SANTOLIUS VIGTORINUS /
J.-B. SANTEIJL
ou LA ^6 ^)
POÉSIE LATINE SOUS LOUIS XIV
PAR MOJNÏALANT-BOLGLEUX
"2^ > • ^^^^^ * c <:. <L o-
PARIS
DENÏU, LIBRAIRE-ÉDITEUR
Palais-Royal, galerie d'Orléans.
VERSAILLES
liERNARD, LIBRAIRE 1 P.-F. ETIENNE, LIBRAIRE
9, rue Salory. I Zi6, rui: Je la Paroisse.
MDCGCLV
SANTOLIUS VIGTORINUS
J.-B. SANTEUL
LA rOESIE LATINE SOUS LOUIS XIV.
ÉTUDE PREMIÈRE
SI LA POESIE LATIAE i\EE E» FRANCE DOIT ETRE EXCLliE DE LA
LITTÉRATIRE FRANÇAISE.
On était sous le règne de Louis XIV^ et c'était le
temps où la langue française , désonnais élevée au
rang de langue classique par le style des Provin-
ciaics, était devenue^ sous la plume élégante, cor-
recte, lumineuse et précise des Boileau, des Ra-
cine et de tant d'autres grands écrivains dignes de
faire cortège au grand roi, un instrument complet
au moyen duquel l'esprit français pouvait se mani-
fester sur tous les tons et dans tous les genres de
productions littéraires.
Or, dans ce temps-là même et par un de ces
h J.-B. SAMEUL.
beaux malins de printemps que nous ne voyons plus
guère que dans les idylles, les promeneurs du
Luxembourg , des promeneurs français et dont les
oreilles étaient déjii familiarisées avec le langage
harmonieux et abondant de nos plus célèbres poè-
tes et prosateurs, n'étaient nullement surpris cepen-
dant de rencontrer dans les jardins de ce palais,
comme ils le rencontraient souvent dans les rues et
sur les places de Paris, un homme qui se procla-
mait poète latin, qui était reconnu, accepté, lu,
écouté comme tel, et qui, comme tel, était revêtu
d'un caractère officiel.
C'était là une singularité; mais d'autres singulari-
tés encore caractérisaient ce personnage : son cos-
tume , qui indiquait chez lui une profession dont le
caractère était bien peu d'accord avec la légèreté
de son caractère personnel; ses discours, ses ac-
tions, ses manières, aussi bien que la langue dans
laquelle il écrivait ses ouvrages, tout concourait à
montrer en lui comme un type attardé des siècles
depuis longtemps écoulés.
Cet homme portait l'habit des chanoines régu-
liers de Saint- Victor; mais il le portait d'une façon
si leste et si dégagée, il en respectait si peu la cou-
leur sombre et la coupe sérieuse, qu'il put à bon
droit dire un jour au farceur de la comédie italienne,
Dominique Biancolelli : « Et moi, je suis l'Arlequin
de Saint-Victor. »
ÉTUDE PREMIÈRE. 5
On voit que nous parlons ici do Jean-Baptiste
Santeul, clianoine régulier de Saint-Yictor, né à
Paris le 12 mai 1630, Santolius Fictorimis,
comme il s'appelait lui-mcMiie, car beaucoup de lit-
térateurs de ce temps latinisaient leur nom ainsi
que leur plume.
Qu'il lut poète, il n'y avait pas à le contester pour
quiconque lisait ses vers; mais avant de l'avoir ja-
mais lu, on le devinait déjà rien qu'à le voir, car
il justifiait mieux que personne l'opinion qui loge
quelque grain de folie dans tout cerveau favorisé de
la muse, et qui fait de certaines défaillances de la
raison comme le signe, et, selon quelques-uns, l'ex-
piation du génie. Toutefois l'influence du grain se
faisait sentir chez Santeul jusqu'à l'extravagance
inclusivement, et dégénérait souvent en une vérita-
ble bouffonnerie. Aux mœurs près, car les siennes
étaient irréprochables, cet homme procédait tout à
la fois d'Horace et de Diogène. De même que chez
le philosophe de Sinope, il y avait dans ses folies
un mélange de sagesse et de bon sens; car on peut
dire que si plus d'un sage de la Grèce aurait pu
passer pour un fou dans les siècles modernes, plus
d'un fou de la période des temps modernes où les
bouffons jouaient un rôle, aurait pu passer en Grèce
pour un sage.
Le jour où nous faisons connaissance avec lui, le
poète de Saint- Victor se promenait seul. Et il y a
6 J.-B. SAXTEUL.
lieu de remarquer son isolement, car il avait eu dans
sa jeunesse , et il conservait encore un peu dans sa
maturité, de si grandes vivacités d'esprit, de si sin-
guliers écarts de conduite, que ses supérieurs lui
permettaient à peine de sortir sans être accompa-
gné de quelqu'un qui fût en état de le modérer.
()uand il était abandonné à lui-même, il achetait et
mangeait dans les rues tout ce qu'il trouvait sur son
•|)assage : pommes, poires, raisins, châtaignes, noix,
tout lui était bon; il en remplissait ses poches, et sur
son chemin il donnait aux passants le spectacle d'un
homme vêtu comme un ecclésiastique qui satisfai-
sait publiquement sa friandise et ses appétits comme
aurait lait un cynique. Ne l'avait-on pas même vu,
un jour qu'il était allé à la comédie, s'écrier bien
fort : « Ah ! morbleu ! je suis un sot; j'ai oublié de
dîner » , se faire apporter trois petits pains, deux
cervelas, une bouteille de vin, recommandant bien
qu'elle fût de jauge, boire, manger sans se cacher,
puis pousser un grand soupir et dire à haute voix :
« Dieu garde de mal ceux qui ne sont pas si bien
que moil » S'il rencontrait des portefaix, des éco-
liers, des harangères, ou d'autres gens de toute
sorte, il les arrêtait, entrait en conversation avec
eux, et poussait parfois la discussion jusqu'à la dis-
pute et la dispute jusqu'aux voies de fait. D'autres
fois il buvait avec le premier venu; on le surprit
même un jour trinquant avec un homme qui se
ÉTUDE PREMIÈRE. 7
trouva être le bourreau. Quelqu'un l'en avertit en
le réprimandant. — « Eh bien! répondit-il, c'est un
liomme comme les autres, un honnête homme, un
homme à faire plaisir et à te pendre pour rien si tu
voulais. Ne fait-il pas bon avoir des amis partout.
pour se servir les uns les autres ? »
Le jour où nous le rencontrons au Luxembourg,
notre personnage était en veine de bizarrerie, et si,
en pareil état, il était sorti seul, c'est probablement
que, comme cela lui arrivait quelquefois, il s'était
échappé malgré la défense de ses supérieurs. Ainsi,
comme il avait un jour demandé au Prieur de Saint-
Victor la permission d'aller entendre un sermon :
— « Qu'iriez-vous faire \h, dit le Prieur ; quelques-
unes de vos folies ordinaires ? Je ne trouve pas à
propos que vous sortiez. » Le poète, outré du refus,
va à la porte pour sortir; mais le Prieur avait déjà
donné ses ordres. Que faire pour échapper à la vi-
gilance du portier ? Notre homme monte au jubé,
prend la corde d'une cloche, et, pour empêcher
celle-ci de sonner, il l'attache, bien enveloppée , à
une barre de fer; puis s'aidant de la corde, il des-
cend dans la nef, sort par la grande porte de l'église
sans être aperçu, et va entendre le serm.on (1).
Dans la promenade de ce jour-là, notre poète,
selon son habitude, accostait les passants et les
(J) Sajiîoliana.
8 • J.-B. SANTE LX.
faisait causer; puis, quaud il les croyait capables
lie le comprendre, et même il ne tenait pas toujours
à cette condition, il leur récitait ses asclépiades ou
ses pentamètres , ses hymnes ou ses inscriptions. Il
entrait en enthousiasme dès le premier vers et dé-
clamait les autres comme un démoniaque tourmenté
de plusieurs esprits. Il faisait tant par ses contor-
sions et ses grimaces, que la foule s'amassait, autant
l)our le contempler que pour l'entendre. Lui, sa
tirade terminée, sautait au cou de quelqu'un des
assistants, pour le complimenter et l'embrasser s'il
approuvait ses vers, pour l'injurier et l'étrangler s'il
les critiquait. Les choses ne se terminaient pas tou-
jours à son avantage, et il était quelquefois heureux
de pouvoir se sauver à travers les pierres et les ho-
rions. Quelqu'un qui avait vu de loin une de ces
scènes tumultueuses, aborda le poète au moment où
elle finissait, et lui demanda si l'on pouvait lui faire
compliment. « — Et de quoi? )> demanda notre
homme. « — De ce que tu es aussi connu ici que
Diogène l'était au marché d'Athènes. — Cela est
vrai, repartit le poète, chacun y fait son person-
nage : tu es l'ane et je suis le philosophe. »
Disant cela il avise un jeune écolier qui faisait
sur l'herbe le devoir de sa classe, et va droit à lui.
'( — Que faites-vous là, mon ami? lui dit-il.
— Je tâche, Monsieur, de faire de méchants vers
latins, répondit l'écolier.
ÉTUDE PREMIÈRE. 9
— Voyons-les ?
— Je n'ai encore pu rien .faire.
— Eli bien! je vous aiderai. Montrez-moi la ma-
tière des vers. »
Le sujet sur lequel travaillait l'écolier était ce-
lui-ci :
« Un jeune enfant, fils d'un bouclier^ pour s'exer-
« cer dans son métier, prit un couteau et égorgea
« son cadet. Sa mère arrive : il lui montre son frère
« mort, et dit : Je viens de faire mon chef-d'œuvre.
« La mère, furieuse, jette le jeune meurtrier dans
« une chaudière d'eau bouillante. Hors d'elle-même,
« elle se pend; et le père, saisi d'horreur de ce tri-
« pie spectacle, meurt de douleur. »
Le poète de Saint- Victor lut cette matière; puis,
ayant un peu réfléchi, il dicta ces deux vers à l'en-
fant ébahi :
Alter cuni puero, mater conjuncta niarito,
Ciiltello, lyniphâ, finie, dolore cadiint (1).
Et il le congédia en lui disant : « Si l'on vous de-
mande qui vous a fait vos vers, dites que c'est le
Diable. » Quand l'écolier raconta cette histoire à ses
(1) Telle est la composition que le Santolîana attribue à notre
poète; mais, selon la Biographie universelle, ce distique serait plus
ancien que Santeul; il se trouverait dans le Praliim Cl. Pratelli,
imprimé en 161/i, et serait cité dans le Thésaurus Epilaphiorum
du P. Labbe, page 364.
10 J.-B. SANTEUL.
maîtres, ceux-ci n'eurent pas de peine à deviner
rénigme.
Cette notoriété dont Santcul fut en possession
dans son temps, comme on vient de le voir, s'atta-
cliait à sa personne et non ii l'habitude qu'il avait
prise décrire en latin ; car il n'était pas le seul dans
ce dernier cas, on le sait aujourd'hui comme on le
savait alors. Un grand nombre d'esprits distingués
se livraient au culte de la poésie latine ; de nom-
breux et respectables monuments en subsistent ; et
le goût du public pour cette branche de littérature
était assez répandu pour que l'on eût songé à re-
nouveler dans ce temps-là une Pléiade composée de
poètes latins, et dans laquelle Santeul ne (igurait pas
le dernier (1). Ainsi la qualité de poète latin n'était
une singularité ni chez le Victorin ni chez d'autres;
elle était acceptée comme celle de poète français.
A voir cependant combien était large, brillante
et considérable la place que tenait alors la poésie
latine dans l'opinion publique, on s'étonne de voir
combien cette place est étroite, et, disons le mot,
annulée chez les écrivains qui ont recueilli l'histoire
de notre littérature à cette époque.
La Harpe, dans son Lycée, ne dit rien ni des
(1) Voici comment se composait cette Pléiade, suivant Moréri :
Le P. Rapin, le P. Commire, et le P. de La P«uc, jésuites; San-
teul, rai)bé Ménage, Du Périor, et le médecin Petit. Mais, ajoute
Moréri, la France a produit dans le même temps d'autres excel-
ÉTUDE PREMIÈRE. 11
poètes latins modernes ni de leurs poésies; et, pour
parler tout de suite des ouvrages les plus récents,
M. Désiré Nisard^ dans son Histoire de ta Litté-
rature française, n'en dit pas un mot.
Dès le début de cet ouvrage, le savant professeur
recommande de « soigneusement distinguer entre
riiistoire littéraire d'une nation et l'histoire de sa
littérature. » Il ajoute que
« L'histoire littéraire commence pour ainsi dire avec la
« nation elle-même, avec la langue ; que Thisloire littéraire
« de la France commence le jour où le premier mot de la
« langue française a été écrit ; qu'en ce qui concerne This-
« toire de la litléralure, il y a une littérature du jour où il y
« a un art ; et que l'histoire de la littérature française com-
« mence à l'époque que nos pères ont appelée Renais-
(( sance. »
De cette exposition de principes mise en regard
de l'oubli où l'historien de la Littérature française
laisse, dans la suite de son ouvrage, les poésies la-
tines d'un grand nombre de nos compatriotes depuis
la Renaissance, il résulte qu'aux yeux de M. D. Ni-
sard ces travaux ne font pas partie de la littérature
française, et ne s'y rattachent même ni de près ni
de loin.
« Ce que nous avons à étudier, à caractériser avec préci-
lents poètes latins, et celte Pléiade parisienne n'est pas si bien
établie qu'on n'y puisse faire quelques changements.
12 J.-B. SANTEUL.
« cision, dit encore j\I. D. Nisard, c'est le fond même, c'est
« l'ame de notre France, telle qu'elle se manifeste dans les
« écrits qui subsistent. C'est cet esprit français qui est une
« des plus grandes puissances du monde moderne. »
Ainsi, ce que cet auteur se propose en étudiant
l'histoire de la Littérature française, c'est de con-
naître l'esprit français manifesté dans les écrits qui
subsistent;... les écrits qui subsistent, c'est-à-dire
sans doute ceux qui ont continué de circuler dans
toutes les mains, d'être lus par tous ceux qui lisent.
En sorte que les écrits latins modernes qui, dans le
sens de M. D. Nisard, ne subsistent pas; que ces
travaux élaborés dans des cerveaux français, pro-
duits dans un milieu français, et où sont consignées
des idées et des pensées françaises sur des sujets
français ; que des œuvres qui sont comme un pro-
duit du sol, sont considérées par lui comme n'étant
point une émanation , une manifestation de Fesprit
français, et comme étant indignes d'être mention-
nées dans l'inventaire de nos richesses intellectuel-
les, uniquement parce qu'elles ont été composées
en latin, c'est-à-dire dans une langue qui est la
mère de la nôtre, et qui a été Forgane de la pensée
française dans un temps où la langue française bal-
butiait encore dans les langes de l'enfance !
Un vêtement étranger ne fait point perdre ses
droits de naturalité à l'homme qui le porte : pour-
quoi en est-il autrement du langage, qui n'est,
ÉTUDE PREMIÈRE. 13
comme on l'a répété si souvent, que le vêtement de
la pensée ?
Et pourtant cette littérature, cette poésie latine, h
laquelle les législateurs de la littérature française in-
fligent aujourd'hui un ostracisme trop inhospitalier
quand elle florissait, elle avait bien sa raison d'être.
Quand l'invention de l'Imprimerie, qui devança si
providentiellement la Renaissance d'un demi-siècle,
eut multiplié dans les mains de nos pères les écrits
des Grecs et des Romains; quand cette Renaissance
eut répandu le goût de ces écrits et en eut vulga-
risé l'intelligence , le siècle nouveau se trouva fas-
ciné par les splendeurs du vieux monde; l'esprit
national fut séduit par la richesse harmonieuse des
langues d'Homère et de Virgile; s'il ne s'effaça pas
entièrement devant le génie grec et romain, il fut
absorbé dans leur imitation, abîmé sous les em-
prunts qu'il lui fit, et dans les efforts qu'il continua
de faire pour produire de nouvelles œuvres, son al-
lure et sa physionomie ne furent qu'une continuelle
préoccupation, qu'un incessant reflet de l'antiquité.
Dans ces dispositions , les interprètes de la pen-
sée nationale se partagèrent en deux camps. Tous
reconnaissaient dans notre langue, comparée aux
langues anciennes, une infériorité qui était immense
alors, et dont elle ne s'est jamais entièrement rele-
vée ; mais tous ne s'accordaient pas sur les moyens
de remédier à cette faiblesse.
Ki J.-B. SANTEUL.
Les uns, au lieu de laisser notre langue poursui-
\ re, par une série d'acquisitions lentes et patiem-
ment accumulées, son perfectionnement déjà com-
mencé par Rabelais, voulurent l'enrichir par des
conquêtes brusques et violentes, en pillant les livres
grecs et romains, comme les Gaulois leurs ancêtres,
selon l'expression de Joachim du Bellay, avaient
pillé le temple de Delphes. Dans sa Défense et li-
(ustration de ta Langue française, ce J. du Bel-
lay déduisit assez sagement et très patriotiquement
les principes de ce système cependant trop hfitif;
Uonsard , dans ses poésies, en essaya l'application ;
mais il le fit avec maladresse, parce qu'il y mit de
l'exagération, et peut-être parce qu'il était le pre-
mier lancé dans une telle voie ; sous sa plume, la
langue devint une seconde Babel,
Et sa musc, en français parlant grec et latin,
se hérissa de locutions bizarres dont le goût public
fit bientôt tomber « le faste pédantesque. »
D'autres, ne pouvant se contenter de la langue
française ni dans l'état transitoire où ils la trou-
vaient, ni avec les ornements dont prétendait l'affu-
bler l'école de Ronsard ; trouvant d'ailleurs dans la
langue grecque, et dans la langue latine dont nous
nous occupons ici plus particulièrement, un instru-
ment définitif et merveilleusement apte, selon eux,
à la production de leurs pensées, crurent ne pouvoir
ÉTUDE PREMIÈRE. 15
mieux faire que de se porter les continuateurs de
Virgile, d'Horace et d'Ovide. Et, singulière contra-
diction ! Joachim du Bellay, ce champion de la lan-
gue française, lui qui poursuivait si vivement ceux
qui écrivaient dans la langue de Rome, Joacliim du
Bellay composa un grand nombre de poésies latines
dans lesquelles il ne fit pas entrer les fruits les moins
savoureux de son esprit gaulois.
Ce dernier système donna naissance à une foule
de productions latines en prose et en vers auxquel-
les nous ne prétendons pas susciter de nouveaux
imitateurs, l'époque et l'opportunité en sont passées
sans retour , mais qui ne méritent pas l'oubli dans
lequel on les a laissé tomber, oubli dont M. D. Ni-
sard donne l'exemple dans son Histoire de la Lit-
térature française^ où il ne fait aucune mention
de la lutte pourtant retentissante qui s'établit dès la
Renaissance, et qui se prolongea bien avant dans le
XVII. *^ siècle, entre les langues latine et française,
comme organes littéraires.
M. J.-J. Ampère, dans son Histoire Littéraire
de la France avant te XII^ siècle , a fait à la
littérature latine une large part, et nous devrions
peut-être dire quil s'en est occupé exclusivement.
Or, il ne pouvait en être autrement, puisque, comme
le dit lui-même M. Ampère, la culture du pays, à
l'époque où il nous reporte , était toute latine. Le
reproche que nous faisons au silence de l'histoire
U> J.-B. SANTEUL.
liltérairc demeure donc dans toute sa force; et même
nous sommes heureux de le voir corroboré par les
paroles suivantes de M. Ampère, qui prouvent que,
placé sur le terrain où nous nous permettons d'atta-
quer d'autres historiens littéraires, il n'aurait pas
négligé l'élément latin dans l'histoire de nos tra-
vaux intellectuels :
« Ce que nous cherchons dans la lillérature, dit le savant
« professeur, c'est ce qu'y cherchent tous ceux qui en font
« une cHudc sérieuse; nous prétendons tracer l'histoire du
(' développement intellectuel et moral de notre nation. Que
« ce développement se traduise dans une langue ou dans
« une autre, il est impossible d'en passer sous silence une
« portion aussi considérable.
« .... Ce n'est pas ma faute, après tout, dit quelques lignes
« plus loin M. Ampère, si César a conquis les Gaules ; si le
« christianisme les a trouvés latines ; si les Barbares ont été
« forcés de dépouiller leur propre idiome pour balbutier
« d'une voix rude la langue des vaincus ; si l'unique culture
« du pays que nous habitons, jusqu'au Xlf.* siècle, a été
(( latine ; si le moyen-âge, même après l'introduction de la
« Huéralure vulgaire, a continué l'usage du latin; si, à la
M Renaissance, l'Europe a été latine encore une fois; si, pour
« ce qui nous concerne particulièrement en France , le
« XVII. ^ siècle, averti par son instinct profond du génie de
a notre langue et de notre littérature, s'est refait presque
« complètement latin. »
Ces paroles impliquent la concession d'une large
importance à l'élément latin de notre littérature,
ÉTUDE PREMIÈRE. 17
même après le XII. ^ siècle et même dans le XVIL®.
M. Désiré Nisard , qui paraît ne pas accorder cette
concession , nous paraît aussi s'être rappelé les
paroles que nous venons d'emprunter à M. Ampère ;
et il semLle que ce soit comme pour motiver la dif-
férence de système, et pour tracer une ligne de sé-
paration, qu'il a intitulé son ouvrage autrement que
celui de son prédécesseur , tout en recommandant
bien à son lecteur, ainsi que nous l'avons déjà re-
marqué, de faire une distinction entre VHistoire
de ta Littérature française, qui est le titre de son
livre, et VHistoire littéraire de la France, qui
est le titre de M. Ampère.
iM. Yillemain a donné des signes du même oubli
lorsque, dans son Tahleaii de la Littérature fran-
çaise au XVIII, ^ siècle {!), le nom de Santeul
vient sous sa plume dans un passage sur la poésie
lyrique et à propos de l'emploi de la mythologie
dans la poésie moderne, sans que ni le nom de cet
hymnographe ni la citation que fait le professeur
d'une hymne latine du IV. ^ siècle l'invite à donner
au moins un avis, qui eût été bien précieux, sur les
célèbres odes religieuses du chanoine de Saint- Vic-
tor en particulier, et en général sur la poésie latine
chez les modernes.
Il y a plus : on trouve dans le volume des Études
(1) Deuxième Leçon,
IS J.-B. SANTEUL.
de Littérature ancienne et moderne de M. Ville-
main, une notice qui a pour lilre : Du poème de Lu-
crèce sur ta Nature des choses. Dans ce travail, ex-
quis comme tout ce qui sort de sa plume, l'auteur
se livre à l'énumération plus ou moins complète des
écrivains qui se sont occupés de Lucrèce, soit pour
l'imiter, soit pour le combattre, soit pour le défen-
dre : pourtant, chose étrange , pour nous du moins
qui ne devinons pas le motif de cet oubli, M. Ville-
main ne dit pas un mot de VJnti-Lucrèce du car-
dinal de Polignac, de ce poème latin pourtant con-
sidérable par sa date, par son étendue, par son mé-
rite et par la lutte dans laquelle le poète français
s'exerce contre le poète romain.
M. de Pongerville, qui a traduit le De Naturel
rerum en vers français, a mis en tête de sa traduc-
tion des Réflexions sur ie poème et ie système de
Lucrèce, où l'on trouve quelques lignes concernant
V Anti-Lucrèce, Mais l'auteur de ce dernier poème
n'est mentionné que comme un adversaire du poète
romain au point de vue pliilosophique, et l'ouvrage
lui-même n'est, aux yeux de M. de Pongerville, qu'un
énorme recueil de vers latins. Dans les notes qui sui-
vent chacun des chants de son texte et de sa traduc-
tion , le poète français aurait pu , pour l'édification
et le plaisir de son lecteur, confronter avec quelques
passages du De Naturâ rerwm quelques fragments
plus ou moins correspondants de V Anti-Lucrèce :
ÉTUDE PREMIÈRE. 10
il n'en a rien fait. Pourtant Racine le fils n'a pas
dédaigné de citer^ et de citer fréquemment des ex-
traits du cardinal de Polignac dans les notes qui
suivent plusieurs de ses poèmes. Et pourtant Vol-
taire, malgré son peu de confiance dans la latinité
des continuateurs de Virgile et d'Horace aux XVII.»
et XVIII. "^ siècles, n'a pas laissé, non-seulement
d'admettre l'auteur de V Anti-Lucrhce dans le Tem-
pie du Goût, mais de s'y faire introduire par lui,
de l'y faire se rencontrer avec Lucrèce lui-même,
et d'y réconcilier les deux adversaires.
Il ne sera pas hors de propos, pensons-nous, de
rapporter ici les termes dans lesquels Voltaire fciit
le récit de la rencontre et de la réconciliation de
Lucrèce et de Polignac dans le Temple du Goût :
« A l'égard de Lucrèce, il rougit d'aljord en voyant le car-
« dinal son ennemi; mais à peine l'eut-il entendu parler
« qu'il l'aima : il courut à lui, et lui dit en très beaux vers
« latins ce que je traduis ici en assez mauvais vers français :
« Aveugle que j'étais ! je crus voir la nature;
« Je marchai dans la nuit, conduit par Epicurc;
« J'adorai comme un dieu ce mortel orgueilleux
u Qui fit la guerre au ciel et détrôna les dieux.
« L'ame ne me parut qu'une faible étincelle
« Que l'instant du trépas dissipe dans les airs.
« Tu m'as vaincu : je cède ; et l'ame est innnortelle,
« Aussi bien que ton nom, mes écrits, et tes vers.
« Le cardinal répondit à ce compliment très flatteur dans
20 J.-B. SAMEUL.
(( la langue de Lucii?ce. Tous les poètes latins qui étaient là
« le prirent pour un ancien Romain à son air et à son
« style »
Nous ne voulons pas nous prévaloir plus que de
raison de cette sorte d'apothéose décernée par le
versatile Voltaire à l'auteur de V Anti-Lucrèce;
mais il nous semble que la mention de la personne
et des vers du cardinal de Polignac dans les notes
de M. de Pongerville et dans la notice de M. Ville-
main n'y aurait pas été plus déplacée que dans le
Temple du Goût, et y aurait même été prise plus
au sérieux.
« Enfin Malherbe vint «, comme dit Boileau :
Par ce sage écrivain la langue réparée,
^''o^■rlt plus rien de rude à l'oreille épurée.
Après iMalherbe pour la poésie, et pour la prose
après Balzac en qui Malherbe lui-même annonçait
le restaurateur de notre langue, Pierre Corneille,
Pascal, Boileau, Racine, Molière, La Fontaine ame-
nèrent graduellement la langue française h un de-
gré de perfection qu'elle n'a plus dépassé.
Les ouvrages de ces illustres poètes et prosateurs
une fois publiés, il semblait qu'il ne restât plus aux
penseurs français dans tous les genres et sur tous
les degrés, qu'à renoncer à l'emploi de cette langue
latine, dont notre esprit national n'avait plus be-
soin désormais pour se faire jour.
ÉTUDE PREMIÈRE. 21
Mais qui ne sait cfue les meilleures choses, dans leurs
triomphes les plus décisifs, i>e sont jamais aussi com-
plètement acceptées par ceux qui en sont les témoins
immédiats que par les générations suivantes ? Aux
yeux de ces latinistes, de Santeul comme des autres
poètes latins de la Pléiade de son temps, comme de
tous les écrivains du Poe mata didascaiica, sans
oublier l'auteur de V Anti-Lucrèce, qui tous avaient
adopté la langue d'Horace et de Virgile parce que,
en sa qualité de langue morte , elle était définitive ;
à leurs yeux l'avènement de cette langue fran-
çaise, si helle, si simple, si claire, si précise, si
riche qu'elle fût devenue, n'avait pas encore reçu
la consécration du temps ; elle pouvait s'améliorer
encore ; elle pouvait, en continuant les métamor-
phoses qu'elle avait subies depuis la Pxenaissance,
devenir pour le siècle suivant ce que la langue de
Rabelais était devenue pour le siècle d'alors, c'est-
à-dire, bien vieille et presque inintelhgible. N'y
avait-il pas long-temps qu'Horace avait dit :
Milita renascentur quse jam cccidOre ; cadcntquc
Nunc qus sunt in honore vocabula, si volet iisiis.
Corneille ne venait-il pas de dire à son tour que.
sous le rapport du langage, il serait un jour habillé
à la vieille mode ?
« Le progrès qu'a fait notre langue depuis 1630 jusqu'à
« 1670 est étonnant. Pélisson, dans son Panégyrique de
22 J.-B. SANTEUL.
« Louis \IV, dil qu'elle était à sa perfection : il s'est trouvé
« prophète. »
Cette remarque se trouve dans le Longueruana,
Or, raiinée 1630 est précisément celle de la nais-
sance de Santcul ; en sorte que ce poète se nour-
rissait de lettres latines et grandissait à partir du
moment où la langue française se perfectionnait.
Longuerue ajoute à ce qu'on vient de lire :
« Auguste, qui avait vu la lanc^ue latine en sa perfection,
« vit le commencement de son déclin : de même Louis XIV.)'
En sorte encore qu'en 1670, époque où ce déclin
commença d'après Longuerue, Santeul, qui était
dans toute la maturité de son esprit, car il était
âgé de quarante ans, voyait commencer ce qu'on
regardait, à tort ou à raison, comme une décadence
de la langue française. Enfin Longuerue terminait
ainsi sa réflexion :
« Tant que Racine a vécu, il a fait tout son possible pour
(( ramener l'Académie au style d'Ablancourt et de Patru,
♦< leur disant : voilà nos maîtres. Mais il y a perdu sa peine.
« Le mauvais goût a prévalu plus encore depuis sa mort, n
Qui pouvait alors prédire où s'arrêterait cette
précoce décadence ainsi proclamée ?
Aussi, en face de ces alternatives de progrès et
de déchéance de la langue française, la poésie la*
line continua-t-elle d'être cultivée par un grand
ÉTUDE PREMIÈRE. 23
nombre d'esprits distingués ; et quoique la suite
des temps ait donné à la langue française une préé-
minence qu'elle ne pouvait manquer de conquérir^
il n'en est pas moins vrai qu'alors les continuateurs
de Virgile et d'Horace étaient pris au sérieux, qu'ils
étaient encouragés par le public et par le pouvoir ;
qu'ils avaient leur place dans l'opinion comme ce
qu'on appelait le ]mys iatin avait la sienne dans
le sein de Paris. Quand Louis XIV créa en 1663
des pensions pour quelques hommes de lettres, les
auteurs latins furent admis, concurremment avec les
écrivains français, au bénéfice de cette royale mu-
nificence. La liste des élus attribuait :
A l'abbé de Pure, qui écrit l'histoire en latin pur
et élégant , 1000 livres;
Au sieur Du Perrier, poète latin (il était de la
Pléiade) , 800
Au sieur Fléchier, poète français et latin (on sait
ce qu'il fut depuis) 800
Aux sieurs de Valois qui écrivent l'histoire en latin. 800
Au sieur Mauri, poète latin 600
Rollin, né en 1661, ne commença que vers 1720
à écrire en français ; jusque-là il n'avait usé que du
latin ; et lorsque d'Aguesseau, le complimentant
sur son Traité des Etudes^ lui dit qu'il écrivait le
français comme si c'eût été sa langue naturelle,
cela ne voulait-il pas dire que, malgré la fortune
des écrivains français du siècle de Louis XIV, Roi-
24 J.-B. SANTEUL.
lin regardait encore le latin comme sa langue natu-
relle?
On pourrait multiplier les témoignages de la
considération dont jouissait encore à cette époque
la littérature latine ; nous nous bornerons à ajouter
que notre Santeul lui-même fut à son tour pensionné
par trois autorités différentes, et par chacune à titre
officiel de poète latin , comme on le verra dans la
suite de ces Études.
Cette destinée des lettres latines au plus beau
siècle de la littérature française ne pouvait être
considérée comme un accident sans aucune impor-
tance ; et quand même elle n'aurait pas joui de
l'estime dont nous avons donné la preuve, la conti-
nuité et la ténacité de ce culte, le mérite et le
nombre des hommes qui s'y livraient, la confiance
bien significative que ses adeptes montraient dans
leurs productions lorsque, à tort ou à raison, ce
que nous n'examinons pas ici, ils osaient appeler le
poème des Jardins, par le P. Rapin, Hortorum
iihri quatuor, l'œuvre du siècle, opus sœcuii,
l'importance des autres monuments qui nous restent
de ce culte, et sur-tout l'utilité pratique et durable
de ce que Santeul, à titre d'hymnographe, a laissé
à la liturgie, tout cela réclamait, sinon d'être étudié
avec de longs détails, dii moins d'être mentionné
avec honneur dans l'énumération des titres litté-
raires du grand siècle. Or, ce n'est pas un titre sans
ÉTUDE PREMIÈRE. L>5
valeur, à nos yeux du moins,, que de pouvoir, ù
côté des grands orateurs clirétiens et des savants
théologiens de cette époque si féconde, mettre le
nom du poète qui chanta si bien les mystères de
notre religion dans la propre langue de l'Eglise,
ce nom de Santeul qui aurait manqué à la gloire
littéraire du siècle de Louis XIV si l'hymnographe
de Saint- Victor fût né un peu plus tôt ou un peu
plus tard. Et pour ne parler que de V Histoire de
ia Littérature française de M. D. Nisard, qui est
une de nos plus récentes et qui devrait conséquem-
ment être plus complète, son silence à cet égard
est d'autant plus surprenant, que l'auteur nous dit
expressément (1) que l'objet de cette histoire est
ce qu'il nomme lui-même lesprit français : or, qui
pourrait contester que les œuvres latines composées
depuis la Renaissance jusque bien avant dans le
XVIII. •= siècle, œuvres trop nombreuses pour que
nous songions à. en énumérer tous les auteurs,
soient, dans leur sphère, une curieuse émanation,
un gage intéressant de l'esprit français?
Qu'on veuille bien parcourir, dans les Poëmata
didascaiica, des œuvres telles que celles qui ont
pour titre : Mundus Cartesianus, par Le Goëdic ;
Musœifin iiuiiimariwm, par Vionnet; Ars confa-
hutandi, par Tarillon ; Arsjocandi, par Hébert,
(1) Tome I, page 39.
26 J.-B. SANTEUL.
o{ taut (Vautres encore ; que Ton songe à YAnti-
Lucrlcc, ce poème latin en six chants dans lequel
le cardinal de Polignac, en attaquant l'auteur d<* la
■Sature des Choses, discutait dans le sens de
notre Descartes, et se rattachait ainsi à des si>écu-
latious toutes françaises ; qu'on relise les quatre
hexamètres dans lesquels le poète Regnard, l'un de
reux qui ont marché le plus dignement après Mo-
Hère, alla, en compagnie de deux savants voya-
geurs nos compatriotes, graver en latin le nom et
la gloire de la France sur les rochers de Metawara.
aux limites de la terre habitable (1); qu'on se rap-
pelle le père Porée, dont le Brutus latin, joué au
(1) Voici cette inscription latine, que composa Ilegnard, et
(pie ses deux compagnons de voyage signèrent a^eclui :
Gallia nos genuit, vidit nos Africa, Gangcm
Hausimus, Europamque oculis lustravimus cm nom.
Casibus et variis acti tcrrûquc niariquc ,
Hic tandem stetimus, nobis ubi defuit orbis.
De Fercourt, de Corberon, Regnard.
Anne 1G81, die 22 augusti.
TRADUCTION.
Nous sommes nés Français. L'Afrique a vu nos courses,
Le Gange à noire soif donna l'eau de ses sources,
I/Europc tout entière a passé sous nos yeux.
Nous fûmes agit(js sur la terre et sur l'onde,
Et nous cessons enfin de parcourir le monde,
Qui nous fait défaut dans ces lieux.
ÉTUDE PREMIÈRE. 27
roUége Louis-le-Grand, a fourni à Voltaire plu-
sieurs de ces traits^ dont il a fait à la vérité des
traits de génie, mais qui ont fait de lui le type le
plus brillant de l'esprit français ; et l'on verra si les
auteurs de ces poèmes, sous leur habit latin, n'en-
trent pas dans le vif de cet esprit français et ne
traitent pas, en hommes qui s'y connaissaient, de
tout ce qui, dans le grand siècle, exerçait le plus
ce même esprit sous le rapport de la science, de
l'art, de la philosophie et de la politesse.
Le silence de 31. D. Nisard ne saurait être consi-
déré comme un oubli, car presque à chacune des
pages de ses premiers chapitres l'occasion vient
sous sa plume de mentionner ce rameau latin d'une
tige française, et toujours il passe outre.
Ainsi (1) en parlant des langues qui furent tour
à tour privilégiées et dominantes, le savant histo-
rien s'exprime en ces termes :
« Il y a trois mille ans, c'était la langue grecque; il y a
« deux mille ans, c'était la langue latine. Admirons com-
« bien l'empire de celte dernière a duré. Jusqu'au moyen-
« âge elle est la langue de la science et du génie ; elle règne;
« elle est universelle ; et on fait gloije à Dante du courage
« qu'il a eu au XIII. ^ siècle d'oser créer la langue italienne.
« C'est à présent le tour de la langue française. »
Si nous osions porter la main sur l'œuvre de
(1) Tome I, page 38.
2S J.-B. SANTFA'L.
y\. D. Msard, nous n'aurions pas un mot à retran-
cher de ce paragraphe ; mais quand on arrête au
moyen-àgc le règne de la langue latine, ne serait-il
pas juste d'ajouter qu'entre cette période et l'avène-
ment (Jéfinilif de la langue française, il y a bien eu
un interrègne pendant lequel la langue latine, si
elle n'a pas dominé sans partage, n'a pas non plus,
il s'en faut, été complètement détrônée, et a laissé
de cette prolongation d'influence des traces qui
méritent bien d'être mentionnées, sinon dans l'his-
toire de la littérature française, du moins dans
l'histoire littéraire de la France, pour notre prêter
à la distinction indiquée par M. D. jSisard.
Voltaire a dressé un Catalogue de ia plupart
des écrivains français gui ont paru dans ie
siècle de Louis XIF, pour servir à l'histoire
littéraire de ce temps. Voltaire n'a eu garde d'o-
mettre parmi ces écrivains français les écrivains
latins du même temps, et notamment Santeul. L'au-
teur du Siècle de Louis XIV, pour son compte,
n'avait pas une grande confiance dans la latinité de
ces modernes, comme on peut s'en assurer par ses
notices sur Santeul, Commire, Polignac et d'autres;
ce qui ne l'a pas empêché de faire lui-même et
d'employer quelques inscriptions latines ; et l'on
\ient pourtant de voir qu'à son avis ces poètes mé-
ritaient de compter dans notre histoire littéraire.
Boilcau Despréaux, qui n'a pas été non plus sans offrir
ÉTUDE PREMIÈRE. 29
quelques sacrifices à la musc latine, a laissé un
Fragment de Diaiogue contre tes modernes qui
font des vers latins ; et cette entrée en lice et
cette lance rompue montrent bien encore que les
successeurs tels quels d'Horace et de Virgile n'é-
taient pas aussi dédaignés, aussi oubliés dans leur
temps que pourraient le faire croire le dédain et
l'oubli dont semblent les couvrir les historiens.
Enfin M. Sainte-Beuve, dans son Tahleau de ta
Poésie française an XVI. ^ siècle, a parlé des
poètes latins de cette époque de manière à faire
entendre qu'il voyait dans leurs productions au
moins une annexe de la littérature française: n'a-t-on
pas le droit de regretter que la poésie latine du
siècle postérieur au XVI.'' soit plus maltraitée par
les historiens littéraires ?
Ce n'est pas nous qui oserions nous porter juge
de MM. Désiré iNisard, Villemain et de Pongerville,
et leur faire reproche de leur silence. Ces savants
écrivains ont eu sans doute pour s'abstenir des rai-
sons que nous ne connaissons pas. Mais le fait nous
a surpris, et nous le constatons en toute humilité.
FIN DE L ETUDE PREMIERE.
ÉTUDE DEUXIÈME
ÉTUDE DEUXIÈME.
LES HYMISES DE SANTEUL.
Depuis long-temps l'unité liturgique était loin de
régner sans contestation clans TEglise de France.
L'esprit d'examen et d'indépendance^ qui nourris-
sait le germe de ce qu'on a appelé le Gaiticanisme,
et qui présida plus tard, en 1682, à la Déclaration
du Clergé, avait suscité, dans les évêcliés, plus d'un
rival au Bréviaire romain.
L'archevêque de Paris, François Harlay de Champ-
vallon, eut son tour; et, ayant résolu de réformer
le Bréviaire à l'usage de son diocèse, il institua , en
1670, une commission qui se mit à l'œuvre, mais
dont les travaux ne furent terminés qu'en 1680.
Entre autres changements, le prélat, dans une
lettre pastorale à son clergé, annonçait que des
hymnes nouvelles, composées en meilleur style,
avaient dû être substituées aux anciennes : Hymnos
rneliori stylo eiaùoratos in rudiorum ioco sub-
stituere.
s
3!i J.-B. SANTEUL.
Santeul, en 1670, avait quarante ans; son talent
pour la poésie latine lui avait déjà fait une belle
réputation , et comme il avait même donné des ga-
ges daptitude par plusieurs chants religieux que
certaines paroisses avaient adoptés, il fut chargé de
la composition de quelques-unes des hymnes du
Bréviaire de Paris, grâce sans doute à la recomman-
dation de Nicolas Le ïourneux, prêtre de ses amis,
qui faisait partie de la commission dont nous avons
parlé , et qui , de l'aveu même qu'en a fait le poète
dans une lettre au grand Arnauld, l'inspira et lui con-
duisit la main tant par sa science que par sa vertu.
Ce fut donc de 1670 à 1680 que Santeul fit les hym-
nes pour le Bréviaire dit de Harlay. Le recueil de
ces premiers cantiques fut publié en 1685, séparé-
ment.
On a dit que les changements introduits dans le
Bréviaire étaient le résultat de principes hétéro-
doxes et suspects, et qu'ils avaient pour promoteurs
des hommes qui n'étaient pas purs dans la foi. On a
même attribué à des coryphées du Jansénisme une
part plus ou moins directe dans ces changements,
et l'on a accusé Santeul d'avoir, dans l'esprit qui a
présidé à la composition de ses hymnes, apporté
une grande complaisance pour les doctrines perni-
cieuses , dit-on , de Port-Royal. On a ajouté que le
poète de Saint- Victor est un des hommes qui ont le
plus contribué à la révolution qui a changé en France
ÉTUDE DEUXIÈME. 35
toute la face des offices divins et désliérité le sanc-
tuaire de ses plus vénérables traditions.
Il ne nous appartient pas de juger le degré d'or-
thodoxie qui a inspiré les auteurs du Bréviaire dont
Santeul fut l'iiymnographe ; nous ne voulons ni dé-
fendre ni attaquer les principes ou les hommes;
mais en lisant le passage suivant d'une lettre que ce
poète adressa dans son temps à Basnage de Beauval,
il nous semble qu'il fut bien plus préoccupé de ré-
formes littéraires et grammaticales que de théolo-
gie ; qu'en un mot il était plus épris de latinisme que
de gallicanisme.
« Il y a long-temps, écrivait-il à Basnage, il y a long-
« temps que l'Eglise gémissait sons l'ignorance des ancien-
« nés hymnes , où les moines avaient souverainement pré-
« sidé. Tout le latin était corrompu. Leurs rêveries, sous
« prétexte de piété, s'étaient glissées dans nos hymnes, et il
» n'y avait ni quantité ni latin. L'hymne de Saint-Bernard,
« qu'on chante dans tout l'ordre de Cîteauxet de Clairvaux,
« est une turlupinade perpétuelle : les plus sérieux auraient
« même de la peine d'en soutenir la lecture sans éclater de
« rire.
« Vous prédîtes par un chien roux
« Que saint Bernard serait fort doux
« Et qu'il serait un grand docteur,
« O Jésus, notre Salvateur!
« Le général de Cîteaux perdrait plutôt sa mître et sa
« crosse que de changer ces hymnes, qui se chantent dans la
36 J.-B. SANTEUL.
« généralité de son ordre, à Texception de Port-Royal de
(( Paris Cl des Champs, qui chantent les miennes par la per-
« mission de M. l'archevêque de Paris, qui les a approuvées.
(( Un solécisme est délicat dans leur esprit (1), et a une
« onction particulière dans les hymnes de la Toussaint :
« Vcstris orationibus
« >«os fcrtc in cœlestlbus (2) ;
<( et quand on dit à ces bons religieux qu'il n'y a ni sens ni
« raison, ils répondent que cela est d'autant plus admirable,
« que l'homme n'y a nulle part, et que l'auteur était extasié,
« sans raison et sans liberté. Il préférait la rime à la syntaxe;
(' c'est ce qui a donné lieu à ce proverbe :
« Grammaticae Icges plerumquc Ecclesia spernit (3).
« M. Pellisson a été le premier qui a employé des gens ha-
« biles pour réformer tout ce qui s'était glissé dans le Bré-
« viaire de Cluny, asile du latin baragouin, et répertoire de
« toutes les rêveries monacales, et pour faire un Bréviaire
« qui pût dans la suite être le modèle des autres. 11 a cru
« ne pouvoir rien faire de meilleur dans l'économat de cette
(1) L'esprit des Bernardins.
(2) Hynine Christe, Redemptor omnium^ par un poète resté
anonyme.
(3) Ce vers, que Santeul appelle abusivement un proverbe, (ail
partie du quatrain suivant, où il est question du cardinal Bona,
qui avait (1670) des prétentions à la papauté :
Grammaticae leges plerumquc Ecclesia spernit ;
Forte erit ut liceat dicere Papa Bona.
Vana solecismi ne te conturbet imago :
Esset Papa bonus si Bona Papa foret.
ÉTUDE DEUXIÈME, 37
« abbaye, que de donner à ce grand ordre un Bréviaire cor-
« rect et purgé des défauts qu'en a remarqués ci-dessus. 11
« a employé pour cela de célèbres théologiens pour les lé-
« gendes, et j\I. Sanleulde Saint- Victor pour les hymnes (1).
<( Ce Bréviaire va enfin paraître après avoir été attendu si
« long-temps. Ainsi nous voilà un peu en possession de par-
ce 1er bien à Dieu et à ses saints par ces nouvelles hymnes.
'( Leur utilité sera d'autant plus grande, qu'en cela on ap-
« prendra insensiblement et la piété et la pureté du latin ;
« de sorte que ces hymnes éclaireront autant l'esprit qu'elles
'v( échaufTeront le cœur. Nous savons que le style simple de
c( l'Église est souvent nécessaire pour l'instruction des sim-
« pies ; c'est ce qu'on a observé. I\Iais on a retranché la
« simplicité trop grossière que l'Église, peu curieuse de
« latin, avait admise par une bonté trop grande ; et le siècle
« le voulait ainsi. J'avoue que cette prétendue simplicité,
« que tous les dévots nous prônent si fort, est fondée sur un
« bon principe, qui n'est jamais entré dans leur tête, et qu'on
« leur fait l'honneur de leur attribuer, qu'^Y faut plutôt rc-
« former le cœur que Cesprit. Cela est vrai à dire, mais
« non pas de ceux qui ont abusé de la bonté de l'Église, qui
« va toujours à sanctifier les fidèles par tous les moyens pos-
« sibles. Car n'est-ce pas la déshonorer par des turlupinades
« semblables à celles-ci :
<( Leonardus,
« Leone tu fortior,
« Nardoque tu suavior,
(1) Il est singulier que Santeul n'ait pas dit naturellement : El
moi pour les lujmnes. Aurait-il voulu éviter le moi?
( Note de Diîsouart, dans le Santoliana. )
38 J.-B. SANTEUL.
H et mille autres, dont nos Bréviaires sont farcies? Les
« CJiartreux disent encore dévotement aujourd'hui, parlant
<« de la Madeleine :
« Post fluxa carnis scandala
« Fit ex Icbctc phiala,
u Et vas concupisccntiae
« Fada est vas gratiae (1).
« On ne peut, sans blesser la pudeur, traduire cet endroit à
« la lettre. Jl est à croire que nos anciens étaient d'une si
« grande simplicité, qu'ils disaient les choses par leur nom
« sans offenser la modestie. C'est peut-être un effet de leur
« vertu (il faut ici un peu justifier nos anciens), et c'est au
u contraire une marque de notre corruption^ qui fait grand
« scrupule d'approcher de l'imagination les moindres idées
<( qui blessent la pudeur. Nous nous contentons d'être chas-
« tes dans la parole. Plût à Dieu qu'ils eussent pris quelque
« chose de la délicatesse de ce siècle, si éclairé dans la dic-
« tion, et que nous eussions aussi l'innocence de leurs ac-
« lions dans nos mœurs I »
Nous avons cité, de sa lettre à Basnage, tout ce
que Santeul y dit touchant sa réforme hymnogra-
phique; le reste est complètement étranger à ce
sujet. Il n'y a rien, dans ces paroles du poète, qui
(1) Cette strophe est extraite d'une hymne en l'honneur
de sainte Marie-Madeleine, de sanctâ Maria Magdalenâ,
par Odilon de Cluny, qui vivait au X.* siècle. Nous n'avons
pas été peu surpris de trouver cette hymne reproduite,
avec la strophe tant critiquée par Santeul, et cela dans un
ÉTUDE DEUXIÈME. 39
puisse raisonnablement inspirer le moindre scru-
pule à Torthodoxie la plus ombrageuse; et l'on voit
que nous a\ons le droit de dire qu'il ne songe qu'à
une réforme littéraire. Si d'autres que lui ont dirigé
leurs efforts dans le sens de la doctrine, nous appre-
nons ici de lui-même qu'il n'était pas au nombre
des théologiens employés pour les légendes du Bré-
viaire.
C'est avec plus de raison que l'on a pu attaquer
la modestie de Santeul. Jamais poète, ni latin, ni
français, ne fut autant que lui prévenu en faveur de
recueil destiné aux écoles, et publié l'année dernière par
M. Félix Clément sous ce litre : Carmina è Pociis cliris-
tianis excerpta, ad usum scholarum. Seulement la stro-
phe est, dans ce recueil, un peu différente, non dans la
partie essentielle, de la citation qu'en a faite Santeul. Voici
la leçon de M. Féhx Clément :
Post fluxae carnis scandala,
Fit ex lebete phiala :
In vas translata gloriae
De vase contumeliae.
!\lais on voit que le malheureiLX second vers y est resté
avec son image incongrue et avec toutes les pensées pou édi-
fiantes qu'elle suscite. Nous ne voudrions pas plus que San-
teul insister là-dessus; il f^ut bien cependant que nous don-
nions une idée de la manière de faire de l'éditeur du Car-
mina, etc., et de la valeur de ses annotations. De Icbcte, il
renvoie l'élève à une note où il lui cht :
40 J.-B. SANTEUL.
SCS propres œuvres. Il n'y avait pas (Vécrivain de
niérile au-dessus duquel il ne pensât pouvoir s'es-
timer. Il exceptait cependant les PP. Rapin, Cos-
sart, Jouvency, Commire, Vavasseur et La Rue, tous
jésuites, qu'il reconnaissait comme ses supérieurs.
Lorsqu'il lui arrivait de montrer à ses amis quelques
vere nouveaux, il leur demandait s'ils connaissaient
Du Périer, Régnier et Ménage, ses confrères en
poésie latine; et si on lui répondait affirmativement,
il arrachait son livre ou son manuscrit des mains de
«' Lcbclc, vase d'airain; Pldala, vase d'or. »
Nous n'insisterons pas sur Tinlerpré talion particulière à
Icbete; mais rintorprctation est infirm<''e dans son entier par
ce qui est dit de phiala. Pour qu'elle fùl admissible, il fau-
drait qu'une phiala fût invariablement et inévitablement
en or; et le contraire est prouvé par ce passage de la cin-
quième satire de Juvéual :
Inaequalcs beryllo
Virro tenet piiialas,
011 les phialas sont en pierre précieuse.
Comment nous persuadera-t-on que, pour faire entendre
que Madeleine était de l'airain changé en or, Odon de Cluny
a été chercher des images comme celles de Icbcte et de
phiala? >'était-il pas plus simple pour lui de dire comme
Racine a dit plus tard dans Athalie :
Comment en un plomb vil l'or pur s'cst-il changé?
Le poète de Louis XIV seraii-il devenu un modèle de bon
ÉTUDE DEUXIÈME. M
son interlocuteur et pressait celui-ci d'aller surveil-
ler ses rivaux, car infailliblement, ils devaient, di-
sait-il, vouloir se pendre de jalousie. Ou bien, il
courait lui-même en s'écriant qu'il allait faire tendre
des chaînes aux ponts, de peur que les autres
poètes, désespérés de ne pouvoir faire d'aussi beaux
vers qiie les siens, ne cherchassent à se noyer. Il
était fort difficile sur la musique que l'on adaptait h
^oût, de délicatesse et de convenance, si, pour exprimer
cette pensée, il eût dit :
Comment en vil chaudron la fiole s'est-elle changée ?
Voilà pourtant à quoi s'expose un commentateur qui s'est
placé dans une situation fausse. On sentait qu'il fallait à tout
prix détourner l'élève des interprétations inconvenantes
dont est gros ce vers malencontreux :
Fit ex lebete fîala;
pour cela on essaie de pervertir son goût et son jugement,
en brouillant toutes ses idées sur l'emploi des métaphores.
Remarquez qu'on ne prévient pas pour cela le scandale qui
est là en germe; car l élève a sous la main le dictionnaire,
auquel sa curiosité naturelle ne manquera pas de demander
le sens de Icbctc et de pfiiala : et quand il saura que l'un est
un chaudron et l'autre une fiole, ou si Ton veut une coupe,
sa tète ne manquera pas de travailler au grand préjudice de
son innocence. îS'e valait-il pas mieux omettre la strophe en
question, puisqu'elle jette déjà une tache regrettable sur ce
recueil de :M. Clément, auquel nous reviendrons?
42 J.-B. SANTEUL.
ses poésies religieuses; il tenait sur-tout îi ce que ses
hymnes fussent chantées avec goût. Il a laissé à ce
sujet une pièce de vers dans laquelle il indique de
(pielle manière et dans quelles dispositions le clergé
doit chanter rofiice divin. C'est comme une poétique
du genre.
Il éprouvait une joie inexprimable quand il as-
sistait à l'exécution de ses hymnes. Il courait les
églises où on les chantait ; quand les choses étaient
i\ son gré, il allait jusqu'^ sauter en marquant la
mesure. Il remarquait toutefois que, bien qu'il n'y
eût pas de salut hors de l'église, il ferait mieux,
pour le sien, de n'y pas entrer, car il assistait au
chant de ses hymnes avec trop d'amour-propre ; et
en elTet, comme il entendait un jour à Port-Royal
un paysan meugler plutôt que chanter quelqu'une
de ses œuvres : « ïais-toi, bœuf, lui dit-il ; tais-
« toi, laisse chanter les anges. »
Dans la satisfaction et la susceptibiHté de San-
teul, il y avait plus de naïf enthousiasme que de va-
nité, car il se montrait d'une extrême docilité pour
les connaisseurs ; il écoutait peut-être avec dépit les
censeurs, et allait même, comme on l'a déjà vu,
jusqu'à les injurier, car il était aussi violent qu'iras-
cible ; mais la réflexion le portait à se rendre aux
observations judicieuses ; il finissait par s'amender
de bonne grâce, et plus tard il témoignait sa recon-
naissance avec une grande bonhomie. Au surplus,
ÉTUDE DEUXIÈME. ho
cette bizarrerie, si elle témoignait contre sou carac-
tère personnel, ne doit influer en rien sur le juge-
ment à porter relativement au caractère poétique et
religieux de son œuvre hymnographique.
Bien plus, dans les circonstances sérieuses et so-
lennelles, Santeul n'était pas inaccessible l\ de véri-
tables sentiments d'humilité chrétienne.
« Ilélas ! écrivait-il à un chanoine de Saint-Quenlin, peut-
y( être que les plus grands tourments que votre martyr aura
« soufferts, ce sont les hymnes faites par un pécheur comme
« moi... Les saints doivent écrire pour les saints. Imitant
« leurs vertus, on les loue mieux que par des paroles et de
M belles hymnes. Imitari sanctos landare est. »
Quand on le pressait de s'engager dans le sa-
cerdoce :
(' Je crains, répondait-il, que mon génie poétique ne me
« suive à l'autel. Je me connais assez bon poète pour avoir
« sujet de craindre de n'être pas aussi bon prêtre. »
En un mot, le poète qui, en parlant à Du Périer
de ses poésies religieuses, les appelait fièrement
Quos Deiis et dictât, quos et Deus approbat hyrnnos,
était le même qui écrivait au grand Arnauld :
(( Vous me souhaitez le désir d'imiter les saints avec l'ef-
« fet. Hélas! je me sens bien éloigné de ces vases d'élection
« que la grâce remplit, qui les a faits saints. Nous pensons
« toujours mieux de la vertu que nous ne la pratiquons.
66 J.-B. SANTEUL.
(( Toutes les strophes de mes liymnes m'accusent, et les
<( vains applaudissements des hommes sont i)ien contreba-
« lancés par les remords de ma conscience devant Dieu.
(( mis Iota fuit gloria despici,
« voilà ma condamnation écrite de ma main. »
Au reste, Santeul n'était pas seul à priser ses ou-
vrages. Voltaire a pu contredire ceux qui pensent
que des étrangers peuvent ressusciter le siècle d'Au-
guste dans une langue morte qu'ils ne peuvent
même par prononcer; il a pu dire quelque part, à
ce propos : In syivaînneiicfna /eros, et, ailleurs,
qu'il est plus aisé de faire des vers latins que des
vers français ; il n'en reste pas moins certain que
Bossuet, Fénelon, Armand de Rancé, abbé de la
Trappe ; Arnauld, de Port-Royal ; Perrault, Pellis-
son et d'autres personnages éminents faisaient le
plus grand cas de la personne et des vers de San-
teul, ce qui est un beau témoignage en l'honneur de
son caractère comme de son talent ; que le grand
Corneille a traduit en vers français plusieurs pièces
du poète de Saint-Victor; que le bon RoUin, qui lui
consacra une épitaphe, y fit l'éloge de ses poésies
profanes et de ses poésies religieuses ; qu'enfin le
jésuite Bourdaloue, d'accord en cela avec le jansé-
niste Rollin, écrivit à Santeul plusieurs lettres des
plus flatteuses, dans l'une desquelles on pouvait lire
un passage tel que celui-ci : « Je serai ravi de voir
ÉTUDE DEUXIÈME. 65
« riiymne de Saint- André. Plût à Dieu qitc toutes
« celtes du Bréviaire fussent de votre façon l
« car il y en a qui ne sont pas soutenables, quoi-
(( qu'elles aient le mérite de l'antiquité » ; paroles
qui, sous la plume de Bourdaloue, étaient pour
l'hymnographe un bien honorable et bien précieux
brevet non-seulement de bonne latinité et de ly-
risme, mais encore d'orthodoxie.
Or, quand un poète latin du siècle de Louis XIV
avait l'estime et la considération de contemporains
d'une telle qualité, la littérature latine de ce temps
méritait bien d'être un peu plus rappelée par les
historiens à l'attention de la postérité.
En un sens, toutefois, l'oubli n'est pas absolu à
l'égard des hymnes de Santeul, qui sont toujours en
usage dans nos cérémonies religieuses, grâce à la
prérogative que la langue latine a conservée d'être
la langue de FÉgllse.
t\lais cette gloire est bien restreinte I Elle est ren-
fermée dans l'enceinte du temple ; excepté tout au
plus les lévites, la plupart des fidèles les chantent
sans les comprendre et sur-tout sans savoir quel en
est l'auteur, puisque, dans les livres d'heures, elles
ne sont ni suivies ni précédées de son nom. Excepté
tout au plus les lévites, avons-nous dit : en effet,
dans la préface d'un ouvrage Uturgique dont nous
aurons bientôt à nous occuper, nous lisons les li-
gnes suivantes :
^G J.-B. SANTEUL.
(( On rencontre des hommes versés dans les sciences ec-
« clésiastiqucs, récitant chaque jour les heures canoniales
0 dans un Bréviaire ; célébrant la sainte messe dans un mis-
« sel, et avouant avec simplicité ne s'clre jamais préoccn-
it pés de savoir les noms des rédacteurs de ce Bréviaire, de
« ce missel qu'ils ont sans cesse entre les mains. »
Pauvre Santeull
Voici, au reste, les réflexions que, dans le Santo-
liana réédité en 1764, l'abbé Dinouart, biographe
de Santeul, consigne à ce sujet sur la dernière page
de son livre :
« Jamais ouvrage n'a été plus défiguré que ces hymnes.
« Les éditeurs des nouveaux Bréviaires se sont donné la li-
« berté de les corriger, d'en changer les strophes, d'en
« omettre d'autres, de les décomposer, etc. Sur dix Bré-
« viaires, on n'en trouvera pas six où le texte soit le même.
« Le moins qu'on puisse dire, c'est que Santeul n'approu-
« verait certainement pas ces changements, et il aurait pour
« lui toute la république des lettres. Dans la première édi-
« tion du Bréviaire de Paris, la première lettre de son nom
« paraissait à la tête de chacune de ses hymnes : on l'a fait
« dispaïaître dans la seconde édition. Sans doute que ces
« éditeurs ont voulu ignorer ce canon du second concile de
« Tours, ch. 23, en 526 : Entre les hymnes de saint Am-
« broise, que l'usage a autorisées, on pennet encore de
« chanter celles qui le méritenty pourvu quelles portent le
« nom de leur auteur. »
Mais que devient l'importance de cette altération
et de cette mutilation de la part des éditeurs, ou de
ÉTUDE DEUXIÈME, hl
cet oubli de la part des historiens, à côté du péril
qui était suspendu depuis quelques années sur les
poésies religieuses de Santeul,, et qui vient de passer
à l'état de catastrophe? Une s'agissait de rien moins
que d'elTacer du Bréviaire les hymnes du poète de
Saint-Victor, auxquelles on reproche d'être enta-
chées de jansénisme, de tendance au calvinisme, etc. ;
et nous avions à peine achevé cette étude sur le
poète liymnographe, quand nous avons appris que
cette suppression était enfin consommée par la réin-
tégration exclusive de l'ancien Bréviaire romain.
Nous avons sous les yeux un livre imprimé au
Mans en ISZil. C'est le second volume d'un ouvrage
intitulé : Institutions iiturrfiqiics, par le R. P.
dom Prosper Guéranger, abbé de Solesmes. Selon
Fauteur de ce livre , quand la seconde moitié
du XVIP siècle était déjà commencée,
« Les germes du protestantisme, som'dement implantés
« dans les mœurs françaises, percèrent la terre et produi-
« sirent ces doctrines d'isolement dont les unes, formelle-
« ment hérétiques, furent honteusement flétries du nom de
« jansénisme ; les autres, moins hardies, moins caractéri-
« sées, plus difficiles à démêler dans leur portée, se grou-
« pèrent successivement en forme de système national du
« christianisme, et ont été dans la suite comprises sous la
« dénomination plus ou moins juste de gallicanisme.
« La liturgie devait, toujours selon Fauteur, ressentir le
« contre-couD de ce mouvement. Les changements intro-
!iS J.-B. SANTEUL.
« diiits au Bréviaire et au Missel sont le résullat de ces prin-
<» cipes hétérodoxes ou suspects, et ils onteupour auteurs et
« promoteurs des hommes qui n'étaient pas purs dans la
« foi (1). »
Or, sous les réserves que nous avons faites pré-
cédemment, Santeul est l'un des auteurs des chan-
gements apportés à la liturgie des Bréviaires de
H aria y et de Cluny , et dom Guéranger consacre à
ce chanoine de Saint-Victor quelques pages des-
quelles il résulte, selon le R. P. , que sa plume est
entachée de gallicanisme, que sa foi est suspecte de
jansénisme, et que ses hymnes, atteintes de la plus
complète hétérodoxie, doivent être mises au ban de
rÉglise catholique.
DomGuéranger accumule des griefs tirés : 1.° de
la contradiction que présentaient les allures et la
personne tout entière de Santeul avec dififérents per-
sonnages qui ont fait comme ce chanoine et en
même temps que lui la gloire de Saint- Victor ; 2.° de
la parole humaine des saints Pères remplacée
dans le Bréviaire par la parole très humaine de
Santeul ; 3." du concours apporté à celui-ci dans la
fabrication des nouvelles liturgies par Nicolas Le
Tourneux, fauteur d'hérésies, selon dom Guéranger;
^.°de la soumission problématique de l'hjTnnographe
aux décisions de l'Église ; 5.'' de ses liaisons avec le
(1) Institutions Liturgiques, tome II, page IZjZj.
ÉTUDE DEUXIÈME. 49
docteur Arnauld, et sur-tout delà fameuse épitaphe
pour le cœur de ce coryphée du jansénisme, épi-
taphe dont nous aurons à nous occuper dans la
suite de ces Études; 6.° du peu d'estime que doit
inspirer Santeul, jugé sur le portrait qu'a laissé de
lui La Bruyère; 7.° de l'orgueil mondain avec lequel
ce môme Santeul courait les églises de Paris pour
entendre chanter ses hymnes et jouissait de sa gloire
sous les voûtes de Notre-Dame en les entendant re-
tentir de ses vers à lui, homme sans autorité et de
foi suspecte, comme si le sanctuaire d'une rehgion
de dix-sept siècles fût devenu le théâtre d'une ova-
tion académique ; 8.° des circonstances qui ont
amené la mort de Santeul, circonstances qui, selon
dom Guéranger, ne sont pas propres à donner une
inviolable consécration à ses œuvres et h sa mé-
moire.
Bon nombre de ces griefs, ou de semblables, fu-
rent opposés à Santeul de son vivant, et il finit par
en triompher, en vertu probablement de cette
maxime de saint Bernard, citée par dom Guéranger
lui-même : « que la phrase réforme les mœurs,
« crucifie les vices, enflamme l'amour, règle les
« sens. » Ajoutons, pour être exact, que l'auteur
des Institutions liturrjiqucsj tout en citant cette
maxime, s'empresse de nier qu'il en découle suffi-
samment, pour un hymnographe chrétien, le droit
d'emprunter non seulement le mètre de ses canti-
4
50 J.-B. SANTEUL.
({lies, mais, le style,, les expressions à ces lyriques
aucieus qui ne reçurent cV autres inspirations que
celles d'une muse profane ou lascive. Et il s'étonne
que parmi les nombreux ecclésiastiques qui regar-
dent la [sic) pastiche du Parthénon appelée église
de la 3Iadeleine comme une des plus énormes in-
sultes dont le culte chrétien puisse être l'objet chez
un peuple civilisé, il y en ait si peu qui sentent l'in-
convenance bien autrement grande de parler au
vrai Dieu et à ses saints dans la langue profane et
souillée d'Horace. Comme si plusieurs hymnes du
moyen-âge, qui se sont toujours chantées, et qui
vont encore se chanter plus que jamais dans nos
saints offices sans opposition de la part de dom
Guéranger, n'étaient pas écrites dans cette langue
souillée et sur ce mètre païen d'Horace, telles que,
par exemple, et parmi tant d'autres, le Christe
Redemptor omnium de saint Ambroise, A solis
ortus cardine de Seduhus , lesquels se chantent à
Noël, telles que Hostis Herodes impie, du même
Sedulius . laquelle , dans ses œuvres , fait partie de
Ihymne Jd soiis ortus, et que l'on chante à l'É-
piphanie 1
Dom Guéranger, pour donner un exemple de ce
qu'il est impossible de justifier dans Santeul, si Von
prend les termes dans leur rigueur, cite la stro-
phe suivante de la seconde Hymne de ce poète en
l'honneur des Évangélistes :
ÉTUDE DEUXIÈME. 51
Insculpta saxo, lex vêtus,
Praecepta, non vires dabat;
Inscripta cordi, lex nova,
Quidquid jubet dat exequi.
Nous avions déjà remarqué cette strophe, qui est
citée dans les notes placées par Louis Racine à la
suite de son poème sur ia Grâce, et que le poète
a ainsi traduite :
« La loi ancienne, gravée sur la pierre, donnait les pré-
« ceptes sans donner la force de les accomplir ; la loi nou-
« velle, gravée dans le cœur, fait exécuter tout ce qu'elle
(' commande. «
La lecture de ces quatre beaux vers de Santeul
nous avait tellement touché, que, bien loin de son-
ger à en prendre les ternies dans ieiir rigueur
comme dom Guéranger, nous oubliions que nous
les lisions dans des notes sur ia Grâce, pour ne
nous occuper que de leur mérite religieux et lit-
téraire, d'autant moins en défiance, d'ailleurs, que,
dans la note en question , et L. Racine et Santeul
sont appuyés par une citation de saint Paul.
Au point de vue littéraire, nous voyions là une
des belles antithèses que Santeul emploie si souvent,
comme nous aurons occasion de le remarquer;
nous aimions, à côté de l'opposition de la loi nou-
velle à la loi ancienne, c'est-à-dire de la loi du
Christ à la loi de Moïse, l'opposition non moins belle
02 J.-B. SANTEUL.
et non moins poétique de la pierre et du cœur hu-
main. — Au point de vue religieux, nous avions tiré
de là cet enseignement plein d'onction, que l'obéis-
sance est plus facile quand elle a sa source dans le
cœur, que quand elle est dictée par la crainte ou
même par le respect que les tables de la loi gra-
vent sur la pierre; qu'en un mot l'amour était plus
persuasif que la menace des lois, comme l'appelle
Ovide.
:Mais dom Guéranger, qui juge Santeul au point
de vue théologique et rigoureux, y voit ce que, dans
notre simplicité de cœur et d'esprit aussi bien que
dans notre enthousiasme de curieux de la littéra-
ture, nous n'avions nullement aperçu : il y voit une
tache d'hérésie, et Santeul et son œuvre sont chas-
sés du temple comme impies Dès que la poésie
affectueuse est transformée en poésie militante,
nous n'avons plus rien h voir dans la question, nous
n'avons plus qu'à nous incliner en soupirant!
Enfin dom Guéranger soutient que, considéré
simplement comme latiniste, Santeul n'est pas sans
reproche, et que ses hymnes, ou ses fantaisies ifj-
riqucs, comme les appelle le R. P., ne sont pas
aussi pures qu'on le répète tous les jours.
Voilà un grief articulé par le représentant d'une
école liturgique qui tient à reprendre les hymnes
de l'ancien Bréviaire malgré la pitoyable latinité
dont nous avons vu notre Santeul les convaincre; à
ÉTUDE DEUXIÈME. ô3
ce titre les reproches adressés à la latinité de l'hyiii-
nographe de Saint-Victor mériteraient de n'être
pas pris au sérieux : passons cependant.
A l'appui de son attaque, l'auteur des Institu-
tions liturgiques a placé à la fin de son second vo-
lume, sous le titre (ï Appendice, « une pièce tirée
« d'un ouvrage fort rare, V H yninodia Hispanica
« du P. Faustin Arevolo. C'est une critique détaillée
« des œuvres du célèbre Victorin, extraite du Me-
« nagiana, dans lequel La Monnoie, qui en est
« l'auteur, l'a déposée; le savant Jésuite y a joint
« ses remarques, et le tout, ajoute dom Guéranger,
« forme un ensemble fort piquant. »
Dans ce factum le censeur de notre poète relève
cent-huit fautes plus ou moins graves, plus ou moins
réelles , contre les règles de la grammaire ou de la
prosodie latine. Sur la totalité, les trois premières
incorrections n'appartiennent pas à l'œuvre de San-
teul, ce qui réduit le nombre à cent-cinq.
Si le poète Victorin était encore de ce monde,
sans doute il produirait, en opposition à ces atta-
ques, non pas peut-être le non ego paucis de cet
Horace qui serait mal venu auprès de dom Gué-
ranger, mais les suffrages exprimés en faveur de
ses hymnes par les Bossuet, les Fénelon, et par
quantité de personnages considérables de son temps,
dans des lettres que l'abbé Dinouart, son biographe,
a recueillies dans le Sanioiiana. Il se targuerait
5i J.-B. SAMEUL.
aussi du billet dans lequel un P. Tarteron. un Jé^
suite pourtant, lui écrivait ceci :
« Eh I le moyen de ne pas truiivor vos vers excellents el
«< incomparables, monsieur? Poiiî-on juger autrement après
« d'aussi bons garants qu'iuie pension du Roi, et une belle
« lettre d'un des plus accomplis prélats du royaume? Je ne
« trouve point pour vous de panégyrique plus él-jquent, plu^
« achevé que cela. Croyez-moi. tenez-vou--y. ■)
Il opposerait à doiu Guérauger. abbé de Solesmes.
le très illustre Armand-Jean Le Bouthillier de Fiancé,
abbe de la Trappe, qui l'avait comblé de bons té-
moignages dans plusieurs lettres où il lui parlait de
ses poésies religieuses.
Dans une lettre du U octobre If^s^. cet émineut
personnage écrivait à Santeul. à propos de l'hymne
sur les saints Moines :
« Vous parlez d'mie manière si noblt d si sainte des
« Tertns de ces grajid> h'^nmes, et vous les mettez tellement
" dans leur jour, que ceux qui ont -an nU i/ritable pour
n leur gloire, ou plutôt pour celle de Jésus-Christ, qui n'a
a fait que leur communiquer la sienne, en conserveront une
a éternelle mémoire. Dieu ne manquera pas de récompen-
« ser votre piété, et il n'y a rien que vous ne deviez atten-
« dre de cette multitude innombrable de saint- intercesseurs
a à la louange desquels vous avez si licurranmcnt consacré
w votre temps, votre plume et votre étude. >>
Dans une autre lettre du 6 février 1691. l'abbé
de Rancé écrivait à Santeul :
ÉTUDE DEUXIÈME. i5
a Tout m'a paru beau et touchant dans ces divins canti-
« ques : je les appelle ainsi ; les expressions en sont pures,
« nobles, pleines de piété et je ne vois pas ce qui peut
« vous dégoûter de la continuation d'un travail à qui Dieu
« donne sa bénédiction. «
Et encore, dans une lettre du 5 novembre 1692 :
« Pour vos hymnes de saint Bernard, elles sont les plus
« belles du monde : elles sont nobles, expressives et dévotes
*< tout ensemble. Vous savez que nous ne sommes pas les
« maîtres absolus. Kous sommes dans une observance de
c( laquelle nous dépendons en beaucoup de choses. Pour
« moi ^ je voudrais que tout C Ordre Us clianiài. »
Quand on voit des témoignages si honorables et
partis de si haut lieu, on peut, tout en respectant
le caractère et Topinion de dom Guéranger. hésiter
à abandonner Santeul.
Le R. abbé de Solesmes dit , à propos de la mis-
sion donnée au Tictorin de composer les hymnes :
« Il nous paraît que ni la gravité de ses mœurs, ni sa foi
Nous pourrions dire à notre tour que 1" objection
n'est pas neuve,, car elle fut adressée à Santeul lui-
même, qui répondit aussitôt : « Ne regardez pas
« Touvrier, regardez l'ouvrage. Le tabernacle de
tf notre autel est beau ; vous l'avez reçu, vous Tavez
« loué ; c'est cependant un protestant qui Fa fait :
« il en est ainsi de mes hymnes. » On prendra cette
56 J.-B. SANTEUL.
réponse pour ce qu'elle vaut ; mais puisque dom
Guéranger attaque Santeul. il faut dire à dom Gué-
ranger comment Santeul se défendrait s'il pouvait
encore parler.
>"ous avons dit que nous ne voulions ici attaquer
ni les personnes ni les choses; nous ne voulons pas
plus le faire dans le passé que dans le présent;
mais quand nous voyons dom Guéranger faire à
Santeul . contre la gravité de son caractère , un re-
proche sur lequel il fonde l'exclusion des hymnes
du Victoiin . nous ne pouvons ne pas nous deman-
der comment le révérend abbé de Solesmes ne se
montre pas, par la môme occasion, aussi sévère à
regard de l'auteur du Vexilta rcgis prodcunt, de
ce Venance Fortunat, épicurien sensuel et poète
goulu, dont M. Ampère, dans son Histoire litté-
raire de ta France avant le XII.^ siècle ^ et M.
Augustin Thierry, dans ses Récits mérovingiens ,
nous ont fait un portrait si peu édifiant. Santeul
aimait la table , mais il ne reste pas de traces écri-
tes par lui de ses écarts sur ce point ; et l'on ne voit
nulle part que nous sachions, dans ses œuvres, des
vers comme ceux-ci, qui sont de Fortunat :
Dcliciis variis luniido me ventre letendi,
Omnia sumendo : lac, olus, ova, butyr.
« Mon ventre a été enflé et tendu par diverses bonnes
«choses: lait, œufs, beurre, légumes. » (Citation et tra-
duction de M. Ampère.)
ÉTUDE DEUXIÈME. 57
Pour rapprociatioii complète, tant morale que
littéraire, de Fortunat, uous renvoyons aux deux
ouvrages que nous venons de citer ; et nous recom-
mandons sur-tout à l'attention du lecteur une cita-
tion de 31. Ampère où Ion trouve ce vers si carac-
téristique :
Et vincentc gulà, naris honore caret.
Nous ne demandons pas pour tout cela la radiation
du Vcxilla régis prodeunt ; ce que nous deman-
dons , c'est qu'on ne soit pas plus rigoureux envers
les hymnes du Victorin.
En ce qui touclie le défaut d'orthodoxie reproche
à Santeul , qu'on nous permette une petite digres-
sion. 11 ne s'agira pas ici d'un hymnographe auquel
nous ayons la prétention d'opposer le Victorin, mais
d'un poète religieux dont on veut mettre les œuvres
dans les mains de la jeunesse des écoles avec celles
de plusieurs autres poètes latins du moyen-age.
Reprenons un ouvrage, déjà cité par nous (1), qui
a pour titre : Carmina h Poctis christianis cxcer-
■pta, ad usuni schoiaruni, et dans lequel M. Féhx
Clément a recueilli les chefs-d'œuvre de plus de
cinquante poètes latins qui ont vécu du IV.* au
XIV. *^ siècle. Cet ouvrage est destiné à être étudié
concurremment avec les poètes de l'antiquité; c'est
(1) Voir ci-dessus la note des pages 38 et suivantes.
58 J.-C. SANTEUL.
(lu moins ce que donne à entendre ce passage de
la préface de 31. Félix Clément :
« Connaissons les Grecs et les Romains le plus que nous
« pourrons; admirons-les pour ce qu'ils valent; mais^ sans
(( les bannir de nos études, au nom de la vérité, des droits
« de rimagination, du cœur et de la poésie elle-même, oc-
« cupons-nous de ce qui nous regarde particulièrement, de
« ce qiii doit être la consolation de notre vie présente et
« l'espoir de nos destinées éternelles. »
Nous prendrons le livre de M. Félix Clément
comme il nous le donne : c'est un livre destiné, il
le dit encore, à « combler dans l'enseignement une
« lacune que tant de bons esprits ont constatée. »
Evidemment pour nous cet ouvrage se rattache
aux intérêts que défend de son côté dom Guéran-
ger. Alors nous demanderons à l'abbé de Solesmes,
qui a si bien l'œil ouvert sur l'orthodoxie à l'endroit
de Sanleul, nous lui demanderons ce qu'il pense du
passage suivant de Juvencus, passage que M. Félix
Clément cite dans sa préface , et que , à la page 5
de son recueil, nous retrouvons dans une pièce de
ce Juvencus, qui a pour titre : Simplicité des en-
fants agrêahle à Dieu :
Scd tamen infejix, pcr qucm gcncrabitur crror I
Qui vcrô è parvis islis dccepcrit unum,
Si sapiat, nexat saxo sua colla molari,
Praecipitemque maris sese Jaculetur m undas.
ÉTUDE DEUXIÈME. 59
TRADUCTION.
Mais malheureux riiomme qui sera une cause d'erreur!
S'il reste encore quelque sagesse à celui qui aura pu tromper
un seul de ces enfants, qu'il s'attache au cou une meule de
moulin, et qu'il aille se précipiter dans les flots de la mer.
Nous pensons quant à nous que, sans le vouloir,
nous n'en doutons pas, Jmencus en écrivant ces
vers et M. F. Clément en les citant, prescrivent,
dans un cas donné, le suicide.
M. F. Clément dit dans sa préface qu'ici Juven-
cus a traduit les paroles divines. M. Clément est
dans l'erreur , et il va lui-même nous le prouver.
Lisons en effet la note 5 qu'il a mise au bas de la
page 5 :
'( On ne saurait trop méditer les paroles que Notre Sei-
« gneur prononce ici devant ses disciples ; on doit sur-tout
« les avoir présentes à la mémoire, et les prendre pour rè-
« gie invariable de sa conduite, lorsque l'on est chargé de
« l'enseignement de la jeunesse. Il est à propos de citer le
« texte même de saint Luc : « Vae autem illi per quem
« (scandala) veniuntl UtiUus est illi, si lapis molaris impo-
« natur circa collum ejus et projiciatur in mare, quàm ut
« scandalizet unum de pusillis istis. »
Il est également à propos, pour la commodité de
tous, de traduire ces paroles de saint Luc ; afin d'é-
viter tout soupçon de partialité, prenons la traduc-
tion de Lemaistre de Saci :
00 J.-B. SANTEUL.
« ^lalhcur à celui par qui ils (les scandales) arrivent 1 II
« vaudrait mieux pour lui qiioii lui mît au cou une meule
« de moulin, et qivon le jetât dans la mer, que non pas
« qu'il fut un sujet de scandale à l'un de ces petits. »
(SAiNTLucchap. XVII, 1,2.)
Au moyen des mots que nous avons eu le soin de
souligner de part et d'autre , c'est-à-dire chez Ju-
vencus, chez saint Luc et chez de Saci, on a dû sai-
sir tout de suite la difTérence capitale qui existe en-
tre les paroles de J. -C. et celles du poète qui a cru
le traduire. La sainte Écriture souhaite que le pé-
cheur, plutôt que de scandaliser les enfants, soit
précipité, etc. , mais par d'autres que lui-même ;
Juvencus conseille au même pécheur de se préci-
piter spontanément, c'est-à-dire qu'il lui enseigne
le suicide.
Nous ne vouions faire un crime de cette inadver-
tance ni à Juvencus , ni à M. Félix Clément ; mais
nous avons voulu prouver à dom Guéranger avec
combien de précautions il faut se défendre d'atta-
quer autrui en ces matières d'orthodoxie, où il est si
facile de surprendre dans toutes sortes d'écrits des
hérésies qui nétaient point dans la pensée de l'é-
crivain.
La préface du Carmin a è Poëtis christianis ex-
cerpta annonce qu'on trouvera, dans des notes
placées au bas des pages, de nombreux rapproche-
ments avec les poètes païens de l'antiquité. Nous
ÉTUDE DEUXIÈME. 61
aurions dû alors, comme exécution de cette pro-
messe, trouver le rapprochement qui se présente de
lui-même entre les vers de Juvencus sur le respect
dû aux enfants, et un beau et célèbre passage de
la XIV, ^ satire de Juvénal sur le même sujet. Cette
comparaison que M. Félix Clément a omise, nous
ne craindrons pas de la faire, bien qu'elle prolonge
encore notre digression. Voici donc les vers de Ju-
vénal :
Nil dictu fœdum visuque haec limina tangat
Intra quae puer est. Procul hinc, procul inde, puellœ
Lenonum, et caiitus pernoctantis parasiti !
Maxim a debetur puero reverentia. Si quid
Turpe paras, ne tu pueri contempseris annos ;
Sed peccaturo obstet (1) tibi filius infans.
Nam si quid dignum censoris fecerit ira
Ouandoque, et similem tibi se non corpore tantum
(1) Ici plusieurs commentateurs ont mis obsisUd au lieu
de obstet, comme rendant le vers plus conforme aux règles
de la versification latine. Nous avons préféré ce dernier
verbe : malgré la rencontre des deux voyelles o dans 'pecca-
turo obstet, il faut ne point faire d'élision pour que le vers
soit complet. C'est une licence dont les poètes latins offrent
de nombreux exemples, et dont Juvénal aura usé en maître
s'il a mis obstet. En effet, dans ce choc de deux voyelles
semblables, il y a une bien belle imitation harmonique de la
peur que Juvénal a voulu peindre dans l'esprit du père ren-
contrant l'image de son fils. Le père, peccaturo, — obsUt,
le fils, sont ainsi mis en présence d'une manière saisissante.
62 J.-B. SANTEUL.
Nec vultii dcderit, morum quoque filius, et qui
Omnia deterius tua per vestigia peccct ;
Corripics nimiruni, et castigabis accrbo
Clamore, ac post liœc tabulas niutarc parabis.
Undc tibi fronteni libertatemque parenlis,
Quum facias pejora senex, vacuumque cerebro
Jampridem caput hoc ventosa cucurbita quaerat?
TRADUCTION.
Du mal qu'on pourrait voir, du mal qu'on peut entendre
Gardez mtînic le seuil qu'habite l'âge tendre.
Loin de là, loin de là les vénales beautés;
En prononçant de suite ces deux mots sans élision, ne sem-
ble-t-il pas qu'on entende, au moment de ce heurt entre Vo
final et Vo initial, l'exclamation d'im homme qui rencontre
un obstacle menaçant? Plusieurs annotateurs de Juvénal
avaient fait cette remarque avant nous. — Malgré la compli-
cité dans laquelle nous sommes entrés avec les scholiastes
qui ont attribué à Juvénal l'hiatus dont nous venons de par-
ler, nous ne laisserons pas échapper l'occasion qui se pré-
sente à nous de protester vivement contre une des nom-
breuses hérésies littéraires que, au moyen des annotations
et commentaires qui accompagnent son Carmina, M. Félix
Clément prétend introduire dans l'enseignement en même
temps que l'orthodoxie religieuse, sur laquelle nous n'avons
aucune envie de le contrarier. Avant le Carmina, les règles
de la versification latine, interdisant en principe ce qu'on
appelle hiatus, n'accordaient, comme licence 'poétique, une
exception que pour les cas où cet hiatus rachetait par une
beauté la violation de la règle, comme dans le vers de Juvé-
nal qui vient de nous occuper. M. Félix Clément, qui trouve
ÉTUDE DEUXIÈME. 63
Loin leurs complices ; loin tous ces chants effrontés
Qu'au sein des nuits prolonge un affreux parasite.
Nous devons à l'enfance un respect sans limite.
Si quelque soin honteux couve dans votre sein,
Evitez qu'un enfant n'en sache le dessein ;
Et que vos passions, au fort de la licence,
Père, d'un jeune fils respectent l'innocence.
Prêt à vous oublier, que son doux souvenir
Se dresse devant vous, prêt à vous retenir.
S'il encourait un jour la censure du sage,
Et si, pareil à vous de port et de visage,
Il allait par ses mœurs devenir votre égal,
Peut-être vous passer sur le chemin du mal,
dans les poètes latins du moyen-âge de trop fréquentes in-
fractions aux règles de la grammaire et de la versification,
et qui semble tenir à honneur de justifier toutes ces incor-
rections, affirme qu'en cela les poètes chrétiens n'ont fait
que rectifier la latinité et la prosodie de Virgile et des autres
poètes païens; en sorte qu'il prétend donner force de loi à
leurs erreurs et les proposer pour modèles à l'imitation des
jeunes élèves. — Voici sa théorie sur ce point : — Dans une
hymne de sando ISicolao, par un anonyme, on trouve ce
vers:
Quartâ et sextâ feriâ;
et M. F. Clément dit en note :
« Quartây etc., point d'éhsion. Dans les langues à flexion,
« comme le latin et le grec, la terminaison sert à détermi-
« ner les rapports qui existent entre les différents mots de
« la phrase. L'éiision, en supprimant la finale, devait donc
« jeter de robscurité sur l'expression de la pensée. C'est
>>', J.-B. SANTF.UI.
Je prévois vos clameurs contre un fils indocile,
Et déjà votre inain prépare un codicille.
Pourrez-vous cependant, avec la liberté
Que donnent les vertus et la paternité.
Même aurez-vous le front de blâmer sa faiblesse,
Vous, vieillard plus que lui coupable de jeunesse,
Vous dont le crûne épais, dénué de cerveau,
Attend de la ventouse un service nouveau?
Ce passage de Juvénal est toujours salué par l'ad-
miration reconnaissante de ses traducteurs ou com-
mentateurs. Un de ces derniers voudrait que les
préceptes sacrés et divins, selon lui, qu'il renferme,
« pourquoi les poètes chrétiens, qui voulaient être cnten-
t< dus de tout le monde et qui recherchaient avant tout la
(1 clarté, ont préféré souvent l'hiatus à l'élision, qui finit
« même par disparaître complètement. Il faut remarquer
« d'ailleurs que dans la poésie lyrique le chant prolonge les
« sons, et adoucit le concours des voyelles. » — Telles sont
les énormités que professe M. Clément. Il en a de la môme
force pour la quantité des syllabes, pour la latinité, pour la
mesure des vers, pour l'altération des mots, etc. C'est par le
renversement de toutes les règles établies qu'il donne raison
à ses poètes dans tous leurs torts; c'est par le dédain le plus
superbe envers Virgile, Horace, Juvénal, qu'il croit faire va-
loir des écrivains respectables sous le rapport des doctrines
religieuses, mais entachés de barbarie au point de vueHtté-
raire Nous aurons bientôt l'occasion de comparer la théorie
de M. Clément h l'endroit de l'élision dans la poésie lyrique,
avec celle du P. de Bourges, prieur à Saint-Victor de Paris,
sur la même question envisagée dans les hymnes de Santeul.
ÉTUDE DEUXIÈME. 65
fussent affichés dans toutes les maisons alin que
personne ne pût se permettre de scandaliser, soit
en paroles, soit en actions , la pudeur de Tenfance.
Xous ne doutons pas que, n'eût été l'oubli, M. Félix
Glénient ne se fût montré accessible à de pareils
sentiments. Au surplus, il y a, au besoin, une auto-
rité qui aurait bien plus de valeur à ses yeux , c'est
celle des Pères de l'I^glise. Plusieurs d'entre eux ont
comblé d'éloges les vers qui nous occupent, et ils
les regardent comme l'un de ces éclairs d'inspira-
tion que Dieu envoyait aux esprits droits qui cher-
chaient la vérité. Au moyen de cette dernière re-
commandation, il nous semble que Juvénal pouvait
obtenir son droit d'entrée dans les notes du Car-
mina, etc.
Pour nous, qui n'avons point mission de défendre
par nous-même l'orthodoxie de Santeul, nous n'ap-
profondirons pas non plus la validité des critiques
littéraires qu'on ajoute à des reproches d'une autre
uature, de peur de paraître vouloir prendre part.
même indirectement , à des cjuerelles sur ce Jansé-
nisme que pourtant M. Villemain appelle quelque
part une reforme orthodoxe (1) , et sur ce Galli-
canisme dont le nom chatouille agréablement l'o-
reille, au point de vue exclusivement humain; mais
(1) De Pascal considéré comme écrivain et comme rrw-
ralisle.
5
66 J.-B. SANTEUL.
Jansénisme et Gallicanisme touchant lesquels nous
avouons très humblement notre incompétence.
Quoi qu'il en soit, nous croyons devoir reproduire
ici le jugement que porte l'abbé Dinouart sur les
poésies religieuses du célèbre hymnographe de
Saint-Victor.
« Jamais TÉglise, dit-il, n'adopta de cantiques plus dignes
« de la grandeur de ses mystères, plus propres à glorifier
«< Dieu dans ses saints, que les hymnes de Santeul. Noblesse
u de style, sublime des pensées, peintures brillantes, éner-
« gie des mots, cadence mesurée d'où résulte l'harmonie
« de l'ode, tout paraît grand dans ces hymnes. 11 frappe, il
« ravit, il enchante. Son esprit vif et fécond marche d'un
« pas égal, se soutient dans tous les sujets, et leur donne à
« chacun le degré de beauté qui lui est propre. Son génie,
(( toujours ardent mais toujours réglé, ne connaît ni les mé-
« taphores outrées, ni les antithèses compassées, ni les sail-
« lies déplacées ; défauts communs chez les poètes qui, se
« livrant à leur enthousiasme, nous parlent quelquefois un
« langage où les hommes ne peuvent rien comprendre.
« Chez lui les pensées s'arrangent comme d'elles-mêmes;
« leur éclat, leur force se présentent à l'esprit dans tout leur
« jour. Les grâces naturelles de la diction leur prêtent un
« nouveau lustre. Vous saisissez son idée, l'expression qui
« l'enveloppe ne dérobe rien à leur clarté. L'esprit admire,
« le cœur est pénétré de l'onction de ses paroles, il vous oc-
<( cupe tout entier. Quel sublime dans ses hymnes sur la
« Fête de tous les Saints ! L'Écriture Sainte nous peint-elle
« avec des traits plus forts et plus brillants la majesté de
« l'Éternel assis sur son trône environné de cette multitude
ÉTUDE DEUXIÈME. 67
« d'anges et de saints dont il fait la félicité? On le croirait
« transporté dans le séjour de la gloire, puisant dans le sein
«( de la Divinité ces traits de lumière et de feu qui embellis-
« sent et animent sa poésie. Quelle image représentée par ces
« vers :
« Altis secum habitans in penetralibus,
u Se Rex ipse suo contuitu beat, etc.
«( Ici l'esprit frappé, suspendu, hors de lui-même, se perd
(( dans la contemplation de l'idée de rÉtre-Suprême, qui fait
« lui-même son propre bonheur. Qu'on pèse chaque mot :
« quelle source de subhmes et salutaires réflexions ! Quelle
M image dans ces mots : altis secum habitans; — in pene-
« tralibus ; — se liex ipse suo contuitu beat. Quelle noble
« simplicité dans cette expression ! quelles couleurs ! quels
« coups de pinceau plus dignes de la gloire de l'Élre-Su-
« prême î
« Quel autre chef-d'œuvre que leStupete, gentes, pour le
« jour de la Purification ! Les vers qui célèbrent ce mystère
« ravissent l'ame de ceux qui les hsent. On vante cette
« hymne comme la plus belle; les antithèses qui en font la
« beauté sont justes et frappantes »
Arrêtons ici notre citation ; elle est assez étendue
pour faire voir ce que l'on pense de Santeul , de sa
latinité et de son lyrisme ailleurs que dans l'abbaye
de Solesmes. Permettons-nous cependant d'apporter
une petite restriction à ce que l'abbé Dinou art vient
de dire des antithèses de Santeul, qu'il loue de n'ê-
tre point compassées et d'être justes et frappantes.
Nous pensons, quant à nous, qu'elles sont un peu
68 J.-B. SANTEUL.
multipliées. En effet, dans Tliynine Stupcte, gentes,
dont le biographe parle avec une admiration sm'
laquelle nous ne voulons pas enchérir et dont nous
ne voulons rien rabattre au-delà de notre observa-
tion, il n'j' a peut-être pas un seul vers qui ne soit
une antithèse, et il y a vingt-quatre vers. N'est-ce
pas un peu trop ?
Stupete, gontes : fit Dcus liostia ;
Se sponte legi Icgifer obligat;
Orbis Rcdemptor, mine redemptus ;
Sequc piat sine labc mater.
TRADUCTION.
Admirez : Dieu lui-même en victime s'attache,
Et sous sa propre loi plie un législateur.
Ici se purifie une mère sans tache,
Et se racliètc un Rédempteur.
Voici ce qu'écrivait Voltaire à propos du troi-
sième vers de cette strophe :
« Comme je n'ai point vécu chez Mécène entre Horace et
« Virgile, j'ignore si les hymnes de Sanleul sont aussi bon-
(' nés qu'on le dit; si par exemple Orbis redemptor, nunc
« redemptus n'est pas un jeu de mots puéril (1). »
Ce rapprochement continu de deux idées ou do
deux mots qui se heurtent pour faire jaillir quelque
(1) M. Félix Clément, moins difficile que Voltaire, s'ex-
prime ainsi au sujet des aniilhèses qu'il rencontre un peti
fréquemment dans les poètes du moyen-âge :
« Cette opposition continuelle entre la nature divine et !«»
ÉTUDE DEUXIÈME. 60
étincelle, peut n'avoir pas un grand inconvénient
quand cliacune des liymnes est prise séparément;
mais quand on les lit avec suite dans le recueil, et
qu'on y voit le poète user constamment d'un même
procédé, l'esprit se trouve comme obligé à un exer-
cice qui finit par l'éblouir, car il n'y a guère d'hymne,
chez Santcul, qui ne soit constellée d'antithèses. On
y trouve cependant quelques-unes de ces figures
dont on n'a pas la force de se plaindre, comme
celles que renferme cette strophe d'une hymne en
l'honneur des saints i^Ioines :
Illis sumnia fuit gloria dcspici ;
mis divitiae paiipericm pati;
Illis sumnia voluptas
Longuo supplicio niori.
TRADUCTION.
Comme un suprême honneur ils tiennent les injures ;
Pour eux les vrais trésors sont dans la pauvreté ;
Pour eux enfin, mourir dans de longues tortures
Est la suprême volupté.
Nous avons vu en passant dom Guéranger repro-
cher à Santeul d'avoir emprunté aux poètes latins
« nature humaine de Jésus-Christ a inspiré aux poètes chré-
« tiens des pensées sublimes, et les antithèses les plus heu-
K reuses. Faisons remarquer ici en passant que l'antithèse,
« qui est presque toujours une recherche, une subtilité de
« langage chez les auteurs païens , devient souvent une
<( beauté avec le christianisme, parce qu'elle est toujours
70 J.-C. SANTEUL.
du siècle cV Auguste le mètre, le tour, le style et
jusqu'aux expressions de ses cantiques. Il ne restait
que de lui reprocher d'avoir écrit dans leur langue,
qui est pourtant aussi celle de l'Église : et l'abbé
de Solesnies ne s'en est pas privé, comme on a pu
le voir à la page 50 de ce livre.
Dom (Uiérangcr osera-t-il blâmer Bourdaloue et
Massillou d'avoir marché sur les traces oratoires de
Cicéron? Ils l'ont fait cependant, et nous en avons
pour garant un bon juge, c'est M. Villemain. N'y
aurait-il pas, dit ce savant professeur,
« N'y aurait-il pas une apparente singularité à éprouver,
« sur un sermon de Bourdaloue, la justesse des régies que
« Cicéron établissait pour l'ordonnance et la progression
*( d'une attaque judiciaire? Non, sans doute, ce ne sont pas
« deux genres inconnus l'un à l'autre, que j'aurai bizarre-
« ment confondus; c'est l'unité de la logique qui se mani-
« feste dans la diversité de ses applications (1). »
Et plus loin dans le même discours, M. Villemain
dit encore :
« vraie, parce qu'elle est toujours au fond de la pensée. Il
« suflil d'avoir présent à Tesprit le mystère de notre ré-
« demption. » {Caniiina c PoHis christianis excerpta,
page 176, note 1.) — Soit! Mais à l'avenir les critiques de
l'école que suit, côtoie ou dirige M. Félix Clément n'auront
plus le droit, eux, de reprocher à Santeul ses antithèses.
(1) Discours prononcé a Couverture du Cours d'Élo-
quence française^ décembre 1822.
ETUDE DEUXIEME. 71
« Le style, le choix, la vivacité des images, l'cnchaîne-
« ment facile des périodes , le diarme varié de l'harmonie,
(( tout ce que Gicéron demandait à Toraleur est réalisé par
« Massillon. »
Ainsi Saiîteiil a imité d'Horace le mètre, le tour,
le style et les expressions, comme Massillon a em-
prunté de Cicéron le style, les images, l'enchaîne-
ment des périodes et l'harmonie. Ce qu'il a remar-
qué chez Massillon, M. Villemain ne le lui impute
ni à tort, ni à mérite ; le savant professeur y voit
seulement pour son auditoire charmé un intéressant
objet d'étude et d'instruction : et pour Santeul, dom
Guéranger pourrait n'y voir que matière à scandale !
Dira-t-il que Cicéron, tout païen qu'il fût, méri-
tait qu'on dît de lui vir bonus, dicendi peritus,
tandis qu'Horace n'était qu'un courtisan ivrogne et
débauché dont les poésies reflètent trop bien le ca-
ractère ? Eh bien I voici un traducteur de Santeul,
l'abbé Poupin, qui semble avoir, dans sa préface,
prévu dom Guéranger. Après avoir attribué à la
poésie, à la poésie lyrique sur-tout, une source di-
vine, il s'écrie :
« L'abus qu'ont fait de cet art divin l'idolâtrie, le liberti-
« nage et l'impiété, ne déshonore que ses profanateurs. C'est
« le ramener à sa destination primitive que de le consacrer
« à des objets instructifs et édifiants. «
Un littérateur distingué, M. Onésime Leroy, dans
72 J.-B. SAiNTEUL.
ses Etudes sur tes Mystères (1), a rendu de son
côlé à Santeul un hommage que nous regretterions
de ne pas consigner ici.
iM. O. Leroy cite les vers suivants, que Voltaire
adressait, dans une cpître intitulée ie Pour et ie
Contre, à un esprit-fort en falbala, c'est-à-dire à
une dame de Rupelmonde :
Le fils de Dieu, Dieu niïîiiie , oubliant sa puissance,
Se fait concitoyen de ce peuple odieux ;
Dans les flancs d'une Juive il vient prendre naissance ;
Il rampe sous sa mère, il souffre sous ses yeux
Les infirmités de l'enfance.
Long-temps, vil ouvrier, le rabot à la main,
Ses beaux jours sont perdus dans ce lâche exercice
M Voilà, ajoute M. Leroy, comment Voltaire enleiid l'Iui-
« milité sublime de la religion. »
Or, il se trouve que Santeul, dans une de ses
hymnes au Christ soiiffrant, avait d'avance ré-
pondu aux vers de Voltaire par les vers suivants,
où l'on va voir comment ce poète de Saint- Victor,
que dom Guéranger traite presque comme un hé-
rétique, trouvait des motifs d'admiration envers le
Christ, là même où Voltaire ne devait voir que l'ab-
jection du christianisme :
Divine crescebas puer,
Crescendo discebas pati...
Qui fecit aeternas domos,
(1) Pages 198 et 50G.
ÉTUDE DEUXIÈME. 73
Domo latot sub pauperc...
Cœlum manus quae sustinent
Fabrile controctant opus.
Suprcnuis astrorum faber
Fit ipse vilis arlifcx.
« Tout en croissant, enfant divin, tu préludais à ta Pas-
'I sion et nous apprenais à souffrir {disccbas paii Q\\)X\mç.
« tout cela). Le créateur des demeures éternelles est caché
« sous le toit du pauvre. Ces mains qui soutiennent les cieux
« ne dédaignent point le rabot, et le grand architecte des
« mondes, le fabricateur souverain... etc.. »
« Mais, ajoute Al. 0. Leroy, car c'est lui qui vient de Ira-
« duire Santeiil, mais cette expression de La Fontaine ne
(( rend pas le faber astrorum. Tout Santeul est intraduisi-
a hle, comme L'Imitation : sachons donc le latin de Gerson
« et de Santeul. »
On a vu comment, au moyen de cette antithèse
qu'il sait si bien manier, supremus astrorum fa-
éer fit ipse vilis artifcx, Santeul a relevé par le
viiis artifex de ses vers le vil ouvrier du poète
français, et si les mains qui soutiennent le ciel n'en-
noblissent pas tout ce qu'elles font, bien loin qu'on
puisse dire qu'elles se livrent à un tâche exercice.
Aussi 3L Onésime Leroy voudrait-il que Santeul
hymnographe figurât parmi quelques écrivains sa-
crés qui , selon lui , devraient être , chez les chré-
tiens, la base de toute instruction.
Enfin, qu'il nous soit permis d'invoquer un der-
nier témoignage en faveur de Santeul. Celui-là sera
■Oi J.-B. SANTEUL.
moins suspect encore que tous les autres, car il
émane d'un confrère, d'un concurrent de notre
poète. Le personnage que nous nous permettrons
d'opposer à dom Cuérangcr est le R. P. Louis de
Bourges, prieur de Saint-Victor et docteur de la fa-
culté de théologie de Paris ; et le témoignage qu'il
nous apporte est le libellé de YApprohation et
Permission qu'il a fait imprimer en tète des Hym-
nes de Santeul, édition de 1689.
Pour mettre dans tout son relief la valeur de ce
document, copions d'abord dans le Santoliana
quelques lignes qui nous feront connaître comment
le P. de Bourges avait été le rival de Santeul :
« En 1676, le chapitre de Saint- Victor, rebuté de chanter
« les anciennes Hymnes de leur patron, chargea M. de
« Bourges, homme de leUres, docteur en Sorbonne, cha-
« noine de la maison (1), et M. de Santeul d'en faire de
«' nouvelles, promettant que Ton choisirait les meilleures
« pour les chanter à Téglise. L'ouvrage étant fait, on tint
« plusieurs chapitres à ce sujet : les uns étaient pour ^\. de
« Bourges, les autres pour Santeul. On avouait que ses hym-
« nés avaient plus d'élévation, d'enthousiasme que celles du
« premier. Enfin il fut décidé que les liymnes de Santeul
'( seraient préférées, mais que Ton conserverait ceUe stro-
« phe si magnifique de M. de Bourges, qui est encore dans
« la troisième hymne de Santeul (2) :
(1) 11 en devint plus tard le Prieur.
f2) La troisième de celles en riioniieur de saint Victor.
ÉTUDE DEUXIÈME. 75
<( Mox Iriuniphali petit astra curru,
<( Splendido frontein redinritus auro;
Cl Conipedes, virgae, mola, crux, securis,
(i Pompa triuniphi. »
Cette préférence donnée à Santcul n'empêcha
point le P. de Bourges de donner l'approbation sui-
vante :
« APPROBATIO ET PERMISSIO
« R. P. LuDOvici DE Bourges, Prioris sancii Vidoris Pa~
» risiensis, et Sacras Facultatis Pavisicnsis Theologi
« Doctoris,
« Gum difficile sit et operosum, res quae ad Clirislianam
« Religionem spectant servatis germanœ Lalinitatis ac rectae
« Poëseos legibus pcrtractare, tum certè majoris est negotii
(( Hymnos qui in Dei Sanctorumque laudem canendi om-
« nium oculis et manibus versautur, conficere. In hoc enim
« génère scriptionis non solummodo cavendum ne quid pro-
« phanum aut molle irrepat, aiit ne quid concinnitatem me-
« tri vel sermonis puritatem labefactet; verum id etiam sat-
« agendum ut ablegatis syllabarum et concurrentium voca-
« lium elisionibus ad cantus suavitatem carmen aptetur.
n Haec quam diligenter omnia praesllterit Victorinus noster,
« imo Ecclesiasticus Vates Santolius satis superque déclarât
<» nova hœc ac diu multumque desiderata Ilyninorum illius
« coliectio.
(( Nihil toto in hoc Opère reperire est^ quod Poëtices fa-
« bulas et Gentium ritus oleat, nihil seu in diclione humile
« aut obscurum, seu in métro asperum aut incompositum :
« at sic omnia pietatem spirantia, sic ad cantûs modulatio-
u nem accommodata, sic nitidè demùm et eleganler dispo-
76 J.-B. SANTEUL.
« sila, ut rerum majcslati par penc sit styli nilor ac venus-
« las. Ita nobisciim senlict qiiisquis linnc libcllum legerit,
♦< in quo iiiliil dopreliciKlct non sanae fidei bonisque moribus
«t consonum. Inde ciini mullum ex hoc opère eniolumenti
•( rem Chrislianam capturani esse confidamus, hiijns evul-
« gandi qna liccl facuUaîcm facimiis. Daliim in Ilegia Victo-
«• rina quinlo Kaleud. Jiin. A. \\. S. 1G89.-
F. L. De Bourges,
Prior. S. Yictoris Parisiensis.
APPROBATION ET PERMISSION
du l\. P. Louis de Bourges, Prieur de Saint-Victor^ Dûc-
tciir de la Faculté de Théologie de Paris.
« Non seulement c'est une œuvre laborieuse et difficile
^ que de traiter des choses qui regardent la religion chré-
( tienne suivant les lois d'une saine latinité et d'une poésie
K correcte; mais ce travail est encore bien plus important
" lorsqu'il s'agit de composer, à la louange de Dieu et de
« ses saints, des hymnes qui doivent être mises sous les yeux
" et dans les mains de tout le monde. Dans un pareil genre
a de composition, il n'importe pas seulement de veiller à
«. ce qu'il ne se glisse rien de profane et de tiède, ou à ce
'< que rien ne vienne altérer la justesse métrique des vers
<' ou la pureté du langage ; il faut aussi veiller attentive-
(' 7nent à ce que l'absence de l'élision entre les syllabes et
'< les mots qui se rencontrent laisse a la poésie tout ce qui
" la rend propre à la suavité du chant (1). Santeul, notre
(1) Nous prions le lecteur de rapprocher de cette phrase sou-
lignée ce que, dans une note placée à la page 63 de cette ^ré-
senle Étude. M. Félix Clément a dit touchant l'élision dans les
vers latins.
ÉTUDE DEUXIÈME. 77
" collègue à Saint-Victor, et poète vraiment ecclésiastique',
" montre dans son recueil d'hymnes, long-temps et vive-
« ment désiré, avec quel soin il a rempli toutes ces condi-
<( lions.
« On ne saurait trouver dans cette œuvre rien qui se res-
« sente des fables et de Tidolàtrle des païens ; rien de bas ou
« d'obscur dans la diction; rien de rude ou de mal ordonné
¥ dans la cadence. Loin de là, tout y respire une telle piété,
<' tout est si habilement accommodé aux modulations du
« chant, tout enfin est disposé avec tant d'éclat et d'élégance,
t< qu'on peut presque dire que la pompe et la beauté du style
« sont égales à la majesté du sujet. Ainsi pensera comme
« nous quiconque aura lu ce livre, dans lequel on ne saurait
M trouver rien qui ne soit conforme à la sainte religion et
(f aux bonnes mœurs. Aussi, comme nous espérons que le
« christianisme tirera un grand fruit de cet ouvrage, nous
« donnons toute permission de le livrer à la publicité. »
Nous avons cité et traduit dans toute sa teneur
ce témoignage que le P. de Boui^ges a imprimé en
latin en tête des Hymnes; et nous l'avons fait avec
d'autant plus d'attention, que, outre qu'il semble
avoir été composé tout exprès pour répondre pied
à pied aux reproches de dom Guéranger par une
apologie de notre hymnographe, il renferme aussi
comme une poétique du genre dont nous nous oc-
cupons, poétique écrite par un homme que ses ten-
tatives lyriques, balancées avec celles de Santeul,
avaient rendu on ne peut plus compétent.
Pour ne pas laisser une lacune regrettable dans
78 .Î.-B. SANTEUL.
CCS Études, que nous avons entreprises pour noire
propre instruction, non pour celle (V autrui, nous
devrions peut-être ne pas quitter les Hymnes de
Santeul sans examiner et apprécier, sur des exem-
ples bien clioisis et cités à propos, le style, la lati-
nité de ce poète, ainsi que la qualité et le degré de
sou enthousiasme. Il y a, par exemple, dans la partie
hymnograpliique de son œuvre, une série de chants
en l'honneur de saint Bruno. A la suite de ces chants,
qui sont au nombre de quatre, Santeul dit en note :
« Le souverain pontife Alexandre VIII, pour célébrer à
« jamais son exaltation qui eut lieu le jour de la fêle de saint
« Bruno, donna ordre au U. P. Innocent, général desChar-
« Ireux, de faire composer et chanter des hymnes. Quoi-
»< qu'indigne, j'ai voulu, en mémoire de ma dévotion à saint
« Bruno, et comme un monument de mon respect envers
« tout son ordre, composer ces hymnes, et les leur dé~
« dier (1). »
Il était impossible que la lecture de ces hymnes
ne réveillât pas le souvenir des tableaux qu'Eusta-
che Lesueur a consacrés à la glorification de saint
Bruno.
(1) Quos sunimus Pontifex Aloxandcr VIII, in sempiternam
suae exaltationis, quae die sancto Brunoni sacra contigit, momo-
riam, R. P. Innocenlio, generali Carlhuslanorum, praeposito
componendos et recinendos hymnos demandavit, hos ego, licet
huic inipar niuncri, in acternam niei erga sanctum Brunonem et
nniversum illis ordincin cultûs, reverentiae, et memoris animi
monumentum, cecini et dicavi.
ÉTUDE DEUXIÈME. 79
« L'histoire de saint Bruno, le fondateur de Tordre des
« Chartreux, est, dit quelque part M. Victor Cousin en par-
ie lant de l'œuvre de Lesueur flj, un vaste poème mélanco-
« hque où sont représentées les scènes diverses de la vie
« monastique. »
De ce souvenir devait naître l'obligation d'un rap-
prochement entre le poème de Lesueur et ce qu'on
pourrait réciproquement appeler les peintures de
Santeul. Il aurait été intéressant de rechercher jus-
qu'à quel point saint Bruno a trouvé ici dans San-
teul un autre Lesueur, et comment le poète s'est in-
spiré du peintre , dont l'œuvre a dû nécessairement
le préoccuper. L'œuvre de l'hymnographe à la main,
il aurait été curieux de se placer devant la toile où
Lesueur a représenté le saint lisant une lettre du
pape, et, soi-même, de lire les vers où Santeul nous
montre le saint Père, que la gloire de Bruno a été
avertir à travers les Alpes, appelant le pieux moine
au fond de sa retraite , et , disciple docile , lui de-
mandant des leçons ; puis le regret de saint Bruno
quittant son désert; puis son mépris pour les gran-
deurs qui lui sont offertes à la cour pontificale.
Peut-être Santeul, avec sa seconde vue du poète,
avait-il lu l'expression anticipée de ce double sen-
timent de mépris et de regret , écrite par Lesueur
sur la noble figure du saint.
(1) Du Vrai, du Beau et du Bien, dixième leçon.
SO J.-B. SANTIÎUL.
Mais il aurait fallu, pour se livrer sans trop de
profanation à une pareille élude, être tout à la fois
artiste avec érudition et humaniste avec un profond
sentiment de l'art. Comme nous sentions que ces
deux éminentes qualités nous manquaient , nous
avons reculé devant la tâche.
Quoi qu'il en soit, pour mettre les curieux à
même de se livrer à ce genre d'étude et encore à
des api)réciations d'une autre nature, nous nous
réservons de donner place, dans un Appendice qui
suivra nos Études sur Sanleul, à plusieurs morceaux
de ses poésies de tout genre, parmi lesquels figu-
reront les hymnes pour saint Bruno.
Ce sera pour nous un moyen de faire juger le
poète sur pièces sans jeter dans nos Études un dé-
cousu auquel les auraient exposées des citations
nombreuses et parfois étendues.
Ajoutons à tout cela que les œuvres religieuses de
Santeul, traduites, d'abord partiellement, en vers
français par l'abbé Saurin , l'ont été depuis, égale-
ment en vers, et complètement, par l'abbé Poupin;
que plusieurs cantiques tirés de cette traduction sont
encore aujourd'hui, ou du moins ont été, jusqu'à la
récente restauration du Bréviaire romain , confiés à
la mémoire et à la voix des enfants de quelques-
unes de nos écoles chrétiennes qui les chantent ou
qui chantaient naguère encore, et souvent, dans
leurs classes et dans les églises; que de plus, à rai-
ÉTUDE DEUXIÈME. 81
son de ses Hymnes, dont une avait été lue par le
poète lui-même devant Louis XIV, le jour où Boi-
leau Despréaux, qui était présent, improvisa une
épigramme que nous aurons bientôt l'occasion de
reproduire, Santeul recevait du roi une pension de
800 livres ; de Tabbaye de Cluny une autre pension
et des lettres de filiation; de nombreuses grati-
fications tant de l'archevêque de Paris que de dif-
férentes églises et communautés religieuses pour
lesquelles il avait composé des chants spéciaux;
et enfin qu'il était, en titre d'office, le poète per-
pétuel de la Ville de Paris, qui lui servait égale-
ment une pension, tant comme rémunération de
poésies qui lui étaient commandées par intervalles
pour célébrer des circonstances solennelles, comme
le rétablissement de la santé du roi, la fin d'une
guerre heureuse, un subside offert par les édiles
et refusé par le roi, qu'en récompense de ses
nombreuses Inscriptions, dont nous allons bientôt
nous occuper.
M. Villemain , que nous aimons à citer , cite lui-
même quelque part un ancien qui ne trouvait pas
dans la vie assez de loisir pour étudier les poètes
lyriques. Nous ne pouvons donc dire qu'une lecture
de quelques jours, bien qu'elle ait été attentive
parce qu'elle était attrayante, nous ait suffisamment
mis à même de juger en toute connaissance l'œuvre
hymnographique de Santeul, en supposant même
82 J.-B, SANTEUL.
qu'une plus longue attention nous eût infusé le don
d'une judicieuse critique.
Mais il nous paraît du moins que, jugée littérai-
rement, cette œuvre méritait un meilleur traitement
de la part de dom Guéranger ; que si, ce que nous
voulons ignorer, et ce que d'ailleurs nous n'avons
pas su voir, les chants religieux de Santeul exaltent
quelques principes hétérodoxes qui n'ont pourtant
pas frappé dans le temps des prélats illustres et
d'éminents docteurs de l'ÉgUse ; que si ces princi-
pes, aujourd'hui découverts par un clergé plus
éclairé et plus orthodoxe que celui du siècle de
Louis XIV , sont reconnus comme assez inquiétants
pour exiger la complète exclusion des hymnes de
Santeul, c'est un malheur pour la littérature en gé-
néral.
On nous assure que les griefs articulés par dom
Guéranger contre notre poète ne sont pas la prin-
cipale cause de l'abandon des Hymnes, et que cet
abandon est venu avant tout du parti pris de rame-
ner les Bréviaires français à une complète unifor-
mité avec le Bréviaire de Rome (1). La réforme htur-
(1) Voici néanmoins^ à l'égard de rinfluence exercée par
dom Guéranger, im jugement que nous ne saurions passer
sous silence. Nous copions les hgnes suivantes à la page 7
d'une brochure imprimée à Chartres en 185Zi, et qui a pour
auteur INIgr GL-Hip, Clausel de Montais, ancien évêque de
ce diocèse. Elle est intitulée : Coup-d'OEîl sur la constitu-
ÉTUDE DEUXIÈME. 83
giqiie dont nous sommes aujourd'hui témoins coïn-
cide avec de nouveaux débals sur le Gallicanisme,
comme la réforme liturgique qui introduisit les.
hymnes de Santeul dans le Bréviaire de l'arclievêché
de Paris coïncidait avec le triomphe du Gallica-
nisme par la déclaration du 19 mars 1682 ; et, en
raison de cette double coïncidence, l'exclusion de
Santeul touche plus ou moins à des questions de
libertés de l'église gallicane dans lesquelles il ne
nous appartient pas de nous immiscer. Le premier
des trois mots que nous venons de souligner excite
vivement notre sympathie en quelque lieu que nous
le rencontrions; le dernier chatouille agréablement
notre patriotisme; mais quant à celui du milieu,
notre insulfisance dans ce qui le concerne, et notre
respect pour ce qu'il représente nous font une loi
de nous abstenir, puisque d'ailleurs nous ne nous
occupons ici que d'intérêts littéraires.
Nous pensons que cette exclusion de l'hymnogra-
phe de Saint- Victor, puisqu'elle paraît aujourd'hui
tion de la religion catholique et sur Vétat présent de cette
religion dans notre France.
« Il faut reconnaître que son livre sur la liturgie (le livre
« de Tabbé de Solesmes), qui a fait, à ce qu'il paraît, beau-
(c coup d'impression sur les Romains, est la principale ou
« même la seule cause du bouleversement qui s'est fait, de-
« puis une douzaine d'années, dans le cérémonial d'une par-
« tie de nos diocèses. »
84 J.-B. SANTEUL.
consommée, doit être une raison de plus pour que
l'histoire littéraire s'occupe, plus qu elle n'a fait jus-
qu'ici, et de l'œuvre de Santeul en particulier, et
en général de la poésie latine au XVII.'' siècle; et
qu'enfin si l'Église a cru, dans sa sagesse, devoir
éteindre, autant qu'il était en elle, un des rayons
de la gloire de Louis XIV, il appartient à la littéra-
ture, sans perdre son respect pour l'Église, de ral-
lumer ce rayon, en faisant passer Santeul, ou une
partie de lui, des pages du Bréviaire qui le repous-
sent, dans les pages de l'histoire littéraire qui le
réclament.
L'œuvre latine du poète Victorin est un monu-
ment de l'esprit français qu'il y aurait honte pour
un siècle à laisser tomber dans l'oubli. Une telle
faute serait, au XIX. *= siècle, un accès de barbarie,
et n'eût été excusable que dans le moyen-âge, où
nos pères avaient à leur disposition si peu de res-
sources pour la propagation et la conservation des
œuvTes de l'intelligence.
Nous éprouvons le besoin, en terminant cette
Étude sur les Hymnes de Santeul, de nous livrer,
toucliant le Carmina è Poctis christianis , à
quelques considérations qui nous amèneront à ti-
rer, en faveur du poète de Saint- Victor, toujours au
point de vue hltéraire, quelques conclusions que
ÉTUDE DEUXIÈME. 85
nous fournira T argumentation même de M. Félix
Clément.
Le très érudit collecteur du recueil dont nous
voulons parler a eu pout but catégoriquement in-
diqué de mettre dans les mains de la jeunesse un
livre capable de lui faire connaître les poètes chré-
tiens du moyen-âge^ sans préjudice des classiques
de l'antiquité païenne. Loin de nous la pensée de
blâmer ce dessein I Mais si la morale de ces poètes
modernes est édifiante, et conséquemment bonne à
connaître, leur latinité et leur versification ne sont
pas, il s'en faut, à l'abri du reproche; et il nous
semble que, pour faire valoir le fond de ces ouvra-
ges, il était complètement inutile de prétendre offrir
comme modèles les défectuosités de la forme. M. F.
Clément n'en a pas jugé ainsi. Il érige en système rai-
sonné et prémédité par ses poètes toutes les contra-
ventions dans lesquelles ceux-ci sont tombés à l'é-
gard de la grammaire et de la prosodie. Il déduit
de ces fautes de langage et de versification des rè-
gles qui sont eu désaccord ou en opposition avec les
règles suivies par les poètes du siècle d'Auguste; il
met ainsi en présence deux systèmes dont la con-
tradiction ne doit pas laisser d'être embarrassante
pour les élèves, mais au sujet de laquelle il a soin
de les tirer de peine en ne se faisant pas faute fort
souvent de donner la préférence au moyen- âge sur
le siècle d'Auguste.
86 J.-B. SANTEUL.
Il n'entre point dans notre cadre de combattre
cette manière de procéder, qu'il suffit au reste d'ex-
poser pour que l'on prévoie la fâcheuse influence
qu'elle doit exercer sur les études, et pour que l'on
déplore l'incertitude et la confusion qu'elle jettera
dans de jeunes esprits.
Ce que nous entreprenons de dire à ce sujet ne
tend qu'à quelques déductions accessoires qui se
rattachent à l'exclusion dont on a cru devoir frap-
per Santeul.
Dans sa préface (page xn), M. F. Clément dit ceci:
<( On a tort de considérer la langue latine comme une
« langue morte. Dans TÉglise, qui s'en sert, elle est toujours
« vivante et elle subit, comme telle, des transformations in-
a dispensables, parce que la situation des esprits et les idées
« dominantes dans chaque siècle s'y reflètent nécessaire-
(( ment. »
Nous en demandons bien pardon à M. F. Clé-
ment, mais il nous semble à nous que la langue la-
tine est bien morte, et qu'il n'appartient plus à per-
sonne de la modifier. Nous ne voulons nous immis-
cer en rien de ce que fait l'Église ; libre à elle de
traiter comme il lui plaît la langue dont elle se sert;
pourtant si elle modifie la langue latine selon les
lieux et les circonstances, elle en fera si l'on veut,
la langue de l'Église, mais ce ne sera plus la langue
latine. Nous le répétons, il n'appartient à personne
ÉTUDE DEUXIÈME. 87
de modifier une langue; il faut pour cela le concours
de tout le monde. Elle se modifie si volet usus,
Usus,
Quein pênes arbitrium est et jus et norma loqiiendi.
Ou, suivant un traducteur :
L'usage,
Arbitre souverain des règles du langage.
Pardon encore si nous invoquons Horace; mais
ce n'est pas Horace tout seul qui dit cela, c'est
avec lui le bon sens de tous les siècles.
Or, une langue ne peut être dite en usage que
quand tout le monde la parle; et vouloir la modi-
fier en dehors de cette indispensable condition, s'est
s'exposer à voir bientôt chacun se faire, selon son
caprice ou son opinion propre, une langue qu'il ap-
pellera la langue latine. Ce système n'est pas ad-
missible.
Poursuivons cependant, nous arriverons à San-
teul. A la page 252, note 2, du livre de M. Félix
Clément, nous lisons ces mots :
« Nous le répétons encore une fois : il n'y a point lieu de
« s'étonner des transformations que la prosodie a subies
« chez les poètes chrétiens, mais du petit nombre de ces
« transformations C'est à dessein que nous employons
« le mot transformation au lieu du mot altération : les poè-
« tes chrétiens n'ont point altéré la quantité, iis ont sim-
(( plement admis certaines transformations ou modifications
88 J.-B. SANTEUL.
« que l'usage introilnisait dans la quantité. Ils sont en cela
« d'autant plus excusables que, pour être entendus de ceux
« auxquels ils s'adressaient, ils ont dû parler la langue de
« leur temps, et non point celle du siècle d'Auguste. D'ail-
« leurs la langue de Virgile et d'Horace était leur langue
« comme celle de Corneille est devenue celle de Racine,
«< comme celle-ci est devenue celle de nos poètes contempo-
« rains. — Les poètes chrétiens l'ont modifiée d'après des
« raisons solides; c'était leur droit. »
Voyons un exemple de ces modifications. Chacun
sait que, dans le vers d'Horace
Solvitur aciis liiems gratâ vice Veris et Favonî,
Vi de acrîs, bref de sa nature, demeure bref, bien
qu'il soit suivi de l'initiale h de hiems. M. F. Clé-
ment, page 331 de son recueil, rencontre ce vers
de Fortunat :
Tempore siib hicmis foliorum crine revulso,
dans lequel Vu de sub est traité comme long. Et
voici (même page, note 1), comment M. F. Clément
nous explique cette faute :
« Sub. Allongé par la césure et par Mi aspirée qui suit;
« voyez page 258, note 1, et page 26Zi, note 1. »
A propos du monosyllabe suh, qu'il regarde
comme césure, l'auteur renvoie à la page 258,
note 1, où il rappelle que la césure allonge une
finale. Puisqu'il écrit pour des élèves, il aurait dû.
ÉTUDE DEUXIÈME. 89
ce nous semble, leur dire que cela se fait au moyen
d'une licence, et qu'on ne doit user des licences
qu'avec réserve, tandis que tous les poètes du
moyen-âge en usent à tort comme d'une règle éta-
blie.
Le renvoi à la page 26^, note 1, est pour rappeler,
comme il le rappelle aussi page 36/i, note 1, et ail-
leurs, que vers la fin du V." siècle l'A commença à
être prononcée avec une certaine aspiration, et joua
ainsi le rôle d'une consonne : ce qui justifie selon
lui Fortunat d'avoir allongé sub devant hiemis.
Il est vrai que, dans les temps barbares, la lettre
h était si rudement aspirée que l'articulation guttu-
rale faisait, par exemple, de Hilpéric, Kilpéric, qui
est devenu pour nous Cliilpéric. 31ais M. F. Clément
nous paraît être dans l'erreur quand il infère de là
que les poètes du moyen-âge ont traité la lettre h
comme une consonne et allongé toutes les brèves
qui la précédaient immédiatement. Et c'est précisé-
ment Fortunat lui-même qui va nous fournir des
preuves du contraire.
Dans un des nombreux billets-madrigaux qu'a-
dressait à la reine Radegonde dont il était le com-
mensal très intime, trop intime même, puisque ce
commerce a suscité des imputations que nous vou-
lons bien croire calomnieuses, ce Fortunat, qui était
dans tous les cas beaucoup moins réglé dans sa vie
que notre Santeul tant accusé, on trouve ce vers :
90 J.-B. SAXTEUL.
Hanc praeponit honor, qux junior cxtat iii annis.
La finale de prœponit n'y devient pas longue,
bien que suivie de Vfi de honor.
Dans un autre billet on trouve, à quelque distance
l'un de l'autre, cet hexamètre et ce pentamètre :
Cuncti hodiù festiva colunt; ego, soins in orbe
Et rogo quaî misi dona libcnter habe.
Et là encore Vh de hodie n'empêche pas Vi de
cuncti de s'élider comme devant une voyelle, ni la
syllabe finale de iihenter de rester brève devant
hahe. Nous rencontrons dans d'autres passages de
Fortunat bien des irrégularités semblables à celles
que xM. F. Clément veut établir comme règles; mais
les exemples que nous citons prouvent que le poète
parasite de la reine Radegonde comme les autres
n'avait là-dessus d'autre règle que son caprice et
que la commodité de sa versification. Ils prouvent
aussi à nos yeux que M. Clément n'a trouvé que
dans son désir de justifier les fautes de ses poètes
préférés ce droit décerné à la lettre h d'allonger la
syllabe qui la précède.
Nous pensons que donner un fondement aussi
fragile à des règles que l'on veut substituer aux rè-
gles anciennes est un tort grave envers la jeunesse
que l'on induit en erreur.
Mais nous avons hâte de venir à ce qui nous a si
singulièrement frappé dans les phrases de M. Clé-
I
ÉTUDE DEUXIÈME. 91
ment que nous avons citées plus haut, et dans les-
quelles il attribue aux poètes chrétiens le droit de
modifier la langue latine.
« Ils sont en cela d'autant plus excusables, venons-nous
« de le voir dire, que, pour être entendus de ceux auxquels
« ils s'adressaient, ils ont dû parler la lan^^ue de leur temps
« et non celle du siècle d'Auguste.
<' Les poètes chrétiens l'ont modifiée (la lan-
« gue latine) d'après des raisons solides; c'était leur droit. »
SoitI Mais voici ce que nous dirons à notre tour :
Quand l'invention de l'imprimerie, suivie de la
renaissance des lettres, eut amené la diffusion des
lumières, le monde lettré refit connaissance avec
les poètes et les prosateurs latins du paganisme.
Tout le monde alors comprit et aima leur langage
antique; et les auteurs qui voulurent écrire en latin
s'exprimèrent dans la langue élégante et correcte du
siècle d'Auguste. Ils le firent sans cesser d'être à la
portée des intelligences; mais ils durent le faire pour
se mettre à la hauteur du goût de leurs lecteurs. De
là cette multitude de poésies latines qui ont fait tant
d'honneur au XVL^ siècle, puis au XVII. % et qui
font encore les délices des esprits cultivés.
Dans ces conditions, la poésie religieuse n'avait
plus, comme au temps dont parle M. Félix Clé-
ment, affaire à un peuple qu'il fallût, pour se faire
entendre de lui, imiter dans les altérations qu'il ap-
portait à la langue latine. Il était de toute justice
92 J.-B. SAiNTEUL.
que. pour un peuple désormais dérouillé de barba-
rie et devenu digne de comprendre, de goûter Ho-
race et Virgile, il était juste de parler, non plus le
latin des barbares, mais la langue du siècle d'Au-
guste. Et quand Mgr de Harlay, songeant à réformer
le Bréviaire en ce sens, recourut à la poésie hora-
tienne de Santeul, à la langue d'Horace purgée des
altérations ou modifications que lui avaient infligées
les poètes du moyen-âge, on pouvait dire de lui ce
que M. F. Clément dit des poètes chrétiens : Il mo-
difia le Bréviaire d'après des raisons solides; c'é-
tait son droit. Qu'on n'oublie pas que c'est unique-
ment au point de vue littéraire que nous parlons ici.
Ainsi, quand on veut qu'cà la latinité de Santeul
nous préférions la latinité des poètes du moyen-
âge, c'est méconnaître le droit que nous avons aussi
qu'on nous parle le latin de notre temps et du temps
de Louis XIV, qui est autant que possible le latin
d'Horace et de Virgile. Si l'on veut être entendus de
noifs comme les poètes chrétiens aspiraient à l'être
des lecteurs du moyen-âge, il faut se servir d'un la-
tin littéraire comme celui de Santeul et des poètes
qui écrivaient en cette langue dans le même temps
que lui. Nous traiter autrement, c'est nous croire
revenus ou c'est vouloir nous ramener au siècle des
])arbarismes, qui était aussi le siècle de la barbarie.
FIN DE l'Étude deuxième.
ÉTUDE TROISIÈME.
ÉTUDE TROISIÈME.
DE L INSCRIPTION EN GENERAL, ET DES INSCRIPTIONS DE SANTELL.
Le mot latin-français Inscription n'est, comme
on sait, que la traduction du mot grec Épigramme.
Mais les mots ont, comme toutes choses, leurs chan-
gements de fortune, et aujourd'hui une épigramme
n'est plus une inscription, comme une inscription
n'est pas toujours une épigramme dans le sens nou-
veau de ce dernier terme. L'épigramme reste main-
tenant dans les livres avec sa pointe plus ou moins
acérée, quelquefois plus ou moins envenimée; et
l'inscription, qui est au moins censée faite pour figu-
rer au dehors sur des monuments qu'elle explique
avec plus ou moins de clarté et plus ou moins d'es-
prit, reste souvent, comme son aînée l'épigramme,
sur-tout lorsqu'elle est en vers même français, en-
fouie dans les bibliothèques.
L'épigramme porte avec elle un fonds de person-
nalité qui ne convient guère aux mœurs du temps
présent, où l'on exige d'autant plus d'égards que
96 J.-B. SANTEUL.
sans doute on en mérite moins : anssi ce petit genre
nous senible-t-il frappé de désuétude, en littérature
du moins, car la conversation s'en fait peut-être
moins faute que jamais, toutes les fois qu'elle veut
profiter de la satirique moisson qui lui est offerte.
L'inscription proprement dite continue d'être mise
en usap^e. quand ce ne serait que sur les enseignes (1)
de l'industrie et sur les tombes de nos cimetières;
mais elle s'est singulièrement modifiée : non seule-
ment on ne la fait plus en latin, ce qui n'est pas
tout-îi-fait un tort, mais elle n'est pas non plus en
vers ; elle s'abstient même si souvent d'être ingé-
nieuse, qu'elle semble vouloir rompre ce dernier lien
qui la rattachait à la vieille épigramme par la pointe.
Que voulez-vous? L'esprit court les rues (c'est
le bruit qui court!), et, ma foi! il court si vite,
l'esprit, quil n'a guère le temps de se mirer dans
le distique ou le quatrain inscrit sous les pieds de
telle statue ou sur le front de tel édifice pour voir
s'il s'y reconnaîtra. Depuis que l'on est devenu si
habile à sentir le fin des choses, on cesse de se
livrer à sa recherche. Il en est de l'esprit comme
de tout ce qui tombe dans la banalité : depuis qu'il
(1) Les enseignes des maisons sont des inscriptions hiéro-
glyphiques plus souvent que littérales. Voir à ce sujet :
Recherches historiques sur les Enseignes des maisons par-
ticulières, etc., par M. E. de La Quérière. Paris, Didron.
ÉTUDE TROISIÈME. 97
est du domaine de tous, chacun se dispense d'en
avoir ou de montrer ce qu'il en a, soit pour ima-
giner, soit pour comprendre.
Et d'ailleurs, dans le souci de réalisme, d'indu-
strialisme et de Bourse qui nous obsède ; quand
toute la science de la vie se résume dans les mots
bien-être et bénéfice et que l'on est en quête per-
pétuelle d'une ruse ou d'une bassesse pour obtenir
quelque faveur de la fortune, de quel homme ob-
tiendra-t-on qu'il suspende sa course éperdue vers
le dividende pour lire une inscription, et sur-tout
pour en comprendre la moralité, ou pour en dégus-
ter le sel et en apprécier la finesse ?
Sous le règne de Louis XIV, Claude Le Peletier
étant prévôt des marchands (1), l'édilité de la ca-
pitale entretenait notre Santeul à titre officiel de
pohte pevpdtiicl dcia Ville de Paris, pour com-
poser des inscriptions, et qui plus est des inscrip-
tions en vers latins, destinées à couronner les nom-
breuses fontaines dont les rues et les places de la
grande cité furent décorées à cette époque où les
arts du dessin appelaient à leur aide la poésie pour
répondre plus dignement au désir des nobles intel-
ligences qui gouvernaient alors. — Aujourd'hui
Santeul serait obligé de composer, au lieu d'in-
scriptions, des prospectus de dentistes et d'apotlii-
(1) De 1668 à 1674.
98 J.~B. SANTEUL.
caircs. C'est à peu près là, en effet, ce qui décore
nos fontaines publiques, s'il en reste quelque part.
Plus qu'on ne le pense peut-être, l'usage ou l'a-
bandon de l'inscription sur les monuments est chez
les peuples un symptôme de l'élévation ou de l'af-
faissement du sens moral. La réapparition de ce
petit poème sur nos murailles, si elle a jamais lieu,
pourra être considérée comme un retour à des ten-
dances plus spiritualistes; et tout dépositaire de
l'autorité qui tentera sa réhabilitation fera une
épreuve méritoire. Heureux si elle lui réussit ! Qui
sait même si ce que nous ne considérons que comme
un signe et un effet de notre amélioration morale ,
ne parviendrait pas aussi à en être un peu la cause?
Dans l'état présent des esprits, une statue est
donnée, ce qu'il n'est pas toujours facile d'obtenir :
on agence entre deux dates une phrase froidement
laconique et sèchement ponctuelle comme un état
de services, et l'art de la disposer sur le piédestal
est l'affaire du maçon. Celui-ci vise au succès calli-
graphique ; c'est en cela que nous avons encore les
belles-lettres. Et là-dessus on laisse au passant le
soin de lire et de tirer les inductions instructives ou
moralisatrices.
L'Inscription destinée à l'ornement de la tombe ,
l'Épitaphe, est un genre qui a fourni aussi une foule
de productions ; mais comme elle a pris l'habitude
de renfermer le plus souvent une louange ou uo
ÉTUDE TROISIÈME. 99
trait de satire, deux choses qui ne peuvent guère se
concilier avec la sombre gravité de notre dernier
séjour, elles dorment à plus forte raison que les au-
tres sortes d'Inscriptions dans les catacombes du
livre qui les a recueillies dès leur naissance. Néan-
moins, autrefois plus qu'aujourd'hui il s'est fait de
ces inscriptions tumulaires, soit latines, soit fran-
çaises, qui pouvaient être et qui étaient en effet
admises à édifier et à instruire les visiteurs des
morts. Joachim du Bellay a laissé au XVI.'' siècle un
recueil d'épitaphes sous le titre de Tumuii; la
bibliographie mentionne un Thésaurus Epitaphio-
rum du P. Labbe. Les œuvres diverses de presque
tous nos poètes du XVII. ^ et du XVIII. ^ siècles four-
millent d'épitaphes comme de piécettes destinées à
être inscrites sous des portraits, sous des bustes,
sous des statues, etc. Santeul jouissait pour ses épi-
taphes de la même vogue que pour ses inscriptions
destinées aux fontaines ; et, sans sortir de notre su-
jet^ nous pourrions citer ici avec honneur l'épitaphe
en six vers latins que Rollin composa pour notre
poète. Elle trouvera sa place dans une autre partie
de ces Études.
En attendant que son tour arrive, nous croyons
devoir recueilhr ici quelques épitaphes empruntées
à différents siècles : elles feront voir les pensées
que , selon les temps , la mort vient suggérer aux
poètes pour l'instruction des vivants.
100 J.-B. SA^TEUL.
Chez les Romains, les épitaphes étaient fort en
usage. On en trouvait, en prose ou en vers, sur tous
les sépulcres élevés le long des voies Appienne, La-
tine et Flaminienne. Martial en a laissé un bon nom-
bre parmi ses Epigrammes. Voici une des plus sé-
rieuses :
EPITAPHIUM PATRIS ETRUSCI.
Hic jacct illc sencx, Augusta natus in aula,
Pectore non humili passus utrumque deum.
Nalorum pietas sanctis quem conjugis umbris
Miscuit : Elysium possidcl iinibra ncnius.
Occidit illa prior viridi fraudala juvcnta :
Hic propè ter senas vidit Olympiadas.
Sed festinatis raptum te credidit annis,
Adspoxit lacrymas quisquis, Etrusce, tuas.
( Lib. VII. epigr. 39.)
TRADUCTION.
Ici gît un vieillard né dans la cour d'Auguste.
Il reçut sans fléchir et disgrâce et faveur.
Aux bois Elysiens, près d'une épouse juste,
L'envoya de ses fils la pieuse ferveur.
Elle mourut d'abord, de son printemps frustrée;
Et lui, nonagénaire, il mourut plein de jours.
Etruscus, on croirait sa mort prématurée.
Aux larmes que sur lui vous répandez toujours.
Il composa pour une petite fille une épitaplie en
dix vers, qui se terminait par ce joli distique :
Mollia nec rigidus cespes tegat ossa; nec illi.
Terra, gravis fueris : non fuit illa tibi.
(Lib. V, epigr. 36.)
ÉTUDE TROISIÈME. 101
TRADUCTION.
Sur ses os, gazon ou fougère,
Formez un tapis frais et doux;
Vous, terre, soyez-lui légère,
Elle n'a point pesé sur vous.
Ma Martial, (fui ne respectait rien, pas même
ses propres idées, a abusé de celle-ci et l'a profa-
née en l'appliquant à la main d'un barbier dont il
faisait aussi l'épitaphe :
Sis licet, ut debes, Tellus, placata levisque;
Artificis levior non potes esse manu.
(Lib. \T, epigr. 52.)
TRADUCTION.
Terre, sois-lui , comme tu le dois , et favorable et légère ; lé-
gère ! tu ne saurais l'être plus que sa main.
Ausone, poète demi- chrétien demi-païen des
commencements du quatrième siècle de notre ère,
siècle où la lutte entre le paganisme et le christia-
nisme était encore pleine de chaleur et d'émotion,
Ausone donne une idée de lui-même et de son
temps dans cette épitaphe qu'il feint d'avoir copiée
sur un des nombreux tombeaux qui bordaient à
Rome la voie Latine :
EX SEPULCHRO LATINE \IJE.
Non nomen, non quo genitus, non unde, quid egi.
Mutus in aeternum sum, cinis, ossa, nihil.
Non sum, nec fueram : genitus tamen e nihilo sum.
Mitte, nec exprobres singula : talis eris.
102 J.-B. SANTELL.
TRADUCTION.
Nom, origine, vie, à quoi bon les connaître?
Muet, toujours muet, des cendres, des os, rien.
Je n'avais pas été, ne suis plus; j'ai pu naître
De rien. Va sans blâmer : mon sort sera le tien.
La suivante est empruntée à un poète chrétien
du moyen-âge, qui l'avait faite pour lui-même, à
Adam de Saint- Victor, chanoine de la même abbaye
que notre Santeul, ci cinq cents ans de distance :
Haeres peccati, naturâ filius irae,
Exiliique reus nascitur omnis homo.
Undè superbit homo, cujus conceptio culpa,
Nasci pœna, labor vita, necesse rnori?
Vana salus hominis, vanus décor, omnia vana;
Inter vana, nihil vanius est homine.
Dum magis alludit praesentis gaudia vitae,
Prœtcrit, imo fugit; non fugit, imo périt.
Post hominem vermis, post vermem fit cinis, heu! heu !
Sic redit ad cinerem gloria nostra suum.
Hîc ego qui jaceo miser et miserabilis Adam, '
Unam pro summo munere posco precem :
Peccavi, fateor, veniam peto, parce fatenti ;
Parce, pater; fratres, parcite; parce, Deus.
TRADUCTION.
Héritier du péché, l'homme par sa nature,
Est un fruit de colère, à l'exil condamné :
D'où vient qu'à son orgueil il s'est abandonné!
Être conçu, chez lui, c'est une chose impure;
Naître est un châtiment; vivre un funeste emploi ;
Et mourir est pour tous l'inévitable loi.
ÉTUDE TROISIÈME. 103
Santé, beauté, vain songe! et tout est vain, en somme;
Et de ces vanités, la plus vaine, c'est l'homme.
Des biens du jour présent il s'amuse et s'endort :
Il passe; non, il fuit : il fuit; non, il est mort.
Après l'homme, le ver; après le ver, la cendre;
La cendre, où notre gloire avec nous doit descendre.
Vos prières, pour moi, sont tout ce que je veux ,
Moi qui dors sous la tombe, Adam plein de misère ,
J'ai péché, j'en conviens; grâce pour mes aveux ;
Père, frères, pardon; Dieu, sois-moi sans colère.
Empruntons maintenant au XVI. ^ siècle. N'y
avait-il pas une haute leçon pour tous, grands et
petits, n'y avait-il pas matière aux plus sérieuses et
aux plus profitables réflexions dans cette épitaphe
pour le cœur du roi Henri III , déposé dans l'église
de Saint-Gloud :
Adsta, Viator, et dole Regum vicem :
Cor Régis isto conditum est sub marmore
Qui jura Gallis, jura Sarmatis dédit.
Tectus cucullo liunc sustulit sicarius.
Abi, Viator, et dole Regum vicem.
Jean Passerat.
TRADUCTION.
Arrête, Voyageur, et plains le sort des Rois :
Sous ce marbre est caché le cœur d'un puissant maître
Qui vit France et Pologne obéir à ses lois.
Un sicaire enfroqué le fit périr en traître.
Chemine, Voyageur, et plains le sort des Rois.
Enfin en voici une qui est du XVII.* siècle. L'au-
teur, Etienne Carneau, religieux célestin mort en
lOi J.-B. SANTEUL.
1671, Tavait aussi composée pour sa propre tombe,
et il a été lui-même son traducteur clans le latin et
dans le français qui suivent :
Qui jacct hîc, nuiltum scripsit prosâquc metroque^
Atqiic latcns sparsit nomcii iii orbe suum.
Praeclaras artes coluit, sed firmiùs unani,
Illani pra?cipuô, qiiaî bcnè obire docct.
TRADUCTION.
Ci gît qui, s'occupant et de vers et de prose,
A pu quelque renom dans le monde ac(iuérir.
Il aima les beaux-arts; mais sur toute autre chose,
Il médita le plus celui de bien mourir.
Ainsi était alors l'épitapheç, donnant toujours au
visiteur de la tombe quelque sujet de méditation.
Dans le temps où l'inscription proprement dite
régnait avec tant d'éclat, il n'était pas un monument
que l'on eût cru complet si l'architecte ou le sculp-
teur ne lui eût réservé un cartouche pour se mettre
en évidence. Or, les fontaines étaient alors de véri-
tables monuments qui contribuaient à la décoration
des villes, et sur lesquels l'inscription ne trônait pas
moins qu'ailleurs. A voir avec quel rehgieux em-
pressement les arts de larchitecture et de la sculp-
ture s'unissaient pour l'édification des fontaines, on
eût pu croire qu'ils avaient foi à la présence effec-
tive des Naïades dont l'imagination des poètes se
plaisait à les peupler, et qu'ils regardaient ces hu-
mides demeures comme autant de temples consacrés
ÉTUDE TUOISIÈME. 105
à la divinité protectrice des. eaux. Pour achever la
consécration de ces monuments, quelque inscription
en vers ne manquait pas d'en orner le frontispice.
L'œuvre du sculpteur représentait souvent la figure
de la nymphe du lieu , dont l'œuvre du poète était
comme la voix. Ce fut là une des gloires du cha-
noine de Saint- Victor. Il composa un grand nom-
bre d'inscriptions latines, toutes plus ou moins in-
génieusesj dont plusieurs se lisent encore sur des
fontaines de Paris, où elles restent comme pour té-
moigner en l'honneur d'une époque où la culture
de l'intelligence était assez populaire pour que la
langue d'Horace ne parût pas trop dépaysée paimi
les habitants de Paris et les contemporains de Racine
et de Boileau.
Alors Santeul brodait sur Pierre Lescot et Jean
Goujon, la poésie du XVII. •'siècle sur l'architecture
et la sculpture du XVI. ^ Sur le monument même où
le ciseau rendait hommage à la Providence qui ali-
mente les fontaines en la représentant sous les con-
tours gracieux et délicats des Naïades, de Vénus et
d'Amphitrite au milieu des eaux , le ciseau recevait
à son tour un juste et noble hommage dans ce dis-
tique latin de Santeul qu'on lit encore sur la fon-
taine des Saints-Innocents :
Quos (luro cernis simulatos marniore fluctus,
Hujus Nympha loci credidit esse suos.
106 J.-B. SANTEUL.
TRADUCTION
PAR LN COMEMPOUAIN DE SANTEUL.
Quand d'un savant ciseau l'adresse singulière
Sur un marbre rebelle eut feint de doux ruisseaux,
La Nymphe de ce lieu s'y trompa la première,
Et les crut de ses propres eaux.
BOSQUILLON.
Dans le siècle présent, comme si ce n'était pas
assez de ne plus rien produire en ce genre, il faut
encore que Ion détruise et que la main de l'indus-
trialisme efface chaque jour quelque souvenir du
passé. Voyez à Paris : n'a-t-on pas démoli la fon-
taine de Richelieu et enseveli sous ses décombres
l'inscription de Santeul qui la couronnait ; et cela
pour faire place à un autre édifice où l'on a, comme
l'a écrit M. Génin, « élevé (il aurait pu mettre assis)
« la première statue de Molière sur une fontaine,
« contre un pignon, à l'angle de deux rues fangeu-
« ses (1). »
Sans doute le distique latin placé sur la fontaine
Richelieu n'était pas la meilleure inscription de
Santeul. Le voici :
Qui quondam magnum tenuit moderamen aquarum,
Richelius fonti plauderct ipse suo.
TRADUCTION.
Armand, qui gouvernait tout l'empire des eaux.
Comme il donnait le branle aux affaires du monde,
(1) PliUarque français, notice sur Molière.
I
ÉTUDE TROISIÈME. 107
En des lieux si chc-ris, par dcs.coiiduits nouveaux,
Lui-même avec plaisir verrait couler cette onde.
BOSQUILLON.
Sans doute, répétons-nous, Santeul pouvait trou-
ver mieux à dire que ce qu'il a mis dans son disti-
que pour cette fontaine ; mais il est à regretter , à
notre avis, qu'on l'ait supprimé; et, par égard pour
le principe de l'Inscription en général, et pour
l'exemple , et aussi par respect pour les souvenirs ,
on aurait dû le laisser subsister.
Molière lui-même n'aurait pu que gagner à ce
maintien, car on lui aurait peut-être donné, « sur
« une place publique de Paris, un monument sans
« partage, plus digne de lui et de nous » , comme
dit encore M. Génin.
Et les inscriptions ! quelles sont celles dont on a
décoré le monument élevé à Molière? Sur le pié-
destal on a gravé son nom, puis des dates suivies
de ces mots : Souscription nationale. Cela est
bien, parce que cela est nécessaire, et aussi parce
que le nom qui commence est glorieux pour le pays,
et que les deux mots qui terminent sont glorieux
pour Molière. Mais cela est-il suiTisant ? Trois ar-
tistes porteurs d'un beau nom et doués d'un grand
talent, ont su, dans la conception comme dans l'exé-
cution du monument , représenter dignement l'ar-
chitecture et la sculpture ; mais la littérature, qui
était plus directement intéressée dans cet hommage
108 J.-B. SANTEUL.
rendu au génie, en quoi a-t-elle manifesté sa par-
ticipation ? Et l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres, par quelle inscription a-t-elle justifié son
titre et payé son tribut? Nous allons le voir.
Aux pieds de la statue en bronze de Molière sont
deux figures allégoriques en marbre, la Comédie
sérieuse et la Comédie enjouée. Le cartouche que
déroule chacune de ces figures était un appel à l'i-
magination ornée de l'Académie française et à lé-
rudition lapidaire de messieurs des Inscriptions : on
y a répondu en faisant graver sur ces cartouches la
liste des œuvres de iMolière '. c'est-à-dire une table
des matières, voilà pour l'érudition ; ou un catalo-
gue de librairie, voilà pour l'imagination. Certes,
nous sommes loin de vouloir blâmer absolument et
exclure de tout piédestal ces sortes d'indications ;
mais nous dirons encore : cela est-il suffisant ? et
nous ajouterons : n'est-il pas déplorable qu'en l'an
de grâce et de civilisation 18/i3, quarante académi-
ciens n'aient pas, en pareille circonstance, daigné
produire au moins un distique, — ce qu'il faut d'es-
prit dans douze pieds de vers, — pour glorifier leur
maître à tous !
Et c'est pour de si stériles inscriptions qu'on a
effacé d'une fontaine le nom de Richelieu et les vers
de Santeul ; comme si, quoi qu'on ait pu dire du
voisinage de sa maison mortuaire, Molière n'avait
pas pu être mieux placé au bénéfice de sa renom-
ÉTUDE TROISIÈME. 109
mée, et sans aucun préjudice pour d'autres gloires !
Que bien mieux avisée fut l'Académie française
de 1778! Lorsque ses membres voulurent placer
parmi eux le buste de Molière, pour réparer autant
qu'ils le pourraient le tort de leurs devanciers, ils y
ajoutèrent une inscription. Neuf d'entre eux s'y es-
sayèrent. Treize inscriptions tant latines que fran-
çaises furent proposées ; sur les treize d'Alembert
en proposa quatre de sa main, et l'on sait que ce
fut celle de Saurin qui fut gravée sous le buste :
Rien ne manque ù sa gloire, il manquait à la nôtre.
Au défaut de messieurs les Quarante, un de leurs
Lauréats aurait pu fournir un inscription pour le
monument érigé à l'auteur du Misanthrope. Nous
la trouvons toute faite dans une Épitre à Molière
qui a obtenu une médaille d'or au jugement de l'A-
cadémie française, en 18/i3. La voici:
Ici, cette Fontaine, en jets toujours nouveaux
Epanchant le bienfait de ses limpides eaux,
Figure ta pensée abondante et profonde,
Source d'enseignements ouverte à tout le monde,
Où tant d'imitateurs, sans tarir ton trésor,
Viennent déjà puiser et puiseront encor.
M. A. BiGNAN.
Mais, pour en revenir aux fontaines, quelle figure
pourrait faire l'Inscription sur celles de Paris et de
nos autres villes , depuis que le progrès des arts et
le goût de la commodité a réduit ces monuments à
110 J.-B. SANTEUL.
l'état de bornes? Le moyen de faire croire à nos
sceptiques de carrefour qu'une gracieuse naïade est
venue s'accroupir dans ces réduits où il y a place
tout au plus pour un mince filet d'eau qui se dégage
à grand'peine de la bourbe ! Le moyen, pour les
Santeuls présents et à venir, de s'inspirer de la vue
de ces boîtes naines sur le front desquelles
Le vers est en déroute et le poète à sec !
Que si d'aventure sur ces bornes-fontaines, de
figure et de nom si tristement emblématiques, on
aperçoit la ressemblance bien éloignée d'une inscrip-
tion, c'est quelque estampille aux armes de la ville,
empreinte déjà fruste avant le temps, blason obli-
téré dès le moule, et dont les Champollions de l'en-
droit ne savent plus depuis longues années expliquer
ni le sens ni l'origine.
Nettoyez donc les mœurs et le goût d'un peuple
avec de pareilles fontaines ! Inspirez donc le senti-
ment du beau et l'amour du grand avec ces exhibi-
tions, où le monument est remplacé par l'ustensile,
l'artiste par le chaudronnier, et Santeul par quelque
sphynx indéchiffrable !
Dans le temps où l'on feignait de croire les fon-
taines habitées par quelque divinité, ces petits mo-
numents, dont on pouvait dire qu'ils avaient la
bienfaisance dans le cœur et une pensée sur le front,
distribuaient tout à la fois les largesses de leurs eaux
ÉTUDE TROISIÈME. 111
et les bons conseils de leurs inscriptions. Ainsi,
grâce à Santeul, et grâce aussi à la place que l'ar-
chitecte avait laissée au poète, on pouvait lire, et on
lit peut-être encore sur la fontaine des Petits-Pères :
Quae dat aquas, saxo latet hospita Nympha sub imo :
Sic tu, cum dederis, dona latere velis.
Santeul.
TRADUCTION.
La Nymphe qui donne cette eau
Au plus creux du rocher se cache :
Suivez un exemple si beau ;
Donnez sans vouloir qu'on le sache.
BOSQUILLON.
Et sur une fontaine de Saint-Ovide qui était entou-
rée de monastères :
Tôt loca sacra inter, pura est quae labitur unda :
Hanc non impuro, quisquis es, ore bibas.
Saxtecl.
TRADUCTION.
Au pied de ces lieux saints l'onde qui coule est pure,
Il faut donc, pour en boire, être exempt de souillure.
BoSQUILLON.
N'était-ce pas un rappel salutaire à de religieux
souvenirs que cette pensée inscrite sur la fontaine
de l'hôtel de Rambouillet par un poète français an-
térieur à Santeul :
Vois-tu, passant, couler cette onde
Et s'écouler incontinent?
Ainsi fuit la gloire du monde,
Et rien que Dieu n'est permanent.
Malherbe.
112 J.-B. SAXTEUL.
N'était-ce pas une douce pensée philosophique
que cette autre duu poète postérieur à notre poète,
pour la fontaine de Budée à Yères :
Toujours vive, abondante et pure,
Vn doux penchant règle mon cours :
Heureux l'ami de la nature
Qui voit ainsi couler ses jours!
Voltaire.
Avouons que notre siècle, trop positif et trop ex-
clusivement soigneux de la matière, a eu tort de
renoncer à ce double moyen de rafraîchir tout à la
fois la bouche et le cœur, et, en même temps que
l'on donne à boire, de donner aussi à penser ! Don-
ner à penser, disons-nous : en effet, quelle que soit
la valeur d'une maxime ou d'une réflexion inscrite
au front d'un monument, elle opère toujours sur
l'esprit du lecteur, et cela bien plus par les pensées
qu'elle lui suggère que par la pensée qu'elle ex-
prime. Et si l'Inscription est utile à nos yeux, c'est
beaucoup moins comme œuvre littéraire que comme
matière à réflexion.
La portion dirigeante de la société ne saurait trop
multiplier ses moyens d'action intellectuelle sur ce
qu'on appelle les masses; et l'Inscription, dont le
savant laconisme peut placer sous une statue un
hommage pieux ou le conseil d'imiter de grandes
vertus ; sur une fontaine quelque pensée profonde
et morale ; sur un tombeau quelque précepte pour
ÉTUDE TROISIÈME. 11^
la science de la vie ; sur un cadran quelque bonne
réflexion pour l'emploi du temps, ou quelque maxime
utile sous une forme agréable ; l'Inscription, disons-
nous, était un de ces moyens de moralisation dont
l'oubli est un regrettable symptôme.
Il n'y a pas jusqu'aux rues de nos cités, dont le
nom , autre genre d'Inscription , ne puisse devenir
de plus en plus, si l'on sait y songer et en user avec
discernement, l'occasion d'un acte de reconnais-
sance et de quelque enseignement fécond.
Mais la moralisation d'un peuple est peut-être la
chose dont on se soucie le moins.
A vrai dire, ce ne sont pas toujours les poètes qui
négligent le plus ce devoir. Leurs œuvres fourmil-
lent d'Inscriptions qui n'ont jamais reçu l'emploi
auquel ils les avaient destinées et que souvent elles
méritaient bien. Qui croirait, par exemple , que le
grand Corneille avait composé tout exprès pour un
des tableaux de l'église Saint-Roch, sa paroisse, le
quatrain suivant, et que ce quatrain n'a jamais été
employé :
Pécheur, tu vois ici le Dieu qui t'a fait naître.
Sa mort est ton ouvrage et devient ton appui :
Dans cet excès d'amour, tu dois au moins connaître
Que s'il est mort pour toi, tu dois vivre pour lui (1).
Il semble que l'on craigne de nous faire sourire
(1) Voir Paris démoli^ par M. Edouard Fournier.
8
lli J.-B. SAMEUL.
d'incrédulité en nous parlant de religion, de devoirs
de reconnaissance ; et ce qui est conforme à nos
goûts, ce dont nous aimons en général à nous servir,
c'est bien moins le marbre d'un piédestal ou d'un
fronton que l'huître d'Aristide; ce que nous aimons
à décerner, ce sont bien moins des Inscriptions
louangeuses et des suffrages que des formules d'os-
tracisme.
A l'époque où vivaient les hommes et où se pas-
saient les choses qui nous occupent dans ces Études
sur Santeul, on tenait si grand compte de l'Inscrip-
tion, qu'elle donna son nom à une Académie qui, à
la demande de Colbert, fut chargée en 1663, de
s'appliquer, comme dit 31oréri,
«A faire des Inscriptions, à inventer des types et des légen-
« des pour les médailles, des devises, des jetons et autres
« monuments à la gloire du roi et des hommes illustres
<( de la France. »
Telle était originairement la mission de cette sa-
vante compagnie, qui est aujourd'hui l'Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres , qu'on appelait alors
la petite Académie, et qui s'intitulait elle-même
officiellement V Académie des Inscriptions.
Louis XIV était profondément convaincu de la
puissance des lettres. La faveur dont il entoura Boir
leau. Racine et Molière ; l'usage qu'il fit de leur ta-
lent comme auxiliaire de sa politique, prouvent que
ÉTUDE TROISIÈME. 115
la plume, quelque légère qu'on Tait crue et quelque
légèrement qu'on l'ait traitée en d'autres temps,
avait à ses yeux le don de peser efficacement dans
une balance. Avec la perspicacité qui était une des
plus précieuses attributions de son génie royal, il
sentait bien que l'Inscription, cet imperceptible ra-
meau du grand arbre littéraire , que tout autre que
lui eût dédaigneusement négligé, savait dire beau-
coup de choses en peu de mots et exercer une
grande influence en ne prenant qu'une petite place
sur les médailles et sur les monuments. Il pensait,
et Santeul, dans une sorte d'épître à l'Académie des
Inscriptions, disait poétiquement d'après la pensée
du maître , que les annales , avec leurs volumes la-
borieusement entassés, en disent moins que ces mé-
dailles et Inscriptions que le peuple lit presque sans
s'arrêter et qu'un coup-d'œil suffit à faire, com-
prendre : } '
Nec tantiiin Annales, operosavolumina, dicent
Quantum veridicis animata numismata verbis,
Quae legimus, serique legent relegentque nepotes.
Gaudebit Lector, nec taedia longua timebit,
Gestorum intuitu quamprimum doctus ab uno.
TRADUCTION.
Dans les siècles futurs, vos médailles notoires
Mieux que les longs écrits conteront les histoires ;
Et, lus par nos neveux sans ennui, sans retard,
Les récits des hauts faits ne voudront qu'un regard.
110 J.-B. SAMEUL.
Telle fut la pensée génératrice, telle fut la desti-
nation primitive de l'Académie des Inscriptions. Ses
membres se mirent à l'œuvre; le balancier de la
Monnaie, aidé du burin des graveurs, devint désor-
mais l'auxiliaire de la presse; l'architecture, secon-
dée par l'imagination des poètes, couvrit les places
publiques de monuments décorés d'Inscriptions ; et
la nouvelle Académie fit circuler dans toutes les
mains et sema sur tous les pas des flatteries gravées
ou bâties, éloquente histoire en bronze, en marbre
et en vers.
Santeul suivait ce courant d'idées lorsqu'il adressa
aux membres de la Petite Académie l'épître dont
nous venons de citer quelques passages, et dans
laquelle il les exhortait à faire graver toutes les
grandes actions de Louis XIV sur des médailles , à
ériger au roi des statues de marbre ou de bronze ,
et, par des Inscriptions, à donner à ces monuments
muets une ame et une voix :
Addite vos mutis vocemque animamquc figuris.
Il les engageait à provoquer l'érection d'arcs
triomphaux et à y mettre encore des Inscriptions :
Saxa triumphales sensim curventur in arcus :
Suspirant Utulos, litulos superadditc saxis.
Mais les statues , mais les arcs de triomphe , tous
monuments que leurs vastes dimensions, continuait
Santeul, condamnent à s'immobiliser sur la place
ÉTUDE TROISIÈME. 117
OÙ ils s'élèvent , ne profitent qu'à la capitale , qui
jouit ainsi doublement de la présence du roi^ et qui,
pendant l'absence du monarque, est du moins con-
solée par la vue de son image. La gloire de Louis
est à l'étroit dans Paris ; elle a des ailes, elle a be-
soin d'étendre son vol et de briller au loin :
Gloria metas
Non patitur; rapida il!a volat^ nescitque teneri.
Les médailles, avec leurs légendes, qui sont
comme autant d'Inscriptions portatives, peuvent
multiplier l'empreinte de sa royale effigie et propa-
ger sa gloire. Aussi, dit-il aux académiciens, dans
ces vers de son épître que nous essaierons de tra-
duire après les avoir cités :
En vobis multo igné micant liquefacta metalla,
Caelarique petunt : caelate ; ab imagine sculpta
Accipient pretium geminos portanda sub axes.
Insanae nil molis habent, damnosa Vetustas
Nil poterit, neque Livor, edax nec denique Tempus.
Anîiquas turres, atque alta palatia regum
Funditus evertat, totamque exerceat iram
In vaslas opcriun moles, monstretque ruinas
Illustres multa insultans : quodcumquc paratis
Ingeuii est, fatorum hîc omnis fracta potestas.
TRADUCTION.
Aussi, voyez l'airain qui bouillonne et ({ui coule,
Dans sa chaude prison impatient du moule.
Sculptez, et ie méial, sous l'image anobli,
Aux deux pôles du monde ira braver l'oubli.
lis J.-B. SAXTEUL.
Car votre oeuvre n'est pas la matière sans vie
Qui craint la faux du Temps et la dent de l'Envie.
Tour à tour les châteaux, les temples, les remparts
Sous les efforts des ans croulent de toutes parts :
L'œuvre qui vient de voi»s, produit de la pensée.
Des outrages du temps, comme elle, est dispensée.
Indépendamment du rôle que jouèrent alors les
médailles à titre de documents historiques, rôle qui
ne laissa pas n'être important puisque le P. Méné-
trier y trouva la matière d'une Histoire du règne
de Louis-ie-Grand par les Médailles, Emblè-
mes, Devises, Jetons, etc., ces produits de la nu-
mismatique furent aussi, dans leur splière d'action,
des macliines de guerre et des pamphlets qui exer-
cèrent leur influence sur les relations internatio-
nales.
L'Inscription, et qui plus est l'Inscription latine,
aujourd'hui si dédaignée, était montée sur le trône
de France avec Louis XIV. On sait que l'emblème
de ce prince était un Soleil entouré de la fameuse
devise latine : Nec plurihus impar, « Le jésuite
« Bouhours prétendait que depuis que te roi avait
« pris un soleil pour si'rnbole et qu'il s'était
« approprié ce hel astre, les personnes un peu
« éclairées prenaient le soleil pour lui (1). »
Beaucoup de Français pouvaient être de l'avis du
(1) Marmontel. ÉUments de Littérature, au mot Appli-
cation.
ÉTUDE TROISIÈME. 119
P. Bouhours ; mais les Hollandais ne prenaient pas
Tes choses comme nos pères. Les marchands et les
banquiers d'Amsterdam répondirent à la médaille
solaire par plusieurs autres médailles qui tournaient
en dérision le grand roi assimilé au grand astre.
Une, entre autres, érigeant la Hollande en un Josué
nouveau, portait en exergue : In conspectu meo
stetit soi. Le roi-soleil donna un démenti à cette de-
vise insultante, et, loin de s'arrêter, il marcha vers
le fleuve allemand, où l'on sait ce qui arriva. Une
médaille sur le passage du Rhin fut frappée en
France. La Victoire y couronnait le roi , qui foulait
aux pieds le fleuve du Rhin. La légende était : Tra-
natus Rhenus, et l'exergue : Hostes ripam ad-
versam ohtinentes, 1672. Notre Santeul, de son
côté, ne laissa point échapper l'occasion de se si-
gnaler : il composa une devise dont le corps était
un Hercule tenant la corne d'un taureau qui, de
honte, cache sa tête dans un marais; et dont l'ame
consistait dans cette Inscription : Truncuni caput
ahdidit undis. L'année suivante ( 1673 ) la Ville de
Paris, dont Santeul était , comme nous l'avons dit ,
le poète perpétuel, grava sur ses jetons cette devise
glorieusement commémorative ; et le poète latin
composa à cette occasion une pièce de vers dans
laquelle il célébrait le passage du Rhin et expliquait
tout ensemble l'allégorie et la devise.
C'était là le côté sérieux des Médailles et de leurs
IL'O J.-B. SAiSTEUL.
devises ; mais la médaille-pamphlet devait avoir sa
part mieux déterminée. Aussi, pour répondre à l'im-
pertinent In conspcctu tnco slctit soi des Hollan-
dais, fit-on courir une autre médaille sur laquelle
était cette devise :
Hune solcni, ô Josuc, sistcrc tcnipus adcst.
Quelque vingt ans plus tard, la fortune nous
tourna le dos à La Hogue. « Les flatteurs avaient
'( imaginé une médaille où Louis XIV était repré-
« sente sous la figure de Neptune menaçant les
« vents, avec cette légende : Quos ego. Le combat
'(fut perdu et les Anglais à leur tour firent
« frapper une médaille dont l'emblème était aussi
« l'image de Neptune, mais avec ces vers pour lé-
« gende :
« ... Maturate fugani, regiquc haîcdicitc vestro :
« Non illi impcrium pclagi (1). »
Revenons à Santeul. Il a son but en adressant à
l'Académie des Inscriptions l'épître latine dont nous
avons parlé. Il termine cette pièce en rappelant que
lui aussi compose des inscriptions, et qu'il en a
fourni la Ville de Paris pour divers monuments dont
(1) « Ilàlez-vous de prendre la fuiie, el allez dire à votre
<( roi que ce n'est pas à lui qirapparlient l'empire de la mer. »
(Marmontel, Éléments de Littérature, au mot Applica-
tion.)
ÉTUDE TROISIÈME. 121
elle sest embellie. Ce n'était pas tout encore : San-
teul, poète latin, voulait fournir des inscriptions,
mais des inscriptions latines; et plus tard, dans une
seconde épître, il engagea l'Académie des médail-
les à se servir de la langue d'Horace sur les monu-
ments publics, ut latine inscribat monumenta.
Par malheur, le poète n'apporte qu'une vaine dé-
clamation à l'appui de son conseil, et son princi-
pal argument, celui qu'il a gardé comme devant
porter le coup décisif, consiste en un appel au pa-
triotisme de r Académie : Rome vous offre son lan-
gage comme celui qui sera toujours le plus propre
à l'inscription des triomphes ; acceptez, et que les
trophées des Français soient décorés de la dépouille
des Romains. Cest là le dernier vers de l'épître, et
l'auteur a pris soin de le faire imprimer dans ses
œuvres en caractères distinctifs ;
Ausonicium spoliis Francos ornate triuniphos.
Ce n'était pas sans y être poussé par une sorte de
nécessité que Santeul insistait ainsi en faveur de sa
langue de prédilection. En effet, un annotateur de
notre poète dit qu'on était d'accord qu'il fallait des
inscriptions, mais que, pour savoir si elles seraient
latines ou françaises, les sentiments étaient partagés.
Cette question peut nous paraître oiseuse aujour-
d'hui que, dans la pratique du moins, elle est, et
sagement selon nous, résolue en faveur de la lan-
122 J.-B. SANTEUL.
gue française, mais ainsi résolue, pensons-nous en-
core, tout en regrettant pour les inscriptions la force
et la brièveté de la langue latine. Quoi qu'il en soit,
la question de préséance entre les deux langues
donna lieu dans son temps ?i de longs et sérieux
débats où intervinrent des personnages fort graves
et fort considérables.
Il serait trop long de chercher à raconter l'his-
toire de cette querelle pacifique; nous nous borne-
rons à emprunter à Santeul lui-même, qui était fort
intéressé dans la question, quelques-uns des détails
sommaires qu'on trouve à ce sujet dans sa corres-
pondance (1). Cette citation, même par extrait,
nous fera jusqu'à un certain point assister au débat.
« Pour ce qui regarde, dit-il, la question s'il est plus à
« propos de faire en France les inscriptions en français ou
« en latin, elle a été fort agitée depuis trois ans. Î\I. Char-
(' pentier, de TAcadémie française, en a fait un livre très
« docte, qui essaie de prouver, par de belles et spécieuses
« raisons, qu'il faut se servir de la langue du prince pour
« toutes les inscriptions. Il allègue mille autorités; il balance
H toute la grandeur de Rome avec celle d'Athènes; il défri-
« che môme toute l'affreuse antiquité, et creuse dans de
« vieux monuments des empereurs romains ; il se familia-
« rise avec les ombres des Césars; il ouvre leurs sépulcres et
« défriche leurs épilaphes que le temps a presque effacées.
(1) Rcjponsc à la critique des inscriptions faites (1670) pour
l'arsenal de Brest.
ÉTUDE TROISIÈME. 123
« Après ces beaux raisonnements, il dit éloquemment que
« les soldats qui ont été animés au combat par la langue
« française, doivent lire leurs belles actions gravées sur les
« marbres et écrites dans la même langue : c'est le seul prix
« de leurs exploits.
« La langue romaine, dit-il, ne doit point s'enrichir aux
« dépens de nos actions ; le Romain n'a jamais envié à la
« Grèce sa délicatesse ; pourquoi le Français enviera-t-il la
« gravité au Romain?
« Le R. P. Lucas, jésuite , rhétoricien, prit les armes en
« main pour la défense de la langue latine ; il donna jour à
« son action, où il convoqua tons les savants. Il s'agissait de
« la fortune de l'une ou de l'autre langue. Là se trouvèrent
« les Varillas, les Ménage, les Dupérier, les Desperriers, les
« Doujat, les Petit, les Blondel, les deux chanceliers deslet-
« très divines et humaines (2), et autres, qui prennent parti
« dans le pays latin et français. »
Interrompons ici notre citation pour en prendre
une autre dans le livre des Pensées ingénieuses des
Anciens et des Modernes, recueillies par le P.
Bouhours. Celle-ci se rapporte au R. P. Lucas, dont
vient de parler Santeul, et h la circonstance où ce
jésuite vient d'être mis en évidence. La voici :
« Un de nos orateurs latins ( le P. Lucas), qui prétend que
« la langue latine est bien plus propre aux inscriptions qu'on
« fait pour le roi, que la française, et qui le prouve dans une
« belle harangue par des raisons fort plausibles, dit spiri-
(2) Les deux chanceliers de l'Université, dout l'un dépendait
de l'archevêque de Paris, l'autre de l'abbé de Sainte-Geneviève»
126 J.-B. SA^TEUL.
« tuellement (ou voit que Bouhours goûte la pensée) que la
» gloire ne s'abaisse pas et ne se ravale pas jusqu'à s'aban-
« donner d'abord au petit peuple ; qu'elle aime à passer par
« les mains des personnes de qualité et d'esprit, pour des-
*< cendre, s'il en est besoin, comme par degrés, auxperson-
« nés les plus viles et les plus ignorantes.
« Cela veut dire, ajoute le P. Bouhours, qu'il n'y a que
« les gens polis et savants qui doivent entendre les inscrip-
« lions dos monuments publics, et que c'est d'eux que l'in-
(I telligence en doit venir à la populace (1). »
Il paraît que rien ne fut décidé par cette assem-
blée devant laquelle le R. P. Lucas avait si bien dé-
fendu la langue latine, car le débat fut reporté de-
vant l'Académie française , en présence de Colbert
lui-même. Charpentier, qui était le promoteur de
la querelle, crut devoir apporter l\ l'appui de son
système des traductions françaises de quelques pas-
sages d'Ausone.
« Ce méchant latin d'Ausone, ditSanteul, contribua beau-
*' coup à la beauté du français du sieur Charpentier, par
« la raison qu'il est aisé de parfaire ce qui est imparfait. »
Quoi qu'il en soit, la discussion prit fin, et per-
sonne, comme c'est l'usage, ne changea de senti-
(1) Voici le texte du P. Lucas : « Non se tantùm dimittit,
<' non eo usque abjicit ac veluti prosternit gloria, ut vili po-
« pello se primi!im committat. Amat illa nobilium et erudi-
(( torum ire per manus : hinc, si necesse est, descendere
« ac prolabi gradatim. »
ÉTUDE TROISIÈME. 125
ment. Le P. Lucas, qui élait présent à ce nouveau
débatç, ne put retenir ces mots : Sententiam non
muto, et, s'il faut en croire le récit de Santeul, un
sourd applaudissement des auditeurs , favorable au
R. P. jésuite, fit connaître l'avantage et l'heureux
succès qu'il emportait.
Santeul dit encore que les orateurs de la langue
française intéressaient à chaque période de leur
discours la gloire du roi, comme si elle dépendait
d'une langue si bornée. Ils ne prévoyaient pas, se-
lon lui, qu'avec de bonnes intentions ils allaient ob-
scurcir les actions éclatantes de Louis-le-Grand, et
renfermer dans les limites de la France ce qui doit
être porté et entendu à l'un et à l'autre pôle.
« C'eût été un attentat, continue-t-il, si la bonne intention
« ne les eût justifiés. Quoi ! bannir une langue connue de
« toutes les nations du monde, qui est immuable dans tous
« les temps, et dont la durée sera égale à celle de l'Église ,
« puisque celle - ci lui a confié ses oracles sacrés , qui
(( sont dans cette langue comme un dépôt! Enfin ils
M ôtaient à la langue latine sans scrupule, ses plus grands
M privilèges et incontestés depuis seize siècles , pour les
« communiquer à une langue qui naît et qui meurt tous
«les jours. C'est néanmoins ce qu'ils prétendent, mais
« en vain, si la raison l'emporte, puisque cette langue ne
« peut être fixée que par la décadence de la monarchie
« française. »
Cette espèce de solidarité dans laquelle vSanteul
126 J.-B. SANTEUL.
embrasse ici la langue et la monarchie françaises ne
donne-t-cUe pas beaucoup à penser ?
Dans le sein même de T Académie française, il se
trouva (les Calons, comme les appelle Santeul, qui
soutinrent la langue latine, et qui demandèrent aux
partisans de l'autre langue quelque inscription fran-
çaise de leur façon, dont Tcxcellence ou la faiblesse
devait être le meilleur argument.
Ils ne tardèrent pas à être satisfaits : Chaq^entier,
à quelques années de là, fut chargé de composer
des inscriptions pour les tableaux de la grande ga-
lerie de Versailles. Il les fit en français ; mais elles
furent trouvées si mauvaises, qu'il fallut les changer
et les remplacer par d'autres, également françaises
il est vrai, que donnèrent Boileau et Racine.
On a remarqué que Boileau, averti pourtant par
le mérite du bon La Fontaine, avait oublié la fable
dans rénumération qu'il a faite des différents genres
de compositions poétiques. Il faut ajouter qu'il a
également omis l'Inscription , qui aurait dû cepen-
dant lui revenir en mémoire, lorsqu'il dit :
L'épigramme, plus libre en son tour plus borné,
K'est souvent qu'un bon mot de deux rimes orné.
En effet , l'Inscription est une dépendance , mais
une dépendance notable de l'épigramme; et elle
était, du temps de Boileau plus que jamais, d'un
usage assez répandu pour avoir le droit de devenir
ÉTUDE TROISIÈME. 127
l'objet de quelques préceptes. Son silence vient-il
de ce que l'Inscription était alors plus souvent la-
tine ? Mais il y avait aussi de nombreux exemples
d'inscriptions en vers français. Malherbe, entre au-
tres, en avait donné. Boileau, de son côté, en a fait
un bon nombre, soit pour des tombeaux, soit pour
des portraits; et l'on a droit de s'étonner qu'il n'ait
pas réglementé ce genre, que lui-même a cultivé
avec quelque plaisir. Il est même à regretter que
la postérité ne trouve pas dans VJrt poétique une
dixaine de vers qui consacre le souvenir du débat
dont l'Inscription fut l'objet dans son temps et sous
ses yeux ; de même qu'il a manqué à ses contem-
porains de voir fixer, par un de ces poétiques ar-
rêts auxquels il donnait tant d'autorité sur les es-
prits, l'incertitude où ils étaient sur la préférence à
donner au latin ou au français pour les inscriptions.
Il a fallu qu'au commencement de ce siècle, un
poète aujourd'hui presque ignoré, Chaussard (1) ,
dans sa Poétique secondaire , qu'il avait d'abord
intitulée d'une façon plus caractéristique É pitre
sur quelques genres dont Boileau n'a pas fait
mention dans son Art poétique, suppléât au si-
lence gardé sur le genre qui nous occupe ici. Et
voici ce cpi'il dit au sujet de l'Inscription :
(1) Voir YHistoire de la Poésie française a l'époque im-
périale, par M. Ber>'Ard Jullien, tome II, page /i6.
12S J.-B. SiVxNTEUL.
L'utile Inscription, fillc de Mnémosyne,
Des grands événements consacre l'origine ;
Sacrée, annonce un Dieu, console les tombeaux ;
Morale, avertit l'homme et des biens et des maux ;
Héroïque, aux exploits anime un grand courage.
Pourri ez-vous hésiter sur le choix du langage?
Du latin plus concis la docte obscurité
Vaut-elle du français la vulgaire clarté?
Un grand sens ; peu de mots; simple et vrai, que le style
Imprime au fond des cœurs un souvenir fertile.
Nous pensons qu'aujourd'hui tout le monde est
d'accord avec Chaussard sur le choix de la langue ;
mais si l'on se rappelle à cet égard les hésitations
de Colbert, qui crut devoir consulter l'Académie
française; si l'on tient compte du partage des opi-
nions dans cette docte compagnie et dans l'Uni-
versité; si l'on remarque le silence prudent de
VArt poétique, on reconnaîtra que, du temps de
Santeul, la question n'était pas aussi facile à résou-
dre.
Il ne faudrait cependant pas reprocher à Boileau
d'une manière trop absolue son silence à cet égard.
On trouve en effet à la fin de ses œuvres un Discours
sur le style des Inscriptions, qu'il a accompagné
de la note suivante :
« ;M. Charpenlierj de l'Académie française, ayant composé
« des inscriptions pleines d'emphase qui furent mises par
« ordre du Roi au bas des tableaux des victoires de ce prince
« dans la grande galerie de Versailles par monsieur Le Brun,
ÉTUDE TROISIÈME. 129
« monsieur de Loiivois, qui succéda à monsieur Colbert dans
« la charge de surintendant des bâtiments, lit entendre à
« Sa Majesté que ces inscriptions déplaisaient fort à tout le
« monde, et, pour lui montrer que c'était avec raison, me
« pria de faire sur cela un mot d'écrit qu'il pût montrer au
(' roi. Ce que je fis aussitôt. Sa Majesté lut cet écrit avec
(( plaisir, et l'approuva : de sorte que la saison l'appelant à
« Fontainebleau^ il ordonna qu'en son absence on ôtàt toutes
« ces pompeuses déclamations de M. Charpentier, et qu'on
« mît les inscriptions simples qui y sont, que nous compo-
« sâmes sur-le-champ, monsieur Racine et moi, et qui fu-
« rent approuvées de tout le monde. C'est cet écrit, fait à la
V prière de monsieur de Louvois^ qiie je donne ici au pu-
« blic. »
Les réflexions auxquelles se livre Boileau à ce
sujet sont empreintes de ce bon sens qui était une
de ses qualités dominantes; mais, reléguée ainsi
dans rexigiiïté et dans la prose de son Discours,
l'Inscription se trouve en quelque sorte dégradée de
poésie. D'ailleurs l'Inscription dont il parle ici est
celle qui est uniquement destinée à figurer sous des
tableaux , et les tableaux dont il s'agit « étant dans
« l'appartement du roi, comme le remarque Boi-
« leau,
« et ayant été faits par son ordre, c'est en quelque sorte le
« roi lui-même qui parle à ceux qui viennent voir sa gloire. »
De plus , ces mêmes inscriptions ne sont pas mi-
ses là pour être lues par la foule et pour chercher
9
130 J.-B. SANTEUL.
à instruire et à moraliser , comme le sont d'autres
inscriptions dont nous entendons parler. D'où il ré-
sulte qu'on a eu raison de chercher une grande
simplicité dans la rédaction , et d'éviter sur-tout le
faste et l'ostentation. Les suscriptions que Boileau
et Racine composèrent fresque sur-ie-champ
[jCQ qui n'était pas bien dilïicile) pour la grande
galerie de Versailles, se réduisent à des termes tels
que ceux-ci : Le Passage du Rhin; — Le roi
prend lui-même la conduite de son royaume,
et se donne tout entier aux affaires, 1661 ; l'œu-
vre du peintre et le lieu où elle était exposée ne
comportaient sans doute pas autre chose ; mais, à
notre point de vue , ce sont là des étiquettes , des
écriteaux, des légendes; c'est tout ce qu'on voudra,
hormis des inscriptions; et, tout en parlant fort ju-
dicieusement de ce qu'il fallait écrire au bas des
tableaux du palais de Versailles, tout en posant
d'excellentes règles pour une sorte particulière
d'inscriptions, Boileau , là encore , fit défaut à l'In-
scription considérée en général.
On lit aussi le paragraphe suivant dans le Dis-
cours sur le style des Inscriptions :
« Il est vrai que la langue latine, dans sa simplicité, a une
« noblesse et une énergie qu'il est difficile d'attraper dans
* notre langue; mais, si Ton n'y peut atteindre, il faut s'ef-
« forcer d'en approcher, et tout au moins ne pas charger
« nos inscriptions d'un verbiage et d'une enflure de paroles
ÉTUDE TROISIÈME. 131
« qui, élant fort mauvaise partout ailleurs, devient sur-tout
« insupportable en ces endroits. »
Cette phrase, qui consacrait tout à la fois la défaite
des inscriptions françaises de Charpentier en parti-
culier, et l'abandon en principe des inscriptions la-
tines en général, ménageait au moins la susceptibi-
lité des latinistes, en même temps qu'elle traitait
fort mal le coryphée de leurs adversaires.
Nous venons de dire que l'usage du latin dans les
inscriptions n'était abandonné qu'en principe : en
efTet, long-temps après le débat dont Santeul a fait le
récit en 1676, à propos de ses inscriptions pour l'ar-
senal de Brest et pour la fontaine du port de cette
ville , on recourut encore long-temps au latin pour
des inscriptions à mettre sur des monuments publics.
Ainsi celle que le maréchal de La Feuillade fit
graver sous les pieds de la statue qu'il érigea en
1686 à Louis XIV, était ainsi conçue : Viro iinmor-
taii, et chacune des faces du piédestal portait une
inscription en vers latins de l'abbé Régnier Desma-
rets.
Le Santoiiana rapporte à ce propos une anec-
dote dont nous allons copier textuellement le récit,
parce que ce sera une nouvelle occasion de faire
mieux connaître le caractère de Santeul :
« ]M. le maréchal de La Feuillade faisant travailler à la
« statue du roi qui est à la place des Victoires, pria M. l'abbé
132 J.-B. SANTEUL.
<c Ueguier, qui triait de l'Académie française, de faire des
M inscriplions pour mettre autour du piédestal de la statue ;
« et lorsqu'elles furent faites, il envoya chercher Santeul
« par un laquais, pour les lui faire voir. Sanleul, offensé
« que le maréchal de La Feuilladc ne lui avait pas envoyé
« de carrosse, ne voulut point y aller, et dit au laquais : Mon
<( enfant , va-t'en dire à ton maître qu'il connaît mal son
« monde, et qu'un homme comme moi ne va pas à pied.
« Le laquais rendit réponse au maréchal, qui ne puts'em-
« pécher de rire de l'extravagance de Santeul. Il lui en-
te voya pourtant son carrosse, et il vint. D'abord que M.
« de la Feuilladc vit Santeul , il lui dit : Vous faites bien le
«renchéri pour venir jusqu'ici! — Comment, venir! ré-
« pondit Sanleul ; sachez que je ne vais chez personne, et
« que ceux qui ont affaire de moi me viennent trouver. —
« Tu es donc bien grand seigneur? reprit le maréchal. —
« Je ne sais si je le suis, ajouta Santeul, mais je sais bien
(( que je suis le premier homme du monde dans mon carac-
« tère. — A ces mots, M. de La Feuilladc se mit à rire, et
« Santeul lui répéta : — Oui, oui, je le suis, et un si grand
« homme que vous ne m'iricz qu'à la ceinture ; vous ne se-
(( riez pas seulement digne de me porter la queue sur le
H Parnasse. — Le maréchal de La Feuilladc rit encore plus
« fort qu'auparavant, et ayant pris son sérieux, il lui dit
«( qu'il ne doutait point de la grandeur de son mérite, mais
« qu'il s'agissait de juger des vers de l'abbé Uegnier. Et les
« lui ayant montrés, Santeul ne les eut pas lus, qu'il dit : —
« Ce sont là des vers à renie?- ! ajoutant qu'à moins d'être
.( condamné à être pendu, on n'en pouvait faire de plus
« mauvais. — Alors M. de La Feuilladc le pria de lui en
« faire, et il fit ceux-ci :
ÉTUDE TROISIKME. 133
( Nous nous contenterons de mentionner tout à
l'heure deux des cinq inscriptions, en deux vers
chacune, que cite le SantoUana. )
« Le malheur vouhit pour Santeul, continue le narrateur,
« que ses vers ne furent pas approuvés : et le maréchal de
« La Feuillade les ayant refusés, Santeul en fut si indigné,
« qu'il le traita d'ignorant et de fou en s'en allant. »
Nous avons promis de citer deux des inscriptions
refusées à Santeul ; nous donnons la première ; le P.
Bouhours, plus compétent peut-être que le maré-
chal, l'a insérée dans son recueil de Pensées ingé-
nieuses. La voici :
Credere, Posterilas, si tam ardiia facta récuses,
Suspice, et liaec facient Principis ora fidem.
TRADUCTION.
Crains-îu, Postérité, d'admettre tant de gloire?
Contemple cette image, et tu pourras y croire.
La cinquième inscription était celle-ci :
Aspice quem faustis ambit Victoria pennis :
Hic pelago, hic terris, hic sibi jura dédit.
TRADUCTION.
La Victoire, brillant emblème,
Sous son aile vient l'abriter :
C'est le héros qui sut dompter
L'Océan, la Terre, et lui-même.
Louis XÏV n'eut pas la primeur de cette dernière
flatterie; elle avait déjà été déflorée au profit de
13i J.-B. SAXTEUL.
Henri IV par Grotius, qui avait composé le quatrain
suivant pour le portrait de ce prince :
Quantum aliis rcges, hic tantùm regibus cxtat,
Et bcUo Victor, Victor et ipsc suî
Hic ille Henricus, que Gallia dante rcccpit
Fracta dccus, mores barbara, paupcr opes.
TRADUCTION.
Henri, primant les rois autant qu'un roi nous prime,
Vainqueur dans les combats, sut, prince magnanime,
Sur lui-môme obtenir des triomphes plus beaux.
La France, heureux pays, prit de ses mains augustes,
Flétrie, un noble éclat; barbare, des lois justes;
Et pauvre, des trésors nouveaux.
En cherchant bien, on trouverait sans doute chez
plus d'un poète antérieur quelque chose d'analogue
au hic sibi jura dédit de Santeul et au victor et
ipse sut de Grotius.
Cette cinquième inscription de Santeul, comme
les quatre autres dont nous parlons ici, ne fut pas
employée ; mais la pensée, avec les termes mêmes
du sihi jura dédit, a été transportée par lui dans
plusieurs endroits de ses poésies, et notamment dans
une autre inscription qui fut gravée au bas d'une
statue équestre de Louis XIV; et la flatterie exces-
sive, disons mieux , mensongère exprimée par ces
mots nous rappelle quelques lignes de Y Institution
d'un Prince, par un sieur Duguet, disciple de Port-
Royal, ouvrage publié dans les années moins heu-
ÉTUDE TROISIÈME. 135
reuses du graud règne (1710). Sous l'apparence de
conseils donnés à un prince, ce passage a bien l'air
de faire allusion à quelques inscriptions de la force
de celle qui nous occupe. Nous citons, on jugera :
« Les inscriptions qu'on gravera sur le marbre ou sur
«( l'airain seront condamnées par le prince, et changées par
« son ordre, si elles ne sont simples et sincères. C'est un
« mal plus grand de perpétuer la flatterie par des monu-
« ments durables que de la souffrir dans des discours qui ne
« laissent point de vestiges. C'est rendre le scandale comme
« éternel, et apprendre à la postérité à mépriser la vérité,
« que de lui laisser de si mauvais exemples. Les hommes s'y
« accoutument , mais l'indignation de Dieu ne passe point,
« et une statue avec un titre insolent est une espèce dïdole
« qui lui rend odieux le lieu où elle est érigée, et le peuple
M qui n'en gémit pas (1). »
Nous pourrions citer une foule d'autres exemples
d'inscriptions latines employées pour des monu-
ments publics et des médailles long-temps après
l'exclusion olficielle de la langue d'Horace; et nous
en trouverions non-seulement en plein dix-hui-
tième siècle, mais plus près de nous encore; ce
qui nous exposerait à rappeler des choses que peu
de personnes ignorent. Dans cette Étude sur l'In-
scription latine, nous devions constater la durée de
son maintien , même après le triomphe définitif du
(1) Nous empruntons cette citation au Cours de Littéra-
ture de La Harpe.
lo.. J.-B. SANTEUL.
français ; mais nous en avons dit assez sur ce point.
Au reste, si l'on songe qu';\ lui seul, lanl pour les
fontaines, statues et autres monuments de Paris;
que pour les trophées, cascades, serres, fontaines,
orangerie, statues, labyrinthe et autres ornements
des jardins de Chantilly, demeure des Condés; que
pour le château de Clagny, maison de plaisance du
duc du Maine ; que pour l'arsenal et la fontaine du
port, à lirest ; que pour les tombeaux d'un grand
nombre de personnages de distinction, Santeul pro-
duisit plus de cent petites pièces qui toutes furent ac-
cueillies avec faveur ; et si l'on ajoute à tout cela
les opuscules du mcMue genre que multiplièrent des
poètes latins ses contemporains, tels que Commire,
Ménage, La Rue, du Périer, Rollin, Régnier des
Marcts et une foule d'autres, on pourra se faire une
idée de la vogue dont jouissait alors l'Inscription
latine.
Santeul sur-tout était le grand pourvoyeur d'épi-
laphes. Il n'y avait peut-être pas un uiort de quel-
que distinction à qui on eût cru rendre complètement
les derniers honneurs si sa tombe n'eût été décorée
de quelques vers latins du poète à la mode. Il fal-
lait seulement, si l'on voulait être servi, ne point
payer à l'avance, car cette précaution ne servait
qu'à faire perdre la mémoire à Santeul. Un des
traits de ce caractère plein de contrastes fut une
cupidité qui n'avait d'égale que la prodigalité avec
ÉTUDE TllOISIÈME. 137
laquelle il jetait aux pauvres un argent acquis par
ces moyens peu scrupuleux qui sembleraient ne de-
voir être que des inspirations de l'avarice.
La vogue dont jouissait Santcul était si près de
l'engouement, que ce poète, vit jusqu'à un comédien
venir lui demander des vers latins pour mettre au
bas de son portrait.
Ici se présente une anecdote que nous ne négli-
gerons pas, car elle est aussi caractéristique que la
précédente. Nous n'avons rien de mieux à faire,
cette fois aussi , que de transcrire le récit du Saîi-
toiiana.
« Arlequin Dominique ayant fait faire son portrait, vouliU
« avoir des vers latins pour mettre au bas. Il savait que
« Santeul passait pour le poète qui en faisait le mieux : il fut
« le voir en habit ordinaire, et comme il en fut mal reçu,
« car Santeul tenant la porte de sa chambre entr'ouverte, lui
« fit brusquement et coup sur coup cent questions Tune
a après Taulre, savoir qui il était, pourquoi il venait, s'il
(( avait quelque chose à lui dire, comment il le connaissait,
« de quelle part il venait, et où il l'avait vu; et tout cela
« sans attendre une réponse : après quoi il lui ferma la
« porte.
« Dominique, surpris, ne se rebuta point. 11 concerta en
« lui-même comment il viendrait à bout d'un homme si
« brusque, et ayant imaginé ce qu'il pourrait faire, il se re-
(( tira, résolu d'y revenir dans son habit de théâtre. En effet,
« quelques jours après, s'étant mis en chaise avec son habit
(( de théâtre, sa sangle, son épéc de bois, son petit chapeau
138 J.-B. SANTEUL.
« el son manteau rouge par-dessus qui le couvrait, il fut
« heurter à la porte de Santcul, quoiqu'elle filt entr'ouverte.
« — Qui est là? cria Santeul, qui composait. Dominique ne
« répondant rien, mais continuant de frapper de la même
« manière, Santeul, qui avait demandé cinq ou six fois gui
« est là? et qui avait même dit: entrez! importuné par le
« même bruit et ne voulant pas se lever de son .siège, dit en
« colère : — Oli ! quand tu serais le diable, entre si tu veux!
« — Dominique ayant pris la balle au bond, jeta son man-
« teau en arrière, prit son masque, mit son chapeau et en-
« tra brusquement. Santeul, surpris, tendit les bras, ouvrit
« de grands yeux et se tint innnobile quelque temps, bou-
« che béante, sans pouvoir rien dire, croyant effectivement
« que ce fût le diable. Dominique étant resté assez long-
« temps dans une posture qui répondait à Fétonnement de
« notre poète, en changea, et commença de courir d'un bout
« de la chambre à l'autre, en faisant mille postures. Santeul,
« revenu de sa surprise, se leva et fit les mêmes tours dans
« sa chambre. Dominique, croyant que le jeu lui plaisait,
« tira son épée de bois, et allongeant et raccourcissant le
V brap, lui donnait de petites lapes, tantôt sur les doigts,
« tantôt sur les joues, tantôt sur les épaules. Santeul, irrité,
« lui tendait de temps en temps des coups de poing, que
« l'autre savait esquiver fort adroitement. Ensuite Arlequin,
« détachant sa sangle, et Santcul prenant son aumusse, ils
« se firent sauter l'un l'autre jusqu'à ce que celui-ci, com-
« mençant à se lasser de cette comédie, lui dit : — Mais
« quand tu serais le diable, si faut-il que je sache qui tu es.
« — Qui je suis? répondit Dominique. — Oui, répliqua le
« poète. — Je suis, continua Dominique, le Santeul de la
« comédie itahennc.— Oh ! pardi, si cela est, reprit Santeul,
ÉTUDE TROISIÈME. 139
« je suis rAiiequin de Saint-Victor. — Dominique leva son
('masque^ et ils s'embrassèrent l'un l'autre, comme les
« meilleurs amis du monde. Peu de temps après, Domini-
« que pria Santeul de lui faire des vers pour mettre au bas
« de son portrait ; et Santeul s'en tint à ce seul, qu'il lui fit
« sur-le-champ.
« CASTIGAT RIDENDO MORES. »
Nous ignorons si Dominique Biancolelli fit usage
de cette devise pour son portrait; mais elle fut pla-
cée sur le rideau de la comédie italienne. Depuis
elle a passé sur celui du théâtre Feydeau ; et au-
jourd'hui même encore, nous assure-t-on, elle figure
sur la toile du nouveau théâtre de l'Opéra-Comique.
L'inscription Castigat ridendo mores était le
résultat d'une aventure plaisante; une autre in-
scription , une épitaphe , cette fois , fut pour notre
poète la source d'une longue série de tribulations,
que ses biographes ont enregistrée sous le titre de ;
Démêlé de M. de Santeul avec tes Jésuites. Cette
épitaphe, c'était celle qu'il avait composée pour le
cœur du célèbre Arnauld, de Port-Royal. Le récit
abrégé de cette histoire nous fera revoir, dans l'É-
tude qui va suivre, un côté curieux des mœurs de
ce temps.
Au moment même où nous achevons cette partie
de notre travail , une main amie nous met sous les
UO J.-B. SAMEUL.
yeux un ouvrage où nous voulons puiser quelques
indications précieuses sur les Inscriptions. Cet ou-
vrage a pour auteur .^I. i>. de La Quérièrc, et pour
titre : Recherches historiques sur tes Enseignes
des maisons particuiières , suivies de quelques
Inscriptions murales prises en divers lieux (1).
Nous y voyons que , dans les temps où l'Inscrip-
tion jouissait de toute sa popularité, les édifices pu-
blics n'étaient pas seuls en possession de cette es-
pèce d'ornement. Les habitations particulières en
décoraient aussi leur frontispice. Les inscriptions
étaient là comme pour faire connaître d'avance à
tout venant l'esprit qui animait les hôtes ou les con-
structeurs de la maison ; ou bien elles renfermaient
un sage précepte dont la vue habituelle entretenait
dans les âmes quelque salutaire pensée. C'était
comme la voix de l'ange gardien du logis qui se
tenait sur la porte et olfrait au visiteur une sage in-
spiration pour sa bienvenue.
Un de nos poètes contemporains (2) a dit des
temples :
Sans eux, toute cité n'a que des pierres viles.
(1) M. de La Quérière est aussi Tauteur d'une curieuse
Description historique des Maisons de Rouen les plus re-
marquables par leur décoration extérieure et leur ancien-
neté.
(2) M. Al G. Barbier, // Pianto.
ÉTUDE TROISIÈME. 1/,1
JNos pèreSj dirait-on, pensaient de même à l'égard
de l'Inscription, et la regardaient comme un caclipt
de spiritualisme imprimé sur les pierres de leurs
édifices privés.
Nous allons emprunter à l'ouvrage de M. de J.a
Quérière quelques inscriptions qui viendront à l'ap-
pui de ce que nous disons ici.
Ces inscriptions sont tantôt le conseil , pour tout
habitant du logis , de ne se laisser passer par per-
sonne en vigilance et en activité. Ainsi,
« A Arques , dans la Seine-Inférieure, sur la porte d'une
« maison particulière, on lit ces paroles :
« FELIX DOMUS IX QUA NON CONQLERITLR DE MARIA MARTHA. »
TRADUCTION.
Heureuse la maison, où Martlie ne se plaint pas de Marie.
On voit qu'il y a ici une allusion à ce passage de
l'évangile selon saint Luc, où Marthe dit à Jésus en
parlant de sa sœur Marie : « Seigneur, ne considé-
« reZ"VOus point que ma sœur me laisse servir toute
a seule? Dites-lui donc qu'elle m'aide. »
Tantôt c'est un précepte de discrétion et de con-
tinence tout ensemble, renfermé dans ce distique
sur une maison de Moret près de Fontainebleau (1) :
(1) « A ^Joret, près de Fontainebleau, il existait, dit i\l. de
« La Quérière, une charmante maison, dite de François I.*',
« laquelle fut transportée à Paris en 1823, et reconstruite
U2 J.-B. SAMEUL.
Qui scit frenare linguam sensumque domarc
Fortior est illo qui frangit viribus url)es.
TRADUCTION.
Brider sa langue, et dans son cœur
Dompter les passions rebelles,
C'est faire plus que le vainqueur
Qui prend d'assaut les citadelles.
■ Ailleurs, c'est un simple jeu d'esprit en une prose
disposée à la façon de ces vers qu'on nomme vers
rapportés, c'est-à-dire arrangés de telle sorte que
le premier , le second mot du premier vers , est lié
par le sens au premier, au second mot du vers sui-
vant. Voici l'inscription que M. de La Quérière a
vue sur une maison de Nogent-le-Rotrou :
DE PIERRE BLANCHE
DURANT FEBVRIER
lE FU FAICTE 1547.
« Le propriétaire constructeur s'appelait Pierre Durant,
<( sa femme Blanche Febvrier, et la maison fut terminée en
« février 15Zi7. Voilà l'explication de cette énigme à double
« sens. »
A Nantes, c'est un rébus de Picardie qui renferme
une 'moralité sous la forme énigmatique d'un jeu
d'esprit L'inscription représente l'image de la For-
tune ; puis les lettres ^ placées l'une sur l'autre, et
« sur un nouveau plan dans les Champs-Elysées. » C'est sur
cette maison que se trouvait Tinscription qui nous occupe.
ÉTUDE TROISIÈME. 143
les mots QU^RENDA EST. Ce qui doit se lire ainsi :
A SLPERO QU.ERENDA EST.
TRADUCTION.
Il faut la demander au ciel.
On voit qu'il s'agit de la Fortune.
A Saint-Dizier, une inscription en deux vers latins
exprime, sous une forme bizarre, un vœu d'éter-
nelle durée pour la maison qu'elle décore :
Stet domus haec donec fluctus formica marinos
Ebibat et vastum testudo perambulet orbem (1).
TRADUCTION.
Maison, ne sois point abattue
Que la fourmi n'ait bu les mers,
Et que la pesante tortue
N'ait fait le tour de l'univers.
Citons enfin pour dernier exemple un quatrain
qui renferme une leçon de persévérante économie.
Il est inscrit au fronton d'une maison à Breteuil
(Eure), et est ainsi conçu :
DE PEV : A : PEV A GRÂd : BIEX : ON : PARVIENT
QDÂd par LABEVR DESIRE RICHE ON AFFECTE.
AVEC ESPOIR PERSEVERE CÔVIENT
CAR PIERRE A PIERRE EST UNE MAISON FAICTE.
(1) Le mot vastum n'est pas dans le texte de ]M. de La
Qiiérière ; nous nous sommes permis de rajouter pour com-
pléter le vers.
lii J.-B. SAMEUL.
C'est ainsi que dos pères trouvaient moyeu de
distinguer leurs maisons les unes des autres et de
les faire reconnaître en faisant tourner leur déco-
ration extérieure à Tinstruction et ii l'amusement
du passant. Nous disons qu'ils disiingnaient ainsi
leurs maisons : en effet, le système du numérotage
ne leur était point connu. Les enseignes et les in-
scriptions faisaient l'office de nos numéros d'aujour-
d'hui, et ce n'est que vers 1768 qu'il fut question de
distinguer les maisons par des indications numéra-
les,, à Paris d'abord, puis successivement ailleurs.
(Voir M. DE La ouérière, ouvrage cité.^
Cela est sans doute un progrès . on ne saurait le
contester: mais convenons que ce progrès nous a
bien coûté quelque chose. Car la substitution fort
commode des numéros aux images et aux paroles.
c'est un écliec pour le sp'.ritualisme. c'est l'idée dé-
trônée par le chiffre, eu un mot. c'est un peu le
symbole de l'esprit du siècle où nous vi\ons.
FIN DE L'ÉTLDE Tr.OISlEME.
i':TiJi)ji oiivri{ii:i\iE.
10
ÉTUDE QUATRIÈME.
DEMELE DE SANTEUL AVEC LES JESUITES A PROPOS D U.\E EPITAPHE.
Il se fit tant de Jjruit autour de l'épitaplie qui va
nous occuper, d'une inscription en sept vers latins :
In Antoiiii Arnaldi Cor^ Epigramma; presque
chaque mot de cette courte composition suscita de
si retentissantes et de si nombreuses réclamations;
tant de voix s'y sont enrouées, tant de doigts s'y
sont noircis d'encre; toute une puissante et redou-
table compagnie s'est ameutée à ce propos avec tant
d'acharnement contre un seul homme, contre un
pauvre chanoine tout naïvement et sincèrement
pieux, qui n'affichait d'autre prétention que d'être
poète latin dans les plus beaux temps de la langue
française, et autour duquel il ne se faisait ordinai-
rement d'autre bruit que celui de ses vers; en un
mot, tant d'importance fut donnée à une œuvre qui
en avait si peu en elle-même, qu'il nous faudra
prendre les choses d'un peu haut pour démêler la
cause d'un si bruyant effet.
1^8 J.-B. SANTEUL.
Le héros de l'épitaplie composée par Santeul,
Antoine Arnauld, qui fut surnommé le Grand Ar-
nauld, avait été, pendant sa vie, persécuté par les
Jésuites avec une sorte de prédilection qui ne ve-
nait pas directement de son affiliation avec les soli-
taires de Port-Royal, car nous croirions bien plutôt
que Port-Royal et le Jansénisme ne furent traqués
par la compagnie de Jésus qu'en haine du Grand
Arnauld. En effet Tillustre docteur appartenait à la
famille Arnauld , à cette famille qui , dès la fin du
XVI. '^ siècle, avait traversé avec tant de persévé-
rance les empiétements tentés par les disciples de
Loyola.
Le chef de cette glorieuse famille, Antoine Ar-
nauld, né en 1560, fut reçu avocat à l'âge de dix-
huit ans. C'était un homme de mœurs irréprocha-
bles, un royaliste dévoué; et l'Université, qui avait
à défendre ses privilèges contre les prétentions des
Jésuites, le chargea de plaider contre les révérends
pères. Arnauld plaida avec chaleur; il demanda
même l'expulsion des Jésuites, expulsion qui n'eut
lieu que quelques mois après, par suite de l'attentat
de Jean Châtel. Mais enfin il gagna la cause de
l'Université; aussi les Jésuites, après que l'édit de
Rouen les eut rappelés, lui vouèrent-ils une ran-
cune dont ses enfants eurent la survivance, et dont
Port-Royal éprouva le contre-coup.
La fille de l'avocat si terrible aux Jésuites, Marie-
ÉTUDE QUATRIÈME. 1^9
Angélique Arnauld, fut nommée abbcsse de Port-
Royal en 1602, n'étant encore âgée que de onze
ans. A quelques années de là, plusieurs hommes
recommandables dans les lettres et dans la théolo-
gie, attirés par les charmes de la solitude sur la-
quelle était assis le monastère, rassemblés par l'at-
trait de la parenté qui les unissait presque tous en-
tre eux et avec l'abbesse Angélique, firent construire
auprès du couvent de Port-Royal une maison dans
laquelle ils se retirèrent pour vivre loin d'un monde
dont ils étaient dégoûtés, et pour se livrer à l'étude
de la théologie et à l'enseignement de la littérature
et des sciences. Ces hommes éminents étaient, en-
tre autres, Arnauld d'Andilly et le grand Arnauld
(Antoine^, frères de l'abbesse : l'un était l'aîné de
la famille, l'autre en était le vingtième et le dernier;
puis Antoine Lemaître et Lemaître de Saci (1), ne-
veux de deux précédents : le premier, avocat célè-
bre; le second, illustré par la traduction de la Bible.
De plus, x\ntoine Arnauld, celui qui avait plaidé
en 159/i contre les Jésuites, étant mort en 1619, sa
veuve se retira au monastère de Port-Roy al-de-
Paris, succursale de Port-Royal-des-Champs, et elle
eut, outre sa fdle Marie-Angélique, qui était l'ab-
besse, cinq autres filles et six petites-filles religieu-
ses dans le même couvent.
(1) Saci (Uait l'anagramme d'isaac, son prénom.
150 J.-B. SANTEUL.
C'était là un bon coup de filet pour la compagnie
de Jésus, qui trouvait ainsi sous sa main de nom-
breuses victimes sur lesquelles il pouvait lui être
donné de se venger largement
En effet, la réunion de toute cette digne famille
dans une même communauté; le bruit des mortifi-
cations corporelles que les solitaires de Port-Royal
mêlaient aux nobles exercices de leur intelligence,
bêchant le jardin, fauchant les prés, lavant la vais-
selle (1) de la main même qui écrivait la Logique,
les EssaU de Morale, et tant d'autres ouvrages
qui sont « les meilleurs livres classiques que nous
« ayons encore et que nous ne faisons que répéter
« (souvent en cachant nos larcins) dans nos livres
« élémentaires (2); les succès et la réputation des
savants hôtes du Désert, attirèrent les regards de
plus en plus attentifs, de plus en plus inquiets des
Jésuites. Port-Royal était à leurs yeux un lieu mau-
dit, car il renfermait tout ce qui faisait fermenter
pour eux le levain le plus humiliant et les plus
amers souvenirs.
Leur rancune contre la famille Arnauld fut enve-
nimée par l'ombrage que leur causait le progrès
d'un tel établissement; ils voyaient dans un avenir
(1) Racine, Lettre à L'auteur des Hérésies imaginaires.
(2) Chateaubriand, Génie du Christianisme , troisième
partie, Hv, II, chap. 6.
ÉTUDE QUATRIÈME. 151
prochain le monopole de l'enseignement leur échap-
per pour toujours; ils voyaient s'élever une société
qui devait effacer la leur; ils treml)laient, lorsque
des disputes théologiques fournirent à leur animo-
sité l'occasion de se faire voir dans toute son ai-
greur.
Si nous voulions suivre la compagnie de Jésus
dans tous ses actes d'hostilité envers la famille Ar-
nauld, et particulièrement envers le Grand Antoine,
il nous faudrait dérouler presque tout entière l'his-
toire de Port-Royal. Nous en avons dit assez pour
indiquer à tous les souvenirs les véritables sources
de ces longues et implacables inimitiés, et pour que
peut-être on reconnaisse avec nous que la question
du jansénisme, dont nous n'avons pas à examiner la
valeur, n'était qu'un prétexte sous lequel on cou-
vrait et de vieilles colères, et des rivalités qui ne
devaient disparaître qu'avec l'un des deux antago-
nistes. Qu'il nous suffise de rappeler encore que le
Grand Arnauld, sur les épaules de qui l'on frappait
toute une famille et toute l'institution de Port-
Royal, fut, à force de calomnies et de machinations,
exclu de la Sorbonne (1), obligé plusieurs fois de
se cacher, et définitivement exilé vers 1679.
(1) Voir, pour les détails et rapprécialion de « i'injiistlce,
« absurdité et nullité de la censure de M. Arnauld », la troi-
sième Provinciale de Pascal.
152 J.-B. SANTEUL.
Ici se présente en effet une remarque digne d'at-
tention : c'est cfue la plupart des oppresseurs, qui
ne puisent souvent leurs griefs que dans leurs pro-
pres et leurs plus honteuses passions, trouvent la
première peine de leur tyrannie dans la nécessité
de mentir au monde et à eux-mêmes en égarant
Topinion publique et en élevant à la hauteur de
crimes contre la société des actes dont la société ne
s'occuperait seulement pas, si elle était laissée à
ses propres et sincères appréciations. Qui de nous,
dans la sphère de la politique et des intérêts privés,
aussi bien que dans celle de la religion, n'a pas
éprouvé par lui-même la justesse de cette observa-
tion, et n'a pas été plus ou moins victime de ces
pratiques d'une puissance injuste et vindicative,
d'autant plus irascible et implacable qu'elle se sent
désavouée en secret par tous les cœurs, dans son
hypocrite sollicitude envers les lois, la morale ou la
vérité ?
Arnauld s'était retiré dans les Pays-Bas; il y traîna
pendant quinze ans une existence ignorée et pres-
que misérable; il mourut enfin à Bruxelles, le 8
août 169^, et fut enterré en cette ville dans le chœur
de la paroisse Sainte-Catherine.
On obtint la permission que son cœur seulement
fût , selon son désir , apporté à Port-Royal, et dé-
posé dans l'église du monastère. Il y eut à cette
occasion, chez les pieux solitaires, une cérémonie à
ÉTUDE QUATRIÈME. 153
laquelle peu de personnes osèrent assister; des pa-
rents du défunt crurent même prudent de s'abste-
nir; Racine, élève de Port- Royal, eut cependant le
noble courage de s'y montrer; la tante du grand
tragique était alors abbesse du couvent. On comp-
tait bien que les poètes ne manqueraient pas de
saisir cette occasion de faire briller leur talent, et
que les pièces de vers tomberaient sur le cœur de
M. Arnauld avec autant d'abondance que la terre
jetée sur un cercueil : aussi un plaisant, appliquant
à la circonstance le derniers vers de l'épitaphe que
Passerat s'était faite à lui-même, demanda-t-il pour
les précieux restes que les méchants vers leur fus-
sent légers :
Sint modo carminibiis non onerata malis.
Racine et Boileau se mirent à l'œuvre. L'auteur
d'Jthaiie composa la pièce suivante pour le por-
trait d' Arnauld :
Sublime en ses écrits, doux et simple de cœur,
Puisant la vérité jusqu'à son origine,
De tous ses longs travaux Arnauld sortit vainqueur.
Et soutint de la foi l'antiquité divine.
De la Grâce il perça les mystères obscurs;
Aux humbles pénitents traça des chemins sûrs;
Rappela le pécheur au joug de l'Évangile.
Dieu fut l'unique objet de ses désirs constants;
L'Église n'eut jamais, même en ses premiers temps,
De plus zélé vengeur ni d'enfant plus docile.
154 J.-B. SANTEUL.
Le même poète fit aussi cette épitaphe :
Haï des uns, chéri des autres,
Estimé de tout l'Univers,
Et plus digne de vivre au siècle des apôtres
Que dans un siècle si pervers,
Arnauld vient de finir sa carrière pénible.
Les mœurs n'eurent jamais de plus grave censeur.
L'erreur d'ennemi plus terrible,
L'Église de plus ferme et plus grand défenseur.
Voici l'épitaphe d' Arnauld par Boileau :
Au pied de cet autel de structure grossière
Gît sans pompe, enfermé dans une vile bière
Le plus savant mortel qui jamais ait écrit,
Arnauld, qui, sur la Grâce instruit par Jésus-Christ,
Combattant pour l'Église, a, dans l'Église même.
Souffert plus d'un outrage et plus d'un anathème.
Plein du feu qu'en son cœur souffla l'Esprit divin,
Il terrassa Pelage, il foudroya Calvin,
De tous les faux docteurs confondit la morale.
Mais, pour fruit de son zèle, on l'a vu rebuté.
En cent lieux opprimé par leur noire cabale;
Errant, pauvre, banni, proscrit, persécuté;
Et môme après sa mort leur fureur mal éteinte
N'aurait jamais laissé ses cendres en repos,
Si Dieu lui-même ici de son ouaille sainte
A ces loups dévorants n'avait caché les os.
Il n'y a peut-être pas, dans ces trois pièces, et
sur-tout dans la dernière, un seul vers qui ne ren-
ferme au moins un trait fort piquant h l'adresse des
Jésuites persécuteurs d' Arnauld. On va même voir
ÉTUDE QUATRIÈME. 155
que Racine et Boileaii ont bien plus rudement mal-
mené les révérends pères que ne l'a fait Santeul :
« Il faut concUu-e, dit en effet Saint-Surin, l'un des com-
« mentatenrs du satirique, il faut conclure de l'indignation
« avec laquelle s'exprime Boileau, que l'autorité exigea que
« la cérémonie (à Port-Royal, pour le cœur du docteur) se
« fît avec un grand mystère, pour qu'elle fût ignorée des
« adversaires d'Arnauld. »
Il faut conclure aussi, dirons-nous à notre tour,
que si les vers des poètes français échappèrent aux
criailleries dont furent l'objet les vers latins de
Santeul, où cependant les Jésuites sont beaucoup
moins durement traités, c'est que Racine et Boi-
leau ne livrèrent pas de suite leurs opuscules à la
publicité. D'ailleurs l'épitaphe donnée par Boileau
était, comme sa teneur l'indique suffisamment, des-
tinée au tombeau de Bruxelles; et encore est-elle
montée sur un ton qui nous fait croire qu'elle dut
avoir le sort de ces Inscriptions dont nous avons
déjà parlé, et qui, n'étant point susceptibles de figu-
rer sur une tombe, restaient dans les œuvres du
poète à l'état de simples jeux d'esprit.
« Ces vers^ dit M. Victor Cousin (1), n'ont paru qu'après
« la mort de Boileau, et ils ne sont pas très connus. Jean-
« Baptiste Rousseau, dans une lettre à Brossette, dit avec
(1) Du Vrai, du Beau et du Bien, dixième leçon.
150 J.-B. SANTEUL.
(( raison que ce sont « les plus beaux vers que M. Despréaux
« ait jamais faits. »
Mais la pièce de Santeul devait éprouver, el
éprouva en clTet un autre sort. Elle prit un carac-
tère oUiciel. parce quelle avait été demandée ex-
pressénicnl à son auteur. D'ailleurs elle fut efîecti-
vement gravée sur le monument qui renfermait le
cœur du Grand Arnauld, ce qui ne pouvait manquer
de lui procurer un immense retentissement.
Comme il convient qu'une pareille alTaire soit
jugée sur pièces, il va sans dire qu'il est indispen-
sable de reproduire l'œuvre latine de Santeul. C'est
aussi ce que nous allons faire; mais d'abord laissons
parler ici l'historien du Démêlé de M. de Santeui :
« Le cœur étant placé, il fut question d'une épitaphe. On
« crut ne pouvoir mieux s'adresser pour cela qu'à M. de
« Santeul, sur la possession où il est aujourd'hui de faire
<( toutes les épitaphes du monde, et qui est si bien établie,
« que le même homme qui va commander une bière chez
« l'ouvrier, va en même temps commander une épitaphe
« chez M. de Santeul. Comme TafTaire était délicate, les
« religieuses crurent devoir prendre les choses à leur avan-
« tage. Pour cela elles l'invitèrent à venir passer quelques
« jours à Port-Royal avec un de ses confrères qui en était le
« supérieur; et diu-ant le séjour qu'il y fit, il se trouva si
« fortement prévenu de la grâce efficace^ qu'il ne put se dé-
« fendre d'en suivre l'impression, et de faire pour M. Ar-
M nauld l'épitaphe qu'on lui demandait. »
ÉTUDE QUATRIÈME. 157
Cette épitaphe la voici :
IN ANTONII AP.XALDl COU.
Ad sanctas rediit sedes, ejectus et exul :
Hosle triumphato, tôt tempostatibus actus,
Hoc PoRTL in placide, hac sacra tellure quiescit
Arnaldis, ver! defensor et arbiter aequi.
lUius ossa memor sibi vindicet estera tellus :
Hùc cœlestis anior rapidis cor transtulit alis,
Cor nunquam avulsum ncc amatis sedibus absens.
Essayons de traduire cette épitaphe le plus litté-
ralement possible, et de manière à ne négliger au-
cune des expressions latines que tout à l'heure nous
verrons. si violemment incriminées :
ÉPITAPHE
POUR LE COEUR D'ANTOINE ARNAULD.
Ce défenseur du vrai, cet arbitre du juste,
Par des rivaux vaincus tant de fois tourmenté.
Sur la terre d'exil Aruauld long-temps jeté
Est enfin revenu vers ce séjour auguste.
Dans ce tranquille Port (1) il goûte le repos
Sous l'abri protecteur d'une terre sacrée.
Que, comme un souvenir, l'étrangère contrée
Ait voulu d'un tel mort se réserver les os;
Sur une aile rapide un amour tout céleste
A rapporté son cœur aux lieux qu'il préférait.
Son cœur, que du destin la colère funeste
De ces lieux n'avait point distrait.
Cette pièce, gravée sur le tombeau qui renfer-
(1) Port-Royal.
158 J.-B. SANTEUL.
niait le cœur du Grand Arnauld, dans l'église de
Port-Royal-des-Champs ne fut point d'abord impri-
mée; elle était en quelque sorte confiée au secret
du sanctuaire, et Sauteul n'eût pas été peut-être
plus inquiété que ne le furent Boileau et Racine, au
moins aussi blessants que lui, si un certain sieur de
La Femas, digne fils d'un ancien lieutenant-civil qui
avait eu dans son temps une assez odieuse célébrité,
n'eût trouvé moyen, en pratiquant sans doute quel-
ques traditions d'espionnage que lui avait léguées
son père, de se procurer une copie de l'épitaphe.
Il la traduisit, ou plutôt il la travestit dans les
vers suivants :
Enfin après un long voyage
Arnauld revient en ces saints lieux :
Il est au Port malgré ses envieux
Qui croyaient qu'il ferait naufrage.
Ce martyr de la vérité
Fut banni, fut persécuté,
Et mourut en terre étrangère,
Heureuse de son corps d'être dépositaire;
Mais son cœur toujours ferme et toujours innocent
Fut porté par l'amour, à qui tout est possible,
Dans cette retraite paisible.
D'où jamais il ne fut absent.
La Femas fit imprimer le texte et sa version. C'é-
tait un vrai tour d'espion de police : car, traduire
une telle œuvre en en exagérant les termes, comme
Santeul s'en plaignit à bon droit, c'était chercher à
ÉTUDE QUATRIÈME. 159
la faire paraître plus coupable; l'imprimer, c'était
la dénoncer aux Jésuites ; et la répandre dans le
public, c'était l'attacher à un pilori où on l'exposait
aux invectives des révérends pères.
Il y eut en effet grand scandale.
La mort de M. Arnauld délivrait la compagnie de
son plus redoutable adversaire, et privait en même
temps Port-Royal de son plus ferme appui. Cette
bonne fortune aurait dû calmer les Jésuites. Mais
Port-Royal était toujours debout, et les bons pères
étaient comme César, qui croyait n'avoir rien fait
tant qu'il lui restait quelque chose à faire. Ce n'était
pas assez du repos que devait leur laisser Arnauld;
il ne voulaient pas qu'il fût loué après sa mort Ils
cherchèrent querelle au pauvre Santeul; ils lui re-
prochèrent comme les énormités les plus condam-
nables plusieurs expressions de son épitaphe : ejec-
tus et exul — hoste trimnphato — arhiter
œquiy non-seulement parce que c'étaient des louan-
ges pour Arnauld, mais aussi parce que c'étaient
autant d'injures adressées à ses persécuteurs les Jé-
suites, au pape qui l'avait censuré, à la Sorbonne
qui l'avait exclu, au roi, qui avait été pourtant assez
bon pour donner au poète Santeul — grief suprême I
— une pension de huit cents livres.
Le premier signal des hostilités fut donné par un
certain abbé Faydit, qui s'était fait connaître par
ses attaques contre le pape Innocent XI, par ses
160 J.-B. SAN TELL.
Mémoires contre M. Le Nain de Tillemont , ami de
Port-Royal, par des pensées assez divertissantes,
selon Moréri, sur Homère et Virgile, par la criti-
que d'un célèbre ouvrage de Fénelon, à laquelle il
donna le titre de Téiémacomanie, par le peu de
ménagement qu'il gardait aux personnes de mérite,
et par plusieurs disgrâces que lui avaient attirées la
liberté de ses ouvrages, entre autres la perte d'un*
prieuré de deux ou trois mille livres de rente en
vertu d'un arrêt du parlement. Cet homme serait
aujourd'hui complètement oublié s'il n'avait trouvé
une célébrité parasite dans les rayonnements de la
célébrité de Santeul.
Faydit fit paraître une critique manuscrite dans
laquelle il blâmait fort les expressions que nous
avons déjà citées des vers de Santeul. Il relevait
également ces vers de l'infidèle et, pourrait-on dire,
de la calomnieuse traduction de La Femas :
Ce martyr de la vérité
Fut banni, fut persécuté,
Il est au Port malgré ses envieux
Qui croyaient qu'il ferait naufrage.
Il censurait les deux pièces comme également in-
jurieuses au roi et aux RR. PP. Jésuites, et il pro-
posait en même temps le modèle d'une épitaphe
plus modeste pour M. Arnauld.
Santeul, qui crut devoir conclure de cette attaque
que la traduction de La Femas était l'œuvre perfide
ÉTUDE QUATRIÈME. 161
de l'abbé Faydit, écrivit à celui-ci une lettre assez
vive , dans laquelle il lui envoyait cependant sa
pièce de vers latins sur ie Vin de Beaiine. La sus-
cription de cette lettre était le huitain suivant, où
la perte du prieuré est malignement rappelée :
A monsieur l'abbé d'3 Faydit,
Qui n'a pu, par tout son crédit,
Ni par ses vers, charnier Acliille (1),
Et n'a fait qu'irriter sa bile.
Mais moi, je charme tous les Dieux
Et leur vole un vin précieux
( Le vin de Beaune) sur leur table ,
Pendant qu'Harlay l'envoie au diable.
Cette lettre et quelques autres échanges de cor-
respondance entre Santeul et l'abbé Faydit n'était
qu'une affaire d'avaut-poste ; un plus gros orage
s'amoncelait sur la tête du poète, et ce fut le P.
Jouvency qui le fit éclater.
Santeul, qui n'était point un homme de parti,
avait été jusqu'alors également lié d'amitié avec les
Jésuites et avec messieurs de Port-Royal. Il allait
tous les ans en retraite à ce monastère, et fort sou-
vent aussi il se trouvait en société avec les plus cé-
lèbres Jésuites. Il correspondait avec Arnauld aussi
bien qu'avec Bourdaloue, La Rue et autres, sans
que d'aucune des deux parts on prît ombrage ni de
(1) Achille de IJarlay III, comte de Beaumont, premier
président du parlement, en 1689.
11
162 J.-B. SAXTEUL.
SCS fréquentations ni de ses correspondances. La
notoriété de ses visites annuelles à Port-Royal ne
l'avait pas empêché de dire dans une de ses pièces
de vers, en parlant de la maison professe des Jé-
suites :
Hanc ego praetulerim sedem longé omnibus unaln
Floret ubi pietas.
« Je préférerais à toute autre cette maison où la piété est
« florissante. »
Il était , mais sans ostentation et sans calcul , sur
le même pied de neutralité où Boileau Despréaux
aflfectait de se montrer, dans sa correspondance, à
regard des Jésuites et des Jansénistes.
Tout ce que Santeul avait pu écrire à la louange
de l'un des deux partis n'avait jamais alarmé l'au-
tre, et il n'avait jamais perdu l'amitié de personne.
Chacun paraissait ne considérer ses belles assuran-
ces que comme de ces hj^perboles à l'usage des
poètes qui ne doivent point tirer à conséquence.
Il n'en fut malheureusement pas de même à l'é-
gard de l'inscription pour le cœur d'Arnauld.
La susceptibilité des RR. PP. fut éveillée par les
attaques malveillantes de La Femas et de Faydit, et
le P. Jouvency, se portant l'organe de sa compagnie,
écrivit à Santeul la lettre suivante :
« On m'a dit que vous aviez fait une épigramme à la
'I louange de M. Arnauld. Je vous ai défendu autant que
I
ÉTUDE QUATRIÈME. 163
« j'ai pu. J'ai dit qu'il n'y avait pas d'apparence que M. de
« Santeul, sachant bien que M. Arnauld est mort clief d'un
« parti déclaré contre l'Église, étant lui-même ecclésiasti-
« que et d'un ordre dont la doctrine a toujours été sans re-
« proche, eût voulu louer et préconiser un hérésiarque re-
« connu par l'Église et par la France comme tel; et que si
« le roi savait cela, il y aurait autre chose à craindre pour
« l'auteur de l'éloge. Comme je disais bien des choses là-
« dessus, on m'a montré votre nom à la tète de cette épi-
« gramme. Je vous avoue que c'a été pour moi un coup de
« foudre. On a ajouté que vous deviez passer pour un ex-
« communié avec qui on ne pouvait avoir en conscience
« aucun commerce, si vous ne rétractiez publiquement \o-
« tre épigramme. J'attends cela de votre piété.
« JOUVENCY. »
La menace des griffes qui se dessinaient sous le
velouté de ces paroles affectueuses n'échappa point
à la pénétration de Santeul. Le Victorin voyait bien
que, pour obtenir une rétractation en forme, on
évoquait le double spectre de la disgrâce royale
et de Tanathème ecclésiastique. Mais un autre
spectre non moins menaçant se dressait à rencontre
des deux autres : c'était celui de la réprobation
universelle.
Le poète crut avoir trouvé le moyen de passer
entre les deux écueils en allant sur-le-champ dés-
avouer ses vers entre les mains du P. Jouvency. Le
révérend père ne se laissa pas prendre à cette cé-
lérité : il voulait un désaveu écrit ; et il adressa au
16i J.-B. SANTEUL.
pauvre Santeul une nouvelle missive qui le pressait
en ces termes de s'exécuter franchement :
« Quod Epigranima illud abjures, vehementer laetor. Ve-
« rum nocessc est ut contrario scripto id praestes publiée,
(( ac labem inuslam nomini tuo deleas. Hoc à te probi omnes
« et amici tui expectant : id si feceris à me laudem quam
u mcreris, et responsum expecta : maturalo est opus. Ve-
« reor ne quid ex illo Epigraiiimate gravioris mail tibi nec
« opinanti accidat. Non frustra loquor.
TRADUCTION
Reproduite par le Santoliana.
a J'ai bien de la joie de voir que vous ayez pris le parti de
« désavouer; mais il faut que vous rendiez ce désaveu pu-
te blic par un écrit contraire, si vous voulez entièrement ré-
« tablir votre réputation. Tous vos amis et tous les gens de
« bien attendent de vous cette démarche. Si vous la faites,
« comptez que je ne manquerai pas de vous faire la réponse
( que vous souhaitez, et de vous donner les louanges que
(i vous aurez méritées. Au reste il n'y a point de temps à
!( perdre. J'appréhende pour vous les suites de cette épi-
<i gramme, qui seront d'autant plus fâcheuses, que vous
« vous y attendez le moins. Je ne vous dis pas ceci en l'air. »
Cette lettre et une autre non moins pressante
troublèrent singulièrement Santeul. Il désirait vive-
ment apaiser le P. Jouvency ; mais il lui répugnait
tout autant d'écrire contre M. Arnauld. Le cri de sa
conscience, le soin de son honneur, son respect pour
ses vrais amis, tout s'y opposait. Il crut trancher la
I
ÉTUDE QUATRIÈME. 165
difficulté en adressant au P. Jouvency une épître de
quatre-vingt-six vers latins dans laquelle il désa-
vouait, non plus l'épigramme, mais les malignes in-
terprétations dont elle était l'objet. Il prenait le ciel
et la terre à témoin de la pureté de ses intentions;
il épuisait toutes les formules propres à affirmer qu'il
n'avait jamais eu dessein de parler contre les Jésui-
tes. Il se confondait en éloges : dans la malencon-
treuse épitaphe il avait , au grand scandale des Jé-
suites, appelé M. Arnauld veri defensor ; son épî-
tre appela la célèbre compagnie de Jésus veri
sanctissima custos. Soit; mais l'éloge des Jésuites
ne détruisait pas l'éloge d' Arnauld. Santeul accusait
de démence et de méchanceté ceux qui avaient fait
courir l'épitaphe sous son nom ; mais l'épitaphe, il
ne la désavouait pas nettement.
On ne se contenta pas encore de ce que l'on ne
considérait que comme un nouveau tour de sou-
plesse. Santeul en fut pour son encens brûlé en
pure perte. Il fut appelé homme double et de mau-
vaise foi ; qui pis est, il se vit en butte à une foule
d'épigrammes décochées par les jeunes Jésuites du
collège qu'il appelle quelque part puùesjesuitica
sagittaria. Le P. Jouvency l'avertit qu'on le re-
gardait comme le fauteur, le protecteur et la trom-
pette de l'hérésie ; et que les ennemis dont il faisait
triompher x\rnauld étaient, aux yeux de tous, le
roi, le pape, la Sorbonne, etc. Bien plus, on lui
166 J.-B. SANTEUL.
envoya de pro\1nce, sous le titre ironique de Sa7i-
tolms vindlcatus, une satire latine que le P. Du
Cerceau traduisit en vers français, et qui de\1nt
alors le Santcul vengé.
De leur côté les Jansénistes appelaient lâcheté ce
que les Jésuites appelaient duplicité. Ils ne se firent
pas faute non plus d'épigrammes, et publièrent en-
tre autres une pièce française en vers burlesques
où ils le traitaient avec moins de ménagements que
n'avaient fait les Jésuites.
Cependant le Santeui vencjé, publié en deux
langues, était ce qui préoccupait le plus Santeui. Il
était toujours dans des transes mortelles, et écrivait
à tous les Jésuites de sa connaissance pour leur de-
mander quartier. S" il rencontrait dans la rue quel-
que disciple d'Ignace, il l'abordait brusquement,
entamait la conversation sans préambule, et recon-
duisait son nouveau compagnon d'un bout de Paris
jusqu'au collège, attirant l'attention des passants
par les gestes et les éclats de voix dont il brodait
ses doléances. Sa victime fût-elle le frère cuisinier
des Jésuites, rien ne lui servait de n'entendre pas
le latin ; Santeui ne lui récitait pas moins quelques-
uns de ses derniers vers, appuyant sur le veri
sanctissima custos, et s'écriant : « Eh bien ! mon-
« sieur, cela ne dit-il pas suffisamment que les Jan-
« sénistes ont tort, et que les Lettres Provinciaies
« de IM. Pascal ne sont que des impostures? »
ÉTUDE QUATRIÈME. 167
Il alla voir le P. Bourdaloue, qui se moqua de
lui, et lui dit qu'il faisait comme le sacristain, qui
change les parements de l'autel suivant les fêtes.
Cependant Santeul, calculant que huit cents livres
de rente valaient encore mieux que l'amitié des
Jansénistes, avoua
« qu'il était raiiteur de l'épitaphe, mais qu'il l'avait faite
« malgré lui et à contre-cœur ; qu'elle lui avait été extor-
« quée par une dame voisine de Port-Royal, et une dame
« d'une naissance et d'une beauté à ne lui rien refuser. J'ai
« nié d'abord l'épitaphe, ajoutait-il, pour les mauvais sens
« qu'on y donnait ; mais dans l'examen de ma conscience
« j'ai cru devoir à mon innocence l'aveu que je fais. Je ne
« suis point du parti de iNI. Arnauld, je suis tout Jésuite ; il
« n'y a que la robe qui me manque. Ces vers me sont écliap-
« pés par l'importunité d'une femme. C'est une dévote qui
a me les a demandés ; comment la refuser ? Elle m'aurait
« étranglé. Une femme ! quel moyen? Je ne saurais rien leur
« refuser, et je ferais l'éloge des cornes du Diable si elles
« me le demandaient : Laudarem cornua Diaboli rogatiis. »
Il entra en correspondance avec le P. de La Chaise
et avec d'autres encore, à qui il assurait que le
Hoste triuinj)hato s'appliquait non pas aux Jésui-
tes, qui, au contraire, avaient battu M. Arnauld
« à dos et à ventre » ; mais qu'il avait en vue uni-
quement les ministres Claude et Jurieu.
Ainsi allait Santeul se défendant, lui et sa pen-
sion, mais, il faut bien le dire, se défendant sans
168 J.-B. SANTEUL.
dignité, sans bonne foi. Plein du désir d'apaiser les
Jésuites sans rompre avec les Jansénistes de Port-
Royal, il allait des uns aux autres, interprétant les
termes de son épitaphc par des explications ambi-
guës, les termes de ses explications par des com-
mentaires captieux, se faisant auprès de ceux de
chaque parti un mérite du ressentiment de leurs ad-
versaires.
C'est ainsi que, plus tard, on vit Boileau, dont
nous parlions tout à l'heure, forcé par la crainte
que lui inspirait l'intolérance des Jésuites, de se dé-
clarer inotino-jansdniste, et de dire que, s'étant
couché quelquefois janséniste, il était tout étonné
de se réveiller moliniste approchant du pélagien.
Qui faut-il plaindre, qui faut-il blâmer dans tout ce-
la? Le plus sûr est de s'écrier avec le même poète :
Oh! que tes hommes sont fous (1) l
Au reste les ennemis des Jansénistes ne mettaient
pas plus de générosité dans leurs attaques contre
Santeul, que le moine de Saint-Victor ne mettait de
franchise dans sa défense. Lettres, diatribes, pièces
de vers, épigrammes, une avalanche d'écrits plus
ou moins imprégnés de fiel, plus ou moins farcis de
mensonges et d'injures, était jetée sur un seul
homme, sur un moine sans méchanceté, sans im-
(1) Lettres de Boileau à Brossette, 7 novembre et 7 dé-
cembre 1703.
ÉTUDE QUATRIÈME. 169
portance et sans appui. Au Santeut vengé ( San-
TOLius viNDiCATUs) du P. Du Cerccau succédait le
Bâition de Santeui (Linguarium) du P. Coramiie;
puis le Santeut fendu (Santoliis pendens); Roi-
lin lui-même, le grave, le bon Rollin, ne craignit
pas de déroger à son caractère conciliant et pacifi-
que en composant le Santeui pénitent ( Santolius
poEiNiTENs). Il est vrai que le savant recteur frap-
pait également sur Santeui et sur les Jésuites, et
donnait de magnifiques éloges à la mémoire d'Ar-
nauld. Racine aussi fut impliqué dans cette bagarre
littéraire. Le Santolius pœnitens fut, quelques
jours après son apparition, traduit en vers français;
cette traduction fut attribuée à l'auteur (ïAthaiie,
et les frères Barbou, dans leur édition de Santeui
de 17*29, imprimèrent encore cette imputation. Ce-
pendant Racine, dans une lettre qu'il écrivait à
Boileau le k avril 1696, se plaignait que les Jé-
suites lui eussent déclaré la guerre, et parlant
d'un régent de troisième de cette compagnie qui
l'avait amèrement critiqué dans une harangue, il
disait :
« Vraisemblablement ce bon régent est du nombre de
« ceux qui m'ont très faussement attribué la traduction du
« Santolius pœnitens; et il s'est cru engagé d'honneur à me
« rendre injures pour injures. Si j'étais capable de lui vouloir
« quelque mal et de me réjouir de la forte réprimande que
« le P. Bouhours dit qu'on lui a faite, ce serait sans doute
170 J.-B. SANTEUL.
« pour m'avoir soupçonné d'être l'auteur d'un pareil ou-
« vrage. »
On sut plus tard que cette traduction était d'un
sieur Boivin. « qui fut si charmé de cette méprise,
« dit Louis Racine, qu'il adressa à mon père une
<( petite pièce de vers fort ingénieuse , par laquelle
« il le priait de laisser quelque temps le public dans
« l'erreur (1). » Il y eut aussi une autre traduction
en vers, du même abbé Faydit, dont nous avons
déjà parlé.
Coiume toutes choses doivent prendre fin, ce dé-
mêlé eut la sienne. Toute cette guerre de plume,
guerre frivole mais animée, dans laquelle une épi-
taphe d'une demi-douzaine de vers servait de thème
à des volumes de lettres, de satires, d'épigrammes,
de commentaires, fait du moins connaître avec quoi
l'on amusait alors l'esprit public ; et l'importance
donnée par les Jésuites à cette même épitaphe, et
leur insistance à en demander la rétractation, té-
moignent aussi de l'importance dont la poésie latine
était alors en possession.
Cependant 1" épitaphe d'Arnauld est encore au-
jourd'hui en butte à une guerre posthume, grâce à
une reprise d'hostilités dirigée par le révérend dom
Guéranger, dans ses Institutions iilurgiques,
dont nous avons eu déjà occasion de parler.
(1) Mémoires sur la Vie de Jean Racine.
ÉTUDE QUATRIÈME. 171
Dans la lutte à laquelle ce savant Dominicain se
livre contre les Bréviaires qui ont recueilli les Hym-
nes de Santeul, l'épitaphe composée par le Victorin
pour le cœur d'Arnauld est un de ses principaux
griefs.
« Non content, dit-il en parlant de Santeul, non content
« d'avoir fourni pour le portrait de ce coryphée du Jansé-
« nisme des vers où sa doctrine est louée avec emphase, il
« osa composer cette inscription pour le monument destiné
« par les religieuses de Port-Royal à recevoir le cœur de
« leur Athanase. »
Là-dessus dom Guéranger cite les quatre pre-
miers vers de l'épitaphe que nous avons déjà repro-
duite ; et il souligne non-seulement toutes les ex-
pressions incriminées dans le temps par les Jésuites,
mais le sanctas œdes du premier vers et le Porta
piacido du troisième, • deux expressions qui sont à
l'honneur de la maison de Port-Royal-des-Champs;
et il ajoute :
'-( Quel catholique aurait jamais appelé xVrnauld le défen-
« seur de la vérité, V arbitre de L'équité? Quel est ce triom-
« Tphe dont parle le poète? Cet ennemi terrassé, serait-ce le
M siège apostolique qui tant de fois a fulminé contre ses
«écrits incendiaires? Cetie sainte demeure, cePo?^ttran-
« quille, cette terre sacrée, c'est le Port-Royal, c'est la de-
« meure de ces filles rebelles, plus orgueilleuses peut-être
« que les philosophes chrétiens qui se sont donné rendez-
« vous à Tombre des murs de leur monastère. En faut-il
172 J.-B. SANTEUL.
M davantage aux yeux d'une foi vraiment catholique pour
« signaler Santeul comme fauteur des liéré tiques?»
Nous avoDS reproduit antérieurement le texte de
l'épitaphc à propos de laquelle dom Guéranger re-
nouvelle avec plus d'amertume, après plus d'un
siècle et demi, les attaques dont Santeul fut l'objet
de la part des Jésuites ses contemporains ; mais
puisque le révérend abbé de Solesmes vient aussi
de reprocher à notre poète les vers que celui-ci
fournit d'un autre côté pour le portrait de M. Ar-
nauld, il ne sera pas hors de propos qu'on retrouve
ici ce quatrain. Le voici :
Per quem Relligio stetit inconcussa, Fidesque
Magnanima, et Pietas, et constans régula Veri
Contemplare Virum : se totani agnoscit in Illo,
Rugis pulchra suis, Patrum rediviva vetustas.
TRADUCTION.
La Foi, la Vérité, qu'il rend inaltérables,
Trouvent dans ce Vieillard leur plus solide appui;
Et la Religion aime à revoir en lui
Des Pères d'autrefois les rides vénérables.
Puisque nous y sommes, consignons encore ici,
avec l'agrément de dom Guéranger, cette épitaphe,
qui résume si brièvement toute l'histoire d'une vie
bien agitée, et dignement récompensée^ si l'esprit
de charité qui anime sans doute le révérend abbé
de Solesmes lui permet d'y souscrire :
ÉTUDE QUATRIÈME. 173
ÉPITAPHE
SUR LE CORPS DE M. ARNAULD.
Hic jacet Arnaldus, lucem cui Gallia ; portum
Flandria, Roma fidem, piaebuit astra Deiis.
TRADUCTION.
Arnauld repose enfin sous ce marbre immobile.
De la France il reçut le jour;
De Rome il eut la foi, de la Flandre un asile,
De Dieu le céleste séjour.
Nos Études sur Santeul étaient à peine achevées
quand nous avons appris que la guerre commencée
vers 18^1 contre les Hymnes de ce poète, et cela
sans beaucoup de retentissement littéraire jusqu'à
ce jour 3 était parvenue à expulser du Bréviaire
riiymnographe de Saint- Victor, ou plutôt avait eu
pour résultat d'opérer la restauration du Bréviaire
romain désormais substitué à nos Bréviaires galli-
cans.
Le livre du révérend abbé de Solesmes a été, à
notre connaissance du moins, le principal organe
de la polémique dirigée contre Santeul et contre la
liturgie à l'établissement de laquelle le Victorin avait
pris part (1); ce livre a pour titre : Institutions
liturgiques, nous l'avons déjà dit; il ne nous ap-
partient pas d'en apprécier la portée, ni de nous
(1) Voir notre Étude deuxième, page 82 à la note.
nu J.-B. SANTEUL.
faire juge de ses tendances et de ses effets; nous
serions même tenté, si nous n'étions retenu par le
respect que nous voulons garder pour les senti-
ments religieux qu'on intéresse dans ces débats ac-
cessoires , de dire comme ce pénitent à qui son di-
recteur demandait s'il était janséniste ou moliniste,
et qui lui répondit : « Non, mon père, je suis ébé-
« niste » ; mais, au point de vue purement poétique,
les hymnes de Santeul constituaient un monument
dont on \1ent de faire une ruine; leur exclusion de
la liturgie est un événement littéraire dont nous
devions au moins faire la simple mention, comme
complément de nos Études sur le poète de Saint-
Victor.
FIIN DE L ETUDE QUATRIEME.
ÉTUDE cmourÈME.
I
ÉTUDE CIIVQIIÈME.
DE L EMPLOI DE LA FABLE DANS LA POESIE.
En nous livrant à ces Études sur le poète Sauteul,
nous trouvons débattue dans son œuvre une ques-
tion que, toute tranchée à son désavantage qu'elle
soit aujourd'hui, car il s'agit de l'usage de la Fable
dans la poésie, nous ne croyous pas moins digne de
nous occuper.
Ce fut du sein même de sa famille que Santeul
vit partir les premières protestations contre les em-
prunts que sa poésie faisait à la Fable. Un de ses
frères, Claude Santeul, cultivait comme lui, et avec
quelque succès, la poésie latine ; il faisait aussi fort
agréablement des vers français. Ce Claude, plus
heureux que son frère le Victorin, a du moins trouvé
grâce devant la sévère orthodoxie de dom Guéran-
ger, qui parle de lui en ces termes dans ses Insti-
tutions liturgiques (tome II, pages 150^ 151) :
« Claude Santeul, du séminaire de Saint-Ma gloire, d'où
« lui vient le surnom de Maglorianus , est pareillement au-
12
178 J.-B. SANTEUL
»( leur de plusieurs hymnes du Bréviaire de Paris qui l'em-
« portent sur celles de son frère le Victorin par l'onction et
« la simplicité. Il est inutile de les indiquer ici. Il paraît que
(( riiymnographie était innée dans cette famille , car on
« trouve encore un Claude Santeul, parent des deux pre-
<( miers, marchand et échevin de Paris, qui a publié aussi
(( un recueil d'Hymnes (Paris, 1723, in-8.°) (1). »
Les travaux du moine de Saint-Victor étaient,
même dans ses compositions profanes, tout-à-fait
irréprochables sous le rapport de la morale ; son
frère Claude le reconnaissait ; mais tout en lui ren-
dant ce bon témoignage, il lui reprochait d'employer
des noms de divinités fabuleuses et des souvenirs du
paganisme dans tout ce qui était en dehors de ses
chants religieux. Il lui conseillait même ou de renon-
cer à son talent poétique , ou de consacrer unique-
ment à la gloire de Dieu et de l'Église ce talent dont
sa profession de chanoine ne lui permettait pas de
faire un autre usage. Pourquoi, lui disait-il, pour-
quoi avoir recours à la Fable, au mensonge, quand
on ne veut dire que la vérité? Croyez-vous donc
que les hommes ne sauraient trouver belles les in-
scriptions d'une fontaine et d'un bois si une naïade
(1) Il y a eu deux Claude de Santeul échevlns de Paris, Pim
en 1655, c'était le père de notre poète ; l'autre en 1701. Ce
dernier doit être l'hymnographe de 1723. Le Santoliana
mentionne encore un frère du Victorin, Charles Santeul,
dont les poésies latines n'étaient pas sans mérite.
ÉTUDE CINQUIÈME. 179
OU des nymphes ne sont cachées dessous ? Pourquoi
cette perpétuelle intervention des femmes dans les
fictions poétiques? Les femmes ! ne font-elles pas
déjà assez de mal partout où elles sont naturelle-
ment ?
Notons bien, pour l'édification de nos lectrices,
si nous en avons, que c'est Claude Santeul qui par-
lait ainsi, et que nous ne sommes pas tout-à-fait de
son avis sur son dernier point.
Santeul le Victorin avait , fort jeune encore , dé-
buté dans la carrière poétique par la composition
d'une pièce de vers latins dans laquelle , sous ce
titre La Bulle (Bulla), il décrivait une métamor-
phose dont l'argument était ainsi conçu : L'Amour
recueille dans une urne les larmes de Phyllis, et,
selon l'habitude des enfants, car l'Amour en est un,
il souffle dans un chalumeau et fait de ces larmes
une bulle semblable à celles qu'on nomme vulgai-
rement bulles de savon. Puis il se réjouit de son
propre ouvrage, et change eu astre cette bulle qu'il
fait emporter au ciel par le souffle des zéphyres,
pendant qu'Iris, mère des couleurs, la fait briller de
diverses nuances.
Jean-Baptiste Santeul, lorsqu'il composa cette
Métamorphose^ faisait encore sa Rhétorique au
collège Louis-le-Grand, sous le P. Cossart, qui dès-
lors tira l'horoscope de son élève, lui prédit de
grands succès, et lui commença une réputation en
IHO J.-B. SANTEUL.
répandant la BuUe parmi les gens de lettres. Claude
Santeul n'avait pas été le dernier à applaudir son
frère ; et quand celui-ci le vit venir lui reprocher
r usage des fictions mythologiques, il ne manqua pas
(le rappeler le quatrain suivant, que Claude lui-
même avait composé à la louange de la BuUe :
Creditur aurariini soboles popularibus auris,
Ludicra pcrvolitat pompa per ora virùm.
At fragilis niolo disruinpitur aërc BuUa;
Carminibus lepidis vincta, superstes erit.
TRADUCTION.
Fille des vents, au vent des faveurs populaires
Ta Bulle se confie, et se fait approuver;
L'air faiblement ému peut la faire crever,
Mais tes vers pour toujours lui seront tutélaires.
Claude répondit qu'à la rigueur on avait pu pas-
ser à un écolier ces fabuleuses frivolités, que la
gravité de sa profession religieuse devait désormais
lui interdire. Il ajouta qu'au surplus la poésie pou-
vait plaire sans le secours de la Fable, et que, quand
une pièce de vers n'était pas goûtée des lecteurs,
c'était ou par la faute du poète qui n'avait pas assez
d'élévation, ou par un effet de la corruption des
hommes qui avaient encore quelque attachement
aux erreurs du paganisme.
Jean-Baptiste soutint l'opinion contraire : il dit
que la Fable faisait tout le merveilleux des anciens.
ÉTUDE CINQUIÈME. 181
ei que sans elle un poète moderne ne pouvait être
poète qu'à demi.
On s'échauffa de part et d'autre. Claude proposa
un pari. L'enjeu était de trente pistoles; les juges
devaient être messieurs de l'Académie française ; le
prix serait remporté par celui des deux frères qui
aurait fait la meilleure pièce de vers, Claude pour
attaquer la Fable , Jean-Baptiste pour la défendre.
Le champion de la iMythologie pouvait lui emprun-
ter des armes; son antagoniste renonçait formelle-
ment à lui demander aucun secours. C'était là la
principale loi du combat.
Le Victorin accepta le défi, et les deux frères, de-
venus rivaux, se mirent à l'œuvre, chacun de son
côté.
Claude composa une élégie In varias Poëtarum
Fahuias, où il cherchait à prouver que l'on doit
abandonner les fictions mythologiques, première-
ment parce qu'elles sont surannées ; en second lieu
parce qu'elles sont contraires à l'esprit chrétien;
enfin parce que la nature offre aux ébats du poète
une carrière assez vaste sans qu'il ait besoin de re-
courir à la Fable.
Cet adversaire de la mythologie évoquait tour à
tour les dieux du paganisme, mais pour leur dire à
chacun leur fait et les raisons pour lesquelles il ne
voulait plus de leur intervention ; Jean-Baptiste, de
son côté, dans sa composition Pro DefensioneFa-
182 J.-B. SANTEUL.
huiarum, faisait apparaître également les divinités
fabuleuses, mais en les parant de tous leurs atours,
et en faisant \aloir autant qu'il le pouvait le secours
qu'elles apportent à la poésie.
Comme s'il eût reconnu lui-même la faiblesse de
la cause qu'il embrassait, notre poète fit imprimer
en lettres majuscules à la fin de sa pièce une pro-
testation en latin, dont voici le sens :
« De peur qu'on ne m'impute à impiété les em-
-( prunts faits pour les vers d'un chrétien aux su-
« perstitions de l'antiquité, je veux, candide lecteur,
« ne pas vous laisser ignorer que je n'ai prétendu
« ici qu'exercer ma plume afin de me rendre plus
<( habile à écrire sur des sujets qui regardent notre
<( religion. »
Cette sorte d'aveu n'était pas faite pour relever
la Fable aux yeux de ses juges, et donnait en quel-
que sorte raison d'avance à l'Académie française,
qui décerna la palme à Claude Santeul, l'antagoniste
de la Fable.
Nous ne voulons pas infirmer pour cette fois le
jugement porté par les Quarante ; mais Santeul le
Victorin aurait bien pu, pour son propre compte,
s'écrier :
Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.
En effet, s'il eut contre lui la majorité du docte
aréopage , il avait dans la minorité un académicien
ÉTUDE CINQUIÈME. JS.i
dont le nom seul pouvait peser pour beaucoup dans
la balance. Ce nom, c'était celui de Pierre Corneille.
Le grand tragique voulut rompre une lance en fa-
veur de la question débattue, et sous le titre de
Défense des Fables dans ia Poésie, il fit, non pas
une traduction de l'élégie de Santeul , comme San-
teul l'a écrit lui-même , mais une imitation en vers
français.
De peur d'exagérer l'étendue de cette Étude, nous
nous abstiendrons de rien citer de l'œuvre latine de
Jean-Baptiste, et nous laisserons plus de place à
celle de Claude, qui doit avoir ici la préférence pour
la citation, comme elle l'eut devant l'Académie fran-
çaise. Ce sera d'ailleurs un nouveau spécimen, pris
dans la même famille, de la poésie latine sous
Louis XIY.
Le lauréat Claude Santeul, qui s'était targué de
faire mieux que son frère sans emprunter aucun
secours à la Fable, ne remplit pas, il nous semble,
cet engagement ; car dans la plus grande partie de
sa composition il traduit la Fable devant ses juges
pour la mettre en opposition avec les vérités du
christianisme ; et tout en la faisant ainsi comparaî-
tre , il la rend si séduisante que si elle a été con-
damnée, c'est peut-être parce que l'aréopage a pris
le change et a donné à la poésie religieuse, ou plu-
tôt au poète qui prouvait les mérites de la Fable en
cherchant à les nier, une palme que lui arrachaient.
184 J.-B. SANTEUL.
en partie du moins, les séductions de la condamnée. .
Voici, par exemple, comment il parle de diffé-
rents personnages mylliologiques :
Molle quis in truncum, nisi trunco diirior ipso,
Virginis immeratae vertere corpus amet?
Phœbus amat, Phœbum virgo deludit amantem,
Et fugit, et supplex à pâtre poscit openi.
McJlia corticibus durantur mcmbra puellae,
Hoc pretium, Daphne, virginitatis habes!
Callidus in pluvium descendit Juppiter aurum ;
Scilicet illa décent splendida furta Jovem î
Quis ferat, emoto quando ruit aîquore puppes
Una Jovis conjux, et Jovis una soror ?
Gui Mars non nioveat risum deprcnsus adulter,
Niidaque, qualis erat, conipede vincta Venus ?
O Divos, impunè quibus peccare potestas !
Non aliâ dominos se ratione probant.
Relliquias veterum infâmes, haec monstra, Poëtae,
Intempestivis ne revocate jocis.
Si Christo nascente silent oracula, quid vos
Ereptos alio reddidit ore sonos ?
Usquè adeonè levis vos Fabula pascit inanes?
Vos inopes rerum Fabula ditat inops.
O utinam prisci remearent lucis in auras !
Ridèrent ipsos, quos coluère, Deos.
Nous craignons bien d'avoir détruit tout le charme
de cette composition en la faisant passer dans notre
langue :
En un tronc dur et vil quelle ame encore plus dure
Changerait sans remords la vierge tendre et pure ?
Phœbus aime : Daphné, rebelle à ses discours.
ÉTUDE CINQUIÈME. 185
S'enfuit, et va d'un père implorer le secours;
Et l'écorce d'un arbre est l'unique refuge
Que donne à sa pudeur et ce père et ce juge !
En une averse d'or tombé chez les mortels,
Jupiter, dieu larron, mérite nos autels !
Pour Junon, sans pudeur la femme de son frère,
La mer à des vaisseaux fait sentir sa colère !
Et sans la bafouer l'on parle de Cypris
Se montrant nue à Mars entre ses bras surpris !
Pécher impunément! c'est à ce droit du maître
Que dans les vers un dieu se fera reconnaître !
Reliques du passé, que ces traits infamants.
Poètes, soient exclus de vos amusements.
Si le Christ en naissant fit taire les oracles,
Est-ce vous qui pour eux ferez d'autres miracles?
D'un frivole aliment sachez vous affranchir
Et de ces pauvretés ne plus vous enrichir.
Si les peuples anciens revenaient en ce monde,
Qu'ils riraient aujourd'hui de leur Olympe immonde!
Vers la fin de son œuvre, le poète nous paraît
rentrer plus franchement dans les conditions de son
programme, et nous y puiserons deux passages qui,
à notre avis, méritent les honneurs de la citation.
Voici le premier.
Externos vultus nudis affingere rébus
Nil dubitem, atque aptis resanimare niodis,
Bella cano ; voniat piceâ Discordiâ taedâ,
Non bellatores ducat in arma deos.
Aptentur pennae ventis, Famaeque ora centum,
Centum urbes totidem personet illa tubis.
Exultent laeto montes et flumina pîausu,
Inter saxa mihi garriat unda loquax.
186 J.-B. SAMEUL.
Et geiniueiU vitcs, ot pratis rideat herl)a ;
Quascjuc aîther haiisit terra reposcat aquas;
Non unà roruin splendescit imagine carmen,
S.Tpt" anibit proprio noniina mota loco.
Parciùs ilia quidcm frcncnda liccntia valum ;
Affectant aura liberiore frui.
Hanc sed cnini observent legeni, ne puisa reducant
Nuuiina, nil falsâ relligione tcgant.
TRADUCTION.
Ce n'est pas que parfois quelque masque emprunté
Ne puisse des objets couvrir la nudité.
Parlez-vous de bataille? à vos vers on accorde,
Mais sans parler des dieux, un flambeau de discorde.
Donnez une aile aux vents, et que de ses cent voix
La gloire aille frapper cent villes à la fois.
Que les monts tressaillants, les fleuves qui bondissent,
Qu'un ruisseau qui murmure à vos chants applaudissent.
Sur la vigne un bourgeon peut être un diamant ;
Les fleurs seront d'un pré le sourire charmant ;
L'air pompe les vapeurs, et la terre altérée
Redemande son onde à la plaine éthérée.
Sous des aspects nouveaux et sous des noms divers
Tout objet doit toujours se montrer dans les vers.
Le poète a besoin qu'on détende ses rênes
Et qu'on livre à ses bonds de plus vastes arènes.
Mais que ses chants, plus purs, ne soient plus protégés
Par un culte menteur pour des dieux abrogés.
Voici enfin ce qu'on peut appeler la péroraison
(le Santeul. Ce sont les derniers vers de sa pièce :
Sed majora Deus praebet spectacula, quam qua3
Insanis Error fingit imaginibus.
ÉTUDE CINQUIÈME. 187
Et quid non poteris? fœcundum concute pectus,
O Vates, pulchri semina pcctus liabcl.
Inspice res intus, mille argumenta ministrant,
Magnaque vel minimis gratia rebus inest.
Quidquid sincerum menti sapientia dictât,
Id seqiiere adnitens, hanc venerare ducem.
Et vénères linguae, nec longô quaere Icporem,
Uitrô quaesitus promicat ipse lepos.
Sublime ingenium fucum fastidit, et ambras,
Nativis gaudet luxuriare bonis.
O si Naturae nossent mysteria Vates !
Ingenuâ simplex cresceret arte labor.
TRADUCTION.
Mais que peut de l'Erreur l'œuvre vaine et légère
Près des réalités qu'un vrai Dieu vous suggère 1
Vous-même ignorez-vous quel est votre pouvoir'?
Au fond de votre esprit sachez entendre et voir.
Secouez votre cœur ; le cœur, arbre fertile,
Porte en son fruit le beau, le grand, le vrai, l'utile.
Creusez tout; toute chose est matière à vos chants ;
La moindre en ses détails a des charmes touchants.
Ce que vient à l'esprit dicter la conscience
Est digne de respect, digne de confiance.
Ne cherchez point alors la grâce du discours,
La grâce vient sans peine et brille sans secours.
Le propre du génie est de fuir l'imposture ;
n est riche des biens que répand la nature.
Nature ! en tes secrets l'homme qui prend sa part
Fait de son moindre efifort un chef-d'œuvre de l'art.
Claude Santeul gagna les trente pistoles. Jean-
Baptiste, qui était poète et qui, par sa souplesse,
était bien digue, quoique latiniste, de compter au
188 J.-B. SANTEUL.
tiombre des poètes français du siècle de Louis XIV,
remit avec beaucoup de bonne grâce la somme que
son frère lui avait gagnée.
La gageure avait eu de l'éclat, la défaite du poète
de Saint-Victor n'en eut pas moins, et Jean-Bap-
tiste vit bien que, pour lui du moins , c'en était fait
de la poésie profane, et qu'il ne réussirait point s'il
restait dans cette voie. Il se tint donc pour battu,
et se mit même à faire chorus avec les antagonistes
de la Fable dans la poésie.
11 en était là quand il fut mis en relation avec
Fontanier-Pellisson.
Ce nouveau protecteur de Santeul, personnage
historique dont la mémoire est consacrée sous le
simple nom de Pellisson, est assez connu de tout le
monde ; cependant il ne sera pas inutile de remet-
tre sous nos yeux une partie de la courte notice
que Voltaire, à qui nous laisserons toute la res-
ponsabilité de ses appréciations, lui a consacrée
dans son Catalogue des Ecrivains du siècle de
Louis XIV :
« Peilisson-Fontanier (Paul), né calviniste à Béziers, en
« 162/!i ; poète médiocre à la vérité, mais homme très savant
« et très éloquent ; premier commis et confident du surin-
« tendant Foaquet ; mis à la Bastille en 1661 : il y resta
« quatre ans et demi pour avoir été fidèle à son maître. Il
« passa le reste de sa vie à prodiguer des éloges au roi qui
« lui avait ôté sa liberté Beaucoup
ÉTUDE CINQUIÈME. 189
<( plus courtisan que philosophe, il changea de religion, el
« fit sa fortune. Maître des comptes, maître des requêtes et
« abbd, il fut chargé d'employer les revenus du tiers des
« économats à faire quitter aux huguenots leur rehgion,
« qu'il avait quiltée ; etc., etc. j)
Un jour que Santeul était allé chez ce personnage
alors en place et en crédit, sous prétexte de le con-
sulter sur une épigramme nouvelle de sa façon, M.
Pellisson lui dit qu'il était à regretter qu'iui homme
de son talent pour la poésie ne s'attachât qu'à des
compositions sans importance. — J'en ai de l'ar-
gent (1), répondit naïvement le poète. — Vous de-
vriez faire des hymnes, continua Pellisson, cette oc-
cupation ne vous serait pas ingrate, et elle est honnête
et digne d'un religieux. — Et dans son zèle de néo-
phyte, le calviniste converti fit compter à Santeul ,
à titre d'encouragement, une gratification prise sur
le fonds des économats dont Voltaire vient de nous
parler, lui promettant mieux encore s'il suivait ses
conseils.
Les arguments de M. Pellisson étaient de ceux
auxquels peu de gens savent résister. Bossuet et
d'autres personnages considérables et influents le
pressèrent de leur côté ; et Santeul qui, ce témoi-
(1) La Vie et les Bons Mots de M. de Santeul, imp. à Co-
logne en 1722, chez Abraham l'Enclume, gendre d'Antoine
Marteau.
100 J.-B. SAMEUL.
gnage lui est dû, professait un grand respect pour
les choses de la religion, n'eut pas de peine à se
résoudre à une entreprise dont le résultat devait
satisfaire tout à la fois sa cupidité bien connue, et
sa dévotion reconnue, deux choses qu'il savait fort
bien concilier. Il jura donc de ne plus travailler qu'à
des ouvrages de piété , et ce fut alors qu'il se mit à
composer ses hymnes pour les Bréviaires de Cluny
et de Paris.
Il ne tarda pas à être récompensé comme Pellis-
son le lui avait promis. Le roi , qui s'était contenté
jusque-là de lui accorder de simples gratifications
pour quelques poésies adulatrices, le fit coucher sur
l'état pour la pension de huit cents livres dont nous
avons déjà parlé.
Santeul en éprouva une vive reconnaissance, et il
consigna l'expression de ce sentiment dans une épî-
tre à Paul Pellisson-Fontanier, qui, selon les ex-
pressions du titre, l'avait fait renoncer aux muses
profanes en l'engageant à composer des hymnes sa-
crées, et l'avait inspiré en l'y engageant.
Cette épître de Santeul est proprement une ab-
juration. Il s'y reproche les poétiques erreurs qui
ont séduit sa jeunesse ; il y déplore sou inexpérience
et un vain amour de gloire qui lui fait célébrer les
faux dieux, les déesses et toutes ces monstruosités
païennes, héritage infâme de l'antiquité. Il se com-
pare à un voyageur qui, égaré la nuit sur des che-
ÉTUDE CINQUIÈME. 101
mins qu'il ignore, voit devant lui un feu follet qui
l'attire, qui semble vouloir le guider, et qui le pré-
cipiterait dans un fleuve, sans les conseils de Pel-
lisson, dont la main paternelle est venue le détour-
ner de son égarement.
C'en est donc fait; Santeul renonce pour jamais
à l'Hélicon, aux profanes ruisseaux du Parnasse ; et
c'est aux sources du vrai Dieu qu'il ira désormais
s'abreuver.
Mais, que ce soit de vin ou de poésie qu'on s'enivre,
ceux qui ont l'habitude de l'une ou de l'autre ivresse
ne font pas de serments mieux gardés. Il ne fallait
à Santeul qu'une occasion pour rompre le sien ; et
cette occasion ce fut La Quintinie qui la lui procura.
Voici comment un annotateur de Santeul parle de
La Quintinie au bas d'une pièce de poésie latine
dont nous allons parler et que lui adressa le cha-
noine de Saint-Yictor :
(( Jean de La QuiYitinie naquit près de Poitiers en l'année
« 1626. Il fit ses éludes en cette ville au collège des Jésui-
« tes. Ensuite il vint à Paris pour se faire recevoir avocat.
« Il était naturellement éloquent, et s'acquit beaucoup de
(( réputation dans le barreau ; mais il s'est rendu beaucoup
(( plus recommandable par sa science dans l'agriculture.
« Nous lui sommes redevables d'une infinité de découvertes
« qu'il y a faites. Le livre que nous avons de lui sous le titre
« divins tnictions pour les Jardins fruitiers et potagères a
« eu l'approbation de toute l'Europe. Le roi Louis XIV, in-
192 J.-B. SANTEUL.
« struit de son savoir daus l'agriculture, riionora de la
« charge de dirccteur-géni^ral de ses jardins fruitiers et po-
« tagersde toutes ses maisons royales, qu'il avait créée eu sa
« faveur. Pourvu de cet emploi, il fit augmenter de beau-
(( coup Tancien Potager de Versailles. La beauté des fruits
« et Pexcellence des légumes et des herbages qu'il y fit pro-
« duire porta Louis XIV à faire celui qui est aujourd'hui
« Padmiration de ceux qui le considèrent. »
La publication des Instructions pour tes Jar-
diiu fruitiers et potagers donna lïdée à Sauteiil
d'adresser à la Quintinie une pièce de vers qu'il in-
titula : Pomona in agro Versaliensi. Dans cette
œuvre , le poète oublie son serment dès le premier
mot du titre , et aux louanges qu'il prodigue tour à
tour au savoir de La Quintinie, aux magnificences
de Versailles et à la grandeur de Louis XIV, il mêle
des invocations non-seulement à Pomone, dont le
nom figure comme un défi en tête de son poème,
mais à d'autres divinités de la Fable et aux nymphes
qu'il avait solennellement bannies de la poésie.
Cette \iolation d'un serment fit quelque sensation
dans un certain monde littéraire, et l'on feignit
même d'y attacher plus d'importance que n'en
comportait une pareille sorte de faute. Santeul re-
çut de tous côtés des réclamations ; mais celles aux-
quelles il se montra le plus sensible lui vinrent de
lillustre Bossuet. L'évêque de Meaux, soit sérieuse-
ment, soit plutôt pour s'égayer, lui adressa de vifs
ÉTUDE CLNQUIÈME. 103
reproches auxquels Santeul crut devoir répondre
par une nouvelle pièce de vers cfuil appelait son
Amende honorable, et qu'il publia de suite. Dans
une vignette en taille-douce qui était en tête de
l'imprimé, le poète relaps se fit représenter à ge-
noux, la corde au cou, un flambeau à la main, et se
tenant sur les marches des portes de l'église de
Meaux, dans l'attitude d'un pénitent qui vient s'hu-
milier et faire acte de contrition.
Les vers apologétiques furent trouvés fort beaux.
Bossuet, à qui ils étaient adressés, envoya au poète
une lettre de félicitation dont nous ne transcrirons
que la première phrase :
« Voilà, ^lonsieur, ce que c'est de s'humilier. L'ombre
« d'une faute contre la religion vous a fait peur ; vous vous
M êtes abaissé, et la religion elle-même vous a inspiré les
« plus beaux vers, les plus élégants, les plus sublimes que
u vous ayez jamais faits. Voilà ce que c'est, encore un coup,
« de s'humilier. »
Plus tard Bossuet écrivit à Santeul, sur le même
sujet, une lettre dans laquelle il est aisé de voir que
l'illustre prélats' était plu à exagérer son rigorisme,
ou que du moins il avait fait quelques concessions.
Nous croyons qu'on ne lira pas sans intérêt un
passage de cette lettre ; on y verra ce que pensait
Bossuet de la poésie et de la Fable ; ce que, de son
point de vue essentiellement religieux, il accordait
de tolérance à des frivolités et à des fictions; et le
13
]9li J.-B. SAxNTEUL.
cas qu'il faisait de la personne et des ouvrages de
Santeul.
a Je reverrai avec plaisir dans ee raccourci et dans cet
« ouvrage abrégé toute la beauté de l'ancionne poésie des
« Virgile, des Horace, etc. , dont j'ai quitté la lecture il y a
« long-temps (1). El ce me sera une satisfaction de voir que
« vous fassiez revivre ces anciens poètes, pour les obliger en
« quelque sorte à faire l'éloge des héros de notre siècle
« d'une manière moins éloignée de la vérité de notre reli-
« gion. Il est vrai, monsieur, que je n'aime pas les Fables,
« et qu'étant nourri depuis beaucoup d'années de l'Écriture
« sainte, qui est le trésor de la vérité, je trouve un grand
« creux dans ces fictions de l'esprit humain et dans ces pro
«< ductions de sa vanité. Mais lorsqu'on est convenu de s'en
« servir comme d'un langage figuré, pour exprimer d'une
« manière en quelque façon plus vive ce que l'on veut faire
« entendre, sur -tout aux personnes accoutumées à ce lan-
« gage, on se sent forcé de faire grâce à un poète chrétien,
« qui n'en use ainsi que par une sorte de nécessité. Ne crai-
(( gnez donc point, monsieur, que je vous fasse un procès
<( sur votre Hvre; je n'ai, au contraire, que des actions de
« grâce à vous rendre. Et sachant que vous avez dans le
« fond autant d'eslime pour la vérité que de mépris pour les
H Fables en elles-mêmes, j'ose dire que vous ne regardez
« non plus que moi toutes ces expressions tirées de l'an-
« cienne poésie que comme le coloris du tableau ; et que
« vous envisagerez principalement le dessein et les pensées
« de l'ouvrage, qui en sont comme la vérité et ce qu'il y a
« de plus solide. »
(1) Cette lettre a été écrite postérieurement à 1690.
ÉTUDE CINQUIÈME. 195
Fénelon professa la même indulgence pour les
fables et la même estime pour Santeul. Il adressa
aussi à ce poète une lettre dans laquelle il l'autori-
sait à faire des Pomoncs, pourvu qu'il en fit ensuite
autant ({'amendes honorables ; ajoutant que ce
serait profit pour tous : la faute et la réparation.
Aujourd'hui que l'emploi de la Fable est tout-à-
fait abandonné dans la poésie, un débat dans lequel
il s'agirait d'attaquer et de défendre ses fictions
n'éveillerait l'attention de personne ; mais au temps
dont nous parlons, c'était là, en littérature, une des
principales questions à l'ordre du jour, et quand
l'occasion se présente de s'en souvenir, l'histoire
littéraire ne doit pas dédaigner celle-là plus que
toute autre.
Santeul n'avait pas été seul attaqué à cet égard.
Dans le même temps, on avait reproché à Boileau
l'évocation qu'il avait faite des divinités fabuleuses
dans sa quatrième épître où il raconte le fameux
Passage du Rhin. Aussi prit-il chaudement la dé-
fense de la Fable dans le troisième chant de son
Art poétique; et cette levée de bouclier nous a
valu des vers qui restent toujours beaux, même après
la déchéance du système poétique qu'ils défendent.
Dans ces sortes de discussions comme dans toutes
celles qui s'élèvent entre les hommes, les arguments
les plus solides et les vers les plus brillants ne par-
\1ennent guère à convaincre que ceux dont on par-
196 J.-B. SANTEUL.
tage l'opinion ; el vers la fin du règne de Louis XIV,
le janséniste Duguet, dans V Institution d'un
Prince, ouvrage dont nous avons déjà eu l'occa-
sion de citer quelques lignes, considérant les ar-
gumentations antérieures comme non avenues , re-
prenait l'attaque de plus belle , et s'exprimait ainsi
en parlant du Prince son élève :
« Il aura sur-tout une extrême indignation contre toutes
« ces vaines fictions où les noms des anciennes divinités lui
(( seront attribués aussi bien que leur prétendu pouvoir sur
« la terre ou sur la mer, sur la guerre ou sur la paix. Il n'y
« a rien, d'un côté, de si froid que ces chimères, et d'un
« autre, de plus impie ni de plus scandaleux. Je sais que
« les noms de Mars, de Neptune et de Jupiter sont des noms
(( vides de sens ; mais ce sont des noms qui ont servi au dé-
(( mon pour tromper les hommes et pour se faire rendre par
« eux les honneurs divins. C'est donc faire injure au prince
<( que de le mettre à la place de ces usurpateurs , et le prince
« se déshonore en consentant à cette impiété. Cependant les
« théâtres en retentissent, leur musique s'exerce sur ces
(t indignes fictions, les peuples s'infectent de cette espèce
« d'idolâtrie, et les châtiments pleuvent en foule du ciel sur
« une nation qui s'est fait un jeu d'un si grand mal. »
Si la poétique protection de Boileau n'avait
pas préservé la Fable des attaques de Duguet , les
attaques de Duguet n'empêchèrent pas non plus la
Fable de fournir pendant long-temps encore aux
poètes les principaux ornements de leurs composi-
tions. Elle resta florissante pendant toute la durée
ÉTUDE CINQUIÈME. 197
du XVIII/ siècle. Tantôt elle fut attaquée par un
abbé Pluclie , qui ne se contentait pas de vouloir la
bannir de la poésie, mais qui se scandalisait de voir
sur les tapisseries des figures prises des Métamor-
phoses d'Ovide, et qui demandait que Zéphyre et
Flore, Vertumne et Pomone fussent exilés des jar-
dins de Versailles ; tantôt elle fut défendue de nou-
veau par Voltaire, en prose dans son Dictionnaire
j)iiHosoj)hiqiie, en vers dans son Apologie de ta
FaUe.
Ce fut une nouvelle école littéraire qui, aux ap-
proches du second quart du dix-neuvième siècle, eut
la gloire de renoncer la première à l'emploi de la
Fable, et de voir cet abandon imité définitivement
par tous les poètes contemporains.
C'était là, au reste, une victoire facile, car la dé-
faite de la Fable était, pensons-nous, déjà virtuel-
lement consommée dans toutes les convictions. Il
ne s'agissait que de donner le signal de son expul-
sion ; et ce signal une fois donné, les imitateurs ne
demandaient qu'à le suivre.
En effet, si la poésie ne vit que de fictions, d'i-
mages, d'allégories, de métamorphoses, l'emploi
des symboles fabuleux empruntés à l'antiquité, dé-
claré déjà suranné au temps où les frères Santeul
descendaient dans la lice pour décider de son sort ,
avait pu survivre au triomphe remporté par Claude
sur le poète de Saint -Victor ; mais tout un siè-
198 J.-B. SAiNTEUL.
cle d'uu maintien toujours contesté devait aussi
épuiser ce qui restait de crédit à la Fable ; et le
XIX.* siècle, venu avec tout un cortège d'idées
nouvelles, n'avait qu'un f ùble effort à tenter pour
obtenir le complet et irrévocable écroulement du
vieux système mythologique.
Déjà môme, avant d'être ainsi détrônée, la Fable
antique ne régnait plus seule sur la poésie. La my-
thologie ossianique, qu'on nous avait apportée de
l'Ecosse, eut pour apôtres Fontanes, Millevoye,
madame de Staël, M. Baour de Lormian et d'autres
encore. Mais cette source de fictions vaporeuses fut
l'objet d'uu engouement passager comme les nuages
d'où ses poètes la faisaient sortir.
Plus tard, quand le chef de l'école romantique
essaya d'introduire dans sa poésie les sylphes, les
salamandres, les gnomes, les ondins, êtres fantasti-
ques dont la théosophie juive avait peuplé ce qu'on
appelait autrefois les quatre éléments, et à leur
suite les fées, les génies, les lutins, les esprits fol-
lets, il n'avait point le mérite de l'innovation, et
c'était tout au plus une restauration qu'il tentait ;
car il avait été précédé dans cette voie par les Con-
tes de Perrault, par ceux d'Hamilton, par le 3Iari
Sylphe de Marmontel, par Jean-Baptiste Rousseau,
et par la tourbe de leurs imitateurs.
Il nous paraît curieux, à propos des prétendues
innovations de cette nouvelle école, de relire quel-
ÉTUDE CINQUIÈME. 199
ques phrases que, dans une édition de 1824, M.
Victor Hugo plaçait en tête de ses Odes et Balla-
des, et que les éditeurs de ce poète ne manquent
pas de reproduire indéfiniment.
Nous n'avons sans doute pas besoin dédire que loin
de nous est la pensée de prendre à partie M. Vic-
tor Hugo, que nous ne demandons pas mieux que
de reconnaître comme l'un de nos plus grands poè-
tes. Dans une étude rétrospective sur l'usage de la
Fable dans la poésie, nous ne pouvons nous dispen-
ser de jeter un coup-d'œil sur la mythologie de l'é-
cole romantique. Nous devons et nous voulons
mettre à part toute question de personnes ; mais le
point qui nous occupe appartient désormais à l'his-
toire littéraire, et il nous semble que nous pouvons
l'examiner sans manquer aux égards qui sont dus à
qui de droit.
La littérature actuelle, disait dans cette préface
iM. Victor Hugo en parlant de la littérature dont il
se faisait le chef,
« La littérature acluelle, que l'on attaque avec tant d'in-
M stinct d'un côté et si peu de sagacité de l'autre, est l'ex-
« pression anticipée de la société religieuse et monarchique
« qui sortira sans doute du milieu de tant de ruines récen-
« tes. Il faut le dire et le redire, ce n'est pas un besoin de
« nouveauté qui tourmente les esprits, c'est un besoin de
o vérité, et il est immense.
« Ce besoin de vérité, la plupart des écrivains supérieurs
200 J.-B. SANTEUL.
« de l'époque tendent à le satisfaire. Le goût, qui n'est au-
« tre chose que Yautorité en littérature, leur a enseigné
a que leurs ouvrages, vrais pour le fond, devaient être égale-
ce ment vrais dans la forme; sous ce rapport ils ont fait faire
« un pas à la poésie. Les écrivains d'un autre peuple et d'un
« autre temps, même les admirables poètes du grand siècle,
(( ont trop souvent oublié dans l'exécution le principe de
« vérité dont ils vivifiaient leur composition. »
Voilà ce qu'écrivait M. Victor Hugo en 182/i. Or,
nous tous qui avons été témoins des agitations im-
morales et ruineuses qui se sont succédé depuis
cette époque jusqu'à ce jour, nous pouvons juger
aussi comment a été religieuse et monarchique
cette société dont la littérature de M. Victor Hugo
se disait l'expression anticipée ; qu'elle nous dise
donc elle-même quel bien elle a fait à la société, et
au moins de quels maux elle l'a préservée.
Les œuvres de cette école, non-seulement vraies
pour le fond, mais aussi vraies dans la forme, ont,
sous ce dernier rapport, fait faire un pas à la poé-
sie. C'est M. Hugo qui le dit. Voyons comment cela
s'est fait. Et d'abord voyons ce que pense M. Hugo
de l'usage que faisait Boileau de la mythologie an-
cienne. Dans la préface qui nous occupe , il repro-
che à l'auteur de VArt poétique « le Temps qui
s'enfuit une horloge à la main. » H prétend qu'une
horloge est déplacée dans la main d'un dieu de la
Fable. Mais ce Temps dont on avait fait un dieu,
ÉTUDE CINQUIÈME. 201
que représente-t-il donc, si ce n'est la succession
des époques dont les générations sont témoins les
unes après les autres ? Et quand on veut nous mon-
trer le Temps à un moment. quelconque de la du-
rée, pourquoi ne pourrait-on pas le représenter
porteur de Tinstrument qui sert à diviser cette durée
à ce moment donné? A qui donc permettra-t-on
d'être toujours de son temps, si ce n'est au Temps
lui-même? Et nous n'avons même pas besoin de
cette concession, car le mot horloge est un mot gé-
nérique qui s'applique au sablier ou horloge de sa-
ble, et à la clepsydre ou horloge d'eau, aussi bien
qu'à l'espèce d'horloge plus moderne que M. Victor
Hugo a cru voir dans la main du Temps de Boileau.
Quelques lignes plus bas, le critique regrette
de voir, dans le célèbre Passage du Rhin, du
même Boileau, « des Naïades craintives fuir de-
« vant Louis par la grâce de Dieu, roi de France et
« de Navarre, accompagné de ses maréchaux de
« camp et armées. »
Si pourtant, eu égard à l'époque où écrivait Boi-
leau, M. Hugo admet la divinité et la personnifica-
tion du Rhin, pourquoi lui disputer ses Naïades ?
Or, M. Hugo n'a pas le droit de nier la divinité du
Rhin, lui qui, tout poète de la vérité qu'il est, a
bien personnifié dans une de ses Orientâtes, non-
seulement le Danube, mais aussi les deux villes de
Belgrade et de Semlin. Bien mieux, à côté de ce
202 J.-B. SAXTEUL.
fleuve, au lieu de Naïades craintives il met des
sorcières oisives ; nous ne pensions pas pourtant
que les unes fussent fins vraies dans la forme
que les autres.
Mais voici qui est bien pis que de mettre au
Temps une iiorloge à la main, c'est de faire parler
le Danube en colère, titre de V Orientale, c'est
de faire parler ce fleuve qui s'avoue lui-même dé-
chu de divinité, avec la même autorité, disons
mieux, la même arrogance que quand il était en
pleine possession de son droit divin :
Je le sais, moi qui fus un Dieu !
Vos dieux m'ont chassé de leur sphère
Et dégradé, c'est leur affaire !
dit-il aux deux cités qui se querellent. Et quand on
vient de se reconnaître ainsi dégradé et sans pou-
voir, est-il bien logique de menacer d'un ton aussi
hautain que dans les vers suivants :
Car je suis le Danube immense.
Malheur à vous si je commence !
Je vous souffre ici par clémence.
Si je voulais, de leur prison
Mes flots lâchés dans les campagnes,
Emportant vous et vos compagnes^
Comme une chaîne de montagnes
Se lèveraient à l'horizon.
Il n'y a vraiment qu'un fleuve romantique qui
puisse prendre ainsi les airs vainqueurs d'un capi-
ÉTUDE CINQUIÈME. 203
tan, et, la tête levée, disposer impérieusement de
ses flots, même après sa déchéance. Et ce serait bien
pis encore si nous comparions le discours du Rhin
aux Hollandais dans la quatrième épître de Boileau.
et l'apostrophe du Danube aux deux villes de Sem-
lin et de Belgrade dans la trente-cinquième Orien-
tale de M. Victor Hugo. Le rapprochement entre la
noblesse de l'un et le ton b avache et matamore de
l'autre suiBrait ta lui seul pour faire connaître en
quoi consiste la dilTérence des deux écoles littéraires
qui les font parler.
Et remarquons, dit encore M. Victor Hugo dans
la même préface^
« Et remarquons en passant que, si la Uttératiire du grand
« siècle de Louis -le-Grand eût invoqué le christianisme au
« lieu d'adorer les di'^.ux païens, si ces poètes eussent été ce
« qu'étaient ceux des temps primitifs, des prêtres chantant
« les grandes choses de leur religion et de leur patrie, le
« triomphe des doctrines sophistiques du dernier siècle eût
« été beaucoup plus diificile, peut-être même impossible...
M Mais la France n'eut pas ce bonheur; ses poètes nationaux
« étaient presque tous des poètes païens; et notre littérature
« était plutôt l'expression d'une société idolâtre et démocra-
(( tique que d'une société monarchique et chrétienne. Aussi
«les philosophes parvinrent-ils, en moins d'un siècle, à
« chasser des cœurs une religion qui n'était pas dans les
« esprits. »
Soit. Mais vous alors, vous le chef d'une nouvelle
littérature, quelles grandes choses allez-vous nous
'20!i J.-B. SANTEUL.
chanter pour ôter un nouveau triomphe aux doctri-
nes sophistiques qui ne nous manqueront pas, pour
que vous soyez l'expression d'une société chrétienne
et monarchique, pour que vous fassiez rentrer la
religion dans les cœurs en la remettant d'abord
dans les esprits? En un mot, quelle poésie mettrez-
vous h la place de la poésie païenne frappée de vos
réprobations?
C'était à >I. Hugo avant tout autre, à M. Hugo,
qui avait si énergiquement réclamé l'expulsion des
dieux païens, c'était à lui qu'il appartenait de nous
donner des exemples après les préceptes et de pro-
poser de nouveaux candidats aux adorations de la
poésie contemporaine. C'est ce qu'il a fait dans un
recueil de quinze pièces qu'il a nommées BaUades.
Ce nom de Ballades n'est déjà pas une innovation;
ce n'est qu'une exhumation : mais passons; et puis-
que c'est là que le poète a établi son nouveau pan-
démonium, allons y faire notre descente, et exami-
nons.
Les nouveaux êtres surnaturels de M. Hugo, dans
ses Ballades, ce sont des fées, des sylphes, des pé-
ris, des géants, des lutins; c'est-à-dire qu'ici encore
le coryphée de l'école novatrice n'invente rien, et
substitue aux vieilleries mythologiques de la Grèce
et de Rome un pêle-mêle d'autres vieilleries qu'il
emprunte à la cabale juive, aux rêveries ossianiques
du Nord et à la théogonie des Persans.
ÉTUDE CINQUIÈME. 205
Est-ce là ce que M. Hugo appelle les couleurs
neuves et vraies de la théogonie chrétienne?
Nous l'avons déjà vu^ dans ses Orient aies, met-
tre des sorcières auprès du dieu du Danube à la
place des naïades qu'il refuse au dieu du Rhin; dans
la deuxième de ses Ballades, il semble avoir voulu
remplacer l'amour par le sylphe; ou du moins une
épigraphe extraite d'une imitation d' Anacréon par La
Fontaine, épigraphe qu'il a mise en tête de cette Bal-
lade, semble faire un appel à la mémoire du lecteur
pour lui annoncer que le poète va entrer en lutte
avec Anacréon et La Fontaine, et mettre son œuvre
en regard de l'invention et de l'exécution de ces deux
maîtres, c'est-à-dire opposer à V Amour mouilié
de l'antique poésie le Sylphe égaré de la Ballade.
Pour se livrer avec entière connaissance de cause
à la comparaison et au jugement que l'auteur du
Sylphe semble provoquer par la seule exhibition
de l'épigraphe, il faudrait , en même temps que la
Ballade, lire en entier la délicieuse composition que
La Fontaine a intitulée : Imitation d' Anacréon.
Cette double reproduction allongerait trop notre
Étude; nous nous bornerons à un simple extrait, et
nous ferons la citation que le poète du Sylphe sem-
ble nous indiquer lui-même :
Le vent, le froid et l'orage
Contre l'enfant faisaient rage.
Ouvrez, dit-il, je suis nu!
L>06 J.-R. SANTEUL.
Ce sont là les vers de l'épigraphe où l'Amour est
mis en scène par La Fontaine. En voici cinq de la
Ballade. C'est le Sylphe qui parle :
Hélas I il est trop tard pour rentrer dans ma rose !
Châtelaine, ouvre-moi, car ma demeure est close.
Recueille un fils du jour égard dans la nuit;
Permets, jusqu'à di^niain, qu'en ton lit je repose;
Je tiendrai peu de i)lace et ferai peu de bruit.
Mais qu'est-ce donc, après tout, qu'un Sylphe ?
La Ballade va nous le dire :
Je suis l'enfant de l'air, un Sylphe, moins qu'un rêve,
Fils du printemps qui naît, du matin qui se lève,
L'hôte clair du foyer durant les nuits d'hiver,
L'esprit que la lumière à la rosée enlève.
Diaphane habitant de l'invisible éther.
Nous ne nous arrêterons pas long-temps à faire
remarquer qu'ici la généalogie du Sylphe n'est
guère précise, car il se donne pour pères tout à la
fois l'air, le printemps et le matin ; ce qui ne l'em-
pêche pas d'ajouter qu'il est né d'un larcin que la
lumière a fait à la rosée.
En regard de cet acte de naissance, où la pater-
nité joue un rôle trop complexe pour qu'on admette
facilement la légitimité littéraire de ce Sylphe, nous
ne produirons pas celui de l'Amour. Celui-ci, tout
le moiide connaît son histoire, c'est celle du cœur
humain.
Voyons seulement de quelle façon se dénouent
ÉTUDE CINQUIÈME. 207
les deux petits drames que la Ballade a voulu met-
tre en opposition. Voyons ce qu'il advient, d'un
côté, de l'Amour qui a demandé l'hospitalité à La
Fontaine, et, de l'autre côté, du Sylphe qui a de-
mandé asile à la châtelaine.
Voici la dernière stance du Syiphe :
Il pleurait. — Tout à coup devant la tour antique
S'éleva, murmurant comme un api)el mystique,
Une voix ce n'était sans doute qu'un esprit!
Bientôt parut la dame à son balcon gothique : —
On ne sait si ce fut au Sylphe (ju'elle ouvrit!
La Ballade se termine par ce trait, qui donne plus
de relief à la châtelaine qu'au Sylphe sujet de la
pièce. C'est un défaut de composition d'autant plus
grave, que l'incertitude où l'on reste sur le sort ul-
térieur de ce Sylphe laisse le tableau inachevé.
Dans Y Amour mouitié, le petit dieu a reçu,
lui, l'hospitalité qu'il demandait. Mais ce n'est
pas tout; La Fontaine nous dit comment il la paye :
L'enfant, d'un air enjoué
Ayant un peu secoué
Les pièces de son armure
Et sa blonde chevelure,
Prend un trait, un trait vainqueur.
Qu'il me lance au fond du cœur.
Voilà, dit-il, pour ta peine.
Souviens-toi bien de Clymène,
Et de l'Amour, c'est mon nom.
Ah! je vous connais, lui dis-je,
208 J.-B. SANTEUL.
Ingrat et cruel garçon;
Faut-il que qui vous oblige
Soit traité de la façon!
Amour fit une gambade,
Et le petit scélérat
Me dit : Pauvre camarade,
Mon arc est en bon état.
Mais ton cœur est bien malade.
Poursuivons. Le Géant de la Ballade a-t-il la
prétention de remplacer \ Hercule de la mytholo-
gie? Nous l'ignorons; mais ce que nous savons, c'est
que l'histoire d'Alcide et de ses douze Travaux est
un tissu d'allégories ingénieuses, tandis que nous
n'avons rien vu à travers le portrait du Géant de M.
Victor Hugo, sinon des proportions et des mouve-
ments gigantesques, sans cause et sans effet.
Dans la Ballade qui a pour titre la Ronde du
Sabbat, le poète nous fait voir
La sorcière échappée aux sépulcres déserts,
Volant sur un bouleau qui siffle dans les airs.
Elle a autour d'elle
Les larves, les dragons, les vampires, les gnomes,
Des monstres dont l'enfer rêve seul les fantômes.
Et dans un coin du tableau on voit Lucifer :
Debout au milieu d'eux, leur prince Lucifer
Cache un front de taureau sous la mitre de fer.
Ouvrons Horace : à la place de la sorcière il nous
ÉTUDE CINQUIÈME. 209
montrera Vénus ; au lieu des larves,, des dragons,
des vampires et de tout le cortège infernal, nous
verrons des nymphes et des Grâces ; si nous ne trou-
vons pas Lucifer , nous en serons dédommagés par
'Vulcain, et aux vers de la ballade quatorzième nous
pourrons substituer ces vers de l'ode quatrième :
Jauî Cytherea choros ducit Venus, imminente Luna :
Junctœqiie Nymphis Gratiœ décentes
Alterno terrara quatiunt pede, dum graves Cyclopum
Vulcaniis ardens urit officinas.
Ou bien, selon les vers français de notre excellent
collègue, M. Anquetil (1) :
Aux clartés de Piîébé, sous les bois de Cythère,
Déjà pendant la nuit Vénus conduit ses chœurs.
Où la Grâce riante et la Nymphe légère
Viennent s'ébattre avec leurs sœurs.
La terre sous leurs pas retentit en cadence,
Tandis que du Cyclope animant les travaux,
Le flamboyant Vulcain dans la lournaise immense
Allume des foudres nouveaux.
Un commentateur d'Horace, lillustre Dacier, in-
terprétait à sa manière ce passage de la quatrième
(1) M. Anquetil, Censeur des Études au Lycée impérial
de Versailles, et Secréiaire-perpétuel de la Société des
Sciences naorales, des Lettres et des Arts de Seine-et-Oise,
a publié, il y a quelques années, une traduction des Odes
d'Horace, où Télégance rivalise avec la fidélité.
210 J.-B. SAiNTEUL.
ode (livre I) ; et voici l'observation que Voltaire
consignait à ce sujet dans son Dictiomiaire 'phi-
losophique, au mot Scoliaste :
« Vous dites dans vos remarques que Ton n'a jamais vu
<( de cour plus jolie que celle de Vénus, et qu'Horace fait ici
« une allégorie fort galante. Car par Vénus il entend les
<c femmes ; par les Nymphes il entend les filles ; et par Vul-
« cain il entend les sots qui se tuent du soin de leurs affaires,
« tandis que leurs femmes se divertissent. Mais ètes-vous
« bien sûr qu'Horace ait entendu tout cela ?
Nous ne voulons pas défendre ici M. Dacier con-
tre Voltaire ; mais si l'interprétation est un peu ha-
sardée, elle est au moins une application satirique
de fort bonne guerre contre le siècle auquel s'a-
dressait le savant commentateur; application qui
pourrait bien aussi appartenir au siècle présent.
Quant à la Ronde du Sahhat, nous laissons aux
Daciers futurs le soin de l'interpréter ; mais nous
craignons fort qu'ils ne la tordent vainement pour
en tirer quelque application instructive ou du moins
intéressante.
Si nous voulions poursuivre le parallèle entre les
deux m^thologies, et sortir des Ballades pour vi-
siter les Odes du même auteur, nous y verrions
l'antique Morphée remplacé par le Cauchemar
dont le front Heu s'élève d'une eau dormante.
Nous pourrions comparer son ode au Cauchemar
avec ces vers d'Ovide sur le Sommeii :
ÉTUDE CINQUIÈME. 211
* Somnc, quies rerum, placidissime Somne deorum,
Pax animi, qucni cura fugit, qui corpora duris
Fessa ministeriis mulces reparasquc labori ;
ces vers qui sont si beaux, et dont l'auteur n'est
pourtant considéré que comme un poète de la dé-
cadence latine.
Nous regrettons aussi de ne pouvoir que men-
tionner le rapprochement, mais à un autre point
de vue, qu'a fait un écrivain (1) entre ce Cau-
chemar et une pièce sur le même sujet par une
des victimes de Boileau, par Saint -Amant; mais
nous aurions l'air de vouloir rallumer entre deux
écoles une guerre littéraire à peu près éteinte et
oubliée.
Qu'il nous suffise de citer de M. Victor Hugo l'ode
à la Chauve-Souris. La mythologie ancienne avait
le cygne, oiseau de Caïstre et du Méandre; V aigle
de Jupiter; le j)aon de Junon; la colomhe de Vé-
nus; le hibou de Pallas; le coq d'Esculape, etc.,
tous oiseaux symboliques dont la signification n'é-
tait pas sans quelque transparence ni sans quelque
charme : on a donné la clef des champs à toute cette
volière emblématique, et M. Hugo a donné en rem-
placement la Chauve-Souris, oiseau problémati-
que. Et de quel nouveau dieu est-elle l'oiseau ? Du
dieu Vertige.
(1) M. Jay, la Conversion d'un Romantique, chap. IL
212 J.-B. SANTEUL.
Sors-tu de quelque tour qu'habite le Vertige,
Nain bizarre et cruel qui sur les monts voltige,
Prête aux feux des marais leur errante rougeur,
Rit dans l'air, des grands pins courbe en criant les cimes.
Et chaque soir rôdant sur le bord des abîmes.
Jette aux vautours du gouffre un pâle voyageur (1)?
Le Vertige, affection toute physiologique, mala-
die de notre nature matérielle, voilà de quelle étoffe
la nouvelle école fait ses divinités.
Des allusions, des allégories, un but moral, il ne
faut rien chercher de tout cela dans cette mytholo-
gie monstrueuse qu'on a essayé, mais en vain fort
heureusement, de substituer à celle qu'on avait aban-
donnée ; un rapport quelconque, perceptible pour
l'intelligence, entre le monde fantaslique et le
monde réel, il n'y faut pas songer avec les créa-
tions des novateurs, tant qu'un autre abbé de Tres-
san ne sera pas venu comparer leur mythologie
avec l'histoire. Montrer le laid pour l'unique plaisir
d'exciter l'étonnement ou de soulever le dégoût
chez le lecteur, sans aucun profit pour lui, c'est là,
à ce qu'il nous semble, tout l'idéal de la poésie
prétendue conservatrice.
Nous voilà bien loin de la poésie latine au XVII.*
siècle. Nous avions besoin de nous écarter ainsi pour
montrer que l'école nouvelle ne faisait point acte
d'innovation lorsqu'elle attaquait la Fable, puisque
(1) M. V. Hugo, la Chauve-Souris y ode 5 du livre V.
ÉTUDE CINQUIÈME. 213
dès le temps du poète Santeul, le signal avait été
donné. JNous voulions prouver aussi que les raisons
alléguées récemment contre la mytiiologie ne va-
laient pas celles qui furent invoquées antérieure-
ment, et qu'ainsi la ruine de ce système de poésie
fut uniquement l'œuvre du temps, qui change et
détruit tout. Nous voulions enfin montrer qu'en ex-
cluant les fictions anciennes, Claude Santeul, par ces
mots : Inspice res intus, et par cet hémistiche :
fœcundum concute pectus, qu'il a emprunté à
Virgile, proposait une poétique meilleure que toutes
les théories de l'école moderne, lesquelles ne sont
bonnes à répandre sur les vers que le coloris et la
musique, deux ornements précieux, mais deux or-
nements tout extérieurs, tandis qu'elles ne donnent
rien de ce qui constitue les qualités intérieures de
la poésie, rien qui réveille les sentiments, les pas-
sions, les idées, rien qui soit une inspiration de la
nature et un reflet de l'humanité, et qui, fruit de la
réflexion du poète, produise la réflexion chez son
lecteur.
Souvenons-nous donc de la recommandation de
Claude Santeul. Les poètes qui sauront la suivre
pourront se passer des fables païennes aussi bien
que des créations fantastiques de la cabale et des
rêveries du Nord. Ce n'est pas en substituant un
sylphe à Cupidon, une sorcière à Vénus, ou un
géant à Hercule; et, plus généralement, ce n'est pas
214, J.-B. SANTEUL.
en laissant l'imagination s'égarer dans le domaine
de la fantaisie, en laissant l'œil du corps s'arrêter
à la surface des choses et contempler un ciel bleu ,
des eaux bleues, un œil bleu, de blonds et longs
cheveux, sans que le regard de l'ame cherche à pé-
nétrer au fond pour en rapporter les motifs d'un
retour salutaire vers de hautes pensées; ce n'est
pas à ces jeux puérils de l'imagination qu'on fera
jaillir de nouvelles sources de poésie; c'est en
écoutant les battements de son cœur et les avertis-
sements de sa conscience.
Prenons-y garde cependant : le fœcunclum con-
cute pectus n'est pas suffisant. Cette maxime a été
professée par des poètes qui ne l'entendent ni
comme Virgile ni comme Claude Santeul. Nous la
trouvons paraphrasée quelque part dans les vers
suivants :
Ah ! frappe-toi le cœur, c'est là qu'est le génie,
C'est là qu'est la pitié, la souffrance et l'amour ;
C'est là qu'est le rocher du désert de la vie,
D'OU les flots d'harmonie,
Quand Moïse viendra, jailliront quelque jour.
Cette strophe, que Claude Santeul voudrait avoir
faite s'il la lisait; cette pensée, qu'il avouerait comme
conforme h la sienne, n'a pas empêché l'auteur,
notre contemporain, que nous ne voulons pas nom-
mer, de composer un recueil de poésies au milieu
duquel elle se trouve, et dont la muse, tout éroti-
ÉTUDE CINQUIÈME. 215
que, ne nous montre du cœur que la chair et le
sang; un recueil où l'on trouve ce vers :
Notre amc (si Dieu veut que nous ayons une ame)...
vers qui renferme à lui seul toute la substance du
livre, et dont l'auteur semble ne voir en nous qu'une
vile matière qui n'a qu'à se vautrer dans la fange
des voluptés les plus brutales, et après laquelle il
n'y a plus rien. Si Claude Santeul retrouvait sa pen-
sée dans le livre où nous l'avons trouvée ainsi, il la
désavouerait ; ou du moins il reconnaîtrait que le
cœur peut quelquefois se perdre et s'agiter dans un
milieu où il ne convient pas au vrai poète d'aller
le secouer; que quand l'homme qui porte un pareil
cœur le profane
Atque affigit humo divinae particulam aurae,
comme dit Horace, il faut compléter la maxime en
y ajoutant : Sursum corda.
« Sw^sum corda, tenez en haut votre cœiu', voilà toute
« la philosophie. »
Voilà toute la poésie, ajouterons-nous après M.
Victor Cousin (1), à qui nous avons emprunté cette
recommandation.
Après les courses un peu aventureuses que les
Ballades de M. V. Hugo ont faites dans le champ
(1) Du Vrai, du Beau et du Bien, avant-propos.
216 J.-B. SAXTEUL.
de la fantaisie et de la poésie dénuée de pensée, ce
poète s'est trop bien relevé, au moins par de sé-
rieuses tentatives, dans ses travaux ultérieurs, pour
que nos réflexions à son égard soient considérées
comme une atteinte à sa renommée.
L'emploi de la Fable dans la poésie est une des
questions littéraires dont nous avons eu à nous oc-
cuper au milieu de nos Études sur Santeul, puisque
Santeul lui-même, dans sa carrière poétique, avait
rencontré cette question sur ses pas. En rapprochant
des conceptions émanées de la mythologie païenne
désormais abandonnée, les emprunts faits par les
Ballades à une autre théogonie, nous n'avons pas
eu l'intention de poursuivre hostilement M. Hugo à
travers ces brumes ossianiques où il a été suivi par
peu d'imitateurs, et auxquelles il a depuis renoncé
lui-même. Mais ces emprunts du poète des Balla-
des subsistent comme une des phases de nos trans-
formations poétiques ; ils appartiennent donc à l'his-
toire littéraire ; de plus, ils se rattachaient naturel-
lement à ce point de nos Études sur Santeul : c'est
à ce titre seulement que nous nous en sommes oc-
cupé sans préjudice de notre respect pour ce qu'il y
a d'élevé dans la poésie de M. Hugo, et de glorieux
pour la littérature française dans une notable par-
tie de ses œuvres.
FIN DE L'lILDE CINQUIÈME.
ÉTUDE SIXIÈME.
ÉTUDE SIXIÈME
LES RELATIONS DE SANTEUL. — SA MORT. — DISPUTE ENTRE DEUX
VILLES POUR LA POSSESSION DE SES CENDRES. — SON ANAGRAMME.
— SON PORTRAIT.
Pour achever de connaître Santeul, il nous reste
à l'étudier dans ses diverses relations avec le monde.
Elles sont nombreuses, ces relations : aussi ne nous
occuperons-nous que des principales parmi celles
où il est dans son rôle de poète.
Puisqu'il faut rendre à tout seigneur tout hon-
neur, nous parlerons d'abord du roi Louis XIV, bien
que nous rompions ainsi l'ordre chronologique, que
nous pouvons, au reste, négliger ici sans inconvé-
nient.
Santeul ne fut pas, à proprement parler, un poète
de cour, du moins auprès de Louis XIV, car il ne
hantait pas le séjour du roi. Mais, en mêlant sa voix
latine au concert des voix françaises qui chantaient
l'hymne sans fin à la louange du demi-dieu, il prit
rang parmi les poétiques flatteurs qui, s'ils n'allaient
pas toujours jusqu'à l'adoration des faiblesses de
220 J.-B. SANTEUL.
Louis-le-Grand, ne se refusaient pas du moins la
négation formelle de ces faiblesses et leur substi-
tuaient dans leurs éloges les vertus qui y sont op-
posées. Nous avons déjà vu notre poète louer (1) le
roi qui se montra si souvent l'esclave de tant de pas-
sions, d'avoir su dompter
L'Océan, la terre et lui-mOme.
Hic pclago, liic terris, hic sil)i jura dédit.
En lisant les ouvrages de Santeul, on pourrait le
voir tremper dans le mensonge des admirateurs de
ce passage du Rliin, que la poésie mettait bien au-
dessus du passage du Granique, tandis que l'histoire
et même la chronique contemporaine (2) l'a réduit
aux simples proportions d'un fait d'armes honorable
sans doute, mais qui ne méritait pas T exaltation dont
il a été l'objet, exaltation d'autant plus maladroite
qu'après tout, sous le rapport administratif et mili-
taire, Louis XIV, le plus souvent, n'avait besoin
que de la vérité pour rester à jamais glorieux. On
verrait ailleurs Santeul, personniliant la France, se
faire inviter par elle à suspendre les éloges qu'il
adresse aux saints dans ses hymnes, pour louer à
son tour le roi vengeur de la religion, protecteur
(1) Page 133.
(2) Voir la Lettre du comte de Bussy à madame de Sévi-
gné, 17 juia 1672.
ÉTUDE SIXIÈME. 221
des lois, la terreur des ennemis et le père de son
peuple. On verrait la France lui dire :
S'il est des Dieux au ciel, il en esL sur la terre.
Sua sunt si uumina cœlo
Quae nescire nefas, sua sunt cl nuniina terris.
Plus loin on le verrait traduire en vers latins une
pièce de vingt vers français à la fin de laquelle Pierre
Corneille (1), pour céléJ)rer la rapide conquête de
la Franche-Comté, disait au roi :
Je rougis de me taire et d'avoir tant à dire;
Mais c'est le seul parti que je puisse choisir :
Grand roi, pour me donner quelque loisir d'écrire,
Daigne prendre pour vaincre un peu plus de loisir.
La pensée s'est un peu refroidie en passant du
moule cornélien dans celui de Santeul :
Quid faciani? pudor est décora inter tanta silere;
Sed laudare labor : nostro succurrc labori,
Maxime rex : milii (juo liceat tua scribere facta,
Da spalium vali, cursusque morare secundos.
Nous citons ce compliment à litre d'indication,
mais nullement de grief contre Corneille et contre
Santeul. Remarquons qu'il n'y a pas loin de cela à
la fameuse exclamation de Boileau :
Grand roi, cosse de vaincre ou je cesse d'écrire (2).
(1) P. Corneille et Santeul, qui étaient liés d'amitié, se
traduisaient quelquefois l'un Taulre.
(2) Épître VIII.
T22 J.-Iî. SAMEUL.
Il est vrai que , dans celte ressemblance, Boileau
était en arrière de sept années sur Corneille et sur
son traducteur; et encore le grand tragique joignait-
il au mérite de l'antériorité celui de la vérité; car il
parlait en 1668, après une conquête faite en un
mois, tandis que le satirique, moins heureux, ne
venait, en 1675, qu'après des revers qui attristaient
la France. On aime à noter ces similitudes de louan-
ges : seulement, ici, y eut-il de la part de Boileau
imitation, ou réminiscence involontaire, ou rencon-
tre fortuite? C'est ce que nous ignorons.
Dans la classification des œuvres de Santeul, les
frères Barbou, ses éditeurs en 1729, ont groupé
celles de ses poésies qu'il a consacrées à la glorifi-
cation de Louis, en neuf grandes pièces qui com-
mencent le premier volume sous ce titre : Pro rege
Ludovico Magno, et en une trentaine de piécettes
auxquelles ils donnent, dans le troisième volume,
le nom générique d'épigrammes avec ce titre spé-
cial : Lodoïcia.
Parmi les Lodoïcia on trouve cette inscription
destinée au tableau dans lequel Mignard représente
la famille royale :
Hic agnosce tuos ventiira in ssecula reges,
Gallia, quondam Orbis scntiet esse suos;
que Perrault, de TAcadémie française, a traduite
ainsi :
fiTlDE SIXIKMI . 223
iJdHi» rcs jeunes héros, dont l'auguste naissance
Promet cent miracles divers.
Tu vois tes rois, heureuse France,
Kt peut-^tre y vois-tu ci:u\ «!♦• tout l'univers.
Mais, parmi les neuf pièces de poésie Pro rifff
Ludovico Ma(jnOy il y en a une (juc nous avons
trouvée avec ref,Tet, nous devons le dire : c'est une
ode pleine de louanges sur la liévocation de ! <'dii
de Nantes.
lOut a été dit sur ce grand coup-d état fjui a éi«-
l'objet d'une foule de déclamations pour et cDutre.
M f st inutile d'y revenir ici. Nous laisserons dire
(eux qui aflirment que cette mesure n'inspira pas
aux générations contemporaines de bien vifs senti
ments de réprobation ; nous ne demandons même
pas mieux (pie d'être indulgent jusqu'à un c«'rtain
point envers Santeul, qui était un religieux, et (jui
était en quelque sorte obligé par état à se réjouir
d'un pareil acte puisqu'il lui permettait de dire dans
son ode : L'na pdes populos beahit. Mais ce (pw
le poète perpétuel de la Ville de Paris ne nous pa-
rait pas excusable d'avoir écrit, ce sont les vers sui-
vants de la même ode, où il dit rni roi, en parlant
<Im calvinisme :
Hydram sine armiscontudisti,
Quam nec avi domuC-re ferro.
" Vous avez, sans armes, écrasa'' celle hydre, que le fer
" (!•• vos ancêtres avait inutilement attaquée. >.
22a J.-B. SANTEUL.
Ce sine armis à propos d'un résultat obtenu par
des moyens que nous navons pas besoin de rappe-
ler, est un de ces poétiques écarts qu'il suffit d'in-
diquer pour les qualifier.
La biographie de Santeul ne lui attribue guère de
relation personnelle avec Louis XIV que l'entrevue
dans laquelle il fut admis à lire devant le roi quel-
ques-unes de ses hymnes. Ce fut dans cette circon-
stance que Boileau fit contre le chanoine de Saint-
Victor répigramme XIX, qu'on peut lire dans les
œuvres du satirique. L'anecdote est ainsi racontée
par Brossette :
<( Lorsque Santeul alla présenter au roi les hymnes qu'il
« avait faites pour saint Louis, il les récita de la manière
M qu'il réciiait tous ses vers, avec des contorsions et des
M grimaces qui excitèrent la gaîlé des courtisans. Boileau,
« qui se trouva là, fit sur-le-champ cette épigramme :
« A voir de (juel air elTroyable
« Roulant les yeux, tordant les mains,
u Sanlcul nous lit ses hymnes vains,
« Dirait-on pas que c'est le diable
« Que Dieu force à louer ses saints (1)?
« Cette épigramme fut mise sous les yeux du roi, en pré-
« sence même de Santeul. Depuis, l'auteur l'a refaite. »
Ce fut après cette entrevue que Santeul fut couché
(1) Le P. Commire a traduit cette épigramme en vers
latins.
ETUDE SIXIÈME. 225
sur l'état en qualité de poète latin, pour une pen-
sion de huit cents livres.
Louis XIV eut encore une fois à s'occuper, mais
moins directement, du chanoine de Saint-Victor : ce
fut quand le roi eut appris que, bien qu'il ne fût
pas ordonné prêtre, il avait, soit par distraction
de poète rêveur , soit par esprit de plaisanterie ,
en profitant d'une méprise , entendu la confession
d'une femme.
En etTet, un jour que Santeul s'était retiré au fond
d'un confessionnal, soit pour se livrer à quelqu'une
de ses compositions, soit pour y lire ses vêpres avec
plus de recueillement, une femme qui le voyait assis
là et qui était trompée par la ressemblance de l'ha-
bit, l'ayant pris pour quelque confesseur qui se tenait
à la disposition des pénitents, s'approcha du saint
tribunal, s'agenouilla et se mit à faire l'aveu de ses
fautes. Gomme Santeul, de son côté, marmottait ou
sa patenôtre ou quelque ébauche de vers, elle prit
ses paroles à demi articulées pour des reproches
qu'il lui adressait, et continua dans cette erreur
jusqu'à la fm de sa confession. Quand elle eut achevé
ses aveux, s' apercevant qu'il ne disait plus rien, elle
lui demanda s'il voulait lui donner l'absolution. —
Est-ce que je suis prêtre? répondit-il. — Comment!
vous n'êtes pas prêtre, et vous m'avez écoutée ! —
Et pourquoi me parlez- vous ? reprit Santeul. — Mais
c'est une affreuse trahison ; je dirai tout à votre
^5
22G J.-B. SAXTEUL.
Prieur. — Et moi à votre mari. — La menace de
Santeul apaisa la pauvre pénitente ; mais le poète
ne se fit pas faute de rire de cette aventure et de la
raconter à qui voulait l'entendre.
Il la raconta si bien et si souvent, que le bruit en
alla jusqu'aux oreilles du roi, d'autant mieux que le
poète Boursault avait mis en vers le récit de l'anec-
dote. Louis XIV, qui ne soulTrait point qu'en aucun
cas on badinât sur le chapitre de la religion, prit
les choses moins gaîment. La première fois qu'il vit
M. de Harlay, archevêque de Paris, il lui demanda ce
qu'il pensait de SanteuL Le prélat répondit que c'é-
tait un homme d'esprit sur la piété et la régularité
de qui l'on pouvait compter. — Dites-lui donc, re-
prit le roi, qu'il ne se joue plus de la confession.
Santeul fut sérieusement averti, et ne parla plus de
cette aventure.
Les relations de Santeul avec les grands et les
principaux personnages de l'État sont indiquées dans
ses œuvres par vingt-et-une pièces qui sont réunies
sous ce titre : Ad Proceres.
La plupart de ces pièces renferment des éloges
ou des remerciements. Elles sont adressées à des
personnages à l'égard desquels, pour la plupart, la
postérité est d'accord avec Santeul sur les louanges
qu'il leur distribue. Ces personnages sont tels que
Pierre de Bellièvre, marquis de Grignon et conseiller
d'honneur au parlement de Paris. Chez lui les ver-
ÉTUDE SIXIÈME. 227
tus et les talents étaient un héritage de famille.
Santeul chante les embellissements que M. de Bel-
lièvre a fait faire dans le parc de son château de
Grignon. Après lui vient Jérôme Bignon, nom célè-
bre dans la robe. Le poète vante la gloire acquise
par ce personnage dans le temps où il alla tenir les
Grands-Jours dans le Limousin, le Poitou et la Sain-
tonge. Une autre épître est adressée à la famille de
ce Jérôme Bignon, et les éloges que renferme cette
pièce étaient mérités. L'objet du chant suivant est
Jacques-Bénigne Bossuet, qu'il suffit de nommer
pour sanctionner le bien que le poète a pu dire de
lui. Santeul le félicite d'avoir été choisi par le roi
pour diriger l'éducation du Dauphin. Deux autres
de ces pièces ad Proceres sont adressées à Pierre
de Camboust de Goislin, qui fut abbé de Saint- Vic-
tor, évêque d'Orléans, grand-aumônier de France
et cardinal. Il a laissé une mémoire qui justifie les
éloges de son poète, et est mort regretté des gens
de bien et des pauvres. La postérité des victimes de
la fameuse révocation de l'édit de Nantes doit une
grande reconnaissance à sa mémoire. M. de Goislin,
âgé de vingt-neuf ans, fut évêque d'Orléans. Sa mo-
destie regardait sa jeunesse comme un obstacle à
l'acceptation de cette dignité. La première pièce de
Santeul l'engage à ne point refuser; la seconde cé-
lèbre, après l'acceptation, l'entrée du nouveau pré-
lat dans Orléans.
228 J.-B. SANTEUL.
Il serait trop long de compléter la revue de cette
sorte de panégyriques contre lesquels nous aurions
peu de chose à dire, car les éloges n'y sont presque
jamais des flatteries. Il y eut cependant une de ces
pièces dans laquelle, aux yeux du moins de son héros
lui-même, Santeul dérogea, sinon à l'équité des
louanges données ailleurs, du moins à la modération
qui est toujours, dans ces sortes de choses, la com-
pagne de la justice.
Celte pièce est adressée à Claude Lepeletier, con-
trôleur-général des finances et ministre d'état. En
1670, Claude Lepeletier, qui était alors prévôt des
marchands, avait proposé au roi l'embellissement
de Paris et avait, pendant plusieurs années, donné
ses soins aux travaux prescrits par Louis XIV. Nou-
velles portes monumentales, nouvelles rues, nou-
velles places, nouveaux quais, nouvelles fontaines
dont Santeul avait fait les inscriptions ; il y avait là
de quoi exercer un poète, et Santeul ne manqua
pas l'occasion.
Ce fut sans doute après que de si importants tra-
vaux eurent change l'aspect de Paris, qu'en 1672 ,
dans ce temps où l'on abusait peut-être de l'Inscrip-
tion autant qu'on a le tort de la négliger aujour-
d'hui, un Jésuite, le P. Chevalier, considérant la
capitale, dans son ensemble, comme un immense
monument qui devait avoir, aussi bien que tous les
monuments qui le composent, son distique triom-
ÉTUDE SIXIÈME. 229
phal, en imagina un qu'il était plus aisé de faire que
de placer convenablement. En quel lieu prendre,
en effet, ce qu'on pourrait appeler le frontispice de
Paris ?
Quoi qu'il en soit, voici l'inscription du P. Che-
valier :
Magna situ, major populis, sed maxinia sceptro,
Lutetia est imo, scilicet, orbe minor.
TRADUCTION.
Grand par le site qu'il décore,
Plus grand par ses hôtes divers,
Paris, grâce à son roi, beaucoup plus grand encore,
S'il voit plus grand que lui, ne voit que l'univers.
Au défaut de place monumentale, Piganiol de la
Force, auteur de la Description de Paris, a placé
cette inscription sur le frontispice de son livre.
Pour en revenir à Santeul, ce poète trouva dans
les embellissements de Paris divers sujets d'éloge,
et M. Lepeletier lisait ces opuscules avec plaisir,
parce que la louange y était si délicatement insinuée,
que sa modestie ne pouvait s'en offenser. Cepen-
dant elle le fut véritablement lorsque, en 168^,
Santeul crut pouvoir enchérir sur l'éloge puisque le
roi lui-même venait d'enchérir sur les récompenses
en nommant M. Lepeletier contrôleur-général des
finances et conseiller-d'état. Suffoqué par les bouf-
fées trop épaisses d'un encens qu'il trouvait trop
230 J.-B. SANTEUL.
grossier pour sa délicatesse, le nouveau ministre se
montra si sévère dans les témoignages d'un mécon-
tentement qui allait jusqu'c^ l'indignation, que le P.
Rapin, jésuite, connu par son poème latin des Jar-
dins, et ami de Santeul, crut devoir venir au se-
cours du poète en adressant à M. Lepeletier une
lettre latine pour tâcher de l'apaiser. Il y parvint,
mais Santeul se tint pour averti, et se modéra en
conséquence.
On ne connaîtrait Santeul que bien imparfaite-
ment si l'on négligeait de l'observer dans ses rap-
ports avec les femmes. Et quand nous disons ses
rapports, c'est faute d'un mot plus satisfaisant, car
ces rapports, qu'on pourrait appeler négatifs, con-
sistaient plutôt dans une affectation d'éloignement
qui prenait sa source, non pas dans l'aversion ou
l'antipathie, mais dans une défiance de lui-même
dont il faut connaître la cause pour s'expliquer jus-
qu'à un certain point les bizarreries de son carac-
tère. Cette cause, c'est un biographe de Santeul,
c'est l'abbé Dinouart qui nous la dira. Nous le co-
pions :
« L'impétuosité de son caractère, tout de feu, le rendait
« ridicule à bien du monde. Tantôt il brusquait l'un, tantôt
« il injuriait l'autre, faisait une mauvaise raillerie de celui-
« ci, agaçait celui-là, courait et s'agitait souvent comme un
« homme qui a perdu l'esprit, et cela pour des raisons dont
« peu de gens ont connu la cause.
ÉTUDE SIXIÈME. 231
« Un jour que Claude Santeul, son frère, lui en faisait des
« reproches, il lui dit que ses extravagances ne partaient
(( pas tant d'un fond de folie qui dût le faire mépriser, que
« de la nécessité où il se voyait de faire son salut ; que son
« tempérament le portait aux femmes; que saint Antoine et
« saint Hilaire s'étaient roulés sur les épines et sur les char-
c« bons pour se défendre de leurs charmes ; que pour lui qui
« n'avait pas tant de vertu, il se contentait de faire diver-
« sion, par d'autres objets, aux pensées dangereuses qui lui
« venaient souvent : d'où Ton peut connaître quelle était son
u application aux devoirs essentiels de la religion. »
Cette particularité une fois connue, on jugera sans
doute avec quelque indulgence la conduite de San-
teul dans les circonstances que rappellent les anec-
dotes suivantes, puisées dans le Sanioliana.
Un jour Santeul faisant le tour d'un salon, adres-
sait tour à tour à chaque dame un lardon qui ne se
contentait pas toujours d'effleurer l'épiderme, lors-
qu'il arriva devant une dame Sylvie, qui était ex-
cessivement plâtrée : « Oh ! te voilà bien blanche ,
lui dit-il ; si tu tombais en pâmoison, tu ne change-
rais pas de couleur. — Et toi, répondit la dame, qui
ne manquait pas de repartie, et toi te voilà bien noir;
si tu l'étais moins, tu en serais plus agréable, mais tu
n'en serais pas moins fou. » Dans une autre circon-
stance, il se montra plus galant envers cette même
personne. « D'où vient donc, M. de Santeul, lui di-
sait-elle, que vous ne venez plus chez nous. Est-ce
232 J.-B. SAATEUL.
parce que vous nous devez quelque chose? Non,
madame, ce n'est pas ce qui m'en empêche ; et vous-
même êtes cause que vous n'êtes pas payée. —
Comment donc? reprit la dame. — Comment donc?
c'est que, lorsque je vous vois, j'oublie tout. «
Ailleurs, placé à table entre deux fort belles da-
mes, il répondit à quelqu'un qui le trouvait heureux:
') Le bonheur n'est pas bien grand quand il ne passe
pas la table. »
Une dame Cramoisi , chez qui Santeul était reçu,
lui demandait combien ils étaient de moines à Saint-
Victor : — « Nous sommes, répondit-il, autant que
vous avez de clous de girofle dans la bouche. »
De toutes les relations de Santeul avec les fem-
mes, un voyage qu'on le dit quelque part avoir fait
a Rome avec la célèbre Ninon de Lenclos, devi'ait,
sil a eu lieu, être l'une des plus remarquables, et
est cependant la moins connue de ces relations.
Nous n'avons trouvé nulle autre part que dans les
Mémoires de Ninon de Lenclos , récemment pu-
bliés par le journal V Estafette (1), la mention de
ce voyage, qui aurait été entrepris par Santeul dans
un but fort sérieux, et fait en bien frivole et bien
profane compagnie.
Copions cependant, sous la responsabilité de l'au-
teur primordial, la partie de son récit qui concerne
(1) Mémoires de Ninon de LencloS; recueillis et publiés par M.
Eugène de Micecourt.
ÉTUDE SIXIÈME. 233
Santeul. C'est INinon qui est censée tenir la plume :
« Le Nôtre vint m'annoncer qu'il partait pour Rome (1).
« Il engagea vivement madame de Lafayette et moi à l'ac-
« compagner dans ce voya2;e.
« — Nous aurons, dit-il, avec nous le poète Santeul, un
« gros chanoine de Saint-Victor, dont la verve caustique et
(( l'originalité nous amuseront pendant la route.
« J'acceptai de grand cœur cette distraction qui venait
« s'offrir si à propos.
<( Lors de mon premier voyage en Italie je n'avais pas vu
« Rome. Madame de Lafayette brûlait d'étudier la cour du
« pape.
« Huit jours après, nous étions avec le jardinier royal et
« Santeul sur le chemin de Genève, d'où nous devions ga-
« gner Turin, Parme, Florence et les états de l'Église.
<( Le joyeux chanoine nous défraya de plaisanteries, que
« nous ne trouvions pas toujours marquées au coin de la
« déhcatesse, sur-tout quand il s'était hvré, comme cela ne
« manquait pas de lui arriver plus d'une fois le jour, à son
« goût excessif pour la boisson.
<( Mais le sans-gêne du voyage nous aidait à passer sur
« bien des choses.
« Santeul allait à Rome afin d'obtenir l'approbation du
<( Saint-Père et des cardinaux à un recueil d'Hymnes lati-
« nés qu'il destinait au rite dans toute l'étendue de la chré-
« tienté.
« Quant à Le Nôtre, il était appelé par le pape lui-même.
« Sa réputation avait franchi les Alpes, et Louis XIV, récon-
(1) Le voyage de Le Nôtre à Rome est avéré : il eut lieu en
1678.
•rOi J.-B. SANTEUL.
« cilié décidémenl avec le souverain ponlife, cousentail à
(' lui prèler pour quelques mois le célèbre jardinier.
« Il s'agissait de dessiner les parterres du Vatican.
« Nous arrivâmes à Uome sur la fin de mars. Madame de
« Lafiiyetle et moi, nous oblînmes la faveur d'être présentées
*' avec nos deux compagnons de route à l'audience solen-
« nelle du pape.
(( Je me souviendrai long-temps de la charmante bonho-
<( mie dont Le Nôtre fit preuve en entrant dans la salle d'au-
« dience, où le saint-père attendait environné des membres
« du sacré collège. Au lieu de se prosterner, comme c'est
<( l'usage, et de baiser la mule du ponlife. il s'écria :
'< — Eh! bonjour, mon révérend père! Que vous avez
« bon visage et combien je suis ravi de vous trouver en si
(' bonne santé !
" Puis, à la fin de cette exclamation aussi cordiale qu'é-
« trange, il alla se précipiter au cou du pape. Il le baisa sur
« les deux joues, sans plus de façon que s'il eût abordé un
« simple mortel.
« Sa Sainteté rit de bon cœur.
« Elle accepta comme on la lui donnait cette franche et
« naïve accolade, nous fit mille amitiés et voulut qu'on nous
" servît une collation.
« Le pape descendit ensuite avec nous dans les jardins,
« qui étaient vraiment de fort mauvais goût, comparés à
(' ceux des Tuileries et de Versailles. On nous conduisit vers
« une espèce d'étang, où nageaient d'énormes poissons,
« parmi lesquels il nous montra des carpes deux fois cente-
(« naires.
(f Je ne trouvai rien de bien curieux à cela.
'( Mais tout-à-coup, sur un signe du pontife, un des car-
ÉTUDE SIXIÈME. 235
« dinaux qui raccompagnaient sonna une cloche suspendue
(( à une potence, au bord du bassin même. Aussitôt tous les
(( poissons d'accourir, en agitant leurs nageoires, et de lever
« la tète hors de Teau.
» Un page apporta deux corbeilles.
i( L'une était remplie de pain taillé, l'autre de graines di-
" verses, et le pape jeta devant nous toutes ces provisions à
'< ses carpes favorites, qui les eurent absorbées en un clin
« d'oeil.
« On sonna de nouveau la cloche ; les poissons se livrè-
« rent à quelques évolutions joyeuses, comme pour remer-
« cier leur pourvoyeur, et disparurent.
« — Parbleu ! s'écria le poète latin enhardi par le bon ac-
« cueil fait à la franchise de Le Nôtre, voilà, très saint père,
« des religieux bien dressés!
«Des religieux?... Que voulez- vous dire? demanda le
« pape en se retournant.
« Mais sans doute, reprit Santeul : n'accourent-ils pas au
« réfectoire au son de la cloche? Votre Sainteté devrait, sur
« ma parole, proposer ce monastère aquatique pour modèle
« à tous les autres. Désormais on verrait une observation
« plus exacte de la règle du silence et de la sobriété, si les
« moines étaient muets comme ces poissons et ne buvaient
« que de l'eau.
» Le pape fronça le sourcil.
« A son exemple, les membres présents du sacré collège
« regardèrent Santeul avec un mécontentement visible, et
« je tremblai dès-lors pour les hymnes de notre bavard de
« poète.
« Mes craintes furent justifiées par l'événement.
« On trouva dans le consistoire que les poésies de Santeul
236 J.-B. SANTEUL.
« avaient un parfum de paganisme qui devait empêcher à
« jamais l'Église romaine de les chanter dans les cérémonies
u du culte.
« Plus tard, on fut moins injuste.
<( Mais, en attendant, le pauvre chanoine dut quitter l'I-
« talie sans voir faire droit à sa requête, et Dieu sait toutes
« les malédictions bm'lesques dont il accabla les carpes du
u Vatican (1). »
Nous avons prié M. Eugène de Mirecourt, qui
nous a autorisé à le citer, de nous indiquer les sour-
ces auxquelles il avait emprunté ce récit. JVL de Mi-
recourt a bien voulu nous répondre que ses anec-
dotes sur Santeul avaient été puisées, autant qu'il
pût se le rappeler, dans les Mémoires de Made-
moiselle. Il nous a été impossible de retrouver le
document dans cet ouvrage. Nous l'indiquons aux
curieux ; leurs recherches seront peut-être plus heu-
reuses que les nôtres.
Nous nous permettrons néanmoins une observa-
tion. Santeul avait composé ses Hymnes pour les
Bréviaires de Cluny et de Paris, pour le Bréviaire
de Paris sur-tout, dont le pape, sans pouvoir con-
tester à François de Harlay le droit de le modifier,
n'en pouvait voir la modification d'un bon œil, car
cette modification était entachée de ce gallicanisme
qui, vu de Piome, était un esprit d'insoumission et
même d'antagonisme. Il ne nous paraît donc pas
(1) Estafette du 15 juillet 185/i.
ÉTUDE SIXIÈME. 237
qu'il ait pu venir à la pensée de Santeul, sans qu'il
se mêlât pour cela aux controverses, d'aller deman-
der pour ses Hymnes l'approbation papale, et en-
core moins leur admission dans tous les bréviaires de
la chrétienté, admission qui eût été illusoire, en pré-
sence du droit dont les évêques jouissaient et auquel
peu d'entre eux auraient voulu renoncer alors, de
composer à leur gré leur bréviaire particulier.
N'en déplaise donc aux écrivains sur lesquels
M. de Mirecourt a cru pouvoir s'appuyer, il ne
nous paraît pas probable que Santeul ait jamais
fait le voyage de Rome, encore moins qu'il se soit
mis en compagnie d'une courtisane, même d'une
Ninon, pour aller recommander ses hymnes au pape,
et beaucoup moins encore qu'il se soit permis auprès
du Saint-Père la saillie toute rabelaisienne qu'on lui
attribue. Une semblable saillie, qui eût été un mal-
adroit anachronisme, n'était conforme ni à l'esprit
religieux du siècle de Louis XIV, ni à la situation du
poète auprès du pape dans le moment donné. D'un
autre côté, Santeul pouvait ne pas fuir absolument
la rencontre fortuite et momentanée des femmes ;
mais de là à rechercher cette rencontre et à la
prolonger dans l'intimité d'un voyage, il y avait trop
loin pour lui, dont les passions ne suivirent jamais
un pareil cours.
Santeul, au reste , n'eut qu'une passion : c'était
pour les serins.
•238 J.-B. SANTEUL.
La Bruyère a crayonné, sous le nom de Diphile (1 ) ,
le portrait de l'amateur d'oiseaux, et quelques per-
sonnes ont cru que l'auteur des Caractères avait eu
eu vue le poète Santeul. La Bruyère, qui connaissait
particulièrement ce poète, et qui fut même son
commensal chez les Condés, a en eCFet donné du
chanoine de Saint- Victor un portrait qui nous oc-
cupera bientôt ; mais si le Diphile a quelques traits
qu'on puisse attribuer à notre poète ; si l'on a le
droit de présumer que nécessairement La Bruyère
a dû songer à son ami en écrivant ce morceau, nous
pensons que d'autres curieux d'animaux ont aussi
fourni quelques traits, et que tout l'ensemble n'est
pas fait à l'intention ni à la ressemblance du Vic-
torin.
Quoi qu'il en soit, Santeul manqua deux fois l'oc-
casion d'augmenter dans ses vers le nombre des
oiseaux devenus poétiquement célèbres : la première
fois, quand il fit l'épitaphe de LuUi; la seconde
quand il eut le prosaïque et triste courage de dispu-
ter un serin à une dame. Voici comment eurent lieu
ces deux échecs à la poésie.
Santeul racontait que lorsqu'il était occupé de la
composition d'une épitaphe pour Lulli, mort en
1689, un de ses nombreux serins, qui était très
familier, sétant posé sur la tête de son maître,
(1) Chap. XIII, de la Mode.
ÉTUDE SIXIÈME. 239
chanta d'une manière si agréable, qu'il semblait au
poète que l'ame du célèbre musicien eût passé dans
le corps de ce petit animal, pour lui inspirer quel-
que pensée digne de son sujet. Il ajoutait qu'un
abbé de distinction étant entré, T oiseau, efTarouché,
s'était réfugié sur le lit; mais qu'après le départ du
visiteur inopportun, lui, Santeul, s' étant remis à
travailler, le serin avait repris sa place sur la tête
du poète, et recommencé son ramage, qui ne cessa
que quand l'épitaphe fut composée. Soit que le se-
rin se fût épuisé à chanter ainsi, soit pour toute
autre cause, Sauteul le trouva mort le lendemain,
et le regretta long-temps.
Un tel récit semblait promettre une élégie digne
de Catulle ; et si, avec le chanoine Santeul, on n'avait
pas le droit de s'attendre à un chorus des grâces,
des cupidons et des beaux de la cour de Louis XIV,
vénères, cupidinesque, et quantum est homi-
num venustiorum, au moins pouvait-on espérer
que le serin si merveilleux allait, dans l'épitaphe du
musicien Lulli, faire entendre un doux frémissement
d'ailes, et un mélodieux gazouillement, circumsi-
tiens j)ij)iiahat, qui l'eût fait rivaliser, ne fût-
ce que de loin, avec le passereau de Lesbie.
Or , voici l'épitaphe qui résulta de cette inspira-
tion :
Periîda mors, inimica, audax, temeraria et excors,
Crudelisque et cœca, probris te absolvimus istis.
2/iO J.-B. SAMEUL.
Non de te qucrimur, tua siiit iiniiumia magna.
Scd quando per te populi regisque voluptas,
Non antè auditis rapuit qui canti])us orbcni,
Lullius eripitur, qucrimur modo : surda fuisti (1).
TRADUCTION.
Monstre perfide, hostile, impudent, téméraire,
0 Mort, d'être sans yeux ou peut te pardonner ;
A ton cruel pouvoir nul ne peut se soustraire ;
Si c'est ton attribut, pourquoi s'en étonner?
Mais, chantre aux douceurs sans pareilles,
Délice du peuple' et du roi,
Quand Lulii tombe sous ta loi,
O Mort, ton crime affreux, c'est d'être sans oreilles.
A propos de cette épitaphe , nous trouvons dans
le Santoiiana une lettre de La Monnoye à Santeul,
en faveur de laquelle nous réclamons le droit dune
courte digression, et dont nous ne voulons qu'ex-
traire un passage, comme exemple des aménités
qui s'échangeaient quelquefois entre les gens de
lettres, dans ce grand siècle de l'élégance et de la
politesse.
Santeul avait envoyé à La Monnoye une copie de
l'épitaphe de Lulli, dans une lettre qu'il n'avait pas
eu le soin d'affranchir ; et voici, entre autres cho-
ses, ce qui lui fut répondu :
(1) On trouve dans les œuvres de Santeui deux autres
épitaphes pour Lulli. Elles sont encore plus pâles et plus
froides que celle que nous venons de citer.
ETUDE SIXIÈME. 241
« Je trouve l'épitaphe de Lulli fort bonne ; mais je la
« trouverais encore meilleure s'il ne m'en avait rien coûté
« pour la lire. J'aurai un jour pour trente sous toutes vos
« pièces en un volume, au lieu qu'à me les distiller comme
« vous faites, cette somme ne suffira que pour payer une
« demi-douzaine d'épigrammes. »
Venons maintenant à l'histoire d'une danie et
d'un serin.
La reine d'Angleterre étant allée visiter le cou-
vent de Saint- Victor, une danie de sa suite eut la
curiosité de pénétrer dans la chambre de Santeul.
Parmi les serins du poète il s'en trouva un qui la
séduisit plus que les autres, et elle voulut se 1" ap-
proprier. Santeul, peu gaîanl, s'y opposait; mais la
fille d'Eve, qui ne savait se priver de rien de ce
qu'elle désirait, voulut tenir bon, et, croyant mettre
le serin en lieu sur , le plaça sous la protection de
la pudeur, dans la même cachette où mademoiselle
de Hautefort, fille d'honneur d'Anne d'Autriche,
avait soustrait aux poursuites de Louis XIII un billet
mystérieusement adressé à la reine. La main du
chaste Louis XIII s'était arrêtée devant ce lieu d'a-
sile et de franchise ; le serin de Santeul fut moins
respecté que le poulet de la reine. Le poète, chaste
aussi à sa manière, affronta le danger de l'entre-
prise, et sa main, qui alla résolument chercher son
bien dans le lieu où elle savait le trouver, se coiu-
porta comme ces conquérants qui ne voient que le
'1(3
2^2 J.-B. SANTEUL.
l)ut de leur attaque, sans songer aux beaux sites
que déploie devant eux le champ de bataille. Ca-
tulle, engagé en pareille expédition, en serait re-
venu plus poète encore, et aurait fait de sa capture
un autre moineau de Lesbie : avec Santeul il ne
revint de là qu'un serin.
Ne peut-on donc être poète qu'au prix d'un peu
de passion?
Il y avait pourtant un moyen d'écliaufTer la veine
de Santeul, et ses amis l'employaient quelquefois
avec succès. Un jour qu'il dînait ciiez M. de Belliè-
vre, un de ses Mécènes, il se prit à agacer par tou-
tes sortes de plaisanteries une jeune fille qu'on avait
mise à table auprès de lui. Ce jeu amusait les con-
vives ; la jeune voisine, seule, n'y prenait pas goût.
Poussée à bout, elle voulut avec trop de précipita-
tion se lever de table, et tomba à terre. Santeul,
qui voulait la suivre, se leva avec la même préci-
pitation, et suivit en effet dans sa chute la pauvre
jeune fille, qui se plaignait de s'être blessée à la
main. On trouva la scène digne d'être célébrée par
la poésie. On demanda des vers à Santeul. Tout autre
poète eût devancé le vœu de la compagnie. La chute
d'une jeune fille causée par lui et partagée avec
elle ! Double source d'émotion et partant de poésie.
Santeul fut insensible à ce stimulant et resta sourd
à la prière de ses amis. Qu'on se rappelle ce que
notre poète avait dit à son frère à l'endroit de ses
ÉTUDE SIXIÈME. 243
secrètes inclinations, et l'on devinera aisément pour-
quoi il se défendait de cette poésie anacréontique :
il craignait, une fois lancé, d'aller trop loin. Cepen-
dant M. de Bellièvre, son amphitryon, voulait des
vers sur la double chute. Il savait que ce n'était pas
sans cause qu'un poète du temps avait dit :
Santeul, qui loua tant les eaux,
Ne but rien moins que de l'eau claire,
Et fît des cantiques fort beaux
Pour les saints, qu'il n'imita guère.
Il partit de là, et promit au poète-chanoine au-
tant de bouteilles de vin qu'il fournirait de vers.
Santeul, en s' exposant à ce genre d'ivresse, était
plus certain d'éviter l'autre : il accepta le marché,
et gagna douze bouteilles de vin. La poésie qu'il
composa finit par ces deux vers :
Quod tibi feci, inquit, tempus curabit : at illa
Quam mihi fecisti plaga perennis erit.
TRADUCTION.
Du mal que je "vous fis la guérison est sure ;
Le temps vous la donnera : mais
Vous m'avez, en retour, fait une autre blessure
Dont je ne guérirai jamais.
Il y a encore dans la vie de Santeul un trait qui
caractérise trop bien ses relations avec les poètes
ses confrères et ses procédés en matière de finan-
ces, pour que nous le mettions en oubli.
244 J.-B. SAiMEUL.
C'était en 1687. Le roi Louis XIV avait été, l'an-
née précédente, attaqué d'une fistule qui l'avait mis
en danger de mort, et qui avait inspiré les plus vives
inquiétudes i\ toute la France. Après son rétablis-
sement il y eut de grandes réjouissances par tout
le royaume.
Parmi les démonstrations qui se succédèrent
dans toutes les villes et qui éclatèrent principa-
lement dans la capitale , la poésie adulatrice , et
sur-tout la poésie officielle, ne pouvait manquer à
son rôle. La Ville de Paris voulait se distinguer par
ces fêtes ; c'était son édilité qui les dirigeait et y
présidait : le poète de la Ville de Paris devait donc
nécessairement intervenir. Ce poète, nous l'avons
dit, c'était Santeul : il composa en eiTet douze vers
latins pour célébrer ia venue du Roi à Paris.
Il pria un sieur Peraclion, avocat au parlement,
qui sacrifiait quelquefois aux muses , de traduire sa
pièce en vers français, lui promettant, pour échauf-
fer sa verve, une rétribution de dix pistoles. Cet
appât mit si bien en veine le sieur Perachon, que
des douze vers latins de Santeul il fit trente hexa-
mètres français (1). Ce n'était pas une traduction,
c'était une paraphrase. En travaillant sur son texte,
l'avocat s'était imbu de lesprit du poète ; il lui avait
(1) Voir l'Appendice et les notes qui terminent ces
Études.
ÉTUDE SIXIÈME. 2/j5
été facile d'ajouter aux pensées de Santeul quelques
pensées de son propre crû ; il avait procédé comme
fait un écolier de rliétorique sur un thème donné ;
il avait produit une amplification.
Santeul voulut ne pas paraître moins fécond que
son traducteur ; il demanda à M. Perachon ses vers
français pour arranger d'après eux ses vers latins.
Mais comme les dix pistoles promises n'appuyaient
pas la demande, l'avocat retenait ses vers. Force fut
à Santeul de publier les siens dans l'état où ils
étaient, et de les envoyer tels à MM, de Ville. M.
Perachon présenta les siens à M. de Fourcy, cpii
était alors prévôt des marchands.
Dans ces deux pièces, l'une latine, l'autre fran-
çaise, où se déroulaient à peu près les mêmes idées,
rédilité parisienne crut voir sans doute une sorte de
concours entre deux poètes : elle jugea, et donna la
préférence à la pièce française, qui exprimait tou-
tes les idées de Santeul plus les idées que celles du
Victorin avaient inspirées et comme dictées à l'a-
vocat.
Néanmoins, au jugement de M. de Fourcy et de
ses échevins qu'il avait consultés, l'une et l'autre
pièce méritait un remerciement. Deux médailles,
l'une en or pour le poète français, l'autre en argent
pour le poète latin, furent envoyées à Santeul, qui
fut choisi comme dépositaire, probablement à cause
de son caractère officiel de poète perpétuel de la
246 J.-B. SANTEUL.
Ville de Paris. Santé ul, qui se sentait le véritable
auteur des deux pièces récompensées, crut pouvoir
réformer la décision de l'édilité : il s'adjugea la mé-
daille d'or, et laissa l'autre à Peraclion. On railla
Santeul à ce sujet; il répondit en riant qu'il avait
ainsi voulu se payer du service qu'il avait rendu à
M. Peraclion, eu lui procurant le moyen de se faire
connaître dans le monde.
Il est vrai que sans cette aventure le nom de Pe-
raclion, attaché aujourd'hui à celui de Santeul.
dormirait depuis long-temps dans le plus profond
oubli.
Ce mot du Victorin sur Perachon montrait chez
lui une grande dextérité à se tirer d'un pas embar-
rassant ; on a aussi recueilli sur lui quelques anec-
dotes qui prouvent son extrême promptitude à la
réplique.
Un personnage qui passait pour un grand usurier,
et qui se donnait pour un homme irréprochable
et scrupuleux, reprochait à Santeul ses manières
indignes de son habit. — « Il est vrai, répondit le
« Victorin, que je n'étais guère fait pour être reli-
« gieux; mais toi, tu l'étais bien pour être usurier. »
Il venait d'entendre un prédicateur qui n'avait
pas satisfait son auditoire. — « Il fit mieux l'an
« passé », dit-il. On lui objectait que ce prédicateur
n'avait pas prêché l'année précédente : — « C'est
« en cela qu'il fit mieux » , reprit le poète.
ÉTUDE SIXIÈME. 2λ7
Outre son goût pour les plaisirs de la table, Sau-
leul avait encore un défaut : il était joueur comme
les cartes, suivant l'expression de l'un de ses bio-
graplies. Un jour qu'il devait prêcher, ce qui lui
arrivait fort rarement, car il n'y réussissait pas, on
vint, pendant qu'il faisait sa partie de piquet, lui
dire qu'on l'attendait pour monter en chaire. Il part,
emportant son jeu et son écart, qu'il cache dans sa
manche. Il était à peine monté dans la chaire, qu'au
premier geste qu'il veut faire, ses cartes, s'échap-
pant de leur retraite , voltigent et se dispersent sur
le pavé du temple. Grande surprise parmi les fidè-
les, grand embarras pour le pauvre Santeul. Néan-
moins, il ne se laisse pas déconcerter ; sa physiono-
mie ne change en rien ; une subite inspiration lui
est venue, et loin de paraître surpris de la chute de
ses cartes, il regarde alternativement celles-ci et
l'assistance. La pensée lui était venue de faire de
ces cartes un moyen oratoire et tout le thème de
son sermon.
Avec autant- de sang-froid et d'assurance que si
la scène eût été préméditée, Santeul interpelle un
enfant de dix ans qu'il voit au pied de la chaire, et
qui a ramassé une carte : — « Mon ami , lui dit-il ,
« quelle est cette carte que tu regardes là? — C'est
« la dame de pique. — Très bien ! Quelle est la pre-
« mière des trois vertus théologales ? — Je ne sais
« pas. — Vous l'entendez, mes frères , s'écria San-
ns J.-B. SA.\ÏEUL.
« teul avec indignation, vous l'entendez, voilà un
« de vos enfants qui ne connaît pas la première
« vertu théologale, et qui connaît la dame de pi-
« que I »
Si nous voulions suivre Santeul dans ses rela-
tions avec toutes sortes de personnes, il nous fau-
drait épuiser les anecdotes plus ou moins réelles
qui grossissent le volume du Santoiiana. Nous ne
nous occuperons donc plus que de ses liaisons avec
les Coudés. Nous les avons réservées pour la fin de
notre Etude, parce que Chantilly, la demeure de
cette famille princière , fut pour Santeul ce que fut
Versailles pour Boileau, Racine et Molière. Le poète
de Saint- Victor vivait même avec ses illustres pa-
tions dans une familiarité que ne comportait pas
l'étiquette de la cour du grand roi. Santeul était le
commensal des princes de Coudé, mais à un titre et
sur un pied qui fait moins d'honneur encore aux
protecteurs qu'à leur protégé ; et la manière fatale
dont ces relations finirent leur cours en même temps
que la vie du poète, était un motif de plus pour nous
décider à finir aussi par-là.
Santeul trouva chez les Coudés cinq protecteurs
en l'honneur desquels il exerça son talent poétique ;
et, indépendamment d'un assez grand nombre d'in-
scriptions latines qu'il composa pour les jardins de
Chantilly, l'on rencontre dans l'édition de ses œu-
vres publiée en 1729 chez les frères Barbou, huit
ÉTUDE SIXIÈME. 2i9
pièces sous ce titre : Pro Condœis. Ses liéros
étaient :
1." Louis II de Bourbon, dit le Grand Condé,qui
honora Santeul d'une protection sérieuse et d'une
amitié dans laquelle il gardait , autant que le per-
mettait la violence impérieuse de son esprit, la con-
sidération que méritaient le talent poétique et le
caractère religieux de son commensal ;
2. ''Henri-Jules de Bourbon, fils du précédent, et
qui , après la mort de son père , fut comme lui ap-
pelé Monsieur le Prince ;
3." Sa femme Louise-Françoise de Bourbon, lé-
gitimée de France, dite mademoiselle de Nantes,
fille de Louis XIV et de madame de Montespan ;
k.° Louis III de Bourbon, dit Monsieur le Duc.
tils de Henri- Jules;
5.° Anne-Louise-Bénédicte de Bourbon, duchesse
du Maine, fdle de Henri-Jules, et conséquemment
sœur de Louis III.
Dans ce quintuple Mécène un disciple de Pytha-
gore signalerait un nouvel exemple de la puissance
du nombre : il y verrait les cinq doigts qui , réunis
autour de la paume de mademoiselle de Nantes,
composent une main symbolique dans laquelle se
caractérise le genre de protection dont jouissait San-
teul chez ses hôtes princiers de Chantilly.
Mais n'anticipons pas; la suite de notre récit nous
fera comprendre.
250 J.-B. SANTEUL.
La première des pièces Pro Condœis est adressée
au chef de cette illustre famille, au Grand Coudé.
Elle est d'une extrême brièveté, car elle ne ren-
ferme que vingt vers; et les éditeurs Barbou ont soin
de nous apprendre dans un note, que Santeul aurait
fait paraître plus de vers à la louange des princes
et princesses de Coudé , sans les expresses défenses
que lui fit M. le Prince Louis II du nom. Ces dé-
fenses, ajoutent-ils, furent si sérieuses, que le cha-
noine Victorin fut obligé d'abandonner un poème
qu'il avait entrepris , et d'adresser au prince quel-
ques vers seulement sur sa modestie.
Le Grand Coudé n'aimait pas plus la louange que
la contradiction. Il était connu pour cette double
antipathie, et on le traitait en conséquence. Témoin
Boileau, qui disait un jour : « Dorénavant je serai
« toujours de l'avis de Monsieur le Prince, sur-tout
« quand il aura tort » ; témoin La Fontaine, qui, en
parlant de la modestie rétive du héros , écrivait :
« C'est proprement de ^Monsieur le Prince qu'on peut
« dire :
« Cui malc si palpêre, rdcalcitiat undiqiK' tutus. »
Santeul usa de la même prudence, et fit sa cour
au Grand Condé en ne le louant qu'avec beaucoup
de sobriété. S'il aimait à versifier l'éloge, il se dé-
dommagea auprès des autres princes de cette mai-
son, qui étaient moins récalcitrants que le chef, et
ÉTUDE SIXIÈME. 251
qui d'ailleurs abusèrent un peu du désir que notre
poète avait toujours de leur complaire.
Les descendants du Grand Condé étaient au reste
des Mécènes qui traitaient Santeul moins comme un
poète sérieux qu'il était après tout dans ses œuvres,
que comme un de ces badins que les grands admet-
taient alors à leur table pour s'amuser de leurs bons
mots et de leur gourmandise, et qu'ils prenaient
pour le plastron de leurs propres plaisanteries. San-
teul lui-même devait éprouver quelque peine à pren-
dre au sérieux ses patrons de Chantilly.
Quel respect devait lui inspirer en eflfet au fond
de l'ame ce Henri- Jules qui, par moments, se croyait
chien de chasse et poursuivait, en imitant les aboie-
ments de cet animal, quelque cerf ou chevreuil ima-
ginaire, et qui, en présence du roi, modérait ces
démonstrations de maniaque en allant se mettre à
une fenêtre ouverte, où il se contentait d'un simple
mouvement de mâchoires, comme eût fait un chien
qui japperait sans faire entendre sa voix? Que de-
vait-il trouver à louer chez ce même prince qui,
lorsqu'il ne se croyait plus chien , se croyait mort ,
et, comme tel . refusait obstinément de manger ? Il
est vrai que dans ses moments lucides, et s'il faut en
croire le comte de Bussy-Rabutin , Henri-Jules
« avait de l'esprit, après le roi, plus que toute la
« maison royale. »
Néanmoins, malgré « l'extrême contrainte, pour
252 J.-B. SANTEUL.
<( ne rien (lire de pis, où l'humeur de Heori-Jules
« tenait tout ce qui était réduit sous son joug (1) ».
Santeul ne se laissait pas toujours imposer. Un jour
qu'ils disputaient vivement ensemble sur quelque
ouvrage d'esprit : — Sais-tu bien, Santeul, dit le
patron, que je suis prince du sang royal? — Et moi
prince du bon sens, répondit le poète, et cela est
infiniment plus estimable.
Saint-Simon fait de Louis III de Bourbon , petit-
fils du Grand Condé et fils de Henri-Jules , un por-
trait {[ui est encore moins attrayant que celui de son
père. Le voici :
« C'était un homme très considérablement plus petit que
« les plus petits hommes, qui, sans être gras, était gros de
« partout ; la tête grosse à surprendre, et un visage qui fai-
« sait peur. On disait qu'un nain de Madame la Princesse en
« était cause. Il était d'un jaune livide, Tair presque tou-
« jours furieux ; mais en tout temps si fier, si audacieux,
(( qu'on avait peine à s'accoutumer à lui. 11 avait de l'esprit,
« de la lecture, des restes d'une excellente éducation, de la
« politesse et des grâces même quand il voulait, mais il
(« voulait très rarement. Il n'avait ni l'injustice, ni l'avarice,
'< ni la bassesse de ses pères, mais il en avait toute la valeur,
« et avait montré de l'application et de l'intelligence à la
« guerre Ses mœurs perverses lui parurent une vertu,
« et d'étranges vengeances, qu'il exerça plus d'une fois, un
(1) Mémoires inédits de Saint-Simon, chap. III, page ^9. édi-
tion de 1838.
ÉTUDE SIXIÈME. 253
<( apanage de la grandeur. C'était une mense toujours en
« l'air, et qui faisait fuir devant elle, et dont ses amis n'é-
« talent jamais en sûreté, tantôt par des insultes extrêmes,
« tantôt par des plaisanteries cruelles en face, et des chan-
« sons qu'il savait faire sur-le-champ, qui emportaient la
« pièce et ne s'effaçaient jamais »
Notre galerie ne serait pas complète si nous ne
puisions encore dans les Mémoires de Saint Simon
quelques lignes du portrait de madame la Duchesse,
femme de Louis III. Ces documents nous paraissent
ici d'autant plus nécessaires^ qu'ils servent à expli-
quer les singulières façons d'agir que nous allons
rapporter des hôtes princiers de Chantilly envers
leur poète et commensal Santeul. Cette madame la
Duchesse n'était pas autre que mademoiselle de
Nantes, fille de Louis XIV et de madame de Montes-
pan. Quoique fort jolie et très spirituelle, elle n'en
était pas moins contrefaite,, ainsi que le duc du
Maine, son frère, qui était pied-bot. Singulier sujet
de réflexions que cet abâtardissement parallèle de
la race de Louis XIV dans la ligne illégitime, et de
celle du Grand Condé par l'influence mystérieuse de
la fréquentation des nains de cour ! Voici ce que dit
Saint-Simon de la femme de Louis III de Bourbon :
" Elle était méprisante, moqueuse, piquante, féconde en
« chansons cruelles dont elle affublait gaîment jusqu'aux
« personnes qu'elle semblait aimer, et qui passaient leur vie
w avec elle. »
2J4 J.-B. SANTEUL.
On va voir que ce coin de portrait n'est pas d'in-
vention.
Santeul étant un jour c'i la table de Monsieur le
Prince (llenri-Jules), madame la Duchesse, c'est-à-
dire mademoiselle de Nantes, femme de Louis III de
Bourbon, après avoir fait des reproches au poète,
qui ne lui avait pas encore adressé de louanges ver-
sifiées , termina sa mercuriale en le frappant au vi-
sage. Santeul, blessé dans sa triple dignité d'homme,
de religieux et d'hôte, mais blessé par une main
toute-puissante, ne sut d'abord comment il devait
prendre un semblable procédé. Etait-ce une plai-
santerie d'une auguste princesse, comme l'appe-
laient les courtisans, et comme l'ont quahfié les
commentateurs, gens toujours prêts à pallier ce
qui peut porter quelque atteinte à la gloire de leur
auteur? Etait-ce un affront, comme affectaient de
le considérer tous ceux qui faisaient opposition à la
cour, ou qui étaient jaloux de Santeul dans sa qua-
lité de poète et dans sa condition de commensal de
Chantilly? Admettre la plaisanterie, c'était se recon-
naître bouffon en titre d'office ; se regarder comme
sérieusement insulté , c'était prendre le rôle du pot
de terre. Le premier mouvement de l'ame chez
Santeul se trahit sur son visage par l'expression d'un
honorable mécontentement. La hautaine et railleuse
princesse ne goûta point cette protestation tacite ;
mais elle dit que puisque c'était un affront, il fallait
ÉTUDK SIXIÈME. 2â:>
ie laver : et elle jeta au poète un verre d'eau à tra-
vers le visage. Cette aggravation reçue quand il
était encore étourdi d'une première attaque, trou-
bla la tête du pauvre Santeul ; chez lui le raisonne-
ment fut dérouté, l'instinct prit le dessus : grâce à
la force de l'habitude , sa première exclamation fut
un mot plaisant, et il s'écria qu'il était bien juste
que la pluie vînt après le tonnerre. Un peu revenu
à lui-même, il voulut se fâcher tout de bon ; mais
.Monsieur le Prince, qui connaissait son monde, ga-
gna l'homm, par le faible du poète : il commanda
à Santeul des vers sur l'aventure. Le poète ne ré-
sista pas à une pareille séduction, et quelques jours
après il apporta à madame la Duchesse une pièce
sîir te Soufflet de Chantitty. Dans cette pièce il
compare piteusement ce soufflet au baiser qu'avait
reçu Alain Chartier :
Xon ità despexit quondam regina poëtam,
Xec casta erubuit dare labris oscula doctis :
Et nos percutimur média inter gaudia, vates !
La Monnoye , qui a traduit toute la pièce en vers
français, interprète ainsi ce passage.
Par un loyer plus digne une auguste princesse
Du mérite d'Alain reconnut la noblesse,
Imprimant sur sa bouche un baiser généreux.
Et moi, plus grand qu'Alain, hélas I et moins heureux,
Sous une autre princesse aux injures en proie,
Je trouve la douleur dans le sein de la joie.
256 J.-B. SAM^EUL.
Ensuite le poète souflleté preud son mal en pa-
tience. Il avait voulu fuir des hôtes injurieux ; mais
il feint d'être arrêté par Melpomène , qui essuie ses
larmes, et, rappelant que dans ses poésies si prodi-
gues de louanges envers ses Mécènes de Chantilly,
il a oublié mademoiselle de Nantes, il ose se faire
dire à lui-même par sa muse :
Solvisti, vates, justas pro crimine pœiias.
« Poêle, tu portes justement la peine de ton oubli crimi-
nel. »
Il va même jusqu'à faire un vers de sa saillie sur
la pluie succédant au tonnerre :
Post fulmen veniunt riiptis è nubibus iinbres.
Enfin il conclut par ces deux vers :
Hinc omnes riscrc deae, iicc Juppiter ipse
Abstinuit risu ; laesus risiquo poëta.
Et La 31onnoye traduisit ainsi cette fin du poème :
Depuis, du fait entier j'ai tracé la peinture ;
Les déesses, les dieux on ri de l'aventure ;
Jupiter en a ri ; le voyant rire ainsi,
Content et châtié, moi-même en ris aussi.
Quelle brûlante matière à invictives il y aurait
cependant eu dans tout cela pour un Juvénal ! Quelle
source féconde en rapprochements î Quel parallèle
à faire entre le baiser chevaleresque et l'ignoble
ÉTUDE SIXIÈME. 257
soufflet, entre 31argiiente d'Ecosse et mademoiselle
de Nantes, entre Alain Chartier et Santeul, entre
deux patronages, deux époques, deux princesses et
deux écrivains ! Quelle bonne fortune pour un poète
véritablement ému ! Et qu'il est triste de penser que
Santeul ne sut tirer de tout cela qu'un éclat de
rire!
Traiter ainsi le soufflet reçu sur une joue, c'était,
mais non pas selon l'esprit de douceur et d'humilité
recommandé par le divin maître, tendre l'autre joue
à de nouveaux soufflets : le monde ne manqua pas
de mains pour en donner à Santeul sous la forme do
grossières épigrammes qui ne sont pas plus honora-
bles pour leurs auteurs que pour lui. C'était un abbé
Faydit, dont nous avons déjà parlé, écrivain aujour-
d'hui aussi ignoré que s'il n'avait jamais existé, et
qui comparait Tunique soufflet de Santeul aux nom-
breux soufflets du poète Chéryle; c'était Gacon,
qui, devenu depuis le distributeur injurieux des
Brevets de la Calotte, fut voué par Voltaire au
mépris de la postérité, et qui déjà préludait à ses
exploits calotins en disant de Santeul :
Auprès d'une princesse il était si salope,
Qu'aisément on l'eût pris pour ce vilain Gyclope.
C'était pis encore que l'obscur Faydit et que le
méprisable Gacon, c'était un anonyme qui, de l'om-
bre où il se cachait, appliquait à Santeul le nom
17
258 • J.-B. SANTEUL.
d'un bouffon de l'ancienue comédie, et faisait du
poète de Saint- Victor un Jodelet souffleté.
Pour nous , en retrouvant dans les cinq augustes
protecteurs de Santeul les cinq doigts de la main
symbolique dont nous parlions précédemment, nous
nous rappelions la main de ce Grand Coudé qui
gagnait des batailles et qui avait mérité, en arrosant
ses œillets, le joli quatrain de mademoiselle de Scu-
déry. Et puis le fatal soufflet nous apparaissait sym-
bolisé par une autre fleur où le nombre cinq reve-
nait avec une persistance toute cabalistique au bout
du quatrain suivant que nous inspirait notre colère
envers les successeurs sitôt dégénérés du Grand
Condé, plutôt que notre pitié envers Santeul :
SLR LE SOUFFLET DE CHANTILLY.
Une muse illustra l'œillet du Grand Condé ;
Près de tes cinq appuis, toi, Victorin, tu cueilles
La fleur par qui ton vers doit être fécondé :
C'est la giroflée à cinq feuilles.
Ce malheureux soufflet, du reste, ne releva guère
la considération dont jouissait Santeul dans la famille
des Coudés. La sœur de Monsieur le Prince, madame
la duchesse du Maine, à qui son caractère avait valu
le surnom badin de Saipetria, et que Santeul a
célébrée dans une pièce qu'il a intitulée : Saipetria,
Nympha Cantitiiaca, venait fort souvent à Chan-
tilly, et elle était habituée à traiter assez cavalière-
ÉTUDE SIXIÈME. 259
ment le poète de la maison. Tantôt elle le menaçait,
de la part du duc du 31aine, de lui couper les oreil-
les; tantôt elle l'appelait marquis de la Petite-
Maisonnerie, voulant faire entendre qu'il était fait
pour primer à l'hôpital des fous ; tout cela dit en
plaisantant, mais sur un ton qui prouvait trop l'ab-
sence de tout égard.
Enfin cette fréquentation des Condés, après avoir
coûté à Santeul sa dignité d'homme, eut pour dé-
nouement la perte de sa vie, si le récit de Saint-
Simon est conforme à la vérité.
Il s'agit d'une catastrophe dont le souvenir se
dresse comme un reproche contre une de nos plus
grandes familles, et nous voulons laisser à Saint-
Simon toute la responsabilité de sa narration. Nous
le copions donc textuellement :
« Monsieur le Duc tint cette année (1697) les Élats de
« Bourgogne, en la place de M. le Prince, son père, qui n'y
« voulut pas aller. Il y donna un grand exemple de l'amitié
« des princes, et une belle leçon à ceux qui la recherchent.
M Santeul, chanoine régulier de Saint-Victor, a été trop
« connu dans la république des lettres et dans le monde pour
« que je m'amuse à m'étendre sur lui. C'était le plus grand
M poète latin qui ait paru depuis plusieurs siècles, plein
« d'esprit, de feu, de caprices les plus plaisants, qui le ren-
te daient d'excellente compagnie, bon convive sur-tout, ai-
« mant le vin et la bonne chère, mais sans débauche, quoique
« cela fût fort déplacé dans un homme de son état, et qui.
I
200 J.-B. SANTEUL.
a avec un esprit et des talents aussi peu propres au cloître,
« était pourtant au fond aussi bon religieux qu'avec un tel
« esprit il pouvait Tctre. ÎNIonsieur le Prince l'avait presque
« toujours à Chantilly quand il y allait. Monsieur le Duc le
(( mettait de toutes ses parties ; en un mot^ princes et prin-
« cesses, c'était, de toute la maison de Gondé, à qui l'aimait
« le mieux, et des assauts continuels avec lui de pièces d'es-
« prit en prose et en vers, et de toutes sortes d'amusements,
« de badinages et de plaisanteries, et il y avait bien des an-
« nées que cela durait. Monsieur le Duc voulut l'emmener
« à Dijon. Santeul s'en excusa, allégua tout ce qu'il put : il
(( fallut obéir, et le voilà chez Monsieur le Duc établi pour
(( le temps des états. C'étaient tous les soirs des soupers que
« Monsieur le Duc donnait ou recevait, et toujours Santeul
« à la suite, qui faisait tout le plaisir de la table. Un soir que
<( Monsieur le Duc soupait chez lui, il se divertit à pousser
« Santeul de Champagne, et de gaîté en gaîté, il trouva plai-
<( sant de verser sa tabatière pleine de tabac d'Espagne dans
<( un grand verre de vin, et de le faire boire à Santeul pour
<( voir ce qui en arriverait. Il ne fut pas long-temps à en
<( être éclairci. Les vomissements et la fièvre le prirent, et
(( en deux fois vingt-quatre heures le malheureux mourut
« dans des douleurs de damné, mais dans les sentiments
« d'une grande pénitence avec lesquels il reçut les sacre-
ci ments, et édifia autant qu'il fut regretté d'une compagnie
« peu portée à l'édification, mais qui détesta une si cruelle
M expérience (1). »
Telle est la cause que Saint-Simon assigne à la
(1) Mémoires inédits, chap. XXXI.
ÉTUDE SIXIÈME. 261
mort de Santeul. L'esprit i)cii bienveillant et peu
réglé des princes de la maison de Condé, l'habitude
qu'ils avaient depuis long-temps de prendre ce
poète pour le jouet de leur société et en quelque
sorte pour l'assaisonnement de leurs festins, le souf-
flet et le verre deau de mademoiselle de Nantes,
n'étaient pas faits pour donner de l'invraisemblance
au récit qu'on vient de lire. Toutefois, en un cas
aussi grave, il est juste de rechercher si d'autres
documents ne viennent pas confirmer ou démentir
l'accusation portée contre les auteurs involontaires,
mais trop imprudents, de celte mort si regrettable.
Moréri et Perrault ont, chacun de leur côté, écrit
une Vie de Santeul; nous avons consulté leurs écrits;
voici ce que dit Moréri :
« Il y mourut (à Dijon) le 5 août 1697, âgé de soixante-
et-six ans, sur le point de son retour à Paris. »
Perrault n'est guère moins laconique :
« II mourut, dit-il, à Dijon, le 5 août 1697, dans un voyage
« qu'il fît avec Monsieur le Duc aux états de Bourgogne,
« d'une colique qui le prit tout-à-coup, et l'emporta après
« quatorze heures de tranchées et de douleurs insupporta-
« blés. »
Voici maintenant la version du Santoiiana :
« Tourmenté au commencement de l'année 1697 par de
« violentes attaques de gravelle, il voulut, pour se mettre en
•-'02 J.-B. SANTEUL.
« état dépenser plus sérieusement à la mort, faire une re-
t( traite; et peu de temps après, il alla passer quelques jours
(( à la Trappe avec deux de ses confrères.
« Ce fut dans de si saintes dispositions qu'il accompagna
« Son Altesse Sérénissinie Monseigneur le duc de Bourbon
<' aux états de Bourgogne. 11 était à la veille de son départ
« pour retourner à Paris, lorsqu'il fut tout-à-coup attaqué
<( d'une colique violente, qui l'emporta après quatorze heu-
« res de douleurs insiipportajjlcs. »
des trois auteurs, qui ne parlent de l'empoison-
nement ni pour l'affirmer ni pour le nier, ne laissent
rien à conclure , ni même à conjecturer , si ce n'est
le Santotiana, qui pourrait faire entrevoir dans les
attaques de gravelle une prédisposition aux coliques
violentes qui amenèrent la mort. Mais, à la suite du
passage que nous venons de transcrire, le même
Santoiiana reproduit deux lettres écrites par deux
personnes difTérentes, et cependant presque littéra-
lement identiques dans ce qui raconte les causes de
la mort de Santeul , causes qui sont les mêmes que
chez les précédents narrateurs; ce qui permet de
supposer que ces parties identiques auront été com-
muniquées et prescrites à leurs rédacteurs. Seule-
ment dans la première de ces lettres, nous avons
remarqué cette phrase : « Le samedi troisième d'août,
« il soupa avec nous au logis du roi, à la table de
« Monsieur ie Duc, qui n'y était pas, parce
« qu*it soupait chez M. {'Intendant. »
ÉTUDE SIXIÈME. 2G3
Nous avons souligné ces derniers mots pour les
mettre en opposition avec six mots que nous avons
également soulignés dans le récit de Saint-Simon .
où celui-ci dit expressément : que Monsieur le Duc
sowpait chez lui. ,
Après ce rapprochement, bornons-nous à faire
remarquer que les deux lettres dont nous venons
de parler émanent de personnes dont la position
met leur indépendance en une sorte d'état de légi-
time suspicion; qu'il s'agissait d'ailleurs de princes
du sang, et que Ton était dans un temps où la vérité
ne trouvait pas souvent le moyen de se produire
sans danger; que d'un autre côté le récit de Saint-
Simon^ écrit en toute sécurité et en toute indépen-
dance, puisqu'il fait partie d'une suite à ses Mé-
moires qu'il a laissée inédite, est cependant, il ne
faut pas l'oublier, l'œuvre d'un homme très pas-
sionné contre le prince même à qui il impute la mort
de Santé ul.
Il se présente encore ici une remarque dont il faut
tenir grand compte, parce qu'elle renferme un utile
enseignement. Les personnes curieuses de choses
littéraires, lorsqu'elles s'occupent des circonstances
qui ont entouré la mort de Santeul, acceptent sans
élever le moindre doute la narration de Saint-Si-
mon; et, à moins de s'être livrées à des recherches
toutes spéciales sur la question, elles ne connaissent
même pas l'existence des documents qui assignent
'26!i J.-B. SANTEUL.
une autre cause à la mort du poète. Nous voyons,
quant à nous, dans cet état de choses, la punition
des régimes d'arbitraire qui portent une atteinte
quelconque à la production de la pensée, et qui
craignent pour leurs actes le grand jour de la pu-
blicité. i\e semble-t-il pas que toutes les fois que la
tradition fait passer à la postérité le récit d'un fait
grave sur lequel les puissances du temps se sont
efforcées de jeter les voiles du silence, c'est presque
infailliblement i\ l'interprétation la plus défavorable
que s'arrêtent les générations suivantes? En effet,
le premier mouvement de l'esprit humain est tou-
jours une fâcheuse prévention contre tout ce qu'on
cherche à lui cacher.
Au reste Saint-Simon, h l'égard de son récit, n'est
pas resté dans un isolement aussi complet qu'on
pourrait le croire. Au moment même de la mort de
Santeul, dans le temps même où les poètes latins
de l'époque célébraient à l'envi cet événement dans
des vers oii , parmi des louanges pour le Victorin .
se mêlaient à l'adresse des Coudés ses patrons des
éloges qui semblaient exclure tout soupçon d'em-
poisonnement, un de ces poètes, dans une compo-
sition qu'il intitulait : In Santolii Burgundi obi-
tum, glissait quatre vers qui ne durent point pas-
ser tout-à-fait inaperçus, et qui sont une allusion
bien transparente au tabac jeté dans le Champagne.
Ces vers sont les quatre derniers des huit suivants
ETUDE SIXIÈME. 265
qui sont le commencement de la pièce en question.
Divio cùm sortis niinium socura fiUuraj,
Santoliuui rapuisse sibi gaudelDal, et iirbis
yEmuIa reginae donis mulcebat et auro,
Divinunique omni captabat honore poëtam,
Vidit et invidit fera Parca ; repente veneno
Ambrosiinn, vatcs qno proluit ora, liquoreni,
Inficit occulté medicans nullasque timentem
Occupât insidias et funere mergit acerbo (1).
M. GuYONNET DE Vertron, Historiograplius
regius academicus Arelatensis, nec non
Paduensis academiae vulgô dictae Des Ri-
courati.
TRADUCTION.
Dijon, qui, trop crédule, espère en l'avenir,
Et fière de Santeul, qu'elle a su retenir,
Croit de la cité reine être la digne émule,
Dijon, par les présents et l'or qu'elle accumule.
Captive dans son sein le poète flatté.
Mais la Parque a tout vu ; son œil s'est irrité :
Dans la coupe où Santeul va puiser l'ambroisie,
Sa main, qu'en ce forfait guide la jalousie.
Jette un alTreux poison qu'il ne soupçonnait pas.
Et livre sa victime aux horreurs du trépas.
Au bas des vers latins que nous venons de tra-
duire, nous avons mis les noms et qualités de leur
auteur, afin de montrer que celui-ci n'était pas un
(1)./.-/?. Sanîolii Victorini Operiim omnium, eiiitio tertia.
apiid fratrcs Earbou, 1729, Tom. III, pag. 103.
266 J.-B. SANTEUL.
premier venu, et que son allusion timidement accu-
satrice n'était pas sans quelque valeur.
Il y a une autre pièce de vers intitulée Epice-
dium, ou Eloge funèbre, vers la fin de laquelle
cette question est abordée, mais indirectement.
L'auteur prend la défense non pas du prince de
Coudé, mais de la ville de Dijon, qu'on accusait,
dit-il, de cet empoisonnement par imprudence :
Nulla propinàrunt tibi saeva aconita novercae;
Sod te tergeniinae sinnil oppressêrc Sorores....
«( Non, aucune marâtre ne t'a versé le poison ; tu
n'as été victime que des trois Sœurs infernales. » —
Évidemment ce n'était là qu'une manière détournée
de nier le jeu imprudent du prince de Condé sans
le nommer. Peu nous importe, il nous suffit de voir
dans ces vers une preuve de plus de l'existence de
cette accusation, fondée ou non, au moment même
de la mort de Santeul.
Nous ne voulons, du reste, prendre sur nous au-
cune décision à cet égard. Nous laissons à qui vou-
dra la prendre la responsabilité du jugement; nous
avons voulu nous borner à présenter les pièces à
consulter. C'est aussi afin de faciliter les apprécia-
tions, que nous avons en quelque sorte fait poser
alternativement tous les membres de cette famille
des Coudés chez qui Santeul trouva la mort.
Quoi qu'il en soit, il y a ici un grand coupable :
ÉTUDE SIXIÈME. 267
c'est Saint-Simon , pour avoir accusé les Condés, si
Santeul est mort naturellement ; ou c'est l'auteur
de V Epiceclium , ponr les avoir défendus, si ce
poète est réellement mort pour les amuser.
Ces quatre derniers mots nous rappellent une
charmante et bien touchante nouvelle en vers inti-
tulée : Morte pour tes amuser, dans laquelle M.
Emile Deschamps a si bien flétri quelque méfait
erotique des beaux du jour. La verve si vertueuse-
ment indignée que M. E. Deschamps a jetée sur
cette composition nous a fait regretter souvent, dans
le cours de ces Études, qu'il ne se soit pas trouvé
au XVII. "^ siècle un poète assez noblement inspiré
pour flageller avec la même vigueur, à propos de
l'empoisonnement réel ou soupçonné de Santeul,
ces orgies princières dans lesquelles les cours du
second ordre abusaient si indécemment de l'esprit
et de la faiblesse des gens de lettres leurs commen-
saux. La conduite des Condés à l'égard de Santeul,
celle du prince de Conty , tant de fois niée et affir-
mée, envers Sarazin, l'une et l'autre conduite, plus
remarquée par l'histoire parce qu'elle aurait été
suivie de mort, sont des exemples pris entre mille
autres des mauvais traitements dont les grands se
rendaient coupables envers les poètes. On se rap-
pelle le mot de Piron. Un grand seigneur qui l'avait
invité à dîner voulait, au moment où l'on passait du
salon à la salle à manger, faire entrer quelque per-
268 J.-B. SANTEUL.
sonnage avant l'auteur de la Métromanie, et lui
disait : « Pas tant de façons, ce n'est qu'un poète.
« — Si l'on tient compte des qualités, répondit Pi-
« ron, je passe le premier, » Cette noble réponse
montre que la mauvaise tenue que nous reprochons
aux grands seigneurs du XVIP siècle s'était prolon-
gée dans le XVIII. *=.
Sanleul qui , tout en ne gardant pas assez la gra-
vité et la sobriété que lui commandait le caractère
de sa profession, fut cependant toujours irrépro-
chable dans ses mœurs et fort édifiant dans son res-
pect des choses de la religion, Santeul mourut dans
les sentiments de piété et de résignation chrétienne
que l'on était en droit d'attendre de lui. A moins
que de l'avoir vu dans ces derniers moments, écri-
vait une des personnes qui ont fait la relation de sa
mort,
w A moins que de l'avoir vu dans ces derniers moments,
« on ne saurait croire avec quels sentiments de piété et de ré-
« signation il s'est soumis à la volonté du Seigneur. Il nous
« répéta plusieurs fois qu'il nous demandait pardon de tous
« ses mauvais exemples, et de n'avoir pas mené une vie
« conforme à son état ; qu'il avait eu de la vanité de ses ou-
« vrages, mais qu'il reconnaissait qu'il n'était qu'un igno-
« rant; que si Dieu lui redonnait la santé, qu'il ne deman-
« dait pas, ce ne serait que pour faire pénitence. Enfin
« quand il aurait vécu toute sa vie à la Trappe, il ne pouvait
« mourir plus chrétiennement. 11 avait toujours à la bouche
ÉTUDE SIXIÈME. 269
« Bonum est. Domine, quia humiliasti me. Nous sommes
« tous plus édifiés de cette mort, que par tous les sermons
« des plus habiles prédicateurs du royaume. »
Cette frivole promptitude- à la réplique, dont il
se faisait gloire dans sa vie, se tourna au moment
de sa mort vers les pensées les plus élevées sans
rien perdre de sa soudaineté. A cette heure su-
prême, on lui annonce qu'un page vient s'informer
de son état de la part de son Altesse. A ce mot
d'Altesse, — Tu soins altissimus ! répondit -il
aussitôt en élevant les yeux vers le ciel ; et plusieurs
fois il s'écria avec transport : Tu solus altissimus !
Ce trait vaut une éloge, dit le Sanioiiana. Ajou-
tons que le mot de Santeul, mot dont le lyrisme
constitue véritablement un chant de plus à ajouter
à son hymnographie, a eu la gloire de précéder de
dix-huit années le Dieu seul est grand de Mas-
sillon, et que, s'il n'a pas eu le même éclat de mise
en scène, il a eu le bonheur d'une aussi profonde
conviction et d'une plus vive spontanéité.
Ici se présente un autre rapprochement auquel il
ne faut point se refuser. L'édifiante exclamation de
Santeul repose sur un double sens, comme la facé-
tie historique ou apocryphe de Rabelais, à qui on
avait fait revêtir sa robe de bénédictin au moment
de sa mort, et qui, par une double allusion à son
froc et à un psaume des agonisants, s'écria ; Beati
qui moriuntur in Domino!
270 J.-B. SANTEUL.
L'un et l'autre mot résume, avec la précision
d'une formule algébrique, la vie et le caractère de
sou auteur, ainsi que la mesure d'estime due à sa
mémoire.
Le corps de Santeul fut d'abord inhumé dans l'é-
glise de Saint-Étienne de Dijon ; mais il fut ensuite
transporté à Paris dans un cercueil de plomb. Ce
fut Monsieur le Prince, Henri- Jules de Condé, qui
fit tous les frais de ce voyage. On amena Santeul
dans l'abbaye de Saint-Victor, où on lui fit un ser-
vice solennel ; et il fut enterré dans le cloître de cette
abbaye, le 17 octobre 1697.
Dans ce temps où les Inscriptions de toute nature
étaient si fort eu usage, les Épitaphes ne manquèrent
pas pour ce Santeul qui en avait composé pour tant
d'autres.
On lui en fit eu latin et en français ; il y en eut de
plaisantes et de sérieuses; et si l'on en voulait faire
la collection, on eu pourrait dire ce que Martial di-
sait de ses propres Épigrammes :
Sont bona, suut quaedam mediocria, sunt mala plura.
En voici une dans laquelle on faisait allusion aux
armes de sa famille, où est une tête d'Argus, bordée
de sable avec cent yeux ; ce qui constitue des armes
parlantes :
Hic nunc TaJpa jacet, qui priùs Argus erat.
Une autre disait injurieusement :
ÉTUDE SIXIÈME. 271
Ci-gît le célèbre Santeul :
Poètes et fous, prenez le deuil.
Lorsque Santeul mourut, la Bourgogne était sur
le point de Itii faire un présent de vin; le souvenir
en fut consacré dans cette épitaphe :
Quoi ! faut-il que Santeul expire
Dans le temps qu'il nous charme et que chacun l'admire?
Faut-il, par un cruel destin,
Qu'il change en un moment nos plaisirs en alarmes,
Et que nous lui donnions des larmes
Au lieu de lui donner du vin?
Santeul, chaque fois qu'il accompagnait en Bour-
gogne le prince de Condé allant présider les États,
recevait sur le budget de cette province une alloca-
tion de cent louis et un présent de vin. Nous igno-
rons à quel titre il recevait cette gratification si li-
bérale, à moins que les États, dans leur indépen-
dance, n'eussent voulu flatter le prince en faisant
bon accueil à son poète badin. Aussi Santeul avait-
il coutume d'appeler la Bourgogne sa mère : un
poète ne manqua d'y faire malignement allusion
dans cette inscription tumulaire :
Santeul est mort, et partout regretté,
Santeul, en tous lieux si vanté,
A qui fut la Bourgogne et si bonne et si chère.
Il était avoué pour son fds, en effet ;
Mais, hélas! il est mort au sein de cette mère.
Pour avoir trop pris de son lait.
' M. MoREAL, avocat-général à la
chambre des comptes de Dijon.
272 J.-B. SANTEUL.
Citons enfin le tribut apporté par deux poètes
latins, l'un jésuite, l'autre janséniste; sorte de con-
cours où le parti le plus puissant n'eut pas le repré-
sentant le plus digne et le mieux inspiré. Le jésuite,
le P. Commire , un des ri vaux de Santé ul en poésie
latine, composa le distique suivant, où, malgré sa
robe, il ne craignit pas de sacrifier le respect de la
mort au plaisir de jouer sur les mots vivere et i?i-
here :
SpretâHippocrene, chim Belnica pocula siccat,
Vivere Santolius desiit et bibere.
TRADUCTION.
Courant, loin d'Hippocrène, au Beaune qui l'enivre,
Santeul finit ensemble et de boire et de vivre.
Pour qui voudrait résoudre le débat sur la ques-
tion d'empoisonnement, cette épigramme du P.
Commire, méchante envers Santeul, ne le paraîtrait
pas moins envers le prince de Condé , et passerait
presque pour une déposition dans le sens de Saint-
Simon.
Le janséniste, c'était le vénérable Rollin, en qui
l'illustre mort trouva du moins un poète plus sé-
rieux et plus digne de lui. Le savant recteur de l'U-
niversité donna à la mémoire de Santeul un beau
témoignage et un noble dédommagement dans cette
épitaphe, qui fut gravée sur le mur auquel était
adossée la tombe du poète de Saint-Victor :
ÉTUDE SIXIÈME. 27o
SAXTOLII EPITAPHIUM.
Quoin superi praeconeni, habiiit quein sancta poëtaiu
Relligio, latet hoc marmore Santolius.
Ille etiam heroas, fontesque et flumina et hortos
Dixerat : at cineres quid juvat istc labor?
Faina hominum nierces sit versibus aequa profanis :
Mercedeni poscunt carmina sacra Deum.
TRADUCTION.
Santeul, qui de la foi célébra les mystères,
Lui, qui chanta des saints les louanges austères,
Sous un marbre funèbre est couché dans ce lieu.
Chantre aussi des héros, des jardins, des fontaines.
Le monde le loùra de ses œuvres mondaines,
Mais de ses chants sacrés le salaire est en Dieu.
Les quelques épitaphes que nous venons de citer
ne sont qu'un très faible spécimen des poésies de
toute nature qui furent composées à l'occasion de
la mort de Santeul. Les frères Barbou, ses éditeurs en
1729, ont recueilli dans le troisième volume de ses
œuvres, sous le titre de Funus Santoiinum, un
nombre de pièces tant françaises que latines si con-
sidérable, qu'elles remplissent une centaine de
pages.
Nous trouvons dans ce recueil les traces d'une
sorte de débat qui montre trop combien était grande
la considération dont jouissait notre poète pour que
nous n'en rapportions pas ici quelque chose.
Lorsque Santeul fut mort, ses restes furent inhu-
27/1 J.-B. SANTEUL.
mes à Dijon clans le caveau réservé aux chanoines
(le l'abbaye de Saint-Etienne. Le surlendemain de
cette première cérémonie, on célébra un service
auquel assistèrent ses amis et quelques officiers de
M. le Prince ; et des inscriptions tumulaires, desti-
nées à la tombe de Dijon, furent composées comme
si l'on n'eût pas douté que les caveaux de Saint-
Etienne ne fussent la dernière demeure du poète.
Mais on était dans un temps où l'on saisissait avec
empressement tout ce qui pouvait donner matière
à des jeux d'esprit. Les poètes, plus souvent latins
que français, prirent pour sujet d'épigrammes cette
remarque que Santeul, né à Paris, était mort fi Di -
jon. La capitale de la Bourgogne, que ces poétesse
permettaient de faire parler, semblait se prévaloir de
cette fortune singulière, et prenait le pas sur Paris.
D'autres, au contraire, blâmaient Santeul d'avoir
dit que la ville de Dijon était sa mère bien mieux
que la ville de Paris.
En effet , il existe une pièce de vers que Santeul
composa quelques jours avant de mourir, et dans
laquelle , sans rien préciser , il se plaint amère-
ment d'avoir vu Paris, sa ville natale, négliger les
poètes par qui vient toute gloire, tandis que Dijon,
plus favorable à lui Santeul, l'a comblé de présents
et d'honneurs. Le début de cette pièce semble ne
promettre qu'une longue plaisanterie ; car le poète
se félicite tout d'abord d'avoir reçu de la cité bour
ÉTUDE SIXIÈME. 275
guignoiine un présent de vin qui réchauffe sa veine
et qui lui inspire, dit-il, des vers dignes de sa bien-
faitrice :
Provocat intùs agens te dignosscribcrc versus.
« Que ma patrie, que Lutèce, qui est à peine ma
!< mère, dit-il aussitôt après, ne soit pas envieuse du
'< droit que tu t'es donné, ô Dijon, de réclamer ton
« poète.
Nec patria invideat, jam vix Lutetia mater,
Ex quo jure tuuui repetis, mea Divio, vatem.
Ce vix mater passe la plaisanterie; et du moment
que Santeul parle sur ce ton à sa ville natale, on
doit croire qu'il va la répudier sérieusement. Et
c'est ce qu'il fait en continuant une longue objur-
gation dans laquelle il reproche à Paris l'abandon
où elle délaisse en sa personne le poète de ses fon-
taines et de ses autres monuments. Puis il revient à
Dijon qui, sur les premiers bruits de sa renommée,
l'a comblé de présents, l'a entouré d'honneurs bien
au-delà de ce qu'on pouvait attendre en un siècle
où la poésie est tombée dans un si grand mépris.
Il rappelle que dans cette ville tous les regards
étaient arrêtés sur lui en quelque lieu qu'il se mon-
trât ; que, porté sur un char doré à travers les quar-
tiers de la cité, il était montré au doigt et désigné
par son nom :
276 J.-B. SANTEUL.
Iii uic onines defixi oculis, quocumque ferebar,
Aurato invcctuni per publica compila curru,
Monstrabant digito nec inani iioinino vatcm.
Le souvenir d'une si belle ovation enflait l'orgueil
du poète, il en convenait lui-même :
Clam, fatcor, titulisque mcis, famâquc fruebar.
Paris n'en avait jamais fait autant pour lui ; aussi,
dans une sorte de péroraison où on le voit avec
peine finir comme il a commencé en donnant un
souvenir aux vins de la Bourgogne, unique source
désormais de ses inspirations, déclare-l-il que même
à Paris il sera poète bourguignon.
Spoiite Parisinà vates Burgundus in iirbe.
Santeul a tort, disait-on en beaucoup de pièces
de vers; il a tort : Paris l'a fait naître et le faisait
vivre honnêtement; Dijon lui a donné la mort. Les
épigrammes s'échangeaient et se multipliaient à
l'infini sur ce double thjme, quand messieurs de
Saint-Victor réclamèrent le retour à Paris des restes
de leur illustre confrère. De là nouveau sujet de
querelle. Deux grandes cités se disputaient la dé-
pouille d'un nouvel Homère; et voici une des nom-
breuses pièces de vers que fit naître ce débat ;
SANTOLII EPITAPHIUM.
Santolium mater Lutetia jactat alumnum,
Atque suo vatem Sequana jure petit.
ÉTUDE SIXIÈME. 277
Divio Burgundiim, fiierit quamquani extcra tellus,
Sponte siium, jam tune vindicat aima parens.
Interreginas urbes hoc jurgium Homero
Vatem œquans, ejus tollit ad astra dccus.
Ut litem solvat superùni Pater, aspice cœlum,
Santolî, ait, patriam quaRris : at ista tua est.
Sic desiderio rapiente ascendit Olympum,
Sub pedibusquc simul, nubila et astra videt.
Sublimem sedcs animam servate, beatae,
Divio habes cineres, Sequana, carmen habes.
Tu, pia mater, habes liymnos, Ecclcsia, cultos,
Queis divûm laudes sanctaque gesta, cauis.
M. DE Percey, conseiller au
présidial de Langres.
TRADUCTION.
ÉPITAPHE DE SANTEUL.
SONNET.
Lutèce de Santeul se proclame la mère,
La Seine voit en lui son poète vanté ;
Dijon la Bourguignonne, à Santeul étrangère,
Voudrait sur lui les droits de la maternité.
Ces cités en conflit rendent l'égal d'Homère
Et remplissent d'honneur l'écrivain disputé.
Dieu tranche le débat : « Vois la céleste sphère,
« Santeul, c'est là, dit-il, ton séjour mérité. »
Et des hauteurs du ciel désormais obtenues,
Santeul voit à ses pieds les astres et les nues.
Gardez, saint Paradis, l'ame du bienheureux ;
Dijon, ses os ; Paris, l'œuvre de son génie ;
Vous, Église, autre mère et pieuse et bénie,
Vous chanterez aux saints les vers qu'il fit pour eux.
278 J.-B. SANTEUL.
Le poète qui faisait ainsi la part de chacun croyait
avoir arrangé toutes clioses à la satisfaction de tout
le monde : il n'en fut rien. Il paraît que messieurs
de Saint- Victor , persistant dans leurs prétentions ,
eurent recours à l'intervention du prince de Condé,
qui leur donna gain de cause ; car Santeul fut
exhumé et transporté à Paris ; on l'enterra de nou-
veau le 5 octobre de la même année 1697, dans
l'abbaye de Saint- Victor.
L'intervention du prince de Condé et la décision
qu'il prit donna lieu à d'autres pièces de vers parm
lesquelles nous avons distingué la suivante :
IN SANTOLIUM,
Cum ejus cadaver Divione Parisios transferretur.
AD SERENISSIMCM PRIXCIPEM COND.EUM.
Santolii liinc atqiie hinc certant de corpore matres :
Illa suum poscit, poscit et illa suum.
Praelia Santolius, duin viveret, ista diremit :
Prima vale mater, Divio, mater eris.
Dixerat ; at renuit parère Lutetia nato.
Cor petit ; hoc nati pignus liabere cupit.
Divio sed laceros nati non sustinet artus :
Horruit, audito crimine, matris amor.
Et furiosa, meum quid dividis impia, clamât ;
Sit tuus : iutegrum dira noverca cape.
Sic Condaee jubés; per te fit Divio mater :
Duraque probas matrem, te Salomona probas.
P. Du Mai, Divionensis.
ÉTUDE SIXIÈME. 279
TRADUCTION.
SUR SANTEUL,
Quand son corps fut transporté de Dijon à Paris.
A s. A. s. LE PRINCE DE CONDÉ.
Pour le corps de Santeul se disputent deux mères :
L'une a dit : c'est mon fils ; l'autre a dit : c'est le mien.
Santeul trancha, vivant, ces querelles amères :
Adieu, Paris, dit-il ; toi, Dijon, je suis tien.
A ce choix filial, Paris loin de souscrire.
Veut le cœur de son fils comme un gage éternel.
Dijon, pour son enfant qu'en espoir on déchire.
Entend avec horreur un vœu si criminel.
Non, dit-elle ; plutôt qu'un si cruel partage,
Que tout entier, marâtre, il vous soit accordé.
Ainsi Condé l'ordonne ; et dans cet arbitrage,
La mère fut Dijon ; Salomon fut Condé.
Le douzain latin que nous avons essayé de rendre
en un douzain français, fut ainsi paraplirasé par un
contemporain de Santeul :
DISPUTE ENTRE PARIS ET DIJON,
A qui aurait le corps de M. de Santeul.
JUGEMENT DE S. A. S. MONSEIGNEUR LE PRINCE DE CONDÉ.
Deux illustres cités disputant pour Santeul,
Comme sept autrefois le firent pour Homère^
Et voulant posséder sa cendre et son cercueil.
L'une et l'autre à l'envi s'en déclare la mère.
C'est, dit l'une, en mon sein qu'il a reçu le jour :
C'est, dit l'autre, pour moi qu'a parlé son amour.
Chagrin de tes mépris, son cœur te désavoue ;
280 J.-B. SANTEUL.
Content de mes bienfaits, en mourant il me loue.
Me choisit pour sa mOre, et se nomme mon fils.
Soit pour les éprouver, ou calmer leurs esprits,
Un grand prince, prudent et sage,
D'un esprit sans égal ainsi que sa valeur.
Entre elles de Santeul fait un juste partage,
Donne à Dijon son corps, donne à Paris son cœur.
D'abord, Dijon, d'amour et de colère émue,
S'écria : tout ou rien ; un partage ine tue.
Que ma rivale ait tout, corps, cœur et monument;
J'y consens : à ces mots prononcés hautement.
Du vrai cœur maternel on connut la tendresse ;
Et le grand prince enfin fit par son jugement
D'un second Salomon éclater la sagesse.
M. MoREAu, avocat-général en la
chambre des comptes de Dijon.
Ce même M. Moreau se laissa prendre d'un peu
de dépit, qu'il exprima dans cette épigramme :
A MESSIEURS DE SAINT-VICTOR.
Vous demandez Santeul avec impatience :
Sans craindre aucune résistance,
Vous pouvez remporter ; il nous importe peu
Que son corps nous demeure ou qu'on le vienne prendre.
Il nous a laissé tout son feu;
Et nous vous en laissons la cendre.
De pareils jeux d'esprit paraissent peut-être au-
jourd'luii bien frivoles, et nous ne savons trop ce
que nos contemporains penseraient de leurs magis-
trats s'ils les voyaient dépenser leurs hautes facultés
dans de semblables compositions. On aurait tort
ÉTUDE SIXIÈME. 281
cependant de juger les auteurs de ces opuscules avec
trop de sévérité. Ils vivaient dans un temps bien
différent du nôtre. Aujourd'hui le vent qui souffle
n'est guère à la poésie, et nous ne savons puiser
nos émotions que dans la hausse ou dans la baisse.
Au temps de Santeul, les esprits, généralement plus
cultivés que dans notre siècle, malgré tout ce qu'on
peut dire du progrès et de la diffusion des lumières,
étaient plus accessibles aux délicates jouissances de
la pensée; la soif du gain, qui n'était pas encore de-
venue endémique ; les prêtres du veau d'or, par qui
la France n'était pas menée alors; tout laissait aux
imaginations assez de fraîcheur et de loisirs pour
de nobles exercices ; on n'était pas encore bien loin
de l'époque où une puce remarquée sur le cou de
mademoiselle Des Roches, et où la main d'Etienne
Pasquier, absente de son portrait, fournissaient
matière pour des volumes de poésies à une aimable
cohorte de personnages parlementaires qui savaient
retrouver au besoin les études profondes et les pré-
occupations sérieuses ; et de graves magistrats ne
croyaient pas déroger, ils ne craignaient point de
passer pour moins intègres parce qu'ils se montraient
gens d'esprit à l'occasion, quand sur-tout le frmt de
leurs récréations devait être aux yeux de la posté-
rité un témoignage de la haute estime où ils tenaient
le poète Santeul, en l'honneur et sur la tombe de qui
ils se livraient à leurs joutes littéraires.
282 J.-B. SAMEUL.
D'ailleurs les faits qui nous occupent ne se pas-
saient-ils pas à Dijon, « au sein de la société fort
« agréable et lettrée qu'offrait cet illustre parlement
« de Bourgogne (1) ? » N'était-on pas dans le pays
de La Monnoye, le joyeux auteur des Notls Bour-
(juignon^; dans la ville où déjà l'on voyait poindre
Alexis Piron dans la personne, moins compromise
devant les scrupuleux, de son père Aimé Piron l'a-
pothicaire, qui était le rival de La Monnoye dans
les noëls, la chanson, l'épigramme et les jolis riens?
La sève dijonnaise, qui donne à la moutarde son pi-
quant et aux A ins bourguignons leur montant, ne
travaillait-elle pas aussi dans les veines de nos pè-
res, en ce pays et dans ce passé dont l'étude litté-
raire a fourni, à la fin de ses études savantes et fé-
condes sur ia Poésie française au XVI.'' siècle,
un si agréable chapitre sur Y Esprit de Malice au
bon vieux temps?
Aussi est-ce parce qu'elle caractérise tout à la
fois une époque et un personnage que nous avons
voulu nous étendre quelque peu sur cette dispute
entre deux villes françaises du siècle de Louis XIV
pour la possession des restes mortels d'un poète
latin contemporain de Racine et de Boileau.
Enfin, comme s'il eût fallu qu'aucune consécra-
(1) M. Sainte-Beuve, Tableau de La Poésie française au
XV l.^ siècle.
ÉTUDE SIXIÈME. 283
tion littéraire ne fût oubliée pour Santcul, un dis-
ciple de Lycophron, un de ces embaumeurs de noms
propres qui y cherchent des éloges ou des blâmes
cachés et mystérieux en en transposant les lettres, le
sieur Nicaise, ami de notre poète et ancien chanoine
de la Sainte-Chapelle de Dijon, s'empara du scalpel
et tenta l'autopsie du mot Santolius, où il trouva
cette anagramme : Lito sanus, qu'il expliquait
ainsi : « Je me sacrifie ( lito ) l\ Dieu avec pleine
« connaissance [sanus) et un véritable repentir de
« mes faiblesses. »
D'après le calcul des permutations , les neuf let-
tres du nom SantoUus peuvent se combiner de
trois cent soixante-deux mille huit cent quatre-
vingts façons, parmi lesquelles on trouverait peut-
être quelque autre anagramme aussi piquante que
celle du chanoine Nicaise. Sans que nous ayons
cherché bien long-temps, le hasard nous a présenté
une combinaison que, nous n'en doutons pas, San-
teul aurait eue pour plus agréable, lui qui se croyait,
comme on l'a vu, le premier poète de son temps.
Cette combinaison produit les mots : Jsto Linus.
Si quelque chose a le droit de nous surprendre,
c'est que le poète qui se croyait un Linus chrétien
n'ait pas découvert lui-même cette devise qui se
cachait dans son nom, comme elle était logée dans
sa pensée.
A vrai dire, l'anagramme de Nicaise est aussi
284 J.-B. SANTEUL.
juste que nous paraît la nôtre. Si nous avons mon-
tré clans notre Étude deuxième Santeul assez pré-
venu en faveur de ses propres œuvres et assez per-
suadé de sa supériorité sur les autres pour exprimer
plaisamment la crainte que ceux-ci ne cherchassent
à se pendre ou à se noyer de jalousie, on vient de
le voir, à quelque pages d'ici, mourir dans les sen-
timents de l'humilité la plus édifiante. Aussi, en
nous appropriant le premier hémistiche d'un qua-
train dans lequel le chanoine de la Sainte-Chapelle
de Dijon employait son JAto sanus, avons-nous
essayé de composer, en employant à notre tour
notre asto Liniis, un distique dans lequel la dou-
ble anagramme nous paraît caractériser singulière-
ment le poète présomptueux et le religieux soumis
et repentant que fut Santeul pendant sa vie et à
l'heure de sa mort :
ANAGRAMMA
UNO DE ^OMI^'E BI\LM.
Ecce LiTO SANUS, uioriens fortassè locutus
Santoliiis, vivons dixerat : asto Linus.
Tout Santeul est dans ces deux combinaisons.
Quoique les œuvres de La Bruyère soient dans
toutes les mains, cette Étude sur Santeul serait trop
incomplète si on ne lisait pas ici le Portrait, sous le
nom de Thcodas, qu'a laissé de lui l'auteur des
Caractères. On peut être d'autant plus sûr de la
ÉTUDE SIXIÈME. 285
ressemblance, que le peintre, qui avait été le pré-
cepteur de Monsieur le Duc, et qui resta jusqu'à la
lin de sa vie attaché à ce prince en qualité d'homme
de lettres, avec mille écus de pension, fut long-
temps le commensal de notre poète , avec qui il se
trouvait à Chantilly trois mois de l'année. Voici ce
Portrait :
« Voulez -vous quelque autre prodige? Concevez un
« homme facile, doux, complaisant, traitable, et tout d'un
« coup violent, colère, fougueux, capricieux : imaginez-
« vous un homme simple, ingénu, crédule, badin, volage,
« un enfant en cheveux gris : mais permettez-lui de se re-
« cueilHr, ou plutôt de se livrer à un génie qui agit en lui,
« j'ose dire, sans qu'il y prenne part, et comme à son insu :
«quelle verve! quelle élévation! quelles images! quelle
« latinité! Parlez -vous d'une même personne? me direz-
« vous. Oui, du même, de Théodas, et de lui seul. Il crie,
« il s'agite, il se roule à terre, il se relève, il tonne, il éclate;
« et du milieu de cette tempête il sort une lumière qui brille
« et qui réjouit. Disons-le sans figure : il parle comme un
« fou, et pense comme un sage : il dit ridiculement des cho-
« ses vraies, et follement des choses sensées et raisonnables :
« on est surpris de voir naître et éclore le bon sens du sein de la
« bouffonnerie, parmi les grimaces et les contorsions. Qu'a-
ce jouterai-je davantage? Il dit et fait mieux qu'il ne sait : ce
a sont en lui comme deux âmes qui ne se connaissent point,
« qui ne dépendent point l'une de l'autre, qui ont chacune
« leur tour ou leurs fonctions toutes séparées. Il manque-
« rait un trait à cette peinture si surprenante, si j'oubliais
286 J.-B. SANTEUL.
« de dire (iii'il est tout à la fois avide et insatiable de louan-
« ges, prêt à se jeter aux yeux de ses critiques, et dans le
M fond assez docile pour profiter de leur censure. Je conv
« menée à nie persuader moi-même que j'ai fait le portrait
(( de deux personnages différents : il ne serait pas même im-
« possible d'en trouver un troisième dans Théodas, car il
« est bon homme, il est plaisant homme, et il est excelkenl
« homme (1). »
A ce portrait moral, il ne sera peut-être pas trop
superflu d'ajouter quelques lignes du Santoiiana
qui cherchent à faire connaître, autant que possible,
l'extérieur de notre poète :
« Il était, dit ce livre^ grand et assez gras; il avait le vi-
« sage laige, les joues creuses, le menton relevé, le nez
■( épaté, les narines ouvertes, les yeux noirs et gros, les che-
« veux et le poil noir, le front haut, et la tête à demi
« chauve. »
il y a en tête d'un vieux Santoiiana de 1722,
conséquemment antérieur à celui de Dinouart
(176^), un portrait gravé de Santeul, qui non seule-
ment répond fort bien à la description qu'on vient
de lire, mais dans lequel aussi un physionomiste at-
tentif et pénétrant reconnaîtrait, nous n'en doutons
pas, la justification de tout ce que l'auteur des Ca-
ractères a dit du poète de Saint- Victor. Dans la
conformation de ce visage ou retrouverait le triple
(1) La Bruyère, des Jugements.
ETUDE SIXIÈME. 287
mélange, signalé par La Bruyère, de la folie, du
bon sens et de la bonhomie. Il n'est pas jusqu'à
un cahier que tient Santeul de manière à laisser
voir le litre Opéra poëtica.J.-B. S., oii l'on ne
sente le poète qui aime à se parer de son œuvre.
Santeul a vécu dans le grand siècle ; il a attiré
un instant l'attention du grand roi dont le regard
laissait un reflet de gloire et comme le sceau d'une
célébrité durable sur ceux qu'il remarquait, comme
il pouvait, témoin Racine, laisser le froid de la mort
sur ceux dont il se détournait. Poète latin à côté de
poètes français comme P. Corneille, Boileau, Ra-
cine, Molière, La Fontaine, il a su, sans briller
comme eux, n'être pas éclipsé par eux; par la com-
position de ses Hymnes et de ses Inscriptions, il a
contribué à la gloire littéraire, à la gloire reli-
gieuse, à la gloire monumentale de la France de
Louis XIV : à tant de titres, il méritait que son image
figurât dans le dépôt consacré a toutes les Gloires
DE LA Fraince. Aussl ccttc image est-elle reproduite
deux fois, l'une par le ciseau, l'autre par le pin-
ceau, dans le 31usée de Versailles.
Son buste en marbre, par M. Jouffroy, se trouve
sous le n.° 792 dans l'un des vestibules de l'escalier
de marbre, aile du Nord.
Son portrait, par un peintre du XVIL"' siècle dont
le nom n'est pas indiqué, est au deuxième étage,
aile du Nord, salie n.° 152. Il porte le n.° 28U.
288 J.-B. SANTEUL.
Ce portrait peint ressemble fort au portrait gravé
(.lu San(oliana, et l'un des deux a dû servir de
modèle à l'autre.
11 s'en faut que nous ayons ici étudié Sauteul dans
toutes les parties de ses travaux. Nous avons cru
devoir ne nous attacher qu'aux plus saillantes et à
celles qui nous mettraient le mieux à même de le
connaître. Du reste, les bibliophiles et les amateurs
de curiosités littéraires doivent se tenir pour avertis
qu'il devient fort difficile de se procurer les œuvres
de ce poète dans les bibliothèques publiques : ou
elles y manquent, ou elles y sont dépareillées par
la disparition de quelque tome, et il est à craindre
que dici à peu d'années il ne soit presque impos-
sible de retrouver un Santeul complet.
FIN DE L'ETLDE SIXIEME ET DERNIERE.
APPENDICE.
49
APPENDICE.
Nous avons regardé cet Appendice comme le com-
plément nécessaire de nos Études sur le poète
Santeul, et nous le produisons ici comme exécution
de l'engagement que nous avons pris (page 80) de
faire juger cet écrivain sur pièces en recueillant
plusieurs morceaux de ses poésies de tout genre,
tels que Hymnes, Inscriptions, Épigrammes, Épî-
tres.
En regard du texte latin, nous placerons une
traduction en vers. Nous avons trouvé dans des ou-
vrages anciens cette traduction toute faite , pour la
plupart des Inscriptions, par des poètes français
contemporains de Santeul, parmi lesquels se trouve
le grand Corneille lui-même. Nous avons cru devoir
conserver ces traductions, celles de Corneille sur-
tout, que nous avons prises avec tout l'empresse-
ment du respect et sans nous permettre de les
juger; d'autres, toutes les fois qu'elles ne nous ont
:>92 J.-B. SANTEUL.
pas paru d'une prolixité liors de proportion avec la
brièveté du texte latin; et nous avons nommé les
auteurs de ces traductions au-dessous de chaque
pièce. Les traductions qui ne sont pas signées, soit
sous les Inscriptions, soit ailleurs et dans tout le
cours de ces Études, sont de notre fait, et nous en
assumons la responsabilité.
Pour la traduction des cantiques que nous avons
extraits de l'hymnographie de Santeul, nous n'avons
pas suivi le même système ; car nous avions entre
les mains la version de l'abbé Poupin, dans laquelle
il nous était facile de puiser, et nous avons cru de-
voir y substituer notre propre traduction.
Nous n'avions pas, cependant, la prétention de
faire mieux que l'abbé Poupin; notre versification
sera probablement trouvée inférieure à la sienne;
mais, sans vouloir dénigrer un prédécesseur, il nous
a semblé que le traducteur dont nous parlons n'a
pas eu, autant que nous l'aurions voulu, le soin de
rendre ce qu'on pourrait appeler la manière de
Santeul. Le propre de ce poète, dans ses Hymnes,
est un emploi fréquent, il faudrait peut-être dire
continuel, de l'antithèse, et l'abbé Poupin nous
semble n'avoir pas tenu compte de ce trait carac-
téristique dans la physionomie de l'original.
Peut-être l'abbé Poupin s'est -il conformé aux
lois du bon goût en s' efforçant de dissimuler cette
profusion d'antithèses qu'il pouvait regarder dans
APPENDICE. 293
le poète latin comme un défaut; mais il nous a
semblé que la mission d'un traducteur était, comme
celle d'un portraitiste, de reproduire, non de rec-
tifier la physionomie, même défectueuse, de son
modèle.
Ce sont ces considérations qui nous ont poussé
à tenter une nouvelle traduction des Hymnes qui
vont suivre.
Après cet Appendice nous placerons des notes
qui nous seront suggérées par plusieurs passages
du texte de Santeul, et parmi lesquelles figureront
quelques comparaisons entre les productions du Vic-
torin et d'autres correspondantes qui appartiennent
à des poètes latins du moyen-âge. Nous n'y porte-
rons aucune atteinte au respect que mérite le fond
de ces œuvres chrétiennes d'un temps antérieur;
mais on trouvera peut-être à examiner si, avec une
moralité tout aussi irréprochable (nous mettons de
côté toute question de jansénisme et de molinisme),
les Hymnes de Santeul ne se présentent pas sous
une forme qui devait, sinon les rendre préférables
à ce qu'on avait fait avant lui, du moins les préser-
ver de l'exclusion dont les ont frappées les rédac-
teurs du nouveau Bréviaire. En lisant les Hymnes
santoliennes, que nous avons choisies sans aucune
préoccupation d'orthodoxie, on verra si notre poète
a réellement encouru les graves accusations que ne
lui a pas épargnées dom Guéranger, ou si plutôt
I
294 J.-B. SAiXTEUL.
dans ses attaques un peu passionnées contre San-
teul, attaques dans lesquelles il nous semble don-
ner aux fidèles scandalisés le triste spectacle d'un
prêtre maudissant un prêtre au pied même de l'au
tel, pour quelque dissidence sur les termes d'une
prière, le R. abbé de Solesmes n'aura pas eu plus
d'une fois besoin qu'on lui rappelât cette belle
maxime de Saint- Augustin, qu'il connaît mieux que
nous : « In iiecessariis unitas, in dubiis Uber-
« tas, in omnibus charitas. »
Nous avons parlé (page 53 de nos Études) d'une
critique des œuvres de Santeul par La Monnoie,
critique dont l^abbé de Solesmes s'est fait une arme
contre le Victorin; nous avons dit ( page 65 ) pour-
quoi nous ne voulions pas approfondir la validité
de cette critique : ici nous irons plus loin; à mesure
que, dans le texte des Hymnes qu'on va lire, il se
présentera un passage critiqué par La Monnoie,
nous reproduirons la critique dans les notes, car
nous voulons avant tout nous efforcer d'être im-
partial.
POESIES EXTRAITES DE SAINTEUL.
HYMNES.
CARiMINA É SANTOUO EXCKRl'TA.
HYMKI.
Hos duin Sanlolius caiiit iinmorlalibus Hymiios,
Vnh inimortalis factus ot ipse quoque est.
\
- '>-1> ■'!> ^> o-<S> • <t C. ^^' "^^ -
DE OBLATIONE GHRISTI IN TEMPLO
SBU
PURIFICATIONE BEAT^ MARI^ VIRGINIS.
HYMNI TRES.
I.
Stupete gentes : fit Deus hostia;
Se sponte legi legifer obligat;
Orbis Redemptor nunc Redemptus,
Seque pial sine labe mater.
De more matrum, Virgo puerpera
Templo statutos abstinuit dies :
Intrare sanctum quid pavebas.
Facta Dei priùs ipsa templum ?
Ara sub una se vovet hostia
Triplex : houorem virgineum immolai
POESIES EXTRAITES DE SANTEUL.
HYMNES.
Dans les cantiques saints qu'il consacre à l'Église,
Vantant les Immortels, Santenl s'immortalise.
LA PRÉSENTATION DE JÉSUS-GHRIST AU TEMPLE
ou
PURIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE,
TROIS HYMMES.
1.
Admirez : Dieu lui-même en victime s'attache.
Et sous sa propre loi plie un législateur;
Ici se purifie une mère sans tache,
El se rachète un Rédempteur.
0 Vierge-Mère l ainsi qu'une simple matrone,
Tu voulus pour un temps l'exclure du saint lieu;
Pouvais-tu redouter l'approche du grand trône,
Toi-même le trône de Dieu?
Sur un autel commun trois victimes vont tendre,
Pour les sacrifier dans un triple concours.
298 j.-B. SANTEUL.
Virgo sacerdos, parva mollis
Membra puer, seniorque vitam.
Eheu ! quoi enses transadigent tuum
Pectus ! quoi altis nata doloribus,
0 Virgo! Quem geslas in ulnis,
Imbuet hic sacer Agnus aram.
Ghristus futuro, corpus adhuc tener,
Praeludit iiifans victima funeri :
Crescet ; profaso vir cruore
Omne scelus moriens piabit.
Sit summa Patri, summaque Filio,
Sit summa sancto gloria Flamini :
Magistra quem trinum docendo,
Vera Fides veneratur unum.
II.
Templi sacratas pande, Sion, fores;
Ghristus sacerdos intrat et hostia :
Cédant inanes veritati,
Quae se animis aperit, Figurae.
^on immolandi jam pecudum grèges;
Fumabit ater non cruor ampliùs :
En ipse placando parenii
Ipse suis Deus astat aris.
Virgo latentis conscia numinis,
APPENDICE. — HYMNES. 290
La Vierge son honneur, l'enfant son âge tendre,
Le vieillard son reste de jours.
Quels dards te frapperont, dont râiguillon transperce,
Vierge prédestinée aux déplaisirs mortels!
L'Agneau sacré, l'Enfant qui dans tes bras se berce.
De son sang teindra les autels.
Le Christ encore enfant, le Christ encor débile,
Prélude à son trépas dans l'avenir caché;
11 croîtra; puis la mort, à l'époque virile,
Dans son sang noîra tout péché.
Gloire éclatante au Père; au Fils pareille gloire;
Même gloire à l'Esprit, leur souffle respecté;
Attribut que la Foi nous montre et nous fait croire
Toujours un dans sa Trinité.
IL
Saint temple de Sion, que vos portiques s'ouvrent,
Jésus, prêtre et martyr, s'y montre radieux;
Devant les vérités qui pour nous se découvrent.
Fuyez, images des faux dieux.
Le sang d'un vil bétail, indigne sacrifice,
Ne viendra plus fumer sous le couteau mortel :
Dieu même, pour fléchir la divine justice,
Se montre sur son propre autel.
Soutenant dans ses bras son Dieu, sa géniture.
HMt J.-B. SANTEUL.
Dcmissa vultus, qiiem pepeiit Deum,
Gestabat iilnis, pauperunique
Mimera ferl, leneras volucres.
Hic omnis aetas, omnis et astitit
Sexus, propinquo numine plenior :
Christum anhelantis tôt annos
Nunc fidei pretium reporlant.
Testes tôt inter, magnanimo, Deus,
Tibi litabat lida silentio,
Verbi sileiitis muta mater :
Quanta animo reticebat alto!
Sit summa Patri, summaque Filio,
Sit summa sancto gloria Flamini :
Magistra quem trinum docendo.
Vera Fides veneratur unum.
m.
Kumant Sabaeis templa vaporibus;
Nos sacra poscunt; jam praeit hoslia;
Sequamur omnes, et lubente
Puri am"mo simiil immolemiir.
Lumen ministret splendldior Fides;
Ministret ignés flammea Charitas;
APPENDICE. — HYMNES. 301
Et sentant qu'elle porte un fardeau surhumain,
La Vierge, humble en ses dons, humble dans sa posture,
Tient deux tourtereaux dans s? main.
Et tout âge, et tout sexe en foule se contente
A voir de près Jésus dans sa divinité;
Et par la foi chrétienne, après sa longue attente.
Le prix est enfin remporté.
Combien de fois la Vierge, en un silence austère
Parmi tant de témoins gardé profondément,
Du Verbe alors muet respectant le mystère,
Fut discrète par dévoûment!
Gloire éclatante au Père; au Fils pareille gloire;
Même gloire à l'Esprit, leur souffle respecté;
Attribut que la Foi nous montre et nous fait croire
Toujours un dans sa Trinité.
IIL
L'encens des Sabéens parfume le saint temple;
Le sacrifice est prêt; peuple, viens et contemple;
La victime devance et va se dévoiler.
Hâtons-nous de la suivre, et, pleins du même zèle.
Gardant la pureté dans notre cœur fidèle.
Gourons aussi nous immoler.
Qu'une Foi plus ardente échauffe mieux nos âmes;
Que la Charité sainte y réveille ses flammes;
Qu'une Espérance aimable y brûle son encens;
302 J.-B. SAXTEUL.
Spes thura, nec desint odores
Quos operum bona faraa fundat.
Vitae nocentis quid tiahiraus moras?
Sit fas beato sub Sene nos mori;
Lt quem sub aris inimolatum
Vidimus, hoc etiam fruamur.
Sit summa Patri, summaque Filio,
Sit summa sancto gloria Flaraini :
Magistra quem trinum docendo,
Vera Fides veneratur unum.
■oao-
CHRISTO PATIENTI.
HTMNI SEX.
I.
Fas, Christe, mœslis plangere
ïuos dolores cantibus,
Quos vitœ ab ipso limine
Ad usque mortem passus es.
APPENDICE. — HYMNES. 303
Que par des actes purs notre vie embaumée
Fasse tomber sur nous la bonne renommée,
Salaire des cœurs innocents.
Pourquoi dans le péché traîner notre existence?
Sachons par nos vertus ou notre pénitence
Comme le saint Vieillard mériter de mourir;
Afin qu'après la mort quand viendra l'autre vie,
Le Dieu qui sur l'autel pour nous se sacrifie
Veuille encore nous secourir.
Gloire suprême au Père; au Fils gloire suprême;
Et que soit l'Esprit saint glorifié de même,
L'Esprit saint de tous deux le souffle respecté :
Père, Fils, Esprit saint, divinité multiple,
Dont la Foi nous enseigne, en la proclamant triple,
A reconnaître l'unité.
-cQo-
AU CHRIST SOUFFRANT.
SIX HYMNES.
Nos chants vont dire la souffrance
Attachée, ô Christ, à tes pas
Depuis le jour de ta naissance
Jusqu'à l'heure de ton trépas.
30/1 J.-B. SANTEUL.
Castœ parentis in sinu
Inclusus ardebas pâli;
iEtcn-nus ut discas mori,
Mortale corpus induis.
Vix natus, imbellis puer
Acuta sentis frigora,
En vile pro molli thoro
Fœnum tibi supponitur.
Amore te facis reum,
Fers sponte pœnas innocens,
Nec eximis te legibus,
Suprenius ipse Legifer.
Qui primus excisa cruor
E parte stillat corporis
^Icmbris micans ex omnibus
Torrentis instar, promet.
Qui mucro lactentes necat,
Idem luum pectus fodit,
Et quo cadebant parvuli,
Hoc tu cadebas vulnere.
Exul Deus, promptâ fugâ
Tuae saluti consulis,
Intras Pharos verax Deus
Mixtus deis mendacibus.
Qui nos creavit, laus Patri ;
APPENDICE. — HYMNES. 305
Dès le sein d'une cliaste mère
Déjà tu brûlais de souffrir;
Tu pris notre corps éphémère,
Immortel qui voulais mourir.
Tu nais, et déjà la froidure
Te mord, faible enfant, sur ton lit,
Et d'une paille vile et dure
Ta couche sous toi s'amolht.
Par amour proscrit volontaire,
Juste qu'on traite en malfaiteur,
Tu n'as point voulu te soustraire
Aux lois dont toi-même es l'auteur.
Circoncis, ton corps goutte à goutte
Sous l'acier d'abord saignera;
Ton sang plus tard ouvrant sa route,
De tous tes membres jaillira.
Le jour qu'on immolait l'enfance,
C'est toi que le fer menaçait.
L'innocent tombait sans défense,
Et le mêcne coup te perçait.
Lorsqu'en ta fuite mémorable,
Tu vis ton salut dans l'exil,
Pharos vit le Dieu véritable
Se mêler aux faux dieux du Nil.
Gloire au Père, qui fit le monde;
20
306 J.-B. SANTEUL.
Qui nos redemit, Filio;
Qui nos foves, laus, Spiritus.
Uni Dco sit gloria.
II.
Divine crescebas puer,
Crescendo disccbas pâli,
Hœc destinatae tune erant
Mortis tuae praeludia.
Satus Deo, volens tegi,
Elegit obsciirum Patrem;
Qui fecit aeternas domos,
Domo latet sub paupere.
Tremenda cujus prœpetes
Mandata portant Spiritus,
Cui pronus orbis subditur,
Se sponte Fabro subjicit.
Cœlum manus quœ sustinent,
Fabrile contreclant opus,
Supremus astrorum faber
Fit ipse vilis artifex.
Qui nos creavit, laus Patri ;
Qui nos redemit, Filio;
Qui nos foves, laus, Spiritus;
Uni Deo sit gloria.
APPENDICE. — HYMNES. 307
Gloire au Fils^ qui l'a raclieté;
Gloire à l'Esprit, qui le féconde;
Gloire à Dieu dans son unité.
IL
Dans les épreuves les plus rudes
Quand tu croissais, enfant divin,
Tes douleurs étaient les préludes
Et les présages de ta fin.
Le Fils de Dieu, d'un père infime
Couvre ici-bas sa majesté;
Des cieux l'architecte sublime
Sous un toit pauvre est abritée
Dieu, l'auteur de la loi sévère
Que ses anges vont publier,
Ce Dieu que le monde révère
Prend pour maître un humble ouvrier.
La main sur qui le ciel se fonde
Se donne un labeur humble et dur:
Et le fabricateur du monde
Ne devient qu'un manœuvre obscur.
Gloire au Père, qui fit le monde;
Gloire au Fils, qui l'a racheté;
Gloire à l'Esprit qui le féconde;
Gloire à Dieu dans son unité.
308 J.-B. SANTEUL.
III.
Chrisius tenebris obsitam
Liistrando Judœam docet,
r.ens obstinati pecloris
Christum doccntem respiiit.
Sese Deum signis probat,
Surgunt sepulchris corpora^
Erepta muto vox redit,
Claudo gradus, cœco dies.
<iens dura, flecti nescia,
A lires sacris sermonibus
Obturât et solem fugit,
Amore noctis perdita.
Mox immerentem, ceu reum,
Probris gravant, saxis petunt,
IlUim pudendo destinant
Ingrata turba funeri.
Qui nos creavit, laus Patri;
Oui nos redemit, Filio;
Qui nos foves, laus, Spiritus,
Uni Deo sit gloria.
IV.
Pavete, raptus ad necem
APPENDICE. — HYMNES. 309
III.
Le Christ, éclairant la Judée,
Lui porte ses sages discours;
Mais, de son erreur possédée,
Elle fuit le divin secours.
Dieu se montre : un boiteux s'élance;
Des morts se lèvent des tombeaux;
Des muets rompent le silence;
L'aveugle reprend ses flambeaux,
.Mais ces races trop endurcies
Dédaignent un sage conseil.
Et leurs paupières obscurcies
Préfèrent la nuit au soleil.
L'innocent est^ comme un coupable.
Chargé d'opprobre et lapidé;
Par le peuple ingrat qui l'accable
Il voit son trépas décidé.
Gloire au Père, qui fit le monde;
rdoire au Fils, qui l'a racheté;
Gloire à l'Esprit, qui le féconde;
Gloire à Dieu dans son unité.
IV.
O terreur! conduit au supplice,
ilO J.-B. SANTEUL,
Homo velul, pavet Deus,
Toto ciuor de corpore
Proruptus in terram cadit.
Ouid machinaris proditor?
(}ui te bonus pavit suo
Conviva Christus corpore,
-Mendace tradis osculo.
Qui nostra riipit vincula,
Duris ligatur vinculis;
Divis adorandum capiit
Miles scelestus percutit.
Orbis supremus arbiter
Dijudicandus sislitur,
Summus Sacerdos, impià
Cadit sacerdotum manu.
Oui nos creavit, laus Patri ;
Oui nos redemit, Filio;
Qui nos foves, laus, Spiritus,
Uni Deo sit gloria.
Ah! parce corpus innocens,
Lictor, flagellis scindere.
Quid Tulnus addis vulneri ;
.lam penè totum vulnus est.
APPENDICE. — HYMNES. 311
Comme un mortel Dieu s'est troublé;
Et dans l'horrible sacrifice,
Son sang sur la terre a coulé.
Que veut Judas? En vain ce traître
S'est repu d'un corps adoré,
Son Dieu, son convive, son maître
Par son baiser fourbe est livré.
Celui qui brisa notre chaîne
Voit des chaînes flétrir ses mains.
Les saints l'adorent; notre haine
Le livre aux soldats inhumains.
Dieu, l'arbitre de tous les êtres,
Est captif, attendant son sort ;
Il est le souverain des prêtres,
Des prêtres lui donnent la mort.
Gloire au Père, qui fit le monde;
Gloire au Fils, qui l'a racheté;
Gloire à l'Esprit qui le féconde;
Gloire à Dieu dans son unité.
O licteur dont la main trop sûre
Coup sur coup frappe un innocent.
Son corps n'est plus qu'une blessure;
Retiens ton fouet avilissant.
.U2 J.-B. SANTEUL.
Nudaiilur ossa carnibus,
Scissos per art us it cruor,
Non sanguis uvae sic fluit
Quam dura vis praell domat.
Frons pro corona regia
Horrel sub aspris vepribus :
Hsec illa, crudelis Sion,
OuBî serta iieclis Principi?
Anindo pro sceplro datur :
Durusque pro throno lapis ;
Quem vestil aeternum jubar,
Ridenda veslit purpura.
Quae non tulit ludibria!
Reo Deus postponitur;
Qui sceptra regum dividit,
Ut scenicus Rex luditur.
Qui nos creavit, laus Patri ;
Qui nos redemit, Filio;
Qui nos foves, laus Spiritus,
Uni Deo sit gloria.
VI.
Quo forma cessit par Deo
Non vultus idem, non décor,
Atro fluentem sanguine,
Et ora fœdum vidimus.
APPENDICE. — HYM^ES. Hiô
Ses chairs sous la main qui les frappe
Quittent ses os, et font pleuvoir
Plus de sang que jamais la grappe
Ne rend de vin sous le pressoir.
L'épine, moqueuse guirlande.
Ose le couronner d'affront :
O Sion, est-ce là l'offrande
Qu'attendait cet auguste front ?
Son sceptre est le roseau sans gloire;
Sur la pierre il trône crûment;
Et d'une pourpre dérisoire
On couvre son rayonnement.
Jouet d'un peuple déicide,
Dieu moins qu'un larron est prisé;
Lui qui du sort des rois décide.
En roi de théâtre est posé.
Gloire au Père, qui fit le monde;
Gloire au Fils, qui l'a racheté:
Gloire à l'Esprit, qui le féconde;
Gloire à Dieu dans son unité.
VI.
Sa démarche, sa noble face
Hefléîaient la divinité :
La céleste grandeur s'efface
De son corps tout ensanglanté.
31Û J.-B. SANTELL.
Quae solis obsciirant jubar,
Vélo tciîuutiir lumina.
Sputis lionestum putribus
Os turba fœdat insolens.
Crucis tremens sub pondère
Gressus labaiites vix trahit,
Quem slipat aiila cœlitum,
Datur coiiies latronibus.
Qui vestit arva floribus,
Nudiis cruci suspenditur,
Qui dat feris cnbilia,
Ubi quiescat, non habet.
Clavis manus, clavis pedes
Gonfossus hœret stipiti.
Sed quàm sui tenaciùs
A.moris haeret vinculis !
Quae dedocendo crimina
Monstrabat ad cœlum viam.
Quae lingua melle fluxerat.
Infecta felle tingitur.
Ne quae vacaret corporis
Intacta pars doloribns,
Proterva verba militum
Aures pudicas vulnerant.
Qui rupe fontes eiicit,
APPENDICE. — HYMNES. 315
Ses yeux éclipsaient l'œil du monde,
Ils se couvrent d'un voile obscur;
Des bourreaux le crachat immonde
Va profaner ce front si pur^
Accablé de la croix qu'il porte,
Il se traîne dans les douleurs :
Des anges lui devraient l'escorte,
Pour escorte il a des voleurs.
Il donne aux champs leurs couvertures,
Nu, sur la croix il va monter;
Il abrite les créatures,
Et lui, n'a rien où s'arrêter.
Des clous affreux au bois funeste
Fixent ses pieds, fixent ses mains;
Un lien plus fort que le reste.
C'est son amour pour les humains.
Cet organe par qui la foule
Fuit le crime et gagne le ciel,
Sa bouche, d'où le miel découle,
Ses bourreaux l'abreuvent de fiel.
Pour que chez lui rien ne sommeille
Par la douleur sollicité,
Des soldats jusqu'en son oreille
Offensent la pudicilé.
Lui qui change en source une roche,
316 J.-B. SAiXTEUL.
Ardens siti consuniitur.
Sod major iirebat sitis;
Erat sitis, mundi salus.
Vel cujus attactus fiigit
Percussa morborum cohors,
Ad militis ludibrium
Haec vestis in sortem datur.
Hecede, Virgo, Filii
Tu funus extendis parens :
Adstando nescis quàm tuis
JVatum necas doloribus !
Clamore magno dum Patrem
Sibi relictus invocat,
Cum morte kictantem Deum
Non audit ille, vix Pater.
Sit hœc dolorum pars levis;
Acerbiora pertulit,
Dum mente prœsagâ videt
Inane mortis praemium.
Fac, Christe ne sint irrita
Tormenta, quae perpessus es,
Ne morte contempta Dei
Te sentiamus vindicem.
Qui nos creavitj laus Patri;
Qui nos redemit, Fiiio;
APPENDICE. — HYMNES. 317
A la soir il paye un tribut ;
Mais quelle soif du corps approche
De sa soif pour notre salut !
Hobe, dont le toucher propice
Écarte les maux et la mort,
Tu te vois, comble de supplice l
Par des soldats tirée au sort.
O Vierge ! ô déplorable Mère !
Ta présence accroît ses douleurs;
Et tu rends sa mort plus amère
Quand tu l'arroses de les pleurs.
Délaissé, lamentable, il crie.
Ce Dieu qui combat le trépas;
Et son Père, qu'en vain il prie,
Père à demi, ne l'entend pas.
Épreuve pour sa patience.
Un regret plus grand le poursuit :
C'est de voir, dans sa prescience,
Ceux pour qui sa mort est sans fruit.
Jésus, fais que pour l'homme impie
Tes tourments ne se perdent pas,
De peur que là-haut il n'expie
L'injuste oubU de ton trépas.
Gloire au Père, qui fit le monde;
Gloire au Fils, qui l'a racheté;
318 J.-B. SAMEUL.
Qui nos foves, laiis, Spiritus,
Uni Deo sit gloria.
-o^o-
SANCT^ MARIEE MAGDALEN/D.
HYMNI DUO.
Procul maligni cedite Spiritus;
Nunc imperanti cedite Numini;
Fessamque iongis Magdalenen
Parcite nunc agitare pœnis.
Christi jubentis numine territi
Fugère septem : mox sibi reddita,
Te, Cliriste, consectatur unum,
El memori tibi mente servit.
Quin et cruentâ de trabe pendulo
Christo litabat mille doloribus ;
Quàm vellet insonlis Alagistri
Sola graves tolerare pœnas !
Miscere fletus sanguinis œmulos
Non cessât, astans victima victimae :
Christus silendo, nil rependit :
Quàm meliùs probat hinc amantem l
j^PPErSDICE. — HYMNES. 319
Gloire à l'Esprit, qui le féconde;
Gloire à Dieu dans son unité.
A SAINTE MARIE-MAGDELEINE.
DEUX HYMIVES.
1.
Fuyez, malins esprits; que votre impure haleine
Se détourne à la voix de la divinité;
Délivrez de ses maux le cœur de Magdeleine
Par vous trop long-temps agité.
Us étaient sept : Jésus parle; à sa voix suprême,
Bien loin de leur victime ils ont fui pleins d'effroi.
Et Magdeleine, ô Christ, est rendue à soi-même.
Et ne prend que vous pour son roi.
Comme au Christ attaché sur la croix déicide
Elle offrait ardemment l'hommage de ses pleurs!
De ce maître innocent comme son ame avide
Appelait sur soi les douleurs!
Ses pleurs avec le sang luttent de violence;
Son cœur pour la victime est victime à son tour.
.Tésus reste muet ; mais ce divin silence
Approuve bien mieux son amour.
3-20 J.-B. SAMEUL. ^
II.
Maria sacro saucia viilnere,
Jam non dolendum quid Dominiim doles?
Semper rcnascens hic amoris
Unde tibi violentus ardor ?
Quem quaeris ipso funeris in sinu,
Victo triumphat funere clarior.
Vivit : retecto jam sepulchro
Ecce jacent revoluta saxa.
Myrrliam quid affers, vanaque balsama?
llaac liice functis débita mimera :
Mox ille donandos Olympo
Non eget his redivivus artus.
Ingens amantem te dolor indicat,
Amans vicissim se Deus obtulil :
Agnosce vocem tu Magistri
Nomine te proprio vocantis.
Tu prima teslis, primaque nuntia,
Velox in urbem protinus advola,
Christique mitantes Ministros
Plena Deo propiore firma.
-O^D-
\PPENDICE. — HYMNES. 324
II.
O Magdeleine, en proie, à vos saintes blessures,
Pourquoi pleurer uu Dieu qui n'est plus à pleurer?
Pourquoi clans voire sein réveiller les tortures
Oui reviennent le déchirer ?
Ce Dieu, que vous cherchez au tombeau qui le couvre.
Triomphe, et du trépas revient plus radieux.
Il vit, et retournés sur sa tombe qui s'ouvre,
Les rochers gisent à vos yeux.
Pourquoi ces vains présents et de myrrhe et de baume
Qu'on réserve aux humains chez les morts descendus ?
Par un Dieu qui renaît au céleste royaume
Ces dons ne sont point attendus.
Votre immense douleur montre votre tendresse;
Dieu vous offre la sienne en s'otîrant sur la croix ;
Quand par votre nom même à vous-même il s'adresse,
De ce Dieu connaissez la voix.
Vous son premier témoin, volez, et, la première,
Annoncez le miracle à tout homme, en tout lieu;
Au disciple incertain portez votre lumière
Et votre confiance en Dieu.
2i
322 J.-B. SA^TEUL.
IN FESTO OMNIUM SANCTORUiM.
HYMIKI TRES.
I.
Cœlo quos eadem gloria consecrat.
Terris vos eadem concélébrât dies :
Laeti vestra simul praemia pangimus,
Duris parla laboribus.
.lam vos pascit Amor, nudaque Veritas;
De pleno bibitis gaiidia flumine;
Illic perpetuam mens satiat sitim,
Sacris ebria fontibiis.
Altis secmn habitans in penetralibus.
Se Rex ipse suo contuitu beat,
lilabensque, sui prodigiis, intimis
Sese mentibus inscrit.
Altari medio, cui Deus insidet,
Agni fumât adhuc innocuus cruor :
Qiiœ raactaîa Patri se semel obtulit.
Se jugis litat hostia.
APPENDICE. — HYMNES. 323
i'OUR LA FETE DE TOUS LES SAINTS.
TROIS HYMNES.
L
Vous que couronne au ciel votre commune gloire,
De Dieu les terrestres enfants
Viennent au même jour chanter votre mémoire,
Et célébrer, joyeux, les gages de victoire
Acquis par tant de peine à vos fronts triomphants.
L'Amour, la Vérité qui, pure, se déploie,
Font désormais votre aliment.
Vous buvez à pleins bords au fleuve de la joie;
Et la soif de votre ame, éternelle, se noie
A la source sans fond d'un doux enivrement.
Au fond du sanctuaire, en sa sainte attitude
Comme en lui-même retii'é.
Dieu de son propre aspect fait sa béatitude,
Déborde, se prodigue, et de sa plénitude
Pénètre tous les cœurs dont il est entouré.
Au milieu, sur l'autel où le Très-Haut réside,
Fume encore le sang divin
Que pour fléchir son Père offrit l'Agneau candide,
Ce sang qui vint pour nous rendt'e la terre humide.
Qui pour nous dans le ciel est prodigué sans fin.
324 J.-B. SANTEUL.
Pronis turba Senum ccrnua frontibus,
Inter lot rutili fiilgiira luminis,
Regnanti Domino devovet aurea
Quae ponit diademata.
Gentes innumerae, conspicuae stolas
Agni purpureo sanguine candidas,
Palmis laeta cohors cantibus œmulis
Ter sanctum célébrant Deum.
Sit laus summa Patri, summaque Filio,
Sit par sancte tibi laiis quoque Spiritus,
Qui das pro merilis, optimus arbiter,
Te totum simul omnibus.
ir.
Vos sancti Proceres, vos Superûm chori,
Gœli quotquot habet Piegia Principes,
Nostros nunc date vestris
Gantus jungere cantibus.
Primis ante alios, gloria Cœiilûm,
Christi Virgo parens fulget honoribus;
Divinoque severum
Flectit pignore Judicem.
APPENDICE. — HYMNES. 325
Fléchissant devant Dieu sous le respect et l'âge,
Des vieillards au front vénéré
Aux lueurs des éclairs viennent lui faire hommage
De ces couronnes d'or, éblouissante image
Des terrestres grandeurs qu'il dispense à son gré.
Des palmes dans les mains, pompeusement parée
De tuniques dont la splendeur
Est du sang de l'agneau doublement décorée,
La foule des élus est à ses chants livrée,
Et du Dieu trois fois saint raconte la grandeur.
Gloire éternelle au Père; au Fils gloire semblable;
Esprit saint, même gloire à vous,
A vous qui, des humains le juge irrécusable.
Pesant nos actions d'une main équitable
Tout entier pour chacun vous épanchez sur tous.
IL
Vous qui menez des saints les pieuses phalanges
Dans le séjour de l'Éternel,
Séraphins, grands du ciel, et vous, chœurs des archanges.
Quand vos voix au Seigneur vont porter ses louanges,
Mêlez à vos accords notre chant solennel.
La première avant tous dans la gloire céleste,
La Vierge, Mère du Sauveur,
Porte de la grandeur le signe manifeste.
Et du divin courroux dissipant ce qui reste,
Elle trouve en son Fils un gage de faveur.
326 J.-B. SANTEUL.
Adstant Spirituum mille acies throno.
Régi sancta feriint vota clientium.
Hic Baplista profundo
Lucis flumine mergitiir.
Quorum nimtia vox, orbis ad ultimas
Christum vox resonans intonuit plagas;
Prœcones duodeni
Sacris Vatibus assident.
Fuso purpurei sanguine Martyres,
Et puro niveae pectore Virgines
Agno candida fundunt
Kubris lilia cum rosis.
Qui pavêre suos Praepositi grèges,
Pascuntur supero Numine pleniùs;
Qui flevêre, serenus
Abstergit lacrymas Pater.
III.
Hymnis dum resonat curia Gœiitum,
Hic stemus patriis finibus exules;
Hic suspensa tenemus
Mutis cantibus organa.
APPENDICE. — HYMNES. 32';
Par tous les saints debout près du Trône suprême
Aux pieds de Dieu sont apportés
Les vœux que nul client n'y peut porter lui-même:
Et le saint qui montra le fleuve du baptême
Jouit dans ce séjour d'un fleuve de clartés.
Les douze précurseurs dont les voix messagères,
Avec un accent inspiré,
Portaient le nom du Christ aux rives étrangères,
Sont assis maintenant, dans les divines sphères.
Au cercle glorieux des prophètes sacrés.
La vierge et le martyr, lui rougi du supplice.
Elle blanche de sa candeur,
Viennent à l'Agneau saint off"rir en sacrifice
La fleur au teint vermeil, la fleur au blanc calice;
La rose pour le sang, le lis pour la pudeur.
Le pasteur de troupeaux qui de sa voix de prêtre
Pieput les fidèles humains,
Lui-même de son Dieu va là-haut se repaître;
Et quiconque a pleuré va chez le puissant Maître
Voir ses pleurs essuyés par de divines mains.
IIL
Tandis que près de Dieu les saintes assemblées
De leurs chants remplissent les cieux,
Nos âmes ici-bas languissent exilées.
Nous pleurons la patrie, et nos mains désolées
Ne savent plus tenir nos luths silencieux.
328 J.-B. SANTEUL.
Ouando mens misero libéra carcere
Se vestris sociam cœtibus inseret.
Et, caligine pulsà,
Gœli liicem habitabimus ?
Obscurae fugient mentis imagines,
Cùm stantes propiùs liiminis ad jubar.
Nos Verum sine nul?e
Ipso in fonte videbimus.
Nobis sancta cohors sis bona, fluctibus
Luctantes mediis, quos modo respicis,
Da portas, duce Christo,
Da contingere prosperos.
A quo ciincta fluunt maxima laiis Patri,
Qui mundum réparai, maxima Filio;
Et quo pectora flagrant
Sit laus maxima Flamini.
~c^o~
APPENDICE. — HYiMNES. 329
Oh î quand pourra notre ame, échappée à ses langes,
Fuir sa misérable prison
Et rejoindre des saints les heureuses phalanges !
Quand pourrons-nous, chassanfde ténébreux mélanges.
Des célestes splendeurs habiter la maison !
Nous verrons s'effacer les images obscures,
De nos esprits rêves trompeurs,
Quand nous verrons de près luire les clartés pures.
Quand nous pourrons enfin aux sources les plus sûres
Aller puiser le vrai dégagé de vapeurs.
Tandis que nous luttons, tandis que des orages
Nous cherchons à vaincre l'effort,
O saints, ô bienheureux, soutenez nos courages,
Et, guidés par le Christ, poussés par vos suffrages.
Puissions-nous obtenir les délices du port.
Gloire suprême au Père, au Père qui féconde
L'Univers, œuvre de ses mains;
Gloire suprême au Fils, qui racheta le monde;
Et gloire à l'Esprit saint, dont l'influence inonde
D'amour et de clarté les âmes des humains.
330 J.-B. SANTEUL.
SANCTIS MONACinS.
HTHTII DUO.
1.
Felices nemoriim pangimus incolas,
Certo consilio quos Deus abdidit,
Ne contagio secli
INIores laederet integros.
Ut le possideant, quem sitiunt Deum,
Urbes, régna, suos, se qiioque deserunt :
Totiis viluit orbis,
Diim cœlestia cogitant.
-Nudi, prompti, alacres, liberiab omnibus.
Ad iuctam pngiies ocyùs advolant :
Ut vastum mare tranent.
Prudentes onus exuunt.
Eternas ut opes, certaque gaudia
Securi rapiant, omnia ludicra
Sano pectore temnunt,
Confisi melioribus.
mis summa fuit gloria, despici:
Illis divitiœ, pauperiem pati ;
Illis summa voluptas,
Longo supplicio mori.
APPENDICE. — HYMNES. 331
AUX SAINTS MOINES.
DEUX HYMNES.
I.
Fortunés habitants de ces forêts profondes
Où les conseils de Dieu vous tenaient abrités,
Et préservaient vos mœurs d'un siècle aux mœurs immondes,
Nous chantons vos félicités.
Pour posséder le Dieu dont leur ame est avide,
Pays, grandeurs, famille, eux-mêmes, tout est loin.
Tout ce globe à leurs yeux est méprisable et vide,
Le ciel est leur unique soin.
Dépouillés, prompts, dispos, libres de toute chose,
Ils courent à la lutte, intrépides jouteurs;
Pour traverser la mer où chacun d'eux s'expose,
Ils s'allègent, prudents nageurs.
D'un trésor éternel, d'une gloire certaine
Us voudraient se saisir avec sécurité.
Les plaisirs sont trop vains pour leur ame trop saine,
Plus haut leur espoir est monté.
Comme un suprême honneur ils tiennent les injures;
Pour eux les vrais trésors sont dans la pauvreté;
Pour eux enfin, mourir dans de longues tortures
Est la suprême volupté.
332 J.-B. SAxXTEUL.
Fac nos, summe Deus, qiiœ patimiir mala
In pœnam scelerum ferre libentiùs;
Et tellure relie ià,
Immortalia quaerere.
iEterniis sit honos ingenito Patri:
Sit par iinigenœ gloria Filio,
Sacri nexus amoris,
Laiis compar tibi, Spirilus.
II.
0 puichras acies, castraque fortia,
Ouae Spes, iina Fides, unus Amor régit.
Omnes lege sub una,
Lno sub duce militant.
Heu! quantis rapiunt astra laboribus;
Puisant perpetuis questibus aethera,
Per jejunia longa
Vires corporis alterunt.
Votis unanimes, vi quoque fletuum
Instant, et socias ingeminant preces,
Et concordibus armis,
Vim cœlo simul inferunt.
Haec vis grata Deo; sic amat optimus
Vinci per lacrymas, per gemitus Pater :
Sic duris reseratur
Cœlum conditionibus.
APPENDICE. — HYMNES. liiys
Faites-nous, ô grand Dieu, voir dans noire souffrance
De nos péchés nombreux le prix trop mérité;
Faites que noire mort, suprême délivrance,
Nous mène à l'immortalité.
Créateur incréé, gloire à vous, Dieu le Père;
A votre Fils unique honneur ainsi qu'à vous;
Gloire à vous, Saint-Esprit, de leur amour prospère
Le lien vénérable et doux.
11.
Dans ses camps assurés, ô brillante phalange
Que régit même amour, même espoir, même foi,
Et qui sous un seul chef en combattant se range,
Pour subir une même loi !
Combien par les travaux, combien par la prière
Ils cherchent vers le ciel un refuge assuré!
Combien du jeûne affreux l'atteinte meurtrière
Affaiblit leur corps macéré !
Pleins d'un zèle unanime, ils font valoir ensemble
Les soupirs de leurs cœurs, les larmes de leurs yeux;
Et visent, raffermis du nœud qui les rassemble,
A forcer la porte des cieux.
Dieu sourit à leur force; il aime la victoire
Que remportent sur lui larmes et maux soufferts;
Par ce Dieu juste et bon, à ce prix méritoire
Les abords du ciel sont ouverts.
33^1 J.-B. SANTEUL.
Kervent qiiando die cuncta tunuiltibus,
Altum turba silet ; caetera diim tacent,
Hi per cantica riimpunt
Exercet vigiles continuas labor;
Incumbunt operi non résides manus;
Tell us culta colonis
Victum suppeditat suis.
Quin regina sui mens quoque subditur
Uectorisque studet nutibus obsequi,
Nil servat sibi juris,
Capte liberior jugo.
^Eternus sit honos ingenito Pal ri ;
Sit par unigenœ gloria Filio,
Sacri nexus amoris,
Laus compar tibi, Spiritus.
-o©o-
s AN CTO BRU NOM.
HYMM QUATUOR.
I.
Brunonem strepitu qui procul urbium,
Sese Cartliusiis monliljus abdidit.
APPENDICE. — HYMNES. 335
Pour les rumeurs du jour quand le monde s'éveille,
Dans leur sage retraite ils demeurent sans bruit ;
Et leurs cantiques saints, quand le monde sommeille,
Bompent le calme de la nuit.
Leur vigilante ardeur les presse, les excite;
Ils sont sur le travail courbés incessamment.
Et du sol généreux que leur main sollicite
Ils obtiennent leur aliment.
Maîtresse d'elle-même, et toutefois docile,
Leur ame veut d'un chef subir la volonté;
Ils savent sous le joug plier un cou facile
Pour garder mieux la liberté.
Créateur incréé, gloire à vous, Dieu le Père;
A votre Fils unique honneur ainsi qu'à vous;
Gloire à vous, Saint-Esprit, de leur amour prospère
Le lien vénérable et doux.
-o©o-
A SAINT BRUNO.
QUATRE HYMKES.
I.
Donnez-vous, chants de fête, une sainte licence
Troublez la solitude et rompez le silence
Où vécut long-temps écarté
33(5 J.-B. SANTEUL.
Sit fas è latebris, èque silentio,
Festis prodere cantibus.
Lltrix ira Dei, qiiae manet impios.
Hune miris adeo terruerat modis !
Mutatiis lacitâ proposait fugâ
Urbes, seque relinquere.
.Eternas ut opes vi rapiat, suas
Fort! despiciens pectore deserit.
Doctarum juvenem non movet ampliùs
Laurus, gloria frontium.
Aani quo Bruno fugis ? solibus invia
In déserta rapit quis sacer impetus?
Uno leste Deo vivere cogitas,
Lno teste Deo mori.
Non solus fugies, propositi ducem
Ardent sex pariter te comités sequi ;
Hos fulgêre, velut sidéra territus
In somnis Hugo vide rat.
APPENDICE. — HYMx\ES. :yr,
Bruno qui, sur les monts de l'antique Chartreuse.
Évitait des humains l'approche dangereuse
Et les rumeurs de la cité.
Bruno voyait toujours, dans son ame éperdue,
Sur le front du pervers, menaçante, étendue,
Se lever la divine main;
Alors, plein de terreur, il changea de conduite.
Et voulut, solitaire, éviter par la fuite
Et lui-même et le genre humain.
Ardent à conquérir réternelle richesse,
il affermit son cœur, il quitte sans faiblesse
Les faux biens et les vains plaisirs;
.leune, à l'âge amoureux de tout ce que l'on vanle,
Les lauriers, ornements d'une tète savante,
Cessaient d'exciter ses désirs.
Où fuis-tu donc, Bruno? Vers l'exil volontaire
Où ne vint avant toi nul autre solitaire.
Quel saint élan te fait courir?
La pieuse espérance où ton ame se livre
Est-elle qu'en ces lieux Dieu seul te verra vivre,
Et Dieu seul te verra mourir?
Tu ne fuiras pas seul : sous ta sage conduite
Six autres compagnons, fiers d'imiter ta fuite.
Brûlent de te suivre en ces lieux.
Hugues, plein de terreur, les vit en même nombre.
Tandis qu'il sommeillait, briller dans la nuit sombre,
Comme autant d'astres dans les cieux.
22
o38 J.-B. SANTEUL.
Feiix auguriumî suscipit hospites;
Moules quos colereut, donat inhospilos
Altis culminibus sic vaga sidéra
Fixit, perpétuas faces.
obsciiris nenioriim de penetralibus
Egressus, patrio qui riUilas polo :
:\os, ô saiicte Pater, te ciipidos sequi.
Duc, régnas ubi, filios.
Patri maxima laus, qui créât omnia,
Mundum qui redimit, maxima Filio.
Oiio déserta petit ductus bomo Deus,
Laus compar tibi, Spiritus.
II.
Vos inaccessi, loca sola, montes,
Vos et œternâ nive cana saxa;
En novus vestros penetravit hospes
Bruno recessus.
Antra terroris nihil haec babebunt.
Sponte summittent juga celsa rupes.
APPENDICE. — HYMNES. 339
l^iésage fortuné î de ces cimes désertes
Par Hugues, leur patron, à leur culture offertes,
Ils deviennent les habitants;
Hugues fixait ainsi leur clarté vagabonde,
Et faisait de ces monts rayonner sur le monde
Leurs flambeaux toujours éclatants.
O toi qui, libre enfin de tes forêts ombreuses,
Montas de leur silence aux sphères bienheureuses
Où sont les divines clartés,
Pour te suivre, ô Bruno, que ta main nous soutienne
Et nous donne une place à côté de la tienne
Au trône des félicités.
Gloire au Père éternel, de qui la main féconde
Produisit, et gouverne, et fait durer le monde;
Gloire au Fils, noire Rédempteur ;
Et vous, dont les conseils divins et salutaires
Entraînaient l'Homme-Dieu vers les lieux solitaires,
Gloire à vous. Esprit conducteur.
II.
Lieux solitaires, monts à la cime trop haute,
Rocs d'un manteau de neige incessamment couverts,
Bruno vous apparaît, Bruno vient, nouvel hôte,
Habiter vos déserts.
Vos antres n'auront rien de la terreur première,
Vos rocs abaisseront leur fière aspérité,
340 J.-B. SANTEUL.
Lucis accessu recreata tanto
Gaiidet e rem us.
IJactenus nuUo violala passu,
Hospites tellus vonerata sanctos,
Se premi poslhac pedibus beatis
Laeta superbit.
Sicca pinguescet lacrymis gementûm,
Dura parebit manibus colentûm,
Uberes fructus dabit, ante densis
llorrida dumis.
Ml sui perdit sacra solitudo ;
• Niilla vox sedes agitât quietas.
Solus auditur Deus, hîc gementes
Solus et audit.
Se recogiiovit rediviva in illis
Tliebaïs, quondam pia régna flentûm.
Hîc renascentes iterum putavii
Vivere Paulos.
III.
Fama praeruptas tua scandit Alpes
Pontifex audit, vocat è profundâ
Rupe Brunonem, docilis magistrum
Poscit alumnus.
APPEISDICE. — HYMNES. 3/j]
Et cet astre nouveau couvrira de lumière
Le désert enchanté.
Loin de tout pas mortel jadis inviolée,
Votre terre à des saints prépare un saint accueil,
Et sous leurs pieds bénis va, désormais foulée,
Sourire avec orgueil.
Sèche, on l'arrosera de larmes pénitentes ;
Dure, elle amollira sous de riches moissons
Le sol qu'avant l'effort de ces mains diligentes
Hérissaient les buissons.
Hien ne peut altérer, rien ne saurait suspendre
Par des cris importuns le calme de ce lieu
Où gémissent des voix que Dieu seul peut entendre,
Où Ton n'entend que Dieu.
La Thébaïde en eux a cru se reconnaître.
Thébaïde, autrefois séjour des pénitents,
Tu pensas qu'en ces lieux allaient enfin renaître
Les Pauls d'un autre temps.
IIL
\Iais des Alpes voilà que franchissant les cimes,
Le saint nom de Bruno prend au loin son essor.
Le Pontife, autrefois nourri de ses maximes
L'attire du désert en ses palais sublimes,
Pour s'en nourrir encor.
3.') 2 J.-B. SANTEUL.
Ad siiam Bnino quoties eremiim
Triste discedens oculos rctorsit !
It tamen, secum médias per urbes
Portât eremum.
huer augustos proceres sederc
Jussus, oblatas patribus reluctans
Infulas sprevit, pavet ad tremendi
Pondus honoris. ^
Inde nos Patris canimus triumphos,
Oiia die vectiis petit asti a curru,
Quem Deus cœlo beat, ampîa nierces,
Triniis et unus.
IV.
Fessus aulâ tiirbulentam
Bruno Uomam deserit ;
Ad relictas promptus ardet
Ire solitudines.
Niilla sylva sat profimdis
Hune teget recessibus.
Quàna lates frustra repostis
Irrepertus saltibus !
Delilentem prodet antro
Vis odora te canum.
APPENDICE. — HYMNES. 343
Bruno fuit sa Chartreuse, et mille fois sur elle
Il détourne un regard de tristesse couvert.
11 obéit pourtant à la voix qui l'appelle,
Et son cœur au milieu de la ville éternelle
Emporte le désert.
Au milieu des plus grands il siège par contrainte;
La mitre des prélats lui promet sa splendeur.
Lui promet le pouvoir : son humilité sainte,
Méprisant tout éclat, ne songe qu'avec crainte
Au poids de la grandeur.
Aussi célébrons-nous la pompe solennelle
Où Bruno dans les cieux sur un char emporté,
Et trouvant à ses maux récompense éternelle,
Fut mis au rang des saints par la main paternelle
Du Dieu triple en son unité.
IV,
Las des cours, dégoûté du monde,
Bruno, loin de Rome et du bruit,
Va des forêts chercher la nuit
Et la solitude profonde :
'\lais pour cacher sa gloire il n'est point de forêt,
Il n'est point d'antre assez secret.
En vain, Bruno, ton cœur persiste:
Par ses chiens au flair pénétrant
Roger, parmi ces bois errant,
Près de toi conduit, te dépiste.
U'4 J.-B. SANTEUL.
Arma ponet hîc Rogerus,
Praeda, vcnator, tua.
Dux tremens accedit antrum.
Et veretur hospitem.
Qui sludebat hîc lateie,
Horruit se detegi^
Ambo se vix sustinentes,
Ora defixi stupent.
Surge princeps, rumpe somiios,
Saevus lioslis imminet ;
Vox arnica dormientem,
E thoro te suscitât ;
Vendit auro te Pelasgus,
Qui tuus, nunc transfuga.
/Eger extremâ sub horà
Sacra Bruno postulas;
Ad jubentis verba mystae,
Obsequente numine.
In Dei conserva corpus
Liba sancta prœdicas.
Efficax fugare morbos
Fons sepulcro profluil;
Quaerat aeger hîc salutem,
Pleniùs se proluat.
Fons sahibris, fons superbus
Patris ahno nomine.
APPENDICE. — HYMNES. 345
Il dépose en ces lieux son appareil guerrier,
Et, chasseur, devient ton gibier.
Le duc voit Termitage : il entre.
Pour son hôte plein de respect ;
Bruno frémit à son aspect
D'être découvert dans son antre ;
Et tous deux, le regard l'un sur l'autre arrêté,
Hestent dans l'immobilité.
Koger, plus tard, au sein des songes,
Entend Bruno : « Renonce, ami,
« Long-temps sur ta couche endormi,
« Au vain sommeil où tu te plonges.
« Des pièges contre toi par tes Grecs sont tendus ;
« Transfuges, ils se sont vendus. »
Bruno meurt ; l'anie qu'il va rendre
Attend les suprêmes secours :
Le prêtre parle ; à ses discours
Le Christ a daigné condescendre.
Et dans l'auguste corps le divin corps passé
Est par le mourant confessé.
De son sépulcre une fontaine
Jaillit, dont le flot tout- puissant
De tous ses maux au gémissant
Promet la guérison certaine.
Fontaine salutaire, à son onde est resté
De Bruno le nom respecté.
3/i6 J.-B. SANTEUL.
Ghriste, tecum consepultos
Fac tibi sic vivere ;
^e strepentis vaniis urbis
Rumor aiires verberet,
Peslilenlis atra mundi,
x\ura ne nos polluât.
Sempiterno sit Parenti
Sempiterna gloria.
Et Parentis sit coaevo
Laus perennis Filio ;
Par honos, par et potestas,
L triusque Vinculo.
-o^-^:
APPENDICE. — HYMNES. 347
Faites Texislence pareille^
Jésus, à qui s'enferme en vous ;
Qu'un siècle bruyant et jaloux
Ne frappe jamais son oreille ;
Et que du vent mondain le dangereux poison
N'aille point troubler sa raison.
Toujours gloire au Père suprême ;
Toujours dans le droit paternel
Pour son Fils, son co-éternel.
Que le partage soit le même.
Même gloire à l'Esprit, qui, durable comme eux.
Est un lien entre tous deux.
-c-^o-
POESIES EXTRAITES DE SAN'TEUL.
INSCRIPTIONS.
CARMINA È SANTOLIO EXCERPTA.
ÉPIGRAMJIATA
IN S E Q U A i\ .E F 0 N TES
EX IPSO FLIVIO EDLCTOS.
Santolius docto Parisinos carminé Fontes
Dum canit, invidit Fons quoque Castalius.
MÉNAGE.
Zli' ^> > «-^ g-C-'CO-
SUR LA POMPE DU PONT XOTRE-DAME.
Sequana cùm primum Reginae allabitur Urbi^
Tardât praecipites ambitiosus aquas.
Captiis amore loci, cursum obliviscitur, anceps
Ou6 fluat, et dulces nectit in urbe moras.
Hinc varies iniplens fluctu subeunte canales,
Fons ficri gaiidet, qui modo flumcn erat.
POESIES EXTRAITES DE SANTELL
IXSCRIPTIOIVS
SUll LES FONTALNES' DE LA SEL\E
TIRÉES DL FI.ELVE LLI-IIÊME.
Quand Paris d'une Inscription
Voit toute Fontaine embellie.
D'une jalouse émotion
Santeul vient remplir Castalie.
-°- "■!.'> "■'.'>'> »"S» « <r--.^'-c ■>-
SUR LA POMPE DU POINT -NOTRE-DAME-
Que le dieu de la Seine a d'amour pour Paris !
Dès qu'il en peubbaiser les rivages chéris,
De ses flots suspendus la descente plus douce
Laisse douter anx yeux s'il avance ou rebrousse.
Lui-même à son canal il dérobe ses eaux
Oii'il y fait rejaillir par de secrètes veines.
Et le plaisir qu'il prend à voir des lieux si beaux
De grand fleuve qu'il est le transforme en fontaine.
Pierre Corneille.
352 J. B. SANTEUL.
SUR LA POMPE NOTRE-DAME, RENVERSEE PAR LE
DÉBORDEMENT DES EAUX.
Forte Parisiacam dum Sequana perfluit Urbem,
Viderai inscriptos Santolî in marmore versus
Alto ponte super : stetit, et tum carminé lecto,
Scilicet iile mecs, dixit, contemnet honores,
Et mea in exiguos mutabit flumina fontes,
jNescio quem affingens, cursus qui tardet, amorem.
Vix ea, cùm totis horrendum immugiit undis,
Cornuaque attolens irato flumine rumpit,
Subvertitque domum, quà sese plurimus amnis
Per tubulum assurgens lotam fundebat in Urbem.
Fulcra domûs cecidere, simul domus omnis, eodem.
Sperabat démens evertere carraina fluctu :
Sola sed eversis manserunt carmina tectis.
III.
POUR LA FONTAINE D'UN MARCHÉ.
Forte gravem imprudens hîc Naias fregerat urnam
Flevil, et ex islis fletibus unda fluit.
APPENDICE. — INSCRIPTIONS. 353
SUR LA POMPE DU PONT NOTRE-JJAME RENVERSÉE PAR LE
DÉBORDEMENT DES EAUX.
Dans Paris, qu'elle arrose en sa course féconde,
La Seine s'épanchait, quand ses regards levés
Virent sur un des ponts qui dominent son onde
Quelques vers de Santeul dans la pierre gravés.
Elle s'arrête et lit : « On ravale ma gloire,
Dit-elle, et dans ses vers ce poète fait croire
Qu'en fontaines réduits mes flots sont dégradés,
Par je ne sais quel charme en ces lieux attardés. »
Elle parle ; dressant ses cornes furibondes,
Elle enfle et fait monter ses mugissantes ondes ;
Par son efi'ort soudain le monument brisé
S'écroule, et donne accès dans la cité remplie
A ce fleuve écumeux qui vient, se multiphe,
Et court, incessamment dans ses tuyaux puisé.
Les appuis mis à terre entraînent tout le reste ;
La Seine, redoublant ses eff'orts détestés,
Cherche l'Inscription dans ce débris funeste :
Mais elle a tout détruit et les vers sont restés.
IIL
POUR LA FONTAIIVE D'UN MARCHE.
La Nymphe avait brisé son urne trop pesante :
Elle pleura; ses pleurs ont fait l'onde présente.
23
354 J.-B. SANTEUL.
IV.
POUR LA FONTAINE DE SAINT-SÉVERIN, AU BAS DE LA RUE
SAINT-JACQUES.
Dum scandunt juga montis anlielo pectore Nymphœ,
Hîc una è sociis, vallis amore, sedet.
V.
POUR CELLE DE SAINT-MICHEL^ PRÈS LA SORBONNE.
Hoc sub monte suos reserat sapientia fontes :
Ne tamen hanc puri respue fontis aquam.
VI.
POUR CELLE DE LA PLACE MAUBERT.
Oui tôt vénales populo locus exhibet escas,
SuiBcit, et faciles, ne sitis urat, aquas.
APPEiNDICE. — INSCRIPTIONS. 355
IV.
POUR LA FONTAINE DE SAINT-frEVERIN, AU BAS DE LA RUE
SAOT-JACQUES.
Quand les nymphes de la Seine
Grimpent à perte d'haleine
Pour dominer sur ces monts :
Une plus sage et moins vaine,
A tant d'orgueil et de peine
Préfère l'humble soin d'arroser ces vallons.
BOSQUILLON.
V.
POUR CELLE DE SAINT-MICHEL, PRES LA SORBONNE.
Quoique la science profonde
Du sommet de ce mont épanche ses ruisseaux,
IS'allez pas mépriser les eaux
De ma source pure et féconde. Bosquillon,
VI.
POUR CELLE DE LA PLACE MAUBERT.
Pour VOUS sauver de la faim dévorante.
Si dans ces lieux on vous vend des secours,
Peuples, chez moi, contre la soif brûlante,
Sans intérêt, vous en trouvez toujours, Bosquill.
356 J.-B. SANTEUL.
VII.
POUR LA FONTAINE DE L'ABBAYE DE SAINT-VICTOR, OU IL
Y A UNE BIBLIOTHÈQUE PUBLIQUE.
Quae sacros doclrinae aperit domus intima fontes,
Civibus exterior dividit Urbis aquas.
VIII.
POUR CELLE DE LA CHARITÉ.
Qiiem posuit Pietas miserorum in commoda fonlem,
Instar aquœ, largas fundere suadet opes.
IX.
POUR CELLE DU FAUBOURG SAINT-GERMAIN.
Urnam Nympha gerens dominam properabat in Urbem
Hîc stetit, et largas laeta profudit aquas.
X.
POUR CELLE VIS-A-VIS LE LOUVRE.
Sequanides flebant imo sub gurgite Xymphœ,
APPENDICE. — INSCRIPTIONS. 357
VII.
POUR LA FONTAINE DE l'ABBATE DE SAINT-VICTOR, OU IL
Y A UNE BIBLIOTHÈQUE PUBLIQUE.
Au dedans de ce lieu si saint et si fameux,
S'ouvrent les réservoirs d'où s'épand la science,
Comme au dehors, peuples heureux!
Ces eaux pour vos besoins coulent en abondance.
BOSQUILLON.
VIII.
POUR CELLE DE LA CHARITÉ.
Cette eau, qui se répand pour tant de malheureux,
Te dit : Répands ainsi tes largesses pour eux.
Du PÉRIER.
IX.
POUR CELLE DU FAUBOURG SAINT-GERMAIN.
Traversant, l'urne en main, Paris, maître du monde,
La Nymphe aima ce lieu, d'où s'épanche son onde.
POUR CELLE VIS-A-VIS LE LOUVRE.
C'est trop gémir. Nymphes de Seine,
358 J.-B. SANTEUL.
Cùni premerent densae pigra fluenta rates :
Ingenteiîi Luparam nec jam aspcctare potestas,
Tarpeii cedat cui domus alla Jovis.
IIuc alacres, Rex ipse vocat, succedite Nymphae,
Uinc Lupara adverso litlore tola patt't.
XI.
POUR UNE STATUE PÉDESTRE DE LOUIS XIV POSEE SUR UN
PIÉDESTAL d'où SORT UNE FONTAINE.
Qui fontes aperit, qui flumina dividit Urbi,
111e est, quem domitis Fdienus adorât aquis.
XII.
POUR LA FONTAINE DE SAINT-OVIDE. ENVIRONNÉE
DE MONASTÈRES.
Tôt loca sacra inter, pura est quae labitur unda:
Hanc non impuro, quisquis es, ore bibas.
APPENDICE. — INSCRIPTIONS. 359
Sous le poids des bateaux qui caclient votre lit,
Et qui ne vous laissaient entrevoir qu'avec peine
Ce chef-d'œuvre étonnant, dont Paris s'embellit,
Dont la France s'enorgueillit.
Par une route aisée, aussi bien qu'imprévue,
Plus haut que le rivage un roi vous fait monter;
Qu'avez- vous plus à souhaiter?
Nymphes, ouvrez les yeux, tout le Louvre est en vue.
Pierre Corneille.
xr.
POUR UNE STATUE PÉDESTRE DE LOUIS XIV, POSÉE SUR UN
PIÉDESTAL D'OU SORT UNE FONTAINE.
Celui qui sait ouvrir tant de divers canaux,
Et dans les longs replis de leurs obscures veines
Changer les fleuves en fontaines :
Peuples, c'est le même héros
A qui le Rhin soumit la fierté de ses flots.
BOSQUILLON.
XII.
POUR LA FONTAINE DE SAINT-OVIDE, ENVIRONNÉE
DE MONASTÈRES.
Au pied de ces lieux saints l'onde qui coule est pure :
11 faut donc, pour en boire, être exempt de souillure.
BOSQUILLON.
360 J.-B. Sx\NTEUL.
xin.
POUR LA FONTAl^JE DES SAINTS-INNOCENTS.
(Juos duro cernis simulatos marmore fluctus,
Hiijiis Nympha loci creclidit esse suos.
XIV.
POUR CELLE DES PETITS-PERES.
Ouae dat aquas, saxo latet hospita Nyrapha sub imo
Sic tu. eûm dedeiis dona, lalere velis.
XV.
POUR CELLE DE LA RUE DE RICHELIEU.
Qui quondam magnum tenuit moderamen aquarum
Richelius, Fonli plauderet ipse novo.
APPENDICE. — INSCRIPTIONS. 361
XIII.
POUR LA FONTAINE DES SAINTS-INNOCENTS.
Quand d'un savant ciseau l'adresse singulière
Sur un marbre rebelle eut feint de doux ruisseaux,
La nymphe de ce lieu s'y trompa la première.
Et les crut de ses propres eaux.
BOSQUILLOJS.
XIV.
POUR CELLE DES PETITS-PÈRES.
La nymphe qui donne cette eau
Au plus creux du rocher se cache :
Suivez un exemple si beau.
Donnez sans vouloir qu'on le sache.
BOSQUILLON.
XV.
POUR CELLE DE LA RUE DE RICHELIEU.
Armand, qui gouvernait tout l'empire des eaux,
Gomme il donnait le branle aux affaires du monde,
En des lieux si chéris, par des conduits nouveaux,
Lui-même avec plaisir verrait couler cette onde.
BOSQUILLON.
362 • J. B. SANTEUL.
XVI.
POUR LA FONTAINE DV QUARTIER DES FINANCIERS
ET GENS d'affaires.
Auri sacra sitis non largà expletur opum vi :
Hinc disce œterno fonte levare sitim.
XVII.
pour celle du POXCEAU, près la porte SAINT-DENIS,
EN ARC triomphal.
Nympha triumphalem sublimi fornice portam
Adniirata, suis garrula plaudit aquis.
XVIII.
POUR CELLE DE SAINTE-AVOYE.
Civis aquam petat his de fontibus, illa benigno
De Patrum patriae nnmere, jussa venil.
APPENDICE. — INSCRIPTIONS. 303
XVI.
POUR LA FONTAINE DU QUARTIER DES FINANCIERS
ET GENS d'affaires.
L'infâme soif de l'or ne saurait s'étancher
Par les richesses périssables;
Hommes, pour être heureux, songez donc à chercher
La source des biens véritables. Bosquillon.
XVII.
pour celle du PONCEAU, près la porte SAINT-DENIS,
EN ARC TRIOMPHAL.
Du peuple de Paris quand l'ardeur sans seconde
A ta gloire éleva ce pompeux monument.
Grand Roi, j'en fus charmée, et le bruit de mon onde
N'est encore aujourd'hui qu'un applaudissement.
Bosquillon.
XVIIL
POUR CELLE DE SAINTE-AVOYE.
Qu'on ne trouve jamais cette source tarie.
Obéissez, nymphes, exactement :
Votre gloire par-là ne sera point flétrie.
Ceux qui vous font un tel commandement
Sont les pères de la patrie. Bosquillon.
36/i J.-B. SANTEUL.
XIX.
POUR LA FONTAINE QUI VIENT DE BELLEVILLE
AU MARAIS.
Hic, Nyniphae agrestes effundite civibus iirnas,
Urbanas Praetor vos facit esse deas.
XX.
POUR CELLE DE LA PLACE ROYALE.
Qui tôt regificis decoravit sumptibus Urbem,
Prodigus bas etiam dat Lodoicus aquas.
XXI.
POUR CELLE DE LA RUE NEUVE-SAINT-LOUIS.
Félix sorte tua, Najas amabilis,
Dignum, quo flueres, nacta situm loci :
Cui tôt splendida tecta
Fluctu lambere contigit.
APPENDICE. — INSCRIPTIONS. 365
XIX.
POUR LA FONTAINE QUI VIENT DE BELLEVILLK
AD MARAIS.
Ici, nymphes des champs, offrez au citoyen
Vos urnes avec courtoisie :
Le préteur, à ce prix, trouvera le moyen
De vous faire obtenir le droit de bourgeoisie.
BOSQUILLOK.
XX.
POUR CELLE DE LA PLACE ROYALE.
Louis, dont la magnificence
De tant d'édifices nouveaux
Embellit Paris et la France,
Te prodigue encore ces eaux.
Du PÉRIER.
XXI.
POUR CELLE DE LA RUE NEUVE-SAL\T-LOUIS.
O ! Naïade charmante.
Que votre sort est doux!
Vous avez su trouver des lieux dignes de vous,
Des lieux où tout enchante.
Où cent palais pompeux
366 J.-B. SA?sTEUL.
Te Triton geminus personat œmiilâ
Conchâ, te celebrem nomine Principis,
Laeto non sine cantu
Portât vasta per aequora.
Cèdent, credo equidem, dolibus his tibl
Postliac nobilium numina fontium :
Hac tu sorte beata
Labi non eris immemor.
XXII.
CLAUDIO PELETERIO, LRBAÎS'O PR^TORI.
^"YMPHARUM GRATIARUM ACTIO.
Regalem qui nos, Praetor, das ire per Urbem,
Nos quondam agrestes, Sequanidesque deas ;
Pro vili jimco, thalamoque, algaque palustri,
Xobis marmoreas das habitare domos.
Te semper rivique omnes, fontesque sonabunt,
Quin eliam totis Sequana plaudet aquis.
~qQO~
APPENDICE. — INSCRIPTIONS. 367
Reçoivent de vos flots les baisers amoureux.
Célèbre par le nom d'un prince qu'on révère,
Vous voyez deux tritons rivaux
S'accorder entre eux pour vous plaire,
Sans cesse par des chants nouveaux
Annoncer à l'envi votre gloire éclatante,
Et dans le sein des mers vous porter triomphante ;
Tant d'avantages précieux
Vous feront déférer le beau titre de reine :
Mais d'un pareil destin ne devenez pas vaine;
Au milieu des grandeurs soyez humble fontaine,
Et n'oubliez jamais de couler dans ces lieux.
BOSQUILLON.
XXII.
A CLAUDE LEPELETIER, PRÉVÔT DES MARCHANDS.
REMERCIEMENT DES NYMPHES.
Grâce à vous, ô Préteur, s'ouvre la cité reine ^
Pour nous, nymphes des champs et filles de la Seine.
Nous qui n'avions pour lit que l'algue et les roseaux,
De marbre désormais sont nos grottes hautaines.
La Seine, et nos ruisseaux, et toutes nos fontaines.
Toujours en votre honneur feront bruit de leurs eaux.
-oQo-
368 J.-B. SANTEUL.
INSCRIPTIONS POUR L'ARSENAL DE BREST.
I.
Hanc magnus LodoLx armandis classibus arcem
Condidit : hinc prœdo, tuque Britanne, procuL
IL
Hâc magnus Lodoïx lela omnia condidit arce :
Juppiter ipse cavâ fulmina nube tegit.
IIl.
Quid Lodoïx terra î Mille arces aspice fractas.
Quid pelago? Solam hanc quam littore condidit arceni.
IV.
Quœ pelago sese arx aperit metuenda Britanno,
Classibus armandis, omnique accommoda bello;
Prœdonum terror, Francis tutela carinis,
/Eternae regni excubiae, domus hospita Martis,
Magni opus est Lodoïci. Hune omnes omnibus undis
Agnoscant aurae dominum et maria alla tremiscant.
APPENDICE. — INSCRIPTIONS. 369
INSCRIPTIONS POUR L'ARSENAL DE BREST.
I.
Louis d'armer sa flotte a chargé ce palais :
Loin d'ici le pirate, et loin d'ici TAnglais.
II.
Louis cache en ces murs ses armes et sa poudre :
Jupiter d'un nuage enveloppe sa foudre.
III.
De Louis sur la terre où donc est la puissance
il brisa mille fois des remparts ennemis.
De l'Océan pour lui quelle est l'obéissance?
Cet arsenal tout seul, du port, le voit soumis.
IV.
Ces murs dont l'Océan voit l'orgueil militaire
Porter jusque dans Londre un effroi salutaire ;
Ces murs où vont s'armer vaisseaux et bataillons ;
Cet asile de Mars, dont la force éternelle
Veille, pour le royaume active sentinelle,
Et contre le brigand garde nos pavillons ;
C'est l'œuvre de Louis, de Louis, votre maître.
Vents et flots, en tous lieux sachez le reconnaître.
24
370 .-B. SAINTEUL.
V.
liane magnus Lodoïx sub liltore condidit arceni;
"Mars stnpuit, variis simul arcem mimiit armis.
VI.
Bella silent, Venti sileant : hàc iraperat arce
Qui dédit et terris et sua jura mari.
VII.
Ventus et unda silent Lodoïci ingentis ad arces,
Suspensus positis hœret uterque minis.
Hinc celeres unà properate et in ultima mundi
Terribile invicti dicile Régis opus.
VIIL
Quae longa in vasto se extendit littore moles
Régis opus, terror pelagi, et tutela carinis,
^autica prostat ubi armanda pro classe supellex,
Fœtam armis Mars hanc habitat, fœtam ignibus arcem,
Neptunus miratur, et applaudentibus undis
Magne, tuis servire ambit, Lodoïce, triiimphis.
APPENDICE. — LXSCBIPTIONS. 371
Ce fut Louis-le-Grand qui fonda ces murailles
Dominant sur le bord des mers ;
Mars admira son œuvre et voulut des batailles
Y mettre les engins divers.
Vj.
Vents, calmez votre violence;
Quand la guerre se tait, imitez son silence :
Car le maître de ces remparts
Sur la terre et les flots règne de toutes parts.
VIL
Sous ces forts de Louis dorment le vent et l'onde
L"un et l'autre a cessé de répandre l'effroi.
Volez plutôt, vantez jusqu'aux bornes du monde
L'œuvre terrible du grand roi.
Vin.
Louis, ce monument que tu mis sur la plage
Pour menacer les mers, protéger cet ancrage
Et garder en son sein l'armement des vaisseaux,
Mars habite ces lieux où flamme et fer affluent,
Neptune les admire, et ses flots les saluent,
Tout prêts à seconder tes triomphes nouveaux.
372 J.-B. SANTEUL.
IX.
Ejî novus allonilis liic ardet fluctibus ^tna.
Hic habitat major Marte, tonalqiie deiis.
Dinim aliqiiid, prœdo, nunc nunc medilare per aeqnor
Hac si tecta domo fulmina ferre potes.
PRO FONTE PORTUS EJUSDEM.
Illam, naiitœ omnes, celebrate in littore Nympham,
Hîc diilces vobis provida praebet aquas.
Oiiin salsiim per iier, quâ pociila pura ministret,
Scandere aniat vestras officiosa rates.
-o^o-
CIIVO INSCRIPTIONS POUR LA STATUE DE LOUIS XIV
SUR LA PLAGE DES VICTOIRES.
L
Gredere, Posteritas, si lam ardua facte récusas,
Suspice, et hœc facient Principis ora fidem.
IL
Major hic Auguste, ter Jani limina clausit.
Plus plaçasse orbem quam domuisse fuit.
APPENDICE. — INSCRIPTIONS. 373
[X.
Sous un nouvel Etna s'alarment ces rivages.
Ici, plus grand que Mars, réside et tonne un dieu.
Corsaires, méditez quelques nouveaux ravages
Si vous bravez les traits qui dorment en ce lieu.
POUR LA FONTAINE DU MÊME PORT.
-Matelots, de ces bords célébrez la Naïade
Oui, prodiguant ici la douceur de ses eaux,
A vos trajets salés promet la pm'e aiguade,
Et pour vous mieux servir monte sur vos vaisseaux.
-oS>o-
CINQ INSCRIPTIONS POUR LA STATUE DE LOUIS XIV
SUR LA PLACE DES VICTOIRES.
Crains-tu, Postérité, d'admettre tant de gloire?
Contemple cette image, et tu pourras y croire.
IL
Plus grand qu'Auguste, il a trois fois éteint la guerre.
Mieux vaut pacifier que soumettre la terre.
37a J.B. SAMEUL.
irr.
Vincere dùin properas. sese simul omiiia sr.bdunt.
Qui mora Caesaribus, fil tibi Uhenus iter.
IV.
Hue circumvolitans gemat ingens Caesaris umbr;
nie est, quem domitis Rbenus adorât aquis.
Aspice quem taustis ambit Victoria pennis :
Hic pelage, hic terris, hic sibi jura dédit.
-o^>
APPENDICE. — INSCRIPTIONS. 375
ni.
Des vainqueurs lu suis la carrière,
Et tout se range sous ta loi.
Le Rhin aux Césars fut barrière.
Et le Rhin est chemin pour toi.
IV.
Grande ombre de César, autour d'ici voltige;
Viens saluer de tes sanglots
Ce héros, que le Rhin, soumis à son prestige,
Reconnaît maître de ses flots.
V,
La Victoire, brillant emblème.
De ses ailes vient l'abriter :
C'est le héros qui sut dompter
L'Océan, la terre et lui-même.
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POÉSIES EXTRAITES DE SANTECL.
xMÉLANGES.
CARMINA E SANÏOLIO EXCERPTA.
JIISCELLA\EA.
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IlEGIvE NUMISMATUM ET IXSCRIPTIONU.M
AGADEMI.E.
Ergo-ne tôt rapiet Lodoïci heroïca facta
In vida vis fatorum, et inexorabiie Tempus ?
Postera non dicet, non admirabitur aetas
Ouos retiilit victor diverso ex hoste triiimphos ?
Hoc prohibete, qiiibus studiumque et cura tueri
Heroiim facta egregia, et caelare metallis,
Prœcones rerum gesîarum, operumque magistri,
Quos virtus sibi legit in uUima sœcula testes.
Ne régnent impiinè inimica oblivia terris.
Sint alii, qui bella canant, qui scribere cerlent
Ardua cœpta, tubas validis pulmonibus infient;
Non Icvibus credenda sonis, fragiliqiie papyro
Tanti fama Ducis : vos, latè quà pater orbis,
Unanimes magnum Lodoïci extendite nomen :
Argumentum ingens, Lodoïcus; hic excitât artes
POESIES EXTRAITES DE SANTELL
MÉLANGES.
-o ;;> 'Z> 3" ^-^ * -C -d
A L'ACADEMIE ROYALE DES INSCRIPTIONS
ET MÉDAILLES.
Donc les Destins jaloux, les Temps inexorables
Raviraient à Louis des exploits mémorables,
Et sur tant d'ennemis les succès obtenus
De la Postérité resteraient inconnus ?
Vous ne le voudrez pas, docte et pieux Collège
Qui sauvez ses vertus d'un oubli sacrilège»
Qui, gravant ses exploits sur l'or et sur l'airain.
Propagez le grand nom de notre Souverain ;
Vous enfin qu'il choisit pour être dans l'histoire
Garants de ses vertus et témoins de sa gloire.
Qu'un chantre, un écrivain, l'un de l'autre rivaux,
Pour vanter ses combats et ses nobles travaux
Aux flancs de la trompette épuisent leur haleine;
Un tragile papier, un son qui dure à peine
Sauraient-ils d'un grand roi garder le souvenir ?
Mais à vous seuls, à vous le soin de vous unir
380 .1. B. SANTEUL.
Muneribus, cerialim onint-s, ceii fœdere facto,
In paiteni vcniiinl docti, ciiramqiie laboris.
Ad niitiis dociles veslros dictata capessunt
Iniperia : en varios aunnn se-se aptat in iisus,
Oucitiir argcntuni, facilis tornatiir et arbos,
S\ Ivis truncus iners; nec jam intractabile marmor
l'rincipis in vultiis it sponte, trahitque figuras.
Addite vos mutis vocemque, animainque figuris.
Qiiin etiam immani palefacta voragine tellus,
Quando ambit nalura novis servire triumphis,
Grandia, visceribus quae delituêre profundis,
Saxa sinn depromit, amant prodire sub auras;
Jussa simul coëunt, arclis compagibus hœrent,
Atque triumphales sensim ciirvantur in arcus.
Suspirant titulos, titulos supper-addite saxis.
Hic vesler labor, at vestri non sunima laboris
Scilicet, Europam bello qui terruit omnem,
Spectandus populis solà regnaret in Urbe
APPENDICE. — MÉLANGES. 381
Et de porter son nom jusqu'aux bornes du monde.
Louis! nom glorieux! Louis! source féconde
De largesse pour vous, de louanges pour lui !
Des savants et des Arts, il est le noble appui :
Des Arts et des savants la cohorte empressée
Attend que vos regards dirigent sa pensée.
Ordonnez, faites signe, et l'or obéissant
Suivra les volontés d'un artiste puissant ;
L'argent sous le marteau se montrera ductile ;
L'arbre, qui dans les bois vieillissait inutile,
Aux caprices du tour, avec docilité.
Soumettra sa rudesse et sa rigidité ;
Les marbres façonnés sur la royale image.
D'eux-mêmes à Louis s'oITriront en hommage ;
Et de ces corps muets amoUis par vos lois,
La docte Inscription sera l'ame et la voix.
Bien plus, quand la nature, amante de la gloire.
Veut d'un succès nouveau consacrer la mémoire,
I^ terre, qui répond à ce noble dessein,
Se déchire, s'enlr'ouvre, et tire de son sein
Ces immenses rochers qui, du fond de l'abîme.
Des monuments hautains envahiront la cime.
L'artiste les assemble : étreints et cimentés,
Us dominent là-haut^ pompeusement voûtés :
C'est un arc-de-triomphe, et votre main propice
Kait luire une pensée au front de l'édifice.
Tel est votre labeur ; ce n'est pas tout encor :
Au retour des combats où son brillant essor
A jeté sur l'Europe une terreur fatale.
382 J.-B. SA.NTEUL.
Victor pace frut^ns : tiitis, diim bel/a goruntiir,
Civibus haec fuerint spectacula; gloria mêlas
Non patiliir, rapida illa volât, nescilque teneri.
En vobis multo igné micant liquefacia metalla,
Gœlarique petunt : caelale; ab imagine sculpta
Accipient pretium geminos portanda siib axes,
fnsanœ nil molis liabent, damnosa vetustas
Nil poterit, neque livor, edax nec denique tempus.
Antiquas tiirres, atqiie alla palatia regum
Funditùs everlat, lotamque exerceat iram,
In vastas operum moles, monstretque ruinas
Illustres multa insultans; quodcumque paratis
Ingenii est, fatorum hîc omnis fracta potestas.
Per vos, docta cohors, celeres qui sistitis annos,
Temporibus qui fraena datis, solesque redire
Cogitis elapsos, Lodoïci ingentia Magni,
Frendente Invidià, et frustra obluctantibus annis,
Facta laboratis durabunt scripta metallis.
Nec tantum, annales, operosa volumina, dicent.
Quantum veridicis animata numismata verbis;
Quae legimus, serique legent, relegentque nepotes.
Gaudebit lector, nec taedia longa timebit,
Gestorum intuitu quamprimùm doctus ab uno.
APPENDICE. — MÉLANGES.
Louis, que reverrait sa seule capitale.
De la paix dans ses murs goûterait le loisir ;
El quand la guerre encor viendrait nous le saisir,
Paris, libre toujours de crainte et de dommage,
Du cher absent, du moins, contemplerait limage.
Paris est trop étroit ; tant de gloire a besoin
D'étendre mieux son vol et de briller au loin.
Aussi voyez l'airain qui bouillonne et qui coule.
Dans sa chaude prison ambitieux du moule.
Sculptez, et le métal, sous l'image anobli,
Aux bords les plus lointains ira braver l'oubli.
Car votre œuvre n'est pas la matière sans vie
Qui craint la faux du temps et la dent de l'envie,
Tour-à-lour les châteaux, les temples, les remparts
Sous les efforts des ans croulent de toutes parts :
L'œuvre qui vient de vous, produit de la pensée.
Des outrages du temps comme elle est dispensée.
Vous qui, pour célébrer le règne le plus beau,
De nos soleils éteints rallumez le flambeau.
Qui, pour vanter Louis aux races étonnées,
Dans leur course hâtive arrêtez les années.
En dépit de la haine et d'un destin fatal,
Ses exploits, grâce à vous, vivront sur le métal.
Dans les siècles futurs vos médailles notoires
Mieux que de longs écrits conteront les histoires ;
Et lus par nos neveux sans ennui, sans retard,
Les récits des hauts faits coûteront un regard.
38a J.-B. SANTEUL.
Per vos seniper erit praesens Lodoïcus, et omnih
Bellator, veleres piignas, et praelia discel
Laiidis amans, poi iisse velit pro talibus ausis.
Macli aniniis, armoriim iiiter, bellique lumultus.
Ne cessate, instant scribondi mille triumphi.
Inqiie dies orescunt, properale, exhausla laboret
Ne maniis arlificum, tandcmque oppressa fatiscat
Mole operum tantorum; omnis nam régla fama,
Ingens deposilum, vobis incumbit, et aeqiiis
Subditur arbitriis, quaesita^ hnud indiga laiidis.
Fœlices niinium, quos et labor unus, et una
Fixos cura tenet studils concordibus omnes!
Nescitis? vestrum incauti caelatis in aiiro,
Ductores operum, sculplo cum Principe nomen.
0 mihi ! fas esset vestri sacraria cœtûs
intrare, et grato simul indulgere labori.
Quos animos! caperem quanlas ad carraina vires!
El quâ voce ! quibus clanioriJ)us aurea dicta
Vulgarem, aeternis memoranda oracula saeclis!
i'aucis coucessum est lam sanctum insistere limen.
Difficiles aditus longo acquisita labore
Virtus, et merilum, et rerum prudentia servant.
Ne tamen, addita lux, nostris Academia :\Iusis
Despice, quae nuper reginae inscripsimus Lrbi.
Si propriis minus apla locis, celerique viator
Praetereal pede, nec lenlus vesligia sistat;
II
APPENDICE. — MÉLANGES. 385
Louis sera présent, grâce à votre magie.
Et des combats marqués sous sa noble effigie
Le soldat qui les voit eût voulu partager.
Même au prix de ses jours, la gloire et le danger.
Courage ! à ces travaux livrez-vous sans relâche.
La guerre chaque jour vient accroître la tâche,
Et Tart à chaque instant reçoit du souverain
Quelque nouveau triomphe à graver sur ^airain.
Gardez qu'historien d'une telle vaillance.
Sous Tœuvre l'ouvrier ne tombe en défaillance.
Par vous qu'à ce dépôt rien ne soit ajouté :
Sa gloire n'a besoin que de la vérité.
Trop heureux êtes-vous dans cette œuvre commune :
Quand du plus grand des rois vous servez la fortune.
Sur cet or par vos mains quand sa gloire aura lui,
Jusqu'aux siècles futurs vous irez avec lui.
Que ne puis-je, reçu dans vos savants comices.
De ces pieux labeurs savourer les délices !
De quels heureux transports mes esprits animés.
De quel ton vos avis, dans mes vers exprimés,
Diraient pour l'avenir, comme de sûrs oracles,
Ce qu'il faut raconter d'un siècle de miracles!
Mais l'accès de ce temple, asile des talents,
N'est permis, comme à vous, qu'aux esprits excellents.
A mes Inscriptions, savante Académie,
D'un regard dédaigneux ménagez l'infamie ;
Mais des vers que par moi la reine des cités
Sur plus d'un monument a naguère incrustés,
25
386 J.-B. SANTEUL.
Jiidicibus vobis, scripto splendenlia in auro,
Dedeciis in nostrum IVangantiir carmina, et ultrô
Maimora clissiliant, vanmn indignala Poëtam.
INCENDIUM LONDINENSE.
1666.
Inclyta sic arsit quondam Ilios, Ilios illa
Quae reges non ausa, suos nec laedere divos.
Quam vastum est, Londinum arder, data prœda favillis^
Et probat aequales, meruit quas justiùs iras.
Admisit quid non audendol immania plusquani
Cœpta, quibus faciles neqiieant ignoscere divi.
Taie nihil vidit solis jubar; ipsaque quondam
Gredere posleritas monstrum aversata negabit.
Impatiens dudum, et lentae sibi conscius irœ,
Culpatus toties, pœnas diim tardât Olympus,
Se tandem absolvit, scelerura justissimus ultor.
Sera venit, crescitque suo gravis ordlne pœna.
Saevit prima lues : bella insuper : ultima lustrât
Flamma, quod Oceanus non omnibus ehiat undis.
APPENDICE. — MÉLANGES. 387
S'il en est qui parfois de la foule hâtive
N'arrêtent point pour eux la course inattentive,
Prononcez votre arrêt ; qu'on détruise à mes yeux
Ces lettres que recouvre un or trop précieux.
Et que le marbre mémo, indigné de l'outrage,
lîenie, en se brisant, le poète et l'ouvrage.
l'embrasement de la ville de LONDRES.
1666.
SONNET.
Ainsi brûla jadis cette fameuse Troie,
Qui n'avait offensé ni ses rois ni ses dieux.
Londres d'un bout à l'autre est aux flammes en proie,
Et souffre un même sort qu'elle mérite mieux.
Le crime qu'elle a fait est un crime odieux
A qui jamais d'en haut la flamme ne s'octroie.
Le soleil n'a rien vu de si prodigieux :
Et je ne pense pas que l'avenir le croie.
L'honneur ne s'en pouvait plus long-temps soutenir,
Et le Ciel,, accusé de lenteur à punir,
Aux yeux de l'univers enfin se justifie.
On voit le châtiment par degrés arrivé ;
La guerre suit la peste, et le fer purifie
Ce que toute la mer n'aurait pas bien lavé.
Benserade.
388 J.-B. SANTEUL.
SUR LA VENUE DU ROI A PARIS APRÈS SA MALADIE.
Toile caput cœlo, Regina Lutetia, toile,
Gontigit optato Principis ore frui.
Ecce venit denso non ille satellite cinctus.
Régi plebis amor, grance satellilium est.
Jam friiimur votis, jam redditas integer Urbi,
Sidereo recréât cuncta supercilio.
Sic majestatem clementia tempérât oris,
Omnibus ut pateat Rex, patriaeque pater.
Quin amat oblatis conviva accumbere mensis,
Sumere Praetoris pocula mixta manu.
Quis tibi, Praetor honos! Vobis qiiœ gloria cives?
Se regem oblitus, Rex propè civis erat.
CONTRE LES SONNEURS DE CLOCHES.
Qui sonilu horrendo nostras obtunditis aures,
Pendula dum Ion gis funibus aéra sonant,
Hi vestro funes, manibus quos saepè tenetis,
Aptali collo quàm benè conveniant.
SUR TROIS COEURS DE LA FAMILLE DU DUC D'AUMONT,
AU DESSOUS d'un CRUCIFIX QU'lL DONNA A L"j:GLISE
CATHÉDRALE DE BOULOGNE.
Quae sacra corda vides, flammis cœleslibus ardent.
Haec piat effuso sanguinis amne Deus.
Concipiunt ipso Chrisli de funere vitam,
Ex his vulneribus ita salusque fluit.
APPENDICE. — MÉLANGES. 389
SUR LA VENUE DU ROI A PARIS APRÈS SA MALADIE.
Cité reine, Paris, du front touche les deux :
Tu vas revoir le Prince objet de ta tendresse.
Il vient sans qu'une escorte à ses côtés se presse;
L'amour de ses sujets le garde beaucoup mieux.
Nos vœux sont exaucés : plein de force et de vie.
Son œil, astre éclatant, à la cité ravie
Exprime, tout ensemble, et superbe et clément,
Et d'un père et d'un roi le double sentiment.
Rien plus, sa noble main reçoit, pour nous complaire,
La coupe de l'édile au banquet populaire.
Cité, pour ton honneur; édile, pour le tien,
Le monarque s'oubhe et se fait citoyen.
CONTRE LES SONNEURS DE CLOCHES.
Par ces cordes toujours quand les cloches tintées
Déchirent nos tympans de leur bruit inhumain.
Que ces cordes, sonneurs, seraient mieux adaptées
A votre cou qu'à votre main!
SUR TROIS CŒURS DE LA FAMILLE DU DUC D'AUMONT,
AU DESSOUS d'un CRUCIFIX QU'iL DONNA A L'ÉGLISE
CATHÉDRALE DE BOULOGNE.
Vois d'un céleste feu brûler ces cœurs sacrés.
Qu'un Dieu dans son pur sang a lui-même épurés :
C'est Christ qui par sa mort leur a rendu la vie,
C'est de son sein percé qu'a coulé leur salut.
390 J.-B. SA^TEUL.
Quid non praestat aiiior! nioritur Deus, atque vicissim
.Emula mactantur corda, Deoque litant.
A LA CHAMBRE CRIMINELLE DU CHATELET.
Hîc Pœnœ, scelenini ultrices, posuêre Tribunal,
Sontibus imdè trenior, civibus indè salus.
POUR l'orgue.
IIîc dociles venti resono se carcere solvunt,
Et canluni accepta pro libertate rependiint.
POUR l'horloge du palais.
Tempore labiintur rnpidis fiigientibus horis;
.Elernae hîc leges, fixaqiie jura manent.
sur la machine de marly.
Sequana jamdudum iNeptunia jura perosus,
Imperiis paret jam, Lodoïce, tuis.
Aspice, ut ad nutiim tibi serviat omnibus undis,
Quô lu cumque vocas nobile flumen, adest.
Te propter sese Nereo subducere tentât.
Et vectigales jam tibi pendet aquas.
APPENDICE. — MÉLANGES. 391
Si par excès d'amour Dieu pour riiomme mourut,
Ne faut-il pas qu'à Dieu l'iiomme se sacrifie? I.e Noble.
A LA CHAMBRE CRIMINELLE DU CHATELET.
Ce lieu de cliâtiment, tribunal redouté,
Fait trembler le coupable et sauve la cité.
POUR l'orgue.
Ici de sa prison sonore
Le vent avec docilité
S'écoule, et par ses chants honore
Les auteurs de sa liberté.
POUR l'horloge du palais.
Le Temps toujours s'écoule, et sur l'aile des Heures
S'enfuit avec rapidité;
La Justice et les Lois gardent dans ces demeures
Une éternelle fixité.
sur la machine de marly.
La Seine, grand monarque, admirant ta fortune,
Pour être toute à toi se dérobe à Neptune.
Vois comme elle obéit à tes ordres nouveaux :
De son lit, à ta voix, elle s'est retirée,
Et^ libre désormais du pouvoir de Nérée,
Te vient offrir ici le tribut de ses eaux.
Charpentier, de l'Académie française.
39-2 J.-B. SANTEUL.
POIR l\ TABLEAU REPRÉSENTANT EN REGARD DEUX
CHANOINES DE SAINT-VICTOR.
Proh! qiiani dissimiles et vultu et moribus ambo!
Versibus hic sanctos, moribus ille refert.
Él'ITAPHE l'Ol R LE MARÉCHAL DE CRÉQUY AUX JACOBINS
DE LA RUE SAINT-HONORÉ.
Orbis oui domitus non uilima meta fuisset,
Hîc nietam agnovit; qaid vos sperabitis ultra
Victores! lacrymas : hune Uex, hune Galba flevit;
Sed flet, et aeternum flebit pro eonjuge conjux,
Donec, quod posuit tristi tumulata sepulero,
Tani charo eineri sese einis ipsa maritet.
-côo-
APPENDICE. — MÉLANGES. 393
POUR UN TABLEAU REPRÉSENTANT EN REGARD DEUX
CHANOINES DE SAINT-VICTOR.
Ah! qu'ils sont différents et d'air et de mérite !
Santeul chante les saints, et Gourdan les imite!
Car. de La Grange, de Saint- Victor.
ÉPITAPHE pour le MARÉCHAL DE CRÉQUY AUX JACOBINS
DE LA RUE SAINT-HONORÉ.
L'univers subjugé n'avait point de barrière
Pour celui qui trouva sa barrière en ces lieux.
Superbes conquérants, au bout la carrière,
Que pouvez-vous espérer mieux?
Des larmes? il en eut du roi, de la patrie;
Sa femme. sur sa tombe en répand chaque jour.
Attendant que sa cendre à la cendre chérie.
Se marie au dernier séjour.
NOTES.
KOTES,
T. — Pap^e "296.
Stupete gentes : fil Deus hostia.
On a pu voir, Etude deuxième, page 68, ce que
pense Voltaire des antithèses dont cette strophe est
remplie. Nous y renvoyons le lecteur.
IL — Page 300.
Muncra fert, teneras volucres.
« 22. Et le temps de la purification de Marie étant accom-
« pli, selon la loi de Moïse, ils le portèrent (l'enfant Jésus)
« à Jérusalem, pour le présenter au Seigneur;
« 23. Selon qu'il est écrit dans la loi du Seigneur : Tout
« enfant mâle premier-né sera consacré au Seigneur ;
« 26. Et pour donner de qui devait être offert en sacrifice,
« selon qu'il est écrit dans la loi du Seigneur, dm.r tourtc-
f< relies i ou deux 'petites colombes. »
(SalmLuc, Ch. IL)
Ces trois versets sont le texte de l'hymne Stupete
398 J. B. SAKTEUL.
gentes, et c'est aux derniers mots de ce passage
que fait allusion le vers de Santeul que nous venons
de citer.
III. — Page 302.
Sit las bealo sub Sene nos mori.
L'iieureux vieillard auquel Santeul fait ici allu-
sion est Siméon, dont parle ainsi saint Luc :
« 25. Or, il y avait dans Jérusalem un homme juste et
« craignant Dieu, nommé Siméon, qui vivait dans l'attente
« de la consolation d'Israël, et le Saint-Esprit était en lui;
« 26. Il lui avait été révélé par le Saint-Esprit qu'il ne
a mourrait point, qu'auparavant il n'eût vu le Christ du
«« Seigneur.
« 27. Il vint donc au temple par un mouvement de l'Es-
'< prit de Dieu. Et comme le père et la mère de l'enfant
« Jésus l'y portaient afin d'accomplir pour lui ce que la loi
'■( avait ordonné ;
« 28. Il le prit dans ses bras, et bénit Dieu en disant :
« 29. C'est maintenant. Seigneur, que vous laisserez mou-
« rir en paix voire serviteur, selon votre parole ;
« 30. Puisque mes yeux ont vu le Sauveur que vous nous
« donnez. (Saint Luc, Ch. If.)
La Monnoie, dans sa critique recueillie par le jé-
suite Arevalo et reproduite par dom Guéranger, a
relevé dans le vers qui fait l'objet de cette note, les
mots suh sene, auxquels il préférerait cu7n sene.
APPENDICE. — NOTES. 399
IV. —Page 302.
Sit summa Patri, suDimaque Filio,
Sit sumnia sancto gloria Flaniini.
A la fin de chacun de ses cantiques Santeul varie
cette formule de doxologie avec une facilité d'autant
plus étonnante qu'elle n'exclut jamais l'élégance.
V. — Comparaison.
Adam de Saint-Victor , dont nous avons déjà eu
r occasion de parler (Étude troisième, page 102),
a composé, sur ce sujet de la Purification, une
séquence dont le rliythme est basé sur la numération
des syllabes et sur l'assonance des mots. M. Félix
Clément l'a insérée dans son recueil Carmina è
poetis christionis excevpta, qu'il met h l'usage
des écoles. Cette composition, qu'il donne pour
modèle aux écoliers sans leur parler aucunement de
celle de Santeul, est un tissu de lieux communs qui
pourraient s'appliquer à toute autre circonstance
que la fête célébrée. Le poète y accumule les qua-
lifications louangeuses; mais on n'y trouve aucune
aspiration du chrétien vers le ciel, aucun retour de
l'homme sur lui-même, aucun exemple, aucun con-
seil. Il puise ses efforts de style à toutes les sources
du mauvais goût :
Vox exuUet moduîata,
Mens resultet medullata
Ne sit laus inutiiis.
400 J. B. SANTEUL.
Dans la strophe qui vient après :
Gloriosa dignitate,
Viscerosa pielatc,
Conipunctiva noniine...
Tout cela n'est pas fort instructif pour le chrétien,
et l'écolier ne trouve guère à se nourrir que d'une
latinité bien suspecte dans des épithètes comme
viscerosa et conipunctiva. Voici encore une énu-
mération de qualités qui peut avoir son cachet
oriental :
Super vinum sapida,
Super nivem candida,
Super rosam rosida,
Super lunam lucida,
Veri solis luuùne.
Mais quel dépôt la lecture de ces vers laissera-t-
elle dans l'esprit et dans le cœur des élèves de M.
Félix Clément, et quel rapport toutes ces idées, s'il
y a là des idées, ont-elles avec la fête de la Purifi-
cation ?
Que dirons-nous encore de :
Imperatrix supernoruin,
Superatrix infernoruin...
Et tout cela est donné comme modèle de goût,
de style , de composition . de poésie et de latinité 1
VI. — Page 306.
APPENDICE. — NOTES. 401
Qui Jios foves, laus, Spiritus.
Les critiques invoqués par doni Guéranger ont
trouvé dans ce vers une irrégularité qu'ils ont si-
gnalée en deux mots : Dcest tuu.
VII. —Page 312.
Duriisque pro Ihrono lapis.
La Monnoie a doublement critiqué ce vers dans
les termes suivants :
(( Latine non dicitur throniis, neque crux idoneè diciliu"
« lapis. »
On nous permettra sans doute d'ajouter ici ce
que le jésuite xVrevalo, cité par dom Guéranger lui-
même, dit pour atténuer cette critique de La Mon-
noie :
« Veriim improbare non auderem ..thronus....; hœc,
M inqiiam, alia similia censur» nota non inurerem. Etenini
« pleraeque voces indicatae ecclesiasticae sunt, et Ilymnis
« congnuint; aliae idonea veterum auctoritate defendi pos-
er sunt, ut ex lexicis vulgalis apparet. »
Quant à la seconde partie de la critique sur le
vers indiqué, c'est-à-dire au mot pierre (lapis)
employé pour désigner figurativement la croix, nous
croyons que La Monnoie s'est singulièrement mé-
pris. En eiîet, si certaines traditions, pour n'être
pas consacrées parleur mention dans les livres saints,
n'en sont pas moins respectables pourvu qu'elles
26
/,02 J.-B. sa:\teul.
ne contredisent pas les évangiles qu'elles complètent
jusqu'à un certain point, et pourvu aussi qu'elles ne
portent aucune atteinte au dogme, il nous semble
que Santeul, dans le détail des soulFrances du Christ,
a pu, sans encourir la critique, ajouter au récit des
(''vang(^listcs un fait dont ceux-ci n'ont pas parlé,
mais auquel les croyances religieuses semblent suf-
fisamment acquises. Or, il est de tradition que les
soldats qui tourmentèrent N. S. et qui lui mirent à
la main un roseau pour sceptre, sur la tête une cou-
ronne d'épines et sur les épaules un vêtement de
pourpre, le firent asseoir sur une pierre comme sur
un trône, jyro throno iapis. On nous assure que
des voyageurs ont vu à Rome, à Rome siège de l'or-
thodoxie et conservatrice de la foi, un tronçon ou
un chapiteau de colonne qui est regardé comme la
pierre sur laquelle fut dérisoirement assis le Rédemp-
teur, et que cette pierre, considérée comme relique,
a été consacrée dans la mémoire des chrétiens sous le
nom biblique de Tmproperium, pierre d'opprobre.
N'en est-ce pas assez pour montrer que Santeul ne
met pas ici une pierre au lieu de la croix, €t quïl a
le droit de rappeler cette pierre dans l'énumération
des monuments de la Passion du Christ?
VIIL — Page 31/4.
Ne <[v.3i vacarct rorporis
La Monnoie a critiqué ne quœ mis pour nccjua ;
APPENDICE. — NOTES. ^03
et Arevalo met ce mot au nombre de ceux qu'il
excuse dans son observation que nous avons citée
note VII : Veriini improhare non audertm...
L\. — Page 316.
Vel ciijus altacUi,
La Monnoie dit qu'il devrait y avoir cujus vei
attactu.
X. — Même page 316.
?>on audit ille, vix Pater.
Ici ce n'est point La Monnoie qui élève une cri-
tique, c'est le père Arevalo lui-même; ce n'est point
la latinité, c'est l'orthodoxie qui est en question.
Voici comment s'exprime le Jésuite espagnol :
« Dum aliquis Breviariorum Galiiae laudator benignam
« interprelationem bis verbis qiiaeril, ego potius credam
« Filinm Dei à Patre (qiiem nunquiim vix Patrem appel-
« labo) in crnce non soliim auditum , sed etiam exaiidituni
«fuisse pio sua reverentia, ita intelligens lociim Aposloli
« cap. V ad Ilebr. V. 7 : Oui in diebus carnis suœ prcces,
« suppliccUionesque ad eum , qui possit illum salvum
« facere a niurte^ cum clamore valtdo, et lacrymis offercns,
« exauditus est pro sua reverentia, Quod auleni, etc. o
XL — Comparaison.
Un poète latin du V." siècle, Sedulius, a traité à
peu près le même sujet que le Christ souffrant
de Santé ul dans un cbanl qu'il a intitulé : Uymnus
Û04 J.-B. SANTEUL.
totam vitam Christi contintns, et dont on trouve
quelques parties consacrées dans les Bréviaires aux
fêtes de Noël et de l'Kpiplianie.
L'hymne de Santeul est, comme celle de Sedulius.
en vers iambiques dimèlres réguliers ; mais les deux
œuvres n'ont pas que ce seul point de ressemblance ;
et le Christ souffrant nous paraît contenir des
réminiscences, sinon des imitations de l'hymne an-
cienne. Dès la première strophe ce caractère se
manifeste. Sedulius avait dit :
A solis ortùs cardine
Adusque terrae limitem,
Christuni canamus principeui
Naluni Maria Virgine.
Santeul dit après lui :
Fas, Cliriste, inœstis plangere
Tuos dolores cantibus,
Quos vitae ab ipso limine
Adusque mortein passus es.
Nous étendrions trop loin cette note si nous vou-
lions signaler tous les traits de ressemblance, tels
que ce vers de Sedulius :
Servile corpus induit,
auquel Santeul répond par
Mortalc corpus induis;
de même que le
APPENDICE. — NOTES. 405
Castae parentis viscera
de l'un, devient chez l'autre :
Castae parentis iii sinu.
Sedulius, dans sa huitième strophe, rappelle ainsi
le massacre des Innocents :
Hoslis Horodes impie,
Cliristuni venire quid times?
Non cripit niortalia
Qui régna dat cœlestia.
Cet épisode n'appartient pas directement i\ une
hymne où il est question des souffrances person-
nelles du Christ, Christo patienti ; mais Santeul
se l'est approprié en faisant de la souffrance des
innocents martyrs la propre souffrance du Christ :
qu'on veuille relire, page 30/i, la strophe
Qui niucro lactentes necat.
Il n'est pas nécessaire d'insister beaucoup sur la
différence d'élévation dans les pensées. Où Sedulius
ne songe qu'ci rassurer le roi Hérode sur ses intérêts
terrestres, Santeul trouve un sublime élan de cha-
rité et de sensibilité.
Dans l'hymne de Sedulius, on trouve cette stro-
phe où il est question de la Vierge .Marie :
Castae parontis viscera
Cœleslis intral gratia;
ÛOO J.-B. SANTEUL.
VtMiter puellae bajulat
Secreta quae non iioverat.
Lo hajuiat du troisième vers touche au burles-
que, et le quatrième vers éveille des pensées qui
blessent toutes les convenances ; ce qui n'a pas em-
pêché iM. Félix Clément de donner place à l'hymne
de Sedulius dans son Recueil à l'usage des écoles.
11 est vrai que le même cantique se trouve aussi
dans les Paroissiens ; mais les traducteurs ont si
bien senti ce que renfermait de scandaleux la stro-
piie que nous citons, qu'ils l'ont interprétée par
celle-ci :
La grâce entre en Marie ; elle devient la Mère
D'un Dieu d'éternelle grandeur ;
Elle forme en soi ce mystère
Sans en pouvoir sonder l'immense profondeur;
où les deux derniers vers du texte sont tout simple-
ment omis.
Santeul ne s'égare jamais dans un pareil ordre
d'idées.
XII. — Page 322.
AUis secum habilans in penetralibus,
Se Rcx ipse suo contuitu beat.
On a pu lire dans notre Élude deuxième (page 67)
les formules d'admiration prodiguées à ces deux
vers par l'abbé Dinouart dans le Santoliana. Voici
maintenant ce qu'en pense Voltaire. Il n'est peut-
I
APPEXDICK. — NOTES. liOl
être pas sans intérêt de mettre, en regard des appré-
ciations d'un prêtre tout simplement pienx, celles du
scepticisme incarné dans la )^ersonne de son cory-
phée au XVIïr.' siècle.
Après avoir ainsi traduit les deux vers de San-
teul :
Dans ses appartoinenls le Monar(jue suprême
Se voil avec plaisir et vit avec. lui-mC'me ;
Voltaire ajoute :
« S'exprimer ainsi, n'est-ce pas peindre Dieu comme un
« fat occupé sans cesse à se regarder dans sa glace et à con-
« templer sa figure ? Ce n'est plus là faire riiomnie à Timage
<( de Dieu; c'est faire Hieu à l'image de riiomme. »
XIII. — C0.MPA1\AI80N.
Le sujet de la Toussaint avait été traité avant
Santeul par un poète anonyme du moyen-àge, que
M. Félix Clément a placé dans son llecueil ad usum
schoiarum, et dont la composition, intitulée : De
omnibus Sanctis, figure dans les Bréviaires ro-
mains. Santeul paraît avoir eu sous les yeux le tra-
vail de cet anonyme; mais il en a fait ce que font
en pareil cas les maîtres : en prenant le canevas ,
qu'il a étendu et brodé magnifiquement, il en a re-
jeté toutes les grossières imperfections et y a sub-
stitué des beautés de premier ordre. Le chant de
l'anonyme renferme six strophes (;n vers iambiques
dimètres libres; celui de Santeul, divisé en trois
',08 J.B. SANTEUL.
hymnes , contient dix-huit strophes de quatre vers
chacune. La preniière hymne, du genre appelé di-
colos tetrastrophos, se compose dans chaque stro-
phe de trois petits asclépiades suivis d'un glyconi-
que. Dans les deux autres liymnes, qui sont du genre
tricotos tetrastrophos, les strophes sont compo-
sées de deux asclépiades, d'un phérétracien et d'un
gly conique ; et Ion peut voir avec quelle majes-
tueuse aisance les vers marchent dans ce triple
chant religieux, où la minutieuse critique de La
Monnoie n"a trouvé rien à reprendre. Dans la com-
position de l'anonyme, la règle de l'élision est vio-
lée ; le poète s'est adonné à la recherche de la rime
et des assonances au bout des vers, et c'est sans
doute à ce singulier genre de beauté dans la poésie
latine que 1" auteur a sacrifié la grammaire dans ce
solécisme signalé par Santeul lui-même (page 36
de nos Études) :
Vestris orationibus
Nos ferle in cœlestibus.
Quelle différence dans les idées, dans la compo-
sition, dans la versification, dans le style et dans la
latinité !
Voilà pourtant un des modèles que M. Félix Clé-
ment propose à la jeunesse ! voilà pourtant l'hymne
qui est conservée par les Bréviaires à l'exclusion du
beau travail de Santeul 1
APPENDICE. — NOTES. /,09
Est-ce que 31. Félix Clément, le protecteur des
poètes latins du moyen-àge, et avec lui dom Gué-
ranger, l'antagoniste de notre Santeul, procéde-
raient de ces théologiens du XVI.' siècle, dont
M. D. IN isard fait le portrait dans ses Études sur
ia Renaissance (page 59), et aux yeux desquels
« il y avait hérésie l\ écrire dans une latinité litté-
raire »?
XIV. — Page 33Zi.
-Eternus sit honor ingenito Patri.
« Ingenito Patri, pro non genito. »
(Critique de La Monnoie. )
L'auteur inconnu de l'hyunie De oinnihiis Sanc-
tis , dont nous avons parlé dans la note précé-
dente, a aussi employé ingenito dans sa doxologie,
strophe que , du reste , M. Félix Clément n'a pas
mise à la fin de l'hymne qu'il cite, et que nous
avons trouvée dans un Paroissien.
XV. —Page 334.
Sancto Brunoni.
Pour faciliter l'intelligence de l'hymne à saint
Bruno , nous empruntons à Moréri une partie de sa
notice sur ce personnage :
« Saint Bruno, fondateur de Tordre des Chartreux, dans
(( le XI.® siècle, était de Cologne, et fit un grand progrès
'iio J.-n. SANTKUL.
« dans les bcllcs-lellrcs. 11 fui (rabord chanoine de l'église
« de Saint-Cnnibert de Cologne, et ensuite chanoine et éco-
<< làlre ou théologal de Tégliso de l\cims, et chargé du soin
« d'enseigner publiquement : il eut des diiïéiends avec son
« archevêque Manassès, dont il ne pouvait souffrir les dé-
<« règlements, et fut un de ses accusateurs. La cause de sa
« retraite dans le désert est très singulière, si l'on en croit
« la tradition, qui a cours dans son ordre. Rainiond, diacre,
« chanoine de Paris, était mort en odeur de sainteté : pen-
« dant qu'on disait pour lui Toffice des morts, il mit la tète
« hors de la bière, et cria tout haut qu'iV était accusé, puis-
<< (iw" il ('tait juge y et enfin qu'?7 était condamné. Ce pro-
" dige toucha, dit-on, saint Bruno, qui se retira en 1086,
« ou, selon le cardinal Baronius, en 1086, auprès de saint
« Hugues, évèque de Grenoble. Il élail suivi de ses compa-
« gnons, et ce saint prélat leur indiqua un désert qui était
« dans son diocèse, où il les envoya. C'était l'affreuse soli-
« tude de la Chartreuse en Dauphiné, laquelle a donné son
« nom à l'ordre célèbre que saint l»runo y fonda, l'an 1086.
« I^e pape Urbain H, qui avait été son disciple et son ami,
«l'appela en Italie, Tan 1090; mais ce saint ne pouvant
<( s'accoutumer au grand monde, se relira dans la Calabre,
<• où il mourut en 1101, le 6 d'octobre. Le pape Léon X le
<( canonisa eu 151/i »
XVI. — Page 3/tO, et alibi,
Gaiidet Eremus.
Eremus, vox purùin iatina, dit la critique de
La Monnoie.
XVII. — Page 3/i6, et alibi.
APPENDICE. — NOTES. VU
Et Parentis sit coaevo
Laus peroiinis Filio.
« Coœvus. Hoc vocabulum non cœpit esse in iisu nisi
« post, vel circa dimidiatmn seculiim IV. Nam apiul Cicero-
« neni qiiod aliqiii le^Minl coœvus, iegendiim est coœc/uus, ut
<" plures animadveiterunl. »
(Critique de La Monnoie.)
XVIII. — Page 350.
Inscription I.
Nous avons dit que Santeul était, en titre d'office,
poète perpétuel de la ville de Paris, et que ses
opuscules lui étaient payés. Nous n'avons point
trouvé de renseignements sur la quotité des prix
qui lui étaient alloués. En voici un seulement, d'a-
près lequel on jugera peut-être du reste. Nous trou-
vons dans le Santoiiana de 1722, partie I, page 8/i,
que pour l'Inscription sur l'aqueduc du pont Notre-
Dame, Santeul reçut trente pistoles. A ses yeux, ce
salaire était bien maigre en comparaison des six
mille écus d'or qui avaient été donnés au poète
Sannazar pour six vers que voici, sur la ville de Ve-
nise :
Viderat Hadriacis Venetam Neptunis in undis
Stare urbem, et toto ponere jura mari.
•Nunc milii Tarpeias quantum vis, Juppiter, arces
Objico, et illa tui mœnia Martis, ait.
Sipelago Tibrim praefers, urbeni aspice utramque :
Illam homines dices, banc posuisse deos.
M 2 J.-B. SANTEUL.
XIX. — Page ^60.
Inscription XIV.
Cette charmanlc Inscription existe encore sur la
fontaine de la place des Petits-Pères; mais la pous-
sière a tellement engorgé les lettres, que le distique
est devenu tout-à-fait illisible. Il faut même cher-
cher l'Inscription pour en découvrir la trace; et le
passant qui en ignore l'existence ne la devinerait
guère à la simple inspection du monument. O tem-
poral o mores!
XX. — Page 368.
Inscriptions pour i' Arsenal de Brest.
Il y a ici neuf Inscriptions pour le même monu-
ment; elles ont été produites ainsi par Santeul pour
donner le choix : une seule a dû être employée.
Ces Inscriptions ont été l'objet d'une longue po-
lémique dont on trouve la trace dans le Santoiiana
de 1722, partie I, page 187.
XXI. — Page 372.
Cinq Inscriptions, etc.
Ces cinq Inscriptions sont celles dont nous avons
parlé Étude troisième, page 133, et auxquelles les
Inscriptions de l'abbé Régnier Desmarets furent
préférées par le maréchal de La Feuillade. Nous
avons déjà remarqué que le P. Bouhours cite plu-
sieurs de ces Inscriptions de Santeul dans ses Pen-
sées ingénieuses des Anciens et des Modernes,
où il ne fait aucune mention de celles de Régnier.
APPENDICE. — AOÏES. UIS
Un contemporain de notre poète lui adressa les
vers suivants sur le rejet de ses Inscriptions :
De tes belles Inscriptions,
Si célèbres déjà chez tant de nations,
Ne crains pas que jamais périsse la mémoire.
Sans l'aide du ))uroau ni secours du burin,
Nos neveux les verront écrites dans l'iiistoire.
Plus durable cent fois (lue la pierre et l'airain.
FLHKTlÈnE.
XXII. — Page 37/1.
Inscription V.
De Limiers, dans son Histoire du Règne de
Louis XIV , tome IV, page 200, fait la description
de la place des Victoires et du monument que La
Feuillade y avait élevé à Louis XIV. :V propos de la
Victoire dont parle l'Inscription V que nous rappe-
lons ici, l'historien fait la critique suivante :
(t Sur ce grand piédestal, le Roi, de grandeur héroïque,
« est représenté en bronze dans les habits de son sacre. Il
« a un Cerbère à ses pieds, et la Victoire derrière lui, mon-
« tée sur un globe, qui lient d'une main une couronne éle-
« vée au-dessus de la tête du Roi : en sorte qu'on ne sait si
« c'est pour la lui ôter ou pour la lui mettre. »
De Limiers ajoute que cette statue du Roi a été
dorée, et que cela donna lieu à cette Inscription
latine :
Aurcus est Lodoïcus, et aeneus intrà.
'iU
J.-B. SANTEUL.
TRAblCTIO.N.
CcUc image brillante est celle
De Louis, notre souverain :
L'or à la surface tHincclle,
Et les entrailles sont d'airain.
WIII. — Page 386.
Los édilcurs Barbon (1729) attribuent à Santeul
rinvenlion. et à Benseracle la traduction de la pièce
sur l'Embrasement de Lomlres. Denis Thierry
(169^), contemporain de Santeul, qui a dû diriger
son éditeur dans l'impression de cette édition, ne
désigne au contraire Santeul que comme le traduc-
teur de l'œuvre de Benserade. Nous regardons cette
dernière attribution comme la plus vraisemblable,
bien que, uniquement pour ne pas changer l'ordre
de nos matières, nous ayons mis le français de Ben-
serade du côté des traductions.
L'auteur du sonnet a fait allusion à 1" assassinat
juridique du roi d'Angleterre Charles ï." (16^9),
puni, selon lui, sur la ville de Londres par le terri-
ble incendie de 1666.
XXIV. — Page 388.
Sur ia veiitie du Roi à Paris
Nous avons fait connaître , dans notre Étude
sixième, page 2Uli, l'origine de cette pièce de vers,
et une aventure avec un certain Perachon, que
Santeul avait chargé de traduire sa poésie latine en
APPEiNDICE. — NOTES. .'il 5
vers français. Nous avons dit que l'œuvre de Pcra-
chon était une paraphrase plutôt qu'une traduction.
La voici :
SLR LA VENUE 1)1 UOI A PARIS.
Vante partout ta gloire, ô reine des citésl
Paris, tu vois ton prince, et tu sens ses bontés.
Il ne vient point suivi de nombreuses coliortes,
Les cœurs de ses sujets sont des gardes plus fortes.
Tes vœux sont exaucés. Ce soleil de l'état
Paraît hors du nuage on son plus vif éclat.
Pour ne point t'éblouir, son auguste présence
Mêle à la majesté les traits de la clémence.
11 règne par l'amour autant que par la loi.
Père de la patrie, aussi bien que son roi.
Pour lui tu rends au Cid le tribut des louanges,
Il le rend à son tour chez la reine des anges.
Et charmé de ta foi, le plus grand dos mortels
Vient jusqu'en ta maison, au sortir des autels.
Avec toute sa cour, ce prince te visite.
Il vient môme au fcsiin où ton zèle l'invite.
Et tu peux t'applaudir du destin glorieux,
D'avoir dans ton hôtel fait un festin des dieux.
Ce monar(jue, au milieu de sa royale troupe,
Des mains de son préteur daigne prendre la coupe.
L'héroïne féconde où renaît ton bonheur.
Aux mains de son épouse accorde un même honneur,
Illustre magistrat! qui n'envîrait ta gloire?
Paris grave la tienne au temple de .Mémoire.
Si d'un fameux repas tu régales ton roi.
Sa douceur beaucoup mieux te régale chez loi;
De ses plus tendres soins ton roi to favorise :
Ce roi, ton Dieu visible, avec toi s'humaniso.
41G J.-B. SANTEUL.
On dirait qu'il oublie et son rang et le tien,
La cité parait reine, cl le roi citoyen.
C'est à cause de son étendue, hors de toute pro-
portion avec celle du texte latin, que nous avons
substitué à cette pièce notre propre traduction dans
l'Appendice.
XXV. — Page 388.
Contre (es Sonneurs de Cloches.
Voltaire a imité cette épigramme. On rencontre
dans ses œuvres une lettre en date du 15 mai 1733,
adressée à M. Cideville, et commençant ainsi :
« jMon cher ami , je suis enfin vis-à-vis de ce beau por-
« tail (de Saint-Gervais), dans le plus vilain quartier de Pa-
« ris (rue de Long-Pont), dans la plus vilaine maison, plus
« étourdi du bruit des cloches qu'un sacristain; mais je ferai
« tant de bruit avec ma lyre, que le bruit des cloches ne sera
« plus rien pour moi, etc. »
Et à ce propos, l'.éditeur de Voltaire écrit en
note :
« C'est ici l'occasion de rappeler quatre vers sur les Son-
« neurs, imités du latin de Santeul, et bien connus pour être
« de la jeunesse de Voltaire. Ils ont été imprimés plusieurs
<( fois, mais on les a oubliés dans presque toutes, sinon
« même dans toutes ses éditions :
« Persécuteurs du genre humain,
« Qui sonnez sans miséricorde,
APPENDICE. — NOTES. Hl
« Que n'avez-vous au cou la corde
« Que vous tenez dans votre main! »
(Voir OEuvres de Voltaire, édition de Kelil,
lome XLVI, et I de la Correspondance gcnêraie,
page 290.)
XXVI. — Page 388.
Sur trois Cœurs, etc.
La pensée finale de cette Épitaplie a beaucoup
d'analogie avec celle d'un quatrain de P. Corneille,
que nous avons cité Étude troisième, page 113.
XXVII. — Page 390.
Inscription pour ta chanihre criniinette.
En 1801 on trouva dans les démolitions du Grand-
Châtelet cette Inscription gravée sur une plaque de
marbre noir. Cette plaque figure maintenant au
Palais de Justice de Paris, au-dessus de l'entrée de
la cour impériale. On doit croire que lorsqu'elle fut
placée là, c'était pour être vue; mais l'architecte du
Palais paraît ne point penser ainsi, car il a mis au-
dessous un tambour en menuiserie qui sert à défen-
dre la porte contre les atteintes du froid et du bruit
des couloirs, mais qui détourne de l'Inscription le
regard des justiciables qu'elle avertit, et qui en rend
la lecture fort incommode à ceux qui par hasard
l'aperçoivent. Pauvre Santeul! pauvres Inscriptions!
pauvre esprit public!
27
ZilR J.-B. SANTEUL.
XXVIII. — Pao-c 390.
Inscription pour f Horloge du Patois.
Nous ignorons où a été placée dans son temps et
où se trouve maintenant cette Inscription de San-
tcul; mais en voici une de Jean Passcrat, qu'on lit
aujourd'iiui sur le cadran de rilorloge du Palais de
Justice de Paris, au coin du quai des Lunettes, et
en regard du marché aux Fleurs.
Machina quac bis scx tam juste dividit horas,
Jusliliani servare nionct, logosqno liieri.
TUAniCTION.
Le jour, qu'un si juste artifice
En six parts divise deux fois,
Enseigne à rendre la justice
Et montre à respecter les lois.
FIN.
A BLE DES iVl ATI ERES.
-ô^o-
fiTUDE pr.EMiÈr.E. — Si la Poésie; latino ik'-o on Franco doit f'Jro
exclue de la Littérature franraiso 1
t\TVT)E DEUXiÈAiE. — Los Hvmnes de Santoul 33
Étude troisième. — De l'Inscription en général, et dos
Inscriptions de Santeul 95
Étude quatrième. — Démêlé de Santeul avec les Jésuites
à propos d'une Épitaplie 1^7
Étude cinquième. — De l'Emploi de la Fable dans la
Poésie 177
Étude sixième. — Les Relations de Santeul. — Sa Mort.
— Dispustc entre deux Villes \)our la possession de ses
Cendres. — Son Anagramme. —Son Portrait. . . . 219
Appendice 291
Poésies extraites de Saxteul. — Hymnes 296
— Inscriptions 350
— Mélanges , 378
— Notes 397
-cQo-
o
h^'àklLJXl^\^^ ^. Ï%\J^ C»0 l«7fV
PA Montalant Bougleux, Louis
8570 Auguste
S4.Z75 Sentolius Victorinus
PLEASE EX) NOT REMOVE
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