Skip to main content

Full text of "Salammbô"

See other formats


Google 



This is a digital copy of a book that was preserved for generations on Hbrary shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project 

to make the world's books discoverable online. 

It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject 

to copyright or whose legal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books 

are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover. 

Marks, notations and other maiginalia present in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journey from the 

publisher to a library and finally to you. 

Usage guidelines 

Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the 
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we liave taken steps to 
prevent abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automated querying. 
We also ask that you: 

+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use these files for 
personal, non-commercial purposes. 

+ Refrain fivm automated querying Do not send automated queries of any sort to Google's system: If you are conducting research on machine 
translation, optical character recognition or other areas where access to a large amount of text is helpful, please contact us. We encourage the 
use of public domain materials for these purposes and may be able to help. 

+ Maintain attributionTht GoogXt "watermark" you see on each file is essential for informing people about this project and helping them find 
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it. 

+ Keep it legal Whatever your use, remember that you are responsible for ensuring that what you are doing is legal. Do not assume that just 
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other 
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can't offer guidance on whether any specific use of 
any specific book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner 
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe. 

About Google Book Search 

Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps readers 
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full text of this book on the web 

at |http : //books . google . com/| 



Google 



A propos de ce livre 

Ccci est unc copic numdrique d'un ouvrage conserve depuis des generations dans les rayonnages d'unc bibliothi^uc avant d'fitrc numdrisd avcc 

pr&aution par Google dans le cadre d'un projet visant ii permettre aux intemautes de d&ouvrir I'ensemble du patrimoine littdraire mondial en 

ligne. 

Ce livre dtant relativement ancien, il n'est plus protdgd par la loi sur les droits d'auteur et appartient ii present au domaine public. L' expression 

"appartenir au domaine public" signifle que le livre en question n'a jamais €l€ soumis aux droits d'auteur ou que ses droits Idgaux sont arrivds & 

expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombc dans le domaine public peuvent varier d'un pays ii I'autre. Les livres libres de droit sont 

autant de liens avec le pass6. lis sont les t^moins de la richcssc dc notrc histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine ct sont 

trop souvent difRcilement accessibles au public. 

Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte prdsentes dans le volume original sont reprises dans ce flchier, comme un souvenir 

du long chcmin parcouru par I'ouvrage depuis la maison d'Mition en passant par la bibliothi^uc pour finalcmcnt se retrouver entre vos mains. 

Consignes d 'utilisation 

Google est fler de travaillcr en partcnariat avcc dcs bibliotht^ucs ii la numdrisaiion dcs ouvragcs apparicnani au domaine public ci dc les rcndrc 
ainsi accessibles h tous. Ces livres sont en effet la ptopri€t€ de tons et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine. 
D s'agit toutefois d'un projet coflteux. Par cons6^uent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources in^puisables, nous avons pris les 
dispositions n&essaires afin de prdvenir les dventuels abus auxqucls pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des 
contraintes tecliniques relatives aux rcqufitcs automatisdcs. 
Nous vous demandons dgalement de: 

+ Ne pas utiliser lesfichiers & des fins commerciales Nous avons congu le programme Google Reclierclie de Livres ^ I'usage des particulicrs. 
Nous vous demandons done d'utiliser uniquement ces flcliiers ^ des fins personnelles. lis ne sauraient en effet Stre employes dans un 
quelconque but commercial. 

+ Ne pas proc^der & des requites automatisees N'cnvoycz aucune requite automatisfe quelle qu'elle soit au syst^me Google. Si vous cffcctuez 
des reclierclies concemant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractferes ou tout autre domaine ndcessitant dc disposer 
d'importantes quantitds de texte, n'lidsitez pas ^ nous contacter Nous encourageons pour la realisation dc cc type dc travaux I'utilisation des 
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serious lieureux de vous Stre utile. 

+ Ne pas supprimerV attribution Le flligrane Google contenu dans cliaque flcliier est indispensable pour informer les intemautes de notrc projet 
et leur permettre d'accMer h davantage de documents par Tinterm^diaire du Programme Google Rccherclie de Livres. Ne le supprimcz en 
aucun cas. 

+ Rester dans la Ugaliti Quelle que soit I'utilisation que vous comptez faire des flcliiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilitd dc 
veiller h respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public amdricain, n'en dMuisez pas pour autant qu'il en va de m£me dans 
les autres pays. La dur& legale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays ^ I'autre. Nous ne sommes done pas en mesure de rdpertorier 
les ouvrages dont I'utilisation est autorisfe et ceux dont elle ne Test pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afflcher un livre sur Google 
Recherche de Livres signifle que celui-ci pent Stre utilise de quelque fa§on que ce soit dans le monde entier. La condamnation h laquelle vous 
vous cxposcricz en cas dc violation dcs droits d'auteur peut £tre s6vtre. 

A propos du service Google Recherche de Livres 

En favorisant la recherche et Facets ^ un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le fran9ais, Google souhaite 
contribuer h promouvoir la diversity culturelle gr§ce ^ Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres pcrmet 
aux intemautes de d&ouvrir le patrimoine littdraire mondial, tout en aidant les auteurs et les dditeurs ^ dlargir Icur public. Vous pouvez effectuer 
dcs rccherches en ligne dans le texte integral de cet ouvrage ^ radresse fhttp: //books .google. com| 



SALAMMBO 



OUVRAGES DU lilfiME AUTEUK 

PUBLICS DANS LA BIBLIOTH^QUE CHARPENT[ER 

a 3 fr. 50 le volume. 



'• >^tf>^«'V\/V* 



MADAME BOVARY 

MCEURS DE PROVINCE 

Edition definitive suivie des requisitoire, plaidoirie 
. et jugement du proems intente. a I'auteur. .... 1 vol. 

tA ^TCMTATfOM DE SAINT-ANTOINE 
Quatri&me edition. 1 vol. 

TROIS CONTES 

Un coeur simple. — La legende de Saint^ulien 
THospitalier. — Herodias, 6° edition 1 vol. 

L'tDUCATION SENTIMENTALE 
Histoire d*un Jeune Homme 1 vol. 



LE CANOIDAT 
Comedie en quatre actes, in-16 2 fr. 



Paris. — Typ. O. Chamerot, 19, rue r!es Saintt-Pdret. — i4166« 



GUSTAVE FLAUBERT 



SALAMMBO 



feDlTION DEFINITIVE 
AVEC DES DOCUMENTS NOUVEAUX 



PARTS 

G. CHARPENTIER, EDITEUR 

13, RUB DE OUBNELLB-SAINT-OBRMAIN, 13 

1883 

Tous droits reserves 



r 



II 3'^OG A.U 




•^ 



SALAMMBO 



A SALAHMBO. 

masse sur les c6tes puniques, des bouillies de fromenl, 
do fevG ct d'orge, et des escargots au cumin, sur des 
plats d*ambre jaune. 

Ensuite les tables furent couvertes de viandes : anti- 
lopes avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, mou- 
tons entiers cults au vin doux, gigots de chamelles et 
de buffles, h^rissons au gafum, cigales frites et loirs 
confits. Dans des gamelles en bois de Tamrapanni Hot- 
taient, au milieu du safran, de grands morceaux de 
graisse. Tout d^bordait de saumure, de truffes et d'assa 
foetida. Les pyramides de fruits s*^boulaient sur les ga- 
teaux de miel, et Ton n'avait pas oubli^ quelques-uns 
de ces petits chiens k gros ventre et k soies roses que 
Ton engraissait avec du marc d'olives , mets carthagi- 
nois en abomination aux autres peuples. La surprise des 
nourritures nouvelles excitait la cupidity des estoraacs. 
Les Gaulois aux longs cheveux retrouss^s sur le sommet 
de la tSte, s^arrachaient les past^ques et les limons 
qu'ils croquaient avec I'ecorce. Des N6gres n'ayant ja- 
mais vu de langoustes se d6chiraient le visage k leurs 
piquants rouges. Mais les Grecs rasSs, plus blancs que 
des marbres , jetaient derri^re eux les ^pluchures de 
leur assiette, tandis que des pMres du Brutium, vStus 
de peaux de loups, devoraient silencieusement, le visage 
dans leur portion. 

La nuit tombait. On retira le velarium 6tal6 sur re- 
venue de cypres et Ton apporta des flambeaux. 

Les lueurs vacillantes du p^trole qui brulait dans des 
vases de porphyre effraySrent, au haut des c6dres, les 
singes consacr^s k la lune. lis pouss^rent des cris, ce qui 
mit les soldats en gaiety. 

Des flammes oblongues tremblaient sur les cuirasses 
d'airain. Toutes sortes de scintillements jaiilissaient 
des plats incrust6s de pierres pr^cieuses. Les crat^res, 
a bordure de miroirs convexes , multipliaient Timage 
elargie des choses ; les soldats sc pressant autour s'y 



LE FESTIN. 5 

regardaient avec ^bahissement et grima^aient pour sc 
faire rire. lis se lan^aient, par-dessus les tables, les es- 
cabeaux d'ivoire et les spatules d*or. lis avalaient ill pleinc 
gorge tous les vins grecs qui sont dans des outres, les 
vins de Canipanie enferm^s dans des amphores, les vins 
des Cantabres que Ton apporte dans des tonneaux, etles 
vinsde jujubier, de cinnamome etde lotus. II y en avait 
des flaques par terre ou Ton glissait. La tum^e des vian- 
des montait dans les feuillages avec la vapeur des halei- 
nes. On entendait &la fois leclaquementdes m^choires, 
le bruit des paroles , des chansons, des coupes, le fra- 
cas des vases campaniens qui s*6croulaient en mille 
morceaux, ou le son limpide d*un grand plat d*argent. 
A mesure qu*augmentait leur ivresse, ils se rappe- 
laient de plus en plus Tinjustice de Carthage. En effet, 
la R^publique, ^puis^e par la guerre, avait laiss^s'accu- 
muler dans la ville toutes les bandes qui revenaient. 
Giscon, leur g^n^ral, avait eu cependant la prudence 
de les renvoyer les uns apr^s les autre» pour faciliter 
Tacquittement de leur solde, et le Conseil avait cru qu'ils 
iiniraient par consentir k quelque diminution. Hais on 
leur en voulait aujourd^hui de ne pouvoir les payer. 
Cette dette se confondait dans I'esprit du peuple avec 
les trois mille deux cents talents euboiques exig^s par 
Lutatius, et ils ^taient, comme Rome, un ennemi pour 
Carthage. Les Mercenaires le comprenaient; aussi leur 
indignation ^clatait en menaces et en debordements. 
Enfin, ils demanderent k se r^unir pour c^l^brer une de 
leurs victoires, et le parti de la paix c6da, en se ven* 
geant d'Hamilcar qui avait tant soutenu la guerre. Elle 
s'^tait termin^e centre tous ses efTorts, si bien que, des- 
esp^rant de Carthage, il avait remis k Giscon le gouver- 
nement des Mercenaires. Designer son palaispour les re- 
cevoir, c*^tait attirer sur lui quelque chose de la haine 
qu'on leur portait. D'ailleurs la d^pense devait 6trc ex- 
cessive ; il la subirait presque toute. 

1. 



G SALAMMBd. 

Fiers d'avoir fait plier la R6publique, les Mercenaires 
croyaient qu'ils allaient enfin s'en retourner chez eux, 
avec la solde de leur sang dans le capuchon de leiir 
manteau. Mais leurs fatigues, revues a travers les vapeurs 
de rivresse, leur semblaient prodigieuses et trop peu 
r6cOmpens6es. lis se montraient leurs blessures, ils ra- 
contaient leurs combats, leurs voyages et les chasses de 
leur pays. Ils imitaient le cri des b^tes fferoces , leurs 
bonds. Puis vinrent les immondes gageures; ils s'enfon- 
^aient la tete dans les amphores, et restaient k boire sans 
s'interrompre corarae des dromadaires alt6r6s. Un Lusi- 
tanien, de taille gigantesque, portant un homrae au bout 
de chaque bras, parcourait les tables tout en crachant 
du feu par les narines. Des Lac6d6moniens qui n'avaient 
point 6t6 leurs cuirasses, sautaient d'un pas lourd. Quel- 
ques-uns s'avangaient comme des femmes en faisant des . 
gestes obscenes; d'autres se mettaient nus pour combat- 
tre, au milieu des coupes, k la fa^on des gladiateurs, et 
une compagnie de Grecs dansait autour d'un vase ou 
Ton voyait des nymphes , pendant qu'un n6gre tapait 
avec un os de bceuf sur un bouclier d'airain. 

Tout a coup, ils entendirent un chant plaintif, un 
chant fort et doux, qui s'abaissait et reraontait dans les 
airs comme le battement d'ailes d*un oiscau bless^. 

C'etait la voix des esclaves dans Fergastule. Des sol- 
dats, pour les d61ivrer, se lev6rent d'un bond et disparu- 
rent. 

lis revinrent, chassant au milieu des cris, dans la 
poussi6re, une vingtaine d'hommes que Ton distinguait 
k leur visage plus p^e. Un petit bonnet de forme co- 
nique, en feutre noir, couvrait leurt^te ras6e; ils por- 
laient tons des sandales de bois et faisaient un bruit 
de ferrailles comme des chariots en marche. 

lis arriv6rent dans Tavenue des cypres, oil ils se per- 
dirent parmi la foule, qui les interrogeait. L'un d'eux 
^tait rest^ k T^cart, debout. A travers les dtehirures de 



LE FfiSTlN. 7 

sa tunique on aperccvait ses (>paules ray^es par de lon- 
gues balafres. Baissantle menton, il regardait autour <ie 
lui avec mcfiance et fermait un peu ses paupi6res dans 
l*eblouisscment des flambeaux ; mais quand il vit que 
personne de ces gens arm^s ne lui en vouiait, un grand 
soupir s'^chappade sa poitrine; il balbutiait, il ricanait 
sous les larmes claires qui lavaient sa figure ; puis il 
saisit par les anneaux un canthare tout pl^in , le leva 
droit en I'air au bout dc sos bras d'oii pendaient des 
chalncs, et alors regardant le ciel ct toujours tenant la 
coupe, il dit : 

— « Salut d'abord ft to!, Baal-EschmoAn lib^raleur, 
que les gens de ma patrle appellent Esculape ! et k vous, 
G^nies des fontaines, de la lumi^re et desbois ! et k vous 
Dieux caches sous les montagnes et dans les cavemes de 
la terre ! et k vous, hommes forts aux armures reluisan- 
tes, qui m'avez delivr^ ! » 

Puis il laissa tomber la coupe et conta son hisloire. 
On lenommait Spendius. Les Carlhaginois Tavaicnt pris 
k la bataille des figineuses, et parlant grec, ligure et 
punique, il remercia encore une fois les Mercenaires ; il 
leur baisait les mains ; enfin, il les f^licita du banquet, 
tout en s'^tonnant de n'y pas apercevoir les coupes de la 
Legion sacr6e. Ces coupes, portant une vigne en ^rae- 
raude sur chacune de leurs six faces en or, appartenaient 
i\ une milice exclusivement compos^e des jeuncs patri- 
i:iens,lesplus hautsdetaille.C'^taitunprivilSge, presque 
un honneur sacerdotal ; aussi rien dans les trSsors dc la 
n^publique n'^tait plus convoit^ des Mercenaires. lis de- 
testaient la Legion k cause de cela, et on en avait vu qui 
risquaient leur vie pour I'inconcevable plaisir d*y boire. 

Done ils command^rent dialler chercher les coupes. 
EUes ^taient en d^p6t chez les Syssites, compagnies de 
commergants qui mangcaient en commun. Les esclaves 
revinrent. A cettc heure, tons les membres des Syssites 
dormaient- 



8 SALAMMBO. 

— « Qu'on les reveille ! » r6pondirent les Merce- 
naires. 

Apr^s une seconde demarche, onleur expliqua qu'elles 
Staient enferm^es dans un temple. 

— « Qu'on Touvre! » r6pliquerent-ils. 

Et quand les esclaves, en tremblant, eurent avoit^ 
qu'elles ^talent entre les mains du g^n^ral Giscon^ lis 
s'6crierent : 

— « Qu'il les apporte! » 

Giscon, bient6t, apparut au fond du jardin dans Xme 
escorte de la Legion sacrSe. Son ample manteau noir, 
retenu sur sa tfite k une mitre d'or constell^e de pierres 
pr^cieuses, et qui pendait tout Ji Tentour jusqu'aux sa- 
bots de son cheval, se confondait, de loin, avec la cou- 
leur de la nuit. On n'apercevait que sa barbe blanche, 
les rayonnements de sa coiffure et son triple collier h 
larges plaques bleues qui lui battait sur la poitrine. 

Les soldats, quand il entra, le salucrent d'une grande 
acclamation, tons criant : 

— « Les coupes ! Les coupes ! • 

II commenga par declarer que^ si Ton considerait leur 
courage, ils en 6taient dignes. La foule hurla de joie, en 
applaudissant. 

II le savait bien, lui qui les avait commandos l&-bas 
et qui 6tait revenu avec la demi6re cohorte sur la der- 
ni6re galSre! 

— « C'est vrai ! c'est vrai ! » disaient-ils. 

Gependant, continua Giscon, la R6publique avait res- 
pects leurs divisions par peuples, leurs coutumes, leurs 
cultes; ilsStaient libres dans Carthage! Quant aux vases 
de la Legion sacrSe, c'Stait une propriM6 particuliere. 
Tout a coup, pres de Spendius, un Gaulois s^Slanga par- 
dessus les tables et courut droit k Giscon, qu'il mena- 
^ait en gesticulant avec deux SpSes nues. 

Le g6neral, sans s'interrompre, le frappa sur la tSte 
de son lourd bdlon d'ivoire ; le Barbare tomba. Les Gau 



LE FESTIN. 

lois hurlaient, et leur fureur, se communiquant aux 
autres, allait emportcr les legionnaires. Giscon haussa 
les ^paules en les voyant pMir. II songeait que son cou« 
rage serait inutile contre ces bStes brutes, exasp^rSes. 
11 fallait mieux plus tard s*en venger dans quelquo 
ruse ; done il fit signe h ses soldats et s*61oigna lente- 
mcnt. Puis, sous la porte, se tournant vers les Mercc- 
naires, il leur cria qu'ils s*en repentiraient. 

Le festin recommenya. Hals Giscon pouvait revenir, 
ct, cernant le faubourg qui touchait aux derniers rem- 
parts, les ^eraser contre les murs. Alors ils se sentirent 
seuls malgr^ leur foule; et la grandc ville qui dormait 
sous eux, dans Tombre, leur fit peur, tout k coup, avec 
scs entassements d'escaliers, ses hautes maisons noires 
et ses vagues dieux encore plus f§roces que son peuple. 
Au loin, quelques fanaux glissaient sur le port, et il y 
avait des lumi^res dans le temple de Khamon. Us se 
souvinrent d'Hamilcar. Oil 6tait-il? Pourquoi les avoir 
abandonn6s, la paix conclue? Ses dissensions avec le 
Gonseil n'^taient sans doute qu'un jeu pour les perdre. 
Leur haine inassouvie retombait sur lui; etils le mau- 
dissaient, s'exasp^rant lesuns les autres par leur proprc 
colore. A ce moment-l&, il se fit un rassemblcment 
sous les platanes. C'^tait pour voir un n^gre qui se rou- 
lait en battant le sol avec ses membres, la prunclle fixe, 
le cou tordu, l*6cume aux 16vres. Quelqu*un cria qu'il 
etait empoisonn^. Tons se crurent empoisonn^s. Ils tom- 
b^rent sur les esclaves ; une clameur ^pouvantable s*6~ 
leva, et un ver(ige de destruction tourbillonna sur 
Tarm^e ivre. lis frappaient au hasard autour d'eux, ils 
brisaient, ils tuaient; quclques-uns lanc^rent des flam- 
beaux dans les feuillages ; d'autres, s'accoudant sur la 
balustrade des lions, les massacr^rent k coups de fil- 
ches ; les plus hardis coururent aux elephants, ils vou- 
laient leur abattre la Irompe et manger de Tivoire. 

Cepcndantdes froudcurs bnl6arcsqui, pour pillcr plus 



10 SALAMMBd. 

coramod^mcnt, avaient tourn6 I'angle du palais, furent 
arr^t^s par une haute barri6re faite en jonc deslndcs. lis 
coup6rent avec leurs poignards les courroies de la ser- 
rure et se trouverent alors sous la facade qui regardait 
Carthage, dans un autre jardin rempli de vegetations 
taill^es. Des lignes de fleurs blanches, toutes se suivant 
une k une, decrivaient sur la terre couleur d'azur de 
longues paraboles, comme des fusses d'etoiles. Les buis- 
sons, pleins de tSn^bres, exhalaient des odeurs chaudes, 
raielleuses. II y avait des troncs d'arbres barbouill^s de 
cinabre qui ressemblaient k des colonnes sanglantes. Au 
milieu, douze pi^destaux de cuivre portaient chacun 
une grosse boule de verre, et des lueurs rouge^tres era- 
plissaient confusement ces gjobes creux, comme d 6nor- 
mes prunelles qui palpiteraient encore. Les soldats s'e- 
clairaient avec des torches, tout en tr^buchant sur la 
pente du terrain, profondement labour^. 

Mais ils aperQurent un petit lac, divis6 en plusieurs 
bassinspar desmurailles de pierres bleues. L'onde ^tait 
si limpide que les flaramesdes torches tremblaient Jus- 
qu'au fond,'sur un lit de cailloux blancs etdepoussiere 
d'or.Ellcse mit k bouillonner, des paillettes lumineuses 
glisserent, et de gros poissons, qui portaient despierre- 
rics a la gueule, apparurent vers la surface. 

I.CS soldats, en riant beaucoup, leur passerent les doigts 
dans les ouics et les apport^rent sur les tables. 

C*elaieiit les poissons de la faraille Barca. Tous descen- 
daient dc ces lottes prirhordiales qui avaient fait eclore 
I'ccuf mystique oil se cachait la D6esse. L'id6e de com- 
mctlrc un sacrilege ranima la gourmandise des Merce- 
naircs; ils placerent vite du feu sous des vases d'airain 
ct s'amus6rent k regarder les beaux poissons se debattre 
dans Teau bouillantel 

La houle des soldats se poussait. lis n'avaient plus 
peur. Ils recommcngaient k boirc. Les parfums qui leur 
coiilaient du front mouillaient de gouttes largcs leurs 



.LE FBSTIN. il 

luuiqucs cii lanibeauxy et s'appuyant des deux poiiigs 
sur les tables qui leur semblaient osciller comme dcs 
navires, ilspromenaient k I'entour leurs gros ycux ivrcs, 
pour devorer par la vue ce qu*ils ne pouvaient prendre. 
D'autres, marchant tout au milieu des plats sur les nap- 
pes de pourpre, cassaient a coups de pied les escabcaux 
d*ivoirc et les fioles tvriennes en verre. Les chansons sc 
m^laient au rUe des esclaves agonisant parmi les coupes 
brlsecs. lis demandaient du vin, desviandes, de Tor. Us 
criaient pour avoir des femmes. Us d^iiraient en cent 
langages. Quelques-uns se croyaient aux ^tuves, ^ cause 
de la bu^e qui flottait autour d'eux, ou bien, apercevant 
des feuillages, ils s*imaginaient 6tre k la chasse et cou- 
raient sur leurs compagnons comme sur des bdtes sau- 
vages. L*incendie de Tun k Tautre gagnait tous les ar- 
bres, et les hautes masses de verdure, d*ou s*^chappaien( 
de longuesspirales blanches, semblaient des volcansqui 
commencent ^ fumer. La clameur redoublait; les lions 
blesses rugissaient dans Tombre. 

Le palais s'eclaira d*un seul coup k sa plus haute ter- 
rasse, la porte du milieu s'ouvrit, et une femme, la fillc 
d'Hamilcar elle-rat^me, couverte de vfitements noirs, ap- 
parut sur le seuil. Elle descendit le premier escalier qui 
longeait obliquement le premier ^tage, puis le second, 
le troisieme, et elle s'arr^ta sur la derni^re terrasse, au 
haut de Tescalier des galores. Immobile et la tSte basse, 
elle regardait les soldats. 

Derri^re elle, de chaque cdt^, se tenaient deux longues 
theories d*hommes p41es, vStus de robes blanches k fran- 
ges rouges qui tombaient droit sur leurs pieds. lis n*a- 
vaient pas de barbe, pas de cheveux, pas de sourcils. 
Dans leurs mains ^tincelantes d'anneaux ils portaicnt 
d'6normes lyres et chantaient tous, d'une voie aigue, un 
hymme k la divinity de Carthage. G'^taient les pretres 
eunuques du temple de Tanit, que Salanmibd appelait 
souvent de^ns sa maison. 



f2 SALAMHBd. 

Enfin elle descendit I'escalier des galferes. Les pr^tres 
la suivirent. Elle s'avanQa dans Tavenue des cypres, et 
elle marchait lentement entre les tables des capitaines, 
qui se reculaient un peu en la regardant passer. 

Sa chevelure, poudr^e d'un sable violet, et .r^unie en 
forme de tour selon la mode des vierges chanan^eimes, 
la faisait paraitre plus grande. Des tresses de perles at- 
tachees k ses tempes descendaient jusqu'aux coins de sa 
bouche, rose commeune grenade entr'ouverte. II y avait 
sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses, 
imitantpar leurbigarrureles^caillesd*une murine. Ses 
bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique 
sans manches, etoilee de fleurs rouges sur un fond tout 
noir. Elle portait entre les chevilles une chainette d'or 
pour r^gler sa marche, et son grand manteau de pourpre 
sombre, taill^ dans une ^toffe inconnue, trainait derri^re 
elle, faisant k chacun de ses pas comme une large vague 
qui la suivait. 

Les pr^tres, de temps k autre, pingaient sur leurs 
lyres des accords presqueetouffSs, etdans les intervalles 
de la musique, on entendait le petit bruit de la chai- 
nette d*oravec le claquement r^gulier de ses sandales en 
papyrus. 

Personne encore ne laconnaissait. On savait seulement 
qu'elle vivait retiree dans des pratiques pieuses. Dessol- 
dats I'avaient apergue la nuit, sur le haut de son palais, 
k genoux devant les^toiles, entre les tourbillons des cas- 
solettes allum^es. C*^tait la lune qui Tavait rendue si 
pAle, et quelque chose des Dieux Tenveloppait comme une 
vapeur subtile. Ses prunelles semblaient regarder tout 
au loin au del^ des espaces terrestres. Elle marchait en 
inclinant la t^te, et tenait k sa main droite une petite 
lyre d'ebene. 

lis Tentendaient murmurer. 

— « Morts ! Tons morts ! Vous ne vicndrez plus ob^is- 
6r«nl u ma voix, quand, assise sur le bord du lac, je vous 



LE FESTIN. 15 

jetais dans la gueule despepins depast^ues! Lemyslerc 
de Tanit roulait au fond de vos yeux, plus limpldes que 
les globules des fleuves. » Et elle les appelait par leurs 
noms, qui ^talent les noms des mois. — « Sivl Sivan ! 
TammouZy Eloul, Tischri, Schebar ! — Ah ! piti^ pour 
rooi, D^esse ! » 

Lessoldats, sanscomprendre ce qu*elle disait, se tas- 
saient atitour d'elle. lis s*6bahissaient de sa parure ; 
mais elle promena sur eux tous un long regard ^pou- 
vant^, puis s*enfon^ant la tdte dans les ^paules eu 6car- 
tantles bras, elle r(§p6ta plusieursfois: 

— « Qu'avez-vous fait ! qu'avez-vous fait! 

« Vous aviez cependant, pour vous r^jouir, du pain, 
des viandes, de Thuile, tout le malobathre des greniers ! 
J*avais faitvenir des boeufsd'H^catompyle, j'avais envoys 
des chasseurs dans le desert! t Sa voix s'enflait, ses 
joues s'empourpraient. Elle ajouta : i Oi!i Stes-vous done, 
ici?Est-ce dans une ville conquise, ou dansle palaisd'un 
roaitre ? Et quel maitre ? le suffi&te Hamilcar mon p^re, 
serviteur des Baals ! Vos armes, rouges du sang de ses 
esclayes,c*estlui qui les a refus6es k Lutatius! En con- 
naissez-vous un dans vos patries qui sache mieux con- 
duire les batailles? Regardez done I les marches de 
notre palais sont encombr^es par nos victoires ! Conti- 
nuez ! brulez-le ! J'emporterai*avec moi le Genie de ma 
maison, mon serpent noir qui dort U-haut sur des feuii- 
les de lotus! Je sifllerai, il me suivra; et, si je monte en 
gaUre, il courra dans le sillage de mon navire sur 1*6- 
cume des flots^ » 

Ses narines minces palpitaicnt. Elle 6crasait ses on- 
gles centre les pierreries de sa poitrine. Ses yeux s'alan- 
guirent ; elle reprit : 

— f Ah ! pauvre Carthage! lamentable ville ! Tu n'as 
plus pour te d6fendre les hommes forts d'autrefois, qui 
ailaient au del^ des oceans bdtir des temples sur les ri- 
vages. Tous les pays travailkient autour de toi, et les 



14 SALAMMBO. 

piaiiies de la mer, labourees par tes rames, balangaien 
les moissons. » 

Alors elle se mit k chanter les aventures de Melkarth, 
dieu des Sidoniens et pere de sa famille. 

Elle disait Tascension des montagnes d*Ersip.^ionie, le 
voyage k Tartessus, et la guerre contre Maslsabal pour 
venger la reine des serpents : 

— < II poursuivait dans la foret le monstre fcmelle 
dont la queue ondulait sur les feuilles mortes commeun 
ruisseau d*argent ; et il arriva dans une prairie ou des 
femmes, k croupe de dragon, se tenaient autour d*un 
grand feu, dressi^es sur la pointe de leur queue. La 
lune,' couleur de sang, resplendissait dans un cercle 
p^le, etleurs langues ^carlates, fendues comme desliar- 
pons de p^cheurs, s'allongeaient en se recourbant jus- 
qu*au bord dela flamme. » 

Puis Salammbd, sans s*arreter, raconta comment Mel- 
karth, apr^s avoir vaincu Hasisabal, mit k la proue du 
navire sa t^te coup6e. — u Aohaque battement des flots, 
elle s*enfongait sous T^cume; mais le soleil Tembau- 
mait : elle se fit plus dure que Tor; cependant les yeu\ 
ue cessaient point de pleurer, et les larmes, continuelie- 
ment, tombaient dans Teau. » 

Elle chantait tout cela dans un vieil idiome chana- 
neen que n'entendaient ' pas les Barbares. lis se de- 
mandaient ce qu'elle pouvait leur dire avec les gestes 
effrayants dont elle accompagnait son discours ; — et 
months autour d'elle sur les tables, sur les lits, dans les 
rameaux des sycomores, la bouche ouverte'et allongeant 
la tSte, ils t^chaient de saisir ces vagues histoires qui 
se balangaient devant leur imagination, k travers Tobs- 
curit6 des theogonies, comnic des fantdmes dans, des 



nuages. 



Seuls, les pr^tres sans barbe comprenaient Salammbd. 
Leurs mains ridees, pendant sur les cordes des lyres, 
fremissaient, et de temps k autre en tiraient un accord 



LE FESTIN. 15 

lugubre : car, plus faibles que des vieilles femmcs 
lis tremblaient ill la fois d'emotion mystique et de la 
peur.que leur faisaient les homines. Les Barbares nc 
s*en soiiciaient; ils ^coutaient toujours la vierge chan- 
ter. 

Aucun ne la regardait comme un jeune chef numidc 
plac6 aux tables des capitaines, parmi des soldats de sa 
nation. Sa ceinture ^tait si h6riss6e de dards, qu*elle 
faisait une bosse dans son large manteau, nou6 & ses 
tempes par un lacet de cuir. L'^toffe bdillant sur ses 
^paules, enveloppait d*ombresonyisage,et Tonn'aperce- 
vait que les flammes de ses deux yeux fixes. C'^tait par 
hasard qu'il se trouvait au festin, — son p^re le faisant 
vivre chez les Barca, selon la coutume des rois qui en- 
voyaient leurs enfants dans les grandes families pour 
preparer des alliances; mais depuis six mois que Narr' 
Havas y logeait, il n'avait point encore aper^u Salammbd ; 
et, assis sur les talons, la barbe baiss^e vers les hampes 
de ses javelots, il la considerait en 6cartant les narines 
comme un leopard qui est accroupi dans les bambous. 

De Tautre c6t6 des tables se tenait un Libyen de 
taille colossaleet k courts cheveuxnoirs frisks. 11 n*avait 
gard6 que sa jaquettemilitaire, dont les lames d^airain 
d^chiraient la pourpre du lit. Un collier k lune d'argent 
s'embarrassait dans lespoils de sa poitrine. Des 6cla- 
boussures de sang lui tachetaient la face, il s'appuyait 
sur le coude gauche ; et la bouche grande ouverte il sou- 
riait. 

Salammbd ifi*en 6tait plus au rhythme sacr^. Elle 
employait simultan^ment tons les idiomes des Barbares, 
d^licatesse de femme pour attendrir leur colore. Aux 
Grecs elle parlait grec, puis elle se tournait vers les 
Ligures, vers les Gampaniens, vers les N^gres ; et cha- 
cun en T^coutant retrouvait dans cette voix la douceur 
de sa patrie. Emport^e par les souvenirs de Garthage, 
elle chantait maintenant les anciennos batailles contre 



10 SALAMMBd. 

• 

Rome; ils applaudissaient. Elle s*enflammait ii la lueur 
des 6p6es nues ; elle criait les bras oiiverts. Sa lyre 
tomba, elle se tut; •— et, pressant son coeur ^.deux 
mains, elle resta quelques minutes les paupi^res closee 
k savourer Tagitation de tons ces hommes. 

MMho le Libyen se penchait vers elle. Involontaine- 
rement elle s*en approcha, et, pouss^e par la reconnais- 
sance de son orgueil, elle lui versa dans une coupe d'or 
un long jet de vin pour se reconcilier avec Tarm^e. 

— a Bois! » dit-elle. 

U prit la coupe, et il la portait k ses l^vres quand un 
Gaulois, le mdme que Giscon avait bless^, le frappa sur 
r^paule,tout end^bitant d'un air jovial des plaisanteries 
dans lalanguede son pays. Spendius n'6lait pas loin; ii 
s'offrit k les expliquer. 

— a Parle ! » dit M^tho. 

— « Les Dieux te prot^gent, tu vas devenir riche. A. 
quand les noces ? » 

— « Quelles noces ? » 

— a Les tiennes 1 car chez nous, » dit le Gaulois, 
« lorsqu*une femme fait boire un soldat, c*est qu'elle lui 
ofQre sa couche. » 

II n avait pas fini que Narr*Havas, en bondissant, tira 
un javelot de sa ceinture, et appuy6 du pied droit sur le 
bord de la table, il le langatcontre HStho. 

Le javelot siffla entre les coupes, «t, traversant le 
bras du Lybien, le cloua sur la nappe si fortement, que 
ia poign^e en tremblait dans Tair. 

M^tho Tarracha vite ; mais il n'avait pas d'armcs, il 
^tait nu ; enfin, levant k deux bras la table surcharg^e, 
il la jeta centre Narr'Havas tout au milieu de la foule 
qui se pr6cipitait entre eux. Les soldats et les Numidcs 
se serraient^ ne pouvoir tirer leurs glaives. M^tho 
avangait en donnant de grands coups avec sa tdte. Quand 
il la releva, Narr'Havas avait disparu. II le chercha des 
yeux. Salammb^ aussi ^tait partie. 



LE FE8TIN. IT 

Alors sa vue se toumant surle palais, il apergut (on I 
«'ii haul la porte rouge k croix noire qui sc rcfermait. II 
s'^lan(^a. 

Oa le vit courir entre les proues des galcrcs, puis 
r^apparaitre Ic long des trois escaliers jusqu*& la porte 
rouge qu*il heurta de tout son corps. En halclant, ii 
s*appuya contre le mur pour ne pas tomber. 

Un homme Favait suivi, et, k travers les t^n^bres, 
car les lueurs du festin ^taient cach^es par Tangle du 
palais, il reconnut Spendius. 

— f Va-t'en ! » dit-il. 

L'esclave, sans r^pondre, se mit avec ses dents k d^ 
chirer sa tunique ; puis s'agenouillant aupr^s de M&tho 
il liii prit le bras d^licatement, et il le palpait dans 
Tombre pour d^couvrir la blessure. 

Sous un rayon de la lune qui glissait entre les 
nuages, Spendius apergut au milieu du bras une plaie 
beante. II roula tout autour le morceau d'^toffe ; mais 
Tautre, s'irritant, disait: c Laisse-moi! laisse-moi! » 

— tt Oh non ! » reprlt Tesclave. « Tu m*as d^livrS de 
Tergastule. Je suis k toi ! tu es mon maitre ! or- 
donne! » 

M§tho, en fr61ant les murs, fit le tour de la terrasse. 
II tendait Toreille k chaque pas, et par Tintervalle des 
roseaux dor^s, plongeait ses regards dans les apparte- 
ments silencieux. Enfin il s'arrSta d*un air dSsesp^r^. 

— < Ecoute ! » lui dit Tesclave. t Oh ! ne me m6- 
prise pas pour ma faiblesse ! J'ai v^cu dans le palais. Je 
pcux, comme une vip^re, me couler entre les murs. 
Viens ! il y a dans la Chambre des AncStres un 
lingot d*or sous chaque dalle ; une voie souterraine con- 
duit k leurs tombeaux. » 

— « Eh ! qu'importe ! » dit Hdtho, 
Spendius se tut. 

lis ^taient sur la terrasse. Une masse d'ombre 6norme 
8*etalait devant eux, et qui semblait contenir de vagues 

2. 



18 SALAMMBO. 

amonccllcments, pareils aux floVo gigantesques d*un 
ocean noirp6trifie. 

Mais une barre lumineuse s'^leva du cdt6 de TOricnt. 
A gauche, tout en has, les canaui de M^gara commen- 
Qaient k rayer de leurs sinuosit^s blanches les verdures 
des jardins. Les toits coniques des temples heptagones, 
les escaliers, les terrasses, les remparts, peu k peu, se 
decoupaientsur la p&leur de I'aube; ettout autour de la 
p^ninsule carthaginoise une ceinture d'^cume blanche 
oscillait tandis que la mer couleur d'6meraude semblait 
comme figee dans la fraicheur du matin. Puis k mcsure 
que le ciel roseallaits*61argissant, les hautesmaisons in- 
clin6es surles pentes du terrain se haussaient, se tassaient 
telles qu'un troupeau de ch^vres noires qui descend des 
montagnes. Les rues d^sertes s'allongeaient; les pal- 
miers, qk et Ik sortant des murs, ne bougeaient pas ; 
les citemes remplies avaient Tair de boucliers d'argent 
perdus dans les cours ; le phare du promontoire Her- 
maeum commengait k pdlir. Tout au haut de TAcropole, 
dans le bois de cypres, les c]ieyaux d'Eschmoiiin, sentant 
venir la lumi^re, posaicnt leurs sabots sur le parapet de 
marbre et hennissaient du c6t6 du soleil. 

U parut; Spendius, levant les bras, poussa un en. 

Tout s'agitait dans une rougeur ^pandue, car le Dieu, 
comme se d^chirant, versait k pleins rayons sur Carthage 
la pluie d'or de ses veines. Les 6perons des galores ^lin- 
celaient, le toit de Khamon paraissait tout en flammes, 
et Ton apercevait des lueurs au fond des temples dont 
les portes s'ouvraient. Les grands chariots arrivant 
de la campagne faisaient tourner leurs roues sur les 
dalles des rues. Des dromadaires charges de bagages 
descendaient lesrampes. Les changeurs dans loscarre- 
fours relevaient les auvents de leurs boutiques. Des ci- 
gognes s'envol^rent, des voiles blanches palpitaient. On 
entendait dans le bois de Tanit le tambourin des court!- 
sanes sacr6es, et k la pointe des Happales, les four- 



LE FESTIN. 10 

neaux pour cuire les cercueils d'argile commen^aient k 
fumer. 

Spendius se penchait en dehors de la terrasse ; scs 
dents claquaient, il r^p^tait : 

— iAhloui... oui... maitre! je comprends pour^ 
quoi tu dMaignais tout h Theure le pillage de la mai- 
son. » 

MiHtho fut comme r6veill6 par le sifflement de sa 
voix, il semblait ne pas comprendre; Spendius re- 
prit : 

— if Ah 1 quelles richesses ! ct les hommes qui les 
poss^dent n*ont pas mSme de fer pour les d^fendre ! » 

Alors , lui faisant voir de sa main droite ^tendue 
quelques-uns de la populace qui rampaient en dehors 
du m61e , sur le sable , pour chercher des paillettes 
d'or : 

— f Tiens ! » lui dit-il, « la R^publique est comme 
ces mis6rables : courbSe au bord des oceans, elle en- 
fonce dans tous les rivages ses bras avides, et le bruit 
desflots emplit tenement son oreillc qu'elle n*entendrait 
pas venir par derri^re le talon d*un maitre ! » 

n enlraina KIdtho tout k Tautre bout de la terrasse, et 
lui montrant le jardin ou miroitaient au soleii les kfkes 
dea soldats supendues dans les arbres : 

— « Hais ici il y a des hommes forts dont la haine est 
exasp^r^e ! et rien ne les attache k Carthage, ni leurs 
families, ni leurs serments, ni leurs dieux ! » 

M^tho restait appuy^ centre le mur; Spendius, se rap- 
prochant, poursuivit k voix basse : 

— f He comprends-tu, soldat? Nous nous prom^ne- 
rions converts de pourpre comme des satrapes. On nous 
laverait dans les parfums ; j*aurais des esclaves k mon 
tour! N*es-tu pas las de dormir sur la terre dure, de 
boire le vinaigre des camps, et toujours d'entendxe la 
trompette ? Tu te reposeras plus tard, n*est-ce pas? 
quand on arrachera ta cuirasse pour jeter ton cadavre 



:0 SALAMMBd. 

auxvautours! ou peut-^tre, fappuyant surun b^ton, 
avcuglc, boiteiix, debile, tu t'en iras de porle ea porte 
raconter ta jeunesse aux petits enfants et aux vendeurs 
de saumure. Rappelle-toi loutes les injustices de tes 
chefs, les campements dans la neige, les courses au so- 
leil, les tyrannies de la discipline et Tetemelle menace 
de la croix ! Apres tant de mis6res on I'a donne un 
collier d'honneur, comme on suspend au poitrail des 
anes une celnture de grelots pour les 6^tourdir dans la 
marche, el faire qu'ils ne sentent pas la fatigue. Un 
homme comme toi, plus brave que Pyrrhus 1 Si lu Ta- 
vais voulu, pourtant! Ah! conmietu serasheureux dans 
les grandes salles fraiches» au son des lyres, couch^ sur 
des fleurs, avec des bouffons et avec des femmes 1 Ne me 
dis pas que I'entreprise est impossible ! £st-ce que les 
Hercenaires, d6ja, n*ont pas possM^ Rheggium et 
d*autres places fortes en Italie ! Qui fempSche? Hamil- 
car est absent ; le peuple execre les Riches; Giscon ne 
peut rien sur les Inches qui Tentourent. Mais tu es brave, 
toi ! il t ob^iront. Gommande-les ! Carthage est k nous ; 
jetons-nous-y ! » 

— « Non! » dit Hfttho,- t la malediction de Holoch 
p^se sur moi. Je Tai senti k ses yeux, et tout k Theure 
jai vu dans un temple un holier noir qui reculait. » 
11 ajouta, en regardant autour de lui : « Ou est- 
elle ? » 

Spendius comprit qu'une inquietude immense Toe- 
cupait ; il n'osa plus parler. 

Les arbres derri^re eux fumaient encore; de leurs 
Dranches noircies, des carcasses de singes k demi bril- 
lees tombaient de temps k autre au milieu des plats. Les 
soldats ivres ronflaient la bouche ouverte k cdte des ca- 
davres; et ceux qui ne dormaient pas baissaient leur 
tete, eblouis par le jour. Le sol pietin^ disparaissait 
sous des flaques rouges. Les elephants balangaient entre 
les pieux de leurs pares leurs trompes sanglantes. On 



LE FESTIIf. SV 

tipercevait dans les grcniers ouverts des sacs de froment 
r^pandus, et sous la porte une ligne ipaisse de chariots 
amoncel^s par les Barbares ; les paons juch^s dans Ics 
cMres d^ployaient leur queue et se mettaient h crier. 

Cependant rimmobilit6 de Hdtho ^tonnaitSpendius; 
11 6tait encore plus p&le que tout h Theure, et les prunel- 
las fixes, il suivait quelque chose k Thorizon, appuy^ 
des deux poings sur le bord de la terrasse. Spendius, en 
se courbant, finit par dScouyrir ce qu'il contemplait. Un 
point d*or tournait au loin dans la poussi^re sur la route 
d'Utique ; c*6tait le moyeu d*un char attel6 de deux mu- 
lcts; un esclave courait k la tSte du timon, en les tenant 
par la bride. II y avait dans le char deux femmes assi- 
ses. Les crini6res des bdtes bouffaient entre leurs oreil- 
les k la mode persique, sous un r^seau de perles bleues. 
Spendius les reconnut; il retmt un cri. 

Un grand voile, par derri^re, fiotlait au veaU 



n 



A $ICCA 



Deux jours apr&s, les Mercenaires sortirenl de Car- 
thage. 

On leur avait donnS k chacun une pi^ce d*or, sous la 
condition qu'ils iraient camper k Sicca, et on leur avait 
dit avec toutes sortes de caresses : 

— « Vous files les sauveurs de Carthage ! Mais vous 
Taffameriez en y restant ; elle deviendrait insolvable. 
Eloignez-Yous ! La Republique, plus tard, vous saura grfi 
de cette. condescendance. Nous allons immfidiatement 
lever des imp6ts; voire soldo sera complete, et Ton 
^uipera des galfires qui vous reconduiront dans vos pa- 
tries. » 

lis ne savaient que rfipondre k tant de discours. Ges 
Iiommes, accoutumfis ^ la guerre, s*ennuyaient dans le 
s6jour d'une ville; on n'eut pas de mal k les convaincre, 
et le peuple monta sur les murs pour les voir s*en 
aller. 

lis dfifil^rent par la rue de Khamon et la porte de 
Cirta, p61e-m61e, les archers avec les hoplites, les capi- 
taines avec les soldats, les Lusitaniens avec les Grecs. lis 



A SICCA. !^ 

inarchaient d*unpas hardi, faisant sonner sur Ics dalles 
leurs lourds coUiumes. Leurs armures ^talent bosse- 
16es par les catapultes et leurs visages noircis par le 
liMe des batailles. Des oris rauques sortaient des barbes 
epaisses ; leurs cottes de mailles dechirSes battaient 
sur les pommeaux des glaives , et Ton apercevait, aux 
trous de Tairain, leurs membres nus, effrayants comme 
des machines de guerre. Les sarisses, les baches, les 
epieux, les bonnets de feutre et les casques de bronze, 
tout oscillait k la fois d'un seul mouvemcnt. lis em- 
plissaient la rue k faire craquer les murs, et cette 
longue masse de soldats en armes s'^panchait entre les 
hautes maisons k six stages, barbouill^es de bitume. 
Derri^re leurs grilles de fer ou de roseaux, les femmes, 
la t^te couverte d*un voile, regardaient en silence les 
Barbares passer. 

Les terrasses , les fortifications, Ids murs disparais- 
saient sous la foule des Garthaginois, habiilSe de vSte- 
ments noirs. Les tuniques des matelots faisaient comme 
des taches de sang parmi cette sombre multitude, et des 
enfants presque nus , dont la peau brillait sous leurs 
bracelets de cuivre, gcsticulaient dans le feuillage des 
colonnes ou entre les branches d*un palmier. Quelques- 
uns des Anciens s*dtaient post^s sur la plate-forme des 
tours, et Ton ne savait pas pourquoi se tciiait ainsi, de 
place en place, un personnage k barbe longue, dans une 
altitude rdveuse. II apparaissait de loin sur le fond du 
ciel, vague comme un fant6me, et immobile comme les 
pierres. 

Tons, cependant, dtaient oppresses par la mSme in- 
quietude ; on avait peur que les Barbares, en se voyant 
si forts , n*eussent la fantaisie de vouloir rester. Mais 
ils partaient avec tant de confiance que les Garthaginois 
s'enhardirent et se mSl^rcnt aux soldats. On les accablait 
des scrments, d'etreintes. Quclqucs-uns meme les en- 
gageaient k ne pas quitter la ville, par cxag^ration de 



2i 8ALAMHB0. 

politique et audace d'hypocrisie. On leur Jetait des par- 
fums, des fleurs et des pieces d'argent. On leur donnait 
des amulettes centre les mal&dies; mais on avait craclie 
dessus trois fois pour attirer la mort, ou enferm^ dedans 
des poils de chacal qui rendent le coeur Mche. On invo- 
quait tout haut la faveur de Helkarth et tout bas sa ma- 
lediction. 

Puis vint la cohue des bagages, des b^tes de somme et 
des trainards. Des malades g^missaient sur des droma- 
daires; d'autres s'appuyaient, enboitant, sur le trongon 
d*une pique. Les ivrognes emportaient des outres , les 
voraces des quartiers de viande, des gMeaux, des fruits* 
du beurre dans des feuilles de figuier, de la neige dans 
des sacs de toile. Onenvoyait avec des parasols a la main, 
avec des perroquets sur Tepaule. lis se faisaient suivre 
par des dogues, par des gazelles ou des panth^res. Des 
femmes de race libyque, mont^es sur des dnes, invccti- 
vaient les n^gresses qui avaient abandonn^ pour les sol- 
dats les lupanars de Halqua ; plusieurs allaiiaiont des 
enfants supendus k leur poitrine dans une lani^re de cuir . 
Les mulets,que Ton aiguillonnait avec la pointe des glai- 
ves, pliaient T^chine sous le fardeau des tentes ; et il y 
avait une quantity de valets etde porteurs d'eau, halves, 
jaunis par les fievres et tout sales de vermine , ^cumc 
de la pl^be carthaginoise , qui s'attachait aux Bar- 
bares. 

Quand ils furent passes, on ferma les porles derrierc 
eux, le peuple ne descendit pas des murs ; Tarm^e se r6- 
pandit bient6t sur la largeur de Tisthme. 

Elle se divisait par masses in^gales. Puis les lances 
apparurent comme de hauls brins d'herbe , enfin tout 
se perdit dans une trainee de poussiere ; ceux des sol- 
dais qui se retournaient vers Carthage , n'apercevaient 
plus que ses tongues murailles, d^coupant au bord du 
ciel leurs creneaux vides. 

Alors les Bar^ares entendirent un grand cri. Ils era- 



A SICCA. 35 

rent que quelques-uns d*entre eux, rest^s dans la ville 
(car ils ne savaient pasleur nombre), s'amusaicnt 5 pil- 
ier un temple. II rirent beaucoup k cette id^e, puis coa- 
tinuerent leur chemin. 

lis etaient joyeux de se retrouver, comme autrefois, 
iparchant tous ensemble dans la pleine campagne ; et 
des Grecs chantaient la vieille chanson des Mamer- 
tins : 

— « Avec ma lance et men 6p6e; Je laboure et je mois- 
Sonne; c*est raoi qui suis le maitre de la maison! 
L*homme desarm6 tombe k mes genoux et m*appelle Sei- 
gneur et Grand-Roi. » 

Ils criaient, sautaient, les plus gais commenQaient des 
histoires; le temps des mis^res 6tait fini. En arrivant a 
Tunis, quelques-uns remarqu^rent qu'il manquait ime 
troupe de frondeurs bal^ares. lis n'6taient pas loin, sans 
doute ; on n*y pensa plus. 

Les uhs all^rent loger dans les maisons, les autres 
camp^rent au pied des murs, et les gens c^e la ville vin-- 
rent causer avec les soldats. 

Pendant toute la nuit, on apergut des feux qui bru- 
laient k Thorizon, du cdte de Cartilages ces lueurs, 
comme des torches g^antes, s'allongeaient sur le ]ac 
immobile. Personne, dans rarm^e,nepouvait dire quelle 
fete on c^l^brait. 

Les Barbares, le lendemain, travers^rent une campa- 
gne toute couverte de cultures. Les m^tairies des patri- 
ciens se succedaient sur le bord de la route ; des rigoles 
coulaient dans desbois de palmiers ; les oliviers faisaient 
de longues lignes vertes ; des vapeurs roses flottaient 
dans les gorges des collines ; des montagnes bleues se 
dressaient par derriere. Un vent chaud soufllait. Des ca- 
m^l^ons rampaient sur les feuilles larges des cactus. 

Les Barbares se ralentirent. 

lis s'en allaient par detachements isoles, ou se tral* 
naicnt les uns apres les autres d de longs intervalles. Us 



26 SALAHMBd. 

mangeaient des raisins au bord des vignes. lis sc con- 
chaient dans les herbes, et ils regardaienl avcc stupe- 
faction les grandes comes des boeufs artificiellement 
tordues, les brebis rev^tues de peaux pour prol6ger leur 
laine, les sillons qui s'entre-croisaienl de mani^re k for- 
mer des losanges, et les socs de charrues pareils k des 
ancres de navires, avec les grenadiers que Ton arrosait 
de silphiura. Cette opulence de la terre et ces inventions 
de la sagesse les Sblouissaient. 

, Le soir ils s*^tendirent sur les tentes sans les d^plier; 
et, tout en s'endormant la figure aux 6toiles, ils regret- 
taicnt le festin dllamilcar. 

Au milieu du jour suivant, on fit halte sur le bord 
d'une riviere, dans des touffes de lauriers-roses. Alors ils 
Jelcrent vite leurs lances, leurs boucliers, leurs ceintu- 
res. lis se lavaient en criant, ils puisaient dans leur 
casque, et d'autres buvaient^ plat ventre, toutau milieu 
des betes de somme, dont les bagages tombaient. 

Spendius, assis surun dromadaire vole dans les pares 
d'Hamilcar, apergutde loinMAtho, qui, le brassuspendu 
conlre la poitrine, nu-t^te et la figure basse, laissait 
boire son mulct, tout en regardant I'eau couler. Aussitot 
il courut k travers la foule, en Tappelant : — « Maitre ! 
maitre ! » 

A peine si MStho le remercia de ses benedictions^ 
Spendius n*y prenant garde se mit k marcher derri^re 
lui, et, de temps a autre, il tournait des yeux inquiets du 
c6l6 de Carthage. 

C'olait le fils d'un rh6teur grec et d'une prostituee 
campanienne. 11 s'6tait d'abord enrichi k vendre des 
fcmmcs ; puis, ruin6 par un naufrage, il avait fait la 
guerre contre les Uomains avec les pStres du Samnium. 
On Tavait pris, il s'etait 6chapp6 ; on Tavait repris, et il 
avait travaill^ dans les carrieres, halete dans les 6tuves, 
crie dans les suppliccs, pass6 par bien des mailres, 
connu toutcs les fureurs. Un jour enfin, par desespoir, 



A SICCA. 2: 

il s*^tait Ianc6 ft la mer duhautdcla trireme oA il pons- 
salt l*aviroii. Des matelots d'Hamilcar ravaicnt rccucilli 
mourant et anient k Carthage dans Tergastule de Megara . 
Mais, comme on devait rendre aux Romains Icurs trans- 
fugcs, il avail profits du d^sordre pour s'cnfuir avec les 
soldats. 

Pendant toute la route, il resta pr&s de Iffttho; il lui 
apportait h manger, il le soutenait pour descendre, il 
etcndait un tapis, le soir, sous sa t^te. Hdtho finit par 
s'^mouvoir de ces provenances, et peu k peu il dcssorra 
les lOvres, 

II Otait n& dans le golfe des Syrtes. Son pOre I'avait 
conduit en pOlerinage au temple d*Ammon. Puis il avait 
chassS les OlOphants dans les forSts des Garamantes. En- 
suitc, il s*6ta]t engage au service de Carthage. On Tavait 
nomm6 tetrarque k la prise de DrOpanum. La ROpubli- 
que lui devait quatre chevaux, vingt-trois mOdines de 
fromcnt et la solde d*un hiver. 11 craignait les Dieux et 
souhaitait mourir dans sa patrie. 

Spendius lui parla de ses voyages, des peuples et des 
temples qu*il avait visitOs, et 11 connaissait beaucoup 
de choses : il savait faire des sandales, des Opieux, des 
filets, apprivoiser les bOtes farouches et cuire des pois- 
sons. 

Parfois s*intcrrompant, il tirait du fond de sa gorge 
un cri rauque; le mulet de MAtho pressait son allure; 
Ics autrcs se hfttaient pour les suivre, puis Spendius re- 
commenQait, toujours agitO par son angoisse. Elle sc 
calma, le soir du quatri6me jour. 

lis mardiaient cote k cdte, k la droite de Tarmee, sur 
le flanc d*une colline; la plaine, en has, se prolongeait, 
perdue dans les vapours de la nuit. Les lignes des sol- 
dats dOfilantau-dessous d'eux, faisaient dans Tombre des 
ondulations. De temps k autre elles passaient sur les 
Eminences 6clair4cs par la lune; alors une 6toile trem- 
blait k la pointe des piques, les casques un instant mi- 



28 SALAMMBd. 

roitaient, tout disparaissait, et il en survenait d'autrcs, 
continuellement. An loin, des troupeaux reveilles be- 
laient, et quelque chose d'une douceur infmie semblait 
s'abattre sur la lerre. 

Spendius, la tete renversSe et les yeux k demi clos, 
aspirait avec de grands soupirs la fraicheur du vent; il 
^cartait les bras en remuant ses doigls pour raieux senlir 
cette caresse qui lui coulait sur le corps. Desespoirs de 
vengeance, revenus, le transportaient. II colla sa main 
contre sa bouche afin d'arreter ses sanglots, et k demi 
pdm6 d'ivresse, il abandonnait le licol de son droma- 
daire qui avancait k grands pas reguliers. Matho etait 
retorab6 dans sa tristesse ; ses jarabes pendaient jusqu'a 
terre, et les herbes, en fouettant sescothurnes, faisaient 
un siniement continu. 

Cependanl, la route s'allongeait sans jamais en finir. A 
Textr^mile d*une plaine, toujourson arrivaitsurun pla- 
teau de forme ronde;puis on redescendait dans une 
valine, et les montagnes qui semblaient boucher Thori- 
zon, 4 mesure que Ton approchait d'elles, se depla^aient 
comme en glissant. De temps a autre, une riviere appa- 
raissait dans la verdure des tamarix, pour se perdre au 
tournant des collines. Parfois, se dressait un 6norme ro- 
cher, pareil k la proue d'un vaisseau ou au piedestal de 
quelque colosse disparu. 

On rencontrait, k des intervalles reguliers, de petits 
temples quadrangulaires, servant aux stations des pele- 
rins qui se rendaient k Sicca. lis 6taient ferm^s comme 
des tombeaux. Les Libyens, pour se faire ouvrir, frap- 
paient de grands coups contre la porte. Personne de 
I'int^rieur ne r^pondait. 

Puis les cultures se firent plus rares. On entrait tout 
k coup sur des bandes de sable, h6riss6es de bouquets 
6pineux. Des troupeaux de moutons broutaient parmi les 
pierres: une femme, la taille ccinte d'une toison bleue, 
les gardait. Elle s'cnfuyait en poussant des cris, des 



A SICCA* SO 

({irdle apcrcevait entre les rochers Ics piques des sol* 
ulats. 

'■. lis marchaient dans une sorte de grand couloir borde 
par deux chaines de monticules rouge^tres, quand une 
odeur naus^abonde vint les frapper aux narines, et ils 
crurent voir au haul d*un caroubier quelque chose d*ex- 
Iraordinaire : une tSte de lion se dressait au-dessus dcs 
feuilles. 

Ils y coururent. G'^tait un lion, attach^ k une croix 
par les quatre membres comme un criminel. Son mufle 
^norme lui retombait sur la poitrine, et ses deux paitcs 
ant^rieures, disparaissant k demi sous Tabondance de sa 
crini^re, ^taientlargement^cart^es comme les deuxailes 
d*un oiseau. Ses cdtes, une h une, sailHssaient sous sa 
peau tendue ; ses jambes de derri^re, clonics Tune cen- 
tre Tautre, remontaient un peu ; et du sang noir, coulant 
parmi ses poils, avait amasse des stalactitesau bas desa 
queue qui pendait toute droite, le long de la croix. Les 
soldats se divertirent autour; ils Tappelaient consul et 
citoycn de Rome et lui jet^rent des cailloux dans les 
yeux, pour faire envoler les moucherons. 

Cent pas plus loin ils en virent deux autres, puis, 
tout k coup, parut une longue file de croix supportant 
des lions. Les uns ^taient morts depuis si longtemps 
qu'il ne restait plus centre le bois que les debris de leurs 
squelettes ; d'autres ill moiti6 roughs tordaient la gueule 
en'faisant une horrible grimace ; ily en avait d'^normcs ; 
I'arbre de la croix pliait sous eux et ils se balan(?aient au 
vent, tandis que sur leur tSte des bandes de corbeaux tour- 
noyaient dans Fair, sans jamais s'arr^ter. Ainsi se ven- 
geaient les paysans carthaginois quand ils avaient pris 
quelque b^te feroce; ils esperaient par cet exemple ter- 
rifier les autres. Les Barbares, cessant de rire, tomb^ 
rent dans un long ^tonnement. « Quel est ce peuple, » 
pensaient-ils, « qui s*amuse k crucifler des lions ! » 

lis ^taient, d'aillcurs, les hommes du Nord sun(out« 

5. 



50 salammbA. 

vaguement inquiets, troubles, malades d^j^. lis se d^ 
chiraient les mains aux dards des alo6s; de grands 
moustiques bourdonnaient & leurs oreilles, et les dys- 
senteries commengaient dans Tarmee. lis s'cunuyaient 
de ne pas voir Sicca. Us avaient peur de se perdre et d*at- 
teindre le desert, la contr^e des sables et des ^pouvan- 
tements. Beaucoup m^me ne voulaient plus avaaccr. 
D'autres reprirent le chemin de Carthage. 

Enfin le septi^me jour, apr6s avoir suivi pendant long- 
temps la base d*une montagne, on tourna brusquement 
k droite; alors apparutune ligne demurailles pos^esur 
des roches blanches et se confondant avec elles. Soudain 
la ville enti^re se dressa; des voiles bleus, jaunes et 
blancs s'agitaient sur lesmurs, dans la rongeur du soir. 
G'^taient les pr^tresses de Tanit, accounies pour rece- 
cevoir les hommes. Elles se tenaient rangees sur le long 
du rempart, en frappant des tambourins, en pingant des 
lyres, en secouant des crotalcs, et les rayons du soleil, 
qui se couchait par derri^re, daps les montagnes de la 
Numidie, passaient entre les cordes des harpes oix s'al- 
longeaient leurs bras nus. Les instruments, par interval- 
les, se taisaient tout k coup, et un cri strident eclatait, 
pr^cipit^, furieux, continu, sorte d'aboiement qu'elles 
faisaicnt en se frappant avec la langue les deux coins de 
la boiiche. D'autres restaient accoud^es, le menton dans 
la main, et plus immobiles que des sphinx, elles dar- 
daicnt leurs grands yeux noirs sur Tarm^e qui mon- 
tait. 

fiien que Sicca fdt une ville sacr^e, elle ne pouvait 
contenir une telle multitude ; le temple avec ses d^pen- 
dances en occupait, seul, la moiti^. Aussi les Barbares 
3*^tablirent dans la plaine tout k leur aise, ceux qui 
^taient disciplines par troupes r^guli^res, et les autres, 
par nations ou d'apr^s leur fantaisie. 

Les Grecs alignSrent sur des rangs parailMes leurs 
tentes de peaux; leslb^riens dispos^renten cercle leurs 



A SICCA. Si 

pavilions de toile ; les Gaulois se firent des baraques dc 
planches ; les Libyans des cabanes de picrres s^ches, et 
les N^gres creus^rentdans le sable avec leurs onglesdes 
fosses pour dormir. fieaucoup, ne sachant ou se mettre, 
erraient au milieu des bagages,et lanuit couchaient par 
terre dans leurs manteaux irouis 



La plaine se d^veloppait autour d*eux, toute bord^e 
de montagnes. Qk et Ik un palmier sc penchait sur une 
coUine de sable, des sapins et des chines tachetaient 
les flancs des precipices. Quelquefois la pluie d'un orage, 
telle qu'une longue ^charpe, pendait du ciel, tandis 
que la campagne restait partout couverte d*azur et de 
s^r^nite ; puis un vent tiMe chassait des tourbillons de 
poussi^re; — et un ruisseau descendait en cascades des 
hauteurs de Sicca oil se dressait, avec sa toiture d*or 
sur des colonnes d*airain, le temple de la V^nus Gar- 
thaginoise, dominatrice de la contr^e. Elle semblait 
Femplir de son Ame. Par ces convulsions des terrains, 
ces alternatives de la temp^ralure et ces jeux de la lu- 
mi^re, elle manifestait Textravagance de sa force avec 
la beauts de son ^ternel sourire. Les montagnes, 5 leur 
sommet, avaient la forme d*un croissant ; d*autres res- 
semblaient k des poitrines de femme tendant leurs 
seins gonfl^s, et les Barbares sentaient peser par-dessus 
leurs fatigues un accablement qui ^tait plein de d6- 
lices. 

Spendius, avec Targent de son dromadaire, s'^tait 
achete un esclave. Tout le long du jour il dormait 
etendu devant la tente de HAtho. Souvent il se r^veiliait 
croyant dans son r6ve entendre siffler les lani^res ; 
alors, en souriant, il se passait les mains sur les cica- 
trices de ses jambes, k la place ou les fers avaient long- 
Icmps porte ; puis il se rendormait. 

Miho acceptait sa compagnie, et quand il sortait, 



32 SALAMMBd. 

Spendius, avcc un long glaive sur la cuisse, Tescorlait 
corame un licteur; ou bien M^tho nonchalamment 
s*apptiyait du bras sur son epaule, car Spendius ^tait 
petit. 

Un soil qu'ils traversaient ensemble les rues du camp, 
ils apcrQurent deshommes couverts de manteauxblancs; 
parmi eux se trouvait Narr'Havas, le prince des Numides. 
Mdtho tressaillit. 

— a Ton6p6e ! » s'^cria-t-il ; « Je veux le tuer ! 

— « Pas encore ! » fit Spendius en Tarretant. Dej^ 
Narr'Havas s*avangait vers lui. 

II baisa ses deux pouces en signe d'alli.ance, rejetant 
la colere qu*il avail eue sur Tivresse du festin ; puis il 
parla longuement contre Cartilage, mais il ne ditpasce 
qui Tamenait chez les Barbares. 

Etait-ce pour les trahir ou bien la Republique? se 
demandait Spendius ; et comme il comptait faire son 
profit de tons les desordres, il savait grl k Narr* Havas 
des futures perfidies dont il le soup^onnait. 

Le chef des Numides resta parrai les Mercenaires. II 
paraissait vouloir s'attacher Mtho. II lui envoyaiC des 
chevres grasses, de la poudre d'or et des plumes d'au- 
truche. Le Libyen, 6bahi de ces caresses, hesitait k y 
r^pondre ou k sen exasperer. Mais Spendius Tapaisait, 
et MMho se laissait gouverner par Tesclave, — toujours 
irr^solu et dans une invincible torpeur, comme ceux 
qui ontpris autrefois quelque breuvage dont ils doivent 
mourir. 

Un matin qu'ils partaient tons les trois pour la chasse 
au lion, Narrllavas cacha un poignard dans son man- 
teau. Spendius marcha continuellement derriere lui; 
et ils revinrent sans qu'on eut tir6 le poignard. 

Une autre fois, Narr*Havas les entraina fort loin, jus- 
qu'aux limitesde son royaume. lis arriv^rent dans une 
gorge ^troite ; Narr'IIavas sourit en leur declarant qu'il 
ne connaissait plus la route ; Spendius la retrouva. 



A SICCA. 33 

Mais le plus souvent HMho, m^lancoliquc comme 
uii augure, s*cn allaitd6s le soleil levant pour vagabon- 
der dans la campagne. U s'etcndait sur le sable, ct jus- 
qu'au soir y restait immobile. 

n consulta Tun apr^s l*autre tous Ics devins dQ Tar- 
m^e, ceux qui observent la marche des serpents, ceux 
qui lisent dans les 6toiles, ceux qui soufflent sur la cen- 
dre des morts. II avala dn galbanum, du seseli et du 
venin de vip6re qui glace le coeur ; des femmes n6gres 
en chantant au clair de lune des paroles barbares, 
lui piqu^rent la peau du front avec des stylets d'or ; il 
se cliargeait de colliers et d'amulettes : il invoqua tour 
a tour Baal-Kamon, Moloch, les sept Cabires,Tanit et la 
V6nus des Grecs. II grava un nom sur une plaque de 
Guivre, et il I'enfouit dans le sable au seuil de sa tento. 
Spendius lentendait gSmir et parler tout soul. 

Une nuit il entra. 

M&tho, nu comme un cadavre, 6tait couch6 i plat ven- 
tre sur une peau de lion, la face dans les deux mains ; 
une lampe suspendue ^clairait ses armes, accroch^es 
sur sa tdte contre le mdt de la tente. 

— « Tu souffres ?*» lui dil Tesclave. «Quc to faut-il? 
reponds-raoi! » Et il le secoua par T^paule enTuppclant 
plusieurs fois : « Maitre! maitre !... » 

Enfin M&tho leva vers lui de grands yeux troubles. 

— (( Ecoute ! » fit-il d voix basse, avec un doigt sur 
les 16vres. « C*est une colere des Dieux ! la fiUe d'Ha- 
niilcar me poursuit! J*en ai peur, Spendius! » II se ser- 
rait contre sa poitrine, comme un enfant epouvante par 
un -fantdme. — « Parle-moi ! je suis malade ! Je veux 
guerir! j'ai tout essay6! Mais toi, tu sais peut-^lre des 
Dieux plus forls ou quelque invocation irresistible ? 

— a Pourquoi faire? » demanda Spendius . 

II r^pondit, en se frappant la t^tc avec ses deux 
pioings : 

— i Pour.m'en d^barrasserl i 



34 SALAMMBd, 

Puis il disait, se parlant a lui-meme, avec de longs 
intervalles : 

— a Je suis sans doute la victime de quelque holo- 
causte qu*elie aura promis aux Dieux?... Elleme tient. 
atlach^ par une chaine que Ton n*aper^oit pas. Si je 
marche, c'est qu'elie s'avance; quand jem*arrMe, elle 
se repose! Ses yeux me brCilent, j'cnlends sa voix. Elle 
m'environne, elle me p^n^tre. il me scmble qu'elle est 
devenue mon tme ! 

« Et pourtant, il y a entre nous deux comme les flots 
invisibles d'un oc^an sans homes ! Elle est lointaine 
et tout inaccessible ! La splendeur de sa beauts fait au- 
tour d'elle un nuage de lumi^re ; et je crois, par mo^ 
ments, neTavoir jamais vue... qu*elle n*existc pas... et 
que tout cela est un songe ! » 

MStho pleurait ainsi dans les t^nebres ; les Barbares 
dormaient. Spendius, en le regardant, se rappelait les 
jeuncs hommmes qui, avec des vases d'or dans les 
mains, le suppliaient autrefois, quand il promenait par 
les villes son troupeau de courtisanes ; une piti6 F^mut, 
et ildit: 

— « Sois fort, mon maifre! Ap{)elle ta volenti et 
n*implore plus les Dieux, car ils ne se d^tournent pas 
aux cris des hommes I Te voila pleurant comme un 13- 
che! Tu n'cs done pas humili6 qu une femme te fasse 
tant souffrir ! 

— « Suis-je un enfant? » dit MMho. « Crois-tu que je 
m*attendrissc encore h leur visage et h Icurs chansons ? 
Nous en avions k Drepanum pour balayer nos ^curies. 
J'en ai possM6 au milieu des assauts, sous les plafonds 
qui croulaient et quand la catapulte vibrait encore !... 
Mais celle-l&, Spendius, celle-li!... » 

L*esclave Tinterrompit : 

— « Si elle n'6taitpas la fllle dllamilcar... 

— « Non ! » s'ecria MAIho. « Elle n'a rien d'une au- 
tre fille des hommes ! As-tu vu ses grands yeux sous ses 



A SICCA. 35 

grands sourcils, commo dcs soleils sous dcs arcs do 
(riomphe ? Rappelie-toi : quand die a paru, tous les 
Hamb^aux ont pdli. Entre les diamants de son collier, 
dcs places sur sa poitrine nue resplendissaicnt ; on sen- 
lait derriere ellc coinme Todeur d'un temple, et qiielque 
chose s*6chappait dc tout son Strc qui ^tait plqs suave 
que le vin et plus terrible que la raort. Elle roarchait 
cependant, et puis ellc s*est arr^tee. » 

II resta b^ant, la tSte basse, les prunelles fixes. 

— « Mais je la veux ! il me la faut ! j*en mcurs ! A 
rid^e de T^treindre dans mes bras, une fureur de joie 
m'emporte, et cependant je la hais, Spendius ! je vou- 
drais la battre ! Que faire ? J'ai envie de me vendre 
pour devenir son esclave. Tu Tas 6t6, toi ! Tu pouvais 
I'apercevoir ; parle-moi d*elle ! Toutes les nuits, n'est-ce 
pas, elle raonte sur la tcrrasse de son palais ? Ah ! les 
pierres doivent fr^mir sous ses sandales et les ^toiles 
se pencher pour la voir ! » 

II retomba tout en fureur, etr/llant comme un taureau 
bless6. 

Puis Mdlho chanta : « II poursuivail dans lafor^tle 
monstrc femcUe dont la queue ondulait surles feuilles 
-mortes, comme un ruisseau d'argcnt. » Et en trainant 
sa voix, il imitait la voix dc Salammbd, tandis que ses 
mains ^tendues faisaient comme deux mains leg^res sur 
les cordes d'une lyre. 

A toutes les consolations de Spendius, il lui rep^tait 
los meraes discours; leurs nuits se passaient dans cos 
gemissements et ces exhortations. 

M^tho voulut s'6tourdiravec du vin. Apr6s ses ivresses 
il etait plus triste encore. II essaya de se distraire aux 
osselets, et il perdit unc h une les plaques d*or de son 
collier. II se laissa conduire chez les servantes de la 
D^esse; mais il desccndit la collinc en sanglotant, 
comme ceux qui s'en revienncnt dos funerailles. 

Spendiud, au conlrairc. Hcvcnait plus hardi et plus 



3G SALAM3IBd. 

gai. On le voyait, dans les cabarets de feuillages, dis- 
courant au milieu des soldats. II raccommodait les vieil- 
les cuirasses. II jonglait avec des poignards. 11 allail 
pour les malades cueillir desherbes dans les champs. 11 
6tait facetieux, subtil, plein d'inventions et de paroles; 
les Barbares s'accoutumaient a ses services ; il s'en fai- 
sait aimer. 

Cependant ils attendaient un ambassadeur de Car- 
thage qui leur apporterait, sur des mulcts, des corbeil- 
les chargees d'or ; et loujours recommengant le m^mc 
calcul, ils dessinaient avec leurs doigts des chiffres sur 
le sable. Ghacun, d*avance, arrangeait sa vie; ils au- 
raient des concubines, des esclaves, des terres; d*autres 
voulaient . enfouir leur tresor ou le risquer sur un vais- 
seau. Mais dans ce desoeuvrement les caracteres s'irri- 
taient ; il y avail de continuelles disputes entre les cava- 
liers et les fantassins, les Barbares et les Grecs, et Ton 
6tail sans cesse etourdi ^ar la voix aigre des femmes. 

Tons les jours, il survenait des troupeaux d'hommes 
presque nus, avec des herbes sur la tete pour se garan- 
tir.du soleil ; c'elaient les d6biteurs des riches Gartha- 
ginois, contraints de labourer leurs terres, et quis'6- 
taient ^chappes. Des Libyens afiluaient, despaysans rui* 
n6s paries imp6ts, des bannis, des malfaiteurs. Puis. la 
horde des marchands, tons les vendeurs de vin et d'huile, 
furieux de n*^tre pas payes, s*en prenaient a la R^publi- 
que ; Spendius d^clamait contre elle. Bientot les vivres 
diminu6rent. On parlait de se porter en masse sur Car- 
thage et d'appeler les Romains. 



Un soir, k Theure du souper, on entendit des sons 

lourds et fel^s qui se rapprochaient, et au loin, quel- 

que chose de rouge apparut dans les ondulations du 

terrain. 

.C'etpait une grande liti^rc de pourpre, orn^e aux 



A SICCA. 31 

angles par des bouquets de plumes d*autruchc. Dcs 
chainesde crista), avec des guirlandes de perles, bat- 
taicnt sur sa tenture ferm6e. Des chameaux la suivaient 
en faisant sonner la grosse cloche suspendue k leur poi- 
trail, et Ton apercevait autour d'eux des cavaliers 
ayant une armure en ^cailles d'or depuis les talons jus- 
qu*aux^paules. 

Us s*arr^t^rent k trois cents pas du camp, pour reti- 
rcr des ^tuis quails portaient en croupe, leur bouclier 
rond, leur large glaive et leur casque k la biotienne. 
Quelqucs-uns rest^rent avec les chameaux ; les autres se 
remirent en marche. Enfin les enseignes de la R^publi- 
que parurenty c*est-4-Klire des batons de bois bleu, ter^ 
min^s par des t^tesde cheval ou des pommes de pin. Les 
Barbares se lev^rent tons, en applaudissant ; les femmes 
se pr^cipitaientvers les gardes de la Legion et leurbai- 
saient les pieds. 

La liti^re s'avangait sur les ^paules de douze N^gres, 
qui marchaient d'accord ^ petits pas rapides. llsallaient 
de droite et de gauche, au hasard, embarrasses par. les 
cordes des tentes, par les bestiaux qui erraient et les tr^ 
pieds o<!i cuisaient les viandes. Quelquefois une main* 
grasse, charg^e de bagues, entr*ouvrait la liti^re ; une 
voix rauque criait des injures ; alors les porteurs s*ar-^ 
r^taient, puis ils prenaient une autre route k travers le 
camp. 

Hais les courtines de pourpre se relev^rent; et Ton/ 
decouvrit sur un large oreiller une tdtc humaine tout, 
impassible et boursoufl^e ; les sourcils formaient comme 
deux arcs d'ebfene se rejoignanl par les poiules ; des pail- 
lettes d*or etincelaient dans les cheveux cr^pus, et la 
face etait si bl6me qu'elle semblait saupoudr^e avec de 
la rdpure demarbrc. Le reste du corps disparaissait sous* 
les toisons qui emplissaient la litiere. 

Les soldatsreconnurent dans cet homme ainsi coucht^j 
le surrele llannon, cclui aiii avait contribue par sa leii-.> 

4 



58 SALABIMCd. 

teur a faire pcrdre la bataillc des iles iCgates ; 6t, quant 
h sa victoire d'Hecatorapyle sur les Libyens, s*il s'etait 
conduit avec cl6mence , c'^tait par cupidite, pensaient 
les Barbares, car il avait vendu a son compte tons les 
captifs, bien qu'il eut declarfi leur mort k la Repu- 
blique. 

Lorsqu'il eut, pendant quelque temps, cherch6 unc 
place commode pour haranguer les soldats, il fit un 
signe ; la liti^re s'arreta , et Hannon , soutenu par 
deux esclaves, posa ses pieds par terre, en chancelant. 

II avait des bottines en feutre noir, semees de lunes 
d*argent. Des bandelettes , comme autour d*une momie, 
s'enroulaient k ses jambes, et la chair passait entre les 
linges crois6s. Son ventre d^bordait sur la jaquette 6car- 
late qui lui couvrait les cuisses ; les plis de son cou re- 
tambaient jusqu'^ sa poitrine comme des fanons de boeuf ; 
sa tunique, ou des fleurs ^taient peintes, craquait aux 
aisselles ; il portait une echarpe , une ceinture et un 
large manteau noir a doubles manches laches. L*a- 
bondance de ses vetements, son grand collier de pier- 
res bleues, ses agrafes d'or et ses lourds pendants d'o- 
reillcs ne rendaient que plus hideuse sa difformit^. On 
aurait dit quelque grosse idole ebauch6e dans un bloc 
de pierre; car une lepre pdle, 6tendue sur tout son corps, 
lui donnait Tapparence d'une chose inerte. Cependant 
sonnez, crochu comme un bee de vautour, se dilatait 
violemmeht , afin d*aspirer Fair, et ses petits yeux, aux 
cUs colles, brillaicnt d'un 6clat dur et m^tnlliquc. II 
tenait a la main une spatule d*aloes, pour se gratter la 
peau. 

Enfln deux h^rauts sonn^rent dans leurs comes 
d*argent ; le tumulte s'apaisa , et Hannon se mit a 
jJarler, 

II commenga par faire Tfilogc des Dieux et de la Re- 
publique ; les Barbares devaient se feliciter de Tavoir 
servie. Hals il fallait se montrer plus raisonnables, les 



A SICCA, 30 

temps ^taient durs, — « et si un maitre n'a que trois 
olives, n'est-il pas juste qu*il en garde deux pour lui ? « 

Ainsi le vieux sufKte entrem^lait son discours de pro- 
vcrbes et d'apologues, tout en faisant des signes de I6le 
pour solliciter quelque approbation. 

II parlait punique, et ceux qui Tentouraient (ies plus 
alertes accourus sans leurs armes) ^taient des Cam- 
paniens, des Gaulois et des Grecs, si bien que personne 
dans cette foule ne le comprenait. Hannon s*cn apergut, 
il s*arr6ta, etilsebalanc^aitlourdement, d'unejambesui 
Tautre, en r^fl^chissant. 

L*id£e lui vint de convoquer Ies capitaines ; alors ses 
h^rauts cri6fent cet ordre en grec, — langage qui, de- 
puis Xantippe , servai'. aux commandements dans Ies 
armies carthaginoisei 

Les gardes, h coups ie fouet, ^cart^rent la tourbe des 
soldats; et bient^t les capitaines des phalanges k la 
spartiate et les chefs des cohortes barbares arriv^rent, 
avec les insignes de leur grade et Tarmure de leur na- 
tion. La nuit ^tait tomb^e, une grande rumeur circulait 
parla plainc; (^^ et 1& des feux brilklaient ; on allait de 
Tun h Tautrc, on se demandait : « Qu'y a-t-il? » et pour- 
quoi Ic suffete ne distribuait pas I'argent ? 

II cxposait aux capitaines les charges infinies de la R^- 
publique. Son tresor ^tait vide. Le tribut des Remains 
I'accablait. « Nous ne savons plus que faire !... EUc est 
bien u plaindre ! » 

De temps k autre, ils se frottait les membres avec sa 
spatule d*aIo^s, ou bien il s*interroinpait pour boire 
dans une coupe d*argent, que lui tendait un esclave, 
une tisahe faile avec de la cendre de beletlc ct des as- 
perges bouillies dans du vinaigre ; puis ils s*essuyait les 
livres k une serviette d'^carlate, et reprenait : 

— « Cc qui valait un side d'argent vaut aujourd'hui 
trois shekels d*or, et les cultures abandonn6cs pendant 
la gueiTe ne rapportent rien ! Nos pficheries de pourpre 



40 SALAMHfid. 

sont k pcu pr^s perdues , les perles mimes deviennen 
cxorbitantes ; h peine si nous avons assez d*onguents 
pour le service des Dieux! Quant aux choses de la table, 
je n*en parle pas, c'est une calamity ! Faute de galores, 
nous manquons d*6pices, et Ton abien du mal k se four- 
nir de silphium, k cause des rebellions sur la frontiere 
de Gyrene. La Sicile, ou Ton trouvait tant d^esclaves, 
nous est maintenant fermee ! ^ier encore, pour un bai- 
gneur et quatre valets de cuisine, j*ai donni plus d*ar- 
gent qu*autrefois pour uiie paire d'd^phants ! » 

11 diroula un long morceau de papyrus; et il lut, sans 
passer un seul chifTre, toutes les depenses que leGouver- 
nement avait faites : tant pour les reparations des tem- 
ples, pour le dallage des rues, pour la construction des 
vaisseaux, pour les pScheries de corail, pour Tagrandis- 
sement des Syssites, et pour des engins dans les mines, 
au pays des Gantabres. 

Mais les capitaines, pas plus que les soldats, n'enten- 
daient le punique, bien que les Mercenaires se saluassent 
en cette langue. On plagait ordinairement dans les ar- 
mies des Barbares quelques ofllciers carthaginois pour 
servir d'interprites ; apres la guerre ils s'itaient caches 
de peur des vengeances, et Hannon n*avait pas songi k 
les prendre avec lui ; d'ailleurs sa voix trop sourde se 
perdait au vent. 

Les Grecs, sanglis dans leur ceinturon de fer, ten- 
daient Toreille, en s'effor(?ant idevincrses paroles, tan- 
dis que des montagnards, couverts de fourrures comme 
des ours, le regardaient avec defiance ou b^illaicnt. ap- 
puyis sur leur massue k clous d'airain. Les Gaulois inat- 
tentifs secouaient en ricanant leur haute chevelure, et 
leshommes du disert icoutaient immobiles, tout enca- 
puchonnes dans leurs vitements de laine grise ; d'autres 
arrivaient par derriire ; les gardes, que la cohuc pous- 
sait, chancelaient sur leurs chevaux, les Negres tcnaient 
au bout de leurs bras des branches do sapiu cnllammees ; 



A SICCA* 41 

et le gros Carthaginois continuait sa harangue, monti sur 
un tertre de gazon. 

Gependant les Barbares s'impatientaient, des murmu- 
res s*^lev^renty chacun Tapostropha. Hannon gesticulait 
avec sa spatule; ceux qui voulaient faire taire les autres, 
criant plus fort, ajoutaientau iapage. 

Tout k coup, un liomme d'apparence ch^tive bondil 
aux pieds d*Hannon, arracha la trompette d*un h^raut, . 
souffla dedans, et Spendius (car c*^tait lui) annonga qu*il 
allait dire quelque chose d'important. A cette declara- 
tion, rapidement d^bit^e en cinq langues diverses, grec, 
latin, gaulois, libyque et bal^are, les capitaines, moiti6 
riant, moiti6 surpris, repondirent : — « Parle! parle! » 

Spendius h^sita; il tremblait; enfln s*adressant aux Li- 
byens, qui ^taient les plus nombreux, il leur dit : 

— a Vous avez tous entendu les horribles menaces de 
cet homme ! » 

Hannon ne se r^cria pas, done il ne comprenait point 
le libyque ; et, pour continuer rexpSrience , Spendius 
rep^ta la m^me phrase dans les autres idiomes des Bar- 
bares. 

lis se regard^rent 6tonn6s ; puis tous, conime d*un ac- 
cord tacite, croyant peut-Stre ayoir compris, ils baiss^ 
rent la tdte en signe d*assentiment. j 

Alors Spendius commenQa d*une voix v^h^mente : 

— « II a d*abord dit que tous les Dieux des autres 
peuples n'6taient que des songes pr6s des Dieux de Car-^ 
tliage ! II vous a appel^s Inches , voleurs , nicntcurs, 
chiens et fils de chiennes I La R^publique , sans vous 
^il a dit cela ! ), ne serait pas contrainte ^ payer le tribut 
des Romains; et par vos d^bordements vous Tavez 
^puis^e de parfums, d*aromates, d'esclaves et de sil- 
phium, car vous vous entendez avec les nomades sur la 
fronti^re de Gyrene ! Mais les coupables seront punis ! II 
a lu renum^ration de leurs supplices ; on les fera tra- 
vailler au dallage des rues, a Tarmement des vaisscaux, 

4 



42 SALAHHBd. 

h rcmbclHssomcnt des Syssites, et Ton enverra les 
autres gratter la terre dans les mines, au pays des Gan- 
tabres. » 

Spendius redit les m^mes choses aux Gaulois, aux 
Grecs, aux Campaniens, aux BalSares. En reconnaissant 
plusieurs des noms propres qui avaient frapp^ leurs 
oreilles, les Hercenaires furent convaincus qu*il rappor- 
tait exaciement le discours du sufTMe. Quelques-uns lui 
criferent : — « Tu mens ! » Leurs voix se perdirent dans 
le tumulie des autres ; Spendius ajouta : 

— « N*ayez-vous pas vu qu'il a laiss^ en dehors du camp 
une reserve de ses cavaliers? A un signal ils vont accou- 
rir pour vous ^gorger tons, i 

Les Barbares se tournerent de ce c6i^ , et comme la 
foule alors s*6cartait, il apparut au milieu d'elle, s*avan- 
^ant avec la lenteur d*un fantdme, un Stre humain tout 
courb^, maigre, enti^rementnuetcach^jusqu*aux flancs 
par de longs cheveux hSrissSs de feuilles s^ches, de 
poussi&re et d'epines. II avait autour des reins et autour 
des genoux des torchis de paille, des lambeaux de.toile; 
sa peau moUe et terreuse pendait h s^s mcmbres dSchar- 
n^s, comme des haillons surdes branches seches; ses 
mains tremblaient d*unfr6raissement continu, et il mar- 
chait en s'appuyant sur un b^on d'olivicr. 

11 arriva auprk des N6gres qui portaient les flambeaux. 
Une sorte de ricanement idiot d^couvrait ses gencives pd- 
• les ; ses grands yeux effards consid^raient la foule des 
Barbares autour de lui. 

Mais, poussant un cri d'efTroi, il se jeta derri^re eux, 
et il s'abritait de leurs corps ; il b^gayait : a Les voil^ ! 
les voili ! » en montrant les gardes du Suff^te, immobi- 
les dans leurs armures luisantes. Leurs chevaux piaf- 
faient, gblouis par la lueur des torches : elles petillaient 
dans les t^n^bres ; le spectre humain se d^batlait et 
hurlait : 

•— « lis les ont tu^s ! x 



A SICCA, 15 

A CCS mots quMl criait cii balSare, des BaUares arri- 
vorent et le reconnurent; sans leur r^pondre il r^p^tait : 

— « Oui, tu6s tous, tons! 6cras^s comme des raisins! 
I.es beaux jeunes hommes ! les frondeurs ! mes compa- 
gnons, les v^tres! » 

On lui fit boire du vin, et il pleura ; puis il se r^pan- 
dit en paroles. 

Spendius avait peine k coutenir sa joie, — tout en 
cxpliquant aux Grecs et aux Libyeiis les choses horribles 
que racontaitZarxas; il n'y pouvait croire, tant elles sur- 
venaient k propos. Les Qal^ares pMissaient, enapprenant 
comment avaient p6ri leurs compagnons. 

G'^tait une troupe de trois cents frondeurs debarqu^^ 
de la veille, et qui, ce jour-li, avaient dormi trop tard.. 
Quand ils arriv^rent sur la place de Khamon, les Barba- 
ras ^taient parlis et ils se trouvaient sans defense, leurs 
balles d'argile ayant 6t6 mises sur les chameaux avcc le 
reste des bagages. On les laissa s'engager dans la rue 
de Satheb, jusqu'S la porle de ch6ne doublee de plaques 
d'airain ; alors le peuple, d'un seul mouvcment, s*6tait 
pouss^ centre eux. 

En effct, les soldals se rappelferent un grand cri ; Spen- 
dius, qui fuyait en t(ile des colonnes, ne Tavait pas en- 

tcndu« 
Puis lescadavres furcntplac6s dans les bras des Dicux- 

Pataeques qui bordaicnt le temple de Khamon. On leur 
roprocha tous les crimes des Mcrccnaires : leur gour- 
mandise, leurs vok, leurs impi6t6s, leurs d^dains, et le 
nicurtrc des poissons dans le jardin de Salarnmbo. On 
(It ik leurs corps d'infdmes mutilations; les pr^lrcs brik- 
lerent leurs clieveux pour jtourmenter leur Ame ; on les 
suspendif par morceaux ckez les marchands de viandes; 
quelques-uns m^me y enfoncerent les dents, et le soir, 
pour en finir, on alluma des bOchers dans les carre- 
fours* 
G'^taient Ik ces flammes qui luisaient de loin nur id 



44 SALAMMBd. 

lac. Mais quclques maisons ayant prisfeu, on avail jelS 
vile par-dessus les murs ce qui restait de cadavres et 
d*agonIsants ; Zarxas jusqu'au lendemaia s'etait tenu 
dans les roseaux, au bord du lac ; puis il avail erre dans 
la carapagne, cherchant Tarm^e d*apres les traces des 
pas sur la poussi^re. Le matin, il se cachait dans les ca^ 
vernes ; le soir, il se remettait en marche, avec ses plaies 
saignantes, affam6, malade, vivant de racines et de cha- 
rognes ; un jour enfln, il apergut des lances k Thorizon 
et il les avait suivies, car sa raison^taittroubl^e h force 
de terreurs et de misSres. 

L'indignation des soldats, contenue tant qu'il parlait, 
^clata comme un orage ; ils voulaient massacrer les gar- 
des avecle suff^te. Quelques-uns s*interpos^rent, disant 
qu'il fallait Tentendre et savoir au moins s'ils seraient 
pay^s. Alors tons cri^rent : « Notre argent! i Hannon 
leurr6ponditqu*il I'avait apportS. 

On courut aux avant-postes, et les bagages du Suffote 
arriv^rent au milieu des tentes, poussespar lesBarbares. 
Sans attendre les esclaves, bien vite il d^nou^rent les 
corbeilles; ils y trouverent des robes d*hyacinte, des 
Sponges, des grattoirs, des brosses, des parfums, et 
des poiuQons en aintimoine pour se peindre les yeux ; — le 
tout appartenant aux Gardes, hommes riches accoutu- 
m^s h ces d^licatesses. Ensuite on dScouvrit sur un cha- 
meau une grande cuve de bronze : c'^tait au Suffete 
pour se donner des bains pendant la route ; car il avait 
pristoutessortesde precautions, jusqu'^ emporter, dans 
des cages, desbelettesd'flecatouipylequeronbrijlaitvi- 
vantes pour faire sa tisane. Mais, comme sa maladie lui 
donnait un grand appetit, il y avait, de plus, force co- 
mestibles et force vins, de la saumure, des viaiidcs ct 
des poissons au miel, avec des petits pots dc Comma- 
g6ne, graisse d*oie fondue recouverte de ncige et de 
paille hach^e. La provision en 6tait considerable ; k 
mesure que Ton ouvrait les corbeilles, il en apparais- 



4c SICCA. 45 

salt, et des rires s*SIeyaicnt comme des flots qui s*entre- 
choquent. 

Quant h la soldedes Mercenaires,elleeinplissait,5peu 
pr6s, deux couffesde sparterie; oh voyait mdme, dans 
i'une, de ces rondelles en cuir dont la R^publique se 
servait pour manager le numeraire; et comme les Bar- 
bares paraissaient fort surpris, Hannon leur d^clara que» 
leurs comptes 6tant trop difQciles, les Anciens n'avaient 
pas eu le loisir de les examiner. On leur envoyait ccia, 
en attendant. 

Alors tout fut renvers^, boulevers^ : les mulets, les va- 
lets, la liti^re, les provisions, les bagages. Les soldats 
prirent la monnaie dans les sacs pour lapider Hannon. 
Agrand*peine ilputmonter sur un Ane ; il s'enfuyait en 
se cramponnant aux poils, hurlant, pleurant, second, 
meurtri, et appelant sur Tarm^e la malediction de tons 
les Dieux. Son large collier de pierreries rebondissait 
jusqu'^ ses oreilles. II retenait avec ses dents son man- 
teau trop long qui trainait, et de loin les Barbares lui 
criaient : — « Va-en, l^che! pourceau ! 6gout de Moloch! 
sue ton or et ta peste! plus vite ! plus vite ! » L*escorte 
en deroute galopait k ses c6t6s. 

Hais la fureur des Barbares ne s*apaisa pas. lis se rap- 
pel^rent que plusieurs d'entre eux, partis pour Carthage, 
Q*en etaient pas revenus; on les avait tu^s sans doute. 
rant d'injustice les exasp^ra, et ils se mirent k arracher 
les piquets des tentes, a rouler leurs manteaux, k brider 
leurs chcvaux ; chacun prit son casque et son ^pSe, en 
un instant tout fut pr6t. Ceux qui n'avaient pas d'armes, 
s'clanc^rent dans les bois pour se couper des bMons. 

Le jour se levait ; les gens de Sicca reveilles s'agi- 
.dient dans les rues, u lis vont^ Carthage, n disait-on, et 
celte rumeur bient6t s*6tendit par la contr6e. 

De chaque sentier, de chaque ravin, il surgissait des 
liommes. On apercevaitles pasteurs qui descendaienl les 
montagnes en courant. 



46 SALAHHBd. 

Puis, quand les Barbares furent partis, Spendius fit le 
(our de la plaine, monle sur un ^talon punique et avec 
son esclave qui menaitun troisi^me cheval, 

Unc seule tente etait restee. Spendius y entra. 

— « Debout, maitre! 16ve-toi ! nous partons! » 

— « Ou done allez-vous? » deraanda Mdtho. 

— « A Carthage ! » cria Spendius. 
M^thobondit sur le clieval que resclave tenail hlai 

port<». 



UI 



salammbA 



La luiie se Icvait & ras des flots, et, sur la ville encore 
couverle de t^n^bres, des points lumineux, des blau- 
cheurs brillaient : le timon d*un char dans une cour, 
quclque haillon de toile suspendu, Tangle d'un mur, 
un collier d'or k la.poitrine d*un dieu. Les boules de verre 
sur les toils des temples rayonnai^nt, qk et U, comine 
de gros diamants. Mais de vagues mines, des tas de teri^e 
noire, des jardins faisaient des masses plus sombres 
dans I'obscurit^, et au bas de Halqua, des filets de pS- 
cheurs s*^tendaient d'une maison k Tautrc, conime de 
gigantesques chauves-souris d^ployant leurs ailes. On 
n'entendait plus le grincement des roues hydrauliques 
qui apportaient Teau au dernier 6tage des palais ; et au 
milieu des terrasses les chameaux reposaient tranquille- 
raent, couches sur le ventre, k la maniere des autruches. 
Les portiers dormaient dans les rues contre le seuil des 
maisons ; Tombre des colosses s'^llongeait sur les places 
desertes; au loin quelquefois la fum^e d*un sacrifice briV 
lant encore s*^chappait par les tuiles de bronze , et la 
brise lourde apportait avec des parfums d'aromates les 
scnteurs de la marine et Texlialaison des murailles, 



48 SALAMMBO. 

chauffees par le soleil. Autourde Carthage les ondes ira- 
mobiles resplendissaient , car la lune ^talait sa lueur 
tout a la fois sur le golfe environne de montagnes et sur 
le lac de Tunis, ou des ph^nicoptere^ parmi les bancs 
de sable formaient de longues lignes roses, tandis qu*au 
dela, sous les calacombes, la grande lagune sal^e miroi- 
tait corame un morceau d'argent. La voiite du ciel bleu 
s'enfongait k Thorizon, d'un c6i^ dans le poudroiement 
des plaines, de I'autre dans les brumes de la raer, et sur 
le sommet de I'Acropole les cypres pyramidaux bordant 
le temple dTschmoun se balan^aient , et faisaient un 
murmure, comme les flots r^guliers qui battaient lente- 
ment le long du mdle, au bas des remparts. 

Salammb6 monta sur la terrasse de son palais, soute- 
nue par une esclave qui portait dans un plat de fer des 
charbons enflamm^s. 

11 y avait au milieu de la terrasse un petit lit d'ivoire/ 
couvert de peaux de lynx avec des coussins en plumes de 
perroquet, animal fatidique consacr6 aux Dieux, et dans 
les quatre coins s*^levaient quatre longues cassolettes 
remplies de nard, d'encens, de cinnamome et de myr- 
rhe. L'esclave alluma les parfums. SalammbA regarda 
Tetoile polaire; elle salua lentement les quatre points 
du ciel et s'agenouilla sur le sol parmi la poudre d*azur 
qui 6taitsem6e d'6toiles d*or, k limitation du firmament. 
Puis les deux coudes centre les flancs, les avant-bras 
tout droits et les mains ouvertes, en se renversant la tete 
sous les rayons de la lune, elle dit : 

— « Rabbetna!... Baalet!... Tanit? » et sa voix se 
Irainait d'une fa^on plaintive, comme pour appelerquel- 
qu'un. — « Anaitis! Astarte! Dercetol Astoreth! Mylitta! 
Athara ! Elissa ! Tiratha!... Par les symboles caches, — 
par les cistres r^sonnants, — par les sillons de la terre, 
— par r^ternel silence et par T^ternelle f^condit^ , — 
dominatrice de la mer t^nebreuse et des plages azUr^es, 
6 Beino des choses humides, salut ! » 



8ALAHMB0. 49 

IsUe 3<B balanga tout Ic corps deux ou trois fois, puis sc 
jeta le front dans la poussi^re, les br£(^ allonges. 

Son esclave la releva lestement, car il fallait, d*a- 
pr^s les rites, que quelqu'un vint arracher le suppliant 
k sa prosternation ; c*^tait lui dire que les Dieux Ta^ 
grSaient, et la nourrice de Salammb6 ne manquait ja- 
mais k ce devoir de pi6t6. 

Des marchands de laG^tulie-Darytienneravaienttoutd 
petite apport^e k Carthage, et apr^s son afTranchissement 
elle n*avait pas voulu abandonner ses maitres, comme 
le prouvait son oreille droite, perc^e d*un large trou. 
Un jupon k raies multicolores, en lui serrant les ban- 
ches, descendait'sur ses chevilles, oi!i s'entre-choquaient 
deux cercles d'^tain. Sa figure, un pen plate, 6tait jaune 
comme sa tunique. Des aiguilles d*argent tr^s-longues 
faisaient un soleil derri^re sa t^te. Elle portait sur la 
narine un bouton de corail, et elle se tenait aupr^s du 
lit, plus droite qu*uh herm^s et les paupi^res baiss^es. 

Salammb6 s'ayan^a jusqu'au bord de la terrasse. Ses 
j'eux un instant, parcoururent Thorizon, puis ils s'a- 
baiss^rent sur la ville endormie, et le soupir qu*elle 
poussa, en lui soulevant les seins, fit onduler d'un bout 
k Taiitre la longue simarre blanche qui pendait autour 
d'elle, sans agrafe ni ceinture. Ses sandales k pointes 
recourb^es disparaissaient sous un amas d*6meraudes, 
et ses cheveux k Tabandon emplissaient un r^seau en fils 
de pourpre. 

Mais elle releva la t^te pour contempler la lune, et 
m^lant k ses paroles des fragments d'hymne, elle mur- 
mura : 

— ft Que tu tournes l^g^reraent, soutenue par Tether 
impalpable ! II se polit autour de toi, et c*est le mouve^ 
men! de ton agitation qui distribue les vents et les rosdes 
fi&condes. Selon que tu crois et d^crois, s*allongent ou 
se rapetissent les yeux des chats et les taches des pan^ 
th^res. Les Spouses hurlent ton nom dans la ddulcur 

5 



50 SALAMMnd. 

des enfanteraents ! Tu gonfles les coquillages ! Tu fais 
bouillonner Ics vins! Tu putrefies les cadavrcs! Tu for- 
mes les pedes au fond de la mer ! 

f( Et tous les germes , 6 Deesse ! fermcntent dans les 
obscures profondeurs de ton humidity. 

(( Quand tu parais, il s'epand une quietude sur la ter- 
re ; les fleurs se ferment, les (lots s'apaisent, les liom- 
nies fatigues s*etendent la poitrine vers toi, et le monde 
avec ses oceans et ses montagnes, comme en un miroir, 
se regarde dans ta figure. Tu es blanche, douce, lumi* 
neuse, immaculee, auxiliatrice, purifiante, sereine! n 

Le croissant de la lune 6tait alors sur la montagoe 
des Eaux-Chaudes, dans r^chancrure de sps deux som- 
mets, de Tautre c6te du golfe. II y avait en dessous une 
petite ^toile et tout autour un cercle pSle. Salammbd 
reprit : 

— « Mais tu es terrible maitresse !... C'est par toi 
que se produisent les monstres, les fantdmes eflrayants, 
les songes menteurs ; tes yeux devorent les pierres des 
edifices, et les singes sont malades toutes les fois que 
tu rajeunis. 

« Ou done vas-tu? Pourquoi changer tes formes, per- 
petuellement? Tantdt mince et recourb^e, tu glissesdans 
les espaces comme une galore sans mature, ou bien au 
milieu des etoiles tu ressembles k un pasteur qui garde 
son troupeau. Luisante et ronde, tu frdles la cime des 
monts comme la roue d*un char. 

« Tanit ! tu ra'aimes, n*est-ce pas ? Je t'ai tant regar- 
dee! Mais non ! tu cours dans ton azur, et moi je reste 
sur la terre immobile. 

« Taanach, prends ton nebal et joue tout has sur la 
corde d*argent, car mon coeur est trisle! » 

L*esclave souleva une sortc de harpe en bois d^^bene 
plus haute qu'elle, et triangulaire comme un delta; elle 
enfixa la pointe dans un globe de cristal, et des deux 
brasse mit ^jouen 



SALAMMnd. 51 

Les sons se succ^daienf , sourds et pr^cipit^s commo 
un bourdonnement d*abeilles, et de plus en plus sono- 
res il s*envolaient dans la nuit avec la plainte des flols 
et le frcmissemerit des grands arbres au sommct de TA- 
cropole. 

— « Tais-tois! » s'6cria Salammb6. 

— tt Qu*as-tu done, mattresse? La brise qui souffle, 
un nuage qui paSse, tout k present t*inqui6te et t'agite ! 

— « Je ne sais, » dit-elle. 

— « Tu te fatigues h des pri^res trop longues ! 

— « Oh! Taanach, je voudrais m*y dissoudre comme 
une fleur dans du vin ! ^ 

— « C'est peut-Stre la fum6e de tes parfums ? 

— « Non ! » dit Salammbd; « Tesprit des Dieux habito 
dans les bonnes odeurs. » 

Alors Tesclave lui parla de son pSre. On le croynit 
parti vers la contr^e de Tambre, derri^re les colonnes de 
Helkarth. — Hais s*il ne revient pas, » disait-elle, t il 
te faudra pourtant, puisque c'^tait sa volenti, cboisir un 
igpoux parmi les flls des Anciens, et alors ton chagrin 
s*en ira dans les bras d*un homme. 

— a Pourquoi? » demanda la jeune fiUe. Tous ceux 
qu'elle avait aperQus lui faisaient horreur avec leurs ri- 
res de b^te fauve et leurs membres grossiers. 

— « Quelquefois, Taanach, il s'exhale du fond de mon 
6tre comme de chaudes bouffi&es , plus lourdes que les 
vapeurs d*un volcan. Des yoix m'appellent , un globe 
de feu route et montedans mapoitrine, il m'^touffe, je 
vaismourir; et puis, quelque chose de suave, coulant 
de mon front jusqu*& mes pieds, passe dans ma chair... 
c'est une caresse qui m'enveloppo, et je me sens 6cras6e 
comme si un dieu s*6tendait sur moi. Oh ! je voudrais 
me perdre dans la brume des nuits, dans le flot des fon- 
taines, dans la s6ve des arbres, sortir de mon corps, n*6- 
tre qu*un souffle, qu*un rayon, et glisser , monter jusqu'd 
toi, 6 M^re ! » 



52 SALAMMBO. 

EUe leva ses bras le plus baut possible, ense cambraiit 
la taille, p&le et l^,g^re comme la lune avec son long v^ 
lenient. Puis elie retoraba sur la couche d'ivoire, hale- 
tante ; mais Taanach lui passa autour du cou un collier 
d*ambre avec des dents de dauphin pour bannir les ter- 
reurs, et Salammbd dit d'une voix "presque 6leinte : 
— « Va me chercher Schahabarim. > 

Son pere n'avait pas voulu qu'elle entrSt dans le col- 
lege des prStresses, ni m^me qu'on lui fit rien connaitre 
de la Tanit populaire. U la r^servait pour quelque al- 
liance pouvant servir sa politique, si bien que Salammb6 
vivait seule au milieu de ce palais ; sam^re depuis long- 
temps ^tait mortu. 

EUe avait grandi dans les abstinences, les jeunes et les 
purifications, toujours entour^e de choses exquises et 
graves, le corps satur^ de parfums, Vkme pleioe de pri^ 
res. Jamais elle n'avait go&t6 de vin, ni mang^ de vian- 
des, ni touch6 k une bSte immonde, ni pos^ ses talons 
dans la maison d'un mort. 

£lle ignorait les simulacresobsc^nes, car chaque dieu 
se manifestant par des formes difT^rentes, des cultes 
souvent contradictoires t^moignaient k la fois du m^me ' 
principe, et Salammbd adorait la D^esse en sa figuration 
sid^rale. Une influence 6tait descendue de la lune sur 
la vierge ; quand Tastre allait en diminuant, Salammbd 
s*affaiblissait. Languissante toute la journ^e, elle ^e ra- 
nimait le soir. Pendant une Eclipse, elle avait manqui 
mourir. 

Hais la Rabbet jalouse se vengeait de cette virginity 
soustraite k ses sacrifices, et elle tourmentait Salammbd 
d'obsessions d*autant plus fortes qu*elles ^taient va« 
gues, ^pandues dans cette croyance et aviv^es par 
elle. 

Sans cesse la fille d'Hamilcar s'inqui^tait de Tanit. 
Elle avait appris ses aventures, ses voyages et tons S6S 
noms, qu'elle r^p^tait sans qu'ils eussent pour elle de 



lALAHVBd. 55 

signification dislincte. Afin de p6n6trer dans ies proron- 
deurs desondogme, ellevoulaitconnailre au plus secret 
du temple la vieille idole avec le manteau magnifique 
d'ou d^pendaient Ies destinees de Carthage, — car Tid^e 
d'un dieu ne se d^gageait pas netlcment de sa represen- 
tation, et tenir ou mSme voir son simulacre, c'^tait lui 
prendre une part de sa vertu, et, en quelque sorte, le do- 
miner. 

Salammbd se d^tourna. Elle avait reconnu le bruil 
dcs clochettes d'or que Schababarim portait au bas de 
son vSlement. 

11 monta ies escaliers; puis, d^sle seuil de la terrasse9 
il s'arr^ta en croisant Ies bras. 

Ses yeux enfonc^s brillaient comme Ies lampes d'un 
s^pulcre; son long corps maigre flottait dans sa robe dc 
lin, alourdie par Ies grelots qui s*alternaient sur ses ta- 
lons avec des pomines d*6meraude. II avait Ies membres 
d^bilcs, le crdne oblique, le menton pointu; sa peau 
semblaitfroide ^toucher, etsa face jaune, que dcs rides 
profondes labouraient, comme contract6e dans un d^sir, 
dans un chagrin ^ternbl. 

G*6tait le grand-pr^tre dc Tanit, celui qui avait cleve 
Salammb6. 

— « Parle! » dlt-il. « Que veux-tu? 

— u J'esp^rais... tu m'avais presquepromis... » Elle 
balbutiait, elle se troubla ; puis tout h coup : — « Pour- 
quoimem6prises-tu? qu'ai-jedonc oubli^ dans Ies rites? 
Tu es mon maitre, et tu m*as dit que personne comme 
moi ne s*entendait aux choses de la D^esse ; mais il y en a 
que tu ne veux pas dire. Est-ce vrai, 6 p6re? » 

Schaliabarim se rappela Ies prdres d*Hamilcar ; il r6- 
pondit : 

— « Non, je n'ai plus rien k t'apprendre ! 

— « UnG^nie, » reprit-elle, » me pousseicet amour. 
J'ai gravi Ies marches d'Eschmoun, dieu des planeles et 
des intelligences; j'ai dormi sous rolivicr d'or de Mcl- 

5. 



54 SALAMMBd. 

karlh, patron dcs colonies tyriennes : J'ai poussfi les por- 
les de Baal-Khamon, eclaireur et ferlilisateur ; j'ai sacrifi6 
aiix Kabyres souterrains, aux dieux des bois, des vents, 
dcs ileuves et des montagnes ; mais tons ils sont trop 
loin, trop haut, trop insensibles, comprends-tu? tandis 
qu'elle, jc la sens melee a ma vie; elle emplit mon &mc, 
et je tressaille k des ^lancements interieurs comme si 
clle bondissait pour s'echapper. II me semble que je vais 
entendre sa voix, apercevoir sa figure, des Eclairs m'^- 
blouissent, puis je retombe dans les t^nSbres. » 

Schahabarim se taisait. Elle le sollicitait de son re- 
gard suppliant. 

Enfin, il fit signe d'ecarter Tesclave, qui n'etait pas de 
race chanan6enno. Taanach disparut, ct Schahabarim, 
levant un bras dans lair, commeuQa : 

— « Avant les Dieux, les t^n^bres etaientseules, etun 
souffle flottait, lourd et indistinct comme la conscience 
d*un homme dans un rSve. II se contracta, errant le D6- 
sir et la Nue, et du* Desir et de la Nue sortit la Mati^re 
primitive. C'6tait une eau kourbeuse, noire, glacee,pro- 
fonde. Elle enfermait des monstres insensibles, parties 
incoherentes des formes k naitre et qui sont pcintes sur 
la paroi des sanctuaires. 

« Puis la Mati6re se condensa. Elle devint un ceuf. Il 
se ronipit. Une moiti6 forma la terre, Tautre le firma- 
ment. Le soleil, la lune, les vents, les nuages parurent; 
ct, au fracas de la foudre, les animaux intelligents s'e- 
vcillerent. Alors Eschmot!in se d^roula dans la sphere 
6(oilee; Khamon rayonna dans IC'Soleil; Melkarth, avec 
ses bras, le poussa derri6re Gad^s ; les Kabyrim descen- 
dircnt sous les volcans, et Rabbetna, telle qu'une nour- 
ricc, sepencha sur lemonde, versant sa lumi6re comme 
un lait et sa nuit comme unmanteau. 

— « Et apr6s? » dit-elle. 

II lui avait cont^ le secret des origines pour la distraire 
par des perspectives plus hautes ; mais le dteir do la 



SALAMMBd. 55 

vierge se ralluma sous ces derni^res paroles, et Schaha- 
barim, cMant k moiti^, reprit : 

— (( Elle inspire etgouverne les amours des Iiommes. 

— « Les amours des hommes ! » rep6ta Salammb6 
r^vant. 

— « Elle estr^me de Carthage, » continua leprdtre ; 
et bien qu'elle soit partout ^pandue, c'est ici qu'elle dc- 
meure, sous le voile sacr^. 

— « p6re ! » s'6cria Salammbd, « je la verrai, 
n'est-ce pas ? tu m'y conduiras ! Dcpuis longlemps j*h6- 
sitais; la curiosity de sa forme med^vore. Piti6! secours- 
moi ! partons ! » 

II la repoussa d*un gestev^h6ment et plein d'orgueil. 

— « Jamais! Nesais-tu pas qu'onen meurt? Les Baals 
hermaphrodites ne se devoilent que poiir nous seuls, 
hommes par TespHt, femmes par la faibiesse. Ton desir 
est un sacrilege ; satisfais-toi avcc la science quetu pos- 
sedes ! » 

Elle tomba sur Ics genoux, mettant ses deux doigts 
centre ses orcillcs en signe de repentir ; et elle sanglo- 
tail, ^cras6e par la parole du prStrc, pleine k la fois de 
colore centre lui, de terreur et d'humiliation. Schaha- 
barim, dcbout, restait plus insensible que Ics picrres de 
la tcrrassc. II la regardait de haul en bas fr^missante b 
ses pieds, etil ^prouvait une sortc de joic en la voyani 
souffrirpour sa divinity, qu'il ne pouvait, lui non plus, 
6treindre lout enti6rc. D6j^ les oiseaux chantaient, un 
vent froid soufflait, de petits nuages couroient dans le 
cicl plus pdie. 

Tout k coup il aperQut k Thorizon, derri^re Tunis, 
comme des brouillards 16gers, qui se trainaient centre 
le sol; puis ce fut un grand rideau de poudre grise per- 
pcndiculairement ^tal^, et, dans les tourbillons de cetto 
masse nombreuse, des tStes de dromadaires, des lances, 
des boucliers parurent. C'^tait Tarm^e des Barbarcs qui 
s'ayangait mi^ Carthage. 



n 



sous LE8 MURS DE CARTHAOB 



Des gens de la campagne, months sur des Anes ou 
courant k pied, pdles, essouffl6s, fous de peur, arriv6- 
lent dans la vilic. lis fuyaient devant Tarm^e. En trois 
jours, elle avail fait le chemin de Sicca, pour venir h 
Carthage et tout extermincr. 

On fcrma les portes. Les Barbares presqu*aussildl pa- 
rurent ; mais ils s'arr^lercnt au milieu de I'istlime, sur 
le bord du lac. 

D'abord ils n'annoncerent rien d*hostile. PIu>ieurs 
s'approch^rent avec des palmes a la main. lis fui eut 
repousses a coups de filches, tant la terreur 6tait 
grande. 

Le matin et h la tombee du jour, des rddeurs quel- 
quefois crraient le long des murs. On remarquait sur- 
tout un petit homme, envelopp^ soigneusement d*un 
manteau et dont la figure disparaissait sous une visiere 
tr6s-basse. II restait pendant de grandes heurcs a regaf- 
der Taqueduc, et avec une telle persi^tance, qu'il vpulait 
sans doute ^garer les Carthaginois sur ses vSrifables 



sous LES MURS DE CARTHAGE. 57 

desseins. Un autre homme raccompagnait, une uortt- dc 
g^ant qui marchait t^te nue. 

Mais Carthage 6tait d^fendue dans toute la largcur de 
]*istlime : d'abord par un foss^, ensuite par un rempart 
de'gazon, et enfin par un mur, haut de trcnte coudecs 
en pierres de taiile, et k double 6tage. II contenait dcs 
ecuries pour trois cents ^l^phants avec des magasins 
pourleurs capara^ons, leurs entraveset leur nourriture, 
puis d*autres ^curies pour quatre mille chevaus avec 
les provisions d*orge etles harnachements, et des caser- 
nes pour vingt mille soldats avec les armures et tout le 
materiel de guerre. Des tours s'^levaient sur le second 
^tage, toutes garnies de cr^neaux, et qui portaient en 
dehors des boucliers de bronze, suspendus k des cram- 
pons. 

Cette premiere ligne de murailles abritait imm^diate- 
ment Malqua, le quartier des gens de la marine et des 
teinturiers. On apercevaitdesmdlsou s^chaient des voi- 
les de pourpre, et sur les derni6res terrasses des four* 
neaux d'argile pour cuire la saumure. 

Par derri^re, la ville ^tageait en amphitheatre ses 
hautes maisons de forme cubique. Elles ^taient en 
pierres, en planches, en galets, en roseaux, en coquil- 
lages, en terre battue. Les bois des temples faisaient 
comme des lacs de verdure dans cette montagne de 
blocs, diversement coloriSs. Les places publiques la ni- 
velaient k des distances in^gales; d'innombrables ruelles 
s'entre-croisant, la coupaient du haut en has. On distin- 
guait les enceintes des trois vieux quartiers, maintenant 
confondues ; elles se levaient Qa et Ik comme de grands 
^cueils, ou allongeaient des pans ^normes, — k demi 
converts de fleurs, noircis, largement ray6s par le jet des 
immondices, et des rues passaient dans leurs ouvertures 
bSantes, comme des fleuves sous des ponts. 

La colline de TAcropole, au centre deByrsa, disparais- 
sait sous un d^sordre do monuments. G*6taient des tem- 



58 SALAMMBd. 

pies li colonncs torses avec des chapitcaux de bronze et 
des chainesdc m6tal, des cdnes en pierres s^chcs h ban- 
desd'azur, des coupoles de cuivre, des architraves de 
marbrc, des contre-forts babyloniens, des obelisques 
posant sur leur poinie comme des flambeaux renvers^s. 
Les peristyles atteignaient aux frontons; les volutes se 
deroulaient entre les colonnades ; des murailles de gra- 
nit supportaient des cloisons de tuile ; tout cela montait 
Tun sur Tautre en se cachant h demi, d*une fagon mer- 
veilleuse et incomprehensible.' On y sentait la succes- 
sion des Ages et comme des souvenirs de patries ou- 
bliees. 

Derri^re TAcropoIe, dans des terrains rouges, le che- 
min des Mappales, bord6 de tombeaux, s'allongeait en 
ligne droite du rivage aux catacombes ; de larges habi- 
tations s'espagaient ensuite dans des jardins, et ce troi- 
si^me quartier, M^gara, la ville neuve, allait jusqu'au 
bord de la falaise,. ou se dressait un phare g^ant qui 
flambait toutes les nuits. 

Carthage se d^ployait ainsi devant les soldats etablis 
dans la plaine. 

De loin ils reconnaissaient les marches, les carrefours; 
ils se disputaient sur Templacement des temples. Celui 
de Khamon, en face des Syssites, avait des tuiles d'or ; 
Melkarth, k la gauche d*Eschmoiin, portait sur sa toiture 
des branches de corail ; Tanit, au deU, arrondissait 
dans les palmiers sa coupole de cuivre ; le noir Moloch 
ctait au bas des citernes, du c6tedu phare. L*on voyait 
h l*angle des frontons, sur le sommet des murs, au 
coin des places, par tout, des divinit6s k tete hideuse, 
colossales ou trapues, avec des ventres ^normes, ou d6- 
mesur^ment aplaties, ouvrant la gueule, ^cartant les 
bras, tenant h la main des fourchcs, des chauies ou des 
javelots ; et le bleu de la mer s'etalait au fond des rues, 
que la perspective rendait encore plus escarp^es. 

Un peuple tumultueux du matin au soir les emplis* 



sous LES MUnS DE CARTHAGE. 51) 

Bait; de jeuncs gar(;ons, agiiant dcs somicttcs, criaieiit 
a la porte des bains : les boutiques de boissonscbaudcs 
fumaient, l*air retentissait du tapagc dcs enclumcs, los 
coqs blancs consacr^s au Soleil cliantaient sur les tcr- 
rasses, lesbceufsque Ton dgorgeait mugissaient dans 
les temples, des esclaves couraient avec des corbeilles 
sur leur t^te ; et, dans l*enfoncement des portiques, quel- 
que prStre apparaissait drape d'unmanteau sombre, nu- 
pieds et en bonnet pointu. 

Ce spectacle de Carthage irritait les Barbares. lis 
Tadmiraient, ils Tcx^craient, ils auraient voulu tout k 
la fois Tan^antir ct Thabiter. Mais qu'y avait-il dans le 
Port-Militaire, defcndu par une triple muraille ? Puis, 
dcrri^re la villc, au fond de Megara, plus haut queTA- 
cropole, apparaissait le palais d*Hamilcar. 

Lesyeux de M^tho k chaque instant s'yporlaient.Il 
montait dans les oliviers, et il se penchait, la main 
etendue au bord des sourcils. Les jardins elaicnt vides, 
et la porte rouge k croix noire rcotait constammcnt fer- 
rate. 

Plus de vingt fois il fitle tour des remparts, chcrchant 
quelque br^che pour entrer. Une nuit, il se jota dans le 
golfe, et, pendant Irois heures, il nagea tout d'une ha- 
leine. II arriva aux bas des Mappales, il voulut grimpcr 
contre la falaise. II ensanglanta scs genoux, brisa ses 
ongles, puis retomba dans les fiots ct s*en revint. 

Son impuissance I'exasp^rait. Il 6tait jaloux dc celtc 
Carthage enfermant Salammb6, comme de quclqit'un 
quil'aurait poss^d^e. Ses ^nervemenls Tabandonnerciit 
elce futune ardeurd'action folle et conlinuelle. La jouo 
en feu, les yeux irrit6s, la voix rauque, il se promcnnit 
d'un pas rapide k travers le camp ; oubien, assis sur le 
rivage, il frottait avec du sable sa grande epee. Il langait 
des filches aux vautours qui passaient. Son coeur de- 
bordait en paroles furicuscs. 

— « Laissc aller ta colcre commc un char qui s'lnii- 



60 SALAMBIBd. 

porlc, » disait Spendius. « Grie, blaspheme, ravage et 
tue. La douleur s'apaise avec du sang,'et puisque tu ne 
peux assouvir ton amour, gorge ta haine ; elle te soutien*- 
dra \ p 

MMho reprit le commandoment de ses soldats. II les 
faisait impitoyablement manoeuvrer. On le respectait 
pour son courage, pour sa force surtout. D*ailleurs il 
inspirait comme une crainte mystique; on croyait 
qu'il parlait, la nuit, k des fantdmes. Les autres capital- 
nes s'animerent de son exemple. L'armee, bient6t, se 
disciplina. Les Carthaginois entendaient de leurs maisons 
la fanfare des byccines qui r^glait les exercices. Enfin, 
les Barbares se rapproch6rent. 

n aurait fallu pour les ^eraser dans I'isthme que deux 
armees pussent les prendre k la fois par derriSre, Tune 
debarquant au fond du golfe d*Utique, et la seconde a la 
montagne des Eaux-Chaudes. Mais que faire avec la 
seule Legion sacr^e, grosse de six mille hommes tout 
au plus ? S'ils inclinaient vers Torient ils allaient se join- 
dre aux Nomades, intercepter la route de Cyr6ne et le 
commerce du desert. S'ils se repliaient sur Toccident, 
la Numidie se souleverait. Enfin le manque de vivres 
les feraittdt ou tard devaster, comme des sauterelles, les 
campagnesenvironnantes; les Riches tremblaient pour 
leurs beaux chateaux, pour leurs vignobles, pour leurs 
cultures. 

Hannon proposa des mesures atroces et impraticables, 
comme de promettre une forte somme pour chaque t6te 
de Barbare, ou, qu*avec des vaisseaux et des machines, 
on incendiat leur camp. Son collogue Giscon voulait au 
contraire qu'ils fussent pay^s. Mais, k cause de sa popu- 
larite, Ics Anciens le deteslaient; car ils redoutaient 
le hasard d'un maitre, et, par terreur de la monarchic, 
s^efforgaient d'altenuer ce qui en subsislait ou la pouvait 
retablir. 

II y avait en dehors des fortifications des gens d'une 



sous LES MURS DE CARTHAGE. 01 

autre race ct d'une origine iiiconnue, — tous chasseurs 
de porc-^pic, mangeurs de mollusqucs et de serpents, lis 
allaient dans les cavernes prendre des hy^hes vivantes, 
qu'ils s'amusaient k faire courir le soir sur les sables dc 
M6gara, entre les stales des tombeaux. Leurs cabancs, 
de fange et de varech s'accrochaient coutre la falaisc 
comme des nids d'hirondelles. lis vivaieut liii, sans gou- 
vernement et sans dieux, pdle-m61e, compl6tement nus, 
h la fois d6biles et farouches, et depuis des si^cles exe- 
cr^s par le peuple, k cause de leurs nourritures immon- 
des. Le sentinelliBs s'aper^urent un matin qu'ils ^talent 
tous partis. 

Enfin des membres du Grand-Conseil se d^cid^reut. lis 
vinrent au camp, sans colliers ni ceintures, en sandales 
d^couvertes, comme desvoisins. lis s'avaugaient d'un 
pas tranquil le, jetant des saluts aux capitaincs, ou bien 
ils s'arr^taient pour parler aux soldats, disant que tout 
etait fini et qu'on allait faire justice k leurs reclama- 
tions. 

Beaucoup d*entre eux voyaient pour la premiere fois 
un camp de Mercenaires. Au lieu de la confusion qu'ils 
avaient imagin^e, partout c'etait un ordre et un silence 
effrayants. Un rempart de gazon enfermait Tarm^e dans 
un6 haute muraille, inSbranlable au choc des catapul- 
tes. Le sol des rues ^tait asperg6 d*eau fraiche ; par les 
trous des tentes , ils apercevaient des prunelles fauves 
qui luisaient dans Tombre. Les faisceaux ie piques et 
les panoplies suspendues les ^blouissaidnt comme des 
miroirs. lis se parlaient k voix basse. lis avaient peur 
avec leurs longues robes de rehverser quelque chose. 

Les soldats demand^rent des vivres, en s'engageant k 
les payer sur Targent qu'on leur devait. 

On leur envoya des bceufs, des moutons, des pintades, 
des fruits sees et des lupins, avec des scombres fumes, 
de ces scombres excel lents que Carthage exp^diait dans 
tous les ports. Mais ils tournaient d^daigneusement au- 

6 



02 SALAMMBO. 

tour dcs bcsliaux magiiifiques ;. cl, d<jnigrant cc qu'ils 
convoitaient, offraient pour un belier la valeur d*un pi- 
geon, pour trois chevres le prix d'une grenade. Les Man- 
geurs-de-choses-immondes, se portant pour arbitres, af- 
ilrmaicnt qu*on les dupait. Alors ils iiraient leur glaive, 
menagaient de tuer. 

Des commissaires du Grand-Conseil 6crivirent le nom- 
bre d'annees que Ton devait k chaque soldat. Mais 11 
etait impossible maintenant de savoir combien on avait 
cngag6 de Mercenaires, el les Anciens furent effray^s de 
la somme exorbitante qu'ils auraient k payer. 11 fallait 
vendre la reserve du'silphium, iraposer les villcs raar- 
cbandes; les Mercenaires s*impatienteraienl, dej^ Tunis 
^tait avec eux; et les Riches, ^tourdis par les fureurs 
d'Hannon et les reproches de son collogue, recomman- 
d6rent aux citoyens qui pouvaient connaitre quelque 
Barbare d'aller le voir imm6diateraent pour reconqu^rir 
son amitie, lui dire de bonnes paroles. Gette confiance 
les calmcrait. 

Des marchands, des scribes, des ouvriers de Tar- 
senal, des families entieres se rendirent chez les Bar- 
bares. 

Les soldats laissaient entrerchez eux tous lesCartba- 
ginois, mais par un seul passage tellement etroit que 
quatre hommes do front s'y coudoyaient. Spendius, de- 
bout contre la barri6re, les faisait atlentivement fouil- 
Icr; M^tho, en face de lui, examihait cette multitude, 
cherchant a relrouver quelqu'un qu'il pouvait avoir vu 
chez Salammbo. 

Le camp ressemblait k une ville, tant il etait rempli 
de monde et d'agitation. Les deux foules distinctes se 
melaient sans so confondre, Tune habillee de toile ou de 
laine avcc des bonnets de feutre pareils a despommes de 
pin, et Tautrc velue de fer el pOrtant des casques. Au milieu 
dcs valets et dcs vendeurs ambulanls circuiaienl dcs feiu 
mes de loutes les natiojiis, brunes comme des dattes mu- 



sous LES HURS DE GARTIIAGK. C:> 

res, verdStres comme des olives, jaunes cotnme dos oran- 
ges, vendues par des matelots, choisies dans les bongos, 
voltes ^ des caravanes, prises dans le sac des villcs, que 
Ton fatiguait d'amour tant qu'elles 6laiont jeunes, qu'on 
accabiait de coups lorsqu'elles ^taient vieilles, et qui 
mouraient dans les d^routes au bord des chemins, parini 
les bagages, avec les bStes de somme abandonn^es. Les 
epouses des Nomades balanQaient sur leurs talons des 
robes en poil de dromadaire, canoes, et de couleur fau- 
ve ; des musiciennes de la Cyr6naique, enveloppecs de ga- 
zes violetteset les sourcils peints, chantaient accroupics 
sur des nattes; de vieilles Negresses aux mamelles pen- 
dantes ramassaient, pour faire du feu, des fientes d*ani« 
mal que Ton dcssSchait au soleil; les SyracUsaines 
avaient des plaques d*or dans la chevelure, les femmes 
des Lusitaniens des colliers de coquillages, les Gauloi- 
scs des peaux dc loup sur leur poitrine blanche; et des 
enfants robustes, converts de vermine, nus, incirconcis, 
donnaient aux passants des coups dans le ventre avec 
leur t6te, ou vcnaienl par derriSre, comme de jeunes ti- 
gres, les mordre aux mains. 

Les Garthaginois se promenaient h travers le camp, 
surpris par la quantity de choses dont il rcgorgeait. Les 
plusmis6rables ^taienttristes, et les autrcs dissimulaicnt 
lour inquietude. 

Les soldatsleur frappaient sur T^paule, en les excitant 
^ la gaiet6. D^s qu'ils apercevaient quelque personnage, 
ils rinvitaient h leurs divertissements. Quand on jouail 
au disque, ils s*arrangeaient pour lui ^eraser les pieds, 
et au pugilat, d^s la premiere passe, lui fracassaient la 
mkhoire. Les frondeurs effrayaient les Garthaginois 
avec leurs frondes, les psylles avec des vip6res, les ca- 
valiers avec leurs chevaux. Ges gens d'occupations paisi- 
Ucs, &tous les outrages, baissaientlatStcets'efTorgaient 
de sourire. Quelques-uns, pour se montrcr braves, fai- 
saient signe qu'ils voulaient d<>.venir des soldats. On leur 



Oi SALAMHBd. 

donnait h fendre du bois et k ^triller des mulets. On Ics 
bouclait dans une armure et on les roulait comme des 
tonneaux paries rues du camp. Puis, quandilsse dispo- 
saient k parlir, les Mercenaires s arrachaient les chevcux 
avec des con torsions grotesques. 

Mais beaucoup,par sottise ou pr6Jug6, croyaient nai- 
veraenttous lesCarthaginoistres-riches, et ils marchaient 
derriere eux en les suppliant de leur accorder quelque 
chose. Ils demandaient tout ce qui leur semblait beau : 
une bague* une ceinture, des sandales, la frange d'une 
robe , et, quaiid le Carlhaginois d^pouill^ s'^criait : 
— « Mais je n'ai plus rien. Que veux-tu? » ils repon- 
daient : — « Ta femme ! » D'autres disaient : — « Ta 
vie ! » 

Les coniptes militaires furent remis aux capitaines* 
lus aux soldats, definitivement approuves. Alors ils re- 
clam^rent des lentes ; on leur donna des tentes. Puis les 
polemarques des Grecs demanderent quelques-unes de 
ces belles armures que Ton fabriquait k Carthage ; le 
Grand-Gonseil vota des somnies pour cette acquisition. 
Mais il etait juste, pretendaient les cavaliers, que la R6- 
publique les indemnis^t deleurschevaux; Tun affirmait 
en avoir perdu trois k tel si^ge, un autre cinq dans telle 
marche, un autre quatorze dans les precipices. On leur 
offrit des 6talons d'Hecatompyle ; ils aimerent mieux 
Targent. 

Puis ils demanderent qu'on leur paySt en argent (en 
pieces d'argent et non en monnaie de cuir) tout le bl6 
qu'on leur devait, etau plus haut prixou il s*6taitvendu 
pendant la guerre, si bien qu'ils exigeaient pour une 
mesure de farine quatre cents fois plus qu'ils n'avaient 
donnepour un sac de froment. Cette injustice exaspera; 
il fallut ceder, pourtant. 

Alors les d616gues des soldats el ceux du Grand-Con- 
seil se r6concili6rent, en jurant par le Genie de Carthage 
et par les Dieux des Barbares. Avec les demonstrations et 



sous lES H.UnS DE GARTITAGE. 05 

la verbosity oricntales ils se firent des excuses et dcs ca- 
resses. Puis les soldats r6clam^rent, comme une preuve 
d'amiti^, la puiiition des traitres qui les avaient indispo- 
ses contre la Ropublique. 

On feignit dc ne pas les comprendre. lis s*expliqi;^^ 
rent plus nettement, disant qu'il leur fallait la t<ite 
d'flannon. 

Plusieurs fois par jour ils sortaient de leur camp. Ils ' 
se promenaient au pied des murs. Ils crlaientqu*onIeur 
jciM la tSte du Suff^te, et ils tendaient leurs robes pour . 
la recevoir. 

Le Grand-Gonseil aurait faibli, peut-Stre, sans une Aev- . 
niere exigence plus injurieuse que les autres : ils deman- 
d^rent en mariage, pour leurs chefs, des vierges choi- 
sies dans les grandes families. C'^tait une id^e de] 
Spendius, que plusieurs trouvaient toute simple et fort* 
executable. Hais cette pretention de vouloir se m^ler au. 
sang punique indigna le peuple; on leur signifla bruta- 
lement qu'ils n'avaient plus rien k recevoir. Alors ils - 
s*ecri6rcnt qu*on les avait tromp^s; si avant trois jours 
leur solde n'arrivait pas, ils iraient eux-mSmes la pren^ 
dre dans Carthage. 

La mauvaise foi dcs Mercenaires n'^tait point aussi 
complete que le peusaient leurs enncmis. Uamilcar 
leur avait fail des proraesses exorbitantcs, vagues il 
est vrai, mais solennclles et reiierSes. Jls avaient pu 
croire, en debarquant 5 Carthage, qu'on leur aban- 
donuerait la ville, qu*ils se parlageraient de$ trigsors ;' 
et quand ils virent que leur solde k peine serait payee,' 
ce fut une disillusion pour leur or^ueil comme pour 
leur cupidite. 

Denys, Pyrrhus, Agathoeies et lQSg6neraux d'Alexan- 
dre n'avaient-ils pas fourni Texemplc de merveilleuses 
fortunes? L'ideal d'ilarcule, que les Chananeens contqn- 
daient avcc le solcil, resplendissait k Thprizon des ar- 
mees. On savait quo de simples soldots* avaient pqrii* 

• • ' .. .!.< ...it 

0. 



66 SALAMIIBd. 

des diadSmes, et le retcntissement des empires qui s'6- 
croulaient faisait rever le Gaulois dans sa for^t de che- 
iies, rEthiopien dans ses sables. Mais il y avait un peu- 
pl'e toujours pret k utiliser les courages; et levoleur 
chasse de sa tribu, le parricide errant sur les chemins, 
le sacrilege poursuivi par les dieux, tons les affamesi 
tous les desesperes tiicliaient d'atteindre au port ou Ic 
courtier de Carthage recrutait des soldats. Ordinaire- 
nlcnt elle tenait ses promesses. Cctte fois pourtant, 
Tardeur de son avarice I'avait entrain6e dans une infa- 
mie p^rillcuse. Les Numides, les Libyens, I*Afrique en- 
tiere s*allait jcter sur Carthage. La mer seule et^it libre. 
Elle y rcncontrait les Remains ; et, comme un homme 
assailli par des meurtriers, elle sentait la mort tout au- 
tour d'elle. 

II fallut bien recourir k Giscon ; les Barbares accep- 
torciit son cntrcmise. Un matin ils virent les chatnes du 
port s*abaisser, et trois bateaux plats, passant par le ca- 
nal de la Tcenia, entr^rent dans le lac. 

Sur Ic premier; a la proue, on apercevait Giscon. Der- 
ricre lui, et plus haute qu*un catafalque, s*^levait une 
caissc enorme, gamie d*anueaux pareils k des couron- 
ncs qui pendaient. Apparaissait ensuite la legion des In- 
terprclcs, coiffts comme des sphinx, et portant un perro- 
quet tatou^ sur la poitrine. Des amis et des esclaves sui- 
vaicnl, tous sans armes, et si nombreux qu'ils se tou- 
cliaicnt descpaules. Les trois longues barques, pleines 
a sombrcr, s*avangaient aux acclamations de I'armSe, 
qui les regardait. 

Dos que Giscon d^barqua, les soldats coururent k sa 
rcijconlrc. Avec des sacs il fit dresser une sorte de tri- 
hniio et d6clara qu'il ne s*en irait pas avant de les avoir 
lous inlegralement pay^s. 

hcs applaudisscments ^clat^nt ; il fut longtempssans 
pouvoir parler. 

I^uis ilblftma les torts de la RSpubliqueet ceuxdesBar- 



sous LES Wtmtl DE GAnTHAGlS. 07 

bares ; la faute en 6tait k quelqucs mutins, qui par leur 
violence avaient effray^ Garlhage. La mcillcurc preuve 
de ses bonnes intentions, c*6tait qu*on TcnYoyait vers 
eux, lui, r^tcrnel adversaire du sufT^te Hannon. lis ne 
devaient point supposer au peuple Tineptie de vouloir 
irriter des braves, ni assez d*ingratitudc pour m^con- 
naitre leurs services ; ct Giscon sc mit k la paye des sol- 
dats en commengant paries Lybicns. Conime ils avaient 
d^clar^ les listes mensong^rcs, il ne sen servit point. 

Ils d^filaient devant lui, par nations, en ouvrant leurs 
doigts pour dire le nombrc des ann^es ; on lesmarquait 
successivemcnt au bras gauche avcc de la peinture 
verte; les scribes puisaicnt dans le coffre b^ant, et d*au- 
tres, avecun stylet, faisaient des trous sur une lame de 
plomb. 

Un homme passa, qui marchaitlourdement, k la ma- 
niere des boeufs. 

« 

— « Monte pr^s de moi, » dit le Sufr6te, suspectant 
quelque fraude ; « combien d*ann6es as-tu servi ? » 

— « Douze ans, » r6pondit le Libyen. 

Giscon lui glissa les doigts sous la mftchoire, car la 
mentonni^re du casque y produisait k la longue deux 
callosit^s ; on les appclait des carroubes, et avoir les 
carroubes etait une loculion pour dire un v^t^ran. 

— « Voleur ! » s'6cria le SufKte, « ce qui te manquo 
au visage tu dois le porter sur les ^paules ! » et lui de- 
chirant sa tunique, il d^couvrit son dos convert de gales 
sanglantes; c'kait un laboureur d'Uippozaryte. Des 
huees s'elev^rent; on le d^capita. 

D^s qu*il fut nuit, Spendius alia r6vciller les Libyens. 
II leur dit : 

— « Quand les Ligures, les Grecs, les Bal^ares A les 
hommes d*Italie seront pay^s, ils s*en retourneront. Mais 
vous autres, vous resterez en Afrique, ^pars dans vos 
trlbus et sans aucune defense ! G*est alors que la R6pu« 
blique se vengera ! M^flez-vous du voyage I AUez-vou? 



OS SALAMMfid. 

croirc a toutcs les paroles? Les deui^ sufF6t»s sont d'ac- 
cord! Cclui-la vous abuse! Rappelez-vousl'Jle-dcs-Osse- 
ments et Xantippe qu'ils ont renvoye a Sparte sur una 
galere pourrie ! » 

— « Comment nous y prendre ? » demandaient-ils. 

— « lieflechissez ! » disait Spendius. 

Les deux jours suivanls se passSrent k payer les gens 
de Magdala, de Leplis, d'llecatompyle ; Spendius se re- 
pandait chez les Gaulois. 

— « On solde les Libyeiis, ensuite on payera les Grecs, 
puis les Bal6ares, les Asiatiques, ettous les autres! Mais 
vous qui n'^tes pas nombreux, on ne vous donnera rien! 
Vous ne reverrez plus vos patries ! Vous n'aurez poiM de 
vaisseaux ! lis vous tueront, pour epargner la nourri- 
ture. )) 

Les Gaulais vinrenttrouver le Suffete. Autharite, celui 
qu'il avail blesse chez Hamilcar, Tinterpella. II dispa- 
rut, repouss6 par les esclaves, mais en jurant qu'il se 
vengerait. 

Les reclamations, les plaintes se multiplierent. Les 
plus obstin6s p6n6traient dans la tente du Suffete;. pour 
Tattendrir ils prenaient scs mains, lui faisaient palper 
leurs bouches sans dents, leurs bras tout maigres et les 
cicatrices de leurs blessurcs. Ceux qui n'etaient point 
encore pay6s s'irritaient, ceux qui avaientregu leur soldo 
en demandaient une autre pour leurs clievaux; et les va- 
gabonds, l^s bannis, prenant les armes des soldats, 
affirmaient qu'on les oubliait. A cliaque minute, il ar- 
rivait comme des tourbillons d'hommes ; les tentes cra- 
quaient, s'abattaient; la multitude serree entre les rem- 
parts du camp oscillait k grands cris depuis les portes 
jusq^'au centre. Quand le tumulte se faisait trop fort, 
Giscon posait un coude sur son sceptre d'ivoire, et re-r 
gardant la mer, il restait immobile, les doigts enfonccs 
dans sa barbe. 

Souvent Matho s'ecartait pour aller s'entretcnir avcc 



sous LES MURS DE €ARTIIAGC. 6U 

Spendius; puis il sereplagait en face du Suff6tc> et Gis- , 
con sentait perp^tuellement ses prunelles comme deux 
phalariques en flammes dardSes vers lui. Par-dcssus la 
foule, plusieurs fois, ils se lanc^rent dcs injures, mais 
qu*ils n*entendirent pas. Gependant la distribution con- 
linuait, et.le Suffete d tons les obstacles trouvait des ex- 
pedients. 

Les Grecs voulurent Clever des chicanes sur la diffiS- 
rence de^ monnaies. 11 leur fournit de telles explications , 
qu'ils se retir^rent sans murmures. Les N^gres rSclam^ 
rent de ces coqiiilles blanches usit^es pour le commerce ] 
dans rint6rieur de I'Afrique. II leur offrit d'en envoyer 
prendre ^ Carthage ; alors, comme les autres, ils.accep- 
tSrent de Targent. 

Hals on avait promis aux Bal^ares quelque chose de 
meilleur, k savoir des femmes. Le SufT^te r^pondit que 
Ton attendait pour eux toute une caravane de vierges ; 
la route 6tait longue, il fallait encore six lunes. Ouand 
clles seraient grasses et bien frott6es de benjoin, on les^ 
cnverrait sur des vaisseaux dans les ports des Baleares. 

Tout ^ coup, Zarxas, beau maintenantet yigoureux, 
sauta comme un batelcur sur les ^paules de ses amis et 
il cria : 

— <c En as-tu r6serv6 pour les cadavres? » tandis 
qu*il montrait dans Carthage la porte deKhamon. 

Aux derniers feux du soleil, les plaques d*airain la gar* 
nissant de haut en bais resplendissaient; les Barbarcs 
crurent apcrcevoir sur elle une trainee sanglante. Cha- 
que fois que Giscon voulait parler, leurs cris recommen- 
(^aient. Enfin, il desccndit h pas graves et s'enferma dans 
satente. 

Quand il en sortit au lever du soleil, ses interprftes, 
qui couchaient 6n dehors ne boug^rent point ; ils se te« 
naient sur le dos, les yeux fixes, la langue au bord dcs 
dents et la fate bleu^tre^ Des mucosites blanches cou- 
laient de leurs narines, et leurs mcmbrcs etaieiU raidcs. 



70 SALAMMBd. 

conime si le froid pendant la nuit les eHi tous geUs. 
Chacun portait autour du cou un petit lacet de joncs. 

La r6bellion des lors ne s*arr^ta plus. Ce meurtre des 
Balcarcs rappele par Zarxas confirmait les defiances de 
Spendius. lis s*imaginaient que la R^publique cherchait 
toujours a les tromper. 11 fallait en finir ! On se passerait 
des interpretes ! Zarxas, avec une fronde autour de la 
t^te, chantait des chansons de guerre; Autliarite bran- 
dissait sa grande 6pee ; Spendius soufflait a Tun quelque 
parole, fournissait^ Tautre un poignard. Les plus forU 
tdchaient de se payer eux-m6mes, les moins furieux de- 
mandaient que la distribution continu^t. Personne main- 
tenant ne quittait ses armes, et toutes les coleres se 
r^unissaient contre Giscon dans une haine tumultueuse. 

Quelques-uns montaicnt k ses cdt^s. Tant qu*ils voci- 
fi§raicnt des injures on les ^coutait avec patience; mais 
s'ils tentaienl pour luile moindre mot, ils ^taient innn6- 
diatcmcnt lapid6s, ou par derri^re d'un coup de sabre 
oil icur abatlait la tele. L'amonceliemeut des sacs etait 
plus rouge qu'un autel. 

lis devcnaient terribles apr6s le repas, quand ils 
avaient bu du vin ! G*^tait une joie d^fcnduc sous peine 
de mort dans les armies puniques, et ils levaient leur 
coupe do cole de Carthage par derision pour sa disci- 
pline. Puis ils revenaient vers les csclaves des finances 
ct ils recommen^aient k tuer. Le mot frappe, different 
danschaque langue, ^tait compris de tous. 

Giscon savait bien que la patrie Tabandonnait ; mais il 
nc voulait point malgr6 son ingratitude la dishonorer. 
Quand ils lui rappelerent qu*on leur avait promis des 
vaisseaux, il jura par Moloch de leur en fournir lui- 
m6me, k ses frais, et, arrachant son collier de pierres 
blcucs, il le jcta dans la foule en gage de serment. 

Mors les Africains reclam^rent le bl6, d'apr6s les en- 
gagements du Grand4]onseiI. Giscon ^tala les comptes 
des Syssiles, trac6s avec de la peinture violette sur des 



sous LES MUnS DE GARTIIAGR. 7t 

pc«mx de brcbis; il lisait tout ce qui otait cnlrc dans 
Carthage, mois par mois et jour par jour. 

Soudain il s*arr6ta, les yeux brants, commc s*il cut 
dccouvert erltre les chiffres sa sentence de mort. 

En effet. les Anciens Ics avaient fraudulcusemcnt re- 
duits, et Ic bI6, vendu pendant I'l^poque la plus calami- 
teuse de la guerre, se trouvait ill un taux si bas, qu*a 
moins d*aveuglement on n'y pouvait croire. 

— « Parle! i cri^rent-ils, a plus haut ! Ah ! c*est qu*il 
cherche k mentir, le Idchc ! m6fions-nous. » 

Pendant quelque temps ilh^sita. Enfin il n prit sa be- 
sogne. 

Les soldats, sans se douter qu*on les trompait, accep- 
f 6rent comme vrais les comptos dcs Syssilcs. Alors Tabon- 
dance ou s*6tait trouvSc Carthage les jcla dans une ja- 
lousie furieuse. lis bris6rcnt la caisse de sycorhore ; elle 
Stait vide aux trois quarts. lis avaient vu de tellcs som- 
mesen sortir qu'ils la jugeaient in^puisable; Ciscon en 
avait enfoui dans sa tcnte. lis escaladerent les sacs. Md- 
tho les conduisait, et comme ils criaicnt : « F/argcnt ! 
Targent ! » Giscon ^ la fin ropomlit : 

— « Que votre g6n6ral vous en donne ! » 

II les regardait en face, sans parlor, avcc ses grands 
yeux jaunes et sa longue figure plus pSile que sa baibe. 
Une fleche, arret^e par les plumes, se tenait u son oreillo 
dans son large anncau d*or, et un filet de sang coulait 
de sa tiare sur son epaule, 

A un geste de M^tho, tons s*avanc^rent. II ecarta 
les bras ; Spendius, avec un noeud coulant, Tetrei- 
gnit aux poignets ; un autre le renversa, et il dispa- 
rut dans le desordre de la foule qui s*^croulait sur les 
sacs. • 

Ils saccag^rent sa tente. On n'y trouva quo les clioscs 
iiidispensablos a la vie ; puis, en clicrchant luicux, lroi» 
images de Tanit, et dans une peau de singe, une picrre 
noire tombee de la lune. Beaucoup de Carthagihoi^ 



72 SALAMMBO. 

avaienl voulu raccompagncr ; c'^taient des hommes con- 
cidcrables et lous du parti de la guenrre!. 

On les entraina en dehors des tentes, et an les pr^ 
cipita dans la fosse aux immondices. Avec des chaines 
dc fcr ils furent attaches par le ventre k des pieux so- 
ndes, ct on leur tendait la nourriture a la pointe d*un 
javelot. 

Autharite, tout en les surveillant, les accablait d*in- 
vcctives, mais' comme ils nc comprenaient point sa Ian- 
guc, ils ne repondaient pas ; le Gaulois , de temps a 
autre, leur jetait des cailloux au visage pour les faire 
crier. 



- D^s le lendemain, une sorte de langueur envahitTar- 
mSe. A present que leur colere Stait finie,- des inquietu- 
des les prenaient. Halho souffrait d'une tristesse vague. 
11 lui semblait avoir indirectement outrage Salammbd. 
Ccs Riches ^taient comme une dependance de sa person- 
ne. II s'asseyait la nuit au bord de leur fosse, et il reirou- 
vait dans leurs gemissements quelque chose de la voix 
dont son coeur etait plein. 

Ccpendant ils accusaient, tons, les Libyens, qui. seuls 
etaient payes. Blais, en m6me temps que se ravivaient 
les antipathies nationales avec les haines parliculieres, 
on scntait le peril dc s'y abandonner. Les represailles, 
apres un attentat pareil, seraient formidables. Done il 
fallart prevenir la vengeance de Carthage. Les conci- 
liabulcsy les harangues n*en finissaient. pas. Ghacun 
parlait, on n'ecoutait personne, etSpendius, ordinai- 
rcnicnt si loquace, a toutes les propositions secouait la 
Icte. 

Un soiril demanda negligemment^M^tlio s'iln'yavait 
pas des sources dans Tinlerieur de la ville. 

— ((. Pas une ! » repondit M^tho* ; 

Le lendemain, Spendiusrcntrahiasur la berge du lac» 



sous LES HURS DE CARTUAGE. T% 

— c Haitre ! h dit Tancicn esclave, « si ion coeur est 
intr^pide, je te conduirai dans Cartilage. » 

— c Comment ? » r^p^tait I'auti^e en haletant. 

«-— c Jure d'ex^cuter tous mes ordres, de me suivre 
commeune ombre! » 

Alors H4tho, levant son bras vers la plan6tedeChabar, 
s'ecria : 

— « Par Tanit, je ie jure I » 
Spcndius reprit : 

— « Demain apr^s lo coucher du soleil, tum*attendras 
au pied de I'aqueduc, entre la neuviime et la dixiime 
arcade. Emporte avec toi un pic de fer, un casque sans 
aigrette et des sandales de cuir. » 

L'aqueduc dont ii parlait traversait obliquemeut 
risthme entier, — ouvrage considerable agrandi plus 
tard par les Remains. Halgr6 son d^dain des autres pen- 
pies, Carthage leur avait pris gauchement cette inven- 
tion nouvelle, comme Rome elle-mSme avait fait de la 
gaUre punique ; et cinq rangs d*arcs superposes, d*une 
architecture trapue, avec des contre-forts k la base et 
destetes de lion au sommet, aboutissaient k la partie oc- 
cidentale de TAcropole, oA ils s'enfongaient sous la ville 
pour deverser presque une riviere dans les citemcs de 
N^gara. 

A rheure convenue, Spendius y trouva MStho. 11 atta- 
cha une sorte de harpon au bout d*une cordc, le fit tour- 
ner rapidement comme une fronde, i'engin de fer s*ac- 
crocha; et ils se mircnt, Tun derri^re I'autre, k grim- 
pcr le long du mur. 

Mais quand ils furent months sur le premier etage, le 
crampon, chaque fois qu'ils Ic jetaient, retombait; il 
lour fallai t, pour d^couvrir quelque fissure, marcher sur le 
bord d^4a comiche ; k chaque rang des arcs, ils la trou- 
vaient plus etroite. Puis la corde se reldcha. Plusieurs 
fois, cllc faillit se rompre. 

Eiifin ils arriv^rent a la plate-forme superieurc. Spen- 

7 



74 SALAMMCd^ 

dius, de temps k autre, se penchait pour later les pier- 
res ayec sa main. 

— ((C'estla, » dit-il, a commengons! » Etpesantsur 
Tepieu qu*avait apporte HMho, ils parvireiit k disjoindre 
une des dalles. 

Ils apergurent, au loin, une troupe de cavaliers galo- 
pant sur des chevaux sans brides. Leurs bracelets d'or 
sautaient dans les vagues draperies de leurs manteaux. 
On distinguait en avant un homme couronn§ de plumes 
d'autruche et qui galopait avec une lance k chaque 
main. 

— a Narr'Havas! » s'^cria H&tho. 

— a Qu'imporie! » reprit Spendius; et il sauta 
dans le trou qu'ils venaient de faire en d^couvrant la 
dalle. 

MathOy par son ordre, essaya de pousser ttn des 
blocs. Hais, faute de place, il ne pouvait remuer les 
coudes. 

— « Nous reviendrons, » dit SpendiuS; « mets-toi 
devant. » Alors ils s'aventurerent dans le conduit des 
eaux. 

II en avaient jusqu'au ventre. Bientot ils chancel^rent 
et il leur fallut nager. Leurs membres se heurtaient con- 
tre les parois du canal trop 6troit. L*eau coulait presquc 
immediatement sous la dalle superieure; ils se declii- 
raient le visage. Puis le courant les entraina. Un air plus 
lourd qu'un s^pulcre leur ecrasait la poitrine, et-la tcLc 
sous les bras, les gcnoux Tun centre I'aulrc, allonges 
tant qu'ils pouvaient, ils passaient comme des filches 
dans Tobscurite, etouffant, r^lant, presque morts. Sou- 
dain, tout fut noir devant euxet la v61ocit6 des eaux re- 
doublait. lis tomb^rent. 

Quand ils furent remont^s k la surface, ils se tinrent 
pendant quelques minutes 6tendus sur le dos, k burner 
Pair, d^licieusement. Des arcades, les imes derri^re les 
autres, s'ouvraient au milieu de larges murailles s^pa- 



sous LES MURS DE CARTHAGE. 15 

rant des bassins. Tous ^taient remplis, et Teau se conti- 
nuait en une seule nappe dans la longueur des citer- 
ncs. Les coupoles du plafond laissaient descendre par 
leur soupirail une clart6 pMe qui ^talait sur les on- 
des comme des disques de lumi^re, et les t^n^bres 
k Tentour , s*6paississant' vers les murs , les recu- 
laient ind6finiment. Le moindre bruit faisait un grand 
^cho. 

Spendius et Hfttho se remirent k nager, et passant par 
Touverture des arcs, ils travers^rent plusieurs chambres 
k la file. Deux autres rangs de bassins plus petits s*6- 
tendaient parall Element de chaque cdt6. lis se perdirent; 
ils tournaient, ils revenaient. Enfin, quelque chose r6sista 
sous leurs talons. G*6tait le pav6 de la galerie qui Ion- 
geait les citernes. 

Alors, s'avan^ant avec de grandes precautions, ils 
palpSrent la muraille pour trouver une issue. Mais 
leurs pieds glissaient ; ils tombaient dans les vasques 
profondes. lis avaient k remonter, puis ils retombaient 
encore ; et ils sentaient une ^pouvantable fatigue, 
conyne si leurs membres en nageant se fussent dissous 
dans Teau. Leurs yeux se ferm^rent ; ils agonisaient. 

Spendius se frappa la main contre les barreaux d*une 
grille. Ils la secou^rent, elle cMa, et ils se trouv^rent 
sur les marches d*un escalier. Une porte de bronze le 
fermait en haut. Avec la pointe d'un poignard , ils ^car- 
t^rent la barre que Ton ouvrait du dehors; tout k coup le 
grand air pur les enveloppa.- 

Lanuit ^taitpleine de silence, et leciel avaitune hau- 
teur d^mesur^e. Des bouquets d*arbres d^bordaient sur 
leslongues lignes des murs. Laville enti^re dormait 
Les feux des avant-postes brillaient conmie des ^toiles 
perdues. 

Spendius, qui avait pass6 trois ans dans Tergastule, 
connaissait imparfaitement les quartiers. H&tho con- 
jectura que, pour se rendre au palais d*Hamilcar, ils 



70 SALABfMOd. 

devaicnt prendre sur la gauche, en travcrsant Ics Blap- 
pales. 

— « Non, i dit Spendius, c conduis-moi au temple 
de Tanit. i 

Mdtho voulut parler. 

— c Rappelle-toi! » fitl'ancien esclave; et, levant 
son bras, il lui montra la plan^te de Chabar qui res- 
plendissait^ 

Alors H^tho se touma silencieusemeiit vers I'Acro- 
pole. 

lis rampaient le long des cldtures de nopals qui bor- 
daientles sentiers. L*eau coulait de leurs membres sur 
la poussi6re. Leurs sandales humides ne faisaient aucun 
bruit ; Spendius, avec ses yeux plus flamboyants que des 
Arches, h chaque pas fouillait les buissons ; — et 11 
Harchait derri6rc Malho, les mains poshes sur les deux 
poignards qu*il portait aux bras» tenus au-dessous de 
Taisselle par un cerclc de cuir 



— •  



I . I. 

I 



TANIT 



Qotnd ils fiirent sortis des jardins, ils se trouv^renl 
arr6t6s par Tenceinte de H6gara. Mais ils d^couvrirent 
une br^che dans la grossie muraille, et pass6rent. 

Le terrain descendait, formant une sorte de vallon 
tr^s-lar^e. C'^tait une place d^couverte. 

— « £coute, » dit Spendius, « et d*abord ne Grains 
rien!... j'ex^cuterai mapromesse... » 

II s'interrompit; il avaitTair derSfl^chir, commepour 
chercher ses paroles, — « Te rappelles-tu cette fois, au 
soleil levant, 01^, sur la terrasse de Salammbd, je t*ai 
roontr6 Carthage ? Nous 6tions forts ce jour-l&, mais tu 
n*as voulu rien entendre ! » Puis d'une voix grave : — 
« Haitre, il y a dans le sanctuaire de Tanit un voile 
myst^rieux, tomb6 du ciel, et qui recouvre la DSesse. 

— c Je le sais, » dit Hdtho. 
Spendius reprit : 

— « 11 est divin lui-m^me, caril fait partie d*elle. Les 
dieux resident oxi se trouvent leurs simulacres. C*est 
parce que Carthage le poss^de, que Carthage est puis- 



78 SALAMMBd. 

sante. j» Alors se penchants son oreille: a Je t*ai em- 
raen6 avec moi pour le ravir ! )» 
MMho recula d'horreur. 

— « Va-t'en! cherche quelque autre! Je ne veux pas 
t'aider dans cet execrable forfait. 

— « Mais Tanit est ton ennemie, » r^pliqua Spendius: 
« elle te persecute, et tu meurs de sa colere. Tu t'en 
vengeras. Elle t*obSira. Tu deviendras presque immortel 
et invincible. » 

HStho baissa la tSte. II continua : 

— « Nous succomberions ; Tarmfee d'elle-mftme s'a 
nSantirait. Nous n'avons ni fuite k esp^rer, ni secours, 
ni pardon ! Quel chdtiment des Dieux peux-tu craindre, 
puisque tu vas avoir leur force dans les mains ? Aimes-tu 
mieux pSrir le soir d'une defaite, mis^rablement, k Tabri 
d*un buisson, ou parmi Toutrage de la populace, dans 
la flammedes buchers? Haitre, un jour tu enlreras k 
Carthage, entre les colleges des pontifes, qui baiseront 

^tes sandales; et si le voile de Tanit te pese encore, 
tu le r^tabliras dans son temple. Suis-moi ! viens le 
prendre. » 

Une envie terrible d6vorait Hsitho. U aurait voulu, en 
s'abstenant du sacrilege, poss^der le voile. II se disait 
que peut-^tre on n'aurait pas besoin de le prendre pour 
en accaparer la vertu. II n*allait point jusqu'au fond 
de sa pens6e, s'arrStant sur la limite ou elle Tepou- 
vantait. 

— « Marchons ! » dit-il; etils s'61oign6rent d'un pas 
rapide, cdte k c6te, sans parler. 

Le terrain remonta, et les habitations se rapproch^- 
rent. lis tournaient dans les rues ^troites , au milieu 
des t^n^bres. Des lambeaux de sparterie fermant les 
portes battaient centre lesmurs. Sur une place, des cha- 
meaux ruminaientdevant des tas d'herbes couples. Puis 
ils passferent sous une galerie que recouvraient des 
feuillages. Un troupeau de chiens aboya. Mais Tespace 



tout k coup s*6Iargit, et ils reconnurent la face occiden- 
tale de rAcropolc. Au bas de Byrsa s*^talait une longue 
masse noire : c'^tait le temple de Tanit, ensemble de mo- 
numents et de jardins, de cours et d'avant-cours, bord6 
par un petit mur de pierres s^ches. Spendius etH&tho le 
franchirent. 

Cette premiere enceinte renfermait un bois de plata- 
nes, par precaution centre la peste et Finfection de 
Tair. Qk et Ik ^taient dissSmin^es des tentes od Ton 
vendait pendant le jour des pdtes ^pilatoires, des par« 
fums, des v^tements, des g&teaux en forme de lune, et 
des images de la D^esseavec des representations du tem- 
ple, creus^es dans un bloc d*alb&tre. 

Ils n'avaient rien k craindre, car les nuits ou Tastre 
ne paraissait pas on suspendait tous les rites ; cependant 
HSthose ralentissait; il s*arrSta devant les trois marches 
d'^b^ne qui conduisaient k la seconde enceinte. 

— f Avance ! » dit Spendius. 

Des grenadiers, des amandiers, des cypres et des myr- 
tes, immobiles comme des feuillages de bronze, alter- 
naientriguli^rement; lechemin,. pav6 de caillouxbleus, 
craquait sous les pas, et des roses ^panouies pendaient 
en berceau sur toute la longueur de Tall^e. lis arrivl^ 
rent devant un trou ovale, abritS par une grille. Alors 
HAtho, que ce silence effrayait, dit k Spendius : 

— a G'est ici qu'on melange les Eaux douces avec les 
Eaux am^res. » 

— « J'ai vu tout cela, » reprit Tancien esclave, « en 
Syrie, dans la ville de Haphug; o et, par un escalicr dc< 
six marches d'argent, ils mont6rent dans la troisiSme 
enceinte. 

Un c^dre toorme en occupait le milieu. Ses branches 
les plus basses disparaissaient sous des bribes d'^toffes 
et des colliers qu*y avaient appcndus les fiddles. Ils firent 
encore quelques pas, et la facade du temple se deploya. 

Deux longs portiques, dont les architraves reposaieiit 



\ 



80 SALAMAfBd. 

sur des pilicrs trapus, flanquaient une tour quadrangu- 
laire, ornSe k sa plate-forme par un croissant de lune. 
Sur les angles des portiques et aux quatre coins de la 
tour s*%leYaient des vases pleins d^aromates allum^s. Des 
grenades et des coloquintes chargeaient les cbapiteaux. 
Des entrelacs, des iosanges, des lignes de perles s*al- 
temaient sur les murs, et une haie en iiligranc 
d'argent formait un large demi-cercle devant I'escalier 
d*airain qui descendait du vestibule. 

U y avait ^Tentr^e, entre un stMe d*or etun st^le d*^ 
meraude, un cdne de pierre ; H&tho» en passant k cdt6, 
se baisa la main droite. 

La premiere chambreStaittr^s-haute ; d*innombrables 
ouvertures perQaient sa voiite ; en levant la t^te on pou- 
vait voir les 6toiIes. Tout autour de la muraillc, dans 
des corbeilles de roseau, s'amoncelaient des barbcs et 
des chevelures, pr^mices des adolescences ; et, au milieu 
de Tappartement circulaire, le corps d*une femme sor- 
tait d'une gafne couverte de mamelles. Grasse, barbue et 
les paupi^res baissSes, elle avait Tair de sourire, en croi- 
sant ses mains sur le bas de son gros ventre, — poli par 
les baisers de la foule. 

Puis ils se retrouverent k Fair libre, dans un corridor 
transversal, ou un autel de proportions exigues s*ap- 
puyait centre une porte d'ivoire. On n*allait point au 
doAk; les prMres seuls pouvaient Touvrir ; car un temple 
n'etait pas un lieu de reunion pour la multitude, mais la 
demeure particuli^re d*une divinit6. 

— « L'entreprise est impossible, » disait Millho. « Tu 
n*y avais pas 8ong6 ! Relournons ! i Spendius examinait 
les murs. 

II voulait le voile, non qu*il eiit confiance en sa vertu 
(Spendius ne croyait qu*^ l*Oracle), mais persuade que 
les Garthaginois, 8*en voyant priv^s, tomberaient dans 
un grand abattement. Pour trouver quelque issue, ils 
firciit le tour par derrifire. 



TAMIT. 81 

On apercevait, sous des bosquets de tirSbinthe, des 
^diculesde forme diff^rente. Qkei \k un phallus de pierro 
se dressait, et de grands cerfs erraient tranquillement, 
poussant de leurs pieds fourchus des pommes de pin 
tombees. 

lis revinreni sur leurs pas entre deux longues gale- 
ries qui s'avanQaient parallMement. De pclites cel- 
lules s*ouvraient au Lord. Des tambourins et des cym- 
bales ^talent accroch^s du baut enbas de leurs colonnes 
de c6dre. Des femmes dormaient en dehors des cellules, 
^tendues sur des natter. Leurs corps, tout gras d*on- 
guents, exhalaient una odeur d*6pices et de cassolettes 
^teintes ; elles 6taient si couvertes de tatouages, de col- 
liers, d'anneaux, de vermilion et d*antimoine, qu*on les 
eut prises, sans le mouvementde leur poitrine, pour des 
idoles ainsi conchies par terre. Des lotus entouraient 
une fontaine,ou nageaientdespoissonsparcils k ceuxde 
Salammbd ; puis au fond, centre la muraille du temple, 
s'^talait une vigne dont les sarments Staient de verre et 
les grappes d*6meraude ; les rayons des pierres pr6cieu- 
ses faisaient des jeux de lumi^re, entre les colonnes 
peintes, sur les visages endormis. 

H&tho suffoquait dans la chaude atmosphere que ra- 
battaient sur lui les cloisons de c^dre. Tons ces symbo- 
les de la f&condation, ces parfums, ces rayonnements, ccs 
haleines Taccalilaient. Atraverslcs ^blouissements mys- 
tiques, 11 songeait k Salammbd. Elle se confondait avec 
la D6esse elle-m6me, et son amour s*en d^gageait plus 
fort, comme les grands lotus qui s'^panouissaicnt sur la 
profondeur des eaux. 

Spendius calculait quelle soinme d*argcnt il aurait 
autrefois gagn6e k vendre ces femmes ; et, d'un coup 
d*oeil rapide, 11 pesait en passant les colliers d*or. 

Lc temple 6tait, de ce cdt^ comme deTautre, impene- 
trable, lis revinrent derriere la premiere chambre. 
Pendant que Spendius cherchait, furetait, MiUho, pro- 



82 SALAMMBd. 

sternS devant la porte, implorait Tanit. Ilia suppliait de ne 
point pennettre ce sacrilege. II t^ichait de Tadoucir avee 
desmots caressants, comme onfail k une persoiine irritee. 
Spendius remarqua au-dessus de la porta une ouver- 
ture etroite. 

— « L6ve-toi ! » dit-il k M^tho, et il le fit s*adosser 
contre le mur, tout debout. Alors, posant un pied dans 
ses mains, puis un autre sur sa tSte, 11 parvint jusqu*^ 
la hauteur du soupirail, s*y engagea et disparut. Puis 
Matho sentit tomber sur son ^paule une corde k nocuds, 
celle que Spendius avait enrot!ll6e autour de son corps 
avant de s'engager dans les citernes; et s*y appuyant des 
deux mains, bientdt 11 se trouva pr^s de lui dans une 
grande salle pleine d'ombre. 

De pareils attentats ^talent une chose extraordinaire. 
L'insufflsance des moyens pour les prSvenir temoignait 
assez qu*on les jugeait impossibles. La terreur, plus 
que les murs, d^fendait les sanctuaires. HStho, k chaque 
pas, s'attendait k mourir. 

Cependant une lueur vacillait au fond des tenebres ; 
ils s'en rapprochSrent. C*6tait une lampe qui brulait 
dans une coquille sur le piedestal d'une statue, coiffee 
du bonnet des Cabires. Des disques en diamant parse- 
maient sa longue robe bleue, et des chaines, qui s'en- 
fonQaientsous les dalles, Tattachaient au sol paries ta- 
lons. Matho retint un cri. II balbutiait : — « Ah ! la voila ! 
lavoila!... » Spendius prit la lampe afin de s'eclairer. 

— « Quel impie tu es ! » murmura M^tho. 11 le sui- 
vait pourtant. 

fj'appartement ou ils entrerent n'avait rien qu'une 
peinture noire repr6sentant une autre femme. Ses jambes 
montaient jusqu'au haut de la muraille. Son corps occu- 
pait le plafond tout entier. De son nombril pendait k un 
fil un oeuf 6norme, et elle retombait sur Tautre mur, la 
tete en has, jusqu'au niveau des dalles, ou atteignaient 
ses doigls pointus. 



TANIT. 83 

Pour passer plus loin, ils ^cart^reut unc tapisserie; 
mais le vent souffla, ct la lumi6re s*eteignit. 

Alors ils errorent, perdus dans les complications de 
rarcliitccture. Tout ^ coup, ils sentirent sous leurs pieds 
quclque chose d*une douceur strange. Des 6tincelles 
petillaient, jaillissaient ; ils marchaient dans du feu. 
Spendius tdta le sol et reconnut qu*il ^tait soigneuse- 
ment tapissS avec des peaux de lynx ; puis il leur scm- 
bla qu'une grosse corde mouill^e, froide et visqueuse, 
glissait entre leurs jambes. Des fissures, taill^es dans la 
muraille, laissaient tomber de minces rayons blancs. Us 
s'avangaient k ces lueurs incertaines. Enfin ils distin- 
gu^rent un grand serpent noir* U s'^langa vite et dis- 
parut. 

— i Fuyons ! » s'^cria H^tho. « G'est elle ! je la sens ; 
elle vient. 

— « Eh non 1 » r^pondit Spendius, c le temple est 
vide. » 

Alors une lumi^re ^blouissante leur fit baisser les 
yeux. Puis ils apergurent tout k I'entour une infinite de 
b^tes, efflanqu^es, haletantes, h6rissant leurs griffes, et 
confondues les unes par-dessus les autres dans un d^- 
sordre myst^rieux qui ^pouvantait. Des sei*pents avaient 
des pieds, des taureaux avaient des ailes, des poissons 
k t^tes d'homme d^voraient des fruits, des fleurs s*^pa- 
nouissaient dans la m^choire des crocodiles, et des 
^l^phants, la trompe levee, passaient en plein azur, or- 
gueilleusement, comme des aigles. Un eflbrt terrible 
distendait leurs membres incomplets ou multiplies. Ils 
avaient I'air, en tirant la langue, de vouloir faire sortir 
leur ftme; et toutes les formes se trouvaient 1&, comme 
si le receptacle des germes, crevant dans une ^closion 
soudaine, se fiit vide sur les murs de la salle. 

Douze globes de cristal bleu la bordaient circulaire- 
ment, suppories par des monstres qui ressemblaient k 
des tigres. Leurs prunellcs saillissaient comme les yeux 



84 SALAHMBd. 

des escargots, et courbant ieurs reins trapus, ils se 
tournaient vers le fond, ou resplendissait, sur un char 
d'ivoire, la Rabbet supr^met I'Omnif^conde, la derniere 
invent^e. 

Des^cailles, des plumes, des fleurset des oiseaux lui 
montaient jusqu'au ventre. Pour pendants d'oreilles elle 
avait des cymbales d'argent qui lui battaientsur les joues. 
Ses grands yeux fixes vous regardaient, et une pierre lumi- 
neuse, ench&ss^e k son front dans un symbole obscene, 
^clairait toute la salle, en se refl^tant au-dessus de la 
porte, sur des miroirs de cuivre rouge. 

Hdtho fit un pas; une dalle flechit sous ses ta- 
lons, et yoil4 que les spheres se mirent k tourner, les 
monstres k rugir; une musique s'^leva, m^lodieuse et 
ronflante comme Fharmonie des plan^tes ; Ykme tumul- 
tueuse de Tanit ruisselait ^pandue. Elle allait se lever, 
grande comme la salle, avec les bras ouverts. Tout k 
coup les monstres ferm^rent la gueule, et les globes de 
cristal ne tournaient plus. 

Puis une modulation lugubre pendant quelque temps 
se traina dans I'air, et s'^teignit enfin. 

— « Et le voile ? » dit Spendius. 

NuUe part on ne Tapercevait. OijI doncse trouvait-il ? 
Comment led^couvrir? Et si les prStres I'avaient cach^? 
HMho Sprouvait un d^chirement au coeur et comme une 
deception dans sa foi. 

— « Par ici ! » chuchota Spendius. Une inspiration le 
guidait. 11 entraina HStho derri^re le char de Tahit, ou 
une fente, large d'une coudSe, coupait la muraille du 
haut en has. 

Alors ils pSnStr^rent dans une petite salle toute ronde» 
et si elev^e qu*elle ressemblait k I'intSrieur d'une co- 
lonne. 11 y avait au milieu une grossc pierre noire k demi 
spherique, comme un tambourin ; des flammes brulaient 
dessus ; un cdne d'^b^ne se drcssait par derri^rc, portant 
une tete et deux bras. 



TANIT. «5 

Mais au deliSi on aurait dit un nuage ou ^.tincelaicnt 
des ^toiles ; des figures apparaissaient dans les profon- 
deurs de ses plis : Eschmoiin avec les Kabires, quelques- 
uns des monstres d6j^ vus, les bdtes sacr^es des Babylo- 
nians, puis d'autres qu*ils ne connaissaient pas. Cela 
passait comme un manteau sous la visage de I'idole, et 
remontant 6tal^ sur le mur, s'accrochait par les angles* 
tout k la fois bleuAtre comme la nuit, jaune comme Tau- 
rore, pourpre comme le soleil* nombreux, diaphane, 
^tincelant, liger. C'^tait Ik le manteau de la D^esse, le 
zaimph saint que Tonne pouvaitvoir. 

Us pAlirent I'un et I'autre. 

— a Prends-le ! v dit enfln HAtho. 

Spendius n*h6sita pas ; et, s'appuyant sur Tidole, il 
d^rocha le voile, qui s'afFaissa par terre. HAtho posa la 
maindessus; puis ilentra sat6te par Touverture, puis 
il s*en enveloppa le corps, et il ^cartait les bras pour le 
mieux conlempler. 

— < Partons ! » dit Spendius. 

MAtho, en haletant, restait les yeux fix6s sur les 
dalles. 
Tout & coup ils*icria : 

— c Hais si j'allais chez elle? Je n'ai plus peur de sa 
beaut6 ! Que pourrait-elle faire confire moi? Me voild 
plus qu*un homme, maintenant Je traverserais les 
flammes, je marcherais dans la mer ! Un ^lan m*emporte ! 
Salammbd ! Salammbd ! je suis ton maitre ! » 

Sa voix tonnait. II semblait & Spendius de taille plus 
haute et transfigure. 

Un bruit de pas se rapprocha, une porte s'ouvrit et un 
honune apparut, un pr^tre, avec son haut bonnet et les 
yeux icarquilUs. Avant qu'il edi fait un geste, Spen-^ 
dius s'^tait pr^cipit^, et I'^treignant k pleins bras, lui 
avait enfonc6 dans les flauQs ses deux poignards. La 
t6te8onna sur les dalles. 

Puis, immobiles comme le cadavre, ils rest^rentpen* 

8 



86 SALAMMBd. 

dant quelque temps k 6couter. On n'entendait que le 
muriDure du vent par la porte entr'ouverte. 

EUe donnait sur un passage resserri. Spendius s*y 
engaged, M&tho le suivit, et ils se trouy^ent presque 
imm^diatement dans la troisi&me enceinte, entre les 
portiques latiraux, ou ^taient les habitations des pr§- 
tres. 

Derri^e les cellules il devait y avoir pour sortir un 
chemin plus court. Ils se hftt&rent. 

Spendius, s*accroupissant au bord de la fontaine, 
lava ses mains sanglantes. Les fenunes dormaient. 
La vigne d'^meraude brillait. Ds se remirent en mar- 
che. 

Mais quelqu'un, sous les arbres, courait derriire eux ; 
etH&tho, qui portait le voile, sentit plusieurs fois qu'on 
le tirait par en bas, tout doucement. G'^tait un grand 
cynociphale, un de ceux qui.vivaient libres dans I'en- 
ceinte de la Diesse. Comme s'il avait eu conscience du 
vol, il se cramponnait au manteau. Cependant ils n'o- 
saient le battre, dans la peur de faire redoubler ses cris; 
soudain sa col&re s*apaisa et il trottait pr§s d'eux, cdte 
Il cdte, en balangant son corps, avec ses longs bras qui 
pendaient. Puis, k la barriSre, d*un bond, il s'^langa dans 
un palmier. 

Quand ils furent sortis de la derniSre enceinte, ils 
se dirig^rent vers le palais d'Hamilcar, Spendius com- 
prenant qu'il 6tait inutile de vouloir en d^tourner 
Miho. 

Ils prirent par la rue des Tanneurs, la place de 
Huthumbal, le march6 aux herbes et carrefour de 
Gynasyn. A Tangle d'un mur, un homme se recula, 
eflfray^ par cette chose 6tincelante qui traversait les t£- 
n^bres. 

— c Gache le zaimph ! n dit Spendius. 

D'autres gens les croisSrent ; mais ils n'en furent pas 
apergus. 



TANIT. g7 

Enfin ils reconnurent les maisons de M^gara. 

Le phare, bdti par derri^re, au sommet de la falaise, 
illuminait le ciel d*une grande clart^ rouge, et Tombre 
du palais, avec ses terrasses superpos^es , se projetait 
sur les jardins comme une monstrueuse pyramide. Ils 
entr^rent par la haie de jujubiers, en abattant les bran- 
ches k coups de poignard« 

Tout gardait les traces du festin des Hercenaires. 
Les pares ^taient rompus, les rigoles taries, les portes 
de Tergastule ouvertes. Personne n'apparaissait au- 
tour des cuisines ni des celliers. lis s'konnaient de 
ce silence , interrompu quelquefois par le souffle 
rauque des il^phants qui s'agitaient dans leurs en- 
traves, et la crepitation du phare ou flambait un bi]icher 
d'alo^s. 

H4tho, cependant, r6p6tait : 

— « OA est-elle? je veux la voir! Conduis-moi! 

— « C'est une d^mence ! » disait Spendius. a EUe ap- 
pellera, ses esclaves accourront, et malgri ta force, tu 
mourras! » 

lis atteignirent ainsi I'escalier des gal^es. Hdtho leva 
la t^te, et 11 crut apercevoir, tout en haut , une vague 
clarte rayonnante et douce. Spendius voulut le retenir. 
11 s*6IanQa sur les marches. 

En se retrouvant aux places oti il I'avait d^j^ vue, I'in- 
tervalle des jours icoules s'effa^ dans sa m^moire. Tout 
U*heure elle chantaitentreles tables; elleavaitdisparu, 
et depuis lors il montait continuellement cet escalier. 
Le ciel, sur sa t6te, Stait convert de feux ; la mer emplis- 
salt I'horizon ; k chacun de ses pas une immensity plus 
large Tentourait, et il continuait k gravir avec I'^trange 
facility que Ton Sprouve dans les r^ves. 

Lebruissement du voile fr^lant contre les pierres lui 
rappela son pouvoir nouveau ; mais, dans Texc^s de son 
esp^rance, il ne savait plus maintenant ce qu'il devait 
faire; cette incertitude Tintimida. 



^* 




88 SALAMMBd. 

De temps k autre, il coUait son visage contre les 
baies quadrangulaires des appartements fermSs, et 
il crut voir, dans plusie^rs des personnes endor- 
mies. 

Le dernier 6tage, plus itroit, formait comme un d6 
sur le sommet des terrasses. HStho en fit le tour, len- 
lement. 

Une iumi^re laiteuse emplissait les feuilles de talc qui 
bouchaient les petites ouvertures de la muraille ; et, sy- 
m^triquement dispos(§es, elle ressemblaient dans les t^- 
nebres k des rangs des perles fines. II reconnut la porta 
rouge k croix noire. Les battements de son coeur redou- 
blerent. II aurait voulu s'enfuir. 11 poussa la porte; elle 
s'ouvrit. 

Une lampe en forme de galore brAlait suspendue dans 
le lointainde la chambre; et trois rayons, qui s'^chap- 
paient de sa car^ne d'argent, tremblaient sur les hauts 
lambris, converts d*une peinture rouge k bandes noires. 
Le plafond ^tait un assemblage de poutrelles, portant au 
milieu de leur dorure des am^thystes et des topazes dans 
les noeuds du bois. Sur les deux grands c6t^s de I'appar- 
tement, s'allongeait un lit tr^s-bas fait de courroies 
blanches : et des cintres, pareils k des coquilles, s'ou- 
vraient au-dessus, dans I'^paisseur de la muraille, lais- 
sant d^border quelque v^tement qui pendait jusqu'^ 
terre. 

Une marche d'onyx eutourait un bassin ovale; de fi- 
nes pantoufles en peau de serpent ^taient restges sur le 
bord avec une buire d albMre. La trace d'un pas humide 
s'apercevait au delft. Des senteurs exquises s'^vapo- 
raient. 

Mfttho efileurait les dalles incrust^es d'or, de nacre et 
de verre ; et malgrS la polissure du sol, il lui semblait 
que ses pieds enfongaient comme s*il edi march^ dans 
des sables. 

II avait apergu derri^re la lampe d'argent un grand 



TANIT. 80 

carrS d'azur se tenant en Fair par quatre cordes qui re- 
montaienty 6i il s'ayangait, les reins courh^s, la bouclie 
ouverte. 

Des ailes de ph^nicopt^res, emmanch^es k des bran- 
ches de corail noir, trainaicnt parmi les coi!issins de 
pourpre et les^trilles d*^caille, les cofTretsde c6dre, les 
spatules dlvoire. A des cornes d'antiiope ^talent enfil^s 
des bagues, des bracelets ; et des vases d*argile rafrai- 
chissiiient au vent, dans la fente du mur, sur un treil- 
lage de roseaux. Plusieurs fois il se heurta lespieds, car 
le sol avait des niveaux de hauteur in^gale qui faisaient 
dans la chambre comme une succession d'appartements. 
Au fond, des balustres d*argent entouraient un tapis 
sem6 de fieurs peintes. Enfin il arriva centre le lit 
suspendu, pr6s d*un escabeau d'6b§ne servant k y 
monter. 

Hais la lumi^re s*arrdtait au bord ; — et Tombre, 
telle qu*un grand rideau, ne d^couvrait qu*un angle 
du malelas rouge avec le bout d*un^petit pied nu po- 
sant sur la cheville. Alors Vlkiho tira la lampe, tout dou- 
cement. 

EUe dormait la jouedans une main etl'autrebras d^ 
pli6. Les anneaux de sa chevelure se r^pandaient au- 
tour d'clle si abondamment, qu*elle paraissait couch^e 
sur des plumes noires, et sa large tunique blanche se 
courbait en moUes draperies, jusqu*^ ses pieds, suivant 
les inflexions de sa taille. On apercevait un peu ses yeux, 
sous ses paupiSres entre-closes. Les courtines , perpen- 
diculaircment tendues, Tenveloppaient d'une atmosphere 
bleu&tre, et le mouvement de sa respiration, en se com- 
muniquant au cordes, semblait la balancer dans Fair. 
Un long moustique bourdonnait. 

H&tho, immobile, tenait au bout de son bras la galore 
d'argent; mais la moustiquaire s'enflamma d*un seiil 
coup, disparut, et Salammb6 se r6veilla. 

Le feu s'&tait de soi-ro^me iteint. EUo ne parlait pas. 

8 



00 SATiAMMBd. 

La lampe faisait osciller sur les lambris de grandes moi- 
res lumineuses. 

— « Qu'est-ce done? » dit-elle. 
U r^pondit : 

— « C*est le voile de la Diesse ! 

— « Le voile de la D^esse ! b s'icria SalammbA. Et ap- 
puy6e sur les deux poings, elle se penchait en dehors 
toute fr^missante. U reprit : 

— c J'ai ^t6 le chercher pour toi dans lesprofondeurs 
du sanctuaire ! Regarde! » Le zaimph 6tincelait tout cou- 
vert de rayons. 

— n Ten souviens-tu? » disait H^tho. € La nuit tu 
apparaissais dans mes songes ; mais je ne devinais pas 
I'ordre muet de tes yeux ! » Elle avangait un pied sur 
Tescabeau d'^bSne. « Si j'avais compris, je serais ac- 
couru ; j'aurais abandonn^ Farmde; je ne serais pas 
sorti de Carthage. Pour t*ob^ir, je descendrais par la ca- 
veme d'Hadrum^te dans le royaume des Ombres!... Par- 
donne 1 c'^taient comme desmontagnes qui pesaient sur 
mes jours; et pourtant quelque chose m'entrainait ! Je 
t&chais de venir jusqu'& toi! Sans les Dieux, est-ce que 
que jamais j'aurais os6!... Partons ! il faut me suivre ! 
ou, si tu ne veux pas, je vais rester. Que m'importe ... 
Noie mon dme dans le souffle de ton haleine ! Que mes 
l^vres s'^crasent k baiser tes mains ! 

— a Laisse-moi voir! » disait-elle. « Plus pr6s! plus 
pr6s! » 

L'aube se levait, et une couleur vineuse emplissait les 
fcuilles de talc dans lesvmurs. Salammbd s'appuyait en 
d^faillant centre les coussins du lit. 

— « Je t'aime ! » criait MMho. 

Elle balbutia : — « Donne-ie! » Et ils se rappro- 
chaient. 

Elle s'avangait toujours, vStue de sa simarre blanche 
qui tratnait, avec ses grands yeux attaches sur le voile. 
HMho la conteraplait, ^bloui par les splendeurs de sa 



tahit. oi 

tdfe, et tendant vers elle le zaimph, il allait I'envelop- 
per dans une ^treinte. Elle ^cartait les bras. Tout k 
coup elle s*arrdta, et its rest^rent brants k se re- 
garder. 

Sans comprendre ce qu*il sollicitait, une horreur la 
saisit. Ses sourcils minces remont6rent, ses l^vres s'ou- 
vraient ; elle tremblait. Enfin, elle frappa dans une des 
patdres d*airain qui pendaient aux coins du matelas 
rouge, en criant : 

— • « Au secoursl au secours! Arri6re, sacrilege ! in- 
f4me ! maudit ! A moi, Taanach, Kroi^m, Ewa, Hicipsa, 
SchaoCil! » 

Et la figure de Spendius effar^e, apparaissant dans la 
muraille entre les buires d*argile, jeta ces mots : 

— I Puis done ! ils accourent ! i 

Un grand tumulte monta en ^branlant les escaliers, et 
un flot de monde, des femmes, des valets, des esclaves, 
8*Manc&rent dans la chambre avec des ^pieux, des casse- 
t^te, des coutelas, des poignards. lis furent comme para- 
lyses d'indignation en apercevant un homme ; les ser- 
vantes poussaient le hurlement des funirailles, et les eu- 
nuques pdlissaient sous leur peau noire. 

MiHtho se tenait derri^re les balustres. Avec le zaimph 
qui Tenveloppait, il semblait un dieu sidiral tout envi- 
ronn^ du firmament. Les esclaves s'allaientjeter sur lui. 
Elle les arr^ta. 

— « N'y touchez pas! C'est le manteau de la 
Diessel » 

Elle s'itait recul^e dans un angle ; mais elle fitun pas 
vers lui, et, allongeantson bras nu : 

— c Malediction sur toi qui as d6rob6 Tanit! Haine, 
vengeance, massacre et douleur! Que Gurzil, dieu des 
batailles, te dtehire! que Mastiman, dieu des morts, Vi- 
touffe! et que TAutre, — celuiqu*il ne faut pas nom- 
mer — te briUle ! » 

HAtho poussa un cri comme k la blessure d*une 



92 SALAMMBd. 

ep6e. Elle r^p^ta plusieurs fois : — c Va-t'en! va- 
t'en! » 

La foule des serviteurs s'^carta, et Hfttho, baissant la 
tote, passa lentement au milieu d*eux; maislila porta 
ii s'arr^ta, car la frange du zaimph s'etait accroch^e a 
une des ^toiles d'or qui pavaient les dalles. U le lira 
brusquement d*un coup d'^paule, et descendit les es- 
caliers. 

Spendius, bondissant de terrasse en terrasse et sau- 
taut paiMiessus les haies, les rigoles, s*^tait ^chapp^ des 
jardias. II arriva au pied du phare. Le mur en cet en- 
droit se trouvait abandonn6, tant la falaise 6tait inac- 
cessible. 11 s'avanga jusqu'au bord, se coucha sur le dos, 
et, les pieds en avant, se laissa glisser tout le long jus- 
qu'en bas ; puis il atteignit h la nage le cap des Tom- 
beaux, fit un grand detour par la lagune sal^e, et le soir 
rentra au camp des 6arbares. 

Le soleil s'etait lev6 ; et, comme un lion qui s'61oigne, 
Hdtho descendait les chemins, en jetant autour de lui 
des yeux terribles. 

Une rumeur ind^cise arrivait k ses oreilles. Elle ^tait 
partie du palais et elle recommengait au loin, du c6t6de 
I'Acropole. Les uns disaient qu'on avait pris le tr^sor de 
la R6publique dans le temple de Moloch; d*autrespar- 
laient d'un pr^tre assassin^. On s'imaginait ailleurs que 
les Barbares ^taient enlr^s dans la ville. 

H^lho, qui ne savait comment sortir des enceintes, 
marchait droit devant lui. On Tapergut, alors une cla- 
meur s'^leva. Tons avaient compris ; ce fut une conster- 
nation, puis une immense colore. 

Du fond desMappales, des hauteurs de I'Acropole, des 
catacombes, des bords du lac, la multitude accourut. 
Les patriciens sortaient de leur palais, les vendeurs de 
leurs boutiques; les femmes abandonnaient leurs en- 
fants ; on saisit des ^pSes, des baches, des b&tons ; mais 
Tobstacle qui avait empdcli^ Salammbd les arr^ta. Com- 



TANIT, 03 

ment reprendre le voile ? Sa \ue seule itait un crime ; 
il ^tait de la nature des Dieux et son contact faisait 
moarir. 

Sur le peristyle des temples, les pr6tres disesp^r^s 
se tordaient les bras. Les gardes de la Legion galopaient 
au hasard ; on montait sur les maisons, sur les terras- 
sea* sur r^paule des colosses et dans la m&ture des na- 
vires. II s*avanQait cependant, et k chacun de ses pas la 
rage augmentait, mais la terreur aussi. Les rues se vi- 
daient k son approche, et ce torrent d'hommes qui 
fuyaient rejaillissaitdes deuxcdt£s jusqu'au sommet des 
murailles. II ne distinguait partout quedesyeux grands 
ouverts comme pour le d^vorer, des dents qui cla- 
quaient, des poings tendus, et les impr&cations de Sa- 
lammbft retentissaient en se multipliant. 

Tout k coup, une longue fltehe siffla, puis une autre, 
et despierresronflaient; mais les coups, mal dirigis 
(car on avait peur d*atteindre le zalmph), passaient au- 
dessus de sa t^te. D*ailleurs se faisant du voile un bou- 
clier, il le tendait k droite, k gauche, devant lui, par 
derri^re ; et ils n'imaginaient aucun expedient. II mar- 
chait de plus en plus vile, s*engageant par les rues ou- 
vertes. EUes itaient barr^es avec des cordes, des cha- 
riots, des plages ; k chaque ditour il revenait en arri^re. 
Enfin il entra sur la place de Khamon, oti les Bal^ares 
avaient p^ri ; Hdtho s*arr6ta, pMissant comme quelqu*un 
qui va mourir. II 6tait bien perdu cette fois; la multir 
tude battait des mains. . 

II courut jusqu^ii la grande porte ferm^e. Elle 6tait 
tr^s-haute, tout en coeur de ch^ne, avec des clous de far 
et doubl^e d*airain. MMho se jeta centre. Le peuple tr^- 
pignait de joie, voyant Timpuissance de sa fureur; alors 
il prit sa sandale, cracha dcssus ct en souflleta les pan- 
neaux i^imobiles. La villc enti^re hurla. On oubliait le 
voile maintenant, et ils allaient T^craser. Mdtho pro* 
mcna sur la foule de grands yeux vagues. Ses tempes 



94 SALAHHBd. 

battaient^ I'^tourdir ; il se sentait envahi par Tengonr- 
dissement des gens ivres. Tout h coup il aper^ut la Ion- 
gue chalne que Ton tirait pour manoeuvrer la bascule de 
la porte. D'un bond il s'y cramponna, en roidissant ses 
bras, ens'arc-boutant des pieds; et, h la fin, lesbattants 
^normes s'entr*ouvrirent. 

Quand il fut dehors, il retira de son cou le grand 
zaimph et T^leva sur sa t^te le plus haut possible. L'^ 
toffe, soutenue par le vent de la mer, resplendissait au 
soleil avec ses couleurs, sespierreries et la figure de ses 
dieuj(« HStho, le portant ainsi, traversa toute la plaine 
jusqu'aux tentes des soldats, et le peuple, sur les murs, 
regardait s'en aller la fortune de Carthage. 



VI 



\ 



HANNON 



— c J'aurais dib l*enlever ! » disait-il le soir k Sfen- 
dius. c II fallait la saisir, I'arracher de sa maison ! Per- 
Sonne n*eCit os6 rien contre moi ! » 

Spendius ne T^coutait pas. £tendu sur le dos, il se 
reposait avec dSlices, prSs d*une grande jarre pleine 
d'eau miell^e, oil de temps k autre il se plongeait la t^te 
pour boire plus abondaminent. 

M&tho reprit : 

— « Que faire ?... Comment rentrer dans Carthage ? 

— c Je ne sais, » lui dit Spendius. 

Cette impassibility rexasp6rait; il s'^cria: 

— i Eh! la faute vient de toil Tum'entraines, puis 
tu m*abandonnes, Idche que tu es ! Pourquoi done t'o- 
beirais-je ? Te crois-tumon maitre? Ah! prostitueur, es- 
clave, ills d*esclave! » II gringait des dents et levait sur 
Spendius sa large main. 

Le Grec ne r^pondit pas. Un lampad^re d'argile bri!i- 
lait doucement contre le mftt de la tentc, ou le zai'mpb 
I'^ionnaitdans la panoplie suspeudue. 



96 SALAMlIRd. 

Tout k coup, VLkiho chaussa ses cothurnes, boucia sa 
jaquette a lames d'airain, prit son casque. 

— <( Ou vas-tu ! » demanda Spendius. 

— « J*y retourne! Laisse-moi! Je la r£(m6nerai! Et 
s*ils se pr6sentent je les ^crase comme desyiperes ! Jela 
ferai mourir, Spendius ! » II r^p^ta : « Oui ! je la tuerai I 
tu verras, je la tuerai ! » 

Hais Spendius, qui tendait I'oreille, arracha brusque- 
ment le zaimph et le jeta dans un coin, en accumulant 
paiMlessus des toisons. On entendit un muimure de voix, 
des torches brill6rent, et Narr'Havas entra, suivi d'une 
vingtaine d'honmies environ. 

lis portaient des manteaux de laine blanche, de longs 
poignards, des colliers de cuir, des pendants d*oreille 
en hois, des chaussures en peau d'hyene ; et, rest^s sur 
le seuil, ils s'appuyaient centre leurs lances comme des 
pasteurs qui se reposent. Narr*Havas 6tait le plus beau 
de tons ; des courroies garnies de perles serraient ses 
bras minces ; le cercle d'or attachant autour de sa tSte 
son large vetement retenait une plume d'autruche qui 
lui pendait par derriSre T^paule ; un continuel sourire 
d^couvrait ses dents; ses yeux semblaient aiguis^s 
conime des filches, et il y avait dans toute sa personne 
quelque chose d*atlentif et de 16ger. 

II d^clara qu'il venait se joindre auxMercenaires, car 
la RSpublique menagait depuis longtemps son royaume. 
Done il avait int^r^t k secourir les Barbarcs, et il pouvait 
aussi leur ^tre utile. 

— « Je vous foumirai des ^l^phants (mes forSts en 
sont pleines), du vin, de Thuile, de I'orge, des dattes, 
de la poix et du soufre pour les sieges, vingt mille fan- 
tassins et dix mille chevaux. Si je m'adresse k toi, Hdtho, 
c'est que la possession du zaimph t*a rendu le premier 
de I'armte. » II ajouta : « Nous sommes d'anciens amis, 
d*ailleurs. » 

Hiltho, cepcndant, consid^rait Spendius, qui ^couiait 



HANNON. 07 

assis sur les peaux de mouton, tout en faisant avec la 
t^te de petits signes d'assentiment. Narr*IIavas parlait. 
11 attestait les Dieux, il maudissait Cartilage. Dans ses 
imprecations, il brisa un javelot. Tous ses hommes k la 
fois pouss^rent un grand hurlcment, et HAtho, emporig 
par cette colore, s'6cria qu'il acceptait Talliance. 

Alors on amena un taureau blanc avec une brebis 
noire, symbole du jour et symbole de la nuit. On les 
^gorgea au bord d'une fosse. Quaiid elle fut pleine de 
sang, ils y plongirent leurs bras. Puis Narrllavas 6tala 
sa main sur la poitrine de H^tho, et Mdtho la sienne sur 
la poitrine de Narr*Havas. Us r^p^t^rent ce stigmate sur 
la toile de leurs tentes. Ensuite ils pass6rent la nuit k 
manger, et onbrula lereste des viandes avec la peau, les 
ossements, les comes et les ongles. 

Une immense acclamation avait salu^ H^tlio lorsqu'il 
etait revenu portant le voile de la D^esse ; ceux mSmes 
qui n'6taient pas de religion chanan^enne sentirent k 
leur vague entliousiasme qu*un G^e survenait. Quant k 
chercher k 8*emparer du zaUmph, aucun n*y songea; 
la mani^re mysterieuse dout il Tavait acquis suflisait, 
dans Tesprit des Barbares, k en l^gitimer la possession. 
Ainsi pensaient les soldats de race africaine. Les au- 
tres, dont la liaine ^tait moins vieille, ne savaient que 
resoudre. S*ils avaient eu des navires, ils se seraient im- 
m^diatement en all^s. 

Spendius, Narr*Havas et M^tho exp^di^rent des hommes 
k toutes les tribus du territoire punique. 

Carthage ext^nuaitces peuples. EUe en tirait des im- 
pdts exorbitants ; et les fers, la hache ou la croix punis- 
saient les retards et jusqu'aux murmures. II fallait cul- 
tiver ce qui convenait k laRSpublique, fournir ce qu'elle 
demandait ; personne n'avait le droit de poss^der une 
.arme; quand les villages se r^voltaient, onvendait les 
habitants; les gouverneurs ^talent estim6s comme des 
pressoirs, d'apr^s la quantity qu*il faisaient rendre. 

9 



08 SALAHHBd. 

Puis, au del^ des regions directement soumises k Car- 
thage, s*6tendaient les allies ne payant qu*un mediocre 
tribut ; derri^re les allies vagabondaient les Nomades, 
qu'on pouvait 14cher sur eux. Par ce syst^e lesr^coltes 
^taient toujours abondantes, les haras savamment con- 
duits, les plantations superbes. Le vieux Gaton, un maf- 
tre en fait de labours et d*esclaves, quatre-vingt-douze 
ans plus tard en fut 6bahi, et le cri de mort qu*il r^p4~ 
tait dans Rome n'^tait que Texclamation d'une jalousie 
cupide. 

Durant la derni^re guerre, les exactions avaient re- 
double, si bien que les villes de la Libye, presque toutes 
s'^taient livr^es k Regulus. Pour les punir, on avail 
exig6 d'elles mille talents, vingt mille boeufs, trois 
cents sacs de poudre d'or, des avances de grains consi- 
derables, et les chefs des tribus avaient ^t^ mis en crpix 
ou jet6s aux lions. 

Tunis surtout execrait Carthage ! Plus vieille que la 
m^tropole, elle ne lui pardonnait point sa grandeur ; 
elle se tenait en face de ses murs, accroupie dans la 
fange, au bord de Teau, comme une b^te venimeuse 
qui la regardait. Les deportations, les massacres et les 
epidemics ne Taffaiblissaient pas. Elle avait soutenu 
Archagate, fils d'Agathocies. Les Mangeurs-de-choses- 
immondes, tout de suite, y trouverent des armes. 

Les courriers n'etaient pas encore partis, que dans 
les provinces une joie universelle eclata. Sans rien atten- 
dre, on etrangia dans les bains les intendants des mai- 
sons et les fonctionnaires de la Republique; on retira des 
cavernes les vieilles armes que Ton cachait ; avec le fer 
des charrues on forgea des epees; les enfants sur les 
portes aiguisaient des javelots, et les femmes donnerent 
leurs colliers, leurs bagues, leurs pendants d'oreilles, 
tout ce qui pouvaient servir k la destruction de Carthage. 
Chacun y voulait contribuer. Les paquets de lances s'a- 
moncelaient dans les bourgs, comme des gerbes demais. 



HANNON. 99 

On expidia des bestiaux et de I'argcnt. Mdtho paja vito 
aux Hercenaires Tarr^rage de leur soide, et cette id^c 
de Spendius le fit nommer g6n^ral en chef, schalischim 
desBarbares. 

En mdme temps, les secours d'hommes affluaient. D*a- 
bord parurent les gens de race autochthone, puis les 
esclaves des campagnes. Des caravanes de NSgres furent 
saisies, on les arma, et des marchands qui venaient li 
Carthage, dans I'espoir d*un profit plus certain, se mdl^ 
rent aux Barbares. II arrivait incessamment des bandes 
nombreuses. Des hauteurs de TAcropole on voyait I'ar* 
mfe qui grossissait 

Sur la plate-forme de Taqueduc les gardes de la 
iigion Staient post^s en sentinelles; et pres deux, dc 
distance en distance, 8*^levaient des cuves en airain ou 
bouillonnaient des flots d'asphaite. En has, dans la 
plaine, la grande foule s'agitait tumultueusement. lis 
^taient incertains, ^prouvant cet embarras que la 
rencontre des murailles inspire toujours aux Bar- 
bares. 

Utique et Hippo-Zaryte refus^rent leur alliance. Colo- 
nies ph^niciennescomme Carthage, elles se gouvernaient 
elles-mdmes, et, dans les trait^s que concluait la R^pu- 
blique, faisaient chaque fois admettre des clauses pour 
les en distinguer. Cependant elles respectaient cette 
soeur plus forte, qui les prot^geait, et elles ne croyaient 
point qu*un amas de Barbares fCit capable de la vaincre; 
ils seraient au contraire extermin^s. Elles d^siraient 
Tester neutres et vivre tranquilles. 

Mais leur position les rendait indispensables. Utique, 
au fond d*un golfe, ^tait commode pour amencr dans 
Carthage les secours du dehors. Si Utique seule ^tait 
prise, Hippo-Zaryte, k six heures plus loin sur la c6te, 
la remplacerait, et la m^tropole, ainsi ravitaill^e, se 
trouverait inexpugnable. 

Spendius voulait qu'on entreprft le siSgo immediate- 



100 SALAMHBd. 

raen^^arr'Havas s'y opposa ; il fallait d'abord se- porter 
sur i* fronti^re. C'6tait ropinion des v6t6rans, cclle de 
MStLo lui-m^me, et il fut d^cidS que Spendius irait atta- 
quer Utique, Matho Hippo-Zaryte; le troisidme corps 
d'arm^e, s'appuyant k Tunis, occuperait la plaine de 
Carthage ; Autharite s'en chargea. Quant k Narr'Havas, 
il devait retourner dans son royaume pour y prendre 
des elephants, et avec sa cavalerie battre les routes. 

Les femmes cri^rent bien fort k cette decision ; elles 
convoitaient les bijoux des dames puniques. LesLibyens 
aussi reclam^rent. On les avait appel^s contre Carthage, 
et \oi\k qu'on s*en allait! Les soldats presque seuls par- 
tirent. Matho commandait ses compagnons avec les Ib^- 
riens, les Lusitaniens, les hommes de I'Occident et jes 
lies, et tous ceux qui parlaient grec avaient demands 
Spendius, k cause de son esprit. 

La stupefaction fut grande quand on yit Tarm^e se 
mouvoir tout k coup ; puis elle s*allongea sous la mon- 
tagne de I'Ariane, par le chemin d'Utique, du c6t6 de la 
mer. Dn trongon demeura devant Tunis, le reste dispa- 
rut, et il reparut sur Tautre bord du golfe, k la lisi^re 
des bois, ou il s'enfongi^. 

lis ^taient quatre-vingt mille hommes, peut-Stre. Les 
deux cit6s tyriennes ne r^sisteraient pas ; ils reviendraient 
sur Carthage. D^j^ une arm6e considerable Tentamait, 
en occupant Tisthme par la base, et bientdt elle p^rirait 
affam^e, car on ne pouvait vivre sans Tauxiliaire des 
provinces, les citoyens ne payant pas, comme k Rome, 
de contributions. Le g^nie politique manquait^ Carthage. 
Son eternel souci du gain I'emp^chait d'avoir cette pru- 
dence que donne les ambitions plus hautes. Galore an- 
cr6e sur le sab^p libyque, elle s'y maintenait k force de 
travail. Les nations, comme des flots, mugissaient au- 
tour d'elle, et la moindre terapSte ^branlait cette formi- 
dable machine. 

Le tr^sor se trouvait ^puis^ par la guerre romaine et 



HANNON. 101 

par tout ce qu*on avail gaspill6, perdu, tandis qU*on 
marchandaitlesBarbares. Cependant il fallait dessoldats 
ctpas un gouvcrnement ne se (iait & lafi^publique! 
Ptol^m^e nagu^re lui avait refus6 deux mille talents. 
D'ailleurs le rapt du voile les d^courageait. Spendius 
I'avait bien pr6vu. 

Mais ce peuple, qui se sentait hai, 6treignait sur son 
cceur son argent et ses dieux ; et son patriolisme 6tait 
entretenu par la constitution mSme de son gouverne- 
ment. 

D'abord, le pouvoir d^pendait de tous sans qu*aucun 
flit assez fort pour Faccaparer. F^es dettes particuli^rcs 
^taient consid6r^es comme dettes publiques, les hommes 
derace chanan^enne avaient le monopole du commerce; 
en multipliant les b6n6fices de la piraterie par ceux 
de Tusure, en exploitant rudement les terres, les escla- 
ves et les pauvres, quelquefois on arrivait k la richesse. 
EUe ouvrait seule toutes les magistratures ; et bien que 
la puissance et Targent se perp^tuassent dans les mdmes 
families, on tol^rait Foligarchie, parce qu'on avait 
I'espoir d'y atteindre. 

Les soci^tSs de commercants, oi^i Ton Slaborait les 
lois, choisissaient les inspecteurs des finances, qui, 
au sortir de leur charge, nommaient les cent membres 
dii Gonseil des Anciens, dependant eux-mSnies de la 
Grande-Assembl6e, reunion g^n^rale de tous les riches. 
Quant aux deux suff^tes, k ces restes de rois, moindres 
que des consuls, ils ^taient pris le m^me jour dans deux 
families distinctes. On les divisait par toutes sortes de 
liaines, pour qu'ils s*affaiblissent r^ciproquement. lis 
ue pouvaient d^lib^rer sur la guerre ; et, quand ils 
etaient vaincus, le Grand-Conseil les crucifiait. 

Done la force de Carthage ^manait des Syssites, c'est- 
Mire d*une grande cour au centre de Malqua, k Ten- 
droit, disait-on, ot avait abord6 la premiere barque de 
matelots ph6niciens, la mer depuis lors s*^tant beaucoup 

9. 



102 salammbA. / 

retiree. C*^tait un assemblage de pctites chambres d*unc 
architecture archaique, en troncs de palmier, avec des 
encoignures de pierre, et s6par6es les unes des autres 
pour recevoir isol6ment les differentes compagnies. Les 
Riches se tassaient 1^ tout le jour pour d^battre le,urs 
int^r^ts et ceux du gouvernement , depuis la recherche 
du poivre jusqu'& rextermination de Rome. Trois fois 
par lune ils faisaient monter leurs lits sur la haute ter- 
rasse bordant le mur de la cour; et d*en bas on les aper^ 
cevait attabl^s dans les airs, sans cothurnes et sans man- 
teaux, avec les diamants de leurs doigts qui se prome- 
naient sur les \iandes et leurs grandes boucles d'oreilles 
qui se penchaient entre les buires, — tous forts et gras, 
k moitie nus, heureux, riant et mangeant en plein azur, 
comme de gros requins qui s'^battent dans la mer* 

Hais k present ils ne pouvaient dissimuler leurs in- 
quietudes, ils etaient trop p^les; lafoule qui les attrn- 
dait aux portes, les escortait jusqu*^ leurs palais pour en 
tirer quelque nouvelle. Comme par les temps de peste, 
toutes les maisons ^talent fermtes ; les rues s*emplis- 
saient, se vidaient soudain ; on montait k FAcropole ; on 
courait vers le port ; chaque nuit le Grand-Gonseil d^li- 
b^rait. Enfin le peuple fut convoqu^ sur la place dc 
Kamon, et Ton d^cida de s*en remettre k Hannon, le 
vainqueur d'H^catompyle. 

G'^tait un homme dSvot, rus^, impitoyable aux gens 
d'Afrique, un vrai Carthaginois. Ss revenus 6galaient 
ceux des Barca. Personne n'avait une telle experience 
dans les choses de Tadministration. 

11 d6creta Tenrdlement de tous les citoyens valides, il 
pla^a des catapultes sur les tours, il exigea des provi- 
sions d'armes exorbitantes, il ordonna mSme la con- 
struction de quatorze galores dont on n'avait pas besoin; 
et il voulut que tout ftit enregistr6, soigneusement ecrit. 
II se faisait transporter k Tarsenal , au phare, dans le 
tr^sor des temples ; on apercevait toujours sa grande li- 



dANlfON. 103 

ti^re qui, en se balangant de gradin en gradin, montait 
les escaliers de I'Acropole. Dans son palais, la nuit, 
comma il ne pouvait dormir, pour se preparer k la ba- 
taille, il hurlait, d*une voix terrible, des manoeuvres de 
guerre. 

Tout le monde, par exc^s de terreur, devenait brave. 
Les Riches, d^s le chant des coqs, s*alignaient le long 
des Mappales ; et, retroussant leurs robes, ils s*exerQaient 
^manier la pique. Mais, faute d*instructeur, on se dis- 
putait. lis s'asseyaient essouffl^s sur lestombes, puis re- 
commen^aient.PlusieursmSme s*inipos6rentun regime. 
Lesuns, s*imaginantqu*il fallait beaucoup manger pour 
acqu^rir des forces, se gorgeaient, et d*autres, incom- 
modes par leur corpulence, s*ext6nuaient de jeilnes pour 
se faire maigrir. 

Utique avait A^]h r^clamS plusieurs fois les secours de 
Carthage. Hais Hannon ne voulait point partir tant que 
le dernier 6crou manquait aux machines de guerre. II 
perdit encore trois* lunes k ^quiper les cent douze 616- 
phants qui logeaient dans les remparts ; c*6taient les 
vainqueurs de R6gulus; le peuple les ch^rissait; on ne 
pouvait trop bien agir envers cesvieux amis. Hannon fit 
refondre les plaques d'airain dont on garnissait leur 
poitrail, doYer leurs defenses, 61argir leurs tours, et tail- 
ler dans la pourpre la plus belle des caparagons hordes 
de franges tr6s-lourdes. Enfin, comme on appelait leurs 
conducteurs des Iiidiens (d'apr^s les premiers, sans 
doute, venus des Indes), il ordonna que tons fussent cos- 
tumes ^ la mode indienne, c'est-^-dire avec un bourrelet 
Uanc autour des tempes et un petit calegon de byssus 
<iui formait, par ses plis transversaux, comme les deux 
valves d*une coquille appliqu6e sur les hanches. 

L'arm^e d*Autharite restait toujours devant Tunis. 
Elle se cachait derri^re un mur fait avec la boue du lac 
et defendu au sommet par des broussailles 6pineuses. Des 
N^j^res y avaient plants c^ et 1^, sur de grands batons, 



104 SALAMHBd. 

d'effroyables figures, masques humains composes avcc 
des plumes d'oiseaux, t^tes de chacals ou de serpents, 
qui b^llaient vers Tennemi pour r^pouvanler ; — el, 
par ce moyen, s'estimant invincibles, les Barbares dan- 
saient, luttaient, jonglaient, convaincus que Carthage nc 
tarderait pas k p6rir. Un autre qu'Hannon eut 6cras6 fa- 
cilement cefte multitude qu'embarrassaient des trou- 
peaux etdes femmes. D'ailleurs, ils ne comprenaicnt au- 
cune manoeuvre, et Autharite d6courag6 n'en exigcait 
plus rien. 

Ils s'^cartaient, quand il passait en roulant ses gros 
yeux bleus. Puis, arrive au bord du lac, il retirait son 
sayon en poil de phoque, denouait la corde qui attachait 
ses longs chcveux rouges et les trempait dans Teau. II 
regrettait de n'avoir pas deserts chez les Remains avec 
les deux mille Gaulois du temple d*Eryx. 

Souvent, au milieu du jour, le soleii perdait ses rayons 
tout k coup. Alors, le golfe et la pleine mer semblaient 
immobiles comme du plomb fondu. Un nuage de pons- 
siere brune, perpendiculairement 6tal6, accourait en 
tourbilionnant; les palmiers se courbaient, le ciel dis- 
paraissait, on entendait rebondir des pierres sur la croupe 
des animaux ; et le Gaulois, les ISvres collies centre les 
trous de sa tente, rMait d'6puisement et de m^lancolie. 
11 songeait k la senteur des p^turages par les matins 
d*automne, k des flocons de neige, aux beuglements des 
aurochs perdus dans le brouillard, et fermant ses pau- 
pi^res, il croyait apercevoir les feux des longues caba- 
nes, couvertes de paille, trembler sur les marais, au 
fond des bois. • 

D'autres que lui regrettaient la patrie, bien qu'elle ne 
fut pas aussi lointaine. En effet, les Garthaginois captifs 
pouvaient distinguer au del^ du golfe, sur les pentes de 
Byrsa, les velarium de leurs maisons, 6tendus dans les 
cours. Mais des sentinelles marchaient autour d*eux, 
perp^tuellement. On les avait tons attaches &une chaine 



HANNON. i05 

commune. Chacun portatt un carcan de fer,et la foule ne 
se fatiguait pas de venir les regarder. Les femmes rnon* 
traient aux petits enfants leurs belles robes en lam- 
beaux qui pendaient sur leurs inembres amaigris. 

Toutes les fois qu*Autharite considerait Giscon, une 
fureur le prenait au souvenir de son injure ; il TeAt tu6 
sans le serraent qu*il avail fait k Narr Ilavas. Alors 
il rentrait dans sa tente, buvait un melange d*orge et 
de cumin jusqu*^ s'6vanouir d*ivresse, — puis se r6- 
veillait au grand soleil, d6vor^ par une soif horrible. 

Mtho cependant assi^geait Hippo-Zaryte. 

Hais k ville 6tait prot^g^e par un lac communiquant 
avec la mer. Elle avail trois enceintes, el sur les hauteurs 
qui la dominaient se d^veloppailun mur fortifi6 de tours. 
Jamais il n'avait commands de pareiiles entreprises. Puis 
la pens^e de Salammbd Tobs^dait, et il rSvail dans les 
plaisirs de sa beauts, comme les d^lices d*une vengeance 
qui le transportait d'orgueil. G*6tait un besoin de la re- 
voir acre, furieux, permanent. II songea ra^me k s*offrir 
comme parlementaire, esp^rant qu*une fois dans Car- 
thage, il parviendrait jusiqu'i elle. Souvent il faisait son- 
ner Tassaut, et, sans rien attendre, s'^langait sur le mdle 
qu*on tdchait d'^tablir dans la mer. II arrachail les pip.r- 
res avec ses main?, bouleversait, frappait, enfon^ait par- 
tout son 6p^e. Les Barbares se pr^cipitaient p61e-mdle ; 
les ^cheiles rompaient avec un grand fracas , ct des 
masses d'hommes s'6croulaient dans Teau qui rcjail- 
lissait en flots rouges contre les murs. Enfm, le tumulte 
s^afTaiblissait, et les soldats s'^loignaient pour recom- 
mencer. 

Mi\tho allait s'asseoir en dehors des tentes ; il essuyail 
avec son bras sa figure ^clabouss6e de sang, el, tourn6 
vers Carthage, il regardait Thorizon. 

En face de lui, dans les oliviers, les palniiers, les myr- 
tes et les platanes, s*6(alaient deux larges etangs qui re- 
joignaient un autre lac dont on n'apercevait pas les con- 



106 SALAifHBO. 

tours. Derri^re une montagne surgissaientd'autres mon- 
tagnes, et, au milieu du lac immense , se dressait une 
ile toute noire et de forme pyramidale. Sur la gauche, a 
Textr^mit^ du golfe, des tas de sables semblaient de 
grandes vagues blondes arrSt^es, tandis que la mer, 
plate comme un dallage de lapis-lazuli, montait insen- 
siblement jusqu'au bord du ciel. La verdure de la cam- 
pagne disparaissait par endroits sous de longues pla- 
ques jaunes; des caroubes briliaient comme des bou- 
tons de corail ; des pampres retombaient du sommet 
des sycomores ; on entendait le murmure de Teau ; des 
alouettes hupp^es sautaient, et les derniers feux du so- 
leil doraient la carapace des tortues, sortant des joncs 
pour aspirer la brise. 

M^tho poussait de grands soupirs. U se couchait h 
plat ventre; il enfon^ait ses ongles dans laterrQ et 11 
pleurait ; il se sentait miserable, chMif, abandonn^. Ja- 
mais il ne la poss^derait, et il ne pouvait mSme s*empa- 
rer d'une ville. 

La nuit, seul, dans sa tente, il contemplait le zaimph. 
A quoi cette chose des Dieux lui servait-elle? et des dou- 
tes survenaient dans la pens^e du Barbare. Puis, il lui 
semblait au contraire que le vdtement de la D^esse d6- 
pendait de Salammbd, et qu'unepartie de son ^e y flot- 
tait plus subtile qu*une haleine ; et il le palpait, le liu- 
mait, s*y plongeait le visage, il le baisait en sanglotant. 
II s*en recouvrait les ^paules pour se faire illusion et se 
croire aupr^s d'elle. 

Quelquefois il s'echappait tout k coup ; k la clartS des 
^toiles, il enjambait les soldats qui dormaient, roul^s 
dans leurs manteaux ; puis, aux portes du camp, il s*^ 
langait sur un cheval, et, deux heurcs apr^s, se trouvait 
k Utique dans la tente de Spendius. 

D'abord, il parlait du si^ge ; mais il n*^tait venu que 
pour soulager sa douleur en causant de Salammbd; Spen- 
dius Texliortait k la sagessp. 



HANNON. iOl 

— « Repousse de ton dme ces misSres qui la d6gra- 
dent 1 Tu ob^issais autrefois ; k present tu commandes 
une arm6e, et si Carthage n*est pas conquise, du moins 
on nous accordera des provinces ; nous deviendrons des 
roisU 

Mais, comment la possession du zaimph ne leur don- 
naitrelle pas la victoire? D'aprSs Spendius, il fallait at- 
tendre. 

Mlitho s'imagina que le voile concernait exclusivement 
les hommes de race chanan^enne, et, dans sa subtiliti 
de Barbare , il se disait : a Done le zaimph ne fera rien 
pour moi ; mais, puisqu*ils Font perdu, il ne fera rien 
poureux. » 

Ensuite, un scrupule le troubla. II avait peur, en ado- 
rant Aptouknos, le dieu des Libyens, d'offenser Holoch; 
et il demanda timidement k Spendius auquel des deux il 
serait bon de sacrifier un homme. 

— « Sacriiie toujours ! » dit Spendius, en riant. 
M&tho qui ne comprenaitpoint cette indifference, soup- 

Qoana le Grec d'avoir un ginie dont il ne voulait pas 
parler. 

Tous les cultes, comm^ toutes les races, se rencon- 
Iraient dans ces armies de Barbares, et Ton consid^rait 
les dieux des autres, car ils eifrayaient aussi. Plusieurs 
m^laient k leur religion natale des pratiques ^trang^res. 
On avait beau ne pas adorer les ^toiles, telle constella- 
tion ^tant funeste ou secourable, on lui faisait des sa- 
crifices ; un amulette inconnu, trouv6 par hasard dans 
unp^ril, devenait une divinity ; ou bien c'^tait un nom, 
rien qu'un nom, et que Ton r6pStait sans meme cher- 
cher k comprendre ce qu*il pouvait dire. Mais, k force 
d'avoir pili6 des temples, vu quantity de nations et dis- 
gorgements, beaucoup fmissaient par ne plus croire 
qu'au destin et k la mort ; et chaque soir ils s*endor- 
maient dans la placidity des bStes fi&roces. Spendius 
aurait crach^ sur les images de Jupiter Olympicu; ce- 



108 SALAUUBd. 

pendant il redoutait de parler haul dans les t^nebres, et 
il ne manquait pas, tons les jours, de se chausser d'abord 
du pied droit. 

II 61evait, en face d'Utique, une longue terrasse qua- 
drangulaire. Mais, k mesure qu*elle montait, le rempart 
grandissait aussi ; ce qui 6tait abattu par les uns , pres- 
que immediatement se trouvait relev6 par les autres. 
Spendius m^nageait ses liommes, r^vait des plans ; il \A- 
cliait de se rappeler les strafagemes qu'il avait entendu 
raconter dans ses voyages. Pourquoi Narr'Havas ne re- 
venait-il pas ? On ^tait plein d'inqui^tudes. 



Hannon avait termine ses appr^ts. Par une nuit sans 
lune, il fit, sur des radeaux, traverser a ses elephants 
et k ses soldats le golfe de Carthage. Puis lis tour- 
n^rent la montagne des Eaux-Chaudes pour ^viter Au- 
tharite, — et continuerent avec tant de lenteur qu'au 
lieu de surprendre les Barbares un matin, commc avait 
calculi le Suffete, on n*arriva qu*en plein soleil, dans 
la troisi^me journ6e. 

Utique avait, du cote de {'orient, une plaine qui s'6- 
tendait jusqu'a la grande lagune de Cartilage ; derriere 
elle, debouchait a angle droit une vallce comprise entre 
deux basses montagnes s'interrompant tout a coup ; les 
Barbares s*6taient campes plus loin sur la gauche, de 
mani^rc h bloquer le port ; et ils dormaient dans leurs 
tenlcs (car ce jour-la les deux partis, trop las pour com- 
battre, sereposaient), lorsque,au tournant des collines. 
Tarm^e carthaginoise parut. 

Bes goujats munis de frondes ^taient espaces sur les 
ailes. Les gardes de la Legion, sous leurs armures en 
^cailles d*or, forrnaient la premiere ligne, avec leurs 
gros chevaux sans criniere, sans poil, sans oreilles, et 
qui avaient au milieu du front une corne d'argent pour 
les faire ressembler k des rhinoceros. Entre leurs esca- 



HANNON. 100 

drons, des jeunesgens, coifl%sd*un petit casque, balaii- 
Qaient dans chaque main un javelot de fr^ne ; les longues 
piques de la lourde infanterie s*avanQaient par derri^re. 
Tous ces marchands avaient accumuIS sur leurs corps 
le plus d*armes possible : on en voyait qui portaient k la 
fois une lance, une hache, une massue, deux glaives ; 
d'autres, comme des porcs-6pics, ^taient h^rissSs de 
dards, et leurs bras s'6cartaient de leurs cuirasses en 
lames de corne ou en plaques de fer. Enfin apparurent 
les ^chafaudages des hautes machines : carrobalistes, 
onagres, catapultes et scorpions, oscillant sur des cha- 
riots tirto par des mulets et des quadriges de boeufs ; 
— et & mesure que I'arm^e se d^veloppait, les capitaines, 
en haletant, couraient de droite et de gauche pour com- 
muniquer des ordres, faire joindre les files et maintenir 
les intcrvalles. Ceux des Anciens qui commandaicnt 
itaieat venus avec des casques de pourpre dont les fran- 
ges magnifiques s'embarrassaient dans les courroies de 
leurs cothurnes. Leurs visages, tout barbouilUs de ver- 
milion, reluisaient sous des casques Snormes surmont^s 
de dieux ; et, comme ils avaient des boucliers ^ bordyre 
d'ivoire couverte de pierreries, on aurait dit des soleils 
qui passaient sur des murs d*airain. 

Les Garthaginois manoeuvraient si lourdement que 
les soldats, par derision, les engagirent k 8*asseoir. lis 
criaient qu*ils allaient tout k Theure vider leurs gros 
ventres, ^pousseter la dorure de leur peau et leur faire 
boire du fer. 

Au haut du mftt plants devant la tente de Spendius, 
un lambeau de toile verte apparut : c*^tait le signal. 
L*arm6e carthaginoise y r^pondit par un grand tapage 
de trompettes, de cymbales, de flt^tes en os d*dne 
et de tympanons. D£|j& les Barbares avaient sautS en 
dehors des palissades. On 6tait k port^e de javelot, 
face k face. 

Un frondeur balSare 8*avanga d*un pas, posa dans 

10 



110 SALAHHBd. 

sa laniere une de ses balles d'argile, tourna son 
bras ; un bouclier d'ivoire ^clata, et les deux armies 
se melerent. 

Avec la pointe des lances, les Grecs, en piquant les 
chevaux aux naseaux, les firent se . renvei^er sur leurs 
maitres. Les esclaves qui devaient lancer des pierres les 
avaient prises trop grosses; elles retombaient pres d'eux. 
Les fantassins puniques, en frappant de tailie avec leurs 
longues 6p6es, se d6couvraient le flanc droit. Les Bar- 
bares enfonc^rent leurs lignes ; ils les ^gorgeaient k plein 
glaive ; ils trebuchaient sur les moribonds et les cada- 
vres, tout aveugl^s par le sang qui leur jaillissait au vi- 
sage. Ge tasde piques, de casques, de cuirasses, d*^p^es 
et de membres confondus tournait sur soi-m6me, s*elar- 
gissant et se serrant avec des contractions ^lastiques* 
Les cohortes carthaginoises se trou^rent de plus en plus, 
leurs machines ne pouvaient sortir des sables ; cnfin, la 
liti^re du Suff^te ( sa grande liti^re k pendeloques de 
cristal),que Ton apercevait, depuis le commencement, 
balancee dans les soldats comme une barque sur les flots, 
tout k coiip sombra. II 6tait mort sans doute? Les Bar- 
bares se trouv6rent seuls. 

La poussi^re autour d*eux tombait et ils commengaient 
a chanter, lorsque Hannon lui- m^me parut au haut d'un 
elephant. U 6tait nu-t^te, sous un parasol de byssus, que 
portaitun n^gre derri^relui. Son collier^ plaques bleues 
battait sur les fleurs de sa tunique noire; des cerclesde 
diamants comprimaient ses bras enormcs , ct la bouchc 
ouverte, il brandissait une pique d6mesur6e, epanouie 
par le bout conune un lotus et plus brillanle qu'un mi- 
roir. Aussitdt la terre s'6branla, — et les Barbares virenl 
accourir, sur une seule ligne , tons les Elephants de 
Carthage avec leurs defenses dor6es, les oreilles peintes 
en bleu, revetus de bronze, et secouantpar-dessus leurs 
caparagons d'ecarlate des tours de cuir, ou dans chacune 
trois archers ten&ient un grand a^c ouvert. 



RANNON. ill 

A peine si les soldats avaient leurs armes ; ils s'Maient 
ranges au hasard. Une terreur les gla^a ; ih: rest^reof 
ind^cis. 

D^j&, du haut des tours on leur jetait des javeloti 
des filches , des phaiariques, des masses de plomb 
quelques-uns , pour y monter, se cramponnaient aux 
franges des caparagons. Avec des coutelas on leur abat- 
tait les mains, et ils tombaient k la renverse sur les glai- 
ves tendus. Les piques trop faibles se rompaient, les 616- 
phants passaient dans les phalanges comme dessangliers 
dans des touffes d*herbes ; ils arrach^rent les pieux du 
camp avec leurs trompes, le travers6rent d*un bout k 
Tautre en renversant les tentes sous leurs poitrails ; tons 
les Barbares avaient fui. Ds se cachaient dans les colli* 
nes qui bordent la valine par oik les Carthaginois 6taient 
venus. 

Hannon, vainqueur, se pr^senta devantles portes d'U- 
tique. U fit sonner de la trompette. Les trois Juges de la 
ville parurent, au sommet d*une tour, dans la baie des 
cr6neaux. 

Les gens d'Utique ne voulaient point recevoir chez 
eux des h6tesaussi bien arm6s. Hannon s*emporta. Enfin 
ils consentirent k I'admettre avec une faible escorte. 

Les rues se trouv6rent trop 6troites pour les 616- 
phants. n fallut les laisser dehors. 

D6s que le Suff6te fut dans la ville, les principaux le 
vinrent saluer. II se fit conduire aux 6tuves, et appela ses 
cuisiniers. 



Trois heures apr6s, il 6tait encore enfonc6 dans Fhuile 
de cinnamome dont on avait rempli la vasque; et, tout en 
se baignant, il mangeait, sur une peau de boeuf 6tendue, 
des langues de ph6nicopt6res avec des graines de pavot 
assaisonn6es au miel. Pr6s de lui, son m6decin grec, im- 
mobile dans une longue robe jaune, faisait de temps k 



112 SALAHHBd. 

autre I'Schaufferr^luve, et deuxjeunes garyons, pench^s 
sur les marches du bassin, luifrottaientles jambes. Hais 
les soins de son corps n'arr^taient pas son amour de la 
chose publique , car il dictait une lettre pour Ic 
Grand-Conseil, et, comme on venait in faire des pri- 
sonniers, il se demandait quel chMimeut terrible in- 
venter. 

— a Arr6te ! » dit-il d un esclave qui ^crivait, debout, 
dans le creux de sa main. « Qu'on m'en amtoe ! Je veux 
les voir. » 

Et du fond de la saile emplie d*une vapeur blanch^tre 
ou les torches jetaient des taches rouges , on poussa 
trois Barbares : un Samnite, un Spartiate et un Cappa- 
docien. 

— a Continue ! » dit Hannon. 

— a R^jouissez-vous, lumi^re desBaals! votre sulfate 
a extermin^ les chiens voraces ! Benedictions sur la B^ 
publique! Ordonnez despri^res! » II apergutles captifs. 
et alors Sclatant de rire : — « Ah ! ah ! mes braves de 
Sicca ! Vous ne criez plus si fort aujourd*hui!'G*estmoi ! 
Me reconnaissez-vous? Oii sont done vos ^p^es? Quels 
hommes terribles, vraiment ! » Et il feignait de se vou- 
loir cacher, comme s'il en avait eu peur. — « Vous de- 
mandiez des chevaux, d^s femmes, des terres, des ma- 
gistratures, sans doute, et des sacerdoces ! Pourquoi pas? 
Eh bien, je vous en fournirai, des terres^et dont jamais 
vous ne sortirez ! On vous mariera k des potences toutes 
neuves! Votre solde? on vous la fondra dans la bouche 
en lingots de plomb ! et je vous mettrai k de bonnes pla- 
ces, trfes-hautes, au milieu des nuages, pour ^tre rap- 
proch^s des aigles ! » 

Les trois Barbares, chevelus et converts de guenilles, 
le regardaient sans comprendre ce quMl disait. Blesses aux 
genoux, on les avait saisis en leur jetant des cordcs, cl 
les grosses chalnes de leurs mains trainaicnt, par le boul , 
sur les dalles. Hannon sUndigna de Icur impassibility. 



HANNON. m 

- « A genoux ! k genoux ! chacals ! poussi&re ! 
vermine ! excrements ! Et ils ne r^pondent pas ! A^ 
sez! taisez-vous! Qu'on.les ^corche vifs ! Non ! tout k 
rheure! » 

II soufQait comme un hippopotame, en roulant ses 
yeux. L*huile parfumSe d^bordait sous la masse de son 
corps, et, se collant contre les ^cailles de sa peau, k la 
lueur des torches, la faisait paraitre rose. 

Ilreprit : 

— « Nous avons, pendant quatre jours, grandement 
souffert du soleil. Au passage du Macar, des mulets se 
sent perdus. Halgr6 leur position, le courage extraordi- 
naire... Ah! Demonades! comme je souffre! Qu'on r^ 
chauffe lesbriques, et qu'elles soient rouges I » 

On entendit un bruit de rAteaux et de fourneaux. L*en- 
cens ftima plus fort dans les larges cassolettes, et les mas- 
seurs tout nus, qui suaient comme des Sponges, lui 6cra- 
s^rent sur les articulations une pAte compos6e avec du 
froment, du soufre, du vin noir, du lait de chienne, de 
lamyrrhe, du galbanum et du styrax. Unesoif incessante 
le d^vorait; I'homme v6tu de jaune ne cMa pas k cette 
enyie, et, lui tendant une coupe d*or oA fumaitun bouil- 
lon de vip^e : 

— « Bois! » dit-il, « pour que la force des serpents, 
nis du soleil, p^n^tre dans la moelle de tes os, et prends 
courage, 6 reflet des Dieux! Tu sais d*ailleurs qu*un 
pr6tre d'EschmoAn observe autour du Ghien les 6toiles 
cruelles d'oili derive ta maladie. Elles pftlissent comme 
les macules de ta peau, et tu n*en dois pas mourir. 

— «( Oh! oui, n'est-ce pas? k rip^ta le Suff6te, « je 
n*en dois pas mourir ! » Et de ses l^vres violacies s*6- 
chappait une haleine plus naus^abonde que T^xhalaison 
d*un cadavre. Deux charbons semblaient brAler a la 
place de ses yeux , qui n*avaient plus de sourcils ; un 
amas de peau rugueuse lui pendait sur le front ; ses 
deux oreilles, en s*6cartant de sa t^te, commengaient k 

10. 



114 SALAUUBd. 

^randir, et les rides profondes qui fonnaient des demi- 
^ercles autour de ses narines, lui donnaient un aspect 
strange et effrayant, Tair d*unQ b6t^ £surouche. Sa voix 
d^naturte ressemblait k un rugissement ; il dit : 

— « Tu as peut-^tre raison, Demonades? En effet , 
voil& bien des ulc^res qui se sont ferm^s. Je me sens ro- 
buste. Tiens ! regarde comme je mange ! » 

Et moins par gourmandise que par ostentation, et 
pour se prouver k lui-m^e qu*il se portait bien, il en- 
tamait les farces de fromage et d*origan, les poissons 
d^soss^s, les courges, les huitres, avec des ceufs, des 
raiforts, des truffes et des brochettes de petits oiseaux. 
Tout en regardant les prisonniers, il se d^lectait dans 
rimagination de leur supplice. Gependant il se rappelait 
Sicca, et la rage de toutes ses douleurs s'exhalait en 
injures centre ces trois hommes. 

— c Ah! traltres! ah ! mis^rables ! inf&mesl maudits! 
Et Yous m*outragiez,moi ! moi ! le SuffMe ! Leurs services, 
le prix de leur sang, comme ils disent 1 Ah ! oui ! leur 
sang! leur sang! » Puis, se parlant k lui-mSme : — 
c Tons p6riront ! on n*en vendra pas un seul ! 11 vaudrait 
mieux les conduire ^Carthage! on me verrait... mais je 
n*ai pasi sans doute, emport6 assez de chalnes? £cris : 
Envoyez-moi... Combien soni-ils? qu'on aille le deman- 
der k Huthumbal ! Va ! pas de piti6 ! et qu'on m'apporte 
dans des corbeilles toutes leurs mains couples ! » 

Mais des cris bizarres, k la fois rauques et aigus, arri- 
vaient dans la salle, par-dessus la voix d'Hannon et le 
retentissement des plats que Ton posait autour de lui. 
lis redoubl^rent, et tout k coup le barrissement furieux 
des 6I6phants 6clata, comme si labataille recommen^ait. 
Un grand tumulte entourait la ville. 

Les Carthaginois n'avaient point cherch^ k poursuivre 
les Barbares. Us s ^taient ^tablis au pied des murs, avec 
leurs bagages, leurs valets, tout leur train de satrapes ; 
et ils se r^jouissaient sous leurs belles tentes k bordures 



HANNON. il5 

de perles, tandis que le camp des Mercenaires ne faisait 
plus dans la plaine qu*unainas de ruines. Spendius avait 
repris son courage. II expMia Zarxas vers Mfttho, par- 
courut les bois, rallia ses hommes (les peHes n*^taient 
pas considerables), — et enrages d*avoir ^16 vaincus 
sans combattre, ils reformaient leurs lignes, quand on 
d^couvrit une cuve de p^trole, abandonn^e sans doute 
par les Carthaginois. Alors Spendius fit enlever des pores 
dans les m^tairies, les barbouilla de bitume, y mit lefeu 
et les poussa vers Utique. 

Les elephants, efTray^s par ces flammes, s'enfuirent. 
Le terrain montait, on leur jetait des javelots, ils revin- 
rent en arri^re ; — eik grands coups d'ivoire et sous 
leurs pieds, ils ^ventraient les Carthaginois, les 6touf- 
faient, les aplatissaient. Derri^re eux, les Barbares des- 
cendaient la colline; le camp punique, sans retranche- 
ments, d^s la premiere charge fut saccag^, et les 
Carthaginois se trouv^rent 6cras6s centre les portes, car 
on ne voulutpas les ouvrir danslapeur des Mercenaires. 

Le jour se levait ; on yit, du cdt6 de TOccident, arriver 
les fantassins de Hdtho. En m6mc temps des cavaliers 
parurent; c*etaitNarr*HavasaYec sesNumides. Sautant 
par^dessus les ravins et les buissons, ils for^aient les 
fuyards comme des l^vriers qui chassent des li^vres. Ct 
changement de fortune interrompit le Suff^te . U cria 
pour qu'on yint Taider k sortir de T^tuye. 

Les trois captifs ^taient toujours devant lui. Alors un 
n^gre (le m6me qui, dans la bataille, portait son para- 
spl) se pencha vers son oreille. 

— ff Ehbien?... » r^ponditleSuffitelentement. cAh! 
tue-les! » ajouta-t-il d*un ton brusque. 

L'£thiopien tira de sa ceinture un long poignard, ct 
les trois t&tes tomb&rent. Une d*elles, en rebondissant 
parmi les ^pluchures du festin, alia sauter dans la vas- 
que, et elle y flotta quelque temps, la bouche ouverte ct 
lesyeux fixes. Leslueurs du matin entraientpar les fen 



ilG SALAMMBd. 

tes du mur ; les trois corps, couches sur leur poitrine, 
ruisselaient k gros bouillons comme trois fontaines, et 
une nappe de sang coulait sur les mosaiques, sables de 
poudre bleue. LeSuff^te trempa sa main dans cette fange 
toute chaude, et il 8*en frotta les genoux : c'^tait un re- 
made. 

Le soir venu, il s'^chappa de la ville avec son escorte, 
puis s*engagea dans la montagne, pour rejoindre son 
arm^e. 

II parvint &en retrouverles debris. 

Quatre jours apr^s, il 6tait k Gorza, sur le haul d'un 
d^fll^, quand les troupes de Spendius se pr^senterenten 
bas. Yingt bonnes lances, en attaquant le front de leur 
colonne, les eussent facilement arr^t^; les Cartha- 
ginois les regard^rent passer tout stup^faits. Hannon 
reconnut k Tarri^re-gare le roi des Numides ; Narr- 
Havas s'inclina pour le saluer, en faisant un 'signe qu'il 
ne comprit pas. 

On s*en revint k Carthage avec toutes sortes de terreurs. 
Onmarchait la nuit seulement; le jour on se cachait dans 
les bois d*oliyier8. A chaque ^tape quelques-uns mou- 
raient; ils se crurent perdus plusieurs fois. Enfin ils 
atteignirent le cap Hermseum, ou des vaisseaux vinrent 
les prendre. 

Hannon 6tait si fatiguS, si d^sesp^r^, — la perte des 
Elephants surtout Taccablait, — qu*il demanda, pour en 
finir, du poison k Demonades. D'ailleurs, il se sentait 
d6ju tout ^tcndu sur sa croix. 

Carthage n*eiit pas la force de s'indigner centre lui. 
On avait perdu quatre cent mille neuf cent soixante- 
douze sides d'argent, quinze mille six cent vingt-trois 
shekels d or, dix-huit ^l^phants, quatorze membres du 
Grand-Conseil, trois cents Riches, huit mille citoyens, 
dubl^pour trois lunes, un bagage considerable et toutes 
les machines de guerre! La defection de Narr'Havas 6tait 
cerlaine, les deux sieges recommen^aient. L'arm^e 



hannon. ill 

d'Autharite s'^tendait maintenant de Tunis k Rhad^s. Du 
haut de I'AcropoIe, on apercevait dans la campagne de 
longuesfum^esmontant jusqu'au ciel; c^^taient les chA- 
feaux des Riches qui bri!^laient. 

Un homme, seul, aurait pu sauver la Republique. 
On se repentit de Tavoir m^connu, et le parti de la 
paix, lui-mSme, vota des holocaustes pour le retour 
d'Hamilcar. 

Lavue du zaimph avait boulevers^ Salammb6. Elle 
croyait, la nuit entendre les pas de la D^esse, et elle se 
r^veillait ^pouvant^e en jetant des cris. Elle envoyait tous 
les jours porter de la nourriture daix*^ les temples. Taa- 
nach se fatiguait k ex^cuter ses ordres, et Schahabarira 
ne In quittait plus. 



YII 



HAMILCAR BARC 



L'Annonciateur-des-Lunes qui veillait toutes les nuils 
au haut du temple d'Eschmoi^n, pour signaler avec sa 
trompette les agitations de Tastre, aper^utun matin, du 
cdt^ deTOccident, quel que chose de semblable k un 
oiseau fr61ant de ses longues ailes la surface de la mer. 

G'^tait un navire k trols rangs de rames ; il y avait k la 
proue un cheval sculpts. Le soleil se levait ; TAnnoncia- 
teur-des-Lunes mit sa main devant les yeux ; puis saisis- 
sant ^pleinbras son clairon, il poussa sur Carthage un 
grand cri d'airain. 

De toutes les maisons des gens sortirent ; on ne 
voulait pas en croire les paroles, on se disputait, le 
m61e ^tait couvert de peuple. Enfin on reconnut la tri- 
reme d'Hamilcar. 

Elle s'avangait d*une fagon orgueilleuse et farouche, 
Tantenne toutedroite, la voile bomb6e dans la longueur 
du mkij en fendant T^cume autour d'elle ; ses gigantes- 
ques avirons battaient Teau en cadence ; de temps k autre 
Textremit^ de sa quille, faite comme un soc de charrue, 
apparaissait, et sous I'^peron qui terminaitsa proue, le 
cheval k tete d'ivoire, en dressant ses deux pieds, sem^ 
blait courir sur les plaines de la mer. 



HAMILGAR BARGA. 119 

Autour du promontoire, comme le vent avait cess6, 
la voile tomba, et Ton aper^ut aupr&s du pilote un 
hoffline debout, t^te nue ; c*6tait lui, lesufKte Hamilcar ! 
n portait autour des flancs des lames de fer qui relui- 
saient ; un manteau rouge s*attachant k ses ^paules iais- 
salt Yoir ses bras ; deux perles tr^-longues pendaienl 
k ses oreilles, et ii baissait sur sa poitrine sa barbe 
noire, touffue. 

Cependant la galore ballott^e au milieu des rochers 
c5toyait le mdle^ et la foule la suivait sur les dalles en 
criant : 

— c Salutl benediction! (Eil de Khamon! ah! deiivre- 
nous ! C*est la faute des Riches ! ils veulent te faire mourir! 
trends garde ^toi, Barcal » 

II ne r^pondait pas, comme si la clameur des oceans 
et des batailles TeAt compl6tement assourdi. Mais quand 
il futsous Tescalier qui descendait del'Acropole, Hamil- 
car releva la tSte, et, les bras crois^r, il regarda le tem- 
ple d'EschmoAn. Sa vue monta plus haut encore, dans 
le grand ciel pur; dune voix Apre, il cria un ordre k 
ses matelots ; la trireme bondit ; elle ^raila Tidole sta- 
bile 4 Tangle du m6le pour arr^ter les tempdtes ; et dans 
le port marchand plein d'immondices, d*eclats de bois et 
d'^corces de fruits, elle refoulait, iventrait les autres 
navires amarr^s k des pieux et finissant par des mAchoires 
de crocodile. Le peuple accourait, quelques-uns se jete- 
reot k la nage. h^'jk elle se trouvait au fond, devant la 
porte h^rissee de clous. La porte se leva, et la trireme 
disparut sous la voAte profonde. 

Le Port4lilitaire 6tait compietement s6pare de la 
ville ; quand des ambassadeurs arrivaient, il leur fallait 
passer entre deux murailles, dans un couloir qui d^- 
bouchait a gauche, devant le templa de Khamoiin. Cette 
grande place d*eau, ronde comme une coupe, avait une 
bordure de quais ou etaienl bdties des loges abrilant les 
navires. En avant de chacune d*eUes montaient deux 



120 SALAMMBd. 

colonnes, portant k leur chapiteau des cornes d*Ainsnon 
ce qui formait une continuity de portiques tout autour 
dubassin. Aumilieu, dansuiie lie, s*^levait une maison 
pour le Sufftte-de-la-mer. 

L*eau 6tait si limpide que Ton apercevait le fond pav^ 
de cailloux blancs. Le bruit des rues n'arrivait pas jus- 
que-1^, et Hamilcar, en passant, reconnaissait les trire' 
mes qu'il avait autrefois commandoes. 

U n*en restait plus qu'une vingtaine peul-Otre, k Ta- 
bri, par terre, penchOes sur le ilanc ou droites sur la 
quille, avec des poupes tr6s-hautes et des proues bom- 
bOes, couvertes de dorures et de symboles mystiques. 
Les chimOres avaient perdu leurs ailes, les Dieux-Patae- 
qucs leurs bras, les taureaux leurs comes d*argent ; — 
et toutes k moitiS ddpeintes, inertes, pourries, mais 
pleines d*histoire et eihalant encore la senteur des 
Toyages, comme des soldats mutilOs qui revoient leur 
maitre elles semblaient lui dire : « C*est nous I c'est 
nous ! et toi aussi tu es vaincu ! » 

Nul, hormis le Suff6te-de-la-mer, ne pouvait entrer 
dans la maison-amiral. Tant qu'on n*avait pas la preuve 
de sa mort, on le considOrait comme eiistant toujours. 
Les Anciens Ovitaient par \k un maitre de plus, et ils 
n'avaient pas manqu6 pour Hamilcar d*ob6ir k la ecu- 
tume. 

Le Suff&te s'avanga dans les appartements deserts. A 
chaque pas il retrouTait des armures, des meubles, des 
objets connus qui I'Otonnaient cependant, et m^me sous 
le vestibule il y avait encore, dans une cassolette, la 
cendre des parfums allumOs au depart pour conjurer 
Helkarth. Ge n'Otait pas ainsi qu*il espOrait revenir 1 
Tout ce qu'il avait fait, tout ce qu*il avait vn se d6roula 
dans sa mOmoire : les assauts, les incendies, les legions, 
les tempOtes, Drepanum, Syracuse, Lilyb6e, le mont 
Etna,le plateau d*£ryx, cinqans de batailles, — jusqu*au 
jour funeste ou, dOposant les armes, on avait perdu la 



HAHILGAR BARGA. 42i 

Sicile. Puis il revoyait des bois de citronniers, des pas- 
teurs avec des chSvres sur des montagnes grises ; et son 
coeur bondissait k Timagination d*une autre Carthage 
Mablie 14-bas. Ses projets , ses souvenirs , bourdon* 
naient dans sa tdte, encore ^tourdie par le tangage 
du vaisseau ; una angoisse Taccablait, et devenu faible 
tout k coup , il sentit le besoin de se rapprocher des 
Dieui. 

Alors il monta au dernier ^tage de sa maison ; puis 
ayant retire d*une coquille d'or suspendue k son bras 
une stapule garnie de clous, il ouvrit une petite cham- 
bre ovale. 

De minces rondelles noires, encastr6es dans la mui- 
raille et transparentes comme du verre, T^clairaient 
doucement. Entre les rangs de ces disques 6gaux, des 
trous ^taient creus^s, pareils k ceux des u^nes dans les 
columbarium. lis contenaient chacun une pierre ronde, 
obscure, et qui paraissait trds-lourde. Les gens d'un 
esprit sup^rieur, seuls, honoraient ces abaddirs tomb^s 
de la lune. Par leur chute, ils signifiaient les astres, le 
del, le feu ; par leur couleur, la nuit t^nSbreuse, et par 
leur density, la cohesion des choses terrestres. Une at- 
mosphere ^touffante emplissait ce li^u mystique. Du sa- 
ble marin, que le vent avait pouss6 sans doute k travers 
la porte, blanchissait un peu les pierres rondes poshes 
dans les niches. Hamilcar, du bout de son doigt, les 
compta les unes apr^s les autres ; puis il se cacha le 
visage sous un voile de couleur safran, et, tombant k 
genoux, il s'^tendit par terre, les deux bras allonges. 

Le jour ext^rieur frappait centre les feuilles de lattier 
noir. Des arborescences, des monticules, des tourbillons, 
de vagues animaux se dessinaient dans leur ^paisseur 
diaphane ; et la lumi^re arrivait, effrayante et pacifique 
cependant, comme elle doit Stre par derri^re le soleil, 
dans les mornes espaces des creations futures. II s'effor- 
?ait k bannir de sa pens^e toutes les formes, tons les 

11 



122 SALAHMBd. 

symboles et les appellations des Dieux, afin de mieux 
saisir Tesprit immuable que les apparences d^robaient. 
Quelque chose des vitalit^s plan^taires le p^n^trait, 
tandis qu*il sentait pour la mort et pour tous les hasards 
un d^dain plus savant et plus intime. Quand il se releva 
il 6tait plein d'une intr^pidite sereine, invulnerable ^la 
misericorde, h la crainte, et comme sa poitrine ^touf— 
fait il alia sur le sommet de la tour qui dominait Car- 
thage. 

La ville descendait en se creusant par une courbe 
longue, avec ses coupoles, ses temples, ses toits d*or, 
ses maisons, ses touffes de palmiers, qk et 1&, ses boules 
de verre dou jaillissaient des feux, et les remparts fai- 
saient comme la gigantesque bordure de cette come 
d*abondance qui s*epanchait vers lui. 11 aperpevait en 
bas les ports, les places, I'lnt^rieur des cours, le dessin 
des rues, les hommes tout petits presque k ras des 
dalles. Ah ! si Hannon n*6tait pas arrive trop tard le ma- 
tin des iles iEgates ! Ses yeux plong^rent dans Textr^me 
horizon, et 11 tendit du c6t^ de Rome ses deux bras 
Mmissants. 

La multitude occupait les degr^s de TAcropole. Sur 
la place de Kamon on se poussait pour voir le Suf- 
t&ie sortir, les terrasses peu k pen se cbargeaient de 
monde; quelques-uns le reconnurent, on lesaluait; il 
se retira, afin d'irriter mieux Timpatience du peuple. 

Hamilcar trouva en bas, dans la salle, les hommes les 
plus importants de son parti : Islatten, Subeldia, Hicta- 
mon, Yeoubas et d*autres. II lui racont^rent tout ce qui 
s'Staitpass^ depuis la conclusion de la paix: I'avarice 
des Anciens, le depart de& soldats, leur retour, letirs 
exigences, la capture de Giscon, le vol du Zaimph, Uti- 
que secourue, puis abandonn^e; mais aucun n*osa lui 
dire les ^v^nements qui le concernaient. Enfin on se se* 
para, pour se revoir pendant la nuit, a Tasscmblcc des 
Anciens, dans le temple de Moloch. 



HAHILGAI\ RARGA. 125 

Ds venaient de sortir quand un tumulte s'^Ieva en 
dehors, k la porte. HalgrS les serviteurs, quelqu'un 
Youlait entrer ; et commele tapage redoublait, Hamilcar 
commanda d*introduire Tinconnu. ^ 

On vit paraitre une vieille n^gresse, cass^e, rid^e, 
tremblante, Fair stupide, et envelopp^e jusqu*aux talons 
dans de larges voiles bleus. EUe s*avan(^a en face du 
Sufiete, ils se regard^rent I'un Tautre quelque temps ; 
tout k coup Hamilcar tressaillit ; sur un geste de sa main, 
les esclaves s*en all&rent. Alors^ lui faisant signe de 
marcher avec precaution, il l*entra!na par le bras dans 
une chambre lointaine. 

La nSgresse se jeta par terre, & ses pieds pour les 
baiser; il la releva brutalement. 

— a Oi!i Tas-tu Iaiss6, Iddibal? » 

— « L^-bas , Haitre ; » et en se dibarassant de ses 
voiles, avec sa manche elle se frotta la figure ; la cou- 
leur noire, le tremblement senile, la taille courb^e, tout 
disparut. G*6tait un robuste vieillard, dontla peau sem- 
blait tann^e par le sable, le vent et la mer. Une houppe 
de cheveu&blancsse levait sur son crftne, commeTai- 
grette d*un oiseeu ; et, d*un coup d'oeil ironique, il mon- 
trait par terre le d^guisement tombS. 

— « Tu as bien fait, Iddibal ! G'est bien ! » Puis, 
comme le per^ant de son regard aigu : c Aucun encore 
nese doute?.,. » 

Le vieillard lui jura par les Kabyres que le myst^re 
^tait garde. Ils ne quittaient pas leur cabane k trois 
jours d'Hadrumete, rivage peupie de tortues, avec des 
palmiers sur la dune.. — « Et selonton ordre, 6 Maftre! 
je lui apprends k lancer des javelots et k conduire des 
altelages ? 

— « II est fori, n*est-ce pas ? 

— « Oui, Haitre, et intr^pide aussi! II n'a peurnidcs 
serpents, nidu tonnerre, ni des fantdmes. II court pieds 
nus, comme un p&tre, sur le bord des precipices. 



iU SALAMMBd. 

— f Parle ! parle ! 

— « II invente des pi6ges pour les b^tes farouches. 
L'autre lune, croirais-tu , il a surpris un aigle ; il le 
trainait, et le sang de Toiseau et le sang de Tenfant 
s*^parpillaient dans Tair en largesgouttes, telles que 
des roses emport^es. La b^te, furieuse, Tenveloppait 
du battement de ses ailes ; il l^treignait centre sa 
poitrine, et k mesure qu*elle agonisait ses rires re- 
doublaient, ^clatants et superbes comme des chocs' d'6- 
p^es. » 

Hamilcar baissait la tSte, ebloui par ces presages de 
grandeur. 

— c Mais, depuis quelque temps, une inquietude Fa- 
gite. II regarde au loin les voiles qui passent sur la mer; 
il est Iriste, il repousse le pain, il s*informe des Dieux et 
il veut connaitre Carthage. 

— n Non , non ! pas encore ! » s'^cria le Suff^te. 

Le vieil esclave parut savoir le p^ril qui effrayait Ha- 
milcar, et il reprit : 

- — « Comment le retenir? 11 me faut d^ja lui faire des 
promesses, et je ne suis venu k Carthage que pour lui 
acheter un poignard k manche d*argent avec des per- 
les tout autour. i Puis il conta qu*ayant apergu le 
SulTete sur la terrasse, il s'^tait donn^ aux gardiens du 
port pour une des femmes de Salanmibd, afin de p^n^trer 
jusqu'^ lui. 

Hamilcar resta longtemps comme perdu dans ses deli- 
berations; enfin il dit : 

— a Demain tu te pr^senteras k M^gara, au coucher 
du soleil, derriere les fabriques de pourpre, en imilant 
par trois fois le cri dun chacal. Si tu ne me vois pas, le 
premier jour de chaque lune tu revienidras k Carthage. 
N'oublie rien ! Aime-le ! Haintenant, tu peux lui parler 
d*Hamilcar. » 

L'esclave reprit son costume, et ils sortirent ensemble 
de la maison et du port. 



HAMILGAR BARGA. I^T) 

Hamilcar conunua seul k pied, sans escorle, car les 
reunions des Anciens ^taient « dans les circonstances 
extraordinaires, loujours secretes , et Ton s'y rendail 
roystSrieusement. 

D'abord il longea la face orientale de TAcropole, passu 
ensuite par le Harch^-aux-herbes, lesgaleries de Kinisdo, 
le Faubourg-des-parfumeurs. Les rares lumi^res s'^tei- 
gnaient, les rues plus larges se faisaient silencieuses, 
puis des ombres gliss^rent dans les t^n^bres. EUes le 
soivaient, d*autres survinrent, et toutes se dirigeaient 
comme lui du c6t6 des Mappales. 

Le temple de lloloch ^tait bftti au pied d*une gorge 
escarp^e^ dans un endroit sinistre. On n'apercevait d*en 
bas que de hautes murailles montant ind^finiment, 
telles que les parois d*un monstrueux tombeau. La nuit 
^tait sombre, un brouillard grisMre semblait peser sur 
la mer. Elle battait centre la falaise avec un bruit de 
rUes et de sanglots ; et des ombres peu k pen s*6va- 
nouissaient comme si elles eussent pass6 k travers les 
murs. 

Mais sitdt qu'on avait franchi la porte, on se trouvait 
dans une vaste cour quadrangulaire, que bordaient des 
arcades. Au milieu, se levait une masse d'architecture k 
huitpans ^gaux. Des coupoles la surmontaient en se tas- 
sant autourd*un second ^tage qui supportait une niani^re 
derotonde, d'oA s'^lan^aitun cdne ^courbe rentrante, 
termini par une boule au sommet. 

Des feux brAlaient dans des cylindres en filigrane, 
emmanch^s k des perches que portaient des hommes. 
Ces lueurs vacillaient sous les bourrasques du vent et 
rougissaient les peignes^'or fixant k la nuque leurs che- 
veux tresses. Us couraient, s*appelaient pour recevoir les 
Anciens. 

Sur les dalles, de place en place, ^taient accroupis, 
comme des sphinx, des lions Snormes, symboles vivants 
du Soleil dSvorateur. Us sommeillaient les paupicrcs on- 

11. 



12C SALAMMBd. 

tre-closes. Hais r^veill^s paries paset paries voix, ils se 
levaient lentement, venaient vers les Anciens, qu'ils re- 
connaissaient k leur costume, se frottaient contre leurs 
cuisses en bombant le dos avec des bftillements sonores; 
la Tapeur de leur haleine passait sur la lumi^re des tor- 
ches. L*agitation redoubla, des portes se ferm^rent, tous 
les prMres s'enfuirent, et les Anciens disparurent sous 
les colonnes qui faisaient autour du temple un vestibule 
profond. 

Elles ^taient dispos^es de fagon & reproduire par leurs 
rangs circulaires, compris les uns dans les autres, la pe- 
riode saturnienne contenant les annees, les ann^es les 
mois, les mois les jours, et se touchaient k la fin contre 
la muraille du sanctuaire. 

G*£tait \k que les Anciens dSposaient leurs batons en 
corne denarval, — car une loi toujours observ6epunissait 
de mort celui qui entrait k la stance avec une arme quel- 
conque. Plusieurs portaient au bas de leur v^tement une 
d6chirure arrSt^e par un galon de pourpre , pour bien 
monti^er qu*en pleurant la mort de leurs proche ils n'a- 
vaient point manage leurs habits, et ce t^moignage d'af- 
fliction emp^chait la fente de s'agrandir. D*autres gar- 
daient leur barbe enferm^e dans un petit sac de peau 
violette, que deux cordons attachaientaux oreilles. Tous 
s*aborderent en s*embrassant poitrine contre poitrine. lis 
entouraient Hamilcar, ils le f^licitaient; on aurait dit des 
freres qui revoient leur fr6re. 

Ces hommes etaient gSn^ralement trapus, avec des nez 
recourb^s comme ceux des colosses assyriens. Quelques- 
uns cependant, par leurs pommettes plus saillantes, leur 
taille plus haute et leurs pieds plus ^troits, trahissaient 
une origine africaine, des anc^tres nomades. Ceux qui 
vivaient continuellement au fond de leurs comptoirs 
ayaient le visage p&le ; d'autres gardaienl sur eux comme 
la s^v^rit^ du desert, et d*^tranges joyaux scintillaient k 
tous les doigts de leurs mains, hAl^es par des soleils in- 



HAHILGAR BARGA. iS7 

connus. On distinguait les navigateurs au balancement 
de lear d-marche, tandis que les hommes d'agriculture 
sentaient le pressoir, les herbes s^chcs et la sueur de 
mulet. Ces vieux pirates faisaient labourer des campa* 
gnes, ces ramasseurs d'argent ^quipaient des navires, ces 
propri^taires de culture nourrissaient des esclaves exer- 
yant des metiers. Tous ^taient savants dans les disciplines 
religieuses, experts en stratagSmes , in^)itoyables et ri- 
ches. Us avaient Fair fatigues par de longs soucis. Leurs 
yeux plains de flammes regardaient avec defiance, et Tha- 
bitude des voyages et du mensonge, du trafic et du com- 
mandement, donnait k toute leur personne un aspect de 
rase et de violence, une sortede brutality discrete et con- 
vulsive. D*ailleurs, Tinfluence du Dieu les assombrissait. 

lis pass^rent d*abord par une salle voi]lt^e, qui avait la 
forme d'un oeuf. Sept portes, correspondant aux sept 
plan^tes, ^talaient centre sa muraille sept carr^s de cou- 
leur diffdrente. Apr^s une longue chambre, ils entrirent 
dans une autre salle pareille. 

Un cand^labre tout convert de fleurs cisel^es bri!^lait 
au fond, et chacune de ses huit branches en or porfait 
dans un calice de diamants une m^che de bvssus. 11 
^tait pos6 sur la demise des longues marches qui al- 
laient vers un grand autel, termini aux angles par des 
comes d'airain. Deux escaliers lat^raux conduisaient k 
son sommet aplati ; on n'en voyait pas les pierres ; c'^tait 
comme une montagne de cendres accuihul^es, et quel- 
que chose d*indistinct fumait dessus, lentement. Puis au 
dels, plus haut que le cand^labre, et bien plus haut que 
I'autel, se dressait le Holoch, tout en fer, avec sa pailrine 
d'homme ou b&illaient des ouvertures. Ses ailes ouvertes 
s*6tendaient sur le mur, ses mains allongSes descendaient 
jusqu*^ terre ; trois pierres noires, que bordait un cer- 
cle jaune , figuraient trois prunelles k son front , et, 
comme pour beugler, il levait dans un effort terrible sa 
Ute de taureau. 



128 SALAMMBd. 

Autour de rappartement elaient ranges des escabeaux 
d'6benc. Derriere chacun d'eux, une tige en bronze po- 
sant sur trois griffes supportait un flambeau. Toutcs 
CCS iumieres se refletaient dans les losanges de nacre 
qui pavaient la salle. Elle ^tait si haute que la couleur 
rouge des murailles, en montant vers la voute, se fai- 
sait noire, et les trois yeux de Tidole apparaissaient tout 
on haut, comme des etoiles k demi perdues dans la nuit. 

Les Anciens s*assirent stir les escabeaux d*dbene , 
ayant mis par-dessus leur tSte la queue de leur robe. lis 
lestaient immobiles, les mains crois^es dans leurs largcs 
manches, et le dallage de nacre sembiait un fleuve lumi- 
ncux qui, ruisselantde Tautelver^la porte, coulaitsous 
leurs pieds nus. 

Les quatre pontifes se tenaient au milieu, dos k dos, 
sur quatre sieges d'ivoire formant la croix, le grand-pre- 
tre d'Eschmoun en robe d'hyacinthe, le grand-prMre de 
Tanit en robe de lin blanc, le grand-prStre du Khamon en 
robe de laine fauve, et le grand-prc^tre de Moloch en robe 
de pourpre. 

Ilamilcar s*avanQa vers le candelabre. II touma tout 
autour, enconsid^rant les m^ches qui brillaient, puis jeta 
sur elles une poudre parfumee ; des flammes violettes 
oarurent k Textr^mit^ des branches. 

Alors une voix aigue s'^leva, une autre y r^pondit ; el 
les cent Anciens, les quatre pontifes, et Hamilcar debout, 
tons k la fois entonn^rent un hymne, et repetant toujours 
les mfimes syllabcs et renforQant les sons, leurs voix 
montaient, ^claterent, devinrent terribles, puis, d*un 
seul coup, se turent. 

On attendit quelque temps. Enfin Hamilcar tira de sa 
poitrine une petite statuette k trois tetcs, bleue comme 
du saphir, et il la posa devant lui. C'etait Timage de la 
Verit^, le genie m^me de sa parole. Puis il la repjaga 
dans son sein, et tous, comme saisis d*une colore sou- 
daine, crierent: 



J 



HAMILGAR BARGA. 12^i 

— ff Ce sonttes bons amis lesBarbares! Trattre! in- 
f&me ! Tu reviens pour nous voir p^rir, n'est-ce pas? Lais- 
sez-leparler! — Non! non! » 

lis se vengeaient de la contrainte ou le c^r^monial 
politique les avail tout k Theure obliges; et bien 
qu*ils eussent souhait^ le retoiir dHamilcar, ils s*in- 
dignaient maintenant de ce qu'il n'avait point pr6- 
venu leurs d^sastres ou plut6t ne les avait pas subis 
comme eux* 

Quand le tumultefutcalm^, le pontife de Moloch seleva : 

— « Nous te demandons pourquoi tu n'es pas revenu 
^Carthage? z 

•^ « Que vous importe ! » rSpondit d^daigneusement 
le Suff^te. 
Leurs oris redoubl^rent. 

— « De quoi m'accusez-vous ! J'ai mal conduit la 
guerre, peut-^tre? Yous avez vu Tordonnance de mes 
batailles, vous autres qui laissez commod^ment k des 
Biirbares... 

— « Assez ! assez ! » 

11 reprit , d'une voix basse , pour se faire mieux 
6couter : 

— « Oh! cela est vrai! Je me trompe, lumi^res des 
Baals; il en est parmi vous d*intr^pides ! Giscon, l^ve- 
(oi! » Et, parcourant la marche de Tautel, les paupi^ 
res k demi ferm^es, comme pour chercher quelqu'un, il 
r6p6ta : n L6ve-toi, Giscon ! tu peux m*accuser, ils ted6- 
fendront! Mais oili est-il? » Puis, comme se ravisant : 
« Ah! dans sa maison, sans doute? entoure de ses fils, 
commandant k ses esclaves , heureux , et comptant 
sur le mur les colliers d'honneur que la patrie lui a 
donnas! » 

Ils s'agitaient avec des haussements d*^paulcs> comme 
flagell^s par des lani^r^s. — « Vous ne savez mdme pas 
s*il est vivant ou s*il est mort! » Et sans se soucier de 
Iciu's chmeurs, il disnil qii'cii abandonnant le Siiffofn, 



130 SALAMMBd. 

c*etait la R^pnblique qu*on avait abandonnte. De mtoie 
la paix romaine, si avantageuse qu*elle leur parikt, ^tait 
plus funeste que vingt batailles. Quelques-uns applaudi- 
rent, les moins riches du Conseil, suspects d'incliner 
toujours vers le peuple ou vers la tyrannnie. Leurs ad- 
versaires , chefs des S;f ssites et administrateurs , en 
triornphaient par le nombre ; les plus considerables s'^- 
taient ranges pr^s d*Hannon, qui si^geait k Tautre bout 
de la £alle, devant la haute porte, ferm^e par une ta- 
pissene d'hyacinthe. 

11 avait peint avec du fard les ulc^res de sa figure. 
Mais la poudre d'or de scs cheveux lui 6tait tomb^e sur 
les ^paulesy od elle faisaitdeux plaques brillahtes, et.ils 
parassaient blanch^tres, fins et cr^pus comma de la 
laine. Des linges imbibes d*un parfum gras qui d6gout- 
telait sur les dalles, enveloppaient ses mains, el sa ma- 
ladie sans doute avait consid^rablement augments, car 
ses yeux disparaissaient sous les plis de ses paupi^res. 
Pour voir, il lui fallaitse renverser la tSte. Ses partisans 
Tengageaient k parler. Enfin, d*une voix rauque et hi- 
deuse : 

— « Moins 4'arrogance , Barca ! Nous avons tous 
ete vaincus! (Ihacun supporteson malheur! r^signe-toi! 

— « Apprends-nous plutdt, ^ dit en sour^ant Hamil- 
car, a comment tu as conduit tes galores dans la flotte 
romaine ? 

— « J'^tais chass6 par le vent, » r6pondit Hannon. 

— « Tu fais comme le rhinoceros qui pi^tine dans 
sa fiente : tu stales ta sottise ! tais-toi ! » Et ils com- 
mencerent k s'incriminer sur la bataiile des iles 
iEgates. 

Hannon Taccusait de n'etre pas venu k sa ren- 
contre. 

— (( Mais c'eiit6t6 dSgarnir firyx. II fallait prendre le 
large; qui t'empSchait ? Ah ! j'oubiiais ! tous les elephants 
ont peur de la mer 1 » 



UAMrLGAR BARGA. I'l 

Les gens d'Hamilcar trouv^rent la plaisanterie si bonne 
qu'ils pouss^rent de grands rires. La voilte en retentis- 
salt, comme si Ton cut frapp^ des tympaiions. 

Ilannon d^nonga Tindignit^ d*un tci outrage ; cette 
maladie lui ^tant survcnue par uii refroidissement au 
si^ge d'H^catompyle, et des^pleurs coulaient sur sa face 
comme une pluie d'hiver sur une muraille en ruine. 

Hamilcar reprit : 

~ « Si Yous m'aviez aim^ autant que celui-U , il y au« 
raitmaintenant une grande joie dans Carthage ! Combien 
de fois n*ai-je pas cri6 vers vous ! et toujours vous me 
refusiez de Fargent ! . 

— - « Nous en avions besoin, » dirent les chefs des 
Syssites. 

— « Et quand mes affaires ^taient desesp^rSes , — 
nous avons bu Turine de mulcts et mang^ les courroies 
de nos sandales, — quand j'aurais youIu que les brins 
d'herbe fussent des soldats, et faire des bataillons avec 
la pourriture de nos morts, vous rappelez chez vous ce 
qui me restait de vaisseaux ! 

— ft Nous ne pouvions pas tout risquer, » r^pondit 
Uaat-Baal, possesseur de mines d'or dans la G^tulie-Da- 
rytienne. 

-7 « Que faisiez-vous cependant, ici , k Carthage* 
dans vos maisons , derriere vos murs ? 11 y a des 
Gaulois sur I'fridan qu'il fallait pousser, des Cha- 
nan^ens k Gyrene qui seraient venus> et tandis 
que les Romains envoient k Ptol^m^e des ambassa- 
deurs... 

— c II nous vante les Romains , k present ! » Quel- 
qu'un lui cria : « Combien t*onl-ils payS pour les d^- 
fendre? 

— « Demande-le aux plaines du Brutium, aux mines 
deLocres, de M^iaponte et d'HSracl^e! J'ai brills tous 
leurs arbres, j'ai pille tous leurs temples, et jusqu'^ la 
mort des petits-fils de leurs petits-fils... 



152 SALAMMBd. 

^ « Eh ! tu d^clames commc un rh^teur ! i fit Ka- 
pouras, un marchand tr^s-illustre. « Qua veux-tu 
done? 

. — « Je dis qu'il faut etre plus ingSnieux ou plus ter- 
rible ! Si TAfrique entifere rejette votre joug, c*est que 
vous ne savez pas, maitres d^iles, Tattacher & ses epau- 
les! Agathocl^s, Regulus, Goepio, tons leshommeshardis 
n*ont qu*^ d6barquer pour la prendre ; et quand les Li- 
byens qui sont k Torient s'entendront avec les Numides 
qui sont k Toccident, et que les Nomades viendront du 
sud et les Romains du nord : i Un cri d'horreur s'^leva. 
« Oh ! vous frapperez vos poitrines, vous vous roulerez 
dans la poussi^re et vous dSchirerez vos manteaux ! 
N'importe ! il faudra s*en aller tourner la meule dans 
Suburre et faire la vendange sur les collinesdu La- 
tium. » 

Us se baltaient la cuisse droite pour marquer leur 
scandale, et les manches de leurs robes se levaient 
ronime de grandes ailes d*oiseaux effaroucli^s. Ha- 
milcar, emporte par un esprit, continuait, debout sur 
la plus haute marche de I'autel, fr^missant, terrible; il 
levait les bras, et les rayons du candelabre qui brulait 
derriere lui passaient entre ses doigts conime des ja- 
velots d'or. 

— « Vous perdrez vos navires, vos campagnes, vos 
chariots, vos lits suspendus, et vos esclaves qui vous frot- 
tent les pieds ! Les chacals se coucheront dans vos pa- 
lais, la charrue retournera vos tombeaux. II n'y aura 
plus que le cri des aigles etTamoncellementdes mines. 
Tu tomberas, Carthage! » 

Les quatre pontifes ^tendirent leurs mains pour 6car* 
ter I'anath^me. Tons s'etaieril lev6s. Mais le SufKte-de- 
la-mer, magistrat sacerdotal sous la protection du Soleil, 
^tait inviolable tant que I'assembl^e des Riches ne Tavait 
pas jugg. Une ^pouvante s'attachait k FauteL lis recu* 
I6rent. 



TIAMILGAR BARGA. 133 

Uamilcar ne parlait plus. L'oeil fixe et la face aussi 
p^le que les perles de sa tiare, il haletait, presque effray^ 
par lui-m§me et I'esprit perdu dans des visions fun^- 
bres. De la hauteur ou il ^tait, tons les flambeaux sur les 
tiges de bronze lui sernblaient une vaste couronne de 
feux, pos^e k ras des dalles'; des fum^es noires, s*en 
^chappant, montaient dans les t^n^bres de la vodte ; et 
ie silence pendant quelques minutes fut tellement pro- 
fond qu'on entendait au loin le bruit de la mer. 

Puis les Anciens se mirent k s'interroger. Leurs int^- 
rits, leur existence se trouvait attaqu^e par les Barbares. 
Mais on ne pouvait les vaincre sans le secours du SufT^te ; 
etcette consideration, malgr6 leur orgueil, leur fit ou- 
blier toules les auti^es. On prlt k part ses amis. II y eut 
des reconciliations int^ress^es, des sous-entendus et des 
promesses. Hamilcar ne voulait plus se mSler d*aucun 
gouvemement. Tous le conjur^rent. lis le suppliaient; 
et comme le mot de trahison revenait dans leurs dis- 
cours, il s*emporta. Le seul traitre, c*etait le Grand*Con- 
seil, car Tengagement des soldats expirant avec la 
guerre, ils devenaientlibres d^s que la guerre etaitfinie; 
ilexaltamSme leur bravoure ettous les avail tages qu*on 
en pourrait tirer en les int6ressant d la R^publique par 
des donations, des privileges. 

Alors Hagdassan, un ancien gouvemeur de provinces, 
dit en roulant ses yeux jaunes : 

— « Vraiment, Barca, k force de voyager, tu esdevenu 
un Grec ou un Latin, je ne sais quoi ! Que parles-tu de 
recompenses pour .ces liommes ? Perissent dix mille Bar- 
bares plut6tqu*un seul d'entre nous? » 

Les Anciens approuvaient de la tete en murmu- 
rant : — « Oui, faut-il tant se gener? on en Irouve tOu- 
jours ! 

— « Et Ton s*en debarrasse commodement, n'est-ce 
pas? On les abandonne, ainsi que vous avez fait enSar- 
daigne. On avertit Tennemi du chemin qu*ils doivent 

12 



134 SALAMMBd. 

prendre, comme pour ces Gaulois dans la Sicile, ou bien 
on les d^barque au milieu de la mer. En revenant, j*ai 
vu le rocher tout blanc de leurs os ! 

— « Queimalheur ! » fit impudemmentKapouras. 

— « Cst-ce qu*ils n'ont pas cent fois toume k Yen- 
nemi ? » exclamaient les autres. 

Hamilcar s'^cria : 

— « Pourquoi done, malgre vos lois, les avez-vous 
rappel6s k Carthage? Et quand ils sont dans votre ville, 
pauvres et nombreux au milieu de toutes vos richesses, 
I'id^ene vous vient pas de les affaiblir par la moindre 
division ! Ensuite vous les congediez avec leurs femmes 
etavec leurs enfants, tons, sans garder un seul otage ! 
Gomptiez-vous qu'ils s*assassineraient pour vous 6par- 
gner la douleur de tenir vos serments ? Vous les halssez, 
parce qu'ils sont forts ! Vous me haissez encore plus, 
moi, leur maitre ! Oh ! je I'ai senti, tout k Theure, quand 
vous me baisiez les mains, et que vous vous reteniez tous 
pour ne pas les mordre ! » 

Si les lions qui dormaient dans la cour fussent entr^s 
en hurlant, la clameur n^etit pas 6t6 plus epouvantable. 
Mais le pontife d'Eschmotin se leva, et, les deux genoux 
Tun contre Tautre, les coudes au corps, tout droit et les 
mains k demi ouvertes, il dit^. 

— « Barca, Carthage a besoin que tu prennes contre 
les Mercenaires le commandement g6n6ral des forces 
puniques ! 

— « Je refuse, » r^ponditHamilcar. 

-^ a Nous te donnerons pleine autorit6, » cri^rent les 
chefs des Syssites. 

— a Non ! 

—  a Sans aucun contrdle, sans pdrtage, tout Targent 
que tu voudras, tous les captifs, tout le butin, cinquante 
zerets de terre par cadavre d'ennemi. 

— « Non ! non ! parce qu'il est impossible de vaincre 
avec vous! 



HAMILCAR BARG 455 

— f 11 en a peur ! 

— « Parce que vous ftt^s Idches, avares, ingrats, pu- 
sillanimes et fous ! 

— « II les manage ! 

— « Pour se mettre a leur tftte, » dit quelqu'un. 

— « Et revenir sur nous » dit un autre; et du fond de 
la salle, Hannon hurla ; 

— a II VdUt se faire roi ! » 

Alors ils bondirent, en renversniit les sieges et les 
flambeaux : leur foule s'^Ian^a vers Tautel ; ils brandis- 
saient des poignards. Mais, fouillant sous ses manches, 
Hamilcar tira deux larges coulelas ; et k demi courb^, 
le pied gauche en avant, les yeux. flamboyants, les 
dents serrtes, il les d^fiait, immobile sous le cand^ 
labre d*or. 

Ainsi, par precaution, ils avaient apport^ des armes; 
c*etait un crime ; ils se regard^rent les uns* les autres ef- 
fray^. Comme tons ^taient coupables, chacun bien vite 
serassura; et pen k pen, toumant le dos au SufTSte, ils 
redescendirent, enrages d*humiliation. Pour la secondc 
fois, ils reculaient devant lui. Pendant quelque temps, 
ils restSrent debout. Plusieurs qui 8*Maient blesses les 
doigts les portaient k leur bouche ou les roulaient dou- 
cement dans le bas d^ leur manleau, et ils allaient s'en 
aller quand Hamilcar entendit ces paroles: 

— Eh ! c*est une d^licatesse pour ne pas afHiger sa 
fille! ]i 

Une Yoix plus haute s'^leva : 

— c Sans doiite, puisqu*elle prend ses amants parmt 
les Mercenaires ! » 

D*abord il chancela, puis ses yeux cherch^rent rapide- 
nient Shahabarim. Mais, seul, le prdtre de Tanit 6tait 
reste k sa place ; et Hamilcar n'apergut de loin que son 
haut bonnet. Tous lui ricanaient k la face. A mesure 
qu'augmentait son angoisse leur joie redoublait, et, au 
milieu des hu6es, ceuxqui ^taient par derri^re criaient : 



136 SALAMMBd. 

— « On Fa vu sortirde sa chambre ! 

— " Un matin du mois de Tammouz ! 

— « C'est le voleur du zaimph ! 

— « Un homme tres-beau ! 
— « Plus grand que toi ! » 

II arracha 6a tiare, insigne de sa dignity, — sa tiare k 
huit rangs mystiques dont le milieu portait une coquille 
d'6meraude — et k deux mains, de toufes ses forces, 11 la 
lan^a parterre; les cercles d*or en se brisant rebondi- 
rent, et les perles sonn^rent sur les dalles. Us virent 
alors sur la blancheur de son front une longue cicatrice ; 
elle s'agitait comme un serpent entre ses sourcils ; 
tons ses membres trcmblaient. 11 monta un des escaliers 
lat^raux qui conduisaient sur I'autel et il marchait des- 
sus ! C*^tait se vouer au Dieu, s'ofTrir en holocauste. Le 
mouvement de son manteau agitait les lueurs du cand^ 
labre plus bas que ses sandales, et la poudre fine, soule- 
T^e par ses pas, Tentourait comme un nuage jusqu*au 
ventre. 11 s*arr^ta entre les jambes du colosse d'airain, 
J] prit dans ses mains deux poign^es de cette poussi^re 
dont la Yue seule faisait frissonner d*horreur tons les 
Garthaginois, et il dit : 

— <c Par les cent flambeau^ de vos Intelligences ! par 
les huit feux des Kabyres ! par les ^toiles, les mSt^pres 
et les volcans ! par tout ce qui brule ! par la soif du De- 
sert et la salure de I'Oc^an ! par la caverne d*Hadrum6te 
et Terapire des Ames ! par Textermination ! par la cendre 
de vos fils, et la cendre des fr&resdevos aieux, avec qui 
maintenant je confonds la mienne ! vous, les Gent du 
Gonseil de Carthage, vous avez menti en accusant ma 
fille ! Etmoi, Hamilcar Barca, SuffMe-de-la-mer, Chef des 
Riches et Dominateur du peuple, devant Moloch-^-tSte- 
de-taureau, je* jure : » On s'attendait k quelque chose 
d*epouvantable, mais il reprit d*une voix plus haute 
et plus calme : « Que mSme je ne lui en parlerai pas! » 
' Les serviteurs sacr^s, poitant des peignes d'or, entre- 



HAMILGAR BARGA. 137 

rent,— -les uns avec des Sponges de pourpre et les autres 
avec des branches de palmier. lis relev^rent le rideau 
ihyacinthe ^tendu dcvant la porte; et parTouverture de 
cet angle, on apergut au fond des auti*es salles le grand 
ciel rose qui semblait continuer la voiHe, en s'appuyant 
U'iiorizon sur la mer 4oute bleue. Le soleil, sortant des 
flots, montait. U frappa tout k coup centre la poitrine du 
colosse d'airain, divis6 en sept compartiments que fer- 
maient des grilles. Sa gueule aux dents rouges s'ouvrait 
dans un horrible bAillement ; ses naseaux ^normes se di- 
lataient, le grand jour Taniniait, lui donnait un air ter- 
rible et impatient, comme s'il avait voulu bondir du 
dehors pour se mSler avec Tastre, le Dieu, et parcourir 
ensemble les immensit^s. 

Gependant les flambeaux r^pandus par terre brillaient 
encore, en allongeant qk et \k sur les pav^s de nacre 
comme des taclies de sang. Les Anciens chancelaient 
epuis^s; ils aspiraient k pleins poumons la fraicheur de 
I'air; la sueur coulait sur leurs faces livides; a force 
d^avoir cri6 ils ne s'entendaient plus. Mais leur colore 
centre le Suff^te n'6tait point calm^e; en mani6re 
d'adieux ils lui jetaient des menaces, et Hamilcar leur 
repondait : 

— « A la nuit prochaine, Barca, dans le temple 
d'Eschmoiin ! 

— « J*y serai ! 

— « Nous te ferons condamner par les Richesl 

— « Et moi par le peuple ! 

— « Prends garde de finir sur la croix ! 

— tf Et Yous d6chir6s dans les rues ! » 

bes qu'ils furent sur le seuil de la cour, ils reprirenl 
un calme maintien. 



Leurs coureurs et leurs cochers les attendaicnt k la 
porte. La plupart s'en all^rent sur des mules blanchics* 

12. 



138 SALAHHBA. 

Le Sufl%te sauta dans son char, prit les r^nes ; les deux 
bMes, courbant leur encolure et frappant en cadence les 
cailloux qui rebondissaient, monterent au .grand galop 
toule la Yoie des Happales, et le vautour d'argent, k la 
pointe du timon, semblait voler tant le i^har passait 

vite. 

La route traversait un champ, plants de longues dal- 
les, aigues par le sommet, telles que des pyramides, 
et qui portaient, entaill^e k leur milieu, une main ou- 
verte comme si le mort couchi dessous Teut tendue 
vers le ciel pour r^clamer quelque chose. Ensuite, ^taient 
dissemin^es des cabanes en terre, en branchages, en 
claies de joncs, toutes de forme conique. De petits murs 
en cailloux, des rigoles d'eau vive, des cordes de spar- 
terie, des haies de nopals s^paraient irr^guli^rement ces 
habitations, qui se tassaient de plus en plus, en s'^levant 
vers les jardins du SufC&te. Mais Hamilcar tendait ses 
yeux sur une grande tour dont les trois stages faisaient 
trois monstrueux cylindres, le premier b^ti enpierres, le 
second en briques, et le troisi^me, tout en c^dre, — sup- 
portant une coupole de cuivre sur vingt-quatre colonnes 
de gen^vrier, d*ou retombaient, en maniere de guirlan* 
des, des chainettes d*airain entrelac^es. Ce haut Edifice 
dominait les b&timents qui s'^tendaient k droite, les en- 
trepdts, la maison-de-commerce, tandis que le palais 
des femmes se dressait au fond des cypres, — alignes 
comme deux murailles de bronze. 
Quant le char retentissantfut entr^par laporte ^troite 
s*arrMa sous un large hangar, oili des chevaux, retenus 
des entraves, mangeaient des'tas d'herbes couples. 
Tons les serviteurs accoururent. lis faisaient une mul- 
titude, ceux qui travaillaient dans les campagnes, par ter- 
reur des soldats, ayant 6t^ ramen^s k Carthage. Les labou- 
reurs, v6tus de peaux de bMes, trainaient des chaines 
rivers k lours chevilles ; les ouvriers des manufactures 
de pourpre avaient les bras rouges comme des bourreaux; 



HAJIILGAR BARGA. 150 

les marins, d6S bonnets verts ; les p6cheurs, des colliers 
decorail; les chasseurs, un filet sur T^paule; et les 
gens de H^gara, des tuniques blanches ou noires, des 
cale^ons de cuir, des calottes de paille, de feutre ou de 
toile, selon leur service pu leurs industries difTi^rentes. 

Par derri^re se pressait une populace en haillons. 
Usvivaient, ceux-l&, sans aucun emploi,Ioin des appar 
tements, dormaient la nuitdans les jardins, divoraient les 
restesdes cuisines, — moisissure humaine qui v6g6tait& 
rombre du palais. Hamilcar les tol^rait, par pr^voyance 
encore plus que par d^dain. Tons, en t^moignage de 
joie, s*^taient mis une fleur k Toreille, et beaucoup d'en- 
tre eux ne Tavaient jamais vu. 

Mais des hommes, coiff^scomme des sphinx et munis 
de grands bMons, s'^lancdrent dans la foule, en frap- 
pant de droite et de gauche. C'^tait pour repousser les 
esclaves curieux de voir le maitre, afin qu'il ne fAt pas 
assailli sous leur nombre et incommode | par leur 
odeur. 

Alors, tons se jet^rent k plat ventre en criant : 
-- « (Eil de Baal, que ta maison fleurisse! » Et entre 
ces hommes, ainsi couches par terre dans Tavenue des 
cypres, rintendant-des-intendants, Abdalonim, coiffe 
d'une mitre blanche, s'avanga vers Hamilcar, un encen- 
goir k la main. 

Salammb6 descendait alors I'escalier des galores. 
Toutes ses femmes venaient derri^re elle ; et, ft^chacun de 
sespas, ellesdescendaient aussi. Les t6tesdes Negresses 
marquaient de gros points noirs la ligne des bandeaux 
a plaques d'or qui serraient le front des Romaines. 
D'autres avaient dans les cheveux des filches d*argent, 
des papillons d'^meraudes, ou de longues aiguilles ^ta- 
te en soleil. Sur la confusion de ces vMements blancs, 
jaunes et bleus, les anneaux, les agrafes, les colliers, 
les franges, les bracelets resplendissaient ; un murmure 
d'6tof(es l^gftres s'i&Ievait; onentendait leclaquement des 



140 salammbO. 

sandales avec le bruit sourd des pieds nus posant sur le 
bois : — et, qk el 1^, un grand eunuque, qui les depassait 
des ^paules, souriailla face en Tair. Quand Tacclaniation 
des hommes se fut apais^e, en se cachant le visage avec 
leurs man(;hes,elles pousserent ensemble un cri bizarre, 
pareil au burlement d*une louve, et il 6tait si furieux et 
et strident qu*il semblait faire, du haut en bas, vibrer 
comme une lyre le grand escalier d'eb^ne tout couvert 
de femmes. 

Le vent soulevait leurs voiles, et les minces tiges des 
papyrus sebalangaient doucement. On etait au mois de 
Schebaz, en pleinhiver. Les grenadiers en fleurs se bom- 
baient sur Tazur du ciel, et & travers les branches, la 
mer apparaissait avec une ile au loin, k demi perdue 
dans la brume. 

Hamilcar s*arr^ta, en apercevant Salammb6. Elle lui 
^tait survenue apr^s la mort de plusieurs enfants males. 
D'ailleurs, la naissance des fiUes passait pour une ca- 
lamity dans les religions du Soleil. Les Dieux, plus tard, 
lui avaient envoys un fils ; mais il gardait quelque chose 
de son espoir trahi et comme Tebranlement de la male- 
diction qu'il avait prononc6e contre elle. Salammbd, 
cependant, continuait k marcher. 

Des perles de couleurs varices descendaient en lon- 
gues grappas de ses oreilles sur ses ^paules et jusqu*aux 
coudes. Sa chevelure 6tait cr6p6e, de fagon k simuler 
un nuage. Elle portait, autour du cou, de petites plaques 
d'or quadrangulaires represcntant une femme entre 
deux lions cabres ; et son costume reproduisait en entier 
Taccoutrement de la D^esse. Sa robe d*hyaciiithe, k 
manches larges, lui serrait la taille en s*6vasant par le 
bas. Le vermilion de ses ISvres faisait paraitre ses dents 
plus blanches, et Tantimoine de ses paupi^res ses yeux 
pius longs. Ses sandales, coupeesdans un plumage d'oi- 
seau, avaient des talons tr^s-hauts, et elle (^taitpale 
extr.nordinahrement. k cause du froid sans doutc. 



HAMILGAR BARGA. 441 

Enfin ellearriva pr6s d'Hamilcar, et, sansleregarder, 
sans lever la t^te, elle lui dit : 

-^ c Salut, (Eil de Baalim, gloire^ternelle! triomphe! 
loisir! satiBfaction ! richesse ! Voili longtemps que mon 
coeur ^tait triste, et la maisonlanguissait. Hais le maitre 
qui revient est comme Tammouz ressuscit^ ; et sous tor 
regard, 6p^re, une joie, une existence nouvelleva par- 
tout s'^panouir! » 

Et prenant des mains de Taanach un petit vase oblong 
ou fumait un melange de farine, de beurre, de carda- 
mome et de \in : — « Bois k pleiue gorge, » dit-elle, a la 
boisson du retour pr^par^e par ta servante. » 

U r^pliqua — « Benediction sur toi ! » et il saisit ma- 
chinalement le vase d*or qu'elle lui tendait. 

Cependant, il I'examinait avec une attention si Apre 
que Salammbd troubi^e balbutia : 

— « On t'a dit, d maitre !... 

— « Oui ! je sais ! » fit Hamilcar k voix basse. 
Etait-ce un aveu? ou parlait-elle des Barbares ? Et il 

ajouta quelques'mots vagues sur les embarras publics 
qu'il esp^rait k lui seul dissiper. 

— f p^re ! » exclama Salammbd, « tu n'effaceras 
pas ce qui est irreparable ! » 

Alors il se recula, et Salammbd s'etonnait de son 
^ahissement; car elle ne songeait point k Carthage 
mais au sacrilege dont elle se trouvait complice. Get 
homme, qui faisait trembler les legions et qu'elle con- 
naissait k peine, reffrayait comme un dieu ; il avait de- 
vine, il savait tout, quelque chose de terrible allait ve- 
nir. Elle s*ecria : « Grice ! j» 

Hamilcar baissa la tete, lentement. 

Bien qu*elle voulilt s'accuser, elle n*osait ouvrir les 
l^vres ; et cependant elle etouffait du besoin de se plain- 
dreet d'etre consoiee. Hamilcar combattait Tenvie de 
rompre son serment. II le tenait par orgueil, ou par 
crainte d*enfmir avec son incertitude: et il la regardait 



14S SALAMMBd. 

en face, de toutes ses forces, pour saisir ce qu'elle ca 
chait au fond de son coBur. 

Peu k pen, en haletant, Salammbd s'enfon^it/ la 
t^te dans les ^paules, ^cras^e par ce regard trop lourd. 
U ^tait si)r maintenant qu'elle avait failli dans I'^treinU 
d*un Barbare ; il fr^missait, il leva ses deux poings. Elle 
poussa un cri et tomba entre ses femmes, qui s'empres- 
s^rent autour d'elle. 

Hamjlcar touma les talons. Tons les intendants le 
suivirent. 

On ouvrit la porte des entrepots, et il entra dans nne 
vaste salle ronde ou aboutissaient) comme les rayons 
d'une roue k son moyeu, de longs couloirs qui condui- 
saient vers d*autres salles. Un disque de pierre s'^lerait 
au centre avec des balustres pour soutenir des coussins 
accumul^s sur des tapis. 

Le Suff^te se promena d'abord k grands pas rapides ; 
il respirait bruyamment, il frappait la terre da talon, 
il se passait la main sur le front comme un homme har- 
cel^ par les mouches. Mais il secoua la t^te, et en aper- 
vant Taccumulation de ses richesses, il se calma ; sa 
pens^e, qu*attiraient les perspectives des couloirs, se r^ 
pandait dans les autres salles pleines detrusors plus 
rares. Des plaques de bronze, des lingots d'argent et des 
barres de fer altemaient avec les saumons d'^tain ap- 
port^s des GassitSrides par la merT^n^breuse; les gom- 
mes du pays des Noirs d^bordaient de leurs sacs en 
^corce de palmier; et la poudre d'or, tass6e dans des ou* 
tres, fuyait insensiblement par les eoutures trop vieilles. 
De minces filaments, tir^s des plantes marines, pen- 
daient entre les lins d*Egypte, de Grece, de Taprobane 
etde Jud^e ; des madrepores, tels que de largesbuissons, 
se h^rissaient au pied des murs ; et une odeur ind^finis- 
sable flottait, exhalaison des parfums, des cuirs, des 
Apices et des plumes d*autruche li^es en gros bouquets 
tout au haut de la voi]ite. Devant chaque couloir, des 



HAMILGAR BARGA. U5 

dents d*^l^phant posies debout, en se riunissant par ies 
pointes, formaient un arc au-dessus de la porte. 

EniSn, ii montasur le disque de pierre. Tous Ies inten- 
dants se tenaient Ies bras croisis, la tite basse, tandis 
qu'Abdalonim levait d un air orgueilleux sa mitre poin- 
tue. 

Hamilcar interrogea le Chef-des-navires. G'itait un 
mm pilote aux paupiSres iraillies par le vent, et des 
flocons blancs descendaient jusqu*^ ses hanches, comme 
sir^cumedestempStes lui ^tait restie sur la barbe. 

11 ripondit qu'il avait envoys une ilotte par Gadis et 
Thymiamata, pour t&cher d*atteindre Eziongaber, en dou- 
blant la Gorne-du-Sud et le promontoire des Aromates. 

.D*autres avaient continue dans TOuest, durant quatre 
lunes, sans rencontrer de rivages ; mais la proue des 
navires s'embarrassait dans Ies herbes, Thorizon reten- 
tissait continuellement du bruit des cataractes, des 
brouillards couleur de sang obscurcissaient le soleil, 
une brise toute chargie de parfums endormait Ies Equi- 
pages ; et k present ils ne pouvaient rjen dire, tant leur 
m^moire Etait troublie. Cependant, on avait remonte Ies 
fleuves des Scythes, pinStri en Golchide, chez Ies Ju- 
griens, chez Ies Estiens, ravidansTArchipel quinze cents 
vier^es et coule has tous Ies vaisseaux strangers navi- 
guant au del^ du cap (Estrymon, pour que le secret des 
routes ne lid pas connu. Le roi Ptolimee retenait Ten- 
cens deSchesbar; Syracuse, Elathia, la Corse et Ies lies 
n*avaient rien fourni, et le vieux pilote baissa la voix 
pour annoncer qu*une trireme Etait prise k Rusicada par 
ies Numides, — « car ils sont avec eux, Haitre. » 

Hamilcar fronga Ies sourcils ; puis il fit signe de parler 
au Chef-des-Yoyages, enveloppe d*une robe brune sans 
ceinture, et la tSte prise dans une longue Echarpe d'E- 
toffe blanche qui, passant au bord de sa bouche, lui re- 
tombait par derriire sur TEpaule. 

Les caravanes itaient parties riguliirement k r^qui- 



141 SALAMMBd. 

noxe d*hiver. Mais, de quinze cents hommesse dirigeant 
sur rextreme£thiopie avec d*excellents chameaux, des 
outres neuves et des provisions de toiles peintes, un seul 
avail reparu k Carthage , — les autres etant raorls de 
fatigue ou devenus fous par la terreur du desert ; — et 
il disait avoir vu, bien au dela du Earousch-Noir, apres 
les Atarantes et le pays des grands singes, d*immenses 
royaumes ou les moindres ustensiles sonttous en or, un 
fleuve couleur de lait, large comme une mer, des for^ts 
d*arbres bleus, des coUines d'aromates, des monstres a 
figure humaine v6g6tant sur les rochers et dont les pru- 
nelles, pour vous regarder, s'^panouissetit comme des 
fleurs; puis, derriSre des lacs tout converts de dragons, 
des montagnes de cristal qui supportent le soleil. D*au- 
tres ^taient revenus de I'lnde avec des paons, du poivre 
et des tissus nouveaux. Quant k ceux qui vont acheter 
des calc^doines par le chemin des Syrtes et le temple 
d' Ammon, sans doute ils avaient p6ri dans les sables. Les 
caravanes de la G^tulie et de Phazzana avaient fourni 
leurs provenances habituelles ; mais il n*osait k present, 
lui,le Ghef-des-voyages, en ^quiper aucune. 

Hamilcarcomprit; les Hercenaires occupaientlacam- 
pagne. Avec un sourd g^missement, il s'appuya sur 
Tautre coude ; et le Chef-des-metairies avait si peur de 
parler, qu'il tremblait horriblement malgr^ ses ^paules 
trapues et ses grosses prunelles rouges. Sa face, camarde 
comme celle d*un dogue, ^tait surmont^e d*un r^seau en 
fils d*^corces ; il portait un ceinturonen peau de leopard 
avec tons les poils et ou reluisaient deux formidables 
coutelas. 

DSs qu*Hamilcar se detourria, il se mit, en criant, k 
invoquertous les Baals. Gen*6tait pas sa faute! il'n'y 
pouvait rien ! II avait observe les temperatures, les ter- 
rains, les ^toiles, fait les plantations au solstice d'hiver, 
les^laguages au decours de la lune, inspects les esclaves, 
manage leurs habits* 



IIAMILGAR BAnCA. . 145 

Mais Ilamilcar s'irritait de cette loquacity. II claqua 
de la langue, et rhomme aux coutelas d*une voix rapide : 

— « Ah ! Haitre ! ils ont tout pilU ! tout s^iccag^ ! tout 
d^truit! Trois mille pieds d*arbres sont coupes k Maschala, 
et ti Ubada les greniers d^foncSs, les citemes combines ' 
A Ted^s, ils ont emport^ quinze cents gomors de farine ; 
k Harazzana , tu6 les pasteurs , mange le . troupeaux, 
brQU ta maison, ta belle maison ^ poutres de cedre, 
outuvenais r^t^llesesclaves deTuburbo, qui sciaientde 
I'orge, se sont enfuis vers les montagnes ; et les dnes, les 
bardeaux, les mulets, lesboeufs de Taormine, etles cke- 
vauxoryngesy plus un seul! tous emmenSs! G'est une 
maUdiction! je n*y survivrai pas ! » II reprenait en pleu- 
rant : « Ah! si tu savais comme les celliers dtaient pleins 
etlescharrues reluisantes! Ah! les beaux bMiers! ah! 
les beaux taureaux!... » 

La colore d^Hamilcar T^toufTait. Elle ^clata : 

— « Tais-toi! Suis-je done un pauvre? Pas do men- 
songes ! dites vrai ! Je veux savoir tout ce que j'ai perdu, 
jusqu*au dernier side, jusqu*au dernier cab ! Abdalo- 
nim, apporte-moi les comptes des vaisseaux, ceux des 
caravanes; ceux des m^tairies, ceux de la maison! Et si 
voire conscience est trouble, malheur sur yos t^tes ! — 
Sortez! » 

Tous les intendants, marchant k reculons et Ics poings 
judqu'^ terre, sortirent. 

Abdalonim alia prendre au milieu d*un easier, dans 
la muraille, des cordes k noeuds, des bandes de toile ou 
de papyrus, des omoplates de mouton charg^es d*^cri- 
tures fines. II les d^posa aux pieds d'Hamilcar, lui mil 
OQtre les mains un cadre de bois garni de trois fils int^- 
rieurs oCi ^taient pass^es des boules d*or, d^argentet de 
come, et il commen^a : 

— t Gent quatre-vingt-douze maisons dans les Hap- 
pales, loupes aux Carthaginois-nouveaux k raison d*uii 
teka par lune. 

15 



U6 SALAMMBA. 

— c Non ! c'est trop! menage les pauvres! et tu ^cri- 
ras les noms de ceux qui te paraitront les plus kardis, 
en Uchant de sayoir sils sont attaches k la Republique! 
Apres? » 

Abdalonim liSsitait, surpris de cette g^n^rosit^. 
Hamilcar lui arracha des mains les bandes de 
toile. 

— « Qu'est-ce done? trois palais autour de Kliamon k 
douze kesitah par mois! Mets-en vingti Je ne veux pas 
que les Riches me d^vorent. » 

Llntendant-des-intendants, apr^s un long salut, 
reprit : 

— c Pret^ k Tigilias, jusqu'4 la fin de la saison, deux 
kikar au denier trois, int^r^t maritime ; k Bar-Malkarth, 
quinze cents sides sur le gage de trente esclaves. Mais 
douze sont morts dans les marais salins. 

— c C'est qu*ils n'^taient pas robustes, » dit en riant 
le Suff^te. « N*importe ! s'il a besoin d*argent, salisfais- 
le! II fauttoujours prater, et ^des int^r^ts divers, selon 
la richesse des personnes. » 

Alors le serviteur s*empressa de lire tout ce qu*avaient 
rapporl^les mines de ferd*Annaba, les p^cheries de co- 
rail, les fabriques de pourpre , la ferme de Timp^t sur 
les Grecs domicili^s, Tcxporlation de Targent en Arabic 
ou il valait dix fois Tor, les prises des vaisseaux, deduc- 
tion faite du dixi^me pour le temple de la D^esse. — 
« Ghaquefois j'ai d^clard un quart de moins/Maitre! » 
Hamilcar comptait avec les billes ; elles sonnaient sous 
ses doigts. 

— « Assez! Qii'as-tu pay6? 

— c A Stratonicl^s de Goriiithe et k trois marchands 
d' Alexandria sur les lettres que voil^ (elles sout ren- 
tr^es), dix mille drachmes ath^niennes et douze talents 
d*or syriens. La nourriture des Equipages s ^levant k 
vingX mines par mois pour une trir^me^. 

' — • Je le sais ! combien de perdues? 



HAMILCAR BARGA. 147 

— « En voici le compte sur ces lames de plomb, » 
dit rintendant. « Quant aux navires nolis^s en commun, 
comme il a fallu souvent jeter les cargaisons ii la mor, 
on a r^parti les pertes in^gales par tStes d*associ^s. Pour 
des cordages emprunt^s aux arsenaux et qu'il a ^tS im- 
possible de leur rendre, les Syssites ont exig^ huit cents 
kesitath, avant Texp^dition dTtique. 

— c Encore eux! » fit Hamilcar en baissant la t^te; e, 
il resta quelque temps comme ^cras6 par le poids de tou 
tes les haines qu*il sentait sur lui : — « Hals jc nc vols 
pas les depenses de H^gara? » 

Abdalonim, en p&lissaiity alia prendre, dans un autre 
easier, des planchettes de sycomore, enfil^es par paquets 
k des cordes de cuir. 

Hamilcar T^coutait, curieux des details domestiques, 
et s'apaisant h la monotonie de cette voixqui ^numerait 
des chifires; Abdalonim se ralentissait. Tout k coup il 
laissa tomber par terre les feuilles de bois et il se jeta 
Iui-m6me k plat ventre, les bras ^tendus, dans la posi- 
tion des condamnSs. Hamilcar, sans s'^mouvoir, ramassa 
les tablettes ; et ses l^vres s*6cart^rent et ses yeux s*a- 
grandirent, lorsqu*il apergut, k la d^pense d'un seul jour, 
une exorbitante consommation de viandes, de poissons, 
d*oiseaux, de vins et d'aromates, avcc des vases brisks, 
des esclaves morts, des tapis perdus. 

Abdalonim, toujours prostem^, lui apprit le fesUn 
des Barbares. II n'avait pu se soustraire k Tordre des 
Anciens, — Salammbd, d*ailleurs, voulant que Ton pro- 
diguAt Targent pour mieux reoevoir les soldats. 

Au nom de sa fllle, Hamilcar se leva d*un bond. Puis, 
ea serrant les ISvres, il s*accroupit sur les coussins ; il 
en d^chirait les franges avec ses ongles, haletant, les 
pninelles fixes. 

— « LSve-toi ! » dit-il ; et il descendit. 
Abdalonim le suivait; ses genoux tremblaient. Mais, 

saisissant une barre de fcr, il se mit comme un furieux 



us SALAMMDd. 

k desceller les dalles. Un disque de bois sauta, et bientdt 
parurent sur la longueur du couloir plusicurs de ces 
larges couverclcs qui bouchaient des fosses ou Ton con- 
servait le grain. 

— c Tu le vois, (Eil de Baal, » dit le serviteur en 
tremblant, c ils n'ont pas encore tout pris! et ellessont 
profondes, chacune, de cinquante coud^es et comble& 
jusqu*au bord ! Pendant ton voyage, j*en ai fait creuser 
dans les arsenaux, dans les jardins, partout ! ta maison 
est pleine de bl^, comme ton crcur de sagesse. » 

Un sourire passa sur Ic visage d'Hamilcar : — « G^est 
bien, Abdalonim ! » Puis se penchant k son oreille : « 1u 
en ferasvenir de r£trurie, du Brutium, d*ouil te plaira, 
et n*iniporte h quel prix ! Entasse et garde ! 11 faut que 
je poss^de, k moi seul, tout le ble de Carthage. » 

Puis, quand ils furent k Textremit^ du cou'oir, Abda- 
lonim, avec une des clefs qui pendaient k sa ceinture, 
ouvrit une grande chambre quadrangulaire, divis^ au 
milieu par des piliers de c^dre. Desmonnaies d*or, d*;ir- 
gentet d*airain, disposSes sur des tables ouenfonc^es 
dans des niches, montaient le long des quatre murs jus- 
qu*aux lambourdes du toit. D*enormes coufTes en peau 
d'hippopotame supportaient, dans les coins, des rangs 
entiers de sacs plus petits; des tas de billion faisaient 
des monticules sur les dalles; et, Qk et Ik, quelque pile 
trop haute s*^tant ^croul^e, avait Tair d*une colonne en 
mine. Les grandes pieces de Carthage, repr^sentant Tanit 
avec un cheval sous un palmier, se mSlaient A cellesdcs 
colonies, marquees d*untaureau,d*une^toile, d*un globe 
ou d'un croissant. Puis Ton voyait disposSes, par sommes 
in^gales,des pieces de toutes les valours, de toutes les di- 
mansions, de tons les Ages, — depuis les vieilles d*Assyrie, 
minces comme rongle,jusqu*aux vieilles du Latium, plus 
§paisses que la main, avec les boutons d*£gine, les tablet- 
tes de la Bactriane, les court es tringles de Tancienne Lac^ 
' ; plusieurs ^talent couvertes de rouille, encras- 



nAMILf.AR BARGA. 140 

s5cs, verdics par l*eau ou noircies par le feu, ayaiit 6t6 
prises dans dcs filets ou apr^sles sieges parmiles d^com- 
bresdesvillcs. Le SufTMc eut bien yite supputS si les 
sommi'S pi escntescorrespondaientaux gains et auxdom- 
mages qu*on venait de lui lire; et ii s*en allait lorsqu*il 
apcrgut trois jarres d*airain complStement vides. Abda- 
loiiim detourna la tSte en signe d^horreur, et Hamilcar re- 
sign^ ne parla point. 

lis traverser ent d*autres couloirs, d*autres salles, et 
arriv^rent enfin devant une porte oi]i, pour la garder 
mieux, un homme 6tait attach^ par le ventre k une lon- 
gue chaine scell^e dans le mur, coutume des Romains 
nouvellement introduite k Carthage. Sa barbe et ses on- 
gles avaicnt d^mesur^ment pouss^, et il se balangait de 
droite et de gauche avec Toscillation continuelle des b^ 
tes captives. Sit6t qu*il reconnut Hamilcar, il s'^lan^a 
vers lui en criant: 

— « Gr&ce, (Eil de Baal ! piti6 ! tue-moi ! Voilii dix 
ans que je n*ai vu le soleil ! Au nom de ton p6re, 
grke ! » 

Hamilcar, sans lui r^pondre, frappa dans ses mains, 
trois hommes parurent ; et tons les quatre k la fois, en 
raidissant leurs bras, ils retir^rent de ses anneaux la 
barre ^norme qui fermait la porte. Hamilcar prit un 
flambeau, et disparut dans les t^nSbres. 

G*§tait, croyait-on, Tendroit des sepultures de la fa- 
mille ; mais on n'eilkt trouv^ qu*un large puits II ^tait 
creus^ seulement pour d^router les voleurs, et ne cachait 
rien. Hamilcar passa aupr^s ; puis, en se baissant, il fit 
tourner sur ses rouleaux une meule tr^s-lourde, et par 
cette ouverture il entra dans un appartement b^i en 
forme de c6ne. 

Des ^cailles d'airain couvraient les murs ; au milieu, 
sur un pi^destal de granit, s'^lcvait la statue d*un Ka- 
byre avec le nom d*Aietes, inventeur des mines dans la 
Ccltib^rie. Centre sa base, par ten*e, 6taient disposes 



150 SALAMMBO. 

en croix de larges boucliers d'or et des vases d^argent 
monstrueux, k goulot fenn^, d*une forme extrava^ante 
et qui ne pouvaient servir ; car on avait coutume de 
fondre ainsi des quantit^s de ih^tal pour que les dila* 
pidations et rn^me les dSplacements fussent presque im- 
possibles. 

Avec son flambeau, il alluma une lampe de mineur 
fix^e au bonnet de Tidole ; des feux verts, jaunes, bleus, 
violets, coule'ur de vin, couleur de sang, tout k coup 
illuminSrent la salle. EUe 6tait pleine de pierreries qui 
se trouvaient dans des calebasses d'or accroch^es comme 
des lampadaires aux lames d*airain, ou dans leurs blocs 
natifs ranges au bas du mur. G*^aient des callais arra- 
ch^es des raontagnes k coups de fronde, des escaii>ou- 
cles form^es par Turine des lynx, des glossop^tres tom- 
b^s de la lune, des tyanos, des diamants, des sandas- 
trum, des beryls, avec les trois esp^ces de rubis, les 
quatre esp^ces de saphir et les douze esp^ces d*6me- 
raudes. Elles fulguraient, pareilles k des ^claboussures 
de lait, k des gla^ons bleus, k de la poussi^re d*argent, 
et jetaient leurs lumi^res en nappes, en rayons, en 
^toiles. Les c^raunies engendr^es par le tonnerre etin- 
celaient pres des calc^doines qui gu^rissent des poisons. 
II y avait des topazes du mont Zabarca pour pr^venir les 
terreurs, des opales de la Bactriane qui emp^chent les 
avortements, et des comes d'Ammon que Ton place sous 
les lits afin d*avoir des songes. 

Les feux des pierres et les fiammes de la lampe se mi- 
raient dans les grands boucliers d*or. Hamilcar debout 
souriait, les bras croisgs ; — et il se d^lectait moins 
dans le spectacle que dans la conscience de ses richesses. 
Elles ^taient inaccessibles, in^puisables, infinies. Ses 
aieux, dormant sous ses pas, envoyaient k son coeur 
quelque chose de leur ^ternit^. II se sentait tout pr^s 
des g^nies souterrains. C^taitcomme la joie d*un Kabyre; 
et les grands rayons lumineux frappant son visage lui 



HAMTLGAR BARGA. 151 

semblaient Textr^mit^ d*un invisible r^seau, qui, k tra- 
vers des abimes, Tattachaient au centre du monde. 

Une id^e le fit tressaillir, et s*^tant plac6 derriSre 
ridole, il marcha droit vers le mur. Puis il examina 
parmi les tatouages de son bras une ligne horizontale 
avec deux autres perpendiculaires, ce qui exprimait, en 
chiffres chanan^ens, le nombre treize. Mors il compta 
jusqu*^ la treiziSme des plaques d*airain, releva encore 
une fois sa large ihanche ; et la main droite ^tendue, il 
lisait k une autre place de son bras d*autres lignes plus 
compliqu^eSy tandis qu'il promenait ses doigts d^licate- 
ment, k la fa^on d*un joueur de lyre. Enfin, avec son 
pouce, il frappa sept coups; et d*un seul bloc, toute-une 
partie de la muraille tourna. 

EUe dissimulait une sorte de caveau, oA ^taient en- 
ferm^es des choses myst^rieuses, qui n*avaient pas de 
nom, et d^une incalculable valeur. Hamilcar descendit 
les trois marches ; il prit dans une cuve d*argent une peau 
de lamat flottant sur un liquide noir, puis il remonta. 

Abdalonim se remit alors k marcher devant lui. II 
frappait les pav^s avec sa haute canne garnie de sonnettes 
au pommeau, et, devant chaque appartement, criait le 
nom d*Hamilcar, entour6 de louanges et de benedictions. 

Dans la galerie circulaire oi!i aboutissaient tons les 
couloirs, on avait accumuie le long des murs des pou- 
trelles d*algummin, des sacs de lausonia, des g4teaux en 
terre de Lemnos, et des carapaces de tortue toutes 
pleines de perles. Le Suffete, en passant, les effleurait 
avec sa robe, sans mSme regarder de gigantesques mor- 
ceaux d*ambre, mati^re presque divine formSe par les 
rayons dusoleil. 

Un nuage de vapeur odorante s'^chappa* 

— « Pousse la porte ! » 

lis entr^rent. 

Des hommes nus p^trissaient des pfttes, broyaient des' 
herbes, agitaient des charbons, versaient de Thuile dans 



153 ^ALAMMbA. 

des jarres, ouvraient et fermaient les petites cellules 
OYOides creus^es tout autour de la muraille et si nom- 
breuses que I'appartement ressemblait k i*int6rieur d*uae 
ruche. Du myrobalon, du bdellium, du safran et des vio- 
Icltes en d^bordaient. Partout ^laient ^parpill^es des 
gommes, des poudres, des racines, des fioles de verrc, 
des branches de filipendule, des p^tales de roses ; et Ton 
^touffait dans les senteurs, malgr6 les tourbillons du 
styrax qui gr^sillait au milieu sur un trepied d'airain. 

Le Chef-dcs-odeurs-suaves, pdle et long comme un 
iflambeau de cire, s'avanoa vers Hamilcar pour ^eraser 
dans ses mains un rouleau de m^topion, tandis que deux 
autres lui frottaient les talons avec des feuilles de bac- 
caris. U les repoussa ; c*6taient des Cyr^n^ens de moeurs 
infi&mes, mais que Ton consid^rait k cause de leurs se- 
crets. 

Afin de montrer sa vigilance, le Chef-des-odeurs ofTrit 
au Suff^te, sur une cuiller d*^lectrum, un peu de malo* 
bathre k gouter ; puis avec une aldne il perga trois be- 
soars indiens. Le maitre, qui savait les artifices, prit 
une come pleine de baume, et Tayant approch^e des 
charbons il la pencha sur sa robe ; une tache brune y 
parut, c'Stait une fraude. Alors il consid^ra le Ghef-des- 
odeurs fixement, et sans rien dire lui jeta la come de 
gazelle en plein visage. 

Si indign^ qu*il tdX des falsifications commises k son 
prejudice, enapercevantdespaquets de nard qu'on em- 
ballait pour les pays d'outre-mer, il ordonna d'y mMer 
de Tantimoine, afin de le rendre plus lourd. 

Puis il demanda ou se trouvaient trois boites de psa- 
gas, destinies k son usage. 

Le Chef-des-odeurs avoua qu'il n*en savait rien, des 
soldals 6laient venus avec des couteaux, en hurlant ; il 
leur avait ouvert les cases. 

— « Tu les crains done plus que moi ! » s'^cria le 
Suffete ; et k travers la fum^e, ses pmnelles, comme des 



HAMItCAR BARGA. i55 

torches, ^tincelaient sur ie grand homme pftle qui com- 
mengait k comprendre. « Abdalonim ! avant le coucher 
du solcil tu le feras passer par les verges : d6chire-le ! » 

Ge dommage, moindre que les autres, Tavait exas- 
p6r6 ; car malgr^ ses efforts pour les bannir de sa pen- 
s^e, il retrouvait continuellement les Barbares. Leurs 
debordements se confondaient avec la honte de sa fille, 
et il en voulait h toute la maison de la connaitre el de 
ne pas la lui dire. Hais quelque chose le poussait k s*en- 
foncer dans son malheur; et pris d'une rage d*inquisi- 
tion, 11 visita sous les hangars, derriSre la maison-de- 
commerce, les provisions de bitume, de bois, d*ancres 
et de cordages, de miel et de cire, le magasin des ^tofTes, 
les reserves de nourritures, le chantier des marbres, le 
grenier du silphium. 

II alia de Tautre cdtS des jardihs inspecter, dans leurs 
cabanes, les artisans domestiques dont on vendait les 
produits. Des tailleurs brodaient des manteaux, d*autres 
tressaient des filets, d*autres peignaient des coussins, 
d^coupaient des sandales, des ouvriers d*£gypte avec un 
coquillage polissaient des papyrus, la navette des tisse- 
rands claquait, les enclumes des armuriers retentis- 
saient. 

Hamilcar leur dit : 

— i Battez des glaives ! battez toujours I il m*en fau- 
dra. » Et il tira de sa poitrine la peau d*antiIope mac6- 
r^e dans les poisons pour qu*on lui taill&t une cuirasse 
plus solide que celles d^airain, et qui serait inattaquable 
au far et k la flamme. 

D^s qu*il abordait les ouvriers, Abdalonim, afin de d6- 
toumer sa colore, tdchait de Tirriter contre eux en d6- 
nigrant leurs ouvrages par des murmures. — c Quelle 
besogne ! c*est une honte ! Vraiment le Maitre est Ij^op 
bon. Hamilcar, sans I'Scouter, s*6Ioignait. 

11 se ralentit, car de grands arbres calcines d'un 
bout k Tautre, comme on en trouve dans les boia 



454 SAL^MMBd. 

ou les pasteurs oat camp^, barraient les chemins ; et 
les palissades ^taient rompues, Teau des rigoles se per- 
dait, des Eclats de verre, des ossements de singes appa* 
raissaient au milieu des flaques bourbeuses. Quelque 
bribe d'^toffe ^ et Ik pendait aux buissons ; sous les 
citronniers les fleurs pourries faisaientun fumier jaune. 
En effet les serviteurs avaient tout abandonn^, croyant 
qud le maitre ne reviendrait plus. 

A chaque pas il d^couvrait quelque d^sastre nouveau, 
une preuYe encore de cette chose qu'il s'^tait interdit 
d*apprendre. VoiI& maintenant qu'il souillait ses brode- 
quins de pourpre en ^crasant des immondices ; et il ne 
tentit pas ces hommes, tons devant lui au bout d*une 
catapulte, pour les faire yoler en Eclats ! 11 se sentait 
humili^ de les avoir defendus ; c*6tait une duperie, une 
trahison ; et comme il ne pouvait se venger ni des sol- 
dats, ni des Anciens, ni de Salammbd, ni de personne, 
et que sa colore cherchait quelqu'un, il condamna aux 
mines, d*un seul coup, tons les esclaves des jardins. 

Abdalonim frissonnait chaque fois qu'il le voyait 
se rapprocher des pares. Mais Hamilcar prit le sentier 
du mouliUy d'ou Ton entendait sortir une melopee lu- 
gubre. 

Au milieu de la poussi^re les lourdes meule$ tour- 
naient, c'est-^-dire deux c6nes de porphyrc superposes, 
et dont le plus haut, portant un entonnoir, virait sur le 
second h Taide de fortes barres. Avec leur poitrine et 
leurs bras des hommes poussaient, tandis que d'autres, 
alleles, tiraient. Le frottement de la bricole avail forme 
autour de leurs aisselles des croutes purulentcs commc 
i vn en voit au garot des dnes, et le haiilon noir el flasquc 

\: fui couvrait k peine leurs reins, en pendant par Ic boul, 

Ubatlait sur leurs jarrets comme une longue queue. Leurs 
yeux ^taient rouges, les fers de leurs pieds sonnaient, 
toutes leurs poitrines haletaient d'accord. lis avaient 
T la bouche, fix6e par deux chainettes de bronze, une 



IIAMILGAR BARGA. 155 

museli^rc, pour qull leur fi\t impossible de manger la 
farine, et des gantelets sans doigts enfermaient leurs 
mains pour les emp^cher d*en prendre. 

A l*entr6e du maitre, les barres de bois craqu^rent 
plus fort. Le grain, en se broyant, grin^ait. Plusieurs 
tomb^rent sur les genoux ; les autres, continuant, pas- 
saient par-dessus. 

U demanda Giddenem, le gouyemeur des esclaves; et 
ce personnage parut, Stalant sa dignity dans la richesse 
de son costume ; car sa tunique, fendue sur les cdtis, 
^tait de pourpre fine, de lourds anneaux tiraient ses 
oreilles, et, pour joindre les bandes d'itofTes qui enve- 
loppaient ses jambes, un lacet d*or, comme un serpent 
autour d'un arbre, montait de ses chevilles k ses han- 
ches. 11 tenait dans ses doigts, tout chargte de bagues, 
un collier en grains de gagates pour reconnattre les 
hommes sujets au mal sacrd. 

Hamilcar lui fit signe de detacher les museli^es. 
Alors tous, avec des cris de b^tes affamSes, se ru6rent 
sur la farine, qu'ils d^voraient en 8*enfongant le visage 
dans les tas. 

— ^ Tu les ext^nues ! » dit le SufT^te. 

Giddenem r^pondit qu*il fallait cela pour les dompter. 

— « Ce n*^tait gu^re la peine de t'envoyer k Syra- 
cuse dans r^cole des esclaves. Pais venir les autres ! » 

Et les cuisiniers, les sommeliers, les palefreniers, les 
coureurs, les porteurs de liti^e, les hommes des ^tuves 
et les femmcs avec leurs enfants, tous se rang^rent dans 
le jardin sur une seule ligne, depuis la maison-de-com- 
merce jusqu'au pare des bdtes fauves. lis retenaient leur 
haleine. Un silence inorme emplissait M^gara. Le soleil 
s'allongeait sur la lagune, au bas des catacombes. Les 
faons piaulaient. Hamilcar, pas k pas, marchait. 

— « Qu'ai-je a faire de ces vieux? » dit-il; « vends- 
les! Cest trop de Gauloiii, ils sont ivrognes! et trop de 



156 SALAMMBO. 

Cr^tois, ils sont mentours! Achete-moi des Cappadociens, 
des Asiatiques et des Negres. » 

U 8*(&tonna du petit nombre des enfants. — a Chaque 
anaSe, Giddenem, la maison doit avoir des naissances ! 
Tu laisseras toutes ies nuits les cases ouvertes pour 
qu*ils se m^lent en liberty. • 

U se fit montrer ensuite les voleurs, les paresseux, 
les mutins. 11 distribuait des ch&timents, avec des re- 
proches k Giddenem ; et Giddenem, comme un taureau, 
baissait son front bas, oik s'entre-croisaient deux larges 
sourcils. 

— a Tiens, (Eil deBaal, » dit-il, en d^signant un Li- 
byen robuste, a en voil^ un que Ton a surpris la corde 
au cou. 

— « Ah! tu veux mourir? » fit d^daigneusement le 
Suffete. 

Et Tesclave, d'un ton intr^pide : 

— Qui ! » 

Alors, sans se soucier de Texemple ni du dommage 
p^cuniaire, Hamilcar dit aux valets : 

— c Emportez-le ! » 

Peut-Stre y avait-il dans sa pens^e Tintention d*un 
sacrifice. C'6tait un malkeur qu*il s*infligeait afin d*en 
pr6venir de plus terribles. 

Giddenem avait cach^ les mutil^s derri^re les autres. 
Hamilcar les apergut : 

— « Qui t'a coup^ le bras, ft toi? 

— c Les soldats, (Eil de Baal. » 

Puis, k un Samnite qui chancelait comme un heron 
bless^ : 

— « Et toi, qui t'a fait cela? » 

G*^tait le gouverneur, en lui cassant la jambe avec 
une barre de fer. 

Cette atrocity imbecile indigna le SufTi&te ; et, arra- 
chant des mains de Giddenem son collier de gagates : 

— c Malediction au chien qui blesse le troupeau! 



nAMILGAR BARCA. 157 

Estropier des csclavcs, bonl^ de Tanit! Ah! lu ruiiics 
ton maitre ! Qu*on TMouffe dans le fumier. Et ceux qui 
manquent ? Ou 8ont-ils ? Les ds-tu assassin^s avec ies 
soldats? » 

Sa figure 6tait si terrible que toutes les femmes s*en- 
fuirent. Les esclaves se reculant faisaient un grand 
cercle autour d^eux ; Giddenem baisait fr^n^tiquement 
ses sandales; Hamilcar, debout, restait les bras iev^s 
surlui. 

Mais, rintelligence lucide comzue au plus fort des ba- 
tailles, il se rappelait mille choses odieuses, des igno- 
minies dont il s*Mait d^tourn^ ; et, &.la lueur de sa co- 
lere, comme aux fulgurations d*un orage, il revoyait 
d'un seul coup toud ses d^sastres a la fois. I^s gouver- 
neurs des campagnes avaient fui par terreur des soldats, 
par connivence peut-6tre, tons le trompaient, depuis 
trop longtemps il se contenait. 

— <( Qu*on les am^ne! » cria-t-il, « et marquez-les 
au front avec des fers rouges, comme des laches ! » 
• Alors on apporta et Ton r^pandit au milieu du jardin 
des entraves, des carcans, des couteaux, des chaines 
pour les condamnSs aux mines, des cippes qui serraient 
les jambes, des numella qui enfermaient les Spaules, et 
des scorpions, fouets k triples lani^res terminees par des 
grifTes en airain. 

Tous furent places la face vers le soleil, du c6t6 de 
Moloch-d^vorateur, ^tendus par terre sur le ventre uu 
sur le dos, et les condamn^s k la flagellation, debout 
contre les arbres, avec deux hommes aupr^s d*eux, un 
qui comptait les coups et un autre qui frappait. 

11 frappait 4 deux bras ; les lani^res en sifflant faisaient 
volar r^corce des platanes. Le sang s'Sp^rpillait en pluie 
dans les feuillages, et des masses rouges se tordaient 
au pied des arbres en hurlant. Ceux que Ton ferrait s'ar- 
rachaient le visage avec les ongles. On entendait les vis 
de bois craquer ; des heurts sourds retentissaient ; par* 

14 



ISS S&LAMBd. 

fois ua cri aiga. tool i coup, IraTersait Tair. Da Mi Ae» 
cuisines, enlre des T^lemeob en tambeaux et des che* 
velures abattnes, des hommes, ayec des ^ventails, avi- 
vaient des chartwns, et one odeur de chair qui brule 
passait. Les Bagellte defaillani, raais retenus par les 
liens de leurs bras, roalaient leur Ute sur leurs ^paules 
en fennaol les jeux. Les aatres, qui regardaient, se mi- 
rent a crier d'epouvante, et les lions, se rappelant 
peut-itre le festia, s'alloogeaieut en bflillant contre le 
bord des fosses. 

On fit alors Salammbd sur la plate-forme de sa ter- 
rasse. £Ue la parcourail rapidemenl de droile et de gau- 
che, tout eEEiirte. Bamilcar I'aperfut. U lui sembia 
qu'elle levait les bras de son c&tk pour demandergrJice ; 
avec un geste d'horreur il a'cnfonga dans le pare des 
^l&phants. 

Ges animauK faisaieut I'orgueil des grandes maisons 
puniques. Us avaient port^ les aieux, triomph^ dans les 
guerres, et on les vto^rait comme favoris du Soleil. 

Geux de Megara 6taient lea plus forts de Carthage. Ha- 
milcar, avant de partir, avait eiig6 d'Abdslonim le ser- 
meut qu'il les surveillerait. Mais ils ^talent morts de 
leurs mutilations ; et trois seulement restaient, couch^ 
au milieu de la cour, sur lapoussierc, devant les d^ris 
de leur mangeoire. 
lis le reconnurent al vinrent a lui. 
L'un avait les oreilles horriblement fendues, I'autre 
au genoa une large plaie, et le troisi^me la trompe 
:oup4e. 

Gependant ils le regardaieut d'un air trisle, comme 
les personnes raisomiables ; et celui qui ii| avail plus de 
trompe, en baissant sa t^te enorme et pliant les jarrets, 
Idchait de le Hatter doucement avec I'extr^mit^ bideuse 
le son moignon. 

A cette caresse de I'animal, deux larmes lui jaillirent 
^es yeui:. 11 bondit sur Abdalonim. 



IIANILGAR BARGA. 150 

— c Ah ! miserable ! la croix ! la croix ! i 

Abdalonim, s'evanouissant, tomba par terre k la ren- 
verse. 

Derri^re les fabriques de pourpre, dont les lentes 
fum^es bleues montaient dans le ciel, un aboiement de 
chacal retentit; Hamilcar s'arr^ta. 

La pens^e de son ills, comma Tattouchement d*un 
dieu, Tavait tout k coup calm6. C*6tait un prolongement 
de sa force, une continuation ind^finie de sa personne 
qu'il entrevoyait, et les esclaves ne comprenaient pas 
d'oA lui 6tait venu cet apaisement. « 

En se dirigeant vers les fabriques de pourpre, 11 passa 
devant Tergastule, longue maison de pierre noire bAtie 
dans une fosse carr6e avec un petit chemin tout autour 
et quatre escaliers aux angles. 

Pour achever son signal, Iddlbal sans doute attendait 
la nuit. Rien ne presse encore, songeait Hamilcar ; et il 
descendit dans la prison. Quelques-uns lui criirent : 
t Retourne ; » les plus hardis le suivirent. 

La porte ouverte battait au vent. Le cr6puscule entrait 
par les meurtri^res ^troites, et Ton distinguait dans 
rinterieur des chaines bris6es pendant aux murs. 

VoiU tout ce qui restait des captifs de guerre ! 

Alors Halmilcar p&lit extraordinairement, et ceux 
qui ^talent pench6s en dehors sur la fosse le virent 
qui s*appuyait d'une main centre ]e mur pour ne pas 
tombw. 

Mais le chacal, trois fois de suite, cria. Hamilcar re- 
leva la t^te ; il ne prof^ra pas une parole, il ne fit pas 
un geste. Puis, quand le soleil fut compl^tement couch^, 
il disparut derri^re la haie de nopals, et le soir, k Tas- 
sembl^e des Riches, dans le temple d*Eschmoi]iny il dit 
en entrant : 

« — Lumi^res des Baalim, j*accepte le commande- 
ment des forces puniques centre Tarm^e des Barbares I » 



Tin 



LA BATAILLE DU MACAR 



D^s le lendcmain, il tira des Syssites deux cent vingt- 
trois mille kikar d'or, il dScr^ta un impdt de quatorze 
shekel sur les Riches. Les femmes m^mes contribuerent; 
on payait pour les enfants, et, chose monstrueuse dans 
les habitudes carthaginoises, il for^a les colleges des 
pr^tres k fournir de I'argent. 

11 rSclama tous^'les chevaux, tous les mulcts/ toutes 
les armes. Quelques-uns voulurent dissimuler leurs ri- 
chesses, onvendit leurs. biens; et, pour intimider Tava- 
rice des autres, il donna soixante armures et quinze cents 
gommor de farine, autant k lui seul que la Compagnie* 
de-rivoire. 

II envoya dans la Ligurie acheter des soldats, troif 
mille montagnards habitues k combattre des ours; d'a- 
vance on leur paya six lunes, k quatre mines par jour. 

Cependant il fallait une arm^e. Hais il n*accepta pas, 
comme Hannon, tous les citoyens. II repoussa d*abord 
les gens d'occupations s^dentaires, puis ceux qui avaient 
le venire trop gros ou Taspect pusillanime: et il admit 
des hommes d^shonor^s, la crapule de Malqua, des flls • 



LA BATAfLLE DU MAGAR. 101 

de fiarbares, desaffranchis. Pour recompense, il promil 
k des Carthaginois-nouveaux le droit de cit6 com- 
plet. 

Son premier soin fut de reformer la Legion* Ces beaux 
jeunes hommes qui se consid^raient comme h majesty 
militaire de la R^publique, se gouvernaient eux-mdmes. 
11 cassa leurs officiers ; il les traitait rudement, les fai- 
sait courir, sauter, monter tout d*une haleine la pentc 
de Byrsa, lancer des javelots, lutlcr corps h corps, cou- 
cher la nuit sur les places, l.curs families venaient les 
voir et les plaignaient. 

11 comnmnda des glaives plus courts, des brodequins 
plus forts. 11 fixa le nombre des valets et rMuisit les ba- 
gages ; et comme on gardait dans le temple de Moloch 
trois cents pilums romains, malgr6 les reclamations du 
pontife il les prit. 

Avec ceux qui etaient revenus d'Dtique et d*autres que 
les particuliers poss^daient, il organisa une phalange 
de soixante-douze elephants et les rendit formidables. II 
arma leurs conducteurs d*un maillet et d'un ciseau, afin 
de pouvoir dans la mSl^e leur fendre le cr&ne s'ils s'em- 
portaient. 

11 ne permit point que ses g^n^raux fussent nommes 
par le Grand-Conseil. Les Anciens t&chaient de lui ob- 
jecter les lois, il passait au travers ; on n*osait plus mur- 
murer, tout pliait sous la violence de son g^nie. 

A lui seul il se chargeait de la guerre, du gouverne- 
ment et des finances ; et, afin de pr^venir les accusations, 
il demanda comme examinateur de ses comptes le suf- 
fete Ilannon. 

11 faisait travailler aux remparts, et, pour avoir 
des pierres, dSmolir les vieilles murailles int^rieures, 
k present inutiles. Mais la difference des fortunes, 
remplapant la hierarchie des races, continuait k 
maintemr s^par^s les fils des vaincus et ceux des con- 
qu^rants; aus^i les patriciens virent d'un oeil irriteia 

n. 



162 SALAMMBO. 

destruction de ces ruines, tandis que la pl^be, sans trop 
savoir pourquoi, s*en r^jouissait. 

Les troupes en armes, du matin au soir, dSfilaient 
dans les rues ; k chaque moment on entendait sonner les 
trompettes; sur des chariots passaient des boucliers, 
des tentes, des piques ; les cours Staient pleines de fern- 
mes qui dechiraient dela toile ; Tardeur de Tun ^ Tautre 
se communiquait ; T^e d'Hamilcar emplissait la RSpu- 
blique. 

11 avait divise ses soldats par nombres pairs, en ayant 
soin de placer dans la longueur des files, alternative- 
ment, un homme fort et un homme faible, pour que le 
moins vigoureux ou le plus l&che fi!kt conduit k la fois et 
pouss6 par deux autres. Mais avec ses trois mille Ligures 
et les meilleurs de Carthage, il ne put former qu*une 
phalange simple de quatre mille quatre-vingt-seize ho- 
plites, d^fendus par des casques de bronze, et qui ma- 
niaient des sarisses de frene, longues de quatorze ecu- 
d^es. 

Deux mille jeunes hommes portaient des frondes, un 
poignard et des sandales. II les renforga de huit cents 
autres arm^s d'un bouclier rond et d'un glaive k la ro - 
maine. 

La grosse cavalerie se composait des dix-neuf cents 
gardes qui restaient de la Legion, converts par des lames 
de brobze vermeil, comme les Glinabares assyriens. II 
avait de plus quatre cents archers k cheval, de ceux 
qu'on appelait des Tarentins, avec des bonnets en peau 
de belette, une hache k double tranchant et une tunique 
de cuir. Enfin douze cents Negres du quartier des cara- 
vanes, mSl^s aux Glinabares, devaient courir aupr^s des 
^talons, en s'appuyant d'une main sur la crini^re. Tout 
6tait pr^t, et cependant Hamilcar ne partait pas. 

Souvent la nuit il sortait de Carthage, scul, et il s*eiH 
fongait plus loin que la laguqe, vers les embouchures du 
Macar. Voulait-il sejoindre aux Hercenaires? Les Ligu- 



^ LA BATAILLE DC MAGAR. iG3 

res campant sur les Mappales entouraient sa maison. 

Les apprehensions des Riches parurentjustifi^es quand 
on vit, un jour, trois cents Barbares s*approcher des 
murs. Le Suff^te leur ouvrit les portes ; c'^taient des 
transfugcs; ils accouraient vers leur maitre, entrain^s 
par la crainte ou par la fidelity. 

lie retour d'Hamilcar n'avait point surpris les Herce- 
naires; cet homme, dans leurs id^es, ne pouvait pas 
mourir. II revenait pour accomplir ses promesses : esp6- 
rance qui n'avaitrien d*absurde, tant Tabtme 6tait pro- 
fond entre la Patrie et TArm^e. D'ailleurs, ils ne se 
croyaient point coupables; on avait oubli^ le festin. 

Les espions qu'ils surprirent les d^tromp^rent. Ge 
fut lin triomphe pour les acharn^s ; les tildes mSmes 
devinrent furieux. Puis les deux sieges les accablaient 
d'ennui; rien n'avan^ait; mieux valait une bataille! 
Aussi beaucoup d*hommes se dSbandaient, couraient la 
campagne. A la nouvelle des armements ils revinrent ; 
Hdtho en bondit de joie. « Enfm! enfm ! » s*6cria-t-i]. 

Alors le ressentiment qu*il gardait k Salammbd se 
touma contre Hamilcar. Sa haine, maintenant, aper- 
cevait une proie d^termin^e ; et comme la vengeance 
devenait plus facile k concevoir, il croyait presque la 
tenir et d^j& s*y d^lectait. En mdme temps il 6tait 
pris d*une tendresse plus haute, d^vorS par un d^sir 
plus kcre. Tour & tour il sevoyait au milieu des soldats, 
brandissant sur une pique la tdte du SuiT^te, puis dans 
la chambre au lit de pourpre, serrant la vierge entire ses 
bras, couvrant sa figure de baisers, passant ses mains 
sur ses grands cheveux noirs ; et cette imagination qu*il 
savait irr^alisable le suppliciait. II se jura, puisque ses 
compagnons I'avaient nomm6 schalishim, de conduire 
la guerre ; la certitude qu'il n'en reviendrait pas le pous- 
sait k la rendre impitoyable. 

11 arriva chez Spendius, et lui dit : 

— « Tu vas prendre tes hommes 1 J*am^nerai les miens! 



164 SALAMHBd^ 

Avcrtis Autharite ! Noas sommes perdus si Hamilcar nous 
aflaque ! H'entends-ta? L^ve-toi! i 

Spendius demeura stuptfait devant cet air d*autorit^. 
M^tho, d'habitude, se laissait conduire, et les emporte- 
inents qu'il avail eus 6taient vite retombes. Mais h pre- 
^ent il semblait tout h la fois plus calme et plus terrible; 
une volont^ superbe fulgurait dans ses yeux, pareille d 
la flamme d'uB sacrifice. 

T 

Le Grec n*^outa pas ses raisons. 11 habitait une des 
tentes carthaginoises h bordures de perles, buvait des 
boissons fralches dans des coupes d*argent» jouait au 
cottabe, laissait croitre sa chevelure et conduisait le 
si^ge avec lenteur. Du reste il avait pratique des intelli- 
gences dans la ville et ne voulait point partir, sut 
qu'avant peu de jours elle s'ouvrirait. 

Narr'Havas, qui vagabondait entre les trois armees, 
se trouvait alors prte de lui. II appuya son opinion, et 
inline il biSma le Lybien de vouioir, par un exc^s de 
courage, abandonner leurentreprise. 

— « Va-t'en« si tu as peur! i s'teria Hillho; i tu nous 
avals promis de la poix, du soufre, des 616phants, des 
fantassins, des chcvaux! ou sont-ils?9 

Narr*Havas lui rappela qu'il avait exterminS les der- 
ni^res cohortes d'Hannon ; '— quant aux 616phants, on 
les chasffait dans les bois, il armait les fantassins, les 
chevaux ^taienten marche; et le Numide, en caressant 
la plume d'autruche qui lui rctombait sur T^paule, rou- 
lait ses yeux comme une ferame et souriait d'une ma- 
ni^re irritante. M&tho, devant lui, ne trouvail rien k re- 
pondre. 

Mais un homme que Ton ne connaissait pas entra, 
mouill^ de sueur, effar^, les pieds saignants, la ceinture 
d^nou^e; sa respiration secouait ses flancs maigres k les 
faire ^clater, et tout en parlant un dialecteinintelligible, 
il ouvrait de grands yeux, comme s*il eOt racont^ quel- 
que bataille. Le roibondit dehors et appela ses cavaliers. 



LA BATAILLE DU MAGAIl. 1<» 

lis se rangSrent dans la plaine, en formant un cercle 
devant lui. Narr'Havas, k chevai, baissait la t^te et se 
mordait les l^vres. Enfin il s^para ses hommes en deux 
rooiti^s, dit k la premiere de Tattendre ; puis d'un geste 
imp^rieux enlevant les autres au galop, il disparut dans 
i'horizon, du cdl6 des monlagnes. 

— « Maitre ! » murmura Spendius, c je n'aime pas 
ceshasards extraordinaires, leSuffetequireyient, Narr * 
Havasquis'en va... 

— « Eh ! qu'importe? » fit didaigneusement HAtho. 
C*^tait uneraison de plus pour pr^venir Hamilcar en 

rejoignant Autharite* Mais si Ton abandonnait le si^ge 
des villes, leurs habitants sortiraient, les attaqueraient 
par derri^re, et Ton aurait en face les Carthaginois. 
Apr§s beaucoup de paroles, les mesures suivantes furent 
r^solues et imm^diatement cx^cut^es. 

Spendius avec quinze mille hommes se porta jusqu^au 
pont bAti sur le Hacar, k trois milles d'Utique ; on en for- 
tifia les angles par quatre tours ^normes garnies de ca- 
lapultes. Avec des troncs d*arbres, des pans de roches, 
des entreiacs dV.pines et des murs de pierres, on boucha 
dans les montagnes tons les sentiers, toutes les gorges ; 
sur leurs somuiets on entassa des herbes qu*on allume- 
rait pour servir de signaux, et des pasteurs habiles k 
voir de loin, de place en place, y furent post^s. 

Sans doute Hamilcar ne prendrait pas comme Hannon 
par la montagne des Eaux-Ghaudes. U devait penser 
qu'Autharite, maitre de Tint^rieur, lui fermerait la 
route. Puis un 6chec au d^but de la campagne ie per- 
drait, tandis que la victoire serait k recommencer bien- 
tdt, les Mercenaires 6tant plus loin. 11 pouvait encore d^ 
barquer au cap des Raisins, et del^ marcher surune des 
villes. Mais il se trouvait alors entre les deux armies, 
imprudence dont il n'^tait pas capable avec des forces 
peu nombreuses.Donc, il devait longer labase de i'Ariana, 
puis tourner k gauche pour dviter les embouchures du 



100 salammbA. 

Macar et venir droit an pent. (Test Ik que Mdtho Tat* 
tendait. 

La nuit, k la lueur des torches, ii surveillait les pion- 
niers. II courait k Hippo<Zaryte, aux ouvrages des maa* 
tagnes, revenait, ne se reposait pas. Spendius enyiait sa 
force; mais pour la conduite des espions, le choix des 
sentinelles. Tart des machines et tous les moyens d^fen- 
sife, M^tho ^coutait docilement son compagnon ; et i Is ae 
parlaient plus de SalammbO, — Tun n'y songeant pas, 
et Tautre emp^ch^ par une pudeur. 

Souvent il s'en allait du cdt6 de Carthage pour t&cher 
d'apercevoir les troupes d'Hamilcar. U dardait ses yeux 
sur rhorizon : il se couchait k plat Tentre, et dans le 
bourdonnement de ses art^res croyait entendre une ar- 
m^. 

II dit k Spendius que si, ayant trois jours, Hamilcar 
n'arrivait pas, il irait avec tous ses hommes k sa rencon- 
tre lui offrir la bataille. Deux joiirs encore se pass^ent. 
Spendius le retenait; le matin du sixi&me, il partit. 

Les Garthaginois n'^taient pas moins que les Barbares 
impatients de la guerre. Dans les tentes et dans les mai- 
sons, c'^tait le m^me d^sir, la m^me angoisse ; tous se 
demandaient ce qui retardait Hamilcar. 

De temps k autre, il montait sur la coupole du temple 
d'Eschmoun, pres de TAnnonciateur-des-Lunes, et il 
regardait le vent. 

Un jour, c'^tait le troisi^me du mois de Tibby, on le 
vitdescendre de TAcropoIe k pas pr^cipit6s. Dans les Hap- 
pales une grande clameur s*61eva. Bient<)t les rues s'a- 
git^rent, et partout les soldats commengaient k s*anner 
au milieu des fommes en pleurs qui se jetaient contre 
leur poitrine ; puis ils couraient vite sur la place de 
Khamon prendre leurs rangs. On ne pouvait les suivre ni 
m^me leur parier, ni s*approcher des remparts ; pen- 
dant quelques minutes, la ville enti^re fut silencicuse 



LA BATAILLE DU MACAR. 1C7 

commc uii grand tombeaa. Les soldats songeaieiit, ap- 
puy6s sur leurs lances, et les autres, dans les maisons* 
soupiraient. 

Au coucher da soleil, Tarm^e sortit par la porte oc- 
cidentale ; mais au lieu de prendre le chemin de Tunis 
ou de gagner les montagnes dans la direction d*Utique« 
on continua par le bord de la mer; et bientdt ils attei* 
gnirent la Lagune, ou des places rondes, toutes blan- 
ches de sel, miroitaient comme de gigantesques plats 
d*argent^ oubli^s sur le rivage. 

Puis les flaques d*eau semultipli^rent. Le sol, pen k pcu, 
4evenait plus mou, les pieds s'enfongaient ; Ilarailcar ne 
se retourna pas. Il'allait toujours en t^te; et son che- 
val, convert de macules jaunes comme un dragon, en 
jetant de T^cume autour de lui, avangait dans la fange 
k grands coups de reins. La nuit tomba, une nuit sans 
lune. Quelques-uns cri^rent qu'on allait pSrir ; il leur 
arracha leurs armes, qui furent donn^es aux valets. La 
boue cependant 6tait de plus en plus profonde. II fallut 
monter sur les bdtes de somme ; d*autres se crampon- 
naient k la queue des chevaux ; les robustes tiraient les 
faibles, et le corps des Ligures poussait I'infanterie 
a\ec lapointe des piques. L'obscurit6 redoubla. On avait 
perdu la route. Tons s*arrdt6rent. 

Alors des esclaves du SufC&te partirent en avant pour 
chercher les balises plant^es par son ordre de distance 
en distance. Ils criaient dans les t^n^bres, et de loin 
I'arm^e les suivait. 

Enfin on sentit la resistance da sol. Puis une courbe 
blanch&tre se dessina vaguement, et ils se trouv^rent sur 
le bord du Macar. Halgr^ le froid, on n'alluma p^s de 
feui. 

Au milieu de la nuit, des rarales de vent s*elev6rent. 
Hamilcar fit r^veiller les soldats, mais pas une trom- 
pette ne sonna : leurs capitaines les frappaient douce- 
meat sur T^paule. 



I6S SALAHHBl). 

Uii Iiomme d'une haute toille descendit dans leau. 
Elle ne venait pas a la ceinlure; on pouvsit passer. 

Le Sufi'^le ordonna que trenle^eux des ^Uphanls se 
placeraient dans le fleuve cent pas plus loin, tandis que 
les autres, plus bas, arrSteraient les lignss d'hommes 
emport^es par le courant ; et tous, en tenant leurs ai^ 
mes au-dessus de leur t£te, travers^rent le Hacar comme 
entre deux muraiUes. 11 avait remarqu^ que le vent 
d'ourst, en poussant les sables, obgtruait le fleuve et 
formait dans sa lar^eur une chauss^e naturelle. 

Hainlenant il 6tait 6ur la rive gaucbe en face d'Utique, 
et dans une vaste plaine, avantage pour ses 616pliauts 
qui faisaient la force de son armfie. 

Ce tour de g^nie enlhousiasma les soldats. Une con- 
fiance extraordinaire leur revenait. Us voulaient tout de 
suite courir aui Barbares ; le Sufffete les fit se reposer 
pendant deut heures. Des que le soleil parut, on s'e- 
branla dans la plaine sur trois lignes : les M^phants 
d'abord, I'iufantGrie Itgere avec la cavalerie derrifere 
elle, la phalange marcbait ensuite. 

Les Barbares campus k Utique, et les quinze mille au- 
tour du pent, furent surpris de voir au loin la terre oiv 
duler. Le vent qui soufflait trfes-fort, cbassait des tour- 
billons de sable; ils se levaient comme arrach^s du 
sol, montaient par grands lamheauz de couleur blonde, 
puis se dSchiraient et recommenfaient toujours, en ca- 
chant aux Hercenaires Tarm^e punique. A cause des 
■s dressSes au herd des casques, les uns croyaieni 
;evoir un troupeau de boeufs ; d'autres, Irompfis par 
atian des manteaux, pr^tendaient distinguer des 
. et ceux qui avaienl beaucoup voyag^, haussant les 
les, expliquaient tout par les illusions du mirage. 
idant,quelquc chose d'^norme continuait k a'avan- 
le petites vapeurs, subtiles comme des haleines, cou- 
t sur la surface du desert; le soleil, pjusbaut maia- 
', brillait plus fort: une lumiere ^re, et qui sem- 



LA BATAILLE DU UAGAO. 1G0 

blaitvibrer, reculait la profondeur du del, et, p^ii^lraiit 
les objets, reiidait la distance incalculable. L*immense 
plaine se d^veloppait de tous les cdt^s '^ perte de vue ; 
el les ondulations des terrains, presque insensibles, se 
prolongeaient jiisqa'^ TextrSme horizon, ferm6 par une 
grande ligne bleue qn*on savait dtre la mer. Les deux 
armies, sorties des tentes, regardaient ; les gens d*[]ti- 
que, pour mieux voir, se tassaient sur les remparts. 

Enfin ils distingu^rent plusieurs barres transversales, 
heriss^es de points ^gaux. Elles devinrent plus epaisses, 
grandirent ; des monticules noirs se balangaient ; tout 
^ coup des buissons cai r^s parurent ; c*^taient des ^16- 
phants et des lances; un seul cri s'eleva : — « Les Gar- 
thaginois ! » et, sans signal, sans commandenient, les 
soidats d*Utique et ceux du pont coururent pdle-m^le, 
pour tomber ensemble sur Hamilcar. 

Ace nom, Spendius tressaillit. 11 r^p^tait en haletant : 
I Hamilcar ! Hamilcar ! » et M^ho n*^tait pas \k I Que 
faire? Nul moyen de fuir! La surprise de r6v6nement, 
sa terreur du Suff^te et surtout I'urgence d'une resolu- 
tion immediate le bouleversaient ; il se voyait traverse 
de mille glaives, d^capitS, mort. Cependant.on Tappe- 
lait; trente mille hommes allaient le suivre; unefureur 
contre lui-mSme le saisit; il se rejeta sur Tesp^rance de 
la victoire ; elle ^tait pleine de f^licitSs, et il se crut 
plus intr^pide qu*Epaminondas. Pour cacher sa p&- 
leur, ii barboiiilla ses joues de vermilion, puis il 
boucla ses cn^mides, sa cuirasse, avala une patere de 
via pur et courut apr^s sa troupe, qui se h&tait vers celle 
d'Utique. 

Elles se rejoignirent toutes les deux si rapidement 
que le Suff^tc n*eut pas le temps de ranger ses hommes 
en bataille. Peu k peu, il se ralentissait. Les elephants 
8*arr6terent; ils balangaient leurs lourdes tdtes charg^es 
de plumes d'autruche, tout en se frappant les ^paules 
avec leur Irompe. 

15 



170 SALAMMBd. 

Au foiid de leurs intervalles, on distinguait les cohor- 
tes des vUites, plus loin les grands casques des Clina- 
bares, avec des fers qui brillaient au soleil, des cuiras- 
seSf des panaches, des etendards agites. Hals Tarm^e 
carthaginoise, grosse de onze mille trois cent quatre- 
vingt-seize hommes, semblait k peine les contenir, car 
elle formait un carr6 long, £troit des flancs et resserr6 
sur soi-m^me. 

En les Yoyant si faibles, les Barbares, trois fois plus 
nombreux, furent pris d*une joie d^sordonn^e ; on n*aper- 
cevait pas Hamilcar. II etait rest6 l&-bas, peut-^tre? 
Qu*importait d*ailleurs ! Le d^dain qu'ils avaient de ces 
marchands renforgait leur courage ; et avant que Spen- 
dius eCii commands la manoeuvre, tous Tavaient com- 
prise .etd^jd I'ex^cutaient. 

Us se d^velopp^rent sur une grande ligne droite, qui 
d^bordait les ailes de Tarm^e punique, afin de Tenve- 
lopper compl^tement. Mais, quand on fut k trois cents 
pas d'intervalle, les 616phants, au lieu d'avancer se re- 
tourn^rent ; puis voilft que les Clinabares, faisant volte- 
face, les suivirent ; et la surprise des Mercenaires re- 
doubla en, apercevant tous les hommes de trait qui 
couraient pour les rejoindre. Les Carthaginois avaient 
done peur, ils fuyaient! One hu^e formidable £clata 
dans les troupes des Barbares, et, du haut de son dro- 
madaire, Spendius s'^criait : — c Ah! jele savais bien! 
En avant ! en avant ! » 

Alors les javelots, les dards, les balles des fronde jailli- 
rent k la fois. Les 6I6phants, la croupe piquSe par les 
filches, se mirent k galoper plus vite ; une grosse pous- 
si^re les enveloppait, et, comme des ombres dans un 
nuage, ils s'6vanouirent. 

Cependant, on entendait au fond un grand bruit de 
pas, doming par le son aigu des trompettes qui souf- 
flaient avec flpirie. Get espace, que les Barbares avaient 
'^'^vant euXy plein de tourbillons et de tumulte, attirait 



LA BATAILLE DC UACAP.. i71 

comme un gouffre; quelques-uns 8*y lancdrent. Des 
cohortes d'infanterie apparurent; elles se'refermaient; 
et, en mdme temps, tous les autres voyaient accourir les 
fantassins avec des cavaliers au galop. 

En effet, Hamiicar avait ordonn6 k la phalange de 
rompre ses sections, aux SISphants, aux troupes l^gSres 
et k la cavalerie de passer par ces intervalles pour se 
porter vivement sur les ailes, et calculi si bien la dis- 
tance des Barbares, que, au moment oik ils arrivaient 
centre lui, Tarm^e carthaginoise tout enti^re faisait une 
grande ligne droite. 

Au milieu, se h^rissait la phalange, form^e par des 
sjntagmes ou carr^s pleins, ayant seize hommes de cha- 
que cdt6. Tous les chefs de toutes les files apparais- 
saient entre de longs fers aigus qui les d^bordaient in^ 
galement, car les six premiers rangs croisaient leurs 
sarissesen les tenant par le milieu, et les dix rangs in- 
f^rieursles appuyaient surT^paule de leurs compagnons 
88 succ^dant devant eux. Toutes les figures disparais- 
saient k moiti^ sous la visi^re des casques ; des cn6niides 
en broiize couvraient toutes les jambes droites; les lar- 
ges boucliers cylindriques descendaient jusqu*aux ge« 
noux; et cette horrible masse quadrangulaire remuait 
d*une seule pi^ce, semblait vivre comme une bdte et 
fonctionner comme une machine. Deux cohortes d*616- 
phants la bordaient r^guli^rement ; tout en frissonnant, 
ils faisaient tomber les Eclats des filches attaches k leur 
peau noire. Les Indiens accroupis sur leur garot, parmi 
les touffes d^ plumes blanches, les retenaient avec 
la cuiller du harpon, tandis que, dans les tours, des 
hommes caches jusqu'aux ^paules promenaient, au bord 
des grands arcs tendus, des quenouilles en fer garnies 
tl'Moupes allum^es. A la droite et k la gauche des ^16- 
phants, voltigeaient les frondeurs, une fronde autour des 
reins, une seconde sur la t^te, une troisi^me k la main 
droite. Puis les Glinabares, chacun flanqu^ d*un n^gre« 



172 SALAMMBd. 

tendaient leurs laiices entre les oreilles de leurs chevaux 
tout couverts d*or comme eux. Ensuite s'espaQaient les 
soldats arm^s k la leg^re avec des boucliers en peau de 
lynx, d'ou d^passaient les pointes des javelots qu*iis te- 
naient dans leur main gauche ; et les Tarentins, condui- 
sant deux chevaux accoupl^s, relevaient aux deux bouts 
cette muraille de soldats. 

L'arm^e des Barbares, au contraire, n*avait pu main- 
tenir son alignement. Sur sa longueur exorbitantc il 
s*^tait fait des ondulations, des vides ; tons haletaient, 
essouflles d'avoir couru. 

La phalange s*^branla lourdement en poussant toutes 
ses sarisses ; sous ce poids ^norme la ligne des Mercer 
naires, trop mince, bient6t plia par le milieu. 

Alors les ailes carthaginoises se d^velopp^rent pour 
les saisir ; les ^l^phants les suivaient. Avec ses lances 
obliquement tendueSy la phalange coupa les Barbares; 
deux trongons 6normes s'agit^rent; les ailes, k coups de 
fronde et de fl^che, les rabattaient sur les phalangites. 
Pour s*en dSbarrasser, la cavalerie manquait; sauf deux 
cents Numides qui se port^rent contre Tescadron droit 
des Clinabares. Tons les autres se trouvaient enferm^s, 
ne pouvaient sortir de ces lignes. Le p^ril 6tait im- 
minent et une resolution urgente. 

Spendius ordonna d'attaquer la phalange simultan6- 
ment par les deux flancs, afin de passer tout au travers. 
Mais les rangs les plus ^troits gliss^rent sous les plus 
longs, revinrent k leur place, et elle se retourna contre 
les Barbares, aussi terrible de ses c6i^s qu*elle I'^taitde 
front tout k Theure. 

lis frappaient sur la hampe des sarisses, mais la ca- 
valerie, par derri6re, g^nait leur attaque ; et la pha- 
lange, appuy6e aux Elephants, se resserrait et s'allon- 
geait, se pr6sentait en carr6, en c6ne, en rhombe, en 
trap6ze,^en pyramide. Un double mouveraent int^rieur 
se faisait continuellement de sa t^te k sa queue; car 



LA BATAILLE DU MACAR. 173 

ceux qui 6(aient au bas des files accouraient vers les 
premiers rangs, et ceux-l&, par lassitude ou k cause 
des blesses, se repliaient plus bas. Les Barbarcs se.trou- 
v^rent foul^s sur la phalange. II lui 6tait impossible de 
s*avancer : on aurait dit un oc6an ou bondissaient des 
aigrettes rouges avec des ^cailles d'airain, tandis que 
les clairs boucliers se roulaient comme una ^cume 
d^argent. Quelquefois, d*un bout k Tautre, de larges 
courants descendaient, puis ils remontaient, ct au milieu 
une lourde masse se tenait immobile. Les lances s*incli* 
naient ct se relevaient, alteriiativement. Ailleurs c*6tait 
une agitation de glaives nus si pr^cipit^e que les pointes 
seules apparaissaient, et des turmes de cavalerie ^lar* 
gissaient des cercles, qui se refermaient derri^re elles 
en tourbillonnant. 

Par-dessus la voix des capitaines, la sonnerie des clai- 
rons et le grincement des lyres, les boules de plomb et 
les amandes d'argile passant dans Tair, sifdaient, fai- 
saient sauter les glaives des mains, la cervelle des cranes, 
Les blesses, s'abritant dun bras sous leur bouclier, ten- 
daient leur ^p^e en appuyant le pommeau centre le sol, 
et d^autres, dans des mares de sang, se retournaient 
pour mordre les talons. La multitude 6tait si compactc, 
la poussi^re si 6paisse, le tumiiUc si fort, qu*il ^tait im- 
possible de rien distinguer ; les Inches qui oflrirent de 
se rendre ne furent mSme pas entendus. Quand les mains 
^taient vides, on s*6treignait corps k corps ; les poitrines 
craquaient centre les cuirasses et des cadavres pendaient 
la t^te en arri^re, entre deux bras crisp6s. II y eut une 
compagnie de soixante Ombriens qui, fernies sur leurs 
Jfrrets, la pique devant les yeux, in^branlables et grin- 
?ant des dents, forc^rent k reculcr deux syntagmes k la 
fois. Des pasteurs ^pirotes coururent k Tescadron gauche 
ilesClinabares, saisirent les chevaux k la crini6re ei\ 
faisant tournoyer leurs batons ; les bdtes, renversant 
leurs hommes, s*enfuirent par la plaine. Les frondeurs 

15. 



iU SALAMMBd. 

puniques, ^cart^s ^ et 1§, restaient brants. La pha- 
lange commen^^it k osciller, les capitaines couraient 
^perdus, les serre-files poussaient les soldats, et les Bar- 
bares s'^taient reform^s ; ils revenaient; la victoire 6tait 
pour eux. 

Mais un cri, un cri ^pouvantable ^clata, un rugisse- 
ment de douleur et de colere : c'^taient les soixante- 
douze €l6phanis qui se pr^cipitaient sur una double 
ligne, Hamilcar ayant atiendu que les Hercenaires fu&- 
sent tass^s en une seule place pour les lecher contre 
eux ; les Indiens les avaient si Yigoureusement piques 
que du sang coulait sur leurs larges oreilles. Leurs 
trompes, barbouill^es de minium, se tenaient droites en 
Tair, pareilles k des serpents rouges ; leurs poitrines 
^laient garnies d'un 6pieu, leurs dos d*une cuirasse, 
leurs defenses allong^es par des lames de fer courbes 
comme des sabres, — et pour les rendre plus feroces, on 
les avail enivr^s avec un melange de poivre, de vin pur 
et d'encens. lis secouaient leurs colliers de grelots, 
criaient; et les ^l^phantarques baissaient la tSte sous le 
jet des phalariques qui commengaient k voler du haut 
des tours. 

Afin de mieux leur r^sister, les Barbares se ru^rent 
en foule compacte; les ^l^phants se jet^rent au mi- 
^ lieu, imp^tueusement. Les ^perons de leur poitraiU 
comme des proues de navire, fendaient les cohortes; 
elles refluaient k gros bouillons. Avec leurs trompes, ils 
^touffaient les hommes* ou bien les arrachant du sol, 
par-dessus leur Uie ils les livraient aux soldats dans les 
tours ; avec leurs defenses, ils les ^ventraient, les lan« 
gaient en Tair, et de longues entrailles pendaient k leurs 
crocs d*ivoire comme des paquets de cordages k des 
mMs. Les Barbares tdchaient de leur crever les yeux, de 
leur couper les jarrets ; d'autres, se glissant sous leur 
ventre, y enfonr;aient un glaive jusqu*^ la garde et p^ris- 
saient 6cras6s; les plus intrepides se cramponnaient A 



T.A BATAILLE DU MAGAH. 175 

leurs couiToies ; sous les flammes, sous les balles, sous 
les niches ils continuaient k scier les cuirs, et la tour 
d*osier s'^croulait comme une tour de pierres. Quatorze 
de ceux qui se trouvaient & rextr^mit^ droite, irrit^s de 
leurs blessures, se retourn^rent sur le second rang; les 
Indians saisirent leur maillet et leur ciseau et Tappli- 
quant au joint de la tdte, k tour de bras ils frapp^rent 
un grand coup. 

Les bStes ^normes s'affaiss^rent, tomb^rent les unes 
par-dessus les autres. Ce fut comme une montagne ; et 
sur ce tas de cadavres et d'armures, un ^Uphant mon- 
strueux qu*on appelait Ftireur de Baali pris par la jambe 
entre des chatnes,resta jusqu*au soir k hurler, avecune 
fliche dans I'cBil. 

Cependant les autres, comme des conqu^rants qui se 
d^lectent dans leur extermination, renversaient, ^cra- 
saient, pi^tinaient, s*acharnaient aux cadavres, aux de- 
bris. Pour repousser les manipules serries en couronnes 
autour d*eux, ils pivotaient sur leurs pieds de derri^re, 
dansun mouvement de rotation continuelle, en avangant 
toujours. Les Garthaginois sentirent redoubler leur vi- 
gueur, et la bataille recommenga. 

Les Barbares faiblissaient ; des hoplites grecs je- 
t^rent leurs armes, une ^pouvante prit les autres. On 
aper^ut Spendius pench^ sur son dromadaire et qui 
r^peronnait aux ^paules avec deux javelots. Tous alors 
se pr^cipit^rent par les ailes et coururent vers Utique. 

Les Glinabares, dont les chevaux n*en pouvaient plus, 
n*essay6rent pas de les atteindre. Les Ligures, ext^nu^s 
de soif, criaient pour se porter sur le fleuve. Mais les 
Garthaginois, places au milieu des syntagmes, et qui 
ayaient raoins souffert, tr^pignaient de d^sir devant leur 
vengeance qui fuyait; dk]k ils s'^lan^aient k la poursuite 
des Mercenaires ; Hamilcar parut. 

11 retenait avec des rdnes d*argent son cheval tigr6 
tout convert de sueur. Les bandelettes attach^es aux 



i76 SALAHHBd. 

comes de son casque claquaient au vent derri^re lui, et 
il avail mis sous sa cuisse gauche son bouclier ovale. 
D*un mouvement de sa pique k trois pointes, il arrSta 
Tarmee. 

Les Tarentins sauterent vite de leur cheval sur le se- 
cond, et partirent k droite ei a gauche vers le fleuve et 
vers la ville. 

La phalange extermina commodement tout ce qui res- 
tait de Barbares. Quand arrivaient les epees, ils ten- 
daient la gorge en fermant les paupi^res. D*autres se 
d^fendirent k outrance ; on les assonuna de loin, sous 
des cailloux, comme des chiens enrages. Hamilcar 
avait recommand^ de fair6 des captifs ; mais les Car- 
thaginois lui ob^issaient avec rancune, tant ils sen- 
taient de plaisir k enfoncer leurs glaives dans les corps 
des Barbares. Comme ils avaient trop chaud, ils se mi- 
rent ^ travailler nu-bras, § la mani^re des faucheurs; 
et lorsqu*ils s*interrompaient pour reprendre haleine, 
ils suivaient des yeux, dans la campagne, un cavalier 
galopant apr^s un soldat qui courait. II parvenait a le 
saisir par les cheveux, le tenait ainsi quelque temps, 
puis rabattait d*un coup de hacliQ. 

La nuit tomba. Les Garthaginois, les Barbares avaient 
disparu. Les ^l^phants, qui s*^taient enfuis, vagabon- 
daient k Thorizon avec leurs tours incendi^es. Elles bru- 
laient dans les t^nebres, qk et Ik comme des phares k 
demi perdus dans la brume; et Ton n*apercevait d*autre 
mouvement sur la plaine que Tondulation du fleuve, 
exhauss^ par les cadavres et qui les charriait k la 
mer. 



Deux heures apr&s, HMho arriva. II entrevit, k la 
clart^ des ^toiles, de longs tas in^gaux couches par 
terre. 

G'itaient des files de Barbares. II se baissa ; tons 



LA BATAIL^E DU MACAR. 171 

etaient morts. II appela au loin; aucune voix ne lui r6- 
pondit. 

le matin m^me, il avail quitt6 Hippo-Zaryle avec ses 
soldats pour marcher sur Carthage. A Utique, Tarm^e 
de Spendius venait de partir, et les habitants commen- 
(^aient k incendier les machines. Tons s*^taient bat« 
tus avec acharnement. Mais le tumulte qui se faisait 
vers le pont redoublant d*une fa^on incomprehensible, 
M^tho s*6tait jet^, par le plus court chemin, k travers la 
montagne, et comme les Barbares s'enfuyaient par la 
plaine, il n'avait rencontre personne. 

En face de lui, depetites masses pyramidales se dres- 
saient dans Tombre, et en deqk du fleuve, plus pr^s, il 
y avail k ras du sol des lumi^res immobiles. En effet, 
les Carthaginois s'^taient replies derri^re le ponl, et, 
pour tromper les Barbares, le Suff^te avail ^tabli des 
postes nombreux sur Tautre rive. 

Mdtho, s'avan^ant toujours, crut distinguer des ensei- 
gnes puniques, car des Idles de cheval qui ne bougeaient 
pas apparaissaient dans Tair, fixdes au sommet des 
hampes en faisceau que Ton ne pouvait voir ; et il enlen- 
dit plus loin une grands rumeur, un bruit de chansons 
et de coupes heurtdes. 

Alors, ne sachanloili il se trouvait, nicommenlddcou- 
vrir Spendius, lout assailli d*angoisses, ei'fard, perdu 
dans les tdndbres, il s'en retourna par le mdme chemin 
plus impdtueusement. L'aubc blanchissait, quand du 
haul de la montagne il aper^ut la ville, avec les car- 
casses des machines noircies par les flammes, comme 
des squeleltes de gdant qui s*appuyaient aux murs. 

Tout reposait dans un silence el dans un accablement 
extraordinaires. Parmi ses soldats, au bord des tentes, 
des hommes presque nus dormaient sur le dos, ou le 
front contre leur bras que soutenail leur cuirasse. (Juel- 
ques-uns ddcollaient de leurs jambe9 des bandelettes en- 
sanglant6es. Goux qui allaient mourir roulaienl leur 



178 SAlAMMBd. 

tSte, tout doucement ; d'autres, en se trainant, leur ap- 
portaient 5 boire. Le long des chemins ^troits les sehti- 
nelles marchaient pour se r^chaufTer, ou se tenaient la 
figure tourn^e vers Thorizon, avec leur pique sur 1*6- 
paule, dans une attitude farouche. 

Hdtho trouva Spendius abrit^ sous un lambeau de toile 
que supportaient deux batons par terre, le genou dans 
les mains, la t^te basse. 

Us rest^rent longtemps sans parler. 

Enfin H&tho murmura : — « Yaincus ! » 

Spendius reprit d*une voix sombre : — t Oui, -vain- 
cus! » 

Et ^ toutes les questions il r^pondait par des gestes 
d^sesp^res. 

Cependant des soupirs, des r&les arrivaient jusqu'd 
eux. H&tho entr*ouvrit la toile. Alors le spectacle des sol- 
dats lui rappela un autre d^sastre, au mmo cndioit, o( 
en gringant des dents : 

— ¥. Miserable! unefois d^]k » 

Spendius Tinterrompit : 

— K Tu n*y 6tais pas non plus. 

— « G*est une malediction! » s'^cria Hathd. c A la fin 
pourtant, je Tatteindrai ! je le vaincrai ! je le tuerai ! Ah ! 
si j'avais ^t^l^!... » I/id^e d*avoir manqu^ la bataille le 
d6sesp6rait plus encore que la d^faite. II arracha son 
glaive, le jeta parterre. « Mais comment les Carthaginois 
vous ont-ilsbattus? » 

L'ancien esclave se mit k raconter les manoeuvres. 
Hathd cro^'ait les voir et il s*irritait. L'arm^e d'Utique. 
au lieu de courir vers le pont, aurait dxi prendre Ha- 
milcarpar derriSre. 

— « Eh ! je le sais ! » dit Spendius. 

— a II fallait doubler tes profondeurs, ne pas compro* 
mettre les v^lites contre la phalange, donner des issuer 
aux elephants. Au dernier moment on pouvait tout r^ 
gagner; rien ne for^ait S fiiir. » 






LA BATAILLE DU MAGAn. i70 

Spendius r^pondit : 

— « Je I'ai Yu passer dans son grand manteau rouge, 
les bras lev^s, plus haut que la poussi^re, comme un 
aigle qui volait au flanc des cohortes ; et, h tous les si- 
gnes de sa tdte, elles se resserraient, 8*6Ian^aient; la 
Ibule nous a entratn^s Tun vers I'autre ; il me regar- 
dait; j ai senti dans mon coeur comme le froid d*une 

— fi II aura peut-6tre choisi le jour? » se disait tout 
bas HAtho. 

lis 8*interrog6rent, tAchant de d^couvrir ce qui avait 
anient le Sufl%te pr^cis^ment dans la circonstancc la plus 
d^favorable. lis en vinrent k causer de la situation, et 
pour att^nuer sa faute ou se redoimer k lui-m^me du 
courage, Spendius avanga qu'il restait encore de Fespoir. 

— ff Qu*il n*en reste plus, n*importe! » dit MAtho; 
I tout seul, je continuerai la guerre ! 

— ff Et moi aussi ! » s*6cria le Grec en bondissant ; il 
marchait & grands pas ; ses prunelles ^tincelaient et un 
sourire strange plissait sa figure de chacal. 

— « Nous recommencerons, ne me quitte plus! Je ne 
suis pas fait pour les batailles au grand soleil ; T^clat des 
^ptes me trouble la. vue; c'est une maladie, j*ai trop 
longtemps v6cu dans Tergastule. Hais donne-moi des 
murailles k escalader la nuit, et j*entrerai dans les cita- 
delles, et les cadavres seront froids avant quo les coqs 
aicnt chants I Hontre-moi quelqu'un, quelque chose, un 
ennemi, un tresor, une femme; » il rSpSta : « une 
temme, fi!it-elle la fiUe d*un roi, et j'apporterai vivement 
ton dSsir devant tes pieds. Tu me reproches d*avoir perdu 
111 bataille centre Hannon, je I'ai regagnSe pourtant. 
Vvoue-Iel mon troupeau de pores nous a plus servi 
qu*une phalange de Spartiates. » Et, cSdant au besoin 
^e se rehausser et de saisir sa revanche, il 6num6ra tout 
ce qu'il avait fait pour la cause des Hercenaires. « G*est 
moi, dans les jardins du SuffSte, qui ai poussi le Gau- 



180 SALAMMOO. 

iois ! Plus tard, k Sicca, je les ai tous enrages avcc la 
peur de la Republique! Giscon les renvoyait, mais je 
n*ai pas voulu que les interpretes p.usseut parler. Ah I 
comme la lahgue leur pendait de la bouche ! t*en sou- 
viens-tu? Je t*ai conduit dans Carlliage; j'ai vol6 le 
zaimpli. Je t'ai men^ chez elle. Je ferai plus encore : tu 
verras ! » 11 ^clala de rire comme un fou. 

M^ho le consid^rait les yeux beants. II ^prouvait une 
st)rtc de malaise devant cet liomme, qui ^lait a la fois si 
Uche et si terrible. 

Le Grec reprit d'un ton jovial, en faisant claquer ses 
doigts : 

-^ « Evoh^ ! Apres la pluie, le soleil ! J*ai Iravaill^ aux 
carriSres et j*ai bu du massique dans un vaisseau qui 
m*appartient, sous un tendelet d'or, comme un Ptol^ 
m6e. Le malheur doitservir k nous rendre plushabiles. 
A force de travail, on assouplit la fortune^ Elle aime les 
politiques. Elle c^dera ! » 

11 revint sur Matiio, et le prenant au bras : 

— « Maitre, k present les Garthaginois sont surs de 
leur victoire. Tu as loute une arm^e qui n'a pas com- 
battu, et tes hommes fob^issent, k toi. Place-les en 
avant ; les miens, pour se venger, marcheront. U me 
reste trois mille Cariens, douze cents frondeurs et des 
archers, des cohortes enti^res ! On pent menie former 
une phalange, retournons ! » 

H^tho, abasourdi parle d^sastre, n*avait jusqu*^ pr^ 
sent rien imaging pour en sortir. II ^coutait la bouche 
ouverte, et les lames de bronze qui cerclaient ses c6tes 
se soulevaient aux bondissements de son coeur. II ra- 
massa son ^p^e, en criant : 

— « Suis-raoi, marchons ! » 

Mais tes ^claireurs, quand ils furent revenus, annon- 
Cerent que les morts des Garthaginois ^taient enlev^s, le 
pont tout en ruine et Hamilcar disparu. 



ri 



IN CAHPABNI 



n ayait pensi que les Mercenaires rattcndraient k Uti- 
que ou qu*ils reviendraient contre lui ; et» ne trouvani 
pas ses forces suffisantes pour donner Tattaque ou pour 
la recevoir, il s'^tait enfonc^ dans le sud, par la rive 
droite du fleuve, ce qui le mettait imm^diatoment k cou- 
vert d*une surprise. 

II voulait, fermant d*abord les yeux sur leur r^volte, 
detacher toutes les tribus de la cause des Barbares ; puis, 
quand lis seraient bien Isolds au milieu des provinces, 
il tomberait sur eux et les exterminerait. 

En quatorze jours, il pacifia la region comprise entre 
Thouccaber et Utique, avec les villes de Tignicabah, 
Tessourah, Vacca et d*autres encore k I'occident. Zdun* 
ghar hkiie dans les montagnes ; Assouras c^l6bre par 
son temple; Djeraado fertile en gen^vriers; Thapitis et 
Ilagour lui envoy^rent des ambassades. Les gens de la 
campagne arrivaient les mains pleines de vivres, implo- 
raientsa protection, baisaient ses pieds, ceuxdessoldats, 
else plaignaient des Barbares. Quelques-uns venaiicnt 
lui offrir, dans des sacs, des t&tes de Mercenaires, tu6s 

iO 



182 SALAMMBd. 

par euXf disaient-ils, mais qu*ils avaieiit cOup6es k des 
cadavres ; car beaucoup s'etaient perdus en fuyant, et 
on les trouvait morts de place en place, sous les oliviers 
ct dans les vignes. 

Pour eblouir le peuple, Hamilcar, d^s le lendemain 
de la victoire, avait envoys k Carthage les deux mille 
captifs faits sur le champ de bataille. lis arriv^rent par 
longues compagnies de cent hommes chacune, tons les 
bras attaches sur le dos avec une barre de bronze qui les 
prenait k la nuque, et les blesses, en saignant, couraient 
aussi; des cavaliers, derriere eux, les chassaient k 
coups de fouet. 

Ge fut un d^lire de joie ! On se r^petait qu*il y avait eu 
six mille Barbares de tu^s ; les autres ne tiendi^aient pas, 
la guerre ^tait finie ; on s'embrassait dans les rues, et 
Ton frotta de beurre et de cinnamomela figure des Dieux- 
Pata^quespour les remercier. Avec leurs gros yeux, leur 
gros ventre et leurs deux bras lev^s jusqu*aux ^paules, 
ils semblaient vivre sous leur peinture plus fraiche et 
parliciper k I'all^gresse du peuple. Les Riches laissaient 
leurs portes ouvertes; la ville retentissait du ronflement 
des tambourins ; les temples toutcs les nuits ^taient illu- 
mines, et les servantes de la Deesse descendues dans 
Malqua ^tablirent au coin des carrefours des tr^teaux en 
sycomore, ou elles se proslituaient. On vota des terres 
pour les vainqueurs, des holocaustes pour Helkarlh, trois 
cents couronnes d'or pour le Suffele, et ses partisans 
proposaicnt de lui ddcerner des prerogatives et des hon- 
neurs nouveaut. 

II avait soljicit^ les Anciens de faire des ouvcrturos k 
Autharite pour ^changer contre tons les Barbares, s*il 
le fallait, le vieux Giscon avec les autres Carthaginois 
detenus comme lui. Les Libyens et les Nomades qui 
composaient Tarm^e d*Autharitc connaissaicnt a peine 
res Hercenaires, hommes de race italiote ou grecque; cl 
()uisquc laRopubliqueleur offrail tant de Barbares centre 



EN GAHPAGNE. 183 

si peu de Carthaginois, c'est que les una ^taient de nulle 
valeur et que les autres en avaient une considerable. lis 
craignaient un pi6ge. ^utharite refusa. 

Alors les Anciens decr^t^rent Tex^cution des captifs, 
bien que le Suff^te leur ei!it ^crit de ne pas les metlre & 
mort. 11 comptait incorporer les meilleurs dans ses trou- 
pes et exciter par \k des defections. Mais la haine em- 
porta toute reserve. 

les deux mille Barbares furent attaches dans les Map- 
pales, contre les steles des tombeaux ; et des marchands, 
des goujats de cuisine, des brodeurs et mime des fern- 
mes, lei^ veuves des morts avec leurs enfants, tons ceux 
qui voulaient, vinrent les tuer k coups de fleche. On les 
visait lentement, pour mieux prolonger leur supplice ; on 
baissait son arme, puis on la relevait tour k lour; et la 
multitude se poussait en hurlant. Des paralytiques se 
faisaient amener sur des civieres ; beaucoup, par precau- 
tion, apportaient leur nourriture et restaient 1^ jusqu*au 
soir; d'autres y passaient lanuit. On avait plante des 
tentes ou Ton buvait. Plusieurs gagnerent de fortes som* 
mes h louer des arcs. 

Puis on laissa debout tous ces cadavres crucifies, qui 
semblaient sur les tombeaux autant de statues rouges, et 
I'exaltation gagnait jusqu'aux gens deMalqua, issus des 
families autochthones et d*ordinaire indifferents aux 
choses de la patrie. Par reconnaissance des plaisirs 
qu'elle leur donnait, maintenant ils s'interessaient k sa 
fortune, se sentaient Puniques, et les Anciens trouverent 
habile d*avoir ainsi fondu dans une mSme vengeance le 
peuple entier. 

La sanction des Dieux n*y manqua pas ; car de tous les 
cdt^s du ciel des corbeaux s*abattirent. lis volaient en 
tournant dans Tair avec de grands cris rauques, et fai-« 
saient un nuage enormc qui roulait sur soi-meme con- 
tinuellement. On I'apercevait de Clypea, de Rhades et du 
promontoire Hermseum. Parfois il se crevait tout k coup, 



18( salammdO. 

clargissant au loin ses spirales noires; c*^tait un aigle 
qui fondait dans le milieu, puis rcpartait ; sur les ter- 
rasscs, sur Ics domes, a la pointe des ob^iisques et au 
fronlon des temples, il y avait, qk et la, de gros oiseaux 
qui tenaient dans leur bee rougi des lambeaux humafns. 

A cause de Todeur, les Garthaginois se r^signerent h 
d^lier les cadavres. On en brtkla quelques-uns ; on jeta 
les autrcs h la mer, et les vagues, pouss6es par le vent 
du nord, en d^pos^rent sur la plage, au fond du golfe, 
dcvant le camp d*Autliarite. 

Ge ch&timent avait terrifie les. Barbares, sans doute, 
car du haut d'Eschmoun on les vit abattre leurs lentes, 
r^unir leurs troupeaux, hisscr leurs bagages sur des 
^nes, et le soir du mSme jour Tarm^e enli^re s*eloigna. 



Elle devait, en se portant depuis la montagne des Eaux- 
Ghaudes jusqu*^ Hippo-Zaryte alternativement, interdire 
au Sulfate Tapproche des villes tyriennes avec la possi* 
bilit^ d*un retour sur Garthage. 

Pendant ce temps-l&, les deux autres armies t^che* 
raient de Tatteindre dans le sud, Spendius par Torient, 
M&tho par Toccident, de mani6re k se rejoindre toutes 
les trois pour le surprendre et Tenlacer. Puis un renfort 
qu*ils n*esp^raientpas leur survint : Narr'Havas reparut, 
et avec trois cents chameaux charges de bitume, vingt- 
cinq 616phants et six mille cavaliers. 

Le SuffSte, pour affaiblir les Hercenaires, avait jug6 
prudent de Toccuper auloin dans son royaume. Du fond 
de Garthage, il s'^tait entendu avec Hasgaba,un brigand 
g^tule qui cherchait k se faire un empire. Fort de Tar- 
gent punique, le coureur d'aventures avait soulcvS les 
£tals numides en leur promettant la liberty. Hals Narr*- 
Havas, pr^venu par le ills de sa nourrice, etait tomb^ 
dans Cirta, avait empoisonn6 les vainqueurs avec Teau 
des citernes, abattu quelqncs ietes, tout r^tabli, etil ar- 



EN GAMPAGNE. 1S5 

rivait coiitre Ic Sufl%le plus furieux que les Barbares. 

les chefs des quatre armies s'entendirent sur les 
dispositions dc la guerre. Elle serait longue ; il fallait 
tout prtvoir. 

On convint d*abord de r^clamer Tassistance des Ro« 
mains, et Ton ofTrit cette mission k Spendius ; comme 
transfuge, il n*osa s*en charger. Douze hommes des co- 
lonies grecqucs s*embarqu6reAt k Annaba sur une cha- 
loupe des Numides. Puis les chefs exig^rent de tous les 
Barbares le serment d'une obeissance complete. Cliaque 
jour les capitaines inspectaient les v^lements, les chaus- 
sures ; on d^fendit mdme aux sentinelles Tusage du 
bouclier, car souvent elles Tappuyaient contre leur lance 
et s*endormaient debout; ceux qui trafnaient quelque 
bagage furent contraints de s'en d^faire ; tout, k la mode 
romaine, devait 6tre port^ sur le dos. Par pr<^caution 
contre les ^16phants, Mkiho institua un corps de cava- 
liers cataphractes, oi!i Thomme et le cheval disparais- 
saient sous une cuirasse en peau d'hippopotame hcrissSe 
de clous ; et pour prot^ger la come des chevaux, on leur 
fit des bottines en tresse de sparterie. 

II fut interdit de piller les bourgs, de tyranniser les 
habitants de race non punique. Mais comme la contr^e 
s*^puisait, H&tho ordonna de distribuer les vivres par 
t^te de soldat, sans s*inqui^ter des femmes. D*abord 
ils les partag^rent avec elles. Faute do nourriture beau- 
coup s'affaiblissaient. C*Stait une occasion incessante 
de querelles, d'invectives, plusieurs attirant les compa- 
gnes des autres par Tappet ou m^mela promesse de leur 
portion. HMho commanda de les chasser toutes, impi- 
toyablement. Elles se r^fugi^rent dans le camp d*Aulha- 
rite; mais les Gauloises et les Libyennes, k force d*ou- 
trages, les contraignirent k s*en aller. 

Enfin elles vinrent sous les murs de Carthage implorci 
la protection de C6r6s et de Proserpine, car il y avail 
dans Byrsa un temple et des prStres consacr^s a ces 

16. 



1S6 SALAMMBO* 

dresses, en expiation des horreurs commises autrefois au 
si^ge de Syracuse. Les Syssites, all^guant leur droit 
d'epaves, r6clam6rent les plus jeunes pour les vendre ; 
et des Carthaginois-nouveaux prlrent en mariage des 
Lac^d^moniennes qui ^laient blondes. 

Quelques-unes s*obstinSrent k suivre les armies. 
Elles couraient sur le flanc des syntagmes, k c6t6 des 
capitaines. Elles appelaient leurs hommes, les tiraient 
par le manteau, se frappaient la poitrine en les mau- 
dissant, et tendaient au bout de leurs bras leurs petits 
enfants nus qui pleuraient. Ce spectacle amoUissait 
les Barbares ; elles ^taient un embarras, un p^ril. Plu- 
sieurs fois on les repoussa, elles revenaient; M^tho les 
fit charger k coups de lance par les cavaliers de Narr*- 
Havas ; et comme des Bal6ares lui criaient qu*il leur fal- 
lait des femmes. 

— « Moi ! je n'en ai pas ! » r^pondit-il. 

Apr^ent, le g^nie de Moloch Tenvahissait. Malgr£ 
les rebellions de sa conscience, il ex^cutait des choses 
^pouvantables, s'imaginant ob^ir k la voix d*un Dieu. 
Quand il ne pouvait les ravager^M^tho jetaitdes pierres 
dans les champs pour les rendre st^riles. 

Par des messages r6iter6s, il pressait Autharite et 
Spendius de se h^ter. Mais les operations du Suff^te 
etaient incompr^hensibles. II campa successivement k 
Eidous, k Monchar, k Tehent ; des eclaireurs crurent 
Tapercevoir aux environs dlschiil, pr^s des fronti^res 
de Narr*Havas, et Ton apprit qu*il avait traverse le fleuve 
au-dessus de Tebourba comme pour revenir k Carthage. 
A peine dansun endroit, il se transportait vers un autre. 
Les routes qu*il prenait restaient toujours inconnues. 
Sans livrer de bataille, le Suffete conservait ses avan- 
tages ; poursuivi par les Barbares, il semblait les con- 
duire. 

Ges marches et ces contre-marches fatiguaient en- 
core plu? les Carthaginois ; et les forces d*Hamilcar, 



EN CAVPAGNE. 187 

n'itant pas renouvel^es, de jour en jour diminuaient. 
Les gens de la campagne lui apporiaient, maintenant, 
desvivres avec plus de lentcur. U rencontrait partout 
une hesitation, une haine taciturne ; et, malgr^ ses sup- 
plications prSs du Grand-Conseil, aucun secours n'arri- 
vait de Garlhage. 

On disait (on croyait peut-6tre) qu*il n*eii avait pas 
besoin. G'^tait une ruse ou des piaintes inu tiles ; et les 
partisans d'Hannon, afin de le desservir, exag^raient 
rimportance de sa victoire. Les troupes qu*il comman- 
dait, on en faisait le sacrifice ; mais on n*allait pas ainsi 
continuellement fournir k toutes ses demandes. La guerre 
itait bien assez lourde ! elle avail trop coiAt^, et, par or- 
gueil, les patriciens de sa faction I'appuyaient avec mol. 
lesse. 

Alors, disespirant de la R^publique, Hamilcar leva 
de force dans les tribus tout ce qu*il lui fallait pour la 
guerre : du grain, de Thuile, du bois, des bastiaux et 
des hommes. Mais les habitants ne tard^rent pas & s*en- 
fuir. Les bourgs que Ton traversait Staient vidcs, on 
touillait les cabanes sans y rien trouver ; bientdt une 
effroyable solitude enveloppa Tarm^e punique. 

Les Garthaginois, furieux, se mirent h saccager les 
provinces ; ils comblaient les citemes, inccndiaient les 
maisons. Les flamm^chcs, cmporttes par le vent, s'^par- 
pillaient au loin, et sur les montagnes des forets enti^res 
bri!ilaient ; elles bordaient les valines d'une couronne dc 
feux; pour passer au del6, on ^taitforcS d*altcndre. Puis 
ils reprenaient leur marche, en plein soleil, sur dep 
cendres chaudes. 

Quelquefois ils voyaient, au bord de la route, luire 
dans un buisson comme des prunelles de chat-tigre. 
C'^tait un Barbare accroupi sur les talons, et qui s*6tait 
barbouilU de poussi^re pour se confondre avec la cou- 
leur du feuillage ; ou bien quand on longeait une ra- 
pine, ceux qui Staient sur les ailes entondaicnt tout d 



188 SALAMMBO. 

caap rouler dcs pierres ; et, en leTant les yeux, Qs aper- 
ceTaient dans recartemeni de la gorge un homme pieds 
nns qui bondissait. 

dependant Utiqae et Hippo-Zaryte ^talent libres, puis- 
qne les Mereenaires ne les assiegeaient pins. Hamilcar 
leur conimanda de venir k son aide. Mais, n*osant^ 
compromeitre, elles Ini repondircnt par des mots Tagues, 
des compliments, des excuses. 

II remonta dans le nord, brosquement, dteide k s'oq- 
Trir one des villes tyriennes, dut-il en faire le siege. II 
lui fallait nn point sor la c6te, afin de tirer des iles ou 
de Cyrtoe des approYisionnements el des soldats, et il 
convoitait le port dTtiqne comme etant le plus prte de 
Carthage. 

Le SufKte partit done de Zouitin et touma le lac 
d'Hippo-Zaryte avec prudence. M aisbientot il fut contraint 
d'allonger ses regiments en colonne pour gravir la mon- 
tagne qui s^pare les deuxTalltes. Au coucher du soleU 
ils descendaient dans son sommet creusd en forme d'en- 
tonnoir, quand ils apergurent devant eux, k ras du sol, 
des louves de bronze qui semblaient courir sur Therbe. 

Tout k. coup de grands panaches se levercnt, et au 
rhythme des filiates un chant formidable ^clata. C'^tait 
Tarm^e de Spendius ; car des Gampaniens et des Grecs, 
par execration de Garthage, avaient pris les enseignes 
de Rome. En m6me temps, sur la gauche, apparurcnt 
de longues piques, des boucliers en peau de leopard, 
des cuirasses de lin, des epaules nues. G'etaient les Ibe- 
riensde MAtho, les Lusilaniens, les Bal^ares, les G^lules; 
on entendit le hennissement des chevaux de Narr'Havas ; 
ils se repandirent aulour de la colline ; puis arriva la 
vague cohue que commandait Aulharite ; les Gaulois, les 
Libyens, les Nomades ; et Ton reconnaissait au milieu 
d'eux les Hangeurs-de-choses-immondes aux aretes de 
poisson qu'ils porlaient dans la chcvclure. 

Ainsi les Barbares, combinant exactcraenl leurs mar- 



^y GAMPAGNB. 180 

dies, s'^taicntrejoints. Mais, surpriseux-m^mes, ilsres- 
t6rent quclques minutes immobiles et se consultant. 

Le Suffete avait tasse ses hommes en une masse orbi- 
cnlaire, dc fa^on k offrir partout une resistance 6gale. 
[.cs hauts boucliers pointus, fichus dans le gazon les 
mis pr^s des autres, entouraicnt I'infanterie. Les Glina- 
bsics se tcnaient en dehors, et plus loin, de place en 
place, les 6I6phants. Les Hercenaires ^taient harasses de 
fatigue ; 11 valait mieux attendre jusqu'au jour ; et, cer- 
tains de leur victoire, les Barbares, pendant toute la nuit, 
s'occup^rent k manger. 

lis avaient allum6 dc grands fcux clairs qui, en les 
^blouissant, laissaient dans Tombre Tannto punique 
au-dessous d*eux. Hamilcar fit creuser autour de son 
camp, comme les Remains, un foss6 large de quinze pas, 
profond dc dix coudies; avec la terre exhausser h Yini^ 
rieur un parapet sur lequel on planta des pieux aigus 
qui s'entrelacaient, et, au soleil levant, les Hercenaires 
furent ^bahis d'apercevoir toys les Carihaginois ainsi 
retranch^s comme dans une forteresse. 

lis reconnaissaient au milieu des tentes Hamilcar, qui 
se prpmenait en distribuant des ordres. II avait le 
corps pris dans une cuirassc brunc taillad^e en petites 
^cailles; et suivi de son cheval, de temps en temps il 
s'arrMait pour designer quclque chose de son bras droit 
6tendu. 

Alors plus d'un se rappela des matinees pareillcs, 
quand, au fracas des clairons, il passait devant eux len- 
tement, et que ses regards les fortifiaient comme des 
coupRs dc vin. Une sorte d*altendrissement les saisit. 
CeuA, au conlraire, qui ne connaissaient pas Hamilcar, 
dans lour joie de le tcnir, d^liraient. 

Cependant, si tons attaquaient k la fois, on se nuirait 
mutuetlcment dans I'espace trop ^troit. Les Numides 
poiivaient se lancer au travers ; mais les Clinabares d6- 
fouflns par des cuirasses les 6crascraient ; puis comment 



iOO SALAHMBd. 

franchir les palissades? Quant aux M^phants, ils n*6* 
taient pas suffisamment instruits. 

— a Vous ^tes tous des Inches ! » s*§cria M4tho. 

Et, avec les meilleurs, il se pr^cipita contre le re- 
tranchement. Une vol^e de pierres les repoussa ; car le 
Suff^te avait pris sur le pont leurs catapultes aban- 
donnees. 

Get insucc^s fit tourner brusquement I'esprit mobile 
des Barbares. L'exces de leur bravoure disparut ; ils 
Youlaient vaincre, mais en se risquant le moins possible. 
D'apr^s Spendius, il fallait garder soigneusement la po- 
sition que Ton avait et affamer Tarm^e punique. Mais 
les Garthaginois se mirent k creuser des puits, et des 
montagnes entourant la coUine, ils decouvrirent de 
Teau. 

Du sommet de leur palissade ils langaient des fil- 
ches, de la terre, du fumier, des cailloux qu'ils arra- 
chaient du sol, pendant que les six catapultes roulaienl 
incessamment sur la longueur de la terrasse. 

Mais les sources d'elles-mSmes se tariraient; on 
^puiserait les vivres, on userait les catapultes.; les Her- 
cenaires, dix fois plus nombreux, finiraient par triom- 
pher. Le SuCT^te imagina des n^gociations afin de ga- 
gner du temps, et un matin les Barbares trouv^rent 
dans leurs lignes une peau de mouton couverle d*6cri- 
tures. 11 se justifiait de sa victoire : le^ Anciens Tavaient 
forc6 h la guerre, et pour leur montrer qu'il gardait sa 
parole, il leur offrait le pillage d*Utique ou celui d'Hip* 
po-Zaryte, a leur choix; Hamilcar, en terminant, d6- 
clarait ne pas les craindre, parce qu'il avait gagn^ des 
trailrcs et que, grdce a ceux-1^, il viendrait k bout, fa* 
cilement, de tous les autres. 

Les Barbares furent troubles : cette proposition d'un 
butin immediat les faisait rSver; ils appr^hendaieiit 
une trahison, ne soupQonnant point un piege dans la for- 
fanteric du Suffete, et ils commeng^rent k se regarder 



EN GAMPAGNE. iOl 

Ics unsles autres avec m^fiance. On observail Ics paroles, 
les d-marches ; des terreurs les r^veillaient la nuit. 
Plusieurs abandonnaient leurs compagnons ; suivant sa 
fantaisie on choisissait son armSe, et les Gaulois avec 
Autharite all^rent se joindre auxhommes de la Cisalpine 
dont ils comprenaientla langue. 

Les quatre chefs se rSunissaient tons les soirs dans la 
tente de Hdtho, et^ accroupis autour d'un bouclier, ils 
avangaient et reculaient attentivement les petites figu- 
rines de bois, invent^es par Pyrrhus pour roproduire les 
manoeuvres. Spendius d^montrait les ressources d*Ha- 
milcar ; il suppliait de ne point compromettre Toccasion 
et jurait par tous les Dieux. Hdtho, irrit^, marchait en 
gesticulant. La guerre contre Carthage ^tait sa chose 
personnelle ; il s'indignait que les autres s'en mdlnssent 
sans vouloir lui ob^ir. Autharite, k sa figure devinait 
ses paroles, applaudissait. Narr'Havas levait le menton 
en signe de d^dain ; pas une .mesure qu*il ne jugedf 
fiineste ; et il ne souriait plus. Des soupirs lui ^chap- 
paient comme. s*il eHii refoul^ la douleur d*un r^ve 
impossible, le d^sespoir d'une entreprise manqu^e. 

Pendant que les Barbares, incertains, d^Iib^raient, le 
Su^^te augmentait ses defenses : il fit creuser en deg& 
des palissades un second foss^, Clever une seconde mu- 
raille, construire aux angles des tours de bois; et ses 
esclaves allaient jusqu*au milieu des avant-postes en- 
foncer les chausse-trapes dans la terre. Mais les ^16- 
phants, dont les rations ^taient diminuSes, se dSbattaient 
dans leurs entraves. Pour manager les herbes, il or- 
donna aux Glinabares de tuer les moins robustes des 
^talons. Quelques-uns s'y refus^rent ; il les fit d6capiter. 
On mangea les chevaux. Le souvenir de cette viande 
fniche, les jours suivants, fut une grande tristesse. 

Du fond de Tamphith^Stre oix ils se trouvaient resser- 
r^s, ils voyaient tout autour d'eux, sur les hauteurs, les 
quatre camps des Barbares pleins d'agitation. Dcsfcmiiies 



19S SALAMBIBO. 

circulaient avec des outres sur la t6le, des ch6vres en 
belant erraient sous les faisceaux des piques ; on relc- 
vait les sentinelles, on mangeait autour des trepieds. 
En cfTet, les tribus leur fournissaient des vivres abon- 
damment, et ils ne se doutaient pas eux-memes combien 
leur inaction effrayait Tarm^e punique. 

Des le second jour, les Carthaginois avaieul reniar- 
qu6 dans le camp desNomades une troupe de trois cents 
hommes k Tecart des autres. G'^taient les Riches, retc- 
nus prisonniers depuis le commencement de la guerre. 
Des Libyens les rangirent tous au bord du foss6, et, 
post^s derriere eux, ils envoyaient des javelots en se 
faisant un rempart de leur corps. A peine pouvait-on 
recounaitre ces mis^rables, tant leur visage disparais- 
sait sous la vermine et les ordures. Leurs cheveux arra- 
chte par endroits laissaient k nu les ulceres de leur tdte, 
et ils £taient si maigres et hideux qu'ils ressemblaient a 
des momies dans des linceuls trou^s. Quelques^uns, en 
tremblant, sanglotaient 'd*un air stupide; les autres 
criaient k leurs amis de tirer sur les Barbares. II y en 
avait un, tout immobile, le front baiss^, qui ne parlait 
pas ; sa grande barbe blanche tombait jusqu*& ses mains 
couvertes de chaines ; et les Carthaginois, en sentant au 
fond de leur coeur comme F^croulement de la R^publi- 
que, reconnaissaient Giscon. Bien que la place fut dan- 
gereuse, ils se poussaient pour le voir. On Favait coifT^ 
d*une tiare grotesque, en cuir d'hippopotame, incrustte 
de cailloux. G'^tait une imagination d*Autharite ; mais 
cel'a d^plaisait k Hatho. 

Hamilcar exasp6re fit ouvrir les palissades, r^solu k 
se faire jour n'importo comment; et d'un train furieux 
"^les Garthaginois monterent jusqu'ft mi-cdte, pendant 
trois cents pas. Un tel flot de Barbares descendit 
qu*ils furent refouUs sur leurs lignes. Un des gardes de 
la L6gion, reste en dehors, tr^buchaitparmi lespierres. 
Zarxas accourut» et, le terrassant, il lui enfonga un 



EN GAMPAGME. 103 

poignard dans la gorge; il Ten retira, se jeta sur la Mea- 
sure, — et, la bouche collie contre elle, avec des gron- 
dements de joie et des soubresauts qui le secouaient ju&- 
-qu'aux talons, il pompait le sang & pleine poitrine.; puis, 
tranquillement, il s'assit sur le cadavre, releva son vi- 
sage en se renversant le cou pour mieux humer Tair, 
comme fait une biche qui vient de boire k un torrent, 
et, d*une voix aiguS, il entonna unc chanson des Ba- 
I^ares, une vague m^lodie pleine de modulations pro- 
long^es, s*interrompant, alternant, comme des ^chos qui 
se r^pondent dans les montagnes; il appelait ses fr^res 
morts et les conviait k un festin ; — puis il laissa re- 
tomber ses mains entre ses jambes, baissa lentement la 
t^te, et pleura. Gette chose atroce fit horreur aux Bar- 
bares, aux Grecs surtout. 

Les Garthaginois, k partir de ce moment, ne tent^rent 
aucune sortie ; — et ils ne songeaient pas k se rendre, 
certains de p6rir dans les supplices. 

Gependant les vivres, malgr^ les soins d'Halmilcar, di- 
minuaient effroyablement. Pour chaque homme, il ne 
restait plus quedix k'bommer de bl^, trois bin de millet 
et douze betza de fruits sees. Plus de viande, plus d'huile, 
plus de salaisons, pas un grain d*orge pour les chevaux; 
on les voyait, baissant leur encolure amaigric, chercher 
dans la poussi^re des brins de paille pieliii^s. Sou- 
vent les sentinelles en vedette sur la terrasse aperce- 
vaient, au clair de la lune, un chien des Barbares qui 
venait rdder sous le retranchem^nt, dans les tas d'im- 
mondices ; on Tassommait avec une pierre, et, s'aidant 
des courroies du bouclier, on descendait le long des pa- 
lissades, puis, sans rien dire, on le mangeait. Par- 
fois dliorribles aboiements s*61evaient, et Thomme ne 
remontait plus. Dans la quatri6me dilochie de la dou- 
zi^me syntagme, trois phalangites, en se disputant un 
rat, se tu^rent k coups de couteau. 

Tons regrettaicnt leurs families, leurs maisons ; les 

17 



191 SALAMMBd. 

pauvres, leurs cabanes en forme de riiche, avec des 
coquilles au seuil des portes, un filet suspendu, etles pa- 
triciens, leurs grandes salles emplies de tin^bres bleud- 
tres, quand, a Theure la plus molle du jour, ils se rape- 
saient, ^coutant le bruit vague des rues m^le au fremis- 
sement des feuilles qui s*agitaient dans leurs jardins ; 
— et, pour mieux descendre dans cette pens^e, afin d'en 
jouir davantage, ils entre-fermaient les paupi^res ; la 
secousse d'une blessure les r^veillait. A chaque minute, 
c'^tait un engagement, une alerte nouvelle ; les tours 
briilaient, les Hangeurs-de-chosesnimmondes sautaient 
aux palissades; avec des baches, on leur abattait les 
mains ; d'autres accouraient ; une pluie de fer tombait 
sur les tentes. On eleva des galeries en claies de jonc 
pour se garantir des projectiles. Les Carthaginois s'y en- 
fermerent ; ils n*en bougeaient plus. 

Tons les jours, le soleil qui tournait sUr la coUine, 
abandonnant, d^s les premieres heures, le fond de la 
gorge, les laissait dans Tombre. En face et par derriere, 
les pentes grises du terrain remontaient, couvertes de 
cailloux tachet^s d'un rare lichen, et, sur leurs tdtes, le 
ciel, continuellement pur, s*6talait, plus lisse et froid k 
Toeil qu*une coupole de m^tal. Hamilcar 6tait si indign6 
centre Carthage qu'il senfait Tcnvie de se jeter dans les 
Barbares pour les conduire sur elle. Puis voila que les 
porteurs, les vivandiers, les esclaves commengaicnt d 
murmurer, et ni le peuple, ni le Grand-Conscil, per- 
sonne n*envoyait meme une esperance. La situation 
6tait intolerable surlout par Tidee qu'elle deviendrait 
pire. 



A la nouvelle du d^sastre, Carthage avait comme 
bondi de colere et de haine ; on aurait moins execr^ 
le Suffete, si, des le commencement, 11 se fut laiss6 
vaincre. 



EN GAHPAGNE. 105 

Mais pour acheter d*autres Hercenaires, le temps 
manquait, Targent manquait. Quant k lever des soldats 
dans la ville, comment les equiper ? Hamilcar avail pris 
toutes les armes! et qui done les commanderait? Les 
meilleurs capitaines se trouvaient l&*bas avec lui! Ce- 
pendant, des hommes exp6di6s par le Suff^te arrivaient 
dans les rues, poussaient des cris. Le Grand-Conseil s'en 
^mut, etil s'arrangea pour les faire disparaitre. 

C*^tait une prudence inutile ; tons accusaient Barca de 
s*^tre conduit avec moUesse. II aurait dA, apr^s sa vie- 
toire, an^antir les Hercenaires. Pourquoi avait-il ravage 
les tribus? On 8*6tait cependant impost d*assez lourds sa- 
criOces ! et les patriciens d^ploraient leur contribution 
de quatorze shekel, les Syssites leurs deux cent vingt- 
troismille kikar d'or; ceux qui n'avaient rien donn^ se 
lamentaient comme lesautres. La populace ^tait jalouse 
des Carthaginois-nouveaux auxquels il avait promis le 
droit de cit6 complet; et m6me les Ligures, qui s'^taient 
si intrepidement battus, on les confondait avec les Bar- 
bares, on les maudissait comme eux; leur race devenait 
un crime, une complicity. Les marchands sur le seuil 
de leur boutique, les manoeuvres qui passaient une r^gle 
de plomb k la main, les vendeurs de saumure ringant 
leurs paniers, les baigneurs dans les ^tuves et les d^bi- 
tants de boissons chaudes, tons discutaient les opera- 
tions de la campagne. On tragait avec son doigt des 
pl^ns de bataille sur la poussi^re ; et il n*etait si mince 
goujat qui ne sCit corriger les fautes d*Hamilcar. 

C'^tait, disaient les pr^tres, le ch^timent de sa longue 
impi^te. 11 n'avait point offert d'holocaustes ; il n'avait 
pas pu purifie ses troupes ; il avait m^me refuse de pren- 
dre avec lui des augures ; — et le scandale du sacri- 
lege renfor^ait la violence des haines contenues, la rage 
des espoirs trahis. On se rappelait les d^sastres de la Si- 
cile, tout le fardeau de son orgueil qu*on avait si long- 
temps porte ! Les colleges des pontifes ne lui pardon- 



106 SALABIMDd. 

naicnt pas d'avoir saisi leur tr^sor, ct ils cxig6rent dn 
Grand-Conseil Tengagement de le crucifier, si jamai'? il 
revenait. 

Lcs clialcurs du mois d't^loul, exccssives cetto ann6c- 
16, ^taient une autre calamity. Des bords du Lac, il s*e- 
levait des odcurs nauseabondes; elles passaicnt dans 
Tair avec lcs fum^es des aromates tourbiilonnant au coin 
des rues. On entendait continuellemeht retentir des 
hymnes. Des flots de peuple occupaient les escaliers des 
temples : toutes les murailles ^taient couvertes de voiles 
noirs ; des ciergcs brtlilaient au front des Dieux-Patae- 
ques, et le sang des chameaux 6gorges en sacriflce, cou«> 
lanl le long des rampes, formait, sur les marches, des 
cascades rouges. Un d^lire funebre agitait Carthage. Du 
Tond des ruelles les plus ^troites, des bouges les plus 
noirs, des figures p&les sortaient, des hommcs k profil 
de yip^re et qui grin^aient des dents. Les hurlements ai- 
gus des femmes emplissaientlesmaisons, et, s'echappanl 
par les grillages, faisaient se retourner sur les places 
ceux qui causaient debout. On croyait quelquefois que 
les Barbares arrivaient; on les avait apergus derri^re la 
montagnedes Eaux-Chaudes ; ils ^taientcampes k Tunis; 
et les voix se multipliaient, grossissaient, se confondaient 
en une seule clameur. Puis, un silence universel s'^ta- 
blissait, les uns restaient grimp^s sur le fronton des 
Edifices, avec leur main ouverte au bord des yeux, tan- 
dis que les autres, k plat ventre au pied des remparts, 
tendaient I'oreille. La terreur pass^e, les col^res recom- 
menraient. Mais la conviction de leur impuissance les re* 
plongeait bientdt dans la mdme tristesse. 

Elle redoublait chaque soir, quand tons, months sur 
les terrasses, poussaient, en s'inclinant par neuf fois, un 
grand cri, pour saluer le Soleil. 11 s*abaissait derri^re la 
Lagune, lentement, puis tout k coup il disparaissait 
dans les montagnes, du c6i^ des Barbares. 

On attendait la f6te ti*ois fois sainte ou. du haut d*un 



EN CAUPAGNE. 197 

biHcher, un aigic s*envoIait vers le ciel, symbole do la 
resurrection de Tann^e, message du peuple k son Baal 
supreme, et qu*il consid6rait comme une sorte d*union, 
una mani^re de se rattacher h la force du Soleil. D'ail- 
Icui's, empli de haine maintenant, il se tournait naive- 
ment vers Holoch-Homicide, et tons abandonnaient Ta- 
nit. En effet, la Rabetna, n*ayant plus son voile, 6tait 
comme d^pouillie d'une partie de sa vertu. Elle refusait 
la bienfaisarice de ses eaux, elle avail d^serte Carthage ; 
c*etait une transfuge, une ennemie. Quclques-uns, pour 
I'outrager, lui jetaient des pierres. Mais en I'invfectivant, 
beaucoup la plaignaient ; on la cbgrissait encore et plus 
profond^ment peut-6tre. 

Tous les malheurs venaient done de la perte du 
zaimph. Salammbd y avait indirectement particip^ ; on 
la comprenait dans la m6me rancune ; cllc devait ^tre 
punie. La vague id6e d*une immolation bient6t cir- 
cula dans le peuple. Pour apaiser les Baalim, il fallait 
sans douter leur ofTrir quelque chose d*une incalculable 
valeur, un 6tre beau, jeune, vierge, d'antique maison, 
issu des Dieux, un astre humain. Tous les jours des 
homraes que Ton ne connaissait pas envahissaient les 
jardins de H^gara ; les esclaves, ti emblant pour eux- 
mdmes, n*osaient leur resistor. Cepcndant ils ne d^pas- 
saicnt point Tescalier des galores. lis restaient en Las, 
les yeux fev^s sur la dernitire terrasse ; ils attendaient 
SalammbO, et durant des hcures ils criaient contre elle, 
comme des chiens qui hurlcnt apr^s la lune. 



17. 






LB SERPENT 



Ges clameurs de la populace n*^pouTantaient pas la 
fiUe d'Hamilcar. 

Elle 6tait troublee par des inquietudes plus hauVis : 
son grand serpent, le Python noir, languissait; et le ser- 
pent etait pour les Carthaginois un fi&tiche k la fois na- 
tional et particulier. On le croyait fils du limon de la 
terre, puisqu'il Emerge de ses profondeurs et n*a pas 
besoin de pieds pour la parcourir ; sa demarche rappe- 
lait les ondulations des fleuves, sa temperature les anti- 
ques tenebres visqueuses pleines dc fecondit^s, et Torbe 
qu'il d^crit en se mordant la queue I'ensemble des pla- 
netes, Tintelligence d'Eschmoun. 

Gelui de Salammbd avait dejii refuse plusieurs fois les 
quatre moineaux vivants qu*on lui pr^sentait \i la pleinc 
lune et k chaque lune nouvelle. Sa belle peau, couverlc 
comme le firmament de taches d*or sur un fond tout 
noir, etaitjaunemaintenant, flasque, rid^eet trop large 
pour son corps; une moisissure cotonneuse s'etcndait 
autour dc sa tete ; et dans Tangle de ses paupi^res, on 
apcrcevait de petits points rouges qui paraissaient re- 



tE SERPBNT. 109 

muer. De temps k autre, Salammbd s'approchait de sa 
corbeille en fils cl'argcnt ; elle ^cartait la courtine de 
pourpre, les feuilles de lotus, le duvet d'oiseau; il 
^tait continuellement enroul^ sur lui-mdme, plus im- 
mobile qu'une liane fl^tric; et, k force de le regarder, 
elle finissait par sentir dans son coeur comme une spirale, 
comme un autre serpent qui pen k peu lui montait k la 
gorge et I'^tranglait. 

Elle 6tait d^sesp^r^e d*avoiryu lezaimph, etcependant 
elle en ^prouvait une sorte de joie, un orgueil intime. 
Un myst^re se d^robait dans la splendeur de ses plis ; 
c'^tait le nuage enveloppant les Dieux, le secret de Teiis- 
tence universelle, et, Salammbd, en se faisant horreur k 
elle-m^me, regrettait de ne Tavoir pas soulev6. 

Presque toujours elle ^tait accroupie au fond de son 
appartement, tenant dans ses mains sa jambe gauche re- 
ptile, la bouche entr'ouverte, le menton baiss^, Toeil 
fixe. Elle se rappelait avec ^pouvante la figure de son 
p^re; elle voulait s*cn aller dans les montagnes de la 
Phenicie, en p^lerinage au temple d*Aphaka, ou Tanit est 
descendue sous la forme d*une etoile; toutes sortes d*i- 
maginations I'attiraient, Teffrayaient ; d'ailleurs une so- 
litude chaque jour plus large Tenvironnait. Elle ne sa- 
vait mSme pas ce que devenait Hamilcar. 

Enfin, lasse de ses pens^es, elle se levait, et, en tra!^ 
nant ses petites sandales dont la SQmelle k chaque pas. 
claquait sur ses talons, elle se promenait au hasard dans 
la grande chambre silencieuse. Les am^thystes el les to- 
pazes du plafond faisaient qk et \k trembler des taches 
lumineuses, et Salammbd, tout en marchant, tournait 
un peu la t^te pour les voir. Elle allait prendre par le 
goulot les amphores suspendues; elle se rafraichissait 
la poitrine sous les larges ^ventails, ou bien elle s*amu- 
sait & brAler du cinnamome dans des perles creuses. Au 
coucher du soleil, Taanach retirait les losanges de feutre 
noirbouchant lea ouvertures de la murailie; alors ses 



m SALAMMCd. 

colombes, frolt^es de muse comme Ics colonibes de Ta- 
nit, tout k coup entraient, et leurs pattes roses glissaient 
sur les dalles de verre parmi les grains d*orge qu'elle 
ieur jetait k pleines poignees, comme un semeur dans 
un champ. Mais soudain elle eclatait en sanglots, et elle 
rcstait 6lendue sur le grand lit fait de courroies de 
boeuf, sans remuer, en r6p6tant un mot toujours le 
mSme, lesyeux ouvcrts, pdle comme une morte, insen- 
sible, froide; — et cependant elle entendait le cri des 
singes dans les touffes des palmiers, avec le grincement 
continu de la grande roue qui, k travers les Stages, 
amenait un flot d*eau pure dans la vasque de por- 
phyre. 

Quelquefois, durant plusieurs jours, elle refusait de 
manger. Elle voyait en rSve de& astres troubles qui pas- 
saient sous ses pieds. Elle appelait Schahabarim, et, 
quand il Stait venu, n'avait plus rien k lui dire. 

Elle ne pouvait vivre sans le soulagement de sa pr^ 
sence. Hais elle se rSvoltait intSrieurement centre cettc 
domination ; elle sentait pour le prStre tout k la fois 
de la terreur, de la jalousie, de la haine et une esp^c 
d'amour, en reconnaissance de la singali6re volupte 
qu*ellc trouvait prcs de lui. 

II avait rcconnu Tinfluence de la Rabbet, habile k dis- 
lingucr quels Slaient les Dieux qui envoyaicnt les mala- 
dies ; et, pour gu,6rir Salammbd, il faisait arroser son 
apparlcment avec des lotions de verveinc et dadiante; 
elle mangeait tous les matins des mandragorcs; elle 
dorroait la tSte sur un sachet d'aromates mixtionnSs par 
les pontifes ; il avait m^me employ^ le baaras, racine 
couleur de feu qui refoule dans le septentrion les gSnics 
funestes; enfin, se tournant vers TStoile polaire, il mur- 
mura par trois fois le nom mystSrieux de Tanit; mais 
Salammbd soufTrant toujours, ses angoisses s*approfon- 
dirent. 

Personne, k Carthage, n'etait savant comme lui. Dana 



LE SERPENT. 801 

sa jeunesse, il avail 6tudi6 au college des Hogbcds, & 
Borsippa, pr&s Babylone ; puis visits Samothrace, Pessi* 
nunte, Eph^se, la Thessalie, la Jud^e, les temples des 
Nabath^ens, qui sont perdus dans les sables; et, des ca* 
taracles jusqu'ii la mer, parcouru k pied les bords du 
Nil. La face couvcrte d*un voile, et en secouant des flam- 
beaux, il avail jct6 un coq noir sur un feu de sandara- 
que, devant le poilrail du Sphinx, le P6re-de-la-lerreur. 
II etait desceudu dans les cavernes de Proserpine ; il 
avait vu tourner les cinq cents colonnes du labyrinthe 
de Lemnos et resplendir le cand^labre de Tarente, por- 
tant sur sa tige autant dc lampadaires qu*il y a de jours 
dans Tann^e ; la nuit, parfois, il recevait des Grecs pour 
les interroger. La constitution du monde ne Finqui^tait 
pas moins que la nature des Dieux ; avec les armilles 
places dans le portique d'AlexandHe, il avait observe les 
Equinoxes, et accompagn6 jusqu*& Gyrene les b^matistes 
d'Everg^te, qui mesurent le ciel en calculant le nombre 
de leurs pas; — si bien que maintenant grandissait dans 
sa pens^e une religion particuli^re, sans formule dis- 
lincfe, et, h cause de cela m6me, toute pleine de vertiges 
ct d*ardeurs. 11 ne croyait plus la terre faite comme une 
pomme de pin ; il la croyait ronde, et tombant 6tef nel- 
Icment dans Timmcnsit^, avec une vitcsse si prodigieuse 
qu*on ne s'aper^oit pas de sa chute. 

De la position du soleil au-dessus de la lune, il con- 
cluaiti la predominance du Baal, dont Tastre lui-meme 
n*cst que le reflet ct la figure ; d'ailleurs, tout ce qu'il 
voyait des choses terrestreslp forgait areconnaitre pour 
supreme le principe mdle exterminateur. Puis, il accu- 
sail secr^tement la Rabbet de Tinforlune de sa vie. N'^* 
tait-ce pas pour elle qu*autrefois le grand-pontife, s*a- 
vangantdans le tumulte des cymbales, lui avait pris sous 
une pat^re d'eau bouillante sa virilite future? Et il sui- 
vaitd*un cBil m^lancolique les hommes qui sepordaient 
avec les pr^tresses au fond des tSrSbintlies. 



202 SALAMHBd. 

Ses jours se passaient k inspecter les encensoirs, les 
vases d'or, les pinces, les rMeaux pour les cendresde 
Tautel, et toutes les robes des statues jusqu'A Taiguille 
de bronze servant k friseV les cheveux d*une vieille Tanit, 
dans le troisi^me edicule, pr^s de la vigne d'^meraude. 
Aux m6mes heures, il soulevait les grandes tapisseries 
des memes portes qui retombaient ; il restait les bras 
ouverts dans la m^me attitude; il priait prostern^ sur les 
m^mes dalles, tandis qu'autour de lui un peuple de prSr 
tres circulait pieds nus par les couloirs pleins d*ua cvh- 
puscule ^ternel. 

Mais sur Taridite de sa vie, Salammbd faisait comme 
une fleur dans la fente d'un s^pulcre. Gependant, il ^tait 
dur pour elle, et ne lui ^pargnait point les penitences ni 
les paroles am^res. Sa condition ^tablissait entre eux 
comme r^galit^ d*un sexe commun, et il en voulait moins 
k la jeune fille de ne pouvoir la poss^der que de la trou- 
ver si belle et surtout si pure. Souvent il voyait bien 
qu'elle se fatiguait k suivre sa pens^e. Alors il s*en re- 
tournaitplus triste; il se sentait plus abandonn^, plus 
seul, plus vide. 

Des mots 6tranges quelquefois lui ^chappaient, et qui 
passaient devant Salammbb comme de larges Eclairs il- 
luminant des abimes. G*6tait la nuit, sur la terrasse, 
quand, sculs tous les deux, ils regardaient les ^toiles, 
et que Carthage s'^talait en bas, sous leurs pieds, avec 
le golfe et la plcine mer vaguement perdus dans U cou- 
leur des teiiebres. 

II lui cxposait la th^orie.des kmes qui descendent sur 
la terre, en suivant la mdme route que le soleil par les 
signes du zodiaque. De son bras ^tendu, il niontrait dans 
le B61ier la porte de la generation humaine, dans le 
Capricorne, cclle du retour vers les Dieux ; el Salammbd 
s'efforgait de les aperccvoir, car elle prenait ces concep- 
tions pour des r6alites ; elle acceptait comme vrais en 
eux-m^mes de purs symboles et jusqu'& des manieresde 



LG SEHPENT. S05 

langage, distinction qui n*6tait pas, non plus, toujours 
bien nette pour le pr^tre. 

— « Les Ames des morts, » disait-il, « se resolvent 
dans la lune comme les cadavres dans la terre. Leurs 
larmes composent son humidity ; c'est un sijour obscur 
plein de fange, de debris et de tempStes. » 

Eile demanda ce qu*elle y deviendrait. 

~ « D*abord, tu languiras, l^g^e comme une vapenr 
qui se balance sur les flots ; et, apres des ^preuves et 
des angoisses plus longues, tu t'en iras dans le foyer du 
soleil, &la source mdme de rintelligence! » 

Gependant il ne parlait pas de la Rabbet. Salaramb6 
s'imaginait que c'^tait par pudeur pour sa deesse vain- 
cue, et Tappelant d un nom commun qui d^signait la 
lune, elle se r^pandait en bto^dictions sur I'astre fertile 
et doux. A la fin, il s'^cria : 

— « Non! non! elle tire de I'autre toute sa fi&condit^! 
Ne la Yois-tu pas vagabondant autour de lui comme une 
femme amoureuse qui court apr^s un homme dans un 
champ ? » Et sans cessse il exaltait la vertu de la lu- 
miere. 

Loin d'abattreses d^sirs mystiques, au conti^aire il les 
soUicitait , et m&ne il semblait prendre de la joie k la 
desoler par les revelations d*une doctrine impitoyable. 
SalammbA, malgri les douleurs de son amour, sc jetait 
dessus avec emportement. 

Mais plus Schahabarim se sentait douterde Tanil, plus 
il voulait y croire. Au fond de son Sme un remords I'ar- 
ritait. II lui aurait fallii quelque preuve, une manifes- 
tation des Dieux, et dans Tespoir de Tobtenir, Ic pretre 
imagina une entreprise qui pouvait u la fois saiivcr sa 
patrie et sa croyance. 

D^s lors il se mit, devant Salammbu, u deplorcr le 
sacrilege et les mallieurs qui en resuUaicnt jusquc dans 
lesregions du cicl. Puis, tout k coup, il lui annonca Ic 
Deril du Suffete, assailli par trois armees que comnian- 



201 SALAIIMBd. 

dait H^tho ; car HMo, pour les Garthaginois, HAU ^ 
cause du voile, comrae le roi des Barbares; et il ajouta 
que le salut de la Republique et de son p^re d^pendait 
d*cllc seule. 

— '( De moi! » s'6cria-t-elle, « comment puis-je...?» 
Uais le prStre, avec un sourire de dedain : 

— d Jamais tu ne consentiras! » 

Elle le suppliait. Enfin Schahabarim lui dit : 

— « II faut que ]tu ailles chez les Barbares reprendrc 
Ic zaimpb ! » 

Elle s'affaissa sur Tescabeau d'^b^ne ; et elle restail 
les bras allonges entre scs gcnoux, avec un frisson dc 
tous ses membres, comme une victime au pied de I'au- 
tel quand elle attend le coup de massue. Ses teropes 
bourdonnaient, elle voyait tourner des cercles de feu, 
et, dans sa stupeur, ne comprcnait plus qu'une chose, 
c'est que certainement elle allait bient6t mourir. 

Hais si Rabbetna triompbait, si le zaimph ^tait rendu 
cl Carthage delivr^e, qu*importc la vie d'une ferame ! 
pcnsait Schahabarim. D'oillcurs, elle obliendrait peul- 
otrc le voile et ne perirait pas. 

II fut trois jours sans revenir; le soir du quatri^mc, 
elle I'envoya chercher. 

Pour mieux enflammer son coeur, il lui apportait too- 
tes les invectives que Ton hurlait centre Hamilcar en 
picin Conseil ; il lui disait qu*elle avait failli, qu*ellc 
dcvait r^parer son crime, et que la Rabbelna ordonnait 
ce sacrifice. ^ 

Souvent une large clameur traversant les Happalcs 
arrivait dans tKgara. Schahabarim et Salammbd sor- 
taient vivement ; et, du haut de I'escalier des galores, ils 
rcgardaient. 

C*^taient des gens sur la place de Kamon qui criaient 
pour avoir des armes. Les Anciens ne voulaient pas leur 
en fournir, cslimant cet effort inutile ; d'autres partis, 
sans general, avaicnt 6le massacres. Enfin on leur per- 



LE SERPENT. 205 

mit de s*en aller, et, par une sorte d'hommage k Moloch 
ou un vague besoin de destrunlion, ils arrach^reiit dans 
les bois des temples de grands cypres, et, Ics ayant allu- 
m^s aux flambeaux des Kabyres, ils les portaient dans 
les rues en chantant. Ges flammes monstrueuses s*a- 
van^^aient, balanc^cs doucement ; elles envoyaicnt des 
fcux sur des boulcs de verre k la crSte des temples, sur 
les ornements des colosses, sur les ^perons des navires, 
dSpassaient les terrasscs et faisaient comme des soleils 
qui se roulaient par la ville. Elles descendirent TAcro- 
pole. La porte de Halqua s'ouvrit. 

— « Es-tu prStc? » s*^cria Schahabarim, « ou leur 

as-tu recommand6 de dire k ton p^re que tu Tabandon- 

nais. H Elle se cacha le visage dans ses voiles, et les 

.grandes liieurs s*61oignSrent, en s'abaissant peu k peu 

au bord des flots. 

Unc ^pouvante ind^termin^e la retenait; elle avait 
peur de Holoch, peur de H&tho. Get homme a taille de 
g^ant, et qui 6tait maitre du zalmph, dominait la Rab- 
betna.autant que le Baal et lui apparaissait entour6 des 
mdmes fulgurations ; puis I'^me des Dieux, quelquefois, 
visitait le corps des hommes. Schahabarim, en parlant de 
celui-l&, ne disait-il pas qu'elle devait vaincre Holoch ? 
lis ^taient m^l^s Tun u I'autre ; elle les confondait ; tous 
les deux la poursuivaient. 

Elle voulut connaitre Tavenir et elle s*approcha du 
serpent, car on tirait des augures d*apr^s I'altitude des 
serpents. Mais la corbeille ^tait vide ; Salammbd fut ^ 
troubl6e. 

Elle le trouva enroul^ par la queue k un des balustrcs 
d*argent, pr^s du lit suspendu, et il le frottait pour se 
dSgager de sa vieille peau jaun&tre, tandis que son corps 
tout luisant et clair s'allongeait comme un glaive k mol- 
lis sorti du fourreau. 

Puis les jours suivants, k mesure qu'elle se laissait 
convaincrc, qu'elle etait plus disposee k secourir Tanit, 

18 



200 SALAHMBd. 

le Python se gu^rissait, grossissait; il semblait revivre. 
La certitude que Schahabarim exprimait la volonte 
des Dieux s*^tablit alors dans sa conscience. Dn matin, 
clle se r^veilla dSterminSe, et elle demanda co qu*il 
fallait pour que Matho rendit le voile. 

— « Le r^clamer, o dit Schahabarim. 

— « Mais s'il refuse? » reprit-elle. 

Le pretre la consid6ra fixement, et avec uh sourire 
qu'elle n'avait jamais vu. 

— a Oui, comment faire? o r^p^ta Salammb6. 

11 roulait entre ses doigts rextr^mit^ des bandelettes 
qui tombaient de sa tiare sur ses dpaules, les yeux bais- 
ses , immobile. Enfin, voyant qu'elle ne comprenait 
pas : 

— (( Tu seras seule avec ltd. 

— « Apr^s ? » dit-elle. 

— (( Seule dans sa tente. 

— « Et alors ? » 

. Schahabarim se mordit les l^vres. 11 cherchait quel- 
que phrase, un detour. 

— « Si tu dois mourir, ce sera plus tard, » dit-iU 
« plus tard ! ne crains rien ! et quoi qu'il entreprenne, 
n^appelle pas ! ne t*effraye pas ! Tu seras humble, entends- 
tu, et soumise k son desir qui est I'ordre du ciel ! 

— « Maisle voile? 

— « Les Dieux y aviseront, » r^pondit Schahabarim. 
Elle ajouta : 

— « Si tu m*accompagnais, 6 p6re ? 

— « Non ! » 

11 la fit se mettre k genoux, et, gardant la main gauche 
levee et la droite ^tendue, il jura pour elle de rapporter 
dans Carthage le manteau de Tanit. Avec des impreca* 
tions terribles, elle se d^vouait aux Dieux, etchaque fois 
que Schahabarim pronongait un mot, en defaillant, clle 
le repetait. 

U lui indiqua toutes les purifications, les jeOnes 



LE SERPENT. 201 

qu*elle deyait fair^ et comment parvcnir jusqu'i Hfttho. 
D'ailleurs, un homme connaissant les routes Taccorapa- 
gnerait. 

EUe se sentit comme dMivrte. EUe ne songeait plus 
qu au bonheur de revoir le Zaimph, et maintenant elle 
binissait Schahabarim de ses exhortations. 



C'^tait r^poque oi!i les colombes de Carthage ^mi- 
graient en Sicile, dans la montagne d'iSryx, autour du 
temple de V^nus. Avant leiir depart, durant plusieurs 
jours, elles se cherchaient, s'appelaient pour se r&unir; 
enfin elles s'envolSrent un soir; le vent les poussait, et 
cette grosse nuSe blanche gtissait dans le ciel, au-des- 
SUB de la mer, tr^s-haut. 

Une couleur de sang occupait Thorizon. Elles sem- 
blaient descendre vers les flots, peu h peu ; puis elles 
disparurent comme englouties et tombant d'elles-m^mes 
dans la gueule du soleil. Salammb6, qui les regardait 
s'^Ioigner, baissa la t^te, et Taanach, croyant deviner 
son chagrin, lui dit alors doucement : 

— « Mais elles reviendront, Haitresse. 

— « Oui ! je le sais. 

— tf Et tu les reverras. 

— « Peut-6tre ! » fit-elle en soupirant. 

Eilc n'avait conPi^ k personne sa resolution; pour 
raccomplir plus discr^tement , elle envoya Taanach 
acheter dans le faubourg de Kinisdo (au lieu de les de- 
mander aux intendants), toutes les choses qu*il lui fal- 
lait : du vermilion, des aromates, une ceinture de lin et 
des vStements neufs. La vieille esclave s'^bahissait de ces 
pr^paratifs, sans oser pourtant lui faire de questions ; 
et le jour arriva, fix^ par Schahabarim, oix Salammb6 
devait partir. 

Vers la douzi^me hcure, elle apcrgut au fond des sy- 
comores lin vieillard aveugle, la main appuySe sur 1'^ 



SOS salahmbO. 

paule d'un enfant qui raarchait dcvant lui, et de Tautre 
il portait contre sa hanche une esp^ce de cithare en 
bois noir. Lcs eunuques, les esclaves, les femmes avaient 
^t^ scrupuleuscment eloign^s; aucun ne pouvait savoir 
le myst^re qui se pr^parait. 

Taanach alluma dans les angles de I'appartement 
quatre tr^pieds pleins de strobus et de cardamome ; puis 
elle d^ploya de grandes tapisseries babyloniennes et 
elle les tendit sur des cordes, tout autour de la cham- 
bre ; car Salammbd ne voulait pas 6tre vue, meme par 
les murailles. Le joueur de kinnor se tenait accroupi 
derri^re la porte, et le jeune gargon, debout, appliquait 
contre ses 16vres une flute de roseau. Au loin la cla* 
meur des rues s'affaiblissait, des ombres violcttes s*al- 
longeaient devant le peristyle des temples, et, de 
I'autre cdt6 du golfe, les bases des montagnes, les champs 
d'oli^'iers et les vagiies terrains jaunes, ondulant ind6- 
finiment, se confondaient dans une vapeur bleu&tre ; on 
n*entendait aucun bruit, un accableroent indicible pe- 
sait dans I'air. 

Salammb6 s*accroupit sur la marche d*onyx, au bord 
du bassin ; elle releva ses larges manches qu*elle atta- 
cha derri^re ses ^paules, et elle commenga ses ablu- 
tions, methodiquement, d'apres les rites sacr^s. 

Ensuite Taanach lui apporta, dans une dole d'albil- 
tre, quelque chose de liquide et de coaguld ; c'^tait le 
sang d'un chien noir, ^gorg6 par des femmes st^rilcs, 
une nuit d'hiver, dans les dScombres d'un s^pulcre. 
Elle s'en frotta les oreilles, les talons, le poucc de la 
main droite, et m^me son ongle resta un peu rouge, 
comme si elle eiit 6cras6 un fruit. 

La lune se leva ; alo: s la cithare et la flQte, toutes lcs 
deux a la fois, se mircnt k jouer. 

Salammbd d^fit ses pendants d'oreilles, son collier, 
ses bracelets, sa longue simarrc blanche ; elle dinoua le 
bandeau de ses chevcux, ct pendant quclques minutes 



tE SERPENT. 800 

clJc les secoua sur ses^^paules, doucement, pour se ra- 
fraichir en les ^parpillant. Larousique au dehors conti- 
nuait ; c'^taient trois notes, toujours les monies, pr^ci- 
pit^es, furieuses ; les cordes grin^aient, la flDte ron- 
flait; Taanach marquait la cadence en frappant dans ses 
mains ; Salanimbd, avec un balancement de tout son 
corps, psalmodiait des pri^res, et ses vStements, les uns 
aprte les autres, tombaient autour d'elle. 

La lourde tapisscrie trembla, et par-dessus la corde 
qui la supportait, la Ute du python apparut. 11 des- 
cendit lentement, comme une goutte d*eau qui coule 
le long d*un mur, rampa entre les ^toffes ^pandues, 
puis, la queue collie centre le sol, 11 se leva tout droit; 
et ses yeux, plus brillants que des escarboiicles, se dar- 
daient sur Salammb^. 

L'horreur du froid ou une pudeur, peut-Slre, la fit 
d'abord h^siter. Hais -elle se rappela les ordrcs de Shaha- 
barim, elle s'avan^a ; le python se rabattit et lui posant 
sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre 
sa tAte et sa queue, comme un collier rompu dont les 
deux bouts trainent jusqu*^ terre. Salammbd Tenroula 
autour (de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; 
puis le prenant h la mdcboire, elle approcha ceUe petite 
gueule triangulaire jusqu'au bord de ses dents, et, en - 
fermant k demi les yeux, elle se rcnversait sous les 
rayons de la lune. La blanche lumi^re semblait Tenve- 
lopper d'un brouillard d'argcnt, la forme de ses pas 
humides brillait sur les dalles, des 6toiles palpitaient 
dans la profondeur de Tcau ; il serrait contre elle ses 
noirs anneaux tigrSs dc plaques d'or. Salamrab6 halctait 
sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient, elle se sen- 
tait mourir; et du bout de sa queue 11 lui battait la 
cuisse tout doucement ; puis la musique se taisant, 11 
rctomba. 

Taanach revint pr^s dellc; et quand elle cut dispose 
deux candelabres dont les lumi^res brOlaient dans des 

18. 



210 SALAIfMBd. 

boules de cristal pleines d*eau, elle teignit de lausonia 
rint^rieur de ses mains, passa du vermilion sur ses 
joues, de Tantimoine au bord de ses paupi^res, et allon- 
gea ses sourcils avec un melange de gomme, de musc» 
d'eb^ne et de pattes de mouches ^cras^es. 

Salammb6, assise dans une chaise k montants d'i- 
voire, s'abandonnait aux soins de Tesclave. Mais ces at- 
touchements, Todeur des aromates et les jeihies qu'elle 
avait subis, T^nervaient. Elle devint si pUe que Taanach 
s'arr^ta. 

— « Continue ! » dit SalammbA, et, se roidissant 
centre elle-m^me, elle se ranima tout k coup. Alors une 
impatience la saisit; elle pressait Taanacl) de se Mter, 
et la vieille esclave en grommelant : 

' — « Bien ! bien ! Haitresse !... Tu n'as d*ailleurs per- 
sonue qui t'attende ! 

— « Oui ! » dit Salammb6, « quelqu'un m'attend. » 
Taanach se recula de surprise, et afin d'en savoif 

plus long : 

— « Que m*ordonnes-tu, Haitresse? car si tu dois 
resterpartie.... » 

Hais Salammbd sanglotait ; Tesclave ^'^cria : 

— <( Tu souffres! qu*as4u done? Ne t'en va past 
emm^ne-raoi ! Quand tu 6tais toute petite et que tu 
pleurais, je te prenais sur mon coeur et je te faisais rire 
avec la pointe de mes biamelles ; tu les as taries, Hai- 
tresse ! » Elle se donnait des coups sur sa poitrine dess^ 
ch6e. « Haintenant, je suis vieille ! je ne peux rien pour 
toi ! tu nem*aimes plus! tu me caches tes douleurs, tu 
d^daigues la nourrice ! » Et de tendresse et de dSpit, 
des larmes coulaient le long de ses joues, dans les bala* 
fres de son tatouage. 

— - « NonI » dit Salammbd, « non, je t'aime! 000* 
8ole-toi! » 

Taanach, avec un sourire pareil a la grimace d'un 
vieux ainge, reprit sa besogne. D*apr6s les recommanda- 



LE 6ERPBNT. 811 

tions de Schahabarlm, Salammbd lui avait ordonn^ de 
ia rendre magniflque ; et elle raccommodait dans un 
gotkt barbare, plein k la fois de recherche et d'ing^nuit^. 
Sur une premiere tunique, mince, et de couleur vi- 
neuse, elle en passa une seconde, brod^e en plumes 
d'oiscaux. Des ^cailles d*or se collaient k ses hanches, ' 
et de cette large ceinture descendaient les flots de ses 
calegons bleus, ^toil^s d'argent. Ensuite Taanach lui 
emmancha une grande robe, faite avec la toile du pays 
des S^s, blanche et bariol^e de lignes vertes. Elle atta* 
cha au bord de son 6paule un carr6 de pourpre, appe- 
santi dans le bas par des grains de sandrastum ; et par- 
dessus tons ces y^tements, elle posa un manteau noir k 
queue trainante ; puis elle la contempla, et, fi^re de son 
oeuvre, ne put s*emp6cher de dire : 

— (c Tu ne seras pas plus belle le jour de tes noces! 

— « Mes noces ! » r^p^ta Salammbd ; elle r^vait, le 
coude appuyg sur la chaise d'ivoire. 

Mais Taanach dressa devant elle un miroir de cuivre 
si large et si haut qu*elle s*y aper^ut tout entr^re. Alors 
elle se leva, et d'un coup de doigt l^ger, remonta une 
boucle de ses cheveux, qui descendait trop bas. 

lis 6taient converts de poudre d*or, cr^pus sur le 
front et par derri^re ils pendaient dans le dos, en longues 
torsades que terminaient des perles. Les clart^s des 
cand^labres avivaient le fard de ses joues, Tor de ses 
vdtements, la blancheur de sa peau ; elle avait autour de 
la taille, sur les bras, sur les mains et aux doigts des 
pieds, une telle abondance de pierreries que le miroir, 
comme un soleil, lui renvoyait des rayons; — et Sa- 
lammbd, debout k c6t6 de Taanach, se penchant pour la 
voir, souriait dans cet ^blouissement. ^ 

Puis elle se promena de long en large, embarrass^e 
du temps qui lui restait. 

Tout k coup, le chant d'un coq retentit. Elle piqua vi- 
vement sur ses cheveux un long voile jaune, se passa 



212 SALAMHBd. 

une echarpe autour du cou, enfon<^a ses pieds dans dcs 
bottines de cuir bleu, et elle dit u Taanach : 

— « Va voir sous les myrles s'il n'y a pas un 
homme avec deux chevaux. » 

Taanach ^tait k peine rentr^e quelle descendail 
I'escalier des galeries. 

— u Maitresse ! » cria la nourrice. 

Salammbd se retourna, un doigt sur la bouche, en 
signe de discretion et d'immobilit^. 

Tanaach se coula doucement le long des prouesjus- 
qu*au bas de la terrasse ; et de loin, k la clarte de la 
lune, elle distingua, dans I'avenue des cypres, une oin- 
bre gigantesque marchant a la gauche de SalammM 
obliquement, ce qui ^tait un presage de mort. 

Taanach remonta dans la chambre. Elle se jeta par 
terre, en se d^chirant le visage avec ses ongles ; elle 
s'arrachait les cheveux, et k pleine poitrine poussait des 
hurlements aigus. 

L'id6e lui vint que Ton pouvaitles entendre ; alors elle 
se tut. Elle sanglotait tout bas, la t^te dans ses mains, 
et la figure sur les dalles. 



Xl 



•0U8 LA TINT! 



L*homme qui conduisait Salammbd la fit remonter an 
del& du phare, vers les Catacombes, puis descendre le 
long faubourg de Holouya, plein de ruelles escarp^es. 
Le del commengait h blanchir. Quclquefois, des pou- 
tres de palmier, sortant des murs, les obligeaicnt & 
baisser la tdte. Les deux clievaux, marchant au pas, glis* 
saient ; et lis arriv^rcnt ainsi k la porle de Tevestc. 

Scs lourds battants ^taient entre-Mill^s ; ils pass^rcnt ; 
die se referma derri6rc eux. 

D*abord lis suivirent pendant quelque temps le pied 
des remparts, et, h la hauteur des Citernes, ils prireut 
par la Taenia, 6troit ruban de terre jaune, qui, s^parant 
le golfe du lac, se prolonge jusqu & Rhad^s. 

Personne n'apparaissait autour de Carthage, ni sur la 
mer, ni dans la campagne. Les flots couleur d'ardoise 
clapotaient douccment, et le vent l^ger, poussant leur 
^cnme ^h et 1§, les tachetait de dechirures blanches. 
Malgr^ tous ses voiles, Salammbd frissonnait sous la 
fraichcur du matin ; le mouyement, le grand air Tfitour- 
dissaicnt. Puis le soleil se leva ; il la mordait sur Ic 



214 salammbO. 

derriSre de la tete, et involontairement elle s*assoupis- 
sait un peu. tes deux b^tes, c6te k c6te, troitaient Tam^ 
ble en enfongant leurs pieds dans le sable muet. 

C'land ils eurent d^passe la montagne des Eaux- 
Ghaudes, ils continu^rent d'un train plus rapide, le sol 
etant plus ferme. 

Mais les champs, bien qu'on fftt a T^poque des se- 
mailles et des labours, d^aussi loin qu*on les apercevait, 
^taient vides corame le desert. II y avait, de place en 
place, des tas de bl6 r^pandus; ailleurs des orges rous- 
sies s*^grenaient. Sur Thorizon clair, les villages appa- 
raissaient en noir, avec des formes incoh^rentes et de- 
couples. 

De temps k autre, un pan de muraille k demi calcinS se 
dressait au bord de la route. Les toits des cabanes s'ef- 
fondraient, et, dans TintSrieur, on distinguait des Eclats 
de poteries, des lambeaux de vStementi?, toutes sortes 
d'ustensiles et de choses bris6es, m^connaissables. Sou- 
vent un etre convert de haillons, la face terreuse et les 
prunelles flamboyantes, sortait de ces mines. Mais bien 
vite il se mettait k courir ou disparaissait dans un trou. 
Salammbd et son guide ne s*arrStaieht pas. 

Le^plaines abandonn^es se succ^daient. Sur de grands 
espaces de terre toute blonde s'^talait, par trainees in6- 
gales, une poudre de charbon que leurs pas soulevaient 
derri6re eux. Quelquefois ils rencontraient de petits en-= 
droits paisibles, un ruisseau qui coulait parmi de lon- 
gues herbes; et, en remontant sur I'autre bord, Sa- 
lammbd, pour se rafraichir les mains, arrachait des 
feuitles mouillSes. Au coin d'un bois de lauriers-roses, 
son cheval fit un grand ^cart devant le cadavre d*un 
homrae, ^tendu par terre. 

L'esclave, aussitdt, la r^tablit sur les coussins. G*e- 
tait un des serviteurs du Temple, un homme que Scha- 
habarim employait dans les missions p^rilleuses. 

Par exc^ de precaution, maintenant il allait k pied. 



sous LA TENTK. Si5 

pr^ d*elle, entre les chevaux ; et il lea fouettait avec le 
bout d*un lacet de cuir enroul^ k son bras, ou bien il 
tirait d*une panneti^re suspendue contre sa poitrine des 
boulettes de froment, de dattes et de jaunes d'oeufs, en- 
velopp^es dans des feuilles de lotus, et il les offrait k 
Salammbd, sans parler, tout en courant. 

Au milieu du jour, trois Barbares, vt^tus de peaux de 
bHes, les crois^rent sur le sentier. Peu k peu, il en parut 
d'autres, vagabondant par troupes de dix, douze, vingt- 
cinq hommes ; plusieurs poussaient des ch^vres ou quel- 
que vache qui boitait. Leurs lourds bAtons 6taient h^ 
riss^s de pointes en airain ; des coutelas luisaient sur 
leurs vStements d*une salet6 farouche, et ils ouvraient 
les yeux avec un air de menace et d'^bahissemont. Tout 
en passant, quelques-uns envoyaient une b^nMiction ba- 
nale; d*autrcs, des plaisanteries obscSnes; et Fhomme 
de Schahabarim r^pondait k chacun dans son propre 
idiomo. II Icur disait que c'^tait un jcune gar^on ma- 
lade, allant pour se gu6rir vers un temple lointain. 

Cependant le jour tombait. Des aboiements retenti- 
rent; ils s'en rapproch^rent. 

Puis, aux clait^s du cr^puscule, ils apergurent un 
enclos de piorres sSches, enfermant une vague construc- 
tion. Un chien courait sur le mur. L*esclave lui jeta des 
cailloux ; et ils entr^rcnt dans une haute salle vout^e. 

Au milieu, une femme accroupie se ciiauffait k un feu 
de broussailles dont la fumSe s*envolait par les trous 
du plafond.^ Ses chcveux blancs, qui lui tombaient jus- 
qu'aux genoux, la cachaient k dcmi ; et sans vouloir r^^ 
pondre, d*un air idiot, elle marmottait des paroles de 
vengeance contre les Barbares et contre les Carthagi- 
nois. 

le coureur furetait de droite et de gauche. Puis il re- 
vint pr6s d'elle, en r^clamant k manger. La vieille bran- 
lait la t£te, et, les yeux fix^s sur les charbons, murm'w 
rait : 



210 SALAHMBd. 

— « J*^tais la main. Les dix doigts sont coupes La 
boucliG ne mange plus. » 

L'esclave lui moiitra une poign^e de pieces d*or. Ellc 
se rua dessus, mais bientdt elle rcprit son immobiiite. 

Cnfin il lui posa sous la gorge un poignard qu*il avail 
dano sa ceinture. Alors, en tremblant, elle alia soulever 
une large pierre et rapporta une ampbore de vin avcc 
des poissons d'Uippo-Zaryte confits dans du miel. 

Salaminb6 se d^tourna de cette nourriture immondc, 
et elle s*endormit sur les caparagons des chevaux §ten- 
dus dans un coin de la salle. 

Avant le jour, il la r^veilla. 

Le cbien burlait. L*esclaye s*en approcha tout douce- 
ment; et, d*un seul coup de poignard, lui abattit la tdfe. 
Puis il frotta de sang les naseaux des chevaux pour les 
ranimer. La vieille lui langa par derri^re une maledic- 
tion. Salammbd Tapergut, et elle pressa Tamulette qu*ellc 
portait sur son coeur. 

lis se remirent en marche. 

De temps h autre, elle demandait si Ton ne serait 
pas bientot arrive. La route ondulait sur de petites col- 
lines. On n'entcndait que le grincement des cigalas. 
Le soleil chauffait I'hcrbe jaunie ; la terre ^tait toute 
fendill^e par des crevasses, qui faisaient, en la divisant, 
comme des dalles monstrucuscs. Quclquefois une viperc 
passait, des aigles volaient ; Tcsclave courait toujours; 
Salammbd rSvait sous ses voiles, et malgre la chaleur 
ne les ^cartait pas, dans la crainte de salir ses beaux 
vStements. 

A des distances r^guli^res, des tours s*eievaient, bii- 
ties par les Gartliaginois, afm de surveiller les tribus. 
Us entraient dedans pour se mettre k Tombre, puis re- 
partaient. 

La vcille, par prudence, ils avaient fait un grand de- 
tour. Mais, a present, on ne rcncontrait personnc; la 
region ctanl sterile, les Carbares n'y avaient point pass^* 



sous LA TENTG. ill 

La devastation peu k peu recommcn^a. Parfois, an 
milieu d*un champ, une mosaique s'6talait, scul debris 
d*un cMlcau disparu ; et les oliviers, qui n*avaicnl pas 
de feuilles, scmblaient au loin de larges buissons d'e- 
pines. lis travereSrent un bourg donl les nioisons ^taient 
brOlSes h ras du sol. On voyait le long des muraillos des 
squelettes humains. II y en avait aussi de dromadaircs et 
de mulets. Des charognes k demi rongSes barraient les 
nies. 

La nuit descendait, Le ciel 6tait bas et couvert de 
nuages. 

lis remont^ent encore pendant deux heures dans la 
direction de Toccident, et, tout k coup, devant eux, ils 
apergurent quantity de petites flammes. 

Elles brillaient au fond d'un amphitheatre. Qk et Ik 
des plaques d'or miroitaient, en se d^plagant. Cetaient 
les cuirasses des Clinabares, le camp punique ; puis ils 
distingu^rent aux alentours d*autres lueurs plus nom- 
brcuses, car les armies des Hercenaires, confondues 
maintenant, 6*etendaient sur un grand espace. 

SalammbA fit un mouvement pour s*avanccr. Mais 
rhomme de Schahabariro Tentraina plus loin, et ils Ion- 
g^rent la terrasse qui ferraait le camp des Barbares. Dno 
brfeche s'y ouvrait, Tesclave disparut. 

Au sommet du retranchemcnt, une sentinclle se pro- 
menait avec un arc k la main et une pique sur r^paule. 

Salammbd se rapprochait toujours: le Barbare sV 
genouilla, el une longue fliche vint pcrcer le bas de 
son manteau. Puis, comme elle restail immobile, en 
criant, il lui demanda ce qu'elle voulait. 

— « Parler k Mathd, » r6pondit-elle. « Je suis un 
Iransfuge de Carthage. » 

II poussa un sifUemcnt, qui se rSpdla de loin en 
loin. 

Salammbd attendit; son cheval, effray^, tournoyait en 
reniflant. 



'kj 



218 SALAMMBd. 

Quaiid Mathd arriva, la lune se levait derriere elle. 
Mais elle avait sur le visage un voile jaufle k fleurs 
noires et tant de draperies aiitour du corps qu*il etait 
impossible d'en rien deviner. Du haut de la terrasse, il 
consid^rait cette forme vague se dressant comme unfan- 
tdme dans les p^nombres du soir. 

Enfin, elle lui dit : 

— (( M^ne-moi dans ta tente ! Je le veux ! » 

Un souvenir qu'il ne pouvait preciser lui traversa 
la m^moire. II sentait battre son coeur. Get air de com- 
mandement Tintimidait. 

— « Suis-moi ! w dit-il. 

La barri^re s*abaissa; aussit6t elle fut dans le camp 
des Barbares. 

Un grand tumulte et une grande foule Templissaient. 
Des feux clairs brulaient sous des marmites suspendues ; 
et leurs reflets empourpr^s, illuminant certaines places, 
en laissaient d*autres dans les t^n^bres, compl^tement. 
On criait, on appelait ; des chevaux attaches k des en- 
traves formaient de longues lignes droites au milieu des 
tentes ; elles etaient rondes, carries, de cuir ou de toile; 
il y aVait des huttes en roseaux et des trous dans le sa- 
ble comme en font les chiens. Les soldats charriaient 
des fascines, s*accoudaient par terre, ou s'enroulant 
dans une natte, se disposaient k dormir; et le cheval de 
Salaimmbd, pour passer par-dessus, quelquefois allon- 
geait une jambe et sautait. 

EUe se rappelait les avoir d^jS vus; mais leurs barbes 
^talent plus longues, leurs figures encore plus noires, 
jeurs voix plus rauques. Math6, en marchant devant elle, 
les ^c^rtait par un geste de son bras qui soulevait son 
manteau rouge. Quelques-uns baisaient ses mains; d'au- 
tres, en pliant Techine, Fabordaient pour lui demander 
des ordres ; car il 6tait maintenant le veritable, le seul 
chef des barbares ; Spendius» Autharite et Narr*Havas 



sous LA TENTE. S19 

s'^taient d^courag^s, et il avait montr^ tant d'audace et 
d*obstihation que tous lui ob^issaient. 

Salammbd, en le suivant, traversa le camp entier. Sa 
tente ^tait au bout, k trois cents pas du retranchement 
d'Hamilcar. 

Elle rcmarqua sur la droile une large fbsse, et il lui 
sembla que des visages posaient contre le bord, au niteau 
du sol, comme eussent fait des tStes coupi&es. Gepen- 
dant leurs yeux remuaient, et de ces bouches entr*ou- 
vertes il 8*^chappait des gSmissements en langage pu- 
nique. 

Deuxn^gres, portantdesfanauxder^sine, selenaient 
aux deux cdti^s de la porte. Hdtho ^carta la toile brusque- 
ment. Elle le suivit. 

G*6tait une tente profonde, avec un mftt dress6 au mi- 
lieu. Dn grand lampadaire en forme de lotus I'^clairait, 
tout plein d'une huile jaune oi!i flottaient des poign^ss 
d'^toupes, et on distinguait dans Tombre des choses mi- 
litaires qui reluisaient. Un glaive nu s'appuyait contre un 
escabeau, pr^s d'un bouclier ; des fouets en cuir d*hip- 
popotame, des cymbales, des grelots, des colliers s*6ta- 
talaient p^le-m^le sur des corbeilles en sparterie ; les 
miettes d'un pain noir salissaient une coiiverture de feu- 
tre; dans un coin, sur une pierre ronde, de la monnaie 
de cuivre dtait n^gligemment amoncelSe, et, par les d6- 
chirures de la toile, le vent apportait la poussi6re 
du dehors avec la senteur des ^l^phants, que Ton enten- 
dait manger, tout en secouant leurs chaines. 

— c Qui estu ? ft dit Mfttho. 

Sans r^pondre, elle regardait autour d*elle, len- 
tement; puis sesyeux s*arrdtSrent au fond, ou, surun 
lit en branches de palmier, retombait quelque chose de 
bleuAtre et de scintillant. 

Elle s*avan9a viveiiient. Un cri lui dchappa. MAUio, der- 
ri^re elle, frappait du pied. 

— « Qui famine? oourauoi viens-tu ? » 



!!20 SALAMMDd. 

liille I'l^pondit en montrant Ic zaimph : 

— « Pour le prendre ! » el de Tautre main elle arra- 
chales voiles de sa tdte. II se recula, les coudes en ar- 
ri^re, b^ant, presque terrific. 

Elle se sentait comme appuyee sur la forca des Dieux; 
et, le regardant face k face, elle lui demanda le zaimph; 
elle le r^clamait en paroles abondantes et superbes. 

MMho n'entendait pas ; il la contemplait, et les vMc- 
ments, pour lui, se confondaient avec le corps. La moire 
^es ^toffes etait, comme la splendeur de sa peau, quelque 
chose de special .et n*appartenant qu*^ elle. Ses yeux, ses 
diamants ^tincelaient; lepoli de ses ongles continuait 
la finesse des pierres qui chargeaient ses doigts ; les deux 
agrafes de sa tunique, soulevant un peu ses seins , les 
rapprochaient I'un de I'autre, et il se perdait par la pen- 
s6e dans leur ^troit intervalle, ou descendait un fil te- 
nant une plaque d*^meraudes, que Ton apercevait plus 
bas sous la gaze violette. Elle avait pour pendants d*o- 
reilles deux petites balances de saphir supportant une 
perle creuse, pleine d*un parfum liquide. Par les trous 
'de la perle, de moment en moment, une gouttelette qui 
tombait mouillait son ^paule nue. H^iho la regardait 
tomber. 

Une curiosity indomptable Tentraina ; et, comme un 
enfant qui porte la main sur un fruit inconnu» tout en 
tremblant, du bout deson doigt, il la toucha l^g^rement 
sur le haut de sa poitrine ; la chair un peu froide cida 
avec une resistance ^lastique. 

Ge contact, k peine sensible pourtant, ^branla MAtlio 
]usqu*au fondde lui-mSme. Un soul^vement de tout son 
6tre le pr6cipitait vers elle. II aurait voulu renvelop- 
per, I'absorber, la boire. Sa poitrine haletait, il claquait 
des dents. 

En la prenant par les deux poignets il I'attira douce- 
ment, et il s'assit alors sur jine cuirasse, pr^s du lit de 
palmier que couvrait une peau de lion. Elle ^tait debout 



sous LA TENTE. ttl 

II la rcgardait de bas en haut, en la tenant ainsi entre 
scs jambcs, et il r6p6tait : 

— X Commc tu es belle ! comme tu es belle ! » 

Ses ycux continuellement fix^s sur les siens la fai- 
saient souffrir; et ce malaise, celte rSpugpiance augmen- 
taient d*une fa^on si aigu§ que SalammbA se retenail 
pour ne pas crier. La pens^e de Schahabarim lui revint; 
elle se r^signa. 

H&tho gardait toujours ses petites mains dans les sien- 
nes ; et, dc temps h autre, malgrS I'ordre du prdtre, en 
tournant le visage, elle t^chait de I'^carter avec des se- 
cousses de ses bras. II ouvrait les narines pour mieux 
burner le parfum s*exhalant de sa personne. G*6tait une 
Emanation ind^finissable, fraiche, et cependant qui 6tour- 
dissait comme la fum^e d'une cassolette. Elle sentait le 
miel, le poivre, I'encens, les roses, et une autre odeur 
encore. 

Mais comment se trouvait-elle pr^s de lui , dans sa 
tente, k sa discretion? Quelqu*un, sans doute , I'avait 
pouss^et.Elle n'^tait pas venue pour le zaimph? Ses bras 
retomb^rent, etil baissa la 16te, accabl6par une reverie 
soudaine. 

Salammbd, afin de Tattendrir, lui dit d*une yoix 
plaintive : 

— « Que t*ai-ie done fait pour que tu vcuilles ma 
mort? 

— a Ta mort ! » 
Elle rcprit : 

•— « Je t'ai aperQU un soir, h la lueur dp mos jardiiis 
qui brulaient, entre des coupes fumantes et mes escla- 
ves ^gorgSs, et ta colore ^tait si forte que tu as bondi 
vers moi et qu'il a fallu m'enfuir ! Puis une terreur est 
entr6e dans Carthage. On criait la devastation des villes, 
rincendie des campagnes, le massacre des soldats; 
c*est toi qui les avais perdus, c'est toi qui les avais a$- 
sasshU's! Jc to liais! Ton nom seul mc rouge comme ur 



n2 SALAMMBd. 

remords! Tu es plus ex^cr6 que la peste et que la 
guerre romaine ! Les provinces tressaillent de ta fureur, 
les sillons sont pleins de cadavres 1 J*ai suivi la trace 
de tes feux, comme si je marchais derri^re Moloch ! » 

MMho se le\a d'un bond; un orgueil colossal lui gon- 
flait le coeur ; il se trouvait hauss^ k la taille d'un Dieu. 

Les narines battantes, les dents serr^es, elle conti- 
nuait : 

— a Comme si ce n'^tait pas assez de ton sacrilege, tu 
es venu chez moi, dans mon sommeil, tout couvert du 
zaimph! Tes paroles, je ne les ai pas comprises; 
mais je voyais bien que tu Toulais m'entrainer vers quel- 
que chose d'^pouvantable, au fond d*un abime. » 

M^tho, en se tordant les bras, s'^cria : 

-^ « Non ! non ! c'^tait pour te le donner ! pour te le 
rendre ! II me semblait que la Deesse avait laiss^ son v^ 
tement pour toi, et qu*il fappartenait! Dans son temple 
ou dans ta maison, qu*importe ? n*es-tu pas toute-puis- 
sante, immacul^e, radieuse et belle comme Tanit! » Et 
avec un regard plein d*une adoration infinie : 

— « A moins, peut-^tre, que tu ne sols Tanit? 

— a Moi, Tanit ! » se disait Salammbd. 

lis ne parlaient plus. La tonnerre au loin roulait. Des 
moutons bdlaient, effrayes par I'orage. 

— « Oh ! appro6he ! » reprit-il, « approche ! ne crains 
rien ! 

a Autrefois, je n*6tais qu*un soldat confondu dans la 
pl&be des Mercenaires, et mSme si doux, que je portais 
pour les autres du bois sur mon dos. Est-ce que je m'in- 
quiMe.de Carthage! La foule de ses faommes s'agite 
comme perdue dans la poussi^re de tes sandales, et tous 
ses tr^sors avec les provinces, les flottes et les iles, ne 
me font pas envie comme la fraicheur de tes l^vres et le 
tour de tes Spaules. Mais je voulais abattre ses murail- 
les afin de parvenirjusqu*^ toi, pour te possSder ! D*ail- 
leurs, en attendant, je me vengeais ! A present , j'^crase 



sous LA TENTE. 223 

ies hommes comme des coquilles, et je me jette sur les 
phalanges, j*^carte les sariss^s avec mes mains, j*arr6to 
les ^lalons par les naseaux; une catapulte ne me tuerait 
pas! Oh ! si tu savais, au milieu de la guerre, comme je 
pense k toi I Quelquefois, le souvenir d*un geste, d'un 
pli de ton Y^tement, tout k coup me saisit et m*enlace 
conune un filet I j^apergois tes yeux dans les flammes 
des phalariques et sur la dorure des boucliers ! j*en- 
tends ta voix dans le retentissement des cymbales. Je me 
d^toume, tu n*e8 pas Ik ! et alors je me replonge dans la 
bataille I » 

Ulevaitsesbras oili des veines s*entre-croisaient comme 
des lierres sur des branches d'arbre. De la sueur coulait 
sur sa poitrine, entre ses muscles carr^s; et son haleine 
secouait ses flancs avec sa ceinture de bronze toute gap* 
nie de lani^res qui pendaient jusqu*^ ses genoux, plus 
fermes que du marbre. Salammbd, accoutum^e aux eu- 
nuques, se laissait ^bahir par la force de cet homme. 
C^taitle chdtiment delaD^esse ou Tinfluencede Moloch ' 
circulant autour d'elle, dans les cinq armies. Une lassi- 
tude Taccablait; elle ^coutait avec stupeur le cri inter- 
mittent des sentinelles qui se r^pondaient. 

Les flammes de la lampe vacillaient sous des rafales 
d*air chaud. II venait, par moments, de larges Eclairs ; 
puis Tobscurit^redoublait; et elle ne voyaitplus que 
ies prunelles de HAtho, comme deux charbons dans la 
nuit. Cependant, elle sentaitbien qu'une fatality I'entou* 
rait, qu'elle touchait k un moment supreme, irrevoca- 
ble, et, dans un effort, elle remonta vers le zaimph et 
leva les mains pour le saisir. 

— « Que fais-tu? » s*ecria Hfttho. 
Elle r^pondit avec placidity : 

— « Je m'en retourne k Carthage. » 

11 s*avan(;a en croisant les bras, et d*un air si ter- 
rible qu*elle fut imm^diatement comme clou^ie sur ses 
talons. 



224 SALAMMBd. 

— « T'en retouriier k Carthage ! » II balbiitiait, el re- 
p^tait, en grin^ant des dents : 

— « T'en retourner h Carthage ! Ah ! tu venais pour 
prendre le zaimph, pour me Yaincre, puis disparaitre ! 
Non,jion! tu m*appartiens! etpersonne k present nc 
Varrachera d*ici! Oh! je n*ai pas oubli^ Tinsolence de 
tes grands yeux tranquilles et comme tu m'^crasais avec 
la hauteur de ta beauts ! A mon tour, maintenant ! Tu es 
ma captive, mon esclave, ma servantel Appelle si tu 
veux ton p^re et son armec, les Anciens, les Riches et 
ton execrable peuple, tout entier ! Je suis le maitre de 
trois cent mille soldats! j^irai en cherchcr dans la Lusi- 
tanie, dans les Gaules et au fond du desert, et je ren- 
verserai ta ville, je brulcrai lous scs temples; les trire- 
mes flotteront sur des vagucs de sang! Je ne veux pas 
qu*il en reste une maison, unc picrre ni un palmier! Et 
si les hommes me manquent, j'attirerai les ours des 
jnontagncs et je pousserai les lions ! N^essaye pas de I'eii- 
fuir, je te tue ! i 

Bldme et les poings crisp^St il fr^missait comme une 
harpe dont les cordes vont ^clater. Tout h coup des san- 
glots rstou^i&rent, et en s*afraissant sur les jarrets : 

— « Ah! pardonne-moi ! Jesuisun infi^me, etplusvil 
que les scorpions, que la fange et la poussi^re ! Tout ft 
I'heure, penddnt que tu parlais, ton haleine a pass^ sur 
ma face, et je me d^lectais comme un moribond qui boit 
k plat ventre aubordd'un ruisseau. Ecrase-moi, pourvii 
queje sente tes pieds! maudis-moi, pourvu que j^eii* 
tende ta voix ! Ne t'en va pas 1 piti6 ! je t'aimc I je t'airoe .'» 

II ^tait k genoux, par terre, devant elle ; et il lui en- 
tourait la taille de ses deux bras, la t^te en arri^re, les 
mains errantes ; les disquesd'or suspendus iee^oreiiles 
luisaient sur son cou bronz^ ; de grosses larmes roulaient 
dans sesyeux pareils k des globes d'argent; il soupirait 
d'une fa^on caressante, et murmurait de vagues paroles, 
plus legeres qu'une brise et suavcs comme un baiser. 



sous LA TBNTB. 425 

Salammbd 6tait envahie par une raoUesse oA elle pcr- 
dait toute conseience d*elle-ni6me. Quelque chose k la 
fois d'intime et de sup^rieur, un ordre des Dieux la for- 
(^ait k s'y abandonner ; des nuages la soulevaient, et, en 
d^faillant, elle se renversa sur le lit dans les polls du 
lion/M4tho lui saisitles talons, la chatnette d*or ^clata, 
et les deux bouts, en s'envolant, frapp^rent la toile commc 
deux vip^res rebondissantes. Le zaimph tomba, I'enve- 
toppait; elle aperQut la figure de MAtho se courbant sur 
sapoitrine. 

— f Moloch, tu me brAles ! » et les baisers du soldat, 
plus dSvorateurs que des flammes, la parcouraient ; elle 
6tait comme enlev^e dans un ouragan, prise dans la force 
dusoleil. 

U balsa tous les doigts de scs mains, ses bras, ses 
pieds, et d*un bout k I'autre les longues tresses de ses 
cheveux. 

f Emporterle, » disait-il, « est-ce que j'y tiens I em* 
m^ne-moi avec lui ! j*abandonne Tarm^e ! je renonce k 
tout ! Au ielk de Gad^s, k vingt jours dans la mer, on 
rencontre une tie couverte de poudre d'or, de verdure et 
d'oiseaux. Sur les montagnes, de grandes fleurs pleines 
de parfums qui fument, se balancent comme d'^ternels 
encensoirs ; dans les citrohniers plus hauts que des c^ 
dres, des serpents couleur de lait font avec les diamants 
de leur gueule tomber les fruits sur le gazon ; Tair est 
si doux qu*il empdche de mourir. Oh! je la trouverai, tu 
verras. Nous vivrons dans les grottes de cristal, tnill^es 
fiu bas des coUines. Personne encore ne Thabite, ou jc 
deviendrai le roi du pays. » 

11 balaya la poussi^re de ses cothurnes; il toulut 
qu*elle mit entre ses l^vres le quartier d*une grenade ; 
il accumula dcrri^re sa t^te des vdtcments pour lui faire 
un coussin. II cherchait les moyens de la scrvir, de 
8*humilier, et mSme il ^tala sur ses jambes Ic zaimph. 
comme un simple tapis. 



226 SALAMMBd. 

— « As-tu toujours, disait-iU « ces petites cornes de 
gazelle ou sont suspendus tes colliers ? Tu me les don- 
neras ! je les aime ! » Car il parlait comme si la guerre 
^tait finie, des rires de joie lui ^chappaient ; et les Herce- 
naires, Amilcar, tous les obstacles avaient maintenant I 
disparu. La lune glissait entre deux nuages. lis la 
voyaient par une ouverture de la tente. — « Ah ! que j'ai 
pass6 de.nuits k la contempler ! elle me semblait un voile 
qui eacbai t ta figure ; tu me regardais k travers ; ton souYe* * 
nir se mdlait k ses rayomiements; je ne vous distinguais 
plus ! » Et la t^te entre ses seins, il pleurait abondamment. 

— c G'est done U, » songeait-elle, « cet homme formi- 
dable qui fait trembler Carthage ! » 

II s'endormit. Alors, en se d^gageant de son bras, 
elle posa un pied par terre» et elle s'aper^ut que sa 
chainette 6tait bris^e. 

On accoutumait les vierges dans les grandes families 
k respecter ces entraves comme une chose presque reli- 
gieuse, et Salammb6, en rougissant, roula autour de ses 
jambes les deux trongons de la chaine d'or. 

Carthage, Mi^gara, sa maison, sa chambre et les cam- 
pagnes qu'elle avait travers^es tourbillonnaient dans sa 
memoire en images tumultueuses et nettes cependaut. 
Mais un abime survenu les reculait loin d'eUe, k une dis- 
tance infinie. 

L'orage s'en allait ; de rares gouttes d*eau en cla- 
quant une k une, faisaient osciller le toit de la tente. 

Mat ho, tci qu'un homme ivre, dormait ^tendu sur le 
ilanc, avec un bras qui d^passait le bord de la couche. 
Son bandeau de pedes Stait un pen remont^ et d^cou- 
vrait son front. Un sourire ^cartait ses dents. Elles bril- 
laient entre sa barbe noire, et dans ses panpipes k demi 
closes il y avait une gaiety silencieuse et presque outra- 
geante. 

Salanunbd. le regardait immobile^ la t^te basse, les 
mains crois^es. 



sous LA TENTC. 227 

Au chevet du lit, un poignard s'^talait sur une table 
de cypres; la vue de cette lame luisante renflamma 
dune envie sanguinaire. Des voix lamentables se trat- 
naient au loin, dans Tombre, et, comme un choeur de 
G^nies, la sollicitaient. Elle se rapprocha ; elle saisit le 
fer par le manche. Au frAlement de sa robe, HAtho 
eatr'ouvrit les yeux, en avan^ant la bouche sur ses 
mains, et le poignard tomba« 

Des cris s*61ev6rent; un lueur effrayante fulgurait 
derri^e la toile. MAtho la souleva ; ils aper^urent de 
grandes flammes qui enveloppaient le camp dns Lybiens. 

Leurs cabanes de roseaux brdlaient, et les tiges, en se 
tordant, ^clataient dans la fum^e et s'envolaient comme 
des filches ; sur Thorizon tout rouge, des ombres noires 
couraient ^perducs.On entendait les hurlements de ceux 
qui ^taient dans les cabanes ; les 616phants, les boeufs 
et les chevaux bondissaient au milieu de la foule en 1*^ 
crasant, avec les munitions et les bagages que Ton tirait 
de rincendie. Des trompettes sonnaient. On appelait : 
« Hathd 1 HAtho 1 » Des gens A la porte voulaient entrer. 

— « Viens done ! c*est Hamilcar qui br^lle* le camp 
d'Autharite ! » 

11 fit un bond. Elle se trouva toute seule. 

Aiors elle examina le zaimph ; et quahd elle T^ut bieit 
contempt, elle fut surprise de ne pas avoir ce bonheur 
^*elle s*imaginait autrefois. Elle restait m^lancolique 
devant son rdve accompli. 

Mais le bas de la tente se releva, et une forme mon- 
strueuse apparut. Salammbd ne distinguad'abord que les 
deux yeux, avec une longue barbe blanche qui pendait 
jusqu*^ terrc ; car le reste du corps, embarrass^ dans 
les guenilles d'un vMement fauve, trainait contre le sol ; 
et, I chaque mouvemept pour avancer, les deux mains 
eatraient dans la barbe, puis retombaient. En rampant 
ainsi, elle arriva jusqu*& ses pieds, et SalammbA recon* 
nutlevieuxGiscon» 




Si8 SALAMMBd. 

En eflet, les Mercenaires, poyr empdcher les anciens 
captifs de s*enfuir, k coup de barre d*airain leur avaient 
cass^ les jambes ; et Us pourrissaient tous p^le-m61e, 
dans iine fosse, au milieu des immondices. Les plus 
robustes, quand ils entendaient le bruit des gamelles, se 
haussaient e'n criant : c*est ainsi que Giscon avait apergu 
Salammbd. II avait devin^ une Garthaginoise, aux peti- 
tes boules de sandastrum qui battaient contre ses co- 
thurnes ; et, ddns le pressentiment d'un myst^re consi- 
sidSrable, en se faisant aider par ses .compagnons, il 
etait parvenu k sortir de la fosse ; puis, avec les coudes 
et les mains, il s'^tait tratne vingt pas plus loin, jusqu'li 
la tente de M^tho. Deux voix y parlaient. II avait ^cout^ 
du dehors et tout entendu. 

— « G*est loi ! » dit-^lle enfln, presque ^pouvant6e. 
En se haussant sur les poignets, il r^pliqua : 

— H Qui, c'est moi ! On me croit mort, n*est-ce pas? i 
EUe baissa la t^te. II reprit : 

— « Ah ! pourquoi les Baals ne m*ont-ils pas accorde 
cette mis^ricorde 1 »• Et se rapprochant de si prte, qu'il 
la fr61ait : « lis m*auraient ^pargn^ la peine de te mau- 
dire! » 

Salammbd se rejeta vivement en arri^re, tant elle avait 
peur de cet 6tre immonde, qui ^tait hideux comme une 
larve et terrible conune un fantdme. 

— a J'ai cent ans, bient6t, i dit-il. c J*ai vu Agatho- 
clte ; ]*ai vu R^gulus et les aigles des. Romains passer 
sur les moissons des champs puniques ! J*ai vu toutes 
les ^pouvantes des batailles et la mer encombr^e par les 
debris de nos flottes ! Des Barbares que je commandais 
m'ont enchain^ aux quatre membres, comme un esclave 
liomicide. Mes compagnons, Tun apr6s Tautre, sonti 
mourir autour de moi ; Todeur de leurs cadavres me ri- 
veille la nuit; j'ecarte les oiseaux*qui viennent bccque- 
ter leurs yeux ; et pourtant,pas un seul jour, je n'ai d^ 
esp^re de GarthafrAl Quand mSme j'aurais vu contre 



sous LA TENTE. 220 

elle toutes les armies de la terre, et les flammes du 
si^ge d^passer la hauteur des temples, j*aurais cru en- 
core k son iterniti ! Mais, k present, tout est fini I tout 
est perdu ! Lqs Dieux rexicrenl ! Malediction sur toi qui 
aspr^cipite sa mine par ton ignominie! » 
Elle ouvrit ses levres. 

— ff Ah! j'itais \kl s*6cria-t-il. a Je t*ai enten(^u H^ 
ler d*amour comme une prostitute ; puis il te racontait 
son dSsir, et tu te laissais baiser les maiils ! Mais, si la 
fureur de ton impudicit6 te poussait, tu devais faire au 
moinsi^omme les bites Tauves qui se cachent dans leurs 
accouplements, et ne pas etaler ta honte jusque sous 
les yeux de ton p&re ! 

— c Comment? • dit-elle. 

— tt Ah ! tu ne savais pas que les deux retranchements 
sent k soixante coudies Tun de Tautre, et que ton Hi- 
tho, par exc^s d*orgueil, 8*est itabli tout en face d*Ha- 
milcar. II est li, ton pire, derriire toi ; et si je pouvais 
gravir le sentier qui mine sur la plate-forme, je lui 
crierais :' Viens done voir ta fille dans les bras du Bar- 
bare! Elle a mis pour lui plaire le vitement de la Diesse; 
ct, en abandonnant son corps, elle livre, avec la gloire 
de ton nom, la majesti des Dieux, la vengeance de la 
patrie/ le sahit mime de Carthage ! » Le mouvement de 
sa bouche idcntie remuait sa barbe tout du long ; ses 
yeux, tendus sur elle, la divoraient ; et il ripitait en 
iialetant dans la poussiire : 

— f Ah! sacrilige! Haudite sois-tu! maudite! mau- 
dite! i 

Salammbi avait icarti la toile, elle la tenait soulevie 
au bout de son bras, et, sans lui ripondre, elle regar- 
dait du citi d'Hamilcar. 

•— t C'est par ici, n'est-ce pas? dit-elle. 

— « Que t'importe ! Ditourne-toi ! Va-t'en ! ficrase 
plutit ta face contre la terre ! C*est un lieu saint que ta 
VUG souillerait. » 



230 SALAMMBd. 

Elle jeta le zaimph autour dc sa taille, ramassa vive- 
ment ses voiles, son manteau, son icharpe. — c J'y 
cours! » 8*^cria-t-elle ; et, 8*6chappanty Salammbd dis- 
parut. 

D'abord, elle marcha dans les ten^bres sans rencon- 
trer personne, car tous se portaient vers Tincendie; et 
la clameur redoublait, de grandes flammes empour- 
praient le ciel par derri^re ; une longue terrasse Tarrftta. 

Elle iourna sur elle-mSme, de droite et de gau- 
che au hasard, cherchant une ^chelle, une corde, une 
pierre, quelque chose enfin pour Taider. Elle avail peur 
de Giscon, et 11 lui semblait que des cris et des pas la 
poursuivaient. Le jour commengait ^blanchir. Elle aper- 
9ut un 9entier dans T^paisseur du retranchement. Elle 
prit avec ses dents le bas de sa robe qui la genait, et, 
en trois bonds, elle se trouva sur la plate-forme. 

Un cri sonore ^clata sous elle, dans Tombre, le m§me 
qu*elle avait entendu au bas de Tescalier des galores ; et, 
en se penchant, elle reconnut Thonune de Schahabarim 
avec ses chevaux accoupl^s. 

II avait err6 toute la nuit entre les deux retranche- 
ments ; puis, inqui^t^ par Tincendie, il 6tait revenu en 
arriere, tAchant d'apercevoir ce qui se passait dans le 
camp de MStho; et, comme il savait que cette place ^tait 
la plus voisine de sa teote, pour ob^ir au prStre, il n*en 
avait pas boug^. 

II monta debout sur un des chevaux. Salammb6 se 
laissa glisser jusqu'A lui ; et ils s*enfuirent au grand ga- 
lop ^1 faisant le tour du camp punique, pour trouver 
une porte quelque part. 



. U^tho Mait rentre dans sa tente. La lampe toute fu- 
meuse telairait A peine, et m^me il crut que Salammbd 
dormait. Alors, il palpa d^licatemcnt la peau du lion, sur 
le lit de palmier. II appela, elle ne r6pondif pas; il ar- 



sous LA TENTE. Sll 

racha vivement un larabeaa de la toile pour fiiire venir 
du jour ; le zaimph avail disparu. 

La terre tremblait sous des pas multiplies. De grands 
cris, des hennissements, des chocs d*armures8*eievaient 
dans I'air, et les fanfares des clairons sonnaient la 
charge. G'^tait comme un ouragan tourbillonnant au- 
tour de lui. Une fureur dteordonnie le fit bondir sur 
ses armes, 11 se langa dehors. 

Les longues files des Barbares descendaient, en cou- 
rant, la montagnot et les carr^s puniques s'avanQaient 
contre eux, avec une oscillation lourde et r^guli^re. Le 
brouillard, dichiri par les rayons du soleil, formait 
de petits images qui se balangaient, et peu k peu, en 
8*61evant, ils d^couvraient les itendards, les casques 
et la pointe des piques. Sous les Evolutions rapides» 
des portions de terrain encore dans Tombre sem- 
blaient se diplacer d*un seul morceau; ailleurs, on 
aurait dit des torrents qui s'entre-croisaient, et, entre 
eux, des masses Epineuses restaient immobiles. Hfttho 
distinguait les capitaines, les soldats, les h^rauts et 
jusqu*aux valets par derri^re, qui Etaient months sur 
des toes. Mais au lieu de garder sa position pour 
couvrir les fantassins* Narr*Havas tourna brusque- 
ment k droite, comme 8*U voulait se faire ^eraser par 
Uamilcar. 

Ses cavaliers d^pass^rent les tiiphants qui se ralen- 
tissaient ; et tons les chevaux» allongeant leur Idle sans 
bride, galopaient d*un train si furieux que leur ventre 
paraissait fr61er la terre. Puis, tout k coup, Narr*flavas 
marcha r^solO men t vers une sentiixelle. II jeta son^p^e, 
sa lance, ses javelots, et disparut au milieu des Gartha- 
giaois. 

Le roi des Numides arriva dans la tente d'Hamilcar ; 
et il dit, en lui montrant seshommes qui se tenaient au 
loin arr6t6s : 

— <c Barcal je te les am^ne. lis sent k toi. » 



232 SALAHMBd. 

Alors il se prosteraa en sigae d'esclavage, et, comme 
preuve de sa fid^lit^, il rappela toute sa conduite depuis 
le commencement de la guerre. 

D'abord il avait emp^ch6 le si^ge de Carthage et le 
massacre des captifs ; puis, il n*avait point profits de la 
victoire contre Hannon apr^s la d^faite d'Utique. Quant 
aux villes tyriennes, c'est qu'elles se trouvaient sur 
les frontiSres de son royaume. Enfin, il n*avait pas 
particip^ k la bataille du Hacar ; et mSme il s'6tait ab- 
sents tout exprte pour fuir I'obligation de combattre le 
SuffMe. 

Narr'Uavas, en effet, avait voulu s*agrandir par des 
empi^tements sur les provinpes puniques^ et, selon les 
chances de la victoire, tour k tour secouru et d^laiss^ 
les Hercenaires. Mais voyant que le plus fort serait defr- 
nitivement Hamilcar, 11 s'^tait tourn^ vers lui; et peut- 
Stre y avait-il dans sa defection une rancune contre 
M^tho, soit k cause du commandement ou de son ancien 
amour. 

Le Suffi&te I'^couta sans Tinterrompre. L'homme qoi 
se pr^sentait ainsi dans une armSe ou on lui devait des 
vengeances n*6taitpas un auxiliaire k dMaigner; Ha- 
milcar devina tout de suite Tutilite d'une telle alliance 
pour ses grands projets. Avec les Numides, il se d^bar- 
rasserait des Libyens. Puis il entrainerait TOccident k 
la conquSte de Tlb^rie ; et, sans lui demander pourquoi 
il n'^tait pas venu plus tdt, ni relever aucun de ses 
mensonges, il baisa Narr*Havas, en heurtant trois fois 
sa poitrine contre la sienne. 

C*^tait pour en fmir, et par d^sespoir, qu*il avait 
incendi^ le camp des Libyens. Cette arm^e lui arrivait 
comme un secours des Dieux ; en dissimulant sa joie, il . 
r^pondit : 

— « Que les Baals te favorisent ! J*ignore ce que fera 
pour toi la R^publique, mais Hamilcar n*ft pas d'ingra- 
titude. » 



SODS LA TENTR. 257* 

Le tumulte redoiiblait; dcs capitaines cntraient. 11 
s*armait tout en parlant : 

— « Allons, retoume ! Avec tes cavaliers, tu rabatiras 
leur infanterie entre tes 616phants et les miens ! Cou^ 
rage ! extermine ! » 

Et Narr'Havas se pr^cipitait, quand Salammbd 
parut. 

Elle sauta vite h bas dc son cheval. Ellc ouvrit son 
large manteau, et, en ^cartant les bras, elle deploya le 
zaimph. 

La tente de cuir, relev^e dans les coins, laissait voir 
le tour entier de la montagne couverte de soldats, et 
comme elle se trouvait au centre, de tous les c6t6s on 
apercevait Salammb6. Une clameur immense ^lata^ un 
long cri de triomphe et d*espoir. Geux qui ^talent en 
marche s*arrSt^rent ; les moribonds, s*appuyant sur 
le coude, se retouniaient pour la b^nir. Tous les Bar- 
bares savaient maintenant qu*elle avait repris le zaimph; 
de loin ils la voyaient, ils croyaient la voir ; et d*autres 
oris, mais de rage et de vengeance, retentissaient, mal- 
gr§ les applaudissements des Garlhaginois ; les cinq 
armies, s*kageant sur la montagne, tr^pignaient et 
Iiurlaient ainsi tout autour de Salammb6. 

Ilamilcar, san$ pouvoir parler, la remerciait par des 
signes de t^te. Ses yeux se portaient alternativemcnt 
sur le zaimph et sur elle, et il remarqua que sa chai- 
nclte 6tait rompue. Alors il frissonna, saisi par un 
soupgon terrible. Mais reprenant vite son impassibilile, 
il consid^ra Narr'Havas obiiquement, sans tourner la 
figure. 

Le roi des Numides se tenait k T^cart dans une 
attitude discrete; il portait au front un pen de la 
poussi^re qu*il avait touch^e en se prostcrnant. Enfin 
le Sulfate s'avanga vers lui, et, avec un air plein de 
gravity : 

— fl En recompense des services que tu m*as rendus, 

2D. 



VA SALAMMBd. 

Narr*Havas, je te donne ma fille. » II ajouta : c Sois 
mon fils et defends ton p^re ! » 

Narr'Havas eut un grand geste de surprise, puis se 
jeta sur ses mains, qu'il couvrit de baisers. 

Salammb6, calme commc une statue, semblaitnepas 
comprendre. Eile rougissait un peu, tout en baissant les 
paupi^res; ses longs cils recourb^s faisaient des ombres 
sur ses joues. 

Hamilcar voulut imm^diatement les unir par des 
fiani^ailles indissolubles. On mit entre les mains de 
Salammbd une lance qu'elle offrit k Narr'Havas ; on at- 
tacha leurs pouces Fun centre Tautre avec une lani^re 
de boeuf, puis on leur versa du bl^ sur la t^te, et les 
grains qui tombaient autour d*eux sonn^rent comme de 
la gr61e en rebondissant. 



Ill 



tUQUCDUO 



Donze heures apr^s, il ne restait plus des Mercenaires 
qu'un tas de blesses, de morts et d*agonisaiits. 

Hamilcart sorti brusquement du fond de la gorge, 
etait redescendu sur la pente occidentale qui regarde 
Hippo-Znryte, et, Tespace 6tant plus large en cet en- 
droit, il avail eu soin d*y attirer les Barbares. Narr'- 
Havas les avail envelopp^s avec ses chevaux ; le Suf- 
f^te, pendant ce temps-l&, les refoulait, les ^crasait; 
puis iis ^laient vaincus d'avance par la perte du zaimph ; 
ceuz m6mes qui ne s*en souciaient avaient senti une 
angoisse et comme un affaiblissement. Hamilcar, ne 
mettant pas son orgueil k garder pour lui le champ 
de bataille, s'^tait retire un pen plus loin, k gauche, 
sur des hauteurs d*oik il les dominait. 

On reconnaissait la forme des camps k leurs palis- 
sades inclin^es. Un long amas de cendres noires fumait 
8ur Femplacement des Libyens ; le sol boulevers^ avajt 
des ondulations comme la mer, et les tentes, avec leurs 
toiles en lambeaux, semblaient de vagues navires k 
demi perdus dans des ^cueils. Des cuirasses, des four- 



230 SALABftfBd. 

ches, des clairons, des morceaux de bois, de fer et d*ai- 
rain, du bI6, de la paille et des v^tcments s'^parpillaient 
au milieu des cadavres ; qk et 1^ quelque phalariquc 
prSte k s*6teindre brulait centre un monceau de baga- 
ges; la terre, en de certains endroits, disparaissaitsous 
les boucliers ; des charognes de chevaux se suivaicnt 
comme une s^rie de monticules; oh apercevait des 
jambes, des sandales, des bras, des cottes de mailies et 
des t^tes dans leurs casques, maintenues par la menton- 
ni6rc et qui roulaient comme des boules ; des chevc- 
lures pendaient aux Opines ; dans des mares de sang, 
des ^l^phants, les entrailles ouvertes, rMaient couches 
avec leurs tours ; on marchait sur des choses gluantcs 
et il y avait des flaques de boue, bien que la pluie n'eut 
pas tomb^. 

Cette confusion de cadavres occupait, du liaut en bas, 
la montagne tout enti^re. 

Ceux qui survivaient ne bougeaient pas plus que les 
morts. Accroupis par groupes in^gaux, ils se regar- 
daient, effar^s, et ne parlaient pas. 

Au bout d*une longue prairie, le lac dllippo-Zarytc 
resplendissait sous le solcil couchant. A droite, de blan- 
ches miiisons agglom^rees d^passaient une ceinture de 
murailles ; puis la mer s'^talait, ind^finiment; — et, le 
menton dans la main, les Barbares soupiraicnt en son- 
geant k leurs patries. Un nuage de [. oudre grise retom- 
bait. 

Le vent du soir spuffla ; alors toutes les poitrines se 
dilaterent; et, k mesure que la fratcheur augmentait, 
on pouvait voir la vermine abandonner les morls qui se 
refroidissaicnt, btcourir sur le sable chaud. Au sommet 
des grosses pierres, des corbeaux immobiles restaient 
tourn^s vers les agonisants. 

Quand la nuit fut descendue, des chiens k poil jaune, 
de ces b^tes immondes qui suivaient les armies, arri- 
vdrent tout doucement au milieu des Barbares. D'abord 



L^AQUEDUO; 137 

lis l^ch^rent les caillots de sang sur lea moignons en- 
core tiMes; etbient^t ils se mirent k divorer.les cada- 
vres, en les entamant par le ventre. 

Les fugitifs reparaissaient un k un, comme des om- 
bres; les femmes aussi se hasardSrent a revenir, car 
il en restait encore, chez les Libyens surtout, mal* 
grS le massacre effroyable que les Numides en avaient 



Quelques-uns prirent des bouts de corde quils allu- 
mirent pour servir de flambeaux. D*autres tenaient des 
piques entre-crois^es. On pla^ait dessus les cadavres et 
on les transportait k TScart. 

Ils se trouvaient ^tendus par longues lignes, sur lo 
dos, la bouche ouverte, avec Icurs lances aupr6sd*eux; 
ou bien ils s'entassaient p^le-m61e, et souvent, pour d^ 
couvrir ceux qui manquaient, il fallait creuser tout un 
monceau. Puis on promenait la torche sur leur visage, 
lentement. Des armes hideuses leur avaient fait des 
blessures compliqu^es. Des lambeaux verdAtres leur 
pendaient du front; ils ^taient taillad^s en morceaux, 
^cras^s jusqu'^ la moelle, bleuis sous des strangula- 
tions, ou largement fendus par Tivoire des ^l^pkants. 
fiien qu'ils fussent morts presque en m6me temps, des 
difKrences existaient dans leur corruption. Les hommes 
du Nord ^taient gonfl^s d*une bouffissure livide, tandis 
que les Africains, plus nerveux, avaient I'air cnfum^s, 
ci A^lk se dess^chaient. Oil reconnaissait les Mercenaires 
auxtatouages de leQrs mains : les vieux soldats d'Antio- 
chus portaient un ^pervier ; ceux qui avaient servi en 
Egypte, la t^te d'un cynoc^phale ; chez les princes de 
I'Asie, une hache, une grenade, un marteau ; dans les 
R^publiquesgrecques, le profil d'une citadeKe ou le 
nom d'un archonte; et on en voyait dont les bras etaient 
couverts cnti^rement par ccs symboles multiplies, qui 
sem^laient k leurs cicalriccs el aux blessures nou« 
velliis. 



238 SALAMMBd. 

Pour les hommes de race latine, les iSamnites, les 
]£trusques« les Gampaniens et les Brutiens, on ^tablit 
quatre grands bAchers. 

Les Grecs, avec la pointe de leurs glaives, creus^ent 
des fosses. Les Spartiates, retirant leurs manteaux rou- 
ges, en envelopp^rent les morts ; les Ath^^niens les ^ten- 
daient la face vers le soleil levant; les Cantabres les en- 
fouissaient sous un monceau de cailloux; les Nasamoos 
les pliaient en deux avec des courroies de boeuf, et les 
Garamandes all^nt les ensevelir sur la plage, afin 
qu'ils fussent perp^tuellement arros^s par les flots. 
Hais les Latins se d^solaient de ne pas recueiUir leurs 
cendres dans les urnes; les Nomades regrettaient la 
chaleur des sables oA les corps se momifient, et les 
Geltes, trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au 
fond d*un golfe plein d'ilots. 

Des vocifi§rations s'^Ievaient, suiviesd*un long silence. 
C'^tait pour forcer les tmes k revenir. Puis la clameur 
reprenait, k intervalles r^guliers, obstin^ment. 

On s excusait pr^s des morts de ne pouvoir les hono- 
rer comme le prescrivaient les rites : car ils allaient, 
par cette privation, circuler, duiant des p^riodes infi- 
nies, h travers toutes sortes de hasards et de metamor- 
phoses; on les interpellait, on leur demandait ce qu*ils 
dcsiraient ; d'autres les accablaient dinjures pour s'^tre 
laiss^ vaincre. 

La lueur des grands bilchers ap&lissait les figures 
exsangues, renvers^es de place en place sur les debris 
d'armures; etles larmes excitaient leslarmes, les san- 
glots devenaient plus aigus, les reconnaissances et les 
etreintes plus fr^n^tiques. Des femmes s*etalaient sur 
les cadavres, bouche centre bouche, front centre front; 
il fallait les battre pour qu*elles se retirassent, quand on 
jetait la terre. Us se noircissaient les joues; ils se cou- 
*^«>»^nt lescheveux; ils se tiraient du sang et le versaient 
98 fosses; ils se faisaient des entailles k Timitation 



L^AQUEDUG. 250 

des blessures qui dSfiguraient les morts. Des rugisse^ 
ments 6clataient k travers le tapage des cymbales. Quel* 
ques-uns arrachaient leurs amulettes; crachaient dessus. 
Les moribonds se roulaient dans la boue sanglante en 
mordant de rage leurs poings mutil^s ; et quarante-trois 
Samnites, tout un printemps sacri, s*entr'igorg^rent 
comme des gladiateurs. Bientdt le bois manqua pour 
les bi^chers, les flammes s'iteignirent, toutes les 
places ^taient prises : — et, las d*aVoir cri6, afTaiblis, 
cbancelants, ils s'endormirent aupr^s de leurs fr^res 
morts, ceux qui tenaient k vivre pleins d'inqui^tudes, 
et les autres d^sirant ne pas se r^veiller. 



Auz blancheurs de Taube, 11 parut sur les limites des 
Barbares, des soldats qui d^filaient avec des casques 
levisau bout des piques; en saluant les Hercenaires, 
ils leur demandaient s*ils n'avaient rien k faire dire dans 
leurs patries. 

D'autres se rapproch^rent, et les Barbares reconnurent 
quelques-uns de leurs anciens compagnons. . 

Le Suff^te avait propose k tous les captifs de servir 
dans ses troupes. Plusieurs avaient intr^pidement re- 
fuse ; et, bien r^solu k ne point les nourrir ni k les aban* 
donner au Grand*Gonseil, il les avait renvoy^s, en leur 
ordonnant de ne plus combattre Carthage. Quant k ceux 
que la peur des supplices rendait dociles, on leur avait 
distribu^ les armes de Tennemi ; et maintenant ils se 
pr^sentaient aux vaincus, moins pour les s^duire que 
par un mouvement d*orgueil et de curiosity. 

D*abord ils racont^rent les bons traitements du Suf- 
f^te ; les Barbares les ^coutaient tout en les jalousant, 
bien qu*ils les m^prisassent. Puis, aux premieres paro- 
les de reproche, les lAches s*emportgrent; de loin ils 
leur montraient leurs propres ^p^es, leurs cuirasses, et 
les conviaient avec des injures k venir les prendre. Les 



240 SALAMMBO. 

Barbarcs ramasserent des cailloux ; tous s'enfuirent; et 
Ton ne vit plus au sommet de la montagne que lespoia- 
tes des lances d6passant le bord des palissades. 

Alors une douleur, plus lourde que rhumiliation dc 
la defaite, accabia les Barbares. lis songeaient k Tina- 
nit6 de leur courage. Us restaient les yeux fixes en gria- 
^antdes dents. 

La m^me id6e leur vint. lis se precipit6rcnt en tu- 
multe sur les prisonniers carthaginois. Les soldats du 
SuffSte, par hasard, n'avaient pu les d^couvrir, elcorame 
il s'6tait retip^ du champ de balaille, ils se trouvaient 
encore dans la fosse profonde. 

On les rangea par terre, dans un endroit aplati. Des 
sentinelles flrent un cercle autour d'eux, et on laissales 
femraes entrer, par trente ou quaranle successivement. 
Voulant profiter du peu de temps qu'on leur donnait, el- 
Jes couraient de I'un k Tautre, incertaines, palpitantes; 
puis, inclineessur ces pauvres corps, elles les frappaient 
k tour de brascomme des lavandi^res qui battentdeslin- 
ges ; en hurlant le nom de leurs 6poux, elles les d^chi- 
raient sous leurs ongles ; elles leur crev^rent les yew 
avec les Aiguilles de leurs chevelures. Les hommes y 
vinrent ensuite, et ils les suppliciaient depuis les pieds, 
qu'ils coupaientaux chevilles, jusqu'au front, dont ils 
levaient des couronnes de peau pour se mettre sur la 
t^te. Les Mangeurs-de-choses-immondes furent atroces 
da^s leurs imaginations. Ils envenimaient les blessures 
en y versant de la poussi^re, du vinaigre, des iclats de 
poteries ; d*autres attendaient derriSre eux; le sang ecu- 
lait et ils se r^jouissaient comme font les vendangeurs 
autour des cuves fumantes. 

Cependant, M^tlio ^tait assis par terre, k la place 
mSme ou il se trouvait quand la bataille avait fini, les 
coudes sur les genoux, les tempes dans les mains; il ne 
voyail rien, n'entendait rien, ne pensaitplus. 

Aux hurlements de joie que la foule poussait, il relevs 



l'aqoedug. m 

la t^te. Devant lui, un lambeau de toile ac(.rocli6 u une 
pcrche, et qui traiiiait par ie bas, abritait confus^ment 
des corbeilles, des tapis, une peau de lion. II reconnut 
sa tente ; et ses yeux 8*attachaient contra le sol comme 
si la fiUe d'Hamilcar, en disparaissant, se filt enfoncSe 
sous la terre. 

La toile d^chirie battait au vent ; quelquefois ses lon- 
gues bribes lui passaient devant la bouQhe, et 11 aper^ut 
une marque rouge, pareille k rempreinie d'une main. 
C'dtait la main de Narr'Havas, le signe de leur alliance. 
Alors HAtho se leva. U prit un tison qui fumait encore, 
et il le jeta sur les debris de sa tente, didaigneusement. 
Puis, du bout de son cothurne , il repoussait vers la 
flamme les choses qui d^bordaient, pour que rien n*en 
subsist^t. 

Tout k coup, et sans qu*on pHi deviner de quel point il 
surgissait, Spendius parut. 

L'ancieti esclave s*6tait attach^ contre la cuisse deux 
iclats de lance ; il boitait d'un air piteux, tout en exha- 
lant des plaintes. 

— a Retire done cela, » lui dit HAtlio, « je sais que tu 
es un brave ! » Car il itait si ^cras6 par Tinjustice des 
Dieux qu*il n*avait plus assez de force pour s*indigner 
contre les hommes. 

Spendius lui fit un signe, et il le mena dans le creux 
d'un mamelon, oil Zarxas et Autharite se tenaient ca- 
ches. . * 

Us avaient fui comme Tesclave, Tun bien qu*il f&t 
cruel, et i*autre malgr6 sa bravoure. Mais qui aurait pu 
8'attendre, disaient-ils, k la trahison de Narr Havas, k 
Tincendie des Libyens, k la perte du zaimph, k I'attaque 
soudaine d'Hamilcar, et surtout k ses manoeuvres les for- 
Qant k revenir dans le fond de la montagne sous les coups 
immSdiats des Carthaginois? Spendius navouait point 
saterreur et persistaiti soutenir qu'il.avait la janibe 
cosste. , 

21 



248 SALAMHSd. 

Enfin, les trois chefs etle schalischim se demand^rent 
ce qu*il fallait maintenant decider. 

Hamilcar leur fermait la route de Carthage; on ^tait 
pris entre ses soldats et les provinces de Narr'Havas ; les 
villes tyriennes se joindraient aux vainqueui^ ; ils allaient 
se trouver accul^s au bord de la mer, et tdutes ces for-* 
ces r6unies les ^craseraient. \oilk ce qui arriverait im- 
manquablement. 

Ainsi pas un moyen ne 8*offrait d'^viter la guerre. 
Done, ils devaient la poursuivre k outrance. Mais, com* 
ment faire comprendre la n^cessit^ d'une interminable 
bataiUe k tous ces gens d^courag^s et saignant encore 
de leursblessures? 

— « Je m'en charge ! » dit Spendius. 

Deux heures apr^s, un homme, qui arrivait du cdti 
d*Hippo-Zaryte, gravit en courant la montagne. II agitait 
des tablettes au bout de son bras, et comme il criait tres- 
fort, les Barbares I'entourerent. 

Eiles ^taient exp^di^es par les soldats grecs de la Sa^ 
daigne. Us recommandaient k leurs compagnons d'Afri- 
que de surveiller Giscon avec les autres captifs. Un mar- 
chand de Samos, un certain Hipponax, Tenant de Car- 
thage, leur avait appris qu*un complot s*organisait pour 
les faire Evader, et on engageait les Barbares k tout pre- 
Toir; la R6publique ^tait puissante. 
^ Le stratag^me de Spendius ne r^ussit point d*abord 
comme il Tavait esp^r^. Cette assurance d-un p6ril nou- 
veau, loin d'exciter de la fureiir, souleva des craintes; 
et se rappelant Tavertissement d'Hamiicar jet6 nagu^re 
au milieu d*eux, ils s'attendaient k quelque chose d*iin- 
pr^vu et qui serait terrible. La nuit se passa dans une 
grande angoisse ; plusieurs mSme se debarrassSrent de 
leurs armes pour attendrirle Suff^te quand il se pr^sen* 
terait. 

Hais le lendemaiu, k la troisi^me veille du jour, un se- 
cond coureur parut, encore plus haletant et noir de pous- 



J 



l'aQUBDUG. ti3 

siSre. Le Grec lui arracha des mains un rouleau de pa- 
pyrus charge d*£critures phtoiciennes. On y suppliait 
les Mercenaires de ne' passe d^courager; les braves de 
Tunis ailaient venir avec de grands renforts. 

Spendius lut d abord la lettre trois fois de suite ; et, 
soutenu par deux Cappadociens qui le tenaient assis 
sur leurs 6paules, il se faisait transporter de place 
en place, et il la relisait. Pendant sept heures, il ha* 
rangua. 

11 riqppelait aux Mercenaires les promesses du Grand* 
Gonseil ; aux Africains, les cruaut^s des intendants ; k tons 
lesBarbares* Tinjustice de Carthage. La douceur du Suf- 
f^e 6tait un appAt pour les prendre. Ceux qui se livre- 
raient, on les vendrait comme des esclaves; les vaincus 
pMraient suppliciSs. Quant k s'enfuir, par quelles rou 
tes? Pas un peuple ne voudrait lesrecevoir. Tandis qu*en 
continuant leursefforts, ils obtiendraient & la fois la liberty, 
la vengeance, de Targent! Et ils n*attendraient pas long- 
temps, puisque les gens de Tunis, la Libye enti^re se 
pr^cipait k leur secours. II montraitle papyrus d^roul^ : 
— t Regardez done! lisez! noilk leurs promesses ! Je ne 
mens pas. » 

Des chiens erraient, avec leur museau noir tout pla- 
que de rouge. Le grand soleil chauffait les t^tes nues. 
Une odeur naus^abondie s*exhalait des cadavres mal en- 
fouis. Quelques-uhs mdme sortaient de terre jusqu'au 
ventre. Spendius les appelait k lui pour t^moigner des 
choses qu'il disait; puis il levait ses poings du c6i^ d'Ha- 
milcar. 

Hfttho Tobservait d'ailleurs et, afin de couvrir sa 1&- 
chet^, il ^talait une colore oil peu k pen il se trouvait 
pris lui-mdme. En se d^vouant aux Dieux, il accumula 
des maledictions sur les Garthaginois. Le supplice des 
capiifs etait un jeu d*enrants. Pourquoi done les ^pargner 
et trainer toujours derri^re soi ce b^tail inutile ! — a Non! 
il faut en finir! leurs projets sent connus! un seul pent 



214 SALAMtfsd. 

nous perdre ! pas de pitie ! On rcconnattra les bons h la 
Vitesse des jambes et k la force du coup. » 

Alors ils retourn^rent sur les captifs. Plusieurs ra- 
laient encore; on les acheva en leur enfongant le talon 
dans la bouche, ou bien on les poignardaitavec la pointe 
d'un javelot. 

Ensuite ilssongSrent a Giscon. Nulle partonnelV 
percevait ; une inquietude les troubla. Us voulaient tout 
h la fois se convaincre de sa mort et y participec EnOn 
trois pasteurs samnites le d^couvrirent k quinze pas 
de Tendroit oii s'^levait nagu^re la tente de H4tho. lis 
le reconnurent k sa longue barbe, et ils appel^rent les 
autres. 

Etendu sur le dos, les bras contre ies hanches et les 
genoux serr6s, il avait Tair d*un mort dispose pour le s6- 
pulcre. Gependant ses c6tiss maigres s'abaissaient et re- 
montaient, et ses yeux, largement ouverts au milieu de 
sa figure toute p^le, regardaient d*une fa^n continue et 
intolerable. 

Les Barbares le consid6r6rent, d'abord, avecun grand 
etonnement. Depuis le temps qu'il vivait dans la fosse, 
oaTavait presque oubli6; g6n6s par de vieux souve- 
nirs, ils se tenaient k distance et n'osaient porter la main 
sur lui. 

Mais ceux qui ^taient par derrii&re murmuraient et se 
poussaieht , quand un Garamante traversa la foule ; il 
brandissait une faucille ; tous comprirent sa pens^e ; leurs 
visages s*empourprerent , et, saisis de honte, ils hur- 
laient : <( Oui ! oui ! » 

L'homme au fcr recourb^ s'approcha de Giscon. II lui 
prit la tete, et, Tappuyant sur son genou, il la sciait k 
coups rapides; elle tomba; deux gros Jets.de sang firent 
un trou dans la poussiere. Zarxus avait sautd dessus , 
et, plus 16ger qu'un leopard, il courait vers les Cartha- 
ginois. 

Puis, quand il fut aux deux tiers de la montagne, il 



t*AOUEI>UC, 24S 

tolira desapoitrine ]a t6te de Gisconen la tenant par la 
barbe, il tourna son bras rapidement plusieurs fois, — 
ot la masse, onfin lanc^e, d^crivit una longue parabole 
cl disparut derri^re le retranohement punique. 

Bient6t sc dress^rent au bord des paliseades deux 
clendards enire-crois^s, signe convenu pour r^clamcr les 
cadavres. 

Alorsquatre h6rauts, choisissur lalargeur dc leur 
poitrine, s'en all^rent avec de grands clairons, et, par- 
iaiit dans les tubes d'airain, ils d^clar^rcnt qu*il n'y 
avait plus desormais, entre les Carthaginois et les Bar- 
bares, ni foi, ni piti^, ni dieuz, qu'ils se refusaient d'a- 
vance k toutes les ouvertures et que Ton renverrait les 
parlementaires avec les mains couples. 

IramMiatement apr^s, on d^puta Spendius k Hippo- 
Zaryte afin d'avoir des vivres ; la cit6 tyrienne leur en 
envoya Ic soir meme. Ils mang^rcnt avidement. Puis, 
quand ils se furcnt r^confort^s, il ramass^rent bien vite 
les restes de leurs bagages et leurs armes rompues ; les 
femmes se tass^rent au centre, et, sans souci des blesses 
plcurantderri^rc eux, ils partirent par le bord du rivage, 
a pas rapidcs, comrne un troupeau de loups qui s*^loi- 
gnent. 

IlsmarchaientsurHippo^Zaryte, d^cid^s k la prendre, 
car ils avaicnt besoin d*une ville. 



Hamilcar, en les apcrcevant au loin, eut un dSsespoir^ 
malgr^ Torgueil qu*il sentait k les voir fuir devant lui. 
11 aurait fallu les attaquer tout de suite avec des troupes 
fraichcs. Encore une journ^e pareille, et la «:;uerre 6tait 
finie! Si les choses trainaient, ils reviendraient plus 
forts; les villes tyriennes se joindraieht k eux; sa cl^-* 
mence cnvers les vaincus n'avait servi de rien. II prit la 
resolution d'fitre impitoyable. 

Le soir m^me, il envoya au Grand-Conscil un dro* 

21. 



Si6 SALAtftfBd. 

madaire charge de bracelets recueillis sur les morts, et, 
avec des menaces horribles« il ordonnait qu'on Ivi exp6- 
diM une autre arm^e. 

Tous, depuis longtemps, le cfbyaient perdu ; si bien 
qu*en apprenant sa victoire, ils ^prouv^rent une stup^ 
faction qui ^tait presque de la terreur. Le retour du 
zaimph, annonc6 vaguement, compl^tait la merveille. 
Ainsi, les Dieux et la force de Carthage semblaient main- 
tenant lui appartenir. 

Personne de ses ennemis ne hasarda une plaints ou 
une recrimination. Par Tenthousiasme des uns et la 
pusillanimity des autres, avant le d^lai prescrit, une ar- 
m^e de cinq mille hommes fut pr^te. 

Elle gagna promptement Utique pour appuyer le Suf- 
fi^te sur ses derri^res, tandis que trois mille des plus 
consid^ables mont^rent sur des vaisseaux qui devaient 
les d^barquer k Hippo*Zaryte, d'ou ils repousseraient les 
Barbares. 

Hannon en avait accepts le commandement ; mais il 
confia Farm^e k son lieutenant Hagdassan, afin de con- 
duire les troupes de d&barquement lui-m6me« car il ne 
poT]i«dit plus endurer les secousses de la liti^re. Son 
mal, en rongeant ses l^vres et ses narines, avait creusS 
dans sa face un large trou ; k dix pas, on lui voyait 
le fond de sa gorge, et il se savait tellement hideux qu'il 
se mettait, comme une femme, un voile sur la t^te. 

Hippo-Zaryte n*6couta point ses sommations, ni celles 
des Barbares non plus ; mais chaque matin les habitants 
leur descendaient des vivres dans des corbeilles, et en 
criant du haut des tours, ils s*excusaient sur les exi« 
gences de la R^publique et les conjuraient de s'^loigner. 
lis adressaient par signes les m^mes protestations aux 
Carthaginois qui stationnaient dans la mer. 

Hannon se contentait de bloquer le port sans risquer 
une attaque. Cependant, il persuade aux juges d*Hippo- 
Zaryte de recevoir chez eux trois cents soldats. Puis il 



l'aqubdug. ii7 

s*en alia vers le cap des Raisins et il fit un long detour 
afin de cerner les Barbares, operation inopportune et 
mdme dangereuse. Sa jalousie i'emp^cliait de secourir 
le Suff^te ; il arr^tait ses espions, le gtoait dans tous 
ses plans, compromettait Tentreprise. lEnfln Hamilcar 
§crivit au Grand-Conseil de Ten d^barrasser, et Hannon 
rentra dans Carthage, furieux centre la bassesse des 
Anciens et la folie de son collogue. Done, aprte tant 
d*esp6rances, on se retrouvait dans une situation encore 
plus deplorable; mais on tftchait de n*y pas r6fl6chir et 
m6me de n*en point parler.' _ 

Conune si ce n*6tait pas assez d'infortunes k la fois, 
on apprit que les Mercenaires de la Sardaigne avaient 
crucifix leur g^n^ral, saisi les places fortes et partout 
ggorg^ les hommes -de race chananienne. Le Peuple re- 
main mena^a la R6publique d'hostilit^s immMiates, si 
eile ne donnait douze cents talents avec File de Sardai- 
gne tout enti^re. II avait accepts Talliance des Barbares, 
et il leur exp^dia des bateaux plats charges de farine et 
de viandes s6ches. Les Garthaginois les poursuivirent, 
captur^rent cinq cents hommes; mais trois jours apr^s, 
une flotte qui venait de la Bysac^ne, apportant des vivres 
k Carthage, sombra dans une temp^te. Les Dieux 6vi- 
demment se d^claraient centre elle. 

Alors les citoyens d*Hippo-Zaryte , prStextant une 
alarme, firent monter sur leurs murailles les trois cents 
hommes d'Hannon ; puis, survenant derridre eux, ils 
les prirent aux jambes et les jet^rent par-dessus les 
remparts, tout k coup. Quelques-uns qui n'^taient pas 
morts furent poursuivis et all^rent se noyer dans la 
mer. 

Utique endurait des soldats, car Hagdassan avait fait 
comme Hannon, et, d'apr^s ses ordres, il entourait la 
ville, sourd aux pridres d'Hamilcar. Pour ceux-l&, on 
leur donna du vin m616 de mandragore, puis on les 
6gorgea dans leur sommeil. En m^me temps, les Barba- 



218 SALAHMBd. 

res arriverent ; Magdassan s'enfuit, les portes s'ouvri- 
rent ; et d^s lors les deux villas tyriennes montrerent k 
leurs nouveaux amis un opini&tre d^vouement, et k 
leurs anciens allies una haina inconcavable. 

Get abandon de la cause puniquc ^tait un conseil un 
oxempla. Les espoirs de d^livrance se ranim^rent. Des 
populations, incertaines encore, n hesit^rent plus. Tout 
s'6branla. La Suffete Tapprit, et il n^attendait aucun se- 
cours ! II gtait maintenant irr^vocablement perdu, 

Aussitot 11 congSdia Narr'Havas, qui devait garder les 
limites da son royauma. Quant a lui, il r^soliit de reiH 
trer k Carthage pour y prendre des soldats et recommen- 
cer la guerre. 

Les Barbares etablis k Hippo-Zaryte apergurent son 
arm^e comme elle descandait la montagne. 

Ou done les Carthaginois allaient-ils ? La faim sans 
doute les poussait ; et, affol^s par les souffrances, mal- 
gr6 leur faiblesse, lis venaient livrer bataille. Mais ils 
tourn^rent k droite ; ils fuyaient. On pouvait les attein- 
dre, les ^eraser tons. Les Barbares s*^lancerent k leur 
poursuite. 

Les Carthaginois furent arrSt^s par le fleuve. II etait 
4arge cette fois, et le vent d*ouest n*avait pas souffle. 
Les uns le pass^renti la nage, les autres sur leurs bou- 
cliers. Ils se remirent en marche. La nuit tomba. On ne 
les vit plus. 

Les Barbares ne s*arr^l^reat pas; ils remont^rent plus 
loin, pour trouver une place plus ^troite. Les gens de 
Tunis accoururent; ils entrainSrent ceqx (l*Utique. A 
chaque buisson, leur nombre augmentait ; et les Cartha- 
ginois, en se coucliant par terre, entendaient le batte* 
ment de leurs pas dans les tcn^bres. De temps k autre, 
pour les ralentir, Barca faisait lancer, derri^r^ lui, de^ 
voltes de filches ; plusieurs en furent tu^s. Quand le 
)Our se leva, on ^tait dans les montag^es de TAriane, i 
eel endroit oy le cliemin fait un coude. 



L'AQUEDUC. 1t\rj 

Alors Mdtho, qui marchait en t^te, crut dislin'guer 
duns rhciizon quelque chose de vert, au sommet d*une 
('minencc. Puis le terrnin s'abaissa, et des ob^lisques, 
des ddmcs, des maisons parurent ! c^tait Carthage. 11 
s*appuya contre un arbre pour ne pas tombcr, tant son 
coeur battait vite. 

U songeait k tout ce qui ^tait survenu dans son e\is*, 
tence depuis la derni^re fois qu*il avait pass6 pQf laf 
C*6ta]t une surprise infinie, un ^tourdissement. Puisune 
joie Temporta k Yidie de revoir Salamrtibd. Les raisons' 
qu'il avait de Tex^crer lui revinrent h 4a m^moirc ; il 
les rejeta bien vite. Fr^missant et les prunelles lendues, 
il contemplait, au deU d*Eschmoun, la haute terrasse 
d'un palais, par-dessus des palmiers ; un sourire d*ex- 
tase illuminait sa figure, comme s*il fAt arriv6 jusqu*A\ 
lui quelque grande lumi^re ; il ouvrait les bras, ilen- 
voyait des baisers dans la brise et murmurait : a Viens ! 
viens! » unsoupir lui gonfla la poitrine, et dc;ix lar- 
mes, longues comme des perles, tomb^rent sur sa 
barbe. 

— « Qui te retient? » s*6cria Spendius. « HAte-toi 
done! En marche! Le Suff^te va nous ^chapper ! Mais 
tcs genoux chancellent et tu me regardes comme un 
homme ivre ! » 

II tr^pignait d'impatience; il pressait MAtho ; et, aveo 
des clignements d*yeux, comme h Tapproche d*un but 
longucment vis6 : 

— f Ah! nous y sommes! Nous y voilA ! Jo les 
tiens! » 

11 avait Tair "^i convaincu et triomphant que Mdtho^ 
surpris dans sa torpeur, se sentit entrain^. Ges paroles 
survenaient au plus fort de sa d6tresse, poussaient son 
d^sespoir k la vengeance, moutraient une pftture k sa 
colore. 11 bondit sur un des chameaux qui 6taicnt dans 
les bngages, lui arracha son licou ; avec la tongue 
^orde, il frappnit h tonr de bras les trainards ; et.il cou« 



350 SALAMMBO. 

rait de droite et de gauche, alternativement, sur le der- 
ri^re de rarm^e, cornme un chien qui pousse un trou- 
peau. 

A sa voix tonnante, les lignes d*hommes se resserr^ 
rent; les boiteux mSmes pr^cipit^rent leurs pas; au 
milieu de Tisthme, Tintervalle diminua. Les premiers 
des Barbares marchaient dans la poussi^i'e des Gartha- 
ginois. Les deux armies se rapprochaient, allaient se 
toucher. Mais la porte de Halqua, la porte de Tagaste et 
la grande porte de Khamon d6ploy6rent leurs battanls. 
Le carr6 punique se divisa ; trois colonnes s*y englouti- 
rent, elles tourbillonnaient sous les porches. Bient6t la 
masse, trop serr^e sur elle-mSme, n'avanca plus ; les 
piques en Fair se heurtaient, et les Arches des Barbares 
iclataient contre les murs. 

Sur le seuil de Khamon, on apergut Hamilcar. U se 
retourna en criant ^ ses hommes de s'^carter.U descendit 
de son cheval ; et du glaive qu il tenait, en le piquant k 
la croupe, il Tenvoya sur les Barbares. 

C*6tait un ^talon orynge qu*on nourrissait avec des 
boulettes de farine, et qui piiait les genoux pour laisser 
monter son maitre. Pourquoi done le renvoyait-il? £tait- 
ce un sacrifice ? 

Le grand cheval galopait au milieu des lances, ren* 
versait les hommes, et, s*embarrassant les pieds dans 
ses entrailles, tombait, puis se relevait avec des bonds 
furieux; et pendant qu'ils s*(&cartaient, t^chaient de 
I'arr^ter ou regardaient tout surpris, les Carthaginois 
s*6taient rejoints; ils entr^rent ; la porte ^norme se re- 
ferma derriere eux, en retentissant. 

Elle ne c^da pas. Les barbares vinrent s*6craser con- 
tre elle ; — et durant quelques minutes, sur toute la 
lon^'ueur de I'armee, il y eut une oscillation de plus en 
plus molle et qui enfin s'arrMa. 

Les Carthaginois avaient mis dvSs soldats sur Taque- 
duc; ils commengaient k lancer des pierres, des balles. 



L AQUEDUG. 151 

des poutres. Spendius repr^senta qu'il ne fallait point 
8*obstincr. lis all^rent s'^tablir plus loin, tons bien r6-> 
solus k faire le si^ge de Carthage. 



dependant la rumeur de la guerre avait d^pass^ les 
confins de Tempire punique ; et, des colonnes d'Hercule 
jusqu au del& de Cyr6ne, les pasteurs en r6vaient en 
gardant leurs troupeaux, et les caravanes en causaient 
la nuit, k la lueur des ^toiles. Cette grande Carthage, 
dominatrice des mers, splendide comme le soleil et ef- 
firayante comme un dleu, il se trouvait des hommes qui 
Tosaient attaquer! On avait mSme plusieurs fois affirm6 
sa chute ; et tons y avaient cru, car tons la souhaitaient : 
les populations soumises, les villages tributaires, les 
provinces alli^es, les hordes independantes, ceux qui 
Texecraient pour sa tyrannie, ou qui jalousaient sa puis- 
sance, ou qui convoitaient sa richesse. Les plus braves 
s'^taient joints bien vite aux Hercenaires. La d^faile du 
Hacar avait arr^t6 tons les autres. Enfin, ils avaient re- 
pris confiance, pen ^peu s*^taient avanc^s, rapproch^s; 
et maintenant les hommes des regions orientales se te- 
naient dans les dunes de Glypea, de Tautre c6t^ du golfe. 
Us qu*ils apergurent les Barbares, ils se montr^rent. 

Ge n*6taient pas les Lybiens des environs de Carthage ; 
depuis longtemps ils composaient la troisi^me arm6e ; 
mais les nomades du plateau de Barca, les bandits du 
cap Phiscus et du promontoire de Dern^, ceux du Phaz- 
zana et de la Marmarique. Us avaient traverse le desert 
en buvant aux puits saum^tres maQonn^s avec des osse- 
ments de chameau ; les Zua^ces, converts de plumes 
d'aulruche, ^taient venus sur des quadriges; les Gara- 
mantes, masques d*un voile noir, assis en arri^re sur 
leurs cavales peintes ; d*autres sur des dnes, sur des 
onagres, sur des z^bres, sur des buffles ; et quelques-uns 
trainaient avec leurs families et leurs idoles le toit de 



25^ SALAHMBd. 

leur cabane en fonne de chaloupe. II y avail des Ammo- 
iiiens aux membres rides par Teau chaude des fonlaines ; 
des Atarantes, qui maudissent le soleil: ; des Troglody- 
tes, qui enterrent en riant leurs morts sous des bran- 
ches d'arbre ; et les hideux Austens, qui mangent des 
sauterelles ; les Achyrmacbides, qui mangent des poux, 
et les Gysantes, points de vermilion, qui mangent des 
silages. 

Tous s*etaient ranges sur le bord de la mer en unc 
grandc ligne droite. Us s*avanc^rent ensuite comme des 
tourbillons de sable soulev^s par le vent. Au milieu de 
risthme leur foule s*arrMa, les Mercenaires etablisde- 
vant eux, pr^s des murailles, ne voulant point bouger. 

Puis, du c6t6 de TAriane, apparurent les horn- 
mes de TOccident, le peuple des Numides. En effete 
Narr*Havasne gouvernait que les Hassyliens; et d*ail- 
leurs, une coutume leur permettant apres les rovers d'a- 
bandonner le roi, ils s'etaient rassembl^s sur le Zaine, 
puis Tavaient franchi au premier mouvement d*Hamil- 
car. On vit d*abord accourir tous les chasseurs du Ma- 
lethut-Baal et du Garaphos, habill^s de peaux de lion, 
etqui conduisaient avec la hampede leurs piques de 
petits chevaux maigres k longue crini^re; puis mar* 
chaient les G^tules dans des cuirasses en peau.de ser- 
pent ; puis les Pharusiens, portant de liautes couronncs 
faites de cire et de r^sine ; et les Cannes, les Macares, le3 
Tillabares, chacuti tenant deux javeiots et un bouclier 
rond en cuir d'hippopotame. lis s'arret^rent au has des 
Catacombes, dans les premieres flaques de la Lagune. 

Mais quand les Libyens se furcnt d^plac^s, on apergut 
k Tendroit qu*ils occupaient, et comme un nuage k ras 
du sol, ia multitude des N^gres. 11 en etait venii du Ha- 
rottsch*blanc, du Harousch-noir, du desert d*Augy]es et 
m^me de la grande contr^e dAgazymba, qui est a quatre 
mois au sud des Gamamantes, etde plus loin encore! 
Haler^ leurs joyaux de bois' rouge, la crasse de leurpeau 



L AQUEDUC. i5S 

noire les faisait ressembler k des mAres longlemps rou- 
lees dans la poussi6re. Us avaient des cale^ons en fils 
(l*6coi-ce, des tuniques d*herbes dess^rJiies, des niufles 
debates fauvessur la t6le, el, hurlaut coinme dos loups, 
ils secouaient des tringles garnies d aniieaux et bntndis^ 
saient des queues de vache au bout d*un bdton, en ma« 
niere d'^tendards. 

Puis derri^re les Numides, les Haurusiens et les Gelu* 
les, se pressaient les hommes jaundtres r^pandus au del& 
do Tagp:ir dans les for^ts de cMres. Des carquois en 
polls de chat leur battaient sur les ^paules, et ils me- 
naient en laisse des chiens 6iiormes, aussi hauts que des 
^les, et qui n*aboyaient pas. 

Enfin, coiiime si TAfrique ne s*itait point suflisamment 
yid^e, et que pour recueillir plus de fureurs il et)t fallu 
prendre jusqu*au bas des races, on voyait, derri^re tons 
les autres, des hommes k profil de h^b) et ricanant d*un 
rire idiot; -^ mis^rables ravages par de hideuses ma- 
ladies, pygmies diflbrmes, muMtres d*un sexe ambigu, 
albinos doht les yeux rouges clignotaient au soleil; tout 
en b^gayant des sons inintelligibles, ils mettaient un 
doigt dans leur bouche pour faire voir qu*ils avaient 
faiin. 

La confusion des armes n*6tait pas moindre que celle 
des v6tements et des peuples. Pas une invention de mort 
qui n*y Mt, depuis les poignards de bois, les baches de 
pierre et les tridents d*ivoire, jusqu*& de longs sabres, 
dentel^s comme des scies, minces, et faits d'une lame 
de cuivre qui pliait. Ils maniaient des coutelas, se bifur- 
quant en plusieurs branches pareilles k des ramures 
d'antilopes, des serpes attach^es au bout d*une corde, 
de triangles de fer, des massues, des poingons. Lea 
Sthiopiens du Bambotus cachaient dans leurs cheveui 
de petits dards empoisonn6s. Plusieurs avait^nt apporti 
des cailloux dans des sacs. D autres, les mains vides, fai- 
8aient claquer leurs dents. 

S3 



254 SALAHHfid. 

Une houle continuelle agitait cette multittide. Des dro- 
madaires, tout barbouillds de goudron comme dcs navi- 
rds, rcnversaient les femmes qui portaient leurs enfatits 
sur la hanche. Les provisions dans les couffes se r^pan- 
daient; on ^crasait en marchant des raorceaux de set, 
des paquets de gomme, des daties poumes, des noix de 
gourou ; — et parfois, sur des seins converts de vermine, 
pendait k un mince cordon quelque diamant quavaient 
cherch^ les Satrapes, une pierre presque fabuleuse et 
sufiisante pour acheler un empire. Us ne savaient 
niSme pas, la piupart, ce quits d^siraient. One fascina- 
tion, une curiosity les poussait; des Nomades qui n'a- 
vaient jamais vu de ville ^talent efTraySs par Tombre des 
murailles. 

f/isthme Hisparaissait mainfenant sous leshommes; 
et celte longue surface, oil les lontes faisaient comme 
des cabanes dans une inondation, s'^talait jusqu'aux pre- 
mieres lignes des autres Barbares, toutes ruisselantes 
de fer et sym6triquenaent ^tablies sur les deux flancs de 
Taqueduc. 

Les Carthaginois se trouvaient encore dans Teffroi de 
leur arrive, quand lis apergurent, venant droit vei'seux, 
comme des monstreset comme des MiOces, — avec leurs 
mdts, leurs bras, leurs cordages, ieurs articulations, 
leurs chapiteaux et leurs carapaces, — les machines de 
si^ge qu*euvbyaient les villes tyriennes : soixante carro^ 
batistes, quatre-vinu'ts onagres, trente scorpions, cin- 
quante tol ^nones, douze boilers cl trols giganttsques ca- 
tapultes qui lanyaient des morceaux de roctie du poids 
de quinze talents. Des masses d'hommes les poussaieut, 
cramponnAs k leur base ; k chaque pas un fremissement 
les secouait; elles arriv^rent ainsi jusqu'en face des 
murs. 

Maisil fallait plusieurs jours encore pour finir les pr^ 
pamtifs du siege. Les Hercenaires, instruits par leurs 
defaites, ne voulaieiit point se risquer dans des engage- 



l'aQUEDUC. 885 

menti inutiles ; — et, de part et d*autre , on n'aTait au- 
cune hdte, sachantbienqu'uiie action terrible allaits'ou- 
vrir et qu*il en r^^uitel ail une vicloii e ou une extermi- 
nation complete. 

Carthage pouvait longtemps rteister; sea larges ma* 
rallies offraient une serie d'an^les rentrants et sor- 
tants, disposition avantageuse pour repowiser les as- 
sauts. 

Cepf*ndant, du cdt6 des Catacombes* une portion s*^ 
tait ^croulte, — et par les nuits obscures, entre les blocs 
disjoints, on apercevait des lumi^res dans les bouges de 
Valqua. lis dominaient en de certains endroits la hau- 
teur des remparts. G'etait Ik que vivaient, avtx leurs 
nouveaux 6poux, les femmes des Hercenaires cbasste^^ par 
MMho. Kn les revoyant, leur cceur n*y tint plus. Elles 
agiterent de loin leurs icharpes ; puis elles venaient, 
dans les t^n^bies, causer avec les soldats par la fente du 
mur, et le Grand-Conseil apprit un matin que toutes 8*6* 
taient enfnies. Les unes avaient pass6 entre les piorres; 
d'autres, plus inlripides, ^laient descendues avec de? 
cordes. 

Gnfin Spendius rteolut d*accomplir son projet. 

La guerre, en le retenant au loin. Ten avait jusquV 
lors emptehi; et de uis qu'on itait revenu devant Car- 
thage, il lui semblait que les habitants soupQonnaient 
sonentreprise. Hais bientdt ilsdiminudrent les sentlnel- 
lesde Taqueduc. On n*avait pas trop de monde pour la 
defense de Tenceinte. 

L'ancien esclave s'exerga pendant plusieurs jours k 
tirer des fleches contre les ph^nicopteres du Lac*.. Puis un 
soir qne la lune bri lait, il pria Mdtho d*allumer au mi- 
lieu de la nuit un grand feu de paille, en m6me 'eiopr 
que tons ses hommes pousseraient des ci is . et prenani 
avec lui Zarxas, il s*ea alia par le bord du golfe, dans la 
direction de Tunis, 

A la hauteur des derni^res arches, lis revinrent droit 



250 SALiL.MHfid. 

vers I'aqueduc; la place ^tait d^couverte : ils s'avanc^rent 
en rampant jusqu'^ la bnse des piliers. 

Les senlinelles de la plate-forme se promenaient tran* 
quillement, 

Dehautesflammesparurent; des clairons retenlirent, 
les soldats en velette, croyant h un a^saut, se precipi- 
terent du cUe dc Carth tge. 

Un homme 6tait r st6. II apparaissait en noir sur le 
fond du ciel. La lime donnait derri^re lui, et son ombre 
d^mesur^e faisait au loin sur la plaine comme un obc- 
llsque qui marchait. 

Its attendirent qu*il fut bien plac6 devant eux. Zarxas 
saisit sa fronde; par prudence ou par f&rocit^, Spen- 
dius Tarr^ta. — « Non, le ronflement de la balle ferait 
du bruit ! A moi ! » 

Alors 11 banda son arc de toutes ses forces, en Tappuyant 
par le bas contre Torteil de son pied gauche; 11 visa, et 
la 116che parti t. 

L'hoiiime netomba point. II disparut. 

— « S'il 6tait blesse, nous rentendrions! » dit Spen- 
dius ; et il .monta vivement d*etage en ^tage, comme il 
avait lait la premiere fois, en s*aidant d*une corde et 
d*un harpon Puis quand il fut en haut, pres du cadavre, 
il la laissa retomber. Le Bal^are y attacha un pic avec 
un maillet et s*en retourna. 

Les trompettes ne soanaient plus. Tout maintenant 
^tait tranquille. Spend! us avait soulev^ une des dalles, , 
^tait entr^ dans Teau, et Tavait refermoe sur lui. 

En calculant la distance d*apr6s le nombre de ses pas, 
il arriva juste k I'endroit ou il avait remarque une fis^ 
sure oblique; et pendant trois heures, jusqu'au matin, 
il travailla d*une fagon continue, furieuse, respirant k 
peine par les interstices des dalles sup6rieures, assailli 
d'angoisseset vingt fois croyant mourir. Enfin, on enlen- 
dit un craquement; une pierre ^norme, en ricoclrant sur 
les arcs inferieurs, roula jusqu'enbas, — - et, tout k coup 



L*AQUEDUC. 151 

une cataracte, un fleuve entier tomba du ciel dans la 
plaini^. L*aqueduc, coup6 par le miiieu, se d^versait. 
C^tait la raort pour Carthage, et la victoire pour les Bar- 
bares. 

En un instant les Carthaginois i*6veill68 apparurent sur 
les uiuraill<3s, sur les rnai>ons, sur les temples. Les Bar- 
bares se poussaient, criaient. Us dansaient en delirr^ au« 
tour de la grande chute d*eau» et, dans Texiravagance de 
leur joie, veuaient s'y mouiller la t^te. 

On aper^ut au somuiet de Taqueduc un homme avec 
une tunique brune, d^chir^e. U se tenait pench^ tout 
au bord, les deux mains sur les hanches, et il regardail 
en bas, sous lui, comme 6t«nn^ de son ceuvre. 

Puis il se redressa. It parcourut Thorizon d*un air 
superbe qui sembiait dire : • Tout cela maiutenant est 
k moi ! » Les applaudissements des Barbares ^ciat^rent; 
les Carthaginois, comprenant enfin leur d^sastre, hur- 
laientde d^sespoir. Alors il se mit k courir sur la plale- 
forme d*un bout a Tautre, — et comme un conducleur de 
char triomphant auxjeux Olympiques, SpendiuSi 6per;!l^. 
d'orgueil, ievait les bras. 



tt. 



XIII 



■OLOCH 



Les Barbares n'avaient pas besoin d*une cfrconvalla- 
tion dii c6t^ de TArHque ; elle leur appartenait, Vais 
pour rendre plus facile Tapprpche des murailles, on 
abattit le retranchement qui bordait le foss^, EInsuite, 
Hdtho divisa Tarmee par grands demi^ercles, de fa^n 
k envetopper mieux Carthage. Les hopUtes des Herce- 
naires furent places au premier rang, derrieie eux les 
frondeurs et les cavaliers ; tout au fond, les bagages, 
le» chariots, les chevaux ; en ieqh de cette mnltitude, k 
trois cents pas des tours, se h^rissaient les machines. 

Sous la vari^t^ inflnie de leurs appellations (qui chan- 
g^rent plusieurs fois dans le cours des siecles), elles 
pouvaient se r6duire k deux syst6mes : les unes agissant 
comme des frondes et les autres comme des arcs. 

Les premieres, les catapultes, (=e composaient d'un 
chdssis carr6, avec deux montants verticaux e^ une barre 
horizontale. A .^a partie anterieure un cylindre, muni 
de cdbles, retenait un gros timon portant une cuill^re 
pour recevoir les projectiles ; la base en ^tait prise dans 
un ^cheveau de ills tordus, et .quand on l^chait les 



MOLOCH. %0 

cordes, il se relevait et venan irappor centre la barre» 
ce qui, l*arrdtant par uue secousse, multipliait sa vi- 
gueur. 

Les secondes ofTraient un mteanisme plus compliqui; 
sur une petite colonne, une traverse itait fii^e par son 
milieu ou aboutissait k angle droit une espSce de canal; 
aux eitr^mit^s de la traverse 8*ilevaient deux chapi- 
teaux qui contenaient un entortillage de crins ; deux 
poutrelles s*y trouvaient prises pour maintenir les bouts 
dune corde que Ton amenait jusqu*au baa du canal, sur 
une tablette de bronze. Par un ressort, cette plaque de 
m^tal se d^iacbait* ^U giisaant sur des rainures, pous- 
sait les fltehes. 

Les catapultes s*appelaient igalement des onagres, 
comme les Anes sauvages qui lanc^ut des < ailloux avec 
leurs pieds, et les batistes des scorpions, i cause d*un 
crochet dress6 sqr la tiiblette, et qui, s*abaissaut d*un 
coup de poiiig, faisait parlir le ressort. 

Leur coa.s(ruciion exigeait de savants calculs; leurs 
bois devaient 6tre choisis dans les essences les plus du- 
res, leurs engrenages tons d*airain ; elles se bandaient 
avec (les leviers, des nioufles, d> s cabestans ou ties lyni- 
pans; de forts pivoti vafiaient la direction de leur lir« 
des cylindres les iaisaient s^avancer, et les plus consi- 
derables, que Ton apportait piioe i pidce, ^taient re- 
mont^es en face de Tennemi, 

Spendius dispose les trois grander catapultes vers les 
trois angles principaux; devant cbaque porte it plaga 
un bMier, devant obaque tour une baliste, et des carro* 
batistes circuleraient par derri&re. Uais il fallait les ga- 
rantir centre les feux des assi^g^s et combler d*ab rd 
le fossd qui les 9 parait des rpurailles. 

On avan^^a des gateries en claie^ d^ joncs verts et des 

cintres en chdne, pflreil^i d*^norm^s b<>ncliei*s glissant 

Jur troii roues 1 d^ petiloi cahgnes gouve|les de peaux 

fraiches et rembourr^es de varech abritnicnt les tra- 



^GO SALAHMBd. 

vailieurs; les catapultes ei les balistes furent d^fen- 
dues par des rideaux de cordages que Ion avail 
treiitpes dans du vinaigre pour les rendre incombusti- 
bles. Les femines ei les enfants allaient prendre des 
cailloux sur la greve, ramassaient de la terre avec leurs 
mains et Tapportaieut aux sol'iats. 

Les (larthaginois se pr^paraient aussi. 

Hamilcar les avail bien vite rassur6s en declarant 
qu'il re^tait de Teau dans les citemes pour cent vingt- 
trois jours. Cette afQrmation, sa presence au roi!ieu 
d*eux, et celle du zaimph surtout, leur donnerent bon 
espoir. Carthage se releva de son accableriient ; ceux qui 
n*^taient pas d*origine chanan^enne furent emport^s 
dans la passion des autrcs. 

On arma les esclaves, on vida les arsenaux ; les ci- 
toyens eurent chacun leur poste et leur emploi. Douze 
cents hoinmes survivaieiit des transfu.es, le SufT^teles 
fit tons capitaines ; et les charpentiers, les armurif rs, 
les forgerons et les orfevres furent pr^»)0s6s aux machi- 
nes Les Carthaginois en avaient garde quelques-unes, 
ma gr6 les conditions de la paix romaine. On lesr^para. 
Us s*entendaient k ces ouvrages. 

Les deux c6tes ^eptentnohal et oriental, d^fendus 
par la mer et par le goiie, restaient inaccessibles. Sur 
la muraiiie faisant face aux Barbares, on monta des 
troncs d*arbre, des meules de moulin, des vases pleins 
de soufre, des cuves pleines d*huile, et Ton b4tit des 
fourneaux. Onentas^a despierres sur la plate-forme dei 
tours, et les maisons qui touchaient imin^diatement au 
rernpart furent bourr^es avec du sable pour raflennir 
et augmenter son ^paisseur. 

Devant ces dispositions, les Barbares s'irrit^rent. Us 
voulurcnt cornbattre tout de suite. Les poids qu'ils mi- 
rent dans les catapultes etiient d*une pesanteur :>! exor- 
bitante, que les timons se rompirent; Tattaque fat 
retaixl^. 



VOLOCn. 961 

Enfin le treizi^me jour du mois de Schabar* — au 
soleil levant, — on entendit contre la porte de Khamon 
un grand coup. 

Soixante-quinze soldats tiraient des cordes, dispos^es 
k la base d*une poutre gigantesque, horizontaleinent 
suspendue par des chalnes descendant d*une potence, 
et une t6te de holier, toute en airaiu, la terminait. On 
la ait eiiimniilot'tede peaux de bcBuf; des bracelets en 
fer la cerclaient de place en place ; elle 6tait trois fois 
grosse comme le corps d'un homme, longue de cent 
vingt coud^es, et, sous la foule des bras nus la poussanl 
et la ramenant, elle avangait et reculait avec une oscil- 
lation r^guli^re. 

Les autres b^liers devant los autres portes commence* 
rent k se mouvoir. Dans les roues creuses des tyrnpans, 
on aper^ut des hommes qui montaient d'l&chelon en Eche- 
lon. Les poulies, les chapiteaux jrrincSrent, les rideaux 
de cordages s*abattirent, et des voltes de pierres et des 
voltes de fltehes s'^lanc^rent & la fois; tous les fron- 
deurs ^parpill^s couraient. Quelques-uns s'approchaient 
du rempart, en cachant sous leurs boucliers des pots 
de r^sine ; puis lis les lan^ient k tour de bras. Cette 
grMe de balles, de dards et de feux passait par-dcssus 
les premiers rangs et faisait une courbe qui retombait 
denridre les murs. Mais, k leur sommet, de longucs 
grues k itikier les vaisseaux se dress^rent ; et il en des- 
cendit de ces pinces 6normes qui so terrninaient par 
deux deini-cercles dentel^s k Tint^rieur. Elles mordi- 
rent les b^liers. Les soldats, se cramponnant k la poutre, 
tiraient en arri^re. Les Garthaginois halaient pour la 
faire monter ; et Tengagement se prolongea jusqu*au 
soir. ' 

Quand les Hercenaires, le lendemain, reprirent leur 
besogne, le haut des murailles se trouvait enli^rement 
tapiss^ par des bailes de coton, des toiles, des coussins; 
les cn&neaux ^taient benches avec des nattes ; et. 



SC2 SALAMllBd. 

sur le rempart, entre les gnies, on distfnguait un 
alignement de fourches et de ^'aneboirs emmanch^s 
a des batons. Aussitdt, une resistance furieuse com* 
menya. 

Des troncs d'arbres, tenuis par dos cables, tombaient 
et remoHtaient alternativement en battant les b^liers; 
des crampons, lances par dea balistes, arracliaient le 
toit des cabanes; et, de la plate-formo des tours, des 
ruisseaux de silex et de galets so d^versaientt 

Enfin les beliers rompirent la- porte de Kbaroon et 
la porte de Tagaste. Mais lea Carthaginois avaient eo- 
tass^ k rint^rieur une telle abondance de materiaux 
que leurs baitants ne s*ouvrirent pa3. Us resterent 
debout. 

A lore on poussa oontre les murailles des tari^res, qui. 
8*appliquant aux joints des blocs, lea descelleraieat, 
Les machines furent mieux gouvern^es, Ipura servants 
r^partis par escouades; du matin au soir, elles fono- 
tionnaienl, sans s'interrompre, avec la moaotooe pr&^i* 
sion d*nn metier de tisserand, 

Spendius ne se fatiguait pas de les conduire. C*^tait 
lui'Mieme qui baudait les icheveaux des balistes. Pour 
qu*il y ei^t, dans leurs tensions jumelles, una parite 
coiiiplSle, on serrait leurs cordes en frdp{»ant tour & 
tour de droite et de gauche, jusqu*au moment ou les 
deux c6les rendaieut un son 6gal. Spendius montait sur 
leur mernbrure Avec le bout de son pied, il les baltait 
toutdoucement, — et il tehdait Toreille commeunmu- 
sicien qui accorde une lyre. Puis, quand le timon de la 
catapulte se reievait, quand la oolonne de la baliste 
tremblait k la secousse du ressort, que les pierres s*^ 
langaient en rayons et que les dards couraient en ruis- 
seau, il se penchait le corps tout entier et jetait 999 bras 
dans Tair, comma pour les suivre. 

Les soldals, aduiirant son adresse, exicutaiept 9e» 
ordres. Dans la gaiet6 de leur travail, its d^itaient das 



p'aisanlcrics sur Ics noma dos machines. Ainsi, les tc- 
naiiles h prendre le» b^liers 8*appelant dea Umps^ et les 
galeri' s couvertes des lreiUe$; on 6tait des agneaux, on 
allail faire la vendaiige ; et. en armanl leurt) pi6< es, ils 
disaient aux onagres : « Allona* me bieni • et aux scor- 
pions: a Traverse-les jusqu'au cceur I » Ces iac^tiesi 
toujours les monies, soutenaient leur courage. 

dependant les machines ne d^molissaienl point le 
rempart. 11 6tait form^ par deux muratlies et lout rem* 
pH de (erre; elles abattaient leurs parlies sup^iieures. 
Mm les assi^^'^s, chaque fois* les relevatent. ViAtliu or- 
donna de construire des toura en bois qui devaient dtre 
aussi bautes que les tours de pierre. On jeta, dans le 
foaai, du gaxon, des pieut, des galets et des < hariots 
avec leurs roues afln de I'emplir plus tite; avant 
qu il fdt combl^, Timniense foule des Barbares ondula 
lur la plaine d'un seul Qiouvement, et vinl battre le pied 
des murst conime une mer d^bordto. 

On atangi les dcbelles de corde, les ichelles droites 
et les sarabuques, o*est4-dire deux niAts d'oii s'abais* 
saicnt, par des palans, une s^rie de bambous que ter- 
minait un pont mobile. El Ics Ibrtnaient de nombreuses 
lignes droites appiiytes contre le mur, et les Mercenai-* 
reSf k la ille les uns des autres, montaient en tenant 
leurs amies k la main. P«is un ilarthaginois ne se mon* 
trait; d^jA ils touciiaient aus deux tiers du rcmpart« 
Les cr^neaux s'ouTrireiit, en Tomssaiit, comnie des 
gueules de dragon, des feux et de la fum^e ; le sable 
i*6parpillailf entrait par le joint des armures; le p^trole 
s'altacliait aux velements; le plomb liquide sautillait 
Mir les casques, faisait des trous dans Ics chairs } une 
pluie d itincollrs s*telaboussait contre les visageSy — 
et des 01 bites sans yeux semblaienl pleurer des larmes 
grosses comme des ainaiides. Des hommes, tout jauiies 
d'huilc, brilklaieni par la clievelure. Ils se metlaieut i 
courir, enflanimaiciit Icsaulrcs. On les utoulTait en leur 



204 SALAMMBd. 

jetant, de loin, sur la face, des manteaux tremp^s de 
sang. Quelques-uns qui n*avaient pas de blcssure res- 
taient imrnobiles, plus raides que des pieux, la bouclie 
ouverte ei les deux bras ^cartes. 

Lassaut, pendant plusieurs jours de suite, recom- 
men^a, — les M( rcenaires esp^rant triompher par un 
exces de force et d'audace. 

Quelquefois un hornnie sur les epaules d*un autre 
enfon^ait une fiche entre les pierrcs, puis s*en scrvait 
comme d un echelon pour atteindre au del^, en pla9ait 
une secondo, une troisieme ; et, proteges par le bord 
des cr^naux depassant la muraille, peu k peu, ils s'^le- 
vaient ainsi; mais, toujours h une certaine hauteur, ils 
retombaient. Le grand ioss^ trop plein d^bordait; sous 
les pas des vivants, les blesses p^le m^le s*entas&..cu. 
avec les cadavres et les moribonds. Au milieu des en- 
trailles ouvertes, des cervelles epandues et des flaques 
de sang, les troncs calcines faisaient des taches noires; 
et des bras et des jambes h moiti6 sbrtis d un monceau 
se tenaient tout debout, conune des ^chalas dans un 
vignoble incendi^. 

Les echelles se trouvant insuf&santes, on employa les 
toll^nones, — instruments composes d'une longue poutre 
6tablie transvcrsalement sur une autre, et portantdson 
extr^mit^ une corbeille quadrangulaire oijI trente fan- 
tassins pouvaient se tenir avec leurs armes. 

M^tho voulut monter dans la premiere qui fut pr6te. 
Spendius I'arrSta. 

Des hommes se courb^rent sur un moulinet ; la grande 
poutre se leva, devint horizontale, se dressa presque 
verticalement, et, trop charg^e par le bout, elle pliait 
comme un immense roseau. Les soldats caches jusquau 
menton se tassaient; on n'apercevait que les plumes des 
casques. Enfin, quand elle fut & cinquante coud^esdans 
I'air, elle tourna de droitc et de gauche plusieurs fois, 
puis 8*abaissa ; et, comme un bras de geant qui tiendrait 



MOLOCH. MS 

8ur sa main une cohorte de pygmies, elle d^posa au 
bord du mur la corbeille pleine d'hommes. lis saut^rent 
dans la foule et jamais ils ne revinrent. 

Tous ies autres loUenoaes furent bien vile disposes. 
Mais il en aurait fallu cent fois davantage pour 
prendre la ville. On Ies utilisa d'une fagon meur- 
tri^re : des archers ^thiopiens se pla^aient dans Ies 
corbeilles ; puis, Ies c&^les 6tant assujettis, ils restuiont 
suspendus et tiraient des fleches empoisonn^es. Les cin- 
quante tollenones, dominant les cr^neaux, entouraient 
ainsi Carthage comme de monstrueux vautours ; et les 
N^gres riaient de voir les gardes sur le rempart mourir 
dans des convulsions atroces. 

Haniilcar y envoya des hoplites ; il leur faisait boire 
chaque matin le jus de certaines herbes qui les gardait 
du poison. 

Un soir, par un temps obscur, il embai qua les meil- 
leurs de ses soldats sur des gabares, dus planches, ct, 
tournaut h la droite du port, il vint d^barquer k la Tae- 
nia. Puis ils s*avanc^ent jusqu'aux premieres lignes des 
Barbares, et, les prenant par le hanc, ils en firent un 
grand carnage. Des honmies suspendus k des cordes 
descendaient la nuit du haut des murs avec des torches 
k la main, brillaient les ouvrages des Hercenaires, et 
rcmontaient. 

Mdtiio etait acharn^ ; chaque obstacle renfort^ait sa 
col^jre ; il en arrivait k des choses terribles et e^^trava- 
gantes. II convoqua Salammbd, mentalement, k un ren- 
dez-vous; puis il Tattendit. Elle ne vint pas; cela lui 
parut une trahison nouvelle, — et, d^sormais, il rex6- 
cra. S'il avait vu son cadavre, il se serait peut-^tre en 
all§. II doubla les avant-postes, il planta des fourches 
au bas du rempart, il enfouit des chaussc-trapes dans 
la terre, et il commanda aux Libyens de , lui apporter 
toute une for^t poury mettre le feu etbrAler Cartilage, 
comme une laniorc dc rcnards. 

23 



t66 SALAHMBd. 

Spendius s'obstinait au siege. Il cherchait A intcnfer 
des machines ^pouvautables et comme jamais on n'en 
avail construit. 

Les autres Barbares, campus au loin sur Tisthme, s'^ 
bahissaient de ces lenteurs; iis munnuraient; on les 
Wcha. 

Alors ils se pricipit^rerit avec leurs coutelas et leurs 
Javelots, dont ils battaient les portes. Mais la nudity de 
leurs corps facilitant les blessures, les Carfhaginois les 
massacraient abondamment ; et les Mercenaires s*en rt- 
jouirent, sans doute par jalousie du pillage. II en r^sulta 
des querelles,de8 combats entre eux. Puis, la campagne 
^tant ravag^e, bient6t on s*arracha les Tivres. lis se d6- 
courageaient. Des hordes nombreuses s'en all^nt. La 
foule etait si grande qu'ii n'y parut pas. 

Les meilleurs tent^rent de creuser des mines ; le ter- 
rain mal soutenu s'^boula. lis les recommenc^rent en 
d'autres places ; Uamilcar devinait toujours ieur direc- 
tion en appliquant son oreille contre un bouclier de 
bronze. II perga des contre-mines sous l6 chemin que 
devaient parcourir les tours de bois ; qiiand on tualut 
les pousser, elles s'enfoncSrent dans des trous. 

Enfin, tou» reconnurent que la ville 6tait imprenable, 
iant que i'on n'aurait pas ^lev6 jusqu*^ la hauteur des 
murailles une longue terrasse qui permettrait de com- 
battre sur le m^me nit&au ; on en paverait le sonimet 
pour faire rouler dessus les machines. Alors ii serait 
bien impossible k Carthage de r^sister. 



E31e comraencait k soufTrir de la soif. L'cau, qui valait 
au debut du si^ge deux kesilah le bdt, se vendail ma n- 
tenant un shekel d*argent ; les provisions de viande et 
de bl^ s*6puisaient aussi; on avail peur de la faim; 
queiqucs-uns nieine parlaicnt des bouches iuotiles, ce 
qui efCrayait tout le moude. 



UOLOCII. S07 

DepuiB la place de Khainon jusqu*au temple de Mel- 
karth des cndavres encombraient les rues ; et, comme 
on ^tait k la fin de 1*^16, de grosses moucbes iioires har- 
celaient les combattants. Des vieillards transportaient 
les blesses, et les gens divots continuaient les fun6- 
rallies fictives de leurs proches et de leurs amis, d^funts 
au loin pend<int la guerre. Des statues de cire avec d^s che- 
veux et des vdtements s*6talaient en travers des portes. 
Elles se fondaient d la chaleur des cierges brAlant pr^s 
d'elles ; la peinlure coulait sur leurs ^paules* et des 
pleurs ruisselaient sur la face des viv.ints, qui psalmo- 
diaient k c6{^ des chansons lugubres. La foule, pen- 
dant ce temp»<l&, courait; des bandes armtes passaient ; 
les capitaines criaient des ordres, et Ton entendait tou- 
jours le heurt des b^liers qui battaient le remp»rt. 

f.a temperature devint si lourde que les corps* se 
gonflaut, ne pouTaienl plus entrer dans les cercueils. 
On |0S briHiait au milieu des cours. Mais les feux, trop k 
Ti^troit, incendiaient les murailles voisines, et de lon^ 
gues flamuies, tout k coup s'tehappaient des maisons 
comme du snng qui jaillit d*une art^re. Ainsi Moloch 
possedail Carthage ; il gtreignait les remparts. i\ se rou- 
lail dans les rues, il ci^vorait jusqu*aui cadavres. 

Des hommes qui portaient, en signe de d6sesf)oir,des 
manleaux faits de haJlons ramass6s, 8*6tablirent au 
coin des carrefours. Us diclamaient centre les Anciens, 
coiitre llamilcar, pr^disaie^U au peuple um ruine en*- 
tiere et Tengageaient k tout d^lruira et k tout se permet- 
tre! Les plus dangereux ^taient les buveurs de Jus- 
quiame ; dans leurs crises ils se croyaient des bAtes K- 
roces et sautaient sur les passants, qu'ils d^hiraii*nt. 
Des attroupements se faisaient autour d*eux ; on en 
oubliuit la defense de Carthage. Le Sufl'^te imagiua 
d*en payer d*autres pour soutenir sa politique. 

Aiin de retenir dans la ville le genie des Dieux, on 
avait couvert de chaines leurs simulacres. On posa des 



268 SALAMHSd. 

voiles noirs sur les Patsques et des cilices autour dcs 
autels ; on Uchait d'exciter Torgueil et la jalousie 
dcs Baals en leur chantant k I'oreilie : « Tu vas te lais- 
ser v.iincre ! les autres sont plus forts, peut-6tre ? Mon- 
tre-toi ! aide-nous ! afin que les peuples ne disent pas : 
Ou sont maintenant leurs Dieux ? » 

Une anxi^t^ pennant nte agitait les colleges des ponti- 
fes. Ceux de la Rabetna surtout avaieiit peur, — le r^ta- 
blissement du zaimph n'ayant pas servi. lis se tenaient 
enferm^s dans la troisi^me enceinte, inexpugnable 
comme un forteresse. Un seul d*entre eux se hasardait 
k sortir, le grand prMre Schahabarim. 

U venait chez Salammbd. Mais il restait tout silen- 
eieux, la contemplant les prunelles fixes, ou bien il pro- 
diguait les paroles, et les reproches qu*il lui faisait 
Maient plus durs que jamais. 

Par une contradiction inconcevable, il ne pardonnait 
pas k la jeune fiUe d'avoir suivi ses ordres ; — Schaha- 
barim avait tout devin6, — et I'obsession de cette id^ 
avivait les jalousies de son impuissance. II I'accusait 
d'etre la cause de la guerre. Hdtho, a Ten croire, assie- 
geait Carthage pour repr*'ndre le zaimph ; et il d^versait 
des imprteations et des ironies sur ce Barbare, qui pr^ 
tendait possMer des choses saintes. Ce n*^tait pas cela 
pourtant que le pr^tre voulait dire. 

Mais, k present, Salammb6 n'eprouvait pour lui au- 
cune terreur. Les angoisses dont elle soufTrait autrefois 
I'avaient abandonn^. Une tranquillity singuli^re i*occu- 
pait. Ses regards, moins errants, brillaient d*une flamme 
limpide. 

Cependant le Pithon 6tait redevenu malade ; et, comme 
Salammbd paraissait au contraire se gu^rir, la vieille 
Taanach s'en r^jouissait, convaincue qu'il prenait par 
ce d6p^ri>sement la langueur de sa niaitresse. 

Un matin, elle le trouva derri^re le lit de> peaux de 
boBuf« tout enrouI6 sur lui-mtoie, plus firoid qu'un ma^ 



MOLOCH. 809 

bre, et la Uie disparaissant sous un amas de vers. A ses 
cris, Salammb6 survint. EUe le retourna quelque temps 
avec le boutde sa sandale, et I'esclave fut ^bahie de son 
insensibility. 

La (llle d*Hamilcar ne prolongeait plus ses jcOnes 
avec tant de ferveur. EUe passait des journees au haut 
de sa terrasse, les deux coudes coatre la balustrade, sV 
musaiit k regarder devant elle. Le sommet des muraiiies 
au bout de la ville d^coupait sur le ciel des zigzags ine- 
gaux, et les lances des seutinelles y faisaient tout du 
long commo une bordure d'6pis. Elle apercevait au 
delii, entre les tours, les manoeuvres des Barbares ; les 
jours que le si6ge 6iait inttrrompu, elle pouvait mSme 
di>tinguer leurs occupations. Is raccomniodaient leurs 
amies, se graissaient la chevelure, ou bien lavaient dans 
la nier leurs bras sanglants ; les tentes ^taient closes ; 
Its b6tes de somme muugi*aienl; et au loin, les faux des 
chars, tous ran^6s en demi-cercle, semblaient un cime- 
terre d argent ^tcndu k la base des monts. Les discours 
de Schahabarim revenaient k sa m^moire. Elle atteiidait 
son .fianc^ Narr' Uavas. Elle aurait voulu, malgr^ sa 
haine, revoir H&tho. De tous les Carthaginois, elle 6tail 
la seule personne, peut-^tre, qui lui eOt parl6 sans 
peur. 

Souvent son p^c arrivait dans sa chambre. II s'asseyail 
en haletant sur les coussins et il la consid^rait d*uu air 
presque attendri, comme s*il eOt trouv6 dans ce 
spectacle un d^lassement h ses fatigues. 11 Tinter- 
rogcait quelqucfois sur son voyage au camp des Merce- 
naires. 11 lui domanda meme si personne, par hasard, 
ne Ty avail pouss^e ; et, d'un signe de UHe, elle r^pondit 
que non, tant Salammbd; ^tait (i^re d*avoir sauv6 le 
zaimph. 

Mais le Suff^te revenait toujours k MMho, sous pr^ 
teite de renseignenients mililaires. II ne comprenait 
rien k Temploi des heures qu*elle avail passees dans la 

23. 



370 SAtAHNBA 

tente. En elTct, SaIa^lmbl^ ne partait pas de Giscon ; car, 
les mots ayaiit par eux-mfimes un pouvoir elTeclif, les 
maiWictiona que Ton rapportaiL 4 quelqu'un pouvaient 
se loiirner centre lui ; el elle taisait son envie d assas- 
sinat, de peur d'etre bldmfie de ii'y avoir point cidfi, 
Elle disait que le schalischim paraissait furieux, qu'il * 
avail cri^ beaucoup, puis qu'il s'^tait endonnt. Sa- 
lammbd n'en racontait pas davantaiie, par honte peutr 
6tre, on bien par un ezc^s de caiideur faisant qu'elle 
n'attachait fu4re d'imporlance aux b'lsers do soldat. 
Tout Cfla, du reste, floUait dans sa tSte mMancolique et 
brumeui comme le souvenir d'un rin accablant ; et 
elle n'aurait su de quelle inani^re, par quels discours 
I 'ei primer. 

Un soir qu'ils se trouvaient ainsi Tun en face de I'au- 
Ire, Taanach tout elTar^e survint. Un vieillard avec un 
enlant 6tait Ik, dans les cours, et voulnit voir le Sufi^te. 

Uamilcar pfllit, puis rgpliqua vivement : 

— « Qu'il monte ! » 

Iddibal entra, sans se prosterner. II tcnailpar la main 
an jeunefanjon couvert d'un majileau en poll de bouc; 
«t aussiUtt relevant le capuchon qui abritait sa ligure : 

— • Le voiia, Maitre! Prends-le ! * 

Le Sufl'^ti! et Tesclave s'enfouc^rent dans un coin 
de la cliambre. 

L'enfant 6tait rest^ au milieu, tout debout; et, d'un 
regard plus altenlif qu'6(<>nn6, il parcourait le plarotid, 
les meubles, les colhers de purlcs tramant sur l>-s dra- 
peries de pourpre, et cetle majcstueuse jeuiie femme in- 
cliu^e vers lui. 

ans peut-^tre, et n'^tait pas plus haul 
main. Sea chaveun ci'^pus ombrageaient 
6. On aurait dit que ses prunellas < her- 
aces. I.es nurines de son nez iniiKs pal- 
nent; sur toute sa personne s'^ialail 
splondeur de ceux qui sont des(in68 nni 



MOLOCn. - S7t 

grandes enCreprises. Quand il eul rejett son manteau trop 
lourd, il resta revdtu d*une peau de lyni attach^e autour 
de sa taiKe, et il appuyait r^soliliment sur ies dalles ses 
petits pieds nus tout blancs de poussi^re. Hais, sans 
doute, il devina gue Ton agitait des choses import antes, 
car il se tenait iminobile, une main derri^re le dos et le 
menton baiss^, avec un doigt dans ia bouche. 

Gnfin Hamilcar, d*un signe, attira Salammbd et il lui 
dit k voix basse ; 

^ aTu le garderas chez toi, entends-tu I 11 faut que 
personne, mime de la maison, ne connaisse son exis- 
tence! » 

Puis, derri&re la porte, il demanda encore une fois k 
Iddibal s*il i6lait bien sikr qu'on ne Ies eOt pas remarquAs. 

— • Nun ! » dit l^sclave ; h Ies rues etaient vides. » 

La guerre empl ssaut toutes Ies provinces, il aya t eu 
pour pour le fils de son niaitre. Alors ne sachant oii le 
cacher, il 6lait venu le long des cdtes, sur une ciialoupe; 
et, depuis trois jours Iddibal louvoyail dans le golfe, en 
observant Ies remparls Knlin ce soir-li, couime Ies 
alentours de Kamon stemblaient deserts, il avait franchi 
la passH lestero nt et d^barqu^ pr^s de I'arsenal, Ter.- 
treo du port ^tant libre. 

Mais bient6t Ies Barbarea ^tablirent, en face, un im- 
mense radeau pour empScher Ies Carthaginois d'en sor- 
tir. lis relevaient Ies tours de bois, et, en mdme temps, 
la tarrasse montait. 

Us communications avec le dehors ^tant interceptees, 
une famine intolerable commenga. 

On tua tous Ies Qbiens, tous le mulets, tons Ies toes, 
puis Ies quinxe elephants que le Suff^te avait rameti^s. 
Le9 lions du temple de Molocb (itaient devenus furieux 
et Ies bi^T odoules n'osaient plus sVn approrber. Un Ies 
nourrii d*abord avec lea blesses des Barbares ; ensuite on 
leur jeta des cadavres encore tiedes ; ils Ies refus^rent, 

et toii9 iQQururent. Au cr^pusculOi des gens erraient le 



272 SALAMMBd. 

long dcs vieilles enceintes, et cueillaient entre les pier 
res des herbes et des fleurs qu*ils faisaient bouillir dans 
du vin; — le vin coMait moins cher que reau.D*auti*es se 
glissaientjusqu*aux avant-postes de Tennemi et venaient 
sous les tentes voler de la nourriture ; les Barbares, pris 
de stupefaction, quelquefois les laissaient s*en retoiirner. 
Enfin unjour arriva ou les Anciens r^solurent d'^gorger, 
entre cux, les chevaux d'liischmoun. G'^taientdes b^les 
saintes, dont les pontifes tressaient les crinieres avec 
des rubansd'or, et qui signifiaient par leur existence le 
mouvement du soleil , I'id^e du feu sous la forme la 
plus haute. Leurs chairs, coup6es en portions ^gales, 
furent enfouies derri^re Tautel. Puis, tous les soirs, al- 
l^guant quelque devotion, les Anciens montaient vers le 
temple, se r^galaient en cachette ; et ils remportaient 
sous leur tunique un morceau pour leurs enfants. Dans 
les quartiers deserts, loin des murs, les habitants 
moins mis6rables, par peur des autres , s'^taient barri- 
cades. 

Les pierres des catapultes et les demolitions ordonnees 
pour la defense avaient accumule des tas de mines au 
milieu des rues. Aux heures les plus tranquilles, tout a 
coup des masses de peuple se pr^cipitaient en criant ; 
et, du haut de TAcropole, les incendies faisaient comrn* 
des haillons de pourpre disperses sur les terrasses, etqu4 
le vent tordait. 

Les trois grandes catapultes, malgr^ tous ces trayaux, 
nc s'arrStaient pas. Leur ravages ^taientextraordinaires; 
ainsi, la tSte d*un homme alia rebondir sur le fronton des 
Syssites ; dans la rue de Kinisdo, une ferame qui ac- 
couchait fut ecrasee par un bloc de marbre, et son en- 
fant avecle li emport^jusqu'aucarrefour deCinasynou 
Ton relrouva la couverture. 

Ce qu*il y avait de plus irritant, c'^tait les balles 
des frondcurs. Eles tombaient sur les toits, dans les 
jardins et au milieu des cours, tandis que I'on mangeait 



MOLOCn. 973 

altabl6 devant un maigre repas el le c<Bur gros de sou- 
pirs. Ces atroces projectiles portaient des lettres gravies 
qui s*impriiaaient dans )es chairs; — ct, sur Ics cada> 
vrcs, on lisail des injures, teiles que pourceau, cliacal, 
vermine^ et parfois des plaisanteries : allrape ! ou : je 
I at bien metile. 

La partie du rempart qui s*6tendait depuis Tangle des 
ports jusqu*& la hauteur des citernes fut enfonc^e. Alors 
las gens de Halqua se trouv^rent pris entre la vieille en- 
ceinte de Byrsa par derriere et les Barbares par devant. 
Mais on avait assez que d'^paissir la muraille et de la 
rendre !e plus haul possible sans s*occuper d'eux ; on 
les abandonna; tons p6rirent; et bien qu'ils fussenl hais 
g^n^ralement, on en congut pour Hamilcar une grande 
horreur. 

Le lendemain, il ouvrit les fosses oik 11 gardait du bl6; 
ses iiitendanls le donn6rent au peuple. Pendant trois 
jours on se gorgea. 

La soif n*en devint que plus intolerable ; et toujours 
ils voyaient devant eux la longue cascade que faisait en 
torabant I'eau claire de I'aqueduc. Sous les rayons du 
soleilf une vapeur fine remontait de sa base, avec un arr- 
en-ciel k cdt^, et un petit ruisseau, formant des courbes 
sur la plaine, se dSversait dans le golfe. 

Hamilcar ne faiblissait pas. II comptait sui un ^v^ 
nement, sur queique chose de decisif, d*extraordinaire. 

Ses propres esclaves arrach^rent les lames d'argent 
du temple deHelkarth; on lira du port quatre longs ba- 
teaux, avec des cabestans on les amena jusqu*au has des 
Happales, ie mur qui donnait sur le rivage fut trouS ; et 
ils partirent pour les Gaules afin d*y acheter, n*importe k 
quel prix, des Mercenaires. Cependant Hamilcar se d6- 
solait de ne pouvoir coinmuniquer avec le roi des Numi- 
des, car il le savait di'rri6rc les Barbares et prdt k torn- 
ber sur eux. Hais Narr Hnvas, trop faible, n'allait pas se 
risquer seul ; et le Suff^te fit rohausser le rempart de 



t74 SAL4MMBA. 

dome palmes, oitaseer dans rAcropoletoat le mattriel 9 
des arsenaax et encore une fois rtpai-er les machines. 

On se senrait, pour les entortillages des catapultes, 
de tendons piis an con des taureanx on bien aux jarrets 
des cerfs. Gqpendant, il n'exislait dans Carthage ni cerfs 
ni taureaux. Hamilcar demanda anx Andens les che- 
veux de lenrs fenunes; tontes les sacrifi^rent; la quan- 
tite ne fht pas snffisante. On avait, dans les b&iiments 
des Syssites, dome cents esclaves nnbiles, de celles que 
Tondeslinait anx prostitutions de la Grdce et de Tltaiie, 
et lenrs dieveux, rendus ^lastiques par I'usage des on- 
g;nents, se tronvaient inenreillenx pour les machines de 
guerre. Mais la perte pins tard serait trop Gonsid^rable. 
Done il fiit decide que Ton choisirait« parmi les Spouses 
des plebeiens, les plus belles chevelures. Sans aucun 
souci des besoins de la patrie, elles eri^rent en ddsesp^ 
r^es quand les seryiteurs des Gent vinrent, aifee des ei- 
seaux, mettre la main sur elles. 

Un redoublenient de fureur SQimait les Barbares. On 
les V yait an loin prendre la graisse des morts pour 
huiler leurs machines, et d'autresen arracbaient les on* 
gles qu'ils cousaient bout b bout afin de t^e faire des cui- 
rasses. Us imagiit^rent de mettre dans les catapultes des 
vases pleiiis de serpents apporl^s par les N^res ; les pots 
d'argile si« cassaient sur les dalles, les serpents cou- 
raient, semblaient pulluler,et tant ils^taient nombreux. 
sortir des murs naiurellement. Puis les Barbares, m^- 
contents de leur invention, la p^rfectionn^reni; lis lan- 
(jaienl (oiiteii sortos d'immondices, des excrements bu- 
mains, des morceaux de charogne, das c^davres. La 
paste reparut Les dents des Carthaginojs leur tnmbaient 
de la bouclie, et iis avaient les gencives d^color^es 
Gomme celles des chameaux apr^s un voyage trop long. 

Les machines furent dress^es sur la terrasse, bien 
qu*clle n*atteign!t pas encore partout i la hauteur du 
rempart. Devant les vingt-trois tours des fortifications 



MOLOCH. 215 

sc drcssaicnt Tingt-trois autrcs tours dc bois. Tout 
les tolleiioiies ^taienl rcmont^s, et au milieu, un pru 
plus eii arridre, apparaisaait la formidable hel6pole 
de Diin^trius Poliort*6te, que Spendius, eufin, avail re- 
coiistruite Pyraiiiidule comme le phaie d*Alexniidrief 
elle elail liault; de cent trculo coud^es et large de viiigt- 
trois, avec neuf stages allant tous en diminuaiit vei*s le 
sornmet et qui ^laient d^fendus par des 6caillcs d'airaint 
perc^s de ported nombreuses, remplis de soblats ; sunia 
plate-forme sup^rieure se dressait une catapulte flaiiquee 
de deux balistes. 

Alors llaiiiilcar fit planter des croix pour ceux qui par- 
leraient de se rendre ; les femmes m6mes furent enibri- 
gad^es. lis couchaient dans les rues et Ton attendait 
plein d'angoisses. 

Puis un matin, an peu avant le lerer du soleil (c*6tait 
le septi6me jour du mois de Nyssan), ils enteudirent un 
grand cri poussd par tous les Darbares k la fois; les 
trompettes i tube de plomb ronflaient, les grandes cor- 
nes paphlagoniennes mugi^saient comme des taureaux. 
Tous se iev^rent et coururent au rempart. 

Vne for6t de lances, des piques et d*6p6es se h^rissait 
ftsa base. GUe sauta contre les murailies, les ^cbelles 
s*y accroch^rent; et, dans la baie des cr^naux, des tdtes 
de Barbares parurent. 

Des poutres soutenues par de longues files d'hommcs 
battaient les portes; et, aux endroits ou la terrasse nian- 
quait, les Mercenaires, pour d^molir le mur, arrivaient 
en cohortes serries, la premiere ligne se tenant accrou- 
pie, la seconde pliant le jarret, et les autres successive- 
tnent se dressaient jusqu aux denilers qui restaicnt lout 
droits; — tandis quailleurs, pour monter dcssus. les 
plus hauts s^avangaient en tSte, les plus bas & la queue, 
et tous, du bras gauche, appuyaient sur leurs casques 
ieurs boucUers en les reunissant par le bord si 6troitc- 
ment, qu*on aurail dit un assemblage de grandes tor- 



276 SALAMIIBd. 

lues. Les projectiles glissaient sur ces masses obliques. 

Les Carthaginois jetaient des meules de moulin, des 
pilons, des cuves, des tonneaux, des lils, tout ce qui 
pouvait faire uii poids et assommer. Quelques-uns ^uet- 
taieiit dans les embrasures avec un filet de p^cheur, et 
quand arrivait le Barbare, il se trouvait pris sous les 
mailles et se d6battait comme un poisson. lis d^molis- 
saient eux-m^mes leurs cr^neaux ; des pans de mur s*^- 
croulaient en soulevant une grande poussi^re ; et, les ca- 
tapultcs de la terrasse tirant les unes contre les autres, 
leurs pierres se hturtaient, et ^clataient en mille mor- 
ceaux qui fais.iient sur les combattants une large pluie. 

Bient6t les deux foules ne form^rent plus qu*une 
grosse chaine de corps humains ; elle debordait dans 
les intervalles de la terrasse, et, un peu plus lAchc aux 
deux bouts, se roulait sans avancer perp^tueilemeut. Us 
s*6treignaient couches h plat ventre comme des lulteurs. 
On s'^crasait. Les femmes pench^es sur les cr^neaux 
hurlaient. On les tirait par leurs Voiles, et la blancheur 
de leurs flancs, tout k coup d^couverts, brillait entre 
les bras des N^gres y enfongant des poignards. Des 
cadavres, trop presses dans la foule, ne tombaient 
pas; soutenus par les 6paules de leurs compagnons, 
ils allaicnt quelques minutes tout debout et les yeux 
fixes. Quelques-uns, les deux tempes travers^es par une 
javeline, balan^aient leur t^te comme des oyrs. Des 
bouches ouvertes pour crier restaient b^antes; des 
mains s*envolaient couples. 11 y eut 15 de grands coups, 
et dont parl^rent pendant longlemps ceux qui surv6- 
curent. 

Cependant, des filches jaillissaient du sommet des 
tours de bois et des tours de pierre. Les toll^nones fai- 
saient aller rapidement leurs longues antennes; et 
comme les Barbares av»icnt saccag^ sous les Catac« mbes 
le vieux cimeti^re des autochthones, ils lanpaienl sur les 
'[larthaginois des dalles de tombeaux. Sous le poids 



BIOLOCn. S71 

dcs corbeilles trop lourdes, quelquefois les cAbles se 
rompaient, et des masses d*homnies, tous levant les 
bras, toiiibaient du haul des airs. 

Jusqu au milieu du juur, les vit^rans des hoplites 
s'^taient acharnes contre la Taenia pour p^n^trer dans 
le port et cl^truire la flotte. Ilamilcar fit allumer sur la 
toiture de Khamon un feu de paille humide ; et la fum^e 
les aveuglant, lis se rabatlirent k gauche et vinrent aug- 
menter Thorrible cohue qui se poussait dans Halqua. 
Des syntagmes, composes d*hommes robustes, choisis 
tout expr^s, avaient enfonc^ trois portes. De liauts bar- 
rages, faits avec des planches garnies de clous, lesarr^- 
t6rent; une quatrieme c^da facilement; ils s*^lanc^rent 
par-dessus en courant, 1 1 roul^rent dans une fosse ou 
Ton avait cach^ des pi^ges. A I'angle sud-est, Autharite 
et ses hommes abattirent le rcmpart, dont la fissure 
itait bouch(&e avec des briques. Le terrain par derriere 
montait; ils le gravirent lestement. Mais ils trouv^rent 
en haut une seconde muraille, compos^e de pierres et 
de longues poutres ^tendues tout k plat et qui alter- 
naient comme les pieces d*un ^chiquier. C'^tait une 
mode gauloise adapt^e par le Suff^te au besoin de la 
situation ; les Gaulois se crurent devant une ville de 
leur pays, lis attaqu^rent avec mollesse et furent re- 
pousses. 

Depuis la rue de Khamon jusqu'au Harch6-aux-herbes, 
tout le chemin de ronde appartenait maintenant aux 
BarbariBs, et les Samnites. achevaient k coups d'^pieux 
les moribonds ; ou bien, un pied sur le mur, ils contem- 
plaient en has, souseux, les mines fumantes, et au loin 
la bataille qui recommengait. 

Les frondeurs, distribu^s par derriere, tiraient tou- 
jours. Hais, k force d'avoir servi, le ressort des frondes 
acarnaniennes ^tait bris4, et plusieurs, comme des p&- 
tres, envoyaient des cailloux avec la main; les aiitres 
langaient des boules de plomb avec le manchft d*un 

84 



178 SAL4MHBA. 

fouet. Zarxas; les ^paules couvertes de 808 hmga cbeveui 
noirs, se pnrtait partout en bondissant ei entrainait 
Its Bal^ares. . Deux pannetidrea ^taient 8uspendiies 4 
ses hanches ; il y plongeait continueHemeni la main 
gauche, at son bras droit tounioyaiti eoirnne ia roue 
d'un char. 

HMho s*6tait d*abord retenti de combattre^ pour mieux 
commander tous les Barbares k lai fois. On Tavait m le 
long dtt golfe avec les Hereenairas, prds de la lapse 
ayec les Numides, sur les bords du lae entre les Nrgres; 
et du fond de la plane il poussaii les masses de solilafs 
qui arrivaient incessamment conire la ligne des fortifi- 
eaiions. Peu k pen il s*itait rapproeb6; Todetir du 
sang, le spectacle dn carnage et le faearme des dairons 
ataient fini par lui faire bondir le cfieiir. Alofs il dtait 
rentr6 dans sa tente« et, jetant sa eairasse, avait pris sa 
peati de lion, plus commode pour la bataille. Le roufle 
s'adaptait sur la t^taen bordant ie tisage d*uft cerele dc 
crocs ; les deux pattes ant^rienres se croisaient sur la 
poitrine^ et celles de derriere avan9aient lears ongtet 
)usqu*au bas de ses genoux, 

11 atait gard^ son foft ceinturoiiy ah luisait one hache 
h double tranchant^ et avec sa grande 6p^e dans les 
deux mains il s*6tait prteipitii par la briebe, impitueth 
sement. Gomme un ^mondeur qui coupe des branches 
de saule, et qui tdche d*en abatire le plus possible ifin 
de gagner plus d'argent^ il mafchnit en fauchant autour 
de lui les Carthaginois. Geux qui tentai^nt de le saisir 
par les fiancs, il les rentersait k coups de pommeau; 
quand ils Tattaquaient en face, il les pergait; s'ils 
fuyaient, il les fendait. Deux hommes k la fois sauterent 
sur son dos; il recula d*un bond contre une porte el les 
dcrasa. Son 6p6e s'abaissait, se relevait* EUe ^clata sur 
Tangle d*un mur. Alors il prit sa lourde hache; et 
par devant, par derri^re, il 6ventrait les Carthaginois 
comme un troupeau de brabis. lis s^^cartaient de 



MOLOCn, 370 

plus en plu8, at il arriva tout aeul devant la seconde 
enceinte, hu bas de rAcropole. Lea mat^riaux Ianc<^8 du 
somiqet encombraient lea marches et d^hordaient par- 
desaua la muraille MAlbo, au milieu dea ruines, se re- 
tourna pour appeler sea compagnona. 

11 aper^ut leurs aigrettea diss^min^ea aur la multi- 
tude ; elles a*enfou(aient, ila allaient pirir ; il a*elanQa 
vers eux ; alora, la yaate couronne de plumes rouges se 
resserrant, bientdt ila le rejoignirent et I'entour^rent. 
Mais dea ruea latiralea une foula ^norme se d^gorgeait. 
II fut pris aux hanchea, soulevi, et entrain^ jusqu*en 
dehors du rampart, dana ua endroit ou la tcrrasse 6tait 
haute. 

MAtho oria un oommandemeiit : toua lea boucliers se 
rabattirent aur las caaquea ; il sauta dessus, pour s*ao- 
erocher quelque part afln de rentrer dans Carthage ; 
^t, tout en brandiasant la terrible hache, il courait 
9ur lea boucliers, pareils h dea vagues de bronze, 
comme un diau marin aur des flots, et qui secoue son 
trident. 

dependant un bomme en robe blanche se promenait 
au bord du rampart, impaaaible et indifKrent & la morl 
qui Tentourait, Parfoia il ^tendait aa main droite contre 
ses yen pour dtoouvrir quelqu*un. M&tlio vint k passer 
sous'lui. Tout k coup ses prunellas flamboyirent, sa lace 
livide so criapa ; et en levant aes deux bras maigrcb il lui 
eriiiit dea injures, 

MAtbo ne les entendit pas; mais il sentit entrer dans 
ion ceaur un regard si cruel et furieux qu'il en poussa 
an riigi^semeiit. U lan^a vers lui la longue liache; des 
gens se jet^rent aur Schah barim ; tt tlAtiiO, ne le voyant 
plus, toHiba k la renverse, I'puis^. 

Uii craquement epouvantable se rapprochait, mSI6 au 
rh^thine de voix rauques qui chantaient en cadence, 

Cdtait la grande helApole, eniour^e par une I'oule de 
soldats. Ila U tiraient k deux mains, balaient ayec dos 



280 SALAMMBd, 

cordes et poussaient de T^paule, — car le talus, montant 
de la plaine sur la terrasse, bien quil fAt extrSmement 
doux, se trouvait impraticable pour des machines d'lin 
poido si prodigieux. Elle avail eependant huit roues cer« 
dees de fer, et depuis le matin elle avan^ait ainsi, lea- 
tement, pareille k une montagne qui se fut 61ev^ sur 
une autre. Puis il sortit de sa base un immense b^lier; 
le long des trois faces regardant la ville Ics portes s*:ibat- 
tirent, et dans Tinterieur apparurent, conime des co- 
lonnes de fer, des soldats cuiiass^s. On en voyait qui 
grimpaient et descendaient les deux escaliers traversant 
ses etages. Quelques-uns attendaient pour s'^lancerque 
les crampons des portes touchassent le mur; au milieu 
de la plate-forme superieure, les ^cheveaux des batistes 
tournaient, et le grand timon de la catapulte s'abaissait 

Hamilcar ^tait, k ce moment-Id, tout debout sur le toit 
de Melkarth. II avait jug^ qu'elle devait venir directe- 
ment vers lui, contre Tendroit de la muraille le plus 
invulnerable, et k cause de cela m^nie, H^garni de sen- 
tinelles. Depuis longtemps d^jd ses esclaves apporlaient 
des outres sur le chemin de ronde, oi^ ils avaient ^lev^, 
avec de i'argile, deux cloisons transversales formant une 
sorte de bassin. L'eau coulnit insensiblement sur la te^ 
rasse, et Hamih^ar, chose extraordinaire, ne semblait 
point s'en inqui^ter. 

Mais, quand Thel^pole fut k trente pas environ, il 
commanda d'^tablir des planches par-dessus les rues, 
entre les maisons, depuis les citernes jusqu*au rempart; 
et des gens k la file se passaient, de main en main, des 
casques etdes amphores qu*ils vidaient continuellement. 
Les Garth ginois eependant s indignaient de cette eau 
perdue. Le holier d^molissait la muraille; tout k 
coup, une fontaine s'^chappa des pierrcs disjointcs. 
Alors la haute masse d'airain, k neuf Stages et qui 
contenait et occupait plus de trois mille soldats, 
commenga doucement k osciller comme un navire. 



f MOLOCH. tSi 

Ell eHet, i'eau p^aStrant la terrasse avail devant elle 
eflbndr^ le chemin ; ses roues s'embourb^rent; au pre- 
mior tita£:c, entre des rideaux de cuir, la tMe de Spen- 
dius apparut soufllant d pleines joucs dans un cornet 
d'ivuire. La grande machine, comme soulevte convul- 
sivement, avaii<;a de dix pas peut-6tre; mais le terrain 
de plus en plus s'amoUissait, la fange gagnait les essieux, 
et rh^l^pole s*arr6ta en penchant efTroyablement d*un 
seul c6(^. La catapuite roula jusqu*au bord de la plate- 
ibrme; et, emport^e par la charge de son timon» elle 
tornba, fracassant sous elle les stages inC&rieurs. Les 
soldats, debout sur les portes, gliss^rent dans rabime, 
ou bien ils se reteiiaient k I'extr^mit^ des longues pou* 
tres, et augmentaient, par leur poids, Tinclinaison de 
rh^l^pole — qui se d^niembrait en craquantdans toutes 
ses jointures. 

Les aiitres Barbares s*&lancirent pour les secourir. Ils 
se tassaieiit en foule compacle. Les Carthaginois descen« 
dirent le rempart, et, les assaillant par derri^re, ils 
les tuirent tout k leur aise. Uais les chars garnis de 
faux accoururent. Us galopaient sur le contour de cetle 
multitude; elle remonta la miiraille; la nuit survint; 
peu a peu les Barbares se retii*6rent. 

On ne voyai( plus, sur la plaine, qu*une sorte de four- 
millement tout noir, depuis le golfe bleu&lre jusqu'd. la 
iagunfe toute blanche; et le lac, ou du sang avait coul6, 
s*6talait, plus loin, comme une grande mare de pourpre. 

La terrasse 6tait maintenant si charge de cadavres 
qu^on Taurait crue construite avec des corps humains. 
An milieu se dressait Th^l^pole couverte d*armures ; et, 
de temps k autrf. des fragments ^normes s*en d^tachaient 
comme les pierres dune pyramide qui s'^croule. Op 
distingnait sur les muraill^s de larges trainees faites 
par ies ruisseaux de i^lomb. Une tour de bois abattna, 
^k et 1^, brOlait ; et les maisons apparaissaient vague- 
ment, coxnme les gradins d'un amphithMtre en ruines« 

U. 



De loufdes funiicfs nuifnfiient, en roulant des^tincelles 
qui seperdaient dans ie cielnoir. 



Cependant, les Carthaginels, que la soif d^vorait, s'^ 
^ient pr^cipH^s vers les citernes. lis en roinpirent les 
portes. Dtie flaque bourbeuse s'^lalait au fond. 

Que devenir k present? D ailleurs les Barbares itaient 
innombrabies, et, leur fatigue pass^e, lis lecommen- 
eeraient. * 

Le peuple, toute la Auit, dftlib^ra par sections, au 
eoin des rues. Les uns disaient qu'ii fallait renvoyer 
les femmes, les malades et les vieil lards ; d*autpes pro- 
posftrent d'abandenner la ville pour s'Mablir au loin 
dans une eolonie. Mais les vaisseaux manquaient, et le 
soleil panit qu*on n*avait rien d^cid^. 

On ne se battit point ee j«ur-lA, tous 6tant trop aeea- 
blSs. Les gens qui dormaient avaient Tair de cadavres. 

Mors les Carthaginois, en r^HSchissant sur la cause 
de leurs d^sastres, se rappel^rent quails n^avaient point 
exp6di6 en PhSnicie TofTrande annuelle due k Melkarth* 
Tyi'i* n ; et une immense terreur les prit. Les Dieux indi- 
gn^s contre la ii^publique, ailaient sans doute pou^ 
suivr^ leur vengeance. 

On les consid^rait comme des mattres craels, qua 
Ton apaisait avee des supplications et qui se laissai^at 
corrompre k force de presents. Tous ^taient faibles pr^ 
de Moloch-le-d6vorateur. L*existence, la chair m6me des 
hommes lui appartenait ; — aussi, pour la sauvef, leg 
Carthaginois avaient coutume de lui en offrir une portion 
qui ealmait sa fiireur. On brdlait les enfants au front ou 
ft la nuque avec des m^ehes de laine ; et cette fa^on de 
satisfaire le Baal rapportant aux prStres beaucoup d*ar- 
g^nt, lift ne manquaient pas de la recommander comme 
pltis facile et plus donee. 
' Hlda «ette foift H a^agissait de la MpuMique elle- 



MOLOCH. a83 

m^e. Or, tout profit Levant 4tre «cbetd par une perte 
quelconque, toute transaction se riglant d'apr^a le be- 
soin du plus faibia et Tetigence du plus fort, il n'y 
avail pas de douleur trop considerable pour le Dieu, 
puisqu'il 99 d(|lectait dans les plus horribles et que Ton 
^tait maint^nant h sa discretion. 11 fallait done I'assou- 
vir compietement, Les exemples prouvaient que ce 
moyen-Ii contraignait le fl^au i disparaitre. D*aiUeurs, 
lis croyaient qu*une immolation par le feu purifierait 
Cartilage, La tivQciik du peuple en i&tait d*avance alie- 
chte. Pui9, le cboix devait ei^clu^ivement tomber sur les 
grandes famiUea. 

Les Ancit^ns a'assambl^rent. La stance fut longue. 
Uannon y etait yenu. Comme il ne pouvait plus s*as- 
seoir, il resta coMcbe pr^s de la porte, i demi perdu 
dans les frangi a de la haute tapisserie ; et quaad le pon- 
tife de Moloch laur demanda s*ils consentiraient k livrer 
leurs enfanta, sa voix, tout i coup, eclata dans Tombre 
comme le rugissement d*un G^nie au fond d*une caverna. 
11 regrettait, disait*il de n*avoir pas k ea dpnner de son 
propre sang; at il contemplait llamilcar, en face de lui & 
Tautre bout de la salle. Le Suff^te fut tellement trouble 
par ce regard qu'il en baissa les yeux. Tous approuverent 
en opinant de la tete, successivement ; et, d'apr^s les 
rites, il dut ripondre au grand-pretre : a Qui, que cela 
soil. » Alors les Anciens decreterent le sacrifice par une 
p^riphrase traditionnelle, — parce qu*il y a des choses 
plus genantea i dire q\ik exdcuter. 

La decision, presque immediatement, futconnue dans 
Carthage ; des lamantations retentirent. Partout on 
entendait las femmes crier; leurs epoux les conso- 
laient ou les invectivaient en leur faisant des rcmon- 
trances. ' 

Mais trois heures apres, line nouve!!e plus extraordi- 
naire sa repandit ; le Suffete avait trouve des sources au 
bas de la falaise. On y courut. Des trops creuses dans le 



284 SALAHMBd. 

sable laissaient voir de Teau; H d^ja quelques-uns 6ten- 
dus k plat ventre y buvaient. 

Hamilcar ne savait pas lui-m^me si c*6tait par uncon- 
sei) des Dieux ou le vague souvenir d'une r^v^lation que 
son p^re autrefois lui aurait faite ; niais en quittant les 
Anciens, il 6tait descendu sur la plage, et, avec ses es- 
ciaves, il s*6tait mis k fouir le gravier. 

II donna des vStements, des chaussures et du vin. II 
donna tout le reste du bl6 qu'il gardait chez lui. 11 fit 
mdme entrer la foule dans son palais, et il ouvrit les 
cuisint's, les magasins et toutes les chambres, — celle 
de Salammbd exceptSe. II annon^a que six mille Herce- 
naires gaulois allaient venir, et que le roi de Mac^doine 
envoyait des soldats. 

Mais, d^s le second jour, les sources diminu^rent; 
le soir du ti^oisi^me, elles ^taient compl^tement taries. 
Alors le d^cret des Anciens circula de nouveau sur toutes 
les l^vres, et les pr^tres de Moloch commenc^rent leur 
besogne. 

Des hommes en robes noires se pr6sent^rent dans les 
maisons. Beaucoup d'avance les d^sertaient sous le pre- 
texte d'une affaire ou d'une friandise qu*ils allaient 
acheter ; les serviteurs de Moloch survenaient et pre- 
naient les enfants. D'autres les livraient eux-m^mes, 
stupidement. Puis on les emmenait dans le temple de 
Tanit, ou les prStresses ^taieilt charg^es jusqu'au jour 
solennel de les amuser et de les nourrir. 

Us arriv6rent chez Hamilcar tout k coup, et le trou- 
vant dans ses jardins : 

— « Barca ! nous venons pour la chnse que tu sais... 
ton fils ! » Us aiout^rent que des gens Tavaient rencou 
tr6 un soir de I'autre iune, au milieu des Mappales, con- 
duit par un vieillard. 

U fut d'abord comme suffoqu^. Mais bien vite com- 
prenant que toute d^n^gation serait vaine, Hamilcar 
s'inclina ; et il les introduisit dans la maison-de-com« 



MOLOCH. i^h 

merce«Des esclavesaccourus d*un signe on surveillaicnt 
Ics alentours. 

II entra dans la chambre dc Salnmmbd tout 6perdu. II 
saisit d*une main llatmibal, arracha de l*uulre la gauso 
d*un v^teinent qui Iraiuait, attacha t^es picds, ses juaius, 
en passa Textreniit^ dans sa bouclie pour lui f.iire nn 
bdillon et 11 le cacha sous le lit de peaux de bd'uf, en 
laissant retomber jusqu'^ terre une large draperie. 

Ensuite il se promena de droite et de gauche; il levait 
les bras, il touroxult sur lui-m^roe, il se morJait les l^ 
vres. Puis il resta les prunelles fixes et haletant comme 
s'il allait mourir. 

Mais il frappa trois fois dans ses mains. Giddenem 
parut. 

— c £coute ! k dit-il, c tu vas prendre parmi les es- 
claves un enfant mdle de huit h neuf ans avec les che* 
veux noirs et le front bomb6 ! Am6ne-le ! h&te-toi ! » 

Bientdt Giddenem rentra, en pr^sentant un jeune 
gar^on. 

G'^tait un pauvre enfant, & la fois maigre et bouffi ; sa 
peau semb'ait grisdtre comme Tinfect baillon suspenilu 
k ses flancs ; il bassait la tdte dans ses ^paulcs, et du 
revers de sa main frottait ses yeux, tout reniplis de mou- 
ches. 

Comment pourrait-on jamais le confondre avec Hanni- 
bal ! et le temps manquait pour en choisir un autre ! 
Hamilcar regardait Giddenem ; il avait envie de T^tran- 
gler. 

— « Va-t'en ! » cria-t-il ; le maitre-des-esclaves s'en- 
fuit. 

Done le malheur qu*il redoutait depuis si longtemps 
6tait venu, et il cherchait avec des efforts d^mesurSs 
8*il n*y avait pas une mani^re, un moyen d*y ^chapper. 

Abdalonim, tout k coup, parla derri^re la porte. On 
demandai/ ^^ Sulfate. Les scrviteurs de Holoch s*impa* 
Uentaient 



286 SALAMMBd. 

Hamilcar retint iin cri, commc & la brAlure d*un fer 
rouge; et il recommenQa de nouveau k parcourir la 
chambre, tel qu'un insens^. Puis ii s'affaissa au bord 
de la balustrade, et les coudes sur ses genoui, il ser* 
rait son front dans ses deux poings ferm^s. 

La vasque de porpfayre contenait encore uh peu d'eau 
claire pour les ablutions de Salammbd. Halgr6 sa rSpu* 
^nance et tout son orgueil, le Suff&te y plongea Tenfant, 
et, comihe un marcband d'esclaves, il se mit k le laver 
et k le frotter avec les strigiles et la terre rouge. 11 prit 
ensuite daiis les casiers autour de la murailie deux car- 
rSs de. pourpre, lui en posa un sur la poitrine, I'autre 
siir le dos, et il les reunit contre ses elavicules par deux 
agrafe? de diamants. II versa un parfum sur sa t^te;; 
il pass'a autour de son coit un collier d*-61eelruni, et il 
le cbapssa des i^andales k talons de perles, — les propres 
sandales de sa fille! Mais il tr^pignait de honte et 
d'irritation ; Salammbd, qui s*empressait k le sendr, 
^tait aussi pMe que lui. L'enfant souriait, ^bleui par 
c^s' splendeUrs, et m6me s'enhardissant,' il 'commen- 
^ait k battre des mains ^t k sauter quand Hamilcaf 
f'e'ntfafna. -. 

'llle tenait par le'brai, fortement, comme s^il avait 
eu peur de le perdre ; et l'enfant, auquel il faisait mal, 
pleurait un peu tout eh courant pr^s de lui» 
' A la li^uteur de I'ergastule, sous un palmier, une 
voit s'^l^va, une voix lamentable et suppliante, Kile 
mu/murait : « Maitre ! oh ! Haitre ! » 
^ Hamilcar se retourna, et il aperij^ut k sescdt^s un 
homme d'apparence abjecte, un de ces misSrables vivant 
\\x hatiarci dans lamaison. 
"" — tt Qiie veux-tu? » dit le SuffMe. 
' ; L'esclav6, (|ui tremblatt horriblement, balbutia i 
" -^,« Jesuis son pj'Te! » . 

^ 'Hamilcar marchait toujours; Tautre le suiyait, les 
reins courbSs, les jarrets fl^chis, la t^te en avant. 



VOLOCII. M7 

Son Tisf ge Mait contuM par une angoisse indicible, 
e( leg sanglots qu^il reteiiait ritoufSuieni, iant il 
avail envie lout k la fois de le questionner et de lui 
crier : t GrAce 1 1 

Eiifin il osa le toucher d*on doigt, aur le coode, UgA- 
rement. 

-^ c Eat-oe que tu Taa ie7... » II n'eut pns la forca 
d*achever, et flamilcar s*arr£ta, tout Ababi de cette 
douleur« 

II natait jamais penai^-^tant Tabtme leaaAparant Tun 
de i*aulre ae trouvait immensef — quii pilit y avoir entre 
eux rien de commun. Gela tn^me iui parut une aorte 
d'outrage et comme un empi^tetnent aur sea privileges. 
II i^pondit par un regard plus froid et plua lourd que 
la hache d*un bourreau ; Tesclave 8*e?atiouissant tomba 
dans la poua8itoe« k aea pieda* HamilGar enjamba par* 
desaua. 

Lea troia hommea en robea noirea Tattendaient dans 
la grande salle, debout centre le disque de pierre. Tout 
de suite il dtehira sea vdtemeiita et il ae roulait sur les 
dalles en poussant dea cria aigus i 

— « Ah ! pauvre petit Hannibal ! oh I mon fils I ma 
consolation! mon espoirl ma vie! Tuea-moi aussi! em-» 
portez-moi! Malheur! malheur! » II se labouraitia face 
avec aea onglea^ s'arraehait les cheveux et hurlait 
comme lea pleureuses des fun^railles. i Emmenez-lc* 
done ! je soufTre tropl alleat-vous en ! tuez-moi comme 
lui. » Les serviteurs de Moloch s'^tonnaient que le grand 
Hamilcar eiHt le eoeur ai faibie. Us en Alaienl presque 
attendris. 

On entendit un.bruU de pieds nus avec un rAle sa(^ 
cad6, pareil k lu respiration d*une b^te Uroce qui ac- 
court; et sur le seuit de la troisidme galpriei entre lea 
moutanU d*ivoir6, un bomme apparut« bleme« terriblei 
lea bras tearti^ \ il a'icria ; 

— « Hon enfant I » 



5>88 SALAM&IDd. 

Ilainilcar, d*un bond, s*6taitjet6 sur resclave;eten 
lui eoiivraiit la bouche de sa main, il criait encore plus 
haut : 

— « C'est le vieillard qui Ta 61ev6 ! il I'appelle nion 
enfant! il en deviendra fou ! assez ! assez ! a £t, chassant 
par les epaulcs les trois pr^tres etleur victime, il sortit 
avec eiix, et d*un grand coup de pied referma la portc 
derriere lui. 

Hainilcar tendit Toreille pendant quelques minutes, 
craignant toujours de les voir revenir. II songea ensuite 
k se d^faire de I'esclave pour £tre bien silkr qu*il ne par- 
lerait pas; mais le p6ril n'etait point compl^tement dis- 
paru, et cette mort, si les Dieux s*en irritaicnt, pouvait 
se retourner contre son fils. Alors, changeant d4d^e, il 
lui envova par Taanach les meilleures choses des cui- 
sines : un quartier de bouc, des feves et des conserves 
de grenades. L*esciave, qui n'avait pas mang^depuis long- 
temps, se rua dessus; ses larmes tomb^dentdans les plats. 

Hamilcar, revenu enfin pres de Salammbd, d^noua les 
cordes d*Hannibal. L'enfant, exasp6r^, le mordit k la 
main jusqu*au sang. 11 le repoussa d*une caresse. 

Pour le faire se tenir paisible, Salammbd voulut Tef- 
frayer avec Lamia, une ogresse de Cyr^ne. 

— « Oil done est-elle? » deiiianda-t-il. 

On lui conta que des brigands allaient venir pourle 
mettre en prison. U reprit : — « Qu'ils viennent, et je 
les tue ! » 

Ilamilcar lui dit alors T^pouvantable v^rit^. Mais il 
s^cmporta contre son p^e, pr^tendant qu*il pouvait 
bien an^antir tout le peuple, puisqu*il ^tait le maitre 
de Carthage. 

Enfin, 6puis6 d'efforts et de colore, il s*endormit, d*un 
sommeil farouche. II parlait en r^vant, le dos appuye 
contre un coussin d'^carlate; sa t^te retombait un peu 
en arri^re> et son petit bras, ecarte de son corps, restait 
^M\ droit, dans une attitude imperative. 



^MOLOCCI. 2S9 

Quand lauuit fut noire, Ilamilcar i cnleva douccincul 
et dcsceiidit sans flambeau Tescalier des galores. Rn 
passant par la maison-de-commerce, il prit une couffe 
de raisins avec une buire d*eau pure ; l*enfant se r^veilla 
devant la statue d*AIMes, dans le caveau des pierreries; 
et il souriait, — conune Tautre, — sur le bras de son 
p^re, k la lueur des clart^s qui Tenvironnaient. 

Hamilcar 6tait bien siir qu*on ne pouvait lui prendre 
son fits. C'^tait un endroit impenetrable, communfquant 
avec le rivage par un souterrain que lui seul connai^- 
sait, et en jetant les yeux Hi Tentour il aspira une large 
boufree d'air. Puis il le d^posa sur un escabeau, prSs 
des boucliers d*or. 

Personne, k present, ne le voyait ; il u'avait plus rien 
Observer; alors il se soulagea. Comme une mere qui 
retrouve son premier^n6 perdu, il se jeta sur son fils; 
il 1 etreignait centre sa poitrine, il riait et pleurait k la 
fois, Tappelait des noms les plus doux, le couvrait de 
baisers; le petit Hannibal, eiTraye par cette tendresse 
terrible, se taisait maintenant. 

Hamilcar s*en revint k pas muets, en tdtant les murs 
autuur de lui ; et il arriva dans la grande salle, ou la 
lumi^re de la lune entrait par une des fentes du d6me ; 
au milieu, Tesclave, repu, dormait, couchS tout de son 
long sur les pav^s de morbre. II le regarda, et une sorte 
de pitie remut. Du bout de son cothurne, il lui avanga 
un tapis sous la t^te. Puis il releva les yeux et consid^ra 
Tanit, dont le mince croissant brillait dans le ciel, et 
il se sentit plus fort que les Baals et plein de m^pris 
pour eux. 

Les dispositions du sacrifice etaient dej^ commen- 
cees. 



On aballit dans le temple de Moloch un pan de mur 
pour en lirer le dieu d'airain, sans toucher aux condres 

35 



290 SALAMMBd. 

de l*autel. Puis, d^s que le soleil se montra, les hi6ro- 
doules le pousserent vers la place de Khamon. 

11 allait k reculons, en glissant sur des cylindres; ses 
^paules depassaient la hauteur des murailles; du plus 
loin qu'ils I'apercevaient, les Garthaginois s'enfuyaient 
bien vite, car on ne pouvait contempler impun6ment le 
Baal que dans Texercice de sa colore. 
. Une senteur d'aromates se repandit par les rues. Tous 
les temples k la fois venaient de s*ouvrir ; il en sortit 
des tabernacles months sur des chariots ou sur des li- 
ti^res que des pontifes portaient. De gros panaches de 
plumes se balangaient k leurs angles, et des rayons 
s'^chappaient de leurs faites aigus, terminus par des 
boules de cristal, d'or, d'argent ou de cuivre. 

C*6taient les Baalim chanan^ens, d^doublements du 
Baal supreme, qui retournaient vers leur principe, 
pour s*humilier devant sa force et s'aneantir dans sa 
splendeur. 

Le pavilion de Helkarth, en pourpre fine, abritaitune 
flamme de p^trole; sur celui de Khamon, couleur d*hya- 
cinthe, se dressait un phallus d*ivoire, bord6 d*un cercle 
de pierreries; entre les rideaux d'Eschmoiin, bleus 
conime Tether, un python endormi faisait un cercie 
avec sa queue; et les Dieux-Patseques, tenus dans les 
bras de leurs prStres, semblaient de grands enfants em- 
maillott^s, dont les talons frdlaient la terre. 

Ensuitc venaient toutes les formes inferieures de la 
divinity : Baal-Samin, dieu des espaces celestes; Baal- 
Peor, dieu des monts sacr^s ; Baal-Zeboub, dieu de la 
corruption, et ceux des pays voisins et des races conge- 
neres : Tlarbal de la Libye, TAdrammelech de la Chal- 
dee, le Kijun des Syriens ; Derceto, k figure de vierge, 
rampait sur ses nageoires, et le cadavre de Tamniouz 
etait trains au milieu d'un catafalque, entre des flam- 
beaux et des chevelures. Pour asservir les rois du firma- 
ment au Soleil et empScher que leurs influences parti- 



^ MOLOCH. 

AAA 



so; 



•i 



^ '-^od de la Place, un homme en 

*^'* Jentement la foule et I'on 

% *% "^'^l^raiid-pr^tre Scha- 

% % ^*Krannie du prin- 

k *&, ^^>i^conscien- 



\ 






% 



-en- 
acinguait, 



.tiS pendeloques 



culi^res l 
de longue^ 
colorizes ; ev 
g^nie de Men 
constellation di 
hies de la lune, %, 
gent; de pet its pal. 
^taient port^s sur t 
r^; d'autrea amenait 
des idoles oubli^es re^ 
aux vaisseaux leurs syn. 
thage eiHt vouhi se recuet 
ste de mort et de d6solatia« 

Devant chacun des tabem 
^quilibre, sur sa tSte, un lati 
cens. Des nuages qk et 1& plana 
dans ces grosses vapeurs, les tei 
et les broderies des pavilions saci^o. lis avanQaient len- 
tement, k cause de leur poids ^nonne. L'essieu des chars 
quelquefois s*accrochait dans les rues ; alors les divots 
profitaient de Toccasion pour toucher les Baalim avec 
leurs v^tements, qu*ils gardaient ensuite comme des 
choses saintes. 

La statue d*airain continuait k s'avancer vers la place 
de Khamon. Les Riches, portant des sceptres k pomme 
d'emeraude, partirent du fond de M^gara ; les Anciens, 
coiffi^s de diad^mes, s*6taient assembles dans Kinisdo; 
et les mattres des finances, les gouverneurs des pro- 
^nces, les marchands, les soldats, les matelots et la 
horde nombreuse employee aux funSrailles, tons, avee 
les insignes de leur magistrature ou les instruments 
de leur metier, se dirigeaient vers les tabernacles qui 
descendaient de TAcropole, entre les colleges des pon- 
tifes. 

Par d(^f§rence pour Moloch, ils s*^taient orn^s de leurs 
joyaux les plus splendides. Des diamants ^tincelaient 



2"2 SAl-AUMcfl. 

Eur les vMements noirs; mais les anneaux Irop largcs 
lombaient des maiiia amaigries, — el rien n'itait lugubre 
comnie cctte foule sileticieuse oil les pendnnts d'oreilles 
baltaieni contre des faces pfiles, ou les tiares d'or se^ 
raient des fronts crispes par un dcsespoir, atroce. 

Enfln le Baal arriva juste au milieu de la place. Scs 
' ponlifes, avec des Ireillages, dispos^reni une enceinte 
pour ^carter la multitude, et ils rest^rent k ses pieds, 
autour de lui. 

Les pri'tres de Khamon, en robes de laine fauve, a'ali- 
^erent devaat leur temple, sous les calonnes du porti- 
]ue; ceux d'EschmoOn, en manteaux de lin, avec des 
colliers ^ tdtcs de coucoupha et des tiares poinlnes, 
3'6tablirent sur les marcjies dc I'Acropole ; les pr^lres 
de Melkartli, en tuniques violettcs, prirent pour em le 
bOI6 de I'occident ; les pri'tres des Abaddirs, serr^s dans 
des bandes d'etolTes phrygiennes, se plac^rent i rorienl; 
et Ton rangea sur le cCilii du midi, avec les n^croman- 
eiens tout couverts de tatouages, les liurleurs en man- 
teaux rapi^c^s, les desservants des Patieques et les Yido- 
Dim qui, pour connatlrc I'avenir, se mettaient dans la 
bouche unosde mort. Les prStres de Ciris, hubill^sde 
robes bleues, s'^taient arrfit^s, prudemment, dans la 
rue de Satheb, et psaimodiaient h voix basse un thesmo- 
pborion en dialecte m^garien. 

De temps en temps, il arrivait dca files d'hommcs 
compli^tement nus, les bras ^cart^s et tous se tenant 
;>ar les ^paules. Ils tiraient, des profondeurs de leur 
poitrinc, une intonation rauque et caverneuse; leurs 
pnineltes, tendues vers le colosse, brillaicnt dans la 
poussi^re, et ils se balani^aient le corps a inten'alli!! 
^gaui, tous <i la fois, comme ^branl^s par un seijl 
nouvement. lis itaient sifurieux que, pour ttabiii 
I'ordre, les lii^rodoules, & coups de bdton, les firent so 
coucher sur le venire, la face pos£e conlre les treillages 
d'eirain. 



MOLOCH. 203 

Ce fut alors que, du fond de la Place, m\ homme en 
robe blanche s'avan^a. II per^a lentement la foule et Ton 
reconnut un pr^tre de Tanit, — le grand-prfitre Scha- 
liabarim. Des huSes s*61ev^rent, car la tyrannie du prin- 
cipe m&le pr^valait ce jour-l& dans toutes les conscien- 
ces, et la Deesse etait ni^me tellement oubli^e, que Ton 
n'avait pas remarqu6 Tabsence de ses pontifes. Mais 
r^bahissement redoubia quand on I'apergut ouvrant 
dans les treillages une des portes destinies & ceux qui 
entreraient pour offrir les victimes. C'^tait, croyaient 
les prdtres de Holoch, un outrage qu*il venait faire k 
leur dieu; avec de grands gestes, ils essayaient de le 
repousser. Nourris par les viandes des holocaustes, vd- 
tus de pourpre comme des rois et portant des couronnes 
& triple Stage, ils conspuaient ce pdle eunuque extSnuS 
de macerations, et des rires de colore secouaient sur 
leur poitrine leur barbe noire StalSe en soleil. 

Schahabarim, sans rSpondre, continuait k marcher ; 
et, traversant pas k pas toute Tenceinte, il arriva sous 
les jambes du colosse, puis il le toucha des deux cdtSs 
en ^cartant les deux bras, ce qui Stait une formule so- 
lennelle d'adoration. Depuis trop longtcmps la Rabbet 
le torturait; et par dSsespoir, ou peut-Stre k dSfaut 
d*un dieu satisTaisant compIStement sa pensSe, il se 
dSterminait enfin pour celui-l&. 

La foule, SpouvantSe par cette apostasie, poussa un 
long muriiiure. On sentait se rompre le dernier lien 
qui attachait les dmes k une divinity clSmente. 

Hals Schahabarim, k cause de sa mutilation, ne pou- 
vait participer au culte du Baal. Les hommes en man- 
teaux rouges Texclurent de I'enceinte; puis, quand 
il fut dehors, il tourna autour de tons les colleges, 
successivement, et le prdtre, dSsormais sans dieu, 
disparut dans la foule. Elle s'Scartait k son ap- 
proche. 

Gependant un feu d^aloSs, de c6dre et de laurier bril- 

25. 



204 salamkbA. 

lait entre les jambes du colosse. Ses longues ailes en- 
fongaient leur pointe dans la flamme; les onguents 
dont il 6tait frott6 coulaient comme de la sueur sur ses 
membres d'airain. Autour de la dalle ronde oi!i il ap- 
puyait ses pieds, les enfants, envelopp^s de voiles noirs, 
formaient un cercle immobile ; et ses bras d^mesur^ 
ment long^ abaissaient leurs paumes jusqu'& eux, 
comme pour saisir cette couronne et I'emporter dans le 
ciel. 

Les Riches, les Anciens, les femmes, toute la mul- 
titude se tassait derri^re les prStres et sur les terrasses 
des maisonsr Les grandes (^toilespeintesne.toumaient 
plus ; les tabernacles 6taient pos6s par terre ; et les fu- 
m^es des encensoirs montaient perpendiculairement, 
telles que des arbres gigantesques ^talant au milieu de 
razuir leurs rameaux bleu&tres. 

Plusieurs s'l^vanouirent ; d'autres devenaient inertes 
et p^trifi^s dans leur extase. Une angoisse infiuie pe- 
saitsur les poitrines. Les derni^res clameurs une k une 
8*6teignaient, — et le peuple de Carthage haletaity aln 
sorb6 dans le d6sir de sa terreur. 

Enfin le grand-prMre de Moloch passa la main gauche 
sous les voiles des enfants, et il leur arracha du front 
une mSche de cheveux qu*il jeta sur les flammes. Alors 
les hommes en manteaux rouges entonnSrent Fhymn^ 
sacr6 : 

— « Hommage & toi, Soleill roi des deux zones, 
cr^ateur qui s*engendre, Pire et H6re, P&re et Fils, 
Dieu et D^esse, DSesse et Dieu ! i Et leur voix se perdit 
dans Texplosion des instruments sonnant tons k la fois, 
pour ^touffer les cris des victimes. Les scheminith 
k buit cordes, }es kinnor, qui en ^vaient dii« 9t lea ne- 
bal, qui en avaient douse, grin^aient, sifnuientf tot^ 
naient, Des outres i^poriQ^s h6ri^s6es de tyyaux faiment 
un clapotement aigu ; les tambourins, battus k tour da 

br^Sf ret^ntissaient de coups sourds et rapids; 019 mal- 



MOLOCR. S05 

gr6 la fureur des clairons, les salsalim claquaient, 
comme dcs ailes de sauterelle. 

Les hi^rodoules, avec un long crochet, ouvrirent les 
sept compartiments ^tagSs sur le corps du Baal. Dans le 
plus baut, on introduisit de la farine; dans le second,, 
deux tourterelles ; dans le troisi^me, un singe ; dans le 
quatri^me, un Mlier; dans le cinqui^me, une brebis ; 
et, comme on n'avait pas de bosuf pour le sixiime, on y 
jeta une peau tannie prise au sanctuaire. La septi^me 
case restaitbiante. 

Avant de rien entreprendre, il 6tait bon d'essayer 
les bras du Dieu. De minces chainettes partant de 
ses doigts gagnaient ses ipaules et redescendaient par 
derriire, oA des hommes, tirant dessus, faisaient mon- 
ter, jusqu*4 la hauteur de ses coudes, ses deux mains 
ouvertes qui* en se rapprochant, arrivaient centre son 
ventre ; elles remuireut plusieurs fois de suite, h petits 
coups saccad6s. Puis les instruments se turent. Le feu 
ronflait. 

Les pontifes de Moloch se promenaient sur la grande 
dalle, en examinant la multitude. 

II fallait un sacrifice individuel, une oblation toute 
volontaire et qui 6tait considSrte comine entratnant les 
autres. Hais personne, jusqu'& present, ne se montrait, 
et les sept alines conduisant d^s barri^res au colo9se 
^taient compl^tement vides. Alors, pour encourager le 
peuple, les pr^tres tirirent de leurs ceintures des poin* 
Qons et ils se balafraient le visage. On fit entrer d^ns 
Tenceinte les D^voute, dtendus sur terre, en dehors. On 
leur jeta un paquet d*horribles ferrailles et chacun choi- 
sit sa torture, lis se passaient des broches entre les 
seins ; ils se fendaient les joues ; ils se mirent des cou* 
ronnes d'^pines sur la tdte ; puis ils s'enlacdrent par les 
brps, et, entourant las eniants, ils formaient un autre 
grand cavole qui sa oontractait et s'dlargissait. Us arri- 
vaient centre la balustrade, se r^etaient en arriire ^t 



896 SALAMMB^ 

recommencaient toujours, attirant h eux la foule par le 
yertige de ce mouvement tout plein^de san^ et de cris. 

Peu k peu, des gens entr^rent jusqu*au fond des al- 
lies ; ils langaient dans la flamme des perles, des vases 
d*or, des coupes, des flambeaux, toutes leurs richesses; 
les ofTrandes, de plus en plus, devenaient splendides et 
multipli^es. Enfin un homme qui chancelait, un homme 
pdle et hideux de terreur, poussa un enfant ; puis on 
aperQut entre les mains du colosse une petite masse 
noire ; elle s*enfon^a dans Touverture t^n^breuse. Les 
pr^tres se pench^rent au bord de la grande dalle, — et 
un chant nouveau ^clata, celebrant les joies de la mort 
et les renaissances de T^lernit^. 

Ils montaient lentement, et, comme la fum^e en s'en- 
Yolant faisait de hauts tourbillons, ils serablaient de 
loin diparaitre dans un nuage. Pas un ne bougeait. Ils 
^taient liSs aux poignets et aux chevilles, et la sombre 
draperie les empdchait de rien voir et d'etre reconnus. 

Hamilcar, en manteau rouge comme les prStresde 
Holoch, se tenait aupr^s du Baal, debout devant Torteil 
de son pied droit. Quand on amena le quatorziSme en- 
fant, tout le monde put s'apercevoir qu'il eut un grand 
geste d'horreur. Mais bient6t, reprenant son attitude, 11 
croisa ses bras et il regardait par terre. De I'autre c6t6 
de la statue, le Grand-Pontife restait immobile comme 
lui. Baissant sa t^te charg^e d*une mitre assyrienne, ii 
observait sur sa poitrine la plaque d*or couverte de 
pierres fatidiques, et ou la flamme se mirant faisait des 
lueurs Irishes. II p&lissait, 6perdu. Hamilcar inclinait 
son front; et ils ^taient tons les deux si pr^s du bucher 
que le bas de leurs manteaux, se soulevant, de temps 
k autre Teffleurait. 

Les bras d*ai'rain allaient plus vite. lis ne s'arretaicnt 
plus. Ghaque fois que Ton y posait un enfant, les prd- 
tres de Moloch ^tendaient la main sur lui, pour le char- 
ger des ci^imes du peuple, en vocif6rant : a Ce ne sont 



MOLOCH. Wt 

pas des homines, mais des bceufs ! » et la multitude t 
Tentour r^p^tait : « Des boeufs ! des boBufs ! n Les di- 
vots criaient: « Seigneur ! mange ! * et les prStres de 
Proserpine, se conformant par la terreur au besoin de 
Carthage, marmottaient la formule 61eusiaque : « Verse 
la pluie! enfante! » 

Les victimes k peine au bord de rouverture disparais- 
saient comme une goutte d*eau sur une plaque rougie, 
et une fum^e blanche montait dans la grandc couleur 
Scarlate. 

Cependant Tapp^.tit du Dieu ne s*apaisait pas. II en 
voulait toujours. Afin de lui en fournir davantage, on 
les empila sur ses mains avec une grosse chatne par-des- 
sus, qui les retenait. Des divots au commencement 
avaient voulu les compter, pour voir si leur nombre 
correspondait aux jours de TannSe solaire ; mais on en 
mit d*autres, et il ^tait impossible de les distinguer 
dans le mouvement vertigineux des horribles bras. Cela 
dura longtemps, ind^fmiment, jusqu*au soir. Puis les 
parois int^rieures prirent un 6clat plus sombre. Alors 
on aperQut des chairs qui brOlaient. Quelques-uns 
m^me croyaient reconnaitre des cheveux, des membres, 
des corps entiers. 

Le jour tomba ; des nuages s'amoncel^rent au-dessus 
du Baal. Le biHcher, sans flammes k present, faisait une 
pyramide de charbons jusqu*& ses genoux ; compl^te- 
ment rouge comme un g^ant tout convert de sang, il 
semblait, avec sa t^te qui se renversaif , chanceler sous 
le poids de son ivresse. 

A mesure que les pr^tres se hAtaicnt, la fr^n^sie du 
peuple augmentait ; le nombre des victimes diminuant, 
les uns criaient de les Spargner, les autres qu*il en fal- 
lait encore. On aurait dit que les murs charges de 
monde s'^croulaient sous les hurlements d'^pouvante et 
de volupt^ mystique. Puis des fiddles arriv^rent dans les 
allies, tralnant leurs enfants qui s'accrochaient k eux ; 



298 SALAMMBA. 

et ils les battaient pour leur faire Ucher prise et les re- 
mettre aux hommes rouges. Les joueurs d*instruments 
quelquefois s*arretaient <gpuis^s ; alors on entendait les 
oris des m^res et le gr^sillement de la graisse qui tom- 
bait sur les charbons. Les buveurs de jusquiame, mar. 
chant k quatre pattes, tournaient autour du colosse et 
rugissaient comme des tigres; les tidonim vaticinaient, 
les D^vouis chantaient avec leurs Uvres fendues ; on 
avait rompu les grillages, tous voulaieht leur part du 
sacrifice ; — et les p^res dont les enfants ^taient morts 
autrefois, jetaient dans le feu leurs effigies, leurs jouets, 
leurs ossements conserves. Quelques-uns qui avaient 
des couteaux se prScipitSrent sur les autres. On s*entr'^- 
gorgea. Avec des vans de bronze, les hi^rodoules prirent 
au bord de la dalle les cendres tomb^es ; et ils les lan- 
(aient dans Tair, afin que le sacrifice s'^parpilUt sur la 
ville et jusqu*^ la region des ^toiles. 

Ge grand bruit et cette grande lumi^re avaient attir6 
les Barbares au pied des murs ; se cramponnant pour 
mieux voir sur les debris de Th^l^pole, ils regardaient 
brants d'horreur* 



IIT 



LE DtPILt DC LA. HACHC 



Les Garthaginois n'Staient pas rentr6s dans leurs mai- 
sons que les nuages 8*amonceMrent plus ipais ; ceux 
qui levaient la tdte vers le colosse sentirent sur leur 
front de grosses gouttes, et la pluie tomba. 

Elle tomba toute la nuit, abondamment, k flots ; le 
tonnerre grondait; c*6tait la voix de Moloch ; il avail 
vaincu Tanit; — et, maintenant Kcond^e, elle ouvrait 
du haut du del son vaste sein. Parfois on I'apercevait 
dans une ^claircie lumineuse itendue sur des coussins 
de nuages ; puis les tindbres se refermaient comme si, 
trop lasse encore, elle se voulait rendormir; les Gar- 
thaginois, — croyant tons que I'eau est enfant^e par la 
lune, — criaient pour faciliter son travail. 

La pluie battait les terrasses et d^bordait par-dessus, 
formait des lacs dans les cours, des cascades sur les es- 
callers, des tourbillons au coin des rues. Elle se versait 
en lourdes masses tildes et en rayons presses . des an- 
gles de tons les Edifices de gros jets ^cumeux sautaient; 
contre les murs il y avait comme des nappes blanchA* 
tres vaguement suspendues, et les toils des temples, la- 
vis, briilaient en noir k la lueur des tolairs. Par mille 



300 SALAMBIBd. 

chcmins des torrents dcscendaienl de TAcropole; dcs 
maisons s'ecroulaient tout h coup ; et des poutrelles, 
des pl^tras, des meiiblos passaient dans les ruisseaux, 
qui couraient sur les dalles imp^tueusement. 

On avait expose des amphores, des buires, des toiles ; 
mais les torches s*6teignaient ; on prit des brandons au 
bucher du Baal, et les Garthaginois, pour boirc, se te- 
naitnt le cou renversS, la bouche ouverte. D'autres, au 
bord des flaques bourbeuses, y plongeaient leurs bras 
jusqu'^ Taisselle, et se gorgeaient d*eau si abondam- 
mcnt qu*ils la vomissaient comme des buffles. La fr^i- 
cheur pen a pen se r^pandait ; ils aspiraient lair hu- 
roide en faisant jouer leurs membres, et dans le bon- 
heur de cette ivresse, bient6t un immense espoir surgit. 
Toutes les mis^res furent oubli^^es. La patrie encore une 
fois renaissait. 

Ils ^prouvaient comme le besoin de rejeter sur d'au- 
tres Texc^s de la fureur qu'ils n*avaient pu employer 
centre eux-memes. Un tel sacrifice ne devait pas etre 
inutile ; — bien qu'ils n*eussent aucun remords, ils se 
trouvaient emport^spar cette fren^sie quedonne la com- 
plicity des crimes irr^parables. ' 

Les Barbares avaient regu Torage dans leurs tentes 
mal closes ; et tout transis encore le lendemain, ils pa- 
taugeaient au milieu de la boue, en cherchant leurs mu- 
nitions et leurs armes, g&t^es* perdues. 

Hamilcar, de lui-m6me, alia trouver Hannon; et, sui- 
vant ses pleins pouvoirs, il lui confia le conunandement. 
Le vieux SufT^te h^sita quelques minutes entre sa ran- 
cune et son app^tit de Tautorit^. II accepta cependant. 

Knsuite Hamilcar fit sortir une galore arm^e d*une 
catapulte k chaque bout. 11 la plaga dans le golfe en 
face du radeau ; puis il embarqua sur les vaisseaux dis- 
ponibles ses troupes les plus robustes. 11 senfuyait done; 
ct cinglant vers le nord, il disparut dans la brume. 

Mais trois jours apros (on allait recoinraenccr Tatta- 



J 



LE DEFILE DE LA IIAGHE. 301 

que), des ;^ens de la c6le libyque arriverent tumultucu- 
sement. Barca 6tait cntrS chez cux. U avail partout levi 
des vivres et il s*etcndait dans le pays. 

Alors les Barbarcs furent indign^s comme s*il les tra- 
hissait. Ceux qui s*cnnuyaient le plus du siSge^ les Gau- 
lois surtout, n*h6siterent pas k quitter les murs pour 
tdcher de le rejoindre. Spcndius voulait reconslruire 
rh^l^pole ; H&tho s*6tait trac^ une ligne idSale depuis sa 
tente jusqu*& H^gara, il s'^tait jurS de la suivre ; et au- 
cun de leurs homines ne bougea. Hals les autres, com- 
mands par Autharite, s*en all^rent, abandonnant la 
portion occidentale du rempart. L*incurie ^tait si pro- 
fonde que Ton ne songea memo pas a Ics remplaccr. 

Narr*Uavas les ipiait de loin dans les montagnes. 11 
fit, pendant la nuit, passer tout son monde sur le cdt6 
ext^rieur de la Lagune, par le bOrd de la mer, et il en- 
tra dans Carthage. 

11 s*y pr^senta comme un sauvcur, avec six mille 
. hommes, tons portant de la farine sous leurs manteaux, 
et quarante il^piiants charges de fourrages et de vian- 
des s^ches. On s'empressa vite autour d*eux ; on leur 
donna des noms. L'arrivS d*un pareil secours r^jouis- 
salt encore moins les Carthaginois que le spectacle 
m^me de ces forts animaux consacr^s au Baal ; c*elait 
un gage de sa tendresse, une preuve qu*il allait enfin, 
pour les d^fendre, se mSler de la guerre. 

Narr*HavasreQut les compliments des Anciens. Puis il 
monta vers le palais de Salammb6. 

11 ne Tavaitpas revu depuis cette fois oix dans la tento 
d'Hamilcar, entre les cinq arm6es, il avait senti sa pe- 
tite main froide et douce attach^e centre la sienne; 
aprS les fiangailles elle ^tait partie pour Carthage. Son 
amour, d^tourn^ par d*autres ambitions, lui 6tait re- 
venu ; et maintenant il comptait jouir de ses droits, 1*4- 
pouser, la prendre. 

Salammbd ne comprenait pas comment ce jeune 



303 SALAMMBd. 

homme pourrait jamais devenir son maitre ! Bien qu*elle 
demandiit, tous les jours, k Tanit la mort de Hatho, 
son horreur pour le Libyen diminuait. Elle sentait con* 
fusement que la haine dont il Favait persecute ^tait 
une chose presque religieuse, — et elle aurait veulu 
voir dans la personne de Narr'Havas comme un reflet 
de cette violence qui la tenait encore eblouie. Elle sou- 
haitait le connaitre davantage, et cependant sa presence 
Vetii embarrass6e. Elle lui fit ripondre qu*elle ne devait 
pas le recevoir. 

D'ailleurs, Hamilcar avait d^fendu k ses gens d*ad- 
mettre chez elle le roi des Numides ; en reculant jus- 
qu*^ la fin de la guerre cette ri&compense, il espirait 
entretenir son d&vouement ; — et Narr'Havas, par crainte 
dtt Suffete, se retira. 

Mais 11 se montra hautain envers les Cent. II chan- 
gea leurs dispositions. 11 exigea des prerogatives pour 
ses hommes et les ^tablit dans des postes importants ; 
aussi les Barbares ouvrirent tous de grands yeux en 
apercevant des Numides sur les tours. 

La surprise des Carthaginois fut encore plus forte 
lorsqu'arriv^rent, sur une vieille trireme punique, qua- 
tre cents des leurs, faits prisonniers pendant la guerre 
de Sicile. En effet, Hamilcar avait secr^tement renvoye 
aux Quirites les Equipages des vaisseaux latins pris 
avant la defection des villes tyriennes ; et Rome, par 
^change de bons proc^d^s, lui rendait maintenant ses 
captifs. Elle d^daigna les ouvertures des Mercenaires 
dans la Sardaigne, et mdme elle ne voulut point recon 
naitre comme sujets les habitants d*Utique. 

Hi^ron, qui gouvernait k Syracuse, fut entrain^ par 
cet exemple. 11 lui fallait, pour conserver ses iiltats, un 
^uilibre entre les deux peuples ; il avait done int^r^t 
au salut des ChananSens, et il se d^clara ieur ami en 
leur envoyant douze cents boeufs avec cinquante-trois 
mille nebel de pur fromenU 



LE d£fil£ de la HAGHE. 805 

Dn6 raisonplus profonde faisait secourir Carthage ; 
on aentait bien que ai lea Mercenairea triomphaient, de- 
puis le soldat jusqu'au laveur d*icuelles, tout a'inaur- 
geait, et qu*auouQ gouveruement, aucune maison ne 
pourrait y rteister. 

Hamilcar, pendant ce temps-Ift, battait lea campagnes 
orientalea. II refoula lea Gaulois et tous les Barbarea ae 
trouT^rent eux-mdmes comme aaai^g^s. 

Alors il se mit k les harceler. II arrivaity a'iloignait, 
et renouvelant toujoura cette manoeuvre, peu k peu il 
les ditacha de leurs campenienta. Spendius ftit oblige 
de les suivre ; Hdtho, k la fin, c^da comme lui. 
. II ne d^passa point Tunis. II s*enferma dans ses 
murs. Cette obstination 6tait pleine de sagesae; car 
bientdt on apergut Narr*Havas qui sortait par la porte de 
Khamon avec ses 616phants et ses soldats ; Hamilcar le 
rappelait. Mais d6j& les autres Barbarea erraient dans 
les provinces k la poursuite du Suffite. 

II avait recu k Glypea trois mille Gaulois. II fit venir 
des cbevaux de la Cyr^naique, des armures du Brutium, 
et il recommeuQa la guerre. 

Jamais son ginie ne fut ai^ssi impitueux et fertile. Pen- 
dant cinq lunes il les traina derri^re lui. 11 avait un 
but ou il voulait les conduire. 



Les Barbaras avaient tentft d'abord de Tenvelopper 
par de petits dMachements; il leur ichappait tou- 
joura. lis ne se quittSrent plus. Leur armte 6tait de 
quarante mille hommes environ, ,et plusieurs foia ils eu- 
rent la jouissance de voir les Carthaginois reculer* 

Ce qui les tourmentait, c*6taient les cavaliers de Narr'- 
Havas ! Souvent, aux beures les plus lourdes, quand on 
avan^ait par les plaines en sommeillant sous le poids 
des armes, tout k coup une grosse ligne de pons- 
si^re montaiti Thorizon ; des galops accouraient, et du 



504 SALAMMBA. 

scin d*un nuage plein de prunelles flamboyantes, une 
piuie de dards se pr6cipitait. Les Numides, couverts de 
manteaux blancs, poussaient de grands oris, levaient 
les bras en serrant des genoux leurs italons cabr^s, les 
faisaient tourner brusquement, puis disparaissaient. lis 
avaient toujours k quelque distance, sur des dromadai- 
res, des provisions de javelots, et ils revenaient plus ter- 
ribles, hurlaient comme des loups, s*enfuyaient comme 
des vautours. Ceux des Barbares places au bord des 
files tombaient un k un, — et Ton continuait ainsi jus- 
qu'au soir, ou Ton t^chait d'entrer dans les montagnes, 

Bien qu'elles fussent p^rilleuses pour les ^l^phants. 
Hamilcar s*y engagea. II suivit la tongue chaine qui s*^ 
tend depuis le promontoire Hermaeum jusqu'au sommet 
du Zagouan. C*kait, croyaient-ils, un moyen de cacher 
rinsufBsance de ses troupes. Hais Tincertitude conti- 
nuelle ou 11 les maintenait, finissait par les exasp^rer 
plus qu'aucune d^faite. Ils ne se d^courageaient pas, et 
marchaient derri^re lui. 

Enfin, un soir, entre la Montagne-d'Argent et la Mon- 
tagne-de-Plomb, au milieu de grosses roches, k I'entr^e 
d*un dSfilg, ils surprirent un corps de vSlites ; et Tar- 
mSe enti^re etait certainement devant ceux-1^, car on 
entendait un bruit de pas avec des clairons; aussitdt 
les Gartliaginois s*enfuirent par la gorge. Elle d^valait 
dans une plaine ayant la forme d*un fer de hache et en- 
vironn^e de hautes falaises. Pour atteindre les v^lites, 
les Barbares s*y ilanc^rent ; tout au fond, parmi des 
boeufs qui galopaient, d*autres Carthaginois couraient 
tumultueusement. On apergut un homme en manteau 
rouge, c'6tait le Suffete, on se le criait; un redouble- 
ment de fureur et de joic les emporta. Plusieurs, soit 
paresse ou prudence, Staient resits au seuil du d^Gl^. 
Mais de la cavalerie, dSbouchant d*un bois, k coups de 
piques et de sabres, les rabattit sur les autres ; et bien- 
tdt tons les Barbares furent en bas, dans la plaine. 



LE DEFILE DE LA IIACIIE. ' 505 

Puis, cette grande. masse d'hommes ayant oscille 
quelque temps, s'arrdta ; ils ne dScouvraient aucunc 
issue. 

Geux qui Staient le plus pr^s du d^fil^ revinrent en 
arri^re ; mais le passage avail enti^rement disparu. On 
ii^la ceux de Tavant pour les faire continuer ; ils s-6cra- 
saient centre la montagne, et de loin ils invectiv^rent 
leurs compagnons qui ne savaient pas retrouver la 
route. 

En effet, k peine les Barbares ^taient-ils descendus, 
que des horames, tapis derri^re les roches, en les sou- 
levant avec des poutres, les avaient renvers^es ; et comme. 
la pente 6taitrapide, ces blocs ^normes, roulant p61e 
mdie, avaient bouchS I'^troit orifice, complStement. 

A Tautre extr^mit^ de la plaine s'^tendait un long 
couloir, ^ et Ik fendu par des crevasses, et qui condui- 
salt h un ravin montant vers le plateau sup^rieur ou se 
tenait Tarm^e punique. Dans ce couloir, contre la paroi 
de la falaise, on avait d*avance dispose des 6chelles ; et, 
prot^g^s par les detours des crevasses, les v^lites, 
avant d*6tre rejoints, purent les saisir et remonter. Plu- 
sieurs mSme s*engag^rent jusqu*au bas de la ravine; 
on les tira avec des cdbles, car le terrain en cet endroit 
6tait un sable mouvant et d'une telle inclinaison que, 
n'.^me sur les genoux, il etii 6t6 impossible de le gra- 
vir. Les Barbares, presque imm^diatement, y arriv^reht. 
Mais une herse, haute de quarante coudSes, et faite ft 
la mesure exacte de Tintervalle, s*abaissa devant eux 
tout k coup, comme un rempart qui serait tombS du 
ciel. 

Done les combinaisons du Suff^te avaient reussi. Au- 
cun des Mercenaires ne connaissait la montagne, et 
marcliant k la tSte des colonnes ils avaient entrain^ les 
autres. Les roches, un peu 6troiles par la base, s*6taienl 
facilemcnt abattues ; et tandis que tons couraient, son 
armSe, dans rhori/on, avait cri6 pomme en d^trcsse. 

ao. 



300 salammbA. 

Hamilcar, il est vrai, pouvait perdre ses y^Iites, la moi- 
ti^ seulement y resta. II en eut sacrifi^ vingt fois da- 
vanlage pour le succ^s d*une pareille entreprise. 

Jusqu*au matin, les Rarbares se pouss^rent en files 
compactes d*un bout k I'autre de la plaine. lis t^taient 
la montagne avec leurs mains, cherchant k d^couvrir un 
passage. 

Enfin le jour se leva ; ils aper^urent partout autour 
d*eux une grande muraille blanche, taill^e k pic. Et pas 
un moyen de salut, pas un espoir ! Les deux sorties na- 
turelles do cette impasse ^talent fermtes par la ber^e et 
par Tamoncellement des roches. 

Alors, tons se regard^rentsans parler. lis s'afTaiss^rent 
sur eux-m^mes, en se sentant un froid de glace dans les 
reins, et aux paupi^res une pesanteur accablante. 

Ils se relev^rent, et bondirent contre les roches. 
Mais les plus basses, pressees par le poids des autres, 
^taient in^branlables. Ils t^ch^rent de s*y cramponner 
pour atteindre au sommet; la forme ventrue de ces 
grosses masses repoussait toute prise. Ils voulurent 
fendre le terrain des deux cdtSs de la gorge; leurs 
instruments se bris^rent. Avec les mdts des tentes, ils 
flrent un grand feu ; le feu ne pouvait pas bruler la 
montagne. 

lis revinrent sur la herse ; elle 6tait gamie de longs 
clous, ^pais comme des pieux, aigus comme les dards 
d*un porc-6pic et plus serr^s que les crins dune brosse. 
Mais tant de rage les animait qu'iJs se pr^cipit^rent 
contre elle. Les premiers y entr6rent jusqu'a r^chine, 
les seconds reflu^rent par-dessus; et tout retomba, en 
laissant h ces horribles branches des lambeaux humains 
et des chevelures ensanglant^es. 

Quand le d^couragement se fut un peu calm6, on 
examina ce qull y avait de vivres. Les Hercenairos« 
dont les bagages ^taient perdus, en poss^daient k peine 
pour deux jours ; et tous les autres s'en trouvaient d6> 



LE d£fil£ de la nxGIIE. 307 

nufts* — car ils aitendaient un convoi promis par les 
villages du Sud. 

Cependant des taureaux vagabondaient, ceux que les 
Carthaginois avaient UchSs dans la gorge afin d*attirer 
les Barbares. Ils les tu^rent k coups de lances ; on les 
mangea, et les estomacs ^tantremplis les pens^es furent 
moins lugubres. 

Le lendemain, ils igorg^rent tous les mulcts, une qua- 
rantine environ, puis on racla leurs peaux, on fit bouil- 
lir leurs entrailles, on pila les ossements, et ils ne 
dtoesp6raient pas encore ^ TarmSe de Tunis, pr^venue 
sans doute, allait venir. 

Mais le soir du cinqui^me jour, la faim redoubla ; 
ils rong^rent les baudriers des glaives et les petites 
Sponges bordant le fond des casques. 

Ces quarante mille honunes ^taient tass^s dans I'es- 
p^ce d'hippodrome que formait autour d*eux la monta- 
gne. Quelques-uns restaient devant la herse ou & la 
base des roches ; les autres couvraient la plaine confu* 
s^ment. Les forts s*6vitaient, et les timides recher- 
chaient les braves, qui ne pouvaient pourtant les sau- 
ver. 

On avait, & cause de leur infection, enterr^ vivement 
les cadavres des v^lites ; la place des fosses ne s'aperce- 
vait plus 

Tous les Barbares languissaient, couches par terre. 
Entre leurs lignes, qk et Id, un v^t^ran passait ; et ils hur- 
laient des maledictions centre les Carthaginois, contre 
Haniilcar — et contre HAtho, bien qu*il fut innocent de 
leur dSsastre ; mais il leur semblait que leurs douleurs 
eussent kik moindres s'ils les avaient partag^es. Puis 
ils g&missaient ; quelques-uns pleuraienttout bas« comme 
de petits enfants, 

Ua venaient vera lea capitaines et ils les suppliaient 
de leur accorder quelqua cboga quL apaiaAt Imn souf- 
irances. Les autres ne r^nondaieat rieUt -— ou» saisis 



308 SALAMMRd. 

de fureur, ils ramassaieiit une pierre et la leur jclaicnt 
au visage. 

Plusieurs, en effef , conservaient soigneusement, dans 
un trou en terre, une reserve de nourriture, quelques 
poignees de dattes, un peu de farine ; et on mangeait 
cela pendant la nuit, en baissant la tdte sous son man- 
teai]k. Geux qui avaient des ^p^es les gardaient nues dans 
leurs mains ; les plus d6fiants se tenaient debout, ados- 
s^s contre la montagne. 

Ils accusaient leurs chefs et les mena^aient. Autha- 
rite ne craignait pas de se montrer. Avec cctte obsti- 
nation de Barbare que rien ne rebute, vingt fois par 
jour il s*avanQait jusqu'au fond, vers les rocbes, esp^ 
rant chaque fois les trouver peut-^tre d^plac^es; et 
balangant ses lourdes ^paules couvertes de fourrures, 
11 rappelait k ses compagnons un ours qui sort de sa 
caverne, au printemps, pour voir si les neiges sont fon- 
dues. 

Spendius, entour^ de Grecs, se cachait dans une des 
crevasses ; comme il avait peur, il fit r^pandre le bruit 
de sa mort. 

Ils ^taient maintenant d'une maigreur hideuse ; leur 
peau se plaquait de marbrures bleudtres. Le soir du 
neuvi^me jour, trois Iberiens raoururent. 

Leurs compagnons, effray^s, quitt^rent la place. On 
les dSpouilla ; et ces corps nus et blancs rest^rent sur le 
sable, au soleil. 

Alors des Garamantes se mirent lentement k rdder 
tout autour. G'^taient des hommes accoutum^s k Texis- 
tence des solitudes et qui ne respectaient aucun dieu. 
Enfin le plus vieux de la troupe fit un signe, et se bais- 
sant vers les cadavres, avec leurs couteaux ils en pri- 
rent des lani^res ; puis, accroiipis sur les talons, ilt roan- 
geaient. Les autres regardaient de loin ; on poussa des 
cris d'horreur; — beaucoup cependaat, au fondde I'^e, 
jalousaicnt leur courage. 



LE d£fil£ de la HACIIE. 500 

Au milieu de la nuit, quclques-uns do ceux-1& se 
rapprocb^rent, et, dissimulaut leur d^sir, lis en dc- 
inandaient une mince bouch^e, seulementpour essaycr, 
disaient-ils. De plus hardis survinrent; leur nombrc 
augmenta; ce fut bientdt une foule. Mais prcsquc tons, 
on sentant cette cbair froidc au bord des 16vrc3, lais* 
saient leur main rctomber; d*autres, au contrairc, la 
devoraient avec d^Iices. 

A(in d'etre enlrain^s par rexeraple, ils s*excitaient 
mutuellement. Tel qui avail d*al)ord refuse ailait voir 
les Garamantes et ne revenait plus, lis faisaient cuirc 
les raorceaux sur des charbons k la pointc d'une epoc ; 
on les salait avec de la poussi^re et Ton se dispulait ics 
mcilleurs. Quand ii ne resta plus rien des trois cadavrcs, 
les yeux se port^rcnt sur toute la plaine pour en trou^ 
ver d'aulres. 

Mais ne possMait-on pas des Carthaginois, vingtcap- 
lifs faits dans la derni^re rencontre et que personne, 
jusqu*^ present, n*avait remarquSs? lis disparurcnt; 
c*Stait une vengeance, d'ailleurs. — Puis, comme il fal- 
lait vivre, comme le goAt de cette nourriture s*6tait d6- 
velopp^, comme on se mourait, on ^gorgea les porteurs 
d'eau, les palefreniers, tons les valets des Mercenaires. 
Chaque jour on en tuait. Quelques-uns mangcaicnt 
beaucoupv reprenaient des forces et n*6taient plus 
tristes. 

Bientdt cette ressource vint k manquer. Alors I'envie 
se tourna sur les blesses et les malades. Puisqu'ils ne 
pouvaient se gu^rir, autant les d^livrer de leurs tor- 
tures ; et, sit5t qu*un homme chancelait, tons s*^criaient 
qu*il ^tait maintenant perdu et devait servir aux autrcs. 
Pour acc^lSrer leur mort, on employait des ruses ; on 
leur vohiit le dernier reste de leur immoude portion ; 
comme par m6garde on marchait sur eux ; les agoni- 
sanls, pour faire croire k leur vigucur, Idchaient d'e- 
tendre les bras, de se relever, do rire. Des gens evanouis 



310 SALAMMBd. 

se reveillaient au contact d'une lame 6br6ch6e qui leur 
sciaitun oaembre;. — et ils tuaient encore, par f^rocit^, 
sans besoin, pour assouvir leur fureur. 

Un brouillard lourd et ti^de, comme il en arrive dans 
ces regions k la fin de Thiver, le quatorzi^me jour sV 
battit sur TarmSe. Ge changement de la temperature 
amena des morts nombreuses, et la corruption se d^ve* 
loppait effroyablement vite dans la chaude humidity re- 
tenue par les parois de la montagne. La bruine qui 
tombait sur les cadavres, en les amollissant, fit bient^t 
de toute la plaine une large pourriture. Des yapeurs 
blanch^tres flottaient au-dessus ; elles piquaient les na- 
rines, p^n^traient la peau, troublaient les yeux; et les 
Barbares croyaient entrevoir les souffles exhales, les 
toes de leurs compagnons. Un d^goAt immense les ac- 
cabla. lis n*en voulaient lus. ils aimaient mieux mou- 
rir. 

Deux jours apr6s, le temps redevint pur et la faim 
Ics reprit. II leur semblait parfois qu*on leur arrar 
chait Testomac avec des tenailles. Mors, ils se rou-i 
laient saisis de convulsions, jetaient dans leur bouche 
des poign^es de terre, se mordaientles brasct ^clataient 
on rires fr6ii(^tiques. 

La soif les tourmentait encore plus, car ils n*avaient 
pas une gouUe d'eau, les outres, depuis le neuvitoe 
jour, Slant complStement taries. Pour troraper le be- 
soin, ils s*appliquaient sur la langue les Scailles mStal- 
liques des ceinturons, les pommeaux en ivoire, les fers 
des glaives. D*ancien$ conducteurs de caravanes se com- 
primaient le ventre avec des cordes.D'autres suQaient 
un caillou. On buvait de Turine refroidie dans les cas- 
ques d'airain. 

Et ils altcndaient toujours TarmSe de Tunis ! La lon- 
gueur du temps qu'elle mettait k venir, d'aprSs leurs 
conjectures, certifiait son arrivSe prochaine. D^ailleurs 
Hdtho, qui Slait un brave, ne les abandonnerait pas. 



LE d£fil£ de la HACHE. 511 

c Ce sera pour demain ! i se disaient-ils ; et demltfn se 
passait. 

Au commencement, ils ayaient fait des pri6res, des 
Yoeux, pratique toutes series d'incantations. A pre- 
sent ils ne senlaient, pour leurs Divinit^s, que de la 
haine, et, par vengeance, tdchaient de ne plus y croire. 

Les hommes de caract6re violent p^rirent les pre- 
miers ; les Africains r^sist^rent mieux que les Gaulois. 
Zarxas, entre les Bal^ares, restait 6tendu tout de son 
long, les cheveux par-dessus le bras, inerte. Spendius 
trouva une plante k larges feuilles emplies d'un sue 
abondant, et, Tayant d^clar^e v^n^neuse afin d'en bar- 
ter les autres, il s*en nourrissait. 

On ^tait trop faible pour abattre, d*un coup de pierre, 
les corbeaux qui volaient. Quelquefois, lorsqu*un gy- 
pa§te, pos6 sur un cadavre, le d^chiquetait depuis long* 
temps d^j^, un homme se mettait k ramper vers lui 
avec un javelot entre les dents. II s*appuyait d*une main, 
et, apr^s avoir bien vis6, il lan^ait son arme. La bdte 
aux plumes blanches, troublie par le bruit, s*interrom- 
pait, regardait tout k Tentour d*un air tranquille, 
comme un cormoran sur un ecueil, puis elle repion- 
geait son hideux bee jaune ; et I'homme d^sesp^r^ re- 
tombait k plat ventre dans la poussi6re. Quelques-uns 
parvenaient k dicouvrir des cam^I^ons, des serpents. 
Mais ce qui les faisait vivre, c*^tait Tamour de la vie. 
lis tendaient leur kme sur cette idee, exclusivement, — 
et se rattachaient k Texistence par un effort de volonle 
qui la prolongeait 

Les plus stoiques se tenaient les uns pr^s des autres, 
assis en rond, au milieu de la plaine, ^k et Ik, entre les 
morts; et, envelopp^s dans leurs manteaux, ils s'aban* 
donnaient silencieusement a leur tristesse. 

Ceux qui 6taient n6s dans les villes se rappelaient 
des rues toutes retentissantes, des tavemes, des thSAtres, 
des bains, et les boutiques des barbiers oii Ton dcoute 



312^ SALAUMBd. 

dcs histoires. D*autres revoyaicnt des campagnes au coU't 
cher du soleil, quand les bles jaunes ondulent et que 
les grands boeufs remontcnt les coUines avec le soc des 
chamies sur le cou. Les voyageurs rSvaieat k des ci- 
ternes, les chasseurs a leurs fordts> les v^t^rans k des 
bataiiles ; — et, dans la somnolence qui les engourdis- 
salt, Icurs pcnsees se heurtalent avec I'emportement et 
la neltet^ des songes. Des hallucinations les envahis- 
saient tout k coup ; ils cherchaient dans la montagne 
une porte pour s enfuir et voulaient passer au travers. 
D*autres, croyant navigucr par une tcmpete, conunan- 
daient la manoeuvre d un navii^« ou bien ils se recu* 
laient6pouvantcs, aperccvant, dans les nuages, desba- 
tailions puniques. II y en avait qui se figuraient ^Ire k 
un festin, et ib chanlaient. 

Beaucoup, par une elrange manie, r^pStaient le raSme 
mot ou faisaieiit contiiiuellement ie m^me geste. Puis, 
quand ils venaicnt a relcver la tele et ^ se regarder, des 
sanglots les ^touffaient en decouvrant I'liorrible ravage 
de leurs figures. Cuelques-uns ne soufTraient plus, et 
pour employer les hcuros, ils se racontaicnt les perils 
auxquels ils avaicnt ^chapp6. 

Leur mort k tons etait certaine, imminente. Combicn 
de fois n'avaient-ils pas tent6 de s'ouvrir un passage ! 
Quant k implorer les conditions du vainqueur, par quel 
moyen ? ils ne savaient meme pas ou se trouvait Hamii- 
car. 

Le veut soufflait du c6te de la ravine. II faisait cou- 
Icr le sable par dessus la berse en cascades, perp^tuel- 
lement; et les manteaux et les chevelures' des Barbares 
s*en recouvraient couiinc si la terre, montant sur eux, 
avait voulu les ensevelir. Rien ne bougeait ; reternelle 
montagne, chaque malin, leur semblait encore plus haute. 

Quelquefois des bandes d'oiseaux passaient k lire- 
d*ailcs, en plein ciel bleu, dans la liberie de Fair. Ils 
formaieiit les yeux pour ne pas les voir* 



LE DEFILE D£ LA HAGUE. 513 

. On sentait d*abord un bourdonnement dans Ics oreil- 
les, les ougles noircissaient, le froid gagnait la poi- 
trioe ; on se couchait sur le c6i& et Ton s'^tcignait sans 
un cri. 

Le dix-neuvi^e jour, deux mille Asiatiques ^taient 
morls, quinze cents de TArchipel, huit mille de la Li- 
bye, les plus jeunes des Hercenaires et des tiubus cora-p 
plates — en tout vingt mille sold^ts, la moiti6 de Tar- 
mee. 

Autharite, qui n'avait plus que cinquanle Gaulois, 
allait se faire tuer pour en finir, quand, au sonimet 
de la montagne, en face de lui, il crut voir un homnie. 

Get homme, k cause de T^lSvation, ne paraissait pas 
plus grand qu'un nain. Cependant Autharite reconnut 
k son bras gauche un boudier en forme de tr^ile. 11 
s*6cria : « Un Carthaginois ! i Et, dans la plaine, de- 
vant la herse et sous les roches, imm^diatement tous se 
lev^i ent. Le soldat se promenait au bord du precipice ; 
ti'en bas les Barbares le regardaient. 

Spendius ramassa une t^te de boeuf ; puis, avec deux 
ceintures ayant compost un diad^me, il le planta sur 
les comes au bout dune perche, en tSmoignage d*in- 
tentions pacifiques. Le Carthaginois disparut. lis atten- 
dirent. 

Enfln ie soir, comme une pierre se d^tachant de la 
falaise, tout k coup il tomba d*en haut un baudrier. 
Fait de cuir rouge et convert de broderie avec trois 
itoiles de diaraant, il portait empreint k son milieu la 
marque du Grand^Gonscil : un cheval sous un palmier. 
Citait la rSponse d*Hamilcar, le sauf-conduit qu'il en- 
voyait. 

Us n*avaient rien k craindre ; tout changement do 
fortune amenait la fin de leurs maux. Une joie d6me- 
suree les agita; ils s*embrassaient, pleuraient. Spen- 
dius, Autliarite et Zarxas, quatre Italiotes, un N6grc ct 
deux Sparliatcs s'offriront comme parlemcnlaircs. Un 

'i7 



914 SALAMMBO. 

le3 accq>ta toot de suite. Ds ne sandent wipwufanl par 
qael moyen s*en aller. 

Mais iin craqaement letentil dans la direction des 
roches ; et la plus eleTfe, ayant oscill^ sor elle-m&sie, 
rebondit jnsqu'en bas. En effet, si dn cMk des Bariiares 
elles 6taient in^branlables, car il anrait £adlu leor faire 
remonter un plan oblique (et, d'aillenrs, elles se troo- 
vaient tass^ par I'^troitesse de la gorge), de Tantre, 
an contraire, il sniSsait de les henrter fortement pour 
qu'elles descendissent. Les Carthaginois les pousserent, 
et, an jour lerant, elles s'avan^ent dans la plaine 
conune les gradins d'un immense escalier en mines. 

Les Barbares ne pouyaient encore les gravir. On 
leur tendit des tehelles ; tons s*y ^lanc^nt. La d^ 
charge d'une catapulte les refoula ; les Kx settlement 
furent emraenes. 

lis marchaient entre les Clinabares» et aqqiuyaient 
leur main sur la croupe des cheyaux pour se soutenir. 

Maintenant que leiur premiere joie ^ait passte, ils 
commen^aient i conceyoir des inquietudes. Les exi- 
gences d'Hamilcar seraient cruelles. Mais Spendius les 
rassurait. 

— « C'est moi qui parlerai ! i Et il se yantait de con- 
naltre les choses bonnes k dire pour le salut de Tai^ 
mke. 

Derri6re tous les buissons, ils rencontraient des sen- 
tinelles en embuscade. Elles se prostemaient deyant le 
baudrier que Spendius ayait mis sur son 6paule. 

Quand ils arny^rent dans le camp punique, la foule 
s'empressa autour d*eux, et ils entendaient comme des 
chucbotements, des rires. La poi^te d'une tente s*ouyrit. 

Hamilcar ^tait tout au fond, assis sur un escabeau, 
prte d*une table basse ou brillait un glaiye nu. Des ca- 
pitaines, debout, Tentouraient. 

En apercevant ces hommes, il fit un geste en ar- 
riire, puis il se pencha pou les examiner. 



LE d£fIL£ DE la HAGUE. r>15 

lis avaient les pupilles extraordinairement dilalies, 
avec un grand cercle noir autour des yeux, qui so pro- 
longeait jusqu'au bas de leurs oreilles ; leurs ncz bleud- 
tres saillissaient entre leurs joues creuses, fendillees 
par des rides profondes ; la peau de leur corps, trop 
large pour leurs muscles, disparaissait sous une pous- 
si^re de couleur ardoise; leurs l&vres se collaient con* ' 
tre leurs dents jauncs; ils exhalaient une iniecte odeur; 
on aurait dit des tombeaux entr'ouverts, des s^pulcres 
vivants. 

Au milieu de la tente, il y avait sur une natte oix les 
capitaines allaient 8*asseoir, un plat de courges qui fu- 
mait. Les Barbares y attachaient leurs yeux en grelot- 
tant de tons les membres, et des larmes venaient k leurs 
paupi^res. Ils se contenaient, cepenctant. 

Halmicar se d^tourna pour parler k quelqu*un..Alors 
ils se ru^rent dessus, tons, h plat ventre. Leurs visages 
trempaient dans la graisse, et le bruit de leur degluti- 
tion se mdlait aux sanglots de joie qu*ils poussaient. 
Plut6t par etonnement que par pitiS, sans doute, on les 
laissa fjnir la gamelle. Puis quand ils se furent relev^s, 
Halmicar commanda, d'un signe, k Thomme qui portait 
le baudrier de parler. Spendius avait peur; il balbu- 
tiait. 

Hamilcar, en T^coutant, faisait tourner autour de 
son doigt une grosse bague d'or, celle qui avait empreint 
sur le baudrier le sceau de Carthage. 11 la laissa torn- 
ber par terre ; Spendius tout de suite la ramassa ; de- 
vant son maitre, ses habitudes d'esclave le reprenaient. 
Les autres frSmirent, indign6s de cetle bassesse. 

Mais le Grec haussa la voix, et rapportanl les crimes 
d*Hannon, qu*il savait dtre Tennemi de Barca, tAchant 
de Tapiloyer avec le detail de leurs mls^res et les sou- 
venirs de leur d^voueinent, il parla pendant longtemps, 
d*une fa^on rapide, insidieuse, violente mSme ; k la 
fin, il s'oubliait, entrain^ par la chalcur de son esprit* 



3IG SALAMMBd. 

llamilcar repliqu.i qu*ii accepUit leurs excuses. Done 
la paix allait se cone ure, et maintenant elle scrait de- 
finitive! Mais il exigeait qu'on lui livr^t dix des Merce- 
naircs, k son choix, snns armes ei sans tunique. 

lis ne s*atlendaient pas ik cette cl^mence ; Spendius 
s'ecria : 

— f Oh ! vingt, si tu veux, M aitre ! 

— cr Non ! dix me suffisent, • r^pondit doucenieal 
Ilamilcar. 

On les fit sortir de la tente afin qu'ils pussent dMi- 
b^rer. Des qu'ils furcnt seuls, Aulharite r^clama pour 
les compagnons sacrifies, et Zarxas dit a Spendius : 

— f Pourquoi ne Tas-tu pas tue? son glaive 6tait 
1&, pr^s de toi ! 

— « Lui ! » fit Spendius; et il r^p^ta plusieurs fois : 
« Lui ! lui ! i comme si la chose edt 6t^ impossible et 
Hamilcar qucL^u'un d'immortel. 

Tant de lassitude les accablait qu*ils s*elendircnt par 
terre, sur le dos, ne sachant k quoi se r^soudre. 

Spendius les engageait k c^der. Enfin, ils y conseu- 
lirent, et ils rentr^rent. 

Alors le SufTSte mit sa main dans les mains des dix 
Barbares tour k tour, en serrant leurs pouces ; puis il 
la frotta sur son vStement, car leur peau visqueuse cau- 
sait au toucher une impression nide et molle, un four- 
millement gras qui horripilait. Ensuite il leur dit : 

— « Vous ^tes bien tons les chefs des Barbares et 
vous avez jur6 pour eux ? 

— a Oui ! » rSpondirent-ils. 

— « Sans contrainte, du fond de Vkme, avec Tinten- 
tion d*accomplir vos promesses ? » 

lis assurerent qu ils s en retournaient vers les autres 
pour les ex^cutcr. 

— « Eh bien ! » reprit le Suff^te, a d*apr6s la conven- 
tion pass^e entre moi, Barca, et les ambassadeurs des 
Blercenaires, c'cst vous que je choisis, et je vous garde!'» 



LE D^FILi DE LA HAGUE. 517 

Spendius tomba ^vanoui sur la natte. Les Barbares, 
commc Tabandonnant, se resserr^rent les uns pr^s des 
nutres : et il n* y eut pas un mot, pas une plainte. 



Leurs compagnons, qui les attendaient, ne les voy&nt 
pas revenir, se crureAt trains. Sans doute, les parle* 
mentaires s'^taient donnas au Suffl&te. 

Us altcndirent encore deux jours : puis le matin du 
Iroisi^me leur resolution fut prise. Avec des cordes, des 
pics et des filches dispos6es comme des ^chi^lons entre 
des lambeaux de toile, ils parvinrent h escalader les ro^ 
ches ; et laissant derri^re eux les plus faibles, trois^ 
mille environ, ils se mirent en marcbe pour rejoindre 
Tarm^e de Tunis. 

Au haut de la gorge s*6talait une prairie clair-sem^ 
d*arbustes ; les Barbares en d^vor^reut les bourgeons. 
Ensuite ils trouv^rent un champ de f^ves; et tout dispa- 
rut comm6 si un nuage de sauterelles edt pass6 par Ik. 
Trois heures apr^s ils arriy^rent sur un second plateau, 
que bordait une ceinture de collines vertes. 

Entre les ondulations de ces monticules, des gerbes 
couleur d'argent brillaient, espac6es les unes des autres ; 
lOb Barbares, ^blouis par le soleil, apercevaient confu- 
s^ment. en dessous, de grosses masses noires qui let; 
supporlaient. Elles se lev^rent, comme si elles se fussent 
^panouies. G*6taient des lances dans des iours^ sur des 
d^phants effroyablement arm^s. 

Outre r^pieu de leur poitrail, les poin^ons de leurs 
defenses, les plaques d'airain qui couvraient leurs flancs, 
et les poignards tenus k leurs genouill^res, — ils avaient 
au bout de leurs trompes un bracelet decuir ou Mait 
pass6 le manche d*un large coutelasj partis tons k la 
fois du fond de la plaine, ils s'avangaient db chaque 
cdt^, paralleiement. 

Une terrcur sans nom ^la^a les Barbares. lis ne ten- 



3i8 SALAMM bA. 

t^rent mtoe pas de s'enfiiir. IMjA ils se trouvaient 
^nveloppte. 

Les ^l^phants eatr^ni dans cette masse d'hom- 
mes ; et les eperons de leur poitraii la divisaient, les 
lances de leurs defenses la retoumaient comme des 
socs de chamies ; ils coupaient, taillaient, hacbaient 
ayec les faux de leurs trompes ; les tours, pleines de 
phalariques, semblaieut des volcans en marche ; on ne 
distinguait qu*un large amas ou les chairs humaines 
faisaient des tacbes blanches, les morceaux d'airain des 
plaques grises, le sang des fus^ rouges; les horribles 
animaux, passant au milieu de tout cela, creusaient 
des sillons noirs. Le plus furieux ^tait conduit par un 
Numide couronnS d'un diad^me de plumes. II langait 
des jayelots ayec une Yitesse effirayante, tout en jetant 
par intervalles unlongsifflement.aigu; — les grosses 
b^tes, deciles comme des chieos, pendant le carnage 
toumaient un OBil de son c6(6. 

Leur cercle peu k pen se r^tr^cissait ; les Barbares, 
affaiblis, ue r&sistaient pas ; bientdt les 616phants fiirent 
au centre de la plaine. L*espace leur manquail ; ils se 
tassaient k demi cabrte, les ivoires s*entre-choquaient 
Tout k coup Narr'Havas les apaisa, et tournant la croupe, 
ils s'en revinrent au trot vers les collines. 

Cependant deux syntagmes s'dtaient r^fugito k droite 
dans un pli du terrain, avaient jet6 leurs annes, ettous 
k geooux vers les tentes puniques, ils levaient leun 
bras pour implorer grkee. 

. On leur attache las jambes et les mains ; puis quand 
ila lurent ^tendus par terre les uns prte des iautres, on 
ramena les Sl^phants* 

i Les poitrinea craquaient comme des cofGres que Ton 
brise ; chacun de leurs pas en.6crasait deux ; leurs gros 
pii^ds enfonQaient dans les corps avec un mouvement 
des hanches qui les faisait parattre boiter. Ils conti- 
nuaientf at alUrentjUBqu'au bout. 



LE d£fil£ de la HAGHE. 5i» 

Le niveau de la plaine redevint immobile. La nuit 
tomba. Hamilcar se dSlectait dqvant le spectacle de sa 
vengeance ; mais soudain il tressaillit. 

11 voyait, et tons voyaient k six cents pas de 1&, sur la 
gauche, au sommet d*un mamelon, des Barbares encore ! 
En effet, quatre cents des plus solides, des Hercenaires 
Etrusques, Libyens et Spartiates, d^s le commencement 
avaient gagni les hauteurs, et jusque-l& s'y ^talent tenus 
incertains. Apr^s ce massacre de leurs compagnons, ils 
r^solurent de traverser les Carthaginois ; d^j^ ils des- 
cendaient en colonnes serrtes, d'une fapon merveilleuse 
et formidable, 

Un h^raut leur fut imm^diatement exp6dii, Le Suff^te 
avait besoin de soldats ; il les recevait sans condition, 
tant il admirait leur bravoure. lis pouvaient mdme, 
ajouta rhomme de Carthage, se rapprocher quelque 
peu, dans un endroit qu'il leur d^signa, et oil ils trou- 
veraient des vivres. 

Les Barbares y coururent et pass^rent la nuit k 
manger« Alors les Carthaginois ^clatdrent en rumeurs 
centre la partiality du Sufl%te pour les Hercenaires. 

C6da-t*il k ces expansions d'une haine irrassasiable, 
ou bien 6tait-ce un rafflnement de perfidie? Le len« 
domain il vint lui-mtoe sans 6p6e, tSte nue, dans une 
escorte de Clinabares, et il leur d^clara qu*ayant trop 
de monde k nourrir, son intention n'^tait pas de les con- 
server. Cependant, comme il lui fallait des hommes et 
qu*il ne savait par quel moyen choisir les bons, ils al- 
laient se combattre k outrancie ; puis il admettrait les 
vainqueurs dans sa garde particuli^re. Gette mort-l& en 
vala it bien une autre ; — et alors, 6cartah t ses soldats (car 
les ^tendards puniques cachaient aux Meroenaires Thori- 
zon), il leur montra les cent quatre*vingtrdouce^l6phants 
de Narr*Havas formant une seule ligne droite et dont les 
trompos hrandissaient de larges fers, pareils k des bras 
de g6«nt qui auraient tenu des haches sur leurs t6tes. 



S20 SALAMMBd. 

I es Barbares s'entre-regard^rent silcncieusonKuil. Cc 
n'etait pas la mort qui les faisait palir, mats I'horrible 
contrainte ou ils se trouvaient r^duits. 

La communaute de leur existence avail Mabli entre 
ces homines des amities profondes. Le camp, pour ia 
plupart, remplagait la patric ; vivant sans famille, ils 
reportaient sur un compaf ion leur besoin de tendresse, 
et Ton s'endormait, cdte k c6te, sous le m6me manteau, 
k la clart^ des ^toiles. Puis, dans ce vagabondage perp^- 
tuel k travers toutes sortes de pays, de meurtres ct d'a- 
ventures, il s*^tait form6 d*6tranges amours, — unions 
obscenes aussi sinenses que des mariages, oii le plus 
fort d^fendait le plus jeune au milieu des batailles, I'ai- 
dait k franchir les precipices, ^pongeait sur son front 
la sueur des fi^vres, volait pour lui de la nourriture ; et 
Tautre, enfant ramass^ au bord d'une roulc, puis devenu 
Mercenaire, payait ce d^vouement par mille soins deli* 
cats et des complaisances d'^pouse. 

Ils ^changerent leurs colliers et leurs pendants d'oreil- 
les,cadeaux qu*iis s*elaient faits autrefois, apr^sun grand 
p^ril, dans des heures d'ivresse. Tons demandaient k 
mourir, et aucun ne voulait frapper. On en voyait un 
jeune, ^k et U, qui disait k un autre dont la barbe 6tait 
grise : : • Non ! non, tu es le plus robuste ! Tu nous 
vengeras, tue-moi 1 » et Thomme r6pondait : « J'ai moins 
d'ann^es k vivre ! Frappe au coeur, et n'y pense plus ! » 
Les fr^res se contemplaient les deux mains serr^es, et 
Tamant faisait k son amant des adieux ^ternels, debout, 
en pleurant sur son epaiile. 

lis retir^rent leurs cuirasses pour que la pointe des 
glaives s'enfongAt plus vite. Aldrs parurent les marques 
des grands coups qu'ils avaient re^^us pour Carthage ; on 
aurait dit des inscriptions sur des colonnes. 

Ils se mirent sur quatre rangs ^gaux k la fapon des 
gladiateurs, et ils commenc^rent par des engagements 
timides. Quclques-uns m6me s*Staient band^ les yeux, 



I.E DtlrrLB DE LA IIAr.ltK. i'h 

ot Icurs glaives ramaient dans Tair, doucemi'iit, (:on)mc 
dcs bfttoiis d*aveugle. Lcs Garthagiiiois poussSreiit dcs 
hu6es en Icur criant qu'ils'^taient des Idclics. Los Dar- 
bares s*animerent, et bicnt6t Ic combat fut g^n^ral, pi*6- 
cipit^, terrible. 

Parfois deux hommes s'arr^taient tout sanglaats, 
tombaient dans les bras Tun de Tautre et mouraicnt en 
se donnant des baisers. Aucun ne reculait. II sc ruaiont 
contre les lames tendues. Leur d^lire 6tait si furiru'x 
que les Garthaginois, de loin, avaient peur. 

Enfin ils s*arr6t^rent. Leurs poitrincs faisaicnt un 
grand bruit rauquc, et Ton apercevait Icurs pruiiclles 
cntre leurs longs chevcux qui pcndaicnt commc s*ils 
Tussent sortis d un bain de pourprc. Plusicurs touniaienl 
sur eux-mdroes, rapidemcnt, lels que des panth^res 
blossees au front. Daulres se tenaient immobiles en 
consid^rant un cadavre k leurs pieds; puis, tout h coup, 
its s*arrachaient le visage avec les ongles, prenaient leur 
glaive k deux mains et se renfonQaienl dans le ventre. 

II en restait soixante encore. Us demand^rent k boire. 
On leur cria de jeter leurs glaives; et quand ils les eu- 
rent jet^s, on leur apporta de Teau. 

Pendant qu*ils buvaient, la figure enfoncSe dans les 
vases, soixante Garthagiuois, sautant sur eux, les tu^ent 
avec des slylets, dans le dos. 

Hamilcar avait fait cela pour complaire aux instincts 
de sonarm^, et, par cette trahison, l*attacher k sa per- 
sonne. 

Done la guerre ^tait finie ; du moins il le croyait ; 
Hdtho ne rSsisterait pas ; dans son impatience, le Suf- 
f%te ordonna tout de suite le depart. 

Ses ^claireurs vinrent lui dire que Ton avait dislin^ 
gu^ un convoi qui s*en allait vers la Montagne-de-PIomb 
Hamilcar ne s*en soucia. Unc fois les Mercenaires an^an 
tis, lcs Nomades ne Tembarrasseraient plus. L'impor- 



Sn SALAMMBd. 



tani 6tait de prendre Tunis. A grandes journto il mar- 
cha dessos. 

li aTait enYoy6 Narr'HaYas k Carthage porter la nou- 
velle de la victoire ; et le roi des Numides, fier de ses 
succ^ se presenta chex SalammM. 



Elle le recut dans ses jardins« sous un large sycomore, 
entre des oreillers de coir jaune, ayec Taanach auprte 
d*elle. Son irisage 6tait coo?ert d'une icharpe blanche 
qui, lui passant snr la bouche ei sor le firont, ne lais- 
sait Toir qne les yeox ; mais ses Uvres brillaient dans la 
transparence da tissn conune les pierreries de ses doigts, 
— car Salanunbd tenait ses deux mains enyelopp^es, et 
tout le temps qu*ils pari^rent, elle ne fit pas un geste. 

Narr*Hams lui annon^ la d^faite des Barbares. Elle 
le remercia par une b^nMiction des services qa*il avait 
rendus li son ptre. Alors il se mit k raconter toute la 
campagne. 

Les co]omt>es« sur les palmiers autour d*eux, roucou- 
laient doucement, et d*autres oiseaux Toletaient parmi 
les herbes : des galMes k collier, des cailles de Tartes- 
sus et des pintades puniques. Le jardin, depuis long- 
temps inculte, avait multipli^ ses verdures ; des colo- 
quintes montaient dans le branchage des can^ficiers, des 
ascl^pias parsemaient les champs de roses, toutes sortes 
de vegetations fonnaient des entrelacements, des her- 
ceaux ; et des rayons de soleii, qui descendaient obli- 
quement, marquaient ^ et U, comme dans les hois, 
Fombre d*une feuiUe sur la terre. Les bites domestiques, 
redevenues sauvages, s*enfuyaient au moindre bruit. 
Parfois on apercevait une gaielle trainant k ses petits sa- 
Jx>ts noirs des plumes de paon, dispersies. Les clameurs 
de la ville, au loin, se perdaient dans le murmure des 
flots. Le ciel etait tout bleu; pas une voile n'apparais- 
salt 8^ lamer. 



LE d£fIL£ DE la HAGUE. 525 

Narr*Havas ne parlait plus ; Salammbd, sans lui re- 
pondre, le regardait. II avait une robe de lin, oili des 
fleurs ^talent peintes, avec des franges d*or par le has ; 
deux niches d* argent retenaient ses cheveux tresses au 
bord de ses oreiiles; il s*appuyait de la main droite 
conlre le bois d'une pique, orn6 par des cercles d*6Iec- 
trum et'des touffes de poil. 

En le consid^rant, une foule de pensies vagues Tab- 
sorbait. Ce jeune homme u voix douce et k taille femi- 
nine captivait ses yeux par la grAce de sa personne et 
lui semblait Aire comme une soeur ain^e que les BaaU 
enyoyaient pour la protiger. Le souvenir de Hdtho la 
saisit; elle ne r6sista pas au d^sir de savoir ce qu'il de- 
Tenait. 

Narr*Havas ripondit que les Carthaginois s'avan^aient 
vers Tunis, afin de le prendre. A mesure qu*il exposait 
leurs chances de r^ussite et la faiblesse de HAlho, ellc 
paraissait se r^jouir dans un espoir extraordinaire. 
Ses 16vres tremblaient, sa poitrine haletait. Quand il 
promit enfin de le tuer lui-m6me, elle s'icria : — c Oiii ! 
tuerle, il le faut I • 

Le Numide r^pliqua qu*il souhaitait ardemment cetle 
mort, puisque, la guerre terminSe, il serait son 6poux. 

Salammb6 tressaillit, et elle baissa la t^te. 

Mais I^arr*Hayas, poursuivant, compara ses d^sirs k 
des fleurs qui languissent aprSs la pluie, k des voya- 
geurs perdus qui attendent le jour. II lui dit encore 
qu*elle Stait plus belle que la lune, meill^ure que le vent 
du matin et que le visage de Thdte. II ferait venir pour 
elle, du pays des Noirs, des choses comme il n*y en avait 
pas k Carthage, et les appartements de leur maison se- 
raient sablds avec de la poudre d*or. 

Le soir tombait, des senteurs de baume s*exhalaient. 
Pendant longtemps ils se regard^rent en silence^ — et 
les yeux de Salammbd, au fond de ses longues drape- 
peries, avaient Tair de deux 6toiles dans I'ouverture 



324 SALASMBO. 

d*ua noige. Atant que le soleU fill coodi^, il se relira. 

Les Anciens se senlireat soolages tTnne grande inquie- 
tude qaand il partit de Carthage. Le people Tavait re^u 
avec des acclamations encore pins enthoosiastes que la 
premiere ibis. Si Uamilcar el le roi des Numides Iriom- 
phaient senls des Mercenaires, il serait impossible de 
lenr resister. Done ils resolnrent, pour affaiblir Barca, 
de faire partkipcr k la delirrance de la R^publique celui 
qu'ils aimaient, le vieil Hannon. 

n sc porta immediatement vers les provinces occidcn- 
tales, afin de se venger dans les lieux m6mes qui avaicnt 
Yu sa honle. Mais les habitants et les Barbares ^taient 
morts, cachfe ou enfuis. Alors sa colere se dechargea 
SOT la campagne. U brcla les ruines des ruines, il ne 
laissa pas un seul arbre, pas un bhn d*herbe ; les enfaiits 
et les infimes que Ton rencontrait, on les suppliciait ; 
il donuait a ses soldats les fenmies k violcr avant leur 
egorgement; les plus belles ^taient jetees dans sa li- 
ti^e, — car son atroce maladie renllammait de d^sirs 
imp^tueux ; il les assouvissait avec toute la fureur d'un 
honuno d^sesp^r^. 

Souvent, k la crSte des collines, des tentes noires sV 
battaient comme renvers^es par le Tent, et de larges 
disques ill bordure brillante, que Ton reconnaissait pour 
des roues de chariot, en tournant avec un son plaintif, 
peu k peu s^enfon^aient dans les valines. Les tribus, qui 
avaient abandonn^ le si^ge de Carthage, erraient ainsi 
par les provinces, attendant une occasion, quelque vi&- 
toire des Mercenaires pour revenir. Mais, soit terreur ou 
famine, elles reprirent toutes le chemin de leurs con- 
tr^es, et disparurent. 

Hamilcar ne fut point jaloux des succ^s d*Hannon. 
Cependant il avait hdte d*en finir ; il lui ordonna de se 
rabattre sur Tunis ; et Hannon, qui airoait sa patrie, au 
jour fix6 se trouva sous les murs de la ville. 

Elle uvait pour se d^fendre sn population d*aulocli- 



LE DEFILE OE LA HAGUE. S25 

tones, douze mille Hercenaires, puis tous les Hangeurs- 
de-choses-immondes, car ils ^talent comme Mdtho riv^s 
k riiorizoii de Carthage, et la pl^be et le Schalischim 
contemplaient de loin ses hautes murailles, en r^vant 
par derriSre des jouissances infinies. Dans cet accoi*d 
de haines, la resistance fut lestement organis^e. On prit 
des outres pour faire des casques, on coupa tous les 
palmiers daiis les jardins pour avoir des lances, on 
creusa des citernes et, quant aux vivres, ils pichaient 
aux bords du Lac de gros poissons blancs, nourris de 
cadavres et d*immondices. Leurs remparts, maintenus 
en ruines par la jalousie de Carthage, itaient si faibles, 
que Ton pouvait, d*un coup d'^paule, les abattre. MA- 
tho en boucha les trous avec les pierres de maisons. 
G'^tait la derni^re lutte; il n'espSrait rien, etcependant 
il se disait que la fortune ^tait changeante. 

Les Carthaginois, en approchant, remarqu^rent, sur 
le rempart, un homine qui d^passait les cr^neaux de 
toute la ceintiire. Les filches volant autour de lui n*a- 
vaient pas Tair de plus Teffrayer qu'un essaira d'hiron- 
delles. Aucune, par extraordinaire, ne le toucha. 
• Hamilcar ^tablit son camp sur le cdt6 meridional ; 
Narr*Havas, k sa droite, occupait la plaine de Rhad^s, 
Hannon le bord du Lac ; et les trois g^n^raux devaient 
garder leur position respective pour attaquer Tenceinte, 
tous, en m6me temps. 

Mais Hamilcar voulut d'abord montrer aux Merce- 
naires qu'il les chAtierait comme des esclaves. 11 fit 
crucifier les dix ambassadeurs, les "uns pr^s des autres, 
sur un monticule, en face de la ville. 

A ce spectacle, les assi6g6s abandonn^rent le rem- 
part. 

Mfttho 8*etait dit que s'il pouvait passer entre les 
murs et les lentes de Narr'Havas assez rapidement pour 
que les Numides n'eussent pas le temps de sorlir, il 
tomberait sur les derriferes de I'infanterie carthaginoise, 

S8 



386 SALAMMBd. 

qui se trouverait prise entre sa division et ceux de Tin- 
t^rieur. II s'^lan^ dehors avec les y^t^rans. 

Narr'Havas I'aper^ut ; il franchit la plage du Lac et 
vint avertir Hannon d'exp^dier des hommes au secours 
d'Hamilcar. Croyait-il Barca trop faible pour resister 
atix Hercenaires? Etait^-ce une perfidie ou une sottise? 
Nul jamais ne put le savoir. 

Hannon, par d^sir d*humilier son rival, ne balan^a 
pas. II cria de sonner les trompettes, et toute son ar- 
m^e se pr^cipita sur les Barbares. lis se retourn^rent 
et coururent droit aux Carthaginois; ils les renversaient, 
les terasaient sous leurs pieds, et, les refoulant ainsi, 
ils arriv^ent jusqu'4 la tente d*Hannon, qui 6tait alors, 
an milieu de trente Carthaginois, les plus illustres des 
Anciens. 

II parut stup^fait de leur audace ; il appelait ses ca- 
pitaines. Tons avanyaient leurs poings sous sa gorge, 
en vocifi^rant des injures. La foule se poussait, et ceux 
qui avaient la main sur lui le retenaient k grand'peine. 
Gependant, il t&chait de leur dire a Toreille : — « Je te 
donnerai tout ce que tu veux ! Je suis riche ! Sauve-moi ! » 
Ils le tiraient; si lourd qu'il fut, ses pieds ne tou- 
chaient plus la terre. On avait entrain^ les Anciens. Sa 
terreur redoubla. — « Yous m*avez battu ! Je siiis votre 
captifi Je me rach^te! Ecoutez-moi, mes amis! » Et, 
port^ par toutes ces ^paules qui le serraient aux flancs, 
il r^pSlait : « Qu*allez-vous faire ? One voulez-vous ? Je 
lie Da'obstine pas, vous voyez bicn ! J'ai toujours ^16 
bon! • 

Une croix gigantesque 6tait dress^e h la porte. Les 
Barbares burlaient : « Ici ! ici ! i Mais il ^leva la voix 
encore plus haut ; et, au nom de leurs Dieux, il les somma 
de le mener au Schalischim, parce qu*il avait 4 lui con- 
fer une chose d*ou leur salut d^pendait.- 
' Ils s*arrdt6rent, quelques-uns pr^tendant qu*il ^tait 
^age d*appeler HAtho. On partit k si^ recherche. 



LE DEFILE DR LA IlAGHE. ZTl 

Hannon tomba sur Therbe; et il Toyait, autour de 
lui, encore d*autres croix, comme si le supplice dont 
il allait p6rir se fdi d'avance multipli^ ; il faisait des 
efforts pour se convaincre qu'il se trompait, qu*il n'y 
en avail qu'une seule, et mdme pour croire qu'il n*y en 
avail pas du lout. Enfin on le releva. 

— « Parle ! i dil HAlho. 

II offrit de livrer Hamilcar, puis ils entrcraient dans 
Carthage et seraienl rois tons les deux. 

MAtho s*61oigna, en faisanl signe aux aulres de se 
h&ter. G*6tait, pensait-il, une ruse pour gagner du 
lemps. 

Le Barbare se trompait; Hannon 6lail dans une de ces 
extr^mit^s oik Ton ne consid^re plus rien, et d'ailleurs 
il exScrait lellement Hamilcar, que> sujr le moindre 
espoir de salut, il Taurait sacrifi^ avec tons ses soldats. 

A la base des trente croix, les Anciens languissaient 
par terre ; d6j& des cordes ^talent pass^es sous leurs 
aisselles. Alors le vieux Suff^te, "comprenant qu*il fallail 
mourir, pleura. 

lis arrachSrent ce qui lui restait de v^tements — e( 
rhorreur de sa pcrsonneapparut. Desulc^res couvraienl 
cette masse sans nom ; la graisse de ses jambes lui ca- 
chail les ongles des pieds ; il pendail k ses doigls 
comme des lambeaux verdAtres ; et les larmes qui ruis- 
selaient entre les tubercules de ses joues donnaient k 
son visage quelque chose d*effroyablement Irisle, ayant 
Fair d*occuper plus de place que sur une autre visage 
humain. Son bandeau royal, k demi d^nou^, tratnait 
avec ses cheveux blancs dans la poussiere, 

lis crurent n*avoir pas de cordes assez fortes pour le 
grimper jusqu*au haul de la croix, et ils le clou^ent 
dessus, avant qu*elle tdi dress^e, k la mode punique. 
Mais son orgueil se r^veilla dans la douleur. II se mil k 
les.accabler d*injures. II ^cumait et se tordait, comme 
un monslre marin que Ton ^p^orge sur un rivage, en leur 



323 SALAMMDO. 

predisanl qu'ils finiraient tous plus liorriblement encore 
et qu'il serait veng6. 

11 retail. De Tautre c6i6 de la ville, d*ou s*ichap- 
paient maintenant des jets de flammes avec des colon- 
nes de fum^e, les ambassadeurs des Hercenaires agoni- 
saient. 

Quelques-uns, ^vanouis d'abord, venaient de se ra- 
nimer sous la fraiclieur du vent; mais ils restaient le 
menton sur la poitrine, et leur corps descendait un 
peu, malgr^ les clous de leurs bras fix^s plus haut que 
leur t^te ; de leurs talons et de leurs mains, du sang 
tombait par grosses gouttes, lentement, comme des 
branches d'un arbre tonibept des fruits milrs, — et Car- 
thage, le golfe, les montagnes et les plaines, tout leur 
paraissait tourner, tel qu'une immense roue; quelque- 
fois, un nuage de poussi^re montant du sol les enire- 
loppait dans ses tourbillons ; ils ^taient bruits par une 
soif horrible, leur langue se retournait dans leur bou- 
che, et ils sentaient sur eux une sueur glaciate couler, 
avec leur ^e qui s*en allait. 

Gependantf ils entrevoyaient k une profondeur infinie 
des rues, des soldats en marche, des balancements dt: 
glaives; et le tumulte de la bataille leur arrivait vague- 
ment, comme le bruit de la mer k des naufrag^s qui 
meurent dans la mature d'un navire. Les Italiotes, plus 
robustes que les autres, criaient encore ; les Lac^d^mo* 
niens, se taisant, gardaient leurs paupi^res ferm^es; 
Zarxas, si vigoureux autrefois, penchait comme un ro- 
seau bris6 ; TEUiiopien, pr^s de lui, avait la t^te ren- 
vers^e en arri^re par-dessus les bras de la croix ; Autha- 
rite, immobile, roulait des yeux ; sa grande chevelure, 
prise dans une fente de bois, se tenait droite sur son 
front, et le r^e qu'il poussait semblait plut^t un rugis- 
sement de colore. Quant k Spendius, un strange cou- 
rage lui ^tait venu ; maintenant il m^prisait la vie, par 
la certitude qu'il avait d'un affranchissement presque im- 



LE DEFILE DE LA HACIIE. 520 

medial et Sternel, et il attendait la mort avec impassi< 
bilit6. 

Au milieu de leur deraillance, qUelquefois ils tres- 
saillaiept k un fr61ement de plumes, qui leur passait 
centre la bouche. De grandes aiies balangaient des 
ombres autour d*eux, des croassements claquaient dans 
i*air ; et comme la croix de Spendius itait la plus haute, 
ce fut sur la sienne que le premier vautour s'abattit. 
Mors il tourna son visage vers Autharite, et lui dit len- 
lement, avec un indelinissable sourire : 

— 1 Te rappelles-tu les lions sur la route de Sicca ? 

— <( C'^laient nos frores! » r^pondit le^Gaulois en 
expirant. 

Le Sufiiite, pendant ce lemps-l&, avait trou^ Ten- 
ceinte, et il 6tait parvenu k la citadelle. Sous une rafale 
de vent, la fum^ tout k coup s*envola, dScouvrant I'ho- 
rizon jusqu*aux murailles de Carthage ; il crut mdme 
distinguer des gens qui regardaient sur la plate-forme 
d*Eschmoi!kn ; puis, en ramenant ses yeux, il aper^ut, k 
gauche, au bord du Lac, trente croix d^mesur^es. 

En effet, pour les rendre plus efTroyables, ils les 
avaient construites avec les m&ts de leurs tenles atta- 
ches bout k bout ; et les trente cadavres des Anciens 
apparaissaient tout en haut, dans le ciel. II y avait sur 
leurs poitrines comme des papillons blancs ; c'^taient 
les barbes des Arches qu*on leur avait tiroes d*en bas. 

Au faite de la plus grande, un large ruban d*or bril- 
lait; il pendait sur Tipaule, le bras manquait de cc 
cAt6-l&« et Hamilcar eut de la peine k reconnaitre Han- 
non. Ses os spongieux ne tenant pas sous les fiches de 
fer, des portions de ses membres s*eiaient d^tach^es, — < 
et il ne restait k la croix que d*informes debris, pareils 
k ces fragments d*animaux suspendus contre la porte 
des chasseurs. 

Le Suffi&te n*avait rien pu savoir : la ville, devant lui, 
masqualt tout ce qui ^tait au deld, par derri^re; et les 

'28. 



L. 



330 SALAMMBA. 

capitaines envoy^s successivement aux deux gSniraui 
n*avaient pas reparu. Mors, des fuyards arm^rent, ra- 
contant la d^route ; et TarmSe punique s'arr^ta. Cette 
catastrophe tombant au milieu de leur victoire, .ies stu- 
p^fiait. lis n'entendaient plus Ies ordres d'Hamilcar. 

M^tho en profitait pour continuer ses ravages dans 
Ies Numides. 

Le camp d*Hannon boulevers6, il 6tait revenusur eux. 
Les i§16phants sortirent. Mais Ies Hercenaires, avec des 
brandons arrachSs aux murs, s*avanc^rent par la plaine 
en agitant des flammes, et les grosses b^tes, effraytes, 
coururent se pr^cipiter dans le golfe, ou elles se tuaient 
les unes les autres en se debattant, et se noy^rent sous 
le poids de leurs cuirasses. D6j^ Narr'Havas avait Uchi 
sa cavalerie ; tons se jet^ent la face centre le sol ; 
puis, quand les chevaux furent k trois pas d'eux, iJs 
bondirent sous leur ventre qu'ils ouvraient d*un coup 
de poignard, et la moiti^ des Numides avait p^ri quand 
Barca survint. 

Les Mercenaires, ^puisSs, ne pouvaient tenir centre 
ses troupes. lis recul^renten bon ordre jusqu'& la mon- 
tagne des Eaux-Chaudes. Le Suff^te eut la prudence de 
ne pas les poursuivre. II se porta vers les embouchures 
du Hacar. 

Tunis lui appartenait ; mais elle ne faisait plus qu'un 
amoncellement de decombres fumants. Les ruines des- 
cendaient par les br^ches des murs, jusqu*au milieu de 
la plaine ; — tout au fond, entre lea herds du golfe, 
Ies cadavres des ^l^phants, pouss6s par la brise, s*entre- 
choquaient, comme un archipel de rochers noirs flot- 
tant sur Teau. 

Narr*Hava8, pour soutenir cette guerre, avait dpuiai 
ses forftts, pris Ies jeunes et les vieux, les miles et lei 
femelles, et la force militaire de son royaume ne s'en 
releva paa. Le peuple, qui Ies «vait vus de loin pdrir, en 
fut disoI6 ; des homines se lamentaient dans lea raaa 



LE d£fIL£ DE la IIACaE. 331 

en les appelant par leurs noma, comme des amis de- 
funts : — a Ah! rinvincible! la Victoire! le Foti- 
droyant ! FHirondelle ! » Le premier j0r mdme, on ne 
parla plus que des citoyens morts. Mais le lendemain on 
aper^ut les tentes des Mercenaires sur la montagne des 
Eaux-Chaudes. Alors le d^sespoir fut si profond, que 
beaucoup de gens, des femmes surtout^ se pricipitirent, 
la t^te en has, du haul de rAcropole. 



On ignorait les desseins d*Hamilcar. U vivait seul, 
dans sa tente, n*ayant pr^s de lui qu'un jeune garden, 
et jamais personnne ne mangeait a^ec eux, pas m6me 
Narr*Havas. Cependant, il lui t^moignait des 6gards ex- 
traordinaires depuis la d^faite d*Hannon; mais le roi des 
Numides avait trop d*int6r6t k devenir son fils pour ne 
pas s*en m^er. 

Cette inertie yoilait des manoeuvres habiles. Par toutes 
sortes d'artificeSf Hamilcar s^duisit les chefs des villa- 
ges ; et les Mercenaires furent chassis, repousses, tra- 
quis comme des bites Kroces. Dis qu*ils entraient dans 
un bois, les arbres s*enflammaient autour d*eux ; quand 
ils buvaient k une source, elle itait empoisonnie; on 
murait les cavernes oil ils se cachaient pour dormir. 
Les populations qui les avaient jusque-U difendus, leurs 
anciens complices, maintenant les poursuivaient ; ils 
reconnaissaient toujoura dans ces bandes des armures 
carthaginoises. 

Plusieurs itaient rongis au visage par des dartres 
rouges ; cela leur itait venu, pensaient-ils, en touchant 
Hannon. D*autres s'imaginaient que c'itait pour avoir 
mangi les poissons de Salammbd, et, loin de s*en repen- 
tir, ils rivaient des sacrileges encore plus abominables, 
afin que Tabaissement des Dieux puniques (di plus 
grand. 11$ auraient voulu lea axterminer, 

Ils se trainirent ainai peAdant troia moia le long de 



S32 salammbA. 

la c6te orientale, puis derri^re la montagne de Selloum 
et jusqu'aux premiers sables du desert. lis cherchaient 
une place de Sefuge, n*importe laquelle. Utique et 
Hippo-Zaryte >eules ne les avaient pas trahis ; mais Ha- 
inilcar enveloppait ces deux viiles. Puis ils remonterent 
dans le nord» au hasard, sansm^me connaitre les routes. 
A force de mis^res leur t^te 6tait troubl^e. 

Us n*avaient plus que le sentiment d*une exasperation 
qui allait en se d^veloppant ; et ils se relrouverent un 
jour dans les gorges du Cobus, encore une fois devanl 
Carthage ! 

Alors les engagements se multipli^rent. La fortune se 
maintenait ^gale ; mais ils etaient, les uns et les autres, 
tellement exc^d^s, qu*ils souhaitaient, au lieu de ces 
escarmouches, une grande bataille, pourvu qu'elle fut 
bien la demi^re. 

MAtho avait envie d*en porter lui-mdme la proposition 
, au Suff^te. Un de ses Libyens se devoua. Tons, en le 
voyant partir, ^talent convaincus qu'il ne reviendrait 
pas. 

II revint le soir m^me. 

Hamilcar acceptait leur d^fi. On se rencontrerait le 
lendemain, au soleil levant, dans la plaine de Bhad^. 

Les Mercenaires voulurent satoir s'il n'avalt rien dit 
de plus, et le Libyen ajouta : 

— (( Comme je restais devant lui, il m'a demand^ ce 
que j*attendais ; j'ai r^pondu : « Qu'on me tue! » Alors 
il a repris ; a Non ! va-t'en ! ce sera pour demain, avec 
les autres. » 

Cette g6n6rosite ^tonna les Barbares ; quelques-uns 
en furent terrifies, et HAtho regretta que le pai^lemen- 
taire n'ei]it pas 6t6 tu6^ 



II lui restait encore trois mille Africains, douze cents 
Grecs, quinze cents Campaniens, deux cents Ib^res 



LE DKFILE DE LA HAGUE. 535 

quatre cents £trusques, cinq cents Samnites, quarante 
Gauiois et une troupe de Naffur, bandits nomades ren- 
contres dans la r^gion-des-dates, en tout, sept mille 
deux cent dix-neuf soldats, mais pas une syntagme com- 
plete, lis avaient bouch^ les trous de leurs cuirasses 
avec des omoplates de quadruples et remplac^ leurs 
cotburnes d*airain par des sandales en chiffons. Des pla- 
ques de cuivre oude fer alourdissaient leurs v^tements; 
leurs cottes de.mailles pendaient en guenilles autour 
d*eux et des balafres apparaissaient, comme des fils de 
pourpre, entre les poils de leurs bras et de leurs vIt 
sages. 

Les col^res de leurs compagnons morts leur re- 
venaient h I'dme et multipliaient leur vigueur ; ils sen- 
taient confus^ment qu'ils ^taient les desservants d*un 
dieu ^pandu dans les coeurs d'opprim^s, et comme les 
pontifes de la vengeance universelle! Puis la douleur 
d'une injustice exorbitante les enrageait, et surtout la 
vue de Carthage k Thorizon. lis tirent le serment de 
combattre les uns pour les autres jusqu*^ la mort. 

On tua les b^tes de somme et Ton mangea le plus 
possible, afin de se donner des forces; ensuite ils dor- 
mirent. Quelques-uns pri^rent, toum^s vers des constel- 
lations diffi^rentes. 

Les Carthaginois arriv^rent dans la plaine avaint cux. 
lis frott^rent le bord des boucliers avec de Thuile pour 
faciliter le glissement des filches ; les fantassins, qui 
portaient de longues chevelures, se les coup^rent sur le 
front, par prudence; et Hamilcar, d^s la cinquieme 
lieure, fit renverser toutes les gamelles, sachant qu'il 
est d^savantageux de combattre Testomac trop plein. 
Son arm^e montait h quatorze mille hommes, le double 
environ de Tarm^e barbare. Jamais il n'avait ^prouve, 
cependant, une pareille inquietude; s*il succombait, c'6- 
tait TanSantissement de la R^publique et il p^rirait cru- 
cifix ; s'il triomphait, au contraire, par les Pyr6n6es, les 



534 SALAHMBd. 

Gaules et les Alpes il gagnerait Tltalie, et I'empire des 
Barca deviendrait ^ternel. Vingt fois pendant la nnit il 
se releva pour surveiller tout, luinoitoe, jusque dans les 
details les plus minimes. Quant aux Garthaginois, ils 
^taient exasp^r^s par leur longue ^pouvante. 

Narr'Havas doutait de la fid^lit^ de ses Numides. 
D'ailleurs les Barbares pouvaient les vaincre. Une fai- 
blesse strange Tavait pris ; k chaque moment, il buirait 
de larges coupes d*eau. • 

Mais un bomme qu*il ne connaissait pas ouvrit sa 
tente, et d^posa par terre une couronne de sel gemme, 
orn^e de dessins hieratiques faits avec du soufre et des 
losanges de nacre ; on envoyait quelquefois au fianc^ sa 
couronne de mariage ; c*6tait une preuve d*amour, une 
sorte d'invitation. 

Gependant la fiile d'Hamilcar n*avait point de ten* 
dresse pour Narr'Havas. 

Le souvenir de Mdtho la g^nait d*une fagon intol^ 
rable ; il lui semblait que la mort de cet homme d^ 
barrasserait sa pens^e, conmie pour se gu^rir de la bles- 
sure des vip^res, on les ^crase sur la plaie. Le roi des 
Numides etait dans sa d^pendance ; il attendait impa- 
tiemment les noces, et comme elles devaient suivre la 
victoire, Salammbd lui faisait ce present afin d'exciter 
son courage. Alors ses angoisses disparurent, et il ne 
songea plus qu*au bonheur de poss^der une femme si 
belle. 

La mSme vision avait assailli M&tho ; mais il la rejeta 
tout de suite, et son amour, qu'il refoulait, se r^pandit 
sur ses compagnons d'armes. 11 les chdrissait comme 
des portions de sa propre personne, de sa haine, — et 
il se sentait I'esprit plus haut, les bras plus forts ; tout 
ce qu*il fallait executer lui apparut nettement. Si parfois 
des soupirs lui echappaient, c*est qu'il pensait k Spen- 
dius. 

n rangea les Barbares sur six rangs 6gaux. Au milieu. 



LE o£fIl£ DE la nAGHE. 835 

11 elablit les £trusques, tous attaches par uiie chatne de 
bronze ; les hommes de trait se tenaient par derri^re, et 
aux deux ailes il distribua des NafTur, months snr des 
chameaux k poils ras, couirerts de plumes d*autruche. 

Le Suff^te disposa les Garthaginois dans un ordre pa- 
reil. En dehors de Tinfanterie, pr^s des v^lites, il piaga 
les Clinabares, au deU les Numides; quand le jour 
parut, ils ^taient les un9 et les autres ainsi align^s face 
k face. Tous, de loin, se contemplaient avec leurs grands 
yeux farouches. 11 y eut d*abord une hesitation. £nfin 
les deux armtes s'^branl^rent. 

Les Barbares s'avan^aient lentement, pour ne point 
s*essoufDer, en battant la terre avec leurs pieds; le cen- 
tre de Tarmte punique formait une courbe convexe. 
Puis un choc terrible ^clata, pareil au craquement de 
deux flottes qui s*abordent. Le premier rang des Barba 
res s'^tait vite entr*ouvert, et les gens de trait, caches 
derri^re les autres, lauQaient leurs balies, leurs filches, 
leurs javelots. dependant la courbe des Carlliaginois 
peu k peu s'aplatissait, elle devint toute droite, puis s'in- 
fl^chit ; alors les deux sections des v^lites se rapproch^- 
rent parallMement, comme les branches d*un compas 
qui se referme. Les Bai^bares, acharn^s contre la pha- 
lange, entraient dans sa crevasse; ils se perdaient. 
MAtho les arr^ta, — et tandis que les ailes carthaginoi- 
ses continuaient k s*ayancer, il fit ^couler en dehors les 
trois rangs int^rieurs de sa ligne ; bientdt ils d^bord^- 
rent ses flancs, et son arm^e apparut sur une triple 
iongueur. 

Mais les Barbares placte aux deux bouts se trouvaient 
les plus foibles, ceux de la gauche surtout, qui avaient 
6puis6 leurs carquois, et la troupe des v^lites, enfin ar- 
rivte contre eux, les entamAit largement. 

HAtho les tira en arri^re. Sa droite contenait des 
Gampaniens armSs de baches ; il la poussa sur la gauche 
carthaginoise ; le centre attaquait Tennemi, et ceux de 



336 SALAMMBd. 

Tautre extr^mit^, hors de peril, tenaient les v^Iites en 
respect. 

Alors Hamilcar divisa ses cavaliers par escadrons, mil 
entre eux des hoplites, et il les l&cha sur les Herce- 
naires. 

Ces masses en forme de c6ne pr^sentaient un froiil dc 
chevaux, et leurs parois plus larges se h^rissaient toutes 
remplies de lances. 11 etBit impossible aax Barbares dc 
r^sister ; seuls, les fantassins grecs avaient des armures 
d^airain ; tons les autres, des coutelas au bout d'une 
perche, des faux prises dans les m^tairies, des glaives 
fabriquSs avec la jante d*une roue; les lames trop 
molles se tordaient en frappant, et pendant qu'ils 
^laient k les redresser sous leurs talons, les Garthagi- 
nois, de droite et de gauche, les massacraient commo- 
d^ment. » 

Mais les Etrusques, riv^s k leur chaine, ne bougeaient 
pas; ceux qui ^taient morts, ne pouvant tomber, fai- 
saient obstacle avec leurs cadavres ; et cette grosse ligne 
de bronze tour a tour s'^cartait et se resserrait, souple 
comme un serpent, in^branlable comme un mur. Les 
Barbares venaient se reformer derri^re elle^ haletaient 
une minute; — puis ils repartaient, avec les tron^ns 
de leurs armes k la main. 

Beaucoup deja n*en avaient plus, et ils sautaient sur 
les Carthaginois qu'ils mordaient au visage, comme des 
chiens. Les Gaulois, par orgueil, se d6pouill^rent de 
leurs sayons ; ils montraient de loin leurs grands corps 
tout blancs ; pour ^pouvanter I'ennemi, ils ^largissaient 
leurs blessures. Au milieu des syntagmes puniques on 
n'entendait plus la voix du t^rieur annon^ant les ordres; 
les ^tendards au-dessus de la poussi^e r^p^taient leurs 
signaux, et chacun allait, emport^ dans Toscillation de 
la grande masse qui Tentourait. 
.. Hamilcar commanda aux Numides d'avanceir. Mais les 
I^atTur se pr^cipit^rent k leur rencontre. 



LE DEFILI^ LR Y,A HAGUE. 557 

Habill^s de vastes robes noires, avec une houppe dc 
cheveux au sommet du crAne et un bouclier en cuir de 
rhinoceros, its mancruvraient un fer sans manche re- 
tenu par une corde; et leurs chameaux, tout h^riss^s 
de plumes, poussaient de longs gloussements rauques. 
Les lames tombaient k des places precises, puis remon- 
taient d*un coup sec, avec un membre apr^s elle. Les 
betes furieuses galopaient k travers les syntagmes. Quel- 
ques^unes, dont les Jambes 6taient rompues, allaient en 
sautillant, comme des autruches bless^es. 

L'infanterie punique toutenti^re revint sur les Bar- 
baras; elle les coupa. Leurs manipules tournoyaient, 
espac^es les unes desautres. LesarmesdesGarthaginois 
plus brillantes les encerclaient comme des couronnes 
d*or; un fourmillement s'agitait au milieu, et le soleil, 
frappant dessus, mettaitr aux pointes des glaives des 
lueurs blanches qui voltigeaient. Cependant, des files de 
Glinabares restaient etendues sur la plaine ; des Herce- 
naires arrachaient leurs armures, s*en revdtaient, puis 
ils retournaient au combat. Les Carlhaginois, tromp^s, 
plusieurs fois s'engag^rent au milieu d*eux. Une hebe- 
tude les immobilisait, ou bien ils refluaient, et de triom- 
phantes clamours s^eievant au loin avaient Fair de les 
pousser comme des epaves dans une tempete. Hamilcar 
se desesperait ; tout allait perir sous le genie de Hdtho 
et I'invincible courage des Hercenaires ! 

Mais un large bruit de tambourins edata dans Thori- 
zon. Cetait une foule, des vieillards, des malades, des 
enfants de quinze ails et memo des femmes qui, ne re* 
sistant plus k leur angoisse, etaient partis de Carthage, 
et, pour se mettre sous la protection d*une chose formi- 
dable, ils avaient pris, chez Hamilcar, le seul elephant 
que possed^t maintenant la Bepublique, — celui dont 
la trompe etait coupee. 

Alors il sembia aux Garthaginois que la Patrie, ab^m- 
donnant scs murailles, venait lour commander de mou- 

20 



53S SALAKHBd. 

rir pour elle. Un redoublement de fureur les saisit, et 
les Numides entrainSrent tous les autres. 

Les Barbares, au milieu de la plaine, s'etaient ados- 
s^s contre un monticule. lis n'avaicnt aucune chance 
de Taincre, pas mSme de survivre ; mais c'^taient les 
meilleurs, les plus intr^pides et les plus forts. 

Les gens de Carthage se mirent k envoyer, par-dessus 
les Numides, des broches, des lardoires, des marteaux; 
ceux dont les consuls avaient eu peur mouraient sous 
des batons lances par des femmes ; la populace punique 
cxterminait les Hercenaire^ 

lis s'etaient r^fugi^s sur le haut de la colline. Leur 
cercle, k chaque br&che nouY^lle, se refermait ; deux 
fois il descendit, une secousse le repoussait aussit6t ; 
et ies Carthaginois, pele-mele, ^tendaient les bras ; ils 
allongeaient leurs piques entre les jambes de leurs com- 
pagnons et fouillaient, au hasard, devant eux. Ils glis- 
saient dans le sang; la pente du terrain trop rapide 
faisait rouler en bas les cadavres. L'^l^phantqui tdchait 
de gravir le monticule en avait jusqu'au ventre ; on au- 
rait dit qu'il s'^talait dessus avec d61ices ; et sa trompe 
^court^e, large du bout, de temps h autre se levait, 
comme une ^norme sangsue. 

Puis tous s'arr^tdrent. Les Carthaginois, en gringant 
des dents, contemplaient le haut de la colHne ou les 
Barbares se tenaient debout. 

Enfin, ils s'^lanc^rent brusquement, et la m^lee re- 
commen^a. Souvent les Mercenaires les laissaient appro^ 
cher en leur criant qu'ils Toulaient se rendre ; puis avec 
unricanement efTroyable, d*un coup, ils se tuaient, et k 
mesure que les norts tombaient, les autres pour se de- 
fendre montaient dessus. C*6tait comme une pyramide, 
qui pen k peu grandissait* 

Bient6t ils ne furent que cinquante, puis que vingt» 
qtxe trois et que djux seulcmenf , un Samnite arm6 d'une 
hache, et M &tho qui avait encore son ^pec. 



Lfi DEFIL£ DE la HACnE. S39 

« 

Le Samnite, courbS sur les jarrets, poussait ulterna- 
tivement sa hache de droite et de gauche, en aTertisant 
MAtho des coups qu'on lui portait. « Haitre, par-ci ! 
par-1^ ! baisse-toi j » 

Hfttho avail perdu ses ipauli^res, son casque, sa cui- 
rasse ; il 6tait compl^tement nu, — plus livide que les 
morts, les cheveux tout droits, avec deux plaques d'6- 
cume au coin des l^vres, — et son 6p^e tournoyait si 
rapidement, qu'elle faisait une aureole autour de lui. 
Dne pierre la brisa pr^s de la garde ; le Samnite 6tait 
tu6 et le flot des Garthaginois se resserrait, ils le tou- 
chaient. Alors il leva vers le ciel ses deui mains vides, 
puis il ferina les yeux, — et ouvrant les bras,comn)e 
un homme du haut d'ufl promontoire qui se jette k la 
mer, il se langa dans les piques. 

Elles s*6cart6rent devant lui. Plusieurs fois il courut 
contre les Garthaginois. Mais toujours ils reculaient, en 
d^tournant leurs armes. ^ 

Son pied heurta un glaive. M4tho voulut le saisir. II 
86 sentit li6 par les poings et les genoux, et il tomba. 

G*^tait Narr'Havas qui le suivait depuis quelque 
temps, pas k pas, afVec un de ces larges filets k prendre 
les bdtes farouches, et, profitant du moment qu*il se 
baissait, il Ten avait envelopp^. 

Puis on Tattacha sur T^l^phant, les quatre membres 
en croix ; et tons ceux qui n'^taient pas blesses, Tescor- 
tant, se pr^cipit^rent k grand tumulte vers Garthage. 

La nouvelle de la victoire y ^tait parvenue, chose 
inexplicable, dSs la troisieme heure de la nuit ; la clep- 
sydre de Khamon avait vers6 la ciuqui^me comme ils 
arrivaient k Malqua ; alors H&tho rouvrit les yeux. II y 
avait tant de lumi^res sur les maisons que la ville pa- 
raissait toute en flammes. 

Une immense clameur venait k lui, vaguement ; et, 
couch^ sur le dos, il regardait les ^toiles. 



340 SALAMHDd^ 

Puis une porte se referma, et des ten^bres TenTelop* 
perent. 

Le lendemain, a la mSme heure, le dernier des horn* 
mes restes dans le d^fil^ de la Hache.expirait. 

Le jour que leurs compagnons ^taient partis, des 
Zua^ces qui s*en retournaient avaient fait ^bouler les 
roches, et ils les avaient nourris quelque temps. 

Les Barbares s'attendaient toujours a voir paraitrc 
M^tho, — et ils ne voulaient point quitter la montagne 
par d^couragement, par langueur, par cette obstination 
des malades qui se refusent k changer de place; enfin 
les provisions ^puis^s, les Zua^ces s'eu ailment. On sa« 
vait qu'ils n'^taient plus que treize cents ^ peine, et Ton 
n'eut pas besoin, pour en finir; d'employer des soldats. 

Les bStes feroces, les lions surtout, depuis trois ans 
que la guerre durait , s'^taient multiplies. Narr'flavas 
avait fait une grandc battue, puis courant sur eux, 
apr^s avoir attache des ch^vres de distance en distance, 
il les avait pouss^s vers le d^fil^ de la Hache ; — et tons 
maintenant y vivaient, quand arriva Thomme envoyd 
par les Anciens pour savoir ce qui restait des Barbares. 

Sur retendue de la plaine, des lions et des cadavres 
^talent couches, et les morts se confondaient avec des 
vStements et des armures. A presque* tous le visage ou 
bien un bras manquait ; quelques-uns paraissaient in- 
tacts encore ; d'autres ^taient dess^ch^s complStement 
et des cranes poudreux emplissaient des casques ; des 
pieds qui n'avaient plus de chair sortaient tout droit des 
cn^mides , des squelettes gardaient leurs manteaux ; des 
ossements, nettoy^s par le soleil, faisaient des taches 
luisantes au milieu du sable 

Les lions reposaient la poitrine contre le sol et les 
deux pattes allong^es, tout en clignant leurs paupi^es 
sous racial du jour, exag^r^ par la reverberation des 
roches blanches. D'aulres, assis sur leur croupe, regar- 
daient fixement devanteux ; ou bien, d demi perdus dans 



LE d£fil£ de la HACnB. 3il 

leura grosses criniSrcs, ils dormaient roul6s en boulc, 
ettousavaient Tair repus, las, cnnuy^s. Ils ^taient immo- 
biles comme la montagne et comme les morls. La nuit 
descendait ; de larges bandes rouges rayaient le ciel u 
Toccident. 

Dans un de ces amas qui bosselaient irriguli^remeut 
la plaine, quelque chose de plus vague qu'un spectre 
se leva. Aloi*s un des lions se mit k marcher, d6coupant 
avec sa forme monstrueuse une ombre noire sur le fond 
du ciel pourpre ; — quand il fut tout prte de I'liomme, 
il le renversa, d*un seul coup de patte. 

Puis 6tal6 dessus k plat ventre, du bout de ses crocs, 
lentement, il ^tirait les entrailles. 

Ensuite il ouvrit sa gueule toute grande, et durant 
quelques minutes il poussa un long rugissement, que 
les ^chos de la montagne r6p6tdrent, et qui se perdit 
enfin dans la solitude. 

Tout k coup, de petits graviers rouUrent d*en haut. 
On entendit un frdlement de pas rapides, — et du cdt6 
de la herse, du c6i^ de la gorge, des museaux pointus, 
des oreilles droites parurent ; des prunelles fauves bril- 
laient. C'^taient les chacals arrivant pour mmger les 
restes. 

Le Carthaginois, qui regardait pench6 au haut du 
pri^cipice, 8*en retourna. 



%i 



n 






XV 



MATHO. 



Carthage fetait en joie, — une joie profonde, nniver- 
selle, d^m^sur^e, fr^netique ; on avail bouch^ les trous 
des ruines, repeint les statues des Dieux, des branches 
de myrte parsemaient les rues, au coin des carrefours 
Tencens fumait, et la multitude sur les terrasses faisait 
avec ses vStements bigarr^s comme des tas de fleurs 
qui s'^panouissaient dans Tair. 

Le continuel glapissement des voix ^tait doming par 
le cri des porteurs d'eau arrosant les dalles ; des escla- 
ves d'Hamilcar oRraient, en son nom, de Torge grillee 
et des morceaux de viande crue ; on s*abordait; on s*em- 
brassait en pleurant ; les villes tyriennes ^taient prises, 
les Nomades disperses, tons les Barbares aneantis. L'A- 
cropole disparaissait sous des velariums de couleurs ; 
les ^perons des triremes, aUgn^s en dehors du m61e, i^s- 
plendissaient comme une digue de diamants ; partout 
on sentait I'ordre r^tabli, une existence nouveile qui 
recommengait, un vaste bonheur ^pandu : c'^tait le jour 
du mariage de Salammb6 avec le roi des Numides. 

Sur la terrasse du temple de Khamon, de gigante»- 
ques orf(§vreries chargeaient trois longues tables ot 



MATHO. Si3 

allaient s'asseoir les Prdtres, les Anciens et Ics Riches, 
et il y en avait une quatri^me plus haute, pour Hamil- 
car, pour Narr*Havas et pour elle ; car Salammbd par la 
restitution du voile ayant sauv^ la Patrie, Ic peuple fai- 
sait de ses noces une r^jouissance nationale, et en has, 
sur la place, il attendait qu*elle parilt. 

Mais un autre d^slr, plus ftcre, irritait son impa- 
tience : la mort de MAtho ^tait promise pour la c6r6mo- 
nie. 

On ayait propose d'abord de I'^corcher vif, de lui cou- 
ler du plomb dans les entrailles, de le faire mourir de 
faim ; on I'attacherait centre un arbre, et un singe, der- 
ri^re lui, le frapperait sur la t6te avec une pierre ; il 
avait ofTens^ Tanit, les Gynoc^phales de Tanit la venge- 
raient. D^autres ^talent d'avis qu'on le pronvenftt sur un 
dromadaire, apr^s lui avoir pass^ en plusieurs endroits 
du corps des m^ches de lin tremp^es d*huile ; — et il se 
plaisaient k Tid^e du grand animal vagabondant par les 
rues avec cet homme qui se torderait sous les feux comrae 
un cand^labre agit^ par le vent. 

Mais quels citoyens seraient charges de son supplice 
et pourquoi en frustrer les autres ? On aurait voulu un 
genre de mort ou la ville enti^re particip&t, et que toutes^ 
les mains, toutes les armes, toutes les choses carthagi- 
noises, et jusqu*aux dalles des rues et aux flots du golfe 
pussent le d^chirer, T^craser, I'an^antir. Done les An- 
ciens d^cid^rent qu*il irait de sa prison k la place de Kha- 
mon, sans aucune escorte, les bras attaches dans le dos ; 
et il 6tait d^fendu de le frapper au coeur pour le faire 
vivre plus longtemps, de lui crever les yeux, afin qu'il 
p{it voir ju8qu*au bout sa torture, de rien lancer contra 
sa personne et de porter sur elle plus de trois doigts 
d*un seul coup, 

Bien qu'il ne dAt parattre qu*& la fin du jour* quelquc- 
fois on croyait Tapercevoir, et la foule se pr6cipitait 
vers I'Acropole, les rues se vidaient, puis elle revenait 



344 SALAMMBd. 

avec uii long murmure. Des ^ens, depuis la veille, se 
lenaient debout k la mSme place, et de loin ils s'inter- 
pellaient en se montrant leurs ongles, qu*ils avaient 
laiss^s croitre pour les enfoncer mieux dans sa chair. 
D autres se promenaient agites ; quelques-uns ^aient 
p^les comme s*ils avaient attendu leur propre execution. 

Tout k coup, derri^re les Mappales, de hauts ^ventails 
de plumes se lev^rent au-dessus des t^tes. C*etait Sa- 
lammb6 qui sortait de son palais ; un soupir d'all6ge- 
ment s*exhala. 

Hais le cortege fut longtemps k venir ; il marchait pas 
k pas. 

D'abord d^fil^rent les prStres des Pataeques, puis ceux 
d'EschmoOn, ceux de Helkarth et tons les autres colle- 
ges successiyemeut, avec les monies insignes et dans 
le mSme ordre qu'ils avaient observe lors du sacrifice. 
Les pontifes de Moloch pass^rent le front baiss^, et la 
multitude, par une espece de remords, s'^cartait d'eui. 
Mais les pr^tres de la Rabetna s'avangaient d*un pas fier, 
avec des lyres k la main; les pr^tresses les suivaient 
dans des robes transparentes de couleur jaune ou 
noire, en poussant des cris d'oiseau, en se tordant 
comme des vip^res; on bien au son des flutes, elles 
tournaient pour imiter la danse des ^toiles, ei leurs vd- 
tements lagers envoyaient dans les rues des bouffees de 
senteurs moUes. On applaudissait parmi ces femmes les 
Kedeschim aux paupi^res peintes, symbolisant I'hermar 
phrodisme de la Divinity, et parfum^s et v^tus comme 
elles, ils leur ressemblaient malgr^ leurs seins plats et 
leurs hanches plus ^troites. D'ailleurs le principe femelle, 
ce jour-li dominait, confondait tout ; une lascivet6 mys- 
tique circulait dans Tair pesant; d^j^ les flambeaux 
s'allumaient.au fond des bois sacr^s; il devait y avoir 
pendant la nuit une grande prostitution ; troisvaisseaux 
avaient amen6 de la Sicile des courtisanes et il en ^tait 
venu du desert. 



, MATHO. 845 

Les colleges, & mesure qu'ils arrivaient, se rangeaient 
dans les cours du temple, sur les galerics exterieures et 
le long des doubles escaliers qui montaient contre les 
murailles, en se rapprochant par le haut. Des files de 
robes blanches apparaissaient entre les colonnades, et 
I'architecture se peuplait de statues humaines, — im- 
mobiles comme les statues de pierre. 

Puis survinrent les maitres des finances, les gouverr* 
neurs des provinces et tous les Riches. 11 se fit en bas un 
large tumulte. Des rues avoisinantes la foule se d^gor- 
geait, des hi6rodoules la repoussaicnt k coups de ba- 
tons; et au milieu des Anciens, couronn^s de tiares 
d*or, sur une litiSre que surmontait un dais de pour* 
pre, on aper<;ut Salammbd. 

Alors s*^leva un immense cri ; les cymbales et les cro. 
tales sonn^rent plus fort, les tambourins tonnaient, et 
le grand dais de pourpre s'enfonga entre les deux py- 
Idnes. 

11 reparut au premier 6tage. Salammbd marchait des- 
sous, lentement ; puis elle traversa la terrasse pour allcr 
s'asseoir au fond, sur une esp^ce de trdne taill^ dans 
une carapace de tortue. On lui avanga sous les pieds un 
escabeau d*ivoire k trois marches ; au bord de la pre- 
miere, deux enfants n^gres se tenaient ^ genoux, et quel- 
quefois elle appuyait sur leur tdte ses deux bras, char- 
ges d'anneaux trop lourds. 

Des chevilles aux handles, elle 6tait prise dans un r6- 
seau de mailles ^troites imitant les ^cailles d'un pois- 
son et qui luisaient comme de la nacre ; une zone toute 
bleue serrant sa taille laissait voir ses deux seins, par 
deux ^chancrures en forme de croissant; des pendelo- 
ques d'escarboucles en cachaient les pointes. Elle avait 
une coiffure faite avec des plumes de paon ^toil^es de 
pierreries; un large manteau, blanc comme de la neige, 
retombait derri^re elle, — et les coudes au corps, les 
genoux serr^s, avec des ccrclcs de diamnnts au haut des 



346 SALAHMBd. 

bras, elle restait toute droite, dans une attitude M^ra- 
tique. 

Sur deux sieges plus bas ^talent son p^re et son 6poux, 
Narr*Havas, habill^ d'une simarre blonde, portait sa 
couronne de sel gemme d'oik s'^chappaient deux tresses 
de cheveux, tordues comme des comes d*Ammon; et 
liamilcar, en tunique violette broch^e de pampres d*or, 
gardait k son flanc un glaive de bataille. 

Dans Tespace que les tables enfermaient, le python du 
temple d'Eschmoiin, couch^ par terre, entre des Claques 
d'huile rose, dScrivait en se mordant la queue un grand 
cercle noir. II y avait au milieu du cercle une colonne 
de cuivre supportant un oeuf de cristal ; et, comme le 
soleil frappait dessus, des rayons de tons les cdt^s en 
{irtaient. 

Derri^re 'SalammbA se d^veloppaient les pr^tres de 
Tanit en robe de lin ; les Anciens, k sa droite, formaient, 
avec leurs tiares, une grande ligne d'or, et, de I'autre 
cdt6, les Riches, avec leurs sceptres d'^meraude, une 
grande ligne verte, — tandis que, tout au fond, ou 
^talent ranges les pr^tres de Moloch, on aurait dit, k 
cause de leurs manteaux, une muraille de pourpre. Les 
.^utres colleges occupaient les lerrasses inf^rieures. La 
multitude encombrait les rues. Elle remontait sur les 
maisons et allait, par longues files, jusqu'au haut de 
TAcropole. Ayant ainsi le peuple k ses pieds, le firma- 
ment sur la tSte, et autour d'elle I'immensit^ de la mer, 
le golfe, les montagnes et les perspectives des provin- 
ces, Salammb6 resplendissante se confondait avec Tanit 
et semblait Le genie mdnie de Carthage, son kme corpo- 
rifi6e. 

Le festin devait durer toute la nuit, et des lampadaires 
k plusieurs branches ^taient plant^s, comme des arbres, 
sur les tapis de laine peinte qui envcloppaicnt les tables 
bases. De grandes buires d*^lectrum, des amphores de 
verre bleu, des cuill^res d*^caille et des petits pains 



HATiio. sn 

ronds sc pressaieiit dans la double sdWe dcs assictlos u 
bordure de perles; des grappes de raisin avcc leurs 
^.euilles ^talent enroul^es cemme des thyrses k des ceps 
divoire ; des blocs de neige se fondaient sur des pla- 
teaux d'^b^ne, et des llmons, des grenades, des courges 
et des past^ques faisaient des monticules sous les hautes 
argenteries ; des sangliers, la gueiUle ouverte, se vau- 
traient dans la poussi^re des Apices ; des li^vres, cou- 
verts de leurspoils, paraissaient bondir entre les fleurs; 
des viandes compos^es emplissaient des coquilles ; les 
patisseries avaient des formes symboliques ; quand on 
retirait les cloches des plats, i^ s'envolait des colombcs. 

Cependant les esclaves, la tunique retrouss^e, circu- 
laient sur la pointe des orteils ; de temps k autre, les 
lyres sonnaient un hymne, ou bien un choeur de voix s*6- 
levait. La rumeur du peuple, continue comme le bruit 
de la mer, flottait vaguement autour du festin et sem- 
blait le bercer dans une harmonie plus large ; quelques- 
uns se rappelaient le banquet des Hercenaires; on s'a- 
bandonnait k des rSves de bonheur ; le soleil common- 
^t k descendre, et le croissant de la lune se levait 
dk}k dans Tautre partie du ciel. 

Hais Salammbd, comme si quelqu'un Vexii appel^e, 
touma la t^te ; le peuple, qui la regardait, suiyit la di- 
rection de ses yeux. 

Au sommet de TAcropole, la porte du cachot, taill^ 
dans le roc au pied du temple, venait de s'ouvrir ; et, 
dans ce trou noir, un homme sur le seuil ^tait debout. 

n en sortit courb6 en deux, avec Tair effar^ des bi^tes 
fauves quand on les rend libres tout k coup. 

La lumi^re T^blouissait ; il resta quelque temps im- 
mobile. Tous Favaient reconnu et ils retenaient leur 
haleine. 

Le corps de cette victime 6tait pour eux une chose 
particuli^re et d^cori^e d*une splendeur presque reli- 
gieuse. Ils se penchaient pour le voir, les femmes sur* 



543 SALAMMBd. 

luLiU Eiles brulaieat de contempler celui qui avait fait 
mourir leurs enfants et leurs ^poux ; et du fond de ieur 
ame, malgre elles, surgissait une infdme curiosity, — 
le d^sir de le connaitre eompletement, envie mel^ de 
remords et qui se tournait en un surcroit d*ex^eration. 

Enfm il s*avan<;a ; alors T^tourdissement de la sur- 
prise s'evanouit. Quantity de bras se levgrent et on ne le 
vit plus. 

L'escalier de TAcropoIe avait soixante marches. IL 
Ics descendit comme sll eut roule dans un torrent, 
du haut d*une montagne; trois fois on Taperyut qui 
bondissait, puis en bas, il retpmba sur Ics deux talons. 

Ses epaules saignaient, sa poitrine haletait k larges 
secousses ; et il faisait pour rompre ses liens de tels 
efforts que ses bras croises sur ses reins nus se gon- 
flaient, conrnie, comme des trongons de serpent. 

De Tendroit ou il se trouvait, plusieurs rues partaient 
devant lui. Dans chacune d'elles, un triple rang dc 
chaincs en bronze, fixees au nombril des Dieux-Pataeques, 
s*etciidait d'un bout a Tautre, parallMement : la foule 6tait 
tassec contre les maisons, et, au milieu, des serviteurs 
des Ancicns se promenaient en brandissant des lani^res. 

Un d'eux le poussa en avant, d*un grand coup ; Mdtho 
sc mit a marcher. 

lis allongeaient leurs bras par-dessus Ics chaines, en 
criant qu'on lui avait laiss6 le chemin trop large ; et il 
allait, palp6, piqu^, d^chiquet^ par tons ces doigts; 
Iorsqu*il 6tait au bout d une rue, une autre npparaissait; 
plusieurs fois il se jeta de c6t6 pour les mordre, on s'6- 
cartait bien vite, les chaines le retenaient, et la foule 
^clatait de rire. 

Un enfant lui d6chira Toreille ; une jeune fille, dis- 
simulant sous sa manche la pointe d'un fuseau, lui 
fendit la joue ; on lui enlevait des poign^es de cheveux, 
des lambeaux de chair ; d'autres avec des batons ou le- 
naient des eponges imbib^es d'immondices, lui tampon- 



MATIIO. 349 

hoiont le vissige. Du cut6 droit de &a gorge, un flot de 
snug jaillit ; aussitdt le d^lire commcnQa. Ge dernier des 
Barbares leur repr^sentait tous les Barbares, toute Tar- 
mec ; ils se vengeaient sur lui de leurs d^sastres, de 
leurs tcrrcurs, de leurs opprobres. La rage du peuple 
se devcloppait en s*assouvissant ; les chaincs trop ten- 
dues sc courbaient, aliaient se rompre; ils ne sentaient 
pas les coups des esclaves frappant sureux pour les re- 
fouler ; d'autres se cramponnaient aux saillies des mai- 
sons ; toutes les ouvertures dans les murailles etaicnt 
bouchecs par des teles ; et le mal qu*ils ne pouvaient 
lui faire, ils le hurlaient. 

C'etaient des injures atroces, immondes, avec des en- 
couragements ironiques ct dies imprecations ; et comrae 
ils n'avaient pas assez de sa douleur presence, ils kii en 
annoni^aient d'autrcs plus Icrriblcs encore pour I'^ter- 
nit6. 

Ge vaste aboiement emplissaitCarlhage, avec une con- 
linuit6 stupide. Souvent une seule syllabe, — une into- 
nation rauque, profonde, fr6n6tique, — fetait r6p6tee 
durant quelques minutes par le peuple entier. Do la 
base au sommet les murs en vibraient, et les deux parois 
de la rue semblaient k M&tho venir centre lui et 1 cnle- 
ver du sol, comme deux brasimmenses qui I'^touffaient 
dans I'air. 

Cependant il se souvenait d*avoir, autrefois, 6prouy^ 
quelque chose de pareil. C*^tait la ipeme foule sur les 
terrasses, les m^mes regards, la m^me colore; mais 
alors il marchait libre, tous s*^cartaient, un Dicu le 
recouvrait ; — et ce souvenir, peu a pen se pr6cisant, 
lui apportait une tristesse ecrasante. Des ombres pas- 
saient devant ses yeux ; la ville tourbillonnait dans sa 
tSte, son sang ruisselait par une blessure de sa hanche, 
il se sentait mourir ; ses jarrets pliSrent, et il s*affaissa 
tout doucement, sur les dalles. 

Quelqu*un alia prendre, au peristyle du temple de 

30 



350 SALAUMUd. 

Melkai tb, la barre d*ua tripled rougie par des clla^ 
bons, et, la glissant sous la premiere chaine, il Tappuya 
contre sa plaie. On vit la chair fumer ; les huees du peu- 
ple 6touff6rent sa voix ; 11 6tait debout. 

Six pas plus loin, et une troisiSme, une quatrieme 
fois encore il tomba; toujours un supplice nouveau 
le relevait. On lui envoyait avec des tubes des gout- 
telettes d'huile bouillante; on sema sous ses pas des 
tessons de verre ; il continuait k marcher. Au coin 
de la rue de Sateb, il s*accota sous Tauvent d'une bou- 
tique, le dos contre la muraille, et n^ayanca plus. 

Les esclaves du Gpnseil le frapperent avec leurs 
fouets en cuir d'hippopotame, si furieusement et pen- 
dant si longtemps que les frangesde leur tunique ^talent 
tremp^es de sueur. H&tho paraissait insensible ; tout 
k coup, il prit son ^lan, et il se mit k courir au 
hasard, en faisant avec ses levres le bruit des gens qui 
grelottent par un grand froid. 11 enfila la rue de Boud^, 
la rue de Soepo, traversa le Harch^aux-Herbes et arriva 
sur la place de Khamon. . 

II appartenait aux pr^tres, maintenant; les esclaves 
venaient d*6carter la foule ; il y avait plus d'espace. 
Hath6 regarda autour de lui, et ses yeux rencontrerent 
Salammbd. 

Bis le premier pas qu'il avait fait, elle s*6tait lev6e ; 
puis involontairement, k mesure qu'il se rapprochait, 
elle s*6tait avanc^e pen k pen jusqu'au bord de la ter- 
rasse ; et bientdt, toutes les choses ext^rieures s'efTa- 
<^t, elle n*avait aper^u que Hdtho. Un silence s'^tait 
fait dans son ^e, — un de ces abtmes ou le monde 
entier disparait sous la pression d*une pens^e unique, 
d*un souvenir, d'un regard. Get homme, qui marchait 
vers elle, Fattirait. 

II n*avait plus, sauf les yeux, d*apparence humaine ; 
c'itait une longue forme completement rouge ; ses liens 
rompus pendaient ie long de ses cuisse i, mais on ne les 



I 



)IATHO. S51 

distinguait pas des tendons de ses poignets tout dSnu* 
d^s ; sa bouche restait grande ouverte ; de ses orbites 
sortaient deux flamines qui avaient I'air de monter jus- 
qu*& ses cheveux; — et le miserable marchait tou- 
jours! 

II arriva juste au pied de la terrasse. Salammbd 6tait 
pench^e sur la balustrade ; ces effroyables prunelles la 
contemplaient, et la conscience lui surgit de tout ce 
qu*il avait souffert pour elle. Bien qu'il agonisdt, elle 
le revoyait dans sa tente, k genoui^, lui entourant la 
taille de ses bras, balbutiant des paroles douces ; elle 
avait soifde les sentir encore, de les entendre; elle ne 
voulait pas qu'il mourdt ! A ce moment-l&, Hdtho eut 
un grand tressaillement; elle allait crier. II s'abattit & 
la renverse et ne bougea plus. 

Salammbd, presque ^vanouie, fut reportie sur son 
trAne par les prfitres s'empressant autour d'elle. Us la 
f^licitaient; c*6tait son oeuvre. Tons battaient des mains 
et tr^pignaient, en hurlant son nom. 

Un homme s'^langa sur le cadavre. Bien qu'il tdi 
sans barbe, il avait k I'^paule le manteau des pr6tres 
de Moloch, et k la ceinture TespSce de couteau leur ser- 
vant k d^pecer les viandes sacrSes et que terminait, au 
bout du manche, une spatule d*or. D'un seul coup il 
fendit la poitrine de HAtho, puis en arracha le coeur, le 
posa sur la cuiller ; et Schahabarim, levant son bras, 
I'offrit au soleil. 

Le soleil s*abaissait derri&re les flots; ses rayons ar- 
rivaient comma de longues fishes sur le coeur tout 
rouge. L'astre s'enfongait dans la mer k mesur<! que les 
battements diminuaient ; ^ la derniSre palpitation, il 
disparut. 

Alors, depuis legolfe jusqu*^ la lagune et del'isthme 
jusqu'au phare, dans toutes les rues, sur toutes lesmai- 
sons et sur tous les temples, ce fut un seul cri ; quelque- 
fois il s*arr6tait, puis recommengait ; les Edifices en trem- 



552 SALAMMBd. 

blaient ; Carthage ^tait comme convuls^e dans le spesmc 
d'une joie titaniquc ct d'un espoir sans homes. 

Narr'Havas, enivr^ d'orgueil, passa son hras gauche 
sous la taille de Salammh6, en signe de possession ; et, 
de la droite, prenant une pat^re d*or, 11 but au g^nie de 
Carthage. 

Salammb6 se leva comme son ^poux, avec une coupe 
k la main, afin de boire aussi. Elle retomba, la tMe en 
arriere, par-dessus le dossier du trdne, — bl^me, raidie, 
les levres ouvertes; — et ses cheveux denou^s pendaient 
jusqu'^ terre. 

Ainsi mourut la fiUe d*Hamilcar pour avoir touch^ au 
manteau de Tanit. 



^?w 



J 



APPENDICE 



Sainte-Beute ayant consacri k Salammhd une impor* 
tante ^tiide^, H. Flaubert r^futa ses critiques dans la 
leltre suivante : 



c D^cembre 1802. 

c Mon cher maitre, 

€ Votre troisierae article sur Salammbd m*a radouci (je 
n^ai jamais ^16 bien furieux). Mes amis les plus intimes se 
sont un peu irritds des deux autres ; mais, moi, k qui vous 
avez dit franchement ce que vous pensez de mon gros livre, 
je vous sais gr6 d'avoir mis tant de cl^mence dans votre cri* 
tique. Ikmt, encore une fois» et bien sincerement, je vous 
remercie des marques d'affection que vous me donnez, et» 
' passant par-dessus les politesscs, je commence mon Apo- 
logie. 

< £tes-vous bien siir, d'abord, — dans votre jugement gd- 
n^ral, -r- de n*avoir pas ob^i un peu trop k votre impression 
nerveuse? L*objet de mon livre, tout ce monde barbare, orien- 
tal, molochiste, vous d^plait en soi! Vous commences par 
douter de la rdalil^ de ma reproduction, puis vous me dites : 
f Apr^s tout, elle pent 6tre vrnie ; » et comme conclusion : 

* Voir Nauveaux lundis, tome iv, page 31. 

30. 



3M APPENDICE. 

« Tant pis si elle est vraie ! » A chaque minute vous vous eton- 
nez ; et vous m'en voulez d'etre etonn^. Je n'y peux rien, ce- 
pendant! Fallait-il embellir, alt^nuer, fausser, /ranctser/ Mais 
vous me reprochez vous-mSme d'avoir fait un poSme, d*avoir 
et6 cbssique dans le mauvais sens du mot, et vous me battel 
avec let Martyrs! 

c Or le systgme de Ch&teaubriand mesemble diam^lralement 
oppose au mien. II partait d'un point de vue tout ideal; il,r^ 
vait des martyrs typiques. Moi, j'ai voulu fixer un mirage en 
appliquant a FAatiquite les proc^d^ du roman moderne, et 
j'ai lecher d'etre simple. Riez tant qu'il vous plaira ! Qui, je dis 
simple, et non pas sobre. flien de plus, compliqu^ qu^mi Bar- 
bare. Mais j'arrive k vos articles, et je me d^ends, je vous 
combats pied k pied. 

f Des le d^but, je vous arrSte a propos da Piriple d'Hannon, 
admire par Montesquieu, et que je n'admire point. A qui peut- 
on faire croire aujourdlmi que ce soit la un documei^t original? 
G*est evidemment traduit, raccourci, ^chenill^ et arrange par 
im Grec. Jamais un Oriental, quel qu'il soit, n*a toit de ce 
style. J*en prends a t^moin Tinscription d*fischmounazar, si 
emphatique et redondante! Des gens qui se font appeler fils de 
Dieu, oeil de Dieu (voyez les inscriptions d*Hamaker) ne sont 
pas simples comme vous Tentendez. — Et puis vous m'accor- 
derez que les Grecs ne comprenaient rien au monde barbare. 
S*ils y avaient compris quelque chose, ils n*eussent pas ^t^ des 
Grecs. L'Orient rdpugnait a Theilenisme. Quels travestissements 
n*ont-ils pas fait subir a tout ce qui leur a passe par les mains, 
d*^tranger ! — J*en dirai autant de Polybe. G'est pour moi unc 
autorite incontestable, quant aux faits; mais tout ce qu^il n*a 
pas vu (ou ce qu'il a omis intentionnellement, car lui anssi, ii 
avait un cadre et une 6cole), je peux bien aller le chercher 
partout ailleurs. Le PMple d*Hannon n'est done pas « un mo- 
c nument carthaginois, » bien loin « d'etre le seul t comme vous 
le dites. Un vrai monument carthaginois c'est Tinscription de 
Marseille, ecrite en vrai punique. 11 est simple, celui^la, je IV 
voue, car c est un tarif, et encore Test-il moins que ce faipeux 
Piriple on peroe un petit coin de merveilleux a traversle grec; 

— ne fAUce que ces peaux de gorilles pri«e§ pour d«8 paaux 
hunoaines et qui ^taient appendues dans le temple de Holoob 
(traduises Seturne)* et dopt je vous ai ^pargnS la description; 

— et d^une ! remerciez-moi. Je vous dirai m6me entre nous que 
le PMple d*Hnnnon m*est compl^tement odieux pour Tavoir lu 



APPEND1GB. 955 

et rehi avec les qodtre dissertations de Boagaincille (dans les 
Mimmret de rAcad^mie des Inscriptions) sans compter maintft 
th^ de doctorat, — le PMple d'Hannon ^tant un siiget de 
Ui^se. 

i Quant k mon heroine, je ne la defends pas. EUe ressemble 
selon vous a c una Elyire sentimentale, p k Vell^a, k madame Bo- 
vary. Mais non ! Yeli^da est active, intelligente, europeenne. 
Madame Bovaryestagitte par des^passions multiples; Salammb6 
au contrairedemeure clou^e par rid^ fixe. Cestune maniaque, 
une espece de sainte Ther^. N'importe ! Je ne suis pas silr de 
sar^alit^; car ni moi, nivous, ni personne, aucun ancien et 
aucun modeme, ne pent connaitre la femme orientale, par la 
raison qu*il est impossible de la frequenter. 

c Yous m'accuse^ de manquer de logique et vous me de- 
mandez : « Pourquoi le$ Carihaginou cnt-ik nuu$acri let Bar- 
f baret ? » La raison en est bien simple : il» haissent les Mer- 
cenaires ; ceux-la leur tombent sous la main ; ils sont les plus 
forts et ils les tuent. Mais • la nouvelle, dites-vous, pouvait 
i arriver d'un moment k Tautre au camp. » Par quel moyen! 
—Et qui done Vedi apportte?Les Garthaginois; mais dans quel 
but? • Des barbares? mais il n'en restait plus dans la ville! — 
Des Strangers! des indifferents?—- mais j'ai eu soin de mon- 
trer que les communications n'existaient pas entre Carthage et 
l*arm^e \ 

i Pour ce qui est d'Hannon {le kut de ckienne, soit dit en 
passant, n'est point une plaisanterie ; il dtait et est encore 
un remMe centre la l^pre : voyez le IHdionnaire des sciences 
nMicalet, article L^pre; mauvais article d*ailleurs et dont j'ai 
rectifie les donn^es d'apres mes propres observations faites k 
Damas et en Nubie), — Hannon, dis-je, s'^chappe, parce que les 
Mercenaires le laissent volontairement s'echapper. lis ne sont 
pas encore dichainis centre lui. L'indignation leur vient en- 
suite avec la reflexion ; car il leur faut beaucoup de temps 
j^ant de comprendre toute la perfidie des Anciens (Voyez le 
ommencement de mon chapitre <v). MihorMe commeun 
fou autour de Carthage. Fou est le mot juste, L'amour tel que le 
concevdient les anciens n'etait*il pas une folie, une maledic- 
tion, une roaladie envoyde par les dieuxT Polybe serait bien 
iionni^ dites-vous, de voir ainsa son MAtho. Je ne le crois pas, 
et M. de. Voltaire n'eAt point partagi cet etonnnment. Rappelei- 
vous oe qu'il dit de la violence des passions en Afrique, dans 
Candide (rioit de la vieille) i c C*e8t du feu» du vitriol • etc. • 



S50 APPENDICE. 

« A propos de l*aqueduc : c Id on est dans Vinvraisemblanu 
jusquau cou. » Qui, clier maitre, tous avez raison et plus mtoie 
que Yous ne croyez, — mais pas coxnme vous lecroyez. le vous 
dirai plus loin ce que je pense de cet Episode, amene non pour 
decrire Taqueduc, lequel m*a donn^ beaucoup de mal, mais 
pour faire entrer convenablement dans Carthage mes deux he- 
ros. C'est d'ailleurs le ressouvebir d'une anecdote, rapportee 
dans Polyen (Ruses de guerre), I'histoire de Theodore, Tami de 
Glton, lors de la prise de Sestos par les gens d^Abydos. 

f On regrette un lexique, Yoila un reproche que je trouve 
souverainement injuste. J^aurais pu assommer le lecteur avec 
des mots techniques. Loin de la ! j'ai pris soin de traduire tout 
en francais. Je n'ai pas emfdoye un seul mot sp^al sans le faire 
suivre de son explication, imm^diatement. J'en excepte les 
noms de monnaie, de mesure et de mois que le sens de la 
phrase indique. Mais quand yous rencontrez dans une page 
kreutzer, yard, piastre ou penny, cela yous erap^che-t-il de la 
comprendre? Qu'auriez-vous dit si j'aYais appele Moloch Melek, 
Hannibal Han-Baal, Carthage (Kartadda) , et si, au lieu de 
dire que les esclaves au raoulin portaient des musdieres, j^avais 
^crit des pausicapes ! Quant aux noms de parfums et de pier- 
reries, j'ai bien etS oblige de prendre les noms qui sont dans 
Th^phraste, Pline et Athenee. Pour les plantes, j'ai employ^ 
les noms latins, les mots re^us, au lieu des mots arabes ou phe- 
niciens. Ahisi j*ai dit Lauwsonia aulieu de Henneh,ei mdme j'ai 
eu la complaisance d*6crire Lausonia par un u, ce qui est une 
faute, et de ne pas ajouler inermis, qui etX ^t^ plus precis. De 
raSme pour Kok*heul que j'dcris antimoine, en yous epargnant 
sulfur e, ingrat! Mais je ne peu pas, par respect pour le lecteur 
. frangais, ^crire Hannibal et Hamilcar sans h, puisqu'il y a un 
esprit rude sur Tei, et m'en tenir k Rollin! un peu de 
douceur ! 

c Quant au temple de Tanit, je suis stU* de TaYoir reconstruit 
lei qull ^tait, avec le traits de la D^esse de Syrie, aYec les ra^- 
dailies du due de Luynes, avec ce qu'on sait du temple de 
Jerusalem, avec un passage de saint Jerdme, cite par Selden 
\de Bits Syriis), aYec le plan du temple de Gozzo qui est bien 
carthaginois, et mieux que tout cela, aYec les mines du temple 
de Thugga que j*ai vu moi-mdme, de mes yeux, et dont aucun 
Yoyageur ni antiquaire, que je sache, n*a parlig. M'importe, 
direz-YOUs, c'est drdle! Soit! — Quant a la description en elle- 
mdme, au point de Yue litt^raire, je la trouYe, moi, tr^-com- 



ArPENDICB. n57 

pr^hensible» et le drame n'^en est pus erabarrass(3; car Spuiidius 
et MAtho restent au premier plan , on ne les perd pas de vue. II 
n'y a point dans iQon livre une description isolee, graluite; 
toutes servent a mes personnages et ont une influence loin- 
laine ou immediate sur Taction. 

c Je n'acceple pas non plus le mot de chinoiserie applique k 
la chambre de Salammbd, malgrS Tepitli^te d'exquise qui le 
relive (comine dSvorants fait a chians dans le lamcux Songe), 
parce que je n'ai pas mis Ih un seul detail qui ne soit dans la Bible 
ou que Ton ne rencontre encore en Orient. Vous me r^petcz que 
la Bible n'cst pas un guide pour Carthage (co qui est un point a 
discuter) ; mais les Hebreux ^laient plus pres dcs Carthaginois 
que les Gliinois, convenez-en ! D'aillcurs il y a des choses de 
ciimat qui sent ^ternelles. Pour ce mobilier et les costumes, je 
vous renvoie aux textes r^unisdans la 21* dissertation de Tnbbe 
Mignot {Mimoires de TAcad^mie des Inscriptions, tome XL ou 
XLIJenesaisplus). 

i Quant k ce goiit c d*op^ra, de pompe et d'emphase, » 
pourquoi done voulez-vous que les choses n*aient pas etd 
ainsi, puisqu*elles sent telles maintenantl Les c^rtoonies des 
visites, les prosternatlons, les invocations, les encensements et 
tout le rcsle, n*ont pas ^te inventus par Mahomet , jo sup- 
pose. 

c 11 en est de mdme d'Uannibal. Pourquoi trouvez-vous que 
j'ai fait son enfance fabuleuse? est-ce parce qu'il tue un aigle! 
beau miracle dans un pays ou les aigles abondent! Si la sc^ne 
ci!it dte plac^e dans les Gauies, j*aiirala mis un hibcu, un loup 
ou un renard. Mais» Fran^^ais que vous ^tes, vous £tes habituS, 
malgH voks, k consid^rer Taigle comme un oiseau noble, et 
plutdt comme un symbole que comme nn 6tre anim^. Les 
aigles existent cependant. 

c Vous me demandez ou j'ai pris une pareille idde du Con* 
ml de Carthage f Mais dans tons les milieux analogues par 
les temps de revolution, dopuis la Convention jusqu'au Parle- 
ment d'Amerique, ou nagu^r^ encore on cchangeait des coups 
de canne et des coups de revolver, lesquelles Cannes et les* 
quels revolvers ^taient apportes (cotnme mes poignards) dans 
la manche des paletots, Et m^me mes, Carthaginois {^ont plus 
ddcents que les Amdricains, puisque le public n*etait pas li. 
Vous me citez, en opposition, unegrosse autorite, celle d*Ari?- 
tole. Mais Aristote, ant^rieur a mon ^poque de plus de qualrc- 
vnigts ans, n*est ici d*aucun poids. D'ailleurs il se tronrife 



S58 APPENDIGE. 

grossi^rement, le Stagyrique, qaand il affirme qu*on rCa jamais 
vu li Carthage d'imeule iu de tyran. Voalez-yous des dates? en 
void : il y avail eu la conspiration de Carthalon, 530 avant 
Jesus-Christ; les empidlements des Mngon, 460 ; la conspiration 
d'Uannon, 337; la conspiration de Bomilcar, 307. Maisjede- 
passe Arislole! — A un autre. 

f Yous me reprochez les escarboucles formies par Vurine des 
lynx. C'est du Th^ophraste, Traiti des Pierreries : tant pis pour 
lui! J'allais oublier Spendius. Kh bien, non, cher maitre, son 
stratag^me n'est ni bizarre, ni itrange. Cest presque un poncif. 
II ni*a ete i'ourni par £iien (Histoire des Animaux) et par Polyen 
(Stratagemes). Cela ^tait mSme si connu depuis le siege de M^ 
gare parAntipater (ou Antigone), .que Ton nourrissait expres 
des pores avec les ^Uphants pour que les grosses bdtes ne fus- 
sent pas effrayees par les petites. G'^tait, en un mot, une force 
usuelle, et probablement fort usee au temps de Spendius. Je n*ai 
pas £t^ oblige de remonter jusqu*a Samson; car j'ai repousse 
autant que possible tout detail appartenant a des ^poques le- 
"^ndaires. 

c J'arrive aux richesses d'Hamilcar. Gette description, quo!- 
que YOus disiez, est au second plan. Hamilcar la domine, et je 
la crois tr^s-motiv(^e. Ln colore du sufTete va en au^'mentant a 
mesure qull apergoit les depr^ations commises dans sa mai- 
son. Loin d'etre h tout momeni hors de lui, il n*eclate qu'a la 
fin, quand ilse heurte a une injure personnelle. Qu'il ne gagne 
pas il cette visite, cela m'est bien egal, n'etant point charge de 
i'aire son pan^gyrique ; mais je ne pense pas Tavoir taille en 
charge aux dipens du resle du caractere. L'homme qui tue plus 
loin les Mercenaires de la fagon que j'ai montree (ce qui est un 
|0li (rait de son fils Hannibal, en italic), est bien le m^me 
qui fait falsifier ses marchandises et fouetter a entrance scs 
esclaves. 

« Yous me diicanez sur les anze mille trois cent quatre-vingt- 
seize hommes de son armee en me demandant d*aU le savez-vous 
(ce jfiombre) ! qui wus Va dit ? Mais vous venez de le voir vous- 
mSme, puisque j*ai dit le nombre d'hommes qu'il y avait dans 
les differents corps de Tarmee punique. G'est le total de Taddi- 
lion tout bonnement, et non un chifTre jet^ au hasard pour pro- 
duire un eflet de precision. 

« U n'y a ni vice malicieux ni bagatelle dans mon serpent. 
Ge chapitre est une cspece de precaution oratoire pour att^nuer 
celui de la tente qiii n a clioqu^ personne et qui, sans le serpenti 



APPEMDICE. SdO 

edt fait pousser des oris. J ai inieux aiiu^ uii eilel impudique 
(si impudeur il y a) avec un serpent qu'avec un homme. Sa* 
lammbd, avant de quitter sa maison, s*enlaceau g^nie de sa fa- 
mille, a la religion mSme de sa patrie en son symbole ie plus 
antique. Voili tout. Que cela soit messiant dans une iludb 
ou une PHARSALB, c*est possible, mais je n'ai pas eu la preten- 
tion de faire Vlliade ni la Phartale. 

c Ge n*est pas ma faute non plus si les orages sont fr^ents 
dans la Tuniserie k la fin de Tetd. Chateaubriand n*a pas plus in- 
ventd les orages que les couchers de soleil, et les uns et les 
autres, il me semble, appartiennent h tout le monde. Notez d'ail- 
leurs que T^mede cette histoire est Moloch, le Feu, la Foudre. 
Ici le Dieu lui-mtoe, sous une de ses formes, agit ; il dompte 
Salammbd. Le tonnerre ^tait done bien a sa place : c'est la voix 
de Moloch rest^ en dehors* Vous avouerez de plus que je vous 
ai ^pargn4 la description classique de Vorage, Et puis mon 
pauvre orage ne tient pas en tout irois lignes, et a deo endroils 
diir(§rentsl L'incendie qui suitm'a ^td inspire par un Episode de 
rhistoire de Massinissa, par un autre de Thistoired'Agathocle et 
par un passage d'Hirtius,— tous les trois dans des circonsiances 
analogues. Je ne sors pas du milieu, du pays mSme de mon ac- 
tion, comma vous Toyez. 

ff A propos des parfums de Salammbd, vous m'attribuez plus 
d'imagination que je n'en ai. Sentez done, humez dans la Bible 
Judith et Esther ! On les p^n^trait, on les empoisonnait de par- 
fums, litt^aleraent. G'est ce que j'ai eu soin de dire au com- 
mencement, dds qu'il a ^\& question de la maladie de Sa1ammh6. 

 Pourquoi ne voulez-vous pas non plus que la disparition 
du Zaimph ait ele pour quelque chose dans la perte dc la ba- 
(aille, puisque Tarmee des Alercenaires contenait des gens qui 
croyaient au Zairaph ! JUndique les causes principales (trois 
mouvements militaires) de cette perte ; puis j!ayoute cel1e-12i, 
comme cause secondaire et derni^re. 

a Dire que j'ai invenU des supplices aux fuii^railles des Bar« 
bnres n'est pas exact. Hendreich (CarihagOy seu Carth. respu* 
blica, 1664) a r^uni des textes pour prouver que les Carthagi- 
nois avaient coutume de mutiler les cadavres de leurs ennemis ; 
et vous vous etonnez que des barbares qui sont vaincus, d^scs- 
per^, enrages, ne leur rendent pas la pareille, n'en fassent pas 
autant une fois et cette fois-la seulement? Faut-il vous rappeler 
Madame deLamballe, les Mobiles en 48, et ce qui se passe actuel« 
lement aux £tats-Unis ? J'ai ^t^ sobre et tr^s-doux, au contraire. 



36Q APPENDICE. 

« Et puisque nous sommes en train de nous dire, nos veriles. 
franclicment je vous avou^rai, cher mailre, que lapointe d'inia. 
Qiuaiion sadique m^a un peu blesie. Toufcs vos paroles sont 
graves. Or un tel mot de vous, lorsqu'il est imprime, devient 
preb(}ue une flelrissure. Oubliez-vous que je me suis assis sur 
les bancs de la Correct ionnelle comme prevenu d'ontrage aux 
rnocurs, et que les imbeciles et les mediants se font des amies 
de tout? Ne soyez done pas etonne si un de ces jours yous lisez 
dans qnelque petit journal diffaniateur, comme il en exisle, 
quelque chose d'analogue a ceci : t M. G. Flaubert est un disciple 
« de de Sade. Son ami, son parrain, un maitre en fait de cri- 
c tique la dit iui-meme assez clairement; bien qu\nvec cellc fi- 
« nesse et cetle bonhomie railleuse qui, etc. » Qu'aurais-je a 
repondre, — et a faire? 

« Je m'incline devant ce qui suit. Yous avez raison, dier 
maitre, j'ai donne le coup de pouce, j'ai force Thistoire, et 
comme vous le diles (res-bien, fat voulu faire un hi^e. Mais 
dans un sujet militliire, oi]i est le mal ? — Et puis je ne Tai pas 
completement invente, ce siege, je Tai seulement un peu charge. 
La est toute ma I'aule. 

« Mais pour /« passage de Ifontesgutetirelatii' aux immolations 
d'enfanls, je m'insurge. Cette horreur ne fait pas dans mon 
esprit un doutc. (Songez done que les sacrifices humains n'e- 
taiant pas completement abolis en Grece a la bataille de Leuc- 
tres? 570 avant Jesiis-Christ.) Malgre la condition imposee 
par Gelon (480), dans la guerre centre Agalhocle (532), on 
briila, selon Diodore, 200 enfants, et quant aux ^poques poste- 
rieures, je m'en rapporle a ^>ilius Italicus, a Eusebe, et surtout 
a saint August in, lequel affirme que la chose se passait encore 
quelquel'ois de son temps. 

« Yousregrellez queje n*aie point introdnit parmi les Grecs 
un phiiosoplie, un raisonneur charge de nous faire un cours de 
morale ou commetlant de bonnes actions, un monsieur enfin 
sentani comme nous. AUons done! e(ait-ce possible? Aralus que 
vous rappelez est precisement celui d'apres lequel j\ii r§ve 
Spen iius ; c'clait un homme d'esculades et de ruses qui tuait 
tres bien la nuit les sentinelles et qui avait des eblouissements 
au grand jour. Jeme suis refuse un contraste, c'est vrai; mais 
un contraste facile, un contraste voulu etfaux. 

« J'ai fini Tanalyse et j'arrive a votre jugement. Vous avei 
eut-^tre rai'^on dans tos rnnsid^ral ions sur le toman historique 



APPENDICE. SOI 

appliqud k Tantiquitd, et il se peut trds-bien que j'aie dchou^. 
dependant, d*apr^ toutes les vraisemblances et mes impres- 
sions, k moi, je Crois avoir fait quelque chose qui ressemble a 
Carthage. Mais \k n'est pas la question. Je me moque de Tarch^)* 
logie 1 Si la couleur n*est pas une, si les details ddtonent, si 
les moeurs ne ddrivent pas de la religion el les faits des passions, 
%i les caracl^res ne sont pas suivis, si les costumes ne sont pas 
ippropri^s aux usages et les ardiitectures au climal, s'il n*y a 
pas, en un mot, harmonic, je suis dans le faux. Sinon, non. 
Tout se tient. 

« Mais le milieu vous agace ! Je le sais, ou plut6t je le sens. 
Au lieu de rester k yolre point de vue personnel, votre point de 
vuedeleltr^, demoderne, de Parisien, pourquoi n*Mes-vous 
pas venu de mon cdtd ! L*dme humaine n'est point partotU la 
mSme, Lien qu*en disc M. Levallois '. La moindre vue sur le 
monde est la pour prouver le contraire. Je crois m^me avoir 
^^ moins dur pour Thumanil^ dans Salammbd que dans Jl/a- 
dame Bovm*y. La -curiosity, Tamour -qui m*a poussS vers des 
religionset des peoples disparus, a quelque chose de moral en 
soi et de sympathique, il me semble. 

c Quanlau style, j*ai moins sacrifiSdans ce livre la que dans 
Tautre k la rondeur de la phrase et k la p^riode. Les m^taphores 
y sont rares et les dpith^tes positives.. Si je mets bleuei apr6s 
pierres, c'est que bleues est le root juste, croyez-moi, et soyez 
^galement persuade que Ton distingue tr^-bien la couleur des 
pierres k la clarl^ des ^toiles. Interrogez l&-dessus tons les 
voyageurs en Orient, ou allez-y voir. 

« Et puisque vous me bUmez pour certains mots, inorme 
entre autres, que je ne defends pas (bien qu*un silence excessif 
fasse Teffet du vacarme), moi aussi je vous reprocherai quelques 
expressions. 

i Je n*ai pas compris la citation de Desaugiers, ni quel ^lait 
son but. J'ai fronc^ les sourcils k bibelots carthaginois,— (fta^/e 
de manteau, — ragotU et pimenti pour Salammbd qui batifole 
avec le serpent f—ei devant le beau drdle de Libyen qui n*est ni 
beau ni dr6le, — et k Timagination libertine de Schaliabarim. 

i Une demidre question, 6 mattre, une question inconve- 
nante : pourquoi trouvez-vous Schahabarim presque comique 
et vos bonshommes de Port-Royal si s^rieux TPour moi, M. Sin- 
glin est fuuSbre k cdtd de mes ^l^phants. Je regarde des Bar- 

* Dans un de ses articles de VOpinion nationale sur Salammbd*, 

31 



362 APPENDIGE. 

bares tatouds comme 6tant moins antihumains, moins spdciaux, 
moins cocasses, moins rares quedes gens vivant en commun et 
qui s'appellent jusqu*^ la mort Moruievr! — Et cest precise- 
ment parce qu'ils sont tr^loin de moi que j*admire voire ta- 
jent a me les faire comprendre, — Gar j'y crois, i Port-Royal, et 
le souhaite encore moins y vivre qu'a Carthage. Gela aussi etait 
exclusif, hors nature, force, tout d*un morceau, et cependant 
vrai. Pourquoi ne voulez-vous pas que cleux vrais existent, 
deux exces contraires, deux monstruosit^ difi'erentes! 

^ fl Je vais finir. — Un peu de patience ! — £tes-¥Ous curieux de 
connairre la faute inomie (iiiorme est ict a sa place) que je 
trouTe dans mon livre. La voici : 

c i* Le piedestal est trop grand pour la statue. Or, comme 
on ne peche jamais par le ir&p^ mais par le pae aneXf il aurait 
fallu cent pages de plus relatives a Salammbd settlement. 

c 2* Quelques transitions manquent. £lles existaient ; je les 
ai retranch^ ou trop raooourdes, dansla peur d'Mre ennuyeux. 

f 3* Dans le chapitre vi, tout ce qui se rapporte k Giscon est 
de mtme tonaliU que la deuxieme partie du chapitre u (Hannon) 
C*est la mdme situation, et il n*y a point progression d'effeL 

c 4* Tout ce qui Vdtend depnis labatailledu Macar jusqn'au 
serpent, et tout le chapitre xm jusqu'au ddnombrement des 
Barbares, s*enlonce, disp^ait dans le souvenir. Ce sont des ea- 
droits de second plan, ternes, transitoires, que je ne pouvais 
malheureusement^viter etqui alourdissent le livre, malgr^ les 
elTorts de prestesse que j*ai pu faire. Ce sont ceux-la qui m*ont 
le plus coiite, que j'aime le moins et dont je me suis le plus 
reconnaissant. 

« 5* L'aqueduc. 

« Aveu 1 mon opinion eecreU est qu'il D*y avait point dV 
queduc k Carthage, malgrd les mines actueUes de Faqueduc. 
Aussi ai-je eu soin de prdvenir d*avance toutes les objections 
par une phrase hypocrite a Tadresse des archdologues. J'ai mis 
les pieds dans le plat, iourdement, enrappelantque c*dtait une 
invention romaine, alors nouvelle, et que Taqueduc d'k present 
a dte refait sur I'ancien. Le souv^ir de Bdlisaire coupant Ta- 
queduc remain de Carthage m'a poursuivi, et puis c*^tait une 
belle entree pour Spendiuset Mho. Nimpprte! mpn aqueduc 
est une IdchetS! ConfUear. 

.€ 6* Autre etderaidre coquinerie : Hannon. • 

c Par amour de la clartd, j'ai faussd rhistoire quant k sa mort. 
d fut bien, il est vrai, crucifle pnr les Mercenaires, mais en 



APPENDIGB. S65 

Sardaigne. Le g^niral cruciO^ ^ Tunis en face de Spendius 6*ap- 
pelait Hannibal. Mais quelle confusion cela eOt fait pour le lee- 
teur! 

f Tel est, dier mnttre, ce qu*il y a, selon moi* de pire dans 
mon livre. Je ne vous diis pas ce que j*y trouve de bon. Ilais 
soyez str que je n*ai point fait une Carthage fantastiquc. Les 
documents sur Cartilage existent, et ils ne sont pas tous dans 
Movers. II faut aUer les cherclier un peu loin. Ainsi Ammien 
Marcellin ma foumi la forme exacU d'une porte, le poeme de 
Corippus (la Johannide)^ beaucoup de details sur les peuplades 
africaines, etc., etc. 

c Et puis mon exemple sera peu suivi. Ou done alors est le 
danger ? Les Leconte de Lisle et les Baudelaire sont moins k 
craindre que les... et les... dans ce doux pays do France ou le 
superOciel est une quality, et ou le banal, le facile et le niais 
sont toujours applaudis, adopt^s, ador^. On ne risque de cor- 
rompre personne quand on aspire k la grandeur. Ai-je mon 
pardon! 

c Je termine en vous disant encore une fois merci, mon cher 
maitre. En me donnant des egratignures, vous m'avez tr^s-ten- 
dreraent serre les mains, et bien que vous m*ayez quclque peu 
ri au nez, vous ne m*en avez pas moins fait trois grands saluts, 
trois grands articles tres-detailles, tres-considerables et qu2 
ont dH vous dtre plus p^nibles qu'^ moi. C*est de cela surtout 
que je vous suis reconnaissant. Les conseils de la fin ne seront 
pas perdus, et vous D'aiu^z eu affaire ni k un sot ni k un in^rat. 

i Tout k VOUS9 

ff Gustavo FuuBfiAT. » 



Sainte-Beuve ripondit & cette lettre par le billet sui- 
vant: 

c Ce 35 ddcembro f 863. 

ft Mon cher ami, 

f J*attendais avec impatience cette lettre promise. Je Tai lue 
hier soir, et je la relis ce matin. Je ne regrette plus d*avoir Tait 
ces articles, puisque je vous ai amenS ksorlir ainsi toutes vos 
raisons. Ce soleil d*Afrique a eu cela de singulier que toutes 



501 APPENDICE. 

nos humt'urs i tous, m^me nos humeurs secretes, ont fait Erup- 
tion. Salammhd, ind^pendamment de la dame, estd^s k pre- 
sent, le nom d une bataille, de plusieurs batailles. Je comptefaire 
ceci : mes articles restant ce quails sont, en les r^imprimant je 
mettrai, a la fin du volume, ce que vous^appelez votre Apologie, 
et sans plus de replique de ma part. J*avais tout dit; yous re- 
pondez : les lecleurs attentifs jugeront. Ge que j*appr^ie sur 
tout, el ce que chacun sentira, c'est cette elevation d*esprit et 
de caractdre qui vous a fait supporter tout naturellement mes 
contradictions et qui oblige envers vous a plus d'estime. M. Le- 
brun (de TAcademie), unhomme juste, me disait Tautrejour a 
propos de vous : « Apres tout, il sort de la un plus gros mon- 
« sieur qu*auparavaht. • Ge sera Timpression gen^rale et difi- 
« nitive... • 

c G. A. Saihtb-Bbdvb. » 



Dans un article publie dans la Revue contemporaine. 
M. Frcehner avail trSs-vivement critique Salammbd. 
M. Gustave Flaubert, en riponse k son articje, adressa 
au directeur de la Revue contemporaine la letlre sui- 

vaiilc : 



A M. FRCEHNER 

R^DAGTEUn DB LA IlEVUR CONTBHPORAinB 

c Paris, 21 janirier 1863. 

« Monsieur, 

« Je viens de lire votre article sur Salammbd para dans la 
Revue contemporaine le 31 decembre 1862. MalgrS I'habitude 
ouje suis de ne rdpondre a aucune critique Jene puis accepter 
la y6tre. Elle est pleine de convenance et de choses extrSme- 
ment flatteuses pour moi ; mais comme elle met en doute la 
sinc^rit^ de mes Etudes, tous trouverez bon, s'il vous plait, 
que je relive ici, plusieurs de tos assertions. 

c Je Yous demanderai d's^ord, monsieur, pourquoi vous me 
m^lez si obstin^ment h la collection Gampana en afKirmant 
qu'elle a ^t^ ma ressource, mon inspiration permanente ? Or, 
j'avais fini Salammbd auroois de mars, six semaines avant 
l*ouverture de ce mus^e. Yoila una erreur, d^ja. Nous en trou- 
verons de plus graves. 

i Je n*ai, Monsieur, nuUe pretention k Tarch^ologie. J*ai 
donn^ mon livre pour un roman, sans preface, sans notes, et 
je m'^lonne qu*un homme illustre, comme vous, par des tra- 
vaux'si considerables, perde ses ioisirs k une litterature si 
leg^rel J'en sais cependant assez, monsieur, pour oser dire 

51. 



366 APPENDfCE. 

que vous errez compUtemenl d*un bout k Tautre de YOtre tra- 
vail, tout le long de vos dix-huit pages, k chaque paragrapheet 
a chaque ligne. 

c Yous me blamez c de n'ayoir consults ni Falbe ni Dureau 
de la Malle, dont j*aurais pu tirer profit. • Mille pardons 1 je 
les ai lus» plus souvent que vous peut-^tre at sur les ruines 
mdmes de Carthage. Que vous ne sachiez t rien de satisfaisaot 
sur la forme ni sur les principaux quartiers, i cela se peut, 
mais d'autres» mieux informes, ne partagent pas votre scepli* 
cisme. Si Ton ignore oil ^taitle faubourg Adas, Tendroit appeie 
Fuscianusy la position exacte des portes principales dont on a les 
noms, etc., on oonnait assez bien Templacement de la ville, 
Tappareil architectonique des muraiiles, la Taenia, le Mdle et 
le Gothon. On salt que les maisons etaient enduites de bitume 
et les rues dallies ; on a une idee de TAncd dtorit dans m<Hi 
chapitre iv, on a entendu parler de Malqui, de Byrsa, de 
M^gara, des Mappales et des Gatacombes, et du temple d'£sch- 
moun situ^ sur TAcropole, et de celui de Tanit, un pea i 
droite en tournant le dos k la mer. Tout cela se trouve (sans 
parler d Appien, de Pline et de Procope) dans ce mdme Dureau 
de la Malle, que vous m'accusez d'ignorer. II est done regrettable, 
Monsieur, que vous ne soyez pas « entr^ dans des details fas- 
tidieux pour montrer t que je n'ai eu aucune idee de Templa- 
cement et de la disposition de Tancienne Carthage, c moins 
encore que Dureau de la Malle, t ajoutez-TOUS. Mais que faut-il 
croire? k qui se fier, puisque yous n^ayez pas eu jusqu^apr^ 
sent Tobligeance de r^v^er votre syst^e sur la topographic 
carthaginoise? 

i Je ne poss^de, il est irai , aucun texte pour vous prouver 
qu'il existait une me des Tanneurs, des Parfumeurs, des Tein* 
turiers. G'est en tons cas une hypothese vraisemblable, ecmve- 
nez-en! Mais je n'ai point invents Kinisdo et Gynasyn « mots, 
dites-YOus, dont la structure est £trang&re a I'esprit des langues 
semitiques.  Pas si dtrang^res cependant, puisquMls sont dans 
Gesenius — presque tous mes noms puniques, defigur^, selon 
vous, Slant pris daus Gesenius (Scripturm Ungumque pAonit- 
cUe, etc.,) ou dans Talbe, que j*ai consulte, je vous assure. 

« Unorientalistede votre Erudition, monsieur, auraitdu avoir 
un peu plus d'indulgence pour le nom numidedeNaravasseque 
j*ecris Nar' Uavas, de Nar-^l-iiaouak^ feu du souffle. Yousauries 
pu deviner que les deux m de Salammb6 sont mis expr^ pour 
I'airc prononcer Salam et non Salan et supposer charitablement 



APPENDIG& 367 

• 

que Egates, au lieu de JSgates, ^tait une faute typographique, 
corrig^ du reste dans la seconde Edition de mon livre, ant^ 
rieure de quinze jours k vos conseils. II en est de m^me de 
Sciiiitei pour SyuUes et du mot Kabires , que Ton avait im* 
prim^ sans un k (horreur !) jusque dans les ouvrages les plus 
s^rieux tels que let Religions de la Grhe antique, par Maury. 
Quand k Schalischim, ^i je n'ai pas ^crit (comme j'aurais dH le 
faire) Rosch-eisch-Schalischira, c*£tait pour raccourdr un nom 
d^j^ trop r^barbatif , ne supposant pas d'ailleurs que je serais 
examine par des philologues. Mais, puisque vous Mes descendu 
jusqu'k oes chicanes de mots, j'en reprendrai chei vous deux 
autres: 1* Compendieiuement, que vous employex tout aa re- 
hours de la signiflcation pour dire abondamment, prolixement, 
et 2* earUiaehinoieerie; plaisanterie excellente, bien qu*elle ne 
soit pas de vous, et que vous avex ramasste, au commencement 
du mois dernier dans un petit journal. Vous voyex, monsieur, que 
si vous ignores parfois mes auteurs, je sais les vd^es. Mais il eiHt 
mieux valu, peut-^tre, n^gliger « ces minutiesqui se refusent » 
comme vous le dites fort bien, # k I'examen de la critique. • 

c Encore une cependant ! Pourquoi avez-vous soulign^ le ei 
dans oette phrase (un peu tronqute) de ma page 156 : c Ach^te- 
nioi des Cappadociens ei des Asiatiques. » EstHse pour briller 
en voulant faire accroire aux badauds que je ne distingue pas 
la Gappadoce de TAsie Mineure I Mais je la oonnais, monsieur, 
je Tai vue, je m*y suis promen^J 

f Vous m^avez lu si n^gligemment que presque toujours vous 
me citez d faux. Je n*ai dit nuUe part que les prMres aient 
foim^ une caste particulidre : ni, page 109, que les soldats li- 
byens fussentjc poss^d^ de I'envie de boire du fer, » mais que 
les barbares mena^aient les Carthaginois de leur faire boire du 
fer ; ni page 108, que les gardes de la legion t portaient nu 
milieu du front une come d'argent pour les faire ressembler ^ 
des rhinoceros, • mais, cleurs gros chevaux avaient, elc. ; • ni 
page 39, que les paysans un jour s^amus^rent k crucifier deux 
cents lionk. MSme observation pour ses malheureuses Syssites, 
que j*ai employees, selon vous, c ne sachantpas, sans doute, 
que ce mot signifiait des corporations particuli^res. » Sane dauU 
est aimahle. Mais sans doute je savais ce qu^^taient ces corpo- 
rations et r^tymologie du mot. puisque je le traduis en fran^ais 
la premiere foisqu'il apparatt dans mon livre, page 7. • Syssites, 
compagnles (de commer^nts) qui mangeaient en commun. t 
Vous aves da mfimc faussi un passage de Plaute, car il n*est 



3C8 APPSNDTCE. 

point demontr^dans lePcmulus que c les Garthaginois savaieul 
toutes les langues >, ce qui eut et6 un curieux privilege pour 
une nation entiere ; il y a tout simplement dans le prologue, 
V. 112, « /< omnet linguas icit » ; ce qu'il faut traduire : « Ce- 
lui-Ia sait toutes les langues, » le Garthaginois en question et non 
tous les Carlhaginois. 

« II n'est pas vrai ie dire que c Hannon n'a pas iU crucifix 
dans la guerre des Mercenaires, attendu quMl commandait des 
arniecs longtemps encore apr^s, » car tous trouyerez dam 
Pol ybe, monsieur, que lesrebelles sesaisirent de sa personnc, 
et Tattacb^rent a une croix (en Sardaigne il est vrai, mais a la 
m^me ^poque), livre I*% cbapitre xyii. Ce n*est done pas 
« ce personnage » qui < aurait k se plaindre de H. Flaubert, » 
mais plu(6t Polybe qui aurait a se plaindre de H. Froehner. 

< Pour les sacrifices d'enfants, il est si peu impouibU qu'au 
siScle d'Hamilcar on les brul&t vifs, qu'on en brdlait encore au 
temps de Jules Cesar et de Tib^re, s*il faut s*en rapporter a 
Gic^ron (Pro Balbo) et a Strabon (liy. III). Gependant, < la 
statue de Moloch ne ressemble pas k la macliine infernale 
d^crite dans Salammbd. Gette figure composee de sept cases 
4tag^es Tunesur Tautre pour y enfermer les victimes appartient 
a la religion gauloise. H. Flaubert n'a aucun prelexte d'analogie 
pour juistifier son audacieuse transposition. • 

« Non 1 je n*ai aucun pr^texte, c*est yrai ! mais j*ai un texte, 
a savoir le texte, b description mtoe de Diodore, que- tous 
rappelez et qui n*est autre que la mienne, comme vous pourrez 
vous en convaincre en daignant lire ou relire le livre XX de Dio- 
dore, cliapitre i?, auquel vous joindrez la paraphrase chaldaique 
de Paul Page, dont vous ne parlez pas et qui est cit^ par 
Selten, DediUsyriU, p. 164-170, avec Eu8^.be, Preparation 
iuangilique, livre I**'. 

« Gomment se fait-il aussi que Thistoire ne dise lien du 
manteau miraculeux, puisque vous dites vous-m^me c qu*on le 
montrait dans le temple de Y^nus, mais bien plus tard, et 
seulement a T^poque des empcreurs remains? i Or, je trouve 
dans Atb^n^e, XII, 58, la description tr^s-minutieuse de ce man- 
teau, bien que Vhistoire n en dise rien. Ilfut achetd ^Denys TAn- 
cien 120 talents, porte a Rome par Scipion-£milien, reporle a 
Garlhage par Galus Gracchus, revint h Rome sous H^Iiogabale, 
puis fut vendu a Garthage. Tout cela se trouve encore dans 
IHireau de la Malle, dont j*ai tir^ proflt, d^cidSment. 

« Troif lignei plus has, vous affirmez, avec la m£me..... 



APPENDICE. 560 

candeur, que « la plup^rt des autres dieux invoqu^s dans 
Salammbd sont de pure intention^ • et vous ajoutez : « Qui a 
cnteiidu parler d'.un Aptoukhos? i Quit d'Avezac [Cyrinalque)^ 
a propos d'un temple dans les environs de Cyr^ne; c d'un 
Schaoul? 9 mais c'est un nom que je donne a un esclave 
(voyez ma page 91) ; • ou d un Matismann! » 11 est mentionne 
comme Dieu pnr Corippus. (Voyez Johanneis et M4m, de VAca- 
d&mie deeinscnpL^ tome XII, p. 181.) c Qui ne sail que Micipsa 
n'^tait pas'une divinity mais un homme! » Or, c*est ce que je 
dis, monsieur, et tres-clairement, dans cette mSme page 91, 
quand Salammbd appelle ses esdaves : c A moi Kroum, Enva, 
llicipsa, Sch^oilil! » 

• Vous m*accusez de prendre pour deux divinit^s distinctes 
Astarotli et Astart^. Mais au commencement, page 48, lorsque 
Salammbd invoque Tanit, elleTinvoque par tous sesnoms k la 
fois *. « AnaUis, Astarl^, Derceto, Astaroth, Tiratha; » £t 
mtoe j'ai pris soin de dire, un peu plus bas, page 52, qu'elle 
r^p^tait c tous ces noms sans qu'ils eussent pour elle de signi- 
fication distincte. » Seriez-vous comme Salammbd! Je suip 
tent^ de le croire, puisque vous faites de Tanit la d^esse de la 
guerre et non de Tamour, de Feltoent femelle , humide, 
f^cond, en d^pit de Tertullien, et de ce nom mSme de Tiratha, 
dent vous rencontrez Teiplication peu d^cente, mais claire, dans 
Movers^ Phenk^ livre I*', p. 574. 

« Vous vous 6bahissei ensuite des singes consacr^ k la lune 
et des chevaux consacr^ au soleil. c Ces details, vous en 6tes 
silir, ne se trouvent dans aucun auteur ancien, ni dans aucun 
monument authentique- » Or, je me permettrai, pour les singes, 
de vous rappeler, monsieur, que les cynoc^phales ^taient, en 
£gypte, consacr^ k la lune comme on le voit encore sur les 
murailles des temples, et que les cultes egyptiens avaient 
pen^tr^ en Libye et dans les oasis. Quant aux chevaux je ne dis 
pa^ qu*il y en avait de consacr^s k Esculape, mais a Eschmo:m, 
assimil^ k Esculape, lolaus, ApoUon, le Soleil. Or, je vois les 
chevaux consacr^s au soleil dans Pausanias (livre I*', chap, i), 
et dans la Bible (Rois, liv. II, ch. xxxn). Mais peut-^tre nierez- 
vous que les temples d'figypte soient des monuments authen- 
tiques, et la Bible et Pausanias des auteurs anciens. 

• A propos de la Bible je prendrai encore, monsieur, la liberty 
grande de vous indiquer le tome II de la traduction de Gahen, 
page 18G, oil vous lirez ceci : t llsportaient aucou,suspendue a 
une cliaine d*or, une petite figure de pierre prdcieuse qu*ils 



»70 ArPENDICB. 

appelaient la Yeril^. Les d^bats s'ouvraient lorsqoe le presi- 
dent mettait devant soi rimage de la Verite. » G*est un teite de 
Diodore. En void un autre d'Elien : c Le plus age d^entre eux 
etait leur chef et leur juge a tous; il portait autoor du cou nne 
image en saphir. On appelait cette image la Y&it^. • C'est 
ainsi, monsieur, que c cette Verite-la est une jolie inyentionde 
Tauteur. » 

« Hais tout voiis elonne : le molobathre, que Ton toit tr^ 
bien (ne vous en deplaise) matobathre ou malabathre, la 
poudre d*or que i'on ramasse aujourd*hui, comme autrefois, 
sur le rivage de Garlhage, les oreilles des Elephants peintes en 
bleu, les hommes qui se barbouillent de Termillon et mang^t 
de la yennine et des singes, les Lydiens en robes de femme, les 
escarboucles des lynx, les mandnigores qui sont dans Hippo- 
crale, la chainette des cheyilles qui est dans le Gantique des 
Gantiques (Cahen> t. lYI, 37) ei les arrosages de silphium, 
les barbes enyelopp^s, les lions en croix, etc., tout! 

c £h bien ! non, Monsieur, je n*ai point i empninte tonsces 
details aux negres de la S^negambie. t Je vous renyoie, pour 
les elephants, a rouyrage d*Anuandi, p. 356 et aux antorites 
qu*it indique, telles que Floras , Diodore, Anu^ien-Marcellin 
et autres negres de la Senegambie. 

< Quant aux nomades qui mangent des singes, croqnent des 
poux et se barbouillent de yermillon, comme on pourrait 
c vous demander i quelle source Tauteur a pnise ces precienx 
renseignements, t et que, < yous series, • d*apres yotre aveu, 
« tres-embarrauS de le dire, i je yais yoas donner, bumble- 
ment, quelques indications qui facilileront yos recherehes. 

« Les Maxies.. . se peignent le corps avec du yermillon. Les 
Gysantes se peignent tous ayec du yermillon et mangent des 
smges. Tjeurs femmes (celles des Adrymadiydes), si ellessont 
mordues par un poa, elles le prennent, le mordent, etc. » 
Yous verrez tout cela dans le lY* liyre d*Heredote, aux 
chapitres cxcnr, cxci et cLxyin. Je ne sois pas embarrass^ de 
le dire. 

« Le m&Dne Ilerodote m^a appris dans la description deFar- 
m^ de Xerx^, que les Lydiens ayaient des robes de femmes ; 
de plus Athto^, dans lechapitre desfitrusqoes et deleur res- 
semblance ayec les Lydiens, dit quails porlaient des robes de 
femmes ; enGn, le Bacchus lydien est toujours reprlsent^ en 
. f^„,|||0 Rst-ce assei pour les Lydiens et leur cos- . 



APPEHDICB. Sit 

c Les babes enfennees en signe de deuil sont dim Cahep 
(fiitehiel, chap, xsr, 17) etan menUm des €olosses IgypUens, 
ceuz d*Aboii<Sinbal, entre anlres; ks escarboades Ibrmto 
par rnrinede lynx, dans Thdophraste, TraiU dn jHtfTmes, 
et dans PUne, liire Tm, diap. ltii. Kt pow ce (jui r^gard^ l«s 
lions crudfi^ (dont toqs poitei le nombre 4 deox oenis, afin 
de n-e gratifier, sans doute, d*un ndicole qoe je n*ai pas)» je 
Tons prie de lire dans le m^me lifre de Pline le diapitre mn, 
oik Tons apprendrei que Sdpkxn-Emilien et Pol|be, se proine- 
nant ensemble dans la campagne carlhaginoise, en Tirent de 
sopptid^ dans eette position* « Qma emieri mate pcemm smd^ 
ndU» abdaradwr mdtm wuda, » Sont-ce 14, monsieur^ de oes 
passages pris sans discernement dans rOntaen fiUomqm^ 
i et que la haute critique a employ^ ayec sucoes contra 
moit • De qudle bante critique parlei-TOus! Est-oe de k 
T6tre? 

< Yens vons ^gayei considerablement sur les grenadiers que 
Ton arrosait avec du silphium. Mais ce detail, monsieur* n*est 
pas de md. H est dans Pline, livre XYII, chap. xlto. i'en suis 
bien ficli6 pour TOtre plaisanterie sur c rdld)ore que Ton 
devrait cultiver 4 Charenton; > mais comme tous le dites 
Tousmtane, « Tesprit le plus penetrant ne sauraitsupplto" au 
d^fiiut de connaissances acquises. » 

c Yous en ayez manqu^ compl^lement en aflirroant que« parmi 
les pierres pr^ieuses dutrdsor d'Hamilcar, plus d'une appar- 
tient auz l^endes et aux superstitions duretiennes. • Nonl 
monsieur, dies sont foulet dans Pline et dans Thtephraste. 

ff Les stdes d'imeraude, 4 1'entrto du temple, qui vous font 
rire, car yous 6tes gai, sont mentionnto par Philostrate ( Ft> 
d^i^poZ/ontiia) et par Thdophraste (TroiU de$ pierreriu). Heeren 
(t. li) dte sa phrase: < U plus grosse toeraude bactrienne se 
trouTe 4 Tyr dans le temple d*liercule. Cest une colonne d'assei 
forte dimension. » Autre passage deTh^phraste (traduction de 
Hill) : ff U y avait dans leur temple de Jupiter un obdisque com- 
post de quatre ^meraudes. » 

« lialgr^ ff vos connaissances acquises, • vous confondei le jade, 
qui est une nephrite d'un vert brun et qui vient de Chine, aveo 
le jaspe, yari^t^ de quarts que Ton troupe en Europe et en Si« 
cile. Si yous aviez ouvert, par hasard, le Diclionnaire d$ VAca* 
d^ie franfaise^ au mot jaspe^ vous eussies appris, sans aller 
plus loin, qu'il y en avait de noir, de rouge et de blanc. II fallait 
doiic, monsieur, mod^er les transports de votre indomptuble 



378 APPENDIGE. 

verve et ne pas reprocher fol^trement k mon maitre et apai 
Theophile Gautier d*avoir prSl^ a une femme (dans son Roman 
de laMomie) des pu>ds verts quand il lui a donn^ des pieds 
blancs. Ainsi, ce n*est point lui, mats voqs, qui avez fait < une 
err eur ridicule. » 

« Si vous dedaignicz un peu rooins les voyages, vous auriez pu 
voir au museede Turin, le propre bras desa roomie, rapporl6e 
parM. Passalacqua, d'Egyple, et dans la pose que ddcrit Th. 
Gautier, cette pose qui, d'apres vous, rCeet certainement pai 
igyptienne. Sans 6tre ing^nieur non plus, vous auriez appris ce 
que sont le3 Sakiehs pour amener Teau dans les maisons, et 
vous seriez convaincu que je n'ai point abusd des vMements 
noirs en les mettant d<')ns des pays ou iis foisonnent etou les 
femmes de la haute classe ne sortent que vdtues de manteaux 
noirs. Mais comme vous pr^lerez les t^moignages Merits, je vous 
reooramanderai, pour tout ce qui concerne la toilette des femmes, 
Isaie, III, 3, la llischna. tit. de Sabbatho; Samuel, XIII, 18; 
saint Clement d'Alexandrie, paed. II, 13, el les dissertations de 
Tabb^ Mignot, dans les Memoires de rAcad^roie des Inscriptions, 
t. XLII. Et quant a cette abondance d'ornementation qui vous 
^bahit si fort, j^^tais bienen droit d'en prodiguer k des peuples 
qui incrustaient dans le sol de leurs appartements des pier- 
reries. (Voy. Cahen, £zdchiel, 28, 14). Mais vous n*6tes pas 
heureux, en fait de pierreries. 

• Je termine, monsieur, en vous remerciant des formes am^ 
n^s que vous avez employees, chose rare, maintenant. Je n*ai 
relev^ parmi vos inexactitudes que les plus grossi^res, qui tou- 
chaient k des points sp^ciaux. Quant aux critiques vagues, aux 
appreciations personnelles et kTexamen litt^rairedemonlivre, 
je n*y ai pas m^me fait allusion. Je me suis tenu tout le temps 
sur votre terrain, celui de la science, et je vous r^p^te encore 
une fois que j*y suis midiocrement solide. Je ne saisni Thebreu, 
ni Tarabe, ni Tallemand, ni le grec ni le latin, et je ne me 
vante pas de savoir le fran^ais. J*ai us^ souvent des traductions, 
mais quelquefois aussi des originaux. J'ai consult^, dans mes 
incertitudes, les hommes qui passent en France pour les plus 
competents, et si je n*ai pas 6t6 mieux guid^, c*est que je n'a- 
vais point I'honneur, Tavantage de vous connaltre : Excosez- 
moi ! si j'avais pris vos conseils, aurais-je t nUeux rhusi ! i 
J'en doute. En tout cas, j^eusse ^t^ privi des marques de bien- 
veillance que vous me donnez qSi et \k dans votre article et je 
vous aurais 6pargn6 Tespece d^ remords qiti le termine. Mais 



APPENDICE. 373 

"assurez-Tous, monsieur, bien que vous paraissiez elfray^ vous* 
mdme de votre force et qae vous pensiez sirieusement c avoir 
d^chiqueti mon livre pi^ce ^ pi6ce, » n*ayez aucune peur, 

tranquillisez-Tous ! car vous n'avez pas ii^ cruel, mais I^ 

ger. 

f J'ai rhonneur d'etre, etc. 

« 608TATE Fladbeht. » 

(LOpimim naUimalep 24 Janvier 1963.) 



H. Froehner ripondit & la lettre qu*on vient de lire, 
par une scconde critique en date du 27 Janvier 1S65 ^ ; 
H. Gustave Flaubert y r^pliqua par la lettre suitante, 
adre^sie au directeur de YOpinion Naiionale, 



< 8 fivrier 1803. 

« Mon cher monsieur Gu^oult, 

« Excusez-moi si je vous importune encore une fois. Mais 
comme M. Frcehner doit reproduire dans YOpinion noHonale ce 
qu*ii vient de publier dans la Revue contemporaine, je me per- 
mets de lui dire que : 

ff J*ai commis elTectivement une erreur (r^i-grave. Au lieu de 
Diodore, liv. XX, chap, rr , lisei chapitre xa. Autre erreur . 
J'ai oubli^ un texte k propos de )a statue de Moloch, dans la 
mythologie du docteurJacobi, traduction de Bernard, la page 322, 
ou il verra une fois de plus ies sept compartiments qui Tindi- 
gnent. 

c Et, bien qu'il n'ait pas datgn^ me r^pondre un seul mot 
touchant : 1* la topographic de Carthage; 2* le manteau de 
Tanit ; 3* Ies noms puniques que j'ai travestis et 4* Ies dieux 
que j'ai inventus, — et qu*il ait gard^ le mtoe silence ; 5* sur 
Ies chevaux consacr^s au Soleil ; 6* sur la statuette de la V^rit^; 
7* sur Ies coutumes bizarres des nomades ; 8* sur Ies lions cru- 

* Voir l'0;nnton Kattonalf du4f6vricr 18G3. 

38 



574 APPEN'DICE. 

cifids, et 9* sur les arrosages d^ silphium, avec 10* les escar- 
boucles de lynx et 11* les superstitions chr^tienoes relatives aux 
pierreries; en se taisant de mSme sur le jade; 12* et sur le 
jaspe; 13* sans en dire plus long quant 2i tout ce qui concerne . 
14* Hannon: 15* les costumes des femmes; 16* les robes des 
Lydiens; 17* la pose fantastique dela raomie egyptienne; 18*le 
mus^e Gampana ; 19* les citations... (peu exactes) qu^il'fait de 
mon livre, et 20* mon latin, qu'il tous conjure de trouver 
faux, etc. 

« Je suisprdt, n^nmoins, sur cela.comme sur tout le reste, 
a reconnattre qu'il a raison et que Tantiquite est sa prbpri^te 
particuli^e. II pent done s*amuser en paix h dUnnremon idifice 
et prouver que je ne saisrien du tout, coihme il Tafait Ticto- 
rieusement pour MM. L6on Heuzey et L^on Renier, car je ne lui 
r^pondrai pas. Je ne m*occuperai plus de ce monsieur. 

« Je retire un mot qui me parait Tavoir contrari^. Non, 
H. Frcehner n*est pas liger, il est tout le contraire. Et si je 
Fai < choisi pour victime parmi tant d'^crivains qui ont rabaissi 
« mon livre, • c'est qu'il m'avait semblS le plus s^rieux. Je me 
suis bien tromp^. 

« Enfm, puisqu'il se mSle de ma biographic (comme si je 
m'inqui^l^is de lasienne!) en arfirmant par deux fois (il le 
sail !) que j'ai ^te six ans^ ^crire Salammhd, je lui avouerai que 
je ne suis pas bien sur, a present, d' avoir jamais ^te h Carthage. 

« II nous reste, Tun et Tautre, a vous remercier, cher mon- 
sieur, moi pour m*avoir ouvert votre journal spontan^jnent el 
d'une si large maniere, et quant a lui, M. Froehner, il doit toos 
savoir un gr^ infmi. Vous lui avez donne Toccasion d*apprendre 
a beaucoup de monde son existence. Get etranger tenait k toe 
connu; maintenantil Test... avantngeusemeut. 

u Mille cordialites. • 



• GusTiVE Flaubert. » 



(U Opinion Rationale, 4 f^vrier 18G3.) 



TABLE 



I. — Le Festin i 

II. — A Sicca 22 

III. — Salammb6.. . 47 

lY. — Sous les murs de Garthag^e • 56 

' V. — Tanit ' 77 

VI. — Hannon 95 

VII. — Hamilcar Barca 118 

Ylir. — La Bataille du Hacar. 160 

IX. -— En Gampagne 181 

X. — Le Serpent 198 

XI. — Sous la Tente 213 

XII. — L'Aqueduc 235 

XIII. — Moloch 258 

XIV. — Le D^aid (Je la Hache 299 

XY. — Ufttho 342 

AprsNDicB , , 353 



■nmiiii 



302874843$ 



r.. ^' / /1 7 1 

• k ■!'■•"• i. • m