est complètement I
appliquée. Chacun des deux Ordres a son supérieur, \
mais le Pape décrète que, seul, celui des Obser-
vants portera le titre de Ministre général de tout
l'Ordre des Frères mineurs, successeur de saint Fraa- I
çois, et aura l'usage du sceau traditionnel de la
famille séraphique. I
Depuis lors, la fécondité de l'Observance ne s'est
^as démentie. Des branches nouvelles ont jailli de 1
294 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
son tronc, sans s'en détacher, Déchaussés en Espa-
gne, Réformés en Italie, Récollets en France. Au
seizième siècle, à côté d'elle et pour réagir contre
un certain relâchement, naissent les Capucins, qui
ont leur organisation à part. Aujourd'hui encore,
la famille franciscaine se compose de ces trois
groupes. Le chiffre total a diminué, mais la propor-
tion marque de plus en plus la prépondérance des
réformés. Les Observants sont, à l'heure actuelle,
environ 15,000, les Capucins 7,700, soit près de
23,000 réformés, tandis que les Conventuels ne
sont plus que 1,345. En constatant ce triomphe
définitif de la règle stricte, ne convient-il pas de
rappeler, une fois de plus, que l'évolution qui y
a conduit, date de notre saint Bernardin, que c'est
lui qui a donné l'impulsion devenue si complète-
ment victorieuse?
CHAPITRE VI
LES DERNIÈRES ANNÉES
I. Bernardin, déchargé, en 1412, du vicariat do i' Observance, re-
prend ses prédications. Il prôclie, à Padoue, le carême Séra-
phin. Vénération croisEantc dont l'entourent les peuplée. —
II. Séjour à la Capriola, où il complète la râdaction de ses
BcrmoDs. Sa lamentation sur la mort du FrËre Vincent. —
III. Prédications â Massa et à Sienne. Bien que sentant sa fin
prochaine, il se met en roule pour aller évaogéliser le royaume
de Naples. Incidents de son voyage. Soa derDief sermon &
Citta-ducale, Il arrive k Aquila et y meurt, le 30 mai 1444.
— IV, Manitea talions et miracles qui se produisent après sa
mort. Un cri général s'élève, demandant sa canonisation.
Elis est prononcée, le 2i mai 14S0. Honneurs rendus à saint
Bernardin.
I
Pendant les quatre années de son vicariat, de
H38 à 1442, Bernardin, absorbé par le gouverne-
ment de l'Observance, avait dû renoncer à toute
prédication suivie, A peine, de temps à autre,
prononçait-il quelque sermon isolé. En 1439, il
avait prêché, en grec, devant les Pères du Con-
cile de Florence qui paraissait alors devoir mettre
3SS SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
fin au schisme d'Orient. En 1440, c'est encore
à Florence qu'il avait élé amené, par une ci>
constance extraordinaire , à prendre la parole :
cette ville, alliée du Pape, était menacée par les
redoutables bandes de Pîccinino, condottiere au
service du duc de Milan; les habitants effarés,
démoralisés, divisés, s'agitant, dit un vieux chro-
niqueur, M comme des poissons dans une mer
empoisonnée « , semblaient sans défense contre
les assaillants. Tout apôtre de paix qu'il fût d'ot^
dinaire. Bernardin comprenait les devoirs d'une
guerre légitime. Du haut de la chaire, il excita les
Florentins à implorer l'aide de Dieu et à s'aider
eux-mémos, combattit les divisions, ranima les
courages, rehaussa les cœurs et contribua ainsi,
avec quelques bons citoyens tels que Gioo Cap-
poni, à l'éclatante et inespérée victoire remportée,
le 29 juin, sur l'armée de Piccioino.
Bernardin, toutefois, souffrait d'être réduit à
ces discours de circonstance. Quand, en 1442, il
demanda au Pape la permission de déposer ses
fonctions de vicaire de l'Observance, il argua, entre
autres motifs, de la liberté qui lui était nécessaire
pour la prédication (1). Aussi, cette liberté re-
(1) > Causai OEpoiiciit gravit leneetutii, tiberiE pridicationii tt
mortU prapinqaa. «
LES DERNIÈRES ASKÉES. 1
trouvée, ne perdit-il pas ua instant pour en user ;
il reprit aussitôt cette vie errante de missiounaire,
qu'il avait menée presque constammenti de 1417 à
1438, et qu'il ne devait plus interrompre jusqu'à sa
mort. Ni son âge, ni sa fatigue, ni les iniirnûtés
pénibles dont il était affligé (1) ne lui paraissaient
une raison de repos. Il était plus que jamais con-
vaincu que la prédication était sa principale et
même son unique vocation, a Autrefois, disait-il
peu après aux habitants de Padoue, j'avais choisi
l'oflice de confesseur, et j'entendais les hommes
et les femmes ; ensuite, j'ai été chargé de gouver-
ner mes Frères ; plus tard, j'ai laissé cette charge
et l'office de confesseur. Je vois que ce n'est pas
encore assez. Le temps viendra où nul homme ne
conversera avec moi... Ma conscience me dit qu'il
faut abandonner les affaires particulières et m'at- 1
tacher à la prédication pour le plus grand bien de
tous (2). .)
Cette fois encore, c'est par Milan que Bernardin
commence ses prédications. Il y est à l'automne
de 1442 et y combat l'hérésie d'un certain Amédée, '
(1) • ArennlU diu vexatui e«t, padagrd aliquando; hemorrhoi- '
darum /iuxum gravem quatuordecim annit continua paisui eit, led i
eA <rguanimiiaU, ut ab annvntiando verbo Dei nanquam ob id |
«.«■il. , (Ma..h«m VEUitrs.)
[ (2J Saiwti flecHnrdiiii Opéra, t. IIl, p. 379. - Cf. plus haul, p. 318.
298 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
professeur de mathématiques. De là, il parcourt les
villes (le la Lombardie. Les appels lui viennent de
tous côtés. Réclamé à la fois par le duc de Milan
et le marquis de Ferrare, pour le carême de 1443,
il est obligé de leur répondre par un refus; il a
promis de prêcher cette station à Padoue (1).
Le compte rendu des soixante sermons pronon-
cés à Padoue, en cette circonstance, fait partie
des ŒiUvres de notre saint, publiées par le Père
de la Haye (2). Ils sont présentés comme ayant été
recueillis par un auditeur. On sait, par d'autres té-
moignages, que cet auditeur était un jurisconsulte
de la ville, nommé Daniel de Porcilia. Son compta
rendu, écrit en latin, n'a rien de comparable à ce-
lui du tondeur de drap de Sienne; il est loin d'être
aussi complet et aussi vivant ; c'est un résumé un
peu sec, inégal, en certaines parties visiblement
écourté (3), mais qui doit reproduire assez exact&-
(i) Voir les lettre» qu'Albert de Sarîiano, alors vicaire général
de l'Ordre des Frères mineurs, écrivit, en cette occasion, aux
deux princes. {Alberli Snrth. LitUri, Wtl- IS elle.)
(2) Soticli Bemardini Opéra, t. 111. p. 168 â 3Bi. On trouya 1»
Don seulecnent les sermons formaat le car£mt?, mais un cert^n
nombre de sermons qualifiés û'ixtraordinarii. En elTet, Bernardin
proloogea son séjour à Padoue. apr^s le curCme, A cause du cha-
pitre réuni pour l'éleclion duminiati'û gênerai des Prùras mineurs;
il en profila pour reprendre plusieurs fois la parole,
(3) Voir, par exemple, la fin du sermon XXXIl, celle daser-
raon XXXIII. la seconde partie du sermon XXXVI.
LES DERNIÈRES ANNÉES. s
raent la substance des discours. Le scribe a, du
reste, fait de son mieux; il a imploré le secours
d'en haut et demande modestement au lecteur de
s'en prendre à lui, et non à 1' « homme de Dieu »,
des erreurs qui pourraient être relevées dans sa
rédaction (i).
Séraphin quadragesimale, tel est le titre un peu
bizarre de ce carême. L'orateur prétend étudier
l'amour dans tous ses caractères et ses eSets ; par
une allégorie qui est dans le goût du temps, il le
considère sous la figure d'un séraphin ayant deux
diadèmes et six ailes : chaque pierre des diadèmes,
chaque plume des ailes représente un attribut par-
ticulier de l'amour et forme le sujet d'un sermon.
En réalité, sous ces étiquettes subtiles et artifi-
cielles, le prédicateur fait rentrer les divers sujets
qu'il a l'habitude de traiter et dont plusieurs ne se
rattachent pas particulièrement h l'amour, par
exemple le commerce, l'usure, les vanités fémi-
nines, le mariage, les vices infâmes, la dévotion
au nom de Jésus, etc. Dans une ville d'université,
il devait parler de l'étude : il se plaint que les
hommes des hautes classes ne s'occupent plus,
comme autrefois, de science et d'arts libéraux, et
3ÛQ SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
fait UQ tableau satirique de ces jeunes hommes qu'on
voit oisifs sur la place publique, raillant les gens
de bien, ou perdant leur temps à jouer, à monter
à cheval, à chasser; il les presse d'étudier quelque
science, de ne pas se confondre avec « ces idiots,
qui s'imaginent devenir nobles parce qu'ils ne font
rien, et négligent d'étudier parce qu'ils ont dw
maisons et des domaines d; il montre de quel
avantage un écolier, devenu un homme instruit, est
pour sa pairie. « Vous êtes appelés, ajoute-t-il, à
vous gouverner vous-mêmes, à gouverner votre
famille, à aider la république de vos conseils.
Une vie ennoblie par la science et la vertu est une
vie délectable, une vie utile à tout le monde (i). »
Ces enseignements étaient bien accueillis et
compris par les habitants de Padoue. L'orateur
lui-même le constatait et s'en félicitait :
Jamais, en aucune ville, je n'ai traité des sujets aussi
délicats ni exposé autant de vérités que dans la vôtre;
je ne l'eusse pas osé ailleurs. J'ai agi ainsi, parce que
j'ai vu venir à mes discours, non seulement des hommes
d'une vie très intègre, mais d'éloquents et de saints
docteurs de toutes les facultés. Ailleurs, je n'eusse pas
été ainsi compris; on se fût moqué de moi; on m'aa-
(1) s. Bern. Op.. t. III, p. 379 et aq.
LES DERNIÈRES ANNÉES- 301
rait accusé d'avoir dit beaucoup d'hérésies et de me
poser en savant, alors que je ne savais rien. Je crois
que c'est votre protecteur saint Antoine qui a obtenu
de Dieu que je vinsse à voua. Ce que j'ai dit n'est pas
de moi, mais de Dieu; c'est pourquoi, si quelqu'un
vient contredire mes discours, ne l'écoutez pas : car
ce sera proprement œuvre du démon (1).
Vint le jour où Bernardio devait parler pour la
dernière fois. La foule était plus nombreuse, plus
émue que jamais. L'orateur résuma ce qu'il avait
dit sur l'amour, puis il fit ses adieux à l'auditoire :
Je rends tout d'abord grâces à Dieu et à notre Père
séraphiqtie de tant de grâces qu'il nous a faites, de ce
que nous avons toujours eu Un temps propice, sans
pluie, escepté le seul jour où nous avons parlé de la
luxure, et où il y a eu de la pluie, sans doute pour
conformer le temps au sujet. Je rends grâces aussi à
Dieu pour les fruits recueillis par les âmes, car nulle
part je n'ai souvenir d'en avoir vu d'aussi abondants.
Je rends grâces encore de votre patience; vous ne
vous êtes jamais lassés; tout au contraire, vous êtes
venus de jour en jour plus nombreux, plus fervents,
plus avides d'entendre, avec une grande charité, la
parole divine. Que les louanges, que d'infinies actions
de grâces éclatent donc devant la majesté de Celui
d'où viennent tout bien et toute perfection, qui a
(1) S. flem. Op„l. III, p. 310.
302 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
donné à moi la grâce de parler, à vous la grâce
d'écouter... Grâces infinies soient aussi rendues, pour
tous ces bienfaits, à la Vierge glorieuse, objet de ma
dévotion, à saint Antoine qui a voulu que son culte
fût renouvelé. J'ai aussi à rendre grâces aux Recteurs
et Officiers de votre auguste cité, à ses éminents doc-
teurs, aux honorables citoyens, aux étudiants, qui
ont bien voulu m'écouter avec persévérance, et aux-
quels je demeurerai à jamais obligé dans le Christ
Jésus, et aux autres gens de bien, aux femmes qui
ont prié pour moi. Maintenant je veux agir à la façon
d'un bon père qui va se séparer de ses fils; je veux
vous laisser mon testament. Je vous laisse d'abord la
chose la plus précieuse que je puisse vous laisser,
c'est-à-dire le très dévot nom de Jésus, qui est le nom
au-dessus de tout nom...
Le prédicateur continuait en recommandant de
pieuses pratiques, puis il terminait ainsi :
Je vous laisse aussi la charité que je vous ai prê-
chée envers Dieu, envers le prochain, envers vous-
mêmes. Je vous prie ensuite de vous souvenir de moi
dans vos prières. Enfin je vous prie que nous soyons
liés, moi avec vous, vous avec moi, par la chaîne
d'une charité sincère en Jésus-Christ, de telle sorte
que nous nous retrouvions en paradis, auquel daigne
nous conduire, par sa miséricorde, le Dieu qui est la
vie des vivants dans les siècles des siècles. Amen (1).
(1) S. Bern. Op., t. III, p. 393.
LES DERNIÈRES ANNÉES. 303
KS8 Padouans ne se faisaient pas à la pensée de
f l'homme de Dieu les quitter ; ils le supplièrent
larmes de retarder son départ, au moins de
rues jours. Bernardin refusa; il se sentait
telé à éTang:êliser d'autres contrées, et il avait
îdé, après s'être éclairé par la prière, de se
[re à Vicence, Pour échapper aux démonslra-
18, il laissa croire qu'il allait à Venise, et, pen-
Pt que la foule l'attendait sur la route de cette
, il prit le chemin de Vicence. Il ne put ce-
idant sortir si secrètement qu'il ne fût accom-
pagné de plus de cinq cents personnes qui avaient
aussitôt laissé leurs occupations. Parvenu à quel-
que dislance de la ville, il les pria de no pas aller
plus loin et leur donna une bénédiction paternelle.
« Tous, rapporte Daniel de Porcilia, accouraient
pour lui baiser les mains : je le vis à ce point
pressé, qu'il pouvait à peine avancer. A la pensée
que notre père spirituel nous abandonnait, les
cœurs se fondaient, et tous pleuraient. Jo vis un
illustre docteur en l'un etl'autre droit, Prosdocimo
Conti, avoir peine à lâcher sa main qu'il avait
saisie et ne pouvoir retenir ses larmes. Beaucoup
d'autres en firent autant, savants docteurs, étu-
diants, citoyens notables. Bien peu se décidèrent
à. s'en retourner; plusieurs prirent les devants
304 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
pour Tallendre au pont de la Brentella ; beaucoup
le suivirent, ne pouvant s'éloigner dé son ombre.
Deux de ses frères, voyant que le saint homme
était chagriné de ces manifestations, hâtèrent le
pas et allèrent prier le maître du pont de le
relever aussitôt que Bernardin serait passé. Quel-
quesruns seulement traversèrent donc avec lui la
rivière, et tous les autres durent s'en retourner
tristement à Padoue. Arrivé à Relesega, avec le
petit nombre de ceux qui avaient pu le suivre, Ber-
nardin prit un peu de repos. Les paysans, avertis
de sa présence, accoururent en foule, apportant
du pain, du vin, de la viande (1). »
Reçu avec grand honneur à Vicence, Bernardin
y apaisa les discordes. De là, et comme pour par-
courir une dernière fois toutes les contrées té-
moins de ses premiers apostolats, il se fît entendre
successivement à Vérone, à Venise, à Ferrare, à
Bologne, à Florence. A cette même époque, une
bulle d'Eugène IV, datée de Sienne, le 26 mai
1443, le chargea de prêcher les indulgences pour
la croisade contre les Turcs (2), mais on ne voit
pas qu'il y ait été donné suite. Partout les popula-
(1) S. Bern. Op., t. III, p. 393.
(2) Bulletino Senese di Storia Patria, anno II, fasc. I-II,
p. 130 et sq.
LES DERNIÈRES ANNÉES. 305
lions l'accueillaient avec une vénération, une dévo-
tion croissante : de plus en plus, il était -aux yeux
de tous, non pas seulement le prédicateur fameux,
mais le saint.
II
A la fin de 1443 et au commencement de 1444,
Bernardin paraît avoir séjourné quelques mois à
la Capriola, pour compléter et reviser une der-
nière fois la rédaction des sermons qu'il publiait
en latin. C'est probablement en cette occasion
qu'il écrivit la série des discours sur les Béatitudes,
qui fait partie de l'Avent De christianâ vitâ (1); il y
parle en effet de la mort de frère Vincent, le fidèle
compagnon de ses courses apostoliques : or on
sait que cette mort était survenue peu auparavant.
Depuis plus de vingt-deux ans, Vincent n'avait pas
quitté Bernardin, veillant à tous ses besoins, asso-
cié à toutes ses œuvres, à ses pensées les plus inti-
mes et les plus secrètes ; il avait même reçu de lui
confidence de certaines grâces insignes dont Dieu
(1) Saneti Beriiardini Opéra, t. UI.
SAINT BERNARDIIÏ DE 8IENNS.
l'avait comblé, mais avec interdiction d'en
di\Tilguer. Aussi, sur son lit do mort, disaït-il tri*
temeot h. quelques-uns de ses frères : n Je M
crains pas la mort, mais je gémis d'ensevelir avec
moi les vertus de Bernardin et les faveurs divines
qu'il avait remues avec une telle abondance. Si
j'avais sun'écu tant soit peu h cet homme de Dieu,
libéré du serment par lequel il m'a lié, j'eusse
publié des faits tels que le monde entier en eûtété
dans l'admiration et la stupeur (1). u
La perte d'un tel ami décbira le cœur tendre de
Bernardin. Comme, en rédigeant ses sermons but
les Béatitudes, il était arrivé au Beati qui lugent, il
interrompit le développement logique de son sujet,
pour crier sa propre douleur qu'il ne pouvait plus
contenir, et, au milieu de la dissertation théologi-
que, on rencontre un long chapitre, intitulé ; Pia
deploratio pro morte fratris Vincmitii, pdelissimi m
dilectissimi socii mei (2). Ainsi, trois siècles aupara-
vant, saint Bernard s'était arrêté au milieu de sflE
sermons sur le Cantique des cantiques, pour dé-
plorer la mort do son jeune frère Gérard (3)
(i) Waddlv-g, Annales Miaorum, t. XI, p. 169.
(S) " Pieuse lame [lia lion sur la mort du Frère Vinceat, moi
très Qdvlc et Efës chor compagnon, ■ {Snneli Bemardini Opertt,.
t, ni, p. 37et8q.)
(3) Saacti Bernardini Opéra- Cnnt. cant., serm. 26.
LES DEKNIÈBE8 ANNÉES. 307
Héme inspiration, même accent dans les Jeux
mentations. On me saura gré de faire de celle de
lemerdin une citation de quelque étendue :
pe fois que je médite attentivement ce que
pit les Écritures de la sympathie et de la tendresse
fnelies, le glaive de douleur, qui transperce mon
, se fait plus vivement sentir, et c'est en vain
1 écrivant, j'essaye de contenir mes larmes...
^ grftce auquel je pouvais, entons lieux, m'adonner
Jfeigneur, celui-là m'a été ravi, et mon cœur s'en
^é... Je m'efforce de maîtriser mon émotion...,
il j'avoue ma défaite. Il faut que j'exhale le cha-
frqui me ronge. Il faut que je dise ma peine, afin
l des cœurs compatissants y apportent du moins
3 adoucissement.
nias savez, 6 mes frères bien-aimés, combien juste
ÈDa plainte et combien pitoyable ma blessure. Vous
savez combien fidèle était le compagnon qui m'a
délaissé dans la voie de mon pèlerinage, combien
vigilant il était dans ses soins, combien empressé au
travail, combien doux de caractère. Il m'était étroite-
ment uni et m'aimait de toute son âme. Par la reli-
gion, il était pour moi un frère aimé, et par la charité
il était un autre moi-même. Plaignez-moi, je vous en
supplie, et considérez mon sort. Débile de corps, sou-
vent j"ai été malade. Alors il me soutenait, alors il me
conduisait. Faible de cœur, il m'encourageait. J'étais
indolent, négligent dans la voie de Dieu, et il m'exci-
tait. J'étais imprévoyant, oublieux, et il m'avertissait.
308
SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
Comment m'as-tu été enlevé, ô Vincent? Commeot
m'as-tu été ravi, toi qui ne faisais qu'un avec moi, Wl
qui étais selon mon cœur?... Quel est celui qui n'in-
rait pas été attendri à la vue du lien si doux qui nonî
unissait en un même amour? En dehors de la mort,
ennemie de tout bonheur, est-il quelqu'un quine nom
eût pas épargnés?. .-
Pourquoi, je le demande, nous sommes-nous aimés,
ou pourquoi alors nous sommes-nous quittés? Dure
extrémité, non pour toi, mais pour moi. Car, ô mon
frère, si tu as quitté de chers amis, tu en as, comme
je le crois, trouvé de plus chers encore... Au lieu de
moi, pauvre et chétif, tu jouis de la présence du
Christ, et, mÉlé au chœur des Anges, tu n'éprouves
aucun chagrin de mon ahsence. Mais moi. à ta place
que trouvé-je? Que je serais heureux de savoir sî
maintenant tu penses à moi, ton ami Adèle, aujour
d'hui chancelant au milieu des épreuves et sevré da
Ion appui, bâton de ma faiblesse! Je serais heureux
de le savoir, si toutefois il t'est permis, au sein d'uB
abîme de lumière et plongé dans l'éternelle félicité,
de songer encore aux misères de ce monde. Ton
amour, je le sais, n'a point diminué. Il n'a fait quft
changer, car la vue de Dieu ne peut t'avoir rendu
insouciant à notre égard. Dieu lui-même, en effet, prend
soin de nous. Ce qui est entaché de faiblesse, tu l'as
rejeté; mais jamais la charité n'a rien anéanti de ce
qui est saint. Aht ne m'oublie pas à jamais, ne ta
sépare pas de moi. Tu sais où je rampe, en quel Ubb
je gis, et tu te souviens de l'endroit où tu m'as laissé.
LES DERRIÈRES ANNÉES.
^'est plus personne pour me tendre la main. Au
î de la vie, ainsi que j'en avais l'habitude, je
les yeui vers mon frère Vincent, et i! n'est
. Dans ma misère, je gémis comme un liomme
hié de secours. Qui consulterai-je dans mes doutes?
, dans l'adversité, donnerai-je ma confiance?
n'aidera à porter mon fardeau? Qui éloignera de
file danger? En tous lieux, les regards de Vincent
traientrils pas coutume de précéder mes pas? Vous
i l'avez connu, vous savez combien vraies sont mes
■oies. Ton cœur, 6 Vincent, n'était-il pas plus au
irant de mes soucis que je ne l'étais moi-même? Ne
&ait-il pas plus de mes chagrins et ne ressentait-il
Bplus vivement mes peines? De la parole aimable
Jbleine de modestie, ne corrigeais-tu pas souvent
Ireté de mes sermons, et, dans Ion amitié, n'en tem-
Ùs-tu pas le feu? Le Seigneur lui avait donné un
i riche de pensées, qu'il était capable de
Scher sans préparation. Il émerveillait par la sa-
Rse de ses avis et la grâce de ses conseils, tant sur
(affaires domestiques que sur les autres. Il accou-
t au-devant des visiteurs pour les empêcher de
ibler mon repos. A ceux qu'il pensait pouvoir
Risfaire, il permettait mon accès, et il renvoyait les
autres... Jamais il ne s'inquiétait de ses affaires, lui
qui entrait dans mes moindres soucis et s'occupait de
tout ce qui me regardait, afin de me donner plus de
loisirs. Il pensait, dans sa modestie, que mes loisirs
portaient des fruits plus abondants que les siens n'en
;nt produit. Plus il travaillait pour les autres.
310 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
moias il en recevait. Lui qui gérait les afl'aires
autres, il manquait du nécessaire, de nourriture, da
vêlement et d'un endroit pour se reposer. Je te remer-
cie du fond de mon cœur, ô doux ami, des fruits de
mes prédications et de mes travaux, durant le cours de
naes voyages en Italie. Si j'ai été utile en quelque
chose, si mes enseignements ont été salutaires, c'est 4
toi que je le dois. Tandis que lu vaquais aux soin»
domestiques, je me reposais, grâce à toi, ou bien je
prononçais mes sermons. Pourquoi n'aurais-je pas éii
en toute sécurité, alors que je te savais à ma place,
toi, ma main droite, la prunelle de mes yeux, mon
cœur et ma langue tout à la fois?... Combien de fautes
j'eusse commises dans mes prédications, si sa droite
iatelligence, son esprit éclairé et son grand discerae-
ment ne m'eussent formé avec autant de zèle et de
solliritudot Dans mon Ordre, je l'avoue, je n'eus aucun
autre maître pour m'apprendre à prêcher la parole de
Dieu... Si quelque qualité est en moi, c'est de toi que.
je la tiens...
Sortez, mes larmes; que de mon front misérable
s'échappent en torrents, qu'elles se répandent comme
d'une source abondante; peut-être sufflront-elles à
laver la souillure de mes crimes, de ces crimes qui ont
allumé contre moi la fureur divine... Beaucoup de
ceux qui étaient présents aux funérailles de mon frère
aimé s'étonnaient de voir les larmes jaillir de mes
yeux, larmes sorties du fond de mon cœur. En vain
je m'efforçais de dissimuler mon chagrin. Contenu,
le feu, qui consumait mon cœur, s'avivait et ravageait
i DKRNIÈKES A.NNÉES. 311
1 Ame. Il s'insiDuait avec d'autant plus de sou-
plesse, mordait d'autant plus cruellement et réussis-
[ eait, eD fin de compte, à épancher mes pleurs. Dans
[ mes plaintes, je ne déplore rien de ce que le monde
[ regrette. Je pleure un conseiller salutaire, un auxi-
lisire fidèle dans les choses de Dieu, je pleure Vincent,
Vincent mon fldÈle compagnon, durant vingt-deux
innées et plus, dans la prédication de l'Évangile...
, CombieD je suis malheureux I Amputé de la meilleure
I partie de moi-mÉme, je rampe dans la fange, et on me
demande si je pleure I J'ai les entrailles arrachées, et
on me demande si je ressens quelque douleur 1 Je
, pleure, et j'ai du chagrin, parce que ma force n'est
5 celle du rocher et parce que ma chair n'est pas
d'airain. Je souffre et je me plains, « et toujours
ma douleur est présente à mon esprit «. Je ne puis
avoir l'insensibilité de ceux dont parle Jérémie : i Tu
les as frappés, et ils n'ont laissé échapper aucune
plainte. •
Si longue que soit cette citation, j'y ai fait de
nombreuses coupures. On dirait que Bernardin ne
pouvait pas plus retenir ses plaintes que ses
larmes : il s'y abandonne, comme vaincu par sa
douleur, sans s'inquiéter s'il se ri^pète. Rien de
plus sincère, de plus profond, qui seule moins le
rhéteur. On aime à le voir dans cette fail)lesse et
à constater ce que, dans une vertu surhumaine,
son cœur avait gardé, jusqu'en ses vieux jours,
312 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
d'humaine tendresse. Le saint n'en est pas dimi-L
nué ; rhomme en est plus touchant et plus aimable. \j^
III
11
Par ses infirmités croissantes, peut-être aussi
par d'intimes révélations, Bernardin sentait qu'il
n'avait plus que peu de temps à vivre. Est-ce pour
cela qu'il voulut prêcher son dernier carême, celui
de 1444, dans la petite ville qui l'avait vu naître,
à Massa? Il y parla cinquante jours de suite, sans
tenir aucun compte de sa fatigue, prêchant avec
fruit cette paix qui lui avait toujours tenu tant à
cœur. L'éclatante guérison d'un lépreux, délivré
subitement de ses plaies en chaussant les sandales
du saint, ne fut pas sans aider encore à l'effet de
sa parole. De Massa, il revint à Sienne, où son
cœur de patriote avait aussi des adieux à faire; son
dernier sermon, prononcé sur la place du Dôme,
.entre le porche de la cathédrale et l'hôpital de la
Scala, traita, avec une ferveur remarquée, — fer-
venter^ dit le biographe, — de la justice et du bon
gouvernement de la république.
De la perspective d'une mort prochaine, Ber-
LES UERNIÈRES ANNÉES.
f Tiartiin ne concluait pas à se reposer. Bien au con-
'" traire, il semblait que, dans un corps plus vieux,
I son âme fût devenue plus jeune, plus vaillante, plus
^ardente à se dépenser pour le bien des autres (1).
Lge crut appelé à étendre son apostolat à une
Sltrce nouvelle, et décida d'aller évangéliser lo
»ume de Naples ; il ne voulait pas qu'il y eût une
lie de l'Italie où sa parole n'eût pas pénétré (2).
bernent ses parents et ses amis, effrayés d'un
Ksein qui paraissait au-dessus de ses forces,
îîon juraient-ils d'y renoncer et de passer dans
Épatric les dernières années de sa vieillesse :
n'ignore pas, leur répondaitr-il, que je suis
s et peu propre à supporter la fatigue; mais
^our qui me presse m'oblige, aussi longtemps
É je pourrai remuer la langue, à ne jamais cesser
aoncer la parole de Dieu, d'exhorter les peu-
I, et d'entreprendre, pour cette aiuvre, des voya-
; fût-ce en lointain pays. » Comme ses chers
Ees de la Capriola, tout en larmes, le serraient
D8 leurs bras pour le retenir, il les consolait par
■ Magna caritatît incendia, aeniit in leaiti corpore animuin
H juveailem ingenique detideriiim proximis beiiefaeiendi. •
c'avait, juaqu'oJora, fraaclii qu'unu fois la frontière du
I royautne de Naples. En 1438, appelé \ A<|uila par les afCairos de
robservaoce, Il avait prononcé un sarmon sur la Vierge, devant
}i do Naples. C'est en cette occasion que, au dire des biogra-
s, une Étoile aurait brillé sur sa tète.
31* SAINT BERNARDIN DE SIENNE
de douces paroles, mais leur ordonnait de laissa
la tristesse, de peur de contrarier ainsi la volonté'
divine. « Priez plutôt, leur disait-il, le Seigneur de
la moisson qui m'envoie, moi indigne, pour tra^
vaiiler à cette moisson, qu'il daig'ne, pour la gloire
de son nom, diriger mes pieds dans le droit che-
min, et donner à ma voix la voix de la vertu, afin
que je puisse dignement annoncer aux peuples sea
merveilles, b Ainsi Vineent Ferrier, vieux et
malade, s'était-il, lui aussi, senti pressé de portw
la parole de Dieu en de plus lointaines contrées,
et s'étail-il mis en route pour la Bretagne où il de-
vait mourir.
Dans la nuit du 30 avril 1444, Bernardin quitte
secrètement Sienne, pour éviter les démonstra-
tions par lesquelles ses compatriotes voulaient
honorer son départ. Il est monté sur un àne, car
sa faiblesse ne lui permet pas de marcher. Quatre
religieux l'accompagnent. Le premier soir, il cou-
che au monastère conventuel d'Asciano, dont il
gagne le gardien à l'Observance. La
étape est au couvent de l'île du lac Trasîmène,
lieu sanctifié par François d'Assise ; il y rencontre
un de ses plus illustres disciples, Jacques de la.
Marche, passe trois jours avec lui en pieux col-
s et lui fait ses dernières rt
■ LES DERNIÈRES ANNËES. 31S.I
ft}n8(l); le dimanche, il prèohe aux populations I
Bfvironnantes, puis se met en route pour Pérouse.
■ Cette ville, l'une ilc celles où sa prédication a
^ncefois porté le plus de fruits, désirait vivement
^■«osaéder de nouveau. Dans cette pensée, elle i
^■rait élever, devant la cathédrale, une chaire de j
Bjprbre dont nul ne devait se servir avant Ber- I
BBlrdin. Celui-ci consent à y monter. A la vue de |
^nte foule empressée à lui témoigner sou afTec- |
^mi, le bon Père sourit, dit le vieux biographe, |
^mmcendit et risit pariter bonus pater, tantam ridens I
^^KWtissimorum liominum erga se affectionem n . Mais |
^Kie consent pas à prendre la parole. Ëtait-ce, 1
^Htame le dit un des narrateurs, qu'il craignait \
^Kun tel concours de peuple ne causât des acci- j
^Hits? N'était-ce pas plutôt qu'il se sentait trop j
^R>Ie pour se faire entendre d'un si nombreux au- 1
^Koire? Il descend donc aussitclt de la chaire, se i
Bornant à dire du ton plaisant qui lui était habituel : -j
BLejour qui me l'a donnée, me l'a aussi enlevée. » I
H De Pérouse, il se rend à Assise, et demeure quel- J
Bbes jours au couvent de l'Observance, à Sainte- I
^Barie des Anges, exhortant les moines et consolé '1
^MX leur ferveur. Il poursuit sa route par Foligno 1
l^fl) D'apri^s quelques historieDS. Jean de Cupïsiran aurait pria 1
parL éga.1cracQt à ceUe confiirencc. Le fait ne me pîiraiL pas établi, j
31S SAINT BERNARDIN DE SIENNE,
et Spolète, où il prêche et accomplit des gu(
miraculeuses. Plus il avance, plus, en tou:
peuple, magistrats, clergé témoignent de'
vénération émue. C'est que de la personne
pauvre vieux moine, si humble, si misérable:
pect, si ruiné Je corps, la sainteté rayon»
jour en jour plus visible et plus sensible.
Il quitte Spolète lo H mai. 11 a peine à so)
la ville, tant la foule le presse. La dysente
il est atteint, aggravée par la fatigue, lui
voyage de plus en plus pénible ; toutefois, il ne^
pas s'arrêter. Lelendemain, il trouve encore la]
de parler au hourg de Pcdelugo, et arrive de
Rieti, en pays sabin. Le peuple et les magistri
venus au-devant de lui avec des torches, le con-
duisent au couvent de Saint-François, où un ban-
quet a été préparé. Entre tant de mets, il n'accepte
guère qu'un peu de pain trempé dans l'eau froide ;
du moins cause-t-il avec une si aimable gaieté que
ses hôtes charmés ont déclaré depuis n'avoir jamais
fait, même chez les princes, de repas plus agréable.
Le jour suivant, pour ne pas contristcr un peuple
qui lui témoigne tant d'amitié et qui autrefois avait
bien écouté sa parole, il consent h préclier : il n'a
pas la force do développer de savantes pensées,
juais, usant de paroles simples, il reprend les
s où beaucoup se laissent entraîner, « Il y a
dix-huit ans, dit-il en terminant, lorsque je me sé-
parai do vous, je vous appelai mes enfants. Âpres
tant d'années, je retrouve non seulement les en-
fants que j'ai laissés, mais aussi les enfants de ces
enfants. Eh bien, en ce jour, qu'il n'y ait aucune
distinction : je vous adopte tous pour mes enfants ;
vous porterez tous ce nom, et toujours je vous
conserverai mon amour, n La guérison soudaine
d'une petite fille atteinte de plaies ajoute encore à
l'émotion universelle.
De Rieti, Bernardin gagne la petite ville de Citta-
ducale, sur la fronticre du royaume do Naples. Ac-
cueilli avec les mêmes marques de vénération, il
ne peut refuser, malgré sa faiblesse, de parler sur
la place publique. Jamais son éloquence n'a été
plus touchante, plus pénétrante. Il fait, à la fin,
un retour sur lui-même, et invite le peuple à
demander pour lui la mort des justes et le pardon
de ses fautes. En descendant de cette chaire im-
provisée. Bernardin savait qu'il ne remonterait
dans aucune ; il se sentait arrivé au bout de cet
apostolat populaire auquel il avait voué sa vio. Du
moins pouvait-il se rendre cette justice qu'ill'avait
prolongé jusqu'à son dernier souflle et qu'il avait
fait tout le bien en son pouvoir. Ce bien était con-
SAINT BERNARDIN
SIENNE.
traordinaire qi
sidérable, et d'autant
rœu\Te propre d'un seul homme qui a eu des à^<^
ciples, mais qui n'avait pas eu de maître. Non,
sans doute, qu'il pût se flatter d'avoir à tout jamais
transformé les peuples que ses sermons avaient
remuiîs. Ne sait-on pas, hélas 1 ce que devait être,
à la fin du sièele, l'Italie des Borgia? II n'est pas,
du reste, dans la destinée de l'Église militante que,
même sous l'action des plus grands saints, les
sociétés se convertissent de telle façon qu'elles
soient garanties contre toute rechute. C'est beau-
coup déjà de produire une amélioration tempo-
raire, do faire reculer le mal pour quelques ao-
nées, de sauver sur le moment un certain nombre
d'âmes. Plus que personne. Bernardin l'a fait, à lui
seul et eu un temps où tous les soufiles régnants
étaient contraires. Aussi, au terme de sa persé-
vérante et bienfaisante prédication, répéterai-je
volontiers l'éloge que faisait de lui un de ses con-
temporains : B Non satis possummirari et magnifacere
unum homùiem tôt populis saluti fuisse (1). »
Le sermon de Citla-ducale a épuisé ce qui restait
de forces h Bernardin. Le soir, la dysenterie aug-
mente, avec accompagnement de fièvre et de défail-
(1) < Je ne puis aasez admirer et glariQer un homme d'avoir
été à lui seul le aalut de tant de peuples. • M.iph.eus Vebids.
LES DERNIÈRES ANNÉES. 319
lance. Maigrie tout, le lendemain, il veut continuer
son voyage et arrive péniblement au bourg d'An-
trodoco : toujours gai, il plaisante aimablement
avec ses compagnons aur sa façon de chevaucher
h âne. Le jour suivant, il a encore plus de peine
à avancer : plusieurs fois, l'excès de la souffrance
l'oblige à s'arrêter et h se coucher à terre. Ses com-
pagnons, émus du contraste des populations enthou-
siastes qui se pressent, tout le long de la route,
pour rendre hommage à leur père, et de la maladie
qui, chaque jour, s'empare davantage de ce pauvre
corps, se rappelaient de combien peu les hosannas
des Rameaux avaient précédé la passion. Bernardin
est contraint de s'arrêter au village de Saint-Silves-
tre, à sept milles d'Aquila, La nuit est mauvaise.
Le lendemain, il est si faible qu'il ne peut presque
plus se remuer ; ses compagnons le décident à se
laisser mettre sur une litière, et ils le portent ainsi,
(t tristes et gémissant n, dit la vieille chronique,
jusqu'à Aquila. C'était le dimanche avant l'As-
cension.
Voilà donc enfin Bernardin dans ce royaume de
Naples vers lequel l'avait poussé sa charité. Mais
en quel état ! Ses frères l'ont déposé dans le grand
monastère des Conventuels, où il paraissait pou-
voir être mioux soigné que dans le couvent plus
3Î0 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
cloigni^ et plus diinuiî de l'Observance; un a es
d'ailleurs l'attention do le mettre dans la cellule
qu'avait coutume d'occuper son ami Jean de Capis-
tran, quand il venait à Aquila pour les afTalres de
l'Ordre; il était d'usage que les maisons conven-
tuelles, plus considtîrables et mieux pourvues,
exerçassent ainsi l'hospitalité à l'égard de leurs
frères de l'Observance. Les magistrats envoient
aussitôt les plus habiles médecins de la viUe.
Notables et gens du peuple attendent les nou-
velles avec anxiété. Mais les remèdes sont impuis-
sants sur ce corps qui, au rapport d'un contempo-
rain, K se li(]uéfiait comme la cire auprès du feu ».
Le mercredi, le malade demande les derniers sacre-
ments. U» peu plus tard, sentant l'heure venue et
ne pouvant plus parler, il fait signe à ses frères
qu'il désire être déposé surle pavé de la cellide(l).
Les bras croisés, les yeux levés au ciel, la figure
joyeuse, dit son biographe, comme de quelqu'un
qui vient de remporter une victoire sur l'ennemi,
semblable à un homme qui rit, « ridenli similis »,
(!) D'apriJs un aulro récit fait par un ti^molQ. Bernardin aurait,
malgré les FrËres qui cberctiËreuL à deux reprises à l'en empê-
cher, Eorli de tui-mâme ses jambes du lit pour les mettre sur lo
pavé de la chambre, (Lettre écrite par Frn GiuliBDO. Mineur bIofv
i, Aquilo, et publiée, d'après un manuacrit de la Biblioliièque de
Florence, pur M. Domati, Bullelino Staeie di Storia Patria.aaaal,
rase. Ml, 1894.)
LES DERNIÈRES ANNÉES. 321
il rend sa très sainte âme à Dieu. C'était le
20 mai 1444, veille de T Ascension, à l'heure des
vêpres, pendant que les Frères chantaient, au
chœur, l'antienne du Magnificat: « Pater^ manifestavi
nomen tuum hominibus quos dedisti mihi : nunc autem
pro eis rogo^ non pro mundo, quia ad te venio. Allé-
luia (1). » Bernardin avait soixante-quatre ans,
dont quarante-deux de vie monastique et au moins
vingt de prédication.
IV
Aussitôt la mort connue, la population accourut
au monastère et en força les portes pour vénérer
les restes du saint. Les compagnons de Bernardin
eussent désiré rapporter son corps à la Capriola,
et, dans ce dessein, ils avaient commencé sans
bruit certains préparatifs. Mais la ville d'Aquila
n'entendait pas laisser échapper une si précieuse
relique; ses magistrats prirent, sans tarder, des
mesures pour s'en emparer. Par leurs soins, les
(1) « Mon Père, j'ai fait connaître ton nom aux hommes que
ta m'as donnés; el maintenant je prie pour eux, non pour le
monde, car je viens à toi. AlIeluia. »
322 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
obsèques furent cc^lébrées avec un éclat tel, fil»
témoin, que jamais roi ou reine n'en eutdepaw*
les (1). Ce qui frappa plus encore les esprits,»
furent les miracles qui éclatèrent coup sur coup, an-
tour du cercueil (2) . Pendant vingt jours, celtM
demeura déposé à l'entrée de l'église des Francis-
cains. Les habitants de la ville et des contrées v(n-
sines, qui venaient en foide le visiter, formaient
comme une procession ininterrompue; parmi eux,
beaucoup de malades et d'infirmes, dont plusieurs
sortaient guéris. La population, témoin de ces mer-
veilles, était dans un état extraordinaire d'exalta-
tion; les cloches étaient presque constamment en
branle ; ouvriers et paysans avaient suspendu leur
travail. Un moment, le réveil de récentes dis-
cordes entre les nobles et le peuple menaça de
troubler ce deuil transformé en fête : on allait
en venir aux armes, quand, sur l'appel d'un en-
fant, tous courent au cercueil; ils le trouvent
rougi du sang qui s'échappe des narines du
mort; effrayés et attendris par ce qui leur paraît
une protestation d'outre-tombe contre leurs haines,
ils se réconcilient aussitôt. Ainsi, Bernardin mort
(1) Lettre précitée de Fra Giuliano, Bulleiino Senese di Storia
Patria, anno I, fasc. I-II, p. 70.
(2) Les biographies contemporaines sont remplies de Fénumé-
ration détaillée de ces miracles.
LES DERMÈRES ANNÉES.
lit encore cette paix pour laquellu il avait
Bfait pendant sa vie.
iependant la nouvelle s'(5tait répandue en Italie.
k moines, témoins de la mort et des prodiges qui
% suivie, en avaient adressé à leurs frères des
tions détaillées qui avaient aussitôt circulé (I).
3 toutes les villes où avait prêché Bernardin,
potion fut extrême; on y célébra des services
nnels auxquels assistèrent les magistrats, le
, la population entière. A Sienne, l'affluence
ttelle qu'il fallut officier sur la Piazza del Campo.
fXJo poète de celte ville, Giovanni di Ser Francesco,
se fit, dans une sorte de complainte (2), l'inter-
prète de la douleur et de la dévotion de ses com-
J
(1) TeUe est la lettre déjà citée de Pra GiuliaDa. (Butl. Sen. de
Storia Polrin.) L'autaur, C[ui est probablement de Milan, adresse
ea, relation à un couvent de cette ville. Écrite au cauranC de la
plume, avec un certain désordre de composition, cette lettre
trahit bien l'émotion du. moment. Giuliaoo ènumère pJuaieurs
des miracles accomplia. en citant les noms. Dans la nalvetc pas-
sionnée de ses sentiments, il se réjouit noo seulement de la con-
golation qui en résultera pour les amis du saint, mais aussi da la
conlusioa qu'en ressentiront ses adversaires; après avoir invité
sea oorrespondanls û. ne pas garder pour eau les faits r]u'il leur
rapporte, il ajoute ; ■ Faleae a lapere per tnilo Milano le non; vi
farù tchumitiicare da Fraie Lodovkha e dalli cûmpagni. E amhs
tari baono a Irovare guf tlo pori^o Bafaccio ehotla tftla, e lavargti
U eapo tama lopone, e coti a luUi quanti n'dno dello malt : le
TMinï fuie queilD, dirù maie di toi, >
(2) BalUlino Scneie di Stoiia Palria, anao I, fasc. MI, p. SS,
67.,
32* SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
patriotes, A Milan, le duc Pliilippe-Marie Vil
si peu chrétien qu'il fût, demanda qu'on 11
voyât lea lunettes du mort, dans l'espén
guérir ainsi un mal d'yeux dont il souiïrail.
On ne se borna pas à ces démonstratioi
toutes parts, un cri s'éleva, réclamant la ci
tion immédiate. Jean de Capistran accouruti
du royaume de Naples, pour prendre cette
en main, aussi ardent à poursuivre la gh
tion de son maître mort, qu'il l'avait été à le
dre vivant contre ses accusateurs. Il retn
Aquila Jacques de la Marche, venu dans
dessein. Ce dernier prêchait sur la place
à l'heure même oii expirait Bernardin ; tout à
il s'arrête au milieu de son discours, des
quelques minutes immobile, puis reprend
mon cher peuple, pleurons! A cet instant, vm
de disparaître une grande colonne de la sainte
Église; l'étoile la plus brillante de l'Italie
éteinte. » Les Siennois, qui prenaient plus à cœm"
que tous autres l'exaltation de leur compatrioti
firent recueillir sur place, à Aquila, les preuves
des miracles accomplis (i). Les habitants d' Aquila
(1| Sur toutes les àémii.rchea Mten par lu répubUque de
Sienne ea vue de la cananJEalion de Bernardia, la Bibliothèqui
communale et les Archives de cette ville renferment beaucoup
de documeots. PluBieurs sont mectionuës daus la notice d^à
LES DERNIÈRES ANNÉES. 325
entreprirent, de leur côté, une enquête analogue.
Dès le mois de juillet, la république de Sienne était
en mesure d'envoyer à Eugène IV une ambassade
ayant mission de demander officiellement la cano-
nisation. Le roi de Naples, Alphonse d'Aragon,
écrivit dans le même sens au Pape. Celui-ci mani-
festa les dispositions les plus favorables; il s'esti-
mait, dit-il. Il très heureux qu'un tel homme eût été
envoyé de son vivant par Dieu, et qu'il fût mort
à temps pour être canonisé par lui n .
Toutefois, il n'était pas dans les habitudes du
Saint-Siège de rien faire avec précipitation. Des
commissions furent chargées de recueillir et de
contrôler les miracles allégués. Le changement, la
mort, la négligence des commissaires amenèrent
des retards. Les anciens adversaires de Bernardin
tentèrent d'en profiler pour remettre en question
son orthodoxie; le Pape se chargea lui-môme de
les confondre. Néanmoins, l'affaire traînait en lon-
gueur. Sur ces entrefaites, Eugène IV mourut, en
I4i7, et fui remplacé par Nicolas V. Celui-ci parut
un moment troublé par certaines oppositions plus
ou moins sourdes; mais, de beaucoup de côtés,
citée de M. DoN*Tt. BuUelino Seneie <Ji Sloria Patria, aaao I,
lue. 1-U, ou ilanB les notes de l'Hittaire d^t Papei. ilo Pastor,
trad. P. Raynaud, t. U, p. li et sq. — Voir aussi Spoglio delU
dâUbtrasioiii Jet ouiigtio dttta Campana, pasiiiit.
SAINT BERNAHDIN DE SIENNE.
lui
(les suppliqui
1 témoignaien
l'impatience avec laquelle l'Italie attendait la cano» ■
nisation : Sienne notamment se plaignait par ses
ambassadeurs. Jean de Capistran, pour dissiper
tout doute dans l'esprit du Pape, lui offrit, avec
sa fougue habituelle, de subir l'épreuve du feu;
qu'on allumât un bûcher où l'on jetterait le corps
de Bernardin et où il entrerait lui-même; si la
ilamme les respectait, la sainteté du mort serait
prouvée; il demandait seulement qu'au cas où il
périrait, le fait fût imputé à ses propres péchés et
laissât intact le renom de son maître. Nicolas V
refusa de permettre l'épreuve, mais, ému de cet
excès d'amour fraternel, il pressa plus vivement
l'instruction de la cause.
Le 26 février 1430, moins de six ans après la
mort de Bernardin, le Souverain Pontife, jugeant
enfin que pleine lumière était faite, annonça aux
ambassadeurs de Sienne que la canonisation aurait
heu à la Pentecôte. Tout concourait alors à rendre
plus éclatante la glorification de l'humble Mineur.
Les causes qu'il avait entrepris de servir quand
elles étaient en péril semblaient, pour le moment,
avoir triomphé. Une paix relative régnait en Italie,
La prodigieuse affluence des pèlerins attirés à
Kome par le jubilé rappelait la ferveur des siècles
LES DERNIÈRES ANNÉES. 327
plus chrétiens. L'unité de l'Église était raffermie
par l'échec défloitif du synode de Bàle, et l'on se
flattait môme que le concile de Florence avait fait
rentrer les Grecs dans cette unité. Le grand
renom littéraire du pape Nicolas V, son goût
éclairé des arts grandissaient encore le prestige
de la papauté. Rarement l'Église avait autant
paru présider à la marche du monde. Entre les
humiliations récentes du grand schisme et le scan-
dale prochain d'Alexandre VI, le moment était uni-
que pour le catholicisme.
Aujourfixé pour la canonisation, le 24 mai iibO,
on vit partir du couvent de l'Araceli, pour se diri-
ger vers Saint-Pierre, une longue procession de
près de quatre mille Mineurs de l'Observance,
parmi lesquels trois devaient être aussi élevés sur
les autels (l). La cérémonie fut célébrée, avec
grand appareil, dans laj)asilique pontiûcale, et le
Pape prit la parole pour louer magniflquement les
vertus et les services du nouveau saint.
L'exaltation de Bernardin fut saluée, en Italie,
par de pieuses et joyeuses manifestations. A
Sienne, les fêtes durèrent deux jours; l'évêque
chanta la messe sur la place où le saint avait prê-
(1) Jeaa de Ctpistraa, Jacijues de la Marclie et Diego d'Alcda.
328 SAINT BERNARDIN DE SIENNE.
ché ; « toute la ville était en liesse, disait un vieux
chroniqueur, et chacun donnait à boire et à manger
à qui voulait (1) ». Dans beaucoup de villes, des
églises et des couvents furent dédiés à saint Ber-
nardin. Peintres, sculpteurs, médailleurs, orfèvres
reproduisirent à Tenvi son image. Les écrivains
célébrèrent ses vertus et son éloquence. Dans la
seconde moitié du quinzième siècle, nul saint
n'était, en Italie, plus populaire et plus honoré.
Son culte, propagé par ses disciples, s'étendit au
delà des Alpes. Depuis lors, la poussière apportée
et accumulée par le temps a voilé cette figure.
C'est la raison de Tefifort que j'ai tenté pour lui
rendre un peu de son éclat et de sa fraîcheur pri-
mitive. J'ai cru que les qualités aimables et géné-
reuses de ce pauvre moine, sa vertu sans aucune
ombre, son amour des âmes, sa soif de paix et de
justice étaient de nature» à lui attirer, de notre
temps, quelque chose des sympathies et des admi-
rations qu'il avait conquises au quinzième siècle.
(1) On trouve des renseignements détaillés sur ces fêtes dans
la Sioria SenesCy de Dati, et dans le Diario Senese, d'ALLECRETTi.
FIN.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction vu
CHAPITRE PREMIER
LA FORMATION OU SAINT ET DU PRÉDICATEUR.
(1380-1417)
I. Sienne au Moyen âge. Anarchie et sainteté. Les Bienheureux
Tolomei, Colombini, Petroni et sainte Catherine de Sienne. 1
II. Enfance et jeunesse de Bernardin. Son caractère. La Vierge
de la porte CamoUia. La peste de 1400. Bernardin à l'hôpital
de la Scala. Il prend l'habit des Frères mineurs 5
III. Bernardin novice au petit couvent de Colombaio. Il fait
profession et reçoit la prêtrise. li prêche sur la Passion.
Le Ministre général lui ordonne de se consacrer à la prédica-
tion 19
IV. Caractère nouveau donné à la prédication par les deux grands
Ordres mendiants. Décadence au quatorzième siècle. Saint Vin-
cent Ferrier. Celui-ci pressent et annonce l'apostolat de Ber-
nardin 24
y. Premiers sermons de Bernardin. Fondation du couvent de
la Capriola. Période de recueillement. Bernardin reçoit d'en
haut l'avis d'aller évangéliser la Lombardie 33
CHAPITRE II
l'apostolat.
(1417-1427)
I. État religieux de l'Italie. La Renaissance païenne. Importance
des humanistes. Relâchement des mœurs. Immoralité des
princes. Divisions des factions guelfe et gibeline 39
II. Milan et les Visconti. Prédications de Bernardin dans cette
ville. Son action personnelle. Son caractère aimable et
enjoué 53
III. Il prêche dans les diverses villes de la Lombardie. Son mode
330 TABLE DES MATIERES.
de prédication. Miracles. Il parle surtout contre les factions.
Résultats obtenus. Controverse avec Manfrède, au sujet de
l'Antéchrist 61
IV. Bernardin à Venise et dans les villes de son territoire. Il
recommande la dévotion au nom de Jésus 73
V. A Ferrare, il combat les excès du luxe ; à Bologne, les jeux
de hasard 86
VI. Bernardin à Florence. A Vol terra, il expose à la vénération
une tablette portant les lettres du nom de Jésus. Miracle à
Prato. Prédications à Sienne, à Arezzo 86
VII. Évangélisation de l'Ombrie. Pérouse pacifiée et transfor-
mée. Stations à Orvieto et Viterbe. Bernardin est cité à Rome
par le Pape 99
CHAPITRE III
l'épreuve.
(1427-1433)
I. Bernardin est accusé d'hérésie à l'occasion de sa dévotion au
. nom de Jésus. Accueil sévère de Martin V. Calme de l'accusé.
Jean de Capistran accourt à son secours. Débat devant le
Pape. Victoire de Bernardin. Il prêche à Rome. L'opinion,
naguère troublée, lui revient. Il refuse l'évêché de Sienne. 108
II. Nouvelle prédication à Sienne et en d'autres contrées. Ber-
nardin tient tête à Philippe-Marie Visconti. Il détourne Sienne
de la guerre. Son humilité dans le succès 126
III. Les adversaires de Bernardin n'ont pas désarmé. Ils repren-
nent leurs accusations, à l'avènement d'Eugène IV. Poursuites
entamées à Rome, à l'insu du Pape. Celui-ci, averti, annule les
poursuites et fait l'éloge de Bernardin 137
IV. Propagation de la dévotion au nom de Jésus, du vivant de
Bernardin et après sa mort. Il apparaît comme l'initiateur de
cette dévotion 145
V. Bernardin est en rapport avec Sigismond. Il accompagne ce
prince à Rome, lors de son couronnement 151
CHAPITRE IV
LES SERMONS.
h Bernardin se retire à la Capriola pour écrire ses sermons.
TABLE DES MATIÈRES. 331
saïDt Bernardm. éditées par le P. Je la Raye.
F authenticiti!:, Pourquiii les sermons Boot-iU rÉdigùs en
IbO
19 publiés dans lea Œuvres de salât Bernar-
U Le fond et la furme sont d'un tbèologleD, Abus des divi-
}oas et des citations de l'Écriture, lulluence de la eculastiijue
BUT la prédication 103
HI. Ces sermona dd sont pas C8ui que Bernardin a prononcés :
te aoat des traités liestinés 6. Ûxer sa doctrine et i aider sa
prâdicaUon ou ocUo des aulres 169
IV. L'àloqueoce se fait jour à, travers l'appareil Ihéologique.
CitatioDS diverses sur les pécheurs, le luxe, la pauvreté, la
; p^, la Madeleine après la Résurrection 173
.V. BermoDs ûcrit>t par des auditeurs. Recueil des sermons pro-
noncée, en liST, à Sienne, par Bârnardiu. Le Hcribe j note
jusqu'aux peliles digressions et auzmoindreE inciileols. Il a dû
se Berrir d'un procédé tach y graphique 187
VI. Les serinoDs recueillis sont bien de Bernardin. Leur diffé-
rence avet lea sermons latins. C'est la libre et vivante parole.
L'orateur parle le langage qui convient au peuple. Siiiiilitades,
apologues et nouvelles. Que faut-il penser de cette prédication
populaire? Bernardin et Maillard 199
I VU. Sujets divers traités dans les sermons de Sienne. L'Aisomp-
tion. La pi'édrcation. La médisance. Le mal des partis. La paix.
; Les vanités féminines. Le counnerce. Les devoirs entre mari
I et femme. Les Ktes de Marie, Menace des ch.Uiments divins.
I Le condottiere. Derniers adieux. Ces sermons font comprendre
l^^ce qu'était alors la prédication populaire , . , 218
I. Bernardin s'est toujours beaucoup occupé de l'Observance.
Du vivant de saint François, des divergences s'étaient produites
sur l'interprétation de sa régie, particulièrement en ce qui
touche la pauvreté. Ces divergences s'aggravent par la suite.
Les Conventuels et les Spirituels 251
n. Humbles début.'; de l'Observance. Ses progrés facilités, en lia-
_. lie et en Fiance, par la grand schisme. La réforme cheî les
Dominicains 262
CHAPITRE
332 TABLE DES MATIERES.
III. État de robservaace au moment où y entre Bernardin, il
travaille à la propager. Il veille au maintien de la règle.
Martin V et Eugène IV favorisent les Observants 206
IV. L'Observance et les humanistes. Attaques de Poggio. 3er-
nardin et les lettres. Motifs de Thostilité des humanistes.
Poggio est embarrassé du scandale qu*il produit 273
V. Comment concilier Tezistence de TObservance avec l'unité de
l'Ordre des Mineurs? Système des vicaires. Échec des tenta-
tives faites pour supprimer ou atténuer la différence des règles.
Bernardin est nommé vicaire général pour l'Observance. 277
VI. Zèle et sagesse de Bernardin dans l'exercice de ses fonctions.
Il obtient, en 1442, d'en être déchargé. Grands progrès réalisés
par l'Observance 282
VII. L'Observance après la mort de Bernardin. Ses disciples.
Saint Jean de Capistran. Les Observants sont devenus les plus
nombreux. Leur séparation d'avec les Conventuels. Leur situa-
tion actuelle . 288
CHAPITRE VI
LES DERNIÈRES ANNÉES.
(1442-1444)
I. Bernardin, déchargé, en 1442, du vicariat de l'Observance,
reprend ses prédications. Il prêche, à Padoue, le carême Séra-
phin. Vénération croissante dont l'entourent les peuples. 29:
II. Séjour à la Capriola, où il complète la rédaction (de ses ser-
mons. Sa lamentation sur la mort du Frère Vincent 305
III. Prédications à Massa et à Sienne. Bien que sentant sa Un
prochaine, il se met en route pour aller évangéliser le royaume
de Naples. Incidents de son voyage. Son dernier sermon à Citla-
ducale. Il arrive à Aquila et y meurt, le 20 mai 1444 ois
IV. Manifestations et miracles qui se produisent après sa mort.
Un cri général s'élève, demandant sa canonisation. Elle est pro-
noncée, le 24 mai 1450. Honneurs rendus à saint Bernardin. o21
PARIS. TYP. DE E. PLOIf, NOURIUT ET C»«, RUE GARASCIERE, 8.
332 TABLE DES MATIERES.
III. État de robseryaoce au moment où y entre Beroanii .. >
travaille à la propager. Il veille au maintien de la ru'
Martin V et Eugène IV favorisent les Observants -'*
IV. L'Observance et les humanistes. Attaques de Poggio. >t
nardin et les lettres. Motifs de l'hostilité des human'j .3
Poggio est embarrassé du scandale qu'il produit i
V. Comment concilier l'existence de l'Observance avec TuniU h
l'Ordre des Mineurs? Système des vicaires. Échec des tmt.v
tives faites pour supprimer ou atténuer la différence des rtgits.
Bernardin est nommé vicaire général pour l'Observance, i"
VI. Zèle et sagesse de Bernardin dans l'exercice de ses fonctions
Il obtient, en 1442, d'en être déchargé. Grands progrès réalises
par l'Observance 2Si
VII. L'Observance après la mort de Bernardin. Ses disciplv?
Saint Jean de Capistran. Les Observants sont devenus les plu:
nombreux. Leur séparation d'avec les Conventuels. Leur situa-
tion actuelle 2^
CHAPITRE VI
LES DERNIÈRES ANNÉES.
(1442-1444)
I. Bernardin, déchargé, en 1442, du vicariat de l'Observanc;
reprend ses prédications. Il proche, à Padoue, le carême >Vrc
phin. Vénération croissante dont l'entourent les peuples. 2';' >
II. Séjour à la Capriola, où il complète la rédaction de ses ser-l
mons. Sa lamentation sur la mort du Frère Vincent S'V-i
III. Prédications à Massa et à Sienne. Bien que sentant sa 1c
prochaine, il se met en route pour aller évangéliser le royauiii-i
de Naples. Incidents de son voyage. Son dernier sermon à CiUa-
ducale. Il arrive à Aquila et y meurt, le 20 mai 1444 . ïl:
IV. Manifestations et miracles qui se produisent après sa murt.
Un cri général s'élève, demandant sa canonisation. Elle est pro-
noncée, le 24 mai 1450. Honneurs rendus à. saint Bernardin. lil
PARIS. TYP. DE E. PLO», NOUBRIT ET C>«, RUE GARAMCIÈRE, 8.
UNIVERSITY OF MICHIQAN
2344 H