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Full text of "Santolius Victorinus. J.-B. Santuel; ou, La poésie latine sous Louis XIV"

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SANTOLIUS  VIGTORINUS  / 


J.-B.  SANTEIJL 

ou  LA  ^6  ^) 

POÉSIE  LATINE  SOUS  LOUIS  XIV 


PAR  MOJNÏALANT-BOLGLEUX 


"2^  >  •  ^^^^^  *  c  <:.  <L  o- 


PARIS 

DENÏU,    LIBRAIRE-ÉDITEUR 

Palais-Royal,  galerie  d'Orléans. 

VERSAILLES 

liERNARD,    LIBRAIRE       1      P.-F.    ETIENNE,    LIBRAIRE 

9,  rue  Salory.  I  Zi6,  rui:  Je  la  Paroisse. 

MDCGCLV 


SANTOLIUS  VIGTORINUS 


J.-B.  SANTEUL 


LA  rOESIE  LATINE  SOUS  LOUIS  XIV. 


ÉTUDE  PREMIÈRE 


SI   LA   POESIE   LATIAE   i\EE  E»    FRANCE   DOIT  ETRE   EXCLliE   DE    LA 
LITTÉRATIRE    FRANÇAISE. 


On  était  sous  le  règne  de  Louis  XIV^  et  c'était  le 
temps  où  la  langue  française ,  désonnais  élevée  au 
rang  de  langue  classique  par  le  style  des  Provin- 
ciaics,  était  devenue^  sous  la  plume  élégante,  cor- 
recte, lumineuse  et  précise  des  Boileau,  des  Ra- 
cine et  de  tant  d'autres  grands  écrivains  dignes  de 
faire  cortège  au  grand  roi,  un  instrument  complet 
au  moyen  duquel  l'esprit  français  pouvait  se  mani- 
fester sur  tous  les  tons  et  dans  tous  les  genres  de 
productions  littéraires. 

Or,  dans  ce  temps-là  même  et  par  un  de  ces 


h  J.-B.  SAMEUL. 

beaux  malins  de  printemps  que  nous  ne  voyons  plus 
guère  que  dans  les  idylles,  les  promeneurs  du 
Luxembourg ,  des  promeneurs  français  et  dont  les 
oreilles  étaient  déjii  familiarisées  avec  le  langage 
harmonieux  et  abondant  de  nos  plus  célèbres  poè- 
tes et  prosateurs,  n'étaient  nullement  surpris  cepen- 
dant de  rencontrer  dans  les  jardins  de  ce  palais, 
comme  ils  le  rencontraient  souvent  dans  les  rues  et 
sur  les  places  de  Paris,  un  homme  qui  se  procla- 
mait poète  latin,  qui  était  reconnu,  accepté,  lu, 
écouté  comme  tel,  et  qui,  comme  tel,  était  revêtu 
d'un  caractère  officiel. 

C'était  là  une  singularité;  mais  d'autres  singulari- 
tés encore  caractérisaient  ce  personnage  :  son  cos- 
tume ,  qui  indiquait  chez  lui  une  profession  dont  le 
caractère  était  bien  peu  d'accord  avec  la  légèreté 
de  son  caractère  personnel;  ses  discours,  ses  ac- 
tions, ses  manières,  aussi  bien  que  la  langue  dans 
laquelle  il  écrivait  ses  ouvrages,  tout  concourait  à 
montrer  en  lui  comme  un  type  attardé  des  siècles 
depuis  longtemps  écoulés. 

Cet  homme  portait  l'habit  des  chanoines  régu- 
liers de  Saint- Victor;  mais  il  le  portait  d'une  façon 
si  leste  et  si  dégagée,  il  en  respectait  si  peu  la  cou- 
leur sombre  et  la  coupe  sérieuse,  qu'il  put  à  bon 
droit  dire  un  jour  au  farceur  de  la  comédie  italienne, 
Dominique  Biancolelli  :  «  Et  moi,  je  suis  l'Arlequin 
de  Saint-Victor.  » 


ÉTUDE  PREMIÈRE.  5 

On  voit  que  nous  parlons  ici  do  Jean-Baptiste 
Santeul,  clianoine  régulier  de  Saint-Yictor,  né  à 
Paris  le  12  mai  1630,  Santolius  Fictorimis, 
comme  il  s'appelait  lui-mcMiie,  car  beaucoup  de  lit- 
térateurs de  ce  temps  latinisaient  leur  nom  ainsi 
que  leur  plume. 

Qu'il  lut  poète,  il  n'y  avait  pas  à  le  contester  pour 
quiconque  lisait  ses  vers;  mais  avant  de  l'avoir  ja- 
mais lu,  on  le  devinait  déjà  rien  qu'à  le  voir,  car 
il  justifiait  mieux  que  personne  l'opinion  qui  loge 
quelque  grain  de  folie  dans  tout  cerveau  favorisé  de 
la  muse,  et  qui  fait  de  certaines  défaillances  de  la 
raison  comme  le  signe,  et,  selon  quelques-uns,  l'ex- 
piation du  génie.  Toutefois  l'influence  du  grain  se 
faisait  sentir  chez  Santeul  jusqu'à  l'extravagance 
inclusivement,  et  dégénérait  souvent  en  une  vérita- 
ble bouffonnerie.  Aux  mœurs  près,  car  les  siennes 
étaient  irréprochables,  cet  homme  procédait  tout  à 
la  fois  d'Horace  et  de  Diogène.  De  même  que  chez 
le  philosophe  de  Sinope,  il  y  avait  dans  ses  folies 
un  mélange  de  sagesse  et  de  bon  sens;  car  on  peut 
dire  que  si  plus  d'un  sage  de  la  Grèce  aurait  pu 
passer  pour  un  fou  dans  les  siècles  modernes,  plus 
d'un  fou  de  la  période  des  temps  modernes  où  les 
bouffons  jouaient  un  rôle,  aurait  pu  passer  en  Grèce 
pour  un  sage. 

Le  jour  où  nous  faisons  connaissance  avec  lui,  le 
poète  de  Saint- Victor  se  promenait  seul.  Et  il  y  a 


6  J.-B.  SAXTEUL. 

lieu  de  remarquer  son  isolement,  car  il  avait  eu  dans 
sa  jeunesse  ,  et  il  conservait  encore  un  peu  dans  sa 
maturité,  de  si  grandes  vivacités  d'esprit,  de  si  sin- 
guliers écarts  de  conduite,  que  ses  supérieurs  lui 
permettaient  à  peine  de  sortir  sans  être  accompa- 
gné de  quelqu'un  qui  fût  en  état  de  le  modérer. 
()uand  il  était  abandonné  à  lui-même,  il  achetait  et 
mangeait  dans  les  rues  tout  ce  qu'il  trouvait  sur  son 
•|)assage  :  pommes,  poires,  raisins,  châtaignes,  noix, 
tout  lui  était  bon;  il  en  remplissait  ses  poches,  et  sur 
son  chemin  il  donnait  aux  passants  le  spectacle  d'un 
homme  vêtu  comme  un  ecclésiastique  qui  satisfai- 
sait publiquement  sa  friandise  et  ses  appétits  comme 
aurait  lait  un  cynique.  Ne  l'avait-on  pas  même  vu, 
un  jour  qu'il  était  allé  à  la  comédie,  s'écrier  bien 
fort  :  «  Ah  !  morbleu  !  je  suis  un  sot;  j'ai  oublié  de 
dîner  » ,  se  faire  apporter  trois  petits  pains,  deux 
cervelas,  une  bouteille  de  vin,  recommandant  bien 
qu'elle  fût  de  jauge,  boire,  manger  sans  se  cacher, 
puis  pousser  un  grand  soupir  et  dire  à  haute  voix  : 
«  Dieu  garde  de  mal  ceux  qui  ne  sont  pas  si  bien 
que  moil  »  S'il  rencontrait  des  portefaix,  des  éco- 
liers, des  harangères,  ou  d'autres  gens  de  toute 
sorte,  il  les  arrêtait,  entrait  en  conversation  avec 
eux,  et  poussait  parfois  la  discussion  jusqu'à  la  dis- 
pute et  la  dispute  jusqu'aux  voies  de  fait.  D'autres 
fois  il  buvait  avec  le  premier  venu;  on  le  surprit 
même  un  jour  trinquant  avec  un  homme  qui  se 


ÉTUDE  PREMIÈRE.  7 

trouva  être  le  bourreau.  Quelqu'un  l'en  avertit  en 
le  réprimandant.  —  «  Eh  bien!  répondit-il,  c'est  un 
liomme  comme  les  autres,  un  honnête  homme,  un 
homme  à  faire  plaisir  et  à  te  pendre  pour  rien  si  tu 
voulais.  Ne  fait-il  pas  bon  avoir  des  amis  partout. 
pour  se  servir  les  uns  les  autres  ?  » 

Le  jour  où  nous  le  rencontrons  au  Luxembourg, 
notre  personnage  était  en  veine  de  bizarrerie,  et  si, 
en  pareil  état,  il  était  sorti  seul,  c'est  probablement 
que,  comme  cela  lui  arrivait  quelquefois,  il  s'était 
échappé  malgré  la  défense  de  ses  supérieurs.  Ainsi, 
comme  il  avait  un  jour  demandé  au  Prieur  de  Saint- 
Victor  la  permission  d'aller  entendre  un  sermon  : 
—  «  Qu'iriez-vous  faire  \h,  dit  le  Prieur  ;  quelques- 
unes  de  vos  folies  ordinaires  ?  Je  ne  trouve  pas  à 
propos  que  vous  sortiez.  »  Le  poète,  outré  du  refus, 
va  à  la  porte  pour  sortir;  mais  le  Prieur  avait  déjà 
donné  ses  ordres.  Que  faire  pour  échapper  à  la  vi- 
gilance du  portier  ?  Notre  homme  monte  au  jubé, 
prend  la  corde  d'une  cloche,  et,  pour  empêcher 
celle-ci  de  sonner,  il  l'attache,  bien  enveloppée ,  à 
une  barre  de  fer;  puis  s'aidant  de  la  corde,  il  des- 
cend dans  la  nef,  sort  par  la  grande  porte  de  l'église 
sans  être  aperçu,  et  va  entendre  le  serm.on  (1). 

Dans  la  promenade  de  ce  jour-là,  notre  poète, 
selon  son  habitude,  accostait  les  passants  et  les 

(J)  Sajiîoliana. 


8  •  J.-B.  SANTE LX. 

faisait  causer;  puis,  quaud  il  les  croyait  capables 
lie  le  comprendre,  et  même  il  ne  tenait  pas  toujours 
à  cette  condition,  il  leur  récitait  ses  asclépiades  ou 
ses  pentamètres ,  ses  hymnes  ou  ses  inscriptions.  Il 
entrait  en  enthousiasme  dès  le  premier  vers  et  dé- 
clamait les  autres  comme  un  démoniaque  tourmenté 
de  plusieurs  esprits.  Il  faisait  tant  par  ses  contor- 
sions et  ses  grimaces,  que  la  foule  s'amassait,  autant 
l)our  le  contempler  que  pour  l'entendre.  Lui,  sa 
tirade  terminée,  sautait  au  cou  de  quelqu'un  des 
assistants,  pour  le  complimenter  et  l'embrasser  s'il 
approuvait  ses  vers,  pour  l'injurier  et  l'étrangler  s'il 
les  critiquait.  Les  choses  ne  se  terminaient  pas  tou- 
jours à  son  avantage,  et  il  était  quelquefois  heureux 
de  pouvoir  se  sauver  à  travers  les  pierres  et  les  ho- 
rions. Quelqu'un  qui  avait  vu  de  loin  une  de  ces 
scènes  tumultueuses,  aborda  le  poète  au  moment  où 
elle  finissait,  et  lui  demanda  si  l'on  pouvait  lui  faire 
compliment.  «  —  Et  de  quoi?  )>  demanda  notre 
homme.  «  —  De  ce  que  tu  es  aussi  connu  ici  que 
Diogène  l'était  au  marché  d'Athènes.  —  Cela  est 
vrai,  repartit  le  poète,  chacun  y  fait  son  person- 
nage :  tu  es  l'ane  et  je  suis  le  philosophe.  » 

Disant  cela  il  avise  un  jeune  écolier  qui  faisait 
sur  l'herbe  le  devoir  de  sa  classe,  et  va  droit  à  lui. 

'(  —  Que  faites-vous  là,  mon  ami?  lui  dit-il. 

—  Je  tâche,  Monsieur,  de  faire  de  méchants  vers 
latins,  répondit  l'écolier. 


ÉTUDE  PREMIÈRE.  9 

—  Voyons-les  ? 

—  Je  n'ai  encore  pu  rien  .faire. 

—  Eli  bien!  je  vous  aiderai.  Montrez-moi  la  ma- 
tière des  vers.  » 

Le  sujet  sur  lequel  travaillait  l'écolier  était  ce- 
lui-ci : 

«  Un  jeune  enfant,  fils  d'un  bouclier^  pour  s'exer- 
«  cer  dans  son  métier,  prit  un  couteau  et  égorgea 
«  son  cadet.  Sa  mère  arrive  :  il  lui  montre  son  frère 
«  mort,  et  dit  :  Je  viens  de  faire  mon  chef-d'œuvre. 
«  La  mère,  furieuse,  jette  le  jeune  meurtrier  dans 
«  une  chaudière  d'eau  bouillante.  Hors  d'elle-même, 
«  elle  se  pend;  et  le  père,  saisi  d'horreur  de  ce  tri- 
«  pie  spectacle,  meurt  de  douleur.  » 

Le  poète  de  Saint- Victor  lut  cette  matière;  puis, 
ayant  un  peu  réfléchi,  il  dicta  ces  deux  vers  à  l'en- 
fant ébahi  : 

Alter  cuni  puero,  mater  conjuncta  niarito, 
Ciiltello,  lyniphâ,  finie,  dolore  cadiint  (1). 

Et  il  le  congédia  en  lui  disant  :  «  Si  l'on  vous  de- 
mande qui  vous  a  fait  vos  vers,  dites  que  c'est  le 
Diable.  »  Quand  l'écolier  raconta  cette  histoire  à  ses 

(1)  Telle  est  la  composition  que  le  Santolîana  attribue  à  notre 
poète;  mais,  selon  la  Biographie  universelle,  ce  distique  serait  plus 
ancien  que  Santeul;  il  se  trouverait  dans  le  Praliim  Cl.  Pratelli, 
imprimé  en  161/i,  et  serait  cité  dans  le  Thésaurus  Epilaphiorum 
du  P.  Labbe,  page  364. 


10  J.-B.  SANTEUL. 

maîtres,  ceux-ci  n'eurent  pas  de  peine  à  deviner 
rénigme. 

Cette  notoriété  dont  Santcul  fut  en  possession 
dans  son  temps,  comme  on  vient  de  le  voir,  s'atta- 
cliait  à  sa  personne  et  non  ii  l'habitude  qu'il  avait 
prise  décrire  en  latin  ;  car  il  n'était  pas  le  seul  dans 
ce  dernier  cas,  on  le  sait  aujourd'hui  comme  on  le 
savait  alors.  Un  grand  nombre  d'esprits  distingués 
se  livraient  au  culte  de  la  poésie  latine  ;  de  nom- 
breux et  respectables  monuments  en  subsistent  ;  et 
le  goût  du  public  pour  cette  branche  de  littérature 
était  assez  répandu  pour  que  l'on  eût  songé  à  re- 
nouveler dans  ce  temps-là  une  Pléiade  composée  de 
poètes  latins,  et  dans  laquelle  Santeul  ne  (igurait  pas 
le  dernier  (1).  Ainsi  la  qualité  de  poète  latin  n'était 
une  singularité  ni  chez  le  Victorin  ni  chez  d'autres; 
elle  était  acceptée  comme  celle  de  poète  français. 

A  voir  cependant  combien  était  large,  brillante 
et  considérable  la  place  que  tenait  alors  la  poésie 
latine  dans  l'opinion  publique,  on  s'étonne  de  voir 
combien  cette  place  est  étroite,  et,  disons  le  mot, 
annulée  chez  les  écrivains  qui  ont  recueilli  l'histoire 
de  notre  littérature  à  cette  époque. 

La  Harpe,  dans  son  Lycée,  ne  dit  rien  ni  des 

(1)  Voici  comment  se  composait  cette  Pléiade,  suivant  Moréri  : 
Le  P.  Rapin,  le  P.  Commire,  et  le  P.  de  La  P«uc,  jésuites;  San- 
teul, rai)bé  Ménage,  Du  Périor,  et  le  médecin  Petit.  Mais,  ajoute 
Moréri,  la  France  a  produit  dans  le  même  temps  d'autres  excel- 


ÉTUDE  PREMIÈRE.  11 

poètes  latins  modernes  ni  de  leurs  poésies;  et,  pour 
parler  tout  de  suite  des  ouvrages  les  plus  récents, 
M.  Désiré  Nisard^  dans  son  Histoire  de  ta  Litté- 
rature française,  n'en  dit  pas  un  mot. 

Dès  le  début  de  cet  ouvrage,  le  savant  professeur 
recommande  de  «  soigneusement  distinguer  entre 
riiistoire  littéraire  d'une  nation  et  l'histoire  de  sa 
littérature.  »  Il  ajoute  que 

«  L'histoire  littéraire  commence  pour  ainsi  dire  avec  la 
«  nation  elle-même,  avec  la  langue  ;  que  Thisloire  littéraire 
«  de  la  France  commence  le  jour  où  le  premier  mot  de  la 
«  langue  française  a  été  écrit  ;  qu'en  ce  qui  concerne  This- 
«  toire  de  la  litléralure,  il  y  a  une  littérature  du  jour  où  il  y 
«  a  un  art  ;  et  que  l'histoire  de  la  littérature  française  com- 
«  mence  à  l'époque  que  nos  pères  ont  appelée  Renais- 
((  sance.  » 

De  cette  exposition  de  principes  mise  en  regard 
de  l'oubli  où  l'historien  de  la  Littérature  française 
laisse,  dans  la  suite  de  son  ouvrage,  les  poésies  la- 
tines d'un  grand  nombre  de  nos  compatriotes  depuis 
la  Renaissance,  il  résulte  qu'aux  yeux  de  M.  D.  Ni- 
sard  ces  travaux  ne  font  pas  partie  de  la  littérature 
française,  et  ne  s'y  rattachent  même  ni  de  près  ni 
de  loin. 

«  Ce  que  nous  avons  à  étudier,  à  caractériser  avec  préci- 

lents  poètes  latins,  et  celte  Pléiade  parisienne  n'est  pas  si  bien 
établie  qu'on  n'y  puisse  faire  quelques  changements. 


12  J.-B.  SANTEUL. 

«  cision,  dit  encore  j\I.  D.  Nisard,  c'est  le  fond  même,  c'est 
«  l'ame  de  notre  France,  telle  qu'elle  se  manifeste  dans  les 
«  écrits  qui  subsistent.  C'est  cet  esprit  français  qui  est  une 
«  des  plus  grandes  puissances  du  monde  moderne.  » 

Ainsi,  ce  que  cet  auteur  se  propose  en  étudiant 
l'histoire  de  la  Littérature  française,  c'est  de  con- 
naître l'esprit  français  manifesté  dans  les  écrits  qui 
subsistent;...  les  écrits  qui  subsistent,  c'est-à-dire 
sans  doute  ceux  qui  ont  continué  de  circuler  dans 
toutes  les  mains,  d'être  lus  par  tous  ceux  qui  lisent. 
En  sorte  que  les  écrits  latins  modernes  qui,  dans  le 
sens  de  M.  D.  Nisard,  ne  subsistent  pas;  que  ces 
travaux  élaborés  dans  des  cerveaux  français,  pro- 
duits dans  un  milieu  français,  et  où  sont  consignées 
des  idées  et  des  pensées  françaises  sur  des  sujets 
français  ;  que  des  œuvres  qui  sont  comme  un  pro- 
duit du  sol,  sont  considérées  par  lui  comme  n'étant 
point  une  émanation ,  une  manifestation  de  Fesprit 
français,  et  comme  étant  indignes  d'être  mention- 
nées dans  l'inventaire  de  nos  richesses  intellectuel- 
les, uniquement  parce  qu'elles  ont  été  composées 
en  latin,  c'est-à-dire  dans  une  langue  qui  est  la 
mère  de  la  nôtre,  et  qui  a  été  Forgane  de  la  pensée 
française  dans  un  temps  où  la  langue  française  bal- 
butiait encore  dans  les  langes  de  l'enfance  ! 

Un  vêtement  étranger  ne  fait  point  perdre  ses 
droits  de  naturalité  à  l'homme  qui  le  porte  :  pour- 
quoi en  est-il  autrement  du  langage,  qui  n'est, 


ÉTUDE  PREMIÈRE.  13 

comme  on  l'a  répété  si  souvent,  que  le  vêtement  de 
la  pensée  ? 

Et  pourtant  cette  littérature,  cette  poésie  latine,  h 
laquelle  les  législateurs  de  la  littérature  française  in- 
fligent aujourd'hui  un  ostracisme  trop  inhospitalier 
quand  elle  florissait,  elle  avait  bien  sa  raison  d'être. 
Quand  l'invention  de  l'Imprimerie,  qui  devança  si 
providentiellement  la  Renaissance  d'un  demi-siècle, 
eut  multiplié  dans  les  mains  de  nos  pères  les  écrits 
des  Grecs  et  des  Romains;  quand  cette  Renaissance 
eut  répandu  le  goût  de  ces  écrits  et  en  eut  vulga- 
risé l'intelligence ,  le  siècle  nouveau  se  trouva  fas- 
ciné par  les  splendeurs  du  vieux  monde;  l'esprit 
national  fut  séduit  par  la  richesse  harmonieuse  des 
langues  d'Homère  et  de  Virgile;  s'il  ne  s'effaça  pas 
entièrement  devant  le  génie  grec  et  romain,  il  fut 
absorbé  dans  leur  imitation,  abîmé  sous  les  em- 
prunts qu'il  lui  fit,  et  dans  les  efforts  qu'il  continua 
de  faire  pour  produire  de  nouvelles  œuvres,  son  al- 
lure et  sa  physionomie  ne  furent  qu'une  continuelle 
préoccupation,  qu'un  incessant  reflet  de  l'antiquité. 
Dans  ces  dispositions ,  les  interprètes  de  la  pen- 
sée nationale  se  partagèrent  en  deux  camps.  Tous 
reconnaissaient  dans  notre  langue,  comparée  aux 
langues  anciennes,  une  infériorité  qui  était  immense 
alors,  et  dont  elle  ne  s'est  jamais  entièrement  rele- 
vée ;  mais  tous  ne  s'accordaient  pas  sur  les  moyens 
de  remédier  à  cette  faiblesse. 


Ki  J.-B.  SANTEUL. 

Les  uns,  au  lieu  de  laisser  notre  langue  poursui- 
\  re,  par  une  série  d'acquisitions  lentes  et  patiem- 
ment accumulées,  son  perfectionnement  déjà  com- 
mencé par  Rabelais,  voulurent  l'enrichir  par  des 
conquêtes  brusques  et  violentes,  en  pillant  les  livres 
grecs  et  romains,  comme  les  Gaulois  leurs  ancêtres, 
selon  l'expression  de  Joachim  du  Bellay,  avaient 
pillé  le  temple  de  Delphes.  Dans  sa  Défense  et  li- 
(ustration  de  ta  Langue  française,  ce  J.  du  Bel- 
lay déduisit  assez  sagement  et  très  patriotiquement 
les  principes  de  ce  système  cependant  trop  hfitif; 
Uonsard ,  dans  ses  poésies,  en  essaya  l'application  ; 
mais  il  le  fit  avec  maladresse,  parce  qu'il  y  mit  de 
l'exagération, et  peut-être  parce  qu'il  était  le  pre- 
mier lancé  dans  une  telle  voie  ;  sous  sa  plume,  la 
langue  devint  une  seconde  Babel, 

Et  sa  musc,  en  français  parlant  grec  et  latin, 

se  hérissa  de  locutions  bizarres  dont  le  goût  public 
fit  bientôt  tomber  «  le  faste  pédantesque.  » 

D'autres,  ne  pouvant  se  contenter  de  la  langue 
française  ni  dans  l'état  transitoire  où  ils  la  trou- 
vaient, ni  avec  les  ornements  dont  prétendait  l'affu- 
bler l'école  de  Ronsard  ;  trouvant  d'ailleurs  dans  la 
langue  grecque,  et  dans  la  langue  latine  dont  nous 
nous  occupons  ici  plus  particulièrement,  un  instru- 
ment définitif  et  merveilleusement  apte,  selon  eux, 
à  la  production  de  leurs  pensées,  crurent  ne  pouvoir 


ÉTUDE  PREMIÈRE.  15 

mieux  faire  que  de  se  porter  les  continuateurs  de 
Virgile,  d'Horace  et  d'Ovide.  Et,  singulière  contra- 
diction !  Joachim  du  Bellay,  ce  champion  de  la  lan- 
gue française,  lui  qui  poursuivait  si  vivement  ceux 
qui  écrivaient  dans  la  langue  de  Rome,  Joacliim  du 
Bellay  composa  un  grand  nombre  de  poésies  latines 
dans  lesquelles  il  ne  fit  pas  entrer  les  fruits  les  moins 
savoureux  de  son  esprit  gaulois. 

Ce  dernier  système  donna  naissance  à  une  foule 
de  productions  latines  en  prose  et  en  vers  auxquel- 
les nous  ne  prétendons  pas  susciter  de  nouveaux 
imitateurs,  l'époque  et  l'opportunité  en  sont  passées 
sans  retour ,  mais  qui  ne  méritent  pas  l'oubli  dans 
lequel  on  les  a  laissé  tomber,  oubli  dont  M.  D.  Ni- 
sard  donne  l'exemple  dans  son  Histoire  de  la  Lit- 
térature française^  où  il  ne  fait  aucune  mention 
de  la  lutte  pourtant  retentissante  qui  s'établit  dès  la 
Renaissance,  et  qui  se  prolongea  bien  avant  dans  le 
XVII.  *^  siècle,  entre  les  langues  latine  et  française, 
comme  organes  littéraires. 

M.  J.-J.  Ampère,  dans  son  Histoire  Littéraire 
de  la  France  avant  te  XII^  siècle ,  a  fait  à  la 
littérature  latine  une  large  part,  et  nous  devrions 
peut-être  dire  quil  s'en  est  occupé  exclusivement. 
Or,  il  ne  pouvait  en  être  autrement,  puisque,  comme 
le  dit  lui-même  M.  Ampère,  la  culture  du  pays,  à 
l'époque  où  il  nous  reporte ,  était  toute  latine.  Le 
reproche  que  nous  faisons  au  silence  de  l'histoire 


U>  J.-B.  SANTEUL. 

liltérairc  demeure  donc  dans  toute  sa  force;  et  même 
nous  sommes  heureux  de  le  voir  corroboré  par  les 
paroles  suivantes  de  M.  Ampère,  qui  prouvent  que, 
placé  sur  le  terrain  où  nous  nous  permettons  d'atta- 
quer d'autres  historiens  littéraires,  il  n'aurait  pas 
négligé  l'élément  latin  dans  l'histoire  de  nos  tra- 
vaux intellectuels  : 

«  Ce  que  nous  cherchons  dans  la  lillérature,  dit  le  savant 
«  professeur,  c'est  ce  qu'y  cherchent  tous  ceux  qui  en  font 
«  une  cHudc  sérieuse;  nous  prétendons  tracer  l'histoire  du 
('  développement  intellectuel  et  moral  de  notre  nation.  Que 
«  ce  développement  se  traduise  dans  une  langue  ou  dans 
«  une  autre,  il  est  impossible  d'en  passer  sous  silence  une 
«  portion  aussi  considérable. 

«  ....  Ce  n'est  pas  ma  faute,  après  tout,  dit  quelques  lignes 
«  plus  loin  M.  Ampère,  si  César  a  conquis  les  Gaules  ;  si  le 
«  christianisme  les  a  trouvés  latines  ;  si  les  Barbares  ont  été 
«  forcés  de  dépouiller  leur  propre  idiome  pour  balbutier 
«  d'une  voix  rude  la  langue  des  vaincus  ;  si  l'unique  culture 
«  du  pays  que  nous  habitons,  jusqu'au  Xlf.*  siècle,  a  été 
((  latine  ;  si  le  moyen-âge,  même  après  l'introduction  de  la 
«  Huéralure  vulgaire,  a  continué  l'usage  du  latin;  si,  à  la 
M  Renaissance,  l'Europe  a  été  latine  encore  une  fois;  si,  pour 
«  ce  qui  nous  concerne  particulièrement  en  France ,  le 
«  XVII. ^  siècle,  averti  par  son  instinct  profond  du  génie  de 
a  notre  langue  et  de  notre  littérature,  s'est  refait  presque 
«  complètement  latin.  » 

Ces  paroles  impliquent  la  concession  d'une  large 
importance  à  l'élément  latin  de  notre  littérature, 


ÉTUDE  PREMIÈRE.  17 

même  après  le  XII.  ^  siècle  et  même  dans  le  XVIL®. 
M.  Désiré  Nisard ,  qui  paraît  ne  pas  accorder  cette 
concession ,  nous  paraît  aussi  s'être  rappelé  les 
paroles  que  nous  venons  d'emprunter  à  M.  Ampère  ; 
et  il  semLle  que  ce  soit  comme  pour  motiver  la  dif- 
férence de  système,  et  pour  tracer  une  ligne  de  sé- 
paration, qu'il  a  intitulé  son  ouvrage  autrement  que 
celui  de  son  prédécesseur ,  tout  en  recommandant 
bien  à  son  lecteur,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  re- 
marqué, de  faire  une  distinction  entre  VHistoire 
de  ta  Littérature  française,  qui  est  le  titre  de  son 
livre,  et  VHistoire  littéraire  de  la  France,  qui 
est  le  titre  de  M.  Ampère. 

iM.  Yillemain  a  donné  des  signes  du  même  oubli 
lorsque,  dans  son  Tahleaii  de  la  Littérature  fran- 
çaise au  XVIII, ^  siècle  {!),  le  nom  de  Santeul 
vient  sous  sa  plume  dans  un  passage  sur  la  poésie 
lyrique  et  à  propos  de  l'emploi  de  la  mythologie 
dans  la  poésie  moderne,  sans  que  ni  le  nom  de  cet 
hymnographe  ni  la  citation  que  fait  le  professeur 
d'une  hymne  latine  du  IV.  ^  siècle  l'invite  à  donner 
au  moins  un  avis,  qui  eût  été  bien  précieux,  sur  les 
célèbres  odes  religieuses  du  chanoine  de  Saint- Vic- 
tor en  particulier,  et  en  général  sur  la  poésie  latine 
chez  les  modernes. 
Il  y  a  plus  :  on  trouve  dans  le  volume  des  Études 

(1)  Deuxième  Leçon, 


IS  J.-B.  SANTEUL. 

de  Littérature  ancienne  et  moderne  de  M.  Ville- 
main,  une  notice  qui  a  pour  lilre  :  Du  poème  de  Lu- 
crèce sur  ta  Nature  des  choses.  Dans  ce  travail,  ex- 
quis comme  tout  ce  qui  sort  de  sa  plume,  l'auteur 
se  livre  à  l'énumération  plus  ou  moins  complète  des 
écrivains  qui  se  sont  occupés  de  Lucrèce,  soit  pour 
l'imiter,  soit  pour  le  combattre,  soit  pour  le  défen- 
dre :  pourtant,  chose  étrange ,  pour  nous  du  moins 
qui  ne  devinons  pas  le  motif  de  cet  oubli,  M.  Ville- 
main  ne  dit  pas  un  mot  de  VJnti-Lucrèce  du  car- 
dinal de  Polignac,  de  ce  poème  latin  pourtant  con- 
sidérable par  sa  date,  par  son  étendue,  par  son  mé- 
rite et  par  la  lutte  dans  laquelle  le  poète  français 
s'exerce  contre  le  poète  romain. 

M.  de  Pongerville,  qui  a  traduit  le  De  Naturel 
rerum  en  vers  français,  a  mis  en  tête  de  sa  traduc- 
tion des  Réflexions  sur  ie  poème  et  ie  système  de 
Lucrèce,  où  l'on  trouve  quelques  lignes  concernant 
V  Anti-Lucrèce,  Mais  l'auteur  de  ce  dernier  poème 
n'est  mentionné  que  comme  un  adversaire  du  poète 
romain  au  point  de  vue  pliilosophique,  et  l'ouvrage 
lui-même  n'est,  aux  yeux  de  M.  de  Pongerville,  qu'un 
énorme  recueil  de  vers  latins.  Dans  les  notes  qui  sui- 
vent chacun  des  chants  de  son  texte  et  de  sa  traduc- 
tion ,  le  poète  français  aurait  pu ,  pour  l'édification 
et  le  plaisir  de  son  lecteur,  confronter  avec  quelques 
passages  du  De  Naturâ  rerwm  quelques  fragments 
plus  ou  moins  correspondants  de  V Anti-Lucrèce  : 


ÉTUDE  PREMIÈRE.  10 

il  n'en  a  rien  fait.  Pourtant  Racine  le  fils  n'a  pas 
dédaigné  de  citer^  et  de  citer  fréquemment  des  ex- 
traits du  cardinal  de  Polignac  dans  les  notes  qui 
suivent  plusieurs  de  ses  poèmes.  Et  pourtant  Vol- 
taire, malgré  son  peu  de  confiance  dans  la  latinité 
des  continuateurs  de  Virgile  et  d'Horace  aux  XVII.» 
et  XVIII.  "^  siècles,  n'a  pas  laissé,  non-seulement 
d'admettre  l'auteur  de  V  Anti-Lucrhce  dans  le  Tem- 
pie  du  Goût,  mais  de  s'y  faire  introduire  par  lui, 
de  l'y  faire  se  rencontrer  avec  Lucrèce  lui-même, 
et  d'y  réconcilier  les  deux  adversaires. 

Il  ne  sera  pas  hors  de  propos,  pensons-nous,  de 
rapporter  ici  les  termes  dans  lesquels  Voltaire  fciit 
le  récit  de  la  rencontre  et  de  la  réconciliation  de 
Lucrèce  et  de  Polignac  dans  le  Temple  du  Goût  : 

«  A  l'égard  de  Lucrèce,  il  rougit  d'aljord  en  voyant  le  car- 
«  dinal  son  ennemi;  mais  à  peine  l'eut-il  entendu  parler 
«  qu'il  l'aima  :  il  courut  à  lui,  et  lui  dit  en  très  beaux  vers 
«  latins  ce  que  je  traduis  ici  en  assez  mauvais  vers  français  : 

«  Aveugle  que  j'étais  !  je  crus  voir  la  nature; 
«  Je  marchai  dans  la  nuit,  conduit  par  Epicurc; 
«  J'adorai  comme  un  dieu  ce  mortel  orgueilleux 
u  Qui  fit  la  guerre  au  ciel  et  détrôna  les  dieux. 
«  L'ame  ne  me  parut  qu'une  faible  étincelle 
«  Que  l'instant  du  trépas  dissipe  dans  les  airs. 
«  Tu  m'as  vaincu  :  je  cède  ;  et  l'ame  est  innnortelle, 
«  Aussi  bien  que  ton  nom,  mes  écrits,  et  tes  vers. 

«  Le  cardinal  répondit  à  ce  compliment  très  flatteur  dans 


20  J.-B.  SAMEUL. 

((  la  langue  de  Lucii?ce.  Tous  les  poètes  latins  qui  étaient  là 
«  le  prirent  pour  un  ancien  Romain  à  son  air  et  à  son 
«  style » 

Nous  ne  voulons  pas  nous  prévaloir  plus  que  de 
raison  de  cette  sorte  d'apothéose  décernée  par  le 
versatile  Voltaire  à  l'auteur  de  V Anti-Lucrèce; 
mais  il  nous  semble  que  la  mention  de  la  personne 
et  des  vers  du  cardinal  de  Polignac  dans  les  notes 
de  M.  de  Pongerville  et  dans  la  notice  de  M.  Ville- 
main  n'y  aurait  pas  été  plus  déplacée  que  dans  le 
Temple  du  Goût,  et  y  aurait  même  été  prise  plus 
au  sérieux. 

«  Enfin  Malherbe  vint  «,  comme  dit  Boileau  : 

Par  ce  sage  écrivain  la  langue  réparée, 
^''o^■rlt  plus  rien  de  rude  à  l'oreille  épurée. 

Après  iMalherbe  pour  la  poésie,  et  pour  la  prose 
après  Balzac  en  qui  Malherbe  lui-même  annonçait 
le  restaurateur  de  notre  langue,  Pierre  Corneille, 
Pascal,  Boileau,  Racine,  Molière,  La  Fontaine  ame- 
nèrent graduellement  la  langue  française  h  un  de- 
gré de  perfection  qu'elle  n'a  plus  dépassé. 

Les  ouvrages  de  ces  illustres  poètes  et  prosateurs 
une  fois  publiés,  il  semblait  qu'il  ne  restât  plus  aux 
penseurs  français  dans  tous  les  genres  et  sur  tous 
les  degrés,  qu'à  renoncer  à  l'emploi  de  cette  langue 
latine,  dont  notre  esprit  national  n'avait  plus  be- 
soin désormais  pour  se  faire  jour. 


ÉTUDE  PREMIÈRE.  21 

Mais  qui  ne  sait  cfue  les  meilleures  choses,  dans  leurs 
triomphes  les  plus  décisifs,  i>e  sont  jamais  aussi  com- 
plètement acceptées  par  ceux  qui  en  sont  les  témoins 
immédiats  que  par  les  générations  suivantes  ?  Aux 
yeux  de  ces  latinistes,  de  Santeul  comme  des  autres 
poètes  latins  de  la  Pléiade  de  son  temps,  comme  de 
tous  les  écrivains  du  Poe  mata  didascaiica,  sans 
oublier  l'auteur  de  V  Anti-Lucrèce,  qui  tous  avaient 
adopté  la  langue  d'Horace  et  de  Virgile  parce  que, 
en  sa  qualité  de  langue  morte ,  elle  était  définitive  ; 
à  leurs  yeux  l'avènement  de  cette  langue  fran- 
çaise, si  helle,  si  simple,  si  claire,  si  précise,  si 
riche  qu'elle  fût  devenue,  n'avait  pas  encore  reçu 
la  consécration  du  temps  ;  elle  pouvait  s'améliorer 
encore  ;  elle  pouvait,  en  continuant  les  métamor- 
phoses qu'elle  avait  subies  depuis  la  Pxenaissance, 
devenir  pour  le  siècle  suivant  ce  que  la  langue  de 
Rabelais  était  devenue  pour  le  siècle  d'alors,  c'est- 
à-dire,  bien  vieille  et  presque  inintelhgible.  N'y 
avait-il  pas  long-temps  qu'Horace  avait  dit  : 

Milita  renascentur  quse  jam  cccidOre  ;  cadcntquc 
Nunc  qus  sunt  in  honore  vocabula,  si  volet  iisiis. 

Corneille  ne  venait-il  pas  de  dire  à  son  tour  que. 
sous  le  rapport  du  langage,  il  serait  un  jour  habillé 
à  la  vieille  mode  ? 

«  Le  progrès  qu'a  fait  notre  langue  depuis  1630  jusqu'à 
«  1670  est  étonnant.  Pélisson,  dans  son  Panégyrique  de 


22  J.-B.  SANTEUL. 

«  Louis  \IV,  dil  qu'elle  était  à  sa  perfection  :  il  s'est  trouvé 
«  prophète.  » 

Cette  remarque  se  trouve  dans  le  Longueruana, 
Or,  raiinée  1630  est  précisément  celle  de  la  nais- 
sance de  Santcul  ;  en  sorte  que  ce  poète  se  nour- 
rissait de  lettres  latines  et  grandissait  à  partir  du 
moment  où  la  langue  française  se  perfectionnait. 
Longuerue  ajoute  à  ce  qu'on  vient  de  lire  : 

«  Auguste,  qui  avait  vu  la  lanc^ue  latine  en  sa  perfection, 
«  vit  le  commencement  de  son  déclin  :  de  même  Louis  XIV.)' 

En  sorte  encore  qu'en  1670,  époque  où  ce  déclin 
commença  d'après  Longuerue,  Santeul,  qui  était 
dans  toute  la  maturité  de  son  esprit,  car  il  était 
âgé  de  quarante  ans,  voyait  commencer  ce  qu'on 
regardait,  à  tort  ou  à  raison,  comme  une  décadence 
de  la  langue  française.  Enfin  Longuerue  terminait 
ainsi  sa  réflexion  : 

«  Tant  que  Racine  a  vécu,  il  a  fait  tout  son  possible  pour 
((  ramener  l'Académie  au  style  d'Ablancourt  et  de  Patru, 
♦<  leur  disant  :  voilà  nos  maîtres.  Mais  il  y  a  perdu  sa  peine. 
«  Le  mauvais  goût  a  prévalu  plus  encore  depuis  sa  mort,  n 

Qui  pouvait  alors  prédire  où  s'arrêterait  cette 
précoce  décadence  ainsi  proclamée  ? 

Aussi,  en  face  de  ces  alternatives  de  progrès  et 
de  déchéance  de  la  langue  française,  la  poésie  la* 
line  continua-t-elle  d'être  cultivée  par  un  grand 


ÉTUDE  PREMIÈRE.  23 

nombre  d'esprits  distingués  ;  et  quoique  la  suite 
des  temps  ait  donné  à  la  langue  française  une  préé- 
minence qu'elle  ne  pouvait  manquer  de  conquérir^ 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'alors  les  continuateurs 
de  Virgile  et  d'Horace  étaient  pris  au  sérieux,  qu'ils 
étaient  encouragés  par  le  public  et  par  le  pouvoir  ; 
qu'ils  avaient  leur  place  dans  l'opinion  comme  ce 
qu'on  appelait  le  ]mys  iatin  avait  la  sienne  dans 
le  sein  de  Paris.  Quand  Louis  XIV  créa  en  1663 
des  pensions  pour  quelques  hommes  de  lettres,  les 
auteurs  latins  furent  admis,  concurremment  avec  les 
écrivains  français,  au  bénéfice  de  cette  royale  mu- 
nificence. La  liste  des  élus  attribuait  : 

A  l'abbé  de  Pure,  qui  écrit  l'histoire  en  latin  pur 
et  élégant , 1000  livres; 

Au  sieur  Du  Perrier,  poète  latin  (il  était  de  la 
Pléiade) , 800 

Au  sieur  Fléchier,  poète  français  et  latin  (on  sait 
ce  qu'il  fut  depuis) 800 

Aux  sieurs  de  Valois  qui  écrivent  l'histoire  en  latin.       800 

Au  sieur  Mauri,  poète  latin 600 

Rollin,  né  en  1661,  ne  commença  que  vers  1720 
à  écrire  en  français  ;  jusque-là  il  n'avait  usé  que  du 
latin  ;  et  lorsque  d'Aguesseau,  le  complimentant 
sur  son  Traité  des  Etudes^  lui  dit  qu'il  écrivait  le 
français  comme  si  c'eût  été  sa  langue  naturelle, 
cela  ne  voulait-il  pas  dire  que,  malgré  la  fortune 
des  écrivains  français  du  siècle  de  Louis  XIV,  Roi- 


24  J.-B.  SANTEUL. 

lin  regardait  encore  le  latin  comme  sa  langue  natu- 
relle? 

On  pourrait  multiplier  les  témoignages  de  la 
considération  dont  jouissait  encore  à  cette  époque 
la  littérature  latine  ;  nous  nous  bornerons  à  ajouter 
que  notre  Santeul  lui-même  fut  à  son  tour  pensionné 
par  trois  autorités  différentes,  et  par  chacune  à  titre 
officiel  de  poète  latin ,  comme  on  le  verra  dans  la 
suite  de  ces  Études. 

Cette  destinée  des  lettres  latines  au  plus  beau 
siècle  de  la  littérature  française  ne  pouvait  être 
considérée  comme  un  accident  sans  aucune  impor- 
tance ;  et  quand  même  elle  n'aurait  pas  joui  de 
l'estime  dont  nous  avons  donné  la  preuve,  la  conti- 
nuité et  la  ténacité  de  ce  culte,  le  mérite  et  le 
nombre  des  hommes  qui  s'y  livraient,  la  confiance 
bien  significative  que  ses  adeptes  montraient  dans 
leurs  productions  lorsque,  à  tort  ou  à  raison,  ce 
que  nous  n'examinons  pas  ici,  ils  osaient  appeler  le 
poème  des  Jardins,  par  le  P.  Rapin,  Hortorum 
iihri  quatuor,  l'œuvre  du  siècle,  opus  sœcuii, 
l'importance  des  autres  monuments  qui  nous  restent 
de  ce  culte,  et  sur-tout  l'utilité  pratique  et  durable 
de  ce  que  Santeul,  à  titre  d'hymnographe,  a  laissé 
à  la  liturgie,  tout  cela  réclamait,  sinon  d'être  étudié 
avec  de  longs  détails,  dii  moins  d'être  mentionné 
avec  honneur  dans  l'énumération  des  titres  litté- 
raires du  grand  siècle.  Or,  ce  n'est  pas  un  titre  sans 


ÉTUDE  PREMIÈRE.  L>5 

valeur,  à  nos  yeux  du  moins,,  que  de  pouvoir,  ù 
côté  des  grands  orateurs  clirétiens  et  des  savants 
théologiens  de  cette  époque  si  féconde,  mettre  le 
nom  du  poète  qui  chanta  si  bien  les  mystères  de 
notre  religion  dans  la  propre  langue  de  l'Eglise, 
ce  nom  de  Santeul  qui  aurait  manqué  à  la  gloire 
littéraire  du  siècle  de  Louis  XIV  si  l'hymnographe 
de  Saint- Victor  fût  né  un  peu  plus  tôt  ou  un  peu 
plus  tard.  Et  pour  ne  parler  que  de  V Histoire  de 
ia  Littérature  française  de  M.  D.  Nisard,  qui  est 
une  de  nos  plus  récentes  et  qui  devrait  conséquem- 
ment  être  plus  complète,  son  silence  à  cet  égard 
est  d'autant  plus  surprenant,  que  l'auteur  nous  dit 
expressément  (1)  que  l'objet  de  cette  histoire  est 
ce  qu'il  nomme  lui-même  lesprit  français  :  or,  qui 
pourrait  contester  que  les  œuvres  latines  composées 
depuis  la  Renaissance  jusque  bien  avant  dans  le 
XVIII. •=  siècle,  œuvres  trop  nombreuses  pour  que 
nous  songions  à. en  énumérer  tous  les  auteurs, 
soient,  dans  leur  sphère,  une  curieuse  émanation, 
un  gage  intéressant  de  l'esprit  français? 

Qu'on  veuille  bien  parcourir,  dans  les  Poëmata 
didascaiica,  des  œuvres  telles  que  celles  qui  ont 
pour  titre  :  Mundus  Cartesianus,  par  Le  Goëdic  ; 
Musœifin  iiuiiimariwm,  par  Vionnet;  Ars  confa- 
hutandi,  par  Tarillon  ;  Arsjocandi,  par  Hébert, 

(1)  Tome  I,  page  39. 


26  J.-B.  SANTEUL. 

o{  taut  (Vautres  encore  ;  que  Ton  songe  à  YAnti- 
Lucrlcc,  ce  poème  latin  en  six  chants  dans  lequel 
le  cardinal  de  Polignac,  en  attaquant  l'auteur  d<*  la 
■Sature  des  Choses,  discutait  dans  le  sens  de 
notre  Descartes,  et  se  rattachait  ainsi  à  des  si>écu- 
latious  toutes  françaises  ;  qu'on  relise  les  quatre 
hexamètres  dans  lesquels  le  poète  Regnard,  l'un  de 
reux  qui  ont  marché  le  plus  dignement  après  Mo- 
Hère,  alla,  en  compagnie  de  deux  savants  voya- 
geurs nos  compatriotes,  graver  en  latin  le  nom  et 
la  gloire  de  la  France  sur  les  rochers  de  Metawara. 
aux  limites  de  la  terre  habitable  (1);  qu'on  se  rap- 
pelle le  père  Porée,  dont  le  Brutus  latin,  joué  au 

(1)  Voici  cette  inscription  latine,  que  composa  Ilegnard,  et 
(pie  ses  deux  compagnons  de  voyage  signèrent  a^eclui  : 

Gallia  nos  genuit,  vidit  nos  Africa,  Gangcm 
Hausimus,  Europamque  oculis  lustravimus  cm  nom. 
Casibus  et  variis  acti  tcrrûquc  niariquc  , 
Hic  tandem  stetimus,  nobis  ubi  defuit  orbis. 

De  Fercourt,  de  Corberon,  Regnard. 
Anne  1G81,  die  22  augusti. 

TRADUCTION. 

Nous  sommes  nés  Français.  L'Afrique  a  vu  nos  courses, 
Le  Gange  à  noire  soif  donna  l'eau  de  ses  sources, 
I/Europc  tout  entière  a  passé  sous  nos  yeux. 
Nous  fûmes  agit(js  sur  la  terre  et  sur  l'onde, 
Et  nous  cessons  enfin  de  parcourir  le  monde, 
Qui  nous  fait  défaut  dans  ces  lieux. 


ÉTUDE  PREMIÈRE.  27 

roUége  Louis-le-Grand,  a  fourni  à  Voltaire  plu- 
sieurs de  ces  traits^  dont  il  a  fait  à  la  vérité  des 
traits  de  génie,  mais  qui  ont  fait  de  lui  le  type  le 
plus  brillant  de  l'esprit  français  ;  et  l'on  verra  si  les 
auteurs  de  ces  poèmes,  sous  leur  habit  latin,  n'en- 
trent pas  dans  le  vif  de  cet  esprit  français  et  ne 
traitent  pas,  en  hommes  qui  s'y  connaissaient,  de 
tout  ce  qui,  dans  le  grand  siècle,  exerçait  le  plus 
ce  même  esprit  sous  le  rapport  de  la  science,  de 
l'art,  de  la  philosophie  et  de  la  politesse. 

Le  silence  de  31.  D.  Nisard  ne  saurait  être  consi- 
déré comme  un  oubli,  car  presque  à  chacune  des 
pages  de  ses  premiers  chapitres  l'occasion  vient 
sous  sa  plume  de  mentionner  ce  rameau  latin  d'une 
tige  française,  et  toujours  il  passe  outre. 

Ainsi  (1)  en  parlant  des  langues  qui  furent  tour 
à  tour  privilégiées  et  dominantes,  le  savant  histo- 
rien s'exprime  en  ces  termes  : 

«  Il  y  a  trois  mille  ans,  c'était  la  langue  grecque;  il  y  a 
«  deux  mille  ans,  c'était  la  langue  latine.  Admirons  com- 
«  bien  l'empire  de  celte  dernière  a  duré.  Jusqu'au  moyen- 
«  âge  elle  est  la  langue  de  la  science  et  du  génie  ;  elle  règne; 
«  elle  est  universelle  ;  et  on  fait  gloije  à  Dante  du  courage 
«  qu'il  a  eu  au  XIII.  ^  siècle  d'oser  créer  la  langue  italienne. 
«  C'est  à  présent  le  tour  de  la  langue  française.  » 

Si  nous  osions  porter  la  main  sur  l'œuvre  de 

(1)  Tome  I,  page  38. 


2S  J.-B.  SANTFA'L. 

y\.  D.  Msard,  nous  n'aurions  pas  un  mot  à  retran- 
cher de  ce  paragraphe  ;  mais  quand  on  arrête  au 
moyen-àgc  le  règne  de  la  langue  latine,  ne  serait-il 
pas  juste  d'ajouter  qu'entre  cette  période  et  l'avène- 
ment (Jéfinilif  de  la  langue  française,  il  y  a  bien  eu 
un  interrègne  pendant  lequel  la  langue  latine,  si 
elle  n'a  pas  dominé  sans  partage,  n'a  pas  non  plus, 
il  s'en  faut,  été  complètement  détrônée,  et  a  laissé 
de  cette  prolongation  d'influence  des  traces  qui 
méritent  bien  d'être  mentionnées,  sinon  dans  l'his- 
toire de  la  littérature  française,  du  moins  dans 
l'histoire  littéraire  de  la  France,  pour  notre  prêter 
à  la  distinction  indiquée  par  M.  D.  jSisard. 

Voltaire  a  dressé  un  Catalogue  de  ia  plupart 
des  écrivains  français  gui  ont  paru  dans  ie 
siècle  de  Louis  XIF,  pour  servir  à  l'histoire 
littéraire  de  ce  temps.  Voltaire  n'a  eu  garde  d'o- 
mettre parmi  ces  écrivains  français  les  écrivains 
latins  du  même  temps,  et  notamment  Santeul.  L'au- 
teur du  Siècle  de  Louis  XIV,  pour  son  compte, 
n'avait  pas  une  grande  confiance  dans  la  latinité  de 
ces  modernes,  comme  on  peut  s'en  assurer  par  ses 
notices  sur  Santeul,  Commire,  Polignac  et  d'autres; 
ce  qui  ne  l'a  pas  empêché  de  faire  lui-même  et 
d'employer  quelques  inscriptions  latines  ;  et  l'on 
\ient  pourtant  de  voir  qu'à  son  avis  ces  poètes  mé- 
ritaient de  compter  dans  notre  histoire  littéraire. 
Boilcau  Despréaux,  qui  n'a  pas  été  non  plus  sans  offrir 


ÉTUDE  PREMIÈRE.  29 

quelques  sacrifices  à  la  musc  latine,  a  laissé  un 
Fragment  de  Diaiogue  contre  tes  modernes  qui 
font  des  vers  latins  ;  et  cette  entrée  en  lice  et 
cette  lance  rompue  montrent  bien  encore  que  les 
successeurs  tels  quels  d'Horace  et  de  Virgile  n'é- 
taient pas  aussi  dédaignés,  aussi  oubliés  dans  leur 
temps  que  pourraient  le  faire  croire  le  dédain  et 
l'oubli  dont  semblent  les  couvrir  les  historiens. 

Enfin  M.  Sainte-Beuve,  dans  son  Tahleau  de  ta 
Poésie  française  an  XVI. ^  siècle,  a  parlé  des 
poètes  latins  de  cette  époque  de  manière  à  faire 
entendre  qu'il  voyait  dans  leurs  productions  au 
moins  une  annexe  de  la  littérature  française:  n'a-t-on 
pas  le  droit  de  regretter  que  la  poésie  latine  du 
siècle  postérieur  au  XVI.''  soit  plus  maltraitée  par 
les  historiens  littéraires  ? 

Ce  n'est  pas  nous  qui  oserions  nous  porter  juge 
de  MM.  Désiré  iNisard,  Villemain  et  de  Pongerville, 
et  leur  faire  reproche  de  leur  silence.  Ces  savants 
écrivains  ont  eu  sans  doute  pour  s'abstenir  des  rai- 
sons que  nous  ne  connaissons  pas.  Mais  le  fait  nous 
a  surpris,  et  nous  le  constatons  en  toute  humilité. 


FIN   DE   L  ETUDE   PREMIERE. 


ÉTUDE  DEUXIÈME 


ÉTUDE  DEUXIÈME. 


LES   HYMISES   DE   SANTEUL. 

Depuis  long-temps  l'unité  liturgique  était  loin  de 
régner  sans  contestation  clans  TEglise  de  France. 
L'esprit  d'examen  et  d'indépendance^  qui  nourris- 
sait le  germe  de  ce  qu'on  a  appelé  le  Gaiticanisme, 
et  qui  présida  plus  tard,  en  1682,  à  la  Déclaration 
du  Clergé,  avait  suscité,  dans  les  évêcliés,  plus  d'un 
rival  au  Bréviaire  romain. 

L'archevêque  de  Paris,  François  Harlay  de  Champ- 
vallon,  eut  son  tour;  et,  ayant  résolu  de  réformer 
le  Bréviaire  à  l'usage  de  son  diocèse,  il  institua ,  en 
1670,  une  commission  qui  se  mit  à  l'œuvre,  mais 
dont  les  travaux  ne  furent  terminés  qu'en  1680. 

Entre  autres  changements,  le  prélat,  dans  une 
lettre  pastorale  à  son  clergé,  annonçait  que  des 
hymnes  nouvelles,  composées  en  meilleur  style, 
avaient  dû  être  substituées  aux  anciennes  :  Hymnos 
rneliori  stylo  eiaùoratos  in  rudiorum  ioco  sub- 
stituere. 

s 


3!i  J.-B.  SANTEUL. 

Santeul,  en  1670,  avait  quarante  ans;  son  talent 
pour  la  poésie  latine  lui  avait  déjà  fait  une  belle 
réputation  ,  et  comme  il  avait  même  donné  des  ga- 
ges daptitude  par  plusieurs  chants  religieux  que 
certaines  paroisses  avaient  adoptés,  il  fut  chargé  de 
la  composition  de  quelques-unes  des  hymnes  du 
Bréviaire  de  Paris,  grâce  sans  doute  à  la  recomman- 
dation de  Nicolas  Le  ïourneux,  prêtre  de  ses  amis, 
qui  faisait  partie  de  la  commission  dont  nous  avons 
parlé  ,  et  qui ,  de  l'aveu  même  qu'en  a  fait  le  poète 
dans  une  lettre  au  grand  Arnauld,  l'inspira  et  lui  con- 
duisit la  main  tant  par  sa  science  que  par  sa  vertu. 
Ce  fut  donc  de  1670  à  1680  que  Santeul  fit  les  hym- 
nes pour  le  Bréviaire  dit  de  Harlay.  Le  recueil  de 
ces  premiers  cantiques  fut  publié  en  1685,  séparé- 
ment. 

On  a  dit  que  les  changements  introduits  dans  le 
Bréviaire  étaient  le  résultat  de  principes  hétéro- 
doxes et  suspects,  et  qu'ils  avaient  pour  promoteurs 
des  hommes  qui  n'étaient  pas  purs  dans  la  foi.  On  a 
même  attribué  à  des  coryphées  du  Jansénisme  une 
part  plus  ou  moins  directe  dans  ces  changements, 
et  l'on  a  accusé  Santeul  d'avoir,  dans  l'esprit  qui  a 
présidé  à  la  composition  de  ses  hymnes,  apporté 
une  grande  complaisance  pour  les  doctrines  perni- 
cieuses ,  dit-on ,  de  Port-Royal.  On  a  ajouté  que  le 
poète  de  Saint- Victor  est  un  des  hommes  qui  ont  le 
plus  contribué  à  la  révolution  qui  a  changé  en  France 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  35 

toute  la  face  des  offices  divins  et  désliérité  le  sanc- 
tuaire de  ses  plus  vénérables  traditions. 

Il  ne  nous  appartient  pas  de  juger  le  degré  d'or- 
thodoxie qui  a  inspiré  les  auteurs  du  Bréviaire  dont 
Santeul  fut  l'iiymnographe  ;  nous  ne  voulons  ni  dé- 
fendre ni  attaquer  les  principes  ou  les  hommes; 
mais  en  lisant  le  passage  suivant  d'une  lettre  que  ce 
poète  adressa  dans  son  temps  à  Basnage  de  Beauval, 
il  nous  semble  qu'il  fut  bien  plus  préoccupé  de  ré- 
formes littéraires  et  grammaticales  que  de  théolo- 
gie ;  qu'en  un  mot  il  était  plus  épris  de  latinisme  que 
de  gallicanisme. 

«  Il  y  a  long-temps,  écrivait-il  à  Basnage,  il  y  a  long- 
«  temps  que  l'Eglise  gémissait  sons  l'ignorance  des  ancien- 
«  nés  hymnes ,  où  les  moines  avaient  souverainement  pré- 
«  sidé.  Tout  le  latin  était  corrompu.  Leurs  rêveries,  sous 
«  prétexte  de  piété,  s'étaient  glissées  dans  nos  hymnes,  et  il 
»  n'y  avait  ni  quantité  ni  latin.  L'hymne  de  Saint-Bernard, 
«  qu'on  chante  dans  tout  l'ordre  de  Cîteauxet  de  Clairvaux, 
«  est  une  turlupinade  perpétuelle  :  les  plus  sérieux  auraient 
«  même  de  la  peine  d'en  soutenir  la  lecture  sans  éclater  de 
«  rire. 

«  Vous  prédîtes  par  un  chien  roux 
«  Que  saint  Bernard  serait  fort  doux 
«  Et  qu'il  serait  un  grand  docteur, 
«  O  Jésus,  notre  Salvateur! 

«  Le  général  de  Cîteaux  perdrait  plutôt  sa  mître  et  sa 
«  crosse  que  de  changer  ces  hymnes,  qui  se  chantent  dans  la 


36  J.-B.  SANTEUL. 

«  généralité  de  son  ordre,  à  Texception  de  Port-Royal  de 
((  Paris  Cl  des  Champs,  qui  chantent  les  miennes  par  la  per- 
«  mission  de  M.  l'archevêque  de  Paris,  qui  les  a  approuvées. 
((  Un  solécisme  est  délicat  dans  leur  esprit  (1),  et  a  une 
«  onction  particulière  dans  les  hymnes  de  la  Toussaint  : 

«  Vcstris  orationibus 

«  >«os  fcrtc  in  cœlestlbus  (2)  ; 

<(  et  quand  on  dit  à  ces  bons  religieux  qu'il  n'y  a  ni  sens  ni 
«  raison,  ils  répondent  que  cela  est  d'autant  plus  admirable, 
«  que  l'homme  n'y  a  nulle  part,  et  que  l'auteur  était  extasié, 
«  sans  raison  et  sans  liberté.  Il  préférait  la  rime  à  la  syntaxe; 
('  c'est  ce  qui  a  donné  lieu  à  ce  proverbe  : 

«  Grammaticae  Icges  plerumquc  Ecclesia  spernit  (3). 

«  M.  Pellisson  a  été  le  premier  qui  a  employé  des  gens  ha- 
«  biles  pour  réformer  tout  ce  qui  s'était  glissé  dans  le  Bré- 
«  viaire  de  Cluny,  asile  du  latin  baragouin,  et  répertoire  de 
«  toutes  les  rêveries  monacales,  et  pour  faire  un  Bréviaire 
«  qui  pût  dans  la  suite  être  le  modèle  des  autres.  11  a  cru 
«  ne  pouvoir  rien  faire  de  meilleur  dans  l'économat  de  cette 

(1)  L'esprit  des  Bernardins. 

(2)  Hynine  Christe,  Redemptor  omnium^  par  un  poète  resté 
anonyme. 

(3)  Ce  vers,  que  Santeul  appelle  abusivement  un  proverbe,  (ail 
partie  du  quatrain  suivant,  où  il  est  question  du  cardinal  Bona, 
qui  avait  (1670)  des  prétentions  à  la  papauté  : 

Grammaticae  leges  plerumquc  Ecclesia  spernit  ; 

Forte  erit  ut  liceat  dicere  Papa  Bona. 
Vana  solecismi  ne  te  conturbet  imago  : 

Esset  Papa  bonus  si  Bona  Papa  foret. 


ÉTUDE  DEUXIÈME,  37 

«  abbaye,  que  de  donner  à  ce  grand  ordre  un  Bréviaire  cor- 
«  rect  et  purgé  des  défauts  qu'en  a  remarqués  ci-dessus.  11 
«  a  employé  pour  cela  de  célèbres  théologiens  pour  les  lé- 
«  gendes,  et  j\I.  Sanleulde  Saint- Victor  pour  les  hymnes  (1). 
<(  Ce  Bréviaire  va  enfin  paraître  après  avoir  été  attendu  si 
«  long-temps.  Ainsi  nous  voilà  un  peu  en  possession  de  par- 
ce 1er  bien  à  Dieu  et  à  ses  saints  par  ces  nouvelles  hymnes. 
'(  Leur  utilité  sera  d'autant  plus  grande,  qu'en  cela  on  ap- 
«  prendra  insensiblement  et  la  piété  et  la  pureté  du  latin  ; 
«  de  sorte  que  ces  hymnes  éclaireront  autant  l'esprit  qu'elles 
'v(  échaufTeront  le  cœur.  Nous  savons  que  le  style  simple  de 
c(  l'Église  est  souvent  nécessaire  pour  l'instruction  des  sim- 
«  pies  ;  c'est  ce  qu'on  a  observé.  I\Iais  on  a  retranché  la 
«  simplicité  trop  grossière  que  l'Église,  peu  curieuse  de 
«  latin,  avait  admise  par  une  bonté  trop  grande  ;  et  le  siècle 
«  le  voulait  ainsi.  J'avoue  que  cette  prétendue  simplicité, 
«  que  tous  les  dévots  nous  prônent  si  fort,  est  fondée  sur  un 
«  bon  principe,  qui  n'est  jamais  entré  dans  leur  tête,  et  qu'on 
«  leur  fait  l'honneur  de  leur  attribuer,  qu'^Y  faut  plutôt  rc- 
«  former  le  cœur  que  Cesprit.  Cela  est  vrai  à  dire,  mais 
«  non  pas  de  ceux  qui  ont  abusé  de  la  bonté  de  l'Église,  qui 
«  va  toujours  à  sanctifier  les  fidèles  par  tous  les  moyens  pos- 
«  sibles.  Car  n'est-ce  pas  la  déshonorer  par  des  turlupinades 
«  semblables  à  celles-ci  : 

<(  Leonardus, 

«  Leone  tu  fortior, 

«  Nardoque  tu  suavior, 

(1)  Il  est  singulier  que  Santeul  n'ait  pas  dit  naturellement  :  El 
moi  pour  les  lujmnes.  Aurait-il  voulu  éviter  le  moi? 

(  Note  de  Diîsouart,  dans  le  Santoliana.  ) 


38  J.-B.  SANTEUL. 

H  et  mille  autres,  dont  nos  Bréviaires  sont  farcies?  Les 
«  CJiartreux  disent  encore  dévotement  aujourd'hui,  parlant 
<«  de  la  Madeleine  : 

«  Post  fluxa  carnis  scandala 
«  Fit  ex  Icbctc  phiala, 
u  Et  vas  concupisccntiae 
«  Fada  est  vas  gratiae  (1). 

«  On  ne  peut,  sans  blesser  la  pudeur,  traduire  cet  endroit  à 
«  la  lettre.  Jl  est  à  croire  que  nos  anciens  étaient  d'une  si 
«  grande  simplicité,  qu'ils  disaient  les  choses  par  leur  nom 
«  sans  offenser  la  modestie.  C'est  peut-être  un  effet  de  leur 
«  vertu  (il  faut  ici  un  peu  justifier  nos  anciens),  et  c'est  au 
u  contraire  une  marque  de  notre  corruption^  qui  fait  grand 
«  scrupule  d'approcher  de  l'imagination  les  moindres  idées 
<(  qui  blessent  la  pudeur.  Nous  nous  contentons  d'être  chas- 
«  tes  dans  la  parole.  Plût  à  Dieu  qu'ils  eussent  pris  quelque 
«  chose  de  la  délicatesse  de  ce  siècle,  si  éclairé  dans  la  dic- 
«  tion,  et  que  nous  eussions  aussi  l'innocence  de  leurs  ac- 
«  lions  dans  nos  mœurs  I  » 

Nous  avons  cité,  de  sa  lettre  à  Basnage,  tout  ce 
que  Santeul  y  dit  touchant  sa  réforme  hymnogra- 
phique;  le  reste  est  complètement  étranger  à  ce 
sujet.  Il  n'y  a  rien,  dans  ces  paroles  du  poète,  qui 

(1)  Cette  strophe  est  extraite  d'une  hymne  en  l'honneur 
de  sainte  Marie-Madeleine,  de  sanctâ  Maria  Magdalenâ, 
par  Odilon  de  Cluny,  qui  vivait  au  X.*  siècle.  Nous  n'avons 
pas  été  peu  surpris  de  trouver  cette  hymne  reproduite, 
avec  la  strophe  tant  critiquée  par  Santeul,  et  cela  dans  un 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  39 

puisse  raisonnablement  inspirer  le  moindre  scru- 
pule à  Torthodoxie  la  plus  ombrageuse;  et  l'on  voit 
que  nous  a\ons  le  droit  de  dire  qu'il  ne  songe  qu'à 
une  réforme  littéraire.  Si  d'autres  que  lui  ont  dirigé 
leurs  efforts  dans  le  sens  de  la  doctrine,  nous  appre- 
nons ici  de  lui-même  qu'il  n'était  pas  au  nombre 
des  théologiens  employés  pour  les  légendes  du  Bré- 
viaire. 

C'est  avec  plus  de  raison  que  l'on  a  pu  attaquer 
la  modestie  de  Santeul.  Jamais  poète,  ni  latin,  ni 
français,  ne  fut  autant  que  lui  prévenu  en  faveur  de 

recueil  destiné  aux  écoles,  et  publié  l'année  dernière  par 
M.  Félix  Clément  sous  ce  litre  :  Carmina  è  Pociis  cliris- 
tianis  excerpta,  ad  usum  scholarum.  Seulement  la  stro- 
phe est,  dans  ce  recueil,  un  peu  différente,  non  dans  la 
partie  essentielle,  de  la  citation  qu'en  a  faite  Santeul.  Voici 
la  leçon  de  M.  Féhx  Clément  : 

Post  fluxae  carnis  scandala, 
Fit  ex  lebete  phiala  : 
In  vas  translata  gloriae 
De  vase  contumeliae. 

!\lais  on  voit  que  le  malheureiLX  second  vers  y  est  resté 
avec  son  image  incongrue  et  avec  toutes  les  pensées  pou  édi- 
fiantes qu'elle  suscite.  Nous  ne  voudrions  pas  plus  que  San- 
teul insister  là-dessus;  il  f^ut  bien  cependant  que  nous  don- 
nions une  idée  de  la  manière  de  faire  de  l'éditeur  du  Car- 
mina, etc.,  et  de  la  valeur  de  ses  annotations.  De  Icbcte,  il 
renvoie  l'élève  à  une  note  où  il  lui  cht  : 


40  J.-B.  SANTEUL. 

SCS  propres  œuvres.  Il  n'y  avait  pas  (Vécrivain  de 
niérile  au-dessus  duquel  il  ne  pensât  pouvoir  s'es- 
timer. Il  exceptait  cependant  les  PP.  Rapin,  Cos- 
sart,  Jouvency,  Commire,  Vavasseur  et  La  Rue,  tous 
jésuites,  qu'il  reconnaissait  comme  ses  supérieurs. 
Lorsqu'il  lui  arrivait  de  montrer  à  ses  amis  quelques 
vere  nouveaux,  il  leur  demandait  s'ils  connaissaient 
Du  Périer,  Régnier  et  Ménage,  ses  confrères  en 
poésie  latine;  et  si  on  lui  répondait  affirmativement, 
il  arrachait  son  livre  ou  son  manuscrit  des  mains  de 

«'  Lcbclc,  vase  d'airain;  Pldala,  vase  d'or.  » 

Nous  n'insisterons  pas  sur  Tinlerpré talion  particulière  à 
Icbete;  mais  rintorprctation  est  infirm<''e  dans  son  entier  par 
ce  qui  est  dit  de  phiala.  Pour  qu'elle  fùl  admissible,  il  fau- 
drait qu'une  phiala  fût  invariablement  et  inévitablement 
en  or;  et  le  contraire  est  prouvé  par  ce  passage  de  la  cin- 
quième satire  de  Juvéual  : 

Inaequalcs  beryllo 
Virro  tenet  piiialas, 

011  les  phialas  sont  en  pierre  précieuse. 

Comment  nous  persuadera-t-on  que,  pour  faire  entendre 
que  Madeleine  était  de  l'airain  changé  en  or,  Odon  de  Cluny 
a  été  chercher  des  images  comme  celles  de  Icbcte  et  de 
phiala?  >'était-il  pas  plus  simple  pour  lui  de  dire  comme 
Racine  a  dit  plus  tard  dans  Athalie  : 

Comment  en  un  plomb  vil  l'or  pur  s'cst-il  changé? 

Le  poète  de  Louis  XIV  seraii-il  devenu  un  modèle  de  bon 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  M 

son  interlocuteur  et  pressait  celui-ci  d'aller  surveil- 
ler ses  rivaux,  car  infailliblement,  ils  devaient,  di- 
sait-il, vouloir  se  pendre  de  jalousie.  Ou  bien,  il 
courait  lui-même  en  s'écriant  qu'il  allait  faire  tendre 
des  chaînes  aux  ponts,  de  peur  que  les  autres 
poètes,  désespérés  de  ne  pouvoir  faire  d'aussi  beaux 
vers  qiie  les  siens,  ne  cherchassent  à  se  noyer.  Il 
était  fort  difficile  sur  la  musique  que  l'on  adaptait  h 

^oût,  de  délicatesse  et  de  convenance,  si,  pour  exprimer 
cette  pensée,  il  eût  dit  : 

Comment  en  vil  chaudron  la  fiole  s'est-elle  changée  ? 

Voilà  pourtant  à  quoi  s'expose  un  commentateur  qui  s'est 
placé  dans  une  situation  fausse.  On  sentait  qu'il  fallait  à  tout 
prix  détourner  l'élève  des  interprétations  inconvenantes 
dont  est  gros  ce  vers  malencontreux  : 

Fit  ex  lebete  fîala; 

pour  cela  on  essaie  de  pervertir  son  goût  et  son  jugement, 
en  brouillant  toutes  ses  idées  sur  l'emploi  des  métaphores. 
Remarquez  qu'on  ne  prévient  pas  pour  cela  le  scandale  qui 
est  là  en  germe;  car  l  élève  a  sous  la  main  le  dictionnaire, 
auquel  sa  curiosité  naturelle  ne  manquera  pas  de  demander 
le  sens  de  Icbctc  et  de  pfiiala  :  et  quand  il  saura  que  l'un  est 
un  chaudron  et  l'autre  une  fiole,  ou  si  Ton  veut  une  coupe, 
sa  tète  ne  manquera  pas  de  travailler  au  grand  préjudice  de 
son  innocence.  îS'e  valait-il  pas  mieux  omettre  la  strophe  en 
question,  puisqu'elle  jette  déjà  une  tache  regrettable  sur  ce 
recueil  de  :M.  Clément,  auquel  nous  reviendrons? 


42  J.-B.  SANTEUL. 

ses  poésies  religieuses;  il  tenait  sur-tout  îi  ce  que  ses 
hymnes  fussent  chantées  avec  goût.  Il  a  laissé  à  ce 
sujet  une  pièce  de  vers  dans  laquelle  il  indique  de 
(pielle  manière  et  dans  quelles  dispositions  le  clergé 
doit  chanter  rofiice  divin.  C'est  comme  une  poétique 
du  genre. 

Il  éprouvait  une  joie  inexprimable  quand  il  as- 
sistait à  l'exécution  de  ses  hymnes.  Il  courait  les 
églises  où  on  les  chantait  ;  quand  les  choses  étaient 
i\  son  gré,  il  allait  jusqu'^  sauter  en  marquant  la 
mesure.  Il  remarquait  toutefois  que,  bien  qu'il  n'y 
eût  pas  de  salut  hors  de  l'église,  il  ferait  mieux, 
pour  le  sien,  de  n'y  pas  entrer,  car  il  assistait  au 
chant  de  ses  hymnes  avec  trop  d'amour-propre  ;  et 
en  elTet,  comme  il  entendait  un  jour  à  Port-Royal 
un  paysan  meugler  plutôt  que  chanter  quelqu'une 
de  ses  œuvres  :  «  ïais-toi,  bœuf,  lui  dit-il  ;  tais- 
«  toi,  laisse  chanter  les  anges.  » 

Dans  la  satisfaction  et  la  susceptibiHté  de  San- 
teul,  il  y  avait  plus  de  naïf  enthousiasme  que  de  va- 
nité, car  il  se  montrait  d'une  extrême  docilité  pour 
les  connaisseurs  ;  il  écoutait  peut-être  avec  dépit  les 
censeurs,  et  allait  même,  comme  on  l'a  déjà  vu, 
jusqu'à  les  injurier,  car  il  était  aussi  violent  qu'iras- 
cible ;  mais  la  réflexion  le  portait  à  se  rendre  aux 
observations  judicieuses  ;  il  finissait  par  s'amender 
de  bonne  grâce,  et  plus  tard  il  témoignait  sa  recon- 
naissance avec  une  grande  bonhomie.  Au  surplus, 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  ho 

cette  bizarrerie,  si  elle  témoignait  contre  sou  carac- 
tère personnel,  ne  doit  influer  en  rien  sur  le  juge- 
ment à  porter  relativement  au  caractère  poétique  et 
religieux  de  son  œuvre  hymnographique. 

Bien  plus,  dans  les  circonstances  sérieuses  et  so- 
lennelles, Santeul  n'était  pas  inaccessible  l\  de  véri- 
tables sentiments  d'humilité  chrétienne. 

«  Ilélas  !  écrivait-il  à  un  chanoine  de  Saint-Quenlin,  peut- 
y(  être  que  les  plus  grands  tourments  que  votre  martyr  aura 
«  soufferts,  ce  sont  les  hymnes  faites  par  un  pécheur  comme 
«  moi...  Les  saints  doivent  écrire  pour  les  saints.  Imitant 
«  leurs  vertus,  on  les  loue  mieux  que  par  des  paroles  et  de 
M  belles  hymnes.  Imitari  sanctos  landare  est.  » 

Quand  on  le  pressait  de  s'engager  dans  le  sa- 
cerdoce : 

('  Je  crains,  répondait-il,  que  mon  génie  poétique  ne  me 
«  suive  à  l'autel.  Je  me  connais  assez  bon  poète  pour  avoir 
«  sujet  de  craindre  de  n'être  pas  aussi  bon  prêtre.  » 

En  un  mot,  le  poète  qui,  en  parlant  à  Du  Périer 
de  ses  poésies  religieuses,  les  appelait  fièrement 

Quos  Deiis  et  dictât,  quos  et  Deus  approbat  hyrnnos, 

était  le  même  qui  écrivait  au  grand  Arnauld  : 

((  Vous  me  souhaitez  le  désir  d'imiter  les  saints  avec  l'ef- 
«  fet.  Hélas!  je  me  sens  bien  éloigné  de  ces  vases  d'élection 
«  que  la  grâce  remplit,  qui  les  a  faits  saints.  Nous  pensons 
«  toujours  mieux  de  la  vertu  que  nous  ne  la  pratiquons. 


66  J.-B.  SANTEUL. 

((  Toutes  les  strophes  de  mes  liymnes  m'accusent,  et  les 
<(  vains  applaudissements  des  hommes  sont  i)ien  contreba- 
«  lancés  par  les  remords  de  ma  conscience  devant  Dieu. 

((  mis  Iota  fuit  gloria  despici, 

«  voilà  ma  condamnation  écrite  de  ma  main.  » 

Au  reste,  Santeul  n'était  pas  seul  à  priser  ses  ou- 
vrages. Voltaire  a  pu  contredire  ceux  qui  pensent 
que  des  étrangers  peuvent  ressusciter  le  siècle  d'Au- 
guste dans  une  langue  morte  qu'ils  ne  peuvent 
même  par  prononcer;  il  a  pu  dire  quelque  part,  à 
ce  propos  :  In  syivaînneiicfna  /eros,  et,  ailleurs, 
qu'il  est  plus  aisé  de  faire  des  vers  latins  que  des 
vers  français  ;  il  n'en  reste  pas  moins  certain  que 
Bossuet,  Fénelon,  Armand  de  Rancé,  abbé  de  la 
Trappe  ;  Arnauld,  de  Port-Royal  ;  Perrault,  Pellis- 
son  et  d'autres  personnages  éminents  faisaient  le 
plus  grand  cas  de  la  personne  et  des  vers  de  San- 
teul, ce  qui  est  un  beau  témoignage  en  l'honneur  de 
son  caractère  comme  de  son  talent  ;  que  le  grand 
Corneille  a  traduit  en  vers  français  plusieurs  pièces 
du  poète  de  Saint-Victor;  que  le  bon  RoUin,  qui  lui 
consacra  une  épitaphe,  y  fit  l'éloge  de  ses  poésies 
profanes  et  de  ses  poésies  religieuses  ;  qu'enfin  le 
jésuite  Bourdaloue,  d'accord  en  cela  avec  le  jansé- 
niste Rollin,  écrivit  à  Santeul  plusieurs  lettres  des 
plus  flatteuses,  dans  l'une  desquelles  on  pouvait  lire 
un  passage  tel  que  celui-ci  :  «  Je  serai  ravi  de  voir 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  65 

«  riiymne  de  Saint- André.  Plût  à  Dieu  qitc  toutes 
«  celtes  du  Bréviaire  fussent  de  votre  façon  l 
«  car  il  y  en  a  qui  ne  sont  pas  soutenables,  quoi- 
((  qu'elles  aient  le  mérite  de  l'antiquité  »  ;  paroles 
qui,  sous  la  plume  de  Bourdaloue,  étaient  pour 
l'hymnographe  un  bien  honorable  et  bien  précieux 
brevet  non-seulement  de  bonne  latinité  et  de  ly- 
risme, mais  encore  d'orthodoxie. 

Or,  quand  un  poète  latin  du  siècle  de  Louis  XIV 
avait  l'estime  et  la  considération  de  contemporains 
d'une  telle  qualité,  la  littérature  latine  de  ce  temps 
méritait  bien  d'être  un  peu  plus  rappelée  par  les 
historiens  à  l'attention  de  la  postérité. 

En  un  sens,  toutefois,  l'oubli  n'est  pas  absolu  à 
l'égard  des  hymnes  de  Santeul,  qui  sont  toujours  en 
usage  dans  nos  cérémonies  religieuses,  grâce  à  la 
prérogative  que  la  langue  latine  a  conservée  d'être 
la  langue  de  FÉgllse. 

t\lais  cette  gloire  est  bien  restreinte  I  Elle  est  ren- 
fermée dans  l'enceinte  du  temple  ;  excepté  tout  au 
plus  les  lévites,  la  plupart  des  fidèles  les  chantent 
sans  les  comprendre  et  sur-tout  sans  savoir  quel  en 
est  l'auteur,  puisque,  dans  les  livres  d'heures,  elles 
ne  sont  ni  suivies  ni  précédées  de  son  nom.  Excepté 
tout  au  plus  les  lévites,  avons-nous  dit  :  en  effet, 
dans  la  préface  d'un  ouvrage  Uturgique  dont  nous 
aurons  bientôt  à  nous  occuper,  nous  lisons  les  li- 
gnes suivantes  : 


^G  J.-B.  SANTEUL. 

((  On  rencontre  des  hommes  versés  dans  les  sciences  ec- 
«  clésiastiqucs,  récitant  chaque  jour  les  heures  canoniales 
0  dans  un  Bréviaire  ;  célébrant  la  sainte  messe  dans  un  mis- 
«  sel,  et  avouant  avec  simplicité  ne  s'clre  jamais  préoccn- 
it  pés  de  savoir  les  noms  des  rédacteurs  de  ce  Bréviaire,  de 
«  ce  missel  qu'ils  ont  sans  cesse  entre  les  mains.  » 

Pauvre  Santeull 

Voici,  au  reste,  les  réflexions  que,  dans  le  Santo- 
liana  réédité  en  1764,  l'abbé  Dinouart,  biographe 
de  Santeul,  consigne  à  ce  sujet  sur  la  dernière  page 
de  son  livre  : 

«  Jamais  ouvrage  n'a  été  plus  défiguré  que  ces  hymnes. 

«  Les  éditeurs  des  nouveaux  Bréviaires  se  sont  donné  la  li- 

«  berté  de  les  corriger,  d'en  changer  les  strophes,  d'en 

«  omettre  d'autres,  de  les  décomposer,  etc.  Sur  dix  Bré- 

«  viaires,  on  n'en  trouvera  pas  six  où  le  texte  soit  le  même. 

«  Le  moins  qu'on  puisse  dire,  c'est  que  Santeul  n'approu- 

«  verait  certainement  pas  ces  changements,  et  il  aurait  pour 

«  lui  toute  la  république  des  lettres.  Dans  la  première  édi- 

«  tion  du  Bréviaire  de  Paris,  la  première  lettre  de  son  nom 

«  paraissait  à  la  tête  de  chacune  de  ses  hymnes  :  on  l'a  fait 

«  dispaïaître  dans  la  seconde  édition.  Sans  doute  que  ces 

«  éditeurs  ont  voulu  ignorer  ce  canon  du  second  concile  de 

«  Tours,  ch.  23,  en  526  :  Entre  les  hymnes  de  saint  Am- 

«  broise,  que  l'usage  a  autorisées,  on  pennet  encore  de 

«  chanter  celles  qui  le  méritenty  pourvu  quelles  portent  le 

«  nom  de  leur  auteur.  » 

Mais  que  devient  l'importance  de  cette  altération 
et  de  cette  mutilation  de  la  part  des  éditeurs,  ou  de 


ÉTUDE  DEUXIÈME,  hl 

cet  oubli  de  la  part  des  historiens,  à  côté  du  péril 
qui  était  suspendu  depuis  quelques  années  sur  les 
poésies  religieuses  de  Santeul,,  et  qui  vient  de  passer 
à  l'état  de  catastrophe?  Une  s'agissait  de  rien  moins 
que  d'elTacer  du  Bréviaire  les  hymnes  du  poète  de 
Saint-Victor,  auxquelles  on  reproche  d'être  enta- 
chées de  jansénisme,  de  tendance  au  calvinisme,  etc.  ; 
et  nous  avions  à  peine  achevé  cette  étude  sur  le 
poète  liymnographe,  quand  nous  avons  appris  que 
cette  suppression  était  enfin  consommée  par  la  réin- 
tégration exclusive  de  l'ancien  Bréviaire  romain. 

Nous  avons  sous  les  yeux  un  livre  imprimé  au 
Mans  en  ISZil.  C'est  le  second  volume  d'un  ouvrage 
intitulé  :  Institutions  iiturrfiqiics,  par  le  R.  P. 
dom  Prosper  Guéranger,  abbé  de  Solesmes.  Selon 
Fauteur  de  ce  livre ,  quand  la  seconde  moitié 
du  XVIP  siècle  était  déjà  commencée, 

«  Les  germes  du  protestantisme,  som'dement  implantés 
«  dans  les  mœurs  françaises,  percèrent  la  terre  et  produi- 
«  sirent  ces  doctrines  d'isolement  dont  les  unes,  formelle- 
«  ment  hérétiques,  furent  honteusement  flétries  du  nom  de 
«  jansénisme  ;  les  autres,  moins  hardies,  moins  caractéri- 
«  sées,  plus  difficiles  à  démêler  dans  leur  portée,  se  grou- 
«  pèrent  successivement  en  forme  de  système  national  du 
«  christianisme,  et  ont  été  dans  la  suite  comprises  sous  la 
«  dénomination  plus  ou  moins  juste  de  gallicanisme. 

«  La  liturgie  devait,  toujours  selon  Fauteur,  ressentir  le 
«  contre-couD  de  ce  mouvement.  Les  changements  intro- 


!iS  J.-B.  SANTEUL. 

«  diiits  au  Bréviaire  et  au  Missel  sont  le  résullat  de  ces  prin- 

<»  cipes  hétérodoxes  ou  suspects,  et  ils  onteupour  auteurs  et 

«  promoteurs  des  hommes  qui  n'étaient  pas  purs  dans  la 

«  foi  (1).  » 

Or,  sous  les  réserves  que  nous  avons  faites  pré- 
cédemment, Santeul  est  l'un  des  auteurs  des  chan- 
gements apportés  à  la  liturgie  des  Bréviaires  de 
H  aria  y  et  de  Cluny ,  et  dom  Guéranger  consacre  à 
ce  chanoine  de  Saint-Victor  quelques  pages  des- 
quelles il  résulte,  selon  le  R.  P. ,  que  sa  plume  est 
entachée  de  gallicanisme,  que  sa  foi  est  suspecte  de 
jansénisme,  et  que  ses  hymnes,  atteintes  de  la  plus 
complète  hétérodoxie,  doivent  être  mises  au  ban  de 
rÉglise  catholique. 

DomGuéranger  accumule  des  griefs  tirés  :  1.°  de 
la  contradiction  que  présentaient  les  allures  et  la 
personne  tout  entière  de  Santeul  avec  dififérents  per- 
sonnages qui  ont  fait  comme  ce  chanoine  et  en 
même  temps  que  lui  la  gloire  de  Saint- Victor  ;  2.°  de 
la  parole  humaine  des  saints  Pères  remplacée 
dans  le  Bréviaire  par  la  parole  très  humaine  de 
Santeul  ;  3."  du  concours  apporté  à  celui-ci  dans  la 
fabrication  des  nouvelles  liturgies  par  Nicolas  Le 
Tourneux,  fauteur  d'hérésies,  selon  dom  Guéranger; 
^.°de  la  soumission  problématique  de  l'hjTnnographe 
aux  décisions  de  l'Église  ;  5.''  de  ses  liaisons  avec  le 

(1)  Institutions  Liturgiques,  tome  II,  page  IZjZj. 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  49 

docteur  Arnauld,  et  sur-tout  delà  fameuse  épitaphe 
pour  le  cœur  de  ce  coryphée  du  jansénisme,  épi- 
taphe dont  nous  aurons  à  nous  occuper  dans  la 
suite  de  ces  Études;  6.°  du  peu  d'estime  que  doit 
inspirer  Santeul,  jugé  sur  le  portrait  qu'a  laissé  de 
lui  La  Bruyère;  7.°  de  l'orgueil  mondain  avec  lequel 
ce  môme  Santeul  courait  les  églises  de  Paris  pour 
entendre  chanter  ses  hymnes  et  jouissait  de  sa  gloire 
sous  les  voûtes  de  Notre-Dame  en  les  entendant  re- 
tentir de  ses  vers  à  lui,  homme  sans  autorité  et  de 
foi  suspecte,  comme  si  le  sanctuaire  d'une  rehgion 
de  dix-sept  siècles  fût  devenu  le  théâtre  d'une  ova- 
tion académique  ;  8.°  des  circonstances  qui  ont 
amené  la  mort  de  Santeul,  circonstances  qui,  selon 
dom  Guéranger,  ne  sont  pas  propres  à  donner  une 
inviolable  consécration  à  ses  œuvres  et  h  sa  mé- 
moire. 

Bon  nombre  de  ces  griefs,  ou  de  semblables,  fu- 
rent opposés  à  Santeul  de  son  vivant,  et  il  finit  par 
en  triompher,  en  vertu  probablement  de  cette 
maxime  de  saint  Bernard,  citée  par  dom  Guéranger 
lui-même  :  «  que  la  phrase  réforme  les  mœurs, 
«  crucifie  les  vices,  enflamme  l'amour,  règle  les 
«  sens.  »  Ajoutons,  pour  être  exact,  que  l'auteur 
des  Institutions  liturrjiqucsj  tout  en  citant  cette 
maxime,  s'empresse  de  nier  qu'il  en  découle  suffi- 
samment, pour  un  hymnographe  chrétien,  le  droit 
d'emprunter  non  seulement  le  mètre  de  ses  canti- 

4 


50  J.-B.  SANTEUL. 

({lies,  mais,  le  style,,  les  expressions  à  ces  lyriques 
aucieus  qui  ne  reçurent  cV autres  inspirations  que 
celles  d'une  muse  profane  ou  lascive.  Et  il  s'étonne 
que  parmi  les  nombreux  ecclésiastiques  qui  regar- 
dent la  [sic)  pastiche  du  Parthénon  appelée  église 
de  la  3Iadeleine  comme  une  des  plus  énormes  in- 
sultes dont  le  culte  chrétien  puisse  être  l'objet  chez 
un  peuple  civilisé,  il  y  en  ait  si  peu  qui  sentent  l'in- 
convenance bien  autrement  grande  de  parler  au 
vrai  Dieu  et  à  ses  saints  dans  la  langue  profane  et 
souillée  d'Horace.  Comme  si  plusieurs  hymnes  du 
moyen-âge,  qui  se  sont  toujours  chantées,  et  qui 
vont  encore  se  chanter  plus  que  jamais  dans  nos 
saints  offices  sans  opposition  de  la  part  de  dom 
Guéranger,  n'étaient  pas  écrites  dans  cette  langue 
souillée  et  sur  ce  mètre  païen  d'Horace,  telles  que, 
par  exemple,  et  parmi  tant  d'autres,  le  Christe 
Redemptor  omnium  de  saint  Ambroise,  A  solis 
ortus  cardine  de  Seduhus ,  lesquels  se  chantent  à 
Noël,  telles  que  Hostis  Herodes  impie,  du  même 
Sedulius  .  laquelle ,  dans  ses  œuvres ,  fait  partie  de 
Ihymne  Jd  soiis  ortus,  et  que  l'on  chante  à  l'É- 
piphanie  1 

Dom  Guéranger,  pour  donner  un  exemple  de  ce 
qu'il  est  impossible  de  justifier  dans  Santeul,  si  Von 
prend  les  termes  dans  leur  rigueur,  cite  la  stro- 
phe suivante  de  la  seconde  Hymne  de  ce  poète  en 
l'honneur  des  Évangélistes  : 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  51 

Insculpta  saxo,  lex  vêtus, 
Praecepta,  non  vires  dabat; 
Inscripta  cordi,  lex  nova, 
Quidquid  jubet  dat  exequi. 

Nous  avions  déjà  remarqué  cette  strophe,  qui  est 
citée  dans  les  notes  placées  par  Louis  Racine  à  la 
suite  de  son  poème  sur  ia  Grâce,  et  que  le  poète 
a  ainsi  traduite  : 

«  La  loi  ancienne,  gravée  sur  la  pierre,  donnait  les  pré- 
«  ceptes  sans  donner  la  force  de  les  accomplir  ;  la  loi  nou- 
«  velle,  gravée  dans  le  cœur,  fait  exécuter  tout  ce  qu'elle 
('  commande.  « 

La  lecture  de  ces  quatre  beaux  vers  de  Santeul 
nous  avait  tellement  touché,  que,  bien  loin  de  son- 
ger à  en  prendre  les  ternies  dans  ieiir  rigueur 
comme  dom  Guéranger,  nous  oubliions  que  nous 
les  lisions  dans  des  notes  sur  ia  Grâce,  pour  ne 
nous  occuper  que  de  leur  mérite  religieux  et  lit- 
téraire, d'autant  moins  en  défiance,  d'ailleurs,  que, 
dans  la  note  en  question ,  et  L.  Racine  et  Santeul 
sont  appuyés  par  une  citation  de  saint  Paul. 

Au  point  de  vue  littéraire,  nous  voyions  là  une 
des  belles  antithèses  que  Santeul  emploie  si  souvent, 
comme  nous  aurons  occasion  de  le  remarquer; 
nous  aimions,  à  côté  de  l'opposition  de  la  loi  nou- 
velle à  la  loi  ancienne,  c'est-à-dire  de  la  loi  du 
Christ  à  la  loi  de  Moïse,  l'opposition  non  moins  belle 


02  J.-B.  SANTEUL. 

et  non  moins  poétique  de  la  pierre  et  du  cœur  hu- 
main. —  Au  point  de  vue  religieux,  nous  avions  tiré 
de  là  cet  enseignement  plein  d'onction,  que  l'obéis- 
sance est  plus  facile  quand  elle  a  sa  source  dans  le 
cœur,  que  quand  elle  est  dictée  par  la  crainte  ou 
même  par  le  respect  que  les  tables  de  la  loi  gra- 
vent sur  la  pierre;  qu'en  un  mot  l'amour  était  plus 
persuasif  que  la  menace  des  lois,  comme  l'appelle 
Ovide. 

:Mais  dom  Guéranger,  qui  juge  Santeul  au  point 
de  vue  théologique  et  rigoureux,  y  voit  ce  que,  dans 
notre  simplicité  de  cœur  et  d'esprit  aussi  bien  que 
dans  notre  enthousiasme  de  curieux  de  la  littéra- 
ture, nous  n'avions  nullement  aperçu  :  il  y  voit  une 
tache  d'hérésie,  et  Santeul  et  son  œuvre  sont  chas- 
sés du  temple  comme  impies Dès  que  la  poésie 

affectueuse  est  transformée  en  poésie  militante, 
nous  n'avons  plus  rien  h  voir  dans  la  question,  nous 
n'avons  plus  qu'à  nous  incliner  en  soupirant! 

Enfin  dom  Guéranger  soutient  que,  considéré 
simplement  comme  latiniste,  Santeul  n'est  pas  sans 
reproche,  et  que  ses  hymnes,  ou  ses  fantaisies  ifj- 
riqucs,  comme  les  appelle  le  R.  P.,  ne  sont  pas 
aussi  pures  qu'on  le  répète  tous  les  jours. 

Voilà  un  grief  articulé  par  le  représentant  d'une 
école  liturgique  qui  tient  à  reprendre  les  hymnes 
de  l'ancien  Bréviaire  malgré  la  pitoyable  latinité 
dont  nous  avons  vu  notre  Santeul  les  convaincre;  à 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  ô3 

ce  titre  les  reproches  adressés  à  la  latinité  de  l'hyiii- 
nographe  de  Saint-Victor  mériteraient  de  n'être 
pas  pris  au  sérieux  :  passons  cependant. 

A  l'appui  de  son  attaque,  l'auteur  des  Institu- 
tions liturgiques  a  placé  à  la  fin  de  son  second  vo- 
lume, sous  le  titre  (ï Appendice,  «  une  pièce  tirée 
«  d'un  ouvrage  fort  rare,  V H yninodia  Hispanica 
«  du  P.  Faustin  Arevolo.  C'est  une  critique  détaillée 
«  des  œuvres  du  célèbre  Victorin,  extraite  du  Me- 
«  nagiana,  dans  lequel  La  Monnoie,  qui  en  est 
«  l'auteur,  l'a  déposée;  le  savant  Jésuite  y  a  joint 
«  ses  remarques,  et  le  tout,  ajoute  dom  Guéranger, 
«  forme  un  ensemble  fort  piquant.  » 

Dans  ce  factum  le  censeur  de  notre  poète  relève 
cent-huit  fautes  plus  ou  moins  graves,  plus  ou  moins 
réelles ,  contre  les  règles  de  la  grammaire  ou  de  la 
prosodie  latine.  Sur  la  totalité,  les  trois  premières 
incorrections  n'appartiennent  pas  à  l'œuvre  de  San- 
teul,  ce  qui  réduit  le  nombre  à  cent-cinq. 

Si  le  poète  Victorin  était  encore  de  ce  monde, 
sans  doute  il  produirait,  en  opposition  à  ces  atta- 
ques, non  pas  peut-être  le  non  ego  paucis  de  cet 
Horace  qui  serait  mal  venu  auprès  de  dom  Gué- 
ranger,  mais  les  suffrages  exprimés  en  faveur  de 
ses  hymnes  par  les  Bossuet,  les  Fénelon,  et  par 
quantité  de  personnages  considérables  de  son  temps, 
dans  des  lettres  que  l'abbé  Dinouart,  son  biographe, 
a  recueillies  dans  le  Sanioiiana.  Il  se  targuerait 


5i  J.-B.  SAMEUL. 

aussi  du  billet  dans  lequel  un  P.  Tarteron.  un  Jé^ 
suite  pourtant,  lui  écrivait  ceci  : 

«  Eh  I  le  moyen  de  ne  pas  truiivor  vos  vers  excellents  el 
«<  incomparables,  monsieur?  Poiiî-on  juger  autrement  après 
«  d'aussi  bons  garants  qu'iuie  pension  du  Roi,  et  une  belle 
«  lettre  d'un  des  plus  accomplis  prélats  du  royaume?  Je  ne 
«  trouve  point  pour  vous  de  panégyrique  plus  él-jquent,  plu^ 
«  achevé  que  cela.  Croyez-moi.  tenez-vou--y.  ■) 

Il  opposerait  à  doiu  Guérauger.  abbé  de  Solesmes. 
le  très  illustre  Armand-Jean  Le  Bouthillier  de  Fiancé, 
abbe  de  la  Trappe,  qui  l'avait  comblé  de  bons  té- 
moignages dans  plusieurs  lettres  où  il  lui  parlait  de 
ses  poésies  religieuses. 

Dans  une  lettre  du  U  octobre  If^s^.  cet  émineut 
personnage  écrivait  à  Santeul.  à  propos  de  l'hymne 
sur  les  saints  Moines  : 

«  Vous  parlez  d'mie  manière  si  noblt  d  si  sainte  des 
«  Tertns  de  ces  grajid>  h'^nmes,  et  vous  les  mettez  tellement 
"  dans  leur  jour,  que  ceux  qui  ont  -an  nU  i/ritable  pour 
n  leur  gloire,  ou  plutôt  pour  celle  de  Jésus-Christ,  qui  n'a 
a  fait  que  leur  communiquer  la  sienne,  en  conserveront  une 
a  éternelle  mémoire.  Dieu  ne  manquera  pas  de  récompen- 
«  ser  votre  piété,  et  il  n'y  a  rien  que  vous  ne  deviez  atten- 
«  dre  de  cette  multitude  innombrable  de  saint-  intercesseurs 
a  à  la  louange  desquels  vous  avez  si  licurranmcnt  consacré 
w  votre  temps,  votre  plume  et  votre  étude.  >> 

Dans  une  autre  lettre  du  6  février  1691.  l'abbé 
de  Rancé  écrivait  à  Santeul  : 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  i5 

a  Tout  m'a  paru  beau  et  touchant  dans  ces  divins  canti- 
«  ques  :  je  les  appelle  ainsi  ;  les  expressions  en  sont  pures, 

«  nobles,  pleines  de  piété et  je  ne  vois  pas  ce  qui  peut 

«  vous  dégoûter  de  la  continuation  d'un  travail  à  qui  Dieu 
«  donne  sa  bénédiction.  « 

Et  encore,  dans  une  lettre  du  5  novembre  1692  : 

«  Pour  vos  hymnes  de  saint  Bernard,  elles  sont  les  plus 
«  belles  du  monde  :  elles  sont  nobles,  expressives  et  dévotes 
*<  tout  ensemble.  Vous  savez  que  nous  ne  sommes  pas  les 
«  maîtres  absolus.  Kous  sommes  dans  une  observance  de 
c(  laquelle  nous  dépendons  en  beaucoup  de  choses.  Pour 
«  moi ^  je  voudrais  que  tout  C Ordre  Us  clianiài.  » 

Quand  on  voit  des  témoignages  si  honorables  et 
partis  de  si  haut  lieu,  on  peut,  tout  en  respectant 
le  caractère  et  Topinion  de  dom  Guéranger.  hésiter 
à  abandonner  Santeul. 

Le  R.  abbé  de  Solesmes  dit ,  à  propos  de  la  mis- 
sion donnée  au  Tictorin  de  composer  les  hymnes  : 

«  Il  nous  paraît  que  ni  la  gravité  de  ses  mœurs,  ni  sa  foi 


Nous  pourrions  dire  à  notre  tour  que  1" objection 
n'est  pas  neuve,,  car  elle  fut  adressée  à  Santeul  lui- 
même,  qui  répondit  aussitôt  :  «  Ne  regardez  pas 
«  Touvrier,  regardez  l'ouvrage.  Le  tabernacle  de 
tf  notre  autel  est  beau  ;  vous  l'avez  reçu,  vous  Tavez 
«  loué  ;  c'est  cependant  un  protestant  qui  Fa  fait  : 
«  il  en  est  ainsi  de  mes  hymnes.  »  On  prendra  cette 


56  J.-B.  SANTEUL. 

réponse  pour  ce  qu'elle  vaut  ;  mais  puisque  dom 
Guéranger  attaque  Santeul.  il  faut  dire  à  dom  Gué- 
ranger  comment  Santeul  se  défendrait  s'il  pouvait 
encore  parler. 

>"ous  avons  dit  que  nous  ne  voulions  ici  attaquer 
ni  les  personnes  ni  les  choses;  nous  ne  voulons  pas 
plus  le  faire  dans  le  passé  que  dans  le  présent; 
mais  quand  nous  voyons  dom  Guéranger  faire  à 
Santeul .  contre  la  gravité  de  son  caractère ,  un  re- 
proche sur  lequel  il  fonde  l'exclusion  des  hymnes 
du  Victoiin  .  nous  ne  pouvons  ne  pas  nous  deman- 
der comment  le  révérend  abbé  de  Solesmes  ne  se 
montre  pas,  par  la  môme  occasion,  aussi  sévère  à 
regard  de  l'auteur  du  Vexilta  rcgis  prodcunt,  de 
ce  Venance  Fortunat,  épicurien  sensuel  et  poète 
goulu,  dont  M.  Ampère,  dans  son  Histoire  litté- 
raire de  ta  France  avant  le  XII.^  siècle ^  et  M. 
Augustin  Thierry,  dans  ses  Récits  mérovingiens , 
nous  ont  fait  un  portrait  si  peu  édifiant.  Santeul 
aimait  la  table ,  mais  il  ne  reste  pas  de  traces  écri- 
tes par  lui  de  ses  écarts  sur  ce  point  ;  et  l'on  ne  voit 
nulle  part  que  nous  sachions,  dans  ses  œuvres,  des 
vers  comme  ceux-ci,  qui  sont  de  Fortunat  : 

Dcliciis  variis  luniido  me  ventre  letendi, 
Omnia  sumendo  :  lac,  olus,  ova,  butyr. 

«  Mon  ventre  a  été  enflé  et  tendu  par  diverses  bonnes 
«choses:  lait,  œufs,  beurre,  légumes.  »  (Citation  et  tra- 
duction de  M.  Ampère.) 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  57 

Pour  rapprociatioii  complète,  tant  morale  que 
littéraire,  de  Fortunat,  uous  renvoyons  aux  deux 
ouvrages  que  nous  venons  de  citer  ;  et  nous  recom- 
mandons sur-tout  à  l'attention  du  lecteur  une  cita- 
tion de  31.  Ampère  où  Ion  trouve  ce  vers  si  carac- 
téristique : 

Et  vincentc  gulà,  naris  honore  caret. 

Nous  ne  demandons  pas  pour  tout  cela  la  radiation 
du  Vcxilla  régis  prodeunt  ;  ce  que  nous  deman- 
dons ,  c'est  qu'on  ne  soit  pas  plus  rigoureux  envers 
les  hymnes  du  Victorin. 

En  ce  qui  touclie  le  défaut  d'orthodoxie  reproche 
à  Santeul ,  qu'on  nous  permette  une  petite  digres- 
sion. 11  ne  s'agira  pas  ici  d'un  hymnographe  auquel 
nous  ayons  la  prétention  d'opposer  le  Victorin,  mais 
d'un  poète  religieux  dont  on  veut  mettre  les  œuvres 
dans  les  mains  de  la  jeunesse  des  écoles  avec  celles 
de  plusieurs  autres  poètes  latins  du  moyen-age. 

Reprenons  un  ouvrage,  déjà  cité  par  nous  (1),  qui 
a  pour  titre  :  Carmina  h  Poctis  christianis  cxcer- 
■pta,  ad  usuni  schoiaruni,  et  dans  lequel  M.  Féhx 
Clément  a  recueilli  les  chefs-d'œuvre  de  plus  de 
cinquante  poètes  latins  qui  ont  vécu  du  IV.*  au 
XIV.  *^  siècle.  Cet  ouvrage  est  destiné  à  être  étudié 
concurremment  avec  les  poètes  de  l'antiquité;  c'est 

(1)  Voir  ci-dessus  la  note  des  pages  38  et  suivantes. 


58  J.-C.  SANTEUL. 

(lu  moins  ce  que  donne  à  entendre  ce  passage  de 
la  préface  de  31.  Félix  Clément  : 

«  Connaissons  les  Grecs  et  les  Romains  le  plus  que  nous 
«  pourrons;  admirons-les  pour  ce  qu'ils  valent;  mais^  sans 
((  les  bannir  de  nos  études,  au  nom  de  la  vérité,  des  droits 
«  de  rimagination,  du  cœur  et  de  la  poésie  elle-même,  oc- 
«  cupons-nous  de  ce  qui  nous  regarde  particulièrement,  de 
«  ce  qiii  doit  être  la  consolation  de  notre  vie  présente  et 
«  l'espoir  de  nos  destinées  éternelles.  » 

Nous  prendrons  le  livre  de  M.  Félix  Clément 
comme  il  nous  le  donne  :  c'est  un  livre  destiné,  il 
le  dit  encore,  à  «  combler  dans  l'enseignement  une 
«  lacune  que  tant  de  bons  esprits  ont  constatée.  » 

Evidemment  pour  nous  cet  ouvrage  se  rattache 
aux  intérêts  que  défend  de  son  côté  dom  Guéran- 
ger.  Alors  nous  demanderons  à  l'abbé  de  Solesmes, 
qui  a  si  bien  l'œil  ouvert  sur  l'orthodoxie  à  l'endroit 
de  Sanleul,  nous  lui  demanderons  ce  qu'il  pense  du 
passage  suivant  de  Juvencus,  passage  que  M.  Félix 
Clément  cite  dans  sa  préface ,  et  que ,  à  la  page  5 
de  son  recueil,  nous  retrouvons  dans  une  pièce  de 
ce  Juvencus,  qui  a  pour  titre  :  Simplicité  des  en- 
fants agrêahle  à  Dieu  : 

Scd  tamen  infejix,  pcr  qucm  gcncrabitur  crror  I 
Qui  vcrô  è  parvis  islis  dccepcrit  unum, 
Si  sapiat,  nexat  saxo  sua  colla  molari, 
Praecipitemque  maris  sese  Jaculetur  m  undas. 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  59 


TRADUCTION. 


Mais  malheureux  riiomme  qui  sera  une  cause  d'erreur! 
S'il  reste  encore  quelque  sagesse  à  celui  qui  aura  pu  tromper 
un  seul  de  ces  enfants,  qu'il  s'attache  au  cou  une  meule  de 
moulin,  et  qu'il  aille  se  précipiter  dans  les  flots  de  la  mer. 

Nous  pensons  quant  à  nous  que,  sans  le  vouloir, 
nous  n'en  doutons  pas,  Jmencus  en  écrivant  ces 
vers  et  M.  F.  Clément  en  les  citant,  prescrivent, 
dans  un  cas  donné,  le  suicide. 

M.  F.  Clément  dit  dans  sa  préface  qu'ici  Juven- 
cus  a  traduit  les  paroles  divines.  M.  Clément  est 
dans  l'erreur ,  et  il  va  lui-même  nous  le  prouver. 
Lisons  en  effet  la  note  5  qu'il  a  mise  au  bas  de  la 
page  5  : 

'(  On  ne  saurait  trop  méditer  les  paroles  que  Notre  Sei- 
«  gneur  prononce  ici  devant  ses  disciples  ;  on  doit  sur-tout 
«  les  avoir  présentes  à  la  mémoire,  et  les  prendre  pour  rè- 
«  gie  invariable  de  sa  conduite,  lorsque  l'on  est  chargé  de 
«  l'enseignement  de  la  jeunesse.  Il  est  à  propos  de  citer  le 
«  texte  même  de  saint  Luc  :  «  Vae  autem  illi  per  quem 
«  (scandala)  veniuntl  UtiUus  est  illi,  si  lapis  molaris  impo- 
«  natur  circa  collum  ejus  et  projiciatur  in  mare,  quàm  ut 
«  scandalizet  unum  de  pusillis  istis.  » 

Il  est  également  à  propos,  pour  la  commodité  de 
tous,  de  traduire  ces  paroles  de  saint  Luc  ;  afin  d'é- 
viter tout  soupçon  de  partialité,  prenons  la  traduc- 
tion de  Lemaistre  de  Saci  : 


00  J.-B.  SANTEUL. 

«  ^lalhcur  à  celui  par  qui  ils  (les  scandales)  arrivent  1  II 
«  vaudrait  mieux  pour  lui  qiioii  lui  mît  au  cou  une  meule 
«  de  moulin,  et  qivon  le  jetât  dans  la  mer,  que  non  pas 
«  qu'il  fut  un  sujet  de  scandale  à  l'un  de  ces  petits.  » 

(SAiNTLucchap.  XVII,  1,2.) 

Au  moyen  des  mots  que  nous  avons  eu  le  soin  de 
souligner  de  part  et  d'autre ,  c'est-à-dire  chez  Ju- 
vencus,  chez  saint  Luc  et  chez  de  Saci,  on  a  dû  sai- 
sir tout  de  suite  la  difTérence  capitale  qui  existe  en- 
tre les  paroles  de  J.  -C.  et  celles  du  poète  qui  a  cru 
le  traduire.  La  sainte  Écriture  souhaite  que  le  pé- 
cheur, plutôt  que  de  scandaliser  les  enfants,  soit 
précipité,  etc. ,  mais  par  d'autres  que  lui-même  ; 
Juvencus  conseille  au  même  pécheur  de  se  préci- 
piter spontanément,  c'est-à-dire  qu'il  lui  enseigne 
le  suicide. 

Nous  ne  vouions  faire  un  crime  de  cette  inadver- 
tance ni  à  Juvencus ,  ni  à  M.  Félix  Clément  ;  mais 
nous  avons  voulu  prouver  à  dom  Guéranger  avec 
combien  de  précautions  il  faut  se  défendre  d'atta- 
quer autrui  en  ces  matières  d'orthodoxie,  où  il  est  si 
facile  de  surprendre  dans  toutes  sortes  d'écrits  des 
hérésies  qui  nétaient  point  dans  la  pensée  de  l'é- 
crivain. 

La  préface  du  Carmin  a  è  Poëtis  christianis  ex- 
cerpta  annonce  qu'on  trouvera,  dans  des  notes 
placées  au  bas  des  pages,  de  nombreux  rapproche- 
ments avec  les  poètes  païens  de  l'antiquité.  Nous 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  61 

aurions  dû  alors,  comme  exécution  de  cette  pro- 
messe, trouver  le  rapprochement  qui  se  présente  de 
lui-même  entre  les  vers  de  Juvencus  sur  le  respect 
dû  aux  enfants,  et  un  beau  et  célèbre  passage  de 
la  XIV,  ^  satire  de  Juvénal  sur  le  même  sujet.  Cette 
comparaison  que  M.  Félix  Clément  a  omise,  nous 
ne  craindrons  pas  de  la  faire,  bien  qu'elle  prolonge 
encore  notre  digression.  Voici  donc  les  vers  de  Ju- 
vénal : 

Nil  dictu  fœdum  visuque  haec  limina  tangat 
Intra  quae  puer  est.  Procul  hinc,  procul  inde,  puellœ 
Lenonum,  et  caiitus  pernoctantis  parasiti  ! 
Maxim  a  debetur  puero  reverentia.  Si  quid 
Turpe  paras,  ne  tu  pueri  contempseris  annos  ; 
Sed  peccaturo  obstet  (1)  tibi  filius  infans. 
Nam  si  quid  dignum  censoris  fecerit  ira 
Ouandoque,  et  similem  tibi  se  non  corpore  tantum 

(1)  Ici  plusieurs  commentateurs  ont  mis  obsisUd  au  lieu 
de  obstet,  comme  rendant  le  vers  plus  conforme  aux  règles 
de  la  versification  latine.  Nous  avons  préféré  ce  dernier 
verbe  :  malgré  la  rencontre  des  deux  voyelles  o  dans  'pecca- 
turo obstet,  il  faut  ne  point  faire  d'élision  pour  que  le  vers 
soit  complet.  C'est  une  licence  dont  les  poètes  latins  offrent 
de  nombreux  exemples,  et  dont  Juvénal  aura  usé  en  maître 
s'il  a  mis  obstet.  En  effet,  dans  ce  choc  de  deux  voyelles 
semblables,  il  y  a  une  bien  belle  imitation  harmonique  de  la 
peur  que  Juvénal  a  voulu  peindre  dans  l'esprit  du  père  ren- 
contrant l'image  de  son  fils.  Le  père,  peccaturo,  —  obsUt, 
le  fils,  sont  ainsi  mis  en  présence  d'une  manière  saisissante. 


62  J.-B.  SANTEUL. 

Nec  vultii  dcderit,  morum  quoque  filius,  et  qui 
Omnia  deterius  tua  per  vestigia  peccct  ; 
Corripics  nimiruni,  et  castigabis  accrbo 
Clamore,  ac  post  liœc  tabulas  niutarc  parabis. 
Undc  tibi  fronteni  libertatemque  parenlis, 
Quum  facias  pejora  senex,  vacuumque  cerebro 
Jampridem  caput  hoc  ventosa  cucurbita  quaerat? 

TRADUCTION. 

Du  mal  qu'on  pourrait  voir,  du  mal  qu'on  peut  entendre 
Gardez  mtînic  le  seuil  qu'habite  l'âge  tendre. 
Loin  de  là,  loin  de  là  les  vénales  beautés; 

En  prononçant  de  suite  ces  deux  mots  sans  élision,  ne  sem- 
ble-t-il  pas  qu'on  entende,  au  moment  de  ce  heurt  entre  Vo 
final  et  Vo  initial,  l'exclamation  d'im  homme  qui  rencontre 
un  obstacle  menaçant?  Plusieurs  annotateurs  de  Juvénal 
avaient  fait  cette  remarque  avant  nous.  —  Malgré  la  compli- 
cité dans  laquelle  nous  sommes  entrés  avec  les  scholiastes 
qui  ont  attribué  à  Juvénal  l'hiatus  dont  nous  venons  de  par- 
ler, nous  ne  laisserons  pas  échapper  l'occasion  qui  se  pré- 
sente à  nous  de  protester  vivement  contre  une  des  nom- 
breuses hérésies  littéraires  que,  au  moyen  des  annotations 
et  commentaires  qui  accompagnent  son  Carmina,  M.  Félix 
Clément  prétend  introduire  dans  l'enseignement  en  même 
temps  que  l'orthodoxie  religieuse,  sur  laquelle  nous  n'avons 
aucune  envie  de  le  contrarier.  Avant  le  Carmina,  les  règles 
de  la  versification  latine,  interdisant  en  principe  ce  qu'on 
appelle  hiatus,  n'accordaient,  comme  licence  'poétique,  une 
exception  que  pour  les  cas  où  cet  hiatus  rachetait  par  une 
beauté  la  violation  de  la  règle,  comme  dans  le  vers  de  Juvé- 
nal qui  vient  de  nous  occuper.  M.  Félix  Clément,  qui  trouve 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  63 

Loin  leurs  complices  ;  loin  tous  ces  chants  effrontés 
Qu'au  sein  des  nuits  prolonge  un  affreux  parasite. 
Nous  devons  à  l'enfance  un  respect  sans  limite. 
Si  quelque  soin  honteux  couve  dans  votre  sein, 
Evitez  qu'un  enfant  n'en  sache  le  dessein  ; 
Et  que  vos  passions,  au  fort  de  la  licence, 
Père,  d'un  jeune  fils  respectent  l'innocence. 
Prêt  à  vous  oublier,  que  son  doux  souvenir 
Se  dresse  devant  vous,  prêt  à  vous  retenir. 
S'il  encourait  un  jour  la  censure  du  sage, 
Et  si,  pareil  à  vous  de  port  et  de  visage, 
Il  allait  par  ses  mœurs  devenir  votre  égal, 
Peut-être  vous  passer  sur  le  chemin  du  mal, 

dans  les  poètes  latins  du  moyen-âge  de  trop  fréquentes  in- 
fractions aux  règles  de  la  grammaire  et  de  la  versification, 
et  qui  semble  tenir  à  honneur  de  justifier  toutes  ces  incor- 
rections, affirme  qu'en  cela  les  poètes  chrétiens  n'ont  fait 
que  rectifier  la  latinité  et  la  prosodie  de  Virgile  et  des  autres 
poètes  païens;  en  sorte  qu'il  prétend  donner  force  de  loi  à 
leurs  erreurs  et  les  proposer  pour  modèles  à  l'imitation  des 
jeunes  élèves.  —  Voici  sa  théorie  sur  ce  point  :  —  Dans  une 
hymne  de  sando  ISicolao,  par  un  anonyme,  on  trouve  ce 
vers: 

Quartâ  et  sextâ  feriâ; 

et  M.  F.  Clément  dit  en  note  : 

«  Quartây  etc.,  point  d'éhsion.  Dans  les  langues  à  flexion, 
«  comme  le  latin  et  le  grec,  la  terminaison  sert  à  détermi- 
«  ner  les  rapports  qui  existent  entre  les  différents  mots  de 
«  la  phrase.  L'éiision,  en  supprimant  la  finale,  devait  donc 
«  jeter  de  robscurité  sur  l'expression  de  la  pensée.  C'est 


>>',  J.-B.  SANTF.UI. 

Je  prévois  vos  clameurs  contre  un  fils  indocile, 
Et  déjà  votre  inain  prépare  un  codicille. 
Pourrez-vous  cependant,  avec  la  liberté 
Que  donnent  les  vertus  et  la  paternité. 
Même  aurez-vous  le  front  de  blâmer  sa  faiblesse, 
Vous,  vieillard  plus  que  lui  coupable  de  jeunesse, 
Vous  dont  le  crûne  épais,  dénué  de  cerveau, 
Attend  de  la  ventouse  un  service  nouveau? 

Ce  passage  de  Juvénal  est  toujours  salué  par  l'ad- 
miration reconnaissante  de  ses  traducteurs  ou  com- 
mentateurs. Un  de  ces  derniers  voudrait  que  les 
préceptes  sacrés  et  divins,  selon  lui,  qu'il  renferme, 

«  pourquoi  les  poètes  chrétiens,  qui  voulaient  être  cnten- 
t<  dus  de  tout  le  monde  et  qui  recherchaient  avant  tout  la 
(1  clarté,  ont  préféré  souvent  l'hiatus  à  l'élision,  qui  finit 
«  même  par  disparaître  complètement.  Il  faut  remarquer 
«  d'ailleurs  que  dans  la  poésie  lyrique  le  chant  prolonge  les 
«  sons,  et  adoucit  le  concours  des  voyelles.  »  —  Telles  sont 
les  énormités  que  professe  M.  Clément.  Il  en  a  de  la  môme 
force  pour  la  quantité  des  syllabes,  pour  la  latinité,  pour  la 
mesure  des  vers,  pour  l'altération  des  mots,  etc.  C'est  par  le 
renversement  de  toutes  les  règles  établies  qu'il  donne  raison 
à  ses  poètes  dans  tous  leurs  torts;  c'est  par  le  dédain  le  plus 
superbe  envers  Virgile,  Horace,  Juvénal,  qu'il  croit  faire  va- 
loir des  écrivains  respectables  sous  le  rapport  des  doctrines 
religieuses,  mais  entachés  de  barbarie  au  point  de  vueHtté- 

raire Nous  aurons  bientôt  l'occasion  de  comparer  la  théorie 

de  M.  Clément  h  l'endroit  de  l'élision  dans  la  poésie  lyrique, 
avec  celle  du  P.  de  Bourges,  prieur  à  Saint-Victor  de  Paris, 
sur  la  même  question  envisagée  dans  les  hymnes  de  Santeul. 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  65 

fussent  affichés  dans  toutes  les  maisons  alin  que 
personne  ne  pût  se  permettre  de  scandaliser,  soit 
en  paroles,  soit  en  actions ,  la  pudeur  de  Tenfance. 
Xous  ne  doutons  pas  que,  n'eût  été  l'oubli,  M.  Félix 
Glénient  ne  se  fût  montré  accessible  à  de  pareils 
sentiments.  Au  surplus,  il  y  a,  au  besoin,  une  auto- 
rité qui  aurait  bien  plus  de  valeur  à  ses  yeux ,  c'est 
celle  des  Pères  de  l'I^glise.  Plusieurs  d'entre  eux  ont 
comblé  d'éloges  les  vers  qui  nous  occupent,  et  ils 
les  regardent  comme  l'un  de  ces  éclairs  d'inspira- 
tion que  Dieu  envoyait  aux  esprits  droits  qui  cher- 
chaient la  vérité.  Au  moyen  de  cette  dernière  re- 
commandation, il  nous  semble  que  Juvénal  pouvait 
obtenir  son  droit  d'entrée  dans  les  notes  du  Car- 
mina,  etc. 

Pour  nous,  qui  n'avons  point  mission  de  défendre 
par  nous-même  l'orthodoxie  de  Santeul,  nous  n'ap- 
profondirons pas  non  plus  la  validité  des  critiques 
littéraires  qu'on  ajoute  à  des  reproches  d'une  autre 
uature,  de  peur  de  paraître  vouloir  prendre  part. 
même  indirectement ,  à  des  cjuerelles  sur  ce  Jansé- 
nisme que  pourtant  M.  Villemain  appelle  quelque 
part  une  reforme  orthodoxe  (1) ,  et  sur  ce  Galli- 
canisme dont  le  nom  chatouille  agréablement  l'o- 
reille, au  point  de  vue  exclusivement  humain;  mais 

(1)  De  Pascal  considéré  comme  écrivain  et  comme  rrw- 
ralisle. 

5 


66  J.-B.  SANTEUL. 

Jansénisme  et  Gallicanisme  touchant  lesquels  nous 
avouons  très  humblement  notre  incompétence. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  croyons  devoir  reproduire 
ici  le  jugement  que  porte  l'abbé  Dinouart  sur  les 
poésies  religieuses  du  célèbre  hymnographe  de 
Saint-Victor. 

«  Jamais  TÉglise,  dit-il,  n'adopta  de  cantiques  plus  dignes 
«  de  la  grandeur  de  ses  mystères,  plus  propres  à  glorifier 
«<  Dieu  dans  ses  saints,  que  les  hymnes  de  Santeul.  Noblesse 
u  de  style,  sublime  des  pensées,  peintures  brillantes,  éner- 
«  gie  des  mots,  cadence  mesurée  d'où  résulte  l'harmonie 
«  de  l'ode,  tout  paraît  grand  dans  ces  hymnes.  11  frappe,  il 
«  ravit,  il  enchante.  Son  esprit  vif  et  fécond  marche  d'un 
«  pas  égal,  se  soutient  dans  tous  les  sujets,  et  leur  donne  à 
«  chacun  le  degré  de  beauté  qui  lui  est  propre.  Son  génie, 
((  toujours  ardent  mais  toujours  réglé,  ne  connaît  ni  les  mé- 
«  taphores  outrées,  ni  les  antithèses  compassées,  ni  les  sail- 
«  lies  déplacées  ;  défauts  communs  chez  les  poètes  qui,  se 
«  livrant  à  leur  enthousiasme,  nous  parlent  quelquefois  un 
«  langage  où  les  hommes  ne  peuvent  rien  comprendre. 
«  Chez  lui  les  pensées  s'arrangent  comme  d'elles-mêmes; 
«  leur  éclat,  leur  force  se  présentent  à  l'esprit  dans  tout  leur 
«  jour.  Les  grâces  naturelles  de  la  diction  leur  prêtent  un 
«  nouveau  lustre.  Vous  saisissez  son  idée,  l'expression  qui 
«  l'enveloppe  ne  dérobe  rien  à  leur  clarté.  L'esprit  admire, 
«  le  cœur  est  pénétré  de  l'onction  de  ses  paroles,  il  vous  oc- 
<(  cupe  tout  entier.  Quel  sublime  dans  ses  hymnes  sur  la 
«  Fête  de  tous  les  Saints  !  L'Écriture  Sainte  nous  peint-elle 
«  avec  des  traits  plus  forts  et  plus  brillants  la  majesté  de 
«  l'Éternel  assis  sur  son  trône  environné  de  cette  multitude 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  67 

«  d'anges  et  de  saints  dont  il  fait  la  félicité?  On  le  croirait 
«  transporté  dans  le  séjour  de  la  gloire,  puisant  dans  le  sein 
«(  de  la  Divinité  ces  traits  de  lumière  et  de  feu  qui  embellis- 
«  sent  et  animent  sa  poésie.  Quelle  image  représentée  par  ces 
«  vers  : 

«  Altis  secum  habitans  in  penetralibus, 
u  Se  Rex  ipse  suo  contuitu  beat,  etc. 

«(  Ici  l'esprit  frappé,  suspendu,  hors  de  lui-même,  se  perd 
((  dans  la  contemplation  de  l'idée  de  rÉtre-Suprême,  qui  fait 
«  lui-même  son  propre  bonheur.  Qu'on  pèse  chaque  mot  : 
«  quelle  source  de  subhmes  et  salutaires  réflexions  !  Quelle 
M  image  dans  ces  mots  :  altis  secum  habitans;  —  in  pene- 
«  tralibus  ;  —  se  liex  ipse  suo  contuitu  beat.  Quelle  noble 
«  simplicité  dans  cette  expression  !  quelles  couleurs  !  quels 
«  coups  de  pinceau  plus  dignes  de  la  gloire  de  l'Élre-Su- 
«  prême  î 

«  Quel  autre  chef-d'œuvre  que  leStupete,  gentes,  pour  le 
«  jour  de  la  Purification  !  Les  vers  qui  célèbrent  ce  mystère 
«  ravissent  l'ame  de  ceux  qui  les  hsent.  On  vante  cette 
«  hymne  comme  la  plus  belle;  les  antithèses  qui  en  font  la 
«  beauté  sont  justes  et  frappantes » 

Arrêtons  ici  notre  citation  ;  elle  est  assez  étendue 
pour  faire  voir  ce  que  l'on  pense  de  Santeul ,  de  sa 
latinité  et  de  son  lyrisme  ailleurs  que  dans  l'abbaye 
de  Solesmes.  Permettons-nous  cependant  d'apporter 
une  petite  restriction  à  ce  que  l'abbé  Dinou art  vient 
de  dire  des  antithèses  de  Santeul,  qu'il  loue  de  n'ê- 
tre point  compassées  et  d'être  justes  et  frappantes. 
Nous  pensons,  quant  à  nous,  qu'elles  sont  un  peu 


68  J.-B.  SANTEUL. 

multipliées.  En  effet,  dans  Tliynine  Stupcte,  gentes, 
dont  le  biographe  parle  avec  une  admiration  sm' 
laquelle  nous  ne  voulons  pas  enchérir  et  dont  nous 
ne  voulons  rien  rabattre  au-delà  de  notre  observa- 
tion, il  n'j'  a  peut-être  pas  un  seul  vers  qui  ne  soit 
une  antithèse,  et  il  y  a  vingt-quatre  vers.  N'est-ce 
pas  un  peu  trop  ? 

Stupete,  gontes  :  fit  Dcus  liostia  ; 
Se  sponte  legi  Icgifer  obligat; 
Orbis  Rcdemptor,  mine  redemptus  ; 
Sequc  piat  sine  labc  mater. 

TRADUCTION. 

Admirez  :  Dieu  lui-même  en  victime  s'attache, 
Et  sous  sa  propre  loi  plie  un  législateur. 
Ici  se  purifie  une  mère  sans  tache, 

Et  se  racliètc  un  Rédempteur. 

Voici  ce  qu'écrivait  Voltaire  à  propos  du  troi- 
sième vers  de  cette  strophe  : 

«  Comme  je  n'ai  point  vécu  chez  Mécène  entre  Horace  et 
«  Virgile,  j'ignore  si  les  hymnes  de  Sanleul  sont  aussi  bon- 
('  nés  qu'on  le  dit;  si  par  exemple  Orbis  redemptor,  nunc 
«  redemptus  n'est  pas  un  jeu  de  mots  puéril  (1).  » 

Ce  rapprochement  continu  de  deux  idées  ou  do 
deux  mots  qui  se  heurtent  pour  faire  jaillir  quelque 

(1)  M.  Félix  Clément,  moins  difficile  que  Voltaire,  s'ex- 
prime ainsi  au  sujet  des  aniilhèses  qu'il  rencontre  un  peti 
fréquemment  dans  les  poètes  du  moyen-âge  : 

«  Cette  opposition  continuelle  entre  la  nature  divine  et  !«» 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  60 

étincelle,  peut  n'avoir  pas  un  grand  inconvénient 
quand  cliacune  des  liymnes  est  prise  séparément; 
mais  quand  on  les  lit  avec  suite  dans  le  recueil,  et 
qu'on  y  voit  le  poète  user  constamment  d'un  même 
procédé,  l'esprit  se  trouve  comme  obligé  à  un  exer- 
cice qui  finit  par  l'éblouir,  car  il  n'y  a  guère  d'hymne, 
chez  Santcul,  qui  ne  soit  constellée  d'antithèses.  On 
y  trouve  cependant  quelques-unes  de  ces  figures 
dont  on  n'a  pas  la  force  de  se  plaindre,  comme 
celles  que  renferme  cette  strophe  d'une  hymne  en 
l'honneur  des  saints  i^Ioines  : 

Illis  sumnia  fuit  gloria  dcspici  ; 
mis  divitiae  paiipericm  pati; 
Illis  sumnia  voluptas 
Longuo  supplicio  niori. 

TRADUCTION. 

Comme  un  suprême  honneur  ils  tiennent  les  injures  ; 
Pour  eux  les  vrais  trésors  sont  dans  la  pauvreté  ; 
Pour  eux  enfin,  mourir  dans  de  longues  tortures 
Est  la  suprême  volupté. 

Nous  avons  vu  en  passant  dom  Guéranger  repro- 
cher à  Santeul  d'avoir  emprunté  aux  poètes  latins 

«  nature  humaine  de  Jésus-Christ  a  inspiré  aux  poètes  chré- 
«  tiens  des  pensées  sublimes,  et  les  antithèses  les  plus  heu- 
K  reuses.  Faisons  remarquer  ici  en  passant  que  l'antithèse, 
«  qui  est  presque  toujours  une  recherche,  une  subtilité  de 
«  langage  chez  les  auteurs  païens ,  devient  souvent  une 
<(  beauté  avec  le  christianisme,  parce  qu'elle  est  toujours 


70  J.-C.  SANTEUL. 

du  siècle  cV Auguste  le  mètre,  le  tour,  le  style  et 
jusqu'aux  expressions  de  ses  cantiques.  Il  ne  restait 
que  de  lui  reprocher  d'avoir  écrit  dans  leur  langue, 
qui  est  pourtant  aussi  celle  de  l'Église  :  et  l'abbé 
de  Solesnies  ne  s'en  est  pas  privé,  comme  on  a  pu 
le  voir  à  la  page  50  de  ce  livre. 

Dom  (Uiérangcr  osera-t-il  blâmer  Bourdaloue  et 
Massillou  d'avoir  marché  sur  les  traces  oratoires  de 
Cicéron?  Ils  l'ont  fait  cependant,  et  nous  en  avons 
pour  garant  un  bon  juge,  c'est  M.  Villemain.  N'y 
aurait-il  pas,  dit  ce  savant  professeur, 

«  N'y  aurait-il  pas  une  apparente  singularité  à  éprouver, 
«  sur  un  sermon  de  Bourdaloue,  la  justesse  des  régies  que 
«  Cicéron  établissait  pour  l'ordonnance  et  la  progression 
*(  d'une  attaque  judiciaire?  Non,  sans  doute,  ce  ne  sont  pas 
«  deux  genres  inconnus  l'un  à  l'autre,  que  j'aurai  bizarre- 
«  ment  confondus;  c'est  l'unité  de  la  logique  qui  se  mani- 
«  feste  dans  la  diversité  de  ses  applications  (1).  » 

Et  plus  loin  dans  le  même  discours,  M.  Villemain 
dit  encore  : 

«  vraie,  parce  qu'elle  est  toujours  au  fond  de  la  pensée.  Il 
«  suflil  d'avoir  présent  à  Tesprit  le  mystère  de  notre  ré- 
«  demption.  »  {Caniiina  c  PoHis  christianis  excerpta, 
page  176,  note  1.)  —  Soit!  Mais  à  l'avenir  les  critiques  de 
l'école  que  suit,  côtoie  ou  dirige  M.  Félix  Clément  n'auront 
plus  le  droit,  eux,  de  reprocher  à  Santeul  ses  antithèses. 

(1)  Discours  prononcé  a  Couverture  du  Cours  d'Élo- 
quence française^  décembre  1822. 


ETUDE  DEUXIEME.  71 

«  Le  style,  le  choix,  la  vivacité  des  images,  l'cnchaîne- 
«  ment  facile  des  périodes  ,  le  diarme  varié  de  l'harmonie, 
((  tout  ce  que  Gicéron  demandait  à  Toraleur  est  réalisé  par 
«  Massillon.  » 

Ainsi  Saiîteiil  a  imité  d'Horace  le  mètre,  le  tour, 
le  style  et  les  expressions,  comme  Massillon  a  em- 
prunté de  Cicéron  le  style,  les  images,  l'enchaîne- 
ment des  périodes  et  l'harmonie.  Ce  qu'il  a  remar- 
qué chez  Massillon,  M.  Villemain  ne  le  lui  impute 
ni  à  tort,  ni  à  mérite  ;  le  savant  professeur  y  voit 
seulement  pour  son  auditoire  charmé  un  intéressant 
objet  d'étude  et  d'instruction  :  et  pour  Santeul,  dom 
Guéranger  pourrait  n'y  voir  que  matière  à  scandale  ! 

Dira-t-il  que  Cicéron,  tout  païen  qu'il  fût,  méri- 
tait qu'on  dît  de  lui  vir  bonus,  dicendi  peritus, 
tandis  qu'Horace  n'était  qu'un  courtisan  ivrogne  et 
débauché  dont  les  poésies  reflètent  trop  bien  le  ca- 
ractère ?  Eh  bien  I  voici  un  traducteur  de  Santeul, 
l'abbé  Poupin,  qui  semble  avoir,  dans  sa  préface, 
prévu  dom  Guéranger.  Après  avoir  attribué  à  la 
poésie,  à  la  poésie  lyrique  sur-tout,  une  source  di- 
vine, il  s'écrie  : 

«  L'abus  qu'ont  fait  de  cet  art  divin  l'idolâtrie,  le  liberti- 
«  nage  et  l'impiété,  ne  déshonore  que  ses  profanateurs.  C'est 
«  le  ramener  à  sa  destination  primitive  que  de  le  consacrer 
«  à  des  objets  instructifs  et  édifiants.  « 

Un  littérateur  distingué,  M.  Onésime  Leroy,  dans 


72  J.-B.  SAiNTEUL. 

ses  Etudes  sur  tes  Mystères  (1),  a  rendu  de  son 
côlé  à  Santeul  un  hommage  que  nous  regretterions 
de  ne  pas  consigner  ici. 

iM.  O.  Leroy  cite  les  vers  suivants,  que  Voltaire 
adressait,  dans  une  cpître  intitulée  ie  Pour  et  ie 
Contre,  à  un  esprit-fort  en  falbala,  c'est-à-dire  à 
une  dame  de  Rupelmonde  : 

Le  fils  de  Dieu,  Dieu  niïîiiie  ,  oubliant  sa  puissance, 
Se  fait  concitoyen  de  ce  peuple  odieux  ; 
Dans  les  flancs  d'une  Juive  il  vient  prendre  naissance  ; 
Il  rampe  sous  sa  mère,  il  souffre  sous  ses  yeux 

Les  infirmités  de  l'enfance. 
Long-temps,  vil  ouvrier,  le  rabot  à  la  main, 
Ses  beaux  jours  sont  perdus  dans  ce  lâche  exercice 


M  Voilà,  ajoute  M.  Leroy,  comment  Voltaire  enleiid  l'Iui- 
«  milité  sublime  de  la  religion.  » 

Or,  il  se  trouve  que  Santeul,  dans  une  de  ses 
hymnes  au  Christ  soiiffrant,  avait  d'avance  ré- 
pondu aux  vers  de  Voltaire  par  les  vers  suivants, 
où  l'on  va  voir  comment  ce  poète  de  Saint- Victor, 
que  dom  Guéranger  traite  presque  comme  un  hé- 
rétique, trouvait  des  motifs  d'admiration  envers  le 
Christ,  là  même  où  Voltaire  ne  devait  voir  que  l'ab- 
jection du  christianisme  : 

Divine  crescebas  puer, 
Crescendo  discebas  pati... 
Qui  fecit  aeternas  domos, 

(1)  Pages  198  et  50G. 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  73 

Domo  latot  sub  pauperc... 
Cœlum  manus  quae  sustinent 
Fabrile  controctant  opus. 
Suprcnuis  astrorum  faber 
Fit  ipse  vilis  arlifcx. 

«  Tout  en  croissant,  enfant  divin,  tu  préludais  à  ta  Pas- 
'I  sion  et  nous  apprenais  à  souffrir  {disccbas  paii  Q\\)X\mç. 
«  tout  cela).  Le  créateur  des  demeures  éternelles  est  caché 
«  sous  le  toit  du  pauvre.  Ces  mains  qui  soutiennent  les  cieux 
«  ne  dédaignent  point  le  rabot,  et  le  grand  architecte  des 
«  mondes,  le  fabricateur  souverain...  etc..  » 

«  Mais,  ajoute  Al.  0.  Leroy,  car  c'est  lui  qui  vient  de  Ira- 
«  duire  Santeiil,  mais  cette  expression  de  La  Fontaine  ne 
((  rend  pas  le  faber  astrorum.  Tout  Santeul  est  intraduisi- 
a  hle,  comme  L'Imitation  :  sachons  donc  le  latin  de  Gerson 
«  et  de  Santeul.  » 

On  a  vu  comment,  au  moyen  de  cette  antithèse 
qu'il  sait  si  bien  manier,  supremus  astrorum  fa- 
éer  fit  ipse  vilis  artifcx,  Santeul  a  relevé  par  le 
viiis  artifex  de  ses  vers  le  vil  ouvrier  du  poète 
français,  et  si  les  mains  qui  soutiennent  le  ciel  n'en- 
noblissent pas  tout  ce  qu'elles  font,  bien  loin  qu'on 
puisse  dire  qu'elles  se  livrent  à  un  tâche  exercice. 

Aussi  3L  Onésime  Leroy  voudrait-il  que  Santeul 
hymnographe  figurât  parmi  quelques  écrivains  sa- 
crés qui ,  selon  lui ,  devraient  être ,  chez  les  chré- 
tiens, la  base  de  toute  instruction. 

Enfin,  qu'il  nous  soit  permis  d'invoquer  un  der- 
nier témoignage  en  faveur  de  Santeul.  Celui-là  sera 


■Oi  J.-B.  SANTEUL. 

moins  suspect  encore  que  tous  les  autres,  car  il 
émane  d'un  confrère,  d'un  concurrent  de  notre 
poète.  Le  personnage  que  nous  nous  permettrons 
d'opposer  à  dom  Cuérangcr  est  le  R.  P.  Louis  de 
Bourges,  prieur  de  Saint-Victor  et  docteur  de  la  fa- 
culté de  théologie  de  Paris  ;  et  le  témoignage  qu'il 
nous  apporte  est  le  libellé  de  YApprohation  et 
Permission  qu'il  a  fait  imprimer  en  tète  des  Hym- 
nes de  Santeul,  édition  de  1689. 

Pour  mettre  dans  tout  son  relief  la  valeur  de  ce 
document,  copions  d'abord  dans  le  Santoliana 
quelques  lignes  qui  nous  feront  connaître  comment 
le  P.  de  Bourges  avait  été  le  rival  de  Santeul  : 

«  En  1676,  le  chapitre  de  Saint- Victor,  rebuté  de  chanter 
«  les  anciennes  Hymnes  de  leur  patron,  chargea  M.  de 
«  Bourges,  homme  de  leUres,  docteur  en  Sorbonne,  cha- 
«  noine  de  la  maison  (1),  et  M.  de  Santeul  d'en  faire  de 
«'  nouvelles,  promettant  que  Ton  choisirait  les  meilleures 
«  pour  les  chanter  à  Téglise.  L'ouvrage  étant  fait,  on  tint 
«  plusieurs  chapitres  à  ce  sujet  :  les  uns  étaient  pour  ^\.  de 
«  Bourges,  les  autres  pour  Santeul.  On  avouait  que  ses  hym- 
«  nés  avaient  plus  d'élévation,  d'enthousiasme  que  celles  du 
«  premier.  Enfin  il  fut  décidé  que  les  liymnes  de  Santeul 
'(  seraient  préférées,  mais  que  Ton  conserverait  ceUe  stro- 
«  phe  si  magnifique  de  M.  de  Bourges,  qui  est  encore  dans 
«  la  troisième  hymne  de  Santeul  (2)  : 

(1)  11  en  devint  plus  tard  le  Prieur. 

f2)  La  troisième  de  celles  en  riioniieur  de  saint  Victor. 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  75 

<(  Mox  Iriuniphali  petit  astra  curru, 
<(  Splendido  frontein  redinritus  auro; 
Cl  Conipedes,  virgae,  mola,  crux,  securis, 
(i  Pompa  triuniphi.  » 

Cette  préférence  donnée  à  Santcul  n'empêcha 
point  le  P.  de  Bourges  de  donner  l'approbation  sui- 
vante : 

«  APPROBATIO  ET  PERMISSIO 

«  R.  P.  LuDOvici  DE  Bourges,  Prioris  sancii  Vidoris  Pa~ 

»  risiensis,  et  Sacras  Facultatis  Pavisicnsis  Theologi 

«  Doctoris, 

«  Gum  difficile  sit  et  operosum,  res  quae  ad  Clirislianam 
«  Religionem  spectant  servatis  germanœ  Lalinitatis  ac  rectae 
«  Poëseos  legibus  pcrtractare,  tum  certè  majoris  est  negotii 
((  Hymnos  qui  in  Dei  Sanctorumque  laudem  canendi  om- 
«  nium  oculis  et  manibus  versautur,  conficere.  In  hoc  enim 
«  génère  scriptionis  non  solummodo  cavendum  ne  quid  pro- 
«  phanum  aut  molle  irrepat,  aiit  ne  quid  concinnitatem  me- 
«  tri  vel  sermonis  puritatem  labefactet;  verum  id  etiam  sat- 
«  agendum  ut  ablegatis  syllabarum  et  concurrentium  voca- 
«  lium  elisionibus  ad  cantus  suavitatem  carmen  aptetur. 
n  Haec  quam  diligenter  omnia  praesllterit  Victorinus  noster, 
«  imo  Ecclesiasticus  Vates  Santolius  satis  superque  déclarât 
<»  nova  hœc  ac  diu  multumque  desiderata  Ilyninorum  illius 
«  coliectio. 

((  Nihil  toto  in  hoc  Opère  reperire  est^  quod  Poëtices  fa- 
«  bulas  et  Gentium  ritus  oleat,  nihil  seu  in  diclione  humile 
«  aut  obscurum,  seu  in  métro  asperum  aut  incompositum  : 
«  at  sic  omnia  pietatem  spirantia,  sic  ad  cantûs  modulatio- 
u  nem  accommodata,  sic  nitidè  demùm  et  eleganler  dispo- 


76  J.-B.  SANTEUL. 

«  sila,  ut  rerum  majcslati  par  penc  sit  styli  nilor  ac  venus- 
«  las.  Ita  nobisciim  senlict  qiiisquis  linnc  libcllum  legerit, 
♦<  in  quo  iiiliil  dopreliciKlct  non  sanae  fidei  bonisque  moribus 
«t  consonum.  Inde  ciini  mullum  ex  hoc  opère  eniolumenti 
•(  rem  Chrislianam  capturani  esse  confidamus,  hiijns  evul- 
«  gandi  qna  liccl  facuUaîcm  facimiis.  Daliim  in  Ilegia  Victo- 
«•  rina  quinlo  Kaleud.  Jiin.  A.  \\.  S.  1G89.- 

F.  L.  De  Bourges, 
Prior.  S.  Yictoris  Parisiensis. 

APPROBATION  ET  PERMISSION 
du  l\.  P.  Louis  de  Bourges,  Prieur  de  Saint-Victor^  Dûc- 
tciir  de  la  Faculté  de  Théologie  de  Paris. 
«  Non  seulement  c'est  une  œuvre  laborieuse  et  difficile 
^  que  de  traiter  des  choses  qui  regardent  la  religion  chré- 
(  tienne  suivant  les  lois  d'une  saine  latinité  et  d'une  poésie 
K  correcte;  mais  ce  travail  est  encore  bien  plus  important 
"  lorsqu'il  s'agit  de  composer,  à  la  louange  de  Dieu  et  de 
«  ses  saints,  des  hymnes  qui  doivent  être  mises  sous  les  yeux 
"  et  dans  les  mains  de  tout  le  monde.  Dans  un  pareil  genre 
a  de  composition,  il  n'importe  pas  seulement  de  veiller  à 
«.  ce  qu'il  ne  se  glisse  rien  de  profane  et  de  tiède,  ou  à  ce 
'<  que  rien  ne  vienne  altérer  la  justesse  métrique  des  vers 
<'  ou  la  pureté  du  langage  ;  il  faut  aussi  veiller  attentive- 
('  7nent  à  ce  que  l'absence  de  l'élision  entre  les  syllabes  et 
'<  les  mots  qui  se  rencontrent  laisse  a  la  poésie  tout  ce  qui 
"  la  rend  propre  à  la  suavité  du  chant  (1).  Santeul,  notre 

(1)  Nous  prions  le  lecteur  de  rapprocher  de  cette  phrase  sou- 
lignée ce  que,  dans  une  note  placée  à  la  page  63  de  cette  ^ré- 
senle  Étude.  M.  Félix  Clément  a  dit  touchant  l'élision  dans  les 
vers  latins. 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  77 

"  collègue  à  Saint-Victor,  et  poète  vraiment  ecclésiastique', 
"  montre  dans  son  recueil  d'hymnes,  long-temps  et  vive- 
«  ment  désiré,  avec  quel  soin  il  a  rempli  toutes  ces  condi- 
<(  lions. 

«  On  ne  saurait  trouver  dans  cette  œuvre  rien  qui  se  res- 
«  sente  des  fables  et  de  Tidolàtrle  des  païens  ;  rien  de  bas  ou 
«  d'obscur  dans  la  diction;  rien  de  rude  ou  de  mal  ordonné 
¥  dans  la  cadence.  Loin  de  là,  tout  y  respire  une  telle  piété, 
<'  tout  est  si  habilement  accommodé  aux  modulations  du 
«  chant,  tout  enfin  est  disposé  avec  tant  d'éclat  et  d'élégance, 
t<  qu'on  peut  presque  dire  que  la  pompe  et  la  beauté  du  style 
«  sont  égales  à  la  majesté  du  sujet.  Ainsi  pensera  comme 
«  nous  quiconque  aura  lu  ce  livre,  dans  lequel  on  ne  saurait 
M  trouver  rien  qui  ne  soit  conforme  à  la  sainte  religion  et 
(f  aux  bonnes  mœurs.  Aussi,  comme  nous  espérons  que  le 
«  christianisme  tirera  un  grand  fruit  de  cet  ouvrage,  nous 
«  donnons  toute  permission  de  le  livrer  à  la  publicité.  » 

Nous  avons  cité  et  traduit  dans  toute  sa  teneur 
ce  témoignage  que  le  P.  de  Boui^ges  a  imprimé  en 
latin  en  tête  des  Hymnes;  et  nous  l'avons  fait  avec 
d'autant  plus  d'attention,  que,  outre  qu'il  semble 
avoir  été  composé  tout  exprès  pour  répondre  pied 
à  pied  aux  reproches  de  dom  Guéranger  par  une 
apologie  de  notre  hymnographe,  il  renferme  aussi 
comme  une  poétique  du  genre  dont  nous  nous  oc- 
cupons, poétique  écrite  par  un  homme  que  ses  ten- 
tatives lyriques,  balancées  avec  celles  de  Santeul, 
avaient  rendu  on  ne  peut  plus  compétent. 

Pour  ne  pas  laisser  une  lacune  regrettable  dans 


78  .Î.-B.  SANTEUL. 

CCS  Études,  que  nous  avons  entreprises  pour  noire 
propre  instruction,  non  pour  celle  (V autrui,  nous 
devrions  peut-être  ne  pas  quitter  les  Hymnes  de 
Santeul  sans  examiner  et  apprécier,  sur  des  exem- 
ples bien  clioisis  et  cités  à  propos,  le  style,  la  lati- 
nité de  ce  poète,  ainsi  que  la  qualité  et  le  degré  de 
sou  enthousiasme.  Il  y  a,  par  exemple,  dans  la  partie 
hymnograpliique  de  son  œuvre,  une  série  de  chants 
en  l'honneur  de  saint  Bruno.  A  la  suite  de  ces  chants, 
qui  sont  au  nombre  de  quatre,  Santeul  dit  en  note  : 

«  Le  souverain  pontife  Alexandre  VIII,  pour  célébrer  à 
«  jamais  son  exaltation  qui  eut  lieu  le  jour  de  la  fêle  de  saint 
«  Bruno,  donna  ordre  au  U.  P.  Innocent,  général  desChar- 
«  Ireux,  de  faire  composer  et  chanter  des  hymnes.  Quoi- 
»<  qu'indigne,  j'ai  voulu,  en  mémoire  de  ma  dévotion  à  saint 
«  Bruno,  et  comme  un  monument  de  mon  respect  envers 
«  tout  son  ordre,  composer  ces  hymnes,  et  les  leur  dé~ 
«  dier  (1).  » 

Il  était  impossible  que  la  lecture  de  ces  hymnes 
ne  réveillât  pas  le  souvenir  des  tableaux  qu'Eusta- 
che  Lesueur  a  consacrés  à  la  glorification  de  saint 
Bruno. 

(1)  Quos  sunimus  Pontifex  Aloxandcr  VIII,  in  sempiternam 
suae  exaltationis,  quae  die  sancto  Brunoni  sacra  contigit,  momo- 
riam,  R.  P.  Innocenlio,  generali  Carlhuslanorum,  praeposito 
componendos  et  recinendos  hymnos  demandavit,  hos  ego,  licet 
huic  inipar  niuncri,  in  acternam  niei  erga  sanctum  Brunonem  et 
nniversum  illis  ordincin  cultûs,  reverentiae,  et  memoris  animi 
monumentum,  cecini  et  dicavi. 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  79 

«  L'histoire  de  saint  Bruno,  le  fondateur  de  Tordre  des 
«  Chartreux,  est,  dit  quelque  part  M.  Victor  Cousin  en  par- 
ie lant  de  l'œuvre  de  Lesueur  flj,  un  vaste  poème  mélanco- 
«  hque  où  sont  représentées  les  scènes  diverses  de  la  vie 
«  monastique.  » 

De  ce  souvenir  devait  naître  l'obligation  d'un  rap- 
prochement entre  le  poème  de  Lesueur  et  ce  qu'on 
pourrait  réciproquement  appeler  les  peintures  de 
Santeul.  Il  aurait  été  intéressant  de  rechercher  jus- 
qu'à quel  point  saint  Bruno  a  trouvé  ici  dans  San- 
teul un  autre  Lesueur,  et  comment  le  poète  s'est  in- 
spiré du  peintre ,  dont  l'œuvre  a  dû  nécessairement 
le  préoccuper.  L'œuvre  de  l'hymnographe  à  la  main, 
il  aurait  été  curieux  de  se  placer  devant  la  toile  où 
Lesueur  a  représenté  le  saint  lisant  une  lettre  du 
pape,  et,  soi-même,  de  lire  les  vers  où  Santeul  nous 
montre  le  saint  Père,  que  la  gloire  de  Bruno  a  été 
avertir  à  travers  les  Alpes,  appelant  le  pieux  moine 
au  fond  de  sa  retraite ,  et ,  disciple  docile ,  lui  de- 
mandant des  leçons  ;  puis  le  regret  de  saint  Bruno 
quittant  son  désert;  puis  son  mépris  pour  les  gran- 
deurs qui  lui  sont  offertes  à  la  cour  pontificale. 
Peut-être  Santeul,  avec  sa  seconde  vue  du  poète, 
avait-il  lu  l'expression  anticipée  de  ce  double  sen- 
timent de  mépris  et  de  regret ,  écrite  par  Lesueur 
sur  la  noble  figure  du  saint. 

(1)  Du  Vrai,  du  Beau  et  du  Bien,  dixième  leçon. 


SO  J.-B.  SANTIÎUL. 

Mais  il  aurait  fallu,  pour  se  livrer  sans  trop  de 
profanation  à  une  pareille  élude,  être  tout  à  la  fois 
artiste  avec  érudition  et  humaniste  avec  un  profond 
sentiment  de  l'art.  Comme  nous  sentions  que  ces 
deux  éminentes  qualités  nous  manquaient ,  nous 
avons  reculé  devant  la  tâche. 

Quoi  qu'il  en  soit,  pour  mettre  les  curieux  à 
même  de  se  livrer  à  ce  genre  d'étude  et  encore  à 
des  api)réciations  d'une  autre  nature,  nous  nous 
réservons  de  donner  place,  dans  un  Appendice  qui 
suivra  nos  Études  sur  Sanleul,  à  plusieurs  morceaux 
de  ses  poésies  de  tout  genre,  parmi  lesquels  figu- 
reront les  hymnes  pour  saint  Bruno. 

Ce  sera  pour  nous  un  moyen  de  faire  juger  le 
poète  sur  pièces  sans  jeter  dans  nos  Études  un  dé- 
cousu auquel  les  auraient  exposées  des  citations 
nombreuses  et  parfois  étendues. 

Ajoutons  à  tout  cela  que  les  œuvres  religieuses  de 
Santeul,  traduites,  d'abord  partiellement,  en  vers 
français  par  l'abbé  Saurin ,  l'ont  été  depuis,  égale- 
ment en  vers,  et  complètement,  par  l'abbé  Poupin; 
que  plusieurs  cantiques  tirés  de  cette  traduction  sont 
encore  aujourd'hui,  ou  du  moins  ont  été,  jusqu'à  la 
récente  restauration  du  Bréviaire  romain ,  confiés  à 
la  mémoire  et  à  la  voix  des  enfants  de  quelques- 
unes  de  nos  écoles  chrétiennes  qui  les  chantent  ou 
qui  chantaient  naguère  encore,  et  souvent,  dans 
leurs  classes  et  dans  les  églises;  que  de  plus,  à  rai- 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  81 

son  de  ses  Hymnes,  dont  une  avait  été  lue  par  le 
poète  lui-même  devant  Louis  XIV,  le  jour  où  Boi- 
leau  Despréaux,  qui  était  présent,  improvisa  une 
épigramme  que  nous  aurons  bientôt  l'occasion  de 
reproduire,  Santeul  recevait  du  roi  une  pension  de 
800  livres  ;  de  Tabbaye  de  Cluny  une  autre  pension 
et  des  lettres  de  filiation;  de  nombreuses  grati- 
fications tant  de  l'archevêque  de  Paris  que  de  dif- 
férentes églises  et  communautés  religieuses  pour 
lesquelles  il  avait  composé  des  chants  spéciaux; 
et  enfin  qu'il  était,  en  titre  d'office,  le  poète  per- 
pétuel de  la  Ville  de  Paris,  qui  lui  servait  égale- 
ment une  pension,  tant  comme  rémunération  de 
poésies  qui  lui  étaient  commandées  par  intervalles 
pour  célébrer  des  circonstances  solennelles,  comme 
le  rétablissement  de  la  santé  du  roi,  la  fin  d'une 
guerre  heureuse,  un  subside  offert  par  les  édiles 
et  refusé  par  le  roi,  qu'en  récompense  de  ses 
nombreuses  Inscriptions,  dont  nous  allons  bientôt 
nous  occuper. 

M.  Villemain ,  que  nous  aimons  à  citer ,  cite  lui- 
même  quelque  part  un  ancien  qui  ne  trouvait  pas 
dans  la  vie  assez  de  loisir  pour  étudier  les  poètes 
lyriques.  Nous  ne  pouvons  donc  dire  qu'une  lecture 
de  quelques  jours,  bien  qu'elle  ait  été  attentive 
parce  qu'elle  était  attrayante,  nous  ait  suffisamment 
mis  à  même  de  juger  en  toute  connaissance  l'œuvre 
hymnographique  de  Santeul,  en  supposant  même 


82  J.-B,  SANTEUL. 

qu'une  plus  longue  attention  nous  eût  infusé  le  don 
d'une  judicieuse  critique. 

Mais  il  nous  paraît  du  moins  que,  jugée  littérai- 
rement, cette  œuvre  méritait  un  meilleur  traitement 
de  la  part  de  dom  Guéranger  ;  que  si,  ce  que  nous 
voulons  ignorer,  et  ce  que  d'ailleurs  nous  n'avons 
pas  su  voir,  les  chants  religieux  de  Santeul  exaltent 
quelques  principes  hétérodoxes  qui  n'ont  pourtant 
pas  frappé  dans  le  temps  des  prélats  illustres  et 
d'éminents  docteurs  de  l'ÉgUse  ;  que  si  ces  princi- 
pes, aujourd'hui  découverts  par  un  clergé  plus 
éclairé  et  plus  orthodoxe  que  celui  du  siècle  de 
Louis  XIV ,  sont  reconnus  comme  assez  inquiétants 
pour  exiger  la  complète  exclusion  des  hymnes  de 
Santeul,  c'est  un  malheur  pour  la  littérature  en  gé- 
néral. 

On  nous  assure  que  les  griefs  articulés  par  dom 
Guéranger  contre  notre  poète  ne  sont  pas  la  prin- 
cipale cause  de  l'abandon  des  Hymnes,  et  que  cet 
abandon  est  venu  avant  tout  du  parti  pris  de  rame- 
ner les  Bréviaires  français  à  une  complète  unifor- 
mité avec  le  Bréviaire  de  Rome  (1).  La  réforme  htur- 

(1)  Voici  néanmoins^  à  l'égard  de  rinfluence  exercée  par 
dom  Guéranger,  im  jugement  que  nous  ne  saurions  passer 
sous  silence.  Nous  copions  les  hgnes  suivantes  à  la  page  7 
d'une  brochure  imprimée  à  Chartres  en  185Zi,  et  qui  a  pour 
auteur  INIgr  GL-Hip,  Clausel  de  Montais,  ancien  évêque  de 
ce  diocèse.  Elle  est  intitulée  :  Coup-d'OEîl  sur  la  constitu- 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  83 

giqiie  dont  nous  sommes  aujourd'hui  témoins  coïn- 
cide avec  de  nouveaux  débals  sur  le  Gallicanisme, 
comme  la  réforme  liturgique  qui  introduisit  les. 
hymnes  de  Santeul  dans  le  Bréviaire  de  l'arclievêché 
de  Paris  coïncidait  avec  le  triomphe  du  Gallica- 
nisme par  la  déclaration  du  19  mars  1682  ;  et,  en 
raison  de  cette  double  coïncidence,  l'exclusion  de 
Santeul  touche  plus  ou  moins  à  des  questions  de 
libertés  de  l'église  gallicane  dans  lesquelles  il  ne 
nous  appartient  pas  de  nous  immiscer.  Le  premier 
des  trois  mots  que  nous  venons  de  souligner  excite 
vivement  notre  sympathie  en  quelque  lieu  que  nous 
le  rencontrions;  le  dernier  chatouille  agréablement 
notre  patriotisme;  mais  quant  à  celui  du  milieu, 
notre  insulfisance  dans  ce  qui  le  concerne,  et  notre 
respect  pour  ce  qu'il  représente  nous  font  une  loi 
de  nous  abstenir,  puisque  d'ailleurs  nous  ne  nous 
occupons  ici  que  d'intérêts  littéraires. 

Nous  pensons  que  cette  exclusion  de  l'hymnogra- 
phe  de  Saint- Victor,  puisqu'elle  paraît  aujourd'hui 

tion  de  la  religion  catholique  et  sur  Vétat  présent  de  cette 
religion  dans  notre  France. 

«  Il  faut  reconnaître  que  son  livre  sur  la  liturgie  (le  livre 
«  de  Tabbé  de  Solesmes),  qui  a  fait,  à  ce  qu'il  paraît,  beau- 
(c  coup  d'impression  sur  les  Romains,  est  la  principale  ou 
«  même  la  seule  cause  du  bouleversement  qui  s'est  fait,  de- 
«  puis  une  douzaine  d'années,  dans  le  cérémonial  d'une  par- 
«  tie  de  nos  diocèses.  » 


84  J.-B.  SANTEUL. 

consommée,  doit  être  une  raison  de  plus  pour  que 
l'histoire  littéraire  s'occupe,  plus  qu  elle  n'a  fait  jus- 
qu'ici, et  de  l'œuvre  de  Santeul  en  particulier,  et 
en  général  de  la  poésie  latine  au  XVII.''  siècle;  et 
qu'enfin  si  l'Église  a  cru,  dans  sa  sagesse,  devoir 
éteindre,  autant  qu'il  était  en  elle,  un  des  rayons 
de  la  gloire  de  Louis  XIV,  il  appartient  à  la  littéra- 
ture, sans  perdre  son  respect  pour  l'Église,  de  ral- 
lumer ce  rayon,  en  faisant  passer  Santeul,  ou  une 
partie  de  lui,  des  pages  du  Bréviaire  qui  le  repous- 
sent, dans  les  pages  de  l'histoire  littéraire  qui  le 
réclament. 

L'œuvre  latine  du  poète  Victorin  est  un  monu- 
ment de  l'esprit  français  qu'il  y  aurait  honte  pour 
un  siècle  à  laisser  tomber  dans  l'oubli.  Une  telle 
faute  serait,  au  XIX.  *=  siècle,  un  accès  de  barbarie, 
et  n'eût  été  excusable  que  dans  le  moyen-âge,  où 
nos  pères  avaient  à  leur  disposition  si  peu  de  res- 
sources pour  la  propagation  et  la  conservation  des 
œuvTes  de  l'intelligence. 


Nous  éprouvons  le  besoin,  en  terminant  cette 
Étude  sur  les  Hymnes  de  Santeul,  de  nous  livrer, 
toucliant  le  Carmina  è  Poctis  christianis ,  à 
quelques  considérations  qui  nous  amèneront  à  ti- 
rer, en  faveur  du  poète  de  Saint- Victor,  toujours  au 
point  de  vue  hltéraire,  quelques  conclusions  que 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  85 

nous  fournira  T argumentation  même  de  M.  Félix 
Clément. 

Le  très  érudit  collecteur  du  recueil  dont  nous 
voulons  parler  a  eu  pout  but  catégoriquement  in- 
diqué de  mettre  dans  les  mains  de  la  jeunesse  un 
livre  capable  de  lui  faire  connaître  les  poètes  chré- 
tiens du  moyen-âge^  sans  préjudice  des  classiques 
de  l'antiquité  païenne.  Loin  de  nous  la  pensée  de 
blâmer  ce  dessein  I  Mais  si  la  morale  de  ces  poètes 
modernes  est  édifiante,  et  conséquemment  bonne  à 
connaître,  leur  latinité  et  leur  versification  ne  sont 
pas,  il  s'en  faut,  à  l'abri  du  reproche;  et  il  nous 
semble  que,  pour  faire  valoir  le  fond  de  ces  ouvra- 
ges, il  était  complètement  inutile  de  prétendre  offrir 
comme  modèles  les  défectuosités  de  la  forme.  M.  F. 
Clément  n'en  a  pas  jugé  ainsi.  Il  érige  en  système  rai- 
sonné et  prémédité  par  ses  poètes  toutes  les  contra- 
ventions dans  lesquelles  ceux-ci  sont  tombés  à  l'é- 
gard de  la  grammaire  et  de  la  prosodie.  Il  déduit 
de  ces  fautes  de  langage  et  de  versification  des  rè- 
gles qui  sont  eu  désaccord  ou  en  opposition  avec  les 
règles  suivies  par  les  poètes  du  siècle  d'Auguste;  il 
met  ainsi  en  présence  deux  systèmes  dont  la  con- 
tradiction ne  doit  pas  laisser  d'être  embarrassante 
pour  les  élèves,  mais  au  sujet  de  laquelle  il  a  soin 
de  les  tirer  de  peine  en  ne  se  faisant  pas  faute  fort 
souvent  de  donner  la  préférence  au  moyen- âge  sur 
le  siècle  d'Auguste. 


86  J.-B.  SANTEUL. 

Il  n'entre  point  dans  notre  cadre  de  combattre 
cette  manière  de  procéder,  qu'il  suffit  au  reste  d'ex- 
poser pour  que  l'on  prévoie  la  fâcheuse  influence 
qu'elle  doit  exercer  sur  les  études,  et  pour  que  l'on 
déplore  l'incertitude  et  la  confusion  qu'elle  jettera 
dans  de  jeunes  esprits. 

Ce  que  nous  entreprenons  de  dire  à  ce  sujet  ne 
tend  qu'à  quelques  déductions  accessoires  qui  se 
rattachent  à  l'exclusion  dont  on  a  cru  devoir  frap- 
per Santeul. 

Dans  sa  préface  (page  xn),  M.  F.  Clément  dit  ceci: 

<(  On  a  tort  de  considérer  la  langue  latine  comme  une 
«  langue  morte.  Dans  TÉglise,  qui  s'en  sert,  elle  est  toujours 
«  vivante  et  elle  subit,  comme  telle,  des  transformations  in- 
a  dispensables,  parce  que  la  situation  des  esprits  et  les  idées 
«  dominantes  dans  chaque  siècle  s'y  reflètent  nécessaire- 
((  ment.  » 

Nous  en  demandons  bien  pardon  à  M.  F.  Clé- 
ment, mais  il  nous  semble  à  nous  que  la  langue  la- 
tine est  bien  morte,  et  qu'il  n'appartient  plus  à  per- 
sonne de  la  modifier.  Nous  ne  voulons  nous  immis- 
cer en  rien  de  ce  que  fait  l'Église  ;  libre  à  elle  de 
traiter  comme  il  lui  plaît  la  langue  dont  elle  se  sert; 
pourtant  si  elle  modifie  la  langue  latine  selon  les 
lieux  et  les  circonstances,  elle  en  fera  si  l'on  veut, 
la  langue  de  l'Église,  mais  ce  ne  sera  plus  la  langue 
latine.  Nous  le  répétons,  il  n'appartient  à  personne 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  87 

de  modifier  une  langue;  il  faut  pour  cela  le  concours 
de  tout  le  monde.  Elle  se  modifie  si  volet  usus, 

Usus, 
Quein  pênes  arbitrium  est  et  jus  et  norma  loqiiendi. 

Ou,  suivant  un  traducteur  : 

L'usage, 
Arbitre  souverain  des  règles  du  langage. 

Pardon  encore  si  nous  invoquons  Horace;  mais 
ce  n'est  pas  Horace  tout  seul  qui  dit  cela,  c'est 
avec  lui  le  bon  sens  de  tous  les  siècles. 

Or,  une  langue  ne  peut  être  dite  en  usage  que 
quand  tout  le  monde  la  parle;  et  vouloir  la  modi- 
fier en  dehors  de  cette  indispensable  condition,  s'est 
s'exposer  à  voir  bientôt  chacun  se  faire,  selon  son 
caprice  ou  son  opinion  propre,  une  langue  qu'il  ap- 
pellera la  langue  latine.  Ce  système  n'est  pas  ad- 
missible. 

Poursuivons  cependant,  nous  arriverons  à  San- 
teul.  A  la  page  252,  note  2,  du  livre  de  M.  Félix 
Clément,  nous  lisons  ces  mots  : 

«  Nous  le  répétons  encore  une  fois  :  il  n'y  a  point  lieu  de 
«  s'étonner  des  transformations  que  la  prosodie  a  subies 
«  chez  les  poètes  chrétiens,  mais  du  petit  nombre  de  ces 

«  transformations C'est  à  dessein  que  nous  employons 

«  le  mot  transformation  au  lieu  du  mot  altération  :  les  poè- 
«  tes  chrétiens  n'ont  point  altéré  la  quantité,  iis  ont  sim- 
((  plement  admis  certaines  transformations  ou  modifications 


88  J.-B.  SANTEUL. 

«  que  l'usage  introilnisait  dans  la  quantité.  Ils  sont  en  cela 
«  d'autant  plus  excusables  que,  pour  être  entendus  de  ceux 
«  auxquels  ils  s'adressaient,  ils  ont  dû  parler  la  langue  de 
«  leur  temps,  et  non  point  celle  du  siècle  d'Auguste.  D'ail- 
«  leurs  la  langue  de  Virgile  et  d'Horace  était  leur  langue 
«  comme  celle  de  Corneille  est  devenue  celle  de  Racine, 
«<  comme  celle-ci  est  devenue  celle  de  nos  poètes  contempo- 
«  rains.  —  Les  poètes  chrétiens  l'ont  modifiée  d'après  des 
«  raisons  solides;  c'était  leur  droit.  » 

Voyons  un  exemple  de  ces  modifications.  Chacun 
sait  que,  dans  le  vers  d'Horace 

Solvitur  aciis  liiems  gratâ  vice  Veris  et  Favonî, 

Vi  de  acrîs,  bref  de  sa  nature,  demeure  bref,  bien 
qu'il  soit  suivi  de  l'initiale  h  de  hiems.  M.  F.  Clé- 
ment, page  331  de  son  recueil,  rencontre  ce  vers 
de  Fortunat  : 

Tempore  siib  hicmis  foliorum  crine  revulso, 

dans  lequel  Vu  de  sub  est  traité  comme  long.  Et 
voici  (même  page,  note  1),  comment  M.  F.  Clément 
nous  explique  cette  faute  : 

«  Sub.  Allongé  par  la  césure  et  par  Mi  aspirée  qui  suit; 
«  voyez  page  258,  note  1,  et  page  26Zi,  note  1.  » 

A  propos  du  monosyllabe  suh,  qu'il  regarde 
comme  césure,  l'auteur  renvoie  à  la  page  258, 
note  1,  où  il  rappelle  que  la  césure  allonge  une 
finale.  Puisqu'il  écrit  pour  des  élèves,  il  aurait  dû. 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  89 

ce  nous  semble,  leur  dire  que  cela  se  fait  au  moyen 
d'une  licence,  et  qu'on  ne  doit  user  des  licences 
qu'avec  réserve,  tandis  que  tous  les  poètes  du 
moyen-âge  en  usent  à  tort  comme  d'une  règle  éta- 
blie. 

Le  renvoi  à  la  page  26^,  note  1,  est  pour  rappeler, 
comme  il  le  rappelle  aussi  page  36/i,  note  1,  et  ail- 
leurs, que  vers  la  fin  du  V."  siècle  l'A  commença  à 
être  prononcée  avec  une  certaine  aspiration,  et  joua 
ainsi  le  rôle  d'une  consonne  :  ce  qui  justifie  selon 
lui  Fortunat  d'avoir  allongé  sub  devant  hiemis. 

Il  est  vrai  que,  dans  les  temps  barbares,  la  lettre 
h  était  si  rudement  aspirée  que  l'articulation  guttu- 
rale faisait,  par  exemple,  de  Hilpéric,  Kilpéric,  qui 
est  devenu  pour  nous  Cliilpéric.  31ais  M.  F.  Clément 
nous  paraît  être  dans  l'erreur  quand  il  infère  de  là 
que  les  poètes  du  moyen-âge  ont  traité  la  lettre  h 
comme  une  consonne  et  allongé  toutes  les  brèves 
qui  la  précédaient  immédiatement.  Et  c'est  précisé- 
ment Fortunat  lui-même  qui  va  nous  fournir  des 
preuves  du  contraire. 

Dans  un  des  nombreux  billets-madrigaux  qu'a- 
dressait à  la  reine  Radegonde  dont  il  était  le  com- 
mensal très  intime,  trop  intime  même,  puisque  ce 
commerce  a  suscité  des  imputations  que  nous  vou- 
lons bien  croire  calomnieuses,  ce  Fortunat,  qui  était 
dans  tous  les  cas  beaucoup  moins  réglé  dans  sa  vie 
que  notre  Santeul  tant  accusé,  on  trouve  ce  vers  : 


90  J.-B.  SAXTEUL. 

Hanc  praeponit  honor,  qux  junior  cxtat  iii  annis. 


La  finale  de  prœponit  n'y  devient  pas  longue, 
bien  que  suivie  de  Vfi  de  honor. 

Dans  un  autre  billet  on  trouve,  à  quelque  distance 
l'un  de  l'autre,  cet  hexamètre  et  ce  pentamètre  : 

Cuncti  hodiù  festiva  colunt;  ego,  soins  in  orbe 

Et  rogo  quaî  misi  dona  libcnter  habe. 

Et  là  encore  Vh  de  hodie  n'empêche  pas  Vi  de 
cuncti  de  s'élider  comme  devant  une  voyelle,  ni  la 
syllabe  finale  de  iihenter  de  rester  brève  devant 
hahe.  Nous  rencontrons  dans  d'autres  passages  de 
Fortunat  bien  des  irrégularités  semblables  à  celles 
que  xM.  F.  Clément  veut  établir  comme  règles;  mais 
les  exemples  que  nous  citons  prouvent  que  le  poète 
parasite  de  la  reine  Radegonde  comme  les  autres 
n'avait  là-dessus  d'autre  règle  que  son  caprice  et 
que  la  commodité  de  sa  versification.  Ils  prouvent 
aussi  à  nos  yeux  que  M.  Clément  n'a  trouvé  que 
dans  son  désir  de  justifier  les  fautes  de  ses  poètes 
préférés  ce  droit  décerné  à  la  lettre  h  d'allonger  la 
syllabe  qui  la  précède. 

Nous  pensons  que  donner  un  fondement  aussi 
fragile  à  des  règles  que  l'on  veut  substituer  aux  rè- 
gles anciennes  est  un  tort  grave  envers  la  jeunesse 
que  l'on  induit  en  erreur. 

Mais  nous  avons  hâte  de  venir  à  ce  qui  nous  a  si 
singulièrement  frappé  dans  les  phrases  de  M.  Clé- 


I 


ÉTUDE  DEUXIÈME.  91 

ment  que  nous  avons  citées  plus  haut,  et  dans  les- 
quelles il  attribue  aux  poètes  chrétiens  le  droit  de 
modifier  la  langue  latine. 

«  Ils  sont  en  cela  d'autant  plus  excusables,  venons-nous 
«  de  le  voir  dire,  que,  pour  être  entendus  de  ceux  auxquels 
«  ils  s'adressaient,  ils  ont  dû  parler  la  lan^^ue  de  leur  temps 
«  et  non  celle  du  siècle  d'Auguste. 

<' Les  poètes  chrétiens  l'ont  modifiée  (la  lan- 

«  gue  latine)  d'après  des  raisons  solides;  c'était  leur  droit.  » 

SoitI  Mais  voici  ce  que  nous  dirons  à  notre  tour  : 
Quand  l'invention  de  l'imprimerie,  suivie  de  la 
renaissance  des  lettres,  eut  amené  la  diffusion  des 
lumières,  le  monde  lettré  refit  connaissance  avec 
les  poètes  et  les  prosateurs  latins  du  paganisme. 
Tout  le  monde  alors  comprit  et  aima  leur  langage 
antique;  et  les  auteurs  qui  voulurent  écrire  en  latin 
s'exprimèrent  dans  la  langue  élégante  et  correcte  du 
siècle  d'Auguste.  Ils  le  firent  sans  cesser  d'être  à  la 
portée  des  intelligences;  mais  ils  durent  le  faire  pour 
se  mettre  à  la  hauteur  du  goût  de  leurs  lecteurs.  De 
là  cette  multitude  de  poésies  latines  qui  ont  fait  tant 
d'honneur  au  XVL^  siècle,  puis  au  XVII.  %  et  qui 
font  encore  les  délices  des  esprits  cultivés. 

Dans  ces  conditions,  la  poésie  religieuse  n'avait 
plus,  comme  au  temps  dont  parle  M.  Félix  Clé- 
ment, affaire  à  un  peuple  qu'il  fallût,  pour  se  faire 
entendre  de  lui,  imiter  dans  les  altérations  qu'il  ap- 
portait à  la  langue  latine.  Il  était  de  toute  justice 


92  J.-B.  SAiNTEUL. 

que.  pour  un  peuple  désormais  dérouillé  de  barba- 
rie et  devenu  digne  de  comprendre,  de  goûter  Ho- 
race et  Virgile,  il  était  juste  de  parler,  non  plus  le 
latin  des  barbares,  mais  la  langue  du  siècle  d'Au- 
guste. Et  quand  Mgr  de  Harlay,  songeant  à  réformer 
le  Bréviaire  en  ce  sens,  recourut  à  la  poésie  hora- 
tienne  de  Santeul,  à  la  langue  d'Horace  purgée  des 
altérations  ou  modifications  que  lui  avaient  infligées 
les  poètes  du  moyen-âge,  on  pouvait  dire  de  lui  ce 
que  M.  F.  Clément  dit  des  poètes  chrétiens  :  Il  mo- 
difia le  Bréviaire  d'après  des  raisons  solides;  c'é- 
tait son  droit.  Qu'on  n'oublie  pas  que  c'est  unique- 
ment au  point  de  vue  littéraire  que  nous  parlons  ici. 
Ainsi,  quand  on  veut  qu'cà  la  latinité  de  Santeul 
nous  préférions  la  latinité  des  poètes  du  moyen- 
âge,  c'est  méconnaître  le  droit  que  nous  avons  aussi 
qu'on  nous  parle  le  latin  de  notre  temps  et  du  temps 
de  Louis  XIV,  qui  est  autant  que  possible  le  latin 
d'Horace  et  de  Virgile.  Si  l'on  veut  être  entendus  de 
noifs  comme  les  poètes  chrétiens  aspiraient  à  l'être 
des  lecteurs  du  moyen-âge,  il  faut  se  servir  d'un  la- 
tin littéraire  comme  celui  de  Santeul  et  des  poètes 
qui  écrivaient  en  cette  langue  dans  le  même  temps 
que  lui.  Nous  traiter  autrement,  c'est  nous  croire 
revenus  ou  c'est  vouloir  nous  ramener  au  siècle  des 
])arbarismes,  qui  était  aussi  le  siècle  de  la  barbarie. 

FIN  DE  l'Étude  deuxième. 


ÉTUDE  TROISIÈME. 


ÉTUDE  TROISIÈME. 


DE  L  INSCRIPTION  EN  GENERAL,  ET   DES   INSCRIPTIONS  DE  SANTELL. 

Le  mot  latin-français  Inscription  n'est,  comme 
on  sait,  que  la  traduction  du  mot  grec  Épigramme. 
Mais  les  mots  ont,  comme  toutes  choses,  leurs  chan- 
gements de  fortune,  et  aujourd'hui  une  épigramme 
n'est  plus  une  inscription,  comme  une  inscription 
n'est  pas  toujours  une  épigramme  dans  le  sens  nou- 
veau de  ce  dernier  terme.  L'épigramme  reste  main- 
tenant dans  les  livres  avec  sa  pointe  plus  ou  moins 
acérée,  quelquefois  plus  ou  moins  envenimée;  et 
l'inscription,  qui  est  au  moins  censée  faite  pour  figu- 
rer au  dehors  sur  des  monuments  qu'elle  explique 
avec  plus  ou  moins  de  clarté  et  plus  ou  moins  d'es- 
prit, reste  souvent,  comme  son  aînée  l'épigramme, 
sur-tout  lorsqu'elle  est  en  vers  même  français,  en- 
fouie dans  les  bibliothèques. 

L'épigramme  porte  avec  elle  un  fonds  de  person- 
nalité qui  ne  convient  guère  aux  mœurs  du  temps 
présent,  où  l'on  exige  d'autant  plus  d'égards  que 


96  J.-B.  SANTEUL. 

sans  doute  on  en  mérite  moins  :  anssi  ce  petit  genre 
nous  senible-t-il  frappé  de  désuétude,  en  littérature 
du  moins,  car  la  conversation  s'en  fait  peut-être 
moins  faute  que  jamais,  toutes  les  fois  qu'elle  veut 
profiter  de  la  satirique  moisson  qui  lui  est  offerte. 

L'inscription  proprement  dite  continue  d'être  mise 
en  usap^e.  quand  ce  ne  serait  que  sur  les  enseignes  (1) 
de  l'industrie  et  sur  les  tombes  de  nos  cimetières; 
mais  elle  s'est  singulièrement  modifiée  :  non  seule- 
ment on  ne  la  fait  plus  en  latin,  ce  qui  n'est  pas 
tout-îi-fait  un  tort,  mais  elle  n'est  pas  non  plus  en 
vers  ;  elle  s'abstient  même  si  souvent  d'être  ingé- 
nieuse, qu'elle  semble  vouloir  rompre  ce  dernier  lien 
qui  la  rattachait  à  la  vieille  épigramme  par  la  pointe. 

Que  voulez-vous?  L'esprit  court  les  rues  (c'est 
le  bruit  qui  court!),  et,  ma  foi!  il  court  si  vite, 
l'esprit,  quil  n'a  guère  le  temps  de  se  mirer  dans 
le  distique  ou  le  quatrain  inscrit  sous  les  pieds  de 
telle  statue  ou  sur  le  front  de  tel  édifice  pour  voir 
s'il  s'y  reconnaîtra.  Depuis  que  l'on  est  devenu  si 
habile  à  sentir  le  fin  des  choses,  on  cesse  de  se 
livrer  à  sa  recherche.  Il  en  est  de  l'esprit  comme 
de  tout  ce  qui  tombe  dans  la  banalité  :  depuis  qu'il 

(1)  Les  enseignes  des  maisons  sont  des  inscriptions  hiéro- 
glyphiques plus  souvent  que  littérales.  Voir  à  ce  sujet  : 
Recherches  historiques  sur  les  Enseignes  des  maisons  par- 
ticulières, etc.,  par  M.  E.  de  La  Quérière.  Paris,  Didron. 


ÉTUDE  TROISIÈME.  97 

est  du  domaine  de  tous,  chacun  se  dispense  d'en 
avoir  ou  de  montrer  ce  qu'il  en  a,  soit  pour  ima- 
giner, soit  pour  comprendre. 

Et  d'ailleurs,  dans  le  souci  de  réalisme,  d'indu- 
strialisme et  de  Bourse  qui  nous  obsède  ;  quand 
toute  la  science  de  la  vie  se  résume  dans  les  mots 
bien-être  et  bénéfice  et  que  l'on  est  en  quête  per- 
pétuelle d'une  ruse  ou  d'une  bassesse  pour  obtenir 
quelque  faveur  de  la  fortune,  de  quel  homme  ob- 
tiendra-t-on  qu'il  suspende  sa  course  éperdue  vers 
le  dividende  pour  lire  une  inscription,  et  sur-tout 
pour  en  comprendre  la  moralité,  ou  pour  en  dégus- 
ter le  sel  et  en  apprécier  la  finesse  ? 

Sous  le  règne  de  Louis  XIV,  Claude  Le  Peletier 
étant  prévôt  des  marchands  (1),  l'édilité  de  la  ca- 
pitale entretenait  notre  Santeul  à  titre  officiel  de 
pohte  pevpdtiicl  dcia  Ville  de  Paris,  pour  com- 
poser des  inscriptions,  et  qui  plus  est  des  inscrip- 
tions en  vers  latins,  destinées  à  couronner  les  nom- 
breuses fontaines  dont  les  rues  et  les  places  de  la 
grande  cité  furent  décorées  à  cette  époque  où  les 
arts  du  dessin  appelaient  à  leur  aide  la  poésie  pour 
répondre  plus  dignement  au  désir  des  nobles  intel- 
ligences qui  gouvernaient  alors.  —  Aujourd'hui 
Santeul  serait  obligé  de  composer,  au  lieu  d'in- 
scriptions, des  prospectus  de  dentistes  et  d'apotlii- 

(1)  De  1668  à  1674. 


98  J.~B.  SANTEUL. 

caircs.  C'est  à  peu  près  là,  en  effet,  ce  qui  décore 
nos  fontaines  publiques,  s'il  en  reste  quelque  part. 

Plus  qu'on  ne  le  pense  peut-être,  l'usage  ou  l'a- 
bandon de  l'inscription  sur  les  monuments  est  chez 
les  peuples  un  symptôme  de  l'élévation  ou  de  l'af- 
faissement du  sens  moral.  La  réapparition  de  ce 
petit  poème  sur  nos  murailles,  si  elle  a  jamais  lieu, 
pourra  être  considérée  comme  un  retour  à  des  ten- 
dances plus  spiritualistes;  et  tout  dépositaire  de 
l'autorité  qui  tentera  sa  réhabilitation  fera  une 
épreuve  méritoire.  Heureux  si  elle  lui  réussit  !  Qui 
sait  même  si  ce  que  nous  ne  considérons  que  comme 
un  signe  et  un  effet  de  notre  amélioration  morale , 
ne  parviendrait  pas  aussi  à  en  être  un  peu  la  cause? 

Dans  l'état  présent  des  esprits,  une  statue  est 
donnée,  ce  qu'il  n'est  pas  toujours  facile  d'obtenir  : 
on  agence  entre  deux  dates  une  phrase  froidement 
laconique  et  sèchement  ponctuelle  comme  un  état 
de  services,  et  l'art  de  la  disposer  sur  le  piédestal 
est  l'affaire  du  maçon.  Celui-ci  vise  au  succès  calli- 
graphique ;  c'est  en  cela  que  nous  avons  encore  les 
belles-lettres.  Et  là-dessus  on  laisse  au  passant  le 
soin  de  lire  et  de  tirer  les  inductions  instructives  ou 
moralisatrices. 

L'Inscription  destinée  à  l'ornement  de  la  tombe , 
l'Épitaphe,  est  un  genre  qui  a  fourni  aussi  une  foule 
de  productions  ;  mais  comme  elle  a  pris  l'habitude 
de  renfermer  le  plus  souvent  une  louange  ou  uo 


ÉTUDE  TROISIÈME.  99 

trait  de  satire,  deux  choses  qui  ne  peuvent  guère  se 
concilier  avec  la  sombre  gravité  de  notre  dernier 
séjour,  elles  dorment  à  plus  forte  raison  que  les  au- 
tres sortes  d'Inscriptions  dans  les  catacombes  du 
livre  qui  les  a  recueillies  dès  leur  naissance.  Néan- 
moins, autrefois  plus  qu'aujourd'hui  il  s'est  fait  de 
ces  inscriptions  tumulaires,  soit  latines,  soit  fran- 
çaises, qui  pouvaient  être  et  qui  étaient  en  effet 
admises  à  édifier  et  à  instruire  les  visiteurs  des 
morts.  Joachim  du  Bellay  a  laissé  au  XVI.''  siècle  un 
recueil  d'épitaphes  sous  le  titre  de  Tumuii;  la 
bibliographie  mentionne  un  Thésaurus  Epitaphio- 
rum  du  P.  Labbe.  Les  œuvres  diverses  de  presque 
tous  nos  poètes  du  XVII.  ^  et  du  XVIII.  ^  siècles  four- 
millent d'épitaphes  comme  de  piécettes  destinées  à 
être  inscrites  sous  des  portraits,  sous  des  bustes, 
sous  des  statues,  etc.  Santeul  jouissait  pour  ses  épi- 
taphes  de  la  même  vogue  que  pour  ses  inscriptions 
destinées  aux  fontaines  ;  et,  sans  sortir  de  notre  su- 
jet^ nous  pourrions  citer  ici  avec  honneur  l'épitaphe 
en  six  vers  latins  que  Rollin  composa  pour  notre 
poète.  Elle  trouvera  sa  place  dans  une  autre  partie 
de  ces  Études. 

En  attendant  que  son  tour  arrive,  nous  croyons 
devoir  recueilhr  ici  quelques  épitaphes  empruntées 
à  différents  siècles  :  elles  feront  voir  les  pensées 
que ,  selon  les  temps ,  la  mort  vient  suggérer  aux 
poètes  pour  l'instruction  des  vivants. 


100  J.-B.  SA^TEUL. 

Chez  les  Romains,  les  épitaphes  étaient  fort  en 
usage.  On  en  trouvait,  en  prose  ou  en  vers,  sur  tous 
les  sépulcres  élevés  le  long  des  voies  Appienne,  La- 
tine et  Flaminienne.  Martial  en  a  laissé  un  bon  nom- 
bre parmi  ses  Epigrammes.  Voici  une  des  plus  sé- 
rieuses : 

EPITAPHIUM  PATRIS  ETRUSCI. 

Hic  jacct  illc  sencx,  Augusta  natus  in  aula, 

Pectore  non  humili  passus  utrumque  deum. 
Nalorum  pietas  sanctis  quem  conjugis  umbris 

Miscuit  :  Elysium  possidcl  iinibra  ncnius. 
Occidit  illa  prior  viridi  fraudala  juvcnta  : 

Hic  propè  ter  senas  vidit  Olympiadas. 
Sed  festinatis  raptum  te  credidit  annis, 

Adspoxit  lacrymas  quisquis,  Etrusce,  tuas. 

(  Lib.  VII.  epigr.  39.) 

TRADUCTION. 

Ici  gît  un  vieillard  né  dans  la  cour  d'Auguste. 
Il  reçut  sans  fléchir  et  disgrâce  et  faveur. 
Aux  bois  Elysiens,  près  d'une  épouse  juste, 
L'envoya  de  ses  fils  la  pieuse  ferveur. 
Elle  mourut  d'abord,  de  son  printemps  frustrée; 
Et  lui,  nonagénaire,  il  mourut  plein  de  jours. 
Etruscus,  on  croirait  sa  mort  prématurée. 
Aux  larmes  que  sur  lui  vous  répandez  toujours. 

Il  composa  pour  une  petite  fille  une  épitaplie  en 
dix  vers,  qui  se  terminait  par  ce  joli  distique  : 

Mollia  nec  rigidus  cespes  tegat  ossa;  nec  illi. 
Terra,  gravis  fueris  :  non  fuit  illa  tibi. 

(Lib.  V,  epigr.  36.) 


ÉTUDE  TROISIÈME.  101 


TRADUCTION. 


Sur  ses  os,  gazon  ou  fougère, 
Formez  un  tapis  frais  et  doux; 
Vous,  terre,  soyez-lui  légère, 
Elle  n'a  point  pesé  sur  vous. 

Ma  Martial,  (fui  ne  respectait  rien,  pas  même 
ses  propres  idées,  a  abusé  de  celle-ci  et  l'a  profa- 
née en  l'appliquant  à  la  main  d'un  barbier  dont  il 
faisait  aussi  l'épitaphe  : 

Sis  licet,  ut  debes,  Tellus,  placata  levisque; 
Artificis  levior  non  potes  esse  manu. 

(Lib.  \T,  epigr.  52.) 

TRADUCTION. 

Terre,  sois-lui ,  comme  tu  le  dois ,  et  favorable  et  légère  ;  lé- 
gère !  tu  ne  saurais  l'être  plus  que  sa  main. 

Ausone,  poète  demi- chrétien  demi-païen  des 
commencements  du  quatrième  siècle  de  notre  ère, 
siècle  où  la  lutte  entre  le  paganisme  et  le  christia- 
nisme était  encore  pleine  de  chaleur  et  d'émotion, 
Ausone  donne  une  idée  de  lui-même  et  de  son 
temps  dans  cette  épitaphe  qu'il  feint  d'avoir  copiée 
sur  un  des  nombreux  tombeaux  qui  bordaient  à 
Rome  la  voie  Latine  : 

EX  SEPULCHRO  LATINE  \IJE. 

Non  nomen,  non  quo  genitus,  non  unde,  quid  egi. 

Mutus  in  aeternum  sum,  cinis,  ossa,  nihil. 
Non  sum,  nec  fueram  :  genitus  tamen  e  nihilo  sum. 

Mitte,  nec  exprobres  singula  :  talis  eris. 


102  J.-B.  SANTELL. 

TRADUCTION. 

Nom,  origine,  vie,  à  quoi  bon  les  connaître? 
Muet,  toujours  muet,  des  cendres,  des  os,  rien. 
Je  n'avais  pas  été,  ne  suis  plus;  j'ai  pu  naître 
De  rien.  Va  sans  blâmer  :  mon  sort  sera  le  tien. 

La  suivante  est  empruntée  à  un  poète  chrétien 
du  moyen-âge,  qui  l'avait  faite  pour  lui-même,  à 
Adam  de  Saint- Victor,  chanoine  de  la  même  abbaye 
que  notre  Santeul,  ci  cinq  cents  ans  de  distance  : 

Haeres  peccati,  naturâ  filius  irae, 

Exiliique  reus  nascitur  omnis  homo. 
Undè  superbit  homo,  cujus  conceptio  culpa, 

Nasci  pœna,  labor  vita,  necesse  rnori? 
Vana  salus  hominis,  vanus  décor,  omnia  vana; 

Inter  vana,  nihil  vanius  est  homine. 
Dum  magis  alludit  praesentis  gaudia  vitae, 

Prœtcrit,  imo  fugit;  non  fugit,  imo  périt. 
Post  hominem  vermis,  post  vermem  fit  cinis,  heu!  heu  ! 

Sic  redit  ad  cinerem  gloria  nostra  suum. 
Hîc  ego  qui  jaceo  miser  et  miserabilis  Adam,  ' 

Unam  pro  summo  munere  posco  precem  : 
Peccavi,  fateor,  veniam  peto,  parce  fatenti  ; 

Parce,  pater;  fratres,  parcite;  parce,  Deus. 

TRADUCTION. 

Héritier  du  péché,  l'homme  par  sa  nature, 
Est  un  fruit  de  colère,  à  l'exil  condamné  : 
D'où  vient  qu'à  son  orgueil  il  s'est  abandonné! 
Être  conçu,  chez  lui,  c'est  une  chose  impure; 
Naître  est  un  châtiment;  vivre  un  funeste  emploi  ; 
Et  mourir  est  pour  tous  l'inévitable  loi. 


ÉTUDE  TROISIÈME.  103 

Santé,  beauté,  vain  songe!  et  tout  est  vain,  en  somme; 
Et  de  ces  vanités,  la  plus  vaine,  c'est  l'homme. 
Des  biens  du  jour  présent  il  s'amuse  et  s'endort  : 
Il  passe;  non,  il  fuit  :  il  fuit;  non,  il  est  mort. 
Après  l'homme,  le  ver;  après  le  ver,  la  cendre; 
La  cendre,  où  notre  gloire  avec  nous  doit  descendre. 
Vos  prières,  pour  moi,  sont  tout  ce  que  je  veux , 
Moi  qui  dors  sous  la  tombe,  Adam  plein  de  misère , 
J'ai  péché,  j'en  conviens;  grâce  pour  mes  aveux  ; 
Père,  frères,  pardon;  Dieu,  sois-moi  sans  colère. 

Empruntons  maintenant  au  XVI.  ^  siècle.  N'y 
avait-il  pas  une  haute  leçon  pour  tous,  grands  et 
petits,  n'y  avait-il  pas  matière  aux  plus  sérieuses  et 
aux  plus  profitables  réflexions  dans  cette  épitaphe 
pour  le  cœur  du  roi  Henri  III ,  déposé  dans  l'église 
de  Saint-Gloud  : 

Adsta,  Viator,  et  dole  Regum  vicem  : 
Cor  Régis  isto  conditum  est  sub  marmore 
Qui  jura  Gallis,  jura  Sarmatis  dédit. 
Tectus  cucullo  liunc  sustulit  sicarius. 
Abi,  Viator,  et  dole  Regum  vicem. 

Jean  Passerat. 

TRADUCTION. 

Arrête,  Voyageur,  et  plains  le  sort  des  Rois  : 

Sous  ce  marbre  est  caché  le  cœur  d'un  puissant  maître 

Qui  vit  France  et  Pologne  obéir  à  ses  lois. 

Un  sicaire  enfroqué  le  fit  périr  en  traître. 

Chemine,  Voyageur,  et  plains  le  sort  des  Rois. 

Enfin  en  voici  une  qui  est  du  XVII.*  siècle.  L'au- 
teur, Etienne  Carneau,  religieux  célestin  mort  en 


lOi  J.-B.  SANTEUL. 

1671,  Tavait  aussi  composée  pour  sa  propre  tombe, 
et  il  a  été  lui-même  son  traducteur  clans  le  latin  et 
dans  le  français  qui  suivent  : 

Qui  jacct  hîc,  nuiltum  scripsit  prosâquc  metroque^ 
Atqiic  latcns  sparsit  nomcii  iii  orbe  suum. 

Praeclaras  artes  coluit,  sed  firmiùs  unani, 
Illani  pra?cipuô,  qiiaî  bcnè  obire  docct. 

TRADUCTION. 

Ci  gît  qui,  s'occupant  et  de  vers  et  de  prose, 
A  pu  quelque  renom  dans  le  monde  ac(iuérir. 
Il  aima  les  beaux-arts;  mais  sur  toute  autre  chose, 
Il  médita  le  plus  celui  de  bien  mourir. 

Ainsi  était  alors  l'épitapheç,  donnant  toujours  au 
visiteur  de  la  tombe  quelque  sujet  de  méditation. 

Dans  le  temps  où  l'inscription  proprement  dite 
régnait  avec  tant  d'éclat,  il  n'était  pas  un  monument 
que  l'on  eût  cru  complet  si  l'architecte  ou  le  sculp- 
teur ne  lui  eût  réservé  un  cartouche  pour  se  mettre 
en  évidence.  Or,  les  fontaines  étaient  alors  de  véri- 
tables monuments  qui  contribuaient  à  la  décoration 
des  villes,  et  sur  lesquels  l'inscription  ne  trônait  pas 
moins  qu'ailleurs.  A  voir  avec  quel  rehgieux  em- 
pressement les  arts  de  larchitecture  et  de  la  sculp- 
ture s'unissaient  pour  l'édification  des  fontaines,  on 
eût  pu  croire  qu'ils  avaient  foi  à  la  présence  effec- 
tive des  Naïades  dont  l'imagination  des  poètes  se 
plaisait  à  les  peupler,  et  qu'ils  regardaient  ces  hu- 
mides demeures  comme  autant  de  temples  consacrés 


ÉTUDE  TUOISIÈME.  105 

à  la  divinité  protectrice  des.  eaux.  Pour  achever  la 
consécration  de  ces  monuments,  quelque  inscription 
en  vers  ne  manquait  pas  d'en  orner  le  frontispice. 
L'œuvre  du  sculpteur  représentait  souvent  la  figure 
de  la  nymphe  du  lieu ,  dont  l'œuvre  du  poète  était 
comme  la  voix.  Ce  fut  là  une  des  gloires  du  cha- 
noine de  Saint- Victor.  Il  composa  un  grand  nom- 
bre d'inscriptions  latines,  toutes  plus  ou  moins  in- 
génieusesj  dont  plusieurs  se  lisent  encore  sur  des 
fontaines  de  Paris,  où  elles  restent  comme  pour  té- 
moigner en  l'honneur  d'une  époque  où  la  culture 
de  l'intelligence  était  assez  populaire  pour  que  la 
langue  d'Horace  ne  parût  pas  trop  dépaysée  paimi 
les  habitants  de  Paris  et  les  contemporains  de  Racine 
et  de  Boileau. 

Alors  Santeul  brodait  sur  Pierre  Lescot  et  Jean 
Goujon,  la  poésie  du XVII. •'siècle  sur  l'architecture 
et  la  sculpture  du  XVI.  ^  Sur  le  monument  même  où 
le  ciseau  rendait  hommage  à  la  Providence  qui  ali- 
mente les  fontaines  en  la  représentant  sous  les  con- 
tours gracieux  et  délicats  des  Naïades,  de  Vénus  et 
d'Amphitrite  au  milieu  des  eaux ,  le  ciseau  recevait 
à  son  tour  un  juste  et  noble  hommage  dans  ce  dis- 
tique latin  de  Santeul  qu'on  lit  encore  sur  la  fon- 
taine des  Saints-Innocents  : 

Quos  (luro  cernis  simulatos  marniore  fluctus, 
Hujus  Nympha  loci  credidit  esse  suos. 


106  J.-B.  SANTEUL. 

TRADUCTION 

PAR  LN  COMEMPOUAIN  DE  SANTEUL. 

Quand  d'un  savant  ciseau  l'adresse  singulière 
Sur  un  marbre  rebelle  eut  feint  de  doux  ruisseaux, 
La  Nymphe  de  ce  lieu  s'y  trompa  la  première, 
Et  les  crut  de  ses  propres  eaux. 

BOSQUILLON. 

Dans  le  siècle  présent,  comme  si  ce  n'était  pas 
assez  de  ne  plus  rien  produire  en  ce  genre,  il  faut 
encore  que  Ion  détruise  et  que  la  main  de  l'indus- 
trialisme efface  chaque  jour  quelque  souvenir  du 
passé.  Voyez  à  Paris  :  n'a-t-on  pas  démoli  la  fon- 
taine de  Richelieu  et  enseveli  sous  ses  décombres 
l'inscription  de  Santeul  qui  la  couronnait  ;  et  cela 
pour  faire  place  à  un  autre  édifice  où  l'on  a,  comme 
l'a  écrit  M.  Génin,  «  élevé  (il  aurait  pu  mettre  assis) 
«  la  première  statue  de  Molière  sur  une  fontaine, 
«  contre  un  pignon,  à  l'angle  de  deux  rues  fangeu- 
«  ses  (1).  » 

Sans  doute  le  distique  latin  placé  sur  la  fontaine 
Richelieu  n'était  pas  la  meilleure  inscription  de 
Santeul.  Le  voici  : 

Qui  quondam  magnum  tenuit  moderamen  aquarum, 
Richelius  fonti  plauderct  ipse  suo. 

TRADUCTION. 

Armand,  qui  gouvernait  tout  l'empire  des  eaux. 
Comme  il  donnait  le  branle  aux  affaires  du  monde, 

(1)  PliUarque  français,  notice  sur  Molière. 


I 


ÉTUDE  TROISIÈME.  107 

En  des  lieux  si  chc-ris,  par  dcs.coiiduits  nouveaux, 
Lui-même  avec  plaisir  verrait  couler  cette  onde. 

BOSQUILLON. 

Sans  doute,  répétons-nous,  Santeul  pouvait  trou- 
ver mieux  à  dire  que  ce  qu'il  a  mis  dans  son  disti- 
que pour  cette  fontaine  ;  mais  il  est  à  regretter ,  à 
notre  avis,  qu'on  l'ait  supprimé;  et,  par  égard  pour 
le  principe  de  l'Inscription  en  général,  et  pour 
l'exemple ,  et  aussi  par  respect  pour  les  souvenirs , 
on  aurait  dû  le  laisser  subsister. 

Molière  lui-même  n'aurait  pu  que  gagner  à  ce 
maintien,  car  on  lui  aurait  peut-être  donné,  «  sur 
«  une  place  publique  de  Paris,  un  monument  sans 
«  partage,  plus  digne  de  lui  et  de  nous  » ,  comme 
dit  encore  M.  Génin. 

Et  les  inscriptions  !  quelles  sont  celles  dont  on  a 
décoré  le  monument  élevé  à  Molière?  Sur  le  pié- 
destal on  a  gravé  son  nom,  puis  des  dates  suivies 
de  ces  mots  :  Souscription  nationale.  Cela  est 
bien,  parce  que  cela  est  nécessaire,  et  aussi  parce 
que  le  nom  qui  commence  est  glorieux  pour  le  pays, 
et  que  les  deux  mots  qui  terminent  sont  glorieux 
pour  Molière.  Mais  cela  est-il  suiTisant  ?  Trois  ar- 
tistes porteurs  d'un  beau  nom  et  doués  d'un  grand 
talent,  ont  su,  dans  la  conception  comme  dans  l'exé- 
cution du  monument ,  représenter  dignement  l'ar- 
chitecture et  la  sculpture  ;  mais  la  littérature,  qui 
était  plus  directement  intéressée  dans  cet  hommage 


108  J.-B.  SANTEUL. 

rendu  au  génie,  en  quoi  a-t-elle  manifesté  sa  par- 
ticipation ?  Et  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres,  par  quelle  inscription  a-t-elle  justifié  son 
titre  et  payé  son  tribut?  Nous  allons  le  voir. 

Aux  pieds  de  la  statue  en  bronze  de  Molière  sont 
deux  figures  allégoriques  en  marbre,  la  Comédie 
sérieuse  et  la  Comédie  enjouée.  Le  cartouche  que 
déroule  chacune  de  ces  figures  était  un  appel  à  l'i- 
magination ornée  de  l'Académie  française  et  à  lé- 
rudition  lapidaire  de  messieurs  des  Inscriptions  :  on 
y  a  répondu  en  faisant  graver  sur  ces  cartouches  la 
liste  des  œuvres  de  iMolière  '.  c'est-à-dire  une  table 
des  matières,  voilà  pour  l'érudition  ;  ou  un  catalo- 
gue de  librairie,  voilà  pour  l'imagination.  Certes, 
nous  sommes  loin  de  vouloir  blâmer  absolument  et 
exclure  de  tout  piédestal  ces  sortes  d'indications  ; 
mais  nous  dirons  encore  :  cela  est-il  suffisant  ?  et 
nous  ajouterons  :  n'est-il  pas  déplorable  qu'en  l'an 
de  grâce  et  de  civilisation  18/i3,  quarante  académi- 
ciens n'aient  pas,  en  pareille  circonstance,  daigné 
produire  au  moins  un  distique,  —  ce  qu'il  faut  d'es- 
prit dans  douze  pieds  de  vers,  —  pour  glorifier  leur 
maître  à  tous  ! 

Et  c'est  pour  de  si  stériles  inscriptions  qu'on  a 
effacé  d'une  fontaine  le  nom  de  Richelieu  et  les  vers 
de  Santeul  ;  comme  si,  quoi  qu'on  ait  pu  dire  du 
voisinage  de  sa  maison  mortuaire,  Molière  n'avait 
pas  pu  être  mieux  placé  au  bénéfice  de  sa  renom- 


ÉTUDE  TROISIÈME.  109 

mée,  et  sans  aucun  préjudice  pour  d'autres  gloires  ! 
Que  bien  mieux  avisée  fut  l'Académie  française 
de  1778!  Lorsque  ses  membres  voulurent  placer 
parmi  eux  le  buste  de  Molière,  pour  réparer  autant 
qu'ils  le  pourraient  le  tort  de  leurs  devanciers,  ils  y 
ajoutèrent  une  inscription.  Neuf  d'entre  eux  s'y  es- 
sayèrent. Treize  inscriptions  tant  latines  que  fran- 
çaises furent  proposées  ;  sur  les  treize  d'Alembert 
en  proposa  quatre  de  sa  main,  et  l'on  sait  que  ce 
fut  celle  de  Saurin  qui  fut  gravée  sous  le  buste  : 

Rien  ne  manque  ù  sa  gloire,  il  manquait  à  la  nôtre. 

Au  défaut  de  messieurs  les  Quarante,  un  de  leurs 
Lauréats  aurait  pu  fournir  un  inscription  pour  le 
monument  érigé  à  l'auteur  du  Misanthrope.  Nous 
la  trouvons  toute  faite  dans  une  Épitre  à  Molière 
qui  a  obtenu  une  médaille  d'or  au  jugement  de  l'A- 
cadémie française,  en  18/i3.  La  voici: 

Ici,  cette  Fontaine,  en  jets  toujours  nouveaux 
Epanchant  le  bienfait  de  ses  limpides  eaux, 
Figure  ta  pensée  abondante  et  profonde, 
Source  d'enseignements  ouverte  à  tout  le  monde, 
Où  tant  d'imitateurs,  sans  tarir  ton  trésor, 
Viennent  déjà  puiser  et  puiseront  encor. 

M.  A.  BiGNAN. 

Mais,  pour  en  revenir  aux  fontaines,  quelle  figure 
pourrait  faire  l'Inscription  sur  celles  de  Paris  et  de 
nos  autres  villes ,  depuis  que  le  progrès  des  arts  et 
le  goût  de  la  commodité  a  réduit  ces  monuments  à 


110  J.-B.  SANTEUL. 

l'état  de  bornes?  Le  moyen  de  faire  croire  à  nos 
sceptiques  de  carrefour  qu'une  gracieuse  naïade  est 
venue  s'accroupir  dans  ces  réduits  où  il  y  a  place 
tout  au  plus  pour  un  mince  filet  d'eau  qui  se  dégage 
à  grand'peine  de  la  bourbe  !  Le  moyen,  pour  les 
Santeuls  présents  et  à  venir,  de  s'inspirer  de  la  vue 
de  ces  boîtes  naines  sur  le  front  desquelles 

Le  vers  est  en  déroute  et  le  poète  à  sec  ! 

Que  si  d'aventure  sur  ces  bornes-fontaines,  de 
figure  et  de  nom  si  tristement  emblématiques,  on 
aperçoit  la  ressemblance  bien  éloignée  d'une  inscrip- 
tion, c'est  quelque  estampille  aux  armes  de  la  ville, 
empreinte  déjà  fruste  avant  le  temps,  blason  obli- 
téré dès  le  moule,  et  dont  les  Champollions  de  l'en- 
droit ne  savent  plus  depuis  longues  années  expliquer 
ni  le  sens  ni  l'origine. 

Nettoyez  donc  les  mœurs  et  le  goût  d'un  peuple 
avec  de  pareilles  fontaines  !  Inspirez  donc  le  senti- 
ment du  beau  et  l'amour  du  grand  avec  ces  exhibi- 
tions, où  le  monument  est  remplacé  par  l'ustensile, 
l'artiste  par  le  chaudronnier,  et  Santeul  par  quelque 
sphynx  indéchiffrable  ! 

Dans  le  temps  où  l'on  feignait  de  croire  les  fon- 
taines habitées  par  quelque  divinité,  ces  petits  mo- 
numents, dont  on  pouvait  dire  qu'ils  avaient  la 
bienfaisance  dans  le  cœur  et  une  pensée  sur  le  front, 
distribuaient  tout  à  la  fois  les  largesses  de  leurs  eaux 


ÉTUDE  TROISIÈME.  111 

et  les  bons  conseils  de  leurs  inscriptions.  Ainsi, 
grâce  à  Santeul,  et  grâce  aussi  à  la  place  que  l'ar- 
chitecte avait  laissée  au  poète,  on  pouvait  lire,  et  on 
lit  peut-être  encore  sur  la  fontaine  des  Petits-Pères  : 

Quae  dat  aquas,  saxo  latet  hospita  Nympha  sub  imo  : 

Sic  tu,  cum  dederis,  dona  latere  velis. 

Santeul. 

TRADUCTION. 

La  Nymphe  qui  donne  cette  eau 
Au  plus  creux  du  rocher  se  cache  : 
Suivez  un  exemple  si  beau  ; 
Donnez  sans  vouloir  qu'on  le  sache. 

BOSQUILLON. 

Et  sur  une  fontaine  de  Saint-Ovide  qui  était  entou- 
rée de  monastères  : 

Tôt  loca  sacra  inter,  pura  est  quae  labitur  unda  : 

Hanc  non  impuro,  quisquis  es,  ore  bibas. 

Saxtecl. 
TRADUCTION. 
Au  pied  de  ces  lieux  saints  l'onde  qui  coule  est  pure, 
Il  faut  donc,  pour  en  boire,  être  exempt  de  souillure. 

BoSQUILLON. 

N'était-ce  pas  un  rappel  salutaire  à  de  religieux 
souvenirs  que  cette  pensée  inscrite  sur  la  fontaine 
de  l'hôtel  de  Rambouillet  par  un  poète  français  an- 
térieur à  Santeul  : 

Vois-tu,  passant,  couler  cette  onde 

Et  s'écouler  incontinent? 

Ainsi  fuit  la  gloire  du  monde, 

Et  rien  que  Dieu  n'est  permanent. 

Malherbe. 


112  J.-B.  SAXTEUL. 

N'était-ce  pas  une  douce  pensée  philosophique 
que  cette  autre  duu  poète  postérieur  à  notre  poète, 
pour  la  fontaine  de  Budée  à  Yères  : 

Toujours  vive,  abondante  et  pure, 
Vn  doux  penchant  règle  mon  cours  : 
Heureux  l'ami  de  la  nature 
Qui  voit  ainsi  couler  ses  jours! 

Voltaire. 

Avouons  que  notre  siècle,  trop  positif  et  trop  ex- 
clusivement soigneux  de  la  matière,  a  eu  tort  de 
renoncer  à  ce  double  moyen  de  rafraîchir  tout  à  la 
fois  la  bouche  et  le  cœur,  et,  en  même  temps  que 
l'on  donne  à  boire,  de  donner  aussi  à  penser  !  Don- 
ner à  penser,  disons-nous  :  en  effet,  quelle  que  soit 
la  valeur  d'une  maxime  ou  d'une  réflexion  inscrite 
au  front  d'un  monument,  elle  opère  toujours  sur 
l'esprit  du  lecteur,  et  cela  bien  plus  par  les  pensées 
qu'elle  lui  suggère  que  par  la  pensée  qu'elle  ex- 
prime. Et  si  l'Inscription  est  utile  à  nos  yeux,  c'est 
beaucoup  moins  comme  œuvre  littéraire  que  comme 
matière  à  réflexion. 

La  portion  dirigeante  de  la  société  ne  saurait  trop 
multiplier  ses  moyens  d'action  intellectuelle  sur  ce 
qu'on  appelle  les  masses;  et  l'Inscription,  dont  le 
savant  laconisme  peut  placer  sous  une  statue  un 
hommage  pieux  ou  le  conseil  d'imiter  de  grandes 
vertus  ;  sur  une  fontaine  quelque  pensée  profonde 
et  morale  ;  sur  un  tombeau  quelque  précepte  pour 


ÉTUDE  TROISIÈME.  11^ 

la  science  de  la  vie  ;  sur  un  cadran  quelque  bonne 
réflexion  pour  l'emploi  du  temps,  ou  quelque  maxime 
utile  sous  une  forme  agréable  ;  l'Inscription,  disons- 
nous,  était  un  de  ces  moyens  de  moralisation  dont 
l'oubli  est  un  regrettable  symptôme. 

Il  n'y  a  pas  jusqu'aux  rues  de  nos  cités,  dont  le 
nom ,  autre  genre  d'Inscription ,  ne  puisse  devenir 
de  plus  en  plus,  si  l'on  sait  y  songer  et  en  user  avec 
discernement,  l'occasion  d'un  acte  de  reconnais- 
sance et  de  quelque  enseignement  fécond. 

Mais  la  moralisation  d'un  peuple  est  peut-être  la 
chose  dont  on  se  soucie  le  moins. 

A  vrai  dire,  ce  ne  sont  pas  toujours  les  poètes  qui 
négligent  le  plus  ce  devoir.  Leurs  œuvres  fourmil- 
lent d'Inscriptions  qui  n'ont  jamais  reçu  l'emploi 
auquel  ils  les  avaient  destinées  et  que  souvent  elles 
méritaient  bien.  Qui  croirait,  par  exemple ,  que  le 
grand  Corneille  avait  composé  tout  exprès  pour  un 
des  tableaux  de  l'église  Saint-Roch,  sa  paroisse,  le 
quatrain  suivant,  et  que  ce  quatrain  n'a  jamais  été 
employé  : 

Pécheur,  tu  vois  ici  le  Dieu  qui  t'a  fait  naître. 
Sa  mort  est  ton  ouvrage  et  devient  ton  appui  : 
Dans  cet  excès  d'amour,  tu  dois  au  moins  connaître 
Que  s'il  est  mort  pour  toi,  tu  dois  vivre  pour  lui  (1). 

Il  semble  que  l'on  craigne  de  nous  faire  sourire 

(1)  Voir  Paris  démoli^  par  M.  Edouard  Fournier. 

8 


lli  J.-B.  SAMEUL. 

d'incrédulité  en  nous  parlant  de  religion,  de  devoirs 
de  reconnaissance  ;  et  ce  qui  est  conforme  à  nos 
goûts,  ce  dont  nous  aimons  en  général  à  nous  servir, 
c'est  bien  moins  le  marbre  d'un  piédestal  ou  d'un 
fronton  que  l'huître  d'Aristide;  ce  que  nous  aimons 
à  décerner,  ce  sont  bien  moins  des  Inscriptions 
louangeuses  et  des  suffrages  que  des  formules  d'os- 
tracisme. 

A  l'époque  où  vivaient  les  hommes  et  où  se  pas- 
saient les  choses  qui  nous  occupent  dans  ces  Études 
sur  Santeul,  on  tenait  si  grand  compte  de  l'Inscrip- 
tion, qu'elle  donna  son  nom  à  une  Académie  qui,  à 
la  demande  de  Colbert,  fut  chargée  en  1663,  de 
s'appliquer,  comme  dit  31oréri, 

«A  faire  des  Inscriptions,  à  inventer  des  types  et  des  légen- 
«  des  pour  les  médailles,  des  devises,  des  jetons  et  autres 
«  monuments  à  la  gloire  du  roi  et  des  hommes  illustres 
<(  de  la  France.  » 

Telle  était  originairement  la  mission  de  cette  sa- 
vante compagnie,  qui  est  aujourd'hui  l'Académie  des 
Inscriptions  et  Belles-Lettres ,  qu'on  appelait  alors 
la  petite  Académie,  et  qui  s'intitulait  elle-même 
officiellement  V Académie  des  Inscriptions. 

Louis  XIV  était  profondément  convaincu  de  la 
puissance  des  lettres.  La  faveur  dont  il  entoura  Boir 
leau.  Racine  et  Molière  ;  l'usage  qu'il  fit  de  leur  ta- 
lent comme  auxiliaire  de  sa  politique,  prouvent  que 


ÉTUDE  TROISIÈME.  115 

la  plume,  quelque  légère  qu'on  Tait  crue  et  quelque 
légèrement  qu'on  l'ait  traitée  en  d'autres  temps, 
avait  à  ses  yeux  le  don  de  peser  efficacement  dans 
une  balance.  Avec  la  perspicacité  qui  était  une  des 
plus  précieuses  attributions  de  son  génie  royal,  il 
sentait  bien  que  l'Inscription,  cet  imperceptible  ra- 
meau du  grand  arbre  littéraire ,  que  tout  autre  que 
lui  eût  dédaigneusement  négligé,  savait  dire  beau- 
coup de  choses  en  peu  de  mots  et  exercer  une 
grande  influence  en  ne  prenant  qu'une  petite  place 
sur  les  médailles  et  sur  les  monuments.  Il  pensait, 
et  Santeul,  dans  une  sorte  d'épître  à  l'Académie  des 
Inscriptions,  disait  poétiquement  d'après  la  pensée 
du  maître ,  que  les  annales ,  avec  leurs  volumes  la- 
borieusement entassés,  en  disent  moins  que  ces  mé- 
dailles et  Inscriptions  que  le  peuple  lit  presque  sans 
s'arrêter  et  qu'un  coup-d'œil  suffit  à  faire,  com- 
prendre :  }  ' 

Nec  tantiiin  Annales,  operosavolumina,  dicent 
Quantum  veridicis  animata  numismata  verbis, 
Quae  legimus,  serique  legent  relegentque  nepotes. 
Gaudebit  Lector,  nec  taedia  longua  timebit, 
Gestorum  intuitu  quamprimum  doctus  ab  uno. 

TRADUCTION. 

Dans  les  siècles  futurs,  vos  médailles  notoires 
Mieux  que  les  longs  écrits  conteront  les  histoires  ; 
Et,  lus  par  nos  neveux  sans  ennui,  sans  retard, 
Les  récits  des  hauts  faits  ne  voudront  qu'un  regard. 


110  J.-B.  SAMEUL. 

Telle  fut  la  pensée  génératrice,  telle  fut  la  desti- 
nation primitive  de  l'Académie  des  Inscriptions.  Ses 
membres  se  mirent  à  l'œuvre;  le  balancier  de  la 
Monnaie,  aidé  du  burin  des  graveurs,  devint  désor- 
mais l'auxiliaire  de  la  presse;  l'architecture,  secon- 
dée par  l'imagination  des  poètes,  couvrit  les  places 
publiques  de  monuments  décorés  d'Inscriptions  ;  et 
la  nouvelle  Académie  fit  circuler  dans  toutes  les 
mains  et  sema  sur  tous  les  pas  des  flatteries  gravées 
ou  bâties,  éloquente  histoire  en  bronze,  en  marbre 
et  en  vers. 

Santeul  suivait  ce  courant  d'idées  lorsqu'il  adressa 
aux  membres  de  la  Petite  Académie  l'épître  dont 
nous  venons  de  citer  quelques  passages,  et  dans 
laquelle  il  les  exhortait  à  faire  graver  toutes  les 
grandes  actions  de  Louis  XIV  sur  des  médailles ,  à 
ériger  au  roi  des  statues  de  marbre  ou  de  bronze , 
et,  par  des  Inscriptions,  à  donner  à  ces  monuments 
muets  une  ame  et  une  voix  : 

Addite  vos  mutis  vocemque  animamquc  figuris. 

Il  les  engageait  à  provoquer  l'érection  d'arcs 
triomphaux  et  à  y  mettre  encore  des  Inscriptions  : 

Saxa  triumphales  sensim  curventur  in  arcus  : 
Suspirant  Utulos,  litulos  superadditc  saxis. 

Mais  les  statues ,  mais  les  arcs  de  triomphe ,  tous 
monuments  que  leurs  vastes  dimensions,  continuait 
Santeul,  condamnent  à  s'immobiliser  sur  la  place 


ÉTUDE  TROISIÈME.  117 

OÙ  ils  s'élèvent ,  ne  profitent  qu'à  la  capitale ,  qui 
jouit  ainsi  doublement  de  la  présence  du  roi^  et  qui, 
pendant  l'absence  du  monarque,  est  du  moins  con- 
solée par  la  vue  de  son  image.  La  gloire  de  Louis 
est  à  l'étroit  dans  Paris  ;  elle  a  des  ailes,  elle  a  be- 
soin d'étendre  son  vol  et  de  briller  au  loin  : 

Gloria  metas 
Non  patitur;  rapida  il!a  volat^  nescitque  teneri. 

Les  médailles,  avec  leurs  légendes,  qui  sont 
comme  autant  d'Inscriptions  portatives,  peuvent 
multiplier  l'empreinte  de  sa  royale  effigie  et  propa- 
ger sa  gloire.  Aussi,  dit-il  aux  académiciens,  dans 
ces  vers  de  son  épître  que  nous  essaierons  de  tra- 
duire après  les  avoir  cités  : 

En  vobis  multo  igné  micant  liquefacta  metalla, 
Caelarique  petunt  :  caelate  ;  ab  imagine  sculpta 
Accipient  pretium  geminos  portanda  sub  axes. 
Insanae  nil  molis  habent,  damnosa  Vetustas 
Nil  poterit,  neque  Livor,  edax  nec  denique  Tempus. 
Anîiquas  turres,  atque  alta  palatia  regum 
Funditus  evertat,  totamque  exerceat  iram 
In  vaslas  opcriun  moles,  monstretque  ruinas 
Illustres  multa  insultans  :  quodcumquc  paratis 
Ingeuii  est,  fatorum  hîc  omnis  fracta  potestas. 

TRADUCTION. 

Aussi,  voyez  l'airain  qui  bouillonne  et  ({ui  coule, 
Dans  sa  chaude  prison  impatient  du  moule. 
Sculptez,  et  ie  méial,  sous  l'image  anobli, 
Aux  deux  pôles  du  monde  ira  braver  l'oubli. 


lis  J.-B.  SAXTEUL. 

Car  votre  oeuvre  n'est  pas  la  matière  sans  vie 
Qui  craint  la  faux  du  Temps  et  la  dent  de  l'Envie. 
Tour  à  tour  les  châteaux,  les  temples,  les  remparts 
Sous  les  efforts  des  ans  croulent  de  toutes  parts  : 
L'œuvre  qui  vient  de  voi»s,  produit  de  la  pensée. 
Des  outrages  du  temps,  comme  elle,  est  dispensée. 

Indépendamment  du  rôle  que  jouèrent  alors  les 
médailles  à  titre  de  documents  historiques,  rôle  qui 
ne  laissa  pas  n'être  important  puisque  le  P.  Méné- 
trier y  trouva  la  matière  d'une  Histoire  du  règne 
de  Louis-ie-Grand  par  les  Médailles,  Emblè- 
mes, Devises,  Jetons,  etc.,  ces  produits  de  la  nu- 
mismatique furent  aussi,  dans  leur  splière  d'action, 
des  macliines  de  guerre  et  des  pamphlets  qui  exer- 
cèrent leur  influence  sur  les  relations  internatio- 
nales. 

L'Inscription,  et  qui  plus  est  l'Inscription  latine, 
aujourd'hui  si  dédaignée,  était  montée  sur  le  trône 
de  France  avec  Louis  XIV.  On  sait  que  l'emblème 
de  ce  prince  était  un  Soleil  entouré  de  la  fameuse 
devise  latine  :  Nec  plurihus  impar,  «  Le  jésuite 
«  Bouhours  prétendait  que  depuis  que  te  roi  avait 
«  pris  un  soleil  pour  si'rnbole  et  qu'il  s'était 
«  approprié  ce  hel  astre,  les  personnes  un  peu 
«  éclairées  prenaient  le  soleil  pour  lui  (1).  » 
Beaucoup  de  Français  pouvaient  être  de  l'avis  du 

(1)  Marmontel.  ÉUments  de  Littérature,  au  mot  Appli- 
cation. 


ÉTUDE  TROISIÈME.  119 

P.  Bouhours  ;  mais  les  Hollandais  ne  prenaient  pas 
Tes  choses  comme  nos  pères.  Les  marchands  et  les 
banquiers  d'Amsterdam  répondirent  à  la  médaille 
solaire  par  plusieurs  autres  médailles  qui  tournaient 
en  dérision  le  grand  roi  assimilé  au  grand  astre. 
Une,  entre  autres,  érigeant  la  Hollande  en  un  Josué 
nouveau,  portait  en  exergue  :  In  conspectu  meo 
stetit  soi.  Le  roi-soleil  donna  un  démenti  à  cette  de- 
vise insultante,  et,  loin  de  s'arrêter,  il  marcha  vers 
le  fleuve  allemand,  où  l'on  sait  ce  qui  arriva.  Une 
médaille  sur  le  passage  du  Rhin  fut  frappée  en 
France.  La  Victoire  y  couronnait  le  roi ,  qui  foulait 
aux  pieds  le  fleuve  du  Rhin.  La  légende  était  :  Tra- 
natus  Rhenus,  et  l'exergue  :  Hostes  ripam  ad- 
versam  ohtinentes,  1672.  Notre  Santeul,  de  son 
côté,  ne  laissa  point  échapper  l'occasion  de  se  si- 
gnaler :  il  composa  une  devise  dont  le  corps  était 
un  Hercule  tenant  la  corne  d'un  taureau  qui,  de 
honte,  cache  sa  tête  dans  un  marais;  et  dont  l'ame 
consistait  dans  cette  Inscription  :  Truncuni  caput 
ahdidit  undis.  L'année  suivante  (  1673  )  la  Ville  de 
Paris,  dont  Santeul  était ,  comme  nous  l'avons  dit , 
le  poète  perpétuel,  grava  sur  ses  jetons  cette  devise 
glorieusement  commémorative  ;  et  le  poète  latin 
composa  à  cette  occasion  une  pièce  de  vers  dans 
laquelle  il  célébrait  le  passage  du  Rhin  et  expliquait 
tout  ensemble  l'allégorie  et  la  devise. 
C'était  là  le  côté  sérieux  des  Médailles  et  de  leurs 


IL'O  J.-B.  SAiSTEUL. 

devises  ;  mais  la  médaille-pamphlet  devait  avoir  sa 
part  mieux  déterminée.  Aussi,  pour  répondre  à  l'im- 
pertinent In  conspcctu  tnco  slctit  soi  des  Hollan- 
dais, fit-on  courir  une  autre  médaille  sur  laquelle 
était  cette  devise  : 

Hune  solcni,  ô  Josuc,  sistcrc  tcnipus  adcst. 

Quelque  vingt  ans  plus  tard,  la  fortune  nous 
tourna  le  dos  à  La  Hogue.  «  Les  flatteurs  avaient 
'(  imaginé  une  médaille  où  Louis  XIV  était  repré- 
«  sente  sous  la  figure  de  Neptune  menaçant  les 
«  vents,  avec  cette  légende  :  Quos  ego.  Le  combat 

'(fut  perdu et  les  Anglais  à  leur  tour  firent 

«  frapper  une  médaille  dont  l'emblème  était  aussi 
«  l'image  de  Neptune,  mais  avec  ces  vers  pour  lé- 
«  gende  : 

«  ...  Maturate  fugani,  regiquc  haîcdicitc  vestro  : 
«  Non  illi  impcrium  pclagi  (1).  » 

Revenons  à  Santeul.  Il  a  son  but  en  adressant  à 
l'Académie  des  Inscriptions  l'épître  latine  dont  nous 
avons  parlé.  Il  termine  cette  pièce  en  rappelant  que 
lui  aussi  compose  des  inscriptions,  et  qu'il  en  a 
fourni  la  Ville  de  Paris  pour  divers  monuments  dont 

(1)  «  Ilàlez-vous  de  prendre  la  fuiie,  el  allez  dire  à  votre 
<(  roi  que  ce  n'est  pas  à  lui  qirapparlient  l'empire  de  la  mer.  » 
(Marmontel,  Éléments  de  Littérature,  au  mot  Applica- 
tion.) 


ÉTUDE  TROISIÈME.  121 

elle  sest  embellie.  Ce  n'était  pas  tout  encore  :  San- 
teul,  poète  latin,  voulait  fournir  des  inscriptions, 
mais  des  inscriptions  latines;  et  plus  tard,  dans  une 
seconde  épître,  il  engagea  l'Académie  des  médail- 
les à  se  servir  de  la  langue  d'Horace  sur  les  monu- 
ments publics,  ut  latine  inscribat  monumenta. 
Par  malheur,  le  poète  n'apporte  qu'une  vaine  dé- 
clamation à  l'appui  de  son  conseil,  et  son  princi- 
pal argument,  celui  qu'il  a  gardé  comme  devant 
porter  le  coup  décisif,  consiste  en  un  appel  au  pa- 
triotisme de  r Académie  :  Rome  vous  offre  son  lan- 
gage comme  celui  qui  sera  toujours  le  plus  propre 
à  l'inscription  des  triomphes  ;  acceptez,  et  que  les 
trophées  des  Français  soient  décorés  de  la  dépouille 
des  Romains.  Cest  là  le  dernier  vers  de  l'épître,  et 
l'auteur  a  pris  soin  de  le  faire  imprimer  dans  ses 
œuvres  en  caractères  distinctifs  ; 

Ausonicium  spoliis  Francos  ornate  triuniphos. 

Ce  n'était  pas  sans  y  être  poussé  par  une  sorte  de 
nécessité  que  Santeul  insistait  ainsi  en  faveur  de  sa 
langue  de  prédilection.  En  effet,  un  annotateur  de 
notre  poète  dit  qu'on  était  d'accord  qu'il  fallait  des 
inscriptions,  mais  que,  pour  savoir  si  elles  seraient 
latines  ou  françaises,  les  sentiments  étaient  partagés. 

Cette  question  peut  nous  paraître  oiseuse  aujour- 
d'hui que,  dans  la  pratique  du  moins,  elle  est,  et 
sagement  selon  nous,  résolue  en  faveur  de  la  lan- 


122  J.-B.  SANTEUL. 

gue  française,  mais  ainsi  résolue,  pensons-nous  en- 
core, tout  en  regrettant  pour  les  inscriptions  la  force 
et  la  brièveté  de  la  langue  latine.  Quoi  qu'il  en  soit, 
la  question  de  préséance  entre  les  deux  langues 
donna  lieu  dans  son  temps  ?i  de  longs  et  sérieux 
débats  où  intervinrent  des  personnages  fort  graves 
et  fort  considérables. 

Il  serait  trop  long  de  chercher  à  raconter  l'his- 
toire de  cette  querelle  pacifique;  nous  nous  borne- 
rons à  emprunter  à  Santeul  lui-même,  qui  était  fort 
intéressé  dans  la  question,  quelques-uns  des  détails 
sommaires  qu'on  trouve  à  ce  sujet  dans  sa  corres- 
pondance (1).  Cette  citation,  même  par  extrait, 
nous  fera  jusqu'à  un  certain  point  assister  au  débat. 

«  Pour  ce  qui  regarde,  dit-il,  la  question  s'il  est  plus  à 
«  propos  de  faire  en  France  les  inscriptions  en  français  ou 
«  en  latin,  elle  a  été  fort  agitée  depuis  trois  ans.  Î\I.  Char- 
('  pentier,  de  TAcadémie  française,  en  a  fait  un  livre  très 
«  docte,  qui  essaie  de  prouver,  par  de  belles  et  spécieuses 
«  raisons,  qu'il  faut  se  servir  de  la  langue  du  prince  pour 
«  toutes  les  inscriptions.  Il  allègue  mille  autorités;  il  balance 
H  toute  la  grandeur  de  Rome  avec  celle  d'Athènes;  il  défri- 
«  che  môme  toute  l'affreuse  antiquité,  et  creuse  dans  de 
«  vieux  monuments  des  empereurs  romains  ;  il  se  familia- 
«  rise  avec  les  ombres  des  Césars;  il  ouvre  leurs  sépulcres  et 
«  défriche  leurs  épilaphes  que  le  temps  a  presque  effacées. 

(1)  Rcjponsc  à  la  critique  des  inscriptions  faites  (1670)  pour 
l'arsenal  de  Brest. 


ÉTUDE  TROISIÈME.  123 

«  Après  ces  beaux  raisonnements,  il  dit  éloquemment  que 
«  les  soldats  qui  ont  été  animés  au  combat  par  la  langue 
«  française,  doivent  lire  leurs  belles  actions  gravées  sur  les 
«  marbres  et  écrites  dans  la  même  langue  :  c'est  le  seul  prix 
«  de  leurs  exploits. 

«  La  langue  romaine,  dit-il,  ne  doit  point  s'enrichir  aux 
«  dépens  de  nos  actions  ;  le  Romain  n'a  jamais  envié  à  la 
«  Grèce  sa  délicatesse  ;  pourquoi  le  Français  enviera-t-il  la 
«  gravité  au  Romain? 

«  Le  R.  P.  Lucas,  jésuite ,  rhétoricien,  prit  les  armes  en 
«  main  pour  la  défense  de  la  langue  latine  ;  il  donna  jour  à 
«  son  action,  où  il  convoqua  tons  les  savants.  Il  s'agissait  de 
«  la  fortune  de  l'une  ou  de  l'autre  langue.  Là  se  trouvèrent 
«  les  Varillas,  les  Ménage,  les  Dupérier,  les  Desperriers,  les 
«  Doujat,  les  Petit,  les  Blondel,  les  deux  chanceliers  deslet- 
«  très  divines  et  humaines  (2),  et  autres,  qui  prennent  parti 
«  dans  le  pays  latin  et  français.  » 

Interrompons  ici  notre  citation  pour  en  prendre 
une  autre  dans  le  livre  des  Pensées  ingénieuses  des 
Anciens  et  des  Modernes,  recueillies  par  le  P. 
Bouhours.  Celle-ci  se  rapporte  au  R.  P.  Lucas,  dont 
vient  de  parler  Santeul,  et  h  la  circonstance  où  ce 
jésuite  vient  d'être  mis  en  évidence.  La  voici  : 

«  Un  de  nos  orateurs  latins  (  le  P.  Lucas),  qui  prétend  que 
«  la  langue  latine  est  bien  plus  propre  aux  inscriptions  qu'on 
«  fait  pour  le  roi,  que  la  française,  et  qui  le  prouve  dans  une 
«  belle  harangue  par  des  raisons  fort  plausibles,  dit  spiri- 

(2)  Les  deux  chanceliers  de  l'Université,  dout  l'un  dépendait 
de  l'archevêque  de  Paris,  l'autre  de  l'abbé  de  Sainte-Geneviève» 


126  J.-B.  SA^TEUL. 

«  tuellement  (ou  voit  que  Bouhours  goûte  la  pensée)  que  la 
»  gloire  ne  s'abaisse  pas  et  ne  se  ravale  pas  jusqu'à  s'aban- 
«  donner  d'abord  au  petit  peuple  ;  qu'elle  aime  à  passer  par 
«  les  mains  des  personnes  de  qualité  et  d'esprit,  pour  des- 
*<  cendre,  s'il  en  est  besoin,  comme  par  degrés,  auxperson- 
«  nés  les  plus  viles  et  les  plus  ignorantes. 

«  Cela  veut  dire,  ajoute  le  P.  Bouhours,  qu'il  n'y  a  que 
«  les  gens  polis  et  savants  qui  doivent  entendre  les  inscrip- 
«  lions  dos  monuments  publics,  et  que  c'est  d'eux  que  l'in- 
(I  telligence  en  doit  venir  à  la  populace  (1).  » 

Il  paraît  que  rien  ne  fut  décidé  par  cette  assem- 
blée devant  laquelle  le  R.  P.  Lucas  avait  si  bien  dé- 
fendu la  langue  latine,  car  le  débat  fut  reporté  de- 
vant l'Académie  française ,  en  présence  de  Colbert 
lui-même.  Charpentier,  qui  était  le  promoteur  de 
la  querelle,  crut  devoir  apporter  l\  l'appui  de  son 
système  des  traductions  françaises  de  quelques  pas- 
sages d'Ausone. 

«  Ce  méchant  latin  d'Ausone,  ditSanteul,  contribua  beau- 
*'  coup  à  la  beauté  du  français  du  sieur  Charpentier,  par 
«  la  raison  qu'il  est  aisé  de  parfaire  ce  qui  est  imparfait.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  discussion  prit  fin,  et  per- 
sonne, comme  c'est  l'usage,  ne  changea  de  senti- 

(1)  Voici  le  texte  du  P.  Lucas  :  «  Non  se  tantùm  dimittit, 
<'  non  eo  usque  abjicit  ac  veluti  prosternit  gloria,  ut  vili  po- 
«  pello  se  primi!im  committat.  Amat  illa  nobilium  et  erudi- 
((  torum  ire  per  manus  :  hinc,  si  necesse  est,  descendere 
«  ac  prolabi  gradatim.  » 


ÉTUDE  TROISIÈME.  125 

ment.  Le  P.  Lucas,  qui  élait  présent  à  ce  nouveau 
débatç,  ne  put  retenir  ces  mots  :  Sententiam  non 
muto,  et,  s'il  faut  en  croire  le  récit  de  Santeul,  un 
sourd  applaudissement  des  auditeurs ,  favorable  au 
R.  P.  jésuite,  fit  connaître  l'avantage  et  l'heureux 
succès  qu'il  emportait. 

Santeul  dit  encore  que  les  orateurs  de  la  langue 
française  intéressaient  à  chaque  période  de  leur 
discours  la  gloire  du  roi,  comme  si  elle  dépendait 
d'une  langue  si  bornée.  Ils  ne  prévoyaient  pas,  se- 
lon lui,  qu'avec  de  bonnes  intentions  ils  allaient  ob- 
scurcir les  actions  éclatantes  de  Louis-le-Grand,  et 
renfermer  dans  les  limites  de  la  France  ce  qui  doit 
être  porté  et  entendu  à  l'un  et  à  l'autre  pôle. 

«  C'eût  été  un  attentat,  continue-t-il,  si  la  bonne  intention 
«  ne  les  eût  justifiés.  Quoi  !  bannir  une  langue  connue  de 
«  toutes  les  nations  du  monde,  qui  est  immuable  dans  tous 
«  les  temps,  et  dont  la  durée  sera  égale  à  celle  de  l'Église , 
«  puisque  celle  -  ci  lui  a  confié  ses  oracles  sacrés ,  qui 

((  sont  dans  cette  langue  comme  un  dépôt! Enfin  ils 

M  ôtaient  à  la  langue  latine  sans  scrupule,  ses  plus  grands 
M  privilèges  et  incontestés  depuis  seize  siècles ,  pour  les 
«  communiquer  à  une  langue  qui  naît  et  qui  meurt  tous 
«les  jours.  C'est  néanmoins  ce  qu'ils  prétendent,  mais 
«  en  vain,  si  la  raison  l'emporte,  puisque  cette  langue  ne 
«  peut  être  fixée  que  par  la  décadence  de  la  monarchie 
«  française.  » 

Cette  espèce  de  solidarité  dans  laquelle  vSanteul 


126  J.-B.  SANTEUL. 

embrasse  ici  la  langue  et  la  monarchie  françaises  ne 
donne-t-cUe  pas  beaucoup  à  penser  ? 

Dans  le  sein  même  de  T Académie  française,  il  se 
trouva  (les  Calons,  comme  les  appelle  Santeul,  qui 
soutinrent  la  langue  latine,  et  qui  demandèrent  aux 
partisans  de  l'autre  langue  quelque  inscription  fran- 
çaise de  leur  façon,  dont  Tcxcellence  ou  la  faiblesse 
devait  être  le  meilleur  argument. 

Ils  ne  tardèrent  pas  à  être  satisfaits  :  Chaq^entier, 
à  quelques  années  de  là,  fut  chargé  de  composer 
des  inscriptions  pour  les  tableaux  de  la  grande  ga- 
lerie de  Versailles.  Il  les  fit  en  français  ;  mais  elles 
furent  trouvées  si  mauvaises,  qu'il  fallut  les  changer 
et  les  remplacer  par  d'autres,  également  françaises 
il  est  vrai,  que  donnèrent  Boileau  et  Racine. 

On  a  remarqué  que  Boileau,  averti  pourtant  par 
le  mérite  du  bon  La  Fontaine,  avait  oublié  la  fable 
dans  rénumération  qu'il  a  faite  des  différents  genres 
de  compositions  poétiques.  Il  faut  ajouter  qu'il  a 
également  omis  l'Inscription ,  qui  aurait  dû  cepen- 
dant lui  revenir  en  mémoire,  lorsqu'il  dit  : 

L'épigramme,  plus  libre  en  son  tour  plus  borné, 
K'est  souvent  qu'un  bon  mot  de  deux  rimes  orné. 

En  effet ,  l'Inscription  est  une  dépendance ,  mais 
une  dépendance  notable  de  l'épigramme;  et  elle 
était,  du  temps  de  Boileau  plus  que  jamais,  d'un 
usage  assez  répandu  pour  avoir  le  droit  de  devenir 


ÉTUDE  TROISIÈME.  127 

l'objet  de  quelques  préceptes.  Son  silence  vient-il 
de  ce  que  l'Inscription  était  alors  plus  souvent  la- 
tine ?  Mais  il  y  avait  aussi  de  nombreux  exemples 
d'inscriptions  en  vers  français.  Malherbe,  entre  au- 
tres, en  avait  donné.  Boileau,  de  son  côté,  en  a  fait 
un  bon  nombre,  soit  pour  des  tombeaux,  soit  pour 
des  portraits;  et  l'on  a  droit  de  s'étonner  qu'il  n'ait 
pas  réglementé  ce  genre,  que  lui-même  a  cultivé 
avec  quelque  plaisir.  Il  est  même  à  regretter  que 
la  postérité  ne  trouve  pas  dans  VJrt  poétique  une 
dixaine  de  vers  qui  consacre  le  souvenir  du  débat 
dont  l'Inscription  fut  l'objet  dans  son  temps  et  sous 
ses  yeux  ;  de  même  qu'il  a  manqué  à  ses  contem- 
porains de  voir  fixer,  par  un  de  ces  poétiques  ar- 
rêts auxquels  il  donnait  tant  d'autorité  sur  les  es- 
prits, l'incertitude  où  ils  étaient  sur  la  préférence  à 
donner  au  latin  ou  au  français  pour  les  inscriptions. 
Il  a  fallu  qu'au  commencement  de  ce  siècle,  un 
poète  aujourd'hui  presque  ignoré,  Chaussard  (1) , 
dans  sa  Poétique  secondaire ,  qu'il  avait  d'abord 
intitulée  d'une  façon  plus  caractéristique  É pitre 
sur  quelques  genres  dont  Boileau  n'a  pas  fait 
mention  dans  son  Art  poétique,  suppléât  au  si- 
lence gardé  sur  le  genre  qui  nous  occupe  ici.  Et 
voici  ce  cpi'il  dit  au  sujet  de  l'Inscription  : 

(1)  Voir  YHistoire  de  la  Poésie  française  a  l'époque  im- 
périale, par  M.  Ber>'Ard  Jullien,  tome  II,  page  /i6. 


12S  J.-B.  SiVxNTEUL. 

L'utile  Inscription,  fillc  de  Mnémosyne, 

Des  grands  événements  consacre  l'origine  ; 

Sacrée,  annonce  un  Dieu,  console  les  tombeaux  ; 

Morale,  avertit  l'homme  et  des  biens  et  des  maux  ; 

Héroïque,  aux  exploits  anime  un  grand  courage. 

Pourri ez-vous  hésiter  sur  le  choix  du  langage? 

Du  latin  plus  concis  la  docte  obscurité 

Vaut-elle  du  français  la  vulgaire  clarté? 

Un  grand  sens  ;  peu  de  mots;  simple  et  vrai,  que  le  style 

Imprime  au  fond  des  cœurs  un  souvenir  fertile. 

Nous  pensons  qu'aujourd'hui  tout  le  monde  est 
d'accord  avec  Chaussard  sur  le  choix  de  la  langue  ; 
mais  si  l'on  se  rappelle  à  cet  égard  les  hésitations 
de  Colbert,  qui  crut  devoir  consulter  l'Académie 
française;  si  l'on  tient  compte  du  partage  des  opi- 
nions dans  cette  docte  compagnie  et  dans  l'Uni- 
versité; si  l'on  remarque  le  silence  prudent  de 
VArt  poétique,  on  reconnaîtra  que,  du  temps  de 
Santeul,  la  question  n'était  pas  aussi  facile  à  résou- 
dre. 

Il  ne  faudrait  cependant  pas  reprocher  à  Boileau 
d'une  manière  trop  absolue  son  silence  à  cet  égard. 
On  trouve  en  effet  à  la  fin  de  ses  œuvres  un  Discours 
sur  le  style  des  Inscriptions,  qu'il  a  accompagné 
de  la  note  suivante  : 

«  ;M.  Charpenlierj  de  l'Académie  française,  ayant  composé 
«  des  inscriptions  pleines  d'emphase  qui  furent  mises  par 
«  ordre  du  Roi  au  bas  des  tableaux  des  victoires  de  ce  prince 
«  dans  la  grande  galerie  de  Versailles  par  monsieur  Le  Brun, 


ÉTUDE  TROISIÈME.  129 

«  monsieur  de  Loiivois,  qui  succéda  à  monsieur  Colbert  dans 
«  la  charge  de  surintendant  des  bâtiments,  lit  entendre  à 
«  Sa  Majesté  que  ces  inscriptions  déplaisaient  fort  à  tout  le 
«  monde,  et,  pour  lui  montrer  que  c'était  avec  raison,  me 
«  pria  de  faire  sur  cela  un  mot  d'écrit  qu'il  pût  montrer  au 
('  roi.  Ce  que  je  fis  aussitôt.  Sa  Majesté  lut  cet  écrit  avec 
((  plaisir,  et  l'approuva  :  de  sorte  que  la  saison  l'appelant  à 
«  Fontainebleau^  il  ordonna  qu'en  son  absence  on  ôtàt  toutes 
«  ces  pompeuses  déclamations  de  M.  Charpentier,  et  qu'on 
«  mît  les  inscriptions  simples  qui  y  sont,  que  nous  compo- 
«  sâmes  sur-le-champ,  monsieur  Racine  et  moi,  et  qui  fu- 
«  rent  approuvées  de  tout  le  monde.  C'est  cet  écrit,  fait  à  la 
V  prière  de  monsieur  de  Louvois^  qiie  je  donne  ici  au  pu- 
«  blic.  » 

Les  réflexions  auxquelles  se  livre  Boileau  à  ce 
sujet  sont  empreintes  de  ce  bon  sens  qui  était  une 
de  ses  qualités  dominantes;  mais,  reléguée  ainsi 
dans  rexigiiïté  et  dans  la  prose  de  son  Discours, 
l'Inscription  se  trouve  en  quelque  sorte  dégradée  de 
poésie.  D'ailleurs  l'Inscription  dont  il  parle  ici  est 
celle  qui  est  uniquement  destinée  à  figurer  sous  des 
tableaux ,  et  les  tableaux  dont  il  s'agit  «  étant  dans 
«  l'appartement  du  roi,  comme  le  remarque  Boi- 
«  leau, 

«  et  ayant  été  faits  par  son  ordre,  c'est  en  quelque  sorte  le 
«  roi  lui-même  qui  parle  à  ceux  qui  viennent  voir  sa  gloire.  » 

De  plus ,  ces  mêmes  inscriptions  ne  sont  pas  mi- 
ses là  pour  être  lues  par  la  foule  et  pour  chercher 

9 


130  J.-B.  SANTEUL. 

à  instruire  et  à  moraliser ,  comme  le  sont  d'autres 
inscriptions  dont  nous  entendons  parler.  D'où  il  ré- 
sulte qu'on  a  eu  raison  de  chercher  une  grande 
simplicité  dans  la  rédaction ,  et  d'éviter  sur-tout  le 
faste  et  l'ostentation.  Les  suscriptions  que  Boileau 
et  Racine  composèrent  fresque  sur-ie-champ 
[jCQ  qui  n'était  pas  bien  dilïicile)  pour  la  grande 
galerie  de  Versailles,  se  réduisent  à  des  termes  tels 
que  ceux-ci  :  Le  Passage  du  Rhin;  —  Le  roi 
prend  lui-même  la  conduite  de  son  royaume, 
et  se  donne  tout  entier  aux  affaires,  1661  ;  l'œu- 
vre du  peintre  et  le  lieu  où  elle  était  exposée  ne 
comportaient  sans  doute  pas  autre  chose  ;  mais,  à 
notre  point  de  vue ,  ce  sont  là  des  étiquettes ,  des 
écriteaux,  des  légendes;  c'est  tout  ce  qu'on  voudra, 
hormis  des  inscriptions;  et,  tout  en  parlant  fort  ju- 
dicieusement de  ce  qu'il  fallait  écrire  au  bas  des 
tableaux  du  palais  de  Versailles,  tout  en  posant 
d'excellentes  règles  pour  une  sorte  particulière 
d'inscriptions,  Boileau ,  là  encore ,  fit  défaut  à  l'In- 
scription considérée  en  général. 

On  lit  aussi  le  paragraphe  suivant  dans  le  Dis- 
cours sur  le  style  des  Inscriptions  : 

«  Il  est  vrai  que  la  langue  latine,  dans  sa  simplicité,  a  une 
«  noblesse  et  une  énergie  qu'il  est  difficile  d'attraper  dans 
*  notre  langue;  mais,  si  Ton  n'y  peut  atteindre,  il  faut  s'ef- 
«  forcer  d'en  approcher,  et  tout  au  moins  ne  pas  charger 
«  nos  inscriptions  d'un  verbiage  et  d'une  enflure  de  paroles 


ÉTUDE  TROISIÈME.  131 

«  qui,  élant  fort  mauvaise  partout  ailleurs,  devient  sur-tout 
«  insupportable  en  ces  endroits.  » 

Cette  phrase,  qui  consacrait  tout  à  la  fois  la  défaite 
des  inscriptions  françaises  de  Charpentier  en  parti- 
culier, et  l'abandon  en  principe  des  inscriptions  la- 
tines en  général,  ménageait  au  moins  la  susceptibi- 
lité des  latinistes,  en  même  temps  qu'elle  traitait 
fort  mal  le  coryphée  de  leurs  adversaires. 

Nous  venons  de  dire  que  l'usage  du  latin  dans  les 
inscriptions  n'était  abandonné  qu'en  principe  :  en 
efTet,  long-temps  après  le  débat  dont  Santeul  a  fait  le 
récit  en  1676,  à  propos  de  ses  inscriptions  pour  l'ar- 
senal de  Brest  et  pour  la  fontaine  du  port  de  cette 
ville ,  on  recourut  encore  long-temps  au  latin  pour 
des  inscriptions  à  mettre  sur  des  monuments  publics. 

Ainsi  celle  que  le  maréchal  de  La  Feuillade  fit 
graver  sous  les  pieds  de  la  statue  qu'il  érigea  en 
1686  à  Louis  XIV,  était  ainsi  conçue  :  Viro  iinmor- 
taii,  et  chacune  des  faces  du  piédestal  portait  une 
inscription  en  vers  latins  de  l'abbé  Régnier  Desma- 
rets. 

Le  Santoiiana  rapporte  à  ce  propos  une  anec- 
dote dont  nous  allons  copier  textuellement  le  récit, 
parce  que  ce  sera  une  nouvelle  occasion  de  faire 
mieux  connaître  le  caractère  de  Santeul  : 

«  ]M.  le  maréchal  de  La  Feuillade  faisant  travailler  à  la 
«  statue  du  roi  qui  est  à  la  place  des  Victoires,  pria  M.  l'abbé 


132  J.-B.  SANTEUL. 

<c  Ueguier,  qui  triait  de  l'Académie  française,  de  faire  des 
M  inscriplions  pour  mettre  autour  du  piédestal  de  la  statue  ; 
«  et  lorsqu'elles  furent  faites,  il  envoya  chercher  Santeul 
«  par  un  laquais,  pour  les  lui  faire  voir.  Sanleul,  offensé 
«  que  le  maréchal  de  La  Feuilladc  ne  lui  avait  pas  envoyé 
«  de  carrosse,  ne  voulut  point  y  aller,  et  dit  au  laquais  :  Mon 
<(  enfant ,  va-t'en  dire  à  ton  maître  qu'il  connaît  mal  son 
«  monde,  et  qu'un  homme  comme  moi  ne  va  pas  à  pied. 
«  Le  laquais  rendit  réponse  au  maréchal,  qui  ne  puts'em- 
«  pécher  de  rire  de  l'extravagance  de  Santeul.  Il  lui  en- 
te voya  pourtant  son  carrosse,  et  il  vint.  D'abord  que  M. 
«  de  la  Feuilladc  vit  Santeul ,  il  lui  dit  :  Vous  faites  bien  le 
«renchéri  pour  venir  jusqu'ici!  — Comment,  venir!  ré- 
«  pondit  Sanleul  ;  sachez  que  je  ne  vais  chez  personne,  et 
«  que  ceux  qui  ont  affaire  de  moi  me  viennent  trouver.  — 
«  Tu  es  donc  bien  grand  seigneur?  reprit  le  maréchal.  — 
«  Je  ne  sais  si  je  le  suis,  ajouta  Santeul,  mais  je  sais  bien 
((  que  je  suis  le  premier  homme  du  monde  dans  mon  carac- 
«  tère.  —  A  ces  mots,  M.  de  La  Feuilladc  se  mit  à  rire,  et 
«  Santeul  lui  répéta  :  —  Oui,  oui,  je  le  suis,  et  un  si  grand 
«  homme  que  vous  ne  m'iricz  qu'à  la  ceinture  ;  vous  ne  se- 
((  riez  pas  seulement  digne  de  me  porter  la  queue  sur  le 
H  Parnasse.  —  Le  maréchal  de  La  Feuilladc  rit  encore  plus 
«  fort  qu'auparavant,  et  ayant  pris  son  sérieux,  il  lui  dit 
«(  qu'il  ne  doutait  point  de  la  grandeur  de  son  mérite,  mais 
«  qu'il  s'agissait  de  juger  des  vers  de  l'abbé  Uegnier.  Et  les 
«  lui  ayant  montrés,  Santeul  ne  les  eut  pas  lus,  qu'il  dit  :  — 
«  Ce  sont  là  des  vers  à  renie?-  !  ajoutant  qu'à  moins  d'être 
.(  condamné  à  être  pendu,  on  n'en  pouvait  faire  de  plus 
«  mauvais.  —  Alors  M.  de  La  Feuilladc  le  pria  de  lui  en 
«  faire,  et  il  fit  ceux-ci  : 


ÉTUDE  TROISIKME.  133 

(  Nous  nous  contenterons  de  mentionner  tout  à 
l'heure  deux  des  cinq  inscriptions,  en  deux  vers 
chacune,  que  cite  le  SantoUana.  ) 

«  Le  malheur  vouhit  pour  Santeul,  continue  le  narrateur, 
«  que  ses  vers  ne  furent  pas  approuvés  :  et  le  maréchal  de 
«  La  Feuillade  les  ayant  refusés,  Santeul  en  fut  si  indigné, 
«  qu'il  le  traita  d'ignorant  et  de  fou  en  s'en  allant.  » 

Nous  avons  promis  de  citer  deux  des  inscriptions 
refusées  à  Santeul  ;  nous  donnons  la  première  ;  le  P. 
Bouhours,  plus  compétent  peut-être  que  le  maré- 
chal, l'a  insérée  dans  son  recueil  de  Pensées  ingé- 
nieuses. La  voici  : 

Credere,  Posterilas,  si  tam  ardiia  facta  récuses, 
Suspice,  et  liaec  facient  Principis  ora  fidem. 

TRADUCTION. 

Crains-îu,  Postérité,  d'admettre  tant  de  gloire? 
Contemple  cette  image,  et  tu  pourras  y  croire. 

La  cinquième  inscription  était  celle-ci  : 

Aspice  quem  faustis  ambit  Victoria  pennis  : 
Hic  pelago,  hic  terris,  hic  sibi  jura  dédit. 

TRADUCTION. 

La  Victoire,  brillant  emblème, 
Sous  son  aile  vient  l'abriter  : 
C'est  le  héros  qui  sut  dompter 
L'Océan,  la  Terre,  et  lui-même. 

Louis  XÏV  n'eut  pas  la  primeur  de  cette  dernière 
flatterie;  elle  avait  déjà  été  déflorée  au  profit  de 


13i  J.-B.  SAXTEUL. 

Henri  IV  par  Grotius,  qui  avait  composé  le  quatrain 
suivant  pour  le  portrait  de  ce  prince  : 

Quantum  aliis  rcges,  hic  tantùm  regibus  cxtat, 

Et  bcUo  Victor,  Victor  et  ipsc  suî 
Hic  ille  Henricus,  que  Gallia  dante  rcccpit 

Fracta  dccus,  mores  barbara,  paupcr  opes. 

TRADUCTION. 

Henri,  primant  les  rois  autant  qu'un  roi  nous  prime, 
Vainqueur  dans  les  combats,  sut,  prince  magnanime, 
Sur  lui-môme  obtenir  des  triomphes  plus  beaux. 
La  France,  heureux  pays,  prit  de  ses  mains  augustes, 
Flétrie,  un  noble  éclat;  barbare,  des  lois  justes; 
Et  pauvre,  des  trésors  nouveaux. 

En  cherchant  bien,  on  trouverait  sans  doute  chez 
plus  d'un  poète  antérieur  quelque  chose  d'analogue 
au  hic  sibi  jura  dédit  de  Santeul  et  au  victor  et 
ipse  sut  de  Grotius. 

Cette  cinquième  inscription  de  Santeul,  comme 
les  quatre  autres  dont  nous  parlons  ici,  ne  fut  pas 
employée  ;  mais  la  pensée,  avec  les  termes  mêmes 
du  sihi  jura  dédit,  a  été  transportée  par  lui  dans 
plusieurs  endroits  de  ses  poésies,  et  notamment  dans 
une  autre  inscription  qui  fut  gravée  au  bas  d'une 
statue  équestre  de  Louis  XIV;  et  la  flatterie  exces- 
sive, disons  mieux ,  mensongère  exprimée  par  ces 
mots  nous  rappelle  quelques  lignes  de  Y  Institution 
d'un  Prince,  par  un  sieur  Duguet,  disciple  de  Port- 
Royal,  ouvrage  publié  dans  les  années  moins  heu- 


ÉTUDE  TROISIÈME.  135 

reuses  du  graud  règne  (1710).  Sous  l'apparence  de 
conseils  donnés  à  un  prince,  ce  passage  a  bien  l'air 
de  faire  allusion  à  quelques  inscriptions  de  la  force 
de  celle  qui  nous  occupe.  Nous  citons,  on  jugera  : 

«  Les  inscriptions  qu'on  gravera  sur  le  marbre  ou  sur 
«(  l'airain  seront  condamnées  par  le  prince,  et  changées  par 
«  son  ordre,  si  elles  ne  sont  simples  et  sincères.  C'est  un 
«  mal  plus  grand  de  perpétuer  la  flatterie  par  des  monu- 
«  ments  durables  que  de  la  souffrir  dans  des  discours  qui  ne 
«  laissent  point  de  vestiges.  C'est  rendre  le  scandale  comme 
«  éternel,  et  apprendre  à  la  postérité  à  mépriser  la  vérité, 
«  que  de  lui  laisser  de  si  mauvais  exemples.  Les  hommes  s'y 
«  accoutument ,  mais  l'indignation  de  Dieu  ne  passe  point, 
«  et  une  statue  avec  un  titre  insolent  est  une  espèce  dïdole 
«  qui  lui  rend  odieux  le  lieu  où  elle  est  érigée,  et  le  peuple 
M  qui  n'en  gémit  pas  (1).  » 

Nous  pourrions  citer  une  foule  d'autres  exemples 
d'inscriptions  latines  employées  pour  des  monu- 
ments publics  et  des  médailles  long-temps  après 
l'exclusion  olficielle  de  la  langue  d'Horace;  et  nous 
en  trouverions  non-seulement  en  plein  dix-hui- 
tième siècle,  mais  plus  près  de  nous  encore;  ce 
qui  nous  exposerait  à  rappeler  des  choses  que  peu 
de  personnes  ignorent.  Dans  cette  Étude  sur  l'In- 
scription latine,  nous  devions  constater  la  durée  de 
son  maintien ,  même  après  le  triomphe  définitif  du 

(1)  Nous  empruntons  cette  citation  au  Cours  de  Littéra- 
ture de  La  Harpe. 


lo..  J.-B.  SANTEUL. 

français  ;  mais  nous  en  avons  dit  assez  sur  ce  point. 

Au  reste,  si  l'on  songe  qu';\  lui  seul,  lanl  pour  les 
fontaines,  statues  et  autres  monuments  de  Paris; 
que  pour  les  trophées,  cascades,  serres,  fontaines, 
orangerie,  statues,  labyrinthe  et  autres  ornements 
des  jardins  de  Chantilly,  demeure  des  Condés;  que 
pour  le  château  de  Clagny,  maison  de  plaisance  du 
duc  du  Maine  ;  que  pour  l'arsenal  et  la  fontaine  du 
port,  à  lirest  ;  que  pour  les  tombeaux  d'un  grand 
nombre  de  personnages  de  distinction,  Santeul  pro- 
duisit plus  de  cent  petites  pièces  qui  toutes  furent  ac- 
cueillies avec  faveur  ;  et  si  l'on  ajoute  à  tout  cela 
les  opuscules  du  mcMue  genre  que  multiplièrent  des 
poètes  latins  ses  contemporains,  tels  que  Commire, 
Ménage,  La  Rue,  du  Périer,  Rollin,  Régnier  des 
Marcts  et  une  foule  d'autres,  on  pourra  se  faire  une 
idée  de  la  vogue  dont  jouissait  alors  l'Inscription 
latine. 

Santeul  sur-tout  était  le  grand  pourvoyeur  d'épi- 
laphes.  Il  n'y  avait  peut-être  pas  un  uiort  de  quel- 
que distinction  à  qui  on  eût  cru  rendre  complètement 
les  derniers  honneurs  si  sa  tombe  n'eût  été  décorée 
de  quelques  vers  latins  du  poète  à  la  mode.  Il  fal- 
lait seulement,  si  l'on  voulait  être  servi,  ne  point 
payer  à  l'avance,  car  cette  précaution  ne  servait 
qu'à  faire  perdre  la  mémoire  à  Santeul.  Un  des 
traits  de  ce  caractère  plein  de  contrastes  fut  une 
cupidité  qui  n'avait  d'égale  que  la  prodigalité  avec 


ÉTUDE  TllOISIÈME.  137 

laquelle  il  jetait  aux  pauvres  un  argent  acquis  par 
ces  moyens  peu  scrupuleux  qui  sembleraient  ne  de- 
voir être  que  des  inspirations  de  l'avarice. 

La  vogue  dont  jouissait  Santcul  était  si  près  de 
l'engouement,  que  ce  poète,  vit  jusqu'à  un  comédien 
venir  lui  demander  des  vers  latins  pour  mettre  au 
bas  de  son  portrait. 

Ici  se  présente  une  anecdote  que  nous  ne  négli- 
gerons pas,  car  elle  est  aussi  caractéristique  que  la 
précédente.  Nous  n'avons  rien  de  mieux  à  faire, 
cette  fois  aussi ,  que  de  transcrire  le  récit  du  Saîi- 
toiiana. 

«  Arlequin  Dominique  ayant  fait  faire  son  portrait,  vouliU 
«  avoir  des  vers  latins  pour  mettre  au  bas.  Il  savait  que 
«  Santeul  passait  pour  le  poète  qui  en  faisait  le  mieux  :  il  fut 
«  le  voir  en  habit  ordinaire,  et  comme  il  en  fut  mal  reçu, 
«  car  Santeul  tenant  la  porte  de  sa  chambre  entr'ouverte,  lui 
«  fit  brusquement  et  coup  sur  coup  cent  questions  Tune 
a  après  Taulre,  savoir  qui  il  était,  pourquoi  il  venait,  s'il 
((  avait  quelque  chose  à  lui  dire,  comment  il  le  connaissait, 
«  de  quelle  part  il  venait,  et  où  il  l'avait  vu;  et  tout  cela 
«  sans  attendre  une  réponse  :  après  quoi  il  lui  ferma  la 
«  porte. 

«  Dominique,  surpris,  ne  se  rebuta  point.  11  concerta  en 
«  lui-même  comment  il  viendrait  à  bout  d'un  homme  si 
«  brusque,  et  ayant  imaginé  ce  qu'il  pourrait  faire,  il  se  re- 
((  tira,  résolu  d'y  revenir  dans  son  habit  de  théâtre.  En  effet, 
«  quelques  jours  après,  s'étant  mis  en  chaise  avec  son  habit 
((  de  théâtre,  sa  sangle,  son  épéc  de  bois,  son  petit  chapeau 


138  J.-B.  SANTEUL. 

«  el  son  manteau  rouge  par-dessus  qui  le  couvrait,  il  fut 
«  heurter  à  la  porte  de  Santcul,  quoiqu'elle  filt  entr'ouverte. 
«  —  Qui  est  là?  cria  Santeul,  qui  composait.  Dominique  ne 
«  répondant  rien,  mais  continuant  de  frapper  de  la  même 
«  manière,  Santeul,  qui  avait  demandé  cinq  ou  six  fois  gui 
«  est  là?  et  qui  avait  même  dit:  entrez!  importuné  par  le 
«  même  bruit  et  ne  voulant  pas  se  lever  de  son  .siège,  dit  en 
«  colère  :  —  Oli  !  quand  tu  serais  le  diable,  entre  si  tu  veux! 
«  —  Dominique  ayant  pris  la  balle  au  bond,  jeta  son  man- 
«  teau  en  arrière,  prit  son  masque,  mit  son  chapeau  et  en- 
«  tra  brusquement.  Santeul,  surpris,  tendit  les  bras,  ouvrit 
«  de  grands  yeux  et  se  tint  innnobile  quelque  temps,  bou- 
«  che  béante,  sans  pouvoir  rien  dire,  croyant  effectivement 
«  que  ce  fût  le  diable.  Dominique  étant  resté  assez  long- 
«  temps  dans  une  posture  qui  répondait  à  Fétonnement  de 
«  notre  poète,  en  changea,  et  commença  de  courir  d'un  bout 
«  de  la  chambre  à  l'autre,  en  faisant  mille  postures.  Santeul, 
«  revenu  de  sa  surprise,  se  leva  et  fit  les  mêmes  tours  dans 
«  sa  chambre.  Dominique,  croyant  que  le  jeu  lui  plaisait, 
«  tira  son  épée  de  bois,  et  allongeant  et  raccourcissant  le 
V  brap,  lui  donnait  de  petites  lapes,  tantôt  sur  les  doigts, 
«  tantôt  sur  les  joues,  tantôt  sur  les  épaules.  Santeul,  irrité, 
«  lui  tendait  de  temps  en  temps  des  coups  de  poing,  que 
«  l'autre  savait  esquiver  fort  adroitement.  Ensuite  Arlequin, 
«  détachant  sa  sangle,  et  Santcul  prenant  son  aumusse,  ils 
«  se  firent  sauter  l'un  l'autre  jusqu'à  ce  que  celui-ci,  com- 
«  mençant  à  se  lasser  de  cette  comédie,  lui  dit  :  —  Mais 
«  quand  tu  serais  le  diable,  si  faut-il  que  je  sache  qui  tu  es. 
«  —  Qui  je  suis?  répondit  Dominique.  — Oui,  répliqua  le 
«  poète.  —  Je  suis,  continua  Dominique,  le  Santeul  de  la 
«  comédie  itahennc.— Oh  !  pardi,  si  cela  est,  reprit  Santeul, 


ÉTUDE  TROISIÈME.  139 

«  je  suis  rAiiequin  de  Saint-Victor.  —  Dominique  leva  son 
('masque^  et  ils  s'embrassèrent  l'un  l'autre,  comme  les 
«  meilleurs  amis  du  monde.  Peu  de  temps  après,  Domini- 
«  que  pria  Santeul  de  lui  faire  des  vers  pour  mettre  au  bas 
«  de  son  portrait  ;  et  Santeul  s'en  tint  à  ce  seul,  qu'il  lui  fit 
«  sur-le-champ. 

«  CASTIGAT  RIDENDO  MORES.   » 

Nous  ignorons  si  Dominique  Biancolelli  fit  usage 
de  cette  devise  pour  son  portrait;  mais  elle  fut  pla- 
cée sur  le  rideau  de  la  comédie  italienne.  Depuis 
elle  a  passé  sur  celui  du  théâtre  Feydeau  ;  et  au- 
jourd'hui même  encore,  nous  assure-t-on,  elle  figure 
sur  la  toile  du  nouveau  théâtre  de  l'Opéra-Comique. 

L'inscription  Castigat  ridendo  mores  était  le 
résultat  d'une  aventure  plaisante;  une  autre  in- 
scription ,  une  épitaphe ,  cette  fois ,  fut  pour  notre 
poète  la  source  d'une  longue  série  de  tribulations, 
que  ses  biographes  ont  enregistrée  sous  le  titre  de  ; 
Démêlé  de  M.  de  Santeul  avec  tes  Jésuites.  Cette 
épitaphe,  c'était  celle  qu'il  avait  composée  pour  le 
cœur  du  célèbre  Arnauld,  de  Port-Royal.  Le  récit 
abrégé  de  cette  histoire  nous  fera  revoir,  dans  l'É- 
tude qui  va  suivre,  un  côté  curieux  des  mœurs  de 
ce  temps. 


Au  moment  même  où  nous  achevons  cette  partie 
de  notre  travail ,  une  main  amie  nous  met  sous  les 


UO  J.-B.  SAMEUL. 

yeux  un  ouvrage  où  nous  voulons  puiser  quelques 
indications  précieuses  sur  les  Inscriptions.  Cet  ou- 
vrage a  pour  auteur  .^I.  i>.  de  La  Quérièrc,  et  pour 
titre  :  Recherches  historiques  sur  tes  Enseignes 
des  maisons  particuiières ,  suivies  de  quelques 
Inscriptions  murales  prises  en  divers  lieux  (1). 

Nous  y  voyons  que ,  dans  les  temps  où  l'Inscrip- 
tion jouissait  de  toute  sa  popularité,  les  édifices  pu- 
blics n'étaient  pas  seuls  en  possession  de  cette  es- 
pèce d'ornement.  Les  habitations  particulières  en 
décoraient  aussi  leur  frontispice.  Les  inscriptions 
étaient  là  comme  pour  faire  connaître  d'avance  à 
tout  venant  l'esprit  qui  animait  les  hôtes  ou  les  con- 
structeurs de  la  maison  ;  ou  bien  elles  renfermaient 
un  sage  précepte  dont  la  vue  habituelle  entretenait 
dans  les  âmes  quelque  salutaire  pensée.  C'était 
comme  la  voix  de  l'ange  gardien  du  logis  qui  se 
tenait  sur  la  porte  et  olfrait  au  visiteur  une  sage  in- 
spiration pour  sa  bienvenue. 

Un  de  nos  poètes  contemporains  (2)  a  dit  des 
temples  : 

Sans  eux,  toute  cité  n'a  que  des  pierres  viles. 

(1)  M.  de  La  Quérière  est  aussi  Tauteur  d'une  curieuse 
Description  historique  des  Maisons  de  Rouen  les  plus  re- 
marquables par  leur  décoration  extérieure  et  leur  ancien- 
neté. 

(2)  M.  Al  G.  Barbier,  //  Pianto. 


ÉTUDE  TROISIÈME.  1/,1 

JNos  pèreSj  dirait-on,  pensaient  de  même  à  l'égard 
de  l'Inscription,  et  la  regardaient  comme  un  caclipt 
de  spiritualisme  imprimé  sur  les  pierres  de  leurs 
édifices  privés. 

Nous  allons  emprunter  à  l'ouvrage  de  M.  de  J.a 
Quérière  quelques  inscriptions  qui  viendront  à  l'ap- 
pui de  ce  que  nous  disons  ici. 

Ces  inscriptions  sont  tantôt  le  conseil ,  pour  tout 
habitant  du  logis ,  de  ne  se  laisser  passer  par  per- 
sonne en  vigilance  et  en  activité.  Ainsi, 

«  A  Arques ,  dans  la  Seine-Inférieure,  sur  la  porte  d'une 
«  maison  particulière,  on  lit  ces  paroles  : 

«  FELIX  DOMUS  IX  QUA  NON  CONQLERITLR  DE  MARIA  MARTHA.  » 

TRADUCTION. 

Heureuse  la  maison,  où  Martlie  ne  se  plaint  pas  de  Marie. 

On  voit  qu'il  y  a  ici  une  allusion  à  ce  passage  de 
l'évangile  selon  saint  Luc,  où  Marthe  dit  à  Jésus  en 
parlant  de  sa  sœur  Marie  :  «  Seigneur,  ne  considé- 
«  reZ"VOus  point  que  ma  sœur  me  laisse  servir  toute 
a  seule?  Dites-lui  donc  qu'elle  m'aide.  » 

Tantôt  c'est  un  précepte  de  discrétion  et  de  con- 
tinence tout  ensemble,  renfermé  dans  ce  distique 
sur  une  maison  de  Moret  près  de  Fontainebleau  (1)  : 

(1)  «  A  ^Joret,  près  de  Fontainebleau,  il  existait,  dit  i\l.  de 
«  La  Quérière,  une  charmante  maison,  dite  de  François  I.*', 
«  laquelle  fut  transportée  à  Paris  en  1823,  et  reconstruite 


U2  J.-B.  SAMEUL. 

Qui  scit  frenare  linguam  sensumque  domarc 
Fortior  est  illo  qui  frangit  viribus  url)es. 

TRADUCTION. 

Brider  sa  langue,  et  dans  son  cœur 
Dompter  les  passions  rebelles, 
C'est  faire  plus  que  le  vainqueur 
Qui  prend  d'assaut  les  citadelles. 

■  Ailleurs,  c'est  un  simple  jeu  d'esprit  en  une  prose 
disposée  à  la  façon  de  ces  vers  qu'on  nomme  vers 
rapportés,  c'est-à-dire  arrangés  de  telle  sorte  que 
le  premier ,  le  second  mot  du  premier  vers ,  est  lié 
par  le  sens  au  premier,  au  second  mot  du  vers  sui- 
vant. Voici  l'inscription  que  M.  de  La  Quérière  a 
vue  sur  une  maison  de  Nogent-le-Rotrou  : 

DE  PIERRE  BLANCHE 
DURANT  FEBVRIER 
lE  FU  FAICTE  1547. 

«  Le  propriétaire  constructeur  s'appelait  Pierre  Durant, 
<(  sa  femme  Blanche  Febvrier,  et  la  maison  fut  terminée  en 
«  février  15Zi7.  Voilà  l'explication  de  cette  énigme  à  double 
«  sens.  » 

A  Nantes,  c'est  un  rébus  de  Picardie  qui  renferme 
une  'moralité  sous  la  forme  énigmatique  d'un  jeu 
d'esprit  L'inscription  représente  l'image  de  la  For- 
tune ;  puis  les  lettres  ^  placées  l'une  sur  l'autre,  et 

«  sur  un  nouveau  plan  dans  les  Champs-Elysées.  »  C'est  sur 
cette  maison  que  se  trouvait  Tinscription  qui  nous  occupe. 


ÉTUDE  TROISIÈME.  143 

les  mots  QU^RENDA  EST.  Ce  qui  doit  se  lire  ainsi  : 

A  SLPERO  QU.ERENDA  EST. 

TRADUCTION. 

Il  faut  la  demander  au  ciel. 

On  voit  qu'il  s'agit  de  la  Fortune. 

A  Saint-Dizier,  une  inscription  en  deux  vers  latins 
exprime,  sous  une  forme  bizarre,  un  vœu  d'éter- 
nelle durée  pour  la  maison  qu'elle  décore  : 

Stet  domus  haec  donec  fluctus  formica  marinos 
Ebibat  et  vastum  testudo  perambulet  orbem  (1). 

TRADUCTION. 

Maison,  ne  sois  point  abattue 
Que  la  fourmi  n'ait  bu  les  mers, 
Et  que  la  pesante  tortue 
N'ait  fait  le  tour  de  l'univers. 

Citons  enfin  pour  dernier  exemple  un  quatrain 
qui  renferme  une  leçon  de  persévérante  économie. 
Il  est  inscrit  au  fronton  d'une  maison  à  Breteuil 
(Eure),  et  est  ainsi  conçu  : 

DE   PEV    :    A    :   PEV  A   GRÂd    :    BIEX    :    ON    :    PARVIENT 
QDÂd   par    LABEVR    DESIRE    RICHE    ON    AFFECTE. 
AVEC    ESPOIR    PERSEVERE    CÔVIENT 
CAR    PIERRE    A    PIERRE    EST    UNE    MAISON    FAICTE. 

(1)  Le  mot  vastum  n'est  pas  dans  le  texte  de  ]M.  de  La 
Qiiérière  ;  nous  nous  sommes  permis  de  rajouter  pour  com- 
pléter le  vers. 


lii  J.-B.  SAMEUL. 

C'est  ainsi  que  dos  pères  trouvaient  moyeu  de 
distinguer  leurs  maisons  les  unes  des  autres  et  de 
les  faire  reconnaître  en  faisant  tourner  leur  déco- 
ration extérieure  à  Tinstruction  et  ii  l'amusement 
du  passant.  Nous  disons  qu'ils  disiingnaient  ainsi 
leurs  maisons  :  en  effet,  le  système  du  numérotage 
ne  leur  était  point  connu.  Les  enseignes  et  les  in- 
scriptions faisaient  l'office  de  nos  numéros  d'aujour- 
d'hui, et  ce  n'est  que  vers  1768  qu'il  fut  question  de 
distinguer  les  maisons  par  des  indications  numéra- 
les,, à  Paris  d'abord,  puis  successivement  ailleurs. 
(Voir  M.  DE  La  ouérière,  ouvrage  cité.^ 

Cela  est  sans  doute  un  progrès .  on  ne  saurait  le 
contester:  mais  convenons  que  ce  progrès  nous  a 
bien  coûté  quelque  chose.  Car  la  substitution  fort 
commode  des  numéros  aux  images  et  aux  paroles. 
c'est  un  écliec  pour  le  sp'.ritualisme.  c'est  l'idée  dé- 
trônée par  le  chiffre,  eu  un  mot.  c'est  un  peu  le 
symbole  de  l'esprit  du  siècle  où  nous  vi\ons. 


FIN    DE   L'ÉTLDE   Tr.OISlEME. 


i':TiJi)ji  oiivri{ii:i\iE. 


10 


ÉTUDE  QUATRIÈME. 


DEMELE  DE  SANTEUL  AVEC  LES  JESUITES  A  PROPOS  D  U.\E  EPITAPHE. 

Il  se  fit  tant  de  Jjruit  autour  de  l'épitaplie  qui  va 
nous  occuper,  d'une  inscription  en  sept  vers  latins  : 
In  Antoiiii  Arnaldi  Cor^  Epigramma;  presque 
chaque  mot  de  cette  courte  composition  suscita  de 
si  retentissantes  et  de  si  nombreuses  réclamations; 
tant  de  voix  s'y  sont  enrouées,  tant  de  doigts  s'y 
sont  noircis  d'encre;  toute  une  puissante  et  redou- 
table compagnie  s'est  ameutée  à  ce  propos  avec  tant 
d'acharnement  contre  un  seul  homme,  contre  un 
pauvre  chanoine  tout  naïvement  et  sincèrement 
pieux,  qui  n'affichait  d'autre  prétention  que  d'être 
poète  latin  dans  les  plus  beaux  temps  de  la  langue 
française,  et  autour  duquel  il  ne  se  faisait  ordinai- 
rement d'autre  bruit  que  celui  de  ses  vers;  en  un 
mot,  tant  d'importance  fut  donnée  à  une  œuvre  qui 
en  avait  si  peu  en  elle-même,  qu'il  nous  faudra 
prendre  les  choses  d'un  peu  haut  pour  démêler  la 
cause  d'un  si  bruyant  effet. 


1^8  J.-B.  SANTEUL. 

Le  héros  de  l'épitaplie  composée  par  Santeul, 
Antoine  Arnauld,  qui  fut  surnommé  le  Grand  Ar- 
nauld,  avait  été,  pendant  sa  vie,  persécuté  par  les 
Jésuites  avec  une  sorte  de  prédilection  qui  ne  ve- 
nait pas  directement  de  son  affiliation  avec  les  soli- 
taires de  Port-Royal,  car  nous  croirions  bien  plutôt 
que  Port-Royal  et  le  Jansénisme  ne  furent  traqués 
par  la  compagnie  de  Jésus  qu'en  haine  du  Grand 
Arnauld.  En  effet  Tillustre  docteur  appartenait  à  la 
famille  Arnauld ,  à  cette  famille  qui ,  dès  la  fin  du 
XVI. '^  siècle,  avait  traversé  avec  tant  de  persévé- 
rance les  empiétements  tentés  par  les  disciples  de 
Loyola. 

Le  chef  de  cette  glorieuse  famille,  Antoine  Ar- 
nauld, né  en  1560,  fut  reçu  avocat  à  l'âge  de  dix- 
huit  ans.  C'était  un  homme  de  mœurs  irréprocha- 
bles, un  royaliste  dévoué;  et  l'Université,  qui  avait 
à  défendre  ses  privilèges  contre  les  prétentions  des 
Jésuites,  le  chargea  de  plaider  contre  les  révérends 
pères.  Arnauld  plaida  avec  chaleur;  il  demanda 
même  l'expulsion  des  Jésuites,  expulsion  qui  n'eut 
lieu  que  quelques  mois  après,  par  suite  de  l'attentat 
de  Jean  Châtel.  Mais  enfin  il  gagna  la  cause  de 
l'Université;  aussi  les  Jésuites,  après  que  l'édit  de 
Rouen  les  eut  rappelés,  lui  vouèrent-ils  une  ran- 
cune dont  ses  enfants  eurent  la  survivance,  et  dont 
Port-Royal  éprouva  le  contre-coup. 

La  fille  de  l'avocat  si  terrible  aux  Jésuites,  Marie- 


ÉTUDE  QUATRIÈME.  1^9 

Angélique  Arnauld,  fut  nommée  abbcsse  de  Port- 
Royal  en  1602,  n'étant  encore  âgée  que  de  onze 
ans.  A  quelques  années  de  là,  plusieurs  hommes 
recommandables  dans  les  lettres  et  dans  la  théolo- 
gie, attirés  par  les  charmes  de  la  solitude  sur  la- 
quelle était  assis  le  monastère,  rassemblés  par  l'at- 
trait de  la  parenté  qui  les  unissait  presque  tous  en- 
tre eux  et  avec  l'abbesse  Angélique,  firent  construire 
auprès  du  couvent  de  Port-Royal  une  maison  dans 
laquelle  ils  se  retirèrent  pour  vivre  loin  d'un  monde 
dont  ils  étaient  dégoûtés,  et  pour  se  livrer  à  l'étude 
de  la  théologie  et  à  l'enseignement  de  la  littérature 
et  des  sciences.  Ces  hommes  éminents  étaient,  en- 
tre autres,  Arnauld  d'Andilly  et  le  grand  Arnauld 
(Antoine^,  frères  de  l'abbesse  :  l'un  était  l'aîné  de 
la  famille,  l'autre  en  était  le  vingtième  et  le  dernier; 
puis  Antoine  Lemaître  et  Lemaître  de  Saci  (1),  ne- 
veux de  deux  précédents  :  le  premier,  avocat  célè- 
bre; le  second,  illustré  par  la  traduction  de  la  Bible. 
De  plus,  x\ntoine  Arnauld,  celui  qui  avait  plaidé 
en  159/i  contre  les  Jésuites,  étant  mort  en  1619,  sa 
veuve  se  retira  au  monastère  de  Port-Roy al-de- 
Paris,  succursale  de  Port-Royal-des-Champs,  et  elle 
eut,  outre  sa  fdle  Marie-Angélique,  qui  était  l'ab- 
besse, cinq  autres  filles  et  six  petites-filles  religieu- 
ses dans  le  même  couvent. 

(1)  Saci  (Uait  l'anagramme  d'isaac,  son  prénom. 


150  J.-B.  SANTEUL. 

C'était  là  un  bon  coup  de  filet  pour  la  compagnie 
de  Jésus,  qui  trouvait  ainsi  sous  sa  main  de  nom- 
breuses victimes  sur  lesquelles  il  pouvait  lui  être 
donné  de  se  venger  largement 

En  effet,  la  réunion  de  toute  cette  digne  famille 
dans  une  même  communauté;  le  bruit  des  mortifi- 
cations corporelles  que  les  solitaires  de  Port-Royal 
mêlaient  aux  nobles  exercices  de  leur  intelligence, 
bêchant  le  jardin,  fauchant  les  prés,  lavant  la  vais- 
selle (1)  de  la  main  même  qui  écrivait  la  Logique, 
les  EssaU  de  Morale,  et  tant  d'autres  ouvrages 
qui  sont  «  les  meilleurs  livres  classiques  que  nous 
«  ayons  encore  et  que  nous  ne  faisons  que  répéter 
«  (souvent  en  cachant  nos  larcins)  dans  nos  livres 
«  élémentaires  (2);  les  succès  et  la  réputation  des 
savants  hôtes  du  Désert,  attirèrent  les  regards  de 
plus  en  plus  attentifs,  de  plus  en  plus  inquiets  des 
Jésuites.  Port-Royal  était  à  leurs  yeux  un  lieu  mau- 
dit, car  il  renfermait  tout  ce  qui  faisait  fermenter 
pour  eux  le  levain  le  plus  humiliant  et  les  plus 
amers  souvenirs. 

Leur  rancune  contre  la  famille  Arnauld  fut  enve- 
nimée par  l'ombrage  que  leur  causait  le  progrès 
d'un  tel  établissement;  ils  voyaient  dans  un  avenir 

(1)  Racine,  Lettre  à  L'auteur  des  Hérésies  imaginaires. 

(2)  Chateaubriand,  Génie  du  Christianisme ,  troisième 
partie,  Hv,  II,  chap.  6. 


ÉTUDE  QUATRIÈME.  151 

prochain  le  monopole  de  l'enseignement  leur  échap- 
per pour  toujours;  ils  voyaient  s'élever  une  société 
qui  devait  effacer  la  leur;  ils  treml)laient,  lorsque 
des  disputes  théologiques  fournirent  à  leur  animo- 
sité  l'occasion  de  se  faire  voir  dans  toute  son  ai- 
greur. 

Si  nous  voulions  suivre  la  compagnie  de  Jésus 
dans  tous  ses  actes  d'hostilité  envers  la  famille  Ar- 
nauld,  et  particulièrement  envers  le  Grand  Antoine, 
il  nous  faudrait  dérouler  presque  tout  entière  l'his- 
toire de  Port-Royal.  Nous  en  avons  dit  assez  pour 
indiquer  à  tous  les  souvenirs  les  véritables  sources 
de  ces  longues  et  implacables  inimitiés,  et  pour  que 
peut-être  on  reconnaisse  avec  nous  que  la  question 
du  jansénisme,  dont  nous  n'avons  pas  à  examiner  la 
valeur,  n'était  qu'un  prétexte  sous  lequel  on  cou- 
vrait et  de  vieilles  colères,  et  des  rivalités  qui  ne 
devaient  disparaître  qu'avec  l'un  des  deux  antago- 
nistes. Qu'il  nous  suffise  de  rappeler  encore  que  le 
Grand  Arnauld,  sur  les  épaules  de  qui  l'on  frappait 
toute  une  famille  et  toute  l'institution  de  Port- 
Royal,  fut,  à  force  de  calomnies  et  de  machinations, 
exclu  de  la  Sorbonne  (1),  obligé  plusieurs  fois  de 
se  cacher,  et  définitivement  exilé  vers  1679. 

(1)  Voir,  pour  les  détails  et  rapprécialion  de  «  i'injiistlce, 
«  absurdité  et  nullité  de  la  censure  de  M.  Arnauld  »,  la  troi- 
sième Provinciale  de  Pascal. 


152  J.-B.  SANTEUL. 

Ici  se  présente  en  effet  une  remarque  digne  d'at- 
tention :  c'est  cfue  la  plupart  des  oppresseurs,  qui 
ne  puisent  souvent  leurs  griefs  que  dans  leurs  pro- 
pres et  leurs  plus  honteuses  passions,  trouvent  la 
première  peine  de  leur  tyrannie  dans  la  nécessité 
de  mentir  au  monde  et  à  eux-mêmes  en  égarant 
Topinion  publique  et  en  élevant  à  la  hauteur  de 
crimes  contre  la  société  des  actes  dont  la  société  ne 
s'occuperait  seulement  pas,  si  elle  était  laissée  à 
ses  propres  et  sincères  appréciations.  Qui  de  nous, 
dans  la  sphère  de  la  politique  et  des  intérêts  privés, 
aussi  bien  que  dans  celle  de  la  religion,  n'a  pas 
éprouvé  par  lui-même  la  justesse  de  cette  observa- 
tion, et  n'a  pas  été  plus  ou  moins  victime  de  ces 
pratiques  d'une  puissance  injuste  et  vindicative, 
d'autant  plus  irascible  et  implacable  qu'elle  se  sent 
désavouée  en  secret  par  tous  les  cœurs,  dans  son 
hypocrite  sollicitude  envers  les  lois,  la  morale  ou  la 
vérité  ? 

Arnauld  s'était  retiré  dans  les  Pays-Bas;  il  y  traîna 
pendant  quinze  ans  une  existence  ignorée  et  pres- 
que misérable;  il  mourut  enfin  à  Bruxelles,  le  8 
août  169^,  et  fut  enterré  en  cette  ville  dans  le  chœur 
de  la  paroisse  Sainte-Catherine. 

On  obtint  la  permission  que  son  cœur  seulement 
fût ,  selon  son  désir ,  apporté  à  Port-Royal,  et  dé- 
posé dans  l'église  du  monastère.  Il  y  eut  à  cette 
occasion,  chez  les  pieux  solitaires,  une  cérémonie  à 


ÉTUDE  QUATRIÈME.  153 

laquelle  peu  de  personnes  osèrent  assister;  des  pa- 
rents du  défunt  crurent  même  prudent  de  s'abste- 
nir; Racine,  élève  de  Port- Royal,  eut  cependant  le 
noble  courage  de  s'y  montrer;  la  tante  du  grand 
tragique  était  alors  abbesse  du  couvent.  On  comp- 
tait bien  que  les  poètes  ne  manqueraient  pas  de 
saisir  cette  occasion  de  faire  briller  leur  talent,  et 
que  les  pièces  de  vers  tomberaient  sur  le  cœur  de 
M.  Arnauld  avec  autant  d'abondance  que  la  terre 
jetée  sur  un  cercueil  :  aussi  un  plaisant,  appliquant 
à  la  circonstance  le  derniers  vers  de  l'épitaphe  que 
Passerat  s'était  faite  à  lui-même,  demanda-t-il  pour 
les  précieux  restes  que  les  méchants  vers  leur  fus- 
sent légers  : 

Sint  modo  carminibiis  non  onerata  malis. 

Racine  et  Boileau  se  mirent  à  l'œuvre.  L'auteur 
d'Jthaiie  composa  la  pièce  suivante  pour  le  por- 
trait d' Arnauld  : 

Sublime  en  ses  écrits,  doux  et  simple  de  cœur, 

Puisant  la  vérité  jusqu'à  son  origine, 

De  tous  ses  longs  travaux  Arnauld  sortit  vainqueur. 

Et  soutint  de  la  foi  l'antiquité  divine. 

De  la  Grâce  il  perça  les  mystères  obscurs; 

Aux  humbles  pénitents  traça  des  chemins  sûrs; 

Rappela  le  pécheur  au  joug  de  l'Évangile. 

Dieu  fut  l'unique  objet  de  ses  désirs  constants; 

L'Église  n'eut  jamais,  même  en  ses  premiers  temps, 

De  plus  zélé  vengeur  ni  d'enfant  plus  docile. 


154  J.-B.  SANTEUL. 

Le  même  poète  fit  aussi  cette  épitaphe  : 

Haï  des  uns,  chéri  des  autres, 

Estimé  de  tout  l'Univers, 
Et  plus  digne  de  vivre  au  siècle  des  apôtres 

Que  dans  un  siècle  si  pervers, 
Arnauld  vient  de  finir  sa  carrière  pénible. 
Les  mœurs  n'eurent  jamais  de  plus  grave  censeur. 

L'erreur  d'ennemi  plus  terrible, 
L'Église  de  plus  ferme  et  plus  grand  défenseur. 

Voici  l'épitaphe  d' Arnauld  par  Boileau  : 

Au  pied  de  cet  autel  de  structure  grossière 
Gît  sans  pompe,  enfermé  dans  une  vile  bière 
Le  plus  savant  mortel  qui  jamais  ait  écrit, 
Arnauld,  qui,  sur  la  Grâce  instruit  par  Jésus-Christ, 
Combattant  pour  l'Église,  a,  dans  l'Église  même. 
Souffert  plus  d'un  outrage  et  plus  d'un  anathème. 
Plein  du  feu  qu'en  son  cœur  souffla  l'Esprit  divin, 
Il  terrassa  Pelage,  il  foudroya  Calvin, 
De  tous  les  faux  docteurs  confondit  la  morale. 
Mais,  pour  fruit  de  son  zèle,  on  l'a  vu  rebuté. 
En  cent  lieux  opprimé  par  leur  noire  cabale; 
Errant,  pauvre,  banni,  proscrit,  persécuté; 
Et  môme  après  sa  mort  leur  fureur  mal  éteinte 
N'aurait  jamais  laissé  ses  cendres  en  repos, 
Si  Dieu  lui-même  ici  de  son  ouaille  sainte 
A  ces  loups  dévorants  n'avait  caché  les  os. 

Il  n'y  a  peut-être  pas,  dans  ces  trois  pièces,  et 
sur-tout  dans  la  dernière,  un  seul  vers  qui  ne  ren- 
ferme au  moins  un  trait  fort  piquant  h  l'adresse  des 
Jésuites  persécuteurs  d' Arnauld.  On  va  même  voir 


ÉTUDE  QUATRIÈME.  155 

que  Racine  et  Boileaii  ont  bien  plus  rudement  mal- 
mené les  révérends  pères  que  ne  l'a  fait  Santeul  : 

«  Il  faut  concUu-e,  dit  en  effet  Saint-Surin,  l'un  des  com- 
«  mentatenrs  du  satirique,  il  faut  conclure  de  l'indignation 
«  avec  laquelle  s'exprime  Boileau,  que  l'autorité  exigea  que 
«  la  cérémonie  (à  Port-Royal,  pour  le  cœur  du  docteur)  se 
«  fît  avec  un  grand  mystère,  pour  qu'elle  fût  ignorée  des 
«  adversaires  d'Arnauld.  » 

Il  faut  conclure  aussi,  dirons-nous  à  notre  tour, 
que  si  les  vers  des  poètes  français  échappèrent  aux 
criailleries  dont  furent  l'objet  les  vers  latins  de 
Santeul,  où  cependant  les  Jésuites  sont  beaucoup 
moins  durement  traités,  c'est  que  Racine  et  Boi- 
leau ne  livrèrent  pas  de  suite  leurs  opuscules  à  la 
publicité.  D'ailleurs  l'épitaphe  donnée  par  Boileau 
était,  comme  sa  teneur  l'indique  suffisamment,  des- 
tinée au  tombeau  de  Bruxelles;  et  encore  est-elle 
montée  sur  un  ton  qui  nous  fait  croire  qu'elle  dut 
avoir  le  sort  de  ces  Inscriptions  dont  nous  avons 
déjà  parlé,  et  qui,  n'étant  point  susceptibles  de  figu- 
rer sur  une  tombe,  restaient  dans  les  œuvres  du 
poète  à  l'état  de  simples  jeux  d'esprit. 

«  Ces  vers^  dit  M.  Victor  Cousin  (1),  n'ont  paru  qu'après 
«  la  mort  de  Boileau,  et  ils  ne  sont  pas  très  connus.  Jean- 
«  Baptiste  Rousseau,  dans  une  lettre  à  Brossette,  dit  avec 

(1)  Du  Vrai,  du  Beau  et  du  Bien,  dixième  leçon. 


150  J.-B.  SANTEUL. 

((  raison  que  ce  sont  «  les  plus  beaux  vers  que  M.  Despréaux 

«  ait  jamais  faits.  » 

Mais  la  pièce  de  Santeul  devait  éprouver,  el 
éprouva  en  clTet  un  autre  sort.  Elle  prit  un  carac- 
tère oUiciel.  parce  quelle  avait  été  demandée  ex- 
pressénicnl  à  son  auteur.  D'ailleurs  elle  fut  efîecti- 
vement  gravée  sur  le  monument  qui  renfermait  le 
cœur  du  Grand  Arnauld,  ce  qui  ne  pouvait  manquer 
de  lui  procurer  un  immense  retentissement. 

Comme  il  convient  qu'une  pareille  alTaire  soit 
jugée  sur  pièces,  il  va  sans  dire  qu'il  est  indispen- 
sable de  reproduire  l'œuvre  latine  de  Santeul.  C'est 
aussi  ce  que  nous  allons  faire;  mais  d'abord  laissons 
parler  ici  l'historien  du  Démêlé  de  M.  de  Santeui  : 

«  Le  cœur  étant  placé,  il  fut  question  d'une  épitaphe.  On 
«  crut  ne  pouvoir  mieux  s'adresser  pour  cela  qu'à  M.  de 
«  Santeul,  sur  la  possession  où  il  est  aujourd'hui  de  faire 
<(  toutes  les  épitaphes  du  monde,  et  qui  est  si  bien  établie, 
«  que  le  même  homme  qui  va  commander  une  bière  chez 
«  l'ouvrier,  va  en  même  temps  commander  une  épitaphe 
«  chez  M.  de  Santeul.  Comme  TafTaire  était  délicate,  les 
«  religieuses  crurent  devoir  prendre  les  choses  à  leur  avan- 
«  tage.  Pour  cela  elles  l'invitèrent  à  venir  passer  quelques 
«  jours  à  Port-Royal  avec  un  de  ses  confrères  qui  en  était  le 
«  supérieur;  et  diu-ant  le  séjour  qu'il  y  fit,  il  se  trouva  si 
«  fortement  prévenu  de  la  grâce  efficace^  qu'il  ne  put  se  dé- 
«  fendre  d'en  suivre  l'impression,  et  de  faire  pour  M.  Ar- 
M  nauld  l'épitaphe  qu'on  lui  demandait.  » 


ÉTUDE  QUATRIÈME.  157 

Cette  épitaphe  la  voici  : 

IN  ANTONII  AP.XALDl  COU. 

Ad  sanctas  rediit  sedes,  ejectus  et  exul  : 
Hosle  triumphato,  tôt  tempostatibus  actus, 
Hoc  PoRTL  in  placide,  hac  sacra  tellure  quiescit 
Arnaldis,  ver!  defensor  et  arbiter  aequi. 
lUius  ossa  memor  sibi  vindicet  estera  tellus  : 
Hùc  cœlestis  anior  rapidis  cor  transtulit  alis, 
Cor  nunquam  avulsum  ncc  amatis  sedibus  absens. 

Essayons  de  traduire  cette  épitaphe  le  plus  litté- 
ralement possible,  et  de  manière  à  ne  négliger  au- 
cune des  expressions  latines  que  tout  à  l'heure  nous 
verrons. si  violemment  incriminées  : 

ÉPITAPHE 

POUR   LE   COEUR   D'ANTOINE   ARNAULD. 

Ce  défenseur  du  vrai,  cet  arbitre  du  juste, 
Par  des  rivaux  vaincus  tant  de  fois  tourmenté. 
Sur  la  terre  d'exil  Aruauld  long-temps  jeté 
Est  enfin  revenu  vers  ce  séjour  auguste. 
Dans  ce  tranquille  Port  (1)  il  goûte  le  repos 
Sous  l'abri  protecteur  d'une  terre  sacrée. 
Que,  comme  un  souvenir,  l'étrangère  contrée 
Ait  voulu  d'un  tel  mort  se  réserver  les  os; 
Sur  une  aile  rapide  un  amour  tout  céleste 
A  rapporté  son  cœur  aux  lieux  qu'il  préférait. 
Son  cœur,  que  du  destin  la  colère  funeste 
De  ces  lieux  n'avait  point  distrait. 

Cette  pièce,  gravée  sur  le  tombeau  qui  renfer- 

(1)  Port-Royal. 


158  J.-B.  SANTEUL. 

niait  le  cœur  du  Grand  Arnauld,  dans  l'église  de 
Port-Royal-des-Champs  ne  fut  point  d'abord  impri- 
mée; elle  était  en  quelque  sorte  confiée  au  secret 
du  sanctuaire,  et  Sauteul  n'eût  pas  été  peut-être 
plus  inquiété  que  ne  le  furent  Boileau  et  Racine,  au 
moins  aussi  blessants  que  lui,  si  un  certain  sieur  de 
La  Femas,  digne  fils  d'un  ancien  lieutenant-civil  qui 
avait  eu  dans  son  temps  une  assez  odieuse  célébrité, 
n'eût  trouvé  moyen,  en  pratiquant  sans  doute  quel- 
ques traditions  d'espionnage  que  lui  avait  léguées 
son  père,  de  se  procurer  une  copie  de  l'épitaphe. 

Il  la  traduisit,  ou  plutôt  il  la  travestit  dans  les 
vers  suivants  : 

Enfin  après  un  long  voyage 

Arnauld  revient  en  ces  saints  lieux  : 
Il  est  au  Port  malgré  ses  envieux 

Qui  croyaient  qu'il  ferait  naufrage. 

Ce  martyr  de  la  vérité 

Fut  banni,  fut  persécuté, 

Et  mourut  en  terre  étrangère, 
Heureuse  de  son  corps  d'être  dépositaire; 
Mais  son  cœur  toujours  ferme  et  toujours  innocent 
Fut  porté  par  l'amour,  à  qui  tout  est  possible, 

Dans  cette  retraite  paisible. 

D'où  jamais  il  ne  fut  absent. 

La  Femas  fit  imprimer  le  texte  et  sa  version.  C'é- 
tait un  vrai  tour  d'espion  de  police  :  car,  traduire 
une  telle  œuvre  en  en  exagérant  les  termes,  comme 
Santeul  s'en  plaignit  à  bon  droit,  c'était  chercher  à 


ÉTUDE  QUATRIÈME.  159 

la  faire  paraître  plus  coupable;  l'imprimer,  c'était 
la  dénoncer  aux  Jésuites  ;  et  la  répandre  dans  le 
public,  c'était  l'attacher  à  un  pilori  où  on  l'exposait 
aux  invectives  des  révérends  pères. 

Il  y  eut  en  effet  grand  scandale. 

La  mort  de  M.  Arnauld  délivrait  la  compagnie  de 
son  plus  redoutable  adversaire,  et  privait  en  même 
temps  Port-Royal  de  son  plus  ferme  appui.  Cette 
bonne  fortune  aurait  dû  calmer  les  Jésuites.  Mais 
Port-Royal  était  toujours  debout,  et  les  bons  pères 
étaient  comme  César,  qui  croyait  n'avoir  rien  fait 
tant  qu'il  lui  restait  quelque  chose  à  faire.  Ce  n'était 
pas  assez  du  repos  que  devait  leur  laisser  Arnauld; 
il  ne  voulaient  pas  qu'il  fût  loué  après  sa  mort  Ils 
cherchèrent  querelle  au  pauvre  Santeul;  ils  lui  re- 
prochèrent comme  les  énormités  les  plus  condam- 
nables plusieurs  expressions  de  son  épitaphe  :  ejec- 
tus  et  exul  —  hoste  trimnphato  —  arhiter 
œquiy  non-seulement  parce  que  c'étaient  des  louan- 
ges pour  Arnauld,  mais  aussi  parce  que  c'étaient 
autant  d'injures  adressées  à  ses  persécuteurs  les  Jé- 
suites, au  pape  qui  l'avait  censuré,  à  la  Sorbonne 
qui  l'avait  exclu,  au  roi,  qui  avait  été  pourtant  assez 
bon  pour  donner  au  poète  Santeul — grief  suprême  I 
—  une  pension  de  huit  cents  livres. 

Le  premier  signal  des  hostilités  fut  donné  par  un 
certain  abbé  Faydit,  qui  s'était  fait  connaître  par 
ses  attaques  contre  le  pape  Innocent  XI,  par  ses 


160  J.-B.  SAN  TELL. 

Mémoires  contre  M.  Le  Nain  de  Tillemont ,  ami  de 
Port-Royal,  par  des  pensées  assez  divertissantes, 
selon  Moréri,  sur  Homère  et  Virgile,  par  la  criti- 
que d'un  célèbre  ouvrage  de  Fénelon,  à  laquelle  il 
donna  le  titre  de  Téiémacomanie,  par  le  peu  de 
ménagement  qu'il  gardait  aux  personnes  de  mérite, 
et  par  plusieurs  disgrâces  que  lui  avaient  attirées  la 
liberté  de  ses  ouvrages,  entre  autres  la  perte  d'un* 
prieuré  de  deux  ou  trois  mille  livres  de  rente  en 
vertu  d'un  arrêt  du  parlement.  Cet  homme  serait 
aujourd'hui  complètement  oublié  s'il  n'avait  trouvé 
une  célébrité  parasite  dans  les  rayonnements  de  la 
célébrité  de  Santeul. 

Faydit  fit  paraître  une  critique  manuscrite  dans 
laquelle  il  blâmait  fort  les  expressions  que  nous 
avons  déjà  citées  des  vers  de  Santeul.  Il  relevait 
également  ces  vers  de  l'infidèle  et,  pourrait-on  dire, 
de  la  calomnieuse  traduction  de  La  Femas  : 

Ce  martyr  de  la  vérité 
Fut  banni,  fut  persécuté, 
Il  est  au  Port  malgré  ses  envieux 
Qui  croyaient  qu'il  ferait  naufrage. 

Il  censurait  les  deux  pièces  comme  également  in- 
jurieuses au  roi  et  aux  RR.  PP.  Jésuites,  et  il  pro- 
posait en  même  temps  le  modèle  d'une  épitaphe 
plus  modeste  pour  M.  Arnauld. 

Santeul,  qui  crut  devoir  conclure  de  cette  attaque 
que  la  traduction  de  La  Femas  était  l'œuvre  perfide 


ÉTUDE  QUATRIÈME.  161 

de  l'abbé  Faydit,  écrivit  à  celui-ci  une  lettre  assez 
vive ,  dans  laquelle  il  lui  envoyait  cependant  sa 
pièce  de  vers  latins  sur  ie  Vin  de  Beaiine.  La  sus- 
cription  de  cette  lettre  était  le  huitain  suivant,  où 
la  perte  du  prieuré  est  malignement  rappelée  : 

A  monsieur  l'abbé  d'3  Faydit, 

Qui  n'a  pu,  par  tout  son  crédit, 

Ni  par  ses  vers,  charnier  Acliille  (1), 

Et  n'a  fait  qu'irriter  sa  bile. 

Mais  moi,  je  charme  tous  les  Dieux 

Et  leur  vole  un  vin  précieux 

(  Le  vin  de  Beaune)  sur  leur  table , 

Pendant  qu'Harlay  l'envoie  au  diable. 

Cette  lettre  et  quelques  autres  échanges  de  cor- 
respondance entre  Santeul  et  l'abbé  Faydit  n'était 
qu'une  affaire  d'avaut-poste  ;  un  plus  gros  orage 
s'amoncelait  sur  la  tête  du  poète,  et  ce  fut  le  P. 
Jouvency  qui  le  fit  éclater. 

Santeul,  qui  n'était  point  un  homme  de  parti, 
avait  été  jusqu'alors  également  lié  d'amitié  avec  les 
Jésuites  et  avec  messieurs  de  Port-Royal.  Il  allait 
tous  les  ans  en  retraite  à  ce  monastère,  et  fort  sou- 
vent aussi  il  se  trouvait  en  société  avec  les  plus  cé- 
lèbres Jésuites.  Il  correspondait  avec  Arnauld  aussi 
bien  qu'avec  Bourdaloue,  La  Rue  et  autres,  sans 
que  d'aucune  des  deux  parts  on  prît  ombrage  ni  de 

(1)  Achille  de  IJarlay  III,  comte  de  Beaumont,  premier 
président  du  parlement,  en  1689. 

11 


162  J.-B.  SAXTEUL. 

SCS  fréquentations  ni  de  ses  correspondances.  La 
notoriété  de  ses  visites  annuelles  à  Port-Royal  ne 
l'avait  pas  empêché  de  dire  dans  une  de  ses  pièces 
de  vers,  en  parlant  de  la  maison  professe  des  Jé- 
suites : 

Hanc  ego  praetulerim  sedem  longé  omnibus  unaln 
Floret  ubi  pietas. 

«  Je  préférerais  à  toute  autre  cette  maison  où  la  piété  est 
«  florissante.  » 

Il  était ,  mais  sans  ostentation  et  sans  calcul ,  sur 
le  même  pied  de  neutralité  où  Boileau  Despréaux 
aflfectait  de  se  montrer,  dans  sa  correspondance,  à 
regard  des  Jésuites  et  des  Jansénistes. 

Tout  ce  que  Santeul  avait  pu  écrire  à  la  louange 
de  l'un  des  deux  partis  n'avait  jamais  alarmé  l'au- 
tre, et  il  n'avait  jamais  perdu  l'amitié  de  personne. 
Chacun  paraissait  ne  considérer  ses  belles  assuran- 
ces que  comme  de  ces  hj^perboles  à  l'usage  des 
poètes  qui  ne  doivent  point  tirer  à  conséquence. 

Il  n'en  fut  malheureusement  pas  de  même  à  l'é- 
gard de  l'inscription  pour  le  cœur  d'Arnauld. 

La  susceptibilité  des  RR.  PP.  fut  éveillée  par  les 
attaques  malveillantes  de  La  Femas  et  de  Faydit,  et 
le  P.  Jouvency,  se  portant  l'organe  de  sa  compagnie, 
écrivit  à  Santeul  la  lettre  suivante  : 

«  On  m'a  dit  que  vous  aviez  fait  une  épigramme  à  la 
'I  louange  de  M.  Arnauld.  Je  vous  ai  défendu  autant  que 


I 


ÉTUDE  QUATRIÈME.  163 

«  j'ai  pu.  J'ai  dit  qu'il  n'y  avait  pas  d'apparence  que  M.  de 
«  Santeul,  sachant  bien  que  M.  Arnauld  est  mort  clief  d'un 
«  parti  déclaré  contre  l'Église,  étant  lui-même  ecclésiasti- 
«  que  et  d'un  ordre  dont  la  doctrine  a  toujours  été  sans  re- 
«  proche,  eût  voulu  louer  et  préconiser  un  hérésiarque  re- 
«  connu  par  l'Église  et  par  la  France  comme  tel;  et  que  si 
«  le  roi  savait  cela,  il  y  aurait  autre  chose  à  craindre  pour 
«  l'auteur  de  l'éloge.  Comme  je  disais  bien  des  choses  là- 
«  dessus,  on  m'a  montré  votre  nom  à  la  tète  de  cette  épi- 
«  gramme.  Je  vous  avoue  que  c'a  été  pour  moi  un  coup  de 
«  foudre.  On  a  ajouté  que  vous  deviez  passer  pour  un  ex- 
«  communié  avec  qui  on  ne  pouvait  avoir  en  conscience 
«  aucun  commerce,  si  vous  ne  rétractiez  publiquement  \o- 
«  tre  épigramme.  J'attends  cela  de  votre  piété. 

«  JOUVENCY.  » 

La  menace  des  griffes  qui  se  dessinaient  sous  le 
velouté  de  ces  paroles  affectueuses  n'échappa  point 
à  la  pénétration  de  Santeul.  Le  Victorin  voyait  bien 
que,  pour  obtenir  une  rétractation  en  forme,  on 
évoquait  le  double  spectre  de  la  disgrâce  royale 
et  de  Tanathème  ecclésiastique.  Mais  un  autre 
spectre  non  moins  menaçant  se  dressait  à  rencontre 
des  deux  autres  :  c'était  celui  de  la  réprobation 
universelle. 

Le  poète  crut  avoir  trouvé  le  moyen  de  passer 
entre  les  deux  écueils  en  allant  sur-le-champ  dés- 
avouer ses  vers  entre  les  mains  du  P.  Jouvency.  Le 
révérend  père  ne  se  laissa  pas  prendre  à  cette  cé- 
lérité :  il  voulait  un  désaveu  écrit  ;  et  il  adressa  au 


16i  J.-B.  SANTEUL. 

pauvre  Santeul  une  nouvelle  missive  qui  le  pressait 
en  ces  termes  de  s'exécuter  franchement  : 

«  Quod  Epigranima  illud  abjures,  vehementer  laetor.  Ve- 
«  rum  nocessc  est  ut  contrario  scripto  id  praestes  publiée, 
((  ac  labem  inuslam  nomini  tuo  deleas.  Hoc  à  te  probi  omnes 
«  et  amici  tui  expectant  :  id  si  feceris  à  me  laudem  quam 
u  mcreris,  et  responsum  expecta  :  maturalo  est  opus.  Ve- 
«  reor  ne  quid  ex  illo  Epigraiiimate  gravioris  mail  tibi  nec 
«  opinanti  accidat.  Non  frustra  loquor. 

TRADUCTION 

Reproduite  par  le  Santoliana. 

a  J'ai  bien  de  la  joie  de  voir  que  vous  ayez  pris  le  parti  de 
«  désavouer;  mais  il  faut  que  vous  rendiez  ce  désaveu  pu- 
te blic  par  un  écrit  contraire,  si  vous  voulez  entièrement  ré- 
«  tablir  votre  réputation.  Tous  vos  amis  et  tous  les  gens  de 
«  bien  attendent  de  vous  cette  démarche.  Si  vous  la  faites, 
«  comptez  que  je  ne  manquerai  pas  de  vous  faire  la  réponse 
(  que  vous  souhaitez,  et  de  vous  donner  les  louanges  que 
(i  vous  aurez  méritées.  Au  reste  il  n'y  a  point  de  temps  à 
!(  perdre.  J'appréhende  pour  vous  les  suites  de  cette  épi- 
<i  gramme,  qui  seront  d'autant  plus  fâcheuses,  que  vous 
«  vous  y  attendez  le  moins.  Je  ne  vous  dis  pas  ceci  en  l'air.  » 

Cette  lettre  et  une  autre  non  moins  pressante 
troublèrent  singulièrement  Santeul.  Il  désirait  vive- 
ment apaiser  le  P.  Jouvency  ;  mais  il  lui  répugnait 
tout  autant  d'écrire  contre  M.  Arnauld.  Le  cri  de  sa 
conscience,  le  soin  de  son  honneur,  son  respect  pour 
ses  vrais  amis,  tout  s'y  opposait.  Il  crut  trancher  la 


I 


ÉTUDE  QUATRIÈME.  165 

difficulté  en  adressant  au  P.  Jouvency  une  épître  de 
quatre-vingt-six  vers  latins  dans  laquelle  il  désa- 
vouait, non  plus  l'épigramme,  mais  les  malignes  in- 
terprétations dont  elle  était  l'objet.  Il  prenait  le  ciel 
et  la  terre  à  témoin  de  la  pureté  de  ses  intentions; 
il  épuisait  toutes  les  formules  propres  à  affirmer  qu'il 
n'avait  jamais  eu  dessein  de  parler  contre  les  Jésui- 
tes. Il  se  confondait  en  éloges  :  dans  la  malencon- 
treuse épitaphe  il  avait ,  au  grand  scandale  des  Jé- 
suites, appelé  M.  Arnauld  veri  defensor  ;  son  épî- 
tre appela  la  célèbre  compagnie  de  Jésus  veri 
sanctissima  custos.  Soit;  mais  l'éloge  des  Jésuites 
ne  détruisait  pas  l'éloge  d' Arnauld.  Santeul  accusait 
de  démence  et  de  méchanceté  ceux  qui  avaient  fait 
courir  l'épitaphe  sous  son  nom  ;  mais  l'épitaphe,  il 
ne  la  désavouait  pas  nettement. 

On  ne  se  contenta  pas  encore  de  ce  que  l'on  ne 
considérait  que  comme  un  nouveau  tour  de  sou- 
plesse. Santeul  en  fut  pour  son  encens  brûlé  en 
pure  perte.  Il  fut  appelé  homme  double  et  de  mau- 
vaise foi  ;  qui  pis  est,  il  se  vit  en  butte  à  une  foule 
d'épigrammes  décochées  par  les  jeunes  Jésuites  du 
collège  qu'il  appelle  quelque  part  puùesjesuitica 
sagittaria.  Le  P.  Jouvency  l'avertit  qu'on  le  re- 
gardait comme  le  fauteur,  le  protecteur  et  la  trom- 
pette de  l'hérésie  ;  et  que  les  ennemis  dont  il  faisait 
triompher  x\rnauld  étaient,  aux  yeux  de  tous,  le 
roi,  le  pape,  la  Sorbonne,  etc.  Bien  plus,  on  lui 


166  J.-B.  SANTEUL. 

envoya  de  pro\1nce,  sous  le  titre  ironique  de  Sa7i- 
tolms  vindlcatus,  une  satire  latine  que  le  P.  Du 
Cerceau  traduisit  en  vers  français,  et  qui  de\1nt 
alors  le  Santcul  vengé. 

De  leur  côté  les  Jansénistes  appelaient  lâcheté  ce 
que  les  Jésuites  appelaient  duplicité.  Ils  ne  se  firent 
pas  faute  non  plus  d'épigrammes,  et  publièrent  en- 
tre autres  une  pièce  française  en  vers  burlesques 
où  ils  le  traitaient  avec  moins  de  ménagements  que 
n'avaient  fait  les  Jésuites. 

Cependant  le  Santeui  vencjé,  publié  en  deux 
langues,  était  ce  qui  préoccupait  le  plus  Santeui.  Il 
était  toujours  dans  des  transes  mortelles,  et  écrivait 
à  tous  les  Jésuites  de  sa  connaissance  pour  leur  de- 
mander quartier.  S"  il  rencontrait  dans  la  rue  quel- 
que disciple  d'Ignace,  il  l'abordait  brusquement, 
entamait  la  conversation  sans  préambule,  et  recon- 
duisait son  nouveau  compagnon  d'un  bout  de  Paris 
jusqu'au  collège,  attirant  l'attention  des  passants 
par  les  gestes  et  les  éclats  de  voix  dont  il  brodait 
ses  doléances.  Sa  victime  fût-elle  le  frère  cuisinier 
des  Jésuites,  rien  ne  lui  servait  de  n'entendre  pas 
le  latin  ;  Santeui  ne  lui  récitait  pas  moins  quelques- 
uns  de  ses  derniers  vers,  appuyant  sur  le  veri 
sanctissima  custos,  et  s'écriant  :  «  Eh  bien  !  mon- 
«  sieur,  cela  ne  dit-il  pas  suffisamment  que  les  Jan- 
«  sénistes  ont  tort,  et  que  les  Lettres  Provinciaies 
«  de  IM.  Pascal  ne  sont  que  des  impostures?  » 


ÉTUDE  QUATRIÈME.  167 

Il  alla  voir  le  P.  Bourdaloue,  qui  se  moqua  de 
lui,  et  lui  dit  qu'il  faisait  comme  le  sacristain,  qui 
change  les  parements  de  l'autel  suivant  les  fêtes. 

Cependant  Santeul,  calculant  que  huit  cents  livres 
de  rente  valaient  encore  mieux  que  l'amitié  des 
Jansénistes,  avoua 

«  qu'il  était  raiiteur  de  l'épitaphe,  mais  qu'il  l'avait  faite 
«  malgré  lui  et  à  contre-cœur  ;  qu'elle  lui  avait  été  extor- 
«  quée  par  une  dame  voisine  de  Port-Royal,  et  une  dame 
«  d'une  naissance  et  d'une  beauté  à  ne  lui  rien  refuser.  J'ai 
«  nié  d'abord  l'épitaphe,  ajoutait-il,  pour  les  mauvais  sens 
«  qu'on  y  donnait  ;  mais  dans  l'examen  de  ma  conscience 
«  j'ai  cru  devoir  à  mon  innocence  l'aveu  que  je  fais.  Je  ne 
«  suis  point  du  parti  de  iNI.  Arnauld,  je  suis  tout  Jésuite  ;  il 
«  n'y  a  que  la  robe  qui  me  manque.  Ces  vers  me  sont  écliap- 
«  pés  par  l'importunité  d'une  femme.  C'est  une  dévote  qui 
a  me  les  a  demandés  ;  comment  la  refuser  ?  Elle  m'aurait 
«  étranglé.  Une  femme  !  quel  moyen?  Je  ne  saurais  rien  leur 
«  refuser,  et  je  ferais  l'éloge  des  cornes  du  Diable  si  elles 
«  me  le  demandaient  :  Laudarem  cornua  Diaboli  rogatiis.  » 

Il  entra  en  correspondance  avec  le  P.  de  La  Chaise 
et  avec  d'autres  encore,  à  qui  il  assurait  que  le 
Hoste  triuinj)hato  s'appliquait  non  pas  aux  Jésui- 
tes, qui,  au  contraire,  avaient  battu  M.  Arnauld 
«  à  dos  et  à  ventre  »  ;  mais  qu'il  avait  en  vue  uni- 
quement les  ministres  Claude  et  Jurieu. 

Ainsi  allait  Santeul  se  défendant,  lui  et  sa  pen- 
sion, mais,  il  faut  bien  le  dire,  se  défendant  sans 


168  J.-B.  SANTEUL. 

dignité,  sans  bonne  foi.  Plein  du  désir  d'apaiser  les 
Jésuites  sans  rompre  avec  les  Jansénistes  de  Port- 
Royal,  il  allait  des  uns  aux  autres,  interprétant  les 
termes  de  son  épitaphc  par  des  explications  ambi- 
guës, les  termes  de  ses  explications  par  des  com- 
mentaires captieux,  se  faisant  auprès  de  ceux  de 
chaque  parti  un  mérite  du  ressentiment  de  leurs  ad- 
versaires. 

C'est  ainsi  que,  plus  tard,  on  vit  Boileau,  dont 
nous  parlions  tout  à  l'heure,  forcé  par  la  crainte 
que  lui  inspirait  l'intolérance  des  Jésuites,  de  se  dé- 
clarer inotino-jansdniste,  et  de  dire  que,  s'étant 
couché  quelquefois  janséniste,  il  était  tout  étonné 
de  se  réveiller  moliniste  approchant  du  pélagien. 
Qui  faut-il  plaindre,  qui  faut-il  blâmer  dans  tout  ce- 
la? Le  plus  sûr  est  de  s'écrier  avec  le  même  poète  : 
Oh!  que  tes  hommes  sont  fous  (1)  l 

Au  reste  les  ennemis  des  Jansénistes  ne  mettaient 
pas  plus  de  générosité  dans  leurs  attaques  contre 
Santeul,  que  le  moine  de  Saint-Victor  ne  mettait  de 
franchise  dans  sa  défense.  Lettres,  diatribes,  pièces 
de  vers,  épigrammes,  une  avalanche  d'écrits  plus 
ou  moins  imprégnés  de  fiel,  plus  ou  moins  farcis  de 
mensonges  et  d'injures,  était  jetée  sur  un  seul 
homme,  sur  un  moine  sans  méchanceté,  sans  im- 

(1)  Lettres  de  Boileau  à  Brossette,  7  novembre  et  7  dé- 
cembre 1703. 


ÉTUDE  QUATRIÈME.  169 

portance  et  sans  appui.  Au  Santeut  vengé  (  San- 
TOLius  viNDiCATUs)  du  P.  Du  Cerccau  succédait  le 
Bâition  de  Santeui  (Linguarium)  du  P.  Coramiie; 
puis  le  Santeut  fendu  (Santoliis  pendens);  Roi- 
lin  lui-même,  le  grave,  le  bon  Rollin,  ne  craignit 
pas  de  déroger  à  son  caractère  conciliant  et  pacifi- 
que en  composant  le  Santeui  pénitent  (  Santolius 
poEiNiTENs).  Il  est  vrai  que  le  savant  recteur  frap- 
pait également  sur  Santeui  et  sur  les  Jésuites,  et 
donnait  de  magnifiques  éloges  à  la  mémoire  d'Ar- 
nauld.  Racine  aussi  fut  impliqué  dans  cette  bagarre 
littéraire.  Le  Santolius  pœnitens  fut,  quelques 
jours  après  son  apparition,  traduit  en  vers  français; 
cette  traduction  fut  attribuée  à  l'auteur  (ïAthaiie, 
et  les  frères  Barbou,  dans  leur  édition  de  Santeui 
de  17*29,  imprimèrent  encore  cette  imputation.  Ce- 
pendant Racine,  dans  une  lettre  qu'il  écrivait  à 
Boileau  le  k  avril  1696,  se  plaignait  que  les  Jé- 
suites lui  eussent  déclaré  la  guerre,  et  parlant 
d'un  régent  de  troisième  de  cette  compagnie  qui 
l'avait  amèrement  critiqué  dans  une  harangue,  il 
disait  : 

«  Vraisemblablement  ce  bon  régent  est  du  nombre  de 
«  ceux  qui  m'ont  très  faussement  attribué  la  traduction  du 
«  Santolius  pœnitens;  et  il  s'est  cru  engagé  d'honneur  à  me 
«  rendre  injures  pour  injures.  Si  j'étais  capable  de  lui  vouloir 
«  quelque  mal  et  de  me  réjouir  de  la  forte  réprimande  que 
«  le  P.  Bouhours  dit  qu'on  lui  a  faite,  ce  serait  sans  doute 


170  J.-B.  SANTEUL. 

«  pour  m'avoir  soupçonné  d'être  l'auteur  d'un  pareil  ou- 
«  vrage.  » 

On  sut  plus  tard  que  cette  traduction  était  d'un 
sieur  Boivin.  «  qui  fut  si  charmé  de  cette  méprise, 
«  dit  Louis  Racine,  qu'il  adressa  à  mon  père  une 
<(  petite  pièce  de  vers  fort  ingénieuse ,  par  laquelle 
«  il  le  priait  de  laisser  quelque  temps  le  public  dans 
«  l'erreur  (1).  »  Il  y  eut  aussi  une  autre  traduction 
en  vers,  du  même  abbé  Faydit,  dont  nous  avons 
déjà  parlé. 

Coiume  toutes  choses  doivent  prendre  fin,  ce  dé- 
mêlé eut  la  sienne.  Toute  cette  guerre  de  plume, 
guerre  frivole  mais  animée,  dans  laquelle  une  épi- 
taphe  d'une  demi-douzaine  de  vers  servait  de  thème 
à  des  volumes  de  lettres,  de  satires,  d'épigrammes, 
de  commentaires,  fait  du  moins  connaître  avec  quoi 
l'on  amusait  alors  l'esprit  public  ;  et  l'importance 
donnée  par  les  Jésuites  à  cette  même  épitaphe,  et 
leur  insistance  à  en  demander  la  rétractation,  té- 
moignent aussi  de  l'importance  dont  la  poésie  latine 
était  alors  en  possession. 

Cependant  1" épitaphe  d'Arnauld  est  encore  au- 
jourd'hui en  butte  à  une  guerre  posthume,  grâce  à 
une  reprise  d'hostilités  dirigée  par  le  révérend  dom 
Guéranger,  dans  ses  Institutions  iilurgiques, 
dont  nous  avons  eu  déjà  occasion  de  parler. 

(1)  Mémoires  sur  la  Vie  de  Jean  Racine. 


ÉTUDE  QUATRIÈME.  171 

Dans  la  lutte  à  laquelle  ce  savant  Dominicain  se 
livre  contre  les  Bréviaires  qui  ont  recueilli  les  Hym- 
nes de  Santeul,  l'épitaphe  composée  par  le  Victorin 
pour  le  cœur  d'Arnauld  est  un  de  ses  principaux 
griefs. 

«  Non  content,  dit-il  en  parlant  de  Santeul,  non  content 
«  d'avoir  fourni  pour  le  portrait  de  ce  coryphée  du  Jansé- 
«  nisme  des  vers  où  sa  doctrine  est  louée  avec  emphase,  il 
«  osa  composer  cette  inscription  pour  le  monument  destiné 
«  par  les  religieuses  de  Port-Royal  à  recevoir  le  cœur  de 
«  leur  Athanase.  » 

Là-dessus  dom  Guéranger  cite  les  quatre  pre- 
miers vers  de  l'épitaphe  que  nous  avons  déjà  repro- 
duite ;  et  il  souligne  non-seulement  toutes  les  ex- 
pressions incriminées  dans  le  temps  par  les  Jésuites, 
mais  le  sanctas  œdes  du  premier  vers  et  le  Porta 
piacido  du  troisième,  •  deux  expressions  qui  sont  à 
l'honneur  de  la  maison  de  Port-Royal-des-Champs; 
et  il  ajoute  : 

'-(  Quel  catholique  aurait  jamais  appelé  xVrnauld  le  défen- 
«  seur  de  la  vérité,  V arbitre  de  L'équité?  Quel  est  ce  triom- 
«  Tphe  dont  parle  le  poète?  Cet  ennemi  terrassé,  serait-ce  le 
M  siège  apostolique  qui  tant  de  fois  a  fulminé  contre  ses 
«écrits  incendiaires?  Cetie  sainte  demeure,  cePo?^ttran- 
«  quille,  cette  terre  sacrée,  c'est  le  Port-Royal,  c'est  la  de- 
«  meure  de  ces  filles  rebelles,  plus  orgueilleuses  peut-être 
«  que  les  philosophes  chrétiens  qui  se  sont  donné  rendez- 
«  vous  à  Tombre  des  murs  de  leur  monastère.  En  faut-il 


172  J.-B.  SANTEUL. 

M  davantage  aux  yeux  d'une  foi  vraiment  catholique  pour 
«  signaler  Santeul  comme  fauteur  des  liéré tiques?» 

Nous  avoDS  reproduit  antérieurement  le  texte  de 
l'épitaphc  à  propos  de  laquelle  dom  Guéranger  re- 
nouvelle avec  plus  d'amertume,  après  plus  d'un 
siècle  et  demi,  les  attaques  dont  Santeul  fut  l'objet 
de  la  part  des  Jésuites  ses  contemporains  ;  mais 
puisque  le  révérend  abbé  de  Solesmes  vient  aussi 
de  reprocher  à  notre  poète  les  vers  que  celui-ci 
fournit  d'un  autre  côté  pour  le  portrait  de  M.  Ar- 
nauld,  il  ne  sera  pas  hors  de  propos  qu'on  retrouve 
ici  ce  quatrain.  Le  voici  : 

Per  quem  Relligio  stetit  inconcussa,  Fidesque 
Magnanima,  et  Pietas,  et  constans  régula  Veri 
Contemplare  Virum  :  se  totani  agnoscit  in  Illo, 
Rugis  pulchra  suis,  Patrum  rediviva  vetustas. 

TRADUCTION. 

La  Foi,  la  Vérité,  qu'il  rend  inaltérables, 
Trouvent  dans  ce  Vieillard  leur  plus  solide  appui; 
Et  la  Religion  aime  à  revoir  en  lui 
Des  Pères  d'autrefois  les  rides  vénérables. 

Puisque  nous  y  sommes,  consignons  encore  ici, 
avec  l'agrément  de  dom  Guéranger,  cette  épitaphe, 
qui  résume  si  brièvement  toute  l'histoire  d'une  vie 
bien  agitée,  et  dignement  récompensée^  si  l'esprit 
de  charité  qui  anime  sans  doute  le  révérend  abbé 
de  Solesmes  lui  permet  d'y  souscrire  : 


ÉTUDE  QUATRIÈME.  173 

ÉPITAPHE 

SUR  LE  CORPS  DE  M.  ARNAULD. 

Hic  jacet  Arnaldus,  lucem  cui  Gallia  ;  portum 
Flandria,  Roma  fidem,  piaebuit  astra  Deiis. 

TRADUCTION. 

Arnauld  repose  enfin  sous  ce  marbre  immobile. 

De  la  France  il  reçut  le  jour; 
De  Rome  il  eut  la  foi,  de  la  Flandre  un  asile, 

De  Dieu  le  céleste  séjour. 

Nos  Études  sur  Santeul  étaient  à  peine  achevées 
quand  nous  avons  appris  que  la  guerre  commencée 
vers  18^1  contre  les  Hymnes  de  ce  poète,  et  cela 
sans  beaucoup  de  retentissement  littéraire  jusqu'à 
ce  jour  3  était  parvenue  à  expulser  du  Bréviaire 
riiymnographe  de  Saint- Victor,  ou  plutôt  avait  eu 
pour  résultat  d'opérer  la  restauration  du  Bréviaire 
romain  désormais  substitué  à  nos  Bréviaires  galli- 
cans. 

Le  livre  du  révérend  abbé  de  Solesmes  a  été,  à 
notre  connaissance  du  moins,  le  principal  organe 
de  la  polémique  dirigée  contre  Santeul  et  contre  la 
liturgie  à  l'établissement  de  laquelle  le  Victorin  avait 
pris  part  (1);  ce  livre  a  pour  titre  :  Institutions 
liturgiques,  nous  l'avons  déjà  dit;  il  ne  nous  ap- 
partient pas  d'en  apprécier  la  portée,  ni  de  nous 

(1)  Voir  notre  Étude  deuxième,  page  82  à  la  note. 


nu  J.-B.  SANTEUL. 

faire  juge  de  ses  tendances  et  de  ses  effets;  nous 
serions  même  tenté,  si  nous  n'étions  retenu  par  le 
respect  que  nous  voulons  garder  pour  les  senti- 
ments religieux  qu'on  intéresse  dans  ces  débats  ac- 
cessoires ,  de  dire  comme  ce  pénitent  à  qui  son  di- 
recteur demandait  s'il  était  janséniste  ou  moliniste, 
et  qui  lui  répondit  :  «  Non,  mon  père,  je  suis  ébé- 
«  niste  »  ;  mais,  au  point  de  vue  purement  poétique, 
les  hymnes  de  Santeul  constituaient  un  monument 
dont  on  \1ent  de  faire  une  ruine;  leur  exclusion  de 
la  liturgie  est  un  événement  littéraire  dont  nous 
devions  au  moins  faire  la  simple  mention,  comme 
complément  de  nos  Études  sur  le  poète  de  Saint- 
Victor. 


FIIN  DE  L  ETUDE  QUATRIEME. 


ÉTUDE  cmourÈME. 


I 


ÉTUDE  CIIVQIIÈME. 


DE    L  EMPLOI    DE    LA    FABLE    DANS    LA    POESIE. 

En  nous  livrant  à  ces  Études  sur  le  poète  Sauteul, 
nous  trouvons  débattue  dans  son  œuvre  une  ques- 
tion que,  toute  tranchée  à  son  désavantage  qu'elle 
soit  aujourd'hui,  car  il  s'agit  de  l'usage  de  la  Fable 
dans  la  poésie,  nous  ne  croyous  pas  moins  digne  de 
nous  occuper. 

Ce  fut  du  sein  même  de  sa  famille  que  Santeul 
vit  partir  les  premières  protestations  contre  les  em- 
prunts que  sa  poésie  faisait  à  la  Fable.  Un  de  ses 
frères,  Claude  Santeul,  cultivait  comme  lui,  et  avec 
quelque  succès,  la  poésie  latine  ;  il  faisait  aussi  fort 
agréablement  des  vers  français.  Ce  Claude,  plus 
heureux  que  son  frère  le  Victorin,  a  du  moins  trouvé 
grâce  devant  la  sévère  orthodoxie  de  dom  Guéran- 
ger,  qui  parle  de  lui  en  ces  termes  dans  ses  Insti- 
tutions liturgiques  (tome  II,  pages  150^  151)  : 

«  Claude  Santeul,  du  séminaire  de  Saint-Ma gloire,  d'où 
«  lui  vient  le  surnom  de  Maglorianus ,  est  pareillement  au- 

12 


178  J.-B.  SANTEUL 

»(  leur  de  plusieurs  hymnes  du  Bréviaire  de  Paris  qui  l'em- 
«  portent  sur  celles  de  son  frère  le  Victorin  par  l'onction  et 
«  la  simplicité.  Il  est  inutile  de  les  indiquer  ici.  Il  paraît  que 
((  riiymnographie  était  innée  dans  cette  famille ,  car  on 
«  trouve  encore  un  Claude  Santeul,  parent  des  deux  pre- 
<(  miers,  marchand  et  échevin  de  Paris,  qui  a  publié  aussi 
((  un  recueil  d'Hymnes  (Paris,  1723,  in-8.°)  (1).  » 

Les  travaux  du  moine  de  Saint-Victor  étaient, 
même  dans  ses  compositions  profanes,  tout-à-fait 
irréprochables  sous  le  rapport  de  la  morale  ;  son 
frère  Claude  le  reconnaissait  ;  mais  tout  en  lui  ren- 
dant ce  bon  témoignage,  il  lui  reprochait  d'employer 
des  noms  de  divinités  fabuleuses  et  des  souvenirs  du 
paganisme  dans  tout  ce  qui  était  en  dehors  de  ses 
chants  religieux.  Il  lui  conseillait  même  ou  de  renon- 
cer à  son  talent  poétique ,  ou  de  consacrer  unique- 
ment à  la  gloire  de  Dieu  et  de  l'Église  ce  talent  dont 
sa  profession  de  chanoine  ne  lui  permettait  pas  de 
faire  un  autre  usage.  Pourquoi,  lui  disait-il,  pour- 
quoi avoir  recours  à  la  Fable,  au  mensonge,  quand 
on  ne  veut  dire  que  la  vérité?  Croyez-vous  donc 
que  les  hommes  ne  sauraient  trouver  belles  les  in- 
scriptions d'une  fontaine  et  d'un  bois  si  une  naïade 

(1)  Il  y  a  eu  deux  Claude  de  Santeul  échevlns  de  Paris,  Pim 
en  1655,  c'était  le  père  de  notre  poète  ;  l'autre  en  1701.  Ce 
dernier  doit  être  l'hymnographe  de  1723.  Le  Santoliana 
mentionne  encore  un  frère  du  Victorin,  Charles  Santeul, 
dont  les  poésies  latines  n'étaient  pas  sans  mérite. 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  179 

OU  des  nymphes  ne  sont  cachées  dessous  ?  Pourquoi 
cette  perpétuelle  intervention  des  femmes  dans  les 
fictions  poétiques?  Les  femmes  !  ne  font-elles  pas 
déjà  assez  de  mal  partout  où  elles  sont  naturelle- 
ment ? 

Notons  bien,  pour  l'édification  de  nos  lectrices, 
si  nous  en  avons,  que  c'est  Claude  Santeul  qui  par- 
lait ainsi,  et  que  nous  ne  sommes  pas  tout-à-fait  de 
son  avis  sur  son  dernier  point. 

Santeul  le  Victorin  avait ,  fort  jeune  encore ,  dé- 
buté dans  la  carrière  poétique  par  la  composition 
d'une  pièce  de  vers  latins  dans  laquelle ,  sous  ce 
titre  La  Bulle  (Bulla),  il  décrivait  une  métamor- 
phose dont  l'argument  était  ainsi  conçu  :  L'Amour 
recueille  dans  une  urne  les  larmes  de  Phyllis,  et, 
selon  l'habitude  des  enfants,  car  l'Amour  en  est  un, 
il  souffle  dans  un  chalumeau  et  fait  de  ces  larmes 
une  bulle  semblable  à  celles  qu'on  nomme  vulgai- 
rement bulles  de  savon.  Puis  il  se  réjouit  de  son 
propre  ouvrage,  et  change  eu  astre  cette  bulle  qu'il 
fait  emporter  au  ciel  par  le  souffle  des  zéphyres, 
pendant  qu'Iris,  mère  des  couleurs,  la  fait  briller  de 
diverses  nuances. 

Jean-Baptiste  Santeul,  lorsqu'il  composa  cette 
Métamorphose^  faisait  encore  sa  Rhétorique  au 
collège  Louis-le-Grand,  sous  le  P.  Cossart,  qui  dès- 
lors  tira  l'horoscope  de  son  élève,  lui  prédit  de 
grands  succès,  et  lui  commença  une  réputation  en 


IHO  J.-B.  SANTEUL. 

répandant  la  BuUe  parmi  les  gens  de  lettres.  Claude 
Santeul  n'avait  pas  été  le  dernier  à  applaudir  son 
frère  ;  et  quand  celui-ci  le  vit  venir  lui  reprocher 
r usage  des  fictions  mythologiques,  il  ne  manqua  pas 
(le  rappeler  le  quatrain  suivant,  que  Claude  lui- 
même  avait  composé  à  la  louange  de  la  BuUe  : 

Creditur  aurariini  soboles  popularibus  auris, 
Ludicra  pcrvolitat  pompa  per  ora  virùm. 

At  fragilis  niolo  disruinpitur  aërc  BuUa; 

Carminibus  lepidis  vincta,  superstes  erit. 

TRADUCTION. 

Fille  des  vents,  au  vent  des  faveurs  populaires 
Ta  Bulle  se  confie,  et  se  fait  approuver; 
L'air  faiblement  ému  peut  la  faire  crever, 
Mais  tes  vers  pour  toujours  lui  seront  tutélaires. 

Claude  répondit  qu'à  la  rigueur  on  avait  pu  pas- 
ser à  un  écolier  ces  fabuleuses  frivolités,  que  la 
gravité  de  sa  profession  religieuse  devait  désormais 
lui  interdire.  Il  ajouta  qu'au  surplus  la  poésie  pou- 
vait plaire  sans  le  secours  de  la  Fable,  et  que,  quand 
une  pièce  de  vers  n'était  pas  goûtée  des  lecteurs, 
c'était  ou  par  la  faute  du  poète  qui  n'avait  pas  assez 
d'élévation,  ou  par  un  effet  de  la  corruption  des 
hommes  qui  avaient  encore  quelque  attachement 
aux  erreurs  du  paganisme. 

Jean-Baptiste  soutint  l'opinion  contraire  :  il  dit 
que  la  Fable  faisait  tout  le  merveilleux  des  anciens. 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  181 

ei  que  sans  elle  un  poète  moderne  ne  pouvait  être 
poète  qu'à  demi. 

On  s'échauffa  de  part  et  d'autre.  Claude  proposa 
un  pari.  L'enjeu  était  de  trente  pistoles;  les  juges 
devaient  être  messieurs  de  l'Académie  française  ;  le 
prix  serait  remporté  par  celui  des  deux  frères  qui 
aurait  fait  la  meilleure  pièce  de  vers,  Claude  pour 
attaquer  la  Fable ,  Jean-Baptiste  pour  la  défendre. 
Le  champion  de  la  iMythologie  pouvait  lui  emprun- 
ter des  armes;  son  antagoniste  renonçait  formelle- 
ment à  lui  demander  aucun  secours.  C'était  là  la 
principale  loi  du  combat. 

Le  Victorin  accepta  le  défi,  et  les  deux  frères,  de- 
venus rivaux,  se  mirent  à  l'œuvre,  chacun  de  son 
côté. 

Claude  composa  une  élégie  In  varias  Poëtarum 
Fahuias,  où  il  cherchait  à  prouver  que  l'on  doit 
abandonner  les  fictions  mythologiques,  première- 
ment parce  qu'elles  sont  surannées  ;  en  second  lieu 
parce  qu'elles  sont  contraires  à  l'esprit  chrétien; 
enfin  parce  que  la  nature  offre  aux  ébats  du  poète 
une  carrière  assez  vaste  sans  qu'il  ait  besoin  de  re- 
courir à  la  Fable. 

Cet  adversaire  de  la  mythologie  évoquait  tour  à 
tour  les  dieux  du  paganisme,  mais  pour  leur  dire  à 
chacun  leur  fait  et  les  raisons  pour  lesquelles  il  ne 
voulait  plus  de  leur  intervention  ;  Jean-Baptiste,  de 
son  côté,  dans  sa  composition  Pro  DefensioneFa- 


182  J.-B.  SANTEUL. 

huiarum,  faisait  apparaître  également  les  divinités 
fabuleuses,  mais  en  les  parant  de  tous  leurs  atours, 
et  en  faisant  \aloir  autant  qu'il  le  pouvait  le  secours 
qu'elles  apportent  à  la  poésie. 

Comme  s'il  eût  reconnu  lui-même  la  faiblesse  de 
la  cause  qu'il  embrassait,  notre  poète  fit  imprimer 
en  lettres  majuscules  à  la  fin  de  sa  pièce  une  pro- 
testation en  latin,  dont  voici  le  sens  : 

«  De  peur  qu'on  ne  m'impute  à  impiété  les  em- 
-(  prunts  faits  pour  les  vers  d'un  chrétien  aux  su- 
«  perstitions  de  l'antiquité,  je  veux,  candide  lecteur, 
«  ne  pas  vous  laisser  ignorer  que  je  n'ai  prétendu 
«  ici  qu'exercer  ma  plume  afin  de  me  rendre  plus 
<(  habile  à  écrire  sur  des  sujets  qui  regardent  notre 
<(  religion.  » 

Cette  sorte  d'aveu  n'était  pas  faite  pour  relever 
la  Fable  aux  yeux  de  ses  juges,  et  donnait  en  quel- 
que sorte  raison  d'avance  à  l'Académie  française, 
qui  décerna  la  palme  à  Claude  Santeul,  l'antagoniste 
de  la  Fable. 

Nous  ne  voulons  pas  infirmer  pour  cette  fois  le 
jugement  porté  par  les  Quarante  ;  mais  Santeul  le 
Victorin  aurait  bien  pu,  pour  son  propre  compte, 
s'écrier  : 

Victrix  causa  diis  placuit,  sed  victa  Catoni. 

En  effet,  s'il  eut  contre  lui  la  majorité  du  docte 
aréopage ,  il  avait  dans  la  minorité  un  académicien 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  JS.i 

dont  le  nom  seul  pouvait  peser  pour  beaucoup  dans 
la  balance.  Ce  nom,  c'était  celui  de  Pierre  Corneille. 
Le  grand  tragique  voulut  rompre  une  lance  en  fa- 
veur de  la  question  débattue,  et  sous  le  titre  de 
Défense  des  Fables  dans  ia  Poésie,  il  fit,  non  pas 
une  traduction  de  l'élégie  de  Santeul ,  comme  San- 
teul  l'a  écrit  lui-même ,  mais  une  imitation  en  vers 
français. 

De  peur  d'exagérer  l'étendue  de  cette  Étude,  nous 
nous  abstiendrons  de  rien  citer  de  l'œuvre  latine  de 
Jean-Baptiste,  et  nous  laisserons  plus  de  place  à 
celle  de  Claude,  qui  doit  avoir  ici  la  préférence  pour 
la  citation,  comme  elle  l'eut  devant  l'Académie  fran- 
çaise. Ce  sera  d'ailleurs  un  nouveau  spécimen,  pris 
dans  la  même  famille,  de  la  poésie  latine  sous 
Louis  XIY. 

Le  lauréat  Claude  Santeul,  qui  s'était  targué  de 
faire  mieux  que  son  frère  sans  emprunter  aucun 
secours  à  la  Fable,  ne  remplit  pas,  il  nous  semble, 
cet  engagement  ;  car  dans  la  plus  grande  partie  de 
sa  composition  il  traduit  la  Fable  devant  ses  juges 
pour  la  mettre  en  opposition  avec  les  vérités  du 
christianisme  ;  et  tout  en  la  faisant  ainsi  comparaî- 
tre ,  il  la  rend  si  séduisante  que  si  elle  a  été  con- 
damnée, c'est  peut-être  parce  que  l'aréopage  a  pris 
le  change  et  a  donné  à  la  poésie  religieuse,  ou  plu- 
tôt au  poète  qui  prouvait  les  mérites  de  la  Fable  en 
cherchant  à  les  nier,  une  palme  que  lui  arrachaient. 


184  J.-B.  SANTEUL. 

en  partie  du  moins,  les  séductions  de  la  condamnée. . 
Voici,  par  exemple,  comment  il  parle  de  diffé- 
rents personnages  mylliologiques  : 

Molle  quis  in  truncum,  nisi  trunco  diirior  ipso, 

Virginis  immeratae  vertere  corpus  amet? 
Phœbus  amat,  Phœbum  virgo  deludit  amantem, 

Et  fugit,  et  supplex  à  pâtre  poscit  openi. 
McJlia  corticibus  durantur  mcmbra  puellae, 

Hoc  pretium,  Daphne,  virginitatis  habes! 
Callidus  in  pluvium  descendit  Juppiter  aurum  ; 

Scilicet  illa  décent  splendida  furta  Jovem  î 
Quis  ferat,  emoto  quando  ruit  aîquore  puppes 

Una  Jovis  conjux,  et  Jovis  una  soror  ? 
Gui  Mars  non  nioveat  risum  deprcnsus  adulter, 

Niidaque,  qualis  erat,  conipede  vincta  Venus  ? 
O  Divos,  impunè  quibus  peccare  potestas  ! 

Non  aliâ  dominos  se  ratione  probant. 
Relliquias  veterum  infâmes,  haec  monstra,  Poëtae, 

Intempestivis  ne  revocate  jocis. 
Si  Christo  nascente  silent  oracula,  quid  vos 

Ereptos  alio  reddidit  ore  sonos  ? 
Usquè  adeonè  levis  vos  Fabula  pascit  inanes? 

Vos  inopes  rerum  Fabula  ditat  inops. 
O  utinam  prisci  remearent  lucis  in  auras  ! 

Ridèrent  ipsos,  quos  coluère,  Deos. 

Nous  craignons  bien  d'avoir  détruit  tout  le  charme 
de  cette  composition  en  la  faisant  passer  dans  notre 
langue  : 

En  un  tronc  dur  et  vil  quelle  ame  encore  plus  dure 
Changerait  sans  remords  la  vierge  tendre  et  pure  ? 
Phœbus  aime  :  Daphné,  rebelle  à  ses  discours. 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  185 

S'enfuit,  et  va  d'un  père  implorer  le  secours; 

Et  l'écorce  d'un  arbre  est  l'unique  refuge 

Que  donne  à  sa  pudeur  et  ce  père  et  ce  juge  ! 

En  une  averse  d'or  tombé  chez  les  mortels, 

Jupiter,  dieu  larron,  mérite  nos  autels  ! 

Pour  Junon,  sans  pudeur  la  femme  de  son  frère, 

La  mer  à  des  vaisseaux  fait  sentir  sa  colère  ! 

Et  sans  la  bafouer  l'on  parle  de  Cypris 

Se  montrant  nue  à  Mars  entre  ses  bras  surpris  ! 

Pécher  impunément!  c'est  à  ce  droit  du  maître 

Que  dans  les  vers  un  dieu  se  fera  reconnaître  ! 

Reliques  du  passé,  que  ces  traits  infamants. 

Poètes,  soient  exclus  de  vos  amusements. 

Si  le  Christ  en  naissant  fit  taire  les  oracles, 

Est-ce  vous  qui  pour  eux  ferez  d'autres  miracles? 

D'un  frivole  aliment  sachez  vous  affranchir 

Et  de  ces  pauvretés  ne  plus  vous  enrichir. 

Si  les  peuples  anciens  revenaient  en  ce  monde, 

Qu'ils  riraient  aujourd'hui  de  leur  Olympe  immonde! 

Vers  la  fin  de  son  œuvre,  le  poète  nous  paraît 
rentrer  plus  franchement  dans  les  conditions  de  son 
programme,  et  nous  y  puiserons  deux  passages  qui, 
à  notre  avis,  méritent  les  honneurs  de  la  citation. 
Voici  le  premier. 

Externos  vultus  nudis  affingere  rébus 

Nil  dubitem,  atque  aptis  resanimare  niodis, 
Bella  cano  ;  voniat  piceâ  Discordiâ  taedâ, 

Non  bellatores  ducat  in  arma  deos. 
Aptentur  pennae  ventis,  Famaeque  ora  centum, 

Centum  urbes  totidem  personet  illa  tubis. 
Exultent  laeto  montes  et  flumina  pîausu, 

Inter  saxa  mihi  garriat  unda  loquax. 


186  J.-B.  SAMEUL. 

Et  geiniueiU  vitcs,  ot  pratis  rideat  herl)a  ; 

Quascjuc  aîther  haiisit  terra  reposcat  aquas; 
Non  unà  roruin  splendescit  imagine  carmen, 

S.Tpt"  anibit  proprio  noniina  mota  loco. 
Parciùs  ilia  quidcm  frcncnda  liccntia  valum  ; 

Affectant  aura  liberiore  frui. 
Hanc  sed  cnini  observent  legeni,  ne  puisa  reducant 

Nuuiina,  nil  falsâ  relligione  tcgant. 

TRADUCTION. 

Ce  n'est  pas  que  parfois  quelque  masque  emprunté 

Ne  puisse  des  objets  couvrir  la  nudité. 

Parlez-vous  de  bataille?  à  vos  vers  on  accorde, 

Mais  sans  parler  des  dieux,  un  flambeau  de  discorde. 

Donnez  une  aile  aux  vents,  et  que  de  ses  cent  voix 

La  gloire  aille  frapper  cent  villes  à  la  fois. 

Que  les  monts  tressaillants,  les  fleuves  qui  bondissent, 

Qu'un  ruisseau  qui  murmure  à  vos  chants  applaudissent. 

Sur  la  vigne  un  bourgeon  peut  être  un  diamant  ; 

Les  fleurs  seront  d'un  pré  le  sourire  charmant  ; 

L'air  pompe  les  vapeurs,  et  la  terre  altérée 

Redemande  son  onde  à  la  plaine  éthérée. 

Sous  des  aspects  nouveaux  et  sous  des  noms  divers 

Tout  objet  doit  toujours  se  montrer  dans  les  vers. 

Le  poète  a  besoin  qu'on  détende  ses  rênes 

Et  qu'on  livre  à  ses  bonds  de  plus  vastes  arènes. 

Mais  que  ses  chants,  plus  purs,  ne  soient  plus  protégés 

Par  un  culte  menteur  pour  des  dieux  abrogés. 

Voici  enfin  ce  qu'on  peut  appeler  la  péroraison 
(le  Santeul.  Ce  sont  les  derniers  vers  de  sa  pièce  : 

Sed  majora  Deus  praebet  spectacula,  quam  qua3 
Insanis  Error  fingit  imaginibus. 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  187 

Et  quid  non  poteris?  fœcundum  concute  pectus, 

O  Vates,  pulchri  semina  pcctus  liabcl. 
Inspice  res  intus,  mille  argumenta  ministrant, 

Magnaque  vel  minimis  gratia  rebus  inest. 
Quidquid  sincerum  menti  sapientia  dictât, 

Id  seqiiere  adnitens,  hanc  venerare  ducem. 
Et  vénères  linguae,  nec  longô  quaere  Icporem, 

Uitrô  quaesitus  promicat  ipse  lepos. 
Sublime  ingenium  fucum  fastidit,  et  ambras, 

Nativis  gaudet  luxuriare  bonis. 
O  si  Naturae  nossent  mysteria  Vates  ! 

Ingenuâ  simplex  cresceret  arte  labor. 

TRADUCTION. 

Mais  que  peut  de  l'Erreur  l'œuvre  vaine  et  légère 
Près  des  réalités  qu'un  vrai  Dieu  vous  suggère  1 
Vous-même  ignorez-vous  quel  est  votre  pouvoir'? 
Au  fond  de  votre  esprit  sachez  entendre  et  voir. 
Secouez  votre  cœur  ;  le  cœur,  arbre  fertile, 
Porte  en  son  fruit  le  beau,  le  grand,  le  vrai,  l'utile. 
Creusez  tout;  toute  chose  est  matière  à  vos  chants  ; 
La  moindre  en  ses  détails  a  des  charmes  touchants. 
Ce  que  vient  à  l'esprit  dicter  la  conscience 
Est  digne  de  respect,  digne  de  confiance. 
Ne  cherchez  point  alors  la  grâce  du  discours, 
La  grâce  vient  sans  peine  et  brille  sans  secours. 
Le  propre  du  génie  est  de  fuir  l'imposture  ; 
n  est  riche  des  biens  que  répand  la  nature. 
Nature  !  en  tes  secrets  l'homme  qui  prend  sa  part 
Fait  de  son  moindre  efifort  un  chef-d'œuvre  de  l'art. 

Claude  Santeul  gagna  les  trente  pistoles.  Jean- 
Baptiste,  qui  était  poète  et  qui,  par  sa  souplesse, 
était  bien  digue,  quoique  latiniste,  de  compter  au 


188  J.-B.  SANTEUL. 

tiombre  des  poètes  français  du  siècle  de  Louis  XIV, 
remit  avec  beaucoup  de  bonne  grâce  la  somme  que 
son  frère  lui  avait  gagnée. 

La  gageure  avait  eu  de  l'éclat,  la  défaite  du  poète 
de  Saint-Victor  n'en  eut  pas  moins,  et  Jean-Bap- 
tiste vit  bien  que,  pour  lui  du  moins ,  c'en  était  fait 
de  la  poésie  profane,  et  qu'il  ne  réussirait  point  s'il 
restait  dans  cette  voie.  Il  se  tint  donc  pour  battu, 
et  se  mit  même  à  faire  chorus  avec  les  antagonistes 
de  la  Fable  dans  la  poésie. 

11  en  était  là  quand  il  fut  mis  en  relation  avec 
Fontanier-Pellisson. 

Ce  nouveau  protecteur  de  Santeul,  personnage 
historique  dont  la  mémoire  est  consacrée  sous  le 
simple  nom  de  Pellisson,  est  assez  connu  de  tout  le 
monde  ;  cependant  il  ne  sera  pas  inutile  de  remet- 
tre sous  nos  yeux  une  partie  de  la  courte  notice 
que  Voltaire,  à  qui  nous  laisserons  toute  la  res- 
ponsabilité de  ses  appréciations,  lui  a  consacrée 
dans  son  Catalogue  des  Ecrivains  du  siècle  de 
Louis  XIV  : 

«  Peilisson-Fontanier  (Paul),  né  calviniste  à  Béziers,  en 
«  162/!i  ;  poète  médiocre  à  la  vérité,  mais  homme  très  savant 
«  et  très  éloquent  ;  premier  commis  et  confident  du  surin- 
«  tendant  Foaquet  ;  mis  à  la  Bastille  en  1661  :  il  y  resta 
«  quatre  ans  et  demi  pour  avoir  été  fidèle  à  son  maître.  Il 
«  passa  le  reste  de  sa  vie  à  prodiguer  des  éloges  au  roi  qui 
«  lui  avait  ôté  sa  liberté Beaucoup 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  189 

<(  plus  courtisan  que  philosophe,  il  changea  de  religion,  el 
«  fit  sa  fortune.  Maître  des  comptes,  maître  des  requêtes  et 
«  abbd,  il  fut  chargé  d'employer  les  revenus  du  tiers  des 
«  économats  à  faire  quitter  aux  huguenots  leur  rehgion, 
«  qu'il  avait  quiltée  ;  etc.,  etc.  j) 

Un  jour  que  Santeul  était  allé  chez  ce  personnage 
alors  en  place  et  en  crédit,  sous  prétexte  de  le  con- 
sulter sur  une  épigramme  nouvelle  de  sa  façon,  M. 
Pellisson  lui  dit  qu'il  était  à  regretter  qu'iui  homme 
de  son  talent  pour  la  poésie  ne  s'attachât  qu'à  des 
compositions  sans  importance.  —  J'en  ai  de  l'ar- 
gent (1),  répondit  naïvement  le  poète.  —  Vous  de- 
vriez faire  des  hymnes,  continua  Pellisson,  cette  oc- 
cupation ne  vous  serait  pas  ingrate,  et  elle  est  honnête 
et  digne  d'un  religieux.  —  Et  dans  son  zèle  de  néo- 
phyte, le  calviniste  converti  fit  compter  à  Santeul , 
à  titre  d'encouragement,  une  gratification  prise  sur 
le  fonds  des  économats  dont  Voltaire  vient  de  nous 
parler,  lui  promettant  mieux  encore  s'il  suivait  ses 
conseils. 

Les  arguments  de  M.  Pellisson  étaient  de  ceux 
auxquels  peu  de  gens  savent  résister.  Bossuet  et 
d'autres  personnages  considérables  et  influents  le 
pressèrent  de  leur  côté  ;  et  Santeul  qui,  ce  témoi- 

(1)  La  Vie  et  les  Bons  Mots  de  M.  de  Santeul,  imp.  à  Co- 
logne en  1722,  chez  Abraham  l'Enclume,  gendre  d'Antoine 
Marteau. 


100  J.-B.  SAMEUL. 

gnage  lui  est  dû,  professait  un  grand  respect  pour 
les  choses  de  la  religion,  n'eut  pas  de  peine  à  se 
résoudre  à  une  entreprise  dont  le  résultat  devait 
satisfaire  tout  à  la  fois  sa  cupidité  bien  connue,  et 
sa  dévotion  reconnue,  deux  choses  qu'il  savait  fort 
bien  concilier.  Il  jura  donc  de  ne  plus  travailler  qu'à 
des  ouvrages  de  piété ,  et  ce  fut  alors  qu'il  se  mit  à 
composer  ses  hymnes  pour  les  Bréviaires  de  Cluny 
et  de  Paris. 

Il  ne  tarda  pas  à  être  récompensé  comme  Pellis- 
son  le  lui  avait  promis.  Le  roi ,  qui  s'était  contenté 
jusque-là  de  lui  accorder  de  simples  gratifications 
pour  quelques  poésies  adulatrices,  le  fit  coucher  sur 
l'état  pour  la  pension  de  huit  cents  livres  dont  nous 
avons  déjà  parlé. 

Santeul  en  éprouva  une  vive  reconnaissance,  et  il 
consigna  l'expression  de  ce  sentiment  dans  une  épî- 
tre  à  Paul  Pellisson-Fontanier,  qui,  selon  les  ex- 
pressions du  titre,  l'avait  fait  renoncer  aux  muses 
profanes  en  l'engageant  à  composer  des  hymnes  sa- 
crées, et  l'avait  inspiré  en  l'y  engageant. 

Cette  épître  de  Santeul  est  proprement  une  ab- 
juration. Il  s'y  reproche  les  poétiques  erreurs  qui 
ont  séduit  sa  jeunesse  ;  il  y  déplore  sou  inexpérience 
et  un  vain  amour  de  gloire  qui  lui  fait  célébrer  les 
faux  dieux,  les  déesses  et  toutes  ces  monstruosités 
païennes,  héritage  infâme  de  l'antiquité.  Il  se  com- 
pare à  un  voyageur  qui,  égaré  la  nuit  sur  des  che- 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  101 

mins  qu'il  ignore,  voit  devant  lui  un  feu  follet  qui 
l'attire,  qui  semble  vouloir  le  guider,  et  qui  le  pré- 
cipiterait dans  un  fleuve,  sans  les  conseils  de  Pel- 
lisson,  dont  la  main  paternelle  est  venue  le  détour- 
ner de  son  égarement. 

C'en  est  donc  fait;  Santeul  renonce  pour  jamais 
à  l'Hélicon,  aux  profanes  ruisseaux  du  Parnasse  ;  et 
c'est  aux  sources  du  vrai  Dieu  qu'il  ira  désormais 
s'abreuver. 

Mais,  que  ce  soit  de  vin  ou  de  poésie  qu'on  s'enivre, 
ceux  qui  ont  l'habitude  de  l'une  ou  de  l'autre  ivresse 
ne  font  pas  de  serments  mieux  gardés.  Il  ne  fallait 
à  Santeul  qu'une  occasion  pour  rompre  le  sien  ;  et 
cette  occasion  ce  fut  La  Quintinie  qui  la  lui  procura. 

Voici  comment  un  annotateur  de  Santeul  parle  de 
La  Quintinie  au  bas  d'une  pièce  de  poésie  latine 
dont  nous  allons  parler  et  que  lui  adressa  le  cha- 
noine de  Saint-Yictor  : 

((  Jean  de  La  QuiYitinie  naquit  près  de  Poitiers  en  l'année 
«  1626.  Il  fit  ses  éludes  en  cette  ville  au  collège  des  Jésui- 
«  tes.  Ensuite  il  vint  à  Paris  pour  se  faire  recevoir  avocat. 
«  Il  était  naturellement  éloquent,  et  s'acquit  beaucoup  de 
((  réputation  dans  le  barreau  ;  mais  il  s'est  rendu  beaucoup 
((  plus  recommandable  par  sa  science  dans  l'agriculture. 
«  Nous  lui  sommes  redevables  d'une  infinité  de  découvertes 
«  qu'il  y  a  faites.  Le  livre  que  nous  avons  de  lui  sous  le  titre 
«  divins tnictions  pour  les  Jardins  fruitiers  et  potagères  a 
«  eu  l'approbation  de  toute  l'Europe.  Le  roi  Louis  XIV,  in- 


192  J.-B.  SANTEUL. 

«  struit  de  son  savoir  daus  l'agriculture,  riionora  de  la 
«  charge  de  dirccteur-géni^ral  de  ses  jardins  fruitiers  et  po- 
«  tagersde  toutes  ses  maisons  royales,  qu'il  avait  créée  eu  sa 
«  faveur.  Pourvu  de  cet  emploi,  il  fit  augmenter  de  beau- 
((  coup  Tancien  Potager  de  Versailles.  La  beauté  des  fruits 
«  et  Pexcellence  des  légumes  et  des  herbages  qu'il  y  fit  pro- 
«  duire  porta  Louis  XIV  à  faire  celui  qui  est  aujourd'hui 
«  Padmiration  de  ceux  qui  le  considèrent.  » 

La  publication  des  Instructions  pour  tes  Jar- 
diiu  fruitiers  et  potagers  donna  lïdée  à  Sauteiil 
d'adresser  à  la  Quintinie  une  pièce  de  vers  qu'il  in- 
titula :  Pomona  in  agro  Versaliensi.  Dans  cette 
œuvre ,  le  poète  oublie  son  serment  dès  le  premier 
mot  du  titre ,  et  aux  louanges  qu'il  prodigue  tour  à 
tour  au  savoir  de  La  Quintinie,  aux  magnificences 
de  Versailles  et  à  la  grandeur  de  Louis  XIV,  il  mêle 
des  invocations  non-seulement  à  Pomone,  dont  le 
nom  figure  comme  un  défi  en  tête  de  son  poème, 
mais  à  d'autres  divinités  de  la  Fable  et  aux  nymphes 
qu'il  avait  solennellement  bannies  de  la  poésie. 

Cette  \iolation  d'un  serment  fit  quelque  sensation 
dans  un  certain  monde  littéraire,  et  l'on  feignit 
même  d'y  attacher  plus  d'importance  que  n'en 
comportait  une  pareille  sorte  de  faute.  Santeul  re- 
çut de  tous  côtés  des  réclamations  ;  mais  celles  aux- 
quelles il  se  montra  le  plus  sensible  lui  vinrent  de 
lillustre  Bossuet.  L'évêque  de  Meaux,  soit  sérieuse- 
ment, soit  plutôt  pour  s'égayer,  lui  adressa  de  vifs 


ÉTUDE  CLNQUIÈME.  103 

reproches  auxquels  Santeul  crut  devoir  répondre 
par  une  nouvelle  pièce  de  vers  cfuil  appelait  son 
Amende  honorable,  et  qu'il  publia  de  suite.  Dans 
une  vignette  en  taille-douce  qui  était  en  tête  de 
l'imprimé,  le  poète  relaps  se  fit  représenter  à  ge- 
noux, la  corde  au  cou,  un  flambeau  à  la  main,  et  se 
tenant  sur  les  marches  des  portes  de  l'église  de 
Meaux,  dans  l'attitude  d'un  pénitent  qui  vient  s'hu- 
milier et  faire  acte  de  contrition. 

Les  vers  apologétiques  furent  trouvés  fort  beaux. 
Bossuet,  à  qui  ils  étaient  adressés,  envoya  au  poète 
une  lettre  de  félicitation  dont  nous  ne  transcrirons 
que  la  première  phrase  : 

«  Voilà,  ^lonsieur,  ce  que  c'est  de  s'humilier.  L'ombre 
«  d'une  faute  contre  la  religion  vous  a  fait  peur  ;  vous  vous 
M  êtes  abaissé,  et  la  religion  elle-même  vous  a  inspiré  les 
«  plus  beaux  vers,  les  plus  élégants,  les  plus  sublimes  que 
u  vous  ayez  jamais  faits.  Voilà  ce  que  c'est,  encore  un  coup, 
«  de  s'humilier.  » 

Plus  tard  Bossuet  écrivit  à  Santeul,  sur  le  même 
sujet,  une  lettre  dans  laquelle  il  est  aisé  de  voir  que 
l'illustre  prélats' était  plu  à  exagérer  son  rigorisme, 
ou  que  du  moins  il  avait  fait  quelques  concessions. 

Nous  croyons  qu'on  ne  lira  pas  sans  intérêt  un 
passage  de  cette  lettre  ;  on  y  verra  ce  que  pensait 
Bossuet  de  la  poésie  et  de  la  Fable  ;  ce  que,  de  son 
point  de  vue  essentiellement  religieux,  il  accordait 
de  tolérance  à  des  frivolités  et  à  des  fictions;  et  le 

13 


]9li  J.-B.  SAxNTEUL. 

cas  qu'il  faisait  de  la  personne  et  des  ouvrages  de 
Santeul. 

a  Je  reverrai  avec  plaisir  dans  ee  raccourci  et  dans  cet 
«  ouvrage  abrégé  toute  la  beauté  de  l'ancionne  poésie  des 
«  Virgile,  des  Horace,  etc. ,  dont  j'ai  quitté  la  lecture  il  y  a 
«  long-temps  (1).  El  ce  me  sera  une  satisfaction  de  voir  que 
«  vous  fassiez  revivre  ces  anciens  poètes,  pour  les  obliger  en 
«  quelque  sorte  à  faire  l'éloge  des  héros  de  notre  siècle 
«  d'une  manière  moins  éloignée  de  la  vérité  de  notre  reli- 
«  gion.  Il  est  vrai,  monsieur,  que  je  n'aime  pas  les  Fables, 
«  et  qu'étant  nourri  depuis  beaucoup  d'années  de  l'Écriture 
«  sainte,  qui  est  le  trésor  de  la  vérité,  je  trouve  un  grand 
«  creux  dans  ces  fictions  de  l'esprit  humain  et  dans  ces  pro 
«<  ductions  de  sa  vanité.  Mais  lorsqu'on  est  convenu  de  s'en 
«  servir  comme  d'un  langage  figuré,  pour  exprimer  d'une 
«  manière  en  quelque  façon  plus  vive  ce  que  l'on  veut  faire 
«  entendre,  sur -tout  aux  personnes  accoutumées  à  ce  lan- 
«  gage,  on  se  sent  forcé  de  faire  grâce  à  un  poète  chrétien, 
«  qui  n'en  use  ainsi  que  par  une  sorte  de  nécessité.  Ne  crai- 
((  gnez  donc  point,  monsieur,  que  je  vous  fasse  un  procès 
<(  sur  votre  Hvre;  je  n'ai,  au  contraire,  que  des  actions  de 
«  grâce  à  vous  rendre.  Et  sachant  que  vous  avez  dans  le 
«  fond  autant  d'eslime  pour  la  vérité  que  de  mépris  pour  les 
H  Fables  en  elles-mêmes,  j'ose  dire  que  vous  ne  regardez 
«  non  plus  que  moi  toutes  ces  expressions  tirées  de  l'an- 
«  cienne  poésie  que  comme  le  coloris  du  tableau  ;  et  que 
«  vous  envisagerez  principalement  le  dessein  et  les  pensées 
«  de  l'ouvrage,  qui  en  sont  comme  la  vérité  et  ce  qu'il  y  a 
«  de  plus  solide.  » 

(1)  Cette  lettre  a  été  écrite  postérieurement  à  1690. 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  195 

Fénelon  professa  la  même  indulgence  pour  les 
fables  et  la  même  estime  pour  Santeul.  Il  adressa 
aussi  à  ce  poète  une  lettre  dans  laquelle  il  l'autori- 
sait à  faire  des  Pomoncs,  pourvu  qu'il  en  fit  ensuite 
autant  ({'amendes  honorables  ;  ajoutant  que  ce 
serait  profit  pour  tous  :  la  faute  et  la  réparation. 

Aujourd'hui  que  l'emploi  de  la  Fable  est  tout-à- 
fait  abandonné  dans  la  poésie,  un  débat  dans  lequel 
il  s'agirait  d'attaquer  et  de  défendre  ses  fictions 
n'éveillerait  l'attention  de  personne  ;  mais  au  temps 
dont  nous  parlons,  c'était  là,  en  littérature,  une  des 
principales  questions  à  l'ordre  du  jour,  et  quand 
l'occasion  se  présente  de  s'en  souvenir,  l'histoire 
littéraire  ne  doit  pas  dédaigner  celle-là  plus  que 
toute  autre. 

Santeul  n'avait  pas  été  seul  attaqué  à  cet  égard. 
Dans  le  même  temps,  on  avait  reproché  à  Boileau 
l'évocation  qu'il  avait  faite  des  divinités  fabuleuses 
dans  sa  quatrième  épître  où  il  raconte  le  fameux 
Passage  du  Rhin.  Aussi  prit-il  chaudement  la  dé- 
fense de  la  Fable  dans  le  troisième  chant  de  son 
Art  poétique;  et  cette  levée  de  bouclier  nous  a 
valu  des  vers  qui  restent  toujours  beaux,  même  après 
la  déchéance  du  système  poétique  qu'ils  défendent. 

Dans  ces  sortes  de  discussions  comme  dans  toutes 
celles  qui  s'élèvent  entre  les  hommes,  les  arguments 
les  plus  solides  et  les  vers  les  plus  brillants  ne  par- 
\1ennent  guère  à  convaincre  que  ceux  dont  on  par- 


196  J.-B.  SANTEUL. 

tage  l'opinion  ;  el  vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV, 
le  janséniste  Duguet,  dans  V Institution  d'un 
Prince,  ouvrage  dont  nous  avons  déjà  eu  l'occa- 
sion de  citer  quelques  lignes,  considérant  les  ar- 
gumentations antérieures  comme  non  avenues ,  re- 
prenait l'attaque  de  plus  belle ,  et  s'exprimait  ainsi 
en  parlant  du  Prince  son  élève  : 

«  Il  aura  sur-tout  une  extrême  indignation  contre  toutes 
«  ces  vaines  fictions  où  les  noms  des  anciennes  divinités  lui 
((  seront  attribués  aussi  bien  que  leur  prétendu  pouvoir  sur 
«  la  terre  ou  sur  la  mer,  sur  la  guerre  ou  sur  la  paix.  Il  n'y 
«  a  rien,  d'un  côté,  de  si  froid  que  ces  chimères,  et  d'un 
«  autre,  de  plus  impie  ni  de  plus  scandaleux.  Je  sais  que 
«  les  noms  de  Mars,  de  Neptune  et  de  Jupiter  sont  des  noms 
((  vides  de  sens  ;  mais  ce  sont  des  noms  qui  ont  servi  au  dé- 
((  mon  pour  tromper  les  hommes  et  pour  se  faire  rendre  par 
«  eux  les  honneurs  divins.  C'est  donc  faire  injure  au  prince 
<(  que  de  le  mettre  à  la  place  de  ces  usurpateurs ,  et  le  prince 
«  se  déshonore  en  consentant  à  cette  impiété.  Cependant  les 
«  théâtres  en  retentissent,  leur  musique  s'exerce  sur  ces 
(t  indignes  fictions,  les  peuples  s'infectent  de  cette  espèce 
«  d'idolâtrie,  et  les  châtiments  pleuvent  en  foule  du  ciel  sur 
«  une  nation  qui  s'est  fait  un  jeu  d'un  si  grand  mal.  » 

Si  la  poétique  protection  de  Boileau  n'avait 
pas  préservé  la  Fable  des  attaques  de  Duguet ,  les 
attaques  de  Duguet  n'empêchèrent  pas  non  plus  la 
Fable  de  fournir  pendant  long-temps  encore  aux 
poètes  les  principaux  ornements  de  leurs  composi- 
tions. Elle  resta  florissante  pendant  toute  la  durée 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  197 

du  XVIII/  siècle.  Tantôt  elle  fut  attaquée  par  un 
abbé  Pluclie ,  qui  ne  se  contentait  pas  de  vouloir  la 
bannir  de  la  poésie,  mais  qui  se  scandalisait  de  voir 
sur  les  tapisseries  des  figures  prises  des  Métamor- 
phoses d'Ovide,  et  qui  demandait  que  Zéphyre  et 
Flore,  Vertumne  et  Pomone  fussent  exilés  des  jar- 
dins de  Versailles  ;  tantôt  elle  fut  défendue  de  nou- 
veau par  Voltaire,  en  prose  dans  son  Dictionnaire 
j)iiHosoj)hiqiie,  en  vers  dans  son  Apologie  de  ta 
FaUe. 

Ce  fut  une  nouvelle  école  littéraire  qui,  aux  ap- 
proches du  second  quart  du  dix-neuvième  siècle,  eut 
la  gloire  de  renoncer  la  première  à  l'emploi  de  la 
Fable,  et  de  voir  cet  abandon  imité  définitivement 
par  tous  les  poètes  contemporains. 

C'était  là,  au  reste,  une  victoire  facile,  car  la  dé- 
faite de  la  Fable  était,  pensons-nous,  déjà  virtuel- 
lement consommée  dans  toutes  les  convictions.  Il 
ne  s'agissait  que  de  donner  le  signal  de  son  expul- 
sion ;  et  ce  signal  une  fois  donné,  les  imitateurs  ne 
demandaient  qu'à  le  suivre. 

En  effet,  si  la  poésie  ne  vit  que  de  fictions,  d'i- 
mages, d'allégories,  de  métamorphoses,  l'emploi 
des  symboles  fabuleux  empruntés  à  l'antiquité,  dé- 
claré déjà  suranné  au  temps  où  les  frères  Santeul 
descendaient  dans  la  lice  pour  décider  de  son  sort , 
avait  pu  survivre  au  triomphe  remporté  par  Claude 
sur  le  poète  de  Saint -Victor  ;  mais  tout   un  siè- 


198  J.-B.  SAiNTEUL. 

cle  d'uu  maintien  toujours  contesté  devait  aussi 
épuiser  ce  qui  restait  de  crédit  à  la  Fable  ;  et  le 
XIX.*  siècle,  venu  avec  tout  un  cortège  d'idées 
nouvelles,  n'avait  qu'un  f  ùble  effort  à  tenter  pour 
obtenir  le  complet  et  irrévocable  écroulement  du 
vieux  système  mythologique. 

Déjà  môme,  avant  d'être  ainsi  détrônée,  la  Fable 
antique  ne  régnait  plus  seule  sur  la  poésie.  La  my- 
thologie ossianique,  qu'on  nous  avait  apportée  de 
l'Ecosse,  eut  pour  apôtres  Fontanes,  Millevoye, 
madame  de  Staël,  M.  Baour  de  Lormian  et  d'autres 
encore.  Mais  cette  source  de  fictions  vaporeuses  fut 
l'objet  d'uu  engouement  passager  comme  les  nuages 
d'où  ses  poètes  la  faisaient  sortir. 

Plus  tard,  quand  le  chef  de  l'école  romantique 
essaya  d'introduire  dans  sa  poésie  les  sylphes,  les 
salamandres,  les  gnomes,  les  ondins,  êtres  fantasti- 
ques dont  la  théosophie  juive  avait  peuplé  ce  qu'on 
appelait  autrefois  les  quatre  éléments,  et  à  leur 
suite  les  fées,  les  génies,  les  lutins,  les  esprits  fol- 
lets, il  n'avait  point  le  mérite  de  l'innovation,  et 
c'était  tout  au  plus  une  restauration  qu'il  tentait  ; 
car  il  avait  été  précédé  dans  cette  voie  par  les  Con- 
tes de  Perrault,  par  ceux  d'Hamilton,  par  le  3Iari 
Sylphe  de  Marmontel,  par  Jean-Baptiste  Rousseau, 
et  par  la  tourbe  de  leurs  imitateurs. 

Il  nous  paraît  curieux,  à  propos  des  prétendues 
innovations  de  cette  nouvelle  école,  de  relire  quel- 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  199 

ques  phrases  que,  dans  une  édition  de  1824,  M. 
Victor  Hugo  plaçait  en  tête  de  ses  Odes  et  Balla- 
des, et  que  les  éditeurs  de  ce  poète  ne  manquent 
pas  de  reproduire  indéfiniment. 

Nous  n'avons  sans  doute  pas  besoin  dédire  que  loin 
de  nous  est  la  pensée  de  prendre  à  partie  M.  Vic- 
tor Hugo,  que  nous  ne  demandons  pas  mieux  que 
de  reconnaître  comme  l'un  de  nos  plus  grands  poè- 
tes. Dans  une  étude  rétrospective  sur  l'usage  de  la 
Fable  dans  la  poésie,  nous  ne  pouvons  nous  dispen- 
ser de  jeter  un  coup-d'œil  sur  la  mythologie  de  l'é- 
cole romantique.  Nous  devons  et  nous  voulons 
mettre  à  part  toute  question  de  personnes  ;  mais  le 
point  qui  nous  occupe  appartient  désormais  à  l'his- 
toire littéraire,  et  il  nous  semble  que  nous  pouvons 
l'examiner  sans  manquer  aux  égards  qui  sont  dus  à 
qui  de  droit. 

La  littérature  actuelle,  disait  dans  cette  préface 
iM.  Victor  Hugo  en  parlant  de  la  littérature  dont  il 
se  faisait  le  chef, 

«  La  littérature  acluelle,  que  l'on  attaque  avec  tant  d'in- 
M  stinct  d'un  côté  et  si  peu  de  sagacité  de  l'autre,  est  l'ex- 
«  pression  anticipée  de  la  société  religieuse  et  monarchique 
«  qui  sortira  sans  doute  du  milieu  de  tant  de  ruines  récen- 
«  tes.  Il  faut  le  dire  et  le  redire,  ce  n'est  pas  un  besoin  de 
«  nouveauté  qui  tourmente  les  esprits,  c'est  un  besoin  de 
o  vérité,  et  il  est  immense. 

«  Ce  besoin  de  vérité,  la  plupart  des  écrivains  supérieurs 


200  J.-B.  SANTEUL. 

«  de  l'époque  tendent  à  le  satisfaire.  Le  goût,  qui  n'est  au- 
«  tre  chose  que  Yautorité  en  littérature,  leur  a  enseigné 
a  que  leurs  ouvrages,  vrais  pour  le  fond,  devaient  être  égale- 
ce  ment  vrais  dans  la  forme;  sous  ce  rapport  ils  ont  fait  faire 
«  un  pas  à  la  poésie.  Les  écrivains  d'un  autre  peuple  et  d'un 
«  autre  temps,  même  les  admirables  poètes  du  grand  siècle, 
((  ont  trop  souvent  oublié  dans  l'exécution  le  principe  de 
«  vérité  dont  ils  vivifiaient  leur  composition.  » 

Voilà  ce  qu'écrivait  M.  Victor  Hugo  en  182/i.  Or, 
nous  tous  qui  avons  été  témoins  des  agitations  im- 
morales et  ruineuses  qui  se  sont  succédé  depuis 
cette  époque  jusqu'à  ce  jour,  nous  pouvons  juger 
aussi  comment  a  été  religieuse  et  monarchique 
cette  société  dont  la  littérature  de  M.  Victor  Hugo 
se  disait  l'expression  anticipée  ;  qu'elle  nous  dise 
donc  elle-même  quel  bien  elle  a  fait  à  la  société,  et 
au  moins  de  quels  maux  elle  l'a  préservée. 

Les  œuvres  de  cette  école,  non-seulement  vraies 
pour  le  fond,  mais  aussi  vraies  dans  la  forme,  ont, 
sous  ce  dernier  rapport,  fait  faire  un  pas  à  la  poé- 
sie. C'est  M.  Hugo  qui  le  dit.  Voyons  comment  cela 
s'est  fait.  Et  d'abord  voyons  ce  que  pense  M.  Hugo 
de  l'usage  que  faisait  Boileau  de  la  mythologie  an- 
cienne. Dans  la  préface  qui  nous  occupe ,  il  repro- 
che à  l'auteur  de  VArt  poétique  «  le  Temps  qui 
s'enfuit  une  horloge  à  la  main.  »  H  prétend  qu'une 
horloge  est  déplacée  dans  la  main  d'un  dieu  de  la 
Fable.  Mais  ce  Temps  dont  on  avait  fait  un  dieu, 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  201 

que  représente-t-il  donc,  si  ce  n'est  la  succession 
des  époques  dont  les  générations  sont  témoins  les 
unes  après  les  autres  ?  Et  quand  on  veut  nous  mon- 
trer le  Temps  à  un  moment. quelconque  de  la  du- 
rée, pourquoi  ne  pourrait-on  pas  le  représenter 
porteur  de  Tinstrument  qui  sert  à  diviser  cette  durée 
à  ce  moment  donné?  A  qui  donc  permettra-t-on 
d'être  toujours  de  son  temps,  si  ce  n'est  au  Temps 
lui-même?  Et  nous  n'avons  même  pas  besoin  de 
cette  concession,  car  le  mot  horloge  est  un  mot  gé- 
nérique qui  s'applique  au  sablier  ou  horloge  de  sa- 
ble, et  à  la  clepsydre  ou  horloge  d'eau,  aussi  bien 
qu'à  l'espèce  d'horloge  plus  moderne  que  M.  Victor 
Hugo  a  cru  voir  dans  la  main  du  Temps  de  Boileau. 

Quelques  lignes  plus  bas,  le  critique  regrette 
de  voir,  dans  le  célèbre  Passage  du  Rhin,  du 
même  Boileau,  «  des  Naïades  craintives  fuir  de- 
«  vant  Louis  par  la  grâce  de  Dieu,  roi  de  France  et 
«  de  Navarre,  accompagné  de  ses  maréchaux  de 
«  camp  et  armées.  » 

Si  pourtant,  eu  égard  à  l'époque  où  écrivait  Boi- 
leau, M.  Hugo  admet  la  divinité  et  la  personnifica- 
tion du  Rhin,  pourquoi  lui  disputer  ses  Naïades  ? 
Or,  M.  Hugo  n'a  pas  le  droit  de  nier  la  divinité  du 
Rhin,  lui  qui,  tout  poète  de  la  vérité  qu'il  est,  a 
bien  personnifié  dans  une  de  ses  Orientâtes,  non- 
seulement  le  Danube,  mais  aussi  les  deux  villes  de 
Belgrade  et  de  Semlin.  Bien  mieux,  à  côté  de  ce 


202  J.-B.  SAXTEUL. 

fleuve,  au  lieu  de  Naïades  craintives  il  met  des 
sorcières  oisives  ;  nous  ne  pensions  pas  pourtant 
que  les  unes  fussent  fins  vraies  dans  la  forme 
que  les  autres. 

Mais  voici  qui  est  bien  pis  que  de  mettre  au 
Temps  une  iiorloge  à  la  main,  c'est  de  faire  parler 
le  Danube  en  colère,  titre  de  V Orientale,  c'est 
de  faire  parler  ce  fleuve  qui  s'avoue  lui-même  dé- 
chu de  divinité,  avec  la  même  autorité,  disons 
mieux,  la  même  arrogance  que  quand  il  était  en 
pleine  possession  de  son  droit  divin  : 

Je  le  sais,  moi  qui  fus  un  Dieu  ! 

Vos  dieux  m'ont  chassé  de  leur  sphère 

Et  dégradé,  c'est  leur  affaire  ! 

dit-il  aux  deux  cités  qui  se  querellent.  Et  quand  on 
vient  de  se  reconnaître  ainsi  dégradé  et  sans  pou- 
voir, est-il  bien  logique  de  menacer  d'un  ton  aussi 
hautain  que  dans  les  vers  suivants  : 

Car  je  suis  le  Danube  immense. 
Malheur  à  vous  si  je  commence  ! 
Je  vous  souffre  ici  par  clémence. 
Si  je  voulais,  de  leur  prison 
Mes  flots  lâchés  dans  les  campagnes, 
Emportant  vous  et  vos  compagnes^ 
Comme  une  chaîne  de  montagnes 
Se  lèveraient  à  l'horizon. 

Il  n'y  a  vraiment  qu'un  fleuve  romantique  qui 
puisse  prendre  ainsi  les  airs  vainqueurs  d'un  capi- 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  203 

tan,  et,  la  tête  levée,  disposer  impérieusement  de 
ses  flots,  même  après  sa  déchéance.  Et  ce  serait  bien 
pis  encore  si  nous  comparions  le  discours  du  Rhin 
aux  Hollandais  dans  la  quatrième  épître  de  Boileau. 
et  l'apostrophe  du  Danube  aux  deux  villes  de  Sem- 
lin  et  de  Belgrade  dans  la  trente-cinquième  Orien- 
tale de  M.  Victor  Hugo.  Le  rapprochement  entre  la 
noblesse  de  l'un  et  le  ton  b  avache  et  matamore  de 
l'autre  suiBrait  ta  lui  seul  pour  faire  connaître  en 
quoi  consiste  la  dilTérence  des  deux  écoles  littéraires 
qui  les  font  parler. 

Et  remarquons,  dit  encore  M.  Victor  Hugo  dans 
la  même  préface^ 

«  Et  remarquons  en  passant  que,  si  la  Uttératiire  du  grand 
«  siècle  de  Louis -le-Grand  eût  invoqué  le  christianisme  au 
«  lieu  d'adorer  les  di'^.ux  païens,  si  ces  poètes  eussent  été  ce 
«  qu'étaient  ceux  des  temps  primitifs,  des  prêtres  chantant 
«  les  grandes  choses  de  leur  religion  et  de  leur  patrie,  le 
«  triomphe  des  doctrines  sophistiques  du  dernier  siècle  eût 
«  été  beaucoup  plus  diificile,  peut-être  même  impossible... 
M  Mais  la  France  n'eut  pas  ce  bonheur;  ses  poètes  nationaux 
«  étaient  presque  tous  des  poètes  païens;  et  notre  littérature 
«  était  plutôt  l'expression  d'une  société  idolâtre  et  démocra- 
((  tique  que  d'une  société  monarchique  et  chrétienne.  Aussi 
«les  philosophes  parvinrent-ils,  en  moins  d'un  siècle,  à 
«  chasser  des  cœurs  une  religion  qui  n'était  pas  dans  les 
«  esprits.  » 

Soit.  Mais  vous  alors,  vous  le  chef  d'une  nouvelle 
littérature,  quelles  grandes  choses  allez-vous  nous 


'20!i  J.-B.  SANTEUL. 

chanter  pour  ôter  un  nouveau  triomphe  aux  doctri- 
nes sophistiques  qui  ne  nous  manqueront  pas,  pour 
que  vous  soyez  l'expression  d'une  société  chrétienne 
et  monarchique,  pour  que  vous  fassiez  rentrer  la 
religion  dans  les  cœurs  en  la  remettant  d'abord 
dans  les  esprits?  En  un  mot,  quelle  poésie  mettrez- 
vous  h  la  place  de  la  poésie  païenne  frappée  de  vos 
réprobations? 

C'était  à  >I.  Hugo  avant  tout  autre,  à  M.  Hugo, 
qui  avait  si  énergiquement  réclamé  l'expulsion  des 
dieux  païens,  c'était  à  lui  qu'il  appartenait  de  nous 
donner  des  exemples  après  les  préceptes  et  de  pro- 
poser de  nouveaux  candidats  aux  adorations  de  la 
poésie  contemporaine.  C'est  ce  qu'il  a  fait  dans  un 
recueil  de  quinze  pièces  qu'il  a  nommées  BaUades. 
Ce  nom  de  Ballades  n'est  déjà  pas  une  innovation; 
ce  n'est  qu'une  exhumation  :  mais  passons;  et  puis- 
que c'est  là  que  le  poète  a  établi  son  nouveau  pan- 
démonium,  allons  y  faire  notre  descente,  et  exami- 
nons. 

Les  nouveaux  êtres  surnaturels  de  M.  Hugo,  dans 
ses  Ballades,  ce  sont  des  fées,  des  sylphes,  des  pé- 
ris, des  géants,  des  lutins;  c'est-à-dire  qu'ici  encore 
le  coryphée  de  l'école  novatrice  n'invente  rien,  et 
substitue  aux  vieilleries  mythologiques  de  la  Grèce 
et  de  Rome  un  pêle-mêle  d'autres  vieilleries  qu'il 
emprunte  à  la  cabale  juive,  aux  rêveries  ossianiques 
du  Nord  et  à  la  théogonie  des  Persans. 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  205 

Est-ce  là  ce  que  M.  Hugo  appelle  les  couleurs 
neuves  et  vraies  de  la  théogonie  chrétienne? 

Nous  l'avons  déjà  vu^  dans  ses  Orient  aies,  met- 
tre des  sorcières  auprès  du  dieu  du  Danube  à  la 
place  des  naïades  qu'il  refuse  au  dieu  du  Rhin;  dans 
la  deuxième  de  ses  Ballades,  il  semble  avoir  voulu 
remplacer  l'amour  par  le  sylphe;  ou  du  moins  une 
épigraphe  extraite  d'une  imitation  d' Anacréon  par  La 
Fontaine,  épigraphe  qu'il  a  mise  en  tête  de  cette  Bal- 
lade, semble  faire  un  appel  à  la  mémoire  du  lecteur 
pour  lui  annoncer  que  le  poète  va  entrer  en  lutte 
avec  Anacréon  et  La  Fontaine,  et  mettre  son  œuvre 
en  regard  de  l'invention  et  de  l'exécution  de  ces  deux 
maîtres,  c'est-à-dire  opposer  à  V Amour  mouilié 
de  l'antique  poésie  le  Sylphe  égaré  de  la  Ballade. 

Pour  se  livrer  avec  entière  connaissance  de  cause 
à  la  comparaison  et  au  jugement  que  l'auteur  du 
Sylphe  semble  provoquer  par  la  seule  exhibition 
de  l'épigraphe,  il  faudrait ,  en  même  temps  que  la 
Ballade,  lire  en  entier  la  délicieuse  composition  que 
La  Fontaine  a  intitulée  :  Imitation  d' Anacréon. 

Cette  double  reproduction  allongerait  trop  notre 
Étude;  nous  nous  bornerons  à  un  simple  extrait,  et 
nous  ferons  la  citation  que  le  poète  du  Sylphe  sem- 
ble nous  indiquer  lui-même  : 

Le  vent,  le  froid  et  l'orage 
Contre  l'enfant  faisaient  rage. 
Ouvrez,  dit-il,  je  suis  nu! 


L>06  J.-R.  SANTEUL. 

Ce  sont  là  les  vers  de  l'épigraphe  où  l'Amour  est 
mis  en  scène  par  La  Fontaine.  En  voici  cinq  de  la 
Ballade.  C'est  le  Sylphe  qui  parle  : 

Hélas  I  il  est  trop  tard  pour  rentrer  dans  ma  rose  ! 
Châtelaine,  ouvre-moi,  car  ma  demeure  est  close. 
Recueille  un  fils  du  jour  égard  dans  la  nuit; 
Permets,  jusqu'à  di^niain,  qu'en  ton  lit  je  repose; 
Je  tiendrai  peu  de  i)lace  et  ferai  peu  de  bruit. 

Mais  qu'est-ce  donc,  après  tout,  qu'un  Sylphe  ? 
La  Ballade  va  nous  le  dire  : 

Je  suis  l'enfant  de  l'air,  un  Sylphe,  moins  qu'un  rêve, 
Fils  du  printemps  qui  naît,  du  matin  qui  se  lève, 
L'hôte  clair  du  foyer  durant  les  nuits  d'hiver, 
L'esprit  que  la  lumière  à  la  rosée  enlève. 
Diaphane  habitant  de  l'invisible  éther. 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  long-temps  à  faire 
remarquer  qu'ici  la  généalogie  du  Sylphe  n'est 
guère  précise,  car  il  se  donne  pour  pères  tout  à  la 
fois  l'air,  le  printemps  et  le  matin  ;  ce  qui  ne  l'em- 
pêche pas  d'ajouter  qu'il  est  né  d'un  larcin  que  la 
lumière  a  fait  à  la  rosée. 

En  regard  de  cet  acte  de  naissance,  où  la  pater- 
nité joue  un  rôle  trop  complexe  pour  qu'on  admette 
facilement  la  légitimité  littéraire  de  ce  Sylphe,  nous 
ne  produirons  pas  celui  de  l'Amour.  Celui-ci,  tout 
le  moiide  connaît  son  histoire,  c'est  celle  du  cœur 
humain. 

Voyons  seulement  de  quelle  façon  se  dénouent 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  207 

les  deux  petits  drames  que  la  Ballade  a  voulu  met- 
tre en  opposition.  Voyons  ce  qu'il  advient,  d'un 
côté,  de  l'Amour  qui  a  demandé  l'hospitalité  à  La 
Fontaine,  et,  de  l'autre  côté,  du  Sylphe  qui  a  de- 
mandé asile  à  la  châtelaine. 
Voici  la  dernière  stance  du  Syiphe  : 

Il  pleurait.  —  Tout  à  coup  devant  la  tour  antique 
S'éleva,  murmurant  comme  un  api)el  mystique, 

Une  voix ce  n'était  sans  doute  qu'un  esprit! 

Bientôt  parut  la  dame  à  son  balcon  gothique  :  — 
On  ne  sait  si  ce  fut  au  Sylphe  (ju'elle  ouvrit! 

La  Ballade  se  termine  par  ce  trait,  qui  donne  plus 
de  relief  à  la  châtelaine  qu'au  Sylphe  sujet  de  la 
pièce.  C'est  un  défaut  de  composition  d'autant  plus 
grave,  que  l'incertitude  où  l'on  reste  sur  le  sort  ul- 
térieur de  ce  Sylphe  laisse  le  tableau  inachevé. 

Dans  Y  Amour  mouitié,  le  petit  dieu  a  reçu, 
lui,  l'hospitalité  qu'il  demandait.  Mais  ce  n'est 
pas  tout;  La  Fontaine  nous  dit  comment  il  la  paye  : 

L'enfant,  d'un  air  enjoué 
Ayant  un  peu  secoué 
Les  pièces  de  son  armure 
Et  sa  blonde  chevelure, 
Prend  un  trait,  un  trait  vainqueur. 
Qu'il  me  lance  au  fond  du  cœur. 
Voilà,  dit-il,  pour  ta  peine. 
Souviens-toi  bien  de  Clymène, 
Et  de  l'Amour,  c'est  mon  nom. 
Ah!  je  vous  connais,  lui  dis-je, 


208  J.-B.  SANTEUL. 

Ingrat  et  cruel  garçon; 
Faut-il  que  qui  vous  oblige 
Soit  traité  de  la  façon! 
Amour  fit  une  gambade, 
Et  le  petit  scélérat 
Me  dit  :  Pauvre  camarade, 
Mon  arc  est  en  bon  état. 
Mais  ton  cœur  est  bien  malade. 

Poursuivons.  Le  Géant  de  la  Ballade  a-t-il  la 
prétention  de  remplacer  \ Hercule  de  la  mytholo- 
gie? Nous  l'ignorons;  mais  ce  que  nous  savons,  c'est 
que  l'histoire  d'Alcide  et  de  ses  douze  Travaux  est 
un  tissu  d'allégories  ingénieuses,  tandis  que  nous 
n'avons  rien  vu  à  travers  le  portrait  du  Géant  de  M. 
Victor  Hugo,  sinon  des  proportions  et  des  mouve- 
ments gigantesques,  sans  cause  et  sans  effet. 

Dans  la  Ballade  qui  a  pour  titre  la  Ronde  du 
Sabbat,  le  poète  nous  fait  voir 

La  sorcière  échappée  aux  sépulcres  déserts, 
Volant  sur  un  bouleau  qui  siffle  dans  les  airs. 

Elle  a  autour  d'elle 

Les  larves,  les  dragons,  les  vampires,  les  gnomes, 
Des  monstres  dont  l'enfer  rêve  seul  les  fantômes. 

Et  dans  un  coin  du  tableau  on  voit  Lucifer  : 

Debout  au  milieu  d'eux,  leur  prince  Lucifer 
Cache  un  front  de  taureau  sous  la  mitre  de  fer. 

Ouvrons  Horace  :  à  la  place  de  la  sorcière  il  nous 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  209 

montrera  Vénus  ;  au  lieu  des  larves,,  des  dragons, 
des  vampires  et  de  tout  le  cortège  infernal,  nous 
verrons  des  nymphes  et  des  Grâces  ;  si  nous  ne  trou- 
vons pas  Lucifer ,  nous  en  serons  dédommagés  par 
'Vulcain,  et  aux  vers  de  la  ballade  quatorzième  nous 
pourrons  substituer  ces  vers  de  l'ode  quatrième  : 

Jauî  Cytherea  choros  ducit  Venus,  imminente  Luna  : 

Junctœqiie  Nymphis  Gratiœ  décentes 
Alterno  terrara  quatiunt  pede,  dum  graves  Cyclopum 

Vulcaniis  ardens  urit  officinas. 

Ou  bien,  selon  les  vers  français  de  notre  excellent 
collègue,  M.  Anquetil  (1)  : 

Aux  clartés  de  Piîébé,  sous  les  bois  de  Cythère, 
Déjà  pendant  la  nuit  Vénus  conduit  ses  chœurs. 
Où  la  Grâce  riante  et  la  Nymphe  légère 

Viennent  s'ébattre  avec  leurs  sœurs. 

La  terre  sous  leurs  pas  retentit  en  cadence, 
Tandis  que  du  Cyclope  animant  les  travaux, 
Le  flamboyant  Vulcain  dans  la  lournaise  immense 
Allume  des  foudres  nouveaux. 

Un  commentateur  d'Horace,  lillustre  Dacier,  in- 
terprétait à  sa  manière  ce  passage  de  la  quatrième 

(1)  M.  Anquetil,  Censeur  des  Études  au  Lycée  impérial 
de  Versailles,  et  Secréiaire-perpétuel  de  la  Société  des 
Sciences  naorales,  des  Lettres  et  des  Arts  de  Seine-et-Oise, 
a  publié,  il  y  a  quelques  années,  une  traduction  des  Odes 
d'Horace,  où  Télégance  rivalise  avec  la  fidélité. 


210  J.-B.  SAiNTEUL. 

ode  (livre  I)  ;  et  voici  l'observation  que  Voltaire 
consignait  à  ce  sujet  dans  son  Dictiomiaire  'phi- 
losophique, au  mot  Scoliaste  : 

«  Vous  dites  dans  vos  remarques  que  Ton  n'a  jamais  vu 
<(  de  cour  plus  jolie  que  celle  de  Vénus,  et  qu'Horace  fait  ici 
«  une  allégorie  fort  galante.  Car  par  Vénus  il  entend  les 
<c  femmes  ;  par  les  Nymphes  il  entend  les  filles  ;  et  par  Vul- 
«  cain  il  entend  les  sots  qui  se  tuent  du  soin  de  leurs  affaires, 
«  tandis  que  leurs  femmes  se  divertissent.  Mais  ètes-vous 
«  bien  sûr  qu'Horace  ait  entendu  tout  cela  ? 

Nous  ne  voulons  pas  défendre  ici  M.  Dacier  con- 
tre Voltaire  ;  mais  si  l'interprétation  est  un  peu  ha- 
sardée, elle  est  au  moins  une  application  satirique 
de  fort  bonne  guerre  contre  le  siècle  auquel  s'a- 
dressait le  savant  commentateur;  application  qui 
pourrait  bien  aussi  appartenir  au  siècle  présent. 

Quant  à  la  Ronde  du  Sahhat,  nous  laissons  aux 
Daciers  futurs  le  soin  de  l'interpréter  ;  mais  nous 
craignons  fort  qu'ils  ne  la  tordent  vainement  pour 
en  tirer  quelque  application  instructive  ou  du  moins 
intéressante. 

Si  nous  voulions  poursuivre  le  parallèle  entre  les 
deux  m^thologies,  et  sortir  des  Ballades  pour  vi- 
siter les  Odes  du  même  auteur,  nous  y  verrions 
l'antique  Morphée  remplacé  par  le  Cauchemar 
dont  le  front  Heu  s'élève  d'une  eau  dormante. 
Nous  pourrions  comparer  son  ode  au  Cauchemar 
avec  ces  vers  d'Ovide  sur  le  Sommeii  : 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  211 

*   Somnc,  quies  rerum,  placidissime  Somne  deorum, 
Pax  animi,  qucni  cura  fugit,  qui  corpora  duris 
Fessa  ministeriis  mulces  reparasquc  labori  ; 

ces  vers  qui  sont  si  beaux,  et  dont  l'auteur  n'est 
pourtant  considéré  que  comme  un  poète  de  la  dé- 
cadence latine. 

Nous  regrettons  aussi  de  ne  pouvoir  que  men- 
tionner le  rapprochement,  mais  à  un  autre  point 
de  vue,  qu'a  fait  un  écrivain  (1)  entre  ce  Cau- 
chemar et  une  pièce  sur  le  même  sujet  par  une 
des  victimes  de  Boileau,  par  Saint -Amant;  mais 
nous  aurions  l'air  de  vouloir  rallumer  entre  deux 
écoles  une  guerre  littéraire  à  peu  près  éteinte  et 
oubliée. 

Qu'il  nous  suffise  de  citer  de  M.  Victor  Hugo  l'ode 
à  la  Chauve-Souris.  La  mythologie  ancienne  avait 
le  cygne,  oiseau  de  Caïstre  et  du  Méandre;  V aigle 
de  Jupiter;  le  j)aon  de  Junon;  la  colomhe  de  Vé- 
nus; le  hibou  de  Pallas;  le  coq  d'Esculape,  etc., 
tous  oiseaux  symboliques  dont  la  signification  n'é- 
tait pas  sans  quelque  transparence  ni  sans  quelque 
charme  :  on  a  donné  la  clef  des  champs  à  toute  cette 
volière  emblématique,  et  M.  Hugo  a  donné  en  rem- 
placement la  Chauve-Souris,  oiseau  problémati- 
que. Et  de  quel  nouveau  dieu  est-elle  l'oiseau  ?  Du 
dieu  Vertige. 

(1)  M.  Jay,  la  Conversion  d'un  Romantique,  chap.  IL 


212  J.-B.  SANTEUL. 

Sors-tu  de  quelque  tour  qu'habite  le  Vertige, 

Nain  bizarre  et  cruel  qui  sur  les  monts  voltige, 

Prête  aux  feux  des  marais  leur  errante  rougeur, 

Rit  dans  l'air,  des  grands  pins  courbe  en  criant  les  cimes. 

Et  chaque  soir  rôdant  sur  le  bord  des  abîmes. 

Jette  aux  vautours  du  gouffre  un  pâle  voyageur  (1)? 

Le  Vertige,  affection  toute  physiologique,  mala- 
die de  notre  nature  matérielle,  voilà  de  quelle  étoffe 
la  nouvelle  école  fait  ses  divinités. 

Des  allusions,  des  allégories,  un  but  moral,  il  ne 
faut  rien  chercher  de  tout  cela  dans  cette  mytholo- 
gie monstrueuse  qu'on  a  essayé,  mais  en  vain  fort 
heureusement,  de  substituer  à  celle  qu'on  avait  aban- 
donnée ;  un  rapport  quelconque,  perceptible  pour 
l'intelligence,  entre  le  monde  fantaslique  et  le 
monde  réel,  il  n'y  faut  pas  songer  avec  les  créa- 
tions des  novateurs,  tant  qu'un  autre  abbé  de  Tres- 
san  ne  sera  pas  venu  comparer  leur  mythologie 
avec  l'histoire.  Montrer  le  laid  pour  l'unique  plaisir 
d'exciter  l'étonnement  ou  de  soulever  le  dégoût 
chez  le  lecteur,  sans  aucun  profit  pour  lui,  c'est  là, 
à  ce  qu'il  nous  semble,  tout  l'idéal  de  la  poésie 
prétendue  conservatrice. 

Nous  voilà  bien  loin  de  la  poésie  latine  au  XVII.* 
siècle.  Nous  avions  besoin  de  nous  écarter  ainsi  pour 
montrer  que  l'école  nouvelle  ne  faisait  point  acte 
d'innovation  lorsqu'elle  attaquait  la  Fable,  puisque 

(1)  M.  V.  Hugo,  la  Chauve-Souris  y  ode  5  du  livre  V. 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  213 

dès  le  temps  du  poète  Santeul,  le  signal  avait  été 
donné.  JNous  voulions  prouver  aussi  que  les  raisons 
alléguées  récemment  contre  la  mytiiologie  ne  va- 
laient pas  celles  qui  furent  invoquées  antérieure- 
ment, et  qu'ainsi  la  ruine  de  ce  système  de  poésie 
fut  uniquement  l'œuvre  du  temps,  qui  change  et 
détruit  tout.  Nous  voulions  enfin  montrer  qu'en  ex- 
cluant les  fictions  anciennes,  Claude  Santeul,  par  ces 
mots  :  Inspice  res  intus,  et  par  cet  hémistiche  : 
fœcundum  concute  pectus,  qu'il  a  emprunté  à 
Virgile,  proposait  une  poétique  meilleure  que  toutes 
les  théories  de  l'école  moderne,  lesquelles  ne  sont 
bonnes  à  répandre  sur  les  vers  que  le  coloris  et  la 
musique,  deux  ornements  précieux,  mais  deux  or- 
nements tout  extérieurs,  tandis  qu'elles  ne  donnent 
rien  de  ce  qui  constitue  les  qualités  intérieures  de 
la  poésie,  rien  qui  réveille  les  sentiments,  les  pas- 
sions, les  idées,  rien  qui  soit  une  inspiration  de  la 
nature  et  un  reflet  de  l'humanité,  et  qui,  fruit  de  la 
réflexion  du  poète,  produise  la  réflexion  chez  son 
lecteur. 

Souvenons-nous  donc  de  la  recommandation  de 
Claude  Santeul.  Les  poètes  qui  sauront  la  suivre 
pourront  se  passer  des  fables  païennes  aussi  bien 
que  des  créations  fantastiques  de  la  cabale  et  des 
rêveries  du  Nord.  Ce  n'est  pas  en  substituant  un 
sylphe  à  Cupidon,  une  sorcière  à  Vénus,  ou  un 
géant  à  Hercule;  et,  plus  généralement,  ce  n'est  pas 


214,  J.-B.  SANTEUL. 

en  laissant  l'imagination  s'égarer  dans  le  domaine 
de  la  fantaisie,  en  laissant  l'œil  du  corps  s'arrêter 
à  la  surface  des  choses  et  contempler  un  ciel  bleu , 
des  eaux  bleues,  un  œil  bleu,  de  blonds  et  longs 
cheveux,  sans  que  le  regard  de  l'ame  cherche  à  pé- 
nétrer au  fond  pour  en  rapporter  les  motifs  d'un 
retour  salutaire  vers  de  hautes  pensées;  ce  n'est 
pas  à  ces  jeux  puérils  de  l'imagination  qu'on  fera 
jaillir  de  nouvelles  sources  de  poésie;  c'est  en 
écoutant  les  battements  de  son  cœur  et  les  avertis- 
sements de  sa  conscience. 

Prenons-y  garde  cependant  :  le  fœcunclum  con- 
cute  pectus  n'est  pas  suffisant.  Cette  maxime  a  été 
professée  par  des  poètes  qui  ne  l'entendent  ni 
comme  Virgile  ni  comme  Claude  Santeul.  Nous  la 
trouvons  paraphrasée  quelque  part  dans  les  vers 
suivants  : 

Ah  !  frappe-toi  le  cœur,  c'est  là  qu'est  le  génie, 
C'est  là  qu'est  la  pitié,  la  souffrance  et  l'amour  ; 
C'est  là  qu'est  le  rocher  du  désert  de  la  vie, 

D'OU  les  flots  d'harmonie, 
Quand  Moïse  viendra,  jailliront  quelque  jour. 

Cette  strophe,  que  Claude  Santeul  voudrait  avoir 
faite  s'il  la  lisait;  cette  pensée,  qu'il  avouerait  comme 
conforme  h  la  sienne,  n'a  pas  empêché  l'auteur, 
notre  contemporain,  que  nous  ne  voulons  pas  nom- 
mer, de  composer  un  recueil  de  poésies  au  milieu 
duquel  elle  se  trouve,  et  dont  la  muse,  tout  éroti- 


ÉTUDE  CINQUIÈME.  215 

que,  ne  nous  montre  du  cœur  que  la  chair  et  le 
sang;  un  recueil  où  l'on  trouve  ce  vers  : 

Notre  amc  (si  Dieu  veut  que  nous  ayons  une  ame)... 

vers  qui  renferme  à  lui  seul  toute  la  substance  du 
livre,  et  dont  l'auteur  semble  ne  voir  en  nous  qu'une 
vile  matière  qui  n'a  qu'à  se  vautrer  dans  la  fange 
des  voluptés  les  plus  brutales,  et  après  laquelle  il 
n'y  a  plus  rien.  Si  Claude  Santeul  retrouvait  sa  pen- 
sée dans  le  livre  où  nous  l'avons  trouvée  ainsi,  il  la 
désavouerait  ;  ou  du  moins  il  reconnaîtrait  que  le 
cœur  peut  quelquefois  se  perdre  et  s'agiter  dans  un 
milieu  où  il  ne  convient  pas  au  vrai  poète  d'aller 
le  secouer;  que  quand  l'homme  qui  porte  un  pareil 
cœur  le  profane 

Atque  affigit  humo  divinae  particulam  aurae, 

comme  dit  Horace,  il  faut  compléter  la  maxime  en 
y  ajoutant  :  Sursum  corda. 

«  Sw^sum  corda,  tenez  en  haut  votre  cœiu',  voilà  toute 
«  la  philosophie.  » 

Voilà  toute  la  poésie,  ajouterons-nous  après  M. 
Victor  Cousin  (1),  à  qui  nous  avons  emprunté  cette 
recommandation. 

Après  les  courses  un  peu  aventureuses  que  les 
Ballades  de  M.  V.  Hugo  ont  faites  dans  le  champ 

(1)  Du  Vrai,  du  Beau  et  du  Bien,  avant-propos. 


216  J.-B.  SAXTEUL. 

de  la  fantaisie  et  de  la  poésie  dénuée  de  pensée,  ce 
poète  s'est  trop  bien  relevé,  au  moins  par  de  sé- 
rieuses tentatives,  dans  ses  travaux  ultérieurs,  pour 
que  nos  réflexions  à  son  égard  soient  considérées 
comme  une  atteinte  à  sa  renommée. 

L'emploi  de  la  Fable  dans  la  poésie  est  une  des 
questions  littéraires  dont  nous  avons  eu  à  nous  oc- 
cuper au  milieu  de  nos  Études  sur  Santeul,  puisque 
Santeul  lui-même,  dans  sa  carrière  poétique,  avait 
rencontré  cette  question  sur  ses  pas.  En  rapprochant 
des  conceptions  émanées  de  la  mythologie  païenne 
désormais  abandonnée,  les  emprunts  faits  par  les 
Ballades  à  une  autre  théogonie,  nous  n'avons  pas 
eu  l'intention  de  poursuivre  hostilement  M.  Hugo  à 
travers  ces  brumes  ossianiques  où  il  a  été  suivi  par 
peu  d'imitateurs,  et  auxquelles  il  a  depuis  renoncé 
lui-même.  Mais  ces  emprunts  du  poète  des  Balla- 
des subsistent  comme  une  des  phases  de  nos  trans- 
formations poétiques  ;  ils  appartiennent  donc  à  l'his- 
toire littéraire  ;  de  plus,  ils  se  rattachaient  naturel- 
lement à  ce  point  de  nos  Études  sur  Santeul  :  c'est 
à  ce  titre  seulement  que  nous  nous  en  sommes  oc- 
cupé sans  préjudice  de  notre  respect  pour  ce  qu'il  y 
a  d'élevé  dans  la  poésie  de  M.  Hugo,  et  de  glorieux 
pour  la  littérature  française  dans  une  notable  par- 
tie de  ses  œuvres. 

FIN    DE   L'lILDE   CINQUIÈME. 


ÉTUDE  SIXIÈME. 


ÉTUDE  SIXIÈME 


LES  RELATIONS  DE  SANTEUL.  —  SA  MORT.  —  DISPUTE  ENTRE  DEUX 
VILLES  POUR  LA  POSSESSION  DE  SES  CENDRES. —  SON  ANAGRAMME. 
—  SON  PORTRAIT. 


Pour  achever  de  connaître  Santeul,  il  nous  reste 
à  l'étudier  dans  ses  diverses  relations  avec  le  monde. 
Elles  sont  nombreuses,  ces  relations  :  aussi  ne  nous 
occuperons-nous  que  des  principales  parmi  celles 
où  il  est  dans  son  rôle  de  poète. 

Puisqu'il  faut  rendre  à  tout  seigneur  tout  hon- 
neur, nous  parlerons  d'abord  du  roi  Louis  XIV,  bien 
que  nous  rompions  ainsi  l'ordre  chronologique,  que 
nous  pouvons,  au  reste,  négliger  ici  sans  inconvé- 
nient. 

Santeul  ne  fut  pas,  à  proprement  parler,  un  poète 
de  cour,  du  moins  auprès  de  Louis  XIV,  car  il  ne 
hantait  pas  le  séjour  du  roi.  Mais,  en  mêlant  sa  voix 
latine  au  concert  des  voix  françaises  qui  chantaient 
l'hymne  sans  fin  à  la  louange  du  demi-dieu,  il  prit 
rang  parmi  les  poétiques  flatteurs  qui,  s'ils  n'allaient 
pas  toujours  jusqu'à  l'adoration  des  faiblesses  de 


220  J.-B.  SANTEUL. 

Louis-le-Grand,  ne  se  refusaient  pas  du  moins  la 
négation  formelle  de  ces  faiblesses  et  leur  substi- 
tuaient dans  leurs  éloges  les  vertus  qui  y  sont  op- 
posées. Nous  avons  déjà  vu  notre  poète  louer  (1)  le 
roi  qui  se  montra  si  souvent  l'esclave  de  tant  de  pas- 
sions, d'avoir  su  dompter 

L'Océan,  la  terre  et  lui-mOme. 
Hic  pclago,  liic  terris,  hic  sil)i  jura  dédit. 

En  lisant  les  ouvrages  de  Santeul,  on  pourrait  le 
voir  tremper  dans  le  mensonge  des  admirateurs  de 
ce  passage  du  Rliin,  que  la  poésie  mettait  bien  au- 
dessus  du  passage  du  Granique,  tandis  que  l'histoire 
et  même  la  chronique  contemporaine  (2)  l'a  réduit 
aux  simples  proportions  d'un  fait  d'armes  honorable 
sans  doute,  mais  qui  ne  méritait  pas  T exaltation  dont 
il  a  été  l'objet,  exaltation  d'autant  plus  maladroite 
qu'après  tout,  sous  le  rapport  administratif  et  mili- 
taire, Louis  XIV,  le  plus  souvent,  n'avait  besoin 
que  de  la  vérité  pour  rester  à  jamais  glorieux.  On 
verrait  ailleurs  Santeul,  personniliant  la  France,  se 
faire  inviter  par  elle  à  suspendre  les  éloges  qu'il 
adresse  aux  saints  dans  ses  hymnes,  pour  louer  à 
son  tour  le  roi  vengeur  de  la  religion,  protecteur 

(1)  Page  133. 

(2)  Voir  la  Lettre  du  comte  de  Bussy  à  madame  de  Sévi- 
gné,  17  juia  1672. 


ÉTUDE  SIXIÈME.  221 

des  lois,  la  terreur  des  ennemis  et  le  père  de  son 
peuple.  On  verrait  la  France  lui  dire  : 

S'il  est  des  Dieux  au  ciel,  il  en  esL  sur  la  terre. 

Sua  sunt  si  uumina  cœlo 
Quae  nescire  nefas,  sua  sunt  cl  nuniina  terris. 

Plus  loin  on  le  verrait  traduire  en  vers  latins  une 
pièce  de  vingt  vers  français  à  la  fin  de  laquelle  Pierre 
Corneille  (1),  pour  céléJ)rer  la  rapide  conquête  de 
la  Franche-Comté,  disait  au  roi  : 

Je  rougis  de  me  taire  et  d'avoir  tant  à  dire; 
Mais  c'est  le  seul  parti  que  je  puisse  choisir  : 
Grand  roi,  pour  me  donner  quelque  loisir  d'écrire, 
Daigne  prendre  pour  vaincre  un  peu  plus  de  loisir. 

La  pensée  s'est  un  peu  refroidie  en  passant  du 
moule  cornélien  dans  celui  de  Santeul  : 

Quid  faciani?  pudor  est  décora  inter  tanta  silere; 
Sed  laudare  labor  :  nostro  succurrc  labori, 
Maxime  rex  :  milii  (juo  liceat  tua  scribere  facta, 
Da  spalium  vali,  cursusque  morare  secundos. 

Nous  citons  ce  compliment  à  litre  d'indication, 
mais  nullement  de  grief  contre  Corneille  et  contre 
Santeul.  Remarquons  qu'il  n'y  a  pas  loin  de  cela  à 
la  fameuse  exclamation  de  Boileau  : 

Grand  roi,  cosse  de  vaincre  ou  je  cesse  d'écrire  (2). 

(1)  P.  Corneille  et  Santeul,  qui  étaient  liés  d'amitié,  se 
traduisaient  quelquefois  l'un  Taulre. 

(2)  Épître  VIII. 


T22  J.-Iî.  SAMEUL. 

Il  est  vrai  que ,  dans  celte  ressemblance,  Boileau 
était  en  arrière  de  sept  années  sur  Corneille  et  sur 
son  traducteur;  et  encore  le  grand  tragique  joignait- 
il  au  mérite  de  l'antériorité  celui  de  la  vérité;  car  il 
parlait  en  1668,  après  une  conquête  faite  en  un 
mois,  tandis  que  le  satirique,  moins  heureux,  ne 
venait,  en  1675,  qu'après  des  revers  qui  attristaient 
la  France.  On  aime  à  noter  ces  similitudes  de  louan- 
ges :  seulement,  ici,  y  eut-il  de  la  part  de  Boileau 
imitation,  ou  réminiscence  involontaire,  ou  rencon- 
tre fortuite?  C'est  ce  que  nous  ignorons. 

Dans  la  classification  des  œuvres  de  Santeul,  les 
frères  Barbou,  ses  éditeurs  en  1729,  ont  groupé 
celles  de  ses  poésies  qu'il  a  consacrées  à  la  glorifi- 
cation de  Louis,  en  neuf  grandes  pièces  qui  com- 
mencent le  premier  volume  sous  ce  titre  :  Pro  rege 
Ludovico  Magno,  et  en  une  trentaine  de  piécettes 
auxquelles  ils  donnent,  dans  le  troisième  volume, 
le  nom  générique  d'épigrammes  avec  ce  titre  spé- 
cial :  Lodoïcia. 

Parmi  les  Lodoïcia  on  trouve  cette  inscription 
destinée  au  tableau  dans  lequel  Mignard  représente 
la  famille  royale  : 

Hic  agnosce  tuos  ventiira  in  ssecula  reges, 
Gallia,  quondam  Orbis  scntiet  esse  suos; 

que  Perrault,  de  TAcadémie  française,  a  traduite 
ainsi  : 


fiTlDE  SIXIKMI  .  223 

iJdHi»  rcs  jeunes  héros,  dont  l'auguste  naissance 

Promet  cent  miracles  divers. 

Tu  vois  tes  rois,  heureuse  France, 
Kt  peut-^tre  y  vois-tu  ci:u\  «!♦•  tout  l'univers. 

Mais,  parmi  les  neuf  pièces  de  poésie  Pro  rifff 
Ludovico  Ma(jnOy  il  y  en  a  une  (juc  nous  avons 
trouvée  avec  ref,Tet,  nous  devons  le  dire  :  c'est  une 
ode  pleine  de  louanges  sur  la  liévocation  de  !  <'dii 
de  Nantes. 

lOut  a  été  dit  sur  ce  grand  coup-d  état  fjui  a  éi«- 
l'objet  d'une  foule  de  déclamations  pour  et  cDutre. 
M  f  st  inutile  d'y  revenir  ici.  Nous  laisserons  dire 
(eux  qui  aflirment  que  cette  mesure  n'inspira  pas 
aux  générations  contemporaines  de  bien  vifs  senti 
ments  de  réprobation  ;  nous  ne  demandons  même 
pas  mieux  (pie  d'être  indulgent  jusqu'à  un  c«'rtain 
point  envers  Santeul,  qui  était  un  religieux,  et  (jui 
était  en  quelque  sorte  obligé  par  état  à  se  réjouir 
d'un  pareil  acte  puisqu'il  lui  permettait  de  dire  dans 
son  ode  :  L'na  pdes  populos  beahit.  Mais  ce  (pw 
le  poète  perpétuel  de  la  Ville  de  Paris  ne  nous  pa- 
rait pas  excusable  d'avoir  écrit,  ce  sont  les  vers  sui- 
vants de  la  même  ode,  où  il  dit  rni  roi,  en  parlant 
<Im  calvinisme  : 

Hydram  sine  armiscontudisti, 
Quam  nec  avi  domuC-re  ferro. 

"  Vous  avez,  sans  armes,  écrasa''  celle  hydre,  que  le  fer 
"  (!••  vos  ancêtres  avait  inutilement  attaquée.  >. 


22a  J.-B.  SANTEUL. 

Ce  sine  armis  à  propos  d'un  résultat  obtenu  par 
des  moyens  que  nous  navons  pas  besoin  de  rappe- 
ler, est  un  de  ces  poétiques  écarts  qu'il  suffit  d'in- 
diquer pour  les  qualifier. 

La  biographie  de  Santeul  ne  lui  attribue  guère  de 
relation  personnelle  avec  Louis  XIV  que  l'entrevue 
dans  laquelle  il  fut  admis  à  lire  devant  le  roi  quel- 
ques-unes de  ses  hymnes.  Ce  fut  dans  cette  circon- 
stance que  Boileau  fit  contre  le  chanoine  de  Saint- 
Victor  répigramme  XIX,  qu'on  peut  lire  dans  les 
œuvres  du  satirique.  L'anecdote  est  ainsi  racontée 
par  Brossette  : 

<(  Lorsque  Santeul  alla  présenter  au  roi  les  hymnes  qu'il 
«  avait  faites  pour  saint  Louis,  il  les  récita  de  la  manière 
M  qu'il  réciiait  tous  ses  vers,  avec  des  contorsions  et  des 
M  grimaces  qui  excitèrent  la  gaîlé  des  courtisans.  Boileau, 
«  qui  se  trouva  là,  fit  sur-le-champ  cette  épigramme  : 

«  A  voir  de  (juel  air  elTroyable 

«  Roulant  les  yeux,  tordant  les  mains, 

u  Sanlcul  nous  lit  ses  hymnes  vains, 

«  Dirait-on  pas  que  c'est  le  diable 

«  Que  Dieu  force  à  louer  ses  saints  (1)? 

«  Cette  épigramme  fut  mise  sous  les  yeux  du  roi,  en  pré- 
«  sence  même  de  Santeul.  Depuis,  l'auteur  l'a  refaite.  » 

Ce  fut  après  cette  entrevue  que  Santeul  fut  couché 

(1)  Le  P.  Commire  a  traduit  cette  épigramme  en  vers 
latins. 


ETUDE  SIXIÈME.  225 

sur  l'état  en  qualité  de  poète  latin,  pour  une  pen- 
sion de  huit  cents  livres. 

Louis  XIV  eut  encore  une  fois  à  s'occuper,  mais 
moins  directement,  du  chanoine  de  Saint-Victor  :  ce 
fut  quand  le  roi  eut  appris  que,  bien  qu'il  ne  fût 
pas  ordonné  prêtre,  il  avait,  soit  par  distraction 
de  poète  rêveur ,  soit  par  esprit  de  plaisanterie , 
en  profitant  d'une  méprise ,  entendu  la  confession 
d'une  femme. 

En  etTet,  un  jour  que  Santeul  s'était  retiré  au  fond 
d'un  confessionnal,  soit  pour  se  livrer  à  quelqu'une 
de  ses  compositions,  soit  pour  y  lire  ses  vêpres  avec 
plus  de  recueillement,  une  femme  qui  le  voyait  assis 
là  et  qui  était  trompée  par  la  ressemblance  de  l'ha- 
bit, l'ayant  pris  pour  quelque  confesseur  qui  se  tenait 
à  la  disposition  des  pénitents,  s'approcha  du  saint 
tribunal,  s'agenouilla  et  se  mit  à  faire  l'aveu  de  ses 
fautes.  Gomme  Santeul,  de  son  côté,  marmottait  ou 
sa  patenôtre  ou  quelque  ébauche  de  vers,  elle  prit 
ses  paroles  à  demi  articulées  pour  des  reproches 
qu'il  lui  adressait,  et  continua  dans  cette  erreur 
jusqu'à  la  fm  de  sa  confession.  Quand  elle  eut  achevé 
ses  aveux,  s' apercevant  qu'il  ne  disait  plus  rien,  elle 
lui  demanda  s'il  voulait  lui  donner  l'absolution.  — 
Est-ce  que  je  suis  prêtre?  répondit-il.  —  Comment! 
vous  n'êtes  pas  prêtre,  et  vous  m'avez  écoutée  !  — 
Et  pourquoi  me  parlez- vous  ?  reprit  Santeul.  —  Mais 
c'est  une  affreuse  trahison  ;  je  dirai  tout  à  votre 

^5 


22G  J.-B.  SAXTEUL. 

Prieur.  —  Et  moi  à  votre  mari.  —  La  menace  de 
Santeul  apaisa  la  pauvre  pénitente  ;  mais  le  poète 
ne  se  fit  pas  faute  de  rire  de  cette  aventure  et  de  la 
raconter  à  qui  voulait  l'entendre. 

Il  la  raconta  si  bien  et  si  souvent,  que  le  bruit  en 
alla  jusqu'aux  oreilles  du  roi,  d'autant  mieux  que  le 
poète  Boursault  avait  mis  en  vers  le  récit  de  l'anec- 
dote. Louis  XIV,  qui  ne  soulTrait  point  qu'en  aucun 
cas  on  badinât  sur  le  chapitre  de  la  religion,  prit 
les  choses  moins  gaîment.  La  première  fois  qu'il  vit 
M.  de  Harlay,  archevêque  de  Paris,  il  lui  demanda  ce 
qu'il  pensait  de  SanteuL  Le  prélat  répondit  que  c'é- 
tait un  homme  d'esprit  sur  la  piété  et  la  régularité 
de  qui  l'on  pouvait  compter.  —  Dites-lui  donc,  re- 
prit le  roi,  qu'il  ne  se  joue  plus  de  la  confession. 
Santeul  fut  sérieusement  averti,  et  ne  parla  plus  de 
cette  aventure. 

Les  relations  de  Santeul  avec  les  grands  et  les 
principaux  personnages  de  l'État  sont  indiquées  dans 
ses  œuvres  par  vingt-et-une  pièces  qui  sont  réunies 
sous  ce  titre  :  Ad  Proceres. 

La  plupart  de  ces  pièces  renferment  des  éloges 
ou  des  remerciements.  Elles  sont  adressées  à  des 
personnages  à  l'égard  desquels,  pour  la  plupart,  la 
postérité  est  d'accord  avec  Santeul  sur  les  louanges 
qu'il  leur  distribue.  Ces  personnages  sont  tels  que 
Pierre  de  Bellièvre,  marquis  de  Grignon  et  conseiller 
d'honneur  au  parlement  de  Paris.  Chez  lui  les  ver- 


ÉTUDE  SIXIÈME.  227 

tus  et  les  talents  étaient  un  héritage  de  famille. 
Santeul  chante  les  embellissements  que  M.  de  Bel- 
lièvre  a  fait  faire  dans  le  parc  de  son  château  de 
Grignon.  Après  lui  vient  Jérôme  Bignon,  nom  célè- 
bre dans  la  robe.  Le  poète  vante  la  gloire  acquise 
par  ce  personnage  dans  le  temps  où  il  alla  tenir  les 
Grands-Jours  dans  le  Limousin,  le  Poitou  et  la  Sain- 
tonge.  Une  autre  épître  est  adressée  à  la  famille  de 
ce  Jérôme  Bignon,  et  les  éloges  que  renferme  cette 
pièce  étaient  mérités.  L'objet  du  chant  suivant  est 
Jacques-Bénigne  Bossuet,  qu'il  suffit  de  nommer 
pour  sanctionner  le  bien  que  le  poète  a  pu  dire  de 
lui.  Santeul  le  félicite  d'avoir  été  choisi  par  le  roi 
pour  diriger  l'éducation  du  Dauphin.  Deux  autres 
de  ces  pièces  ad  Proceres  sont  adressées  à  Pierre 
de  Camboust  de  Goislin,  qui  fut  abbé  de  Saint- Vic- 
tor, évêque  d'Orléans,  grand-aumônier  de  France 
et  cardinal.  Il  a  laissé  une  mémoire  qui  justifie  les 
éloges  de  son  poète,  et  est  mort  regretté  des  gens 
de  bien  et  des  pauvres.  La  postérité  des  victimes  de 
la  fameuse  révocation  de  l'édit  de  Nantes  doit  une 
grande  reconnaissance  à  sa  mémoire.  M.  de  Goislin, 
âgé  de  vingt-neuf  ans,  fut  évêque  d'Orléans.  Sa  mo- 
destie regardait  sa  jeunesse  comme  un  obstacle  à 
l'acceptation  de  cette  dignité.  La  première  pièce  de 
Santeul  l'engage  à  ne  point  refuser;  la  seconde  cé- 
lèbre, après  l'acceptation,  l'entrée  du  nouveau  pré- 
lat dans  Orléans. 


228  J.-B.  SANTEUL. 

Il  serait  trop  long  de  compléter  la  revue  de  cette 
sorte  de  panégyriques  contre  lesquels  nous  aurions 
peu  de  chose  à  dire,  car  les  éloges  n'y  sont  presque 
jamais  des  flatteries.  Il  y  eut  cependant  une  de  ces 
pièces  dans  laquelle,  aux  yeux  du  moins  de  son  héros 
lui-même,  Santeul  dérogea,  sinon  à  l'équité  des 
louanges  données  ailleurs,  du  moins  à  la  modération 
qui  est  toujours,  dans  ces  sortes  de  choses,  la  com- 
pagne de  la  justice. 

Celte  pièce  est  adressée  à  Claude  Lepeletier,  con- 
trôleur-général des  finances  et  ministre  d'état.  En 
1670,  Claude  Lepeletier,  qui  était  alors  prévôt  des 
marchands,  avait  proposé  au  roi  l'embellissement 
de  Paris  et  avait,  pendant  plusieurs  années,  donné 
ses  soins  aux  travaux  prescrits  par  Louis  XIV.  Nou- 
velles portes  monumentales,  nouvelles  rues,  nou- 
velles places,  nouveaux  quais,  nouvelles  fontaines 
dont  Santeul  avait  fait  les  inscriptions  ;  il  y  avait  là 
de  quoi  exercer  un  poète,  et  Santeul  ne  manqua 
pas  l'occasion. 

Ce  fut  sans  doute  après  que  de  si  importants  tra- 
vaux eurent  change  l'aspect  de  Paris,  qu'en  1672  , 
dans  ce  temps  où  l'on  abusait  peut-être  de  l'Inscrip- 
tion autant  qu'on  a  le  tort  de  la  négliger  aujour- 
d'hui, un  Jésuite,  le  P.  Chevalier,  considérant  la 
capitale,  dans  son  ensemble,  comme  un  immense 
monument  qui  devait  avoir,  aussi  bien  que  tous  les 
monuments  qui  le  composent,  son  distique  triom- 


ÉTUDE  SIXIÈME.  229 

phal,  en  imagina  un  qu'il  était  plus  aisé  de  faire  que 
de  placer  convenablement.  En  quel  lieu  prendre, 
en  effet,  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  frontispice  de 
Paris  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  voici  l'inscription  du  P.  Che- 
valier : 

Magna  situ,  major  populis,  sed  maxinia  sceptro, 
Lutetia  est  imo,  scilicet,  orbe  minor. 

TRADUCTION. 

Grand  par  le  site  qu'il  décore, 

Plus  grand  par  ses  hôtes  divers, 
Paris,  grâce  à  son  roi,  beaucoup  plus  grand  encore, 
S'il  voit  plus  grand  que  lui,  ne  voit  que  l'univers. 

Au  défaut  de  place  monumentale,  Piganiol  de  la 
Force,  auteur  de  la  Description  de  Paris,  a  placé 
cette  inscription  sur  le  frontispice  de  son  livre. 

Pour  en  revenir  à  Santeul,  ce  poète  trouva  dans 
les  embellissements  de  Paris  divers  sujets  d'éloge, 
et  M.  Lepeletier  lisait  ces  opuscules  avec  plaisir, 
parce  que  la  louange  y  était  si  délicatement  insinuée, 
que  sa  modestie  ne  pouvait  s'en  offenser.  Cepen- 
dant elle  le  fut  véritablement  lorsque,  en  168^, 
Santeul  crut  pouvoir  enchérir  sur  l'éloge  puisque  le 
roi  lui-même  venait  d'enchérir  sur  les  récompenses 
en  nommant  M.  Lepeletier  contrôleur-général  des 
finances  et  conseiller-d'état.  Suffoqué  par  les  bouf- 
fées trop  épaisses  d'un  encens  qu'il  trouvait  trop 


230  J.-B.  SANTEUL. 

grossier  pour  sa  délicatesse,  le  nouveau  ministre  se 
montra  si  sévère  dans  les  témoignages  d'un  mécon- 
tentement qui  allait  jusqu'c^  l'indignation,  que  le  P. 
Rapin,  jésuite,  connu  par  son  poème  latin  des  Jar- 
dins, et  ami  de  Santeul,  crut  devoir  venir  au  se- 
cours du  poète  en  adressant  à  M.  Lepeletier  une 
lettre  latine  pour  tâcher  de  l'apaiser.  Il  y  parvint, 
mais  Santeul  se  tint  pour  averti,  et  se  modéra  en 
conséquence. 

On  ne  connaîtrait  Santeul  que  bien  imparfaite- 
ment si  l'on  négligeait  de  l'observer  dans  ses  rap- 
ports avec  les  femmes.  Et  quand  nous  disons  ses 
rapports,  c'est  faute  d'un  mot  plus  satisfaisant,  car 
ces  rapports,  qu'on  pourrait  appeler  négatifs,  con- 
sistaient plutôt  dans  une  affectation  d'éloignement 
qui  prenait  sa  source,  non  pas  dans  l'aversion  ou 
l'antipathie,  mais  dans  une  défiance  de  lui-même 
dont  il  faut  connaître  la  cause  pour  s'expliquer  jus- 
qu'à un  certain  point  les  bizarreries  de  son  carac- 
tère. Cette  cause,  c'est  un  biographe  de  Santeul, 
c'est  l'abbé  Dinouart  qui  nous  la  dira.  Nous  le  co- 
pions : 

«  L'impétuosité  de  son  caractère,  tout  de  feu,  le  rendait 
«  ridicule  à  bien  du  monde.  Tantôt  il  brusquait  l'un,  tantôt 
«  il  injuriait  l'autre,  faisait  une  mauvaise  raillerie  de  celui- 
«  ci,  agaçait  celui-là,  courait  et  s'agitait  souvent  comme  un 
«  homme  qui  a  perdu  l'esprit,  et  cela  pour  des  raisons  dont 
«  peu  de  gens  ont  connu  la  cause. 


ÉTUDE  SIXIÈME.  231 

«  Un  jour  que  Claude  Santeul,  son  frère,  lui  en  faisait  des 
«  reproches,  il  lui  dit  que  ses  extravagances  ne  partaient 
((  pas  tant  d'un  fond  de  folie  qui  dût  le  faire  mépriser,  que 
«  de  la  nécessité  où  il  se  voyait  de  faire  son  salut  ;  que  son 
«  tempérament  le  portait  aux  femmes;  que  saint  Antoine  et 
«  saint  Hilaire  s'étaient  roulés  sur  les  épines  et  sur  les  char- 
c«  bons  pour  se  défendre  de  leurs  charmes  ;  que  pour  lui  qui 
«  n'avait  pas  tant  de  vertu,  il  se  contentait  de  faire  diver- 
«  sion,  par  d'autres  objets,  aux  pensées  dangereuses  qui  lui 
«  venaient  souvent  :  d'où  Ton  peut  connaître  quelle  était  son 
u  application  aux  devoirs  essentiels  de  la  religion.  » 

Cette  particularité  une  fois  connue,  on  jugera  sans 
doute  avec  quelque  indulgence  la  conduite  de  San- 
teul dans  les  circonstances  que  rappellent  les  anec- 
dotes suivantes,  puisées  dans  le  Sanioliana. 

Un  jour  Santeul  faisant  le  tour  d'un  salon,  adres- 
sait tour  à  tour  à  chaque  dame  un  lardon  qui  ne  se 
contentait  pas  toujours  d'effleurer  l'épiderme,  lors- 
qu'il arriva  devant  une  dame  Sylvie,  qui  était  ex- 
cessivement plâtrée  :  «  Oh  !  te  voilà  bien  blanche , 
lui  dit-il  ;  si  tu  tombais  en  pâmoison,  tu  ne  change- 
rais pas  de  couleur.  —  Et  toi,  répondit  la  dame,  qui 
ne  manquait  pas  de  repartie,  et  toi  te  voilà  bien  noir; 
si  tu  l'étais  moins,  tu  en  serais  plus  agréable,  mais  tu 
n'en  serais  pas  moins  fou.  »  Dans  une  autre  circon- 
stance, il  se  montra  plus  galant  envers  cette  même 
personne.  «  D'où  vient  donc,  M.  de  Santeul,  lui  di- 
sait-elle, que  vous  ne  venez  plus  chez  nous.  Est-ce 


232  J.-B.  SAATEUL. 

parce  que  vous  nous  devez  quelque  chose?  Non, 
madame,  ce  n'est  pas  ce  qui  m'en  empêche  ;  et  vous- 
même  êtes  cause  que  vous  n'êtes  pas  payée.  — 
Comment  donc?  reprit  la  dame.  —  Comment  donc? 
c'est  que,  lorsque  je  vous  vois,  j'oublie  tout.  « 

Ailleurs,  placé  à  table  entre  deux  fort  belles  da- 
mes, il  répondit  à  quelqu'un  qui  le  trouvait  heureux: 
')  Le  bonheur  n'est  pas  bien  grand  quand  il  ne  passe 
pas  la  table.  » 

Une  dame  Cramoisi ,  chez  qui  Santeul  était  reçu, 
lui  demandait  combien  ils  étaient  de  moines  à  Saint- 
Victor  :  —  «  Nous  sommes,  répondit-il,  autant  que 
vous  avez  de  clous  de  girofle  dans  la  bouche.  » 

De  toutes  les  relations  de  Santeul  avec  les  fem- 
mes, un  voyage  qu'on  le  dit  quelque  part  avoir  fait 
a  Rome  avec  la  célèbre  Ninon  de  Lenclos,  devi'ait, 
sil  a  eu  lieu,  être  l'une  des  plus  remarquables,  et 
est  cependant  la  moins  connue  de  ces  relations. 

Nous  n'avons  trouvé  nulle  autre  part  que  dans  les 
Mémoires  de  Ninon  de  Lenclos ,  récemment  pu- 
bliés par  le  journal  V Estafette  (1),  la  mention  de 
ce  voyage,  qui  aurait  été  entrepris  par  Santeul  dans 
un  but  fort  sérieux,  et  fait  en  bien  frivole  et  bien 
profane  compagnie. 

Copions  cependant,  sous  la  responsabilité  de  l'au- 
teur primordial,  la  partie  de  son  récit  qui  concerne 

(1)  Mémoires  de  Ninon  de  LencloS;  recueillis  et  publiés  par  M. 
Eugène  de  Micecourt. 


ÉTUDE  SIXIÈME.  233 

Santeul.  C'est  INinon  qui  est  censée  tenir  la  plume  : 

«  Le  Nôtre  vint  m'annoncer  qu'il  partait  pour  Rome  (1). 
«  Il  engagea  vivement  madame  de  Lafayette  et  moi  à  l'ac- 
«  compagner  dans  ce  voya2;e. 

«  —  Nous  aurons,  dit-il,  avec  nous  le  poète  Santeul,  un 
«  gros  chanoine  de  Saint-Victor,  dont  la  verve  caustique  et 
((  l'originalité  nous  amuseront  pendant  la  route. 

«  J'acceptai  de  grand  cœur  cette  distraction  qui  venait 
«  s'offrir  si  à  propos. 

<(  Lors  de  mon  premier  voyage  en  Italie  je  n'avais  pas  vu 
«  Rome.  Madame  de  Lafayette  brûlait  d'étudier  la  cour  du 
«  pape. 

«  Huit  jours  après,  nous  étions  avec  le  jardinier  royal  et 
«  Santeul  sur  le  chemin  de  Genève,  d'où  nous  devions  ga- 
«  gner  Turin,  Parme,  Florence  et  les  états  de  l'Église. 

<(  Le  joyeux  chanoine  nous  défraya  de  plaisanteries,  que 
«  nous  ne  trouvions  pas  toujours  marquées  au  coin  de  la 
«  déhcatesse,  sur-tout  quand  il  s'était  hvré,  comme  cela  ne 
«  manquait  pas  de  lui  arriver  plus  d'une  fois  le  jour,  à  son 
«  goût  excessif  pour  la  boisson. 

<(  Mais  le  sans-gêne  du  voyage  nous  aidait  à  passer  sur 
«  bien  des  choses. 

«  Santeul  allait  à  Rome  afin  d'obtenir  l'approbation  du 
<(  Saint-Père  et  des  cardinaux  à  un  recueil  d'Hymnes  lati- 
«  nés  qu'il  destinait  au  rite  dans  toute  l'étendue  de  la  chré- 
«  tienté. 

«  Quant  à  Le  Nôtre,  il  était  appelé  par  le  pape  lui-même. 
«  Sa  réputation  avait  franchi  les  Alpes,  et  Louis  XIV,  récon- 

(1)  Le  voyage  de  Le  Nôtre  à  Rome  est  avéré  :  il  eut  lieu  en 

1678. 


•rOi  J.-B.  SANTEUL. 

«  cilié  décidémenl  avec  le  souverain  ponlife,  cousentail  à 
('  lui  prèler  pour  quelques  mois  le  célèbre  jardinier. 

«  Il  s'agissait  de  dessiner  les  parterres  du  Vatican. 

«  Nous  arrivâmes  à  Uome  sur  la  fin  de  mars.  Madame  de 
«  Lafiiyetle  et  moi,  nous  oblînmes  la  faveur  d'être  présentées 
*'  avec  nos  deux  compagnons  de  route  à  l'audience  solen- 
«  nelle  du  pape. 

((  Je  me  souviendrai  long-temps  de  la  charmante  bonho- 
<(  mie  dont  Le  Nôtre  fit  preuve  en  entrant  dans  la  salle  d'au- 
«  dience,  où  le  saint-père  attendait  environné  des  membres 
«  du  sacré  collège.  Au  lieu  de  se  prosterner,  comme  c'est 
<(  l'usage,  et  de  baiser  la  mule  du  ponlife.  il  s'écria  : 

'<  —  Eh!  bonjour,  mon  révérend  père!  Que  vous  avez 
«  bon  visage  et  combien  je  suis  ravi  de  vous  trouver  en  si 
('  bonne  santé  ! 

"  Puis,  à  la  fin  de  cette  exclamation  aussi  cordiale  qu'é- 
«  trange,  il  alla  se  précipiter  au  cou  du  pape.  Il  le  baisa  sur 
«  les  deux  joues,  sans  plus  de  façon  que  s'il  eût  abordé  un 
«  simple  mortel. 

«  Sa  Sainteté  rit  de  bon  cœur. 

«  Elle  accepta  comme  on  la  lui  donnait  cette  franche  et 
«  naïve  accolade,  nous  fit  mille  amitiés  et  voulut  qu'on  nous 
"  servît  une  collation. 

«  Le  pape  descendit  ensuite  avec  nous  dans  les  jardins, 
«  qui  étaient  vraiment  de  fort  mauvais  goût,  comparés  à 
('  ceux  des  Tuileries  et  de  Versailles.  On  nous  conduisit  vers 
«  une  espèce  d'étang,  où  nageaient  d'énormes  poissons, 
«  parmi  lesquels  il  nous  montra  des  carpes  deux  fois  cente- 
(«  naires. 

(f  Je  ne  trouvai  rien  de  bien  curieux  à  cela. 

'(  Mais  tout-à-coup,  sur  un  signe  du  pontife,  un  des  car- 


ÉTUDE  SIXIÈME.  235 

«  dinaux  qui  raccompagnaient  sonna  une  cloche  suspendue 
((  à  une  potence,  au  bord  du  bassin  même.  Aussitôt  tous  les 
((  poissons  d'accourir,  en  agitant  leurs  nageoires,  et  de  lever 
«  la  tète  hors  de  Teau. 

»  Un  page  apporta  deux  corbeilles. 

i(  L'une  était  remplie  de  pain  taillé,  l'autre  de  graines  di- 
"  verses,  et  le  pape  jeta  devant  nous  toutes  ces  provisions  à 
'<  ses  carpes  favorites,  qui  les  eurent  absorbées  en  un  clin 
«  d'oeil. 

«  On  sonna  de  nouveau  la  cloche  ;  les  poissons  se  livrè- 
«  rent  à  quelques  évolutions  joyeuses,  comme  pour  remer- 
«  cier  leur  pourvoyeur,  et  disparurent. 

«  —  Parbleu  !  s'écria  le  poète  latin  enhardi  par  le  bon  ac- 
«  cueil  fait  à  la  franchise  de  Le  Nôtre,  voilà,  très  saint  père, 
«  des  religieux  bien  dressés! 

«Des  religieux?...  Que  voulez- vous  dire?  demanda  le 
«  pape  en  se  retournant. 

«  Mais  sans  doute,  reprit  Santeul  :  n'accourent-ils  pas  au 
«  réfectoire  au  son  de  la  cloche?  Votre  Sainteté  devrait,  sur 
«  ma  parole,  proposer  ce  monastère  aquatique  pour  modèle 
«  à  tous  les  autres.  Désormais  on  verrait  une  observation 
«  plus  exacte  de  la  règle  du  silence  et  de  la  sobriété,  si  les 
«  moines  étaient  muets  comme  ces  poissons  et  ne  buvaient 
«  que  de  l'eau. 

»  Le  pape  fronça  le  sourcil. 

«  A  son  exemple,  les  membres  présents  du  sacré  collège 
«  regardèrent  Santeul  avec  un  mécontentement  visible,  et 
«  je  tremblai  dès-lors  pour  les  hymnes  de  notre  bavard  de 
«  poète. 

«  Mes  craintes  furent  justifiées  par  l'événement. 

«  On  trouva  dans  le  consistoire  que  les  poésies  de  Santeul 


236  J.-B.  SANTEUL. 

«  avaient  un  parfum  de  paganisme  qui  devait  empêcher  à 
«  jamais  l'Église  romaine  de  les  chanter  dans  les  cérémonies 
u  du  culte. 

«  Plus  tard,  on  fut  moins  injuste. 

<(  Mais,  en  attendant,  le  pauvre  chanoine  dut  quitter  l'I- 
«  talie  sans  voir  faire  droit  à  sa  requête,  et  Dieu  sait  toutes 
«  les  malédictions  bm'lesques  dont  il  accabla  les  carpes  du 
u  Vatican  (1).  » 

Nous  avons  prié  M.  Eugène  de  Mirecourt,  qui 
nous  a  autorisé  à  le  citer,  de  nous  indiquer  les  sour- 
ces auxquelles  il  avait  emprunté  ce  récit.  JVL  de  Mi- 
recourt  a  bien  voulu  nous  répondre  que  ses  anec- 
dotes sur  Santeul  avaient  été  puisées,  autant  qu'il 
pût  se  le  rappeler,  dans  les  Mémoires  de  Made- 
moiselle. Il  nous  a  été  impossible  de  retrouver  le 
document  dans  cet  ouvrage.  Nous  l'indiquons  aux 
curieux  ;  leurs  recherches  seront  peut-être  plus  heu- 
reuses que  les  nôtres. 

Nous  nous  permettrons  néanmoins  une  observa- 
tion. Santeul  avait  composé  ses  Hymnes  pour  les 
Bréviaires  de  Cluny  et  de  Paris,  pour  le  Bréviaire 
de  Paris  sur-tout,  dont  le  pape,  sans  pouvoir  con- 
tester à  François  de  Harlay  le  droit  de  le  modifier, 
n'en  pouvait  voir  la  modification  d'un  bon  œil,  car 
cette  modification  était  entachée  de  ce  gallicanisme 
qui,  vu  de  Piome,  était  un  esprit  d'insoumission  et 
même  d'antagonisme.  Il  ne  nous  paraît  donc  pas 

(1)  Estafette  du  15  juillet  185/i. 


ÉTUDE  SIXIÈME.  237 

qu'il  ait  pu  venir  à  la  pensée  de  Santeul,  sans  qu'il 
se  mêlât  pour  cela  aux  controverses,  d'aller  deman- 
der pour  ses  Hymnes  l'approbation  papale,  et  en- 
core moins  leur  admission  dans  tous  les  bréviaires  de 
la  chrétienté,  admission  qui  eût  été  illusoire,  en  pré- 
sence du  droit  dont  les  évêques  jouissaient  et  auquel 
peu  d'entre  eux  auraient  voulu  renoncer  alors,  de 
composer  à  leur  gré  leur  bréviaire  particulier. 

N'en  déplaise  donc  aux  écrivains  sur  lesquels 
M.  de  Mirecourt  a  cru  pouvoir  s'appuyer,  il  ne 
nous  paraît  pas  probable  que  Santeul  ait  jamais 
fait  le  voyage  de  Rome,  encore  moins  qu'il  se  soit 
mis  en  compagnie  d'une  courtisane,  même  d'une 
Ninon,  pour  aller  recommander  ses  hymnes  au  pape, 
et  beaucoup  moins  encore  qu'il  se  soit  permis  auprès 
du  Saint-Père  la  saillie  toute  rabelaisienne  qu'on  lui 
attribue.  Une  semblable  saillie,  qui  eût  été  un  mal- 
adroit anachronisme,  n'était  conforme  ni  à  l'esprit 
religieux  du  siècle  de  Louis  XIV,  ni  à  la  situation  du 
poète  auprès  du  pape  dans  le  moment  donné.  D'un 
autre  côté,  Santeul  pouvait  ne  pas  fuir  absolument 
la  rencontre  fortuite  et  momentanée  des  femmes  ; 
mais  de  là  à  rechercher  cette  rencontre  et  à  la 
prolonger  dans  l'intimité  d'un  voyage,  il  y  avait  trop 
loin  pour  lui,  dont  les  passions  ne  suivirent  jamais 
un  pareil  cours. 

Santeul,  au  reste ,  n'eut  qu'une  passion  :  c'était 
pour  les  serins. 


•238  J.-B.  SANTEUL. 

La  Bruyère  a  crayonné,  sous  le  nom  de  Diphile  (1  ) , 
le  portrait  de  l'amateur  d'oiseaux,  et  quelques  per- 
sonnes ont  cru  que  l'auteur  des  Caractères  avait  eu 
eu  vue  le  poète  Santeul.  La  Bruyère,  qui  connaissait 
particulièrement  ce  poète,  et  qui  fut  même  son 
commensal  chez  les  Condés,  a  en  eCFet  donné  du 
chanoine  de  Saint- Victor  un  portrait  qui  nous  oc- 
cupera bientôt  ;  mais  si  le  Diphile  a  quelques  traits 
qu'on  puisse  attribuer  à  notre  poète  ;  si  l'on  a  le 
droit  de  présumer  que  nécessairement  La  Bruyère 
a  dû  songer  à  son  ami  en  écrivant  ce  morceau,  nous 
pensons  que  d'autres  curieux  d'animaux  ont  aussi 
fourni  quelques  traits,  et  que  tout  l'ensemble  n'est 
pas  fait  à  l'intention  ni  à  la  ressemblance  du  Vic- 
torin. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Santeul  manqua  deux  fois  l'oc- 
casion d'augmenter  dans  ses  vers  le  nombre  des 
oiseaux  devenus  poétiquement  célèbres  :  la  première 
fois,  quand  il  fit  l'épitaphe  de  LuUi;  la  seconde 
quand  il  eut  le  prosaïque  et  triste  courage  de  dispu- 
ter un  serin  à  une  dame.  Voici  comment  eurent  lieu 
ces  deux  échecs  à  la  poésie. 

Santeul  racontait  que  lorsqu'il  était  occupé  de  la 
composition  d'une  épitaphe  pour  Lulli,  mort  en 
1689,  un  de  ses  nombreux  serins,  qui  était  très 
familier,  sétant  posé  sur  la  tête  de  son  maître, 

(1)  Chap.  XIII,  de  la  Mode. 


ÉTUDE  SIXIÈME.  239 

chanta  d'une  manière  si  agréable,  qu'il  semblait  au 
poète  que  l'ame  du  célèbre  musicien  eût  passé  dans 
le  corps  de  ce  petit  animal,  pour  lui  inspirer  quel- 
que pensée  digne  de  son  sujet.  Il  ajoutait  qu'un 
abbé  de  distinction  étant  entré,  T oiseau,  efTarouché, 
s'était  réfugié  sur  le  lit;  mais  qu'après  le  départ  du 
visiteur  inopportun,  lui,  Santeul,  s' étant  remis  à 
travailler,  le  serin  avait  repris  sa  place  sur  la  tête 
du  poète,  et  recommencé  son  ramage,  qui  ne  cessa 
que  quand  l'épitaphe  fut  composée.  Soit  que  le  se- 
rin se  fût  épuisé  à  chanter  ainsi,  soit  pour  toute 
autre  cause,  Sauteul  le  trouva  mort  le  lendemain, 
et  le  regretta  long-temps. 

Un  tel  récit  semblait  promettre  une  élégie  digne 
de  Catulle  ;  et  si,  avec  le  chanoine  Santeul,  on  n'avait 
pas  le  droit  de  s'attendre  à  un  chorus  des  grâces, 
des  cupidons  et  des  beaux  de  la  cour  de  Louis  XIV, 
vénères,  cupidinesque,  et  quantum  est  homi- 
num  venustiorum,  au  moins  pouvait-on  espérer 
que  le  serin  si  merveilleux  allait,  dans  l'épitaphe  du 
musicien  Lulli,  faire  entendre  un  doux  frémissement 
d'ailes,  et  un  mélodieux  gazouillement,  circumsi- 
tiens j)ij)iiahat,  qui  l'eût  fait  rivaliser,  ne  fût- 
ce  que  de  loin,  avec  le  passereau  de  Lesbie. 

Or ,  voici  l'épitaphe  qui  résulta  de  cette  inspira- 
tion : 

Periîda  mors,  inimica,  audax,  temeraria  et  excors, 
Crudelisque  et  cœca,  probris  te  absolvimus  istis. 


2/iO  J.-B.  SAMEUL. 

Non  de  te  qucrimur,  tua  siiit  iiniiumia  magna. 
Scd  quando  per  te  populi  regisque  voluptas, 
Non  antè  auditis  rapuit  qui  canti])us  orbcni, 
Lullius  eripitur,  qucrimur  modo  :  surda  fuisti  (1). 

TRADUCTION. 

Monstre  perfide,  hostile,  impudent,  téméraire, 
0  Mort,  d'être  sans  yeux  ou  peut  te  pardonner  ; 
A  ton  cruel  pouvoir  nul  ne  peut  se  soustraire  ; 
Si  c'est  ton  attribut,  pourquoi  s'en  étonner? 

Mais,  chantre  aux  douceurs  sans  pareilles, 

Délice  du  peuple' et  du  roi, 

Quand  Lulii  tombe  sous  ta  loi, 
O  Mort,  ton  crime  affreux,  c'est  d'être  sans  oreilles. 

A  propos  de  cette  épitaphe ,  nous  trouvons  dans 
le  Santoiiana  une  lettre  de  La  Monnoye  à  Santeul, 
en  faveur  de  laquelle  nous  réclamons  le  droit  dune 
courte  digression,  et  dont  nous  ne  voulons  qu'ex- 
traire un  passage,  comme  exemple  des  aménités 
qui  s'échangeaient  quelquefois  entre  les  gens  de 
lettres,  dans  ce  grand  siècle  de  l'élégance  et  de  la 
politesse. 

Santeul  avait  envoyé  à  La  Monnoye  une  copie  de 
l'épitaphe  de  Lulli,  dans  une  lettre  qu'il  n'avait  pas 
eu  le  soin  d'affranchir  ;  et  voici,  entre  autres  cho- 
ses, ce  qui  lui  fut  répondu  : 

(1)  On  trouve  dans  les  œuvres  de  Santeui  deux  autres 
épitaphes  pour  Lulli.  Elles  sont  encore  plus  pâles  et  plus 
froides  que  celle  que  nous  venons  de  citer. 


ETUDE  SIXIÈME.  241 

«  Je  trouve  l'épitaphe  de  Lulli  fort  bonne  ;  mais  je  la 
«  trouverais  encore  meilleure  s'il  ne  m'en  avait  rien  coûté 
«  pour  la  lire.  J'aurai  un  jour  pour  trente  sous  toutes  vos 
«  pièces  en  un  volume,  au  lieu  qu'à  me  les  distiller  comme 
«  vous  faites,  cette  somme  ne  suffira  que  pour  payer  une 
«  demi-douzaine  d'épigrammes.  » 

Venons  maintenant  à  l'histoire  d'une  danie  et 
d'un  serin. 

La  reine  d'Angleterre  étant  allée  visiter  le  cou- 
vent de  Saint- Victor,  une  danie  de  sa  suite  eut  la 
curiosité  de  pénétrer  dans  la  chambre  de  Santeul. 
Parmi  les  serins  du  poète  il  s'en  trouva  un  qui  la 
séduisit  plus  que  les  autres,  et  elle  voulut  se  1" ap- 
proprier. Santeul,  peu  gaîanl,  s'y  opposait;  mais  la 
fille  d'Eve,  qui  ne  savait  se  priver  de  rien  de  ce 
qu'elle  désirait,  voulut  tenir  bon,  et,  croyant  mettre 
le  serin  en  lieu  sur ,  le  plaça  sous  la  protection  de 
la  pudeur,  dans  la  même  cachette  où  mademoiselle 
de  Hautefort,  fille  d'honneur  d'Anne  d'Autriche, 
avait  soustrait  aux  poursuites  de  Louis  XIII  un  billet 
mystérieusement  adressé  à  la  reine.  La  main  du 
chaste  Louis  XIII  s'était  arrêtée  devant  ce  lieu  d'a- 
sile et  de  franchise  ;  le  serin  de  Santeul  fut  moins 
respecté  que  le  poulet  de  la  reine.  Le  poète,  chaste 
aussi  à  sa  manière,  affronta  le  danger  de  l'entre- 
prise, et  sa  main,  qui  alla  résolument  chercher  son 
bien  dans  le  lieu  où  elle  savait  le  trouver,  se  coiu- 
porta  comme  ces  conquérants  qui  ne  voient  que  le 

'1(3 


2^2  J.-B.  SANTEUL. 

l)ut  de  leur  attaque,  sans  songer  aux  beaux  sites 
que  déploie  devant  eux  le  champ  de  bataille.  Ca- 
tulle, engagé  en  pareille  expédition,  en  serait  re- 
venu plus  poète  encore,  et  aurait  fait  de  sa  capture 
un  autre  moineau  de  Lesbie  :  avec  Santeul  il  ne 
revint  de  là  qu'un  serin. 

Ne  peut-on  donc  être  poète  qu'au  prix  d'un  peu 
de  passion? 

Il  y  avait  pourtant  un  moyen  d'écliaufTer  la  veine 
de  Santeul,  et  ses  amis  l'employaient  quelquefois 
avec  succès.  Un  jour  qu'il  dînait  ciiez  M.  de  Belliè- 
vre,  un  de  ses  Mécènes,  il  se  prit  à  agacer  par  tou- 
tes sortes  de  plaisanteries  une  jeune  fille  qu'on  avait 
mise  à  table  auprès  de  lui.  Ce  jeu  amusait  les  con- 
vives ;  la  jeune  voisine,  seule,  n'y  prenait  pas  goût. 
Poussée  à  bout,  elle  voulut  avec  trop  de  précipita- 
tion se  lever  de  table,  et  tomba  à  terre.  Santeul, 
qui  voulait  la  suivre,  se  leva  avec  la  même  préci- 
pitation, et  suivit  en  effet  dans  sa  chute  la  pauvre 
jeune  fille,  qui  se  plaignait  de  s'être  blessée  à  la 
main.  On  trouva  la  scène  digne  d'être  célébrée  par 
la  poésie.  On  demanda  des  vers  à  Santeul.  Tout  autre 
poète  eût  devancé  le  vœu  de  la  compagnie.  La  chute 
d'une  jeune  fille  causée  par  lui  et  partagée  avec 
elle  !  Double  source  d'émotion  et  partant  de  poésie. 
Santeul  fut  insensible  à  ce  stimulant  et  resta  sourd 
à  la  prière  de  ses  amis.  Qu'on  se  rappelle  ce  que 
notre  poète  avait  dit  à  son  frère  à  l'endroit  de  ses 


ÉTUDE  SIXIÈME.  243 

secrètes  inclinations,  et  l'on  devinera  aisément  pour- 
quoi il  se  défendait  de  cette  poésie  anacréontique  : 
il  craignait,  une  fois  lancé,  d'aller  trop  loin.  Cepen- 
dant M.  de  Bellièvre,  son  amphitryon,  voulait  des 
vers  sur  la  double  chute.  Il  savait  que  ce  n'était  pas 
sans  cause  qu'un  poète  du  temps  avait  dit  : 

Santeul,  qui  loua  tant  les  eaux, 
Ne  but  rien  moins  que  de  l'eau  claire, 
Et  fît  des  cantiques  fort  beaux 
Pour  les  saints,  qu'il  n'imita  guère. 

Il  partit  de  là,  et  promit  au  poète-chanoine  au- 
tant de  bouteilles  de  vin  qu'il  fournirait  de  vers. 
Santeul,  en  s' exposant  à  ce  genre  d'ivresse,  était 
plus  certain  d'éviter  l'autre  :  il  accepta  le  marché, 
et  gagna  douze  bouteilles  de  vin.  La  poésie  qu'il 
composa  finit  par  ces  deux  vers  : 

Quod  tibi  feci,  inquit,  tempus  curabit  :  at  illa 
Quam  mihi  fecisti  plaga  perennis  erit. 

TRADUCTION. 

Du  mal  que  je  "vous  fis  la  guérison  est  sure  ; 

Le  temps  vous  la  donnera  :  mais 
Vous  m'avez,  en  retour,  fait  une  autre  blessure 

Dont  je  ne  guérirai  jamais. 

Il  y  a  encore  dans  la  vie  de  Santeul  un  trait  qui 
caractérise  trop  bien  ses  relations  avec  les  poètes 
ses  confrères  et  ses  procédés  en  matière  de  finan- 
ces, pour  que  nous  le  mettions  en  oubli. 


244  J.-B.  SAiMEUL. 

C'était  en  1687.  Le  roi  Louis  XIV  avait  été,  l'an- 
née précédente,  attaqué  d'une  fistule  qui  l'avait  mis 
en  danger  de  mort,  et  qui  avait  inspiré  les  plus  vives 
inquiétudes  i\  toute  la  France.  Après  son  rétablis- 
sement il  y  eut  de  grandes  réjouissances  par  tout 
le  royaume. 

Parmi  les  démonstrations  qui  se  succédèrent 
dans  toutes  les  villes  et  qui  éclatèrent  principa- 
lement dans  la  capitale ,  la  poésie  adulatrice ,  et 
sur-tout  la  poésie  officielle,  ne  pouvait  manquer  à 
son  rôle.  La  Ville  de  Paris  voulait  se  distinguer  par 
ces  fêtes  ;  c'était  son  édilité  qui  les  dirigeait  et  y 
présidait  :  le  poète  de  la  Ville  de  Paris  devait  donc 
nécessairement  intervenir.  Ce  poète,  nous  l'avons 
dit,  c'était  Santeul  :  il  composa  en  eiTet  douze  vers 
latins  pour  célébrer  ia  venue  du  Roi  à  Paris. 

Il  pria  un  sieur  Peraclion,  avocat  au  parlement, 
qui  sacrifiait  quelquefois  aux  muses ,  de  traduire  sa 
pièce  en  vers  français,  lui  promettant,  pour  échauf- 
fer sa  verve,  une  rétribution  de  dix  pistoles.  Cet 
appât  mit  si  bien  en  veine  le  sieur  Perachon,  que 
des  douze  vers  latins  de  Santeul  il  fit  trente  hexa- 
mètres français  (1).  Ce  n'était  pas  une  traduction, 
c'était  une  paraphrase.  En  travaillant  sur  son  texte, 
l'avocat  s'était  imbu  de  lesprit  du  poète  ;  il  lui  avait 

(1)  Voir  l'Appendice  et  les  notes  qui  terminent  ces 
Études. 


ÉTUDE  SIXIÈME.  2/j5 

été  facile  d'ajouter  aux  pensées  de  Santeul  quelques 
pensées  de  son  propre  crû  ;  il  avait  procédé  comme 
fait  un  écolier  de  rliétorique  sur  un  thème  donné  ; 
il  avait  produit  une  amplification. 

Santeul  voulut  ne  pas  paraître  moins  fécond  que 
son  traducteur  ;  il  demanda  à  M.  Perachon  ses  vers 
français  pour  arranger  d'après  eux  ses  vers  latins. 
Mais  comme  les  dix  pistoles  promises  n'appuyaient 
pas  la  demande,  l'avocat  retenait  ses  vers.  Force  fut 
à  Santeul  de  publier  les  siens  dans  l'état  où  ils 
étaient,  et  de  les  envoyer  tels  à  MM,  de  Ville.  M. 
Perachon  présenta  les  siens  à  M.  de  Fourcy,  cpii 
était  alors  prévôt  des  marchands. 

Dans  ces  deux  pièces,  l'une  latine,  l'autre  fran- 
çaise, où  se  déroulaient  à  peu  près  les  mêmes  idées, 
rédilité  parisienne  crut  voir  sans  doute  une  sorte  de 
concours  entre  deux  poètes  :  elle  jugea,  et  donna  la 
préférence  à  la  pièce  française,  qui  exprimait  tou- 
tes les  idées  de  Santeul  plus  les  idées  que  celles  du 
Victorin  avaient  inspirées  et  comme  dictées  à  l'a- 
vocat. 

Néanmoins,  au  jugement  de  M.  de  Fourcy  et  de 
ses  échevins  qu'il  avait  consultés,  l'une  et  l'autre 
pièce  méritait  un  remerciement.  Deux  médailles, 
l'une  en  or  pour  le  poète  français,  l'autre  en  argent 
pour  le  poète  latin,  furent  envoyées  à  Santeul,  qui 
fut  choisi  comme  dépositaire,  probablement  à  cause 
de  son  caractère  officiel  de  poète  perpétuel  de  la 


246  J.-B.  SANTEUL. 

Ville  de  Paris.  Santé ul,  qui  se  sentait  le  véritable 
auteur  des  deux  pièces  récompensées,  crut  pouvoir 
réformer  la  décision  de  l'édilité  :  il  s'adjugea  la  mé- 
daille d'or,  et  laissa  l'autre  à  Peraclion.  On  railla 
Santeul  à  ce  sujet;  il  répondit  en  riant  qu'il  avait 
ainsi  voulu  se  payer  du  service  qu'il  avait  rendu  à 
M.  Peraclion,  eu  lui  procurant  le  moyen  de  se  faire 
connaître  dans  le  monde. 

Il  est  vrai  que  sans  cette  aventure  le  nom  de  Pe- 
raclion, attaché  aujourd'hui  à  celui  de  Santeul. 
dormirait  depuis  long-temps  dans  le  plus  profond 
oubli. 

Ce  mot  du  Victorin  sur  Perachon  montrait  chez 
lui  une  grande  dextérité  à  se  tirer  d'un  pas  embar- 
rassant ;  on  a  aussi  recueilli  sur  lui  quelques  anec- 
dotes qui  prouvent  son  extrême  promptitude  à  la 
réplique. 

Un  personnage  qui  passait  pour  un  grand  usurier, 
et  qui  se  donnait  pour  un  homme  irréprochable 
et  scrupuleux,  reprochait  à  Santeul  ses  manières 
indignes  de  son  habit.  —  «  Il  est  vrai,  répondit  le 
«  Victorin,  que  je  n'étais  guère  fait  pour  être  reli- 
«  gieux;  mais  toi,  tu  l'étais  bien  pour  être  usurier.  » 

Il  venait  d'entendre  un  prédicateur  qui  n'avait 
pas  satisfait  son  auditoire.  —  «  Il  fit  mieux  l'an 
«  passé  »,  dit-il.  On  lui  objectait  que  ce  prédicateur 
n'avait  pas  prêché  l'année  précédente  :  —  «  C'est 
«  en  cela  qu'il  fit  mieux  » ,  reprit  le  poète. 


ÉTUDE  SIXIÈME.  2λ7 

Outre  son  goût  pour  les  plaisirs  de  la  table,  Sau- 
leul  avait  encore  un  défaut  :  il  était  joueur  comme 
les  cartes,  suivant  l'expression  de  l'un  de  ses  bio- 
graplies.  Un  jour  qu'il  devait  prêcher,  ce  qui  lui 
arrivait  fort  rarement,  car  il  n'y  réussissait  pas,  on 
vint,  pendant  qu'il  faisait  sa  partie  de  piquet,  lui 
dire  qu'on  l'attendait  pour  monter  en  chaire.  Il  part, 
emportant  son  jeu  et  son  écart,  qu'il  cache  dans  sa 
manche.  Il  était  à  peine  monté  dans  la  chaire,  qu'au 
premier  geste  qu'il  veut  faire,  ses  cartes,  s'échap- 
pant  de  leur  retraite ,  voltigent  et  se  dispersent  sur 
le  pavé  du  temple.  Grande  surprise  parmi  les  fidè- 
les, grand  embarras  pour  le  pauvre  Santeul.  Néan- 
moins, il  ne  se  laisse  pas  déconcerter  ;  sa  physiono- 
mie ne  change  en  rien  ;  une  subite  inspiration  lui 
est  venue,  et  loin  de  paraître  surpris  de  la  chute  de 
ses  cartes,  il  regarde  alternativement  celles-ci  et 
l'assistance.  La  pensée  lui  était  venue  de  faire  de 
ces  cartes  un  moyen  oratoire  et  tout  le  thème  de 
son  sermon. 

Avec  autant-  de  sang-froid  et  d'assurance  que  si 
la  scène  eût  été  préméditée,  Santeul  interpelle  un 
enfant  de  dix  ans  qu'il  voit  au  pied  de  la  chaire,  et 
qui  a  ramassé  une  carte  :  —  «  Mon  ami ,  lui  dit-il , 
«  quelle  est  cette  carte  que  tu  regardes  là?  —  C'est 
«  la  dame  de  pique.  —  Très  bien  !  Quelle  est  la  pre- 
«  mière  des  trois  vertus  théologales  ?  —  Je  ne  sais 
«  pas.  —  Vous  l'entendez,  mes  frères  ,  s'écria  San- 


ns  J.-B.  SA.\ÏEUL. 

«  teul  avec  indignation,  vous  l'entendez,  voilà  un 
«  de  vos  enfants  qui  ne  connaît  pas  la  première 
«  vertu  théologale,  et  qui  connaît  la  dame  de  pi- 
«  que  I  » 

Si  nous  voulions  suivre  Santeul  dans  ses  rela- 
tions avec  toutes  sortes  de  personnes,  il  nous  fau- 
drait épuiser  les  anecdotes  plus  ou  moins  réelles 
qui  grossissent  le  volume  du  Santoiiana.  Nous  ne 
nous  occuperons  donc  plus  que  de  ses  liaisons  avec 
les  Coudés.  Nous  les  avons  réservées  pour  la  fin  de 
notre  Etude,  parce  que  Chantilly,  la  demeure  de 
cette  famille  princière ,  fut  pour  Santeul  ce  que  fut 
Versailles  pour  Boileau,  Racine  et  Molière.  Le  poète 
de  Saint- Victor  vivait  même  avec  ses  illustres  pa- 
tions  dans  une  familiarité  que  ne  comportait  pas 
l'étiquette  de  la  cour  du  grand  roi.  Santeul  était  le 
commensal  des  princes  de  Coudé,  mais  à  un  titre  et 
sur  un  pied  qui  fait  moins  d'honneur  encore  aux 
protecteurs  qu'à  leur  protégé  ;  et  la  manière  fatale 
dont  ces  relations  finirent  leur  cours  en  même  temps 
que  la  vie  du  poète,  était  un  motif  de  plus  pour  nous 
décider  à  finir  aussi  par-là. 

Santeul  trouva  chez  les  Coudés  cinq  protecteurs 
en  l'honneur  desquels  il  exerça  son  talent  poétique  ; 
et,  indépendamment  d'un  assez  grand  nombre  d'in- 
scriptions latines  qu'il  composa  pour  les  jardins  de 
Chantilly,  l'on  rencontre  dans  l'édition  de  ses  œu- 
vres publiée  en  1729  chez  les  frères  Barbou,  huit 


ÉTUDE  SIXIÈME.  2i9 

pièces  sous  ce  titre  :  Pro  Condœis.  Ses  liéros 
étaient  : 

1."  Louis  II  de  Bourbon,  dit  le  Grand  Condé,qui 
honora  Santeul  d'une  protection  sérieuse  et  d'une 
amitié  dans  laquelle  il  gardait ,  autant  que  le  per- 
mettait la  violence  impérieuse  de  son  esprit,  la  con- 
sidération que  méritaient  le  talent  poétique  et  le 
caractère  religieux  de  son  commensal  ; 

2. ''Henri-Jules  de  Bourbon,  fils  du  précédent,  et 
qui ,  après  la  mort  de  son  père ,  fut  comme  lui  ap- 
pelé Monsieur  le  Prince  ; 

3."  Sa  femme  Louise-Françoise  de  Bourbon,  lé- 
gitimée de  France,  dite  mademoiselle  de  Nantes, 
fille  de  Louis  XIV  et  de  madame  de  Montespan  ; 

k.°  Louis  III  de  Bourbon,  dit  Monsieur  le  Duc. 
tils  de  Henri- Jules; 

5.°  Anne-Louise-Bénédicte  de  Bourbon,  duchesse 
du  Maine,  fdle  de  Henri-Jules,  et  conséquemment 
sœur  de  Louis  III. 

Dans  ce  quintuple  Mécène  un  disciple  de  Pytha- 
gore  signalerait  un  nouvel  exemple  de  la  puissance 
du  nombre  :  il  y  verrait  les  cinq  doigts  qui ,  réunis 
autour  de  la  paume  de  mademoiselle  de  Nantes, 
composent  une  main  symbolique  dans  laquelle  se 
caractérise  le  genre  de  protection  dont  jouissait  San- 
teul chez  ses  hôtes  princiers  de  Chantilly. 

Mais  n'anticipons  pas;  la  suite  de  notre  récit  nous 
fera  comprendre. 


250  J.-B.  SANTEUL. 

La  première  des  pièces  Pro  Condœis  est  adressée 
au  chef  de  cette  illustre  famille,  au  Grand  Coudé. 
Elle  est  d'une  extrême  brièveté,  car  elle  ne  ren- 
ferme que  vingt  vers;  et  les  éditeurs  Barbou  ont  soin 
de  nous  apprendre  dans  un  note,  que  Santeul  aurait 
fait  paraître  plus  de  vers  à  la  louange  des  princes 
et  princesses  de  Coudé ,  sans  les  expresses  défenses 
que  lui  fit  M.  le  Prince  Louis  II  du  nom.  Ces  dé- 
fenses, ajoutent-ils,  furent  si  sérieuses,  que  le  cha- 
noine Victorin  fut  obligé  d'abandonner  un  poème 
qu'il  avait  entrepris ,  et  d'adresser  au  prince  quel- 
ques vers  seulement  sur  sa  modestie. 

Le  Grand  Coudé  n'aimait  pas  plus  la  louange  que 
la  contradiction.  Il  était  connu  pour  cette  double 
antipathie,  et  on  le  traitait  en  conséquence.  Témoin 
Boileau,  qui  disait  un  jour  :  «  Dorénavant  je  serai 
«  toujours  de  l'avis  de  Monsieur  le  Prince,  sur-tout 
«  quand  il  aura  tort  »  ;  témoin  La  Fontaine,  qui,  en 
parlant  de  la  modestie  rétive  du  héros ,  écrivait  : 
«  C'est  proprement  de  ^Monsieur  le  Prince  qu'on  peut 
«  dire  : 

«  Cui  malc  si  palpêre,  rdcalcitiat  undiqiK'  tutus.  » 

Santeul  usa  de  la  même  prudence,  et  fit  sa  cour 
au  Grand  Condé  en  ne  le  louant  qu'avec  beaucoup 
de  sobriété.  S'il  aimait  à  versifier  l'éloge,  il  se  dé- 
dommagea auprès  des  autres  princes  de  cette  mai- 
son, qui  étaient  moins  récalcitrants  que  le  chef,  et 


ÉTUDE  SIXIÈME.  251 

qui  d'ailleurs  abusèrent  un  peu  du  désir  que  notre 
poète  avait  toujours  de  leur  complaire. 

Les  descendants  du  Grand  Condé  étaient  au  reste 
des  Mécènes  qui  traitaient  Santeul  moins  comme  un 
poète  sérieux  qu'il  était  après  tout  dans  ses  œuvres, 
que  comme  un  de  ces  badins  que  les  grands  admet- 
taient alors  à  leur  table  pour  s'amuser  de  leurs  bons 
mots  et  de  leur  gourmandise,  et  qu'ils  prenaient 
pour  le  plastron  de  leurs  propres  plaisanteries.  San- 
teul lui-même  devait  éprouver  quelque  peine  à  pren- 
dre au  sérieux  ses  patrons  de  Chantilly. 

Quel  respect  devait  lui  inspirer  en  eflfet  au  fond 
de  l'ame  ce  Henri- Jules  qui,  par  moments,  se  croyait 
chien  de  chasse  et  poursuivait,  en  imitant  les  aboie- 
ments de  cet  animal,  quelque  cerf  ou  chevreuil  ima- 
ginaire, et  qui,  en  présence  du  roi,  modérait  ces 
démonstrations  de  maniaque  en  allant  se  mettre  à 
une  fenêtre  ouverte,  où  il  se  contentait  d'un  simple 
mouvement  de  mâchoires,  comme  eût  fait  un  chien 
qui  japperait  sans  faire  entendre  sa  voix?  Que  de- 
vait-il trouver  à  louer  chez  ce  même  prince  qui, 
lorsqu'il  ne  se  croyait  plus  chien ,  se  croyait  mort , 
et,  comme  tel .  refusait  obstinément  de  manger  ?  Il 
est  vrai  que  dans  ses  moments  lucides,  et  s'il  faut  en 
croire  le  comte  de  Bussy-Rabutin ,  Henri-Jules 
«  avait  de  l'esprit,  après  le  roi,  plus  que  toute  la 
«  maison  royale.  » 

Néanmoins,  malgré  «  l'extrême  contrainte,  pour 


252  J.-B.  SANTEUL. 

<(  ne  rien  (lire  de  pis,  où  l'humeur  de  Heori-Jules 
«  tenait  tout  ce  qui  était  réduit  sous  son  joug  (1)  ». 
Santeul  ne  se  laissait  pas  toujours  imposer.  Un  jour 
qu'ils  disputaient  vivement  ensemble  sur  quelque 
ouvrage  d'esprit  :  —  Sais-tu  bien,  Santeul,  dit  le 
patron,  que  je  suis  prince  du  sang  royal?  —  Et  moi 
prince  du  bon  sens,  répondit  le  poète,  et  cela  est 
infiniment  plus  estimable. 

Saint-Simon  fait  de  Louis  III  de  Bourbon ,  petit- 
fils  du  Grand  Condé  et  fils  de  Henri-Jules ,  un  por- 
trait {[ui  est  encore  moins  attrayant  que  celui  de  son 
père.  Le  voici  : 

«  C'était  un  homme  très  considérablement  plus  petit  que 
«  les  plus  petits  hommes,  qui,  sans  être  gras,  était  gros  de 
«  partout  ;  la  tête  grosse  à  surprendre,  et  un  visage  qui  fai- 
«  sait  peur.  On  disait  qu'un  nain  de  Madame  la  Princesse  en 
«  était  cause.  Il  était  d'un  jaune  livide,  Tair  presque  tou- 
«  jours  furieux  ;  mais  en  tout  temps  si  fier,  si  audacieux, 
((  qu'on  avait  peine  à  s'accoutumer  à  lui.  11  avait  de  l'esprit, 
«  de  la  lecture,  des  restes  d'une  excellente  éducation,  de  la 
«  politesse  et  des  grâces  même  quand  il  voulait,  mais  il 
(«  voulait  très  rarement.  Il  n'avait  ni  l'injustice,  ni  l'avarice, 
'<  ni  la  bassesse  de  ses  pères,  mais  il  en  avait  toute  la  valeur, 
«  et  avait  montré  de  l'application  et  de  l'intelligence  à  la 

«  guerre Ses  mœurs  perverses  lui  parurent  une  vertu, 

«  et  d'étranges  vengeances,  qu'il  exerça  plus  d'une  fois,  un 

(1)  Mémoires  inédits  de  Saint-Simon,  chap.  III,  page  ^9.  édi- 
tion de  1838. 


ÉTUDE  SIXIÈME.  253 

<(  apanage  de  la  grandeur.  C'était  une  mense  toujours  en 
«  l'air,  et  qui  faisait  fuir  devant  elle,  et  dont  ses  amis  n'é- 
«  talent  jamais  en  sûreté,  tantôt  par  des  insultes  extrêmes, 
«  tantôt  par  des  plaisanteries  cruelles  en  face,  et  des  chan- 
«  sons  qu'il  savait  faire  sur-le-champ,  qui  emportaient  la 
«  pièce  et  ne  s'effaçaient  jamais » 

Notre  galerie  ne  serait  pas  complète  si  nous  ne 
puisions  encore  dans  les  Mémoires  de  Saint  Simon 
quelques  lignes  du  portrait  de  madame  la  Duchesse, 
femme  de  Louis  III.  Ces  documents  nous  paraissent 
ici  d'autant  plus  nécessaires^  qu'ils  servent  à  expli- 
quer les  singulières  façons  d'agir  que  nous  allons 
rapporter  des  hôtes  princiers  de  Chantilly  envers 
leur  poète  et  commensal  Santeul.  Cette  madame  la 
Duchesse  n'était  pas  autre  que  mademoiselle  de 
Nantes,  fille  de  Louis  XIV  et  de  madame  de  Montes- 
pan.  Quoique  fort  jolie  et  très  spirituelle,  elle  n'en 
était  pas  moins  contrefaite,,  ainsi  que  le  duc  du 
Maine,  son  frère,  qui  était  pied-bot.  Singulier  sujet 
de  réflexions  que  cet  abâtardissement  parallèle  de 
la  race  de  Louis  XIV  dans  la  ligne  illégitime,  et  de 
celle  du  Grand  Condé  par  l'influence  mystérieuse  de 
la  fréquentation  des  nains  de  cour  !  Voici  ce  que  dit 
Saint-Simon  de  la  femme  de  Louis  III  de  Bourbon  : 

"  Elle  était  méprisante,  moqueuse,  piquante,  féconde  en 
«  chansons  cruelles  dont  elle  affublait  gaîment  jusqu'aux 
«  personnes  qu'elle  semblait  aimer,  et  qui  passaient  leur  vie 
w  avec  elle.  » 


2J4  J.-B.  SANTEUL. 

On  va  voir  que  ce  coin  de  portrait  n'est  pas  d'in- 
vention. 

Santeul  étant  un  jour  c'i  la  table  de  Monsieur  le 
Prince  (llenri-Jules),  madame  la  Duchesse,  c'est-à- 
dire  mademoiselle  de  Nantes,  femme  de  Louis  III  de 
Bourbon,  après  avoir  fait  des  reproches  au  poète, 
qui  ne  lui  avait  pas  encore  adressé  de  louanges  ver- 
sifiées ,  termina  sa  mercuriale  en  le  frappant  au  vi- 
sage. Santeul,  blessé  dans  sa  triple  dignité  d'homme, 
de  religieux  et  d'hôte,  mais  blessé  par  une  main 
toute-puissante,  ne  sut  d'abord  comment  il  devait 
prendre  un  semblable  procédé.  Etait-ce  une  plai- 
santerie d'une  auguste  princesse,  comme  l'appe- 
laient les  courtisans,  et  comme  l'ont  quahfié  les 
commentateurs,  gens  toujours  prêts  à  pallier  ce 
qui  peut  porter  quelque  atteinte  à  la  gloire  de  leur 
auteur?  Etait-ce  un  affront,  comme  affectaient  de 
le  considérer  tous  ceux  qui  faisaient  opposition  à  la 
cour,  ou  qui  étaient  jaloux  de  Santeul  dans  sa  qua- 
lité de  poète  et  dans  sa  condition  de  commensal  de 
Chantilly?  Admettre  la  plaisanterie,  c'était  se  recon- 
naître bouffon  en  titre  d'office  ;  se  regarder  comme 
sérieusement  insulté ,  c'était  prendre  le  rôle  du  pot 
de  terre.  Le  premier  mouvement  de  l'ame  chez 
Santeul  se  trahit  sur  son  visage  par  l'expression  d'un 
honorable  mécontentement.  La  hautaine  et  railleuse 
princesse  ne  goûta  point  cette  protestation  tacite  ; 
mais  elle  dit  que  puisque  c'était  un  affront,  il  fallait 


ÉTUDK  SIXIÈME.  2â:> 

ie  laver  :  et  elle  jeta  au  poète  un  verre  d'eau  à  tra- 
vers le  visage.  Cette  aggravation  reçue  quand  il 
était  encore  étourdi  d'une  première  attaque,  trou- 
bla la  tête  du  pauvre  Santeul  ;  chez  lui  le  raisonne- 
ment fut  dérouté,  l'instinct  prit  le  dessus  :  grâce  à 
la  force  de  l'habitude ,  sa  première  exclamation  fut 
un  mot  plaisant,  et  il  s'écria  qu'il  était  bien  juste 
que  la  pluie  vînt  après  le  tonnerre.  Un  peu  revenu 
à  lui-même,  il  voulut  se  fâcher  tout  de  bon  ;  mais 
.Monsieur  le  Prince,  qui  connaissait  son  monde,  ga- 
gna l'homm,  par  le  faible  du  poète  :  il  commanda 
à  Santeul  des  vers  sur  l'aventure.  Le  poète  ne  ré- 
sista pas  à  une  pareille  séduction,  et  quelques  jours 
après  il  apporta  à  madame  la  Duchesse  une  pièce 
sîir  te  Soufflet  de  Chantitty.  Dans  cette  pièce  il 
compare  piteusement  ce  soufflet  au  baiser  qu'avait 
reçu  Alain  Chartier  : 

Xon  ità  despexit  quondam  regina  poëtam, 
Xec  casta  erubuit  dare  labris  oscula  doctis  : 
Et  nos  percutimur  média  inter  gaudia,  vates  ! 

La  Monnoye ,  qui  a  traduit  toute  la  pièce  en  vers 
français,  interprète  ainsi  ce  passage. 

Par  un  loyer  plus  digne  une  auguste  princesse 

Du  mérite  d'Alain  reconnut  la  noblesse, 

Imprimant  sur  sa  bouche  un  baiser  généreux. 

Et  moi,  plus  grand  qu'Alain,  hélas  I  et  moins  heureux, 

Sous  une  autre  princesse  aux  injures  en  proie, 

Je  trouve  la  douleur  dans  le  sein  de  la  joie. 


256  J.-B.  SAM^EUL. 

Ensuite  le  poète  souflleté  preud  son  mal  en  pa- 
tience. Il  avait  voulu  fuir  des  hôtes  injurieux  ;  mais 
il  feint  d'être  arrêté  par  Melpomène ,  qui  essuie  ses 
larmes,  et,  rappelant  que  dans  ses  poésies  si  prodi- 
gues de  louanges  envers  ses  Mécènes  de  Chantilly, 
il  a  oublié  mademoiselle  de  Nantes,  il  ose  se  faire 
dire  à  lui-même  par  sa  muse  : 

Solvisti,  vates,  justas  pro  crimine  pœiias. 

«  Poêle,  tu  portes  justement  la  peine  de  ton  oubli  crimi- 
nel. » 

Il  va  même  jusqu'à  faire  un  vers  de  sa  saillie  sur 
la  pluie  succédant  au  tonnerre  : 

Post  fulmen  veniunt  riiptis  è  nubibus  iinbres. 

Enfin  il  conclut  par  ces  deux  vers  : 

Hinc  omnes  riscrc  deae,  iicc  Juppiter  ipse 
Abstinuit  risu  ;  laesus  risiquo  poëta. 

Et  La  31onnoye  traduisit  ainsi  cette  fin  du  poème  : 

Depuis,  du  fait  entier  j'ai  tracé  la  peinture  ; 
Les  déesses,  les  dieux  on  ri  de  l'aventure  ; 
Jupiter  en  a  ri  ;  le  voyant  rire  ainsi, 
Content  et  châtié,  moi-même  en  ris  aussi. 

Quelle  brûlante  matière  à  invictives  il  y  aurait 
cependant  eu  dans  tout  cela  pour  un  Juvénal  !  Quelle 
source  féconde  en  rapprochements  î  Quel  parallèle 
à  faire  entre  le  baiser  chevaleresque  et  l'ignoble 


ÉTUDE  SIXIÈME.  257 

soufflet,  entre  31argiiente  d'Ecosse  et  mademoiselle 
de  Nantes,  entre  Alain  Chartier  et  Santeul,  entre 
deux  patronages,  deux  époques,  deux  princesses  et 
deux  écrivains  !  Quelle  bonne  fortune  pour  un  poète 
véritablement  ému  !  Et  qu'il  est  triste  de  penser  que 
Santeul  ne  sut  tirer  de  tout  cela  qu'un  éclat  de 
rire! 

Traiter  ainsi  le  soufflet  reçu  sur  une  joue,  c'était, 
mais  non  pas  selon  l'esprit  de  douceur  et  d'humilité 
recommandé  par  le  divin  maître,  tendre  l'autre  joue 
à  de  nouveaux  soufflets  :  le  monde  ne  manqua  pas 
de  mains  pour  en  donner  à  Santeul  sous  la  forme  do 
grossières  épigrammes  qui  ne  sont  pas  plus  honora- 
bles pour  leurs  auteurs  que  pour  lui.  C'était  un  abbé 
Faydit,  dont  nous  avons  déjà  parlé,  écrivain  aujour- 
d'hui aussi  ignoré  que  s'il  n'avait  jamais  existé,  et 
qui  comparait  Tunique  soufflet  de  Santeul  aux  nom- 
breux soufflets  du  poète  Chéryle;  c'était  Gacon, 
qui,  devenu  depuis  le  distributeur  injurieux  des 
Brevets  de  la  Calotte,  fut  voué  par  Voltaire  au 
mépris  de  la  postérité,  et  qui  déjà  préludait  à  ses 
exploits  calotins  en  disant  de  Santeul  : 

Auprès  d'une  princesse  il  était  si  salope, 
Qu'aisément  on  l'eût  pris  pour  ce  vilain  Gyclope. 

C'était  pis  encore  que  l'obscur  Faydit  et  que  le 
méprisable  Gacon,  c'était  un  anonyme  qui,  de  l'om- 
bre où  il  se  cachait,  appliquait  à  Santeul  le  nom 

17 


258  •      J.-B.  SANTEUL. 

d'un  bouffon  de  l'ancienue  comédie,  et  faisait  du 
poète  de  Saint- Victor  un  Jodelet  souffleté. 

Pour  nous ,  en  retrouvant  dans  les  cinq  augustes 
protecteurs  de  Santeul  les  cinq  doigts  de  la  main 
symbolique  dont  nous  parlions  précédemment,  nous 
nous  rappelions  la  main  de  ce  Grand  Coudé  qui 
gagnait  des  batailles  et  qui  avait  mérité,  en  arrosant 
ses  œillets,  le  joli  quatrain  de  mademoiselle  de  Scu- 
déry.  Et  puis  le  fatal  soufflet  nous  apparaissait  sym- 
bolisé par  une  autre  fleur  où  le  nombre  cinq  reve- 
nait avec  une  persistance  toute  cabalistique  au  bout 
du  quatrain  suivant  que  nous  inspirait  notre  colère 
envers  les  successeurs  sitôt  dégénérés  du  Grand 
Condé,  plutôt  que  notre  pitié  envers  Santeul  : 

SLR  LE  SOUFFLET  DE  CHANTILLY. 

Une  muse  illustra  l'œillet  du  Grand  Condé  ; 
Près  de  tes  cinq  appuis,  toi,  Victorin,  tu  cueilles 
La  fleur  par  qui  ton  vers  doit  être  fécondé  : 
C'est  la  giroflée  à  cinq  feuilles. 

Ce  malheureux  soufflet,  du  reste,  ne  releva  guère 
la  considération  dont  jouissait  Santeul  dans  la  famille 
des  Coudés.  La  sœur  de  Monsieur  le  Prince,  madame 
la  duchesse  du  Maine,  à  qui  son  caractère  avait  valu 
le  surnom  badin  de  Saipetria,  et  que  Santeul  a 
célébrée  dans  une  pièce  qu'il  a  intitulée  :  Saipetria, 
Nympha  Cantitiiaca,  venait  fort  souvent  à  Chan- 
tilly, et  elle  était  habituée  à  traiter  assez  cavalière- 


ÉTUDE  SIXIÈME.  259 

ment  le  poète  de  la  maison.  Tantôt  elle  le  menaçait, 
de  la  part  du  duc  du  31aine,  de  lui  couper  les  oreil- 
les; tantôt  elle  l'appelait  marquis  de  la  Petite- 
Maisonnerie,  voulant  faire  entendre  qu'il  était  fait 
pour  primer  à  l'hôpital  des  fous  ;  tout  cela  dit  en 
plaisantant,  mais  sur  un  ton  qui  prouvait  trop  l'ab- 
sence de  tout  égard. 

Enfin  cette  fréquentation  des  Condés,  après  avoir 
coûté  à  Santeul  sa  dignité  d'homme,  eut  pour  dé- 
nouement la  perte  de  sa  vie,  si  le  récit  de  Saint- 
Simon  est  conforme  à  la  vérité. 

Il  s'agit  d'une  catastrophe  dont  le  souvenir  se 
dresse  comme  un  reproche  contre  une  de  nos  plus 
grandes  familles,  et  nous  voulons  laisser  à  Saint- 
Simon  toute  la  responsabilité  de  sa  narration.  Nous 
le  copions  donc  textuellement  : 

«  Monsieur  le  Duc  tint  cette  année  (1697)  les  Élats  de 
«  Bourgogne,  en  la  place  de  M.  le  Prince,  son  père,  qui  n'y 
«  voulut  pas  aller.  Il  y  donna  un  grand  exemple  de  l'amitié 
«  des  princes,  et  une  belle  leçon  à  ceux  qui  la  recherchent. 
M  Santeul,  chanoine  régulier  de  Saint-Victor,  a  été  trop 
«  connu  dans  la  république  des  lettres  et  dans  le  monde  pour 
«  que  je  m'amuse  à  m'étendre  sur  lui.  C'était  le  plus  grand 
M  poète  latin  qui  ait  paru  depuis  plusieurs  siècles,  plein 
«  d'esprit,  de  feu,  de  caprices  les  plus  plaisants,  qui  le  ren- 
te daient  d'excellente  compagnie,  bon  convive  sur-tout,  ai- 
«  mant  le  vin  et  la  bonne  chère,  mais  sans  débauche,  quoique 
«  cela  fût  fort  déplacé  dans  un  homme  de  son  état,  et  qui. 


I 


200  J.-B.  SANTEUL. 

a  avec  un  esprit  et  des  talents  aussi  peu  propres  au  cloître, 
«  était  pourtant  au  fond  aussi  bon  religieux  qu'avec  un  tel 
«  esprit  il  pouvait  Tctre.  ÎNIonsieur  le  Prince  l'avait  presque 
«  toujours  à  Chantilly  quand  il  y  allait.  Monsieur  le  Duc  le 
((  mettait  de  toutes  ses  parties  ;  en  un  mot^  princes  et  prin- 
«  cesses,  c'était,  de  toute  la  maison  de  Gondé,  à  qui  l'aimait 
«  le  mieux,  et  des  assauts  continuels  avec  lui  de  pièces  d'es- 
«  prit  en  prose  et  en  vers,  et  de  toutes  sortes  d'amusements, 
«  de  badinages  et  de  plaisanteries,  et  il  y  avait  bien  des  an- 
«  nées  que  cela  durait.  Monsieur  le  Duc  voulut  l'emmener 
«  à  Dijon.  Santeul  s'en  excusa,  allégua  tout  ce  qu'il  put  :  il 
((  fallut  obéir,  et  le  voilà  chez  Monsieur  le  Duc  établi  pour 
((  le  temps  des  états.  C'étaient  tous  les  soirs  des  soupers  que 
«  Monsieur  le  Duc  donnait  ou  recevait,  et  toujours  Santeul 
«  à  la  suite,  qui  faisait  tout  le  plaisir  de  la  table.  Un  soir  que 
<(  Monsieur  le  Duc  soupait  chez  lui,  il  se  divertit  à  pousser 
«  Santeul  de  Champagne,  et  de  gaîté  en  gaîté,  il  trouva  plai- 
<(  sant  de  verser  sa  tabatière  pleine  de  tabac  d'Espagne  dans 
<(  un  grand  verre  de  vin,  et  de  le  faire  boire  à  Santeul  pour 
<(  voir  ce  qui  en  arriverait.  Il  ne  fut  pas  long-temps  à  en 
<(  être  éclairci.  Les  vomissements  et  la  fièvre  le  prirent,  et 
((  en  deux  fois  vingt-quatre  heures  le  malheureux  mourut 
«  dans  des  douleurs  de  damné,  mais  dans  les  sentiments 
«  d'une  grande  pénitence  avec  lesquels  il  reçut  les  sacre- 
ci  ments,  et  édifia  autant  qu'il  fut  regretté  d'une  compagnie 
«  peu  portée  à  l'édification,  mais  qui  détesta  une  si  cruelle 
M  expérience  (1).  » 

Telle  est  la  cause  que  Saint-Simon  assigne  à  la 
(1)  Mémoires  inédits,  chap.  XXXI. 


ÉTUDE  SIXIÈME.  261 

mort  de  Santeul.  L'esprit  i)cii  bienveillant  et  peu 
réglé  des  princes  de  la  maison  de  Condé,  l'habitude 
qu'ils  avaient  depuis  long-temps  de  prendre  ce 
poète  pour  le  jouet  de  leur  société  et  en  quelque 
sorte  pour  l'assaisonnement  de  leurs  festins,  le  souf- 
flet et  le  verre  deau  de  mademoiselle  de  Nantes, 
n'étaient  pas  faits  pour  donner  de  l'invraisemblance 
au  récit  qu'on  vient  de  lire.  Toutefois,  en  un  cas 
aussi  grave,  il  est  juste  de  rechercher  si  d'autres 
documents  ne  viennent  pas  confirmer  ou  démentir 
l'accusation  portée  contre  les  auteurs  involontaires, 
mais  trop  imprudents,  de  celte  mort  si  regrettable. 
Moréri  et  Perrault  ont,  chacun  de  leur  côté,  écrit 
une  Vie  de  Santeul;  nous  avons  consulté  leurs  écrits; 
voici  ce  que  dit  Moréri  : 

«  Il  y  mourut  (à  Dijon)  le  5  août  1697,  âgé  de  soixante- 
et-six  ans,  sur  le  point  de  son  retour  à  Paris.  » 

Perrault  n'est  guère  moins  laconique  : 

«  II  mourut,  dit-il,  à  Dijon,  le  5  août  1697,  dans  un  voyage 
«  qu'il  fît  avec  Monsieur  le  Duc  aux  états  de  Bourgogne, 
«  d'une  colique  qui  le  prit  tout-à-coup,  et  l'emporta  après 
«  quatorze  heures  de  tranchées  et  de  douleurs  insupporta- 
«  blés.  » 

Voici  maintenant  la  version  du  Santoiiana  : 

«  Tourmenté  au  commencement  de  l'année  1697  par  de 
«  violentes  attaques  de  gravelle,  il  voulut,  pour  se  mettre  en 


•-'02  J.-B.  SANTEUL. 

«  état  dépenser  plus  sérieusement  à  la  mort,  faire  une  re- 
t(  traite;  et  peu  de  temps  après,  il  alla  passer  quelques  jours 
((  à  la  Trappe  avec  deux  de  ses  confrères. 

«  Ce  fut  dans  de  si  saintes  dispositions  qu'il  accompagna 
«  Son  Altesse  Sérénissinie  Monseigneur  le  duc  de  Bourbon 
<'  aux  états  de  Bourgogne.  11  était  à  la  veille  de  son  départ 
«  pour  retourner  à  Paris,  lorsqu'il  fut  tout-à-coup  attaqué 
<(  d'une  colique  violente,  qui  l'emporta  après  quatorze  heu- 
«  res  de  douleurs  insiipportajjlcs.  » 

des  trois  auteurs,  qui  ne  parlent  de  l'empoison- 
nement ni  pour  l'affirmer  ni  pour  le  nier,  ne  laissent 
rien  à  conclure ,  ni  même  à  conjecturer ,  si  ce  n'est 
le  Santotiana,  qui  pourrait  faire  entrevoir  dans  les 
attaques  de  gravelle  une  prédisposition  aux  coliques 
violentes  qui  amenèrent  la  mort.  Mais,  à  la  suite  du 
passage  que  nous  venons  de  transcrire,  le  même 
Santoiiana  reproduit  deux  lettres  écrites  par  deux 
personnes  difTérentes,  et  cependant  presque  littéra- 
lement identiques  dans  ce  qui  raconte  les  causes  de 
la  mort  de  Santeul ,  causes  qui  sont  les  mêmes  que 
chez  les  précédents  narrateurs;  ce  qui  permet  de 
supposer  que  ces  parties  identiques  auront  été  com- 
muniquées et  prescrites  à  leurs  rédacteurs.  Seule- 
ment dans  la  première  de  ces  lettres,  nous  avons 
remarqué  cette  phrase  :  «  Le  samedi  troisième  d'août, 
«  il  soupa  avec  nous  au  logis  du  roi,  à  la  table  de 
«  Monsieur  ie  Duc,  qui  n'y  était  pas,  parce 
«  qu*it  soupait  chez  M.  {'Intendant.  » 


ÉTUDE  SIXIÈME.  2G3 

Nous  avons  souligné  ces  derniers  mots  pour  les 
mettre  en  opposition  avec  six  mots  que  nous  avons 
également  soulignés  dans  le  récit  de  Saint-Simon . 
où  celui-ci  dit  expressément  :  que  Monsieur  le  Duc 
sowpait  chez  lui. , 

Après  ce  rapprochement,  bornons-nous  à  faire 
remarquer  que  les  deux  lettres  dont  nous  venons 
de  parler  émanent  de  personnes  dont  la  position 
met  leur  indépendance  en  une  sorte  d'état  de  légi- 
time suspicion;  qu'il  s'agissait  d'ailleurs  de  princes 
du  sang,  et  que  Ton  était  dans  un  temps  où  la  vérité 
ne  trouvait  pas  souvent  le  moyen  de  se  produire 
sans  danger;  que  d'un  autre  côté  le  récit  de  Saint- 
Simon^  écrit  en  toute  sécurité  et  en  toute  indépen- 
dance, puisqu'il  fait  partie  d'une  suite  à  ses  Mé- 
moires qu'il  a  laissée  inédite,  est  cependant,  il  ne 
faut  pas  l'oublier,  l'œuvre  d'un  homme  très  pas- 
sionné contre  le  prince  même  à  qui  il  impute  la  mort 
de  Santé  ul. 

Il  se  présente  encore  ici  une  remarque  dont  il  faut 
tenir  grand  compte,  parce  qu'elle  renferme  un  utile 
enseignement.  Les  personnes  curieuses  de  choses 
littéraires,  lorsqu'elles  s'occupent  des  circonstances 
qui  ont  entouré  la  mort  de  Santeul,  acceptent  sans 
élever  le  moindre  doute  la  narration  de  Saint-Si- 
mon; et,  à  moins  de  s'être  livrées  à  des  recherches 
toutes  spéciales  sur  la  question,  elles  ne  connaissent 
même  pas  l'existence  des  documents  qui  assignent 


'26!i  J.-B.  SANTEUL. 

une  autre  cause  à  la  mort  du  poète.  Nous  voyons, 
quant  à  nous,  dans  cet  état  de  choses,  la  punition 
des  régimes  d'arbitraire  qui  portent  une  atteinte 
quelconque  à  la  production  de  la  pensée,  et  qui 
craignent  pour  leurs  actes  le  grand  jour  de  la  pu- 
blicité. i\e  semble-t-il  pas  que  toutes  les  fois  que  la 
tradition  fait  passer  à  la  postérité  le  récit  d'un  fait 
grave  sur  lequel  les  puissances  du  temps  se  sont 
efforcées  de  jeter  les  voiles  du  silence,  c'est  presque 
infailliblement  i\  l'interprétation  la  plus  défavorable 
que  s'arrêtent  les  générations  suivantes?  En  effet, 
le  premier  mouvement  de  l'esprit  humain  est  tou- 
jours une  fâcheuse  prévention  contre  tout  ce  qu'on 
cherche  à  lui  cacher. 

Au  reste  Saint-Simon,  h  l'égard  de  son  récit,  n'est 
pas  resté  dans  un  isolement  aussi  complet  qu'on 
pourrait  le  croire.  Au  moment  même  de  la  mort  de 
Santeul,  dans  le  temps  même  où  les  poètes  latins 
de  l'époque  célébraient  à  l'envi  cet  événement  dans 
des  vers  oii ,  parmi  des  louanges  pour  le  Victorin . 
se  mêlaient  à  l'adresse  des  Coudés  ses  patrons  des 
éloges  qui  semblaient  exclure  tout  soupçon  d'em- 
poisonnement, un  de  ces  poètes,  dans  une  compo- 
sition qu'il  intitulait  :  In  Santolii  Burgundi  obi- 
tum,  glissait  quatre  vers  qui  ne  durent  point  pas- 
ser tout-à-fait  inaperçus,  et  qui  sont  une  allusion 
bien  transparente  au  tabac  jeté  dans  le  Champagne. 
Ces  vers  sont  les  quatre  derniers  des  huit  suivants 


ETUDE  SIXIÈME.  265 

qui  sont  le  commencement  de  la  pièce  en  question. 

Divio  cùm  sortis  niinium  socura  fiUuraj, 
Santoliuui  rapuisse  sibi  gaudelDal,  et  iirbis 
yEmuIa  reginae  donis  mulcebat  et  auro, 
Divinunique  omni  captabat  honore  poëtam, 
Vidit  et  invidit  fera  Parca  ;  repente  veneno 
Ambrosiinn,  vatcs  qno  proluit  ora,  liquoreni, 
Inficit  occulté  medicans  nullasque  timentem 
Occupât  insidias  et  funere  mergit  acerbo  (1). 

M.  GuYONNET  DE  Vertron,  Historiograplius 
regius  academicus  Arelatensis,  nec  non 
Paduensis  academiae  vulgô  dictae  Des  Ri- 
courati. 

TRADUCTION. 

Dijon,  qui,  trop  crédule,  espère  en  l'avenir, 
Et  fière  de  Santeul,  qu'elle  a  su  retenir, 
Croit  de  la  cité  reine  être  la  digne  émule, 
Dijon,  par  les  présents  et  l'or  qu'elle  accumule. 
Captive  dans  son  sein  le  poète  flatté. 
Mais  la  Parque  a  tout  vu  ;  son  œil  s'est  irrité  : 
Dans  la  coupe  où  Santeul  va  puiser  l'ambroisie, 
Sa  main,  qu'en  ce  forfait  guide  la  jalousie. 
Jette  un  alTreux  poison  qu'il  ne  soupçonnait  pas. 
Et  livre  sa  victime  aux  horreurs  du  trépas. 

Au  bas  des  vers  latins  que  nous  venons  de  tra- 
duire, nous  avons  mis  les  noms  et  qualités  de  leur 
auteur,  afin  de  montrer  que  celui-ci  n'était  pas  un 

(1)./.-/?.  Sanîolii  Victorini  Operiim  omnium,  eiiitio  tertia. 
apiid  fratrcs  Earbou,  1729,  Tom.  III,  pag.  103. 


266  J.-B.  SANTEUL. 

premier  venu,  et  que  son  allusion  timidement  accu- 
satrice n'était  pas  sans  quelque  valeur. 

Il  y  a  une  autre  pièce  de  vers  intitulée  Epice- 
dium,  ou  Eloge  funèbre,  vers  la  fin  de  laquelle 
cette  question  est  abordée,  mais  indirectement. 
L'auteur  prend  la  défense  non  pas  du  prince  de 
Coudé,  mais  de  la  ville  de  Dijon,  qu'on  accusait, 
dit-il,  de  cet  empoisonnement  par  imprudence  : 

Nulla  propinàrunt  tibi  saeva  aconita  novercae; 
Sod  te  tergeniinae  sinnil  oppressêrc  Sorores.... 

«(  Non,  aucune  marâtre  ne  t'a  versé  le  poison  ;  tu 
n'as  été  victime  que  des  trois  Sœurs  infernales.  »  — 
Évidemment  ce  n'était  là  qu'une  manière  détournée 
de  nier  le  jeu  imprudent  du  prince  de  Condé  sans 
le  nommer.  Peu  nous  importe,  il  nous  suffit  de  voir 
dans  ces  vers  une  preuve  de  plus  de  l'existence  de 
cette  accusation,  fondée  ou  non,  au  moment  même 
de  la  mort  de  Santeul. 

Nous  ne  voulons,  du  reste,  prendre  sur  nous  au- 
cune décision  à  cet  égard.  Nous  laissons  à  qui  vou- 
dra la  prendre  la  responsabilité  du  jugement;  nous 
avons  voulu  nous  borner  à  présenter  les  pièces  à 
consulter.  C'est  aussi  afin  de  faciliter  les  apprécia- 
tions, que  nous  avons  en  quelque  sorte  fait  poser 
alternativement  tous  les  membres  de  cette  famille 
des  Coudés  chez  qui  Santeul  trouva  la  mort. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  a  ici  un  grand  coupable  : 


ÉTUDE  SIXIÈME.  267 

c'est  Saint-Simon ,  pour  avoir  accusé  les  Condés,  si 
Santeul  est  mort  naturellement  ;  ou  c'est  l'auteur 
de  V Epiceclium ,  ponr  les  avoir  défendus,  si  ce 
poète  est  réellement  mort  pour  les  amuser. 

Ces  quatre  derniers  mots  nous  rappellent  une 
charmante  et  bien  touchante  nouvelle  en  vers  inti- 
tulée :  Morte  pour  tes  amuser,  dans  laquelle  M. 
Emile  Deschamps  a  si  bien  flétri  quelque  méfait 
erotique  des  beaux  du  jour.  La  verve  si  vertueuse- 
ment indignée  que  M.  E.  Deschamps  a  jetée  sur 
cette  composition  nous  a  fait  regretter  souvent,  dans 
le  cours  de  ces  Études,  qu'il  ne  se  soit  pas  trouvé 
au  XVII.  "^  siècle  un  poète  assez  noblement  inspiré 
pour  flageller  avec  la  même  vigueur,  à  propos  de 
l'empoisonnement  réel  ou  soupçonné  de  Santeul, 
ces  orgies  princières  dans  lesquelles  les  cours  du 
second  ordre  abusaient  si  indécemment  de  l'esprit 
et  de  la  faiblesse  des  gens  de  lettres  leurs  commen- 
saux. La  conduite  des  Condés  à  l'égard  de  Santeul, 
celle  du  prince  de  Conty ,  tant  de  fois  niée  et  affir- 
mée, envers  Sarazin,  l'une  et  l'autre  conduite,  plus 
remarquée  par  l'histoire  parce  qu'elle  aurait  été 
suivie  de  mort,  sont  des  exemples  pris  entre  mille 
autres  des  mauvais  traitements  dont  les  grands  se 
rendaient  coupables  envers  les  poètes.  On  se  rap- 
pelle le  mot  de  Piron.  Un  grand  seigneur  qui  l'avait 
invité  à  dîner  voulait,  au  moment  où  l'on  passait  du 
salon  à  la  salle  à  manger,  faire  entrer  quelque  per- 


268  J.-B.  SANTEUL. 

sonnage  avant  l'auteur  de  la  Métromanie,  et  lui 
disait  :  «  Pas  tant  de  façons,  ce  n'est  qu'un  poète. 
«  —  Si  l'on  tient  compte  des  qualités,  répondit  Pi- 
«  ron,  je  passe  le  premier,  »  Cette  noble  réponse 
montre  que  la  mauvaise  tenue  que  nous  reprochons 
aux  grands  seigneurs  du  XVIP  siècle  s'était  prolon- 
gée dans  le  XVIII.  *=. 

Sanleul  qui ,  tout  en  ne  gardant  pas  assez  la  gra- 
vité et  la  sobriété  que  lui  commandait  le  caractère 
de  sa  profession,  fut  cependant  toujours  irrépro- 
chable dans  ses  mœurs  et  fort  édifiant  dans  son  res- 
pect des  choses  de  la  religion,  Santeul  mourut  dans 
les  sentiments  de  piété  et  de  résignation  chrétienne 
que  l'on  était  en  droit  d'attendre  de  lui.  A  moins 
que  de  l'avoir  vu  dans  ces  derniers  moments,  écri- 
vait une  des  personnes  qui  ont  fait  la  relation  de  sa 
mort, 

w  A  moins  que  de  l'avoir  vu  dans  ces  derniers  moments, 
«  on  ne  saurait  croire  avec  quels  sentiments  de  piété  et  de  ré- 
«  signation  il  s'est  soumis  à  la  volonté  du  Seigneur.  Il  nous 
«  répéta  plusieurs  fois  qu'il  nous  demandait  pardon  de  tous 
«  ses  mauvais  exemples,  et  de  n'avoir  pas  mené  une  vie 
«  conforme  à  son  état  ;  qu'il  avait  eu  de  la  vanité  de  ses  ou- 
«  vrages,  mais  qu'il  reconnaissait  qu'il  n'était  qu'un  igno- 
«  rant;  que  si  Dieu  lui  redonnait  la  santé,  qu'il  ne  deman- 
«  dait  pas,  ce  ne  serait  que  pour  faire  pénitence.  Enfin 
«  quand  il  aurait  vécu  toute  sa  vie  à  la  Trappe,  il  ne  pouvait 
«  mourir  plus  chrétiennement.  11  avait  toujours  à  la  bouche 


ÉTUDE  SIXIÈME.  269 

«  Bonum  est.  Domine,  quia  humiliasti  me.  Nous  sommes 
«  tous  plus  édifiés  de  cette  mort,  que  par  tous  les  sermons 
«  des  plus  habiles  prédicateurs  du  royaume.  » 

Cette  frivole  promptitude-  à  la  réplique,  dont  il 
se  faisait  gloire  dans  sa  vie,  se  tourna  au  moment 
de  sa  mort  vers  les  pensées  les  plus  élevées  sans 
rien  perdre  de  sa  soudaineté.  A  cette  heure  su- 
prême, on  lui  annonce  qu'un  page  vient  s'informer 
de  son  état  de  la  part  de  son  Altesse.  A  ce  mot 
d'Altesse,  —  Tu  soins  altissimus  !  répondit -il 
aussitôt  en  élevant  les  yeux  vers  le  ciel  ;  et  plusieurs 
fois  il  s'écria  avec  transport  :  Tu  solus  altissimus  ! 

Ce  trait  vaut  une  éloge,  dit  le  Sanioiiana.  Ajou- 
tons que  le  mot  de  Santeul,  mot  dont  le  lyrisme 
constitue  véritablement  un  chant  de  plus  à  ajouter 
à  son  hymnographie,  a  eu  la  gloire  de  précéder  de 
dix-huit  années  le  Dieu  seul  est  grand  de  Mas- 
sillon,  et  que,  s'il  n'a  pas  eu  le  même  éclat  de  mise 
en  scène,  il  a  eu  le  bonheur  d'une  aussi  profonde 
conviction  et  d'une  plus  vive  spontanéité. 

Ici  se  présente  un  autre  rapprochement  auquel  il 
ne  faut  point  se  refuser.  L'édifiante  exclamation  de 
Santeul  repose  sur  un  double  sens,  comme  la  facé- 
tie historique  ou  apocryphe  de  Rabelais,  à  qui  on 
avait  fait  revêtir  sa  robe  de  bénédictin  au  moment 
de  sa  mort,  et  qui,  par  une  double  allusion  à  son 
froc  et  à  un  psaume  des  agonisants,  s'écria  ;  Beati 
qui  moriuntur  in  Domino! 


270  J.-B.  SANTEUL. 

L'un  et  l'autre  mot  résume,  avec  la  précision 
d'une  formule  algébrique,  la  vie  et  le  caractère  de 
sou  auteur,  ainsi  que  la  mesure  d'estime  due  à  sa 
mémoire. 

Le  corps  de  Santeul  fut  d'abord  inhumé  dans  l'é- 
glise de  Saint-Étienne  de  Dijon  ;  mais  il  fut  ensuite 
transporté  à  Paris  dans  un  cercueil  de  plomb.  Ce 
fut  Monsieur  le  Prince,  Henri- Jules  de  Condé,  qui 
fit  tous  les  frais  de  ce  voyage.  On  amena  Santeul 
dans  l'abbaye  de  Saint-Victor,  où  on  lui  fit  un  ser- 
vice solennel  ;  et  il  fut  enterré  dans  le  cloître  de  cette 
abbaye,  le  17  octobre  1697. 

Dans  ce  temps  où  les  Inscriptions  de  toute  nature 
étaient  si  fort  eu  usage,  les  Épitaphes  ne  manquèrent 
pas  pour  ce  Santeul  qui  en  avait  composé  pour  tant 
d'autres. 

On  lui  en  fit  eu  latin  et  en  français  ;  il  y  en  eut  de 
plaisantes  et  de  sérieuses;  et  si  l'on  en  voulait  faire 
la  collection,  on  eu  pourrait  dire  ce  que  Martial  di- 
sait de  ses  propres  Épigrammes  : 

Sont  bona,  suut  quaedam  mediocria,  sunt  mala  plura. 

En  voici  une  dans  laquelle  on  faisait  allusion  aux 
armes  de  sa  famille,  où  est  une  tête  d'Argus,  bordée 
de  sable  avec  cent  yeux  ;  ce  qui  constitue  des  armes 
parlantes  : 

Hic  nunc  TaJpa  jacet,  qui  priùs  Argus  erat. 

Une  autre  disait  injurieusement  : 


ÉTUDE  SIXIÈME.  271 

Ci-gît  le  célèbre  Santeul  : 
Poètes  et  fous,  prenez  le  deuil. 

Lorsque  Santeul  mourut,  la  Bourgogne  était  sur 
le  point  de  Itii  faire  un  présent  de  vin;  le  souvenir 
en  fut  consacré  dans  cette  épitaphe  : 

Quoi  !  faut-il  que  Santeul  expire 
Dans  le  temps  qu'il  nous  charme  et  que  chacun  l'admire? 

Faut-il,  par  un  cruel  destin, 
Qu'il  change  en  un  moment  nos  plaisirs  en  alarmes, 

Et  que  nous  lui  donnions  des  larmes 

Au  lieu  de  lui  donner  du  vin? 

Santeul,  chaque  fois  qu'il  accompagnait  en  Bour- 
gogne le  prince  de  Condé  allant  présider  les  États, 
recevait  sur  le  budget  de  cette  province  une  alloca- 
tion de  cent  louis  et  un  présent  de  vin.  Nous  igno- 
rons à  quel  titre  il  recevait  cette  gratification  si  li- 
bérale, à  moins  que  les  États,  dans  leur  indépen- 
dance, n'eussent  voulu  flatter  le  prince  en  faisant 
bon  accueil  à  son  poète  badin.  Aussi  Santeul  avait- 
il  coutume  d'appeler  la  Bourgogne  sa  mère  :  un 
poète  ne  manqua  d'y  faire  malignement  allusion 
dans  cette  inscription  tumulaire  : 

Santeul  est  mort,  et  partout  regretté, 
Santeul,  en  tous  lieux  si  vanté, 
A  qui  fut  la  Bourgogne  et  si  bonne  et  si  chère. 
Il  était  avoué  pour  son  fds,  en  effet  ; 
Mais,  hélas!  il  est  mort  au  sein  de  cette  mère. 
Pour  avoir  trop  pris  de  son  lait. 

'  M.  MoREAL,  avocat-général  à  la 
chambre  des  comptes  de  Dijon. 


272  J.-B.  SANTEUL. 

Citons  enfin  le  tribut  apporté  par  deux  poètes 
latins,  l'un  jésuite,  l'autre  janséniste;  sorte  de  con- 
cours où  le  parti  le  plus  puissant  n'eut  pas  le  repré- 
sentant le  plus  digne  et  le  mieux  inspiré.  Le  jésuite, 
le  P.  Commire ,  un  des  ri  vaux  de  Santé  ul  en  poésie 
latine,  composa  le  distique  suivant,  où,  malgré  sa 
robe,  il  ne  craignit  pas  de  sacrifier  le  respect  de  la 
mort  au  plaisir  de  jouer  sur  les  mots  vivere  et  i?i- 
here  : 

SpretâHippocrene,  chim  Belnica  pocula  siccat, 
Vivere  Santolius  desiit  et  bibere. 

TRADUCTION. 

Courant,  loin  d'Hippocrène,  au  Beaune  qui  l'enivre, 
Santeul  finit  ensemble  et  de  boire  et  de  vivre. 

Pour  qui  voudrait  résoudre  le  débat  sur  la  ques- 
tion d'empoisonnement,  cette  épigramme  du  P. 
Commire,  méchante  envers  Santeul,  ne  le  paraîtrait 
pas  moins  envers  le  prince  de  Condé ,  et  passerait 
presque  pour  une  déposition  dans  le  sens  de  Saint- 
Simon. 

Le  janséniste,  c'était  le  vénérable  Rollin,  en  qui 
l'illustre  mort  trouva  du  moins  un  poète  plus  sé- 
rieux et  plus  digne  de  lui.  Le  savant  recteur  de  l'U- 
niversité donna  à  la  mémoire  de  Santeul  un  beau 
témoignage  et  un  noble  dédommagement  dans  cette 
épitaphe,  qui  fut  gravée  sur  le  mur  auquel  était 
adossée  la  tombe  du  poète  de  Saint-Victor  : 


ÉTUDE  SIXIÈME.  27o 

SAXTOLII  EPITAPHIUM. 

Quoin  superi  praeconeni,  habiiit  quein  sancta  poëtaiu 

Relligio,  latet  hoc  marmore  Santolius. 
Ille  etiam  heroas,  fontesque  et  flumina  et  hortos 

Dixerat  :  at  cineres  quid  juvat  istc  labor? 

Faina  hominum  nierces  sit  versibus  aequa  profanis  : 

Mercedeni  poscunt  carmina  sacra  Deum. 

TRADUCTION. 

Santeul,  qui  de  la  foi  célébra  les  mystères, 
Lui,  qui  chanta  des  saints  les  louanges  austères, 
Sous  un  marbre  funèbre  est  couché  dans  ce  lieu. 
Chantre  aussi  des  héros,  des  jardins,  des  fontaines. 
Le  monde  le  loùra  de  ses  œuvres  mondaines, 
Mais  de  ses  chants  sacrés  le  salaire  est  en  Dieu. 

Les  quelques  épitaphes  que  nous  venons  de  citer 
ne  sont  qu'un  très  faible  spécimen  des  poésies  de 
toute  nature  qui  furent  composées  à  l'occasion  de 
la  mort  de  Santeul.  Les  frères  Barbou,  ses  éditeurs  en 
1729,  ont  recueilli  dans  le  troisième  volume  de  ses 
œuvres,  sous  le  titre  de  Funus  Santoiinum,  un 
nombre  de  pièces  tant  françaises  que  latines  si  con- 
sidérable, qu'elles  remplissent  une  centaine  de 
pages. 

Nous  trouvons  dans  ce  recueil  les  traces  d'une 
sorte  de  débat  qui  montre  trop  combien  était  grande 
la  considération  dont  jouissait  notre  poète  pour  que 
nous  n'en  rapportions  pas  ici  quelque  chose. 

Lorsque  Santeul  fut  mort,  ses  restes  furent  inhu- 


27/1  J.-B.  SANTEUL. 

mes  à  Dijon  clans  le  caveau  réservé  aux  chanoines 
(le  l'abbaye  de  Saint-Etienne.  Le  surlendemain  de 
cette  première  cérémonie,  on  célébra  un  service 
auquel  assistèrent  ses  amis  et  quelques  officiers  de 
M.  le  Prince  ;  et  des  inscriptions  tumulaires,  desti- 
nées à  la  tombe  de  Dijon,  furent  composées  comme 
si  l'on  n'eût  pas  douté  que  les  caveaux  de  Saint- 
Etienne  ne  fussent  la  dernière  demeure  du  poète. 

Mais  on  était  dans  un  temps  où  l'on  saisissait  avec 
empressement  tout  ce  qui  pouvait  donner  matière 
à  des  jeux  d'esprit.  Les  poètes,  plus  souvent  latins 
que  français,  prirent  pour  sujet  d'épigrammes  cette 
remarque  que  Santeul,  né  à  Paris,  était  mort  fi  Di  - 
jon.  La  capitale  de  la  Bourgogne,  que  ces  poétesse 
permettaient  de  faire  parler,  semblait  se  prévaloir  de 
cette  fortune  singulière,  et  prenait  le  pas  sur  Paris. 
D'autres,  au  contraire,  blâmaient  Santeul  d'avoir 
dit  que  la  ville  de  Dijon  était  sa  mère  bien  mieux 
que  la  ville  de  Paris. 

En  effet ,  il  existe  une  pièce  de  vers  que  Santeul 
composa  quelques  jours  avant  de  mourir,  et  dans 
laquelle ,  sans  rien  préciser ,  il  se  plaint  amère- 
ment d'avoir  vu  Paris,  sa  ville  natale,  négliger  les 
poètes  par  qui  vient  toute  gloire,  tandis  que  Dijon, 
plus  favorable  à  lui  Santeul,  l'a  comblé  de  présents 
et  d'honneurs.  Le  début  de  cette  pièce  semble  ne 
promettre  qu'une  longue  plaisanterie  ;  car  le  poète 
se  félicite  tout  d'abord  d'avoir  reçu  de  la  cité  bour 


ÉTUDE  SIXIÈME.  275 

guignoiine  un  présent  de  vin  qui  réchauffe  sa  veine 
et  qui  lui  inspire,  dit-il,  des  vers  dignes  de  sa  bien- 
faitrice : 

Provocat  intùs  agens  te  dignosscribcrc  versus. 

«  Que  ma  patrie,  que  Lutèce,  qui  est  à  peine  ma 
!<  mère,  dit-il  aussitôt  après,  ne  soit  pas  envieuse  du 
'<  droit  que  tu  t'es  donné,  ô  Dijon,  de  réclamer  ton 
«  poète. 

Nec  patria  invideat,  jam  vix  Lutetia  mater, 
Ex  quo  jure  tuuui  repetis,  mea  Divio,  vatem. 

Ce  vix  mater  passe  la  plaisanterie;  et  du  moment 
que  Santeul  parle  sur  ce  ton  à  sa  ville  natale,  on 
doit  croire  qu'il  va  la  répudier  sérieusement.  Et 
c'est  ce  qu'il  fait  en  continuant  une  longue  objur- 
gation dans  laquelle  il  reproche  à  Paris  l'abandon 
où  elle  délaisse  en  sa  personne  le  poète  de  ses  fon- 
taines et  de  ses  autres  monuments.  Puis  il  revient  à 
Dijon  qui,  sur  les  premiers  bruits  de  sa  renommée, 
l'a  comblé  de  présents,  l'a  entouré  d'honneurs  bien 
au-delà  de  ce  qu'on  pouvait  attendre  en  un  siècle 
où  la  poésie  est  tombée  dans  un  si  grand  mépris. 
Il  rappelle  que  dans  cette  ville  tous  les  regards 
étaient  arrêtés  sur  lui  en  quelque  lieu  qu'il  se  mon- 
trât ;  que,  porté  sur  un  char  doré  à  travers  les  quar- 
tiers de  la  cité,  il  était  montré  au  doigt  et  désigné 
par  son  nom  : 


276  J.-B.  SANTEUL. 

Iii  uic  onines  defixi  oculis,  quocumque  ferebar, 
Aurato  invcctuni  per  publica  compila  curru, 
Monstrabant  digito  nec  inani  iioinino  vatcm. 

Le  souvenir  d'une  si  belle  ovation  enflait  l'orgueil 
du  poète,  il  en  convenait  lui-même  : 

Clam,  fatcor,  titulisque  mcis,  famâquc  fruebar. 

Paris  n'en  avait  jamais  fait  autant  pour  lui  ;  aussi, 
dans  une  sorte  de  péroraison  où  on  le  voit  avec 
peine  finir  comme  il  a  commencé  en  donnant  un 
souvenir  aux  vins  de  la  Bourgogne,  unique  source 
désormais  de  ses  inspirations,  déclare-l-il  que  même 
à  Paris  il  sera  poète  bourguignon. 

Spoiite  Parisinà  vates  Burgundus  in  iirbe. 

Santeul  a  tort,  disait-on  en  beaucoup  de  pièces 
de  vers;  il  a  tort  :  Paris  l'a  fait  naître  et  le  faisait 
vivre  honnêtement;  Dijon  lui  a  donné  la  mort.  Les 
épigrammes  s'échangeaient  et  se  multipliaient  à 
l'infini  sur  ce  double  thjme,  quand  messieurs  de 
Saint-Victor  réclamèrent  le  retour  à  Paris  des  restes 
de  leur  illustre  confrère.  De  là  nouveau  sujet  de 
querelle.  Deux  grandes  cités  se  disputaient  la  dé- 
pouille d'un  nouvel  Homère;  et  voici  une  des  nom- 
breuses pièces  de  vers  que  fit  naître  ce  débat  ; 

SANTOLII   EPITAPHIUM. 

Santolium  mater  Lutetia  jactat  alumnum, 
Atque  suo  vatem  Sequana  jure  petit. 


ÉTUDE  SIXIÈME.  277 

Divio  Burgundiim,  fiierit  quamquani  extcra  tellus, 

Sponte  siium,  jam  tune  vindicat  aima  parens. 
Interreginas  urbes  hoc  jurgium  Homero 

Vatem  œquans,  ejus  tollit  ad  astra  dccus. 
Ut  litem  solvat  superùni  Pater,  aspice  cœlum, 

Santolî,  ait,  patriam  quaRris  :  at  ista  tua  est. 
Sic  desiderio  rapiente  ascendit  Olympum, 

Sub  pedibusquc  simul,  nubila  et  astra  videt. 
Sublimem  sedcs  animam  servate,  beatae, 

Divio  habes  cineres,  Sequana,  carmen  habes. 
Tu,  pia  mater,  habes  liymnos,  Ecclcsia,  cultos, 

Queis  divûm  laudes  sanctaque  gesta,  cauis. 

M.  DE  Percey,  conseiller  au 
présidial  de  Langres. 

TRADUCTION. 
ÉPITAPHE  DE  SANTEUL. 

SONNET. 

Lutèce  de  Santeul  se  proclame  la  mère, 
La  Seine  voit  en  lui  son  poète  vanté  ; 
Dijon  la  Bourguignonne,  à  Santeul  étrangère, 
Voudrait  sur  lui  les  droits  de  la  maternité. 

Ces  cités  en  conflit  rendent  l'égal  d'Homère 
Et  remplissent  d'honneur  l'écrivain  disputé. 
Dieu  tranche  le  débat  :  «  Vois  la  céleste  sphère, 
«  Santeul,  c'est  là,  dit-il,  ton  séjour  mérité.  » 

Et  des  hauteurs  du  ciel  désormais  obtenues, 
Santeul  voit  à  ses  pieds  les  astres  et  les  nues. 
Gardez,  saint  Paradis,  l'ame  du  bienheureux  ; 

Dijon,  ses  os  ;  Paris,  l'œuvre  de  son  génie  ; 
Vous,  Église,  autre  mère  et  pieuse  et  bénie, 
Vous  chanterez  aux  saints  les  vers  qu'il  fit  pour  eux. 


278  J.-B.  SANTEUL. 

Le  poète  qui  faisait  ainsi  la  part  de  chacun  croyait 
avoir  arrangé  toutes  clioses  à  la  satisfaction  de  tout 
le  monde  :  il  n'en  fut  rien.  Il  paraît  que  messieurs 
de  Saint- Victor ,  persistant  dans  leurs  prétentions , 
eurent  recours  à  l'intervention  du  prince  de  Condé, 
qui  leur  donna  gain  de  cause  ;  car  Santeul  fut 
exhumé  et  transporté  à  Paris  ;  on  l'enterra  de  nou- 
veau le  5  octobre  de  la  même  année  1697,  dans 
l'abbaye  de  Saint- Victor. 

L'intervention  du  prince  de  Condé  et  la  décision 
qu'il  prit  donna  lieu  à  d'autres  pièces  de  vers  parm 
lesquelles  nous  avons  distingué  la  suivante  : 

IN  SANTOLIUM, 
Cum  ejus  cadaver  Divione  Parisios  transferretur. 

AD  SERENISSIMCM  PRIXCIPEM  COND.EUM. 

Santolii  liinc  atqiie  hinc  certant  de  corpore  matres  : 

Illa  suum  poscit,  poscit  et  illa  suum. 
Praelia  Santolius,  duin  viveret,  ista  diremit  : 

Prima  vale  mater,  Divio,  mater  eris. 
Dixerat  ;  at  renuit  parère  Lutetia  nato. 

Cor  petit  ;  hoc  nati  pignus  liabere  cupit. 
Divio  sed  laceros  nati  non  sustinet  artus  : 

Horruit,  audito  crimine,  matris  amor. 
Et  furiosa,  meum  quid  dividis  impia,  clamât  ; 

Sit  tuus  :  iutegrum  dira  noverca  cape. 
Sic  Condaee  jubés;  per  te  fit  Divio  mater  : 

Duraque  probas  matrem,  te  Salomona  probas. 

P.  Du  Mai,  Divionensis. 


ÉTUDE  SIXIÈME.  279 

TRADUCTION. 

SUR  SANTEUL, 

Quand  son  corps  fut  transporté  de  Dijon  à  Paris. 

A  s.  A.  s.  LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Pour  le  corps  de  Santeul  se  disputent  deux  mères  : 
L'une  a  dit  :  c'est  mon  fils  ;  l'autre  a  dit  :  c'est  le  mien. 
Santeul  trancha,  vivant,  ces  querelles  amères  : 
Adieu,  Paris,  dit-il  ;  toi,  Dijon,  je  suis  tien. 
A  ce  choix  filial,  Paris  loin  de  souscrire. 
Veut  le  cœur  de  son  fils  comme  un  gage  éternel. 
Dijon,  pour  son  enfant  qu'en  espoir  on  déchire. 
Entend  avec  horreur  un  vœu  si  criminel. 
Non,  dit-elle  ;  plutôt  qu'un  si  cruel  partage, 
Que  tout  entier,  marâtre,  il  vous  soit  accordé. 
Ainsi  Condé  l'ordonne  ;  et  dans  cet  arbitrage, 
La  mère  fut  Dijon  ;  Salomon  fut  Condé. 

Le  douzain  latin  que  nous  avons  essayé  de  rendre 
en  un  douzain  français,  fut  ainsi  paraplirasé  par  un 
contemporain  de  Santeul  : 

DISPUTE    ENTRE    PARIS    ET    DIJON, 
A  qui  aurait  le  corps  de  M.  de  Santeul. 

JUGEMENT  DE  S.  A.  S.  MONSEIGNEUR  LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Deux  illustres  cités  disputant  pour  Santeul, 
Comme  sept  autrefois  le  firent  pour  Homère^ 
Et  voulant  posséder  sa  cendre  et  son  cercueil. 
L'une  et  l'autre  à  l'envi  s'en  déclare  la  mère. 
C'est,  dit  l'une,  en  mon  sein  qu'il  a  reçu  le  jour  : 
C'est,  dit  l'autre,  pour  moi  qu'a  parlé  son  amour. 
Chagrin  de  tes  mépris,  son  cœur  te  désavoue  ; 


280  J.-B.  SANTEUL. 

Content  de  mes  bienfaits,  en  mourant  il  me  loue. 
Me  choisit  pour  sa  mOre,  et  se  nomme  mon  fils. 
Soit  pour  les  éprouver,  ou  calmer  leurs  esprits, 

Un  grand  prince,  prudent  et  sage, 
D'un  esprit  sans  égal  ainsi  que  sa  valeur. 
Entre  elles  de  Santeul  fait  un  juste  partage, 
Donne  à  Dijon  son  corps,  donne  à  Paris  son  cœur. 
D'abord,  Dijon,  d'amour  et  de  colère  émue, 
S'écria  :  tout  ou  rien  ;  un  partage  ine  tue. 
Que  ma  rivale  ait  tout,  corps,  cœur  et  monument; 
J'y  consens  :  à  ces  mots  prononcés  hautement. 
Du  vrai  cœur  maternel  on  connut  la  tendresse  ; 
Et  le  grand  prince  enfin  fit  par  son  jugement 
D'un  second  Salomon  éclater  la  sagesse. 

M.  MoREAu,  avocat-général  en  la 
chambre  des  comptes  de  Dijon. 

Ce  même  M.  Moreau  se  laissa  prendre  d'un  peu 
de  dépit,  qu'il  exprima  dans  cette  épigramme  : 

A   MESSIEURS   DE   SAINT-VICTOR. 

Vous  demandez  Santeul  avec  impatience  : 

Sans  craindre  aucune  résistance, 
Vous  pouvez  remporter  ;  il  nous  importe  peu 
Que  son  corps  nous  demeure  ou  qu'on  le  vienne  prendre. 

Il  nous  a  laissé  tout  son  feu; 

Et  nous  vous  en  laissons  la  cendre. 

De  pareils  jeux  d'esprit  paraissent  peut-être  au- 
jourd'luii  bien  frivoles,  et  nous  ne  savons  trop  ce 
que  nos  contemporains  penseraient  de  leurs  magis- 
trats s'ils  les  voyaient  dépenser  leurs  hautes  facultés 
dans  de  semblables  compositions.  On  aurait  tort 


ÉTUDE  SIXIÈME.  281 

cependant  de  juger  les  auteurs  de  ces  opuscules  avec 
trop  de  sévérité.  Ils  vivaient  dans  un  temps  bien 
différent  du  nôtre.  Aujourd'hui  le  vent  qui  souffle 
n'est  guère  à  la  poésie,  et  nous  ne  savons  puiser 
nos  émotions  que  dans  la  hausse  ou  dans  la  baisse. 
Au  temps  de  Santeul,  les  esprits,  généralement  plus 
cultivés  que  dans  notre  siècle,  malgré  tout  ce  qu'on 
peut  dire  du  progrès  et  de  la  diffusion  des  lumières, 
étaient  plus  accessibles  aux  délicates  jouissances  de 
la  pensée;  la  soif  du  gain,  qui  n'était  pas  encore  de- 
venue endémique  ;  les  prêtres  du  veau  d'or,  par  qui 
la  France  n'était  pas  menée  alors;  tout  laissait  aux 
imaginations  assez  de  fraîcheur  et  de  loisirs  pour 
de  nobles  exercices  ;  on  n'était  pas  encore  bien  loin 
de  l'époque  où  une  puce  remarquée  sur  le  cou  de 
mademoiselle  Des  Roches,  et  où  la  main  d'Etienne 
Pasquier,  absente  de  son  portrait,  fournissaient 
matière  pour  des  volumes  de  poésies  à  une  aimable 
cohorte  de  personnages  parlementaires  qui  savaient 
retrouver  au  besoin  les  études  profondes  et  les  pré- 
occupations sérieuses  ;  et  de  graves  magistrats  ne 
croyaient  pas  déroger,  ils  ne  craignaient  point  de 
passer  pour  moins  intègres  parce  qu'ils  se  montraient 
gens  d'esprit  à  l'occasion,  quand  sur-tout  le  frmt  de 
leurs  récréations  devait  être  aux  yeux  de  la  posté- 
rité un  témoignage  de  la  haute  estime  où  ils  tenaient 
le  poète  Santeul,  en  l'honneur  et  sur  la  tombe  de  qui 
ils  se  livraient  à  leurs  joutes  littéraires. 


282  J.-B.  SAMEUL. 

D'ailleurs  les  faits  qui  nous  occupent  ne  se  pas- 
saient-ils pas  à  Dijon,  «  au  sein  de  la  société  fort 
«  agréable  et  lettrée  qu'offrait  cet  illustre  parlement 
«  de  Bourgogne  (1)  ?  »  N'était-on  pas  dans  le  pays 
de  La  Monnoye,  le  joyeux  auteur  des  Notls  Bour- 
(juignon^;  dans  la  ville  où  déjà  l'on  voyait  poindre 
Alexis  Piron  dans  la  personne,  moins  compromise 
devant  les  scrupuleux,  de  son  père  Aimé  Piron  l'a- 
pothicaire, qui  était  le  rival  de  La  Monnoye  dans 
les  noëls,  la  chanson,  l'épigramme  et  les  jolis  riens? 
La  sève  dijonnaise,  qui  donne  à  la  moutarde  son  pi- 
quant et  aux  A  ins  bourguignons  leur  montant,  ne 
travaillait-elle  pas  aussi  dans  les  veines  de  nos  pè- 
res, en  ce  pays  et  dans  ce  passé  dont  l'étude  litté- 
raire a  fourni,  à  la  fin  de  ses  études  savantes  et  fé- 
condes sur  ia  Poésie  française  au  XVI.''  siècle, 
un  si  agréable  chapitre  sur  Y  Esprit  de  Malice  au 
bon  vieux  temps? 

Aussi  est-ce  parce  qu'elle  caractérise  tout  à  la 
fois  une  époque  et  un  personnage  que  nous  avons 
voulu  nous  étendre  quelque  peu  sur  cette  dispute 
entre  deux  villes  françaises  du  siècle  de  Louis  XIV 
pour  la  possession  des  restes  mortels  d'un  poète 
latin  contemporain  de  Racine  et  de  Boileau. 

Enfin,  comme  s'il  eût  fallu  qu'aucune  consécra- 

(1)  M.  Sainte-Beuve,  Tableau  de  La  Poésie  française  au 
XV l.^  siècle. 


ÉTUDE  SIXIÈME.  283 

tion  littéraire  ne  fût  oubliée  pour  Santcul,  un  dis- 
ciple de  Lycophron,  un  de  ces  embaumeurs  de  noms 
propres  qui  y  cherchent  des  éloges  ou  des  blâmes 
cachés  et  mystérieux  en  en  transposant  les  lettres,  le 
sieur  Nicaise,  ami  de  notre  poète  et  ancien  chanoine 
de  la  Sainte-Chapelle  de  Dijon,  s'empara  du  scalpel 
et  tenta  l'autopsie  du  mot  Santolius,  où  il  trouva 
cette  anagramme  :  Lito  sanus,  qu'il  expliquait 
ainsi  :  «  Je  me  sacrifie  (  lito  )  l\  Dieu  avec  pleine 
«  connaissance  [sanus)  et  un  véritable  repentir  de 
«  mes  faiblesses.  » 

D'après  le  calcul  des  permutations ,  les  neuf  let- 
tres du  nom  SantoUus  peuvent  se  combiner  de 
trois  cent  soixante-deux  mille  huit  cent  quatre- 
vingts  façons,  parmi  lesquelles  on  trouverait  peut- 
être  quelque  autre  anagramme  aussi  piquante  que 
celle  du  chanoine  Nicaise.  Sans  que  nous  ayons 
cherché  bien  long-temps,  le  hasard  nous  a  présenté 
une  combinaison  que,  nous  n'en  doutons  pas,  San- 
teul  aurait  eue  pour  plus  agréable,  lui  qui  se  croyait, 
comme  on  l'a  vu,  le  premier  poète  de  son  temps. 
Cette  combinaison  produit  les  mots  :  Jsto  Linus. 
Si  quelque  chose  a  le  droit  de  nous  surprendre, 
c'est  que  le  poète  qui  se  croyait  un  Linus  chrétien 
n'ait  pas  découvert  lui-même  cette  devise  qui  se 
cachait  dans  son  nom,  comme  elle  était  logée  dans 
sa  pensée. 

A  vrai  dire,  l'anagramme  de  Nicaise  est  aussi 


284  J.-B.  SANTEUL. 

juste  que  nous  paraît  la  nôtre.  Si  nous  avons  mon- 
tré clans  notre  Étude  deuxième  Santeul  assez  pré- 
venu en  faveur  de  ses  propres  œuvres  et  assez  per- 
suadé de  sa  supériorité  sur  les  autres  pour  exprimer 
plaisamment  la  crainte  que  ceux-ci  ne  cherchassent 
à  se  pendre  ou  à  se  noyer  de  jalousie,  on  vient  de 
le  voir,  à  quelque  pages  d'ici,  mourir  dans  les  sen- 
timents de  l'humilité  la  plus  édifiante.  Aussi,  en 
nous  appropriant  le  premier  hémistiche  d'un  qua- 
train dans  lequel  le  chanoine  de  la  Sainte-Chapelle 
de  Dijon  employait  son  JAto  sanus,  avons-nous 
essayé  de  composer,  en  employant  à  notre  tour 
notre  asto  Liniis,  un  distique  dans  lequel  la  dou- 
ble anagramme  nous  paraît  caractériser  singulière- 
ment le  poète  présomptueux  et  le  religieux  soumis 
et  repentant  que  fut  Santeul  pendant  sa  vie  et  à 
l'heure  de  sa  mort  : 

ANAGRAMMA 

UNO    DE    ^OMI^'E    BI\LM. 

Ecce  LiTO  SANUS,  uioriens  fortassè  locutus 
Santoliiis,  vivons  dixerat  :  asto  Linus. 

Tout  Santeul  est  dans  ces  deux  combinaisons. 

Quoique  les  œuvres  de  La  Bruyère  soient  dans 
toutes  les  mains,  cette  Étude  sur  Santeul  serait  trop 
incomplète  si  on  ne  lisait  pas  ici  le  Portrait,  sous  le 
nom  de  Thcodas,  qu'a  laissé  de  lui  l'auteur  des 
Caractères.  On  peut  être  d'autant  plus  sûr  de  la 


ÉTUDE  SIXIÈME.  285 

ressemblance,  que  le  peintre,  qui  avait  été  le  pré- 
cepteur de  Monsieur  le  Duc,  et  qui  resta  jusqu'à  la 
lin  de  sa  vie  attaché  à  ce  prince  en  qualité  d'homme 
de  lettres,  avec  mille  écus  de  pension,  fut  long- 
temps le  commensal  de  notre  poète ,  avec  qui  il  se 
trouvait  à  Chantilly  trois  mois  de  l'année.  Voici  ce 
Portrait  : 

«  Voulez -vous  quelque  autre  prodige?  Concevez  un 
«  homme  facile,  doux,  complaisant,  traitable,  et  tout  d'un 
«  coup  violent,  colère,  fougueux,  capricieux  :  imaginez- 
«  vous  un  homme  simple,  ingénu,  crédule,  badin,  volage, 
«  un  enfant  en  cheveux  gris  :  mais  permettez-lui  de  se  re- 
«  cueilHr,  ou  plutôt  de  se  livrer  à  un  génie  qui  agit  en  lui, 
«  j'ose  dire,  sans  qu'il  y  prenne  part,  et  comme  à  son  insu  : 
«quelle  verve!  quelle  élévation!  quelles  images!  quelle 
«  latinité!  Parlez -vous  d'une  même  personne?  me  direz- 
«  vous.  Oui,  du  même,  de  Théodas,  et  de  lui  seul.  Il  crie, 
«  il  s'agite,  il  se  roule  à  terre,  il  se  relève,  il  tonne,  il  éclate; 
«  et  du  milieu  de  cette  tempête  il  sort  une  lumière  qui  brille 
«  et  qui  réjouit.  Disons-le  sans  figure  :  il  parle  comme  un 
«  fou,  et  pense  comme  un  sage  :  il  dit  ridiculement  des  cho- 
«  ses  vraies,  et  follement  des  choses  sensées  et  raisonnables  : 
«  on  est  surpris  de  voir  naître  et  éclore  le  bon  sens  du  sein  de  la 
«  bouffonnerie,  parmi  les  grimaces  et  les  contorsions.  Qu'a- 
ce jouterai-je  davantage?  Il  dit  et  fait  mieux  qu'il  ne  sait  :  ce 
a  sont  en  lui  comme  deux  âmes  qui  ne  se  connaissent  point, 
«  qui  ne  dépendent  point  l'une  de  l'autre,  qui  ont  chacune 
«  leur  tour  ou  leurs  fonctions  toutes  séparées.  Il  manque- 
«  rait  un  trait  à  cette  peinture  si  surprenante,  si  j'oubliais 


286  J.-B.  SANTEUL. 

«  de  dire  (iii'il  est  tout  à  la  fois  avide  et  insatiable  de  louan- 
«  ges,  prêt  à  se  jeter  aux  yeux  de  ses  critiques,  et  dans  le 
M  fond  assez  docile  pour  profiter  de  leur  censure.  Je  conv 
«  menée  à  nie  persuader  moi-même  que  j'ai  fait  le  portrait 
((  de  deux  personnages  différents  :  il  ne  serait  pas  même  im- 
«  possible  d'en  trouver  un  troisième  dans  Théodas,  car  il 
«  est  bon  homme,  il  est  plaisant  homme,  et  il  est  excelkenl 
«  homme  (1).  » 

A  ce  portrait  moral,  il  ne  sera  peut-être  pas  trop 
superflu  d'ajouter  quelques  lignes  du  Santoiiana 
qui  cherchent  à  faire  connaître,  autant  que  possible, 
l'extérieur  de  notre  poète  : 

«  Il  était,  dit  ce  livre^  grand  et  assez  gras;  il  avait  le  vi- 
«  sage  laige,  les  joues  creuses,  le  menton  relevé,  le  nez 
■(  épaté,  les  narines  ouvertes,  les  yeux  noirs  et  gros,  les  che- 
«  veux  et  le  poil  noir,  le  front  haut,  et  la  tête  à  demi 
«  chauve.  » 

il  y  a  en  tête  d'un  vieux  Santoiiana  de  1722, 
conséquemment  antérieur  à  celui  de  Dinouart 
(176^),  un  portrait  gravé  de  Santeul,  qui  non  seule- 
ment répond  fort  bien  à  la  description  qu'on  vient 
de  lire,  mais  dans  lequel  aussi  un  physionomiste  at- 
tentif et  pénétrant  reconnaîtrait,  nous  n'en  doutons 
pas,  la  justification  de  tout  ce  que  l'auteur  des  Ca- 
ractères a  dit  du  poète  de  Saint- Victor.  Dans  la 
conformation  de  ce  visage  ou  retrouverait  le  triple 

(1)  La  Bruyère,  des  Jugements. 


ETUDE  SIXIÈME.  287 

mélange,  signalé  par  La  Bruyère,  de  la  folie,  du 
bon  sens  et  de  la  bonhomie.  Il  n'est  pas  jusqu'à 
un  cahier  que  tient  Santeul  de  manière  à  laisser 
voir  le  litre  Opéra  poëtica.J.-B.  S.,  oii  l'on  ne 
sente  le  poète  qui  aime  à  se  parer  de  son  œuvre. 

Santeul  a  vécu  dans  le  grand  siècle  ;  il  a  attiré 
un  instant  l'attention  du  grand  roi  dont  le  regard 
laissait  un  reflet  de  gloire  et  comme  le  sceau  d'une 
célébrité  durable  sur  ceux  qu'il  remarquait,  comme 
il  pouvait,  témoin  Racine,  laisser  le  froid  de  la  mort 
sur  ceux  dont  il  se  détournait.  Poète  latin  à  côté  de 
poètes  français  comme  P.  Corneille,  Boileau,  Ra- 
cine, Molière,  La  Fontaine,  il  a  su,  sans  briller 
comme  eux,  n'être  pas  éclipsé  par  eux;  par  la  com- 
position de  ses  Hymnes  et  de  ses  Inscriptions,  il  a 
contribué  à  la  gloire  littéraire,  à  la  gloire  reli- 
gieuse, à  la  gloire  monumentale  de  la  France  de 
Louis  XIV  :  à  tant  de  titres,  il  méritait  que  son  image 
figurât  dans  le  dépôt  consacré  a  toutes  les  Gloires 
DE  LA  Fraince.  Aussl  ccttc  image  est-elle  reproduite 
deux  fois,  l'une  par  le  ciseau,  l'autre  par  le  pin- 
ceau, dans  le  31usée  de  Versailles. 

Son  buste  en  marbre,  par  M.  Jouffroy,  se  trouve 
sous  le  n.°  792  dans  l'un  des  vestibules  de  l'escalier 
de  marbre,  aile  du  Nord. 

Son  portrait,  par  un  peintre  du  XVIL"'  siècle  dont 
le  nom  n'est  pas  indiqué,  est  au  deuxième  étage, 
aile  du  Nord,  salie  n.°  152.  Il  porte  le  n.°  28U. 


288  J.-B.  SANTEUL. 

Ce  portrait  peint  ressemble  fort  au  portrait  gravé 
(.lu  San(oliana,  et  l'un  des  deux  a  dû  servir  de 
modèle  à  l'autre. 

11  s'en  faut  que  nous  ayons  ici  étudié  Sauteul  dans 
toutes  les  parties  de  ses  travaux.  Nous  avons  cru 
devoir  ne  nous  attacher  qu'aux  plus  saillantes  et  à 
celles  qui  nous  mettraient  le  mieux  à  même  de  le 
connaître.  Du  reste,  les  bibliophiles  et  les  amateurs 
de  curiosités  littéraires  doivent  se  tenir  pour  avertis 
qu'il  devient  fort  difficile  de  se  procurer  les  œuvres 
de  ce  poète  dans  les  bibliothèques  publiques  :  ou 
elles  y  manquent,  ou  elles  y  sont  dépareillées  par 
la  disparition  de  quelque  tome,  et  il  est  à  craindre 
que  dici  à  peu  d'années  il  ne  soit  presque  impos- 
sible de  retrouver  un  Santeul  complet. 


FIN    DE   L'ETLDE   SIXIEME    ET    DERNIERE. 


APPENDICE. 


49 


APPENDICE. 


Nous  avons  regardé  cet  Appendice  comme  le  com- 
plément nécessaire  de  nos  Études  sur  le  poète 
Santeul,  et  nous  le  produisons  ici  comme  exécution 
de  l'engagement  que  nous  avons  pris  (page  80)  de 
faire  juger  cet  écrivain  sur  pièces  en  recueillant 
plusieurs  morceaux  de  ses  poésies  de  tout  genre, 
tels  que  Hymnes,  Inscriptions,  Épigrammes,  Épî- 
tres. 

En  regard  du  texte  latin,  nous  placerons  une 
traduction  en  vers.  Nous  avons  trouvé  dans  des  ou- 
vrages anciens  cette  traduction  toute  faite ,  pour  la 
plupart  des  Inscriptions,  par  des  poètes  français 
contemporains  de  Santeul,  parmi  lesquels  se  trouve 
le  grand  Corneille  lui-même.  Nous  avons  cru  devoir 
conserver  ces  traductions,  celles  de  Corneille  sur- 
tout, que  nous  avons  prises  avec  tout  l'empresse- 
ment du  respect  et  sans  nous  permettre  de  les 
juger;  d'autres,  toutes  les  fois  qu'elles  ne  nous  ont 


:>92  J.-B.  SANTEUL. 

pas  paru  d'une  prolixité  liors  de  proportion  avec  la 
brièveté  du  texte  latin;  et  nous  avons  nommé  les 
auteurs  de  ces  traductions  au-dessous  de  chaque 
pièce.  Les  traductions  qui  ne  sont  pas  signées,  soit 
sous  les  Inscriptions,  soit  ailleurs  et  dans  tout  le 
cours  de  ces  Études,  sont  de  notre  fait,  et  nous  en 
assumons  la  responsabilité. 

Pour  la  traduction  des  cantiques  que  nous  avons 
extraits  de  l'hymnographie  de  Santeul,  nous  n'avons 
pas  suivi  le  même  système  ;  car  nous  avions  entre 
les  mains  la  version  de  l'abbé  Poupin,  dans  laquelle 
il  nous  était  facile  de  puiser,  et  nous  avons  cru  de- 
voir y  substituer  notre  propre  traduction. 

Nous  n'avions  pas,  cependant,  la  prétention  de 
faire  mieux  que  l'abbé  Poupin;  notre  versification 
sera  probablement  trouvée  inférieure  à  la  sienne; 
mais,  sans  vouloir  dénigrer  un  prédécesseur,  il  nous 
a  semblé  que  le  traducteur  dont  nous  parlons  n'a 
pas  eu,  autant  que  nous  l'aurions  voulu,  le  soin  de 
rendre  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  manière  de 
Santeul.  Le  propre  de  ce  poète,  dans  ses  Hymnes, 
est  un  emploi  fréquent,  il  faudrait  peut-être  dire 
continuel,  de  l'antithèse,  et  l'abbé  Poupin  nous 
semble  n'avoir  pas  tenu  compte  de  ce  trait  carac- 
téristique dans  la  physionomie  de  l'original. 

Peut-être  l'abbé  Poupin  s'est -il  conformé  aux 
lois  du  bon  goût  en  s' efforçant  de  dissimuler  cette 
profusion  d'antithèses  qu'il  pouvait  regarder  dans 


APPENDICE.  293 

le  poète  latin  comme  un  défaut;  mais  il  nous  a 
semblé  que  la  mission  d'un  traducteur  était,  comme 
celle  d'un  portraitiste,  de  reproduire,  non  de  rec- 
tifier la  physionomie,  même  défectueuse,  de  son 
modèle. 

Ce  sont  ces  considérations  qui  nous  ont  poussé 
à  tenter  une  nouvelle  traduction  des  Hymnes  qui 
vont  suivre. 

Après  cet  Appendice  nous  placerons  des  notes 
qui  nous  seront  suggérées  par  plusieurs  passages 
du  texte  de  Santeul,  et  parmi  lesquelles  figureront 
quelques  comparaisons  entre  les  productions  du  Vic- 
torin  et  d'autres  correspondantes  qui  appartiennent 
à  des  poètes  latins  du  moyen-âge.  Nous  n'y  porte- 
rons aucune  atteinte  au  respect  que  mérite  le  fond 
de  ces  œuvres  chrétiennes  d'un  temps  antérieur; 
mais  on  trouvera  peut-être  à  examiner  si,  avec  une 
moralité  tout  aussi  irréprochable  (nous  mettons  de 
côté  toute  question  de  jansénisme  et  de  molinisme), 
les  Hymnes  de  Santeul  ne  se  présentent  pas  sous 
une  forme  qui  devait,  sinon  les  rendre  préférables 
à  ce  qu'on  avait  fait  avant  lui,  du  moins  les  préser- 
ver de  l'exclusion  dont  les  ont  frappées  les  rédac- 
teurs du  nouveau  Bréviaire.  En  lisant  les  Hymnes 
santoliennes,  que  nous  avons  choisies  sans  aucune 
préoccupation  d'orthodoxie,  on  verra  si  notre  poète 
a  réellement  encouru  les  graves  accusations  que  ne 
lui  a  pas  épargnées  dom  Guéranger,  ou  si  plutôt 


I 


294  J.-B.  SAiXTEUL. 

dans  ses  attaques  un  peu  passionnées  contre  San- 
teul,  attaques  dans  lesquelles  il  nous  semble  don- 
ner aux  fidèles  scandalisés  le  triste  spectacle  d'un 
prêtre  maudissant  un  prêtre  au  pied  même  de  l'au 
tel,  pour  quelque  dissidence  sur  les  termes  d'une 
prière,  le  R.  abbé  de  Solesmes  n'aura  pas  eu  plus 
d'une  fois  besoin  qu'on  lui  rappelât  cette  belle 
maxime  de  Saint- Augustin,  qu'il  connaît  mieux  que 
nous  :  «  In  iiecessariis  unitas,  in  dubiis  Uber- 
«  tas,  in  omnibus  charitas.  » 

Nous  avons  parlé  (page  53  de  nos  Études)  d'une 
critique  des  œuvres  de  Santeul  par  La  Monnoie, 
critique  dont  l^abbé  de  Solesmes  s'est  fait  une  arme 
contre  le  Victorin;  nous  avons  dit  (  page  65  )  pour- 
quoi nous  ne  voulions  pas  approfondir  la  validité 
de  cette  critique  :  ici  nous  irons  plus  loin;  à  mesure 
que,  dans  le  texte  des  Hymnes  qu'on  va  lire,  il  se 
présentera  un  passage  critiqué  par  La  Monnoie, 
nous  reproduirons  la  critique  dans  les  notes,  car 
nous  voulons  avant  tout  nous  efforcer  d'être  im- 
partial. 


POESIES  EXTRAITES  DE  SAINTEUL. 


HYMNES. 


CARiMINA  É  SANTOUO  EXCKRl'TA. 

HYMKI. 

Hos  duin  Sanlolius  caiiit  iinmorlalibus  Hymiios, 
Vnh  inimortalis  factus  ot  ipse  quoque  est. 
\ 

-  '>-1>  ■'!>  ^>  o-<S>  •  <t  C.  ^^'  "^^  - 
DE  OBLATIONE  GHRISTI  IN  TEMPLO 

SBU 

PURIFICATIONE     BEAT^     MARI^     VIRGINIS. 

HYMNI  TRES. 

I. 

Stupete  gentes  :  fit  Deus  hostia; 
Se  sponte  legi  legifer  obligat; 

Orbis  Redemptor  nunc  Redemptus, 
Seque  pial  sine  labe  mater. 

De  more  matrum,  Virgo  puerpera 
Templo  statutos  abstinuit  dies  : 
Intrare  sanctum  quid  pavebas. 
Facta  Dei  priùs  ipsa  templum  ? 

Ara  sub  una  se  vovet  hostia 

Triplex  :  houorem  virgineum  immolai 


POESIES  EXTRAITES  DE  SANTEUL. 

HYMNES. 

Dans  les  cantiques  saints  qu'il  consacre  à  l'Église, 
Vantant  les  Immortels,  Santenl  s'immortalise. 


LA  PRÉSENTATION  DE  JÉSUS-GHRIST  AU  TEMPLE 

ou 

PURIFICATION     DE     LA     BIENHEUREUSE     VIERGE     MARIE, 
TROIS  HYMMES. 

1. 

Admirez  :  Dieu  lui-même  en  victime  s'attache. 
Et  sous  sa  propre  loi  plie  un  législateur; 
Ici  se  purifie  une  mère  sans  tache, 
El  se  rachète  un  Rédempteur. 

0  Vierge-Mère  l  ainsi  qu'une  simple  matrone, 
Tu  voulus  pour  un  temps  l'exclure  du  saint  lieu; 
Pouvais-tu  redouter  l'approche  du  grand  trône, 
Toi-même  le  trône  de  Dieu? 

Sur  un  autel  commun  trois  victimes  vont  tendre, 
Pour  les  sacrifier  dans  un  triple  concours. 


298  j.-B.  SANTEUL. 

Virgo  sacerdos,  parva  mollis 
Membra  puer,  seniorque  vitam. 

Eheu  !  quoi  enses  transadigent  tuum 
Pectus  !  quoi  altis  nata  doloribus, 
0  Virgo!  Quem  geslas  in  ulnis, 
Imbuet  hic  sacer  Agnus  aram. 

Ghristus  futuro,  corpus  adhuc  tener, 
Praeludit  iiifans  victima  funeri  : 
Crescet  ;  profaso  vir  cruore 
Omne  scelus  moriens  piabit. 

Sit  summa  Patri,  summaque  Filio, 
Sit  summa  sancto  gloria  Flamini  : 
Magistra  quem  trinum  docendo, 
Vera  Fides  veneratur  unum. 


II. 


Templi  sacratas  pande,  Sion,  fores; 
Ghristus  sacerdos  intrat  et  hostia  : 
Cédant  inanes  veritati, 
Quae  se  animis  aperit,  Figurae. 

^on  immolandi  jam  pecudum  grèges; 
Fumabit  ater  non  cruor  ampliùs  : 
En  ipse  placando  parenii 
Ipse  suis  Deus  astat  aris. 

Virgo  latentis  conscia  numinis, 


APPENDICE.  —  HYMNES.  290 

La  Vierge  son  honneur,  l'enfant  son  âge  tendre, 
Le  vieillard  son  reste  de  jours. 

Quels  dards  te  frapperont,  dont  râiguillon  transperce, 
Vierge  prédestinée  aux  déplaisirs  mortels! 
L'Agneau  sacré,  l'Enfant  qui  dans  tes  bras  se  berce. 
De  son  sang  teindra  les  autels. 

Le  Christ  encore  enfant,  le  Christ  encor  débile, 
Prélude  à  son  trépas  dans  l'avenir  caché; 
11  croîtra;  puis  la  mort,  à  l'époque  virile, 
Dans  son  sang  noîra  tout  péché. 

Gloire  éclatante  au  Père;  au  Fils  pareille  gloire; 
Même  gloire  à  l'Esprit,  leur  souffle  respecté; 
Attribut  que  la  Foi  nous  montre  et  nous  fait  croire 
Toujours  un  dans  sa  Trinité. 


IL 


Saint  temple  de  Sion,  que  vos  portiques  s'ouvrent, 
Jésus,  prêtre  et  martyr,  s'y  montre  radieux; 
Devant  les  vérités  qui  pour  nous  se  découvrent. 
Fuyez,  images  des  faux  dieux. 

Le  sang  d'un  vil  bétail,  indigne  sacrifice, 
Ne  viendra  plus  fumer  sous  le  couteau  mortel  : 
Dieu  même,  pour  fléchir  la  divine  justice, 
Se  montre  sur  son  propre  autel. 

Soutenant  dans  ses  bras  son  Dieu,  sa  géniture. 


HMt  J.-B.  SANTEUL. 

Dcmissa  vultus,  qiiem  pepeiit  Deum, 
Gestabat  iilnis,  pauperunique 
Mimera  ferl,  leneras  volucres. 

Hic  omnis  aetas,  omnis  et  astitit 
Sexus,  propinquo  numine  plenior  : 
Christum  anhelantis  tôt  annos 
Nunc  fidei  pretium  reporlant. 

Testes  tôt  inter,  magnanimo,  Deus, 
Tibi  litabat  lida  silentio, 
Verbi  sileiitis  muta  mater  : 
Quanta  animo  reticebat  alto! 

Sit  summa  Patri,  summaque  Filio, 
Sit  summa  sancto  gloria  Flamini  : 
Magistra  quem  trinum  docendo. 
Vera  Fides  veneratur  unum. 

m. 

Kumant  Sabaeis  templa  vaporibus; 
Nos  sacra  poscunt;  jam  praeit  hoslia; 
Sequamur  omnes,  et  lubente 
Puri  am"mo  simiil  immolemiir. 


Lumen  ministret  splendldior  Fides; 
Ministret  ignés  flammea  Charitas; 


APPENDICE.  —  HYMNES.  301 

Et  sentant  qu'elle  porte  un  fardeau  surhumain, 
La  Vierge,  humble  en  ses  dons,  humble  dans  sa  posture, 
Tient  deux  tourtereaux  dans  s?  main. 

Et  tout  âge,  et  tout  sexe  en  foule  se  contente 
A  voir  de  près  Jésus  dans  sa  divinité; 
Et  par  la  foi  chrétienne,  après  sa  longue  attente. 
Le  prix  est  enfin  remporté. 

Combien  de  fois  la  Vierge,  en  un  silence  austère 
Parmi  tant  de  témoins  gardé  profondément, 
Du  Verbe  alors  muet  respectant  le  mystère, 
Fut  discrète  par  dévoûment! 

Gloire  éclatante  au  Père;  au  Fils  pareille  gloire; 
Même  gloire  à  l'Esprit,  leur  souffle  respecté; 
Attribut  que  la  Foi  nous  montre  et  nous  fait  croire 
Toujours  un  dans  sa  Trinité. 


IIL 


L'encens  des  Sabéens  parfume  le  saint  temple; 
Le  sacrifice  est  prêt;  peuple,  viens  et  contemple; 
La  victime  devance  et  va  se  dévoiler. 
Hâtons-nous  de  la  suivre,  et,  pleins  du  même  zèle. 
Gardant  la  pureté  dans  notre  cœur  fidèle. 
Gourons  aussi  nous  immoler. 

Qu'une  Foi  plus  ardente  échauffe  mieux  nos  âmes; 
Que  la  Charité  sainte  y  réveille  ses  flammes; 
Qu'une  Espérance  aimable  y  brûle  son  encens; 


302  J.-B.  SAXTEUL. 

Spes  thura,  nec  desint  odores 
Quos  operum  bona  faraa  fundat. 

Vitae  nocentis  quid  tiahiraus  moras? 
Sit  fas  beato  sub  Sene  nos  mori; 
Lt  quem  sub  aris  inimolatum 
Vidimus,  hoc  etiam  fruamur. 

Sit  summa  Patri,  summaque  Filio, 
Sit  summa  sancto  gloria  Flaraini  : 
Magistra  quem  trinum  docendo, 
Vera  Fides  veneratur  unum. 


■oao- 


CHRISTO    PATIENTI. 


HTMNI  SEX. 


I. 


Fas,  Christe,  mœslis  plangere 
ïuos  dolores  cantibus, 
Quos  vitœ  ab  ipso  limine 
Ad  usque  mortem  passus  es. 


APPENDICE.  —  HYMNES.  303 

Que  par  des  actes  purs  notre  vie  embaumée 
Fasse  tomber  sur  nous  la  bonne  renommée, 
Salaire  des  cœurs  innocents. 

Pourquoi  dans  le  péché  traîner  notre  existence? 
Sachons  par  nos  vertus  ou  notre  pénitence 
Comme  le  saint  Vieillard  mériter  de  mourir; 
Afin  qu'après  la  mort  quand  viendra  l'autre  vie, 
Le  Dieu  qui  sur  l'autel  pour  nous  se  sacrifie 
Veuille  encore  nous  secourir. 

Gloire  suprême  au  Père;  au  Fils  gloire  suprême; 
Et  que  soit  l'Esprit  saint  glorifié  de  même, 
L'Esprit  saint  de  tous  deux  le  souffle  respecté  : 
Père,  Fils,  Esprit  saint,  divinité  multiple, 
Dont  la  Foi  nous  enseigne,  en  la  proclamant  triple, 
A  reconnaître  l'unité. 


-cQo- 


AU  CHRIST  SOUFFRANT. 


SIX  HYMNES. 


Nos  chants  vont  dire  la  souffrance 
Attachée,  ô  Christ,  à  tes  pas 
Depuis  le  jour  de  ta  naissance 
Jusqu'à  l'heure  de  ton  trépas. 


30/1  J.-B.  SANTEUL. 

Castœ  parentis  in  sinu 
Inclusus  ardebas  pâli; 
iEtcn-nus  ut  discas  mori, 
Mortale  corpus  induis. 

Vix  natus,  imbellis  puer 
Acuta  sentis  frigora, 
En  vile  pro  molli  thoro 
Fœnum  tibi  supponitur. 

Amore  te  facis  reum, 
Fers  sponte  pœnas  innocens, 
Nec  eximis  te  legibus, 
Suprenius  ipse  Legifer. 

Qui  primus  excisa  cruor 
E  parte  stillat  corporis 
^Icmbris  micans  ex  omnibus 
Torrentis  instar,  promet. 

Qui  mucro  lactentes  necat, 
Idem  luum  pectus  fodit, 
Et  quo  cadebant  parvuli, 
Hoc  tu  cadebas  vulnere. 

Exul  Deus,  promptâ  fugâ 
Tuae  saluti  consulis, 
Intras  Pharos  verax  Deus 
Mixtus  deis  mendacibus. 

Qui  nos  creavit,  laus  Patri  ; 


APPENDICE.  —  HYMNES.  305 

Dès  le  sein  d'une  cliaste  mère 
Déjà  tu  brûlais  de  souffrir; 
Tu  pris  notre  corps  éphémère, 
Immortel  qui  voulais  mourir. 

Tu  nais,  et  déjà  la  froidure 

Te  mord,  faible  enfant,  sur  ton  lit, 

Et  d'une  paille  vile  et  dure 

Ta  couche  sous  toi  s'amolht. 

Par  amour  proscrit  volontaire, 
Juste  qu'on  traite  en  malfaiteur, 
Tu  n'as  point  voulu  te  soustraire 
Aux  lois  dont  toi-même  es  l'auteur. 

Circoncis,  ton  corps  goutte  à  goutte 
Sous  l'acier  d'abord  saignera; 
Ton  sang  plus  tard  ouvrant  sa  route, 
De  tous  tes  membres  jaillira. 

Le  jour  qu'on  immolait  l'enfance, 
C'est  toi  que  le  fer  menaçait. 
L'innocent  tombait  sans  défense, 
Et  le  mêcne  coup  te  perçait. 

Lorsqu'en  ta  fuite  mémorable, 
Tu  vis  ton  salut  dans  l'exil, 
Pharos  vit  le  Dieu  véritable 
Se  mêler  aux  faux  dieux  du  Nil. 

Gloire  au  Père,  qui  fit  le  monde; 

20 


306  J.-B.  SANTEUL. 

Qui  nos  redemit,  Filio; 

Qui  nos  foves,  laus,  Spiritus. 

Uni  Dco  sit  gloria. 


II. 


Divine  crescebas  puer, 
Crescendo  disccbas  pâli, 
Hœc  destinatae  tune  erant 
Mortis  tuae  praeludia. 

Satus  Deo,  volens  tegi, 
Elegit  obsciirum  Patrem; 
Qui  fecit  aeternas  domos, 
Domo  latet  sub  paupere. 

Tremenda  cujus  prœpetes 
Mandata  portant  Spiritus, 
Cui  pronus  orbis  subditur, 
Se  sponte  Fabro  subjicit. 

Cœlum  manus  quœ  sustinent, 
Fabrile  contreclant  opus, 
Supremus  astrorum  faber 
Fit  ipse  vilis  artifex. 

Qui  nos  creavit,  laus  Patri  ; 
Qui  nos  redemit,  Filio; 
Qui  nos  foves,  laus,  Spiritus; 
Uni  Deo  sit  gloria. 


APPENDICE.  —  HYMNES.  307 

Gloire  au  Fils^  qui  l'a  raclieté; 
Gloire  à  l'Esprit,  qui  le  féconde; 
Gloire  à  Dieu  dans  son  unité. 

IL 

Dans  les  épreuves  les  plus  rudes 
Quand  tu  croissais,  enfant  divin, 
Tes  douleurs  étaient  les  préludes 
Et  les  présages  de  ta  fin. 

Le  Fils  de  Dieu,  d'un  père  infime 
Couvre  ici-bas  sa  majesté; 
Des  cieux  l'architecte  sublime 
Sous  un  toit  pauvre  est  abritée 

Dieu,  l'auteur  de  la  loi  sévère 

Que  ses  anges  vont  publier, 

Ce  Dieu  que  le  monde  révère 

Prend  pour  maître  un  humble  ouvrier. 

La  main  sur  qui  le  ciel  se  fonde 
Se  donne  un  labeur  humble  et  dur: 
Et  le  fabricateur  du  monde 
Ne  devient  qu'un  manœuvre  obscur. 

Gloire  au  Père,  qui  fit  le  monde; 
Gloire  au  Fils,  qui  l'a  racheté; 
Gloire  à  l'Esprit  qui  le  féconde; 
Gloire  à  Dieu  dans  son  unité. 


308  J.-B.  SANTEUL. 


III. 


Chrisius  tenebris  obsitam 
Liistrando  Judœam  docet, 
r.ens  obstinati  pecloris 
Christum  doccntem  respiiit. 

Sese  Deum  signis  probat, 
Surgunt  sepulchris  corpora^ 
Erepta  muto  vox  redit, 
Claudo  gradus,  cœco  dies. 

<iens  dura,  flecti  nescia, 
A  lires  sacris  sermonibus 
Obturât  et  solem  fugit, 
Amore  noctis  perdita. 

Mox  immerentem,  ceu  reum, 
Probris  gravant,  saxis  petunt, 
IlUim  pudendo  destinant 
Ingrata  turba  funeri. 

Qui  nos  creavit,  laus  Patri; 
Oui  nos  redemit,  Filio; 
Qui  nos  foves,  laus,  Spiritus, 
Uni  Deo  sit  gloria. 

IV. 

Pavete,  raptus  ad  necem 


APPENDICE.  —  HYMNES.  309 

III. 

Le  Christ,  éclairant  la  Judée, 
Lui  porte  ses  sages  discours; 
Mais,  de  son  erreur  possédée, 
Elle  fuit  le  divin  secours. 

Dieu  se  montre  :  un  boiteux  s'élance; 
Des  morts  se  lèvent  des  tombeaux; 
Des  muets  rompent  le  silence; 
L'aveugle  reprend  ses  flambeaux, 

.Mais  ces  races  trop  endurcies 
Dédaignent  un  sage  conseil. 
Et  leurs  paupières  obscurcies 
Préfèrent  la  nuit  au  soleil. 

L'innocent  est^  comme  un  coupable. 
Chargé  d'opprobre  et  lapidé; 
Par  le  peuple  ingrat  qui  l'accable 
Il  voit  son  trépas  décidé. 

Gloire  au  Père,  qui  fit  le  monde; 
rdoire  au  Fils,  qui  l'a  racheté; 
Gloire  à  l'Esprit,  qui  le  féconde; 
Gloire  à  Dieu  dans  son  unité. 

IV. 

O  terreur!  conduit  au  supplice, 


ilO  J.-B.  SANTEUL, 

Homo  velul,  pavet  Deus, 
Toto  ciuor  de  corpore 
Proruptus  in  terram  cadit. 

Ouid  machinaris  proditor? 
(}ui  te  bonus  pavit  suo 
Conviva  Christus  corpore, 
-Mendace  tradis  osculo. 

Qui  nostra  riipit  vincula, 
Duris  ligatur  vinculis; 
Divis  adorandum  capiit 
Miles  scelestus  percutit. 

Orbis  supremus  arbiter 
Dijudicandus  sislitur, 
Summus  Sacerdos,  impià 
Cadit  sacerdotum  manu. 

Oui  nos  creavit,  laus  Patri  ; 
Oui  nos  redemit,  Filio; 
Qui  nos  foves,  laus,  Spiritus, 
Uni  Deo  sit  gloria. 


Ah!  parce  corpus  innocens, 
Lictor,  flagellis  scindere. 
Quid  Tulnus  addis  vulneri  ; 
.lam  penè  totum  vulnus  est. 


APPENDICE.  —  HYMNES.  311 

Comme  un  mortel  Dieu  s'est  troublé; 
Et  dans  l'horrible  sacrifice, 
Son  sang  sur  la  terre  a  coulé. 

Que  veut  Judas?  En  vain  ce  traître 
S'est  repu  d'un  corps  adoré, 
Son  Dieu,  son  convive,  son  maître 
Par  son  baiser  fourbe  est  livré. 

Celui  qui  brisa  notre  chaîne 
Voit  des  chaînes  flétrir  ses  mains. 
Les  saints  l'adorent;  notre  haine 
Le  livre  aux  soldats  inhumains. 

Dieu,  l'arbitre  de  tous  les  êtres, 
Est  captif,  attendant  son  sort  ; 
Il  est  le  souverain  des  prêtres, 
Des  prêtres  lui  donnent  la  mort. 

Gloire  au  Père,  qui  fit  le  monde; 
Gloire  au  Fils,  qui  l'a  racheté; 
Gloire  à  l'Esprit  qui  le  féconde; 
Gloire  à  Dieu  dans  son  unité. 


O  licteur  dont  la  main  trop  sûre 
Coup  sur  coup  frappe  un  innocent. 
Son  corps  n'est  plus  qu'une  blessure; 
Retiens  ton  fouet  avilissant. 


.U2  J.-B.  SANTEUL. 

Nudaiilur  ossa  carnibus, 
Scissos  per  art  us  it  cruor, 
Non  sanguis  uvae  sic  fluit 
Quam  dura  vis  praell  domat. 

Frons  pro  corona  regia 
Horrel  sub  aspris  vepribus  : 
Hsec  illa,  crudelis  Sion, 
OuBî  serta  iieclis  Principi? 

Anindo  pro  sceplro  datur  : 
Durusque  pro  throno  lapis  ; 
Quem  vestil  aeternum  jubar, 
Ridenda  veslit  purpura. 

Quae  non  tulit  ludibria! 
Reo  Deus  postponitur; 
Qui  sceptra  regum  dividit, 
Ut  scenicus  Rex  luditur. 

Qui  nos  creavit,  laus  Patri  ; 
Qui  nos  redemit,  Filio; 
Qui  nos  foves,  laus  Spiritus, 
Uni  Deo  sit  gloria. 

VI. 

Quo  forma  cessit  par  Deo 
Non  vultus  idem,  non  décor, 
Atro  fluentem  sanguine, 
Et  ora  fœdum  vidimus. 


APPENDICE.  —  HYM^ES.  Hiô 

Ses  chairs  sous  la  main  qui  les  frappe 
Quittent  ses  os,  et  font  pleuvoir 
Plus  de  sang  que  jamais  la  grappe 
Ne  rend  de  vin  sous  le  pressoir. 

L'épine,  moqueuse  guirlande. 
Ose  le  couronner  d'affront  : 
O  Sion,  est-ce  là  l'offrande 
Qu'attendait  cet  auguste  front  ? 

Son  sceptre  est  le  roseau  sans  gloire; 
Sur  la  pierre  il  trône  crûment; 
Et  d'une  pourpre  dérisoire 
On  couvre  son  rayonnement. 

Jouet  d'un  peuple  déicide, 
Dieu  moins  qu'un  larron  est  prisé; 
Lui  qui  du  sort  des  rois  décide. 
En  roi  de  théâtre  est  posé. 

Gloire  au  Père,  qui  fit  le  monde; 
Gloire  au  Fils,  qui  l'a  racheté: 
Gloire  à  l'Esprit,  qui  le  féconde; 
Gloire  à  Dieu  dans  son  unité. 

VI. 

Sa  démarche,  sa  noble  face 
Hefléîaient  la  divinité  : 
La  céleste  grandeur  s'efface 
De  son  corps  tout  ensanglanté. 


31Û  J.-B.  SANTELL. 

Quae  solis  obsciirant  jubar, 
Vélo  tciîuutiir  lumina. 
Sputis  lionestum  putribus 
Os  turba  fœdat  insolens. 

Crucis  tremens  sub  pondère 
Gressus  labaiites  vix  trahit, 
Quem  slipat  aiila  cœlitum, 
Datur  coiiies  latronibus. 

Qui  vestit  arva  floribus, 
Nudiis  cruci  suspenditur, 
Qui  dat  feris  cnbilia, 
Ubi  quiescat,  non  habet. 

Clavis  manus,  clavis  pedes 
Gonfossus  hœret  stipiti. 
Sed  quàm  sui  tenaciùs 
A.moris  haeret  vinculis  ! 

Quae  dedocendo  crimina 
Monstrabat  ad  cœlum  viam. 
Quae  lingua  melle  fluxerat. 
Infecta  felle  tingitur. 

Ne  quae  vacaret  corporis 
Intacta  pars  doloribns, 
Proterva  verba  militum 
Aures  pudicas  vulnerant. 

Qui  rupe  fontes  eiicit, 


APPENDICE.  —  HYMNES.  315 

Ses  yeux  éclipsaient  l'œil  du  monde, 
Ils  se  couvrent  d'un  voile  obscur; 
Des  bourreaux  le  crachat  immonde 
Va  profaner  ce  front  si  pur^ 

Accablé  de  la  croix  qu'il  porte, 
Il  se  traîne  dans  les  douleurs  : 
Des  anges  lui  devraient  l'escorte, 
Pour  escorte  il  a  des  voleurs. 

Il  donne  aux  champs  leurs  couvertures, 

Nu,  sur  la  croix  il  va  monter; 

Il  abrite  les  créatures, 

Et  lui,  n'a  rien  où  s'arrêter. 

Des  clous  affreux  au  bois  funeste 
Fixent  ses  pieds,  fixent  ses  mains; 
Un  lien  plus  fort  que  le  reste. 
C'est  son  amour  pour  les  humains. 

Cet  organe  par  qui  la  foule 
Fuit  le  crime  et  gagne  le  ciel, 
Sa  bouche,  d'où  le  miel  découle, 
Ses  bourreaux  l'abreuvent  de  fiel. 

Pour  que  chez  lui  rien  ne  sommeille 
Par  la  douleur  sollicité, 
Des  soldats  jusqu'en  son  oreille 
Offensent  la  pudicilé. 

Lui  qui  change  en  source  une  roche, 


316  J.-B.  SAiXTEUL. 

Ardens  siti  consuniitur. 
Sod  major  iirebat  sitis; 
Erat  sitis,  mundi  salus. 

Vel  cujus  attactus  fiigit 
Percussa  morborum  cohors, 
Ad  militis  ludibrium 
Haec  vestis  in  sortem  datur. 

Hecede,  Virgo,  Filii 
Tu  funus  extendis  parens  : 
Adstando  nescis  quàm  tuis 
JVatum  necas  doloribus  ! 

Clamore  magno  dum  Patrem 
Sibi  relictus  invocat, 
Cum  morte  kictantem  Deum 
Non  audit  ille,  vix  Pater. 

Sit  hœc  dolorum  pars  levis; 
Acerbiora  pertulit, 
Dum  mente  prœsagâ  videt 
Inane  mortis  praemium. 

Fac,  Christe  ne  sint  irrita 
Tormenta,  quae  perpessus  es, 
Ne  morte  contempta  Dei 
Te  sentiamus  vindicem. 

Qui  nos  creavitj  laus  Patri; 
Qui  nos  redemit,  Fiiio; 


APPENDICE.  —  HYMNES.  317 

A  la  soir  il  paye  un  tribut  ; 

Mais  quelle  soif  du  corps  approche 

De  sa  soif  pour  notre  salut  ! 

Hobe,  dont  le  toucher  propice 
Écarte  les  maux  et  la  mort, 
Tu  te  vois,  comble  de  supplice  l 
Par  des  soldats  tirée  au  sort. 

O  Vierge  !  ô  déplorable  Mère  ! 
Ta  présence  accroît  ses  douleurs; 
Et  tu  rends  sa  mort  plus  amère 
Quand  tu  l'arroses  de  les  pleurs. 

Délaissé,  lamentable,  il  crie. 
Ce  Dieu  qui  combat  le  trépas; 
Et  son  Père,  qu'en  vain  il  prie, 
Père  à  demi,  ne  l'entend  pas. 

Épreuve  pour  sa  patience. 
Un  regret  plus  grand  le  poursuit  : 
C'est  de  voir,  dans  sa  prescience, 
Ceux  pour  qui  sa  mort  est  sans  fruit. 

Jésus,  fais  que  pour  l'homme  impie 
Tes  tourments  ne  se  perdent  pas, 
De  peur  que  là-haut  il  n'expie 
L'injuste  oubU  de  ton  trépas. 

Gloire  au  Père,  qui  fit  le  monde; 
Gloire  au  Fils,  qui  l'a  racheté; 


318  J.-B.  SAMEUL. 

Qui  nos  foves,  laiis,  Spiritus, 
Uni  Deo  sit  gloria. 


-o^o- 


SANCT^  MARIEE  MAGDALEN/D. 


HYMNI  DUO. 


Procul  maligni  cedite  Spiritus; 
Nunc  imperanti  cedite  Numini; 
Fessamque  iongis  Magdalenen 
Parcite  nunc  agitare  pœnis. 

Christi  jubentis  numine  territi 
Fugère  septem  :  mox  sibi  reddita, 
Te,  Cliriste,  consectatur  unum, 
El  memori  tibi  mente  servit. 

Quin  et  cruentâ  de  trabe  pendulo 
Christo  litabat  mille  doloribus  ; 
Quàm  vellet  insonlis  Alagistri 
Sola  graves  tolerare  pœnas  ! 

Miscere  fletus  sanguinis  œmulos 
Non  cessât,  astans  victima  victimae  : 
Christus  silendo,  nil  rependit  : 
Quàm  meliùs  probat  hinc  amantem  l 


j^PPErSDICE.  —  HYMNES.  319 

Gloire  à  l'Esprit,  qui  le  féconde; 
Gloire  à  Dieu  dans  son  unité. 

A  SAINTE  MARIE-MAGDELEINE. 

DEUX  HYMIVES. 
1. 

Fuyez,  malins  esprits;  que  votre  impure  haleine 
Se  détourne  à  la  voix  de  la  divinité; 
Délivrez  de  ses  maux  le  cœur  de  Magdeleine 
Par  vous  trop  long-temps  agité. 

Us  étaient  sept  :  Jésus  parle;  à  sa  voix  suprême, 
Bien  loin  de  leur  victime  ils  ont  fui  pleins  d'effroi. 
Et  Magdeleine,  ô  Christ,  est  rendue  à  soi-même. 
Et  ne  prend  que  vous  pour  son  roi. 

Comme  au  Christ  attaché  sur  la  croix  déicide 
Elle  offrait  ardemment  l'hommage  de  ses  pleurs! 
De  ce  maître  innocent  comme  son  ame  avide 
Appelait  sur  soi  les  douleurs! 

Ses  pleurs  avec  le  sang  luttent  de  violence; 
Son  cœur  pour  la  victime  est  victime  à  son  tour. 
.Tésus  reste  muet  ;  mais  ce  divin  silence 
Approuve  bien  mieux  son  amour. 


3-20  J.-B.  SAMEUL.       ^ 

II. 

Maria  sacro  saucia  viilnere, 
Jam  non  dolendum  quid  Dominiim  doles? 
Semper  rcnascens  hic  amoris 
Unde  tibi  violentus  ardor  ? 

Quem  quaeris  ipso  funeris  in  sinu, 
Victo  triumphat  funere  clarior. 
Vivit  :  retecto  jam  sepulchro 
Ecce  jacent  revoluta  saxa. 

Myrrliam  quid  affers,  vanaque  balsama? 
llaac  liice  functis  débita  mimera  : 
Mox  ille  donandos  Olympo 
Non  eget  his  redivivus  artus. 

Ingens  amantem  te  dolor  indicat, 
Amans  vicissim  se  Deus  obtulil  : 
Agnosce  vocem  tu  Magistri 
Nomine  te  proprio  vocantis. 

Tu  prima  teslis,  primaque  nuntia, 
Velox  in  urbem  protinus  advola, 
Christique  mitantes  Ministros 
Plena  Deo  propiore  firma. 


-O^D- 


\PPENDICE.  —  HYMNES.  324 

II. 

O  Magdeleine,  en  proie,  à  vos  saintes  blessures, 
Pourquoi  pleurer  uu  Dieu  qui  n'est  plus  à  pleurer? 
Pourquoi  clans  voire  sein  réveiller  les  tortures 
Oui  reviennent  le  déchirer  ? 

Ce  Dieu,  que  vous  cherchez  au  tombeau  qui  le  couvre. 
Triomphe,  et  du  trépas  revient  plus  radieux. 
Il  vit,  et  retournés  sur  sa  tombe  qui  s'ouvre, 
Les  rochers  gisent  à  vos  yeux. 

Pourquoi  ces  vains  présents  et  de  myrrhe  et  de  baume 
Qu'on  réserve  aux  humains  chez  les  morts  descendus  ? 
Par  un  Dieu  qui  renaît  au  céleste  royaume 
Ces  dons  ne  sont  point  attendus. 

Votre  immense  douleur  montre  votre  tendresse; 
Dieu  vous  offre  la  sienne  en  s'otîrant  sur  la  croix  ; 
Quand  par  votre  nom  même  à  vous-même  il  s'adresse, 
De  ce  Dieu  connaissez  la  voix. 

Vous  son  premier  témoin,  volez,  et,  la  première, 
Annoncez  le  miracle  à  tout  homme,  en  tout  lieu; 
Au  disciple  incertain  portez  votre  lumière 
Et  votre  confiance  en  Dieu. 


2i 


322  J.-B.  SA^TEUL. 

IN  FESTO  OMNIUM  SANCTORUiM. 

HYMIKI  TRES. 
I. 

Cœlo  quos  eadem  gloria  consecrat. 
Terris  vos  eadem  concélébrât  dies  : 
Laeti  vestra  simul  praemia  pangimus, 
Duris  parla  laboribus. 

.lam  vos  pascit  Amor,  nudaque  Veritas; 
De  pleno  bibitis  gaiidia  flumine; 
Illic  perpetuam  mens  satiat  sitim, 
Sacris  ebria  fontibiis. 

Altis  secmn  habitans  in  penetralibus. 
Se  Rex  ipse  suo  contuitu  beat, 
lilabensque,  sui  prodigiis,  intimis 
Sese  mentibus  inscrit. 

Altari  medio,  cui  Deus  insidet, 
Agni  fumât  adhuc  innocuus  cruor  : 
Qiiœ  raactaîa  Patri  se  semel  obtulit. 
Se  jugis  litat  hostia. 


APPENDICE.  —  HYMNES.  323 


i'OUR  LA  FETE  DE  TOUS  LES  SAINTS. 


TROIS  HYMNES. 


L 


Vous  que  couronne  au  ciel  votre  commune  gloire, 

De  Dieu  les  terrestres  enfants 
Viennent  au  même  jour  chanter  votre  mémoire, 
Et  célébrer,  joyeux,  les  gages  de  victoire 
Acquis  par  tant  de  peine  à  vos  fronts  triomphants. 

L'Amour,  la  Vérité  qui,  pure,  se  déploie, 

Font  désormais  votre  aliment. 
Vous  buvez  à  pleins  bords  au  fleuve  de  la  joie; 
Et  la  soif  de  votre  ame,  éternelle,  se  noie 
A  la  source  sans  fond  d'un  doux  enivrement. 

Au  fond  du  sanctuaire,  en  sa  sainte  attitude 

Comme  en  lui-même  retii'é. 
Dieu  de  son  propre  aspect  fait  sa  béatitude, 
Déborde,  se  prodigue,  et  de  sa  plénitude 
Pénètre  tous  les  cœurs  dont  il  est  entouré. 

Au  milieu,  sur  l'autel  où  le  Très-Haut  réside, 

Fume  encore  le  sang  divin 
Que  pour  fléchir  son  Père  offrit  l'Agneau  candide, 
Ce  sang  qui  vint  pour  nous  rendt'e  la  terre  humide. 
Qui  pour  nous  dans  le  ciel  est  prodigué  sans  fin. 


324  J.-B.  SANTEUL. 

Pronis  turba  Senum  ccrnua  frontibus, 
Inter  lot  rutili  fiilgiira  luminis, 
Regnanti  Domino  devovet  aurea 
Quae  ponit  diademata. 

Gentes  innumerae,  conspicuae  stolas 

Agni  purpureo  sanguine  candidas, 

Palmis  laeta  cohors  cantibus  œmulis 

Ter  sanctum  célébrant  Deum. 

Sit  laus  summa  Patri,  summaque  Filio, 

Sit  par  sancte  tibi  laiis  quoque  Spiritus, 
Qui  das  pro  merilis,  optimus  arbiter, 
Te  totum  simul  omnibus. 


ir. 


Vos  sancti  Proceres,  vos  Superûm  chori, 
Gœli  quotquot  habet  Piegia  Principes, 

Nostros  nunc  date  vestris 

Gantus  jungere  cantibus. 

Primis  ante  alios,  gloria  Cœiilûm, 
Christi  Virgo  parens  fulget  honoribus; 

Divinoque  severum 

Flectit  pignore  Judicem. 


APPENDICE.  —  HYMNES.  325 

Fléchissant  devant  Dieu  sous  le  respect  et  l'âge, 

Des  vieillards  au  front  vénéré 
Aux  lueurs  des  éclairs  viennent  lui  faire  hommage 
De  ces  couronnes  d'or,  éblouissante  image 
Des  terrestres  grandeurs  qu'il  dispense  à  son  gré. 

Des  palmes  dans  les  mains,  pompeusement  parée 

De  tuniques  dont  la  splendeur 
Est  du  sang  de  l'agneau  doublement  décorée, 
La  foule  des  élus  est  à  ses  chants  livrée, 
Et  du  Dieu  trois  fois  saint  raconte  la  grandeur. 

Gloire  éternelle  au  Père;  au  Fils  gloire  semblable; 

Esprit  saint,  même  gloire  à  vous, 
A  vous  qui,  des  humains  le  juge  irrécusable. 
Pesant  nos  actions  d'une  main  équitable 
Tout  entier  pour  chacun  vous  épanchez  sur  tous. 


IL 


Vous  qui  menez  des  saints  les  pieuses  phalanges 

Dans  le  séjour  de  l'Éternel, 
Séraphins,  grands  du  ciel,  et  vous,  chœurs  des  archanges. 
Quand  vos  voix  au  Seigneur  vont  porter  ses  louanges, 
Mêlez  à  vos  accords  notre  chant  solennel. 

La  première  avant  tous  dans  la  gloire  céleste, 

La  Vierge,  Mère  du  Sauveur, 
Porte  de  la  grandeur  le  signe  manifeste. 
Et  du  divin  courroux  dissipant  ce  qui  reste, 
Elle  trouve  en  son  Fils  un  gage  de  faveur. 


326  J.-B.  SANTEUL. 

Adstant  Spirituum  mille  acies  throno. 
Régi  sancta  feriint  vota  clientium. 

Hic  Baplista  profundo 

Lucis  flumine  mergitiir. 

Quorum  nimtia  vox,  orbis  ad  ultimas 
Christum  vox  resonans  intonuit  plagas; 

Prœcones  duodeni 

Sacris  Vatibus  assident. 

Fuso  purpurei  sanguine  Martyres, 
Et  puro  niveae  pectore  Virgines 

Agno  candida  fundunt 

Kubris  lilia  cum  rosis. 

Qui  pavêre  suos  Praepositi  grèges, 
Pascuntur  supero  Numine  pleniùs; 
Qui  flevêre,  serenus 
Abstergit  lacrymas  Pater. 

III. 

Hymnis  dum  resonat  curia  Gœiitum, 
Hic  stemus  patriis  finibus  exules; 

Hic  suspensa  tenemus 

Mutis  cantibus  organa. 


APPENDICE.  —  HYMNES.  32'; 

Par  tous  les  saints  debout  près  du  Trône  suprême 

Aux  pieds  de  Dieu  sont  apportés 
Les  vœux  que  nul  client  n'y  peut  porter  lui-même: 
Et  le  saint  qui  montra  le  fleuve  du  baptême 
Jouit  dans  ce  séjour  d'un  fleuve  de  clartés. 

Les  douze  précurseurs  dont  les  voix  messagères, 

Avec  un  accent  inspiré, 
Portaient  le  nom  du  Christ  aux  rives  étrangères, 
Sont  assis  maintenant,  dans  les  divines  sphères. 
Au  cercle  glorieux  des  prophètes  sacrés. 

La  vierge  et  le  martyr,  lui  rougi  du  supplice. 

Elle  blanche  de  sa  candeur, 
Viennent  à  l'Agneau  saint  off"rir  en  sacrifice 
La  fleur  au  teint  vermeil,  la  fleur  au  blanc  calice; 
La  rose  pour  le  sang,  le  lis  pour  la  pudeur. 

Le  pasteur  de  troupeaux  qui  de  sa  voix  de  prêtre 

Pieput  les  fidèles  humains, 
Lui-même  de  son  Dieu  va  là-haut  se  repaître; 
Et  quiconque  a  pleuré  va  chez  le  puissant  Maître 
Voir  ses  pleurs  essuyés  par  de  divines  mains. 


IIL 


Tandis  que  près  de  Dieu  les  saintes  assemblées 

De  leurs  chants  remplissent  les  cieux, 
Nos  âmes  ici-bas  languissent  exilées. 
Nous  pleurons  la  patrie,  et  nos  mains  désolées 
Ne  savent  plus  tenir  nos  luths  silencieux. 


328  J.-B.  SANTEUL. 

Ouando  mens  misero  libéra  carcere 
Se  vestris  sociam  cœtibus  inseret. 
Et,  caligine  pulsà, 
Gœli  liicem  habitabimus  ? 

Obscurae  fugient  mentis  imagines, 
Cùm  stantes  propiùs  liiminis  ad  jubar. 

Nos  Verum  sine  nul?e 

Ipso  in  fonte  videbimus. 

Nobis  sancta  cohors  sis  bona,  fluctibus 
Luctantes  mediis,  quos  modo  respicis, 

Da  portas,  duce  Christo, 

Da  contingere  prosperos. 

A  quo  ciincta  fluunt  maxima  laiis  Patri, 
Qui  mundum  réparai,  maxima  Filio; 

Et  quo  pectora  flagrant 

Sit  laus  maxima  Flamini. 


~c^o~ 


APPENDICE.  —  HYiMNES.  329 

Oh  î  quand  pourra  notre  ame,  échappée  à  ses  langes, 

Fuir  sa  misérable  prison 
Et  rejoindre  des  saints  les  heureuses  phalanges  ! 
Quand  pourrons-nous,  chassanfde  ténébreux  mélanges. 
Des  célestes  splendeurs  habiter  la  maison  ! 

Nous  verrons  s'effacer  les  images  obscures, 

De  nos  esprits  rêves  trompeurs, 
Quand  nous  verrons  de  près  luire  les  clartés  pures. 
Quand  nous  pourrons  enfin  aux  sources  les  plus  sûres 
Aller  puiser  le  vrai  dégagé  de  vapeurs. 

Tandis  que  nous  luttons,  tandis  que  des  orages 

Nous  cherchons  à  vaincre  l'effort, 
O  saints,  ô  bienheureux,  soutenez  nos  courages, 
Et,  guidés  par  le  Christ,  poussés  par  vos  suffrages. 
Puissions-nous  obtenir  les  délices  du  port. 

Gloire  suprême  au  Père,  au  Père  qui  féconde 

L'Univers,  œuvre  de  ses  mains; 
Gloire  suprême  au  Fils,  qui  racheta  le  monde; 
Et  gloire  à  l'Esprit  saint,  dont  l'influence  inonde 
D'amour  et  de  clarté  les  âmes  des  humains. 


330  J.-B.  SANTEUL. 

SANCTIS    MONACinS. 

HTHTII  DUO. 

1. 

Felices  nemoriim  pangimus  incolas, 
Certo  consilio  quos  Deus  abdidit, 

Ne  contagio  secli 

INIores  laederet  integros. 

Ut  le  possideant,  quem  sitiunt  Deum, 
Urbes,  régna,  suos,  se  qiioque  deserunt  : 

Totiis  viluit  orbis, 

Diim  cœlestia  cogitant. 

-Nudi,  prompti,  alacres,  liberiab  omnibus. 
Ad  iuctam  pngiies  ocyùs  advolant  : 

Ut  vastum  mare  tranent. 

Prudentes  onus  exuunt. 

Eternas  ut  opes,  certaque  gaudia 
Securi  rapiant,  omnia  ludicra 

Sano  pectore  temnunt, 

Confisi  melioribus. 

mis  summa  fuit  gloria,  despici: 
Illis  divitiœ,  pauperiem  pati  ; 

Illis  summa  voluptas, 

Longo  supplicio  mori. 


APPENDICE.  —  HYMNES.  331 

AUX   SAINTS   MOINES. 

DEUX  HYMNES. 
I. 

Fortunés  habitants  de  ces  forêts  profondes 
Où  les  conseils  de  Dieu  vous  tenaient  abrités, 
Et  préservaient  vos  mœurs  d'un  siècle  aux  mœurs  immondes, 
Nous  chantons  vos  félicités. 

Pour  posséder  le  Dieu  dont  leur  ame  est  avide, 
Pays,  grandeurs,  famille,  eux-mêmes,  tout  est  loin. 
Tout  ce  globe  à  leurs  yeux  est  méprisable  et  vide, 
Le  ciel  est  leur  unique  soin. 

Dépouillés,  prompts,  dispos,  libres  de  toute  chose, 
Ils  courent  à  la  lutte,  intrépides  jouteurs; 
Pour  traverser  la  mer  où  chacun  d'eux  s'expose, 
Ils  s'allègent,  prudents  nageurs. 

D'un  trésor  éternel,  d'une  gloire  certaine 
Us  voudraient  se  saisir  avec  sécurité. 
Les  plaisirs  sont  trop  vains  pour  leur  ame  trop  saine, 
Plus  haut  leur  espoir  est  monté. 

Comme  un  suprême  honneur  ils  tiennent  les  injures; 
Pour  eux  les  vrais  trésors  sont  dans  la  pauvreté; 
Pour  eux  enfin,  mourir  dans  de  longues  tortures 
Est  la  suprême  volupté. 


332  J.-B.  SAxXTEUL. 

Fac  nos,  summe  Deus,  qiiœ  patimiir  mala 
In  pœnam  scelerum  ferre  libentiùs; 

Et  tellure  relie ià, 

Immortalia  quaerere. 

iEterniis  sit  honos  ingenito  Patri: 
Sit  par  iinigenœ  gloria  Filio, 

Sacri  nexus  amoris, 

Laiis  compar  tibi,  Spirilus. 


II. 


0  puichras  acies,  castraque  fortia, 
Ouae  Spes,  iina  Fides,  unus  Amor  régit. 

Omnes  lege  sub  una, 

Lno  sub  duce  militant. 

Heu!  quantis  rapiunt  astra  laboribus; 
Puisant  perpetuis  questibus  aethera, 

Per  jejunia  longa 

Vires  corporis  alterunt. 

Votis  unanimes,  vi  quoque  fletuum 
Instant,  et  socias  ingeminant  preces, 

Et  concordibus  armis, 

Vim  cœlo  simul  inferunt. 

Haec  vis  grata  Deo;  sic  amat  optimus 
Vinci  per  lacrymas,  per  gemitus  Pater  : 

Sic  duris  reseratur 

Cœlum  conditionibus. 


APPENDICE.  —  HYMNES.  liiys 

Faites-nous,  ô  grand  Dieu,  voir  dans  noire  souffrance 
De  nos  péchés  nombreux  le  prix  trop  mérité; 
Faites  que  noire  mort,  suprême  délivrance, 
Nous  mène  à  l'immortalité. 

Créateur  incréé,  gloire  à  vous,  Dieu  le  Père; 
A  votre  Fils  unique  honneur  ainsi  qu'à  vous; 
Gloire  à  vous,  Saint-Esprit,  de  leur  amour  prospère 
Le  lien  vénérable  et  doux. 


11. 


Dans  ses  camps  assurés,  ô  brillante  phalange 
Que  régit  même  amour,  même  espoir,  même  foi, 
Et  qui  sous  un  seul  chef  en  combattant  se  range, 
Pour  subir  une  même  loi  ! 

Combien  par  les  travaux,  combien  par  la  prière 
Ils  cherchent  vers  le  ciel  un  refuge  assuré! 
Combien  du  jeûne  affreux  l'atteinte  meurtrière 
Affaiblit  leur  corps  macéré  ! 

Pleins  d'un  zèle  unanime,  ils  font  valoir  ensemble 
Les  soupirs  de  leurs  cœurs,  les  larmes  de  leurs  yeux; 
Et  visent,  raffermis  du  nœud  qui  les  rassemble, 
A  forcer  la  porte  des  cieux. 

Dieu  sourit  à  leur  force;  il  aime  la  victoire 
Que  remportent  sur  lui  larmes  et  maux  soufferts; 
Par  ce  Dieu  juste  et  bon,  à  ce  prix  méritoire 
Les  abords  du  ciel  sont  ouverts. 


33^1  J.-B.  SANTEUL. 

Kervent  qiiando  die  cuncta  tunuiltibus, 
Altum  turba  silet  ;  caetera  diim  tacent, 
Hi  per  cantica  riimpunt 


Exercet  vigiles  continuas  labor; 
Incumbunt  operi  non  résides  manus; 

Tell  us  culta  colonis 

Victum  suppeditat  suis. 

Quin  regina  sui  mens  quoque  subditur 
Uectorisque  studet  nutibus  obsequi, 

Nil  servat  sibi  juris, 

Capte  liberior  jugo. 

^Eternus  sit  honos  ingenito  Pal  ri  ; 
Sit  par  unigenœ  gloria  Filio, 

Sacri  nexus  amoris, 

Laus  compar  tibi,  Spiritus. 

-o©o- 


s  AN  CTO    BRU  NOM. 

HYMM  QUATUOR. 
I. 

Brunonem  strepitu  qui  procul  urbium, 
Sese  Cartliusiis  monliljus  abdidit. 


APPENDICE.  —  HYMNES.  335 

Pour  les  rumeurs  du  jour  quand  le  monde  s'éveille, 
Dans  leur  sage  retraite  ils  demeurent  sans  bruit  ; 
Et  leurs  cantiques  saints,  quand  le  monde  sommeille, 
Bompent  le  calme  de  la  nuit. 

Leur  vigilante  ardeur  les  presse,  les  excite; 
Ils  sont  sur  le  travail  courbés  incessamment. 
Et  du  sol  généreux  que  leur  main  sollicite 
Ils  obtiennent  leur  aliment. 

Maîtresse  d'elle-même,  et  toutefois  docile, 
Leur  ame  veut  d'un  chef  subir  la  volonté; 
Ils  savent  sous  le  joug  plier  un  cou  facile 
Pour  garder  mieux  la  liberté. 

Créateur  incréé,  gloire  à  vous,  Dieu  le  Père; 
A  votre  Fils  unique  honneur  ainsi  qu'à  vous; 
Gloire  à  vous,  Saint-Esprit,  de  leur  amour  prospère 
Le  lien  vénérable  et  doux. 


-o©o- 

A   SAINT   BRUNO. 

QUATRE  HYMKES. 
I. 

Donnez-vous,  chants  de  fête,  une  sainte  licence 
Troublez  la  solitude  et  rompez  le  silence 
Où  vécut  long-temps  écarté 


33(5  J.-B.  SANTEUL. 

Sit  fas  è  latebris,  èque  silentio, 

Festis  prodere  cantibus. 

Lltrix  ira  Dei,  qiiae  manet  impios. 
Hune  miris  adeo  terruerat  modis  ! 
Mutatiis  lacitâ  proposait  fugâ 
Urbes,  seque  relinquere. 

.Eternas  ut  opes  vi  rapiat,  suas 
Fort!  despiciens  pectore  deserit. 
Doctarum  juvenem  non  movet  ampliùs 
Laurus,  gloria  frontium. 

Aani  quo  Bruno  fugis  ?  solibus  invia 
In  déserta  rapit  quis  sacer  impetus? 
Uno  leste  Deo  vivere  cogitas, 
Lno  teste  Deo  mori. 

Non  solus  fugies,  propositi  ducem 
Ardent  sex  pariter  te  comités  sequi  ; 
Hos  fulgêre,  velut  sidéra  territus 
In  somnis  Hugo  vide  rat. 


APPENDICE.  —  HYMx\ES.  :yr, 

Bruno  qui,  sur  les  monts  de  l'antique  Chartreuse. 
Évitait  des  humains  l'approche  dangereuse 
Et  les  rumeurs  de  la  cité. 

Bruno  voyait  toujours,  dans  son  ame  éperdue, 
Sur  le  front  du  pervers,  menaçante,  étendue, 

Se  lever  la  divine  main; 
Alors,  plein  de  terreur,  il  changea  de  conduite. 
Et  voulut,  solitaire,  éviter  par  la  fuite 

Et  lui-même  et  le  genre  humain. 

Ardent  à  conquérir  réternelle  richesse, 
il  affermit  son  cœur,  il  quitte  sans  faiblesse 

Les  faux  biens  et  les  vains  plaisirs; 
.leune,  à  l'âge  amoureux  de  tout  ce  que  l'on  vanle, 
Les  lauriers,  ornements  d'une  tète  savante, 

Cessaient  d'exciter  ses  désirs. 

Où  fuis-tu  donc,  Bruno?  Vers  l'exil  volontaire 
Où  ne  vint  avant  toi  nul  autre  solitaire. 

Quel  saint  élan  te  fait  courir? 
La  pieuse  espérance  où  ton  ame  se  livre 
Est-elle  qu'en  ces  lieux  Dieu  seul  te  verra  vivre, 

Et  Dieu  seul  te  verra  mourir? 

Tu  ne  fuiras  pas  seul  :  sous  ta  sage  conduite 
Six  autres  compagnons,  fiers  d'imiter  ta  fuite. 

Brûlent  de  te  suivre  en  ces  lieux. 
Hugues,  plein  de  terreur,  les  vit  en  même  nombre. 
Tandis  qu'il  sommeillait,  briller  dans  la  nuit  sombre, 

Comme  autant  d'astres  dans  les  cieux. 

22 


o38  J.-B.  SANTEUL. 

Feiix  auguriumî  suscipit  hospites; 

Moules  quos  colereut,  donat  inhospilos 

Altis  culminibus  sic  vaga  sidéra 

Fixit,  perpétuas  faces. 

obsciiris  nenioriim  de  penetralibus 
Egressus,  patrio  qui  riUilas  polo  : 
:\os,  ô  saiicte  Pater,  te  ciipidos  sequi. 
Duc,  régnas  ubi,  filios. 

Patri  maxima  laus,  qui  créât  omnia, 
Mundum  qui  redimit,  maxima  Filio. 
Oiio  déserta  petit  ductus  bomo  Deus, 
Laus  compar  tibi,  Spiritus. 


II. 


Vos  inaccessi,  loca  sola,  montes, 
Vos  et  œternâ  nive  cana  saxa; 
En  novus  vestros  penetravit  hospes 
Bruno  recessus. 

Antra  terroris  nihil  haec  babebunt. 
Sponte  summittent  juga  celsa  rupes. 


APPENDICE.  —  HYMNES.  339 

l^iésage  fortuné  î  de  ces  cimes  désertes 
Par  Hugues,  leur  patron,  à  leur  culture  offertes, 

Ils  deviennent  les  habitants; 
Hugues  fixait  ainsi  leur  clarté  vagabonde, 
Et  faisait  de  ces  monts  rayonner  sur  le  monde 

Leurs  flambeaux  toujours  éclatants. 

O  toi  qui,  libre  enfin  de  tes  forêts  ombreuses, 
Montas  de  leur  silence  aux  sphères  bienheureuses 

Où  sont  les  divines  clartés, 
Pour  te  suivre,  ô  Bruno,  que  ta  main  nous  soutienne 
Et  nous  donne  une  place  à  côté  de  la  tienne 

Au  trône  des  félicités. 

Gloire  au  Père  éternel,  de  qui  la  main  féconde 
Produisit,  et  gouverne,  et  fait  durer  le  monde; 

Gloire  au  Fils,  noire  Rédempteur  ; 
Et  vous,  dont  les  conseils  divins  et  salutaires 
Entraînaient  l'Homme-Dieu  vers  les  lieux  solitaires, 

Gloire  à  vous.  Esprit  conducteur. 


II. 


Lieux  solitaires,  monts  à  la  cime  trop  haute, 
Rocs  d'un  manteau  de  neige  incessamment  couverts, 
Bruno  vous  apparaît,  Bruno  vient,  nouvel  hôte, 
Habiter  vos  déserts. 

Vos  antres  n'auront  rien  de  la  terreur  première, 
Vos  rocs  abaisseront  leur  fière  aspérité, 


340  J.-B.  SANTEUL. 

Lucis  accessu  recreata  tanto 
Gaiidet  e  rem  us. 

IJactenus  nuUo  violala  passu, 
Hospites  tellus  vonerata  sanctos, 
Se  premi  poslhac  pedibus  beatis 
Laeta  superbit. 

Sicca  pinguescet  lacrymis  gementûm, 
Dura  parebit  manibus  colentûm, 
Uberes  fructus  dabit,  ante  densis 
llorrida  dumis. 

Ml  sui  perdit  sacra  solitudo  ; 
•    Niilla  vox  sedes  agitât  quietas. 
Solus  auditur  Deus,  hîc  gementes 
Solus  et  audit. 

Se  recogiiovit  rediviva  in  illis 
Tliebaïs,  quondam  pia  régna  flentûm. 
Hîc  renascentes  iterum  putavii 
Vivere  Paulos. 

III. 

Fama  praeruptas  tua  scandit  Alpes 
Pontifex  audit,  vocat  è  profundâ 
Rupe  Brunonem,  docilis  magistrum 
Poscit  alumnus. 


APPEISDICE.  —  HYMNES.  3/j] 

Et  cet  astre  nouveau  couvrira  de  lumière 
Le  désert  enchanté. 

Loin  de  tout  pas  mortel  jadis  inviolée, 
Votre  terre  à  des  saints  prépare  un  saint  accueil, 
Et  sous  leurs  pieds  bénis  va,  désormais  foulée, 
Sourire  avec  orgueil. 

Sèche,  on  l'arrosera  de  larmes  pénitentes  ; 
Dure,  elle  amollira  sous  de  riches  moissons 
Le  sol  qu'avant  l'effort  de  ces  mains  diligentes 
Hérissaient  les  buissons. 

Hien  ne  peut  altérer,  rien  ne  saurait  suspendre 
Par  des  cris  importuns  le  calme  de  ce  lieu 
Où  gémissent  des  voix  que  Dieu  seul  peut  entendre, 
Où  Ton  n'entend  que  Dieu. 

La  Thébaïde  en  eux  a  cru  se  reconnaître. 
Thébaïde,  autrefois  séjour  des  pénitents, 
Tu  pensas  qu'en  ces  lieux  allaient  enfin  renaître 
Les  Pauls  d'un  autre  temps. 


IIL 


\Iais  des  Alpes  voilà  que  franchissant  les  cimes, 
Le  saint  nom  de  Bruno  prend  au  loin  son  essor. 
Le  Pontife,  autrefois  nourri  de  ses  maximes 
L'attire  du  désert  en  ses  palais  sublimes, 
Pour  s'en  nourrir  encor. 


3.')  2  J.-B.  SANTEUL. 

Ad  siiam  Bnino  quoties  eremiim 
Triste  discedens  oculos  rctorsit  ! 
It  tamen,  secum  médias  per  urbes 
Portât  eremum. 

huer  augustos  proceres  sederc 
Jussus,  oblatas  patribus  reluctans 
Infulas  sprevit,  pavet  ad  tremendi 
Pondus  honoris.  ^ 

Inde  nos  Patris  canimus  triumphos, 
Oiia  die  vectiis  petit  asti  a  curru, 
Quem  Deus  cœlo  beat,  ampîa  nierces, 
Triniis  et  unus. 

IV. 

Fessus  aulâ  tiirbulentam 

Bruno  Uomam  deserit  ; 

Ad  relictas  promptus  ardet 
Ire  solitudines. 

Niilla  sylva  sat  profimdis 

Hune  teget  recessibus. 

Quàna  lates  frustra  repostis 
Irrepertus  saltibus  ! 

Delilentem  prodet  antro 

Vis  odora  te  canum. 


APPENDICE.  —  HYMNES.  343 

Bruno  fuit  sa  Chartreuse,  et  mille  fois  sur  elle 
Il  détourne  un  regard  de  tristesse  couvert. 
11  obéit  pourtant  à  la  voix  qui  l'appelle, 
Et  son  cœur  au  milieu  de  la  ville  éternelle 
Emporte  le  désert. 

Au  milieu  des  plus  grands  il  siège  par  contrainte; 
La  mitre  des  prélats  lui  promet  sa  splendeur. 
Lui  promet  le  pouvoir  :  son  humilité  sainte, 
Méprisant  tout  éclat,  ne  songe  qu'avec  crainte 
Au  poids  de  la  grandeur. 

Aussi  célébrons-nous  la  pompe  solennelle 
Où  Bruno  dans  les  cieux  sur  un  char  emporté, 
Et  trouvant  à  ses  maux  récompense  éternelle, 
Fut  mis  au  rang  des  saints  par  la  main  paternelle 
Du  Dieu  triple  en  son  unité. 


IV, 


Las  des  cours,  dégoûté  du  monde, 
Bruno,  loin  de  Rome  et  du  bruit, 
Va  des  forêts  chercher  la  nuit 
Et  la  solitude  profonde  : 
'\lais  pour  cacher  sa  gloire  il  n'est  point  de  forêt, 
Il  n'est  point  d'antre  assez  secret. 


En  vain,  Bruno,  ton  cœur  persiste: 
Par  ses  chiens  au  flair  pénétrant 
Roger,  parmi  ces  bois  errant, 
Près  de  toi  conduit,  te  dépiste. 


U'4  J.-B.  SANTEUL. 

Arma  ponet  hîc  Rogerus, 

Praeda,  vcnator,  tua. 

Dux  tremens  accedit  antrum. 
Et  veretur  hospitem. 

Qui  sludebat  hîc  lateie, 
Horruit  se  detegi^ 

Ambo  se  vix  sustinentes, 
Ora  defixi  stupent. 

Surge  princeps,  rumpe  somiios, 
Saevus  lioslis  imminet  ; 

Vox  arnica  dormientem, 

E  thoro  te  suscitât  ; 

Vendit  auro  te  Pelasgus, 

Qui  tuus,  nunc  transfuga. 

/Eger  extremâ  sub  horà 

Sacra  Bruno  postulas; 

Ad  jubentis  verba  mystae, 
Obsequente  numine. 

In  Dei  conserva  corpus 

Liba  sancta  prœdicas. 

Efficax  fugare  morbos 

Fons  sepulcro  profluil; 

Quaerat  aeger  hîc  salutem, 
Pleniùs  se  proluat. 

Fons  sahibris,  fons  superbus 
Patris  ahno  nomine. 


APPENDICE.  —  HYMNES.  345 

Il  dépose  en  ces  lieux  son  appareil  guerrier, 
Et,  chasseur,  devient  ton  gibier. 

Le  duc  voit  Termitage  :  il  entre. 
Pour  son  hôte  plein  de  respect  ; 
Bruno  frémit  à  son  aspect 
D'être  découvert  dans  son  antre  ; 
Et  tous  deux,  le  regard  l'un  sur  l'autre  arrêté, 
Hestent  dans  l'immobilité. 

Koger,  plus  tard,  au  sein  des  songes, 
Entend  Bruno  :  «  Renonce,  ami, 
«  Long-temps  sur  ta  couche  endormi, 
«  Au  vain  sommeil  où  tu  te  plonges. 
«  Des  pièges  contre  toi  par  tes  Grecs  sont  tendus  ; 
«  Transfuges,  ils  se  sont  vendus.  » 

Bruno  meurt  ;  l'anie  qu'il  va  rendre 
Attend  les  suprêmes  secours  : 
Le  prêtre  parle  ;  à  ses  discours 
Le  Christ  a  daigné  condescendre. 
Et  dans  l'auguste  corps  le  divin  corps  passé 
Est  par  le  mourant  confessé. 

De  son  sépulcre  une  fontaine 
Jaillit,  dont  le  flot  tout- puissant 
De  tous  ses  maux  au  gémissant 
Promet  la  guérison  certaine. 
Fontaine  salutaire,  à  son  onde  est  resté 
De  Bruno  le  nom  respecté. 


3/i6  J.-B.  SANTEUL. 

Ghriste,  tecum  consepultos 

Fac  tibi  sic  vivere  ; 
^e  strepentis  vaniis  urbis 

Rumor  aiires  verberet, 
Peslilenlis  atra  mundi, 

x\ura  ne  nos  polluât. 

Sempiterno  sit  Parenti 

Sempiterna  gloria. 

Et  Parentis  sit  coaevo 

Laus  perennis  Filio  ; 

Par  honos,  par  et  potestas, 
L  triusque  Vinculo. 


-o^-^: 


APPENDICE.  —  HYMNES.  347 

Faites  Texislence  pareille^ 
Jésus,  à  qui  s'enferme  en  vous  ; 
Qu'un  siècle  bruyant  et  jaloux 
Ne  frappe  jamais  son  oreille  ; 
Et  que  du  vent  mondain  le  dangereux  poison 
N'aille  point  troubler  sa  raison. 

Toujours  gloire  au  Père  suprême  ; 
Toujours  dans  le  droit  paternel 
Pour  son  Fils,  son  co-éternel. 
Que  le  partage  soit  le  même. 
Même  gloire  à  l'Esprit,  qui,  durable  comme  eux. 
Est  un  lien  entre  tous  deux. 


-c-^o- 


POESIES  EXTRAITES  DE  SAN'TEUL. 


INSCRIPTIONS. 


CARMINA  È  SANTOLIO  EXCERPTA. 

ÉPIGRAMJIATA 

IN    S  E  Q  U  A  i\  .E    F  0  N  TES 

EX  IPSO  FLIVIO  EDLCTOS. 


Santolius  docto  Parisinos  carminé  Fontes 
Dum  canit,  invidit  Fons  quoque  Castalius. 

MÉNAGE. 


Zli'  ^>  >  «-^  g-C-'CO- 


SUR  LA  POMPE  DU  PONT  XOTRE-DAME. 

Sequana  cùm  primum  Reginae  allabitur  Urbi^ 
Tardât  praecipites  ambitiosus  aquas. 

Captiis  amore  loci,  cursum  obliviscitur,  anceps 
Ou6  fluat,  et  dulces  nectit  in  urbe  moras. 

Hinc  varies  iniplens  fluctu  subeunte  canales, 
Fons  ficri  gaiidet,  qui  modo  flumcn  erat. 


POESIES   EXTRAITES  DE  SANTELL 

IXSCRIPTIOIVS 

SUll  LES  FONTALNES'  DE  LA  SEL\E 

TIRÉES  DL  FI.ELVE  LLI-IIÊME. 


Quand  Paris  d'une  Inscription 
Voit  toute  Fontaine  embellie. 
D'une  jalouse  émotion 
Santeul  vient  remplir  Castalie. 


-°- "■!.'>  "■'.'>'>  »"S»  «  <r--.^'-c  ■>- 


SUR  LA  POMPE  DU  POINT  -NOTRE-DAME- 

Que  le  dieu  de  la  Seine  a  d'amour  pour  Paris  ! 
Dès  qu'il  en  peubbaiser  les  rivages  chéris, 
De  ses  flots  suspendus  la  descente  plus  douce 
Laisse  douter  anx  yeux  s'il  avance  ou  rebrousse. 
Lui-même  à  son  canal  il  dérobe  ses  eaux 
Oii'il  y  fait  rejaillir  par  de  secrètes  veines. 
Et  le  plaisir  qu'il  prend  à  voir  des  lieux  si  beaux 
De  grand  fleuve  qu'il  est  le  transforme  en  fontaine. 

Pierre  Corneille. 


352  J.  B.  SANTEUL. 


SUR  LA  POMPE  NOTRE-DAME,  RENVERSEE  PAR  LE 
DÉBORDEMENT  DES  EAUX. 

Forte  Parisiacam  dum  Sequana  perfluit  Urbem, 
Viderai  inscriptos  Santolî  in  marmore  versus 
Alto  ponte  super  :  stetit,  et  tum  carminé  lecto, 
Scilicet  iile  mecs,  dixit,  contemnet  honores, 
Et  mea  in  exiguos  mutabit  flumina  fontes, 
jNescio  quem  affingens,  cursus  qui  tardet,  amorem. 
Vix  ea,  cùm  totis  horrendum  immugiit  undis, 
Cornuaque  attolens  irato  flumine  rumpit, 
Subvertitque  domum,  quà  sese  plurimus  amnis 
Per  tubulum  assurgens  lotam  fundebat  in  Urbem. 
Fulcra  domûs  cecidere,  simul  domus  omnis,  eodem. 
Sperabat  démens  evertere  carraina  fluctu  : 
Sola  sed  eversis  manserunt  carmina  tectis. 

III. 

POUR  LA  FONTAINE  D'UN  MARCHÉ. 

Forte  gravem  imprudens  hîc  Naias  fregerat  urnam 
Flevil,  et  ex  islis  fletibus  unda  fluit. 


APPENDICE.  —  INSCRIPTIONS.  353 


SUR  LA  POMPE  DU  PONT  NOTRE-JJAME  RENVERSÉE  PAR  LE 
DÉBORDEMENT  DES  EAUX. 

Dans  Paris,  qu'elle  arrose  en  sa  course  féconde, 
La  Seine  s'épanchait,  quand  ses  regards  levés 
Virent  sur  un  des  ponts  qui  dominent  son  onde 
Quelques  vers  de  Santeul  dans  la  pierre  gravés. 
Elle  s'arrête  et  lit  :  «  On  ravale  ma  gloire, 
Dit-elle,  et  dans  ses  vers  ce  poète  fait  croire 
Qu'en  fontaines  réduits  mes  flots  sont  dégradés, 
Par  je  ne  sais  quel  charme  en  ces  lieux  attardés.  » 
Elle  parle  ;  dressant  ses  cornes  furibondes, 
Elle  enfle  et  fait  monter  ses  mugissantes  ondes  ; 
Par  son  efi'ort  soudain  le  monument  brisé 
S'écroule,  et  donne  accès  dans  la  cité  remplie 
A  ce  fleuve  écumeux  qui  vient,  se  multiphe, 
Et  court,  incessamment  dans  ses  tuyaux  puisé. 
Les  appuis  mis  à  terre  entraînent  tout  le  reste  ; 
La  Seine,  redoublant  ses  eff'orts  détestés, 
Cherche  l'Inscription  dans  ce  débris  funeste  : 
Mais  elle  a  tout  détruit  et  les  vers  sont  restés. 


IIL 


POUR  LA  FONTAIIVE  D'UN  MARCHE. 

La  Nymphe  avait  brisé  son  urne  trop  pesante  : 
Elle  pleura;  ses  pleurs  ont  fait  l'onde  présente. 

23 


354  J.-B.  SANTEUL. 

IV. 

POUR   LA   FONTAINE  DE  SAINT-SÉVERIN,  AU   BAS  DE  LA  RUE 
SAINT-JACQUES. 

Dum  scandunt  juga  montis  anlielo  pectore  Nymphœ, 
Hîc  una  è  sociis,  vallis  amore,  sedet. 


V. 

POUR  CELLE  DE  SAINT-MICHEL^  PRÈS  LA  SORBONNE. 

Hoc  sub  monte  suos  reserat  sapientia  fontes  : 
Ne  tamen  hanc  puri  respue  fontis  aquam. 

VI. 

POUR  CELLE  DE  LA  PLACE  MAUBERT. 

Oui  tôt  vénales  populo  locus  exhibet  escas, 
SuiBcit,  et  faciles,  ne  sitis  urat,  aquas. 


APPEiNDICE.  —  INSCRIPTIONS.  355 


IV. 


POUR  LA   FONTAINE   DE  SAINT-frEVERIN,  AU  BAS  DE  LA  RUE 
SAOT-JACQUES. 

Quand  les  nymphes  de  la  Seine 
Grimpent  à  perte  d'haleine 
Pour  dominer  sur  ces  monts  : 
Une  plus  sage  et  moins  vaine, 
A  tant  d'orgueil  et  de  peine 
Préfère  l'humble  soin  d'arroser  ces  vallons. 

BOSQUILLON. 


V. 


POUR  CELLE  DE   SAINT-MICHEL,  PRES  LA  SORBONNE. 

Quoique  la  science  profonde 
Du  sommet  de  ce  mont  épanche  ses  ruisseaux, 
IS'allez  pas  mépriser  les  eaux 
De  ma  source  pure  et  féconde.  Bosquillon, 


VI. 


POUR  CELLE  DE  LA  PLACE  MAUBERT. 

Pour  VOUS  sauver  de  la  faim  dévorante. 

Si  dans  ces  lieux  on  vous  vend  des  secours, 

Peuples,  chez  moi,  contre  la  soif  brûlante, 

Sans  intérêt,  vous  en  trouvez  toujours,  Bosquill. 


356  J.-B.  SANTEUL. 

VII. 

POUR  LA   FONTAINE  DE  L'ABBAYE  DE  SAINT-VICTOR,  OU  IL 
Y  A  UNE  BIBLIOTHÈQUE  PUBLIQUE. 

Quae  sacros  doclrinae  aperit  domus  intima  fontes, 
Civibus  exterior  dividit  Urbis  aquas. 


VIII. 

POUR  CELLE  DE  LA  CHARITÉ. 

Qiiem  posuit  Pietas  miserorum  in  commoda  fonlem, 
Instar  aquœ,  largas  fundere  suadet  opes. 

IX. 

POUR  CELLE  DU  FAUBOURG  SAINT-GERMAIN. 

Urnam  Nympha  gerens  dominam  properabat  in  Urbem 
Hîc  stetit,  et  largas  laeta  profudit  aquas. 

X. 

POUR  CELLE  VIS-A-VIS  LE  LOUVRE. 

Sequanides  flebant  imo  sub  gurgite  Xymphœ, 


APPENDICE.  —  INSCRIPTIONS.  357 

VII. 

POUR  LA  FONTAINE  DE  l'ABBATE  DE  SAINT-VICTOR,  OU  IL 
Y  A  UNE  BIBLIOTHÈQUE  PUBLIQUE. 

Au  dedans  de  ce  lieu  si  saint  et  si  fameux, 
S'ouvrent  les  réservoirs  d'où  s'épand  la  science, 

Comme  au  dehors,  peuples  heureux! 
Ces  eaux  pour  vos  besoins  coulent  en  abondance. 

BOSQUILLON. 
VIII. 

POUR  CELLE  DE  LA  CHARITÉ. 

Cette  eau,  qui  se  répand  pour  tant  de  malheureux, 
Te  dit  :  Répands  ainsi  tes  largesses  pour  eux. 

Du  PÉRIER. 

IX. 

POUR  CELLE  DU  FAUBOURG  SAINT-GERMAIN. 

Traversant,  l'urne  en  main,  Paris,  maître  du  monde, 
La  Nymphe  aima  ce  lieu,  d'où  s'épanche  son  onde. 


POUR  CELLE  VIS-A-VIS  LE  LOUVRE. 


C'est  trop  gémir.  Nymphes  de  Seine, 


358  J.-B.  SANTEUL. 

Cùni  premerent  densae  pigra  fluenta  rates  : 

Ingenteiîi  Luparam  nec  jam  aspcctare  potestas, 

Tarpeii  cedat  cui  domus  alla  Jovis. 
IIuc  alacres,  Rex  ipse  vocat,  succedite  Nymphae, 
Uinc  Lupara  adverso  litlore  tola  patt't. 


XI. 


POUR  UNE  STATUE  PÉDESTRE  DE  LOUIS  XIV  POSEE  SUR  UN 
PIÉDESTAL  d'où  SORT  UNE  FONTAINE. 

Qui  fontes  aperit,  qui  flumina  dividit  Urbi, 

111e  est,  quem  domitis  Fdienus  adorât  aquis. 


XII. 

POUR  LA  FONTAINE  DE  SAINT-OVIDE.  ENVIRONNÉE 
DE  MONASTÈRES. 

Tôt  loca  sacra  inter,  pura  est  quae  labitur  unda: 
Hanc  non  impuro,  quisquis  es,  ore  bibas. 


APPENDICE.  —  INSCRIPTIONS.  359 

Sous  le  poids  des  bateaux  qui  caclient  votre  lit, 
Et  qui  ne  vous  laissaient  entrevoir  qu'avec  peine 
Ce  chef-d'œuvre  étonnant,  dont  Paris  s'embellit, 

Dont  la  France  s'enorgueillit. 
Par  une  route  aisée,  aussi  bien  qu'imprévue, 
Plus  haut  que  le  rivage  un  roi  vous  fait  monter; 

Qu'avez- vous  plus  à  souhaiter? 
Nymphes,  ouvrez  les  yeux,  tout  le  Louvre  est  en  vue. 

Pierre  Corneille. 


xr. 


POUR  UNE  STATUE  PÉDESTRE  DE  LOUIS  XIV,  POSÉE  SUR  UN 
PIÉDESTAL  D'OU  SORT  UNE  FONTAINE. 

Celui  qui  sait  ouvrir  tant  de  divers  canaux, 
Et  dans  les  longs  replis  de  leurs  obscures  veines 

Changer  les  fleuves  en  fontaines  : 

Peuples,  c'est  le  même  héros 
A  qui  le  Rhin  soumit  la  fierté  de  ses  flots. 

BOSQUILLON. 

XII. 

POUR  LA  FONTAINE  DE  SAINT-OVIDE,  ENVIRONNÉE 
DE  MONASTÈRES. 

Au  pied  de  ces  lieux  saints  l'onde  qui  coule  est  pure  : 
11  faut  donc,  pour  en  boire,  être  exempt  de  souillure. 

BOSQUILLON. 


360  J.-B.  Sx\NTEUL. 


xin. 


POUR  LA  FONTAl^JE  DES  SAINTS-INNOCENTS. 

(Juos  duro  cernis  simulatos  marmore  fluctus, 
Hiijiis  Nympha  loci  creclidit  esse  suos. 


XIV. 


POUR  CELLE  DES  PETITS-PERES. 

Ouae  dat  aquas,  saxo  latet  hospita  Nyrapha  sub  imo 
Sic  tu.  eûm  dedeiis  dona,  lalere  velis. 


XV. 


POUR  CELLE  DE  LA  RUE  DE  RICHELIEU. 

Qui  quondam  magnum  tenuit  moderamen  aquarum 
Richelius,  Fonli  plauderet  ipse  novo. 


APPENDICE.  —  INSCRIPTIONS.  361 

XIII. 
POUR  LA  FONTAINE  DES  SAINTS-INNOCENTS. 

Quand  d'un  savant  ciseau  l'adresse  singulière 
Sur  un  marbre  rebelle  eut  feint  de  doux  ruisseaux, 
La  nymphe  de  ce  lieu  s'y  trompa  la  première. 
Et  les  crut  de  ses  propres  eaux. 

BOSQUILLOJS. 

XIV. 

POUR  CELLE  DES  PETITS-PÈRES. 

La  nymphe  qui  donne  cette  eau 
Au  plus  creux  du  rocher  se  cache  : 
Suivez  un  exemple  si  beau. 
Donnez  sans  vouloir  qu'on  le  sache. 

BOSQUILLON. 


XV. 


POUR  CELLE  DE  LA  RUE  DE  RICHELIEU. 

Armand,  qui  gouvernait  tout  l'empire  des  eaux, 
Gomme  il  donnait  le  branle  aux  affaires  du  monde, 
En  des  lieux  si  chéris,  par  des  conduits  nouveaux, 
Lui-même  avec  plaisir  verrait  couler  cette  onde. 

BOSQUILLON. 


362  •  J.  B.  SANTEUL. 

XVI. 

POUR  LA  FONTAINE  DV  QUARTIER   DES  FINANCIERS 
ET  GENS  d'affaires. 

Auri  sacra  sitis  non  largà  expletur  opum  vi  : 
Hinc  disce  œterno  fonte  levare  sitim. 


XVII. 

pour  celle  du  POXCEAU,  près  la  porte  SAINT-DENIS, 
EN  ARC  triomphal. 

Nympha  triumphalem  sublimi  fornice  portam 
Adniirata,  suis  garrula  plaudit  aquis. 


XVIII. 

POUR  CELLE  DE  SAINTE-AVOYE. 

Civis  aquam  petat  his  de  fontibus,  illa  benigno 
De  Patrum  patriae  nnmere,  jussa  venil. 


APPENDICE.  —  INSCRIPTIONS.  303 

XVI. 

POUR  LA  FONTAINE  DU  QUARTIER  DES  FINANCIERS 
ET  GENS  d'affaires. 

L'infâme  soif  de  l'or  ne  saurait  s'étancher 

Par  les  richesses  périssables; 
Hommes,  pour  être  heureux,  songez  donc  à  chercher 

La  source  des  biens  véritables.  Bosquillon. 

XVII. 

pour  celle  du  PONCEAU,  près  la  porte  SAINT-DENIS, 
EN  ARC  TRIOMPHAL. 

Du  peuple  de  Paris  quand  l'ardeur  sans  seconde 
A  ta  gloire  éleva  ce  pompeux  monument. 
Grand  Roi,  j'en  fus  charmée,  et  le  bruit  de  mon  onde 
N'est  encore  aujourd'hui  qu'un  applaudissement. 

Bosquillon. 

XVIIL 

POUR  CELLE  DE  SAINTE-AVOYE. 

Qu'on  ne  trouve  jamais  cette  source  tarie. 

Obéissez,  nymphes,  exactement  : 
Votre  gloire  par-là  ne  sera  point  flétrie. 
Ceux  qui  vous  font  un  tel  commandement 

Sont  les  pères  de  la  patrie.  Bosquillon. 


36/i  J.-B.  SANTEUL. 

XIX. 

POUR  LA  FONTAINE  QUI  VIENT  DE  BELLEVILLE 
AU  MARAIS. 

Hic,  Nyniphae  agrestes  effundite  civibus  iirnas, 
Urbanas  Praetor  vos  facit  esse  deas. 


XX. 

POUR  CELLE  DE  LA  PLACE  ROYALE. 

Qui  tôt  regificis  decoravit  sumptibus  Urbem, 
Prodigus  bas  etiam  dat  Lodoicus  aquas. 


XXI. 

POUR  CELLE  DE  LA  RUE  NEUVE-SAINT-LOUIS. 

Félix  sorte  tua,  Najas  amabilis, 
Dignum,  quo  flueres,  nacta  situm  loci  : 

Cui  tôt  splendida  tecta 

Fluctu  lambere  contigit. 


APPENDICE.  —  INSCRIPTIONS.  365 

XIX. 

POUR  LA   FONTAINE  QUI  VIENT  DE   BELLEVILLK 
AD  MARAIS. 

Ici,  nymphes  des  champs,  offrez  au  citoyen 

Vos  urnes  avec  courtoisie  : 
Le  préteur,  à  ce  prix,  trouvera  le  moyen 
De  vous  faire  obtenir  le  droit  de  bourgeoisie. 

BOSQUILLOK. 

XX. 

POUR  CELLE  DE  LA  PLACE  ROYALE. 

Louis,  dont  la  magnificence 
De  tant  d'édifices  nouveaux 
Embellit  Paris  et  la  France, 
Te  prodigue  encore  ces  eaux. 

Du  PÉRIER. 

XXI. 

POUR  CELLE  DE  LA  RUE  NEUVE-SAL\T-LOUIS. 

O  !  Naïade  charmante. 
Que  votre  sort  est  doux! 
Vous  avez  su  trouver  des  lieux  dignes  de  vous, 
Des  lieux  où  tout  enchante. 
Où  cent  palais  pompeux 


366  J.-B.  SA?sTEUL. 

Te  Triton  geminus  personat  œmiilâ 
Conchâ,  te  celebrem  nomine  Principis, 
Laeto  non  sine  cantu 
Portât  vasta  per  aequora. 

Cèdent,  credo  equidem,  dolibus  his  tibl 
Postliac  nobilium  numina  fontium  : 
Hac  tu  sorte  beata 
Labi  non  eris  immemor. 


XXII. 

CLAUDIO  PELETERIO,   LRBAÎS'O  PR^TORI. 
^"YMPHARUM  GRATIARUM  ACTIO. 

Regalem  qui  nos,  Praetor,  das  ire  per  Urbem, 
Nos  quondam  agrestes,  Sequanidesque  deas  ; 

Pro  vili  jimco,  thalamoque,  algaque  palustri, 
Xobis  marmoreas  das  habitare  domos. 

Te  semper  rivique  omnes,  fontesque  sonabunt, 
Quin  eliam  totis  Sequana  plaudet  aquis. 


~qQO~ 


APPENDICE.  —  INSCRIPTIONS.  367 

Reçoivent  de  vos  flots  les  baisers  amoureux. 
Célèbre  par  le  nom  d'un  prince  qu'on  révère, 

Vous  voyez  deux  tritons  rivaux 

S'accorder  entre  eux  pour  vous  plaire, 

Sans  cesse  par  des  chants  nouveaux 
Annoncer  à  l'envi  votre  gloire  éclatante, 
Et  dans  le  sein  des  mers  vous  porter  triomphante  ; 

Tant  d'avantages  précieux 
Vous  feront  déférer  le  beau  titre  de  reine  : 
Mais  d'un  pareil  destin  ne  devenez  pas  vaine; 
Au  milieu  des  grandeurs  soyez  humble  fontaine, 
Et  n'oubliez  jamais  de  couler  dans  ces  lieux. 

BOSQUILLON. 

XXII. 

A  CLAUDE  LEPELETIER,  PRÉVÔT  DES  MARCHANDS. 
REMERCIEMENT  DES  NYMPHES. 

Grâce  à  vous,  ô  Préteur,  s'ouvre  la  cité  reine     ^ 
Pour  nous,  nymphes  des  champs  et  filles  de  la  Seine. 
Nous  qui  n'avions  pour  lit  que  l'algue  et  les  roseaux, 
De  marbre  désormais  sont  nos  grottes  hautaines. 
La  Seine,  et  nos  ruisseaux,  et  toutes  nos  fontaines. 
Toujours  en  votre  honneur  feront  bruit  de  leurs  eaux. 


-oQo- 


368  J.-B.  SANTEUL. 

INSCRIPTIONS  POUR  L'ARSENAL  DE  BREST. 

I. 

Hanc  magnus  LodoLx  armandis  classibus  arcem 
Condidit  :  hinc  prœdo,  tuque  Britanne,  procuL 

IL 

Hâc  magnus  Lodoïx  lela  omnia  condidit  arce  : 
Juppiter  ipse  cavâ  fulmina  nube  tegit. 

IIl. 

Quid  Lodoïx  terra  î  Mille  arces  aspice  fractas. 

Quid  pelago?  Solam  hanc  quam  littore  condidit  arceni. 


IV. 

Quœ  pelago  sese  arx  aperit  metuenda  Britanno, 
Classibus  armandis,  omnique  accommoda  bello; 
Prœdonum  terror,  Francis  tutela  carinis, 
/Eternae  regni  excubiae,  domus  hospita  Martis, 
Magni  opus  est  Lodoïci.  Hune  omnes  omnibus  undis 
Agnoscant  aurae  dominum  et  maria  alla  tremiscant. 


APPENDICE.  —  INSCRIPTIONS.  369 

INSCRIPTIONS  POUR  L'ARSENAL  DE  BREST. 

I. 

Louis  d'armer  sa  flotte  a  chargé  ce  palais  : 
Loin  d'ici  le  pirate,  et  loin  d'ici  TAnglais. 

II. 

Louis  cache  en  ces  murs  ses  armes  et  sa  poudre  : 
Jupiter  d'un  nuage  enveloppe  sa  foudre. 


III. 


De  Louis  sur  la  terre  où  donc  est  la  puissance 
il  brisa  mille  fois  des  remparts  ennemis. 
De  l'Océan  pour  lui  quelle  est  l'obéissance? 
Cet  arsenal  tout  seul,  du  port,  le  voit  soumis. 


IV. 


Ces  murs  dont  l'Océan  voit  l'orgueil  militaire 
Porter  jusque  dans  Londre  un  effroi  salutaire  ; 
Ces  murs  où  vont  s'armer  vaisseaux  et  bataillons  ; 
Cet  asile  de  Mars,  dont  la  force  éternelle 
Veille,  pour  le  royaume  active  sentinelle, 
Et  contre  le  brigand  garde  nos  pavillons  ; 
C'est  l'œuvre  de  Louis,  de  Louis,  votre  maître. 
Vents  et  flots,  en  tous  lieux  sachez  le  reconnaître. 

24 


370  .-B.  SAINTEUL. 

V. 

liane  magnus  Lodoïx  sub  liltore  condidit  arceni; 
"Mars  stnpuit,  variis  simul  arcem  mimiit  armis. 


VI. 


Bella  silent,  Venti  sileant  :  hàc  iraperat  arce 
Qui  dédit  et  terris  et  sua  jura  mari. 


VII. 

Ventus  et  unda  silent  Lodoïci  ingentis  ad  arces, 
Suspensus  positis  hœret  uterque  minis. 

Hinc  celeres  unà  properate  et  in  ultima  mundi 
Terribile  invicti  dicile  Régis  opus. 

VIIL 

Quae  longa  in  vasto  se  extendit  littore  moles 
Régis  opus,  terror  pelagi,  et  tutela  carinis, 
^autica  prostat  ubi  armanda  pro  classe  supellex, 
Fœtam  armis  Mars  hanc  habitat,  fœtam  ignibus  arcem, 
Neptunus  miratur,  et  applaudentibus  undis 
Magne,  tuis  servire  ambit,  Lodoïce,  triiimphis. 


APPENDICE.  —  LXSCBIPTIONS.  371 


Ce  fut  Louis-le-Grand  qui  fonda  ces  murailles 
Dominant  sur  le  bord  des  mers  ; 

Mars  admira  son  œuvre  et  voulut  des  batailles 
Y  mettre  les  engins  divers. 


Vj. 


Vents,  calmez  votre  violence; 
Quand  la  guerre  se  tait,  imitez  son  silence  : 

Car  le  maître  de  ces  remparts 
Sur  la  terre  et  les  flots  règne  de  toutes  parts. 

VIL 

Sous  ces  forts  de  Louis  dorment  le  vent  et  l'onde 
L"un  et  l'autre  a  cessé  de  répandre  l'effroi. 
Volez  plutôt,  vantez  jusqu'aux  bornes  du  monde 
L'œuvre  terrible  du  grand  roi. 

Vin. 

Louis,  ce  monument  que  tu  mis  sur  la  plage 
Pour  menacer  les  mers,  protéger  cet  ancrage 
Et  garder  en  son  sein  l'armement  des  vaisseaux, 
Mars  habite  ces  lieux  où  flamme  et  fer  affluent, 
Neptune  les  admire,  et  ses  flots  les  saluent, 
Tout  prêts  à  seconder  tes  triomphes  nouveaux. 


372  J.-B.  SANTEUL. 


IX. 


Ejî  novus  allonilis  liic  ardet  fluctibus  ^tna. 

Hic  habitat  major  Marte,  tonalqiie  deiis. 
Dinim  aliqiiid,  prœdo,  nunc  nunc  medilare  per  aeqnor 

Hac  si  tecta  domo  fulmina  ferre  potes. 

PRO  FONTE  PORTUS  EJUSDEM. 

Illam,  naiitœ  omnes,  celebrate  in  littore  Nympham, 
Hîc  diilces  vobis  provida  praebet  aquas. 

Oiiin  salsiim  per  iier,  quâ  pociila  pura  ministret, 
Scandere  aniat  vestras  officiosa  rates. 


-o^o- 


CIIVO  INSCRIPTIONS  POUR  LA  STATUE  DE  LOUIS  XIV 
SUR  LA  PLAGE  DES  VICTOIRES. 


L 


Gredere,  Posteritas,  si  lam  ardua  facte  récusas, 
Suspice,  et  hœc  facient  Principis  ora  fidem. 


IL 


Major  hic  Auguste,  ter  Jani  limina  clausit. 
Plus  plaçasse  orbem  quam  domuisse  fuit. 


APPENDICE.  —  INSCRIPTIONS.  373 

[X. 

Sous  un  nouvel  Etna  s'alarment  ces  rivages. 
Ici,  plus  grand  que  Mars,  réside  et  tonne  un  dieu. 
Corsaires,  méditez  quelques  nouveaux  ravages 
Si  vous  bravez  les  traits  qui  dorment  en  ce  lieu. 

POUR  LA  FONTAINE  DU  MÊME  PORT. 

-Matelots,  de  ces  bords  célébrez  la  Naïade 

Oui,  prodiguant  ici  la  douceur  de  ses  eaux, 

A  vos  trajets  salés  promet  la  pm'e  aiguade, 

Et  pour  vous  mieux  servir  monte  sur  vos  vaisseaux. 

-oS>o- 


CINQ  INSCRIPTIONS  POUR  LA  STATUE  DE  LOUIS  XIV 
SUR  LA  PLACE  DES  VICTOIRES. 


Crains-tu,  Postérité,  d'admettre  tant  de  gloire? 
Contemple  cette  image,  et  tu  pourras  y  croire. 


IL 


Plus  grand  qu'Auguste,  il  a  trois  fois  éteint  la  guerre. 
Mieux  vaut  pacifier  que  soumettre  la  terre. 


37a  J.B.  SAMEUL. 

irr. 

Vincere  dùin  properas.  sese  simul  omiiia  sr.bdunt. 
Qui  mora  Caesaribus,  fil  tibi  Uhenus  iter. 


IV. 


Hue  circumvolitans  gemat  ingens  Caesaris  umbr; 
nie  est,  quem  domitis  Rbenus  adorât  aquis. 


Aspice  quem  taustis  ambit  Victoria  pennis  : 
Hic  pelage,  hic  terris,  hic  sibi  jura  dédit. 


-o^> 


APPENDICE.  —  INSCRIPTIONS.  375 

ni. 

Des  vainqueurs  lu  suis  la  carrière, 
Et  tout  se  range  sous  ta  loi. 
Le  Rhin  aux  Césars  fut  barrière. 
Et  le  Rhin  est  chemin  pour  toi. 

IV. 

Grande  ombre  de  César,  autour  d'ici  voltige; 

Viens  saluer  de  tes  sanglots 
Ce  héros,  que  le  Rhin,  soumis  à  son  prestige, 

Reconnaît  maître  de  ses  flots. 

V, 


La  Victoire,  brillant  emblème. 
De  ses  ailes  vient  l'abriter  : 
C'est  le  héros  qui  sut  dompter 
L'Océan,  la  terre  et  lui-même. 


■c-®->- 


POÉSIES  EXTRAITES  DE  SANTECL. 

xMÉLANGES. 


CARMINA  E  SANÏOLIO  EXCERPTA. 


JIISCELLA\EA. 


-<^  >  :>!':>  «-^-o  C'C:  <z 


IlEGIvE  NUMISMATUM  ET  IXSCRIPTIONU.M 
AGADEMI.E. 

Ergo-ne  tôt  rapiet  Lodoïci  heroïca  facta 
In  vida  vis  fatorum,  et  inexorabiie  Tempus  ? 
Postera  non  dicet,  non  admirabitur  aetas 
Ouos  retiilit  victor  diverso  ex  hoste  triiimphos  ? 

Hoc  prohibete,  qiiibus  studiumque  et  cura  tueri 
Heroiim  facta  egregia,  et  caelare  metallis, 
Prœcones  rerum  gesîarum,  operumque  magistri, 
Quos  virtus  sibi  legit  in  uUima  sœcula  testes. 
Ne  régnent  impiinè  inimica  oblivia  terris. 


Sint  alii,  qui  bella  canant,  qui  scribere  cerlent 
Ardua  cœpta,  tubas  validis  pulmonibus  infient; 
Non  Icvibus  credenda  sonis,  fragiliqiie  papyro 
Tanti  fama  Ducis  :  vos,  latè  quà  pater  orbis, 
Unanimes  magnum  Lodoïci  extendite  nomen  : 
Argumentum  ingens,  Lodoïcus;  hic  excitât  artes 


POESIES  EXTRAITES  DE  SANTELL 


MÉLANGES. 


-o  ;;>  'Z>  3"  ^-^  *  -C  -d 


A  L'ACADEMIE  ROYALE  DES  INSCRIPTIONS 
ET  MÉDAILLES. 

Donc  les  Destins  jaloux,  les  Temps  inexorables 
Raviraient  à  Louis  des  exploits  mémorables, 
Et  sur  tant  d'ennemis  les  succès  obtenus 
De  la  Postérité  resteraient  inconnus  ? 

Vous  ne  le  voudrez  pas,  docte  et  pieux  Collège 
Qui  sauvez  ses  vertus  d'un  oubli  sacrilège» 
Qui,  gravant  ses  exploits  sur  l'or  et  sur  l'airain. 
Propagez  le  grand  nom  de  notre  Souverain  ; 
Vous  enfin  qu'il  choisit  pour  être  dans  l'histoire 
Garants  de  ses  vertus  et  témoins  de  sa  gloire. 

Qu'un  chantre,  un  écrivain,  l'un  de  l'autre  rivaux, 
Pour  vanter  ses  combats  et  ses  nobles  travaux 
Aux  flancs  de  la  trompette  épuisent  leur  haleine; 
Un  tragile  papier,  un  son  qui  dure  à  peine 
Sauraient-ils  d'un  grand  roi  garder  le  souvenir  ? 
Mais  à  vous  seuls,  à  vous  le  soin  de  vous  unir 


380  .1.  B.  SANTEUL. 

Muneribus,  cerialim  onint-s,  ceii  fœdere  facto, 
In  paiteni  vcniiinl  docti,  ciiramqiie  laboris. 
Ad  niitiis  dociles  veslros  dictata  capessunt 
Iniperia  :  en  varios  aunnn  se-se  aptat  in  iisus, 
Oucitiir  argcntuni,  facilis  tornatiir  et  arbos, 
S\  Ivis  truncus  iners;  nec  jam  intractabile  marmor 
l'rincipis  in  vultiis  it  sponte,  trahitque  figuras. 
Addite  vos  mutis  vocemque,  animainque  figuris. 


Qiiin  etiam  immani  palefacta  voragine  tellus, 
Quando  ambit  nalura  novis  servire  triumphis, 
Grandia,  visceribus  quae  delituêre  profundis, 
Saxa  sinn  depromit,  amant  prodire  sub  auras; 
Jussa  simul  coëunt,  arclis  compagibus  hœrent, 
Atque  triumphales  sensim  ciirvantur  in  arcus. 
Suspirant  titulos,  titulos  supper-addite  saxis. 


Hic  vesler  labor,  at  vestri  non  sunima  laboris 
Scilicet,  Europam  bello  qui  terruit  omnem, 
Spectandus  populis  solà  regnaret  in  Urbe 


APPENDICE.  —  MÉLANGES.  381 

Et  de  porter  son  nom  jusqu'aux  bornes  du  monde. 
Louis!  nom  glorieux!  Louis!  source  féconde 
De  largesse  pour  vous,  de  louanges  pour  lui  ! 
Des  savants  et  des  Arts,  il  est  le  noble  appui  : 
Des  Arts  et  des  savants  la  cohorte  empressée 
Attend  que  vos  regards  dirigent  sa  pensée. 
Ordonnez,  faites  signe,  et  l'or  obéissant 
Suivra  les  volontés  d'un  artiste  puissant  ; 
L'argent  sous  le  marteau  se  montrera  ductile  ; 
L'arbre,  qui  dans  les  bois  vieillissait  inutile, 
Aux  caprices  du  tour,  avec  docilité. 
Soumettra  sa  rudesse  et  sa  rigidité  ; 
Les  marbres  façonnés  sur  la  royale  image. 
D'eux-mêmes  à  Louis  s'oITriront  en  hommage  ; 
Et  de  ces  corps  muets  amoUis  par  vos  lois, 
La  docte  Inscription  sera  l'ame  et  la  voix. 

Bien  plus,  quand  la  nature,  amante  de  la  gloire. 
Veut  d'un  succès  nouveau  consacrer  la  mémoire, 
I^  terre,  qui  répond  à  ce  noble  dessein, 
Se  déchire,  s'enlr'ouvre,  et  tire  de  son  sein 
Ces  immenses  rochers  qui,  du  fond  de  l'abîme. 
Des  monuments  hautains  envahiront  la  cime. 
L'artiste  les  assemble  :  étreints  et  cimentés, 
Us  dominent  là-haut^  pompeusement  voûtés  : 
C'est  un  arc-de-triomphe,  et  votre  main  propice 
Kait  luire  une  pensée  au  front  de  l'édifice. 

Tel  est  votre  labeur  ;  ce  n'est  pas  tout  encor  : 
Au  retour  des  combats  où  son  brillant  essor 
A  jeté  sur  l'Europe  une  terreur  fatale. 


382  J.-B.  SA.NTEUL. 

Victor  pace  frut^ns  :  tiitis,  diim  bel/a  goruntiir, 
Civibus  haec  fuerint  spectacula;  gloria  mêlas 
Non  patiliir,  rapida  illa  volât,  nescilque  teneri. 


En  vobis  multo  igné  micant  liquefacia  metalla, 
Gœlarique  petunt  :  caelale;  ab  imagine  sculpta 
Accipient  pretium  geminos  portanda  siib  axes, 
fnsanœ  nil  molis  liabent,  damnosa  vetustas 
Nil  poterit,  neque  livor,  edax  nec  denique  tempus. 
Antiquas  tiirres,  atqiie  alla  palatia  regum 
Funditùs  everlat,  lotamque  exerceat  iram, 
In  vastas  operum  moles,  monstretque  ruinas 
Illustres  multa  insultans;  quodcumque  paratis 
Ingenii  est,  fatorum  hîc  omnis  fracta  potestas. 

Per  vos,  docta  cohors,  celeres  qui  sistitis  annos, 
Temporibus  qui  fraena  datis,  solesque  redire 
Cogitis  elapsos,  Lodoïci  ingentia  Magni, 
Frendente  Invidià,  et  frustra  obluctantibus  annis, 
Facta  laboratis  durabunt  scripta  metallis. 


Nec  tantum,  annales,  operosa  volumina,  dicent. 
Quantum  veridicis  animata  numismata  verbis; 
Quae  legimus,  serique  legent,  relegentque  nepotes. 
Gaudebit  lector,  nec  taedia  longa  timebit, 
Gestorum  intuitu  quamprimùm  doctus  ab  uno. 


APPENDICE.  —  MÉLANGES. 

Louis,  que  reverrait  sa  seule  capitale. 

De  la  paix  dans  ses  murs  goûterait  le  loisir  ; 

El  quand  la  guerre  encor  viendrait  nous  le  saisir, 

Paris,  libre  toujours  de  crainte  et  de  dommage, 

Du  cher  absent,  du  moins,  contemplerait  limage. 

Paris  est  trop  étroit  ;  tant  de  gloire  a  besoin 

D'étendre  mieux  son  vol  et  de  briller  au  loin. 

Aussi  voyez  l'airain  qui  bouillonne  et  qui  coule. 
Dans  sa  chaude  prison  ambitieux  du  moule. 
Sculptez,  et  le  métal,  sous  l'image  anobli, 
Aux  bords  les  plus  lointains  ira  braver  l'oubli. 
Car  votre  œuvre  n'est  pas  la  matière  sans  vie 
Qui  craint  la  faux  du  temps  et  la  dent  de  l'envie, 
Tour-à-lour  les  châteaux,  les  temples,  les  remparts 
Sous  les  efforts  des  ans  croulent  de  toutes  parts  : 
L'œuvre  qui  vient  de  vous,  produit  de  la  pensée. 
Des  outrages  du  temps  comme  elle  est  dispensée. 

Vous  qui,  pour  célébrer  le  règne  le  plus  beau, 
De  nos  soleils  éteints  rallumez  le  flambeau. 
Qui,  pour  vanter  Louis  aux  races  étonnées, 
Dans  leur  course  hâtive  arrêtez  les  années. 
En  dépit  de  la  haine  et  d'un  destin  fatal, 
Ses  exploits,  grâce  à  vous,  vivront  sur  le  métal. 

Dans  les  siècles  futurs  vos  médailles  notoires 
Mieux  que  de  longs  écrits  conteront  les  histoires  ; 
Et  lus  par  nos  neveux  sans  ennui,  sans  retard, 
Les  récits  des  hauts  faits  coûteront  un  regard. 


38a  J.-B.  SANTEUL. 

Per  vos  seniper  erit  praesens  Lodoïcus,  et  omnih 
Bellator,  veleres  piignas,  et  praelia  discel 
Laiidis  amans,  poi  iisse  velit  pro  talibus  ausis. 


Macli  aniniis,  armoriim  iiiter,  bellique  lumultus. 
Ne  cessate,  instant  scribondi  mille  triumphi. 
Inqiie  dies  orescunt,  properale,  exhausla  laboret 
Ne  maniis  arlificum,  tandcmque  oppressa  fatiscat 
Mole  operum  tantorum;  omnis  nam  régla  fama, 
Ingens  deposilum,  vobis  incumbit,  et  aeqiiis 
Subditur  arbitriis,  quaesita^  hnud  indiga  laiidis. 
Fœlices  niinium,  quos  et  labor  unus,  et  una 
Fixos  cura  tenet  studils  concordibus  omnes! 
Nescitis?  vestrum  incauti  caelatis  in  aiiro, 
Ductores  operum,  sculplo  cum  Principe  nomen. 


0  mihi  !  fas  esset  vestri  sacraria  cœtûs 

intrare,  et  grato  simul  indulgere  labori. 

Quos  animos!  caperem  quanlas  ad  carraina  vires! 

El  quâ  voce  !  quibus  clanioriJ)us  aurea  dicta 

Vulgarem,  aeternis  memoranda  oracula  saeclis! 

i'aucis  coucessum  est  lam  sanctum  insistere  limen. 

Difficiles  aditus  longo  acquisita  labore 

Virtus,  et  merilum,  et  rerum  prudentia  servant. 

Ne  tamen,  addita  lux,  nostris  Academia  :\Iusis 
Despice,  quae  nuper  reginae  inscripsimus  Lrbi. 
Si  propriis  minus  apla  locis,  celerique  viator 
Praetereal  pede,  nec  lenlus  vesligia  sistat; 


II 


APPENDICE.  —  MÉLANGES.  385 

Louis  sera  présent,  grâce  à  votre  magie. 

Et  des  combats  marqués  sous  sa  noble  effigie 

Le  soldat  qui  les  voit  eût  voulu  partager. 

Même  au  prix  de  ses  jours,  la  gloire  et  le  danger. 

Courage  !  à  ces  travaux  livrez-vous  sans  relâche. 
La  guerre  chaque  jour  vient  accroître  la  tâche, 
Et  Tart  à  chaque  instant  reçoit  du  souverain 
Quelque  nouveau  triomphe  à  graver  sur  ^airain. 
Gardez  qu'historien  d'une  telle  vaillance. 
Sous  Tœuvre  l'ouvrier  ne  tombe  en  défaillance. 
Par  vous  qu'à  ce  dépôt  rien  ne  soit  ajouté  : 
Sa  gloire  n'a  besoin  que  de  la  vérité. 
Trop  heureux  êtes-vous  dans  cette  œuvre  commune  : 
Quand  du  plus  grand  des  rois  vous  servez  la  fortune. 
Sur  cet  or  par  vos  mains  quand  sa  gloire  aura  lui, 
Jusqu'aux  siècles  futurs  vous  irez  avec  lui. 

Que  ne  puis-je,  reçu  dans  vos  savants  comices. 

De  ces  pieux  labeurs  savourer  les  délices  ! 

De  quels  heureux  transports  mes  esprits  animés. 

De  quel  ton  vos  avis,  dans  mes  vers  exprimés, 

Diraient  pour  l'avenir,  comme  de  sûrs  oracles, 

Ce  qu'il  faut  raconter  d'un  siècle  de  miracles! 

Mais  l'accès  de  ce  temple,  asile  des  talents, 

N'est  permis,  comme  à  vous,  qu'aux  esprits  excellents. 

A  mes  Inscriptions,  savante  Académie, 
D'un  regard  dédaigneux  ménagez  l'infamie  ; 
Mais  des  vers  que  par  moi  la  reine  des  cités 
Sur  plus  d'un  monument  a  naguère  incrustés, 

25 


386  J.-B.  SANTEUL. 

Jiidicibus  vobis,  scripto  splendenlia  in  auro, 
Dedeciis  in  nostrum  IVangantiir  carmina,  et  ultrô 
Maimora  clissiliant,  vanmn  indignala  Poëtam. 


INCENDIUM  LONDINENSE. 

1666. 


Inclyta  sic  arsit  quondam  Ilios,  Ilios  illa 

Quae  reges  non  ausa,  suos  nec  laedere  divos. 

Quam  vastum  est,  Londinum  arder,  data  prœda  favillis^ 

Et  probat  aequales,  meruit  quas  justiùs  iras. 

Admisit  quid  non  audendol  immania  plusquani 
Cœpta,  quibus  faciles  neqiieant  ignoscere  divi. 
Taie  nihil  vidit  solis  jubar;  ipsaque  quondam 
Gredere  posleritas  monstrum  aversata  negabit. 

Impatiens  dudum,  et  lentae  sibi  conscius  irœ, 
Culpatus  toties,  pœnas  diim  tardât  Olympus, 
Se  tandem  absolvit,  scelerura  justissimus  ultor. 

Sera  venit,  crescitque  suo  gravis  ordlne  pœna. 
Saevit  prima  lues  :  bella  insuper  :  ultima  lustrât 
Flamma,  quod  Oceanus  non  omnibus  ehiat  undis. 


APPENDICE.  —  MÉLANGES.  387 

S'il  en  est  qui  parfois  de  la  foule  hâtive 
N'arrêtent  point  pour  eux  la  course  inattentive, 
Prononcez  votre  arrêt  ;  qu'on  détruise  à  mes  yeux 
Ces  lettres  que  recouvre  un  or  trop  précieux. 
Et  que  le  marbre  mémo,  indigné  de  l'outrage, 
lîenie,  en  se  brisant,  le  poète  et  l'ouvrage. 

l'embrasement  de  la  ville  de  LONDRES. 

1666. 

SONNET. 

Ainsi  brûla  jadis  cette  fameuse  Troie, 
Qui  n'avait  offensé  ni  ses  rois  ni  ses  dieux. 
Londres  d'un  bout  à  l'autre  est  aux  flammes  en  proie, 
Et  souffre  un  même  sort  qu'elle  mérite  mieux. 

Le  crime  qu'elle  a  fait  est  un  crime  odieux 
A  qui  jamais  d'en  haut  la  flamme  ne  s'octroie. 
Le  soleil  n'a  rien  vu  de  si  prodigieux  : 
Et  je  ne  pense  pas  que  l'avenir  le  croie. 

L'honneur  ne  s'en  pouvait  plus  long-temps  soutenir, 
Et  le  Ciel,,  accusé  de  lenteur  à  punir, 
Aux  yeux  de  l'univers  enfin  se  justifie. 

On  voit  le  châtiment  par  degrés  arrivé  ; 
La  guerre  suit  la  peste,  et  le  fer  purifie 
Ce  que  toute  la  mer  n'aurait  pas  bien  lavé. 

Benserade. 


388  J.-B.  SANTEUL. 

SUR  LA  VENUE  DU  ROI  A  PARIS  APRÈS  SA  MALADIE. 

Toile  caput  cœlo,  Regina  Lutetia,  toile, 

Gontigit  optato  Principis  ore  frui. 
Ecce  venit  denso  non  ille  satellite  cinctus. 

Régi  plebis  amor,  grance  satellilium  est. 
Jam  friiimur  votis,  jam  redditas  integer  Urbi, 

Sidereo  recréât  cuncta  supercilio. 
Sic  majestatem  clementia  tempérât  oris, 

Omnibus  ut  pateat  Rex,  patriaeque  pater. 
Quin  amat  oblatis  conviva  accumbere  mensis, 

Sumere  Praetoris  pocula  mixta  manu. 
Quis  tibi,  Praetor  honos!  Vobis  qiiœ  gloria  cives? 

Se  regem  oblitus,  Rex  propè  civis  erat. 

CONTRE  LES  SONNEURS  DE  CLOCHES. 

Qui  sonilu  horrendo  nostras  obtunditis  aures, 

Pendula  dum  Ion  gis  funibus  aéra  sonant, 
Hi  vestro  funes,  manibus  quos  saepè  tenetis, 

Aptali  collo  quàm  benè  conveniant. 

SUR  TROIS  COEURS  DE  LA  FAMILLE  DU  DUC  D'AUMONT, 
AU  DESSOUS  d'un  CRUCIFIX  QU'lL  DONNA  A  L"j:GLISE 
CATHÉDRALE  DE  BOULOGNE. 

Quae  sacra  corda  vides,  flammis  cœleslibus  ardent. 

Haec  piat  effuso  sanguinis  amne  Deus. 
Concipiunt  ipso  Chrisli  de  funere  vitam, 

Ex  his  vulneribus    ita  salusque  fluit. 


APPENDICE.  —  MÉLANGES.  389 

SUR  LA  VENUE  DU  ROI  A  PARIS  APRÈS  SA  MALADIE. 

Cité  reine,  Paris,  du  front  touche  les  deux  : 
Tu  vas  revoir  le  Prince  objet  de  ta  tendresse. 
Il  vient  sans  qu'une  escorte  à  ses  côtés  se  presse; 
L'amour  de  ses  sujets  le  garde  beaucoup  mieux. 
Nos  vœux  sont  exaucés  :  plein  de  force  et  de  vie. 
Son  œil,  astre  éclatant,  à  la  cité  ravie 
Exprime,  tout  ensemble,  et  superbe  et  clément, 
Et  d'un  père  et  d'un  roi  le  double  sentiment. 
Rien  plus,  sa  noble  main  reçoit,  pour  nous  complaire, 
La  coupe  de  l'édile  au  banquet  populaire. 
Cité,  pour  ton  honneur;  édile,  pour  le  tien, 
Le  monarque  s'oubhe  et  se  fait  citoyen. 

CONTRE  LES  SONNEURS  DE  CLOCHES. 

Par  ces  cordes  toujours  quand  les  cloches  tintées 
Déchirent  nos  tympans  de  leur  bruit  inhumain. 
Que  ces  cordes,  sonneurs,  seraient  mieux  adaptées 
A  votre  cou  qu'à  votre  main! 

SUR  TROIS  CŒURS  DE  LA  FAMILLE  DU  DUC  D'AUMONT, 
AU  DESSOUS  d'un  CRUCIFIX  QU'iL  DONNA  A  L'ÉGLISE 
CATHÉDRALE   DE    BOULOGNE. 

Vois  d'un  céleste  feu  brûler  ces  cœurs  sacrés. 
Qu'un  Dieu  dans  son  pur  sang  a  lui-même  épurés  : 
C'est  Christ  qui  par  sa  mort  leur  a  rendu  la  vie, 
C'est  de  son  sein  percé  qu'a  coulé  leur  salut. 


390  J.-B.  SA^TEUL. 

Quid  non  praestat  aiiior!  nioritur  Deus,  atque  vicissim 
.Emula  mactantur  corda,  Deoque  litant. 

A  LA  CHAMBRE  CRIMINELLE  DU  CHATELET. 

Hîc  Pœnœ,  scelenini  ultrices,  posuêre  Tribunal, 
Sontibus  imdè  trenior,  civibus  indè  salus. 

POUR  l'orgue. 

IIîc  dociles  venti  resono  se  carcere  solvunt, 
Et  canluni  accepta  pro  libertate  rependiint. 


POUR  l'horloge  du  palais. 

Tempore  labiintur  rnpidis  fiigientibus  horis; 
.Elernae  hîc  leges,  fixaqiie  jura  manent. 


sur  la  machine  de  marly. 

Sequana  jamdudum  iNeptunia  jura  perosus, 
Imperiis  paret  jam,  Lodoïce,  tuis. 

Aspice,  ut  ad  nutiim  tibi  serviat  omnibus  undis, 
Quô  lu  cumque  vocas  nobile  flumen,  adest. 

Te  propter  sese  Nereo  subducere  tentât. 
Et  vectigales  jam  tibi  pendet  aquas. 


APPENDICE.  —  MÉLANGES.  391 

Si  par  excès  d'amour  Dieu  pour  riiomme  mourut, 
Ne  faut-il  pas  qu'à  Dieu  l'iiomme  se  sacrifie?       I.e  Noble. 

A  LA  CHAMBRE  CRIMINELLE  DU  CHATELET. 

Ce  lieu  de  cliâtiment,  tribunal  redouté, 
Fait  trembler  le  coupable  et  sauve  la  cité. 

POUR  l'orgue. 

Ici  de  sa  prison  sonore 
Le  vent  avec  docilité 
S'écoule,  et  par  ses  chants  honore 
Les  auteurs  de  sa  liberté. 

POUR  l'horloge  du  palais. 

Le  Temps  toujours  s'écoule,  et  sur  l'aile  des  Heures 

S'enfuit  avec  rapidité; 
La  Justice  et  les  Lois  gardent  dans  ces  demeures 

Une  éternelle  fixité. 

sur  la  machine  de  marly. 

La  Seine,  grand  monarque,  admirant  ta  fortune, 
Pour  être  toute  à  toi  se  dérobe  à  Neptune. 
Vois  comme  elle  obéit  à  tes  ordres  nouveaux  : 
De  son  lit,  à  ta  voix,  elle  s'est  retirée, 
Et^  libre  désormais  du  pouvoir  de  Nérée, 
Te  vient  offrir  ici  le  tribut  de  ses  eaux. 

Charpentier,  de  l'Académie  française. 


39-2  J.-B.  SANTEUL. 

POIR  l\  TABLEAU  REPRÉSENTANT  EN  REGARD  DEUX 
CHANOINES  DE  SAINT-VICTOR. 

Proh!  qiiani  dissimiles  et  vultu  et  moribus  ambo! 
Versibus  hic  sanctos,  moribus  ille  refert. 


Él'ITAPHE  l'Ol  R  LE  MARÉCHAL  DE  CRÉQUY  AUX  JACOBINS 
DE  LA  RUE  SAINT-HONORÉ. 

Orbis  oui  domitus  non  uilima  meta  fuisset, 
Hîc  nietam  agnovit;  qaid  vos  sperabitis  ultra 
Victores!  lacrymas  :  hune  Uex,  hune  Galba  flevit; 
Sed  flet,  et  aeternum  flebit  pro  eonjuge  conjux, 
Donec,  quod  posuit  tristi  tumulata  sepulero, 
Tani  charo  eineri  sese  einis  ipsa  maritet. 


-côo- 


APPENDICE.  —  MÉLANGES.  393 

POUR  UN  TABLEAU  REPRÉSENTANT  EN  REGARD  DEUX 
CHANOINES  DE  SAINT-VICTOR. 

Ah!  qu'ils  sont  différents  et  d'air  et  de  mérite  ! 
Santeul  chante  les  saints,  et  Gourdan  les  imite! 

Car.  de  La  Grange,  de  Saint- Victor. 

ÉPITAPHE  pour  le  MARÉCHAL  DE  CRÉQUY  AUX  JACOBINS 
DE  LA  RUE  SAINT-HONORÉ. 

L'univers  subjugé  n'avait  point  de  barrière 
Pour  celui  qui  trouva  sa  barrière  en  ces  lieux. 
Superbes  conquérants,  au  bout  la  carrière, 

Que  pouvez-vous  espérer  mieux? 
Des  larmes?  il  en  eut  du  roi,  de  la  patrie; 
Sa  femme. sur  sa  tombe  en  répand  chaque  jour. 
Attendant  que  sa  cendre  à  la  cendre  chérie. 

Se  marie  au  dernier  séjour. 


NOTES. 


KOTES, 


T.  —  Pap^e  "296. 

Stupete  gentes  :  fil  Deus  hostia. 

On  a  pu  voir,  Etude  deuxième,  page  68,  ce  que 
pense  Voltaire  des  antithèses  dont  cette  strophe  est 
remplie.  Nous  y  renvoyons  le  lecteur. 

IL  —  Page  300. 

Muncra  fert,  teneras  volucres. 

«  22.  Et  le  temps  de  la  purification  de  Marie  étant  accom- 
«  pli,  selon  la  loi  de  Moïse,  ils  le  portèrent  (l'enfant  Jésus) 
«  à  Jérusalem,  pour  le  présenter  au  Seigneur; 

«  23.  Selon  qu'il  est  écrit  dans  la  loi  du  Seigneur  :  Tout 
«  enfant  mâle  premier-né  sera  consacré  au  Seigneur  ; 

«  26.  Et  pour  donner  de  qui  devait  être  offert  en  sacrifice, 
«  selon  qu'il  est  écrit  dans  la  loi  du  Seigneur,  dm.r  tourtc- 
f<  relies i  ou  deux  'petites  colombes.  » 

(SalmLuc,  Ch.  IL) 

Ces  trois  versets  sont  le  texte  de  l'hymne  Stupete 


398  J.  B.  SAKTEUL. 

gentes,  et  c'est  aux  derniers  mots  de  ce  passage 
que  fait  allusion  le  vers  de  Santeul  que  nous  venons 
de  citer. 
III.  —  Page  302. 

Sit  las  bealo  sub  Sene  nos  mori. 

L'iieureux  vieillard  auquel  Santeul  fait  ici  allu- 
sion est  Siméon,  dont  parle  ainsi  saint  Luc  : 

«  25.  Or,  il  y  avait  dans  Jérusalem  un  homme  juste  et 
«  craignant  Dieu,  nommé  Siméon,  qui  vivait  dans  l'attente 
«  de  la  consolation  d'Israël,  et  le  Saint-Esprit  était  en  lui; 

«  26.  Il  lui  avait  été  révélé  par  le  Saint-Esprit  qu'il  ne 
a  mourrait  point,  qu'auparavant  il  n'eût  vu  le  Christ  du 
««  Seigneur. 

«  27.  Il  vint  donc  au  temple  par  un  mouvement  de  l'Es- 
'<  prit  de  Dieu.  Et  comme  le  père  et  la  mère  de  l'enfant 
«  Jésus  l'y  portaient  afin  d'accomplir  pour  lui  ce  que  la  loi 
'■(  avait  ordonné  ; 

«  28.  Il  le  prit  dans  ses  bras,  et  bénit  Dieu  en  disant  : 

«  29.  C'est  maintenant.  Seigneur,  que  vous  laisserez  mou- 
«  rir  en  paix  voire  serviteur,  selon  votre  parole  ; 

«  30.  Puisque  mes  yeux  ont  vu  le  Sauveur  que  vous  nous 
«  donnez.  (Saint  Luc,  Ch.  If.) 

La  Monnoie,  dans  sa  critique  recueillie  par  le  jé- 
suite Arevalo  et  reproduite  par  dom  Guéranger,  a 
relevé  dans  le  vers  qui  fait  l'objet  de  cette  note,  les 
mots  suh  sene,  auxquels  il  préférerait  cu7n  sene. 


APPENDICE.  —  NOTES.  399 

IV.  —Page  302. 

Sit  summa  Patri,  suDimaque  Filio, 
Sit  sumnia  sancto  gloria  Flaniini. 

A  la  fin  de  chacun  de  ses  cantiques  Santeul  varie 
cette  formule  de  doxologie  avec  une  facilité  d'autant 
plus  étonnante  qu'elle  n'exclut  jamais  l'élégance. 

V.  —  Comparaison. 

Adam  de  Saint-Victor  ,  dont  nous  avons  déjà  eu 
r occasion  de  parler  (Étude  troisième,  page  102), 
a  composé,  sur  ce  sujet  de  la  Purification,  une 
séquence  dont  le  rliythme  est  basé  sur  la  numération 
des  syllabes  et  sur  l'assonance  des  mots.  M.  Félix 
Clément  l'a  insérée  dans  son  recueil  Carmina  è 
poetis  christionis  excevpta,  qu'il  met  h  l'usage 
des  écoles.  Cette  composition,  qu'il  donne  pour 
modèle  aux  écoliers  sans  leur  parler  aucunement  de 
celle  de  Santeul,  est  un  tissu  de  lieux  communs  qui 
pourraient  s'appliquer  à  toute  autre  circonstance 
que  la  fête  célébrée.  Le  poète  y  accumule  les  qua- 
lifications louangeuses;  mais  on  n'y  trouve  aucune 
aspiration  du  chrétien  vers  le  ciel,  aucun  retour  de 
l'homme  sur  lui-même,  aucun  exemple,  aucun  con- 
seil. Il  puise  ses  efforts  de  style  à  toutes  les  sources 
du  mauvais  goût  : 

Vox  exuUet  moduîata, 
Mens  resultet  medullata 
Ne  sit  laus  inutiiis. 


400  J.  B.  SANTEUL. 

Dans  la  strophe  qui  vient  après  : 

Gloriosa  dignitate, 
Viscerosa  pielatc, 
Conipunctiva  noniine... 

Tout  cela  n'est  pas  fort  instructif  pour  le  chrétien, 
et  l'écolier  ne  trouve  guère  à  se  nourrir  que  d'une 
latinité  bien  suspecte  dans  des  épithètes  comme 
viscerosa  et  conipunctiva.  Voici  encore  une  énu- 
mération  de  qualités  qui  peut  avoir  son  cachet 
oriental  : 

Super  vinum  sapida, 
Super  nivem  candida, 
Super  rosam  rosida, 
Super  lunam  lucida, 
Veri  solis  luuùne. 

Mais  quel  dépôt  la  lecture  de  ces  vers  laissera-t- 
elle  dans  l'esprit  et  dans  le  cœur  des  élèves  de  M. 
Félix  Clément,  et  quel  rapport  toutes  ces  idées,  s'il 
y  a  là  des  idées,  ont-elles  avec  la  fête  de  la  Purifi- 
cation ? 

Que  dirons-nous  encore  de  : 

Imperatrix  supernoruin, 
Superatrix  infernoruin... 

Et  tout  cela  est  donné  comme  modèle  de  goût, 
de  style ,  de  composition  .  de  poésie  et  de  latinité  1 
VI.  —  Page  306. 


APPENDICE.  —  NOTES.  401 

Qui  Jios  foves,  laus,  Spiritus. 

Les  critiques  invoqués  par  doni  Guéranger  ont 
trouvé  dans  ce  vers  une  irrégularité  qu'ils  ont  si- 
gnalée en  deux  mots  :  Dcest  tuu. 

VII. —Page  312. 

Duriisque  pro  Ihrono  lapis. 

La  Monnoie  a  doublement  critiqué  ce  vers  dans 
les  termes  suivants  : 

((  Latine  non  dicitur  throniis,  neque  crux  idoneè  diciliu" 
«  lapis.  » 

On  nous  permettra  sans  doute  d'ajouter  ici  ce 
que  le  jésuite  xVrevalo,  cité  par  dom  Guéranger  lui- 
même,  dit  pour  atténuer  cette  critique  de  La  Mon- 
noie : 

«  Veriim  improbare  non  auderem ..thronus....;  hœc, 

M  inqiiam,  alia  similia  censur»  nota  non  inurerem.  Etenini 
«  pleraeque  voces  indicatae  ecclesiasticae  sunt,  et  Ilymnis 
«  congnuint;  aliae  idonea  veterum  auctoritate  defendi  pos- 
er sunt,  ut  ex  lexicis  vulgalis  apparet.  » 

Quant  à  la  seconde  partie  de  la  critique  sur  le 
vers  indiqué,  c'est-à-dire  au  mot  pierre  (lapis) 
employé  pour  désigner  figurativement  la  croix,  nous 
croyons  que  La  Monnoie  s'est  singulièrement  mé- 
pris. En  eiîet,  si  certaines  traditions,  pour  n'être 
pas  consacrées  parleur  mention  dans  les  livres  saints, 
n'en  sont  pas  moins  respectables  pourvu  qu'elles 

26 


/,02  J.-B.  sa:\teul. 

ne  contredisent  pas  les  évangiles  qu'elles  complètent 
jusqu'à  un  certain  point,  et  pourvu  aussi  qu'elles  ne 
portent  aucune  atteinte  au  dogme,  il  nous  semble 
que  Santeul,  dans  le  détail  des  soulFrances  du  Christ, 
a  pu,  sans  encourir  la  critique,  ajouter  au  récit  des 
(''vang(^listcs  un  fait  dont  ceux-ci  n'ont  pas  parlé, 
mais  auquel  les  croyances  religieuses  semblent  suf- 
fisamment acquises.  Or,  il  est  de  tradition  que  les 
soldats  qui  tourmentèrent  N.  S.  et  qui  lui  mirent  à 
la  main  un  roseau  pour  sceptre,  sur  la  tête  une  cou- 
ronne d'épines  et  sur  les  épaules  un  vêtement  de 
pourpre,  le  firent  asseoir  sur  une  pierre  comme  sur 
un  trône,  jyro  throno  iapis.  On  nous  assure  que 
des  voyageurs  ont  vu  à  Rome,  à  Rome  siège  de  l'or- 
thodoxie et  conservatrice  de  la  foi,  un  tronçon  ou 
un  chapiteau  de  colonne  qui  est  regardé  comme  la 
pierre  sur  laquelle  fut  dérisoirement  assis  le  Rédemp- 
teur, et  que  cette  pierre,  considérée  comme  relique, 
a  été  consacrée  dans  la  mémoire  des  chrétiens  sous  le 
nom  biblique  de  Tmproperium,  pierre  d'opprobre. 
N'en  est-ce  pas  assez  pour  montrer  que  Santeul  ne 
met  pas  ici  une  pierre  au  lieu  de  la  croix,  €t  quïl  a 
le  droit  de  rappeler  cette  pierre  dans  l'énumération 
des  monuments  de  la  Passion  du  Christ? 
VIIL  —  Page  31/4. 

Ne  <[v.3i  vacarct  rorporis 

La  Monnoie  a  critiqué  ne  quœ  mis  pour  nccjua  ; 


APPENDICE.  —  NOTES.  ^03 

et  Arevalo  met  ce  mot  au  nombre  de  ceux  qu'il 
excuse  dans  son  observation  que  nous  avons  citée 
note  VII  :  Veriini  improhare  non  audertm... 
L\.  —  Page  316. 

Vel  ciijus  altacUi, 

La  Monnoie  dit  qu'il  devrait  y  avoir  cujus  vei 
attactu. 

X.  —  Même  page  316. 

?>on  audit  ille,  vix  Pater. 

Ici  ce  n'est  point  La  Monnoie  qui  élève  une  cri- 
tique, c'est  le  père  Arevalo  lui-même;  ce  n'est  point 
la  latinité,  c'est  l'orthodoxie  qui  est  en  question. 
Voici  comment  s'exprime  le  Jésuite  espagnol  : 

«  Dum  aliquis  Breviariorum  Galiiae  laudator  benignam 
«  interprelationem  bis  verbis  qiiaeril,  ego  potius  credam 
«  Filinm  Dei  à  Patre  (qiiem  nunquiim  vix  Patrem  appel- 
«  labo)  in  crnce  non  soliim  auditum ,  sed  etiam  exaiidituni 
«fuisse  pio  sua  reverentia,  ita  intelligens  lociim  Aposloli 
«  cap.  V  ad  Ilebr.  V.  7  :  Oui  in  diebus  carnis  suœ  prcces, 
«  suppliccUionesque  ad  eum ,  qui  possit  illum  salvum 
«  facere  a  niurte^  cum  clamore  valtdo,  et  lacrymis  offercns, 
«  exauditus  est  pro  sua  reverentia,  Quod  auleni,  etc.  o 

XL  —  Comparaison. 

Un  poète  latin  du  V."  siècle,  Sedulius,  a  traité  à 
peu  près  le  même  sujet  que  le  Christ  souffrant 
de  Santé ul  dans  un  cbanl  qu'il  a  intitulé  :  Uymnus 


Û04  J.-B.  SANTEUL. 

totam  vitam  Christi  contintns,  et  dont  on  trouve 
quelques  parties  consacrées  dans  les  Bréviaires  aux 
fêtes  de  Noël  et  de  l'Kpiplianie. 

L'hymne  de  Santeul  est,  comme  celle  de  Sedulius. 
en  vers  iambiques  dimèlres  réguliers  ;  mais  les  deux 
œuvres  n'ont  pas  que  ce  seul  point  de  ressemblance  ; 
et  le  Christ  souffrant  nous  paraît  contenir  des 
réminiscences,  sinon  des  imitations  de  l'hymne  an- 
cienne. Dès  la  première  strophe  ce  caractère  se 
manifeste.  Sedulius  avait  dit  : 

A  solis  ortùs  cardine 
Adusque  terrae  limitem, 
Christuni  canamus  principeui 
Naluni  Maria  Virgine. 

Santeul  dit  après  lui  : 

Fas,  Cliriste,  inœstis  plangere 
Tuos  dolores  cantibus, 
Quos  vitae  ab  ipso  limine 
Adusque  mortein  passus  es. 

Nous  étendrions  trop  loin  cette  note  si  nous  vou- 
lions signaler  tous  les  traits  de  ressemblance,  tels 
que  ce  vers  de  Sedulius  : 

Servile  corpus  induit, 

auquel  Santeul  répond  par 

Mortalc  corpus  induis; 

de  même  que  le 


APPENDICE.  —  NOTES.  405 

Castae  parentis  viscera 

de  l'un,  devient  chez  l'autre  : 

Castae  parentis  iii  sinu. 

Sedulius,  dans  sa  huitième  strophe,  rappelle  ainsi 
le  massacre  des  Innocents  : 

Hoslis  Horodes  impie, 
Cliristuni  venire  quid  times? 
Non  cripit  niortalia 
Qui  régna  dat  cœlestia. 

Cet  épisode  n'appartient  pas  directement  i\  une 
hymne  où  il  est  question  des  souffrances  person- 
nelles du  Christ,  Christo  patienti  ;  mais  Santeul 
se  l'est  approprié  en  faisant  de  la  souffrance  des 
innocents  martyrs  la  propre  souffrance  du  Christ  : 
qu'on  veuille  relire,  page  30/i,  la  strophe 


Qui  niucro  lactentes  necat. 


Il  n'est  pas  nécessaire  d'insister  beaucoup  sur  la 
différence  d'élévation  dans  les  pensées.  Où  Sedulius 
ne  songe  qu'ci  rassurer  le  roi  Hérode  sur  ses  intérêts 
terrestres,  Santeul  trouve  un  sublime  élan  de  cha- 
rité et  de  sensibilité. 

Dans  l'hymne  de  Sedulius,  on  trouve  cette  stro- 
phe où  il  est  question  de  la  Vierge  .Marie  : 

Castae  parontis  viscera 
Cœleslis  intral  gratia; 


ÛOO  J.-B.  SANTEUL. 

VtMiter  puellae  bajulat 
Secreta  quae  non  iioverat. 

Lo  hajuiat  du  troisième  vers  touche  au  burles- 
que, et  le  quatrième  vers  éveille  des  pensées  qui 
blessent  toutes  les  convenances  ;  ce  qui  n'a  pas  em- 
pêché iM.  Félix  Clément  de  donner  place  à  l'hymne 
de  Sedulius  dans  son  Recueil  à  l'usage  des  écoles. 
11  est  vrai  que  le  même  cantique  se  trouve  aussi 
dans  les  Paroissiens  ;  mais  les  traducteurs  ont  si 
bien  senti  ce  que  renfermait  de  scandaleux  la  stro- 
piie  que  nous  citons,  qu'ils  l'ont  interprétée  par 
celle-ci  : 

La  grâce  entre  en  Marie  ;  elle  devient  la  Mère 
D'un  Dieu  d'éternelle  grandeur  ; 
Elle  forme  en  soi  ce  mystère 

Sans  en  pouvoir  sonder  l'immense  profondeur; 

où  les  deux  derniers  vers  du  texte  sont  tout  simple- 
ment omis. 

Santeul  ne  s'égare  jamais  dans  un  pareil  ordre 
d'idées. 

XII.  —  Page  322. 

AUis  secum  habilans  in  penetralibus, 
Se  Rcx  ipse  suo  contuitu  beat. 

On  a  pu  lire  dans  notre  Élude  deuxième  (page  67) 
les  formules  d'admiration  prodiguées  à  ces  deux 
vers  par  l'abbé  Dinouart  dans  le  Santoliana.  Voici 
maintenant  ce  qu'en  pense  Voltaire.  Il  n'est  peut- 


I 


APPEXDICK.  —  NOTES.  liOl 

être  pas  sans  intérêt  de  mettre,  en  regard  des  appré- 
ciations d'un  prêtre  tout  simplement  pienx,  celles  du 
scepticisme  incarné  dans  la  )^ersonne  de  son  cory- 
phée au  XVIïr.'  siècle. 

Après  avoir  ainsi  traduit  les  deux  vers  de  San- 
teul  : 

Dans  ses  appartoinenls  le  Monar(jue  suprême 
Se  voil  avec  plaisir  et  vit  avec.  lui-mC'me  ; 

Voltaire  ajoute  : 

«  S'exprimer  ainsi,  n'est-ce  pas  peindre  Dieu  comme  un 
«  fat  occupé  sans  cesse  à  se  regarder  dans  sa  glace  et  à  con- 
«  templer  sa  figure  ?  Ce  n'est  plus  là  faire  riiomnie  à  Timage 
<(  de  Dieu;  c'est  faire  Hieu  à  l'image  de  riiomme.  » 

XIII.  —  C0.MPA1\AI80N. 

Le  sujet  de  la  Toussaint  avait  été  traité  avant 
Santeul  par  un  poète  anonyme  du  moyen-àge,  que 
M.  Félix  Clément  a  placé  dans  son  llecueil  ad  usum 
schoiarum,  et  dont  la  composition,  intitulée  :  De 
omnibus  Sanctis,  figure  dans  les  Bréviaires  ro- 
mains. Santeul  paraît  avoir  eu  sous  les  yeux  le  tra- 
vail de  cet  anonyme;  mais  il  en  a  fait  ce  que  font 
en  pareil  cas  les  maîtres  :  en  prenant  le  canevas , 
qu'il  a  étendu  et  brodé  magnifiquement,  il  en  a  re- 
jeté toutes  les  grossières  imperfections  et  y  a  sub- 
stitué des  beautés  de  premier  ordre.  Le  chant  de 
l'anonyme  renferme  six  strophes  (;n  vers  iambiques 
dimètres  libres;  celui  de  Santeul,  divisé  en  trois 


',08  J.B.  SANTEUL. 

hymnes ,  contient  dix-huit  strophes  de  quatre  vers 
chacune.  La  preniière  hymne,  du  genre  appelé  di- 
colos  tetrastrophos,  se  compose  dans  chaque  stro- 
phe de  trois  petits  asclépiades  suivis  d'un  glyconi- 
que.  Dans  les  deux  autres  liymnes,  qui  sont  du  genre 
tricotos  tetrastrophos,  les  strophes  sont  compo- 
sées de  deux  asclépiades,  d'un  phérétracien  et  d'un 
gly  conique  ;  et  Ion  peut  voir  avec  quelle  majes- 
tueuse aisance  les  vers  marchent  dans  ce  triple 
chant  religieux,  où  la  minutieuse  critique  de  La 
Monnoie  n"a  trouvé  rien  à  reprendre.  Dans  la  com- 
position de  l'anonyme,  la  règle  de  l'élision  est  vio- 
lée ;  le  poète  s'est  adonné  à  la  recherche  de  la  rime 
et  des  assonances  au  bout  des  vers,  et  c'est  sans 
doute  à  ce  singulier  genre  de  beauté  dans  la  poésie 
latine  que  1" auteur  a  sacrifié  la  grammaire  dans  ce 
solécisme  signalé  par  Santeul  lui-même  (page  36 
de  nos  Études)  : 

Vestris  orationibus 
Nos  ferle  in  cœlestibus. 

Quelle  différence  dans  les  idées,  dans  la  compo- 
sition, dans  la  versification,  dans  le  style  et  dans  la 
latinité  ! 

Voilà  pourtant  un  des  modèles  que  M.  Félix  Clé- 
ment propose  à  la  jeunesse  !  voilà  pourtant  l'hymne 
qui  est  conservée  par  les  Bréviaires  à  l'exclusion  du 
beau  travail  de  Santeul  1 


APPENDICE.  —  NOTES.  /,09 

Est-ce  que  31.  Félix  Clément,  le  protecteur  des 
poètes  latins  du  moyen-àge,  et  avec  lui  dom  Gué- 
ranger,  l'antagoniste  de  notre  Santeul,  procéde- 
raient de  ces  théologiens  du  XVI.'  siècle,  dont 
M.  D.  IN  isard  fait  le  portrait  dans  ses  Études  sur 
ia  Renaissance  (page  59),  et  aux  yeux  desquels 
«  il  y  avait  hérésie  l\  écrire  dans  une  latinité  litté- 
raire »? 

XIV.  —  Page  33Zi. 

-Eternus  sit  honor  ingenito  Patri. 

«  Ingenito  Patri,  pro  non  genito.  » 

(Critique  de  La  Monnoie.  ) 

L'auteur  inconnu  de  l'hyunie  De  oinnihiis  Sanc- 
tis ,  dont  nous  avons  parlé  dans  la  note  précé- 
dente, a  aussi  employé  ingenito  dans  sa  doxologie, 
strophe  que ,  du  reste ,  M.  Félix  Clément  n'a  pas 
mise  à  la  fin  de  l'hymne  qu'il  cite,  et  que  nous 
avons  trouvée  dans  un  Paroissien. 

XV.  —Page  334. 
Sancto  Brunoni. 

Pour  faciliter  l'intelligence  de  l'hymne  à  saint 
Bruno ,  nous  empruntons  à  Moréri  une  partie  de  sa 
notice  sur  ce  personnage  : 

«  Saint  Bruno,  fondateur  de  Tordre  des  Chartreux,  dans 
((  le  XI.®  siècle,  était  de  Cologne,  et  fit  un  grand  progrès 


'iio  J.-n.  SANTKUL. 

«  dans  les  bcllcs-lellrcs.  11  fui  (rabord  chanoine  de  l'église 
«  de  Saint-Cnnibert  de  Cologne,  et  ensuite  chanoine  et  éco- 
<<  làlre  ou  théologal  de  Tégliso  de  l\cims,  et  chargé  du  soin 
«  d'enseigner  publiquement  :  il  eut  des  diiïéiends  avec  son 
«  archevêque  Manassès,  dont  il  ne  pouvait  souffrir  les  dé- 
<«  règlements,  et  fut  un  de  ses  accusateurs.  La  cause  de  sa 
«  retraite  dans  le  désert  est  très  singulière,  si  l'on  en  croit 
«  la  tradition,  qui  a  cours  dans  son  ordre.  Rainiond,  diacre, 
«  chanoine  de  Paris,  était  mort  en  odeur  de  sainteté  :  pen- 
«  dant  qu'on  disait  pour  lui  Toffice  des  morts,  il  mit  la  tète 
«  hors  de  la  bière,  et  cria  tout  haut  qu'iV  était  accusé,  puis- 
<<  (iw"  il  ('tait  juge  y  et  enfin  qu'?7  était  condamné.  Ce  pro- 
"  dige  toucha,  dit-on,  saint  Bruno,  qui  se  retira  en  1086, 
«  ou,  selon  le  cardinal  Baronius,  en  1086,  auprès  de  saint 
«  Hugues,  évèque  de  Grenoble.  Il  élail  suivi  de  ses  compa- 
«  gnons,  et  ce  saint  prélat  leur  indiqua  un  désert  qui  était 
«  dans  son  diocèse,  où  il  les  envoya.  C'était  l'affreuse  soli- 
«  tude  de  la  Chartreuse  en  Dauphiné,  laquelle  a  donné  son 
«  nom  à  l'ordre  célèbre  que  saint  l»runo  y  fonda,  l'an  1086. 
«  I^e  pape  Urbain  H,  qui  avait  été  son  disciple  et  son  ami, 
«l'appela  en  Italie,  Tan  1090;  mais  ce  saint  ne  pouvant 
<(  s'accoutumer  au  grand  monde,  se  relira  dans  la  Calabre, 
<•  où  il  mourut  en  1101,  le  6  d'octobre.  Le  pape  Léon  X  le 
<(  canonisa  eu  151/i » 

XVI.  —  Page  3/tO,  et  alibi, 

Gaiidet  Eremus. 

Eremus,  vox  purùin  iatina,  dit  la  critique  de 
La  Monnoie. 

XVII.  —  Page  3/i6,  et  alibi. 


APPENDICE.  —  NOTES.  VU 

Et  Parentis  sit  coaevo 
Laus  peroiinis  Filio. 

«  Coœvus.  Hoc  vocabulum  non  cœpit  esse  in  iisu  nisi 
«  post,  vel  circa  dimidiatmn  seculiim  IV.  Nam  apiul  Cicero- 
«  neni  qiiod  aliqiii  le^Minl  coœvus,  iegendiim  est  coœc/uus,  ut 
<"  plures  animadveiterunl.  » 

(Critique  de  La  Monnoie.) 

XVIII.  —  Page  350. 

Inscription  I. 

Nous  avons  dit  que  Santeul  était,  en  titre  d'office, 
poète  perpétuel  de  la  ville  de  Paris,  et  que  ses 
opuscules  lui  étaient  payés.  Nous  n'avons  point 
trouvé  de  renseignements  sur  la  quotité  des  prix 
qui  lui  étaient  alloués.  En  voici  un  seulement,  d'a- 
près lequel  on  jugera  peut-être  du  reste.  Nous  trou- 
vons dans  le  Santoiiana  de  1722,  partie  I,  page  8/i, 
que  pour  l'Inscription  sur  l'aqueduc  du  pont  Notre- 
Dame,  Santeul  reçut  trente  pistoles.  A  ses  yeux,  ce 
salaire  était  bien  maigre  en  comparaison  des  six 
mille  écus  d'or  qui  avaient  été  donnés  au  poète 
Sannazar  pour  six  vers  que  voici,  sur  la  ville  de  Ve- 
nise : 

Viderat  Hadriacis  Venetam  Neptunis  in  undis 

Stare  urbem,  et  toto  ponere  jura  mari. 
•Nunc  milii  Tarpeias  quantum  vis,  Juppiter,  arces 

Objico,  et  illa  tui  mœnia  Martis,  ait. 
Sipelago  Tibrim  praefers,  urbeni  aspice  utramque  : 

Illam  homines  dices,  banc  posuisse  deos. 


M 2  J.-B.  SANTEUL. 

XIX.  —  Page  ^60. 
Inscription  XIV. 

Cette  charmanlc  Inscription  existe  encore  sur  la 
fontaine  de  la  place  des  Petits-Pères;  mais  la  pous- 
sière a  tellement  engorgé  les  lettres,  que  le  distique 
est  devenu  tout-à-fait  illisible.  Il  faut  même  cher- 
cher l'Inscription  pour  en  découvrir  la  trace;  et  le 
passant  qui  en  ignore  l'existence  ne  la  devinerait 
guère  à  la  simple  inspection  du  monument.  O  tem- 
poral o  mores! 

XX.  —  Page  368. 

Inscriptions  pour  i'  Arsenal  de  Brest. 

Il  y  a  ici  neuf  Inscriptions  pour  le  même  monu- 
ment; elles  ont  été  produites  ainsi  par  Santeul  pour 
donner  le  choix  :  une  seule  a  dû  être  employée. 

Ces  Inscriptions  ont  été  l'objet  d'une  longue  po- 
lémique dont  on  trouve  la  trace  dans  le  Santoiiana 
de  1722,  partie  I,  page  187. 

XXI.  —  Page  372. 
Cinq  Inscriptions,  etc. 

Ces  cinq  Inscriptions  sont  celles  dont  nous  avons 
parlé  Étude  troisième,  page  133,  et  auxquelles  les 
Inscriptions  de  l'abbé  Régnier  Desmarets  furent 
préférées  par  le  maréchal  de  La  Feuillade.  Nous 
avons  déjà  remarqué  que  le  P.  Bouhours  cite  plu- 
sieurs de  ces  Inscriptions  de  Santeul  dans  ses  Pen- 
sées ingénieuses  des  Anciens  et  des  Modernes, 
où  il  ne  fait  aucune  mention  de  celles  de  Régnier. 


APPENDICE.  —  AOÏES.  UIS 

Un  contemporain  de  notre  poète  lui  adressa  les 
vers  suivants  sur  le  rejet  de  ses  Inscriptions  : 

De  tes  belles  Inscriptions, 
Si  célèbres  déjà  chez  tant  de  nations, 
Ne  crains  pas  que  jamais  périsse  la  mémoire. 
Sans  l'aide  du  ))uroau  ni  secours  du  burin, 
Nos  neveux  les  verront  écrites  dans  l'iiistoire. 
Plus  durable  cent  fois  (lue  la  pierre  et  l'airain. 

FLHKTlÈnE. 

XXII.  —  Page  37/1. 

Inscription  V. 

De  Limiers,  dans  son  Histoire  du  Règne  de 
Louis  XIV ,  tome  IV,  page  200,  fait  la  description 
de  la  place  des  Victoires  et  du  monument  que  La 
Feuillade  y  avait  élevé  à  Louis  XIV.  :V  propos  de  la 
Victoire  dont  parle  l'Inscription  V  que  nous  rappe- 
lons ici,  l'historien  fait  la  critique  suivante  : 

(t  Sur  ce  grand  piédestal,  le  Roi,  de  grandeur  héroïque, 
«  est  représenté  en  bronze  dans  les  habits  de  son  sacre.  Il 
«  a  un  Cerbère  à  ses  pieds,  et  la  Victoire  derrière  lui,  mon- 
«  tée  sur  un  globe,  qui  lient  d'une  main  une  couronne  éle- 
«  vée  au-dessus  de  la  tête  du  Roi  :  en  sorte  qu'on  ne  sait  si 
«  c'est  pour  la  lui  ôter  ou  pour  la  lui  mettre.  » 

De  Limiers  ajoute  que  cette  statue  du  Roi  a  été 
dorée,  et  que  cela  donna  lieu  à  cette  Inscription 
latine  : 

Aurcus  est  Lodoïcus,  et  aeneus  intrà. 


'iU 


J.-B.  SANTEUL. 


TRAblCTIO.N. 


CcUc  image  brillante  est  celle 
De  Louis,  notre  souverain  : 
L'or  à  la  surface  tHincclle, 
Et  les  entrailles  sont  d'airain. 

WIII.  —  Page  386. 

Los  édilcurs  Barbon  (1729)  attribuent  à  Santeul 
rinvenlion.  et  à  Benseracle  la  traduction  de  la  pièce 
sur  l'Embrasement  de  Lomlres.  Denis  Thierry 
(169^),  contemporain  de  Santeul,  qui  a  dû  diriger 
son  éditeur  dans  l'impression  de  cette  édition,  ne 
désigne  au  contraire  Santeul  que  comme  le  traduc- 
teur de  l'œuvre  de  Benserade.  Nous  regardons  cette 
dernière  attribution  comme  la  plus  vraisemblable, 
bien  que,  uniquement  pour  ne  pas  changer  l'ordre 
de  nos  matières,  nous  ayons  mis  le  français  de  Ben- 
serade du  côté  des  traductions. 

L'auteur  du  sonnet  a  fait  allusion  à  1" assassinat 
juridique  du  roi  d'Angleterre  Charles  ï."  (16^9), 
puni,  selon  lui,  sur  la  ville  de  Londres  par  le  terri- 
ble incendie  de  1666. 

XXIV.  —  Page  388. 

Sur  ia  veiitie  du  Roi  à  Paris 

Nous  avons  fait  connaître ,  dans  notre  Étude 
sixième,  page  2Uli,  l'origine  de  cette  pièce  de  vers, 
et  une  aventure  avec  un  certain  Perachon,  que 
Santeul  avait  chargé  de  traduire  sa  poésie  latine  en 


APPEiNDICE.  —  NOTES.  .'il  5 

vers  français.  Nous  avons  dit  que  l'œuvre  de  Pcra- 
chon  était  une  paraphrase  plutôt  qu'une  traduction. 
La  voici  : 

SLR  LA  VENUE  1)1    UOI  A  PARIS. 

Vante  partout  ta  gloire,  ô  reine  des  citésl 

Paris,  tu  vois  ton  prince,  et  tu  sens  ses  bontés. 

Il  ne  vient  point  suivi  de  nombreuses  coliortes, 

Les  cœurs  de  ses  sujets  sont  des  gardes  plus  fortes. 

Tes  vœux  sont  exaucés.  Ce  soleil  de  l'état 

Paraît  hors  du  nuage  on  son  plus  vif  éclat. 

Pour  ne  point  t'éblouir,  son  auguste  présence 

Mêle  à  la  majesté  les  traits  de  la  clémence. 

11  règne  par  l'amour  autant  que  par  la  loi. 

Père  de  la  patrie,  aussi  bien  que  son  roi. 

Pour  lui  tu  rends  au  Cid  le  tribut  des  louanges, 

Il  le  rend  à  son  tour  chez  la  reine  des  anges. 

Et  charmé  de  ta  foi,  le  plus  grand  dos  mortels 

Vient  jusqu'en  ta  maison,  au  sortir  des  autels. 

Avec  toute  sa  cour,  ce  prince  te  visite. 

Il  vient  môme  au  fcsiin  où  ton  zèle  l'invite. 

Et  tu  peux  t'applaudir  du  destin  glorieux, 

D'avoir  dans  ton  hôtel  fait  un  festin  des  dieux. 

Ce  monar(jue,  au  milieu  de  sa  royale  troupe, 

Des  mains  de  son  préteur  daigne  prendre  la  coupe. 

L'héroïne  féconde  où  renaît  ton  bonheur. 

Aux  mains  de  son  épouse  accorde  un  même  honneur, 

Illustre  magistrat!  qui  n'envîrait  ta  gloire? 

Paris  grave  la  tienne  au  temple  de  .Mémoire. 

Si  d'un  fameux  repas  tu  régales  ton  roi. 

Sa  douceur  beaucoup  mieux  te  régale  chez  loi; 

De  ses  plus  tendres  soins  ton  roi  to  favorise  : 

Ce  roi,  ton  Dieu  visible,  avec  toi  s'humaniso. 


41G  J.-B.  SANTEUL. 

On  dirait  qu'il  oublie  et  son  rang  et  le  tien, 
La  cité  parait  reine,  cl  le  roi  citoyen. 

C'est  à  cause  de  son  étendue,  hors  de  toute  pro- 
portion avec  celle  du  texte  latin,  que  nous  avons 
substitué  à  cette  pièce  notre  propre  traduction  dans 
l'Appendice. 

XXV.  —  Page  388. 

Contre  (es  Sonneurs  de  Cloches. 

Voltaire  a  imité  cette  épigramme.  On  rencontre 
dans  ses  œuvres  une  lettre  en  date  du  15  mai  1733, 
adressée  à  M.  Cideville,  et  commençant  ainsi  : 

«  jMon  cher  ami ,  je  suis  enfin  vis-à-vis  de  ce  beau  por- 
«  tail  (de  Saint-Gervais),  dans  le  plus  vilain  quartier  de  Pa- 
«  ris  (rue  de  Long-Pont),  dans  la  plus  vilaine  maison,  plus 
«  étourdi  du  bruit  des  cloches  qu'un  sacristain;  mais  je  ferai 
«  tant  de  bruit  avec  ma  lyre,  que  le  bruit  des  cloches  ne  sera 
«  plus  rien  pour  moi,  etc.  » 

Et  à  ce  propos,  l'.éditeur  de  Voltaire  écrit  en 
note  : 

«  C'est  ici  l'occasion  de  rappeler  quatre  vers  sur  les  Son- 
«  neurs,  imités  du  latin  de  Santeul,  et  bien  connus  pour  être 
«  de  la  jeunesse  de  Voltaire.  Ils  ont  été  imprimés  plusieurs 
<(  fois,  mais  on  les  a  oubliés  dans  presque  toutes,  sinon 
«  même  dans  toutes  ses  éditions  : 

«  Persécuteurs  du  genre  humain, 
«  Qui  sonnez  sans  miséricorde, 


APPENDICE.  —  NOTES.  Hl 

«  Que  n'avez-vous  au  cou  la  corde 
«  Que  vous  tenez  dans  votre  main!  » 

(Voir  OEuvres  de  Voltaire,  édition  de  Kelil, 
lome  XLVI,  et  I  de  la  Correspondance  gcnêraie, 
page  290.) 

XXVI.  —  Page  388. 
Sur  trois  Cœurs,  etc. 

La  pensée  finale  de  cette  Épitaplie  a  beaucoup 
d'analogie  avec  celle  d'un  quatrain  de  P.  Corneille, 
que  nous  avons  cité  Étude  troisième,  page  113. 

XXVII.  —  Page  390. 

Inscription  pour  ta  chanihre  criniinette. 

En  1801  on  trouva  dans  les  démolitions  du  Grand- 
Châtelet  cette  Inscription  gravée  sur  une  plaque  de 
marbre  noir.  Cette  plaque  figure  maintenant  au 
Palais  de  Justice  de  Paris,  au-dessus  de  l'entrée  de 
la  cour  impériale.  On  doit  croire  que  lorsqu'elle  fut 
placée  là,  c'était  pour  être  vue;  mais  l'architecte  du 
Palais  paraît  ne  point  penser  ainsi,  car  il  a  mis  au- 
dessous  un  tambour  en  menuiserie  qui  sert  à  défen- 
dre la  porte  contre  les  atteintes  du  froid  et  du  bruit 
des  couloirs,  mais  qui  détourne  de  l'Inscription  le 
regard  des  justiciables  qu'elle  avertit,  et  qui  en  rend 
la  lecture  fort  incommode  à  ceux  qui  par  hasard 
l'aperçoivent.  Pauvre  Santeul!  pauvres  Inscriptions! 
pauvre  esprit  public! 

27 


ZilR  J.-B.  SANTEUL. 

XXVIII.  —  Pao-c  390. 

Inscription  pour  f  Horloge  du  Patois. 

Nous  ignorons  où  a  été  placée  dans  son  temps  et 
où  se  trouve  maintenant  cette  Inscription  de  San- 
tcul;  mais  en  voici  une  de  Jean  Passcrat,  qu'on  lit 
aujourd'iiui  sur  le  cadran  de  rilorloge  du  Palais  de 
Justice  de  Paris,  au  coin  du  quai  des  Lunettes,  et 
en  regard  du  marché  aux  Fleurs. 

Machina  quac  bis  scx  tam  juste  dividit  horas, 
Jusliliani  servare  nionct,  logosqno  liieri. 

TUAniCTION. 

Le  jour,  qu'un  si  juste  artifice 
En  six  parts  divise  deux  fois, 
Enseigne  à  rendre  la  justice 
Et  montre  à  respecter  les  lois. 


FIN. 


A  BLE  DES  iVl  ATI  ERES. 


-ô^o- 


fiTUDE  pr.EMiÈr.E.  —  Si  la  Poésie;  latino  ik'-o  on  Franco  doit  f'Jro 

exclue  de  la  Littérature  franraiso 1 

t\TVT)E  DEUXiÈAiE.  —  Los  Hvmnes  de  Santoul 33 

Étude  troisième.  —  De  l'Inscription  en  général,  et  dos 

Inscriptions  de  Santeul 95 

Étude  quatrième.  —  Démêlé  de  Santeul  avec  les  Jésuites 

à  propos  d'une  Épitaplie 1^7 

Étude  cinquième.  —  De  l'Emploi  de  la  Fable  dans  la 

Poésie 177 

Étude  sixième.  —  Les  Relations  de  Santeul.  —  Sa  Mort. 
—  Dispustc  entre  deux  Villes  \)our  la  possession  de  ses 

Cendres. — Son  Anagramme. —Son  Portrait.     .     .     .  219 

Appendice 291 

Poésies  extraites  de  Saxteul.  —  Hymnes 296 

—  Inscriptions 350 

—  Mélanges , 378 

—  Notes 397 


-cQo- 


o 


h^'àklLJXl^\^^     ^.  Ï%\J^   C»0   l«7fV 


PA  Montalant  Bougleux,   Louis 

8570  Auguste 

S4.Z75  Sentolius  Victorinus 


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