de SPOELBERCH DE LOVENJOUL
SAINTE-BEUVE
INCONNU
PARIS
LIBRAIRIE PL ON
ON-NOURRIT et C", IMPRIMEURS-ÉDITEURS
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I 90 I
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PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIERE.— 1648
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SAINTE-BEUVE
INCONNU
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2 _ U /- <tum âsl 0*C. où.
DU MÊME AUTEUR
OUVRAGES COURONNÉS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
Histoire des œuvres de H. de Balzac. 3e édition. In-S°.
Librairie Calmann Lévy. — Épuisé.
Un Dernier Chapitre de l'Histoire des œuvres de H. de
Balzac. In-S°. Librairie Dentu (Ollendorff).
Histoire des œuvres de Théophile Gautier. 2 vol. in-S>.
Librairie Charpentier (Fasquelle).
Un Roman d'amour. 2e édition. In-12. Librairie Calmann
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de M. A. Dumas fils. In-12. Librairie Charpentier (Fas-
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clerc.
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finitive. — Entièrement refondue, revue, corrigée, et consi-
dérablement augmentée. 2 vol.
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Paysans). 1 vol.
Fragments et mélanges posthumes de H. de Balzac.
Histoire des œuvres de George Sand.
Ve de SPOELBERCH DE LOVENJOUL
SAINTE-BEUVE
INCONNU
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RUE GARANCIÈRE, 8
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SABLE
OLLECTION
SABLE
AVERTISSEMENT
Si nous avons intitulé ce volume
Sainte-Beuve inconnu, ce n'est point,
empressons-nous de le dire, qu'il révèle
un Sainte-Beuve nouveau, ni qu'il dé-
voile des faits ignorés relatifs à sa car-
rière publique, non plus qu'à sa vie
privée.
Nous avons uniquement choisi ce
titre parce qu'il nous a semblé convenir
à la réunion d'un certain nombre de
pages inédites ou perdues du maître,
suivies des lettres qui lui furent adres-
vin AVERTISSEMENT
sées par Mme Desbordes- Valmore. Ces
lettres sont vraiment touchantes, car
elles témoignent, chez l'auteur de Joseph
Delorme, de sentiments très élevés et
d'impressions émues d'une particulière
délicatesse.
Mai 1900.
SON PREMIER ROMAN
- ARTHUR-
Lorsqu'on étudie de près la plupart des per-
sonnalités du groupe romantique, l'on a dès
aujourd'hui quelque peine à se mettre à l'u-
nisson des sentiments, des idées, et surtout
de la forme que le plus grand nombre d'entre
elles ont employée pour les exprimer.
L'outrance continuelle, la violente exalta-
tion naturelle, communes à tout le cénacle de
1830, qui déjà nous semblent à l'heure pré-
sente si fausses et si jouées, ne sont néan-
moins le plus souvent que l'expression sin-
cère d'impressions réelles. Il est donc fort à
4 SON PREMIER ROMAN
craindre que, dans peu d'années, nul ne puisse
plus reconstituer par la pensée le cadre intel-
lectuel du romantisme naissant, et moins en-
core les états d'âme de ses adeptes, états
d'âme si différents des nôtres!
Sous la Restauration, le lyrisme était dans
l'air; la jeunesse littéraire de cette époque
aurait cru déshonorer sa plume en ne prenant
pas pour diapason de son style les exagérations
les plus échevelées et les formules les plus
extrêmes.
Si les classiques, pour éviter le mot propre,
avaient abusé de la périphrase, les roman-
tiques ne revinrent pas davantage à la simpli-
cité. Leur convention fut autre, voilà tout. Il
faut reconnaître cependant qu'ils étaient plus
près de la vérité en analysant d'ordinaire dans
une langue exagérée des impressions ou des
faits dont, à leurs yeux, la réalité n'était pas
moins excessive.
Ce n'est pas, d'ailleurs, chez tous les maîtres
du romantisme que s'étale avec le plus d'excès
ARTHUR 5
cet abus de la phraséologie, mais bien plutôt
chez tous les poetœ minores de cette révolu-
tion littéraire. Il suffit de parcourir la corres-
pondance intime de l'un ou l'autre d'entre eux
pour constater à quel point, — ainsi qu'il arrive
du reste le plus souvent, — les disciples exa-
gérèrent les défauts de leurs modèles, sans
presque rien garder de leurs qualités.
L'un des premiers satellites de la nouvelle
Pléiade, et pourtant à cette heure l'un des
plus ignorés, fut Ulric Guttinguer. Au début
du mouvement dont il se montra sur-le-champ
l'ardent promoteur, la notoriété de ce poète
normand balança celle des deux Deschamps,
de Jules de Rességuier, de Fontaney et de
tant d'autres, dont les œuvres et même les
noms sont presque tous aussi inconnus que le
sont, de nos jours, les œuvres et le nom de
Guttinguer lui-même.
Et pourtant Alfred de Musset, en adres-
sant à son ami Ulric le sonnet demeuré si
longtemps célèbre , avait semblé promettre
6 SON PREMIER ROMAN
à ce nom une sorte d'immortalité littéraire !
Nous ne songions guère à observer de plus
près la physionomie particulière de ce roman-
tique d'antan, quand le hasard, en plaçant
sous nos yeux tout ce qui subsiste des lettres
qu'il écrivit à Sainte-Beuve, nous apprit sur
les deux écrivains une particularité curieuse
et fort peu connue.
En effet, cette correspondance révèle que
Volupté n'est pas le premier roman écrit par
Sainte-Beuve. Celui-ci, sous l'inspiration d'Ul-
ric Guttinguer, avait antérieurement com-
mencé un autre récit, dont il a parlé lui-même
dans une étude sur V Arthur du jeune auteur
normand, étude insérée d'abord dans la Re-
vue des Deux Mondes } numéro du 15 dé-
cembre 1836.
Or, cet Arthur était en réalité l'œuvre dont
il s'agit ici. Projetée en commun, les deux
amis devaient, à l'origine, l'écrire en colla
boration. Mais des raisons diverses en retar-
dèrent d'autant plus longtemps l'éclosion,
ARTHUR 7
qu'elle devait être tout particulièrement ins-
pirée par certains épisodes, — voilés et chan-
gés de cadre, — de la vie même de Guttinguer.
Un jour vint cependant où ce dernier, sur-
montant ses longues hésitations, termina et
publia seul l'ouvrage dont il s'occupait depuis
si longtemps. Son apparition eut pour résultat
de faire abandonner définitivement par Sainte-
Beuve le travail analogue qu'il avait entrepris
de son côté, travail déjà suspendu d'ailleurs
depuis plusieurs années. Il se contenta donc,
dans l'article sur Arthur, — qui se trouve
aujourd'hui placé dans ses Portraits content-
porains, — de faire en ces termes l'histoire du
projet primitif :
« Moi-même, entré dans ses confidences
d'alors (de Guttinguer), ému de ses souvenirs
plus que des miens, j'ai rêvé avec lui, près
de lui, sous ces ombrages qu'Arthur sait si
bien décrire, un grand roman poétique, et
qui était déjà commencé quand Juillet est
venu pour toujours l'interrompre. C'était un
8 SON PREMIER ROMAN
de ces romans de loisir, et que la Restaura-
tion pouvait seule encadrer. Je demande d'en
citer un passage, prose et vers, qui me semble
fidèlement reproduire l'impression élégiaque
sous laquelle j'avais conçu le héros. Ce héros,
qui n'était autre qu'Arthur, qu'Ulric lui-
même, s'exprimait ainsi dans le prélude du
récit de cette passion dernière qui l'allait en-
vahir, mais qui se dérobait encore sous un
léger rideau de saules, au bord de son beau
fleuve normand...
o Pour achever ces indiscrétions sur l'au-
teur ^Arthur, je dirai que, si celui de Volupté
l'avait connu, il semblerait avoir songé à lui
expressément dans le portrait de Vami de Nor-
mandie (i). »
En imprimant pour la première fois en
volume cette étude sur Arthur, — qui fut
d'abord recueillie dans le tome quatre des
Portraits et critiques littéraires, paru chez
(i) On n'a pas oublié que la première édition de
Volupté ne porte aueun nom d'auteur.
ARTHUR 9
Renduel en 1839, — Sainte-Beuve fit un nou-
vel emprunt à son œuvre inédite. Il est pré-
cédé de cette explication :
« Puisque j'ai remué ces feuilles oubliées,
j'en tirerai encore un seul passage qui servira
à encadrer une autre élégie. La passion qui
va saisir le héros en est déjà aux prélimi-
naires. C'est lui toujours qui raconte. »
Trois pièces de vers font partie de ce début
de roman. Sainte-Beuve publia les deux pre-
mières non seulement dans les extraits de
l'ouvrage cités par lui, mais encore dans ses
Poésies complètes, où, plus tard, la troisième
aussi fut introduite. Elles y portent pour
titre : Stances, Désir, et : « Oh! que son
jeune cœur, etc. »
Ces dernières strophes sont encore insérées,
sans titre cette fois, dans : Livre d'amour,
le rarissime recueil anonyme que Sainte-
Beuve fit imprimer à quelques exemplaires
en 1843. Elles y sont accompagnées de cette
note :
io SON PREMIER ROMAN
« Fait non pour elle directement, mais dans
sa pensée, et en déguisant la couleur de ses
yeux; ce devait être mis dans un roman. »
De même que Volupté, Y Arthur de Gut-
tinguer ne devait porter aucun nom d'auteur.
Tel était du moins le désir de celui-ci, qui,
en raison des faits vrais racontés dans les
pages de son œuvre, tenait à ce qu'elle pa-
rût d'une façon plus mystérieuse encore que
n'avait été mis au jour le roman de Sainte-
Beuve. Ce fut donc par suite d'une méprise,
— quelque peu préparée par l'éditeur, si nous
ne nous trompons, — que le nom de l'auteur,
malgré son omission partout ailleurs, fut pour-
tant imprimé au dos du volume. Guttinguer
ne s'en consola pas, car sa nature impression-
nable redoutait souvent le grand jour et la
complète publicité. Par suite de cette timidité
particulière, il n'a pas signé tous ses ouvrages,
et l'on peut facilement se rendre compte com-
bien la paternité officielle de celui-ci lui fut
pénible à supporter.
ARTHUR 1 1
Chose bizarre, et celle-là totalement ignorée
à cette heure, Arthur, publié à Paris chez
Eugène Renduel, en décembre 1836, — daté
de 1837, — avait déjà vu le jour à Rouen
dès 1834, sous la forme d'un fort volume
in-octavo, dont l'anonymat fut si scrupuleu-
sement respecté que l'existence même de ce
premier Arthur est demeurée complètement
inconnue (1).
Cet ouvrage, d'ailleurs tout à fait dissem-
blable de son frère cadet, — l'édition pari-
sienne, — ne fut sans doute jamais ce qu'on
appelle réellement livré à la publicité. Portant
l'indication de a troisième partie », quoique
son impression n'ait été précédée par celle
d'aucune autre, c'est en réalité un livre tota-
lement différent du roman que, deux ans plus
tard, édita Renduel, et dont celui qui nous oc-
cupe semble même n'être que le complément.
(1) Voir le numéro 5847 dans la Bibliographie de la
France du 1" novembre 1834. L'ouvrage sortait de
presses de l'imprimerie Périaux, à Rouen.
12 SON PREMIER ROMAN
Lors de l'apparition, en 1836, de l'unique
version de ce récit qui soit encore aujourd'hui
connue de nom, ces faits ne furent relevés par
personne. Dans son article'sur l'œuvre, Sainte-
Beuve lui-même, presque toujours si méticu-
leusement exact, n'y fit aucune allusion. Et
pourtant les lettres de Guttinguer prouvent
que le maître avait eu connaissance de
Y Arthur de 1834.
Enfin, l'auteur de Port-Royal, quoique bien
décidé à ne point achever son travail per-
sonnel, n'a pas détruit cependant le manus-
crit commencé. Nous l'avons, en effet, re-
trouvé soigneusement joint aux Cahiers de
ce journal écrit par lui, dont il a été souvent
parlé depuis quelques années.
Presque autant que le style, le papier jauni,
l'encre pâlie, l'écriture à peu près indéchif-
frable de cev morceau, témoignent de sa date.
Ecrit, on l'a vu, avant juillet 1830, — au
mois d'avril pour être précis, — ce n'est pas
sans peine que nous sommes parvenu à en
ARTHUR 13
reconstituer le texte authentique. Encore, ne
répondons-nous pas qu'il n'y ait peut-être
dans notre version quelques mots inexacte-
ment déchiffrés. Du reste, c'est avec tant de
difficulté que Sainte-Beuve avait, lui aussi,
relu sa propre écriture, qu'au premier mot
du vers vingt-quatre des Stances il a laissé
subsister partout une faute sensible. En effet,
on lit exhalait sur le manuscrit, au lieu
Rassemblait, imprimé jusqu'ici à chaque édi-
tion ou citation de ces vers, quoique à la
place indiquée ce dernier mot ne nous paraisse
vraiment avoir aucun sens.
Tout inachevé que soit l'ouvrage du grand
écrivain, il nous a semblé intéressant de mettre
au jour, en son entier, ce qui subsiste de sa
première œuvre d'imagination. Nous remer-
cions donc très vivement ici M. Troubat, son
héritier, de nous y avoir, en ces aimables
termes, on ne peut plus gracieusement auto-
risé :
14 SON PREMIER ROMAN
30 juin 1893.
a Cher Monsieur,
« En tout ce qui dépend de moi seul, vous
avez mon autorisation d'avance. Vous pouvez
donc publier ce fragment d'oeuvre de Sainte-
Beuve, qui devait paraître en collaboration
avec Guttinguer. »
3 juillet 1893.
« Cher Monsieur,
« Vous n'avez pas besoin d'autre autori-
sation que celle que vous avez bien voulu me
demander pour publier ce fragment d'ébauche
de Sainte-Beuve en collaboration avec Ulric
Guttinguer. Toute autorisation qui dépend de
moi vous est acquise. Voilà ce que j'ai voulu
vous dire. »
Il faut se rappeler en lisant les pages sui-
vantes que l'auteur, né le 22 décembre 1804,
ARTHUR 15
avait seulement un peu plus de vingt-cinq
ans lorsqu'il les écrivit; puis, qu'il s'agit d'un
premier jet, et non d'une œuvre revue et mise
au point par l'auteur. Ceci explique les quel-
ques incorrections qu'on y peut relever.
ARTHUR
Je passais l'autre jour à cheval le long de
la grève, me rendant à ma forêt de Kereuc,
qui n'est pas loin de Saint-Malo.
Il y avait eu un orage la veille, et l'océan
encore ému, quoique apaisé à la surface, gron-
dait au loin dans ses profondeurs. C'était mer
basse. Un ardent soleil de juillet chassait à
l'horizon le reste des gros nuages et séchait
les galets sur le sable.
Je suivais tristement, aux flancs ravagés
de la grève, la trace des flots qui l'avaient
sillonnée, et qui s'étaient retirés. Puis, par
2
iS SON PREMIER ROMAX
moments, portant la main aux rides de mon
front, je me disais :
« Là aussi, les Passions sont venues battre
comme des flots et ont laissé trace en se reti-
rant. Mon midi est sec et aride. Mais dans
quelques heures l'océan baignera de nouveau
si plage, et, à moi, mes ondes taries ne
reviendront pas !
« Passions! Amour! Amour indomptable et
profond, qui donc a pu vous établir si avant
au cœur de l'homme? Quelle main a creusé
vos abîmes et y a amassé vos tempêtes? Qui
vous a donné ce pouvoir inouï de tout dévorer
en notre âme ? D'où vous vient-il, et d'où
nous venez-vous?
o Est-ce la société, qui par ses vices et son
mauvais arrangement procure à ces sortes de
Passions un tel empire, et les développe outre
mesure au détriment de l'ordre et de la mo-
rale?
« Ou bien, indépendamment de toute édu-
cation et de tout état de société, les tenons-
ARTHUR 19
nous en naissant de notre cœur, de notre
nature propre? Nous sont-elles transmises par
le sang, comme des maladies originelles, et y
a-t-il certaines organisations qui leur soient
fatalement dévouées ? »
Quand je suis calme, reposé au sein de la
nature, quand mes souvenirs sommeillent et
que ma raison se relève, je me dis :
« Non, l'homme ne saurait être ainsi pré-
destiné de toute nécessité à des fautes et à
des crimes. C'est à lui-même, et non à Dieu,
qu'il doit s'en prendre de ses égarements et
de ses fureurs.
« Eh quoi? Il a laissé se perdre les prin-
cipes invariables qui devraient le diriger dans
la vie ; dès longtemps il n'a plus recours aux
bonnes disciplines, et la religion ne lui repré-
sente plus rien. Enfant, on l'élève mal, on
l'instruit superficiellement. Il effleure avec
dédain les trésors antiques pour se jeter plus
vite dans les nouveautés les plus passagères.
Son intelligence se promène sur toutes choses
2 0 SON PREMIER ROMAN
avec une curiosité vague, et par pur désir
d'amusement. Quelques principes généraux
de convenance sont les seules règles essen-
tielles auxquelles il se range.
o Y a-t-il donc de quoi s'étonner après cela
si, dans l'ardeur de l'âge, au sein de la for-
tune, du loisir et de l'ennui, quand souffle
violemment la Passion, elle emporte du pre-
mier coup tous ces vains caprices, déchire
et dévore tous ces ornements fragiles, tous
ces voiles légers, et se déploie avec furie,
comme un incendie dans une fête ?
« L'homme a besoin d'une éducation suivie
et sérieuse, d'études, de principes, d'idées de
religion et de devoir. Il faut l'armer de bonne
heure; si l'on ne veut pas qu'il soit pris au
dépourvu par le dérèglement. Il est destiné
à aimer, et plus il aura un fonds de chaleur
honnête et vertueuse, plus il aimera avec
passion. Tout l'effort doit tendre à contenir
cette passion dans l'ordre, et à la diriger sai-
nement vers son objet. Ce que peut l'habi-
ARTHUR 21
tude des principes pour s'opposer aux mauvais
commencements, même dans les naturels les
plus exaltés, est incalculable. La raison, si on
l'a rendue forte et vigilante, peut tout répri-
mer à l'origine. Ce n'est qu'à son défaut et
par notre coupable indifférence morale que le
mal se glisse en nous, grandit et nous perd. »
Voilà ce que je me dis aux heures de calme,
quand je me promène, déjà vieux, par une
belle matinée, sous l'ombre entremêlée des
pins et des chênes, le long de la plage reten-
tissante, et que je n'entends plus le bruit
lointain du monde et des hommes.
Mais si quelque souvenir trop rapide a passé
en moi, si l'image confuse du passé remue
encore au fond de mon cœur, je retombe dans
le doute et le chaos. Je ne vois plus par où
j'aurais échappé à ma destinée, ni quel miracle
de l'humaine raison aurait été capable de m'en
garantir. Je m'en prends au sort, à ma nature,
à mes sens, à la tendresse de ma chair, au feu
de mes veines, et je suis malgré moi tenté de
22 SON PREMIER ROMAN
conclure que celui qui a pu dompter les Pas-
sions les ignore.
Sophisme ! Illusion ! car qui a aiguisé ces
sens, amolli cette chair, enflammé ces veines,
énervé et dépravé de bonne heure toute cette
nature riche et sensible, sinon le relâchement
de l'éducation, l'oisiveté rêveuse, et le manque
d'un fonds solide d'études et de travaux ?
II
Ma famille avait émigré et ma première en-
fance fut errante.
Mon père et ma mère m'aimaient tendre-
ment, mais je ne pus recevoir sous leurs yeux
les premiers soins du foyer. Nous n'avions
pas de foyer alors.
Nous rentrâmes en France un peu avant
l'Empire. J'avais neuf ans, de l'esprit, de la
facilité et une âme ouverte à toutes les im-
pressions vives.
Nous nous fixâmes dans la ville d'A***, à
une trentaine de lieues de la capitale.
Mon père fut, dès notre rentrée en France,
forcé à de fréquents voyages pour recueillir
24 SON PREMIER ROMAN
quelques débris de fortune, et je restai pres-
que entièrement livré à moi-même, avec mes
sens, mon activité, et un vague besoin d'a-
mour et de bonheur.
Mon père était un bon gentilhomme de
province, probe, juste, modeste, de mœurs ri-
gides, quoique d'une sensibilité charmante. Il
s'était marié tard, et, comme sa vie avait été
tempérée, il gardait sous des cheveux gris son
énergie et sa chaleur de jeunesse. Bon, aimant
par nature, il devenait terrible dans ses vio-
lences, qui étaient presque toujours sans
objet.
Ma mère n'offrait que douceur, soumission,
rien de brillant, peu d'esprit, peu de culture.
C'était la bonté, la vertu même, s'il peut y
avoir vertu dans l'absence totale de vices ou
de défauts.
La facilité que je trouvais à tromper ma
mère, me rendit menteur sur l'emploi de mon
temps, paresseux et vagabond.
Nous passions les étés dans la terre de Vil-
ARTHUR 25
lers-aux-Bois, à trois lieues d'A***. Je n'y
revenais jamais sans émotion, et la vue de
l'énorme tour ronde et à toit pointu qui domi-
nait le bâtiment me fesait palpiter le cœur
chaque fois que je la découvrais d'un peu loin,
à travers les hautes futaies d'alentour.
C'est de là que, durant la saison, j'éten-
dais mes courses dans tout le voisinage, tantôt
seul, à pied, perdu en mille chimères, oubliant
l'heure, le but, et allant chercher à près de
deux lieues, pour y passer et repasser cent
fois, je ne sais quel petit sentier que j'aimais;
tantôt, — et c'étaient mes jours de gaieté, —
mêlé aux gens de la ferme, monté sur un che-
val de labour ou sur un chariot de blé, m'es-
sayant à l'accent du patois, et stimulant la
grosse joie des moissonneuses.
Mais ni cette compagnie bruyante, ni ces
promenades solitaires ne me suffisaient plus.
Je me sentais triste, je pleurais souvent, et
par malheur je ne devinais que trop la cause
de mes pleurs, l'objet de mes molles tristesses.
26 SON PREMIER ROMAN
Déjà, dans les écoles d'enfants où sont con-
fondus les deux sexes, j'avais maigri, j'avais
pâli d'amour. J'avais écrit de tendres lettres à
plus d'une petite fille de mon âge, et j'en avais
trouvé qui m'avaient répondu, et on les avait
vu pâlir et maigrir comme moi.
Une entre autres, une Suédoise, ma chère
petite Mélanie, ne me pouvait sortir de la mé-
moire. J'avais été à côté d'elle à une école
d'Altona, un an avant notre retour d'émigra-
tion. En vérité, il y eut vers ce temps-là des
lettres surprises, d'un jargon moitié allemand,
moitié français. Son petit panier de l'école en
était plein. Elle fut mise en pénitence, au
pain et à l'eau, et depuis nous ne nous sommes
plus retrouvés.
Tous ces souvenirs fermentaient dans ma
tête, et se retrouvaient dans mes songes, ou
dans mes insomnies, avec une vivacité de cou-
leur qui ne se voit qu'à cet âge. J'imaginais
de merveilleux romans, je me mourais de
désirs !
III
Nous avions pour voisins de campagne l'ai-
mable famille de ***, et, quand nous y allions
en visite, je n'avais de regards que pour
Mlle Camille, blonde et timide enfant de dix
ans.
Chaque printemps nouveau , c'était une
vraie scène entre nous pour renouer connais-
sance. Elle n'osait d'abord, elle me traitait en
étranger et se cachait dans le sein de sa mère.
Puis, au bout d'une demi-heure, nous étions
redevenus amis, camarades de l'an passé. Nous
courions ensemble dans les bosquets, et il fal-
lait nous en arracher au soir, tout enflammés
de chaleur et de plaisir.
28 SON PREMIER ROMAN
Souvent, dès le matin, je rôdais autour du
clos, heureux d'apercevoir au-dessus d'une
haie son chapeau de paille , plus heureux ,
quand j'étais vu, de la faire s'écrier et rougir
de surprise.
IV
Cependant, les grands événements qui rem-
plissaient le monde à cette époque arrivaient
jusqu'à moi, et ne me laissaient pas indifférent.
Le dimanche, après la messe, que nous
allions entendre à un gros bourg voisin, mon
père me menait d'ordinaire chez le notaire de
l'endroit, où se donnaient rendez-vous les gen-
tilshommes des environs. On y causait des
nouvelles de la semaine, des chances de la
guerre. On y fesait de l'opposition à l'Em-
pire. Je m'étonnais de cet acharnement contre
Bonaparte et de ce mépris pour nos armes.
Il me semblait, à moi, dans mes jeunes
idées, que l'ordre était partout rétabli et la
France suffisamment glorieuse. J'écoutais dans
30 SON PREMIER ROMAN
un coin ces vieillards moroses avec une impa-
tience mal comprimée, et, au sortir de là, je ne
désirais rien tant que l'âge et un cheval pour
voler à l'Empereur, et prendre part à nos vic-
toires.
J'avais plus de douze ans. On me mit aux
études dans un établissement de Pères de la
Foi, près de la ville d'A***. La direction y
était bonne; j'y profitai beaucoup, et mon avi-
dité d'apprendre suspendit quelque temps
toutes mes autres inclinations.
C'est dans cette maison que le Génie du
Christianisme me tomba pour la première fois
entre les mains. L'édition était complète.
René, qui s'y trouvait, me rejeta dans le
trouble d'où je sortais à peine. J'y crus recon-
naître trait pour trait mon image, et je fus
effrayé de la ressemblance. Je passai mes
récréations à le relire sous les sycomores de
notre cour, jusqu'à ce qu'enfin mes pleurs me
fesant remarquer, les surveillants m'arra-
chèrent le livre !
ARTHUR 3 i
Il y avait des moments où, par un dégoût
anticipé du monde, et une sorte d'effroi de
l'avenir, j'aurais voulu ne sortir jamais de
cette maison chrétienne, ne jamais quitter
l'ombre de ces murs et de ce sanctuaire. Mon
imagination, tendrement mystique, s'élevait
dans la prière à des vœux de retraite et de
sainteté. Pauvre enfant crédule, je me disais
que j'étais déjà bien vieux par le cœur, que
j'avais assez connu les Passions, et qu'il est
bon d'être au port!
La seule carrière praticable alors était celle
des armes. Mon père, supérieur à ses préju-
gés, n'avait pas de répugnance à me la voir
suivre, même sous l'usurpateur.
On m'envoya à Paris, où, après dix-huit
mois de travail sérieux, je fus reçu à l'école
Polytechnique. Un nouveau monde, brillant
et animé, allait s'ouvrir devant moi. J'y aspi-
rais avec une joie pleine d'agitation, et, pour
mieux m'en préparer l'entrée, je m'appliquai
de toute mon âme à l'étude.
Après la première année, j'eus besoin d'un
mois de repos, et je vins revoir ma mère, la
ferme, le petit sentier et Mlle Camille. Mais
cette fois il y eut du changement.
J'avais à peine, en effet, remarqué jusqu'a-
lors la mère de Camille. Elle aurait pu être la
mienne, et certes je ne me fusse jamais avisé
d'espérer qu'elle serait un jour mieux pour
moi.
Cependant, fraîche et belle encore, elle avait
une bouche de dix-huit ans, des bras blancs
et roses, qu'elle montrait volontiers, et beau-
coup d'esprit qui s'échappait en étincelles par
ses doux yeux. Moi, j'avais dix -sept ans.
ARTHUR 33
Brûlant de désirs, j'étais timide. Je balbutiais,
je rougissais auprès de Camille, qui ne trou-
vait pas de mots pour me répondre. Sa mère
se chargea de m'enhardir.
Ce fut à la campagne, dans un grand jardin
et sous de beaux arbres en fleurs, que j'enten-
dis pour la première fois des discours dont je
ne compris pas d'abord le but et -la portée. Ils
parlaient de sentiment, de passion, traitaient
vaguement, et avec chasteté, des questions
platoniques que j'avais peine à suivre, et qui
me troublaient étrangement.
D'ordinaire, le texte de nos moralités était
quelque lecture qu'on me fesait faire à demi-
voix. Nous lisions ainsi, au fond des bosquets
embaumés, le Diable amoureux, de Cazotte.
Elle m'arrêtait sur les plus voluptueux en-
droits, et la flatteuse enchanteresse me louait
de mon expression, de mon accent, et de
deviner si bien à mon âge ce que je n'avais
jamais senti. Et, au moment même, par le
charme de cette parole insinuante, elle me
3
34 SON PREMIER ROMAN
fesait tout éprouver, tout sentir, et me con
sumait le cœur sous le feu de ses regards.
Quand elle m'avait de la sorte confondu et
mis hors de moi, elle s'interrompait, me reti-
rait brusquement le livre, et arrachant des
roses aux touffes du bosquet, elle me les jetait
à poignées avec de grands éclats, puis me les
reprenait. Et c'étaient des fuites, des retours,
le long des plus étroits sentiers, luttes inter-
minables, où nos mains se tendaient, où s'ef-
fleuraient nos joues et se mêlaient nos haleines.
Le péril pour moi devenait grand, et dès
que j'osai le croire un peu sérieux, je me
gardai bien d'y résister.
Cet amour eut, en trois semaines, de prodi-
gieux ravissements, des larmes, et des an-
goisses sans nombre.
Partagé entre l'innocence de Camille et les
transports de sa mère, entre l'affection virgi-
nale et pudique de mes premières années et
l'enivrant délire d'une passion adultère, je
ressentais mille contradictions violentes. Je
ARTHUR 35
cédais, d'une heure à l'autre, aux caprices les
plus bizarrement opposés. Il y avait des ins-
tants où un regard demi-voilé, une rougeur
subite de la jeune fille, balançaient en moi
tous les torrents de volupté de la femme cou-
pable. Elle, à cette vue, redoublait d'artifices
et de promesses. La jalousie l'aiguillonnait au
plaisir. Elle y portait une inépuisable fraîcheur
de sens et m'égarait de plus en plus en ses
fureurs.
Une nuit, je m'en souviendrai toujours, une
nuit, — c'était la dernière, et nous la passions
ensemble, — la porte de sa chambre était
entr'ouverte, donnant sur un long corridor, au
bout duquel se trouvait l'appartement de sa
fille. Tout à coup, au milieu de notre oubli,
nous entendîmes la voix de Camille, qui,
éveillée en sursaut par quelque bruit ou par
un mauvais songe, appelait à grands cris sa
mère.
Celle-ci, éperdue, s'élança à cette voix ven-
geresse, et, le doigt sur mes lèvres, m'imposa
36 SON PREMIER ROMAN
silence. Je me sentis glacé. Quelques minutes
se passèrent, pendant qu'elle alla rassurer sa
fille. Je demeurai seul dans les ténèbres, im
mobile et sans oser respirer, comme un voya-
geur frappé de la foudre, et à qui l'éclair rapide
a découvert l'abîme où il est tombé. Un mo-
ment, je crus entendre comme un frôlement
de rideaux. Je pensai que la jeune fille s'était
peut-être levée dans son effroi, et qu'elle ve-
nait demander asile à celle que je souillais.
Mes cheveux se dressèrent!
Quand la mère revint, nous ne pûmes rien
retrouver de sa folle ivresse. Une affreuse
pensée s'était glissée entre nous, et nous sou-
pirions tout bas après l'aurore !
VI
Le lendemain, j'étais en route pour Paris,
où mes études me rappelaient. J'en tirai la
distraction dont j'avais besoin, et, au bout de
quelques mois d'application sévère, j'entrai
dans l'artillerie.
Pendant les campagnes de 1813 et de I8i4,
les sentiments nationaux furent sans partage.
Je n'eus de pensée et d'âme que pour la patrie
et l'Empereur. L'invasion étrangère, l'abdica-
tion de Fontainebleau, la Restauration même,
quelque intérêt que j'y pusse avoir, me rem-
plirent de douleur.
Cette exaltation de jeune homme déplaisait
38 SON PREMIER ROMAN
à ma famille, à mes amis, et nuisait à ma for-
tune. J'en pris mon parti, et j'envoyai ma
démission.
1814 se passa pour moi aux champs, à m'af-
fliger des calamités publiques, à lire, à réflé-
chir sur mille questions inquiétantes, à retrou-
ver mes rêveries d'autrefois, à attendre les
événements heureux.
Il m'en arriva un tel que toutes mes ambi-
tions, toutes mes chimères, durent être com-
blées.
J'eus le bonheur, dans une visite un peu
longue que je fis au château de la Houssaye,
d'inspirer un attachement sérieux à l'une des
plus riches héritières de la province que nous
habitions.
Elle avait quinze ans. Délicate, sensible,
passionnée, couvrant un grand fonds de raison
sous les agréments les plus enchanteurs, or-
pheline et maîtresse de sa main, elle avait
arrêté dans sa tête qu'elle ferait le bonheur
d'un honnête homme.
ARTHUR 39
Nos cœurs, nos esprits, nos rangs se con-
venaient, mais non pas nos fortunes. Les pa-
rents et les tuteurs firent des représentations,
suggérèrent de meilleurs partis; on lui objec-
tait mes opinions extravagantes, qui me fer-
maient les carrières où mon nom seul m'aurait
porté.
Elle ne pouvait se marier avant l'âge de
dix-huit ans, et il était probable qu'il faudrait
même attendre la grande majorité.
Cela ne nous découragea point. Durant près
de trois années nous luttâmes contre une so-
ciété envieuse, nous entretînmes la plus déli-
cate liaison de cœur, à travers les sottes pré-
tentions de toute une gentilhommerie de pro-
vince.
Les Cent-Jours me mirent un moment sur
un autre pied parmi ce monde. On revenait à
moi, on me caressait, on me fesait la cour.
J'avais repris du service avec un grade supé-
rieur, et je semblais marchera la plus brillante
destinée militaire. Waterloo renversa ces espé-
40 SON PREMIER ROMAN
rances , et il me fallut recommencer contre
mes ennuyeux rivaux la même petite guerre
que devant.
J'obtins un triomphe complet. L'amour
d'une jeune fille surmonte tous les obsta-
cles, écarte toutes les séductions, et je fus
marié, et je fus riche, et l'envie se tut. Je me
croyais établi dans le bonheur pour le reste de
ma vie.
Mais nous avions trop souffert. La patience
et la dissimulation de ces trois années avaient
aigri nos humeurs, altéré nos caractères. L'ex-
cès des émotions passionnées m'avait rendu
violent et irritable. Et puis, j'avais trop peu
d'expérience. J'administrai légèrement notre
fortune. Nous eûmes de longs et pénibles pro-
cès. Tout alla assez mal d'abord, comme il
arrive aux enfants dans les jeux dont ils se
promettent le plus de plaisir.
Le chagrin nous rendit un peu de raison,
et ma femme, la première, m'y ramena par ses
conseils. Nous nous étudiâmes; nous devînmes
ARTHUR A ï
plus modérés, plus économes. Deux petites
filles charmantes qu'elle me donna dans les
commencements de notre mariage en resser-
rèrent l'union, et nous accoutumèrent au bon-
heur domestique.
Notre vie s'ordonnait. J'étais sage et fidèle,
oh! religieusement fidèle, quoi qu'on en ait pu
dire, et quoi qu'il m'en ait coûté! La vue du
monde ne laissait pas de me causer de conti-
nuelles et vagues inquiétudes . Toutes les
femmes troublaient comme autrefois mon cœur
par leur voix et par leur approche. Il me sem-
blait que je n'avais pas encore été assez aimé,
que je n'avais pas encore assez ressenti d'agita-
tions et d'orages pour me pouvoir accommoder
sans regret de cette félicité paisible dont je
jouissais.
J'étouffais de mon mieux ces révoltes cou-
pables, mais involontaires, en m'occupantavec
ardeur de choses sérieuses, de nos affaires, des
matières politiques, et je commençais à obte-
nir de la sorte une habitude d'empire sur moi-
4 2 SON PREMIER ROMAN
même, quand ma femme, mourant tout-à-coup
dans mes bras, après quelques mois de dépé-
rissement, me laissa au désespoir, sans bien,
et au milieu de mes bonnes résolutions à peine
établies.
VII
Mon affliction fut longue, profonde et sin-
cère. Tous ceux qui me voyaient alors dou-
taient que ma vie y pût résister.
La pensée de mes chères petites filles me
soutint. Madame de *"**, ma cousine, ou plu-
tôt ma sœur par l'amitié et le dévouement,
voulut bien se charger de leur éducation, et
leur tenir lieu de mère.
Ces deux innocentes petites créatures, dont
l'aînée avait près de sept ans, comprenaient
déjà ma douleur, et par mille empressements
ingénus essayèrent de l'endormir.
Mon père aussi m'attachait à la vie, mon
père, à qui sa fortune médiocre, encore récem-
44 SON PREMIER ROMAN
ment ébranlée par des pertes, ne pouvait plus
suffire, et que j'avais recueilli dans ma maison,
avec mon excellente mère, pour qu'ils y fer-
massent les yeux en paix, au milieu de mes
soins et entre mes bras. Jusqu'à mon dernier
jour je me souviendrai de l'impression douce
et religieuse que ce vertueux homme produi-
sait sur moi. Mais avant l'excès de mes der-
niers malheurs, c'était une adoration; le tou-
cher de sa main, le son de sa voix me fesaient
tressaillir et pleurer.
Je passai ainsi une année en famille, à ma
terre de la Luzellerie, dans les larmes, dans la
solitude, formant des projets de retraite stu-
dieuse et austère, revenant à la religion, me
nourrissant comme d'une manne de cette di-
vine poésie de Lamartine, qui était alors dans
sa plus fraîche nouveauté.
Par malheur, le temps qui, peu à peu, as-
soupissait ma douleur, fesait évanouir aussi
mes pensées salutaires.
Un jour, après un hiver de langueur et de
ARTHUR 45
deuil, la santé, la confiance et la jeunesse me
revinrent à la fois. J'avais trente ans, ma
liberté, une situation complète. Le monde me
reprit. Je m'y laissai aller en plein, et avec
le secret de mes avantages.
Ce ne furent d'abord que liaisons légères,
échappées galantes d'une âme qui se dissipe et
se répand à plaisir. Mais bientôt le caprice
l'emporta, les penchants n'eurent plus de
frein. Mes goûts, mes imaginations se croi-
sèrent, et tout cela pêle-mêle et rapide, sans
suite ni sérieux, brillant, varié, partout, à
Paris, en province, dans les salons, et quel-
quefois à côté ! '
Si je n'éprouvai guère alors de passion pro-
fonde, je réussis trop bien à en inspirer, et là
où je m'y serais le moins attendu.
Oui, indigne et frivole que j'étais, il m'arriva
d'être violemment aimé. La tombe renferme
deux cœurs de jeunes filles, d'humble condi-
tion, qui souffrirent beaucoup, se plaignirent
peu, et que j'aurais ménagés si je les avais
46 SON PREMIER ROMAN
mieux connus. Mais tant d'indifférents, tant
d'amis, vous crient : « On se console , on ne
meurt pas ! » Il est si naturel de croire faible-
ment à l'amour quand on aime faiblement soi-
même ! On a si peu de pitié de la pauvre
créature résignée, qui vit dans l'ombre et loin
du train du monde ! Elle n'est pas notre égale ;
on se persuade qu'elle ne peut nous compren-
dre, que son attache à nous est pure vanité,
et que rien ne se brisera dans son être si nous
le délaissons! D'ailleurs, la richesse parée a
tant de dédain et d'épigrammes, qu'on a la
sottise de craindre le ridicule, même dans les
courts éclairs du bonheur !
VIII
Pauvres cœurs cléments qui dormez sous
les gazons d'un cimetière de campagne, s'il
vous fallait de la vengeance, vous êtes bien
vengés aujourd'hui que j'ai senti à mon tour
l'abandon et le délaissement ! Vous l'étiez dès
lors par les dévorantes ardeurs et les poisons
que me versaient tant d'autres rivales à qui
je vous sacrifiais, beautés cruelles et triom-
phantes sous les diamants et sous les fleurs!
Elle, surtout, la sombre, la passionnée, la
capricieuse et misérable Sophie !
Plus j'y pense, plus j'imagine que cette
femme ma perdu, et qu'elle fut véritablement
mon premier pas vers le mal.
4S SON PREMIER ROMAN
Malgré des fautes trop nombreuses et tant
d'emportements, j'étais pur encore, j'étais
innocent, comparé à l'homme tel qu'elle l'a
fait, tel qu'il est sorti d'entre ses bras. O dé-
pravée! D'où lui venait cette science d'ef-
frayants mystères, au-dessus des forces de la
pensée? Quel démon lui avait appris à enivrer,
à égarer la décente et divine volupté, et à la
précipiter jusqu'aux enfers? Son cœur odieux
était si loin de ses sens ! Elle savait si bien
faire acheter ses faveurs par des caprices, et
désoler l'amour après l'avoir couronné! Co-
quette avec profondeur, elle troublait si mali-
cieusement la vie qu'elle avait tout à l'heure
comblée de joies infernales et célestes, qu'il
me fut encore possible de m'arracher à elle et
de l'oublier.
Mais je gardai ses révélations fabuleuses;
mais je lui devais le secret d'un philtre qui
a tout consumé ; mais, plus tard, lorsque
j'eus fait passer à l'être le meilleur, le plus
sensible, le plus aimant que le ciel ait mar-
ARTHUR 49
que entre les femmes, les richesses, le désir
et la frénésie que ce sang africain avait jetés
dans le mien , nous atteignîmes un point du
ciel où il semble que la foudre nous ait frap-
pés.
Nous roulâmes d'abîmes en abîmes. Au mi-
lieu des sentiments les plus tendres, des épan-
chements les plus fidèles, de la sympathie la
plus harmonieuse, notre imagination insensée
déchaînait les plaisirs aigus inextinguibles, qui
nous traversaient douloureusement et de poi-
gnards et d'éclairs !
Au plus fort de ces transes inouïes, je
conçus la possibilité de tous les crimes !... O
malheur! malheur! Toute proportion d'idées
fut détruite en nous, tout équilibre renversé
en nos âmes. Il n'y eut plus moyen de passer
une heure dans les habitudes, dans les devoirs,
dans les sentiments ordinaires et naturels de
la vie. La présence, la présence, toujours la
présence de l'amante et de l'amant ! Et,
chaque minute, chaque regard, chaque parole,
4
50 SON PREMIER ROMAN
redoublaient, pour l'un et pour l'autre, l'épou-
vantable besoin !
Désastreuse et criminelle existence, que
vous nous avez laissé de jours arides à dévo-
rer, si nous sommes condamnés à vivre !
IX
Je voudrais en vain m'arrêter ici, me re-
poser sur quelques douces faiblesses, que je
fis vers ce temps partager à plusieurs femmes
trop vite oubliées, les unes que je n'ai plus
revues depuis, les autres que je retrouve en-
core parfois dans le monde, et auxquelles je
serre silencieusement la main avec reconnais-
sance. Mais, outre que parmi ces flammes
çvanouies il en est de si précieuses et discrètes
qu'elles ne doivent jamais être révélées, pres-
que tout cela, il faut bien l'avouer, s'est allé
perdre maintenant pour moi dans un seul et
désespéré souvenir.
C'est en me replongeant dans ce souvenir
52 SON PREMIER ROMAN
unique que, par moments, je suis tenté de
croire, pour les âmes passionnées, à l'influence
des signes et des astres, à l'entraînement d'une
fatalité irrésistible.
Mes opinions politiques, hautement décla-
rées, et ma conduite marquée en 1 8 1 5 m'avaient
tenu assez en dehors de la noblesse de pro-
vince, et m'avaient de plus en plus rapproché
de la société du haut commerce et de la haute
fabrique de la ville que j'habitais. Les maris
y étaient insignifiants et occupés; mais les
femmes, là comme ailleurs, jolies, vives et
coquettes. Je n'en voulais pas davantage, et,
par ma galanterie empressée, par les frais
d'esprit que je fesais pour plaire, j'étais bien-
tôt devenu fort à la mode dans ce monde.
Vingt fois j'y avais rencontré madame H***,
sans penser à autre chose, sinon qu'elle était
assurément désirable. Mais j'aimais autre part,
et en beaucoup d'endroits. Toutes mes heures
étaient prises. Et puis mes fréquents voyages
et mes longs séjours à Paris s'opposaient, dès
ARTHUR 53
le début, à une liaison suivie entre nous. Je la
retrouvais avec plaisir dans une soirée, dans
une partie de campagne ; mais nous n'avions
rien de particulier à nous dire.
J'avais quelquefois essayé de lui tenir des
discours aimables, auxquels elle avait souri,
par accès, avec une sorte de complaisance.
Plus souvent, y découvrant une certaine bana-
lité, elle y avait répondu avec brusquerie.
Alors, j'en avais pour un mois sans lui par-
ler. Je l'oubliais à peu près complètement, et
je ne m'attachais plus qu'à poursuivre mes
amours préférés, dans les salons de la province
ou de la capitale.
X
Blonde, et d'une blancheur tendrement ani-
mée, avec une taille élancée et de déesse, un
cou pur et gracieux, de longs bras sans cesse
agités et remuants à plaisir, une voix ferme,
un peu dure, un regard bleu, un peu cru, —
regard et voix qu'amour a depuis amollis en
d'inexprimables douceurs! — madame Elyse
H*** passait alors pour légère, évaporée,
bruyante; elle paraissait entièrement étrangère
aux réflexions de l'âme, aux délicates jouis-
sances de la pensée; elle aimait les plaisirs,
mais les plaisirs qui font pitié , c'est-à-dire
qu'elle aimait à danser, sans préférer un dan-
seur à un autre, à courir de campagne en cam-
ARTHUR 55
pagne, sans se sentir émue parle murmure des
belles eaux où la fraîcheur des ombrages, à se
vêtir d'étoffes fines ou brillantes, à se trouver
assise à un festin où il y a de longs moments
de silence ou de turbulents éclats de gaité ;
médiocres et sots plaisirs, qui conduisent trop
souvent à un sensualisme matériel pire que
les passions, mais qui peuvent aussi laisser
l'innocence, une paisible liberté, un grand
repos au cœur !
Cependant, une saison que je la rencontrai
plus fréquemment qu'à l'ordinaire, il me sembla
trop ridicule de la trouver jolie sans le lui dé-
clarer, et de la désirer tant soit peu sans l'ob-
tenir.
D'autres motifs, plus misérables encore que
la fatuité, se mêlèrent à mon caprice, et m;y
confirmèrent par un faux air de raison.
Elle habitait A***, où j'avais mon foyer,
mes arbres et mes enfants. Je pouvais la re-
trouver chaque jour dans le monde qu'elle fré-
quentait le plus, et que je commençais à re-
5^ SON PREMIER ROMAN
chercher davantage à cause d'elle. Assez las
de mes déplacements sans fin, épris d'une pro-
fonde et sérieuse tendresse pour mes filles,
me croyant faiblement aimé de mes maîtresses,
j'en vins à penser qu'un amour en province
serait bien mieux à ma convenance, qu'en le
menant avec modération je pourrais à la fois
jouir de ses douceurs et de la société de mes
enfants, pour qui j'étais une fête continuelle.
Imprudent, je croyais diriger le cours de
mes sentiments par les mêmes calculs qui
président à l'arrangement des intérêts plus
vulgaires! Insensé, je voulais rapprocher sans
confusion le sacré du profane, mener de front
paisiblement le désordre et le devoir, respirer
le parfum de la fleur sans tache, et ne rien
perdre de la saveur du fruit corrompu !
XI
L'avouerai-je pourtant? Je n'étais pas mal-
heureux alors. Je commençais à me fatiguer
du tourbillon où mon inconstance m'avait en-
traîné, et à croire qu'il était temps de songer
à une demi-retraite.
Malgré la noirceur de bien des maux que
j'avais causés, et l'ombre mortelle que j'avais
répandue sur des fronts innocents, mes cha-
grins de cœur avaient pris cette teinte légère
et suave, qui ne fait qu'adoucir à nos regards
l'éclat des objets d'alentour, et nous disposer
au charme des rêveries. Je me dissimulais
l'énormité de mes torts, et, si j'osais m'en
avouer quelques-uns, je trouvais une certaine
5» SON PREMIER ROMAN
douceur à les pleurer et à m'en repentir.
De plus, je me figurais avoir suffisamment
aimé, être allé aussi loin qu'aucun homme à
travers les Passions et au plus fort de leurs
orages, et cette idée, bien que mêlée à la perte
de beaucoup d'illusions, me donnait une sorte
de contentement intime, comme au voyageur
qui a voulu tout voir et qui est revenu.
J'ignorais encore, j'ignorais, hélas! qu'il est
un amour plus violent, plus vrai, plus acca-
blant que tous les autres, et qui les chasse
devant lui de ses rayons comme des vapeurs
du matin; un amour unique, excessif, irrémé-
diable, au-delà duquel il n'y en a plus : l'amour
des dernières années, l'amour d'environ trente
ans, plus ou moins, en qui s'accumulent et
s'abîment à jamais toutes nos facultés et toute
notre vie, celui qui ressemble le plus à un dé-
sespoir, la dernière flamme, les derniers chants,
le dernier cri de la jeunesse expirante !
Je ne l'avais pas éprouvé, cet amour, et on
ne le devine pas. Peu de gens y passent.
ARTHUR 59
Beaucoup s'arrêtent ou s'égarent en chemin;
les uns, usés par les frivolités, les autres, em-
pêchés dans les vices, ont laissé dépérir en
eux la noble faculté d'aimer !
Avant de tomber à cet âge fatal, bien heu-
reux et bien rares sont ceux qui, de bonne
heure fixés sur un digne objet, ont fidèlement
enchaîné leur âme en un cercle d'affections
légitimes; qui n'ont aimé qu'une fois, à vingt
ans, et pour la vie; qui, sages et prévoyants
dès leur jeunesse, se sont hâtés de creuser un
lit profond et d'élever des digues avant même
de craindre que le débordement pût les gagner !
Heureux aussi ceux qui, arrivés dans les
dissipations et les fautes à l'âge où j'étais
alors, sitôt que là le dégoût commence, et, au
lieu de se laisser bercer à de vagues ennuis,
retrouvent en eux-mêmes des souvenirs sévè-
res, des principes ineffaçables, qui les réveil-
lent sans pitié avant la dernière épreuve, et
les arrachent du bord de l'écueil qu'ils ne soup-
çonnaient même pas!
XII
C'est ce que je ne sus pas faire, et, au fond,
je ne l'aurais pas voulu.
Je me plaisais à mes maux, à mes pleurs,
au faible murmure de mon repentir. Mon
léger dégoût des choses était presque un plai-
sir de vanité pour moi, parce qu'il semblait
m'avertir que j'avais tout goûté.
Sage comme je m'imaginais l'être, je n'avais
plus d'autre vœu qu'une société choisie et
moins éparse, ma famille, la campagne sans
l'isolement, quelques livres, surtout la poésie,
celle qui répondait à mes besoins, à mes sen-
timents, et çà et là, encore, non loin de moi,
quelque liaison délicate et tendre, pour ache-
ver d'aimer.
ARTHUR 61
Voilà ce que me fesait inventer de chimé-
rique, comme réforme et premier retour au
bien, une morale riante, toute mondaine, ri-
gide en honneur, en amitié, mais sur le reste
accommodante et fragile.
Je trouve dans les poésies que je laissais
échapper alors, une pièce qui me paraît ex-
primer à merveille cette situation de mon âme,
et que, pour cela, je veux placer ici :
STANCES
Par ce soleil d'automne, au bord de ce beau fleuve,
Dont l'eau baigne les bois que ma main a plantés,
Après les jours d'ivresse, après les jours d'épreuve,
Viens, mon Ame, apaisons nos destins agités.
Viens, avant que le temps dont la fuite nous presse
Ait dévoré le fruit des dernières saisons,
Avant qu'à nos regards la brume qu'il abaisse
Ait voilé la blancheur des vastes horizons.
Viens, respire, ô mon Ame, et contemple ces îles
Où le fleuve assoupi ne fait plus que gémir ;
Cherche en ton cours errant des souvenirs tranquilles
Autour desquels aussi ton flot puisse dormir.
62 SON PREMIER ROMAN
Dépose le limon qu'a soulevé l'orage;
L'abîme est loin encore, il nous faut l'oublier;
Il nous faut les douceurs d'une secrète plage ;
J'attache ma nacelle au tronc d'un peuplier.
Hélas! dans ces jardins dont j'aime le mystère,
Que de jours écoulés, sereins ou nuageux!
A midi sur ce banc s'asseoit encor mon père;
Mes filles ont foulé ces gazons dans leurs jeux.
Sous ces acacias, les pieds dans la rosée,
J'ai quelquefois, dès l'aube, égaré la beauté.
L'oiseau chantait à peine, et la fleur reposée
Exhalait un parfum empreint de volupté.
Après bien des détours dans l'cmbre et sur la mousse,
L'aurore avec le jour amenait les adieux.
En me disant : demain, que sa voix était douce !
Que loin, en la quittant, je la suivais des yeux!
Puis je m'en revenais, solitaire et superbe,
Recevant le soleil et l'air par tous mes sens,
Cueillant le frais bouton, ramassant le brin d'herbe,
Et le cœur inondé d'harmonieux accents.
Voici toujours les lieux, les places trop connues,
Et l'ombre comme hier flottant dans ce chemin.
Vous toutes, seulement, qu'êtes-vous devenues?
Et quelle autre, à mon bras, doit y marcher demain
ARTHUR 63
Je n'ai point passé l'âge où l'on plaît, où l'on aime;
Mes cheveux sont touffus et décorent mon front ;
Les regards de mes yeux ont un charme suprême,
Et bien longtemps encor les âmes s'y prendront.
Mais que pour cette fois ce soit une belle âme,
Tendre et douce à l'amour, et légère à guider,
Qui de jeunes baisers rafraîchisse ma flamme,
Me couvre de son aile et me sache garder ;
Qui des rayons de feu que lance ma paupière
Réfléchisse en ses pleurs la tremblante clarté,
Et, sans orage au ciel, sans trop vive lumière
Se lève sur le soir de mon rapide été !
Que l'oubli du passé me vienne à côté d'elle;
Que, rentré dans la paix, je craigne d'en sortir...
Que cet amour surtout, bien que noble et fidèle,
Au cœur pieux des miens n'aille pas retentir!
Ce soir là, j'étais dans une de ces disposi-
tions lucides, où, avec un peu de recueille-
ment, on découvre à nu le fond de son âme, et
où l'on voit clair dans l'infinité de ses désirs.
Si cet état de calme intérieur se prolon-
geait, on pourrait sans trop de difficulté com-
poser sa vie selon ses goûts, et la tempérer
64 SON PREMIER ROMAN
dans la mesure la plus convenable au bonheur.
Mais, dès le moment que la rêverie cesse et
que l'action recommence, on est repris par
mille habitudes contraires, par mille distrac-
tions confuses. On oublie en chemin la partie
la plus fine de son projet, et tout ce discret
arrangement de l'avenir.
XIII
Je continuais donc comme à l'ordinaire, bien
qu'avec des intervalles de dégoûts, ma vie
éparse et mondaine. J'entretenais mes liaisons
diverses, et j'en ébauchais même quelques
autres.
Seulement, pendant tout l'hiver de cette
année, je ne perdis plus de vue madame H***.
Je fus sans cesse ramené près d'elle par un
attrait dont je ne me rendais pas compte.
Sa conversation était peu choisie, peu in-
time, entremêlée de trop vifs éclats. Beauté à
la fois hardie, joyeuse et sévère, elle échap-
pait, dès l'abord, à toute intimation de ten-
dresse par une moquerie peu irritante.
On ne m'avait pas épargné près d'elle, et
66 SON PREMIER ROMAN
elle me traitait assez plaisamment sur le pied
de séducteur, en nvassurant bien que je per-
dais ma peine et qu'il n'en serait rien.
Ce qui vive pourtant ne lui déplaisait pas.
Elle se croyait sûre d'elle-même. Non que ce
fût précisément chasteté vertueuse, ni amour
de son mari. Mais, sage jusque là par habitude,
sans désirs inconnus, parfaitement maîtresse
de ses sens et presque inattaquable de ce côté,
elle se souciait peu de jouer un sort régulier
contre des sentiments dont elle ignorait tout
le charme.
Avec cette résolution bien ferme de m'é-
chapper, il lui semblait assez piquant et nul-
lement dangereux de me retenir.
Nos discussions sans fin, nos hostilités con-
venues sur les hommes et sur les femmes, se-
condaient à merveille sa bonne humeur, et
fournissaient une inépuisable matière à nos
fréquents a parte durant chaque bal, ou à nos
conversations du soir, en petit comité, dans
sa famille.
ARTHUR 67
Je me prêtais à tout. Je me laissais battre
souvent. Je me fesais respectueux et calomnié
pour mieux dissiper les préventions, et, au
lieu de tentatives prématurées, je m'en re-
mettais patiemment au progrès naturel en ces
sortes d'affaires.
XIV
Mes soins, en effet, devinrent bientôt une
partie essentielle de ses habitudes et de sa vie.
Je les rendais aussi aimables, aussi variés,
qu'il m'était possible. Je conseillais de déli-
cates et saisissantes lectures. Je causais des
romans et de nos poètes chéris avec tout le
feu, toute l'âme, que j'avais alors. Je prêtais
beaucoup de livres à l'appui, que j'accompa-
gnais de billets empressés et coquets.
On me répondait quelquefois par une petite
lettre de remerciements un peu gauche, un
peu cérémonieuse, à laquelle on avait bien pris
garde .
C'était un commencement.
ARTHUR 69
On m'abordait à la prochaine rencontre avec
un doux son de voix, en essayant confusé-
ment de me décrire l'effet mystérieux que ces
livres avaient produit, et, à travers ces timides
discours, qui remplaçaient les banalités des
jours précédents, j'entrevoyais une âme toute
vierge, un cœur près d'éclore, des regards qui
interrogeaient les miens, d'inexprimables sou-
rires, aussi nouveaux pour elle que pour moi.
J'avançais par là bien doucement sans doute.
Mais je crois que je le voulais ainsi, et qu'il
m'était presque aussi agréable d'aller que d'ar-
river.
Du moment que j'aperçus que tout chez
cette femme était à créer, le cœur, l'esprit et
les sens, et qu'il me parut que le cœur, le
premier, laissait poindre son étincelle, je ne
vis guère dans l'aventure entamée qu'une ex-
périence délicieuse, qu'il fallait mener à bon
terme, et ne pas compromettre en la précipi-
tant.
Aujourd'hui, qu'une passion vraie, rapide
70 SON PREMIER ROMAN
et sans bornes, a passé sur des sentiments si
légers et si vains, je me les rappelle avec une
émotion que j'étais bien loin d'éprouver alors.
J'en riais plutôt, j'en rougissais presque, si les
femmes de ma connaissance y touchaient ma-
licieusement, et, quand mes plus familiers amis
m'entreprenaient là-dessus, je m'exécutais de
fort bonne grâce, tantôt me rejetant sur les
bizarreries des goûts, tantôt affectant plus
d'indifférence misérable que je n'en avais.
Et maintenant, hélas ! le souvenir de ces
premières circonstances me fait mourir, autant
que celui des plus chères faveurs!
On m'a assuré qu'elle-même alors parlait
avec beaucoup de légèreté de la cour que je lui
fesais. Je le croirais sans peine. L'amour, à sa
naissance, s'accommode on ne peut mieux de
ces bruyants démentis, qu'on se donne à soi
et aux autres. Il veut un peu de sécurité
avant tout, et a besoin de grandir à l'aise der-
rière les faux-semblants.
Même en ma présence elle s'essayait quel-
ARTHUR 7 i
quefois à marquer nettement sa froideur et sa
liberté d'esprit, soit par pur caprice, soit pour
se prouver qu'elle ne dépendait pas de moi,
soit enfin qu'elle me voulût punir de quelques
avances trop vives.
Il y eut bien des scènes de cette sorte et
en plus d'une occasion, et mon amour-propre
souffrit au point de s'intéresser au dénoue-
ment comme aurait fait l'amour.
XV
Nous étions vers la fin de l'hiver, et depuis
un mois tout entier dans les douceurs conti-
nues d'une intimité croissante.
J'avais passé ma matinée avec elle. Je lisais.
Elle appréciait fort bien les choses, à quelques
écoles près de confusion et de défaut d'attein-
dre, comme il sied si gracieusement aux fem-
mes, et pour qu'il reste à dire aux amants.
L'heure des adieux approchait. Je devins,
comme à l'ordinaire, plus tendre, plus pres-
sant. Je le fus trop ce soir-là; il y eut révolte.
C'était assez juste, et, quoiqu'un peu impa-
tienté, je me retirai sans témoigner d'humeur,
mais lui en laissant beaucoup, ce dont je ne
fus pas longtemps préoccupé.
ARTHUR 73
Nous dînions à trois, quelques jours après,
chez le général ***, le même dont la femme
disait si naïvement que de tous ses amants
c'était encore son mari qu'elle préférait.
Il fut résolu en moi que j'attendrais ce mo-
ment pour revoir ma belle Elyse, et je donnai
mes loisirs durant l'intervalle à certaine obs-
cure liaison, paisible alors, mais qui m'occu-
pera longuement dans la suite.
Quand j'arrivai chez le général, Élyse y était
déjà. Je la trouvai sévère, serrée, et avec un
air digne qui me parut fort divertissant. Je lui
en laissai quelque temps les honneurs, et ne
m'approchai point d'elle avant le dîner.
Elle était à table placée en face de moi, à
côté d'un homme passablement aimable, fort
de ses connaissances, et que la malignité pro-
vinciale lui avait donné pour soupirant.
Elle baissait souvent les yeux, et fronçait
les lèvres en silence. Comme ses regards ne
se tournaient nullement sur moi, je ne parus
m'apercevoir de rien, et me mis à causer avec
74 SON PREMIER ROMAN
mes deux voisines, parées à l'excès, aussi
belles et aussi sensibles que deux vases de
fausses fleurs posés aux extrémités du couvert.
Je ne sais quel dépit Elyse en conçut, mais
au bout de quelques minutes elle était en con-
versation suivie avec son voisin, et ce fut bien-
tôt un entrain de paroles, un parti pris de
gaieté, qui attira le sourire sur presque tous
les visages. La rougeur et le mépris m'en vin-
rent au front. De telles manières m'irritèrent
sans me guérir. On me regardait aussi, et je
jurai en moi-même de ne jamais pardonner.
Le dîner fut long et insupportable. Le soir
il y avait bal chez la jeune comtesse Amé-
lie ***. J'avais depuis longtemps promis à
Elyse de m'en dispenser. L'occasion était trop
belle de manquer à ma promesse. Je demandai
bien haut à son causeur s'il n'y viendrait pas,
et que je me ferais un plaisir de le conduire.
Il accepta, et nous partîmes à l'instant, sans
que j'eusse dit un mot d'adieu à cette folâtre
délaissée. Je lui voulais déclarer ainsi mon in-
ARTHUR 75
différence souveraine et mon mécontentement,
sans aucune jalousie pour ses préférences.
Je restai au bal fort tard, et m'y comportai
de façon qu'il lui fut bien rapporté que j'y
avais été fort aimable, et particulièrement oc-
cupé des femmes qu'elle haïssait le plus.
Mais, au prochain tête-à-tête, un mot de
regret, quelques pleurs sincères, quelques ten-
dres gages de soumission, réparaient tout.
Dans ces moments, les regards qu'elle lan-
çait étaient un mélange adorable de supplica-
tion et de confiance. Elle s'humiliait avec un
badinage qui n'était plus de la gaieté. Elle me
fesait lire, se disait ignorante, et voulait abso-
lument m'être redevable d'avoir compris.
Et puis, il y avait des jours où elle était si
parfaite pour moi devant le monde, où elle
fesait tant d'honneur à mes soins, avec son
air de beauté inquiète et subjuguée !
XVI
Je m'attachais insensiblement à elle par ses
progrès naïfs dans les sentiments de l'âme, et
par ce charme de rêverie inconnue sous lequel
je la plaçais.
Ce qui me la révéla surtout telle que je ne
l'avais pas soupçonnée encore, ce fut un con-
cert qui suivit de près ce dîner malencontreux.
Les concerts l'avaient toujours ennuyée
jusque là. Elle n'y avait jamais cherché que
des paroles de romances, et c'était la pre-
mière fois probablement qu'elle s'avisait d'écou-
ter de la musique.
Celle-là recelait toutes les sources de l'émo-
tion. Dona Anna, trahie, était aux prises avec
ARTHUR 77
Don Juan. Il fallait voir comme, pendant ce
moment, ma belle Elyse en saisissait, en réflé-
chissait les larges nuances; comme sa figure,
sans un seul sourire, attentive, altérée, sombre
et violente, donnait à connaître le profond tu-
multe de son cœur!
Et, lorsqu'à cette passion dramatique succé-
dèrent d'autres airs plus légers, des chants
simplement tristes et tendres, son attention
flotta un peu. Mais, bientôt, sa rêverie l'em-
portant, elle n'écouta rien qu'elle-même, ses
propres pensées, et le retentissement de l'orage
évanoui.
Tout ce qu'il y avait de vague et d'inachevé
en son âme s'était harmonieusement ému, et
ne lui laissait plus de silence. Elle ne put s'en
détacher tout le reste du soir, et les voix, les
instruments, étaient comme un accompagne-
ment lointain, qui, du dehors, la replongeait
sans cesse et l'égarait à l'infini dans le senti-
ment de sa vie nouvelle et de son amour!
XVII
L'hiver était passé. Elle partait pour sa
campagne de Crosey, à trois lieues d'A***.
Elle devait aussi faire un voyage à Paris vers
juillet. Je promis de me trouver en même
temps qu'elle dans la capitale, et, en atten-
dant, de l'aller voir souvent à sa campagne.
Son mari, occupé d'affaires, l'y laissait fort
libre et ne la rejoignait guère qu'une ou deux
fois la semaine. Elle y avait peu de société :
un beau-frère, une belle-sœur, quelques voi-
sins. Sa petite fille n'était encore qu'un en-
fant.
Le dimanche, elle recevait volontiers du
monde de la ville. J'y fus invité, par un petit
ARTHUR 79
mot de sa main, pour le second dimanche
qu'elle y passa. Il ne devait y avoir que moi,
m'écrivait-elle.
Je n'étais jamais allé à Crosey, ou du moins
je n'avais fait qu'entrevoir la maison à travers
la grille et côtoyer le parc, en m'en revenant
à cheval de chez un de mes amis, qui demeu-
rait dans les environs.
Toujours j'avais admiré la solitude du lieu,
l'épaisseur du bois, et, plus d'un soir, descen-
dant au pas le sentier couvert qui mène au
vallon, respirant les parfums de seringat qui
m'arrivaient par bouffées avec la brise , il
m'était venu à l'idée, sous ces ombrages, un
roman selon mon cœur.
Depuis que j'en connaissais l'habitante, ces
souvenirs m'avaient repris avec plus de viva-
cité, et, la veille du fortuné dimanche, ils ne
me laissèrent pas un moment de cesse que je
n'eusse écrit les vers suivants :
8o SON PREMIER ROMAN
DÉSIR
Eh quoi? ces doux jardins, cette retraite heureuse,
Qui des plus chers désirs de mon âme amoureuse
Enferme les derniers ;
Beaux lieux, dont je n'ai vu que l'enceinte bordée
De mélèzes en pleurs et d'arbres de Judée
Et de faux ébéniers ;
Bosquets voilés au jour, secrètes avenues,
Dont je n'ai respiré les odeurs inconnues
Que par la haie en fleur ;
Au bord desquels, poussant mon alezan rapide,
J'ai souvent en chemin cueilli la feuille humide
Pour la mettre à mon cœur;
Quoi ! ces lieux de son choix, ces gazons qu'elle arrose,
Ces courbes des sentiers dont à son gré dispose
Un caprice adoré ;
Ce plaisir de ses yeux, son bonheur dès l'aurore,
Tout ce qu'elle embellit et tout ce qu'elle honore,
Demain je le verrai ?
Je verrai tout! Déjà je sais et je devine ;
Je suis, sous les berceaux, sa démarche divine
Et son pas agité;
Je l'imagine émue, en flottante ceinture,
En blonds cheveux, plus belle au sein de la nature,
O Reine, ô ma Beauté!
ARTHUR 81
Oh! dis, en ces moments de suave pensée,
Lorsqu'au pâle rayon dont elle est caresste
L'âme s'épanouit,
Comme ces tendres fleurs que le soleil dévore,
Que le soir attiédit, et qui n'osent éclore
Qu'aux rayons de la nuit;
Quand loin de moi, sans crainte et plus reconnaissante
Tu nourris de soupirs cette amitié naissante
Et ce confus amour ;
Quand sur un banc de mousse, attendrie et pâlie,
Tu tiens encor le livre et que ton œil oublie
Qu'il n'est déjà plus jour;
Quand tu vois le passé, tous ces plaisirs factices,
Tous ces printemps perdus, comparés aux délices
Qui germent dans ton cœur;
Combien pour nous aimer nous avons de puissance,
Mais que. même aux vrais biens, le mensonge ou l'absence
Retranchent le meilleur !
Oh! dis, en ces moments d'abandon et de larmes,
Sens-tu tomber tes bras et se briser tes armes
Contre un amant soumis?
Sens-tu fléchir ton front, et ta rigueur se fondre,
Et tes gémissements essayer de répondre,
Quand de loin je gémis ?
Oh ! dis, sous la fraîcheur du plus charmant ombrage,
Dans tes loisirs sans fin, toujours et sans partage
Suis-je en ton souvenir?
82 SON PREMIER ROMAN
Dis! songeant, au réveil, que dans ta chère allée,
Sous l'arbre confident de ta plainte exhalée,
Demain je dois venir,
As-tu, ce matin même, as-tu revu les places,
As-tu peigné le sable où se verront tes traces
Et les miennes aussi ?
As-tu bien dit à l'arbre, aux oiseaux, à l'abeille,
Au vent, — de murmurer longtemps à mon oreille :
« C'est ici, c'est ici !
(( Ici qu'elle est venue, ici que, solitaire,
« S'est lentement en elle accompli ce mystère
« Qui nous change en autrui;
« Ici qu'elle a rêvé qu'elle s'était donnée,
« Ici qu'elle a béni le jour, le mois, l'année,
u Qui l'uniront à lui ! »
Vœu sacré! — Mais au moins, pour demain, belle Elyse,
N'est-il pas, n'est-il pas, vers cette heure indécise
Où tout permet d'oser,
N'est-il pas un sentier dans le myrte et la rose,
Un bosquet de Clarens où le ramier se pose,
Où descend le baiser (i) ?
(i) Allusion à la Nouvelle Hêloïse, de J.-J. Rousseau.
XVIII
Je les lui remis un peu après mon arrivée,
dans un moment où nous étions seuls. Elle se
retira quelque temps sous une allée pour les
lire, et reparut bientôt, confuse et glorieuse,
avec un attendrissement marqué.
Mais la compagnie nous était survenue, et,
elle-même se défiant de son émotion, elle prit
garde, pour le reste du jour, à un nouveau
tête-à-tête.
Il n'y eut donc point à Crosey de bosquet de
Clarens; le baiser ne descendit pas, et, à vrai
dire, il était déjà tout descendu.
Bien qu'elle ne m'eût rien accordé encore
que de fort léger, nous n'en étions plus tout à
fait à ses sortes de réserves.
84 SON PREMIER ROMAN
Je n'eus pas trop à me plaindre pourtant;
elle voulut se faire pardonner de ne pas me
complaire en ce point, et fut d'autant plus
charmante en paroles, en regards, en inépui-
sables ressources d'esprit pour n'adresser qu'à
moi seul, sans rien laisser paraître, la conver-
sation, les promenades, et chacune des beau-
tés de son séjour.
Mes visites à Crosey se renouvelèrent quel-
quefois. L'éloignement et les convenances de-
vaient les rendre assez rares. Mes lettres n'y
suppléèrent qu'imparfaitement.
Au bout de quelques semaines, Elyse crut
remarquer dans mes procédés de la distraction
et de la langueur.
J'étais toujours le même en sa présence,
tendre, amoureux, empressé, fécond en ex-
cuses et en promesses. Mais, comme elle ne
m'avait plus tous les jours à ses côtés pour
lui répondre de moi, ses objections avaient le
temps de se fortifier et de croître avec son
amour.
ARTHUR 85
Si je lui parlais de mes ennuis loin d'elle et
de l'emploi de mes heures, elle m'opposait un
air d'incrédulité. Son inquiétude était sincère
autant qu'apparente, et il n'y avait pas là,
comme à la ville, de longs entretiens chaque
soir, ni d'autres fascinations du même genre
pour la rassurer.
XIX
Ce fut bien pis encore, quand, au lieu de la
rejoindre à Paris, comme il était convenu, je
prétextai je ne sais quelle indisposition subite
qui m'arrêtait au départ.
Elle m'écrivit durant cette absence deux
lettres moqueuses et piquées. Elle regrettait
fort de ne pas m'avoir pour guide en ce beau
Paris, elle, pauvre provinciale, qui avait tant
besoin de conseils et de directions. Elle n'avait
jamais osé se flatter sans doute jusqu'à comp-
ter entièrement sur moi. Mais elle avait espéré
du moins que je ne la laisserais de côté que
pour une occupation plus agréable. Et voilà
que j'étais tout sottement malade, au lit, moi,
ARTHUR 87
qu'elle se figurait en si heureuse veine [de
nouveauté et de plaisir! C'était jouer de^ mal-
heur vraiment, pour un homme d'autant d'es-
prit, et elle me plaignait de grand cœur, tout
en profitant de son mieux du voyage.
Ce débordement de verve ne m'effrayait
pas; je le voyais même avec un secret plaisir.
Il me prouvait l'agitation et la plénitude de son
âme. Ma belle s'aventurait de la sorte en iro-
nie plus avant qu'elle ne se serait lancée en
tendresse, et l'une ou l'autre route mène éga-
lement loin en amour.
Et puis, tout ceci me préparait un automne
orageux, un hiver occupé. J'allais avoir des
torts à réparer, des préventions à vaincre, des
droits à reconquérir.
En attendant, il me restait une ou deux rai-
sons particulières de prendre patience et de
différer.
XX
La principale , l'essentielle , la seule qui
explique mon manque de parole et mes négli-
gences de cette saison à l'égard d'Elyse, est un
des mystères de ma vie, un de ces secrets
comme tout homme qui a senti en renferme
un au moins dans les abîmes de son cœur.
Ce n'est ni le plus grand, ni le plus pro-
fond peut-être, ni toujours le plus honteux,
ni même celui où il entre le plus de notre
âme. Et c'est pourtant celui qu'on ne confes-
sera jamais; celui qu'un caprice mystique,
une pudeur éternelle, enchaînera jusqu'au
dernier jour bien loin de nos lèvres; le seul,
s'il était permis de choisir, sur lequel on prie-
ARTHUR 89
rait l'ange du Jugement de voiler l'éclat de sa
voix !
Et quand on le voudrait divulguer, ce secret
unique qui se dérobe en nous, qui sait si on
en aurait les moyens ici-bas? Qui sait si cette
superstition sacrée trouverait des mots dans
le langage; si, dans ce milieu grossier qui nous
environne, cette corde invisible résonnerait à
d'autres oreilles; si cette impression subtile,
pénétrante comme celle d'une odeur, se pour-
rait transmettre et raconter?
La musique seule, avec ses vapeurs et ses
voiles, et la profonde douceur de ses soupirs,
une musique de carmélites allemandes, chan-
tant le soir, derrière la grille d'un cloître, au
chœur d'une basilique, serait digne de tou-
cher, sans dissonance ni souillure, à ce sen-
timent qui n'est rencontré qu'une fois, à ce
qui n'a été véritablement en nous qu'un éclair,
un accord indéfinissable, une mélodie!
On serait là, dans l'ombre, une nuit, à
genoux, plein d'une anxiété pieuse, et du
90 SON PREMIER ROMAN
plus loin que nous semblerait venir, bercé dans
l'harmonie, le blanc nuage avec l'apparition,
on ferait un signe solennel à l'ami agenouillé
sous le même pilier; on lui serrerait convul-
sivement la main durant le passage, et tout
serait dit, et le secret tout entier serait ré-
vélé !
Les autres moyens terrestres serviraient
mal notre pensée, et trahiraient notre idée!...
XXI
Voici la réponse que j'adressai vers ce temps
à mon excellent ami Joseph Delorme, qui
m'avait écrit pour me reprocher l'excès de ma
discrétion à ce sujet. C'est le seul éclaircisse-
ment que je veuille ajouter ici.
« Il est vrai, cher Joseph, il y a un nom
dans ma vie qui ne sera jamais prononcé aux
hommes; un sentiment, d'une durée insaisis-
sable, qui eut toute l'élévation de la chasteté,
avec tout le délire de la passion, que j'ai trahi,
méconnu en y cédant, mais que je respecte-
rai par mon rigoureux silence.
« Si jamais il m'est donné de revoir son
92 SON PREMIER ROMAN
objet, si je suis seul devant ses yeux, je me
mettrai à genoux, et le toucher de sa main
m'absoudra, et une fleur qu'elle aura cueillie,
dont une feuille me sera accordée, deviendra
une sainte et impérissable relique !
« J'ai sans doute autant aimé déjà; j'aime-
rai peut-être davantage un jour. Je ne sentirai
jamais ainsi!
« C'est que cet ange, dont un moment les
pas s'égarèrent, portait la candeur au front,
la sérénité dans les yeux, la prudence sur les
lèvres; c'est que cette femme imméritée, que
je n'ai pas dû retenir, traversa ma vie comme
par miracle ; c'est qu'elle n'était pas née pour
faillir ; c'est qu'avant la faute, il y eut une
heure, un moment, un son de voix dans les
larmes, une réunion fortuite du lieu, de la lu-
mière, de l'accent, quelque chose de si étrange
dans la pâleur, un reflet sans doute de ce
qu'ont vu en leurs songes Dante et Pétrarque
inspirés; c'est que tout cela s'est tellement
confondu en elle, évanoui avec elle, que je ne
ARTHUR 93
mêlerai rien désormais à son souvenir, que
cette lettre ne contiendra pas un mot qui ne
lui soit consacré, et que l'explication finira
ainsi entre nous, mon ami.
« Adieu.
« Arthur. »
XXII
L'autre raison, bien secondaire il est vrai,
que j'avais de me consoler en l'absence
d'Elyse me sera plus aisée à dire, quoique
assez honteuse par son côté indélicat et vul-
gaire .
J'ai parlé d'une liaison obscure qui me de-
viendra onéreuse par la suite, mais avec la-
quelle je remplissais paisiblement alors les in-
tervalles de ma nouvelle passion.
L'origine de cette liaison était déjà un peu
ancienne, et remontait à l'époque de mes plus
folles aventures.
Dans un de mes voyages à Paris, Madame
de ***, allemande et amie de notre famille,
ARTHUR 95
femme d'un esprit agréable et fin, d'un com-
merce aisé, d'un âge commode (cinquante ans
environ), me proposa de venir voir mes enfants
à la Luzellerie, où ils passaient la belle saison.
J'acceptai sans peine, et nous partîmes dans
sa voiture.
Elle emmenait avec elle une de ses femmes,
nommée Julie, qui lui était indispensable, et
qu'elle plaça dans le coupé entre nous deux.
C'était en été, par une des nuits les plus
étoilées et les plus transparentes que j'aie
vues. Nous traversions un magnifique pays,
des forêts, des fermes, d'odorants vergers
alentour, des terrasses naturelles d'où l'on
domine des vallées, des châteaux sur des
pelouses, de blancs villages dans le roc, et
tout ce qui accompagne le cours d'un beau
fleuve.
La pensée du sommeil ne nous venait pas.
Nous regardions sans parler.
Julie était une fille de vingt-cinq ans, d'un
doux et franc sourire, d'une grâce vive et
96 SON PREMIER ROMAN
entraînante; avec cela mélancolique, et pres-
que toujours silencieuse. Son teint était brun
et animé, ses cheveux noirs admirables. Elle
avait la lèvre épaisse et l'œil confiant, la taille
parfaite, quoique robuste et romaine.
Placés comme nous étions, la senteur de
ses cheveux m'allait à l'âme. Ses chairs péné-
traient les miennes, et j'en étais, malgré moi,
tout gêné, tout palpitant.
Elle finit par s'en apercevoir à quelques mou-
vements un peu passionnés, et elle demanda
à monter sur le siège de la voiture, la cha-
leur lui faisant mal, disait-elle.
Sa maîtresse se prit à sourire, et dès que
nous fûmes seuls :
— Eh bien, Arthur, toujours le même? »
Je protestai de mon innocence :
— Mais cette fille est si fraîche, si vivi-
fiante... en vérité...
— Je vous conseille, mon ami, de n'y point
penser; vous y perdriez vos peines. Cette
fille est très sage, et je ne saurais vous dire de
ARTHUR 97
combien de poursuites elle a été l'objet. Mon
mari lui a offert des trésors, amoureux qu'il
était d'elle à en mourir. De guerre las, il lui
a fallu renoncer à la vaincre. Elle peut faire
un bon mariage avec un marchand, à qui la
tête en est tournée. Elle diffère encore pour-
tant, et dit que cet homme l'ennuie, qu'elle
m'est trop attachée... Je lui ai offert [de] la
laisser à Paris; mais elle m'a refusé, et veut
me suivre à toute force. Soyez donc saga, mon
jeune ami, et ne me faites pas de sottise. »
Le jour nous prit comme nous avions à
monter la côte des Moulins, quelques lieues
avant d'arriver. Mme de ■**"* resta dans la
voiture, et je me mis à cheminer à pied avec
Julie.
Je lui fis admirer l'étonnante vue que chaque
pas en avant nous découvrait, le fleuve, les
îles, les jeux de lumière vermeille, les vapeurs
de l'aube qui se repliaient, les bruits et les
fumées du matin, et cela naturellement et
avec délicatesse, sans me prévaloir de ma
7
gS SON PREMIER ROMAN
complaisance, car je tenais encore de sa maî-
tresse qu'elle était fille naturelle d'une mère
fort commune, mais d'un négociant riche et
considéré de l'Ile de France, et que, destinée
d'abord à un tout autre sort, la ruine complète
de son père naturel l'avait réduite où je la
trouvais.
Je pensai bien que cette pauvre fille était
pleine de cette idée, et je causai avec elle à
peu près comme avec une égale.
Cette attention commença à me la gagner,
et le bonheur qui monta aussitôt sur cette
figure me fit bien augurer d'elle et de nos
plaisirs à venir.
XXIII
Arrivés chez moi, je la cherchai le soir dans
les promenades solitaires qu'elle fesait le long
des saules de la rive. Je lui dis fort vivement
que je la trouvais charmante, que nous étions
jeunes et libres tous deux et portant un
grand fonds de bonheur en nous, qu'elle mé-
ritait beaucoup de soins et une longue épreuve
de ma part, que je m'y soumettrais volontiers,
mais qu'elle vît bien que nous n'avions pas
plus de quinze jours à passer ensemble, et
s'il valait mieux les perdre à nous affliger que
les couler en douce intelligence.
Elle trouva le compliment un peu brusque,
mais ne s'en offensa point et répliqua seule-
ment par une ironie assez tendre :
ioo SON PREMIER ROMAN
— Je suis trop heureuse, n'est-il pas vrai?
que vous vouliez bien songer à moi. Votre
maîtresse est absente, ou quelque belle dame
vous tient rigueur. Je remplirai le vide, et
serai laissée là dès que vous aurez mieux.
Peut-être vous aurai-je aimé sérieusement et
à n'en pas guérir. N'importe. Je céderai la
place à quelque coquette de votre monde, qui
ne me vaudra pas. »
On a mille mauvais raisonnements pour
combattre cette excellente logique et cette
prévoyance de femme, et toujours ils réus-
sissent.
Il en fut ainsi. Je lui donnai un baiser qui
l'acheva.
Je la menai le surlendemain à la ville dans
ma voiture, à la prière de sa maîtresse, qui ne
nous soupçonnait pas d'être si avancés.
Nous y fûmes excellents amis. Je la trou-
vai gaie, bonne fille, et d'un cœur, d'un rire
qui m'entrainèrent.
Tout lui semblait nouveau dans cette con-
ARTHUR 101
versation animée sans indécence, dans ce
charme de manières uni à beaucoup de bonté
et de naturel. Elle aussi, créature de premiers
mouvements, de surprises et d'enthousiasmes,
était une agréable nouveauté pour moi, com-
parée à tant de femmes civilisées que j'avais
eues.
De retour à la campagne, j'attendis la nuit
pour lui parler encore. Sa petite chambre, ap-
puyée contre celle de sa maîtresse, donnait
sur un corridor, et n'avait de ce côté qu'une
porte vitrée avec des rideaux mal retenus.
Elle était couchée déjà, et sa lumière non
éteinte. Je frappai légèrement aux carreaux,
et je vois encore sa frayeur, et comme elle se
cacha d'abord sous ses draps, puis laissa sor-
tir la tête et me regarda d'un air charmant.
Tout alla vite et au mieux entre nous.
XXIV
Dix jours se passèrent ainsi (la conquête en
avait duré cinq), et qui ne furent de sa part
que ravissement et orgueil, sans souci du len-
demain.
L'approche du départ rompit le charme.
Elle tomba dans une tristesse profonde, dans
des larmes inconsolables.
Je revenais avec sa maîtresse à Paris. J'es-
pérais que ma présence la soutiendrait un
peu. Mais elle savait trop bien que ce n'était
pas pour elle que je retournais. Durant le
voyage, elle ne cessa de souffrir et de pleurer.
— Qu'a donc cette fille ? me disait madame
de ***. Je ne la reconnais plus. Arthur, est-ce
qu'elle vous aimerait? Prenez-y garde, je ne
ARTHUR 103
vous le pardonnerais pas. Elle ne vous le par-
donnerait pas elle-même, car c'est une âme
de feu, et, je crois, une tigresse dans ses em-
portements. »
Je plaisantai sur une pareille pensée.
— Ne riez pas, la chose est sérieuse; elle
a de la chaleur des Tropiques dans le sang. Et
puis cette fille m'est nécessaire. Elle est pré-
cieuse à ma santé en ruines, à mon cœur
même. Je vous en voudrais toute la vie de me
la retirer. »
Au dernier relai, Julie descendit et entra
dans la cour de la poste. Je l'y suivis, et
tournant le vieux mur d'un jardin potager
plein de choux et d'œillets, je la surpris ap-
puyée contre une cloison d'étable, et, fondant
en larmes :
— Embrassez-moi ! s'écria-t-elle en maper-
cevant. C'en est fait. Dans une heure ma
félicité aura cessé. Je vous aurai perdu ! »
Vraiment, je le croyais comme elle.
XXV
Il n'en fut rien pourtant. Je retrouvai, il
est vrai, toutes mes délices les plus sédui-
santes d'alors, ma capricieuse et chère Leïda,
mes chastes amours, et ma belle Titania. Mais
j'avais le cœur plein de la bonté et des larmes
de Julie.
Je lui louai une petite chambre. Elle pouvait
s'échapper de l'hôtel à minuit, et venait m'at-
tendre là.
Je m'y rendais, fatigué de mes émotions,
de mes plaisirs, pour la trouver toujours sou-
mise et enchantée.
Je lui donnai, aux grands jours, le Cadran
Bleu, l'Ambigu, quelques fois le parc de
ARTHUR 105
Sceaux, ou mieux encore les belles forêts qui
l'environnent.
Mon Dieu, la bonne et excellente fille!
L'inaltérable caractère qu'elle garda long-
temps! Et quelle joie naïve et cordiale!
Elle finit toutefois, comme il est imman-
quable, par s'accoutumer à ce bonheur, et ne
put s'empêcher, en certains moments, de se
montrer pleureuse et exigeante. Je me fâchai.
Nous eûmes vingt querelles et vingt raccom-
modements. Je l'envoyai cent fois au bout
du monde. Elle revint toujours. Je sentais que
ce cœur-là était encore plus à moi qu'aucun
autre.
Tant d'agitations changèrent profondément
sa personne et son humeur. Elle négligea son
service. Sa maîtresse l'aima moins et la traita
avec peu d'égards. Enfin, cela devint si fort,
qu'elle fut renvoyée et tomba à ma charge.
Elle avait bien quelques petites rentes de
son père naturel, mais par trop insuffisantes.
Me voilà donc obligé de X entretenir, situa-
i o6 SON PREMIER ROMAN
tion que j'avais toujours repoussée avec mé-
pris, et dont j'étais outré. Tous mes conseils
avaient été vains pour la prudence; j'avais
droit de me plaindre.
Elle se conduisit à merveille, ne se per-
mettant aucune demande, et recevant les
moindres présents avec une excessive recon-
naissance.
— Je sais bien, disait-elle souvent, que tu
ne me dois rien, ô mon ami, que tu n'as pas
besoin de maîtresse comme moi, et qu'il ne
t'en saurait manquer d'ailleurs. Ce qui t'ins-
pire à mon égard, c'est pure indulgence et
humanité pour une pauvre fille qui t'aime et
qui mourrait si elle ne t'avait pas. »
XXVI
En ces termes, notre liaison demeurait
douce et cachée. J'y recourais plus familière-
ment, à mesure que je me lassais des autres.
Mes voyages à Paris me fatiguaient. Je les
ralentis, et alors il fallut bien faire venir Julie
en province. Elle s'y établit toute heureuse, et
se croyant à moi pour la vie.
Il y avait déjà deux années qu'elle passait
de la sorte, sans trop se ressentir de mes
affections du dehors, quand je fis la connais-
sance d'Elyse.
Julie ignorait à peu près ma conduite dans
le monde, et, d'ailleurs, elle ne se croyait nul-
lement en position pour intervenir. Ce fut plus
108 SON PREMIER ROMAN
tard seulement que mon indifférence extrême
provoqua chez elle une inexplicable crise de
passion, la rendit soudainement ombrageuse,
indomptable, et la réduisit à se méconnaître
tout à fait.
Il semblait que la Providence me l'eût mé-
nagée exprès jusque là, pour la déchaîner à
temps, comme un remords, dans mon coupable
bonheur.
Cette saison, au reste la dernière où je la
vis beaucoup, grâce au voyage d'Élyse, fut
abondante en douceurs et en consolations
pour sa pauvre âme aimante. Elle retrouvait,
à me fêter, des trésors de tendresse, et accueil-
lait mes retours imprévus avec une vivacité
d'émotion, à laquelle se mêlait un pressenti-
ment douloureux.
XXVII
Élyse revenait. Je n'avais pas négligé d'a-
mortir de loin sa colère par d'humbles lettres,
où j'accumulais les excuses.
Elle m'épargna elle-même l'embarras des
premiers jours, en ne m'opposant que raillerie
jouée, étourderie artificielle.
J'essuyai d'abord le sarcasme sans mot dire,
redoublant de soins, ne discontinuant mes
visites ni à la ville, ni à Crosey, et, dès que
j'eus suffisamment tourné les apparences en
ma faveur, je me plaignis, j'attaquai à mon
tour.
Je me rejetai sur ce mépris même qu'on
fesait de moi. Un cousin militaire, qu'elle
no SON PREMIER ROMAN
avait rencontré à Paris, me servit tout à
point. Je m'en emparai obscurément, avec de
grands airs soupçonneux de jalousie, et ne
réussis pas mal à donner le change sur l'am-
biguïté de ma conduite.
Dès qu'elle eut entrevu à mes inégalités
une explication heureuse, elle s'y laissa pous-
ser insensiblement, et tout le fracas à grand
peine amassé se fondit en huit jours. On aurait
dit une magie dont le charme opérait.
Elle redevint rêveuse comme à la fin du
dernier hiver, tendre, plus tendre que jamais,
surtout plus inquiète en sa tendresse, avec un
besoin visible d'être rassurée plus souvent.
On ne saurait s'imaginer combien cette
maudite gaîté, une fois disparue, découvrit
chez elle de perfections réservées, d'harmo-
nies et de nuances. C'était comme du rouge
qui aurait caché sa blancheur naturelle et les
teintes de son visage.
Les soleils tièdes et mourants de l'automne
entretenaient encore et mûrissaient cette dis-
ARTHUR 1 1 1
position profonde de son être. Elle ne se défen-
dait plus de m 'aimer, elle ne me défendait plus
de tout lui dire.
A Crosey, sous les ombrages éclairés, dans
la confusion des sentiers, au milieu des exha-
laisons voluptueuses qui montaient de la
terre, qui pleuvaient du ciel, qui émanaient
de chaque buisson et de chaque plante, nous
allions tantôt en silence, avec des pleurs dans
les yeux, ne voyant que nous, n'écoutant que
nos soupirs, tantôt animés, intarissables, par-
lant de toutes choses, rayonnant de tous côtés
dans l'univers, sans pour cela sortir jamais de
nous-mêmes.
C'était, de sa part, une effusion naïve,
exempte de périls, à laquelle, dans sa pensée,
elle avait posé certaines bornes. Mais on ne
les distinguait pas dès l'abord. Sa sévérité,
retranchée au fond, et préoccupée d'un seul
point, souffrait un singulier et délicieux aban-
don des faveurs prétendues indifférentes.
Mes témérités, sans me profiter beaucoup,
i i 2 SON PREMIER ROMAN
ne me reculaient plus désormais. Je l'embras-
sais mille fois. Elle me pardonnait tout, et me
refusait tout. Il s'était conclu dans sa tête
entre ses divers sentiments une sorte de com-
promis pour m'affliger le moins possible, en
se gardant bien de trop me complaire.
XXVIII
A la ville, les réunions n'avaient pas en-
core commencé.
Quand elle y venait passer quelques jours,
je la voyais chez elle, au soir, en famille, et
j'avais même obtenu de ses scrupules qu'elle
me recevrait dans sa chambre, le matin, après
déjeuner. Il fallait avant tout pour cela que
son mari fût absent.
Sa chambre était au premier étage, au fond
d'un long corridor, qu'on avait à suivre en
arrivant par le grand escalier. Mais on y mon-
tait plus directement par un escalier dérobé.
Les domestiques, ceux qui n'étaient pas à la
campagne, se tenaient dans la partie supérieure
H4 SON PREMIER ROMAN
du logis, et il ne venait dans cette chambre
qu'une fille dont sa maîtresse était sûre. La
porte cochère de la maison restait ouverte, à
cause des magasins du fond de la cour.
S'il y avait moyen de me recevoir au jour
et à l'heure convenus, Elyse laissait la clef à
la porte de la chambre. J'arrivais par le petit
escalier, et j'entrais sans être remarqué. Si,
par hasard, j'étais vu, j'avais toujours l'excuse
d'une visite à Madame.
Un jour, — un soir, — comme elle devait
repartir le lendemain matin pour passer à
Crosey la dernière quinzaine d'octobre, elle
m'avait reçu dans cette chambre mystérieuse,
si close, si étoffée au dedans, si galamment
ornée par sa prédilection et sa fantaisie, où
régnait le parfum, où tout flattait les yeux,
assoupissait les pas, et reposait les sens pour
les mieux pénétrer!
J'étais déjà fait à ce doux lieu. M'y voyant
si à l'aise, il me semblait que j'y étais tou-
jours venu. Et pourtant, à certains moments,
ARTHUR 1 1 5
à la vue de quelque objet nouveau qui me frap-
pait, me remettant à considérer chaque par-
tie, rideaux, alcôve, et plafond, et le pied
d'une console, et la couleur d'un fauteuil, et
le pli d'une draperie, je ne me lassais pas d'ad-
mirer par quel progrès je me trouvais là,
quoique bien peu avancé encore.
Cette fois, j'eus plus que jamais le loisir de
rêver et d'admirer.
Nous étions seuls dans la maison; pas un
domestique, hors sa femme de chambre; pas
de surprise à craindre, ni de visite. On croyait
tout le monde parti.
Cette sécurité contribua sans doute à don-
ner une prodigieuse abondance à nos paroles,
et une tournure presque métaphysique à la
conversation.
Elyse se déploya tout le soir comme elle
n'avait point fait jusque là. Nous causâmes
longtemps avec intimité et élévation, de nous
d'abord, de notre amour, puis de l'amour en
général et de la place qfc'il tient en cette vie.
n6 SON PREMIER ROMAN
Au fond de nos âmes, il ne s'agissait pas
moins que de savoir s'il est l'unique affaire en
ce monde; si c'est lui seul qui nous révèle tout
ce qu'il y a d'intime, d'invisible et de réel en
toute chose; si rien ne peut le suppléer dans
les âmes pudiques; s'il ne fait que nous éle-
ver, comme un guide, à nos purs logiciens de
sentiment; s'il est but ou moyen, ou s'il est
à lui-même son but et sa loi, dans l'ordre de
cette terre.
Élyse suivait la question à merveille, sans
s'étonner, sans faire effort pour s'y appliquer,
et, dans son bon sens de femme qu'éclairait
déjà l'expérience de sa jeune passion, elle
avait raison contre moi, qui, durant cet entre-
tien, songeais à toute autre chose qu'à la
vérité.
XXIX
— Oh oui, vous dites vrai, mon ami, me
disait-elle. L'amour est inappréciable pour
nous femmes. Depuis que j'ai eu cette grande
faiblesse de lui ouvrir mon cœur, je sais que
de trésors il y est entré. Vous ne le vantez
pas trop. Mais il faut bien y prendre garde,
mon ami, et ne pas en risquer les bienfaits
par une aveugle confiance, car (parlons un
peu raison), malgré moi pourquoi suis-je si
reconnaissante envers cet amour que je devrais
gourmander? C'est qu'il m'a tout appris ; c'est
qu'il m'a fait trouver de l'attrait et une dou-
ceur incomparable à ce que j'avais vu cent fois
auparavant avec indifférence; c'est que je
n8 SON PREMIER ROMAN
n'ai écouté la musique que depuis ce temps
là; que les beaux arbres de Crosey, sous les-
quels je m'étais ennuyée si souvent, ne me
tiennent compagnie que depuis que je vous
connais, que vous les connaissez, et que vous
m'avez un jour parlé de mélèzes en pleurs ;
c'est que mes lectures étaient mortes et sèches
avant que l'amour soufflât sur les pages pour
les animer, et que je lui dois encore de sentir
même ces pompes et ces prières de la religion,
qui ne me disaient rien du tout pendant mon
innocence, et que je comprends seulement
aujourd'hui qu'elles me condamnent.
« Voilà les bienfaits de l'amour, ô mon ami,
ceux pour lesquels je l'aime, pour lesquels
toutes les femmes doivent l'aimer. Il est à
notre égard, voyez-vous bien, l'interprète le
plus doux, le plus commode, le plus enchan-
teur de ce monde où nous vivons, de cette vie
humaine, de la religion, de la musique et de la
nature. Mais l'interprète est tant soit peu
perfide, vous le savez mieux que moi. Il a son
ARTHUR 119
arrière-pensée à lui, qu'il met partout. Il se
glisse, il s'insinue, il demande son salaire,
chétif et modique d'abord. Et ce salaire s'ac-
croît, et il dévore tout, et il finit par dépas-
ser le prix de l'âme et de l'univers ! . . .
« Oh! non, Arthur; fuyons, promettez-le
moi, cet amour égoïste! Gardons le nôtre,
dans sa délicatesse, dans sa pureté d'à-pré-
sent, et dégagé de toute grossière idolâtrie. »
Et je la voulais réfuter. Mais elle ne me
laissait pas poursuivre, et continuait elle-même
avec une vivacité surnaturelle, comme pour se
rassurer :
— Oui, oui, vous avez raison peut-être et je
ne veux pas trop vous contrarier. Mais c'est
assez, voyez-vous, au point où nous en som-
mes. C'est le plus loin et le mieux. Tenons-
nous y toujours. Contentez- vous , Arthur,
d'avoir mis une âme de plus au monde, de la
guider, de la laisser sentir chaque chose ici-
bas à cause de vous. Nous autres femmes,
nous aimons ce degré en amour. Nous vou-
120 SON PREMIER ROMAN
Ions et savons y faire rester, et ne désirons
jamais rien au-delà. Vous m'y laisserez, n'est-
ce pas, Arthur? »
Elle était si belle et si suppliante en ce
moment, qu'elle allait contre son propre des-
sein, et inspirait une envie extrême de lui
désobéir.
XXX
— Les femmes ne désirent rien au delà, ré-
pondis-je, parce que leur nature pénétrante se
fie à nous sur ce point, et nous abandonne le
souci de désirer pour elles. Mais pour tous les
vrais amants, il n'y a qu'une même manière
d'aimer, et on ne la gouverne pas. Ne croyez
jamais, je vous en prie, que la passion se
règle avec cette mesure, qu'on lui fasse sa
petite part et qu'elle s'en contente. Chimères
que tout cela. Il est possible, à la rigueur,
qu'on s'aime autant sans se rien donner. Mais
notre pauvre nature est ainsi faite qu'elle
s'obstine à douter, à moins de preuves. Elle
se sent tellement fragile et isolée que, pour
122 SON PREMIER ROMAN
croire à ce qu'elle inspire, pour faire croire à
ce qu'elle ressent, elle n'a pas trop des gages
les plus absolus, les plus éternels. Elle veut
se confondre, elle se confond, autant qu'elle le
peut sur la terre, avec la personne de l'objet
aimé, et, jusqu'au sein de l'union la plus par-
faite, elle doute encore, elle s'interroge sur
son bonheur, et se reproche de n'avoir ni assez
obtenu, ni assez donné !
« Vous avez beau dire, ô ma prudente amie,
c'est là la pente invincible, le cours naturel de
l'amour. Ne vous raidissez pas trop, et laissez
faire au temps, sans vous prendre à des sys-
tèmes. Et tous les jours, quand nous sommes
seuls et que je vous quitte, comme je vais
faire en ce moment, votre main ne se porte-
t-elle pas involontairement au devant de la
mienne? N'y a-t-il pas dans tout votre être,
oui, dans ces yeux mouillés, dans ces lèvres
entr'ouvertes, dans ce beau sein ému, comme
un mouvement d'adieu vers moi, et un geste
inachevé? »
ARTHUR 12s
Et tout disant ainsi, je lui tenais les mains
et je les dévorais de baisers. Elle ne les reti-
rait pas. Je regardais ses yeux; elle ne les
baissait pas. La lampe semblait mourir; nous
ne parlions plus, et j'avançais toujours.
Tout-à-coup, la force lui revint. Elle
échappa, avec un cri, d'entre mes bras.
— Sortez, sortez, tout de suite, ami; je
vous en conjure ! »
Il y avait dans son expression tant d'au-
torité et de prière, que j'obéis à l'instant, sans
trop savoir ce que je fesais.
XXXI
Le lendemain, au réveil, après une sotte
nuit passée dans les songes, je recevais le
billet que voici :
« Je vous devais la fin de ma soirée, et je
veux vous la donner en vous écrivant. Ce
sera au moins ne pas vous avoir quitté tout-
à-fait. Puis-je, d'ailleurs, pensera autre chose
et ce soir, et cette nuit, et demain encore, et
tous les jours qui suivront, qu'à ce qui s'est
dit et passé il n'y a qu'un instant entre nous?
J'en suis hors de moi, mon ami. Je ne sais si
je pourrai finir ma lettre. Je tremble en la
commençant, et le bruit d'une voiture dans
ARTHUR 125
la rue me la ferait interrompre, comme si on
allait arriver exprès à cette heure pour me
surprendre !
« C'est que vous seul jusqu'ici, Arthur, avez
reçu de moi ces marques inconsidérées de ten-
dresse. J'atteste hautement le ciel que je n'ai
pas eu la moindre tache dans ma conduite
avant de vous connaître. En sera-t-il toujours
de même? Il faudrait vous éviter pour cela, car
vous devenez bien à craindre, et des moments
pareils à ceux de tout à l'heure ne se renouvel-
leraient pas sans danger. De grâce, soyez plus
raisonnable. Epargnez notre liaison presque
ancienne, à laquelle je suis déjà si accoutu-
mée, et ne me réduisez jamais à une résolu-
tion qui, pour assurer le repos de ma vie, lui
ôterait son plus doux charme.
« Où donc avez-vous pris, Arthur, qu'il n'y
a qu'une espèce de preuves en amour, et qu'on
ne peut croire à l'affection qu'on inspire à
moins de les avoir obtenues? Eh quoi ! s'aimer,
se le dire en regards, en paroles, se choisir,
126 SON PREMIER ROMAN
et, à la campagne, à travers le monde, se
rejoindre chastement dans l'intimité, languir
dans l'absence, vous écrire comme je fais, ne
sont-ce pas là des preuves auxquelles on doit
se fier, et ne comptez-vous réellement que
celles qui seraient misérables et fatales ?
a Adieu; ne craignez aucune distraction de
ma part. J'emporte avec moi trop de souve-
nirs d'ici, et j'en retrouverai trop là-bas pour
vous oublier. Les lieux que je vais revoir me
paraîtront pleins de ma pensée. Le soleil y
sera un peu plus pâle cette fois, et la nature un
peu plus mourante que quand nous y étions
ensemble. Ma tristesse s'en accommodera
mieux, et ma tristesse loin de vous, c'est mon
seul bonheur.
« Adieu. »
Et mon inspiration s'enrichissant à l'instant
même de l'émotion que j'éprouvais, je lui ré-
pondis :
O que son jeune cœur soit paisible et repose,
Que rien n'attriste plus ses yeux bleus obscurcis,
ARTHUR 127
Pour Elle le sourire et les larmes sans cause !
Pour moi les vrais soucis!
Pour moi le sacrifice et sa brûlante veille,
Le silence et l'ennui de ne rien exprimer,
Comme au novice amant qui croit que c'est merveille
Qu'on puisse un jour l'aimer!
Pour moi, lorsqu'en passant son doux regard m'attire
Et dit avec bonheur : Arthur, ne viens-tu pas?
Pour moi, le lourd fardeau de moins souvent lui dire
Ce qui gêne mes pas!
De moins souvent mêler mon haleine à la sienne,
Et le soir, à l'abri du monde et des rivaux,
De n'oser éclairer sa tendresse ancienne
A des rayons nouveaux !
Pour moi, de ne plus lire à sa face pâlie
Les signes orageux d'un céleste avenir !
Pour Elle, les trésors de la mélancolie,
La paix du souvenir ;
Le bonheur souverain de gouverner une âme,
De la sentir à soi, muette, à son côté,
Des gazons sous ses pas, et son pur front de femme
Dans la sérénité ;
Un sommeil sans remords, avec l'essaim fidèle
Et les songes légers d'un amour sans effroi !
Amour! abeille d'or! ô tout le miel pour Elle,
Et l'aiguillon pour moi !
XXXII
Ces transports étaient sincères quand je les
exprimais ; mais ils ne se maintenaient pas à
ce degré d'élévation et de désintéressement.
Après un accès généreux, je retombais aux
désirs et aux calculs d'une galanterie rompue
aux triomphes.
L'amour que je ressentais alors était un
goût vif, un attrait impérieux. Ce n'est que
bien plus tard qu'il devint une passion.
Elyse elle-même, dans la disposition tendre
et inquiète de son cœur, n'eût pas toujours
pris en bonne part une réserve qui lui eût paru
suspecte de négligence. Elle avait besoin de
protestations infinies, de promesses souvent
ARTHUR 129
enfreintes, de mes attaques à l'appui de mes
serments, et d'être sans cesse effrayée sur
elle, avant de s'habituera compter sur moi.
L'hiver arriva et nous reprit dans son cercle
de plaisirs, de fêtes.
Nous ne passions presque aucun jour sans
nous voir au moins une fois.
Je la retrouvais le soir dans le monde, après
l'avoir visitée au matin, dans l'intimité. Par-
tout elle était pour moi la même. La foule
n'interrompait pas l'intimité pour moi.
Le manuscrit de Sainte-Beuve s'arrête mal-
heureusement ici. Il ne contient donc ni l'ana-
lyse du développement de la dernière passion
d'Arthur, ni le récit de la trahison d'Elyse,
ni enfin celui de la conversion définitive du
9
130 SON PREMIER ROMAN
héros, après tant d'expériences diverses sui-
vies d'amères déceptions.
Le fait est d'autant plus regrettable que
Y Arthur publié par Guttinguer en 1836 sur le
même sujet est fort différent des pages qu'on
vient de lire. Parlant en réalité de lui-même,
l'auteur glisse beaucoup plus rapidement sur
tous les faits racontés, afin d'arriver sans re-
tard à la conversion de son héros. En revan-
che, plusieurs épisodes du livre n'ont pu
prendre place dans le début de l'ouvrage écrit
par Sainte-Beuve. S'il l'eût terminé, sa ver-
sion les eût probablement contenus aussi. Mais
elle eût été sans doute traitée d'une façon
infiniment plus romanesque, aussi bien par
les détails recueillis que par la forme qu'il leur
eût donnée.
Guttinguer avait du reste remis de nom-
breuses notes à son ami afin de le guider au
milieu de toutes les liaisons qu'Arthur mène
de front et déplore tour à tour. Ainsi, la lettre
autographe écrite de Rouen à Guttinguer par
ARTHUR 131
celle qui dans le roman s'appelle Elyse, mais
dont le nom véritable était Rosalie, — lettre
à peine paraphrasée par Sainte-Beuve aux
dernières pages de son travail, — est jointe
au manuscrit de ce fragment.
Malgré son style suranné et ses incessants
dithyrambes, Y Arthur de Guttinguer n'en de-
meure pas moins un livre fort curieux. Aussi,
sous ces réserves, le jugement porté sur lui
par le célèbre critique est-il encore tout à fait
juste.
Nous avons déjà rappelé que, par suite de
son extrême impressionnabilité, Guttinguer
n'a pas attaché son nom à tous ses volumes.
C'est ainsi qu'outre son premier Arthur, il mit
au jour, non moins anonymement, un petit
livre qui lui tint pourtant fort à cœur. Nous
voulons parler de l'opuscule dont Sainte-
Beuve, sous le titre de : Pensées choisies, de
Saint-Martin, a fait mention dans son étude
sur le Philosophe inconnu, étude qui fait par-
tie du tome dix des Causeries du Lundi.
132 SON PREMIER ROMAN
Or, chose rare chez Sainte-Beuve, le titre
cité par lui est inexact, et ce n'est pas sans
peine que nous avons réussi à retrouver l'ou-
vrage dont il s'agit. C'est une mince brochure,
sans aucun nom d'auteur, intitulée : « Philo-
sophie religieuse. Premier volume. Saint-
Martin. » Imprimée à Rouen, chez le même
imprimeur que V Arthur de 1834, elle parut
à Paris chez le libraire Toulouse, en avril
1835, et ne semble avoir eu d'ailleurs aucun
succès, ni aucun retentissement (1).
Le début de la liaison des deux écrivains
remonte à 1829. Ils s'étaient rencontrés pour
la première fois chez Victor Hugo, le chef dès
lors reconnu du mouvement romantique. Pas-
sionnés l'un et l'autre pour l'art nouveau,
ayant au même degré l'horreur de l'école clas-
sique, leur intimité, malgré la grande diffé-
rence d'âge existant entre eux, s'était promp-
tement établie. En effet, Sainte-Beuve, le plus
(1) Voir le numéro 1866. dans la Bibliographie de la
France du 4 avri4 1835.
ARTHUR 133
jeune des deux, comptait une vingtaine d'an-
nées de moins que Guttinguer, né en 1785.
Cela n'empêcha pas la nature enthousiaste,
tendre, faible et mystique de ce dernier de se
manifester à chaque page de la longue corres-
pondance qu'il entretint jusqu'à la fin de sa
vie avec son collaborateur manqué.
A la création du cénacle et à l'origine de
leurs relations, le mysticisme de l'auteur des
Consolations se rapprochait beaucoup de celui
de son aîné. Mais, par la suite, il s'en écarta
d'autant plus sensiblement que Guttinguer, au
contraire, s'y plongea davantage, mêlant de
plus en plus, dans la confusion de son passé et
de son présent, les doctrines catholiques les
plus austères aux faiblesses humaines les
moins orthodoxes. Cela ne l'empêchait point
de prêcher à tout venant la bonne doctrine,
sans se rendre compte de l'effet que produi-
sait sur l'esprit de ses auditeurs le singulier
contraste créé par son spiritualisme charnel
et sa religiosité païenne amalgamés. Aussi Tir-
134 SON PREMIER ROMAN
révérence et les moqueries avec lesquelles ses
théories étaient accueillies par eux l'attei-
gnirent-elles souvent jusqu'aux fibres les plus
sensibles de son être.
Après avoir lu le début de Y Arthur de
Sainte-Beuve modelé sur un tel apôtre, on
peut facilement se rendre compte combien ses
vertueuses prédications devaient sembler peu
sérieuses à ceux qu'il en accablait.
Un jour vint pourtant où le bizarre désac-
cord qui régnait entre ses principes et ses
exemples cessa, car, à la suite d'une maladie
grave, notre écrivain, veuf depuis longtemps,
régularisa enfin sa situation par un second
mariage, aussi tardif que moralement néces-
saire. Malheureusement, sa rigidité, devenue
cette fois logique, le rendit ensuite moins in-
dulgent que jamais pour les anciens fonda-
teurs du cénacle, jadis ses camarades, ses
compagnons préférés.
Quelques années plus tard, Victor Hugo
surtout devint l'objet presque incessant de ses
ARTHUR 135
attaques littéraires, dans les journaux où il
écrivait alors, tels que la Mode, la Mode Nou-
velle, la Gazette de France, etc. En revanche,
sa plume fut toujours relativement bienveil-
lante pour Sainte-Beuve, qui, de son côté,
resta le plus souvent déférent et ému en par-
lant de ses amis et de ses croyances d'autre-
fois. Soit espoir de ramener ce dernier aux
doctrines de leur jeunesse, soit par suite d'au-
tres souvenirs communs, plus intimes encore,
Guttinguer, dans ses écrits comme dans ses
lettres, lui témoigna sans relâche la plus tendre
sympathie.
Vers la fin de sa vie, le sensible Ulric, plus
qu'octogénaire, donna l'ordre de remettre
après sa mort (2 1 septembre 1 866) à son célèbre
ami un cahier manuscrit, avec autorisation pour
ce dernier d'en user à sa guise. Mais Sainte-
Beuve ne trouva sans doute aucun moyen d'en
tirer avantageusement parti pour la mémoire
de l'auteur, caries pages en question, toujours
inédites, sont aujourd'hui entre nos mains.
136 SON PREMIER ROMAN
Les lettres échangées entre eux sont à coup
sûr beaucoup plus précieuses. Le maître n'a-
vait pas gardé toutes celles qu'il avait reçues
de Guttinguer. Il s'en faut de beaucoup. Il en
reste cependant plus d'une centaine, presque
toutes écrites de 1829 à 1837. A partir de
cette date, c'est-à-dire à l'époque de son dé-
part pour la Suisse, Sainte-Beuve ne garda
sans doute plus la suite de ces lettres, car
jusqu'en 1857 il ne s'en trouve pas une seule
dans le dossier, et de 1857 a la mort de Guttin-
guer (1866), il n'en existe qu'une dizaine tout
au plus.
Malgré les lacunes de cette correspondance,
ce qu'il en subsiste est néanmoins tout à fait
intéressant, car, outre les confidences person-
nelles que ces lettres contiennent, il y est
fréquemment question de Lamartine, d'Alfred
de Musset, de son ami Tattet, puis, surtout,
de Victor Hugo et de tous les siens.
Les réponses de Sainte-Beuve, — dont nous
ne connaissons malheureusement qu'une tren-
ARTHUR 137
taine, presque toutes écrites de 1836 à 183g,
— ne doivent pas être moins curieuses. Or,
de 1829 à 1866, il adressa certainement un
très grand nombre de lettres à Guttinguer. Si
elles existent encore, en quelles mains peu-
vent-elles se trouver maintenant ? Nous se-
rions bien désireux de le savoir, dans l'espoir
d'en prendre connaissance à notre tour. Mais
les souhaits de ce genre font partie des désirs,
toujours inassouvis, de tout vrai chercheur.
Ils lui font parfois oublier ses meilleures décou-
vertes, pour ne s'attacher qu'aux lacunes,
trop souvent impossibles à combler, qui ne lui
permettent pas de compléter à son gré ses
recherches et ses travaux.
Quoi qu'il en soit, rappelons, avant de quit-
ter la plume, que si, chez Sainte-Beuve, le
critique incomparable a quelque peu fait tort
au poète et au romancier, Joseph Delorme, les
Consolations et Volupté n'en demeurent pas
moins des œuvres considérables, dont l'action
et le succès, d'éclat si vif à leur naissance,
138 SON PREMIER ROMAN
se prolongèrent pendant fort longtemps. L'au-
teur souffrit même plus d'une fois de l'ombre
et du silence relatifs qui envahirent peu à peu
ses ouvrages d'imagination au profit de ses
jugements littéraires. Aussi, s'il s'intéresse
encore aujourd'hui à ses productions d'ici-bas,
nous espérons qu'il accueillera sans trop de
déplaisir la publication du début complet de
son premier roman. Peut-être même, — puis-
qu'il l'avait conservé avec tant de soin, — la
mise au jour de ces pages lui causera-t-elle,
dans l'Empyrée des grands écrivains, une véri-
table satisfaction.
APPENDICE
Sainte-Beuve avait encore ébauché une quatrième
pièce de vers destinée à ce roman. Quoique conte-
nant quelques strophes terminées, ce n'est guère
qu'un canevas. En voici le texte.
Encore une innocente abeille
Encore
Encore une blanche colombe
Dans les filets de l'oiseleur.
Encore un cœur, pauvre victime,
Pris au mensonge des discours,
Un front qui se mire à l'abîme,
Des yeux que le bonheur anime
Dévoués à pleurer toujours!
Encore une douce enfant d'Eve
Assise en un jardin heureux,
Qui cueille, sur la foi d'un rêve,
Les fruits d'une coupable sève,
Et dont le goût est savoureux!
140 APPENDICE
Elle est à ses premiers encore
Et bénit le ciel au réveil ;
Elle se sent, dit-elle, éclore,
Et croit qu'un bonheur qu'on ignore
Rend son cœur aux anges pareil!
Patience, ô crédule amante;
Des hivers attends la moisson.
fermente
le soupçon.
(Changer ici de rythme)
.' . . . ton Arthur!
II
• LE PROSPECTUS
POUR LES
ŒUVRES COMPLÈTES DE VICTOR HUGO
De tous les écrits imprimés de Sainte-
Beuve, non retrouvés pendant sa vie, aucun
n'a provoqué plus d'erreurs, de méprises et de
confusions que le Prospectus dont il s'agit ici.
Il faut d'ailleurs l'avouer, c'est l'auteur lui-
même qui les a presque toutes fait naître, en
ne donnant pas la vraie clé du mystère, lors-
que , dans une note de sa main destinée à
paraître de son vivant, mais publiée seulement
après sa mort , il a , le premier , signalé ces
pages à ses lecteurs. Aussi, n'est-ce pas sans
peine que nous sommes enfin parvenu à nous
reconnaître au milieu des bévues de toutes
sortes accumulées autour d'elles. Ne nous en
144 LE PROSPECTUS
plaignons pas trop cependant, car sans tant
d'inexactitudes diverses la chance de décou-
vrir cet écrit, introuvable quoique passionné-
ment recherché, ne nous eût sans doute pas
été réservée. Sans elles, en effet, parmi tous
les chercheurs qui se sont vainement mis à la
poursuite de ce document, quelque autre de
nos émules fût probablement arrivé bien avant
nous à le remettre au jour.
Mais procédons par ordre et , avant de le
transcrire, reconstituons définitivement, pièces
à l'appui, son véritable état civil. Disons aussi
qu'afin d'éviter les inutiles répétitions de
textes , nous avons fait certaines coupures
dans les fragments cités , coupures d'ailleurs
toujours indiquées par des points.
C'est en 1875, à la page 344 du tome trois
de la première édition des Premiers Lundis (1),
rassemblés par M. Jules Troubat, le légataire
et le dernier secrétaire de Sainte-Beuve, qu'en
(1) Trois volumes in-i2, Calmann Lévy.
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 145
tête d'autres indications données par le maître
sur ses articles anonymes ou non authentiqués,
parurent pour la première fois les lignes sui-
vantes :
« J'ai, en bien des cas, prêté ma plume à
mes amis, en me mettant à leur lieu et place,
et en faisant ce qu'ils désiraient de moi. Par
exemple :
■ Il y a tel Prospec tus des œuvres de Victor
Hugo (en 1829, chez Gosselin), signé Amédée
Pichot, et où Wordsworth est cité sur Shakes-
peare, qui est de moi. »
Remarquons d'abord que tous les morceaux
dont Sainte-Beuve parle ensuite ont été im-
primés dans le volume même, immédiatement
après cette note, ou bien avaient déjà reparu
auparavant, dans ses précédents ouvrages. Ce
Prospectus seul fait défaut partout.
M. Troubat nous apprend ailleurs que cette
146 LE PROSPECTUS
note bibliographique avait été destinée par
Sainte-Beuve à la troisième édition du tome
onze des Causeries du Lundi, mise en vente
en 1868. C'est donc vers ce moment qu'elle
dut être rédigée, un an environ avant la mort
de l'auteur, survenue, comme on sait, le 13 oc-
tobre 1869.
Par suite d'une méprise, semble-t-il, la série
de Notes et remarques dont elle fait partie ne
fut point insérée dans le volume en question.
Leur ensemble ne parut pour la première fois
qu'en mars 1881, à la page 40 de l'édition
originale, — qui ne porte aucun millésime, —
de la Table des Causeries du Lundi, rédigée
par M. Pierret (1). Mais, ainsi que nous ve-
nons de le voir, la note isolée qui nous occupe
en avait été distraite dès 1875 pour entrer
dans le tome trois des Premiers Lundis, où
M. Troubat l'avait accompagnée des rensei-
gnements suivants :
(1) Les détails précédents sont donnés par M. Troubat
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 147
« Nous signalons ce Prospectus aux ama-
teurs; il nous a été impossible de nous le pro-
curer. Il manque à la Bibliothèque Nationale,
bien qu'il soit indiqué comme déposé sur le
Journal de la Librairie. Mais la Bibliothèque
Nationale n'a pas non plus l'édition des Œuvres
de Victor Hugo désignée ici. »
De même, M. Edmond Biré, dont on con-
naît le merveilleux esprit d'investigation, dans
son Victor Hugo avant 1830, publie cette
note (1) :
« Nous avons vainement essayé de retrou-
ver ce Prospectus ; il manque à la Bibliothèque
Nationale. »
Et pourtant, sans s'en douter, il en imprime
ensuite un fragment dans Victor Hugo après
à la page 2 de Y Avertissement de cette Table, publiée chez
Garnier frères.
(1) Page 463 de la nouvelle édition. In-12, Pétrin,
1885.
148 LE PROSPECTUS
1830 (1). Voici à quelle occasion. « M. Gos-
« selin, dit M. Biré, avait acheté les Orien-
« taies. Restait à lancer le volume. Ce fut
a Sainte-Beuve qui, sur la demande du poète,
« se chargea de rédiger, à cet effet, une su-
« perbe réclame, si belle qu'il refusa d'y laisser
« mettre non seulement son nom, mais même
« ses initiales. » Ceci se passait au mois de
décembre 1828. Victor Hugo avait écrit à son
éditeur une lettre qu'on lira plus loin dans la-
quelle il est parlé du travail en question, et
M. Biré ajoute : a Voici un extrait de ce pros-
pectus, qui parut sous les initiales E. T. »
Or, comme on le verra, les quelques lignes
qu'il en cite dans son livre sont extraites des
dernières pages du morceau vainement cherché
jusqu'ici, car la soi-disant réclame-prospectus
des Orientales et le prospectus des Œuvres
complètes ne sont en réalité qu'une seule et
même chose.
(1) T. I, p. 38-39. In-i2, Perrin, 1891.
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 149
Ainsi que M. Biré l'indique sur-le-champ,
c'est au numéro du 2 octobre 1831 de la Gazette
des Tribunaux que ces textes et la plupart de
ces détails sont empruntés. Nous reviendrons
tout à l'heure à ce numéro.
Enfin, M. Georges Vicaire, qui poursuit avec
un zèle et une conscience admirables l'achève-
ment de l'ouvrage le plus complet et le plus
parfait qu'on ait entrepris sur les livres de ce
siècle, imprime ce qui suit, à propos de la pre-
mière édition des Orientales, dans le neuvième
fascicule de son Manuel de l} Amateur de livres
du XIXe siècle (1) :
« ... Faux titre portant : « Œuvres de
Victor Hugo, »... préface datée de janvier
1829.
« On lit sur le plat verso de la couverture :
« Le prospectus des Œuvres de M. Victor
(1) Grand in-8° à deux colonnes, p. 244 à 248, Rou-
quette, 1898.
150 LE PROSPECTUS
Hugo se trouve en tête de ce volume. »
« Le prospectus est signé, page 12, des
initiales E. T. D'après une lettre de Victor
Hugo à Charles Gosselin, ces initiales cache-
raient Sainte-Beuve...
« D'autre part, Sainte-Beuve écrit... à
propos d'un prospectus destiné à annoncer
les Œuvres complètes d'Hugo, » etc. (Voir
les paragraphes cités au début de notre tra-
vail.)
8 Peut-être la mémoire du célèbre critique,
qui écrivait ces lignes longtemps après la ré-
daction du prospectus, l'a-t-elle trompé;...
Victor Hugo... proposait de signer ce docu-
ment d'un nom en toutes lettres, ou de sim-
ples initiales qui ne seraient pas celles de
Sainte-Beuve, et c'est peut-être de là que
viendrait la confusion faite par l'auteur des
Lundis.
« La Bibliographie de la France, qui enre-
gistre ce prospectus dans son numéro du
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 151
24 janvier 182g, n'en indique pas la signa-
ture (1).
«Voir, au sujet de cette édition Gosse-
lin, dans la France littéraire, tome quatre,
page 158, la note de Quérard, que nous ne
signalons, bien entendu, qu'à titre de pure
curiosité. »
Ainsi qu'on vient de s'en rendre compte par
toutes ces citations, personne, à l'heure pré-
sente, ne connaît l'insaisissable prospectus, et
la question demeure non tranchée, obscure et
embrouillée.
Avant d'y porter la lumière définitive, re-
venons au numéro du 2 octobre 1831 de la
Gazette des Tribunaux. Il renferme le compte
rendu d'un procès, relatif à certaines œuvres
de Victor Hugo, qu'intenta le libraire Gosselin
à son célèbre confrère Renduel, et, de même
que M. Biré, nous emprunterons ce qui suit à
(1) La première édition des Orientales est enregistrée
dans le même numéro de la Bibliographie de la France.
152 LE PROSPECTUS
la plaidoirie de Me Henri Nouguier, avocat du
premier de ces éditeurs :
« Pour justifier la réclamation de M. Gos-
selin, il convient de faire connaître quelques
antécédents de M. Victor Hugo. Il s'agissait,
entre le libraire et le poète, de la publication
des Orientales. L'auteur écrivit à mon client
la lettre curieuse dont suit la teneur littérale :
« Voici le bon à tirer de Sainte-Beuve; il
« convient aussi que des initiales quelconques
« seraient nécessaires. Mais ce ne peuvent
« être les siennes, — M. Gosselin devine
« pourquoi, — et ses raisons sont excellentes.
« Il faudrait donc deux lettres quelconques :
■ A, B, — C, D, — E, F, etc., ou, mieux
« encore, le nom en toutes lettres de quel-
ce qu'un qui le voudrait bien, et que M. Gos-
« selin pourrait peut-être trouver. C'est d'ail-
« leurs un excellent morceau, et qui ne peut
« que faire honneur au signataire. Pour le dire
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 153
« en passant, il serait fort important et fort
a utile que les journaux le publiassent comme
« article avant qu'il parût comme prospectus.
« Je m'en repose pour cela sur M. Gosselin,
« que je regrette bien de n'avoir pu trouver
« chez lui; il m'a été impossible de sortir
a avant quatre heures et demie.
« Mille compliments.
a V[ictor] H[UGO]. »
a A peine cette lettre fut -elle parvenue à
son adresse, qu'il parut un superbe prospectus,
signé E. T., et dans lequel on lisait :
« Nul doute que Victor Hugo ne soit pour
« notre scène moderne un de ces solides or-
« nements et de ces astres splendides aux-
« quels il est donné de briller longtemps... Il
« a grandi au milieu des attaques et des cla-
« meurs; de jour en jour cette portion d'admi-
« rateurs ardents et sincères s'est grossie, s'est
« ralliée, et aujourd'hui chacun de ses chants
i54 LE PROSPECTUS
« trouve des milliers d'échos dans la jeune
a France. Ce public, contemporain du poète,
a marche avec lui et le porte à la gloire ; les
a traductions de ses œuvres s'impriment en
« Angleterre, en Allemagne, en Suède et en
■ Russie. »
Or, nous l'avons déjà indiqué, les lignes
qu'on vient de lire, et qui sont citées aussi par
M. Biré, font partie des deux derniers para-
graphes du prospectus retrouvé.
Mais la plaidoirie de Me Nouguier ne de-
meura pas sans protestation. Dès le surlende-
main du jour de son apparition dans la Gazette
des Tribunaux , M. Renduel, pris à partie,
adressa au rédacteur en chef du journal une
longue lettre , qui parut seulement dans le
numéro du 14 octobre 1831. Nous en ex-
trayons le passage suivant :
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO i
« 4 octobre 1831.
« Quant au prospectus dont. M. Gosselin
essaie de faire bruit, que dirait-il si M. Hugo
lui montrait ces lignes qu'il possède, écrites
également de la propre main de M. Gosselin,
dans une lettre du mois de décembre 1828 :
« Il me faut un prospectus; je le ferais bien
« faire, mais il me faut un canevas; ne pou-
« vez-vous en faire écrire quelques morceaux
0 par quelqu'un ayant votre confiance? Don-
« nez-nous les idées, les éloges nous reear-
« deront. » C'est sur cette lettre menaçante,
et dans la crainte que M. Gosselin ne fît lui-
même ce prospectus, que M. Hugo pria un de
ses plus honorables amis de s'en charger. Cet
ami, célèbre à juste titre dans les lettres, y
consentit; mais ne se souciant pas de signer un
prospectus, il demanda le secret, que M. Gos-
selin lui promit. Vous voyez, Monsieur, comme
156 LE PROSPECTUS
M. Gosselin lui a tenu parole. Quant à M. Hugo,
qui pourrait lui faire un reproche d'avoir re-
cherché l'appréciation consciencieuse d'un écri-
vain de talent, d'honneur et de renommée?
« Eugène Rendu el. »
Si ces lignes n'émanent pas de Victor Hugo
en personne, elles ont, à coup sûr, dû rece-
voir son approbation, puisqu'il n'y est guère
question que de ses démarches personnelles
et d'une lettre à lui adressée. On remarquera
aussi combien les intentions primitives de
Sainte-Beuve au sujet de ce prospectus s'é-
taient modifiées avec l'âge et le temps écoulé,
puisqu'en 1868 il revendiquait la paternité de
ces pages, qu'en 1828 il avait refusé de signer!
La méprise principale, d'où naquirent la plu-
part des autres, provient donc, nous l'avons
fait voir, du fait qu'on attribua à Sainte-Beuve
la rédaction de deux réclames : l'une, sous la
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 157
forme de Prospectus, destinée aux Œuvres
complètes de Victor Hugo; l'autre uniquement
relative aux Orientales. Or, il n'en exista ja-
mais qu'une seule : le Prospectus des Œuvres
complètes, qui fut joint à la première édition
des Orientales, — comme on le verra, troisième
volume, en réalité, de la future réunion des
Œuvres. Cette publication complète étant de-
meurée à l'état de projet, son ensemble ne
fait donc pas lacune, comme on le pensait,
à la Bibliothèque Nationale. On n'a pas ou-
blié non plus ces renseignements donnés par
M. Georges Vicaire : les Orientales portent au
faux titre la mention : « Œuvres de Victor
Hugo, » et le prospectus en question de ces
Œuvres est indiqué au plat verso de la cou-
verture du volume comme placé en tête de ses
pages.
Bien que Sainte-Beuve précise, dans l'article
intitulé : Victor Hugo en 183 1 , que les Orien-
tales parurent en décembre 1828, elles ne fu-
rent sans doute mises en vente qu'en janvier
158 LE PROSPECTUS
1829, date que porte leur préface. L'œuvre,
on s'en souvient, ne fut en tout cas enregis-
trée dans la Bibliographie de la France que le
24 de ce dernier mois.
Voici de quels ouvrages devaient se com-
poser à cette date les dix volumes annoncés
des Œuvres complètes de Victor Hugo :
1 et 2. Odes et Ballades (cinquième édition,
augmentée de Y Ode à la Colonne et de dix
pièces nouvelles) (1).
3. Les Orientales (première édition).
4 et 5. H an d'Islande (quatrième édition).
6 et 7. -Bug Jargal. — Le Dernier Jour
d'un condamné.
8. Cromwell (deuxième édition).
9 et 10. Notre-Dame de Paris (première
édition).
(1) Cette cinquième édition, avec de nouveaux titres,
n'est autre, nous apprend M. Vicaire, que la quatrième,
publiée chez Gosselin en octobre 1828, portant aux faux
titres, comme les Orientales : « Œuvres de Victor Hugo. »
Ces deux ouvrages sont donc les seuls parus de l'édition
projetée.
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 159
Notons que, sans parler des Orientales,
mises au jour seulement à la même date que le
Prospectus qu'on va lire , celui-ci s'exprime
aussi sur le Dernier Jour d'u?i condamné
comme s'il s'agissait d'un ouvrage antérieure-
ment publié, alors que sa première édition est
postérieure de plusieurs semaines à celle du
morceau qui nous occupe. Quant à Notre-
Dame de Paris, elle ne parut que deux ans
plus tard, en mars 1831, toujours chez l'édi-
teur Gosselin. Quelques mois après, un autre
ouvrage célèbre fut encore publié chez le
même libraire. Nous voulons parler de la Peau
de Chagrin, par Honoré de Balzac. Les deux
œuvres étaient composées presque en même
temps à l'imprimerie Cosson, et l'aspect typo-
graphique de leur première édition est iden-
tique.
Une note curieuse de Quérard, à laquelle
M. Vicaire fait allusion plus haut, — note
vraiment inouïe lorsqu'on la lit en négligeant
de se rappeler la date de ce factum et l'état
i6o LE PROSPECTUS
d'esprit des classiques lors de l'avènement du
romantisme, — nous fait recueillir ici le libellé
complet de l'en-tête du prospectus retrouvé.
Il porte en grandes lettres : « Souscription.
— Œuvres co?nplètes de Victor Hugo. —
Prospectus, » et se termine par les mentions
suivantes : ■ On souscrit à Paris, chez Charles
Gosselin, etc., Hector Bossange, etc. Jan-
vier 1829. »
La note de Quérard est insérée, comme on
sait, dans le tome quatre de la France litté-
raire, publié en 1830. Voici cette incroyable
diatribe :
« Les Œuvres complètes de ce réformateur
littéraire, devant se composer de dix volumes
in-octavo ornés de vignettes, ont été promises
en 1829 aux amateurs du beau romantique;
mais, jusqu'à ce jour (fin de juin 1830), rien
n'a paru; les souscripteurs, pour l'honneur de
notre littérature, se sont trouvés en trop petit
nombre. »
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 161
Expliquons maintenant l'origine de toutes
ces confusions, ayant eu pour point de départ,
nous l'avons dit , l'inexactitude du premier
renseignement donné par Sainte-Beuve lui-
même. Sa note affirme, en effet, que son pros-
pectus parut sous la signature d'Amédée Pi-
chot. D'autre part, Victor Hugo, dans sa lettre
à M. Gosselin, proposait qu'il fût signé de
deux initiales quelconques, — autres que celles
de Sainte-Beuve, — ou d'un nom réel complet.
Ces combinaisons inusitées furent certaine-
ment discutées entre eux trois, et l'accord dut
s'établir, en principe, sur le nom d'Amédée
Pichot. Les Œuvres de Lord Byron (1823-
1825), parues chez Ladvocat en huit volumes
in-octavo, a édition entièrement revue et cor-
rigée par A. P....t, » et accompagnée d'une
Notice par Charles Nodier, fournissent d'ail-
leurs la preuve qu'Amédée Pichot ne signait
pas toujours en toutes lettres les travaux dont
il était néanmoins l'auteur, car cette publica-
tion, où son nom est incomplètement indiqué,
1 1
i62 LE PROSPECTUS
lui est universellement attribuée dans tous les
manuels bibliographiques. Mais, à cette occa-
sion, il n'accepta sans doute pas la solution
signalée plus haut. Il fallut sûrement en revenir
alors aux initiales, et se résoudre à l'emploi de
ce dernier moyen, tel qu'il fut appliqué, —
expédient auquel personne n'a songé jusqu'ici,
— c'est-à-dire prendre, tout semble l'indiquer,
non les premières initiales du nom complet
choisi, mais les dernières lettres de ce nom,
vraisemblablement de façon à rendre impos-
sible une tentative quelconque de réclamation
ou de protestation. En tout cas, ainsi fut fait,
et le prospectus porta pour signature, au moins
dans l'intention des intéressés, le nom d'[Amé-
dé]e [Picho't, autrement dit d'E. T.
Telle est la clé de ce petit mystère. Pro-
bablement le nom du signataire primitivement
choisi demeura seul dans la mémoire de Sainte-
Beuve, qui dut, en conséquence, oublier le
détail ci-dessus. L'auteur des Causeries du
L u .;//, presque toujours si précis lorsqu'il s'agit
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 163
des autres, n'est d'ailleurs pas plus exact à
propos du mot de Wordsworth , qu'il prétend
être « cité sur Shakespeare » dans son texte.
Il se peut que cette phrase de Wordsworth ait
trait au grand dramaturge anglais dans l'ou-
vrage d'où Sainte-Beuve doit l'avoir tirée.
Mais rien ne l'indique dans son morceau, où
le nom de Shakespeare n'est même pas im-
primé une seule fois.
Il résulte de tout ce qui précède que le
Prospectus des œuvres de Victor Hugo, signé
en toutes lettres : Amédée Pichot, ne peut
donc manquer à la Bibliothèque Nationale,
puisque ce prospectus, — pas plus que l'édi-
tion complète des Œuvres, — n'a jamais existé.
Mais celui qu'on va lire, celui signé : E. T.,
elle doit le posséder, puisqu'il a été régulière-
ment déposé.
ŒUVRES COMPLETES DE VICTOR HUGO
PROSPECTUS
« La poésie a trois âges , dont chacun cor-
« respond à une époque de la société : l'ode ,
« l'épopée, le drame. Les temps primitifs sont
■ lyriques, les temps antiques sont épiques,
« les temps modernes sont dramatiques. »
C'est ainsi que s'exprime, dans la préface
de Cromwell, l'auteur dont on annonce ici les
œuvres. Ce qu'il dit de la société en général
s'applique à l'âme du poète en particulier ,
quand l'âme du poète est complète; le triple
élément lyrique, épique et dramatique s'y
rencontre en germe , et s'y développe dans
166 LE PROSPECTUS
l'ordre marqué plus haut; seulement l'échelle
est moins vaste, la scène moins immense, et
les péripéties n'ont besoin que d'années et
non de siècles pour s'accomplir.
Une âme complète de poète aura donc trois
âges, comme la grande âme poétique de la so-
ciété humaine; elle débutera par l'ode et pas-
sera par la forme épique avant de se dérouler
avec toutes ses puissances dans le drame.
Nous disons une âme complète de poète, car
il y a des âmes hautement et admirablement
poétiques qui, par une loi singulière de leur
nature, sont exclusivement vouées à un mode
de chant. La plupart de ces âmes prédestinées
s'en tiennent au lyrisme, et dans le lyrisme à
la rêverie ; aussi hautes et aussi sublimes que
les âmes poétiques plus complètes, elles sont
moins vastes et tiennent moins largement à
l'humanité par leur base.
Bien jeune encore, et à ne le juger que par
ses œuvres déjà publiées, M. Victor Hugo
appartient à la famille de ces nobles âmes dans
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR-HUGO 167
lesquelles les divers éléments poétiques fonda-
mentaux préexistent, coexistent et se déve-
loppent dans l'ordre de succession naturel et
nécessaire. Il a débuté dans l'ode, l'a par-
courue dans tous les sens, s'est élancé dans
le roman, véritable forme épique de notre
époque, et arrivant au drame, lui a fait faire
le plus grand pas qui soit possible dans les
voies nouvelles, avant la représentation théâ-
trale.
Il a débuté par l'ode, disons-nous, et il l'a
véritablement créée en France. Ronsard n'avait
fait en ce genre que des études dignes d'es-
time, mais assez malheureuses. Malherbe et
J.-B. Rousseau, avec des qualités précieuses
de pureté, d'élégance et de gravité, manquent
tout à fait d'élan, de chaleur, de sentiment,
c'est-à-dire de génie lyrique. Le Brun, avec
une âme plus puissante, est frappé de séche-
resse et de raideur; il s'est fourvoyé d'ailleurs,
comme Ronsard, dans la vieille mythologie et
dans l'érudition pindarique. Victor Hugo, le
i68 LE PROSPECTUS
premier peut-être depuis Pindare, et précisé-
ment parce qu'il n'a songé nullement à l'imiter,
a conçu l'ode dans toute sa naïveté et dans
toute sa splendeur, et en a fait, non pas une
œuvre de cabinet, une étude ingénieuse et
artificielle, mais un cri de passion, un chant
solennel et inspiré. C'est surtout dans ses
odes politiques que cette impérieuse passion,
cette croyance à ce qu'on aime, à ce qu'on
admire, cette colère généreuse contre ce qui
semble funeste et méchant, éclate avec une
vigueur irrésistible et déborde avec ivresse;
il est telle de ces pièces de jeune homme, qui
pourrait s'intituler : la Marseillaise de la Res-
tauration. L'art même n'y semble pour rien
d'abord, tant la conviction envahit tout; mais
à mesure que le jeune homme mûrit, la con-
viction, sans se refroidir, laisse place à l'art,
et on le retrouve à son plus haut degré de per-
fection dans les Funérailles de Louis XVIII
et dans Y Ode à la Colonne, chefs-d'œuvre de
ces pièces solennelles auxquelles l'auteur sem-
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 169
ble avoir apposé le sceau de clôture par une
Conclusion qui est elle-même une ode admi-
rable. Victor Hugo, en effet, ne conçoit l'ode
politique que comme un cri violent de passion ;
et puisque aujourd'hui, grâce à Dieu, les pas-
sions violentes , même les plus nobles par
leurs motifs, s'apaisent au sein de l'ordre dans
notre belle France, le poète est le premier à
briser sur sa lyre une corde désormais inutile.
Mais dès la première jeunesse de l'auteur, et
à côté de l'ode politique , une autre espèce
d'ode prend naissance, dont il est aussi l'in-
venteur parmi nous. Je veux parler de l'ode
d'imagination et de fantaisie, de l'ode pitto-
resque, de la ballade. Et là encore, on peut
dire qu'il a passé par tous les progrès et qu'il
les a épuisés. Le talent qui, à son début, jeta
comme des essais puissants mais informes , le
Cauchemar et la Chauve-Souris, s'est purifié
dans le Sylphe et dans Trilby, a conquis le
monde satanique par la Ronde du Sabbat, et
le double ciel de l'Orient et du Nord par la
170 LE PROSPECTUS
Fée et la Péri. Cette espèce d'ode, dans la-
quelle l'art est sur le premier plan et tient,
pour ainsi dire, le gouvernail, a dû gagner
singulièrement dans l'esprit de Victor Hugo, à
mesure que l'orage politique s'est apaisé. Les
Orientales ne sont qu'un développement ma-
gnifique de cette branche féconde. Mais avant
d'atteindre à cette hauteur, Victor Hugo a
parcouru plusieurs degrés, dont Moïse sur le
Nil et le Chant de fête de Néron peuvent
être considérés comme deux échelons princi-
paux. Désormais il serait difficile de prévoir
des progrès nouveaux dans cette manière d'ar-
tiste dont le Feu du Ciel, Mazeppa et les
Fantômes sont le dernier mot. Nous venons
de constater deux espèces d'odes dont la créa-
tion en France appartient à notre auteur; il
s'est encore exercé dans une troisième espèce,
pour laquelle il rencontre d'illustres et chers
rivaux parmi les contemporains , dans l'ode
personnelle et rêveuse. Non pas que Victor
Hugo ait pris soin d'isoler ses odes politiques
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 171
et pittoresques de tout sentiment personnel,
rêveur et mélancolique. Sa muse, au milieu de
sa fatigue et de ses luttes civiles, ou bien au
sein des régions éclatantes et sous le soleil de
l'imagination et de la féerie, revient souvent
se leplonger aux sentiments les plus intimes
de l'âme, et y puise une fraîcheur nouvelle :
témoin son délicieux Novembre. Mais aussi
quelquefois elle ne sort pas de l'âme; elle s'y
renferme absolument, et nous en révèle par
des chants plus doux les plus secrets mys-
tères. Une telle espèce d'ode tient au cœur
même du poète et doit durer tant que ce cœur
continuera de battre. Victor Hugo s'y est livré
dès les premiers temps, il n'y renoncera jamais;
ce sera pour lui comme l'asile du foyer domes-
tique, auquel on revient toujours avec plus de
bonheur après une excursion plus longue.
Pour nous résumer sur le talent lyrique de
Victor Hugo, nous dirons que, l'ode politique
étant close par lui, l'ode rêveuse lui étant
commune avec d'illustres rivaux, et en parti-
172 LE PROSPECTUS
culier avec Lamartine, sa spécialité la plus
propre et la plus glorieuse est l'ode pittoresque
ou d'imagination, dont les Orientales lui assu-
rent le sceptre parmi les contemporains.
Une remarque importante, et qui ne peut
trouver place ici qu'en passant, s'applique à
ces trois espèces d'odes, telles que les a exé-
cutées Victor Hugo. C'est qu'indépendamment
du fonds d'idées et de sentiments qui les dis-
tingue , une seule et même forme poétique,
inépuisable en richesses et infinie en variétés,
les embrasse et les caractérise. En fait d'odes,
Victor Hugro a créé la forme et le fond. On a
dit, et avec raison, que depuis Ronsard aucun
poète français n'avait inventé autant de rythmes
que notre jeune contemporain. C'est un savant
architecte en constructions lyriques; et sous
ce rapport il est difficile de dire où il s'arrêtera,
car les combinaisons sont à l'infini, et les diffi-
cultés d'exécution qui les limitent semblent
nulles et disparaissent devant sa souplesse
puissante.
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 173
Mais l'élément lyrique n'est pas le seul qui
se rencontre dans le talent de Victor Hugo.
L'époque moderne est dramatique avant tout,
et lui, il est, avant tout, poète de l'époque
moderne. H an d'Islande, si remarquable par
la profondeur d'analyse de certains caractères,
par d'admirables contrastes de fraîche pudeur
et d'atroces cruautés , et par une étonnante
fidélité de couleur et de physionomie locale,
H an d Islande serait encore le roman le plus
fortement noué et le plus dramatique de notre
littérature, si Cinq Mars n'existait pas. Là,
chaque chapitre s'organise en scène et vit
d'une vie propre; c'est un roman qui se dé-
roule à travers une série de petits drames.
Han d' Islande prépare Cromwell.
Dans Bng-Jargal, le romancier, avec la
même originalité de caractère et la même fidé-
lité de pinceau, a poussé plus avant l'analyse
de l'âme humaine et de ses passions les plus
étranges, mais sans chercher à relier son roman
en drame. A une époque où l'imitation de
i 74 LE PROSPECTUS
Walter Scott est presque une contagion né-
cessaire, même pour de très hauts talents,
Victor Hugo s'est tenu à l'abri du soupçon par
une diversité de manière incontestable. Le
Dernier Jour d'un condamné, roman d'ana-
lyse, dans lequel toute la scène est psycholo-
gique, et dont les événements sont des idées,
des sensations et des rêveries, se sépare en-
core plus complètement de la manière de l'écri-
vain écossais. Si jamais, comme il est pro-
bable, Victor Hugo se décide à porter sa puis-
sance de combinaison romanesque sur une
époque historique, il sera bien prouvé du
moins qu'il n'y vient pas sur les traces d'au-
trui, et que là, non plus qu'ailleurs, son ori-
ginalité n'aurait pas eu besoin de modèle (i).
Le roman d'analyse, tel que l'ont exécuté
d'habiles écrivains de nos jours, a été jusqu'ici
touché presque seulement avec grâce, discré-
tion, finesse et douce mélancolie; quand d'ora-
(i) M. Victor Hugo termine en ce moment un roman
historique, qui aura pour titre : Notre-Dame de Paris.
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 175
geuses passions y ont été retracées, comme
dans Werther et René, c'a été presque tou-
jours une seule et même passion sous diverses
formes, le vague d'un jeune et grand cœur
qui ne trouve point ici-bas son objet; mais je
ne sache pas qu'on ait encore analysé avec
tant de profondeur et de précision des senti-
ments humains à la fois aussi intimes et aussi
positifs qu'en ce dernier roman de Victor
Hugo; jamais les fibres les plus déliées et les
plus vibrantes de l'âme n'ont été à ce point
mises à nu et en relief; c'est comme une dis-
section au vif sur le cerveau d'un condamné.
L'impression produite par le Cromwell est
toute fraîche et récente; que dire là-dessus
qui n'ait déjà été dit? L'esprit du poète, ar-
rivé à une virilité complète, a senti le besoin
d'aborder les choses de la vie et de s'y appli-
quer. Mais chemin faisant, et du premier coup,
il s'est créé un admirable instrument drama-
tique qui va désormais lui servir en toutes les
œuvres de ce genre. On voit que je veux
i76 LE PROSPECTUS
parler du style et du vers de Crornwell, véri-
table style et véritable vers du drame moderne,
qu'on ne retrouve précédemment en France
que chez Molière, et encore exclusivement
borné à la comédie. Quand l'auteur en compo-
sant Crornwell n'aurait réussi qu'en ce point,
ce serait déjà un gain immense et une con-
quête féconde, condition préalable de tous pro-
grès à venir. Est-il besoin de rappeler à com-
bien d'autres titres Crornwell se distingue des
essais jusqu'ici tentés dans la nouvelle voie?
C'est la première fois surtout que l'école ro-
mantique prouve que ce qu'elle entend par
vérité de mœurs et de langage n'exclut nulle-
ment la poésie, et qu'elle s'absout victorieuse-
ment du reproche de prosaïsme auquel d'es-
timables et piquantes productions n'avaient
pas toujours suffisamment répondu. Il resterait
même à savoir si le lyrisme, qui a comme oc-
cupé tout le premier âge poétique de Victor
Hugo, n'empiète pas ici un peu trop sur les
limites du second, et si quelque chose de plus
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 177
sévère et de plus contenu ne sied pas davan-
tage au tableau mouvant des choses de la vie.
La représentation, au reste, peut seule éclai-
rer ces points délicats; et nul doute que, si
elle s'ouvre prochainement aux œuvres nou-
velles, comme tout le fait espérer, Victor Hugo
ne soit pour notre scène moderne un de ces
solides ornements et de ces astres splendides
auxquels il est donné de briller longtemps et
de s'éclipser eux-mêmes bien des fois. Aux
gens qui nous demanderaient des preuves à
l'appui de si belles espérances, nous nous
contenterons de répondre : Attendez peu d'an-
nées encore. C'est par le succès seul qu'on les
réduira au silence, et qui sait même s'ils ne
s'aviseront pas de le nier? D'ailleurs, quoique
le moment de la crise dramatique approche,
il n'y a pas de temps perdu jusqu'ici. Le drame
appartient à l'âge de la virilité la plus mûre.
Or, le dix-neuvième siècle est bien jeune en-
core, et Victor Hugo est plus jeune que le
siècle.
12
i yS LE PROSPECTUS
« Tout poète doué d'un génie original » , a dit
« Wordsworth, qui tient le mot de Coleridge,
a est obligé de naturaliser parmi ses contem-
« porains le genre d'esprit et de goût propre à
« le faire apprécier, et de se créer lui-même
« un public intelligent et sympathique. » Ainsi
a dû faire M. de Chateaubriand, au commen-
cement du siècle; ainsi fait aujourd'hui Victor
Hugo. Il a débuté et grandi au milieu des atta-
ques et des clameurs ; de jour en jour, cette
portion, d'abord infiniment petite et çà et là
dispersée, d'admirateurs ardents et sincères,
s'est grossie, s'est ralliée, et aujourd'hui cha-
cun de ses chants trouve des milliers d'échos
dans la jeune France. Ce public contemporain
du poète marche avec lui et le porte à la
gloire. Déjà les effets sont manifestes; le
poète tant attaqué est lu de toutes parts; la
critique s'irrite contre chaque œuvre nouvelle,
et les éditions s'en multiplient, et des traduc-
tions s'en impriment en Angleterre, en Alle-
magne, en Suède et en Russie. La faveur,
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 179
qu'il n'a jamais recherchée, lui arrive comme
une justice.
E. T.
Comme complément à ce curieux épisode
d'histoire littéraire, recueillons ici un autre
détail inconnu relatif aux relations de Sainte-
Beuve avec Victor Hugo. Une lettre que ce
dernier lui adressa le 17 mai 1832 (1) se ter-
mine par ces mots :
« Maintenant, vous serait-il possible d'ajou-
ter à votre admirable article une page, n'im-
porte où, à la fin par exemple, pour parler de
l'édition en elle-même (2), des nouvelles pré-
(1) Correspondance de Victor Hugo, t. I, p. 288, in-8°,
Calmann Lévy, 1896.
(2) L'édition Renduel de ses Œuvres complètes, qui
parut en vingt-sept volumes, de 1832 à 1842.
i8o LE PROSPECTUS
faces, notamment de celle du Dernier Jour
d'un condamné, qui a quelque étendue, sinon
quelque importance, et pour dire que, lorsque
la réimpression nouvelle de Notre-Dame de
Paris paraîtra, le journal en reparlera, ainsi
que des trois chapitres nouveaux, qui sont
très longs, et où figure Louis XI ? Ceci est dans
l'intérêt matériel de la chose et du libraire.
Pardon! Si vous y consentez, écrivez-moi s'il
est nécessaire que je vous renvoie l'article,
ou si, au contraire, vous pouvez faire cette
addition sans cela, et me l'envoyer assez
promptement pour que la remise du tout à
M. Bertin ne soit pas trop retardée.
« Pardon encore, et mille fois merci.
« V[ictor Hugo]. »
Or, c'est de l'article ayant trait aux Romans
de Victor Hugo, placé maintenant dans le
tome premier des Portraits contemporains,
qu'il est question dans ces lignes, et jusqu'ici
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 181
personne n'a fait connaître dans quel recueil ou
journal il fut primitivement inséré. Ce silence
s'explique d'autant mieux, que la version ori-
ginale de ces pages parut dans le Journal des
Débats du 24 juillet 1832, portant seulement
quelques points pour toute signature. Peut-
être faut-il chercher la raison de cet anony-
mat dans la lettre même de Victor Hugo, de-
mandant à son ami d'ajouter un dernier
paragraphe au texte de son « admirable ar-
ticle ». Sainte-Beuve s'exécuta, mais il ne
signa pas le morceau, et lorsqu'il le réunit
pour la première fois à ses œuvres, c'est-à-
dire en mai 1836, dans le tome deux de ses
Critiques et Portraits littéraires (1), il sup-
prima l'ajouté sollicité. Ce dernier, qui, lui
aussi, va revoir pour la première fois la lu-
mière, termine l'article dans le Journal des
Débats.
Voici ces quelques lignes :
(1) In-S°, chez Renduel.
182 LE PROSPECTUS
a Nous n'achèverons pas sans signaler au
public les perfectionnements notables et les
additions importantes qu'offrent ou qu'offri-
ront les divers écrits de l'auteur dans la pré-
sente édition. Parmi les nouvelles préfaces,
celle du Dernier Jour d'un condamné forme,
par son étendue et la vigueur des développe-
ments, un digne préambule au récit. Lors de la
livraison prochaine [, composée] de Notre-
Dame de Paris, on remarquera trois chapitres
inédits fort longs, qui faisaient partie du pre-
mier travail de l'auteur, et dans lesquels
Louis XI figure. Il sera piquant de comparer
le Louis XI complet de M. Hugo avec les
autres portraits récents que nous connaissons
de ce roi. En un mot, la publication dont il
s'agit, en ajoutant quelque chose au mérite de
chaque ouvrage, doit en rajeunir et en multi-
plier le succès.
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 183
La lettre de Victor Hugo citée plus haut
prouve que les pages de cette étude recueil-
lies par leur auteur, quoique portant en vo-
lume la date de juillet 1832, étaient déjà
écrites au mois de mai précédent.
Enfin, en mai 1836, les relations et les ap-
préciations des deux anciens amis ayant subi
les altérations que l'on sait, Sainte-Beuve
indiqua discrètement cette modification par
les quelques phrases suivantes, ajoutées à
cette date, et qui terminent depuis lors le para-
graphe précédant les deux derniers de l'ar-
ticle actuel. Cette intercalation, complétée en
même temps par la note ci-dessous, telles sont
les uniques adjonctions faites au texte primi-
tif. Après les mots : « Gringoire nous promet,
au nom de Victor Hugo, bien des romans, »
on lit désormais :
« Il nous les promettrait plus attrayants
encore , si quelque affection modérée hu-
manisait davantage , interrompait parfois et
184 LE PROSPECTUS
liait entre elles ses humeurs bizarres (i). »
On retrouve dans son refus de signer un
travail où tout n'était pas spontané, puis dans
la suppression de ses lignes de complaisance
lors de la réimpression du morceau, cette
conscience d'écrivain, cette notion élevée de
la mission du critique, dont le maître ne se dé-
partit jamais sciemment. On le sait aujour-
d'hui, l'amitié n'était pas seule en cause lors-
qu'il écrivit le paragraphe demandé. C'est d'ail-
leurs, pensons-nous, le seul exemple qu'il ait
jamais donné d'une semblable faiblesse, c'est-
à-dire de faire siennes des appréciations éma-
nant d'autrui, chose fort différente du fait de
prêter son concours à ses amis en rédigeant à
leur place, soit à propos de matières quel-
(i) « Qu'on se rappelle un moment le mélancolique
Jacques de Comme il vous plaira de Shakespeare, et l'on
sentira combien, chez le personnage créé par celui-ci,
l'affection parvient à lier avec charme les résultats iro-
niques de l'expérience, et toutes sortes d'ingrédients
divers. »
POUR LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO 185
conques, soit sur des sujets où l'on est d'ac-
cord avec eux. Depuis lors, lorsqu'on essaya
d'obtenir de lui un jugement imprimé autre
que celui dicté par ses propres opinions, en
toutes circonstances il défendit courageuse-
ment envers et contre tous sa liberté de
plume. Aussi la mémoire de Sainte-Beuve,
— en tant que juge suprême au Tribunal des
Belles-Lettres, — demeurera-t-elle entourée
d'une légitime considération, car il sut associer
un talent supérieur à ces mérites, peut-être
plus rares encore : une conviction raisonnée
et une probité absolue dans l'énoncé de ses
arrêts littéraires.
III
LETTRES
DE
MME DESBORDES-VALMORE
A SAINTE-BEUVE
1836-1855
1(1)
A SAINTE-BEUVE
Vous avez une plume, au vulgaire cachée,
Qui semble près du cœur, toute vive arrachée,
Comme si quelque oiseau, divin et familier,
Logeait dans ce cœur tendre, et s'y laissait lier !
Marceline Desbordes-Valmore.
(Sans date).
(i) Sauf un ou deux courts extraits, cités par le maître
lui-même, ces lettres sont entièrement inédites et publiées
ici scrupuleusement conformes à leurs autographes. Nous
les avons seulement complétées par quelques notes indis-
pensables à la parfaite intelligence du texte.
i9o LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
II
Lyon, 28 octobre 1836.
C'est au cœur de M. de Sainte-Beuve que
j'envoie une des choses les plus faites pour le
toucher.
Si je n'étais tout à fait malade en ce mo-
ment, je lui raconterais la triste et simple his-
toire du jeune infirme, qui ne marche plus,
qui ne parle plus, et ne peut même signer son :
Ame, qu'il adresse à son poète bien-aimé, vous,
Monsieur, dont les Consolations ont souvent
enchanté sa vie qui s'en va, à vingt-trois ans!
Les vœux les plus tendres pour celle de
M. de Sainte-Beuve.
Marceline Valmore.
A SAINTE-BEUVE 191
III
Paris, 16 septembre [1837].
Le nom de M. de Sainte-Beuve est très
beau et, de plus, il m'est devenu cher par la
grâce et la bonté qu'il me rappelle. Mais c'est
une tristesse de le trouver sur une carte, et
cette tristesse -là, qui nous en consolera?
L'auteur même des Consolations, n'est-ce pas,
Monsieur? Vous pouvez en donner beaucoup,
par votre présence. N'oubliez pas que vous
l'avez promis, et que vous n'avez jamais dé-
daigné l'humble chambre de votre plus humble
servante.
Marceline Valmore.
192 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
IV
^Paris, avril 1840.]
L'hirondelle tressaille. Au premier rayon pur
L'air tiède ouvre son aile.
Attentive, joyeuse, elle cherche un nid sûr.
Et nous cherchons comme elle.
Puis, quand elle a trouvé sous quelque toit dé-
Sous quelque pieux dôme, [sert,
Un coin voilé de mousse aux yeux du ciel ou-
Meublé d'un peu de chaume, [vert,
Elle jette un doux cri de grâces au Seigneur;
Et, redoublant de zèle,
A SAINTE-BEUVE 193
Elle veut que son nid renferme tout son cœur.
Et nous voulons comme elle.
Alors, faisant sa place à chacun des enfants
Qui babille et qui saute :
« Ah! dit-elle, au milieu de nos jeux triom-
a II manque encore un hôte ! [phants,
« Il manque un rossignol et son chant tout
« Qu'apprit mon cœur fidèle. [amour,
0 Oh ! j'oserai vers nous l'amener tout un
— Oserons-nous comme elle ?. . . [jour ! »
Elle vole, elle vole à l'asile chanteur,
Qui de loin charme et brille :
a J'inaugure mon nid. Venez de votre sœur
« Bénir l'humble famille.
« Quand on est tant aimé, dites, frère, aime-
« Au toit de l'hirondelle [t-on?
13
194 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
Venez !... » Et du poète ailé la voix répond.
Oh ! répondez comme elle !
Ondine Valmore (i).
Si vous n'avez pas donné le vingt-quatrième
jour de ce mois, nous vous le demandons, à
cinq heures après-midi. Je vous assure que
nous éprouvons l'étouffement de ne pas vous
voir et de vous croire malade.
Jugez de l'heure que nous demandons à
vous faire partager : mon bon Valmore sera là
pour serrer vos mains avec les nôtres! Mon-
sieur Chasles, qui va le remplacer à Lyon,
vous présente ses adieux. Il n'a pu vous
rejoindre nulle part.
Nous sommes en plein déménagement.
(i) « Ondine, qui en réalité se prénommait Hyacinthe,
est morte à Passy, le 12 février 1853, âgée seulement de
trente-deux ans, » écrit M. d'Heilly dans la Revue des
Revues (N° du Ier novembre 1899). Dans le tome XII
des Nouveaux Lundis (p. 168 et 209), Sainte-Beuve
avait déjà donné ces renseignements. On sait qu'Hya-
cinthe était aussi l'un des prénoms de M. de Latouche.
A SAINTE-BEUVE 195
Ma douce ambitieuse fille vous a chanté son
invitation, après que nous avions pleuré de
votre poésie. Ah! qu'elle est belle! Et pleine
du mot : toujours, qui peint seul l'amitié que
j'ai pour vous.
Marceline Valmore.
Rue Saint-Honoré, 345, près la place Ven-
dôme (1).
(1) Cette lettre est adressée ainsi : « A Madame de
Sainte-Beuve, pour M. de Sainte-Beuve, rue Mont-Par-
nasse, itcr, Paris. »
196 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
[Paris, jeudi, août 1841.]
IMPROMPTU
Si vous étiez toujours notre ange,
Et sans qu'un tel vol vous dérange,
Léger, vous viendriez demain,
A votre jeune sœur, serrer un peu la main.
Elle s'en va vers l'Angleterre,
Pour se reposer de la terre;
On la mettra sur un vaisseau,
Où je Tirai chercher, malgré ma peur de l'eau!
Là!
Je suis confondue de voir partir Ondine,
même pour si peu d'instants.
Nous vous tiendrons une cuillerée de cho-
A SAINTE-BEUVE 197
colat tout prêt, demain vendredi, de neuf à
midi, si vous pouvez mêler cette douceur à
mon sacrifice. Moi, je vais la chercher dans
trois semaines, pour la ramener aux examens
définitifs. Cette sage petite fille mérite bien
d'aller regarder nos bons ennemis sous le nez.
Voici un livre de Mlle Louise Crombach (1).
Cette charmante fille vous conjure de ne ja-
mais gronder ce qu'elle fait pour son vieux
père. Il est certain que cette intelligence vient
toute du cœur. Les petits gâteaux qu'elle
pétrit nuit et jour vont tous, en Franche-
Comté, se placer sur les genoux de deux bons
vieillards, père et mère, qui font le signe de
la croix en bénissant Louise.
Je vous aime de la bonté que vous au-
rez pour elle. Les vôtres pour nous comptent
pour l'éternité, où je serai encore votre atta-
chée.
Marceline Desb[ordes]-valmore.
(1) Hélène et Laurence, ouvrage en un volume.
198 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
VI
Paris, 4 septembre 1841. Onze heures du matin.
Un de vos quarts d'heure, s'il vous plaît,
pour un affamé Bordelais, ami de mes amis.
Il veut vous voir, ne voir que vous, pour
vous entretenir de son vaste plan, qui inté-
resse tous les littérateurs, et lui. Il s'agit d'é-
diter en grand les manuscrits et les réimpres-
sions, etc. Je crois que c'est beau. Mais j'ai
la tête, surtout le cœur, trop pressé pour
comprendre des plans, quels qu'ils soient.
Donnez vingt minutes, où vous voudrez qu'il
vous trouve, à ce Monsieur, qui est très bien,
très sobre du temps d'autrui. Si c'est chez
moi que vous consentez à le voir, j'y gagne-
rai l'une de vos plus chères consolations !
A SAINTE-BEUVE 199
Mon Dieu ! Pardonnez-moi ce jeu de mots !
Il va tout juste au moment présent; ma fille
loin, je suis frappée d'étouffement. Mme Le-
fèbre aussi m'écrit des coups de poignard !
Une femme sans enfants ne vaut pas le quart
d'un homme pour les mères. Elle me dit le
mot : dangereusement malade, comme un
autre mot! comme si l'on pouvait respirer
après l'avoir lu !
[Marceline Valmore.]
200 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
VII
Paris, 21 septembre 1841.
Je vous envoie la lettre de ma bien-aimée.
Cette lettre a souffert du retard, étant venue
par l'Ambassade. Je suis remplie d'indécision
pour mon départ, et de regret de ne vous
avoir pas vu l'autre jour. Qui me rendra cette
heure perdue ? Qui me rendra les jours que
ma fille passe sous les brouillards, loin des
battements de mon cœur? Il est évident que,
sans oser le dire, elle s'ennuie, avec sa rési-
gnation ordinaire. Mais l'excellente fille de
Mme Branchu est tellement absolue et mena-
çante quand j'hésite, que je dois maintenant
n'attendre ma fille que quand ils voudront me
la rendre, ce qui ne sera pas avant le 10 oc-
tobre, car elle ne revient pas avec Mme Bran-
chu, qui sera, je crois, chez moi dans quatre
jours. Quand je trouve une amitié qui ne
A SAINTE-BEUVE 201
m'étouffe pas, je suis à genoux devant elle,
comme devant une fleur qui ne vous fait pas
boire de force son parfum. J'ai des ailes par-
tout, dès que l'on veut clouer ma volonté.
C'est bien mal. Aussi, ces luttes se passent
en moi. Je sens qu'Ondine demande à être ici.
Mais le médecin dit que nous sommes deux
sottes, et je me tais. Il y a d'ailleurs tant de
bonté dans ces tyrans.
Vous allez porter la peine de la vôtre pour
moi. M. Charpentier se réveille, fier de vos
promesses. Aurez-vous le temps maintenant,
quand il est si bon d'aller respirer dans les
arbres? J'ai tressailli de joie, d'abord, du re-
tour de M. Charpentier, parce qu'il m'ouvre
le chemin de Londres et calme bien des an-
goisses. Mais vous? Votre liberté? Ce travail
au milieu de tous les vôtres rabat ce mouve-
ment de bonheur, qui menace votre indépen-
dance. Je suis très inquiète dans mon amitié
pour vous.
Marceline Valmore Desb[ordes1.
202 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
VIII
Paris, 29 juin 1842.
Je ne vous ai pas écrit d'un faubourg de
Rouen, d'où j'arrive. J'ai craint de gêner votre
cœur en vous rappelant trop mon amitié dans
le moment où je vous sentais mon juge. Il m'a
fallu du courage pour ce silence, je veux que
vous le sachiez, comme la part que vous tenez
dans ma vie, si séparée de la vôtre à l'exté-
rieur. Je m'en suis rapprochée à votre insu.
J'ai écrit à Adrienne, qui nous est toute ren-
due, et je lui ai dit que vous étiez content de
son tendre retour vers moi.
Il y a en vous une bienveillance de tous les
temps, une pitié pour toutes les tristesses,
A SAINTE-BEUVE 203
que je n'ai rencontrées qu'en vous. C'est pour
cela surtout que j'avais tant pleuré Joseph
Delorme, et que je vous demeurerai fidèle-
ment reconnaissante, ici et partout.
Hier soir, Monsieur Brizeux m'est venu
voir en passant. Il avait le livre béni de votre
nom, que vous ne pouvez plus séparer du
mien, tout humble qu'il est. Vous venez de
l'élever plus haut qu'il n'était jamais venu
en moi de l'espérer. Demeurée seule avec le
livre, dont j'ignorais l'apparition, je n'ai pas
osé l'ouvrir. J'ai ressenti quelque chose de ce
que l'on ressentira tout près du jugement der-
nier, car je n'ai point de peur du monde, que
j'ignore \ mais j'ai peur de vous, qui savez tout
ce que je ne sais pas.
Ce matin, j'ai ouvert le livre et n'ai pu finir
cette notice. Vous m'avez bouleversée de mon
propre malheur. J'ai pleuré, comme en quit-
tant cette charmante mère perdue. Je n'ai
pas de force pour lire davantage. Mais je
n'aurais pas non plus de repos si je ne vous
2 04 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
envoyais cette palpitation de mon cœur. Elle
vous tiendra lieu, n'est-ce pas, de l'éloquence
qui me manque pour vous dire la grande con-
solation dont vous relevez votre sœur.
Marceline VALMORE.
A SAINTE-BEUVE 205
IX
Paris, 3 avril 1843.
Pardonnez - moi cette apparente négli-
gence (1). Ce n'est pas ainsi que je voudrais
reconnaître votre bonté toujours bien grande
pour moi.
Je commence par vous dire que ma vie, en
Angleterre (2), se loue du printemps et me
promet de me payer un jour les tourments
d'une telle absence. Je partirai quand Dieu
(1) L'envoi retardé d'une copie de vers à Mme Tasta.
On peut les lire dans les Poésies complètes de l'auteur
(édition Lemerre).
(2) Sa fille Ondine, encore en Angleterre en ce mo-
ment pour soigner sa santé.
206 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
daignera me le permettre. Je travaille à payer
ce voyage, nécessaire à toutes deux. On fait
croire à cette ange qu'elle retarderait sa gué-
rison en passant la mer! J'irai, parce que
j'étouffe!
En attendant, la mort me frappe de tous
cotés. Je perds des amis très chers et je
suis consternée d'affreuses surprises. Que
votre bon cœur ne soit pas brisé comme le
mien!
J'ai reçu de Bruxelles la certitude qu'elle
reviendra dans quatre mois. Sa joie est char-
mante, et je n'ai pu trouver le temps, parmi
ces deuils successifs, de lui répondre. Du
moins elle est heureuse !
En transcrivant ces vers, je les trouve
d'une monotonie amère. Ils disent tous la
même chose. Retranchez les plus mauvais,
dont vous jugerez mieux que moi. Ce serait
mieux de dire à Madame Tastu (en prose)
que je l'aime de tout mon cœur, et que je
suis la femme la plus triste de ce monde.
A SAINTE-BEUVE 207
Aimez-moi comme cela, car je prie pour
que vous soyez tout le contraire.
Votre attachée servante,
Marceline Valmore.
Ma chère maison vous chérit. Monsieur
Ampan (1) m'a dit ce poème sur vous : « Ami
volage et sûr ! »
(1) Peut-être : Ampère.
208 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
X
Paris, 25 avril 1843.
Vous n'êtes plus dans Maria, ou plutôt une
autre partie de vous-même vient de s'y mon-
trer, un coin plein de soleil et de rieurs qui
n'ont jamais été cueillies. Cette vierge espa-
gnole est une des plus belles qui apparaîtra
jamais sous le voile de la poésie. Je ne peux
pas vous dire ce qui monte au cœur en regar-
dant ce tableau vrai. Inès, qui ne lit rien,
l'a lu cinq fois de ses grands yeux tout ouverts,
et je l'emporte à Londres pour sa sœur, que
l'on veut détacher de ses adorations. Hippo-
lyte, tout silencieux et soupirant dans un coin,
vient d'essayer au crayon ce pur miroir des
jeunes filles. Un jour peut-être, Maria appa-
A SAINTE-BEUVE 209
raîtra au Salon. Mais les violettes, mais ce
parfum de vous, personne ne vous les volera!
L'article de Léonard venant par-dessus m'a
fait passer toute une nuit de larmes. Votre
mère et nous tous vous cherchions dans des
jardins interminables. On vous trouvait. Vous
vous mettiez à rire. Votre mère en devenait
rouge de tendre colère. Alors vous vous sau-
viez encore, et une jeune fille, un enfant sur
les bras, s'en allait après vous, disant : « Moi
je l'attraperai bien. » Puis la mer, puis le
vaisseau, puis vos mains que je serrais avec
indignation pour vous empêcher de partir,
car enfin, vous, vous êtes des grands poètes,
de ceux dont la muse a plusieurs printemps.
Bien que le vrai s'y trouve, ce passage de
l'article sur l'humble Léonard est d'une gran-
deur qui va jusqu'à Goethe et partout. Il s'en-
suit de là que vous vous êtes regardé pleurer
en riant. Mais, comme dans la musique, les
notes qui pleurent sont celles qui vivent le
plus. Eugène Delacroix le prouve par son
14
210 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
Christ au jardin des olives, dans l'église Saint-
Etienne du Mont (i), et vous dans beaucoup
de jardins aussi.
L'idée extraordinaire qui m'est venue en
apprenant le bouleversement des terres de la
Guadeloupe, c'est que ma mère était désempri-
sonnée, et je n'ai pu chasser cette joie (dont je
demande pardon à Dieu), car l'insupportable
de la mort, c'est le sépulcre pour ceux qu'on
a tant aimés, c'est l'étouffement des corps
après la liberté de l'âme ! Je ne guérirai de
cette oppression qu'en mourant. Où vais-je
hasarder ce que je vous dis? mais n'entendez-
vous pas tout avec indulgence, et attention
même. Jésus-Christ n'aurait pas guéri une
plaie sans cette grâce sainte.
J'en reçois à l'instant la preuve dans le mot
que je vous envoie, de Pauline (2), qui se
(1) Le tableau de Delacroix ne se trouve pas tlans
cette église, mais bien dans celle de Saint-Paul-Saint-
Louis, rue du Faubourg-Saint-Antoine.
(2) Mme Pauline Duchambge.
A SAINTE-BEUVE 211
réveille pour m'écrire ce bonheur qu'elle vous
doit.
Hier, pour la première fois j'ai vu votre
mère. Je suis contente, et je suis brisée de
chagrins nouveaux, je pars, avec des difficul-
tés infinies, pour aller presser Ondine dans
mes bras, puis revenir sans elle. Qu'en dites-
vous? Ou elle est en effet malade, ou l'on
abuse de cette supposition pour la fanatiser, et
me la prendre, à moi qui l'adore! Ce trésor
toujours envié, toujours innocemment com-
plice des chagrins qu'elle me cause, s'impose
à elle-même comme un devoir ce qu'elle me
fait souffrir par cette étrange absence, car
choisit-on l'Angleterre pour la guérison de
n'importe quel mal, et le sien venait du tra-
vail? Il lui fallait du repos en France, et moi
je suis bien malheureuse ! Lisez sa dernière
lettre. Il est évident que c'est un ange, que
l'on veut sans moi. Il n'y a pas un mot qui
m'appelle dans la maison qu'elle habite, et je
lui écris pourtant que je n'y descendrai pas
212 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
sans y être invitée. Personne n'y pense, ni
elle à revenir avec moi. On me punit bien
d'être pauvre !
Marceline Valmore.
Quand vous pourrez monter, vous me ferez
du bien.
A SAINTE-BEUVE 213
XI
Paris, 26 novembre [1844?].
Je pensais à vous écrire, quand j'ai vu ve-
nir votre lettre. Mon pauvre esprit vous cher-
chait pour se fortifier un peu contre le vôtre,
qui me relève toujours.
Merci de ce que vous avez voulu. J'aurais
souhaité que ce bonheur vînt par vous , qui
avez pris l'habitude de nous aimer à travers
toute cette froideur, qui me glace dans Paris.
J'ai bien souvent tourné les yeux vers votre
lampe, en voyant s'éteindre la mienne! De
qui voulez-vous que je me plaigne, quand vous
restez bienveillant et bon pour des cœurs qui
vous aiment?
214 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
Monsieur de Laprade est à Paris, et vous
herche avec des souvenirs lyonnais.
J'oubliais de vous dire que je savais, de grand
matin, le rejet de la Comédie Française, qui
avait chargé son secrétaire, M. Loraux, d'en
instruire mon mari. Il paraît que j'avais eu
l'imprudence d'espérer à mon insu, car je me
suis sentie, tout le jour, plus triste qu'à l'ordi-
naire. C'est vraiment beaucoup dire! Nous
ne sommes jamais aussi détachés que nous le
pensons, et qu'il le faudrait une fois pour
toutes.
J'irai remercier M. Martin du Nord, qui
m'écrit, en effet, une bonne lettre, et qui dit
m'attendre le 29.
Je vous aimerai toujours. C'est très bon d'ai-
mer pour toujours; cela sent déjà le ciel, que
je m'efforce de regagner !
Marceline VALMORE.
Ondine a bondi. Puis elle a repris sa rési-
A SAINTE-BEUVE 215
gnation. C'est surtout pour elle que je souffre
de tout. Elle a goûté de la richesse. Quelle
chute, à vingt ans ! Son silence sur toutes les
privations n'est que du courage. Elle était
pourtant bien mal en Angleterre.
2i6 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
XII
[Paris, 27 février i845: (1).
Ceci est la tendre fantaisie d'une enfant
malade. Portez-la dans un coin de votre poche,
aujourd'hui.
Inès m'a demandé, avec de longues hési-
tations et avec des larmes, de vous prier de
ne pas rire de sa petite croix, qu'elle allait
porter bonheur à la solennité pour laquelle elle
prie depuis plusieurs jours. Cette sainte inno-
cence vous fera sourire comme on sourit aux
enfants.
Soyez heureux!
[Marceline VALMORE.]
(1) Jour de la réception de Sainte-Beuve par Victor
Hugo à l'Académie française.
A SAINTE-BEUVE 217
XIII
Paris, 28 février 1845.
Hier, durant trois heures, nos cœurs ont
vécu pour trois ans. Tout a été suivant le
vœu de ceux qui aiment votre dignité autant
que votre gloire. Mon Dieu, que tout a été
bien !
Vous avez fait une action , le matin , en
faveur de cette petite vierge malade, qui me
donnerait mille ans d'amitié pour vous, si vous
ne l'aviez pour l'éternité !
Marceline VALMORE.
218 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
XIV
Paris, juin 1845.
Je ne savais pas être si abattue que je le
suis. Une insomnie me fait comprendre toutes
mes lassitudes et mes déceptions. Quand je
me retrouve seule, je suis comme une femme
qui vient d'accoucher d'un enfant mort. Je ne
demande plus mieux que de m'en aller, à
présent. C'est assez. Il y a bien longtemps
que je l'avais compris. Je me suis efforcée au
contraire pour mes enfants. Je les aime tant!
Et j'aime tant ce que j'aime !
Si vous sortez content de ce qui vous occupe,
dites-le-moi.
Je mourrai peut-être sans pouvoir payer
A SAINTE-BEUVE 219
M. Veyne (1), et je ne trouve pas de courage
contre de telles pensées.
Je vous aurai beaucoup attristé dans ma vie,
et vous me pardonnez, je le sais.
Marceline Valmore.
(1) Le docteur Veyne, ami de Sainte-Beuve.
220 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
XV
Paris, 18 juin 1845.
Si c'est possible, rendez un bon office à
Valmore. Notre ami Victor Augier rêve je ne
sais quelle affaire commerciale, qui mettrait
pour toujours mon mari loin du théâtre. Mais
il veut tout d'abord en soumettre le projet à
M. Creuzé de Lesser, afin de ne pas perdre
son travail s'il devait y trouver des empêche-
ments par d'autres commerçants établis. M. Au-
gier vous demande l'appui d'une ligne qui ré-
ponde à M. le Préfet de son caractère d'homme
d'honneur, afin d'arriver, sans les lenteurs de
l'inquisition, jusqu'à cette autorité soupçon-
neuse. On a des peurs étranges d'être pris pour
des je ne sais quoi , en se présentant tout
d'abord à ce grand Rhadamante.
A SAINTE-BEUVE 221
Voilà ce que j'avais à vous demander, et
vous voyez qu'un rayon consolant traverse
toutes nos nuits. Ne sera-ce pas ainsi dans le
Purgatoire? il y aura une fente par où la lu-
mière pénétrera. Je n'aime et ne comprend de
Dante que cette attente mélancolique des âmes,
dont il n'a pas su expliquer le bonheur. Tout
celui de la terre est de croire à la sincérité de
quelques autres, et je vous en remercie.
Marceline VALMORE.
Hippolyte va être placé ! Il a une fierté si
tendre que la mienne en pleure!
222 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
XVI
Paris, 20 juin _i845].
Je comprends bien tout ce que vous m'écri-
vez, et je m'en veux de vous avoir mis dans
la nécessité de cette explication. Mais il faut
aussi que tout ce que je fais vous soit ex-
pliqué, afin que vous me le pardonniez. Notre
ami se trouvait-là, un soir, où, s'expliquant
votre appui dans ma visite suppliante pour
cette pauvre demoiselle, ce souvenir d'obli-
geance lui est demeuré, et le cœur lui a dit de
mêler votre nom au sien pour obtenir le grave
accès.
Je lui ai dit de suite vos raisons qu'il ap-
prouve, et je vous remercie d'en avoir pris le
soin... Je laisse présentement tout aller au
flot, comme j'ai vu faire d'un vaisseau, dans
A SAINTE-BEUVE 223
une tourmente où l'on ne voyait plus clair. Je
me rappelle pourtant que Ton y faisait encore
la distribution des vivres. On s'en allait à la
grâce de Dieu et l'on mangeait. Je regardais
tout, liée dans des cordages!
Je vous aime beaucoup, puisque j'ose vous
écrire tous ces reflets sans suite de mon passé,
dont vous ne riez pas. Inès, Ondine , et tout
ce que j'aime vous aime.
Marceline VALMORE.
224 LETTRES DE Mmo DESBORDES-VALMORE
XVII
Paris, 24 septembre 1845.
Votre terrible journée me pesait sur le cœur.
Je ne savais que devenir hier. En rentrant, à
minuit, de mes adieux à Mme Lucien, on m'a
remis en bas le triste billet noir qui m'avait
poursuivie, car je pleure celui que vous aimez,
puisque vous l'aimez. Quelle consternation !
Je demeure par dessus inquiète de votre
santé. Rien ne manquait à ce deuil; le temps
était navré aussi. N'en ressentez-vous pas de
mal ? Nous souhaitons vivement le savoir, car
nous sommes bien à vous !
Marceline VALMORE (i).
(1) Les obsèques de Charles Labitte, auxquelles cette
lettre fait allusion, avaient été célébrées le matin même.
A SAINTE-BEUVE 225
XVIII
Paris, 17 août 1846.
C'est peine et joie qu'une lettre comme la
vôtre. Je sens que vous souffrez, que la vie
n'est pas toute pleine dans vos chères mains.
Je me suis sentie quelques heures si mal,
que je ne veux pas essayer de vous le dire.
Je possède Ondine jusqu'à jeudi. Alors elle
part, j'espère pour aller donner ses vacances
à son triste père absent; — une santé défaite,
un sort défait, Dieu seul les rajuste! Ah! je
vous aime bien , puisque vous êtes toujours
dans ma pensée, surchargée de tant de dou-
leurs. Inès a voulu votre lettre pour toujours.
Je n'appuie pas sur elle en vous la nommant.
Vous affliger m'est odieux. Envoyez-moi, si
vous pouvez, une ligne, qui sera comme une
15
2 26 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
lumière pour Hippolyte, mon cher camarade
de chagrin. Il va tenter le baccalauréat. M. Pa-
tin ne sera-t-il pas son juge, ou d'autres ef-
frayants que vous humaniserez ?
Je n'y vois guère qu'à vous aimer, ce que
fera mon âme quand elle sera partie.
Marceline VALMORE.
Je vous dois Monsieur Veyne. Grand bien-
fait dans cette terrible épreuve !
A SAINTE-BEUVE 227
XIX
Paris, 22 février 1848.
Voici ce que je pourrais vous dire, véritable
Saadi de nos climats : « j'avais dessein de
vous rapporter des roses; mais j'ai été telle-
ment enivrée de leur odeur délicieuse, qu'elles
ont toutes échappé de mon sein. »
Si vous saviez quelle détresse cachée vous
venez d'adoucir, vous tressailleriez dans votre
âme d'une joie divine, je tremblais quand vous
m'avez quittée. Je n'ai pu vous rien dire. Vous
étiez aussi très ému, je le crois, et vous deviez
l'être, même ignorant l'étendue de la peine
que vous veniez secourir. Un pauvre athée
n'eût pu résister à cette preuve de l'exis-
tence de Dieu.
Ondine, que son père est allé chercher hier
soir, n'a pas voulu venir à cause de son devoir.
228 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
Cette chère vie absente a d'étranges courages.
Je vous écris dans un tumulte de cœur. Voilà
tout le peuple qui passe en criant. Je l'aime
bien! Vous trouver au milieu de moi-même
durant ce trouble, c'est une des preuves les
plus vraies que je pourrai jamais vous donner
que vous m'êtes très cher, et que la recon-
naissance est dans la vie qui me reste!
Je prie pour le peuple et pour vous, pour
l'ombre charmante de Madame Récamier! Les
anges m'entendent!
[Marceline Valmore.]
A SAINTE-BEUVE 229
XX
Paris, le 29 octobre 1849.
Je vous envoie ce livre (1) avec un grand
serrement de cœur, sans espérer que vous
ayez le loisir d'y jeter sérieusement les yeux,
et ne me résignant pas à l'idée que votre
amitié seule le protège où j'ose l'envoyer. Dieu
sait, et vous aussi, n'est-ce pas, si c'est l'or-
gueil qui me donne un pareil courage !
Mais je ne voudrais pas, au prix de tout au
monde, que votre appui fît gronder votre cons-
cience, et j'aime bien mieux subir toutes les
conséquences de la détresse inouïe où le sort
me livre, que de tenter votre justice en vous
demandant de protéger un mauvais livre.
(1) Elle sollicitait un prix d'Académie pour son volume :
les Anges de la Famille, prix qu'elle obtint.
230 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
Comme c'est uniquement pour quelque argent
que j'ose aspirer à ce que je n'ai jamais sou-
haité de ma vie, je continuerais de demander
l'aumône à Dieu plutôt que de vous faire mentir
une fois, même en faveur de nos souffrances.
Soyez bien heureux de vos gloires, qui me
font du bien, quoi qu'il en soit. L'article char-
mant et douloureux sur V Abbaye au Bois m'est
arrivé par Madame Bascans, et personne n'ose
se plaindre de ne plus vous voir en vous lisant
ainsi !
Marceline Val[mo]re.
A SAINTE-BEUVE 231
XXI
[18 mars 1851] (1).
Un grand accablement m'a empêchée de
vous répondre. Pardonnez-moi, je l'ai essayé
plusieurs fois; mais dans quel coin de mon
(1) Cette lettre répond à celle de Sainte-Beuve, pu-
bliée par M. Arthur Pougin, page 107-108 de son inté-
ressant volume : la Jeunesse de Mme Desbordes- Valmore
(in-12, Calmann Lévy, 1898). Mais la date que M. Pou-
gin attribue au message du critique, — le 7 mars 1847,
— ne peut être que doublement inexacte, M. de Latouche
étant mort seulement le 9 mars 1851.
Une autre date imprimée dans le même ouvrage, —
celle du 7 décembre 1844, placée en tête d'une lettre de
Mme Desbordes-Valmore à Mme Pauline Duchambge, —
est aussi tout à fait erronée. C'est le 7 décembre 1841
qu'il faudrait lire, car, dès 1869, Sainte-Beuve avait mis
au jour, avec son millésime exact, des fragments de
cette lettre. (Voir page 226 du tome XII de ses Nou-
veaux Lundis, et voir aussi p. 62 du tome II de la Corres-
pondance intime de Mme Desbordes-Valmore.) Il y est
question d'une création que Balzac réservait à Mme Dorval
dans une pièce qu'il achevait pour l'Odéon. Le fait est
232 LETTRES DE Mme DESBORDES- VALMORE
sort laborieux trouver de la solitude pour me
recueillir?
exact. Le rôle de la Brancador, l'héroïne des Ressources
de Quinola (Odéon, 19 mars 1842), fut en effet écrit pour
la grande artiste romantique. Mais elle ne le créa pas
plus que celui de la Marâtre, également conçu par Balzac
en vue de l'admirable interprète des œuvres d'Alexandre
Dumas, de Victor Hugo et d'Alfred de Vigny.
A propos de la réponse si touchante, si mystérieuse-
ment troublante, faite ici par Mme Desbordes- Valmore
aux questions de Sainte-Beuve sur M. de Latouche, et,
bien entendu, sans vouloir tirer de cette page émue au-
cune conclusion, citons ici deux ou trois renseignements
curieux, empruntés au tome premier des Cahiers manus-
crits de l'auteur de Port-Royal, et à Tune de ses lettres
inédites à Ulric Guttinguer.
Voici d'abord quelques lignes , découpées dans une
missive de ce dernier écrite en juin 1838, et fixées par
Sainte-Beuve dans le Cahier en question :
« Vous voilà donc, mon cher ami, dans les vers de
Mme Valmore. bien jolis par doux éclairs, et, comme
des éclairs, étincelants dans l'obscurité. Vous y rencon-
trerez le Loup de la Vallée, dont elle ne s'est pas encore
réveillée, dit Mme Duchambge, et pour qui ont été
exhalés tous ces beaux élans de passion désolée, qui la
mettent tant au-dessus et au-dessous des autres femmes.
C'est l'André Chénier femelle, et le malheur, fiction,
hélas ! et réalité ! »>
Sainte-Beuve indique sur l'autographe de son ami qu'il
s'agit de h Latouche », l'ermite de la Vallée aux Loups,
A SAINTE-BEUVE 233
Pensez, cette fois, que c'est presque sur
une tombe qu'il faut demander un peu d'ordre
résidence qu'il habita après Chateaubriand. L'auteur de
Volupté complète aussi tous les noms, dont les initiales
seules sont inscrites dans le texte. Ce court fragment fait
allusion à l'article qu'il préparait sur les Pleurs, poésies
par Mme Valmore, et qu'il publia dans le numéro du
itr janvier 1839 de la Revue des Deux Mondes. Sa réponse
à la lettre de Guttinguer, réponse datée du 2 juillet
1838, renferme le passage suivant :
« Je ne savais pas que ce fût pour le loup que la
colombe avait tant gémi. Je ne m'étonne plus que, l'autre
jour, elle m'en ait parlé. « Il est bon, » me disait-elle;
« il n'aspire plus qu'au profond repos. » Elle veut me
le faire connaître. En vérité, je ne le crains pas trop.
Quel mal peut-il faire désormais, ou même vouloir? Nous
sommes un peu tous des débris. »
Enfin, à la page soixante et une du même Cahier, on
lit cette intéressante affirmation, écrite certainement par
le maître vers 1839 :
« L'amant-poète, célébré dans les élégies de Mme Val-
more, est Latouche, et celui des élégies de Mme Du-
fresnoy est Fontanes. »
Voici maintenant le texte corrigé de la lettre de
Sainte-Beuve à Mme Valmore citée par M. Pougin :
« 12 (?) mars 185 1.
« Chère Madame,
« Si ceci vous ennuie le moins du monde, tenez-le
pour non avenu.
(( Il est mort, ces jours-ci, un de vos anciens amis sur
234 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
à mon esprit abattu. Comment oserais-je, de
là, juger celui d'un autre? Quel jugement
peut-on écrire avec des larmes dans les yeux?
Oui, vous avez raison, ce serait par éclair (i)
à mon insu, que vous saisiriez les impressions
gardées dans ma mémoire, la mémoire com-
qui je voudrais écrire avec impartialité et justice, laissant
de côté le caractère et ne m'occupant que de l'esprit et
du talent. Et qui mieux que vous peut m'en parler et
m'en donner l'idée et V éclair ?
« Vous me l'avez fait rencontrer chez vous un jour.
Nous nous sommes traversés sans jamais beaucoup nous
rejoindre! Vous deviez être le lien, et le lien n'a pas
tenu.
« Aujourd'hui, s'il ne vous est pas trop désagréable
de m'écrire un jugement senti sur ce brillant, coquet et
inquiet esprit, rendez m'en l'impression vive, poétique,
indulgente, comme il sied envers ceux qui ont fait moins
de mal qu'ils n'en pouvaient faire .
« Encore une fois, laissons l'homme, et ne nous sou-
venons que du charmant et séduisant esprit qui a été si
près du talent. N'est-ce pas ainsi que vous jugez au fond
M. de Latouche ?
« A vous, chère Madame, à vous et aux vôtres.' de
loin comme de près, et toujours.
« Sainte-Beuve. »
(i) Les mots soulignés dans cette réponse sont em-
pruntés à la lettre même de Sainte-Beuve.
A SAINTE-BEUVE 235
primée , de cet esprit incompréhensible qui
vous occupe. Mais nous ne nous voyons pas.
Comment faire ? Votre voix me ranimerait et
je trouverais des paroles pour vous répondre.
Ici, je suis trop en moi-même. C'est vraiment
un triste asile, et je ne voudrais pas mêler un
mot de tristesse personnelle à ma lettre. Mais
je suis frappée à terre par tant de pertes irré-
parables ! Ces cris sourds m'atteignent de par-
tout comme une terrible électricité, et je sens
bien que personne ne me tient compte de ce
dernier coup de foudre, — que Dieu peut-être,
qui sait tout, qui plaint tout! J'étais déjà en
deuil, et à peine ai-je soulevé le voile qu'il faut
le rabattre sur son âme, et je n'en peux plus!
D'ailleurs, je n'ai pas défini, je n'ai pas de-
viné, cette énigme obscure et brillante. J'en
ai subi l'éblouissement et la crainte. C'était
tantôt sombre comme un feu de forge dans
une forêt, tantôt léger, clair, comme une fête
d'enfant; un mot d'innocence, une candeur,
qu'il adorait, faisait éclater en lui le rire franc
236 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
d'une joie retrouvée, d'un espoir rendu. La
reconnaissance alors se peignait si vive dans
ce regard-là, que toute idée de peur quittait
les timides. C'était le bon esprit qui revivait
dans son cœur tourmenté, bien défiant, je crois,
bien avide de perfection humaine , à laquelle
il voulait croire encore.
Il semblait souvent gêné de vivre, et quand
il se dégoûtait de l'illusion, quelle amertume
revenait s'étendre sur cette fête passagère !...
Admirer était, je crois, le besoin le plus pas-
sionné de sa nature malade, car il était bien
malade souvent, et bien malheureux! Non, ce
n'était pas un méchant, mais un malade, car
l'apparition seule d'un défaut dans ses idoles
le jetait dans un profond désespoir, ce n'est
pas trop dire. Il en avait un quand nous l'avons
connu. Jamais il n'en parlait ouvertement dans
nos entretiens, qu'il cherchait sans doute pour
distraire un passé plein d'orages. Quelle orga-
nisation fut jamais plus mystérieuse que la
sienne! Pourtant, à force de charme, de dou-
A SAINTE-BEUVE 237
ceur sincère, mon oncle, qu'il aimait tout à
fait, mon oncle, d'un caractère droit, pitto-
resque et religieux, le jugeait simple, candide,
affectueux. Il l'a été ! Il l'a été! Et heureux,
et soulagé aussi de pouvoir l'être par cette
affection toute unie !
On l'a cru jaloux, littérairement parlant. Il
ne l'a jamais été. Mais injuste, prévenu, oh
oui ! Sa colère et son dédain étaient si grands,
quand il se détrompait d'un talent, d'une vertu,
d'une beauté, dont la découverte et la croyance
l'avaient rempli de tant de joie! Après, quelle
ironie contre sa propre simplicité ! Comme il
se déchirait d'avoir été volé, disait-il, par lui-
même! Il souffrait beaucoup; croyez-le et ne
l'oubliez jamais. Il s'attendrissait d'une fleur
et la saluait d'un respect pieux. Oui. Pais,
il s'irritait d'oublier qu'elle est périssable. Il
levait les épaules et la jetait dans le feu. C'est
vrai.
La politique ardente n'a-t-elle pas beaucoup
aigri l'aménité native mêlée à son énergie? Je
2 38 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
l'ai souvent pensé. Un désintéressement in-
corruptible, qui lui eût fait supporter la misère
sans une plainte, l'a rendu sans pitié pour les
faiblesses de l'ambition , ou l'indolence , —
qu'il appelait crime, — dans le sentiment pa-
triotique. Le secret de ses grandes solitudes
est peut-être là.
La patience minutieuse au travail était por-
tée chez lui à un excès fatal à sa santé, comme
à ses succès. Il s'y clouait en martyr. On eût
dit alors (je le sais par d'autres que moi) que
son cœur et sa tête s'emplissaient par degrés
de fumée, et qu'elle étouffait quelquefois l'élan,
l'abandon, le fluide, de l'inspiration, que c'était
alors comme une lampe qui n'a pas d'air. Si je
dis mal ce qu'il me semble, vous devinerez le
dessous. Ce n'est pas faire de la critique, mon
Dieu! Mais c'est plaindre son malheur et sa
torture !
Son enthousiasme pour la littérature alle-
mande et pour la transformation de la vôtre
l'a beaucoup subjugué. Depuis, j'ai osé m'éton-
A SAINTE-BEUVE 239
ner que sa poésie, bien qu'élégante, mais céré-
monieuse peut-être, se fût à peine dégagée de
l'esclavage dont il avait horreur , comme le
prouvaient ses transports d'admiration pour les
hardiesses cavalières de M. de Musset et les
nouveautés de vous tous, qui le ravissaient
d'espérance !
Depuis lors, je n'ai plus rien su de distinct,
ni pu regarder de près ce génie, devenu si
amer. C'est par échos lointains, rares, tristes
aussi, qu'il nous cherchait. Son livre de Clé-
ment XIV nous a rappelé ses entretiens les
plus charmants avec mon oncle, qui l'excitait.
Fragoletta m'a remplie d'étonnement et de
terreur. Grangeneuve nous a ramenés depuis
à nos instincts de le plaindre et d'espérer pour
lui. Depuis, peut-être à force de contenir son
imagination et sa parole écrite, il en a trahi la
liberté et l'éclat. Ses derniers livres, je n'ai pas
osé les lire!... Je vous le redis, peut-être inu-
tilement ; mais son esprit parlé était plus irré-
sistible quand il se croyait bien écouté et bien
240 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
compris, et qu'il respirait de sa maladie noire.
Seul, il songeait trop au public, qui juge à
froid, juge formidable et sans appel ! La flamme
souffrait alors d'une rêverie trop longue. L'é-
pouvante du ridicule paralysait l'audace qu'il
applaudissait dans les autres. Il n'était pas
homme à subir les humiliations de la terre,
et il ne courait plus par l'effroi de tomber!...
Pour lui, plutôt périr immobile que d'exciter
le rire en s'aventurant, ce rire qu'il n'épar-
gnait pas toujours, dont il se repentait sou-
vent! Ne le croyez-vous pas aussi? N'avez-
vous pas bien judicieusement observé qu'il
est loin d? avoir fait le mal qu'il pouvait faire?
C'est d'une justice et d'une charité profondes
ce que vous dites là.
Quel immense empire n'a-t-il pas dû obtenir
sur ses colères? Quelle grandeur silencieuse
de ne s'être pas vengé, lui dont l'orgueil brû-
lant s'est cru tant de fois si mortellement of-
fensé, car le craindre, c'était l'insulter! Il faut
trouver dans ce courage qu'il a eu, muet et
A SAINTE-BEUVE 241
solitaire, de quoi racheter toutes les larmes
qu'il a fait couler. Vous le pensez, n'est-ce
pas? Oh! pensez-le, dites-le, comme vous
savez tout dire, pour être équitable, car il y
a des choses qui sont entendues entre ciel et
terre, et qui peuvent consoler partout !
Décidez si cette âme ombrageuse n'a pas
limité elle-même son essor, si les souffrances
du corps n'ont pas obscurci cette gloire, qui
s'annotait si haute!
Voilà tout ce qu'entre vous et moi je puis
formuler de ma pensée... En quoi peut-elle
aider la vôtre? Du moins, dans ce monde et
partout, c'est ainsi que je vous la dirai tou-
jours, parce que je crois en vous, à votre indul-
gente amitié pour la mienne, et pour l'obs-
curité de ma raison.
Marceline DesbIordesI-Valmore.
10
242 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
XXII
Paris, 10 juillet 1855.
J'avais vu cette chose bouleversante en
plein soleil : une grosse masse noire couverte
de larmes. J'en étais immobile, et l'on me dit :
a C'est Madame T... »
Ce que j'ai appris en plus n'est pas à vous
rendre. C'est l'abandon, l'inertie, le dernier
malheur, une vieille enfant, disant avec dou-
ceur : « On me laisse comme cela, » avec
deux ruisseaux de larmes incessantes.
Vous savez que la pitié me tue. Je, n'ai
pensé qu'à vous, par toute celle que je vous
sais au fond du cœur, et c'est moi (grâce et
pardon !) qui vous ai désigné à ce pauvre cata-
A SAINTE-BEUVE 243
falque dédaigné. Dieu le regarde, comme tout
le reste ! Son vieux mari pleure peut-être entre
terre et ciel, où il n'est pas encore entré. Cette
croyance me déchire, et c'est pourquoi je par-
donne tout. Mais à qui confier ces secrets qui
me rendent si tendre? Vous savez tant de
choses de moi, dont vous n'avez jamais ri,
que c'est toujours vous que j'appelle et que
j'appellerai pour secourir le malheur, à qui je
ne peux rien donner. Je vous en ai tant fait
secourir! Et Dieu ne vous en grondera ja-
mais !
M. Lacaussade a pu, je crois, vous ex-
primer un peu son anxiété, car je ne pouvais
pas plus me taire que parler, et pour finir ce
mortel embarras, je lui ai dit de vous porter
les premières paroles. Après quoi je vous écris
ce que je pense. Qu'est-ce que cela fait , si le
nom n'est plus aussi pur qu'il eût dû rester?
Cela les regarde, au grand procès des âmes!
Ici, le devoir est d'aller au secours. Vous
m'en avez accordé bien d'autres! Aussi, je
244 LETTRES DE Mme DESBORDES-VALMORE
vous aime beaucoup, en dehors de tout ce qui
fait votre gloire de ce monde.
Marceline DESBORDES-VALMORE.
Que les anges nous fassent réussir! Je crois
qu'ils regardent tout ce que nous faisons pour
eux (i) !
(i) Mme Desbordes- Valmore est morte à Paris le
23 juillet 1859.
FIN
TABLE
Pages.
Avertissement vu
I. — Son premier roman : Arthur... i
II. — Le Prospectus pour les Œuvres
complètes de Victor Hugo... 141
III. — Lettres de Madame Desbordes-
Valmore a Sainte-Beuve (1836-
1855) 187
PARIS
TYPOGRAPHIE P LON- NOU RRIT ET Cj
8, rue Garancière
j m
: ^rivaint lYTceurs. — N et figurines
Bordeaux. • 18 3 1
irge ;ues pages. Impie ctur
. ice par le vicomte x>k Sioklberc
. 3 •
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.-. par E. Ched;; I
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sailr . Rossini,, Daniel Manin,
Auguste -i'atv. coeur,
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Études littéraires. Un du iemps dt
îrsault, sa
i,: provençale, par Saint-René Taillandier, de I ti
i ... Un 'vol. in-18 jésus.
re élémentaire de la littérature française d
igine jusqu'à nos jours, par Jean Fleurv. 1 ;
Prix . ... -
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