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Full text of "Saint-Domingue : la société et la vie créoles sous l'ancien régime (1629-1789)"

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PIERRE    DE   VAISSIÈRE 


SAINT-DOMINGUE 

(1629-1789) 

LA  SOCIÉTÉ  ET  LA  VIE  CRÉOLES 
SOUS  L'ANCIEN  RÉGIME 


Librairie  académique  PERRJN  et  O' 


LIBRAIRIE   ACADÉMIQUE    PERRIN    ET   C" 

HbnRT    HOUSSAYE,   de  l'Académie   française.   —  1814.  56'  édition.  1   volume 

in-l 6 3  50 

—  1815.  La  Première  Restauratlorii  —  Le  Retour  de  l'île  d'Elbe.  —  Les 

Cent-Jours.  53*  édition.  1  volume  in-16 3  50 

—  Waterloo.  57'  édition.  1  volume  in-16 3  50 

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1  volume  in-16. 3  50 

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publiés  par  son  arrière-petit-fils  Ëstienne  Hennet  de  Goutel.  1  volume 

in-8»  avec  portrait 7  50 

Le  Vice-Amiral  Bergasse  du  Petit- Thouars,  d'après  ses  noies  et  sa 
correspondance  (1832-1890).  Préface  du  Contre-Amiral  Dupont.  1  volume 

in-8"  avec  portrait 7  50 

Le  Duc  de  Lauzun  (général  Biron)  (1791-1792).  Correspondance  intime 
publiée  jJar  le  comte  de  Sérignan.  1  volume  in-S"  écu 6    » 

CHATELAIN  (U.-V.).  —  Le  surintendant  Nicolas  Foucquet,  protecteur  des 
LettreSi  des  Arts  et  des  Sciences.  1  fort  volume  m-S*.  couronné 
par  l'Académie  française  (Prix  Thérouanne,  1905) 7  50 

André  LEBEY.  Le  Connétable  de  Bourbon  (1490-1527).  1  volume  in-«- 
avec  gravures,  couronné  par  l'Académie  française  (Second  prix  Gobert, 
1905) 7  50 

—  Les  trois  coups  dÊtat  de  Louis  Napoléon   Bonaparte.   Strasbourg  et 

Boulogne.  1  volume  in-8*  écu 5    » 

Gilbert  STENGER.  —  La  Société  française  pendant  le  Consulat.  6  vo- 
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G.  LENOTRE.  —  Paris  Révolutionnaire.  1  volume  in-8°  écu 5    >• 

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ÉUILE  DARD.  —  Un  acteur  caché  du  drame  révolutionnaire.  —  Le  général 
Choderlos  de  Laclos  i  auteur  des  Liaisons  dangereuses  (1741-1803), 
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Duc  de  Varsovie  (1763-1827),  d'après  les  arcliives  du    Ministère  des 
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EMILE  HORN.  —  François  Râkôczl  II,  prince  de  Transylvanie  (1676-1735). 
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Paris.  —  Imp.  E.  Capiouont  et  Ci»,  rue  de  Seine,  S7. 


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Published  tv/cniy  Octofccr  nineteen  hundred  acd  eight. 

Privilège  of  copyriglit  in  Ibe   United    States  resevved   under  tbe   Act, 

approved  march  tbird  ninetcen  Lundred  aud  Ctb  hy  Periin  and  Co. 


SAINT-DOMINGUE 


DU    MÊME    AUTEUR 


Gentilshommes  campagnards  de  l'aîicieim©  France. 
Ouvrage  couronné  par  V Académie  française  [second  prix 
Gobert).  3®  édition,  i  Yoiume  ia-8'^ 7  fr.  'ÔO 

Lettres  d'Aristocrates.  La  Révolution  racontée  par  des 
correspondances  privées  (1789-1794).  2'^  édition.  1  volume 
in-8°  carré  orné  de  gravures 7  fr.  50 


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Chaults-Henky-Théodat,   comte  d'Estaing  (1729-1794), 
Gouverneur  de  Suinl-Doniingue  de  1763  ù   17GG. 

D'après  une  gravure  de  P.  Freislhien. 
(Bibliolhcque  nalionale,  Cabiiiol  des   esiampcs). 


PIERRE   DE  VAISSIERE 


SAINT-DOMINGUE 


LA  SOCIÉTÉ  ET  LA  VIE  CREOLES 

sous  L'ANCIEN  RÉGIME 
(1629-1789) 


PARIS 

LIBRAIRIE    ACADÉMIQUE 

PERRIN  ET  G^   LIBRAIRES-ÉDIÏ EURS 

35,    QUAI    DES    GRANDS-AUGUSTraS,    35 

1909 

Tous  droits  do  rejiroduC'ioa  et  dô  traiuclion  résorvos  pjur  tous  f.ys. 


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A  MON   FRÈRE 


En  témoignage,  si  vraiment  il  en  est  besoin, 
de  la  iirofonde  et  tendre  affection  qui  nous 
unit. 

P.  V. 


INTRODUCTION 


I 


Le  livre  que  je  publie  aujourd'hui  avait  été  primi- 
tivement annoncé  sous  le  titre  de  Noblesse  des  îles^ 
étude  sur  la  société  créole  de  r ancien  régime.  Il  devait, 
dans  ma  pensée,  faire  suite  à  mes  précédents  travaux 
sur  la  noblesse  de  France,  et  montrer  quel  rôle  a  joué 
cette  noblesse  dans  l'histoire  coloniale  de  notre  pays. 
Si  en  effet  l'on  a  très  souvent  exalté  l'esprit  aventu 
reux  de  notre  ancienne  aristocratie,  le  goût  des  expé- 
ditions lointaines  qui  la  distingua,  l'on  n'a  jamais 
qu'assez  sommairement  recherché  les  causes  et 
exposé  les  résultats  de  son  expansion  au  dehors. 

Je  le  dis  tout  de  suite,  l'idée  de  suivre  par  delà  les 
mers  la  classe  sociale  qui  fait  l'objet  de  mes  études, 
cette  idée  reste  bien  l'idée  maîtresse  du  présent 
ouvrage.  J'ai  été  amené  seulement,  et  pour  des  rai- 
sons un  peu  différentes,  à  restreindre  d'un  côté,  à 
élargir  de  l'autre  le  cadre  que  je  m'étais  assigné.  Ce 


INTRODUCTION 


sont  ces  raisons  que  je  veux  d'abord  indiquer,  pour 
justifier  un  titre  nouveau. 

En  premier  lieu,  j'ai  bientôt  reconnu  que  préten- 
dre tracer  un  tableau  d'ensemble  de  l'émigration  de 
la  noblesse  française  aux  colonies  était  un  travail 
qui  perdrait  en  profondeur  ce  qu'il  pourrait  gagner 
en  ampleur  et  en  intérêt  général.  Travail  qui  en 
effet  m'apparut  immense,  dès  que  j'eus  commencé  le 
dépouillement  des  énormes  collections  des  archives 
du  ministère  des  Colonies  et  que  j'eus  la  claire  notion 
de  la  bibliographie  presque  infinie  d'un  pareil  sujet. 
Ne  valait-il  pas  mieux,  —  et  je  ne  tardai  pas  à  me 
le  persuader,  —  prendre  comme  type  l'une  de  nos 
colonies,  en  pénétrer  davantage  l'histoire,  bien  mar- 
quer la  place  éminente  que  s'y  fit  notre  vieille  aris- 
tocratie, que  de  poursuivre  des  généralisations  ren- 
dues difficiles  et  hasardeuses  par  la  diversité  des 
sources  où  puiser,  la  multiplicité  des  matériaux  à 
mettre  en  œuvre,  l'insuffisance  des  moyens  d'inves- 
tigations et  de  recherches  offerts  encore  aux  érudits 
dans  le  domaine  de  l'histoire  coloniale. 

Voilà  pourquoi  j'ai  borné  mon  étude  à  Saint- 
Domingue.  En  dehors  des  précieux  souvenirs  de 
famille  qui  me  déterminaient  à  ce  choix,  —  c'est  là 
chose  d'ailleurs,  je  le  sens  bien,  dont  mes  lecteurs 
n'ont  que  faire,  —  il  m'a  paru  que  je  trouverai  dans 
les  annales  de   cette  colonie,  mieux  qu'en   celles 


INTRODUCTION  lïl 

d'aucune  autre,  de  quoi  illustrer  la  thèse  qui  était  la 
mienne.  Nulle  part  en  effet  les  raisons,  le  dévelop- 
pement et  les  résultats  du  mouvement,  qui  poussa 
autrefois  hors  de  1^'rance  tant  de  nos  cadets  d'an- 
cienne race,  n'apparaissent  plus  clairement  et  plus 
lumineusement  qu'à  Saint-Domingue.  La  curiosité 
d'une  vie  nouvelle,  et  que  l'on  dit  enchanteresse,  en 
ces  pays  presque  fabuleux  des  Iles,  des  perspectives  de 
fortune  rapide  qui  tentent  les  descendants  de  nobles 
maisons  appauvries  ou  ruinées,  l'espoir  de  retrouver 
au  delà  des  mers  un  peu  de  cette  indépendance  dont 
le  pouvoir  royal  dépouille  de  plus  en  plus  la  noblesse 
française,  toutes  ces  causes  de  la  migration  de  mil- 
liers de  gentilshommes  se  peignent  d'abord  à  mer- 
veille dans  l'histoire  de  «  la  reine  des  Antilles  » .  Mais 
ce  qui  en  ressort  plus  fortement  encore,  c'est  le  rôle 
politique  et  social  qu'ils  y  jouèrent,  l'influence  civilisa- 
trice et  bienfaisante  qu'ils  y  exercèrent.  Dans  le 
monde  si  étrangement  mêlé  de  Saint-Domingue,  dans 
cet  amalgame,  plus  bizarre  en  cette  colonie  qu'en 
toute  autre,  d'aventuriers,  de  déclassés,  de  réfrac- 
taires,  de  condamnés,  la  noblesse  française  apparut 
de  bonne  heure  comme  un  merveilleux  élément 
d'ordre,  d'organisation,  de  moralisation,  de  santé 
sociale.  îl  y  eut  là  comme  une  prolongation  exotique 
de  ce  qui  avait  été  sa  mission  historique  dans  le  pays, 
et  nul  doute  que  les  documents  que  j'ai  réunis  à  ce 


IV  INTRODUCTION 

sujet  sur  Saint-Domingue  ne  permettent  de  mieux 
juger  qu'on  ne  l'avait  fait  jusqu'ici  comment  fut 
remplie  cette  mission. 

Pour  qu'on  pût  toutefois  apprécier  exactement  par 
quels  moyens  elle  le  fut,  et  de  quelle  manière  s'exerça 
l'action  d'une  classe  sociale  privilégiée  sur  le  singu- 
lier milieu  auquel  elle  se  trouvait  mêlée,  il  était 
nécessaire,  je  le  reconnus  bien  vite,  d'étudier  plus 
profondément,  que  je  ne  l'avais  cru  tout  d'abord 
utile,  comment  s'était  constitué  ce  milieu  et  de  quels 
éléments  il  s'était  formé.  Après  avoir  été  amené  à 
restreindre  mon  sujet,  j'étais  ainsi  conduit  à  l'élargir, 
à  remonter  jusqu'aux  temps  héroïques  et  aux  origines 
de  la  colonisation  de  Saint-Domingue,  à  rechercher 
quels  furent  ses  premiers  colons,  commentils  se  mul- 
tiplièrent, comment  se  constituèrent  les  immenses 
troupeaux  d'esclaves  auxquels  ils  se  trouvèrent  bien- 
tôt commander,  enfin  à  peindre  les  mœurs  et  à  esquis- 
ser la  physionomie  de  cette  curieuse  population. 
C'est  de  la  sorte  une  étude  sur  la  société  de  Saint- 
Domingue  que  je  fus  bientôt  amené  à  écrire  et  que  j'ai 
en  réalité  écrite.  L'on  s'en  plaindra  d'autant  moins, 
je  l'espère,  que  d'une  part  l'on  pourra  parla  plus  exac- 
tement apprécier  le  rôle  colonial  très  glorieux  de 
notre  noblesse  française,  et  que,  d'autre  part,  il  eût 
été  regrettable  de  laisser  inutilisés  les  documents  si 


INTRODUCTION 


vivants  qui  m'ont  permis  de  donner  une  idée  de  la 
colonie  au  premier  âge  de  sa  colonisation. 


II 


A  défaut  d'autres  mérites  d'ailleurs,  la  présente 
étude  aura  au  moins  pour  elle  celui  de  la  nouveauté. 
Si  depuis  quelques  années  les  travaux  d'histoire  colo- 
niale se  multiplient  en  France,  ils  ont  trait  en  effet 
presque  tous  à  l'histoire  politique,  militaire  ou  com- 
merciale, et  l'histoire  sociale  des  colonies  n'a  été 
encore  que  bien  peu  explorée. 

Que  cela  tienne  surtout  au  considérable  et  minu- 
tieux labeur  de  documentation  qu'exige  cette  his- 
toire, il  m'est  bien  permis  de  l'affirmer,  puisque  je 
viens  d'en  faire  l'expérience.  Rien  de  plus  varié  que 
les  sources  où  il  faut  puiser  en  pareille  matière,  et 
rien  de  plus  ingrat  ensuite  que  les  recherches  à  y 
poursuivre.  Que  désire-t-on  découvrir  ?  Le  trait  de 
mœurs  caractéristique,  le  fait  piquant,  le  tableau 
coloré,  l'anecdote  révélatrice.  Or  où  trouver  tout 
cela? 

Dans  les  documents  officiels,  correspondances, 
rapports,  mémoires  ?  Sans  doute,  là  doivent  se  porter 
les  premières  investigations.  Mais  que  de  déceptions 
sont  réservées  au  chercheur!  J'ai  ainsi  dépouillé  aux 
archives  du  ministère  des  Colonies,  page  à  page,  pièce 


VI  INTRODUCTION 


à  pièce,  plus  de  400  registres  OU  cartons,  etassurément 
je  n'eus  pas  à  certaines  heures  à  regretter  ma  peine. 
De  ces  cartons,  de  ces  registres,  combien  pourtant 
en  ai-je  fermés,  où  je  n'avais  rien  trouvé  à  recueillir, 
combien  ne  m'ont  fourni  qu'une  citation,  une  phrase, 
un  mot  ! 

A  ces  mêmes  archives  du  ministère  des  Colonies, 
en  revanche,  une  source  s'est  offerte  à  moi  plus 
abondante,  la  précieuse  Collection  Bloreau  de  Sai?2t- 
Méry,  considérable  amas  de  notes,  de  copies  de  pièces, 
d'originaux  aussi,  réunis  avec  infiniment  d'intelli- 
gence par  le  célèbre  auteur  de  la  Descriptio)i  de  la 
partie  française  de  Saint-Domingue^  et  où  sont  relevés 
et  conservés  mille  détails  curieux  et  intéressants  sur 
la  société,  les  mœurs,  la  vie  dans  notre  ancienne 
colonie. 

Les  Archives  nationales  et  la  Bibliothèque  natio- 
nale m'ont  naturellement  fourni  une  moins  ample 
moisson  ;  et  malgré  un  désir  souvent  exprimé,  je  n'ai 
eu,  d'autre  part,  que  de  très  rares  communications 
de  papiers  de  famille.  Ce  m'est  d'ailleurs  une  raison 
déplus  de  remercier  M.  le  marquis  de  Persan,  M.  le 
baron  de  Collart,M.  dePellerin  de  la  Touche,  M.  le 
vicomte  de  Beaucorps,  M.  de  la  Martinière  et 
M.  Pierre  Cottreau  des  documents  qu'ils  ont  bien 
voulu  mettre  gracieusement  à  ma  disposition  et  de 
l'intérêt  qu'ils  n'ont  cessé  de  porter  à  mon  travail. 


INTRODUCTION  VII 

Si  les  sources  inédites  de  Fliistoirc  sociale  de  Saint- 
Domingue  sont  en  général  peu  abondantes,  celles 
qui  sont  aujourd'hui  publiées,  mémoires,  récits  de 
voyages,  correspondances,  ont  un  autre  défaut,  le 
défaut  d'être  presque  toujours  en  opposition  les  unes 
avec  les  autres.  Je  ne  crois  pas  en  effet  que  l'on 
puisse  apprécier,  plus  différemment  que  ne  l'ont  fait 
souvent  les  auteurs  de  ces  divers  écrits,  les  mœurs, 
Fexistence  et  le  caractère  des  habitants  de  Saint- 
Domingue.  En  sorte  qu'il  est  parfois  bien  embarras- 
sant de  démêler  la  vérité  à  travers  des  impressions 
aussi  contradictoires.  J'ai  essayé  de  le  faire,  sans  me 
flatter  certes  d'avoir  toujours  triomphé  de  cette  nou- 
velle difficulté.  Les  uns  me  trouveront  peut-être  trop 
indulgent  dans  mes  jugements  sur  la  population  de 
notre  ancienne  colonie,  d'autres,  plus  nombreux, 
trop  sévère,  sans  doute.  Je  n'ai  voulu  qu'une  chose, 
je  le  déclare,  être  impartial. 

Une  observation  en  terminant  sur  le  sens  dans 
lequel  j'entends  prendre  le  mot  «  créole  »,  si  souvent 
détourné  de  son  acception  véritable. 

Aujourd'hui,  bien  des  gens  s'imaginent  que  le  mot 
«  créole  »  désigne  aux  colonies  les  hommes  de  cou- 
leur issus  du  mélange  des  blancs  et  des  noirs. 

D'autres  croient  au  contraire  qu'il  s'applique  exclu- 
sivement aux  blancs  de  sang  pur. 


VIII  INTRODUCTION 

En  réalité,  le  mot  «  créole  »  ne  devrait  s'employer 
que  comme  déterminatif  de  blanc  ou  de  noir. 

Créole  veut  dire  exactement  «  individu  né  aux 
colonies  »,  et  il  y  a  des  nègres  créoles,  comme  il  y 
a  des  blancs  créoles.  Sous  l'ancien  régime,  on  distin- 
guait ainsi  parfaitement  les  blancs  créoles  des 
«  Européens  )>,  elles  nègres  créoles,  des  «  Africains  », 

Cette  distinction  a,  il  est  vrai,  un  peu  perdu  de  sa 
rigueur,  et  il  est  peut-être  permis  aujourd'hui  de  don- 
ner au  mot  c(  créole  »  plus  d'extension  et  de  l'appli- 
queren  général  à  la  population  de  nos  colonies.  C'est 
du  moins  dans  ce  sens  que  je  l'ai  employé  dans  le 
titre  et  au  cours  de  ce  livre.  Je  tenais  à  en  prévenir 
mes  lecteurs  ^ 


1.  Pour  rillusLralion  du  présent  ouvrage,  je  dois  tout  ou  presque 
tout  à  l'aimable  concours  et  aux  précieuses  indications  de  mon  distin- 
gué confrère.  M.  François  Bruel,  du  Cabinet  des  Estampes,  à  la  Biblio- 
thùquc  nationale.  Qu'il  me  permette  de  lui  en  exprimer,  une  fois  do 
plus,  ici,  ma  très  vive  reconnaissance. 


SAINT-DOMINGUE 


CHAPITRE  PREMIER 

LES  ORIGINES  DE  LA  COLONISATION 
ET  LES  PREMIERS  COLONS  DE  SAINT-DOMINGUE 

Jusqu'en  1789,  l'histoire  de  notre  colonie  française  de 
Saint-Domingue,  au  contraire  de  celle  de  la  Martinique 
ou  de  la  Grenade,  ne  présente  que  peu  de  faits  saillants 
au  point  de  vue  politique  et  militaire.  Mais  elle  offre  en 
revanche  un  intérêt  tout  particulier,  en  ce  qui  touche 
une  autre  question  :  celle  de  la  colonisation  et,  plus 
spécialement,  celle  de  la  formation  de  la  société  colo- 
niale sous  l'ancien  régime.  Comment  s'est  créée  cette 
société?  Quelle  a  été,  dans  sa  naissance  et  son  dévelop- 
pement, la  part  respective  de  l'initiative  individuelle  et 
de  l'action  gouvernementale?  Ce  problème,  si  intéres- 
sant qu'il  puisse  être,  n'a  cependant  été  résolu  jusqu'à 
présent  que  de  façon  très  superficielle.  Les  uns,  exaltant 
outre  mesure  l'esprit  d'aventures,  les  qualités  d'expan- 
sion des  Français  d'autrefois,  amoindrissent  et  réduisent 
à  trop  peu  l'œuvre  colonisatrice  propre  de  l'ancienne 
monarchie  ;  les  autres,  par  contre,  glorifiant  inconsidé- 
rément cette  œuvre,  diminuent  volontiers  le  mérite  qui 
doit  revenir  à  la  nation  elle-même. 


2  SAINT-DOMINGUE 

Ces  exagérations  ou  ces  erreurs  proviennent  généra- 
lement de  ce  fait  que  leurs  auteurs  ne  tiennent  pas  un 
compte  suffisant  des  détails  de  notre  histoire  coloniale 
et  se  préoccupent  peu  de  faire  la  différence  des  temps. 
Or  là  plus  qu'ailleurs,  les  généralisations  sont  dange- 
reuses. A  telle  époque,  la  France  a  pu,  par  suite  des 
circonstances,  avoir  un  esprit  colonisateur  très  vif  et 
spontané,  et  le  rôle  de  FÉtat  n'être  que  secondaire  ;  à 
une  autre,  cet  esprit  a  pu  s'affaiblir  et  l'expansion  fran- 
çaise ne  se  soutenir  que  grâce  à  d'habiles  procédés  gou- 
vernementaux ;  à  une  autre  enfin,  un  courant  d'émigra- 
tion a  pu  renaître  en  dehors  de  toute  action  officielle.  Et 
c'est  précisément  l'intérêt  de  l'histoire  de  Saint-Domingue 
de  nous  présenter  l'illustration  de  ces  divers  âges  de 
notre  développement  colonial  avec  une  netteté  peu  com- 
mune :  l'âge  héroïque  et  brutal  des  flibustiers,  qui  répond 
au  plus  célèbre  mouvement  d'extériorisation  de  la  France, 
au  XVII*  siècle  ;  —  l'âge  que  j'appellerai  celui  de  la  colo- 
nisation gouvernementale,  c'est-à-dire  le  temps  où  l'in- 
tervention de  l'État  doit  suppléer  à  la  défaillance  dans 
le  pays  de  l'esprit  d'émigration  ;  —  l'âge  enfin  de  la  nou- 
velle poussée  colonisatrice,  peu  étudiée  et  mal  connue 
jusqu'ici,  qui,  vers  le  milieu  du  xviii^  siècle,  entraîne 
régulièrement  vers  les  pays  d'outre-mer  une  partie  de 
la  noblesse  de  France. 


I 


Sur  les  origines  de  la  colonisation  française,  deux 
théories  sont  en  présence.  Les  uns,  faisant  remonter  au 


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ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS  3 

commoncement  même  du  xvf  siècle  la  date  de  notre  pre- 
mier mouvement  d'expansion,  prétendent  que  ce  mou- 
vement, brillamment  inauguré  par  les  Cartier  et  les 
Roberval,  vit  son  essor  brisé  par  les  guerres  de  religion 
et  qu'aussitôt  après,  il  le  reprit  ;  les  autres,  restant 
sceptiques  sur  la  réelle  portée  colonisatrice  des  voyages 
de  circumnavigation  ou  de  commerce  des  marins  du 
xvf  siècle^,  croient  au  contraire  que  les  guerres  civiles, 
loin  de  nuire  au  développement  colonial,  Font  accéléré 
et  presque  créé,  soit  en  renforçant  les  causes  primitives 
des  entreprises  des  navigateurs  du  xvi"  siècle,  soit  en 
donnant  naissance  à  de  nouveaux  et  très  puissants 
motifs  d'émigration,  si  bien  que,  d'après  eux,  du  com- 
mencement du  xvif  siècle  seulement  datent  les  premières 
tentatives  de  colonisation  dignes  de  ce  nom.  Je  dis  tout 
de  suite  que  cette  seconde  opinion  me  paraît  la  plus 
conforme  aux  faits. 

Que  d'abord  le  mobile  capital  qui,  dès  le  xvf  siècle, 

1.  «  Il  y  a  longtemps,  écrivait,  au  commencement  du  xvii«  siècle, 
jMarc  Lescarbot,  il  y  a  longtemps  que  nos  roys....  ont  esté  invités  à 
estendre  leurs  bornes  et  former  à  peu  de  frais  des  empires  nouveaux 
à  eux  obéissans  par  des  voies  justes  et  légitimes.  Ils  y  ont  fait  quelques 
emploites  en  divers  lieux  et  saisons.  Mais  après  avoir  découvert  le  pays, 
on  s'est  contenté  de  cela  .  »  (Histoire  de  la  Nouvelle-France,  par  Marc 
Lescarbot,  noav.  éd.,  1866,  publiée  par  Edwin  Tross,  t.  I,  p.  iii-iv). 

«  Ce  que  Jac([ues  Cartier,  aussi  bien  que  François  I",  remarque  un 
écrivain  de  nos  jours,  rêvaient  comme  tous  les  chercheurs  de  terres  nou- 
velles au  xvi"  siècle,  ce  n'était  pas  un  sol  vierge  à  défricher  et  à  con- 
quérir..., c'était  le  chemin  du  pays  des  épices,  c'étaient  au  moins  les 
mines  d'or  et  d'argent  qui  commençaient  à  faire  la  fortune  de  l'Espa- 
gne. »  (Pigeonneau,  ffisioij'e  c?w  commerce  de  laFrance,i^%'?)-Wèi,  2  vol., 
t.  II,  p.  146).  Et  ailleurs  :  «  Nos  premières  tentatives  de  colonisation 
officielle,  dit  le  même  auteur,  remontaient  au  temps  de  François  I". 
Mais  elles  avaient  eu  pour  but  beaucoup  moins  l'occupation  de  terres 
nouvelles  et  l'e-xploitation  de  leurs  richesses  que  la  découverte  d'une 
route  plus  directe  vers  les  Indes,  ce  rêve  de  tous  les  navigateurs  du 
XVI»  siècle.  »  (Pigeonneau,  La  politique  coloniale  de  Colbert,  dans  les 
Annales  de  l'Ecole  des  Sciences  politiques,  1886,  p.  487488). 


4  SAINT-DOMINGUE 

poussa  tant  de  hardis  «  compagnons  »  au  dehors  de 
France  se  soit  trouvé  singulièrement  fortifié  à  la  suite 
des  guerres  religieuses,  la  chose  est  indéniable.  Ce 
mobile,  on  le  connaît  :  c'était  le  désir  de  disputer  à  l'Es- 
pagne les  richesses  du  nouveau  monde  qu'elle  était 
seule  à  exploiter.  Mais  est-il  besoin  de  dire  quelle  popu- 
larité avait  dû  donner  à  ces  entreprises  le  spectacle  d'une 
nation  (jui,  pendant  près  d'un  quart  de  siècle,  avait  jeté 
sans  compter,  en  France  et  aux  Pays-Bas,  les  revenus 
immenses  de  ses  colonies?  D'autre  part,  et  surtout,  tan- 
dis que,  pendant  la  première  moitié  du  xvi°  siècle,  l'état 
de  prospérité  et  de  richesse  de  la  France  n'avait  point 
été  pour  encourager  beaucoup  les  desseins  aventureux, 
la  ruine  totale  de  la  fortune  publique  et  privée  du 
royaume  au  sortir  des  luttes  religieuses  devait  éveiller 
bien  des  initiatives  et  allumer  bien  des  convoitises. 

Mais  en  dehors  des  raisons  économiques,  les  guerres 
civiles  fournirent  à  l'émigration  d'autres  raisons  qui  lui 
avaient  jusque-là  manqué  et  sans  lesquelles,  à  vrai  dire, 
il  n'y  a  point  de  mouvement  de  colonisation  véritable  : 
des  raisons  sociales.  On  s'attendrait  plutôt  à  ce  que  je 
dise  :  des  raisons  religieuses.  A  la  fin  du  xvi°  siècle  et  au 
commencement  du  xvii%  un  parti  se  trouvait,  en  effet, 
qui  aurait  pu  tenter  avec  quelques  chances  de  succès, 
semble-t-il,  la  fortune  des  lointaines  émigrations.  C'est 
le  parti  protestant.  Ce  parti  sortait,  en  somme,  vaincu 
d'une  lutte  de  quarante  années,  et  n'ayant  obtenu  pen- 
dant cette  lutte  que  des  succès  passagers,  après,  qu'une 
tolérance  provisoire,  il  paraissait  devoir  posséder  ce 
qu'il  fallait  pour  réussir  à  créer  des  établissements  com- 
parables à  ceux  des  dissidents  anglais.  Pourtant,  et  c'est 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS  Si 

là  une  preuve  de  l'inconsislance  du  protestanlisme  fran- 
(;,ais,  il  ne  devait  rien  sortir  des  tentatives  de  colonisa- 
tion protestante,  alors  rnCMiie  que  leur  promoteur  se 
nomma  Coligny '. 

Restent  donc  les  raisons  sociales  dont  je  parlais.  Ces 
raisons  doivent  être  cherchées  dans  le  houleversement 
général  qui  suivit  les  trouhles  religieux,  quand  tout  un 
monde  de  capitaines,  d'aventuriers,  d'étrangers,  qui, 
pendant  prbs  d'un  demi-siècle,  avaient  vécu  sur  le  pays 
et  de  ses  guerres,  se  trouvèrent  tout  à  coup  inoccupés 
et  sans  emploi,  placés  en  face  d'une  autorité  qui  renais- 
sait forte  et  absorbante,  et  furent  amenés  à  envisager 
l'émigration  comme  le  seul  moyen  de  continuer  la  vie 
d'alertes,  de  liberté,  de  licence  même,  qu'ils  avaient 
menée  précédemment,  à  la  considérer,  par  là  même, 
comme  une  véritable  expatriation.  Car,  si  assurément 
l'esprit  de  lucre  et  de  gain  peut  bien  donner  naissance 
à  l'esprit  d'aventure,  des  sentiments  plus  profonds,  tels 

1.  Je  sais  bien  que  l'on  rejette  généralement  sur  Villegaignon  et  sa 
trahison  l'échec  de  ces  tentatives,  au  moins  celui  de  l'expéditioa  du 
Brésil.  Mais,  connue  l'a  très  bien  démontré  M.  Heulhard,  dans  son  beau 
livre  sur  Villegaignon,  «  c'est  la  rainorité  calviniste  qui,  divisée  en  elle- 
même,  image  de  la  confusion  et  do  la  discorde,  coupa  immédiatement 
en  deux  une  colonie  déjà  faible  par  la  disparate  do  ses  éléments  primi- 
tifs et  qui  ne  pouvait  vivre  que  de  discipline  et  d'autorité  ».  Et  si  l'on 
prétend  que  «  les  calvinistes  auraient  peut-être  abouti  si  Villegaignon 
eût  laissé  faire  Coligny,  (jue  dire  alors  des  expéditions  de  Jean  Ribault 
et  de  Laudonniére  en  Floride,  expéditions  bien  protestantes  ccUesdà, 
dont  l'initiative  et  la  responsabilité  appartiennent  bien  à  l'amiral"?  Les 
expéditions  de  1562  et  1564  ne  sont-elles  pas  également  fanestes  ?  Ne 
sont-ce  pas  mêmes  disputes  entre  chefs,  mêmes  intrigues,  mêmes  tra- 
hisons?.,. Pourtant,  voilà  des  entreprises  bien  conformes  au  dogme 
protestant,  avec  de  bons  ministres,  de  bons  psaumes  unanimement 
chantés,  de  beaux  sermons,  auxquels  nul  ne  contredisait.  Et  la  troi- 
sième expédition  de  1567  avec  le  capitaine  Gourgues  a-t-elle  mieux 
réussi?  »  (A.  IleuJhard,  Nicolas  de  Villefjaignon,  18'J7,  p.  208-209).  Sur 
lus  divisions  des  protestants  en  Floride,  cf.  Gaffarel,  Histoire  de  la  Flo- 
ride française,  p.  36,  89,  etc., 


6  SAINT-DOMINGUE 

que  ceux  que  je  viens  d'indiquer,  sont  seuls  capables  de 
susciter  des  départs  sans  esprit  de  retour. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  colonisation  des  Antilles  et  en 
particulier  celle  de  Saint-Domingue,  auxvif  siècle,  nous 
offre  une  singulière  confirmation  des  idées  que  je  viens 
d'exposer.  Nulle  part,  en  effet,  les  divers  mobiles  qui 
pouvaient  pousser  alors  nos  nationaux  hors  de  France 
ne  se  peignent  mieux  que  dans  l'histoire  des  flibustiers 
et  des  boucaniers,  nulle  part  n'apparaissent  d'une  façon 
plus  violente  et  plus  heurtée  les  causes  profondes  du 
mouvement  colonial  du  xvii^  siècle. 

Il  est  difficile  de  bien  préciser  les  origines  de  nos  pre- 
miers établissements  dans  cette  île  de  Saint-Domingue 
occupée  par  les  Espagnols  depuis  1492  et  dont  la  popu- 
lation primitive  avait  été  rapidement  détruite  et  absor- 
bée par  eux.  On  s'accorde  en  général  à  reconnaître  que 
des  colons  français  et  anglais,  chassés  de  Saint-Chris- 
tophe par  l'amiral  espagnol  Federico  de  Tolède,  en 
septembre  1629^,  furent  les  premiers  Européens  qui  dis- 
putèrent aux  Espagnols  la  possession  de  la  petite  île  de 


1.  C'est  au  moins  la  version  des  PP.  Le  Pers  et  Gharlevoix,  qui  est 
aussi  adoptée  par  H.  Lorin,  De  praedonibus  insulam  sancLi  Dominici 
celebrantibus  saeculo  septimo  decimo,  p.  6.  —  M.  Giiet,  Origines  de  la 
Martinique  ;  le  colonel  François  de  Collart  et  la  Martinique  de  son 
temps,  p.  18,  prétend  qu'un  certain  Levasseur,  le  même  dont  il  sera 
question  plus  loin,  ayant  cédé  à  M.  d'Esnambuc  ses  droits  sur  Saint- 
Christophe,  moyennant  3.000  livres,  lui  demanda,  en  1627,  de  le  faire 
transporter  avec  ses  compagnons  à  la  Tortue,  qui  aurait  été  dès  lors 
occupée  par  lui.  Qu'il  y  ait  eu  un  accord  entre  Levasseur  et  d'Esnam- 
buc au  sujet  de  Saint-Christophe,  la  chose  est  indéniable  (cf.  l'extrait 
du  registre  de  la  Compagnie  des  Iles  d'Amérique,  donné  par  Giiet,  Op. 
cit.,  p.  40-41).  Mais  je  ne  sais  sur  quels  textes  le  même  auteur  s'appuie 
pour-  affirmer  la  venue  de  Levasseur  à  la  Tortue  en  1627.  Il  est  peut- 
être  permis  de  dire  qu'il  y  avait  déjà  en  1629  à  la  Tortue  d'autres  Euro- 
péens que  les  Espagnols  ;  du  moins  ces  derniers  en  étaient-ils  alors  les 
maîtres  officiels. 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    l'UEMIERS    COLONS  7 

la  TorLuc,  située  au  nord  de  la  grande  île  et  qui  est 
considérée  d'ordinaire  comme  le  berceau  le  plus  ancien 
de  notre  domination  à  Saint-Domingue.  Mais  des  docu- 
ments d'origine  britannique  qui  nous  sont  parvenus  ", 
il  semble  bien  résulter  que  les  Anglais  évincèrent  de 
bonne  lieure  les  nôtres  du  gouvernement  de  la  nouvelle 
colonie,  et  que  bien  vite  ils  y  exercèrent  à  peu  près 
seuls  l'autorité.  Dès  1631,  la  Compagnie  réorganisée 
Tannée  précédente  en  Angleterre,  sous  le  nom  de  Com- 
pagnie de  la  Providence  et  de  l'île  de  l'Association  \ 
s'occupe  des  colons  de  la  Tortue,  des  moyens  d'en  grossir 
le  nombre^,  commissionne  le  capitaine  Hilton  comme 
gouverneur  et,  en  cas  de  mort  ou  d'absence  de  celui-ci,  le 
sieur  Gbristophe  Wormeley  \  C'est  sur  ce  dernier  qu'à  la 


1.  Les  quelques  pages  qui  suivent  ont  été  rédigées  à  l'aide  des  histoires 
classiques  des  PP.  du  Tertre,  Le  Pers,  Charlevoix,  Labat,  mais  aussi 
et  surtout,  comme  on  le  verra,  à  l'aide  des  documents  anglais  analysés 
dans  les  Calendars  of  Stale  papers,  colonial,  séries.  Ces  documents  con- 
temporains, dont  la  valeur  ne  peut  être  contestée,  n'avaient  point  été, 
il  semble,  utilisés  jusqu'ici  pour  l'histoire  des  origines  de  Saint-Domin- 
gue. On  verra  la  remarquable  confirmation  que  ces  documents  appor- 
tent au  récit  du  P.  du  Tertre,  trop  dédaigné  par  Charlevoix. 

2.  «  Patent  to  Robert,  Earl  of  Warwick,  Henry,  Earl  of  Holland,  Wil- 
liam, Lord  Say  and  Sele,  Robert  Lord  Brooke,  John  Roberts,  sir  Ben. 
Rudyerd,  etc.,  and  others  hereafter  to  be  joined  with  them,  of  incor- 
poration by  the  uame  of  the  Governor  and  Compagny  of  Adventurers 
for  the  plantation  of  the  Islands  of  Providence,  Henrietta,  and  the 
adjacent  islands.  »  [Calendar  of  State  papers,  colonial  séries,  1574-1660, 
edited  by  W.  Noël  Sainsbury,  Londres,  1860,  p.  123).  Dans  les  registres 
de  délibérations  de  la  Compagnie,  l'île  de  la  Tortue  est  appelée  dès 
lors  île  de  l'Association.  —  Sur  les  origines  de  la  Tortue,  Du  Tertre  n'af- 
firme rien.  Il  commence  seulement  son  récit  en  1640,  disant  :  «  Il  y 
avoit  déjà  quelques  années  que  les  Anglais  s'étoient  établis  dans  l'île 
de  la  Tortue.  »  (Du  Tertre,  Histoire  générale  des  Antilles,  1667-1671, 
t.  l,  p.  169).  Cela  ne  contredit  pas  ma  supposition. 

3.  Minutes  of  a  gênerai  court  for  Providence  island,  19  mai  1631  (Ca- 
lendar...., 1574-1660,  p.  130)  ;  Minutes  of  a  court  for  the  isle  of  Tortuga, 
16,  23,  27  juin,  1",  4,  6,  21  juillet  [Ibid.,  p.  131-133). 

4.  Minutes  of  a  court  for  the  isle  of  Toz-iï/^a, 6  juillet  1631  [Ibid.,  p.  132). 


8  SAINT-DOMINGUE 

fin  de  1G34  ou  au  commencement  de  1635,  les  Espagnols 
reprennent  Tîle  ^  D'après  les  PP.  Le  Pers  et  Charlevoix, 
un  certain  Willis  l'aurait,  un  peu  plus  tard,  reconquise 
sur  les  Espagnols.  Ce  Willis  est  peut-être  un  person- 
nage que  les  documents  anglais  appellent  Samuel 
Filby,  et  qui  joua  certainement  un  rôle  en  ces  parages 
et  en  ces  années,  sans  qu'on  puisse  le  bien  précisera 
Dans  tous  les  cas,  l'occupation  espagnole  ne  dura  pas 
très  longtemps,  puisque  la  Compagnie  anglaise  ayant, 
en  avril  1635,  envoyé  un  nouveau  gouverneur,  Nicolas 
Riskinner^,  «  dans  le  cas  où  l'île  ne  serait  pas  désertée 
par  les  Anglais'^  »,  elle  apprenait,  au  mois  de  mars  1636, 
que  Riskinner  avait  bien  pris  possession  de  son  poste, 
mais  qu'il  était  mort  à  la  Tortue  trois  mois  après  son 
arrivée  ^  Le  mois  suivant,  était  nommé  à  sa  place  un 
certain  William  Rudyerd  %  auquel  succéda  le  capitaine 
Fload^ 

Que  faisaient  cependant  les  Français?  Ils  paraissent 

1.  Dans  le  registre  des  délibérations  de  la  Compagnie  de  la  Providence 
et  île  de  l'Association,  à  la  séance  du  19  mars  1635,  un  certain  Perry, 
nouvellement  arrivé  de  la  Tortue,  informe  la  Compagnie  que  l'île  a  été 
reprise  par  les  Espagnols  {Ibid.,  p.  200).  A  la  séance  du  10  avril,  les 
nouvelles  données  par  une  dame  Filby  confirment  ce  dire  {Ibid.,  p.  201). 
Là-dessus,  la  Compagnie  destitue  Christophe  Wormeley  de  sa  fonction 
de  gouverneur  «  pour  la  couardise  et  négligence  qui  lui  a  fait  perdre 
l'île.  »  {laid.). 

2.  Cf.  Calendar....,  1574-1660,  p.  145,  146,  201. 

3.  Minutes  of  a  Commiltee  for  Association  Island,  17  avril  1635  {Ibid., 
p.  202). 

4.  La  Compagnie  au  capitaine  Bell,  gouvernem' de  la  Providence,  20  avril 
1635  {Ibid.,  p.  203). 

5.  Minutes  of  a  Committee  for  Providence  Island,  26  mars  1636  {Ibid., 
p.  226-227). 

6.  Minutes  of  a  court  for  Providence  Island,  14  mai  1636  {Ibid.,  p.  233) 
ei  Minutes....,  3  juin  1636  {Ibid.,^.  236). 

7.  Minutes....,  25  juin  1640  {Ibid.,  p.  314). 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS  9 

avoir  vécu  d'abord  assez  paisiblemenl  avec  les  Anglais. 
Peut-être  môme  réoccupèrent-ils  les  premiers  la  Tortue 
après  l'éviction  opérée  par  les  Espagnols  en  lG3y,  et 
permirent-ils  à  leurs  anciens  compagnons  de  revenir 
s'y  établir  librement  \  Mais  mal  récompensés  de  leur 
générosité,  persécutés  bientôt  par  ceux  dont  ils  avaient 
favorisé  le  retour,  rejetés  môme  sur  la  côte  de  Saint- 
Domingue,  sans  qu'on  sache  bien  comment  et  à  quelle 
occasion-,  ils  se  retournent  en  1640  seulement  contre 
les  maîtres  de  la  Tortue.  Un  certain  Levasseur,  appuyé 
par  le  commandeur  de  Poincy,  gouverneur  des  îles 
d'Amérique  %  s'empare  de  la  petite  île  et  en  reste 
le  chef  pendant  près  de  dix  ans*.  En  1654,  MM.  de  Fon- 
tenay^  et  de  Tréval,  qui  l'y  ont  remplacé,  en  sont 
chassés,  il  est  vrai,  parles  Espagnols",  que  remplacent, 

1.  C'est  ce  qui  paraît  ressortir  du  «  Mémoire  envoyé  par  M.  de  Poincy 
aux  seigneurs  de  la  Compagnie  des  îles  de  V Amérique  »,  daté  de  Saint- 
Christophe,  du  lo  novembre  1640,  et  que  je  publie  en  Appendice.  Cf. 
Appendice  I. 

2.  Il  est  fait  du  moins  très  clairement  allusioa  à  ces  événements,  qui 
durent  se  passer  en  1638,  dans  le  Mémoire  cité  à  la  note  précédente  et 
dans  une  lettre  de  M.  de  Poincy  à  Richelieu  du  2  décembre  1640  (Bibl. 
nat.  V«  Colbert,  vol.  45,  fol.  479).  Dès  1636,  d'ailleurs,  une  rivalité  assez 
vive  devait  exister  entre  Français  et  Anglais  :  un  document  anglais, 
du  23  mars  1636,  fait  allusion  à  «  une  protestation  des  habitants  de  la 
Tortue  contre  le  commerce  qu'y  font  les  Français  »  (Calendar...  1574- 
1660,  p.  227),  et  dans  une  autre  pièce  datée  du  5  mai  1636,  la  crainte 
est  exprimée  «  que  les  Hollandais  ou  les  Français  viennent  à  saisir 
l'île,  si  elle  est  abandonnée  par  la  Compagnie  de  la  Providence  et  de 
l'île  de  l'Association.  »  [Ibid.,  p.  233). 

3.  Philippe  de  Longvilliers  de  Poincy,  commandeur  puis  bailli  de 
l'ordre  de  Malte,  reçu  chevalier  en  1605  (Archives  nationales,  MM  42, 
fol.  11). 

4.  Cf.  Appendice  I,  et  A  relation  concerning  Tortugas....,  by  Abraham 
Langford,  1664,  dans  Calendar  of  State  papers,  colonial  séries,  Avierica 
and  West  Indies,  1661-1668,  édité  par  Noël  Sainsbury,  n»  818. 

5.  Peut-être  Louis  d'Aché  de  Fontenay,  reçu  chevalier  de  Malte  en  1647. 

6.  Qui  l'occupaient  en  1655.  Tous  les  auteurs  sont  d'accord  là-dessus  : 


10  SAINT-DOMINGUE 

en  1656,  un  Anglais,  Elias  Watt  —  appelé  par  le  P.  du 
Tertre  Eliazoiiard '  — •  et  son  gendre,  le  capitaine 
James  '\  Mais  la  même  année,  un  gentilhomme  fran- 
çais, Jérémie  Descliamps,  seigneur  du  Rausset,  se  fait 
donner  (novembre  1656)  une  commission  de  gouverneur 
par  la  cour  de  France^,  passe  en  Amérique,  dissimulant 
sa  qualité,  obtient  du  colonel  d'Oyley,  gouverneur  de  la 
Jamaïque,  une  commission  au  nom  de  TAngleterre, 
prend  la  place  de  Watt  et  de  James,  et  ne  tarde  pas  à 
proclamer  la  Tortue  acquise  auroi  de  France^.  De  1661 
à  1663,  plusieurs  tentatives  sont  faites  par  les  Anglais 


Du  Tertre,    Le   Pers,    Gharlevoix.  Cf.  encore  A  brief  account   of  tlie 
Island  Tortudos....^  dans  Calendar....,  1661-1668,  n»  817. 

1.  C'est  à  propos  de  celte  occupation  de  la  Tortue  par  Elias  Watt  que 
Gharlevoix  critique  le  plus  vivement  l'exactitude  du  récit  de  Du  Tertre. 
M.  Lorin  avait  déjà  [Op.  cit.,  p.  18)  admis  la  version  de  ce  dernier  qui, 
comme  il  le  dit,  a  ici  une  autorité  particulière,  ayant  connu  la  plupart 
des  personnages  de  cette  liistoire.  Les  documents  anglais,  qui  restituent 
son  véritable  nom  à,  Eliazoiiard,  confirment  entièrement  le  récit  de  Du 
Terire  {A  brief  account  of  the  isla7id  Tortudos,  1664,  dans  Calendar...., 
1661-1668,  n»  817,  et  A  relation  concerning  Tortugas....,  by  Abraham 
Langford.  1664  ?  Ibid.,  n°  818). 

2.  Simple  nom  de  guerre  évidemment.  «  C'était,  dit  un  document 
anglais  que  j'ai  déjà  cité,  un  pauvre  gentilhomme  en  détresse,  colonel 
dans  l'armée  du  Roi,  banni  d'Angleterre  et  qui  avait  épousé  la  fille  de 
Watt.  »  [A  brief  account....,  Ibid..  n»  817). 

3.  La  Commission  du  premier  commandant  pour  le  Roy  de  l'île  de  la 
Tortue,  M.  Jérémie  Deschamps,  sieur  de  Moussac  et  du  Rausset,  26  no- 
vembre 1636,  est  publiée  dans  Moreau  de  Saint-Méry,  Lois  et  constitu- 
tions des  colonies  des  îles  de  l' Amérique  sous  le  vent,  t.  I,  p.  81-82. 

4.  Ces  faits  rapportés  par  Du  Tertre,  Hist.  des  Antilles,  t.  III,  p.  135 
et  suiv.,  sont  exactement  confirmés  par  les  documents  anglais.  Un 
«  ordre  »  du  roi  d'Angleterre,  du  19  février  1662,  déclare  que,  «  suivant 
le  mémoire  présenté  par  Thomas,  lord  Windsor,  gouverneur  de  la 
Jamaïque,  un  Français  (du  Rausset),  qui  est  maintenant  gouverneur  de  la 
Tortue  et  qui  a  eu  commission  du  colonel  Edward  d'Oyley,  à  cette  époque 
gouverneur  de  la  Jamaïque,  sur  la  recommandation  du  Conseil  d'Etat 
d'alors,  refusant  aujourd'hui  d'obéir  aux  ordres  du  gouverneur  de  la 
Jamaïque,  lord  Windsor,  est  autorisé  à  user  de  rigueur  pour  le  réduire.  » 
{.Calendar....,  1661-1668,  n»  233). 


Boucaniers  et  scènes  de  la  vie  des  boucaniers 

D'après  une  g-ravure  anonyme. 
(Bibliothèque  nationale,  Cabinet  des  estampes). 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS        H 

pour  la  ressaisir'.  En  dépit  de  tout,  la  Tortue  et  la 
côte  de  Saint-Domingue,  sur  laquelle  débordent  désor- 
mais les  colons,  restent  décidément  terres  françaises 
et  le  resteront,  grâce  aux  successeurs  de  Du  Rausset, 
les   Ogeron  et  les  Du  Casse".  Bon  gré,   mal  gré,  les 


1.  La  première  fut  faite,  à  la  fin  de  1661  vraisemblablement,  par  le 
colonel  Arundell,  sur  l'ordre  de  lord  Windsor.  C'est  même  à  la  suite  de 
l'échec  et  de  l'emprisonnement  d'Arundell  à  la  Tortue  que  lord  Wind- 
sor envoya  à  sa  cour  le  mémoire  auquel  il  est  fait  allusion  dans  la  pièce 
citée  à  la  note  précédenle.  Après  la  réception  de  l'ordre  du  Roi  du 
19  février,  une  nouvelle  attaque  contre  la  Tortue  fut  combinée  entre  le 
colonel  Samuel  Barry  (celui  que  Du  Tertre  appelle  Bari),  le  capitaine 
Abraham  Langford  et  le  capitaine  Robert  Munden.  Cette  attaque  échoua. 
Langford  réussit  seulement  à  prendre  pied  sur  la  côte  Saint-Domingue, 
et  à  se  faire  proclamer  gouverneur  du  Petit-Goave,  «  développant  le 
premier  l'étendard  royal  à  Hispaniola  ».  Ce  succès,  d'ailleurs,  ne  paraît 
pas  avoir  eu  de  lendemain  (Proclamation  du  gouverneur  de  la  Jamaïque, 
du  16  décembre  1662,  dans  Calendar....,  1661-1668,  n»39Ù  ;  lettres  d'Abra- 
ham Langford  à  Clément  de  Plenneville,  du  Petit-Goave,  16  maii663,  — 
où  il  dit  qu'il  attend  de  pied  ferme  les  habitants  de  la  Tortue,  les  «  Ter- 
tudions  »,  s'ils  osent  venir  l'attaquer,  —  et  de  Clément  de  Plenneville 
à  William  Morrice,  secrétaire  d'Etat,  du  S  juin,  dans  Calendar...., 
n»s  474  et  474-i). 

Du  reste,  comme  le  rehiarque  avec  beaucoup  de  sagacité  Du  Tertre, 
ces  entreprises  diverses  contre  la  Tortue  ne  furent  jamais  sérieusement 
et  officiellement  appuyées  par  le  gouvernement  anglais,  qui,  effective- 
ment, d'après  une  lettre  publiée  dans  le  Calendar  déjà  cité,  paraît 
s'être  soucié  assez  peu  d'  «  engager  son  honneur  et  de  risquer  une  rup- 
ture avec  la  France  »  pour  une  proie  aussi  «  peu  importante  »  que  la 
Tortue  (Lettre  du  D^  Henry  Stubbs  à  William  Godolphin  du  3  octobre  1664, 
dans  Calendar.....  n»  819).  Il  est  intéressant  de  comparer  ce  qu'a  deviné 
Du  Tertre  de  la  politique  anglaise  [Rist.  des  Antilles,  t.  111,  p.  138} 
avec  ce  que  nous  en  révèle  cette  lettre. 

2.  Par  acte  du  15  novembre  1664  (Moreau  de  Saint-Méry,  Lois  et  consti- 
tutions..., t.  I,  p.  1  "28-130),  la  Compagnie  des  Indes  occidentales  acheta, 
on  le  sait,  la  Tortue  à  Du  Rausset  pour  en  donner  le  gouvernement  à 
d'Ogeron.  Du  Rausset  était  alors  à  la  Bastille.  Pour  expliquer  cet  em- 
prisonnement, DuTerlre  avait  supposé  que,  ne  trouvant  pas  assez  avan- 
tageuses les  offres  de  la  France,  il  avait  proposé  au  gouvernement 
anglais  de  lui  vendre  la  Tortue.  Cette  hypothèse  est  confirmée  par 
deux  lettres  de  lord  HoUis  à  sir  Henry  Bennet,  secrétaire  d'Etat,  des 
26  mars  et  9  avril  1664,  où  Du  Rausset  est  dit  expressément  avoir  offert 
de  remettre  la  Tortue  entre  les  mains  du  gouvernement  anglais,  à  la 
condition  qu'on  lui  remboursât  6.000  livres  sterling.  Ces  lettres  sont 
publiées  dans  F.  Ravaisson,  Les  Archives  de  la  Bastille,  1868,  t.  III, 


12  SAINT-DOMINGUE 

Espagnols  doivent  nous  accepter  pour  voisins .  Près  de 
la  moitié  de  l'ancienne  Hispaniola  devient  'notre  Saint- 
Domingue  français,  aujourd'hui  Haïti  ;  l'autre  moitié 
demeure  à  ses  anciens  maîtres,  mais  leur  échappera 
finalement  comme  à  nous  :  c'est  actuellement  la  Répu- 
blique dominicaine. 

Une  foule  de  questions  se  posent  sur  les  premiers 
colonisateurs  de  Saint-Domingue  française  Leurs  occu- 
pations, on  les  connaît.  Ils  étaient  flibustiers  ou  bouca- 
niers :  les  boucaniers  s'adonnant  à  la  chasse  des  bœufs 


p.  436  et  suiv.  Mais  dans  le  même  ouvrage,  est  donné  (p.  437)  une 
lettre  de  Du  Rausset  à  Golbert,  qui  prouve  que  le  séjour  de  la  Bastille 
l'avait  ramené  à  de  meilleures  résolutions.  Il  céda  ses  droits  à  la 
France  pour  15.000  livres  et  sortit  de  prison  le  15  novembre  (Funck- 
Brentano,  Les  lettres  de  cachet  à  Paris,  étude  suivie  d'une  liste  des  pri- 
sonniers de  la  Bastille,  1903,  in-fol.,  p.  26,  n»  265.)  L'acte  de  «  prise  de 
possession  de  la  Tortue  et  de  la  côte  Saint-Domingue  par  M.  d'Ogeron, 
gouverneur  pour  la  Compagnie  des  Indes  occidentales,  »  est  du 
6  juin  1665  (Moreau  de  Saint-Méry,  Lois  et  constitutions...,  t.  I,  p.  146- 
1*7). 

1.  Il  ne  peut  être  question  de  donner  ici  une  bibliographie  complète 
de  l'histoire  des  flibustiers  et  des  boucaniers.  En  dehors  des  ouvrages 
de  Du  Tertre,  Histoire  générale  des  Antilles,  déjà  citée,  de  Le  Pers, 
Histoire  manuscrite  de  Saint-Domingue  [^ih\.  nat.,  fr.  8992).  de  Charle- 
voix.  Histoire  de  Vile  espagnole  ou  de  Saint-Domingue ,  Amsterdam, 
4  vol.  in-12,  1733(t.  III),  de  Labat,  Nouveau  voyage  aux  Isles  de  V Amé- 
rique, 1742,  8  vol.  in-12  (le  manuscrit  sur  lequel  a  été  faite  l'impression 
est  aux  Archives  nationales,  K  1212),  on  peut  consulter  sur  cette  ques- 
tion :  Alexandre-Olivier  OExmelin,  Des  aventuriers  qui  se  sont  distin- 
gués dans  les  Indes,  traduit  du  néerlandais,  Trévoux,  1774,  2  vol.  in-12 
(la  première  édition  en  hollandais  date  de  1674  ;  le  livre  fut  traduit 
en  espagnol  en  1681,  puis  en  anglais  sur  ce  texte  ;  une  réédition  de 
cette  dernière  traduction  anglaise  a  paru  à  Londres  en  1893,  in-8°)  ; 
Raveneau  de  Lussan,  Journal  du  voyage  fait  à  la  mer  du  Sud  avec  les 
flibustiers  de  l'Amérique  en  1684  et  années  suivantes,  Paris,  1689,  in-12  ; 
J.  "W.  Archenholtz,  Histoire  des  flibustiers,  traduit  de  l'allemand,  Paris, 
1804,  in-8  ;  James  Burney,  History  of  tlie  buccaneers  of  America,  Lon- 
dres, 1902,  in-12  (cette  histoire  fut  publiée  pour  la  première  fois  à 
Londres  en  1816)  ;  Léon  Vignols,  La  piraterie  sur  l'Atlantique  au 
XVlIb  siècle.  Rennes,  1890,  in-S"  ;  Lorin,  Op.  cit.  ;  Gabriel  IMarcel,  Les 
corsaires  français  au  XVI"  siècle  dans  les  Antilles,  Paris,  1902,  in-8»  ; 
Funck-Brentano,  Les  brigands,  Paris,  s.  d.,  in-4»,  p.  117-180. 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS        13 

sauvages,  dont  ils  préparaient  les  cuirs,  ou  à  celle  des 
cochons  sauvages,  dont  ils  boucanaient  et  fumaient  la 
chair  ;  les  flibustiers  poursuivant  sans  trêve  dans  la  mer 
des  Antilles  les  vaisseaux  espagnols  qui  revenaient  vers 
l'Europe  chargés  des  dépouilles  du  nouveau  monde. 
Mais  les  boucaniers  précédèrent-ils  les  flibustiers,  ou 
ceux-ci  furent-ils  antérieurs  à  ceux-là?  Flibustiers  et 
boucaniers  se  divisèrent-ils  dès  l'origine  en  deux  socié- 
tés distinctes,  ou  bien  les  uns  et  les  autres  exercèrent- 
ils  concurremment  les  mêmes  métiers?  Tous  problèmes 
insolubles  et  offrant  en  vérité  assez  peu  d'intérêt.  Ce 
qu'il  importerait  plutôt  de  connaître,  c'est  la  vie  même 
que  menaient  ces  hommes  pendant  les  années  d'indé- 
pendance absolue  qui  précédèrent  la  reconnaissance  de 
l'autorité  du  roi  de  France,  vie  primitive  et  à  demi  sau- 
vage, mais  aussi  pittoresque,  —  au  moins  d'après  le  peu 
qu'on  en  sait,  —  qu'il  s'agisse  des  flibustiers  ou  des 
boucaniers  :  les  uns  habitant  au  milieu  des  bois  ou  des 
savanes,  dans  des  cases  faites  de  branchages  à  la 
manière  des  sauvages,  vêtus  de  haillons  sordides,  imbus 
et  poisseux  du  sang  des  animaux,  les  cheveux  hérissés 
ou  noués  sur  la  tête,  la  barbe  inculte  et  longue,  coiffés 
d'un  sorte  de  «  cul  de  chapeau  »  à  visière,  chaussés  de 
souliers  de  peau  de  porc,  toujours  armés  de  quatre  ou 
cinq  coutelas  et  de  longs  fusils,  —  dits  boucaniers,  — 
au  canon  de  quatre  pieds  et  demi  de  long,  «  à  l'aide 
desquels,  à  120  pas,  ils  ne  manquent  jamais  de  donner 
dans  une  piastre'  »,  et,  ainsi  accoutrés,  passant  leur 
temps  à  la  poursuite  de  leur  gibier,  à  de  longues  buve- 

•1.  Beauval-Ségur,  Histoire  de  Saint-Domingue,  en   manuscrit   à  la 
Bibliothèque  nationale,  Nouv.  acq.  fr.,  vol.  9326,  fol.  8. 


14  SAINT-DOMINGUE 

ries  et  ripailles,  ou  encore  en  de  sanglantes  escar- 
mouches contre  les  Espagnols,  vivant  généralement 
unis,  mais  prompts  à  de  terribles  colères,  qui  se  ter- 
minent par  des  duels  au  fusil  sans  merci*;  —  les 
autres,  les  flibustiers,  partant  juin  beau  matin  à  quinze 
ou  vingt  sur  un  chétif  canot  fabriqué  par  eux,  s'em- 
parant  bientôt  d'une  barque  de  pêche,  puis  l'aban- 
donnant à  son  tour  pour  se  ruer  en  un  de  ces  forcenés 
assauts  dont  ils  ont  le  secret  sur  l'objet  final  de  leurs 
convoitises,  quelque  gros  navire  lourdement  chargé 
dont  ils  se  partagent  la  dépouille,  menant  aujourd'hui 
une  vie  dont  ne  voudrait  pas  le  dernier  des  matelots, 
le  lendemain  dissipant  follement  leur  part  de  butin  en 
de  somptueuses  orgies,  bientôt  de  pirates  se  transfor- 
mant en  conquérants,  pilleurs  de  villes,  dévastateurs  de 
provinces,  héroïques  bandits  «  d'une  bravoure  féroce  et 


i.  Le  P.  Labat  qui  vécut  plusieurs  jours  avec  eux  nous  en  a  tracé  un 
pittoresque  portrait  :  «  C'étoif  quelque  chose  de  plaisant  de  voir  l'habil- 
lement de  ces  chasseurs.  Ils  n'avoient  qu'un  caleçon  et  une  chemise  ; 
le  caleçon  étoit  étroit  et  la  chemise  n'entroit  pas  dedans,  elle  étoit 
par-dessus  comme  les  roupilles  de  nos  roullers  et  un  peu  moins  larj^e. 
Ces  deux  pièces  étoient  si  noires  et  si  imbibées  de  sang  et  de  graisse 
qu'elles  sembloient  être  de  toile  goudronnée.  Une  ceinture  de  peau  de 
bœuf  avec  le  poil  serroit  la  chemise  et  soutenoit  d'un  côté  une  gaîne 
tjui  i'enfermoit  3  ou  4  couteaux  comme  des  bayonnettes  et  de  l'autre  un 
gargoussier  à  l'ordinaire.  Ils  avoient  sur  la  tête  un  cul  de  chapeau,  dont 
il  restoit  environ  quatre  doigts  de  bord  coupés  en  pointe  au-dessus  des 
yeux.  Leurs  souliers  étoient  sans  couture  et  tout  d'une  pièce.  On  les  fait 
de  peau  de  bœuf  ou  de  cochon.  Voici  comment.  Dès  qu'on  écorche  un 
bœuf  ou  un  cochon  on  enfonce  le  pied  dans  le  morceau  de  peau  qui 
lui  couvroit  la  jambe  ;  le  gros  orteil  se  place  dans  le  lieu  qu'occupoit 
le  genou  ;  on  serre  le  tout  avec  un  nerf  et  on  le  coupe.  On  fait  monter 
le  reste  3  ou  4  doigts  au-dessus  de  la  cheville  du  pied  et  l'on  l'y  attache 
avec  un  nerf  jusqu'à  ce  qu'il  soit  sec  et  alors  il  se  tient  de  lui-même. 
C'est  une  chaussure  très  commode,  bientôt  faite,  à  bon  marché,  qui  ne 
blesse  jamais,  qui  empêche  qu'on  ne  sente  les  piérides  et  les  épines  sur 
lesquelles  on  marche.  »  (Labat,  Nouveau  voyage  aux  Iles,  éd.  de  174:2, 
t.  VII,  p.  235-236). 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS        15 

capricieuse  »,  auxquels  il  ne  manqua  peut-ôlre  qu'un 
chef  pour  accomplir  de  grandes  choses  ! 

Tel  nous  apparaît  ce  monde  des  flibustiers  et  des  bou- 
caniers de  Saint-Domingue,  dans  sa  physionomie  géné- 
rale au  moins,  car  nous  ne  pouvons  naturellement 
qu'être  bien  imparfaitement  instruits  des  idées,  des  sen- 
timents, de  l'état  d'esprit  de  ces  extraordinaires  aven- 
turiers. 

Du  peu  que  nous  savons  d'eux  ressort  bien  cependant 
ce  que  je  disais  tout  à  l'heure  des  causes  de  l'émigration 
française  au  cours  du  xvif  siècle.  La  haine  héréditaire 
et  désintéressée  de  l'Espagne  dont  on  fait  souvent  hon- 
neur aux  flibustiers,  en  particulier  à  ce  Montbars  qui, 
dès  sa  jeunesse,  avait  puisé  dans  les  récits  de  Las-Casas 
de  quoi  alimenter  la  férocité  dont  il  devait  faire  preuve 
un  jour,  cette  haine,  est-il  besoin  de  le  dire,  est  insuffi- 
sante à  expliquer  l'existence  et  la  carrière  qu'ont  embras- 
sées ceshommes.  En  revanche,  comme  je  le  remarquais, 
l'espoir  d'enlever  à  l'Espagne  l'exclusive  et  fructueuse 
exploitation  des  trésors  du  nouveau  monde  semble  avoir 
été  l'une  des  causes  déterminantes  de  la  fondation  de 
nos  colonies  antiliennes,  en  particulier  de  Saint-Domin- 
gue. Comme  le  dit  excellemment  M.  de  Dampierre, 
«  cette  fondation  eut  pour  cause  la  mésaventure  de  cor- 
saires malheureux  qui,  rejetés  par  les  Espagnols  dans 
les  Iles  du  Vent,  eurent  l'idée  de  s'établir  définitivement 
dans  ces  dernières.  Les  documents  relatifs  à  la  guerre 
sans  merci  que  les  Espagnols  faisaient  aux  navires  de 
toutes  nations  qui  osaient  trafiquer  aux  Indes  occiden- 
tales sont  ainsi  d'un  grand  intérêt  pour  Thistoire  de 
l'origine  des  établissements  européens  dans  ces  quartiers. 


16  SAINT-DOMINGUE 

Ils  expliquent  en  effet  comment  les  marchands,  traqués 
de  toutes  parts,  ont  été  amenés  à  s'établir  fortement  en 
quelques  endroits  et,  d'autre  part,  ils  mettent  en  lumière 
les  principes  barbares  et  toujours  repoussés  par  les 
autres  nations,  en  vertu  desquels  les  Espagnols  préten- 
daient avoir  le  droit  de  traiter  en  pirates  tous  les  Euro- 
péens trouvés  au  delà  des  tT'opif|uos,  non  moins  (|ue  la 
manière  dont  ils  appliquèrent  parfois  ces  principes  aux 
colonies  européennes  naissant  en  ces  parages'.  »  Cela 
est  tellement  vrai  qu'en  1009  encore  :  «  Je  ne  regarde 
pas,  écrivait  Du  Casse,  je  ne  regarde  pas  cette  colonie 
do  Saint-Domingue  par  la  culture  du  sucre,  indigo  et 
tabacs,  ny  autres  denrées  (jui  se  font  dans  l'Amérique, 
mais  comme  une  place  d'armes  pour  unir  à  la  monar- 
chie française  les  importantes  clefs  du  Mexique,  du 
Pérou  et  du  royaume  de  Santa-Fé-  »,  les  clefs  des 
royaumes  de  l'or,  entendait-il  dire  ainsi  sans  aucun 
doute. 

Mais  ce  qui  se  révèle  le  mieux  peut-être  dans  le 
retour  volontaire  à  la  vie  de  nature  de  tant  d'aventuriers, 
c'est  bien  cette  impatience  de  la  règle  et  de  l'autorité, 
cette  inquiétude  du  joug,  ce  désir  de  liberté  absolue  et 
illimitée,  nés  de  l'ordre  môme  qui  renaissait  sur  le  conti- 
nent. Liberté  de  tout  genre  :  liberté  politique,  car  ces 
hommes  déclaraient  volontiers  «  qu'ils  ne  dévoient 
d'obéissance  qu'à  Dieu,  après  qui  la  terre  où  ils  étoient 
n'avoit  d'autres  maistres  qu'eux-mesmes  pour  l'avoir 

1.  Essai  sur  les  sources  de  l'histoire  des  Antilles  françaises  (1492- 
1664),  par  Jac(iucs  de  Danipierre,  Faiis,  1904,  in-S",  p.  62-6i5. 

"1.  LoUrc  lie  Du  Casse  au  niinislro,  du  13  janvier  1699  (Archives  du 
minislèro  des  Colonies,  Correspondance  générale,  Saint-Doiuingue,  C", 
vol.  IV). 


ORir,îNi;S    l)K    LA    COLONISATION    KT    mKMIF.RS    COLONS        il 

conquise  au  péril  de  leur  vie  sur  une  nation  (|ui  l'avoit 
usurpée  elle-même  sur  les  Indiens  *  »  ;  liberté  sociale, 
car  entre  eux  tous  les  rangs  sont  confondus,  à  ce  point 
que  des  gentilshommes  comme  Du  Rausset  et  Ogeron 
ont  mené  la  vie  de  boucaniers";  liberté  religieuse,  car 
si,  en  général,  ils  se  disaient  catholiques,  «  la  religion 
conservoit  sur  eux  fort  peu  de  ses  droits  et  ils  croyoient 
faire  beaucoup  que  de  n'avoir  pas  entièrement  oublié  le 
Dieu  de  leurs  pères  ^  »  ;  liberté  légale,  car  «  de  lois  ils 
n'en  reconnaissoient  point  d'autres  qu'un  assez  bizarre 
assemblage  de  conventions  qu'ils  avoient  faites  entre 
eux  et  dont  ils  avoient  formé  une  coutume  qu'ils  regar- 
doient  comme  la  règle  souveraine"  )>  ;  liberté  morale, 
enfin,  complète  et  sans  frein  :  à  ce  dernier  point  de  vue 
ils  présentent,  exagérés  et  grossis,  les  traits  distinctifs 
des  hommes  de  ce  xvf  siècle  qui  venait  de  finir,  une 
jovialité  grossière,  une  brutale  loyauté,  un  mépris 
cynique  de  la  femme,  caractéristique  de  l'esprit  d'un 
autre  âge.  Et  tout  cela  indique  bien  encore  une  fois  les 
causes  morales  profondes  qui  éloignaient  ces  hommes 
d'un  pays  où  l'ordre  renaissait  et  les  précipitaient  vers 
celui  où  ils  étaient  assurés  de  trouver  plus  que  l'indé- 
pendance, la  plus  entière  licence. 

Toutefois,  si  nous  devons  considérer  les  flibustiers  et 
les  boucaniers  de  Saint-Domingue  comme  les  fondateurs 


1.  Le  P.  Le  Pers,  Histoire  de  Saint-Dominr/ue,  BibL  nat.,fr.  8992,  foL 
252  v. 

2.  Le  P.   du  Tertre  le  dit  expressément  pour  Du  Rausset  {Hist.   de>; 
Antilles,  t.  III,  p,  135),  pour  Ogeron  [Ibid.,  p.  140-141). 

3.  Charlevoix,  Histoire  de  l'Ile  espagnole  ou  de  Saint-Domingue,  t.  IH^ 
p.  56. 

4.  Ibid. 


18  SAINT-DOMINGUE 

de  la  plus  belle  de  nos  colonies  d'Amérique  et  les  en 
nommer  «  les  pères  »,  suivant  un  mot  qui  revient  sou- 
vent sous  la  plume  des  premiers  gouverneurs,  il  faut 
reconnaître  aussi  que  pareil  titre,  ces  premiers  gouver- 
neurs aidèrent  bien  à  le  mériter  à  leurs  administrés.  A 
des  hommes  que  poussait  et  qu'inspirait  un  désir,  et 
comme  une  soif  d'absolue  liberté,  ou  que  guidaient  des 
instincts  de  pillage,  des  chefs  tels  qu'Ogeron,  Du  Casse 
et  tant  d'autres  surent  inspirer  les  qualités  qui  font  les 
véritables  colonisateurs,  et  avant  tout  l'attachement  au 
sol.  Par  une  adroite  politique,  en  effet,  ils  arrivèrent 
d'abord  à  grossir  ce  noyau  trop  petit  de  vrais  colons 
qui  s'était  formé  sous  le  nom  d'  «  habitants  »,  et  qui, 
délaissant  les  entreprises  de  la  flibuste  ou  de  la  chasse, 
furent  les  premiers  cultivateurs  du  sol  de  Saint-Domin- 
gue. Dès  1665,  faisant  très  nettement  la  différence  de 
ces  derniers  et  de  ceux  qui  se  soustrayaient  encore  à 
toute  autorité  :  «  Sept  ou  huit  cents  François,  écrivait 
Ogeron  àColbert,  le  20  juillet  1665,  sont  encore  habitués 
le  long  des  costes  de  cette  Isle  espagnole,  dans  des  lieux 
inaccessibles,  enfournés  de  montagnes,  ou  de  grands 
rochers  et  de  mer,  et  vont  partout  avec  de  petits  canots. 
Ils  sont  trois  ou  quatre,  ou  six,  ou  dix  ensemble,  plus 
ou  moins  écartés  les  uns  des  autres  de  deux  ou  trois, 
ou  six,  ou  huit  ou  quinze  lieues,  selon  qu'ils  trouvent 
les  endroits  plus  commodes,  et  vivent  comme  des  sau- 
vages, sans  reconnoître  personne,  ni  sans  aucun  chef 
entre  eux  et  font  mille  brigandages.  Ils  ont  volé  plu- 
sieurs bastimens  hollandois  et  anglois,  qui  nous  a  causé 
beaucoup  de  désordres  ;  ils  vivent  de  viande  de  san- 
gliers et  de  bœufs  sauvages,  et  font  quelque  peu  de  tabac 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS         19 

qu'ils  troquent  pour  des  armes,  des  munilions  et  des 
hardes.  Ainsi  il  seroit  très  nécessaire  que  Sa  Majesté 
donnât  un  ordre  pour  faire  sortir  ces  gens  de  ladite  Isie 
espagnole,  par  lequel  il  leur  fust  enjoint  sur  peine  de  la 
vie  de  se  retirer  dans  deux  mois  dans  celle  de  la  Tortue, 
ce  qu'ils  feroient  sans  doute  si  elle  estoit  fortifiée,  et  ce 
qui  porteroit  un  grand  revenu  au  Roy,  et  qu'il  fust  permis 
par  ledit  ordre  de  défendre  à  tous  capitaines  de  navires 
marchands  et  autres  de  rien  troquer,  ni  vendre  auxdits 
François,  que  Ton  appelle  boucaniers  estans  le  long  des 
costes  de  Flsle  espagnole,  sur  peine  de  confiscation  de 
leurs  navires  et  marchandises,  mesme  permettre  de  faire 
signifier  ledit  ordre  aux  fermiers  et  receveurs  ou  com- 
mis des  bureaux  des  villes  maritimes  de  France  de  con- 
fisquer au  profit  du  Roy  toutes  les  marchandises  faites 
par  lesdits  boucaniers  venans  de  ladite  Isle  espagnole  S). 
Mais  six  ans  après  qu'Ogeron  écrivait  ces  lignes  (1671), 
beaucoup  de  boucaniers  avaient  dû  sinon  émigrer  à  la 
Tortue,  comme  il  le  souhaitait,  au  moins  se  fondre  dans 
la  population,  puisqu'un  mémoire  de  M.  de  Gabaret 
constate  que  «  dans  le  cul-de-sac  de  Saint-Domingue 
on  compte  1200  habitants  contre  100  boucaniers  seule- 
ment^; et  une  correspondance  d'Ogeron  estime  à  la 
même  date  qu'il  y  a  bien  «  2  000  hommes  habitués  » 
dans  l'Ile  K 


1.  Mémoire  sur  l'île  de  la  Tortue  envoyé  à  Colbert  par  d'Ogeron,  le 
20  juillet  1665,  «  de  la  coste  Saint-Domingue  »  (A.  M.  G.,  Corr.  gén., 
2°  série,  C,  carton  I). 

2.  Mémoii'e  de  M.  de  Gabaret,  chef  d'escadre  du  Roi.  du  4  juin  1671 
A.  M.  C,  Corr.  gén.,  C",  vol.  I). 

3.  Mémoire  d'Ogeron,  de  septembre  1671,  envoyé  à  la  Cour  par 
M.  Renou,  major  du  gouvernement  de  la  Tortue  {IbicL). 


20  SAINT-DOMINGUE 

Les  flibustiers  furent  moins  vite  absorbés.  «  Il  y  a 
encore  ici,  écrit  M.  de  Pouancey  en  1677,  plus  d'un 
millier  de  ces  hommes  qu'on  appelle  flibustiers,  qui  sont 
ceux  qui  vont  ordinairement  en  courses  et  aux  descentes 
sur  les  Espagnols  et  qui  sont  de  braves  gens  très  bien 
armés.  11  est  impossible  d'en  dire  précisément  le  nombre , 
mais  par  l'expérience  que  j'ay,  je  crois  qu'il  y  a  ce 
nombre,  estant  à  ma  connoissance  qu'il  en  est  parti  une 
Hotte,  dont  le  général  est  le  marquis  de  Maintenon,  de 
600,  et  il  y  avoit  outre  cela  deux  à  trois  corsaires  sépa- 
rés, sans  ceux  qui  ne  se  sont  point  embarqués.  Leur 
manière  de  vivre  est  toute  particulière.  Ils  ne  vont  en 
descentes  sur  les  Espagnols  et  en  courses  que  pour  avoir 
de  quoy  venir  boire  et  manger  au  Petit-Goave  et  à  la 
Tortue,  et  n'en  partent  jamais  tant  qu'il  y  a  du  vin  ou 
qu'ils  ont  de  l'argent  ou  des  marchandises  ou  crédit  pour 
en  avoir.  Après  quoy  ils  font  choix  du  capitaine  ou  bas- 
timent  qui  leur  convient  le  mieux,  sans  en  épouser 
aucun,  car  ils  n'embarquent  que  pour  huit  jours  de 
vivres  ordinairement.  Ils  quittent  partout  où  il  leur  plaît  ; 
ils  obéissent  très  mal  en  ce  qui  concerne  le  service  du 
vaisseau,  s'estimans  tous  chefs,  mais  très  bien  dans  une 
entreprise  et  exécution  contre  l'ennemy.  Chacun  a  ses 
armes,  sa  poudre  et  ses  balles.  Leurs  vaisseaux  sont  ordi- 
nairement de  peu  de  force  et  mal  équipés  et  ils  n'ont  pro- 
prement que  ceux  qu'ils  prennent  sur  les  Espagnols  \  » 

Un  document  de  1681  fixe  au  même  chiffre  (de  1  000 
à  1  200)  le  nombre  des  flibustiers  -.  Il  est  bien  certain 

t.  Mémoire  de  Jacques  Nepveu,  sgr  de  Pouancey,  du  4  mai  1677  (A. 
M.  C,  Gorr.  gén.,  2»  série,  Saint-Domingue,  G*,  carton  I). 
2.  Ce  document  est  un  mémoire  où  «  les  officiers  du  Gonseil  joints. 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PUEMIEllS    COLONS        21 

toutefois  que  ce  nombre,  comme  celui  des  boucaniers 
alla  toujours  en  diminuant.  En  1684,  une  lettre  de 
M.  de  Cussy,  gouverneur,  nous  apprend  que  déjà  plus 
de  la  moitié  d'entre  eux  se  sont  faits  habitants  \ 

Tous  les  auteurs  sont  d'accord  sur  l'un  des  moyens 
employés  avec  le  plus  de  succès  par  les  gouverneurs 
pour  en  arriver  à  leurs  lins.  Mais  tous  n'en  rendent  pas 
compte  dans  les  mêmes  termes.  Il  est  amusant  d'en- 
tendre Moreau  de  Saint-Méry  nous  exposer  gravement 
que,  «  pour  transformer  les  intrépides  conquérants  de 
Saint-Domingue,  Ogeron  invoqua  le  secours  d'un  sexe 
puissant  qui  sait  partout  adoucir  l'homme  et  augmenter 


avec  les  principaux  habitants,  représentent  à  M.  Colbert  »  que  la  popu- 
lation totale  de  la  colonie  est  de  7.848  âmes,  dont  4.000  Français.  Cette 
pièce  est  une  preuve  de  plus  à  l'appui  de  l'opinion  de  Moreau  de 
Saint-Méry,  qui  affirme  qu'il  y  eut  un  «  Conseil  »  à  Saint-Domingue 
antérieurement  à  168.5,  date  de  la  reconnaissance  officielle  par  la  Cour 
d'une  assemblée  de  la  colonie.  Il  cite,  pour  confirmer  son  dire,  un 
arrêt  au  civil  «  d'un  conseil  de  Léogane,  composé  d"officiers  de  milices 
et  d'habitans  »,  du  1"  février  1682  (Moreau  de  Saint-Méry,  Lois  et  cons- 
titutions des  colonies  françaises  de  l'Amérique  sous  le  vent,  t.  I,  p.  363- 
364)  ;  un  arrêt  criminel  du  «  Conseil  de  Saint-Domingue  »,  du 
26  août  1684  {Ibid.,  p.  397-398)  :  enfin  un  arrêt  de  police  du  même  Con- 
seil, du  31  octobre  1684  (Ibid.,  p.  403).  Comme  on  le  voit,  les  «  repré- 
sentations »  du  Conseil  que  nous  citons  sont  quelque  peu  antérieures 
au  premier  acte  du  Conseil  de  Léogane  publié  par  Moreau  de  Saint- 
Méry. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  question,  il  doit  y  avoir  un  lapsus  calami 
dans  ce  chifi're  de  7.848.  ou  bien  il  faut  considérer  les  recensements  de 
cette  époque  comme  très  approximatifs,  car  un  «  dénombrement  »  de 
mai  1681  constate  qu'il  y  a  à  Saint-Domingue  6.658  personnes  se  répar- 
tissant  ainsi  :  1.421  maîtres  de  cases  ;  433  femmes  ;  438  enfants  ;  477 
serviteurs  et  gens  libres  :  1565  engagés  et  gens  libres  ;  1.063  nègres; 
7i25  négresses;  314  négrillons  ;  210  mulâtres.  Dans  cette  population 
les  Français  capables  de  porter  les  armes  sont  dits  être  au  nombre  de 
2.970.  En  plus  sont  mis  à  part  8  prêtres  desservant  13  chapelles  (A.  M. 
G.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  C",  vol.  I). 

1.  Mémoire  de  M.  Pierre-Paul  Tarin  de  Cussy,  du  24  août  1684 
{Ibid.).  Ce  même  mémoire  évalue  les  forces  des  flibustiers  à«  17  vaisseaux 
armés  de  328  canons  et  montés  par  1,875  hommes  ». 


22  SAINT-DOMINGUE 

son  penchant  pour  la  sociabilité  »,  et  nous  raconter 
comment  «  il  fit  venir  de  France  des  êtres  intéressants, 
de  timides  orpiielines,  pour  soumettre  ces  êtres  orgueil- 
leux accoutumés  à  la  révolte  et  pour  les  changer  en 
époux  sensibles,  en  pères  de  famille  vertueux'  ».  Ce 
n'est  là  pourtant  qu'une  vérité  que  le  même  Ogeron 
exprimait  sous  une  forme  plus  brutale  lorsqu'il  s'écriait  : 
«  Gorbleu  !  je  ferai  venir  à  tous  ces  coquins  des  chaînes 
de  France  !  »  «  Chose,  ajoute  le  P.  Le  Pers,  qui  nous 
rapporte  ce  propos,  que  l'on  ne  comprit  pas  alors,  mais 
dont  le  mystère  ne  tarda  pas  à  se  développer  par  l'arri- 
vée d'un  navire  chargé  de  cinquante  filles.  »  La  colonie 
reçut  ainsi,  dit-il  galamment,  «  l'unique  et  dernier  orne- 
ment qui  lui  manquoit  ».  «  11  n'y  avoit  encore  en  effet, 
prétend  le  même  auteur,  aucune  femme  à  la  côte  de 
Saint-Domingue,  et  il  n'y  en  avoiL  que  quatre  ou  cinq 
à  la  Tortue,  bien  que  le  nombre  des  aventuriers  qui 
avoient  établi  leur  demeure  en  ces  lieux  fût  de  4.000  ^  » 
Mais  la  politique  des  premiers  gouverneurs  ne  se 
borna  pas  à  des  manœuvres  de  cette  nature.  On  les  vit, 
comme  Ogeron  encore,  s'occuper  activement  d'attirer 
des  émigrants  en  nos  nouvelles  possessions  ;  dévoués 
intermédiaires  entre  la  colonie  et  la  Cour,  s'employer 
à  obtenir  de  celle-ci  des  facilités  commerciales  desti- 


1 .  Moreau  de  Saint-Méry,  Description  de  la  partie  française  de  Saint- 
Domingue,  iii-8,  t.  I,  p.  8.  —  Wimpffen,  dans  son  Voyage  à  Saint- 
Domingue,  est,  je  crois,  plus  près  de  la  vérité,  lorsqu'il  écrit  :  «  On 
envoya  aux  premiers  habitans  de  Saint-Domingue  des  catins  de  la  Sal- 
pêtrière,  des  salopes  ramassées  dans  la  boue,  dos  gaupes  eïrontées 
dont  il  est  étonnant  que  les  mœurs,  aussi  dissolues  que  le  langage,  ne 
se  soient  pas  plus  perpétuées  qu'elles  n'ont  fait  chez  leur  postérité.  » 
(Wimplïen,  Voyagea  Saint-Domingue,  1797,  t.  I,  p.  108). 

2.  Le  Pers,  Op.  cit.,  Bibl.  nat.,  fr.  8992,  fol.  252  v». 

r 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS       23 

nées  à  encourager  les  habitants  ;  consentir  des  avances 
personnelles  d'argent  à  ces  derniers  pour  leur  permettre 
de  commencer  des  exploitations  ;  aller  môme  jusqu'à 
assurer  sur  leur  fortune  propre  une  partie  des  charges 
de  la  colonie^;  par-dessus  tout,  ils  surent  joindre  à  une 

1.  Chacun  de  ces  détails  est  extrait  de  la  correspondance  d'Ogoron 
avec  la  Cour,  correspondance  dont  je  prépare  actuellement  une  édition 
et  qui  forme,  je  ne  crains  pas  de  le  dire,  une  des  plus  belles  pages  de 
notre  histoire  coloniale.  Cet  homme  avait  vraiment  le  génie  colonisateur, 
et  son  désintéressement  égalait  sa  merveilleuse  activité.  «  Ne  croyez 
pas,  écrit-il  un  jour,  que  mon  dessein  soit  d'amasser  des  trésors  et  que, 
s'il  me  vient  du  bien,  je  l'emploie  [à  autre  chose  qu']à  envoyer  en 
Guinée  chercher  des  nègres,  à  faire  bâtir  des  vaisseaux  et  à  rechercher 
toute  sorte  de  bétail.  C'est  là  où  consiste  ma  plus  grande  passion.  » 
(Lettre  du  15  juillet  1664.)  «  Depuis  six  ans  que  je  suis  gouverneur, 
mande-t-U  un  peu  plus  tard,  je  n'ai  pas  touché  la  valeur  d'un  teston 
d'aucune  prise.  »  (Lettre  du  4  mars  1671). 

Recruter  des  colons,  tel  est  avant  tout  son  objectif.  Il  fait  plusieurs 
fois,  dans  ce  seul  but,  le  voyage  de  France,  et  il  expose  très  finement 
comment  les  habitants  doivent  être  encouragés  «  à  aller  en  France 
chercher  les  marchandises  et  les  engagés  et  serviteurs  qui  leur  sont 
nécessaires,  non  seulement  pour  eux,  mais  encore  pour  leurs  voisins 
et  pour  leurs  amis  qui  peuvent  contribuer  à  la  dépense  de  ceux  qui 
font  le  voyage  ;  ce  sont  en  effet  de  tels  voyages  qui  les  fortifient  dans 
l'obéissance  qu'ils  doivent  au  Roy  et  qui  sont  cause  de  la  bonne  répu- 
tation où  est  ceste  coste,  un  chacun  se  forçant  d'en  dire  du  bien  et  d'en 
parler  avantageusement,  estant  en  France,  d'où  il  arrive  que  nous  trou- 
vons plus  facilement  des  gens  pour  venir  ici  ».  (Mémoire  du  20  sep- 
tembre 1666.) 

Ne  négligeant  au  surplus  aucune  occasion  de  plaider  auprès  de  la 
Cour  la  cause  de  ses  administrés,  le  zélé  gouverneur  demande  «  qu'il 
plaise  au  Roy,  en  faveur  de  la  nouvelle  colonie,  de  faire  remise  en 
France  de  la  moitié  des  droits  de  toutes  les  marchandises  chargées 
dans  les  vaisseaux  qui  viendroient  de  la  Tortue  »,  il  sollicite  la  faveur 
de  «  pouvoir  seul  équiper  en  France  des  vaisseaux  pour  porter  des 
marchandises  au  pays,  soit  pour  son  compte,  ou  à  fret  pour  les  habi- 
tans  »,  et  s'offre  à  indemniser  la  Compagnie  des  Indes  occidentales,  si, 
pendant  quatre  ans,  elle  n'envoie  pas  de  vaisseaux  à  la  Tortue  ;  il  sub- 
viendra, en  échange  de  cette  faveur,  à  toutes  les  charges  de  la  colonie, 
et  se  fait  fort  d'accomplir  pour  10.000  livres  ce  que  la  Compagnie  ne 
ferait  pas  pour  20.000,  ni  même  pour  30.000,  car  il  a  de  grandes  habi- 
tations bien  fournies  de  vivres  et  de  gens  propres  à  les  faire  valoir,  «  ce 
qui  l'exempte  de  rien  faire  faire  à  la  journée,  d'où  il  arriveroit  une 
entière  ruine,  les  journées  étant  prodigieusement  chères,  quoique  le 
monde  ne  travaille  pas  beaucoup  ici  » . 

A  son  œuvre  il  accepte  en  effet  de  consacrer  toute  sa  fortune  et  une 


24  SAINT-DOMINGUE 

autorité  très  ferme  un  sens  et  comme  un  art  tout  par- 
ticulier de  manier  les  singuliers  sujets  qui  étaient  les 
leurs.  «  Lorsque  quelque  flibustier,  raconte  Le  Pers, 
alloit  trouver  Du  Casse  pour  lui  demander  de  l'argent 
qu'il  prétendoit  lui  être  dû  :  «  Je  sais  bien,  coquin, 
«  lui  disoit-il,  que,  quand  tu  es  en  arrière  de  moi, 
«  tu  me  traites  de  chien,  de  rouge  et  de  voleur.  Mais 
«  je  m'en  moque.  Si  tu  n'es  pas  content,  prends  mon 
«  épée  et  enfonce-la-moi  dans  le  corps  !  Pour  de  Far- 
«  gent,  je  n'en  ai  point  et  tu  n'en  auras  pointa  » 
Ce  mot  peint  mieux  que  de  longs  développements  le 
système  de  gouvernement  à  la  fois  brutal  et  paternel 
adopté  par  les  chefs  primitifs  de  la  colonie  ^ 

partie  de  celle  de  sa  famille,  de  sa  sœur  en  particulier,  mariée  à  Jacques 
Du  Tertre-Pringuet,  conseiller  au  présidial  de  Rennes,  «  qui  jamais  ne 
lui  refusa  son  aide  ». 

Cette  œuvre,  il  la  résume  d'ailleurs  admirablement,  et  non  sans  une 
légitime  fierté,  dans  les  Mémoires  qu'il  adresse  à  la  Cour  lors  d'un  de 
ses  derniers  voyages  en  France,  en  1669.  «  Dans  ces  mémoires  que  je 
vous  envoie,  écrit-il  à  Colbert,  en  une  lettre  jointe,  je  n'affecte  pas, 
Monseigneur,  de  faire  connoître  la  conduite  que  j'ai  gardée  pour  aug- 
menter la  colonie  de  la  Tortue.  Mais  vous  jugerez  sans  doute  qu'il 
etoit  difficile  d'en  garder  une  meilleure,  puisque,  sans  avoir  jamais 
rien  pris,  ni  rien  reçu  de  personne,  je  n'ai  pas  laissé  d'assister  tout  le 
monde.  J'ai  preste  aux  capitaines,  aux  gens  de  guerre  et  aux  habitans. 
J'ai  esté  au  devant  de  tous  les  besoins  qui  pouvoient  les  réduire  à  passer 
dans  la  Jamaïque,  dont  l'habitation  est  plus  avantageuse.  J'ai  même 
fait  en  sorte  que  plusieurs  de  nos  François  sont  venus  de  la  Jamaïque 
à  la  Tortue.  Enfin  j'ai  eu  à  gouverner  des  gens  farouches  qui  ne  con- 
naissoient  point  le  joug  et  je  les  ai  gouvernés  avec  tant  de  bonheur 
qu'ils  n'ont  tenté  que  deux  petites  séditions  que  j'ai  étouffées  dans 
leur  commencement  ».  «  Mais  aussi,  ajoute-t-il,  j'ai  employé  celte  année 
en  la  colonie  plus  de  80.000  livres  au  delà  de  ce  que  j'en  ai  retiré.  J'ai 
encore  mis  plus  de  2.000  escus  en  voyages  de  barques  nécessaires,  en 
gages  et  nourriture  de  prêtres,  religieux,  si  bien  que  je  suis  dans  une 
impuissance  si  grande  que  sans  le  secours  de  mes  amis  je  n'aurois  pas 
de  quoi  retourner  en  Amérique.  —  De  Paris,  ce  samedi  de  Pasques,  1669.  » 

1.  Le  Pers,  fol.  273. 

2.  Rude  est  d'ailleurs  la  tâche  de  ces  premiers  gouverneurs  mal 
secondés,  ou  mieux  pas  secondés  du  tout.  En   1681,  M.   de  Pouancey, 


ORIGINES    DR    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS        25 


II 


Si  habile  cependant  que  nous  apparaisse  la  conduite 
des  Ogeron  et  des  Du  Casse,  leur  action  devait  néces- 
sairement avoir  un  terme.  D'une  part,  ils  ne  pouvaient 
se  flatter  d'inspirer  des  goûts  champêtres  à  tous  les 
flibustiers,  de  tous  les  transformer  en  habitants,  —  et 
cela  est  tellement  vrai  que  beaucoup  parmi  ceux-ci 
reprennent  à  l'occasion  sans  répugnance  leur  ancien 
métier,  un  instant  abandonné  ;  —  d'autre  part,  eussent- 
ils  pu  réussir  à  anéantir  la  flibuste,  ils  ne  l'auraient  pas 
voulu.  Après  la  paix  de  Nimèg'ue,  le  pouvoir  les  presse  de 
porter  le  coup  de  grâce  à  la  course,  et  eux  de  répondre  : 
les  corsaires  détruits,  qui  défendra  la  colonie  ?  Ce  qui 


neveu  d'Ogeron,  demande  à  la  Cour  l'établissement  de  deux  petites  gar- 
nisons de  â5  hommes,  «  cai%  dit-il,  c'est  ravaler  la  qualité  du  gouver- 
neur que  d'estre  contraint  d'aller  lui-mesme  se  saisir  d'un  voleur,  d'un 
séditieux,  d'un  ivrogne...  De  plus,  il  n'y  a  pas  de  prison...  et  le  gou- 
verneur se  voit  forcé  de  servir  de  prévost,  de  geôlier  et  de  sentinelle.  » 
(LetLre  de  M.  de  Pouancey,  du -30  janvier  1681,  aux  Arch.  du  min. 
des  Col..  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  C,  vol.  I.)  M.  de  Pouancey 
fut  nommé  «  gouverneur  de  l'île  de  la  Tortue  et  de  la  coste  de  Saint- 
Domingue,  »  le  16  mars  1676,  après  la  mort  de  son  oncle  (Moreau  de 
Saint-Méry,  Lois  et  constitutions...,,  t.  I,p.  296-297). 

Veut-on  savoir  les  noms  de  quelques-uns  des  premiers  colons  de 
Saint-Domingue  ?  Je  les  trouve  dans  une  enquête  faite  en  1713  au  sujet 
des  droits  de  la  France  sur  Samana.  Ce  sont  :  Nicolas  Le  Normand 
venu  dans  la  colonie  en  1653;  François  Bigot,  en  1655;  Jacques  Lamy, 
né  dans  la  colonie  en  1666;  Guillaume  du  Breuil  venu  à  Saint-Do- 
mingue en  1671  ;  Jacques  Aujour,  en  1672;  Bernardin  Brunelot,  ancien 
capitaine  de  milices,  venu  vers  1673  ;  Jacques  Ledoux,  seigneur  de 
Longchamp,  capitaine  de  cavalerie,  en  1674  ;  Jacques  Bizet  en  1675  ; 
Jacques  Duquerrier,  en  1673  de  môme  ;  Louis  Besnard,  en  1675  encore  : 
Jean  Bizet,  en  1678;  Pierre  Guérineau,  la  même  année  ;  Pierre  Chico- 
teau,  en  1679  ;  Pierre  VieuUe,  en  1683  ;  Claude  Carron,  en  1684  (A.  M. 
C,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  2=  série,  carton  II,  et  F''  iè8,Histoj^ique 
de  Saint-Domingue,  par  Moreau  de  Saint-Méry). 


26  SAINT-DOMINGUE 

reste  de  flibustiers  est  en  effet  la  plus  sûre  garantie  de 
l'île  contre  les  incursions  toujours  à  craindre  des  aven- 
turiers d'autre  nation*. 

En  réalité,  à  l'époque  où  nous  sommes  arrivés,  c'est- 
à-dire  à  la  fin  du  xvif  siècle,  les  gouverneurs  de  Saint- 
Domingue  comprennent  que  le  possible  a  été  fait,  que 
les  éléments  assimilables  de  la  population  conquérante 
ont  été  fixés,  et  ils  se  tournent  vers  la  métropole  pour 
tenter  d'y  faire  de  nouvelles  recrues  ^  Malheureusement, 

1.  Constatant,  un  peu  prématurément  sans  doute,  dès  1689,  la  déca- 
dence de  la  flibuste  à  Saint-Domingue,  M.  de  Gussy  écrivait  à  un  de 
ses  correspondants,  le  sieur  April  :  «  J'ai  détruit  la  ilibuste  parce  que 
la  Cour  l'a  voulu,  et  je  n'en  suis  venu  à  bout  qu'avec  bien  de  la  peine. 
Je  voudrois  à  présent  n'y  avoir  pas  réussi,  car  il  y  auroit  à  ceste  coste 
dix  ou  douze  bons  navires  et  quantité  do  braves  gens  dessus.  »  (Lettre 
de  M.  de  Cussy,  sans  date,  mais  vraisemblablement  de  1689,  aux  Arcli. 
du  min.  des  Col.,  Corr.  gen.,  C°,  vol.  II).  —  Un  rapport  de  Du  Casse  de 
1691  déplore  de  même  «  la  perte  des  flibustiers.  »  (Mémoire  de  Du 
Casse  ,  du  23  novembre  1691.  IbicL). 

Bien  après,  en  1736,  MM.  de  Vaudreuil  et  Lalanne,  gouverneur  et 
intendant,  entretiendront  encore  le  ministre  du  projet  de  reconstituer 
un  corps  de  corsaires  très  propre  à  la  défense  de  la  colonie  (Lettre  de 
MM.  de  Vaudreuil  et  Lalanne,  du  Port-au-Prince,  du  9  septembre  1756, 
aux  A.  M.  C,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  C^  vol.  XCIXj.  Mais  il  était 
alors  bien  tard  pour  faire  refleurir  la  flibuste.  MM.  Bart  et  Lalanne  le 
constataient  en  1758.  «  Les  flibustiers,  éciùvent-ils,  qui  nous  seroient 
dans  l'occasion  d'une  grande  ressource,  ne  trouvant  plus  à  gagner  leur 
vie  depuis  le  commencement  de  la  guerre  par  le  défaut  de  navigation 
le  long  des  côtes,  disparaissent  insensiblement.  Les  uns  meurent  de 
misère  et  les  autres  s'étant  embarqués  sur  des  corsaires  ont  été  pris  et 
peu  d'entre  eux  sont  revenus  dans  la  colonie.  »  (Lettre  de  MM.  Bart  et 
Lalanne,  du  l"'  novembre  1758,  aux  A.  M.  C,  Corr.  gén.,  Saint-Do- 
mingue, C^  vol.  CI.) 

2.  Si  quelques-uns  des  premiers  gouverneurs  regrettent  que  l'impor- 
tation des  nègres  ne  soit  pas  plus  considérable,  la  plupart  se  plaignent 
plus  justement  des  trop  rares  arrivées  d'Européens.  «  La  Compagnie 
du  Sénégal,  écrit  notamment  M.  de  Cussy  en  1683,  envoie  130  nègres 
par  an,  ce  qui  sera  le  moyen  de  diminuer  cette  colonie,  car  les  Fran- 
çois négligeront  de  faire  venir  des  engagés  qui  leur  coûtent  plus.  » 
(Lettre  de  M.  de  Cussy  à  M.  de  Seignelay,  du  18  octobre  1685  (A.  M.  C, 
Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  C,  vol.  I).  Cf.  les  mémoires  de  Du  Casse 
des  15  et  23  novembi'e  1691  [Ibid.,  vol.  ii)  ;  la  lettre  de  M.  de  Brach, 
lieutenant  de  roi,  de  Léogane,  du  25  novembre  1701  [Ibid.,  vol.  V)  ;  la 


ORIGINES    DE    LA   COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS        27 

alors,  un  arrêt  semble  se  produire  dans  l'expansion 
française.  L'initiative  individuelle  qui,  pendant  près 
d'un  siècle,  avait  entraîné  tant  de  hardis  compagnons 
vers  les  Indes  occidentales  paraît  défaillir.  Les  temps 
héroïques  sont  passés  où  une  colonie  comme  Saint- 
Domingue  avait  pu  se  former  seule,  passé  aussi  le  temps 
où  d'Ogeron  pouvait,  sur  la  seule  confiance  qu'inspirait 
son  nom,  décider  chaque  année  deux  cents  ou  trois  cents 
Français  à  passer  à  Saint-Domingue'.  Beaucoup  que 
tentaient  jadis  l'espoir  d'une  fortune  rapide,  l'appât 
d'audacieux  coups  de  main,  la  perspective  de  fructueuses 
rapines,  ne  sont  plus  guère  séduits  par  la  vie  de  travail 

lettre  de  M.  de  Gharritte,  lieutenant  de  roi  au  Cap,  du  :22  décembre  1711 
[Ibid.,  vol.  IX). 

1.  Dans  un  mémoire  remis  à  Golbert  par  Ogeron  en  1669,  pendant  un 
de  ses  séjours  en  France,  mémoire  cité  par  Charlevoix  (Op.  cit.,  t.  III, 
p.  109)  :  «  J'ai,  dit  ce  gouverneur,  fait  passer  chaque  année  à  mes 
dépens  à  la  Tortue  et  coste  Saint-Domingue  300  personnes.  »  De  fait, 
lorsqu'en  cette  année  môme  1669,  il  revint  à  la  Tortue,  où  il  débarqua 
en  septembre,  il  emmenait  avec  lui  223  hommes,  «  dont  il  n'est  mort 
personne  »,  disait-il  dans  une  lettre  au  ministre,  du  23  septembre  (A.  M. 
G.,  Gorr.  générale,  Saint-Domingue,  G^  vol.  I).  Il  faut  lire,  d'ailleurs, 
le  mémoire  remis  par  lui  en  166S  au  capitaine  commandant  son  navire 
la  Nativité,  pour  apprécier  les  qualités  de  cet  administrateur  de  pre- 
mier ordre.  Ledit  mémoire  est  curieux  par  les  détails  qu'il  nous  fournit 
sur  un  transport  d'émigrants  à  cette  époque.  «  Les  passagers,  y  est-il 
dit,  devront  être  traités  avec  toute  la  douceur  possible,  sans  permettre 
que  les  matelots  les  frappent  sous  prétexte  de  les  châtier....  Ils  auront 
la  liberté  de  s'aller  divertir  à  terre....  Ils  auront  des  nattes  et  pourront 
se  faire  faire  des  matelas....  Il  y  aura  des  bailles  suffisamment  pour  faire 
tremper  les  chemises  et  les  caleçons....  Avant  le  départ,  on  payera  au 
capitaine  ou  au  commis  la  quantité  d'eau-de-vie  que  chacun  voudra 
dépenser  pendant  la  traversée.  Elle  leur  sera  ensuite  fournie  tous  les 
jours....  Il  sera  acheté  quantité  d'oignons  et  d'herbes  fortes  pour  faire 
faire  de  grands  potages,  parce  qu'il  n'y  a  rien  qui  rafraîchisse  davan- 
tage.... Le  jour  du  départ,  on  tuera  du  bétail...  On  aura  du  gru  au 
matin,  à  midi  des  pois  avec  potages,  et  au  soir  du  lard...  L'on  fera 
mettre  dans  le  navire  quantité  d'œufs,  de  beurre,  de  moutons  et 
volailles  pour  faire  des  bouillons  aux  malades,  qui  seront  couchés  dans 
la  chaloupe.  Elle  sera  sur  le  pont,  couverte  d'une  bonne  toile  goudron- 
née.... Les  malades  auront  des  couvertures  et  des  matelas  »  [Ibid.]. 


-28  SAINT-DOMINGUE 

régulier  qu'on  leur  propose;  si  rémunérateurs  qu'on  les 
leur  fasse  espérer,  les  résultats  'des  nouvelles  cultures 
sont  encore  lointains  et  douteux.  Il  faut  bien  le  dire, 
la  date  de  la  décadence  de  la  flibuste  répond  à  celle  d'un 
ralentissement  indéniable  dans  nos  entreprises  colo- 
niales. 

On  fait  généralement  dater  et  dépendre  de  la  mort  de 
Colbert  cette  interruption  de  notre  développement  exté- 
rieur. Mais  si  elle  se  produisit  à  peu  près  vers  l'époque 
de  la  disparition  du  grand  ministre,  il  n'y  a  là,  je  crois, 
qu'une  simple  coïncidence.  Le  mérite  de  Colbert  est 
d'avoir  protégé  et  encouragé  le  magnifique  mouvement 
colonisateur  du  xvif  siècle  ;  mais  ce  mouvement,  il  ne 
l'avait  pas  créé,  il  s'en  était  fait  simplement  l'auxiliaire  '. 
Après  lui,  au  contraire,  c'est  au  gouvernement,  au  gou- 
vernement seul,  que  revient  désormais  la  lourde  tâche 
de  soutenir  l'œuvre  considérable  qu'avaient  entamée  et 
comme  mise  en  train  des  volontés  individuelles,  et  c'est 
après  lui  seulement  que  commence  véritablement  l'âge 
de  la  colonisation  d'Etat. 

Quelques  historiens  ont  beaucoup  vanté  la  politique 
coloniale  de  l'ancien  régime,  beaucoup  trop  à  mon  avis 
et  très  souvent  à  des  points  de  vue  auxquels  elle  ne 


1.  «  Si  on  veut  comprendre  Colbert,  dit  M.  Pigeonneau,  il  faut  se  sou- 
venir tout  d'abord  qu'il  n'a  été  ni  le  fondateur  ni  le  maître  de  notre 
empire  colonial.  Il  a  eu  à  compter  avec  deux  puissances  qui  ne  lui  ont 
laissé  qu'une  liberté  d'action  incomplète  :  la  tradition  et  la  volonté  de 
Louis  XIV.  »  (Pigeonneau,  La  politique  coloniale  de  Colbert,  dans  les 
Annales  de  l'École  des  sciences  politiques,  1886,  p.  487).  Bien  que  grand 
admirateur  de  Colbert,  M.  Pigeonneau  reconnaît  que  le  célèbre  ministre 
de  Louis  XIV  sut  surtout  admirablement  mettre  à  profit  l'incom- 
parable mouvement  d'expansion  dont,  comme  tous  les  hommes  d'Etat 
de  sa  génération,  il  avait  pu  apprécier  la  force  [Ibid. ,  p.  487-509, 
passim). 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS        29 

mérite  aucun  éloge.  Les  traits  caractéristiques  de  cette 
politique  sont,  on  le  sait  : 

1"  Un  système  commercial  particulier,  dit  exclusif  ; 

2°  Une  protection  très  large  donnée  par  l'État  aux 
Compagnies  de  commerce  ; 

3°  Une  méthode  de  peuplement  spécial. 

Je  n'ai  point  la  prétention  de  faire  ici  l'exposé  d'une 
aussi  vaste  question.  Prenant  comme  exemple  Saint- 
Domingue,  je  voudrais  seulement  montrer  auxquelles 
de  ces  diverses  conceptions  coloniales  de  la  monarchie 
doivent  aller  nos  blâmes,  et  auxquelles  revenir  nos 
éloges. 

On  ne  peut,  il  me  semble,  se  faire  une  idée  plus  juste 
du  système  commercial  mis  en  pratique  par  l'ancien 
régime  vis-à-vis  de  ses  colonies  qu'en  le  comparant  à 
celui  que  la  France  d'aujourd'hui  adopterait  à  l'égard 
d'un  pays  nouvellement  découvert.  Que  faisons-nous,  — 
que  ferions-nous,  dirais-je  peut-être  plus  justement, 
étant  donné  l'encombrement  de  la  planète,  —  lorsque 
les  premiers  nous  entrons  en  relations  commerciales 
avec  une  contrée  jusque-là  inexplorée  et  fermée? 

1°  Nous  nous  efforçons  d'écarter  les  acheteurs  étran- 
gers, pour  avoir  les  produits  de  la  région  à  meilleur 
marché,  et  d'éloigner  les  vendeurs,  pour  placer  plus 
avantageusement  nos  produits  ; 

2°  Nous  cherchons  surtout  à  réaliser  un  commerce 
d'échange  pour  éviter  la  sortie  de  notre  argent  ; 

3°  Enfin,  nous  tendons  à  réserver  à  notre  industrie 
nationale  le  produit  exclusif  de  la  «  manufacture  »  de 
nos  importations. 

Sans  se  rendre  compte  que  les  colonies  ne  sont  qu'un 


30  SAINT-DOMINGUE 

prolongement  de  la  mère  patrie,  que  leur  enrichissement 
est  celui  de  la  métropole,  c'est  exactement  sur  les  mêmes 
principes  que  l'ancien  régime  règle  son  commerce  colo- 
nial. 

1°  En  vertu  de  défenses  multipliées,  tout  négoce  des 
colonies  avec  les  étrangers  est  formellement  interdit, 
parce  qu'un  tel  négoce  ferait  hausser  le  prix  des  denrées 
de  la  colonie,  soit  en  vertu  de  la  loi  de  l'offre  et  de  la 
demande,  soit  parce  que,  proposant  de  payer  ces  den- 
rées en  argent,  les  concurrents  exotiques  pourraient 
obtenir  la  préférence  sur  les  nationaux  \ 

2°  C'est  en  effet  contre  ses  seuls  produits  et  ses  pro- 
duits en  nature  que  l'État  veut  obtenir  les  fruits  de  ses 
colonies.  Les  colons  livrent  ces  fruits  aux  commerçants 
de  France,  qui  leur  donnent  en  échange  tout  ce  dont  ils 


1.  Il  m'est  impossible,  cela  va  sans  dire,  d'énumérer  tous  les  actes 
par  lesquels  le  Roi  interdit  le  commerce  étranger  dans  ses  colonies,  et 
en  particulier  à  Saint-Domingue.  L'édit  général  d'octobre  1727  résuma 
pourtant  assez  complètement  la  législation  antérieure  et  fut  assez  peu 
modifié  dans  la  suite,  pour  qu'en  1771  encore  Petit  [Droit  public  et 
g o-uvernement  des  colonies,  1771,  t.  II,  p.  385  et  suiv.)  le  considère 
comme  formant  la  base  du  droit  en  ces  matières. 

Voici  les  trois  premiers  articles  de  cet  édit  ; 

«  Article  I""'.  —  Défendons  à  tous  nos  sujets  dans  notre  royaume  et 
dans  les  colonies  soumises  à  notre  obéissance  de  faire  venir  des  pays 
étrangers  et  colonies  étrangères  aucuns  nègres,  effets,  denrées  et  mar- 
chandises pour  être  introduits  dans  nosdites  colonies,  à  l'exception, 
néanmoins,  des  chairs  salées  d'Irlande. 

«  Article  II.  —  Défendons....  à  nosdits  sujets  de  faire  sortir  de  nos- 
dites isles  et  colonies  aucuns  nègres,  effets,  denrées  et  marchandises, 
pour  êti'e  envoyés  dans  les  pays  étrangers  ou  colonies  étrangères.  Per- 
mettons néanmoins  aux  négocians  français  de  porter  en  droiture  de  nos 
isles  d'Amérique  dans  les  ports  d'Espagne  les  sucres  de  toute  espèce, 
àlexception  des  sucres  bruts,  ensemble  toutes  les  marchandises  du  cru 
des  colonies. 

«  Article  III.  —  Les  étrangers  ne  pourront  aborder  avec  leurs  vais- 
seaux ou  autres  bâtimens  dans  les  ports,  anses  et  rades  de  nos 
isles...  »    (Moreau  de  Saint-Méry,  Lois  et  constitutions...,  t.  III,  p.  224- 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS        31 

ont  besoin  :  nécessaire  et  superflu.  Les  choses  sont  sur 
ce  point  poussées  de  bonne  lieure  si  loin  que,  dès  1699, 
une  ordonnance  du  4  mars  «  défend,  sous  quelque  pré- 
texte que  ce  soit,  l'importation  des  espèces  d'or  ou  d'ar- 
gent dans  les  lies  au  lieu  de  marchandises,  et  d'embar- 
quer d'autres  monnoies  que  celles  qui  sont  absolument 
nécessaires  pour  les  dépenses  imprévues  des  bâtimens, 
à  peine  de  confiscation  des  espèces  excédentes,  de 
3.000  livres  d'amende  contre  les  propriétaires  des 
espèces  et  de  six  mois  de  prison  contre  les  capitaines  *  ». 
3°  Enfin,  sous  le  prétexte  qu'il  est  contraire  au  com- 
merce que  les  matières  premières  aillent  alimenter  les 
fabriques  étrangères,  on  voit  l'État  interdire  la  sortie 
du  royaume  du  principal  produit  des  colonies,  des 
sucres,  avant  qu'ils  aient  été  raffinés  par  les  raffineurs 
métropolitains  ;  et  dans  le  but  de  réserver  à  la  seule 
industrie  du  royaume  le  bénéfice  de  cette  transforma- 
tion, on  le  voit  peu  après  imposer  aux  sucres  raffinés 
dans  ses  colonies  des  droits  d'entrée  considérables  -. 


1.  Ordonnance  du  Roi  du 4  mars  1699  (Moreau  de  Saint-Mérv,  Lois..., 
t.  I,  p.  625),  citée  par  Petit,  Op.  cit.,  t.  II,  p.  361-362.  —  «  La  France, 
dit  cet  auteur,  manqueroit  son  principal  objet  dans  l'établissement 
de  ses  colonies,  c'est-à-dire  le  débouché  de  ses  marchandises,  dont  les 
retours  en  denrées  de  ces  pays  fournissent  à  la  balance  de  son  com- 
merce avec  l'étranger  en  Europe,  si  l'armateur  pouvoit  n'emporter  que 
de  l'argent  et  ne  se  procurer  son  chargement  qu'avec  de  l'argent,  ou 
si,  d'un  autre  côté,  l'habitant  pouvoit  déboucher  ailleurs  ses  denrées 
et  se  procurer  les  marchandises  de  France  avec  de  l'argent.  Le  com- 
merce de  la  France  avec  les  colonies  doit  donc  être  et  ne  sauroit  être 
qu'un  commerce  d'échange,  c'est-à-dire  un  troc  des  marchandises  à 
importer  de  France  avec  les  denrées  à  exporter  de  chaque  île,  et 
non  un  commerce  en  espèces  monnoyées.  »  (ibid.,  p.  360-361.) 

2.  Histoire  législative  des  Antilles,  ou  Annales  du  Conseil  souverain  de 
la  Martinique,  par  Pierre-Régis  Dessalles,  avec  des  annotations  d'Adrien 
Dessalles,  t.  I  (seul  paru),  1847,  p.  265-266.  —  Cf.  Arrêt  du  Conseil 
d'Etat  du  Roi,  du  18  avril  1682,  portant  que  les  sucres  raffinés  venant 


32  SAINT-DOMINGUE 

Je  le  répète,  vis-à-vis  d'un  pays  neuf  à  exploiter  com- 
mercialement, on  n'agit  pas  aujourd'hui  autrement  que 
n'agit  notre  ancien  gouvernement  vis-à-vis  de  ses  colo- 
nies. Les  déplorables  résultats  de  ces  théories  ont  été 
trop  souvent  exposés  pour  que  j'y  revienne.  Je  me  con- 
tenterai d'en  signaler  pour  Saint-Domingue  quelques- 
unes  des  conséquences  les  plus  typiques. 

La  première  est  la  perte  fréquente  d'importantes 
masses  de  denrées  dont  le  commerce  national,  pour 
une  raison  ou  pour  une  autre,  refuse  de  se  charger  et 
que  les  étrangers  acquerraient  volontiers  si  l'autorisa- 
tion leur  était  donnée  de  commercer  avec  la  colonie.  Dès 
1715,  ainsi,  les  habitants  de  Saint-Domingue  deman- 
dent la  permission  de  vendre  aux  Anglais  et  aux  Hollan- 
dais, «  qui  en  font  un  grand  trafic*  )),  les  sirops  ou 
mélasses  retirés  de  leurs  sucreries,  «  produits  avec 
lesquels  ils  ne  font  que  de  la  guildive  et  qu'ils  jettent  en 
grande  partie,  ce  commerce  devant  leur  rapporter  plus 
de  600.000  livres-  )>.  Ce  n'est  pourtant  qu'en  1763  que 
des  lettres  du  Roi  autorisent  l'échange  avec  l'étranger, 
—  et  encore  dans  un  port  spécialement  désigné,  le  môle 


d'Amérique  paieront  pendant  deux  années  huit  livres  d'entrée  par  cent 
pesant  (Moreau  de  Saint-Mérjs  Lois..:,  t.  I,  p.  368-369);  et  arrêt  du 
Conseil  du  21  janvier  1684,  qui  «  défend  à  tous  les  sujets  de  Sa  Majesté, 
habitans  des  isles  et  colonies  françoises  de  TAmérique ,  d'établir  à 
l'avenir  aucune  rafïînerie  esdites  isles  et  colonies.  »  [IbicL,  t.  1,  p.  39S- 
396). 

1.  Lettre  de  M.  de  Blénac,  premier  «  gouverneur  des  Isles-sous-le- 
Vent,  »  et  de  M.  Jean-Jacques  Mithon,  premier  «  intendant  de  justice, 
police  et  finances  »  à  Saint-Domingue,  de  Léogane,  20  juillet  1715  (A. 
M.  G.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  C,  vol.  XI). 

2.  Mémoire  anonyme  et  sans  date  {IbicL,  vol.  XII).  Ce  mémoire  est 
confirmé  par  une  lettre  du  marquis  de  Chàteaumorand,  déjà  nommé 
alors  gouverneur  en  remplacement  de  Blénac,  datée  de  la  Rochelle,  du 
8  septembre  1716  [Ibid.]. 


ORIGINKS    on;    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS        33 

Saint-Nicolas,  —  des  sirops  et  mélasses  conlxe  un  cer- 
tain nombre  de  produits  strictement  énumérés'. 

Mais  sur  le  commerce  môme  des  produits  recherchés 
par  les  armateurs  de  France,  est-il  besoin  de  dire  quelle 
répercussion  ont  les  principes  étroits  exposés  plus  haut? 
La  plus  sensible  est  l'avilissement  désastreux  pour  les 
colons  du  prix  de  ces  produits.  Tout  y  concourt.  En  pre- 
mier lieu,  et  sans  qu'il  soit  besoin  d'insister,  la  position 
privilégiée  des  nationaux  qui  restent  maîtres  de  l'offre, 
et  en  abusent  à  tel  point  qu'en  1689,  pour  ne  citer  qu'un 
exemple  entre  mille,  des  navires  vendent  à  Saint-Do- 
mingue une  aune  de  toile  60  livres  de  tabac,  «  en  sorto 
qu'un  pauvre  habitant  est  contraint  de  donner  tout  le 
travail  de  son  année  pour  17  ou  18  aunes  de  toile ^  ». 
«  Si  les  habitans,  déclarent  du  reste  nettement  MM.  de 
Blénac,  gouverneur,  et  Mithon,  intendant,  en  1716,  si 
les  habitans  avoient  la  liberté  de  vendre  aux  Anglais 
leurs  indigos  et  leurs  sucres,  comme  ils  le  disent,  cette 
isle  regorgeroit  d'argent,  puisqu'ils  font  valoir  6  à  7 
piastres  le  cent  de  sucre  qui  ne  vaut  ici  que  9  livres,  et 
4  livres  l'indigo  qui  n'y  vaut  que  50  à  52  sols,  et  les  habi- 
tans n'auroient  pas  leurs  sucreries  pleines  de  sucres  et 
de  sirops  qui  s'y  perdent  ^  »  Mais,  —  détail  moins  appa- 
rent à  première  vue,  —  à  l'abaissement  des  prix  con- 
tribue aussi  la  défense  dont  je  parlais  tout  à  Theure, 

1.  Les  lettres  du  Roi,  du  18  avril  1763,  autorisent  l'échange  des  sirops 
et  mélasses  contre  les  produits  suivants  :  bœufs  vivants,  cochons 
vivants,  moutons,  cabris,  volailles,  chevaux,  mulets,  riz,  pois,  légumes 
et  fruits  verts,  blé  d'Inde  ou  d'Espagne,  avoine,  son,  planches  et  soli- 
veaux, merrain,  briques,  calèches  et  cabriolets  (Ibid.,  vol.  GXV). 

2.  Lettre  de  M.  de  Cussy,  du  25  avril  1689  [Ibid.,  vol.  II). 

3.  Lettre  de  MM.  de  Blénac  et  Mithon,  de  Léogane,  l"  juillet  1716 
[Ibid.,  vol.  XII). 


34  SAINT-DOMINGUE 

portée  en  faveur  de  rindustrie  métropolitaine,  de  laisser 
ressortir  les  sucres  bruts  hors  du  royaume.  «  Ce  n'est  pas 
tant,  en  efFet,  écrivent  encore  MM.  de  Blénac  et  Mithon,  ce 
n'est  pas  tant  la  contrebande  angloise  qui  ruine  notre  colo- 
nie. Evidemment  le  sucre  est  surabondant  en  France.  Les 
négocians  ont  acheté  des  sucres  bruts  à  17  et  18  livres  le 
cent,  qui,  de  36  livres  qu'ils  valoient  en  France,  sont 
tombés  à  20  et  22  par  la  quantité  qu'il  en  est  entré  dans 
le  royaume,  plus  forte  de  beaucoup  que  n'en  peut  être  la 
consommation.  Il  faudroit  admettre  la  liberté  de  sortir 
les  sucres  bruts  hors  du  royaume;  c'est  le  seul  moyen  de 
rétablir  un  commerce  avantageux.  Nous  ne  perdons  point 
de  vue  la  conduite  des  Anglois,  nos  voisins,  pour  sou- 
tenir leur  commerce  et  faire  fleurir  leurs  colonies.  Celles- 
ci  leur  produisent  plus  de  sucre  brut  que  nos  colonies,  et 
l'Angleterre  en  fait  une  moindre  consommation  que  la 
France.  Cependant  le  débouchement  qu'ils  donnent  à 
ces  sucres  dans  les  pays  étrangers  en  soutient  le  prix  ; 
il  a  valu,  dans  le  cours  de  cette  année,  à  la  Jamaïque, 
32  livres  le  cent,  et  est  à  48  IIatcs  en  Angleterre,  au  lieu 
qu'il  ne  vaut  dans  nos  colonies  que  11  livres,  et  en 
France  20  à  22  livres  ^  »  Et  lorsque,  devant  ces  faits, 
les  réclamations  des  colons  deviennent  trop  vives  et 
pressantes,  sait-on  quel  remède  apporte  l'Etat  à  une 
aussi  grave  situation,  et  quelle  satisfaction  il  donne  à  ces 
réclamations  ?  Il  leur  répond  par  l'ordre  transmis  aux 
gouverneurs  de  restreindre  la  production ,  d'enjoindre 
aux  habitants  «  de  ne  faire  que  700  milliers  de  tabac'  », 

1.  Lettres  des  mêmes,  du  6  novembre  171G  [Ibid.]. 

2.  «  Le  défaut  de  consommation  et  la  non-valeur  des  tabacs  de  Saint- 
Domingue  estant  provenus  de  l'excès  des  plantations  et  de  la  fabrique...  » 


I 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS        3b 

de  limiter  le  nombre  des  sucreries,  pour  cette  raison  «  que 
les  autres  colonies  suffisent  aux  besoins  du  royaume  '  »  ! 
Toutefois,  plus  extraordinaire  encore  est  la  position 
prise  par  le  gouvernement,  mis  en  face  d'une  autre 
question,  celle  des  monnaies.  Il  est  entendu  que  les 
colons,  aussi  bien  que  les  négociants  de  France,  doivent 
opérer  par  échange  le  troc  de  leurs  produits  respectifs. 
Mais  si  la  chose  est  presque  toujours  possible  aux  uns, 
on  ne  réfléchit  pas  qu'elle  est  souvent  impraticable  aux 
autres.  Comme  l'observe  très  bien  le  gouverneur  mar- 
quis de  Sorel,  en  1722,  «  un  marchand  de  nègres  ne 
peut  vendre  aux  gros  habitans  tous  ses  nègres  en  sucre, 
parce  que,  quelque  prix  que  les  nègres  puissent  valoir, 
il  auroit  des  produits  de  la  vente  des  effets  trois  fois  plus 
qu'il  n'en  pourroit  rapporter  et  qu'il  feroit  un  très  mau- 
vais retour.  Il  faut  donc  qu'il  compose  avec  le  sucrier, 
et  fasse  son  marché  deux  tiers  en  argent  et  le  tiers  en 

(Arrêt  du  Conseil  du  20  juin  1698,  Archives  nationales,  E,  î904).  «  Pour 
établir,  expose  le  même  arrêt,  la  quotité  de  ce  que  chacun  des  habi- 
tans pouri'a  planter  de  tabac  pour  composer  ladite  quantité  de  700  mil- 
liers, il  sera  fait  annuellement  par  chacun  des  cultivans,  dans  le  temps 
qui  sera  prescrit,  une  déclaration  de  la  portion  de  tabac  que  chacun 
entend  planter.  »  [Ibid.) 

1.  «  J'ai  vu,  écrit  le  ministre  à  Du  Casse,  le  26  février  1698,  j'ai  vu,  en 
examinant  l'état  de  la  cargaison  qui  m'a  été  renvoyé  du  bâtiment  Le 
Dauphhi,  arrivé  dans  la  rade  de  la  Rochelle,  qu'il  a  rapporté  une  quan- 
tité considérable  de  sucres;  et  il  paraît,  par  ce  qu'on  écrit  à  M.  Bégon, 
qu'on  se  propose  de  s'appliquer  beaucoup  à  cette  culture  dans  Saint- 
Domingue.  Comme  elle  ne  peut  être  que  très  préjudiciable  aux  colonies 
de  l'Amérique,  s'en  fabriquant  assez  considérablement  dans  les  Isles  du 
Vent  pour  juger  qu'il  y  en  aura  bientôt  plus  qu'il  ne  peut  s'en  con- 
sommer dans  le  royaume,  et  qu'ainsi  ce  sera  un  nouvel  excédent,  l'in- 
tention du  Roy  est  que  vous  détourniés  les  habitans  de  cette  vue,  qui 
ne  peut  jamais  leur  être  aussi  avantageuse  que  la  culture  de  l'indigo, 
du  coton...  »  {Lettre  du  ministre  à  Du  Casse,  du  26  février  1698,  dans 
Moreau  de  Saint-Méry,  Op.  cit.,  t.  I,  p.  582-583).  Cf.  la  lettre  de  Du 
Casse  au  ministre,  du  22  septembre  1698  (A.  M.  G.,  Corr.  gén.,  Saint- 
Domingue,  G^  vol.  IV). 


36  SAINT-DOMINGUE 

sucre  ^  ».  Ce  qui  se  produit  là  pour  les  nègres  se  réalise 
de  môme  lorsqu'il  s'agit  de  frets  d'objets  manufacturés 
dont  la  valeur  en  produits  naturels  équilibre  mal  très 
souvent  un  chargement  de  retour-.  D'oiî  il  résulte  que, 
s'il  peut  bien  en  principe  ne  point  entrer  d'argent  dans 
la  colonie,  il  en  sort  continuellement,  et  que  de  bonne 
heure  l'État  est  obligé  d'intervenir.  Que  fait-il  alors?  Il 
s'en  tient  parfois  à  des  mesures  timides,  comme  lorsqu'il 
fait  frapper  et  exporter  aux  îles  une  monnaie  spéciale", 
à  moins  qu'entrevoyant  enfin  le  seul  moyen  d'attirer  le 
numéraire,  il  n'autorise  provisoirement,  à  Saint-Domin- 
gue, le  commerce  avec  FEspagne,  pays  réputé  d'ar- 
gent''. 

Si  cependant  le  protectionnisme  aveugle  de  l'ancien 
régime  ne  peut  lui  valoir  et  ne  lui  vaut  plus  en  effet  aujour- 


1.  Lettre  de  M.  de  Sorel,  de  Léogane,  du  22  novembre  1722  {Ibid., 
vol.  XX). 

2.  L'ordonnance  du  6  octobre  1720  expose  dans  ses  considérants  qu'il 
n'y  a  plus  de  numéraire  dans  l'île,  et  que  les  négociants  de  France  ne 
veulent  en  échange  de  leurs  marchandises  que  de  l'argent  (Moreau  de 
Saint-Méry,  Lois  et  constiiuLions. . .,  t.  II,  p.  701  et  suiv.).  —  En  1721, 
M.  de  Sorel,  gouverneur,  ayant  ordonné  que,  à  l'encontrc  de  ce  que  vou- 
laient les  capitaines  marchands,  les  paiements  des  colons  se  fissent  en 
nature,  pour  empêcher  l'argent  de  sortir  de  la  colonie,  les  capitaines 
refusent  de  vendre  leurs  marchandises,  sauf  aux  habitants  qui  s'enga- 
gent à  payer  en  argent  (Lettre  de  l'intendant  Duclos,  de  Léogane, 
22  février  1721.  A.  M.  C,  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  G',  vol.  XIX). 

3.  Voir  dans  Moreau  de  Saint-Méry,  Lois  et  constitutions...,  t.  I, 
p.  188-189,  la  déclaration  du  19  février  1670. 

4.  Voir  un  arrêt  du  Gonseil  du  27  janvier  172G  (Ibid.,  t.  III,  p.  155), 
et  un  mémoire  du  Roi,  du  28  octobre  1727,  dans  lequel  il  autorise  le 
commerce  avec  l'Espagne,  «  commerce  d'autant  plus  utile,  y  est-il  dit, 
qu'il  n'y  a  point  d'autre  expédient  pour  introduire  de  l'or  et  de  l'argent 
dans  les  colonies.  »  [Ibid.,  t.  III,  p.  237.)  —  «  Nous  ne  connaissons  que 
le  commerce  avec  l'Espagne  qui  puisse  remédier  à  cet  inconvénient  [le 
manque  de  monnaie]  »,  écrivent  encore,  le  4  avril  1786,  MM.  de  la 
Luzerne  et  Barbé  de  Marbois  (A.  M.  G.,  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue, 
C»,  vol.  GLVII). 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    l'HEMIERS    COLONS        37 

d'hui  que  des  blàinos  V,  il  n'en  (.'sL  pas  de  même  des  encou- 
ragements et  des  privilèges  accordés  par  lui  aux  célèbres 
entreprises  connues  sous  le  nom  de  Compagnies  de  colo- 
nisation, qui  trouvent  encore  d'ardents  apologistes  leur 
attribuant  volontiers  toute  la  gloire  de  nos  succès  colo- 
niaux d'antan  -.  Je  ne  voudrais  pas  m'inscrire  en  faux 
d'une  manière  générale  contre  cette  opinion,  ni  con- 
damner péremptoirement  le  deuxième  des  principes  sur 
lesquels  a  reposé  notre  ancien  système  de  colonisation  ; 
mais  il  me  sera  bien  permis  de  dire  qu'à  Saint-Domingue 


1.  Je  dis  :  aujourd'hui;  et  pourtant,  après  la  notion  générale  que  j'ai 
donnée  de  la  politique  de  notre  ancien  gouvernement  en  ce  qui  touche 
son  commerce  avec  les  colonies,  on  appréciera  la  critique  lumineuse 
qu'en  fait,  dès  1772,  un  gouverneur  de  Saint-Domingue,  M.  de  Vallière  : 
«  Le  commerce  de  France,  écrit  à  cette  date  M.  de  Vallière,  le  com- 
merce de  France  croit,  et  on  a  fait  tout  ce  qu'il  falloit  pour  le  lui  per- 
suader jusqu'à  présent,  que  les  colonies  ne  sont  faites  et  créées  que 
pour  enrichir  la  métropole,  sans  que,  de  son  côté,  elle  eût  la  peine  de 
contribuer  aux  moyens  de  faire  naître  ces  richesses,  dont  elle  veut 
jouir  exclusivement.  Si  le  commerce  de  France  vouloit  être  de  bonne 
foi,  il  conviendroit  qu'il  craint  moins  l'importation  étrangère  que  l'ex- 
portation à  l'étranger.  11  voudroit  que,  sans  peine  et  sans  y  contribuer 
qu'autant  que  son  avantage  s'y  trouveroit,  tous  les  sucres  et  autres 
productions  de  ce  pays  passassent  à  la  métropole.  Ils  ont  certainement 
raison,  si  on  pouvoit  cultiver  et  recueillir  sans  moyens.  Encore  que  le 
commerce  de  France  fût  en  droit  d'exiger  pareille  chose,  au  moins 
faudroit-il  qu'il  procurât  les  moyens  d'extraii-e  tout  ce  que  cette  colo- 
nie immense  est  en  état  de  produire  de  richesses,  et  l'on  m'assure  qu'il 
ne  vient  pas  dans  une  année,  dans  cette  colonie,  à  beaucoup  près,  la 
quantité  de  navires  qu'il  faudroit  pour  enlever  les  deux  tiers  des  pro- 
ductions qu'on  y  recueille.  »  (Lettre  de  M.  de  Vallière,  du  17  mai  1772, 
vol.  GXLIl). 

2.  M.  Pauliat,  dans  un  livre  (La  politique  coloniale  de  Vancien  régime, 
1887),  dont  la  documentation  insuffisante  peut  être  dangereuse,  car  elle 
lui  donne  une  apparence  scientifique,  alors  qu'il  est  surtout  un  livre  à 
thèse  et  de  circonstance,  M.  Pauliat  s'est  fait  le  défenseur  enthousiaste 
des  Compagnies  de  colonisation.  J'aurai  l'occasion,  d'ailleurs,  de  reve- 
nir sur  ce  travail.  Sur  les  Compagnies,  l'ouvrage  général  le  plus 
consciencieux,  le  plus  impartial,  et  dont  je  ne  crois  pas  que  les  conclu- 
sions puissent  être  détruites  par  la  masse  des  documents  qui  restent 
inédits,  me  paraît  être  celui  de  M.  Chailley-Bert.  Les  Compagnies  de 
colonisation  sous  l'ancien  régime,  1899,  in-12. 


38  SAINT-DOMINGUE 

au  moins,  et  à  Tépoque  où  nous  sommes  arrivés,  ces 
Compagnies  me  paraissent  n'avoir  joué  qu'un  rôle  sinon 
néfaste,  du  moins  fort  peu  glorieux. 

Remarquons  d'abord  que  le  régime  des  Compagnies 
n'a  été  appliqué  pour  la  première  fois  à  Saint-Domingue 
qu'en  1664.  Or,  si  auparavant,  sous  Henri  IV,  sous 
Richelieu  et  pendant  môme  la  minorité  de  Louis  XIV, 
le  monopole  commercial  concédé  à  ces  grandes  entre- 
prises peut  se  justifier  par  ce  fait  qu'elles  étaient  alors 
un  moyen  d'encourager  la  découverte,  d'activer  l'occu- 
pation et  la  mise  en  valeur  de  terres  nouvelles,  de  favo- 
riser même,  si  l'on  veut,  l'émigration  de  capitaux  tou- 
jours timides,  à  la  fin  du  xvif  siècle,  il  faut  bien  le 
reconnaître,  «  presque  aucune  de  ces  raisons  ne  tient 
plus  debout^  )>.  Comme  le  dit  très  bien  M.  Chailley-Bert, 
«  les  premières  Compagnies  privilégiées  (sous  Henri  IV 
et  Louis  XIII)  ont  découvert  des  terrains  à  coloniser  ; 
les  secondes  (sous  Louis  XIII  et  la  Régence)  les  ont  peu- 
plés ;  les  troisièmes,  depuis  Louis  XIV,  ont  fait  surtout 
du  commerce^  ».  Rien  n'est  plus  vrai  :  les  Compagnies 
dites  de  colonisation  ne  sont  plus,  dès  les  dernières 
années  du  xvn"  siècle,  que  des  Compagnies  de  com- 
merce, et  c'est  bien  sous  ce  dernier  nom,  qu'on  le  note, 
qu'elles  sont  en  quelque  sorte  venues  jusqu'à  nous,  et 
qu'on  les  désigne  aujourd'hui  le  plus  couramment.  Or, 
sous  ce  dernier  aspect,  que  sont-elles  ?  Pas  autre  chose, 
il  me  semble,  qu'un  procédé  volontiers  employé  par 
l'État  pour  exagérer  encore  le  régime  commercial  qui 

1.  Chailley-Bert,  Op.  cit.,  p.  179. 

2.  Ibid.,  p.  172. 


ORIGINKS    OR    I..V    COLONISATION    HT    PREMIERS    COLONS        39 

devait  lui  pcrmcU.ro  de  tirer  le  meilleur  profit,  à  son 
point  de  vue,  s'entend,  de  ses  colonies.  Interdire  là, 
comme  il  le  fait,  le  négoce  libre  aux  nationaux  eux- 
mêmes,  au  prolit  d'une  Compagnie  privilégiée  (|ui  reste 
seule  maîtresse  du  commerce,  et  accorder  telles  per- 
missions qu'il  lui  plaît,  à  qui  il  lui  plaît,  n'est-ce  pas,  en 
elfet,  pour  le  pouvoir,  un  moyen  de  restreindre  et  de 
circonscrire  encore  une  concurrence  dans  la  demande 
qu'il  estime  toujours  susceptible  de  faire  liausser  les 
prix  des  denrées  importées  dans  la  métropole?  Et  avoir 
dans  ses  colonies  des  agents  que  le  propre  intérêt  de  la 
Compagnie  qu'ils  représentent  encourage  à  se  montrer 
impitoyables  à  l'égard  des  fraudeurs,  n'est-ce  pas,  d'autre 
part,  une  réelle  sécurité  pour  un  gouvernement  dont  la 
méfiance  est  sans  cesse  en  éveil,  —  les  textes  le  prou- 
vent, —  vis-à-vis  de  ses  gouverneurs,  lesquels,  selon 
lui,  ne  prohibent  jamais  assez  sévèrement  le  commerce 
des  interlopes?  Eu  égard  à  ces  avantages^  on  consent 
donc  à  fermer  les  yeux  sur  la  véritable  exploitation  des 
colons  qui  résulte  d'une  telle  politique,  exploitation  que 
l'on  considère  comme  le  dernier  mot  de  l'habileté  dans 
l'application  d'un  système  dont,  dès  lors,  les  Compa- 
gnies ne  font  plus  que  surveiller  la  bonne  et  rigoureuse 
exécution  et  qui  enferme  le  commerce  de  nos  colonies 
dans  le  cercle  le  plus  étroit  qu'il  soit  possible  d'imaginer. 

L'on  prétend  bien,  il  est  vrai,  qu'il  est  exagéré  de  dire 
qu'à  dater  de  l'époque  que  j'indique,  les  Compagnies  ne 
rendirent  plus  que  des  services  de  ce  genre,  car  alors 
encore,  assure-t-on,  elles  contribuèrent  puissamment 
au  peuplement  et  à  la  mise  en  valeur  des  colonies. 

Cette  opinion  ne  vient-elle  pas,  toutefois,  de  ce  qu'on 


40  SAINT-DOMINGUE 

juge  trop  souvent  les  Compagnies,  non  d'après  les  résul- 
tats obtenus  par  elles,  mais  d'après  leur  programme,  je 
veux  dire  leur  charte  ?  Sur  le  vu  de  son  acte  de  consti- 
tution, l'on  fait  ainsi  volontiers  à  la  Compagnie,  dite 
Compagnie  de  Saint-Do7mngue ,  fondée  en  1698,  l'hon- 
neur de  la  regarder  comme  l'une  des  plus  heureuses 
tentatives  de  l'Etat  pour  achever  d'asseoir  son  influence 
à  Saint-Domingue  \  De  fait,  le  projet  d'établissement  de 
la  Compagnie  est  plein  de  promesses.  Il  s'agit,  y  est-il 
dit,  «  de  transporter  une  nouvelle  et  forte  colonie  dans  la 
partie  sud  de  l'île,  qui  n'est  occupée  par  personne,  et  de 
rendre  ladite  colonie  assez  considérable  pour  être  supé- 
rieure aux  établissements  des  Espagnols^  ».  Beau  pro- 
gramme en  vérité,  mais  à  l'égard  duquel  le  gouverneur 
de  Saint-Domingue  lui-même,  l'illustre  Du  Casse,  reste 
dès  l'abord  assez  sceptique.  «  L'établissement  que  l'on 
va  commencer,  écrit-il,  en  effet,  est  très  vaste  et  je  puis 
dire  que  c'est  la  plus  belle  portion  des  François  en  l'île 
espagnole.  Les  Anglois  l'avoient  reconnue  telle  il  y  a 
longtemps  et  ils  ont  toujours  eu  la  pensée  de  s'en  empa- 
rer. Ils  en  auroient  fait  une  colonie  considérable,  au  lieu 
que  les  François  n'y  feront  que  languira  »  C'était  pré- 
voir juste  *.  Et  il  faut  lire  la  lettre  écrite  au  ministre  par 


1.  En  donnant  le  texte  de  la  charte  de  cette  Compagnie,  M.  Pauliat 
s'extasie  ainsi  devant  la  haute  sagesse  qui  inspira  les  différents  articles 
de  ce  document  :  «  Il  est  probable,  dit-il,  que  cette  charte  sera  jugée 
comme  encore  plus  curieuse  que  les  précédentes,  en  raison  de  ses  dis- 
positions relativement  aux  cultures  et  à  l'élevage  des  bestiaux!  »  (Pau- 
liat, Op.  cit.,  p.  238). 

2.  «  Projet  pour  l'établissement  de  la  Compagnie  de  Saint-Louis  », 
sans  date  (A.  M.  C,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  G",  vol.  IV). 

3.  Lettre  de  Du  Casse,  du  27  juin  1698  (Ibid.). 

4.  Dès  1701,  le  P.  Labat,  en  même  temps  qu'il  nous  expose  très  claire- 


ORIGINES    DE    LA   COLONISATION    ET   PREMIERS    COLONS       41 

M.  de  Paly,  commandant  la  partie  de  l'ouest  et  du  sud 
de  rile,  pour  apprccier  enfin  justement  ce  que  valurent 
trop  souvent  en  fait  ces  fameuses  Compagnies  coloniales 
de  l'ancien  régime  dont  on  nous  vante  si  pompeusement 
l'action  bienfaisante.  Critiquant  «  la  Compagnie  de  Saint- 
Louis  »  et  «  les  ordres  ridicules  des  directeurs  qui  sont 
à  Paris,  qui  ne  servent  qu'à  faire  rire  le  public,  voulant 
enseigner  aux  peuples  de  l'Amérique  la  manière  de  défri- 
cher leurs  terres,  la  plantation  de  leurs  vivres,  la  manière 
d'élever  des  chèvres  et  des  cochons^  »,  «  si  cette  Compa- 

ment  le  fonctionnement  de  la  Compagnie,  nous  donne  les  raisons  du 
peu  de  faveur  obtenue  par  elle  parmi  les  colons.  «  Les  conditions, 
dit-il  que  la  Compagnie  faisoit  à  ceux  qui  vouloient  s'établir  sur  les 
terres  de  sa  concession  étoient  si  avantageuses  qu'elles  auroient  dû  y 
attirer  une  infinité  de  gens  s'ils  avoient  été  tant  soit  peu  raisonnables. 
Mais  ils  ne  pouvoient  souffrir  qu'on  les  obligeât  de  vendre  leurs  mar- 
chandises et  leurs  denrées  à  la  Compagnie  privativenient  à  tout  autre, 
et  d'acheter  d'elle  ce  dont  ils  auroient  besoin.  En  cela,  comme  en  beau- 
coup d'autres  choses,  j'ai  remarqué  que  la  prévention  a  ordinairement 
plus  de  lieu  que  la  raison.  Car  la  Compagnie  leur  donnoit  des  terres 
de  la  même  manière  que  le  Roi  les  donne  aux  autres  lieux  de  son 
domaine  en  Amérique ,  c'est-à-dire  gratis ,  sans  redevances,  droits 
seigneuriaux,  lods  et  ventes,  ni  aucunes  charges.  Elle  leur  donnoit  des 
esclaves  selon  leurs  besoins,  et  les  talens  de  ceux  qui  les  demandoient  à, 
raison  de  200  écus  pour  les  hommes  et  de  150  écus  pour  les  femmes, 
payables  dans  trois  ans  sans  qu'ils  pussent  être  contraints  à  avancer 
aucune  partie  du  payement  avant  le  terme  expiré.  Elle  leur  donnoit 
encore  le  même  terme  pour  les  marchandises  qu'elle  leur  foui^nissoit  et 
qu'elle  leur  laissoit  au  prix  courant  qu'étoient  ces  mêmes  marchan- 
dises à  l'Esterre  ou  au  Petit-Goave;  et  si  la  Compagnie  en  manquoit, 
elle  leur  permettoit,  sans  aucun  délai,  d'en  acheter  où  bon  leur  sembloit 
et  de  vendre  leurs  marchandises  et  denrées  au  prorata  de  ce  qu'ils 
dévoient  payer  pour  ce  qu'ils  avoient  acheté.  Elle  s'engageoit  encore  à 
prendre  généralement  tout  ce  qui  se  fabriqueroit  sur  leurs  habitations 
au  même  prix  que  ces  mêmes  choses  auroient  été  vendues  dans  les 
autres  quartiers.  L'interdiction  du  commerce  avec  d'autres  qu'avec 
elle,  excepté  dans  les  cas  que  je  viens  de  dire,  étoit  la  pierre  d'achop- 
pement. Voilà  à  peu  près  le  système  de  cette  Compagnie,  dont  il  me 
semble  que  toute  personne  de  bon  sens  se  devoit  contenter.  »  (Labat, 
Nouveau  Voyage  aux  Iles,  1742,  t.  VII,  p.  246-248.) 

1.  Lettre  de  M.  de  Paty,  de  l'Artibonite,  du  28  avril  1719  (A.  M.  C, 
Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  C*,  vol.  XVI). 


42  SAINT-DOMINGUE 

gnie,  écrit  M.  de  Paty,  avoit  été  gouvernée  par  des  gens 
de  commerce,  au  lieu  d'être  régie  par  des  gens  d'affaires, 
elle  seroit  une  des  plus  florissantes  de  l'Amérique  ;  au 
lieu  que,  ayant  été  régie  par  des  gens  d'affaires,  ils  y 
ont  donné  peu  d'attention,  outre  que  ces  messieurs  sont 
dans  l'usage  que,  quand  ils  mettent  un  écu  dehors,  ils 
le  voient  revenir  au  bout  de  l'an  avec  trois  autres  en 
croupe.  Il  n'en  est  pas  de  môme  des  colonies  que  l'on 
établit.  Il  faut  semer  pendant  dix  ans  pour  faire  une 
ample  récolte.  Ils  ont  un  faiseur  de  mémoires  à  Paris, 
qui  s'est  imaginé  qu'il  suffit  d'envoyer  des  mémoires 
pour  entretenir  une  colonie...  Il  faut  que  ce  faiseur  de 
mémoires  soit  d'une  ignorance  crasse  sur  les  affaires  de 
l'Amérique.  De  trois  cents  et  tant  de  mémoires,  il  n'y  en 
a  pas  un  seul  qui  se  puisse  mettre  en  pratique.  Il  propose 
de  raffiner  les  sucres  en  pains  carrés  comme  des  briques 
de  savon.  Il  faut  demander  à  tous  les  raffîneurs  de  France 
si  cette  méthode  est  praticable.  Il  veut  enseigner  aux 
habitants  le  défrichement  de  leurs  terres,  et  pour  mettre 
cette  méthode  en  pratique,  trente  nègres  ne  feroient  pas 
l'ouvrage  de  deux.  Il  veut  enseigner  la  méthode  de 
planter  des  patates.  Si  on  la  pratiquoit,  on  n'en  recueil- 
leroit  jamais  de  fruits.  Il  veut  que  l'on  sache  combien 
un  nègre  doit  manger  de  patates  par  jour.  Il  y  a  des 
patates  qui  sont  grosses  comme  les  deux  poings  et  il  y 
en  a  d'autres  qui  ne  sont  pas  plus  grosses  que  le  pouce  ' .  » 

•1.  Lettre  de  M.  de  Paty,  du  fort  Saint-Louis,  21  juin  1719  (Ibid.).  — 
Le  P.  Labat  nous  révèle,  dès  1701,  d'autres  causes  de  l'échec  de  la 
Compagnie.  «  Jamais,  écrit-il,  je  n'avois  vu  un  si  grand  nombre  de 
commis  et  d'offlciers  pour  un  si  petit  lieu  et  un  si  petit  commerce.  Ils 
avoient  tous  des  appointemens  considérables  et  bouche  à  cour  à  la 
table  du  directeur,  qui  étoit  bien  servie  et  fort  abondamment.  On 
entretenoit  pour  cela  des  cbasseui's  avec  une  grande  meute  de  chiens. 


'  ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    KT    PREMIERS    COLONS        43 

Veut-on  savoir  d'ailleurs  le  résultat  final  des  opérations 
de  la  Compagnie  en  ce  qui  touche  la  question  qui  nous 
intéresse  en  particulier,  la  question  du  peuplement?  La 
Compagnie  s'était  engagée  à  transporter  quinze  cents 
blancs  et  trois  mille  nègres  dans  l'espace  de  cinq  ans  et, 
après  les  cinq  ans,  cent  blancs  et  deux  cents  nègres  tous 
les  ans.  Or,  un  mémoire  de  1717  des  habitants  du  quar- 
tier du  fonds  de  rile-à-Vache  constate  qu'à  cette  date 
la  Compagnie  n'a  introduit  à  Saint-Domingue  que  quatre 
cents  blancs  au  lieu  de  deux  mille  neuf  cents  et  que,  des 
cinq  mille  trois  cents  nègres  qu'elle  devait  fournir,  elle 
n'a  pas  importé  la  moitié*.  Il  faut  avouer  qu'il  serait 
difficile,  après  cela,  de  voir  dans  l'établissement  de  la 
Compagnie  de  1698  le  plus  brillant  effort  colonisateur 
de  la  monarchie  à  Saint-Domingue  %  Et  y  a-t-il  lieu  de 

11  y  avoit  aussi  des  pécheurs,  et  on  élevoit  quantité  de  volailles  et  de 
moutons  dans  l'habitation  particulière  de  la  Compagnie.  Un  malouin 
nommé  M.  de  Bricourt  étoit  directeur  de  la  Compagnie...  Il  étoit 
brouillé  avec  le  gouverneur  M.  de  Bouloc,  gentilhomme  des  environs  de 
Toulouse.  La  Compagnie  avoit  entretenu  une  compagnie  d'infanterie 
pour  servir  de  garnison.  Elle  étoit  sous  les  ordres  du  gouverneur,  qui 
étoit  par  cet  endroit  en  état  de  se  faire  obéir.  Le  directeur  venoit  de 
casser  cette  compagnie  afin  que  le  gouverneur  n'eût  plus  à  qui  com- 
mander et  que  cela  le  rendît  plus  accommodant...  Je  voulus  travailler 
à  leur  réconciliation,  mais  je  vis  bientôt  qu'il  n'y  avoit  rien  à  faire.  » 
(Labat,  Op.  cit.,  t.  Vil,  p.  243-245.) 

1.  P.  BonnassieuXjLe*  grandes  Compagnies  de  commerce.  Étude  pour 
servir  à  l'histoire  de  la  colonisation,  1892,  in-S",  p.  419. 

2.  On  doit  reconnaître  que  les  difficultés  rencontrées  par  les  Compa- 
gnies en  général  et  par  celle  dont  je  parle  en  particulier  étaient  sou- 
vent très  grandes.  Un  mémoire  d'un  certain  M.  d'Armigny,  joint  à  une 
lettre  du  9  février  1714,  en  fait  preuve  :  «  Ceux,  dit  ce  mémoire,  qui 
se  présentent  ou  qu'on  envoie  à  Saint-Domingue  pour  s'y  habituer  sont 
d'ordinaire  gens  sans  aveu  et  dénués  de  tout  bien.  On  leur  donne 
gratis  un  terrain  comme  de  700  à  800  pas  en  carré  pour  y  faire  leur 
habitation  ;  on  leur  avance  depuis  deux  jusqu'à  douze  nègres.  Ce  n'est 
pas  un  petit  travail  que  de  défricher  un  terrain  inculte  depuis  au  moins 
deux  cents  ans,  si  ce  n'est  depuis  la  création  du  monde.  On  ne  tire 
presque  aucune  utilité  de  ces  nègres  nouveaux  et  maladroits  la  pre- 


44  SAINT-DOMINGUE 

s'étonner  de  la  joie  qui  salua  récroulement  de  cette 
compagnie  en  1720  et  le  retrait  définitif  de  son  privi- 
lège fait  par  l'État  en  1724  à  la  Compagnie  des  Indes, 
qui  lui  avait  succédé  dans  Tile  ^  ? 

Mais  si  ses  pratiques  commerciales,  aussi  bien  que  la 
protection  accordée  par  elle  aux  Compagnies,  ne  doivent 
valoir  décidément  que  des  critiques  à  la  monarchie,  par 
quoi  donc,  au  point  de  vue  qui  nous  occupe,  méritera- 
t-ello  nos  éloges?  Très  francliement,  je  répondrai  que 
ces  éloges  ne  me  semblent  pouvoir  mieux  s'adresser 
qu'au  dernier  des  trois  principes  dont  s'inspira  notre 
ancienne  politique  coloniale,  je  veux  dire  à  sa  méthode 
de  peuplement,  ou  plus  explicitement  à  la  très  réelle  et 


mière  année;  ils  n'entendent  pas  la  langue  et  il  leur  faut  un  temps 
pour  se  faire  au  climat  et  pour  apprendre  à  manier  la  cognée;  ils  tom- 
bent malades,  il  s"en  estropie  et  il  en  meurt.  11  faut  de  plus  nourrir 
l'habitant  pauvre  comme  eux:  on  lui  donne  de  la  farine,  du  vin, 
des  outils  pour  travailler,  bas,  souliers,  etc..  pour  lui  et  pour  sa 
famille,  s'il  est  marié,  de  la  toile  pour  ses  nègres,  des  remèdes  en  cas 
de  maladie  et  généralement  tout  ce  qui  est  utile  pour  le  soutien  de  la 
vie  et  le  défrichement  de  son  habitation.  Il  se  passe  quatre  ans  avant  que 
ce  pauvre  habitant  puisse  entrer  en  payement  sur  ce  qu'il  doit,  et  au 
bout  de  ce  temps,  en  remettant  d'une  main  au  magasin  de  la  Compa- 
gnie les  fruits  qu'il  a  recueillis,  il  y  prend  de  l'autre  ses  nouveaux  be- 
soins, et  enfin  il  se  passe  douze  à  quinze  ans  avant  que  cet  habitant  se 
voie  une  sucrerie  roulante  avec  30  nègres,  franc  et  quitte  envers  la 
Compagnie.  Ce  récit  est  à  la  lettre.  Je  parle  ici  d'un  habitant  sage, 
attentif  et  bon  économe  ;  si,  au  contraire  (comme  il  n'arrive  que  trop), 
c'est  un  ivrogne,  un  joueur  et  un  négligent,  que  croit-on  que  devien- 
nent les  avances  de  la  Compagnie  ?  »  (A.  M.  G.,  Corr.  gén.,  Saint- 
Domingue,  2"  série,  carton  II.) 

1.  La  concession  retirée  le  2  avril  1720  à  la  Compagnie  de  1698  fut 
attribuée  le  10  septembre  suivant  à  la  Compagnie  des  Indes  (Voir 
l'arrêt  du  Conseil,  du  10  septembre  1720,  dans  Moreau  de  Saint-Méry, 
Lois  et  constitutions....,  i.  II,  p.  692-696).  Mais  les  troubles  que  cette 
nouvelle  cession  occasionna  enti-aînèrent  sa  révocation  en  1724,  et  depuis 
lors  il  ne  fut  plus  question  de  compagnie  à  Saint-Domingue  (Petit, 
Droit  public  des  colonies  françaises,  1771.  t.  I,  p.  91  et  suiv.).  Beaucoup 
d'auteurs  voient  dans  ce  fait,  avec  raison,  me  semble-t-il,  l'une  des 
causes  de  la  prospérité  inou'ie  de  Saint-Domingue. 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    I<:T    PREMIERS    COLONS       45 

féconde  activité  qu'au  temps  où  nous  sommes  arrivés, 
elle  sut  déployer  en  faveur  de  l'émigration  humaine 
opposée  à  cette  émigration  des  capitaux  que  si  excessi- 
vement on  veut  souvent  qu'elle  ait  réalisée  par  le  moyen 
des  Compagnies.  Sans  même  parler  —  ce  n'est  point 
ici  le  lieu  —  de  son  constant  souci  de  multiplier  aux 
îles  cf  l'espèce  des  nègres  esclaves  »,  c'est-à-dire,  en 
somme,  d'y  multiplier  la  main-d'œuvre  nécessaire  au 
développement  de  la  culture  en  des  colonies  de  planta- 
tions —  politique  qui,  nous  le  verrons,  quelque  para- 
doxal que  cela  puisse  paraître,  ne  fut  pas,  comme  on 
le  prétend  trop  souvent,  la  cause  première  de  la  ruine 
de  Saint-Domingue  —  mais  à  envisager  seulement 
la  ferme  impulsion  qu'il  donna  à  l'émigration  de  ses 
nationaux,  il  faut  ici,  en  effet,  reconnaître  bien  haut 
le  mérite  de  l'ancien  régime.  Au  moment  où,  comme 
je  le  remarquais,  semblait  tari  le  flot  d'émigration  du 
xvii"  siècle,  l'objectif  du  gouvernement  devait  être  de 
parer  quand  même  au  peuplement  de  ses  nouvelles  colo- 
nies, d'empêcher,  coiite  que  coûte,  qu'elles  fussent  déser- 
tées. A  cela  le  gouvernement  ne  manqua  pas,  et  de  cela 
Saint-Domingue  nous  offre  un  très  vivant  et  très  saisis- 
sant exemple. 

Autant  on  a  exalté  la  protection  bienfaisante,  dit-on, 
accordéepar  notre  ancienne  monarchie  aux  Compagnies 
coloniales,  autant  on  a  injustement  rabaissé  son  sys- 
tème de  peuplement.  Ce  système  consista,  on  le  sait, 
en  une  sorte  d'enrôlement  obligatoire  des  colons,  de 
racolement  forcé  des  émigrants  opéré  parmi  les  éléments 
jugés  inassimilables  de  la  population  métropolitaine  : 
gens  sans  moyens  d'existence  ou  sous  le  coup  de  pour- 


46  SAINT-DOMINGUE 

suites,  débiteurs  insolvables,  aventuriers,  individus 
véreux  et  tarés  qu'on  dirige  de  force  sur  les  colonies,  ou 
à  qui  l'on  montre  le  chemin  de  l'émigration  comme  la 
seule  route  qui  leur  reste  ouverte  ;  application,  en 
somme,  de  cette  idée,  dont  il  est  difficile  de  contester 
la  justesse,  que  ce  qui  importe  à  un  moment  donné, 
c'est  moins  la  qualité  que  la  quantité  des  nationaux  qui 
doivent  aller  au  loin  représenter  le  pays.  L'on  n'ignore 
pas,  d'ailleurs,  quelles  virulentes  apostrophes  a  soule- 
vées ce  procédé  de  l'ancien  régime,  et  les  belles  phrases 
faites  sur  les  rafles  ordonnées  par  Law  et  Choiseul  pour 
peupler  la  Louisiane  et  la  Guyane,  erreurs  qui,  affirme- 
t-on,  ont  plus  fait  pour  ruiner  l'avenir  colonial  de  la 
France  que  le  traité  de  1763  M  Mais  peut-être,  en  par- 
lant ainsi,  n'a-t-on  pas  assez  réfléchi  qu'il  n'y  eut,  dans 
ces  deux  cas  toujours  cités,  que  la  mise  en  pratique 
hâtive  et  exagérée  d'un  principe  qui,  poursuivi  d'une 
façon  plus  raisonnée  et  plus  régulière,  put  donner 
ailleurs,  comme  par  exemple  à  Saint-Domingue,  des 
résultats  tout  autres  '. 


1.  Léon  Deschamps,  Histoire  de  la  question  coloniale  en  France,  1891, 
p.  241. 

2.  Je  sais  bien  que  je  soutiens  là  une  opinion  très  hélérodoxe  et 
condamnée  par  nombre  d'auteurs.  «  Il  est  une  mesure,  écrit  notam- 
ment M.  Ghailley-Bert,  qu'on  a  louée  ici  et  là  critiquée,  qui  me  semble 
à  moi  détestable  :  c'est  celle  qui  a  consisté  à  envoyer  même  par  force 
aux  colonies  les  vagabonds  et  les  criminels  de  droit  commun.  »  (Chail- 
ley-Bert,  Op. cit., p.  70.)  Cependantcesmêmesauteurs  vantent  volontiers 
à  l'occasion  le  «  système  des  engagés»,  et  approuvent  les  encourage- 
ments donnés  par  l'État  à  l'émigration  de  ces  individus  qui  acceptaient 
par  avance  de  se  mettre  pendant  trois  ans,  ou  trente-six  mois  (d'où 
leur  sobriquet  de  Trente-six-mois),  au  service  d'un  colon,  moyennant 
les  frais  de  leur  passage  et  le  versement  d'une  somme  fixe  à  leur  libé- 
ration. Or,  il  faudrait  une  bonne  fois  s'entendre  sur  ces  engagés  et  le 
monde  où  ils  se  recrutaient  d'ordinaire.  Sous  le  prétexte  que  des  gens 
comme  le  chirurgien  Esqueraeling  ou  comme  Raveneau  de  Lussan  ont 


ORIGINF.S    Dlî    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS       47 

Manquant  du  recul  nécessaire  pour  juger  de  la  poli- 
tique de  leur  gouvernemenl,  les  représentants  de  la 
France  à  Saint-Domingue,  au  commencement  du 
XVIII®  siècle,  ne  le  cèdent  guère  généralement,  en  leurs 
doléances,  aux  plus  farouches  détracteurs  de  Law  et  de 
Glioiseul.  Leur  correspondance  en  fait  foi.  Elle  s'exhale 
en  continuelles  lamentations  sur  les  envois   qui   leur 


été  (.les  engagés,  on  so  représente  volontiers  ces  gens-là  comme  des 
«  nationaux  »  très  lionoi'ables,  auxquels  il  ne  manquait  que  la  fortune 
pour  réaliser  leurs  rêves  de  colonisation.  En  réalité,  Esquemeling  et 
Uaveneau  de  Lussan  ne  paraissent  avoir  été,  l'un  qu'un  «  amateur  », 
l'autre  qu'un  fils  de  famille  en  quête  d'aventures  ;  ce  qu'il  dit  de  lui- 
même  le  prouve  assez  (Raveneau  de  Lussan,  Op.  cit.,  p.  1  et  suiv.). 
La  plupart  des  engagés  étaient  en  effet  au-dessous,  très  au-dessous  de 
ces  deux  types.  (Cf.,  ci-après,  l'appréciation  qu'en  donne  un  gouvei'- 
neur  de  Saint-Domingue.)  Au  vrai,  beaucoup  n'étaient  pas  autres  que 
ces  vagabonds  sur  le  sort  desquels  on  s'apitoie  et  dont  on  condamne 
d'ordinaire  sur  un  ton  si  indigné  la  relégation,  et  beaucoup  ne  devaient 
pas  appartenir  à  une  catégorie  sociale  très  différente  des  hommes 
racolés  pour  l'armée,  puisqu'une  ordonnance  du  Roi,  du  17  novembre 
1706,  constate  que  «  la  levée  des  engagés  est  devenue  difficile  par  les 
recrues  qui  se  font  en  ce  moment  pour  les  armées.  »  (Moreau  de  Saint- 
Méry,  Lois  et  constitutions...,  t.  II,  p.  83-84.)  Cf.  dans  Moreau  de  Saint- 
Méry,  Op,  cit.,  t.  I,  p.  220-221,  un  arrêt  du  Conseil  de  la  Martinique, 
du  16  février  1671,  qui  condamne  des  vagabonds  à  servir  comme  enga- 
gés. Dès  lors,  tous  les  éloges  que  Ton  accorde  au  système  des  engagés 
peuvent  aller  au  système  de  peuplement  qui  fut  celui  de  l'ancien 
régime  et  qui  serait,  même  de  nos  jours,  j'ose  le  dire,  le  meilleur  à 
adopter  au  point  de  vue  des  intérêts  de  nos  colonies....  et  de  la  métro- 
pole, si  nous  prétendions  encore  créer  des  colonies  de  peuplement,  ce  à 
quoi  nous  avons  renoncé,  fort  sagement  du  reste,  disent  quelques-uns. 
A  condamner  le  système  de  la  transportation  de  force,  il  ne  faudrait 
pas  exagérer  d'ailleurs,  comme  le  fait  M.  Pauliat.  Cet  auteur  se  déclare 
—  à  contre-cœur,  évidemment  —  hostile  à  ce  système  favori  de  la 
monarchie.  «  Il  n'est  pas  besoin  de  dire,  remarque-t-il,  quels  déplorables 
colons  ces  malheureux  [les  récidivistes]  devaient  faire,  lorsqu'on  les 
avait  envoyés  aux  colonies  et  qu'ils  étaient  remis  en  liberté  après  cinq 
ans  de  galères.  »  Pourtant,  ajoute-t-il,  «  il  est  probable  qu'ils  durent 
être  la  pépinière  où  se  recrutèrent  ces  hommes  de  sac  et  de  corde 
auxquels  on  donna  à  cette  époque  [vers  1661,  si  j'entends  bien]  le  nom 
de  boucaniers  et  de  flibustiers  et  qui,  pendant  près  de  soixante  ans, 
vécurent  en  véritables  forbans  dans  les  Antilles.  »  (Pauliat,  Op.  cit., 
p.  282.)  C'est  donner  là  aux  boucaniers  et  aux  flibustiers  de  Saint- 
Domingue  une  bien  peu  glorieuse  et  bien  récente  origine. 


48  SAINT-DOMINGUE 

sont  faits  de  France.  «  Il  ne  vient  du  royaume,  écrit 
l'un  d'eux,  que  des  misérables  sans  chemise  que  la  con- 
tagion tue  ou  accable  »,  ou  bien  «  des  gens  impropres  : 
les  uns  usés  de  vieillesse  et  de  débauche,  les  autres 
prisonniers,  les  autres  enfants  à  charge  aux  familles 
par  la  crainte  que  leurs  méchantes  inclinations  ne  les 
exposent  au  supplice^  ».  «  Ces  peuples,  mande  un 
autre,  sont  un  ramas  de  garnements  de  toutes  les  pro- 
vinces, sans  éducation  et  sans  connaissance  de  leurs 
devoirs^.  »  «  Certes,  renchérit  un  troisième,  les  colo- 
nies n'ont  pas  coutume  de  se  peupler  par  gens  de  mœurs 
bien  épurées  »,  mais  «  ici  il  ne  se  trouve  que  gens 
ramassés  de  toutes  parts  que  le  libertinage  et  quelque- 
fois de  mauvaises  actions  contraignent  d'y  reléguer'^  ». 
Et  tous  de  conclure  :  il  nous  faudrait  des  artisans,  de 
bons  paysans  de  France,  et  on  ne  nous  envoie  que  le 
rebut  de  la  population,  «  la  Cour  regardant  ce  pays 
comme  une  décharge  des  libertins  du  royaume...  Il 
vaudroit  mieux  y  faire  passer  des  gens  d'honneur,  afin 
de  pouvoir  corriger,  par  leurs  exemples  et  leurs  bonnes 
actions,  les  malheureuses  dispositions  de  la  plus  grande 
partie  de  notre  jeunesse,  portée  naturellement  au  liber- 
tinage plus  qu'en  tout  autre  pays  du  monde,  tenant  en 
cela,  tant  du  côté  paternel  que  du  maternel,  do  leurs 
premiers  parents  fondateurs  de  la  colonie^  ».  Mais  si 

1.  Lettres  de  Du  Casse  du  1"  septembre  16'.J8  et  du  13  janvier  1699 
(A.  M.  G.,  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  G",  vol.  IV). 

2.  Lettre  de  M.  Joseph  Donon  de  Gallilïct,  lieutenant  de  roi  au  Gap, 
du  22  juillet  169!)  {IbicL). 

3.  Mémoire  de  J.-J.  Mithon,  premier  intendant  de  Saint-Domingue, 
du  6  janvier  1712  {Ibid.,  voL  IX). 

4.  Lettre  de  MM.  de  Sorel,   gouverneur,  et  François  de  Montholon, 


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ORIGINES    I)K    LA    f'.Ol.ONlSATION    l'.T    l'IlK.MlRUS    (U)L(INS        49 

certes  il  était  louable  de  souhaiter  des  éléments  de  colo- 
nisation plus  honorables,  il  eût  été  juste  aussi  de  recon- 
naître que  paysans  et  ouvriers,  «  gens  d'honneur  et  de 
vertu  »,  restant  indifférents  aux  avantages  de  l'émigra- 
tion —  les  documents  sont  là  pour  le  prouver^  —  la 
politique  du  gouvernement  était  ce  qu'elle  pouvait  être, 
et,  avant  de  condamner  sur  ce  point  les  procédés  de 
l'ancien  régime,  nous  devons,  nous,  modernes,  ne  pas 
oublier  que  c'est  à  des  procédés  analogues  que  les  An- 
glais doivent  aujourd'hui  l'Australie-, 

Un  seul,  peut-être,  parmi  les  premiers  gouverneurs 
de  Saint-Domingue,  semble  avoir  entrevu  les  résultats 
que  devait  produire  à  la  longue  un  système  trop  décrié. 
Ce  gouverneur  était,  il  est  vrai.  Du  Casse.  Sans  doute, 
pas  plus  que  les  autres,  il  ne  s'abstient,  à  ses  heures, 
de  plaintes  et  de  protestations.  «  C'est  un  hasard,  écrit-il 
en  1699,  quand  un  engagé  projette  un  établissement. 
Les  gens  qu'on  nous  envoie  sont  si  rebutés  du  travail 
de  la  terre  et  de  la  misère  qu'ils  ont  soufferte,  qu'ils 
prennent  volontiers  tout  autre  parti  par  préférence.  » 
Il  demande  pourtant  «  qu'on  fouille  les  prisons  et  les 
hôpitaux,  pour  en  extraire  et  lui  envoyer  les  vagabonds 
et  les  pauvres  gens  qui  s'y  trouvent  »  ;  il  propose  de 
faire  passer  des  Irlandais  à  Saint-Domingue,  d'autoriser 
«  les  Juifs  de  Curaçao  et  de  la  Jamaïque  »  à  venir  s'y 

intendant,  de  Léogane,  13  juillet  1722  (A.  M.  G.,  Gorr.  gén.,  Saint- 
Domingue,  G^  vol.  XX). 

1.  Cf.  notamment  laletlre  de  Du  Casse  dulO  mars  1700  (Ibid.,  vol.  V), 
—  Un  mémoire  du  même,  du  12  juillet  1692,  constate  qu'un  ouvrier 
gagne  à  Saint-Domingue  un  écu  par  jour  {Ibid.,  vol.  II).  En  1724,  un 
charpentier  se  paie  10  livres  par  jour. 

2.  Paul  Leroy-Beaulieu,  De  la  colonisation  chez  les  peuples  modernes, 
p.  256, 


50  SAINT-DOMINGUE 

établir.  Car,  ajoute-t-il,  «  les  îles  se  formeront  de  cette 
manière,  par  une  suite  de  temps  considérable  ;  la  suc- 
cession de  vingt  hommes  en  établira  un,  et  insensible- 
ment elles  deviendront  florissantes'  ».  C'est  bien,  en 
effet,  ce  qui  se  réalisa,  et  assez  vite.  Mais  il  faut  avouer 
que,  comme  je  le  disais,  la  quantité  des  colons  est  très 
disproportionnée  à  leur  qualité,  et  que  c'est  vraiment  un 
singulier  monde  que  celui  qui,  pendant  la  première  moi- 
tié du  xviii"  siècle,  se  superpose  peu  à  peu  au  monde 
déjà  si  étrange  des  flibustiers  et  des  boucaniers.  Un 
coup  d'œil  jeté  sur  cette  société  nous  en  convaincra,  et 
ce  coup  d'œil,  il  serait  dommage  assurément  de  nous 
en  priver. 

«  De  tous  les  besoins  de  la  colonie,  écrit  un  gouver- 
neur, il  n'y  en  a  point  de  plus  pressant  que  d'établir  des 
prisons  et  des  geôliers  »,  car,  ajoute-t-il,  «  il  faut  ici 
tenir  aux  gens  le  cordeau  roide  -  ».  Ne  voyons  là  aucune 
exagération.  Les  mômes  choses  nous  sont  confirmées 
par  d'autres.  «  Tout  le  monde  à  Saint-Domingue,  dit 
M.  de  Galliffet,  en  1701,  court  à  ses  propres  affaires  ou 
à  ses  plaisirs,  préférablement  au  service,  et  l'habitude 
de  ce  procédé-là  estant  establie  en  règle  estimée  si  juste 
qu'on  passeroit  pour  tyran  si  on  entreprenoit  de  la 
changer  en  religion,  en  discipline,  en  justice  et  en 
police,  on  ne  peut  imaginer  un  pays  plus  licencieux  \  » 
L'on  se  doute  d'abord  que,  môme  transformés  en  habi- 

1.  Lettres  de  Du  Casse,  des  Ib  novembre  1691,  30  mars  '1694,  1"  mars 
1699  (A.  M.  G.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  C%  vol.  II,  III,  IV). 

2.  Lettre  de  Du  Casse,  du  27  juin  1698  {Ibid.,  voL  IV). 

3.  Lettre  de  M.  Joseph  de  Galliffet,  gouverneur  intérimaire  de  la 
colonie,  du  15  mai  1701  (Ibid.,  vol.  V).  Galliffet  mourut  en  1706  (Char- 
levoix.  Op.  cit.,  t.  IV,  p.  208). 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS       til 

tants,  beaucoup  de  flibustiers  n'ont  répudié  complète- 
ment ni  l'esprit  ni  les  mœurs  de  leur  ancienne  profes- 
sion. Je  le  notais  tout  à  l'beure,  certains  ne  répug'nent 
nullement  à  reprendre,  à  l'occasion,  leur  première 
manière  de  vivre,  et  cela  forme  une  population  amplii- 
bieS  c'est  bien  le  cas  de  le  dire,  de  mœurs  extrêmement 
libres.  Il  n'est  pas  un  habitant  qui  refuse  une  avance  à 
un  flibustier  ou  qui,  du  moins,  ne  lui  accorde  toute  sa 
sympathie.  «  On  ne  sauroit  croire  en  effet,  écrit  un  gou- 
verneur, l'indulgence  qu'on  a  ici  pour  les  forbans.  On 
les  y  regarde  comme  on  regarde  en  France  la  jeunesse 
qui  s'enrôle  pour  faire  une  campagne.  Une  partie  des 
anciens  habitants  a  fait  ce  métier.  Tout  le  monde  leur 
donne  retraite  et  protection  ^  »  Quant  aux  boucaniers, 
s'ils  ont  diminué  dans  de  plus  notables  proportions  que 
les  flibustiers,  ils  subsistent  encore  en  groupes  isolés, 
vivant  par  bandes  dans  les  bois  sous  le  nom  de  «  gens 
des  bois  »,  «  garçons  chasseurs  et  volontaires  »,  «  gens 
fort  libertins,  accoutumés  à  la  débauche  et  à  vivre  indé- 
pendants'' ». 

A  ce  fond  de  la  population  primitive  viennent  donc, 
comme  je  le  disais,  s'adjoindre  peu  à  peu  les  arrivants 
d'Europe.  Or,  à  voir  quels  ils  sont,  on  ne  trouve  pas 
forcée  l'indignation  des  gouverneurs  à  leur  endroit.  Ce 


1.  Le  mot  est  de  Burney,  History  of  the  buccaneers  of  America,  p.  40. 

2.  Lettre  de  M.  de  Galliffet,  du  15  mai  1701  (A.  M.  C,  Corr.  gén.. 
Saint-Domingue,  G",  vol.  V). 

3.  Mémoire  de  M.  de  Gabaret,  chef  d'escadre  du  Roi,  du  4  juin  1671 
{Ibid.,  voL  I).  Cf.  :  Lettre  de  M.  de  Gussy,  du  3  mai  1688  [Ibid.); 
lettre  de  M.  de  Gharritte,  lieutenant  de  roi  au  Gap,  du  22  décembre 
1711  [Ibid.,  vol.  IX).  En  1736,  il  se  trouve  encore  de  ces  «  gens  des  bois 
ou  chasseurs  »  dans  le  quartier  du  Gap  (Lettre  du  marquis  de  Fayet, 
du  12  juin  1736.  Ibid.,  vol.  XL}1I). 


52  SAINT-DOMINGUE 

sont  d'abord  les  «  engagés  »,  c'esl-à-dire  ces  misérables 
dont  chaque  navire  en  partance  se  charge  et  qui,  n'ayant 
pas  les  moyens  de  payer  leur  passage,  acceptent  par 
avance  d'être,  à  leur  arrivée,  vendus  en  quelque  sorte 
pour  trois  ans  à  des  habitants  qui  les  traitent  aussi 
durement  que  leurs  esclaves  et  ne  leur  remettent, 
leur  temps  fini,  qu'une  indemnité  dérisoire,  «  gens 
qu'on  prend  sous  les  halles,  fainéans  qui  s'abandonnent 
au  moindre  mal  '  »  et  que  le  métier  de  «  régaleur  », 
c'est-à-dire  de  vagabond,  tente  beaucoup  plus  que  le 
travail  de  la  terre  ".  On  pourrait  espérer  mieux  d'une 
autre  catégorie  d'émigrants  :  les  protestants.  Mais  il 
paraît  n'en  être  venu  que  bien  peu  à  Saint-Domingue. 
En  1687  seulement,  j'en  vois  débarquer  58^.  Et  sait-on 
en  quelle  compagnie  ils  arrivent  ?  En  compagnie  de 
18  forçats  condamnés  à  vie,  de  12  qui  n'ont  pas  fini 
leur  temps  et  de  20  faux-sauniers.  Ce  sont  là,  du  reste, 
ordinaires  envois.  En  1686,  M.  de  Cussy,  prenant  livrai- 
son de  150  galériens  :  «  J'en  aurois  eu  300,  écrit-il, 
que  je  les  aurois  placés;  ce  sont  des  gens  industrieux  et 
les  habitans  sont  fort  contents  d'eux'».  »  Ce  qui,  soit 
dit  en  passant,  jette  un  jour  assez  singulier  sur  une 
population  susceptible  de  se  contenter  d'un  tel  cadeau  ! 

1.  Lettre  de  Du  Casse,  du  10  novembre  1693  {IbîcL,  vol.  II). 

2.  «  Entre  la  baie  de  Saint-Marc  et  les  montagnes,  écrit  M.  de  Cussy, 
vivent  160  chasseurs,  qui  font  subsister  la  plus  grande  partie  des  habi- 
tants du  CuI-de-Sac...  Mais,  parmi  eux,  il  y  a  des  jeunes  gens  sortis 
d'engagement  appelés  régalleurs  ou  fénians,  lesquels,  aussitôt  qu'ils 
ont  gagné  une  arme,  se  mettent  parmi  les  chasseurs,  sur  la  chasse  des- 
quels ils  s'attendent  pour  vivre,  sans  s'ingérer  d'en  aller  chercher  eux- 
mêmes.  »  Lettre  de  M.  de  Cussy,  du  3  mai  1688  (Ibid.,  vol.  I). 

3.  Ibid. 

4.  Lettre  de  M.  de  Cussy,  du  13  août  1686  [Ibid.,  vol.  I).  Cf.  Ja  lettre 
du  niêP4e,  du  13  août  1689  [Ibid.,  vol.  II), 


ORIGINIÎS    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS        53 

Un  honnête  homme  est  d'ailleurs  exposé,  à  SainL- 
Domingue,  à  bien  des  promiscuités  de  ce  genre,  sans 
même  s'en  douter  quelquefois.  Voici,  par  exemple, 
un  galérien  évadé,  dont  on  ne  découvre  la  véritable 
qualité  que  longtemps  après  son  établissement,  et  qui 
est  devenu  d'ailleurs  un  citoyen  si  honorable  et  si  riche 
qu'il  peut  acheter  sa  grâce  10,000  livres,  «  lesquelles 
10,000  livres,  mande  le  gouverneur,  seront  employées  à 
bastir  des  prisons  au  Gul-de-sac  ^  ».  On  ne  pouvait 
donner  à  ces  fonds  une  meilleure  affectation.  Un  autre, 
condamné  à  mort  par  contumace  et  exécuté  par  effigie, 
acquiert  dans  l'Ile,  oi^i  il  s'est  réfugié,  un  joli  bien,  et 
meurt  possesseur  de  vingt-deux  nègres,  sans  avoir 
jamais  été  inquiétée  Le  gouvernement  ferme  d'ailleurs 
les  yeux  aussi  bien  que  les  habitants,  et,  pour  éviter 
des  poursuites,  il  suffit  à  un  autre  criminel  de  changer 
de  nom  ;  «  bien  qu'il  soit  connu  de  tout  le  monde  dans 
son  quartier  »,  il  est  suffisamment  protégé  par  cette 
simple  modification  d'état  civiP.  Qu'on  joigne  à  ces 
étranges  colons  les  jeunes  gens  que  leurs  familles  expé- 
dient à  Saint-Domingue,  n'en  sachant  plus  que  faire. 


1.  «  Le  sieur  Louis  Ladvocat  avoit  été  condamné,  il  y  a  plus  de 
vingt  ans,  aux  galères  par  arrêt  du  Conseil  supérieur  de  Saint-Chris- 
tophe, du  23  janvier  1699.  Il  trouva  le  secret  de  s'échapper  des  prisons 
et  se  rendit  à  Saint-Domingue,  où  il  est  bien  établi  ;  il  y  a  femme  et 
cnfans  et  y  vit  assez  paisiblement  au  quartier  de  Jacmel.  Comme  pexL 
de  personnes  étoient  informées  de  cette  condamnation,  on  l'a  laissé  tran- 
quille; aujourd'hui  on  pourroit  lui  donner  sa  grâce  à  la  condition  qu'il 
donne  10  000  livres  pour  bâtir  des  prisons  au  Gul-de-Sac.  »  (A.  M.  C, 
Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  S"  série,  carton  "V*,  lettre  de  MM.  de 
Chàteaumorand  et  Mithon  du  \"  août  1719.) 

2.  Lettre  de  M.  Gaspard-Charles  de  Gousse,  chevalier  de  la  Rochalar, 
gouverneur,  du  25  août  1730  {Ibid.,  vol.  XXXII). 

3.  Lettre  de  M.  Maillard,  intendant,  du  Pctit-Goave,  août  1744  (Ibid., 
vol.  LXV). 


54  SAINT-DOMINGUE 

comme  ce  M.  de  Bragelonne  envoyé  par  ses  parents, 
«  qui  ne  devroient  jamais  le  rappeler,  n'y  ayant  pas  un 
pays  au  monde  de  si  méchant  exemple^  »,  ou  comme 
ce  M.  Le  Roy  de  Valleroy  qui,  venu  à  Saint-Domingue 
en  1710,  est  successivement  maçon,  charpentier,  pré- 
cepteur, économe,  titulaire  d'une  «  handollière  »  de 
maréchaussée,  se  fait  voiturier  et  colporteur,  tient  les 
comptes  d'un  cabaretier  et  finit  par  s'engager,  pour 
déserter  en  1728"  ;  —  qu'on  rapproche  de  ces  mauvais 
sujets  quelques  maris  indignes  ou  malheureux  :  tel  cet 
Alexandre  Charles,  «  valet  de  charrue,  condamné  aux 
Iles  »  et  dirigé  sur  Saint-Domingue,  pour  avoir  épousé 
à  Bruxelles  Marie-Adrienne-Françoise  d'Authies,  noble 
fille,  mais  «  peu  favorisée  de  la  nature  et  de  la  fortune, 
n'a3^ant  que  250  livres  de  revenu,  et  qui,  âgée  alors  de 
trente  ans  et  sans  aucun  goût  pour  le  célibat,  avoit 
engagé  le  dit  Charles  à  certaines  familiarités  qui  furent 
suivies  d'une  fécondité  ^  »  ;  ou  tel  encore  ce  Pierre  Cottin, 
de  Dugny,  que  «  son  épouse,  sa  famille  et  les  habitans, 
de  sa  paroisse  »  supplient  M.  de  Sartine  d'expédier  sur 
les  colonies,  de  Bicêtre,  «  où  ses  débauches  et  ses  vio- 
lences l'ont  fait  enfermer  *  »  ;  —  qu'on  y  ajoute  les  sol- 
dats libérés  ou  déserteurs  qui  presque  tous  se  font 
«  chasseurs  »  et  qui  sont  nombreux,  à  en  juger  au  moins 
par  les  continuels  envois  faits  par  les  gouverneurs  à  la 
Cour  de  procédures  de  désertion  ;  —  qu'on  mette  en 
ligne  de  compte,  enfin,  les  nègres  libres  et  les  mulâtres, 

1.  Lettre  de  Du  Casse,  du  12  juillet  1G92  [Ibid.,  vol,  II). 

2.  Lettre  de  M.  Duclos,  intendant,  avril  1728  [Ibid.,  vol.  XXVIII). 

3.  A.  M.  G.,  Personnel,  série  E,  doss.  Charles,  G". 

4.  Ibid.,  doss.  Cottin,  C. 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PHEMIERS    COLONS        55 

«  qui  sont  encore,  écrit  un  gouverneur  découragé,  ce 
que  nous  avons  ici  de  meilleur  '  »,  et  l'on  ne  taxera  pas 
d'exagération,  je  pense,  les  constatations  de  M.  de 
Brach,  lieutenant  de  roi  à  Léogane,  qui  écrivait  en  1700  : 
«  11  n'y  a  aucun  homme  dans  cette  colonie  qui  ne  se 
croie  plus  que  nous  ofliciers  du  Roy,  quoiqu'ils  ne  soient 
pour  la  plupart  que  des  engagés,  banqueroutiers  ou 
gens  de  sac  et  de  corde,  galériens  qui  se  sont  sauvés 
ici  ou  y  ont  esté  envoyés,  gens  sans  honneur  et  sans 
vertu  "' .  » 

En  fait,  l'esprit  et  les  mœurs  de  cette  population  sont 
ce  qu'on  peut  supposer,  exécrables. 

L'esprit,  d'abord,  et  il  faut  tout  le  sang-froid  des 
gouverneurs  pour  prévenir  de  continuels  soulèvements. 
«  Cette  colonie,  mande  Du  Casse,  n'ayant  esté  formée 
que  selon  le  caprice  de  chaque  particulier,  elle  a  sub- 
sisté dans  le  désordre  ^  »  Les  habitants  de  Léogane  sont 
complètement  indisciplinés,  ceux  du  Cap  «  sont  des 
brigands  qui  ne  reconnoissent  ni  l'autorité  ni  la  rai- 
son'^  ».  En  un  mot,  l'insolence  et  la  mutinerie  sont 
partout.  La  liberté  du  commerce  et  la  suppression  des 
Compagnies  sont  bien  les  prétextes  invoqués  lors  des 
révoltes  de  1670  et  de  1723,  mais  là-dessous  couve  autre 
chose.  En  1670  déjà,  d'  «  étranges  discours  »  circulent 
dans  Fîle  sur  l'oppression  oii  sont  réduits  les  habitants^. 

1.  Lettre   de  M.  de  Fayet.   gouverneur  du  13  décembre  1736  (Ibid., 
vol.  XLIII). 

2.  Lettre  de  M.  de  Brach,  lieutenant  de  roi  à  Léogane,  août  1700  {Ibid., 
vol.  V). 

3.  Rapport  de  Du  Casse,  de  1692  {Ibid.,  voL  II). 

4.  Rapport  de  Du  Casse,  du  13  mai  1691  {Ibid.). 

o.  L'esprit  des  nouveaux  colons  est,  du  reste,  aussi  mauvais  que  celui 


56  SAINT-DOMINGUE 

«  Ce  n'est  plus  seulement  contre  la  Compagnie  qu'en  ont 
ces  peuples,  écrit,  d'autre  part,  M.  de  Sorel,  en  1723, 
c'est  contre  l'autorité  du  Roy  ;  ils  demandent  l'exemp- 
tion de  tous  droits,  le  commerce  ouvert  avec  toutes  les 
nations,  et  une  liberté  républicaine  \  »  En  1693,  année 
de  la  plus  grande  cherté  du  pain  à  Paris,  un  certain 
Le  Febvre  «  disoit  dans  une  auberge  de  la  capitale  que, 
s'il  avoit  seulement  cinquante  hommes  capables  de  révo- 
lution comme  lui,  il  feroit  bien  donner  du  pain  au 
peuple  ».  Ce  Le  Febvre,  maintenant  citoyen  de  Saint- 
Domingue,  est  l'un  des  principaux  meneurs  du  désordre, 
et  l'on  peut  juger  des  autres  par  celui-là'. 

Avec  de  telles  dispositions,  on  le  comprend,  tout  est 
prétexte  à  insurrection.  En  premier  lieu,  donc,  les  règle- 
ments commerciaux.  Et  s'il  faut  avouer  que  sur  ce  point 
le  protectionnisme  étroit  du  gouvernement  donne  quelque 
légitimité  au  mécontentement  des  colons,  il  faut  recon- 
naître aussi  l'incroyable  mépris  de  toute  autorité  avec 
lequel  ceux-ci  prétendent  imposer  leurs  revendications, 
ne  reculant  ni  devant  le  meurtre  ni  devant  l'incendie 
pour  les  faire  triomphera 

Autre  sujet  constant  de  révolte  :  l'établissement  et  le 

des  anciens.  Dans  son  mémoire  de  seplembre  1671  :  c  Les  derniers 
arrivés,  rapporte  Ogeron,  ont  dit  que  la  révolte  n'auroifc  pas  été  vain- 
cue, s'ils  avoient  été  là.  »  (Mémoire  d'Ogeron,  de  septembre  1671, 
envoyé  à  Colbert  par  Renou,  major  du  gouvernement  de  la  Tortue, 
Ibid.,  vol.  I.) 

1.  Lettre  de  MM.  de  Sorel.  gouverneur,  et  de  Montholon,  intendant,  du 
20  mai  1723  (Ibid.,  vol.  XXI). 

2.  Lettre  des  mêmes,  du  20  mars  [Ibid.). 

3.  Voir  l'histoire  des  révoltes  de  1670  et  de  1723,  dans  Charlevoix, 
Op.  cit.,  t.  III,  p.  112  et  suiv.  :  t.  IV,  p.  221  et  suiv.  ;  et  un  curieux  récit 
de  celle  de  1723  dans  [P.-J.-B.  Nougaret],  Voyages  inf.éressans  dans 
différentes  colonies,  1788,  in-8".  p.  183-200. 


onir.INKS    DK    I,A    (COLONISATION    KT    PUKMIKRS    COLONS       IJ7 

paiement  des  impôts.  Les  deux  conseils  supérieurs  do 
Léogano  et  du  Cap  prétendent  avoir  la  liberté  de  con- 
sentir l'impôt  comme  représentants  des  habitants  «  aux- 
quels ce  privilège  a  été  donné  en  considération  de  la 
conquête  que  leurs  pères  ont  faite  de  Fîle  par  leurs  pro- 
pres armes  ^  ».  Cet  impôt  n'étant  qu'une  sorte  de  don 
gratuit,  chacune  des  séances  des  conseils  oi^i  il  s'agit  de 
le  fixer  est  marquée  par  des  scènes  tumultueuses,  et 
s'achève  généralement  dans  un  concert  d'injures  atroces 
à  l'adresse  du  gouverneur  et  de  l'intendant.  Et  le  pou- 
voir doit  bien  souvent  s'incliner,  car  à  la  moindre  vel- 
léité de  résistance,  la  canaille,  dont  est  abondamment 
pourvu  le  pays,  fait  cause  commune  avec  les  conseils, 
organise  de  bruyantes  protestations,  affiche  partout  des 
placards,  ameute  les  habitants  le  dimanche.  Que  gou- 
verneurs et  intendants  tiennent  bon,  il  est  d'ailleurs  un 
autre  genre  de  protestation,  c'est  de  ne  pas  payer,  et  la 
chose  est  si  courante  qu'à  peine  songe-t-on  à  s'en 
étonner.  «  L'usage  est  qu'on  fasse  publication,  à  la  tête 
des  milices,  lors  des  revues,  à  tous  les  habitants  d'avoir 
à  payer,  dans  trois  mois  du  jour  de  cette  publication, 
leurs  droits  aux  receveurs  \  »  Mais  c'est  là  avertissement 
dont  les  naïfs  seuls  tiennent  compte,  chacun  payant 
quand  il  veut  et  payant  si  mal,  qu'en  1733,  il  est  dû 
ainsi  1.700.000  livres  d'arriéré  aux  caisses  publiques  ^ 
Avec  aussi  peu  d'empressement  la  population  s'ac- 

1.  Lettre  de  MM.  de  Sorel,  gouverneur,  et  Mithon,  intendant,  du 
3  janvier  1720  (A.  M.  C,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  C»,  vol.  XVII). 

2.  Lettre  de  Charles  Brunier,  seigneur  de  Larnage,  capitaine  des  vais- 
seaux du  Roi,  gouverneur,  et  de  Simon-Pierre  llaillart,  intendant,  du 
15  mars  1742(7èzrf.,  vol.  LXI). 

3.  Lettre   de  M.  de  Fayot,   du  24  novembre  1733  (IbicL,  vol.  XXXVII). 


58  SAINT-DOMINGUE 

quitte  d'un  autre  devoir  :  le  devoir  militaire.  Cela  répond 
à  un  trait  caractéristique  de  cette  population,  son 
manque  d'esprit  g'uerrier  et  patriotique.  Sur  ce  point, 
gouverneurs  et  intendants  ne  tarissent  pas.  Tous  cons- 
tatent «  le  peu  de  goût  que  l'on  a  pour  la  guerre  dans  la 
colonie  »,  et  combien  Saint-Domingue  diffère,  à  ce  point 
de  vue,  des  îles  du  Vent';  cela  de  très  bonne  heure. 
«  La  garde  ordinaire  de  la  milice,  écrit,  dès  1702, 
M.  de  Galliffet,  est  insupportable  aux  habitans  qui,  pour 
s'y  soustraire,  émigrent  dans  les  quartiers  écartés-.  )^ 
Ces  sentiments  se  traduisent  dans  l'attitude  des  mili- 
ciens. «  De  tous  les  peuples  qui  sont  au  monde,  mande 
Du  Casse  à  son  gouvernement,  ceux  qui  composent 
cette  colonie  sont  les  plus  mal  disciplinés.  Je  les  ai  vus 
sous  les  armes  comme  dans  une  foire,  n'ayant  pas  le 
moindre  principe  de  discipline,  tous  nuds  pieds,  sans 
espées  et  des  fusils  mal  en  ordre...  Je  ne  me  flatte  pas 
de  leur  inspirer  de  la  vertu  ni  de  l'honneur  ;  il  en  est 
peu  qui  le  cognoissent^  ».  Cinquante  ans  après,  les 
choses  n'ont  pas  beaucoup  changé,  ni  la  discipline  fait 
de  grands  progrès,  puisqu'à  la  revue  des  milices  du 
quartier  des  Vases,  M.  Binau,  aide-major  de  Léogane, 
«  faisant  l'instruction  »,  un  milicien,  nommé  Milon,  ne 
craint  pas  de  sortir  des  rangs,  en  criant  :  «  A  bas  Binau  ! 
A  moi  les  garçons  !  Faisons  M.  Nodet  notre  capitaine  *  !  » 


i.  Voir  notamment  les  lettres  de  M.  de  Larnage,  des  8  août,  30  juin, 
31  octobre  1744  [Ibid.,  vol.  LXIV)  et  1.3  mars  1746  {Ibid.,  vol.  LXIX). 

2.  Lettre    de   M.  de  Galliffet,  de  Léogane,  22  novembre  1702  {Ibid., 
vol.  VI) . 

3.  Rapport  de  Du  Casse,  du  15  novembre  1691  [Ibid.,  vol.  II). 

4.  Lettre  de  MM.  de  Larnage  et  Maillart.  du  12  juin  1741  [Ibid.,  vol. 
LIV). 


ORIGINES    DE    L\    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS        59 

Qu'attendre  du  reste  de  gens  qui,  à  chaque  instant, 
«  comparent  le  sort  et  la  fortune  des  colonies  angloises, 
auxquelles  la  guerre  n'apporte  pas  la  moindre  altération, 
parle  moyen  des  nombreuses  escadres  qui  y  sont  pt;r- 
manentes,  avec  l'anéantissement  total  des  leurs,  et  la 
destruction  presque  entière  de  notre  commerce'  »  ;  qui, 
«  à  l'approclie  des  plus  petits  canots,  amis  ou  ennemis, 
ne  cherchent  qu'à  sauver  leurs  nègres  et  leur  bagage 
dans  les  bois,  sans  s'embarrasser  de  la  garde  du  pays, 
qu'ils  abandonnent  à  la  discrétion  de  la  plus  faible 
troupe  qui  se  présente  '"  »  ;  «  qui  laisseroien t  faire  les 
Anglois,  si  ceux-ci  leur  promettoient  de  ne  pas  troubler 
leurs  propriétés  ^  ».  —  Les  flibustiers  eux-mêmes,  qu'on 
estimerait  avoir  dû  être  animés,  à  l'origine  au  moins,  de 
sentiments  plus  nobles,  ne  semblent  pas  se  distinguer 
beaucoup  des  autres.  «  Si  môme  ils  avoient  connois- 
sance,  écrit  Du  Casse,  que  la  colonie  deust  estre  atta- 
quée, ils  ne  rentreroient  pas  pour  cela...  et  sans  le  mal 
qu'ils  font  aux  ennemis,  il  seroit  très  avantageux  qu'il 
n'y  en  ait  aucun  dans  ceste  colonie*.  »  Car,  il  ne  faut 
pas  s'y  tromper,  c'est  «  leur  seul  libertinage  qui  les 

1.  Lettre  de  M.  de  Larnagc,  duPetit-Goave,  du  28  octobre  1744  (Ibid., 
vol.  LXIV). 

2.  Lettre  de  M.  Louis-Marin  Buttet,  major  à  Saint-Louis,  du  13  avril 
ilil  {Ibid.,  vol.  LXXI). 

3.  Lettre  de  M.  Maillart,  intendant,  du  Fort-Royal,  13  mai  1748  {Ibid., 
vol.  LXXIII).  «  La  milice  bourgeoise,  écrit  vers  la  même  date  M.  Du- 
bourg,  juge  à  Léogane,  ne  doit  point  estre  mise  en  ligne  de  compte  bien 
importante  pour  la  défense  des  forts  et  batteries,  pas  même  pour  celle 
d'un  autre  cartier  que  le  leur.  Ancor,  je  ne  sçay.  Monseigneur,  comme 
ils  s'en  tireroient  si  l'attaque  estoit  opiniastre.  Il  y  a  quelques  braves 
gens  parmi  eux,  mais  le  nombre  en  est  si  petit  qu'il  ne  vaut  pas  la 
peyne  d'en  parler.  »  (Lettre  de  M.  Dubourg  à  M.  de  Gonflans,  gouver- 
neur, 28  mai  1748.  Ibid.,  vol  LXXIIL) 

4.  Lettre  de  Du  Casse,  du  10  novembre  1693  (Ibid.,  vol.  II). 


60  SAINT-DOMINGUE 

guide  et  les  attire  partout  oii  ils  trouvent  du  vin  et  des 
femmes^  ».  «  Les  flibustiers  ne  sont  plus  flibustiers, 
mais  pirates  écumeurs  de  mer'.  »  En  sorte  que,  pour 
obtenir  d'eux  un  service  quelconque,  on  doit  bientôt  les 
payer.  Une  ordonnance  de  MM.  de  Choiseul  et  Mitbon, 
du  9  septembre  1709,  promet  600  piastres,  une  fois  don- 
nées, ou  150  livres  de  rente  viagère  aux  «  boucaniers 
ou  flibustiers  »  qui  combattront  pour  la  France^,  et 
cette  perspective  de  pouvoir  se  dire  un  jour  flibustier 
en  retraite  ou  boucanier  pensionné  ayant  paru  proba- 
blement trop  lointaine  et  aléatoire  à  nos  hommes, 
rintendant  Maillart,  en  1747,  le  temps  ayant  marché, 
propose  de  leur  accorder  des  avantages  plus  immédiats. 
On  n'obtiendra  rien  d'eux,  écrit-il,  si  Ton  ne  consent  «  à 
payer  tous  les  six  jours  6  livres,  faisant  une  piastre  à 
chaque  flibustier,  frère  de  la  coste  et  autres  gens  de 
mer,  par  forme  de  prêt  et  avance  pour  leur  solde;  à 
leur  faire  distribuer  la  ration  en  pain  frais  ou  biscuit, 
viande  fraîche  ou  viande  salée,  poisson  ou  légumes  ;  à 
donner  même  ration  aux  capitaines  de  flibustiers,  et  en 
outre  3  escalins,  faisant  45  sols,  par  jour  de  solde'*  ». 
Quand  on  voit  la  triste  décadence  à  laquelle  sont  réduits 
ceux  dont  les  glorieux  prédécesseurs  avaient  fondé  la 
colonie,  on  peut  aisément  se  figurer  quelle  est  la  valeur 
guerrière  du  reste  de  la  population  ! 

A  l'esprit  public  —  civique  ou  militaire  —  de  cette 

1.  Du  même,  du  2  février  1697  [IbicL,  vol.  III). 

2.  Du  même,  du  19  mars  1700  {Ibid.,  vol.  V). 

3.  Ordonnance  du  comte  de  Ghoiseul-Beaupré  et  de  M.  Mithon,  du 
9  septembre  1709  (Moreau  de  Saint-Méry,  Lois...,  t.  11,  p.  166-167). 

•4.  jMémoire  de   M.  Maillart,  intendant,  1747  (A.  M.  C,  Corr.    gén., 
Saint-Domingue,  C",  vol.  LXX). 


onir.iNKS  nr:  la  colonisation  kt  prrmikrs  colons      01 

population  répondent  des  sentiments  et  dos  mœurs  tout 
à  fait  à  Tunisson.  Ces  g-ens-là  n'ont  qu'une  idée  :  faire 
fortune,  et  ffiire  fortune  au  plus  vite.  «  La  plupart  des 
habitants,  écrit  l'intendant  Saint-Aubin,  en  1731,  ne 
songent  qu'à  travailler  à  acquérir  du  revenu  pour  se 
retirer  ensuite  en  France  '.  »  a  Les  privilèges  et  les  dis- 
tinctions, écrit  de  même  un  peu  plus  tard  le  gouver- 
neur, M.  de  Larnage,  ne  sont  point  l'attrait  de  nos 
colons;  ils  n'en  sont  point  susceptibles,  n'estant  réveillés 
que  par  leur  intérêt...  Chacun  ne  pense  qu'à  gagner, 
fût-ce  et  surtout  au  détriment  du  voisin  '.  »  En  fait,  l'on 
est  étonné  des  fortunes  qui  s'édifient  en  moins  de  deux 
générations.  En  1701,  «  il  y  a  dans  l'île  trente-cinq 
sucreries  roulantes,  vingt  autres  prêtes  à  rouler  dans 
trois  mois,  et  quatre-vingt-dix  de  commencées'  ».  En 
1732,  on  compte  trois  cent  six  sucreries  dans  le  ressort 
du  conseil  supérieur  du  Cap  et  deux  cent  trente-trois 
dans  celui  du  conseil  du  Port-au-Prince  \  Or,  en  1699, 
une  sucrerie  moyenne  rapporte  déjà  plus  de  10.000  écus 
par  an  %  et  de  ce  fait  la  valeur  de  la  propriété  augmente 
dans  de  telles  proportions  que,  comme  l'écrit  M.  de  Gal- 


1.  Lettre  de  M.  Jacques-Pierre  Tesson  de  Saint-Aubin,  commissaire 
de  la  Marine,  ordonnateur  en  chef,  intendant  intérimaire,  du  Petit- 
Goave,  27  juin  1731  {IbicL,  vol.  XXXIII). 

2.  Lettre  de  M.  de  Larnage,  de  Léogane,  G  novembre  1740  [Ibid., 
vol.  LU).  —  «  Ici  l'on  ne  rougit  de  rien  excepté  de  ne  pas  gagner  de 
l'argent,  n'importe  à  quel  prix  »,  écrit  bien  plus  tard,  le  26  décembre 
1764,  M.  d'Estaing  (A.  M.  C,  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  2^  série, 
cart.  XVI) . 

3.  Lettre  de  M.  de  Galliffet,  du  24  septembre  1701  [IbicL,  vol.  V). 

4.  Mémoire  de  MM.  Dubois  de  La  Motte,  gouverneur,  et  J.-B.  La- 
porte  de  Lalanne,  intendant,  du  Port-au-Prince,  2  novembre  1752  (IbicL, 
vol.  XG). 

5.  Lettre  de  M.  de  Galliffet,  4u  27  décembre  1699  (Ibkl.,  vol.  IV). 


62  SAINT-DOMINGUE 

liffet,  en  octobre  1700,  «  on  refuse  présentement 
2.000  écus  d'une  habitation  qui  a  été  achetée,  il  y  a  dix- 
huit  mois,  70  écus,  et  bien  qu'on  n'y  ait  fait  aucun  tra- 
vail'. ))  40.000  écus,  c'est  d'ailleurs  ce  que  dépensent 
annuellement  nombre  d'habitants-.  Aussi  les  g^ouver- 
neurs  ne  tarissent-ils  pas  sur  la  richesse  et  l'opulence 
des  colons.  Dès  1730,  ils  nous  dépeignent  la  large  exis- 
tence que  mènent  sur  leurs  habitations  les  propriétaires, 
«  qui  vivent  si  aisément  qu'ils  peuvent  nourrir  du 
superflu  de  leur  table  et  du  reste  du  bouillon  de  leur  pot  » 
des  parasites  sans  nombre,  dont  le  toit  abrite  sans  dis- 
tinction tous  ceux  qui  viennent  y  demander  l'hospitalité  ^, 
dont  les  femmes,  habillées  de  taff'etas  et  d'étoffes  de  prix, 
excitent  l'envie  et  la  cupidité  de  ceux  qui  arrivent*. 

1.  Du  même,  10  octobre  1700  (IbicL,  vol.  V). 

2.  «  Il  y  a  des  subalternes  et  des  habitans  à  Léogane  qui  ne 
dépensent  pas  moins  de  10.000  écus  par  an.  »  (Lettre  de  M.  de  Châtcau- 
morand,  gouverneur  du  Gap,  15 janvier  1717.  IhicL,  vol.  XIII.) 

3.  Critiquant  l'établissement  projeté  d'une  maison  de  charité  à  Léo- 
gane, «  cela  ne  feroit,  écrit  l'intendant  Saint-Aubin,  qu'augmenter  le 
nombre  des  paresseux  et  ne  pourroitque  diminuer  la  charité  des  habi- 
tans. L'expérience  prouve  qu'il  n'y  a  pas  un  pauvre  dans  cette  colonie, 
qui  ne  trouve  une  retraite  dans  le  besoin,  et  surtout  lorsqu'il  se  pré- 
sente malade  chez  un  habitant.  Nous  en  avons  même  plusieurs  qui  ont 
assez  de  charité  pour  rechercher  les  malades,  et  qui  en  retirent  plu- 
sieurs dans  leurs  habitations.  Ces  endroits  sont  connus  des  pauvres 
gens.  Et  enfln  il  n'y  a  point  d'habitant,  même  ceux  qui  envisagent 
l'embarras  que  causent  les  malades,  qui  n'en  prenne  un  chez  lui  lorsque 
l'occasion  se  présente,  et  cela  avec  d'autant  plus  de  plaisir  que  ce 
n'est  pas  une  dépense  pour  lui,  et  particulièrement  ceux  de  la  plaine 
de  Léogane  qui  vivent  si  largement....  »  (Lettre  de  Saint-Aubin,  du 
Petit-Goave,  27  juinl731.  Ibid.,vo[.  XXXIII.)  J'ai  voulu  citer  cette  lettre, 
parce  qu'elle  confirme  le  fait  que  j'avance,  et  parce  que,  aussi,  elle  fait 
ressortir  un  trait  honorable  de  cette  population  si  singulière  par 
d'autres  côtés. 

4.  Un  des  grands  griefs  des  habitants  contre  les  directeurs  de  la 
Compagnie  des  Indes  fut  ce  propos  qu'on  rapporta  d'eux,  que  «  l'on 
voyoit  à  Saint-Domingue  bien  des  femmes  vêtues  de  soie  et  de  taffetas 
qui,  dans  peu,  seroient  fort  heureuses  d'avoir  de  la  toile  de  halle  pour 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS        63 

«  Dans  leur  première  orig-inc,  expose  un  mémoire  daté 
de  1718  sur  l'état  présent  du  quartier  du  Cap,  les  habi- 
tants de  ce  quartier  estoient  des  aventuriers  endurcis  à 
toutes  sortes  de  travail;  ils  ne  savoient  ce  que  c'étoit 
de  marcher  chaussés,  et  ils  alloient  sans  peine  affronter 
le  soleil  dans  sa  plus  grande  ardeur  et  sans  se  soucier 
des  suites  fâcheuses  qu'on  en  éprouve  en  ces  climats, 
parce  qu'ils  y  étoient  faits  et  toujours  exposés.  Mais 
présentement  que  la  paix,  par  la  sûreté  de  la  navig-ation, 
a  attiré  le  commerce  à  Saint-Domingue  plus  que  jamais, 
a  fait  monter  les  denrées  à  un  prix  exorbitant  et  a  fait 
autant  de  fortunes  dans  le  pays  qu'il  y  a  d'habitants, 
leurs  mœurs  et  leur  manière  de  vivre  ont  bien  changé. 
Au  lieu  d'un  morceau  de  cochon  marron  et  de  bananes 
dont  ils  se  rég-aloient,  après  avoir  eu  la  peine  de  les 
aller  chercher  dans  le  bois,  on  ne  voit  sur  leurs  tables 
que  des  reliefs  de  gibier  et  des  symétries  observées,  les 
meilleurs  vins  de  Bourgogne  et  de  Champagne  ne  sont 
point  trop  chers  pour  eux,  et  quelque  prix  qu'ils  vaillent, 
il  leur  en  faut;  ils  n'oseroient  sortir  de  chez  eux  que 
sur  le  déclin  du  jour  pour  éviter  la  chaleur,  et  encore 
dans  une  chaise  ou  bons  carrosses  à  ressorts  bien 
liants  * .  » 

Ces  carrosses  surtout  deviennent  de  très  bonne  heure 
un  signe  éclatant  de  fortune.  «  Je  pourrois  faire  ici, 
écrit  le  P.  Labat,  un  long  dénombrement  de  ceux  qui 
étant  venus  engagés  ou  valets  de  boucaniers  sont  à  pré- 


se  couvrir.  »    (Lettre    de  MM.   d'Arquyan  et  Duclos,    du  Cap,  24  no- 
vembre 1722.  Ibid.,  vol.  XX.) 

i.  Mémoire  sur  l'état  présent  du  Cap,  1718  (Arch.  du  min.    des  Col., 
Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  2^  série,  cart.  IV). 


64  SAINT-DOMINGUE 

sent  de  si  gros  seigneurs  qu'à  peine  peuvent-ils  se 
résoudre  de  faire  un  pas  sans  être  dans  un  carrosse  à 
six  chevaux.  Mais  peut-être  que  cela  leur  feroit  de  la 
peine  et  je  n'aime  pas  d'en  faire  à  personne.  D'ailleurs 
ils  sont  louables  d'avoir  su  se  tirer  de  la  misère  et  d'avoir 
amassé  du  bien,  et  ce  qu'on  leur  doit  souhaiter,  c'est  qu'ils 
en  fassent  un  bon  usage  pour  l'autre  vie...  Quoi  qu'il  en 
soit,  il  y  avoit  dès  le  temps  que  j'étois  à  Léogane  (1701) 
un  nombre  considérable  de  carrosses  et  de  chaises,  et 
je  ne  doute  pas  que  le  nombre  n'en  soit  fort  augmenté 
depuis  mon  départ.  Il  n'y  avoit  presque  plus  que  de 
petits  habitants  qui  allassent  à  cheval  ;  pour  peu 
qu'on  fût  à  son  aise,  on  alloit  en  chaise...,  et  je  ne 
pouvois  m'empêcher  de  rire  quand  je  voyois  le  mar- 
guillier  de  la  paroisse  de  l'Ester  dans  son  carrosse,  qui 
sembloit  ne  pouvoir  se  servir  de  ses  pieds  depuis  qu'il 
avoit  épousé  une  veuve  riche,  lui  qui,  trois  ans  aupa- 
ravant, étoit  tonnelier  dans  un  vaisseau  marchand  de 
Nantes  ^  ». 

('omment  se  créent  si  rapides  fortunes?  Là-dessus 
gouverneurs  et  intendants  gardent  à  bon  droit  un  entier 
scepticisme.  «  On  ne  connaît  guère,  écrivent-ils,  la 
source  d'un  bon  nombre".  »  La  plupart  sont  sans  doute 
des  fortunes  agricoles  et  beaucoup  sont  dues  au  travail 
acharné  des  premiers  colons.  Mais  combien  d'autres 
dont  il  ne  faudrait  pas  trop  approfondir  l'origine  !  Cela 
achève  de  peindre  le  singulier  état  d'esprit  de  la  colonie. 
Tel  ou  tel  gros  habitant  n'est  pas  moins  considéré,  bien 

1.  Labat.  Nouveau  voyage  aux  Iles,  1742,  t.  VII,  p.  19o-196,  205. 

2.  Lettre  de  M.  Maillart,  intendant,  du  Petit-Goave,  16  m^i  4744  [Ibicl., 
YOl.  LXV). 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS       65 

qu'il  soit  à  peu  près  de  notoriété  publique  que  le  point 
de  départ  de  son  rapide  enrichissement  est  la  fraude  de 
quelque  arpenteur  qui  a  volontairement  fermé  les  yeux 
sur  la  validité  d'un  titre  de  concession  ^  D'autres  doi- 
vent leur  aisance  à  pire  :  comme  ce  Saint-Martin 
l'Arada,  l'un  des  plus  g'ros  habitants  du  quartier  de  l'Ar- 
tibonite,  possédant  plus  de  deux  cents  nègres,  auquel 
son  mariage  avec  une  négresse,  propriétaire  d'une  tren- 
taine d'esclaves,  a  seul  permis  de  parvenir  à  la  situa- 
tion qu'il  occupe-;  ou  comme  ce  Gascard-Dumesny, 
qui,  épousant  une  négresse  de  soixante-douze  ans, 
«  veuve  d'un  certain  Baptiste  Amat,  lequel  avoit  laissé  à 
sa  négresse  un  bien  de  1  million  »,  devient,  de  garçon 
chirurgien  qu'il  était,  un  notable  colon  ^  Mais  ceux  dont 
l'élévation  apparaît  la  plus  impudente  et  dont  l'espèce 
se  multiplie  dans  l'île  sont  les  procureurs  aux  vacances 
successorales,  exécuteurs  testamentaires  et  fondés  de 
procuration  des  héritiers  de  France.  Sans  que  ses  agis- 
sements semblent  soulever  aucune  protestation  parmi 
les  habitants,  le  sieur  Mignot,  procureur  aux  vacances 
à  Saint-Marc  depuis  1723  jusqu'en  1738,  n'a  encore 
rendu  en  1742  aucun  compte*.  «  Quant  aux  exécuteurs 
testamentaires,  écrit  l'intendant  Maillart,  à  cette  même 


1.  «  Les  concessions,  écrit  M.  d'Arquyan,  gouverneur,  ont  de  tout 
temps  été  mal  données,  mal  expliquées,  mal  délimitées....  C'est  ce  qui 
cause  les  troubles  et  les  procès.  »  (Lettre  de  M.  d'Arqu^^an,  du  22  mai 
1711.  Ibid.,  vol.  IX). 

2.  Lettre  de  MM.  de  Larnage  et  Maillart,  de  Léogane,  28  mars  1741 
[Ibid.,  vol.  LIV). 

3.  Lettre  de  M.  Le  Normand  de  Mézy,  ordonnateur  au  Gap  et  subdé- 
légué de  l'intendant,  16  janvier  1742  [Ibid.,  vol.  LX). 

4.  Lettre  de  M.  Maillart,  intendant,  Petit-Goave,  26  avril  1742  (Ibid., 
vol.  LVI). 


66  SAINT-DOMINGUE 

date  de  1742,  ils  jouissent  tranquillement  du  bien  des 
défunts  qui  leur  avoient  donné  leur  confiance,  pour  la 
disposition  du  bien  qu'ils  laissoient,  la  plupart  n'ayant 
même  pas  écrit  aux  héritiers  de  France  ni  satisfait  aux 
legs  portés  par  les  testaments,  se  contentant  de  payer 
les  créanciers  sur  les  lieux;  et  à  l'égard  des  héritiers  qui 
ont  été  instruits  de  leurs  successions,  ils  n'ont  pu  tirer 
encore  aucun  compte  de  ces  exécuteurs  sur  différents 
mauvais  prétextes  \  Il  en  est  de  même  de  ceux  qui  sont 
chargés  des  procurations  des  héritiers  de  France  et  qui, 
après  avoir  touché  tout  ou  partie  des  sommes...,  n'en 
sont  pas  plus  fidèles  à  en  remettre  le  produit...  Une 
succession  de  plus  de  SOO.OOO  livres,  dont  avoient  été 
chargés  deux  porteurs  de  procurations,  a  été  ainsi  entiè- 
rement dissipée  par  eux,  et  si  bien  qu'ils  sont  morts 
tous  les  deux  insolvables.  Dans  un  article  du  compte 
qu'on  les  avoit  enfin  forcés»à  rendre,  ils  disoient  avoir 
employé  pour  22.000  livres  d'herbes  pour  leurs  che- 
vaux dans  les  voyages  qu'ils  prétextoient  avoir  fait  à 
Léogane  ^  »  Il  est  courant,  d'ailleurs,  de  voir  des  «  fer- 
miers et  des  débiteurs  de  successions  »  achetant  cyni- 
quement des  habitations  avec  les  revenus  de  ces  succes- 
sions^. Et  rapportant  ce  trait  d'un  «  économe  »  qui,  son 
maître  et  sa  maîtresse  étant  morts,  passe  en  France  et 
achète  20.000  livres  aux  héritiers  une  succession  qui 


i.  Un  nommé  Périsse,  institué  légataire  universel  d'un  certain  Cocard, 
dans  le  quartier  Saint-Marc,  au  bout  de  six  ans  n'a  encore  ni  prévenu 
la  famille  du  défunt  ni  payé  aucune  charge  de  ia  succession.  (Lettre  de 
M.  Maillart,  du  Petit-Goave,  16  mai  1744.  Ibid.,  vol.  LXV.) 

2.  Lettre  de  M.  Maillart,  intendant,  du  26  avril  1742  (iôu^.,  vol.  LVI). 

3.  Lettre  de  J.-B.  Laporte  de  Lalanne,  intendant,  du  25  mai  1751 
{Ibid.,  vol.  LXXXV). 


ORIGINES    DK    LA    COLONISATION    ET    PnRMIKRS    COLONS        67 

en  vaut  200.000,  «ces  choses,  ajoute  l'intendant  Lalanne, 
se  renouvellent  ici  fréquemment^  ». 

Sur  la  «  bonne  gestion  »  des  foi'tunes,  les  idées,  on 
le  conçoit,  sont  aussi  larges  que  sur  leur  acquisition. 
La  contrebande  est,  entre  autres,  la  moindre  des  pecca- 
dilles que  se  permettent  les  plus  notables  habitants,  con- 
trebande de  leurs  produits  ou  contrebande  des  nègres. 
Ils  s'en  excuseraient,  s'il  en  était  besoin,  sur  les  mille 
entraves  mises  au  commerce  par  le  régime  de  protec- 
tion et  de  privilège  du  gouvernement;  mais  combien 
daignent  le  faire  !  Et  lorsqu'il  s'agit  non  plus  simple- 
ment de  contrebande,  mais  de  fraudes  sur  les  ventes, 
les  colons  se  justifient  volontiers  en  accusant  les  négo- 
ciants de  leur  en  donner  les  premiers  l'exemple.  Toute 
source  de  profits  paraît  bonne  à  presque  tous.  On  voit, 
écrit  M.  de  Fayet,  gouverneur  en  1735,  on  voit  de  gros 
habitants  acheter  en  fraude  des  nègres  aux  Anglais,  les 
revendre  à  terme  avec  100  p.  100  de  bénéfice  aux  petits 
habitants.  Si  le  nègre  périt,  ils  poursuivent  ces  petits 
habitants  qui,  ne  pouvant  payer,  abandonnent  leur  terre  ^. 
Un  autre  abus,  contre  lequel  luttent  vainement  gouver- 
neurs et  intendants,  est  la  vente  à  maison  ouverte,  par 
les  propriétaires,  d'eau-de-vie  de  canne,  guildive  ou  tafia, 
habitude  qui  est  la  source  de  continuels  désordres  ^ 

L'extraordinaire  absence  de  tout  scrupule  et  de  toute 
gêne  envers   qui  que   ce    soit,  trait  caractéristique  de 

i.  Lettre  du  même,  du  28  juillet  1752  (Ibid.,  vol.  XGI). 

2.  Lettre  de  M.  de  Fayet,  du  Petit-Goave,  2i  avril  1735  (Ibid.,  vol 
XLI). 

3.  Voir  notamment  la  lettre  de  M.  de  Paty,  lieutenant  de  roi,  de  Léo 
gane,  11  septembre  1700  [Ibid.,  vol.  V),  et  celle  de  M.  de  GallifFet,  du 
Cap,  20  mars  1701  (Ibid.). 


68  SAINT-DOMINGUE 

cette  population,  laisse  facilement  supposer  les  mille 
différends  qui  surgissent  journellement  entre  ses  mem- 
bres. En  fait,  il  est  peu  de  pays  d'un  plus  mauvais 
esprit  et  plus  processif.  Neuf  fois  sur  dix,  ce  sont  des 
questions  d'argent  qui  divisent  les  habitants  ;  car,  chose 
curieuse,  en  ce  pays  oii  l'existence  nous  apparaît  si 
facile,  la  question  d'arg'ent  semble  plus  irritante  que 
partout  ailleurs.  C'est  que,  tout  en  vivant  largement, 
ces  colons  souffrent  d'un  mal  cruel  et  singulier  :  le 
manque  d'argent.  «  La  plupart  des  habitans,  écrit  M.  de 
Sorol,  sont  toujours  sans  argent,  quoiqu'ils  fassent  des 
revenus  considérables  ^  »  Nous  savons  déjà  la  cause  de 
cette  apparente  contradiction.  Il  faut  la  faire  remonter  à 
la  politique  commerciale  du  gouvernement  et  au  prin- 
cipe maintenu  par  lui  qu'aux  Iles  tout  négoce  doit 
s'opérer  par  échange.  «  Dès  l'établissement  des  colonies, 
marquent  MM.  de  Larnage  et  Maillart,  en  1745,  le 
commerce  de  l'Amérique  n'a  été  qu'un  troc  respectif 
des  denrées  du  pays  contre  les  marchandises  d'Europe, 
dans  lequel  il  n'a  jamais  dû  être  question  d'argent,  puis- 
qu'il ne  s'en  fait  pas  dans  le  pays  et  que  celui  d'Espagne, 
qui  est  le  seul  qui  y  paroisse,  n'y  vient  que  par  acci- 
dent". »  Cette  lettre  de  Larnage  fait  allusion  aux  récla- 
mations des  nég-ociants  exigeant  leur  paiement  en 
numéraire  et  aux  fins  de  non-recevoir  des  habitants. 
Fins  de  non-recevoir  que  ceux-ci  opposent  d'ailleurs  à 
leurs  créanciers,  négociants  ou  autres,  avec  le  plus  beau 


1.  Lettre  de  MM.  de  Soi'el  et  Mithon,  Léogane,  28  mars  1720  {Ibid., 
vol.  XVII). 

2.  Lettre  de  MM.  de  Larnage  et  Maillart,  du  Petit-Goave,  21  avriH745 
(Ibid.,  vol.  LXVI). 


ORIGINIîS    DR    TA    COLONISATION    F.T    PIIKMIIÎHS    COLONS        69 

san^^-froid  et  la  plus  entière  liberté  du  monde.  «  Tous  les 
colons,  écrit  M.  de  Fayet,  doivent  deux  fois  plus  qu'ils 
n'ont...  11  est  d'usage  ici,  en  effet,  que,  quand  on  a 
preste,  on  ne  rend  point,  que,  quand  on  achète  un  ter- 
rain ou  une  habitation,  on  ne  la  paye  jamais  K..  »  Les 
gens  s'embarrassent  peu  de  môme  de  remettre  les  fonds 
avec  lesquels  ils  ont  créé  leurs  établissements  et  bien 
qu'ils  y  vivent  grandement".  Cela  d'une  façon  si  géné- 
rale qu'une  certaine  dame  Forcade  qui,  depuis  1739,  a 
fait  plus  de  360.000  livres  de  revenu,  se  trouve,  en  1742, 
n'avoir  pas  payé  un  seul  de  ses  créanciers,  nombreux 
pourtant  ".  On  devine,  dès  lors,  les  contestations  et  les 
débats  quotidiens  qu'engendre  pareille  situation.  «  Je  ne 
vois,  écrit  encore  M.  de  Fayet,  je  ne  vois  que  gens  qui 
demandent  après  avoir  obtenu  des  sentences  et  des  arrêts 
du  Conseil.  Mais  si  on  se  présente  pour  les  mettre  à 
exécution,  les  nègres  domestiques  travaillent  au  jardin, 
et  il  est  défendu  de  les  saisir;  on  ne  garde  point  de 
meubles...  Les  huissiers  sont  d'ailleurs  des  fripons  qui 
prennent  des  deux  mains...  De  plus,  l'usage  des  lettres 
de  change  et  billets  à  ordre  ne  porte  point  les  juges  à 
ordonner  le  par-corps,  grand  inconvénient  pour  la 
colonie,  car  l'habitant  se  porte  à  faire  tous  les  billets 
qu'on  veut,  sachant  qu'il  évitera  toujours  de  payer  ''.  » 

1.  Lettre  de  M.  de  Fayet,  du  Petit-Goave,  27  avril  1733  (Ibid.,  vol. 
XXXVII). 

2.  Lettre  du  même.  4  février  1733  [Ibid.). 

3.  Lettre  de  M.  Maillart,  intendant,  de  Léogane,  7  mars  1742  (Ibid., 
vol.  LIX). 

4.  Lettre  de  M.  de  Fayet,  du  Petit-Goave,  4  février  1733  (Ibid..  vol. 
XXXVII).  —  Les  choses  ne  changèrent  pas  beaucoup,  à  en  croire  des 
textes  postérieurs.  «  L'article  des  dettes,  écrit  M.  de  Bellecombe  en  1783, 
est  toujours  un  article  difficile.  C'est  ici  le  pays  de  la  mauvaise  foi  et  les 


70  SAINT-DOMINGUE 

Beaucoup  de  querelles  se  vident,  du  reste,  ailleurs  qu'en 
justice,  et  l'on  ne  compte  pas  les  scènes  violentes  qui 
éclatent  à  tout  instant  entre  créanciers  et  débiteurs. 
Pour  une  question  d'intérêt  assez  minime  en  vérité, 
M™^  de  Graff,  veuve  du  célèbre  corsaire*,  accoste  ainsi 


débiteurs  trouvent  dans  le  dédale  de  la  chicane  introduite  dans  cette 
colonie  pour  sa  ruine  des  moyens  infaillibles  de  se  soustraire  à  la  loi. 
11  u"y  a  que  ceux  contre  qui  les  créanciers  ont  obtenu  des  condamna- 
tions par  corps,  que  le  gouvernement  a  des  moyens  de  contraindre  à 
payer,  en  les  faisant  mettre  en  prison,  quand  ils  ne  payent  pas.  11  faut 
autrement  des  procédures  éternelles  pour  condamner  les  débiteurs  et. 
l'arrêt  rendu,  il  n'y  a  encore  rien  de  fait  puisque  la  saisie  réelle  n'a  pas 
lieu.  Ceux  qui  devroient  donner  l'exemple  sont  ceux  qu'il  est  le  plus 
difficile  de  faire  payer.  MM.  Saint-Martin,  doyen  du  Conseil,  Ruotle  et 
Léger,  conseillers,  doivent  à  M.  de  Laborde  et  ne  payent  point  ;  leur 
état  de  magistrats  devient  la  sauvegarde  de  leur  mauvaise  foi.  »  (A.  M. 
C,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  vol.  CLIII,  lettre  de  M.  Bellecombe, 
du  Cap,  8  juin  178"3).  —  «  Les  dettes,  écrit  un  peu  plus  tard  M.  de  la 
Luzerne,  les  dettes  sont  garanties  généralement  par  les  biens  immobi- 
liers de  l'emprunteur,  ses  meubles,  sa  personne.  Nulle  ressource  pour 
le  créancier  à  Saint-Domingue  sur  l'immeuble  dénommé  habitation.  La 
saisie  réelle  paraît  permise  par  les  lois  ;  on  n'en  use  cependant  jamais. 
Quelle  est  au  moins  infiniment  rare,  d'où  on  peut  conclure  qu'il  est 
très  difficile  de  la  provoquer.  La  location  est  une  manière  de  jouir  peu 
usitée  dans  cette  partie  du  monde  ;  il  n'est  donc  pas  fréquent  qu'on 
puisse  saisir  les  revenus  d'une  habitation  entre  les  mains  du  fermier. 
Qu'importe,  m'objectera-t-on,  n'est-il  pas  loisible  de  même  de  faire 
tomber  la  saisie  sur  le  mobilier  du  bien  exploité  par  le  propriétaire  ou 
son  fondé  de  procuration?  Les  informations  que  j'ai  piises  me  prou- 
vent que  ce  moyen  simple  en  apparence  devient  illusoire  dans  la  colo- 
nie :  tout  est  soustrait  ou  classé  parmi  les  immeubles,  le  créancier 
poursuivant  en  est  pour  ses  frais.  11  ne  peut  non  plus  contraindre  dans 
l'île  la  personne  de  son  débiteur  pour  aucune  dette  civile  de  quelque 
nature  qu'elle  soit.  Les  lettres  de  change,  les  billets  à  oindre  ne  lui 
donnent  pas  même  ce  privilège.  Une  seule  exception  a  été  faite  pour 
le  prix  des  denrées  vendues  parles  armateurs.  »  («  Réflexions  sur  la  mul- 
titude des  demandes  qui  m'ont  été  faites  par  les  créanciers  à  l'effet 
d'être  payés  par  leurs  débiteurs,  propriétaires  d'habitations  à  Saint- 
Domingue  »,  par  M.  delà  Luzerne,  1785,  aux  A.  M.  C,  Corr.  gén.,  2°  série, 
carton  XXXV). 

1.  «  Laurens-Cornille  Baldran,  sieur  de  Graff,  escuyer,  lieutenant  de 
roy  en  l'isle  de  Saint-Domingue,  capitaine  de  frégate  légère,  chevalier 
de  Saint-Louis  »  (ainsi  est-il  qualifié  dans  les  pièces  officielles),  est 
resté  illustre  dans  les  annales  de  la  flibuste.  Originaire,  dit-on,  des 
Pays-Bas,  il  avait  épousé  en  premières  noces,  à  Ténérilfe,  en  1674,  une 


Onir.INES    l)i;    la    colonisation    et    iMlEAIIKIlS    COLONS        7] 

dans  la  rue  le  clunalier  do.  Gallidel,  le  Iraite  «  de 
chien,  de  rouge  »,  et  prenant  un  balai  des  mains  d'une 
servante,  se  précipite  sur  lui.  L'autre  tombe  sur 
son  adversaire  à  coups  de  canne  et  la  lutte  reste  indé- 
cise K 

«  Il  y  a  ici,  constate  un  gouverneur,  il  y  a  ici  beau- 
coup de  cervelles  épuisées  par  la  boisson  et  par  la  fumée 
du  tabac',  »  et  il  semble  voir  là  une  excuse  à  d'aussi 
étranges  mœurs.  C'en  est  bien  une  en  effet,  la  boisson 


certaine  Franç.oise-Pélronille.  Mais  par  sentences  successives  du  juge 
ecclésiastique  de  Ténérill'e  (23  mai  1689),  du  vicaire  général  de  l'évôclié 
des  Canaries  (10  février  16'JO),  du  vicaire  général  de  rarciievêché  de 
Séville  (23  février  IG'Jl),  il  avait  obtenu  la  nullité  de  cette  première  union 
et  s'était  marié  en  secondes  noces,  le  28  mars  1693,  avec  Marie-Anne 
Dieuleveult,  originaire  de  Normandie  et  veuve  d'un  certain  Pierre  Lelong 
qui  aurait  été  l'un  des  premiers  habitants  de  la  Tortue  et  de  la  côte  de 
ISaint-Domingue  (Charlevoix,  0;j.  cit.,  t.  IV.  p.  56;  Moreau  de  Saint-Méry, 
Notes  historiques  sur  Sanit-Domingue,  aux  A.  M.  C,  F^  132,  p.  227). 
D'Anne  Dieuleveult.  GrafT  eut  trois  enfants  :  un  fils  mort  en  bas  âge  et 
deux  filles  :  l'une  Marie-Catherine,  âgée  de  onze  à  douze  ans  en  1705,  et 
une  autre  qui  avait  quatorze  ans  en  1710.  Il  mourut  le  24  mai  1704  (Arrêt 
du  Conseil  d'Etat,  qui  rend  à  la  dame  de  Graff  et  à  ses  filles  les  biens  du 
feu  sieur  de  Graff,  9  décembre  ITOo.  Cet  arrêt,  qui  se  trouve  aux  Archives 
nationales,  série  E,  vol.  1933,  a  été  publié  avec  quelques  erreurs  et  sous 

la  date  du  2  décembre,  par  Moreau  de  Saint-Méry,  7>oz5 t.  II,  p.  42-45). 

La  fille  aînée  de  Gralf  épousa  un  M.  de  Songé  ;  en  1709,  je  trouve  ce 
gentilhomme  tirant  sur  sa  belle-mère,  Isb'^"  de  Graff,  pour  38.000  livres 
de  lettres  de  change  (A.  M.  C,  Gorr.  gén.,  Saint-Domineue,  vol.  VIII). 
Après  1710,  M""  de  Songé  expose  au  ministre  que  sa  mère  étant  morte 
en  cette  année  avait  confié  sa  seconde  fille  à  M^^  de  Chariitte,  femme 
du  commandant  du  quartier  du  Cap.  Mais  la  jeune  fille  «n'a  point  voulu 
aller  avec  sa  protectrice,  et  a  pris  une  maison  dans  le  bourg  du  Cap 
où  elle  l'ait  une  dépense  considérable  avec  gens  de  mauvais  commerce.  » 
M"»  de  Songé  termine  en  demandant  une  lettre  de  cachet  pour  faire 
passer  sa  sœur  en  France  (A.  M.  C,  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  2»  série, 
carton  I). 

1.  Lettre  de  M.  Ghoiseul-Beaupré,  de  Léogane,  29  aoiit  1708  [Ibid., 
vol.  VIII).  L'épithète  de  «  rouge,  »  injure  très  coui'ante  aux  îles,  doit 
être  une  allusion....  désobligeante  à  l'adresse  des  premiers  habi- 
tants. 

2.  Lettre  de  M.  Ghoiseul-Beaupré  à  M.  de  Charritte,  du  22  mai  1710 
(Ibid.,  vol.  IX). 


72  SAINT-DOMINGUE 

au  moins.  Le  vin  coûte  cher  :  il  vaut  à  certains  mo- 
ments jusqu'à  120  écus  la  barrique  ^  Aussi  se  rattrape- 
t-on  sur  d'autres  liquides,  sur  l'eau-de-vie  surtout.  Bien- 
heureux temps  que  celui  d'Ogeron  !  L'on  importait 
encore  la  précieuse  liqueur  !  Dès  lors  pourtant,  le  pre- 
mier gouverneur  de  l'île  se  félicitait  de  l'interdiction  du 
commerce  étranger,  «  ne  seroit-ce,  dit-il,  que  pour 
empescher  l'introduction  de  l'eau-de-vie,  à  l'aide  de 
quoi  les  colons  augmentent  leurs  désordres^  ».  Cela 
n'est  rien  cependant  comparé  à  la  consommation  d'alcool 
qui  se  fait  lorsque,  les  sucreries  étant  organisées,  la 
colonie  se  suffit  désormais  à  elle-même  avec  l'eau- 
de-vie  de  canne.  «  Il  est  ordinaire,  écrit  un  intendant, 
de  voir  des  gens  boire  cette  eau-de-vie,  qu'ils  appel- 
lent guildive,  et  qui  est  d'une  force  et  d'une  âcreté 
peu  communes,  avec  autant  de  facilité  et  aussi  abon- 
damment que  l'on  boit  du  vin  dans  le  royaume  ^  »  J'ai 
dit  plus  haut  que  tous  les  habitants  sucriers  débitent 
sans  vergogne  leurs  tafias.  Pourtant  le  nombre  des 
cabarets  est  déjà  respectable.  En  1709,  les  droits  payés 
par  eux  sont  considérés  comme  un  des  bons  revenus 
de  la  colonie,  10.000  livres,  alors  que  le  budget  en 
recettes  se  monte  à  peine  à  60.000  livres*.  Quarante 
ans  après,  ces  droits,  mis   en  ferme,  rapportent  plus 


1.  Lettre  de  M.  Maillart,  intendant,  du  Petit-Goave,  10  août  1744  {Ibid., 
vol.  LXV). 

2.  Lettre  d'Ogeron,  du  23  septembre  1669  (Ibid.,  vol.  I). 

3.  Lettre  de  Duclos,  intendant,  du  30  juin  1721  [Ibid.,  vol.  XX). 

4.  A  cette  date,  les  droits  sur  l'indigo  sont  de  38.136  livres,  les  droits 
de  la  boucherie  de  6.425,  les  droits  des  cabarets  de  9.938,  les  produits  des 
ventes  d'agrès  et  munitions  de  magasins  de  4.038,  en  tout  58.537  livres 
(Ibid.,  vol.  VIII,  in  fine). 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    l'7r    PREMIERS    COLONS        73 

do  70.000  livres'.  Kl  il  no  s'agit  I;i  ((iio  dos  établis- 
sements autorisés.  Une  foule  d'autres  leur  font  concur- 
rence, en  particulier  «  les  académies  oii  l'on  joue  des 
jeux  deffendusetoùron vend  du  café  et  des  liqueurs"  ». 
Rien  qu'au  Cap,  il  y  a  dix  maisons  de  cette  espèce  en 
1745,  et  le  nombre  s'en  multiplie  tellement  que,  dix  ans 
après,  il  y  en  a  plus  du  double.  Vainement  Fautorité 
s'émeut,  fait  fermer  ces  tripots.  Contre  la  fureur  du  jeu 
qui  emporte  les  habitants,  elle  ne  peut  pas  plus  lutter 
que  contre  leur  intempérance.  «  Les  trois-dés,  le  tape- 
tingue,  le  passe-dix,  les  deux-dés,  le  quinquenove,  le 
mormonique,  le  hoca,  la  bassette,  le  pharaon,  le  lans- 
quenet, la  duppe,  le  biribi,  la  roulette,  le  pair  ou  non,  le 
quinze,  les  petits  paquets  ^,  »  sont  les  jeux  qui  passion- 
nent ces  aventuriers  venus  aux  Iles  dans  l'espoir  d'une 
fortune  facile,  et  que  tente,  dès  leur  arrivée,  ce  moyen 
sinon  toujours  de  s'enrichir,  au  moins  quelquefois  de 
subsister. 

De  la  démoralisation  qui  accompagne  ces  habitudes 
d'ivrognerie  et  de  désordres  est-il  besoin  de  parler  ? 
Cette  démoralisation  esta  peu  près  générale.  Sur  la  foi 
de  quelques  naïfs  auteurs,  on  pourrait  s'imaginer  nos 


1.  Lettre  de  M.  de  Laporte-Lalanne,  du  Port-au-Prince,  31  janvierl7ol 
(Ibid.,  vol.  LXXXVII). 

2.  Lettre  de  M.  de  Montholon,  intendant,  du  Petit-Goave,  10  jan- 
vier 1752  {Ibid.,  vol.  XXV). 

3.  Lettre  de  M.  de  Vaudreuil,  1"  mars  1755  {Ibid.,  vol.  XGVI).  —Il  n'est 
pas,  du  reste,  jusqu'aux  dettes  de  jeu  qui  ne  se  règlent  en  nature. 
En  1706,  le  Conseil  du  Cap  condamne  le  sieur  Cachet,  poursuivi  pour 
dette  de  jeu  par  le  sieur  Saleran,  «  à  payer  à  ce  dernier  mille  livres 
de  sucre,  et  eu  l'amende  de  mille  autres  livres  de  sucre,  applicable  aux 
réparations  du  palais  du  Cap,  et,  ce,  attendu  que  la  dette  de  90  bar- 
riques est  causée  par  le  jeu.  »  (Arrêt  du  Conseil  du  Gap,  du  4  mai  1706, 
dans  Moreau  de  Saiat-Méry,  Lois....,  t.  Il,  p.  71). 


74  SAINT-DOMINGUE 

colons  comme  des  modèles  d'austérité  et  de  continence. 
On  nous  dépeint  d'ordinaire  les  boucaniers  comme 
se  passant  habituellement  de  femmes,  et  le  P.  Le  Pers 
les  félicite  bonnement  «  de  ne  point  s'embarrasser  ainsi 
d'un  meuble  inutile,  devant  être  encore  plus  des  soldats 
que  des  habitants^  ».  Ce  paraît  être  de  même,  pour  les 
gouverneurs,  un  sujet  toujours  nouveau  d'étonnement 
que  cette  rareté  de  l'élément  féminin  dans  l'île.  Adres- 
sant à  la  cour,  en  1681,  le  dénombrement  de  la  colonie, 
Gussy  constate  que,  contre  un  nombre  de  2.970  Fran- 
çais capables  de  porteries  armes  et  de  1.000  àl. 200  fli- 
bustiers, il  n'y  a  que  435  femmes  -.  —  «  Nous  avons 
trouvé  dans  ce  quartier  du  Cap,  écrivent,  d'autre  part, 
en  1684,  MM.  de  Saint-Laurent  et  Bégon,  que  les  habitans 
n'ont  presque  point  de  femmes^.  »  Plus  de  cinquante  ans 
après,  en  1742,  Larnage  note  encore  qu'au  fond  de  l'Ile- 
à-Vache,  «  sur  120  habitans  qu'il  a  vus  placés  là,  on  ne 
compte  que  4  femmes  et  3  filles  à  marier'.  »  Mais  sans 
parler  des  mœurs  spéciales  que  peut  nous  laisser  soup- 
çonner cette  disette,  ne  nous  faisons  pas  illusion  sur 
elle.  C'est  une  disette  de  femmes  blanches  dont  il  s'agit, 
et  Fîle  semble  assez  bien  pourvue  d'espèces  d'autres  cou- 
leurs :  d'Indiennes  d'abord,  «  que  Ton  prend  dans  les 
courses  et  qui  deviennent  les  plus  grandes  louves  du 
monde,  infectant  tous  les  jeunes  gens,  flibustiers  ou 
autres,  en  sorte  qu'ils  sont  tous  perdus  quand  il§  demeu- 

1.  Le  Pers.  Op.  cit.,  fol.  253. 

2.  Lettre  de  M.  de  Gussy,  du  29  mai  1681  [Ibid.,  voL  I). 

3.  Mémoire    de  MM.    de  Saint-Laurent  et   Bégon,  du   26  août   1684 
(Ibid.). 

4.  Lettre  de  M.  de  Larnage,  du  fonds  de  l'Ile-à-Vache,  2  juillet  1742 
[Ibid.,  vûL  LVllI). 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS       75 

reni  un  mois  avec  elles'.  »  Nos  colons  sont  morne  gens 
à  se  contenter  de  moins.  «  Nous  no  voyons  dans  ce 
pays-ci,  écrit  M.  d'Arquyan  en  1713,  que  négresses  et 
mulles  à  qui  leurs  maistres  ont  troqué  la  liberté  en 
échange  de  leur  pucelage  -  ;  »  et  l'intendant  Montholon 
déclare,  en  1724',  que,  si  l'on  n'y  prend  garde,  les  Fran- 
çais deviendront  rapidement  comme  les  Espagnols  leurs 
voisins,  dont  les  trois  quarts  sont  do  sang  mêlé  \  De 
fait,  en  1734,  M.  de  la  Rochalar  observe  qu'au  quartier 
de  Jacmel,  à  la  revue  qu'il  a  passée,  il  a  remarqué  que 
«  presque  tous  les  habitants  sont  mulâtres  ou  en  des- 
cendent'' ».  Gela  nous  prouve  que  les  pénalités  édictées, 
dès  les  premières  années  de  la  colonie,  contre  «  les 
maistres  faisant  des  enfans  à  leurs  négresses'  »,  ne 
furent  point  très  rigoureusement  appliquées.  Le  pou- 
voir d'ailleurs  ne  se  montre  pas  toujours  impitoyable,  à 
en  juger  au  moins  par  ce  gouverneur  qui  plaisante 
agréablement  sur  les  mœurs  d'un   certain  Depas,  de 


1.  Mémoire  de  M.  de  Gussy,  du  18  octobre  1685  (Ibid.,  vol.  I). 

2.  Lettra  de  M.  d'Arquyan,  du  Cap,  20  février  1713  (Ibid.,  vol.  X).  A  en 
croire,  d'ailleurs,  la  chronique  scandaleuse,  M.  d'Arquyan  n'aurait  pas 
éLé  plus  que  les  autres  à  l'abri  de  toute  faiblesse  de  ce  côté  ([P.-J.-B.  Nou- 
garet],  Voyages  iutéressans  dans  différentes  colonies,  p.  206).  En  1687, 
M.  de  Cussy  proposait  d'envoj'er  vendre  au  dehors  les  mulâtresses 
espagnoles,  qui  causaient  le  plus  de  démoralisation  dans  la  colonie 
(A.  M.  G.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  G",  vol.  I).  Et  en  1713,  MM.  de 
Blénac  et  Mithon  écrivent  :  «  Le  nombre  des  garçons  est  plus  considé- 
rable que  celui  des  filles,  ce  qui  jette  les  gai'çons  dans  le  désordre  par 
des  concubinages  presque  publics  avec  des  négresses  et  des  mulâ- 
tresses. »  (Lettre  du  10  août  1713,  Ibid.,  vol.  X). 

3.  Lettre  de  M.  de  Montholon,  de  Léogane,  4  octobre  1724  [Ibid., 
vol.  XXIIl). 

4.  Lettre  de  M.  de  la  Rochalar,  gouverneur,  du  b  juillet  1734  [Ibid., 
vol.  XXXIII). 

5.  Cette  décision  fut  prise  par  MM.  de  SaintrLaurent  et  Bégon  en 
1684  (Ibid.,  vol.  I). 


76  SAINT-DOMINGUE 

Saint-Louis,  «  qui  s'est  amusé  à  faire  quelques  mâles  et 
femelles  à  une  négresse  pour  laquelle  il  a  des  bontés  ^  ». 
L'exemple  vient  même  quelquefois  de  haut,  et  à  un 
moment  M.  de  Galliffet,  lieutenant  de  roi  au  Cap,  est 
menacé  d'être  inquiété  pour  s'être  violemment  emparé 
d'une  négresse,  «  la  plus  belle  de  quatre  ou  cinq  qui  le 
gardent  autour  de  son  lit'^  ».  L'amour  noir,  au  surplus, 
n'inspire  pas  que  des  passions  illégitimes.  La  cupidité 
aidant,  j'en  ai  donné  plus  haut  des  exemples,  il  trouve 
parfois  sa  consécration  dans  le  mariage.  «  Dans  quatre 
mois,  écrit  M.  de  Cussy,  en  1688,  il  s'est  fait  vingt  ma- 
riages d'habitans  avec  des  mulâtresses  ou  des  négresses^.» 
«  Le  désir  des  biens  que  l'espèce  noire  acquiert  plus 
aisément  par  économie,  constate  longtemps  après  un 
autre  gouverneur,  déterminera  en  effet  insensiblement 
tous  les  blancs  qui,  sans  fortune,  passent  en  ce  séjour 
à  en  avoir  par  ces  mariages  avec  des  négresses,  ma- 
riages que  les  religieux  desservant  les  cures  ne  font  pas 
difficulté,  par  principe  de  religion  et  souvent  par  intérest, 
de  célébrer.  Je  me  figure  que  devant  Dieu  ceste  espèce 
est  reçue  égale  à  la  nostre  et  on  ne  peut  par  des  ordres 
supérieurs  empescher  ces  unions.  Mais  je  pense  que  si 
le  Roy  déclaroit  tous  ceux  qui  feroient  ces  sortes  de 
mariages  et  les  suittés  qui  en  viendroient  inhabiles  à 
posséder  aucune  charge,  et  qu'il  fust  en  même  temps 
ordonné  de  faire  servir  dans  la  milice  parmi  les  noirs 
ceux  des  blancs  qui  seroient  unis  à  des   négresses  ou 

d.   Lettre  de  M.  de  Larnage,  de  Léogane,   du  17  juillet  1743  (IbicL, 
vol.  LXI). 

2.  Lettre  de  M.  Auger,  gouverneur,  22  mars  1704  [Ibid.,  vol.  VII). 

3.  Lettre  de  M.  de  Gussy,  du  3  mai  1688  {Ibid.,  vol.  I). 


ORIGINIÎS    I)K    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS       77 

mulâtresses,  co  seroit  un   IVein    qui  ompescheroit  ces 
sortes  d'alliunces  V  » 

En  général,  toutefois,  les  choses  ne  vont  pas  si  loin, 
je  veux  dire  jusqu'au  sacrement,  car  «  la  commodité 
du  libertinage  éloigne  nombre  dMiabitans  du  mariage"  », 
même  avec  des  femmes  blanches.  Il  faut  dire  à  leur 
décharge  que  celles  qu'on  envoie  pour  peupler  la  colonie 
ne  semblent  pas  faites  pour  les  tenter  beaucoup  ni  sur- 
tout pour  devenir  des  mères  de  famille  bien  exemplaires. 
Les  gouverneurs  le  constatent  trop  souvent.  «  S'il  vous 
plaît,  écrit  M.  de  GallifFet  au  ministre,  s'il  vous  plaît, 
d'envoyer  ici  cent  filles,  elles  s'y  plairont  fort,  pourvu 
qu'on  n'envoie  pas  les  plus  laides  de  l'Hôpital,  comme 
ou  a  accoutumée  »  «  11  seroit  à  propos,  observe  plus 
gravement  M.  de  Pouancey,  gouverneur  de  l'île  de  la 
Tortue  et  de  la  côte  de  Saint-Domingue,  en  1681,  il 
seroit  à  propos  qu'il  vinst  icy  des  femmes,  afin  d'y  atta- 
cher des  habitans  et  d'y  attacher  des  ménages;   mais  il 


1.  Lettre  de  M.  de  la  Rochalar,  gouverneur,  du  o  juillet  1734  {Ibid., 
vol.  XXXIII). —  A  rencontre  d'une  opinion  assez  courante,  les  mariages 
entre  blancs  et  noires  libres  ne  lurent  jamais  défendus  à  Saint-Do- 
mingue. On  vient  de  lire  et  on  a  vu  plus  liaut  (p.  65)  des  textes  qui 
le  prouvent.  En  voici  un  autre.  En  1718,  le  sieur  Cahouet  ayant  épousé 
une  quarteronne  et  ce  mariage  ayant  été  attaqué,  MM.  de  Cliâteaumo- 
rand  et  Million  déclarent  expressément  que  «  la  loi  ne  défend  pas  le 
mariage  des  blancs  avec  les  négresses,  pourvu  qu'elles  soient  libres  », 
et  qu'il  faut  cherclier  ailleurs  une  raison  d'invalidité  au  mariage  de 
Cahouet  (Lettre  du  11  avril  1718,  aux  A.  M.  C,  Corr.  gén.,  Saint-Do- 
mingue, G",  vol.  XV).  —  L'édit  de  mars  1724  (art.  6)  défendit,  il  est 
vrai,  «  aux  blancs  de  l'un  et  l'autre  sexe  de  contracter  mariage  avec 
des  noirs  à  peine  de  punition  et  d'amende  arbitraire  «  ;  mais  cetéditne 
fut  jamais  appliqué  qu'à  la  Louisiane  pour  laquelle  il  fut  promulgué. 
(Moreau  de  Saint-Méry,  Lois...,  t.  III,  p.  88-93). 

2.  Lettre  de  MM.  de  Larnagc  et  Maiilart,  du  IS  mai  1742  (Ibid., 
vol.  LXI). 

3.  Lettre  de  M.  de  Galliffet,  du  27  décembre  1699  {Ibid.,  vol.lV). 


78  SAINT-DOMINGUE 

vaut  mieux  n'en  point  envoyer  que  d'en  faire  passer  de 
débordées,  comme  l'on  fait.  Elles  ruinent  la  santé  des 
hommes  et  leur  causent  tant  de  chagrin  que  souvent  ils 
en  meurent,  outre  qu'elles  font  cent  autres  désordres  ^  » 
Recevant,  en  août  1689,  63  filles,  M.  de  Gussy  essaie 
bien  de  faire  croire  aux  habitants  «  qu'elles  ont  été  par- 
faitement élevées,  encore  que  quelques-unes,  ajoute-t-il, 
ne  paraissent  se  ressentir  nullement  de  cette  éducation  "  ». 
«Il  nousfaudroit  au  moins  150  filles,  mandent  de  même 
un  peu  plus  tard  MM.  de  Blénac  et  Mithon,  mais  nous 
vous  supplions  de  n'en  faire  prendre  aucune  comme 
d'ordinaire  des  mauvais  lieux  de  Paris  ;  elles  apportent 
un  corps  aussi  corrompu  que  leurs  mœurs,  elles  ne  ser- 
vent qu'à  infecter  la  colonie  et  ne  sont  nullement  propres 
à  la  génération.  On  en  a  fait  l'expérience  à  la  Marti- 
nique et  ici^  »  Et  en  1743  encore,  Larnage,  se  plai- 
gnant qu'on  lui  expédie  des  filles  «  dont  l'aptitude  à  la 
génération  est  pour  la  pluspart  détruite  par  un  trop 
grand  usage  »,  constate  les  effets  déplorables  de  cette 
pratique.  «Les  vrais  colons,  dit-il,  ne  se  font  que  dans 
le  lit.  »  Or,  beaucoup  des  nouvelles  arrivées  se  livrent 
à  la  débauche  et  ne  peuplent  point,  encombrant  ainsi 
la  colonie  sans  profit  ''.  Il  y  a  bien,  il  est  vrai,  un  autre 
groupe  dont  on  pourrait  espérer  mieux.  Ce  sont  les 
filles  créoles.  Mais  elles  non  plus  ne  semblent  pas  très 
portées  vers  le  mariage.  «  Tout  d'abord,  écrit  M.  de 


1.  Lettre  de  M.  de  Pouancey,  du  30  janvier  1681  {IbicL,  vol.  I). 

2.  Lettre  de  M.  de  Gussy,  du  13  août  1689  {IbicL,  voL  II). 

3.  Lettre  de  MM.  de  Blénac  et  Mithon,  de  Léogane,  10  août  1713  {Ibid., 
vol.  X). 

4.  Lettre  de  M.  de  Larnage,  du  22  avril  1743  [Ibid.,  vol.  LXI). 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS       70 

Glmrritte,  gouverneur  du  Cap  en  1711,  ces  filles  sont 
pleines  d'un  si  grand  mépris  pour  les  garçons  qui  ont 
même  origine  qu'elles,  qu'elles  préfèrent  un  homme 
d'Europe  qui  n'aura  rien  à  un  du  pays  qui  feroit  leur 
fortune,  et  celui-cy  en  fait  de  mesme  à  l'esgard  des  filles. 
J'ajouteray  qu'elles  ont  tant  d'ambition  et  de  vanité 
qu'elles  ne  veulent  des  maris  s'ils  ne  leur  donnent  la  qua- 
lité de  Madame.  Voilà,  à  ce  que  je  croy,  assez  d'obsta- 
cles pour  faire  connoître  qu'il  ne  tient  à  moy  s'il  y  a 
tant  de  garçons  et  de  fdles  créoles  à  marier  dans  ce 
quartier  ;  et  je  pourray  en  ajouter  encore  d'autres  du 
côté  de  celles-cy,  si  je  n'appréliendois  de  dire  que  la 
pluspart  sont  persuadées  que  la  chasteté  n'est  point  une 
vertu  ;  et  s'il  y  en  a  quelqu'unes  que  nos  missionnaires 
ayent  mises  dans  une  autre  croyance,  elles  s'y  relâchent 
facilement  à  l'exemple  de  leurs  mères,  qui  ont  plus  tra- 
vaillé à  l'augmentation  de  la  colonie  qu'à  son  édifica- 
tion ^  »  En  somme,  conclut  M.  de  Gharritte,  ce  qui 
vaudrait  le  mieux  peut-être  serait  de  créer  des  institu- 
tions déjeunes  filles  oii  celles-ci  seraient  «  sévèrement 
élevées  et  contenues  »  par  des  religieuses  et  oi^i  s'adres- 
seraient tous  ceux  qui  voudraient  épouser  d'honnêtes 
femmes.  Projet  auquel,  quelques  années  plus  tard, 
revient  M.  de  Sorel.  Toutefois,  ajoute-t-il,  il  faudrait 
que  pareilles  institutions  fussent  bien  closes  et  entou- 
rées de  murailles,  car  grande  est  ici  la  malice  des  gens". 
Et  pour  achever  de  peindre  le  monde  féminin  de  Saint- 


1.  Lettre  de  M.  de  Gharritte,  lieutenant  de  roi  au  Gap,  du  23  juin  1711 
{Ibid.,  vol.  IX). 

2.  Lettre  de  MM.  de  Sorel  et  Duclos,  de  Léogane,  26  novembre  J721 
(Ibid.,  vol.  XIX). 


80  SAINT-DOMINGUE 

Domingue,  je  dirais  bien  qu'en  1737  l'intendant  La 
Chapelle  écrivait  à  la  Cour  que  sa  femme  repassait  en 
France,  «  parce  que,  dit-il,  il  n'y  a  pas  au  Petit-Goave 
une  seule  compagnie  en  femmes  qu'elle  puisse  \oir*  », 
si,  hélas  !  il  n'apparaissait  bien  des  documents  que  la 
société  des  officiers,  en  particulier  celle  de  M.  de  Rance, 
déplaisait  beaucoup  moins  à  cette  dame,  et  si  le  pauvre 
intendant  n'était  par  là  même  suspect  d\m  triste  et 
ordinaire  aveuglements 

Comment  s'étonner,  d'ailleurs,  de  l'état  moral  du 
pays,  lorsqu'on  songe  que  cette  population  n'est  rete- 
nue par  rien,  ni  par  la  loi  religieuse,  ni  par  la  crainte 
salutaire  de  la  justice. 

Il  est  incroyable  d'abord  «  quelle  indifférence  ont  les 
peuples  de  ces  contrées  pour  le  spirituel  "  » .  Les  rapports 
des  religieux  sont  là  pour  nous  le  prouver.  Les  habi- 
tants répugnent  ainsi  tellement  à  s'approcher  des  sacre- 
ments qu'il  est  souvent  difficile  de  trouver  pour  parrains 
des  individus  ayant  gagné  leurs  pâques,  beaucoup  se 
vantant  de  n'en  rien  faire'.  Aussi  nombre  d'enfants  se 
passent-ils  de  baptême,  ou  bien  «  sontondoyés  par  déri- 
sion dans  des  repas  de  débauche"  ».  Encore    n'est-ce 

1.  Lettre  de  M.  Daniel-Henry  de  Besset,  seigneur  de  la  Chapelle- 
Milon,  intendant,  du  Petit-Goave,  28  juillet  1737  {Ibid.,  vol.  XLVI). 

2.  Lettre  de  M.  de  Larnage,  du  Petit-Goave,  22  décembre  1737  [Ibid.). 

3.  Lettre  du  même,  de  Léogane,  25  juin  1743  (Ibid.,  vol.  LXI). 

4.  Lettre  de  Barthélémy  Gaucher,  curé  de  la  Grande-Anse,  à  M,  de  la 
Chapelle,  1"  juin  1736  (A.  M.  C,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  2»  série, 
carton  XI). 

5.  Lettre  de  ilM.  de  la  Rochalar  et  Duclos,  du  14  avril  1728  (Ibid., 
Corr.,  gén.,  vol.  XXVIIl).  —  En  1743.  M.  de  Larnage  est  obligé  de  rap- 
peler sur  ce  point  les  habitants  à  leur  devoir  (Ordonnance  de  M.  de  Lar- 
nage sur  les  baptêmes,  du  11  octobre  1743,  dans  Moreau  de  Saint-Méry, 
Lois  et  constitutions....,  t.  III,  p.  768). 


ORIGINES    DE    I-A    COLONISATION    KT    PHEMIKUS    COLONS        81 

rien  là  coiiipart'  à  tl'auLros  traits  d'impiété  plus  «  atroces  » . 
Quel  horrible  forfait  par  exemple  que  celui  commis,  en 
1708,  par  Jacques  Gagnes,,  habitant  duPetit-Goave,  qui, 
ayant  eu  un  enfant  tué  par  la  foudre,  va  de  rage  tirer 
un  coup  de  feu  sur  le  crucifix  dressé  au  centre  du 
bourg'  '  !  Une  preuve  matérielle  dos  dispositions  reli- 
gieuses des  colons  est,  du  reste,  l'état  de  délabrement 
de  leurs  églises,  «  qui  ne  sont  pour  la  plupart  que  de 
fourciies  en  terre  et  couvertes  de  paille,  et  qu'on  pren- 
drait plus  tostpour  des  granges  que  pour  des  églises  -  ». 
De  l'une  d'elles,  celle  du  Cap,  en  1701,  nous  avons  con- 
servé, au  surplus,  une  bien  curieuse  description  du 
P.  Labat.  «  Cette  église,  écrit-il,  étoit  dans  une  rue  à 
côté  gauche  de  la  place,  bâtie,  comme  les  maisons  ordi- 
naires, de  fourches  en  terre  ;  elle  étoit  couverte  d'es- 
sentes.  Le  derrière  du  sanctuaire  et  environ  10  pieds 
de  chaque  côté  étoient  garnis  de  planches.  Tout  le  reste 
étoit  ouvert  et  palissade  de  palmistes  refendus  seule- 
ment jusqu'à  hauteur  d'appui,  afin  qu'on  pût  entendre 
la  messe  de  dehors  comme  de  dedans.  L'autel  étoit  un 
des  plus  simples,  des  plus  mal  ornés  et  des  plus  mal- 
propres qu'on  pût  voir.  Il  y  avoit  un  fauteuil,  un  prie- 
Dieu  et  un  carreau  de  velours  rouge  du  côté  de  l'Evan- 
gile. Cet  appareil  étoit  pour  le  gouverneur.  Le  reste 
de  l'église  étoit  rempli  de  bancs  de  différentes  figures,  et 
l'espace  qui  étoit  au  milieu  de  l'église  entre  les  bancs 
étoit  aussi  propre  que  les  rues  qui  ne  sont  ni  pavées,  ni 

1.  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques  sur  Saint-Domingue  (A. 
M.  G.,  F^  182,  p.  203). 

2.  Lettre  de  MM.  de  Paty,  gouverneur  particulier  de  Léogane,  et 
Mithon,  intendant,  3  juillet  1711  (A.  M.  G.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue, 
vol.  IX). 

6 


82  SAINT-DOMINGUE 

balayées,  c'est-à-dire  qu'il  y  avoit  un  demi-pied  de  pous- 
sière quand  le  temps  étoit  sec  et  autant  de  boue  quand 
il  pleuvoit...  Les  habitans  étoient  du  reste  dans  l'église 
comme  à  quelque  assemblée,  ou  spectacle  profane;  ils 
s'entretenoient  ensemble,  rioient  et  badinoient,  surtout 
ceux  qui  étoient  appuyés  sur  la  balustrade  qui  régnoit 
autour  de  l'église,  parloient  plus  baut  que  moi  et  mê- 
loient  le  nom  de  Dieu  dans  leurs  discours  d'une  façon 
que  je  ne  pus  souffrir  ^  » 

Les  ministres  du  culte,  il  est  vrai,  ne  sont  pas  toujours 
d'un  zèle  aussi  apostolique  que  le  P.  Labat.  En  1681, 
«  la  plupart  des  prêtres  actuellement  dans  l'Ile  sont  aussi 
débauchés  que  les  autres,  le  plus  grand  nombre  estant 
des  apostats   sortis  de  leur  couvent  par  libertinage'  ». 


i^  Labat,  Nouveau  voyage  aux  Iles,  éd.  de  1742,  t.  VII,  p.  425,  130.  — 
«  L'église  de  la  Petite-Rivière,  écrit  encore  le  P.  Labat,  étoit  de  même 
de  fourclies  en  terre  couvertes  de  tètes  do  canne,  palissadée  jusqu'aux 
deux  tiers  de  sa  longueur  de  palmistes  refendus.  Le  reste  étoit  tout 
ouvert  et  par  conséquent  sans  portes,  ni  fenêtres.  Une  clôture  de  pal- 
mistes faisoit  une  séparation  qui  appuyoit  l'autel,  derrière  lequel  étoit 
une  espèce  de  petite  chambre  sans  portes,  ni  fenêtres  qui  tenoit  lieu 
de  sacristie.  Nous  y  entrâmes  et  ne  trouvâmes  autre  chose  qu'une 
méchante  table  et  un  mauvais  coffre  de  bord,  c'est-à-dire  un  de  ces 
coffres  que  les  matelots  portent  dans  les  vaisseaux,  plus  large  au  fond 
qu'au-dessus  et  qui  étoit  couvert  d"un  morceau  de  toile  goudronnée.  La 
clef  de  ce  coffre  étoit  attachée  avec  une  aiguillette  d'écorce  à  un 
poteau.  Nous  l'ouvrîmes  et  nous  y  trouvâmes  les  ornements  de  l'église 
qui  pouvoient  disputer  le  pas  à  tous  les  plus  sales,  les  plus  déchirés, 
les  plus  indignement  traités  qui  fussent  au  monde.  La  parure  de  l'autel 
consistoit  en  trois  ou  quatre  couvertures,  ci-devant  de  toile  peinte, 
moitié  arrachées,  moitié  pendantes  qui  neservoient  à  empêcher  le  vent 
que  lorsqu'il  n'étoit  guère  fort.  Une  image  de  papier  étoit  attachée  au 
milieu  à  peu  près  de  cette  tenture  et  quatre  chandeliers  d'étain,  petits, 
sales,  et  dépareillés,  étoient  des  deux  côtés  d'une  petite  armoire  qui 
occupoit  le  milieu  de  l'autel  et  qui  servoit  de  tabernacle,  au-dessus 
duquel  il  y  avoit  un  petit  crucifix  de  laiton  tout  disloqué.  »  (Labat, 
Op.  cit.,  t.  VII,  p.  138-159). 

2.  «  Mémoire  des  officiers  du  Conseil  joints  avec  les  principaux 
habitants  »,  1681  (A.  M.  G.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  vol.  I). 


ORIGINlîS    DK    LA    COLONISATION    ET    PIlEMIRnS    COLONS       83 

Bientôt  après  arrivont  lieiii'oiisemont  dos  capucins, 
des  jacobins,  dos  jésuites,  qui  ont  meilleure  tenue,  en 
général.  Ce  sont  pourtant  mœurs  spéciales  que  celle 
de  ce  religieux  qui  vole  ses  bestiaux  à  un  confrère  et  le 
roue  de  coups,  chante  une  grand  messe  «  en  l'honneur 
des  forbans  flibustiers^  »,  et  manœuvres  bien  peu  édi- 
fiantes que  celles  de  cet  autre  qui  baptise  jusqu'à  sept 
ou  huit  fois  les  mêmes  nègres,  «  au  moyen  d'une 
légère  rétribution  qu'il  en  retire  et  que  ces  esclaves 
payent  volontiers  parce  qu'ils  font  de  ce  sacrement  un 
amusements  » 

Mais  si  l'attitude  des  représentants  de  l'Église  n'est 
pas  faite  pour  en  imposer  beaucoup  aux  colons,  que 
dire  de  celle  des  juges  ?  Le  Conseil  supérieur  du 
Petit-Goave,  créé  en  1685  ^  et  le  Conseil  supérieur  du 
Cap,  constitué  en  1701*,  sont  les  tribunaux  d'appel 
desquels  relèvent  les  justices  royales  des  principaux 
quartiers  ^  Il  y  a  donc  assez  tôt  à  Saint-Domingue  une 
hiérarchie  judiciaire  tout  à  fait  imposante  en  principe, 

d.  Lettre  de  M.  de  Galliffet,  du  21  août  1701  {lèid.,  vol.  V). 

2.  Lettre  de  M.  de  Laporte-Lalanne,  intendant,  de  Léogane,  19  avril 
1751  (Ibid.,  vol.  LXXXVII). 

3.  Ce  conseil,  créé  en  août  16S5  au  Petit-Goave  (Moreau  de  Saint- 
Méry,  Lois  et  constitutions...,  1. 1,  p.  428-430),  fut  transféré  en  août  1697 
à  Léogane  {Ibid.,  p.  571),  puis  rétabli  au  Petit-Goave,  de  nouveau  trans- 
féré à  Léogane  en  1713  {Ibid.,  t.  II,  p.  401-402),  réinstallé  au  Petit-Goave 
en  1723  {Ibid.,  t.  III,  p.  45),  fixé  enfin  à  Léogane,  le  12  janvier  1738 
{Ibid.,  t.  III,  p.  491-492)  ;  il  devint,  en  1749,  conseil  du  Port-au-Prince 
(Moreau  de  Saint-Méry,  Op.  cit.,  t.  III,  p.  891). 

4.  Edit  de  création  d'un  Conseil  supérieur  au  Gap,  juin  1701  (Moreau 
de  Saint-Méry,  Op.  cit.,  t.  I,  p.  666-668). 

5.  L'édit  de  1685,  portant  établissement  d'un  Conseil  souverain,  avait 
créé  en  même  temps  quatre  sièges  royaux  :  le  premier  au  Petit-Goave, 
le  deuxième  à  Léogane,  le  troisième  au  Port-de-Paîx,  le  quatrième  au 
Cap  (Moreau  de  Saint-Méry,  Op.  cit.,  t.  I,  p.  428-430).  Le  nombre  de  ces 
sièges  s'augmenta  naturellement  dans  la  suite. 


84  SAINT-DOMINGUE 

mais  combien  peu,  hélas  !  en  réalité.  C'est  que  conseil- 
lers et  juges  pris  dans  la  population,  ne  s'en  distin- 
guent à  peu  près  en  rien.  «  On  est  obligé,  écrit  Galliffet, 
en  1699,  d'établir  des  gens  sans  aucune  éducation,  ou 
d'assez  mauvais  sujets  dans  les  judicatures^  »  On 
appréciera  sans  peine  le  bien  fondé  du  premier  de  ces 
griefs  en  apprenant  que,  trois  sièges  s'étant  trouvés 
vacants  au  Conseil  du  Petit-Goave,  dont  celui  du  sieur 
Boisseau,  président,  c'est  un  gros  embarras  pour 
Du  Casse  que  d'y  pourvoir.  «  A  peine,  dit-il,  trouvons- 
nous  des  gens  qui  sachent  lire  et  écrire  et,  à  dire  vrai, 
ledit  Boisseau  ne  savoit  ni  l'un  ni  l'autre'.  »  Mieux 
vaut  encore  cette  ignorance  que  l'immoralité  du  sieur 
La  Joupière,  aussi  conseiller  au  Petit-Goave,  convaincu 
de  viol  dans  des  circonstances  particulièrement  répu- 
gnantes ^,  que  l'inconduite  du  sieur  Perret,  autre  con- 
seiller, qui  se  soûle  dans  les  tripots  du  Cap  avec  les 
flibustiers  '\  ou  que  le  déshonneur  avéré  du  sieur  Héron, 
juge  de  la  juridiction  du  Cap^  publiquement  convaincu 
de  faux  serment ^  «  La  plupart  des  officiers  de  justice 
des  Conseils  et  des  juridictions,  écrit  du  reste  d'une 
façon  générale  M.  de  Châteaumorand,  sont  d'une  igno- 


1.  Lettre  de  M.  de  Galliffet,  du  27  décembre  1699  (A.  M.  C,  Corr. 
gén.,  Saint-Domingue,  C°,  vol.  IV). 

2.  Lettres  de  Du  Casse,  du  12  juillet  1692  et  du  23  février  1693  {Ibid., 
voL  II). 

3.  Rapport  de  M.  de  Cussy,  du  19  novembre  1689  (Ibid.,  vol.  II)  ; 
lettre  du  même  du  29  août  1690  (Moreau  de  Saint-Méry,  Historique  de 
Saint-Domingue,  A.  M.  G.,  FM65). 

4.  Lettre  de  MM.  de  Paty  etMithon,  du  3  juillet  1711  (A.  M.  G.,  Gorr. 
gén.,  Saint-Domingue,  G",  vol.  IX). 

0.  Séance  du  conseil  du  8  avril  1719  (A.  M.  G.,  Gorr.  gén.,  Saint- 
Domingue,  2«  série,  carton  V). 


onifiiNES  dp:  la  colonisation  et  premiers  colons     85 

rance  crasse.  Ces  corps  sont,  de  plus,  mal  composés, 
les  membres  en  estant  pris  de  la  lie  du  peuple,  quel- 
ques-uns d'entre   les    llibustiers,    d'autres    d'entre    les 
g^ens  de  métier  sans  étude  et  sans  éducation,  qui  n'ont 
aucun  principe  d'honneur  et  d'équité.  Ils   s'autorisent 
de  leur  dignité  pour  ne  pas  payer  leurs  dettes.  L'un, 
juge  du  Roy  au  Cap,  n'a  pas  hésité  à  affirmer  une  fausse 
propriété  sous  la  foi  du  serment,  et  s'attribue  des  biens 
dans  des  adjudications  ou  baux  à  ferme  judiciaires;  un 
autre,  procureur  au  Cap,  s'est  fait  adjuger  sous  le  nom 
d'un  valet  une  ferme  de  mineur.  11  va  du  reste  en  un 
carrosse   qui  lui  coûte  4.000  livres  ^  »  «  Nous  n'eus- 
sions  pas  manqué   à  notre   départ  de   Léogane,  écrit, 
en  1701,  le  P.  Labat,  de  rendre  nos  devoirs  au  commis 
greffier  du  Conseil  souverain,  mais  il  ne  logeoit  point  chez 
lui  depuis  quelque  temps.  Faute  de  prison,  il  étoit  aux  fers 
dans  le  corps  de  garde,  accusé  d'avoir  voulu  forcer  une 
jeune  mariée:  il  s'étoit  sauvé  de  Nantes,  où  il  étoit  pro- 
cureur, pour  le  même  crime  ^  »  Et  à  peu  près  vers  la  môme 
époque,  il  faut  lire  le  tableau  suggestif  que  nous  trace 
d'une  chambre  de  justice  M.  d'Arquyan  :  «  C'est  une  vision 
burlesque  qu'une  pareille  chambre,  écrit-il;   l'un  rend 
une  sentence  la  pipe  à  la  bouche  ;  le  procureur  du  Roy, 
revêtu  toujours  d'une  veste  et  d'une  culotte  de  toile, 
équipage    indécent,    accompagné    d'un    gros     baston, 
monstre  un  sang-froid  admirable  à  soufïrir  que  les  par- 
ties l'appellent  fripon,  voleur,  scélérate  » 

1.  Lettre  du  marquis  de  Châteaumorand,   du  19  mars  1717  (Ibid., 
vol.  XIII). 

2.  Labat,  Nouveau  Voyage  aux  Iles,  t.  VII,  p.  173. 

3.  Lettre  du  comte  d'Arquyan,  du  1"  août  1711  {Ibid.,  vol.  IX). 


86  SAINT-DOMINGUE 

On  s'imagine  volontiers,  après  cela,  que  ces  juges 
sont  mal  placés  pour  se  montrer  impitoyables  à 
regard  de  leurs  justiciables.  Aussi  bien  font-ils  preuve 
de  la  plus  extraordinaire  mansuétude.  Le  Conseil  sou- 
verain du  Petit-Goave  abandonne  ainsi  [les  poursuites 
engagées  contre  une  femme  qui  avait  empoisonné,  puis 
étranglé  son  mari;  absout  un  homme  coupable  de  viol 
sur  une  fille  de  neuf  ans  ^  A  Léogane,  un  individu, 
ayant  blessé  mortellement  un  nègre  d'un  coup  de  pis- 
tolet, est  condamné,  «  après  huit  mois  de  longueur 
affectée  par  le  juge  et  le  procureur  du  Roy  »,  à  100  livres 
d'amende,  et  un  autre,  «  ayant  percé  tout  le  corps 
d'une  jeune  esclave  de  onze  ans  à  coups  d'éperon»,  s'en 
tire  avec  600  livres  d'amende-. 

Il  serait  injuste  de  nier  qu'avec  le  temps  la  situation 
ne  soit  pas  allée  s'améliorant.  Pourtant  nous  trouvons 
par  la  suite  d'assez  amusants  exemples  du  recrutement 
et  de  l'esprit  de  la  magistrature  de  la  colonie.  En  1746, 
le  procureur  du  Roi  au  Petit-Goave  est  un  ancien  geô- 
lier de  prison,  et  les  membres  du  Conseil  supérieur 
s'en  étant  pudiquement  plaints  à  M.  de  Larnage,  celui- 
ci  leur  conseille  de  ne  pas  toucher  cette  corde,  de  peur 
de  trouver  quelque  doyen  de  leur  corps  dans  le  même 
cas  ou  dans  un  pire  ^.  Un  autre,  nommé  la  même  année 
conseiller  assesseur  au  Conseil  du  Cap,  est  un  contu- 
mace, retour  de  la  Louisiane  "" .  Un  troisième,  greffier 
de  la  juridiction  du  Fort-Dauphin,  vers   1730,  est  un 

1.  Lettre  de  M.  de  Galliffet,  du  27  décembre  1(^99  [Ibid.,  vol.  IV). 

2.  Lettre  du  même,  du  Petit-Goave,  24  janvier  1703  [Ibid.,  voL  VI). 

3.  Lettre  de  M.  de  Larnage,  du  1"  mars  1746  [Ibid.,  vol.  LXIX). 

4.  Lettre  du  même,  du  7  mars  1746  [Ibid.). 


ORIGIiNr.S    DE    LA    COLONISATION    lîT    PREMIERS    COLONS       87 

ancien  tenancier  de  maison  de  jeu,  qui,  revenant  à  ses 
premières  amours,  «  donne  à  manger,  à  boire  et  à  jouer 
au  pharaon  sur  le  tapis  de  l'audience  même  '  ».  Le 
lieutenant  de  l'amirauté  du  Cap  touche  80.000  livres  par 
an,  «  Do  quelle  manière  exerce-t-il  cette  place,  écrit  un 
colon?  D'aucune  et  pour  mieux  dire  d'une  manière 
scandaleuse  aux  yeux  des  gens  de  bien.  La  maison  de 
ce  juge  est  un  réceptacle  de  joueurs  de  toutes  condi- 
tions, la  maison  des  mulâtresses  et  négresses  de  mau- 
vaise vie,  avec  lesquelles  il  s'affiche  et  s'est  affiché  au 
temps  de  M.  de  Bellecombe,  au  point  de  se  battre  avec 
une  au  milieu  de  la  rue.  Ces  créatures  et  son  ami  Mai- 
rand,  commis-greffier,  jugent  les  procès".  »  Pour  ache- 
ver, le  sieur  Michel-Paulin  Lacombe,  sénéchal  de  Jac- 
mel,  et  ses  greffiers,  véritables  concussionnaires,  ne 
craignent  point  enfin  de  se  faire  allouer  19.4SS  livres  de 
frais  de  voyage,  d'apposition  de  scellés  et  d'inventaire 
à  l'occasion  de  l'ouverture  aux  Ances-à-Pitre  d'une 
modeste  succession  n'excédant  pas  30.000  livres  ^  Et 


1.  A.  M.  C,  Coït,  gén.,  Saint-Domingue,  vol.  LXXXV. 

2.  Lettre  de  M.  Darius,  habitant,  du  Gap,  le  21  septembre  1788,  à 
M.  Barbé  de  Marbois,  intendant  (Bibliotiièque  nationale.  Nouvelles  acqui- 
sitions françaises,  2^.277  ;  les  lettres  sont  classées  par  ordre  alphabé- 
tique). 

3.  On  croirait  que  j'exagère,  si  je  ne  citais  des  textes.  Les  voici.  Un 
«  Extrait  des  minutes  du  Conseil  supérieur  du  Port-au-Prince,  du  6  dé- 
cembre 1784,  »  constate  que  le  sieur  de  Saint-Lary,  habitant  aux  Ances- 
à-Pitre,  étant  mort,  le  curateur  a  requis  le  transport  du  sénéchal  de 
Jacmel  sur  les  lieux  pour  apposer  les  scellés  et  procéder  à  l'inventaire, 
et  que  ce  sénéchal  a  compté,  pour  lui  et  «  autres  gens  de  justice  », 
10.370  1.  pour  apposition  des  scellés,  et  8.458  1.  pour  confection  d'inven- 
taire, ce  qui,  avec  les  accessoires,  a  fait  monter  les  frais  à  19.455  1. 
Dans  le  même  acte,  sont  reproduits  les  «  extraits  des  procès-verbaux 
d'apposition  des  scellés  et  d'inventaire  »  rédigés  par  Lacombe,  et  où 
sont  tarifés  ses  seuls  honoraires.  Je  donne  ces  extraits  textuellement  : 

«  Au  juge    pour  deux  jours  et  deux  nuits  employés  au  transport  aux 


88  SAINT-DOMINGUE 

le  pouvoir  reste  justement  si  peu  sur  de  l'indépendance 
et  de  l'intégrité  d'une  telle  magistrature  que  ce  Saint- 
Martin  l'Arada,  dont  je  pariais  plus  haut,  ayant,  en 
1741,  commis  d'atroces  sévices  sur  ses  nègres  ^  gouver- 
neur et  intendant  n'osent  insister  pour  le  faire  citer  en 
justice,  «  Comme,  disent-ils,  nous  aurions  trouvé  dans 
ses  juges  une  opposition  constante  à  lui  infliger  d'autres 
peines  qu'une  amende,  nous  avons  préféré  fixer  nous- 
mêmes  le  taux  de  cette  amende  et  la  proportionner  aux 
besoins  d'argent  de  la  colonie.  »  Ils  font  donc  payer 
150.000  livres  à  ce  Saint-Martin,  sans  même,  du  reste, 
oser  lui  infliger  la  honte  de  rendre  publique  sa  puni- 
tion. On  convient  que  l'amende  sera  censée  être  un  don 
spontané.  En  fait,  dans  un  acte  en  bonne  et  due  forme, 
le  sieur  Saint-Martin,  «  considérant  la  fortune  immense 

Anccs-à-Pitre,  par  mer  et  par  terre,  retour  au  Boucan-Brii[uc  (habita- 
tion de  Lacombe)  pendant  une  nuit  entière  et  une  partie  de  la  journée 
et  neuf  heures  de  vacation 2.730  1. 

('  Au  juge,  pour  transport  de  Boucan-Brique  au  quartier  des  Ances-à- 
Pitre  (voyage  imaginaire,  soit  dit  en  passant,  puisqu'il  est  constaté  que 
le  juge  a,  durant  un  seul  et  mùme  séjour  aux  Ances,  procédé  à  l'appo- 
sition des  scellés  et  à  l'inventaire),  pendant  une  grande  partie  du  jour 
et  une  nuit  entière,  retour  dudit  lieu  pendant  deux  jours  et  deux  nuits, 
à  cause  du  mauvais  temps,  et  vacations 3.625  1.  » 

Or,  sait-on  à  combien  le  Conseil  du  Port-au-Prince  réduit  la  note?  A 
322  1.  pour  l'apposition  des  scellés  et  403  1.  pour  l'inventaire.  Le  séné- 
chal de  Jacmel  est  d'ailleurs,  de  ce  fait,  simplement  interdit  pour  trois 
mois  et  condamné  à  rembourser  un  trop  perçu  de  5.630  livres  (Extrait 
des  minutes  du  Conseil  supérieur  du  Port-au-Prince,  du  6  décembre  1784, 
et  lettre  de  M.  de  Bellecombe,  gouverneur,  du  25  décembre  1784.  Ibid., 
vol.  CLVI). 

1.  «  Il  a  exercé  contre  cinq  de  ses  nègres,  écrivent  MM.  de  Larnage 
et  Maillart,  un  genre  de  supplice  dont  il  n'est  point  malheureusement 
l'inventeur  et  qui  étoit  déjà  connu  et  pratiqué  dans  le  quartier:  ce  sup- 
plice étoit  une  mutilation  complète.  On  ne  pourroit  réellement  punir 
plus  sévèrement  des  noirs.  Et  les  chirurgiens  lui  ont  donné  des  certifi- 
cais  disant  que  cette  mutilation  n'étoit  qu'une  opération  nécessaire.  » 
(Lettre  de  MM.  de  Larnage  et  Maillart,  de  Léogane,  28  mars  1741.  Ibid.. 
vol.  LIV). 


ORIGINES    DE    LA    COLONISATION    ET    PREMIERS    COLONS        89 

qu'il  a  amassée  en  son  quartier  do  l'Artibonitc  et  no 
croyant  pouvoir  en  faire  uu  meilleur  usage  et  plus  con- 
venable que  d'en  employer  une  partie  à  la  dellense  de 
ce  quartier  »,  déclare  que  «  de  son  bon  gré,  propre 
mouvement,  pure  et  francbe  volonté,  il  fait  don  et 
donation  à  la  caisse  de  la  colonie  de  la  somme  de 
d 50.000  livres,  laquelle  a  été  comptée  réellement^  ».  Il 
n'est  pas  exagéré  de  dire  qu'un  pareil  acte  est  bien  le 
plus  significatif  indice  qu'on  puisse  imaginer  de  l'état 
moral  de  toute  une  société. 

Mais  il  est  à  Saint-Domingue  un  monde  aussi  fantai- 
siste au  moins  que  le  monde  judiciaire  :  c'est  celui  des 
comptables.  Là  nous  touclions  aux  dernières  limites  de 
l'imprévu.  «  On  ne  peut  donner  une  idée,  écrit  en  1733 
M.  de  Fayet,  de  la  mauvaise  foi,  —  et  je  n'en  excepte 
presque  personne,  —  de  tous  ceux  qui  ont  manié  jus- 
qu'à ce  jour  les  deniers  du  Roy'-  »  Le  sieur  Lescar- 
mottier  doit  ainsi  à  la  caisse  de  la  colonie  environ 
300.000  livres,  le  sieur  Gabet  à  peu  près  autant,  et  le 
sieur  de  Cuvray,  receveur  général  des  droits  d'octroi, 
exactement  321.400  livres.  M.  de  Saint-Aubin  était  aussi 
un  gros  débiteur  du  roi  '  ;  il  vient  malheureusement  de 
mourir,  et  il  ne  faut  pas  compter  sur  ses  héritiers  pour 
désintéresser  l'État,  car  «  sa  veuve  a  renoncé  à  la  succes- 
sion, suivant  l'usage  ordinaire  de  la  colonie  en  pareil 
cas  ».  En  général,  du  reste,  «  les  receveurs  se  contentent 

1.  Il  n'est  pas  jusqu'à  cette  dernièie  affirmation  qui  ne  soit  fausse, 
car  on  accorde  à  notre  homme  trois  termes  pour  se  libérer  (Ibid.,  vol. 
LIV). 

2.  Lettre  de  M.  de  Fayet,  du  Petit-Goave,  17  avril  1733  {Ibid.,  vol. 
XXXV II) . 

3.  Voir  plus  haut.  p.  61,  n.  1. 


90  SAINT-DOMINGUE 

de  dire  qu'ils  doivent,  qu'on  leur  doit,  et  sans  épurer  leurs 
comptes,  ils  vivent  tranquilles  chez  eux  ^  ».  Certains 
font  même  preuve  d'un  cynisme  plus  révoltant.  M.  du 
Goudray,  receveur  de  l'octroi  du  Petit-Goave,  ayant  été 
convaincu  d'un  détournement  de  320.000  livres  au  moins, 
«  nous  lui  demandâmes,  M.  le  gouverneur  et  moi,  écrit 
l'intendant  Duclos,  ce  qu'il  avoit  fait  de  sommes  si  con- 
sidérables ;  il  nous  répondit  qu'il  ne  croyoit  pas  devoir 
plus  de  280.000  livres,  qu'il  avoit  employées  à  l'achat  de 
son  habitation,  de  laquelle  somme  il  pouvoit  peut-être  ^ç^ 
trouver  redevable,  mais  que  le  surplus  devoit  être  dû 
par  ses  commis"  ».  Le  peut-être  est  admirable  !  Celui 
qui,  toutefois,  fait  preuve  du  plus  beau  sang-froid  est  un 
certain  Fleury,  ordonnateur  au  Cap.  Estimant  ses 
appointements  insuffisants,  il  décide  de  s'accorder,  sans 
en  rendre  compte  à  personne,  un  supplément  de  traite- 
ment. 11  expédie  et  signe  donc  une  ordonnance  sur  la- 
quelle il  est  porté  pour  27.000  livres,  somme  dont  ensuite 
il  se  donne  imperturbablement  quittance  à  lui-même  ^. 
Que  faire  devant  pareille  inconscience?  En  1746,  le 
sieur  Dubourg,  receveur,  convaincu  de  vol,  est  bien 
condamné  à  être  pendu,  «  premier  exemple,  écrit  M.  de 
Larnage,  que  le  Conseil  ayt  donné  de  sévérité  contre 
les  vols  et  divertissemens  de  deniers  publics*  ».  Mais 
de  telles  punitions  sont  rares  et  les  Conseils  manifes- 


1.  Lettre  de  M.  de  Fayet,  du  Petit-Goave,  17  avril  1733  {Ibid.,  vol. 
XXXVII). 

2.  «  Procès-verbal  dressé  par  M.  Duclos,  le  10  avril  1734  »  {Ihid., 
vol.  XL). 

3.  Lettre  de  M.  Jacques-Alexandre  de  Bongars,  président  au  parle- 
ment de  Metz,  intendant,  août  1766  (Ibid.,  vol.  CXXIX). 

4.  Lettre  de  M.  de  Larnage.  du  8  mars  1746  {Ibid.,  vol.  LXIX). 


ORIGINES    ])E    LA    COLONISATlOiN    KT    PREMIERS    COLOiNS        91 

tent,  en  général,  la  plus  grande  répugnance  à  sévir  *. 
Aussi  préfère-t-on  encore  exiger  simplement  des  cou- 
pables restitution  partielle  ou  totale  de  leurs  rapines. 
Le  sieur  Desportes,  receveur  de  l'octroi  du  Cap,  qui  a 
détourné  près  de  200.000  livres,  est  ainsi  condamné  à 
amortir  chaque  année,  au  moyen  des  revenus  de  son 
habitation,  la  dette  qu'il  a  contractée  vis-à-vis  du  Tré- 


1.  Une  lettre  do  l'intendant  Barbé  de  Marbois  nous  explique  sans 
détours  pourquoi.  Le  receveur  général  des  droits  municipaux  du  ressort 
du  l'ort-au-Prince  ayant,  en  1785,  rendu  ses  comptes  de  1782,  avec 
trois  ans  de  retard,  «  cela  m'a  donné,  écrit  Barbé-Marbois,  quelques 
inquiétudes.  J'ai  donc,  continue-t-il,  proposé  au  doj^en  du  Conseil,  qui 
est  l'inspecteur  de  cetLe  caisse,  d'en  faire  l'inspection.  Ce  magistrat... 
m'a  observé  que  cette  inspection,  quoique  de  droit,  n'avoit  jamais  eu 
lieu,  qu'elle  auroit  quelque  chose  d'odieux  s'il  s'y  portoit  de  son  propre 
mouvement;  il  a  lui-même  demandé  qu'il  lui  fût  enjoint  par  un  arrêté 
de  la  Cour  d'y  procéder.  L'affaire  mise  en  délibération,  j'ai  été  surpris 
de  ne  trouver  que  le  commandant  général  et  un  seul  conseiller  de 
mon  avis  sur  une  question  aussi  simple.  Tous  étoient  d'avis  que  l'ins- 
pection étoit  de  droit  et  seroit  très  utile,  mais  l'on  proposa  d'en  fixer  le 
jour,  ce  qui  équivaudroit,  selon  moi,  à  un  avertissement  au  receveur 
de  se  tenir  en  règle  pour  ce  jour-là.  La  plupart  des  autres  conseillers 
observèrent  que  l'injonction  d'inspecter  étoit  superflue,  puisque  l'ins- 
pecteur en  avoit  le  droit.  Quelques-uns  prétendoient  que  ce  seroit  lui 
faire  une  injure  et  que  ce  seroit  même  offenser  le  comptabl»  par  un 
soupçon  peut-être  injuste.  C'est  ainsi  que,  par  des  motifs  qui  ne  sont 
même  pas  spécieux,  le  Conseil  se  refuse  à  enjoindre  au  doyen  de  faire 
son  inspection,  tandis  que  celui-ci  refuse  de  la  faire  si  on  ne  le  lui 
enjoint.  De  la  sorte,  l'inspection  n'aura  pas  lieu...  Et  la  chaleur  avec 
laquelle  cette  affaire  a  été  débattue  par  quelques  membres  du  Conseil 
m'a,  je  l'avouerai,  donné  quelques  soupçons  qu'ils  sont  débiteurs  de  la 
caisse  municipale  et  qu'ils  craignent  qu'à  l'inspection  on  n'y  trouve 
leurs  bons  pour  partie  d'environ  400.000  livres  que  le  receveur  doit 
avoir,  d'après  les  aperçus  que  je  me  suis  procurés...  »  (Lettre  de 
M.  Barbé  de  Marbois,  intendant,  du  Port-au-Prince,  le  27  novembre 
1785.  Ibid.,  vol.  GLVI.) 

On  lit  de  même  dans  VEtai  des  finances  de  Saint-Domingue,  publié  en 
1790  :  «  Un  comptable,  qui,  portant  une  main  coupable  dans  sa  caisse, 
a  osé  y  puiser  à  son  profit,  se  considère  bientôt  comme  le  possesseur 
légitime  de  son  larcin  ;  il  oublie  qu'il  n'a  rien  à  prétendre  sur  les  fonds 
qu'il  a  ainsi  détournés,  il  se  défend,  il  combat  pour  les  garder  comme 
si  l'administration  n'avoit  pas  le  droit  le  plus  absolu  de  les  retirer  de 
ses  mains.  Il  a  profité  de  ses  détournements  pour  acheter  des  maisons, 
des  esclaves,  des  habitations  ;  il  s'est  tellement  identifié  avec  ce  qu'il  a 


92  SAINT-DOMINGUE 

sor  \  Tolérance  qui  achève  de  donner  une  idée  des 
mœurs  publiques  de  la  colonie,  de  ces  mœurs  publiques 
qui,  répondant  aux  mœurs  privées  que  j'ai  dites,  fai- 
saient demander  au  chevalier  de  Madaillan,  sous-ingé- 
nieur au  Gap,  à  repasser  sans  délai  en  France,  «  dans 
l'impossibilité  où  il  est,  exposait  sa  requête,  de  faire 
son  devoir  de  chrétien  à  Saint-Domingue,  et  dans  la 
crainte  où  il  se  trouve  de  succomber  aux  mauvais 
exemples  qu'il  voit  régner  dans  la  colonie"  ». 

dérobé,  que  ses  concitoyens  eux-mêmes,  oubliant  l'origine  de  cette 
fortune  usurpée,  lui  accordent  sur  sa  parole  la  considération  qui  accom- 
pagne d'ordinaire  une  fortune  légitimement  acquise.  ISi  l'administrateur 
le  presse,  il  se  prévaut  d'un  premier  délai  pour  en  solliciter  un  nou- 
veau ;  il  convient,  s'il  le  faut,  qu'il  a  diverti  les  fonds  publics,  mais  il 
allègue  qu'il  est  à  la  veille  de  faire  un  grand  revenu,  qu'il  est  ruiné  si 
on  use  de  rigueur  avec  lui,  que  le  Roy  perdra  tout  par  trop  de  rigueur...  » 
{État  des  finances  de  Saint-Domingue,  contenant  le  résumé  des  recettes 
et  dépenses  de  toutes  les  caisses  publiques  depuis  le  10  novembre  17S5 
jusqu'au  /"  janvier  17SS,  M.  Barbé  de  Marbois,  intendant,  par  M.  le 
chevalier  do  Proisy.  Paris,  4790,  in-4'',  p.  14-15). 

1.  Lettre  de  M.  de  Laporte-Lalanne,  intendant,  de  Léogane,  10  jan- 
vier 1751  {Ibid.,  vol.   LXXXVII). 

2.  Lettre  de  M.  de  Gonflans,  gouverneur,  de  Léogane,  21  mars  1749 
{Ibid.,  vol.  LXXXI). 


CHAPITRE  II 

LA  NOBLESSE  FRANÇAISE  A  SAINT-DOMINGUE 


C'est  vers  1730  que  M,  de  Madaillan  écrivait  la  lettre 
édifiante  et  découragée  dont  je  viens  de  citer  un  pas- 
sage. Et  certes,  après  avoir  regardé  vivre,  comme  nous 
l'avons  fait,  d'après  les  documents,  le  monde  hétéro- 
gène que  j'ai  décrit,  après  avoir  considéré  le  disparate 
assemblage  qu'il  offre,  tenter  d'atténuer  le  témoignage 
du  bon  chevalier  semblerait  presque  un  paradoxe.  Dirai- 
je  pourtant  qu'à  cette  date  de  1730,  les  constatations 
attristées  de  cet  homme  vertueux  me  paraissent  déjà  d'un 
pessimisme  un  peu  trop  amer?  Non  que  je  veuille  assu- 
rément m'inscrire  en  faux  contre  la  mauvaise  réputa- 
tion que  garda  toujours  le  peuple  de  Saint-Domingue, 
ni  prétendre  que  cette  colonie  devint  jamais  l'asile  de  la 
moralité  et  de  l'honnêteté.  Mais,  malgré  tout,  un  fait 
reste  indéniable  :  c'est  qu'à  l'époque  où  nous  sommes  arri- 
vés, s'affirme  et  grandit  dans  l'île  l'influence  d'un  nou- 
vel élément  qui  peu  à  peu  s'y  était  infiltré  et  qui,  s'il 
ne  put^  par  suite  des  circonstances,  transformer,  comme 
il  en  eût  été  capable  et  comme  la  chose  eût  été  néces- 


94  SAINT-DOMINGUE 

saire,  la  société  de  Saint-Domingue,  devait  du  moins 
agir  très  fortement  sur  elle.  Ce  nouvel  élément,  c'est 
la  noblesse  émigrée  de  France,  qui,  d'abord  perdue 
et  comme  noyée  dans  le  flot  si  mêlé  des  arrivants 
d'Europe,  réussit  enfin  à  se  faire  une  place  à  part  dans 
la  colonie  et  à  se  distinguer  de  cette  tourbe  sans  hon- 
neur, sans  consistance  et  sans  passé,  qu'est  la  société 
que  j'ai  jusqu'à  présent  seule  dépeinte. 

S'il  est  une  loi  qui  ressort  de  l'étude  attentive  des 
questions  de  colonisation,  c'est  bien  celle-ci,  qu'un 
mouvement  colonisateur  a  d'autant  plus  grande  chance 
de  se  développer  normalement  et  d'arriver  à  son  plein 
épanouissement  qu'il  est  tenté  par  des  individus  unis 
entre  eux  par  des  liens  plus  étroits,  liens  sociaux  ou 
religieux  ;  en  d'autres  termes,  que  le  succès  d'une  émi- 
gration dépend  surtout  de  la  cohésion  morale,  de  la  par- 
faite communauté  d'idées  et  de  sentiments  de  ceux  qui 
l'entreprennent  \  Or,  ce  qui  frappe,  à  considérer  le 
monde  que  j'ai  précédemment  mis  en  scène,  c'est  préci- 
sément le  manque  à  peu  près  complet  d'unité  qu'il  pré- 
sente. Que  sont  tous  ces  aventuriers  que,  suivant  l'ex- 
pression d'un  gouverneur,  «  les  vaisseaux  vomissent 

1.  «  Les  mobiles  qui  poussent  à.  une  expatriation  définitive,  écrit 
M.  A.  Girault,  sont  plus  rares  et  moins  variés  que  les  autres.  Il  n'y  en  a, 
pour  ainsi  dire,  qu'un  :  une  situation  intolérable  faite  dans  la  mère 
patrie  à  une  partie  des  habitants,  soit  par  un  e.xcès  de  population,  soit 
par  des  persécutions  politiques  et  religieuses,  soit  par  une  crise  éco- 
nomique intense...  Ce  mobile,  il  faut  le  remarquer,  agit  d'ordinaire  non 
sur  des  individus  isolés,  mais  sur  un  groupe  d'individus  qui  se  trou- 
vent dans  des  conditions  identiques  :  la  classe  sociale,  victime  de  la 
crise,  de  la  persécution,  se  sépare  alors  du  reste  de  la  nation....  » 
(Arthur  Girault,  Principes  de  colonisation  et  de  législation  coloniale, 
2«  éd.,  t.  I,  p.  14).  Par  les  pages  qui  suivent,  on  se  rendra  compte  que 
plusieurs  des  traits  de  cette  analyse  peuvent  s'appliquer  à  l'émigratioa 
de  la  noblesse  de  France. 


lA    NORI.ESSl';    FH.VNr.AISK    A.    SAINT-I)OMIN(UIi:  9^ 

chaque  jour  clans  la  colonie'?  »  Dos  hommes  très  divers 
d'origine  et  d'aspirations,  dont  les  motifs  d'expatriation 
nous  apparaissent  purement  forcés  ou  accidentels,  ou 
tout  au  moins  très  personnels.  Et  s'il  faut  bien  reconnaître 
que  le  singulier  état  social  que  j'ai  retracé  n'a  guère  ses 
causes  ailleurs  que  dans  la  violation  de  la  loi  que  j'in- 
dique, il  faut  avouer  aussi  que  les  choses  devaient 
changer,  le  jour  oii  une  classe  unie  et  forte  de  traditions 
communes,  comme  l'était  la  noblesse  de  France,  devait 
s'habituer  à  prendre  les  routes  de  l'émigration.  J'ai 
volontiers  reconnu  le  mérite  réel  qu'avait  eu  la  monar- 
chie à  entretenir  toujours,  à  alimenter  sans  défaillance 
le  courant  d'émigration  qui  semblait  tari  au  commence- 
ment du  xvnf  siècle.  Je  peux  dire,  dès  à  présent,  que 
sa  plus  grande  erreur  et  sa  faute  capitale  en  matière  de 
colonisation  fut  précisément  de  ne  pas  comprendre  quel 
précieux  auxiliaire  aurait  pu  être  pour  elle  à  un  moment 
donné  la  noblesse,  quels  services  celle-ci  eût  été 
capable  de  rendre  à  l'œuvre  colonisatrice  de  la  France. 
On  a  déjà  noté  bien  souvent  que  notre  ancienne  aris- 
tocratie ne  répugna  point  à  s'expatrier.  Mais  l'on  croit 
avoir  tout  dit,  lorsque,  avec  un  mot  sur  le  droit  d'aînesse 
et  ses  conséquences  pour  les  cadets  et  un  autre  sur 
l'esprit  d'aventure  des  gentilshommes,  on  a  rendu 
compte  de  ces  tendances".  Je  crois,  pour  ma  part,  que 
cette  émigration   a  eu  des  causes  beaucoup  plus  pro- 


1.  Lettre  de  M.  Charles-Théodat,  comte  d'Estaing,  gouverneur,  du 
2  mars  1766  (A.  M.  G.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  G»,  vol.  CXXVIII). 

2.  II  faut  bien  d'ailleurs  que  le  droit  d'aînesse  ait  été  pour  quelque 
cliose  dans  l'émigration  de  la  noblesse,  puisque,  on  doit  le  remarquer, 
cette  règle  de  notre  ancien  droit  eoutumier  n'a  jamais  été  en  vigueur  à 
Saint-Domingue. 


96  SAINT-DOMINGUE 

fondes,  causes  économiques,  sociales,  politiques,  et  qui 
m'apparaissent  à  Saint-Domingue  d'une  façon  si  saisis- 
sante qu'il  me  tarde  enfin  d'y  arriver. 

Que  devint  la  noblesse  de  France  au  xviif  siècle,  je 
l'ai  dit  ailleurs  et  montré  comment  cette  noblesse  se 
trouva  alors  ruinée  par  le  plus  désastreux  concours  de 
circonstances  qui  se  puisse  imaginer,  privée  par  le  pou- 
voir central  de  toute  autorité  politique  et  administra- 
tive dans  les  provinces,  détournée  par  là  môme  de  sa 
vie  et  de  ses  habitudes  traditionnelles,  asservie  enfin  à 
des  obligations  militaires  qui  achevèrent  de  lui  ravir 
son  indépendance  \  Eh  bien  !  je  vois  dans  cet  ensemble 
de  faits  des  raisons  autrement  fortes  pour  exphquer 
l'émigration  de  la  noblesse  que  celles  que  l'on  allègue 
d'ordinaire  pour  en  rendre  compte,  et,  à  vrai  dire,  l'his- 
toire de  cette  émigration  ne  m'apparaît  pas  autre  que 
riiistoire  des  efforts  instinctifs  tentés  par  l'aristocratie 
française  pour  reconquérir,  loin  de  la  mère  patrie,  la 
situation  matérielle,  sociale  et  politique  qu'elle  y  avait 
perdue. 

Richelieu,  de  qui  date  l'abaissement  de  la  noblesse  de 
France,  s'il  ne  pouvait  de  son  temps  même  embrasser 
toutes  les  phases  de  sa  prochaine  décadence,  avait  pu 
entrevoir  du  moins,  de  son  vivant,  le  plus  immédiat 
danger  qui  la  menaçait,  et  il  avait  songé  à  remédier  à  la 
ruine  matérielle  des  gentilshommes  en  les  tournant  vers 
les  entreprises  lointaines'.  Il  avait  été  peu  entendu. 
Pourtant  la  pauvreté  devait  bien  être  la  raison  primor- 

1.  P.  deVaissière,  Gentilshommes  campagnards  de  V ancienne  France, 
S"  édit.,  1904,  p.  213-260. 

2.  Vicomte  d'Avenel,  Biclielieu  et  la  monarchie  absolue,  t.  III,  p.  221. 


LA    NOBLKSSK    FRANÇAISE    A    SAINT-DOMINGUE  97 

dialo  de  l'émigration  de  la  noblesse.  Du  moins  est-ce  la 
première  que  notent  à  Saint-Domingue  les  gens  bien  pla- 
cés pour  en  juger.  «  Les  officiers  qui  passent  en  cette 
colonie,  écrit  M.  Auger,  en  1705,  n'y  viennent  que 
parce  qu'ils  ne  peuvent  plus  subsister  dans  le  royaume'.  » 
Un  do  ces  olficiers,  M.  Joseph  de  Paty,  fait  la  môme 
remarque  en  1720.  «  Tous  les  officiers  qui  viennent 
servir  dans  l'Amérique,  dit-il,  ne  prennent  ce  party  que 
parce  qu'ils  sont  nés  sans  bien  et  qu'ils  espèrent  y  trou- 
ver des  secours  qui  les  mettront  en  état  de  servir  digne- 
ment le  Roy^  »  Remarquez  le  terme  dont  se  servent  les 
auteurs  des  deux  lettres  dont  je  viens  de  citer  quelques 
lignes  :  les  officiers.  Ce  n'est  guère,  en  effet,  àun  autre 
titre  qu'au  titre  militaire  que  les  gentilshommes  s'expa- 
trient d'abord '',  et  nous  ne  les  voyons  qu'exceptionnel- 
lement au  début  «  passer  aux  îles  »  pour  s'y  livrer  au 
commerce  ou  à  l'agriculture  même. 

Aussi  leur  émigration  marque-t-elle  peu  à  l'origine  et 
ne  trouvent-ils  que  d'assez  insuffisantes  compensations 
à  leur  expatriation.  Ils  sont  partis  pour  fuir  la  misère, 
et  c'est  la  misère  qui  les  attend  trop  souvent  aux  colo- 
nies. La  correspondance  des  gouverneurs  de  Saint- 
Domingue  nous  édifie  sur  ce  point.  Etant  donnée  la  cherté 
de  la  vie,  écrivent-ils,  les  appointements  du  Roi  ne 
peuvent  nourrir  un  officier  plus  de  trois  mois  ou  môme 


1.  Lettre  de  M.  Auger,  gouverneur,  de  Léogane,  13  juillet  1703 
(A.  M.  G.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  G",  vol.  VII). 

2.  Lettre  de  M.  de  Paty,  lieutenant  de  roi  à  Léogane,  8  juillet  1720 
(Ibid.,  vol.  XVIII). 

3.  UOrdre  du  Roi  pour  V embarquement  des  premières  troupes  réglées 
par  lui  envoyées  aux  îles  est  du  24  mars  1666  (Moreau  de  Saint-Méry, 
Lois  et  constitutions....,  t.  I,  p.  151-152), 

7 


98  SAINT-DOMINGUE 

de  deux,  ces  appointements  suffisant  à  peine  quelquefois 
à  payer  un  lo5'^er\  Quant  à  la  nourriture,  a  les  enseignes 
mêmes  ne  peuvent  vivre  avec  un  morceau  de  bouilly, 
qu'il  ne  leur  en  couste  4  livres  par  jour  ^.  »  Or,  comme 
les  lieutenants  de  roi  touchent  une  solde  de  1,100  livres  % 
que  les  majors  en  reçoivent  une  de  800,  et  que  ce  sont 
là  des  privilégiés  puisqu'ils  font  partie  de  l'état-major, 
on  peut  se  figurer  aisément  que  les  simples  officiers  des 
troupes  réglées  en  sont  à  l'aumône  et  «  tombent  par 
là  même  dans  le  mépris  parmi  des  habitants  aisés, 
qui  ont  des  équipages  et  vivent  bien  chez  eux*  ».  Les 
choses  sont  poussées  à  ce  point  qu'il  n'est  pas  rare  de 
voir  des  gentilshommes  désespérés  se  faire  casser  ou 
abandonner  sans  congé  leur  poste  pour  retourner  en 
France  '\ 

D'assez  bonne  heure,  toutefois,  la  vie  large  et  facile 
de  ces  colons  qui  les  accablent  de  leurs  dédains  paraît 
avoir  ouvert  les  yeux  de  nos  hommes.  En  considérant 
ce  que  pouvaient  en  ce  pays  insolent  de  fertilité  l'initia- 
tive et  le  travail,  beaucoup  devaient  se  demander  pour- 
quoi ils  ne  suivraient  pas  l'exemple  qui  leur  était  offert, 

1.  Lettres  de  Du  Casse,  du  2  octobre  1692  [Ibicl.,  vol.  II),  et  du  lo  oc- 
tobre 1698  (Ibid.,  vol.  IV). 

2.  Lettre  de  M.  de  Galliffet,  du  Petit-Goave,  24  janvier  1703  (Ibid., 
vol.  VI).  A  ce  moment,  un  baril  de  farine  vaut  30  écus  à  Saint-Domin- 
gue ;  une  barrique  de  vin,  40  écus  ;  une  poule,  32  sols  ;  un  chapon, 
48  sols  ;  un  coq  d'Inde,  3  écus  [Ibid.). 

3.  C'est  la  solde  de  M.  de  Paty,  au  Petit-Goave,  et  il  paie  800  livres 
pour  le  loyer  de  sa  maison  (Lettre  de  M.  de  Paty.  30  juin  1711.  Ibid., 
vol.  IX).    ' 

4.  Lettre  de  MM.  de  Blénac  et  Mithon,  de  Léogane.  10  août  1713 
(Ibid.,  vol.  X). 

o.  Mémoire  de  M.  de  Paty,  du  23  mai  1707  [Ibid..  vol.  VIll)  ;  et 
mémoire  de  M.  Deslandes,  faisant  fonction  d'intendant,  du  20  février 
1707  (/6îrf.). 


L\    NOBLESSE    FRANÇAISE    A    SAINT-DOMINfiUE  99 

et  beaucoup  le  suivirent  en  ellct.  Peu  à  peu,  donc,  on 
voit  ces  parias  reprendre  courage.  Certains  se  décident 
à  aller  réaliser  au  pays  ce  qui  peut  leur  revenir  de  leur 
petit  avoir  pour  l'appliquer  à  Saint-Domingue  à  quelque 
heureuse  entreprise  et,  passant  en  France,  en  reviennent 
avec  un  capital  qui  leur  permet  de  créer  une  modeste 
exploitation;  d'autres,  obtenant  un  secours  du  ministre, 
achètent  une  pacotille  dont  ils  se  défont  à  l'arrivée  et 
dont  le  produit  leur  fournit  la  première  mise  de  fonds 
nécessaire  à  leurs  projets  ;  d'autres  sollicitent  une  con- 
cession toute  nue  et,  par  une  admirable  industrie,  arri- 
vent petit  à  petit  à  la  mettre  en  valeur:  il  en  est  même 
parmi  eux  de  peu  scrupuleux  qui  vont  jusqu'à  employer 
leurs  soldats  au  défrichement  du  terrain  qu'ils  ont  reçu  ^  ; 
d'autres  enfin,  ne  regardant  pas  de  trop  près  à  la  famille 


1.  Lettre  de  M.  de  Gallifet,  du  26  décembre  1700  [Ibid.,  vol.  V).  — 
Gela  se  prolongea  pendant  tout  le  xviii»  siècle.  Dans  ses  Mémoires, 
M.  de  Villèle  constate  qu'en  1789  «  parmi  les  colons  qui  affluaient  de 
toutes  parts  à  Saint-Domingue,  on  rencontrait  souvent  des  jeunes  gens 
de  famille  qui  avaient  eu  le  malheur  d'être  trop  tôt  maîtres  de  leur 
patrimoine  et  qui  en  avaient  dissipé  la  majeure  partie  dans  les  plaisirs 
de  la  capitale  ou  des  autres  grandes  villes  de  France.  Mais  ils  s'étaient 
ravisés  assez  à  temps  pour  sauver  quelques  débris  de  fortune  ;  ils 
avaient  acheté  une  petite  pacotille  avec  laquelle  ils  s'étaient  embarqués 
pour  Saint-Domingue  et  qu'ils  y  avaient  revendue  avec  bénéfice.  Le 
prix  leur  avait  servi  à  se  procurer  quelques  noirs,  ils  avaient  obtenu 
une  concession  de  terrain,  et,  à  peine  sortis  de  la  vie  oisive  et  elTémi- 
née  du  dissipateur,  ils  se  trouvaient  tout  à  coup  transformés  en  chefs 
d'ouvriers.  On  les  voyait,  à  la  tête  de  leurs  noirs,  prendre  en  main  la 
hache  et  le  sarcloir,  abattre  les  grands  bois  qui  couvraient  leurs  con- 
cessions, y  mettre  ensuite  le  feu,  et  au  milieu  des  troncs  d'arbres,  dont 
ils  n'avaient  pu  encore  entièrement  débarrasser  le  sol,  semer  et  planter 
les  grains  et  les  racines  qui  devaient  fournir  à  leur  subsistance  et  à 
celle  de  leurs  noirs.  Au  moj'en  de  défrichements  successifs  et  de  nou- 
veaux travaux  do  culture,  ils  rendaient  leurs  terres  susceptibles  de  pro- 
duire du  café,  de  l'indigo  et  plus  tard  encore  des  cannes  ;  enfin  les 
revenus  d'un  établissement  sucrier  les  faisaient  souvent  parvenir  au 
rang  des  plus  riches  habitants  de  la  colonie.  «  [Mémoires  et  Correspon- 
dance du  comte  de  Villèle,  Paris,  1888,  3  vol.  in-S»,  t.  I,  p.  26-27.) 


100  SAINT-DOMINGUE 

et  aux  ancêtres,  deviennent  possesseurs  d'importantes 
plantations  par  d'avantageux  mariages  ;  «  les  mariages, 
seul  moyen  qu'un  officier  ait  de  faire  fortune  à  l'Amé- 
rique^ »,  écrit  naïvement  l'un  d'eux.  De  fait,  l'on  voit 
un  comte  de  Maillé  qui,  venu  à  Saint-Domingue,  veut 
d'une  demoiselle  de  Furstemberg,  comtesse  d'Hénin, 
est  fort  heureux  d'y  épouser  en  secondes  noces  la  fille 
d'un  voyer  de  la  colonie,  M"^  Brossard,  qui  lui  apporte 
un  bien  de  200.000  livres  et  doit  en  avoir  autant  après  la 
mort  de  son  père  -. 

Remarquons-le,  ce  mouvement  d'implantation  de  la 
noblesse  dans  la  colonie  s'accentue  d'assez  bonne  heure. 
«  Les  officiers,  dont  beaucoup  sont  habitants....  », 
écrit  dès  1700  M.  de  Galliffet'\  «  Les  lieutenants  de  roi 
et  les  officiers  majors  du  quartier  du  Cap,  écrit  M.  Mithon 
un  peu  plus  tard,  ne  viennent  que  très  rarement  au  bourg 
qui  est  le  centre  de  leur  commandement,  et  ne  s'occu- 
pent que  du  soin  de  leurs  habitations  oii  ils  font  leur 
demeure  habituelle  ''.  »  En  1713,  le  gouverneur  de  Blé- 
nac  constate  de  même  que  les  officiers  ne  pouvant 
vivre  avec  leur  solde,  «  la  plupart  ont  des  habitations 
et  font  même  de  la  dépense  pour  soutenir  la  dignité 
de  leur  caractère^  ».  Dix  ans  après,  l'intendant  Mon- 
tholon  déclare  que  «  le    moindre  capitaine  d'infanterie 

1.  Lettre  de  M.  de  Jarriay,  major  au  Gap,  du  12  août  1732  [Ibid., 
vol.  XXXVI). 

2.  Lettre  de  MM.  de  Vaudreuil  et  de  Lalanne,  du  Port-au-Prince,  14 
mars  1754  {Ibid..  vol.  XGIV). 

3.  Lettre  de  M.  de  Galliffet,  du  26  décembre  1700  [Ibid.,  vol.  V). 

4.  Lettre  de  M.  Mithon,  du  15  juin  1712  (A.  M.  G.,  Gorr.  gén.,  Saint- 
Domingue,  2=  série,  carton  II). 

5.  Lettre  de  M.  de  Blénac,  de  Léogane,  10  août  1713  {Ibid.,  vol.  X). 


LA    NOBI.ESSK    FRANÇAISK    A    SAINT-DOMINfiUI-:  101 

a  six  chevaux  el  une  chaise  rouhinle'  »,  el  crierait  pour 
pou  au  scandale. 

On  s'aperçoit  bien,  d'ailleurs,  des  liens  nouveaux  qui 
les  attachent  au  sol  à  ce  détail  (jue  les  pétitions  se  mul- 
tiplient d'officiers  demandant  à  «  servir  dans  les  quai'- 
tiers  où  sont  situées  leurs  plantations  .>.  Gela,  dès  lors, 
entre  en  ligne  de  compte  dans  les  propositions  des  gou- 
verneurs. M.  de  Sorel  ne  présente  pas  le  sieur  de  Gay- 
rols,  major  du  Port-de-Paix,  pour  la  place  de  lieutenant 
de  roi  au  PeLit-Goave,  parce  qu'il  a  tout  son  bien  dans 
le  quartier  du  Port-de-Paix  \  M.  Pierre  de  Rance,  lieu- 
tenant de  roi  au  fonds  de  l'Ile-à-Vache,  ne  demande 
rien  autre  chose  que  d'être  maintenu  dans  son  poste, 
car  il  demeure  à  quatre  lieues  du  bourg,  sur  son  habi- 
tation qu'il  s'occupe  de  faire  valoir ^  M.  de  Ghamp- 
fleury,  major  à  Saint-Marc,  est  «  retenu  de  même 
dans  son  quartier  par  son  goût,  son  attachement  à 
sa  famille  et  par  la  modicité  de  sa  fortune  »,  qui  ne 
lui  permettrait  pas  de  vivre,  s'il  abandonnait  à  d'autres 
la  surveillance  de  ses  intérêts  \  M.  Lambert,  qui 
commande  l'artillerie  de  la  colonie  avec  rang  de  lieu- 
tenant de  roi,  et  habite  à  l'Artibonite  sur  son  bien, 
ne  voudrait  sous  aucun  prétexte  s'en  éloigner,  tout 
absorbé    qu'il    est  par  son  exploitation  ^  M.  Gharles- 

1.  Lettre  de  M.   de  Montholon,   du   Petit-Goave,  12   septembre  1723 
{Ibid.,  vol.  XXII). 

2.  Lettre  de  M.    de  Sorel,  de  1721  (A.   M.   C,  Gorr.  gén.,  2"   série, 
carton  VII). 

3.  Lettre  de  MM.  Dubois  de  Lamotte  et  Lalanne,  du  Port-au-Prince, 
14  mai  1753  (Ibid.,  vol.  XCIII). 

4.  Lettre  de  M.  Joseph-Hyacinthe  de  Rigaud,  marquis  de  Vaudreuil, 
du  Port-au-Prince,  7  novembre  1734  [Ibid.,  vol.  XCII). 

5.  Du  même,  septembre  1753  [Ibid.,  vol.  XCIII). 


102  SAINT-DOMINGUE 

Gabriel  Bizoton  de  la  Motte,  lieutenant  de  roi  à  Saint- 
Marc,  pourrait  enfin  être  nommé  au  même  titre  au  Cap, 
s'il  ne  préférait  demeurer  dans  un  quartier  où  il  a  sa 
plantation  ^  En  revanche,  M.  Buttet,  major  au  Fort- 
Dauphin,  se  plaint  continuellement  d'être  si  loin  du 
quartier  de  la  Grande-Terre  oi^i  il  a  la  sienne,  qu'à  peine 
peut-il  y  passer  en  tout  un  mois  par  an';  et  M.  de 
Sédières  souhaiterait  vivement  être  nommé  major  au 
Port-au-Prince,  car  «  il  s'est  marié  dans  ce  quartier  et 
y  a  son  bien,  sa  fortune...  qui  le  mettroit  à  portée  de 
remplir  cette  majorité  avec  la  dignité  qui  convient  à  un 
homme  dont  la  naissance  et  les  sentiments  sont  égale- 
ment distingués  ^  » . 

Les  réclamations  de  ce  genre  se  multiplient  même 
à  un  tel  point  qu'on  finit  par  faire  un  mérite  à  un  offi- 
cier d'accepter  sans  objection  les  garnisons  succes- 
sives qu'on  lui  assigne.  Il  arrive  d'ailleurs  un  moment 
oi^i,  leur  fonction  militaire  nuisant  à  leurs  occupations 
de  propriétaires,  beaucoup  préfèrent  la  résigner  dès 
avant  la  retraite  pour  accepter  seulement  un  grade  dans 
la  milice  de  leur  quartier'.  Le  sieur  Le  Doux,  troisième 
lieutenant,  demande  à  se  retirer  du  service  «  pour  vaquer 
aux  affaires  de  son  habitation  ;  il   désireroit  qu'on  lui 

1.  Du  même,  8  ocLobre  1753  (vol.  XCIV). 

".  Lettre  de  M.  Marin  Buttet,  lieutenant  de  roi  au  Fort-Dauphin,  du 
30  juillet  1732.  Dans  cette  lettre,  M.  Buttet  signale  «  des  olficiers  qui 
vivent  sur  leurs  habitations,  quoique  éloignés  de  sept  ou  huiL  lieues 
de  leurs  postes  »  {Ibicl.,  vol.  XXXVl). 

3.  Lettre  du  marquis  de  Vaudrouil  et  de  M.  de  Lalanne,  du  Port-au- 
Prince,  14  mars  1754  (Ibid..  vol.  XCIV). 

4.  Une  ordonnance  du  Roi,  du  22  novembre  1702,  porte  «  qu'aucuns 
habitans  des  isles  ne  poun'ont  être  nommés  pour  officiers  de  milices 
que  dans  les  quartiers  où  ils  feront  leur  résidence  actuelle  »  (Moreau 
de  Saint-Méry,  Lois t.  I,  p.  696). 


LA.    NOBLESSE    FRANÇAISE    A    SAIN T-nOMINGUE  103 

accordât  son  congé  sur  le  pied  de  capitaine,  afin  que,  dans 
les  occasions  de  guerre,  il  puisse  encore  être  utile  au 
roy  et  à  la  colonie'»  .  M.  de  Santo-Doniingo,  lieutenant 
de  roi  au  Petit-Goave,  «  sollicite  son  congé,  la  situation 
de  ses  affaires  ne  lui  permettant  point  de  continuer  ses 
services  -  ».  M.  Joseph-Gabriel  de  Marmé,  capitaine 
d'infanterie,  ambitionne  de  la  sorte  un  commande- 
ment de  milices  dans  le  quartier  de  Nippes,  où  est  sise 
son  habitation^  M.  de  Lantagnac,  aide-major  du  Port-au- 
Prince,  abandonne  le  service  pour  aller  vivre  sur  la 
terre  que  sa  femme  lui  a  apportée  en  dot  et  devenir 
capitaine  de  milices  de  sa  paroisse  '\  Le  sieur  Pillât, 
capitaine  des  troupes  réglées,  demande  sa  retraite,  la 
croix  de  Saint-Louis  et  le  commandement  du  quartier 
011  ses  biens  sont  situés,  soit  comme  major  honoraire, 
soit  comme  commandant  de  milices °.  M.  de  Fontenelle 
réclame  une  faveur  analogue  «  pour  éviter  les  diffé- 
rentes garnisons  qui  le  retiennent  loin  de  sa  planta- 
tion S).  Si  bien  même  que  le  commandement  est  obligé 
de  rappeler  à  beaucoup  d'officiers  que  leur  premier 
devoir  n'est  point  de  songer  à  leurs  intérêts  territo- 
riaux, mais  à  leurs  obligations  militaires.  S' autorisant 
de  la  conduite  de  M.  Louis  Devaux  de  la  Martinière, 
lieutenant    de   roi    au   gouvernement   de    Saint-Louis, 

1.  Lettre    de   M.  de  Chàteaumorand,    4   septembre  1718  (A.   M.  C, 
Corr.  gén-,  2»  série,  carton  IV). 

2.  Lettl-e  de  M.  de  Sorel,  de  1721  {Ibld.,  carton  VII). 

3.  Lettre  de  MM.  de  Larnage  et  Maillard,  du  22  février  1743  {Ibid., 
vol.  LXXXIX). 

4.  Lettre  de  M.  de  Vaudreuil,  du  Port-au-Prince,  31  août  1753  {Ibid., 
vol.  XGIII). 

5.  Du  même,  9  octobre  1733  {Ibid.). 

6.  Ibid.,  vol.  CXIX. 


104  SAINT-DOMINGUE 

qui  depuis  deux  ans  n'a  pas  quitté  son  habitation, 
M.  d'Argout,  commandant  en  chef  la  partie  sud  de  Saint- 
Domingue,  croit  devoir  enjoindre  à  ses  subordonnés  de 
faire  au  moins  de  fréquentes  apparitions,  sinon  de  longs 
séjours,  dans  les  villes  et  les  bourgs,  centres  de  leur 
autorité  \ 

Je  disais  tout  à  l'heure  que  l'émigration  de  la  noblesse 
française  aux  colonies  pouvait  s'expliquer  par  la  possi- 
bilité qu'elle  offrit  à  cette  noblesse  de  rester  fidèle  à  la 
vie  des  ancêtres  et  pour  ainsi  dire  de  se  survivre  à  elle- 
même  par  delà  les  mers.  Ne  voit-on  pas  déjà  dans  le 
fait  de  ces  officiers,  s'absorbant  dans  l'exploitation  de 
leurs  plantations,  se  rattachant  instinctivement  à  la  terre, 
comme  un  prolongement  de  l'existence  traditionnelle 
des  gentilshommes  de  France,  que  les  circonstances  ont 
désormais  rendue  impossible  dans  la  mère  patrie?  Vivre 
du  sol  et  sur  le  sol,  telle  avait  été  la  coutume  qui,  pen- 
dant de  longs  siècles,  avait  fait  la  force  de  l'aristocratie 
et  qu'avait  interrompue  le  mouvement  social,  politique, 
économique,  que  j'ai  retracé  ailleurs.  Transplantés  en 
un  monde  oii  ne  s'est  point  encore  fait  sentir  la  réper- 
cussion de  ce  mouvement,  on  voit  les  gentilshommes 
revenir  spontanément  aux  habitudes  primitives  des 
ancêtres  ;  comme  eux,  ils  redeviennent  terriens  et 
ruraux,  et  comme  eux,.  —  la  chose  est  à  noter  par 
contre-partie,  —  ils  se  laissent  peu  séduire  par  le  séjour 
des  villes.  Assez  vite,  en  effet,  on  voit  naître,  à  Saint- 
Domingue,  entre  la  population  des  cités  et  des  bourgs 
et  les  planteurs  vivant  sur  leurs  «  places  »,  la  même 

1.  Lettre  de  M.  Robert  d'Argout,  major  des  troupes  de  la  partie  du 
sud,  de  Saint-Louis,  14  décembre  1767  (Ibid.,  voL  CVIII). 


LA   NOHLESSE    FRANÇAISE    A    SAINT-nOMINGUR  lOo 

scission,  la  mémo  sourde  rivalité  qui,  jadis,  avaient 
séparé  dans  le  royaume  les  gentilshommes  de  campagne 
des  citadins.  La  ville  est,  à  Saint-Domingue,  le  séjour 
de  tous  ceux  qui  subsistent  du  connncrce,  du  l'induslrie 
ou  do  la  chicane.  Les  gentilshommes  n'y  fréquentent 
guère,  préférant  une  existence  isolée  et  fière  sur  leurs 
exploitations  aux  promiscuités  do  ces  agglomérations 
nouvelles.  «  Il  y  a,  constate  un  texte  daté  de  1763,  il  y 
a  200  gentilshommes  dans  la  dépendance  du  Cap  et  à 
proportion  dans  le  reste  de  Tlle...  Ils  vivent  dans  leurs 
terres  qu'ils  font  cultiver...  Les  villes  et  les  bourgs  sont 
habités  par  de  gros  négociants,  les  officiers  des  sièges 
royaux,  les  avocats,  procureurs  et  marchands  ^  »  «  Les 
villes,  écrit  encore  Malouet,  dans  son  Essai  sur  l'ad- 
ministration de  Saint-Domingue ^  les  villes  ne  sont  éta- 
blies dans  cette  île  que  pour  le  service  des  habitans, 
dont  elles  sont  les  magasins  et  l'entrepôt.  Là  se  trouvent 
les  marchands,  les  artisans,  les  juges,  greffiers,  procu- 
reurs, notaires,  huissiers,  médecins.  Il  n'y  a  ni  nobles, 
ni  rentiers,  ni  beaux  esprits  ^  »  Dans  ces  goûts  et  ces 

1 .  Mémoire  historique  et  politique  sur  la  colonie  de  Saint-Domingue, 
1763  (Moreau  de  Saint-Méry,  Historique  de  Sainl-Domingue,  A.  M.  C, 
F^  164). 

2.  P.  V.  Malouet,  Collection  de  Mémoives  sur  les  colonies,  5  vol. 
Paris,  1802;  Saint-Domingue,  t.  IV,  p.  125.  —  Dès  1700,  M.  de  Galliffet 
signale  l'insolence  des  officiers  vis-à-vis  des  «  bourgeois  »  (Lettre  de 
Galliffet,  du  Cap,  10  octobre  1700.  A.  M.  G.,Corr.  gén.,  Saint-Domingue, 
C",  vol.  V).  Et  voici  une  anecdote  qui  nous  prouve  que  soixante  ans 
après  les  choses  n'avaient  guère  changé.  Elle  est  tirée  d'une  lettre  de 
M.  Fournier  de  la  Chapelle,  membre  de  la  Chambre  d'agriculture,  à 
M.  de  Gabriac,  son  confrère,  et  datée  du  13  novembre  1762.  «  Le 
sieur — ,  écrit  M.  Fournier,  tient  boutique  de  marchandises  au  Cap- 
Un  officier  fut  pour  y  lever  des  étoffes.  L'étoffe  choisie,  l'officier  voulut 
la  faii'e  emporter  par  son  tailleur  qui  étoit  présent.  Le  marchand 
demanda  le  paiement.  L'officier  s'emporta  sur  ce  qu'on  faisoit  crédit  à 
un  tas  de  manans,  disoit-ii,  et  sur  ce  qu'on  le  refusoit  à  des  officiers. 


106  SAINT-DOMINGUE 

répugnances  de  la  noblesse  coloniale,  tout  un  passé  ne 
se  révèle-t-il  pas  vraiment,  et  n'est-ce  pas,  en  somme, 
l'exacte  restitution  de  la  vie  sociale  des  gentilshommes 
d'autrefois  que  nous  avons  sous  les  yeux*? 

Enfin,  il  paya.  Le  marchanfl  prend  Targent  et  lui  dit  :  «  Monsieur,  ce 
«  n'est  pas  tout.  Vous  me  devez  encore  un  premier  habit,  et  ma  mar- 
«  chandise  ne  sortira  pas  que  je  ne  sois  soldé.  »  Nouvel  emportement 
de  roiïlcier,  qui  paie  encore  cependant  cette  première  dette  et  emporte 
son  habit  en  insultant  le  marchand.  Ce  dernier  va  porter  ses  plaintes 
à  M.  de  Béon,  lieutenant-colonel  du  régiment  de  Boulonnais.  L'officier 
soutient,  au  contraire,  avoir  été  l'insulté.  Cela  n'est  guère  croyable. 
M.  de  Béon  prend  le  témoignage  de  deux  officiers  présens,  entre  autres, 
M.  de  Lautray.  Il  se  trouve,  par  ces  informations,  que  le  marchand 
est  un  insolent.  M.  de  Béon  le  fait  venir  et  lui  ordonne  la  prison.  Le 
niarchand,  au  lieu  de  s'y  rendre,  va  trouver  M.  de  Belzunce  au  Trou. 
Celui-ci  lui  dit  que,  cette  all'aire  étant  civile,  il  auroit  dû  s'adresser  à 
M.  l'intendant.  Mais,  puisque  cette  affaire  a  été  par-devant  M.  de  Béon, 
il  faut  qu'il  suive  les  ordres  donnés  et  se  rende  en  prison.  On  a  eu 
beaucoup  de  peine  à  l'en  faire  sortir  au  bout  de  cinq  à  six  jours.  » 
[Ibid.,  vol.  GXIV.) 

1.  Quelques  auteurs,  entre  lesquels  M.  Pauliat,  ont  soutenu  que  la 
noblesse  de  France  n"a  que  fort  peu  émigré  aux  colonies.  Cet  auteur  ne 
laisse  pas  cependant  que  d'être  embarrassé  du  grand  nombre  de  noms 
de  l'ancienne  aristocratie  que  l'on  retrouve  aux  îles.  Mais  voici  com- 
ment il  explique  le  fait.  Je  ne  donne,  du  reste,  ces  considérations  fan- 
taisistes qu'à  titre  de  curiosité.  «  Sans  doute,  écrit  M.  Pauliat,  sans 
doute,  dans  une  certaine  mesure,  il  serait  permis  de  nous  opposer  un 
chiffre  comparativement  élevé  de  noms  d'anciennes  familles  que  l'on  a 
retrouvées  là-bas.  Mais,  si  l'on  y  veut  bien  réiléchir,  on  comprend  tout 
de  suite  que  l'existence  de  ces  noms  n'a  pas  dû  avoir  d'autre  cause  que 
colle  même  qui  a  fait  donner  des  noms  de  localités  de  France  à  tant 
d'endroits  de  nos  colonies,  c'est-à-dire  que  ce  fut  le  désir  chez  les  colons 
venant  en  bande  de  conserver  le  souvenir  du  pays  natal  et  d'en  avoir 
avec  eux  un  semblant  de  réduction.  Il  est  donc  présumable  que,  dans  le 
principe,  ces  noms  furent  donnés  par  leurs  camarades  à  quelques 
colons,  et  que  ces  noms,  qui  n'étaient  alors  que  des  surnoms  ou  sobri- 
quets, finirent  à  la  longue  par  rester  à  leurs  descendants,  lesquels,  bien 
entendu,  parla  suite,  durent  les  porter  de  très  bonne  foi,  sans  croire  à 
une  usurpation.  »  (Pauliat,  La  politique  coloniale  de  Vancieii  régime, 
p.  127-128).  —  M.  Cliaillejr-Bert  a  reconnu  avec  autrement  de  sens  his- 
riquc  et  de  sagacité  le  rôle  qu'a  joué  la  noblesse  de  France  dans  la  for- 
mation de  la  société  à  Saint-Domingue.  «  Habitants  et  négociants, 
écrit-il,  étaient  deux  classes,  on  pourrait  dire  deux  ordres  de  la  popu- 
lation de  Saint-Domingue.  Les  habitants  se  composaient  de  simples 
colons  ou  d'anciens  fonctionnaires,  ou  d'anciens  officiers  retirés  du  ser- 
vice de  la  colonie  et  ayant  une  habitation,  c'est-à-dire  une  exploitation 


LA    NOIÎLESSE    FRANÇAISE    A    SAINT-DOMINfiUE  107 

Chose  qui  n'est  pas  pour  surprendre,  ce  retour  nor- 
mal à  la  tradition  vaut  à  nos  exilés  de  retrouver  par 
delà  rOcéan  les  avantages  et  les  privilèges  que  leur 
avait  assurés  jadis  dans  la  métropole  leur  étroit  attache- 
ment au  sol  et  dont  ils  avaient  été  là  si  radicalement 
dépouillés.  Je  veux  parler  de  la  part  très  large  qui  leur 
est  faite  encore  à  Saint-Domingue  dans  la  conduite  des 
affaires  du  pays,  A  l'origine,  le  commandement  des  dif- 
férents ([uartiers  de  l'île  avait  été  donné  de  préférence 
aux  anciens  conquérants  :  le  gouvernement  du  Cap,  à 
M.  de  Graff,  le  célèbre  flibustier;  celui  du  Port-de-Paix, 
à  M.  Bernanos,  ancien  corsaire  ;  celui  de  la  Côte  du 
Sud,  à  l'illustre  aventurier  Grammont.  Insensiblement, 


agricole.  A  l'heure  actuelle,  où  la  plupart  de  nos  fonctionnaires  colo- 
niaux reviennent  eu  France  vivre  de  leur  retraite,  on  ne  se  fait  pas 
l'idée  du  nombre  et  de  la  qualité  des  fonctionnaires  et  des  militaires 
retirés  qui  se  iîxaient  alors  dans  la  colonie.  Nous  en  trouvons  une 
indication  dans  le  procès-verbal  d'une  assemblée  coloniale  qui  se  tint 
en  juin  1764.  Parmi  les  habitants,  nous  relevons  les  noms  suivants  : 
M.  le  marquis  de  Ghastenoye,  ancien  lieutenant  au  gouvernement  géné- 
ral, habitant  au  quartier  Morin  ;  M.  [Joseph]  de  la  Case,  ancien  gou- 
verneur honoraire,  habitant  au  même  quartier  ;  M.  le  comte  de  Choi- 
seul,  chevalier  de  Saint-Louis,  ancien  lieutenant  de  roi  au  Fort-Dau- 
pliin,  aussi  habitant  du  quartier  Morin  ;  M.  de  Glapion,  chevalier  de 
îSuint-Louis,  ancien  lieutenant  de  roi,  habitant  à  Jacquezy;  M.  le  comte 
d'Héricourt,  chevalier  de  Saint-Louis,  ancien  capitaine  d'infanterie, 
habitant  au  Morne  Rouge  ;  M.  de  la  Vit,  chevalier  de  Saint-Louis, 
ancien  commandant  des  Quatre-Quartiers,  habitant  au  quartier  Morin  ; 
M.  le  comte  d'Osmond,  habitant  à  Maribarous  ;  M.  de  Saint-Michel, 
ancien  officier  des  troupes,  habitant  à  la  Petite-Anse  :  M.  de  Raunay, 
ancien  capitaine  dos  troupes  de  la  colonie,  liabitant  au  Cap  ;  M,  de  la 
Taste,  chevalier  de  Saint-Louis,  ancien  commandant  de  milice,  liabitant 
au  quartier  de  Maribaroux  ;  M.  Millot,  ancien  commandant  de  milice, 
habitant  au  quartier  de  la  Petite-Anse  ;  M.  de  Minière,  ancien  commandant 
de  milice,  habitant  au  quartier  de  la  Grande  Rivière...  »  (Chailley-Bert, 
Administration  cVune  colonie  française  sous  l'ancien  régime.  Saint-Do- 
mingue, da^ns,  l'Économiste  fra7içais  du  ^"2  novembre  1892.  Cf.  le  Procès- 
verbal  de  l'Assemblée  du  Conseil  supérieur  du  Cap  et  des  divers  ordres 
de  son  ressort  composant  V Assemblée  coloniale  te7iue  au  Cap,  du  11  au 
14  juin  1764,  dans  Moreau  de  Saint-Méry.  Lois....,  t.  IV,  p.  140  et  suiv.). 


108  SAINT-DOMINGUE 

à  ces  gens  furent  substitués  des  officiers  du  Roi.  Ces 
offîciersjouent  d'abord  un  rôle  assez  effacé.  N'étant  pas 
<x  habitans  »,  ils  encourent,  comme  je  le  disais,  les 
dédains  de  la  population.  Mais  lorsque,  à  leur  tour,  de 
sérieux  intérêts  les  rattachent  au  pays,  leur  situation 
s'affermit,  et  leur  influence  va  grandissant.  Assez  tôt  on 
voit  poindre  l'autorité  qu'ils  sont  destinés  à  prendre  dans 
le  monde  si  mêlé  que  j'ai  dépeint,  autorité  militaire, 
administrative  et  judiciaire  même,  très  comparable  — ■ 
toutes  proportions  gardées  —  à  celle  exercée  aux 
siècles  passés  en  France  parles  gentilshommes  de  pro- 
vince. 

Autorité  militaire  d'abord.  Tandis,  en  effet,  que,  dans 
le  royaume,  leur  qualité  de  soldats  ne  vaut  plus  aux 
nobles  aucune  influence  politique  et  sociale,  maintenant 
qu'un  officier  n'est  plus  qu'une  unité  armée,  que  les 
titres  de  gouverneurs  de  province,  de  capitaines  de 
places,  ne  sont  plus  qu'honorifiques,  aux  colonies  sub- 
siste encore  l'ancienne  conception  qui,  au  xvi^  siècle, 
faisait  du  gentilhomme  l'auxiliaire  de  la  royauté  en 
temps  de  guerre  et  en  temps  de  paix.  Lieutenants  de 
roi,  commandants-majors,  capitaines  de  quartier,  sont 
des  soldats,  mais  aussi  des  représentants  permanents 
de  l'autorité. 

Ce  sont  eux  qui  défendent  le  pays  contre  l'ennemi 
et  maintiennent  la  discipline  des  troupes,  et  ce  sont 
eux  en  même  temps  qui  ont  charge  d'entretenir  le  bon 
ordre  dans  leurs  circonscriptions,  qui  y  exercent  la 
police ,  y  dissipent  les  attroupements,  y  arrêtent  les 
désordres,  y  répriment  la  contrebande,  ont  l'œil  sur  les 
agissements    des    gens  de    couleur,    et   peuvent  seuls 


LA    NOBLESSE    FRANÇAISK    A    SAlNT-DOMlNGUi:  109 

notamment  les  autoriser  à  se  réunir  pour  leurs  danses*, 
organisent  les  chasses  aux  nègres  marrons.  Lorsqu'une 
maréchaussée  est  créée  dans  l'île,  sans  coiitestalion  jus- 
que vers  1750  -,  eux  seuls  ont  le  droit  de  réquisitionner 
cette  troupe,  et  bien  après,  ils  conservent  en  fait  ce  pri- 
vilège, «  l'espèce  de  gens  qui  composent  la  maréchaus- 
sée estant  des  coureurs  de  bois,  des  chasseurs  qu'il  seroit 
dangereux  de  laisser  commander  par  les  officiers  de  juri- 
diction-^ )).  Les  capitaines  de  milice  dispersés  dans  l'île 
remplissent  chacun  en  leur  paroisse  une  mission  iden- 
tique. A  les  voir  opérer  en  particulier,  ceux-là,  il  est 
impossible  de  ne  pas  songer  aux  seigneurs  de  village 
du  vieux  temps.  Même  vie,  même  rôle.  Que  les  Anglais 
fassent  une  descente  dans  l'île,  comme  en  1748  au  fort 
Saint-Louis'%  on  les  voit  abandonner  leurs  plantations, 
se  mettre  à  la  tête  de  la  milice  de  la  paroisse,  aller 
servir  le  temps  nécessaire,  puis,  la  campagne  termi- 
née, retourner  chez  eux  où  les  réclament  le  soin  de 


1.  Ce  droit  très  important  leur  est  reconnu  par  une  ordonnance  du 
Roi  du  l"''  août  1704,  «  attribuant  aux  commandants  et  officiers  des 
états-majors  la  police  des  danses  des  gens  de  couleur  et  celle  des  spec- 
tacles ».  (Moreau  de  Saint-Méry,  lois...,  t.  Il,  p.  12-13). 

2.  «  Le  règlement  du  31  juillet  1743,  exposent,  en  1751,  MM.  Dubois  de 
Lamotte,  gouverneur,  et  de  Lalanne.  intendant,  porte  que  les  officiers 
de  justice  demanderont  au  commandement  de  faire  marcher  la  maré- 
chaussée. Il  y  a  deux  ans,  ajoutent-ils,  MM.  de  Conflans  et  Maillart 
prirent  sur  eux,  pour  simplifier  les  choses,  d'accorder  aux  officiers  de 
justice  chargés  de  la  police  de  réquisitionner  la  maréchaussée  sans  en 
demander  l'autorisation  au  commandement.  »  (Lettre  de  MM.  Dubois  de 
Lamotte  et  de  Lalanne,  du  Port-au-Prince,  1751.  Ibid.,  vol.  LXIX.  Ce 
volume  est  mal  numéroté  dans  la  collection  de  la  Corr.  gén.  et  inter- 
rompt dans  la  série  le  cours  de  l'année  1746). 

3.  Lettre  de  M.  de  Vaudreuil,  du  Port-au-Prince,  12  septembre  1753 
[Ibid.,  vol.  XGIII). 

4.  Sur  la  prise  du  fort  Saint-Louis  par  les  Anglais  en  1748,  voir  les 
volumes  LXXIV  à  LXXIX  de  la  Corr.  gén.  de  Saint-Domingue. 


HO  SAINT-DOMINGUE 

leurs  cultures  et  les  autres  devoirs  de  leur  chargea 
En  effet,  ces  officiers,  les  plus  hauts  placés  comme 
les  plus  bas,  n'ont  pas  qu'un  rôle  militaire;  ils  détien- 
nent aussi  des  pouvoirs  administratifs  fort  étendus. 
Jusque  vers  1703,  personne  ne  les  leur  dispute  réelle- 
ment, et  si,  à  partir  de  cette  date,  un  intendant  s'efforce 
d'attirer  à  lui  l'administration  tout  entière  \  ils  restent 
en  revanche  pour  longtemps  les    seuls  intermédiaires 


i.  Ce  que  je  dis  là  des  gentilshommes  de  Saint-Domingue,  on  peut  le 
dire  plus  justement  encore  de  ceux  de  la  Martinique,  où  Tesprit  mili- 
taire fut  toujours  plus  vif  qu'aux  Iles  sous  le  Vent,  comme  en  témoigne 
le  dicton  populaire  :  «  Noblesse  de  Saint-Chris lophe,  soldats  de  la  Mar- 
tinique, bourgeois  de  la  Guadeloupe,  ûibusliers  de  Saint-Domingue, 
paysans  de  la  Grenade.  »  (Cf.  lettre  de  M.  de  Larnage,  du  15  mars  1746. 
IbicL,  vol.  LXIX.)  Le  meilleur  exemple  que  l'on  en  puisse  donner  est 
bien  ce  François  de  CoUart  qui,  «  recherchant  avec  ardeur,  disent  ses 
états  de  services,  toutes  les  occasions  de  se  signaler  »,  se  distingue 
comme  volontaire  à  la  prise  de  Sainl-Eustache  en  1689,  comme  capi- 
taine de  milices  à  la  reprise  de  Saint-Christophe  sur  les  Anglais,  la 
même  année,  à  la  défense  do  la  Martinique  en  1693,  à  celle  de  la  Gua- 
deloupe en  1703,  à  Saint-Christophe  encore  en  1706,  comme  colonel 
enfin  dans  la  campagne  des  Antilles  sous  Cassard,  en  particulier  à  la 
prise  de  Curaçao  (1713).  Au  retour  de  chacune  de  ces  campagnes,  le 
bon  gentilhomme  regagne  en  hâte  ses  plantations,  s'occupant  sans 
relâche  de  les  faire  valoir,  prêtant,  sans  compter,  dans  son  quartier, 
son  concours  au  gouvernement,  notamment  lors  de  la  révolte  de  1717, 
«  pendant  laquelle  il  court  plusieurs  fois  risque  de  la  vie  en  voulant 
faire  rentrer  le  peuple  dans  son  devoir  »  ;  colon  aussi  actif  et  méri- 
tant que  vaillant  soldat,  et  perpétuant  mieux  que  personne  les  vieilles 
traditions  de  la  noblesse  française.  Il  a  d'ailleurs  à  la  Martinique  d'ho- 
norables imitateurs  dans  les  divers  représentants  des  anciennes 
familles  :  les  Baillardel  de  Lareinty,  les  du  Buq  et  tant  d'autres  (J.  Guet, 
Les  origines  de  la  Martinique,  le  colonel  François  de  Collart  et  la  Marti- 
nique de  son  temps,  1893,  in-S",  passim). 

2.  Jusqu'à  cette  date  de  1703,  il  n'y  eut  pas  d'intendant  spécial  à 
Saint-Domingue,  mais  seulement  un  intendant  des  îles  françaises  de 
l'Amérique.  En  1703,  le  Roi  nomma  le  sieur  Deslandes  commissaire- 
ordonnateur  faisant  fonction  d'intendant  à  Saint-Domingue  (Moreau  de 
Saint-Méry.  Lois....,  t.  I,  p.  711  et  718).  Ce  dernier  mourut  en  1707 
(Ibid.,  t.  II,  p.  110-111).  Le  sieur  Jean-Jacques  Mithon,  nommé  lui 
aussi  commissaire  ordonnateur,  faisant  fonction  d'intendant,  le  6  juil- 
let 1708  {Ibid.,  t.  Il,  p.  119-121),  ne  reçut  une  commission  d'intendant 
que  le  9  août  1718  [Ibid.,  t.  II,  p.  621-623). 


i.A  Nor.M'.ssK  fhançafsi:  a  saint-domincuk  1H 

entre  l'inlendciiiL  et  la  population.  Alors  donc  (|u'en 
France  un  £!;entilIioninie,  fût-il  un  gros  seigneur,  li-emble 
(levant  Tin  tendant  de  sa  province,  à  Saint-Domingue 
les  moindres  commandants-majors,  capitaines  de  quar- 
tier ou  de  milices,  sont  ses  collaborateurs,  et  ses  colla- 
borateurs fort  indépendants,  je  dois  le  dire,  d'autant 
plus  indépendants  qu'ils  se  sentent  indispensables.  Qui, 
en  effet,  sinon  eux,  président  les  assemblées  d'habi- 
tants ;  ont  la  a  police  ecclésiastique  »,  la  «  police  exté- 
rieure du  culte  »)  et  une  sorte  d'autorité  en  tout  ce  qui 
concerne  l'accomplissement  régulier  du  service  religieux 
dans  le  quartier  ou  la  paroisse  ;  ordonnent  des  corvées, 
veillent  au  bon  entretien  des  chemins  et  à  ce  que  les 
prestations  de  nègres  y  soient  portées  en  temps  utile  et 
sans  fraude  ;  sont  consultés  sur  l'octroi  des  concessions; 
édictent  les  règlements  d'irrigation  ;  fixent  la  date  et  la 
tenue  des  marchés;  ont  la  surveillance  des  «  hattes  » 
ou  parcs  à  bestiaux;  délivrent  les  permis  de  cabotage; 
font  les  dénombrements  ou  recensements  ;  dressent  les 
statistiques  industrielles,  commerciales,  ou  agricoles 
demandées  par  les  gouverneurs  et  les  intendants  ;  éta- 
blissent les  listes  d'imposés?  L'administration  financière 
est  en  effet  tellement  rudimentaire,  pénètre  si  peu  dans 
le  pays,  que  c'est  uniquement  sur  les  officiers-majors  ou 
de  milices  que  l'on  doit  compter  pour  la  confection  des 
rôles  de  la  capitation  des  nègres,  pour  la  fixation  des 
droits  des  cabarets,  et  la  levée  des  divers  octrois  en 
général  * . 


1.  Il  n'est  pas  une  de  ces  attributions  dont  l'existence  ne  nous  soit  révélée 
par  les  ordonnances  et  règlements  ou  par  la  correspondance  des  gou- 
verneurs et  des  intendants. 


412  SAINT-DOMINGUE 

Ce  que  je  dis  de  l'administration  financière  à  ce  sujet, 
je  pourrais  le  dire  avec  plus  de  vérité  encore  de  l'ad- 
ministration judiciaire,  où  les  officiers  jouissent,  en 
plein  XVIII®  siècle,  à  Saint-Domingue,  de  prérogatives 
qu'à  peine  à  la  môme  époque,  dans  la  métropole,  pour- 
rait-on imaginer  avoir  jamais  été  prérogatives  de  gen- 
tilshommes. Jusqu'en  1685,  date  de  l'établissement  du 
Conseil  supérieur  du  Petit-Goave,  il  n'y  eut  dans  l'île 
qu'une  juridiction,  la  militaire ^  Mais  si,  après  cette 
date,  il  se  crée,  comme  je  l'ai  dit,  une  hiérarchie  judi- 
ciaire, en  dépit  des  efforts  de  leurs  rivaux,  les  officiers 
conservent  une  autorité  de  principe  et  de  fait  vraiment 
remarquable  :  de  principe,  car  le  gouverneur  général, 
les  gouverneurs  particuliers,  deux  lieutenants  de  roi  et 
deux  majors  gardent,  dans  la  circonscription  de  chacun 
des  deux  Conseils,  droit  de  séance  et  voix  délibérative 
aux  assemblées  de  ces  Conseils-;  de  fait,  car,  sous  pré- 
texte de  flagrants  délits,  au  criminel,  d'arbitrages,  de 
tentatives  de  conciliation  ou  de  cas  spéciaux",  au  civil, 


1.  «  Les  juges  jusqu'en  1685  étaient  les  gouverneurs  et  les  capitaines 
de  milices,  commandants  de  quartier.  C'est  en  1685  que  MM.  Bégon  et 
Saint-Laurent  établirent  des  juges  royaux  et  un  Conseil  souverain.  » 
(Lettre  de  MM.  de  Charritte  et  Mithon,  de  Léogane,  du  15  juin  1712.  A. 
M.  G.,  Corr.,  vol.  IX.) 

2.  Lettre  de  M.  de  Montholon,  intendant,  du  31  mai  1723  (A.  M.  C, 
Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  C^,  vol.  XXV). 

3.  Tels  que  les  différends  entre  habitants  et  engagés,  telles  encore 
que  les  questions  d'État,  celles-ci  fort  graves  en  des  colonies  où  le 
moindre  soupçon  de  mélange  de  sang  suffit  à  faire  perdre  à  un  indi- 
vidu ses  droits  civiques  et  politiques,  et  aussi  ses  droits  militaii'es,  puis- 
qu'il ne  peut  plus  servir  dans  la  milice  dès  qu'il  est  reconnu  comme 
homme  de  couleur.  C'est  même  cette  dernière  considération  qui  justifie 
la  compétence  que  s'attribuent  sur  ce  point  les  officiers  commandant 
les  milices,  et  qu'ils  conservent  sans  contestation  jusqu'en  1763.  Un 
gouverneur  nous  indique  très  bien  comment  alors  se  réglaient  ces 
questions.  Avant  cette  date  de  1763,  écrit  M.  de  Nolivos,  «  les  difficultés 


FA    NORI.ESSK    FnANÇAISE    A    SAINT-DOMINGUE  113 

un  Ircs  grand  nombre  des  causes  viennent  par-devant 
le  militaire.  «  Actuellement,  écrit,  en  17S5,  M.  do  La- 
lanne,  intendant,  M.  de  Sédières,  qui  commande  au 
Port-au-Prince,  et  M.  de  Périgny,  qui  y  fait  les  fonc- 
tions d'aide-major,  jugent  plus  de  procès  et  de  différens 
en  deux  jours  que  le  sénéchal  n'en  décide  en  une 
semaine  d'audience.  Les  officiers-majors  des  autres 
postes  en  usent  de  môme  ^  »  Et  en  1760,  le  successeur 
de  Lalanne,  M.  de  Clugny,  écrit  de  même  :  «  Les  diffé- 
rens commandans  de  quartier  et  lieutenans  de  roy  des 
places,  loin  de  se  renfermer  dans  les  bornes  des  fonc- 
tions de  leur  état  militaire,  ne  cessent  de  s'attribuer  les 
droits  des  juges  ordinaires:  ils  attirent  à  eux  la  plupart 
des  contestations,  rendent  des  jugemens  tant  en  matière 
civile  que  criminelle...  et  s'arrogent  même  le  droit  de 
prononcer  contre  les  débiteurs  des  ordonnances  de  payer 
sous  peine  de  prison.  Sous  prétexte  de  voies  de  fait,  le 
baron  de  Lange,  major  du  Fort-Dauphin,  a  été  jusqu'à 
rendre  des  ordonnances  entre  cohéritiers  sur  le  partage 
de  la  succession  de  leur  mère\  »  Le  plus  grave,  ajou- 

cn  ce  genre  n'en  avoient  que  le  nom  ;  une  prompte  et  bonne  décision 
les  rendoit  très  rares.  On  les  jugeoit  militairement,  et  ce  jugement 
valoit  bien  celui  des  tribunaux,  quoiqu'il  se  rendît  gratis.  Un  iiabitant 
alors  étoit-il  soupçonné  de  n'être  pas  de  sang  pur,  on  demandoit  où 
son  père  avoit  monté.  Le  soupçonnoit-on  do  s'être  mésallié,  on 
demandoit  où  avoit  monté  le  père  de  sa  femme.  Une  pareille  enquête, 
faite  au  milieu  d'un  quartier  assemblé  et  sous  les  armes,  étoit  plus 
propre  à  découvrir  la  vérité  que  toutes  les  enquêtes  faites  judiciaire- 
ment. »  (Lettre  de  Pierre-Gédéon,  comte  de  Nolivos,  du  Port-au-Prince, 
10  avril  1770.  Ibid..  vol.  GXXXVIII.)  On  verra  plus  loin  que  les  milices 
ayant  été  provisoirement  supprimées  en  1763,  ce  droit  des  officiers  de 
juger  au  front  des  milices  le  fut  aussi,  mais  pour  leur  revenir  bientôt  après. 

1.  Lettre  de  M.  de  Lalanne,  du  Port-au-Prince,  17  février  1755  (Ibid., 
vol.  XCVII). 

2.  Lettre  de  M.  Etienne-Bernard  de  Clugny.  baron  de  Nuits-sur- Arman- 
çon,  intendant,  du  Cap.  23  décembre  1760  (Ibid.,  vol.  GVII). 


114  SAINT-DOMINGUE 

tent  ces  messieurs,  est  que  la  faveur  des  plaideurs  va  à 
ces  tribunaux  extraordinaires.  Mais,  au  fait,  cette  préfé- 
rence n'a  rien  qui  puisse  étonner  et  s'explique  aisément 
par  deux  raisons  :  la  première,  c'est  que  les  habitants 
trouvent  ainsi  un  moyen  d'abréger  les  longueurs  de  la 
procédure  que  rendent  ailleurs  interminables  la  passion 
ou  la  mauvaise  foi  des  juges  ^;  la  seconde,  c'est  que 
seuls  en  réalité  les  verdicts  militaires  portent  sûrement 
avec  eux  leur  sanction.  La  force  armée  étant  entre  leurs 
mains,  la  maréchaussée  ne  marchant,  comme  je  le 
remarquais  plus  haut,  que  sur  leur  réquisition,  les  juges 
militaires  peuvent  en  effet  rendre  illusoires  les  décisions 
des  magistrats  civils,  en  paralyser  indéfiniment  l'exécu- 
tion %  tandis  qu'au  contraire  «  ils  n'oublient  jamais  de 
joindre  à  leurs  sentences  la  contrainte  par  corps  »,  ou 
«  de  rendre  exécutoires  leurs  jugemens  sous  la  peine 
du  cachot^  »  !  En  1733  encore,  ne  vont-ils  pas  jusqu'à 


i.  «  Le  négociant  et  l'habitant  riche,  écrit  Clugny  lui-même,  se 
plaignent  rarement  de  ces  voies  irrégulières,  parce  que,  bien  loin  d'en 
être  la  victime,  ce  sont  eux  qui  y  ont  recours  et  qui  y  rencontrent  tou- 
jours un  moyen  d'abréger  les  longueurs  de  la  procédure  ordinaire.  » 
(Lettre  de  M.  de  Clugny,  du  Port-au-Prince,  15  juillet  1761.  Ibid., 
vol.  GVIII.) 

2.  Des  archers  de  la  maréchaussée  de  Léogane,  requis  par  le  prévôt 
de  prêter  main-forto  pour  exécuter  une  ordonnance  de  l'intendant  contre 
un  habitant,  refusent  ainsi  de  marcher,  disant  que  les  officiers  de  milice 
leur  ont  défendu,  sous  peine  de  les  faire  pourrir  à  la  barre,  d'obéir  à 
leur  prévôt  avant  que  celui-ci  ait  pris  les  ordres  des  officiers  (Lettre  de 
M.  Maillart,  intendant,  24  août  1740.  Ibid.,  vol.  LXV).  M.  delà  Cha- 
pelle, intendant,  rapporte  que  le  marquis  de  Fayet,  gouverneur,  «  a 
coutume  de  dire  à  ceux  qui  s'adressent  à  lui  pour  avoir  exécution  de 
jugements  :  «  Vous  vous  êtes  pourvu  en  justice.  Eh  bien  !  allez  dire  au 
«  juge  qu'il  vous  fasse  payer!  »  (Lettre  de  M.  de  la  Chapelle,  28  juillet 
1737.  Ibid.,  vol.  XhYÏ.) 

3.  Lettre  de  M.  de  Clugny,  intendant,  du  Cap,  25  décembre  1760  [Ibid., 
vol.  CVII).  L'année  suivante,  le  même  M.  de  Clugny  constate  que  «  les 
commandants    militaires    se  sont  arrogé  le  droit  de  rendre  contre  les 


LA    NOnLKSSE    FRANÇAISE    A    SAINT-DOMINGUE  H5 

exiger  que  les  luiissieis  n'instrumentent  point  sans  leur 
autorisation  '  ! 

Que  l'on  proteste  tant  que  Ton  voudra  contre  d'aussi 
exorbitants  privilèges  dans  l'ordre  militaire,  administra- 
tif ou  judiciaire  !  Ils  existent,  et  il  se  trouve  des  voix 
assez  hardies  et  courageuses  pour  ne  pas  craindre  de  les 
justifier  auprès  du  pouvoir  même.  Oui,  écrit  le  gouver- 
neur Bart,  en  1761,  oui,  «  une  branche  de  l'autorité  est 
entre  les  mains  du  militaire  ;  c'est  une  suite  de  l'origine 
et  de  l'établissement  delà  colonie;  c'est  une  nécessité 
même,  eu  égard  à  son  état  actuel.  8.000  blancs  en  tout, 
capables  de  porter  les  armes,  sont  disposés  le  long 
d'une  côte  qui  a  plus  de  300  lieues  de  circuit.  Près  de 
200.000  noirs,  leurs  esclaves  et  leurs  ennemis,  ou  qui 
peuvent  le  devenir,  sont  autour  d'eux  le  jour  et  la  nuit. 
Il  est  donc  nécessaire  que  ces  8.000  blancs-  soient 
armés  et  leurs  armes  sont  encore  bien  faibles  contre  la 
trahison  de  leurs  esclaves,  qui  peut  rendre  les  femmes 
et  les  enfants  môme  autant  à  craindre  que  les  plus  forts 
d'entre  eux.  Ces  8.000  blancs  ainsi  répandus  ne  sont 
point  des  hommes  nés  dans  le  pays,  retenus  par  le  lien 
de  la  patrie  et  du  sang.  Ce  sont  des  hommes  que  l'inté- 
rêt a    appelés  de   diverses   parts .   Ces   hommes  ainsi 

débiteurs  des  ordonnances  de  payer,  sous  peine  de  prison,  dans  le  cas 
où  la  loi  ne  donne  aux  créanciers  d'action  que  sur  les  biens,  et  souvent 
au  préjudice  des  compensations  légitimes  que  les  débiteu^-s  pouvoient 
avoir  à  opposer  »  (Lettre  du  même,  du  Port-au-Prince,  16  juillet  1761. 
Ihid.,  vol.  GVIIl). 

1.  Mémoire  du  Roi  au  marquis  de  Fayet,  du  2  août  1735  {Ibid., 
vol.  XLIl). 

2.  Je  n'ai  pas  trouvé,  à  cette  date  de  1761 ,  de  recensement  de  Saint- 
Domingue  me  permettant  de  contrôler  les  chiffres  donnés  par  Bart. 
Mais  voici  deux  dénombrements  de  1753  et  de  1775  qui  s'accordent  bien 
à  peu  près  avec  ces  chiffres  et  montrent  dans  quelles  notables  propor- 


116  SAINT-DOMINGUE 

armés  ne  sont  point  dans  des  villes  et  des  bourgs  et 
bourgades,  où  la  nombreuse  société  fasse  la  sûreté  réci- 
proque, oi^i  des  juges  attentifs  exercent  une  police 
exacte.  Ils  habitent  au  contraire  çà  et  là,  et  y  vivroient 
dans  une  espèce  d'indépendance  funeste  à  la  société  et 
à  l'Etat  môme,  si  des  rameaux  de  cette  autorité  mili- 
taire ne  se  subdivisoient  pour  s'étendre  partout  et  y  por- 
ter le  principe  de  la  subordination  qui  maintient  tout 
dans  Tordre.   Chaque  petit  quartier  reconnoît  donc  un 


lions  s'accroît  vers  ce  temps  la  population  de  Saint-Domingue,  la  popu- 
lation noire  surtout. 

Recensement  de  1753  (joint  à  la  lettre  de  M.  de  Lalanne,  du  7  octo- 
bre 1754. /6id.,  vol.  XCV)  : 

Villes  et  bourgs .38 

Eglises 45 

Hôpitaux 10 

Prêtres GO 

Hommes  portant  armes 4,fi39 

Garçons  portant  armes 1,853 

Garçons  au-dessous  de  douze  ans 1,695 

Femmes  mariées  et  veuves 2,314 

Filles  à  marier 774 

Filles  au-dessous  de  douze  ans 1,524 

Mulâtres  et  nègres  libres  portant  armes 1,332 

Mulâtres  et  nègres  libres  au-dessous  de  douze  ans 1,009 

Mulâtresses  et  négresses  libres  mariées  et  veuves 1,587 

Mulâtresses  et  négresses  libres  au-dessous  de  douze  ans   ....  804 

Nègres  esclaves 76, 805 

Négresses  esclaves 30,891 

Négrillons 19,713 

Négrilles 17,360 

Recensement  de  1775  (Ibicl.,  vol.  CXLIY)  : 

Hommes  portant  les  armes 7,912 

Femmes  mariées  ou  veuves 3,428 

Garçons  portant  armes 1,519 

Garçons  au-dessous  de  douze  ans 1,733 

Filles  à  marier 1,562 

Filles  au-dessous  de  douze  ans 1,442 

Blancs  à  gages 2,840 

Mulâtres  et  nègres  libres.    .    .   .   •    • 3,219 

Mulâtresses  et  négresses  libres 2,678 

Nègres 119,832 

Négresses 91,242 

Négrillons 27,177 

Négrilles 23,220 


I.A    NOBLKSSF.    FRANÇAISK    A    SAINT-DUMINGUK  117 

chef  dans  lo  plus  ancien  capitaine  de  milices.  C'est  lui 
qui  distribue  les  ordres  qui  lui  sont  envoyés  par  le  com- 
mandement pour  le  Roy,  pour  les  travaux  publics,  pour 
la  perception  et  le  recouvrement  des  droits  dus  au  Roy, 
pour  la  police  des  habitans  en  cas  de  rixes  et  de  diffé- 
rends entre  eux,  pour  la  discipline  des  esclaves,  pour  le 
service  militaire  en  temps  de  paix  comme  en  temps  de 
guerre.  Ces  petites  puissances  se  partagent  le  soin  de 
veiller  et  rendent  exactement  compte  des  moindres 
ordres  qu'ils  donnent.  Ils  ne  s'immiscent  point  tant 
qu'on  le  dit  dans  les  affaires  civiles,  à  moins  qu'ils  ne 
reçoivent  de  leurs  supérieurs  quelques  ordres  pour  pro- 
curer l'exécution  des  jugemens.  Les  procès  vont  leur 
train,  sans  qu'ils  s'en  meslent  autant  qu'on  veut.  Mais 
il  n'en  est  pas  de  même  des  rixes  et  voies  de  fait.  Ils  les 
arrêtent,  et  il  est  aisé  de  juger  combien  leur  entremise 
est  utile  dans  un  pays  où  tout  blanc  est  armé  et  doit 
l'être,  où  l'on  parcourt  30  lieues  sans  trouver  ni  siège 
de  juridiction  ni  juge  pour  veiller  à  quelque  police  que 
ce  puisse  être^  » 

Croirait-on  cette  page,  où  sont  si  fermement  déduites 
les  raisons  de  «  la  supériorité  exécrée  du  militaire  », 
croirait-on  cette  page  écrite  en  1761  ?  En  nous  exposant 
le  rôle  en  apparence  si  modeste  du  capitaine  de  milices, 
ne  nous  décrit-elle  pas  en  réalité  un  ordre  de  choses, 
dont  on  n'a  plus  idée  en  France,  et  qui  fut  pourtant 
l'ordre  de  choses  établi  au  plus  beau  temps  de  la  monar- 
chie, au  temps  de  cette  monarchie  tempérée  qui,  s'ap- 
puyant    sur  la   noblesse  comme   sur   son   plus  ferme 

1.  Lettre  de  Philippe-François  Bart,  capitaine  des  vaisseaux  du  Roi, 
gouverneur,  du  Port-au-Prince,  14  septembre  1761  {Ibid..  vol.  CIX). 


118  SAINT-DOMINGUE 

soutien,  avait  la  noblesse  pour  la  représenter  dans  la 
moindre  paroisse  du  royaume,  oii  le  seigneur  de 
village  était  vraiment  le  plus  sûr  auxiliaire  d'un  gou- 
vernement qui,  respectueux  d\m  long  passé,  ne  croyait 
pouvoir  confier  à  des  mains  plus  dignes  et  plus  pater- 
nelles la  tâche  de  gouverner  sous  lui?  Et  si  cet  ordre 
de  choses,  si  glorieux  pour  l'aristocratie,  et  qui  doit 
lui  rester  si  cher,  survit  encore  ou,  pour  mieux  dire, 
ressuscite  à  Saint-Domingue  au  xviii^  siècle,  alors 
qu'il  n'est  plus  qu'un  vain  souvenir  dans  la  mère 
patrie,  peut-on  s'étonner  que  les  gentilshommes  de 
France  aient  entrevu,  ainsi  que  je  le  disais,  dans  l'émi- 
gration comme  une  prolongation  possible  d'un  genre 
de  vie,  d'un  rôle  social,  d'une  influence  politique 
disparus  et  regrettés,  et  que  ces  gentilshommes  aient 
été  nos  meilleurs  et  nos  plus  vaillants  colonisateurs  ? 
Encore  une  fois,  c'est  avant  tout  son  indépendance,  son 
indépendance  perdue,  qu'instinctivement  la  noblesse 
française  tenta  de  retrouver  aux  colonies,  et  du  mou- 
vement d'expansion  de  cette  noblesse  au  xviii"  siècle, 
ces  causes  profondes  méritaient  peut-être  d'être  rappe- 
lées. 

De  même,  cependant,  que  l'influence  politique,  dont 
elle  avait  joui  autrefois  en  France,  avait  valu  à  l'aris- 
tocratie une  autorité  morale  incontestable,  de  même  la 
situation  qu'elle  sut  de  bonne  heure  se  créer  à  Saint- 
Domingue  devait  lui  attirer  dans  la  colonie  une  considé- 
ration particulière  et  lui  permettre  de  prendre  peu  à  peu 
sur  le  monde  qui  l'entourait  le  plus  heureux  ascendant. 
Je  le  disais  tout  à  l'heure,  et  l'on  doit  maintenant  plus 
aisément  s'en  convaincre,    cette    noblesse  de    France 


LA    NOBLKSSK    FIIANTAISK    A    SAINT-DOMIINCUli:  119 

unio,  disciplinée,  traditionnelle,  ne  ]iouvait  manquer 
de  devenir  un  élément  d'ordre  et  de  civilisation.  Cela, 
un  gouverneur,  M.  de  Larnage,  le  devina  de  bonne 
heure.  Exposant  au  ministre,  en  1746,  les  raisons  qui 
l'engageront  toujours,  dit-il,  à  favoriser  les  projets 
d'établissement  des  officiers  dans  l'île,  soit  qu'ils  deman- 
dent à  servir  dans  les  quartiers  où  ils  possèdent  des 
biens,  soit  qu'ils  sollicitent  leur  passage  des  troupes 
réglées  dans  la  milice,  on  ne  saurait  trop,  en  effet, 
ajoute-t-il,  encourager  pareils  desseins,  car  «  ces  offi- 
ciers, qui  restent  dans  le  pays,  y  forment  vraiment  un 
levain  d'habitans  de  meilleure  estofïe  que  celle  de  nos 
premiers  et  vénérables  auteurs*  ».  Un  levain,  aucune 
expression  ne  pouvait  être  plus  heureusement  choisie 
pour  exprimer  quel  ferment  était  nécessaire  à  la  trans- 
formation de  la  masse  sans  cohésion  qu'était  encore,  à 
cette  date  de  1746,  la  population  de  Saint-Domingue. 
C'est  la  même  idée  qu'exprimait,  moins  fortement,  un 
certain  Barthou,  ancien  procureur  du  roi  au  Gap,  qui 
constatait,  en  un  mémoire  daté  de  1764,  que  «  la  quan- 
tité de  personnes  comme  il  faut  passées  depuis  quelques 
années  à  Saint-Domingue  avoit  singulièrement  policé  le 
pays  "  ».  Et  si  l'on  doutait  de  la  valeur  de  ces  témoi- 
gnages, aux  singuliers  types  que  j'ai  esquissés  tout  à 
l'heure  il  suffirait  d'en  opposer  quelques-uns  empruntés 
à  notre  noblesse  d'outre-mer  pour  comprendre  quels 
modèles  les  uns  purent  être  pour  les  autres.  Parmi  tant 
de  gentilshommes   transplantés   à   Saint-Domingue,  il 

1.  Lettre    de  M.    de  Larnage,  du  Pctit-Goave,  6  mars  1746  [Ibid., 
vol.  LXIX). 

2.  Ibid.,  vol.  GXX. 


120  SAINT-DOMINGUE 

est  vraiment  des  figures  du  plus  admirable  relief.  Voici, 
au  premier  rang,  M.  Jean-Joseph  de  Paty,  né  en  1666, 
simple  lieutenant  d'infanterie  en  1695,  mais  que,  dès 
cette  année,  met  hors  de  pair  sa  belle  défense  du  Port- 
de-Paix  contre  les  Espagnols  K  La  poitrine  traversée 
d'un  coup  de  feu,  jetant  le  sang  à  pleine  bouche,  il  est 
fait  prisonnier  par  les  ennemis  et  mérite  ce  magnifique 
éloge  de  Du  Casse  :  «  Je  racheterois  le  sieur  de  Paty 
de  mon  sang  et  de  trois  années  de  mes  travaux,  car  cet 
officier  a  combattu  comme  un  héros  -.  »  Dans  les  fonc- 
tions qui  lui  sont  ensuite  confiées  de  gouverneur  du 
Petit-Goave,  de  commandant  des  parties  de  l'ouest  et  du 
sud,  dans  celles  de  gouverneur  particulier  de  Léogane, 
puis  de  lieutenant  au  gouvernement  général,  Paty  se 
montre  d'ailleurs  administrateur  aussi  habile  et  zélé 
qu'il  avait  été  soldat  courageux.  On  a  pu  s'en  rendre 
compte  partant  d'extraits  de  lettres  de  lui  que  j'ai  cités^ 
—  De  la  même  génération  et  de  la  même  école  est 
M.  Pierre  de  Charritte,  né  vers  1638,  garde-marine  en 
1683,  enseigne  en  1689,  lieutenant  en  1693,  honoré  de 
la  croix  de  Saint-Louis  en  1698,  lieutenant  de  roi,  puis 
gouverneur  particulier  au  Cap  de  1701  à  1716,  entre 
temps  gouverneur  général  intérimaire,  enfin  lieutenant 
au  gouvernement  générais  Singulière  physionomie  que 

1.  Charlevoix,  Op.  cit.,  t.  IV,  p.  62-75,  et  Moreau  de  Saint-Méry. 
Historique  de  Saint-Domingue  (A.  M.  C,  F^,  166). 

2.  Lettre  de  Du  Casse,  du  30  août  1695  (A.  M.  C,  Corr.  gén.,  Saint- 
Domingue,  C%  vol.  III). 

3.  Il  mourut  le  17  octobre  1723.  Voir  plusieurs  lettres  de  lui  dans  les 
volumes  V,  VI,  VIII,  IX,  XV,  XVIII  de  la  Correspondance  générale,  et  cf. 
Moreau  de  Saint-Méry,  Lois....,  t.  I,  p.  646,  652,  656,  662;  t.  II.  p.  267, 
268,  295-296,  299,  348,  439  ei  passim  ;  t.  III,  p.  64. 

4.  Il  mourut  au  Cap,  le  16  octobre  1720  (Lettre  de  M.  de  Sorel,  du 


LA    NOBLIÎSSH    FUANÇAlSh:    A    SAIN'I    I)()MlN(ilIK  121 

celle  de  ce  gentiliionime  biscayen,  auquel  une  mâchoire 
emportée  à  la  gueri'c  donne  une  expression  farouche, 
et  ne  permet  d'absorber  que  des  aliments  liquides, 
connu  dans  la  colonie  pour  sa  haine  des  gens  de  justice 
et  des  <(  procureurs^  »,  qui  lui  fait  proposer  sans  ambages 
à  la  Cour  la  suppression  du  Conseil  du  Cap  2  et  généra- 
lement de  tous  les  tribunaux  civils,  mais  dont  on  n'ose 
blâmer  la  franchise,  eu  égard  aux  services  qu'il  rend 
sur  la  frontière  espagnole.  —  Je  pourrais  citer  encore 
M.  Etienne  de  Ghastenoye,  qui,  venu  à  Saint-Domingue 
en  1697,  y  sert  sans  interruption  jusqu'en  1749,  notam- 
ment comme  lieutenant  de  roi,  puis  gouverneur  parti- 
culier au  Cap,  trois  fois  gouverneur  intérimaire,  en 
1732,  1737  et  1746,  «  méritant  partout,  au  cours  de  sa 
longue  carrière,  le  respect  des  officiers  et  la  confiance 
des  habitans"  »;  mais  il  me  tarde  d'arriver  à  la  plus 

13  novembre  1720.  A.  M.  C,  Coït,  gén.,  Saint-Domingue,  C",  vol.  XVIIl). 
Voir  des  lettres  de  lui  dans  les  vol.  V„  VI,  VII,  VIIl,  IX,  XII,  et  cf. 
Moreau  de  Saint-Méry,  Op  cit.,  t.  II,  p.  45.  81,  241,  273-276,  300-307, 
309-311,  318,  323  ;  t.  III,  p.  284  et  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  histo- 
riques sur  Saint-Domincjue  (A.  M.  G.,  F^  132,  p.  235).  Cf.  Dufau  de  Malu- 
quer.  Armoriai  de  Béarn,  t.  I.  p.  168-169. 

1.  Se  plaignant  du  sieur  Vincent,  procureur  général  au  Conseil  du 
Cap,  qui  a  empiété  sur  ses  fonctions  :  «  Que  je  ne  le  trouve  plus  sur 
mon  chemin,  écrit-il.  endossé  avec  sa  robe  rouge  !....  Jamais  le  tro- 
pique n'a  fait  tourner  de  cervelle  de  la  force  qu'est  la  sienne  !  »  (Lettre 
du  20  janvier  1702.  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  vol.  VI.) 

2.  Rapport  de  M.  de  Cliarritte,  du  20  août  1712  (Ibid.,  vol.  IX). 

3.  Voir  des  lettres  de  M.  Etienne  Cochart,  seigneur  de  Chastenoye. 
dans  les  vol.  XXXVI,  XLVII,  LXVI.  LXIX,  LXXll  de  la  Corr.  gén.  de 
Saint-Domingue,  et  cf.  sur  lui,  Moreau  de  Saint-Méry,  Op.  cit.,  t.  II, 
p.  58.^  ;  t.  Uf,  p.  96  et  suiv.,  iOl,  127,  133,  156.  201,  378,  381,  394,  415, 
436,  4o7,  470,  480.  Il  se  démit  de  ses  fonctions  en  faveur  de  son  fils, 
Achille  Cochart,  marquis  de  Ghastenoye,  qui  fut  nommé  gouverneur  du 
Cap  le  1"  novembre  1749  (Ibid.,  t.  III,  p.  890).  Ce  dernier  épousa,  en 
1750,  Anne-Charlotte  Le  Tonnelier  de  Breteuil  (Ibid.,  t.  IV,  p.  3,  et  Archi- 
ves départementales  deSeine-et-Oise,  série  L  1  m.  carton  435).  Voir,  sur 
lui,  Moreau  de  Saint-Méry,  Ibid.,  t.  IV,  p.  208,  231. 


122  SAINT-DOMINGUE 

curieuse  sans  contredit  et  la  plus  caractéristique  figure 
(le  ces  temps  héroïques  de  la  colonie,  celle  de  M.  Jean- 
Joseph  de  Brach,  qui  se  trouve  à  un  moment  le  doyen, 
non  seulement  des  officiers,  mais  de  tous  les  habitants, 
puisque,  né  vers  1G60,  entré  au  service  comme  garde- 
marine  en  1680,  débarqué  à  Saint-Domingue  aux  der- 
nières années  du  xvif  siècle  \  il  y  meurt  seulement  en 
1755,  presque  centenaire,  sans  qu'il  paraisse  l'avoir 
jamais  quitté.  D'abord  lieutenant  de  roi  à  Léogane,  puis 
gouverneur  de  Saint-Louis,  il  ne  se  retire  du  service 
qu'en  1745,  à  quatre-vingt-cinq  ans-,  et  on  le  voit  en 
1749  encore  présider  le  conseil  de  guerre  chargé  de 
juger  l'affaire  du  fort  Saint-Louis.  Figure  des  vieux 
temps  que  ce  gentilhomme  ardent,  ombrageux  et  bouil- 
lant, mais  plein  d'honneur,  de  franchise  et  de  loyauté. 
On  l'accuse  «  de  mener  dans  son  quartier  le  monde  à 
coups  de  canne  et  de  fouet  »,  et  il  ne  croit  pas  devoir 
s'en  disculper''.  Aussi  ferme  d'ailleurs  vis-à-vis  de  ses 
chefs  que  de  ses  subordonnés,  il  resta  longtemps  célèbre 
dans  la  colonie  par  ses  démêlés  avec  M.  de  GallifTet.  En 
1702,  M.  de  Gallifïet  ordonne  à  M.  de  Brach  de  quitter 
sur-le-champ  Léogane  pour  se  rendre  au  Port-de-Paix'. 
L'autre  ne  se  presse  pas  d'obéir,  alléguant  le  règlement 
de  ses  affaires  personnelles.  Nouvelle  lettre  de  Galliffot 
lui  enjoignant  de  tout  abandonner.  Cette  lettre  vaut  au 

1.  Lettre  de  M.  de  Brach,  do  Saint-Louis,  du  4  mars  1735  (A.  M.  C, 
Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  voL  XLII). 

2.  Lettre  de  M.  de  Laporte-Lalanne,  intendant,  du  Port-au-Prince,  20  dé- 
cembre 1755  {Ibicl.,  vol.  XGVIII). 

3.  Lettre  de  M.  de  Galliffet,  de  Léogane,  le  30  août  1702  {Ibid.,  vol. 
VI). 

4.  Ibid. 


LA    NOBLESSK    PHANÇAISK    A    SAINT-DOMINCUK  123 

gouverneur,  donl  on  susp(3cte  les  origines,  la  nerveuse 
et  jolie  réponse  que  voici.  Oui,  M.  de  Brach  a  reçu 
l'ordre  de  quitter  Léop^ane.  «Mais,  ajoute-t-il,  vous  vous 
ôtes  trompé,  Monsieur,  si  vous  m'avés  cru  party.  On  ne 
peut  pas  régler  les  affaires  dans  un  jour...  Je  suis  hon- 
nête homme;  ainsy,  Monsieur,  je  ne  veux  emporter  le 
bien  d'autruy...  Si  j'étois  le  fils  d'un  juif  ou  le  petit-fils, 
j'aurois  toujours  mes  coffres  pleins,  comme  ces  gens- 
là  ont  ordinairement  de  rapine  et  d'usure.  Mais  comme 
je  suis  le  fils  d'un  honnête  homme,  je  retire  ce  qui  m'est 
deu  pour  payer  ce  que  je  dois  \  »  Que  celui  qui  parlait 
ainsi  à  un  gouverneur  ne  se  gênât  pas  pour  déclarer 
qu'il  n'avait  pas  «  connu  un  intendant  ou  un  commis- 
saire qui  ne  fust  un  voleur  à  pendre  ^  »,  personne 
ne  s'en  étonnera.  On  lui  passe  d'ailleurs  ses  boutades, 
se  rappelant  les  services  qu'il  a  rendus  à  la  colonie 
naissante,  et  connaissant  son  caractère  resté  si  vif  qu'à 
soixante  et  onze  ans,  au  sortir  d'un  repas  sans  doute 
trop  plantureux,  il  offre  le  combat  à  un  officier  «  qui  lui 
a  crotté  sa  chemise  »  à  tablée  Retiré  dans  les  dernières 
années  de  sa  vie  sur  sa  plantation,  il  monte  chaque 
matin  à  cheval  pour  visiter  ses  cultures  et  ordonne  lui- 
même  tous  ses  travaux',  réalisant  ainsi  mieux  que  per- 

1.  Lettre  de  M.  de  Brach  à  M.  de  Galliffet,  du  5  septembre  1702 
[Ibid). 

2.  Lettre  do  M.  de  Chastenoye,  du  Gap,  12  mai  1732  [Ibid.,  vol. 
XXXVI). 

3.  Ibid. 

4.  «  Il  avoit  poussé  sa  carrière  jusqu'à  cet  âge  de  cent  cinq  ans  {sic), 
écrit  l'intendant  Lalanne,  sans  essuj'er  la  plus  légère  infirmité,  et  l'on 
ne  peut  dire  que  sa  bonne  santé  fût  le  fruit  de  sa  continence  ni  celui 
du  ménagement.  Il  jouissoit  depuis  cinquante  ans  de  sa  fortune,  et 
depuis  ce  temps  il  ne  s'étoit  rien  refusé.  »  (Lettre  de  M.  de  Lalanne,  du 
Port-au-Prince,  30  décembre  1733.  Ibid.,  vol.  XGVIII).  Le  vieillard  se 


124  SAINT-DOMINGUE 

sonne  le  type  de  ces  gentilshommes  campagnards  des 
anciens  temps  de  la  France,  dont  j'évoquais  plus  haut 
le  souvenir. 

Et  ces  témoins  des  premiers  âges  de  la  colonie  ont 
d'honorables  successeurs,  sinon  toujours  liéritiers  de 
leur  impétueux  courage,  de  leur  fougueuse  ardeur, 
continuateurs  au  moins  de  leurs  traditions  d'honneur, 
de  loyalisme,  de  dévouement  au  pays.  En  1717,  MM.  de 
Châteaumorand  et  Mi  thon  se  plaisent  à  rendre  les  meil- 
leurs «  témoignages  de  la  conduite  du  sieur  du  Bois, 
colonel  de  milices,  commandant  du  quartier  du  Cul-de- 
Sac,  qui  termine  amiablement  les  différends  des  uns  et 
des  autres,  et  se  comporte  avec  beaucoup  de  prudence 
et  de  modération.  D'autre  part,  le  sieur  de  Vernon,  le 
plus  ancien  habitant  du  même  quartier,  qui  s'y  est  établi 
le  premier  et  y  a  attiré  quantité  de  garçons  par  les 
avances  qu'il  leur  a  faites,  est  un  père  de  colonie  en 
vénération  par  son  grand  âge  et  en  estime  dans  tout  le 
pays.  Il  a  une  nombreuse  famille  bien  établie  : 
«  MM.  de  Santo-Domingo,  major  de  la  Salle,  capitaine 
réformé,  et  de  Fontenille  ont  épousé  ses  trois  filles*  ». 
u  Dans  le  quartier  voisin  du  Cap,  oii  il  commande,  écrit 


tua  bien  malencontreusement  en  tombant  d'une  chaise  où  il  était  monté 
pour  prendre  un  livre  dans  sa  bibliothèque.  Mais  il  semble  que  Lalannc 
exagère  en  lui  donnant  cent  cinq  ans.  Larnage  écrivait  qu'il  avait  qua- 
tre-vingts ans  en  1741,  et  lui-même  constatait  en  1735  qu'il  avait  com- 
mencé à  servir  en  1680  (Lettre  de  M.  de  Bracli,  de  Saint-Louis,  4  mars 
1735.  IbicL,  vol.  XLII).  Il  serait  né,  d'après  cela,  vers  1660.  Voir  des 
lettres  de  lui  dans  les  volumes  V,  VL  XLII  de  la  Gorr.  gén.  de  Saint- 
Domingue,  et  cf.  sur  lui,  Moreau  de  Saint-Méry,  Lois....,  t.  I,  p.  642- 
644,  652,  636,  663,  666,  686-688,  692  ;  t.  II,  p.  66,  108,  131,  162-164,  206, 
439  ;  t.  III,  p.  444. 

1.  Lettre  de  MM.  de  Châteaumorand  et  Mithon,  du  1"  septembre  1717 
(A.  M.  C,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  2«  série,  carton  IV). 


LA    NOBLESSE    FRANÇAISE    A    SAINT-UOMINGUE  125 

M.  (le  Chastenoye,  en  1732,  M.  du  Castaing,  capitaine 
de  cavalerie,  s'y  comporte  comme  pourroil  l'aii-e  un  des 
meilleurs  olliciers  majors,  y  maintenant  la  paix,  le  bon 
ordre  et  accommodant  bien  des  discussions  ;  actif,  viei- 
lant  à  exécuter  les  ordres  qu'on  lui  envoie  et  sachant  se 
faire  obéir  ;  vivant  d'ailleurs  très  honorablement,  ayant 
toujours  défrayé  tous  les  ofliciers  et  partie  des  habitans 
de  son  quartier,  particulièrement  les  malaisés,  quand  il 
a  esté  question  de  détachemens,  où  il  est  toujours  des 
premiers,  et  de  marcher  sur  la  frontière  ^))  Et  voici 
enfin  l'éloge  qu'en  1761,  M.  Bart,  gouverneur  géné- 
ral, fait  du  sieur  Alexandre  d'Hanache,  «  capitaine  de 
cavalerie  du  quartier  des  Gonaïves,  dont  il  a  eu  précé- 
demment le  détail  en  qualité  d'aide-major  des  milices  ». 
«  C'est,  dit-il,  un  très  bon  gentilhomme,  qui  est  dans 
le  pays  depuis  plus  de  trente-cinq  ans.  Il  est  parvenu, 
par  la  culture  de  sa  terre  et  ses  travaux,  à  se  procurer 
une  fortune  honnête.  Mais  l'usage  généreux  qu'il  en  fait 
journellement  depuis  vingt  ans,  en  la  sacrifiant  au 
public,  la  restreint  à  ne  pouvoir  suffire  qu'à  peine  au 
soutien  d'une  famille  composée  de  plusieurs  enfans  dont 
les  aînés  sont  déjà  au  service.  Le  bien  du  sieur  d'Ha- 
nache est  en  effet  situé  sur  le  passage  de  communication 
du  Cap  avec  les  parties  de  l'ouest  et  du  sud,  dans  un 
lieu  où  le  dernier  aventurier  aussi  bien  que  les  chefs  de 
la  colonie  ne  peuvent  passer  sans  devenir  ses  obligés, 
par  les  secours  de  toute  espèce  que  l'on  ne  peut  recevoir 
que  de  lui  et  qui  sont  indispensables  pour  franchir  un 
défilé  long,  pénible,  impraticable.  Ces  secours  sont  le 

1.  Lettre  de  M.  de  Chastenoye,  du  Gap,  du  27  juin  1732  (A.  M.  G., 
Saint-Domingue,  C^  vol.  XXXVI). 


126  SAINT-DOMINGUE 

gîte,  la  table,  les  chaises,  les  chevaux  de  selle,  les  che- 
vaux de  charge  et  les  nègres  pour  la  conduite,  que  ce 
bon  gentilhomme  met  sans  compter  à  la  disposition  de 
tous  ''■  » . 

Que  tant  d'exemples  de  courage,  d'honneur,  de  fierté, 
de  désintéressement,  n'aient  point  produit  leur  effet  dans 
le  monde,  si  étrange  qu'il  fût,  de  Saint-Domingue,  il  serait 
difficile  de  le  prétendre.  Chose  curieuse,  la  question  se 
posa  d'ailleurs  dans  la  colonie  môme  en  1762.  Dans  un 
curieux  débat,  engagé  à  cette  date,  entre  le  Conseil 
supérieur  du  Port-au-Prince  et  François  Bart,  gouver- 
neur général,  les  deux  parties  exposaient,  en  de  longs 
mémoires,  et  parmi  beaucoup  d'autres  choses,  les  évé- 
nements qui,  à  leur  avis,  «  avoient  peu  à  peu  changé 
la  face  de  la  colonie,  fait  disparaître  la  rouille  des  pre- 
miers temps,  s'adoucir  les  mœurs,  les  hommes  se  poli- 
cer  et,  perdant  les  usages  licencieux  de  leurs  origines, 
en  perdre  jusqu'au  souvenir  ».  Mais,  chacun  attribuant 
ces  résultats  à  des  causes  bien  différentes,  l'un,  le  Con- 
seil, déclarait  que  la  métamorphose  des  anciens  flibustiers 
en  un  «  peuple  d'élite  »,  était  due  avant  tout  à  la  haute 
et  bienfaisante  autorité  des  Conseils  supérieurs,  des 
sièges  royaux,  de  la  «  glorieuse  »  magistrature  de  Saint- 
Domingue,  en  un  mot^  ;  l'autre,  le  gouverneur,  soute- 
nait que,  s'il  y  avait  eu  amélioration,  il  était  plus  que 
présomptueux  d'en  faire  honneur  au  seul  ascen- 
dant du  corps  judiciaire,  qu'elle  se  rattachait  à  bien 


1.  Lettre  de  Philippe-François  Bart,  du  Port-au-Prince,  28  août  1761 
{Ibid.,  vol.  CIX). 

2.  Remontrances  au  Roi  du  Conseil  supérieur  du  Port-au-Prince,  1761 
(Ibid.,  vol.  CXI). 


LA    NOBLESSE    FRANÇAISE    A    SAINT-DOMINGUE  127 

d'autres  choses,  en  particulier  à  rinfluencc,  que  l'élé- 
nieiit  militaire,  c'est-à-dire  les  gentilsliomnies  émigrés 
de  France,  avait  pris  de  bonne  heure  (hins  l'île.  «  Le 
Conseil,  écrivait  M.  Bart,  fait  à  sa  manière  un  parallèle 
de  la  férocité  des  flibustiers,  de  la  rusticité  et  simplicité 
des  premiers  colons,  avec  \g  pettple  dC élite  qui  compose 
aujourd'hui  la  colonie  de  Saint-Domingue.  11  fixe 
l'époque  de  celte  métamorphose  au  temps  de  l'établisse- 
ment fait  par  Sa  Majesté,  en  1685,  d'un  Conseil  souve- 
rain et  de  quatre  sièges  royaux.  Mais  quel  est  l'écrivain 
assez  peu  judicieux  pour  attribuer  le  changement  dans  les 
mœurs  à  rétablissement  des  tribunaux,  assez  ignorant 
de  l'histoire  pour  n'avoir  pas  eu  lieu  de  reconnaître  que 
c'est  à  la  puissance  d'un  peuple,  à  la  richesse  publique 
et  particulière,  à  l'exemple  de  ceux  qui  sont  à  la  tête  du 
gouvernement,  à  l'augmentation  de  son  commerce,  à  la 
communication  avec  la  métropole,  que  cette  civilisation 
et  cet  adoucissement  des  mœurs  sont  dus . . .  Quelques-uns 
des  juges,  devenus  riches  habitans,  ont  pu,  il  est  vrai, 
contribuer  à  cette  civilisation...  Mais  en  supposant 
qu'ils  aient  donné  quelques  exemples  de  belles  mœurs, 
ils  avoient,  dans  ces  exemples,  été  précédés  de  bien  loin 
par  les  officiers  militaires  qui  ont  gouverné  la  colonie 
et  manié  toutes  les  parties  de  son  administration  plus  de 
trente  ans  auparavant  qu'il  y  eût  aucun  tribunal  éta- 
bli ^  »" 

Est-il  vraiment  possible,  je  le  demande,  d'indiquer 
plus  précisément  et  plus  finement  le  rôle  de  la  noblesse 
dans  la  formation    de   la    société    française    à    Saint- 

1.  Réponse  de  M.  Bart  aux  remontrances  du  Conseil,  27  janvier  1762 
{Ibid.). 


128  SAINT-DOMINGUE 

Domingue,  de  cette  noblesse  autour  de  laquelle  se  grou- 
pèrent peu  à  peu,  sans  doute,  pour  faire  corps  avec 
elle,  tous  ceux  que  les  sentiments,  sinon  la  naissance, 
en  rapprochaient,  mais  qui  fut  toujours  le  modèle  auquel 
tint  à  honneur  de  se  conformer  la  meilleure  partie  et  la 
plus  saine  de  la  population,  et  qui,  à  Saint-Domingue 
aussi  bien  qu'ailleurs,  doit  être  considérée  comme  Tagent 
le  plus  actif  delà  civilisation  française;  de  cette  noblesse 
dont  l'influence  morale  fut  si  indéniable  que  la  qualité 
de  gentilhomme  en  arriva  à  devenir,  aux  îles,  le  syno- 
nyme du  titre  d'honnête  homme';  de  cette  noblesse, 
enfin,  dont  le  rôle  eût  pu  être  bien  plus  fécond  si,  dans 
un  stupide  aveuglement,  la  monarchie  n'avait  adopté 
à  son  égard  la  plus  déplorable  politique,  et  engagé 
contre  elle  la  lutte  la  plus  néfaste. 


II 


Que  le  pouvoir  ait  dû  être  heureux  de  trouver  dans 
l'aristocratie  d'outre-mer  non-seulement  un  auxiliaire 
actif  et  énergique  dans  le  gouvernement  militaire  et 
administratif  de  la  colonie  de  Saint-Domingue,  mais 
aussi  une  force  capable  d'imposer  à  la  population  de 
hasard  qui  s'y  trouvait  groupée  l'esprit  et  les  sentiments 
qui  lui  manquaient,  c'est  ce  qu'il  semblerait  à  peine 
nécessaire  de  dire.  Il  n'en  fut  rien  cependant,  et  autant 
la  politique  coloniale  de  l'ancienne  monarchie  avait  été. 


1.  C'est  de  là,  au  reste,  et  non  d'ailleurs  que  viennent,  je  crois,  les 
prétentions  bien  connues  des  colons  à  être  tous  gentilshommes. 


LA    NOBLESSR    FRANÇAISE    A    SAINT-DOiMINGUE  129 

comme  je  le  remarquais,  avisée  et  prévoyante  dans  la 
poursuite  de  son  plan  de  peuplement,  autant  elle  parut 
frappée  de  cécité  quand,  s'oilrant  à  elle  le  meilleur  ins- 
trument qu'elle  pût  souhaiter  pour  parachever  son 
œuvre,  elle  le  repoussa  et  le  hrisa.  Entre  les  deux 
sociétés  qui  s'étaient  formées  à  Saint-Domingue,  l'une 
composite  agglomérat  des  éléments  les  plus  hétéro- 
gènes, l'autre  bloc  solide  et  cohérent,  la  protection,  les 
faveurs,  les  encouragements  de  l'Etat  semblaient  devoir 
être  nécessairement  acquis  à  la  seconde.  A  quoi  s'ap- 
plique l'État  pourtant?  A  abaisser,  à  ruiner  l'influence 
de  ces  gentilshommes  qui  l'eussent  si  puissamment 
secondé.  Avec  un  implacable  acharnement,  il  va  jus- 
qu'à s'allier  contre  eux  à  la  partie  la  plus  basse  de  la 
population  ;  et  l'on  essaierait  vainement  de  s'expliquer 
cette  attitude,  si  l'on  ne  reconnaissait  bientôt  qu'il  n'y 
a  là  qu'un  épisode,  non  certes  le  moins  émouvant,  de 
cette  lutte  acharnée  que  si  imprudemment  la  monarchie 
mena  contre  la  noblesse  pendant  plus  de  cent  cinquante 
ans.  A  un  siècle  de  distance,  en  plein  xviii''  siècle,  et 
comme  en  raccourci  et  en  ramassé,  l'histoire  intérieure 
des  colonies,  et  tout  particulièrement  celle  de  Saint- 
Domingue,  nous  offre  la  continuation  de  ce  combat  sans 
merci  d'oii  la  monarchie  était  sortie  triomphante  dès  la 
fin  du  xvn"  siècle  sur  le  continent,  dont  elle  devait  sortir 
triomphante  encore  à  Saint-Domingue,  mais  pour 
mourir,  ici  et  là,  de  son  triomphe. 

De  bonne  heure,  à  Saint-Domingue,  s'éveilla  la  mé- 
fiance du  pouvoir  vis-à-vis  des  gentilshommes.  Elle  se 
manifeste  officiellement  dès  1719  par  l'ordonnance  inter- 
disant aux  officiers  de  l'état-major  «  de  faire  désormais 

9 


k 


130  SAINT-DOMINGUE 

aucune  habitation  dans  la  colonie  *  »,  mesure  dont  ce  que 
j'ai  dit  plus  haut  des  avantag'es  que  leur  vaut  leur  situa- 
tion d'habitants  permet  facilement  d'apprécier  la  portée 
pour  ces  officiers^.  C'était,  en  réalité,  ruiner  leur  crédit 
matériel,  —  car  en  les  réduisant  à  vivre  de  leurs  appoin- 
tements, on  devait  les  forcer  à  contracter  des  dettes  infi- 
nies, —  mais  leur  autorité  morale  aussi.  «  En  France, 
remarque  très  finement,  à  ce  propos,  M.  de  Sorel,  gouver- 
neur en  1720,  les  biens  et  fonds  de  terre  ne  mettent  point 
les  gentilshommes  en  concurrence  avec  les  paysans  »,  car 
sur  ces  derniers,  les  nobles,  même  sans  possessions  ter- 
ritoriales, gardent  toujours  le  prestige  de  leur  nom.  Dans 
ce  monde  de  Saint-Domingue  au  contraire,  où  Festime 
et  la  considération  vont  beaucoup  plus  à  la  fortune  qu'à 
la  naissance  et  aux  titres,  la  pauvreté  est  une  cause  de 
mépris,  la  richesse  conférant  à  peu  près  seule,  aux  yeux 
de  beaucoup,  l'autorité  et  le  pouvoir  ^  C'en  est  assez  pour 
faire  comprendre  l'accueil  réservé  dans  la  colonie  à  cet 
inique  et  maladroit  règlement  qui,  d'ailleurs,  ne  paraît 
pas  avoir  pu  être  sérieusement  appliqué,  puisque,  trois 
ans  après  sa  promulgation,  l'intendant  Montholon,  cho- 
qué «  du  luxe  de  messieurs  les  officiers  »,  insistait 
infructueusement  pour  qu'il  fût  remis  en  vigueur*. 

1.  Ordonnance  du  Roi,  du  7  novembre  1719  (Moreau  de  Saint-Méry, 
Lois  et  constitutions....,  t.  II,  p.  655-656). 

2.  En  1720,  M.  de  Paty  proteste  ainsi  contre  l'obligation  qu'on  lui 
impose  de  vendre  son  bien  et  déclare  qu'il  renoncera  plutôt  à  ses 
fonctions  de  lieutenant  de  roi  :  «  Je  me  suis  si  fort  acquis  l'estime  géné- 
rale des  peuples,  écrit-il  fièrement,  que  je  n'ai  pas  besoin  de  la  dignité 
de  gouverneur  pour  la  conserver.  »  (Lettre  de  M.  de  Paty,  de  Léogane, 
8  juillet  i7i0.  A.  M.  C,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  C^  vol.  XVIII). 

3.  Lettre  de  M.  de  Sorel,  du  24  juillet  1720  {Ibid.,  vol.  XVII). 

4.  Lettre  de  M.  de  Montholon,  du  Petit-Goave,  12  septembre  1723 
(Ibid.,  vol.  XXII). 


LA    NOBLESSIÎ    FUANÇAISR    A    SAINT  DOMINfUJK  131 

Mais  déjà  des  projets  plus  dan^^ereux  se  préparaient 
contre  l'élément  militaire  et  une  lutte  plus  générale 
s'organisait,  lutte  tout  à  fait  semblable  à  celle  dont  le 
royaume  avait  été  naguère  le  témoin,  alors  que,  systé- 
matiquement écartée  des  affaires  par  les  fonctionnaires 
civils  de  tout  ordre  auxquels  la  monarchie  donnait 
désormais  sa  confiance,  la  noblesse  d'épée  s'était  trouvée 
réduite  à  l'impuissance.  On  a  bien  souvent  rappelé  et 
raconté  les  interminables  débats  qui  s'élevèrent  aux 
colonies  entre  gouverneurs  et  intendants,  entre  fonc- 
tionnaires civils  et  militaires,  mais  l'on  n'a  pas  assez 
pris  garde,  je  crois,  en  les  exposant,  qu'on  assistait  là 
à  l'exécution  du  même  plan  qui  déjà  était  réalisé  en 
France  :  la  subordination  raisonnée  de  la  noblesse  au 
pouvoir  central  et  à  ses  agents. 

Dès  qu'un  intendant  est  établi  à  Saint-Domingue, 
c'est-à-dire  dès  le  commencement  du  xviif  siècle,  on 
peut  dire  que  le  duel  est  engagé.  Dès  lors  on  entend 
les  nouveaux  porte-paroles  de  la  royauté  revendiquer 
âprement  leurs  droits,  empressés  à  signaler  les  moindres 
défaillances,  les  plus  insignifiants  abus  de  pouvoir  de 
leurs  rivaux,  «  les  messieurs  de  l'état-major  ».  Contre 
eux,  ce  sont  perpétuelles  doléances.  «  Ils  regardent, 
écrit  l'intendant  Duclos  en  1736,  ils  regardent  la  colonie 
comme  une  place  de  guerre  et  les  habitans  comme  des 
soldats  qui  n'ont  d'ordre  à  recevoir  que  d'eux  seuls  ^  » 
Or  s'il  se  peut,  renchérit  La  Chapelle,  successeur  de 
Duclos,  que  «  cette  dureté  du  gouvernement  militaire 
ait  esté  bonne  et  mesme  nécessaire  dans  les  commence- 

1.    Lettre  de   M.  Duclos,   inteodant,    du  19  avril   1736   {Ibicl.,    vol. 
XLIII), 


132  SAINT-DOMINGUE 

mens  »,  elle  n'a  plus  aujourd'hui  de  raison  d'être.  Mais 
ces  «  messieurs  veulent  toujours  rester  maistres  do 
toutes  les  affaires  ^  ».  Aussi  rien  ne  leur  répugne  davan- 
tage «  que  de  reconnoître  l'autorité  d'un  intendant,  et 
ils  regardent  comme  humiliant  pour  eux  qu'il  leur  soit 
par  lui  ordonné  quelque  chose...  Ils  pensent  aussi  tou- 
jours que  de  leur  oster  la  connoissance  des  affaires 
civiles  et  contentieuses  qu'ils  prennent  chacun  dans  leur 
commandement,  c'est  leur  oster  le  crédit  et  la  considé- 
ration dans  laquelle  ils  prétendent  que  le  bien  du  service 
exige  qu'on  les  maintienne-  ».  «  Cependant,  ajoute 
l'intendant  Maillart,  le  Roy  ne  sauroit  jamais  être  bien 
servi  dans  ce  pays  si  l'autorité  des  intendans  et  la 
dignité,  ainsi  que  la  supériorité  de  leur  fonction,  n'est 
généralement  reconnue  et  maintenue  dans  toute  son 
étendue  ^  » 

Puis  ce  sont  griefs  particuliers.  Protestations  d'abord 
contre  l'entrée  et  la  voix  délibérative  accordées  dans 
les  Conseils  supérieurs  aux  officiers  de  l'état-major. 
Que  ce  privilège  soit  laissé  au  gouverneur  général 
et  aux  gouverneurs  particuliers,  passe  encore  !  Mais 
qu'on  l'enlève  aux  deux  lieutenants  de  roi  et  aux 
deux  majors  qui  en  jouissent,  «  car  ces  messieurs,  qui 
ont  toujours  été  attachés  au  service  militaire,  n'ont  ny 
étude  ny  expérience  pour  l'administration  de  la  justice  '  »  ! 

1.  Lettre  de  M.  de  la  Chapelle,  intendant,  du  25  octobre  1736  (Ibid., 
vol.  XLIV). 

2.  Lettre  de  M.  Maillart,  intendant,  du  Petit-Goave,  17  mars  1743  [Ibid., 
voL  LXl). 

3.  Lettre  du  même,  20  juillet  1745  {Ibid.,  vol.  LXYI). 

4.  Lettre  de  M.  de  Montholon,  intendant,  du  Petit-Goave,  31  mai  !725 
(Ibid.,  vol.  XXV). 


LA    NOBLESSE    FRANÇAISE    A    SAINT-DOMINGUE  133 

Ont-ils  plus  de  droits  à  exercer  la  police,  la  petite  police, 
au  moins,  c'est-à-dire  tout  ce  qui  concerne  les  rixes,  les 
querelles,  les  cabarets,  les  réparations  des  rues,  les 
femmes  de  mauvaise  vie,  les  marchés  ?  Evidemment 
non,  car  la  «  police  particulière  doit  être  confiée  aux 
juges  ordinaires  sous  l'inspection  de  l'intendant*  ».  Ces 
juges,  on  les  met,  d'ailleurs,  dans  l'impossibilité  de 
remplir  même  leur  charge  de  justice,  «  obligés  qu'ils 
sont  de  renvoyer  les  parties  qui  s'adressent  à  eux  par- 
devant  les  officiers  majors,  lorsque,  sur  la  demande  de 
la  partie  adverse,  ces  messieurs  ont  pris  connaissance 
d'une  affaire,  ou  s'ils  ne  le  faisoient  pas,  de  s'exposer 
aux  traitemens  les  plus  durs,  à  des  citations  au  Petit- 
Goave  qui  les  ruinent,  et  à  mille  indignités"  ». 

Plus  violentes  encore,  on  le  devine,  sont  les  dénoncia- 
tions des  sous-ordres.  «  M.  Buttet,  major  au  Fort-Dau- 
phin, écrit  un  certain  Croisœuil,  juge  du  même  quartier, 
M.  Buttet  m'a  dit  cent  fois  qu'il  avoit  icy  la  mesme  auto- 
rité que  M.  le  général,  que  tout  y  résidoit  en  luy,  que 

1.  Lettre  de  M.  Duclos,  intendant,  du  19  avril  1736  (Ibid.,  vol.  XLIII), 
et  lettres  de  M.  de  Lalanne.  intendant,  du  Port-au-Prince,  du  27  mars 
et  du  7  octobre  1754  [Ibid.,  vol.  XGV). 

2.  Lettre  de  M.  de  la  Chapelle,  intendant,  du  22  octobre  1736  [Ibid., 
vol.  XLIV).  —  Le  principe,  expose  aigrement  La  Chapelle,  est  que  les 
officiers  peuvent  être  amiables  compositeurs  des  contestations  qui  sur- 
gissent entre  habitants,  mais  seulement  du  consentement  des  deux 
parties.  Or,  ajoule-t-il,  voici  comment  les  choses  se  passent  :  «  Une  des 
parties  s'adresse  d'abord  à  un  officier  de  milice,  lequel  rend  son  ordon- 
nance. Si  la  partie  adverse  ne  veut  point  y  acquiescer,  il  lui  est  ordonné 
de  se  rendre  devant  l'officier  major  commandant,  sous  peine  de  déso- 
béissance. Refuse-t-elle  de  s'y  rendre  dans  le  moment  ?  Elle  y  est 
traînée  par  les  archers,  et  là  le  jugement  préparatoire  est  de  passer 
plusieurs  jours  en  prison.  De  là,  sur  la  plainte  portée  par  l'officier- 
major,  cet  homme  est  mandé  au  Petit-Goave,  où  souvent,  sans  être 
écouté,  il  subit  encore  plusieurs  jours  de  prison  ;  après  quoi  on  lui  dit 
d'aller  plaider  tant  qu^il  voudra.  »  (Lettre  de  M.  de  la  Chapelle,  du 
Petit-Goave,  18  avril  1736.  Ibid.,  vol.  XLllI.) 


134  SAINT-DOMINGUE 

tout  y  dépendoit  souverainement  de  luy,  qu'il  pouvoit 
tout  ce  qu'il  vouloit,  que  les  ordonnances  du  Roy,  toutes 
les  loix  et  usages  du  royaume  n'étoient  point  faits  pour 
les  officiers  majors  de  l'Amérique,  qu'ils  sont  absolus 
dans  leurs  commandemens,  et  que,  s'ils  en  doivent 
quelque  compte,  ils  le  rendent  tel  qu'ils  le  veulent*.  » 
Vers  la  même  date,  un  sieur  Le  Mayeur,  juge  au  Cap, 
envoie,  lui  aussi,  sa  plainte  au  ministre  contre  «  mes- 
sieurs les  officiers  qui  prétendent  qu'il  ne  doit  pas  y 
avoir,  en  ce  pays,  d'autre  justice  que  la  leur...,  qui 
disent  que  je  ne  suis  juge  que  des  matières  dont  ils  veu- 
lent bien  me  renvoyer  la  connoissance  "  ».  Et  les  appro- 
bations que  donne  le  pouvoir  à  des  Croisœuil,  à  des 
Le  Mayeur,  —  nous  avons  vu  quelle  sorte  de  gens 
c'est  là,  —  leur  sont  un  encouragement.  En  1735,  un 
mémoire  du  Roi  enjoint  au  marquis  de  Fayet,  gouver- 
neur, d'avoir  à  réprimer  les  excès  de  pouvoir  des  lieu- 
tenants de  roi  et  officiers  majors  ^  Nouveau  mémoire 
dans  le  même  sens  adressé  à  M.  de  Larnage,  en  1738  ''. 
Les  intendants  se  sentent  dès  lors  si  bien  soutenus  qu'à 
peine  M.  de  la  Chapelle  dément-il  le  propos  qu'on  lui 
prête  que  «  le  pouvoir  ne  veut  désormais  des  gouver- 


1.  Plaintes  de  M.  Barthélémy  Croisœuil,  juge  au  Fort-Dauphin,  contre 
les  officiers  des  états-majors,  et  en  particulier  M.  Buttet,  30  avril  Î734 
(Ibid.,  vol.  XL).  Cf.  les  arrêts  du  Conseil  supérieur  du  Cap  sur  l'affaire 
Croisœuil,  des  3  janvier  et  4  mai  1735,  dans  Morea.u  de  Saint-Méry, 
[Lois  el  constitutions....,  t.  III,  p.  412-414. 

2.  Lettre  de  M.  Le  Mayeur,  juge  au  Cap,  à  M.  de  Fayet,  14  mars  1735 
A.  M.  C,  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  C^  vol.  XLII). 

3.  Mémoire  du  Roi  au  marquis  de  Fayet,  2  août  1735  (Moreau  de 
Saint-Méry,  Lois....,  t.  III,  p.  433). 

4.  Mémoire  du  Roi,  du  30  septembre  1738,  à  MM.  de  Larnage  et  Mail- 
lart  (Gorr.  gén.,  vol.  LVIII). 


LA    NOBLlîSSIî    FRANÇAISE    A    SAINT-DOMINGUE  135 

nours  à  Saint-Domingue  que  comme  rois  de  théâtre^  ». 
Contre  ces  menées,  ces  empiétements,  ces  manœuvres, 
nos  gentilshommes,  je  dois  le  dire,  se  défendent  bien, 
bien  mieux  peut-être  que  ne  l'avaient  fait  leurs  ancêtres 
en  de  pareilles  circonstances.  Ils  voient  clairement 
d'abord  à  quoi  veut  en  venir  le  pouvoir  civil.  «  Autre- 
fois, écrit  M.  de  Fayet,  dès  1736,  tout  le  détail  de  l'île 
regardoit  les  gouverneurs,  et  insensiblement  MM.  les 
intendans  s'attribueront  tout"  ;  »  et  en  i7b0  encore, 
M.  de  Conflans  ne  craint  pas  de  dire  que  «  toutes  les 
affaires  doivent  se  traiter  militairement  dans  la  colo- 
nie ^  ».  Il  faut  voir  d'ailleurs  avec  quel  dédain  gouver- 
neurs et  officiers  traitent  les  intendants  :  M.  de  la 
Rochalar,  désignant  dans  sa  correspondance  officielle 
elle-même  l'intendant  Montholon  sous  le  nom  méprisant 
de  «  l'écrivain''  »,  et  jurant  que,  si  un  intendant  s'avisait 
de  faire  une  information  secrète  sur  son  compte,  «  comme 
M.  Mithon  l'a  fait  sur  le  compte  de  M.  de  Ghoiseul  »,  il 
le  ferait  mettre  au  cachot  ^  ;  M.  de  Fayet,  déclarant 
«  qu'il  estoit  estonnant  que  les  officiers  vissent  un 
intendant  à  moins  que  ce  ne  fustpour  manger,  quand  ils 
n'en  avoient  pas  ailleurs  "  »,  «  que  toutes  les  lettres  et 
instructions  de   ces  messieurs  estoient  des  styles   de 

1.  Lettre  du  marquis  de  Fayet,  du  Petit-Goave,  25  juillet  1737  [Ibid., 
vol.XLVI). 

2.  Lettre  du  même,  12  juin  1736  (Ibid.,  voL  XLIII). 

3.  Lettre  de  M.  de  Conflans,  gouverneur,  à  M.  de  Vaudreuil,  9  juil- 
let 1750  [Ibid.,  vol.  LXXXIU). 

4.  Lettre  de  M.  de  la  Rochalar,  du  15  mai  1726  {Ibid,,  vol.  XXVI). 

5.  Lettre  de  M.  de  Montholon,  du  Pelit-Goave,  10  janvier  1725  (Ibid.. 
vol.  XXV) . 

6.  Lettre  de  M.  de  la  Chapelle,  intendant,  du  28  juillet  1737  (Ibid., 
vol.  XLVI). 


136  SAINT-DOMINGUE 

bureau  dont  on  prenoit  et  laissoit  ce  que  Ton  vouloit  ^  »  ; 
un  simple  major  à  Saint-Marc,  M.  de  Champfleury, 
prétendant  que  «  l'intendant  n'est  même  pas  en  droit 
de  faire  mettre  un  habitant  en  prison-  »,  et  se  vantant 
publiquement  une  autre  fois  d'avoir  traité  M.  Maillart 
c(  comme  un  laquais  •'  ».  Quant  aux  juges  et  autres  fonc- 
tionnaires civils,  aux  «  commis  »,  le  militaire  nourrit 
pour  eux  le  même  mépris  que  pouvait  avoir  à  l'égard 
des  gens  de  loi  un  gentilhomme  du  xvi®  siècle.  «  Il 
semble,  écrit  Du  Casse,  dès  1698,  qu'on  veuille  faire  de 
l'Amérique  un  pays  de  chicane  comme  la  Normandie  ; 
il  l'eust  pourtant  fallu  bannir  comme  une  contagion, 
car  je  ne  vois  dans  la  justice  que  rapine  et  intérêts  sor- 
dides'. »  Un  de  ses  successeurs  traite  le  lieutenant  de 
juge  et  le  procureur  du  Roi  de  Saint-Louis  «  de  gens 
sans  foy  ni  loy  et  de  menteurs  »,  et  déclare  que  l'inten- 
dant fait  courir  un  grave  danger  à  la  colonie  «  en  met- 
tant, comme  il  le  fait,  toute  l'île  en  procureurs  ^  ».  Au 
sieur  Dumesnil,  procureur  du  Roi  au  Port-au-Prince, 
qui  s'avise  de  défendre  devant  lui  un  de  ses  subordon- 
nés :  «  Votre  juge,  répond  M.  de  Vaudreuil,  est  un  lin 
fripon  en  société  de  dix-huit  ou  vingt  personnes,  et  vous 
pareillement,  et  l'intendant  [M.  de  Laporte-Lalanne] 
est  encore  le  plus  grand.  Il  n'est  fait  que  pour  enrichir 

1.  Lettre  du  même,  14  mars  1737  [Ibid.]. 

2.  Lettre  de  MM.  Dubois  de  Lamotte  et  Lalanne,  du  Port-au-Prince, 
1"  mars  1752  {Ibid.,  vol.  XC). 

3.  Lettre  de  M.  de  Larnage,  de  l'Acul  du  Petit-Goave,  20  juillet  1745 
[Ibid.,  voL  LXYI). 

4.  Lettre  de  Du  Casse,  du  27  juin  1698  [Ibid.,  vol.  IV). 

5.  Lettres  du  marquis  de  Fayet,  des  28  avril  et  2  juillet  1737  [Ibid., 
vol.  XLYI). 


LA    NOin.KSSK    FRANÇAISr:    A    SAINT-DOMINfiUK  137 

(les  gueux.  Mais  j'arrêterai  tous  ces  l)rigan(.lagos,  en 
embarquant  pour  France  le  maistrc  et  les  valets,  pies 
cl  mains  liés*  ».  Répondant  enlin  aux  représentations 
très  vives  faites,  le  2  août  1735,  aux  officiers  de  l'état- 
major  parle  Roi,  et  qui  lui  ont  clé  transmises,  M.  Buttet, 
major  au  Fort-Dauphin,  proteste  énergiquement  auprès 
du  ministre  «  contre  l'autorité  qu'on  veut  retirer  au 
militaire  pour  la  donner  à  des  gens  de  justice  et  de 
finance,  sangsues  publiques,  détenteurs  des  deniers  du 
Roy,  à  un  tas  d'avocats,  de  solliciteurs  et  d'huissiers  ». 
«  On  connaîtra  bientôt,  mais  trop  tard,  ajoute-t-il,  le 
défaut  de  la  manœuvre  qu'on  veut  faire  en  dépouillant 
le  corps  militaire  de  tout  pouvoir  dans  la  colonie  pour 
en  revêtir  les  seuls  ennemis  du  Roy,  je  veux  dire  mes- 
sieurs les  magistrats-.  »  D'ailleurs,  tous  ces  officiers  ne 
se  bornent  point  aux  paroles,  mais  opposant  une  résis- 
tance acharnée  à  tant  de  sourdes  menées,  ils  défendent 
si  énergiquement  leurs  privilèges  et  leur  situation  que 
vers  1750  encore,  nous  l'avons  vu,  ces  privilèges  ne 
sont  point  trop  entamés  ni  cette  situation  trop  compro- 
mise. 

A  cette  époque  toutefois,  les  patientes  menées  des 
intendants  sont  déjà  bien  près  de  triompher.  Première 
victoire  significative,  ils  parviennent,  en  1753,  à  faire 
dépouiller  les  officiers-majors  des  troupes  et  des  quar- 
tiers d'une  partie  de  leurs  attributions  militaires  et,  par 
là   même,    de   leur    autorité,    par   la  création,    qu'ils 


i.  Lettre  de  M.  Duraesnil,  procureur  du  Roi,  au  Port-au-Prince,  22  fé- 
vrier 1755  [Ibid.,  vol.  XCVIII). 

2.  Lettre  de  M.  Louis-Marin  Buttet,  major  au  Fort-Dauphin,  10  avril 
1736  (Ibid.,  vol.  XLV). 


138  SAINT-DOMINGUE 

obtiennent  de  la  Cour,  de  deux  majors  des  troupes 
centralisant  entre  leurs  mains  tout  ce  qui  touche  à  la 
police  et  à  la  discipline  du  militaire  ^  Ce  succès  est 
bientôt  suivi  d'un  autre  plus  décisif  :  la  suppression 
des  milices  arrachée  au  ministère  par  Tintendant  de 
Clugny. 

Ce  Clugny,  le  môme  qui  fut  dans  la  suite  contrôleur 
général,  devait  jouer  à  Saint-Domingue  le  rôle  le  plus 
néfaste.  Dès  son  arrivée,  en  1760  ^  nous  le  voyons 
déployer  à  Fégard  des  officiers  un  zèle  emporté.  Sa  cor- 
respondance est  remplie  contre  eux  d'accusations  hai- 
neuses et  passionnées.  Mais,  plus  audacieux  que  ses  pré- 
décesseurs, il  ne  se  borna  pas  à  des  plaintes  et  sut  dres- 
ser contre  le  pouvoir  militaire  une  très  habile  machina- 
tion. Le  24  mars  1763,  il  obtient  donc  de  la  Cour  la 
suppression  des  milices  ^  Or,  d'après  ce  que  j'ai  dit  du 
rôle  des  capitaines  de  milices  dans  les  quartiers  et  les 
villages,  on  peut  facilement  supposer  quelle  pensée 
avait  guidé  Clugny.  Supprimer  les  milices,  c'était  suppri- 
mer les  capitaines,  et  supprimer  les  capitaines,  c'était 
enlever  enfin  au  militaire  le  pouvoir  qu'il  détenait  depuis 


1.  Règlement  provisoire  de  M.  Dubois  de  Lamotte,  gouverneur,  du 
la  février  1733,  et  Mémoire  du  Roi,  du  13  septembre  (Moreau  de  Saint- 
Méry,  Lois....,  t.  iV,  p.  114-116  et  129-130).  L'un  des  deux  postes, 
celui  du  Gap,  fut  donné  à  M.  de  Fresne  ;  l'autre,  celui  du  Port-au- 
Prince,  à  M.  Robert  d'Argout,  le  même  qui  devint  gouverneur  général 
le  23  février  1777  [Ibid.,  t.  Y.  p.  762)  Cf.  la  lettre  de  protestation  de 
M.  de  Glapion,  major  du  Port-au-Prince,  du  24  mars  1733.  (A.  M.  G., 
Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  vol.  XCIV). 

2.  Sa  commission  est  du  1"  janvier  1760  (Moreau  de  Saint-Méry,  Op. 
cit.,  t.  IV,  p.  300-301). 

3.  Ordonnance  du  Roi  touchant  le  gouvernement  civil  de  Saint- 
Domingue,  du  24  mars  1763  (Ibid.,  t.  IV,  p.  538-e66).  Cette  ordonnance 
tut  complétée  par  celle  du  l"  février  1766  (Ibid..  t.  V,  p.  13-27). 


JeAN-EtIEIs;NE    BER^'AKD    DE    ClUGNY,  ^SEIGNEUK    DE    NuITS-SUR-ArMANÇON 

(1729-I776), 

Conseiller  au  parlement  de  Bourgogne,  intendant  de  Saint-Domingue  de  1760  a  1763. 
D'après  un  pastel  attribué  à  J.a  Tour  et  appartenant  à  M.   le  marquis  de  Persan. 


LA    NOBLESSE    FRANÇAISE    A    SAINT-DOMINGUE  139 

si  longtemps,  et  qui,  désormais,  parail-il,  élait  incom- 
patiiilo  avec  le  bonheur  et  les  intérêts  de  la  colonie, 
«c  Aux  temps  anciens,  disent  des  ménioiref;  inspirés  par 
Clugny,  la  colonie  de  Saint-Domingue,  composée  d'un 
tas  d'aventuriers  que  l'envie  de  s'enrichir  et  une  humeur 
belliqueuse  y  avoient  rassemblés,  n'éloit  point  telle 
qu'elle  se  montre  aujourd'hui.  Des  hommes  errans, 
accoutumés  aux  coups  de  main,  indisciplinés,  en  petit 
nombre  et  réunis  en  peu  de  lieux,  avoient  besoin  pour 
être  contenus  de  loix  simples  dont  l'exécution  filt  sou- 
daine, de  loix  du  moment.  Dans  ces  temps,  un  gouver- 
nement militaire  convenoit  à  des  hommes  militaires,  et 
comme  l'éducation  et  les  sentimens  qu'elle  inspire  ne 
cimentoient  point  les  liens  de  la  société,  la  contrainte 
devoit  la  resserrer,  ahn  que  cette  société  imparfaite  pût 
subsister...  Mais  si  les  milices  ont  été  nécessaires  lors- 
que la  colonie  n'étoit  encore  peuplée  que  des  gens  qui 
en  avoient  fait  la  conquête,  et  qui  ont  été  longtemps 
obligés  de  veiller  continuellement  à  sa  défense,  aujour- 
d'hui c'est  le  gouvernement  civil  qui  doit  présider  seul  à 
la  conservation  de  la  société,  lorsqu'elle  n'est  pas  atta- 
quée ^  »  Ce  gouvernement  civil,  il  importe  donc  de  le 
substituer  au  plus  tôt  au  gouvernement  militaire  qui 
vient  de  disparaître,  dessein  que,  sans  même  consulter 
la  Cour,  Clugny  se  met  en  devoir  de  réaliser.  «  La 
suppression  des  milices,  expose-t-il  en  une  note,  a 
entraîné  nécessairement  de  nouveaux  arrangemens. 
Les  commandans  de  ces  milices  tenoient  à  l'administra- 


1.  Cf.  Remontrances  au  Roi  du  Conseil  supérieur  du  Port-au-Prince, 
1761  {Ibid.,  vol.  CXI),  et  mémoire  de  M.  Marcel,  conseiller  au  même 
Conseil,  du  16  novembre  1768  (Ibid.,  vol.  CXXXIV). 


140  SAINT-DOMINGUE 

tion  civile  par  les  détails  dont  ils  étoient  chargés  dans 
leurs  arrondissemens.  C'étoient  eux  qui  ordonnoient 
des  corvées,  de  la  réparation  et  entretien  des  chemins  ; 
ils  recevoient  les  recensemens,  et  avoient  la  manuten- 
tion de  la  police  dans  leurs  quartiers.  Il  a  fallu  suppléer 
à  ces  différentes  fonctions,  et  préposer  des  gens  qui 
fussent  chargés  de  les  remplir  dans  une  forme  plus 
régulière  et  plus  municipale.  C'est  à  quoi  les  gouver- 
neur et  intendant  ont  pourvu  par  deux  ordonnances, 
par  lesquelles  ils  ont  établi  des  syndics  dans  les  diffé- 
rentes paroisses,  et  déterminé  leurs  fonctions  ^  »  Et 
lorsque  le  gouverneur,  dont  la  signature  semble  avoir 
été  surprise,  veut  réunir  une  assemblée  de  la  colonie 

I .  «  Observations  adressées  au  ministre  sur  l'ordonnance  du  Roi  du 
24  mars  1763,  supprimant  les  milices  »  (Ibid.,  vol.  CXVI) . 

L'ordonnance  de  MM.  de  Belzunce  et  Clugny  portant  établissement 
de  syndics  dans  les  paroisses,  est  du  17  juin  1763  :  «  Le  Roy.  y  est-il 
dit,  ayant,  par  son  ordonnance  du  24  mars,  attribué  à  l'intendant  pour 
l'administration  civile  les  détails  et  l'autorité  des  intendants  des  géné- 
ralités, et  étant  nécessaire  de  pourvoir  au  défaut  d'officiers  municipaux 
dont  cette  ordonnance  suppose  l'existence,  et  de  se  rapprocher  de 
l'ordre  intérieur  du  royaume,  pour  le  logement  des  gens  de  guerre, 
les  corvées  de  nègres,  les  fournitures  de  voitures  et  de  bestiaux,  nous 
avons  cru,  pour  remplir  ces  vues  et  nous  conformer  autant  qu'il  étoit 
en  nous  aux  intentions  de  Sa  Majesté,  devoir  établir  dans  les  villes  et 
les  dillérentes  paroisses  des  personnes  qui,  sous  le  nom  de  syndics, 
fussent  spécialement  chargées  de  ces  objets  et  de  quelques  autres 
relatifs  à  l'administration  civile.  Par  ce  nouvel  arrangement,  nous 
avons  lieu  de  nous  promettre  de  l'égalité  et  de  l'ordre  dans  les  loge- 
ments, de  l'exactitude  et  de  l'utilité  dans  les  corvées,  de  la  précision  et 
de  l'équité  dans  les  fournitures  des  voitures  et  des  bestiaux.  Cet  éta- 
blissement nous  procurera  en  même  temps  les  moyens  de  donner  aux 
habitants  de  cette  colonie  une  marque  de  la  confiance  que  nous  avons 
en  leur  zèle,  en  leur  abandonnant  la  nomination  des  sujets  qu'ils 
croiront  les  plus  propres  à  remplir  ces  fonctions.  »  (Moreau  de  Saint- 
Méry,  Op.  cit.,  t.  IV,  p.  594  et  suiv.) 

D'autre  part,  par  une  ordonnance  du  18  juin  1763,  Clugny,  déclarant 
insuffisante  la  création  faite  par  l'ordonnance  du  23  mars  de  deux 
subdélégués  principaux  de  l'intendant,  créa  un  troisième  subdélégué 
principal  au  Cap  et  des  subdélégués  particuliers  au  Cap,  au  Fort-Dau- 
phin et  au  Port-de-Paix  [Ibid..  p.  601-602). 


LA    NOBLRSSE    FRANÇAISR    A    SAINT-DOMINCiUK  141 

pour  connaître  enfin  les  vrais  sentiments  des  habitants, 
le  mémoire  remis  connne  instructions  aux  députés  des 
quartiers  du  fonds  de  l'Ile-à-Vaciie,  des  Anses,  de 
Tiburon,  des  Cayes,  mémoire  qui  nous  est  parvenu,  et 
qui,  sans  nul  doute,  fut  rédigé  sous  l'inspiration  de 
Clugny,  nous  laisse  mieux  encore  découvrir  son  dessein. 
«  La  milice,  est-il  exposé  dans  ce  mémoire,  la  milice, 
sous  quelque  forme  qu'elle  se  présente,  soustrait  à  tout 
moment  le  citoyen  à  l'empire  des  loix  pour  le  transpor- 
ter sous  celui  de  la  discipline  militaire.  Or,  dès  qu'on 
cesse  d'être  sous  la  loi,  on  est  dans  l'anarchie  et  dans 
l'esclavage.  Les  députés  devront  donc  insister  sur  l'éta- 
blissement de  l'administration  municipale,  qui  peut 
seule  être  substituée  à  l'administration  militaire,  qui 
résulte  nécessairement  de  la  milice...  Ce  sera  toujours, 
en  effet,  de  l'établissement  du  gouvernement  municipal 
que  dépendra  le  succès  de  tout  ce  qui  sera  proposé  pour 
l'avancement  de  la  population,  du  commerce,  des  arts  et 
de  l'agriculture  ;  lui  seul,  dans  chaque  quartier,  peut,  en 
père  de  famille,  veiller  continuellement  sous  l'inspec- 
tion des  chefs,  et  donner  à  tous  ces  objets  une  attention 
qui  ne  sera  point  interrompue  par  d'autres  soins  \  » 

Ce  triomphe  du  pouvoir  civil  sur  le  militaire  se  marque 
d'ailleurs  autre  part  que  dans  les  pièces  officielles.  Il 
apparaît  bientôt  dans  le  «  mépris  »  dont  les  moindres 
agents  de  ce  pouvoir  font  preuve  vis-à-vis  des  représen- 


1.  «  Mémoire  sur  l'inutilité  et  le  danger  du  rétablissement  de  la 
milice,  remis  comme  instructions  aux  députés  envoyés  par  les  quartiers 
du  fonds  derile-à-Yache,  des  Anses,  de  Tiburon,  Marclieterre,  et  ceux 
de  la  ville  des  Cayes  à  l'assemblée  convoquée  par  M.  le  prince  de 
Rohan,  qui  s'est  tenue  le  10  décembre  1766.  «  (A.  M.  C,  Gorr.  gén., 
Saint-Domingue,  vol.  CXXYII). 


142  SAINT-DOMINGUE 

tants  les  plus  haut  placés  de  Fétat-major.  M.  d'Estaing-, 
gouverneur,  de  passage  aux  Gayes,  ne  peut  ainsi  obtenir 
à  loger  et  à  coucher  qu'en  menaçant  le  syndic  de  le 
faire  mettre  en  prison,  tant  s'affirme  opiniâtre  la  mau- 
vaise volonté  de  cet  homme  \  M.  de  Saint-Victor,  major 
au  Cap,  s'étant  permis  de  parler  un  peu  rudement  à  un  cer- 
tain Moussette,  «  employé  au  détail  de  la  guerre  »,  l'autre 
le  prend  de  haut,  proteste  de  ses  droits  en  un  ridicule 
langage  :  «  Les  citoyens  ne  sont  point  aux  ordres  du 
militaire...  La  justice  venge  les  hommes  outragés,  main- 
tient le  bon  ordre  et  ne  canonise  point  l'oppression^.  » 
Un  huissier  du  Cap  se  fait  enfin  un  malin  plaisir  «  d'en- 
lever, sous  le  nez  de  M.  de  la  Ferronnays,  sa  voiture, 
au  moment  qu'il  donnoit  la  main  à  une  dame  et  qu'elle 
levoit  le  pied  pour  entrer  dedans  ".  » 

D'oii  vient  l'insolence  de  ce  syndic,  de  ce  commis,  de 
ce  recors  ?  Tout  simplement  de  ce  qu'ils  prétendent  avoir 
leur  part  dans  la  victoire  de  l'intendant,  et  à  bon  droit, 
car  ils  ont  été  ses  plus  fidèles  alliés,  fl  faut  bien  le  dire, 
en  effet,  c'est  en  s'appuyant  sur  la  partie  la  plus  basse 
de  la  population,  sur  ces  conseillers  aux  Conseils  que 
j'ai  montrés  trafiquant  sans  vergogne  de  leur  mandat  et 
de  leur  dignité,  sur  ces  juges  «  sortis  de  la  lie  du  peuple 
ou  perdus  de  dettes'^  »,  sur  ces  fonctionnaires  prévari- 

1.  Lettre  de  M.  Charles-Henri  Théodat,  comte  d'Estaing,  du  Cap, 
15  janvier  1766  [Ibid.,  vol.  CXXVIII). 

2.  Réclamation  du  sieur  Moussette,  1767  [Ibid.,  vol.  CXXXI). 

3.  Lettre  de  M.  d'Estaing,  du  1"  octobre  1764  [Ibid.,  vol.  CXX).  — 
La  dame  en  question  était  une  dame  Laumont,  le  créancier  un  certain 
Lévy.  (Lettre  de  M.  de  la  Ferronnays  à  M.  d'Estaing  du  21  août  1764, 
aux  A.  M.  G.,  Gorr.,  gén.,  2^  série,  carton  XVI.) 

4.  Mémoire  de  M.  Bacon  de  la  Chevallerie  à  M.  de  Choiseul,  Fontai- 
nebleau, 13  octobre  1763  [Ibkl.,  vol.  CXVI). 


LA    NOBMÎSSE    FltANCAISK    A    SAINT-!)0M1N(;UI':  153 

catours,  que  Clugny  a  Lrioinphu.  Aussi  de  la  désorga- 
nisation du  gouvernement  de  la  colonie  est-il  plus  res- 
ponsable qu'aucun  de  ses  prédécesseurs.  Ceux-ci,  si 
acharnés  qu'ils  fussent  contre  le  militaire,  avaient  tou- 
jours hésité,  en  particulier,  à  l'aire  cause  commune  avec 
les  deux  Conseils.  Lui,  sans  scrupule,  avait  décliaîné 
les  passions  de  leurs  membres,  excité  en  sous-main 
leurs  prétentions,  atLisé  leurs  haines.  On  a  des  preuves 
certaines  de  ses  manœuvres.  Une  lettre  du  gouverneur 
Bart  est,  à  ce  point  de  vue,  accablante  pour  lui  ^,  et 
d'Estaing  peut,  de  son  côté,  l'accuser  justement  «  d'avoir 
contribué  plus  que  personne  au  renversement  des  an- 
ciens principes  des  colonies-  ». 

Si,  d'ailleurs,  on  jugeait  tels  griefs  exagérés,  on  trou- 
verait facilement  de  quoi  les  justifier  dans  le  déplorable 
état  de  choses  qui  succéda  au  proconsulat  de  Clugny. 
Dès  1764,  M.  d'Argout  expose  en  un  long  mémoire 
les  désordres  résultant  de  la  nouvelle  administration  : 
les  syndics,  constate-t-il,  restent  le  plus  souvent  impuis- 
sants à  réprimer  «  les  excès  de  la  canaille  contre  les 
honnêtes  citoyens  »  ;  la  police  des  nègres  est  nulle  : 
«  il  y  a  des  exemples  dans  la  partie  de  l'Ouest  et  sans 
doute  ailleurs  aussi  que  des  habitants  ont  été  insultés 
dans  leurs  propres  maisons  par  des  troupes  de  nègres 
fugitifs  ou  marrons,  et  qu'après  avoir  été  pillés  et  incen- 
diés, ils  ont  encore  éprouvé  mille  cruautés  de  la  part 
de  ces  misérables  ».  D'autre  part,  les  nouveaux  fonc- 
tionnaires ne  veillent  plus  ni  aux  travaux  publics,  ni 

1.  Lettre  de  M.  Bart,  du  22  septembre  1761  (Ibid.,  vol.  CIX). 

2.  Lettre  de  M.  d'Estaing,  du  Cap,  2  mars  1766  {Ibid.,  vol.  GXXVIII). 


J44  SAINT-DOMINGUE 

à  la  rentrée  des  impôts.  En  somme,  conclut  M.  d'Ar- 
gout,  «  ces  officiers  municipaux  regardent  leur  fonction 
comme  une  corvée  personnelle  et  dispendieuse  ;  ils  sont 
élus  pour  trois  ans  et  ils  craignent,  s'ils  se  montrent 
sévères  envers  leurs  administrés,  d'être  à  leur  tour, 
étant  sortis  de  charge,  traités  avec  sévérité^  ». 

Un  an  après,  M.  d'Estaing  ne  se  montrait  guère  moins 
pessimiste  :  «  La  supériorité  de  M.  de  Clugny  sur 
M.  Bart,  écrivait-il,  a  produit  la  révolution  que  l'adresse 
de  cet  intendant  et  que  les  demandes  des  Conseils  ont 
enfin  obtenue.  L'ordonnance  provisoire  du  24  mars  1763 
a  supprimé  les  milices.  On  n'a  aperçu  à  la  Cour  que  le 
peu  d'utilité  militaire  d'une  masse  aussi  informe.  Les 
gens  les  plus  instruits  assuraient  avec  raison  qu'on  ne 
sacrifiait  là  qu'une  troupe  chimérique...  Mais  il  s'est 
trouvé  qu'en  supprimant  cette  troupe,  on  a  supprimé 
dans  ce  vaste  pays  toutes  les  branches  intermédiaires 
de  l'administration  et  qu'on  l'a  plongé  sans  le  vouloir 
dans  une  anarchie  complète.  M.  de  Clugny,  efirayé  de 
ses  succès  et  du  pouvoir  absolu  qu'alloient  avoir  les 
jurisconsultes  dont  il  s'étoit  servi  pour  vaincre,  conçut 
que  l'Intendant  lui-même  leur  seroit  bientôt  subordonné. 
Il  chercha  du  secours  dans  la  création  des  syndics.  Il 
l'opéra  de  lui-même  sans  ordres  de  la  Cour. . .  Les  assem- 
blées des  paroisses  furent  chargées  de  choisir  les  syn- 
dics... Par  esprit  de  mahgnité...  le  public  s'est  plu  à 
choisir  les  plus  mauvais  sujets  et  il  a  fallu  souffrir  à  la 
tête  des  quartiers  les  sujets  les  plus  ineptes  et  les  der- 


1.  Mémoire  de  M.  d'Argout  sur  le  rétablissement  des  milices,  du 
23  mai  1764.  (Arch.  du  Min.  des  col.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue, 
2»  série,  carton  XVIII). 


LA    NOBLESSE    FRANÇAISE    A    SAINT-DOMINGUE  145 

niers  de  ceux  qui  les  liabiloienL,  des  gens  enfin  choisis 
par  plaisanterie^  ». 

Quant  à  ceux  qui  avaient  aidé  Clugny  à  accomplir 
tant  de  belles  réformes  veut-on  savoir  comment  quelques 
années  plus  tard  les  traitaient  deux  intendants,  je  dis 
bien  deux  intendants.  En  1768,  demandant  son  rappel, 
«  l'administration,  écrivait  M.  de  Bongars,  est  dans  un 
désordre  dont  je  ne  puis  pas  être  témoin  plus  longtemps. 
Je  n'ai  de  véritables  reproches  à  me  faire  que  de  mon 
trop  de  ménagement  pour  les  Conseils...  L'autorité  que 
s'arroge  quelquefois  le  militaire  n'est  rien  ;  un  mot  seul 
en  est  le  frein.  L'autorité  qu'usurpent  les  Compagnies 
n'est  jamais  sans  conséquences.  Elle  va  toujours  crois- 
sant '  » .  Et  cinq  ans  après  :  «  Il  est  temps,  plus  que 
temps,  mandait  l'intendant,  M.  de  Vaivre,  d'arrêter  les 
entreprises  du  Conseil  du  Cap.  L'administration  s'avilit 
chaque  jour  par  les  droits  qu'il  usurpe.  Ce  n'est  plus  un 
Conseil  occupé  des  affaires  contentieuses,  c'est  un  con- 
seil d'administration  portant  un  œil  jaloux  et  curieux 
sur  toutes  les  opérations  des  chefs,  s'immisçant  dans 
tout  ce  qui  lui  est  étranger,  opposant  des  défenses  à  leurs 
ordres,  refusant  d'enregistrer  leurs  règlements,  abusant 
contre  eux  du  sens  des  ordonnances  du  Roy,  et  cher- 
chant à  inspirer  le  même  esprit  au  Conseil  supérieur 
du  Port-au-Prince...  Ah!  Monseigneur,  quelle  compa- 
gnie! quelle  profanation  du  nom  de  magistrats  dont  ses 


1.  «  Objets  principaux  que  j'ai  eus  en  vue  dans  la  rédaction  d'une 
nouvelle  ordonnance  des  milices  »,  1765,  par  M.  le  comte  d'Estaing 
(Ibid.,  carton  XVII). 

2.  Lettre  de  M.  Ale-xandre-Jacques  de  Bongars,  président  au  parle- 
ment de  Metz,  intendant,  du  Port-au-Prince,  6  juillet  1768  (Ibid., 
vol.  GXXXIII). 

■10 


146  SAINT-DOMINGUE 

membres  sont  honorés!  Je  rougis  d'être  leur  chef.  » 
Entre  temps,  du  reste,  ce  n'est  pas  seulement  l'admi- 
nistration qui  est  «  tombée  dans  le  désordre  »,  c'est  la 
colonie  tout  entière.  Lorsqu'enfin  la  Cour  s'aperçoit  des 
déplorables  conséquences  du  gouvernement  de  Clugny 
et  qu'effrayée  elle  se  décide  à  faire  un  pas  en  arrière, 
à  rétablir  les  milices '^  à  rendre  à  l'état-major  ses  anciens 
pouvoirs  %  l'insurrection  éclate  de  tous  côtés  dans  l'île. 
Quels  en  sont  les  meneurs?  Des  membres  des  deux 
Conseils,  des  juges,  des  hommes  de  loi,  des  notaires, 
des  procureurs.  Quels  en  sont  les  champions?  Unique- 
ment des  gens  de  basse  naissance,  «  particuliers  obscurs 
et  sans  éclat  ».  Dans  le  quartier  des  Anses,  par  exemple, 
nous  trouvons  au  nombre  des  rebelles  :  Jean-Pierre 
Mallet,  «  dont  l'origine  de  la  fortune  est  incertaine  »  ; 
Dugué,  Thibaud,  Mirandès,  tous  trois  juifs  portugais  ; 
Descure  de  Lesparre,  notaire;  François  Dodeville,  éco- 
nome; Collin,  maître  d'armes;  Flamand,  tailleur; 
Paris,  cordonnier;  Pessin,  dit  la  Lime,  garçon  boucher; 
Beauregard,  ancien  soldat*.  Dans  le  quartier  du  Cul-de- 
Sac,  «  si,  écrit  de  même  M.  de  Rohan,  les  habitans. 


1.  Lettre  de  M.  J.-B.  Guillemin  de  Vaivre.  conseiller  du  Roi  au  par- 
letaent  de  Fx'anciie-Comlé,  intendant,  du  Port-au-Prince,  1"  avril  1773 
{IbicL,  vol.  CXLIV). 

2.  L'ordonnance  rétablissant  définitivement  les  milices  est  du 
1"  avril  1768  (Moreau  de  Saint-Méry,  Lois...,  t.  V,  p.  166-173).  Cf. 
lettre  du  Roi  au  prince  de  Rohan,  du  17  avril  1768  [Ibid.,  p.  175-176). 

3.  Ordonnance  du  Roi  portant  rétablissement  des  états-majors  à 
Saint-Domingue,  du  15  mars  1769  [Ibid.,  t.  V.  p.  231-232).  Ces  deux 
ordonnances  du  l"'  avril  1768  et  du  1.5  mars  1769  furent  complétées 
par  celle  du  20  décembre  1776  (Ibid.,  t.  V.  p.  748-731). 

4.  Lettre  de  M.  de  Ghamoux,  capitaine  de  milices,  à  M.  d'Argout, 
des  Anrses,  29  mars  1769:  —  de  M.  Lobinois,  au  môme,  de  Gavaillon, 
26  mars  1769  [Ibid.,  vol.  GXXXV). 


LA   NOBLESSE    FRANÇAISE    A    SAINT-DOMINGUE  147 

qui  ont  organisé  cette  révolte,  no  tiennent  à  aucunes 
alliances  en  France,  et  n'ont  souvent  d'autre  recom- 
mandation que  celle  de  leur  fortune,  j'ai  eu,  par  contre, 
la  satisfaction  de  voir  que  les  plus  anciennes  familles, 
qui  tiennent  à  la  France  par  des  alliances  ou  par  leurs 
parens  qui  sont  au  service,  n'avoient  point  trempé 
dans  la  révolte  ^  »  Une  lettre  un  peu  postérieure  de 
M.  de  Selon,  habitant  du  fonds  de  l'Ile-à- Vache,  adres- 
sée à  M.  d'Argout,  conlirme  la  vérité  de  ces  dires  : 
«  Vous  savez  aussi  bien  que  moi,  mon  général,  écrit 
M.  de  Solon,  vous  savez  aussi  bien  que  moi,  qui  suis  un 
des  plus  anciens  habitans  de  ce  quartier,  y  ayant  trente- 
cinq  ans  que  je  n'en  suis  sorty  et  quarante-cinq  ans 
que  je  le  connois,  l'origine  de  tous  ces  coquins  qui  ont 
occasionné  ces  troubles,  que  nous  pouvons  avancer  avec 
justice  que  c'est  la  plus  vile  canaille  d'origine  qu'on 
puisse  estre,  dont  les  pères  et  les  mères  ont  esté  laquais 
ou  servantes  ou  mesme  d'un  estât  plus  vil".  »  L'on  se 
rend  bien  compte  au  surplus  de  l'esprit  qui  anime- les 
révoltés  à  ce  détail  que  leur  premier  soin  est  de  se  pré- 
senter dans  les  habitations  de  tous  les  officiers  de  mi- 
lices des  quartiers  pour  leur  demander  leurs  commis- 
sions, leurs  habits  d'uniformes  et  leurs  armes  ;  à  la 
moindre  résistance,  ils  les  en  dépouillent  de  force  et  ne 
se  retirent  généralement  qu'après  avoir  tout  saccagé -^ 

4.  Lettre  de  M.  de  Rolian,  du  Port-au-Prince,  23  décembre  1768  {Ibid., 
vol.  GXXXII). 

2.  Lettre  de  M.  Benech  de  Solon  à  M.  d'Argout,  du  fonds  de  l'IIe-à- 
Vachc,  20  septembre  1773  [Ibid.,  voi.  CXLII). 

3.  Dans  le  quartier  des  Anses,  «  M.  de  la  Roque  cadet,  n'ayant  pas 
voulu  rendre  sa  commission  ni  ôter  son  habit  uniforme,  les  révoltés  se 
jettent  sur  lui,  le  lui  déchirent,  ainsi  que  sa  chemise  qu'ils  mettent  en 
morceaux.  »  (Lettre  de  M.  d'Argout,  du  19  mars  1769.  Ibid.,  vol.  CXXXV.) 


148  SAINT-DOMINGUE 

La  fermeté  des  chefs  militaires,  quelques  concessions 
faites  à  propos,  quelques  punitions  exemplaires  aussi  * 
réussissent  sans  doute  à  ramener  la  paix.  Mais  la  paix 
à  peine  rétablie,  on  s'occupe  de  faire  renaître  la  guerre. 
Dès  1771,  l'intendant  Montarcher  reprend  les  déclama- 
tions accoutumées  contre  la  tyrannie  de  l'état-major. 
«  Depuis  que  les  milices  sont  rétablies  »,  il  se  plaint  de 
voir  «  les  officiers  dépouiller  tous  les  jours  les  juges 
ordinaires  de  leurs  attributions  »,  «  ceux-ci  et  les  parti- 
culiers écrasés  sous  une  autorité  arbitraire  et  mena- 
çante »,  «  le  pouvoir  militaire  énerver  tous  les  ressorts 
du  corps  politique  ».  Et  revenant  aux  errements  de 
Clugny,  il  propose  «  de  créer  dans  chaque  paroisse  un 
subdélégué  qui  seroit  en  quelque  sorte  le  représentant 
de  l'intendant  comme  le  commandant  de  milices  le  seroit 
du  général.  Chacun  recevroit  les  ordres  de  son  chef. 
Le  subdélégué  concourroit  avec  le  commandement  dans 


Ses  voisins,  M.  Merlet  de  Fontenille  et  M.  de  Mausigny,  ont  à  peu 
près  le  même  sort  (Lettre  de  M.  Lobinois  à  M.  d'Argout,  de  Cavaillon, 
26  mars  1769.  Ibid.).  a  Ils  amvèrent  chez  moi,  écrit  M.  de  Ciiamoux 
pariant  des  rebelles,  me  demandèrent  ma  commission  et  mes  armes, 
puisse  saoulèrent  en  chantant  les  chansons  les  plus  impudiques,  faisant 
des  propositions  obscènes  à  ma  femme  et  à  ma  sœur,  et  je  ne  puis  pas- 
ser sous  silence  que  Mallct,  leur  chef,  étoit  résolu  pendant  la  nuit  de 
violenter  mon  épouse.  »  (Lettre  de  M.  de  Ghamoux  à  M.  d'Argout,  des 
Anses,  29  mars  1769.  Ibid.). 

1.  Je  fais  allusion  ici  à  l'acte  de  vigueur  accompli  par  M.  de  Rohan, 
gouverneur,  contre  le  Conseil  supérieur  du  Port-au-Prince,  le  7  mars 
1769.  Ce  jour-là,  la  salle  des  séances  étant  cernée  par  une  troupe  de 
grenadiers,  Rohan  y  pénètre  à  la  tête  de  quelques  soldats  déterminés, 
criant  :  «  Ah  !  mes  bougres,  je  vous  apprendrai  à  être  rebelles  aux 
ordres  du  Roy  !  Allons,  vite  !  point  de  ménagement  pour  ces  bougres-là  !  » 
Puis  faisant  empoigner,  séance  tenante,  les  plus  mutins,  il  donne 
l'ordre  de  les  conduire  immédiatement  à  bord  du  Saint-Jean-Baptiste 
alors  en  rade,  qui  appareille  immédiatement  pour  laFrance  (Représenta- 
tions des  conseillers  du  Conseil  supérieur  du  Port-au-Prince  à  la  Cour, 
1769. /ôid.,  vol.  GXXXVII). 


LA    NOIÎMÎSSF,    FnANn.VISIÎ    A    SAINT-DOMINGUK  149 

toutes  les  parties  d'administration  communes,  telles  que 
les  chemins,  etc.;  il  seroit  chargé  de  la  police  des  cor- 
vées ;  correspondroit  avec  les  ofliciers  d'administration 
pour  la  partie  des  finances,  les  recensemens,  etc..  Il 
seroit,  en  un  mot,  l'homme  de  confiance  de  l'adminis- 
tration de  la  paroisse.  Au-dessus  de  ces  subdélégués 
seroient  les  subdélégués  principaux  qui  concourroient 
avecles  officiers  majors  à  l'administration  commune ^  » 
Plus  vive  encore  est  l'indignation  de  M.  de  Kerdisien- 
Trémais,  commissaire-ordonnateur  au  Cap.  «  De  la  lai- 
blesse  et  de  la  soumission  aveugle  de  M.  l'intendant 
Bongars  à  M.  de  Nolivos,  il  est  résulté,  écrit-il,  que  le 
militaire,  déjà  maître  par  état  des  troupes  et  par  l'or- 
donnance des  milices  de  tous  les  habitans  tant  des  villes 
que  des  campagnes,  s'est  encore  facilement  emparé  de 
toutes  les  parties  de  l'administration.  Je  dis  de  toutes, 
parce  que  les  personnes  chargées  de  détails  qui  n'appar- 
tiennent point  à  ce  corps  peuvent  désormais  se  regarder. . . 
comme  dans  un  état  très  passif.  Et  non-seulement  la 
puissance  militaire  est  parvenue  à  tout  envahir,  comme 
je  viens  de  le  dire,  mais  elle  a  encore  voulu  le  faire 
connoître  par  un  appareil  qui  pût  en  imposer  :  outre  les 
soldats  de  la  légion,  messieurs  les  commandants  en 
second  et  lieutenans  de  roy  ont  encore  à  leur  porte 
chacun  un  mulâtre  de  piquet,  un  cavalier  de  la  maré- 
chaussée et  un  archer  de  la  police.  Tout  ce  qu'il  y  a  de 
gens  instruits^  se  croient  déjà  réduits  au  sort  des  colo- 


1.  Lettre  de  M.  Jean-François  Vincent,  seigneur  de  Montarcher,  inten- 
dant, du  Cap,  16  novembre  1771  (Ibid.,  vol  GXL). 

2.  C'est-à-dire  de  ce  que  nous  appellerions  aujourd'hui  des  «  intellec- 
tuels »,  car  dans  une  lettre  de  la  même  année  :  «  Il  n'est  personne  dans 


150  SAINT-DOMINGUE 

nies  espagnoles,  où  l'honneur,  la  vie,  la  fortune  du 
citoyen  se  trouvent  à  la  discrétion  des  gouverneurs  et 
de  leurs  créatures  M  » 

En  un  mot,  la  lutte  reprend  et  se  poursuit  entre  «  le 
militaire  )>  et  «  le  civil  »,  pour  durer  d'ailleurs  autant 
que  la  colonie  elle-même,  qu'elle  entraîne  tout  droit  à 
sa  perte.  De  la  perte  de  Saint-Domingue  on  a  rendu 
responsables  les  noirs,  les  mulàti'es.  Ils  n'ont  point  été 
les  vrais  coupables.  Les  vrais  coupables  furent  ceux  qui, 
systématiquement,  enlevèrent  toute  force  et  toute  auto- 
rité au  seul  pouvoir  capable  de  contenir  une  société 
encore  en  formation  comme  l'était  la  société  de  Saint- 
Domingue,  au  pouvoir  militaire,  qui  s'appuyèrent  contre 
lui  sur  la  plus  vile  partie  de  la  population  !  Ces  meneurs 
de  désordre,  ces  fauteurs  d'anarchie,  ces  intrigants,  ces 
factieux,  dont  un  intendant  avait  fait  un  jour  ses  auxi- 
liaires, on  les  retrouvera  aux  plus  sombres  heures  de 
la  révolution  de  Saint-Domingue.  Ce  sont  eux  qui 
acclameront  avec  enthousiasme  les  sacrés  principes  de 
liberté  et  d'égalité,  sans  d'ailleurs  vouloir,  le  moment 
venu,  les  mettre  en  pratique  ;  eux  qui  s'acharneront  à 
jeter  à  bas  le  gouvernement  militaire;  eux,  enfin,  qui 
se  détruiront  et  se  proscriront  les  uns  les  autres  au 
nom  de  la  fraternité.  En  sorte  que,  si  l'on  a  pu  dire, 
qu'en  écartant  volontairement  de  toute  participation  à 


cette  colonie,  écrivent  MM.  de  Noiivos  et  Montai'cher,  qui  s'applique  à 
l'étude  des  lettres  ou  des  sciences.  Chacun  s'occupe  de  sa  fortune  uni- 
quement et  tous  sont  partagés  entre  la  culture  et  le  commerce.  »  (Lettre 
de  MM.  de  Noiivos  et  Moutardier,  du  20  décembre  1771.  Ibid.,  vol. 
CXLI.) 

1.  Lettre  de  M.  de  Kerdisien-Tremais,  commissaire-ordonnateur  au 
Cap.  14  mai  1771  (Ibid.,  vol.  GXL). 


LA    NOliLKSSK    FllANÇAlSK    A    S.\INT-1)().M INGUK  lijl 

la  chose  publique  la  noblesse  du  royaume,  le  trône 
s'était  prive  en  France  du  plus  sûr  de  ses  appuis,  on 
peut  affirmer  aussi  justement  qu'en  consentant  dans  la 
plus  belle  de  ses  colonies  à  la  destruction,  à  l'abaisse- 
ment de  l'élément  d'ordre  et  de  règle  qu'y  était  la 
noblesse  d'outre-mer,  la  monarchie  prépara  de  ses 
propres  mains  la  ruine  de  Saint-Domingue,  et  fut  en 
partie  responsable  du  désastre  qui  devait  nous  enlever 
«  la  perle  des  Antilles  ».  En  1773,  M.  Berquier,  capi- 
taine de  milices  au  quartier  de  Jérémie,  écrivait  à 
M.  d'Argout  ces  lignes  prophétiques  :  «  La  colonie  est 
plus  foible  qu'elle  ne  Fa  jamais  été;  et  la  plus  désa- 
gréable et  la  plus  sotte  condition  aujourd'hui  qu'un 
fidèle  sujet  du  Roy  puisse  avoir  à  Saint-Domingue  est 
celle  d'officier  de  milices  qui  est  détesté  et  abhorré  du 
reste  des  humains,  et  mortifié  par  tous  les  gens  de  jus- 
tice quand  ils  en  trouvent  la  plus  petite  occasion.  On 
ne  craint  pas  de  dire  hautement  que  le  Roy  ne  vouloit 
pas  le  rétablissement  des  milices,  qu'il  a  si  peu  désap- 
prouvé la  résistance  qu'ont  faite  les  habitans  qu'il  vous 
a  désapprouvé,  vous.  Monsieur,  ainsi  que  M.  le  prince 
de  Rohan,  et  qu'il  a  rétabli  l'honneur  des  conseillers  du 
Conseil  supérieur  du  Port-au-Prince,  qu'il  a  reconnus 
innocens...  Jugés  du  rôle  que  nous  jouons  dans  notre 
quartier,  M.  de  Spechbach^  et  moi,  malgré  tout  ce  que 
nous  avons  fait  pour  détourner  les  habitans  de  la  révolte 
et  les  dérober  au  déshonneur...  Je  maudis  tous  les  jours 
l'instant  oi^i  j'ai  formé  le  projet  de  venir  en  ce  pays,  et  de 


1.  M.  de  Spechbach,  chevalier  de  Saint-Louis,  commandant  les  milices 
du  quartier  de  la  Grande- Anse  (Moreau  de  Saint-Mérv,  Op.  cit.,  t.  V, 
p.  669). 


152  SAINT-DOMINGUE 

m'y  voir  confiné  pour  le  reste  de  mes  jours,  car  je  vous 
avouerai  que  je  tremble  de  nous  voir  au  premier  jour 
sous  la  bannière  ennemie.  L'Anglois  ambitieux  convoite 
cette  triste  colonie,  que  je  vois  sans  force  et  sans 
défense.  Je  lis  dans  les  cœurs,  et  j'y  vois  écrits  tous  les 
malheurs  dont  nous  sommes  menacés  *  !  »  Moins  de 
vingt  ans  après,  ces  sinistres  prédictions  devaient  point 
par  point  se  réaliser  ! 


1.  Lettre  de  M.  II.  Berquier  à  M.  d'Argout,  de  Jérémie,  H  octobre  1773 
(A.  M.  G.,  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  vol.  GXLII.) 


CHAPITRE  llï 

LE  MONDE  NOIR 

Cette  population  blanche  de  Saint-Domingue  dont  je 
viens  de  retracer  la  formation  et  de  dire  le  lent  déve- 
loppement, —  en  1789  elle  ne  montait  pas  à  plus  de 
30.000  âmes\  —  se  trouve  de  bonne  heure  submergée 
sous  le  flot  toujours  croissant  d'une  autre  race,  la  race 
noire,  qui  en  cette  même  année  1789  ne  compte  pas 
dans  la  colonie  beaucoup  moins  de  450.000  représen- 
tants ^  Pendant  près  d'un  siècle  et  demi,  l'immense 
armée  de  l'esclavage  s'est  accrue  dans  de  telles  propor- 

4.  «  Les  blancs  ne  formaient  dans  l'île  qu'une  minorité  infime...  Ils 
étaient  seulement  au  nombre  de  33.000  à  40.000  individus  de  tout  âge», 
dit  M,  P.  Boissonnade  dans  son  travail  si  docmuenté  sur  Saint-Doiningue 
à  la  veille  de  la  Révolution  et  la  question  de  la  représentation  coloniale 
aux  États  généraux.  Paris,  1906,  in-S»,  p.  31.  Je  crois  ces  clnlîrcs  un 
peu  forts,  car  dans  le  recensement  de  1787  les  blancs  de  tout  âge  et  de 
tout  sexe  sont  dits  être  au  nombre  de  24.192,  et  dans  celui  de  1788  au 
nombre  de  27.717.  (Archives  du  ministère  des  Colonies,  Correspondance 
générale,  Saint-Domingue,  C,  vol.  CLX). 

2.  350.000  à  500.000,  dit  M.  Boissonnade.  Le  chi£fre  de  350.000  est  peut- 
être  un  peu  faible.  Le  «  résumé  balancé  »  des  recensements  de  1787  et 
1788  donne  pour  ces  années  les  chiffres  suivants  : 

Gens  de  couleur  libres,  1787  :  19.632  ;  1788  :  21.808. 
Esclaves,  1787:  364.196;  1788  :  405.564. 

Encore  peut-on  dire  que  les  chiffres  de  ces  recensements  sont  en  ce 
qui  concerne  les  nègres  toujours  au-dessous  de  la  réalité,  car  les  fraudes 
commises  en  vue  de  dissimuler  au  fisc  un  certain  nombre  d'esclaves 
étaient  courantes  parmi  les  planteurs. 


154  SAINT-DOMINGUE 

lions  qu'en  face  d'elle  le  monde  blanc  paraît  réduit  à  une 
simple  poignée  d'hommes. 

Le  pouvoir,  nous  l'avons  vu,  avait  voulu  d'abord 
s'opposer  à  cette  augmentation  continue  des  esclaves 
auxquels  il  eût  souhaité  substituer  les  «  engagés  ».  Mais, 
sans  compter  que  le  recrutement  de  ces  derniers  s'était 
bientôt  opéré  très  difficilement,  les  colons  firent  de 
bonne  heure  valoir  contre  eux  deux  griefs  :  1°  l'impos- 
sibilité d'obtenir  d'Européens  la  résistance  physique 
nécessaire  aux  épuisants  travaux  des  colonies;  2"  le 
haut  prix  auquel  devait  fatalement  revenir  le  travail 
libre  \  Ces  deux  considérations  resteront  d'ailleurs 
celles  que  l'on  invoquera  le  plus  volontiers  et  le  plus 
justement  aussi  peut-être,  par  la  suite,  en  faveur  de  la 
traite  et  de  l'esclavage  ;  car  essayer  de  justifier  l'une  et 
l'autre,  comme  on  tentera  de  le  faire  aussi,  par  le 
bonheur  des  Africains  aux  Antilles  en  comparaison  de 
leur  misérable  existence  dans  leur  pays  est  une  thèse 
que  réfutera  une  fois  de  plus  ce  que  je  vais  dire  du  com- 
merce et  de  la  vie  des  esclaves  à  Saint-Domingue-. 

1.  Petit,  dans  son  Gouvernement  des  esclaves,  Paris,  1788,  in-12,  fait 
très  naïvement  ressortir  que  l'on  ne  pourrait  en  agir  avec  les  blancs 
comme  on  en  use  avec  les  esclaves.  «  Ils  ne  se  contenteroient  certaine- 
ment pas  du  logement  offert  à  ceux-ci  ;  il  leur  faudrait  du  moins  des 
hamacs...  »  {Op.  cit.,  t.  II,  p.  24  et  suiv.). 

2.  Nulle  part  cette  thèse  n'est  exposée  d'une  manière  plus  ridicule 
que  dans  la  brochure  d'un  certain  Dubuc  de  Marentille  intitulée,  De 
l'esclavage  des  nègres  dans  les  colonies  de  l'Amérique,  Pointe-à-Pitre,  in-i", 
1790.  ('  Considérons  d'abord,  dit  l'auteur,  considérons  le  nègre  dans  ces 
vastes  solitudes  de  l'Afrique,  où  végétant  sur  une  terre  à  peu  près  sans 
culture,  sans  industrie,  sans  arts,  sans  lois  et  sans  civilisation,  en  proie 
à  tous  les  besoins  de  la  vie,  à  tous  les  excès  du  brigandage,  aux  funestes 
effets  d'une  monstrueuse  superstition,  à  l'insupportable  fléau  d'une 
guerre  atroce  et  sans  relâche,  il  attend,  dans  une  existence  précaire, 
inquiète  et  déplorable  le  moment  où  le  sort  des  armes  doit  le  livrer  à 
la  barbarie  de  son  vainqueur  ;  voilà  l'homme  que  les  lois  de  la  guerre, 


LE    MONDIi    Ndlll  155 


I 


On  prétend  que  Louis  XTTI  ne  consentit  à  autoriser 
rcsciavag'e  dans  les  colonies  irauyaiscs  naissantes 
qu'après  avoir  été  persuadé  que  rien  ne  pouvait  mieux 
hâter  la  propagation  du  cln'istianisme  chez  les  idolâtres. 
Avec  Louis  XIV  et  Colbert,  ces  scrupules  n'existent 
plus  ou  sont  pleinement  rassurés.  La  traite  fonctionne 
régulièrement,  soumise  seulement  aux  mêmes  restric- 
tions que  le  reste  du  commerce,  c'est-à-dire  s'exerçant 
au  profit  exclusif  de  la  métropole'.  D'abord  concédé  à 

que  les  mœurs  sanguinaires  des  nations  de  cette  partie  du  monde  ont 
déjà  invariablement  destiné  à  la  mort,  lorsqu'un  marchand  européen 
guidé  par  ses  spéculations,  mais  non  moins  l'instrument  du  protecteur 
des  malheureux  que  l'esclave  de  sa  cupidité,  vient  armer  l'intérêt  de  ce 
vainqueur  farouche  contre  son  inhumanité,  porter  à  son  captif  le  seul 
secours  qui  lui  puisse  sauver  la  vie  et  convertir  pour  lui  la  nécessité  de 
mourir  en  l'obligation  d'aller  labourer  le  sol  d'une  île  de  l'Amérique  : 
or  quel  est  le  phraseur  qui  pourroit  persuader  à  cet  infortuné  qu'il  vaut 
mieux  se  laisser  égorger  que  de  remplir  sa  nouvelle  destination.  Cessez 
pour  un  instant  de  ne  voir  que  ce  que  le  sort  de  cet  homme  a  d'affreux, 
portez  vos  regards  d'un  autre  côté  et  cherchez  dans  le  sein  de  ses  parents 
désolés  qui  ne  le  reverront  jamais,  qui  le  savent  dévoué  à  la  cruauté  de 
son  vainqueur,  quel  peut-être  le  vœu  de  leur  cœur.  Ne  bénissent-ils 
pas  sans  doute  la  main  secourable  qui  pourra  l'arracher  à  la  mort,  en 
lui  faisant  une  loi  de  servir  un  maître  dont  l'intérêt  lui  prescrit  le 
soin  de  son  existence?  Que  l'on  y  réiléchisse  bien  et  l'on  sera  convain- 
cu, malgré  la  nouveauté  de  cette  opinion,  que  le  premier  marchand 
qui  s'avisa  d'aller  troquer,  en  Afrique,  de  la  quincaillerie  pour  des 
hommes  rendit  sans  s'en  douter  un  grand  service  à  l'humanité  et  arra- 
cha sans  doute  à  la  mort  plus  de  victimes  que  la  cupidité  européenne 
ne  lui  en  a  dévouées  dans  le  continent  de  l'Amérique.  »  {Op.  cit.,  p.  4- 
6.) 

1.  Dès  le  commencement  du  xvi"  siècle  il  y  eut  des  esclaves  dans 
les  établissements  espagnols  aux  Antilles  (Georges  Scelle,  Histoire  de 
la  traite  négrière,  Paris,  2  vol.  in-8°,  1906,  t.  I,  p.  122,  125-126,  131), 
et  dès  le  début  de  notre  colonisation  aux  Iles,  nos  colons  y  possédèrent 
des  noirs.  «  Mais  c'étaient  des  esclaves  empruntés  aux  colonies  voi- 
sines, et  une  correspondance  régulière  entre  nos  Antilles  et  la  côte 


156  SAINT-DOMIMGUE 

des  compagnies  [Compagnie  des  Indes  Occidentales, 
Compagnie  d'Afrique  et  du  Sénégal,  Compagnie  de 
Guinée,  Compagnie  du  Sénégal,  Compagnie  de  Saint- 
Domingue^  Coynpagnie  de  VAssiente,  Compagnie  des 
Indes)  le  commerce  des  noirs  est  finalement  laissé  libre 
par  l'arrêt  du  Conseil  du  31  juillet  1767,  qui  permet  sans 
exception  aux  négociants  et  armateurs  du  ro)^aume  de 
s'y  livrer. 

Tout  le  monde  sait  ce  qu'était  cette  traite.  Les  abus  et 
les  horreurs,  auprix  desquels  Saint-Domingue  regorgeait 
d'esclaves,  ne  distinguaient  en  rien  cette  colonie  des 
autres. 

D'où  venaient  ces  malheureux?  Des  comptoirs  du 
Sénégal,  de  l'île  de  Gorée,  de  la  Gambie,  du  Bénin, 
d'Angola,  de  Saint-Paul-de-Loanda.  Us  sont  recrutés  là, 
à  l'intérieur  des  terres,  par  des  courtiers  qui  se  les  pro- 
curent selon  d'invariables  moyens  :  Fenlëvement  à  main 
armée,  et  l'achat  aux  chefs  de  tribus  de  leurs  prisonniers 
de  guerre,  de  leurs  condamnés  de  droit  commun,  ou 
simplement  de  ceux  de  leurs  sujets  dont  ils  veulent  se 
débarrasser.  Formés  ensuite  en  colonnes,  les  nouveaux 
captifs  sont  dirigés  vers  la  côte,  liés  les  uns  aux  autres 

d'Afrique  ne  s'était  point  encore  établie.  Pigeonneau  trouve  dans  les 
lettres  patentes  du  24  juin  1633,  «  accordant  aux  sieurs  Rosée,  Robin 
et  leurs  associés,  marchands  de  Rouen  et  de  Dieppe,  la  permission  de 
trafiquer  seuls  pendant  dix  ans  à  Sénégal,  Cap-Vert  et  Gambie  »,  l'ori- 
gine de  la  traite  française...  En  1638.  M.  de  l'Olive  obtenait  de  même 
d'aller  se  pourvoir  de  nègres  au  Cap-Vert.  En  4643,  la  Compagnie  des 
Iles  d'Amérique  fait  un  marché  de  nègres  avec  le  capitaine  Durant  sur 
le  pied  de  200  livres  par  tête.  Toutefois,  pendant  trente  ans  encore,  le 
commerce  des  Français  avec  la  côte  d'Afrique,  la  traite,  languit.  Ce 
n'est  qu'en  1664  avec  la  fondation  de  la  Compagnie  des  Indes  occiden- 
tales, qu'on  commence  à  voir  naître  une  importation  directe  des 
nègres  d'Afrique  aux  Antilles  françaises.  »  (G.  Scelle,  Op.  cit.,  t.  II, 
p.  182-183). 


LR    MONDK    NOIR  157 

par  des  courroies  de  cuir  ou  par  <les  pièces  de  bois, 
dites  carcans  (sortes  de  fourches  de  l)ois  rivées  autour 
du  cou  de  chacun,  et  dont  le  manche  est  attaché  sur 
l'épaule  de  celui  qui  précède),  et  quelquefois  chargés  de 
pierres  de  40  à  50  livres  destinées  à  les  empêcher  de 
s'enfuir.  —  «  Gagnent-ils  la  mer  sur  les  rivières  ?  On  les 
jette  au  fond  d'un  canot,  les  mains  liées  avec  des  bran- 
ches d'osier;  et  comme  ce  voyage  dure  plusieurs  jours, 
il  leur  est  d'autant  plus  funeste  qu'ils  sont  exposés  pen- 
dant tout  ce  temps  à  une  chaleur  concentrée  ou  à  de 
longues  pluies,  surtout  à  une  humidité  continuelle,  pro- 
venant de  l'eau  dont  est  toujours  couvert  le  fond  des 
canots  oii  ils  sont  couchés  '.  » 

Encore,  cela  n'est-il  rien  en  comparaison  de  ce  qui 
les  attend  aux  comptoirs,  oii  on  les  entasse  pêle-mêle 
dans  les  trunks.  «  C'est  dans  ces  trimks,  lieux  d'horreur 
et  de  consternation,  véritables  salles  de  putréfaction,  où 
ils  sont  obligés  de  confondre  tous  leurs  excréments, 
qu'on  les  tient  renfermés  nuit  et  jour,  de  crainte  de  les 
voir  s'enfuir;  c'est  là  qu'on  éprouve  ces  odeurs  infectes 
qui  font  évanouir  les  Européens  qui  y  entrent  seulement 
un  quart  d'heure,  et  qu'on  fait  subir  aux  malheureux, 
qu'on  y  retient  jusqu'à  leur  départ,  un  supplice  conti- 
nuel qui  épuise  en  peu  de  jours  leur  santé  et  leur  vi- 
gueur ^  » 

Aux  trunks  s'approvisionnentles  marchands  d'esclaves, 
les  capitaines  négriers.  Généralement  les  ventes  se  font 

1.  Frossatd,  La  Cause  des  nègres  esclaves.  Ljon,  ïl^'H,  t.  I,  p.  244. 

2.  Le  More-Lack,  ou  essai  sur  les  inoyens  les  plus  doux  elles  plus  équi- 
tables d'abolir  la  traite  etVesclavage  des  nègres  d' Afrique,  en  conservant 
aux  colonies  tous  les  avantages  d'ane  population  agricole  [par  Le  Gointe- 
Marsillac].  Paris,  1789,  p.  34. 


158  SAINT-DOMINGUE 

par  lots  d'hommes,  de  femmes,  d'enfants,  de  jeunes  et 
de  vieux,  de  robustes  et  de  malingres  pour  faire  passer 
les  médiocres  ou  les  mauvais,  et  ainsi  s'établit  une  sorte 
de  prix  moyen.  Après  un  minutieux  examen  médical, 
qui  donne  lieu  aux  scènes  répugnantes  que  l'on  suppose  \ 
et  à  d'interminables  discussions,  —  car  le  manque  d'une 
seule  dent,  une  tache  dans  l'œil,  la  perte  d'un  doigt 
rendent  un  esclave  défectueux,  comme  esclave  de  pre- 
mière qualité,  —  le  marché  se  conclut  entre  courtiers 
et  négriers,  ceux-ci  embarquant  alors  aussitôt  leur  mar- 
chandise, ceux-là  tuant  bien  souvent  les  noirs  qui  leur 
ont  été  refusés  et  dont  ils  ne  peuvent  plus  espérer  aucun 
profit. 

Les  captifs,  qui  passent  des  trunks  dans  l'entrepont 
des  navires,  changent  de  lieu  sans  changer  de  douleur. 
On  sépare  les  hommes  des  femmes;  mais,  à  part  cela,  ils 
sont  traités  comme  des  animaux.  Entièrement  nus,  ils 


1.  Scènes  qui  se  renouvellent  à  l'arrivée  du  transport  dans  la  colonie. 

«...  J'eus  à  bord  de  ce  négrier  mouillé  dans  la  rade  du  Gap,  écrit 
un  voyageur,  un  spectacle  qui  peint  l'étrange  corruption  des  mœurs  de 
l'Amérique.  Une  femme,  qu'on  me  dit  se  nommer  la  S  [agona],  et  sur 
laquelle  on  me  raconta  beaucoup  d'aventures  qui  l'avoient  enrichie  au 
lieu  de  lui  attirer  une  punition  exemplaire,  y  étoit  venue  choisir  des 
nègres  et  les  visitoit  elle-même.  Il  n'est  guère  possible  de  pousser  plus 
loin  l'etïronterie,  car  l'état  où  sont  ces  misérables  révolteroit  les 
l'enimes  d'Europe  les  moins  susceptibles  de  pudeur;  ils  sont  précisé- 
ment tels  que  la  nature  les  a  mis  au  jour,  et  on  les  considère  depuis  la 
tète  jusqu'aux  pieds,  pour  savoir  s'ils  n'ont  point  quelque  incommodité. 
Cette  femme  sans  mœurs  sembloit  même  y  apporter  plus  d'attention 
que  les  hommes,  et  je  fus  indigné  de  la  curiosité  qu'elle  aCfectoit.  » 
([Nougaret],  Voyages  intéressans  dans  différentes  colonies,  Voyage  du 
Comte  de  C***  au  Cap-Français,  Paris  1788,  p.  85.) 

Un  auteur  nous  signale  la  curieuse  habitude  de  certains  trafiquants 
d'esclaves,  qui  «lèchent  le  menton  des  nègres  qu'ils  marchandentpour 
découvrir,  au  goût  de  la  sueur,  s'ils  ne  sont  pas  malades,  et  s'assurer 
si  le  poil  du  menton  n'est  pas  d'une  force  à  indiquer  un  âge  plus 
avancé  que  la  déclaration.  »  (Ghambon,  Du  commerce  de  V Amérique  par 
Marseille,  2  vol.,  in-4«,  1764,  t.  Il,  p.  400-401). 


LF,    MONDK    NOIR  IliO 

seul  oiiLassés  par  ccnlainos,  «  cliacun  d'oux  ayani,  à, 
peine  J'espace  (ju'il  auroiL  dans  son  lomheau  »  :  un  pied 
et  demi  de  largeur,  —  (luelquelbis  moins,  puisque  bien 
souvent  ils  n'ont  pas  la  place  de  se  coucher  sur  le  dos, 
—  quatre  à.  cinq  pieds  de  lon,^',  et  deux  à  trois  de  hau- 
teur, en  sorte  que  non  seulement  ils  ne  peuvent  se  tenir 
debout  dans  leur  «  prison  mobile  »,  mais  même  pas 
assis,  s'ils  sont  un  peu  grands.  Ils  sont  de  plus  enchaînés, 
de  l'un  à  l'autre,  jambe  droite  avec  main  droite,  et  jambe 
gauche  avec  main  gauche.  Le  fer  qui  embrasse  la  jambe 
a  à  peu  près  la  forme  d'un  demi-cercle  :  chaque  bout 
est  percé  d'un  trou  à  travers  lequel  passe  une  barre  qui 
relie  les  différents  anneaux  servant  à  enserrer  les  jambes 
d'une  rangée  de  nègres  ^  «  Représentez-vous  dès  lors 
ce  que  doivent  souffrir  ces  infortunés  nus,  couchés  sur 
le  bois,  meurtris  par  les  chaînes  qui  déchirent  leurs 
bras  et  leurs  jambes,  et  dans  les  gros  temps,  se  heurtant, 
s'ensanglantant  réciproquement  par  de  violentes  contu- 
sions; représentez-vous  ces  cadavres  livides  entassés 
dans  un  entrepont  étroit  sans  aucune  circulation  d'air, 
exhalant  des  vapeurs  fétides,  bientôt  transformées  en 
miasmes  dangereux  qui,  repompés  par  leur  aspiration, 
portent  dans  leur  sang  le  poison  de  la  mort...;  repré- 
sentez-vous le  plancher  de  leur  chambre  tellement 
infecté  d'odeurs  putrides  et  couvert  de  sang,  suite  du 
flux  dont  ils  sont  souvent  attaqués,  qu'on  croit  être  au 
milieu  d'une  boucherie...  En  vain,  on  multiplie  les  ven- 
tilateurs, les  treillis  ;  en  vain,  les  pauvres  malheureux, 
la  bouche  ouverte,  la  langue  pendante,  se  collent  à  ces 

1.  L.  Peytraud,  J/Hsclavage  aux  An  tilles  françaises  avant  il?>'),  Paris, 
1897,  in-8",  p.  lH-112. 


i60  SAINT-DOMINGUE 

treillis  pour  aspirer  un  peu  d'air  ;  ce  soulagement  leur 
est  encore  refusé  ;  le  soleil,  dans  ces  climats  brûlans, 
darde  des  rayons  do  feu,  ou  bien  des  pluies  fréquentes 
inondant  le  vaisseau  forcent  de  fermer  les  treillis,  les 
venlilateurs,  et  les  misérables  noirs  sont  ensevelis 
vivants  dans  un  sépulcre  horrible.  C'est  alors  qu'on 
entend  les  sanglots,  les  cris  de  la  rage  et  du  déses- 
poir \  » 

Cette  page,  bien  qu'émanée  d'un  philanthrope  par  trop 
sensible  et  pleurard,  doit,  il  faut  le  reconnaître,  donner, 
dans  l'occasion,  une  idée  assez  vive  et  une  impression 
assez  juste  des  épouvantables  geôles  qu'étaient  les  vais- 
seaux négriers. 

La  nourriture,  que  sur  les  négriers  français  on 
donne  aux  captifs  deux  fois  par  jour,  à  neuf  heures  du 
malin  et  à  quatre  heures  du  soir',  n'est  guère  faite  pour  les 
remonter  beaucoup.  Du  biscuit,  du  petit  mil,  du  riz,  de 
l'eau,  une  ou  deux  fois  par  semaine  un  petit  coup  d'eau- 
de-vie  pour  les  ranimer,  voilà  l'ordinaire  habituel.  Et 
si  les  vivres  viennent  à  manquer,  certains  négriers  ne 
s'en  embarrassent  pas  outre  mesure.  Dans  l'ouvrage 
intitulé  The  substance  of  the  évidence  on  the  slave  trade, 
l'auteur  rapporte  que  «  le  capitaine  Leloup  et  autres 
capitaines  et  négociants  lui  ont  dit  que,  lorsque  des 
vaisseaux  négriers  français  sont  retenus  par  des  calmes 
ou  des  vents  contraires  et  sont  menacés  d'une  disette 
de  provisions,  ils  mêlent  dans  les  aliments  des  esclaves 

1.  Discours  sur  la  traite  des  noirs,  par  M.  Pétion  de  Villeneuve, 
membre  de  TAssemblée  nationale,  Paris,  Desenne,  avril  1790,  in-S», 
p.  24-26. 

2.  Métrai,  Les  esclaves,  1836,  2  vol.  in-S",  t.  I,  p.  36. 


LE    MONDK    NOIH  161 

du  poison  pour  s'en  défaire^  ».  Chose  plus  horrible,  je 
trouve  dans  une  lellre  de  M.  d'Arglancey,  éleve-com- 
missaire  do  la  marine,  que,  passé  aux  Indes  sur  un 
navire  négrier,  il  a  vu,  de  ses  yeux  vu,  le  capitaine 
manquant  de  vivres  prendre  la  résolution  de  tuer 
une  partie  de  ses  noirs,  pour  nourrir  de  leur  chair  les 
survivants  '  ! 

A  la  rigueur,  qui  est  la  règle  du  bord,  une  seule 
relâche,  un  seul  tempérament  :  chaque  jour  vers  huit 
heures,  on  fait  monter  sur  le  pont  la  cargaison,  et  on  la 
force  à  chanter  et  à  danser,  ou  plutôt  à  sauter,  employant 
au  besoin  le  fouet  pour  Fy  contraindre;  car,  si  on  vise  à 
l'économie  dans  son  transport,  on  est  intéressé  aussi  à 
ce  qu'elle  n'arrive  pas  décimée  à  destination  ^ 

Les  documents  sont  rares,  qui  nous  font  connaître 
exactement  ce  qui  se  passait  à  bord  des  navires  négriers. 
Ce  que  nous  savons  pourtant,  et  ce  qui  n'est  point  surpre- 
nant, c'est  qu'avec  un  pareil  régime  de  compression  les 
révoltes  étaient  fréquentes. 

Révoltes  passives  quelquefois,  comme  lorsque  les  cap- 
tifs refusent  toute  nourriture  et  prennent  la  résolution  de 
se  laisser  mourir  de  faim,  éventualité  redoutable  pour  le 
négrier,  car  tel  est  le  désespoir  auquel  sont  souvent  pous- 
sés ces  malheureux,  qu'ils  accompliraient  leur  dessein  si 
d'horribles  exemples  ne  les  terrifiaient.  Dans  ce  cas,  on 

1.  The  substance  ofthe  évidence  on  the  slave  trade,  Londres,  chez  Phi- 
lipps,  p.  116-117.  —Métrai  [Les  esclaves,  1836,  2  vol.  in-8»,  t.  I,  p.  187) 
nous  dit  qu'  «  en  1785,  sur  un  navire  de  Brest  allant  à  Saint-Domingue, 
500  esclaves  furent  empoisonnés  par  le  capitaine,  la  navigation  ayant 
été  retardée  par  un  long  calme  ». 

2.  Arch.  du  min.  des  Colonies,  série  E,  personnel,  1,  doss.  Arglancey. 

3.  Description  d'un  navire  négrier,  1789,  in-8»,  p.  9-10.  —  Augeard, 
Etude  sur  la  traite  des  noirs  avant  i790,  Nantes,  1901,  in-S»,  p.  34. 

11 


162  SAINT-DOMINGUE 

voit  des  capitaines  faire  rompre  à  coups  de  barres  de  fer 
bras  et  jambes  aux  plus  entêtés  qu'on  laisse  ainsi  expo- 
sés aux  regards  de  leurs  compagnons  \  Et  l'on  devine 
d'après  cela  avec  quelle  cruauté  sont  réprimées  les 
révoltes  à  main  armée.  Quelques  captifs  laissés  libres 
ont  détaché  les  fers  des  autres  qui,  à  un  signal  donné, 
se  sont  précipités  sur  l'équipage.  Le  plus  souvent  ils 
ont  été  vaincus  et  soumis  alors  à  d'atroces  tortures.  On 
en  peut  juger  par  celles  que,  sur  le  simple  soupçon  d'une 
révolte,  un  capitaine  négrier  inflige  en  1724  à  ses  noirs. 
11  en  condamne  deux  à  mort.  Le  premier  est  égorgé 
devant  les  autres  ;  le  capitaine  lui  fait  arracher  le  cœur, 
le  foie  et  les  entrailles,  ordonne  de  les  partager  en 
300  morceaux,  et  contraint  chacun  de  ses  esclaves  à  en 
manger  un,  menaçant  du  même  supplice  ceux  qui  refu- 
seraient. Le  second  était  une  femme  ;  suspendue  à  un 
mât,  elle  est  d'abord  fouettée  jusqu'au  sang;  «  puis  on  lui 
enleva  plus  de  cent  morceaux  de  chair  avec  des  cou- 
teaux, jusqu'à  ce  que  les  os  fussent  à  nu  et  qu'elle  expi- 
rât ^  ». 

Sauf  des  accidents  de  cette  nature  ou  des  épidémies, 
—  la  petite  vérole,  «  l'escorbut  »,  —  la  mortalité  n'était 
pas  pourtant  à  bord  des  négriers  aussi  forte  qu'on  pour- 
rait le  croire,  de  8  à  20  p.  100  à  peu  prës^  A  cela  s'ajou- 
tait, il  est  vrai,  le  nombre  des  noirs  qui,  une  fois  le  navire 
en  rade,  se  jetaient  à  la  mer  '%  chose  qui  arrivait  d'au- 

1.  On  «  rompait  »  vifs  ces  malheureux,  ce  qui  rendait  ce  supplice 
beaucoup  plus  affreux  qu'en  Europe  où  les  criminels  étaient  ordinaire- 
ment étranglés  avant  de  le  subir. 

2.  Le  More-Lack,  p.  47  et  suiv. 

3.  Peytraud,  Op.  cit.,  p.  113-114. 

4.  Pour  éviter  ces  suicides,  qui  se  produisaient  d'ailleurs  fréquem- 


LE    MONDE    NOIR  163 

tant  plus  souvent,  à  Saint-Domingue  en  particulier', 
que  là  prédominait  le  système  de  la  vente  à  bord,  et  que, 
pendant  leur  exposition  sur  le  pont,  les  captifs  pouvaient 
facilement  saisir  l'occasion  de  se  précipiter  par-dessus 
bord.  Pour  parer  à  ces  accidents,  on  essaya  bien  de 
caserner  à  terre  les  arrivag-es  de  noirs.  Mais  on  tombait 
alors  dans  d'autres  inconvénients.  Il  aurait  fallu,  comme 
le  réclame  une  pétition,  des  «  magasins  en  planches 
bien  clos  pour  abriter  les  nègres  et  les  tenir  moins  expo- 
sés au  chique,  insecte  du  pays  qui  leur  perce  les  pieds'  ». 
En  fait,  on  n'eut  le  plus  souvent  pour  la  vente  à  terre 
que  des  constructions  insuffisantes,  mal  closes,  trop 
étroites,  où  les  noirs  étaient  entassés.  Les  autorités 
avaient  vainement  à  plusieurs  reprises  formulé  des  pres- 
criptions à  ce  sujet.  Les  administrateurs  envoyant,  le 
24  mai  1784,  au  Ministre,  la  description  de  ce  qu'ils  ont 
vu  au  Gap  :  «  La  visite,  écrivent-ils,  que  le  ministère 
public  a  fait  faire  de  sept  des  mag^asins  à  nègres  exis- 
tant et  actuellement  remplis,  nous  a  présenté  le  tableau 
révoltant  de  morts  et  de  mourants  jetés  pêle-mêle  dans 
la  fange  ?.  »  Et  dans  ces  conditions  l'on  ne  peut  blâ- 
mer l'usage,  qui  de  plus  en  plus  tendit  à  se  généraliser 
à  Saint-Domingue ,  de  la  vente  des  esclaves  à  bord 
des  navires. 


ment  pendant  la  traversée,  certains  capitaines  faisaient  tendre  des 
filets  autour  du  navire  chaque  fois  que  les  esclaves  montaient  sur  le 
pont  (Métrai,  Les  esclaves,  1836,  2  vol.  in-S»,  t.  I,  p.  133). 

1.  Arch.  du  min.  des  Colonies,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  C^  vol.  XI, 
Mémoire  du  1"  avril  1715. 

2.  Mémoire  de  1764,  cité  dans  Peytraud,  Op.  cit.,  p.  119. 

3.  Ordonnance  du   Gouverneur  et  de  l'Intendant,  du  24  mai  1784 
(Arch.  du  min.  des  Col.,  Corr.  gén.,  C%  2«  série,  cart.  XXXIV). 


164  SAINT-DOMINGUE 

Un  fait  très  sig-nificatif  à  noter  encore,  lorsqu'on  parle 
de  l'introduction  des  noirs  à  Saint-Domingue,  c'est 
rénorme  quantité  qui  chaque  année  y  est  déversée.  En 
1681,  il  y  a  2.000  nègres  dans  la  colonie  '  ;  en  1701,  il  y 
en  a  plus  de  10.000,  rien  qu'à  Léogane'-;  et  en  1708, 
3.000  au  Cap^  Dans  l'année  1716,  le  nombre  total  aug- 
mente de  près  de  4.000*,  et  de  3.667  pendant  l'an- 
née 1720*.  Et,  à  mesure  que  l'on  avance,  les  chiffres  de- 
viennent plus  forts.  Dans  la  seule  année  1753,  S. 250  noirs 
sont  introduits  dans  l'île';  en  1764,  10.000;  en  1765, 
10.000;  en  1766,  43.000  ;  pendant  les  six  premiers  mois 
de  1767,  8.290^;  en  1771,  10.000^;  en  1786,  27.000^ 
en  1787,  plus  de  40.000'". 

Avec  le  nombre,  augmente  le  prix.  Ce  qui  se  payait 
1.160  livres  en  1750  se  paye  1.560  en  1770,  1.900  en 
1778,   2.200   en  1785,  tous  chiffres  d'ailleurs,  soit  dit 

1.  Dénombrement  do  mai  1681  (Arch.  du  min,  des  Col.,  Corr.  gén., 
vol.  I). 

2.  Letta-e  de  M.  de  Galliiï'et,  du  22  mars  1701  (Arch.  du  min.  des  Col., 
Corr.  gén..  vol.  V). 

3.  E.Yactement  3.264.  Rapport  de  M.  Beausire  de  la  Grange,  ingénieur 
(Ibid.,  vol.  VIII). 

4.  Lettres  de  MM.  de  Blénac  et  Mithon,  du  15  juillet  1716  [Ibid.,  vol. 
XII). 

5.  Lettre  de  M.  Duclos,  du  15  mai  1721  (A.  M.  C,  Corr.  gén.,  2°  série, 
carton  VII) . 

6.  Lettre  de  M.  de  Lalanne,  du  27  mars  1734  (A.  M.  C.,Corr.  gén., 
vol.  GXV). 

7.  Estimation  de  la  quantité  de  nègres  étant  dans  la  colonie  en  1767 
(A.  M.  C,  Corr.  gén.,  2°  série,  carton  XIX). 

8.  Lettre  de  M.  de  Montarcher,  du  8  mars  1772  (A.  M.  C,  Corr.  gén., 
vol.  CXLII). 

9.  Lettre  de  MM.  de  la  Luzerne  et  Barbé  de  Ma'rbois,  du  29  juillet  1787 
{Ibid.,  vol.  GLVIII). 

10.  Résumé  balancé  des  recensements  de  1787  et  de  1788  (Ibid.,  vol. 
GLX). 


LE    MONUR    NOIR  IGt: 


on  passant,  qui  permettent  d'évaluer  à  plus  de  50  p.  100 


les  bénéfices  des  négriers. 


Il 


Nous  verrons  que  l'une  des  raisons  de  cette  énorme 
consommation  d'esclaves  par  Saint-Domingue  est  l'in- 
fime accroissement  par  reproduction  de  la  population 
noire.  Mais  une  autre  raison  en  est,  nous  pouvons  le 
dire  tout  de  suite,  dans  la  vie  particulièrement  pénible 
qui  est  imposée  aux  esclaves  en  cette  colonie. 

Aussitôt  acheté,  l'esclave  est  étampé,  c'est-à-dire  reçoit 
l'impression  au  fer  chaud,  sur  les  deux  côtés  de  la  poi- 
trine, des  initiales  ou  de  la  marque  particulière  de  son 
nouveau  maître  ^  On  lui  fait  ensuite  expliquer  son 
devoir  par  un  interprète,  les  premiers  principes  delà  reli- 
gion par  un  missionnaire,  puis  immédiatement,  d'après 
son  âge,  il  est  versé  dans  l'un  des  trois  ateliers  qui  exis- 
tent sur  toute  habitation  :  le  grand  atelier,  composé  des 
nègres  les  plus  vigoureux;  le  deuxième  atelier,  composé 
des  nègres  faibles,  des  jeunes  nègres  et  des  femmes  qui 
allaitent  ;  le  troisième  atelier  ou  atelier  de  fourrage,  où 


1.  Le  P.  Labat  nous  apprend  comment  on  procédait  à  cette  opération  : 
«  L'étampe,  dit-il,  est  une  lame  d'argent  mince  tournée  de  façon  qu'elle 
forme  un  chiffre  et  qui  est  jointe  à  un  petit  manche.  Quand  on  veut 
étamper  un  nègre,  on  fait  chauffer  l'étampe  sans  la  laisser  rougir,  on 
frotte  l'endroit  où  on  la  veut  appliquer  avec  un  peu  de  suif  ou  de 
graisse,  on  met  dessus  un  papier  huilé  ou  ciré  et  on  applique  l'étampe 
dessus  le  plus  légèrement  qu'il  est  possible.  La  chair  s'enfle  aussitôt  et 
quand  l'effet  de  la  brûlure  est  passé,  la  marque  reste  imprimée  dans 
la  peau  sans  qu'il  soit  possible  de  la  jamais  eâacer.  »  (Labat,  Nouveau 
Voyage  aux  Iles,  1742,  t.  VII,  p.  260.) 


166  SAINT-DOMINGUE 

sont  mis  les  enfants  qu'on  occupe,  sous  l'inspection  d'une 
vieille  femme,  à  ramasser  du  fourragea 

Dans  ces  deux  derniers  ateliers,  le  travail  est  naturel- 
lement très  modéré;  mais,  dans  le  grand  atelier,  il  est 
excessif.  «  La  plupart  des  liabitans,  écrit,  en  1702, 
M.  de  Gallifîet,  font  travailler  leurs  nègres  au  delà  des 
forces  humaines,  toute  la  journée  et  la  plus  forte  partie 
de  la  nuit^  »  Vers  la  même  date  :  «  Les  habitans,  mande 
M.  Deslandes,  traitent  leurs  nègres  avec  la  plus  grande 
dureté  ;  ils  les  font  travailler  au  delà  do  leurs  forces  et 
négligent  leur  nourriture  et  leur  instruction  ^  »  Trente- 
cinq  ans  après  :  «  L'état  des  nègres  à  Saint-Domingue, 
constate  M.  Le  Normand  de  Mézy,  ordonnateur  au  Cap, 
l'état  des  nègres  à  Saint-Domingue  est  de  travailler  tout 
le  jour,  à  la  réserve  des  deux  heures  qu'on  leur  laisse 
pour  prendre  leurs  repas,  et  une  partie  de  la  nuit,  aux 
travaux  des  habitations  de  leurs  maîtres''.  »  Et  les  choses 
ne  changèrent  pas  beaucoup  avec  le  temps,  puisqu'on 
1777  :  «  Les  esclaves,  avouait  un  conseiller  au  Conseil 
supérieur  du  Port-au-Prince,  les  esclaves,  dont  la  condi- 
tion est  généralement  affreuse,  sont  livrés  inconsidéré- 
ment à  l'avarice  des  cultivateurs,  à  leur  imprudence,  à 


1.  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques  sur  Saint-Domingue 
(Arch.  du  min.  des  Col.,  F^  136,  fol.  507). 

2.  Lettre  de  M.  de  Galliffet,  de  Léogane,  du  20  avril  1702  (A.  M.  C, 
Coll.  Moreau  de  Saint-Méry,  Historique  de  Saint-Domingue,  W  167). 
«  On  pourroit  ordonner,  ajoute  Gallifîet,  qu'il  seroit  donné  une  heure  de 
repos  au  déjeuner,  au  dîner,  et  au  souper  des  nègres,  et  qu'on  ne 
pourroit  les  faire  travailler  plus  de  deux  heures  de  la  nuit,  soit  au  soir 
ou  au  matin  devant  le  jour.  » 

3.  Mémoire  de  M.  Deslandes,  faisant  fonction  d'intendant,  du  20  fé- 
vrier 1707  (Arch.  du  min.  des  Col.,  Corr.  gén.,  C^  vol.  VIII). 

4.  Lettre  de  M.  Le  Normand  de  Mézy,  ordonnateur  et  suDdélégué  de 
l'Intendant  au  Cap,  du  16  janvier  1742  {Ibid.,  vol.  LX), 


LK    MONDT,    NOin  167 

leurs  passions,  aux  plus  i-udes  travaux,  au  dcscspoir',  » 
En  l'ail,  et  que  ce  soit  ])Our  la  culture  de  la  canne  à 
sucre  ou  pour  celle  du  coton  ou  du  café,  le  lahcur  des 
nègres  commence  avec  le  jour.  A  huit  heures,  ils  déjeu- 
nent; ils  se  remettent  ensuite  à  l'ouvrage  jusqu'à  midi. 
A  deux  heures,  ils  le  reprennent  jusqu'à  la  nuit,  quelque- 
fois même  jusqu'à  dix  ou  onze  heures  du  soir,  en  sorte 
qu'au  moment  de  la  récolte,  ils  ne  se  reposent  guère  plus 
de  quatre  ou  cinq  heures  de  leurs  travaux.  Et  quels  tra- 
vaux !  Quelqu'un,  qui  depuis  les  vit  de  près  bien  souvent, 
nous  a  laissé  la  description  attristée  de  la  première  ren- 
contre qu'il  fit  de  ces  infortunés  à  Saint-Domingue  : 
«  Ils  étoient,  écrit  Girod-Chantrans,  au  nombre  de  cent 
hommes  ou  femmes  de  dilFérents  âges,  tous  occupés  à 
creuser  des  fosses  dans  une  pièce  de  cannes,  et  la  plupart 
nus  ou  couverts  de  haillons.  Le  soleil  dardoit  à  plomb 
sur  leurs  têtes  ;  la  sueur  couloit  de  toutes  les  parties  de 
leur  corps  ;  leurs  membres  appesantis  par  la  chaleur, 
fatigués  du  poids  de  leurs  pioches  et  par  la  résistance 
d'une  terre  grasse,  durcie  au  point  de  faire  rompre  les 
outils,  faisoient  cependant  les  plus  grands  efforts  pour 
vaincre  tous  les  obstacles.  Un  morne  silence  régnoit 
parmi  eux,  la  douleur  étoit  peinte  sur  toutes  les  phy- 
sionomies ;  mais  l'heure  du  repos  n'étoit  pas  encore 
venue.  L'œil  impitoyable  du  gérant  observoit  l'atelier, 
et  plusieurs  commandeurs  armés  de  longs  fouets,  dis- 
persés parmi  les  travailleurs,  frappoient  rudement  de 
temps  à  autre  ceux  même  qui  par  lassitude  sembloient 


1.  Mémoire  de  M.  de  Le  Tort,  conseiller  au  Conseil  supérieur  du 
Port-au-Prince,  1777  (Arch.  du  min.  des  Col.,  Corr.  gén.,  C%  2»  série, 
carton  XXVIII). 


168  SAINT-DOMINGUE 

forcés  de  se  ralentir,  nègres  ou  négresses,  jeunes  ou 
vieux,  tous  indistinctement  \  » 

Et  ceux  qu'on  emploie  à  la  fabrication  du  sucre  ne 
sont  guère  mieux  partagés.  Les  cannes  récoltées  sont 
d'abord  broyées  par  les  moulins.  Ce  sont  des  négresses 
qui  sont  chargées  de  les  mettre  sous  les  rouleaux.  Or, 
pour  peu  qu'elles  avancent  trop  la  main  à  l'endroit  oii 
les  tambours  se  touchent,  elles  sont  entraînées  et  le  plus 
souvent  écrasées.  Ces  accidents  se  produisent  surtout 
la  nuit.  Dans  certains  cas,  on  a  tout  au  plus  le  temps  de 
couper  la  main  ou  le  bras  de  la  victime.  Aussi  a-t-on 
soin  souvent  d'obliger  les  nègres,  et  les  négresses 
à  fumer  et  à  chanter  pour  les  empêcher  de  succomber 
au  sommeil  et  éviter  aussi  qu'ils  tombent  dans  les  chau- 
dières en  écumant  le  sucre.  Les  nègres,  qui  entrent 
au  service  des  fourneaux  de  la  sucrerie,  y  restent,  sans 
sortir,  du  matin  jusqu'à  six  heures  du  soir.  Ils  doivent 
s'arranger  pour  manger  sans  que  le  travail  soit  inter- 
rompu. 

En  somme,  il  n'est  que  les  noirs  employés  comme 
ouvriers  à  diverses  petites  industries  et  surtout  comme 
domestiques,  ainsi  que  les  négresses  occupées  aux  tra- 
vaux du  ménage  ou  servant  de  nourrices,  qui  aient  une 


4.  Girod-Ghantrans.  Voyage  d'un  Suisse  en  différentes  colonies,  Neuf- 
chàtel,  1785,  in-S",  p.  137.  —  Très  optimiste  en  général  pendant  son 
séjour  à  Saint-Domingue,  M.  de  Laujon  cesse  de  l'être  cependant,  lui 
aussi,  sur  un  point,  le  travail  forcé  et  très  pénible  des  noirs.  «  Sur  cette 
plantation,  écrit-il,  je  vis  beaucoup  de  malheureux  aux  trois  quarts  nus 
et  qui  versaient  toutes  les  sueurs  de  leur  corps  pour  satisfaire  à  leurs 
devoirs.  J'apercevais  parmi  ces  noirs  un  chef  commandeur  qui,  armé 
d'un  grand  fouet,  imposait  par  la  crainte  aux  hommes  et  aux  femmes 
qu'il  surveillait  d'un  œil  sévère,  »  (A.  de  Laujon,  Souvenirs  de  trente 
années  de  voyages,  Paris,  1835,  2  vol.  in-S»,  t.  I,  p.  143).  M.  de  Laujon 
arriva  dans  la  colonie  en  1787. 


LR    MONDR    NOIR  160 

existence  moins  dure.  Mais  ceux-là  sonl.  rolalivonienl  en 
petit  nombre  *. 

Comme  récompense  des  labeurs  de  loirats  (ju'on  leur 
impose,  qu'est-il  dû  k  ces  malheureux?  Le  strict  néces- 
saire comme  logement,  nourriture,  vêtement.  «  Il  n'est 
pas  d'animaux  domestiques  dont  on  exipre  autant  de  tra- 
vail et  dont  on  ait  si  peu  de  soin  ".  » 

A  Saint-Domingue,  comme  dans  les  autres  colonies, 
les  cases  des  nègres  sont  situées  à  une  certaine  distance 
du  logis  des  maîtres,  et  autant  que  possible  au-dessous 
du  vent,  pour  éviter  la  mauvaise  odeur  qu'ils  exhalent 
en  général,  ceux  d'Angola,  en  particulier,  «  qui  sentent 
si  fort  le  bouquin,  nous  dit  le  P.  Du  Tertre,  que  l'air 
des  lieux  où  ils  ont  marché  en  est  infecté  plus  d'un 
quart  d'heure  après'  ».  Ces  cases,  placées  sur  des  rangs 
réguliers  et  autour  d'un  espace  carré  planté  de  provi- 
sions et  de  fruits,  sont  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  primitif, 
on  bois,  couvertes  sur  le  toit  de  têtes  de  canne,  et  palis- 
sadées  sur  les  côtés  avec  des  roseaux  ou  des  claies  faites 
de  petites  gaulettes  qui  soutiennent  un  torchis  de  terre 
grasse  et  de  bouse  de  vache,  sur  lequel  on  passe  un  lait 
de  chaux.  Ces  cases  sont  sans  fenêtres  d'habitude,  et  le 
jour  n'y  entre  que  par  la  porte.  Elles  ont  d'ordinaire 
20  à  23  pieds  de  long  sur  12  de  large  et  15  de  haut,  et 
chacune  d'elles  est  généralement  divisée  par  des  cloisons 
en  deux  ou  trois  pièces'*.  L'intérieur  est  de  même  ce  qu'il 

1.  Peytraud,  Op.  cit.,^.  215-216. 

2.  Girod-Chantrans,  Op.  cit.,  p.  138. 

3.  Du  Tertre,  Histoire  générale  des  Antilles,  Paris,  1667-^671,  t.   II, 
p.  495. 

4.  Labat,  Nouveau  voyage  aux  Iles,  1742,  t.  IV,  p.  476.  — Moreau  de 


170  SAINT-DOMINGUE 

y  a  de  plus  primitif.  Pour  tout  plancher,  la  terre  battue. 
Il  n'y  a  point  de  cheminées,  et  cependant  presque  tou- 
jours du  feu,  les  nuits  étant  souvent  fraîches  à  Saint- 
Domingue.  «  C'est  donc  au  milieu  de  la  case  que  sont 
rassemblés  quelques  tisons,  sans  conduit  pour  la  fumée, 
et  autour  de  l'âtre  de  cette  case  rembrunie  que  se  réunit 
toute  la  famille.  Un  groupe  de  nègres  de  tout  âge  et  des 
deux  sexes,  fuyant  le  soir  les  maringouins  qui  investis- 
sent leur  retraite  et  qui  se  décèlent  par  leurs  bourdonne- 
ments, sont  là  nus  et  accroupis,  les  uns  conversant,  les 
plus  vieux  parlant  langage  guinéen,  ceux-ci  fredonnant 
quelque  air  de  calenda,  tandis  que  les  plus  jeunes,  se  vau- 
trant sur  le  ventre,  entretiennent  dans  le  feu  des  bouses 
de  vache  sèches.  La  mère  de  famille  veut-elle  distri- 
buer les  bananes  ou  patates  boucanées  pour  le  repas,  on 
allume  le  bois-pin  ou  bois-chandelle  dont  la  vive  clarté 
absorbe  bientôt  celle  du  foyer  toujours  peu  ardent.  Sou- 
vent le  père,  en  contemplant  le  cercle  de  ses  enfants,  se 
décide  à  piler  le  maïs,  ou  bien  le  petit  mil  pour  la 
moussa,  à  tresser  le  jonc,  ou  à  faire  des  paniers,  quel- 
quefois des  chapeaux  de  paille,  ou  bien  encore  des  filets, 
pour  vendre  tous  ces  ouvrages  au  marché  de  la  ville  voi- 
sine*. » 

De  ces  intérieurs  le  mobilier  est  toujours,  l'on  s'en 
doute,  extrêmement  sommaire.  Les  lits  manquent  sou- 
vent, ou  bien  ne  sont  représentés  que  par  des  tas  de 
pailles  de  maïs,  ou  par  quelques  peaux  de  bœufs  «  sur 


Saint-Méry,  Notes  historiques...  (Arch.  du  min.  des  Col.,  F^  136,  fol.  a06). 
—  Girod-Chantrans,  Voyage  d'un  Suisse,  p.  Ii4. 

1.  DescourtUz,  Voyage  d'un  naturaliste...  à  Saint-Domi7igue .  Paris, 
1809,  3  vol.  in-S»,  t.  III,  p.  190-191. 


I.r,    MONUK    NOIlt  471 

lesquels  couclienl,  pele-inele,  père,  mërc  et  enfans  '  »  ; 
quelquefois  pourtant  «  ils  sont  formés  de  planches  posées 
sur  (les  traverses  soutenues  par  de  petites  fourches,  ces 
planches  étant  couvertes  d'une  natte  laite  de  côtes  de 
balisier  ou  de  latanior,  avec  un  billot  de  bois  pour  che- 
vet »  ;  «  ce  n'est  que  lorsque  les  maîtres  sont  un  peu  rai- 
sonnables, qu'ils  donnent  quelque  méchante  couver- 
ture »  '.  Un  ou  deux  bancs,  un  tonneau  défoncé  pour 
renfermer  les  patates,  quelques  calebasses  et  cuillers 
de  bois  complètent  ce  rudimentaire  ameublements 

Cette  dernière  partie  du  mobilier,  —  les  ustensiles 
de  ménage,  —  était  d'ailleurs  largement  suffisante,  eu 
égard  à  la  nourriture  vraiment  dérisoire  des  habi- 
tants de  ces  cases.  Le  système  le  plus  simple  eût  été  de 
faire  préparer  dans  chaque  plantation  la  nourriture  pour 
tous  les  esclaves,,  ou  du  moins  de  distribuer  quotidien- 
nement sa  ration  à  chacun.  Au  lieu  de  cela,  on  délivre 
aux  noirs  leurs  provisions  pour  une  semaine,  leur  lais- 
sant le  soin  de  les  préparer  eux-mêmes.  Delà,  deux  incon- 
vénients :  le  premier,  qu'étant  la  plupart  du  temps  inca- 
pables de  calculer  ce  qu'ils  peuvent  manger  chaque  jour 
pour  atteindre  la  fin  de  la  semaine,  les  nègres,  lorsqu' ar- 
rivent les  derniers  jours,  n'ont  plus  rien  à  se  mettre  sous 
la  dent;  le  second,  qu'occupés  tout  le  temps,  ils  sont  à 
peu  près  dans  l'impossibilité  de  faire  une  cuisine  quel- 
conque, et  réduits  le  plus  généralement  à  absorber  leurs 
aliments  sans  préparation. 

1.  Girod-Ghantrans,  Voyage  d'un  Suisse...,  p.  144. 

2.  Labat,  Op.  cit.,  t.  IV,  p.  477. 

3.  Ducœurjoly,  Manuel  des  liabitans  de  Saint-Domingue,  1802,  2  vol. 
in-S»,  t.  I,  p.  50. 


172  SAINT-DOMINGUE 

La  ration  hebdomadaire  de  Fesclave  doit  être,  suivant 
le  Code  noir,  de  deux  pots  et  demi  de  manioc,  ou  trois 
cassaves,  deux  livres  de  bœuf  salé  ou  trois  livres  de 
poisson*  ;  mais  elle  varie  naturellement  à  Tinfini.  Voici 
un  autre  menu  :  de  six  à  neuf  pintes  de  farine  de  gruau, 
de  riz  ou  de  pois,  et  six  à  huit  harengs,  avec  faculté 
d'en  remplacer  une  partie  par  du  biscuit,  ou  de  la 
mélasse  ^. 

Et  si  encore  ces  distributions  eussent  été  régulières, 
et  si  surtout  ce  régime  écliauffant  de  viande  et  de  pois- 
son salés  n'eût  pas  été  infiniment  peu  réparateur  pour 
des  gens  astreints  à  un  travail  régulier  des  plus  rudes  ! 

Le  système  de  Talimentation  hebdomadaire  était  le 
seul  légal.  Nous  lisons  bien  dans  Du  Tertre  que,  de 
bonne  heure,  certains  Français  voulurent  imiter  le 
système  pratiqué  par  les  Hollandais,  qui,  au  lieu  de 
fournir  à  leurs  nègres  nourriture  et  habillement,  leur 
laissaient  le  samedi  libre  et  une  certaine  quantité  de 
terre  à  travailler  ;  les  nègres  y  plantaient  des  pois,  des 
patates,  du  manioc,  des  ignames  ;  les  femmes  y  culti- 
vaient des  herbes  potagères ,  des  concombres,  des 
melons  que  les  hommes  allaient  vendre  au  marché  les 
dimanches  et  fêtes  et  dont  le  produit  leur  servait  à 
acheter  de  la  viande  et  du  poisson  ^.  Mais  ce  système 
ne  fut  jamais  reconnu  par  la  loi.  «  J'ai  vu,  écrit  le  10 
juillet  1731  le  Ministre  à  M.  de  la  Chapelle,  j'ai  vu  ce  que 
vous  me  marquez  au  sujet  de  l'abus  qui  s'est  glissé  dans 


1.  Gode  noir,  art.  XXII. 

2.  Moreau  de   Saint-Méry,  Notes  historiques...    (A.   M.   C,   F^  136. 
fol.  o06). 

3.  Du  Tertre,  Op.  cit.,  t.  II,  p.  151  et  seq. 


LE    MONDE    NOin  173 

la  colonie  do  doniKn-  le  samedi  aux  esclaves.  11  faut  dis- 
tinc^uer  là-dessus  les  maîtres  qui  le  leur  donnent  pour 
leur  procurer  le  moyen  de  se  nourrir  eux  et  leurs  enfants, 
de  ceux  qui  ne  le  leur  donnent  que  par  gratification  ;  à 
l'égard  des  premiers,  l'intention  du  roi  est  qu'on  fasse 
exécuter  contre  eux  les  ordonnances  qui  leur  défendent 
d'en  user  ainsi;  mais,  à  l'égard  des  autres,  ils  méritent 
qu'on  les  excepte  de  la  règle  et  qu'on  en  tempère  la 
rigueur  en  leur  faveur  ^  »  Sur  ce  point,  d'ailleurs,  les 
intentions  restaient  assez  difficiles  à  vérifier.  Au  fond,  le 
système  le  plus  pratique  aurait  encore  été  celui  qui  eût 
consisté  à  exiger  des  propriétaires  des  plantations  de 
légumes  et  de  fruits  suffisants  à  nourrir  leurs  esclaves. 
C'est  dans  ce  sens  que,  le  3  mai  1706,  un  règlement  du 
Conseil  de  Léogane  ordonne  «  qu'il  sera  planté  150  pieds 
de  manioc  par  chaque  tête  de  nègres  depuis  l'âge  de  douze 
ans  jusqu'à  60,  et  10  pieds  de  bananiers  »;  et  que,  de  plus, 
«  il  sera  fourni  une  fois  l'an,  ou  dans  deux  récoltes,  tous 
les  ans,  un  baril  de  grains,  soit  pois,  maïs  ou  mil,  par  tête 
desdits  nègres,  sans  que  cela  puisse  diminuer  les  autres 
vivres  qui  sont  ordinairement  en  terre,  soit  patates  ou 
ignames ^  »  Mais  ce  règlement  et  d'autres  semblables^ 


1.  Lettre  citée  par  Peytraud,  Op.  cit.,  p.  223. 

2.  Règlement  du  Conseil  de  Léogane,  qui  ordonne  de  planter  des 
vivres  pour  la  nourriture  des  nègres,  du  3  mai  1706,  dans  Moreau  de 
Saint-Méry,  Lois  et  constitaliojis...,  t.  II, p.  70-71. 

3.  Notamment  Tordonnance  des  administrateurs  de  la  colonie  du 
12  juin  1744  (Moreau  de  Saint-Méry,  Op.  cit.,  t.  III,  p.  794)  et  surtout 
l'ordonnance  du  gouverneur  Bart,  du  19  août  1761  {Ibid.,t.  IV,  p.  401-i03). 

Sur  ces  plantations  de  vivres,  et  la  nécessité  d'en  faire  de  temps  en 
temps  et  à  l'improviste  vérifier  l'importance  et  la  bonne  tenue  par 
les  officiers  préposés  aux  recensements,  ou  mieux  par  les  comman- 
dants de  quartier  eux-mêmes,  cf.  Petit,  Du  rjouvernement  des  esclaves, 
t.  II,  p.  124  et  suiv. 


174  SAINT-DOMINGUE 

durent  rester  trop  souvent  lettre  morte,  ce  Les  nègres 
volent  la  nuit,  parce  qu'ils  ne  sont  pas  nourris  par  leurs 
maîtres*  »,  écrivait,  en  1702,  M.  de  Galliffet;  et  en  1782  : 
«  A  Saint-Domingue,  notait  le  baron  de  Saint-Victor, 
les  trois  quarts  des  maîtres  ne  nourrissent  pas  leurs 
esclaves,  et  leur  dérobent  presque  tout  le  temps  de 
repos  que  les  lois  leur  attribuent.  C'est  trop,  et  ces 
malheureux  se  jetteront  tôt  ou  tard  dans  l'horreur  du 
dernier  désespoir',  » 

Pour  ce  qui  est  du  vêtement,  la  chose  donna  toujours 
lieu  à  moins  de  contestations  que  la  nourriture,  le  cli- 
mat permettant  de  s'en  dispenser  à  la  rigueur.  Le  Code 
noir  disait  :  «  Seront  tenus  les  maîtres  de  fournir  à 
chaque  esclave,  par  chacun  an,  deux  habits  de  toile,  ou 
quatre  aunes  de  toile,  au  gré  des  maîtres '.  »  C'était  là 
un  minimum  auquel  beaucoup  de  planteurs  trouvaient 
encore  le  moyen  de  se  soustraire,  mais  que  beaucoup 
aussi  dépassaient.  Car  pour  le  vêtement,  comme  pour 
la  nourriture  et  le  reste,  nous  venons  seulement  d'expo- 
ser la  règle,  et  il  est  certain  qu'en  beaucoup  de  cas  cette 
règle  était  atténuée  ou  aggravée. 

C'est  qu'en  ce  qui  touche  l'esclavage,  l'usage  est  tout, 
la  loi  n'est  rien. 

«  Toutes  lois,  dit,  à  ce  sujet,  un  des  innombrables 
pamphlets  publiés  au  début  de  la  Révolution,  toutes  lois, 
telles  justes    et   humaines  qu'elles  pourroient  être  en 

1.  Lettre  de  M.  de  Galliffet,  de  Léogane,  du  20  avril  1702  (A.  M.  C, 
F^  167). 

2.  Essai  d'administration  pour  la  colonie  de  Saint-Domingue,  par  le 
baron  de  Saint- Victor  (1782).  (Arch.  du  min.  des  Colonies,  Corr.  gén., 
2«  série,  C»,  carton  XXXII). 

3.  Gode  noir,  art.  25. 


LE    MONDE    NOIU  1 7ri 

favcui'  (les  nt'gTcs,  seront  toujours  une  violai  ion  des 
droits  de  la  propriété,  si  elles  ne  sont  pas  l'éclaniées  par 
les  colons.  Le  souverain,  comme  chef  de  la  grande 
famille,  ne  peut  que  présenter  les  moyens  d'améliorer  le 
sort  des  nègres,  en  démontrant  l'intérêt  qui  en  résulte- 
roit  pour  les  propriétaires.  Avant  que  les  conseils 
deviennent  des  lois,  l'opinion  des  colonies  doit  préala- 
blement les  consacrer.  Le  temps  seul  peut  constater  si 
une  telle  loi  seroit  juste.  Les  colons  accordent  par  huma- 
nité la  liberté  de  savane  aux  négresses  qui  se  trouvent 
mères  de  cinq  enfants  parvenus  à  l'âge  de  douze  ans,  et 
elle  leur  est  assurée,  quoique  les  enfants  mourroient 
après  être  tous  parvenus  à  cet  âge.  Ils  accordent  deux 
et  trois  jours  de  liberté  par  semaine  à  celles  qui  ont 
trois  ou  quatre  enfants  ;  les  nègres  jouissent  de  la  même 
faveur,  lorsque  les  mères  sont  décédées  et  que  les 
enfants  sont  en  bas  âge.  Une  loi,  qui  prononceroit  un 
pareil  adoucissement  en  faveur  des  négresses,  ne  feroit 
que  consacrer  les  sentiments  des  colons,  et  la  loi  devroit 
en  faire  mention.  Toutes  les  lois  sur  la  propriété  ne  sont 
justes  qu'appuyées  de  l'opinion  de  ceux  qui  y  sont  inté- 
ressés comme  propriétaires.  Une  loi,  qui  fixeroit  uni- 
formément par  jour  la  durée  du  travail  des  nègres, 
seroit  injuste.  Les  différentes  cultures  exigent  par  leur 
diversité  un  travail  plus  ou  moins  long  dans  la  jour- 
née et  môme  pendant  la  nuit.  La  culture  du  sucre 
n'est  pas  celle  du  café,  et  ainsi  des  autres  denrées.  La 
nourriture  des  nègres  différencie  également  suivant  les 
différentes  cultures.  Dans  Fune  et  dans  l'autre  espèce, 
les  nègres  sont  satisfaits.  Dans  les  montagnes,  il  y  a  des 
végétaux   en    abondance  ;  dans  les  plaines,  il  y  en  s. 


176  SAINT-DOMINGUE 

moins,  mais  ils  sont  dédommagés  par  d'autres  adoucis- 
sements. Les  vêtements  des  nègres  des  plaines  ne  peu- 
vent pas  être  semblables  à  ceux  des  montagnes...  Et 
tout  ainsi  dans  l'esclavage  est  et  doit  être  une  question 
de  fait^  » 

Dépouillez  ces  affirmations  de  leur  ton  hautain,  elles 
n'expriment  que  la  vérité.  Oui,  tout  est  question  de 
fait  dans  l'esclavage  et  c'est  la  volonté  du  maître  qui 
est  tout.  De  cette  volonté,  et  d'elle  seule,  l'esclave  doit 
attendre  misère  ou  bonheur.  Car  je  ne  fais  aucune  diffi- 
culté de  le  reconnaître  :  si  le  tableau  de  la  vie  des 
nègres  est  souvent  plus  sombre  encore  que  celui  que  je 
viens  d'en  tracer  ",  il  est  souvent  «  plus  riant  et  con- 
solant »  ;  pour  en  adoucir  l'horreur,  il  suffit  de  maîtres 
humains  et  compatissants,  et  ces  maîtres  ne  sont  pas 
introuvables  dans  la  colonie  \ 


1.  Mémoire  sur  l'esclavage  des  nègres,  contenant  réponse  à  divers 
écrits  qui  ont  été  publiés  en  leur  faveur,  par  M.  D.  L.  M.  F.  Y.,  Paris, 
1790,  in-S»,  p.  54-5S. 

2.  «  Les  esclaves,  dit  l'auteur  du  Patriotisme  américain,  en  1750,  les 
esclaves  sont  nécessaires  à  l'exploitation  des  terres.  Mais,  par  un  esprit 
bien  contraire  à  ce  point  de  vue,  on  ne  pense  point  à  les  conserver. 
Des  travaux  forcés,  parce  qu'ils  sont  avancés  dans  la  nuit  ou  pris  sur 
le  repos,  le  défaut  d'habillement  et  encore  plus  de  nourriture,  quelque- 
fois des  châtiments  outrés  les  mettent  bientôt  hox's  de  service.  11  y  a 
des  règlements  sur  les  deux  objets  derniers  :  la  nourriture  et  l'habil- 
lement sont  lixés.  Mais  quelque  modiques  qu'ils  soient  et  peu  suffi- 
sans  pour  l'entretien  du  nègre,  encore  ne  les  lui  foui'nit-on  pas,  et  rien 
n'est-il  plus  commun  que  d'en  voir  nus.  »  {Le  patriotisme  américain, 
ou  mémoires  sur  l' étahlissement  de  la  -partie  française  de  Saint-Do- 
mingue, 1739,  in-12,  p.  28. 

Sur  l'insouciance  persistante  des  maîtres  touchant  l'entretien  et  le 
bien-être  de  leurs  noirs  au  xix»  siècle,  cf.  Du  Goujon,  Lettres  sur  l'es- 
clavage, 184o,  in-S",  p.  56-68. 

3.  C'est  ainsi  que  l'un  d'eux  :  David  Duval-Sanadon,  dans  le  Discours 
sur  l'esclavage  des  nègres  et  sur  l'idée  de  leur  affranchissement  dans 
les  colonies,par  un  colon  de  Saint-Domingue,  Paris,  1786,  in-8»,  nous  a 
tracé  de  l'habitation,  de  la  nourriture  et  de  l'entretien  des  nègres  une 


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LE    MONDE    NOIR  177 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  seuls  jours  de  liberté,  qui  inter- 
rompent les  pénibles  et  monotones  labeurs  des  nègres, 
sont  les  dimanches  et  fêtes.  Ces  jours,    quelques-uns 
les  passent  dans  le  plus  complet  abrutissement  :  pen- 
dant des  heures,  ils  restent  accroupis  devant  leurs  portes, 
«  sans  donner  aucun  signe  d'existence  »  ;  ou  bien  «  la 
pipe  à  la  bouche,  la  main  remplie  de  graines  de  maïs, 
ils  comptent  et  recomptent  ce  qu'ils   doivent  et  ce  qui 
leur  est  dû  ;  les  femmes  cherchent  les  poux  de  leurs 
enfants  pour  les  manger,  à  mesure  qu'elles  en  trouvent, 
ou  sucent  le  nez  de  leurs  moutards  morveux*  ».  Mais 
le  plus  grand  nombre  occupent  leurs  loisirs  à  boire  et  à 
danser,   seules   distractions  qu'ils  connaissent  à  leurs 
travaux.  La  danse   surtout  est  chez  eux  une  véritable 
passion.  La  plus  ordinaire  s'appelle  le  calenda.  Elle  est 
accompagnée  de  deux  tambours  faits   de  morceaux  de 
bois  creux   recouverts  d'une  peau    de  mouton  ou  de 
chèvre.  Le  plus  court  porte  le  nom  de  bamboula.  Sur 
chaque  tambour  est  un  nègre  à  califourchon  qui  le  frappe 
du  poignet  et  des  doigts,  mais  avec  lenteur  sur  l'un  et 
rapidité    sur   l'autre.  Nombre  de    nègres   secouent  en 
même  temps  de  petites  calebasses  garnies  de  cailloux 
ou  de  graines  de  maïs.  L'orchestre  est  parfois  complété 
par  le  banza,  espèce  de  violon  grossier  à  quatre  cordes, 
que  l'on   pince.   L'accompagnement  ainsi  réglé,  «  les 
danseurs,  nous  dit  le  P.  Labat,  sont  disposés  sur  deux 
lignes,  les  uns  devant  les  autres,  les  hommes  d'un  côté, 

description  qui,   quoique  exceptionnelle,  répond   certainement   à  une 
réalité.  Voir  notamment  pages  65  à  99. 

1.  Descourtilz,    Voyage  d'un  naturaliste...  à  Saint-Domingue,  Paris 
1809,  3  vol.  in-S-,  t.  III,  p.  189. 

12 


178  SAINT-DOMINGUE 

les  femmes  de  l'autre.  Ceux  qui  sont  las  de  danser  et 
les  spectateurs  forment  un  cercle  autour  des  danseurs 
et  des  tambours.  Le  plus  habile  chante  une  chanson 
qu'il  compose  sur-le-champ  sur  tel  sujet  qu'il  juge  à 
propos  et  dont  le  refrain,  qui  est  chanté  par  tous  les  spec- 
tateurs, est  accompagné  de  grands  battements  de  mains. 
A  l'égard  des  danseurs,  ils  tiennent  les  bras  à  peu  près 
comme  ceux  qui  dansent  en  jouant  des  castagnettes.  Ils 
sautent,  font  des  virevoltes,  s'approchent  à  deux  ou  trois 
pieds  les  uns  des  autres,  se  reculent  en  cadence  jusqu'à 
ce  que  le  son  du  tambour  les  avertisse  de  se  joindre,  en 
se  frappant  les  cuisses  les  uns  contre  les  autres,  c'est-à- 
dire  les  hommes  contre  les  femmes.  A  les  voir,  il  semble 
que  ce  soit  des  coups  de  ventre  qu'ils  se  donnent,  quoi- 
qu'il n'y  ait  cependant  que  les  cuisses  qui  supportentces 
coups.  Ils  se  retirent  dans  le  moment,  en  pirouettant, 
pour  recommencer  le  même  mouvement,  avec  des  gestes 
tout  à  fait  lascifs,  autant  de  fois  que  le  tambour  en 
donne  le  signal,  ce  qu'il  fait  souvent  plusieurs  fois  de 
suite.  De  temps  en  temps,  ils  s'entrelacent  les  bras  et 
font  deux  ou  trois  tours,  en  se  frappant  toujours  les 
cuisses  et  se  baisant...  Leur  passion  pour  cette  danse 
est  au  delà  de  l'imagination.  Tous  y  prennent  part,  les 
vieux,  les  jeunes  et  jusqu'aux  enfants  qui  à  peine  peu- 
vent se  soutenir.  Il  semble  qu'ils  l'aient  dansée  dans  le 
ventre  de  leur  mère  * .  » 

«  Le  Vaudoux  est,  lui,  une  danse  religieuse.  Ce  nom 
de  Vaudoux  est  appliqué  par  les  nègres  à  un  être  sur- 
naturel, qu'ils  se  représentent  sous  la  forme  d'une  cou- 

1.  Le  P.  Labat,  Nouveau  voyage  aux  Iles,  1742,  t.  IV,  p.  465-466,470. 


LE    MONDE    NOIR  179 

Icuvre,  dont  un  grand  prêtre  ou  une  grande  prêtresse 
interprète  les  volontés.  Les  esclaves  l'invoquent  sou- 
vent pour  lui  demander  de  diriger  Fesprit  de  leurs  maî- 
tres. Ils  se  livrent  alors  à  des  sortes  de  bacchanales, 
dans  lesquelles,  surexcités  par  des  spiritueux,  ils  en  arri- 
vent à  trembler  violemment,  à  se  mordre  et  enfin  à 
perdre  tout  sentiment ^  »  C'est  dans  ces  danses  qu'ils 
répètent  le  fameux  refrain  des  initiés  au  culte  de  Vau- 
doux  : 

Eh  !  Eh  !  Bomba  !  Heu  !  Heu  ! 
Canga,  bafio  té  ! 
Canga,  moune  dé  lé  ! 
Canga,  do  Ici  la  ! 
Canga  li!  ^ 

Quant  à  la  danse  à  don  Pèdre^  elle  est  plus  violente 
encore,  «  et,  pour  la  rendre  plus  prodigieuse,  les  nègres 
qui  la  dansent,  les  yeux  fixés  sur  leurs  pieds,  boivent 
du  tafia  dans  lequel  ils  ont  mis  de  la  poudre  à  tirer 
broyée.  Cette  boisson  et  leurs  mouvements  ont  une  telle 
influence  sur  leur  être,  qu'ils  entrent  dans  une  véritable 
fureur,  pendant  laquelle  ils  éprouvent  des  convulsions 
et  font  d'horribles  contorsions.  Et  ils  dansent  jusqu'à 

1.  Peytraud.  Op.  cit.,  p.  234. 

2.  Moreau  de  Saint-Méry,  Description  de  la  partie  française  de 
Saint-Domingue,  t.  I,  p.  49. 

Un  autre  refrain  qui  se  chante  lors  des  initiations  est  celui-ci  : 

Aia,  bombaia,  bombé, 
Lamma  samana  quana, 
E  van  vanta,  vana  docki 
Aia,  bombaia,  bombé, 
Lamma  samana  quana  ! 

«  Ce  qui  signifierait  :  «  Nous  jurons  de  détruire  les  blancs  et  tout  ce 
«  qu'ils  possèdent:  mourons  plutôt  que  d"y  renoncer.  »  (Drouin  de 
Bercy,  De  Saint-Domingue,  de  ses  guerres,  de  ses  révolutions  et  de  ses 
ressources,  Paris,  1814,  in-S»,  p.  178). 


180  SAINT-DOMINGUE 

ce  qu'ils  tombent  dans  une  sorte  d'épilepsie  qui  les 
renverse  et  les  mène  à  un  état  très  voisin  de  la  mort. 
Cette  danse  est  en  général  d'autant  plus  expressément 
défendue  par  les  maîtres,  que,  soit  prévention,  soit  effet 
électrique,  les  spectateurs  eux-mêmes  partagent  cette 
frénésie  '.  » 

A  côté  du  tragique,  voici  le  plaisant  :  «  Les  nègres 
domestiques,  imitateurs  des  blancs  qu'ils  aiment  à  sin- 
ger, dansent,  eux,  des  menuets,  des  contredanses,  et 
c'est  un  spectacle  propre  à  dérider  le  visage  le  plus 
sérieux  que  celui  d'un  pareil  bal,  où  la  bizarrerie  des 
ajustemens  européens  prend  un  caractère  parfois  gro- 
tesque ^  » 


III 


Pour  mener  les  immenses  troupeaux  d'hommes  dont 
je  viens  de  dire  la  vie,  pour  maintenir  dans  ces  agglo- 
mérations l'ordre  et  la  discipline,  il  faut  au  maître  une 
main  de  fer,  étant  donnée  surtout  la  disproportion  qui 
existe  presque  partout  entre  le  nombre  des  blancs  et 
celui  des  noirs.  Voici  des  plantations  isolées  ou  2  ou 
3   blancs   sont   entourés   de  200  à  300  esclaves''.   La 


4.  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques  sur  Saint-Domingue  (A. 
M.  C,  F^  137,  p.  108). 

2.  Moreau  de  Saint-Méry,  Description  de  la  partie  française  de  Saint- 
Domingue,  t.  I,  p.  60. 

3.  ('  Dans  les  plus  fortes  habitations  de  la  colonie,  il  n'y  a  pas 
3  blancs  contre  300  à  400  nègres  ;  les  moyennes  n'en  ont  qu'un,  mais 
rarement  deux.  »  (Lettre  d'un  habitant  au  comte  de  Langeron,  du  7  jttin 
1763  :  Arch.  du  min.  des  Col.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  G*, 
vol.  CXV). 


a    ï 


LE    MONDE    NOIR  181 

moindre  taiblesse  peut  entraîner  une  révolte  qu'il  sera 
bientôt  impossible  de  réprimer.  Aussi  de  même  que,  par 
le  seul  régime  de  la  contrainte  perpétuelle,  on  obtient 
du  nègre  un  travail  incessant,  par  ce  seul  régime  on 
réprime  ses  délits  et  on  se  prémunit  contre  ses  atten- 
tats. Cela,  le  pouvoir  lui-même  l'admit  de  bonne  heure. 
«  S'il  est  nécessaire,  écrit,  en  1741,  le  Ministre  à  M.  de 
Larnage,  s'il  est  nécessaire  de  réprimer  les  abus  que 
des  maîtres  inhumains  pourroient  faire  de  leur  autorité, 
il  est  aussi  d'une  extrême  conséquence  de  ne  rien  faire 
qui  puisse  porter  les  esclaves  à  la  méconnoître  et  à 
s'écarter  des  bornes  de  la  dépendance  et  de  la  soumis- 
sion où  ils  doivent  être  '.  »  «  C'est,  disent  de  môme  les 
instructions  données  en  1771  à  M.  de  Montarcher,  c'est 
en  laissant  aux  maîtres  un  pouvoir  presque  absolu,  que 
Ton  peut  seulement  parvenir  à  contenir  un  si  grand 
nombre  d'hommes  dans  la  soumission  qu'exige  leur 
supériorité  sur  les  blancs.  Si  quelques  maîtres  abusoient 
de  leur  pouvoir,  il  faut,  en  les  réprimant  en  secret,  laisser 
toujours  croire  aux  esclaves  que  les  premiers  ne  peu- 
vent avoir  de  torts  envers  eux  ^  » 

Jusqu'oii  a  été  la  cruauté  des  maîtres  sur  leurs  esclaves, 
et  cette  cruauté  a-t-elle  été  générale  ou  seulement  l'ex- 
ception? c'est  la  question  que  notre  curiosité  se  pose  avant 
toute  autre  dans  ce  chapitre  des  relations  des  maîtres  et 
des  esclaves  à  Saint-Domingue.  Il  est  bien  difficile  d'y  ré- 
pondre catégoriquement.  De  combien  de  particularités 

1.  Lettre  du  Ministre  à  M.  de  Larnage,  du  25  juillet  1741  (Moreau  de 
Saint-Méry,  Lois  et  constitutions  — ,  t.  III,  p.  674). 

2.  Instructions  données  à  M.  de  Montarcher,  le  24  avril  1771  (Arch.  du 
min.  des  Col.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  vol.  GXXXIX). 


182  SAINT-DOMINGUE 

la  chose  a-t-elle  pu  dépendre,  en  effet  :  du  naturel  des 
maîtres,  bons  ici,  cruels  là,  de  leur  niveau  intellectuel 
et  moral,  les  esclaves  trouvant  généralement  leurs  pires 
tyrans  dans  les  colons  de  basse  extraction^;  des  nègres 
eux-mêmes,  car  les  uns,  comme  les  Mandingues,  sont 
intelligents,  dociles  et  faciles  à  mener,  les  autres,  les 
Sénégalais,  belliqueux  et  malaisés  à  contenir,  ceux-ci, 
comme  les  Bambaras,  stupides,  butés  et  superstitieux, 
mais  gais  et  très  doux,  ceux-là,  brutes  féroces,  comme 
les  Mondongues^. 

Enfin,  il  faut  là,  comme  ailleurs,  faire  la  différence 
des  temps,  et  il  est  bien^évident  que,  du  premier  âge  de 
la  colonie  à  la  fin  du  xviif  siècle,  il  y  eut  sur  ce  point 
un  progrès  sensible. 

Quelle  était  en  somme  la  puissance  officielle  du  maître 
sur  l'esclave?  A  l'origine  et  jusqu'en  1685,  la  loi  est 
là-dessus  muette.  Le  principe  triomphe  alors  pleine- 
ment qu'il  ne  peut  y  avoir  de  pouvoir  médiateur  entre 
le  maître  et  l'esclave,  que  c'est  attenter  aux  droits  de 
propriété  que  de  limiter  sur  ce  point  l'autorité  domes- 
tique du  maître.  Les  tribunaux  n'ont  de  la  sorte  à  inter- 
venir entre  un  blanc  et  ses  noirs  qu'en  cas  de  faits 
particulièrement  graves,  meurtres  ou  trop  horribles 
mutilations.  Encore  presque  tous  les  magistrats,  étant 
eux-mêmes  colons,  ne  prennent-ils  que  bien  rarement 

1.  «  Les  plus  grandes  cruautés  étoient  commises  par  les  petits  colons 
appelés  vulgairement  petits  blancs.  La  mort  d'un  nègre  faisoit  un  grand 
vide  dans  leurs  petits  ateliers,  et  cependant  ces  hommes  plus  passion- 
nés, plus  prompts  à  frapper,  à  employer  sans  réflexion  une  arme  meur- 
trière, étoient  l'objet  des  plaintes  les  plus  fréquentes  qui  étoient  portées 
aux  autorités.  »  (Essai  sur  Tesclavage  et  observations  sur  l'état  présent 
des  Européens  en  Amérique,  an  Vil,  aux  A.  M.  C,  F^  129,  p.  143). 

2.  Peytraud,  Op.  cit.,  p.  88-90. 


LE    MONDE    NOIR  183 

l'initiative  de  poursuites  ou  la  responsabilité  d'une  con- 
damnation en  ces  matières  \ 

En  1685,  le  Code  noir  combla  heureusement  sur  ce 
point  le  vide  de  la  législation.  Son  article  42  ne  recon- 
naît au  maître  qu'un  seul  droit,  celui  de  faire  battre  de 
verges  ou  de  cordes  ses  esclaves,  lorsqu'il  juge  qu'ils 
l'ont  mérité  et  pour  fautes  commises  dans  leur  travail^; 
mais,  pour  tous  autres  cas,  meurtres,  coups  et  blessures, 
vols,  marronnage,  le  pouvoir  prétend  se  substituer  aux 
maîtres  et  le  nouveau  code  énumère  les  peines  qui 
seront  infligées  par  les  tribunaux^;  enfin  il  autorise  les 
nègres,  victimes  de  traitements  barbares  et  inhumains,  à 
en  donner  avis  à  la  justice  '\ 

1.  Essai  sur  l'esclavage  et  observations  sur  l'état  présent  des  Euro- 
péens en  Amérique.  (Arch.  du  min.  des  Col.,  F'  129). 

2.  «  Pourront  seulement  les  maîtres,  lorsqu'ils  croiront  que  leurs 
esclaves  l'auront  mérité,  les  faire  enchaîner  et  les  faire  battre  de  verges 
ou  cordes.  Leur  défendons  de  leur  donner  la  torture,  ni  de  leur  faire 
aucune  mutilation  des  membres,  à  peine  de  confiscation  des  esclaves 
et  d'être  procédé  contre  les  maîtres  extraordinaireraent  ».  (Art.  42  du 
Gode  noir.)  Restait,  il  est  vrai,  la  question  de  limitation  du  nombre  des 
coups  de  fouet  :  «  11  me  semble,  écrivait  à  ce  sujet  M.  de  Galliffet,  en 
1702,  il  me  semble  que  toute  faute,  qui  n'est  pas  assez  punie  par  cent 
coups  de  fouet,  doit  être  assez  grave  pour  être  soumise  à  la  justice.  Ainsi 
j'estimerois  à  propos  que  les  particuliers  ne  pussent  battre  leurs  esclaves 
qu'avec  le  fouet  et  qu'ils  ne  pussent  passer  le  nombre  de  cent  coups 
sans  autorisation  de  l'autorité  supérieure  ou  ordonnance  de  la  justice.  » 
(Lettre  de  Galliffet,  de  Léogane,  du  20  avril  1702,  A.  M.  G.,  F^  167.) 

3.  Articles  32,  33,  34,  35,  36,  38,  39,  du  Gode  noir. 

4.  «  Les  esclaves  qui  ne  seront  point  nourris,  vêtus  et  entretenus  par 
leurs  maîtres,  selon  que  nous  l'avons  ordonné  par  ces  présentes,  pour- 
ront en  donner  avis  à  notre  procureur  général  et  mettre  leurs  mémoires 
entre  ses  mains,  sur  lesquels,  et  même  d'office,  si  les  avis  viennent 
d'ailleurs,  les  maîtres  seront  poursuivis  à  sa  requête  et  sans  frais,  ce 
que  nous  voulons  être  observé  pour  les  crimes  et  traitements  barbares 
et  inhumains  des  maîtres  envers  leurs  esclaves.  ;>  (Code  noir,  art.  26.)  — 
Mais  sur  ce  point  malheureusement  la  pratique  est  loin  de  la  théorie. 
En  1702  des  nègres  marrons  étant  venus  «  se  rendre  à  M.  de  Galliffet  » 
et  se  plaindre  à  lui  de  leurs  maîtres,  il  les  avait  remis  à  ceux-ci,  en 
leur  recommandant  l'indulgence  à  leur  égard.  Les  esclaves  furent  hor- 


184  SAINT-DOMINGUE 

La  toute-puissance  du  maître  se  trouvait  ainsi  limitée, 
mais  en  droit,  il  faut  le  dire,  beaucoup  plus  qu'en  fait, 
car  pendant  un  siècle  ces  dispositions  du  Code  noir 
restèrent  le  plus  souvent  lettre  morte.  Les  maîtres  con- 
tinuent à  punir  eux-mêmes  leurs  esclaves,  non  pas  seu- 
lement pour  leurs  écarts  de  conduite  dans  leurs  tâches 
quotidiennes,  mais  pour  tous  crimes  et  délits.  Cela  est 
plus  expéditif  d'abord,  et  dans  les  plantations  écartées, 
éloignées  de  10  à  20  lieues  des  sièges  de  juridiction, 
cette  considération  est  bien  à  peser.  En  second  lieu,  le 
châtiment,  infligé  sous  les  yeux  des  noirs,  les  frappe 
davantage.  Très  souvent,  d'ailleurs,  tout  en  ayant  la  con- 
viction morale  de  la  culpabilité  de  l'esclave,  le  maître 
n'en  a  pas  les  preuves  juridiques  et  il  craint  de  ne  pou- 
voir obtenir  de  condamnation  devant  les   tribunaux  ^ 


riblement  battus  par  leurs  propTiétaires.  De  ce  fait  Gallifîet  concluait  : 
«  Tous  les  règlements,  que  l'on  pourra  faire  sur  la  nourriture,  le  vête- 
ment et  le  traitement  qui  doit  être  fait  aux  esclaves,  seront  toujours 
inutiles,  s'ils  n'ont  pas  la  liberté  de  se  plaindre,  et  ils  ne  l'auront  jamais 
s'ils  sont  réduits  à  retourner  à  leurs  maîtres,  Il  me  paraît  donc  juste  et 
nécessaire  d'ordonner  que,  lorsqu'un  nègi'e  esclave  se  plaindra  avec  fonde- 
ment, il  soit  vendu  aux  enchères  publiques  et  le  produit  remis  à  son 
maître,  lorsqu'il  n'y  aura  pas  lieu  à  confiscation.  »  (Lettre  de  Galliffet, 
de  Léogane,  du  20  avril  1702,  aux  A.  M.  C,  FM67.) 

1.  Petit,  dans  son  Gouvernement  des  esclaves,  reconnaît  par  exemple 
que,  pour  les  crimes  d'empoisonnement  commis  sur  les  habitations  par 
les  esclaves,  on  est  bien  obligé  de  fermer  les  yeux  sur  les  agissements 
des  maîtres.  D'après  la  loi,  de  telles  affaires  doivent  être  portées  en 
première  instance  devant  les  juges  ordinaires  et  en  appel  devant  les 
Conseils  souverains.  Toutefois,  la  plupart  du  temps,  en  ces  affaires, 
déclare  Petit,  les  maîtres  n'ont  pas  de  preuves,  mais  seulement  «  des 
indices,  des  présomptions  fondés  sur  la  différence  de  conduite  des 
accusés  à  certaines  époques,  sur  certains  discours,  sur  des  liaisons  sus- 
pectes, sur  des  écarts  des  usages  de  l'habitation  dans  un  temps  ou  dans 
un  autre  ».  Or,  devant  les  tribunaux,  tout  cela  ne  peut  amener  une  con- 
damnation qui  apparaît  pourtant  comme  légitime  aux  maîtres,  et  comme 
«  important  à  la  sécurité  de  leur  vie  ».  Si  donc  on  refuse  en  ces  affaires 
toute  latitude  aux  chefs  d'habitations,  il  faut  modifier  la  procédure.  «  La 
loi  pourroit  ordonner  alors  que  les  plaintes  des  crimes  portées  devant 


Lie    MONDK    NOIR  185 

Enlin,  il  préfère  quelquefois  punir  son  nègre  d'une  tor- 
ture môme  affreuse,  mais  qui  le  lui  laissera  vivant,  que 
le  voir  condamner  à  mort  par  un  tribunal,  étant  fort  peu 
sur  que  le  prix  lui  en  sera  payé  sur  la  caisse  des  nègres 
suppliciés  ^  Quant  aux  réclamations  des  esclaves,  il 
n'est  pas  un  planteur  qui  s'en  embarrasse  sérieuse- 
ment. 

En  1786,  il  est  vrai,  l'ordonnance  du  15  octobre  est 
terrible  pour  les  maîtres.  Par  l'article  7  du  titre  II, 
«  Sa  Majesté  fait  très  expresses  inhibitions  et  défenses  à 
tous  les  propriétaires,  procureurs  et  économes  gérants, 
de  traiter  inhumainement  leurs  esclaves,  en  leur  faisant 
donner  plus  de  50  coups  de  fouet,  en  les  frappant  à 
coups  de  bâton,  en  les  mutilant,  ou  enfin  en  les  faisant 
périr  de  différents  genres  de  mort.  Les  maîtres  ayant 
donné  plus  de  50  coups  de  fouet  ou  de  bâton  seront 
condamnés  à  2.000  livres  d'amende,  et,  en  cas  de  réci- 
dive, déclarés  incapables  de  posséder  des  esclaves.  Ils 
seront  notés  d'infamie,  s'ils  ont  fait  mutiler  leurs 
esclaves,  et  punis  de  mort  toutes  les  fois  qu'ils  les  auront 
fait  périr  de  leur  autorité,  pour  quelque  cause  que  ce 
soit.  Enfin,  il  est  enjoint  aux  esclaves  de  «  porter  respect 


les  juges  des  lieux  exprimeroient  la  nature  des  crimes  et  déclareroient 
s'ils  ont  été  commis  sur  l'habitation  des  maîtres,  et  si  le  fait  est  suscep- 
tible de  preuves  directes  ou  non  ;  dans  ce  dernier  cas,  les  juges  ordon- 
neroient  leur  transport  sur  l'habitation,  pour  procéder  à  l'information 
du  procès,  avec  deux  assesseurs  pris  parmi  les  propriétaires  voisins.  » 
(Petit,  Op.  cit.,  t.  II,  p.  145.) 

1.  Cette  caisse  était  en  eiîet  presque  toujours  en  déficit.  «  La  difficulté 
que  les  maîtres  trouvent  au  recouvrement  du  prix  des  esclaves  qui 
sont  suppliciés  fait  qu'ils  ne  les  dénoncent  jamais,  et  que,  lorsqu'ils 
sont  surpris  par  d'autres,  ils  s'accommodent  par  dédommagement,  par 
sollicitation,  ou  font  évader  leurs  esclaves  accusés.  »  (Lettre  de  M.  de 
Galliffet,  de  Léogane,  du  20  avril  1702,  aux  A.  M.  G.,  F^  167.) 


186  SAINT-DOMINGUE 

«  et  obéissance  entière  dans  tous  les  cas  »  à  leurs  maîtres 
ou  à  leurs  représentants;  mais  il  est  aussi  défendu  aux 
maîtres  de  châtier  ceux  qui  réclameraient  contre  de 
mauvais  traitements  ou  une  mauvaise  nourriture,  à 
moins  de  plainte  non  justifiée^  » 

Malgré  tout,  les  abus  subsistent.  La  preuve  en  est  dans 
l'affaire  Le  Jeune  en  1788.  Ce  Le  Jeune  était  un  habi- 
tant caféier  du  quartier  de  Plaisance,  qui,  soupçonnant 
que  ses  nègres  mouraient  de  poison  -,  avait  fait  périr 
quatre  d'entre  eux  et  mis  deux  négresses  à  la  question 
par  le  feu.  On  leur  brûlait  pieds,  jambes  et  cuisses,  leur 
ôtant  et  leur  mettant  alternativement  un  haillon  étroite- 
ment serré  ^.  Malgré  que  le  sieur  Le  Jeune  eiit  menacé 
tous  ceux  de  ses  esclaves  qui  parlaient  français  de  les 
tuer  sans  pitié  s'ils  osaient  le  dénoncer,  14  nègres  de 
son  atelier  s'étaient  cependant  rendus  au  Cap,  pour  se 
plaindre  aux  juges  de  la  conduite  infâme  de  leur  maître. 
Ceux-ci  n'avaient  pu  faire  de  moins  que  d'accueillir  ces 
doléances  et  ils  avaient  commis  M.  Couet  de  Montarand, 
conseiller  de  la  sénéchaussée  de  Plaisance,  pour  se 
rendre,  accompagné  du  substitut  du  procureur  du  Roi  et 
du  prévôt  de  la  maréchaussée,  sur  l'habitation  Le  Jeune, 
afin   d'informer.   L'enquête   n'avait  fait  du   reste   que 

1.  J'emprunte  celle  analyse  à  Peytraud,  Op.  cit.,  p.  333-334.  Le  texte 
de  l'ordonnance  de  1786  est  dans  Durand-Molard,  Code  de  la  Martinique, 
éd.  Aubert-Armand,  1872,  8  vol.,  vol.  III,  p.  696  et  suivantes. 

2.  Son  père  avait  perdu  par  le  poison  400  nègres  en  vingt-cinq  ans, 
et  52  seulement  en  six  mois.  Lui,  en  moins  de  deux  ans,  avait  perdu 
47  nègres  et  30  mulets.  (Mémoire  de  Nicolas  Le  Jeune,  1788,  dans  Notes 
historiques  sur  Saint-Domingue,  de  Moreau  de  Saint-Mérj^  Arcli.  du 
min.  des  colonies,  F^  150). 

3.  Lettre  de  MM.  de  Vincent  et  Barbé  de  Marbois  au  Ministre,  Port- 
au-Prince,  29  août  1788  (Arch.  du  min.  des  Col.,  Corr.  gén.,  Saint-Do- 
mingue, 2«  série,  carton  XXXIX). 


LE    MONDE    NOIR  187 

confirmer  les  dépositions  des  noirs.  Les  magistrats 
avaient  trouvé  en  particulier  les  deux  négresses  encore 
vivantes  à  la  barre  et  à  la  chaîne,  ayant  les  cuisses  et 
les  jambes  en  décomposition,  et  l'une  d'elles  le  col  si 
serré  par  un  collier  de  fer  qu'il  lui  était  impossible  de 
rien  avaler.  Le  Jeune  avait  persisté  à  soutenir  qu'elles 
étaient  coupables  des  empoisonnements  qui  se  produi- 
saient depuis  longtemps  sur  son  habitation  et  avait  pré- 
senté une  boîte  saisie  sur  elles,  renfermant,  disait-il,  du 
poison.  Or,  cette  boîte  ouverte,  l'on  n'y  avait  trouvé  que 
du  tabac  commun  et  des  crottes  de  rat.  La  défense  du 
prévenu  était  rendue  par  là  assez  difficile  ;  et  son  cas 
s'étant  aggravé  bientôt  par  la  mort  des  deux  négresses, 
il  avait  jugé  prudent  de  disparaître.  Il  était  temps,  on 
venait  de  le  décréter  de  prise  de  corps. 

Tout  annonçait  des  poursuites  sérieuses.  Mais  c'est 
alors  que  l'on  vit  une  fois  de  plus  combien,  en  ce  qui 
touchait  l'esclavage,  les  lois  restaient  impuissantes  devant 
les  mœurs.  Cités  à  l'instruction,  les  14  nègres  répétèrent 
bien  mot  pour  mot  leurs  accusations.  En  revanche, 
sept  témoins  blancs  déposèrent  en  faveur  de  Le  Jeune  et 
deux  économes  le  déchargèrent  formellement.  En  même 
temps,  s'ouvrait  une  campagne  tout  à  fait  significative. 
«  Dès  le  23  mars,  écrivent  au  mois  d'août  MM.  de  Vin- 
cent et  Barbé  de  Marbois,  gouverneur  et  intendant  de 
la  colonie,  dès  le  23  mars  une  requête  nous  avait  été 
présentée  par  les  habitans  du  quartier  de  Plaisance, 
non  les  moins  estimables,  en  faveur  du  sieur  Le  Jeune, 
demandant  que  ses  esclaves  reçussent  chacun  50  coups 
de  fouet  pour  l'avoir  dénoncé.  Depuis,  la  Chambre  d'agri- 
culture du  Cap  nous  a  fait  écrire  et  demander  que  Le 


188  SAINT-DOMINGUE 

Jeune  fût  simplement  expulsé  de  la  colonie.  Nous  avons 
reçu  enfin  une  lettre  de  70  habitans  de  la  partie  du  Nord 
dans  le  même  sens,  et  nous  savons  qu'on  fait  des  ins- 
tances pour  engager  le  Cercle  des  Philadelphes  à  inter- 
venir auprès  de  nous...  Il  semble  en  un  mot  que  le  salut 
de  la  colonie  tienne  à  Fabsolution  du  sieur  Le  Jeune  ^  » 

Payant  d'audace  d'ailleurs,  le  père  de  l'accusé  présen- 
tait en  même  temps  une  requête  d'intervention  contre 
M.  Gouet  de  Montarand,  qu'il  déclarait  récuser  et  même 
prendre  à  partie. 

Une  sévère  et  impitoyable  condamnation  aurait  seule 
pu  sauver  la  situation.  Les  juges  n'osèrent  point  en 
prendre  la  responsabilité.  Après  mille  lenteurs,  ils  ren- 
dirent un  verdict  négatif  :  les  procès-verbaux  dressés 
par  Montarand  étaient  déclarés  nuls,  et  le  sieur  Le  Jeune 
mis  hors  de  cause. 

Vainement  le  procureur  général  interjette-t-il  appel 
devant  le  Conseil  supérieur  du  Port-au-Prince.  Le  siège 
des  intrigues  est  transporté  simplement  dans  cette  ville, 
où  elles  reprennent  plus  activement  que  jamais.  Le 
doyen  du  Conseil  est  nommé  d'office  par  l'Intendant 
rapporteur  de  l'affaire.  On  croit  pouvoir  compter  sur  lui. 
Mais,  le  jour  venu,  craignant  de  ne  pas  obtenir  de  con- 
damnation, il  s'abstient  de  siéger.  Et  le  Conseil  acquitte 
de  nouveau  le  sieur  Le  Jeune,  affirmant  ainsi  une  fois 
de  plus  la  solidarité  qui  doit  unir  tous  les  blancs  en  face 
de  leurs  esclaves. 

Cette  inefficacité,  et  la  rareté  aussi  de  l'intervention 
judiciaire  dans  les  rapports  de  maîtres  à  esclaves  pen- 

1.  Ibid. 


LE    MONDI*:    NOIR  189 

danL  le  xviii"  siècle  à  Saint-Domingue  en  parliculier,  et 
aux  Antilles  en  général,  rendent  très  difficile  la  réponse 
à  la  question  que  je  posais  tout  à  l'houre  :  les  mauvais 
traitements  furent-ils  la  règle  ou  l'exception  dans  nos 
colonies  à  esclaves?  C'est  par  des  procédures  judiciaires 
que  nous  pourrions  sur  ce  point  en  apprendre  le  plus 
long.  Or  non  seulement  ces  procédures  n'ont  été  que 
rarement  ouvertes,  mais  encore  elles  n'ont  laissé  que 
fort  peu  de  traces  dans  les  archives  publiques.  Dans  un 
but  facile  à  comprendre,  on  ne  conservait  en  effet  dans 
les  greffes  les  dossiers  de  pareilles  affaires  que  fort  peu 
de  temps  ;  tous  les  cinq  ans,  on  les  livrait  aux  flammes, 
et  de  la  sorte  la  principale  source  et  la  plus  sûre,  que 
nous  pourrions  avoir  pour  nous  renseigner  sur  le  point 
qui  nous  intéresse,  nous  fait  à  peu  près  défaut  \  Au  cours 
des  dépouillements  considérables  que  j'ai  faits  au  Minis- 
tère des  Colonies,  je  n'ai  pas  découvert  plus  de  cinq  ou 
six  dossiers  d'affaires  de  ce  genre  ;  encore  la  plupart 
étaient-ils  incomplets.  J'ajoute  d'ailleurs  que  tous  les 
autres  documents  officiels  ou  privés  sont  là-dessus  de 
la  plus  significative  sobriété. 

Entendons-nous  pourtant.  Dans  cette  série  des  sup- 
plices, que  notre  inhumanité  réserva  si  longtemps  aux 
noirs,  il  faut  distinguer  ceux  qui  sont  pour  ainsi  dire 
classiques  de  ceux  qui  procèdent  des  plus  horribles  fan- 
taisies, de  l'imagination  la  plus  dépravée  et  la  plus 
cruelle . 

De  toutes  les  punitions,  la  plus  courante,  et  que  nous 

4.  Essai  sur  l'esclavage  et  observations  sur  l'état  présent  des  Euro- 
péens en  Amérique,  an  VII  (Arch.  min.  de    Col.,  F^  129). 


190  SAINT-DOMINGUE 

avons  vue  du  reste  sanctionnée  et  reconnue  par  le  Gode 
noir,  est  le  fouet.  «  Donner  des  coups  de  fouet  s'appelle 
tailler,  et  en  effet  le  fouet  entaillait  la  peau.  A  l'origine, 
le  nombre  des  coups  n'était  pas  limité  ;  puis  il  fut  fixé 
en  général  à  29,  mais  il  faut  croire  qu'on  le  dépassait, 
puisqu'en  1786  il  fut  interdit,  nous  le  savons,  d'en  don- 
ner plus  de  50.  De  ce  qu'on  attachait  d'habitude  le 
patient  à  quatre  piquets  par  terre,  vint  l'expression  de 
donner  ou  de  subir  un  quatre  'piquets.  Si  on  liait  l'es- 
clave à  une  échelle,  c'était  le  supplice  de  \ échelle  ; 
était-il  suspendu  par  les  quatre  membres,  c'était  le 
hamac,  par  les  mains  seulement,  la  brimhalle.  Le  fouet 
donnait  donc  déjà  lieu  à  un  certain  nombre  d'applica- 
tions variées  d'un  usage  journalier.  Dans  certains  cas,  il 
était  remplacé  soit  par  la  rigoise,  ou  grosse  cravache 
en  nerf  de  bœuf,  soit  par  des  coups  de  lianes  ou  bran- 
ches souples  et  pliantes  comme  de  la  baleine...  Les 
maîtres  avaient  aussi  le  droit  d'enfermer  leurs  esclaves 
au  cachot...  On  les  mettait  aussi  au  carcan,  en  leur 
appliquant  un  bâillon  frotté  de  piment.  Au  début  même, 
l'habitude  était  de  les  y  attacher  par  une  oreille  avec  un 
clou  ;  puis  on  leur  coupait  l'oreille.  Le  P.  Du  Tertre 
rapporte  même  à  ce  propos  l'anecdote  amusante  d'un 
malheureux  nègre  qui,  ayant  déjà  perdu  une  oreille,  fut 
condamné  à  perdre  l'autre  ;  il  demande  à  parler  au 
gouverneur,  se  jette  à  ses  pieds  et  le  supplie  en  grâce  de 
la  lui  laisser,  parce  qu'il  ne  saurait  plus  où  mettre  son 
morceau  de  petun,  c'est-à-dire  sa  cigarette.  » 

«  Citons  de  plus  les  ceps,  ou  fers  aux  pieds  et  aux" 
mains  ;  la  boise ^  ou  pièce  de  bois  que  les  esclaves  sont 
contraints  de  traîner;  le  masque  de  fer-blanc,  destiné  à 


LE    MONDE    NOIIl  4'Ji 

les  empêcher  de  manger  des  cannes;  la  havre  qui  est 
une  poutre  placée  à  l'extrémité  d'un  lit  de  camp  et  percée 
de  trous,  oii  l'on  enferme  une  jambe  ou  les  doux  jambes 
des  condamnés  à  la  hauteur  de  la  cheville  ;  ou  encore 
le  collier  de  fer  parfois  surmonté,  par  derrière,  d'une 
croix  de  Saint-André  en  fer  aussi,  dont  les  deux  bras 
d'en  haut  passent  de  deux  pieds  au-dessus  de  leur  tête 
pour  empêcher  les  coupables  de  s'enfuir  dans  les  bois  \  » 

Mais  ce  sont  là,  encore  une  fois,  punitions  courantes, 
presque  officielles.  A  côté  d'elles  prennent  place  les  tor- 
tures exceptionnelles  qu'inventent,  que  perfectionnent 
les  cerveaux  en  délire  de  tant  de  colons. 

Le  supplice  du  fouet  par  exemple  comporte  mille  raffi- 
nements inhumains,  certains  maîtres  faisant  interrompre 
l'opération  pour  passer  sur  les  fesses  du  patient  un  mor- 
ceau de  bois  en  feu  destiné  à  rendre  plus  douloureuse 
la  suite  de  la  fustigation  ;  d'autres,  —  sous  le  prétexte 
de  cautériser  les  plaies  saignantes  des  suppliciés,  mais 
bien  souvent  pour  augmenter  leurs  tortures,  —  faisant 
verser  sur  ces  plaies  du  piment,  du  sel,  du  citron,  de  la 
cendre,  de  l'aloès,  de  la  chaux  vive.  —  Ensuite,  tous 
les  supplices  dont  le  feu  est  le  principe  :  malheureux 
jetés  vivants  dans  des  fours-  ou  sur  des  bûchers,  cer- 


1.  Peytraud,  Op.  cit.,  p.  291-292.  — Le  supplice  du  collier  était  parti- 
culièrement réservé  «  aux  négresses  soupçonnées  de  s'être  fait  avorter 
et  elles  ne  quittoient  ni  jour  ni  nuit  ce  collier  jusqu'à  ce  qu'elles  eussent 
donné  un  enfant  à  leur  maître  »  ([Girod-Chantrans],  Voyage  d'un  Suisse 
en  différentes  coZonies, Neuchàtel,  1785,  in-S",  p.  138). 

2.  Un  exemple  est  classique,  celui  de  ce  malheureux  cuisinier  qui, 
pour  avoir  manqué  un  plat,  subit  sur  l'ordre  de  sa  maîtresse  cet  épou- 
vantable martyre.  —  «  J'ai  vu  un  habitant,  nommé  Chaperon,  écrit 
Bossu,  dans  ses  Nouveaux  voyages  aux  Indes  occidentales,  qui  fit  entrer 
un  de  ses  nègres  dans  un  four  chaud,  où  cet  infortuné  expira,  et,  comme 
ses  mâchoires  s'étaient  retirées,  le  barbare  Chaperon   dit  :  «  Je  crois 


192  SAINT-DOMINGUE 

tains  disposés  au-dessus  du  foyer  de  telle  manière  que 
leurs  pieds,  leurs  jambes  et  leurs  cuisses  soient  seuls 
atteints  ;  d'autres  auxquels  «  on  allume  du  feu  sous  le 
ventre  et  qu'on  maintient  exactement  attachés  au-des- 
sus* »;  infortunés  auxquels  on  applique  des  lattes  chauf- 
fées à  blanc  sur  la  plante  des  pieds,  les  chevilles,  le 
cou-de-pied,  que  l'on  rafraîchit  d'heure  en  heure  pour 
faire  durer  et  recommencer  le  supplice  ^  ;  quelques-uns 
qu'on  «  remplit  »  de  poudre  ce  comme  des  bombardes  », 
pour  les  «  faire  crever  »,  à  l'aide  d'une  mèche,  —  cela 
s'appelle  «  brûler  un  peu  de  poudre  au  cul  d'unnègre^  »  ; 
—  des  femmes  dont  on  brûle  avec  des  tisons  ardents 
les  «  parties  honteuses  ''  »  ;  d'autres  dont  on  asperge  de 
cire  ardente  les  bras,  les  mains,  les  reins  ^;  certains 
sur  la  tête  de  qui  l'on  déverse  la  bouiUie  brûlante  des 
cannes  avec  de  grandes  cuillères  de  sucrerie  ^ 

Quelques  maîtres  préfèrent  les  mutilations  :  mutila- 
tions des  oreilles,  qui  suit  naturellement  le  supplice  de 
la  pendaison  par  les  oreilles;  mutilation  d'une  jambe; 
arrachement  des  dents;  incisions  des  flancs   sur  les- 

qu'il  rit  encore  »,  et  prit  une  fourche  pour  le  fourgonner.  Depuis,  cet 
habitant  est  devenu  i'épouvantail  des  esclaves,  et  lorsqu'ils  manquent  à 
leurs  maîtres,  ceux-ci  les  menacent  en  disant  :  «  Je  te  vendrai  à  Cha- 
peron. »  (Bossu,  Nouveaux  voyages  aux  Indes  occidentales,  2  vol.  in-S», 
1768  ;  lettre  écrite  du  Cap-Français,  le  d3  février  1751,  t.  I,  p.  18.) 

1.  Extrait  des  minutes  du  greffe  criminel  du  juge  royal  de  Léogane, 
affaire  Andache  et  Saint-Lazard,  1736  (Arch.  min.  des  col.,  Notes  his- 
toriques, de  Moreau  du  Saint-Méry,  F^  144). 

2.  Peytraud,  Op.  cit.,  p.  325,  d'après  une  lettre  de  M.  de  Phelypeaux 
au  Ministre,  du  24  mai  1712. 

3.  Lettre  de  M.  de  la  Chapelle  au  Ministre,  du'Petit-Goave,  le  8  sep- 
tembre 1736  (A.  M.  G.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  C^  vol.  XLV). 

4.  Moreau  de  Saint-Méry,  Lois  et  constitutions,  t.  L  p.  203. 

5.  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques  (A.  M.  C,  F^*  136,  p.  75). 

6.  Essai  sur  l'esclavage...,  an  VIL  (A.  M.  G.,  FM29,  p.  108-109). 


LE    MONDE    NOIR  193 

quelles  on  verso  du  lard  fondu*  ;  mutilation  plus  honteuse 
eniin,  plus  épouvantable,  celle  des  parties  viriles  ■  ! 

Un  genre  de  supplice  fréquent  encore  est  l'enterre- 
ment tout  vivant  du  nègre,  à  qui  devant  tout  l'atelier 
l'on  fait  creuser  lui-même  sa  tombe",  ou  bien  l'enterre- 
ment jusqu'au  cou  du  misérable,  dont  la  tête  est  enduite 
de  sucre,  afin  que  les  mouches  soient  pour  lui  plus 
dévorantes '\  L'on  varie  quelquefois  ce  dernier  sup- 
plice :  le  patient  tout  nu  est  attaché  proche  une  fourmi- 
lière, et  «  l'ayant  un  peu  frotté  de  sucre,  ses  bourreaux 
lui  versent  à  cuillerées  réitérées  des  fourmis  depuis  le 
crânejusqu'à  la  plante  des  pieds,  les  faisant  entrer  dans 
tous  les  trous  du  corps  ».  Quelques  maîtres  «  font  lier 
leurs  esclaves  nus  à  des  pieux,  aux  endroits  oii  il  y  a 
des  maringouins,  insectes  fort  piquants»,  et  ce  martyre 
n'est  pas  le  moins  douloureux ^ 

Viennent  enfin  les  supplices  moins  raffinés,  mais  aussi 
cruels  :  nègres  enfermés  dans  des  cages  %  des  tonneaux '', 
nègres  amarrés  sur  des  chevaux,  les  pieds  attachés  sous 
le  ventre  et  les  mains  à  la  queue  du  cheval  ^  ;  —  les 


1.  Peytraud,  Op.  cit.,  p.  323. 

2.  Lettre  de  MM.  de  Larnage  et  Maillart,  de  Léogane,  28  mars  1741 
(A.  M.  C,  Coït,  gén.,  Saint-Domingue,  C\  vol.  LIV). 

3.  Essai  sur  l'esclavage...,  an  VU  (A.  M.  G.,  F^  129,  p.  109). 

4.  C'est  un  habitant  du  Port-de-Paix  qui  aurait  été  l'inventeur  de  ce 
supplice,  souvent  renouvelé  depuis  (Frossard,  La  Cause  des  nègres 
esclaves,  Lyon,  1789,  t.  Il,  p.  67-68). 

5.  Peytraud,  Op.  cit.,]}.  32S,  d'après  encore  la  même  lettre  de  M.  de 
Phelypeaux  citée  plus  haut. 

6  Dugoujon,  Lettres  sur  l'esclavage,  1845,  in-S»,  p.  85. 

7.  Lettre  de  M.  de  Fayet  au  Ministre,  14  mars  1733  (A.  M.  C, 
Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  C%  vol.  XLII). 

8.  Lettre  de  M.  de  la  Chapelle  au  Ministre,  du  25  octobre  1736  (A, 
M.  G..  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  G^  vol.  XLIV). 

13 


194  SAINT-DOMINGUE 

supplices  inspirés  par  les  plus  bas  instincts  :  esclaves 
auxquels  on  fait  manger  leurs  excréments,  boire  leur 
urine,  lécher  les  crachats  de  leurs  camarades  ;  —  enfin 
les  supplices  que  des  imaginations  désordonnées  et  en 
délire  peuvent  seules  concevoir  :  voici  un  colon  qui 
comme  un  chien  enragé  se  jette  sur  ses  noirs,  pour  les 
mordre  et  leur  arracher  la  chair  à  pleines  dents  '. 

Tant  d'horribles  tortures,  qu'on  se  le  persuade,  sont 
bien  authentiques.  Mais,  encore  une  fois,  dans  quelle 
mesure  ont-elles  été  infligées  par  les  maîtres  à  leurs 
esclaves?  C'est  à  quoi  il  est  embarrassant  de  répondre. 
De  même,  en  effet,  qu'en  ce  qui  concerne  le  travail  exigé 
des  noirs,  tout  est,  comme  nous  l'avons  vu,  question  de 


1.  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques....,  (A.  M.  C,  F'  132, 
p.  419-420). 

Le  mulâtre  Vastey,  dit  le  baron  de  Vastey,  dans  une  brochure  des- 
tinée à  réfuter  Malouet,  allonge  la  liste  de  ces  supplices.  Opposant 
l'humanité  des  colons  d'autres  nations  à  la  cruauté  des  Français,  et 
bien  à  tort  (car  il  est  prouvé  que  ces  dei'niers  furent  les  moins  cruels 
de  tous  les  Européens),  Vastey  s'écrie  :  «  Ont-ils  comme  vous,  ces 
colons,  ont-ils  pendu  des  hommes  la  tête  en  bas,  les  ont-ils  noyés,  ren- 
fermés dans  des  sacs,  crucifiés  sur  des  planches,  enterrés  vivants,  piles 
dans  des  mortiers?  Les  ont-ils  contraints  de  manger  des  excréments 
humains  ?  Et,  après  avoir  mis  leurs  corps  en  lambeaux  sous  le  fouet, 
les  ont-ils  jetés  vivans  à  être  dévorés  par  les  vers,  ou  jetés  dans  des 
ruches  de  fourmis,  ou  attachés  à  des  poteaux  près  des  lagons 
pour  être  dévorés  par  les  maringouins  ?  Les  ont-ils  précipités  vivants 
dans  des  chaudières  à  sucre  bouillantes  ?  Ont-ils  fait  mettre  des  hommes 
et  des  femmes  dans  des  boucauts  hérissés  de  clous,  foncés  par  les  deux 
bouts,  roulés  sur  le  sommet  des  montagnes,  pour  être  ensuite  préci- 
pités dans  l'abîme  avec  les  malheureuses  victimes?  Ont-ils  fait  dévorer 
les  malheureux  noirs  par  des  chiens  anthropophages,  jusqu'à,  ce  que 
ces  dogues,  repus  de  chair  humaine,  épouvantés  d'horreur  ou  atteints 
de  remords  (?),  se  refusassent  à  servir  d'instruments  à  la  vengeance 
de  ces  bourreaux  qui  achevaient  les  victimes  à  demi  dévorées  à  coups 
de  poignard  et  de  bayonnettes  ?  »  (Notes  à  M.  le  baron  de  Malouet  en 
réfutation  du  quatrième  volume  de  son  ouvrage  intitulé  :  Collection  de 
Mémoires  sur  les  colonies,  parle  baron  de  J.-L.  Vastey,  secrétaire  du 
Roi,  membre  du  Conseil  privé  de  S.  M.  Henry  1»'.  Au  cap  Henry,  1814, 
in-8°,  p.  6). 


LE    MONDE    NOIR  lOS 

fait,  de  même  en  ce  qui  touche  la  discipline  des  planta- 
tions, tout  dépend  des  maîtres.  Ainsi  seulement,  dans 
tous  les  cas,  l'on  peut  concilier  les  impressions  trhs 
diverses  que  des  témoins  oculaires  nous  ont  transmises 
sur  le  sort  et  le  traitement  des  esclaves  à  Saint-Domingue. 
Je  ne  parlerai  qu'en  passant  de  l'opinion  de  ces  pam- 
phlétaires avérés  qui  prétendent  tout  légitimer  et  en 
bloc.  «  Les  cruautés,  dit  l'un  d'eux,  que  quelques 
philosophes  modernes  attribuent  aux  colons,  ne  sont  que 
des  fictions,  afin  d'émouvoir  la  sensibilité  de  la  nation 
sur  l'esclavage  des  nègres,  et  pour  provoquer  une  révo- 
lution désastreuse.  Ils  se  rendent  injustes  envers  leurs 
concitoyens  et  leurs  frères,  en  les  inculpant  d'une 
manière  aussi  odieuse,  car  les  colons  n'emploient  de 
corrections  que  celles  permises  par  la  loi.  Il  y  a  eu  des 
sévérités  outrées  dans  des  temps  moins  éclairés  ;  mais 
il  faudroit  encore,  pour  les  mettre  au  rang  des  cruautés 
réfléchies,  connaître  les  motifs  qui  les  ont  fait  ordonner 
et  on  verroit,  nous  n'en  doutons  pas,  que  la  sûreté 
publique  en  étoit  une  suite  ^  »  Mais  entre  pareil  opti- 


1.  Mémoire  sur  V esclavage  des  nègres...,  ^t^-v  M.  D.  L.  M.  F.  Y,  Paris,  1790, 
in-S»,  p.  4. —  «  La  société  de  nos  îles,  dit  encore  un  colon,  offrait  le 
tableau  de  cette  vie  patriarcale  dans  lequel  on  reporte  le  bonheur  de 
l'âge  d'or  qui  n'exista  peut-être  jamais  et  qu'on  trouve  aujourd'hui 
dans  quelques  plaines  du  Nouveau  Monde.  Le  nègre,  mille  fois  plus 
fortuné  que  le  paysan  de  nos  campagnes,  libre  de  toute  inquiétude, 
vivoit  tranquille  auprès  des  blancs  chargés  de  veiller  sans  cesse  à  tous 
ses  besoins.  Il  étoit  heureux,  s"il  est  possible  que  l'homme  soit  heu- 
reux. Il  l'étoit  surtout  par  le  génie,  par  le  caractère,  par  l'humeur 
douce  et  facile  des  François  qui,  de  tous  les  Européens,  ont  mis  dans 
leur  société  avec  l'Africain  le  plus  de  dignité,  d'humanité  et  de  jus- 
tice... Semblable  au  père  de  famille  chéri  de  ses  enfants,  le  blanc  dor- 
moit  profondément  au  milieu  de  ses  nègres  armés.  Lui  seul,  sans  ver- 
rous, sans  armes,  étoit  gardé  par  le  respect,  par  l'amour  et  la  reconnois- 
sance...  »  {Adresse  aux  Français  contre  la  Société' des  Amis  des  Noirs, 
par  M.  Dutrône  de  la  Couture,  docteur  en  médecine,  in-S",  s.  d.) 


196  SAINT-DOMINGUE 

misme  et  les  exagérations  de  ceux  qui  font  de  tous  les 
maîtres  des  vampires,  se  placent  les  affirmations  de 
g'ens  qui,  sans  y  être  particulièrement  intéressés,  nous 
ont  dépeint  de  façon  assez  favorable  la  vie  des  esclaves 
à  Saint-Domingue. 

Ecoutons  d'abord  Malouet,  qui  Ta  vue  de  prës,  nous 
retracer  cette  vie.  Certes  il  n'est  pas  suspect,  puisque 
accusé,  pendant  son  séjour  à  Saint-Domingue,  d'être  un 
ami  des  noirs,  il  fut  violemment  attaqué,  à  son  retour 
en  France,  comme  défenseur  de  l'esclavage.  Or  voici 
comment  il  s'exprime  dans  son  Mémoire  sur  l'esclavage. 
«  Ne  raisonnons  point  par  hypothèses  ;  ne  cherchons  à 
nous  éclairer  que  par  l'examen  des  faits...  Que  voyons- 
nous?  Nous  voyons  à  partir  de  l'enfance  le  nègre  dans 
le  sein  de  sa  famille,  soumis  à  l'autorité  paternelle... 
Devenu  fort  et  laborieux,  il  commence,  malgré  la  servi- 
tude, à  goûter  les  plaisirs  de  l'amour,  et  le  maître  n'a 
aucun  intérêt  à  contrarier  ses  goûts.  11  a  bientôt  ceux 
de  la  propriété  ;  on  lui  donne  un  jardin,  une  maison,  des 
poules,  un  cochon,  et  il  dispose  aussi  librement  de  ses 
récoltes  que  tout  autre  propriétaire.  Il  n'en  est  pas  un 
qui  ait  Fatrocité  de  forcer  un  esclave  de  lui  donner 
gratuitement  ou  de  lui  vendre  à  bon  marché  ses  œufs, 
ses  poules,  ses  légumes;  cette  tyrannie  seroit  bientôt 
punie  par  le  découragement  de  tout  l'atelier,  et  sur  cela 
l'intérêt  personnel  se  joint  à  l'humanité.  Cet  esclave  vit 
donc  habituellement  dans  sa  famille,  dans  sa  maison, 
dans  son  champ,  et  se  voit  perpétuellement  entouré 
dhommes  de  sa  classe,  dont  les  plus  industrieux  et  les 
plus  sages  arrivent  souvent  à  une  grande  aisance.  Il  a 
pour  consolation  le  spectacle  de  ses  semblables,  dont 


LE    MONDE    NOIR  197 

quelques-uns  se  procurent  par  leur  travail  des  jouis- 
sances de  luxe  ;  il  a  pour  perspective  la  liberté  et  de 
plus  grandes  jouissances,  s'il  rend  à  son  maître  des 
services  essentiels  :  et  enfin  il  voit  dans  sa  vieillesse 
ses  infirmités  soignées  et  ses  enfans  parcourant  la 
même  carrière  que  lui,  sans  l'inquiétude  du  besoin. 
Transportez-vous  dans  son  atelier,  les  chants  cadencés 
de  cette  troupe  de  laboureurs  ne  vous  peindront  point 
la  misère  et  le  désespoir.  Voyez-les  aux  jours  de  fête  ; 
leurs  danses,  leurs  calenda  et  la  parure  de  ceux  qui 
ont  de  l'industrie  rassureront  votre  pitié.  Entrez  surtout 
dans  une  habitation  bien  ordonnée  et  dont  le  proprié- 
taire est  un  honnête  homme,  vous  verrez  si,  à  l'aspect 
de  leur  maître  et  de  sa  famille,  ces  esclaves  montrent  la 
tristesse  et  l'effroi  qu'inspire  la  vue  d'un  tyran...  Pour- 
quoi des  faits  rares  et  isolés,  et  qui  font  horreur  en 
Amérique  comme  en  France,  feroient-ils  regarder  les 
colons  comme  des  ogres  s'arrogeant  le  droit  de  mutiler 
et  de  tuer,  sans  que  la  police  réprime  ces  excès,  quand 
ils  sont  connus?...  Peut-on  imaginer  d'ailleurs  qu'un 
homme  sensé  dispense  légèrement  ces  châtiments,  se 
plaise  à  tourmenter  les  êtres  qui  l'entourent,  qui  dépen- 
dent de  lui,  et  dont  le  bonheur  importe  à  ses  intérêts? 
Peut-on  imaginer  qu'il  y  ait  beaucoup  d'hommes  assez 
malheureusement  nés  pour  préférer  les  cris,  les  gémis- 
sements de  leurs  esclaves  à  l'ordre  et  la  paix  de  leurs 
ateliers,  à  la  vigueur  et  au  zèle  résultant  d'un  régime 
attentif  et  juste  ^  ?  » 

Youlez-vous  maintenant  l'impression  d'un  colon,  et 

1.  Mémoire  sur  l'esclavage  des  nègres,  par  M.  Malouet,  à  Neufchâtel, 
1788,  in-8%  p.  27-29,  32,  35. 


198  SAINT-DOMINGUE 

d'un  colon  bien  placé  et  d'un  esprit  assez  élevé  et  éclairé 
pour  juger,  semble-t-il,  sainement  des  choses?  M.  de 
Vaublanc  vous  décrira  ainsi  son  retour  en  1774  sur 
l'habitation  de  sa  famille,  qu'il  avait  quittée  tout  enfant. 

«  Arrivés  sur  notre  habitation,  écrit-il  dans  ses 
Mémoires,  nous  fûmes  reçus  par  l'atelier,  o\x  se  mêlaient 
les  vieillards,  les  hommes,  les  enfants,  avec  un  véritable 
enthousiasme.  Si  des  libéraux,  des  philosophes  modernes 
lisaient  cette  phrase,  ils  en  riraient  avec  dédain  ;  elle 
n'en  est  pas  moins  l'expression  d'un  sentiment  très  vrai. 
Oui,  ces  nègres  habitués  à  respecter  les  hommes  blancs, 
des  Français,  étaient  d'excellents  hommes,  jusqu'au 
moment  où  ils  entendirent  cette  autre  race  d'hommes 
raisonneurs,  aussi  imbéciles  que  méchants,  qui  se  plai- 
saient à  troubler  l'ordre  partout  où  il  existe,  avec  la 
certitude  de  semer  les  germes  de  la  révolte,  des  mas- 
sacres et  des  incendies.  Je  remarquai  qu'il  n'y  avait  sur 
l'habitation  ni  prisons  ni  cachots.  Un  nègre  avait  des 
fers  qu'il  devait  porter  pendant  un  mois  ;  on  me  dit  sa 
faute,  pour  laquelle  il  aurait  été  condamné  à  mort  dans 
la  bonne  France.  Jamais,  en  France,  on  n'a  conçu  une 
juste  idée  de  l'état  des  nègres  dans  nos  colonies.  La 
tourbe  innombrable,  qui  répète  toujours  et  sans  examen 
ce  qu'elle  a  entendu  dire  une  fois,  redit  sans  cesse  un 
tas  de  faussetés  sur  l'état  des  nègres.  Je  ne  connais  rien 
de  plus  injuste  et  de  plus  irréfléchi  que  cette  phrase  de 
Montesquieu  :  «  D'où  vient  cette  férocité  que  l'on 
«  remarque  dans  les  habitants  de  nos  colonies,  si  ce 
«  n'est  de  l'habitude  de  commander  à  des  esclaves?  » 

«  Il  parlait  avec  cette  assurance  de  choses  et 
d'hommes  qu'il  ne  connaissait  point.  L'abbé  Raynal, 


LE    MONDE    NOIR  199 

malgré  ses  déclamations  philosophiques,  a  été  juste 
quand  il  a  parlé  du  caractère  loyal  et  facile  de  ces 
hommes,  dont  Montesquieu  peignait  la  férocité.  Le  hruit 
général  dans  la  colonie  était  bien  didérent,  car  on  y 
disait  que  les  propriétaires  gâtaient  leurs  nèg'res.  C'est 
le  terme  dont  on  se  servait.  Par  humanité  autant  que 
par  intérêt,  les  propriétaires  avaient  le  plus  grand  soin 
de  leurs  esclaves. 

«  Sans  doute  il  était  parmi  les  nèg'res  des  malheu- 
reux; mais  combien  en  voyez-vous  en  France  !  Ce  qui 
frappe  les  Européens  en  entrant  dans  une  colonie,  c'est 
de  voir  un  grand  nombre  de  nègres  nus,  sans  autre 
A'êtement  qu'un  linge  à  la  ceinture.  Ils  oublient  alors  les 
haillons  dégoûtants  qu'ils  ont  vus  si  souvent  en  France  ; 
ces  tristes  vêtements  ne  préservent  point  nos  pauvres 
du  froid  ;  mais  la  nudité  des  nègres  n'est  pas  un  mal 
dans  un  climat  qui  leur  fait  rejeter  les  vêtements.  Il  en 
est  beaucoup  auxquels  on  ne  peut  même  faire  conserver 
ceux  qu'on  leur  donne.  Les  ordonnances  de  Louis XIV 
prescrivent  de  leur  donner  deux  rechanges  par  an. 
Mais  il  est  très  difficile  de  leur  inspirer  le  goût  de  ces 
habillements.  A  côté  de  ces  hommes  nus,  vous  envoyez 
qui  goûtent  le  plaisir  et  la  vanité  de  la  parure  et  qui 
trouvent  le  moyen  de  la  satisfaire  dans  les  bontés  de 
leurs  maîtres  et  dans  leur  industrie  encouragée  par 
eux. 

«  On  se  figure  les  nègres  bien  malheureux  dans  leurs 
travaux.  On  ne  sait  pas  qu'ils  ne  font  jamais  aucun  de 
ces  travaux  malsains,  fatigants  et  dangereux  auxquels 
sont  assujettis  les  ouvriers  dans  notre  Europe.  Dans 
nos  colonies,  ils  ne  descendent  point  dans  les  entrailles 


200  SAINT-DOMINGUE 

de  la  terre,  ils  n'y  creusent  point  des  puits  profonds, 
ils  n'y  construisent  point  des  galeries  souterraines,  où 
des  familles  entières  s'établissent  comme  si  elles  étaient 
destinées  à  ne  plus  voir  la  clarté  du  jour...  Ils  ne  tra- 
vaillent point  dans  des  manufactures,  où  nos  ouvriers 
respirent  un  air  mortel  et  infect;...  ils  ne  montent  point 
sur  des  toits  élevés  ;  ils  ne  portent  point  d'énormes 
fardeaux;  ils  ne  sont  point  comme  nos  vignerons  cour- 
bés jusqu'à  terre,  travaillant  avec  un  instrument  court 
qui  les  contraint  à  cette  attitude  ;  ils  ont  en  main  une 
espèce  de  pioche  légère,  attachée  à  un  bâton  assez  long 
pour  qu'ils  soient  presque  debout  en  grattant  la  terre  ; 
car  c'est  là  leur  travail. 

«  Quant  à  la  sucrerie,  le  travail  qu'elle  exige  n'est 
ni  fatigant,  ni  malsain  ;  les  hommes,  qui  écument  les 
chaudières  où  se  fait  le  sucre,  respirent  une  odeur  balsa- 
mique aussi  saine  qu'agréable.  Quoique  leur  travail  ne 
soit  pas  fatigant,  ils  sont  relevés  de  deux  heures  en  deux 
heures.  Tous  les  nègres  ont  un  petit  jardin  qu'ils  culti- 
vent pour  eux;  ils  ont  des  poules,  des  cochons.  Sur  les 
habitations  bien  conduites,  il  existe  une  si  grande  abon- 
dance de  melons,  d'ignames,  de  bananes,  de  patates, 
de  pois  de  toute  espèce,  et  cela  pendant  toute  l'année,  que 
l'on  ne  fait  aucune  attention  à  ce  qu'ils  prennent  pour 
eux.  Le  dimanche,  on  leur  permet  de  remplir  des  jarres 
de  gros  sirop,  et  d'aller  les  vendre  à  la  ville.  J'en  ai  vus 
qui  élevaient  des  chevaux  sur  l'habitation,  et  l'un  d'eux 
éleva  un  cheval  fort  joli  que  je  lui  achetai  au  prix  de 
1.200  francs  qui  faisaient  800  francs  de  France.  Ainsi 
tous  ceux  qui  profitaient  des  moyens  d'industrie  qu'on 
leur  donnait  étaient  très  heureux.  Trois  heures  par  jour 


LF,    MONDK    NOIU  201 

leur  étaient  données,  ainsi  que  les  l'êtes  etles  dimanches. 
Un  médecin-chirurgien  venait  tous  les  jours  sur  l'iiahi- 
tation.  Je  l'ai  vu,  pendant  la  guerre  avec  l'Amérique, 
ordonner  pour  un  nègre  du  vin  de  Bordeaux;  et  quoique 
la  houteille  coûtât  alors  5  à  G  francs  de  France,  on  lui 
donnait  exactement  ce  que  le  médecin  avait  ordonné. 
Les  femmes  enceintes  et  les  enfants  étaient  rohjet  des 
soins  les  plus  assidus.  Sans  doute  quelques  Français 
ont  abusé  de  leur  autorité  et  ont  ordonné  des  châti- 
ments cruels  ;  c'était  un  crime,  mais  combien  rare  ! 

«  Les  ordonnances  de  Louis  XTV  prescrivaient  des 
châtiments  sévères  contre  ces  barbares.  Le  gouverneur 
avait  même  le  droit  de  les  renvoyer  de  la  colonie,  avec 
défense  d'y  reparaître  ;  les  informations  étaient  prises 
parles  procureurs  généraux,  et  l'ordonnance  du  général 
était  inscrite  sur  les  registres  des  tribunaux.  Le  comte 
d'Ennery  avait  puni  de  cette  façon  deux  habitans  notoi- 
rement connus  pour  leurs  cruautés. 

«  J'avais  pour  voisin  un  certain  comte  de  Parades. 
Dînant  chez  moi  avec  une  douzaine  d'habitans,  il  annonça 
les  desseins  les  plus  féroces  :  il  était  déterminé  à  couper 
une  jambe  à  tous  ceux  de  ses  nègres  qui  s'enfuiraient 
de  son  habitation.  Tous  les  convives  poussèrent  un  cri 
d'horreur,  et  l'un  d'eux  lui  déclara  qu'à  la  première  exé- 
cution de  cette  espèce  il  le  dénoncerait  au  gouverneur... 

«  J'oubliais  de  dire,  quand  j'ai  parlé  de  la  manière 
dont  les  nègres  travaillaient  à  la  terre,  qu'ils  étaient 
rangés  en  lignes  et  précédés  d'un  nègre  chanteur  qui, 
le  visage  tourné  vers  eux,  chantait  des  chansons  impro- 
visées sur-le-champ  ;  les  nègres  répétaient  en  chœur  et 
en  partie   avec   beaucoup   de  justesse  ;   le  chanteur  y 


202  SAINT-DOMINGUE 

mêlait  des  plaisanteries  et  toute  la  ligne  éclatait  de  rire 
sans  cesser  le  travail.  Lorsque  j'allais  les  voir,  j'étais  un 
sujet  intarissable  de  chansons,  dans  lesquelles  ils  joi- 
gnaient à  la  louange  la  demande  des  choses  qu'ils  dési- 
raient. Ils  chantaient  les  bons  maîtres  connus  pour 
tels,  et  n'épargnaient  pas  la  réputation  de  ceux  qui  pas- 
saient pour  trop  sévères.  Ils  avaient  un  refrain  répété 
sur  toutes  les  habitations  :  «  Heureux  comme  nègres  à 
Galliffet!  » 

«  Je  m'étais  marié  ;  ma  femme  se  livrait  au  bonheur 
de  soigner  et  faire  soigner  devant  elle  les  femmes  en 
couches,  les  malades  et  les  enfants.  Ces  soins  étaient 
portés  aussi  loin  qu'ils  pouvaient  aller.  11  en  était  de 
même  sur  toutes  les  habitations.  Ces  soins  et  ces  bontés 
signalaient  la  conduite  de  toutes  les  femmes  des  proprié- 
taires. On  a  pu  remarquer  des  exceptions,  mais  com- 
bien rares  ! 

«  Si,  d'ailleurs,  les  nègres  avaient  été  malheureux, 
comme  on  le  dit,  je  serais  un  bien  méchant  homme,  car 
j'étais  très  heureux  alors.  J'aurais  donc  goûté  ce  bon- 
lieur  au  milieu  de  plus  de  deux  cents  malheureux  î... 

«  Je  suis  arrivé  dans  la  colonie  l'esprit  plein  de  toutes 
les  maximes  philosophiques  sur  la  liberté,  l'humanité, 
l'esclavage;  et  cependant  je  n'y  ai  rien  vu  qui  me  révol- 
tât'... » 

«  On  a  déjà  prouvé  plusieurs  fois,  écrit  de  même  M.  de 
Saint-Cyran,  capitaine  au  corps  royal  du  génie,  et 
employé  pendant  de  longues  années  dans  les  îles 
anglaises  et  françaises  de  l'Amérique,  on  a  déjà  prouvé 

1.  Souvenirs,  parle  comte  de  Vaublanc,  Paris,  1838,  t.  I,  p.  171-178, 
180-181,201. 


LR    MONDK    NOIR  203 

plusieurs  fois  que  l'état  des  esclaves  dans  nos  colonies 
est  moins  dur  habituellement  que  celui  des  journaliers 
de  France,  qu'ils  ont  surtout  par-dessus  ces  derniers 
l'avantage  d'être  soignés  dans  leurs  infirmités  et  leur 
vieillesse,  et  que  la  nourriture  de  leurs  femmes  et  de 
leurs  enfants  y  est  assurée,  qu'excepté  aux  heures  de 
travail  ils  jouissent  d'une  liberté  parfaite,  qu'il  n'en  ait 
aucun  qui  ne  possède  une  maison  et  des  terres  pour  lui 
et  les  siens,  qui  n'ait  des  poules,  des  cochons  et  d'autres 
propriétés  toujours  soigneusement  respectées  par  le 
maître;  qu'un  grand  nombre  d'entre  eux  n'ont  jamais 
connu  la  plus  légère  punition,  et  remplissent  leurs 
devoirs  avec  attachement  et  fidélité;  qu'ils  chantent 
presque  tout  le  jour  et  s'assemblent  pour  danser  au  moins 
deux  fois  la  semaine,  souvent  pendant  la  nuit  entière  ; 
que,  les  jours  de  fête,  ceux  qui  ont  la  moindre  industrie 
paroissent  dans  les  bourgs  habillés  très  élégamment, 
qu'ils  se  donnent  fréquemment  entre  eux  des  dîners  en 
règle,  que  leurs  noces  sont  somptueuses,  ainsi  que  leurs 
convois  funèbres,  et  qu'enfin  la  plupart  seroient  infini- 
ment surpris  s'ils  apprenoient  ce  que  les  philosophes 
parisiens  racontent  de  leur  état  ^  » 

Pour  terminer,  les  souvenirs  d'un  simple  voyageur  en 
1786.  «  La  population  de  Saint-Domingue,  constate  le 
marquis  d'Andigné  dans  ses  Mémoires,  étoit  aisée  et 
heureuse  ;  le  visage  des  nègres  eux-mêmes  exprimoit  le 

4.  Réfutation  du  projet  des  amis  des  noirs  sur  la  suppression  de  la 
traite  des  nègres  et  sur  l'abolition  de  l'esclavage  dans  nos  colonies,  par 
M.  de  Saint-Cyran,  capitaine  en  premier  au  corps  royal  du  génie,  Paris, 
1790,  in-S»,  p.  4-5.  —  A  peu  près  dans  les  mêmes  termes  s'exprime 
rétrospectivement,  sur  le  sort  des  noirs,  M.  Grouvel,  «  ancien  gérant 
de  Saint-Domingue  »,  dans  son  ouvrage  intitulé  :  Faits  historiques  sur 
Saint-Domingue,  de  1786  à  1805,  Paris,  1814,  in-8",  p.  158  et  suivantes. 


204  SAINT-DOMINGUE 

contentement.  Ceux  qui  avoient  été  élevés  sur  la  côte 
d'Afrique  restoient  sombres  et  mécontents  ;  mais  les 
noirs  créoles,  traités  g'énéralement  avec  une  grande 
douceur,  ne  s'occupoient  que  de  danses  et  de  plaisirs  et 
ne  paraissoient  ni  humiliés,  ni  malheureux  de  leur  sort. 
Il  a  fallu  beaucoup  de  peines  et  d'intrigues  pour  soule- 
ver et  révolutionner  ces  populations  tranquilles  ^  » 

Et  maintenant,  que  conclure  de  tout  cela?  11  paraît  diffi- 
cile évidemment  de  concilier  des  textes  aussi  divers  que 
ceux  quej'ai  cités.  Je  ne  vois,  pour  ma  part,  qu'un  moyen 
d'y  parvenir,  c'est  d'admettre  que  les  auteurs,  auxquels 
j'ai  successivement  donné  la  parole,  onttous  été  de  bonne 
foi,  et  que  tous  ils  ont  bien  vu  les  choses  telles  qu'ils  les 
rapportent.  Il  y  aurait  alors  moins  à  établir  une  cri- 
tique de  leurs  témoignages  qu'à  dresser  une  proportion 
des  uns  et  des  autres.  Malheureusement  ces  témoignages 
ne  sont  pas  assez  nombreux,  pour  que  de  leur  balance 
puisse  naître  «t  s'imposer  dans  un  sens  ou  dans  l'autre 


1.  Mémoires  du  général  d'Andigné,  publiées  par  Ed.  Biré,  Paris,  1900, 
in-8°,  p.  82. 

J'ajoute  pour  achever  que  les  nègres  eux-mêmes  à  Saint-Domingue 
ne  semblent  pas  s'être  fait  une  idée  absolue  de  la  cruauté  des  maîtres, 
ni  avoir  nécessairement  et  toujours  considéré  ceux-ci  comme  leurs 
ennemis.  M.  Augez  de  Blaru  nous  raconte  comment  il  a  été  reçu  par 
l'atelier  de  l'habitation  de  M"»°  dô  Séguiran,  au  Limbe,  bien  que  suc- 
cédant la,  en  qualité  de  gérant  à  un  homme  qui  y  avait  fait  périr  plus 
de  20  nègres,  et  le  récit  de  cette  réception  nous  prouve  que  les  esclaves 
ne  se  représentoient  pas  tous  les  blancs  comme  des  tyrans.  «  Au 
nombre  de  160,  écrit  M.  de  Blaru  à  sa  mère,  le  l°r  août  1777,  les  nègres 
sont  venus  au-devant  de  moi,  m'ont  enlevé  de  ma  chaise  et  m'ont 
porté  à  la  case  sur  leurs  épaules,  en  poussant  des  cris  affreux.  Hier, 
au  soir,  ils  sont  tous  venus  en  corps  dans  ma  case  :  il  était  8  heures, 
j'étais  sur  une  chaise-longue  à  cause  de  la  fièvre  ;  ils  ont  pris  la  chaise- 
longue  et  l'ont  portée  avec  moi  sous  la  galerie,  et  ont  dansé  à  la 
muette  autour  de  moi,  pour  obtenir  de  leurs  dieux  mon  rétablisse- 
ment. »  (Lettre  extraite  des  papiers  de  famille  qui  m'ont  été  commu- 
niqués par  M.  le  marquis  de  Persan.) 


LE    MONDE    NOIR  205 

une  conviction.  Tout  au  plus,  esl-il  permis  de  dire  qu'on 
a  peut-être,  en  général,  une  tendance  trop  prononcée  à 
(3xagérer  les  misères  de  la  vie  des  esclaves  à  Saint- 
Domingue  et  aux  Antilles,  et  à  généraliser  les  mauvais 
traitements  dont  beaucoup  ont  pu  être  victimes.  Je  Fai 
déjà  observé  et  je  le  répète,  tout  est  une  question  de  fait 
en  ces  matières  :  il  y  a  eu  de  bons  maîtres,  il  y  a  eu  de 
mauvais  maîtres.  J'ai  l'impression  que  ceux-là  ont  été 
plus  nombreux  que  ceux-ci  ;  mais  ce  n'est  là  qu'une 
impression  ! 


IV 


«  Je  pense,  déclare  un  des  personnages  de  la  Case 
de  ronde  Tom,  —  ce  livre  oii  tout  est  dit  sur  l'escla- 
vage,—  je  pense  que  vous  autres,  possesseurs  d'esclaves, 
vous  prenez  une  terrible  responsabilité...  Je  ne  voudrais 
pas  l'assumer  sur  moi  pour  mille  morts  !  Vous  devez 
élever  vos  esclaves,  vous  devez  les  traiter  comme  des 
créatures  raisonnables,  comme  des  âmes  immortelles, 
dont  vous  aurez  à  rendre  compte  un  jour  au  tribunal  dç 
Dieu.  Au  lieu  de  cela,  que  faites-vous  de  ces  hommes? 
Vous  en  faites  des  bêtes;  vous  dites  :  c'est  une  race  dég^ra- 
dée,  et,  vous  fondant  là-dessus,  vous  ne  tentez  rien  pour 
les  élever  et  les  instruire...  Voilà  avant  tout  votre  crime  ^» 

Bien  plus  ordinaire,  en  effet,  chez  les  possesseurs  d'es- 
claves que  la  cruauté,  —  qui  n'est  donc  peut-être  ni  géné- 
rale, ni  systématique,  —  bien  plus  répandue  est  cette 

1.  Beecher  Stowe.  La  Case  de  l'oncle  Tom,  trad.  h'.,   éd.  de  1902, 
p.  171. 


206  SAINT-DOMINGUE 

profonde  indifférence  à  l'amélioration  morale  des  noirs, 
qui  souvent  même  se  change  en  une  véritable  crainte 
de  les  voir  se  civiliser  et  se  perfectionner.  Et  si  ce  sen- 
timent est  moins  universel  chez  nos  planteurs  que  chez 
les  Anglo-Saxons,  il  n'en  est  pas  moins  celui  de  la  majo- 
rité d'entre  eux.  Il  vient  de  l'idée  absolue  et  préconçue 
qu'ils  ont  des  nègres.  De  même  en  effet  que  les  amis 
des  noirs  se  font  une  psychologie  de  l'Africain  d'un  opti- 
misme très  simple,  trop  simple  pour  être  vraie,  et  nous 
le  représentent  paré  de  toutes  les  vertus  domestiques 
et  privées  :  «  tempérance,  douceur,  attachement  à  sa 
femme  et  à  ses  enfants,  respect  pour  les  vieillards*  »,  — 
bref  l'homme  de  la  nature  auquel  la  civilisation  n'a  rien 
à  ajouter  et  ne  peut  que  nuire  ",  —  de  même  nos  colons 
des  Antilles,  ramenant  la  nature  des  nègres  à  un  type 
trop  uniforme  pour  n'être  pas  faux,  nous  les  peignent 
sans  exception  comme  des  êtres  inférieurs  au  point  de 
vue  intellectuel  et  moral,  et  comme  doués  des  plus  bas 
et  des  plus  déplorables  instincts.  «  Il  est  inné,  lisons- 
nous  dans  une  des  innombrables  brochures  publiées 
sur  ce  sujet  vers  1789,  il  est  inné  chez  la  plus  grande 
partie  des  nègres  d'être  injustes,  cruels,  barbares, 
anthropophages,  traîtres,  trompeurs,  voleurs,  ivrognes, 
orgueilleux,  paresseux,  malpropres,  impudiques,  jaloux 
à  la  fureur  et  poltrons  ^  »  Tels  en  effet  les  ordinaires 


1.  Pétion  de  Villeneuve,  Discours  sw  la  traite  des  noirs,  Paris,  avril 
1790,  in-12,  p.  11. 

2.  «  L'Europe  souriant  aux  vertus  de  l'Afrique  »,  tel  est  le  vœu 
formé  par  l'auteur  du  roman  Le  Nègre  comme  il  y  a  peu  de  blancs  [par 
Joseph  La  Vallée],  Paris,  1789,  3  vol.  in-12  ;  t.  III,  p.  45. 

3.  Mémoire  sur  l'esclavage  des  nègres...,  par  M.  D.  L.  D.  M.  F.  Y., 
Paris,  1790,  in-8»,  p.  36. 


LE    MONDE    NOIR  207 

mérites  des  représentants  de  cette  race  maudite.  Ils  sont 
d'une  mentalité  si  épaisse  et  si  bornée  ' ,  qu'il  faut 
renoncer  à  rien  leur  faire  comprendre  qui  ne  soit  d'ordre 
matériel,  et  qu'en  fait  d'idées  générales,  ils  ne  s'élèvent 
pas  au-dessus  de  celles  contenues  en  quelques  pro- 
verbes ;  d'un  entêtement  si  extraordinaire,  «  qu'on  ne 
peut  que  bien  difficilement  leur  faire  utiliser  la  brouette, 
et  que  beaucoup  la  portent  sur  la  tête  comme  un 
panier  "  »  ;  débauchés  à  ce  point,  qu'ils  ne  songent 
qu'aux  plus  grossiers  plaisirs  et  qu'ils  préfèrent  le 
fouet  ou  tout  autre  châtiment  corporel  à  la  mise  au 
cachot  pendant  la  nuit,  car  cela  les  empêche  de  «  cou- 
rir »,  comme  ils  disent.  Ils  entretiennent,  en  effet,  autant 
de  femmes  qu'ils  le  peuvent,  et  qui  demeurent  souvent 
à  plus  de  deux  lieues  les  unes  des  autres,  ce  qui  ne  les 
arrête  pas  le  soir,  après  avoir  fini  leur  travail,  de  partir 
pour  aller  voir  leurs  maîtresses  souvent  à  travers  d'affreux 
précipices  ou  d'épouvantables  chemins  ^  C'est  la  nuit 
de  même  qu'ils  se  livrent  de  préférence  à  une  autre  de 
leurs  passions,  celle  du  vol,  à  laquelle  se  joint  d'habi- 
tude la  dissimulation  la  plus  enfantine,  la  ruse  la  plus 
puérile.  Convaincus  de  larcin,  ils  ne  se  déconcertent 
jamais,  mais  nient  toujours  avec  une  stupide  obstina- 

1.  «  La  couleur  de  la  peau  du  nègre  annonce  déjà  les  ténèbres  de  son 
intelligence.  »  (Mazères,  De  l'utilité  des  colonies,  des  causes  intérieures 
de  la  perte  de  Saint-Domingue  et  des  moyens  d'en  recouvrer  la  possession, 
Paris,  1814,  in-8°,  p.  Cl.) 

2.  Essai  sur  l'esclavage  et  observation  sur  l'état  présent  des  Euro- 
péens en  Amérique,  an  VII  (A.  M.  C,  F^  129,  p.  219). 

3.  Peytraud,  Op.  cit.,  p.  211.  —  «  Leur  complexion  chaude,  disait 
déjà  le  P.  Labat,  les  rend  fort  adonnés  aux  femmes.  »  (Labat,  Op.  cit., 
t.  iV,  p.  462.)  —  Ce  qui  n'empêche  que  la  natalité  est  extrêmement 
faible  parmi  les  esclaves.  Que  de  fois  du  reste  on  a  invoqué  ce  fait  et 
à  juste  titre  pour  condamner  l'esclavage  ! 


208  SAINT-DOMINGUE 

tion.  Là-dessus,  mille  traits  sont  classiques  :  celui,  par 
exemple,  du  nègre  qui,  accusé  d'avoir  dérobé  un  pigeon, 
nie  le  fait,  qu'on  fouille,  sur  lequel  on  trouve  la  preuve 
toute  vivante  de  son  vol,  et  qui  s'écrie  :  «  Ha  !  gardé 
pigeon  là  !  Hé  bien  !  li  prend  chimise  moin  pour  Colom- 
bie li  S)  ;  ou  celui  de  cet  autre  au  travers  de  la  chemise 
duquel  on  touchait  les  patates  qu'il  avait  volées;  il  sou- 
tenait que  c'était  des  pierres  ;  on  le  déshabille,  les 
patates  tombent,  et  lui  de  s'écrier  :  «  Haye,  maîte  !  Diab 
mauve  !  Li  faire  roche,  là  touvé  patates  -  !  »  La  dissimu- 
lation et  le  mensonge  sont  d'ailleurs  les  vices  courants 
des  nègres.  Un  nègre  se  confesse.  Le  prêtre  lui  demande 
s'il  a  volé  des  poules  ?  —  Non.  —  Des  moutons  '?  — 
Non.  —  Des  cochons  ou  d'autres  animaux?  —  Non.  La 
confession  finie,  le  pénitent,  ivre  de  joie,  va  trouver  ses 
camarades  et  leur  dit  :  a  Ah!  moin  gagné  bonher  !  Li 
nommé  moin  tout!  Mais  li  blié  pintade.  C'est  ça  qui 
sauvé  moin  '  !  »  L'esprit  de  ruse  du  nègre  est  là  tout 
entier. 

A  supposer,  cependant,  que  la  nature  des  noirs  n'ait 
pas  été  très  différente  du  portrait  peu  flatté  que  nous 
en   font   ainsi  les    planteurs',   le    premier   devoir    de 


1.  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques...  (A.  M.  C,  F'  140,  p.  327). 

2.  Ibid. 

3.  Ibid.,  p.  339. 

4.  Je  fais  cette  réserve,  car,  comme  le  remarque  très  bien  l'auteur 
anonyme  des  Réflexions  sur  la  colonie  de  Saint-Domingue,  «  il  faut  se 
garder  d'attribuer  exclusivement  au  naturel  du  noir  ce  qui  n'est  sou- 
vent que  le  résultat  de  l'esclavage,  dont  le  joug  dégrade  et  avilit  l'âme 
à  mesure  qull  est  plus  ou  moins  pesant  ».  [Réflexions...  Paris,  1796, 
2  vol.  in-S",  t.  I,  p.  lai.)  Barbier  donne  comme  auteur  de  cet  ouvrage 
M.  Barbé  de  Marbois.  C'est  une  erreur;  il  est  dans  ce  livre  des  propo- 
sitions que  ne  pouvait  soutenir  l'ancien  Intendant  de  Saint-Domingue; 
cf.  notamment  p.  50. 1.52... 


LE    MONDE    NOIR  209 

ceux-ci  aiiralL  dû  être,  n'est-il  pas  vrai,  de  modifier 
cette  nature.  On  a  dit,  je  le  sais,  —  et  c'est  la  parole 
d'un  homme  qui  n'en  a  peut-être  pas  prononcé  beaucoup 
d'aussi  profondes,  —  que  «  partout  oii  il  y  a  esclavage,  il 
ne  peut  y  avoir  éducation^  ».  Bien  loin  néanmoins  de 
tenter  de  donner  un  démenti  à  pareille  affirmation,  les 
maîtres,  comme  je  le  disais  tout  à  l'heure^  paraissent  ou 
bien  se  préoccuper  fort  peu  du  perfectionnement  de 
leurs  noirs,  ou  même  redouter  de  se  lancer  dans  cette 
voie. 

«  L'état  malheureux  du  nègre,  dit  brutalement  le 
sieur  Le  Jeune,  dans  un  mémoire  que  j'ai  déjà  cité,  l'état 
malhsureux  du  nègre  le  porte  naturellement  à  nous 
détester.  Il  doit  nourrir  dans  son  cœur  une  haine  impla- 
cable que  les  bienfaits  du  maître  ne  peuvent  atténuer. 
S'il  ne  nous  fait  pas  tout  le  mal  qu'il  pourroit  nous 
faire  (nombreux  comme  le  sont  ses  semblables  dans  la 
colonie),  c'est  que  sa  volonté  est  enchaînée  par  la 
crainte  des  châtiments  sévères  qu'on  lui  inflige,  c'est 
que  le  propre  de  l'esclavage  est  de  flétrir  Tâme  et  de 
l'avilir...  Si  donc  nous  n'appesantissons  pas  leurs 
chaînes  proportionnellement  au  danger  que  nous  cou- 
rons avec  eux,  si  l'on  tire  leur  âme  de  l'état  d'engour- 
dissement où  elle  est,  qui  peut  les  empêcher  d'essayer 
à  les  rompre  "  ?  » 

La  propagation  dans  ces  âmes  de  la  seule  doctrine 
susceptible  de  les  améliorer,  —  le  catholicisme,  —  le 


1 .  Choderlos  de  Laclos,  Essai  inédit  sur  l'éducation  des  femmes  {Revue 
Bleue,  du  23  mai  1908.) 

2.  Mémoire  de  Nicolas  Le  Jeune,  1788,  dans  Notes  historiques...  de 
Moreau  de  Saint-Méry  (Arch.  du  min.  des  Col.,  F^  150). 

14 


210  SAINT-DOMINGUE 

bon  exemple,  et  des  sentiments  de  commisération 
chrétienne  en  faveur  de  ces  frères  inférieurs,  étaient 
les  moyens  les  plus  sûrs  de  perfectionnement  moral 
dont  auraient  pu  disposer  les  maîtres.  Malheureuse- 
ment, en  général,  ils  n'usèrent  d'aucun.  «  Tels  les 
noirs  sont  en  Afrique,  écrit  un  de  leurs  défenseurs, 
tels  ils  s'offrent  aux  yeux,  aux  Antilles!  Quelle  cou- 
pable indifférence  de  la  part  des  blancs  !  On  met  en 
compensation  avec  les  maux  que  souffrent  ces  infor- 
tunés l'avantage  qu'ils  ont  d'être  arrachés  à  l'erreur. 
Mais  le  sont-ils,  en  effet?  Qu'importe  le  nom  de  chré- 
tien, si  l'on  en  a  pas  les  vertus  !  Comment  s'acquiè- 
rent-elles? Par  l'instruction  et  par  l'exemple.  L'ins- 
truction, ils  n'en  reçoivent  aucune;  l'exemple,  ah! 
vous  savez,  ô  Blancs,  celui  que  vous  leur  donnez  *  !  » 
Au  lieu  d'abord  d'aider  les  missionnaires  dans  leur 
œuvre  moralisatrice,  la  majorité  des  colons  non  seule- 
ment les  secondent  peu,  mais  même  augmentent  les 
difficultés  de  leur  tâche,  tâche  que  l'on  devine  écra- 
sante, à  lire  les  confidences  découragées  que  nous  font 
un  Père  Le  Pers,  un  Père  Charlevoix  sur  le  peu  de 
portée  de  leurs  prédications.  «  Les  noirs,  écrit  le  pre- 
mier, ne  sont  guère  capables  de  recevoir  le  baptême 
qu'au  bout  de  deux  ans  ;  encore  faut-il  souvent,  pour  le 
leur  conférer  alors,  être  du  sentiment  de  ceux  qui  ne 
croient  pas  la  connaissance  du  mystère  de  la  Trinité  de 
nécessité  de  moyen  pour  le  salut  ;  car  je  suis  convaincu 
qu'encore  qu'un  nègre  réponde  assez  bien  à  ce  qu'on 
lui  demande  sur  ce  mystère,  ce  qui  est  rare,  il  n'entend 

1.  [Joseph  La  Vallée],  Le  nègre  comme  il  y  a  peu  de  blancs,  roman, 
Paris,  1789,  3  vol.  m-12,  t.  III,  p.  43. 


Ll<:    MONUK    NOIR  214 

jamais  ce  qu'il  dit  plus  que  ne  feroit  un  perroquet  à  qui 
on  Fauroit  appris  par  cœur.  Et  c'est  ici  que  la  science 
du  plus  habile  théolog'ien  seroit  fort  courte.  Mais  un 
missionnaire  doit  y  penser  à  deux  fois  avant  que  délais- 
ser mourir  un  homme  quel  qu'il  soit,  sans  baptême,  et 
s'il  a  quelque  scrupule  sur  cela,  ces  paroles  du  prophète  : 
Homiîus  et  jwnenta  salvabis  Dojnine,  lui  viennent 
d'abord  dans  l'esprit  pour  le  rassurera  »  «Les  nègres, 
dit  de  môme  le  P.  Charlevoix,  sont  fort  peu  suscep- 
tibles de  comprendre  les  vérités  chrétiennes,  et  toute  la 
science  à  laquelle  plusieurs  peuvent  parvenir  se  réduit 
à  être  persuadés  qu'il  y  a  un  Dieu,  un  paradis  et  un 
enfer.  C'est  beaucoup  quand  leurs  faibles  lumières  peu- 
vent les  élever  jusqu'à  une  connaissance  superficielle 
de  la  Trinité  et  de  l'Incarnation,  et  il  y  en  a  un  grand 
nombre  qu'on  ne  sauroit  guère  baptiser  que  dans  la 
foi  de  l'Église,  comme  on  fait  les  enfants  ;  aussi  les  juge- 
t-on  rarement  capables  de  communier,  même  à  la 
mort  ".  » 

En  dépit  pourtant  de  l'ignorance  oîi  restent  ainsi  trop 
souvent  ces  malheureux  des  vérités  de  la  religion,  nul 
doute  que  l'influence  du  christianisme  et  de  ses  ministres 
ne  s'exerce  sur  eux  de  la  façon  la  plus  heureuse.  Un 
fait  certain  est  que  les  nègres  des  religieux  sont  d'une 
moralité  très  supérieure  à  celle  des  autres  esclaves  ; 
et  la  meilleure  preuve  en  est  dans  ce  détail,  qu'ils 
se  reproduisent  en  assez  grand  nombre  pour  compen- 
ser largement  les  vides  produits  dans  leurs  rangs  par 

4.  Le  Pei's,  Histoire  de  Saint-Domingue,  cité  par  Charlevoix,   t.  IV, 
p.  370-371. 
2.  Charlevoix,  Histoire  de  Saint-Domingue,  t.  ÏV,  p.  367. 


212  SAINT-DOMINGUE 

les  décès,  chose  qui  n'a  lieu  sur  aucunes  autres  planta- 
tions. 

Dans  ces  conditions,  qu'eussent  dû,  encore  une  fois, 
faire  les  maîtres,  sinon  rêver  pour  leurs  esclaves  la  même 
amélioration  morale  qu'ils  voyaient  réalisée  ailleurs.  Au 
lieu  décela,  l'impression,  qui  paraît  avoir  dominé  chez 
les  planteurs,  est  plutôt  celle  des  inconvénients  que  des 
avantages  de  Tinstructionreligieuse  donnée  aux  nègres. 
Dans  une  lettre  adressée,  en  1764,  au  ministre,  par  le 
gouverneur  de  la  Martinique  :   «  Je   suis    arrivé   aux 
Antilles,  écrivait  M.  de  Fénelon,  avec  tous  les  préjugés 
d'Europe  contre  la  rigueur  avec  laquelle  on  traite  les 
nègres  et  en  faveur  de  l'instruction  qu'on  leur  doit  par 
les  principes  de  notre  religion...  Mais  je  me  suis  bien 
vite  convaincu  qu'une  discipline  sévère  et  très  sévère 
est  un  mal  indispensable  et  nécessaire...  L'instruction 
est  un  devoir  dans  les  principes  de  la  sainte  religion, 
mais  la  saine  politique  et  les  considérations  humaines 
les  plus  fortes  s'y  opposent...  La  sûreté  des  blancs  exige 
qu'on  tienne  les  nègres  dans  la  plus  profonde  ignorance. 
Je  suis  parvenu  à  croire  fermement  qu'il  faut  mener  les 
nègres  comme  des  bêtes.  J'hésite  à  faire  instruire  les 
miens,  et  je  ne  le  ferai  que  pour  l'exemple  et  pour  que 
les  moines  ne  mandent  point  en  France  que  je  ne  crois 
point  à  ma  religion  et  que  je  n'en  ai  pas  ^  »  Et  cette 
théorie  est  celle  de  bien  des  planteurs  à  Saint-Domingue, 
puisque,    écrit  M.    d'Estaing   en   1766    :    «    Un  grand 
nombre  de   colons  catholiques   n'exigent  aucun  culte 
religieux  de  la  part  de  leurs  esclaves,  au  contraire  des 

1.  Lettre  de  M.  de  Fénelon,  gouverneur  de  la  Mai-tinique,  au  Mi- 
nistre, du  11  avril  1764,  citée  par  Peytraud,  Op.  «7.,  p.  193-194. 


LE    MONDE    NOIB  213 

juifs   qui  n'épargnent  rien  pour  en  former  des  Israé- 
lites '.  » 

En  fait,  instruire  les  nëgres  de  la  religion  catholique 
apparaît  à  beaucoup  comme  le  seul  moyen  d'éveiller 
leur  esprit,  alors  qu'il  importe  au  contraire  de  suppri- 
mer en  eux  toute  pensée.  «  Les  maîtres,  à  Saint- 
Domingue,  note  un  observateur,  loin  d'être  fâchés  de 
voir  leurs  nëg-res  vivre  sans  religion,  s'en  félicitent  au 
contraire,  car  ils  ne  voient  dans  la  religion  catholique 
que  des  sentiments  d'égalité  dont  il  est  dangereux  d'en- 
tretenir les  esclaves  ^  »  A  cela  répondent,  d'ailleurs, 
toutes  sortes  de  considérations  d'ordre  pratique  :  les  uns 
se  soucient  peu  de  l'accomplissement  régulier  par  les 
esclaves  de  leurs  devoirs  religieux,  parce  qu'ils  appré- 
hendent que  «  les  fêtes,  les  processions  »  les  privent 
trop  souvent  du  travail  de  ceux-ci;  les  autres,  parce 
qu'ils  redoutent  que  ces  cérémonies  ne  fournissent  aux 
noirs  des  occasions  trop  multipliées  de  se  voir,  de  s'en- 
tendre, chose  toujours  à  éviter  par  crainte  des  révoltes 
et  des  mutineries  ;  et  l'une  des  moindres  raisons  qui 
fait  s'opposer  quelques  maîtres  à  l'évangélisation  de 
leur  troupeau  n'est  pas  celle-ci  :  que  les  missionnaires 
ayant  libre  accès  sur  leurs  habitations,  ils  sont  trop  à 
même  de  constater  les  mauvaises  mœurs  des  nègres,  ou 
surtout  les  excès  commis  à  leur  égard  ^, 

1.  Lettre  de  M.  d'Estaing  au  ministre,  du  Cap-Français,  le  8  janvier 
1766  (A.  M.  G.,  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  C%  vol.  GXXVII). 

2.  [Girod-Ghantrans],  Voyage  d'un  Suisse...  p.  198. 

3.  Aussi,  en  fin  de  compte,  la  vie  religieuse  est-elle  à  peu  près  nulle 
sur  les  plantations.  «  L'exercice  de  la  religion  de  la  part  des  esclaves, 
dit  Petit,  se  borne  en  général  à  des  mariages,  très  rares,  et  à  des 
baptêmes,  très  hasardés...  Les  esclaves  des  villes  où  il  y  a  un  curé  caté- 
chiste ont  seuls  un  peu  plus  de  moyens  de  s'instruire  ;  les  esclaves  des 


214  SAINT-DOMINGUE 

Ces  mœurs,  que  font  du  reste  les  maîtres  pour  les 
améliorer,  que  ne  font-ils  pas  plutôt  pour  les  rendre 
pires,  ne  favorisant  pas  les  mariages,  mais  au  contraire 
ne  protégeant  que  les  concubinages,  en  vue  de  pouvoir 
séparer  sans  difficulté,  à  l'occasion,  les  membres  d'une 
même  famille,  ou  plutôt  les  habitants  d'une  même  case, 
véritable  encouragement  des  noirs  à  la  débauche  et  à 
cette  stérilité  qui  est  bien  peut-être  le  grief  le  plus  ter- 
rible que  l'on  puisse  faire  valoir  contre  l'esclavage. 

Quant  à  la  moralisation  des  nègres  par  l'exemple  de 
leurs  maîtres,  y  insister  serait  une  dérision.  L'on  a  déjà 
vu,  par  tant  de  détails  donnés  précédemment,  quel  déver- 
gondage inouï  règne  sur  les  habitations.  Dès  1713  : 
«  La  tolérance  de  nos  prédécesseurs,  écrivent  les  admi- 
nistrateurs de  Saint-Domingue,  la  tolérance  de  nos  pré- 
décesseurs et  du  Conseil  supérieur  a  causé  une  infâme 

habitations  n'en  ont  aucun.  Les  premiers  peuvent  quelquefois  assister 
au  service  ;  les  autres  n'y  assistent  jamais.  Il  n'y  a,  du  reste,  point  de 
proportion  entre  le  nombre  des  prêtres  ou  la  grandeur  des  églises  et  la 
grande  quantité  des  esclaves  de  chaque  quartier...  Quelques  habitans 
de  la  partie  du  Nord  avoient  bien,  en  1715,  établi  des  chapelles  sur  leurs 
habitations  pour  les  exercices  de  la  religion  par  leurs  esclaves.  Mais  les 
maîtres  en  abusèrent  ;  les  paroisses  ne  furent  plus  fréquentées,  et  un 
ordre  du  Roi,  du  26  août  1716,  défendit  ces  chapelles...  L'obligation 
subsiste  sans  doute  pour  les  maîtres  chrétiens  de  faire  instruire  leurs 
esclaves  dans  la  religion  et  de  leur  en  faire  pratiquer  les  actes.  Mais 
cette  obligation  est,  on  peut  le  dire,  négligée  par  tout  le  monde,  sans 
exception.  »  (Petit,  Du  gouvernement  des  esclaves,  t.  II,  p.  11S-J17, 
passim.) 

«  Le  mariage  devant  l'Église,  écrit  d'autre  part  Girod-Chantrans,  est 
extrêmement  rare  parmi  les  noirs.  C'est  qu'ils  ne  feroient  ainsi  qu'ajouter 
une  chaîne  de  plus  à  celles  qui  les  accablent,  et  le  mariage  accroîtroit 
leur  mal-aise  par  une  famille  plus  ou  moins  nombreuse...  D'un  moment 
à  l'autre,  d'ailleurs,  le  maître  peut  vendre  le  père,  la  mère  ou  l'enfant, 
chacun  séparément...  »  ([Girod-Chantrans],  Voyage  d'un  Suisse...  p.  145, 
148.)  —  Et  plus  loin  :  «  Qu'un  nègre  de  place  mourant  demande  à  se 
confesser,  rien  n'est  plus  rare.  Rien  au  contraire  de  plus  commun 
qu'un  nègre  qui  a  passé  toute  sa  vie  dans  une  habitation  sans  messes, 
sans  confession,  et  qui  meurt  sans  voir  de  prêtre.  »  (Ibid.,  p.  200.) 


LE    MONDE    NOIII  215 

prostitution...  Nombre  de  maîtres,  au  lieu  de  cacher 
leur  turpitude,  s'en  glorifient,  tenant  dans  leurs  maisons 
leurs  concubines  noires,  et  les  enfants  qu'ils  en  ont  eus, 
et  les  exposent  aux  yeux  d'un  chacun  avec  autant  d'as- 
surance que  s'ils  étoient  procréés  d'un  légitime  ma- 
riage*. »  (c  Ni  la  couleur,  ni  l'odeur,  ni  le  dégoût  naturel, 
ni  l'idée  de  donner  naissance  à  un  esclave,  de  le  voir  mal- 
traité, employé  aux  travaux  les  plus  vils,  vendu  peut- 
être  à  l'ennemi  de  son  père,  n'arrêtent  ces  unions  mons- 
trueuses »,  constate  un  texte  bien  postérieure  Et  dans 
un  mémoire  à  Choiseul  de  1763  :  «  Que  ne  peut,  écrit 
un  colon,  que  ne  peut  une  âme  modeste  et  douce  se  dis- 
penser de  vous  peindre,  Monseigneur,  et  les  souillures 
et  les  assassinats  dont  chaque  nuit  couvre  le  projet  et 
dont  chaque  jour  dévoile  l'exécution  aux  yeux  des  habi- 
tants étonnés  et  tremblants  !  N'aurez-vous  pas  de  la 
peine  à  croire  que  les  gens  de  tout  état,  sans  en  excep- 
ter les  interprètes  des  lois  du  royaume,  se  prostituent 
publiquement,  et  s'en  fassent  gloire  même,  entre  les  bras 
d'une  espèce  vile  et  impure  et  à  qui  souvent,  au  mépris 
des  ordonnances  et  des  devoirs  les  plus  saints,  on  a 
négligé  de  faire  administrer  le  sacrement  du  baptême, 
qu'ils  fassent  trophée  de  la  quantité  de  productions  dont 
ce  mélange  abominable  est  suivi^,  et  qu'ils  ne  rougissent 
pas  d'envoyer  des  malheureuses,  au  sortir  de  leur  lit, 
travailler  dans  leurs  places  sous  le  fouet  d'un  comman- 
deur esclave  comme  elles  ^  »  En  termes  quelque  peu 

1.  Moreau  de  Saint-Méry,  Lois  eu  constitutions...,  t.  II,  p.  406. 

2.  Moreau    de  Saint-Méry,   Notes  historiques...   (A.   M.    G.,   F'  136, 
p.  143.) 

3.  Mémoire  à  M.  de  Ghoiseul,  ministre  et  secrétaire  d'État,  auxdépar- 


216  SAINT-DOMINGUE 

ampoulés,  il  n'y  a  rien  là  que  de  parfaitement  exact. 
C'est  qu'  «  en  somme  les  Européens,  au  lieu  de  s'ap- 
pliquer à  faire  naître  chez  leurs  nègres  esclaves  la 
moralité,  qui,  dans  leur  pays,  n'existait  qu'à  l'état 
rudimentaire,  n'ont  profité  de  leur  pouvoir  à  peu  près 
absolu  sur  eux,  que  pour  satisfaire  leur  instinct  brutal, 
toute  femme  étant  avant  tout  asservie  aux  passions 
du  maître*  ».  L'on  voit  ainsi  les  rejetons  de  grands 
noms  de  France,  —  un  parent  des  VaudreuiP,  un 
Châteauneuf^  un  Boucicaut,  dernier  descendant  de 
l'illustre  maréchal  de  France',  —  passer  leur  vie  entre 
un  bol  de  tafia  et  une  négresse  concubine  :  «  Ni  l'âge, 
ni  l'absence  de  beauté  ne  sont  souvent  un  obstacle  à 
ces  accouplements  moitié  sauvages.  Souvent  ces  com- 
pagnes ont  été  tout  ce  que  la  race  noire  peut  produire 
de  plus  hideusement  sale,  laid  et  répugnant.  «  Tomber 
«  dans  le  tafia  et  dans  la  négresse  »  est  un  proverbe  du 
terroir  qui  exprime  la  plus  complète  dégradation®.  » 
Mais  si  la  race  nèo:re  est  admise  ainsi  à  servir  aux 


tements  de  la  guerre  et  de  la  marine,  par  M.  Bacon  de  la  Chevalerie, 
Fontainebleau,  13  octobre  1763  (A.  M.  G.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue, 
C,  vol.  CXVI).  —  «  Depuis  deux  ans  que  nous  sommes  ici,  écrivent, 
en  1768,  MM.  de  Rohan  et  Bongars,  un  habitant  de  Léogane  a  donné  la 
liberté  à  une  trentaine  de  mulâtres,  presque  tous  ses  enfants.  »  {Ibid., 
vol.  GXXXII.) 

1.  Peytraud,    Op.   cit.,   p.  211. 

2.  Lettre  de  MM.  Dubois  de  Lamotte  et  de  Lalanne,  13  février  1752 
{A.  M.  G.,  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  G',  vol.  XCX). 

3.  Moreau  de  Saint-Méry,  Noies  historiques  (Arch.  du  min.  des  Col., 
F^  138,  p.  143). 

4.  Précis  des  motifs  qui  ont  décidé  M.  d'Estaing  dans  la  rédaction 
des  articles  de  l'ordonnance  des  milices  du  15  janvier  1765  (Arch.  du 
min.  des  GoL,  Gorr.  gén..  Saint-Domingue,  2»  série,  carton  XVII). 

5.  Xavier  Eyma,  Les  Peaux  noires.  Paris,  s.  d.,  Calmann-Lévy.  in-12. 
p.  148-149. 


LE    MONDE    NOIR  2\1 

plaisir  des  maîtres,  les  choses  en  général  ne  vont  pas 
plus  loin  et  le  fossé  reste  presque  partout  profond  et 
infranchissable  entre  blancs  et  noirs.  Les  mariages 
mixtes  ne  sont  pas  interdits  entre  eux  '  ;  toutefois  ils  se  font 
de  plus  en  plus  rares,  et  de  plus  en  plus  grandit  le 
mépris  oii  tombent  pareilles  unions.  Une  concubine  noire, 
des  enfants  mulâtres  n'entachent  en  aucune  manière 
rhonorabilité  d'un  blanc;  en  revanche  il  n'est  pas  de 
pire  honte  pour  un  colon  que  d'être  soupçonné  d'avoir 
dans  les  veines  ne  serait-ce  que  quelques  gouttes  de 
sang  noir.  Par  là  s'affirme  le  plus  hautement  le  dégoût 
et  la  répulsion  qu'inspire  la  race  asservie  à  ses  maîtres. 

La  question  de  sang  a  toujours  été  aux  Antilles  l'une 
des  plus  graves.  Il  suffit  pour  s'en  convaincre  de  voir 
la  savante  gradation  que  l'on  établit  encore  entre  ceux 
dont  le  sang  est  mêlé  et  l'importance  que  l'on  ajoute 
au  degré  de  leur  «  infamie  ». 

«  Nous  donnons  en  France,  dit  un  écrivain  contem- 
porain, le  nom  de  mulâtres  à  toutes  les  personnes  qui 
ne  sont  ni  blanches,  ni  noires.  Aux  colonies,  l'on  s'est 
toujours  servi  et  l'on  se  sert  encore  de  la  périphrase  : 
gens  de  couleur  pour  dénommer  en  général  cette  caté- 
gorie d'hommes  et  de  femmes,  le  mot  mulâtre  s'appli- 
quant  seulement  à  ceux  qui  sont  nés  d'un  blanc  et  d'une 
négresse. 

«  Après  ce  premier  produit,  suivant  que  la  mulâtresse 
s'allie  à  la  race  noire  ou  à  la  race  blanche,  les  produits 


1.  L'arrêt  du  Conseil  du  b  avril  1778  défendant  les  mariages  des 
noirs,  mulâti-es  et  autres  gens  de  couleur  avec  des  blancs,  vise  les 
noirs,  mulâtres  et  autres  gens  de  couleur  étant  en  France  (Moreau  de 
Saint-Méry,  Lois...,  t.  V,  p.  821). 


218  SAINT-DOMINGUE 

peuvent  se  classer  sur  une  échelle  dont  les  degrés  sont 
très  nombreux.  Quatre  premiers  sont  particulièrement 
dénommés,  deux  se  dirigeant  vers  le  blanc,  deux  autres 
vers  le  noir. 

«  Si  la  mulâtresse  s'allie  au  noir,  elle  produit  le 
cajwe  ;  si  la  capresse  s'allie  encore  au  nègre,  elle  pro- 
duit le  griffe.  Au  contraire  s'allie-t-elle  au  blanc,  elle 
produit  le  mestif  ;  si  la  mestive  s'allie  encore  au  blanc, 
elle  produit  le  quarteron. 

«  Pour  prévoir  autant  que  possible,  d'ailleurs,  quel 
produit  pourra  résulter  de  l'alliance  de  deux  personnes 
de  couleur,  on  peut  s'en  rapporter  à  ces  deux  règles 
générales  :  si  la  femme  est  d'une  teinte  plus  foncée  que 
l'homme,  la  couleur  de  l'enfant  se  rapproche  de  celle  de 
la  mère  ;  quand  le  mari  est  au  contraire  plus  noir  que 
son  épouse,  la  couleur  de  l'enfant  se  rapproche  de  celle 
du  père  * .  » 

C'est  surtout  pour  les  mariages,  on  le  comprend,  que 
cette  question  de  descendance  se  posait  et  se  pose 
encore.  Et  cela,  non  pas  seulement  parce  qu'il  répugne 
à  un  Européen  d'introduire  dans  le  sang  de  sa  famille 
légitime  du  sang  d'esclave,  mais  aussi  et  surtout  à 
cause  d'une  considération  que  l'on  ignore  générale- 
ment, mais  qui  eut  toujours  le  plus  grand  poids  parmi 
le  monde  créole,  je  veux  parler  de  la  «  loi  de  réver- 
sion ». 

«  Quand,  en  effet,  deux  personnes  de  même  couleur 
s'allient  entre  elles,  écrit  l'auteur  auquel  j'ai  déjà 
emprunté    une    page,    leurs    enfants    sont   plus   noirs 

1.  Aux  Antilles,  par  Victor  Meignan,  Paris,  1878,  in-12,  p.  b0-5i. 


LE    MONDE    NOIR  2\0 

qu'elles,  cl,  chose  curieuse,  le  second  enfant  est  géné- 
ralement plus  noir  que  le  premier,  le  troisième  plus 
noir  que  le  second  et  ainsi  de  suite.  En  un  mot,  on  peut 
dire  qu'une  population  colorée,  livrée  à  elle-même,  est 
fatalement  destinée  à  redevenir  noire  au  bout  d'un  petit 
nombre  de  générations.  La  preuve  la  plus  curieuse  que 
Ton  en  puisse  donner  est  fournie  par  l'expérience  sui- 
vante, qui  expliquera  ce  qui  a  encore  accentué  la  sépa- 
ration entre  les  blancs  et  les  noirs,  séparation  aujour- 
d'hui encore  plus  enracinée  que  jamais  chez  les  créoles 
qui  veulent  rester  de  véritables  créoles,  c'est-à-dire  des 
blancs. 

«  C'est  bien  expérience  qu'il  faut  dire.  On  s'occupait 
en  effet,  surtout  du  temps  de  l'esclavage,  mais  mainte- 
nant encore,  dans  certaines  habitations,  oii  se  trouvent 
un  grand  nombre  de  serviteurs  colorés,  on  s'occupe  avec 
intérêt  des  résultats  que  peuvent  produire  une  alliance 
ou  plusieurs  alliances  successives  entre  personnes  de 
telle  ou  telle  couleur,  de  telle  ou  telle  nation.  A  ce  point 
de  vue  on  peut  dire,  en  passant,  que  le  sud  des  États- 
Unis  et  plus  encore  les  Antilles  ont  été  et  sont  encore 
un  véritable  haras  humain.  Pour  en  arriver  au  fait,  on 
a  produit  dans  une  sucrerie  des  Petites-Antilles  une 
mestive  en  alliant  une  mulâtresse  à  un  blanc  ;  puis  en 
alliant  cette  mestive  aussi  à  un  blanc,  on  a  produit  une 
quarteronne.  Pendant  six  générations  tous  les  produits 
féminins  de  ces  alliances  successives  ont  toujours  été 
alliés  à  des  blancs.  La  septième  alliance  ne  produisit  que 
des  garçons. 

«  Une  expérience  identique  avait  été  faite  en  même 
temps  dans  une  sucrerie  voisine.  Mais  dans  cette  der- 


220  SAINT-DOMINGUE 

niëre  sucrerie  la  septième  alliance  avait  encore  produit 
des  sujets  féminins. 

«  On  maria  ensemble  les  deux  derniers  produits  de 
ces  sept  expériences  simultanées  d'alliances  avec  des 
blancs.  Ces  jeunes  gens  étaient  d'une  beauté  remar- 
quable; leurs  cheveux  étaient  du  blond  le  plus  ardent; 
leurs  types  n'avaient  rien  conservé  de  la  race  africaine, 
et  leurs  peaux  étaient  tellement  blanches  qu'on  les 
aurait  pris  facilement  pour  des  albinos,  sans  la  grâce  et 
la  vigueur  de  leurs  membres,  sans  la  lucidité  et  le  bril- 
lant de  leur  intelligence. 

«  Eh  bien  !  leurs  enfants  furent  de  couleur  très  accusée, 
et  les  enfants  de  leurs  enfants  des  sortes  de  mulâtres 
extrêmement  foncés. 

«  Après  cette  expérience,  on  peut  donc  se  demander 
combien  il  faudrait  d'alliances  successives  avec  des 
blancs  pour  faire  disparaître  dans  une  famille  toute  trace 
de  sang  noir,  et  il  est  aisé  de  comprendre,  dans  tous  les 
cas,  pourquoi  les  familles  créoles  blanches  pur  sang  ont 
toujours  tenu  et  tiennent  encore  à  ne  jamais  s'allier  avec 
des  personnes  dont  les  veines  contiennent  la  moindre 
molécule  de  sang  noir.  Ce  premier  mariage  accompli, 
il  suffirait  en  effet  d'une  seconde  faute  de  ce  genre 
pour  transformer  cette  famille  blanche  en  une  famille 
de  mulâtres.  Or  de  là  au  noir  le  plus  absolu  le  chemin 
est  court  :  il  n'y  a  plus  qu'à  commettre  une  ou  deux  fautes 
du  même  genres  » 

Telle  est,  exposée  par  un  auteur  moderne,  la  loi  de 
réversion  qui  fut  du  reste  reconnue  et  vérifiée  de  très 

1.  Ibid.,  p.  51-54,  passim. 


LE    MONDE    NOIR  221 

bonne  heure  aux  Antilles  françaises.  Dès  1701,1e  Père 
Labat  écrivait  :  «  Si  on  unit  entre  eux  les  produits 
obtenus  par  le  croisement  de  blancs  avec  des  noirs  ou 
sang-melés,  ils  retournent  dans  le  même  nombre  de 
générations  à  leur  première  noirceur,  parce  qu'une  cou- 
leur se  fortifie  à  mesure  qu'elle  s'unit  à  une  couleur  de 
même  espèce  et  diminue  à  mesure  qu'elle  s'en  éloigne^  ». 
Et  bien  plus  tard,  Moreau  de  Saint-Méry  constatait  de 
môme  que,  «  dans  la  combinaison  d'une  nuance  avec  la 
môme  nuance,  la  teinte  se  renforce  ».  «  C'est,  ajoute-t-il, 
ce  qui  est  surtout  sensible  dans  le  mulâtre  venu  de  père 
et  mère  qui  sont  mulâtres.  Sa  peau  est  plus  sombre  que 
celle  des  autres  mulâtres  ^  » 

L'on  comprend,  dès  lors,  la  raison  qui,  avec  une  répu- 
gnance instinctive  de  leur  part,  a  toujours  rendu  les 
mariages  mixtes  un  objet  d'horreur  pour  les  Européens, 
et  comment  à  Saint-Domingue,  ainsi  du  reste  que  par- 
tout ailleurs  aux  Antilles,  la  législation  et  la  coutume  se 
sont  employées  à  multiplier  les  précautions  et  à  ima- 
giner les  moyens  les  plus  sûrs  pour  parer  à  ces  mélanges 
de  sang. 

De  ces  moyens  le  premier  fut  de  veiller  toujours  à  ce 
que  les  sang-môlés,  les  descendants  d'esclaves  restas- 
sent marqués  à  jamais  de  la  tache  de  leur  naissance. 
Car  c'est  à  l'effacer  cette  tache  qu'ils  tendaient  sans 
relâche.  Intelligents,  actifs,  travailleurs,  ils  arrivaient 
vite  à  la  fortune,  et  de  la  fortune  s'efforçaient  aussitôt 


1.  Le    P.  Labat,  Nouveau  voyage   aux    lies,    édit.  de   1742,  t.    II, 
p.  428. 

2.  Moreau  de  Saint-Méry,  Description  de  la  partie  française  de  Saint- 
Domingue,  édit.  de  1796,  t.  I,  p.  89. 


222  SAINT-DOMINGUE 

de  parvenir  aux  fonctions  publiques  et  aux  honneurs, 
qui,  mieux  que  tout,  devaient  couvrir  l'ignominie  de 
leurs  origines. 

Gela,  un  mémoire  des  administrateurs  de  Saint-Do- 
mingue au  Ministre,  daté  de  1755,  en  rend  parfaitement 
compte.  «  Cette  espèce  d'hommes,  y  est-il  dit,  commence 
à  remplir  la  colonie  et  c'est  le  plus  grand  des  abus  de 
la  voir,  devenue  sans  cesse  plus  nombreuse  au  milieu 
des  blancs,  l'emporter  souvent  sur  eux  par  l'opulence  et 
la  richesse.  Ne  vivant  que  de  racines,  comme  leurs 
auteurs,  accoutumés  à  la  plus  exacte  sobriété,  ne  con- 
sommant point  de  vin  et  ne  connaissant  que  l'eau-de-vie 
de  canne  pour  toute  liqueur  forte,  ils  ne  contribuent  en 
rien  à  la  consommation  qui  est  essentielle  pour  entre- 
tenir le  commerce,  et,  leur  étroite  économie  leur  faisant 
mettre  en  caisse  chaque  année  le  produit  de  leur  revenu, 
ils  amoncellent  des  capitaux  immenses,  ils  deviennent 
arrogants  parce  qu'ils  sont  riches  et  dans  la  proportion 
qu'ils  le  sont.  Ils  mettent  l'enchère  aux  biens  qui  sont 
à  vendre  dans  tous  les  quartiers,  ils  les  font  porter  à  une 
valeur  chimérique,  à  laquelle  les  blancs  qui  n'ont  pas 
tant  d'or  ne  peuvent  atteindre,  ou  qui  les  ruine  lorsqu'ils 
s'y  entêtent.  De  là  vient  que,  dans  bien  des  quartiers,  les 
plus  beaux  biens  sont  en  la  possession  des  sang-mêlés, 
et  ils  sont  partout  les  moins  empressés  à  se  soumettre 
aux  corvées  et  aux  charges  publiques.  Leurs  habitations 
sont  le  repaire  et  l'asile  de  tous  les  libres  désœuvrés  et 
sans  aveu  et  d'un  grand  nombre  d'esclaves  fugitifs  et 
déserteurs  de  leurs  ateliers. 

«  En  possession  de  ces  richesses,  continue  le  mémoire 
que  je  cite,  ces  gens  de  couleur  imitent  bientôt  le  ton 


LK    MONDK    NOIR  223 

des  blancs,  et  cherchent  à  faire  perdre  le  souvenir  de 
leur  première  origine.  Ou  les  voiL  aspirer  à  monter  aux 
revues  de  la  milice  avec  nous;  ils  ne  craignent  pas  de 
se  juger  dignes  de  remplir  des  emplois  dans  cette  milice, 
et  se  croient  très  en  état  d'occuper  des  places  dans  la 
judicaLure,  s'ils  ont  des  talens  qui  puissent  faire  oublier 
le  vice  de  leur  naissance...  En  sorte  que,  pour  peu  qu'on 
continue  à  leur  permettre  de  changer  ainsi  leur  état,  il 
arrivera  qu'ils  parviendront  à  faire  des  mariages  avec 
des  gens  de  familles  distinguées  du  royaume,  sortes  de 
mariages  qui  porteront  dans  ces  familles  des  alliances 
qui  tiendront  à  une  partie  des  nègres  esclaves  des  ate- 
liers Oii  les  mères  ont  été  prises'.  » 

Qu'il  y  eût  du  vrai  dans  ce  raisonnement,  la  chose 
n'est  pas  douteuse,  et  lorsque  fut  écrit  le  mémoire  dont 
je  viens  de  donner  des  extraits,  l'on  pouvait  déjà  citer 
quelques-uns  de  ces  sang-mêlés  qui,  «  à  l'ombre  de  leur 
fortune,  étoient  entrés  dans  des  familles  considérables  ». 

Comment  s'opposer  au  renouvellement  de  faits  aussi 
déplorables  ? 

Le  Conseil  du  Port-au-Prince  proposait,  en  réponse 
à  cette  question,  le  plus  draconien  des  règlements. 

C'était  :  «  1°  De  reléguer  dans  les  montagnes  qu'ils 
défricheront  tous  les  sang-mêlés  jusqu'au  degré  de  quar- 
terons; —  2°  d'interdire  la  gestion  de  tous  les  biens  en 
plaine  aux  sang-mêlés  ;  —  3°  de  leur  défendre  d'ac- 
quérir dans  la  plaine  aucun  immeuble  ;  —  4°  de  leur 
enjoindre,  jusqu'au  degré  de  quarteron  inclusivement, 


1.  Mémoire  des  administrateurs  de  Saint-Domingue  au  Ministre,  du 

14  mars  1735  (Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques A.  M.  C,  F* 

444,  non  paginé). 


224  SAINT-DOMINGUE 

et  à  ceux  qui  ont  épousé  des  gens  de  couleur  jusqu'à  ce 
degré,  de  vendre  tous  les  esclaves  qu'ils  possèdent  sous 
un  an  pour  tout  délai. 

«  Car,  ajoutait  le  Conseil,  ce  sont  gens  dangereux, 
plus  amis  des  esclaves  auxquels  ils  tiennent  encore  par 
bien  des  liens  que  de  nous  qui  les  gênons  par  la  subor- 
dination que  nous  en  exigeons  et  le  ton  de  mépris  que 
nous  avons  pour  eux.  Dans  une  révolution,  dans  un 
mom  ent  malheureux, ils  secoueroient  les  premiers  un  joug 
qui  leur  pèse  d'autant  plus  qu'ils  sont  plus  riches,  qu'ils 
prennent  l'habitude  d'avoir  des  blancs  à  leurs  gages,  et 
que,  dès  lors,  ils  n'en  honorent  pas  assez  l'espèce  i.  » 

En  dépit  de  la  force  de  pareils  considérants,  le  système 
du  Conseil  du  Port-au-Prince,  est-il  besoin  de  le  dire, 
ne  pouvait  être  appliqué  et  ne  le  fut  point.  N'eût-ce  pas 
été  par  avance  appliquer  à  toute  une  classe  d'hommes 
le  traitement  que  les  noirs  d'Haïti  ont  appliqué  au 
xix°  siècle  aux  Européens?  Mais,  si  l'on  comprit  que  des 
droits  comme  ceux  de  propriété  ne  s'enlèvent  pas  sans 
raison  àleurs  titulaires,  en  revanche  on  admit  facilement 
toutes  les  mesures  tendant  à  dépouiller  les  sang-mêlés 
des  distinctions  ou  des  fonctions  qu'ils  pouvaient  ambi- 
tionner. En  1755,  le  Conseil  du  Port-au-Prince  refuse 
d'enregistrer  les  provisions  de  la  charge  de  secrétaire  du 
Roi  en  faveur  d'un  sieur  Trutié,  parce  qu'il  a  épousé 
une  mulâtresse^  En  1762,  M.  Guérin,  riche  habitant  de 
Jacmel,  mari  d'une  femme  de   couleur,  ayant  été  élu 


1.  Mémoire  sur  les  prétentions  des  issus  d'Indiens  et  de  sang-mêlés 
(Ibid.). 

2.  Mémoire  des  administrateurs  de  Saint-Domingue   (A.  M.  C,   F^ 
^44,  non  paginé). 


LE    MONDE    NOIR  225 

marguillier  de  sa  paroisse,  est  dépossédé  de  sa  charge, 
aprës  quelques  mois  d'exercice,  par  arrêt  du  Conseil  du 
Port-au-Prince  déclarant  que  les  blancs  mésalliés  ne 
peuvent  jouir  de  cet  honneur  ^  En  1765,  le  marquis  de 
X...  capitaine  de  dragons,  ayant  épousé  en  France  une 
femme  de  sang-mêlé  est  cassé  de  son  grade  ". 

Mais  c'est  surtout  contre  l'admission  des  sang-mêlés 
dans  la  milice  que  s'élèvent  la  législation  et  les  mœurs. 
Servir  dans  la  milice  est  en  effet  le  moyen  le  plus  habi- 
tuel qu'emploient  nombre  d'aventuriers  pour  acquérir 
peu  à  peu  la  possession  d'état  de  blanc,  et  beaucoup  y 
réussissent.  Toutefois,  si  la  manœuvre  reste  souvent 
ignorée,  lorsque  le  sang-mêlé  n'a  pour  ambition  que  de 
remplir  les  simples  fonctions  de  milicien  %  il  ne  faut  pas 
qu'il  postule  un  grade,  car,  la  jalousie  s'en  mêlant,  il 
est  presque  toujours  découvert.  Le  sieur  Baldy,  gen- 
darme de  la  garde  au  Port-au-Prince,  se  voit  ainsi 
refuser  une  place  de  commandant  de  compagnie  de 
milices,  parce  que  son  grand-père  maternel,  lieutenant 
de  milices,  avait  épousé  une  négresse  ^  La  même  aven- 
ture arrive  au  sieur  Le  Brethon,  habitant  de  Jacmel,  pour 
avoir  épousé  Marie  Roumat,  dont  «  la  grand'mère  étoit 


1.  Observations  sur  l'origine  et  les  progrès  du  préjugé  des  colons 
blancs  contre  les  hommes  de  couleur,  par  M.  Raymond,  Paris,  1791, 
in-8°,  p.  9. 

2.  Moreau  de  Saint-Méry,  Lois,  t.  IV,  p.  649. 

3.  En  1783,  pourtant,  les  frères  Moutas  s'étant  présentés  pour  prendre 
simplement  rang  dans  la  compagnie  de  dragons  du  Mirebalais,  et 
soupçonnés  d'être  descendants  de  gens  de  couleur,  sont  accueillis  à 
la  première  revue  par  des  protestations,  malgré  un  arrêt  en  sens 
contraire  du  Conseil  du  Port-au-Prince,  et  la  compagnie  se  disperse 
spontanément,  en  dépit  des  appels  au  calme  de  M.  de  Bréchard,  major 
du  quartier  (A.  M.  G.,  Personnel,  G"'). 

4.  Arch.  du  min.  des  Col.,  Personnel,  série  E,  doss.  Baldy. 

13 


226  SAINT-DOMINGUE 

réputée  négresse  de  Madagascar^  !  »  Mais  la  plus  jolie 
histoire  de  ce  genre  est  celle  du  sieur  Chapuzet.  «  Celui- 
là  avoit  obtenu,  en  1771,  un  arrêt  du  Conseil  supérieur 
du  Cap  qui  l'élevoit  à  la  classe  des  blancs,  son  origine 
n'ayant  pas  alors  été  mise  à  découvert  par  des  actes 
frappans  ».  Mais  lorsqu'il  prétend,  un  peu  plus  tard, 
être  nommé  officier  de  milice,  il  voit  s'organiser  contre 
lui  la  plus  formidable  opposition  fondée  sur  ce  que  sa 
quadrisaïeulle  était  une  négresse  de  Saint-Christophe. 
La  chose  ressort  clairement,  semble-t-il,  des  recherches 
minutieuses  que  quatre  lieutenants  de  milice  de  la 
plaine  du  Nord,  irrités  des  prétentions  de  cet  intrus  de 
devenir  leur  égal,  ont  pris  la  peine  de  faire  dans  les 
archives  des  grefles,  les  registres  de  paroisses,  les 
minutes  de  notaires  de  la  région,  et  de  la  généalogie  très 
exacte  qu'ils  ont  dressée  de  la  famille  de  Chapuzet.  Ce 
dernier  essaie  bien  de  protester  «  en  droit,  et  en  fait  ». 
«  En  droit  »,  il  conteste  à  des  particuliers  la  faculté  de 
nier  l'état  d'ingénuité  d'un  citoyen,  et  prétend  que  cette 
action  doit  être  réservée  au  ministère  public.  «  En 
fait  »,  ajoute-t-il,  il  serait  bien  étrange  que  son  aïeule 
au  quatrième  degré  fût  une  négresse  de  Saint-Chris- 
tophe :  elle  vivait  en  1624  ;  or,  en  1624,  il  n'y  avait  pas 
encore  de  nègres  à  Saint-Christophe,  Là-dessus  le  débat 
dévie  sur  l'histoire  coloniale,  et  sur  ce  point  Chapuzet 
est,  une  fois  de  plus,  battu;  car,  à  l'aide  d'extraits  des 
ouvrages  du  P.  Charlevoix  et  de  Raynal,  ses  adver- 
saires lui  démontrent  péremptoirement  qu'il  y  avait  bien 
déjà  des  esclaves  à  Saint-Christophe  en  1624.  Il  s'avoue 

1.  Moreau  de  Saint-Méry.  Notes  historiques....    (A.    M.  C,  F^  144, 
non  paginé.) 


LE    MONDR    NOIR  227 

alors  vaincu  et  passe  en  Franco.  En  France,  il  faut  le 
croire,  on  lui  fait  meilleur  accueil,  car  il  en  revient  trois 
ans  après,  s'appelant  M.  Chapuzet  de  Guériné,  ou  môme 
couramment  M.  de  Gliapuzct.  Un  si  beau  nom  lui 
donne  l'audace  de  remettre  en  question  son  origine.  Il 
use  alors  d'un  moyen  très  fréquemment  employé.  Par 
un  compère  il  se  fait  contester,  devant  les  tribunaux  du 
Cap,  sa  qualité  de  blanc.  Discussion,  débats,  d'où  le 
compère  sort  naturellement  battu  à  plates  coutures.  Cha- 
puzet est  bien  un  ingénu,  et  il  explique  alors  d'où  vient 
l'erreur.  C'est  que  son  ancêtre  au  quatrième  degré,  «  la 
négresse  de  Saint- Christophe  »,  n'était  point  une 
négresse,  mais  une  Caraïbe,  une  Caraïbe  libre,  «  faisant 
partie  de  ce  noble  peuple,  auquel  les  François  et  les 
Espagnols  ont  imposé  le  droit  de  la  guerre  ».  Et  il  est 
probable  que  cet  argument,  qui  ne  tarda  pas  d'ailleurs 
à  devenir  banal,  avait  encore  quelque  valeur,  puisque 
deux  arrêts  du  conseil  du  Cap,  du  1^'"  mai  et  du 
19  juillet  1779 %  déclarent  Chapuzet  bien  fondé  en  ses 
réclamations.  Toutefois  le  gouvernement  ne  peut  «  le 
nommer  dans  la  milice  »  ;  car,  comme  l'écrit  M.  d'Ar- 
gout  au  ministre,  «  à  la  suite  de  ces  arrêts,  les  gens 
de  couleur  se  livroient  à  des  mouvements  de  joie  et 
de  fol  espoir,  dont  les  conséquences  auroient  pu  deve- 
nir dangereuses.  La  porte  de  l'avocat  du  sieur  Cha- 
puzet étoit  assiégée  de  mulâtres  et  de  quarterons  qui 
sollicitoient  de  lui  le  même  service  qu'il  venoit  de 
rendre  à  son  client  ».  Il  eût  été  périlleux  de  donner 
un  plus  grand  retentissement  à  l'affaire,  et  une   satis- 

1.  Moreau  de  Saint-Méry,  Lois...,  t.  V,  p.  879-882. 


228  SAINT-DOMINGUE 

faction  plus  complète  aux  prétentions  de  Chapuzet*. 
L'on  se  rend  compte  par  cette  histoire  du  degré  d'acuité 
où  en  viennent  ces  questions  d'état.  Le  pouvoir  central, 
il  faut  le  dire,  aurait  peut-être  sur  ce  point  accepté 
volontiers  à  la  fin  un  accommodement.  Dans  les  ins- 
tructions données,  en  1788,  à  M.  du  Chilleau,  le  Ministre 
se  demandait  «  s'il  ne  seroit  pas  juste  d'interdire  toutes 
recherches  sur  l'origine  des  personnes  dont  la  couleur 
ne  différeroit  en  rien  ou  presque  point  de  celle  de  la 
nation,  et  de  donner  pour  terme  à  la  dégradation  des 
mulâtres  l'époque  oii  les  signes  qui  attestent  l'origine 
des  gens  de  couleur  auroient  disparu-  ».  Mais  chaque 
fois  qu'ils  sont  consultés  là-dessus  les  administrateurs 
de  Saint-Domingue  sont  obligés  de  donner  un  avis 
défavorable.  «  Le  préjugé  colonial  relativement  aux 
familles  des  gens  de  couleur,  écrivent-ils  un  jour,  à  pro- 
pos de  l'affaire  Baldy  dont  j'ai  parlé,  peut  être  regardé 
comme  indestructible  dans  les  colonies  et  ce  seroit  com- 
promettre l'autorité  du  Roi  que  de  rendre  un  arrêt  pour 
commander  en  pareille  matière  à  l'opinion  publique^  ». 
Et  un  peu  plus  tard  :  «  Quel  est  le  degré,  insistent-ils, 
011  doit  finir  la  distinction  des  couleurs  dans  les  colonies 
à  esclaves?  Cela  ne  peut  être  réglé  par  les  lois,  car  les 
mœurs  supérieures  à  elles  rejetteront  toujours  loin  d'un 
corps  délicat  tout  aspirant  dont  le  vice  originel  ne  seroit 
pas  effacé  par  la  lime  du  temps.  Il  est  essentiel  de  main- 

1.  Arch.  du  Min.  des  Col:  Personnel,  série  E,  B'  (doss.  Bayon), 
G**  (doss.  Chapuzet)  ;  —  Moreau  de  Saint-Méry,  Noies  historiques....,  F". 
448. 

2.  Instructions  à  M.  du  Chilleau,  1"  août  1788  (A.  M.  C,  Corr.  gén., 
Saint-Domingue,  C,  2»  série,  carton  XXXVIII). 

3.  Arch.  du  min.  des  Col.,  Personnel,  série  E,  doss.  Baldy. 


LE    MONDE    NOIR  229 

tenir  dans  une  grande  distance  l'une  de  l'autre  l'espëce 
qui  commande  et  l'espèce  qui  obéit.  Un  des  plus  sûrs 
moyens  pour  cela,  c'est  la  perpétuité  de  l'empreinte  qu'a 
une  fois  imprimée  l'esclavage.  Le  mélange  des  races 
en  sera  certainement  moins  fréquente  » 

Et  maintenant  quelle  haine  ce  mépris  du  sang-  noir 
doit  engendrer  dans  les  âmes  de  ceux  qui  en  sont  les 
victimes,  on  le  devine  !  D'autant  qu'il  leur  est  prodigué 
le  plus  ouvertement  parles  colons  mêmes  qui  devraient 
se  montrer  surtout  indulgents,  par  le  bas  peuple  de 
Saint-Domingue,  par  les  petits-blancs,  les  déclassés,  les 
aventuriers  qui  encombrent  la  colonie  et  qui  se  plai- 
sent les  premiers  à  user  et  à  abuser  de  leur  prétendue 
supériorité.  Or,  cela  est  fait  pour  choquer  particulière- 
ment les  mulâtres,  qui,  riches  et  instruits  souvent,  sup- 
portent mal  ces  dédains,  et«  n'attendent,  qu'on  y  prenne 
garde,  dit  un  mémoire,  que  l'occasion  d'une  éclatante 
revanche-  ».  Sages  paroles  qui  devaient  avoir  bientôt 
leur  confirmation.  Quant  aux  nègres,  quant  aux  escla- 
ves, nous  allons  voir  de  quelle  manière  ils  se  vengent 
des  mauvais  traitements  quelquefois,  de  l'opprobre 
toujours,  qu'on  leur  inflige  ou  dont  on  les  couvre. 


«  Nous  avons  dans  les  nègres  de  redoutables  enne- 
mis  domestiques  »,  mandait,  le   18    octobre  1685,  au 

1.  IbicL,  doss.  Chapuzet. 

2.  Mémoire  sur  la  prétention  des  issus  indiens  et  de  sang  mêlé  (A.  M. 
C,  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques....,  F^  144,  non  paginé). 


230  SAINT-DOMINGUE 

Ministre  M.  de  Cussy  ^  Cent  ans  plus  tard,  le  23  dé- 
cembre 1783:  ((  Une  colonie  à  esclaves,  écrivait  M.  du 
Rouvray,  brigadier  des  armées  du  Roi,  et  propriétaire 
à  Saint-Domingue,  une  colonie  à  esclaves  est  une 
ville  menacée  d'assaut  ;  on  y  marche  sur  des  barils 
de  poudre  ^..  »  La  dure  contrainte,  sinon  la  cruauté, 
à  laquelle  sont  soumis  les  noirs  doit  forcément  en 
efTet  faire  naître  en  ces  êtres  frustes  des  désirs  pas- 
sionnés de  révolte  et  de  vengeance.  Révolte  et  ven- 
geance, qui  se  manifestent  souvent  par  des  suicides 
isolés  ;  car,  —  et  cela  est  un  trait  caractéristique  de  la 
nature  des  noirs,  —  le  suicide  d'un  esclave  est  bien 
moins  inspiré  d'ordinaire  par  le  désespoir  que  par  l'idée 
très  arrêtée  de  nuire  à  son  maître,  de  lui  faire  perdre 
le  capital  qu'il  représente.  «  Ils  se  détruisent,  écrivait 
déjà  en  1701,  le  P.  Labat,  il  se  pendent,  se  coupent  la 
gorge  sans  façon,  pour  des  sujets  fort  médiocres,  le  plus 
souvent  pourfaire  de  la  peine  à  leurs  maîtres''.»  Ces  sui- 
cides s'exécutent  parfois  de  la  manière  la  plus  bizarre. 
«  Un  nègre,  écrit,  en  1701,  M.  de  Galliffet,  vient  de  s'é- 
touffer la  nuit  dernière  avec  la  langue,  durant  que  son 
maître  le  faisoit  fouetter.  Cela  arrive  assez  fréquem- 
ment, y  ayant  des  nègres  assez  désespérés  pour  se  tuer 
en  vue  de  causer  cette  perte  à  leurs   maîtres '.  »  D'au- 

1.  Lettre  de  M.  de  Cussy,  du  18  octobre  1685  (Arch.  du  min.  des 
Col.,  Moreau  de  Saint-Méry,  Historique  de  Saint-Domingue,  F^  164). 

2.  Lettre  de  M.  de  Rouvray,  brigadier  des  armées  du  Roi,  proprié- 
taire à  Saint-Domingue,  23  décembre  1783  (A.  M.  C,  Gorr.  gén.,  Saint- 
Domingue,  2<=  série,  carton  XXXIII). 

3.  Le  P.  Labat,  Nouveau  voyage  aux  lies,  édit.  de  1742,  t.  J,  p.  446. 

4.  Lettre  de  M.  de  Galliffet,  du  24  sept.  1701  (A.  M.  G.,  Gorrespondance 
générale,  Saint-Domingue,  vol.  V).  —  Quelque  invraisemblable  que 
paraisse  ce  genre  de  suicide,  il  est  confirmé  par  nombre  d'auteurs.  On 


LE    MONDE    NOIR  231 

très  fois  le  suicide  se  pratique  par  le  poison.  Mais  sait- 
on  par  quel  poison  ?  Par  la  terre  que  le  nègre  absorbe 
en  petites  quantités,  particulièrement  pendant  la 
nuit,  en  choisissant  de  préférence  celle  oi^i  il  entre  du 
plâtre  ou  du  salpêtre'.  «  Aussi  dans  presque  toutes  les 
habitations  on  constate  quelque  dégradation  aux  mu- 
railles, dans  les  coins  obscurs  et  perdus  dans  l'ombre, 
ou  bien  encore  sous  les  nattes.  Dans  les  pièces  carrelées 
ou  à  sol  de  marbre,  on  trouve  presque  toujours  un 
carreau  déchaussé,  sous  lequel  l'épiderme  de  la  terre 
est  égratigné  par  des  ongles  avides.  Cette  étrange 
absorption  détériore  les  organes  digestifs  et  produit  ce 
qu'on  appelle  le  mal  d'estomac^  à  la  suite  duquel  vient 
inévitablement  Thydropisie,  presque  toujours  incurable. 
Le  premier  symptôme  de  la  maladie  se  révèle  chez  le 
nègre  par  une  grande  tristesse,  une  nonchalance  invin- 
cible de  corps  et  d'esprit  ;  puis  les  gencives  enflent,  et 
les  dents  désertent  leur  alvéole.  La  mort  n'est  jamais 
loin...  Dès  qu'on  remarque  donc  quelque  accès  à.Q,  spleen 
chez  un  nègre,  le  premier  mouvement  est  de  lui  saisir 
les  mains  et  d'examiner  les  ongles  sous  lesquels  on 
découvre  presque  certainement  la  présence  de  la 
terre  -.  » 

signale  aussi  assez  fréquemment  l'exemple  de  nègres  se  coupant  les 
parties  viriles  pour  nuire  à  leurs  maîtres  (Moreau  de  Saint-Méry,  Notes 
historiques,  aux  A.  M.  C,  F^  132,  p.  474). 

1.  Le  P.  Labat,  Op.  cit.,  t.  I,  p.  445-446, 

2.  Xavier  Eyma,  Les  Peaux  noiT^s ,  Paris,  Calmann-Lévy,  1  vol.  in-12, 
s.  d.,  p.  237-238.  —  Les  suicides  se  multipliaient  d'autant  plus  que  la 
croyance  générale  des  nègres  était  qu'une  fois  morts  et  enterrés  ils 
retournaient  dans  leur  pays.  Aussi  certains  maîtres  faisaient-ils  couper 
la  tète  et  les  mains  aux  suicidés,  de  manière  à  persuader  aux  autres 
que  leurs  compagnons  se  retrouveraient  ciiez  eux,  incapables  de  voir, 
d'entendre,  de  parler  et  de  manger  (Labat,  Op.  cit.,  t.   I,  p.  450).  Un 


232  SAINT-DOMINGUE 

Nombreux  comme  le  sont  les  esclaves  dans  la  colonie 
en  comparaison  de  leurs  maîtres,  on  pourrait  croire 
que  plus  fréquents  que  cette  forme  très  spéciale  de  ven- 
geance par  le  suicide  furent  les  soulèvements  généraux 
à  main  armée.  Pourtant,  il  ne  semble  pas,  qu'avant  la 
révolution,  les  nègres  se  soient  jamais  élevés  d'eux- 
mêmes  à  la  conception  d'une  révolte  universelle.  En 
1691,  deux  noirs,  Janot  Marin  et  Georges  Dollot,  dit 
Pierrot,  sont  bien  condamnés  à  être  brûlés  vifs  comme 
coupables  d'avoir  conçu  le  projet  de  «  massacrer  tous 
les  blancs  du  quartier  du  Port-de-Paix,  femmes  et  en- 
fants jusqu'à  la  mamelle»  ;  mais  on  découvrit  facilement 
dans  le  complot  la  main  des  autorités  espagnoles  ^  En 
1704,  les  nègres  du  quartier  du  Cap  forment  de  même 


habitant  anglais  de  Saint-Christophe,  le  major  Cripps,  sut  plus  habile- 
ment encore  arrêter  le  cours  de  ces  suicides.  «  Les  nègres  de  cet  officier 
indignement  vexés  se  pendoient  journellement.  Knfin  l'oppression  en 
vint  à  un  tel  degré  que  ceux  qui  vivoient  encore  complotèrent  de  se 
pendre  tous  le  même  jour.  Le  théâtre  choisi  pour  cette  épouvantable 
tragédie  fut  un  bois  voisin.  Le  major  en  fut  averti  ;  il  alloit  être 
ruiné...  Il  fit  alors  charger  sur  des  chariots  les  ustensiles  de  sa 
fabrique  de  sucre,  et,  suivi  de  ce  convoi,  il  se  rendit  au  lieu  du  fatal 
rendez-vous.  Déjà  les  cordes  étoient  attachées  aux  arbres  et  les  nègres 
alloient  s'en  servir.  «  Ne  craignez  point,  leur  dit-il,  vous  retournerez 
en  Afrique,  je  vais  vous  y  accompagner,  je  viens  me  pendre  avec  vous. 
J'ai  acquis  là-bas  une  habitation,  je  veux  y  établir  une  sucrerie.  Mes 
ordres  sont  donnés  ;  on  a  rattrapé  ceux  de  vos  camarades  qui  se  sont 
pendus,  et  déjà  ils  y  travaillent  les  fers  aux  pieds.  Vous  y  travaillerez 
de  même  ;  mais,  comme  là  vous  ne  pourrez  plus  ra'échapper,  plus  de 
repos  ni  le  jour,  ni  la  nuit,  ni  le  dimanche.  Voilà  à  quoi  vous  devez 
vous  attendre.  Pendez-vous  donc;  voilà  ma  corde,  je  vais  vous  imiter.  » 
Les  malheureux  nègres  effrayés  n'osèrent  pousser  plus  loin  l'aventure, 
ils  s'abandonnèrent  à  leur  bourreau  qui,  sans  alarmes  et  sans  remords, 
les  persécuta  tout  à  son  aise.  »  ([J.  de  la  Vallée],  Le  nègre  comme  il  y  a 
peu  de  blancs,  Paris,  1789,  t.  Il,  p.  296-297).  Cf.  Labat,  Op.  cit.,  t.  I, 
p.  447-449. 

1.  Jugement  du  Conseil  de  guerre  contre  deux  nègres  et  un  engagé 
blanc,  auteurs  et  chefs  d'une  conspiration,  du  11  novembre  1691 
(Moreau  de  Saint-Méry,  Lois  et  constitutions....,  t.  I,  p.  500-S02). 


LE    MONDE    NOIU  233 

une  conjuration,  «  dans  le  buL  d'égorger  nuitamment 
tous  les  blancs  de  ce  quartier  '  »  ;  là  encore  toutefois  les 
intrigues  de  l'Espagne  sont  bientôt  démasquées,  et  la 
colonie  naissante  échappe,  pour  la  seconde  fois,  à  ce 
danger  qui,  je  le  répète,  ne  semble  pas  avoir  été  le 
plus  grave  qui  Tait  menacée,  le  dangei'  d'une  guerre 
servile. 

C'est  là  un  fait  d'autant  plus  curieux  à  constater  que 
beaucoup  de  nègres  sont  armés,  les  uns,  parce  qu'il  font 
partie  des  compagnies  de  milices  noires,  les  autres,  parce 
qu'ils  sont  employés  comme  nègres  chasseurs  par  cer- 
tains habitants.  Le  péril  résultant  de  cette  situation  ap- 
parut, d'ailleurs,  bien  souvent  aux  esprits  clairvo^^ants 
de  la  colonie,  et  plus  d'un  le  signala.  «  L'armement  des 
nègres,  écrit,  en  1781,  l'intendant  Le  Brasseur,  est 
peut-être  la  plus  grande  erreur  politique  qui  ait  été 
commise  dans  les  établissements  du  nouveau  monde. 
On  apprend  à  des  nègres  tous  les  exercices  militaires, 
comme  on  le  feroit  pour  les  recrues  des  régiments  de 
Picardie  et  de  Navarre,  et  on  ne  veut  pas  que  dans  un 
pays,  oii  le  nombre  des  nègres  est  dix  fois  plus  considé- 
rable que  celui  des  blancs,  il  puisse  résulter  de  cet 
armement  des  inconvénients".  »  «  On  ne  peut  pas  nier, 
écrit  d'autre  part  un  habitant  de  la  colonie,  M.  Mignon, 
que  nous  n'ayons  de  pires  ennemis  que  nos  esclaves,  et 
cependant  nous  nous  fions  plus  à  eux  en  quelque  façon 
qu'à  nous-mêmes,  nous  les  mettons  en  état  de  ravir  nos 


1.  Lettre  de  M.  de  Charritte,  commandant  au  Cap,  du25  juillet  1704 
(A.  M.  C,  Coït,  gén.,  Saint-Domingue,  G%  vol.  VII). 

2.  Lettre  de  M.  Le  Brasseur,  intendant.  Le  Cap,  2  février  1781  (Ibid., 
vol.  CLI). 


234  SAINT-DOMINGUE 

femmes  et  nos  filles,  et  en  même  temps  de  nous  égorger 
et  nos  enfants...  Nous  leur  donnons  la  liberté  d'aller  à 
la  chasse  pour  nous,  et  nous  leur  fournissons  pour  cela 
armes,  manchettes,  balles,  poudre,  plomb.  Qui  les 
empêche  d'en  faire  provision  et  de  s'assembler  200  ou 
300  dans  chaque  quartier,  et  de  prendre  leur  temps,  pen- 
dant qu'on  est  à  la  messe,  éloigné  quelquefois  de  chez 
soi  de  5  ou  6  lieues,  qui  les  empêchera,  dis-je,  pendant 
ce  temps-là,  de  courir  les  habitations  et  d'enlever  lereste 
des  armes  pour  armer  d'autres  nègres  ?  Il  se  trouve  des 
habitans  qui  auront  une  lieue  de  terrain  avec  100  ou 
150  nègres  pour  un  blanc  seulement...  Et  il  faut  que 
les  noirs  aient  l'esprit  bien  bouché  pour  ne  pas  tenter 
de  recouvrer  leur  liberté  par  la  forcée  « 

Mais  si  les  esclaves  de  Saint-Domingue  ne  semblent 
pas,  au  moins  sous  Fancien  régime,  s'être  jamais  haus- 
sés à  l'idée  d'une  insurrection  générale,  de  très  bonne 
heure,  en  revanche,  le  marronnage  leur  apparut  comme 
la  plus  éclatante  protestation  contre  leur  déprimante 
condition,  le  marronnage  avec,  bien  entendu,  les  bri- 
gandages, les  meurtres  et  les  dévastations  qui  l'accom- 
pagnent. On  sait  ce  qu'est  le  marronnage  ;  c'est  l'état 
de  l'esclave  qui  a  rompu  son  banc,  et  vit  en  outlaw 
dans  les  montagnes.  Mais  il  n'y  vit  presque  jamais  seul. 
«  Partant  marron  »,  il  va  rejoindre  d'autres  esclaves 
«  qui  subsistent  en  bandes  dans  les  bois  »,  fortifiés  en 
des  sortes  de  camps  retranchés,  fermés  par  des  pallis- 
sades  clissées  en  lianes  et  entourés  de  fossés  de  12  à 
15  pieds  de  profondeur,  sur  8  ou  10  de  large,  et  garnis 

1.  Réflexions  sur  l'état  présent  de  la  côte  Saint-Domingue  possédée 
par  les  François,  par  M.  Mignon,  12  juin  1727  [Ibid.,  2«  série,  carton  IX). 


LE    MONDE    NOIR  23I> 

au  fond  do  pieux  aiguisés  '.  A  certains  moments  tels  de 
ces  groupes  de  marrons  comptent  jusqu'à  1.500  ou 
2.000  noirs  et  quantité  de  mulâtresses,  et  forment  un 
véritable  danger  pour  la  colonie.  Car  de  leur  retraite 
ces  pillards  s'élancent  la  nuit  sur  les  habitations,  pillant 
et  incendiant  les  bâtiments,  tuant  ou  emmenant  les  ani- 
maux, dévastant  les  récoltes.  Dès  1705  les  considérants 
d'un  arrêt  de  règlement  du  Conseil  de  Léogane  nous 
donnent  une  idée  des  désordres  causés  par  ces  déser- 
teurs; ((  car,  les  uns,  y  est-il  dit,  s'attroupent  dans  les 
bois,  et  y  vivent  exempts  du  service  de  leurs  maîtres,  et 
sans  chef  que  celui  d'entre  eux  qu'ils  élisent  ;  les  autres, 
à  la  faveur  des  cannes  qui  les  couvrent  le  jour,  atten- 
dent la  nuit  dans  les  grands  chemins  ceux  qui  passent, 
pour  les  voler,  et  vont,  d'habitation  en  habitation,  enle- 
ver le  bétail  qu'ils  peuvent  rencontrer  pour  se  nourrir, 
ou  se  cachent  dans  la  demeure  de  leurs  camarades  qui 
sont  pour  Fordinaire  participants  de  leurs  vols,  lesquels, 
sachant  ce  qui  se  passe  chez  leurs  maîtres,  en  donnent 
avis  aux  dits  esclaves  fugitifs,  afin  qu'ils  prennent  leurs 
mesures  pour  faire  lesdits  vols  sans  être  aperçus^». 
Avec  le  temps,  le  nombre  des  marrons,  bien  loin  de 
diminuer,  ne  lit  qu'augmenter.  On  comptait  que,  pen- 
dant la  seule  année  1720,  1.000  esclaves  avaient  pris 
la  fuite  ;  en  1751,  il  y  en  avait  au  moins  3.000,  réfugiés 
dans  la  partie  espagnole  de  l'île^.  Le  plus  terrible  était 

1.  Mémoire  sur  les  nègres  maiTons,  1783  (Ibid.,  carton  XXXIII). 

2.  Arrêt  de   règlement  du   Conseil  de  Léogane   qui  défend  le  port 

d'armes  et  les  assemblées  aux  esclaves du  16  mars  1705  (Moreau  de 

Saint-Mérj^,  Lois  et  constitutions....,  t.  Il,  p.  25-26). 

3.  Lettre  de  M.  Dubois   de  Lamotte,   17.51    (A.    M.   G.,    Corr.  gén., 
Saint-Domingue,  G",  vol.  LXIX). 


236  SAINT-DOMINGUE 

lorsque  ces  bandes  trouvaient,  comme  il  arriva  trop 
souvent,  des  chefs  intelligents  et  déterminés.  Le  nègre 
Michel  fut  ainsi,  en  4719,  l'âme  de  la  résistance  dans 
les  montagnes  de  Bahoruco^  En  1734,  Polydor  joua  un 
rôle  analogue  dans  le  quartier  du  Trou,  d'oii  il  s'élan- 
çait à  la  tête  de  ses  pillards  pour  saccager  les  planta- 
tions de  la  plaine,  et  où  il  échappa  longtemps  à  toutes 
les  poursuites  '-.  Le  nègre  Noël  organisa  plus  tard  la 
même  opposition  acharnée  dans  la  partie  du  Fort-Dau- 
phin^, et  eut  là  pour  successeurs  Télémaque  Canga, 
Isaac  et  Pyrrhus  Candide*. 

Mais  de  tous  les  chefs  de  marrons  aucun  n'eut  une 
réputation  plus  grande  et  plus  méritée  que  François 
Macandal,  exécuté  en  1758. 

Ce  Macandal  était  un  nègre  de  Guinée,  qui  fut  long- 
temps esclave  de  l'habitation  Le  Normand,  au  Limbe. 
Ayant  eu  la  main  prise  au  moulin  à  cannes  et  devenu 
manchot,  il  avait  été  fait  gardien  d'animaux.  Il  partit 
marron  et  se  réfugia  dans  les  montagnes,  oii  bientôt  il 
prit  le  plus  extraordinaire  ascendant  sur  ses  compa- 
gnons. En  dehors  de  très  réelles  qualités  de  commande- 
ment, il  possédait,  en  effet,  tout  ce  qu'il  fallait  pour 
séduire  et  fanatiser  les  êtres  crédules  et  primitifs  qui 
l'entouraient.  «  Il  prédisoit  l'avenir,  écrit  un  contempo- 
rain, il  avoit  des  révélations  et  une  éloquence  qui  ne 
tenoit  en  rien  à  cette  éloquence  d'imitation  de  nos  ora- 

1.  A.   Dessalles,    Histoire   générale   des  Antilles,  Paris,  1847,  t.  IV, 
p.  74. 

2.  Ibid.,  p.  333  et  suiv. 

3.  Arrêt  du  Conseil  du  Cap,  du  27  mars  1773  (Moreau  de  Saint-Méry, 
Lois...  t.  V,  p.  530). 

4.  Arrêt  du  Conseil  du  Cap,  du  2  octobre  1777  {Ibid.,  p.  800). 


LE    MONDR    NOIR  237 

tours,  et  qui  n'en  étoit  que  plus  forl.c  et  plus  vigoureuse. 
Il  y  joignoit  le  plus  grand  courage  et  la  plus  grande  fer- 
meté d'âme,  qu'il  a  su  conserver  au  milieu  des  plus 
cruels  tourments  et  des  supplices.  Il  avoit  persuadé  aux 
nègres  qu'il  étoit  immortel,  et  il  leur  avoit  imprimé  une 
telle  terreur  et  un  tel  respect  qu'ils  se  faisoient  un 
honneur  de  le  servir  à  genoux  et  de  lui  rendre  un  culte 
qu'on  ne  doit  qu'à  la  Divinité,  dont  il  se  disoit  l'envoyé. 
Les  plus  belles  négresses  se  disputoient  l'honneur  d'être 
admises  à  sa  couche\..  » 

Un  fait  certain  est  que  Macandal  fut  plus  et  mieux 
qu'un  simple  chef  de  bandes  marronnes.  Non  pas  qu'il 
dédaignât  le  pillage  des  plantations,  le  sac  des  habita- 
tions, le  vol  des  troupeaux  et  autres  exploits  ordinaires 
des  esclaves  fugitifs;  mais  il  paraît  avoir  entrevu  en 
même  temps  la  possibilité  de  faire  du  marronnage  le 
centre  d'une  résistance  organisée  des  noirs  contre  les 
blancs.  Il  avait  une  notion  des  races  qui  s'étaient  super- 
posées à  Saint-Domingue.  «  Un  jour,  dans  une  nom- 
breuse assemblée,  il  se  fit  apporter  un  vase  plein  d'eau, 
oii  il  mit  trois  mouchoirs,  un  jaune,  un  blanc,  un  noir. 
Il  tira  d'abord  le  jaune.  «  Yoilà,  dit-il,  les  premiers  habi- 
«  tants  de  Saint-Domingue  ils  étoient  jaunes.  Voilà  les 
«  habitants  actuels  »  ;  il  montroit  le  mouchoir  blanc. 
<(  Voici,  enfin,  ceux  qui  resteront  maîtres  de  l'Ile  ; 
ce  c'est  le  mouchoir  noir^.  »  Et  il  sut  persuader  à  beau- 
coup de  nègres  que  c'était  lui  que  le   Créateur   avait 

1.  Mémoire  sur  la  création  d'un  corps  de  gens  de  couleur  levé  à  Saint- 
Domingue,  1779  (A.  M.  G.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  2"  série,  C'\ 
carton  XXIX). 

2.  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques....,  (A.  M.  C,  F^  136, 
p.  198). 


238  SAINT-DOMINGUE 

envoyé  à  Saint-Domingue  pour  opérer  la  destruction 
des  blancs  et  donner  la  liberté  aux  nègres.  D'ailleurs 
il  n'exerçait  pas  seulement  son  empire  sur  les  fugitifs 
qui  l'entouraient,  mais  sur  presque  tous  les  esclaves 
du  quartier  du  Cap.  D'une  audace  extraordinaire,  il 
ne  craignait  pas  de  parcourir  les  plantations  pour  y 
réveiller  le  zèle  de  ses  partisans,  restant  toujours  insai- 
sissable, inconnu  même  des  blancs  pendant  près  de 
six  ans,  et  profitant  de  cette  obscurité  pour  poursuivre 
lentement  le  plan  qui  devait,  croyait-il,  assurer  son 
triomphe. 

Ce  plan  était  fondé  sur  le  déchaînement  du  plus  ter- 
rible fléau  qu'aient  connu  Saint-Domingue  et  en  général 
toutes  nos  vieilles  colonies  à  esclaves  :  le  poison. 

Depuis  longtemps  déjà,  lorsque  parut  Macandal,  le 
poison  avait  fait  son  apparition  à  Saint-Domingue.  L'au- 
teur anonyme  d'un  mémoire,  daté  de  1763,  déclare  qu'il 
y  a  cinquante  ans  que  ce  terrible  mal  ravage  la  colo- 
nie ^  Dès  1738,  en  présence  des  cas  d'empoisonnements 
qui  se  multiplient,  le  Conseil  supérieur  du  Cap  se  préoc- 
cupe d'interdire  aux  esclaves  les  moyens  de  se  pro- 
curer de  quoi  accomplir  leurs  crimes-.  Enfin  en  1746, 
M.  de  Larnage  déclare  que  sur  450  nègres  perdus  par 
lui  depuis  qu'en  1737  il  est  arrivé  dans  la  colonie,  il  y 
en  aplus  de  100  qui  ont  péri  par  le  poison  ^ 

Mais  quelle  fut  l'origine  de  cette  horrible  coutume  ? 


1.  Mémoire  sur  les  poisons  qui  régnent  à  Saint-Domingue,  1763  (A. 
M.  C,  Corr.  gén. ,  2=  série,  carton  XVj. 

2.  Moreau  de  Saint-Méry,  Lois  et  cons titillions...,  t.  III,  p.  492. 

3.  Lettre  de  MM.  Larnage  et  Maillart,  de  Léogane,  18  mars  1746  (A. 
M.  G.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  vol.  LXIX). 


LE    MONDh:    NOIR  239 

Les  noirs  l'apportèrent-ils  d'Afrique,  comme  certains  le 
croient?  Ne  firent-ils  sur  ce  point  qu'imiter  l'exemple 
des  blancs,  et  ces  habitudes  criminelles  ne  furent-elles 
point  de  France  mysLérieusenicnt  importées  aux  Iles  par 
des  comparses  échappés  aux  poursuites  de  la  célèbre 
Chambre  ardente?  Il  est  impossible  de  rien  préciser  sur 
ce  point.  Dans  un  mémoire  de  M.  do  Kerdisien-Trémais, 
commissaire-ordonnateur  au  Gap  en  1780,  je  trouve  bien 
ces  déclarations  tranchantes,  «  qu'il  n'est  que  trop  notoire 
que  cet  affreux  moyen  de  satisfaire  leur  haine  a  été  mal- 
heureusement donné  aux  noirs  par  les  blancs  eux-mêmes  ; 
qu'ils  n'ont  point  apporté  d'Afrique  la  composition  des 
poisons  qu'ils  ont  employés  en  quelques  occasions;... 
que  les  nègres,  enfin,  n'ont  jamais  conçu  le  projet, 
comme  quelques  personnes  les  en  ont  accusés,  de  dé- 
truire par  ce  moyen  les  blancs  de  la  colonie'  ».  Mais, 
il  faut  bien  le  dire,  pareilles  affirmations  restent  sans 
preuves. 

Ce  que  l'on  sait  mieux,  c'est  la  nature  des  poisons 
ordinairement  employés.  Frappés  d'une  sorte  de  terreur 
panique,  les  colons  affolés  créèrent  d'abord  sur  ces  poi- 
sons les  plus  étranges  légendes.  «  C'est  une  chose  de  fait, 
écrivent,  en  1728,  MM.  de  la  Rochalar  et  Duclos,  qu'il  y 
a  dans  ces  pays-ci  des  nègres,  non  sorciers,  mais  qui  con- 
noissent  des  simples,  avec  lesquelles  ils  font  mourir  leurs 
maîtres  ou  leurs  camarades,  sans  qu'on  puisse  en  pro- 
duire des  preuves  juridiques-,  »  La  manière  dont  vers 


1.  Mémoire  de  M.  de  Kerdisien-Trémais,  1780  (A.  M.  C,  Personnel, 
série  E,  G°). 

2.  Lettre  de  M.  de  la  Rochalar  et  Duclos,  du  -14  avril  1728  (A.  M.  G., 
Corr.  gén.,  C^  vol.  XXVIII). 


240  SAINT-DOMINGUE 

la  même  époque  on  prétendait  découvrir  les  nègres 
empoisonneurs  donne  au  surplus  une  idée  des  préjugés 
invraisemblables  qui  couraient  dans  la  colonie.  «  Nous 
n'avons  jamais  voulu  croire  ce  moyen,  exposent  MM.  de 
Larnage  et  Maillart,  mais  nous  en  avons  toujours  ouï 
parler  comme  d'une  chose  certaine.  On  enferme  le  nègre 
empoisonneur,  on  le  fait  purger  et  lui  fait  couper  exac- 
tement tous  ies  cheveux,  poils  et  ongles  de  son  corps, 
à  la  faveur  desquels  on  prétend  qu'il  cache  des  pré- 
servatifs, et  le  lendemain,  on  le  fait  fouetter  d'une  bran- 
che de  l'arbuste  qu'on  appelle  médicinier  ou  d'une  bran- 
che de  vigne,  et  l'on  a  la  preuve  que  cette  fustigation 
fait  souffrir  aux  nègres  des  tourments  si  épouvantables 
qu'il  n'y  a  pas  de  question  qui  en  approche.  Ces  coups 
leur  font  enfler  le  corps  et  ils  en  meurent,  tandis  qu'il 
n'arrive  rien  à  ceux  qui  ne  sont  pas  coupables.  Voilà  le 
difficile  à  comprendre'.  » 

D'assez  bonne  heure,  toutefois,  les  esprits  éclairés  firent 
justice  de  ces  insanités.  «  Il  est  reconnu,  mandent  au 
ministre,  en  1766,  Z^IM.  d'EstaingetMagon,  il  est  reconnu, 
d'après  l'examen  le  plus  suivi,  que  le  sublimé  et  l'arsenic 
colorés  par  différents  sucs  d'herbes  sont  la  base  du  poi- 
son que  les  nègres  emploient.  Il  leur  est  vendu  par  les 
domestiques  des  chirurgiens  d'habitations.  Les  inven- 
taires après  décès  de  ces  chirurgiens  prouvent  en  effet 
la  quantité  d'arsenic  et  de  sublimé  qu'ils  emploient  et 
le  peu  de  soin  avec  lequel  ils  gardent,  sans  même  les 
mettre  sous  clef,  ces  deux  poisons,  dont  on  se  sert,  il 
est  vrai,  pour  les  maladies  vénériennes  des  nègres  et 

1.  Lettre  de  MM.  de  Larnage  et  Maillart,  Léogane,  18  mars  1746 
(A.  M.  C.  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  G»,  vol.  LXIX). 


LE    MONDIÎ    NOIR  241 

pour  les  poux  do  bois  qui  détruisent  ici  les  char- 
pentes*. » 

A  l'appui  de  cette  thèse  les  deux  administrateurs  signa- 
laient un  mémoire  de  M.  Poissonnier  des  Perrières, 
médecin  du  Roi  à  Saint-Domingue,  lequel,  disaient-ils, 
démontre  :  «  1°  que  les  poisons  employés  par  les  nègres 
ne  sont  pas  des  poisons  végétaux,  car  on  connoît  aussi 
bien  qu'eux  toutes  les  plantes  de  la  colonie  ;  elles  don- 
neroient  un  goût  désagréable  aux  aliments  et  on  en 
reconnoîtroit  la  présence;  —  2°  les  nausées,  les  coliques 
d'estomac,  la  soif  inextinguible  qu'éprouvent  les  empoi- 
sonnés, la  diarrhée  sanguinolente  qui  leur  survient,  un 
sentiment  de  chaleur  brûlante  dans  la  région  du  ven- 
tricule démontrent,  au  contraire,  évidemment  que  ce 
sont  des  poisons  salins,  et  font  présumer,  presque  à  coup 
sûr  que  c'est  à  l'arsenic  et  au  sublimé  corrosif  que  l'on 
doit  ce  cruel  état'.  » 

Malgré  ces  témoignages  formels,  la  légende  du  poison 
secret  fabriqué  par  les  nègres  eut  toujours  cours  à  Saint- 
Domingue.  «  Il  y  a  plus  de  trois  ans,  écrit,  en  1760,  un 
habitant,  qu'il  circule  dans  la  colonie  un  poison  qui 
détruira  tous  les  blancs  si  on  n'y  apporte  un  prompt 
remède.  Ce  poison  n'est  point  encore  connu.  Il  a  été 
trouvé  par  les  noirs  qui  s'en  servent  avec  un  secret 
incroyable.  Les  effets  sont  d'une  nature  qui  fait  périr 
tantôt  subitement  et  tantôt  par  des  maladies  de  langueur 

1.  Lettre  de  MM.  d'Estaing  et  Magon,  10  janvier  1766  (Ibid., 
•vol.  CXXVII). 

2,  Mémoke  sur  les  empoisonnements  à  Saint-Domingue,  par  M.  Pois- 
•sonnier-Desperrières,  médecin  ordinaire  du  roi,  janvier  1764  (A.  M.  C, 
Corr.  gén.,2«  série,  carton  XVI).  Cf.  carton  XXIII,  un  autre  mémoire  du 
même  de  1773. 

16 


242  SAINT-DOMINGUE 

auxquelles  la  médecine  n'a  encore  rien  pu  connaître  ^  » 
Et  en  1763  :  «  On  prétend,  écrit  un  autre,  que  c'est  avec 
des  poisons  connus  dans  la  pharmacie  que  les  nègres 
opèrent.  Mais  comment  expliquer  qu'une  herbe  ressem- 
blant à  de  l'absinthe  bâtarde,  trouvée  dans  la  chambre 
d'un  nègre,  donnée  par  infusion  à  une  chienne  devant 
douze  témoins  dans  la  sénéchaussée  du  Fort-Dauphin, 
Fait  fait  tomber  roide  morte.  En  réalité,  ils  ont  des  secrets 
apportés  d'Afrique,  et  certains  même  prétendent  qu'à 
l'aide  de  talismans  et  en  arrangeant  ces  plantes  près  du 
lit  ou  à  la  porte  de  leur  maître,  ils  les  empoisonnent^.  » 
De  nos  jours  encore  Schœlcher,  lui-même,  a  cru  pouvoir 
affirmer  que  les  esclaves  savaient  faire  des  poudres  ou 
des  liqueurs  extraites  de  diverses  plantes  du  pays  et  qui, 
par  un  effet  lent  ou  immédiat,  produisaient  la  mort  sans 
laisser  presque  aucune  trace ^. 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux  assurément  dans  ces 
affaires  de  poisons,  ce  sont  les  motifs  qui  inspirent  le 
crime.  La  plupart  du  temps,  on  obtient  sur  ce  point  des 
nègres  une  seule  réponse  :  Dieu  les  a  tentés.  Au  vrai, 
les  causes  des  empoisonnements  sont  infiniment  com- 
plexes et  variées.  Beaucoup  sont  la  revanche  des  mau- 
vais traitements  infligés  à  l'esclave  ;  beaucoup  aussi 
«  ont  leur  origine  dans  le  libertinage  effréné  qui  règne 
dans  l'Ile  ».  «  Le  commerce  criminel  que  la  plupart  des 
maîtres  ont  avec  les  femmes  esclaves,  écrit  un  colon,  est 


1.  Réflexions  d'un  habitant  de  Saint-Domingue  sur  l'état  présent  de 
cette  colonie,  1760  [Ibid.,  carton  XIV). 

2.  Mémoire  sur  les  poisons  qui  régnent  à,  Saint-Domingue,  1763  [Ibid.,. 
carton  XV). 

3.  Cité  par  Peytraud,  L'Esclavage  aux  Antilles  françaises,  p,  318. 


LE    MONDE    NOIR  242 

en  général  la  source  de  ces  allentats.  Une  femme  légi- 
time s'aperce vant  des  habitudes  de  son  mari  avec  sa  ser- 
vante, dans  les  absences  du  mari,  elle  fait  cbâtier  sévè- 
rement cette  esclave;  si  les  maîtres  ne  sont  point  mariés, 
et  ce  pays  est  celui  où  il  y  en  a  le  plus,  tant  les  mariages 
sont  peu  favorisés  par  les  gens  en  place  et  oii  le  liber- 
tinage est  le  plus  toléré,  l'inconstance  naturelle  aux 
hommes  de  ce  climat  leur  fait  changer  ou  multiplier  ces 
concubines,  d'où  naissent  des  distinctions  et  des  jalou- 
sies éternelles  ;  et  dans  le  premier  cas,  comme  dans  le 
second,  des  projets  de  vengeance  se  forment,  qui  se  réa- 
lisent tantôt  sur  la  fortune  du  maître,  en  faisant  périr  ses 
nègres,  tantôt  sur  sa  vie  ou  celle  de  sa  femme  et  même 
de  ses  enfants  ^  »  «  J'ai  eu,  observe,  d'autre  part,  à  ce 
sujet  M.  de  Kerdisien-Trémais,  j'ai  eu  l'honneur  de  pré- 
sider successivement  pendant  plusieurs  années  les  deux 
conseils  de  la  colonie,  j'y  ai  vu  passer  nombre  d'affaires 
de  ce  genre,  et  je  peux  protester  que,  quand  les  esclaves 
se  sont  servis  de  poison,  ce  n'a  été  le  plus  souvent  que  : 
1°  lorsque  leurs  maîtres,  ou  ce  qui  est  encore  plus  ordi- 
naire, lorsque  les  économes  leur  ont  enlevé  leurs  femmes; 
2°  lorsque  des  habitants  ayant  conçu  de  la  passion  pour 
de  jeunes  négresses  créoles,  les  mères  de  ces  créatures 
se  sont  portées  à  détruire  leurs  maîtresses,  dans  la  vue 
de  se  placer  à  la  tête  du  ménage  ;  3°  lorsque,  dans  leurs 
amours,  les  nègres  ont  voulu  se  délivrer  d'un  rival  ^.  » 
D'autres  fois,  c'est  le  souci  d'empêcher  le  partage  de 

1.  Réflexions  d'un  habitant  de  Saint-Domingue  sur  l'état  présent  d© 
cette  colonie,  1760  (A.  M.  C,  Corr.  gén.,  2°  série,  carton  XIV). 

2.  Mémoire  de  M.  de  Kerdisien-Trémais,  1780,  composé  au  sujet  dm 
procès  instruit  contre  le  sieur  Cappé  (A.  M.  C,  Personnel  E,  doss. 
Cape,  G^]. 


244  SAINT-DOMINGUE 

Thabitation  où  ils  sont  attachés,  qui  pousse  au  crime  les 
esclaves.  Ils  empoisonnent  ainsi  sans  pitié  plusieurs  des 
enfants  de  leur  maître,  pour  éviter  que  son  héritage  soit 
morcelé  et  eux  dispersés  ou  vendus.  —  «  On  regarde 
pareillement  et  avec  assez  d'apparence  comme  une  des 
principales  causes  de  cette  malheureuse  pratique,  écrit 
l'intendant  Lalanne,  en  1 757,  les  libertés  promises  et  trop 
prodiguées  par  les  maîtres.  Nos  femmes  créoles  crain- 
droient,  en  effet,  de  mourir  avec  la  réputation  de  n'être 
pas  riches,  si  elles  ne  donnoientpas  des  libertés.  Le  con- 
cubinage des  maîtres  avec  leurs  négresses  esclaves 
annonce,  d'autre  part,  la  liberté  à  celles-ci.  Ces  libertés 
sont  souvent  remises  aux  dernières  dispositions  des 
maîtres  et  des  maîtresses,  et  une  pareille  perspective  peut 
conduire  les  esclaves  à  attenter  à  leur  vie  pour  rappro- 
cher l'époque  de  ces  dispositions  \  » 

Chose  curieuse,  à  leurs  idées  étroites  et  bornées  les 
noirs  sacrifient  même  très  souvent  leurs  semblables.  On 
voit  des  plantations  oii  les  esclaves  sont  décimés  par  le 
poison.  Pourquoi  ?  Parce  que  quelques  nègres  ont 
résolu  de  restreindre  le  nombre  de  ces  esclaves,  pour 
empêcher  leurs  maîtres  d'entreprendre  des  manufac- 
tures où  ils  auraient  trop  de  travail.  Au  cours  d'un  pro- 
cès, l'on  vit  ainsi  un  esclave  avouer  avoir,  dans  ce  but, 
empoisonné  sa  femme  et  un  autre  ses  enfants,  et  une 
négresse  accoucheuse  déclarer  avoir  empoisonné  tous  les 
enfants  par  elle  mis  au  monde  depuis  plusieurs  années 
sur  l'habitation^. 

1.  Lettre  de  M.    de    Laporte-Lalanne,    du  Port-au-Prince,    22    dé- 
cembre 1737  (A.  M.  C,  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  C,  vol.  G). 

2.  Lettre  adressée  par  un  habitant  au  comte  de  Langeron,  6  juin  1763 


LK    MONDE    NOIR  245 

Très  souvent,  fort  heureusement,  ces  étranges  attentats 
s'exercent  non  sur  les  personnes,  mais  seulement  sur 
les  bestiaux.  On  empoisonne  alors  le  bétail  d'une  plan- 
tation pour  nuire  au  maître  et  le  ruiner  ;  l'empêclier 
encore  d'étendre  ses  cultures  ;  mais  quelquefois  pour 
des  motifs  plus  détournés  :  un  maître  annonce  son 
départ  prochain  pour  la  France  ;  en  vue  d'ajourner  ce 
départ  qui  doit  les  livrer  aux  duretés  d'un  économe,  ou 
même  simplement,  —  la  chose  est  presque  incroyable,  — 
par  affection  envers  un  maître  qu'ils  voudraient  con- 
server auprès  d'eux,  les  esclaves  empoisonnent  bœufs, 
chevaux,  mulets,  et  voilà  le  voyage  ajourné  *. 

Parfois  enfin  les  raisons  de  pareils  crimes  sont  plus 
puériles  encore  :  on  voit  des  nègres  et  des  négresses, 
employés  dans  les  hôpitaux,  empoisonner  les  soldats 
qu'on  leur  donne  à  soigner  à  seule  fin  de  se  débarrasser 
de  ce  travail^. 

Pour  en  revenir  à  Macandal,  ce  qui  fit  donc  son  origi- 
nalité, c'est  d'avoir  uni  aux  pratiques  du  marronnage  les 
ravages  du  poison.  A  en  croire  certains  documents,  il 
aurait  formé  un  plan  de  destruction  des  blancs  par  ce 
moyen.  «  Ses  ordres,  dit  un  document,  dont  j'ai  déjà  cité 
plusieurs  extraits,  ses  ordres  étoient  sur  ce  point  exé- 
cutés avec  cette  obéissance  passive  et  aveugle  où  le 
Vieux  de  la  Montagne  avoit  su  amener  tous  ses  disciples. 

{Ibid.,  vol.  CXV).  —  Parfois  aussi,  c'est  pour  détourner  les  soupçons 
que  les  nègres  empoisonneurs  empoisonnent  leurs  femmes,  leurs  maî- 
tresses, leurs  enfants.  (Ducœurjoly,  Manuel  des  habitants  de  Saint- 
Domingue,  t.  I,  p.  30.) 

1,  Xavier  Eyma,  Les  Peaux  noires,  p.  111-112. 

2.  Lettre  de  M.  d'Estaing  du  25  août  1769  (A.  M.  C,  Corr.,  gén., 
Saint-Domingue,  C'  vol.  GX). 


246  SAINT-DOMINGUE 

Il  envoyoit  la  mort  à  tous  les  maîtres  ou  toutes  les  maî- 
tresses contre  lesquels  il  avoit  de  petits  ressentiments. 
Xi'esclave  le  plus  attaché  à  son  maître  eût  cru  commettre 
an  crime  contre  la  Divinité,  s'il  eût  apporté  le  moindre 
retard  dans  l'exécution  de  ses  ordres,  et  s'il  n'eût  pas 
^ardé  le  secret  le  plus  religieux.  Pendant  plus  de  six  ans, 
les  blancs  ignorèrent  tous  qu'il  y  eût  un  nègre  marron 
aussi  dangereux  dans  le  sein  de  la  colonie,  à  l'exception 
peut-être  du  maître  qui  l' avoit  acheté  et  qui  le  regardoit 
probablement  comme  mort  depuis  longtemps  dans  les 
hois.  Enfin  ce  nègre  alloit  exécuter  son  plan  de  destruc- 
iion,  qu'il  avoit  suivi  avec  une  constance  et  une  habileté 
qu'on  seroit  presque  tenté  d'admirer.  Le  jour,  l'heure 
étoient  pris  où  tous  les  vases,  qui  contiennent  l'eau  de 
toutes  les  maisons  de  la  ville  du  Cap,  dévoient  être  empoi- 
sonnés. L'heure  à  laquelle  il  devoit  surprendre  avec  sa 
troupe  les  blancs  dans  les  angoisses  des  convulsions 
de  la  mort  étoit  indiquée;  les  capitaines,  les  lieutenants 
■et  sous-lieutenants  de  sa  troupe  étoient  nommés  :  il  avoit 
une  liste  exacte  de  tous  les  nègres  qui  dévoient  de  là  le 
suivre  pour  se  répandre  ensuite  dans  la  plaine,  y  massa- 
crer tous  les  blancs  ;  il  savoit  les  noms  de  tous  ceux  qu'il 
frouveroit  de  son  parti  dans  chaque  atelier;  la  colonie  enfin 
alloit  être  anéantie,  lorsque  le  hasard  seul,  un  hasard  qui 
lient  du  miracle,  fit  découvrir  les  projets  de  ce  nègre  ^  » 
11  y  a,  peut-être,  dans  cet  exposé  dramatique  des  pro- 
jets de  Macandal  un  peu  d'exagération,  et  je  crois  plus 
probable  qu'il  dirigea  des  vengeances  particulières  avec 
aine  suite  qui  fit  croire  plus  tard  à  un  dessein  général 

1.  Mémoire  sur  la  création  d'un  corps  de  gens  de  couleur  levé  à 
Saint-Domingue,  1779  (A.  M.  C,  Corr.  gén.,  2«  série,  carton XXIX). 


LIÎ    MONDE    NOIR  247 

(le  destruction  des  blancs*.  Ce  qui  pourrait  le  faire  sup- 
poser, c'est  que  pendant  son  «  marronnage  »,  il  périt, 
peut-être,  autant  de  noirs  que  blancs,  —  6.000  en  trois 
ans,  dit  un  texte  daté  de  1758  %  —  preuves  que  ces  ven- 
geances étaient  bien  inspirées  parles  mômes  sentiments 
qui  guidaient  d'ordinaire  leurs  auteurs. 

Dans  tous  les  cas,  lorsqu'on  se  saisit  enfin  de  sa  per- 
sonne, en  1757,  la  colonie  était  terrorisée  et  la  nouvelle 
de  sa  prise  fut  saluée  par  d'universelles  actions  de 
grâce.  Il  avait  eu  l'audace  de  se  rendre  sur  l'habitation 
Dufresne,  au  Limbe,  un  jour  de  fête.  «  M.  Duplessis, 
arpenteur,  et  M.  Trévan,  habitant,  qui  étoient  sur  cette 
habitation,  instruits  que  Macandal  y  étoit  caché,  firent 
distribuer  du  tafia  largement,  de  sorte  que  les  nègres 
se  saoulèrent  et  que  Macandal  lui-même  fut  bientôt  ivre. 
On  alla  l'arrêter  dans  une  case  à  nègres,  à'oh  on  le  con- 
duisit à  la  maison  principale,  oii  il  fut  mis  dans  une 
chambre  qui  étoit  à  l'un  des  bouts,  les  mains  attachées 
par  derrière.  MM.  Duplessis  et  Trévan  donnèrent  avis 
de  cette  capture  au  Gap,  et  convinrent  qu'avec  deux 
nègres  ils  garderoient  alternativement  Macandal,  jusqu'à 


1.  Gomme  je  l'ai  déjà  dit  plus  haut,  un  pareil  dessein  ne  paraît  pas 
avoir  été  formé  d'une  façon  sérieuse  et  raisonnée  par  les  nègres.  Un 
certain  Médor,  nègre  empoisonneur,  pris  en  1757,  fit  seulement  cette 
déclaration,  conçue,  il  faut  le  reconnaître,  en  termes  assez  vagues  : 
«  Si  les  nègres,  dit-il,  commettent  ces  empoisonnements,  c'est  afin  d'ob- 
tenir leur  liberté  et  d'être  plus  tôt  en  état  de  s'habiller  comme  les 
blancs...  Il  y  a  aussi,  ajouta-t-ii,  un  secret  parmi  eux  qui  ne  tend  qu'à 
faire  périr  la  colonie,  que  les  blancs  ignorent  et  dont  les  nègres  liûres 
sont  la  cause  principale,  faisant  jouer  tous  ces  ressorts  pour  augmen- 
ter leur  nombre,  afin  d'être  en  état  de  faire  face  aux  blancs  en  cas  de 
besoin.  »  (Déclaration  du  nègre  Médor,  le  26  mars  1737,  aux  A.  M.  G., 
Gorr.  gén.,  G%  vol.  Cil.) 

2.  Lettre  de  MM.  Bart  et  Lalanne,  du  Port-au-Prince,  27  février  1758 
{Ibid.,  Yoh  CI). 


248  SAINT-DOMINGUE 

ce  qu'on  vînt  le  prendre.  Ils  posèrent  des  pistolets  sur 
la  table.  On  s'endormit.  Macandal,  qui  étoit  parvenu  à 
délier  ses  mains,  peut-être  avec  le  secours  des  deux 
nègres,  ouvrit  une  fenêtre  du  pignon  de  la  maison  et  se 
jeta  à  la  savane.  La  brise  de  terre  fraîchit  et  le  vent 
agitant  le  crociiet  de  la  fenêtre,  ce  bruit  réveilla  les 
dormeurs,  et  comme  on  ne  retrouva  plus  Macandal,  on 
se  mit  à  sa  poursuite.  Heureusement,  des  chiens  l'éven- 
tèrent  et  on  le  reprit  bientôt  ^  » 

On  se  vengea  cruellement  sur  lui  de  la  terreur  qu'il 
avait  inspirée.  Par  arrêt  du  Conseil  du  Cap  du  20  jan- 
vier 1758,  il  fut  condamné  à  être  brûlé  vif.  «  Il  avoit  su 
persuader  aux  nègres  qu'il  étoit  impossible  aux  blancs 
de  le  faire  mourir  dans  le  cas  où  ils  se  saisiroient  de 
lui,  et  que  le  Créateur  le  changeroit  en  maringouin, 
aussitôt  qu'il  seroit  près  d'expirer,  pour  le  faire  repa- 
roître  ensuite  plus  terrible  que  jamais.  Or,  le  hasard 
voulut  que  sur  le  bûcher  son  carcan  fût  mal  attaché  au 
poteau,  de  manière  qu'il  l'arracha  lors  des  premiers 
tourments  que  le  feu  lui  fit  subir.  Il  n'en  fallut  pas 
davantage  pour  persuader  à  ceux  de  sa  couleur  que  la 
prophétie  étoit  accomplie  ;  en  sorte  que  les  trois  quarts 
des  nègres  sont  encore  pénétrés  aujourd'hui  de  cette 
croyance,  s'attendent  à  le  voir  revenir  de  jour  à  autre 
pour  tenir  ses  promesses,  et  que  le  premier  nègre  mar- 
ron qui  osera  se  dire  Macandal,  peut  mettre  en  péril 
une  seconde  fois  la  dépendance  du  Cap^  » 


1.  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques  sur  Saint-Domingue  (A. 
M.  C.  F^  136,  p.  198). 

2.  Ibid.,  p.  438.  —  Cf.  dans  Corr.  gén.,  2"  série,  carton  XXIX,  le  Mémoire 
sur  la  création  d'un  corps  de  gens  de  couleur,  1779,  déjà  cité. 


LE    MONDE    NOIR  240 

Après  Macandal,  d'ailleurs,  les  empoisonnements  ne 
cessèrent  pas.  «  Le  jour  même  marqué  pour  les  plus 
grandes  exécutions  de  ses  complices,  écrit  un  certain 
M.  de  Rochefort,  en  17G0,  on  a  vu  des  nègres  cuisiniers 
empoisonner  leurs  maîtres  et  leurs  convives'.  »  «  Les 
fréquens  supplices  qu'ils  voient  subir  à  leurs  semblables 
ne  leur  inspirent,  en  effet,  aucune  crainte  »,  constate  de 
même  M.  de  Sézellan,  et  «  il  faut  dire,  ajoute-t-il,  que 
ceux-ci  endurent  les  plus  cruels  tourmens  avec  une  cons- 
tance sans  égale,  paraissant  sur  les  échafauds  et  sur  les 
bûchers  avec  une  tranquillité  et  un  courage  féroces  -  » . 
Une  chose  sûre  est  qu'en  1760,  —  bien  qu'on  eût  fait 
périr  alors  par  le  feu  une  quantité  si  prodigieuse  de  noirs 
qu'il  y  avait  des  habitants  dont  les  ateliers  en  avaient 
été  presque  décimés ,  —  le  poison  sévissait  encore 
d'une  façon  aiguë  à  Saint-Domingue  ;  qu'en  1765, 
M.  d'Estaing;  en  déplorait  toujours  la  «  fréquence  » 
dans  l'Ile'  ;  qu'en  1777,  enfin,  des  poursuites  faites 
contre  le  nègre  Jacques  amenaient  la  découverte  d'une 
nouvelle  affaire  des  poisons,  moins  terrible  que  celle 
de  Macandal,  mais  qui  prouvait  que  le  g'oût  de  ces  pra- 
tiques subsistait  toujours*. 

Elles  sont  d'ailleurs  restées  en  usage  jusqu'au  xix® 
siècle  dans  nos  colonies  à  esclaves,  «  où  les  nègres,  écrit 

■1.  Mémoire  de  M.  de  Rochefort,  1760  {Ibid.,  carton  SIV). 

2.  Lettre  de  M.  de  Sézellan,  du  Cap,  le  7  juin  1763  {Ibid.,  carton  XV). 

3.  Compte  particulier  de  M.  d'Estaing,  au  Cap,  27  mai  1765  [Ibid., 
carton  XVII  bis  ). 

4.  Arrêt  du  Conseil  qui  condamne  le  nègre  Jacques  appartenant  au 
sieur  de  Corbières  à  être  brûlé  vif  pour  avoir  été  trouvé  porteur  d'un 
bol  d'arsenic,  et  avoir  empoisonné  plus  de  cent  animaux  à  son  maître 
depuis  huit  mois.  (Moreau  de  Saint-Méry,  Lois  et  constitutions,  t.  V, 
p.  805). 


250  SAINT-DOMINGUE 

un  auteur  moderne,  ont  continué  à  employer  le  poison 
de  toutes  les  manières,  soit  qu'il  dût  provoquer  une  mort 
violente  et  instantanée,  soit  qu'il  dût  produire  diverses 
maladies  très  fréquentes  sous  le  climat  des  Antilles  et 
qui  peuvent  avoir  une  tout  autre  origine,  soit  enfin  qu'il 
dût  jeter  dans  la  santé  les  perturbations  les  plus  pro- 
fondes et  les  plus  étranges... 

«  L'arsenic,  que  le  nègre  se  procure,  on  ne  sait 
jamais  comment,  mais  toujours  en  abondance,  et  qu'il 
introduit  dans  les  boissons  et  dans  les  mets,  les  plantes 
vénéneuses,  dont  il  sait  le  secret  mieux  que  pas  un  toxi- 
cologue, lui  servent  à  appliquer  le  poison  dans  ces  diverses 
conditions. 

«  Par  exemple,  s'il  s'agit  de  faire  traîner  et  languir 
une  victime,  c'est  dans  les  matelas,  c'est  dans  l'oreiller, 
dans  le  traversin,  que  le  nègre  introduit  certaines  lierbes, 
dont  il  augmente  la  dose  progressivement.  Les  émana- 
tions de  ces  herbes  produisent  les  troubles  les  plus  mys- 
térieux ;  quand  le  nègre  veut  arrêter  l'effet  du  mal,  il 
lui  suffît  de  les  enlever... 

«  Rarement,  en  effet,  il  applique  le  poison  avec  vio- 
lence ;  presque  toujours,  il  pl^cède  par  petites  doses. 
La  mort  ne  doit  venir  que  lentement,  progressivement, 
avec  des  alternatives  d'espérance  et  de  suprême  agonie. 
C'est  quelquefois  un  raffinement  de  cruauté,  une  atroce 
joie,  que  se  donne  l'empoisonneur,  d'assister  aux  souf- 
frances et  aux  langueurs  de  sa  victime.  Souvent,  aussi, 
un  autre  sentiment  le  pousse  à  agir  de  la  sorte.  Le  nègre 
considère  le  poison  comme  un  instrument  chargé  de 
manifester  son  pouvoir;  conséquemment,  les  premières 
atteintes,  dans  sa  pensée,  doivent  être  un  avertissement; 


LE    MONDE    NOIR  231 

il  compte  sur  les  symptômes  plus  ou  moins  alarmants 
pour  arrêter  telle  mesure,  pour  provoquer  telle  autre;  il 
garde  et  veut  laisser  une  espérance.  Entre  le  premier  et 
le  second  avertissement,  il  y  a  toujours  une  lacune.  C'est 
le  temps  de  la  réflexion.  Il  récidive,  quand  il  y  a  lutte 
contre  lui  et  contre  sa  volonté... 

«  Le  poison  est  ainsi  l'arme  offensive  et  défensive  de 
l'esclave  ^  » 

Ces  lignes  écrites  en  plein  xix*  siècle  prouvent  que 
les  choses  n'avaient  guère  changé  depuis  les  contempo- 
rains de  Macandal. 

Un  autre  mode  de  vengeance  moins  fréquent,  mais 
presque  aussi  atroce  et  mystérieux  que  l'empoisonne- 
ment, est  le  fléau  connu  sous  le  nom  de  mal  de  mâ- 
choire. 

Celui-là  s'attaque  uniquement  aux  enfants  nouveau- 
nés  durant  les  jours  qui  suivent  immédiatement  leur 
naissance.  On  prétend,  mais  peut-être  sans  preuves  cer- 
taines, qu'au  bout  du  onzième  jour  ils  en  sont  quittes.  Il 
se  manifeste  chez  eux  par  une  gêne  et  une  difficulté 
incroyables  dans  les  mouvements  de  la  mâchoire,  serrée 
bientôt  au  point  qu'il  est  impossible  aux  malades  de  l'ou- 
vrir ni  de  rien  avaler,  en  sorte  qu'ils  ne  tardent  pas  à 
mourir  de  faim. 

A  quoi  attribuer  un  mal  si  singulier?  Une  chose  à 
peu  près  sûre,  —  en  dépit  de  l'avis  de  beaucoup  de 
médecins,  —   est  qu'il  n'est  pas  naturel  ^  qu'il  n'atteint 

i.  Xavier  Eyma.  Les  Peaux  noires,  p.  116,  179-180. 

2.  «  Le  mal  de  mâchoire,  écrit  cependant  Ducœurjoly,  créole  de 
Saint-Domingue,  le  mal  de  mâchoire  est  une  espèce  de  tétanos.  Si  dès 
les  premiers  jours  de  leur  naissance  les  enfans  reçoivent  les  impres- 
sions de  l'air  et  du  vent,  si  la  chambre  où  ils  sont  est  exposée  à  la 


2o2  SAINT-DOMINGUE 

jamais  les  enfants  délivrés  par  les  femmes  blanches,  et 
que  les  négresses  accoucheuses  seules  le  donnent  aux 
nourrissons,  ou  les  en  préservent,  à  leur  gré.  Mais  com- 
ment procèdent-elles?  Ici  tout  est  supposition.  Par  des 
maléfices,  affirment  naturellement  certains  ;  par  un 
ébranlement  des  centres  nerveux,  obtenu  au  moyen  de 
tiraillements  pratiqués  sur  le  nombril  ;  par  la  rétention 
du  méconium  dans  l'intestin  de  l'enfant;  par  la  com- 
pression de  la  fontanelle,  c'est-à-dire  de  la  région  où 
aboutissent  sur  le  crâne  la  suture  coronale  et  la  suture 
sagittale  ;  par  l'enfoncement  d'une  épingle  à  cet  endroit 
dans  le  cerveau  de  l'enfant  *  ;  par  la  luxation  des  os 
maxillaires,  la  dislocation  de  la  mâchoire,  disent  enfin 
les  plus  près,  paraît-il,  de  la  vérité^. 

Quelle  qu'en  soit  l'explication,  ce  crime  abominable 
cause  à  certains  moments  les  ravages  les  plus  épouvan- 
tables sur  les  plantations.  On  calcule  qu'il  fait  mourir 
en  moyenne  près  du  tiers  des  nouveau-nés  ^  Les  causes 
en  sont  souvent  personnelles  à  l'esclave  qui  le  prémé- 


fumée,  à  une  trop  grande  chaleur,  ou  à  trop  de  fraîcheur,  ie  mal  se 
déclare  aussitôt.  Il  commence  par  la  mâchoire  qui  se  raidit  et  se  res- 
serre, au  point  de  ne  pouvoir  plus  s'ouvrir  pour  prendre  la  mamelle; 
ensuite  le  cou,  le  dos  et  toutes  les  autres  parties  du  corps  se  raidissent 
pareillement.  »  (Ducœurjoly,  Manuel  des  habitants  de  Saint-Domi7igue, 
•1788,  t.  I,  p.  50-51.) 

1.  Descourtilz.  Voyage  d'un  naturaliste...  à  Saint-Domingue,  Paris, 
4809,  3  vol.  in-8»,  t.  11,  p.  179. 

2.  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques  sur  Saint-Domingue  (A. 
M.  C.  F^  136,  p.  456,  521,  et  F^  141,  non  paginé). 

3.  Peu  avant  1789.  une  négresse  arada,  négresse  de  l'habitation  Ros- 
signol-Desdunes,  au  quartier  de  l'Artibonite,  avoua  avoir  empoisonné 
ou  tué  de  cette  manière  plus  de  soixante-dix  enfants,  «  pour  les  arra- 
cher à  l'esclavage  ».  C'est  elle  qui  déclara  qu'elle  plongeait  une  épingle 
dans  le  cerveau  de  ces  enfants  par  la  fontanelle,  pour  leur  causer  le 
mal  de  mâchoire.  (Descourtilz.  Op.  cit.,  t.  Il,  p.  183.) 


LE    MONDE    NOIR  253 

dite.  Une  négresse,  mariée  à  un  nègre  et  infidèle  a  son 
mari,  accepte  de  se  débarrasser  ainsi  du  fruit  qu'elle 
porte,  si  elle  pense  surtout  que  la  couleur  de  l'enfant 
peut  déposer  contre  elle  ;  «  elle  le  fait  donc  périr  dès 
les  premiers  instants  de  la  vie,  où  il  est  presque  impos- 
sible déjuger  par  la  couleur  de  l'enfant  si  c'est  un  nègre 
ou  un  mulâtre^  ».  Mais  le  plus  généralement,  le  mal  de 
mâchoire,  comme  le  poison,  est  le  résultat  d'une  ven- 
geance :  vengeance  de  mauvais  traitements,  vengeance 
de  la  préférence  accordée  par  le  maître  aune  rivale,  etc.. 
Dans  ces  divers  cas,  ou  bien  le  maître  est  frappé  dans 
ses  affections,  et  ce  sont  ses  propres  enfants  qui  sont 
attaqués  par  le  mal,  ou  bien  dans  ses  intérêts,  et  c'est 
le  croît  de  son  troupeau  d'esclaves  qu'il  voit  décimer. 
Horribles  menaces,  certes,  que  celles  qui  planent 
ainsi  perpétuellement,  avec  leur  sombre  aspect  de  mys- 
tère, sur  ces  blancs  perdus  en  une  île  lointaine  !  Terrible 
rançon  de  l'esclavage  que  celle  payée  ainsi  chaque  jour 
par  tant  de  victimes  !  Rançon  pourtant  qui  n'est  pas  la 
seule.  La  considération  des  résultats  matériels  de 
l'esclavage  ne  doit  pas  faire  oublier,  en  effet,  les  consé- 
quences morales  de  ce  môme  esclavage  sur  notre  race. 
Mais  c'est  en  étudiant  le  caractère  et  les  mœurs  créoles 
que  je  dégagerai  le  mieux  ces  conséquences,  et  qu'a- 
près avoir  exposé  les  misères  et  les  tares  du  servage, 
j'en  pourrai  dire  la  détestable  influence  sur  l'âme 
européenne, 

4.  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques  sur  Saint-Domingue  (A. 
M.  C,  F^  141,  non  paginé). 


CHAPITRE  IV 

VIE  ET  MOEURS  CRÉOLES 


I 


En  1730,  ((  proscrit  de  son  pays,  à  la  suite  d'une  affaire 
d'honneur  »,  un  gentilhomme  «  de  l'une  des  meilleures 
maisons  du  royaume  »,  le  comte  de  G***,  débarquait  à 
Saint-Domingue.  Au  contraire  de  tant  d'autres,  ce  qui 
l'amenait  là,  c'était  non  point  le  désir  de  faire  fortune, 
mais  la  simple  curiosité  :  arrivé  à  La  Rochelle  avec 
l'intention  de  gagner  le  nouveau  monde,  il  y  avait  trouvé 
un  navire  en  partance  pour  Saint-Domingue.  Vainement 
lui  avait-on  représenté  que  «  le  climat  brûlant  de  cette 
colonie  étoit  funeste  à  la  plus  grande  partie  des  per- 
sonnes qui  y  passoient,  qu'il  en  mouroit  au  moins  les 
trois  quarts  »,  il  ne  s'était  point  laissé  «  ébranler  par  le 
pathétique  de  tels  discours  »,  et  quarante  jours  après 
abordait  au  Cap-Français. 

Le  récit  du  séjour  à  Saint-Domingue  de  ce  voyageur 
nous  a  été  conservé.  Il  est,  sans  aucun  doute,  assez  sati- 
rique ;  mais  infiniment  pittoresque  et  coloré,  aussi,  il 
nous  dépeint  de  façon  inimitable  la  vie  et  le  monde  de 
la  colonie  vers  le  milieu  du  xviii''  siècle.  Aucune  analyse 


VIE    ET    MOEURS    CRÉOLES  255 

n'en  devant  rendre  le  charme  piquant,  je  préfère  en 
donner  une  longue  citation.  Après  l'avoir  lue,  personne, 
je  restime,  ne  s'en  plaindrai 

AussiLùt  que  nous  eûmes  mouillé  dans  le  port  du  Cap, 
écrit  donc  le  comte  de  G***,  je  me  fis  mettre  à  terre  et  des- 
cendis à  une  espèce  d'auberge  où  l'on  donnait  à  manger  à 
difîérentes  personnes  de  la  ville,  qui  commencèrent  à  ne  pas 
me  donner  une  grande  idée  du  pays.  On  me  questionna  beau- 
coup sur  les  nouvelles  d'Europe,  dont  on  est  fort  avide.  Je 
m'aperçus  bientôt  qu'on  en  voulait  savoir  plus  que  moi  qui 
arrivais  de  France  et  que  l'on  raisonnait  de  tout  d'une  ma- 
nière particulière.  Je  pris  d'abord  mon  parti,  méprisai  ces 
prétendus  politiques  et  gardai  un  profond  silence. 

Un  généreux  armateur  de  La  Rochelle  m'avait  donné  une 
lettre  pour  un  riche  habitant  du  pays,  auquel  il  avait  autre- 
fois rendu  des  services  importants.  J'étais  recommandé  d'une 
façon  particulière.  On  ne  disait  point  mon  véritable  nom,  ni 
quelle  était  ma  famille,  mais  que  j'appartenais  à  une  mai- 
son distinguée  et  que  la  fureur  de  voyager  me  conduisait  en 
Amérique. 

L'homme  à  qui  s'adressait  cette  lettren'était  point  au  Cap; 
il  résidait  sur  son  habitation  éloignée  de  la  ville  d'environ 
quatre  lieues.  Je  pris  le  parti  de  la  lui  faire  tenir  et  je  ne  tar- 
dai point  à  en  voir  les  effets.  Deux  jours  après  je  vis  arriver 
un  homme  en  habit  de  velours  noir,  quoiqu'il  fit  une  extrême 
chaleur.  Entendant  qu'il  me  désignait  sous  le  nom  que  j'avais 

1.  Cette  relation  de  voyage  a  été  publiée  dans  Kougaret.  Voyages  inté- 
ressans  dans  difféi'enies  colonies,  Paris,  1787,  in-S»,  p.  85  à  170,  sous  le 
titre  de  Voyage  du  comte  de  C***  à  Saint-Domingue  en  1730,  date  qui 
doit  être  celle  du  départ,  car  on  verra  qu'il  est  fait  allusion  dans  le  récit 
à  des  faits  arrivés  en  1736.  Les  pièces  ou  documents  relatifs  à  Saint- 
Domingue  et  publiés  par  Nougaret  sont  dits  être  tirés  en  général  des 
papiers  de  M.  Bourgeois,  secrétaire  de  la  Société  d'agriculture  du  Cap- 
Français.  Je  ne  sais  si  c'est  le  cas  pour  le  Voyage  du  comte  de  C"*. 
Ce  voyage  ne  semble  pas,  du  moins,  avoir  été  un  simple  amusement 
littéraire,  mais  paraît  bien  avoir  été  vécu  ainsi  qu'on  pourra  s'en  rendre 
compte. 


256  SAINT-DOMINGUE 

pris,  je  m'avançai  pour  le  recevoir.  Cet  homme  me  sauta  au 
cou,  en  m'accablant  de  tant  de  démonstrations  d'amitié  que 
j'en  fus  déconcerté.  J'examinai  ses  traits  sans  rien  dire,  cher- 
chant à  les  démêler,  parce  que  je  croyais  que  ce  fût  quelqu'un 
de  ma  connaissance.  Mais  il  me  tira  de  peine  en  m'apprenant 
qu'il  était  celui  pour  qui  j'avais  apporté  une  lettre  de  France, 
que  je  lui  étais  recommandé  par  un  ami  pour  lequel  il  sacri- 
fierait ses  biens  et  sa  vie,  qu'il  lui  avait  trop  d'obligations 
pour  en  faire  moins  et  que  j'en  augmentais  le  nombre.  Je 
voulus  répondre  à  ce  qu'il  y  avait  pour  moi  dans  ce  compli- 
ment, mais,  sans  m'en  donner  le  temps,  mon  homme  repre- 
nant la  parole,  dit  qu'il  fallait  sortir  de  l'auberge  et  venir 
prendre  un  appartement  chez  lui,  qu'il  ferait  en  sorte  que  je 
m'y  trouvasse  mieux,  et  sans  me  donner  encore  le  temps  de 
lui  répondre,  il  ordonna  à  deux  nègres  qui  le  suivaient  de 
s'emparer  de  mes  malles  et  de  les  transporter  dans  sa  mai- 
son. J'eus  beau  le  remercier  de  ses  offres,  insister  sur  ma 
demeure  à  l'auberge  qui  n'empêcherait  pas  que  je  le  visse 
le  plus  souvent  qu'il  serait  possible,  et  me  retrancher  même 
sur  l'incommodité  que  je  lui  causerais,  il  fallut  malgré  moi 
obéir  et  me  laisser  enlever. 

J'avoue  que  le  procédé  de  cet  homme,  quelque  rudesse 
qu'il  eût  dans  ses  manières,  me  frappa  et  que  j'en  conclus  qu'il 
y  avait  au  moins  de  la  franchise  dans  le  pays,  s'il  manquait 
de  cette  politesse  qui  est  le  fruit  de  l'éducation.  J'en  ai  depuis 
été  désabusé. 

Mon  homme  ne  m'eut  pas  plus  tôt  conduit  chez  lui  que, 
redoublant  ses  civilités,  il  me  dit  que  je  pouvais  désormais 
regarder  sa  maison  comme  la  mienne,  qu'il  voulait  que  j'y 
fusse  le  maître  et  qu'il  me  priait  de  disposer  librement  de 
tout  ce  qui  lui  appartenait. 

Cette  maison  avait  quelque  chose  de  singulier;  elle  était 
de  bois  ou  de  palissades,  à  l'ancienne  mode  du  pays.  Les 
meubles,  loin  d'en  être  somptueux,  suivant  l'idée  de  richesse 
qu'on  m'avait  fait  concevoir  du  maître,  ne  consistaient  que 
dans  quelques  mauvais  lits  de  grosse  indienne,  avec  huit  ou  dix 


vue    KT    MOliimS    CRÉOLKS  257 

chaises  depaille,  une  La!)lc  ficinlc  à  la  hollandaise,  et  un  miroir 
de  toilette  suspendu  à  la  cloison  de  chaque  chambre.  On  aurait 
assurément  eu  tort  de  trouver  do  la  supcrfluité  dans  cet 
ameublement.  Mon  homme,  qui  entrevit  apparemment  ma 
surprise,  s'excusa  d'être  si  mal  logé  sur  ce  qu'il  ne  venait, 
disait-il,  que  fort  peu  h  la  ville,  que  ceux  qui,  comme  lui, 
demeuraient  à  la  plaine  en  usaient  de  la  sorte  et  qu'il  m'offri- 
rait demeure  plus  gracieuse  et  plus  commode  sur  son  habita- 
tion, qu'il  était  venu  dans  le  dessein  de  m'y  amener,  et  sans 
attendre  ma  réponse,  il  appela  ses  nègres,  leur  commanda 
d'un  ton  impérieux  d'atteler  sa  chaise  et  m'y  fit  monter. 

Toutes  ces  manières  ne  servaient  qu'à  redoubler  mon  éton- 
nement.  Je  les  trouvais  si  différentes  du  ton  de  la  bonne  com- 
pagnie qu'en  vérité  je  ne  savais  comment  y  répondre.  Cepen- 
dant, comme  j'ai  toujours  su  me  conformer  aux  divers 
caractères  des  gens  avec  qui  j'ai  été  forcé  de  vivre,  j'eus 
d'abord  pris  mon  parti,  et  je  résolus  de  m'accommoder  des 
politesses  américaines,  y  en  eût-il  encore  de  plus  étranges 
que  celles  dont  je  venais  d'être  le  sujet. 

Nous  roulions  dans  une  chaise  à  quatre  chevaux;  l'équi- 
page me  parut  assez  leste  ;  on  ne  court  pas  plus  vite  en  France 
par  la  poste.  Mon  homme  me  faisait  remarquer  toutes  les 
habitations  qui  se  rencontraient  sur  la  route,  il  m'en  détail- 
lait les  richesses  comme  si  j'y  eusse  dû  prendre  quelque  inté- 
rêt, me  nommait  les  propriétaires,  m'apprenait  leurs  vie  et 
mœurs,  m'instruisait  de  l'époque  de  leur  fortune,  et  tirant 
quelquefois  sur  leur  naissance,  il  souriait  malignenaent  d'une 
origine  souvent  obscure.  On  eût  dit,  à  l'entendre  parler  ainsi, 
qu'il  sortait  au  moins  d'une  famille  d'honnêtes  bourgeois. 
Mais  j'ai  su  depuis  qu'il  était  encore  moins  que  les  gens  qu'il 
paraissait  tant  mépriser. 

Avant  d'être  arrivé,  mon  parleur  éternel  avait  eu  l'indis- 
crétion de  m'informer  de  toute  la  chronique  scandaleuse  de 
son  quartier;  hommes,  femmes,  jusqu'au  curé  de  la  paroisse, 
tout  avait  été  l'objet  de  sa  médisance  et  peut-être  de  sa 
calomnie.  Il  finit  par  m'étaler  ses  richesses.  Son  revenu  était 

17 


258  SAINT-DOMINGUE 

immense.  Il  possédait  deux  magnifiques  sucreries  qui  rappor- 
taient chacune  plus  de  80.000  livres  de  rentes.  Enfin  il  se 
proposait  d'aller  bientôt  jouir  du  fruit  de  ses  travaux  et  de 
repasser  en  France,  pour  s'y  voir  dans  la  considération  que 
sa  fortune  méritait.  Il  commençait  d'entamer  l'éloge  de  sa 
famille  lorsque  la  chaise  s'arrêta.  Une  autre  chaise,  qui  venait 
devant  nous  et  que  n'avait  point  aperçu  l'impitoyable  narra- 
teur, trop  occupé  à  m'entretenir  de  choses  pour  moi  si  indiffé- 
rentes, lui  fit  regarder  précipitamment  ce  que  se  pouvait  être. 
Je  vis  tout  d'un  coup  son  visage  s'enflammer  de  colère.  Lui 
ayant  demandé  la  cause  de  son  extrême  agitation,  il  m'ap- 
prit, d'une  voix  entrecoupée  et  presque  suffoquée,  que  celui 
qui  passait  dans  cette  chaise  était  un  homme  de  néant  et  qu'il 
lui  était  extrêmement  sensible  que  son  cocher  se  fût  arrêté 
pour  un  tel  personnage,  qu'un  homme  comme  lui  n'était 
point  fait  pour  céder  le  pas  à  un  petit  habitant,  un  colon  de 
deux  jours.  Ensuite,  haussant  la  voix,  pour  être  entendu  de  son 
nègre  cocher,  il  promit  à  ce  misérable  deux  cents  coups  de 
fouet,  pour  l'avoir,  dit-il,  compromis. 

Cette  scène  me  parut  si  risible  que  je  faillis  éclater  aux 
yeux  de  mon  parvenu.  M'étant  fait  violence,  je  tâchai  à  le 
calmer,  en  lui  représentant  qu'il  s'emportait  à  tort,  que  les 
chemins  étant  publics  et  royaux,  ce  qui  venait  d'arriver  ne 
pouvait  tirer  à  conséquence.  Je  ne  sais  si  mon  homme  con- 
nut l'ironie  dont  j'avais  assaisonné  ma  remontrance,  ou  s'il 
se  trouva  flatté  de  l'espèce  de  réparation  que  je  venais  de  lui 
faire  pour  son  cocher,  mais  il  reprit  ses  sens,  et  comme  il 
alloit  recommencer  sa  narration,  nous  arrivâmes  à  la  barrière 
de  son  palais. 

Je  m'étais  figuré  tout  autre  chose  que  ce  que  je  vis.  Je  ne 
fus  pas  peu  surpris  à  l'aspect  des  bâtimens  qui  se  présen- 
tèrent. Au  milieu  d'une  prairie  aride  et  qui  ressemblait  assez 
aux  sables  brûlans  de  la  Lybie  s'offrait  une  maison  en  bois  et 
sans  étage,  encore  plus  mal  bâtie  que  celle  où  mon  hôte 
m'avait  mené  au  Cap.  La  plus  grande  partie  était  couverte  de 
paille,  le  reste  l'était  d'aissantes,  qui  sont  des  petits  mor- 


VIK    KT    MGîtlUS    cukolks  259 

ceaux  de  bois  que  l'on  emploie  au  lieu  d'ardoises,  fort  chères 
dans  le  pays,  parce  qu'on  est  obligé  de  les  faire  venirde  France. 
Une  longue  galerie  pavée  de  carreaux  rouges  régnait  sur 
toute  la  façade  de  la  maison,  c'est-à-dire  de  ce  qui  me  parut 
le  logement  du  maître,  et  formait  une  espèce  de  terrasse. 
J'aperçus  sur  la  droite  et  sur  la  gauche  quelques  autres  mau- 
vais bdtimcns  détachés,  de  l'un  desquels  je  voyais  sortir  de 
la  fumée,  ce  qui  me  fit  juger  que  ce  devait  être  la  cuisine. 

Mon  riche  bourgeois  me  prit  par  la  main  et  m'introduisit 
dans  ses  appartements.  Ils  étaient  tant  soit  peu  mieux  meu- 
blés que  ceux  qui  me  l'avaient  paru  si  mal  au  Gap.  «  Oii  est 
Madame,  s'écria-t-il  d'un  ton  bruyant  ?  Qu'elle  vienne  recevoir 
notre  hôte  et  lui  faire  l'accueil  qu'il  mérite  !  »  Marchant 
ensuite  devant  moi,  en  me  tirant  toujours  rudement  par  le 
bras  :  «  Entrez,  dit-il,  mon  cher  ami,  je  vais  vous  présenter 
à  la  compagne  des  jours  heureux  dont  le  Ciel  me  fait  jouir. 
Elle  n'est  pas  jeune,  mais  j'en  suis  dédommagé  par  bien 
d'autres  qualités  ;  je  lui  dois  mon  opulence,  et  jamais  nous 
n'avons  eu  ensemble  le  plus  petit  démêlé,  quoique  je  sois 
un  compère  d'une  humeur  un  peu  revêche.  Vous  en  allez 
être  reçu  d'une  manière  qui  vous  fera  beaucoup  de  plaisir.  » 

Peu  touché  des  politesses  de  mon  conducteur,  aux  façons 
duquel  j'étais  à  peu  près  fait,  je  le  suivais  d'assez  mauvaise 
grâce.  Nous  entrâmes  dans  une  chambre  ornée  d'une  tapisse- 
rie de  toile,  sur  laquelle  on  avait  barbouillé  quelques  situa- 
tions du  roman  de  don  Quichotte.  La  maîtresse  du  logis, 
presque  sexagénaire,  était  étendue  sur  un  vieux  canapé. 
«  Ah  !  mon  cher  petit  époux,  vous  voilà,  dit  cette  femme 
d'une  voix  glapissante.   Vous  m'avez  bien  fait  attendre  !  » 

Le  mari  s'excusa  de  son  mieux,  et  pendant  ce  temps,  je  me 
tenais  debout  avec  lui,  très  embarrassé  de  ma  contenance, 
tandis  que  la  bonne  dame  ne  daignait  seulement  pas  m'ho- 
norer  d'un  regard.  Après  quelques  autres  propos  entre  eux 
sur  ce  qui  s'était  passé  dans  l'habitation  durant  la  courte 
absence  du  maître,  celui-ci  s'avisa  enfin  de  me  faire  remar- 
quer à  sa  tendre  moitié,  à  qui  il  dit  :  «  Voici  monsieur  le 


260  SAINT-DOMINGUE 

Chevalier,  Madame,  qui  vient  nous  visiter  ;  faites-lui  poli- 
tesse et  l'engagez  de  s'asseoir,  en  attendant  qu'on  se  mette  à 
table.  »  Alors  ma  digne  hôtesse  relève  négligemment  la  tête 
me  saluant  d'un  air  de  protection  :  «  Soyez,  dit-elle,  Monsieur, 
le  bien  arrivé  !  Nous  tâcherons  de  vous  faire  oublier  la  fatigue 
de  votre  traversée.  C'est  un  triste  séjour  qu'un  navire,  quand 
on  n'y  est  point  accoutumé.  »  Je  m'approchai  pour  lui  faire 
ma  révérence.  La  dame  se  leva  enfin,  et  me  faisant  placer  à 
côté  d'elle  :  «  Je  veux,  monsieur  le  Chevalier,  me  dit-elle,  en 
souriant  d'une  façon  maussade,  avoir  la  gloire  de  vous  éta- 
blir. Vous  ne  pouviez  tomber  en  de  meilleures  mains.  J'ai 
votre  fait,  et  vous  serez  dans  peu  un  gros  habitant.  Tous  les 
gens  qui,  comme  vous,  viennent  ici  pour  épouser  nos  veuves 
sont  quelquefois  bien  des  années  sans  parvenir  à  ce  but  et 
souvent  encore  rencontrent  mal,  dupés  parle  faux  éclat  dont 
on  sait  les  éblouir.  Mais  je  réponds  du  bonheur  qui  vous 
attend  et  suis  caution  de  vous  bien  marier.  » 

Ce  compliment,  auquel  je  ne  pouvais  être  préparé,  mit  le 
comble  à  mon  étonnement.  Je  sentis  que  la  bonne  dame  me 
prenait  pour  un  de  ces  aventuriers  qui,  en  effet,  ne  passent 
dans  les  colonies  que  pour  y  rétablir  leur  fortune  délabrée  à 
à  la  faveur  d'un  mariage.  L'indignation  m'allait  dicter  une 
réponse  conforme  au  langage  qu'elle  m'avait  tenu,  lorsqu'une 
négresse  vint  avertir  que  le  dîner  était  servi.  Le  mari  et  la 
femme  se  levèrent  brusquement.  Je  fus  contraint  de  les  suivre, 
ce  qui  suspendit  en  moi  la  résolution  de  faire  connaître  dure- 
ment a  cette  femme  qu'elle  se  trompait  sur  mon  compte  et 
que  je  n'étais  rien  moins  que  ce  qu'elle  pensait.  Je  me  suis 
depuis  diverti  de  cette  idée  d'établissement.  On  verra  dans 
la  suite  quel  était  l'objet  que  me  destinait  ma  bienveillante 
hôtesse. 

La  conversation  de  la  table  répondit  parfaitement  à  ce  que 
l'avais  vu  jusque-là.  Mon  hôte,  me  remettant  sur  la  voie  de 
ses  richesses,  m'en  fit  un  nouvel  étalage,  regardant,  à  chaque 
période,  un  homme  assis  avec  nous,  chargé  de  la  conduite  de 
son  bien,  principal  domestique  qu'on  nomme  dans  le  pays 


VIE    KT    MOEUItS    CREOLES  261 

un  économe.  Il  lui  faisait  confirmer  lout  ce  qu'il  disait.  «  Je 
puis  devoir  3  à  400.000  livres  ;  mais  je  compte  n'avoir  pas 
dans  trois  ans  un  sou  do  dettes,  car  mon  revenu  augmente 
tous  les  jours,  et  j'espère  que  l'année  où  nous  sommes  ne  se 
passera  point  que  je  ne  fasse  cent  mil  écus.  N'est-ce  pas, 
monsieur  Duplessis,  que  je  n'avance  rien  de  trop  ?  »  M.  Da- 
plessis  l'approuvait  parun  signe  de  tête,  mais  j'observai  que 
la  complaisance  agissait  un  peu  sur  l'homme  aux  gages.  De 
là,  mon  millionnaire,  sautant  à  dévastes  projets,  me  fit  con- 
fidence qu'il  voulait  combler  sa  postérité  d'honneurs  et  de 
richesses.  «  Je  passerai,  dit-il,  en  France,  j'y  achèterai  pour 
moi  une  charge  de  secrétaire  du  Roi,  et  pour  mon  fils  aîné, 
qui  étudie  actuellement  en  droit  à  Paris,  une  charge  de  con- 
seiller au  Parlement  ;  pour  mon  cadet,  que  l'on  me  marque 
avoir  du  goût  pour  le  service,  je  tâcherai  de  le  pourvoir  d'un 
régiment.  Quant  à  ma  fille,  je  lui  chercherai  un  parti  sor- 
table  dans  quelque  maison  distinguée  par  le  rang  et  la  nais- 
sance, mais  mal  traitée  de  la  fortune.  C'est  dans  cette  vue 
que  je  fais  donner  à  ma  petite  Ursule  une  éducation  de  prin- 
cesse, et  que  je  la  tiens  dans  un  couvent  de  filles  de  condition. 
Et  qu'en  dites- vous,  monsieur  le  Chevalier  "?  Se  plaindra-t-on 
après  cela  que  je  n'ai  pas  su  faire  usage  du  bien  que  le  Ciel 
m'a  départi  ?  L'ambition  est  louable,  et  personne  n'en  a  plus 
que  moi.  »  Je  me  tirai  d'affaire  par  un  lieu  commun,  en  lui 
disant  que  l'ambition  caractérisait  les  grands  hommes. 

Tant  de  sottises  furent  débitées  avec  un  air  de  satisfaction 
que  partageaient  également  le  mari  et  la  femme.  On  lisait 
sur  leurs  visages  qu'ils  étaient  persuadés  de  toutes  ces  sor- 
nettes, que  ce  n'était  point  de  ce  jour  qu'ils  en  concevaient  la 
frivole  espérance.  L'économe,  en  se  levant  de  table,  me  jeta 
un  regard  qui  me  fit  comprendre  qu'il  se  moquait  de  leurs 
folies,  dont  je  n'avais  pas  été  un  moment  la  dupe. 

Ce  que  je  viens  de  raconter  est  l'histoire  naturelle  de  ce 
qui  se  passe  chez  beaucoup  d'habitans  de  Saint-Domingue. 
Il  n'y  a  de  différence  entre  eux  que  du  plus  au  moins. 

Avant  de  sortir  de  table,  on  apporta  le  café,  qui  me  four- 


262  SAINT-DOMINGUE 

nit  l'occasion  d'être  témoin  d'une  scène  plaisante.  L'union 
de  nos  deux  tendres  époux  en  fut  altérée  un  instant.  La  né- 
gresse qui  servit  le  café  ne  s'était  point  aperçue  qu'il  y  eût 
une  des  tasses  malpropre.  Le  hasard  voulut  qu'elle  tombât  en 
partagea  sa  maîtresse.  Aussitôt  les  exclamations  commencè- 
rent, les  injures  suivirent,  les  soufflets  semirent  delapartieet 
l'on  promit  cent  coups  de  fouet  à  cette  malheureuse.  Le 
mari  ayant  entrepris  de  l'excuser,  la  femme  s'emporte^  crie 
qu'elle  n'était  pas  surprise  que  Monsieur  prît  le  parti  d'une 
coquine,  puisqu'il  lui  donne  souvent  la  préférence  sur  elle, 
mais  qu'elle  saura  bien  trouver  le  moj^en  de  s'en  défaire  et  ùter 
de  sa  maison  ce  fréquent  sujet  de  dispute,  qu'il  est  honteux 
à  un  homme,  dont  elle  a  fait  la  fortune,  de  l'en  récompenser  si 
mal,  qu'elle  n'est  point  encore  si  défigurée  pour  qu'on  soit 
excusable  de  s'éloigner  d'elle,  qu'elle  est  enfin  lasse  des  dépor- 
temens  de  Monsieur,  et  que  toutes  les  négresses  qui  contri- 
buent à  la  rendre  malheureuse  seront  autant  de  victimes 
dévouées  àson  juste  ressentiment.  Le  mari,  s'emportant  à  son 
tour,  ne  demeura  point  en  reste  avec  sa  chère  moitié.  Les 
choses  en  vinrent  à  cette  extrémité,  que  je  fus  obligé  de  me 
mettre  entre  eux.  Mes  soins  ne  furent  pas  sans  succès  ;  on  se . 
rendit,  de  part  et  d'autre,  aux  raisons  que  j'alléguai  pour 
rétablir  la  paix  dans  le  ménage. 

Je  fus  trois  semaines  sans  sortir  de  cette  habitation. 
L'ennui  m'en  aurait  chassé  plus  tôt,  si  je  ne  m'étais  fait  un 
amusement.  La  lecture  m'occupait  la  plus  grande  partie  de 
la  journée  :  le  reste  se  passait  avoir  travailler  les  nègres  et 
à  visiter  la  sucrerie.  J'en  étudiai  la  conduite  et  je  puis  me 
flatter  que,  si  j'avais  continué  à  m'y  livrer,  je  serais  devenu 
dans  peu  un  fort  bon  habitant. 

De  tout  ce  qui  se  passa  chez  mon  hôte,  pendant  le  séjour  que 
je  fis  chez  lui,  rien  ne  me  le  fit  tant  connaître  que  ce  que  je 
vais  raconter.  Quelques-uns  de  ses  amis  étant  venus  lui 
demander  sa  soupe,  un  jour  de  dimanche,  il  fut  question  de 
jouer  après  le  dîner.  On  proposa'un  piquet  à  écrire  ;  la  partie 
fut  assez  forte;  j'y  perdis  400  livres.  Je  n'avais  que  de  l'argent 


VIK    RI'    MOKUIIS    CMKOI.RS  263 

de  France.  iMon  homme,  pour  paraître  généreux,  s'opposa  h,  ce 
que  Je  payasse  en  cetLc  monnaie,  et  m'allant  chercher  une 
somme  assez  considérable,  il  me  pressa  de  l'accepter,  en 
disant  qu'il  fallait  garder  mon  argent  comme  une  ressource 
dans  le  besoin.  Je  le  remerciai  inutilement;  il  fallut  prendre, 
malgré  moi,  de  quoi  payer  la  perte  que  je  venais  de  faire... 
Mais  je  ne  lui  eusse  pas  été  si  reconnaissant...  si  j'eusse 
été  informé  qu'avant  de  venir  me  prendre  à  l'auberge 
du  Gap,  il  avait  passé  chez  le  capitaine  de  mon  navire,  qui 
lui  avoit  appris  que  j'avais  des  fonds  dans  son  magasin,  sur 
lesquels  il  jota  dès  lors  son  dévolu...  et  dont  il  m'extorqua 
bientôt  10.000  livres... 

Dès  que  j'eus  fait  ce  premier  pas,  mon  ami  prétendu 
revint  bientôt  à  la  charge,  pour  m'arracher  de  l'argent,  et,  à 
diverses  reprises,  il  me  tira  une  somme  de  20.000  livres,  qui 
jointes  aux  10.000  autres,  formait  un  capital  de  10.000  écus, 
que  j'ai  eu  bien  de  la  peine  à  rattraper... 

Cependant,  il  s'était  écoulé  plus  d'un  mois  sans  que  j'eusse 
cherché  à  me  répandre  dans  le  quartier.  Les  visites  de  devoir 
n'avoient  pas  été  moins  négligées.  Mon  hôte  me  fit  com- 
prendre la  nécessité  de  ne  pas  manquer  plus  longtemps  à 
cette  obligation  dans  un  pays  où  l'on  est  plus  jaloux  qu'ail- 
leurs de  ces  sortes  d'hommages... 

Le  jour  pris  pour  rendre  visite  au  gouverneur,  nous  nous 
rendîmes  au  Gap.  Ge  général  nous  retint  à  dîner,  et  j'eus  tout 
lieu  d'y  exercer  mon  humeur  philosophique.  Un  bizarre 
assortiment  de  convives,  en  hommes  et  en  femmes,  offrit  une 
ample  matière  à  mon  instruction  sur  le  chapitre  des  mœurs 
américaines... 

Le  carnaval  commençait  alors,  et  avec  lui  toutes  les  folies 
rassemblées  de  tous  les  endroits  de  l'univers,  et  à  la  plupart 
desquelles  une  police  bien  réglée  aurait  certainement  mis  un 
frein.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  capable  d'étonner,  elles  étaient  au- 
torisées par  la  présence  des  personnes  qui  auraient  dû  les 
réprimer.  J'ai  vu  en  plein  jour  courir  dans  les  rues  du  Gap 
des  masques  de  tout  sexe  et  de  toutes  conditions.  Le  zèle  des 


264  SAINT-DOMINGUE 

missionnaires  s'élevait  en  vain  contre  de  pareils  désordres, 
dont  ces  sortes  de  mascarades  n'étaient  pas  toujours  les  plus 
grands...  Vers  1730,  au  sujet  d'un  particulier  que  l'on  voulait 
bafouer,  les  acteurs  d'une  mascarade  extravagante  copièrent 
les  habillements  des  prêtres  et  les  cérémonies  de  l'Église; 
les  longues  robes  qu'ils  portaient  avec  un  cierge  à  la  main,  le 
lugubre  qu'ils  affectaient,  tout  représentait  un  enterrement 
dans  les  formes.  Un  jeu  immodéré  accompagnait  ces  diver- 
tissemens  qui  ne  sauraient  être  pour  des  gens  sages. 

Je  passai  tristement  mon  carnaval,  malgré  la  foule  des  pré- 
tendus plaisirs,  où  j'étais  sans  cesse  invité,  car  on  fait  bien- 
tôt connaissance  dans  ces  pays  d'une  liberté  entière.  J'avais 
d'ailleurs  assez  souvent  à  conduire  mon  hôtesse,  qui  aimait 
un  peu  les  plaisirs  bruyants.  Elle  était  venue  à  la  ville  pour 
en  jouir  sans  exception.  Je  ne  pouvais  honnêtement  me  dis- 
penser de  l'accompagner.  J'observai  que  ma  complaisance 
flattait  sa  vanité;  jeune  et  d'une  figure  à  lui  faire  honneur, 
elle  ne  paraissait  pas  fâchée  qu'on  se  persuadât  qu'elle  eût 
fait  ma  conquête.  Si  elle  n'en  convenait  point  ouvertement, 
elle  ne  le  niait  pas  tout  à  fait. 

Le  carême  vint  enfin  et  me  séquestra  de  ces  plaisirs  tumul- 
tueux qui  n'étoient  nullement  de  mon  goût.  Nous  repartîmes 
pour  l'habitation...  où  je  confiai  alors  à  mon  hôte  le  projet 
de  visiter  attentivement  tous  les  quartiers  de  la  dépen- 
dance... J'étais  bien  aise  de  voir  comme  tous  les  habitans 
vivaient,  d'examiner  leurs  mœurs  particulières  et  de  les  aller 
déterrer  jusque  dans  l'intérieur  de  leur  domestique...  Pour 
expliquer  ma  curiosité  à  mon  hôte,  j'allai  jusqu'à  cet  excès 
de  témérité  que  de  me  donner  les  airs  d'un  savant  qui  voya- 
geait pour  profiter  des  trésors  dont  la  nature  enrichissait 
diversement  les  différentes  contrées  de  la  région. 

Soit  que  l'habitant,  ignorant  au  dernier  point,  voulût  tirer 
vanité  de  la  confidence  que  je  lui  avais  faite,  et  qu'il  devait 
au  hasard,  soit  qu'il  agît  par  un  véritable  zèle,  il  m'eut 
bientôt  prôné  de  façon  qu'on  me  recevait  partout  comme  un 
homme  plein  de  connaissances  utiles,  qui  sacrifiait  le  repos 


\iK  v/r  MfHîL'HS  r,ni:nLr,s  265 

de  ses  jours  à  en  acquérir  encore  davantage...  Dès  que  j'arri- 
vais dans  une  habitation,  on  ne  manquait  jamais  de  m'indi- 
quer  les  lieux  oli  il  pouvait  y  avoir  quelque  récolte  de  plantes 
ou  de  coquillages  à  faire,  souvent  sans  que  je  le  demandasse. 
Un  jour,  me  trouvant  dans  le  quartier  de  Fort-Dauphin,  chez 
un  habitant,  il  s'y  rencontra  un  médecin  du  Gap.  Un  lui  parla 
de  moi  et  l'on  me  donna  de  lui  à  peu  près  les  mêmes  idées. 
Cet  homme  se  disait  correspondant  de  l'iVcadémic  des 
sciences,  chargé  d'envoyer  au  Jardin  royal  toutes  les  plantes 
rares  qu'il  découvrirait,  et  par-dessus  cela,  ajoutait-il,  il  tra- 
vaillait depuis  plusieurs  années  à  l'histoire  naturelle  de 
Saint-Domingue.  Il  n'en  fallait  pas  tant  pour  le  faire 
regarder  comme  un  savant  de  premier  ordre.  Je  ne  me  dissi- 
mulai point  le  péril  d'entrer  en  lice  contre  un  pareil  adver- 
saire, avec  lequel  je  me  doutais  bien  qu'on  me  mettrait  aux 
prises.  Je  me  résolus  pourtant,  et  avec  raison,  à  payer 
d'effronterie,  et  en  effet,  dès  les  premiers  assauts,  je  reconnus 
à  qui  j'avais  affaire  :  beaucoup  de  présomption  et  peu  de 
savoir  composait  tout  le  mérite  du  docteur,  et  je  n'eus  pas  de 
peine  aie  battre  en  ruine...  Et  cette  dispute  scientifique  me 
valut,  outre  ma  réputation  de  savant,  celle  de  médecin...  On 
vint  dès  lors  me  consulter,  comme  si  j'avais  été  un  Chirac  ou 
un  Boerhave. 

Je  ne  séjournai  guère  sur  l'habitation  où  je  venais  d'avoir 
ma  querelle  avec  le  docteur.  Le  propriétaire,  qui  m'y  avait 
accueilli,  m'avait  prêté  une  fort  jolie  chaise  à  une  place  attelée 
de  quatre  bons  chevaux  et  je  parcourais  la  plaine,  logeant 
tantôt  chez  l'un,  tantôt  chez  l'autre.  Je  dois  dire  a  la  louange 
des  habitans  de  Saint-Domingue  qu'ils  aiment  beaucoup  àpra- 
tiquer  l'hospitalité  ;  ils  se  font  un  plaisir  de  recevoir  tout  le 
monde.  Peut-être  qu'ayant  trouvé  cet  usage  établi  par  les 
premiers  colons,  dont  la  simplicité  et  la  candeur  rendaient 
tout  commun  parmi  eux,  ont-ils  pensé  qu'il  étoit  de  leur  hon- 
neur de  conserver  cette  ancienne  coutume.  Quoi  qu'il  en  soit 
du  motif,  on  ne  voit  point  d'auberges  dans  la  campagne,  et 
l'on  peut  hardiment  se  réfugier  dans  la  première  maison,  cer- 


266  SAINT-DOMINGUE 

tain  d'y  être  bien  reçu;  c'est  à  qui  traitera  le  mieux..  Il  règne 
là-dessus  entre  les  habitants  une  e'mulation  admirable  ;  peut- 
être  même  la  politesse  à  cet  égard  est-elle  portée  à  l'excès.  Il 
est  tel  habitant  de  chez  qui  il  faut  s'arracher  avec  violence, 
ou  partir  sans  prendre  congé.  Si  l'on  vient  à  tomber  malade, 
on  est  soigné  avec  des  attentions,  pour  lesquelles  l'homme 
le  plus  ingrat  ne  saurait  manquer  de  reconnaissance. 

Il  y  avait  près  d'un  mois  que  j'étais  absent  de  chez  M.  Carlin 
(je  nommerai  ainsi  mon  ancien  hôte),  lorsqu'il  me  déterra  à 
plus  de  six  lieues  de  son  quartier.  C'était  pour  recourir  à  ma 
bourse.  Un  navire  venait  de  mouiller  au  Giip  chargé  de 
nègres;  mon  homme  en  voulait  acheter  douze;...  il  me 
demanda  G  000  francs  que  je  lui  prêtai,  et  j'allai  avec  lui  au 
Cap... 

Je  ne  sais  si  mon  hôte,  pour  s'acquitter  envers  moi,  n'avait 
pas  concerté  avec  sa  chaste  épouse  une  entrevue  qui  m'atten- 
dait à  notre  retour  ;  mais  je  trouvai  alors  sur  son  habitation 
l'objet  flatteur  d'un  établissement  qui  devait  m'enrichir  et 
contribuer  tout  ensemble  au  bonheur  de  mes  jours.  On 
m'avait  assez  souvent  entretenu  de  ces  belles  et  magnifiques 
espérances.  J'en  avais  badiné,  mais  sans  avoir  encore  vu  la 
charmante  moitié  destinée  à  faire  ma  félicité.  Un  génie 
malin  s'était  toujours  opposé  à  ce  que  j'eusse  cette  satisfac- 
tion. 

L'instant  heureux,  où  je  devais  contempler  tant  de  charmes, 
arriva  enfin,  lorsque  je  m'y  attendais  le  moins.  Une  faveur 
du  ciel  si  singulière  aurait  dû  me  pénétrer  de  la  plus  vive 
reconnaissance.  Dès  que  j'entrai  dans  la  salle,  mon  hôtesse 
s'empressa  de  venir  au-devant  de  moi,  pour  m'annoncer  une 
aussi  bonne  nouvelle,  et,  me  prenant  par  la  main,  voulut  avoir 
la  gloire  de  me  présenter  la  première  à  son  amie.  Elle  était 
danssachambre,occupéeà  rajusterdesappàts  assurémentplus 
que  flétris.  Cette  beauté,  d'au  moins  soixante-dix  ans,  me  reçut 
a  sa  toilette  comme  le  lieu  le  plus  redoutable.  Il  pouvait  être 
environ  huit  heures  du  matin,  parce  que  nous  étions  partis  du 
Cap  de  très  bonne  heure,  pour  profiter  de  la  fraîcheur;  je 


VIE    ET   MOEimS    CRÉOLES  267 

saisis  cette  circonstance,  pour  rejeter  mon  indiscrétion  sur  ma 
conductrice  qui  s'en  chargea  volontiers  et  qui,  me  faisant 
asseoir  à  côté  do  sa  respectable  amie,  prononça  que  nous 
étions  tout  excusés,  d'un  ton  à  faire  comprendre  qu'elle  avait 
auparavant  obtenu  le  consentement  de  la  jeune  veuve. 

Qu'on  juge  par  son  ^portrait  du  péril  où  ma  liberté  fut 
exposée.  Un  visage  proportionné  à  une  taille  colossale  ne 
recelait  pas  les  roses  ni  les  lys;  il  n'y  restait  que  le  jaune  de 
ces  derniers,  les  roses  s'étaient  changées  en  écarlate  qui  fai- 
sait la  bordure  de  deux  yeux  très  petits.  Un  nez  long  d'une 
aune  et  recourbé  au-dessous  paraissait  avoir  dessein  de  se 
réunir  à  un  menton  pointu  qui,  de  son  côté,  s'efforçait  de 
l'atteindre;  mais  une  bouche  énorme  empêchait  cette  tendre 
union. 

Résolu  de  me  divertir  aux  dépens  de  cette  vieille  amou- 
reuse, je  feignis  de  concevoir  pour  elle  une  passion  subite,  et 
lui  fis  tout  de  suite  une  tendre  déclaration,  en  présence  de 
notre  commune  bienfaitrice.  On  se  persuade  aisément  ce  que 
l'on  désire;  l'une  et  l'autre  donnèrent  dans  le  panneau,  en 
sorte  que,  dans  moins  d'un  quart  d'heure,  nous  nous  entrete- 
nions tous  trois  des  articles  du  contrat,  de  l'espoir  d'une 
nombreuse  postérité  et  du  plaisir  de  passer  la  plume  par  le 
bec  aux  collatéraux  de  la  dame.  M.  Carlin,  étant  venu  se  mêler 
à  la  conversation,  nous  félicita  tous  deux,  et  pour  nous  en 
témoigner  sa  joie,  il  ne  voulait  pas,  dit-il,  que  les  noces  se 
fissent  ailleurs  que  dans  sa  maison. 

L'heure  du  dîner  vint;  il  ne  fut  question  durant  le  repas 
que  des  grands  biens  dont  j'allais  être  possesseur;  on  me  les 
détailla.  Je  remarquai  que  mon  hôte  et  sa  chère  moitié 
s'applaudissaient  de  pouvoir  passer  pour  les  auteurs  de  ma 
future  opulence.  11  n'y  a  aucun  lieu  de  douter  que  leur  intérêt 
ne  fût  le  principal  mobile  de  la  bonne  action  qu'ils  se  propo- 
saient. En  effet  il  était  facile  d'imaginer  que  je  serais  recon- 
naissant du  service  et  que  je  ne  les  presserais  point  par  consé- 
quent sur  le  remboursement  de  l'argent  qu'ils  me  devaient. 
Peut-être  aussi  se  comptaient-ils  après  cela  plus  en  droit  de 


268  SAINT-DOMINGUE 

m'en  emprunter  encore,  et  me  croyaient-ils  plus  obligé  de  ne 
leur  en  point  refuser. 

Quand  nous  fûmes  hors  de  table,  ma  vieille,  que  l'idée  de 
cesser  encore  une  fois  d'être  veuve  rendait  beaucoup  plus 
babillarde,  entreprit  de  nie  conter  l'histoire  de  sa  vie.  Je 
devais  être  le  quatrième  de  ses  maris.  Son  impatience  était 
trop  marquée  pour  que  je  ne  m'aperçusse  pas  qu'elle  sou- 
haitait que  je  prévinsse  la  conclusion  de  notre  mariage.  La 
prière  qu'elle  fit  à  son  amie  de  nous  laisser  seuls,  celle-ci  qui 
entrant  dans  ses  vues  se  montra  commode  au  point  de  fermer 
la  porte  sur  nous,  tout  me  disait  que  je  ferais  sonner  l'heure 
du  berger  quand  il  me  plairait.  Mais  je  n'en  fus  certainement 
pas  tenté.  Ma  sagesse  aurait  dû  lui  faire  prendre  de  moi  une 
impression  désavantageuse  ;  cependant  il  ne  parut  point  que 
cela  eût  rien  changé  dans  ses  projets  d'établissement. 

Sa  chaise  étant  arrivée  comme  nous  étions  enfermés, 
l'amie  poussa  sa  complaisance  jusqu'à  ne  point  l'avertir  qu'au 
bout  d'un  certain  temps.  Lorsqu'elle  crut  pouvoir  entrer,  elle 
fit  un  bruit  à  la  porte  qui  ne  permit  plus  de  douter  de  son 
intention  en  nous  renfermant. 

Dès  que  l'amie  eût  paru  dans  sa  chambre,  ma  future  se  leva 
de  dessus  le  sopha  où  elle  s'était  prudemment  assise,  et  me 
laissant  avec  la  confusion  qu'elle  croyait  que  je  dusse  avoir, 
elles  partirent  toutes  deux  comme  un  éclair.  Je  les  suivis  de 
loin  pour  achever  de  me  donner  la  comédie.  L'ardeur  du 
soleil  ne  les  empêcha  pas  de  traverser  le  jardin  et  de  se 
rendre  dans  une  allée  à  son  extrémité.  Elles  marchaient  d'une 
telle  vitesse  qu'il  me  fut  impossible  d'y  arriver  aussitôt 
qu'elles.  Mais  j'aperçus  que  mon  amante  gesticulait  beaucoup 
en  parlant.  J'aurais  bien  voulu  pouvoir  entendre  ce  qui  se 
disait.  Quelque  grave  que  fût  l'accusation,  mon  hôtesse  par- 
vint sans  doute  à  me  justifier,  car  je  vis  en  les  rejoignant 
qu'on  ne  pensait  plus  au  passé.  On  me  reçut  commeje  n'avais 
pas  sujet  de  m'y  attendre,  puisqu'on  me  prit  de  partet  d'autre 
sous  le  bras  et  que  je  fus  convié  à  dîner  chez  l'amante  décré- 
pite pour  le  dimanche  suivant.  Un  si  grand  excès  de  bonté 


VIK    KT    M OKU US    CRKOLKS  200 

ne  produisit  pas  louLcfois  l'crrcl  que  les  deux  dûmes  en 
avaient  peut-être  espéré. 

J'od'ris  d'aecompagncr  ma  future  prétendue,  non  dans 
l'intention  d'effacer  ma  faute,  mais  de  l'aggraver  encore,  s'il 
était  possible.  Heureusement  qu'un  retour  de  modestie  ne 
lui  permit  point  d'y  consentir.  Elle  partit  seule,  en  me  répé- 
tant que  nous  nous  verrions  chez  elle,  que  tout  se  terminerait 
à  notre  mutuelle  satisfaction. 

Le  mari  et  la  femme,  celle-ci  surtout,  me  parlèrent  beau- 
coup, pendant  tout  le  souper,  delà  préférence  que  j'avais  sur 
une  multitude  de  rivaux,  et  revenant  toujours  à  leur  but,  ils 
me  répétaient  sans  relâche  que  c'était  le  fruit  de  la  confiance 
aveug-le  qu'on  avait  eue  en  leurs  conseils.  Je  les  remerciai, 
mais  d'un  air  qui  aurait  dû  leur  faire  comprendre  que,  si  la 
chose  manquait,  cela  viendrait  plus  de  moi  que  de  leur  amie. 

Le  dimanche  arriva.  Nous  partîmes  tous  trois  pour  l'habi- 
tation qui  devait  être  à  moi  quand  je  le  voudrais.  Elle  est  à 
environ  une  lieue  de  celle  de  M.  Carlin.  J'en  trouvai  les  bâti- 
mens  bien  mieux  ordonnés  que  les  siens;  le  dedans  môme 
avait  un  coup  d'œii  plus  riant.  11  y  régnait  un  air  de  propreté 
qui  me  fit  plaisir  et  sur  lequel  je  complimentai  ma  future 
épouse  en  l'abordant.  Elle  avait  ce  jour-là  encore  plus  mau- 
vaise grâce  que  la  première  fois.  Son  ajustement  recherché 
ajoutait  au  ridicule  de  sa  personne... 

Elle  avait  eu  soin  de  prier  une  compagnie  nombreuse  pour 
assister  à  la  fête  dont  j'étais  le  héros.  Il  me  sembla  que  per- 
sonne n'ignorait  mes  prétendus  engagemens  avec  la  maîtresse 
du  logis,  car  je  n'eusse  point  reçu  tant  decomplimens,  si  l'on 
ne  m'avait  pas  regardé  comme  devant  être  le  maître  de  la 
maison.  Il  est  vrai  que  la  manière  dont  elle  se  comporta  était 
bien  propre  à  ouvrir  les  yeux  de  tout  le  monde.  Elle  n'avait 
d'attentions  que  pour  moi.  Placé  à  son  côté,  j'étais  servi  le 
premier,  elle  couvrait  mon  assiette  des  meilleurs  morceaux, 
et  deux  nègres  qu'elle  avait  mis  derrière  ma  chaise  faillirent 
à  recevoir  500  coups  de  fouet,  qui  leur  furent  promis,  pour 
avoir  disparu  un  moment.  Il  fallut  que  j'intercédasse  pour 


270  SAINT-DOMINGUE 

eux  ;  leur  grâce  me  fut  accordée  d'un  air  qui  montrait  assez 
combien  la  maîtresse  me  donnait  d'empire  sur  elle. 

On  sortit  de  table  et  l'on  se  mit  presqu'aussitût  à  jouer  au 
lansquenet.  Ce  fut  pour  lors  que  ma  future  fit  les  plus  grandes 
sottises.  Je  tirai  de  l'argent  de  ma  poche,  mais  elle  s'y 
opposa,  disant  que  c'était  à  elle  de  faire  tous  les  frais;  pre- 
nant ensuite  une  poignée  de  doubles  escalins,  elle  dit  qu'elle 
mettait  à  la  réjouissance  pour  un  nouveau  ménage.  Ses  fonds 
ayant  prospéré  entre  mes  mains,  je  voulus  les  lui  remettre 
avec  le  profit,  lorsque  le  jeu  fut  fini.  Elle  le  refusa  et,  adres- 
sant la  parole  à  la  compagnie,  elle  demanda  si  un  pareil 
économe  ne  méritait  pas  qu'on  lui  confiât  encore  davantage. 
Je  me  vis  contraint  de  jeterxet  argent,  en  présence  des  spec- 
tateurs, dans  le  tiroir  d'une  commode  qui  se  trouva  ouvert. 

La  belle  personne  qu'on  me  destinait  avait  grande  envie 
do  connaître  tout  mon  mérite,  avant  de  me  livrer  imprudem- 
ment son  cœur  et  sa  main.  On  a  vu  que  je  m'étais  refusé  à 
l'épreuve  qu'elle  voulait  faire  de  ma  personne.  Mais  elle 
n'était  point  femme  à  se  rebuter.  Je  lui  avais  mal  fait  ma 
cour  la  première  fois.  Quand  tout  le  monde  se  fut  retiré,  elle 
résolut  de  me  mettre  à  même  de  réparer  ma  prétendue  faute... 
mais  au  bout  de  peu  de  temps  je  lui  souhaitai  le  bonsoir  et 
j'allai  me  mettre  dans  mon  lit,  où  je  ne  fus  pas  longtemps 
à  m'endormir. 

Je  me  doutais  bien  qu'un  mépris  si  marqué  (car  ma  sagesse 
ne  pouvait  être  interprétée  autrement)  m'attirerait  la  haine 
de  celle  qui  avait  sujet  de  s'en  plaindre.  Elle  se  leva  dès  que 
le  jour  parut,  pour  aller  sans  doute  instruire  mon  procès  avec 
son  amie.  Il  fut  apparemment  arrêté  entre  elles  que  j'étais 
indigne  de  l'honneur  qu'on  me  voulait  faire.  Car  lorsqu'étant 
habillé,  je  courus  m'amuser  à  la  fureur  que  j'avois  excitée, 
les  deux  amies,  qui  étaient  assises  dans  un  coin  de  la  salle,  se 
levèrent,  en  me  voyant,  et  il  ne  me  fut  pas  difficile  de  recon- 
naître qu'on  n'avait  plus  pour  moi  les  mêmes  sentimens.  Je 
ne  pus  arracher  une  seule  parole  à  ma  future,  qui  nous  quitta, 
un  instant  après,  sous  le  prétexte  d'aller  donner  quelques 


VIK    KT    M(«:ims    CMKOLKS  271 

ordres.  Dès  que  je  fus  seul  avec  M"'"  Carlin,  je  la  priai  de  me 
dire  d'où  pouvait  provenir  un  ehangeinenl  si  subit;  elle  nie 
répondit  qu'elle  n'en  savait  rien — le  lui  dis  alors  queje  sen- 
tais parfaitement  en  quoi  j'avais  péché,  que  loin  de  m'en 
repentir  je  serais  bien  fâché  de  m'ètre  conduitdiiïéremment... 
Elle  me  répondit  que  si  elle  avait  cherché  à  me  faire  faire 
cette  belle  alliance,  c'est  que  son  mari  avait  pensé  que 
80.000  livres  de  rentes  pouvaient  me  séduire  à  l'exemple  de  tant 
d'honnêtes  gens,  mais  qu'il  n'en  fallait  plus  parler...  Après 
quoi  l'on  déjeuna,  et  nous  montâmes  en  chaise  pour  retourner 
chez  M.  Carlin... 

Je  tombai  malade  quelques  jours  après  cette  aventure,  et 
j'en  fus  quitte  pour  huit  ou  dix  accès  de  lièvre  si  violente  que 
je  crus  que  c'en  était  fait  de  moi.  Les  bons  traitemens,  le 
régime  que  j'observai,  ma  forte  constitution  me  tirèrent 
d'affaire;  mais  je  fus  plus  de  trois  mois  languissant...  Les 
maladies  laissent  dans  les  pays  chauds  des  convalescences 
terribles.  Le  climat  de  Saint-Domingue  est,  à  cet  égard,  très 
mauvais...  La  malignité  de  l'air  occasionne  aux  nouveaux 
arrivés  des  maladies  fâcheuses  dont  on  ne  revient  guère,  si 
l'on  n'a  un  bon  tempérament.  C'est  ce  qui  fait  qu'il  y  meure 
tant  de  monde... 

Depuis  environ  deux  ans  que  je  vivais  avec  M.  Carlin, 
n'ayant  d'autre  logis  que  sa  maison  à  la  ville  et  à  la  plaine, 
à  l'exception  du  temps  queje  m'absentais  pour  courir  les 
habitations,  je  ne  m'étais  encore  point  avisé  de  songer  à  la 
quitter.  Je  fis  pourtant  réflexion,  à  la  fin,  que  ce  serait  abuser 
de  sa  complaisance  et  je  pris  sur-le-champ  mon  parti. 

Je  louai  au  Cap  un  petit  appartement  que  j'eus  soin  de 
meubler  le  plus  proprement  qu'il  me  fut  possible.  Je  m'y 
installai  et  partis,  après  cela,  pour  aller  remercier  mon  ancien 
hùte.  Il  parut  surpris  de  ma  résolution.  La  crainte  d'être 
obligé  de  me  rembourser  les  sommes  queje  lui  avais  prêtées 
lui  fit  employer  tous  les  moyens  imaginables  pour  me  détour- 
ner d'un  tel  dessein.  Il  se  tourna  de  cent  façons  différentes  ; 
mais  voyant  qu'il  ne  pouvoit  rien  gagner,  queje  persistais  à 


272  SAINT-DOMINGUE 

vouloir  demeurer  au  Cap,  sans  autre  liaison  avec  lui  à  l'avenir 
que  celle  qu'exige  la  bienséance,  il  me  proposa  une  chose  à 
laquelle  je  ne  me  serai  jamais  attendu.  Cette  fille,  qu'on  élevait 
si  précieusement  en  France,  me  fut  offerte  avec  une  dot  con- 
sidérable, peut-être  plus  forte  qu'il  n'eût  pu  la  donner,  si 
j'eusse  accepté  ses  propositions  et  qu'il  les  eût  faites  sincère- 
ment, car  chez  les  habitans  de  Saint-Domingue  promettre  est 
un  et  tenir  un  autre.  Il  croyait  apparemment  que  de  si  belles 
promesses  tenteraient  un  cœur  comme  le  mien.  11  se  trompait. 
Je  le  lui  fis  sentir  un  peu  trop  vivement,  j'en  conviens.  Mais 
est-on  maître  de  son  indignation  ?  Si  j'avais  pu  me  persuader 
qu'il  me  faisait  cette  offre  de  bonne  foi,  j'y  aurais  répondu 
plus  honnêtement.  J'étais  au  contraire  convaincu  qu'il  ne 
cherchait  qu'à  m'amuser,  pour  tirer  mon  remboursement  en 
longueur. 

Retiré  au  Cap,  je  ne  m'y  fixai  pas  tellement  que  j'eusse 
renoncé  à  la  plaine  dont  le  séjour  avait  beaucoup  plus  de 
charmes  pour  moi...  La  ville  du  Cap  et  toutes  les  autres  de 
l'Amérique  n'offrent  rien  d'attrayant,  en  effet,  surtout  pour 
quiconque  n'y  cultive  point  le  négoce.  Abandonné  à  soi-même, 
il  n'est  aucun  délassement  pour  qui  a  vécu  en  France  et  y 
a  fait  une  certaine  figure.  Il  ne  faut  chercher  là  ni  spectacles, 
ni  cafés,  ni  promenades  publiques,  encore  moins  de  sociétés. 
On  ne  sait  à  quoi  passer  son  temps  et  c'est  un  vrai  supplice 
pour  un  homme  désœuvré.  Le  carnaval  seul  en  chasse  un 
peu  la  sécheresse  des  plaisirs,  dans  les  contrées  que  les 
Français  habitent.  Mais  quels  plaisirs  !  On  ne  s'aviserait 
jamais  de  s'en  amuser,  si  ce  n'était  l'éloignement  où  on  est  de 
l'Europe.  Les  habitans  aisés  reviennent  alors  à  la  ville,  on 
joue  chez  quelques  uns,  on  boit  largement  chez  d'autres  et 
on  s'ennuie  chez  la  plupart.  La  plaine  n'a  guère  plus 
d'attraits,  pour  qui  n'y  possède  point  d'habitation.  Mais 
outre  la  contrainte  qui  en  est  bannie,  on  y  goûte  matin  et 
soir  les  agrémens  de  la  promenade,  et  lorsqu'on  a  le  bonheur 
de  tomber  chez  quelque  habitant  riche  et  de  bonne  société,  il 
arrive  rarement  qu'on  soit  sans  une  compagnie  agréable.  11 


VIE  ET  MOEURS  CRÉOLES  273 

est  pourtant  des  quartiers  où  les  voisins  se  visitent  à  peine 
une  fois  l'année...  Je  m'y  suis  trouvé  des  semaines  entières 
enseveli  dans  un  ménage  vis-à-vis  du  mari  et  de  la  femme. 

On  ignore  souvent  sous  ces  climats  les  charmes  d'un  amour 
pur  et  délicat...  Ne  trouvant  donc,  en  général,  aucune  res- 
source du  côté  des  femmes,  je  m'adonnai  plus  que  jamais  à 
la  lecture,  et  comme  les  livres  sont  fort  chers  et  rares  en 
Amérique,  j'écrivis  à  un  négociant  de  La  Rochelle  de  m'en 
envoyer  un  certain  nombre. 

Au  Gap,  il  faut  d'ailleurs  dépenser  prodigieusement,  quelque 
économie  dont  on  veuille  faire  usage,  et  tout  est  d'une  si 
horrible  cherté  dans  ce  pays  d'opulence,  qu'il  serait  très  dif- 
ficile d'y  vivre  sans  les  moyens  qu'on  y  a  de  gagner  beau- 
coup d'argent.  Je  payais,  pour  moi  et  mon  domestique,  30  pis- 
toles  de  pension  par  mois,  non  compris  mon  logement  qui 
me  coûtait  900  livres  par  an  ;  je  n'avais  cependant  qu'une  seule 
chambre  et  un  cabinet.  La  vie  est  dure  en  Amérique  pour 
tout  le  monde,  quelque  chose  qu'on  fasse  pour  se  procurer  du 
superflu. 

La  plus  grande  ville  de  Saint-Domingue  n'était  ancienne- 
ment qu'un  misérable  amas  de  cabanes  couvertes  de  roseaux 
ou  de  taches^  qui  sont  des  espèces  d'écorces  produites  par  un 
arbre  de  très  grande  utilité,  je  veux  parler  du  palmiste.  Le 
Gap  était  d'abord  fort  resserré,  marécageux,  et  ressemblant 
parfaitement  à  une  habitation  de  sauvages.  On  l'a  peu  à  peu 
agrandi,  étendu,  de  sorte  qu'il  contient  présentement  un 
espace  assez  vaste  pour  former  une  ville  de  quelque  impor- 
tance. Mais  il  lui  manquera  toujours  la  régularité....  Au  mois 
de  décembre  1736,  veille  de  Saint-Thomas,  un  affreux  incen- 
die réduisit  en  cendres  près  de  la  moitié  de  la  ville.  Il  y  périt 
tant  de  richesses  qu'on  a  fait  monter  cette  perte  à  plusieurs 
millions.  Au  bout  de  quelques  années,  il  n'y  paraissait  plus. 
Beaucoup  de  maisons  furent  rebâties  en  pierre  de  taille  qu'on 
fait  venir  de  France.  On  prétend  même  que  certains  habitans, 
en  un  espace  de  temps  aussi  court,  étaient  devenus  beaucoup 
plus  riches  qu'auparavant.  Il  est  vrai  qu'une  partie  d'entre 

18 


274  SAINT-DOMINGUE 

eux  s'étaient  servis  de  moyens  qui  ne  faisaient  par  l'éloge 
de  leur  droiture,  et  l'on  raconte  à  cette  occasion  des  histoires 
plaisantes.  On  dit,  par  exemple,  que  dans  la  confusion  que 
causa  ce  malheur  arrivé  la  nuit,  plusieurs  qui  n'avaient  rien 
trouvèrent  le  moyen  de  se  rendre  opulents  en  réclamant  des 
effets  qui  ne  leur  appartenaient  point.  Toutes  les  marchandises 
de  la  même  espèce  se  ressemblent.  Ce  fut  là  le  seul  titre  de  leur 
possession.  Ce  que  l'on  sauvait  et  qui  échappa  au  pillage 
était  porté  pêle-mêle  dans  un  lieu  où  il  fut  permis,  quelques 
jours  après,  de  venir  reconnaître  ce  qui  était  à  soi.  Le  juge 
présent  en  ordonnait  sur-le-champ  la  délivrance.  On  remar- 
qua que  les  gens  de  la  réputation  la  plus  décriée  emportaient 
presque  tout  et  qu'il  ne  resta  aux  autres  que  ce  qui  ne  pou- 
vait être  méconnu.  11  arriva  même  qu'une  femme,  habile  à 
s'approprier  le  bien  d'autrui,  poussa  l'effronterie  jusqu'à 
demander,  comme  lui  appartenant,  un  meuble  fermant  à  clef 
qui  lui  faisait  envie .  Un  particulier  qui  étoit  là  comme  les 
autres,  pour  tâcher  de  trouver  quelque  chose  de  ce  qu'il 
avait  perdu,  tirant  aussitôt  les  clefs  de  sa  poche,  les  offrit  à 
cette  femme  et  prouva  par  cette  action  qu'il  était  le  vrai  pro- 
priétaire. On  se  contenta  de  rire  de  l'aventure,  qu'on  aurait 
sûrement  regardée  d'un  autre  œil  dans  un  endroit  mieux 
policé. 

Il  est  certain  que  le  feu,  en  consumant  une  grande  partie 
du  Gap,  a  rendu  service  aux  habitans,  qui,  pour  prévenir  dé- 
sormais des  accidents  semblables,  se  sont  mis  en  devoir  de 
bâtir  en  maçonnerie.  Quelques-uns  ont  réussi  à  faire  des 
maisons  riantes  et  commodes  ;  ce  n'est  pas  certainement  le 
plus  grand  nombre,  car  il  faut  convenir  que  la  plupart  sont 
d'un  très  mauvais  goût.  Aussi  les  architectes  ne  sont-ils  sou- 
vent que  des  nègres.  Tout  ce  que  l'on  recherche  est  qu'elles 
soient  bien  aérées  et  qu'il  y  ait  pour  cet  effet  beaucoup  de 
croisées  et  de  portes  ;  du  reste  on  se  soucie  peu  que  les  fon- 
demens  en  soient  solides,  les  murs  d'aplomb,  qu'il  y  ait  de 
la  proportion  entre  les  portes  et  les  fenêtres,  de  la  distri- 
bution dans  les  appartemens.  Messieurs  les  ingénieurs  ont 


VIE    ET    MOEURS    CRÉOLES  275 

contracté  le  môme  goût,  et  l'on  observe  dans  leurs  édifices 
tous  les  défauts  de  ceux  des  particuliers  ;  les  règles  de  l'art 
ne  les  gênent  guère,  ce  qui  fait  qu'ils  parviennent  bientôt 
à  les  oublier  totalement.  L'un  d'eux,  avec  qui  je  m'entretenais 
un  jour,  portait  l'ignorance  si  loin,  qu'il  disait  que  Vitruve 
était  de  tous  les  modernes  celui  que  M.  de  Vauban  avait  le 
plus  suivi  dans  son  ingénieuse  manière  de  fortifier  les 
places.... 

Mais  tandis  que  je  me  livrais  le  plus  au  soin  d'observer  ce 
qui  me  paraissait  mériter  toute  mon  attention,  je  reçus  une 
lettre  de  France  qui  m'apprit  que  mon  affaire  d'honneur  était 
arrangée.  Je  me  hâtai  aussitôt  de  m'embarquer  et  une  tra- 
versée des  plus  heureuses  me  ramena  dans  le  sein  de  ma 
famille. 


II 


Dans  ce  long  récit  du  comte  de  G***,  dont  on  peut 
maintenant  apprécier  l'esprit  et  la  bonne  humeur,  je  ne 
voudrais  point  affirmer  qu'il  n'y  ait,  çà  et  là,  quelques 
traits  un  peu  chargés,  quelques  détails  un  peu  grossis. 
Il  serait  difficile  pourtant  de  méconnaître  le  ton  de  sin- 
cérité qui  y  règne  presque  d'un  bout  à  l'autre.  Certaines 
choses,  comme  l'on  dit,  ne  s'inventent  pas. 

Mais  pareilles  affirmations,  objectera-t-on,  ne  ren- 
versent-elles pas  toutes  les  idées  reçues  jusqu'à  ce  jour 
sur  Saint-Domingue? 

La  vie  et  le  monde  créoles  de  Saint-Domingue,  la  tra- 
dition, la  littérature  et  l'art  ont,  en  effet,  paré  l'une  et 
revêtu  l'autre  des  plus  vives  et  des  plus  brillantes  cou- 
leurs :  vie  incomparable,  dit-on,  sous  le  ciel  éclatant 
des  tropiques  et  dans  le  cadre  d'une  luxuriante  nature, 


276  SAINT-DOMINGUE 

vie  d'une  douceur  infinie,  d'un  faste  et  d'une  splendeur 
dont  rien  aujourd'hui  ne  peut  plus  donner  une  idée  ; 
société,  d'autre  part,  infiniment  polie  et  distinguée,  aux 
goûts  raffinés,  amie  de  tous  les  plaisirs,  de  ceux  de  l'es- 
prit comme  des  autres,  et  que  la  révolution  bouleversa 
et  dispersa  brutalement. 

Contre  semblables  louanges,  pareils  dithyrambes  je 
ne  prétends  certes  pas  m'inscrire  en  faux  sur  la  seule  foi 
des  piquants  souvenirs  du  comte  de  C***,  qui,  je  le  rap- 
pelle loyalement,  datent  du  premier  âge  encore  de  la  colo- 
nie, et  que  l'on  peut  donc  taxer  de  quelque  exagération. 
Pourtant,  à  consulter  les  autres  documents,  très  divers 
et  de  valeur  incontestable,  qui,  dans  la  suite,  permettent 
de  la  ressusciter  le  plus  exactement,  cette  existence 
créole  n'a  peut-être  pas  eu,  même  à  la  fin  de  l'ancien 
régime,  cet  attrait  enchanteur  que  rétrospectivement 
on  lui  prête  aujourd'hui,  et  s'est  peut-être  toujours 
assez  sensiblement  rapprochée  de  l'amusante  descrip- 
tion qu'on  en  vient  de  lire.  Je  parle  ici  seulement, 
qu'on  le  remarque,  de  Saint-Domingue,  et  encore  dans 
ce  que  je  dirai,  au  point  de  vue  qui  m'occupe,  de  cette 
colonie,  me  garderai-je  soigneusement  de  généraliser. 
Dans  certaines  de  nos  possessions  lointaines,  —  je  le 
croirais  volontiers  pour  nos  îles  de  la  mer  des  Indes,  — 
il  a  pu  y  avoir  en  effet  une  vie  coloniale  d'un  charme 
réel  et  puissant.  Mais  à  Saint-Domingue,  au  moins  dans 
l'ensemble  et  sauf  exceptions,  le  tableau  que  l'on  a  tracé 
de  cette  vie  est,  il  me  semble,  exagéré  et  chargé.  Je  sais 
que  j'indignerai  par  cette  affirmation  bien  des  descen- 
dants de  nos  colons .  Ils  auront  du  moins  comme  preuve  de 
mon  impartialité  que,  moi  aussi,  j'ai  «  eu  des  ancêtres  » 


MK     KT    MOICUHS    (MtKOM'.S  2/7 

à  Saint-Domingue,  que  mon  enfance,  à  moi  aussi,  a  cLu 
bercée  aux  récits  des  fabuleux  souvenirs  (ju'on  m'en 
contait,  et  que,  je  le  répète,  ce  n'est  que  d'après  les 
documents  que  je  vais  essayer  de  remettre  en  son  vrai 
jour  l'existence  presque  légendaire  des  «  aïeux  »  à 
Saint-Domingue. 


III 


Et  d'abord,  il  est,  sans  aucun  doute,  merveilleux  le 
décor  qu'offrent  aux  yeux  des  colons  ces  plaines  qui 
ressemblent  à  des  jardins  enclos  de  haies  de  citronniers 
et  d'orangers,  où  coulent  ces  rivières  ombragées  de 
massifs  de  cocotiers  et  de  bambous,  et  que  bordent  ma- 
gnifiquement ces  montagnes  aux  pentes  gazonnées,  ou 
couvertes  de  l'incomparable  végétation  des  sucriers, 
des  palmistes,  des  acajoux,  des  manguiers,  des  cayemi- 
tiers,  des  corrosols,  des  goyaviers,  des  bananiers,  des 
orangers;  admirables,  sans  doute,  aussi,  les  perspectives 
qu'offrent  ces  paysages  lorsque,  pendant  le  jour,  une 
lumière  d'une  pureté  radieuse  les  baigne,  ou  lorsque  le 
soir  les  revêt  de  cette  brume  translucide  particulière 
aux  nuits  tropicales. 

Mais  ces  splendeurs  sont  rachetées  au  prix  de  terribles 
inconvénients.  Le  climat  de  Saint-Domingue  est,  en 
effet,  à  la  fin  même  du  xvin^  siècle,  le  plus  funeste  qui 
soit  aux  Européens.  «  Ce  climat,  écrit  Malouet,  en  177o, 
est  celui  de  la  zone  torride...  Un  soleil  ardent  brûle  la 
terre,  un  air  humide  la  résout.  Seule,  une  brise  réglée  à 
certaines  heures  du  jour  peut  rendre  cette  terre  habi- 


278  SAINT-DOMINGUE 

table.  Mais  on  conçoit  comment  les  tempéraments  em^o- 
péens  s'y  dégradent  et  s'y  détruisent.  Le  sang,  toujours 
dilaté  par  la  chaleur,  fatigue  et  brise  quelquefois  les 
vaisseaux  où  il  circule  mal  ;  une  transpiration  forcée  en 
extrait  tout  Thumide,  les  fibres  se  dessèchent;  et  avec 
l'usage  des  liqueurs  fortes,  par  un  abus  de  régime,  la 
licence  de  mœurs  que  produit  l'esclavage,  les  eaux 
stagnantes  fermentées  par  un  soleil  ardent,  telles  sont 
les  causes  des  maladies  épidémiques  si  fréquentes  dans 
la  colonie  ^  »  «  Sous  ce  climat  à  lafois  brûlant  et  humide, 
écrit  un  autre,  les  hommes  sont  livrés  perpétuellement 
à  la  fièvre  et  à  l'éréthisme,  un  sel  acre  agissant  sans 
cesse  sur  leurs  nerfs  -.  » 

Terrible  est  en  effet  le  tribut  que  les  nouveaux  arri- 
vants payent  à  cette  nature  implacable.  Pendant  les 
mois  chauds,  d'avril  à  septembre,  ils  ont  à  craindre  les 
fièvres  intermittentes,  continues,  putrides,  malignes, 
les  dysenteries,  et  cette  «  fatigue  extrême  produite  par 
un  sommeil  qui  est  plutôt  un  accablement  qu'un  état  de 
repos  et  dont  le  réveil  est  presque  un  état  de  maladie, 
tant  on  se  sent  alors  harassé^  »  ;  pendant  les  «  mois  de 
Nord  »,  c'est-à-dire  les  mois  pluvieux,  il  faut  compter 
avec  les  rhumes,  les  fluxions  de  poitrine,  les  rhuma- 
tismes, les  diarrhées,  les  affections  scorbutiques,  ou  ces 
redoutables  obstructions  intestinales  auxquelles  bien 
peu  échappent;  en  tout  temps,  enfin,  ce  peut  être  au 

1.  'biidXow.&t,  Essai  sur  l'administration  de  Saint-Doviingue,  dans  Collec- 
tion, de  mémoires  sur  les  Colonies,  Paris,  an  X,  t.  IV,  p.  96-97. 

2.  Mémoire  de  M.  Le  Tort,  conseiller  au  Conseil  supérieur  du  Port- 
au-Prince,  1777  (A.  M.  C,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  2"  série,  carton 
XXVIII). 

3.  Moreau  de  Saint-Méry,  Description...,  t.  I,  p.  522. 


VIK    ET    MOEURS    CKÉOLES  279 

syslëine  nerveux  ([Lie  s'atLaque  le  mal  de  la  colonie  (jui 
produit  alors  chez  ses  viclimcs  des  crises  redoutables 
de  fièvre  chaude  et  do  délire.  «  Ainsi,  dans  ces  climats, 
rj^]uropéen  doit  être  toujours  sur  ses  gardes  et  marcher 
en  quelque  façon  sur  les  épines.  Le  soleil  lui  est  dan- 
gereux; le  soir,  après  le  coucher  du  soleil,  au  moment 
où  la  fraîcheur  l'invite  à  respirer,  le  serein  le  menace  ; 
la  pluie  ne  lui  est  pas  moins  funeste  ^  »  Et  ceux-là 
môme  qui  résistent  ne  s'acclimatent  jamais  complète- 
ment; leur  postérité  directe  elle-même  souffre  encore. 
«  On  voit  très  peu  d'enfants  blancs  dans  la  colonie,  écrit 
un  créole,  qui  ne  soient  faibles,  maladifs  et  débiles"  ». 
En  réalité,  il  faut  au  moins  deux  générations,  pour 
qu'enfin  la  race  puisse  vivre  sous  ce  nouveau  ciel. 

Et  toujours  est-ce  au  prix  de  constantes  précautions  qui, 
pour  en  arriver  oii  je  veux,  rendent,  sinon  dans  les  villes, 
du  moins  dans  les  plantations,  l'existence  des  colons, 
infiniment  monotone.  «  De  11  heures  du  matin  à  S  heures 
du  soir,  on  peut  à  peine  respirer  à  Saint-Domingue^  ». 
Là-dessus  se  règle  tout  l'emploi  du  temps  de  la  journée 
des  créoles.  Ils  font,  d'ordinaire,  un  premier  déjeuner 
entre  7  et  8  heures  du  matin,  et  peuvent  alors  jouir  de 
quelques  heures  supportables.  A  11  heures,  ils  entrent 


1.  [Girod-Chantrans],  Voyage  d'un  Suisse  dans  les  différentes  colonies 
de  V Amérique ,  Neufchâtel,  1783,  in-S",  p.  219. 

2.  Moreau  de  Saint-Méry ,  Notes  historiques  sur  Saint-Domingue  (A. 
M.  G.,  F*,  vol.  132,  p.  420).  —  «  Les  anciens  habitants  de  l'île,  constate 
Girod-Chantrans,  et  tous  ceux  que  l'on  appelle  acclimatés,  les  créoles 
même,  hommes  et  femmes,  sont  rarement  colorés  et  ont  très  peu  d'em- 
bonpoint. Leur  mine  généralement  chétive  annonce  assez  le  despotisme 
du  climat.  »  (Girod-Chantrans,  Voyage  d'un  Suisse,  p.  223.) 

3.  Dubuisson,  Nouvelles  considérations  sur  Saint-Domingue,  Paris, 
1780,  2"  partie,  p.  9. 


280  SAINT-DOMINGUE 

au  bain,  et  en  sortent  pour  se  mettre  de  nouveau  à  table. 
Après  dîner,  la  sieste  qui  se  prolonge  jusque  vers 
5  heures;  léger  souper,  le  soir\  Tel  est  le  programme 
de  vie  à  peu  près  invariable  d'un  planteur,  programme 
qui  comporte,  d'ailleurs,  des  détails  accessoires  qui  en 
rendent  l'exécution  plus  pénible  encore  :  obligation  fré- 
quente d'un  régime,  abstention  de  spiritueux,  toutes 
choses  dont  s'embarrassent  peu  sans  doute  beaucoup  de 
colons,  mais  qu'un  jour  ou  l'autre  ils  peuvent  regretter 
d'avoir  négligées. 

En  dehors  de  la  monotonie  que  le  fait  seul  du  climat 
lui  impose,  cette  vie  des  planteurs,  autre  chose  contribue 
à  la  rendre  bien  moins  séduisante  qu'on  ne  se  plaît  à 
l'imaginer  communément.  Cette  autre  chose,  c'est  l'iso- 
lement oii  elle  s'écoule  trop  souvent.  Certaines  habita- 
tions se  trouvent  à  cinq  ou  six  lieues  les  unes  des  autres, 
et  quelquefois  ne  sont  reliées  entre  elles  que  par  des 
chemins  tout  à  fait  insuffisants.  Chacun  prend  ainsi  l'ha- 
bitude de  rester  chez  soi  et,  dès  lors,  n'a  plus,  comme 
entourage  et  compagnie,  que  ses  nègres.  La  «  solitude 
des  habitations  :»,  que  de  fois  retrou ve-t-on  cette  plainte 
sous  la  plume  des  colons  !  «  Gardez  votre  pitié,  écrit 
l'un  d'eux,  pour  une  existence  qui  se  passe  tout  entière 
loin  du  monde.  Nous  sommes  ici  cinq  blancs,  mon  père, 
ma  mère,  mes  deux  frères  et  moi  environnés  de  plus 
de  200  esclaves,  le  nombre  de  nos  nègres  domestiques 
se  montant  seul  à  près  de  trente.  Du  matin  au  soir,  leurs 

i.  Baron  de  Wimpffen,  Voyagea  Saint-Domingue,  vendant  les  années 
1788,  1789,  1790,  Paris,  2  vol.  in-8,  1797,  t.  I,  p.  131-132.  —  Cf.  Girod- 
Chantrans,  Op.  cit.,  p.  141. 


vFh:   r.T  Moiams  cnKOMîs  281 

visages  frappent  ainsi  continucllenienL  nos  regards.  A 
la  première  heure,  ils  sont  à  notre  chevet,  et  l'hahitude, 
que  donne  le  séjour  en  cette  colonie,  de  ne  pouvoir 
accomplir  le  moindre  mouvement  sans  le  secours  de 
ces  nègres  domestiques  fait  que  nous  demeurons  en 
leur  société  la  plus  grande  partie  du  jour,  et  qu'ils  sont 
mêlés  aux  moindres  événements  de  notre  vie  intime. 
Sortons-nous  d'ailleurs  de  Tenceinte  de  nos  habitations, 
c'est  pour  nous  rendre  au  milieu  de  nos  ateliers,  où 
nous  sommes  encore  soumis  à  cette  étrange  promiscuité. 
Ajoutez  que  nos  conversations  portent  presque  unique- 
ment sur  la  santé  de  nos  esclaves,  sur  les  soins  qu'ils 
réclament,  sur  leurs  dispositions  à  notre  endroit,  sur 
leurs  tentatives  de  révolte,  et  vous  comprendrez  que 
toute  notre  vie  est  si  étroitement  unie  à  celle  de  ces 
malheureux  qu'enfin  elle  ne  fait  qu'un  avec  elle.  Aussi, 
une  fois  goûté  le  plaisir  de  la  domination  presque  absolue 
qu'il  nous  est  donné  d'exercer  sur  eux,  quels  regrets 
nous  assiègent  journellement  de  ne  pouvoir  entretenir 
commerce  et  correspondance  avec  d'autres  que  ces 
infortunés,  si  éloignés  de  nous  par  les  sentiments,  les 
mœurs  et  l'éducation*.  » 

Encore  ceux-là  sont-ils  des  privilégiés  :  ils  jouissent 
au  moins  des  agréments  de  la  vie  de  famille.  «  Imaginez 
un  homme  non  marié,  seul  blanc  dans  sa  maison  de 
campagne,  environné  d'une  troupe  plus  ou  moins  con- 
sidérable de  nègres  et  de  négresses  qui  sont  ses  domes- 
tiques, ses  esclaves,  par  conséquent  ses  ennemis.  Une 
mulâtresse  conduit  son  ménage  ;  en  elle  réside  toute  sa 

1.  Copie   d'une  lettre  sans  lieu,  ni   date,   appartenant  à  l'auteur  et 
trouvée  par  lui  dans  des  papiers  de  famille. 


282  SAINT-DOMINGUE 

confiance,  et  ennemie  par  vanité  du  peuple  africain,  lière 
des  faveurs  du  sultan,  elle  ne  lui  est  peut-être  pas  moins 
utile,  il  faut  le  dire,  pour  sa  sécurité  que  pour  ses  plai- 
sirs, toujours  prête  qu'elle  est  à  lui  dénoncer  les  com- 
plots des  noirs  contre  lui.  L'économe  et  les  autres 
blancs,  s'il  y  en  a,  mangent  avec  le  propriétaire,  mais 
ne  logent  point  sous  le  même  toit.  Ils  ne  paraissent 
d'ailleurs  dans  la  grande  case  qu'à  l'heure  des  repas... 
Dites  après  cela,  si  une  pareille  vie  vaut  la  peine  d'être 
économisée,  comme  on  le  fait  d'ordinaire,  par  les  mille 
précautions  que  l'on  prend  \  » 

Mais,  dira-t-on,  il  ne  s'agit  là  que  de  gens  riches  qui, 
«  tranquilles  dans  l'appartement  le  plus  frais  de  leur 
case,  s'en  rapportent  entièrement  au  coup  d'œil  d'un 
gérant  à  gages  du  soin  de  leur  plantation,  et  ne  songent 
qu'à  passer  mollement  leur  existence-  ».  Il  y  en  a  qui 
vivent  une  autre  vie,  plus  active,  tout  occupés  de  l'ex- 
ploitation de  leur  domaine,  de  la  mise  en  valeur  de  leur 
«  place  ».  Cela,  je  le  veux  bien.  Est-ce  à  dire,  toutefois, 
que  cette  vie  des  uns  soit  beaucoup  plus  variée  et 
imprévue  que  celle  des  autres.  Prenons  une  «  sucrerie  ». 
Quoi  de  plus  monotone,  d'abord,  que  la  culture  d'une 
pièce  de  cannes  ! 

«  Les  terres  que  l'on  y  emploie  sont  communément 
divisées  en  parallélogrammes  de  quatre  carreaux,  cha- 
cune. On  les  entoure  d'un  large  fossé  qui  forme  les 
séparations  et  qui  favorise  en  même  temps  la  circulation 
de  l'air,  article  si  évidemment  important  que  les  cannes 

1.  Girod-Chantrans,  Op.  cit.,  p.  140. 

2.  Ibid. 


VII':     KT    MOKUUS    CItKOl.KS  283 

do  lisière  seul  Loujours  iiicomparableiiieriL  plus  belles 
que  celles  de  l'intérieur. 

«  Lorsqu'on  veut  planter  une  pièce  ainsi  préparée,  on 
commence  par  brûler  toutes  les  mauvaises  lierbes  qui 
s'y  trouvent.  L'on  y  dispose  ensuite  les  nègres,  de 
manière  qu'ils  puissent,  sans  se  gêner  réciproquement, 
ouvrir  des  fosses  alignées  de  15  à  18  pouces  en  carré 
sur  8  pouces  en  profondeur,  et  distantes  de  3  pieds  les 
unes  des  autres.  Dans  chacune  de  ces  fosses,  on  couche 
horizontalement  trois  tronçons  de  têtes  de  canne  encore 
frais,  dont  les  nœuds  doivent  fournir  de  nouvelles 
plantes.  On  remet,  après  cela,  la  terre  dans  les  fosses,  on 
l'élève  en  forme  de  monticules,  et  plusieurs  cultivateurs 
sont  dans  l'usage  de  planter  du  maïs  dans  les  intervalles. 
On  plante  les  cannes  en  toute  saison,  parce  que  la  végé- 
tation s'opère  sans  relâche.  Le  temps  de  Fliivernage, 
depuis  novembre  jusqu'à  mars,  est  cependant  le  plus 
favorable  à  cette  opération,  surtout  dans  les  terres 
hautes  et  naturellement  sèches. 

«  Les  cannes  une  fois  plantées,  les  soins  que  l'on 
apporte  à  leur  accroissement  consistent  à  les  bien  sar- 
cler. Dans  les  bons  terrains,  les  sarclaisons  deviennent 
inutiles  après  trois  ou  quatre  mois  de  plantation;  les 
cannes  ont  acquis  à  cette  époque  une  force  suffisante 
pour  étouffer  les  plantes  qui  voudroient  croître  à  leur 
pied.  Entre  quatorze  et  dix-huit  mois  de  plantation,  sui- 
vant la  saison  et  suivant  les  terrains,  les  cannes  ont 
atteint  leur  maturité.  Pour  lors,  on  en  fait  la  récolte.  Les 
nègres  les  coupent  le  plus  près  de  terre  qu'il  leur  est 
possible  avec  des  coutelas  qu'ils  appellent  manchettes. 
Ils  les  dépouillent  ensuite  sur  les  lieux  mêmes  de  toutes 


284  SAINT-DOMINGUE 

leurs  feuilles  et  aussi  de  leur  tête,  qui  ne  renferment 
point  de  liqueur  sucrée,  mais  qui  servent  à  de  nouvelles 
plantations,  à  la  nourriture  du  bétail  et  à  couvrir  des 
bâtiments.  Les  cannes  ainsi  déshabillées  sont  chargées 
sur  des  voitures  qui  les  conduisent  au  moulin,  où  on 
les  passe  sans  perdre  de  temps,  dans  la  crainte  qu'elles 
ne  s'aigrissent  par  la  fermentation. 

«  Aussitôt  après  la  récolte  d'une  pièce  de  cannes,  les 
habitans  qui  ont  beaucoup  de  nègres  font  brûler  sur 
place  les  feuilles  et  les  souches  qui  sont  restées,  puis 
font  creuser  de  nouvelles  fosses  dans  les  intervalles  des 
premières  pour  y  replanter.  Mais  ceux  qui  manquent  de 
forces  se  contentent,  après  une  première  récolte,  de  faire 
étendre  sur  le  terrain  les  feuilles  surabondantes  à  la 
nourriture  du  bétail  pour  y  servir  d'engrais,  et  les 
anciennes  souches  poussent  des  rejets  qui  donnent  à  la 
vérité  des  cannes  bien  inférieures  aux  premières,  mais 
qui  ont  coûté  bien  moins  de  peine  et  mûrissent  beaucoup 
plus  tôt. 

«  Mais,  soit  en  rejets,  soit  en  plantations  neuves,  les 
terres  donnent  ici  sans  relâche,  car  à  peine  une  récolte 
est-elle  faite  que  les  souches  poussent  de  nouvelles  tiges, 
ou  qu'on  les  brûle,  pour  procéder  à  une  plantation  nou- 
velle. Il  arrive  de  là  que,  dans  une  sucrerie  considérable, 
l'on  plante  et  l'on  coupe  tous  les  mois  de  l'année  \  » 

L'on  se  rend  compte  maintenant  du  faible  intérêt 
qu'offre  pareil  genre  de  culture,  du  peu  d'esprit  d'ini- 
tiative qu'il  exige,  de  la  routine  qu'il  comporte  seule- 
ment. 

1.  Girod-Ghantrans,  Op.  cit.,  p.  263-267. 


VIE    ET    MOElinS    CRÉOLES  285 

La  surveillance  de  la  fabrication  du  sucre  présente 
par  contre  plus  de  variété.  Mais,  en  revanche,  pour  h; 
propriétaire  qui  veut  s'en  acquitter  lui-même  sérieuse- 
ment, c'est  une  tâche  atrocement  fatigante  et  absor- 
bante. Nous  avons,  pour  nous  édifier  là-dessus,  les  sou- 
venirs d'un  liomme  qui,  durant  plusieurs  années,  fit  ce 
dur  métier  à  Saint-Domingue,  v  Dans  le  département  de 
l'ouest  de  la  colonie,  au  moins,  écrit  M.  Joinville-Gau- 
ban,  les  sucreries  roulent  ordinairement  sept  à  huit 
mois  sur  douze,  c'est-à-dire  dix-huit  ou  vingt  jours  de 
chaque  mois.  Tout  ce  temps,  il  faut  constamment  faire  le 
quart  à  tour  de  rôle.  Je  surveillais,  pour  ma  part,  jusqu'à 
minuit,  l'entretien  des  cannes,  le  travail  du  moulin  à 
sucre,  l'écumage,  le  chauffage  du  vezoïi^,  etc. . .  Les  nègres 
remplacés  par  d'autres  dans  les  divers  postes  me  permet- 
taient de  me  coucher  sur  un  mauvais  matelas,  et  com- 
ment encore!  fumigué  par  la  vapeur  des  chaudières, 
par  la  chaleur  infernale  des  fourneaux  et  au  bruit  tumul- 
tueux de  la  machine,  des  chansons  et  des  hurlements 
des  nègres  de  quart.  Dans  un  faible  état  d'assoupisse- 
ment, provoqué  par  une  fatigue  excessive,  je  reposais 
jusqu'à  5  heures,  temps  où  la  cloche  réveillait  l'atelier, 
pour  lui  signifier  le  travail  du  jour.  Alors,  j'allais  me 
baigner  dans  le  canal  du  moulin,  pour  tempérer  une  cha- 
leur, une  lassitude  accablante  et  donner  à  mes  sens  une 
nouvelle  énergie.  Je  commençais  à  faire  ensuite  la  réca- 
pitulation des  formes  de  sucre  fabriquées  pendant  le 
cours  de  vingt-quatre  heures;  j'allais  immédiatement 
compter  les  nègres  coupeurs  de  cannes,  ceux  des  arro- 

1.  Jus  de  la  canne  à  sucre  sortant  du  pressoir. 


286  SAINT-DOMINGUE 

sements,  des  haies,  des  fourrages.  Je  faisais  le  tour  des 
plantations,  et  revenais  nombrer  ceux  des  cabrouets,  du 
moulin,  du  fourneau,  de  la  sucrerie.  Successivement,  je 
me  transportais  à  l'hôpital,  visitais  les  malades  dans  les 
plus  grands  détails,  inspectais  les  pansements  des  ani- 
maux blessés,  les  comptais  nominativement.  L'heure  de 
déjeuner  sonnait...  Je  me  transportais  ensuite  à  la  véri- 
fication de  tous  les  détails  du  matin;  à  11  heures,  je 
rentrais  à  la  sucrerie,  pour  veiller  à  l'épuration  des  chau- 
dières et  à  la  fabrication;  à  1  heure,  on  sonnait  le  dîner... 
A  2  heures  après-midi,  les  travaux  recommençaient,  et 
je  reprenais  ma  tournée  jusqu'au  soir...  A  8  heures,  on 
sonnait  un  léger  souper.  Immédiatement  après,  je  me 
retirais  dans  ma  chambre,  oii  le  raffîneur  me  faisait  de 
nouveau  éveiller  vers  minuits  » 
Et  voilà  la  vie  d'un  colon  occupé  ! 

Sur  les  plantations,  l'existence  matérielle  est-elle  au 
moins  ce  que  l'on  prétend  d'ordinaire,  une  existence 
large  et  somptueuse  ?  Il  faut  reconnaître,  sans  doute, 
que,  depuis  1730,  —  date  du  voyage  du  comte  de  G***, 
—  le  bien-être  et  le  confort  ont  singulièrement  pro- 
gressé ,  et  que  les  aisances  de  la  vie  se  sont  multi- 
pliées. Toutefois,  même  bien  après  cette  époque  de 
transition,  les  demeures  et  les  installations  des  colons 


1.  Voyages  d'outre-mer  et  infortunes  de  M.  Joinville-Gauban  à  Saint- 
Domingue,  1789-1803,  2  vol.,  in-S»,  tome  I,  p.  31-33,  —  La  vie  dun  pro- 
priétaire de  caféière,  pour  être  moins  pénible,  n'en  est  pas  moins  une 
dure  existence.  Cf.  Un  Dunkerquois  colon  à  Saint-Domingue,  de  1763  à 
1818,  d'après  les  lettres  inédites  de  Dominique  Le  Maire,  publiées  par 
l'abbé  Georges  Rafin,  dans  le  Bulletin  de  l'Union  Faulconnier,  société 
historique  de  Dunkerque  et  de  la  Flandre  maritime,  4°  année,  1901, 
p.  461  à  .549;  voir  en  particulier  p.  473. 


VIK    ET    MOEURS   CRÉOLES  287 

sont  loin  d'elre  aussi  luxiiouses  qu'on  le  dit  d'habitude. 

Sous  quel  aspect  se  présente  en  général  une  habita- 
tion américaine  ?  Un  homme,  qui  a  longtemps  vécu  à 
Saint-Domingue,  nous  a  laissé  de  l'une  d'elles  et  de  ses 
dépendances  immédiates  une  description  intéressante?  et 
qu'on  peut  croire  assez  générale. 

«  Représentez-vous,  écrit-il,  une  maison  sans  étage, 
de  40  pas  de  longueur,  sur  30  de  profondeur.  Deux  gale- 
ries, couvertes  par  un  avant-toit  soutenu  sur  des  piliers 
et  attenantes  au  corps  de  logis,  régnent  sur  toute  sa  lon- 
gueur, l'une  au  nord,  l'autre  au  sud.  L'on  s'3^  promène 
et  l'on  y  respire. 

«  Tout  le  logement  se  trouve  compris  entre  ces  deux 
galeries.  Il  consiste  en  une  grande  salle  ménagée  au 
centre  du  bâtiment  et  percée  de  deux  portes,  en  face 
l'une  de  l'autre,  habituellement  ouvertes,  qui  répondent 
chacune  sur  le  milieu  d'une  des  deux  galeries.  La  salle 
est  flanquée  au  nord  de  deux  chambres,  l'une  à  droite, 
l'autre  à  gauche  ;  au  sud,  sont  deux  passages  qui  mènent 
de  môme  chacun  à  une  chambre.  Le  propriétaire  occupe 
l'une  et  m'a  cédé  l'autre.  Indépendamment  du  logement 
que  je  viens  de  vous  indiquer,  l'on  a  pris  sur  l'emplace- 
ment des  deux  galeries,  aux  quatre  extrémités  qu'elles 
présentent,  des  espaces  suffisants  pour  y  faire  quatre 
petites  réserves  :  l'une  sert  de  magasin  à  vivres  ;  une 
autre,  d'apothicairerie,  et  les  deux  dernières  sont  con- 
sacrées aux  blancs  qui  viennent  demander  l'hospitalité. 

«  Le  sol  de  la  maison  est  élevé  de  trois  à  quatre  pieds 
au-dessus  du  terrain  naturel,  afin  de  diminuer  l'humidité 
dans  les  appartements,  qui  ne  laisse  pas  que  de  se  faire 
sentir  d'une  manière  incommode  malgré  cette  sage  pré- 


288  SAINT-DOMINGUE 

caution.  Deux  escaliers  en  pierre  placés  symétriquement, 
l'un  vers  le  milieu  de  la  galerie  du  nord,  l'autre  vers  le 
milieu  de  la  galerie  du  sud,  sont  les  seules  communica- 
tions de  la  maison  avec  le  dehors. 

«  L'exhaussement  du  rez-de-chaussée  est  un  massif 
de  maçonnerie  qui  sert  de  fondation  au  bâtiment,  dont 
les  parois  ne  sont  qu'une  espèce  de  cloison  faite  avec 
des  planches  de  palmistes,  ou  des  aissantes,  recouvertes 
successivement  les  unes  par  les  autres  en  forme 
d'écaillés  et  fixées  sur  des  poteaux  d'un  bois  très  dur 
qui  s'élèvent  jusqu'au  toit.  De  ce  genre  de  fermeture 
résulte  un  avantage  bien  grand  pour  le  pays,  savoir  de 
ménager  une  multitude  de  passages  à  l'air  du  dehors,  à 
travers  les  joints  de  la  cloison. 

c(  Les  meilleurs  appartements  ici  sont  ceux  qui  four- 
nissent à  la  fois  le  plus  grand  volume  d'air  et  où  il  se 
renouvelle  le  plus  souvent.  Aussi,  nos  portes  et  volets 
sont  ouverts  tout  le  jour.  Nos  plafonds  sont  élevés  de 
17  pieds,  et  nos  tapisseries  sont  de  simples  toiles  extrê- 
mement claires... 

«  De  l'intérieur,  passons  à  l'extérieur. 

«  Placez-vous  sur  le  palier  de  l'escalier  du  sud,  vous 
verrez  une  partie  de  la  savane  ou  prairie,  au  centre  de 
laquelle  la  maison  est  située,  et  qui  s'étend  à  plus  de 
150  toises,  de  quelque  côté  qu'on  la  mesure.  Sur  celui-ci, 
elle  est  terminée  par  une  haie  vive  de  bois  de  campêche 
et  de  citronniers  surmontés  par  des  orangers  qui  régnent 
le  long  d'un  chemin  de  traverse.  Au  delà  du  chemin, 
commence  une  plaine  très  vaste,  couverte  d'habitations 
qui  servent  de  repères  à  la  vue  et  qui  exploitent  cha- 
cune les  pièces  de  cannes  à  sucre  dont  elles  sont  entou- 


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VIE    ET    MOEURS    CRÉOLES  280 

récs.  Enfin,  à  roxtrémité  de  cette  plaine,  qui  n'a  pas 
moins  de  quatre  lieues  de  largeur,  vous  voyez  des 
mornes  fort  élevés.  Derrière  ceux-là,  d'autres  paroissent 
encore  et  ne  montrent  que  leurs  tôtes  obscures.  Tous 
sont  boisés  à  leurs  sommets  ;  mais  les  croupes  sont 
défrichées  et  couvertes  de  caféteries  qui  font  vivre  plu- 
sieurs habitans. 

«  Après  avoir  promené  vos  regards  sur  les  extrémités 
du  tableau,  repliez-les  sur  Tintérieur  de  la  savane,  pour 
en  remarquer  les  détails. 

«  Vous  y  voyez,  à  gauche  et  à  quelques  pas  de  la 
maison,  un  bâtiment  assez  considérable,  oii  sont  les 
remises  et  la  volaille. 

«  Ces  deux  pavillons  carrés  situés  un  peu  plus  loin, 
l'un  à  droite,  l'autre  à  gauche,  servent  de  colombiers. 
Près  de  celui  de  la  droite,  est  un  hangard  qui  sert  de 
magasin  pour  le  sucre.  On  l'y  met  à  mesure  qu'il  est 
enfermé  dans  les  barriques.  A  côté  de  ce  magasin,  est 
une  mare  d'eau  très  considérable  qui  sert  d'abreuvoir 
au  bétail  de  Thabitation. 

«  A  cent  pas  de  notre  palier,  du  côté  de  l'ouest,  vous 
voyez  plusieurs  hangards  entourés  d'une  haie,  oii  l'on 
dépose  les  cannes  qui  ont  déjà  passé  au  moulin  et  qui 
servent  ensuite,  sous  le  nom  de  bagasses,  à  alimenter  le 
feu  des  sucreries. 

«  Ces  petites  baraques  couvertes  en  paille,  voisines 
des  hangards,  au  nombre  de  60,  sont  les  logements  des 
nègres  et  négresses  de  l'habitation. 

«  Les  autres  bâtiments,  qui  commandent  sur  tout  le 
reste,  sont  la  sucrerie,  les  deux  moulins  et  la  tonnel- 
lerie. 

19 


290  SAINT-DOMINGUE 

«  Transportez-vous  à  présent  sur  le  palier  de  Tescalier 
du  nord.  Il  entre  dans  le  verger,  et  les  orangers  les  plus 
voisins  portent  leurs  branches  odoriférantes  jusque  dans 
la  galerie.  Les  autres  arbres  qui  garnissent  ce  terrain 
sont  des  sapotilliers,  des  avocatiers,  des  corossolliers, 
des  calebassiers,  des  pommiers  d'acajou.  L'on  y  trouve 
aussi  quelques  canéfiniers  et  plusieurs  faux-acacias. 

«  A  droite  du  verger  et  à  vingt  pas  de  la  grande  case, 
est  un  bâtiment  en  maçonnerie  qui  sert  de  magasin  pour 
les  outils  des  nègres  et  aussi  de  retraite  pour  les 
négresses  de  l'habitation  qui  accouchent.  A  gauche  et 
en  face  du  premier,  est  un  autre  bâtiment  qui  sert  de 
cuisine  au  propriétaire. 

«  Au  nord  et  à  l'extrémité  du  verger,  est  une  fontaine. 
De  cette  fontaine,  la  savane  se  prolonge  encore  d'un 
quart  de  lieue  jusqu'au  pied  des  mornes  qui  terminent 
brusquement  l'horizon.  C'est  sur  leurs  dernières  pentes 
que  les  nègres  de  Fhabitation  cultivent  les  vivres  dont 
ils  se  nourrissent  ^  » 

Je  le  répète,  j'ai  choisi  une  telle  description,  parce 
qu'elle  m'a  semblé  rendre  assez  exactement  l'aspect 
général  qu'offrent  une  habitation  et  ses  alentours.  Les 
seules  choses  qui  puissent  varier  sont  tout  naturelle- 
ment les  proportions  de  la  grande  case,  —  ici  plus  res- 
treintes, là  plus  considérables,  —  ou  certains  détails  de 
construction  et  d'aménagement  de  ce  bâtiment  :  en 
quelques  maisons,  les  murs  sont  formés  et  recouverts, 
non  d'aissantes,  réservées  pour  le  toit  seul,  mais  de 
petites  traverses  clouées  sur  les  gros  poteaux  de  soutien, 

i.  Gii'od-Chantrans,  Voyage  d'un  Suisse...,  p.  117-123. 


VIE    ET    MŒÎURS    CRÉOLES  201 

et  réunies  par  un  léger  rcvètoiiicnt  de  maçonnerie,  dit 
«  clissage  maçonné  ou  bousillagc  »  ;  —  partout  et  tou- 
jours des  galeries  régnent  en  avant  des  deux  faces  de 
la  case;  quelquefois  elles  restent  ouvertes,  mais  souvent 
elles  sont  fermées  par  des  jalousies  à  coulisses  :  «  Tune 
forme  alors  une  salle  à  manger,  l'autre  un  salon  de 
compagnie,  quand  on  ne  veut  pas  se  tenir  dans  la  grande 
salle  et  les  pièces  de  l'intérieur  '  »  ;  —  un  détail,  enfin, 
qui  nous  est  donné  par  d'autres  descriptions  :  «  aux 
maisons,  à  Saint-Domingue,  il  y  a  des  fenêtres,  mais  il 
n'y  a  point  de  vitres  ;  la  réverbération  du  verre  rendroit 
la  chaleur  insupportable  ;  on  y  supplée  par  des  jalousies 
ou  des  châssis  de  canevas,  que  l'on  arrose  à  intervalles 
réguliers,  pour  procurer  un  peu  de  fraîcheur  aux  appar- 
tements ^  » 

Et  l'on  peut  voir,  en  résumé,  qu'il  s'agit  là  d'habita- 
tions, peut-être  commodes  et  bien  appropriées  au  cli- 
mat, mais  nullement  grandioses  et  luxueuses. 

«  Si,  continue  le  même  auteur  auquel  j'emprunte  ces 
détails,  si  une  architecture  plus  intelligente  n'a  pas 
encore  apporté  ici  Fart  qui  varie  les  formes  et  multiplie 
les  aisances,  on  y  trouve  aussi  peu  de  goût  dans 
l'ameublement  des  maisons  riches...  Le  goût  est  encore 
bien  créole  à  Saint-Domingue,  et  le  goût  créole  n'est 
pas  le  bon  goût  et  sent  un  peu  le  boucan '.  » 

Tout  aussi  peu  de  goût,  peut-on  dire,  et  même  de 
vrai  confortable.  Sur  ce  point,  évidemment,  pas  plus  que 
sur  d'autres,  je  ne  prétends  point  qu'il  n'y  ait  des  excep- 

1.  Wimpffen,  Voyage  à  Saint-Dominfjue,  t.  I.  p.  133. 

2.  Ibid.,  p.  134. 

3.  Wimpffen,  Voyage  à  Saint-Domingue,  t.  I,  p.  128. 


292  SAINT-DOMINGUE 

lions  et  que  l'on  ne  trouve  des  demeures  «  somptueuse- 
ment ornées  de  tentures  de  damas,  de  baguettes  dorées 
et  d'objets  d'art  ».  Pourtant,  la  plupart  des  auteurs  sont 
d'accord  pour  reconnaître,  l'un,  «  le  peu  de  soin  que  les 
habitants  de  la  colonie  apportent  à  l'ornement  de  leur 
domicile*  »,  l'autre,  «  que  les  maisons  sont  fort  mal 
meublées  à  Saint-Domingue  '  »,  le  troisième,  «  qu'on  ne 
s'y  occupe  que  des  distributions  convenables  pour  se 
loger,  sans  employer  ni  l'ornement,  ni  la  décoration,  et 
que  l'intérieur  des  demeures  est  en  général  peu  garni 
de  meubles,  la  plupart  étant  d'acajou  ou  de  bois  de 
cèdre ^  ».  De  ces  faits,  d'ailleurs,  le  grand  nombre 
d'inventaires  domestiques  que  j'ai  retrouvés  m'ont 
apporté  la  confirmation.  J'ai  été  souvent  frappé  en  effet 
du  mobilier  très  restreint  et  fort  simple  qui  garnit  la 
plupart  des  habitations.  Je  ne  voudrais  pas  prendre  un 
exemple  trop  particulier.  Entre  tant  d'autres,  en  voici 
un  qui  me  paraît  répondre  à  une  assez  ordinaire 
moyenne.  C'est  l'inventaire  de  l'habitation  Baudard  de 
Saint-James,  située  paroisse  des  Verettes,  en  1787  : 

Dans  ladite  habitation,  il  s'est  trouvé  : 
Dans  la  grande  chambre  à  l'est  : 

Une  armoire  d'acajou; 

Deux  lits  garnis  de  paillasses,  matelas,  traversins,  et 

moustiquaires  ; 
Deux  fauteuils  ; 
Une  table  d'acajou  ; 

1.  Girod-Chantrans,  Voyage  d'un  Suisse...  p.  232. 

2.  Hilliard  d'Auberteuil,  Considérations  sur  l'état  présent  de  la  colo- 
nie de  Saint-Domingue,  Paris,  1776-1777,  2  vol.  in-8°,  t.  I,  p.  107. 

3.  Ducœurjoly,  Manuel  des  habitants  de  Saint-Domingue,  1802,  2  vol. 
in-S»,  t.  II,  p.  67. 


VIT.    KT    MOIOmtS    CRKOLKS  293 

Dans  le  cabinel  au  nord  : 

Une  table  d'acajou  en  forme  de  bureau  ; 
Deux  chaises  de  paille; 

Dans  le  cabinet  parallèle  : 

Une  table  servant  de  bureau  ; 

Un  secrétaire  d'acajou  ; 

Quinze  boîtes  d'acajou  contenant  des  papiers  et  des 

titres  ; 
Deux  chaises  de  paille  ; 

Dans  la  salle  : 

Quatre  petites  tables  d'acajou  ; 
Deux  canapés  ; 
Deux  miroirs  ; 
Deux  tableaux  ; 

Dans  la  chambre  à  l'ouest  : 

Deux  lits  garnis  ; 

Deux  armoires  d'acajou; 

Une  table  ; 

Un  fauteuil  ; 

Deux  chaises  ; 

Dans  un  cabinet-office  attenant  : 

Deux  buffets  d'acajou  ; 
Vingt-quatre  couverts  d'argent  ; 

Dans  le  cabinet  au  sud  : 

Un  lit  garni  ; 

Une  table  d'acajou  ; 

Une  chaise  ; 

Dans  la  galerie  au  nord  : 

Deux  tables  de  marbre  ; 

Une  table  de  chêne  ; 

Six  jarrfts  de  terre  de  Provence  ; 


294  SAINT-DOMINGUE 

Dans  la  galerie,  côté  sud  : 

Quatre  grandes  tables  d'acajou,  de  douze  et  dix-huit 

couverts  ; 
Vingt  chaises; 
Une  grande  volière  à  oiseaux; 

Dans  le  pavillon,  côté  nord  de  la  maison  principale  : 

Deux  lits  garnis  ; 

Deux  grandes  armoires  d'acajou  ; 

Une  table  d'acajou; 

Trois  chaises  de  paille  ; 

Dans  une  case  à  l'ouest  de  la  maison  (chambre  du  chirur- 
gien) : 

Un  lit  garni  ; 

Une  armoire  d'acajou  ; 

Une  petite  table  ; 

Deux  fauteuils  et  deux  chaises  ; 

Dans  le  même  bâtiment  (chambre  attenante)  : 

Un  lit  garni  ; 

Une  armoire  de  chêne  ; 

Trois  chaises  et  un  fauteuil  de  paille  ; 

Dans  le  même  bâtiment  (seconde  chambre  attenante)  : 

Un  lit  garni  ; 

Une  grande  armoire  d'acajou  : 

Une  petite  table  ; 

Deux  chaises; 

Dans  la  chambre  à  repasser  : 

Deux  tables  à  repassera 

Il  y  a,  on  le  voit,  dans  ce   mobilier,  assez  peu  de 

1.  Inventaire  de  l'habitation  Baudard  de  Saint-James,  1787  (Arch.  du 
min.  des  Colonies,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  2»  série,  car- 
onXXXVU).  —  Cf.  Appendice  II,  les  inventaires  beaucoup  plus  consé- 
quents des  habitations  do  M™'  Dumouriez  du  Périer. 


\\K    ET    MUiaiUS    tlKKOLES  295 

supei'fluiLés.  On  on  trouve  plus,  il  est  vrai,  dans  d'autres 
inventaires,  par  exemple,  des  instruments  de  musique, 
des  jeux  d'échecs,  de  tric-trac,  mais  très  rarement,  en 
revanche,  des  livres. 

Faisant  allusion  à  ces  installations,  généralement 
sommaires  :  «  Il  y  a  à  Saint-Domingue,  écrit  un  colon, 
beaucoup  plus  de  luxe  de  parure  que  de  luxe  de  com- 
modité... »  «  Tous  ceux,  ajoute-t-il,  qui  tiennent  à  l'ad- 
ministration de  la  justice,  les  marchands,  les  facteurs 
et  agens  du  commerce  sont,  en  effet,  couverts  de  bijoux, 
de  broderies,  de  galons,  et  bien  souvent  un  homme,  qui 
porte  sur  lui  pour  10.000  livres  d'habits  de  velours  et 
de  bijoux,  demeure  dans  un  appartement  sans  meubles 
et  sans  tapisseries*.  »  Cette  «  magnificence  »  s'est  déve- 
loppée du  reste  assez  tard  dans  la  colonie.  «  Car  il  y 
a  vingt  ans,  remarque  un  habitant,  en  1767,  l'on  alloit 
encore  assez  ordinairement  en  veste  dans  les  meilleures 
maisons  delà  colonie,  alors  qu'aujourd'hui  l'usage  exige 
que  l'on  ne  paroisse  dans  les  villes  qu'en  habit,  usage  qui 
commence  même  à  s'étendre  dans  les  campagnes.  C'est 
principalement  aux  voyages,  que  les  gens  de  cour  ont 
faits  depuis  quelque  temps  dans  le  pays,  qu'il  faut  attri- 
buercettegêne  volontaire  que  s'imposent  les  habitans".  » 

Un  autre  objet  où  s'affiche  le  faste  des  colons  est  la 
table.  Le  père  Labat  reçu,  en  1701,  chez  un  ancien  cor- 
saire, «  qui,  à  la  mode  de  la  flibuste,  ornoit  chaque 
période  de  cinq  ou  six  noms  de  Dieu  »,  s'étonnait  de 
manger  chez  un  pareil  hôte  en  de  la  vaisselle  plate ^.  La 

1.  Hilliard  d'Auberteuil,  Op. cit.,  t.  I,  p.  105-106. 

2.  Girod-Chantrans,  Op.  cit.,  p.  120. 

3.  Labat,  Nouveau  voyage  aux  Iles,  t.  VII,  p.  250-252. 


296  SAINT-DOMINGUE 

chose  est  plus  tard  assez  commune  en  la  colonie.  Les  me- 
nus ne  répondent  pas  toujours,  il  est  vrai,  à  pareil  luxe. 
«  Les  tables  sont  assez  mal  servies  à  Saint-Domingue, 
écrit  un  voyageur  ;  ce  qui  fait  le  fond  des  repas,  la 
viande  de  boucherie  est  mauvaise^  »,  le  bœuf  a  presque 
toujours  la  chair  glaireuse  et  meurtrie,  et  l'abus  des 
piments  n'en  dissimule  pas  toujours  le  mauvais  goût. 
En  revanche,  le  poisson,  le  gibier  et  la  volaille  abondent 
et  sont  ordinairement  excellents.  Les  vins  surtout  sont 
de  première  qualité  et  coulent  à  plein  bord,  bordeaux 
et  Champagne  en  particulier,  dont  les  arrivages  augmen- 
tent chaque  année  dans  la  colonie  ^ 

Mais,  au  fond,  le  luxe  véritable  de  ces  habitations  con- 
siste dans  le  personnel  domestique  qui  les  encombre. 
C'est  aussi  celui  dont  les  maîtres  tirent  le  plus  volon- 
tiers vanité.  Il  est  admis  qu'un  homme  comme  il  faut  a 
besoin,  au  bas  mot,  de  quatre  esclaves  pour  le  servir, 
et  il  n'est  pas  rare  de  trouver  jusqu'à  sept  ou  huit 
esclaves  par  tête  de  maître,  «  car  il  est  de  la  dignité  d'un 
homme  riche  d'avoir  au  moins  quatre  fois  autant  de 
domestiques  qu'il  lui  en  faut^  ».  Cela  finit,  à  un  moment 
donné,    par   devenir  une  véritable  servitude    pour  les 


1.  Wimpffen,  Voyage  à  Saint-Domingue,  1. 1,  p.  136. 

2.  Pendant  les  six  premiers  mois  de  l'année  1717,  il  arrive  à  Léogane  : 
59  pipes  de  madère  et  de  malvoisie,  à  173  francs  la  pipe;  —  2.507  bar- 
riques de  bordeaux,  à  80  livres  la  barrique  ; —  398  barils  d'eau-de-vie,  à 
55  livres  le  baril  ;  —  14S  caves  de  vin  de  Champagne,  à  loO  livres  la 
cave.  (Lettre  de  M.  Mithon,  du  21  décembre  1717,  aux  A.  M.  C,  Corr. 
gén.,2«  série,  carton  IV).  —  En  1729,  la  Compagnie  des  Indes  offre  comme 
cadeau  courant  à  l'intendant.  M.  Duclos,  300  bouteilles  de  Champagne, 
que  celui-ci  ne  veut  accepter  qu'en  les  payant  3  livres  la  bouteille  (A. 
M.  G.,  Corr.  gén.,  vol.  XXX,  lettre  de  Duclos,  d'avril  1729). 

3.  Moreau  de  Saint-Méry,  Description  de  la  partie  française  de  Saint- 
Domingue,  Philadelphie,  1797-1798,  2  vol.  in-i»,  t.  I,  p.  11. 


VIE    ET    MOEims    CRÉOLES  297 

maîtres  eux-mêmes.  «  Dans  un  pays  aussi  chaud  que 
SainL-Domingue,  noie  ainsi  un  colon,  on  a  le  ridicule 
usage  de  se  faire  servir  à  table  par  une  foule  de  nègres 
qui  foi-mont  quelquefois  un  double  rang  derrière  les 
chaises  de  leurs  maîtres,  sur  lesquelles  ils  s'appuient. 
Ils  interceptent  ainsi  l'air  jusqu'à  une  très  grande  iiau- 
teur  par  rapport  à  ceux  qu'ils  servent  et  qui  sont  assis. 
Mais  la  vanité  le  veut  ainsi'.  »  Là-dessus  s'estime,  en 
effet,  le  plus  couramment  la  fortune  d'un  planteur,  là- 
dessus  et  sur  le  nombre  des  carrosses  et  des  chaises 
qu'il  possède  -. 

Sait-on  à  quoi  la  plupart  des  observateurs  attribuent 
ces  installations  assez  sommaires  et  le  caractère  très 
marqué  de  provisoire  qui  est  le  leur?  Au  désir,  qu'ont 
presque  tous  les  planteurs,  de  prolonger  le  moins  long- 
temps possible  leur  séjour  dans  la  colonie,  à  l'esprit  de 
retour  obstiné  qui  les  anime  presque  tous.  «  Il  n'y  a  pas, 
constate,  dès  171^),  un  mémoire  de  M.  de  Charritte,  il  n'y 
a  pas,  généralement  parlant,  d'habitant  à  Saint-Domingue 
qui  s'y  établisse  dans  la  vue  d'y  finir  ses  jours.  L'es- 
prit des  Français  est  très  contraire  à  la  formation  des 
colonies,  et  l'inclination  et  l'amour  qu'ils  conservent  de 

1.  Moreau  de  Saint-Méry,  Noies  historiques  sur  Saint-Domingue  (A. 
M.  G.,  F^  13.3.  p.  429).  —  Rappelant  le  souvenir  d"un  repas  auquel  il 
assista  vers  1787:  «  De  ces  domestiques  des  deux  sexes,  écrit  M.  de  Lau- 
jon,  il  y  avait  bien  plus  que  de  convives.  J'admirais  leur  empressement 
dans  les  moindres  détails  du  service,  la  blancheur  de  leur  linge,  et  les 
beaux  mouchoirs  k  la  créole  élégamment  toui'nés  autour  de  la  tête  des 

femmes Mais  tous    marchaient  pieds   nus  ;   c'était  un  signe    dis- 

tinctif  de  l'esclavage.  »  (A.  de  Laujon,  Souvenirs  de  trente  ans  de  voyage, 
Paris,  1835,  2  vol.  in-8°,  t.  I,  p.  135). 

2.  Voir  plus  haut  p.  63-64.  —  Dans  une  lettre  du  26  juillet  1719,  M.  Mi- 
thon  note  que  «  les  vaisseaux  ont  apporté,  en  1718,  à  Saint-Domingue 
35  cari'osses  ou  chaises  ».  (A.  M.  G.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue, 
2«  série,  carton  V.) 


298  SAINT-nOMINGUR 

retourner  en  Europe  avec  quelque  fortune  est  une  des 
principales  causes  qu'ils  ne  se  mettent  point  en  peine 
de  se  procurer  les  commodités  de  la  vie.  Jusques  à  pré- 
sent, on  n'y  a  fait  bâtir  que  de  mauvaises  maisons  dont 
les  cloisons  sont  si  mal  jointes  que  les  chambres  y  sont 
aussi  éclairées,  les  fenestres  fermées,  que  lorsqu'elles 
sont  ouvertes  ;  la  pluie  y  entre,  pour  peu  qu'elle  tombe 
obliquement,  et  la  poussière  y  trouve  une  issue  si  facile 
qu'on  ne  sauroit  conserver  aucun  meuble  de  prix  ^  » 
Et  bien  plus  tard  :  «  L'habitant  de  ce  pays,  note  M.  Hil- 
liard-d'Auberteuil,  n'ose  embellir  l'intérieur  de  sa  mai- 
son ;  il  craint  de  s'attacher  à  ses  propres  biens  et  même 
de  trouver  quelques  plaisirs  qui  puissent  le  fixer;  il  veut 
être  toujours  prêt  à  s'embarquer  ^  »  «  L'aspect  des 
habitations,  écrit  de  même  M.  de  Wimpffen,  pourroitêtre 
autrement  agréable  si  les  propriétaires  vouloient  s'en 
donner  la  peine;  mais,  au  lieu  de  citoyens,  il  n'y  a  à 
Saint-Domingue  que  des  passagers,  plus  occupés  à  se 
préparer  les  moyens  d'en  sortir  qu'à  se  procurer  ceux 
d'y  passer  une  vie  agréable  et  douce  \  »  Cela  est  enfin 
confirmé  par  une  autorité  qui  n'est  pas  suspecte,  celle 
de  Moreau  de  Saint-Méry  lui-même,  «  car,  écrit-il,  la 
manie  générale  à  Saint-Domingue  est  de  parler  de 
retour  ou  de  passage  en  France.  Chacun  répète  qu'il 
part  l'année  prochaine,  et  l'on  ne  se  considère  que 
comme  des  voyageurs...  Un  habitant  se  regarde  comme 
campé  sur  un  bien  de  plusieurs  millions;  sa  demeure 


1.  Mémoire  de  M.  de  Charritte,  1715  (A.  M.  C,  Corr.  gén.,  Saint-Do- 
mingue, 2»  série,  carton  II). 

2.  Hilliard  d'Auberteuil,  Op.  cit.,  t.  I,  p.  106. 

3.  "Wimpffen,  Voyagea  Saint-Domingue,  t.   I,  p.  156. 


viK  KT  iwœnns  crkoi.ks  299 

est  celle  d'un  usufruiLier  déjà  vieux  ;  son  luxe,  car  il 
lui  en  faut,  est  en  domestiques  et  en  bonne  chère, 
mais  on  croiroit  qu'il  n'est  lo^é  qu'en  hôtel  gai-ni  '.  » 
En  dehors  du  fait  particulier  dont  rendent  compte  de 
pareils  sentiments,  ne  nous  laissent-ils  pas  rêveurs,  je 
le  demande,  sur  les  charmes  de  cette  vie  coloniale  si 
vantée,  si  célébrée  d'autre  part?  Ecoutez  ce  colon  lui- 
même  nous  déclarer  «  que  les  hommes  de  Saint- 
Domingue  en  général  n'habitent  ce  climat  meurtrier  que 
pour  faire  leurs  affaires  promptement  et  aller  jouir  en 
France  du  fruit  de  leurs  travaux  -  »,  et  cet  autre  nous 
avouer  qu'  «  il  n'y  a  de  propriétaires  riches  dans  les 
plaines  que  les  vieillards  et  les  infirmes,  car  les  autres 
sont  en  France,  oii  l'air  est  plus  sain,  le  gouvernement 
plus  doux,  les  commodités  de  la  vie  plus  communes  et 
plus  agréables.  Leurs  habitations  y  sont  gérées  par  des 
économes,  par  des  agens  qui  s'enrichissent  bientôt  et 
s'en  vont  à  leur  tour.  Les  propriétaires  malaisés  n'y 
attendent  que  le  moment  de  payer  leurs  dettes  pour  les 
suivre,  ce  qui  donne  à  cette  colonie  l'aspect  d'une 
auberge,  où  Tonne  demeure  que  pour  affaires'^  ».  La 


i.  Moreau  de  Saint-Méry,  Description  de  la  paiHie  française  de  Saint- 
Domingue,  t.  I,  p.  11.  —  «  Le  luxo  quirègne  généralement  dans  cette 
colonie,  remarque  Girod-Gliantrans,  l'eroit  croire  d'abord  que  l'on  y  est 
pour  jouir  plutôt  que  pour  amasser.  Mais  en  examinant  le  peu  de  soin 
que  les  habitans  apportent  à  l'entretien  des  terres,  à  l'ornement  de  leurs 
domiciles  et  à  la  culture  des  arbres,  on  croiroit  que  chacun  d'eux  est 
sur  le  point  de  retourner  en  France.  »  (Girod-Chantrans,  Voyage  d'un 
Suisse...  p.  232). 

2.  Réflexions  d'un  habitant  de  Saint-Domingue  sur  l'état  présent  de 
cette  colonie,  1760  (A.  M.  C,  Corr.,gén.,  Saint-Domingue,  2«  série,  car- 
ton XIV). 

3.  Mémoire  de  M.  Le  Tort,  conseiller  au  Conseil  supérieur  du  Port-au- 
Prince,  1777  (Ibid.,  carton  XXVIII). 


300  SAINT-DOMINGUE 

chose  a  frappé  les  étrangers  eux-mêmes.  «  Bien  des  fois, 
écrit  Ignacio  Gala,  dans  ses  Me?norias  de  la  colonia  fran- 
cesa  de  Santo-Domingo,  bien  des  fois  j'ai  entendu 
attribuer  à  l'inquiétude  du  caractère  national  l'ennui,  le 
dégoût  intérieur  qui  tourmente  les  propriétaires  de  Saint- 
Domingue  tout  le  temps  que  leur  présence  est  néces- 
saire dans  la  colonie,  soit  pour  rétablir  leurs  habitations 
dégradées  ou  détruites,  soit  pour  y  prendre  possession 
de  quelque  héritage,  soit  pour  le  règlement  d'affaires 
d'égale  importance.  Le  désir  de  revenir  en  Europe  les 
agite  continuellement  ;  l'image  de  Paris  ou  de  la  capi- 
tale, où  ils  désirent  fixer  leur  résidence,  se  représente  à 
leur  imagination  avec  toutes  les  attractions  de  ses  plai- 
sirs publics,  de  ses  délices  de  société,  des  superfluités 
d'un  luxe  raffiné,  et  trouble  toujours  leur  repos  domes- 
tique, en  leur  faisant  considérer  la  source  même  de 
leurs  richesses  avec  un  tel  dégoût,  qu'ils  ne  croient  pou- 
voir recouvrer  la  félicité  perdue  que  lorsque  sonne  enfin 
l'heure  de  leur  retour  en  France  ^  » 

Veut-on  d'ailleurs  la  confirmation  par  des  chifi"res  de 
l'état  d'esprit  qui  nous  est  ainsi  révélé  :  en  17S2,  sur 
les  39  sucreries  de  la  plaine  de  Léogane,  il  n'y  en  a 
pas  dix  qui  soient  régies  par  leurs  propriétaires  eux- 
mêmes,  toutes  les  autres  l'étant  par  des  procureurs  ou 
des  économes-.  La  proportion  esta  peu  près  la  même,  à 
cette  date,  dans  le  quartier  du  Cul-de-Sac^,  et,  en  1747, 


4.  Ignacio  Gala,  Memorias  de  la  colonia  francesa  de  Santo-Domingo, 
Madrid,  1787,  p.  80-81. 

2.  Lettre   de  MM.    Dubois  de  Lamotte   et  de  Lalanne,    du  Poit-au- 
Prince,  2o  octobre  1752    A.  M.  C,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  vol.  XGX). 

3.  Ibid. 


VIE  KT  MOEUnS  CRÉOLES  301 

dans  celui  du  Petit-Goave  ^  «  Il  n'est  presque  personne 
en  efiet,  conclut  l'un  des  textes  que  je  viens  de  citer, 
qui,  arrivant  dans  la  colonie,  n'y  porte  avec  lui  l'esprit 
de  retour  au  sein  de  la  patrie  commune',  » 


IV 


Le  climat,  l'entourage,  une  existence  triste,  en  somme, 
et  monotone,  à  laquelle,  en  général,  on  ne  souhaite  rien 
tant  que  d'échapper,  si  tout  cela  ne  répond  guère  au 
tableau  que  l'on  trace  d'ordinaire  de  la  vie  à  Saint- 
Domingue,  tout  cela  nous  permet  du  moins  de  rendre 
compte  mieux  qu'on  ne  l'a  fait  jusqu'ici  des  particulari- 
tés distinctives  de  la  société  créole,  du  caractère  et  des 
mœurs  de  ses  représentants  en  notre  vieille  colonie. 

D'en  expliquer,  d'ailleurs,  je  me  hâte  de  le  dire,  les 
bons  aussi  bien  que  les  mauvais  côtés.  Pour  ce  qui  est 
de  la  nature  créole  en  particulier,  je  n'entends  point 
méconnaître,  en  effet,  ce  qu'elle  a  de  séduisant  et  d'en- 
chanteur. Mais  faut-il  pour  cela  s'en  dissimuler  les 
imperfections  ? 

L'un  des  plus  vifs  agréments  des  créoles  est  leur 
grâce  physique,  leur  élégance  native,  la  finesse  de 
leurs  attaches,  la  distinction  de  leurs  gestes  et  de  leurs 
manières,  toutes  choses  dont  le  climat  d'abord  est  bien 
le  principal  auteur.  N'est-ce  point  sa  douceur  qui,  per- 


1.  Lettre  de  M.  Maillard,  du  Petit-Goave,  du  28   avril  1747  (A.  M.  C. 
Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  vol.LXlX). 

2.  Lettre  de  MM.  de  Lamotte  et  Lalanne,  du  Port-au-Prince,  25  oc- 
tobre 1752  {Ibid.,  vol,  XGX). 


302  SAINT-DOMINGUE 

mettant  d'élever  les  enfants  presque  nus  et  de  «  rejeter 
pour  eux  les  entraves  meurtrières  du  maillot  »,  assure 
«  le  souple  et  gracieux  développement  de  tous  leurs 
organes'  »?  Et  n'est-ce  pas  lui  au  contraire  qui,  par  ses 
ardeurs,  atténue  les  formes,  les  rend  plus  graciles  et 
plus  délicates,  leur  communique  ce  je  ne  sais  quoi  de 
frêle  et  de  langoureux  qui  en  est  le  premier  charme? 

Par  le  climat,  et  la  flamme,  dont  à  certains  moments 
il  embrase  ces  natures  maladives,  s'explique  de  même 
l'aspect  violent  et  presque  sauvage  que  revêt  la  passion 
à  Saint-Domingue.  En  effet,  «  l'amour,  ce  père  des  plai- 
sirs, et  dont  les  peines  mêmes  sont  à  désirer,  écrit  pré- 
cieusement un  ancien  habitant  de  la  colonie,  ne  se 
montre  pas  là  ordinairement  avec  la  cour  de  Gythère. 
Tous  ses  alentours  si  prisés  en  Europe,  toutes  ses  res- 
sources, épuisées  et  renouvelées  sans  cesse  par  des  cœurs 
qui  connaissent  le  grand  art  de  jouir,  ne  s'accordent  ni 
avec  des  tempéraments  de  feu,  ni  avec  un  ciel  brûlant,  ni 
avec  les  occasions  fréquentes  de  les  satisfaire.  Quand  la 
nature  parle,  l'homme  paraît,  subjugue  et  triomphe,  sans 
ménager  à  sa  compagne  les  gradations  si  fréquentes  de 
sa  défaite,  sans  enrichir  Tamour-propre  du  sacrifice  de 
l'amour.  Aussi  peut-on  parler  des  plaisirs  de  l'amour 
dans  un  pays,  oii  il  est  restreint  au  besoin  physique,  ou, 
tout  au  plus,  aux  lascives  caresses  de  ces  femmes  con- 
sacrées par  la  tâche  de  leur  naissance  et  la  couleur  de 


1.  Ducœvu'joly,  Manuel  des  habitants  de  Saint-Domingue,  1. 1,  Introd., 
p.  CXXVI.  —  0  Jusqu'à  neuf  ou  dix  ans,  les  enfans  des  deux  sexes 
sont  le  plus  souvent  nus  et  se  dépouillent  eux-mêmes  du  plus  léger 
vêtement  qui  les  contrarie  jusqu'au  moment  où  la  voix  de  la  pudeur 
se  fait  entendre  à  ces  enfans  de  la  nature.  »  (Descourtilz,  Voyage  d'un 
naturaliste... à  Saint-Domingue,  t.  II,  p.  .56-57.) 


VIK    KT    MUEUIIS    CUKOLlîS  303 

leur  peau  à  la  vie  dcshonnête  des  filles  de  joie  des  rues 
Champfleury  et  Fromenteau  '  »  ? 

Mais  à  ces  transports  de  volupté  succède  bientôt  et 
souvent  presque  sans  intervalle  ce  qui  fait  le  fond  des 
natures  créoles,  je  veux  dire  cette  nonchalance,  cette 
insouciance,  ce  paresseux  détaclienient  de  lout,  oii  s'a- 
néantissent et  s'abolissent  les  volontés,  et  dont  un  cli- 
mat excessif  peut  seul  de  même  rendre  raison. 

Que  le  physique  ait  une  influence  sur  le  moral  et 
qu'en  ces  corps  tour  à  tour  alanguis  et  surexcités  s'en- 
ferment des  âmes  successivement  abattues  et  exaltées, 
sans  force  ni  vigueur,  ou  d'une  incroyable  résistance,  il 
est  inutile  de  le  dire.  Toutefois,  le  véritable  facteur  de 
l'âme  créole  n'est  pas  là  ;  il  est,  avant  tout,  dans  l'entou- 
rage, dans  le  milieu  spécial  où  vivent  les  colons.  On  a 
signalé  bien  souvent  les  conséquences  intellectuelles  et 
morales  de  l'esclavage  sur  les  blancs  eux-mêmes.  Nulle 
part  ces  conséquences  n'ont  été  aussi  sensibles  qu'à 
Saint-Domingue. 

Etre  perdus,  comme  ils  le  sont,  dans  la  multitude  de 
ces  énormes  troupeaux  d'esclaves  a  pour  les  colons  deux 
suites  fatales  :  en  contact  avec  des  êtres  de  civilisation 
rudimentaire,  ils  prennent  forcément  quelque  chose  de 
leur  tournure  d'esprit,  de  leurs  défauts,  parfois  même 
de  leurs  vices;  à  vivre,  d'autre  part,  presque  uniquement 
avec  des  inférieurs,  leur  caractère  se  modifie  profondé- 
ment. 

En  premier  lieu,  une  loi  nécessaire  et  fréquemment 
vérifiée  est  celle  en  vertu  de  laquelle  une  minorité  d'élite, 

1.  Dubuisson,  Nouvelles  considérations  sur  Saint-Domingue,  t^  par- 
tie, p.  3-4. 


304  SAINT-DOMINGUE 

mise  en  présence  d'une  majorité  de  culture  retardée,  est 
presque  toujours  influencée  par  elle.  Et  il  faut  bien 
reconnaître  que  cette  influence,  les  planteurs  de  Saint- 
Domingue  l'ont  subie  plus  que  tous  autres. 

Elle  s'exerce  sur  eux  dès  leur  enfance.  Cela  est  mar- 
qué de  bonne  heure  en  traits  très  noirs  par  un  observa- 
teur pessimiste,  mais  pénétrant,  le  Père  Larcher,  jésuite, 
dans  un  mémoire  adressé,  en  1724,  à  M.  de  Cbamp- 
meslin  sur  le  projet  d'un  établissement  d'éducation  de 
religieuses  au  Cap,  et  dont  tous  les  termes  sont  à  peser. 
«  Pour  que  l'on  puisse,  écrit  le  Père  Larcher,  procurer 
aux  filles  de  cette  colonie  une  éducation  saine  et  hon- 
nête, il  est  absolument  nécessaire  de  les  séquestrer  de 
la  maison  paternelle,  oii,  livrées,  du  matin  au  soir,  à  la 
conduite  des  esclaves,  dont  on  connaît  assez  la  gros- 
sièreté et  la  corruption,  elles  en  prennent  toutes  les 
manières,  le  langage  et  les  sentiments  bas.  C'est  là  le 
moindre  mal;  mais  de  plus  elles  en  prennent  souvent 
tout  le  libertinage  et  la  corruption.  Ce  n'est  point  une 
chose  inouïe,  et  nous  n'avons  entendu  que  trop  sou- 
vent des  mères  se  plaindre  avec  amertume,  que  leurs 
jeunes  filles,  malgré  toute  leur  vigilance,  servoient  au 
libertinage  des  jeunes  esclaves.  Quels  funestes  effets 
cela  ne  produit-il  pas  pour  l'âme  et  pour  le  corps  !  Et 
qu'en  peut-il  arriver  de  moins  que  Tune  et  l'autre  soient 
infectés  pour  le  reste  de  leur  vie  ?  Faut-il  avoir  demeuré 
longtemps  à  la  colonie  pour  s'apercevoir  du  tort  que 
fait  à  la  pudeur  de  ces  enfans  la  familiarité  des  esclaves. 
Entendit-on  jamais  en  Europe  sortir  de  la  bouche  des 
plus  vils  crocheteurs  les  infamies  et  les  jurements  qui 
sont  le  langage  ordinaire  des  jeunes  créoles  de  l'un  et 


vii<:  RT  MOKUus  (;ni';uLi:s  305 

l'autre  sexe,  mais  qui  sont  encore  plus  messéans  venant 
de  la  part  d'un  sexe  et  dans  un  âge,  dont  la  pudeur  et  la 
retenue  font  le  principal  ornement^  !  » 

Dira-t-on  qu'il  y  a  là  quelque  exagération.  Je  le  veux 
bien.  Voici  cependant  encore  un  colon  qui  nous  parle 
de  «  ces  créoles  corrompues  dès  le  berceau  par  le  lait  et 
les  vices  des  négresses^  »,  et  un  autre  qui  déplore 
qu'  «  on  puisse  voir  à  Saint-Domingue  des  enfans  de 
douze  ans  ayant  souvent  des  idées  libertines,  que  sou- 
vent ils  réalisent,  à  qui,  perpétuels  témoins  d'une  dureté 
révoltante,  le  despotisme  sur  les  esclaves  enlève  jusqu'au 
germe  de  la  plus  faible  sensibilité  et  qu'il  conduit  néces- 
sairement à  la  présomption,  à  l'orgueil,  à  la  colère,  à  la 
violence^  ».  Et  en  effet,  sans  aller  jusqu'à  prétendre 
avec  un  auteur  que  «  dans  la  colonie,  l'éducation,  d'ac- 
cord avec  la  nature,  loin  de  prêter  à  la  jeunesse  un  appui 
contre  l'influence  du  climat,  loin  de  retarder  le  progrès 
du  développement  trop  rapide  des  facultés,  la  pousse 
sans  relâche  au  désordre  et  à  la  décrépitude^  »,  il  faut 
bien  avouer,  que  chez  les  enfants  créoles,  on  voit  poindre 
très  tôt  des  défauts  constants,  qui  sont  à  la  fois  et  ceux 
de  leur  milieu  et  ceux  de  maîtres  pour  qui,  dès  le  plus 
jeune  âge,  leurs  esclaves  ne  sont  que  des  choses. 

Donc,  avant  tout,  une  précoce  expérience  de  la  vie, 

1.  Mémoire  du  P.  Larcher,  jésuite,  sut-  le  projet  d'un  établissement 
de  religieuses  au  Cap,  adressé  à.  M.  de  Ghampmeslin,  le  29  mars  1724 
(A.  M.  G.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  2«  série,  carton  VIII). 

2.  Mémoire  de  M.  Le  Tort,  conseiller  au  Conseil  supérieur  de  Port- 
au-Prince,  1777  [Ibid.,  carton  XXVIII). 

3.  Réflexions  sur  un  mémoire  relatif  aux  maisons  d'éducation  à  Saint- 
Domingue  (Ibid.,  carton  XXXIl).  «  Saint-Domingue,  sentine  de  toute 
l'Europe  !  »  conclut  l'auteur  anonyme  de  ce  mémoire. 

4.  Wimpffen,  Op.  cit.,  t.  I,  p.  72-73 

20 


306  SAINT-DOMINGUE 

une  sensualité  éveillée  de  bonne  heure  par  les  nudités 
vivantes  qui  les  entourent,  et  une  pureté  prématurément 
souillée,  bien  souvent,  par  les  spectacles  sur  lesquels 
s'ouvrent  leurs  yeux;  un  manque  de  sensibilité  presque 
absolu  et  même  une  certaine  cruauté  native  résultant 
de  la  façon  dure  et  brutale  dont  ils  voient  traiter  les 
esclaves;  une  grossièreté  de  langage  et  d'expressions 
due  à  la  fréquentation  d'hommes  grossiers  ;  —  et  d'autre 
part,  un  orgueil,  une  vanité  quelquefois  insupportables, 
des  instincts  de  domination  qui  répondent  à  l'habitude 
d'être  servilement  obéis  par  tout  un  peuple  d'inférieurs. 
«  Si  sûre  en  effet  que  soit  la  négresse  ou  la  mulâtresse 
qui  sert  de  nourrice,  de  bonne  à  l'enfant  blanc,  elle  ne 
saurait  jamais  prendre  une  supériorité,  donner  une  direc- 
tion, faire  faire  quelque  chose,  commander  à  l'enfant  : 
elle  est  esclave.  De  là,  à  mesure  que  l'enfant  perçoit  des 
sensations  et  en  reçoit  des  idées,  une  conscience  de  sa 
valeur,  de  sa  puissance,  de  son  autorité,  de  son  droit, 
la  certitude  qu'il  n'est  au-dessous  de  personne  et  qu'il  est 
égal  à  tout^  ))  De  cela  les  esprits  perspicaces  s'aperçu- 
rent bientôt.  «  Un  habitant,  qui  réside  toujours  seul  sur 
son  habitation,  écrit  M.  de  la  Chapelle,  en  1737,  et  sur- 
tout les  enfants,  qui  ne  voient  que  des  nègres,  contractent 
une  humeur  sauvage  et  un  esprit  d'indépendance  qui  les 
empêchent  de  devenir  propres  à  rien  ^  »  En  fait,  il  est 
impossible  de  rêver  enfants  plus  volontaires  et  plus 
capricieux  que  les  jeunes  créoles.  Un  trait  est  resté 
classique,  celui  de  l'enfant  qui  demande  un  œuf,  à  qui 

1.  Frédéric  Masson,  Joséphine  de  Beauharnais,  Paris,  1899,  in-8»,  p.  80. 

2.  Lettre  de  M.  de  la  Chapelle,  du  Petit-Goave,  12  mars  1737  (A.  M.  C, 
Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  C%  vol.  XLVI). 


VIK    KT    Mni<:UUS    CnÉOLES  H07 

l'on  répond  qu'il  n'y  en  a  point,  et  qui  aufîsitôt  en 
réclame  deux.  «  Mon  vlé  gnon  zé.  —  Gna  point.  —  A 
coze  ça,  mon  vlé  dé  '  !  » 

Comme  le  souhaitaient  le  Père  Larclier  et  tant  d'au- 
ti'cs,  une  seule  chose  eût  été  capable  de  neutraliser 
pareilles  influences,  c'est  une  éducation  sérieuse  donnée 
en  dehors  de  la  maison.  Mais  l'on  se  trouvait  alors 
enfermé  sur  ce  point  en  un  cercle  vicieux.  D'une  part,  il 
ne  pouvait  guère  y  avoir  à  Saint-Domingue  d'  «  écoles 
publiques  »,  «  La  chaleur,  exposent  MM.  de  Nolivos  et 
Montarcher,  en  1771,  empêche  ici  d'enfermer  les  enfants 
ensemble.  Les  maîtres,  que  l'on  feroit  venir  de  France, 
succomberoient  aux  maladies,  et  nulle  ressource  dans 
la  colonie  pour  les  remplacer.  Il  n'est  personne,  en  effet, 
qui  s'y  applique  à  l'étude  des  lettres  ou  des  sciences  ; 
chacun  s'occupe  de  sa  fortune  uniquement,  et  tous  sont 
partagés  entre  la  culture  et  le  commerce;  on  seroit  forcé 
aussi  de  faire  servir  les  enfans  par  des  esclaves  gros- 
siers, sans  mœurs  et  sans  principes'.  »  Il  reste,  il  est 


1.  Moreau  de  Saint-Méry,  Description  de  la  partie  française  de  Saint- 
Domingue,  t.  I,  p.  12. 

«  Il  arrive  souvent,  dit  un  texte  qui  résume  très  bien  et  très  forte- 
ment tout  ce  que  je  viens  de  dire  sur  les  enfants  créoles,  il  arrive  sou- 
vent qu'aux  colonies  les  enfants  sont  familiarisés  avec  d'affreuses  scènes 
de  corruption,  avant  même  que  de  pouvoir  distinguer  entre  les  devoirs 
du  christianisme  et  l'appétit  d'une  nature  débordée.  Il  ne  faut  donc  pas 
s'étonner  si  la  plupart  des  propriétaires  sont  punis  par  les  vices  de  leurs 
propres  enfans  de  leur  négligence  immorale  envers  leurs  esclaves.  Car 
il  résulte  de  cette  même  négligence  que  les  enfans  ne  sont  que  trop  sou- 
vent élevés  dans  l'orgueil,  la  paresse,  le  libertinage  le  plus  ouvert...  » 
[Considérations  sérieuses  adressées  aux  g ouvernemens  de  V Amérique  libre 
sur  Vinconséquence  de  leur  conduite  en  tolérant  l'esclavage,  dans  Tableau 
précis  de  la  malheureuse  condition  des  nègres,  dans  les  colonies  d'Amé- 
rique, Londres.  1788,  in-8°,  p.  74-73). 

2.  Lettre  de  MM.  de  Nolivos  et  Montarcher,  du  20  déeembre  1771  (A. 
M.  G.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  vol.  GXLI). 


308  SAINT-DOMINGUE 

vrai,  d'autre  part,  la  ressource  d'envoyer  les  enfants 
faire  leur  éducation  en  France.  Mais  alors,  sans  perdre 
aucun  des  défauts  acquis,  «  n'en  reviennent-ils  pas  sou- 
vent avec  des  vices  plus  aimables  et  plus  dangereux  ^  ?  » 
«  L'éducation  qu'on  donne  aux  femmes,  à  présent,  en  les 
envoyant  en  Europe,  écrit  Moreau  de  Saint-Méry,  les 
rend  bien  moins  propres  aux  soins  d'une  habitation 
qu'autrefois;  elles  reviennent  avec  des  goûts  de  frivolité, 
et,  par  leurs  liaisons  avec  des  filles  de  qualité,  avec  la 
tête  la  plus  romanesque^.  »  Et,  bien  avant  Moreau  de 
Saint-Méry,  en  un  langage  qui  sent  celui  du  vieux 
soldat  :  «  Les  jeunes  filles  qu'on  envoie  en  France,  écrit 
M.  de  Charritte,  n'en  peuvent  retourner,  avec  quelque 
profit,  qu'elles  n'aient  au  moins  quatorze  ou  quinze  ans, 
âge  auquel  elles  sont  chaussées  à  talon  haut,  qui  leur 
fait  faire  des  faux  pas  dans  les  roulis  et  mouvemens 
des  vaisseaux...  Estant  grandes  du  reste  à  leur  arrivée, 
on  ne  sait  à  qui  les  confier,  et  il  en  est  arrivé  des  acci- 
dents fâcheux  \  » 

Qu'on  le  remarque,  si  filles  et  garçons  sont  alterna- 
tivement visés  dans  les  observations  qui  précèdent,  au 
sujet  de  celles-là  surtout  se  multiplient  les  constatations 
et  les  remarques.  La  nature  plus  faible,  plus  impres- 
sionnable des  femmes  est,  en  efi'et,  soumise  davantage 
aux  influences  que  je  viens  d'énumérer.  Je  ne  voudrais 


1.  Mémoire  de  M.  Le  Tort,  conseiller  au  Conseil  supérieur  du  Port- 
au-Prince,  1777  (A.  M.  C.,  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue.  2«  série,  carton 
XXVIII). 

2.  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques....  (A.  M.  C,  F'  ISS. 
p.  43). 

3.  Mémoire  de  M.  Charritte,  1702  (A.  M.  C,  Corr.  gén.,  Saint-Domin- 
gue, 2«  série,  carton  I). 


VIE    ET    MOEURS    CRÉOLES  309 

pas  calomnier  les  femmes  créoles.  «  Sexe  enchanteur, 
s'écrie,  à  la  fin  du  xvin"  siècle,  un  de  leurs  admirateurs, 
sexe  enchanteur,  non-seulement  la  plus  belle,  mais 
encore  la  meilleure  moitié  du  genre  humain,  vous  dont 
les  charmes  sont  son  bonheur  et  les  vertus  sa  consola- 
tion, avant  que  je  me  range  du  côté  de  vos  détracteurs, 
que  mon  cœur  se  sèche,  que  ma  main  se  retire,  qu'au- 
tomate brisé  dans  ses  plus  beaux  ressorts,  je  reste  froid, 
inanimé,  que  le  précieux  larcin  de  Prométhée  n'élec- 
trise  plus  mon  sang  dans  ses  vaisseaux  affaissés,  que 
je  meure  enfin  avant  de  cesser  de  vous  rendre  hom- 
mage'! »  Je  ne  serai  point  évidemment  aussi  lyrique 
que  cet  enthousiaste  louangeur;  peut-être  serai-je  plus 
véridique,  puisqu' aussi  bien  ne  ferai-je  qu'insister  une 
fois  de  plus,  à  propos  des  femmes  du  Nouveau-Monde, 
sur  le  rôle  joué  par  les  divers  éléments  que  j'ai  dits  sur 
la  formation...  ou  la  déformation  de  l'âme  créole. 

Étant  donné,  avant  tout,  que  l'influence  du  climat 
épure  et  affine  les  constitutions,  il  faut  reconnaître  que 
les  complexions  féminines  doivent  être  plus  que  d'autres 
soumises  à  cette  mystérieuse  action.  A  elle  les  femmes 
créoles  ne  sont-elles  pas,  en  fait,  redevables  de  F  «  har- 
monieuse sveltesse  de  leur  taille,  de  la  langueur  non- 
chalante et  provocante  de  leur  démarche,  de  la  joliesse 
de  leurs  mouvements  »,  en  un  mot  de  la  délicate  et  frêle 
beauté  qui  est  la  leur  ? 

«  Ce  n'est  pas  que  cette  beauté  soit  précisément  irré- 
prochable, au  point  de  vue  de  l'art.  Dans  la  structure  de 
leur  tête,  il  y  aurait  beaucoup  à  reprendre  :  des  pom- 

1.  Dubuisson,  Op.  cit..  2«  partie,  p.  30-31. 


31G  SAINT-DOMINGUE 

mettes  saillantes,  se  développant  au  détriment  de  la 
partie  inférieure  du  visage,  qui  paraît  ainsi  amaigri  et 
écourté;  un  œil  très  recouvert  par  l'os  frontal,  extrême- 
ment protubérant;  une  légère  dépression  à  la  région  des 
tempes,  sont  autant  de  défectuosités  apparentes,  con- 
traires, peut-être,  à  la  rigoureuse  pureté  des  lignes  que 
Fartiste  pourrait  exiger. 

«  Mais  l'œil  est  large,  bien  fendu,  grand,  intelligent; 
il  est  ombragé  de  cils  longs  et  soyeux,  et  du  fond  de  son 
orbite  il  lance  des  regards  pleins  de  flamme  et  de 
lumière;  le  front  est  orné  de  cheveux  admirablement 
beaux,  fins,  bien  plantés  ;  les  ailes  des  narines  sont 
ardemment  ouvertes,  les  lèvres  donnent  la  volée  à  des 
sourires  adorables  et  qui  sont  tout  à  fait  particuliers  ; 
tous  les  détails  du  visage,  enfin,  analysés  un  par  un, 
recèlent  tant  de  grâces  et  pour  ainsi  dire  de  surprises, 
qu'on  en  demeure  ébloui. 

«  Si  l'art  trouve,  je  le  répète,  à  reprendre  quelque 
chose  dans  la  tête  des  créoles,  il  n'en  saurait  être  de 
même  pour  les  autres  parties  du  corps.  Du  cou  à  la 
pointe  de  ses  pieds,  petits,  mignons,  délicats,  la  créole 
est  un  chef-d'œuvre.  Et  l'on  hésite  encore  sur  ce  qui  doit 
l'emporter  dans  cet  ensemble  parfait,  de  la  rectitude  des 
lignes,  ou  de  ce  charme  indicible  qui  enveloppe  la  femme, 
comme  dans  les  poètes  anciens  les  nuages  enveloppaient 
les  déesses.  Cette  grâce  indéfinissable  se  reflète  sur  tout 
son  être,  et  fait  que  les  défauts  de  la  beauté  matérielle 
s'oublient.  Si  bien  que  l'on  peut  dire  qu'il  n'y  a  pas  de 
créole  qui  ne  captive.  Il  lui  suffit  pour  cela  de  se  montrer  ; 
il  lui  suffit  d'un  regard,  d'un  sourire,  d'un  tour  de  tête, 
d'une  ondulation  d'épaules,  pour  jeter  le  trouble  dans  le 


vu;    lîT  MOEURS    CUIÔOLKS  311 

cœur  le  plus  froid'.  »  «  La  vivacité  n'est  sans  doute  pas 
au  nombre  des  attributs  des  femmes  créoles  de  Saint- 
Domingue,  mais  leur  physionomie  a  quelque  chose  de 
tendre  qui  est  tout  aussi  séduisant^.  » 

Après  cette  grâce  incomparable,  au  ciel  de  leur  patrie 
d'adoption  l'on  attribue  de  môme,  non  sans  raison,  «  la 
sensibilité  »  des  femmes  du  Nouveau-Monde,  «  les  dis- 
positions, qui  font  qu'elles  ne  peuvent  vivre  sans 
amours^  ».  Amours  qui,  je  l'accorde,  ne  sont  point  tou- 
jours légitimes '%  car  «  l'influence  maligne  de  l'air  de 
cette  colonie,  écrit  un  pessimiste,  est  peut-être  bien  la 
plus  contraire  qui  soit  à  la  vertu  des  belles^  »  ;  mais 
amours,  dont,  chez  les  honnêtes  femmes  elles-mêmes,  la 
fréquence  des  secondes  noces  nous  atteste  l'impérieuse 
nécessité.  Des  secondes  noces  ?  Je  pourrais  dire  des  troi- 
sièmes, quatrièmes,  cinquièmes,  sixièmes,  septièmes 
mariages,  car  nulle  part  ne  sont  plus  nombreuses  les 
veuves  convolant  en  de  nouvelles  unions.  «  Madame, 
disait,  en  la  mariant  pour  la  cinquième  fois,  un  mission- 

1.  Xavier  Eyma,  Les  Femmes  du  Nouveau-Monde,  Paris,  1888,  nouvelle 
édition,  p.  43-44. 

2.  Girod-Chanlrans,  Voyage  d'un  Suisse....,  p.  243. 

3.  Moreau  de  Sa,ml-Méry,  Descriptio?i  de  la  partie  française  de  Saint- 
Domingue,  t.  I,  p.  19. 

4.  Le  P.  Nicolson,  longtemps  missionnaire  à  Saint-Domingue,  donne 
cependant  l'idée  la  plus  avantageuse  de  la  vertu  des  femmes,  «  On 
peut  dire  à  la  louange  du  sexe,  écrit-il,  qu'il  sait  respecter  les  bonnes 
mœurs,  que  l'honneur,  la  décence,  la  sagesse  sont  des  barrières  qu'il 
n'a  pas  coutume  de  franchir  et  qu'une  femme  déréglée,  je  ne  parle  que 
des  blanches,  est  aussi  rare  que  les  hommes  libertins  sont  communs.  » 
(Nicolson,  Essai  sur  l'histoire  naturelle  de  Saint-Domingue,  1776,  in-S", 
p.  53.) 

5.  C'est  un  certain  Brousse,  qui,  en  1769,  donne  cette  excuse  aux 
déportements  de  sa  femme,  tout  en  demandant  qu'elle  soit  enfermée 
(A.  M.  C,  Personnel,  E,  doss.  Brousse,  B*"). 


312  SAINT-DOMINGUE 

naire  à  Tune  de  ces  intrépides  femmes,  je  vous  félicite 
de  nouveau,  et,  pour  le  reste,  je  m'en  réfère  à  ce  que  j'ai 
déjà  eu  l'honneur  de  vous  dire  à  plusieurs  reprises  ^  » 
L'étouffante  atmosphère  des  tropiques,  qui  fait  du  bain 
quotidien  l'occupation  voluptueuse  à  laquelle  s'attardent 
le  plus  volontiers  les  femmes,  qui  les  autorise  à  n'adop- 
ter comme  vêtements  que  l'indispensable,  et  les  conduit 
naturellement  ainsi  à  un  soin  exagéré  de  leur  corps,  à 
une  perpétuelle  contemplation  de  «  leurs  appâts  »,  comme 
le  dit  un  vieil  auteur,  crée  peu  à  peu  chez  elles  une 
ignorance  naïve  de  la  pudeur  notée  bien  souvent  et  qui 
peut  servir  d'excuse  ou  d'explication  à  leurs  mœurs,  à 
leurs  habitudes.  Le  déshabillé  des  femmes  créoles  est, 
en  particulier,  le  plus  suggestif  qui  soit  pour  elles  et  pour 
les  autres.  «  Les  femmes  de  la  partie  du  Sud,  écrit 
Moreau  de  Saint-Méry,  portent  des  peignoirs  à  plis  ou 
des  casaquins  à  grandes  tailles  et  longues  basques,  avec 
des  gorgerettes  retombantes.  Le  tour  d'en  haut  évidela 
poitrine  pour  la  laisser  voir,  et  là-dessus  l'on  ne  met 
que  des  fichus  menteurs'.  »  «  Une  seule  jupe,  insiste 
un  voyageur,  et  un  peignoir  de  mousseline  assez  claire 
composent  le  vêtement  journalier  des  créoles,  et  l'on 
n'est  pas  réduit  à  fureter  longtemps  des  yeux,  pour,  à 
travers  ce  voile,  distinguer  bien  des  choses.  Ce  n'est  que 
lorsque  la  circonstance  exige  une  toilette  plus  recherchée, 
qu'elles  y  joignent  un  jupon  de  taffetas  de  couleur  et  un 
corset.  »  «  Et  avec  un  pareil  laisser-aller,  ajoute-t-il, 
ces  femmes  ont  d'autant  plus  de  mérite  à  vivre  généra- 

1.  -Moreau   de   Saint-Méry,  Notes    historiques...    (A.    M.    G.,    F'  133, 
p.  434). 

2.  Ibid.,  p.  318-319. 


VIE    ET    MOEURS    CRÉOLES  313 

lement  chastes  que  l'exemple  des  hommes  et  l'éduca- 
tion qu'elles  reçoivent  les  laissent  ahsolument  sans  res- 
sources contre  l'influence  du  cHmatel.  les  dangers  d'une 
éternelle  oisiveté*.  » 

Car  l'oisiveté  et  une  paresse  native  restent  bien  en 
somme  le  fait,  et  le  péché  favori  de  la  plupart  des  femmes 
créoles.  Je  dis  de  la  plupart,  ne  voulant  là  pas  plus 
qu'ailleurs  par  trop  généraliser.  A  Saint-Domingue, 
comme  en  beaucoup  d'autres  colonies,  il  y  a  en  effet 
d'admirables  exemples  de  l'activité  féconde  et  bienfai- 
sante de  certaines  femmes.  «  Combien  de  ces  femmes 
de  la  campagne  dans  la  colonie,  écrit  Moreau  de  Saint- 
Méry,  qui  sont  vraiment  l'honneur  de  leur  sexe  par  les 
soins  généreux  qu'elles  prodiguent  à  tous  ceux  qui 
vivent  sur  leur  habitation,  leurs  esclaves,  leurs  domes- 
tiques, les  malades,  les  enfans  !  Combien  d'entre  elles 
conduisent  des  biens  considérables  et  se  donnent  des 
peines  que  des  hommes  très  laborieux  de  la  métropole  ne 
voudroient  pas  prendre.  Quelle  différence  de  cette  habi- 
tante qui  coud  des  chemises  pour  ses  nègres  et  ouvriers, 
qui  leur  fait  distribuer  à  manger  devant  elle,  qui  va  dix 
fois  par  jour  dans  un  hôpital  infect,  oi^i  régnent  souvent 
des  maladies  dangereuses  et  susceptibles  de  contagion, 
avec  cette  élégante  des  villes  de  France,  ou  môme  avec 
la  bourgeoise  laborieuse  au-dessus  de  laquelle  le  hasard 
l'a  placée  par  la  naissance  ou  par  la  fortune.  Combien 
de  femmes,  faites  pour  être  le  charme  et  l'ornement  de  la 
société,  sont  au  fond  des  bois,  dans  les  mornes,  nour- 
ries de  privations  et  réduites  à  espérer  un  meilleur  sort 

1.  Wimpffien,  Op.  cit.,  t.  II   p.  109410. 


314  SAINT-DOMINGUE 

souvent  avec  la  certitude  qu'elles  se  repaissent  d'une  chi- 
mère ^  !  » 

L'avouerai-je?  Je  crains  bien  qu'il  n'y  ait  là  qu'une 
exception.  La  plupart  des  documents  nous  représentent 
en  effet  les  femmes  créoles  sous  un  autre  jour,  passant 
leur  vie  en  un  doux  et  éternel  farniente,  étendues  dans 
des  hamacs,  sur  des  chaises  longues,  «  ou  chinta,  c'est- 
à-dire  assises  à  la  manière  orientale  sur  des  nattes,  où 
leur  jouissance  de  prédilection  est  de  se  faire  chatouiller 
la  plante  des  pieds  par  une  esclave-  »,  que,  trop  sou- 
vent, elles  éclaboussent  de  leurs  crachats,  car  «  cracher 
est  une  habitude  dégoûtante  qu'elles  contractent  de  très 
bonne  heure,  et  qui  dégénère  en  un  ptyalisme  ou  sali- 
vation blanchâtre  qui  annonce  et  entretient  la  débilité 
de  leur  estomac^  ».  A  l'exception,  du  reste,  d'un  peu  de 
cuisine,  de  la  confection  de  petits  plats,  de  l'organisa- 
tion de  dînettes  composées  de  chocolat,  de  sucreries,  de 
café  au  lait,  elles  ne  se  livrent  guère  à  aucune  des  occu- 
pations de  leur  sexe  :  les  travaux  d'aiguille,  la  lecture 
sont  choses  complètement  ignorées  d'elles. 

Dès  lors,  plus  que  tous  autres,  elles  sont  fatalement 
livrées  à  cette  influence  noire  dont  j'ai  dit  les  pernicieux 
efïets.  Avec  leurs  négresses  domestiques  ces  femmes 
vivent  sur  le  pied  de  la  plus  étrange  familiarité.  «  Pres- 
que chaque  jeune  créole  blanche  a  une  jeune  mulâtresse 
ou  quarteronne,  et  quelquefois  même  une  jeune  négresse 


1.  Moreau  de  Saint-Méry,  hôtes  historiques....    (A.    M.   C,  F'  133, 
p.  425-426). 

2.  Wimpiïen,  Op.  cit.,  t.  II,  p.  Hl. 

3.  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques....  (A.  M.    C,    F^    138, 
p.  144). 


VIK  ET  MOKURS  CRKOLKS  315 

dont  clic  lait  sa  cocolc.  La  cocoto  est  la  conlidcnlc  de 
toutes  les  pensées  de  sa  maîtresse  (et  cette  confiance 
est  quelquefois  réciproque),  confidente  surtout  de  ses 
amours.  On  no  quitte  pas  la  cocote  ;  on  couche  dans  la 
même  chambre,  on  mange  et  boit  avec  clic,  non  à  table 
et  aux  repas,  mais  au  moment  oii  l'on  savoure  ces 
ragoûts  créoles,  où  la  familiarité  semble  mêler  un  sel  de 
plus,  dans  les  endroits  privés  et  loin  de  la  vue  des  hom- 
mes'. »  C'est  de  cet  entourage  de  femmes  de  couleur, 
dont  les  unes  sont  quelquefois  les  maîtresses  de  leurs 
maris,  de, leurs  frères  ou  de  leurs  fils,  que  les  créoles 
attendent  le  plus  souvent  toutes  leurs  distractions,  tous 
leurs  plaisirs,  «  écoutant  des  journées  entières  le  bavar- 
dage flatteur,  adulateur  et  tendre  de  ces  compagnes 
inférieures  qui  louent  la  beauté  de  la  maîtresse,  Fexal- 
tent,  disent  des  histoires,  racontent  les  nouvelles  des 
habitations  voisines^  »,  charment  d'autres  fois  leurs 
yeux  par  des  danses,  mais  surtout  amusent  leurs  oreilles 
par  les  chansons  qu'elles  zézaient  dans  le  doux  et  non- 
chalant parler  créole. 

Ces  chansons  sont  innombrables,  et  presque  toutes 
célèbrent  l'amour  sur  un  mode  tendre  et  sentimental. 

Quelques-unes  retracent  la  rencontre  de  l'objet  aimé  : 

Si  to  rencontre  la  belle 
To  va  fair  zié  ^  doux  ba  li. 
Pis  to  trouvé  li  si  belle, 
Hé  !  bin,  to  n'a  qu'à  prend  li. 
Taille  a  li  semblé  gaulette, 

1.  Ibid.,  F'  139,  p.  33-34. 

2.  Frédéric  Masson,  Joséphine  de  Beauharnais,  p.  79. 

3.  Zié,  les  yeux. 


3J6  SAINT-DOMINGUE 

Visage  li  semblé  moineau. 
Avio  pendant  d'oreilles  d'o...^ 

Mais  la  plupart  racontent  des  amours  malheureux. 
Tantôt  c'est  Colin  qui  regrette  le  départ  de  Lisette  : 

Lisette  quitté  la  plaine, 

Mon  perdi  bonheur  à  moue. 

Zié  à  moin  semblé  fontaine 

Dipi  mon  pas  miré  toué. 

Le  jour,  quand  mon  coupé  canne. 

Mon  songé  zamour  à  moue  ; 

La  nuit  quand  mon  dans  cabane 

Dans  dromi  mon  quimbé  toué. 

Si  to  allé  à  la  ville 
Ta  trouvé  geine  Candio  - 
Qui  gagné  pour  trompé  fille 
Bouche  doux  passé  sirop. 
To  va  crer  yo  bin  sincère, 
Pendant  quior^  yo  coquin  trop. 
C'est  serpent  qui  contrefaire 
Crié  Rat,  pour  tromper  yo. 

Dipi  mon  perdi  Lisette 
Mon  pas  souchié  kalenda. 
Mon  quitté  bran-bram  sonnette  ^ 
Mon  pas  battre  bamboula. 
Quand  mon  contré  lot'  négresse 
Mon  pas  gagné  zié  pour  li, 
Mon  pas  souchié  travail  pièce 
Tout'  qui  chose  à  moin  mourri  ^. 

1.  Moreau  Je   Saint-Méry,  Notes  historiques.,.    (A.    M.  C,   F^  140, 
p.  49-50). 

2.  Ce  que  nous  appellerions  un  jeune  freluquet. 

3.  Quior,  le  cœur. 

4.  Ceinture  à  sonnettes. 

5.  Moreau  de  Saint-Méry,  Description  de  la  partie  française  de  Saint- 
Domingue,  t.  I.  p.  65-66. 


VII<:   KT   MOHURS    CRliOLES  'Wl 

Ou  bien  c'est  la  plainte  de  la  femme  abandonnée  qui 
s'exhale  en  des  strophes  d'un  art  aichaïque  et  puéril  : 

Quand  cher  Zami  moin  va  rivé, 
Mon  va  fair  li  tout  plein  caresse. 
Ah  !  plaisir  là  nous  va  goûté  ; 
C'est  plaisir  qui  douré  sans  cesse. 
Mais  toujous  tard  {bis) 
Ilélas  !  Hélas  ! 
Cher  Zami  moin  pas  vlé  rivé  !  (bis) 

Tan  pui  Zozo  n'a  pas  chanté 
Pendant  quior  à  moin  dans  la  peine, 
Mais  gnon  fois  Zami  moin  rivé 
Chantez,  chantez  tant  comme  syrène. 
Mais,  mais,  paix  bouche  !  [bis] 
Hélas  !  Hélas  ! 
Cher  Zami  moin  pas  hélé  moin  !  (bis) 

Si  Zami  moin  pas  vlé  rivé, 
Bientôt  mon  va  mouri  tristesse. 
Ah  !  quior  a  li  pas  doé  blié 
Lisa  la  li  hélé  maîtresse. 
Mais  qui  nouvelle!  {bis) 
Hélas  !  Hélas  ! 
Cher  Zami  moin  pan  cor  rivé  !  {bis) 

Comment  vous  quitté  moin  comme  çà  ! 
Songe  Zami  !  N'a  point  tant  comme  moin 

Femme  qui  jolie  !  {bis) 
Si  conné  moin,  gagné  tout  plein  talents  qui  doux, 
Si  la  vous  va,  prend  li;  paie  bon  pour  vous,  ^ 

Vous  va  regretté  moin  toujous'  ! 

Et  d'une  vie  qui   s'écoule   en   aussi  étrange  compa- 
gnie, en  d'aussi  singuliers  et  enfantins  passe-temps,  l'on 

I.  Moreau  dç  Saint-Méry,  Notes  historiques...  (A.   M.   C. ,   F^    239, 
f.  21-22. 


318  SAINT-DOMINGUE 

comprend,  d'après  ce  que  j'ai  dit  plus  haut,  quelle  doit 
être  l'influence  sur  la  nature  de  ces  femmes,  qui  en  vien- 
nent, elles  surtout,  à  faire  leurs  très  vite  la  plupart  des 
traits  distinctifs  et  des  habitudes  de  celles  qui  les  entou- 
rent :  avant  tout  une  ridicule  puérihté  ^  et  ce  caractère 
capricieux,  léger  et  volage  qui  ont  fait  d'elles  le  type  de 
la  femme-enfant;  très  souvent  aussi,  un  langage  d'une 
étrange  verdeur  :  je  ne  sais  plus  quel  voyageur  s'indigne 
d'avoir,  au  Cap,  entendu  une  dame  de  fort  bonne  compa- 
gnie s'écrier,  en  voyant  passer  trois  mulâtresses  avec 
des  jupes  de  mousseline,  garnies  de  dentelles  :  «  Voyez 
ces  carognes  !  Elles  mériteraient  qu'on  leur  coupât  leurs 
dentelles  au  ras  du  cul  et  qu'on  les  vendît  sur  la  table 
au  poisson  du  marché  Glugny^  !  »  Ce  n'est  là  pourtant 
qu'une  manière  de  parler  assez  habituelle  et  courante^. 
Mais  de  leur  enfance,  passée  tout  entière  au  milieu  des 
nègres,  les  femmes  créoles  gardent  surtout  le  défaut  plus 
grave  dont  j'ai  parlé  et  que  tous  sont  d'accord  à  leur 


1.  «  Pourquoi  les  femmes  créoles,  écrit  Girod-Chantrans,  défigurent- 
elles  leurs  grâces  naturelles  par  des  minauderies  qui  sont  insupportables, 
à  un  certain  âge  surtout.  Leur  langage  favori  est  le  créole,  jargon 
imbécile  imaginé  en  faveur  d"unc  espèce  d'hommes  que  l'on  a  cru  mal 
à  propos  trop  peu  intelligents,  pour  en  apprendre  un  autre.  Cette  pré- 
férence de  leur  part  est  assurément  bien  étonnante.  Pourquoi  mettent- 
elles  volontairement  des  bornes  à  l'expression  de  leurs  idées,  ou  ce  jar- 
gon sufïîroil-il  pour  les  rendre?  Je  ne  décidei'ai  point  cette  question.  » 
(Girod-Chantrans,  Voyage  d'un  Suisse,  p.  243). 

2.  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques...  {k.  M.  C.,F^  1:59,  p.  776), 

3.  «  La  conversation  des  dames  créoles  m'a  toujours  paru  trop  libre. 
Faut-il  donc  qu'on  les  en  avertisse  ?  Elles  plairoient  bien  davantage  avec 
un  ton  plus  décent.  Environnées  de  rivales  dangereuses  par  une  lubri- 
cité à  laquelle  elles  ne  peuvent  ni  ne  doivent  prétendre,  leur  intérêt  est 
de  les  combattre  avec  d'autres  armes...  Au  lieu  de  copier  l'indécence 
des  filles  de  couleur,  qu'elles  prennent  pour  modèles  nos  aimables  Euro- 
péennes et  je  leur  réponds  de  tous  les  suffrages.  »  (Girod-Chantrans, 
Voyage  d'un  Suisse...  p.  243). 


VIE    KT   M(*:UHS    CllKOLKS  319 

reprocher,  je  veux  dire  «  l'extrême  dureté  envers  ces 
nègres  eux-mêmes  qui  distingue  particulièrement  à 
Saint-Domingue  le  sexe  le  ])lus  fait  pour  la  compas- 
sion. Croiroit-on  que  la  tyrannie  la  plus  cruelle  est  sou- 
vent exercée  par  des  femmes'  »?  «  Nalurellement  bonnes 
et  compatissantes,  elles  ordonnent  do  sang-froid,  sans 
rémission,  et  voient  exécuter  avec  une  complète  insen- 
sibilité une  punition  inhumaine,  malgré  les  cris  de 
repentir  et  reffusion  du  sang  dos  victimes".  »  «  Il  y  a 
là  évidemment  une  suite  générale  do  la  mauvaise  édu- 
cation des  colonies.  Nées  au  milieu  du  despotisme  et  de 
la  méfiance,  habituées  dès  leur  bas-âge  à  voir  couler  le 
sang  des  nègres,  comment  leur  cœur  ne  s'endurciroit-il 
pas  ^  ?  » 


Chose  curieuse,  à  ces  femmes,  dont  je  viens  d'esquis- 
ser le  portrait,  une  chose  paraît  manquer  assez  peu  : 
la  société  de  leurs  semblables.  A  moins  qu'il  ne  s'agisse 
d'un  bal  qui  les  tente,  car  elles  aiment  la  danse  avec 
passion*,  les  réunions  de  société  les  laissent  indiffé- 

1.  Ibid. 

2.  Descourtilz,  Voyage  d'un  naturaliste  en  Espagne....  à  Saint-Do- 
mingue, Paris.  1809,  3  vol.  in-S",  t.  II,  p.  56. 

3.  Girod-Chantrans,  Op.  cit.,  p.  243. 

4.  Moreau  de  Saint-Méry,  Description  de  la  partie  française  de  Saint- 
Domingue,  t.  I,  p.  19-20.  —  Nicolson,  Essai  sur  l'histoire  naturelle  de 
Saint-Domingue,  p.  75.  «  Les  femmes  de  Saint-Domingue  sont  passion- 
nées pour  la  danse;  lorsque  cet  amusement  leur  manque...  elles  pas- 
sent leur  temps  à-  dormir  ou  à  quereller  leurs  servantes  avec  un  dédain, 
une  hauteur  insupportables,  » 


320  SAINT-DOMINGUE 

rentes.  «  La  solitude,  écrit  Moreaii  de  Saint-Méry,  plaît 
aux  femmes  créoles  qui  y  vivent  volontiers,  même  au  sein 
des  villes;  elle  leur  donne  un  caractère  de  timidité  qui 
ne  les  quitte  pas  dans  la  société,  où  elles  répandent  peu 
d'agréments  \  »  Et  cela  est  d'autant  plus  significatif,  que 
cela  n'est  pas  particulier  aux  seules  créoles,  mais  à  l'un 
et  l'autre  sexe.  Le  fait  a  frappé  presque  tous  les  obser- 
vateurs :  il  n'y  a  point,  ou  il  y  a  peu  de  société  à  Saint- 
Domingue. 

Un  colon,  qui  n'a  d'ailleurs  vécu  que  quelques  semaines 
dans  la  colonie,  le  comte  de  Ségur,  nous  a  tracé,  je  ne 
l'ignore  point,  des  «  plaisirs  de  la  société  »  dans  l'Ile  un 
tableau  bien  souvent  cité.  «  Les  routes,  écrit-il,  étoient 
sans  cesse  couvertes  d'une  foule  de  chars  légers  qui  pro- 
menoient  les  créoles  voluptueux  d'habitation  en  habi- 
tation... Tous  se  visitoient,  se  réunissoient  continuelle- 
ment; ce  n'étoit  sans  cesse  que  festins,  danses,  concerts 
et  jeux  dans  lesquels  souvent  les  plus  grandes  fortunes 
se  dissipoient  en  peu  d'heures.  Ces  riches  plaines  de  la 
colonie  offroient  en  quelque  sorte  l'image,  par  leur  luxe 
et  leur  mouvement,  de  ces  grandes  capitales  divisées  en 
nombreux  quartiers,  où  le  commerce,  les  affaires,  les 
intrigues  et  les  plaisirs  entretiennent  une  perpétuelle 
agitation  et  un  mouvement  sans  reposa  » 

Je  crois,  quand  même,  qu'il  y  a  là  beaucoup  d'opti- 
misme et  la  généralisation  un  peu  hâtive  de  faits  trop 
particuliers.  Sans  doute,  dans  certains  «quartiers  »,  dans 
la  plaine  du  Fonds,  par  exemple,  «  on  se  réunit  volon- 

1.  Moreau  de  Saint-Méry,   Op.  cit.,  t.  I,  p.  20. 

2.  Mémoires  du  comte  L.-Ph.  de  Ségur.  1S24,  3  vol.  in-S»,  t.  I,  p.  468- 
469. 


VIE   ET    MOEURS    CnÉOLES  321 

liers,  les  propriétaires  vivent  entre  eux,  et  la  société  est 
très  bien  composée'  ».  Mais  enfin,  presque  partout  ail- 
leurs, il  pai'ait  bien  en  avoir  été  auti'cnient.  «  A  Saint-Do- 
mingue, constate  M.  de  Wimpllen,  il  n'y  a  aucune  des 
ressources  que  procure  ailleurs  le  commerce  de  la  société. 
A  peine,  dans  la  partie  que  j'habite,  se  connaît-on  d'habita- 
tion en  habitation. . .  Tout  homme  qui  peut  arriver  à  la  for- 
tune sans  le  secours  de  son  voisin,  comme  dans  cette  colo- 
nie,perd  nécessairement,  en  effet,  une  partie  de  ses  qualités 
sociales,  et  tel  est  aujourd'hui  l'habitant  de  Saint-Domin- 
gue. La  première  ambition  est  de  faire  fortune,  la  seconde 
de  la  faire  au  plus  tôt,  afm.  de  quitter  au  plus  vite  un  pays 
oii  l'on  ne  satisfait  que  très  imparfaitement  aux  besoins 
de  la  vanité...  Des  hommes  toujours  prêts  à  partir 
accueillent  très  peu  celui  qui  arrive  et  se  soucient  encore 
moins  de  contracter  même  entre  eux  une  société  plus 
intime  que  celle  qui  s'établit  entre  voyageurs '^  »  Pareille 
chose  est  confirmée  par  Dubuisson.  «  Les  charmes  d'une 
société  choisie,  écrit-il,  dont  tous  les  membres  correspon- 
dent réciproquement  à  faire  couler  avec  douceur  les  ins- 
tantsdujour  oi^i  ils  se  trouvent  ensemble,  sont  absolument 
impossibles  à  goûter  à  Saint-Domingue,  quoique  nombre 
do  personnes  aient  chacune  séparément  toutes  les  qualités 
pour  composer  un  cercle  délicieux  de  femmes  aimables 
et  d'hommes  intéressans.  Mais  le  train  des  affaires  isole 
et  tient  séparés,  souventà  de  grandes  distances,  ceux  que 
la  conformité  de  goûts,  d'humeurs  et  de  talents  destinoit 
le  plus  à  se  rapprocher.  Tout  le  monde  est  absorbé  par 

1.  Moreau  de  Saiut-Méry,  iVoies  historiques...  (A.  M.  G.,  F^133,  p.  339). 

2.  "Wimpffen,  Op.  cit.,  t.  I.  p.  lo4-lo5  ;  t.  II.  p.  135-136. 

2i 


322  SAINT-DOMINGUE 

l'intérêt,  on  n'a  le  temps  que  de  calculer,  et  l'on  renvoie 
les  instants  de  jouir  à  ceux  que  l'on  se  promet  en 
Europe*  ».  Enfin,  un  auteur  que  l'on  ne  taxera  pas  de 
passion,  Moreau  de  Saint-Méry,  après  avoir  remarqué 
que,  «  à  Léogane  et  en  d'autres  quartiers,  il  n'y  a  pas  de 
société,  qu'on  y  vit  isolé'  »,  avoue  volontiers,  en  géné- 
ralisant, qu'  «  il  se  forme  à  Saint-Domingue  très  peu  de 
ces  liaisons  agréables,  qu'on  nomme  la  société  ;  car  les 
hommes,  tout  occupés  de  leurs  affaires,  ne  se  rassem- 
blent en  quelque  sorte  que  pour  en  parler,  et  les  femmes 
se  réunissent  peu^  ». 

Presque  tous  les  auteurs,  que  je  viens  de  citer,  attri- 
buent, on  le  voit,  à  Féloignement  des  habitations  les 
unes  des  autres,  et  au  «  perpétuel  tracas  »  des  affaires 
ce  qui  apparaît  ainsi  comme  un  fait  universel  et 
prouvé  :  le  peu  de  goût  qu'ont  les  planteurs  pour  «  la 
société  ».  Évidemment,  il  y  a  bien  là  certaines  des  rai- 
sons qui  peuvent  les  en  éloigner.  Ne  pourrait-on  toute- 
fois en  découvrir  d'autres  dans  la  «  nature  »  même  des 
créoles,  telle  que  j'ai  essayé  de  la  dépeindre?  La  société 
est,  en  somme,  ce  que  l'individu  la  fait,  et  l'on  a  vu  ce 
qu'est  «  l'individu  »  à  Saint-Domingue.  «  Des  gens, 
écrit  un  observateur  sagace,  des  gens  rassemblés  de 
tous  les  pays  d'Europe,  qui,  à  force  de  vivre  isolés  et  con- 
centrés dans  eux-mêmes,  ou  leur  alentour,  ont  pris  la 
malheureuse  habitude,  quoique  respirant  le  même  air,  de 
se  regarder  comme  étrangers  les  uns  aux  autres  et  bien 

1.  Dubuisson,  Op.  cit.,  2»  partie,  p.  4-3. 

2.  Moreau   de  Saint-Méry,  Notes   liistorîques...   (A.    M.    C,    F^  133, 
p.  259). 

3.  Moreau  de  Saint-Méry,  Description  delà  partie  française  de  Saint- 
Domingxte.  1. 1.  p.  18. 


{ 


VIE    ET    MOEURS    CRÉOî.ES  323 

souvent  comme  ennemis,  n'est-ce  pas  là  ce  qui  a  donné 
lieu  au  reproclie  mérite  qu'il  n'y  a  point  de  patrie  à  Saint- 
Domingue,  point  d'esprit  public,  par  conséquent  rien  qui 
puisse  élever  l'âme  et  la  porter  aux  grandes  vertus  et  aux 
grandes  actions*?  »  Très  linement  sont  analysés  là  les 
«  autres  »  motifs  de  la  «  sauvagerie  »  des  colons.  Ces 
hommes  ont  commencé  à  vivre  seuls,  et  cela,  je  le 
veux,  par  nécessité.  Mais,  à  vivre  seuls,  ils  ont  bientôt 
pris  l'habitude  et  comme  le  goût  de  la  solitude,  et,  par 
un  cercle  insensible,  sont  devenus  naturellement  ce  qu'ils 
avaient  d'abord  été  forcés  d'être.  Un  fait  confirme  cette 
remarque.  Tous  les  voyageurs  sont  d'accord  pour  vanter 
l'hospitalité  des  colons  au  premier  âge  de  la  colonie.  Or, 
à  la  fin  du  xviii"  siècle,  l'esprit  de  société  s'est  si  bien 
perdu  à  Saint-Domingue,  que  M.  d'Estaing  peut  écrire, 
en  1768  :  «  Ceux  qui  ont  rendu  compte  du  peu  de  dépense 
qu'on  est  obligé  de  faire,  lorsqu'on  voyage  à  Saint- 
Domingue,  parlent  d'après  les  connoissances  qu'ils  ont 
eues  de  la  facilité  et  de  l'urbanité  qui  régnoient  autre- 
fois chez  les  anciens  colons.  L'administration  conten- 
tieuse  et  juridique  et  la  fin  des  milices  ont  totalement 
changé  cet  esprit.  Tout  homme,  qui  ne  veut  pas  essuyer 
la  réception  la  plus  honteuse  et  les  déboires  les  plus 
humilians,  est  forcé  de  faire  les  plus  longues  routes  avec 
ses  chevaux  et  ses  domestiques  et  de  chercher  asile  dans 


1.  Lettre  de  M.  Le  Brasseur,  intendant  au  Gap,  du  IS  septembre  1781 
(A.  M.  G.,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  vol.  GLI).  —  <(  II  n'y  a  point  de 
société  à  Saint-Domingue,  écrit  de  même  M.  Ililliard  d'Auberteuii,  per- 
sonne ne  se  voit,  tout  le  monde  se  craint,  chacun  semble  haïr  ceux  qui 
l'entourent...  On  porte  l'air  de  la  tristesse  et  de  la  contrainte  jusque 
dans  les  rendez-vous  que  donne  le  plaisir.  »  (Hilliard  d'Auberteuii,  Con- 
sidérations  sur  l'état  présent  de  la  colonie  de  Saint-Domingue,  Paris. 
1776-77,  2  vol.  in-8».  t.  I,  p.  107.) 


324  SAINT-DOMINGUE 

les  maisons  des  nègres  et  des  mulâtres  qui  sont  deve- 
nues des  espèces  d'auberges  ^  » 

Remarquez  d'ailleurs  que  bien  d'autres  traits  du  carac- 
tère créole  ont  pu  contribuer  à  cette  décadence,  chaque 
jour  plus  sensible,  de  l'esprit  de  société.  Irascibles, 
capricieux,  entiers  dans  leurs  volontés,  impérieux,  tels 
nous  sont  apparus  les  colons  de  leur  continuel  contact 
avec  leurs  noirs.  Et,  ne  sont-ce  pas  là  les  défauts  les  plus 
anti-sociaux  du  monde?  «  La  principale  cause  du  peu 
de  sociabilité  à  Saint-Domingue,  c'est  le  faux  point 
d'honneur.  Dans  un  pays,  où  la  fortune  fait  tant  de 
rivaux,  il  est  difficile  de  prendre  ces  dehors  polis  qui 
sont  peut-être  la  première  sauvegarde  de  la  fierté  par- 
ticulière. L'habitude  de  commander  aux  esclaves  et  de 
ne  trouver  que  de  la  soumission  rend  nécessairement 
le  caractère  des  créoles  un  peu  altier'.  »  «  Des  préten- 
tions rarement  fondées  ou  ridicules,  écrit  d'autre  part 
M.  de  Wimpfïen,  des  démêlés  d'abornement,  d'usurpa- 
tion de  terrain,  des  dégâts  causés  par  les  nègres  et 
les  bestiaux,  entretiennent  une  mésintelligence  ou  tout 
au  moins  une  tiédeur  qui  interdit  une  communication 
réciproque  en  une  île  où  l'hospitalité  étoit  autrefois  si 
célèbre  ^  » 

Il  faut  ajouter  à  cela  une  vanité  générale,  un  amour- 
propre  universel,  qui  poussent  les  colons  à  se  priver  du 
plaisir  des  réunions,  plutôt  que  d'y  paraître  inférieurs  à 
leurs    voisins.    «  Le   goût  du  luxe  a  tué  la  société  à 

1.  Lettre  de  M.  d'Estaing,  du  15  janvier  1768  [Ihid.,  vol.  CXXVIII). 

2.  Moreau  de  Saint-Méry,  Description  de  la  partie  française  de  Saint- 
Domingue,  t.  I,  p.  22. 

3.  Wimpffen,  Op.  cit.,  t.  I,  p.  1.55. 


vil;:    KT    MOI-niHS    CltKOl.KS  32Î1 

Sainl-Dominguo  »,  reconnaît  Moi-eau  de  SainL-Méry, 
«  dans  les  lieux  mômes  où  il  éloiL  h;  plus  élabli  ».  «  Les 
femmes  de  la  plaine  du  Fonds,  par  exemple,  paraissant 
quelquefois  avec  quatre  déshabillés  diflérens  dans  le 
même  bal  et  ne  voulant  point  faire  resservir  les  mêmes 
pendant  longtemps,  cette  magnificence  effrénée  rend  leur 
parure  très  coûteuse  et  tend  à  élever  entre  elles  des 
haines  secrètes  nées  d'une  rivalité  orgueilleuse  »  ;  et 
«  à  Jérémie  il  y  a  peu  de  société  »,  uniquement  parce 
que  ces  habitudes  importées  de  la  plaine  du  Fonds  ont 
produit  les  mêmes  effets  \ 

Ce  n'est  point,  —  comme  le  constatent  les  textes  que 
je  viens  de  citer,  —  qu'il  n'y  ait  jamais  de  réunions 
entre  planteurs.  Mais  ceux  qui  y  sont  conviés  s'en  débar- 
rassent, —  qu'on  me  passe  l'expression,  —  de  la  façon 
laplus  expéditive.  «  On  arrive,  à  Saint-Domingue,  presque 
au  moment  du  repas,  sur  les  habitations  oia  l'on  doit  dîner. 
On  mange  bruyamment,  on  joue  un  couple  d'heures,  et 
chacun  retourne  chez  soi^  ».  «  L'existence  triste  et  mono- 
tone du  propriétaire  à  Saint-Domingue,  écrit  un  autre, 
n'est  interrompue  que  par  quelques  petits  voyages  qu'il 
fait  de  temps  en  temps,  à  la  ville  ou  à  la  bourgade  la  plus 
prochaine,  pour  la  vente  de  ses  denrées  ou  pour  l'achat  de 
celles  dont  il  a  besoin.  Quelquefois,  il  invite  ses  voisins  à 
dîner  chez  lui,  ou  il  est  invité  chez  eux.  Tristes  repas  ! 
L'intérêt  et  le  libertinage  y  font  Tunique  assaisonnement 
des  conversations.  Les  liaisons  d'amitié  sont,  d'ailleurs,  si 
rares  parmi  eux  que  la  plupart  des  individus  doivent  se 

1.  Moreau   de  Saint-Méry,   Notes   historiques...    (.4.    M.    C.   F'  133, 
p.  351,  377). 

2.  Ibid.,  p.  457. 


326  SAINT-DOMINGUE 

suffire  à  eux-mêmes  V  »  «  Il  faut  du  temps,  note  enfin 
M.  de  Wimpfïen,  pour  s'acclimater  au  ton  de  ce  qu'on 
nomme  ici  la  société...  Comme  tout  le  monde  est  habi- 
tant, ou  a  la  prétention  de  le  devenir,  il  est  tout  simple 
que  chacun  parle  de  ce  qui  l'intéresse,  de  sorte  que  Ton 
n'a  pas  plutôt  cessé  de  parler  de  ses  nègres,  de  son  coton, 
de  son  sucre,  de  son  café,  que  l'on  reparle  coton,  sucre, 
café,  nègres.  Toutes  les  conversations  commencent,  se 
soutiennent,  finissent,  et  recommencent  par  là...  Vous 
vous  imaginez  bien  que  chacun  apporte  là  sa  dose  de 
prétention.  Mais  sur  quoi  la  croyez-vous  fondée?  Sur 
l'étendue  de  ses  possessions,  sur  les  progrès  que  la  cul- 
ture doit  à  ses  lumières  ?  Non,  mais  bien  sur  Fespèce 
de  denrées  qui  fait  son  revenu,  de  sorte  que  le  cultiva- 
teur cafetier  ne  manque  pas  de  rendre  au  cultivateur 
cotonnier  le  dédain  avec  lequel  le  cultivateur  sucrier 
l'écoute.  Le  nombre  de  nègres  entre  aussi  pour  beaucoup 
dans  le  degré  de  considération  auquel  il  est  permis  de 
prétendre.  Le  mélange  des  sexes,  qui  fait  ailleurs  un  des 
premiers  charmes  de  la  société,  lorsqu'aucun  n'usurpe 
le  caractère  de  l'autre,  n'ajoute  ici  rien  à  son  agrément. 
Les  femmes  européennes  ne  voient  guère  les  créoles  que 
pour  se  moquer  d'elles,  surtout  lorsqu'elles  n'ont  pas  été 
élevées  en  France  ;  celles-ci  ne  voient  guère  dans  les 
autres  que  des  bégueules  ;  tandis  que  les  hommes,  qui 
ne  trouvent  que  rarement,  et  chez  les  premières  surtout, 
le  degré  de  sensibilité  dont  les  mulâtresses  se  piquent, 
les  laissent  gémir  entre  elles  sur  la  décadence  de  l'an- 
cienne courtoisie  et  la  dépravation  des  goûts  de  notre 

1.  Girod-Chantrans,  Voyage  d'un  Suisse,  p.  141-142 


vin    KT    MOKUHS    CHÉOMiS  327 

sexe.  La 'lang-ueur,  que  cette  monotone  manière  jette 
dans  le  commerce  Je  la  vie,  n'est  corrigée  ni  par  l'ins- 
truction, ni  par  les  talons,  ni  même  par  le  goiit  de  la 
lecture...,  car,  si  on  lil,  ce  sont  des  ordures,  comme 
Margot  la  RavaudeiiseK  » 

Aussi,le  jeureste-t-illa  suprême  ressource  en  ces  sin- 
gulières assemblées.  «  S'il  est  en  effet  un  pays  au  monde 
où  les  jeux  de  hasard  doivent  s'établir  facilement,  c'est 
celui  où  les  sociétés  rarement  composées  des  deux  sexes 
ne  sont  fréquentées  que  par  des  hommes  qu'un  choc  iné- 
vitable d'intérêts  contraires  rend  souvent  ennemis  et  que 
la  politique  et  la  bienséance  seules  rassemblent,  où  non- 
seulement  le  jeu  éloigne  la  gêne  et  l'ennui  d'une  con- 
versation languissante,  mais  où  il  fixe  agréablement  les 
regards  de  tous  sur  un  métal  qu'ils  adorent  et  pour  lequel 
ils  n'ont  pas  craint  de  passer  les  mers.  Ne  soyons  donc 
pas  surpris  de  le  voir  régner  à  Saint-Domingue,  jusque 
dans  les  campagnes  les  plus  reculées  -.  » 


VI 


Mais,  me  dira-t-on,  la  vie,  qui  vient  d'être  ainsi 
dépeinte  n'est  celle  que  d'une  partie  de  la  population  de 
Saint-Domingue,  des  planteurs  et  de  leur  famille.  Or,  s'il 
y  a  25.000  blancs  dans  la  colonie,  il  ne  faut  pas  oublier 
que,  vers  1788,  il  y  en  a  près  de  3.000au  Gap\  et  environ 

1.  Wimpffen,  Op.  cit.,  t.  I,  p.    142-146,  passm.  — Margot  la  Ravau. 
dewse,  par  Fougeret  de  Montbron,  Hambourg,  1750,  in-12. 

2.  Girod-Chantrans,  Op.  cit.,  p.  249. 

3.  «  Il  y  a  au  Gap  [en  17881, 12.149  habitans  :  2.738  blancs,  1.264  affran- 


328  SAINT-DOMINGUE 

2.000  au  Port-au-Prince  \  et  que,  dans  ces  deux  centres 
au  moins,  l'existence  doit  être  autrement  variée,  autre- 
ment mouvementée,  autrement  agréable  que  dans  le 
reste  de  l'île.  Je  suis  ainsi  amené  à  décrire  la  physiono- 
mie des  «  cités  »  à  Saint-Domingue.  Je  l'avoue  par 
avance,  il  n'y  aura  pas  là  de  quoi  me  faire  revenir  sur 
ma  thèse. 

Assurément,  en  ces  deux  ports  surtout,  du  Cap  et  du 
Port-au-Prince,  les  principaux  de  la  colonie,  la  vie 
est  plus  imprévue,  plus  diverse,  plus  tumultueuse 
qu'ailleurs.  Il  serait  superflu,  en  particulier,  de  dépeindre 
l'extraordinaire  animation  du  Cap,  où  peu  de  jours 
s'écoulent  sans  amener  plusieurs  navires  de  France  ou 
de  la  côte  d'Afrique,  où  débarquent  continuellement  de 
nouveaux  arrivants,  où  affluent  «  les  gens  de  l'inté- 
rieur »,  qui  y  apportent  les  produits  de  leurs  planta- 
tions. Mais  cela  veut-il  dire  que  la  vie  matérielle  et  sociale 
soit  là  très  différente  de  ce  que  nous  l'avons  vu  être 
ailleurs?  Il  ne  le   semble  pas. 

De  multiples  descriptions  et  inventaires,  —  de  la  des- 
cription de  la  maison  Gentil,  au  Cap,  par  exemple,  — 
il  ressort  tout  d'abord  que  l'aspect  et  l'aménagement  des 
habitations  urbaines  ne  diffèrent  pas  sensiblement  de 
ceux  des  habitations  de  la  plaine  -.  Et  le  contenu  répond 


chis.  8.147  esclaves.  »  (Ducœurjoly,  Manuel  des  habilans  de  Saint-Do- 
mingue, 1802,  t.  I,  introd.,  p.  clxviii.) 

4.  «  Au  Port-au-Prince,  il  y  a  [en  17S3],  1.800  blancs,  400  affranchis, 
4.000  esclaves.  »  {Ibid.,  p.  clxvui). 

2.  «  La  maison  Le  Gentil,  au  Cap,  est  composée  d'une  avant-cour,  avec 
un  grillage  en  bois  peint,  sur  un  appui  de  maçonnerie  ;  la  porte  est  en 
grillage.  Deux  pavillons  aux  deux  côlés  font  les  encoignures  de  dedans, 
de  10  pieds  carrés  de  maçonnerie  avec  I.jurs  charpentes  couvertes  d'ais- 


VIF,    I:T    MOKITIIS    CllKdLRS  329 

au  contenant.  Au  dedans  de  ces  demeuics,  îuiI  conl'or- 
lal)le,  en  effet,  nulle  superfluiLé,  nul  arrangement  de 
luxe.  Cherchant  à  nous  «  représonlei'  le  lahleau  mou- 
vant d'une  ville  de  colonie,  d'une  ville  de  Saint-Domin- 
gue »,  «  on  n'y  voit  point,  écrit  Malouet,  on  n'y  voit 
point  d'homme  assis  sur  son  foyer,  parlant  avec  intérêt 
de  sa  ville,  de  sa  paroisse,  de  sa  maison,  de  ses  pères  ; 
on  n'y  voit  que  des  auherges  et  des  voyageurs.  Entrez 
dans  les  maisons  de  ces  hommes  ;  elles  ne  sont  ni  com- 
modes, ni  ornées.  Ils  n'en  ont  pas  le  temps,  ce  n'est 
pas  la  peine,  voilà  leur  langage'.  »  Et  ailleurs  : 
«  Dans  les  cités  la  commodité,  la  salubrité,  remarque  le 
même  auteur,  manquent,  en  général,  aux  locaux  d'habi- 
tation, parce  qu'on  n'y  met  rien  de  ce  qui  peut  plaire, 
séduire,    attacher  ;  tous   ne  songent   qu'à  les   quitter  ; 

santés.  Ladite  cour  est  fermée  des  deux  côtés  Est  et  Ouest  d'un  mur  de 
S  pieds  de  haut.  Le  corps  do  la  maison  est  en  bois  de  charpente  palis- 
sade sur  un  solage  de  3  pieds  en  maçonnerie,  avec  un  perron  de  quatre 
marches  régnant  sur  la  façade  de  Tavant-cour. 

«  Cette  maison  est  composée  d'une  salle  de  21  pieds  de  largeur  sur 
27  de  longueur.  A  droite,  sont  deux  cabinets  de  10  pieds  carrés,  dans 
l'un  desquels  est  un  escalier  de  charpente  pour  monter  à  une  chambre 
haute;  à  gauche,  sont  deux  chambres  ou  cabinets  de  10  pieds  sur  18  ; 
ensuite  une  chambre  de  20  pieds  carrés  et  une  autre  de  10  pieds  sur  18 
qui  forme  une  aile  en  dedans  de  la  deuxième  cour,  vis-à-vis  laquelle 
est  un  salon  de  12  pieds  carrés  :  et,  entre  ladite  aile  et  ledit  salon,  est 
un  perron  de  12  pieds  de  large  avec  plusieurs  marches,  le  tout  bien 
carrelé.  Dans  le  haut,  sont  une  chambre  et  deux  cabinets  ensemble  de 
21  pieds  sur  27,  et  au-dessus  de  la  salle,  un  grenier. 

«  Dans  la  seconde  cour,  allant  au  jardin,  sont  deux  pavillons  de 
20  pieds  carrés  de  maçonnerie,  l'un  servant  de  cuisine,  l'autre  d'office, 
attenant  auquel  est  une  chambre  pour  nègres  de  10  pieds  carrés  sur 
18,  aussi  en  maçonnerie,  un  puits  et  une  balustrade  sur  un  mur  d'appui 
et  la  porte  du  jardin,  entre  iesdils  deux  pavillons.  Au  delà,  est  une 
remise,  et  un  jardin  au  bout  duquel  est  un  cabinet  de  commodité,  le 
tout  entouré  de  murs.  »  (A.  M.  G.,  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  G", 
vol.  CLVI.) 

1.  Malouet,  Essai  sur  Saint-Domingue,  dans  Collection  de  Mémoires 
sur  les  colonies,  t.  IV,  p.  li'0-l:"îj. 


330  SAINT-DOMINGUE 

chacun  se  hâte,  se  dépêche  ;  ils  ont  Tair  de  marchands 
dans  une  foire  ^  » 

D'autre  part,  l'aspect  général  des  villes  est-il  vraiment 
de  nature  à  justifier  les  enthousiastes  descriptions  de 
quelques  auteurs  contemporains  de  nous?  «  Au  Cap, 
écrit  Dubuisson,  —  à  la  fin  du  xviii^  siècle,  qu'on  le 
remarque,  —  les  rues  sont  infectées  par  les  eaux  crou- 
pissantes des  ruisseaux  qui  les  coupent  |transversale- 
ment...  ;  car,  quoique  pavée,  la  ville  Fest  si  mal...  Quant 
au  Port-au-Prince,  c'est  une  agglomération  de  cinq  à 
six  cents  cases,  la  plupart  en  terrasses  et  n'ayant  que  le 
rez-de-chaussée,  perdues  dans  une  enceinte  quipourroit 
comprendre  20.000  maisons.  S'il  a  plu  la  nuit,  vous  ne 
pouvez  marcher  le  matin  dans  les  rues,  d'une  immense 
largeur,  qui  ressemblent  à  de  grands  chemins  boueux 
et  sont  bordées  de  fossés  où  Ton  entend  coasser  les  cra- 
pauds. On  les  a  recouvertes  d'un  tuf  blanc  et  poreux, 
qui  se  gonfle  au  moindre  grain,  devient  adhérent  au 
pied  et  rend  la  circulation  impraticable  jusqu'à  10  ou 
llheures^  »  «Le Port-au-Prince,  confirme  M.  de  Wim- 
pffen,  ressemble  vraiment  à  un  camp  tartare''.  »  Et 
Moreau  de  Saint-Méry,  lui-même,  déclarant  «  que  cette 
expression,  pour  avoir  un  peu  perdu  de  sa  vérité,  ne 
peut  pas  passer  cependant  pour  entièrement  inappli- 
cable '  »,  ajoute  qu'en  ce  qui  concerne  le  Cap  :  «  Il 
est  peu  de  villes,  où  il  existe  aussi  peu  de  pohce.  Les  rues 


1.  Malouet.  IbicL,  p.  99. 

2.  Dubuisson,  Op.  cit.,  2»  partie,  p.  32. 

3.  Wimpffen,  Op.  cit.,  t.  I,  p.  277. 

4.  Moreau  de  Saint-Méry,  Description  de  la  partie  française  de  Saint- 
Domingue,  t.  II,  p.  321. 


!^       [i,      3 


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vil-:    KT    MŒURS    CIIKULES  :i3l 

y  sont  des  cloaques  ;  on  y  met  tous  les  embarras  (ju'on 
veut,  et  il  est  bien  commun  d'y  voir  dos  voitures  et  des 
clievaux  dételés  qui  les  gOiient  et  les  infecLoiit  '.  » 

Si,  du  reste,  l'on  n'a  point  confiance  dans  pareilles 
descriptions,  qu'on  se  reporto  aux  actes  officiels.  En 
parcourant  les  décisions  des  Conseils  supérieurs  de  la 
colonie,  on  pourra  voir  :  de  perpétuelles  défenses  délais- 
ser croupir  les  immondices  dans  les  rues  du  Gap,  où  il 
n'y  a  point  encore  d'ég'outs en  1736,  et  où  Ton  porte..., 
ou  l'on  ne  porte  pas,  «  les  matières  fécales»  à  la  mer-;  des 
interdictions  sans  cesse  réitérées  de  laisser  vaguer  dans  la 
ville  des  moutons,  des  cochons,  des  boucs";  —  et,  pour 
le  Port-au-Prince,  des  instances  faites,  à  tout  moment, 
aux  habitants  de  ne  point  laver  leur  linge,  éteindre  de 
la  chaux,  fabriquer  de  l'indig^o,  tremper  du  manioc 
dans  la  seule  source  qui  alimente  la  ville  %  source 
si  insuffisante  qu'à  chaque  instant  l'on  manque  d'eau, 
et  qu'en  1761,  «  les  fontaines  du  Port-au-Prince  consis- 
tent dans  un  ruisseau  bourbeux,  dont  il  est  impossible 
de  boire,  les  habitants  étant  obligés  d'envoyer  chercher 
de  l'eau  à  une  lieue  et  demie  de  la  ville  ^  »;  des  recom- 
mandations renouvelées  faites  aux  citoyens  détenir  la  nuit 


1.  Morcau  de  Saint-Mûry,  Notes  historiques...  (A.  M.  G.,  F'  132,  p.  oOO). 

2.  Ibid.,  F"  133,  p.  239. 

3.  Moreau  de  Saint-Méry,  Lois  et  constitutions...  t.  II,  p.  778;  t.  III, 
p.  301,  441,  594. 

4.  Voir  des  arrêts  du  Conseil  du  Port-au-Prince  de  1759,  et  1772 
dans  Moreau  de  Saint-Méry,  Op.  cit.,  t.  IV,  p.  286,  et  t.  V,  p.  394. 

5.  Lettres  de  MM.  Bart  et  de  Clugny,  du  5  octobre  1761  (A.  M.  G., 
Corr.  gén..  Saint-Domingue,  G^  vol.  GVIII).  —  Cf.  Moreau  de  Saint- 
Méry,  Lois  et  constitutions,  t.  IV,  p.  431.  —  La  première  fontaine  publique 
ne  coule  au  Port-au-Prince  qu'en  1774  (Moreau  de  Saint-Méry,  Descrip- 
tion de  la  partie  française  de  Saint-Domingue,  t.  II,  p.  357). 


332  SAINT-DOMINGUE 

leurs  chiens  à  l'attache,  car  ils  sont  si  nombreux  et,  atti- 
rés par  les  ordures,  font  un  tel  vacarme,  qu'ils  empêchent 
la  population  de  dormir^  ;  des  interdictions  répétées  faites 
aux  maîtres  de  châtier  leurs  esclaves  sur  la  voie  pu- 
blique^, aux  charretiers  d'y  laisser  «  amoncelée  la  paille 
déchargée  des  cabrouets  qui  ont  apporté  de  la  plaine 
les  barriques  de  sucre  ^  »  ;  toutes  choses  qui  nous  donnent, 
il  faut  l'avouer,  une  assez  singulière  idée  de  la  physio- 
nomie des  grandes  villes  de  Saint-Domingue.  Quelle 
doii.  être  dès  lors  celle  de  cités  qui  comptent,  en  1730, 
trente  maisons,  comme  le  Petit-Goave,  ou  soixante, 
comme  LéoganeM 

Je  veux  bien,  d'autre  part,  que,  dans  ces  villes,  l'exis- 
tence quotidienne  ait  plus  de  variété  et  d'agrément  que 
dans  les  «  savanes  »  des  plaines.  Y  a-t-il  pourtant  en 
ces  agglomérations,  surtout  commerciales,  un  esprit  de 
société  beaucoup  plus  développé  qu'à  «  l'intérieur  », 
n'y  a-t-il  pas  seulement  une  vie  extérieure  plus  intense 
entretenue  par  les  distractions  multiples  qu'offrent  de 
nombreux  lieux  de  réunion?  Lieux  de  réunion  de  tout 
genre  :  cercles  de  société,  et  au  premier  rang,  le  plus 
sérieux,  le  plus  grave,  le  fameux  Cercle  desPhiladelphes 
du  Cap,  groupement  à  la  fois  politique,  philosophique  et 
littéraire,  mais  plus  politique  que  tout  le  reste  ^  ;  —  loges 

1.  JMoreau  de  Saint-iléry,  Lois  et  constitutions...,  t.  V,  p.  310. 
2.1bid.,  t.  IV,  p.  566. 

3.  MoreaudeSaint-Méry,  iVo/es/iisioj'f^i^es...  (A.  M.  C,  F^,  133,  p.  138). 

4.  Lettre  de  M.  de  Laporte-Lalanne,  fin  de  1750  (A.  M.  C,  Corr. 
gén.,  Saint-Domingue,  C»,  vol.  LXXXVIII).  A  cette  date,  il  y  a  100  mai- 
sons au  Port-au-Prince  [Ibid.). 

3.  Voir  les  Statuts  de  ce  cercle  et  une  liste  de  ses  premiers  membres, 
en  1784,  aux  A.  M.  C,  Corr.  gén.,  vol.  LV.  —  Cf.  Moreau  de  Saint- 
Mérj%  Description...  t.  I,  p.  348  et  suivantes. 


Z     o 

-si 


o 


VIE    l'T   MOEURS    r,RÉOl-RS  33S 

maçonniques,  dont  la  première  a  éU;  fondée  en  1740,  au 
Cap  encore,  par  un  nomm(''  Yiamiey,  arpenteur,  et  qui 
n'ont  pas  «  pris  »  d'abord,  «  parce  qu'on  a  fait  croire 
aux  dames  que  l'objet  de  cette  institution  et  confrérie 
étoit  de  s'y  passer  de  fenmios,  —  à  ce  point  qu'à  l'ori- 
gine, les  membres  n'ont  pu  obtenir  les  faveurs  ordinaires 
de  leurs  épouses,  —  et  à  d'autres,  que  les  francs-ma- 
çons se  livroient  au  diable  '  »,  mais  qui  ensuite  ont  mal- 
heureusement obtenu  plus  défaveur, — je  dis  malheu- 
reusement, car  ces  loges  furent  les  pires  conciliabules 
où  se  prépara  et  s'organisa  la  Révolution-;  —  bains 
publics,  qui  sont  aussi  en  quelque  manière  des  endroits 
de  réunion,  et  très  largement  ouverts,  «  comme  ceux  du 
Cap,  oi^i  on  admet  indifféremment  les  hommes  et  les 
femmes,  qui  peuvent  se  mettre  ensemble  s'ils  le  jugent 
à  propos'»;  —  salles  où.  l'on  donne  à  jouer,  qui,  elles, 
datent  de  loin,  et  qui  conservent  toute  leur  vogue,  car 
on  y  voit  fondre  en  quelques  nuits  les  plus  grosses 
fortunes;  —  théâtres,  enfin,  du  Cap,  du  Port-au-Prince, 
de  Léogane,  de  Saint-Marc,  des  Cayes,  où  l'on  a  la  pré- 
tention de  «  donner  les  dernières  pièces  de  Paris  »,  le 
Légataire  imioersel^  le  Devin  de  village.  Cartouche,  la 
Gageure  imprévue,  Annette  et  Luhin,  V École  des  jwres, 
ou  les  effets  de  la  prévention',   et  qui  sont  très  suivis. 


1.  Lettre  de  MM.  de  Larnage  et  Maillart,  du  25  juillet  1740  (A.  M.  C, 
Coït,  gén.,  Saint-Domingue,  G'-*,  vol.  LII). 

2.  Il  y  a  deux  loges  au  Port-au-Prince  à  la  fin  de  l'ancien  régime  : 
la  loge  delà  Réunion  désirée,  et  celle  de  la  Parfaite  union  (Moreau  de 
Saint-Méry,  Op.  cit.,  t.  Il,  p.  408). 

3.  Moreau   de    Saint-Méry,  Notes  historiques...   (A.    M.   G.,    F"   133, 

p.  452). 

4.  Ibid.,  p.  188. 


334  SAINT-DOMINGUE 

puisque  les  salles  de  spectacle  ne  sont  fermées  que 
pendant  la  quinzaine  de  Pâques*,  qu'on  y  vient  des 
plantations  avoisinantes  de  cinq  à  six  lieues,  qu'en  1766, 
il  y  a  trois  troupes  au  Port-au-Prince ^  et  que,  pendant 
l'année  1787,  la  comédie  de  cette  ville  réalise  340.000  de 
recettes  contre  280.000  seulement  de  frais '^ 

Il  faut  bien  le  dire,  toutefois,  une  cause  moins  avouable 
de  cette  vie  plus  animée  des  villes,  c'est  la  débauche, 
la  débauche  due  principalement  à  la  présence,  à  l'en- 
tassement dans  ces  villes,  au  Gap  surtout,  des  mulâ- 
tresses, qui  donnent  aux  rues,  aux  places,  aux  lieux  de 
plaisirs,  une  physionomie  vraiment  pittoresque.  Ces 
femmes  vivent  la  plupart  sans  aucuns  préjugés  et  spé- 
cialement sans  aucune  religion  :  Moreau  de  Saint-Méry 
note  comme  une  chose  tout  à  fait  extraordinaire,  qu'à 
la  Martinique,  au  contraire  de  Saint-Domingue,  beau- 
coup font  leur  première  communion  et  se  marient*.  Et 
partout  on  les  voit  s'étalant  en  leur  costume  classique, 
«  portant  avec  un  art  exceptionnel  le  madras  étince- 
lant  qui  orne  leur  tête.  Cette  coiffure,  haute  de  six  à 
huit  pouces,  étranglée  au  niveau  du  crâne,  s'élargit  dans 
la  partie  supérieure  en  forme  d'éventail  ;  elle  est  très 
penchée  sur  l'avant,  de  manière  à  laisser  à  découvert 
tout  l'arrière  de  la  tête,  en  voilant  presque  entièrement 
le  front  jusqu'au  ras  des  sourcils.  Ce  madras,  assujetti 
aux  cheveux  par  le  moyen  d'épingles,  est  surchargé  de 

1.  Moreau  de    Saint-Méry,  Note.i   historiques...    (A.  M.  C,  F^  1H3, 

p.  ii42). 

2.  Moreau  de  Saint-Méry,  Lois  et  constitutions,  t.  V,  p.  6. 

3.  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques...  F'*  133,  p.  429. 

4.  Ibid.,  vol.  136,  p.  36. 


jXÉGKESSES    et    MULATRESSE, 

D'après  une  gravure  en  couleur  de  A.  Brunias. 

(BiblioUicque  nationale,  Cabinet  des  estampes). 


VI K    ET    M  (EUR S    CRKOLRS  335 

broclu'S  cL  de  bijoux,  oL  on  no  peut  faire  une  plus  san- 
glante injure  à  une  mulâtresse  que  do  lui  arracher  sa 
coiflure;  elle  est  sacrée  à  ses  yeux.  Une  clieinise  de  la 
batiste  la  plus  fine,  bordée  d'une  dentelle  haute  d'un 
doigt,  cache  à  peine  toute  la  partie  supérieure  du  corps 
jusqu'à  la  ceinture...  et  dans  l'intérieur,  sur  la  poitrine, 
on  aperçoit  une  masse  de  fleurs  de  toute  espèce  dont  ces 
femmes  s'emplissent  le  corsage '.  »  «  Car  elles  aiment 
passionnément  les  fleurs,  elles  s'en  parent,  elles  en  tien- 
nent dans  leurs  mains,  elles  en  jonchent  leurs  têtes  et  les 
armoires  où  elles  placent  leurs  vêtements,  elles  ont  plai- 
sir à  en  envoyer  à  l'objet  qu'elles  aiment,  peut-être 
parce  qu'elles  savent,  par  leur  propre  expérience,  que  le 
parfum  des  fleurs  éveille  la  volupté".  » 

Mais  achevons  la  description  de  leur  toilette.  «  Les 
manches  de  cette  chemise,  vêtement  donc  si  indiscret, 
s'arrêtent  au  coude,  qu'elles  dépassent  un  peu  en  s'échan- 
crant  à  la  saignée  ;  plissées  à  petits  plis,  elles  sont  bouton- 
nées à  leur  extrémité  par  des  boutons  en  or  massif  de  la 
grosseur  d'une  noix...  Autour  des  reins  est  nouée  une 
jupe  en  étoffe  à  ramages,  à  dessins  Inrges  et  à  couleurs 
criardes,  quelquefois  en  madras  et  toujours  très  ample 
et  très  large  par  derrière,  comme  une  robe  à  queue,  et 
courte  par  devant...  Par-dessus  la  jupe  deux  petites 
pochettes  en  toile  de  batiste  brodées  ou  élégamment 
travaillées  pendent  à  la  hauteur  des  hanches...  Pour 
compléter  cette  toilette,  il  ne  faut  pas  oublier  les  bijoux 
qui    sont  toujours  nombreux  et  volumineux  :  des  bou- 

1.  Xavier  Eyma.  Les  Femmes  du  Nouveau  Monde,  Paris,  1888,  nouvelle 
édition,  in- 12,  p.  4!i. 

2.  Moreau  de  Saint-Méry.  Notes  historiques  (A.  M.  G.,  F'  138,  p.  258). 


336  SAINT-DOMINGUE 

des  d'oreilles  en  or  massif,  extrêmement  épaisses  et  si 
lourdes  quelquefois  que  leur  seul  poids  déchire  l'oreille, 
des  colliers  de  grenat  ou  de  corail,  des  broches,  des 
épingles  \  » 

En  quelques  endroits,  au  Port-au-Prince,  par  exemple, 
ces  «créatures»  ont,  comme  guidon  et  comme  enseigne, 
«  de  petits  parasols  avec  des  crépines  d'or  ou  d'argent, 
garnis  de  cordelliëres,  de  cordes  à  puits,  de  graines 
d'épinards-»  ;  mais  «  les  choses  qui  conviennent  à  toutes 
et  en  tous  lieux,  c'est  cette  démarche  lente,  accompa- 
gnée de  mouvemens  de  hanches,  de  branlemens  de 
tête,  à  la  manière  des  chevaux  enharnachés  et  panachés  ; 
c'est  le  mouchoir  à  la  main  agité  par  un  bras  qui  se 
meut  le  long  du  corps  ;  c'est  l'habitude  d'avoir  presque 
toujours  à  la  bouche  un  morceau  de  bois  pour  se  frotter 
les  dents"  »  ;  et  ainsi  s'en  vont-elles,  fredonnant  quelque 
refrain  en  patois  créole,  tel  que  celui  que  nous  a  conservé 
Moreau  de  Saint-Méry  : 

N'a  rien  qui  dous  tant  comme  la  ville  ! 
Vini  longer  coté  moin. 
Gnia  point  dans  morne,  ma  chère, 
Gnia  point  des  métiers  qui  doux. 
Femme  qui  sotte  ne  sait  com'yo  sa  fair, 
Ça  fait  à  nous  grande  piquié  ^ 
Comment  toi  vlé  gagner  cott  j  ^^ 
Si  toi  pas  gagner  l'argent. 

1.  Xavier  Eyma,  Op.  cit.,  p.  49-50. 

2.  Moreau  de   Saint-Méry,   Notes  historiques...    (A.    M.    C,    F^    133, 
p.  221). 

3.  Ibid.,  p.  373. 

4.  Piquié,  pitié. 

o.  Gasner  de  beaux  vêtements. 


VIE    ET    Mt)lJUIlS    CllÉOLES  337 

Vo  vos  dit,  femme  est  bin  sotte. 
Si  pas  connaît  fair  payer  blanc  !  * 

Mais  ces  toilettes  tapageuses,  ces  attitudes  provo- 
cantes ne  sont  rien  en  comparaison  de  celles  qu'étalent 
et  que  pi'ennent  les  filles  de  couleur,  insatiables  de  luxe 
et  de  débauche,  dans  les  grands  bals  que  fréquemment 
elles  offrent  à  leurs  amis.  «  On  a  vu  à  Jérémie  jusqu'à 
trois  de  ces  bals  donnés  par  elles  en  une  seule  année  : 
dans  le  premier  on  n'admettoit  que  celles  vêtues  eri  taf- 
fetas ;  dans  le  deuxième,  que  celles  habillées  en  mous- 
seline; dans  le  troisième,  que  celles  mises  en  linon'.  » 
Et  pareilles  fêtes  qui  presque  toujours  dégénèrent  en 
orgies,  où,  à  un  moment  donné,  les  lumières  sont 
éteintes,  ont  fait  plus  que  tout,  à  juste  titre  du  reste, 
pour  établir  la  réputation  de  corruption  babylonienne 
des  villes  de  Saint-Domingue^ 

Reconnaissons-le,  ce  sont  là  les  seules  brillantes 
«  réunions  de  société  »  des  villes  de  la  colonie.  Les 
hommes  s'y  rendent  volontiers,  sans  que,  comme  l'on 
dit,  cela  tire  à  conséquence.  Ailleurs,  ce  n'est  pas  la 
même  chose.  Dès  qu'une  réception  est  organisée  par 
quelqu'un  dit  de  la  société,  tout  de  suite  mille  «  consi- 
dérations »  surviennent  qui  la  font  échouer.  Sait-on 
d'abord  avec  qui  l'on  s'y  rencontrera?  Car  la  «  com- 
pagnie »  des  villes  est  singulièrement  mêlée.  «  Le  Cap, 
constate  un  mémoire  de  1780,  est  une  ville  très  consi- 
dérable, très  peuplée,  très  commerçante,  dans  laquelle, 


i.Ibid.,  F'  139,  p.  21. 

2.  Ibid.,  F^  133,  p.  .^86-387. 

3.  A.  Dessalles,  Histoire  générale  des  Antilles,  t.  V,  p.  520. 

22 


338  SAINT-DOMINGUE 

à  l'exception  des  négociajits  et  de  ce  qui  tient  à  la  ma- 
gistrature, la  population  n'est  pour  ainsi  dire  composée 
que  de  gens  arrivant  journellement  d'Europe,  qui,  pour 
la  plupart,  ont  passé  les  mers,  fuyant  leur  famille  et 
leur  patrie,  et  sont  venus  en  Amérique  pour  se  sous- 
traire soit  aux  corrections  de  leurs  parens,  soiL  à  celles 
de  la  justice.  Depuis  la  paix,  le  nombre  des  habitans 
blancs  a  doublé,  et  il  n'arrive  pas  un  bâtiment  de  com- 
merce, qui  ne  soit  chargé  de  l'espèce  mentionnée  ci- 
dessus.  Les  vols,  le  tapage,  les  jeux,  le  libertinage,  les 
mutineries,  l'on  dit  presque  les  séditions,  menacent  de 
plus  en  plus  cette  ville  de  quelque  accident  funeste  et 
que  le  gouvernement  ne  pourra  arrêter  que  par  les 
moyens  les  plus  violens.  Aussi  est-il  de  la  nécessité  la 
plus  absolue  d'y  établir  promptement  une  police  forte 
et  active*.  » 

Étrange  et  insolite,  d'après  cela,  doit  donc  être  sou- 
vent la  société  qu'on  s'expose  à  recevoir  et  à  fréquenter. 
Après  avoir  exposé  comment  se  forme  cette  société  : 
«  Il  y  a  pourtant  quelques  honnêtes  gens,  même  dans  les 
grandes  villes  de  Saint-Domingue,  ajoute  naïvement  un 
auteur,  malgré  la  peine  qu'ils  ont  à  conserver  leur  pro- 
bité au  milieu  de  tant  d'autres  qui  n'en  ont  point-.  »  Le 
mémoire,  dont  j'ai  cité  plus  haut  un  passage,  met  spécia- 
lement à  part  le  monde  de  la  magistrature.  Mais  ce 
monde,  on  s'en  souvient,  n'est  pas  lui-môme  aussi 
«  fermé  »  qu'il  serait  permis  de  le  croire.  J'en  ai  déjà 
dit  les  faiblesses.  De  nouveaux    détails   me  portent  à 

1.  Mémoire  sur  la  police  du  Gap,  1780  (Arch.  du  min.  des  Col.,  Corr. 
gén.,  Saint-Domingue,  2^  série,  carton  XXX). 

2.  Hilliard  d'Auberteuil,  Cûn.nû?éra/io?is...,  t.  II,  p.  35. 


Marchande  de  fleuks  et  femmes  de  couleur, 

D'après  une  gravure  de  A.   Brunias. 

(Bibliolhèque   nationale,    Cabinet    des    estampes). 


JRAJ 


oroirc  qu'il  n'accueille  pas  dans  son  sein  que  des  gens 
irréprochables.  Le  26  décembre  1764,  M.  d'Estaing 
écrit:  «  Un  nommé  Dumesnil,  chassé  de  chez  M.  de  Vol- 
taire, dont  il  étoit  le  secrétaire,  escroc  et  lilou  connu  à 
Genève  sous  le  nom  de  Savigny  de  Rouville,  à  Dijon  et 
à  Lyon  sous  celui  de  Rouville  de  Savignyi,  décoré  à 
Paris  d'un  pef.it  collet,  et  appelé  l'abbé  Dubois,  où  il 
étoit  infiniment  utile  à  la  société,  en  jouant  publique- 
ment le  rôle  de  m...  pour  deux  louis,  est  de  présent 
avocat  très  digne  en  cette  colonie,  et  l'organe  dont  se 
servent  les  boute-feux  du  Conseil  supérieur  du  Port-au- 
Prince  ^  )) 

Et  sans  qu'il  proteste  beaucoup,  l'on^chansonne  de 
même,  au  Cap,  en  de  mordants  couplets,  le  sieur  D..,, 
dont,  à  en  croire  les  mauvaises  langues,  les  origines  ne 
seraient  pas  entièrement  honorables,  les  antécédents 
parfaitement  inattaquables  : 

D...,  devenu  magistrat 

Et  chef  du  secrétariat 

De  la  Chambre  d'agriculture, 

Nous  prouve,  par  son  aventure. 

Qu'ici  les  enfants  de  pendus 

Seront  toujours  les  bien  venus. 

Vous  qui  craignez  qu'à  votre  nom 
Le  gibet  n'imprime  un  affront, 
Sur  vos  enfans,  soj^ez  tranquilles  ! 
Ils  apprendront  qu'en  cette  ville 
On  leur  permet  d'être  avocats, 
Même  on  en  fait  des  magistrats  '  ! 

1.  Lettre  de  M.  d'Estaing,  du  26  décembre  1764  (A.  M.  G.,  Corr.  gén., 
Saint-Domingue,  2°  série,  carton  XVl). 

2.  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques  sur  Saint-Domingue  (Arch. 
du  min.  des  Colonies,  F^  136,  p.  450). 


340  SAINT-DOMINGUE 

En  un  pays,  du  reste,  où  les  fortunes  se  font  et  se  défont 
en  quelques  années,  quelques  mois,  et  où  la  richesse  reste, 
en  somme,  le  principal  passe-port,  est-on  jamais  sûr  de 
qui  l'on  reçoit,  de  qui  l'on  fréquente?  «  J'ai  vu,  écrit 
Malouet,  un  prêtre,  qui  avoit  été  vicaire  au  Gap,  se  faire 
dans  la  même  ville  archer  de  maréchaussée,  et  ensuite 
marchand  gresseur;  il  étoit  de  plus  moine  et  gentilhomme, 
et  fut  découvert  dans  sa  boutique  par  un  supérieur  de 
sa  mission...  Il  n'est  pas  rare  de  voir  un  raffmeur,  écu- 
mant  le  sucre  chez  un  habitant,  porter  un  nom  distingué. 
J'ai  vu  le  petit-neveu  d'un  homme  illustre  se  trouver 
trop  heureux  d'obtenir  une  place  d'huissier,  et  ce  n'étoit 
pas  un  mauvais  sujet,  mais  un  homme  borné  et  avili  par 
la  misère.  Par  contre,  l'homme  de  condition  se  fait  paco- 
tilleur,  ou  régisseur,  ou  fermier  d'un  roturier;  le  mar- 
chand, homme  de  robe.  L'honnête  bourgeois  a  des  nègres 
boulangers  et  vend  du  pain  à  toute  sa  société.  Un  autre 
ne  rougit  point  d'être  boucher,  ou  fermier  des  bouche- 
ries. L'artisan^  qui  a  fait  fortune,  quitte  la  ville  et  sa 
boutique,  achète  une  habitation  et  devient  un  homme 
considérable,  qu'il  seroit  ridicule,  dangereux  même, 
de  traiter  comme  un  artisan.  Tel  homme  a  com- 
mencé par  vendre  des  allumettes  qui,  au  bout  de  dix 
ans,  se  trouve  propriétaire  d'un  magasin  de  cent  mille 
écus\  » 

«  Dans  cette  colonie,  avoue  un  habitant  du  Port-au- 
Prince,  la  société  n'y  est  donc  pas  sûre.  Les  plaisirs  des 
âmes  honnêtes  y  sont  inconnus.  Nulle  sensibilité,  nul 
goût  pour  les  lettres  et  les  arts.  On  joue,  on  s'ennuie, 

1.  Malouet,  Essai  su?"  Saint-Domingue,  dans  Mémoires  sur  les  colonies, 
t.  IV,  p.  126-127. 


VIE    ET    MOEURS    CRÉOLES  3 H 

on  calomnie,  tous  se  haïssent  ou  se  jalousent*.  »  Tous 
se  haïssent  ou  se  jalousent,  voilà  qui  marque  hien  l'état 
d'esprit  de  ceux-là  môme  que  leur  rapprochement  les 
uns  des  autres  semblerait  devoir  forcer  à  se  voir.  On  se 
hait  pour  mille  motifs,  mais  surtout  pour  des  questions 
féminines,  pour  des  rivalités  commerciales,  pour  des 
compétitions  de  places,  car  nulle  part  ces  compétitions 
ne  sont  aussi  âpres,  enragées  et  furieuses  qu'à  Saint- 
Domingue.  «Des  Américains,  qui  se  connaissent  entre  eux 
et  ne  se  passent  rien,  écrit  M.  d'Estaing  au  ministre,  la 
malignité  est  le  premier  amusement...  Les  fleurs  de 
Saint-Domingue,  Monsieur  le  duc,  sont  des  draps  mor- 
tuaires, des  libelles  et  des  menaces  continuelles  d'être 
assassiné  ou  empoisonné'.  »  On  se  jalouse  pour  mille 
futilités  :  «  Au  Cap,  remarque  Moreau  de  Saint-Méry, 
on  ne  connaît  pas  les  douceurs  delà  société,  de  cette  réu- 
nion d'individus  qui  se  conviennent  plus  ou  moins  et 
qui  mettent  en  commun  le  désir  de  se  plaire  les  uns  aux 
autres  et  de  charmer  les  heures  de  leurs  loisirs.  On 
ignore  le  plaisir  de  se  livrer  à  cette  espèce  d'abandon, 
oii  l'on  s'oublie,  pour  ainsi  dire,  soi-même,  pour  s'occu- 
per des  autres,  pour  mieux  goiiter  des  délassements  qui 
appellent  et  excitent  la  gaieté.  Si  l'on  joue,  c'est  pour 
gagner;  si  l'on  cause,  c'est  d'affaires;  si  l'on  va  au  spec- 
tacle, c'est  pour  faire  assaut  de  vanité  ;  au  bal,  c'est 
pour  s'exténuer  ;   si  l'on  se  régale,  c'est  l'orgueil  qui  le 


1.  Mémoire  de  M.  Le  Tort,  conseiller  au  Conseil  supérieur  du  Port- 
au-Prince,  1777  (A.  M.  C,  Corr.  gén.,  Saint-Domingue,  2»  série,  car- 
ton XXVIII). 

2.  Lettres  de  M.  d'Estaing  au  ministre,  du  17  novembre  1764  et  du 
8  janvier  1766  (A.  M.  G.,  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  C\  vol.  GXX  et 
GXXVIl). 


3iâ  SAINT-DOMINGUE 

veut,  et  c'est  pour  avoir  chez  soi  une  cohue  qui  fait  fuir 
la  véritable  joie.  Et  le  dirai-je,  c'est  au  caractère  de  la 
plupart  des  femmes  qu'il  faut  reprocher  la  perte  d'une 
des  plus  délicieuses  jouissances  de  la  vie.  Avec  peu 
d'amabilité  et  de  polilesse,  elles  ont  mille  prétentions  et 
se  prodiguent  entre  elles  les  marques  du  défaut  d'édu- 
cation. Elles  se  disputent  les  places  au  spectacle,  et 
comptent  les  visites  et  les  invitations  qu'elles  se  font* 
S'il  y  en  a  plusieurs,  par  exemple,  qui  doivent  quêter  le 
même  jour  à  l'église,  il  y  en  a  qui  font  coucher  le  coif- 
feur chez  elles,  afin  d'être  les  premières  prêtes  et  d'aller 
s'emparer  des  places  qu'elles  croient  les  meilleures.  En 
un  mot,  jamais  l'orgueil  n'a  rien  imaginé  de  plus  puéril 
et  de  plus  capable  d'empêcher  toute  liaison.  Il  faut  donc 
vivre  pour  soi,  être  égoïste  par  nécessité,  comme  par 
calcul,  et  ne  songer  qu'au  gain^  ». 

On  peut  se  figurer  dès  lors  ce  qu'est  la  chronique 
scandaleuse  de  villes  comme  le  Gap  et  le  Port-au-Prince, 
le  Cap  surtout.  C'est  un  ridicule  ramassis  de  médisances, 
de  calomnies,  de  commérages  qui  s'exercent  surtout  sur 
les  aventures  galantes  des  personnes  les  plus  en  vue. 
Mettre  tout  cela  en  chansons  est  du  dernier  piquant.  De 
ces  chansons,  Moreau  de  Saint-Méry  nous  a  conservé 
plusieurs.  J'en  donne  une,  la  plus  lisible,  à  tous  les  points 
de  vue,  comme  exemple  d'un  divertissement  de  société 

1.  Moreau  de  Saint-Méry,  Description...,  t.  I,  p.  531-332,  et  Notes  kis- 
loriques...  (A.  M.  C,  F''  133,  p.  432).  Ce  qui  est  causé  là  par  la  jalou- 
sie et  l'amour-propre,  est  ici  l'effet  de  l'apathie  et  de  l'indifférence. 
«On  regrette  au  Port-au-Prince  comme  au  Cap  que  les  femmes  montrent 
autant  d'éloignement  pour  la  société...  Elles  sont  trop  sédentaires  et 
ne  s'aperçoivent  pas  qu'elles  forcent  les  hommes  à  remplacer  les  jouis- 
sances calmes  et  douces  par  des  goûts  dont  elles  déplorent  les  effets.  » 
(Moreau  de  Saint-Méry,  Description...,  t.  II,  p.  408.)  , 


VI K    I:T    MOEUIIS    CUKOLRS  343 

très  en  honneur  dans  les  villes  de  la  colonie.   Elle  est 
intitulée:  Les  beau  lés  du  Cap. 

Le  Cap,  ville  assez  triste, 

Peut  fournir  une  liste 

Des  beautés  qu'à  la  pis'-o 

Suivent  tous  nos  roquets,  ets,  ets,  ets. 

Tu  le  veux,  ma  Glycère, 

Il  faut  te  satisfaire. 

Te  faire  un  inventaire 

De  leurs  appâts  coquets,  ets,  ets,  ets. 

D'abord  vient  la  M...ude, 

Dont  l'abord  est  peu  rude. 

Malgré  son  air  de  prude, 

Qui  n'en  impose  pas,  ah  !  ah  !  ah  ! 

Et  pour  Madame  D..e 

Elle  a  tant  pris  de  dose 

Que,  dupe  de  la  chose. 

Elle  est  presqu'au  trépas,  ah  !  ah  !  ah  ! 

D...y,  yieille  et  bossue, 

Avec  sa  peau  velue 

Et  son  air  de  morue. 

Veut  plaire  et  ne  plaît  pas,  ah  !  ah  !  ah  ! 

Saint-Sauveur  la  courtise 

Et  pourtant  la  méprise. 

J'admire  l'entreprise, 

Mais  je  ne  l'envie  pas,  ah  !  ah  !  ah  ! 

La  L...  dans  sa  retraite, 

A  l^oudens  ^,  en  cachette. 

Est  fidèle  et  discrète. 

On  est  surpris  du  cas,  ah  !  ah  !  ah  ! 

Mais  de  sa  continence, 

Voilà  la  conséquence  ; 

D'Alibert  est  en  France 

Et  Bauzy  n'en  veut  pas  !  ah  !  ah  !  ah  ! 

1.  M.  de  Poudens,  colonel  du  régiment  de  Gâtinois. 


344  SAINT-DOMINGUE 

Taillée  en  dame-jeanne, 

La  D...is,  Dieu  me  damne  ! 

Follement  se  pavane 

Pour  son  commandement,  ent,  ent,  ent  ! 

Mais  sur  son  impudence 

Mille  brocards  on  lance. 

Dès  l'instant  que  l'on  pense 

A  son  tempérament,  ent,  ent,  ent  ! 

Madame  la  Baronne, 

Vous  me  la  baillez  bonne 

De  croire  qu'on  vous  pardonne 

Tous  vos  petits  ébats,  bats,  bats,  bats  ! 

On  se  tairoit  sans  peine. 

Si,  rompant  votre  chaîne, 

La  grande  Madeleine 

Ne  le  disoit  tout  bas,  bas,  bas,  bas  i 

La  grande  Clémentine 

Follement  s'imagine 

Qu'on  oubliera  la  mine 

Que  son  beau-frère  a  fait,  ait,  ait,  ait^! 

Mais,  sans  toucher  l'affaire 

Du  malheureux  notaire, 

11  est  tant  de  manières 

D'abaisser  son  caquet,  et,  et,  et  ! 

Plus  intrigante  qu'elle. 

Lui  soufflant  Fontenelle, 

L...re  est  un  modèle 

Des  filles  de  Dourdan,  an,  an,  an! 

Formée  à  cette  école, 

Elle  a,  sur  ma  parole. 

Pour  y  jouer  un  rôle, 

Le  plus  heureux  penchant,  ant,  ant,  ant  ! 

Le...t  sans  adresse. 
Ni  même  gentillesse, 
D'un  faux  air  de  jeunesse 

1.  II  avait  fabriqué  un  faux  testament. 


VIE    lîT    MOEURS    CRÉOLES  345 

Compose  son  mainlien,  en,  en,  en! 

A  son  ton  d'arrogance, 

Son  air  de  suffisance, 

On  la  croit  d'importance. 

Hélas  !  c'est  moins  que  rien,  en,  en,  en  ! 

Petit  pantin  magique, 

Précieuse  Monique, 

Par  ta  morgue  emphatique. 

Crois-tu  nous  plaire,  bon  !  Non,  non,  non  ! 

Sois  petite  maîtresse, 

Coquette  sans  adresse, 

Affiche-toi  sans  cesse. 

Mais  baisse  un  peu  le  ton,  ton,  ton,  ton  ! 

La  D...ps,  dans  son  morne, 
A  son  mari  se  borne. 
Et  ne  veut  plus  de  corne 
Orner  son  chef  altier,  er,  er,  er  ! 
D'un  propos  aussi  moi'ne 
Sa  sagesse  en  vain  s'orne, 
Le  public  lamacorne 
Avec  son  atelier,  er,  er,  er  ! 

Si  parfois  on  cajolle 

La  petite  C.olle, 

Elle  croit  qu'on  raffole 

De  ses  minces  attraits,  aits,  aits,  aits! 

Il  n'est  pas  dans  la  ville 

De  femme  aussi  facile  ; 

Il  en  faudrait  un  mille 

Pour  combler  ses  souhaits,  aits,  aits,  aits. 

Sous  un  air  de  Vestale, 

La  G...ve  nous  étale 

Des  beautés  qu'à  la  halle 

On  étale  à  tout  prix,  hi  !  hi  !  hi  ! 

A  son  tour,  sa  parure, 

Son  esprit,  sa  tournure, 

On  reconnaît  l'allure 

Des  filles  de  Paris,  ri,  ri,  ri. 


346  SAINT-DOMINGUE 

Quand  une  voie  secrète, 

Que  la  C.ton  rejette 

Lui  crie  à  pleine  tête  : 

Le  temps  passé  n'est  plus,  plus,  plus,  plus  ! 

On  rit  de  sa  chimère, 

Quand  on  voit  qu'à  Cjthère 

Voyage  elle  veut  faire. 

En  dépit  des  rebuts,  buts,  buts,  buts! 

Quand,  dans  une  assemblée. 

Petite  mijaurée 

G...el  fait  la  sucrée, 

On  doit  rire  aux  éclats,  clats,  clats,  clats  ! 

Malgré  sa  taille  étique, 

Son  minois  narcotique. 

Elle  est,  dit-on,  publique  ; 

On  ne  le  diroit  pas  !  pas,  pas,  pas  ! 

PI... et,  belle  statue, 

Pour  certain  mal  qui  tue, 

Aujourd'hui  dépourvue, 

Ne  s'en  console  pas,  pas,  pas,  pas! 

«  Craint-on,  dira  CourrejoUe^, 

La  petite  vérole  ?  » 

Non,  non,  sur  ma  parole. 

C'est  bien  pis  que  cela,  la,  la,  la! 

Impérieuse,  hautaine, 

Méchante,  bête,  vaine, 

On  reconnaît  sans  peine 

De  qui  je  veux  parler,  1er,  1er,  1er  ! 

Si  pourtant,  dans  le  nombre, 

Quelqu'un  vouloit  confondre 

On  pourroit  lui  répondre 

Que  c'est  la  R...ier!  ier  !  ier  !  ier  ! 

Et  ta  chère  voisine, 
Notre  belle  blondine, 
Qui  ne  fait  pas  la  fine, 

1.  M.  Je  Courrcjolle,  officier  du  génie. 


VIE    ET    MOEURS    CRKOI-ES  347 

Qu'on  (lirons-nous,  Lafond,  fond,  fond,  fond'? 

Si  la  iVêlc  nacelle 

De  cette  jouvencelle, 

En  naviguant,  chancelle, 

Elle  te  coule  à  tond,  fond,  fond,  fond  ! 

Louis  le  Débonnaire, 

L'cl'fanqué  Desmolières, 

A  la  Grande-Rivière, 

S'arrachaient  P...taut,  taut,  taut,  taut! 

La  petite,  aguerrie, 

A  calmé  leur  furie, 

Et  prend  Sainte-Marie, 

Pour  avoir  du  repos,  pos,  pos,  pos  ! 

0  sexe  plein  d'alarmes. 

Que  ces  indignes  armes 

Ne  troublent  pas  les  charmes 

De  vos  heureux  loisirs,  sirs,  sirs,  sirs  ! 

Que,  malgré  ces  disgrâces, 

En  foule,  sur  vos  traces, 

Les  amours  et  les  grâces 

Enchaînent  les  plaisirs,  sirs,  sirs,  sirs  ! 

Eh  !  quoi,  peu  vous  importe 

Qu'une  vile  cohorte 

Espère,  de  la  sorte. 

Empoisonner  vos  jours,  jours,  jours,  jours  ! 

Oui,  leur  hommage  intime 

Et  la  publique  estime 

Innocente  victime, 

Vous  vengeront  toujours,  jours,  jours,  jours  !  - 

Des  «  bavardages  scandaleux  »,  dont  voilà  un  échan- 
tillon, les  auteurs  ont  à  Saint- Doming-ue  Toccasion 
de  renouveler  fréquemment  leur  veine   dans  les  «  arri- 

1.  Lafond,  chirurgien. 

2.  Moreau  de  Saint-Méry,  Notes  historiques...  (A.  M.  G.,   F^   141  bis, 
non  paginé). 


348  SAINT-DOMINGUE 

vées  »  qui,  sans  cesse,  offrent  une  matière  fertile  à  leur 
curiosité,  à  leur  verve,  à  leur  esprit  de  dénigrement..., 
à  leur  crédulité  aussi.  Car  ces  mêmes  censeurs,  si  aver- 
tis, font  preuve  souvent  d'une  extraordinaire  naïveté. 
En  1744,  un  certain  prince  du  Mont-Liban,  venu  de  Mar- 
seille à  la  Martinique,  et  de  là  à  Saint-Domingue,  pour 
implorer  la  charité  des  fidèles,  afin  d'obtenir  de  quoi 
racheter  son  frère  aîné,  retenu  en  otage  par  le  pacha  de 
Sidon,  pour  un  tribut  qu'il  n'avait  pu  payer,  est  reçu  par 
toute  la  société  de  la  colonie  avec  l'empressement  le 
plus  invraisemblable,  et  disparaît  finalement,  après  avoir 
fait  un  nombre  incalculable  de  dupes  dans  ce  monde  par 
ailleurs  si  méfiant  et  si  soupçonneux*. 

En  dehors  de  ces  menues  «  aventures  »,  dequoicause- 
t-on  pourtant  dans  les  divers  centres  de  Saint-Domin- 
gue? Avant  tout,  de  politique,  de  ce  qui  peut,  comme 
nous  l'avons  vu,  vexer  le  gouvernement,  ou  encore 
indisposer  le  clergé  et,  à  un  moment  donné,  plus  spécia- 
lement les  Jésuites.  Il  faut,  pour  s'en  convaincre,  avoir 
parcouru,  comme  je  l'ai  fait,  les  archives  de  la  colonie. 
On  est  frappé,  alors,  de  l'énorme  amas  des  documents, 
des  correspondances  qui  se  sont  accumulés  à  propos 
d'affaires  qui  nous  semblent  aujourd'hui  infiniment 
puériles  et  sans  portée.  Voici  un  volumineux  dossier, 
de  plus  de  300  pièces  assurément,  tout  entier  rempli  des 
enquêtes  faites,  des  plaintes,  des  réclamations,  des  pro- 
testations formulées  sur  la  grave  question  de  savoir  si 
les  huissiers  peuvent  ou  non  servir  dans  les  milices, 
affaire  qui,  vers  1779,  passionne  le  Port-au-Prince  et  a 

1.  A.  Dessalles,  Histoire  commerciale  et  politique  des  Antilles,  t.  III, 
p.  481. 


VIK    KT    MOKUllS    CllKOIJÎS  349 

son  écho,  d'ailleurs,  dans  LouLes  les  villes  de  la  colonie*. 
Puis,  ce  sont  les  cabales  organisées  pour  ou  contre  les 
candidats  aux  divers  emplois  publics  :  en  1770  encore, 
le  Gap  est  ainsi  révolutionné,  par  la  nomination  au  poste 
d'administrateur  de  la  maison  de  la  Providence  d'un 
colon  qui  n'a  pas  la  faveur  universelle,  que  personne 
n'a  jamais  du  reste".  Gomme  je  le  disais  enfin,  en  un  pays 
où  la  religion  n'a  que  très  peu  d'influence  sur  les  mœurs, 
toutes  occasions  sont  bonnes  de  protester  contre  les 
«  empiétements  de  pouvoir  »  du  clergé,  des  ordres  reli- 
gieux. En  1737,  un  nommé  Olivier,  marchand  au  Gap, 
ayant  refusé,  à  son  lit  de  mort,  d'accepter  comme  con- 
fesseur le  P.  Le  Gros,  jésuite,  curé  du  Gap,  celui-ci 
s'oppose  à  son  inhumation  en  terre  sainte.  Aussitôt,  une 
effervescence  inouïe  se  manifeste  dans  la  ville,  et  après 
que  manifestations,  menaces,  injures  sont  restées  inu- 
tiles, les  dragons  du  Gap,  au  corps  desquels  appartenait 
Olivier,  intentent  un  procès  aux  Jésuites.  De  Saint- 
Domingue,  la  cause  est  bientôt  portée  en  France,  et  après 
deux  ans  d'attente,  les  Jésuites  sont  enfin  blâmés,  et  il 
leur  est  ordonné  d'enterrer  Olivier  avec  les  pompes  de 
l'Église  ^  «  Jamais  joie,  écrit  un  historien,  ne  fut  plus 
universelle  que  celle  qui  éclata  alors  au  Gap;  il  sembloit 
à  chaque  habitant  qu'il  eût  gagné  un  procès  considé- 
rable, d'où  dépendoient  sa  fortune  et  son  repos'.  »  De 
même,  en  1773,  le  père  Nicolson,  préfet  de  la  mission  des 

d.  Arch.   du  min.  des  Colonies,  Coït,  gén.,  Saint-Domingue,  2"  série, 
carton  XXIX. 

2.  Ibid.,  carton  XXIX. 

3.  A.  Dessalles,  Histoire  des  Antilles,  t.  III,  p.  387  et  suivantes. 

4.  Nougaret,  Voyages  dans  différentes  colonies...  ;   Anecdote  sur  les 
religieux  d'une  société  abolie,  qui  furent  établis  au  Cap,  p.  183. 


350  SAINÏ-DOMINGUE 

Jacobins,  ayant  refusé  la  sépulture  à  une  fille  qui  avait 
joué  la  comédie  à  Léogane,  tout  le  quartier  prend  feu, 
déclarant  que  ce  religieux  s'est  mis  dans  son  tort,  au 
point  de  vue  même  des  principes,  puisque  «  la  colonie 
dépend  de  l'évêque  de  Rome,  est  sous  sa  juridiction 
directe,  et  qu'en  Italie  les  comédiens  sont  enterrés  à 
l'église  \  » 

Dans  tous  ces  faits  ne  découvre-t-on  pas  comme  une 
surexcitation  presque  maladive  de  l'esprit  public,  qui 
confirme  une  fois  de  plus  ce  que  j'ai  pu  dire  précédem- 
ment du  caractère,  des  mœurs  et  de  la  société  créoles? 


VII 


Qu'on  déclare  tendancieuse  la  peinture  que  je  viens  de 
faire  de  cette  société  et  de  la  vie  en  général  à  Saint- 
Domingue,  je  le  veux  bien.  N'est-ce  pas,  pourtant,  par  le 
peu  de  charmes  de  cette  vie,  que  s'explique  le  mieux  un 
fait  que  j'ai  déjà  mis  en  lumière  et  sur  lequel  je  vou- 
drais insister  plus  précisément  en  terminant,  à  savoir 
l'empressement  des  colons  à  fuir  la  colonie  aussitôt  que 
la  chose  leur  est  possible  ? 

En  1786,  MM.  de  la  Luzerne  et  Barbé  de  Marbois,  en 
un  long  rapport  sur  la  situation  financière  et  monétaire 
de  Saint-Domingue,  constataient  que,  «  les  ventes  des 
colons  surpassant  leurs  achats  à  la  France  et  à  l'étran- 
ger, il  devroit  y  avoir  en  principe  un  excédent  de  recettes 
en  espèces  dans  la  colonie  ».   Pourtant,  remarquaient» 

1.  Moreau  de  Saint-Méry,  Description...  1.  II,  p.  460, 


VIK    Kl'    MOiaUS    CIIKOI.KS  iiil 

ils,  «  cet  excédoni  n'exislo  jamais  cl.  so  Iransl'orme 
presque  toujours  en  déliclL:  I"  |)ar(U' (ju<'-  tous  les  grands 
propriétaires  de  l'Ile  résidenL  en  France  et  y  consom- 
ment les  revenus  qu'ils  tirent  de  Saint-Domingue  ;  — 
2"  parce  que  ceux,  qui  ont,  dans  celle  colonie  des  pro- 
priétés foncières  un  pou  moins  considéral)los,  accumu- 
lent sans  cesse  dans  le  Nouveau  Monde,  pour  aller  jouir 
dans  l'ancien,  et  que  Paris,  que  les  provinces  fourmil- 
lent de  ces  colons  errants,  qui  y  accourent,  aussitôt 
qu'ils  le  peuvent,  pour  y  dépenser  leurs  revenus  ;  — 
3°  enfin,  parce  qu'il  existe  encore  un  esprit  de  retour 
plus  fort  dans  le  grand  nombre  des  citoyens  qui  rési- 
dent à  Saint-Domingue,  sans  y  être  propriétaires  fon- 
ciers et  qu'on  y  doit  regarder  comme  de  véritables 
passagers  ;  ceux-ci  rapportent  ou  transmettent,  sans 
cesse,  en  France  les  économies  ou  les  gains  qu'ils  ont 
faits  au  delà  des  mers.  Et  ce  qui  prouve  la  vérité  de 
ces  assertions,  c'est  que,  pendant  la  dernière  guerre,  les 
gens  n'osant  plus  sortir  ou  envoyer  d'argent  en  France, 
le  numéraire  a  afflué  dans  l'Ile  '.  » 

En  effet,  le  vrai  but,  le  vrai  plaisir  de  la  vie  à  Saint- 
Domingue,  ce  n'est  pas  d'y  vivre,  c'est  d'y  amasser,  et 
très  vite,  une  fortune  qu'on  va  dépenser  en  France.  De 
cela  les  colons  se  chargent  magnifiquement. 

Chose  curieuse,  ce  contre-courant  d'émigration  ne 
dépeuple  pas  autant  qu'on  pourrait  le  croire  la  colonie. 
Telle  est  d'abord  la  prodigalité  des  planteurs,  qu'une 
fortune  leur  a  bientôt  fondu   entre   les  doigts   et   que 


1.  Lettre  de  MM.  de  la  Luzerne  et  Barbé  de  Marbois,  du  Port-au- 
Prince,  le  24  juillet  1786  (A.  M.  G.,  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  G", 
vol.  GLYII). 


352  SAINT-DOMINGUE 

bientôt  ils  n'ont  plus  comme  perspective  que  d'aller  en 
refaire  une  autre  à  Saint-Domingue.  «  Que  de  colons, 
lit-on,  dans  des  Représentatio?i.'i  des  deux  Conseils  du 
Gap  et  du  Port-au-Prince,  datées  de  1764,  que  de  colons 
étalent  dans  la  capitale  un  luxe  asiatique,  y  consommant 
les  fruits  de  plusieurs  années  d'économie  et  les  avances 
ruineuses  du  commerce  et  y  profitant  en  aveugles  de 
l'aisance  de  s'endetter.  Mais,  pendant  ce  temps  de  bon- 
heur factice,  le  créancier  fait  des  frais,  le  procureur 
s'enrichit,  le  commerçant  accumule  les  intérêts  ;  enfin, 
l'illusion  cesse,  il  faut  revenir  à  la  charrue,  il  faut 
repasser  les  mers.  On  trouve  tout,  alors,  dans  un  désor- 
dre affreux,  et  l'on  paye  bien  chèrement  quelques  années 
de  capitale.  Aux  plaisirs  et  à  la  mollesse  de  Paris,  suc- 
cèdent les  fatigues  d'une  agriculture  ingrate  et  la  soli- 
tude d'une  habitation  \  » 

Chez  ces  vétérans  de  la  colonie,  on  remarque  du  reste 
une  ardeur  nouvelle  à  leur  retour.  «  Nous  l'avons 
constaté  par  cent  exemples,  écrivent  MM.  de  Vaudreuil 
et  Lalanne  ;  ces  pérégrinations  n'ont  fait  qu'exciter  l'ému- 
lation de  plusieurs  et  que  les  porter  à  entreprendre,  une 
fois  revenus,  des  travaux  auxquels  ils  ne  se  seroient 
jamais  engagés,  si  le  désir  de  réparer  les  brèches  faites 
à  leur  fortune  par  le  voyage  de  France  ne  les  avoit 
animés  -.  » 

Mais  ce  qui,  en  dépit  des  perpétuels  exodes  vers  la 
métropole,  assure  aussi  le  peuplement  régulier  de  la 
colonie,  c'est  l'exemple  tentant  qu'offre  à  tous  les  affa- 

•1.  Représentations  des  deux  Conseils,  1764  [Ibid.,  vol.  GXIX). 
2.   Lettre  de  MM.  de  Vaudreuil  et  Lalanne,  du  Port-au-Prince,  du 
10  juin  1753  (A.  M.  G.,  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  G^  vol  XGVI), 


VIE  i-yr  MOi:u»s  chkoles  353 

mes  (l'argent  le  spectacle  de  ces  enrichis  de  la  veille. 
Comme  l'ajoutent  très  bien  MM.  de  Vaiidreuil  etLalanne, 
«  l'ostentation  de  la  fortune  de  tant  de  colons  a  été 
et  sera  toujours  très  utile  pour  engager  les  jeunes  gens 
à  quitter  leur  patrie  et  à  venir  ici  courir  la  môme  car- 
rière, dans  l'espérance  des  mêmes  succès*.  » 

Si,  toutefois,  ces  Français  d'au  delà  les  mers  doivent 
une  partie  du  prestige  et  de  l'admiration,  qu'ils  susci- 
tent dans  le  vieux  monde,  à  leurs  énormes  fortunes  et  à 
leur  façon  princière  de  les  dépenser,  l'existence  qu'ils 
mènent  en  ce  pays  féerique  des  Iles,  qu'une  fois  en 
France,  comme  tous  les  voyageurs,  ils  ne  voient  plus, 
ne  décrivent  plus  que  sous  ses  aspects  les  plus  enchan- 
teurs ;  ces  mœurs,  ces  habitudes,  qu'ils  dépeignent 
comme  si  différentes  des  mœurs,  des  habitudes  européen- 
nes ;  cette  autorité  absolue  qu'ils  se  vantent  d'exercer  sur 
leurs  immenses  troupeaux  d'esclaves  ;  ce  charme  exo- 
tique qui  s'exhale  de  leur  personne  :  tout  cela  est  fait 
aussi  pour  leur  assurer  dans  les  sociétés  le  plus  vif  suc- 
cès, surtout  après  que  Raynal  aura  conté  l'histoire  de 
ces  régions  légendaires,  et  que,  avec  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  la  littérature  aura  chanté  les  beautés  de  la 
nature  tropicale.  Alors,  ce  sera  une  vogue  dont  rien  ne 
peut  plus  donner  une  idée.  Dans  le  monde  féminin,  en 
particulier,  on  se  passionnera  pour  les  beautés  créoles; 
on  s'extasiera  devant  leur  démarche  nonchalante,  leurs 
gestes  mignards,  leurs  attitudes  languissantes  ;  on 
déclarera  adorables  leur  parler  doux  et  traînant,  le 
négligé   de  leurs  habitudes,   le  tour  nouveau  qu'elles 

1.  Lettre  de  MM.  de  Vaudreuil  et  Lalanne,  du  Port-au-Prince,   du 
JO  juin  1755  (A.  M.  G.,  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  G«,  vol.  XCVI). 


354  SAINT-DOMINGUE 

savent  apporter  aux  divertissements  et  aux  plaisirs,  la 
façon  qu  elles  s'entendent  à  donner  aux  maisons,  aux 
ameublements,  aux  toilettes  surtout.  «  D'elles  viennent, 
à  ce  dernier  point  de  vue,  des  révolutions  inaperçues  : 
la  haute  coiffure  remplacée  par  le  mouchoir  à  la  créole,  le 
grand  habit  détrôné  par  la  gaule  flottante  et  souple  S  les 
soies  et  le  velours  abandonnés  pour  les  blanches  étoffes 
de  mousseline  et  de  percale,  d'un  blanc  qu'on  n'obtient 
que  là-bas  aux  bords  de  l'Artibonite-  »,  où  les  blanchis- 
seuses se  servent,  dit-on,  de  lianes,  qu'on  nomme  lianes 
à  savon,  d'oranges  et  de  citron,  pour  nettoyer  le  linge, 
auquel  elles  mêlent,  lorsqu'il  est  repassé,  des  fleurs  de 
frangipaniers. 

Et,  peut-être,  faut-il  chercher  dans  cet  engouement 
incroyable  pour  la  société,  la  vie  et  les  mœurs  créoles, 
les  raisons  de  l'opinion  fausse  et  exagérée  que  l'on 
continuera  à  s'en  faire  en  France,  après  surtout  qu'une 
épouvantable  catastrophe  aura  rendu  plus  pathétique  la 
fin  du  monde  de  Saint-Domingue  ! 


VIII 

Une  conséquence  plus  immédiate  de  l'invraisemblable 
faveur,  dont  jouit  ce  monde  des  «  Iles  »,  est  qu'entre  lui 
et  l'ancienne  société  française  les  unions  se  multiplient. 
Fortunes  princières,  charme  étrange  et  troublant,  il  y  a 
là  de  quoi  sauver  de  la  ruine  bien  d'illustres  maisons, 

1.  Large  robe  sans  taille  et  d'étoffe  légère. 

2.  Frédéric  Masson,  Joséphine  de  Beauharnais,  p.  36. 


VIK  F/r  MOKURS    r.RI^.OMÎS  355 

piquer  bien  des  curiosités  el.  dos  lanlaisies,  redorer  bien 
des  blasons,  séduire  bien  des  blasés.  En  fait,  l'on  ne 
compte  plus  bientôt  les  mariages  entre  les  grands  sei- 
gneurs de  France,  —  les  Ségur,  les  Noailles,  les  Lévis, 
les  La  Rochefoucauld,  les  Rohan,  les  Brancas-Céreste, 
les  Paroy,  les  Gouy  d'Arsy,  les  Gliabannes,  —  et  ces 
charmantes  filles  créoles,  auxquelles,  à  leur  arrivée  en 
France,  un  court  séjour  en  quelque  couvent  aristocra- 
tique, —  au  couvent  de  Panthemont  par  excellence,  — 
permet  bien  vite  d'acquérir  ce  qui  leur  manque  d'habi- 
tude du  monde,  une  entrée  dans  la  société,  des  relations 
pour  plus  tard.  «  Sire,  écrivent,  en  1788,  au  Roi,  les 
représentants  à  Paris  des  planteurs  de  Saint-Domingue, 
Sire,  toute  votre  cour  est  devenue  créole  par  alliance; 
les  liens  du  sang,  ces  liens  que  rien  ne  sauroit  rompre, 
ont  pour  jamais  uni  votre  noblesse  avec  Saint-Do- 
mingue ^  !  » 

Mais,  si  se  refont  ainsi  les  fortunes  épuisées  du  vieux 
monde,  ainsi  se  forme,  par  contre,  une  nouvelle  classe 
de  colons,  colons-amateurs,  planteurs  d'occasion, 
comme  on  l'a  dit,  dont  les  uns  n'ont  jamais  mis  les 
pieds  dans  la  colonie  et  dont  les  autres  y  ont  fait  de 
trop  courts  séjours  pour  en  rien  connaître.  «  C'est  par 
son  procureur  ou  son  gérant  d'habitation,  constate  avec 
regret  un  vieux  colon,  celui-là,  M.  de  Rouvray,  que  ce 
grand  propriétaire,  qui  ne  vint  jamais  à  Saint-Domingue, 
est  éclairé  sur  ses  intérêts  et  sur  ceux  de  la  colonie, 
c'est-à-dire  par  l'homme  le  plus  disposé  à  l'entretenir 
dans  une  ignorance  complète  de  ses  affaires  et  de  celles 

1.  Lettre  adressée  au  Roi  par  les  commissaii-es  à  Paris  de  la  colonie 
de  Saint-Domingue,  31  août  i788  (Arch.  nat.,  B  III,  135,  p.  155). 


356  SAINT-DOMINGUE 

du  pays.  »  «  Et  sont-ils  plus  avancés,  ajoute  ce  même 
M.  de  Rouvray,  ceux  que  nous  voyons  courir  d'un  bout 
à  l'autre  de  la  colonie  en  quinze  jours,  pour  avoir  le 
droit  de  dire  en  arrivant  à  Versailles  qu'ils  sont  par- 
faitement instruits  de  l'administration,  des  finances,  de 
la  partie  militaire,  de  la  culture  de  la  colonie?...  Que  peu- 
vent-ils cependant  y  avoir  vu  ?  De  grands  dîners  que  les 
procureurs  d'habitation  leur  ont  donnés,  de  grands  res- 
pects, de  bons  lits,  de  bons  chevaux  pour  voyager.  Aussi, 
tout  a  dû  leur  paroître  prospérité  et  bonheur  à  Saint- 
Domingue.  De  superbes  barrières,  dont  le  propriétaire 
n'a  quoi  faire,  qui  n'ont  aucune  solidité  et  qu'il  faut 
refaire  tous  les  trois  ou  quatre  ans,  d'assez  beaux  bâti- 
mens  en  apparence,  mais  mal  commodes  et  fort  mal 
entendus,  qui  ont  coûté  le  double  de  leur  valeur  à  leurs 
propriétaires,  c'est  encore  à  peu  près  ce  que  ces  mes- 
sieurs y  ont  vu.  Mais  sont-ils  descendus  dans  les  détails 
qu'on  a  eu  bien  soin  de  leur  cacher  ?  Se  sont-ils  infor- 
més du  malheureux  esclave,  comme  il  y  étoit  traité,  s'il 
trouvoit  dans  les  hôpitaux  les  soins  nécessaires,  si  le 
gérant  ne  lui  voloit  point  ses  vivres,  si  les  châtimens 
n'y  étoient  point  excessifs,  si  on  ne  lui  enlevoit  point 
sa  femme  ou  sa  maîtresse  ?...  A  les  entendre  pourtant, 
ils  ont  tout  vu,  tout  approfondi,  et  des  gens  de  Paris, 
des  gens  considérables  les  croiront  peut-être  sur  pa- 
role *  !  » 

Car  voilà  à  quoi  aboutissait  l'admirable  effort  colo- 
nial de  plus  d'un  siècle ,  à  une  ploutocratie  qui  ne 
voyait  plus  dans  Saint-Domingue  qu'une   mine  inépui- 

1.   Archives  nationales,  D  XXY,  13,  dosg.  13,  n°  15. 


VIR    KT  MOEUllS    CRÉOLES  357 

sable  de  richesses  sur  lesquelles  il  suffisait  d'étendre 
la  main,  et  qui,  pouvant  être  appelée,  d'un  moment 
à  l'autre,  à  peser  d'un  grand  poids  dans  les  desti- 
nées de  la  colonie,  en  ignorait  tout  malheureusement, 
et  les  besoins,  et  les  intérêts,  et  les  aspirations  et  les 
vœux  ! 


CONCLUSION 


Je  n'ai  pas  la  prétention  de  refaire  ici  l'histoire  de  la 
révolution  de  Saint-Domingue  si  longuement  racontée 
par  tant  d'auteurs  \  A  la  fin  de  cette  étude  sur  la  forma- 

1.  Il  me  serait  de  même  impossible  de  donner  une  documentation  et 
une  bibliographie  complètes  du  sujet,  les  sources  manuscrites  et 
imprimées  et  les  ouvrages  de  seconde  main  relatifs  à  la  révolution  de 
Saint-Domingue  étant  innombrables.  Voici  seulement  les  quatre  grands 
groupes  de  documents  et  d'ouvrages  essentiels  à  consulter  : 

I.  Les  documents  inédits  qui  se  trouvent  surtout  au  ministère  des 
Colonies,  et  aux  Archives  nationales  : 

{'  Archives  du  ministère  des  Colonies,  Correspondance  générale, 
Saint-Domingue,  C,  vol.  dtiO  à  166  ;  et  Ibid.,  2°  série,  cartons  40 
à  42; 

2"  Archives  nationales,  Comité  des  Colonies,  D  XXV,  carions  1  à 
•Mo. 

II.  Les  documents  publiés,  tels  que  : 

1"  Débats  entre  les  accusateurs  et  les  accusés  dans  l'affaire  des  colonies, 
imprimés  en  exécution  de  la  loi  du  4  pluviôse,  Paris,  Imprimerie  natio- 
nale, pluviôse  à  fructidor  an  III,  9  vol.  in-S»; 

2°  Les  papiers  du  général  A.-N  de  la  Salle  (Saint-Domingue,  1792-1793), 
publiés  par  le  D''  A.  Corre,  Quimper,  1897,  in-8». 

III.  Toute  la  série  des  mémoires,  ou  des  histoires  rédigées  d'après 
des  souvenirs  personnels,  comme  :  Dalmas,  Histoire  de  la  révolution 
de  Saint-Domingue,  Paris,  1814.  2  vol.  in-8°  ;  Grouvel,  Faits  historiques 
sur  Saint-Domingue,  1814,  in-S»  ;  etc.,  etc.. 

IV.  Les  ouvrages  de  seconde  main  enfin.  On  peut  considérer  comme 
le  premier  en  date  de  ces  ouvrages  le  Rapport  sur  les  troubles  de  Saint- 
Domingue  fait  au  nom  de  la  comynission  des  Colonies,  des  Comités  de 
Salut  public,  de  Législation  et  de  Marine  7-éunis,  par  J.-Ph.  Garran 
(de  Coulon),  député  du  Loiret,  Paris,  Imprimerie  nationale,  ans 
V-VII,  4  vol.  in-8».  C'est  en  somme  le  travail  le  plus  complet  qui  ait 
été  composé  sur  la  révolution  de  Saint-Domingue,  d'après  les  documents 


CONCLUSION  3b9 

tion  et  le  développement  de  la  société  créole  sous  l'an- 
cien régime,  je  voudrais  seulement  indiquer  comment 
la  perte  de  la  plus  belle  de  nos  colonies  des  Antilles, 
bien  loin  de  n'avoir  eu,  comme  on  le  croit  en  général, 
que  des  causes  politiques,  a  été  surtout  la  résultante  de 
l'état  social  que  j'ai  essayé  de  peindre. 

Ces  grands  planteurs,  dont  je  viens  de  parler  en  der- 
nier lieu  et  qui  pour  la  plupart  ne  connaissent  Saint- 
Domingue  que  de  réputation  ;  —  ce  monde  si  mêlé 
de  la  justice,  de  l'administration,  des  affaires  et  du 
commerce,  qui  peuple  les  villes  et  les  bourgs  ;  —  enfin 
cette  noblesse  de  cultivateurs  et  de  soldats  dont  les 
membres  forment  comme  les  cadres  ou  l'ossature  de  la 
population,  telles  sont  en  1789  les  diverses  classes 
sociales  qui  vivent  de  la  colonie  ou  dans  la  colonie.  Cha- 
cune d'elles,  pendant  la  révolution,  jouera  exactement  le 
rôle  que  l'on  pouvait  prévoir,  si  bien  qu'exposer  ce 
rôle  sera  esquisser  l'histoire  de  la  révolution  de  Saint- 
Domingue  et  en  tirer  la  philosophie. 


I 


Par  les  «  grands  propriétaires  »  résidant  en  France, 
Saint-Domingue  entre,  tout  d'abord,  dans  la  Révolution. 
Par  eux,  en  effet,  est  créé  le  Comité  colonial,  dont  «  aucun 


officiels,  et  un  très  pi'écieux  recueil  de  faits.  Les  idées  en  sont,  il  est 
vrai,  souvent  tendancieuses;  mais  la  bonne  foi  de  l'auteur  ne  peut  être 
suspectée.  Cet  ouvrage  a  d'ailleurs  été  la  source  principale  où  ont 
puisé  la  plupart  des  historiens  de  la  révolution  de  Saint-Domingue, 
qu'a  racontée  en  dernier  lieu  H.  Gastonnet  des  Fosses,  La  Révolution  de 
Saint-Domingue,  Paris,  1893,  in-l2. 


360  SAINT-DOMINGUE 

des  membres,  dit  un  contemporain,  n'a  habité  de  suite 
à  Saint-Domingue,  et  dont  les  deux  tiers  n'y  ont  jamais 
été^  »,  mais  qui  n'en  prend  pas  moins,  dès  le  début  de 
1788,  l'initiative  de  demander  la  représentation  de  la 
colonie  aux  États  généraux  :  grave  question  que  l'igno- 
rance de  leurs  véritables  intérêts  pouvait  seule  pousser 
ces  imprudents  à  soulever.  Réclamer  l'admission  des 
députés  des  colonies  à  la  Constituante,  n'était-ce  pas  en 
effet  mettre  à  l'ordre  du  jour  de  la  Révolution  les  grands 
problèmes  politiques,  économiques  et  sociaux  qui  se 
posaient  à  propos  du  régime  de  ces  colonies,  n'était-ce 
pas  accepter  par  avance  de  se  soumettre  à  toutes  les 
solutions  qu'y  donnerait  l'Assemblée,  n'était-ce  pas  en 
un  mot  préparer  la  ruine  d'un  état  de  choses  que  les 
membres  du  Comité  colonial  ne  pouvaient  que  désirer 
consolider?  «  Cela  est  si  vrai  que  les  contemporains  eux- 
mêmes  ont  vu,  non  sans  raison,  dans  cette  agitation 
imprudente  l'origine  de  la  chute  de  l'empire  colonial 
créé  par  l'ancien  régime.  «  Aujourd'hui,  dit,  en  1802, 
(c  un  observateur  sagace,  Beaulieu,  on  s'arrête  à  cette 
«  démarche  inconsidérée  des  habitants  de  Saint-Domin- 
«  gue  et  on  y  voit  la  source  des  malheurs  qui  les  ont 
«  perdus  et,  avec  eux,  la  branche  la  plus  importante 
«  du  commerce  français.  Si  les  habitants  de  Saint- 
ce  Domingue  n'eussent  point  envoyé  de  députés  aux 
«  Etats  généraux,  il  n'y  aurait  pas  eu  de  point  de  con- 
«  tact  entre  eux  et  l'Assemblée  nationale,  c'est-à-dire 


1.  Correspondance  secrète  inédite  sur  Louis  XVI,  publiée  par  M.  de 
Lescure  (t.  II,  p.  527).  Citée  dans  Boissonnade,  Saini-Dommg'Me  à  la  veille 
de  la  Révolution,  et  la  question  de  la  représentatio7i  coloniale  aux  États 
généraux,  Paris,  I'J06,  in-8».  p.  43. 


CONCI,USION  301 

«  entre  eux  et  le  foyer  de  la  Révolution ,  ou  flu 
«  moins  la  communication  eût  été  ])]us  (lillicilc  et  plus 
«   lente  \  » 

Vainement,  aux  vœux  du  Conii/c  colonial  tente  de 
s'opposer  une  autre  société  mieux  informée,  la  Société 
correspondante  des  colons  français,  plus  connue  sous  le 
nom  de  Club  Massiac.  Beaucoup  de  ses  adhérents  sont 
sans  doute  aussi  des  habitants  intermittents  ou  tout  à 
fait  occasionnels  de  Saint-Domingue  ;  mais  ils  accep- 
tent du  moins  la  direction  d'hommes  expérimentés, 
Duval-Sanadon,  Malouet,  Moreau  de  Saint-Méry.  Ceux- 
là  leur  exposent  sagement  qu'il  faut  craindre  de  voir 
l'émancipation  des  noirs  ou  l'abolition  de  la  traite  deve- 
nir la  rançon  de  l'octroi  d'une  représentation  aux  colo- 
nies, que  provoquer  des  débats  sur  le  système  colonial 
serait  se  soumettre  à  des  jugements  précipités  et  incom- 
pétents qui  pourraient  être  pour  les  colons  des  arrêts  de 
mort,  que  l'avenir  des  colonies  serait  livré  aux  déci- 
sions d'une  assemblée  où  les  députés  de  Saint-Domin- 
gue en  particulier  ne  figureraient  que  dans  la  propor- 
tion de  un  contre  deux  cents".  Mais  ces  prophétiques 
avertissements  ne  sont  point  entendus  du  Comité  colo- 
nial^ qui  finalement,  le  7  juillet  1789,  obtient  de  l'Assem- 
blée constituante  six  sièges  de  représentants  pour  Saint- 
Domingue.  Désormais,  le  sort  de  la  colonie  est  lié  à 
celui  de  la  métropole  qui  va  lui  imposer  ses  lois  aux- 
quelles elle  essaiera  vainement  de  se  soustraire. 


1.  Beaulieu,  Essais  sur  la  Révolution,  t.  I,  p.  269,  cité  par  Boisson- 
nade,  Op.  cit.,  p.  274. 

2.  Boissonnade,  Op..  cit.,  p.  2o2  et  suivantes. 


362  SAINT-DOMINGUE 


II 


L'imprévoyance  d'un  parti  avait  préparé  la  ruine  de 
l'ancien  régime  colonial  à  Saint-Domingue  ;  la  dange- 
reuse exaltation  d'une  autre  faction  l'acheva.  Cette  autre 
faction,  on  la  connaît  ;  c'est  celle  qui  depuis  si  long- 
temps protestait  bruyamment  contre  les  prétendus  abus 
de  pouvoir  des  chefs  de  la  colonie,  le  despotisme  des 
gouverneurs,  la  domination  exécrée  du  militaire.  Je 
Fai  déjà  dit,  tant  d'esprits  inquiets,  de  fauteurs  de 
désordre  devaient  saluer  avec  enthousiasme  une  révolu- 
tion qui  leur  apparaissait  surtout  comme  une  revanche 
à  prendre  sur  l'ancien  gouvernement,  comme  un  moyen 
de  satisfaire  leurs  rancunes  et  leur  ambition  et  de 
s'emparer  enfin  de  l'autorité.  Aussi,  avec  quel  aveugle- 
ment eux  aussi  poussent-ils  la  colonie  en  des  voies  nou- 
velles !  A  peine  a-ton  appris  la  chute  de  la  Bastille, 
que  «  le  ferment  révolutionnaire  se  développe  par- 
tout». Des  manifestations  s'organisent  contre  les  agents 
du  pouvoir  central,  en  particulier  contre  l'intendant, 
M.  Barbé  de  Marbois,  et  le  procureur  général  du  Con- 
seil supérieur  du  Port-au-Prince,  M.  de  Lamardelle,  qui, 
l'un  et  l'autre,  sont  obligés  de  se  soustraire  par  la  fuite 
aux  fureurs  de  leurs  ennemis  ;  de  nouveau  et  plus  que 
jamais,  les  commandants  militaires  sont  en  butte  dans 
leurs  quartiers  aux  injures  et  aux  menaces  des  anciens 
adversaires  de  l'état-major  ;  les  citoyens  paisibles  sont 
persécutés,  qui  se  refusent  à  approuver  l'agitation;  sim- 
plement coupables  de  s'être  montrés  dans  les  rues  sans 


CONCLUSION  363 

cocarde  tricolore,  un  particulier  des  Caycs,  M.  Goys, 
est  massacré,  et  un  autre  nommé  Boulin,  de  Saint- 
Marc,  atrocement  maltraité*. 

Toutefois,  si  ces  agitateurs  précipitent  ainsi  la  chute 
de  l'ancien  état  de  choses,  ils  ne  songent  nullement  à 
proscrire  les  «  principes  arbitraires  »  du  gouvernement 
qu'ils  jettent  à  bas  et  n'entendent  être  soumis  à  aucune 
autorité.  L'anarchie  la  plus  complète  est  substituée  de 
la  sorte  à  des  institutions  peut-être  vicieuses,  mais  rien 
de  plus'".  Un  petit  nombre  de  blancs  s'empare  exclusi- 
vement de  tous  les  pouvoirs  et  dirige  les  délibérations 
des  assemblées  provinciales  du  Nord,  de  l'Ouest  et  du 
Sud.  Sous  leur  impulsion,  ces  assemblées  s'affranchis- 
sent bientôt  entièrement  de  la  tutelle  de  la  métropole. 
Dès  le  commencement  de  1790,  elles  repoussent  résolu- 
ment le  plan  de  convocation  d'une  assemblée  coloniale, 
envoyé  à  Saint-Domingue  par  le  ministre,  M.  de  la 
Luzerne,  et  lui  substituent  un  mode  d'élection  de  leur 
choix.  Et  cette  assemblée  (la  première  Asse?7iblce  colo- 
niale, dite  de  Saint-Marc),  une  fois  réunie,  suit  les 
mêmes  errements.  Ce  ne  sont  plus  seulement  les  ordres 
du  minisire  qu'elle  méprise  et  dédaigne,  ce  sont  ceux 
même  de  l'Assemblée  nationale.  Elle  s'oppose  à  l'exé- 
cution à  Saint-Domingue  des  décrets  des  8  et  28  mars 
relatifs,  l'un  aux  attributions  des  assemblées  de  la  colo- 
nie, l'autre  aux  droits  politiques  des  mulâtres;  elle  jette 
par  son  décret  du  28  mai  les  bases  d'une  nouvelle  cons- 
titution coloniale,  et  ne  cache  pas  son  dessein  de  pro- 

1.  Rapport  sur  les  troubles  de  Saint-Domingue,  par  J.-Ph.  Garran, 
l.  I,  p.  73  et  seq. 

2.  Ibid.,  p.  69,  70,  145. 


36i  SAINT-DOMINGUE 

clamer,  si  on  la  pousse  à  bout,  Tindépendance  de  Fîle^ 
Sonllionax  dira  plus  tard  que  la  première  cause  des 
malheurs  de  Saint-Domingue  a  été  l'indépendance  à 
laquelle  aspiraient  les  corps  populaires,  mais  que  la 
seconde  a  été  le  refus  obstiné  que  les  blancs  ont  fait 
aux  hommes  de  couleur  de  l'activité  politique  ".  Comme 
le  remarque  en  effet  Garran  de  Goulon,  «  ceux  qui,  à 
Saint-Domingue,  embrassèrent  la  Révolution  se  gardè- 
rent bien  d'en  adopter  les  principes  régénérateurs''  ».  Je 
l'ai  noté  à  diverses  reprises,  ce  parti,  qui  sous  l'ancien 
régime  protestait  si  bruyamment  contre  «  les  procédés 
du  despotisme  »,  qui  depuis  la  révolution  manifeste 
avec  tant  d'ardeur  en  faveur  de  la  liberté,  est  aussi 
celui  qui  marqua  et  marque  toujours  le  plus  de  morgue 
et  de  mépris  à  l'égard  non  seulement  des  noirs,  mais 


i .  ((  Interrogé  s'il  a  connolssancc  que  la  plus  grande  partie  des  membres 
qui  composoient  l'Assemblée  de  Saint-Marc,  dont  il  faisoit  partie,  fût 
pour  l'indépendance  ou  seulement  quelques  membres,  Gharles-Arnoux- 
ignace  Hanus  de  Jumécourt,  ancien  capitaine  au  régiment  d'Auxonne, 
a  répondu  que  la  plus  grande  partie  des  membres  de  ladite  Assemblée 
paroissoit  pencher  pour  l'indépendance,  ce  dont  il  a  Jugé  par  les  con- 
versations particulières,  plutôt  que  par  le  résultat  des  assemblées,  et 
que  le  parti  de  la  minorité  dont  il  étoit,  composé  de  moins  de 
40  membres,  regardoit  ces  voix  comme  perdues  puisque  chacun  s'est 
retiré.  »  (Interrogatoire  du  sieur  de  Jumécourt,  du  5  février  1793,  aux 
Archives  nationales,  DXXV,  30,  doss.  374,  1"  cahier.) 

2.  Débats...  daiis  l'affaire  des  colonies,  t.  I,  p.  37-39.  «  La  première 
aurore,  disait  Sonthonax,  dans  la  séance  de  la  Convention,  du  13  plu- 
viôse, ou  plutôt  la  premièi^e  nouvelle  qui  arriva  dans  la  colonie  de  la 
prise  de  la  Bastille  électrisa  tous  les  esprits  ;  tout  le  monde  voulut  être 
libre  ;  mais  chacun  voulut  l'être  à  sa  manière  :  les  blancs  voulurent 
bien  être  libres,  mais  ils  voulurent  repousser  des  assemblées  les  hommes 
de  couleur  ;  les  blancs  voulurent  secouer  le  joug  des  intendants,  des 
gouverneurs,  des  Conseils  supérieurs,  mais  ils  repoussèrent  ceux  qui 
parlaient  de  liberté  pour  d'autres  que  pour  eux.  mais  ils  voulurent 
l'esclavage  éternel  dans  les  colonies  et  l'éternel  asservissement  des 
nègres.  »  (Ibid.,  p.  98.) 

3.  Rapport  sur  les  troubles....  par  J.-Ph.  Garran,  t.  I.  p.  145. 


CONCLUSION  36îi 

des  mulâtres  eux-memos,  et  son  arrivée  au  pouvoir  est 
le  siG;nal  d'un  redoublement  d'outrages  à  l'endroit  de 
ces  derniers,  cela  au  moment  malheureusement  oii 
ils  pouvaient  espérer  voir  s'améliorer  leur  misérable 
condition.  Dès  le  début  de  la  révolution  la  faction  toute- 
puissante  ne  dissimule  pas  ses  sentiments  sur  ce  point. 
.L'assassinat  de  Ferrand  de  Baudières,  sénéchal  du 
Petit-Goave,  coupable  d'avoir  rédigé  la  pétition  des 
mulâtres  du  quartier,  en  novembre  1789,  prouva  com- 
bien ceux  qui  dirigeaient  la  révolution  songeaient  peu  à 
la  fonder  sur  la  véritable  liberté  et  sur  l'égalité  des 
droits.  L'exécution  du  mulâtre  Lacombe,  pendu  au  Cap, 
pour  avoir  adressé  une  supplique  à  l'Assemblée  provin- 
ciale du  Nord,  et  l'impunité  accordée  aux  meurtriers 
d'un  homme  de  couleur  d'Aquin,  nommé  Labadie,  paru- 
rent autoriser  tous  les  excès  contre  les  membres  de 
cette  classe  déshéritée,  comme  du  reste  semblèrent  les 
justifier  par  avance  les  décrets  odieux  prononcés  contre 
eux  par  l'Assemblée  de  Saint-Marc. 

Aux  désordres,  résultant  de  l'état  d'anarchie  où  le  pays 
se  débattait,  vint  donc  s'ajouter  bientôt  un  nouveau  dan- 
ger, celui  du  soulèvement  des  mulâtres,  dont  la  révolte 
de  Vincent  Ogé  fut  le  premier  et  lamentable  épisode  ^ 


TU 


Lorsqu'on  aborde  l'histoire  de  la  révolution  à  Saint- 
Domingue,  l'esprit  public  y  apparaît  si  complètement 

i.  Cf.  Interrogatoire,  jugement  et  autres  pièces  relatives  au  procès 
(ie  Vincent  Ogé,  1791  (Archives  nationales,  D  XXV,  58,  doss.  574). 


366  SAINT-DOMINGUE 

égaré,  la  confusion  des  opinions  si  grande,  que  l'on  se 
demande  bientôt  à  qui  donner  raison  entre  tant  de 
factions  différentes.  Que  l'on  ne  s'y  trompe  pas  pour- 
tant, le  parti  auquel  doivent  aller  nos  préférences,  c'est 
bien  encore  et  toujours  ce  parti  de  la  petite  noblesse, 
si  attaquée  sous  l'ancien  régime  et  qui  continue  coura- 
geusement et  jusqu'à  l'extrémité  la  lutte  contre  les 
intrigants  et  les  agitateurs. 

Parti  très  effacé  d'abord  et  que  la  faiblesse  des  chefs 
du  gouvernement,  les  du  Chilleau,  les  Peynier,  les  Blan- 
chelande  jette  en  un  désarroi  lamentable,  mais  auquel 
Thomas-Antoine  Mauduit  du  Plessis,  colonel  du  régi- 
ment du  Port-au-Prince,  ensuite  major  général  des 
troupes  de  la  colonie,  essaie  le  premier  de  rendre  quel- 
que vigueur,  en  prenant  la  direction  des  Pompo7is  blancs^ 
sorte  d'association  militaire  formée  entre  tous  ceux  qui 
tiennent  à  l'ancien  ordre  de  choses,  mais  qui,  compre- 
nant quels  désordres  et  quelle  anarchie  se  préparent, 
n'hésitent  pas  à  adopter  comme  lois  fondamentales  les 
décrets  de  l'Assemblée  nationale,  et  veulent  préparer 
«  l'union  d'esprit,  de  cœur  et  d'action  de  tous  les  bons 
citoyens^  ».  Dans  cette  vue,  les  Pompons  blancs  refu- 
sent de  reconnaître  l'Assemblée  inconstitutionnelle  de 
Saint-Marc,  et  s'unissent  contre  elle  à  l'Assemblée  pro- 
vinciale du  Nord,  lorsque  celle-ci  revient  à  de  plus 
sages  résolutions.  Au  Nord,  un  autre  officier,  Joseph- 
Paul- Augustin,  baron  de  Gambefort,  colonel  du  régiment 
du  Cap,  soutient  exactement  la  même  politique,  dont, 
au  Sud,  M.  de  Codère,  major  des  Cayes,  est  le  repré- 

1.  Serment  des  volontaires  du  Port-au-Prince  du  20  juillet  1790,  dans 
Garran,  Rapport,  t.  I,  p.  228. 


CONCLUSION  307 

sentant,  et  qui  aboutit  finalonKMit  à  la  dispersion  par 
la  force  de  l'Asseiiiblée  de  Saint-Marc,  dis[)ersion 
sanctionnée  par  décret  de  la  Constituante  du  12  oc- 
tobre 1790. 

L'assassinat  de  M.  de  Codère  eL  celui  de  M.  de  Mau- 
duit  privèrent  malheureusement  leur  parti  de  deux  de 
ses  chefs  les  plus  résolus  et  les  plus  actifs.  Mais  leur 
politique  ne  périt  pas  avec  eux,  et  leurs  successeurs 
montrèrent  bientôt,  dans  les  nouveaux  dangers  qui  me- 
naçaient Saint-Domingue,  quel  esprit  de  suite  animait 
leurs  desseins.  De  ces  nouveaux  dangers,  le  plus  grave 
qui  se  posa,  à  la  fin  de  1790  et  au  commencement  de 
1791,  fut,  je  Tai  dit,  l'insurrection  des  mulâtres  ;  et  de 
ce  danger,  c'est  encore  «  le  parti  militaire  »  qui  délivra 
la  colonie.  Six  mois  après  la  mort  d'Ogé,  les  mulâtres 
se  soulevèrent  de  nouveau.  Respectueux  du  décret  du 
15  mai  1791,  par  lequel  la  Constituante  reconnaissait 
expressément  les  droits  politiques  des  mulâtres,  —  au 
moins  de  ceux  nés  de  père  et  mère  libres,  —  «  les 
représentants  de  l'ancien  état-major  »  se  déclarent  prêts 
à  traiter  avec  ceux-ci,  et  en  septembre-octobre  sont 
passés  entre  MM.  Hanus  de  Jumécourt  et  François  de 
Fontanges  et  les  chefs  des  hommes  de  couleur  les  Con- 
cordats de  la  Croix-des-Bouquets  et  du  Mirebalais,  par 
lesquels  les  blancs  s'engageaient  à  faire  respecter  dans 
la  colonie  les  dernières  décisions  de  l'Assemblée  natio- 
nale \ 


1.  Archives  nationales.  D  XXV,  1  et  2. 


368  SAINT-DOMINGUE 


IV 


Les  événements  allaient  se  charger  de  donner  raison 
aux  négociateurs  de  ces  traités.  Au  moment  même  on 
ils  se  signaient,  éclatait  la  première  révolte  des  esclaves. 
Là,  aussi,  combien  fut  coupable  le  parti  qui  conduisait 
Saint-Domingue  à  sa  perte,  pas  n'est  besoin  de  le  dire! 
On  a  accusé  «  les  philanthropes  »,  l'ancien  gouverne- 
ment, les  émigrés,  les  mulâtres,  d'avoir  soulevé  les 
noirs.  Au  fond,  l'insurrection  de  ceux-ci  ne  paraît  pas 
avoir  eu  d'autres  causes  que  l'agitation  créée  autour 
d'eux  dans  la  colonie,  les  spectacles  auxquels  ils  assis- 
taient, les  discours  qu'ils  entendaient.  Dès  1789,  «  les 
nouvelles  de  ce  qui  s'est  passé  à  Paris  et  dans  le 
royaume,  écrivent  MM.  de  Peynier  et  Barbé  de  Marbois, 
sont  connues  ici  par  une  multitude  d'imprimés...  Tout 
ce  qui  se  fait  et  s'écrit,  particulièrement  au  sujet  de 
l'affranchissement  des  nègres,  perce  dans  la  colonie, 
malgré  les  précautions  que  nous  prenons...  Là-dessus, 
ces  nègres  s'accordent  tous  dans  une  idée  qui  les  a 
frappés  comme  spontanément,  c'est  que  les  blancs 
esclaves  ont  tué  leurs  maîtres  et  qu'aujourd'hui  libres, 
ils  se  gouvernent  eux-mêmes  et  rentrent  en  possession 
des  biens  de  la  terre*  ». 

En  droit,  cette  insurrection  des  esclaves  donnait  donc 


1.  Lettre  de  MM.  de  Peynier  et  Barbé  de  Marbois,  du  27  septembre 
1789  (A.  M.  G.,  Gorr.  gén.,  Saint-Domingue,  G%  %-ol.  CLXI).  —  Lorsque 
les  blancs  prirent  la  cocarde  nationale,  «  les  noirs  appelèrent  cette 
cocarde  le  signal  de  l'affranchissement  des  blancs  »  (Lettre  des  mêmes, 
du  10  octobre  1789.  JbicL). 


CONCLUSION  369 

la  plus  éclatanlc  oonfinnation  aux  craintes  ot  à  la  poli- 
tique dos  Pompons  hlmics  ;  ot,  en  fait,  elle  semblait 
devoir  faire  triomplier  leur  parti,  puisque  c'est  à  eux 
qu'il  fallut  finalement  recourir  pour  mater  les  révoltés. 
Malheureusement,  on  apprenait  à  ce  moment  que  l'As- 
semblée nationale  rapportait  son  décret  du  15  mai,  et, 
par  celui  du  24  septembre,  abandonnait  le  règlement 
de  la  condition  des  mulâtres  aux  colons  eux-mêmes. 
D'autre  part,  au  mois  de  juillet  1791,  une  nouvelle 
assemblée  coloniale  se  réunissait,  qui,  en  décembre  1791, 
annulait  les  Concordats  passés  récemment  entre  les 
chefs  de  «  la  faction  militaire  »  et  les  gens  de  couleur. 
Dès  lors,  la  situation  devient  inextricable,  et,  pendant 
toute  une  année,  les  trois  commissaires  nommés  par  la 
Constituante  et  récemment  débarqués  à  Saint-Domingue, 
MM.  de  Mirbek,  Roume  et  Saint-Léger,  demeurent 
spectateurs  impuissants  de  cette  anarchie,  n'osant 
appuyer  le  parti  qui  se  réclame  des  principes  de  la 
Révolution,  en  les  appliquant  si  mal,  ni  le  parti  de 
l'ancienne  noblesse,  qu'on  s'efforce  de  leur  rendre  sus- 
pect. 


Leurs  successeurs,  Polverel,  Sonthonax  et  Ailhaud, 
commissaires  de  la  Législative,  puis  de  la  Convention, 
devaient  faire  preuve  de  plus  de  décision.  Ils  comprirent, 
eux,  que  les  deux  factions  en  présence  étaient  également 
ennemies  du  «  nouvel  état  de  choses  »,  et  qu'à  ce  titre 
elles  devaient  être  également  combattues.  On  a  beau- 

24 


370  SAINT-DOMINGUE 

coup  déclamé  contre  «  la  dictature  »  et  «  les  atrocités  » 
commises  par  Polverel  et  Sonthonax,  en  particulier,  et 
certes,  il  est  difficile  de  les  absoudre  entièrement  ^  Il  faut 
reconnaître  pourtant  qu'ils  ne  firent  qu'appliquer  avec 
une  logique  rigoureuse  les  théories  dont  ils  étaient  les 
représentants.  «  J'ai  été  victime,  disait  plus  tard  Son- 
thonax, publiquement  accusé  aux  Jacobins,  j'ai  été  vic- 
time des  principes  que  j'ai  voulu  faire  exécuter  à 
Saint-Domingue-.  »  «  Des  patriotes  et  des  contre-révo- 
lutionnaires, ajoutait  en  substance  Polverel,  devant  la 
Convention,  tels  étaient  ceux  que  nous  avions  en  face 
de  nous,  tous  également  hostiles  à  la  marche  de  la  Révo- 
lution. Si  ceux-ci  voulaient  le  retour  à  l'ancien  régime, 
ceux-là  ne  détestaient-ils  pas  les  droits  de  l'homme,  la 
liberté  et  l'égalité,  ne  craignaient-ils  pas  que  la  Révolu- 
tion et  les  principes  adoptés  par  le  peuple  français  ne 
se  propageassent  jusqu'à  Saint-Domingue.  Les  patriotes 
étaient  de  la  sorte  au  moins  aussi  ennemis  de  la  métro- 
pole que  les  contre-révolutionnaires,  et  il  fallait  briser 
les  uns  comme  les  autres  ^  » 

Un  fait  bien  certain,  c'est  que,  pour  la  première  fois, 
à  l'arrivée  des  «  proconsuls  »,  fut  enfin  démasqué  et 
abattu  ce  parti  d'intrigants,  d'exaltés,  de  bas  politiciens, 
qui,  depuis  vingt-cinq  ans,  au  moins,  avait  tenu  en  échec 
toutes  les  autorités  qui  s'étaient  succédées  à  Saint- 
Domingue,  et  que  j'ai  tant  de  fois  flétri.  Plus  odieux  aux 


1.  Ludovic  Sciout,  L«  RévoUition  à  Saint-Domingue  ;  les  commissaires 
Sonthonax  et  Polverel.  [Revue  des  Questions  historiques,  1898,  t.  LXIV, 
p.  399  à  470.) 

2.  Débats...  dans  l'affaire  des  colonies,  t.  VII,  p.  29. 

3.  Ibid.,t.  II.  p.  266-267. 


CONCLUSION  371 

représentants  de  la  Convention  par  leur  liypocrisic  que 
les  royalistes  sincères,  ceux  qui  s'intitulaient  patriotes 
furent  poursuivis  par  eux  d'une  haine  implacable  et 
poussée  aux  dernières  limites.  Nul  doute,  en  ellet,  que 
l'appel  aux  esclaves  révoltés,  et  l'aflTanchissement 
général  qui  en  l'ut  la  conséquence,  n'aient  été  considérés 
par  Polverel  et  Sontlionax  comme  l'écrasement  définitif 
d'un  parti  qui  n'avait  voulu  de  la  liberté  et  n'avait 
applaudi  au  triomphe  des  principes  révolutionnaires  que 
pour  lui  seul.  Le  jour  où.  le  Gap  fut  envahi  par  les 
noirs,  pillé  et  livré  aux  flammes  (22  juin  1793),  ce  jour- 
là  on  put  dire  que  Saint-Domingue  était  désormais  perdu 
pour  la  France,  et  ainsi  la  colonie  se  trouva  périr  du 
fait  même  des  factieux  qui  l'avaient  tant  de  fois  mise  en 
danger. 

L'union  paraît,  il  est  vrai,  se  faire  alors  entre  les 
blancs,  qui  appellent  les  Anglais  dans  la  colonie.  Ceux-ci 
occupent,  en  septembre  1793,  Jérémie  et  le  Môle-Saint- 
Nicolas;  en  novembre  de  la  même  année,  Saint-Marc; 
en  juillet  1794  enfin,  le  Port-au-Prince.  Mais  ce  recours 
à  l'étranger  n'était  pas  dicté  à  tous  par  les  mêmes  sen- 
timents :  aux  uns  il  était  inspiré  par  la  haine  de  la 
Révolution,  aux  autres  par  une  désaffection  de  la  mère- 
patrie  qui  datait  de  loin.  Les  causes  de  l'inimitié  pro- 
fonde des  «  patriotes  »  et  des  «  aristocrates  »  ne  subsis- 
taient-elles pas  d'ailleurs  tout  entières,  et  des  hommes 
comme  MM.  de  Jumécourt,  de  Montalembert,  de  la 
Rochejaquelein,  de  Léaumont  pouvaient-ils  s'entendre 
avec  les  intrigants  qui  depuis  si  longtemps  les  poursui- 
vaient de  leur  haine  ?  Aussi,  sans  tarder,  les  «  chefs  mili- 
taires »  sont-ils  évincés  «  parla  jalousie  et  les  manœuvres 


372  SAINT-DOMINGUE 

de  Français  qui  sont  bien  loin  de  savoir  ce  que  c'est  que 
l'honneur  et  la  vertu...  ;  les' commandants  anglais  eux- 
mêmes  se  laissent  gagner  par  la  canaille  »,  et  acceptent 
de  réformer  M.  de  la  Rocliejaquelein,  entre  autres,  pour 
le  remplacer  à  la  tête  des  contingents  français  par 
un  M.  Moly,  chirurgien,  et  un  M.  Dominjon,  «  fils  d'un 
cordonnier  de  Nantes  ^  » . 

Ces  divisions  donnent  une  fois  de  plus  beau  jeu  aux 
noirs  qui,  appuyés  par  le  général  Laveaux,  et  comman- 
dés parToussainL-Louverture,  parviennent  à  chasser  les 
Anglais  de  l'île  et  à  en  demeurer  désormais  les  maîtres. 
Vainement,  le  général  Hédouville  essaie-t-il  de  «  pacifier  » 
la  colonie  au  nom  du  Directoire  ;  vainement,  en  1802, 
le  général  Leclerc  tente-t-il  d'y  reprendre  pied  au  nom 
du  Premier  Consul.  Les  anciens  esclaves  résistent 
victorieusement  à  toutes  les  attaques.  Le  Napoléon  des 
blancs  a,  sans  doute,  enfin  raison  du  Napoléon  des  noirs, 
et  les  règnes  de  Dessalines  et  de  Christophe  sont  loin 
des  glorieux  débuts  de  leur  prédécesseur.  Mais  la  France 
est  quand  môme  et  finalement  obligée  de  reculer  devant 
la  barbarie,  et  peu  à  peu,  indifférence  ou  lassitude, 
renonce  si  bien  à  toute  pensée  de  revanche  sur  ses 
nègres  révoltés  que,  le  11  juillet  1825,  cent  cinquante 
millions  d'indemnité  exigés  du  gouvernement  haïtien  en 
faveur  des  anciens  colons  lui  semblent  payer  suffisam- 
ment l'abandon  de  ses  droits  sur  Saint-Domingue. 

Ces  colons,  eux  ou  leurs  enfants,  se  trouvaient  alors 


1.  Lettres  de  Constance  de  Caumont,  marquise  de  la  Rocliejaquelein, 
à  Anne  de  la  Rocliejaquelein,  sa  fille,  de  Jérémie,  9  août  1797  et 
22  avril  1798.  Ces  lettres  m'ont  été  aimablement  communiquées  par 
M,  le  vicomte  de  Beaucorps  et  M.  de  la  Martinière. 


CONCLUSION  373 

dispersés  aux  quali'o  coins  du  monde.  Depuis  171)3,  les 
uns  avaient  gagné  les  Etats-Unis  et  s'y  étaient  fixés,  les 
autres  s'éLaient  réfugiés  on  Angleterre,  mais  la  plupart 
étaient  revenus  en  France.  On  s'en  aperçoit  bien  au 
nombre  énorme  de  pétitions,  de  suppliques,  de  recours 
qui  de  tous  les  points  du  royaume  affluent  au  ministère 
de  l'Intérieur  à  la  nouvelle  de  l'indemnité  obtenue  et 
qui  s'y  succèdent  pendant  près  de  cinquante  ans.  Ces 
pétitions,  ces  suppliques,  ces  recours  forment  aujour- 
d'hui accumulés  aux  Archives  nationales  près  de  cent 
cinquante  liasses  ^  C'est  là  qu'il  faut  chercher  les  der- 
nières traces  de  cette  société  détruite  et  anéantie  en  un 
des  plus  tragiques  cataclysmes  qui  puisse  être,  mais  en 
un  cataclysme  qu'avaient  malheureusement  préparé,  il 
faut  le  redire,  beaucoup  de  ceux  qui  en  furent  les  tristes 
victimes  ! 


1.  Archives  nationales,  F"  95.574  à  95.717.  Les  dossiers  formant  ces 
liasses  sont  classés  par  noms  de  famille  et  par  ordre  alphabétique. 


APPENDICE  ï 

LA  CONQUÊTE  DE  L'ILE  DE  LA  TORTUE  PAR  LES  FRANÇAIS, 

EN  1640. 


«    MÉMOIRE   ENVOYE    AUX    SEIGNEURS    DE   LA    COMPAGNIE 
DES  ILES  DE  l'aMÉRIQUE  PAR  M.  DE  POINGY,  LE   lo  NOVEMBRE  1640.   » 

(Bibliothèque  nationale,  V<=  Colbert,  vol.  45,  fol.  474.-477,  v  copie.) 


...  Il  est  arrivé  un  navire  à  Saint-Eustache,  qui  porte  la  nouvelle 
comme  les  François  se  sont  rendus  maistres  de  la  Tortue  et  que 
l'amiral  de  l'armée  liollandoise  avoit  pris  Carthagène.  Nous  atten- 
dons la  confirmation  de  l'une  et  de  l'autre  par  une  barque  que  le 
sieur  Levasseur  m'a  escript  qu'il  faisoit  équiper  pour  m'envoyer. 
La  prise  s'est  trouvée  fausse,  que  l'on  avoit  dite  de  Carthagène  ;  au 
contraire,  les  Hollandois  ont  perdu  trois  ou  quatre  navires  parle 
mauvais  temps  ;  mais,  pour  récompense,  ils  ont  fait  une  prise  qui 
vaut,  ou  est  estimée,  trois  tonnes  d'or.  Celle  de  la  Tortue  est  cer- 
tifiée par  les  lettres  que  ledit  Levasseur  m'a  escriptes,  contenant  la 
relation  de  la  manière  qu'il  s'en  est  rendu  maistre.  Mais  il  faut 
savoir,  premièrement,  la  cause  qui  m'a  meu  à  faire  ceste  entre- 
prise. 

Il  y  a  quelque  temps  qu'un  capitaine  anglois,  sans  commission 
ni  adveu,  enleva  300  hommes  de  sa  nation  d'une  isle  voisine  de 
Saint-Christophe  d'environ  une  lieue  de  trajet,  nommée  Nièves, 
lequel  sachant  qu'en  celle  de  la  Tortue  il  n'y  avoit  qu'une  quaran- 
taine de  François,  sans  chef,  qui  vivoient  doucement  sans  estre 
inquiétés  de  personne,  se  résolut  de  les  aller  surprendre .  En  effet, 
sous  prétexte  d'amitié,  il  y  mit  pied  à  terre.  Les  François,  faibles 
qu'ils  étoient,  le  reçurent  favorablement  et  assistèrent  lui  et  tout 
son  monde  de  leurs  vivres  durant  quatre  mois,  au  bout  desquels, 
en  récompense  et  contre  le  droit  d'hospitalité,  il  les  désarma,  fit 
dégrader  à  la  grande  terre  de  Santo-Domingo  et  assommer  de  sang- 


376  SAINT-DOMliNGUE 

froid.  Une  partie  de  ceux  qui  purent  échapper  se  vinrent  plaindi'e 
à  moi^  ;  mais,  comme  je  n'estois  pas  en  estât  d'aller  venger  ceste 
injure  et  cruauté  exercée  à  l'endroit  de  mes  frères,  je  mavisai  d'in- 
sensiblement et  avec  honneur  faire  sortir  de  cette  isle  ledit  Levas- 
seur,  comme  estant  de  la  religion  prétendue  réformée  et,  le  prin- 
cipal de  tout,  lui  faire  acheter  une  petite  barque  qui  se  rencontra 
à  propos  dans  nos  rades,  et  luy  donnai  ordre,  s'il  ne  poUvoit  rien 
rencontrer  en  courant  le  bon  bord,  de  s'aller  establir  en  un  islet, 
nommé  l'islet  Margot,  auquel  depuis  il  a  donné  le  nom  de  Reffuge, 
proche  de  la  Tortue  d'environ  cinq  lieues,  et  de  Santo-Domingo  de 
demie,  pour,  de  là,  espier  l'occasion  d'attraper  ce  capitaine  anglois, 
lequel  ledit  sieur  Levasseur,  après  s'estre  establi,  alla  visiter.  Ils 
firent  amitié,  s'accordèrent  que  réciproquement  les  uns  seroient 
bien  venus  chez  les  autres,  et  que  particulièrement  certains  Fran- 
çois, qui  s'estoient  réfugiés  à  la  Tortue,  seroient  réputés  et  traités 
comme  les  mesmes  Anglois. 

Cette  bonne  correspondance  ne  dura  pas  longtemps  ;  car,  non- 
seulement,  peu  de  jours  après,  il  les  désarmoit,  mais  les  ti'aitoit 
comme  esclaves.  11  traita  aussi  indignement,  par  plusieurs  fois,  les 
propriétaires  et  domestiques  du  sieur  Levasseur,  qui  lui  alloient 
demander  justice  pour  des  torts  qu'ils  avoient  reçu  d'aucuns  des 
habitans.  Ce  qui  estant  venu  à  la  connoissance  du  sieur  Levasseur, 
il  lui  auroit,  par  diverses  fois,  envoyé  le  prier  de  se  départir  de 
telles  violences,  qui  contrevenoient  à  leur  accord.  Mais,  au  lieu  de 
recevoir  quelque  responce  civile,  icelluy  capitaine  auroit  dit  à  ceux 
que  ledit  Levasseur  lui  auroit  députés  qu'il  ne  le  redoutoit  point, 
quand  il  auroit  2  000  voire  3  000  hommes  et  qu'il  ne  se  soucioit 
point  de  ses  prières. 

Avant  le  départ  dudit  sieur  Levasseur  de  ceste  isle,  j'avois 
recouvré  une  petite  barque  que  j'expédiai  pour  aller  en  ces  quartiers 
faire  de  la  viande  pour  ma  famille  ;  où  estant  arrivée,  il  me  la  fit 
dégrader,  s'empara  du  canon,  armes,  munitions,  de  tout  ce  qui 
estoit  dedans  et  lui  pouvoit  servir,  sans  qu'il  m'en  ait  voulu  faire 
aucune  raison.  De  quoi  me  sentant  offensé  et  sachant  que  ledit 
sieur  Levasseur  estoit  aussi  piqué  de  son  costé,  je  lui  mandai  de 
considérer  la  mine  de  ce  gouverneur  et  des  habitans  et  que,  s'il 
trouvoit  jour  de  prendre  vengeance  de  ce  coquin  et  lui  faire  payer 
ma  barque  avec  les  intérêts,  qu'il  ne  perdit  pas  de  temps. 

Avec  mon  ordre,  ledit  siem*  Levasseur  se  délibéra  de  chasser 
cet  usurpateur,  ou  de  mourir  à  la  peine,  et  fît  si  bien  sa  partie 
qu'avec  49  hommes  seulement,  le  dernier  jour  d'août,  il  fit  des- 


1.  Ceci  se  passait  après  le  mois  de  février  1639,  date  de  l'arrivée  de 
M.  de  Poincy  à  Saint-Christophe. 


APPENDICE   I  377 

cente  dans  l'islo  el,  d'abord,  il  prit  prisonnier  ce  beau  capitaine  ; 
quoi  voyant,  son  troupeau  d'eflVoi  se  mit  en  fuite.  Cependant,  ledit 
sieur  Levusscur  se  saisit  d'une  maison  dont  la  situation  estavnnta- 
{çeuse,  où  il  se  barricada  avec  telle  diligence  qu'en  sept  ou  huit 
heures  il  l'ut  en  défense.  Les  ennejuis  se  rallièrent,  en  dessein  de 
l'attaquer,  vu  le  petit  nombre  de  gens  qu'il  avoit;  néanmoins,  le 
cœur  leur  ayant  manqué,  se  résolurent  de  sortir  de  l'isle  et  passer 
à  Santo-Domingo.  Quelques  jours  après,  ayant  fait  réllexion  sur 
leur  lâcheté  et  i "affront  qui  leur  demeureroit  d'avoir  cédé  à  un  si 
petit  nombre  d'hommes,  se  résolurent  de  repasser,  pour  le  forcer, 
s'ils  pouvoient,  et  le  tinrent  assiégé  dix  jours.  Mais  ils  trouvèrent 
une  si  vigoureuse  résistance  qu'ils  furent  derechef  contraints  de  se 
retirer  avec  leur  courte  honte.  Et  ne  pouvant  pis  faire  pour  dédom- 
magement de  leur  perte,  prirent  la  barque  dudit  Levasseur;  dans 
laquelle,  et  celle  qu'ils  avoient  amenée,  ils  embarquèrent  tout  leur 
peuple  et  dressèrent  leur  route  vers  l'isle  Sainte-Catherine  de 
longue  main  habitée  d'Anglois,  dans  le  golfe  de  Carthagèue,  à 
10  ou  i 2  lieues  de  terre  ferme.  Depuis  ils  n'ont  paru. 

De  Saint-Chribtoplie.  le  la  novembre  1640. 

PoiNGY. 


LETTRE    DE    M.    DE    POINCY,    AU    CARDINAL    DE    RICHELIEU, 
DE    SAINT-CHRISTOPHE,    LE   2    DÉCEMBRE    1640. 

[Ibid.,  fol.  479-480,  copie.) 

Monseigneur,  n'aj^ant  aucun  sujet  digne  d'estre  eseript  à  Vostre 
Eminence,  et  craignant  de  lui  estre  importun,  j'ay  esté  contraint 
jusques  à  présent  de  garder  le  silence,  que  j'ose  intei^rompre.  pour 
lui  faire  sçavoir  la  conqueste  faite  par  ledit  sieur  Levasseur  d'une 
isle  nommée  la  Tortue,  séparée  de  celle  de  Santo-Domingo  seulement 
de  deux  lieues  de  trajet,  du  costé  du  Nord,  dont  la  conservation  est 
autant  importante  pour  le  service  du  Ro}',  qu'elle  est  glorieuse 
pour  Vostre  Eminence,  qui  prend  un  plaisir  exti'esme  dans  l'ap- 
proche de  ses  ennemis.  Ce  lieu  est  très  propre  à  fortifier  et  la  terre 
à  porter  des  vivres  pour  y  faire  subsister  deux  mille  hommes.  11  y 
a  quantité  de  bonnes  fontaines,  un  havre  capable  pour  y  abriter 
huit  navires  de  500  tonneaux  chacun,  à  la  fois  ;  et,  si  elle  estoit 
habitée  et  fortifiée,  comme  il  convient,  elle  pourroit  estre  nommée 
avec  vérité  la  citadelle  de  Santo-Domingo. 


378  SATNT-DOMINGUE 

L'entière  relation  de  ceste  action  seroit  trop  ennuyeuse  à  Vostre 
Eminence;  c'est  pourquoi  je  l'ai  jointe  aux  mémoires  que  j'envoie 
à  M.  Citois.  Seulement  je  dirai  que  ledit  sieur  Levasseur  a  judi- 
cieusement et  courageusement  effectué  ceste  entreprise  par  mes 
instructions.  Sa  conduite  mérite  d'être  louée;  car, bien  qu'il  ne  fût 
assisté  que  de  49  hommes  d'équipage,  avec  ce  qu'il  a  pu  ramasser 
sur  les  lieux,  le  tout  revenant  au  nombre  de  100  hommes,  il  a 
pourtant,  jusques  à  présent,  eu  assez  de  force  et  de  courage  pour 
se  rendre  maistre  de  la  place  gardée  par  300  Anglois  portant  armes. 
Ainsi,  il  a  vengé  le  déplaisir  que  j'avois  de  l'injure  faite  à  nostre 
nation,  qui  en  avoit  esté  chassée  par  ces  mesmes  Anglois,  qui 
n'avoient  non  plus  de  commission  de  leur  prince  ou  de  son  lieute- 
nant-général dans  ces  isles  que  nos  premiers  François,  qui  Favoient 
occupée  par  l'occasion  d'un  naufrage  et  le  dégradement  de  quelques 
matelots,  lesquels,  n'aj^ant  pas  esté  favorisés  de  la  fortune  sur  mer, 
se  sont  arrestés  en  terre  pour  la  changer  dans  les  ruines  de  nos 
ennemis.  Mais,  à  l'avenir,  il  aura  besoin  de  secours.  S'il  plaist  à 
Vostre  Eminence  me  confier  le  gouvernement  de  ceste  isle,  je  ferai 
mon  possible  de  la  consei-ver,  en  attendant  qu'elle  trouve  à  propos 
de  s'en  servir  pour  la  conqueste  de  Santo-Domingo  à  l'obéissance 
de  Sa  Majesté  et  la  Vostre,  avec  ordi'e  de  l'assister  et  lever  des 
hommes  en  France,  car  d'en  prendre  ici  Messieurs  de  la  Compagnie 
des  isles  de  l'Amérique  auroient  sujet  de  s'en  formaliser,  si  Vostre 
Eminence  ne  me  le  commande  absolument,  ces  isles  en  estant 
fournies  médiocrement  et  celle-là  estant  hors  de  leur  octroy.  J'at- 
tendrai l'honneur  de  vos  commandemens,  lesquels  j'effectueray 
avec  soin,  promptitude  et  fidélité  requise.  Croyez-le,  s'il  vous  plaist, 
et  que  je  suis  de  Vostre  Eminence,  Monseigneur,  vostre  très  humble, 
très  obéissant  et  très  affectionné  serviteur. 

De  Samt-Christophe,  ce  2"  décembre  1640. 

Poing  Y. 


APPENDICE  II 

INYENTAIRb:  DU  MOBILIER  D'UNE  CRÉOLE 

(mAUIE-CHAULOTTE    BRUSLÉ,    veuve    de   JEAN- BAPTISTE    DUMOQRIEZ 
DU    PÉRIER,    CONSEILLER   AU    CONSEIL    SUPÉRIEUR   DU    CAP.    1786). 

(Archives  nationales,  T.  210  ^-■'). 

l.  Inventaire  du  mobilier  de  l'habitation  de  M™°  Dumouriez  du 
Périer,  au  Cap,  à  l'angle  des  rues  Vaudreuil  et  de  la  Providence..., 
fait  le  21  janvier  et  jours  suivants  : 

1°  Dans  la  chambre  du  coin  de  ladite  maison,  étant  la  salle,  s'est 
trouvé  : 

Premièrement,  1  canapé,  12  chaises  et  2  fauteuils  en  rotin; 

Item,  i  console  dorée  à  dessus  de  marbre  et  1  grande  glace  à 
cadre  doré  ; 

Item,  2  tables  de  jeu  à  plians  ; 

Itein,  1  table  de  jeu  en  bois  d'acajou  couverte  d'un  tapis  vert,  à 
pieds  de  biche  ; 

Item,  2  encoignures  en  bois  peint,  fermant  à  clef. 

2°  Dans  la  chambre  du  milieu,  étant  le  salon  à  manger,  s'est 
trouvé  : 

Item,  i  table  bois  d'acajou  à  pieds  de  biche; 

Item,  1  table  bois  de  sap  ^,  avec  ses  deux  tréteaux  ; 

Item,  2  cylindres  en  verre  à  pieds  de  bois  ; 

Item,  13  chaises  foncées  en  paille  et  cinq  fauteuils  idem; 

Item,  une  table  bois  d'acajou  à  pieds  de  biche,  plus  petite  que  celle 
cy-dessus  ; 

Item,  i  armoire  bois  d'acajou,  à  deux  baltans,  fermant  à  clef; 

Ouverture  faite  de  laquelle  dite  armoire,  s'est  trouvé  dedans  ce 
qui  suit  : 

Premièrement,  im  plat  à  soupe  d'argent  ; 

i.  Bois  de  sapin. 


380  SAINT-DOMINGUE 

Item,  une  paire  de  flambeaux  idem; 

Item,  24  couverts  d'argent  à  filets  ; 

Item,  18  cuillers  à  cale  d'argent; 

Item,  G  couteaux  à  manche  d'argent; 

Item,  2  brochettes  en  argent  : 

Item,  2  douzaines  de  couteaux  à  manche  d'argent,  à  l'anglaise; 

Item,  18  douzaines  de  serviettes,  16  nappes,  7  paires  de  draps 
de  lit; 

Item,  5  douzaines  d'assiettes  de  porcelaine  ; 

Item,  4  douzaines  d'assiettes  de  terre  anglaise,  24  plats,  2  sala- 
diers, 2  soupières  ; 

Item,  18  seaux  en  verre  et  G  verres,  2  compotiers  ici.,  4  salières 
cristal,  1  huillier  id.,  et  2  gobelets  ; 

Item,  I  cabaret  garni  de  9  tasses  et  leurs  soucoupes  en  partie 
cassées,  1  sucrier,  une  théjère,  une  jatte. 

3"  Dans  le  corridor  : 

Une  petite  armoire  bois  d'acajou,  à  deux  battans,  fermant  à  clef, 
dedans  laquelle  ne  s'est  trouvé  que  du  linge  sale  qui  sera  inven- 
torié cy-après. 

4°  Dans  la  chambre  à  coucher  de  la  dite  feue  dame  du  Périer, 
s'y  est  trouvé  : 

Premièrement,  un  bois  de  lit  d'acajou  garni  de  trois  matelas, 
ciel,  tour  de  lit,  courte-pointe  de  vieille  indienne  à  fleurs,  et  une 
moustiquaire  ; 

Item,  une  petite  duchesse  en  rotin  garnie  de  deux  matelas,  trois 
oreillers,  une  couverte  indienne  et  un  baldaquin,  gros  coton  blanc; 

Item,  ime  toilette  anglaise  ; 

Item,  une  baignoire  de  cuivre  garnie  en  rotin; 

Item,  une  chiiTonnière  ; 

Item,  une  petite  table  de  nuit  ; 

Item,  t)  petits  tableaux  à  cadre  doré  ; 

Item,  4  chaises  en  rotin  ; 

Item,  une  armoire  bois  d'acajou  à  deux  battans; 

Ouvertm'e  faite  de  laquelle  dite  armoire...  s'y  est  trouvé  : 

Premièrement,  78  chemises  de  femme  ; 

Item,  6  chemises  à  la  Reine,  3  en  demi-perse  et  3  blanches  ; 

Item,  2  déshabillés  mousseline  brodée; 

Item,  5  cottes  de  dessous  en  basin  ; 

Item,  15  déshabillés  en  indienne; 

Item,  5  douzaines  de  mouchoirs  de  poche  des  Indes  ; 

Item,  20  mouchoirs  batiste  ; 

Item,  12  casaques  bonnes  et  mauvaises  ; 

Item,  12  paires  de  bas  de  fil  ; 


api'i:ni)I(:I':  ii  3S1 

Item,  7  paires  de  bas  do  soie  ; 

Item,  19  coC-ffes  de  nuit; 

Item,  6  mouchoirs  de  linnn  ; 

Item,  10  bonncls  i)iqn(\s  : 

Item,  6  paires  de  poclics  ; 

Item,  0  paires  inanciielLes  à  remine  ; 

Item,  11  scrviellcs  de  eliambre; 

Item,  1  pièce  de  mousseline  ; 

Item,  2  demi-pièces  coton  blanc  ; 

Item,  2  coupons  nîoussciine  ; 

Item,  une  jupe  de  flanelle; 

Item,  4  rideaux  do  fenêtre  ; 

Item,  6  robes  et  jupes  en  soyc  de  différentes  étoffes  et  couleurs-; 

Item,  un  mantelet  de  taffetas  noir  et  dentelle  ; 

Item,  un  autre  mantelet  noir  et  ime  coëfle  noire  ; 

Item,  2  paires  de  souliers  ; 

Qui  est  tout  le  linge  de  corps  appartenant  à  ladite  feue  dame 
du  Péricr  : 

Item,  une  autre  armoire  bois  d"acajou,  fermant  à  clef,  dont 
ouverture  a  été  faite  et  où  il  s'est  trouvé  : 

Premièrement,  4  rouleaux  de  tapisserie  en  papier  ; 

Item,  1  petit  coffre  garni  en  cuivre  ; 

Item,  1  autre  petit  coffre,  bois  d"aeajou; 

Item,  1  petite  paire  flambeaux  argent  ; 

Item,  1  carafe  de  cristal  doi'é,  avec  son  plateau  ; 

Item,  3  bouteilles  et  3  boites  fer-blanc,  dans  lesquelles  il  y  a  du 
tabac  ; 

Item,  un  bureau  bois  d'acajou,  garni  de  quatre  tiroirs,  ouverture 
faite  duquel,  il  s'y  est  trouvé  dedans  ce  qui  suit  : 

Premièrement,  une  montre  d'or  guillochée  avec  sa  chaine  en  or, 
ayant  deux  clefs,  un  cachet  en  or  et  un  en  cristal  garni  en  or; 

Item,  une  paire  boutons  d'or  pour  manches  ; 

Item,  3  tabatières  d'écaillé  ; 

Item,,  i  étui  en  écaille  verni  avec  une  gorge  d'or; 

Item,  i  tabatière  en  carton  à  cercles  d'or,  et  un  bracelet  en  or  ; 

Item,  dans  un  tiroir  dudit  bureau  s'est  trouvé  7  louis  d'or  de 
France  ; 

Itejn,  7  écus  de  six  livres; 

Item,  dans  un  tiroir  dudit  bureau,  neuf  livres  de  bougie. 

0°  Dans  un  cabinet  donnant  sous  la  galerie,  étant  la  dépense, 
s'est  trouvé  : 
Premièrement,  2  petites  malles  de  voyage  ; 
Item,  6  dames-jeannes  vides  ; 
Item,  50  bouteilles  vides  ; 


382  SAINT-DOMINGUE 

Item,  5  bouteilles  d'huile  ; 

Item,  15  dames-jeannes  pleines  de  vin. 

6'^  Sous  la  galerie  s'est  trouvé  ce  qui  suit  : 

Item,  une  table,  bois  de  sap,  de  six  couverts,  avec  ses  tréteaux 

Itein,  un  garde-manger,  en  bois  rouge,  à  deux  battants  fermant 
à  clef  ; 

Item,  un  mauvais  bureau,  ayant  trois  tiroirs,  dont  le  dessus  est 
en  marbre. 

1°  Dans  la  cuisine,  s'est  trouvé  : 

Item,  6  casseroles  en  cuivre  rouge  ; 

Item,  1  marmite,  une  braisière,  une  tourtière  plate  et  trois  cou- 
vertures, le  tout  en  cuivre  rouge  ; 

Item,  une  poêle,  une  broche,  une  vieille  poissonnière  en  fer  battu, 
deux  chenets  en  fer,  trois  couvertures  fer-blanc,  une  passoire  id., 
i  gril,  2  mortiers  de  marbre  sans  pilons  et  1  réchaud  ; 

Item,  i  chaudière  à  lessive  ; 

Item,  i  mauvaise  table  de  cuisine. 

II.  Inventaire  du  mobilier  de  l'habitation  de  M"^"  Dumouriez  du 
Périer,  au  quartier  de  la  Marmelade...,  fait  le  3  février  1786  : 

1°  Dans  une  chambre  du  milieu  de  la  maison  principale  de 
ladite  habitation,  étant  la  salle,  s'est  trouvé  ce  qui  suit  : 

Premièrement,  une  bergère  en  bois  foncé  en  paille,  ayant  dessus 
1  paillasse,  1  matelas  et  1  couverture  indienne  et  2  oreillers  ; 

Item,  1  table  de  bois  du  pays  sur  ses  châssis  ; 

Item,  1  table  de  jeu  couverte  d'un  vieux  tapis  vert  : 

Item,  20  chaises,  3  fauteuils  foncés  en  paille. 

2°  Dans  une  chambre  de  ladite  case,  pignon  Est,  et  qui  était  la 
chambre  à  coucher  de  la  feue  dame  Du  Périer,  s'est  trouvé  ce  qui 
suit  : 

Item,  i  lit  de  bois  rouge,  garni  d'une  paillasse,  1  matelas,  1  tra- 
versin, sans  garniture  qu'une  moustiquaire  et  1  couverture  en 
indienne  et  1  en  coton  blanc  piquée  ; 

Item,  1  grande  armoire,  bois  de  noyer,  fermant  à  deux  battants 
et  à  clef  et  ayant  2  tiroirs  en  dedans  ; 

Ouverture  faite  de  ladite  armoire,  s'est  trouvé  dedans  ce  qui  suit  : 

Item,  3  miroirs  de  toilette,  2  boîtes  de  toilette,  3  boîtes  à  poudre, 
i  brosse  ; 

Item,  4  petits  chandeliers  étain,  deux  autres  en  cuivre  et  i  petit 
bougeoir; 

Item,  4  autres  chandeliers  en  cuivre  et  1  petit  réchaud,  id.  ; 

Item,  1  tapis  gros  drap  bleu; 


APPENDICE    II  383 

Item,  1  mauvaise  tni'lcllc  îinglaise  ; 
Item,  1  bi(J;;L  eL  4-  poLs  de  cliainhi-e. 

3°  Dans  un(>  autre  chamhi-o,  i)ip,non  Oiicsl,  s'est  trouvé  : 

Item,  un  bdis  do  lit,  de  bois  rouge,  garni  d'une  [)aillasse.  d'un 
matelas,  un  traversin,  tour  de  lit,  ciel,  rideaux  et  courte-pointe  de 
coton,  couverture  de  laine; 

Item,  3  tables,  bois  du  pajs.  dont  2  sui"  leurs  châssis; 

Item,  les  outils  à  lusage  de  l'habitation  consistant  en  i  taureau, 
3  égoïnes,  deux  louchets,  1  grosse  pince,  l  pioche,  1  dolloire,  et 
autres  vieux  ferremens; 

Item,  1  chaîne  et  2  colliers  de  fer  avec  leurs  clefs  et  un  collier  à 

3  branches  ; 

Item.,  2  rideaux  de  fenêtre  de  toile. 

4°  Dans  un  cabinet,  sous  la  galerie  côté  Ouest,  s'est  trouvé  : 
Item,  1  bois  de  lit  rouge,  garni  d'une  paillasse,  1  matelas,  tra- 
versin, rideaux,  ciel,  tour  de  lit,  coton  blanc,  et  une  couverture  de 
laine. 

5'-^  Dans  un  autre  cabinet,  sous  la  galei'ie,  faisant  face  au  Sud, 
s'est  trouvé  : 

Item,  1  lit,  bois  du  pays,  garni  d'une  paillasse,  1  matelas,  1  tra- 
versin, ciel,  tour  de  lit,  rideaux  indienne,  couverture  de  laine. 

6'^  Dans  un  cabinet  servant  d'office,  s'est  trouvé  : 
Item,  11  dames-jeannes  vides; 
Item,  40  bouteilles  vides. 

7"^  Dans  un  cabinet  servant  de  dépense,  s'est  trouvé  : 

Item,  un  petit  buffet,  bois  du  pays,  fermant  à  2  battants  et  à  clef; 

Item,  {  grand  coffre  : 

Item,  3  douzaines  d'assiettes,  seize  plats,  une  soupière  grande  et 

4  petites.  11  seaux,  4  bols,  1  théière,  1  cafetière,  le  tout  de  fayence; 
Item,  4  salières  et  8  gobelets  ; 

Item,  2  jarres  de  Provence  ; 

Item,  1  grande  table  de  bois  du  pays  sur  son  châssis. 

8°  Dans  la  chambre  du  gérant,  s'est  trouvé  : 
Item,  un  lit  bois  du  pays  garai  d'une  paillasse,  matelas,  traver- 
sin, ciel,  tour  de  lit,  rideaux  indienne,  couverture  de  laine  ; 
Ite^n,  1  petite  table,  bois  du  pays  ; 
Item,  1  petit  coffre,  bois  du  pays  ; 
Item,  5  fusils,  dont  2  hors  de  service  ; 
Item,  1  couvert  d'argent  ; 
Item,  2  fers  à  repasser  ; 
Item,  3  paires  de  draps  de  lit  ; 


384  SAINT-DOMINGUE 

Item,  7  douzaines  de  serviettes  avec  leurs  nappes  et  12  torchons; 
Item,  7  livres  de  bougie. 

9"  Dans  la  cuisine  s'est  trouvé  ce  qui  suit  : 
Item,  4  chaudières  moyennes  ; 

Item,  2  casseroles  de  cuivre,  ÎJ  en  terre,  1  mortier  de  marbre. 
1  gril  et  1  poêle. 

10°  Dans  l'hôpital  s'est  trouvé  ce  qui  suit  : 

Item,  4  paillasses  de  grosse  toile  de  halle,  b  draps  avec  une 
grosse  couverture  à  nègres  ; 

Item,  1  barre  à  nègres  avec  son  cadenas  ; 

Item,  70  planches  servant  à  former  un  galetas  dans  la  grande 
case. 

11°  Dans  la  case  à  café  s'est  trouvé  : 
Item,  16  bats  à  mulet; 

Item,  1  fléau  avec  ses  plateaux  et  cordes  et  191  livres  de  poids  en 
fer; 
Item,  \  banc  de  menuisier  ; 
Item,  1  baignoire  ovale  à  cci'clcs  de  fer  ; 
Item,  i  grande  table  à  trier  le  café  ; 
Item,  1  pétrin  avec  son  tamis  ; 
Item,  i  grand  coffre  à  grain  ; 
Item,  i  coffre  servant  de  pharmacie  ; 
Item,  i  moulin  à  vanner  le  café. 


TABLE  DES   GRAVURES 


i .  —  Portrait  de  Charles-Henry-Théodat,  comte  d'Estaing, 

gouverneur  de  Saint-Domingue  de  1763-1766.  .  Frontispiee 

2.  —  Carte  de  l'île  de  Saint-Domingue,  1730 7 

3.  —  Boucaniers  et  scènes  de  la  vie  des  boucaniers.   ...  13 

4.  —  Combat  entre  flibustiers  français  et  hollandais  ...  15 

5.  —  Vue  du  Port-de-Paix  en  1687 49 

6.  —  Portrait  de  Jean-Étienne   de   Clugny,   intendant  de 

Saint-Domingue  de  1760  à  1763 138 

7.  —  Danses  nègres 177 

8.  —  Lutte  au  bâton  entre  noirs 180 

9.  —  Vue  du  Cap-Français  en  1723 274 

10.  —  Vue  d'une  habitation 289 

11.  —  Vue  du  Cap-Français  à  la  fin  du  xvin^  siècle  ....  331 

12.  —  Vue  du  Port-au-Prince 332 

13.  —  Négresses  et  mulâtresse 335 

14.  — Marchande  de  fleurs  et  femmes  de  couleur 338 


BOSTON  PUBLIC  LIBRARY 


3  9999  05985  721  7 


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