Skip to main content

Full text of "Sainte-Beuve inconnu"

See other formats


de  SPOELBERCH  DE   LOVENJOUL 


SAINTE-BEUVE 


INCONNU 


PARIS 

LIBRAIRIE     PL  ON 
ON-NOURRIT  et  C",  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 


r<  E.    S 


I  90  I 

roits  réservés 


un 

S  M 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/saintebeuveinconOOspoe 


L'auteur  et  les  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits 
de  reproduction  et  de  traduction  en  France  et  dans  tous 
les  pays  étrangers,  y  compris  la  Suède  et  la  Norvège. 

Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  l'Intérieur 
(section  de  la  librairie)  en  février  1901. 


PARIS.  TYP.  PLON-NOURRIT  ET  Cie,  8,  RUE  GARANCIERE.—  1648 


*  cjLxU 


SAINTE-BEUVE 

INCONNU 
>-  Ce  &v 

2  _    U  /-  <tum   âsl  0*C.  où. 


DU    MÊME   AUTEUR 


OUVRAGES    COURONNÉS    PAR    L'ACADÉMIE    FRANÇAISE 

Histoire  des  œuvres  de  H.  de  Balzac.  3e  édition.   In-S°. 

Librairie  Calmann  Lévy.  —  Épuisé. 
Un  Dernier  Chapitre  de  l'Histoire  des  œuvres  de  H.  de 

Balzac.  In-S°.  Librairie  Dentu  (Ollendorff). 
Histoire  des  œuvres  de  Théophile  Gautier.  2  vol.  in-S>. 

Librairie  Charpentier  (Fasquelle). 
Un   Roman    d'amour.    2e  édition.  In-12.    Librairie  Calmann 

Lévy. 
Autour  de  Honoré  de  Balzac.  2e  édition.  In-12.  Librairie 

Calmann  Lévy. 

AUTRES     OUVRAGES 

Le  Rocher  de  Sisyphe.  2e  édition,  accompagnée  d'une  lettre 
de  M.  A.  Dumas  fils.  In-12.  Librairie  Charpentier  (Fas- 
quelle). 

Les  Lundis  d'un  chercheur.  2e  édition.  In-12.  Librairie 
Calmann  Lévy. 

La  Véritable  Histoire  de  :  «  Elle  et  Lui.  »  4e  édition.  In-12. 
Librairie  Calmann  Lévy. 

Notules  sur  H.  de  Balzac.  Broch.  in-S°.  Librairie  H.  Le- 
clerc. 

Poésies  de  Th.  Gautier  mises  en  musique.  Broch.  in-8°. 
Librairie  H.  Leclerc. 

Sous  presse  ou  en  préparation  : 

Histoire  des  Œuvres  de  H.  de  Balzac.  4e  édition.  —  Dé- 
finitive. —  Entièrement  refondue,  revue,  corrigée,  et  consi- 
dérablement augmentée.  2  vol. 

Études  balzaciennes  :  Une  Page  perdue.  1  vol. 

—  La  Genèse   d'un   roman   (Les 

Paysans).  1  vol. 

Fragments  et  mélanges  posthumes  de  H.  de  Balzac. 
Histoire  des  œuvres  de  George  Sand. 


Ve  de  SPOELBERCH  DE  LOVENJOUL 


SAINTE-BEUVE 


INCONNU 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 

PLON-NOURRIT  et  Cie,  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

RUE     GARANCIÈRE,      8 


I  90  I 

Tous  droits  réservés 


SABLE 
OLLECTION 
SABLE 


AVERTISSEMENT 


Si  nous  avons  intitulé  ce  volume 
Sainte-Beuve  inconnu,  ce  n'est  point, 
empressons-nous  de  le  dire,  qu'il  révèle 
un  Sainte-Beuve  nouveau,  ni  qu'il  dé- 
voile des  faits  ignorés  relatifs  à  sa  car- 
rière publique,  non  plus  qu'à  sa  vie 
privée. 

Nous  avons  uniquement  choisi  ce 
titre  parce  qu'il  nous  a  semblé  convenir 
à  la  réunion  d'un  certain  nombre  de 
pages  inédites  ou  perdues  du  maître, 
suivies  des  lettres  qui  lui  furent  adres- 


vin  AVERTISSEMENT 

sées  par  Mme  Desbordes- Valmore.  Ces 
lettres  sont  vraiment  touchantes,  car 
elles  témoignent,  chez  l'auteur  de  Joseph 
Delorme,  de  sentiments  très  élevés  et 
d'impressions  émues  d'une  particulière 
délicatesse. 

Mai  1900. 


SON  PREMIER  ROMAN 

-  ARTHUR- 


Lorsqu'on  étudie  de  près  la  plupart  des  per- 
sonnalités du  groupe  romantique,  l'on  a  dès 
aujourd'hui  quelque  peine  à  se  mettre  à  l'u- 
nisson des  sentiments,  des  idées,  et  surtout 
de  la  forme  que  le  plus  grand  nombre  d'entre 
elles  ont  employée  pour  les  exprimer. 

L'outrance  continuelle,  la  violente  exalta- 
tion naturelle,  communes  à  tout  le  cénacle  de 
1830,  qui  déjà  nous  semblent  à  l'heure  pré- 
sente si  fausses  et  si  jouées,  ne  sont  néan- 
moins le  plus  souvent  que  l'expression  sin- 
cère d'impressions  réelles.    Il  est  donc  fort  à 


4  SON  PREMIER  ROMAN 

craindre  que,  dans  peu  d'années,  nul  ne  puisse 
plus  reconstituer  par  la  pensée  le  cadre  intel- 
lectuel du  romantisme  naissant,  et  moins  en- 
core les  états  d'âme  de  ses  adeptes,  états 
d'âme  si  différents  des  nôtres! 

Sous  la  Restauration,  le  lyrisme  était  dans 
l'air;  la  jeunesse  littéraire  de  cette  époque 
aurait  cru  déshonorer  sa  plume  en  ne  prenant 
pas  pour  diapason  de  son  style  les  exagérations 
les  plus  échevelées  et  les  formules  les  plus 
extrêmes. 

Si  les  classiques,  pour  éviter  le  mot  propre, 
avaient  abusé  de  la  périphrase,  les  roman- 
tiques ne  revinrent  pas  davantage  à  la  simpli- 
cité. Leur  convention  fut  autre,  voilà  tout.  Il 
faut  reconnaître  cependant  qu'ils  étaient  plus 
près  de  la  vérité  en  analysant  d'ordinaire  dans 
une  langue  exagérée  des  impressions  ou  des 
faits  dont,  à  leurs  yeux,  la  réalité  n'était  pas 
moins  excessive. 

Ce  n'est  pas,  d'ailleurs,  chez  tous  les  maîtres 
du  romantisme  que  s'étale  avec  le  plus  d'excès 


ARTHUR  5 

cet  abus  de  la  phraséologie,  mais  bien  plutôt 
chez  tous  les  poetœ  minores  de  cette  révolu- 
tion littéraire.  Il  suffit  de  parcourir  la  corres- 
pondance intime  de  l'un  ou  l'autre  d'entre  eux 
pour  constater  à  quel  point,  —  ainsi  qu'il  arrive 
du  reste  le  plus  souvent,  —  les  disciples  exa- 
gérèrent les  défauts  de  leurs  modèles,  sans 
presque  rien  garder  de  leurs  qualités. 

L'un  des  premiers  satellites  de  la  nouvelle 
Pléiade,  et  pourtant  à  cette  heure  l'un  des 
plus  ignorés,  fut  Ulric  Guttinguer.  Au  début 
du  mouvement  dont  il  se  montra  sur-le-champ 
l'ardent  promoteur,  la  notoriété  de  ce  poète 
normand  balança  celle  des  deux  Deschamps, 
de  Jules  de  Rességuier,  de  Fontaney  et  de 
tant  d'autres,  dont  les  œuvres  et  même  les 
noms  sont  presque  tous  aussi  inconnus  que  le 
sont,  de  nos  jours,  les  œuvres  et  le  nom  de 
Guttinguer  lui-même. 

Et  pourtant  Alfred  de  Musset,  en  adres- 
sant à  son  ami  Ulric  le  sonnet  demeuré  si 
longtemps   célèbre  ,    avait   semblé   promettre 


6  SON  PREMIER  ROMAN 

à  ce   nom  une  sorte  d'immortalité  littéraire  ! 

Nous  ne  songions  guère  à  observer  de  plus 
près  la  physionomie  particulière  de  ce  roman- 
tique d'antan,  quand  le  hasard,  en  plaçant 
sous  nos  yeux  tout  ce  qui  subsiste  des  lettres 
qu'il  écrivit  à  Sainte-Beuve,  nous  apprit  sur 
les  deux  écrivains  une  particularité  curieuse 
et  fort  peu  connue. 

En  effet,  cette  correspondance  révèle  que 
Volupté  n'est  pas  le  premier  roman  écrit  par 
Sainte-Beuve.  Celui-ci,  sous  l'inspiration  d'Ul- 
ric  Guttinguer,  avait  antérieurement  com- 
mencé un  autre  récit,  dont  il  a  parlé  lui-même 
dans  une  étude  sur  V Arthur  du  jeune  auteur 
normand,  étude  insérée  d'abord  dans  la  Re- 
vue des  Deux  Mondes }  numéro  du  15  dé- 
cembre 1836. 

Or,  cet  Arthur  était  en  réalité  l'œuvre  dont 
il  s'agit  ici.    Projetée  en  commun,  les   deux 
amis   devaient,   à  l'origine,   l'écrire  en   colla 
boration.   Mais  des  raisons  diverses  en  retar- 
dèrent   d'autant    plus    longtemps    l'éclosion, 


ARTHUR  7 

qu'elle  devait  être  tout  particulièrement  ins- 
pirée par  certains  épisodes,  —  voilés  et  chan- 
gés de  cadre,  —  de  la  vie  même  de  Guttinguer. 

Un  jour  vint  cependant  où  ce  dernier,  sur- 
montant ses  longues  hésitations,  termina  et 
publia  seul  l'ouvrage  dont  il  s'occupait  depuis 
si  longtemps.  Son  apparition  eut  pour  résultat 
de  faire  abandonner  définitivement  par  Sainte- 
Beuve  le  travail  analogue  qu'il  avait  entrepris 
de  son  côté,  travail  déjà  suspendu  d'ailleurs 
depuis  plusieurs  années.  Il  se  contenta  donc, 
dans  l'article  sur  Arthur,  —  qui  se  trouve 
aujourd'hui  placé  dans  ses  Portraits  content- 
porains,  —  de  faire  en  ces  termes  l'histoire  du 
projet  primitif  : 

«  Moi-même,  entré  dans  ses  confidences 
d'alors  (de  Guttinguer),  ému  de  ses  souvenirs 
plus  que  des  miens,  j'ai  rêvé  avec  lui,  près 
de  lui,  sous  ces  ombrages  qu'Arthur  sait  si 
bien  décrire,  un  grand  roman  poétique,  et 
qui  était  déjà  commencé  quand  Juillet  est 
venu  pour  toujours  l'interrompre.   C'était  un 


8  SON  PREMIER  ROMAN 

de  ces  romans  de  loisir,  et  que  la  Restaura- 
tion pouvait  seule  encadrer.  Je  demande  d'en 
citer  un  passage,  prose  et  vers,  qui  me  semble 
fidèlement  reproduire  l'impression  élégiaque 
sous  laquelle  j'avais  conçu  le  héros.  Ce  héros, 
qui  n'était  autre  qu'Arthur,  qu'Ulric  lui- 
même,  s'exprimait  ainsi  dans  le  prélude  du 
récit  de  cette  passion  dernière  qui  l'allait  en- 
vahir, mais  qui  se  dérobait  encore  sous  un 
léger  rideau  de  saules,  au  bord  de  son  beau 
fleuve  normand... 

o  Pour  achever  ces  indiscrétions  sur  l'au- 
teur ^Arthur,  je  dirai  que,  si  celui  de  Volupté 
l'avait  connu,  il  semblerait  avoir  songé  à  lui 
expressément  dans  le  portrait  de  Vami  de  Nor- 
mandie (i).  » 

En  imprimant  pour  la  première  fois  en 
volume  cette  étude  sur  Arthur,  —  qui  fut 
d'abord  recueillie  dans  le  tome  quatre  des 
Portraits  et  critiques  littéraires,    paru   chez 

(i)  On  n'a  pas  oublié  que  la  première  édition  de 
Volupté  ne  porte  aueun  nom  d'auteur. 


ARTHUR  9 

Renduel  en  1839,  —  Sainte-Beuve  fit  un  nou- 
vel emprunt  à  son  œuvre  inédite.  Il  est  pré- 
cédé de  cette  explication  : 

«  Puisque  j'ai  remué  ces  feuilles  oubliées, 
j'en  tirerai  encore  un  seul  passage  qui  servira 
à  encadrer  une  autre  élégie.  La  passion  qui 
va  saisir  le  héros  en  est  déjà  aux  prélimi- 
naires. C'est  lui  toujours  qui  raconte.  » 

Trois  pièces  de  vers  font  partie  de  ce  début 
de  roman.  Sainte-Beuve  publia  les  deux  pre- 
mières non  seulement  dans  les  extraits  de 
l'ouvrage  cités  par  lui,  mais  encore  dans  ses 
Poésies  complètes,  où,  plus  tard,  la  troisième 
aussi  fut  introduite.  Elles  y  portent  pour 
titre  :  Stances,  Désir,  et  :  «  Oh!  que  son 
jeune  cœur,  etc.  » 

Ces  dernières  strophes  sont  encore  insérées, 
sans  titre  cette  fois,  dans  :  Livre  d'amour, 
le  rarissime  recueil  anonyme  que  Sainte- 
Beuve  fit  imprimer  à  quelques  exemplaires 
en  1843.  Elles  y  sont  accompagnées  de  cette 
note  : 


io  SON  PREMIER  ROMAN 

«  Fait  non  pour  elle  directement,  mais  dans 
sa  pensée,  et  en  déguisant  la  couleur  de  ses 
yeux;  ce  devait  être  mis  dans  un  roman.  » 

De  même  que  Volupté,  Y  Arthur  de  Gut- 
tinguer  ne  devait  porter  aucun  nom  d'auteur. 
Tel  était  du  moins  le  désir  de  celui-ci,  qui, 
en  raison  des  faits  vrais  racontés  dans  les 
pages  de  son  œuvre,  tenait  à  ce  qu'elle  pa- 
rût d'une  façon  plus  mystérieuse  encore  que 
n'avait  été  mis  au  jour  le  roman  de  Sainte- 
Beuve.  Ce  fut  donc  par  suite  d'une  méprise, 
—  quelque  peu  préparée  par  l'éditeur,  si  nous 
ne  nous  trompons,  —  que  le  nom  de  l'auteur, 
malgré  son  omission  partout  ailleurs,  fut  pour- 
tant imprimé  au  dos  du  volume.  Guttinguer 
ne  s'en  consola  pas,  car  sa  nature  impression- 
nable redoutait  souvent  le  grand  jour  et  la 
complète  publicité.  Par  suite  de  cette  timidité 
particulière,  il  n'a  pas  signé  tous  ses  ouvrages, 
et  l'on  peut  facilement  se  rendre  compte  com- 
bien la  paternité  officielle  de  celui-ci  lui  fut 
pénible  à  supporter. 


ARTHUR  1 1 

Chose  bizarre,  et  celle-là  totalement  ignorée 
à  cette  heure,  Arthur,  publié  à  Paris  chez 
Eugène  Renduel,  en  décembre  1836,  —  daté 
de  1837,  —  avait  déjà  vu  le  jour  à  Rouen 
dès  1834,  sous  la  forme  d'un  fort  volume 
in-octavo,  dont  l'anonymat  fut  si  scrupuleu- 
sement respecté  que  l'existence  même  de  ce 
premier  Arthur  est  demeurée  complètement 
inconnue  (1). 

Cet  ouvrage,  d'ailleurs  tout  à  fait  dissem- 
blable de  son  frère  cadet,  —  l'édition  pari- 
sienne, —  ne  fut  sans  doute  jamais  ce  qu'on 
appelle  réellement  livré  à  la  publicité.  Portant 
l'indication  de  a  troisième  partie  »,  quoique 
son  impression  n'ait  été  précédée  par  celle 
d'aucune  autre,  c'est  en  réalité  un  livre  tota- 
lement différent  du  roman  que,  deux  ans  plus 
tard,  édita  Renduel,  et  dont  celui  qui  nous  oc- 
cupe semble  même  n'être  que  le  complément. 

(1)  Voir  le  numéro  5847  dans  la  Bibliographie  de  la 
France  du  1"  novembre  1834.  L'ouvrage  sortait  de 
presses  de  l'imprimerie  Périaux,  à  Rouen. 


12  SON  PREMIER  ROMAN 

Lors  de  l'apparition,  en  1836,  de  l'unique 
version  de  ce  récit  qui  soit  encore  aujourd'hui 
connue  de  nom,  ces  faits  ne  furent  relevés  par 
personne.  Dans  son  article'sur  l'œuvre,  Sainte- 
Beuve  lui-même,  presque  toujours  si  méticu- 
leusement  exact,  n'y  fit  aucune  allusion.  Et 
pourtant  les  lettres  de  Guttinguer  prouvent 
que  le  maître  avait  eu  connaissance  de 
Y  Arthur   de   1834. 

Enfin,  l'auteur  de  Port-Royal,  quoique  bien 
décidé  à  ne  point  achever  son  travail  per- 
sonnel, n'a  pas  détruit  cependant  le  manus- 
crit commencé.  Nous  l'avons,  en  effet,  re- 
trouvé soigneusement  joint  aux  Cahiers  de 
ce  journal  écrit  par  lui,  dont  il  a  été  souvent 
parlé  depuis  quelques  années. 

Presque  autant  que  le  style,  le  papier  jauni, 
l'encre  pâlie,  l'écriture  à  peu  près  indéchif- 
frable de  cev morceau,  témoignent  de  sa  date. 
Ecrit,  on  l'a  vu,  avant  juillet  1830,  —  au 
mois  d'avril  pour  être  précis,  —  ce  n'est  pas 
sans  peine   que   nous  sommes  parvenu   à  en 


ARTHUR  13 

reconstituer  le  texte  authentique.  Encore,  ne 
répondons-nous  pas  qu'il  n'y  ait  peut-être 
dans  notre  version  quelques  mots  inexacte- 
ment déchiffrés.  Du  reste,  c'est  avec  tant  de 
difficulté  que  Sainte-Beuve  avait,  lui  aussi, 
relu  sa  propre  écriture,  qu'au  premier  mot 
du  vers  vingt-quatre  des  Stances  il  a  laissé 
subsister  partout  une  faute  sensible.  En  effet, 
on  lit  exhalait  sur  le  manuscrit,  au  lieu 
Rassemblait,  imprimé  jusqu'ici  à  chaque  édi- 
tion ou  citation  de  ces  vers,  quoique  à  la 
place  indiquée  ce  dernier  mot  ne  nous  paraisse 
vraiment  avoir  aucun  sens. 

Tout  inachevé  que  soit  l'ouvrage  du  grand 
écrivain,  il  nous  a  semblé  intéressant  de  mettre 
au  jour,  en  son  entier,  ce  qui  subsiste  de  sa 
première  œuvre  d'imagination.  Nous  remer- 
cions donc  très  vivement  ici  M.  Troubat,  son 
héritier,  de  nous  y  avoir,  en  ces  aimables 
termes,  on  ne  peut  plus  gracieusement  auto- 
risé : 


14  SON  PREMIER  ROMAN 

30  juin  1893. 
a  Cher  Monsieur, 
«  En  tout  ce  qui  dépend  de  moi  seul,  vous 
avez  mon  autorisation  d'avance.  Vous  pouvez 
donc  publier  ce  fragment  d'oeuvre  de  Sainte- 
Beuve,  qui  devait  paraître  en  collaboration 
avec  Guttinguer.  » 

3  juillet  1893. 

«  Cher  Monsieur, 
«  Vous  n'avez  pas  besoin  d'autre  autori- 
sation que  celle  que  vous  avez  bien  voulu  me 
demander  pour  publier  ce  fragment  d'ébauche 
de  Sainte-Beuve  en  collaboration  avec  Ulric 
Guttinguer.  Toute  autorisation  qui  dépend  de 
moi  vous  est  acquise.  Voilà  ce  que  j'ai  voulu 
vous  dire.  » 

Il  faut  se  rappeler  en  lisant  les  pages  sui- 
vantes que  l'auteur,  né  le  22  décembre  1804, 


ARTHUR  15 

avait  seulement  un  peu  plus  de  vingt-cinq 
ans  lorsqu'il  les  écrivit;  puis,  qu'il  s'agit  d'un 
premier  jet,  et  non  d'une  œuvre  revue  et  mise 
au  point  par  l'auteur.  Ceci  explique  les  quel- 
ques incorrections  qu'on  y  peut  relever. 


ARTHUR 


Je  passais  l'autre  jour  à  cheval  le  long  de 
la  grève,  me  rendant  à  ma  forêt  de  Kereuc, 
qui  n'est  pas  loin  de  Saint-Malo. 

Il  y  avait  eu  un  orage  la  veille,  et  l'océan 
encore  ému,  quoique  apaisé  à  la  surface,  gron- 
dait au  loin  dans  ses  profondeurs.  C'était  mer 
basse.  Un  ardent  soleil  de  juillet  chassait  à 
l'horizon  le  reste  des  gros  nuages  et  séchait 
les  galets  sur  le  sable. 

Je  suivais  tristement,  aux  flancs  ravagés 
de  la  grève,  la  trace  des  flots  qui  l'avaient 
sillonnée,   et  qui  s'étaient  retirés.    Puis,  par 

2 


iS  SON  PREMIER  ROMAX 

moments,  portant  la  main  aux  rides  de  mon 
front,  je  me  disais  : 

«  Là  aussi,  les  Passions  sont  venues  battre 
comme  des  flots  et  ont  laissé  trace  en  se  reti- 
rant. Mon  midi  est  sec  et  aride.  Mais  dans 
quelques  heures  l'océan  baignera  de  nouveau 
si  plage,  et,  à  moi,  mes  ondes  taries  ne 
reviendront  pas  ! 

«  Passions!  Amour!  Amour  indomptable  et 
profond,  qui  donc  a  pu  vous  établir  si  avant 
au  cœur  de  l'homme?  Quelle  main  a  creusé 
vos  abîmes  et  y  a  amassé  vos  tempêtes?  Qui 
vous  a  donné  ce  pouvoir  inouï  de  tout  dévorer 
en  notre  âme  ?  D'où  vous  vient-il,  et  d'où 
nous  venez-vous? 

o  Est-ce  la  société,  qui  par  ses  vices  et  son 
mauvais  arrangement  procure  à  ces  sortes  de 
Passions  un  tel  empire,  et  les  développe  outre 
mesure  au  détriment  de  l'ordre  et  de  la  mo- 
rale? 

«  Ou  bien,  indépendamment  de  toute  édu- 
cation et  de  tout  état  de  société,  les  tenons- 


ARTHUR  19 

nous  en  naissant  de  notre  cœur,  de  notre 
nature  propre?  Nous  sont-elles  transmises  par 
le  sang,  comme  des  maladies  originelles,  et  y 
a-t-il  certaines  organisations  qui  leur  soient 
fatalement  dévouées  ?  » 

Quand  je  suis  calme,  reposé  au  sein  de  la 
nature,  quand  mes  souvenirs  sommeillent  et 
que  ma  raison  se  relève,  je  me  dis  : 

«  Non,  l'homme  ne  saurait  être  ainsi  pré- 
destiné de  toute  nécessité  à  des  fautes  et  à 
des  crimes.  C'est  à  lui-même,  et  non  à  Dieu, 
qu'il  doit  s'en  prendre  de  ses  égarements  et 
de  ses  fureurs. 

«  Eh  quoi?  Il  a  laissé  se  perdre  les  prin- 
cipes invariables  qui  devraient  le  diriger  dans 
la  vie  ;  dès  longtemps  il  n'a  plus  recours  aux 
bonnes  disciplines,  et  la  religion  ne  lui  repré- 
sente plus  rien.  Enfant,  on  l'élève  mal,  on 
l'instruit  superficiellement.  Il  effleure  avec 
dédain  les  trésors  antiques  pour  se  jeter  plus 
vite  dans  les  nouveautés  les  plus  passagères. 
Son  intelligence  se  promène  sur  toutes  choses 


2  0  SON  PREMIER  ROMAN 

avec  une  curiosité  vague,  et  par  pur  désir 
d'amusement.  Quelques  principes  généraux 
de  convenance  sont  les  seules  règles  essen- 
tielles auxquelles  il  se  range. 

o  Y  a-t-il  donc  de  quoi  s'étonner  après  cela 
si,  dans  l'ardeur  de  l'âge,  au  sein  de  la  for- 
tune, du  loisir  et  de  l'ennui,  quand  souffle 
violemment  la  Passion,  elle  emporte  du  pre- 
mier coup  tous  ces  vains  caprices,  déchire 
et  dévore  tous  ces  ornements  fragiles,  tous 
ces  voiles  légers,  et  se  déploie  avec  furie, 
comme  un  incendie  dans  une  fête  ? 

«  L'homme  a  besoin  d'une  éducation  suivie 
et  sérieuse,  d'études,  de  principes,  d'idées  de 
religion  et  de  devoir.  Il  faut  l'armer  de  bonne 
heure;  si  l'on  ne  veut  pas  qu'il  soit  pris  au 
dépourvu  par  le  dérèglement.  Il  est  destiné 
à  aimer,  et  plus  il  aura  un  fonds  de  chaleur 
honnête  et  vertueuse,  plus  il  aimera  avec 
passion.  Tout  l'effort  doit  tendre  à  contenir 
cette  passion  dans  l'ordre,  et  à  la  diriger  sai- 
nement vers  son  objet.   Ce  que  peut   l'habi- 


ARTHUR  21 

tude  des  principes  pour  s'opposer  aux  mauvais 
commencements,  même  dans  les  naturels  les 
plus  exaltés,  est  incalculable.  La  raison,  si  on 
l'a  rendue  forte  et  vigilante,  peut  tout  répri- 
mer à  l'origine.  Ce  n'est  qu'à  son  défaut  et 
par  notre  coupable  indifférence  morale  que  le 
mal  se  glisse  en  nous,  grandit  et  nous  perd.  » 

Voilà  ce  que  je  me  dis  aux  heures  de  calme, 
quand  je  me  promène,  déjà  vieux,  par  une 
belle  matinée,  sous  l'ombre  entremêlée  des 
pins  et  des  chênes,  le  long  de  la  plage  reten- 
tissante, et  que  je  n'entends  plus  le  bruit 
lointain  du  monde  et  des  hommes. 

Mais  si  quelque  souvenir  trop  rapide  a  passé 
en  moi,  si  l'image  confuse  du  passé  remue 
encore  au  fond  de  mon  cœur,  je  retombe  dans 
le  doute  et  le  chaos.  Je  ne  vois  plus  par  où 
j'aurais  échappé  à  ma  destinée,  ni  quel  miracle 
de  l'humaine  raison  aurait  été  capable  de  m'en 
garantir.  Je  m'en  prends  au  sort,  à  ma  nature, 
à  mes  sens,  à  la  tendresse  de  ma  chair,  au  feu 
de  mes  veines,  et  je  suis  malgré  moi  tenté  de 


22  SON  PREMIER  ROMAN 

conclure  que  celui  qui  a  pu  dompter  les  Pas- 
sions les  ignore. 

Sophisme  !  Illusion  !  car  qui  a  aiguisé  ces 
sens,  amolli  cette  chair,  enflammé  ces  veines, 
énervé  et  dépravé  de  bonne  heure  toute  cette 
nature  riche  et  sensible,  sinon  le  relâchement 
de  l'éducation,  l'oisiveté  rêveuse,  et  le  manque 
d'un  fonds  solide  d'études  et  de  travaux  ? 


II 


Ma  famille  avait  émigré  et  ma  première  en- 
fance fut  errante. 

Mon  père  et  ma  mère  m'aimaient  tendre- 
ment, mais  je  ne  pus  recevoir  sous  leurs  yeux 
les  premiers  soins  du  foyer.  Nous  n'avions 
pas  de  foyer  alors. 

Nous  rentrâmes  en  France  un  peu  avant 
l'Empire.  J'avais  neuf  ans,  de  l'esprit,  de  la 
facilité  et  une  âme  ouverte  à  toutes  les  im- 
pressions vives. 

Nous  nous  fixâmes  dans  la  ville  d'A***,  à 
une  trentaine  de  lieues  de  la  capitale. 

Mon  père  fut,  dès  notre  rentrée  en  France, 
forcé  à  de  fréquents  voyages  pour  recueillir 


24  SON  PREMIER  ROMAN 

quelques  débris  de  fortune,  et  je  restai  pres- 
que entièrement  livré  à  moi-même,  avec  mes 
sens,  mon  activité,  et  un  vague  besoin  d'a- 
mour et  de  bonheur. 

Mon  père  était  un  bon  gentilhomme  de 
province,  probe,  juste,  modeste,  de  mœurs  ri- 
gides, quoique  d'une  sensibilité  charmante.  Il 
s'était  marié  tard,  et,  comme  sa  vie  avait  été 
tempérée,  il  gardait  sous  des  cheveux  gris  son 
énergie  et  sa  chaleur  de  jeunesse.  Bon,  aimant 
par  nature,  il  devenait  terrible  dans  ses  vio- 
lences, qui  étaient  presque  toujours  sans 
objet. 

Ma  mère  n'offrait  que  douceur,  soumission, 
rien  de  brillant,  peu  d'esprit,  peu  de  culture. 
C'était  la  bonté,  la  vertu  même,  s'il  peut  y 
avoir  vertu  dans  l'absence  totale  de  vices  ou 
de  défauts. 

La  facilité  que  je  trouvais  à  tromper  ma 
mère,  me  rendit  menteur  sur  l'emploi  de  mon 
temps,  paresseux  et  vagabond. 

Nous  passions  les  étés  dans  la  terre  de  Vil- 


ARTHUR  25 

lers-aux-Bois,  à  trois  lieues  d'A***.  Je  n'y 
revenais  jamais  sans  émotion,  et  la  vue  de 
l'énorme  tour  ronde  et  à  toit  pointu  qui  domi- 
nait le  bâtiment  me  fesait  palpiter  le  cœur 
chaque  fois  que  je  la  découvrais  d'un  peu  loin, 
à  travers  les  hautes  futaies  d'alentour. 

C'est  de  là  que,  durant  la  saison,  j'éten- 
dais mes  courses  dans  tout  le  voisinage,  tantôt 
seul,  à  pied,  perdu  en  mille  chimères,  oubliant 
l'heure,  le  but,  et  allant  chercher  à  près  de 
deux  lieues,  pour  y  passer  et  repasser  cent 
fois,  je  ne  sais  quel  petit  sentier  que  j'aimais; 
tantôt,  —  et  c'étaient  mes  jours  de  gaieté,  — 
mêlé  aux  gens  de  la  ferme,  monté  sur  un  che- 
val de  labour  ou  sur  un  chariot  de  blé,  m'es- 
sayant  à  l'accent  du  patois,  et  stimulant  la 
grosse  joie  des  moissonneuses. 

Mais  ni  cette  compagnie  bruyante,  ni  ces 
promenades  solitaires  ne  me  suffisaient  plus. 
Je  me  sentais  triste,  je  pleurais  souvent,  et 
par  malheur  je  ne  devinais  que  trop  la  cause 
de  mes  pleurs,  l'objet  de  mes  molles  tristesses. 


26  SON  PREMIER  ROMAN 

Déjà,  dans  les  écoles  d'enfants  où  sont  con- 
fondus les  deux  sexes,  j'avais  maigri,  j'avais 
pâli  d'amour.  J'avais  écrit  de  tendres  lettres  à 
plus  d'une  petite  fille  de  mon  âge,  et  j'en  avais 
trouvé  qui  m'avaient  répondu,  et  on  les  avait 
vu  pâlir  et  maigrir  comme  moi. 

Une  entre  autres,  une  Suédoise,  ma  chère 
petite  Mélanie,  ne  me  pouvait  sortir  de  la  mé- 
moire. J'avais  été  à  côté  d'elle  à  une  école 
d'Altona,  un  an  avant  notre  retour  d'émigra- 
tion. En  vérité,  il  y  eut  vers  ce  temps-là  des 
lettres  surprises,  d'un  jargon  moitié  allemand, 
moitié  français.  Son  petit  panier  de  l'école  en 
était  plein.  Elle  fut  mise  en  pénitence,  au 
pain  et  à  l'eau,  et  depuis  nous  ne  nous  sommes 
plus  retrouvés. 

Tous  ces  souvenirs  fermentaient  dans  ma 
tête,  et  se  retrouvaient  dans  mes  songes,  ou 
dans  mes  insomnies,  avec  une  vivacité  de  cou- 
leur qui  ne  se  voit  qu'à  cet  âge.  J'imaginais 
de  merveilleux  romans,  je  me  mourais  de 
désirs  ! 


III 


Nous  avions  pour  voisins  de  campagne  l'ai- 
mable famille  de  ***,  et,  quand  nous  y  allions 
en  visite,  je  n'avais  de  regards  que  pour 
Mlle  Camille,  blonde  et  timide  enfant  de  dix 
ans. 

Chaque  printemps  nouveau ,  c'était  une 
vraie  scène  entre  nous  pour  renouer  connais- 
sance. Elle  n'osait  d'abord,  elle  me  traitait  en 
étranger  et  se  cachait  dans  le  sein  de  sa  mère. 
Puis,  au  bout  d'une  demi-heure,  nous  étions 
redevenus  amis,  camarades  de  l'an  passé.  Nous 
courions  ensemble  dans  les  bosquets,  et  il  fal- 
lait nous  en  arracher  au  soir,  tout  enflammés 
de  chaleur  et  de  plaisir. 


28  SON  PREMIER  ROMAN 

Souvent,  dès  le  matin,  je  rôdais  autour  du 
clos,  heureux  d'apercevoir  au-dessus  d'une 
haie  son  chapeau  de  paille ,  plus  heureux , 
quand  j'étais  vu,  de  la  faire  s'écrier  et  rougir 
de  surprise. 


IV 


Cependant,  les  grands  événements  qui  rem- 
plissaient le  monde  à  cette  époque  arrivaient 
jusqu'à  moi,  et  ne  me  laissaient  pas  indifférent. 

Le  dimanche,  après  la  messe,  que  nous 
allions  entendre  à  un  gros  bourg  voisin,  mon 
père  me  menait  d'ordinaire  chez  le  notaire  de 
l'endroit,  où  se  donnaient  rendez-vous  les  gen- 
tilshommes des  environs.  On  y  causait  des 
nouvelles  de  la  semaine,  des  chances  de  la 
guerre.  On  y  fesait  de  l'opposition  à  l'Em- 
pire. Je  m'étonnais  de  cet  acharnement  contre 
Bonaparte  et  de  ce  mépris  pour  nos  armes. 

Il  me  semblait,  à  moi,  dans  mes  jeunes 
idées,  que  l'ordre  était  partout  rétabli  et  la 
France  suffisamment  glorieuse.  J'écoutais  dans 


30  SON  PREMIER  ROMAN 

un  coin  ces  vieillards  moroses  avec  une  impa- 
tience mal  comprimée,  et,  au  sortir  de  là,  je  ne 
désirais  rien  tant  que  l'âge  et  un  cheval  pour 
voler  à  l'Empereur,  et  prendre  part  à  nos  vic- 
toires. 

J'avais  plus  de  douze  ans.  On  me  mit  aux 
études  dans  un  établissement  de  Pères  de  la 
Foi,  près  de  la  ville  d'A***.  La  direction  y 
était  bonne;  j'y  profitai  beaucoup,  et  mon  avi- 
dité d'apprendre  suspendit  quelque  temps 
toutes  mes  autres  inclinations. 

C'est  dans  cette  maison  que  le  Génie  du 
Christianisme  me  tomba  pour  la  première  fois 
entre  les  mains.  L'édition  était  complète. 
René,  qui  s'y  trouvait,  me  rejeta  dans  le 
trouble  d'où  je  sortais  à  peine.  J'y  crus  recon- 
naître trait  pour  trait  mon  image,  et  je  fus 
effrayé  de  la  ressemblance.  Je  passai  mes 
récréations  à  le  relire  sous  les  sycomores  de 
notre  cour,  jusqu'à  ce  qu'enfin  mes  pleurs  me 
fesant  remarquer,  les  surveillants  m'arra- 
chèrent le  livre  ! 


ARTHUR  3 i 

Il  y  avait  des  moments  où,  par  un  dégoût 
anticipé  du  monde,  et  une  sorte  d'effroi  de 
l'avenir,  j'aurais  voulu  ne  sortir  jamais  de 
cette  maison  chrétienne,  ne  jamais  quitter 
l'ombre  de  ces  murs  et  de  ce  sanctuaire.  Mon 
imagination,  tendrement  mystique,  s'élevait 
dans  la  prière  à  des  vœux  de  retraite  et  de 
sainteté.  Pauvre  enfant  crédule,  je  me  disais 
que  j'étais  déjà  bien  vieux  par  le  cœur,  que 
j'avais  assez  connu  les  Passions,  et  qu'il  est 
bon  d'être  au  port! 

La  seule  carrière  praticable  alors  était  celle 
des  armes.  Mon  père,  supérieur  à  ses  préju- 
gés, n'avait  pas  de  répugnance  à  me  la  voir 
suivre,  même  sous  l'usurpateur. 

On  m'envoya  à  Paris,  où,  après  dix-huit 
mois  de  travail  sérieux,  je  fus  reçu  à  l'école 
Polytechnique.  Un  nouveau  monde,  brillant 
et  animé,  allait  s'ouvrir  devant  moi.  J'y  aspi- 
rais avec  une  joie  pleine  d'agitation,  et,  pour 
mieux  m'en  préparer  l'entrée,  je  m'appliquai 
de  toute  mon  âme  à  l'étude. 


Après  la  première  année,  j'eus  besoin  d'un 
mois  de  repos,  et  je  vins  revoir  ma  mère,  la 
ferme,  le  petit  sentier  et  Mlle  Camille.  Mais 
cette  fois  il  y  eut  du  changement. 

J'avais  à  peine,  en  effet,  remarqué  jusqu'a- 
lors la  mère  de  Camille.  Elle  aurait  pu  être  la 
mienne,  et  certes  je  ne  me  fusse  jamais  avisé 
d'espérer  qu'elle  serait  un  jour  mieux  pour 
moi. 

Cependant,  fraîche  et  belle  encore,  elle  avait 
une  bouche  de  dix-huit  ans,  des  bras  blancs 
et  roses,  qu'elle  montrait  volontiers,  et  beau- 
coup d'esprit  qui  s'échappait  en  étincelles  par 
ses   doux    yeux.    Moi,   j'avais   dix -sept  ans. 


ARTHUR  33 

Brûlant  de  désirs,  j'étais  timide.  Je  balbutiais, 
je  rougissais  auprès  de  Camille,  qui  ne  trou- 
vait pas  de  mots  pour  me  répondre.  Sa  mère 
se  chargea  de  m'enhardir. 

Ce  fut  à  la  campagne,  dans  un  grand  jardin 
et  sous  de  beaux  arbres  en  fleurs,  que  j'enten- 
dis pour  la  première  fois  des  discours  dont  je 
ne  compris  pas  d'abord  le  but  et  -la  portée.  Ils 
parlaient  de  sentiment,  de  passion,  traitaient 
vaguement,  et  avec  chasteté,  des  questions 
platoniques  que  j'avais  peine  à  suivre,  et  qui 
me  troublaient  étrangement. 

D'ordinaire,  le  texte  de  nos  moralités  était 
quelque  lecture  qu'on  me  fesait  faire  à  demi- 
voix.  Nous  lisions  ainsi,  au  fond  des  bosquets 
embaumés,  le  Diable  amoureux,  de  Cazotte. 
Elle  m'arrêtait  sur  les  plus  voluptueux  en- 
droits, et  la  flatteuse  enchanteresse  me  louait 
de  mon  expression,  de  mon  accent,  et  de 
deviner  si  bien  à  mon  âge  ce  que  je  n'avais 
jamais  senti.  Et,  au  moment  même,  par  le 
charme  de    cette  parole  insinuante,    elle   me 

3 


34  SON  PREMIER  ROMAN 

fesait  tout  éprouver,  tout  sentir,   et  me  con 
sumait  le  cœur  sous  le  feu  de  ses  regards. 

Quand  elle  m'avait  de  la  sorte  confondu  et 
mis  hors  de  moi,  elle  s'interrompait,  me  reti- 
rait brusquement  le  livre,  et  arrachant  des 
roses  aux  touffes  du  bosquet,  elle  me  les  jetait 
à  poignées  avec  de  grands  éclats,  puis  me  les 
reprenait.  Et  c'étaient  des  fuites,  des  retours, 
le  long  des  plus  étroits  sentiers,  luttes  inter- 
minables, où  nos  mains  se  tendaient,  où  s'ef- 
fleuraient nos  joues  et  se  mêlaient  nos  haleines. 

Le  péril  pour  moi  devenait  grand,  et  dès 
que  j'osai  le  croire  un  peu  sérieux,  je  me 
gardai  bien  d'y  résister. 

Cet  amour  eut,  en  trois  semaines,  de  prodi- 
gieux ravissements,  des  larmes,  et  des  an- 
goisses sans  nombre. 

Partagé  entre  l'innocence  de  Camille  et  les 
transports  de  sa  mère,  entre  l'affection  virgi- 
nale et  pudique  de  mes  premières  années  et 
l'enivrant  délire  d'une  passion  adultère,  je 
ressentais   mille  contradictions   violentes.   Je 


ARTHUR  35 

cédais,  d'une  heure  à  l'autre,  aux  caprices  les 
plus  bizarrement  opposés.  Il  y  avait  des  ins- 
tants où  un  regard  demi-voilé,  une  rougeur 
subite  de  la  jeune  fille,  balançaient  en  moi 
tous  les  torrents  de  volupté  de  la  femme  cou- 
pable. Elle,  à  cette  vue,  redoublait  d'artifices 
et  de  promesses.  La  jalousie  l'aiguillonnait  au 
plaisir.  Elle  y  portait  une  inépuisable  fraîcheur 
de  sens  et  m'égarait  de  plus  en  plus  en  ses 
fureurs. 

Une  nuit,  je  m'en  souviendrai  toujours,  une 
nuit,  —  c'était  la  dernière,  et  nous  la  passions 
ensemble,  —  la  porte  de  sa  chambre  était 
entr'ouverte,  donnant  sur  un  long  corridor,  au 
bout  duquel  se  trouvait  l'appartement  de  sa 
fille.  Tout  à  coup,  au  milieu  de  notre  oubli, 
nous  entendîmes  la  voix  de  Camille,  qui, 
éveillée  en  sursaut  par  quelque  bruit  ou  par 
un  mauvais  songe,  appelait  à  grands  cris  sa 
mère. 

Celle-ci,  éperdue,  s'élança  à  cette  voix  ven- 
geresse, et,  le  doigt  sur  mes  lèvres,  m'imposa 


36  SON  PREMIER  ROMAN 

silence.  Je  me  sentis  glacé.  Quelques  minutes 
se  passèrent,  pendant  qu'elle  alla  rassurer  sa 
fille.  Je  demeurai  seul  dans  les  ténèbres,  im 
mobile  et  sans  oser  respirer,  comme  un  voya- 
geur frappé  de  la  foudre,  et  à  qui  l'éclair  rapide 
a  découvert  l'abîme  où  il  est  tombé.  Un  mo- 
ment, je  crus  entendre  comme  un  frôlement 
de  rideaux.  Je  pensai  que  la  jeune  fille  s'était 
peut-être  levée  dans  son  effroi,  et  qu'elle  ve- 
nait demander  asile  à  celle  que  je  souillais. 
Mes  cheveux  se  dressèrent! 

Quand  la  mère  revint,  nous  ne  pûmes  rien 
retrouver  de  sa  folle  ivresse.  Une  affreuse 
pensée  s'était  glissée  entre  nous,  et  nous  sou- 
pirions tout  bas  après  l'aurore  ! 


VI 


Le  lendemain,  j'étais  en  route  pour  Paris, 
où  mes  études  me  rappelaient.  J'en  tirai  la 
distraction  dont  j'avais  besoin,  et,  au  bout  de 
quelques  mois  d'application  sévère,  j'entrai 
dans  l'artillerie. 

Pendant  les  campagnes  de  1813  et  de  I8i4, 
les  sentiments  nationaux  furent  sans  partage. 
Je  n'eus  de  pensée  et  d'âme  que  pour  la  patrie 
et  l'Empereur.  L'invasion  étrangère,  l'abdica- 
tion de  Fontainebleau,  la  Restauration  même, 
quelque  intérêt  que  j'y  pusse  avoir,  me  rem- 
plirent de  douleur. 

Cette  exaltation  de  jeune  homme  déplaisait 


38  SON  PREMIER  ROMAN 

à  ma  famille,  à  mes  amis,  et  nuisait  à  ma  for- 
tune. J'en  pris  mon  parti,  et  j'envoyai  ma 
démission. 

1814  se  passa  pour  moi  aux  champs,  à  m'af- 
fliger  des  calamités  publiques,  à  lire,  à  réflé- 
chir sur  mille  questions  inquiétantes,  à  retrou- 
ver mes  rêveries  d'autrefois,  à  attendre  les 
événements  heureux. 

Il  m'en  arriva  un  tel  que  toutes  mes  ambi- 
tions, toutes  mes  chimères,  durent  être  com- 
blées. 

J'eus  le  bonheur,  dans  une  visite  un  peu 
longue  que  je  fis  au  château  de  la  Houssaye, 
d'inspirer  un  attachement  sérieux  à  l'une  des 
plus  riches  héritières  de  la  province  que  nous 
habitions. 

Elle  avait  quinze  ans.  Délicate,  sensible, 
passionnée,  couvrant  un  grand  fonds  de  raison 
sous  les  agréments  les  plus  enchanteurs,  or- 
pheline et  maîtresse  de  sa  main,  elle  avait 
arrêté  dans  sa  tête  qu'elle  ferait  le  bonheur 
d'un  honnête  homme. 


ARTHUR  39 

Nos  cœurs,  nos  esprits,  nos  rangs  se  con- 
venaient, mais  non  pas  nos  fortunes.  Les  pa- 
rents et  les  tuteurs  firent  des  représentations, 
suggérèrent  de  meilleurs  partis;  on  lui  objec- 
tait mes  opinions  extravagantes,  qui  me  fer- 
maient les  carrières  où  mon  nom  seul  m'aurait 
porté. 

Elle  ne  pouvait  se  marier  avant  l'âge  de 
dix-huit  ans,  et  il  était  probable  qu'il  faudrait 
même  attendre  la  grande  majorité. 

Cela  ne  nous  découragea  point.  Durant  près 
de  trois  années  nous  luttâmes  contre  une  so- 
ciété envieuse,  nous  entretînmes  la  plus  déli- 
cate liaison  de  cœur,  à  travers  les  sottes  pré- 
tentions de  toute  une  gentilhommerie  de  pro- 
vince. 

Les  Cent-Jours  me  mirent  un  moment  sur 
un  autre  pied  parmi  ce  monde.  On  revenait  à 
moi,  on  me  caressait,  on  me  fesait  la  cour. 
J'avais  repris  du  service  avec  un  grade  supé- 
rieur, et  je  semblais  marchera  la  plus  brillante 
destinée  militaire.  Waterloo  renversa  ces  espé- 


40  SON  PREMIER  ROMAN 

rances  ,  et  il  me  fallut  recommencer  contre 
mes  ennuyeux  rivaux  la  même  petite  guerre 
que  devant. 

J'obtins  un  triomphe  complet.  L'amour 
d'une  jeune  fille  surmonte  tous  les  obsta- 
cles, écarte  toutes  les  séductions,  et  je  fus 
marié,  et  je  fus  riche,  et  l'envie  se  tut.  Je  me 
croyais  établi  dans  le  bonheur  pour  le  reste  de 
ma  vie. 

Mais  nous  avions  trop  souffert.  La  patience 
et  la  dissimulation  de  ces  trois  années  avaient 
aigri  nos  humeurs,  altéré  nos  caractères.  L'ex- 
cès des  émotions  passionnées  m'avait  rendu 
violent  et  irritable.  Et  puis,  j'avais  trop  peu 
d'expérience.  J'administrai  légèrement  notre 
fortune.  Nous  eûmes  de  longs  et  pénibles  pro- 
cès. Tout  alla  assez  mal  d'abord,  comme  il 
arrive  aux  enfants  dans  les  jeux  dont  ils  se 
promettent  le  plus  de  plaisir. 

Le  chagrin  nous  rendit  un  peu  de  raison, 
et  ma  femme,  la  première,  m'y  ramena  par  ses 
conseils.  Nous  nous  étudiâmes;  nous  devînmes 


ARTHUR  A ï 

plus  modérés,  plus  économes.  Deux  petites 
filles  charmantes  qu'elle  me  donna  dans  les 
commencements  de  notre  mariage  en  resser- 
rèrent l'union,  et  nous  accoutumèrent  au  bon- 
heur domestique. 

Notre  vie  s'ordonnait.  J'étais  sage  et  fidèle, 
oh!  religieusement  fidèle,  quoi  qu'on  en  ait  pu 
dire,  et  quoi  qu'il  m'en  ait  coûté!  La  vue  du 
monde  ne  laissait  pas  de  me  causer  de  conti- 
nuelles et  vagues  inquiétudes .  Toutes  les 
femmes  troublaient  comme  autrefois  mon  cœur 
par  leur  voix  et  par  leur  approche.  Il  me  sem- 
blait que  je  n'avais  pas  encore  été  assez  aimé, 
que  je  n'avais  pas  encore  assez  ressenti  d'agita- 
tions et  d'orages  pour  me  pouvoir  accommoder 
sans  regret  de  cette  félicité  paisible  dont  je 
jouissais. 

J'étouffais  de  mon  mieux  ces  révoltes  cou- 
pables, mais  involontaires,  en  m'occupantavec 
ardeur  de  choses  sérieuses,  de  nos  affaires,  des 
matières  politiques,  et  je  commençais  à  obte- 
nir de  la  sorte  une  habitude  d'empire  sur  moi- 


4  2  SON  PREMIER  ROMAN 

même,  quand  ma  femme,  mourant  tout-à-coup 
dans  mes  bras,  après  quelques  mois  de  dépé- 
rissement, me  laissa  au  désespoir,  sans  bien, 
et  au  milieu  de  mes  bonnes  résolutions  à  peine 
établies. 


VII 


Mon  affliction  fut  longue,  profonde  et  sin- 
cère. Tous  ceux  qui  me  voyaient  alors  dou- 
taient que  ma  vie  y  pût  résister. 

La  pensée  de  mes  chères  petites  filles  me 
soutint.  Madame  de  *"**,  ma  cousine,  ou  plu- 
tôt ma  sœur  par  l'amitié  et  le  dévouement, 
voulut  bien  se  charger  de  leur  éducation,  et 
leur  tenir  lieu  de  mère. 

Ces  deux  innocentes  petites  créatures,  dont 
l'aînée  avait  près  de  sept  ans,  comprenaient 
déjà  ma  douleur,  et  par  mille  empressements 
ingénus  essayèrent  de  l'endormir. 

Mon  père  aussi  m'attachait  à  la  vie,  mon 
père,  à  qui  sa  fortune  médiocre,  encore  récem- 


44  SON  PREMIER  ROMAN 

ment  ébranlée  par  des  pertes,  ne  pouvait  plus 
suffire,  et  que  j'avais  recueilli  dans  ma  maison, 
avec  mon  excellente  mère,  pour  qu'ils  y  fer- 
massent les  yeux  en  paix,  au  milieu  de  mes 
soins  et  entre  mes  bras.  Jusqu'à  mon  dernier 
jour  je  me  souviendrai  de  l'impression  douce 
et  religieuse  que  ce  vertueux  homme  produi- 
sait sur  moi.  Mais  avant  l'excès  de  mes  der- 
niers malheurs,  c'était  une  adoration;  le  tou- 
cher de  sa  main,  le  son  de  sa  voix  me  fesaient 
tressaillir  et  pleurer. 

Je  passai  ainsi  une  année  en  famille,  à  ma 
terre  de  la  Luzellerie,  dans  les  larmes,  dans  la 
solitude,  formant  des  projets  de  retraite  stu- 
dieuse et  austère,  revenant  à  la  religion,  me 
nourrissant  comme  d'une  manne  de  cette  di- 
vine poésie  de  Lamartine,  qui  était  alors  dans 
sa  plus  fraîche  nouveauté. 

Par  malheur,  le  temps  qui,  peu  à  peu,  as- 
soupissait ma  douleur,  fesait  évanouir  aussi 
mes  pensées  salutaires. 

Un  jour,  après  un  hiver  de  langueur  et  de 


ARTHUR  45 

deuil,  la  santé,  la  confiance  et  la  jeunesse  me 
revinrent  à  la  fois.  J'avais  trente  ans,  ma 
liberté,  une  situation  complète.  Le  monde  me 
reprit.  Je  m'y  laissai  aller  en  plein,  et  avec 
le  secret  de  mes  avantages. 

Ce  ne  furent  d'abord  que  liaisons  légères, 
échappées  galantes  d'une  âme  qui  se  dissipe  et 
se  répand  à  plaisir.  Mais  bientôt  le  caprice 
l'emporta,  les  penchants  n'eurent  plus  de 
frein.  Mes  goûts,  mes  imaginations  se  croi- 
sèrent, et  tout  cela  pêle-mêle  et  rapide,  sans 
suite  ni  sérieux,  brillant,  varié,  partout,  à 
Paris,  en  province,  dans  les  salons,  et  quel- 
quefois à  côté  !    ' 

Si  je  n'éprouvai  guère  alors  de  passion  pro- 
fonde, je  réussis  trop  bien  à  en  inspirer,  et  là 
où  je  m'y  serais  le  moins  attendu. 

Oui,  indigne  et  frivole  que  j'étais,  il  m'arriva 
d'être  violemment  aimé.  La  tombe  renferme 
deux  cœurs  de  jeunes  filles,  d'humble  condi- 
tion, qui  souffrirent  beaucoup,  se  plaignirent 
peu,   et  que  j'aurais  ménagés  si  je  les  avais 


46  SON  PREMIER  ROMAN 

mieux  connus.  Mais  tant  d'indifférents,  tant 
d'amis,  vous  crient  :  «  On  se  console ,  on  ne 
meurt  pas  !  »  Il  est  si  naturel  de  croire  faible- 
ment à  l'amour  quand  on  aime  faiblement  soi- 
même  !  On  a  si  peu  de  pitié  de  la  pauvre 
créature  résignée,  qui  vit  dans  l'ombre  et  loin 
du  train  du  monde  !  Elle  n'est  pas  notre  égale  ; 
on  se  persuade  qu'elle  ne  peut  nous  compren- 
dre, que  son  attache  à  nous  est  pure  vanité, 
et  que  rien  ne  se  brisera  dans  son  être  si  nous 
le  délaissons!  D'ailleurs,  la  richesse  parée  a 
tant  de  dédain  et  d'épigrammes,  qu'on  a  la 
sottise  de  craindre  le  ridicule,  même  dans  les 
courts  éclairs  du  bonheur  ! 


VIII 


Pauvres  cœurs  cléments  qui  dormez  sous 
les  gazons  d'un  cimetière  de  campagne,  s'il 
vous  fallait  de  la  vengeance,  vous  êtes  bien 
vengés  aujourd'hui  que  j'ai  senti  à  mon  tour 
l'abandon  et  le  délaissement  !  Vous  l'étiez  dès 
lors  par  les  dévorantes  ardeurs  et  les  poisons 
que  me  versaient  tant  d'autres  rivales  à  qui 
je  vous  sacrifiais,  beautés  cruelles  et  triom- 
phantes sous  les  diamants  et  sous  les  fleurs! 
Elle,  surtout,  la  sombre,  la  passionnée,  la 
capricieuse  et  misérable  Sophie  ! 

Plus  j'y  pense,  plus  j'imagine  que  cette 
femme  ma  perdu,  et  qu'elle  fut  véritablement 
mon  premier  pas  vers  le  mal. 


4S  SON  PREMIER  ROMAN 

Malgré  des  fautes  trop  nombreuses  et  tant 
d'emportements,  j'étais  pur  encore,  j'étais 
innocent,  comparé  à  l'homme  tel  qu'elle  l'a 
fait,  tel  qu'il  est  sorti  d'entre  ses  bras.  O  dé- 
pravée! D'où  lui  venait  cette  science  d'ef- 
frayants mystères,  au-dessus  des  forces  de  la 
pensée?  Quel  démon  lui  avait  appris  à  enivrer, 
à  égarer  la  décente  et  divine  volupté,  et  à  la 
précipiter  jusqu'aux  enfers?  Son  cœur  odieux 
était  si  loin  de  ses  sens  !  Elle  savait  si  bien 
faire  acheter  ses  faveurs  par  des  caprices,  et 
désoler  l'amour  après  l'avoir  couronné!  Co- 
quette avec  profondeur,  elle  troublait  si  mali- 
cieusement la  vie  qu'elle  avait  tout  à  l'heure 
comblée  de  joies  infernales  et  célestes,  qu'il 
me  fut  encore  possible  de  m'arracher  à  elle  et 
de  l'oublier. 

Mais  je  gardai  ses  révélations  fabuleuses; 
mais  je  lui  devais  le  secret  d'un  philtre  qui 
a  tout  consumé  ;  mais,  plus  tard,  lorsque 
j'eus  fait  passer  à  l'être  le  meilleur,  le  plus 
sensible,   le  plus  aimant  que  le  ciel  ait  mar- 


ARTHUR  49 

que  entre  les  femmes,  les  richesses,  le  désir 
et  la  frénésie  que  ce  sang  africain  avait  jetés 
dans  le  mien  ,  nous  atteignîmes  un  point  du 
ciel  où  il  semble  que  la  foudre  nous  ait  frap- 
pés. 

Nous  roulâmes  d'abîmes  en  abîmes.  Au  mi- 
lieu des  sentiments  les  plus  tendres,  des  épan- 
chements  les  plus  fidèles,  de  la  sympathie  la 
plus  harmonieuse,  notre  imagination  insensée 
déchaînait  les  plaisirs  aigus  inextinguibles,  qui 
nous  traversaient  douloureusement  et  de  poi- 
gnards et  d'éclairs  ! 

Au  plus  fort  de  ces  transes  inouïes,  je 
conçus  la  possibilité  de  tous  les  crimes  !...  O 
malheur!  malheur!  Toute  proportion  d'idées 
fut  détruite  en  nous,  tout  équilibre  renversé 
en  nos  âmes.  Il  n'y  eut  plus  moyen  de  passer 
une  heure  dans  les  habitudes,  dans  les  devoirs, 
dans  les  sentiments  ordinaires  et  naturels  de 
la  vie.  La  présence,  la  présence,  toujours  la 
présence  de  l'amante  et  de  l'amant  !  Et, 
chaque  minute,  chaque  regard,  chaque  parole, 

4 


50  SON  PREMIER  ROMAN 

redoublaient,  pour  l'un  et  pour  l'autre,  l'épou- 
vantable besoin  ! 

Désastreuse  et  criminelle  existence,  que 
vous  nous  avez  laissé  de  jours  arides  à  dévo- 
rer, si  nous  sommes  condamnés  à  vivre  ! 


IX 


Je  voudrais  en  vain  m'arrêter  ici,  me  re- 
poser sur  quelques  douces  faiblesses,  que  je 
fis  vers  ce  temps  partager  à  plusieurs  femmes 
trop  vite  oubliées,  les  unes  que  je  n'ai  plus 
revues  depuis,  les  autres  que  je  retrouve  en- 
core parfois  dans  le  monde,  et  auxquelles  je 
serre  silencieusement  la  main  avec  reconnais- 
sance. Mais,  outre  que  parmi  ces  flammes 
çvanouies  il  en  est  de  si  précieuses  et  discrètes 
qu'elles  ne  doivent  jamais  être  révélées,  pres- 
que tout  cela,  il  faut  bien  l'avouer,  s'est  allé 
perdre  maintenant  pour  moi  dans  un  seul  et 
désespéré  souvenir. 

C'est  en   me  replongeant  dans  ce  souvenir 


52  SON  PREMIER  ROMAN 

unique  que,  par  moments,  je  suis  tenté  de 
croire,  pour  les  âmes  passionnées,  à  l'influence 
des  signes  et  des  astres,  à  l'entraînement  d'une 
fatalité  irrésistible. 

Mes  opinions  politiques,  hautement  décla- 
rées, et  ma  conduite  marquée  en  1 8 1 5  m'avaient 
tenu  assez  en  dehors  de  la  noblesse  de  pro- 
vince, et  m'avaient  de  plus  en  plus  rapproché 
de  la  société  du  haut  commerce  et  de  la  haute 
fabrique  de  la  ville  que  j'habitais.  Les  maris 
y  étaient  insignifiants  et  occupés;  mais  les 
femmes,  là  comme  ailleurs,  jolies,  vives  et 
coquettes.  Je  n'en  voulais  pas  davantage,  et, 
par  ma  galanterie  empressée,  par  les  frais 
d'esprit  que  je  fesais  pour  plaire,  j'étais  bien- 
tôt devenu  fort  à  la  mode  dans  ce  monde. 

Vingt  fois  j'y  avais  rencontré  madame  H***, 
sans  penser  à  autre  chose,  sinon  qu'elle  était 
assurément  désirable.  Mais  j'aimais  autre  part, 
et  en  beaucoup  d'endroits.  Toutes  mes  heures 
étaient  prises.  Et  puis  mes  fréquents  voyages 
et  mes  longs  séjours  à  Paris  s'opposaient,  dès 


ARTHUR  53 

le  début,  à  une  liaison  suivie  entre  nous.  Je  la 
retrouvais  avec  plaisir  dans  une  soirée,  dans 
une  partie  de  campagne  ;  mais  nous  n'avions 
rien  de  particulier  à  nous  dire. 

J'avais  quelquefois  essayé  de  lui  tenir  des 
discours  aimables,  auxquels  elle  avait  souri, 
par  accès,  avec  une  sorte  de  complaisance. 
Plus  souvent,  y  découvrant  une  certaine  bana- 
lité, elle  y  avait  répondu  avec  brusquerie. 

Alors,  j'en  avais  pour  un  mois  sans  lui  par- 
ler. Je  l'oubliais  à  peu  près  complètement,  et 
je  ne  m'attachais  plus  qu'à  poursuivre  mes 
amours  préférés,  dans  les  salons  de  la  province 
ou  de  la  capitale. 


X 


Blonde,  et  d'une  blancheur  tendrement  ani- 
mée, avec  une  taille  élancée  et  de  déesse,  un 
cou  pur  et  gracieux,  de  longs  bras  sans  cesse 
agités  et  remuants  à  plaisir,  une  voix  ferme, 
un  peu  dure,  un  regard  bleu,  un  peu  cru,  — 
regard  et  voix  qu'amour  a  depuis  amollis  en 
d'inexprimables  douceurs!  —  madame  Elyse 
H***  passait  alors  pour  légère,  évaporée, 
bruyante;  elle  paraissait  entièrement  étrangère 
aux  réflexions  de  l'âme,  aux  délicates  jouis- 
sances de  la  pensée;  elle  aimait  les  plaisirs, 
mais  les  plaisirs  qui  font  pitié ,  c'est-à-dire 
qu'elle  aimait  à  danser,  sans  préférer  un  dan- 
seur à  un  autre,  à  courir  de  campagne  en  cam- 


ARTHUR  55 

pagne,  sans  se  sentir  émue  parle  murmure  des 
belles  eaux  où  la  fraîcheur  des  ombrages,  à  se 
vêtir  d'étoffes  fines  ou  brillantes,  à  se  trouver 
assise  à  un  festin  où  il  y  a  de  longs  moments 
de  silence  ou  de  turbulents  éclats  de  gaité  ; 
médiocres  et  sots  plaisirs,  qui  conduisent  trop 
souvent  à  un  sensualisme  matériel  pire  que 
les  passions,  mais  qui  peuvent  aussi  laisser 
l'innocence,  une  paisible  liberté,  un  grand 
repos  au  cœur  ! 

Cependant,  une  saison  que  je  la  rencontrai 
plus  fréquemment  qu'à  l'ordinaire,  il  me  sembla 
trop  ridicule  de  la  trouver  jolie  sans  le  lui  dé- 
clarer, et  de  la  désirer  tant  soit  peu  sans  l'ob- 
tenir. 

D'autres  motifs,  plus  misérables  encore  que 
la  fatuité,  se  mêlèrent  à  mon  caprice,  et  m;y 
confirmèrent  par  un  faux  air  de  raison. 

Elle  habitait  A***,  où  j'avais  mon  foyer, 
mes  arbres  et  mes  enfants.  Je  pouvais  la  re- 
trouver chaque  jour  dans  le  monde  qu'elle  fré- 
quentait le  plus,  et  que  je  commençais  à  re- 


5^  SON  PREMIER  ROMAN 

chercher  davantage  à  cause  d'elle.  Assez  las 
de  mes  déplacements  sans  fin,  épris  d'une  pro- 
fonde et  sérieuse  tendresse  pour  mes  filles, 
me  croyant  faiblement  aimé  de  mes  maîtresses, 
j'en  vins  à  penser  qu'un  amour  en  province 
serait  bien  mieux  à  ma  convenance,  qu'en  le 
menant  avec  modération  je  pourrais  à  la  fois 
jouir  de  ses  douceurs  et  de  la  société  de  mes 
enfants,  pour  qui  j'étais  une  fête  continuelle. 
Imprudent,  je  croyais  diriger  le  cours  de 
mes  sentiments  par  les  mêmes  calculs  qui 
président  à  l'arrangement  des  intérêts  plus 
vulgaires!  Insensé,  je  voulais  rapprocher  sans 
confusion  le  sacré  du  profane,  mener  de  front 
paisiblement  le  désordre  et  le  devoir,  respirer 
le  parfum  de  la  fleur  sans  tache,  et  ne  rien 
perdre  de  la  saveur  du  fruit  corrompu  ! 


XI 


L'avouerai-je  pourtant?  Je  n'étais  pas  mal- 
heureux alors.  Je  commençais  à  me  fatiguer 
du  tourbillon  où  mon  inconstance  m'avait  en- 
traîné, et  à  croire  qu'il  était  temps  de  songer 
à  une  demi-retraite. 

Malgré  la  noirceur  de  bien  des  maux  que 
j'avais  causés,  et  l'ombre  mortelle  que  j'avais 
répandue  sur  des  fronts  innocents,  mes  cha- 
grins de  cœur  avaient  pris  cette  teinte  légère 
et  suave,  qui  ne  fait  qu'adoucir  à  nos  regards 
l'éclat  des  objets  d'alentour,  et  nous  disposer 
au  charme  des  rêveries.  Je  me  dissimulais 
l'énormité  de  mes  torts,  et,  si  j'osais  m'en 
avouer  quelques-uns,  je  trouvais  une  certaine 


5»  SON  PREMIER  ROMAN 

douceur   à  les    pleurer   et    à    m'en    repentir. 

De  plus,  je  me  figurais  avoir  suffisamment 
aimé,  être  allé  aussi  loin  qu'aucun  homme  à 
travers  les  Passions  et  au  plus  fort  de  leurs 
orages,  et  cette  idée,  bien  que  mêlée  à  la  perte 
de  beaucoup  d'illusions,  me  donnait  une  sorte 
de  contentement  intime,  comme  au  voyageur 
qui  a  voulu  tout  voir  et  qui  est  revenu. 

J'ignorais  encore,  j'ignorais,  hélas!  qu'il  est 
un  amour  plus  violent,  plus  vrai,  plus  acca- 
blant que  tous  les  autres,  et  qui  les  chasse 
devant  lui  de  ses  rayons  comme  des  vapeurs 
du  matin;  un  amour  unique,  excessif,  irrémé- 
diable, au-delà  duquel  il  n'y  en  a  plus  :  l'amour 
des  dernières  années,  l'amour  d'environ  trente 
ans,  plus  ou  moins,  en  qui  s'accumulent  et 
s'abîment  à  jamais  toutes  nos  facultés  et  toute 
notre  vie,  celui  qui  ressemble  le  plus  à  un  dé- 
sespoir, la  dernière  flamme,  les  derniers  chants, 
le  dernier  cri  de  la  jeunesse  expirante  ! 

Je  ne  l'avais  pas  éprouvé,  cet  amour,  et  on 
ne  le   devine  pas.    Peu   de   gens   y   passent. 


ARTHUR  59 

Beaucoup  s'arrêtent  ou  s'égarent  en  chemin; 
les  uns,  usés  par  les  frivolités,  les  autres,  em- 
pêchés dans  les  vices,  ont  laissé  dépérir  en 
eux  la  noble  faculté  d'aimer  ! 

Avant  de  tomber  à  cet  âge  fatal,  bien  heu- 
reux et  bien  rares  sont  ceux  qui,  de  bonne 
heure  fixés  sur  un  digne  objet,  ont  fidèlement 
enchaîné  leur  âme  en  un  cercle  d'affections 
légitimes;  qui  n'ont  aimé  qu'une  fois,  à  vingt 
ans,  et  pour  la  vie;  qui,  sages  et  prévoyants 
dès  leur  jeunesse,  se  sont  hâtés  de  creuser  un 
lit  profond  et  d'élever  des  digues  avant  même 
de  craindre  que  le  débordement  pût  les  gagner  ! 

Heureux  aussi  ceux  qui,  arrivés  dans  les 
dissipations  et  les  fautes  à  l'âge  où  j'étais 
alors,  sitôt  que  là  le  dégoût  commence,  et,  au 
lieu  de  se  laisser  bercer  à  de  vagues  ennuis, 
retrouvent  en  eux-mêmes  des  souvenirs  sévè- 
res, des  principes  ineffaçables,  qui  les  réveil- 
lent sans  pitié  avant  la  dernière  épreuve,  et 
les  arrachent  du  bord  de  l'écueil  qu'ils  ne  soup- 
çonnaient même  pas! 


XII 


C'est  ce  que  je  ne  sus  pas  faire,  et,  au  fond, 
je  ne  l'aurais  pas  voulu. 

Je  me  plaisais  à  mes  maux,  à  mes  pleurs, 
au  faible  murmure  de  mon  repentir.  Mon 
léger  dégoût  des  choses  était  presque  un  plai- 
sir de  vanité  pour  moi,  parce  qu'il  semblait 
m'avertir  que  j'avais  tout  goûté. 

Sage  comme  je  m'imaginais  l'être,  je  n'avais 
plus  d'autre  vœu  qu'une  société  choisie  et 
moins  éparse,  ma  famille,  la  campagne  sans 
l'isolement,  quelques  livres,  surtout  la  poésie, 
celle  qui  répondait  à  mes  besoins,  à  mes  sen- 
timents, et  çà  et  là,  encore,  non  loin  de  moi, 
quelque  liaison  délicate  et  tendre,  pour  ache- 
ver d'aimer. 


ARTHUR  61 

Voilà  ce  que  me  fesait  inventer  de  chimé- 
rique, comme  réforme  et  premier  retour  au 
bien,  une  morale  riante,  toute  mondaine,  ri- 
gide en  honneur,  en  amitié,  mais  sur  le  reste 
accommodante  et  fragile. 

Je  trouve  dans  les  poésies  que  je  laissais 
échapper  alors,  une  pièce  qui  me  paraît  ex- 
primer à  merveille  cette  situation  de  mon  âme, 
et  que,  pour  cela,  je  veux  placer  ici  : 

STANCES 

Par  ce  soleil  d'automne,  au  bord  de  ce  beau  fleuve, 
Dont  l'eau  baigne  les  bois  que  ma  main  a  plantés, 
Après  les  jours  d'ivresse,  après  les  jours  d'épreuve, 
Viens,  mon  Ame,  apaisons  nos  destins  agités. 

Viens,  avant  que  le  temps  dont  la  fuite  nous  presse 
Ait  dévoré  le  fruit  des  dernières  saisons, 
Avant  qu'à  nos  regards  la  brume  qu'il  abaisse 
Ait  voilé  la  blancheur  des  vastes  horizons. 

Viens,  respire,  ô  mon  Ame,  et  contemple  ces  îles 
Où  le  fleuve  assoupi  ne  fait  plus  que  gémir  ; 
Cherche  en  ton  cours  errant  des  souvenirs  tranquilles 
Autour  desquels  aussi  ton  flot  puisse  dormir. 


62  SON  PREMIER  ROMAN 

Dépose  le  limon  qu'a  soulevé  l'orage; 
L'abîme  est  loin  encore,  il  nous  faut  l'oublier; 
Il  nous  faut  les  douceurs  d'une  secrète  plage  ; 
J'attache  ma  nacelle  au  tronc  d'un  peuplier. 

Hélas!  dans  ces  jardins  dont  j'aime  le  mystère, 
Que  de  jours  écoulés,  sereins  ou  nuageux! 
A  midi  sur  ce  banc  s'asseoit  encor  mon  père; 
Mes  filles  ont  foulé  ces  gazons  dans  leurs  jeux. 

Sous  ces  acacias,  les  pieds  dans  la  rosée, 
J'ai  quelquefois,  dès  l'aube,  égaré  la  beauté. 
L'oiseau  chantait  à  peine,  et  la  fleur  reposée 
Exhalait  un  parfum  empreint  de  volupté. 

Après  bien  des  détours  dans  l'cmbre  et  sur  la  mousse, 
L'aurore  avec  le  jour  amenait  les  adieux. 
En  me  disant  :  demain,  que  sa  voix  était  douce  ! 
Que  loin,  en  la  quittant,  je  la  suivais  des  yeux! 

Puis  je  m'en  revenais,  solitaire  et  superbe, 
Recevant  le  soleil  et  l'air  par  tous  mes  sens, 
Cueillant  le  frais  bouton,  ramassant  le  brin  d'herbe, 
Et  le  cœur  inondé  d'harmonieux  accents. 


Voici  toujours  les  lieux,  les  places  trop  connues, 
Et  l'ombre  comme  hier  flottant  dans  ce  chemin. 
Vous  toutes,  seulement,  qu'êtes-vous  devenues? 
Et  quelle  autre,  à  mon  bras,  doit  y  marcher  demain 


ARTHUR  63 

Je  n'ai  point  passé  l'âge  où  l'on  plaît,  où  l'on  aime; 
Mes  cheveux  sont  touffus  et  décorent  mon  front  ; 
Les  regards  de  mes  yeux  ont  un  charme  suprême, 
Et  bien  longtemps  encor  les  âmes  s'y  prendront. 


Mais  que  pour  cette  fois  ce  soit  une  belle  âme, 
Tendre  et  douce  à  l'amour,  et  légère  à  guider, 
Qui  de  jeunes  baisers  rafraîchisse  ma  flamme, 
Me  couvre  de  son  aile  et  me  sache  garder  ; 

Qui  des  rayons  de  feu  que  lance  ma  paupière 
Réfléchisse  en  ses  pleurs  la  tremblante  clarté, 
Et,  sans  orage  au  ciel,  sans  trop  vive  lumière 
Se  lève  sur  le  soir  de  mon  rapide  été  ! 

Que  l'oubli  du  passé  me  vienne  à  côté  d'elle; 
Que,  rentré  dans  la  paix,  je  craigne  d'en  sortir... 
Que  cet  amour  surtout,  bien  que  noble  et  fidèle, 
Au  cœur  pieux  des  miens  n'aille  pas  retentir! 

Ce  soir  là,  j'étais  dans  une  de  ces  disposi- 
tions lucides,  où,  avec  un  peu  de  recueille- 
ment, on  découvre  à  nu  le  fond  de  son  âme,  et 
où  l'on  voit  clair  dans  l'infinité  de  ses  désirs. 

Si  cet  état  de  calme  intérieur  se  prolon- 
geait, on  pourrait  sans  trop  de  difficulté  com- 
poser sa  vie  selon  ses  goûts,  et  la  tempérer 


64  SON  PREMIER  ROMAN 

dans  la  mesure  la  plus  convenable  au  bonheur. 
Mais,  dès  le  moment  que  la  rêverie  cesse  et 
que  l'action  recommence,  on  est  repris  par 
mille  habitudes  contraires,  par  mille  distrac- 
tions confuses.  On  oublie  en  chemin  la  partie 
la  plus  fine  de  son  projet,  et  tout  ce  discret 
arrangement  de  l'avenir. 


XIII 


Je  continuais  donc  comme  à  l'ordinaire,  bien 
qu'avec  des  intervalles  de  dégoûts,  ma  vie 
éparse  et  mondaine.  J'entretenais  mes  liaisons 
diverses,  et  j'en  ébauchais  même  quelques 
autres. 

Seulement,  pendant  tout  l'hiver  de  cette 
année,  je  ne  perdis  plus  de  vue  madame  H***. 
Je  fus  sans  cesse  ramené  près  d'elle  par  un 
attrait  dont  je  ne  me  rendais  pas  compte. 

Sa  conversation  était  peu  choisie,  peu  in- 
time, entremêlée  de  trop  vifs  éclats.  Beauté  à 
la  fois  hardie,  joyeuse  et  sévère,  elle  échap- 
pait, dès  l'abord,  à  toute  intimation  de  ten- 
dresse par  une  moquerie  peu  irritante. 

On  ne  m'avait  pas  épargné  près  d'elle,   et 


66  SON  PREMIER  ROMAN 

elle  me  traitait  assez  plaisamment  sur  le  pied 
de  séducteur,  en  nvassurant  bien  que  je  per- 
dais ma  peine  et  qu'il  n'en  serait  rien. 

Ce  qui  vive  pourtant  ne  lui  déplaisait  pas. 
Elle  se  croyait  sûre  d'elle-même.  Non  que  ce 
fût  précisément  chasteté  vertueuse,  ni  amour 
de  son  mari.  Mais,  sage  jusque  là  par  habitude, 
sans  désirs  inconnus,  parfaitement  maîtresse 
de  ses  sens  et  presque  inattaquable  de  ce  côté, 
elle  se  souciait  peu  de  jouer  un  sort  régulier 
contre  des  sentiments  dont  elle  ignorait  tout 
le  charme. 

Avec  cette  résolution  bien  ferme  de  m'é- 
chapper,  il  lui  semblait  assez  piquant  et  nul- 
lement dangereux  de  me  retenir. 

Nos  discussions  sans  fin,  nos  hostilités  con- 
venues sur  les  hommes  et  sur  les  femmes,  se- 
condaient à  merveille  sa  bonne  humeur,  et 
fournissaient  une  inépuisable  matière  à  nos 
fréquents  a  parte  durant  chaque  bal,  ou  à  nos 
conversations  du  soir,  en  petit  comité,  dans 
sa  famille. 


ARTHUR  67 

Je  me  prêtais  à  tout.  Je  me  laissais  battre 
souvent.  Je  me  fesais  respectueux  et  calomnié 
pour  mieux  dissiper  les  préventions,  et,  au 
lieu  de  tentatives  prématurées,  je  m'en  re- 
mettais patiemment  au  progrès  naturel  en  ces 
sortes  d'affaires. 


XIV 


Mes  soins,  en  effet,  devinrent  bientôt  une 
partie  essentielle  de  ses  habitudes  et  de  sa  vie. 

Je  les  rendais  aussi  aimables,  aussi  variés, 
qu'il  m'était  possible.  Je  conseillais  de  déli- 
cates et  saisissantes  lectures.  Je  causais  des 
romans  et  de  nos  poètes  chéris  avec  tout  le 
feu,  toute  l'âme,  que  j'avais  alors.  Je  prêtais 
beaucoup  de  livres  à  l'appui,  que  j'accompa- 
gnais de  billets  empressés  et  coquets. 

On  me  répondait  quelquefois  par  une  petite 
lettre  de  remerciements  un  peu  gauche,  un 
peu  cérémonieuse,  à  laquelle  on  avait  bien  pris 
garde . 

C'était  un  commencement. 


ARTHUR  69 

On  m'abordait  à  la  prochaine  rencontre  avec 
un  doux  son  de  voix,  en  essayant  confusé- 
ment de  me  décrire  l'effet  mystérieux  que  ces 
livres  avaient  produit,  et,  à  travers  ces  timides 
discours,  qui  remplaçaient  les  banalités  des 
jours  précédents,  j'entrevoyais  une  âme  toute 
vierge,  un  cœur  près  d'éclore,  des  regards  qui 
interrogeaient  les  miens,  d'inexprimables  sou- 
rires, aussi  nouveaux  pour  elle  que  pour  moi. 

J'avançais  par  là  bien  doucement  sans  doute. 
Mais  je  crois  que  je  le  voulais  ainsi,  et  qu'il 
m'était  presque  aussi  agréable  d'aller  que  d'ar- 
river. 

Du  moment  que  j'aperçus  que  tout  chez 
cette  femme  était  à  créer,  le  cœur,  l'esprit  et 
les  sens,  et  qu'il  me  parut  que  le  cœur,  le 
premier,  laissait  poindre  son  étincelle,  je  ne 
vis  guère  dans  l'aventure  entamée  qu'une  ex- 
périence délicieuse,  qu'il  fallait  mener  à  bon 
terme,  et  ne  pas  compromettre  en  la  précipi- 
tant. 

Aujourd'hui,   qu'une   passion  vraie,  rapide 


70  SON  PREMIER  ROMAN 

et  sans  bornes,  a  passé  sur  des  sentiments  si 
légers  et  si  vains,  je  me  les  rappelle  avec  une 
émotion  que  j'étais  bien  loin  d'éprouver  alors. 
J'en  riais  plutôt,  j'en  rougissais  presque,  si  les 
femmes  de  ma  connaissance  y  touchaient  ma- 
licieusement, et,  quand  mes  plus  familiers  amis 
m'entreprenaient  là-dessus,  je  m'exécutais  de 
fort  bonne  grâce,  tantôt  me  rejetant  sur  les 
bizarreries  des  goûts,  tantôt  affectant  plus 
d'indifférence  misérable  que  je  n'en  avais. 

Et  maintenant,  hélas  !  le  souvenir  de  ces 
premières  circonstances  me  fait  mourir,  autant 
que  celui  des  plus  chères  faveurs! 

On  m'a  assuré  qu'elle-même  alors  parlait 
avec  beaucoup  de  légèreté  de  la  cour  que  je  lui 
fesais.  Je  le  croirais  sans  peine.  L'amour,  à  sa 
naissance,  s'accommode  on  ne  peut  mieux  de 
ces  bruyants  démentis,  qu'on  se  donne  à  soi 
et  aux  autres.  Il  veut  un  peu  de  sécurité 
avant  tout,  et  a  besoin  de  grandir  à  l'aise  der- 
rière les  faux-semblants. 

Même  en  ma  présence  elle  s'essayait  quel- 


ARTHUR  7 i 

quefois  à  marquer  nettement  sa  froideur  et  sa 
liberté  d'esprit,  soit  par  pur  caprice,  soit  pour 
se  prouver  qu'elle  ne  dépendait  pas  de  moi, 
soit  enfin  qu'elle  me  voulût  punir  de  quelques 
avances  trop  vives. 

Il  y  eut  bien  des  scènes  de  cette  sorte  et 
en  plus  d'une  occasion,  et  mon  amour-propre 
souffrit  au  point  de  s'intéresser  au  dénoue- 
ment comme  aurait  fait  l'amour. 


XV 


Nous  étions  vers  la  fin  de  l'hiver,  et  depuis 
un  mois  tout  entier  dans  les  douceurs  conti- 
nues d'une  intimité  croissante. 

J'avais  passé  ma  matinée  avec  elle.  Je  lisais. 
Elle  appréciait  fort  bien  les  choses,  à  quelques 
écoles  près  de  confusion  et  de  défaut  d'attein- 
dre, comme  il  sied  si  gracieusement  aux  fem- 
mes, et  pour  qu'il  reste  à  dire  aux  amants. 

L'heure  des  adieux  approchait.  Je  devins, 
comme  à  l'ordinaire,  plus  tendre,  plus  pres- 
sant. Je  le  fus  trop  ce  soir-là;  il  y  eut  révolte. 

C'était  assez  juste,  et,  quoiqu'un  peu  impa- 
tienté, je  me  retirai  sans  témoigner  d'humeur, 
mais  lui  en  laissant  beaucoup,  ce  dont  je  ne 
fus  pas  longtemps  préoccupé. 


ARTHUR  73 

Nous  dînions  à  trois,  quelques  jours  après, 
chez  le  général  ***,  le  même  dont  la  femme 
disait  si  naïvement  que  de  tous  ses  amants 
c'était  encore  son  mari  qu'elle  préférait. 

Il  fut  résolu  en  moi  que  j'attendrais  ce  mo- 
ment pour  revoir  ma  belle  Elyse,  et  je  donnai 
mes  loisirs  durant  l'intervalle  à  certaine  obs- 
cure liaison,  paisible  alors,  mais  qui  m'occu- 
pera longuement  dans  la  suite. 

Quand  j'arrivai  chez  le  général,  Élyse  y  était 
déjà.  Je  la  trouvai  sévère,  serrée,  et  avec  un 
air  digne  qui  me  parut  fort  divertissant.  Je  lui 
en  laissai  quelque  temps  les  honneurs,  et  ne 
m'approchai  point  d'elle  avant  le  dîner. 

Elle  était  à  table  placée  en  face  de  moi,  à 
côté  d'un  homme  passablement  aimable,  fort 
de  ses  connaissances,  et  que  la  malignité  pro- 
vinciale lui  avait  donné  pour  soupirant. 

Elle  baissait  souvent  les  yeux,  et  fronçait 
les  lèvres  en  silence.  Comme  ses  regards  ne 
se  tournaient  nullement  sur  moi,  je  ne  parus 
m'apercevoir  de  rien,  et  me  mis  à  causer  avec 


74  SON  PREMIER  ROMAN 

mes  deux  voisines,  parées  à  l'excès,  aussi 
belles  et  aussi  sensibles  que  deux  vases  de 
fausses  fleurs  posés  aux  extrémités  du  couvert. 

Je  ne  sais  quel  dépit  Elyse  en  conçut,  mais 
au  bout  de  quelques  minutes  elle  était  en  con- 
versation suivie  avec  son  voisin,  et  ce  fut  bien- 
tôt un  entrain  de  paroles,  un  parti  pris  de 
gaieté,  qui  attira  le  sourire  sur  presque  tous 
les  visages.  La  rougeur  et  le  mépris  m'en  vin- 
rent au  front.  De  telles  manières  m'irritèrent 
sans  me  guérir.  On  me  regardait  aussi,  et  je 
jurai  en  moi-même  de  ne  jamais  pardonner. 

Le  dîner  fut  long  et  insupportable.  Le  soir 
il  y  avait  bal  chez  la  jeune  comtesse  Amé- 
lie ***.  J'avais  depuis  longtemps  promis  à 
Elyse  de  m'en  dispenser.  L'occasion  était  trop 
belle  de  manquer  à  ma  promesse.  Je  demandai 
bien  haut  à  son  causeur  s'il  n'y  viendrait  pas, 
et  que  je  me  ferais  un  plaisir  de  le  conduire. 
Il  accepta,  et  nous  partîmes  à  l'instant,  sans 
que  j'eusse  dit  un  mot  d'adieu  à  cette  folâtre 
délaissée.  Je  lui  voulais  déclarer  ainsi  mon  in- 


ARTHUR  75 

différence  souveraine  et  mon  mécontentement, 
sans  aucune  jalousie  pour  ses  préférences. 

Je  restai  au  bal  fort  tard,  et  m'y  comportai 
de  façon  qu'il  lui  fut  bien  rapporté  que  j'y 
avais  été  fort  aimable,  et  particulièrement  oc- 
cupé des  femmes  qu'elle  haïssait  le  plus. 

Mais,  au  prochain  tête-à-tête,  un  mot  de 
regret,  quelques  pleurs  sincères,  quelques  ten- 
dres gages  de  soumission,  réparaient  tout. 

Dans  ces  moments,  les  regards  qu'elle  lan- 
çait étaient  un  mélange  adorable  de  supplica- 
tion et  de  confiance.  Elle  s'humiliait  avec  un 
badinage  qui  n'était  plus  de  la  gaieté.  Elle  me 
fesait  lire,  se  disait  ignorante,  et  voulait  abso- 
lument m'être  redevable  d'avoir  compris. 

Et  puis,  il  y  avait  des  jours  où  elle  était  si 
parfaite  pour  moi  devant  le  monde,  où  elle 
fesait  tant  d'honneur  à  mes  soins,  avec  son 
air  de  beauté  inquiète  et  subjuguée  ! 


XVI 


Je  m'attachais  insensiblement  à  elle  par  ses 
progrès  naïfs  dans  les  sentiments  de  l'âme,  et 
par  ce  charme  de  rêverie  inconnue  sous  lequel 
je  la  plaçais. 

Ce  qui  me  la  révéla  surtout  telle  que  je  ne 
l'avais  pas  soupçonnée  encore,  ce  fut  un  con- 
cert qui  suivit  de  près  ce  dîner  malencontreux. 

Les  concerts  l'avaient  toujours  ennuyée 
jusque  là.  Elle  n'y  avait  jamais  cherché  que 
des  paroles  de  romances,  et  c'était  la  pre- 
mière fois  probablement  qu'elle  s'avisait  d'écou- 
ter de  la  musique. 

Celle-là  recelait  toutes  les  sources  de  l'émo- 
tion. Dona  Anna,  trahie,  était  aux  prises  avec 


ARTHUR  77 

Don  Juan.  Il  fallait  voir  comme,  pendant  ce 
moment,  ma  belle  Elyse  en  saisissait,  en  réflé- 
chissait les  larges  nuances;  comme  sa  figure, 
sans  un  seul  sourire,  attentive,  altérée,  sombre 
et  violente,  donnait  à  connaître  le  profond  tu- 
multe de  son  cœur! 

Et,  lorsqu'à  cette  passion  dramatique  succé- 
dèrent d'autres  airs  plus  légers,  des  chants 
simplement  tristes  et  tendres,  son  attention 
flotta  un  peu.  Mais,  bientôt,  sa  rêverie  l'em- 
portant, elle  n'écouta  rien  qu'elle-même,  ses 
propres  pensées,  et  le  retentissement  de  l'orage 
évanoui. 

Tout  ce  qu'il  y  avait  de  vague  et  d'inachevé 
en  son  âme  s'était  harmonieusement  ému,  et 
ne  lui  laissait  plus  de  silence.  Elle  ne  put  s'en 
détacher  tout  le  reste  du  soir,  et  les  voix,  les 
instruments,  étaient  comme  un  accompagne- 
ment lointain,  qui,  du  dehors,  la  replongeait 
sans  cesse  et  l'égarait  à  l'infini  dans  le  senti- 
ment de  sa  vie  nouvelle  et  de  son  amour! 


XVII 


L'hiver  était  passé.  Elle  partait  pour  sa 
campagne  de  Crosey,  à  trois  lieues  d'A***. 
Elle  devait  aussi  faire  un  voyage  à  Paris  vers 
juillet.  Je  promis  de  me  trouver  en  même 
temps  qu'elle  dans  la  capitale,  et,  en  atten- 
dant, de  l'aller  voir  souvent  à  sa  campagne. 

Son  mari,  occupé  d'affaires,  l'y  laissait  fort 
libre  et  ne  la  rejoignait  guère  qu'une  ou  deux 
fois  la  semaine.  Elle  y  avait  peu  de  société  : 
un  beau-frère,  une  belle-sœur,  quelques  voi- 
sins. Sa  petite  fille  n'était  encore  qu'un  en- 
fant. 

Le  dimanche,  elle  recevait  volontiers  du 
monde  de  la  ville.  J'y  fus  invité,  par  un  petit 


ARTHUR  79 

mot  de  sa  main,  pour  le  second  dimanche 
qu'elle  y  passa.  Il  ne  devait  y  avoir  que  moi, 
m'écrivait-elle. 

Je  n'étais  jamais  allé  à  Crosey,  ou  du  moins 
je  n'avais  fait  qu'entrevoir  la  maison  à  travers 
la  grille  et  côtoyer  le  parc,  en  m'en  revenant 
à  cheval  de  chez  un  de  mes  amis,  qui  demeu- 
rait dans  les  environs. 

Toujours  j'avais  admiré  la  solitude  du  lieu, 
l'épaisseur  du  bois,  et,  plus  d'un  soir,  descen- 
dant au  pas  le  sentier  couvert  qui  mène  au 
vallon,  respirant  les  parfums  de  seringat  qui 
m'arrivaient  par  bouffées  avec  la  brise ,  il 
m'était  venu  à  l'idée,  sous  ces  ombrages,  un 
roman  selon  mon  cœur. 

Depuis  que  j'en  connaissais  l'habitante,  ces 
souvenirs  m'avaient  repris  avec  plus  de  viva- 
cité, et,  la  veille  du  fortuné  dimanche,  ils  ne 
me  laissèrent  pas  un  moment  de  cesse  que  je 
n'eusse  écrit  les  vers  suivants  : 


8o  SON  PREMIER  ROMAN 


DÉSIR 


Eh  quoi?  ces  doux  jardins,  cette  retraite  heureuse, 
Qui  des  plus  chers  désirs  de  mon  âme  amoureuse 

Enferme  les  derniers  ; 
Beaux  lieux,  dont  je  n'ai  vu  que  l'enceinte  bordée 
De  mélèzes  en  pleurs  et  d'arbres  de  Judée 

Et  de  faux  ébéniers  ; 

Bosquets  voilés  au  jour,  secrètes  avenues, 
Dont  je  n'ai  respiré  les  odeurs  inconnues 

Que  par  la  haie  en  fleur  ; 
Au  bord  desquels,  poussant  mon  alezan  rapide, 
J'ai  souvent  en  chemin  cueilli  la  feuille  humide 

Pour  la  mettre  à  mon  cœur; 

Quoi  !  ces  lieux  de  son  choix,  ces  gazons  qu'elle  arrose, 
Ces  courbes  des  sentiers  dont  à  son  gré  dispose 

Un  caprice  adoré  ; 
Ce  plaisir  de  ses  yeux,  son  bonheur  dès  l'aurore, 
Tout  ce  qu'elle  embellit  et  tout  ce  qu'elle  honore, 

Demain  je  le  verrai  ? 

Je  verrai  tout!  Déjà  je  sais  et  je  devine  ; 

Je  suis,  sous  les  berceaux,  sa  démarche  divine 

Et  son  pas  agité; 
Je  l'imagine  émue,  en  flottante  ceinture, 
En  blonds  cheveux,  plus  belle  au  sein  de  la  nature, 

O  Reine,  ô  ma  Beauté! 


ARTHUR  81 

Oh!  dis,  en  ces  moments  de  suave  pensée, 
Lorsqu'au  pâle  rayon  dont  elle  est  caresste 

L'âme  s'épanouit, 
Comme  ces  tendres  fleurs  que  le  soleil  dévore, 
Que  le  soir  attiédit,  et  qui  n'osent  éclore 

Qu'aux  rayons  de  la  nuit; 

Quand  loin  de  moi,  sans  crainte  et  plus  reconnaissante 
Tu  nourris  de  soupirs  cette  amitié  naissante 

Et  ce  confus  amour  ; 
Quand  sur  un  banc  de  mousse,  attendrie  et  pâlie, 
Tu  tiens  encor  le  livre  et  que  ton  œil  oublie 

Qu'il  n'est  déjà  plus  jour; 

Quand  tu  vois  le  passé,  tous  ces  plaisirs  factices, 
Tous  ces  printemps  perdus,  comparés  aux  délices 

Qui  germent  dans  ton  cœur; 
Combien  pour  nous  aimer  nous  avons  de  puissance, 
Mais  que.  même  aux  vrais  biens,  le  mensonge  ou  l'absence 

Retranchent  le  meilleur  ! 

Oh!  dis,  en  ces  moments  d'abandon  et  de  larmes, 
Sens-tu  tomber  tes  bras  et  se  briser  tes  armes 

Contre  un  amant  soumis? 
Sens-tu  fléchir  ton  front,  et  ta  rigueur  se  fondre, 
Et  tes  gémissements  essayer  de  répondre, 

Quand  de  loin  je  gémis  ? 

Oh  !  dis,  sous  la  fraîcheur  du  plus  charmant  ombrage, 
Dans  tes  loisirs  sans  fin,  toujours  et  sans  partage 
Suis-je  en  ton  souvenir? 


82  SON  PREMIER  ROMAN 

Dis!  songeant,  au  réveil,  que  dans  ta  chère  allée, 
Sous  l'arbre  confident  de  ta  plainte  exhalée, 
Demain  je  dois  venir, 

As-tu,  ce  matin  même,  as-tu  revu  les  places, 
As-tu  peigné  le  sable  où  se  verront  tes  traces 

Et  les  miennes  aussi  ? 
As-tu  bien  dit  à  l'arbre,  aux  oiseaux,  à  l'abeille, 
Au  vent,  —  de  murmurer  longtemps  à  mon  oreille  : 

«  C'est  ici,  c'est  ici  ! 

((  Ici  qu'elle  est  venue,  ici  que,  solitaire, 

«  S'est  lentement  en  elle  accompli  ce  mystère 

«  Qui  nous  change  en  autrui; 
«  Ici  qu'elle  a  rêvé  qu'elle  s'était  donnée, 
«  Ici  qu'elle  a  béni  le  jour,  le  mois,  l'année, 

u  Qui  l'uniront  à  lui  !  » 

Vœu  sacré!  —  Mais  au  moins,  pour  demain,  belle  Elyse, 
N'est-il  pas,  n'est-il  pas,  vers  cette  heure  indécise 

Où  tout  permet  d'oser, 
N'est-il  pas  un  sentier  dans  le  myrte  et  la  rose, 
Un  bosquet  de  Clarens  où  le  ramier  se  pose, 

Où  descend  le  baiser  (i)  ? 

(i)   Allusion  à  la  Nouvelle  Hêloïse,  de  J.-J.  Rousseau. 


XVIII 


Je  les  lui  remis  un  peu  après  mon  arrivée, 
dans  un  moment  où  nous  étions  seuls.  Elle  se 
retira  quelque  temps  sous  une  allée  pour  les 
lire,  et  reparut  bientôt,  confuse  et  glorieuse, 
avec  un  attendrissement  marqué. 

Mais  la  compagnie  nous  était  survenue,  et, 
elle-même  se  défiant  de  son  émotion,  elle  prit 
garde,  pour  le  reste  du  jour,  à  un  nouveau 
tête-à-tête. 

Il  n'y  eut  donc  point  à  Crosey  de  bosquet  de 
Clarens;  le  baiser  ne  descendit  pas,  et,  à  vrai 
dire,  il  était  déjà  tout  descendu. 

Bien  qu'elle  ne  m'eût  rien  accordé  encore 
que  de  fort  léger,  nous  n'en  étions  plus  tout  à 
fait  à  ses  sortes  de  réserves. 


84  SON  PREMIER  ROMAN 

Je  n'eus  pas  trop  à  me  plaindre  pourtant; 
elle  voulut  se  faire  pardonner  de  ne  pas  me 
complaire  en  ce  point,  et  fut  d'autant  plus 
charmante  en  paroles,  en  regards,  en  inépui- 
sables ressources  d'esprit  pour  n'adresser  qu'à 
moi  seul,  sans  rien  laisser  paraître,  la  conver- 
sation, les  promenades,  et  chacune  des  beau- 
tés de  son  séjour. 

Mes  visites  à  Crosey  se  renouvelèrent  quel- 
quefois. L'éloignement  et  les  convenances  de- 
vaient les  rendre  assez  rares.  Mes  lettres  n'y 
suppléèrent  qu'imparfaitement. 

Au  bout  de  quelques  semaines,  Elyse  crut 
remarquer  dans  mes  procédés  de  la  distraction 
et  de  la  langueur. 

J'étais  toujours  le  même  en  sa  présence, 
tendre,  amoureux,  empressé,  fécond  en  ex- 
cuses et  en  promesses.  Mais,  comme  elle  ne 
m'avait  plus  tous  les  jours  à  ses  côtés  pour 
lui  répondre  de  moi,  ses  objections  avaient  le 
temps  de  se  fortifier  et  de  croître  avec  son 
amour. 


ARTHUR  85 

Si  je  lui  parlais  de  mes  ennuis  loin  d'elle  et 
de  l'emploi  de  mes  heures,  elle  m'opposait  un 
air  d'incrédulité.  Son  inquiétude  était  sincère 
autant  qu'apparente,  et  il  n'y  avait  pas  là, 
comme  à  la  ville,  de  longs  entretiens  chaque 
soir,  ni  d'autres  fascinations  du  même  genre 
pour  la  rassurer. 


XIX 


Ce  fut  bien  pis  encore,  quand,  au  lieu  de  la 
rejoindre  à  Paris,  comme  il  était  convenu,  je 
prétextai  je  ne  sais  quelle  indisposition  subite 
qui  m'arrêtait  au  départ. 

Elle  m'écrivit  durant  cette  absence  deux 
lettres  moqueuses  et  piquées.  Elle  regrettait 
fort  de  ne  pas  m'avoir  pour  guide  en  ce  beau 
Paris,  elle,  pauvre  provinciale,  qui  avait  tant 
besoin  de  conseils  et  de  directions.  Elle  n'avait 
jamais  osé  se  flatter  sans  doute  jusqu'à  comp- 
ter entièrement  sur  moi.  Mais  elle  avait  espéré 
du  moins  que  je  ne  la  laisserais  de  côté  que 
pour  une  occupation  plus  agréable.  Et  voilà 
que  j'étais  tout  sottement  malade,  au  lit,  moi, 


ARTHUR  87 

qu'elle  se  figurait  en  si  heureuse  veine  [de 
nouveauté  et  de  plaisir!  C'était  jouer  de^ mal- 
heur vraiment,  pour  un  homme  d'autant  d'es- 
prit, et  elle  me  plaignait  de  grand  cœur,  tout 
en  profitant  de  son  mieux  du  voyage. 

Ce  débordement  de  verve  ne  m'effrayait 
pas;  je  le  voyais  même  avec  un  secret  plaisir. 
Il  me  prouvait  l'agitation  et  la  plénitude  de  son 
âme.  Ma  belle  s'aventurait  de  la  sorte  en  iro- 
nie plus  avant  qu'elle  ne  se  serait  lancée  en 
tendresse,  et  l'une  ou  l'autre  route  mène  éga- 
lement loin  en  amour. 

Et  puis,  tout  ceci  me  préparait  un  automne 
orageux,  un  hiver  occupé.  J'allais  avoir  des 
torts  à  réparer,  des  préventions  à  vaincre,  des 
droits  à  reconquérir. 

En  attendant,  il  me  restait  une  ou  deux  rai- 
sons particulières  de  prendre  patience  et  de 
différer. 


XX 


La  principale ,  l'essentielle ,  la  seule  qui 
explique  mon  manque  de  parole  et  mes  négli- 
gences de  cette  saison  à  l'égard  d'Elyse,  est  un 
des  mystères  de  ma  vie,  un  de  ces  secrets 
comme  tout  homme  qui  a  senti  en  renferme 
un  au  moins  dans  les  abîmes  de  son  cœur. 

Ce  n'est  ni  le  plus  grand,  ni  le  plus  pro- 
fond peut-être,  ni  toujours  le  plus  honteux, 
ni  même  celui  où  il  entre  le  plus  de  notre 
âme.  Et  c'est  pourtant  celui  qu'on  ne  confes- 
sera jamais;  celui  qu'un  caprice  mystique, 
une  pudeur  éternelle,  enchaînera  jusqu'au 
dernier  jour  bien  loin  de  nos  lèvres;  le  seul, 
s'il  était  permis  de  choisir,  sur  lequel  on  prie- 


ARTHUR  89 

rait  l'ange  du  Jugement  de  voiler  l'éclat  de  sa 
voix  ! 

Et  quand  on  le  voudrait  divulguer,  ce  secret 
unique  qui  se  dérobe  en  nous,  qui  sait  si  on 
en  aurait  les  moyens  ici-bas?  Qui  sait  si  cette 
superstition  sacrée  trouverait  des  mots  dans 
le  langage;  si,  dans  ce  milieu  grossier  qui  nous 
environne,  cette  corde  invisible  résonnerait  à 
d'autres  oreilles;  si  cette  impression  subtile, 
pénétrante  comme  celle  d'une  odeur,  se  pour- 
rait transmettre  et  raconter? 

La  musique  seule,  avec  ses  vapeurs  et  ses 
voiles,  et  la  profonde  douceur  de  ses  soupirs, 
une  musique  de  carmélites  allemandes,  chan- 
tant le  soir,  derrière  la  grille  d'un  cloître,  au 
chœur  d'une  basilique,  serait  digne  de  tou- 
cher, sans  dissonance  ni  souillure,  à  ce  sen- 
timent qui  n'est  rencontré  qu'une  fois,  à  ce 
qui  n'a  été  véritablement  en  nous  qu'un  éclair, 
un  accord  indéfinissable,  une  mélodie! 

On  serait  là,  dans  l'ombre,  une  nuit,  à 
genoux,    plein    d'une   anxiété  pieuse,    et  du 


90  SON  PREMIER  ROMAN 

plus  loin  que  nous  semblerait  venir,  bercé  dans 
l'harmonie,  le  blanc  nuage  avec  l'apparition, 
on  ferait  un  signe  solennel  à  l'ami  agenouillé 
sous  le  même  pilier;  on  lui  serrerait  convul- 
sivement la  main  durant  le  passage,  et  tout 
serait  dit,  et  le  secret  tout  entier  serait  ré- 
vélé ! 

Les   autres   moyens   terrestres   serviraient 
mal  notre  pensée,  et  trahiraient  notre  idée!... 


XXI 


Voici  la  réponse  que  j'adressai  vers  ce  temps 
à  mon  excellent  ami  Joseph  Delorme,  qui 
m'avait  écrit  pour  me  reprocher  l'excès  de  ma 
discrétion  à  ce  sujet.  C'est  le  seul  éclaircisse- 
ment que  je  veuille  ajouter  ici. 

«  Il  est  vrai,  cher  Joseph,  il  y  a  un  nom 
dans  ma  vie  qui  ne  sera  jamais  prononcé  aux 
hommes;  un  sentiment,  d'une  durée  insaisis- 
sable, qui  eut  toute  l'élévation  de  la  chasteté, 
avec  tout  le  délire  de  la  passion,  que  j'ai  trahi, 
méconnu  en  y  cédant,  mais  que  je  respecte- 
rai par  mon  rigoureux  silence. 

«   Si  jamais  il  m'est  donné  de   revoir  son 


92  SON  PREMIER  ROMAN 

objet,  si  je  suis  seul  devant  ses  yeux,  je  me 
mettrai  à  genoux,  et  le  toucher  de  sa  main 
m'absoudra,  et  une  fleur  qu'elle  aura  cueillie, 
dont  une  feuille  me  sera  accordée,  deviendra 
une  sainte  et  impérissable  relique  ! 

«  J'ai  sans  doute  autant  aimé  déjà;  j'aime- 
rai peut-être  davantage  un  jour.  Je  ne  sentirai 
jamais  ainsi! 

«  C'est  que  cet  ange,  dont  un  moment  les 
pas  s'égarèrent,  portait  la  candeur  au  front, 
la  sérénité  dans  les  yeux,  la  prudence  sur  les 
lèvres;  c'est  que  cette  femme  imméritée,  que 
je  n'ai  pas  dû  retenir,  traversa  ma  vie  comme 
par  miracle  ;  c'est  qu'elle  n'était  pas  née  pour 
faillir  ;  c'est  qu'avant  la  faute,  il  y  eut  une 
heure,  un  moment,  un  son  de  voix  dans  les 
larmes,  une  réunion  fortuite  du  lieu,  de  la  lu- 
mière, de  l'accent,  quelque  chose  de  si  étrange 
dans  la  pâleur,  un  reflet  sans  doute  de  ce 
qu'ont  vu  en  leurs  songes  Dante  et  Pétrarque 
inspirés;  c'est  que  tout  cela  s'est  tellement 
confondu  en  elle,  évanoui  avec  elle,  que  je  ne 


ARTHUR  93 

mêlerai  rien  désormais  à  son  souvenir,  que 
cette  lettre  ne  contiendra  pas  un  mot  qui  ne 
lui  soit  consacré,  et  que  l'explication  finira 
ainsi  entre  nous,  mon  ami. 

«  Adieu. 

«  Arthur.  » 


XXII 


L'autre  raison,  bien  secondaire  il  est  vrai, 
que  j'avais  de  me  consoler  en  l'absence 
d'Elyse  me  sera  plus  aisée  à  dire,  quoique 
assez  honteuse  par  son  côté  indélicat  et  vul- 
gaire . 

J'ai  parlé  d'une  liaison  obscure  qui  me  de- 
viendra onéreuse  par  la  suite,  mais  avec  la- 
quelle je  remplissais  paisiblement  alors  les  in- 
tervalles de  ma  nouvelle  passion. 

L'origine  de  cette  liaison  était  déjà  un  peu 
ancienne,  et  remontait  à  l'époque  de  mes  plus 
folles  aventures. 

Dans  un  de  mes  voyages  à  Paris,  Madame 
de  ***,  allemande  et  amie  de  notre   famille, 


ARTHUR  95 

femme  d'un  esprit  agréable  et  fin,  d'un  com- 
merce aisé,  d'un  âge  commode  (cinquante  ans 
environ),  me  proposa  de  venir  voir  mes  enfants 
à  la  Luzellerie,  où  ils  passaient  la  belle  saison. 

J'acceptai  sans  peine,  et  nous  partîmes  dans 
sa  voiture. 

Elle  emmenait  avec  elle  une  de  ses  femmes, 
nommée  Julie,  qui  lui  était  indispensable,  et 
qu'elle  plaça  dans  le  coupé  entre  nous  deux. 

C'était  en  été,  par  une  des  nuits  les  plus 
étoilées  et  les  plus  transparentes  que  j'aie 
vues.  Nous  traversions  un  magnifique  pays, 
des  forêts,  des  fermes,  d'odorants  vergers 
alentour,  des  terrasses  naturelles  d'où  l'on 
domine  des  vallées,  des  châteaux  sur  des 
pelouses,  de  blancs  villages  dans  le  roc,  et 
tout  ce  qui  accompagne  le  cours  d'un  beau 
fleuve. 

La  pensée  du  sommeil  ne  nous  venait  pas. 
Nous  regardions  sans  parler. 

Julie  était  une  fille  de  vingt-cinq  ans,  d'un 
doux    et   franc  sourire,   d'une   grâce    vive   et 


96  SON  PREMIER  ROMAN 

entraînante;  avec  cela  mélancolique,  et  pres- 
que toujours  silencieuse.  Son  teint  était  brun 
et  animé,  ses  cheveux  noirs  admirables.  Elle 
avait  la  lèvre  épaisse  et  l'œil  confiant,  la  taille 
parfaite,  quoique  robuste  et  romaine. 

Placés  comme  nous  étions,  la  senteur  de 
ses  cheveux  m'allait  à  l'âme.  Ses  chairs  péné- 
traient les  miennes,  et  j'en  étais,  malgré  moi, 
tout  gêné,  tout  palpitant. 

Elle  finit  par  s'en  apercevoir  à  quelques  mou- 
vements un  peu  passionnés,  et  elle  demanda 
à  monter  sur  le  siège  de  la  voiture,  la  cha- 
leur lui  faisant  mal,  disait-elle. 

Sa  maîtresse  se  prit  à  sourire,  et  dès  que 
nous  fûmes  seuls  : 

—  Eh  bien,  Arthur,  toujours  le  même?  » 
Je  protestai  de  mon  innocence  : 

—  Mais  cette  fille  est  si  fraîche,  si  vivi- 
fiante... en  vérité... 

—  Je  vous  conseille,  mon  ami,  de  n'y  point 
penser;  vous  y  perdriez  vos  peines.  Cette 
fille  est  très  sage,  et  je  ne  saurais  vous  dire  de 


ARTHUR  97 

combien  de  poursuites  elle  a  été  l'objet.  Mon 
mari  lui  a  offert  des  trésors,  amoureux  qu'il 
était  d'elle  à  en  mourir.  De  guerre  las,  il  lui 
a  fallu  renoncer  à  la  vaincre.  Elle  peut  faire 
un  bon  mariage  avec  un  marchand,  à  qui  la 
tête  en  est  tournée.  Elle  diffère  encore  pour- 
tant, et  dit  que  cet  homme  l'ennuie,  qu'elle 
m'est  trop  attachée...  Je  lui  ai  offert  [de]  la 
laisser  à  Paris;  mais  elle  m'a  refusé,  et  veut 
me  suivre  à  toute  force.  Soyez  donc  saga,  mon 
jeune  ami,  et  ne  me  faites  pas  de  sottise.  » 

Le  jour  nous  prit  comme  nous  avions  à 
monter  la  côte  des  Moulins,  quelques  lieues 
avant  d'arriver.  Mme  de  ■**"*  resta  dans  la 
voiture,  et  je  me  mis  à  cheminer  à  pied  avec 
Julie. 

Je  lui  fis  admirer  l'étonnante  vue  que  chaque 
pas  en  avant  nous  découvrait,  le  fleuve,  les 
îles,  les  jeux  de  lumière  vermeille,  les  vapeurs 
de  l'aube  qui  se  repliaient,  les  bruits  et  les 
fumées  du  matin,  et  cela  naturellement  et 
avec   délicatesse,    sans  me   prévaloir   de    ma 

7 


gS  SON  PREMIER  ROMAN 

complaisance,  car  je  tenais  encore  de  sa  maî- 
tresse qu'elle  était  fille  naturelle  d'une  mère 
fort  commune,  mais  d'un  négociant  riche  et 
considéré  de  l'Ile  de  France,  et  que,  destinée 
d'abord  à  un  tout  autre  sort,  la  ruine  complète 
de  son  père  naturel  l'avait  réduite  où  je  la 
trouvais. 

Je  pensai  bien  que  cette  pauvre  fille  était 
pleine  de  cette  idée,  et  je  causai  avec  elle  à 
peu  près  comme  avec  une  égale. 

Cette  attention  commença  à  me  la  gagner, 
et  le  bonheur  qui  monta  aussitôt  sur  cette 
figure  me  fit  bien  augurer  d'elle  et  de  nos 
plaisirs  à  venir. 


XXIII 


Arrivés  chez  moi,  je  la  cherchai  le  soir  dans 
les  promenades  solitaires  qu'elle  fesait  le  long 
des  saules  de  la  rive.  Je  lui  dis  fort  vivement 
que  je  la  trouvais  charmante,  que  nous  étions 
jeunes  et  libres  tous  deux  et  portant  un 
grand  fonds  de  bonheur  en  nous,  qu'elle  mé- 
ritait beaucoup  de  soins  et  une  longue  épreuve 
de  ma  part,  que  je  m'y  soumettrais  volontiers, 
mais  qu'elle  vît  bien  que  nous  n'avions  pas 
plus  de  quinze  jours  à  passer  ensemble,  et 
s'il  valait  mieux  les  perdre  à  nous  affliger  que 
les  couler  en  douce  intelligence. 

Elle  trouva  le  compliment  un  peu  brusque, 
mais  ne  s'en  offensa  point  et  répliqua  seule- 
ment par  une  ironie  assez  tendre  : 


ioo  SON  PREMIER  ROMAN 

—  Je  suis  trop  heureuse,  n'est-il  pas  vrai? 
que  vous  vouliez  bien  songer  à  moi.  Votre 
maîtresse  est  absente,  ou  quelque  belle  dame 
vous  tient  rigueur.  Je  remplirai  le  vide,  et 
serai  laissée  là  dès  que  vous  aurez  mieux. 
Peut-être  vous  aurai-je  aimé  sérieusement  et 
à  n'en  pas  guérir.  N'importe.  Je  céderai  la 
place  à  quelque  coquette  de  votre  monde,  qui 
ne  me  vaudra  pas.  » 

On  a  mille  mauvais  raisonnements  pour 
combattre  cette  excellente  logique  et  cette 
prévoyance  de  femme,  et  toujours  ils  réus- 
sissent. 

Il  en  fut  ainsi.  Je  lui  donnai  un  baiser  qui 
l'acheva. 

Je  la  menai  le  surlendemain  à  la  ville  dans 
ma  voiture,  à  la  prière  de  sa  maîtresse,  qui  ne 
nous  soupçonnait  pas  d'être  si  avancés. 

Nous  y  fûmes  excellents  amis.  Je  la  trou- 
vai gaie,  bonne  fille,  et  d'un  cœur,  d'un  rire 
qui  m'entrainèrent. 

Tout  lui  semblait  nouveau  dans  cette  con- 


ARTHUR  101 

versation  animée  sans  indécence,  dans  ce 
charme  de  manières  uni  à  beaucoup  de  bonté 
et  de  naturel.  Elle  aussi,  créature  de  premiers 
mouvements,  de  surprises  et  d'enthousiasmes, 
était  une  agréable  nouveauté  pour  moi,  com- 
parée à  tant  de  femmes  civilisées  que  j'avais 
eues. 

De  retour  à  la  campagne,  j'attendis  la  nuit 
pour  lui  parler  encore.  Sa  petite  chambre,  ap- 
puyée contre  celle  de  sa  maîtresse,  donnait 
sur  un  corridor,  et  n'avait  de  ce  côté  qu'une 
porte  vitrée   avec   des    rideaux  mal  retenus. 

Elle  était  couchée  déjà,  et  sa  lumière  non 
éteinte.  Je  frappai  légèrement  aux  carreaux, 
et  je  vois  encore  sa  frayeur,  et  comme  elle  se 
cacha  d'abord  sous  ses  draps,  puis  laissa  sor- 
tir la  tête  et  me  regarda  d'un  air  charmant. 
Tout  alla  vite  et  au  mieux  entre  nous. 


XXIV 


Dix  jours  se  passèrent  ainsi  (la  conquête  en 
avait  duré  cinq),  et  qui  ne  furent  de  sa  part 
que  ravissement  et  orgueil,  sans  souci  du  len- 
demain. 

L'approche  du  départ  rompit  le  charme. 
Elle  tomba  dans  une  tristesse  profonde,  dans 
des  larmes  inconsolables. 

Je  revenais  avec  sa  maîtresse  à  Paris.  J'es- 
pérais que  ma  présence  la  soutiendrait  un 
peu.  Mais  elle  savait  trop  bien  que  ce  n'était 
pas  pour  elle  que  je  retournais.  Durant  le 
voyage,  elle  ne  cessa  de  souffrir  et  de  pleurer. 

—  Qu'a  donc  cette  fille  ?  me  disait  madame 
de  ***.  Je  ne  la  reconnais  plus.  Arthur,  est-ce 
qu'elle  vous  aimerait?  Prenez-y  garde,  je  ne 


ARTHUR  103 

vous  le  pardonnerais  pas.  Elle  ne  vous  le  par- 
donnerait pas  elle-même,  car  c'est  une  âme 
de  feu,  et,  je  crois,  une  tigresse  dans  ses  em- 
portements. » 

Je  plaisantai  sur  une  pareille  pensée. 

—  Ne  riez  pas,  la  chose  est  sérieuse;  elle 
a  de  la  chaleur  des  Tropiques  dans  le  sang.  Et 
puis  cette  fille  m'est  nécessaire.  Elle  est  pré- 
cieuse à  ma  santé  en  ruines,  à  mon  cœur 
même.  Je  vous  en  voudrais  toute  la  vie  de  me 
la  retirer.  » 

Au  dernier  relai,  Julie  descendit  et  entra 
dans  la  cour  de  la  poste.  Je  l'y  suivis,  et 
tournant  le  vieux  mur  d'un  jardin  potager 
plein  de  choux  et  d'œillets,  je  la  surpris  ap- 
puyée contre  une  cloison  d'étable,  et,  fondant 
en  larmes  : 

—  Embrassez-moi  !  s'écria-t-elle  en  maper- 
cevant.  C'en  est  fait.  Dans  une  heure  ma 
félicité  aura  cessé.  Je  vous  aurai  perdu  !  » 

Vraiment,  je  le  croyais  comme  elle. 


XXV 


Il  n'en  fut  rien  pourtant.  Je  retrouvai,  il 
est  vrai,  toutes  mes  délices  les  plus  sédui- 
santes d'alors,  ma  capricieuse  et  chère  Leïda, 
mes  chastes  amours,  et  ma  belle  Titania.  Mais 
j'avais  le  cœur  plein  de  la  bonté  et  des  larmes 
de  Julie. 

Je  lui  louai  une  petite  chambre.  Elle  pouvait 
s'échapper  de  l'hôtel  à  minuit,  et  venait  m'at- 
tendre  là. 

Je  m'y  rendais,  fatigué  de  mes  émotions, 
de  mes  plaisirs,  pour  la  trouver  toujours  sou- 
mise et  enchantée. 

Je  lui  donnai,  aux  grands  jours,  le  Cadran 
Bleu,    l'Ambigu,    quelques    fois    le    parc    de 


ARTHUR  105 

Sceaux,  ou  mieux  encore  les  belles  forêts  qui 
l'environnent. 

Mon  Dieu,  la  bonne  et  excellente  fille! 
L'inaltérable  caractère  qu'elle  garda  long- 
temps! Et  quelle  joie  naïve  et  cordiale! 

Elle  finit  toutefois,  comme  il  est  imman- 
quable, par  s'accoutumer  à  ce  bonheur,  et  ne 
put  s'empêcher,  en  certains  moments,  de  se 
montrer  pleureuse  et  exigeante.  Je  me  fâchai. 
Nous  eûmes  vingt  querelles  et  vingt  raccom- 
modements. Je  l'envoyai  cent  fois  au bout 

du  monde.  Elle  revint  toujours.  Je  sentais  que 
ce  cœur-là  était  encore  plus  à  moi  qu'aucun 
autre. 

Tant  d'agitations  changèrent  profondément 
sa  personne  et  son  humeur.  Elle  négligea  son 
service.  Sa  maîtresse  l'aima  moins  et  la  traita 
avec  peu  d'égards.  Enfin,  cela  devint  si  fort, 
qu'elle  fut  renvoyée  et  tomba  à  ma  charge. 

Elle  avait  bien  quelques  petites  rentes  de 
son  père  naturel,  mais  par  trop  insuffisantes. 
Me   voilà  donc  obligé   de  X entretenir,    situa- 


i  o6  SON  PREMIER  ROMAN 

tion  que  j'avais  toujours  repoussée  avec  mé- 
pris, et  dont  j'étais  outré.  Tous  mes  conseils 
avaient  été  vains  pour  la  prudence;  j'avais 
droit  de  me  plaindre. 

Elle  se  conduisit  à  merveille,  ne  se  per- 
mettant aucune  demande,  et  recevant  les 
moindres  présents  avec  une  excessive  recon- 
naissance. 

—  Je  sais  bien,  disait-elle  souvent,  que  tu 
ne  me  dois  rien,  ô  mon  ami,  que  tu  n'as  pas 
besoin  de  maîtresse  comme  moi,  et  qu'il  ne 
t'en  saurait  manquer  d'ailleurs.  Ce  qui  t'ins- 
pire à  mon  égard,  c'est  pure  indulgence  et 
humanité  pour  une  pauvre  fille  qui  t'aime  et 
qui  mourrait  si  elle  ne  t'avait  pas.  » 


XXVI 


En  ces  termes,  notre  liaison  demeurait 
douce  et  cachée.  J'y  recourais  plus  familière- 
ment, à  mesure  que  je  me  lassais  des  autres. 
Mes  voyages  à  Paris  me  fatiguaient.  Je  les 
ralentis,  et  alors  il  fallut  bien  faire  venir  Julie 
en  province.  Elle  s'y  établit  toute  heureuse,  et 
se  croyant  à  moi  pour  la  vie. 

Il  y  avait  déjà  deux  années  qu'elle  passait 
de  la  sorte,  sans  trop  se  ressentir  de  mes 
affections  du  dehors,  quand  je  fis  la  connais- 
sance d'Elyse. 

Julie  ignorait  à  peu  près  ma  conduite  dans 
le  monde,  et,  d'ailleurs,  elle  ne  se  croyait  nul- 
lement  en  position  pour  intervenir.  Ce  fut  plus 


108  SON  PREMIER  ROMAN 

tard  seulement  que  mon  indifférence  extrême 
provoqua  chez  elle  une  inexplicable  crise  de 
passion,  la  rendit  soudainement  ombrageuse, 
indomptable,  et  la  réduisit  à  se  méconnaître 
tout  à  fait. 

Il  semblait  que  la  Providence  me  l'eût  mé- 
nagée exprès  jusque  là,  pour  la  déchaîner  à 
temps,  comme  un  remords,  dans  mon  coupable 
bonheur. 

Cette  saison,  au  reste  la  dernière  où  je  la 
vis  beaucoup,  grâce  au  voyage  d'Élyse,  fut 
abondante  en  douceurs  et  en  consolations 
pour  sa  pauvre  âme  aimante.  Elle  retrouvait, 
à  me  fêter,  des  trésors  de  tendresse,  et  accueil- 
lait mes  retours  imprévus  avec  une  vivacité 
d'émotion,  à  laquelle  se  mêlait  un  pressenti- 
ment douloureux. 


XXVII 


Élyse  revenait.  Je  n'avais  pas  négligé  d'a- 
mortir de  loin  sa  colère  par  d'humbles  lettres, 
où  j'accumulais  les  excuses. 

Elle  m'épargna  elle-même  l'embarras  des 
premiers  jours,  en  ne  m'opposant  que  raillerie 
jouée,  étourderie  artificielle. 

J'essuyai  d'abord  le  sarcasme  sans  mot  dire, 
redoublant  de  soins,  ne  discontinuant  mes 
visites  ni  à  la  ville,  ni  à  Crosey,  et,  dès  que 
j'eus  suffisamment  tourné  les  apparences  en 
ma  faveur,  je  me  plaignis,  j'attaquai  à  mon 
tour. 

Je  me  rejetai  sur  ce  mépris  même  qu'on 
fesait   de   moi.    Un   cousin    militaire,   qu'elle 


no  SON  PREMIER  ROMAN 

avait  rencontré  à  Paris,  me  servit  tout  à 
point.  Je  m'en  emparai  obscurément,  avec  de 
grands  airs  soupçonneux  de  jalousie,  et  ne 
réussis  pas  mal  à  donner  le  change  sur  l'am- 
biguïté de  ma  conduite. 

Dès  qu'elle  eut  entrevu  à  mes  inégalités 
une  explication  heureuse,  elle  s'y  laissa  pous- 
ser insensiblement,  et  tout  le  fracas  à  grand 
peine  amassé  se  fondit  en  huit  jours.  On  aurait 
dit  une  magie  dont  le  charme  opérait. 

Elle  redevint  rêveuse  comme  à  la  fin  du 
dernier  hiver,  tendre,  plus  tendre  que  jamais, 
surtout  plus  inquiète  en  sa  tendresse,  avec  un 
besoin  visible  d'être  rassurée  plus  souvent. 

On  ne  saurait  s'imaginer  combien  cette 
maudite  gaîté,  une  fois  disparue,  découvrit 
chez  elle  de  perfections  réservées,  d'harmo- 
nies et  de  nuances.  C'était  comme  du  rouge 
qui  aurait  caché  sa  blancheur  naturelle  et  les 
teintes  de  son  visage. 

Les  soleils  tièdes  et  mourants  de  l'automne 
entretenaient  encore  et  mûrissaient  cette  dis- 


ARTHUR  1 1 1 

position  profonde  de  son  être.  Elle  ne  se  défen- 
dait plus  de  m 'aimer,  elle  ne  me  défendait  plus 
de  tout  lui  dire. 

A  Crosey,  sous  les  ombrages  éclairés,  dans 
la  confusion  des  sentiers,  au  milieu  des  exha- 
laisons voluptueuses  qui  montaient  de  la 
terre,  qui  pleuvaient  du  ciel,  qui  émanaient 
de  chaque  buisson  et  de  chaque  plante,  nous 
allions  tantôt  en  silence,  avec  des  pleurs  dans 
les  yeux,  ne  voyant  que  nous,  n'écoutant  que 
nos  soupirs,  tantôt  animés,  intarissables,  par- 
lant de  toutes  choses,  rayonnant  de  tous  côtés 
dans  l'univers,  sans  pour  cela  sortir  jamais  de 
nous-mêmes. 

C'était,  de  sa  part,  une  effusion  naïve, 
exempte  de  périls,  à  laquelle,  dans  sa  pensée, 
elle  avait  posé  certaines  bornes.  Mais  on  ne 
les  distinguait  pas  dès  l'abord.  Sa  sévérité, 
retranchée  au  fond,  et  préoccupée  d'un  seul 
point,  souffrait  un  singulier  et  délicieux  aban- 
don des  faveurs  prétendues  indifférentes. 

Mes  témérités,  sans  me  profiter  beaucoup, 


i  i  2  SON  PREMIER  ROMAN 

ne  me  reculaient  plus  désormais.  Je  l'embras- 
sais mille  fois.  Elle  me  pardonnait  tout,  et  me 
refusait  tout.  Il  s'était  conclu  dans  sa  tête 
entre  ses  divers  sentiments  une  sorte  de  com- 
promis pour  m'affliger  le  moins  possible,  en 
se  gardant  bien  de  trop  me  complaire. 


XXVIII 


A  la  ville,  les  réunions  n'avaient  pas  en- 
core commencé. 

Quand  elle  y  venait  passer  quelques  jours, 
je  la  voyais  chez  elle,  au  soir,  en  famille,  et 
j'avais  même  obtenu  de  ses  scrupules  qu'elle 
me  recevrait  dans  sa  chambre,  le  matin,  après 
déjeuner.  Il  fallait  avant  tout  pour  cela  que 
son  mari  fût  absent. 

Sa  chambre  était  au  premier  étage,  au  fond 
d'un  long  corridor,  qu'on  avait  à  suivre  en 
arrivant  par  le  grand  escalier.  Mais  on  y  mon- 
tait plus  directement  par  un  escalier  dérobé. 
Les  domestiques,  ceux  qui  n'étaient  pas  à  la 
campagne,  se  tenaient  dans  la  partie  supérieure 


H4  SON  PREMIER  ROMAN 

du  logis,  et  il  ne  venait  dans  cette  chambre 
qu'une  fille  dont  sa  maîtresse  était  sûre.  La 
porte  cochère  de  la  maison  restait  ouverte,  à 
cause  des  magasins  du  fond  de  la  cour. 

S'il  y  avait  moyen  de  me  recevoir  au  jour 
et  à  l'heure  convenus,  Elyse  laissait  la  clef  à 
la  porte  de  la  chambre.  J'arrivais  par  le  petit 
escalier,  et  j'entrais  sans  être  remarqué.  Si, 
par  hasard,  j'étais  vu,  j'avais  toujours  l'excuse 
d'une  visite  à  Madame. 

Un  jour,  —  un  soir,  —  comme  elle  devait 
repartir  le  lendemain  matin  pour  passer  à 
Crosey  la  dernière  quinzaine  d'octobre,  elle 
m'avait  reçu  dans  cette  chambre  mystérieuse, 
si  close,  si  étoffée  au  dedans,  si  galamment 
ornée  par  sa  prédilection  et  sa  fantaisie,  où 
régnait  le  parfum,  où  tout  flattait  les  yeux, 
assoupissait  les  pas,  et  reposait  les  sens  pour 
les  mieux  pénétrer! 

J'étais  déjà  fait  à  ce  doux  lieu.  M'y  voyant 
si  à  l'aise,  il  me  semblait  que  j'y  étais  tou- 
jours venu.  Et  pourtant,  à  certains  moments, 


ARTHUR  1 1 5 

à  la  vue  de  quelque  objet  nouveau  qui  me  frap- 
pait, me  remettant  à  considérer  chaque  par- 
tie, rideaux,  alcôve,  et  plafond,  et  le  pied 
d'une  console,  et  la  couleur  d'un  fauteuil,  et 
le  pli  d'une  draperie,  je  ne  me  lassais  pas  d'ad- 
mirer par  quel  progrès  je  me  trouvais  là, 
quoique  bien  peu  avancé  encore. 

Cette  fois,  j'eus  plus  que  jamais  le  loisir  de 
rêver  et  d'admirer. 

Nous  étions  seuls  dans  la  maison;  pas  un 
domestique,  hors  sa  femme  de  chambre;  pas 
de  surprise  à  craindre,  ni  de  visite.  On  croyait 
tout  le  monde  parti. 

Cette  sécurité  contribua  sans  doute  à  don- 
ner une  prodigieuse  abondance  à  nos  paroles, 
et  une  tournure  presque  métaphysique  à  la 
conversation. 

Elyse  se  déploya  tout  le  soir  comme  elle 
n'avait  point  fait  jusque  là.  Nous  causâmes 
longtemps  avec  intimité  et  élévation,  de  nous 
d'abord,  de  notre  amour,  puis  de  l'amour  en 
général  et  de  la  place  qfc'il  tient  en  cette  vie. 


n6  SON  PREMIER  ROMAN 

Au  fond  de  nos  âmes,  il  ne  s'agissait  pas 
moins  que  de  savoir  s'il  est  l'unique  affaire  en 
ce  monde;  si  c'est  lui  seul  qui  nous  révèle  tout 
ce  qu'il  y  a  d'intime,  d'invisible  et  de  réel  en 
toute  chose;  si  rien  ne  peut  le  suppléer  dans 
les  âmes  pudiques;  s'il  ne  fait  que  nous  éle- 
ver, comme  un  guide,  à  nos  purs  logiciens  de 
sentiment;  s'il  est  but  ou  moyen,  ou  s'il  est 
à  lui-même  son  but  et  sa  loi,  dans  l'ordre  de 
cette  terre. 

Élyse  suivait  la  question  à  merveille,  sans 
s'étonner,  sans  faire  effort  pour  s'y  appliquer, 
et,  dans  son  bon  sens  de  femme  qu'éclairait 
déjà  l'expérience  de  sa  jeune  passion,  elle 
avait  raison  contre  moi,  qui,  durant  cet  entre- 
tien, songeais  à  toute  autre  chose  qu'à  la 
vérité. 


XXIX 


—  Oh  oui,  vous  dites  vrai,  mon  ami,  me 
disait-elle.  L'amour  est  inappréciable  pour 
nous  femmes.  Depuis  que  j'ai  eu  cette  grande 
faiblesse  de  lui  ouvrir  mon  cœur,  je  sais  que 
de  trésors  il  y  est  entré.  Vous  ne  le  vantez 
pas  trop.  Mais  il  faut  bien  y  prendre  garde, 
mon  ami,  et  ne  pas  en  risquer  les  bienfaits 
par  une  aveugle  confiance,  car  (parlons  un 
peu  raison),  malgré  moi  pourquoi  suis-je  si 
reconnaissante  envers  cet  amour  que  je  devrais 
gourmander?  C'est  qu'il  m'a  tout  appris  ;  c'est 
qu'il  m'a  fait  trouver  de  l'attrait  et  une  dou- 
ceur incomparable  à  ce  que  j'avais  vu  cent  fois 
auparavant    avec    indifférence;    c'est   que   je 


n8  SON  PREMIER  ROMAN 

n'ai  écouté  la  musique  que  depuis  ce  temps 
là;  que  les  beaux  arbres  de  Crosey,  sous  les- 
quels je  m'étais  ennuyée  si  souvent,  ne  me 
tiennent  compagnie  que  depuis  que  je  vous 
connais,  que  vous  les  connaissez,  et  que  vous 
m'avez  un  jour  parlé  de  mélèzes  en  pleurs  ; 
c'est  que  mes  lectures  étaient  mortes  et  sèches 
avant  que  l'amour  soufflât  sur  les  pages  pour 
les  animer,  et  que  je  lui  dois  encore  de  sentir 
même  ces  pompes  et  ces  prières  de  la  religion, 
qui  ne  me  disaient  rien  du  tout  pendant  mon 
innocence,  et  que  je  comprends  seulement 
aujourd'hui  qu'elles  me  condamnent. 

«  Voilà  les  bienfaits  de  l'amour,  ô  mon  ami, 
ceux  pour  lesquels  je  l'aime,  pour  lesquels 
toutes  les  femmes  doivent  l'aimer.  Il  est  à 
notre  égard,  voyez-vous  bien,  l'interprète  le 
plus  doux,  le  plus  commode,  le  plus  enchan- 
teur de  ce  monde  où  nous  vivons,  de  cette  vie 
humaine,  de  la  religion,  de  la  musique  et  de  la 
nature.  Mais  l'interprète  est  tant  soit  peu 
perfide,  vous  le  savez  mieux  que  moi.  Il  a  son 


ARTHUR  119 

arrière-pensée  à  lui,  qu'il  met  partout.  Il  se 
glisse,  il  s'insinue,  il  demande  son  salaire, 
chétif  et  modique  d'abord.  Et  ce  salaire  s'ac- 
croît, et  il  dévore  tout,  et  il  finit  par  dépas- 
ser le  prix  de  l'âme  et  de  l'univers  ! . . . 

«  Oh!  non,  Arthur;  fuyons,  promettez-le 
moi,  cet  amour  égoïste!  Gardons  le  nôtre, 
dans  sa  délicatesse,  dans  sa  pureté  d'à-pré- 
sent,  et  dégagé  de  toute  grossière  idolâtrie.  » 

Et  je  la  voulais  réfuter.  Mais  elle  ne  me 
laissait  pas  poursuivre,  et  continuait  elle-même 
avec  une  vivacité  surnaturelle,  comme  pour  se 
rassurer  : 

—  Oui,  oui,  vous  avez  raison  peut-être  et  je 
ne  veux  pas  trop  vous  contrarier.  Mais  c'est 
assez,  voyez-vous,  au  point  où  nous  en  som- 
mes. C'est  le  plus  loin  et  le  mieux.  Tenons- 
nous  y  toujours.  Contentez- vous  ,  Arthur, 
d'avoir  mis  une  âme  de  plus  au  monde,  de  la 
guider,  de  la  laisser  sentir  chaque  chose  ici- 
bas  à  cause  de  vous.  Nous  autres  femmes, 
nous  aimons  ce  degré  en  amour.   Nous  vou- 


120  SON  PREMIER  ROMAN 

Ions  et  savons  y  faire  rester,  et  ne  désirons 
jamais  rien  au-delà.  Vous  m'y  laisserez,  n'est- 
ce  pas,  Arthur?  » 

Elle  était  si  belle  et  si  suppliante  en  ce 
moment,  qu'elle  allait  contre  son  propre  des- 
sein, et  inspirait  une  envie  extrême  de  lui 
désobéir. 


XXX 


—  Les  femmes  ne  désirent  rien  au  delà,  ré- 
pondis-je,  parce  que  leur  nature  pénétrante  se 
fie  à  nous  sur  ce  point,  et  nous  abandonne  le 
souci  de  désirer  pour  elles.  Mais  pour  tous  les 
vrais  amants,  il  n'y  a  qu'une  même  manière 
d'aimer,  et  on  ne  la  gouverne  pas.  Ne  croyez 
jamais,  je  vous  en  prie,  que  la  passion  se 
règle  avec  cette  mesure,  qu'on  lui  fasse  sa 
petite  part  et  qu'elle  s'en  contente.  Chimères 
que  tout  cela.  Il  est  possible,  à  la  rigueur, 
qu'on  s'aime  autant  sans  se  rien  donner.  Mais 
notre  pauvre  nature  est  ainsi  faite  qu'elle 
s'obstine  à  douter,  à  moins  de  preuves.  Elle 
se  sent  tellement   fragile  et  isolée  que,  pour 


122  SON  PREMIER  ROMAN 

croire  à  ce  qu'elle  inspire,  pour  faire  croire  à 
ce  qu'elle  ressent,  elle  n'a  pas  trop  des  gages 
les  plus  absolus,  les  plus  éternels.  Elle  veut 
se  confondre,  elle  se  confond,  autant  qu'elle  le 
peut  sur  la  terre,  avec  la  personne  de  l'objet 
aimé,  et,  jusqu'au  sein  de  l'union  la  plus  par- 
faite, elle  doute  encore,  elle  s'interroge  sur 
son  bonheur,  et  se  reproche  de  n'avoir  ni  assez 
obtenu,   ni  assez  donné  ! 

«  Vous  avez  beau  dire,  ô  ma  prudente  amie, 
c'est  là  la  pente  invincible,  le  cours  naturel  de 
l'amour.  Ne  vous  raidissez  pas  trop,  et  laissez 
faire  au  temps,  sans  vous  prendre  à  des  sys- 
tèmes. Et  tous  les  jours,  quand  nous  sommes 
seuls  et  que  je  vous  quitte,  comme  je  vais 
faire  en  ce  moment,  votre  main  ne  se  porte- 
t-elle  pas  involontairement  au  devant  de  la 
mienne?  N'y  a-t-il  pas  dans  tout  votre  être, 
oui,  dans  ces  yeux  mouillés,  dans  ces  lèvres 
entr'ouvertes,  dans  ce  beau  sein  ému,  comme 
un  mouvement  d'adieu  vers  moi,  et  un  geste 
inachevé?  » 


ARTHUR  12s 

Et  tout  disant  ainsi,  je  lui  tenais  les  mains 
et  je  les  dévorais  de  baisers.  Elle  ne  les  reti- 
rait pas.  Je  regardais  ses  yeux;  elle  ne  les 
baissait  pas.  La  lampe  semblait  mourir;  nous 
ne   parlions  plus,  et  j'avançais  toujours. 

Tout-à-coup,  la  force  lui  revint.  Elle 
échappa,  avec  un  cri,  d'entre  mes  bras. 

—  Sortez,  sortez,  tout  de  suite,  ami;  je 
vous  en  conjure  !  » 

Il  y  avait  dans  son  expression  tant  d'au- 
torité et  de  prière,  que  j'obéis  à  l'instant,  sans 
trop  savoir  ce  que  je  fesais. 


XXXI 


Le  lendemain,  au  réveil,  après  une  sotte 
nuit  passée  dans  les  songes,  je  recevais  le 
billet  que  voici  : 

«  Je  vous  devais  la  fin  de  ma  soirée,  et  je 
veux  vous  la  donner  en  vous  écrivant.  Ce 
sera  au  moins  ne  pas  vous  avoir  quitté  tout- 
à-fait.  Puis-je,  d'ailleurs,  pensera  autre  chose 
et  ce  soir,  et  cette  nuit,  et  demain  encore,  et 
tous  les  jours  qui  suivront,  qu'à  ce  qui  s'est 
dit  et  passé  il  n'y  a  qu'un  instant  entre  nous? 
J'en  suis  hors  de  moi,  mon  ami.  Je  ne  sais  si 
je  pourrai  finir  ma  lettre.  Je  tremble  en  la 
commençant,  et    le  bruit  d'une   voiture  dans 


ARTHUR  125 

la  rue  me  la  ferait  interrompre,  comme  si  on 
allait  arriver  exprès  à  cette  heure  pour  me 
surprendre  ! 

«  C'est  que  vous  seul  jusqu'ici,  Arthur,  avez 
reçu  de  moi  ces  marques  inconsidérées  de  ten- 
dresse. J'atteste  hautement  le  ciel  que  je  n'ai 
pas  eu  la  moindre  tache  dans  ma  conduite 
avant  de  vous  connaître.  En  sera-t-il  toujours 
de  même?  Il  faudrait  vous  éviter  pour  cela,  car 
vous  devenez  bien  à  craindre,  et  des  moments 
pareils  à  ceux  de  tout  à  l'heure  ne  se  renouvel- 
leraient pas  sans  danger.  De  grâce,  soyez  plus 
raisonnable.  Epargnez  notre  liaison  presque 
ancienne,  à  laquelle  je  suis  déjà  si  accoutu- 
mée, et  ne  me  réduisez  jamais  à  une  résolu- 
tion qui,  pour  assurer  le  repos  de  ma  vie,  lui 
ôterait  son  plus  doux  charme. 

«  Où  donc  avez-vous  pris,  Arthur,  qu'il  n'y 
a  qu'une  espèce  de  preuves  en  amour,  et  qu'on 
ne  peut  croire  à  l'affection  qu'on  inspire  à 
moins  de  les  avoir  obtenues?  Eh  quoi  !  s'aimer, 
se  le  dire  en  regards,  en  paroles,  se  choisir, 


126  SON  PREMIER  ROMAN 

et,  à  la  campagne,  à  travers  le  monde,  se 
rejoindre  chastement  dans  l'intimité,  languir 
dans  l'absence,  vous  écrire  comme  je  fais,  ne 
sont-ce  pas  là  des  preuves  auxquelles  on  doit 
se  fier,  et  ne  comptez-vous  réellement  que 
celles  qui  seraient  misérables  et  fatales  ? 

a  Adieu;  ne  craignez  aucune  distraction  de 
ma  part.  J'emporte  avec  moi  trop  de  souve- 
nirs d'ici,  et  j'en  retrouverai  trop  là-bas  pour 
vous  oublier.  Les  lieux  que  je  vais  revoir  me 
paraîtront  pleins  de  ma  pensée.  Le  soleil  y 
sera  un  peu  plus  pâle  cette  fois,  et  la  nature  un 
peu  plus  mourante  que  quand  nous  y  étions 
ensemble.  Ma  tristesse  s'en  accommodera 
mieux,  et  ma  tristesse  loin  de  vous,  c'est  mon 
seul  bonheur. 

«  Adieu.  » 

Et  mon  inspiration  s'enrichissant  à  l'instant 
même  de  l'émotion  que  j'éprouvais,  je  lui  ré- 
pondis : 

O  que  son  jeune  cœur  soit  paisible  et  repose, 
Que  rien  n'attriste  plus  ses  yeux  bleus  obscurcis, 


ARTHUR  127 

Pour  Elle  le  sourire  et  les  larmes  sans  cause  ! 
Pour  moi  les  vrais  soucis! 

Pour  moi  le  sacrifice  et  sa  brûlante  veille, 
Le  silence  et  l'ennui  de  ne  rien  exprimer, 
Comme  au  novice  amant  qui  croit  que  c'est  merveille 
Qu'on  puisse  un  jour  l'aimer! 

Pour  moi,  lorsqu'en  passant  son  doux  regard  m'attire 
Et  dit  avec  bonheur  :  Arthur,  ne  viens-tu  pas? 
Pour  moi,  le  lourd  fardeau  de  moins  souvent  lui  dire 
Ce  qui  gêne  mes  pas! 

De  moins  souvent  mêler  mon  haleine  à  la  sienne, 
Et  le  soir,  à  l'abri  du  monde  et  des  rivaux, 
De  n'oser  éclairer  sa  tendresse  ancienne 
A  des  rayons  nouveaux  ! 

Pour  moi,  de  ne  plus  lire  à  sa  face  pâlie 
Les  signes  orageux  d'un  céleste  avenir  ! 
Pour  Elle,  les  trésors  de  la  mélancolie, 
La  paix  du  souvenir  ; 

Le  bonheur  souverain  de  gouverner  une  âme, 
De  la  sentir  à  soi,  muette,  à  son  côté, 
Des  gazons  sous  ses  pas,  et  son  pur  front  de  femme 
Dans  la  sérénité  ; 

Un  sommeil  sans  remords,  avec  l'essaim  fidèle 
Et  les  songes  légers  d'un  amour  sans  effroi  ! 
Amour!  abeille  d'or!  ô  tout  le  miel  pour  Elle, 
Et  l'aiguillon  pour  moi  ! 


XXXII 


Ces  transports  étaient  sincères  quand  je  les 
exprimais  ;  mais  ils  ne  se  maintenaient  pas  à 
ce  degré  d'élévation  et  de  désintéressement. 

Après  un  accès  généreux,  je  retombais  aux 
désirs  et  aux  calculs  d'une  galanterie  rompue 
aux  triomphes. 

L'amour  que  je  ressentais  alors  était  un 
goût  vif,  un  attrait  impérieux.  Ce  n'est  que 
bien  plus  tard  qu'il  devint  une  passion. 

Elyse  elle-même,  dans  la  disposition  tendre 
et  inquiète  de  son  cœur,  n'eût  pas  toujours 
pris  en  bonne  part  une  réserve  qui  lui  eût  paru 
suspecte  de  négligence.  Elle  avait  besoin  de 
protestations   infinies,   de   promesses  souvent 


ARTHUR  129 

enfreintes,  de  mes  attaques  à  l'appui  de  mes 
serments,  et  d'être  sans  cesse  effrayée  sur 
elle,  avant  de  s'habituera  compter  sur  moi. 

L'hiver  arriva  et  nous  reprit  dans  son  cercle 
de  plaisirs,  de  fêtes. 

Nous  ne  passions  presque  aucun  jour  sans 
nous  voir  au  moins  une  fois. 

Je  la  retrouvais  le  soir  dans  le  monde,  après 
l'avoir  visitée  au  matin,  dans  l'intimité.  Par- 
tout elle  était  pour  moi  la  même.  La  foule 
n'interrompait  pas  l'intimité  pour  moi. 


Le  manuscrit  de  Sainte-Beuve  s'arrête  mal- 
heureusement ici.  Il  ne  contient  donc  ni  l'ana- 
lyse du  développement  de  la  dernière  passion 
d'Arthur,  ni  le  récit  de  la  trahison  d'Elyse, 
ni  enfin  celui  de  la  conversion  définitive  du 

9 


130  SON  PREMIER  ROMAN 

héros,  après  tant  d'expériences  diverses  sui- 
vies d'amères  déceptions. 

Le  fait  est  d'autant  plus  regrettable  que 
Y  Arthur  publié  par  Guttinguer  en  1836  sur  le 
même  sujet  est  fort  différent  des  pages  qu'on 
vient  de  lire.  Parlant  en  réalité  de  lui-même, 
l'auteur  glisse  beaucoup  plus  rapidement  sur 
tous  les  faits  racontés,  afin  d'arriver  sans  re- 
tard à  la  conversion  de  son  héros.  En  revan- 
che, plusieurs  épisodes  du  livre  n'ont  pu 
prendre  place  dans  le  début  de  l'ouvrage  écrit 
par  Sainte-Beuve.  S'il  l'eût  terminé,  sa  ver- 
sion les  eût  probablement  contenus  aussi.  Mais 
elle  eût  été  sans  doute  traitée  d'une  façon 
infiniment  plus  romanesque,  aussi  bien  par 
les  détails  recueillis  que  par  la  forme  qu'il  leur 
eût  donnée. 

Guttinguer  avait  du  reste  remis  de  nom- 
breuses notes  à  son  ami  afin  de  le  guider  au 
milieu  de  toutes  les  liaisons  qu'Arthur  mène 
de  front  et  déplore  tour  à  tour.  Ainsi,  la  lettre 
autographe  écrite  de  Rouen  à  Guttinguer  par 


ARTHUR  131 

celle  qui  dans  le  roman  s'appelle  Elyse,  mais 
dont  le  nom  véritable  était  Rosalie,  —  lettre 
à  peine  paraphrasée  par  Sainte-Beuve  aux 
dernières  pages  de  son  travail,  —  est  jointe 
au  manuscrit  de  ce  fragment. 

Malgré  son  style  suranné  et  ses  incessants 
dithyrambes,  Y  Arthur  de  Guttinguer  n'en  de- 
meure pas  moins  un  livre  fort  curieux.  Aussi, 
sous  ces  réserves,  le  jugement  porté  sur  lui 
par  le  célèbre  critique  est-il  encore  tout  à  fait 
juste. 

Nous  avons  déjà  rappelé  que,  par  suite  de 
son  extrême  impressionnabilité,  Guttinguer 
n'a  pas  attaché  son  nom  à  tous  ses  volumes. 
C'est  ainsi  qu'outre  son  premier  Arthur,  il  mit 
au  jour,  non  moins  anonymement,  un  petit 
livre  qui  lui  tint  pourtant  fort  à  cœur.  Nous 
voulons  parler  de  l'opuscule  dont  Sainte- 
Beuve,  sous  le  titre  de  :  Pensées  choisies,  de 
Saint-Martin,  a  fait  mention  dans  son  étude 
sur  le  Philosophe  inconnu,  étude  qui  fait  par- 
tie du  tome  dix  des  Causeries  du  Lundi. 


132  SON  PREMIER  ROMAN 

Or,  chose  rare  chez  Sainte-Beuve,  le  titre 
cité  par  lui  est  inexact,  et  ce  n'est  pas  sans 
peine  que  nous  avons  réussi  à  retrouver  l'ou- 
vrage dont  il  s'agit.  C'est  une  mince  brochure, 
sans  aucun  nom  d'auteur,  intitulée  :  «  Philo- 
sophie religieuse.  Premier  volume.  Saint- 
Martin.  »  Imprimée  à  Rouen,  chez  le  même 
imprimeur  que  V Arthur  de  1834,  elle  parut 
à  Paris  chez  le  libraire  Toulouse,  en  avril 
1835,  et  ne  semble  avoir  eu  d'ailleurs  aucun 
succès,  ni  aucun  retentissement  (1). 

Le  début  de  la  liaison  des  deux  écrivains 
remonte  à  1829.  Ils  s'étaient  rencontrés  pour 
la  première  fois  chez  Victor  Hugo,  le  chef  dès 
lors  reconnu  du  mouvement  romantique.  Pas- 
sionnés l'un  et  l'autre  pour  l'art  nouveau, 
ayant  au  même  degré  l'horreur  de  l'école  clas- 
sique, leur  intimité,  malgré  la  grande  diffé- 
rence d'âge  existant  entre  eux,  s'était  promp- 
tement  établie.  En  effet,  Sainte-Beuve,  le  plus 

(1)  Voir  le  numéro  1866.  dans  la  Bibliographie  de  la 
France  du  4  avri4  1835. 


ARTHUR  133 

jeune  des  deux,  comptait  une  vingtaine  d'an- 
nées de  moins  que  Guttinguer,  né  en  1785. 
Cela  n'empêcha  pas  la  nature  enthousiaste, 
tendre,  faible  et  mystique  de  ce  dernier  de  se 
manifester  à  chaque  page  de  la  longue  corres- 
pondance qu'il  entretint  jusqu'à  la  fin  de  sa 
vie  avec  son  collaborateur  manqué. 

A  la  création  du  cénacle  et  à  l'origine  de 
leurs  relations,  le  mysticisme  de  l'auteur  des 
Consolations  se  rapprochait  beaucoup  de  celui 
de  son  aîné.  Mais,  par  la  suite,  il  s'en  écarta 
d'autant  plus  sensiblement  que  Guttinguer,  au 
contraire,  s'y  plongea  davantage,  mêlant  de 
plus  en  plus,  dans  la  confusion  de  son  passé  et 
de  son  présent,  les  doctrines  catholiques  les 
plus  austères  aux  faiblesses  humaines  les 
moins  orthodoxes.  Cela  ne  l'empêchait  point 
de  prêcher  à  tout  venant  la  bonne  doctrine, 
sans  se  rendre  compte  de  l'effet  que  produi- 
sait sur  l'esprit  de  ses  auditeurs  le  singulier 
contraste  créé  par  son  spiritualisme  charnel 
et  sa  religiosité  païenne  amalgamés.  Aussi  Tir- 


134  SON  PREMIER  ROMAN 

révérence  et  les  moqueries  avec  lesquelles  ses 
théories  étaient  accueillies  par  eux  l'attei- 
gnirent-elles  souvent  jusqu'aux  fibres  les  plus 
sensibles  de  son  être. 

Après  avoir  lu  le  début  de  Y  Arthur  de 
Sainte-Beuve  modelé  sur  un  tel  apôtre,  on 
peut  facilement  se  rendre  compte  combien  ses 
vertueuses  prédications  devaient  sembler  peu 
sérieuses  à  ceux  qu'il  en  accablait. 

Un  jour  vint  pourtant  où  le  bizarre  désac- 
cord qui  régnait  entre  ses  principes  et  ses 
exemples  cessa,  car,  à  la  suite  d'une  maladie 
grave,  notre  écrivain,  veuf  depuis  longtemps, 
régularisa  enfin  sa  situation  par  un  second 
mariage,  aussi  tardif  que  moralement  néces- 
saire. Malheureusement,  sa  rigidité,  devenue 
cette  fois  logique,  le  rendit  ensuite  moins  in- 
dulgent que  jamais  pour  les  anciens  fonda- 
teurs du  cénacle,  jadis  ses  camarades,  ses 
compagnons  préférés. 

Quelques  années  plus  tard,  Victor  Hugo 
surtout  devint  l'objet  presque  incessant  de  ses 


ARTHUR  135 

attaques  littéraires,  dans  les  journaux  où  il 
écrivait  alors,  tels  que  la  Mode,  la  Mode  Nou- 
velle, la  Gazette  de  France,  etc.  En  revanche, 
sa  plume  fut  toujours  relativement  bienveil- 
lante pour  Sainte-Beuve,  qui,  de  son  côté, 
resta  le  plus  souvent  déférent  et  ému  en  par- 
lant de  ses  amis  et  de  ses  croyances  d'autre- 
fois. Soit  espoir  de  ramener  ce  dernier  aux 
doctrines  de  leur  jeunesse,  soit  par  suite  d'au- 
tres souvenirs  communs,  plus  intimes  encore, 
Guttinguer,  dans  ses  écrits  comme  dans  ses 
lettres,  lui  témoigna  sans  relâche  la  plus  tendre 
sympathie. 

Vers  la  fin  de  sa  vie,  le  sensible  Ulric,  plus 
qu'octogénaire,  donna  l'ordre  de  remettre 
après  sa  mort  (2 1  septembre  1 866)  à  son  célèbre 
ami  un  cahier  manuscrit,  avec  autorisation  pour 
ce  dernier  d'en  user  à  sa  guise.  Mais  Sainte- 
Beuve  ne  trouva  sans  doute  aucun  moyen  d'en 
tirer  avantageusement  parti  pour  la  mémoire 
de  l'auteur,  caries  pages  en  question,  toujours 
inédites,  sont  aujourd'hui  entre  nos  mains. 


136  SON  PREMIER  ROMAN 

Les  lettres  échangées  entre  eux  sont  à  coup 
sûr  beaucoup  plus  précieuses.  Le  maître  n'a- 
vait pas  gardé  toutes  celles  qu'il  avait  reçues 
de  Guttinguer.  Il  s'en  faut  de  beaucoup.  Il  en 
reste  cependant  plus  d'une  centaine,  presque 
toutes  écrites  de  1829  à  1837.  A  partir  de 
cette  date,  c'est-à-dire  à  l'époque  de  son  dé- 
part pour  la  Suisse,  Sainte-Beuve  ne  garda 
sans  doute  plus  la  suite  de  ces  lettres,  car 
jusqu'en  1857  il  ne  s'en  trouve  pas  une  seule 
dans  le  dossier,  et  de  1857  a  la  mort  de  Guttin- 
guer (1866),  il  n'en  existe  qu'une  dizaine  tout 
au  plus. 

Malgré  les  lacunes  de  cette  correspondance, 
ce  qu'il  en  subsiste  est  néanmoins  tout  à  fait 
intéressant,  car,  outre  les  confidences  person- 
nelles que  ces  lettres  contiennent,  il  y  est 
fréquemment  question  de  Lamartine,  d'Alfred 
de  Musset,  de  son  ami  Tattet,  puis,  surtout, 
de  Victor  Hugo  et  de  tous  les  siens. 

Les  réponses  de  Sainte-Beuve,  —  dont  nous 
ne  connaissons  malheureusement  qu'une  tren- 


ARTHUR  137 

taine,  presque  toutes  écrites  de  1836  à  183g, 
—  ne  doivent  pas  être  moins  curieuses.  Or, 
de  1829  à  1866,  il  adressa  certainement  un 
très  grand  nombre  de  lettres  à  Guttinguer.  Si 
elles  existent  encore,  en  quelles  mains  peu- 
vent-elles se  trouver  maintenant  ?  Nous  se- 
rions bien  désireux  de  le  savoir,  dans  l'espoir 
d'en  prendre  connaissance  à  notre  tour.  Mais 
les  souhaits  de  ce  genre  font  partie  des  désirs, 
toujours  inassouvis,  de  tout  vrai  chercheur. 
Ils  lui  font  parfois  oublier  ses  meilleures  décou- 
vertes, pour  ne  s'attacher  qu'aux  lacunes, 
trop  souvent  impossibles  à  combler,  qui  ne  lui 
permettent  pas  de  compléter  à  son  gré  ses 
recherches  et  ses  travaux. 

Quoi  qu'il  en  soit,  rappelons,  avant  de  quit- 
ter la  plume,  que  si,  chez  Sainte-Beuve,  le 
critique  incomparable  a  quelque  peu  fait  tort 
au  poète  et  au  romancier,  Joseph  Delorme,  les 
Consolations  et  Volupté  n'en  demeurent  pas 
moins  des  œuvres  considérables,  dont  l'action 
et  le  succès,  d'éclat   si  vif  à  leur   naissance, 


138  SON  PREMIER  ROMAN 

se  prolongèrent  pendant  fort  longtemps.  L'au- 
teur souffrit  même  plus  d'une  fois  de  l'ombre 
et  du  silence  relatifs  qui  envahirent  peu  à  peu 
ses  ouvrages  d'imagination  au  profit  de  ses 
jugements  littéraires.  Aussi,  s'il  s'intéresse 
encore  aujourd'hui  à  ses  productions  d'ici-bas, 
nous  espérons  qu'il  accueillera  sans  trop  de 
déplaisir  la  publication  du  début  complet  de 
son  premier  roman.  Peut-être  même,  —  puis- 
qu'il l'avait  conservé  avec  tant  de  soin,  —  la 
mise  au  jour  de  ces  pages  lui  causera-t-elle, 
dans  l'Empyrée  des  grands  écrivains,  une  véri- 
table satisfaction. 


APPENDICE 


Sainte-Beuve  avait  encore  ébauché  une  quatrième 
pièce  de  vers  destinée  à  ce  roman.  Quoique  conte- 
nant quelques  strophes  terminées,  ce  n'est  guère 
qu'un  canevas.  En  voici  le  texte. 

Encore  une  innocente  abeille 


Encore 

Encore  une  blanche  colombe 
Dans  les  filets  de  l'oiseleur. 

Encore  un  cœur,  pauvre  victime, 
Pris  au  mensonge  des  discours, 
Un  front  qui  se  mire  à  l'abîme, 
Des  yeux  que  le  bonheur  anime 
Dévoués  à  pleurer  toujours! 

Encore  une  douce  enfant  d'Eve 
Assise  en  un  jardin  heureux, 
Qui  cueille,  sur  la  foi  d'un  rêve, 
Les  fruits  d'une  coupable  sève, 
Et  dont  le  goût  est  savoureux! 


140  APPENDICE 

Elle  est  à  ses  premiers  encore 

Et  bénit  le  ciel  au  réveil  ; 

Elle  se  sent,  dit-elle,  éclore, 

Et  croit  qu'un  bonheur  qu'on  ignore 

Rend  son  cœur  aux  anges  pareil! 

Patience,  ô  crédule  amante; 
Des  hivers  attends  la  moisson. 

fermente 

le  soupçon. 

(Changer  ici  de  rythme) 

.'    .     .     .     ton  Arthur! 


II 


•       LE  PROSPECTUS 

POUR     LES 

ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  VICTOR  HUGO 


De  tous  les  écrits  imprimés  de  Sainte- 
Beuve,  non  retrouvés  pendant  sa  vie,  aucun 
n'a  provoqué  plus  d'erreurs,  de  méprises  et  de 
confusions  que  le  Prospectus  dont  il  s'agit  ici. 

Il  faut  d'ailleurs  l'avouer,  c'est  l'auteur  lui- 
même  qui  les  a  presque  toutes  fait  naître,  en 
ne  donnant  pas  la  vraie  clé  du  mystère,  lors- 
que ,  dans  une  note  de  sa  main  destinée  à 
paraître  de  son  vivant,  mais  publiée  seulement 
après  sa  mort ,  il  a ,  le  premier ,  signalé  ces 
pages  à  ses  lecteurs.  Aussi,  n'est-ce  pas  sans 
peine  que  nous  sommes  enfin  parvenu  à  nous 
reconnaître  au  milieu  des  bévues  de  toutes 
sortes  accumulées  autour  d'elles.  Ne  nous  en 


144  LE    PROSPECTUS 

plaignons  pas  trop  cependant,  car  sans  tant 
d'inexactitudes  diverses  la  chance  de  décou- 
vrir cet  écrit,  introuvable  quoique  passionné- 
ment recherché,  ne  nous  eût  sans  doute  pas 
été  réservée.  Sans  elles,  en  effet,  parmi  tous 
les  chercheurs  qui  se  sont  vainement  mis  à  la 
poursuite  de  ce  document,  quelque  autre  de 
nos  émules  fût  probablement  arrivé  bien  avant 
nous  à  le  remettre  au  jour. 

Mais  procédons  par  ordre  et ,  avant  de  le 
transcrire,  reconstituons  définitivement,  pièces 
à  l'appui,  son  véritable  état  civil.  Disons  aussi 
qu'afin  d'éviter  les  inutiles  répétitions  de 
textes  ,  nous  avons  fait  certaines  coupures 
dans  les  fragments  cités ,  coupures  d'ailleurs 
toujours  indiquées  par  des  points. 

C'est  en  1875,  à  la  page  344  du  tome  trois 
de  la  première  édition  des  Premiers  Lundis (1), 
rassemblés  par  M.  Jules  Troubat,  le  légataire 
et  le  dernier  secrétaire  de  Sainte-Beuve,  qu'en 

(1)  Trois  volumes  in-i2,  Calmann  Lévy. 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     145 

tête  d'autres  indications  données  par  le  maître 
sur  ses  articles  anonymes  ou  non  authentiqués, 
parurent  pour  la  première  fois  les  lignes  sui- 
vantes : 

«  J'ai,  en  bien  des  cas,  prêté  ma  plume  à 
mes  amis,  en  me  mettant  à  leur  lieu  et  place, 
et  en  faisant  ce  qu'ils  désiraient  de  moi.  Par 
exemple  : 

■  Il  y  a  tel  Prospec tus  des  œuvres  de  Victor 
Hugo  (en  1829,  chez  Gosselin),  signé  Amédée 
Pichot,  et  où  Wordsworth  est  cité  sur  Shakes- 
peare, qui  est  de  moi.  » 


Remarquons  d'abord  que  tous  les  morceaux 
dont  Sainte-Beuve  parle  ensuite  ont  été  im- 
primés dans  le  volume  même,  immédiatement 
après  cette  note,  ou  bien  avaient  déjà  reparu 
auparavant,  dans  ses  précédents  ouvrages.  Ce 
Prospectus  seul  fait  défaut  partout. 

M.  Troubat  nous  apprend  ailleurs  que  cette 


146  LE    PROSPECTUS 

note  bibliographique  avait  été  destinée  par 
Sainte-Beuve  à  la  troisième  édition  du  tome 
onze  des  Causeries  du  Lundi,  mise  en  vente 
en  1868.  C'est  donc  vers  ce  moment  qu'elle 
dut  être  rédigée,  un  an  environ  avant  la  mort 
de  l'auteur,  survenue,  comme  on  sait,  le  13  oc- 
tobre 1869. 

Par  suite  d'une  méprise,  semble-t-il,  la  série 
de  Notes  et  remarques  dont  elle  fait  partie  ne 
fut  point  insérée  dans  le  volume  en  question. 
Leur  ensemble  ne  parut  pour  la  première  fois 
qu'en  mars  1881,  à  la  page  40  de  l'édition 
originale,  —  qui  ne  porte  aucun  millésime,  — 
de  la  Table  des  Causeries  du  Lundi,  rédigée 
par  M.  Pierret  (1).  Mais,  ainsi  que  nous  ve- 
nons de  le  voir,  la  note  isolée  qui  nous  occupe 
en  avait  été  distraite  dès  1875  pour  entrer 
dans  le  tome  trois  des  Premiers  Lundis,  où 
M.  Troubat  l'avait  accompagnée  des  rensei- 
gnements suivants  : 

(1)   Les  détails  précédents  sont  donnés  par  M.  Troubat 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     147 

«  Nous  signalons  ce  Prospectus  aux  ama- 
teurs; il  nous  a  été  impossible  de  nous  le  pro- 
curer. Il  manque  à  la  Bibliothèque  Nationale, 
bien  qu'il  soit  indiqué  comme  déposé  sur  le 
Journal  de  la  Librairie.  Mais  la  Bibliothèque 
Nationale  n'a  pas  non  plus  l'édition  des  Œuvres 
de  Victor  Hugo  désignée  ici.  » 

De  même,  M.  Edmond  Biré,  dont  on  con- 
naît le  merveilleux  esprit  d'investigation,  dans 
son  Victor  Hugo  avant  1830,  publie  cette 
note  (1)  : 

«  Nous  avons  vainement  essayé  de  retrou- 
ver ce  Prospectus  ;  il  manque  à  la  Bibliothèque 
Nationale.  » 

Et  pourtant,  sans  s'en  douter,  il  en  imprime 
ensuite  un  fragment  dans  Victor  Hugo  après 

à  la  page  2  de  Y  Avertissement  de  cette  Table,  publiée  chez 
Garnier  frères. 

(1)  Page  463  de  la  nouvelle  édition.  In-12,  Pétrin, 
1885. 


148  LE    PROSPECTUS 

1830  (1).  Voici  à  quelle  occasion.  «  M.  Gos- 
«  selin,  dit  M.  Biré,  avait  acheté  les  Orien- 
«  taies.  Restait  à  lancer  le  volume.  Ce  fut 
a  Sainte-Beuve  qui,  sur  la  demande  du  poète, 
«  se  chargea  de  rédiger,  à  cet  effet,  une  su- 
«  perbe  réclame,  si  belle  qu'il  refusa  d'y  laisser 
«  mettre  non  seulement  son  nom,  mais  même 
«  ses  initiales.  »  Ceci  se  passait  au  mois  de 
décembre  1828.  Victor  Hugo  avait  écrit  à  son 
éditeur  une  lettre  qu'on  lira  plus  loin  dans  la- 
quelle il  est  parlé  du  travail  en  question,  et 
M.  Biré  ajoute  :  a  Voici  un  extrait  de  ce  pros- 
pectus, qui  parut  sous  les  initiales  E.  T.  » 
Or,  comme  on  le  verra,  les  quelques  lignes 
qu'il  en  cite  dans  son  livre  sont  extraites  des 
dernières  pages  du  morceau  vainement  cherché 
jusqu'ici,  car  la  soi-disant  réclame-prospectus 
des  Orientales  et  le  prospectus  des  Œuvres 
complètes  ne  sont  en  réalité  qu'une  seule  et 
même  chose. 

(1)   T.  I,  p.  38-39.  In-i2,  Perrin,  1891. 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     149 

Ainsi  que  M.  Biré  l'indique  sur-le-champ, 
c'est  au  numéro  du  2  octobre  1831  de  la  Gazette 
des  Tribunaux  que  ces  textes  et  la  plupart  de 
ces  détails  sont  empruntés.  Nous  reviendrons 
tout  à  l'heure  à  ce  numéro. 

Enfin,  M.  Georges  Vicaire,  qui  poursuit  avec 
un  zèle  et  une  conscience  admirables  l'achève- 
ment de  l'ouvrage  le  plus  complet  et  le  plus 
parfait  qu'on  ait  entrepris  sur  les  livres  de  ce 
siècle,  imprime  ce  qui  suit,  à  propos  de  la  pre- 
mière édition  des  Orientales,  dans  le  neuvième 
fascicule  de  son  Manuel  de  l}  Amateur  de  livres 
du  XIXe  siècle  (1)  : 

«  ...  Faux  titre  portant  :  «  Œuvres  de 
Victor  Hugo,  »...  préface  datée  de  janvier 
1829. 

«  On  lit  sur  le  plat  verso  de  la  couverture  : 
«  Le   prospectus  des   Œuvres   de  M.   Victor 

(1)  Grand  in-8°  à  deux  colonnes,  p.  244  à  248,  Rou- 
quette,  1898. 


150  LE    PROSPECTUS 

Hugo   se    trouve    en    tête   de    ce   volume.   » 

«  Le  prospectus  est  signé,  page  12,  des 
initiales  E.  T.  D'après  une  lettre  de  Victor 
Hugo  à  Charles  Gosselin,  ces  initiales  cache- 
raient Sainte-Beuve... 

«  D'autre  part,  Sainte-Beuve  écrit...  à 
propos  d'un  prospectus  destiné  à  annoncer 
les  Œuvres  complètes  d'Hugo,  »  etc.  (Voir 
les  paragraphes  cités  au  début  de  notre  tra- 
vail.) 

8  Peut-être  la  mémoire  du  célèbre  critique, 
qui  écrivait  ces  lignes  longtemps  après  la  ré- 
daction du  prospectus,  l'a-t-elle  trompé;... 
Victor  Hugo...  proposait  de  signer  ce  docu- 
ment d'un  nom  en  toutes  lettres,  ou  de  sim- 
ples initiales  qui  ne  seraient  pas  celles  de 
Sainte-Beuve,  et  c'est  peut-être  de  là  que 
viendrait  la  confusion  faite  par  l'auteur  des 
Lundis. 

«  La  Bibliographie  de  la  France,  qui  enre- 
gistre   ce    prospectus    dans    son    numéro   du 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     151 

24  janvier  182g,   n'en  indique  pas  la   signa- 
ture (1). 

«Voir,  au  sujet  de  cette  édition  Gosse- 
lin,  dans  la  France  littéraire,  tome  quatre, 
page  158,  la  note  de  Quérard,  que  nous  ne 
signalons,  bien  entendu,  qu'à  titre  de  pure 
curiosité.  » 

Ainsi  qu'on  vient  de  s'en  rendre  compte  par 
toutes  ces  citations,  personne,  à  l'heure  pré- 
sente, ne  connaît  l'insaisissable  prospectus,  et 
la  question  demeure  non  tranchée,  obscure  et 
embrouillée. 

Avant  d'y  porter  la  lumière  définitive,  re- 
venons au  numéro  du  2  octobre  1831  de  la 
Gazette  des  Tribunaux.  Il  renferme  le  compte 
rendu  d'un  procès,  relatif  à  certaines  œuvres 
de  Victor  Hugo,  qu'intenta  le  libraire  Gosselin 
à  son  célèbre  confrère  Renduel,  et,  de  même 
que  M.  Biré,  nous  emprunterons  ce  qui  suit  à 

(1)  La  première  édition  des  Orientales  est  enregistrée 
dans  le  même  numéro  de  la  Bibliographie  de  la  France. 


152  LE   PROSPECTUS 

la  plaidoirie  de  Me  Henri  Nouguier,  avocat  du 
premier  de  ces  éditeurs  : 

«  Pour  justifier  la  réclamation  de  M.  Gos- 
selin,  il  convient  de  faire  connaître  quelques 
antécédents  de  M.  Victor  Hugo.  Il  s'agissait, 
entre  le  libraire  et  le  poète,  de  la  publication 
des  Orientales.  L'auteur  écrivit  à  mon  client 
la  lettre  curieuse  dont  suit  la  teneur  littérale  : 

«  Voici  le  bon  à  tirer  de  Sainte-Beuve;  il 
«  convient  aussi  que  des  initiales  quelconques 
«  seraient  nécessaires.  Mais  ce  ne  peuvent 
«  être  les  siennes,  —  M.  Gosselin  devine 
«  pourquoi,  —  et  ses  raisons  sont  excellentes. 
«  Il  faudrait  donc  deux  lettres  quelconques  : 
■  A,  B,  —  C,  D,  —  E,  F,  etc.,  ou,  mieux 
«  encore,  le  nom  en  toutes  lettres  de  quel- 
ce  qu'un  qui  le  voudrait  bien,  et  que  M.  Gos- 
«  selin  pourrait  peut-être  trouver.  C'est  d'ail- 
«  leurs  un  excellent  morceau,  et  qui  ne  peut 
«  que  faire  honneur  au  signataire.  Pour  le  dire 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     153 

«  en  passant,  il  serait  fort  important  et  fort 
a  utile  que  les  journaux  le  publiassent  comme 
«  article  avant  qu'il  parût  comme  prospectus. 
«  Je  m'en  repose  pour  cela  sur  M.  Gosselin, 
«  que  je  regrette  bien  de  n'avoir  pu  trouver 
«  chez  lui;  il  m'a  été  impossible  de  sortir 
a  avant  quatre  heures  et  demie. 

«   Mille  compliments. 

a   V[ictor]    H[UGO].  » 

a  A  peine  cette  lettre  fut -elle  parvenue  à 
son  adresse,  qu'il  parut  un  superbe  prospectus, 
signé  E.  T.,  et  dans  lequel  on  lisait  : 

«  Nul  doute  que  Victor  Hugo  ne  soit  pour 
«  notre  scène  moderne  un  de  ces  solides  or- 
«  nements  et  de  ces  astres  splendides  aux- 
«  quels  il  est  donné  de  briller  longtemps...  Il 
«  a  grandi  au  milieu  des  attaques  et  des  cla- 
«  meurs;  de  jour  en  jour  cette  portion  d'admi- 
«  rateurs  ardents  et  sincères  s'est  grossie,  s'est 
«  ralliée,  et  aujourd'hui  chacun  de  ses  chants 


i54  LE    PROSPECTUS 

«  trouve  des  milliers  d'échos  dans  la  jeune 
a  France.  Ce  public,  contemporain  du  poète, 
a  marche  avec  lui  et  le  porte  à  la  gloire  ;  les 
a  traductions  de  ses  œuvres  s'impriment  en 
«  Angleterre,  en  Allemagne,  en  Suède  et  en 
■   Russie.  » 

Or,  nous  l'avons  déjà  indiqué,  les  lignes 
qu'on  vient  de  lire,  et  qui  sont  citées  aussi  par 
M.  Biré,  font  partie  des  deux  derniers  para- 
graphes du  prospectus  retrouvé. 

Mais  la  plaidoirie  de  Me  Nouguier  ne  de- 
meura pas  sans  protestation.  Dès  le  surlende- 
main du  jour  de  son  apparition  dans  la  Gazette 
des  Tribunaux ,  M.  Renduel,  pris  à  partie, 
adressa  au  rédacteur  en  chef  du  journal  une 
longue  lettre ,  qui  parut  seulement  dans  le 
numéro  du  14  octobre  1831.  Nous  en  ex- 
trayons le  passage  suivant  : 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     i 


«  4  octobre  1831. 


«  Quant  au  prospectus  dont.  M.  Gosselin 
essaie  de  faire  bruit,  que  dirait-il  si  M.  Hugo 
lui  montrait  ces  lignes  qu'il  possède,  écrites 
également  de  la  propre  main  de  M.  Gosselin, 
dans  une  lettre  du  mois  de  décembre  1828  : 
«  Il  me  faut  un  prospectus;  je  le  ferais  bien 
«  faire,  mais  il  me  faut  un  canevas;  ne  pou- 
«  vez-vous  en  faire  écrire  quelques  morceaux 
0  par  quelqu'un  ayant  votre  confiance?  Don- 
«  nez-nous  les  idées,  les  éloges  nous  reear- 
«  deront.  »  C'est  sur  cette  lettre  menaçante, 
et  dans  la  crainte  que  M.  Gosselin  ne  fît  lui- 
même  ce  prospectus,  que  M.  Hugo  pria  un  de 
ses  plus  honorables  amis  de  s'en  charger.  Cet 
ami,  célèbre  à  juste  titre  dans  les  lettres,  y 
consentit;  mais  ne  se  souciant  pas  de  signer  un 
prospectus,  il  demanda  le  secret,  que  M.  Gos- 
selin lui  promit.  Vous  voyez,  Monsieur,  comme 


156  LE   PROSPECTUS 

M.  Gosselin  lui  a  tenu  parole.  Quant  à  M.  Hugo, 
qui  pourrait  lui  faire  un  reproche  d'avoir  re- 
cherché l'appréciation  consciencieuse  d'un  écri- 
vain de  talent,  d'honneur  et  de  renommée? 


«  Eugène  Rendu el.  » 

Si  ces  lignes  n'émanent  pas  de  Victor  Hugo 
en  personne,  elles  ont,  à  coup  sûr,  dû  rece- 
voir son  approbation,  puisqu'il  n'y  est  guère 
question  que  de  ses  démarches  personnelles 
et  d'une  lettre  à  lui  adressée.  On  remarquera 
aussi  combien  les  intentions  primitives  de 
Sainte-Beuve  au  sujet  de  ce  prospectus  s'é- 
taient modifiées  avec  l'âge  et  le  temps  écoulé, 
puisqu'en  1868  il  revendiquait  la  paternité  de 
ces  pages,  qu'en  1828  il  avait  refusé  de  signer! 

La  méprise  principale,  d'où  naquirent  la  plu- 
part des  autres,  provient  donc,  nous  l'avons 
fait  voir,  du  fait  qu'on  attribua  à  Sainte-Beuve 
la  rédaction  de  deux  réclames  :  l'une,  sous  la 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     157 

forme  de  Prospectus,  destinée  aux  Œuvres 
complètes  de  Victor  Hugo;  l'autre  uniquement 
relative  aux  Orientales.  Or,  il  n'en  exista  ja- 
mais qu'une  seule  :  le  Prospectus  des  Œuvres 
complètes,  qui  fut  joint  à  la  première  édition 
des  Orientales,  —  comme  on  le  verra,  troisième 
volume,  en  réalité,  de  la  future  réunion  des 
Œuvres.  Cette  publication  complète  étant  de- 
meurée à  l'état  de  projet,  son  ensemble  ne 
fait  donc  pas  lacune,  comme  on  le  pensait, 
à  la  Bibliothèque  Nationale.  On  n'a  pas  ou- 
blié non  plus  ces  renseignements  donnés  par 
M.  Georges  Vicaire  :  les  Orientales  portent  au 
faux  titre  la  mention  :  «  Œuvres  de  Victor 
Hugo,  »  et  le  prospectus  en  question  de  ces 
Œuvres  est  indiqué  au  plat  verso  de  la  cou- 
verture du  volume  comme  placé  en  tête  de  ses 
pages. 

Bien  que  Sainte-Beuve  précise,  dans  l'article 
intitulé  :  Victor  Hugo  en  183 1 ,  que  les  Orien- 
tales parurent  en  décembre  1828,  elles  ne  fu- 
rent sans  doute  mises  en  vente  qu'en  janvier 


158  LE   PROSPECTUS 

1829,  date  que  porte  leur  préface.  L'œuvre, 
on  s'en  souvient,  ne  fut  en  tout  cas  enregis- 
trée dans  la  Bibliographie  de  la  France  que  le 
24  de  ce  dernier  mois. 

Voici  de  quels  ouvrages  devaient  se  com- 
poser à  cette  date  les  dix  volumes  annoncés 
des  Œuvres  complètes  de  Victor  Hugo  : 

1  et  2.  Odes  et  Ballades  (cinquième  édition, 
augmentée  de  Y  Ode  à  la  Colonne  et  de  dix 
pièces  nouvelles)  (1). 

3.  Les  Orientales  (première  édition). 

4  et  5.  H  an  d'Islande  (quatrième  édition). 

6  et  7.  -Bug  Jargal.  —  Le  Dernier  Jour 
d'un  condamné. 

8.  Cromwell  (deuxième  édition). 

9  et  10.  Notre-Dame  de  Paris  (première 
édition). 

(1)  Cette  cinquième  édition,  avec  de  nouveaux  titres, 
n'est  autre,  nous  apprend  M.  Vicaire,  que  la  quatrième, 
publiée  chez  Gosselin  en  octobre  1828,  portant  aux  faux 
titres,  comme  les  Orientales  :  «  Œuvres  de  Victor  Hugo.  » 
Ces  deux  ouvrages  sont  donc  les  seuls  parus  de  l'édition 
projetée. 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     159 

Notons  que,  sans  parler  des  Orientales, 
mises  au  jour  seulement  à  la  même  date  que  le 
Prospectus  qu'on  va  lire ,  celui-ci  s'exprime 
aussi  sur  le  Dernier  Jour  d'u?i  condamné 
comme  s'il  s'agissait  d'un  ouvrage  antérieure- 
ment publié,  alors  que  sa  première  édition  est 
postérieure  de  plusieurs  semaines  à  celle  du 
morceau  qui  nous  occupe.  Quant  à  Notre- 
Dame  de  Paris,  elle  ne  parut  que  deux  ans 
plus  tard,  en  mars  1831,  toujours  chez  l'édi- 
teur Gosselin.  Quelques  mois  après,  un  autre 
ouvrage  célèbre  fut  encore  publié  chez  le 
même  libraire.  Nous  voulons  parler  de  la  Peau 
de  Chagrin,  par  Honoré  de  Balzac.  Les  deux 
œuvres  étaient  composées  presque  en  même 
temps  à  l'imprimerie  Cosson,  et  l'aspect  typo- 
graphique de  leur  première  édition  est  iden- 
tique. 

Une  note  curieuse  de  Quérard,  à  laquelle 
M.  Vicaire  fait  allusion  plus  haut,  —  note 
vraiment  inouïe  lorsqu'on  la  lit  en  négligeant 
de  se  rappeler  la  date  de  ce  factum  et  l'état 


i6o  LE    PROSPECTUS 

d'esprit  des  classiques  lors  de  l'avènement  du 
romantisme,  —  nous  fait  recueillir  ici  le  libellé 
complet  de  l'en-tête  du  prospectus  retrouvé. 
Il  porte  en  grandes  lettres  :  «  Souscription. 
—  Œuvres  co?nplètes  de  Victor  Hugo.  — 
Prospectus,  »  et  se  termine  par  les  mentions 
suivantes  :  ■  On  souscrit  à  Paris,  chez  Charles 
Gosselin,  etc.,  Hector  Bossange,  etc.  Jan- 
vier 1829.  » 

La  note  de  Quérard  est  insérée,  comme  on 
sait,  dans  le  tome  quatre  de  la  France  litté- 
raire, publié  en  1830.  Voici  cette  incroyable 
diatribe  : 

«  Les  Œuvres  complètes  de  ce  réformateur 
littéraire,  devant  se  composer  de  dix  volumes 
in-octavo  ornés  de  vignettes,  ont  été  promises 
en  1829  aux  amateurs  du  beau  romantique; 
mais,  jusqu'à  ce  jour  (fin  de  juin  1830),  rien 
n'a  paru;  les  souscripteurs,  pour  l'honneur  de 
notre  littérature,  se  sont  trouvés  en  trop  petit 
nombre.  » 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     161 

Expliquons  maintenant  l'origine  de  toutes 
ces  confusions,  ayant  eu  pour  point  de  départ, 
nous  l'avons  dit ,  l'inexactitude  du  premier 
renseignement  donné  par  Sainte-Beuve  lui- 
même.  Sa  note  affirme,  en  effet,  que  son  pros- 
pectus parut  sous  la  signature  d'Amédée  Pi- 
chot.  D'autre  part,  Victor  Hugo,  dans  sa  lettre 
à  M.  Gosselin,  proposait  qu'il  fût  signé  de 
deux  initiales  quelconques,  — autres  que  celles 
de  Sainte-Beuve,  — ou  d'un  nom  réel  complet. 
Ces  combinaisons  inusitées  furent  certaine- 
ment discutées  entre  eux  trois,  et  l'accord  dut 
s'établir,  en  principe,  sur  le  nom  d'Amédée 
Pichot.  Les  Œuvres  de  Lord  Byron  (1823- 
1825),  parues  chez  Ladvocat  en  huit  volumes 
in-octavo,  a  édition  entièrement  revue  et  cor- 
rigée par  A.  P....t,  »  et  accompagnée  d'une 
Notice  par  Charles  Nodier,  fournissent  d'ail- 
leurs la  preuve  qu'Amédée  Pichot  ne  signait 
pas  toujours  en  toutes  lettres  les  travaux  dont 
il  était  néanmoins  l'auteur,  car  cette  publica- 
tion, où  son  nom  est  incomplètement  indiqué, 

1 1 


i62  LE    PROSPECTUS 

lui  est  universellement  attribuée  dans  tous  les 
manuels  bibliographiques.  Mais,  à  cette  occa- 
sion, il  n'accepta  sans  doute  pas  la  solution 
signalée  plus  haut.  Il  fallut  sûrement  en  revenir 
alors  aux  initiales,  et  se  résoudre  à  l'emploi  de 
ce  dernier  moyen,  tel  qu'il  fut  appliqué,  — 
expédient  auquel  personne  n'a  songé  jusqu'ici, 
—  c'est-à-dire  prendre,  tout  semble  l'indiquer, 
non  les  premières  initiales  du  nom  complet 
choisi,  mais  les  dernières  lettres  de  ce  nom, 
vraisemblablement  de  façon  à  rendre  impos- 
sible une  tentative  quelconque  de  réclamation 
ou  de  protestation.  En  tout  cas,  ainsi  fut  fait, 
et  le  prospectus  porta  pour  signature,  au  moins 
dans  l'intention  des  intéressés,  le  nom  d'[Amé- 
dé]e  [Picho't,  autrement  dit  d'E.  T. 

Telle  est  la  clé  de  ce  petit  mystère.  Pro- 
bablement le  nom  du  signataire  primitivement 
choisi  demeura  seul  dans  la  mémoire  de  Sainte- 
Beuve,  qui  dut,  en  conséquence,  oublier  le 
détail  ci-dessus.  L'auteur  des  Causeries  du 
L  u  .;//,  presque  toujours  si  précis  lorsqu'il  s'agit 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     163 

des  autres,  n'est  d'ailleurs  pas  plus  exact  à 
propos  du  mot  de  Wordsworth ,  qu'il  prétend 
être  «  cité  sur  Shakespeare  »  dans  son  texte. 
Il  se  peut  que  cette  phrase  de  Wordsworth  ait 
trait  au  grand  dramaturge  anglais  dans  l'ou- 
vrage d'où  Sainte-Beuve  doit  l'avoir  tirée. 
Mais  rien  ne  l'indique  dans  son  morceau,  où 
le  nom  de  Shakespeare  n'est  même  pas  im- 
primé une  seule  fois. 

Il  résulte  de  tout  ce  qui  précède  que  le 
Prospectus  des  œuvres  de  Victor  Hugo,  signé 
en  toutes  lettres  :  Amédée  Pichot,  ne  peut 
donc  manquer  à  la  Bibliothèque  Nationale, 
puisque  ce  prospectus,  —  pas  plus  que  l'édi- 
tion complète  des  Œuvres,  —  n'a  jamais  existé. 
Mais  celui  qu'on  va  lire,  celui  signé  :  E.  T., 
elle  doit  le  posséder,  puisqu'il  a  été  régulière- 
ment déposé. 


ŒUVRES  COMPLETES  DE  VICTOR  HUGO 


PROSPECTUS 

«  La  poésie  a  trois  âges ,  dont  chacun  cor- 
«  respond  à  une  époque  de  la  société  :  l'ode  , 
«  l'épopée,  le  drame.  Les  temps  primitifs  sont 
■  lyriques,  les  temps  antiques  sont  épiques, 
«  les  temps  modernes  sont  dramatiques.  » 

C'est  ainsi  que  s'exprime,  dans  la  préface 
de  Cromwell,  l'auteur  dont  on  annonce  ici  les 
œuvres.  Ce  qu'il  dit  de  la  société  en  général 
s'applique  à  l'âme  du  poète  en  particulier , 
quand  l'âme  du  poète  est  complète;  le  triple 
élément  lyrique,  épique  et  dramatique  s'y 
rencontre  en  germe ,   et  s'y   développe  dans 


166  LE    PROSPECTUS 

l'ordre  marqué  plus  haut;  seulement  l'échelle 
est  moins  vaste,  la  scène  moins  immense,  et 
les  péripéties  n'ont  besoin  que  d'années  et 
non  de  siècles  pour  s'accomplir. 

Une  âme  complète  de  poète  aura  donc  trois 
âges,  comme  la  grande  âme  poétique  de  la  so- 
ciété humaine;  elle  débutera  par  l'ode  et  pas- 
sera par  la  forme  épique  avant  de  se  dérouler 
avec  toutes  ses  puissances  dans  le  drame. 

Nous  disons  une  âme  complète  de  poète,  car 
il  y  a  des  âmes  hautement  et  admirablement 
poétiques  qui,  par  une  loi  singulière  de  leur 
nature,  sont  exclusivement  vouées  à  un  mode 
de  chant.  La  plupart  de  ces  âmes  prédestinées 
s'en  tiennent  au  lyrisme,  et  dans  le  lyrisme  à 
la  rêverie  ;  aussi  hautes  et  aussi  sublimes  que 
les  âmes  poétiques  plus  complètes,  elles  sont 
moins  vastes  et  tiennent  moins  largement  à 
l'humanité  par  leur  base. 

Bien  jeune  encore,  et  à  ne  le  juger  que  par 
ses  œuvres  déjà  publiées,  M.  Victor  Hugo 
appartient  à  la  famille  de  ces  nobles  âmes  dans 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR-HUGO     167 

lesquelles  les  divers  éléments  poétiques  fonda- 
mentaux préexistent,  coexistent  et  se  déve- 
loppent dans  l'ordre  de  succession  naturel  et 
nécessaire.  Il  a  débuté  dans  l'ode,  l'a  par- 
courue dans  tous  les  sens,  s'est  élancé  dans 
le  roman,  véritable  forme  épique  de  notre 
époque,  et  arrivant  au  drame,  lui  a  fait  faire 
le  plus  grand  pas  qui  soit  possible  dans  les 
voies  nouvelles,  avant  la  représentation  théâ- 
trale. 

Il  a  débuté  par  l'ode,  disons-nous,  et  il  l'a 
véritablement  créée  en  France.  Ronsard  n'avait 
fait  en  ce  genre  que  des  études  dignes  d'es- 
time, mais  assez  malheureuses.  Malherbe  et 
J.-B.  Rousseau,  avec  des  qualités  précieuses 
de  pureté,  d'élégance  et  de  gravité,  manquent 
tout  à  fait  d'élan,  de  chaleur,  de  sentiment, 
c'est-à-dire  de  génie  lyrique.  Le  Brun,  avec 
une  âme  plus  puissante,  est  frappé  de  séche- 
resse et  de  raideur;  il  s'est  fourvoyé  d'ailleurs, 
comme  Ronsard,  dans  la  vieille  mythologie  et 
dans  l'érudition  pindarique.  Victor   Hugo,   le 


i68  LE    PROSPECTUS 

premier  peut-être  depuis  Pindare,  et  précisé- 
ment parce  qu'il  n'a  songé  nullement  à  l'imiter, 
a  conçu  l'ode  dans  toute  sa  naïveté  et  dans 
toute  sa  splendeur,  et  en  a  fait,  non  pas  une 
œuvre  de  cabinet,  une  étude  ingénieuse  et 
artificielle,  mais  un  cri  de  passion,  un  chant 
solennel  et  inspiré.  C'est  surtout  dans  ses 
odes  politiques  que  cette  impérieuse  passion, 
cette  croyance  à  ce  qu'on  aime,  à  ce  qu'on 
admire,  cette  colère  généreuse  contre  ce  qui 
semble  funeste  et  méchant,  éclate  avec  une 
vigueur  irrésistible  et  déborde  avec  ivresse; 
il  est  telle  de  ces  pièces  de  jeune  homme,  qui 
pourrait  s'intituler  :  la  Marseillaise  de  la  Res- 
tauration. L'art  même  n'y  semble  pour  rien 
d'abord,  tant  la  conviction  envahit  tout;  mais 
à  mesure  que  le  jeune  homme  mûrit,  la  con- 
viction, sans  se  refroidir,  laisse  place  à  l'art, 
et  on  le  retrouve  à  son  plus  haut  degré  de  per- 
fection dans  les  Funérailles  de  Louis  XVIII 
et  dans  Y  Ode  à  la  Colonne,  chefs-d'œuvre  de 
ces  pièces  solennelles  auxquelles  l'auteur  sem- 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     169 

ble  avoir  apposé  le  sceau  de  clôture  par  une 
Conclusion  qui  est  elle-même  une  ode  admi- 
rable. Victor  Hugo,  en  effet,  ne  conçoit  l'ode 
politique  que  comme  un  cri  violent  de  passion  ; 
et  puisque  aujourd'hui,  grâce  à  Dieu,  les  pas- 
sions violentes ,  même  les  plus  nobles  par 
leurs  motifs,  s'apaisent  au  sein  de  l'ordre  dans 
notre  belle  France,  le  poète  est  le  premier  à 
briser  sur  sa  lyre  une  corde  désormais  inutile. 
Mais  dès  la  première  jeunesse  de  l'auteur,  et 
à  côté  de  l'ode  politique ,  une  autre  espèce 
d'ode  prend  naissance,  dont  il  est  aussi  l'in- 
venteur parmi  nous.  Je  veux  parler  de  l'ode 
d'imagination  et  de  fantaisie,  de  l'ode  pitto- 
resque, de  la  ballade.  Et  là  encore,  on  peut 
dire  qu'il  a  passé  par  tous  les  progrès  et  qu'il 
les  a  épuisés.  Le  talent  qui,  à  son  début,  jeta 
comme  des  essais  puissants  mais  informes ,  le 
Cauchemar  et  la  Chauve-Souris,  s'est  purifié 
dans  le  Sylphe  et  dans  Trilby,  a  conquis  le 
monde  satanique  par  la  Ronde  du  Sabbat,  et 
le  double  ciel  de  l'Orient  et  du  Nord  par  la 


170  LE    PROSPECTUS 

Fée  et  la  Péri.  Cette  espèce  d'ode,  dans  la- 
quelle l'art  est  sur  le  premier  plan  et  tient, 
pour  ainsi  dire,  le  gouvernail,  a  dû  gagner 
singulièrement  dans  l'esprit  de  Victor  Hugo,  à 
mesure  que  l'orage  politique  s'est  apaisé.  Les 
Orientales  ne  sont  qu'un  développement  ma- 
gnifique de  cette  branche  féconde.  Mais  avant 
d'atteindre  à  cette  hauteur,  Victor  Hugo  a 
parcouru  plusieurs  degrés,  dont  Moïse  sur  le 
Nil  et  le  Chant  de  fête  de  Néron  peuvent 
être  considérés  comme  deux  échelons  princi- 
paux. Désormais  il  serait  difficile  de  prévoir 
des  progrès  nouveaux  dans  cette  manière  d'ar- 
tiste dont  le  Feu  du  Ciel,  Mazeppa  et  les 
Fantômes  sont  le  dernier  mot.  Nous  venons 
de  constater  deux  espèces  d'odes  dont  la  créa- 
tion en  France  appartient  à  notre  auteur;  il 
s'est  encore  exercé  dans  une  troisième  espèce, 
pour  laquelle  il  rencontre  d'illustres  et  chers 
rivaux  parmi  les  contemporains ,  dans  l'ode 
personnelle  et  rêveuse.  Non  pas  que  Victor 
Hugo  ait  pris  soin  d'isoler  ses  odes  politiques 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     171 

et  pittoresques  de  tout  sentiment  personnel, 
rêveur  et  mélancolique.  Sa  muse,  au  milieu  de 
sa  fatigue  et  de  ses  luttes  civiles,  ou  bien  au 
sein  des  régions  éclatantes  et  sous  le  soleil  de 
l'imagination  et  de  la  féerie,  revient  souvent 
se  leplonger  aux  sentiments  les  plus  intimes 
de  l'âme,  et  y  puise  une  fraîcheur  nouvelle  : 
témoin  son  délicieux  Novembre.  Mais  aussi 
quelquefois  elle  ne  sort  pas  de  l'âme;  elle  s'y 
renferme  absolument,  et  nous  en  révèle  par 
des  chants  plus  doux  les  plus  secrets  mys- 
tères. Une  telle  espèce  d'ode  tient  au  cœur 
même  du  poète  et  doit  durer  tant  que  ce  cœur 
continuera  de  battre.  Victor  Hugo  s'y  est  livré 
dès  les  premiers  temps,  il  n'y  renoncera  jamais; 
ce  sera  pour  lui  comme  l'asile  du  foyer  domes- 
tique, auquel  on  revient  toujours  avec  plus  de 
bonheur  après  une  excursion  plus  longue. 

Pour  nous  résumer  sur  le  talent  lyrique  de 
Victor  Hugo,  nous  dirons  que,  l'ode  politique 
étant  close  par  lui,  l'ode  rêveuse  lui  étant 
commune  avec  d'illustres  rivaux,  et  en  parti- 


172  LE   PROSPECTUS 

culier  avec  Lamartine,  sa  spécialité  la  plus 
propre  et  la  plus  glorieuse  est  l'ode  pittoresque 
ou  d'imagination,  dont  les  Orientales  lui  assu- 
rent le  sceptre  parmi  les  contemporains. 

Une  remarque  importante,  et  qui  ne  peut 
trouver  place  ici  qu'en  passant,  s'applique  à 
ces  trois  espèces  d'odes,  telles  que  les  a  exé- 
cutées Victor  Hugo.  C'est  qu'indépendamment 
du  fonds  d'idées  et  de  sentiments  qui  les  dis- 
tingue ,  une  seule  et  même  forme  poétique, 
inépuisable  en  richesses  et  infinie  en  variétés, 
les  embrasse  et  les  caractérise.  En  fait  d'odes, 
Victor  Hugro  a  créé  la  forme  et  le  fond.  On  a 
dit,  et  avec  raison,  que  depuis  Ronsard  aucun 
poète  français  n'avait  inventé  autant  de  rythmes 
que  notre  jeune  contemporain.  C'est  un  savant 
architecte  en  constructions  lyriques;  et  sous 
ce  rapport  il  est  difficile  de  dire  où  il  s'arrêtera, 
car  les  combinaisons  sont  à  l'infini,  et  les  diffi- 
cultés d'exécution  qui  les  limitent  semblent 
nulles  et  disparaissent  devant  sa  souplesse 
puissante. 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     173 

Mais  l'élément  lyrique  n'est  pas  le  seul  qui 
se  rencontre  dans  le  talent  de  Victor  Hugo. 
L'époque  moderne  est  dramatique  avant  tout, 
et  lui,  il  est,  avant  tout,  poète  de  l'époque 
moderne.  H  an  d'Islande,  si  remarquable  par 
la  profondeur  d'analyse  de  certains  caractères, 
par  d'admirables  contrastes  de  fraîche  pudeur 
et  d'atroces  cruautés ,  et  par  une  étonnante 
fidélité  de  couleur  et  de  physionomie  locale, 
H  an  d  Islande  serait  encore  le  roman  le  plus 
fortement  noué  et  le  plus  dramatique  de  notre 
littérature,  si  Cinq  Mars  n'existait  pas.  Là, 
chaque  chapitre  s'organise  en  scène  et  vit 
d'une  vie  propre;  c'est  un  roman  qui  se  dé- 
roule à  travers  une  série  de  petits  drames. 
Han  d' Islande  prépare  Cromwell. 

Dans  Bng-Jargal,  le  romancier,  avec  la 
même  originalité  de  caractère  et  la  même  fidé- 
lité de  pinceau,  a  poussé  plus  avant  l'analyse 
de  l'âme  humaine  et  de  ses  passions  les  plus 
étranges,  mais  sans  chercher  à  relier  son  roman 
en  drame.    A   une   époque   où   l'imitation  de 


i  74  LE    PROSPECTUS 

Walter  Scott  est  presque  une  contagion  né- 
cessaire, même  pour  de  très  hauts  talents, 
Victor  Hugo  s'est  tenu  à  l'abri  du  soupçon  par 
une  diversité  de  manière  incontestable.  Le 
Dernier  Jour  d'un  condamné,  roman  d'ana- 
lyse, dans  lequel  toute  la  scène  est  psycholo- 
gique, et  dont  les  événements  sont  des  idées, 
des  sensations  et  des  rêveries,  se  sépare  en- 
core plus  complètement  de  la  manière  de  l'écri- 
vain écossais.  Si  jamais,  comme  il  est  pro- 
bable, Victor  Hugo  se  décide  à  porter  sa  puis- 
sance de  combinaison  romanesque  sur  une 
époque  historique,  il  sera  bien  prouvé  du 
moins  qu'il  n'y  vient  pas  sur  les  traces  d'au- 
trui,  et  que  là,  non  plus  qu'ailleurs,  son  ori- 
ginalité n'aurait  pas  eu  besoin  de  modèle  (i). 
Le  roman  d'analyse,  tel  que  l'ont  exécuté 
d'habiles  écrivains  de  nos  jours,  a  été  jusqu'ici 
touché  presque  seulement  avec  grâce,  discré- 
tion, finesse  et  douce  mélancolie;  quand d'ora- 

(i)   M.  Victor  Hugo  termine  en  ce  moment  un  roman 
historique,  qui  aura  pour  titre  :  Notre-Dame  de  Paris. 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     175 

geuses  passions  y  ont  été  retracées,  comme 
dans  Werther  et  René,  c'a  été  presque  tou- 
jours une  seule  et  même  passion  sous  diverses 
formes,  le  vague  d'un  jeune  et  grand  cœur 
qui  ne  trouve  point  ici-bas  son  objet;  mais  je 
ne  sache  pas  qu'on  ait  encore  analysé  avec 
tant  de  profondeur  et  de  précision  des  senti- 
ments humains  à  la  fois  aussi  intimes  et  aussi 
positifs  qu'en  ce  dernier  roman  de  Victor 
Hugo;  jamais  les  fibres  les  plus  déliées  et  les 
plus  vibrantes  de  l'âme  n'ont  été  à  ce  point 
mises  à  nu  et  en  relief;  c'est  comme  une  dis- 
section au  vif  sur  le  cerveau  d'un  condamné. 
L'impression  produite  par  le  Cromwell  est 
toute  fraîche  et  récente;  que  dire  là-dessus 
qui  n'ait  déjà  été  dit?  L'esprit  du  poète,  ar- 
rivé à  une  virilité  complète,  a  senti  le  besoin 
d'aborder  les  choses  de  la  vie  et  de  s'y  appli- 
quer. Mais  chemin  faisant,  et  du  premier  coup, 
il  s'est  créé  un  admirable  instrument  drama- 
tique qui  va  désormais  lui  servir  en  toutes  les 
œuvres  de  ce  genre.    On    voit   que   je    veux 


i76  LE    PROSPECTUS 

parler  du  style  et  du  vers  de  Crornwell,  véri- 
table style  et  véritable  vers  du  drame  moderne, 
qu'on  ne  retrouve  précédemment  en  France 
que  chez  Molière,  et  encore  exclusivement 
borné  à  la  comédie.  Quand  l'auteur  en  compo- 
sant Crornwell  n'aurait  réussi  qu'en  ce  point, 
ce  serait  déjà  un  gain  immense  et  une  con- 
quête féconde,  condition  préalable  de  tous  pro- 
grès à  venir.  Est-il  besoin  de  rappeler  à  com- 
bien d'autres  titres  Crornwell  se  distingue  des 
essais  jusqu'ici  tentés  dans  la  nouvelle  voie? 
C'est  la  première  fois  surtout  que  l'école  ro- 
mantique prouve  que  ce  qu'elle  entend  par 
vérité  de  mœurs  et  de  langage  n'exclut  nulle- 
ment la  poésie,  et  qu'elle  s'absout  victorieuse- 
ment du  reproche  de  prosaïsme  auquel  d'es- 
timables et  piquantes  productions  n'avaient 
pas  toujours  suffisamment  répondu.  Il  resterait 
même  à  savoir  si  le  lyrisme,  qui  a  comme  oc- 
cupé tout  le  premier  âge  poétique  de  Victor 
Hugo,  n'empiète  pas  ici  un  peu  trop  sur  les 
limites  du  second,  et  si  quelque  chose  de  plus 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     177 

sévère  et  de  plus  contenu  ne  sied  pas  davan- 
tage au  tableau  mouvant  des  choses  de  la  vie. 
La  représentation,  au  reste,  peut  seule  éclai- 
rer ces  points  délicats;  et  nul  doute  que,  si 
elle  s'ouvre  prochainement  aux  œuvres  nou- 
velles, comme  tout  le  fait  espérer,  Victor  Hugo 
ne  soit  pour  notre  scène  moderne  un  de  ces 
solides  ornements  et  de  ces  astres  splendides 
auxquels  il  est  donné  de  briller  longtemps  et 
de  s'éclipser  eux-mêmes  bien  des  fois.  Aux 
gens  qui  nous  demanderaient  des  preuves  à 
l'appui  de  si  belles  espérances,  nous  nous 
contenterons  de  répondre  :  Attendez  peu  d'an- 
nées encore.  C'est  par  le  succès  seul  qu'on  les 
réduira  au  silence,  et  qui  sait  même  s'ils  ne 
s'aviseront  pas  de  le  nier?  D'ailleurs,  quoique 
le  moment  de  la  crise  dramatique  approche, 
il  n'y  a  pas  de  temps  perdu  jusqu'ici.  Le  drame 
appartient  à  l'âge  de  la  virilité  la  plus  mûre. 
Or,  le  dix-neuvième  siècle  est  bien  jeune  en- 
core, et   Victor  Hugo  est  plus  jeune  que  le 

siècle. 

12 


i  yS  LE    PROSPECTUS 

«  Tout  poète  doué  d'un  génie  original  » ,  a  dit 
«  Wordsworth,  qui  tient  le  mot  de  Coleridge, 
a  est  obligé  de  naturaliser  parmi  ses  contem- 
«  porains  le  genre  d'esprit  et  de  goût  propre  à 
«  le  faire  apprécier,  et  de  se  créer  lui-même 
«  un  public  intelligent  et  sympathique.  »  Ainsi 
a  dû  faire  M.  de  Chateaubriand,  au  commen- 
cement du  siècle;  ainsi  fait  aujourd'hui  Victor 
Hugo.  Il  a  débuté  et  grandi  au  milieu  des  atta- 
ques et  des  clameurs  ;  de  jour  en  jour,  cette 
portion,  d'abord  infiniment  petite  et  çà  et  là 
dispersée,  d'admirateurs  ardents  et  sincères, 
s'est  grossie,  s'est  ralliée,  et  aujourd'hui  cha- 
cun de  ses  chants  trouve  des  milliers  d'échos 
dans  la  jeune  France.  Ce  public  contemporain 
du  poète  marche  avec  lui  et  le  porte  à  la 
gloire.  Déjà  les  effets  sont  manifestes;  le 
poète  tant  attaqué  est  lu  de  toutes  parts;  la 
critique  s'irrite  contre  chaque  œuvre  nouvelle, 
et  les  éditions  s'en  multiplient,  et  des  traduc- 
tions s'en  impriment  en  Angleterre,  en  Alle- 
magne, en  Suède   et  en  Russie.    La   faveur, 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     179 

qu'il  n'a  jamais  recherchée,  lui  arrive  comme 

une  justice. 

E.  T. 


Comme  complément  à  ce  curieux  épisode 
d'histoire  littéraire,  recueillons  ici  un  autre 
détail  inconnu  relatif  aux  relations  de  Sainte- 
Beuve  avec  Victor  Hugo.  Une  lettre  que  ce 
dernier  lui  adressa  le  17  mai  1832  (1)  se  ter- 
mine par  ces  mots  : 


«  Maintenant,  vous  serait-il  possible  d'ajou- 
ter à  votre  admirable  article  une  page,  n'im- 
porte où,  à  la  fin  par  exemple,  pour  parler  de 
l'édition  en  elle-même  (2),  des  nouvelles  pré- 

(1)  Correspondance  de  Victor  Hugo,  t.  I,  p.  288,  in-8°, 
Calmann  Lévy,  1896. 

(2)  L'édition   Renduel    de  ses    Œuvres  complètes,    qui 
parut  en  vingt-sept  volumes,  de  1832  à  1842. 


i8o  LE    PROSPECTUS 

faces,  notamment  de  celle  du  Dernier  Jour 
d'un  condamné,  qui  a  quelque  étendue,  sinon 
quelque  importance,  et  pour  dire  que,  lorsque 
la  réimpression  nouvelle  de  Notre-Dame  de 
Paris  paraîtra,  le  journal  en  reparlera,  ainsi 
que  des  trois  chapitres  nouveaux,  qui  sont 
très  longs,  et  où  figure  Louis  XI  ?  Ceci  est  dans 
l'intérêt  matériel  de  la  chose  et  du  libraire. 
Pardon!  Si  vous  y  consentez,  écrivez-moi  s'il 
est  nécessaire  que  je  vous  renvoie  l'article, 
ou  si,  au  contraire,  vous  pouvez  faire  cette 
addition  sans  cela,  et  me  l'envoyer  assez 
promptement  pour  que  la  remise  du  tout  à 
M.  Bertin  ne  soit  pas  trop  retardée. 
«  Pardon  encore,  et  mille  fois  merci. 

«  V[ictor  Hugo].  » 


Or,  c'est  de  l'article  ayant  trait  aux  Romans 
de  Victor  Hugo,  placé  maintenant  dans  le 
tome  premier  des  Portraits  contemporains, 
qu'il  est  question  dans  ces  lignes,  et  jusqu'ici 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     181 

personne  n'a  fait  connaître  dans  quel  recueil  ou 
journal  il  fut  primitivement  inséré.  Ce  silence 
s'explique  d'autant  mieux,  que  la  version  ori- 
ginale de  ces  pages  parut  dans  le  Journal  des 
Débats  du  24  juillet  1832,  portant  seulement 
quelques  points  pour  toute  signature.  Peut- 
être  faut-il  chercher  la  raison  de  cet  anony- 
mat dans  la  lettre  même  de  Victor  Hugo,  de- 
mandant à  son  ami  d'ajouter  un  dernier 
paragraphe  au  texte  de  son  «  admirable  ar- 
ticle ».  Sainte-Beuve  s'exécuta,  mais  il  ne 
signa  pas  le  morceau,  et  lorsqu'il  le  réunit 
pour  la  première  fois  à  ses  œuvres,  c'est-à- 
dire  en  mai  1836,  dans  le  tome  deux  de  ses 
Critiques  et  Portraits  littéraires  (1),  il  sup- 
prima l'ajouté  sollicité.  Ce  dernier,  qui,  lui 
aussi,  va  revoir  pour  la  première  fois  la  lu- 
mière, termine  l'article  dans  le  Journal  des 
Débats. 

Voici  ces  quelques  lignes  : 

(1)   In-S°,  chez  Renduel. 


182  LE    PROSPECTUS 

a  Nous  n'achèverons  pas  sans  signaler  au 
public  les  perfectionnements  notables  et  les 
additions  importantes  qu'offrent  ou  qu'offri- 
ront les  divers  écrits  de  l'auteur  dans  la  pré- 
sente édition.  Parmi  les  nouvelles  préfaces, 
celle  du  Dernier  Jour  d'un  condamné  forme, 
par  son  étendue  et  la  vigueur  des  développe- 
ments, un  digne  préambule  au  récit.  Lors  de  la 
livraison  prochaine  [,  composée]  de  Notre- 
Dame  de  Paris,  on  remarquera  trois  chapitres 
inédits  fort  longs,  qui  faisaient  partie  du  pre- 
mier travail  de  l'auteur,  et  dans  lesquels 
Louis  XI  figure.  Il  sera  piquant  de  comparer 
le  Louis  XI  complet  de  M.  Hugo  avec  les 
autres  portraits  récents  que  nous  connaissons 
de  ce  roi.  En  un  mot,  la  publication  dont  il 
s'agit,  en  ajoutant  quelque  chose  au  mérite  de 
chaque  ouvrage,  doit  en  rajeunir  et  en  multi- 
plier le  succès. 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     183 

La  lettre  de  Victor  Hugo  citée  plus  haut 
prouve  que  les  pages  de  cette  étude  recueil- 
lies par  leur  auteur,  quoique  portant  en  vo- 
lume la  date  de  juillet  1832,  étaient  déjà 
écrites  au  mois  de  mai  précédent. 

Enfin,  en  mai  1836,  les  relations  et  les  ap- 
préciations des  deux  anciens  amis  ayant  subi 
les  altérations  que  l'on  sait,  Sainte-Beuve 
indiqua  discrètement  cette  modification  par 
les  quelques  phrases  suivantes,  ajoutées  à 
cette  date,  et  qui  terminent  depuis  lors  le  para- 
graphe précédant  les  deux  derniers  de  l'ar- 
ticle actuel.  Cette  intercalation,  complétée  en 
même  temps  par  la  note  ci-dessous,  telles  sont 
les  uniques  adjonctions  faites  au  texte  primi- 
tif. Après  les  mots  :  «  Gringoire  nous  promet, 
au  nom  de  Victor  Hugo,  bien  des  romans,  » 
on  lit  désormais  : 

«  Il  nous  les  promettrait  plus  attrayants 
encore  ,  si  quelque  affection  modérée  hu- 
manisait davantage  ,    interrompait  parfois   et 


184  LE    PROSPECTUS 

liait  entre   elles   ses   humeurs   bizarres  (i).  » 

On  retrouve  dans  son  refus  de  signer  un 
travail  où  tout  n'était  pas  spontané,  puis  dans 
la  suppression  de  ses  lignes  de  complaisance 
lors  de  la  réimpression  du  morceau,  cette 
conscience  d'écrivain,  cette  notion  élevée  de 
la  mission  du  critique,  dont  le  maître  ne  se  dé- 
partit jamais  sciemment.  On  le  sait  aujour- 
d'hui, l'amitié  n'était  pas  seule  en  cause  lors- 
qu'il écrivit  le  paragraphe  demandé.  C'est  d'ail- 
leurs, pensons-nous,  le  seul  exemple  qu'il  ait 
jamais  donné  d'une  semblable  faiblesse,  c'est- 
à-dire  de  faire  siennes  des  appréciations  éma- 
nant d'autrui,  chose  fort  différente  du  fait  de 
prêter  son  concours  à  ses  amis  en  rédigeant  à 
leur  place,    soit  à   propos   de  matières  quel- 

(i)  «  Qu'on  se  rappelle  un  moment  le  mélancolique 
Jacques  de  Comme  il  vous  plaira  de  Shakespeare,  et  l'on 
sentira  combien,  chez  le  personnage  créé  par  celui-ci, 
l'affection  parvient  à  lier  avec  charme  les  résultats  iro- 
niques de  l'expérience,  et  toutes  sortes  d'ingrédients 
divers.  » 


POUR  LES  ŒUVRES  DE  VICTOR  HUGO     185 

conques,  soit  sur  des  sujets  où  l'on  est  d'ac- 
cord avec  eux.  Depuis  lors,  lorsqu'on  essaya 
d'obtenir  de  lui  un  jugement  imprimé  autre 
que  celui  dicté  par  ses  propres  opinions,  en 
toutes  circonstances  il  défendit  courageuse- 
ment envers  et  contre  tous  sa  liberté  de 
plume.  Aussi  la  mémoire  de  Sainte-Beuve, 
—  en  tant  que  juge  suprême  au  Tribunal  des 
Belles-Lettres,  —  demeurera-t-elle  entourée 
d'une  légitime  considération,  car  il  sut  associer 
un  talent  supérieur  à  ces  mérites,  peut-être 
plus  rares  encore  :  une  conviction  raisonnée 
et  une  probité  absolue  dans  l'énoncé  de  ses 
arrêts  littéraires. 


III 


LETTRES 

DE 

MME  DESBORDES-VALMORE 

A  SAINTE-BEUVE 

1836-1855 


1(1) 

A    SAINTE-BEUVE 

Vous  avez  une  plume,  au  vulgaire  cachée, 
Qui  semble  près  du  cœur,  toute  vive  arrachée, 
Comme  si  quelque  oiseau,  divin  et  familier, 
Logeait  dans  ce  cœur  tendre,  et  s'y  laissait  lier  ! 

Marceline  Desbordes-Valmore. 

(Sans  date). 


(i)  Sauf  un  ou  deux  courts  extraits,  cités  par  le  maître 
lui-même,  ces  lettres  sont  entièrement  inédites  et  publiées 
ici  scrupuleusement  conformes  à  leurs  autographes.  Nous 
les  avons  seulement  complétées  par  quelques  notes  indis- 
pensables à  la  parfaite  intelligence  du  texte. 


i9o    LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 


II 


Lyon,  28  octobre  1836. 

C'est  au  cœur  de  M.  de  Sainte-Beuve  que 
j'envoie  une  des  choses  les  plus  faites  pour  le 
toucher. 

Si  je  n'étais  tout  à  fait  malade  en  ce  mo- 
ment, je  lui  raconterais  la  triste  et  simple  his- 
toire du  jeune  infirme,  qui  ne  marche  plus, 
qui  ne  parle  plus,  et  ne  peut  même  signer  son  : 
Ame,  qu'il  adresse  à  son  poète  bien-aimé,  vous, 
Monsieur,  dont  les  Consolations  ont  souvent 
enchanté  sa  vie  qui  s'en  va,  à  vingt-trois  ans! 

Les  vœux  les  plus  tendres  pour  celle  de 
M.  de  Sainte-Beuve. 

Marceline  Valmore. 


A  SAINTE-BEUVE  191 


III 


Paris,  16  septembre  [1837]. 

Le  nom  de  M.  de  Sainte-Beuve  est  très 
beau  et,  de  plus,  il  m'est  devenu  cher  par  la 
grâce  et  la  bonté  qu'il  me  rappelle.  Mais  c'est 
une  tristesse  de  le  trouver  sur  une  carte,  et 
cette  tristesse -là,  qui  nous  en  consolera? 
L'auteur  même  des  Consolations,  n'est-ce  pas, 
Monsieur?  Vous  pouvez  en  donner  beaucoup, 
par  votre  présence.  N'oubliez  pas  que  vous 
l'avez  promis,  et  que  vous  n'avez  jamais  dé- 
daigné l'humble  chambre  de  votre  plus  humble 
servante. 

Marceline  Valmore. 


192    LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 


IV 


^Paris,  avril  1840.] 

L'hirondelle  tressaille.  Au  premier  rayon  pur 

L'air  tiède  ouvre  son  aile. 
Attentive,  joyeuse,  elle  cherche  un  nid  sûr. 

Et  nous  cherchons  comme  elle. 


Puis,  quand  elle  a  trouvé  sous  quelque  toit  dé- 
Sous  quelque  pieux  dôme,  [sert, 
Un  coin  voilé  de  mousse  aux  yeux  du  ciel  ou- 
Meublé  d'un  peu  de  chaume,         [vert, 

Elle  jette  un  doux  cri  de  grâces  au  Seigneur; 
Et,  redoublant  de  zèle, 


A  SAINTE-BEUVE  193 

Elle  veut  que  son  nid  renferme  tout  son  cœur. 
Et  nous  voulons  comme  elle. 

Alors,  faisant  sa  place  à  chacun  des  enfants 

Qui  babille  et  qui  saute  : 
«  Ah!  dit-elle,  au  milieu  de  nos  jeux  triom- 

a  II  manque  encore  un  hôte  !       [phants, 

«  Il  manque  un  rossignol  et  son  chant  tout 
«  Qu'apprit  mon  cœur  fidèle.        [amour, 

0  Oh  !  j'oserai  vers  nous  l'amener  tout  un 
—  Oserons-nous  comme  elle  ?. . .    [jour  !  » 

Elle  vole,  elle  vole  à  l'asile  chanteur, 
Qui  de  loin  charme  et  brille  : 

a  J'inaugure  mon  nid.  Venez  de  votre  sœur 
«  Bénir  l'humble  famille. 


«  Quand  on  est  tant  aimé,  dites,  frère,  aime- 
«  Au  toit  de  l'hirondelle  [t-on? 

13 


194    LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 

Venez  !...  »  Et  du  poète  ailé  la  voix  répond. 
Oh  !  répondez  comme  elle  ! 

Ondine  Valmore  (i). 

Si  vous  n'avez  pas  donné  le  vingt-quatrième 
jour  de  ce  mois,  nous  vous  le  demandons,  à 
cinq  heures  après-midi.  Je  vous  assure  que 
nous  éprouvons  l'étouffement  de  ne  pas  vous 
voir  et  de  vous  croire  malade. 

Jugez  de  l'heure  que  nous  demandons  à 
vous  faire  partager  :  mon  bon  Valmore  sera  là 
pour  serrer  vos  mains  avec  les  nôtres!  Mon- 
sieur Chasles,  qui  va  le  remplacer  à  Lyon, 
vous  présente  ses  adieux.  Il  n'a  pu  vous 
rejoindre  nulle  part. 

Nous  sommes  en  plein  déménagement. 

(i)  «  Ondine,  qui  en  réalité  se  prénommait  Hyacinthe, 
est  morte  à  Passy,  le  12  février  1853,  âgée  seulement  de 
trente-deux  ans,  »  écrit  M.  d'Heilly  dans  la  Revue  des 
Revues  (N°  du  Ier  novembre  1899).  Dans  le  tome  XII 
des  Nouveaux  Lundis  (p.  168  et  209),  Sainte-Beuve 
avait  déjà  donné  ces  renseignements.  On  sait  qu'Hya- 
cinthe était  aussi   l'un   des  prénoms  de  M.  de  Latouche. 


A  SAINTE-BEUVE  195 

Ma  douce  ambitieuse  fille  vous  a  chanté  son 
invitation,  après  que  nous  avions  pleuré  de 
votre  poésie.  Ah!  qu'elle  est  belle!  Et  pleine 
du  mot  :  toujours,  qui  peint  seul  l'amitié  que 
j'ai  pour  vous. 

Marceline  Valmore. 

Rue  Saint-Honoré,  345,  près  la  place  Ven- 
dôme (1). 

(1)  Cette  lettre  est  adressée  ainsi  :  «  A  Madame  de 
Sainte-Beuve,  pour  M.  de  Sainte-Beuve,  rue  Mont-Par- 
nasse, itcr,  Paris.  » 


196   LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 


[Paris,  jeudi,  août  1841.] 

IMPROMPTU 

Si  vous  étiez  toujours  notre  ange, 
Et  sans  qu'un  tel  vol  vous  dérange, 
Léger,  vous  viendriez  demain, 
A  votre  jeune  sœur,  serrer  un  peu  la  main. 

Elle  s'en  va  vers  l'Angleterre, 
Pour  se  reposer  de  la  terre; 
On  la  mettra  sur  un  vaisseau, 
Où  je  Tirai  chercher,  malgré  ma  peur  de  l'eau! 
Là! 

Je  suis   confondue  de   voir  partir  Ondine, 
même  pour  si  peu  d'instants. 

Nous  vous  tiendrons  une  cuillerée  de  cho- 


A  SAINTE-BEUVE  197 

colat  tout  prêt,  demain  vendredi,  de  neuf  à 
midi,  si  vous  pouvez  mêler  cette  douceur  à 
mon  sacrifice.  Moi,  je  vais  la  chercher  dans 
trois  semaines,  pour  la  ramener  aux  examens 
définitifs.  Cette  sage  petite  fille  mérite  bien 
d'aller  regarder  nos  bons  ennemis  sous  le  nez. 

Voici  un  livre  de  Mlle  Louise  Crombach  (1). 
Cette  charmante  fille  vous  conjure  de  ne  ja- 
mais gronder  ce  qu'elle  fait  pour  son  vieux 
père.  Il  est  certain  que  cette  intelligence  vient 
toute  du  cœur.  Les  petits  gâteaux  qu'elle 
pétrit  nuit  et  jour  vont  tous,  en  Franche- 
Comté,  se  placer  sur  les  genoux  de  deux  bons 
vieillards,  père  et  mère,  qui  font  le  signe  de 
la  croix  en  bénissant  Louise. 

Je  vous  aime  de  la  bonté  que  vous  au- 
rez pour  elle.  Les  vôtres  pour  nous  comptent 
pour  l'éternité,  où  je  serai  encore  votre  atta- 
chée. 

Marceline  Desb[ordes]-valmore. 

(1)  Hélène  et  Laurence,  ouvrage  en  un  volume. 


198   LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 


VI 


Paris,  4  septembre  1841.  Onze  heures  du  matin. 

Un  de  vos  quarts  d'heure,  s'il  vous  plaît, 
pour  un  affamé  Bordelais,  ami  de  mes  amis. 

Il  veut  vous  voir,  ne  voir  que  vous,  pour 
vous  entretenir  de  son  vaste  plan,  qui  inté- 
resse tous  les  littérateurs,  et  lui.  Il  s'agit  d'é- 
diter en  grand  les  manuscrits  et  les  réimpres- 
sions, etc.  Je  crois  que  c'est  beau.  Mais  j'ai 
la  tête,  surtout  le  cœur,  trop  pressé  pour 
comprendre  des  plans,  quels  qu'ils  soient. 
Donnez  vingt  minutes,  où  vous  voudrez  qu'il 
vous  trouve,  à  ce  Monsieur,  qui  est  très  bien, 
très  sobre  du  temps  d'autrui.  Si  c'est  chez 
moi  que  vous  consentez  à  le  voir,  j'y  gagne- 
rai l'une  de  vos  plus  chères  consolations  ! 


A  SAINTE-BEUVE  199 

Mon  Dieu  !  Pardonnez-moi  ce  jeu  de  mots  ! 
Il  va  tout  juste  au  moment  présent;  ma  fille 
loin,  je  suis  frappée  d'étouffement.  Mme  Le- 
fèbre  aussi  m'écrit  des  coups  de  poignard  ! 
Une  femme  sans  enfants  ne  vaut  pas  le  quart 
d'un  homme  pour  les  mères.  Elle  me  dit  le 
mot  :  dangereusement  malade,  comme  un 
autre  mot!  comme  si  l'on  pouvait  respirer 
après  l'avoir  lu  ! 

[Marceline  Valmore.] 


200    LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 


VII 

Paris,  21  septembre  1841. 

Je  vous  envoie  la  lettre  de  ma  bien-aimée. 
Cette  lettre  a  souffert  du  retard,  étant  venue 
par  l'Ambassade.  Je  suis  remplie  d'indécision 
pour  mon  départ,  et  de  regret  de  ne  vous 
avoir  pas  vu  l'autre  jour.  Qui  me  rendra  cette 
heure  perdue  ?  Qui  me  rendra  les  jours  que 
ma  fille  passe  sous  les  brouillards,  loin  des 
battements  de  mon  cœur?  Il  est  évident  que, 
sans  oser  le  dire,  elle  s'ennuie,  avec  sa  rési- 
gnation ordinaire.  Mais  l'excellente  fille  de 
Mme  Branchu  est  tellement  absolue  et  mena- 
çante quand  j'hésite,  que  je  dois  maintenant 
n'attendre  ma  fille  que  quand  ils  voudront  me 
la  rendre,  ce  qui  ne  sera  pas  avant  le  10  oc- 
tobre, car  elle  ne  revient  pas  avec  Mme  Bran- 
chu, qui  sera,  je  crois,  chez  moi  dans  quatre 
jours.    Quand  je   trouve    une  amitié   qui   ne 


A  SAINTE-BEUVE  201 

m'étouffe  pas,  je  suis  à  genoux  devant  elle, 
comme  devant  une  fleur  qui  ne  vous  fait  pas 
boire  de  force  son  parfum.  J'ai  des  ailes  par- 
tout, dès  que  l'on  veut  clouer  ma  volonté. 
C'est  bien  mal.  Aussi,  ces  luttes  se  passent 
en  moi.  Je  sens  qu'Ondine  demande  à  être  ici. 
Mais  le  médecin  dit  que  nous  sommes  deux 
sottes,  et  je  me  tais.  Il  y  a  d'ailleurs  tant  de 
bonté  dans  ces  tyrans. 

Vous  allez  porter  la  peine  de  la  vôtre  pour 
moi.  M.  Charpentier  se  réveille,  fier  de  vos 
promesses.  Aurez-vous  le  temps  maintenant, 
quand  il  est  si  bon  d'aller  respirer  dans  les 
arbres?  J'ai  tressailli  de  joie,  d'abord,  du  re- 
tour de  M.  Charpentier,  parce  qu'il  m'ouvre 
le  chemin  de  Londres  et  calme  bien  des  an- 
goisses. Mais  vous?  Votre  liberté?  Ce  travail 
au  milieu  de  tous  les  vôtres  rabat  ce  mouve- 
ment de  bonheur,  qui  menace  votre  indépen- 
dance. Je  suis  très  inquiète  dans  mon  amitié 
pour  vous. 

Marceline  Valmore  Desb[ordes1. 


202    LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 


VIII 


Paris,  29  juin  1842. 

Je  ne  vous  ai  pas  écrit  d'un  faubourg  de 
Rouen,  d'où  j'arrive.  J'ai  craint  de  gêner  votre 
cœur  en  vous  rappelant  trop  mon  amitié  dans 
le  moment  où  je  vous  sentais  mon  juge.  Il  m'a 
fallu  du  courage  pour  ce  silence,  je  veux  que 
vous  le  sachiez,  comme  la  part  que  vous  tenez 
dans  ma  vie,  si  séparée  de  la  vôtre  à  l'exté- 
rieur. Je  m'en  suis  rapprochée  à  votre  insu. 
J'ai  écrit  à  Adrienne,  qui  nous  est  toute  ren- 
due, et  je  lui  ai  dit  que  vous  étiez  content  de 
son  tendre  retour  vers  moi. 

Il  y  a  en  vous  une  bienveillance  de  tous  les 
temps,  une  pitié   pour   toutes  les   tristesses, 


A  SAINTE-BEUVE  203 

que  je  n'ai  rencontrées  qu'en  vous.  C'est  pour 
cela  surtout  que  j'avais  tant  pleuré  Joseph 
Delorme,  et  que  je  vous  demeurerai  fidèle- 
ment reconnaissante,  ici  et  partout. 

Hier  soir,  Monsieur  Brizeux  m'est  venu 
voir  en  passant.  Il  avait  le  livre  béni  de  votre 
nom,  que  vous  ne  pouvez  plus  séparer  du 
mien,  tout  humble  qu'il  est.  Vous  venez  de 
l'élever  plus  haut  qu'il  n'était  jamais  venu 
en  moi  de  l'espérer.  Demeurée  seule  avec  le 
livre,  dont  j'ignorais  l'apparition,  je  n'ai  pas 
osé  l'ouvrir.  J'ai  ressenti  quelque  chose  de  ce 
que  l'on  ressentira  tout  près  du  jugement  der- 
nier, car  je  n'ai  point  de  peur  du  monde,  que 
j'ignore  \  mais  j'ai  peur  de  vous,  qui  savez  tout 
ce  que  je  ne  sais  pas. 

Ce  matin,  j'ai  ouvert  le  livre  et  n'ai  pu  finir 
cette  notice.  Vous  m'avez  bouleversée  de  mon 
propre  malheur.  J'ai  pleuré,  comme  en  quit- 
tant cette  charmante  mère  perdue.  Je  n'ai 
pas  de  force  pour  lire  davantage.  Mais  je 
n'aurais  pas  non  plus  de  repos  si  je  ne  vous 


2  04    LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 

envoyais  cette  palpitation  de  mon  cœur.  Elle 
vous  tiendra  lieu,  n'est-ce  pas,  de  l'éloquence 
qui  me  manque  pour  vous  dire  la  grande  con- 
solation dont  vous  relevez  votre  sœur. 

Marceline  VALMORE. 


A  SAINTE-BEUVE  205 


IX 


Paris,  3  avril  1843. 

Pardonnez  -  moi  cette  apparente  négli- 
gence (1).  Ce  n'est  pas  ainsi  que  je  voudrais 
reconnaître  votre  bonté  toujours  bien  grande 
pour  moi. 

Je  commence  par  vous  dire  que  ma  vie,  en 
Angleterre  (2),  se  loue  du  printemps  et  me 
promet  de  me  payer  un  jour  les  tourments 
d'une   telle  absence.  Je  partirai  quand  Dieu 

(1)  L'envoi  retardé  d'une  copie  de  vers  à  Mme  Tasta. 
On  peut  les  lire  dans  les  Poésies  complètes  de  l'auteur 
(édition  Lemerre). 

(2)  Sa  fille  Ondine,  encore  en  Angleterre  en  ce  mo- 
ment pour  soigner  sa  santé. 


206    LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 

daignera  me  le  permettre.  Je  travaille  à  payer 
ce  voyage,  nécessaire  à  toutes  deux.  On  fait 
croire  à  cette  ange  qu'elle  retarderait  sa  gué- 
rison  en  passant  la  mer!  J'irai,  parce  que 
j'étouffe! 

En  attendant,  la  mort  me  frappe  de  tous 
cotés.  Je  perds  des  amis  très  chers  et  je 
suis  consternée  d'affreuses  surprises.  Que 
votre  bon  cœur  ne  soit  pas  brisé  comme  le 
mien! 

J'ai  reçu  de  Bruxelles  la  certitude  qu'elle 
reviendra  dans  quatre  mois.  Sa  joie  est  char- 
mante, et  je  n'ai  pu  trouver  le  temps,  parmi 
ces  deuils  successifs,  de  lui  répondre.  Du 
moins  elle  est  heureuse  ! 

En  transcrivant  ces  vers,  je  les  trouve 
d'une  monotonie  amère.  Ils  disent  tous  la 
même  chose.  Retranchez  les  plus  mauvais, 
dont  vous  jugerez  mieux  que  moi.  Ce  serait 
mieux  de  dire  à  Madame  Tastu  (en  prose) 
que  je  l'aime  de  tout  mon  cœur,  et  que  je 
suis  la  femme  la  plus  triste  de  ce  monde. 


A  SAINTE-BEUVE  207 

Aimez-moi   comme   cela,    car  je  prie  pour 
que  vous  soyez  tout  le  contraire. 
Votre  attachée  servante, 

Marceline  Valmore. 

Ma  chère  maison  vous  chérit.  Monsieur 
Ampan  (1)  m'a  dit  ce  poème  sur  vous  :  «  Ami 
volage  et  sûr  !  » 

(1)   Peut-être  :  Ampère. 


208    LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 


X 


Paris,  25  avril  1843. 

Vous  n'êtes  plus  dans  Maria,  ou  plutôt  une 
autre  partie  de  vous-même  vient  de  s'y  mon- 
trer, un  coin  plein  de  soleil  et  de  rieurs  qui 
n'ont  jamais  été  cueillies.  Cette  vierge  espa- 
gnole est  une  des  plus  belles  qui  apparaîtra 
jamais  sous  le  voile  de  la  poésie.  Je  ne  peux 
pas  vous  dire  ce  qui  monte  au  cœur  en  regar- 
dant ce  tableau  vrai.  Inès,  qui  ne  lit  rien, 
l'a  lu  cinq  fois  de  ses  grands  yeux  tout  ouverts, 
et  je  l'emporte  à  Londres  pour  sa  sœur,  que 
l'on  veut  détacher  de  ses  adorations.  Hippo- 
lyte,  tout  silencieux  et  soupirant  dans  un  coin, 
vient  d'essayer  au  crayon  ce  pur  miroir  des 
jeunes  filles.  Un  jour  peut-être,  Maria  appa- 


A  SAINTE-BEUVE  209 

raîtra  au  Salon.  Mais  les  violettes,  mais  ce 
parfum  de  vous,  personne  ne  vous  les  volera! 
L'article  de  Léonard  venant  par-dessus  m'a 
fait  passer  toute  une  nuit  de  larmes.  Votre 
mère  et  nous  tous  vous  cherchions  dans  des 
jardins  interminables.  On  vous  trouvait.  Vous 
vous  mettiez  à  rire.  Votre  mère  en  devenait 
rouge  de  tendre  colère.  Alors  vous  vous  sau- 
viez encore,  et  une  jeune  fille,  un  enfant  sur 
les  bras,  s'en  allait  après  vous,  disant  :  «  Moi 
je  l'attraperai  bien.  »  Puis  la  mer,  puis  le 
vaisseau,  puis  vos  mains  que  je  serrais  avec 
indignation  pour  vous  empêcher  de  partir, 
car  enfin,  vous,  vous  êtes  des  grands  poètes, 
de  ceux  dont  la  muse  a  plusieurs  printemps. 
Bien  que  le  vrai  s'y  trouve,  ce  passage  de 
l'article  sur  l'humble  Léonard  est  d'une  gran- 
deur qui  va  jusqu'à  Goethe  et  partout.  Il  s'en- 
suit de  là  que  vous  vous  êtes  regardé  pleurer 
en  riant.  Mais,  comme  dans  la  musique,  les 
notes  qui  pleurent  sont  celles  qui  vivent  le 
plus.    Eugène    Delacroix    le    prouve    par   son 

14 


210    LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 

Christ  au  jardin  des  olives,  dans  l'église  Saint- 
Etienne  du  Mont  (i),  et  vous  dans  beaucoup 
de  jardins  aussi. 

L'idée  extraordinaire  qui  m'est  venue  en 
apprenant  le  bouleversement  des  terres  de  la 
Guadeloupe,  c'est  que  ma  mère  était  désempri- 
sonnée,  et  je  n'ai  pu  chasser  cette  joie  (dont  je 
demande  pardon  à  Dieu),  car  l'insupportable 
de  la  mort,  c'est  le  sépulcre  pour  ceux  qu'on 
a  tant  aimés,  c'est  l'étouffement  des  corps 
après  la  liberté  de  l'âme  !  Je  ne  guérirai  de 
cette  oppression  qu'en  mourant.  Où  vais-je 
hasarder  ce  que  je  vous  dis?  mais  n'entendez- 
vous  pas  tout  avec  indulgence,  et  attention 
même.  Jésus-Christ  n'aurait  pas  guéri  une 
plaie  sans  cette  grâce  sainte. 

J'en  reçois  à  l'instant  la  preuve  dans  le  mot 
que  je  vous   envoie,  de    Pauline   (2),    qui   se 


(1)  Le  tableau  de  Delacroix  ne  se  trouve  pas  tlans 
cette  église,  mais  bien  dans  celle  de  Saint-Paul-Saint- 
Louis,    rue  du  Faubourg-Saint-Antoine. 

(2)  Mme  Pauline  Duchambge. 


A  SAINTE-BEUVE  211 

réveille  pour  m'écrire  ce  bonheur  qu'elle  vous 
doit. 

Hier,  pour  la  première  fois  j'ai  vu  votre 
mère.  Je  suis  contente,  et  je  suis  brisée  de 
chagrins  nouveaux,  je  pars,  avec  des  difficul- 
tés infinies,  pour  aller  presser  Ondine  dans 
mes  bras,  puis  revenir  sans  elle.  Qu'en  dites- 
vous?  Ou  elle  est  en  effet  malade,  ou  l'on 
abuse  de  cette  supposition  pour  la  fanatiser,  et 
me  la  prendre,  à  moi  qui  l'adore!  Ce  trésor 
toujours  envié,  toujours  innocemment  com- 
plice des  chagrins  qu'elle  me  cause,  s'impose 
à  elle-même  comme  un  devoir  ce  qu'elle  me 
fait  souffrir  par  cette  étrange  absence,  car 
choisit-on  l'Angleterre  pour  la  guérison  de 
n'importe  quel  mal,  et  le  sien  venait  du  tra- 
vail? Il  lui  fallait  du  repos  en  France,  et  moi 
je  suis  bien  malheureuse  !  Lisez  sa  dernière 
lettre.  Il  est  évident  que  c'est  un  ange,  que 
l'on  veut  sans  moi.  Il  n'y  a  pas  un  mot  qui 
m'appelle  dans  la  maison  qu'elle  habite,  et  je 
lui  écris  pourtant  que  je  n'y  descendrai  pas 


212    LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 

sans  y  être  invitée.  Personne  n'y  pense,  ni 
elle  à  revenir  avec  moi.  On  me  punit  bien 
d'être  pauvre  ! 

Marceline  Valmore. 

Quand  vous  pourrez  monter,  vous  me  ferez 
du  bien. 


A  SAINTE-BEUVE  213 


XI 


Paris,  26  novembre  [1844?]. 

Je  pensais  à  vous  écrire,  quand  j'ai  vu  ve- 
nir votre  lettre.  Mon  pauvre  esprit  vous  cher- 
chait pour  se  fortifier  un  peu  contre  le  vôtre, 
qui  me  relève  toujours. 

Merci  de  ce  que  vous  avez  voulu.  J'aurais 
souhaité  que  ce  bonheur  vînt  par  vous ,  qui 
avez  pris  l'habitude  de  nous  aimer  à  travers 
toute  cette  froideur,  qui  me  glace  dans  Paris. 
J'ai  bien  souvent  tourné  les  yeux  vers  votre 
lampe,  en  voyant  s'éteindre  la  mienne!  De 
qui  voulez-vous  que  je  me  plaigne,  quand  vous 
restez  bienveillant  et  bon  pour  des  cœurs  qui 
vous  aiment? 


214    LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 

Monsieur  de  Laprade  est  à  Paris,  et  vous 
herche  avec  des  souvenirs  lyonnais. 

J'oubliais  de  vous  dire  que  je  savais,  de  grand 
matin,  le  rejet  de  la  Comédie  Française,  qui 
avait  chargé  son  secrétaire,  M.  Loraux,  d'en 
instruire  mon  mari.  Il  paraît  que  j'avais  eu 
l'imprudence  d'espérer  à  mon  insu,  car  je  me 
suis  sentie,  tout  le  jour,  plus  triste  qu'à  l'ordi- 
naire. C'est  vraiment  beaucoup  dire!  Nous 
ne  sommes  jamais  aussi  détachés  que  nous  le 
pensons,  et  qu'il  le  faudrait  une  fois  pour 
toutes. 

J'irai  remercier  M.  Martin  du  Nord,  qui 
m'écrit,  en  effet,  une  bonne  lettre,  et  qui  dit 
m'attendre  le  29. 

Je  vous  aimerai  toujours.  C'est  très  bon  d'ai- 
mer pour  toujours;  cela  sent  déjà  le  ciel,  que 
je  m'efforce  de  regagner  ! 

Marceline  VALMORE. 
Ondine  a  bondi.  Puis  elle  a  repris  sa  rési- 


A  SAINTE-BEUVE  215 

gnation.  C'est  surtout  pour  elle  que  je  souffre 
de  tout.  Elle  a  goûté  de  la  richesse.  Quelle 
chute,  à  vingt  ans  !  Son  silence  sur  toutes  les 
privations  n'est  que  du  courage.  Elle  était 
pourtant  bien  mal  en  Angleterre. 


2i6    LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 


XII 


[Paris,  27  février  i845:  (1). 

Ceci  est  la  tendre  fantaisie  d'une  enfant 
malade.  Portez-la  dans  un  coin  de  votre  poche, 
aujourd'hui. 

Inès  m'a  demandé,  avec  de  longues  hési- 
tations et  avec  des  larmes,  de  vous  prier  de 
ne  pas  rire  de  sa  petite  croix,  qu'elle  allait 
porter  bonheur  à  la  solennité  pour  laquelle  elle 
prie  depuis  plusieurs  jours.  Cette  sainte  inno- 
cence vous  fera  sourire  comme  on  sourit  aux 
enfants. 

Soyez  heureux! 

[Marceline  VALMORE.] 

(1)  Jour   de   la   réception  de  Sainte-Beuve   par    Victor 
Hugo   à   l'Académie  française. 


A  SAINTE-BEUVE  217 


XIII 


Paris,  28  février  1845. 

Hier,  durant  trois  heures,  nos  cœurs  ont 
vécu  pour  trois  ans.  Tout  a  été  suivant  le 
vœu  de  ceux  qui  aiment  votre  dignité  autant 
que  votre  gloire.  Mon  Dieu,  que  tout  a  été 
bien  ! 

Vous  avez  fait  une  action ,  le  matin ,  en 
faveur  de  cette  petite  vierge  malade,  qui  me 
donnerait  mille  ans  d'amitié  pour  vous,  si  vous 
ne  l'aviez  pour  l'éternité  ! 

Marceline  VALMORE. 


218   LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 


XIV 


Paris,  juin  1845. 

Je  ne  savais  pas  être  si  abattue  que  je  le 
suis.  Une  insomnie  me  fait  comprendre  toutes 
mes  lassitudes  et  mes  déceptions.  Quand  je 
me  retrouve  seule,  je  suis  comme  une  femme 
qui  vient  d'accoucher  d'un  enfant  mort.  Je  ne 
demande  plus  mieux  que  de  m'en  aller,  à 
présent.  C'est  assez.  Il  y  a  bien  longtemps 
que  je  l'avais  compris.  Je  me  suis  efforcée  au 
contraire  pour  mes  enfants.  Je  les  aime  tant! 
Et  j'aime  tant  ce  que  j'aime  ! 

Si  vous  sortez  content  de  ce  qui  vous  occupe, 
dites-le-moi. 

Je   mourrai   peut-être   sans    pouvoir   payer 


A  SAINTE-BEUVE  219 

M.  Veyne  (1),  et  je  ne  trouve  pas  de  courage 
contre  de  telles  pensées. 

Je  vous  aurai  beaucoup  attristé  dans  ma  vie, 
et  vous  me  pardonnez,  je  le  sais. 

Marceline  Valmore. 

(1)  Le  docteur  Veyne,  ami  de  Sainte-Beuve. 


220   LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 


XV 


Paris,  18  juin  1845. 

Si  c'est  possible,  rendez  un  bon  office  à 
Valmore.  Notre  ami  Victor  Augier  rêve  je  ne 
sais  quelle  affaire  commerciale,  qui  mettrait 
pour  toujours  mon  mari  loin  du  théâtre.  Mais 
il  veut  tout  d'abord  en  soumettre  le  projet  à 
M.  Creuzé  de  Lesser,  afin  de  ne  pas  perdre 
son  travail  s'il  devait  y  trouver  des  empêche- 
ments par  d'autres  commerçants  établis.  M.  Au- 
gier vous  demande  l'appui  d'une  ligne  qui  ré- 
ponde à  M.  le  Préfet  de  son  caractère  d'homme 
d'honneur,  afin  d'arriver,  sans  les  lenteurs  de 
l'inquisition,  jusqu'à  cette  autorité  soupçon- 
neuse. On  a  des  peurs  étranges  d'être  pris  pour 
des  je  ne  sais  quoi ,  en  se  présentant  tout 
d'abord  à  ce  grand  Rhadamante. 


A  SAINTE-BEUVE  221 

Voilà  ce  que  j'avais  à  vous  demander,  et 
vous  voyez  qu'un  rayon  consolant  traverse 
toutes  nos  nuits.  Ne  sera-ce  pas  ainsi  dans  le 
Purgatoire?  il  y  aura  une  fente  par  où  la  lu- 
mière pénétrera.  Je  n'aime  et  ne  comprend  de 
Dante  que  cette  attente  mélancolique  des  âmes, 
dont  il  n'a  pas  su  expliquer  le  bonheur.  Tout 
celui  de  la  terre  est  de  croire  à  la  sincérité  de 
quelques  autres,  et  je  vous  en  remercie. 

Marceline  VALMORE. 

Hippolyte  va  être  placé  !  Il  a  une  fierté  si 
tendre  que  la  mienne  en  pleure! 


222    LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 


XVI 


Paris,  20  juin  _i845]. 

Je  comprends  bien  tout  ce  que  vous  m'écri- 
vez, et  je  m'en  veux  de  vous  avoir  mis  dans 
la  nécessité  de  cette  explication.  Mais  il  faut 
aussi  que  tout  ce  que  je  fais  vous  soit  ex- 
pliqué, afin  que  vous  me  le  pardonniez.  Notre 
ami  se  trouvait-là,  un  soir,  où,  s'expliquant 
votre  appui  dans  ma  visite  suppliante  pour 
cette  pauvre  demoiselle,  ce  souvenir  d'obli- 
geance lui  est  demeuré,  et  le  cœur  lui  a  dit  de 
mêler  votre  nom  au  sien  pour  obtenir  le  grave 
accès. 

Je  lui  ai  dit  de  suite  vos  raisons  qu'il  ap- 
prouve, et  je  vous  remercie  d'en  avoir  pris  le 
soin...  Je  laisse  présentement  tout  aller  au 
flot,  comme  j'ai  vu  faire  d'un  vaisseau,  dans 


A  SAINTE-BEUVE  223 

une  tourmente  où  l'on  ne  voyait  plus  clair.  Je 
me  rappelle  pourtant  que  Ton  y  faisait  encore 
la  distribution  des  vivres.  On  s'en  allait  à  la 
grâce  de  Dieu  et  l'on  mangeait.  Je  regardais 
tout,  liée  dans  des  cordages! 

Je  vous  aime  beaucoup,  puisque  j'ose  vous 
écrire  tous  ces  reflets  sans  suite  de  mon  passé, 
dont  vous  ne  riez  pas.  Inès,  Ondine ,  et  tout 
ce  que  j'aime  vous  aime. 

Marceline  VALMORE. 


224   LETTRES  DE  Mmo  DESBORDES-VALMORE 


XVII 


Paris,  24  septembre  1845. 

Votre  terrible  journée  me  pesait  sur  le  cœur. 
Je  ne  savais  que  devenir  hier.  En  rentrant,  à 
minuit,  de  mes  adieux  à  Mme  Lucien,  on  m'a 
remis  en  bas  le  triste  billet  noir  qui  m'avait 
poursuivie,  car  je  pleure  celui  que  vous  aimez, 
puisque  vous  l'aimez.  Quelle  consternation  ! 

Je  demeure  par  dessus  inquiète  de  votre 
santé.  Rien  ne  manquait  à  ce  deuil;  le  temps 
était  navré  aussi.  N'en  ressentez-vous  pas  de 
mal  ?  Nous  souhaitons  vivement  le  savoir,  car 
nous  sommes  bien  à  vous  ! 

Marceline  VALMORE  (i). 

(1)  Les  obsèques  de  Charles  Labitte,  auxquelles  cette 
lettre  fait  allusion,  avaient  été  célébrées  le  matin  même. 


A  SAINTE-BEUVE  225 


XVIII 


Paris,   17  août  1846. 

C'est  peine  et  joie  qu'une  lettre  comme  la 
vôtre.  Je  sens  que  vous  souffrez,  que  la  vie 
n'est  pas  toute  pleine  dans  vos  chères  mains. 

Je  me  suis  sentie  quelques  heures  si  mal, 
que  je  ne  veux  pas  essayer  de  vous  le  dire. 

Je  possède  Ondine  jusqu'à  jeudi.  Alors  elle 
part,  j'espère  pour  aller  donner  ses  vacances 
à  son  triste  père  absent;  —  une  santé  défaite, 
un  sort  défait,  Dieu  seul  les  rajuste!  Ah!  je 
vous  aime  bien ,  puisque  vous  êtes  toujours 
dans  ma  pensée,  surchargée  de  tant  de  dou- 
leurs. Inès  a  voulu  votre  lettre  pour  toujours. 
Je  n'appuie  pas  sur  elle  en  vous  la  nommant. 
Vous  affliger  m'est  odieux.  Envoyez-moi,  si 
vous  pouvez,  une  ligne,  qui  sera  comme  une 

15 


2  26    LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 

lumière  pour  Hippolyte,  mon  cher  camarade 
de  chagrin.  Il  va  tenter  le  baccalauréat.  M.  Pa- 
tin ne  sera-t-il  pas  son  juge,  ou  d'autres  ef- 
frayants que  vous  humaniserez  ? 

Je  n'y  vois  guère  qu'à  vous  aimer,  ce  que 
fera  mon  âme  quand  elle  sera  partie. 

Marceline  VALMORE. 

Je  vous  dois  Monsieur  Veyne.  Grand  bien- 
fait dans  cette  terrible  épreuve  ! 


A  SAINTE-BEUVE  227 


XIX 


Paris,  22  février  1848. 

Voici  ce  que  je  pourrais  vous  dire,  véritable 
Saadi  de  nos  climats  :  «  j'avais  dessein  de 
vous  rapporter  des  roses;  mais  j'ai  été  telle- 
ment enivrée  de  leur  odeur  délicieuse,  qu'elles 
ont  toutes  échappé  de  mon  sein.  » 

Si  vous  saviez  quelle  détresse  cachée  vous 
venez  d'adoucir,  vous  tressailleriez  dans  votre 
âme  d'une  joie  divine,  je  tremblais  quand  vous 
m'avez  quittée.  Je  n'ai  pu  vous  rien  dire.  Vous 
étiez  aussi  très  ému,  je  le  crois,  et  vous  deviez 
l'être,  même  ignorant  l'étendue  de  la  peine 
que  vous  veniez  secourir.  Un  pauvre  athée 
n'eût  pu  résister  à  cette  preuve  de  l'exis- 
tence de  Dieu. 

Ondine,  que  son  père  est  allé  chercher  hier 
soir,  n'a  pas  voulu  venir  à  cause  de  son  devoir. 


228   LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 

Cette  chère  vie  absente  a  d'étranges  courages. 

Je  vous  écris  dans  un  tumulte  de  cœur.  Voilà 
tout  le  peuple  qui  passe  en  criant.  Je  l'aime 
bien!  Vous  trouver  au  milieu  de  moi-même 
durant  ce  trouble,  c'est  une  des  preuves  les 
plus  vraies  que  je  pourrai  jamais  vous  donner 
que  vous  m'êtes  très  cher,  et  que  la  recon- 
naissance est  dans  la  vie  qui  me  reste! 

Je  prie  pour  le  peuple  et  pour  vous,  pour 
l'ombre  charmante  de  Madame  Récamier!  Les 
anges  m'entendent! 

[Marceline  Valmore.] 


A  SAINTE-BEUVE  229 


XX 


Paris,  le  29  octobre  1849. 

Je  vous  envoie  ce  livre  (1)  avec  un  grand 
serrement  de  cœur,  sans  espérer  que  vous 
ayez  le  loisir  d'y  jeter  sérieusement  les  yeux, 
et  ne  me  résignant  pas  à  l'idée  que  votre 
amitié  seule  le  protège  où  j'ose  l'envoyer.  Dieu 
sait,  et  vous  aussi,  n'est-ce  pas,  si  c'est  l'or- 
gueil qui  me  donne  un  pareil  courage  ! 

Mais  je  ne  voudrais  pas,  au  prix  de  tout  au 
monde,  que  votre  appui  fît  gronder  votre  cons- 
cience, et  j'aime  bien  mieux  subir  toutes  les 
conséquences  de  la  détresse  inouïe  où  le  sort 
me  livre,  que  de  tenter  votre  justice  en  vous 
demandant    de    protéger    un    mauvais    livre. 

(1)  Elle  sollicitait  un  prix  d'Académie  pour  son  volume  : 
les  Anges  de  la  Famille,  prix  qu'elle  obtint. 


230   LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 

Comme  c'est  uniquement  pour  quelque  argent 
que  j'ose  aspirer  à  ce  que  je  n'ai  jamais  sou- 
haité de  ma  vie,  je  continuerais  de  demander 
l'aumône  à  Dieu  plutôt  que  de  vous  faire  mentir 
une  fois,  même  en  faveur  de  nos  souffrances. 
Soyez  bien  heureux  de  vos  gloires,  qui  me 
font  du  bien,  quoi  qu'il  en  soit.  L'article  char- 
mant et  douloureux  sur  V Abbaye  au  Bois  m'est 
arrivé  par  Madame  Bascans,  et  personne  n'ose 
se  plaindre  de  ne  plus  vous  voir  en  vous  lisant 
ainsi  ! 

Marceline  Val[mo]re. 


A  SAINTE-BEUVE  231 


XXI 


[18  mars  1851]  (1). 

Un  grand  accablement  m'a  empêchée  de 
vous  répondre.  Pardonnez-moi,  je  l'ai  essayé 
plusieurs  fois;   mais  dans   quel   coin  de  mon 

(1)  Cette  lettre  répond  à  celle  de  Sainte-Beuve,  pu- 
bliée par  M.  Arthur  Pougin,  page  107-108  de  son  inté- 
ressant volume  :  la  Jeunesse  de  Mme  Desbordes-  Valmore 
(in-12,  Calmann  Lévy,  1898).  Mais  la  date  que  M.  Pou- 
gin  attribue  au  message  du  critique,  —  le  7  mars  1847, 
—  ne  peut  être  que  doublement  inexacte,  M.  de  Latouche 
étant  mort  seulement  le  9  mars  1851. 

Une  autre  date  imprimée  dans  le  même  ouvrage,  — 
celle  du  7  décembre  1844,  placée  en  tête  d'une  lettre  de 
Mme  Desbordes-Valmore  à  Mme  Pauline  Duchambge, — 
est  aussi  tout  à  fait  erronée.  C'est  le  7  décembre  1841 
qu'il  faudrait  lire,  car,  dès  1869,  Sainte-Beuve  avait  mis 
au  jour,  avec  son  millésime  exact,  des  fragments  de 
cette  lettre.  (Voir  page  226  du  tome  XII  de  ses  Nou- 
veaux Lundis,  et  voir  aussi  p.  62  du  tome  II  de  la  Corres- 
pondance intime  de  Mme  Desbordes-Valmore.)  Il  y  est 
question  d'une  création  que  Balzac  réservait  à  Mme  Dorval 
dans   une  pièce  qu'il  achevait  pour  l'Odéon.   Le  fait  est 


232    LETTRES  DE  Mme  DESBORDES- VALMORE 

sort  laborieux  trouver  de  la  solitude  pour  me 

recueillir? 

exact.  Le  rôle  de  la  Brancador,  l'héroïne  des  Ressources 
de  Quinola  (Odéon,  19  mars  1842),  fut  en  effet  écrit  pour 
la  grande  artiste  romantique.  Mais  elle  ne  le  créa  pas 
plus  que  celui  de  la  Marâtre,  également  conçu  par  Balzac 
en  vue  de  l'admirable  interprète  des  œuvres  d'Alexandre 
Dumas,  de  Victor  Hugo  et  d'Alfred  de  Vigny. 

A  propos  de  la  réponse  si  touchante,  si  mystérieuse- 
ment troublante,  faite  ici  par  Mme  Desbordes- Valmore 
aux  questions  de  Sainte-Beuve  sur  M.  de  Latouche,  et, 
bien  entendu,  sans  vouloir  tirer  de  cette  page  émue  au- 
cune conclusion,  citons  ici  deux  ou  trois  renseignements 
curieux,  empruntés  au  tome  premier  des  Cahiers  manus- 
crits de  l'auteur  de  Port-Royal,  et  à  Tune  de  ses  lettres 
inédites  à  Ulric  Guttinguer. 

Voici  d'abord  quelques  lignes ,  découpées  dans  une 
missive  de  ce  dernier  écrite  en  juin  1838,  et  fixées  par 
Sainte-Beuve  dans  le  Cahier  en  question  : 

«  Vous  voilà  donc,  mon  cher  ami,  dans  les  vers  de 
Mme  Valmore.  bien  jolis  par  doux  éclairs,  et,  comme 
des  éclairs,  étincelants  dans  l'obscurité.  Vous  y  rencon- 
trerez le  Loup  de  la  Vallée,  dont  elle  ne  s'est  pas  encore 
réveillée,  dit  Mme  Duchambge,  et  pour  qui  ont  été 
exhalés  tous  ces  beaux  élans  de  passion  désolée,  qui  la 
mettent  tant  au-dessus  et  au-dessous  des  autres  femmes. 
C'est  l'André  Chénier  femelle,  et  le  malheur,  fiction, 
hélas  !  et  réalité  !  »> 

Sainte-Beuve  indique  sur  l'autographe  de  son  ami  qu'il 
s'agit  de  h  Latouche  »,  l'ermite  de  la  Vallée  aux  Loups, 


A  SAINTE-BEUVE  233 

Pensez,  cette  fois,   que  c'est  presque   sur 
une  tombe  qu'il  faut  demander  un  peu  d'ordre 

résidence  qu'il  habita  après  Chateaubriand.  L'auteur  de 
Volupté  complète  aussi  tous  les  noms,  dont  les  initiales 
seules  sont  inscrites  dans  le  texte.  Ce  court  fragment  fait 
allusion  à  l'article  qu'il  préparait  sur  les  Pleurs,  poésies 
par  Mme  Valmore,  et  qu'il  publia  dans  le  numéro  du 
itr  janvier  1839  de  la  Revue  des  Deux  Mondes.  Sa  réponse 
à  la  lettre  de  Guttinguer,  réponse  datée  du  2  juillet 
1838,  renferme  le  passage  suivant  : 

«  Je  ne  savais  pas  que  ce  fût  pour  le  loup  que  la 
colombe  avait  tant  gémi.  Je  ne  m'étonne  plus  que,  l'autre 
jour,  elle  m'en  ait  parlé.  «  Il  est  bon,  »  me  disait-elle; 
«  il  n'aspire  plus  qu'au  profond  repos.  »  Elle  veut  me 
le  faire  connaître.  En  vérité,  je  ne  le  crains  pas  trop. 
Quel  mal  peut-il  faire  désormais,  ou  même  vouloir?  Nous 
sommes  un  peu  tous  des  débris.  » 

Enfin,  à  la  page  soixante  et  une  du  même  Cahier,  on 
lit  cette  intéressante  affirmation,  écrite  certainement  par 
le  maître  vers  1839  : 

«  L'amant-poète,  célébré  dans  les  élégies  de  Mme  Val- 
more, est  Latouche,  et  celui  des  élégies  de  Mme  Du- 
fresnoy  est  Fontanes.  » 

Voici  maintenant  le  texte  corrigé  de  la  lettre  de 
Sainte-Beuve  à  Mme  Valmore  citée  par  M.  Pougin  : 

«    12  (?)  mars  185 1. 
«  Chère  Madame, 

«  Si  ceci  vous  ennuie  le  moins  du  monde,  tenez-le 
pour  non  avenu. 

((  Il  est  mort,  ces  jours-ci,  un  de  vos  anciens  amis  sur 


234   LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 

à  mon  esprit  abattu.  Comment  oserais-je,  de 
là,  juger  celui  d'un  autre?  Quel  jugement 
peut-on  écrire  avec  des  larmes  dans  les  yeux? 
Oui,  vous  avez  raison,  ce  serait  par  éclair  (i) 
à  mon  insu,  que  vous  saisiriez  les  impressions 
gardées  dans  ma  mémoire,  la  mémoire  com- 

qui  je  voudrais  écrire  avec  impartialité  et  justice,  laissant 
de  côté  le  caractère  et  ne  m'occupant  que  de  l'esprit  et 
du  talent.  Et  qui  mieux  que  vous  peut  m'en  parler  et 
m'en  donner  l'idée  et  V éclair  ? 

«  Vous  me  l'avez  fait  rencontrer  chez  vous  un  jour. 
Nous  nous  sommes  traversés  sans  jamais  beaucoup  nous 
rejoindre!  Vous  deviez  être  le  lien,  et  le  lien  n'a  pas 
tenu. 

«  Aujourd'hui,  s'il  ne  vous  est  pas  trop  désagréable 
de  m'écrire  un  jugement  senti  sur  ce  brillant,  coquet  et 
inquiet  esprit,  rendez  m'en  l'impression  vive,  poétique, 
indulgente,  comme  il  sied  envers  ceux  qui  ont  fait  moins 
de  mal  qu'ils  n'en  pouvaient  faire . 

«  Encore  une  fois,  laissons  l'homme,  et  ne  nous  sou- 
venons que  du  charmant  et  séduisant  esprit  qui  a  été  si 
près  du  talent.  N'est-ce  pas  ainsi  que  vous  jugez  au  fond 
M.  de  Latouche  ? 

«  A  vous,  chère  Madame,  à  vous  et  aux  vôtres.'  de 
loin  comme  de  près,  et  toujours. 

«  Sainte-Beuve.  » 

(i)  Les  mots  soulignés  dans  cette  réponse  sont  em- 
pruntés à  la  lettre  même  de  Sainte-Beuve. 


A  SAINTE-BEUVE  235 

primée ,  de  cet  esprit  incompréhensible  qui 
vous  occupe.  Mais  nous  ne  nous  voyons  pas. 
Comment  faire  ?  Votre  voix  me  ranimerait  et 
je  trouverais  des  paroles  pour  vous  répondre. 
Ici,  je  suis  trop  en  moi-même.  C'est  vraiment 
un  triste  asile,  et  je  ne  voudrais  pas  mêler  un 
mot  de  tristesse  personnelle  à  ma  lettre.  Mais 
je  suis  frappée  à  terre  par  tant  de  pertes  irré- 
parables !  Ces  cris  sourds  m'atteignent  de  par- 
tout comme  une  terrible  électricité,  et  je  sens 
bien  que  personne  ne  me  tient  compte  de  ce 
dernier  coup  de  foudre,  — que  Dieu  peut-être, 
qui  sait  tout,  qui  plaint  tout!  J'étais  déjà  en 
deuil,  et  à  peine  ai-je  soulevé  le  voile  qu'il  faut 
le  rabattre  sur  son  âme,  et  je  n'en  peux  plus! 
D'ailleurs,  je  n'ai  pas  défini,  je  n'ai  pas  de- 
viné, cette  énigme  obscure  et  brillante.  J'en 
ai  subi  l'éblouissement  et  la  crainte.  C'était 
tantôt  sombre  comme  un  feu  de  forge  dans 
une  forêt,  tantôt  léger,  clair,  comme  une  fête 
d'enfant;  un  mot  d'innocence,  une  candeur, 
qu'il  adorait,  faisait  éclater  en  lui  le  rire  franc 


236   LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 

d'une  joie  retrouvée,  d'un  espoir  rendu.  La 
reconnaissance  alors  se  peignait  si  vive  dans 
ce  regard-là,  que  toute  idée  de  peur  quittait 
les  timides.  C'était  le  bon  esprit  qui  revivait 
dans  son  cœur  tourmenté,  bien  défiant,  je  crois, 
bien  avide  de  perfection  humaine ,  à  laquelle 
il  voulait  croire  encore. 

Il  semblait  souvent  gêné  de  vivre,  et  quand 
il  se  dégoûtait  de  l'illusion,  quelle  amertume 
revenait  s'étendre  sur  cette  fête  passagère  !... 
Admirer  était,  je  crois,  le  besoin  le  plus  pas- 
sionné de  sa  nature  malade,  car  il  était  bien 
malade  souvent,  et  bien  malheureux!  Non,  ce 
n'était  pas  un  méchant,  mais  un  malade,  car 
l'apparition  seule  d'un  défaut  dans  ses  idoles 
le  jetait  dans  un  profond  désespoir,  ce  n'est 
pas  trop  dire.  Il  en  avait  un  quand  nous  l'avons 
connu.  Jamais  il  n'en  parlait  ouvertement  dans 
nos  entretiens,  qu'il  cherchait  sans  doute  pour 
distraire  un  passé  plein  d'orages.  Quelle  orga- 
nisation fut  jamais  plus  mystérieuse  que  la 
sienne!  Pourtant,  à  force  de  charme,  de  dou- 


A  SAINTE-BEUVE  237 

ceur  sincère,  mon  oncle,  qu'il  aimait  tout  à 
fait,  mon  oncle,  d'un  caractère  droit,  pitto- 
resque et  religieux,  le  jugeait  simple,  candide, 
affectueux.  Il  l'a  été  !  Il  l'a  été!  Et  heureux, 
et  soulagé  aussi  de  pouvoir  l'être  par  cette 
affection  toute  unie  ! 

On  l'a  cru  jaloux,  littérairement  parlant.  Il 
ne  l'a  jamais  été.  Mais  injuste,  prévenu,  oh 
oui  !  Sa  colère  et  son  dédain  étaient  si  grands, 
quand  il  se  détrompait  d'un  talent,  d'une  vertu, 
d'une  beauté,  dont  la  découverte  et  la  croyance 
l'avaient  rempli  de  tant  de  joie!  Après,  quelle 
ironie  contre  sa  propre  simplicité  !  Comme  il 
se  déchirait  d'avoir  été  volé,  disait-il,  par  lui- 
même!  Il  souffrait  beaucoup;  croyez-le  et  ne 
l'oubliez  jamais.  Il  s'attendrissait  d'une  fleur 
et  la  saluait  d'un  respect  pieux.  Oui.  Pais, 
il  s'irritait  d'oublier  qu'elle  est  périssable.  Il 
levait  les  épaules  et  la  jetait  dans  le  feu.  C'est 
vrai. 

La  politique  ardente  n'a-t-elle  pas  beaucoup 
aigri  l'aménité  native  mêlée  à  son  énergie?  Je 


2 38   LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 

l'ai  souvent  pensé.  Un  désintéressement  in- 
corruptible, qui  lui  eût  fait  supporter  la  misère 
sans  une  plainte,  l'a  rendu  sans  pitié  pour  les 
faiblesses  de  l'ambition ,  ou  l'indolence ,  — 
qu'il  appelait  crime,  —  dans  le  sentiment  pa- 
triotique. Le  secret  de  ses  grandes  solitudes 
est  peut-être  là. 

La  patience  minutieuse  au  travail  était  por- 
tée chez  lui  à  un  excès  fatal  à  sa  santé,  comme 
à  ses  succès.  Il  s'y  clouait  en  martyr.  On  eût 
dit  alors  (je  le  sais  par  d'autres  que  moi)  que 
son  cœur  et  sa  tête  s'emplissaient  par  degrés 
de  fumée,  et  qu'elle  étouffait  quelquefois  l'élan, 
l'abandon,  le  fluide,  de  l'inspiration,  que  c'était 
alors  comme  une  lampe  qui  n'a  pas  d'air.  Si  je 
dis  mal  ce  qu'il  me  semble,  vous  devinerez  le 
dessous.  Ce  n'est  pas  faire  de  la  critique,  mon 
Dieu!  Mais  c'est  plaindre  son  malheur  et  sa 
torture  ! 

Son  enthousiasme  pour  la  littérature  alle- 
mande et  pour  la  transformation  de  la  vôtre 
l'a  beaucoup  subjugué.  Depuis,  j'ai  osé  m'éton- 


A  SAINTE-BEUVE  239 

ner  que  sa  poésie,  bien  qu'élégante,  mais  céré- 
monieuse peut-être,  se  fût  à  peine  dégagée  de 
l'esclavage  dont  il  avait  horreur ,  comme  le 
prouvaient  ses  transports  d'admiration  pour  les 
hardiesses  cavalières  de  M.  de  Musset  et  les 
nouveautés  de  vous  tous,  qui  le  ravissaient 
d'espérance  ! 

Depuis  lors,  je  n'ai  plus  rien  su  de  distinct, 
ni  pu  regarder  de  près  ce  génie,  devenu  si 
amer.  C'est  par  échos  lointains,  rares,  tristes 
aussi,  qu'il  nous  cherchait.  Son  livre  de  Clé- 
ment  XIV  nous  a  rappelé  ses  entretiens  les 
plus  charmants  avec  mon  oncle,  qui  l'excitait. 
Fragoletta  m'a  remplie  d'étonnement  et  de 
terreur.  Grangeneuve  nous  a  ramenés  depuis 
à  nos  instincts  de  le  plaindre  et  d'espérer  pour 
lui.  Depuis,  peut-être  à  force  de  contenir  son 
imagination  et  sa  parole  écrite,  il  en  a  trahi  la 
liberté  et  l'éclat.  Ses  derniers  livres,  je  n'ai  pas 
osé  les  lire!...  Je  vous  le  redis,  peut-être  inu- 
tilement ;  mais  son  esprit  parlé  était  plus  irré- 
sistible quand  il  se  croyait  bien  écouté  et  bien 


240   LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 

compris,  et  qu'il  respirait  de  sa  maladie  noire. 
Seul,  il  songeait  trop  au  public,  qui  juge  à 
froid,  juge  formidable  et  sans  appel  !  La  flamme 
souffrait  alors  d'une  rêverie  trop  longue.  L'é- 
pouvante du  ridicule  paralysait  l'audace  qu'il 
applaudissait  dans  les  autres.  Il  n'était  pas 
homme  à  subir  les  humiliations  de  la  terre, 
et  il  ne  courait  plus  par  l'effroi  de  tomber!... 
Pour  lui,  plutôt  périr  immobile  que  d'exciter 
le  rire  en  s'aventurant,  ce  rire  qu'il  n'épar- 
gnait pas  toujours,  dont  il  se  repentait  sou- 
vent! Ne  le  croyez-vous  pas  aussi?  N'avez- 
vous  pas  bien  judicieusement  observé  qu'il 
est  loin  d?  avoir  fait  le  mal  qu'il  pouvait  faire? 
C'est  d'une  justice  et  d'une  charité  profondes 
ce  que  vous  dites  là. 

Quel  immense  empire  n'a-t-il  pas  dû  obtenir 
sur  ses  colères?  Quelle  grandeur  silencieuse 
de  ne  s'être  pas  vengé,  lui  dont  l'orgueil  brû- 
lant s'est  cru  tant  de  fois  si  mortellement  of- 
fensé, car  le  craindre,  c'était  l'insulter!  Il  faut 
trouver  dans  ce  courage  qu'il  a  eu,  muet   et 


A  SAINTE-BEUVE  241 

solitaire,  de  quoi  racheter  toutes  les  larmes 
qu'il  a  fait  couler.  Vous  le  pensez,  n'est-ce 
pas?  Oh!  pensez-le,  dites-le,  comme  vous 
savez  tout  dire,  pour  être  équitable,  car  il  y 
a  des  choses  qui  sont  entendues  entre  ciel  et 
terre,  et  qui  peuvent  consoler  partout  ! 

Décidez  si  cette  âme  ombrageuse  n'a  pas 
limité  elle-même  son  essor,  si  les  souffrances 
du  corps  n'ont  pas  obscurci  cette  gloire,  qui 
s'annotait  si  haute! 

Voilà  tout  ce  qu'entre  vous  et  moi  je  puis 
formuler  de  ma  pensée...  En  quoi  peut-elle 
aider  la  vôtre?  Du  moins,  dans  ce  monde  et 
partout,  c'est  ainsi  que  je  vous  la  dirai  tou- 
jours, parce  que  je  crois  en  vous,  à  votre  indul- 
gente amitié  pour  la  mienne,  et  pour  l'obs- 
curité de  ma  raison. 

Marceline  DesbIordesI-Valmore. 


10 


242    LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 


XXII 


Paris,  10  juillet  1855. 

J'avais  vu  cette  chose  bouleversante  en 
plein  soleil  :  une  grosse  masse  noire  couverte 
de  larmes.  J'en  étais  immobile,  et  l'on  me  dit  : 
a  C'est  Madame  T...  » 

Ce  que  j'ai  appris  en  plus  n'est  pas  à  vous 
rendre.  C'est  l'abandon,  l'inertie,  le  dernier 
malheur,  une  vieille  enfant,  disant  avec  dou- 
ceur :  «  On  me  laisse  comme  cela,  »  avec 
deux  ruisseaux  de  larmes  incessantes. 

Vous  savez  que  la  pitié  me  tue.  Je,  n'ai 
pensé  qu'à  vous,  par  toute  celle  que  je  vous 
sais  au  fond  du  cœur,  et  c'est  moi  (grâce  et 
pardon  !)  qui  vous  ai  désigné  à  ce  pauvre  cata- 


A  SAINTE-BEUVE  243 

falque  dédaigné.  Dieu  le  regarde,  comme  tout 
le  reste  !  Son  vieux  mari  pleure  peut-être  entre 
terre  et  ciel,  où  il  n'est  pas  encore  entré.  Cette 
croyance  me  déchire,  et  c'est  pourquoi  je  par- 
donne tout.  Mais  à  qui  confier  ces  secrets  qui 
me  rendent  si  tendre?  Vous  savez  tant  de 
choses  de  moi,  dont  vous  n'avez  jamais  ri, 
que  c'est  toujours  vous  que  j'appelle  et  que 
j'appellerai  pour  secourir  le  malheur,  à  qui  je 
ne  peux  rien  donner.  Je  vous  en  ai  tant  fait 
secourir!  Et  Dieu  ne  vous  en  grondera  ja- 
mais ! 

M.  Lacaussade  a  pu,  je  crois,  vous  ex- 
primer un  peu  son  anxiété,  car  je  ne  pouvais 
pas  plus  me  taire  que  parler,  et  pour  finir  ce 
mortel  embarras,  je  lui  ai  dit  de  vous  porter 
les  premières  paroles.  Après  quoi  je  vous  écris 
ce  que  je  pense.  Qu'est-ce  que  cela  fait ,  si  le 
nom  n'est  plus  aussi  pur  qu'il  eût  dû  rester? 
Cela  les  regarde,  au  grand  procès  des  âmes! 
Ici,  le  devoir  est  d'aller  au  secours.  Vous 
m'en   avez   accordé   bien  d'autres!   Aussi,   je 


244    LETTRES  DE  Mme  DESBORDES-VALMORE 

vous  aime  beaucoup,  en  dehors  de  tout  ce  qui 
fait  votre  gloire  de  ce  monde. 

Marceline  DESBORDES-VALMORE. 

Que  les  anges  nous  fassent  réussir!  Je  crois 
qu'ils  regardent  tout  ce  que  nous  faisons  pour 
eux  (i)  ! 

(i)  Mme  Desbordes- Valmore  est  morte  à  Paris  le 
23  juillet  1859. 


FIN 


TABLE 


Pages. 

Avertissement vu 

I.   —  Son  premier  roman    :   Arthur...  i 

II.  —  Le  Prospectus  pour  les  Œuvres 

complètes  de  Victor  Hugo...      141 

III.  —  Lettres  de  Madame  Desbordes- 
Valmore  a  Sainte-Beuve  (1836- 
1855) 187 


PARIS 

TYPOGRAPHIE    P LON- NOU RRIT    ET    Cj 

8,  rue  Garancière 


j  m 


:  ^rivaint  lYTceurs.  —  N  et  figurines 

Bordeaux.   •  18        3  1 

irge  ;ues  pages.  Impie  ctur 

.  ice  par  le   vicomte  x>k    Sioklberc 

.     3  • 

Chateaubriand  et  Madame  de  Custine.  Episodes  ei 

.-.   par  E.  Ched;;  I 

in-18.  P 

Études  et  récits  sur  Alfred  de  Musset.    2€  édition,  pai 

JA.vzÉ.  Un  volume  in-  fac-similé 

de  d<  'Alfred  de  Musset.   Prix.  ?  fr.  3o 

Maximes  er  Pensées,  par  H.  de  Balzac  2  fr. 

Essais  sur  Balzac.  Flat.  Un  fr.  5o 

Seconds  Essais  sur  Balzac,  par  Pau!  in-18. 

3   fr.  5o 

Théophile  In 

Histoire  de  la  littérature  française,  par  Emile  Faguet, 

Manuscrit 
iervés  a  la  Bibliolhc  -;!e. 

I.  Depuis  les  origines  jusqu'à  la  fin  du 

Un  volume  petit  in-8°.  Prix/.   .  .       .     6  fr. 

II.  Dey  4e  édition.  Un 

6  fr. 

Portraits  et  Souvenirs  littéraires,  par  Hippolyte  Lucas, 

contemporains  :  Chateau- 
briai  de  aaiies  Las- 

sailr  .   Rossini,,  Daniel  Manin, 

Auguste  -i'atv.  coeur, 

mademoiselle  Péan  de  L  Vivier ,        npereur  du 

sil.  Un  vol,  in-18.  Pris 

Études  littéraires.   Un  du  iemps  dt 

îrsault,   sa 

i,:  provençale,  par  Saint-René  Taillandier,  de  I    ti 
i  ...  Un 'vol.  in-18  jésus. 

re  élémentaire  de  la  littérature  française  d 
igine  jusqu'à  nos  jours,  par  Jean  Fleurv.  1  ; 

Prix .  ...   - 


..   :-: