CORRESPONDANT
LE
RECUEIL PÉRIODIQUE
RELIGION — PHILOSOPHIE — POLITIQUE
— SCIENCES —
LITTERATURE — BEAUX-ARTS
TOME CINQUANTE-QUATRIÈME
DE LA COLLECTION.
HîOUVEIil-E I§»ÉR1E — VOÜIE II àîItBE
PARIS
CHARLES DOUNIOL, LIBRAIRE-ÉDITEUR
29, RUE DE TOUllNON, 29.
i 801
LE
CORRESPONDANT
SENTIMENT DE LA NATURE
J
DANS
\A POÉSIE DU MOYEN AGE
i
Dans l’Europe du moyen âge, il n’existe pas encore de nationalités
littéraires ; on ne distingue pas de génie français, anglais, germani-
que : il y a l’art et le génie chrétiens. La philosophie, la science, la
politique, sont écrites par l’Église dans sa langue universelle, la langue
latine. La grande œuvre de ce temps, l’architecture, s’exprime aussi,
à travers tout le monde chrétien, dans une langue universelle dont
les dialectes varient, sans doute, suivant les climats et les races, mais
qui repose sur une syntaxe commune, car elle répond à la même
pensée. La poésie, qui doit se scinder plus tard en zones si profondé-
ment diverses, forme encore un seul immense jardin où les peuples
différents cueillent des fruits semblables. Le Midi et le Nord n’y sont
pas encore nettement séparés ; la poésie religieuse est féodale, cheva-
Septembre 1861. 1
i
r, DU SEîsTlMEÎNT DE LA NATURE
leresque, avant d'être allemande ou gauloise. Mais, comme dans
l’architecture, comme dans l’ensemlile du mouvement des esprits,
l’initiative dans la poésie du moyen âge appartient à la France. Il est
aujourd’hui démontré que l’honneur nous revient de l’architecture
ogivale, comme celui des croisades et des épopées chevaleresques.
C’est dans les divers cycles des poèmes français, c’est chez les trouba-
dours provençaux, que vient puiser toute l’Europe. L’épopée chrétienne
allemande nous emprunte le mythe du saint Graal, nos légendes bre-
tonnes, les héros de la cour d’Arthur. Elle reçoit de nous seuls l’his-
toire poétique de Charlemagne et de la fondation du saint empire
germanique. Wolfram d’Esclienbach imite et traduit parfois nos poètes
aquitains et champenois, nos conteurs normands et armoricains. Pé-
trarque efface les troubadours, mais il ne fait que transformer leur
poésie. Dante, avant de créer l’italien moderne, est sur le point d’a-
dopter, comme plus digne delà haute poésie, notre langue provençale.
En pleine Renaissance, l’Arioste et le Tasse vivent des souvenirs de
nos romans de chevalerie.
La France est donc le centre de toute étude générale sur l’art
et la poésie du moyen âge. Sous le rapport même du sentiment
de la nature, si rare aux grands siècles de la littérature nationale, le
reste de l’Europe du moyen âge n’offre rien qui diffère essentiellement
du génie français. Depuis que les langues allemande et française sont
parvenues à leur maturité et que les deux génies se sont dessinés
nettement, en est-il au monde de plus profondément dissemblables
par la façon de représenter et de sentir le monde extérieur? Voyez,
cependant, combien peu ces esprits diffèrent à l’époque de leur com-
mune jeunesse, au sein de l’unité religieuse. Entre les cathédrales de
Strasbourg et celle de Paris, entre Wolfram d’Eschenbach et Chrétien
deTroyes, est-il possible de découvrir le germe de ces oppositions si
tranchées qui signaleront plus tard aux deux pôles contraires Part de
Corneille et celui de Goethe? Jusqu’au moment de la Renaissance, les
formes du sentiment de la nature ne varient guère chez les divers
peuples de l’Europe. Tous les poètes aperçoivent le monde sous la
môme impérieuse lumière, le christianisme.
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L’architecture est l’œuvre par excellence du moyen âge ; c’est l’art
de toutes les époques religieuses; c’est par lui que se manifestent le
plus clairement la physionomie des sociétés et leurs opinions sur les
choses divines. Chez tous les peuples, le temple est comme un abrégé
DANS LA POÉSIE DU MOYEN AGE.
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<le la création, et chacun le construit selon l’idée qu’il se forme du
plan de l’univers et de la destinée de l’homme. Dans les religions an-
tiques, sous l’empire des divers panthéismes de l’Orient, l’architec-
ture religieuse est directement issue de tel ou tel mode du sentiment
de la nature. C’est d’après ses notions particulières du Dieu-monde
que chaque sacerdoce règle alors la construction de ses sanctuaires.
La représentation de l’invisible n’est, dans ces monuments, que l’idée
accessoire; Vàme des choses, le monde intérieur, ne s’y trouve ex-
primé que secondairement, et par suite de la liaison nécessaire de
toute forme à un esprit, de toute image à une idée. L’art oriental ne
connaît Dieu qu’à travers la nature, et se laisse imposer par elle toutes
les figures dont il revêt ses conceptions de l’Être infini.
Avec les religions purement humaines de la Grèce et de Rome ap-
paraît, dans l’architecture, un idéal de beauté abstraite et rationnelle,
la beauté de l’évidence après celle du mystère, un idéal de perfection
dans le fini, succédant à la sublime imperfection qui s’essayait à rendre
l’immensité delà nature, et précédant celle qui devait exprimer l’in-
finité du Dieu pur esprit. Autant [qu’il est possible à l’homme de
s’abstraire de toute impression de l’univers dans les arts plastiques,
le génie grec s’en est séparé dans son architecture. Les dernières tra-
ces du naturalisme oriental ont disparu ; si le tronc de la colonne et
le feuillage du chapiteau nous rappellent quelques-unes desgi’acieuses
images de la vie végétative, l’ensemble du monument est évidemment
inspiré de la raison géométrique. L’architecte s’est affranchi de tout
mystérieux symbolisme, le culte qu’il desser t est celui de la beauté
pure, telle qu’elle se pose dans la raison sous la seule loi des mathé-
matiques éternelles.
Quand le christianisme, épurant et agrandissant i’idée de l’Homme-
Dieu, a pleinement spiritualisé la pensée religieuse et substitué l’in-
visible créateur à l’idée du Dieu-monde comme principe de toutes les
■existences et comme type de l’ànie humaine, il semble que l’archi-
tecture destinée à exprimer une notion de la divinité si dégagée de
tout mélange avec les phénomènes de l’univers doit atteindre un de-
gré d’abstraction supérieur encore à celui de l’art grec ; que toute
trace de naturalisme y va disparaître, et que la souveraine géométrie
va fournir le seul symbolisme compatible avec ce culte de l’invisible.
Et cependant le symbolisme deviendra l’essence môme des construc-
tions chrétiennes ; bien plus, la nature fournira sa large part d’élé-
nients représentatifs à ces temples d’un Dieu séparé d’elle par l’infini,
à ces sanctuaires d’une religion qui la charge de ses anathèmes. Sur
tous les points à la fois le symbolisme s’impose à l’architecture avec
l’inspiration catholique, par la nature, par l’iiistoire, par les nouveaux
besoins de Lame.
8
DU SENTIMENT DE LA NATURE
La foi nouvelle n’atteste pas seulement le Dieu pur esprit, elle atteste
aussi le Dieu fait homme, un Dieu qui sortit un jour de son éternité
pour entrer dans le temps, un Dieu dont l’existence terrestre a ses
épisodes comme toute vie, un Dieu qui naît dans une étable et qui
meurt sur un gibet, et dont l’bistoire commande nécessairement à
l’art et au culte une grande partie de leurs formes. Le temple repro-
duira la figure de la croix; il devra, dans ses proportions calculées
pour un effet d’immensité de mystère et d’élancement, satisfaire à ce
besoin d’infini, d’aspiration vers l’invisible, d’ineffables tristesses et
d’ineffables espérances par qui l’ame humaine est devenue l’ame chré-
tienne.
111
Nous n’avons pas à étudier ici dans l’art chrétien ce qui relève de
la métaphysique et de l’histoire, mais cette part du symbolisme qui
dérive du sentiment de la nature. Comment, dans un spiritualisme si
austère, dans un culte strictement calqué sur l’histoire de la personne
divine pour devenir le moule ascétique de la personne humaine, com-
ment l’art admet-il autant de principes et d’images destinées à repré-
senter la nature et la poésie du monde visible? Au sein du christia-
nisme et dans le déclin des sociétés antiques, avec un Dieu nouveau,
surgissent des races nouvelles. En recevant la foi chrétienne, les con-
quérants barbares de l’empire romain devaient apporter aux formes
de la religion certaines conditions inhérentes à leur propre caractère.
Les races germaniques, nos ancêtres mêmes, les anciens Celtes, les
peuples Scandinaves, toutes ces nations dont l’amalgame, entre les
Pyrénées et le Rhin, formait la nation chrétienne par excellence, tou-
tes ces races élevées dans les grandes forêts étaient profondément im-
prégnées du sentiment de la nature; toute leur ancienne mythologie
en dérivait. Le grand art chrétien, l’architecture ogivale, évidemment
née entre le Rhin et la Loire, ces merveilleux sanctuaires si remplis
de la présence de l’invisible et qui parlent si clairement de la passion
et de la mort de l’IIomme-Dieu, — l’architecture des] cathédrales té-
moigne pourtant d’un incontestable naturalisme. C’est la diversité, la
multiplicité des éléments d’inspiration, qui fait le prix de cet art si
étonnant et si touchant. Il se compose à la fois d’une géométrie infi-
niment plus savante que celle des Grecs, d’un symbolisme éloquent,
profond, passionné, qui remue les cordes de l’âme que l’antiquité clas-
sique ne soupçonne pas. L’esprit y apparaît plus dégagé delà matière,
DANS LA POÉSIE DU MOYEN AGE.
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plus souverain, plus seul à seul avec lui-même, que dans aucune des
conceptions de l’art antérieur, et pourtant l’univers qui végète et qui
vit, la nature, en un mot, s’y trouve aussi fortement manifestée que
les mystères de l’âme et l’histoire de la vie divine.
Entrons dans ces nefs élancées, sous ces voûtes d’azur si richement
constellées d’écussons et d’étoiles, marchons dans ces longues allées
qui s’enfoncent dans un vague lointain, adossons-nous à ces faisceaux
de colonnettes qui s’appuient et s’enlacent l’une à l’autre comme de
jeunes arbres. Laissons nos regards errer dans cette lumière adoucie
qui passe à travers les branchages de pierre et que découpent les vi-
traux comme un feuillage à mille couleurs. Ne retrouvez-vous pas
ici l’impression des grands bois de sapins quand le soleil pénètre à
demi sous leurs sombres et sonores arceaux? Toutes savantes et géo-
métriques que soient les lignes de ces constructions si hardiment cal-
culées, la première et naïve impression de l’artiste s’y laisse deviner.
Avec la foi et la science enseignées par l'Église, je discerne là une
imagination suscitée par le spectacle de la nature. Les forêts septen-
trionales, les instincts des races dont elles furent le berceau, m’appa-
raissent encore dans les sanctuaires du christianisme. La vieille religion
de la nature a pénétré dans cette religion de l’esprit, un indéfinissable
sentiment s’est mêlé à cette géométrie conservée de l’antiquité et
retrouvée par un prodige de l’intelligence.
Les forêts, leur demi-jour et leur vague musique, le monde végétal
tout entier et les transparentes ciselures dont mille plantes enlacent
les arbres et les rochers, le ciel étoilé des belles nuits, voilà les sour-
ces de l’arcbitecture ogivale en tout ce qui dérive chez elle du spec-
tacle de la nature. Dire qu’à l’imagination des artistes chrétiens ces
phénomènes ont apparu sous leur physionomie la plus idéale, dans
leur sens le plus spiritualiste et le plus délicatement poétique; que
les architectes, comme les poètes, en ont approprié les formes à l’ex-
pression d’une nature tout invisible, d’un monde tout intérieur et
tout divin, c’est constater seulement la transformation opérée dans les
âmes par l’évangile. 11 existe donc chez les races modernes un natu-
ralisme chrétien, comme il existe dans l’Orient primitif un natura-
lisme panthéiste, et un naturalisme anthropomorphe chez les Grecs.
Cette habitude de personnifier toutes les forces, tous les phénomè-
nes de la création soüs des figures humaines, ce système qui consti-
tue la poétique et la mythologie grecques, réduit beaucoup le rôle de
la nature dans les conceptions poétiques de l’antiquité païenne, pour
agrandir celui de la raison et de la liberté humaines. L’Orient avait
subordonné Dieu à la nature, les Grecs ont subordonné la nature à la
conscience de l’homme. Ils ont dépouillé l’univers de l’idée de sub-
stance et de vie que. l’Inde adorait en lui, pour n’y chercher que
10
DU SENTIMENT DE L.V NATUllB
les lois (le la forme, la beauté géométrique et l’idéal rationnel.
Le naturalisme chrétien et moderne reproduit en sens inverse l’in-
spiration panthéiste de l’Orient et de l’Égypte; il en est à la fois la
négation et l’analogue. Il place de nouveau en dehors de l’homme la
substance et la vie divine, non plus pour les identifier avec la nature
matérielle, mais pour en investir le pur esprit. Il restitue à la créa-
tion sa haute valeur symbolique, en l’acceptant comme l’image trans-
parente du monde invisible. Il ne considère plus la nature comme la
substance et la vie universelle ; mais il recherche moins la beauté
abstraite que l’expression de la substance et de la vie. Il aperçoit cette
vie dans la création, mais il en cherche la cause derrière elle et bien
loin au-dessus. Aussi s’attache-t-il dans la nature aux objets, aux phé-
nomènes les plus délicats, les moins matériels pour ainsi dire ; c’est là
qu’il choisit ses motifs poétiques, les thèmes qu’il développe, les
symboles qu’il anime, les mots de l’idiome qu’il yjarle, les caractères
de l’alphabet qu’il écrit. Les temples de l’Égypte et de 1 Inde portent
dans leur ensemble l’aspect de la nature inorganique; c’est une ca-
verne, c’est une montagne sculptée; et, dans leurs détails, la vie ani-
male s’exprime de préférence à toute autre : des bêtes étranges, des
monstres humains, tels sont les éléments habituels de cette ornemen-
tation symbolique. Le rocher, la pierre massive comme signe de la
substance permanente, l’animalité comme signe de la vie : c’est là ce
(jui caractérise l’expression donnée par le panthéisme oriental au sen-
timent de la nature. Pour lui l’essence des choses, le principe divin
n’est pas séparé de la matière, et toute vie est nécessairement incar-
née dans un organisme bestial. A part cjuelques détails témoignant du
spiritualisme indécis qui éclairait parfois la conscience des artistes-
prêtres, l’architecture de l’Orient primitif représente exclusivement
l’idée de substance et de vie dans la matière ; la nature n’est pas pour
(îux le symbole de l’infini, elle est cet infini lui-même ; tous les arts
s’inspirent et s’enivrent de ce monstrueux idéal. Le culte de la beauté
abstraite adorée pour elle-même ne s’éveillera que chez les Grecs avec
la pleine conscience morale. Mais, quand le christianisme aura déplacé
au profit de l’invisible le principe de la substance et de la vie, un art
nouveau, moins préoccupé de la forme pure, répandra par la voie
spiritualiste la poursuite de l’infini, et, dans son symbolisme plus dé-
licat, repi’ésentera une conception plus haute de l’Étre et de son éter-
nelle action.
De ce moment, l’intelligence emprunte au monde visible un tout
autre ordre de figures pour en revêtir ses idées. C’est le règne végétal
plus particulièrement qui fournit au naturalisme chrétien des im-
pressions et des images. Les symboles tirés des plantes et des forêts,
de ces sombres et vastes étendues peuplées par les chênes, les sapins
DANS FA POÉSIE DU MOYEN AGE.
11
OU les mélèzes, traduisent mieux les vagues émotions, les aspirations
indéfinies du spiritualisme nouveau. Il a placé dans rinimatériel l’idée
de la substance et de la vie; il choisira ce ({u’il y a de plus délicat, de
plus transparent, dans la matière pour construire la figure de son
idéal. Dans la demeure qu’il élève à son Dieu, dans l’édifice consacré
à représenter la notion qu’il s’est formée de l’univers, il reproduira
l’apparence de ce régne déjà supérieur au régne inorganique, où la
vie est déjà manifeste sans être emportée par la turbulence qu’elle
acquiert dans le régne animal. Pour poindre l’idée de substance et de
vie dans la religion du pur esprit, tout ce qui rappelle le sang et la
chair éveille de trop vives et de trop grossières imagos. L’invisible
infini habite une région formée de tout ce qu’il y a de plus éthéré, de
plus vague, de plus indéfini dans le visible. Cet autel, où n’apparais-
sent plus do victimes sanglantes, où les fruits de la terre, où le pain
«et le vin sont seuls offerts en sacrifice, ne s’élève plus dans l’hypogée
primitive ou dans les lourdes constructions qui la représentent; il est
placé comme à la face du ciel. Mais le mystéineux festin s’abrite à
l’ombre des grandes forêts, les troncs des arbres et les hauts piliers
lui font une baiTiére qui le sépare dos profanes; le roseau, les bran-
ches voilent un peu aux fidèles, mais sans les leur dérober tout à fait,
les vagues profondeurs du firmament.
IV
C’est ainsi que l’imagination chrétienne en face de la nature s’assi-
mile surtout les symboles de l’immensité, de l’immatérialité de l’être.
Le sentiment du sublime et de l’infini, l’émotion religieuse, les ter-
reurs saintes de l’antique Orient, rentrent, avec le christianisme, dans
les arts où le culte de la beauté abstraite les avait remplacés pendant
la période hellénique. Mais, ce sublime et cet infini, cet éternel prin-
cipe de la vie, l’Occident chrétien ne les aperçoit plus dans la nature
visible ; il les cherche au delà. Dans les arts il affectera les formes les
moins matérielles, les symboles les plus transparents. A force d’idéa-
liser la matière, il est sur le point de l’anéantir. Pour peindre cette
vie subtile et dégagée des sens qui répond à la notion du Dieu pur
esprit, il emprunte ses images préférées à la nature végétale, où la
matière est déjà animée, mais où la vie est encore exempte des bru-
talités du sang et de la chair.
Comparés aux constructions de l’Orient, ces édifices de l’architec-
ture ogivale qui nous racontent dans un langaga plus délicat les mys-
DU SENTIMENT DE LA NATURE
î‘2
tères d’une vie supérieure sont plus élégants mais plus fragiles :
leur signification est plus claire, leur structure est plus svelte, mais
elle est moins durable. Certains hypogées de l’Inde dureront autant
que notre globe ; il faudra que la main de l’homme s’acharne long-
temps sur les œuvres de l’art égyptien pour arriver à les détruire.
Les injures de plus de vingt siècles ont laissé debout les temples de
Pæstum, de Sélinonte et d’Agrigente. Toutes les barbaries conjurées
n’ont pu détruire entièrement les merveilles de l’acropole d’Athènes.
Au bout de six ou sept cents ans, nos cathédrales gothiques, presque
toutes inachevées, ne subsistent que de restaurationsperpétuelles. Si la
main de l’homme s’en retirait un demi-siècle, la ronce et le lierre
prendraient possession de leurs ruines. Or la solidité et la durée sont
l’un des caractères incontestables de la perfection architecturale. La
Grèce et Rome, sans parler de l’Orient, l’emportent sur nous par la
durée de leurs œuvres. Devons-nous donc leur céder encore la palme
de l’architecture avec tant d’autres? Le parallèle de la beauté du
Parthénon et de la sublimité de nos cathédrales peut éternellement
se poursuivre sans qu’il en sorte un arrêt équitable. Ces deux poésies
rivales ne tombent point sous les mêmes sens ; la beauté classique et
la beauté moderne sont, pour ainsi dire, des quantités hétérogènes et
qui n’ont pas de commune mesure; mais, en inspirant des sentiments
très-divers, elles peuvent exciter une égale admiration.
Nous ne prétendons comparer ici l’art grec à l’art ogival que dans
leur rapport avec le sentiment de la nature. De ce point de vue tout
spécial nous apercevons cependant les caractères généraux des deux
poétiques. Évidemment le rôle du sentiment de la nature est plus ap-
parent dans les édifices du moyen âge; et, par cela même, en vertu
d’une loi profonde et merveilleuse, leur signification morale est plus
manifeste ; ils sont plus riches en révélations du monde spirituel ; ils
parlent davantage à l’imagination et au cœur ; leur plan semble mieux
calqué sur celui de la nature invisible. L’homme tout entier, avec son
âme si complexe, y reconnaît mieux ses aspirations infinies, ses in-
quiétudes et jusqu’aux obscurités, aux mystérieuses profondeurs qu i!
découvre dans sa propre pensée. Plus libre des impressions rappor-
tées du spectacle de la nature, plus affranchie de tout symbolisme
historique ou naturel, l’architecture grecque n’obéit qu’aux lois de la
géométrie, du goût et de la raison esthétique ; son but n’est pas l’ex-
pression, mais la beauté. Ses œuvres ont la clarté, l’universalité, l’é-
ternité des axiomes, mais aussi quelque chose de leur froideur. Sans
rien nous rappeler dans ses formes de la vie organique et des phéno-
mènes matériels, elle nous parle moins des choses de l’âme et nous
laisse plus près de la terre. L’art ogival, en acceptant bien des expres-
sions empruntées à la nature terrestre, sait les approprier aux mysté-
DANS LA POESIE DU MOYEN AGE.
13
l ieuses communications de l’âme avec Dieu. Le temple chrétien aban-
donne la ligne horizontale, caractère de l’art antique, qui semble
craindre de trop se détacher du sol, pour adopter les formes ascen-
sionnelles, Toutes les lignes de nos cathédrales montent et s’élancent
vers le ciel comme les arbres de nos forêts. Le faîte de ces édifices
perce les nuages. Les flèches gothiques parviennent à la plus grande
élévation où la main de l’homme ait jamais porté son œuvre; on
dirait que ceux qui ont travaillé à ces constructions aériennes ont été
portés sur des ailes.
Dans ses audaces sublimes, cet art reproduit l’essor des âmes mys-
tiques qui ne touchent à la terre que comme un marchepied, et qui
brûlent de se perdre à plein vol dans l’infini. La conscience chré-
tienne est encore plus libre que l’âme du sage antique ; non-seulement
elle sait se rendre indépendante de la nature, mais elle est indépen-
dante de sa propre personnalité ; elle se possède pleinement, car elle
se donne à Dieu. Tout en consentant, comme l’art oriental, à s’assujettir
à des symboles fixes, l’art chrétien atteint une variété plus grande ; il
est encore plus libre et plus dégagé que la beauté grecque. Le sym-
bolisme qu’il admet se sert de la nature, mais en vue de l’idéal et de
Dieu, et non pas seulement pour reproduire dans l’art la ressemblance
du monde extérieur.
V
Ainsi l’histoire de l’architecture nous fournit une image visible et
comme une échelle des évolutions de la pensée humaine. L’édifice est
moins lourd, sa cime est plus haute, à mesure que l’âme se spiritua-
lise et s’élève. Mais cette élévation a ses périls ; et la destinée précaire
de ses conceptions éthérées renferme une grande leçon. A mesure
que l’édifice se dégage et s’éloigne de la terre, il perd de sa solidité
et de sa durée. Il en est ainsi de la pensée humaine. Certes, elle n’est
pas condamnée à ramper; mais, quoi qu’elle fasse, elle est attachée
au monde visible ; ses constructions les plus merveilleuses sont des-
tinées à s’écrouler quand elles n’ont pas pour base le terrain de la
réalité, quand elle adopte le sentiment pour seul architecte, quand la
raison n’a pas été la suprême maîtresse de l’œuvre.
Comme il y a la raison géométrique, il y a la raison poétique ; il y
a un goût, impersonnel, universel comme la conscience morale, une
idée du beau dépouillée de toutes les conditions, môme les plus res-
pectables, qui la mélangent de tel ou tel sentiment, de telle ou telle
U
DU SENTIMENT DE LA NATURE
croyance. C’est ce goût transcendantal et absolu, cette raison dans
Fart qui a été l’apanage de la Grèce. Son art est en lui-même parfait,
d’une perfection géométrique. C’est dire en même temps qu’il est
borné : la perfection dans toute chose humaine rencontre vile une
limite. Le mérite, et en même temps le côté faible des œuvres grec-
ques, c’est que la limite s’y fait vite sentir, rien n’y trahit l’inquié-
tude de l’infini. De là ce calme, cette satisfaction sans mélange que
l’esprit éprouve à contempler de pareilles œuvres, et ce silence que le
cœur garde souvent auprès d’elles. Les âmes ardentes, agitées des
ambitions sublimes et démesurées que le christianisme a déposées
dans les sociétés modernes, celles mêmes qui ont porté dans les pas-
sions et les appétits matériels ces instincts d’infini éveillés en nouspoui*
un plus noble but, se révoltent contre l’implacable sérénité, contre la
perfection, contre ces lignes arrêtées et paisibles de l’art grec. Les
âmes en qui la raison domine avec le goût de la beauté pure aiment
à se reposer dans la paix de cette admiration sans désirs et sans in-
quiétudes. Il est certain que ce repos est d’un grand prix ; on le sent
plus vivement tous les jours, exposé que l’on est à la contagion de
notre art énervé et convulsif. Cette simplicité délasse le regard de la
fatigue que lui causent notre style contourné et nos physionomies
prétentieuses. Il est beau de se sentir en face d’un monument calme,
simple et achevé. Les édifices du moyen âge sont tous inachevés et
tous le paraissent. On pourrait les compléter jusqu’à la dernière
pierre, sans leur ôter jamais le caractère d’une œuvre en construction.
C’est la destinée de tous les produits de ce temps, de ses poèmes, de
ses institutions plus encore que de son architecture, la moins impar-
faite de ses œuvres; il a produit par milliers de sublimes ébauches,
mais il n’a rien terminé.
VI
Entre les arts du moyen âge, deux des plus importants échappent
au point de vue spécial où nous nous sommes placé : ce sont les ai ls
plastiques proprement dits. Dans les conditions que le moyen âge leur
a faites, la peinture et la sculpture n’empruntent pas d’inspiration
particulière au sentiment de la nature. Elles n’ont pas d’ailleurs
d’existence distincte, et ne sont qu’un appendice de l’architecture. La
peinture sur verre rentre essentiellement sous cette loi, et Fart du
miniaturiste, si florissant alors avec la calligraphie, n’exige pas de
nous une étude à part. La cathédrale chrétienne admet l’œuvre du
15
DANS LA POÉSIE DU MOYEN AGE.
peintre et du statuaire comme un accessoire, comme un ornement
toujours subordonné à l’ensemble. Ainsi que dans les temples du pan-
théisme oriental, la figure humaine n’apparaît là qu’enclavée dans
l’édifice, ce vaste symbole de l’universalité des choses ; l’image de
l’homme ne tient pas plus de place dans le temple que sa personne
elle-même au sein de la création. Voilà la loi commune aux deux ar-
chitectures religieuses ; mais il y a cette différence que le temple,
dans l’Égypte et dans l’Inde, est la représentation de la terre et des
existences matérielles identifiées avec l’être divin, et que, dans l’Oc-
cident chrétien, il est la figure du monde invisible, de ce monde inté-
rieur et surnaturel où règne et triomphe le Dieu crucifié, où l’homme
conquiert ici-bas dans les épreuves la place qu’il occupera là-haut
dans les béatitudes éternelles.
Aspirant à représenter l’infini, à nous en donner la vision inté-
rieure, cette merveilleuse architecture ogivale se condamne elle-même
à certaines imperfections, en quelque sorte nécessaires à l’effet qu’elle
voulait produire. Comme l’édifice de l’àme chrétienne, de jour en jour
plus parfait et jamais rassasié de perfection, la cathédrale est en état
de construction perpétuelle et ne se dépouille jamais des échafau-
dages et des contre- forts. Elle semble nous inviter perpétuellement à
y porter de nouvelles pierres ; et cependant, cette architecture, si peu
terminée et si peu solide, reste l’œuvre la plus achevée, la seule com-
plète en elle-même du moyen âge; la poésie de ce temps n’est qu’une
ébauche à côté de son architecture. Partout ailleurs, la poésie est
plus solide encore que le monument de pierre ; Homère, antérieur de
plusieurs siècles au Parthènon, lui survivra des milliers d’années;
Chrétien de ïroyes et tous les trouvères contemporains des cathé-
drales étaient déjà oubliés avant que les premières ruines se fissent
dans les temples qu’ils avaient vu construire.
Et, cependant, la poésie jaillissait avec une inexprimable abon-
dance à cette époque où l’Occident chrétien se couvrait ainsi des
chefs-d’œuvre de l’architecture. Dans la France du moyen âge, la
veine épique a été plus féconde que chez aucun peuple.
VII
Dans l’œuvre poétique du moyen âge, dans ces monuments si
nombreux, si riches et si variés, le sentiment du monde extérieur a
laissé moins de traces que dans l’œuvre architecturale. C’est le con-
traire que nous offre l’antiquité païenne ; l’architecture grecque ap-
DU seI';ïime;st de la nature
iU
paraît pleinement libre de tout symbole naturaliste ; elle ne suscite
aucun souvenir du paysage, tandis que les poêles grecs et latins ai-
ment à peindre la nature en de sobres, mais fréquentes images.
C’est que l’homme du moyen âge, quelles que soient au fond les ten-
dances de sa race, est mis en garde contre la nature par sa foi reli-
gieuse. Dans un art comme l’architecture, qui emprunte forcément à
la matière ses substances les plus solides, il est impossible de ne pas
lui emprunter en môme temps quelques-unes de ses formes. La na-
ture impose nécessairement à l’artiste, avec l’obéissance à certaines
lois, l’adoptioTi de certaines figures. Or chacune de ces figures est
une expression des choses qui ne se voient pas; les formes naturelles
ont seules une valeur symbolique, à l'exclusion des formes géomé-
triques. On comprend donc que l’architecte religieux, dans un édifice
qui n’est qu’un vaste symbole, s’inspire souvent des œuvres de la na-
ture et soit comme forcé de reproduire certains aspects du monde
matériel.
La parole est l’élément immatériel de la poésie; l’art du langage
est le seul où l’esprit humain, complètement affranchi du joug et du
secours des objets physiques, se peigne lui-même directement et sans
le secours d’aucune image. La nature extérieure ne s’impose pas à la
poésie comme aux arts plastiques ; le poète est libre d’en refuser,
d’en choisir, d’en transformer les impressions.
L’homme, aux siècles du moyen âge, a des passions trop énergi-
ques ; il est trop occupé de lui-même ; sa conscience est trop bien
remplie par le sentiment de sa jeune et forte individualité, pour lui
laisser le temps de donner beaucoup d’attention au monde extérieur.
Sa foi religieuse détourne à de plus hauts objets ses heures et ses
facultés de contemplation. Pour lui, d’ailleurs, la nature est frappée
des anathèmes du christianisme. La religion nouvelle est venue arra-
cher les âmes au joug des sens et de la matière corrompue par le
péché originel ; elle poursuit, dans les impressions faites sur l’esprit
par l’univers visible, les derniers vestiges des mythologies pa’iennes.
Aux yeux des poètes, comme à ceux des anachorètes du moyen âge,
les forêts, les déserts, tous les recoins du globe sont peuplés de mau-
vais génies, guivres, dragons, ondines, salamandres, fées, enchan-
teurs, monstres aux mille formes, démons terribles ou gracieux, mais
toujours redoutables, et qu’il faut vaincre par la souveraine magie
de la prière. C’est presque toujours ainsi, mêlées à des scènes de sor-
cellerie et d’enchantement, que se traduisent les impressions poéti-
ques du moyen âge en face de la nature, dans les divers cycles de nos
épopées chevaleresques.
La poésie lyrique des troubadours provençaux admet des images
de la nature plus vraies et plus conformes aux impressions des poë-
DANS LA l*OÉSIE DU MO\EN AGE.
n
tes de tous les temps. Sous ce beau ciel de nos provinces méridio-
nales, l’esprit s’ouvre, en face du paysage, à de plus douces, à de
plus saines révélations. Chez les seuls poêles de la langue d’oc, nous
rencontrons au moyen âge quelques traces d’attention et de sympa-
thie données à l’univers visible. Si le rôle du monde extérieur est peu
considérable dans leurs poèmes, au moins la nature s’y montre telle
qu’elle est, avec le charme qui lui est propre, et libre de toute tradi-
tion mythologique, de tout appareil de sorcellerie.
Moins énergiquement dominés par la foi chrétienne que les rudes
Français du Nord, plus enclins à un certain sensualisme d’imagina-
tion, sinon de doctrine, les poètes du Midi se complaisent dans leur
climat plus doux, plus lumineux et plus fertile. Ce qui séduit et attire
le plus vivement vers la nature ces âmes jeunes et naïvement éprises
de la vie, ce sont les tableaux de la vie renaissante après les tristes
mois d’hiver, c’est le printemps. Plus tard et dans nos générations
attristées, c’est l’automne surtout qui sera la saison des âmes poéti-
ques et qui leur fournira des couleurs. Mais presque toutes les des-
criptions de paysage et toutes les images de la nature que l’on ren-
contre chez les troubadours sont empruntées aux mois du renouveau,
surtout au mois de mai. Le chant des oiseaux est un des accidents de
la campagne qui les occupe et les ravit le plus ; ils aiment ainsi tout
ce qui atteste le mouvement et la vie.
« Quand je vois poindre l’herbe verte et la feuille, les fleurs éclore
par les champs, dit Bernard de Ventadour, quand le rossignol élève
sa voix haute et claire et s’émeut à chanter, je suis heureux du rossi-
gnol et des fleurs, je suis heureux de moi-même et plus heureux de
ma dame. Je suis de toute part enveloppé, pressé de joie ; mais joie
d’amour passe toutes les autres. »
Ou bien encore : « La saison commence où chantent les oiseaux;
je vois le lin verdoyer dans les enclos, la violette bleue poindre sous
les buissons, les ruisseaux rouler clair sur le sable, et là s’épanouir
la blanche fleur du lis. »
Où les images empruntées au paysage sont le plus fréquentes,
c’est dans les genres les plus populaires, dans les pièces de ce style
que les Provençaux appelaient leu^ leyief, plan, c’est-à-dire léger, uni,
par opposition au style nommé dus, c’est-à-dire serré, précieux ;
c’est dans ces pièces appelées aubades, ballades, qui se chantaient
sous les fenêtres d’une dame :
« Dans un verger sous feuillage d’aubépine, la dame tient son ami
à côté d’elle, en attendant que la guette crie qu’elle voit l’aube. Oh !
Dieu, oh! Dieu, que l’aube vient vite! »
Ou bien dans cette pièce de Marcabrus : « Près de la fontaine du
vei'ger, le long du sable, à l’ombre d’un arbre fruitier où chantaient
Sep EMBRE 1861, 2
DU SENTIMENT DE LA NATURE
i8
les oiseaux, sur un tapis d’herbe verte et de blanches fleurs, je trouvai
seule, l’autre jour, celle qui ne veut pas mon bonheur.
« C’est une gentille demoiselle, fille d’un seigneur de château.
J’imaginai qu’elle était là pour jouir de la saison nouvelle, de la ver-
dure et du chant des oiseaux, et je crus qu’elle prêterait volontiers
l’oreille à mes propos. Mais il en fut bien autrement. »
Ou bien encore : « Hirondelle, ton chant m’importune ; que veux-
tu? que me demandes-tu? Pourquoi ne me laisses-tu pas dormir? Encore
si tu m’apportais un message et des saints de celle en qui j’ai mis
mon bon espoir ! j’entendrais alors ton langage.
« — Seigneur ami, c’est pour obéir au désir de ma dame que je
viens vous voir, et, si elle était comme je le suis hirondelle, il y a bien
déjà deux mois qu’elle aurait été ici à votre oreille.
« — O gentille hirondelle ! j’aurais dû mieux vous recevoir, vous
faire plus de fête et plus d’honneur; que Dieu vous protège, celui qui
arrondit le monde, qui fit le ciel et la terre et la mer profonde. »
Tout ce qui peut, dans les choses de la campagne, servir à expri-
mer, à orner les idées d’amour, voilà les seuls objets que lui em-
pruntent les troubadours. Ni les impressions de la vie rustique pro-
prement dite, comme chez les poètes grecs et latins, ni les sentiments
de mélancolie religieuse comme chez les modernes, ne détournent un
instant les poètes provençaux de la joyeuse poursuite de leur dame
au milieu d’un paysage frais et printanier.
« Chez les troubadours, on chercherait en vain, dit Fauriel, le
moindre tableau faux ou vrai de la condition des habitants des cam-
pagnes, d’un certain ensemble de la vie champêtre. Il n’y a pour
ces Théocri les de château, ni laboureurs, ni pâtres, ni troupeaux, ni
champs, ni moissons, ni vendanges ; ils ne parlent jamais de cam-
pagne ni de nature champêtre ; ils ont l’air de n’avoir jamais vu ni
ruisseau, ni rivière, ni forêt, ni montagne, ni village, ni cabane. Le
monde pastoral se réduit pour chacun d’eux à une bergère isolée
gardant quelques agneaux ou ne gardant rien du tout, et les aventu-
res du monde pastoral se bornent aux colloques de ces bergères avec
les troubadours, qui, chevauchant près d’elles, ne manquent jamais
de les apercevoir et descendent bien vite pour leur dire les choses ga-
lantes et les prier d’amour. »
Si rares que soient les couleurs tirées de la vie rurale et de l’aspect
de la nature chez les poètes provençaux, elles le sont moins encore
dans leurs œuvres que dans le reste de la poésie du moyen âge ; elles
y sont surtout plus réelles et plus libres de superstitions et de tradi-
tions mythologiques. Le sens des analogies de certains faits de la na-
ture avec des faits de l’âme, ce qu’on pourrait nommer le sentiment
psychologique ou moral de la nature, est, dans les chansons des trou-
19
DANS LA POÉSIE DU MOYEN AGE.
badours, plus développé que dans la poésie encore barbare des poè-
mes carlovingiens et des contes bretons. C’est là une des preuves que
la société provençale fut la plus avancée en civilisation, la plus raf-
finée en sentiment de toutes les sociétés contemporaines dans l’Europe
du moyen âge.
Les races barbares, les sociétés primitives, aperçoivent surtout dans
la nature le côté merveilleux et divin, elles ne le sentent qu’à travers
leur mythologie; leur naïve métaphysique, leur cosmogonie grossière,
s’exprime dans les personnifications dont ils revêtent les éléments et
les divers phénomènes de la création. C’est la période religieuse du
sentiment de la nature. Sous des formes plus ou moins pures, plus
ou moins idolâtriques, l’imagination ne cherche, ne rencontre, ne
contemple dans l’univers que l’idée de Dieu.
Avec l’anthropomorphisme grec, avec le spiritualisme chrétien, ap-
paraît une forme nouvelle, moins grandiose, mais plus gracieuse et
plus émouvante, du sentiment de la nature. L’homme ne cherche
plus en elle des manifestations de la divinité et des révélations cos-
mogoniques, mais l’image de sa propre vie, mais des phénomènes
qui répondent à ceux de sa conscience, en un mot, les symboles de
ses passions et de ses idées. Cette façon d’employer l’univers visible
à l’expression du monde psychologique et moral constitue particu-
lièrement le sentiment poétique de la nature, par opposition au sen-
timent religieux.
Ce mode, tout personnel, tout subjectif du sentiment de la nature,
règne dans l’âge secondaire, aux époques guerrières, philosophiques
et lettrées; il traverse, sur l’échelle la plus variée, tous les temps
classiques, depuis la Grèce d’Homère jusqu’à l’Europe de Chateau-
briand et de Goethe, de Lamartine et de Byron.
Un troisième âge, dont la froide aurore s’est déjà levée, sera mar-
qué par la prédominance du sentiment de l’utile dans la nature, par
le culte positif, scientifique, industriel de la matière. On y cherchera
surtout les affinités, les concordances des objets avec nos plaisirs et
nos besoins. Ainsi l’on a d’abord envisagé la création dans ses rap-
ports avec Dieu lui-même, avec les idées que nous devons nous former
de la substance divine, du but de l’être en général, c’est-à-dire dans
un esprit religieux et métaphysique. Ensuite, ce qu’on a cherché
dans la nature, c’est l’image de l’homme, de ce petit monde créé
à la ressemblance du grand univers. Enfin, quand l’intelligence et
le cœur ont eu comme épuisé la substance religieuse et poétique de la
natuiœ, ons’est attachéà elle pour elle-même et par les appétits, comme
à la source nécessaire du bien-être; et les travaux de la science, l’art
lui-même, semblent n’avoir plus d’autre but que de faiiœ produire à
la nature la plus grande somme possib^ de richesses et de voluptés.
20
DU SENTIMENT DE LA NATURE
VIII
Remontons à l’extrémité supérieure de cette échelle descendante,
aux origines mômes de la poésie du moyen âge. Cette poésie, chez
les troubadours, nous apparaît déjà pleinement dégagée de l'élément
religieux et primitif, et dans les conditions d’un art tout à fait libre
des croyances mythologiques, d’un art où l’imagination règne en
souveraine. Mais il nous reste des monuments d’une poésie plus an-
cienne parmi les peuples de l’Europe moderne.
Pour la race germanique les ÎSibelungen, pour la race celtique
les poèmes bretons et gallois, nous reportent à l’époque mytholo-
gique du sentiment de la nature. Chez ces races guerrières, la pein-
ture des batailles, des mœurs et des traditions héroïques, laisse peu
de place et d’importance aux images de la nature. Dans ces divers
poèmes l’élément naturaliste se manifeste surtout par la présence
des monstres étranges, gardiens de forêts et de cavernes enchantées,
et derniers survivants de l’Olympé celte ou Scandinave; avec cette
différence que, dans les Nibelungen, nous sommes en plein paga-
nisme germanique, et que dans les poèmes bretons et gallois rédigés
à une époque où le chi’istianisme avait conquis une partie des Celtes,
nous assistons en quelque sorte à la lutte des deux religions. De preux
chevaliers, de saints ermites, y sont déjà occupés à combattre, par les
armes et par la prière, des enchanteurs, des démons, sous la figure
desquels il n’est pas difficile de reconnaître les vieux druides et leurs
sombres divinités.
Les scènes de la. nature que nous entrevoyons dans ces deux poé-
sies sont aussi âpres, aussi terribles que les dieux de ces deux reli-
gions. Entre le paysage des poètes grecs et la figure des dieux qui
l’habitent, nous observons un rapport tout pareil à celui qui rap-
proche, par tant d’analogies, les images des dieux et celles de la na-
ture dans les chants des scaldes et des bardes. N’est-ce pas une preuve
de plus de cette vérité : que le sentiment primitif de la nature est
identique au sentiment religieux, ou du moins qu’il en dérive immé-
diatement? On peut dire à coup sûr en étudiant les poètes : telle
mythologie, tel sentiment de la nature.
Mais le christianisme et la féodalité ont pris pleine possession de*
l’Europe occidentale, effaçant les derniers vestiges du vieux natura-
lisme païen et remplaçant chez nous la distinction des races par
celle des classes. Cet âge, tout aristocratique et guerrier, trouve sa
21
DANS LA POÉSIE DU MOYEN AGE.
poésie dans les chansons de geste^ dans les épopées dites curlovin-
giennes.
Entre tous ceux du moyen âge, si rarement descriptifs et encore
moins rêveurs, ces poèmes sont les plus sobres de tableaux et de
couleurs prises au paysage. La poésie héroïque s’y montre dans son
farouche dédain de tout ce qui n’est pas la valeur guerrière ; à peine
si quelques scènes d’amour y viennent varier ces éternels récits de
combats. Quand il devient nécessaire au poëte d’esquisser un site,
il le fait en quelques traits simples et concis, tout juste ce qu’il faut
pour marquer le terrain de l’action, plus sobrement et plus rapide-
ment encore que dans Homère ; car Homère se laisse parfois charmer
aux élégances des paysages grecs. Cet attrait plus vif, que la nature
extérieure exerce sur le génie grec, se fait sentir jusque dans l’épopée,
moins par les descriptions, toujours contenues, que par la multipli-
cité des comparaisons, des métaphores, des épithètes pittoresques.
Les ligures, les couleurs éclatantes fournies à l’imagination par le
soleil d’Ionie, sont rares dans nos chansons de geste.
Comme l’indique le nom de ces poèmes, c’est l’action, l’aventure, et
non la beauté des formes et la variété des incidents, qui préoccupe le
trouvère français ; il ne voit que son héros et ne s’arrête qu’à la des-
cription de ses armes ou de son cheval, jamais à celle du chemin qu’il
parcourt entre deux combats. Dans les chansons de geste, presque
pas de vestige de cette mythologie naturaliste des enchanteurs et des
fées qui remplit les poèmes et les romans du cycle breton. Dans la
Chanson de Roland, du trouvère Turold, autour de ces personnages
que, plus tard, les romanciers et l’Arioste lui-même environnent si
souvent d’un cortège fantastique, il n’y a pas de traces de ce genre
de merveilleux. Ce n’est qu’au milieu d’un rêve de l’empereur Char-
lemagne, et par une simple mention, qu’y figurent les dragons, les
griffons et les guivres ; il n’y a là ni sorciers ni magie, c’est la sobre
et virile poésie de l’histoire.
Avec les poèmes du second cycle, nous sortons de l’histoire et de
l’épopée pour entrer dans le roman. La description, si rare dans les
chansons de geste, abonde dans les poèmes de la Table ronde, aussi
bien dans la branche religieuse du saint Graal que dans les récits
purement chevaleresques de la cour du roi Arthur. La nature joue
dans cette poésie un rôle considérable. H n’est pas d’œuvres, dans
notre littérature, avant le dix-neuvième siècle, où le paysage tienne
plus de place : les arbres, les rochers, les fontaines, y sont animés et
semblent y vivre parfois d’une vie indépendante et personnelle. Cette
attention plus grande accordée au paysage par les auteurs des poèmes
bretons et des romans de chevalerie tient-elle à l’époque de leur ré-
daction, époque moins primitive et relativement moins héroïque que
22
DU SENTIMENT DE LA NATURE
celle despoëmes carlovingiens? L’intervention plus fréquente du monde
extérieur dans ces récits n’ est-elle pas due plutôt à leur première
origine, antérieure encore à celle des chansons de geste? Les contes
gallois et bretons qui ont fourni aux trouvères les sujets et les
cipales données du cycle de la Table ronde étaient formés eux-mêmes
des débris de la vieille poésie celtique. Le germe en remonte jusqu aux
bardes et aux druides de la Grande-Bretagne et de 1 Armorique. Or
la poésie comme la religion des anciens Celles était fortement im-
prégnée de naturalisme. Depuis les bardes encore à demi païens des
premiers siècles de notre ère, jusqu’aux trouvères du moyen âge, il
il y a donc eu dans les légendes bretonnes une certaine transmission
de sentiments et d’habitudes poétiques avec la tradition des noms et
des événements.
C’est donc, nous le pensons, dans le caractère des populations cel-
tiques, chez qui germa d’abord la poésie du cycle d Arthur, qu il faut
chercher le principe de ces descriptions fantastiques du monde exté-
rieur, si fréquentes dans nos poèmes et nos romans de chevalerie.
Les chants des guerriers germains, conquérants de la Gaule, et des
soldats de Charlemagne, qui furent les premiers thèmes des chansons
de geste et des poèmes carlovingiens, correspondent à une barbarie
moins primitive et plus exclusivement guerrière que ces viei ^ es
triades religieuses et nationales des bardes armoricains. Cet aus ere
paganisme des Celtes a légué aux poètes chrétiens des onzième e
douzième siècles quelques-unes des impressions qu éprouvait le ar e
en face de la nature. Le christianisme transforme ces impressions
sans les détruire; il a peu de choses à faire pour convertir ce paysage
païen, et pour réduire la fantaisie du poète celte à 1 orthodoxie ca lo
lique. Il n'a presque que des noms à changer. A la place des ivini es
gauloises, des bons ou mauvais génies du naturalisme drui ique, i
met, selon l’occurrence, des anges ou des démons, d impurs sorciers
ou de saints ermites. Mais il n’a pas comblé les fontaines ou rase les
forêts enchantées; il a réservé les dragons des cavernes ténébreuses,
les soûles et les salamandres, pour la lance des bons chevaliers ; i
a laissé même une place aux fées bienfaisantes qui voltigent sur les
fleurs; aux ondines qui s’élèvent sur les eaux pour conseiller oui
tour ou tromper ces guerriers nomades, et leur rappeler qu i y
pour eux qu’Le sûreVotection, colle de la Vierge Mar.e, des sain s
et du signe de la croix. Qu’elle soit peinte sous des couleurs sédui-
santes ou terribles, la nature, dans ces poemes, est presque lo^J^u s
présentée à l’homme comme un danger. C’est pour détourner ^
valier de la bonne route, pour retarder l’accomplisseinent de son
œuvre et de son vœu, pour l’empêcher de mener son
fin que les ombrages, les fleurs, les fruits et les oiseaux enchantes
23
DANS LA POÉSIE DU MOYEN AGE.
déploient devant lui toutes leurs séductions, que les monstres de
toute sorte vomissent les flammes et répandent la terreur dans les
forêts. Ainsi, pour l’âme chrétienne, le monde extérieur, tout ce qui
tient aux sens et à la matière, toute la nature, en un mot, est pré-
sentée comme l’éternelle ennemie, comme le principe des tentations,
comme l’obstacle à l’accomplissement du salut.
Dans ces poèmes issus des légendes celtiques, et, en général, dans
tout le cycle chevaleresque de la Table ronde et du saint Graal, la
nature est envisagée surtout dans ses éléments religieux et cosmogo-
niques, dans ce qu’elle a d’étranger à l’homme, d’hostile ou de bienfai-
sant, d’inférieur ou de supérieur, plutôt que dans ses analogies poé-
tiques, dans ses affinités avec notre âme. Chez les troubadours, c’est
ce dernier point de vue, plus humain, plus simple et plus facile à sai-
sir, qui prévaut constamment; le poète lyrique ne se préoccupe ja-
mais du merveilleux dans la nature. Mais ce merveilleux reprend
tous ses droits dans l’épopée et dans le roman ; et le moyen âge, en
général, ne voit guère que du surnaturel dans la nature. Tout n’est
chez elle qu’enchantement, féerie, apparences trompeuses;* la lai-
deur et la beauté y sont également menaçantes. En face de ce
paysage perfide, l’homme n’est sûr de rien que de sa propre volonté,
de sa foi et du Dieu qu’il invoque. Là, tout ce qui n’est pas Dieu ou
la conscience humaine, c’est le démon. Le péché originel a répandu
sur ce monde l’universelle malédiction, et le sentiment, l’observation
de la nature, sont suspects de sorcellerie. Le paganisme oriental voyait
Dieu dans le monde extérieur, la Grèce y faisait régner l’homme sou-
verain: le moyen âge, quand il s’occupe de la nature, y redoute la
présence du démon.
L’architecture elle-même, quoique contrainte d’emprunter au
monde matériel, à ce temple, à cet édifice par excellence, un grand
nombre de formes qu’elle copie ou qu’elle idéalise, nous atteste aussi
cet anathème jeté sur la nature par l’ascétisme chrétien. L’idée du
mal est si bien inhérente à l’idée de matière dans le spiritualisme
du moyen âge, que, sur les sanctuaires même élevés à Dieu, l’image
du mal apparaît mêlée à toutes les figures ' que l’artiste est ob’figé
de prendre dans la création. Les bêles monstrueuses fourmillent
dans les sculptures des cathédrales; elles semblent y disputer l’édi-
fice aux saints et aux anges, comme les démons leur disputent la
terre. La fréquence du grotesque dans l’art de ce temps provient de
celte pensée des mauvais génies. Le règne végétal est seul reproduit
tel qu’il est, sans laideur, sans caricature, dans les détails de l’ar-
chitecture du moyen âge. Quand le règne animal s’y montre, c’est
presque toujours sous un aspect effrayant et monstrueux, symbole
de la malédiction qui pèse sur toute chair.
24
DU SENTIMENT DE LA NATURE
Le moyen âge n'accorde ainsi qu’une médiocre attention, à la na-
ture, ou l’envisage par l’aspect merveilleux et surtout par le merveil-
leux terrible. Les troubadours provençaux, plus indépendants de l’as-
cétisme chrétien que les autres artistes, peignent la nature par ses
côtés gracieux, humains, usuels, et d’après une poétique semblable
à celle de l’antiquité. Dans les épopées, qui représentent mieux l’état
religieux et social que les fantaisies lyriques, la nature s’empreint de
terreur, elle devient le théâtre de la lutte des bons et des mauvais
génies.
Les autres branches de la littérature du même temps nous fournis-
sent peu d’observations concluantes sur le sujet qui nous occupe. Les
poèmes dits du cycle d’Alexandre, ou cycle classique, n’ont pas de ca-
ractère particulier en matière de paysage. Leur mince importance à
ce point de vue s’explique par le peu d’intérêt qu’ils présentent
aussi comme expression de l’esprit général du moyen âge ; ils n’at-
testent rien que l’épuisement et la fin de la veine épique, et les pre-
mières aspirations, à la fois ignorantes et pédantesques, à la connais-
sance de l’antiquité. C’est l’époque où la décadence de l’esprit poétique
se montre aussi dans le goût de l’allégorie par la vogue du Roman de
la Rose. Ce que l’on entrevoit de la nature dans l’œuvre de Guillaume
de Lorris et de Jean de Meung n’est ni merveilleux, ni naturel, ni
humain, ni divin, et correspond aussi peu à la symbolique des pas-
sions qu’à celle des idées religieuses. C’est de la description superfi-
cielle, fausse, froide et alambiquée. C’est un genre qui va chercher le
dix-huitième siècle. L’allégorie et la satire comportant peu le vrai
sentiment et l’emploi du paysage, les âmes portées à l’ironie ne sont
guère éprises des beautés de l’œuvre de Dieu. Est-ce la cause qui fait
si rare le sentiment de la nature chez nos écrivains les plus populai-
res? Le cuUe de la nature, comme la poésie elle-même, est tout ce
qu’il y a de plus étranger à cet esprit railleur et cynique que l’onap-
pelle, je ne sais trop pourquoi, le génie gaulois, car rien n’atteste
chez nos ancêtres les Celtes ce tempérament si hostile à l’enthou-
siasme ; leur religion, et, par conséquent, leur imagination et leur poé-
sie, sont empreintes d’une profonde sympathie pour les grands specta-
cles de la création.
Dans les fabliaux, dans les contes satiriques, dans les farces et
joyeusetés de tout genre qui abondent au déclin du moyen âge, nous
n’avons rien à glaner pour l’histoire du sentiment poétique de la
nature. Le gros sensualisme est aussi hostile à ce noble côté de l’ima-
gination que l’esprit d’ironie.
On nous dira que chez les troubadours provençaux, plus ouverts
aux poétiques impressions du paysage que les auteurs des fabliaux
et des joyeux contes et que les trouvères en général, on rencontre à
DANS LA POÉSIE DU MOYEN AGE.
25
la fois, très-prononcées, et la verve sensualiste et l’ironie. Je trouve
chez les Provençaux plus de passion, de raffinement, d’élégance, et
je réserve le nom de matérialisme à ces bas et grossiers appétits, à
cette gaieté cynique des vrais contes gaulois; comme aussi je n’appelle
pas ironie la virulence de l’indignation, la haine du mal, la colère
même. Dans ces véhémentes apostrophes que les poètes lancent par-
fois contre les vices et les bassesses de leur temps, je vois au con-
’ traire une autre forme de l’enthousiasme. Or cette forme héroïque
de la satire est la plus fréquente chez les troubadours. Mais à tous les
auteurs de fabliaux satiriques la nature ne parle que des satisfac-
tions de l’estomac; leur imagination réaliste ne s’étend pas au delà
du jardin potager; les plus poêles y joignent le verger et la vigne.
Dans leur poésie lyrique, les trouvères ne nous ouvrent pas un beau-
coup plus vaste horizon ; ils n’aperçoivent guère que le paysage cul-
tivé, et, tout au plus, quelques fleurettes sauvages sur la lisière d’un
bosquet. La grande et libre nature, si commune autour d’eux, les
repousse par ses aspérités, au lieu de les attirer par ses grandeurs.
Les forêts et la terre inculte sont alors trop communes pour avoir
autant de prix que de nos jours aux yeux des poètes. Sous ce rapport,
les poètes du moyen âge furent un peu comme le sont encore cer-
tains montagnards vivant au milieu d’un paysage très-poétique, ‘sans
l’avoir jamais regardé et sans autre critérium en face de la nature que
celui de l’utilité et de la prose la plus sordide.
Il en fut ainsi, non pas du moyen âge lui-même, mais d’une cer-
taine part de sa littérature. Les hommes de ce temps vivaient plus
que nous dans la libre campagne ; le sol était encore couvert de forêts
et de landes primitives, les villes étaient petites, les villages rares,
les habitations clair-semées, la solitude plus facile et plus fréquente;
il semble que l’irnagination devait être plus attirée vers le monde
champêtre dont le contact était si habituel à l’hôte de la cabane ou du
château; et cependant l’homme du moyen âge, non pas seulement le
pauvre serf attelé à sa charrue, mais le châtelain dans ses loisirs,
dans ses longues chasses et ses perpétuelles chevauchées, ne donne
que fort peu d’attention à la beauté du paysage et s’inquiète peu sur-
tout d’y chercher un autre plaisir que celui des yeux, d’autres voix
que celles qui parlent aux oreilles. Cette indifférence a de plus nobles
causes que le positivisme rustique que nous avons signalé tout à
l’heure. Le moyen âge n’est pas matérialiste, mais il n’est ni ennuyé,
ni rêveur, il est héroïque et religieux. L’âme humaine y sent sa jeu-
nesse, sa force, son indépendance ; elle s’exalte et s’enivre dans la
conscience de sa personnalité, elle a besoin d’action et de lutte. En
même temps que, par cette puissance de vie, elle est si fort invitée à
l’action, la foi non moins puissante, l’influence continuelle de l’Église
26
DU SENTIMENT DE LA NATURE
et de la doctrine chrétienne l’attirent loin de ce monde, bien haut
dans l’invisible, et lui présentent Dieu et le ciel comme le suprême
objet de l’imagination et de la poésie. Fortement attaché à la terre
par la robuste jeunesse de son tempérament et de ses passions,
l’homme du moyen âge lui échappe par l’imagination, par l’héroïsme;
chevalier, il se fait une loi de tenter l’impossible ; poète et penseur,
le surnaturel et l’invisible ont pour lui des attraits souverains.
IX
Cet amour du mystérieux et de l’invisible tient de fort près dans
les âmes religieuses au sentiment de la nature. Les esprits méditatifs,
les cœurs tendres qui cherchent Dieu en toute chose, ne peuvent
manquer d’en poursuivre la pensée à travers la création. Si l’héroïsme
guerrier et le stoïcisme, en exagérant la personnalité liumaine, di-
minuent la sympathie de l’homme pour le monde qui l’entoure,,
l’héroïsme religieux, la sainteté, en stimulant chez nous le besoin de
l’infini, ouvre notre intelligence à la contemplation de cet univers qui
nous raconte la beauté, l’immensité, et la providence divines. Tout
ce qui invite l’homme à sortir de lui-même, à faire abdication de sa
volonté au profit d’un grand amour, développe en lui le sentiment
de la nature. C’est chez les saints et les poètes religieux que nous
rencontrons au moyen âge la plus vive intelligence des splendeurs de
la création et du sens moral qui s’attache à tous les phénomènes phy-
siques; c’est chez eux qu’éclate la plus ardente sympathie pour tous
les êtres doués de vie et capables de souffrir.
Les vies des moines et leurs œuvres écrites fourmillent d’exemples
de ce poétique sentiment ; nous le trouvons là sous sa forme la plus
substantielle, la plus pure et la plus vraie, celle qui nous peint la
création comme un témoignage de la présence, de la sagesse et de la
bonté du Créateur. On remplirait un livre tout entier de ces déli-
cieuses fleurs de l’imagination chrétienne. Les historiens du catholi-
cisme n’ont pas négligé ce côté charmant de la poésie et de la piété.
Dans ce vaste champ, après Ozanam, après M. de Montalembert, il
ne nous resterait qu’à glaner.
Partoutle sentiment religieux, la sagesse primitive, cette inspiration
qui nomme et qui définit toute chose, qui trace aux humains les
règles premières de la civilisation et delà vie, se trouvent mêlés dans
le premiers souvenirs de l’histoire au sentiment de la nature. Le
27
DANS LA POÉSIE DU MOYEN AGE.
vrai sentiment de la nature, le seul poétique, le seul fécond et puis-
sant, le seul innocent de tout danger, est celui qui ne sépare jamais
l’idée des choses visibles de la pensée de Dieu. Dans cette vive et pra-
tique notion de l’omniprésence de Dieu, qui se traduit chez les grands
saints et chez les grands poètes par une sorte d’adoration perpé-
tuelle et de science intuitive appliquée aux rapports du monde phy-
sique et du monde moral, nous reconnaissons les traces de cette fa-
culté merveilleuse donnée à l'homme primitif de définir les choses à
première vue par leur véritable nom. C’estdans l’esprit religieux que
résident la force et la justification de l’amour de la nature. Plus le
poète est fidèle à la pensée de Dieu et plus profondément il pénètre
dans les harmonies de l’univers. Otez l’idée religieuse du sentiment
de la nature, et, de proche en proche, vous arriverez, à travers la doc-
trine de l’art pour l’art, jusqu’aux brutalités du réalisme le plus
abject. Sur son échelon le plus élevé, cette poésie de la nature qui peut
descendre si bas vient se confondre avec la prière, l’hymne, le
psaume, le cantique; voilà sa forme à la fois la plus splendide et la
plus légitime.
Mais plus que sa poésie, les constructions architecturales du moyen
âge témoignent d’un vif sentiment de la nature- Ce n’est pas seu-
lement dans les détails et l’ornementation de leuès édifices, c’est sur-
tout dans le choix des sites où ils plaçaient leurs demeures que nos
pères ont fait preuve d’une intelligente sympathie pour les charmes
du paysage. En ce point comme dans les œuvres écrites, les moines
de tous les ordres se sont montrés particulièrement sensibles à la
beauté pittoresque dans sa large et noble acception. Les nécessités de
la défense et de la guerre réglaient, pour le seigneur féodal, l’em-
placement de son manoir. Est-il possible, néanmoins, en face de ces
ruines si merveilleusement associées au caractère du pays, si bien
campées dans la perspective et d’où les horizons se développent au
regard, comme si le peintre lui- même avait choisi ce point de vue ;
est-il possible de refuser aux fondateurs de ces murs qui sont vus et
qui voient de si loin, un certain amour des grands spectacles de la
création? La fierté de leurs âmes, leur noble imagination, la vaillante
rudesse de leurs mœurs, ne sont-elles pour rien dans cet instinct qui
les dirige vers les sites héroïques, où l’air trempe la fibre, où l’aspect
des abîmes donne de l’audace au regard, où tout respire l’énergique
indépendance, où la famille féodale vivra dans la solitude avec Dieu et
son droit?
D’autres aspirations désignent avec un égal bonheur aux familles
monastiques le terrain de leurs combats, à elles, et de leurs travaux.
Chacune est conduite au fond des vallées, ou sur les collines, ou sur les
hautes montagnes, par des instincts d’un ordre supérieur ; elle re-
28
DU SENTIMENT DE LA NATURE
cherche ce qui peut favoriser la forme particulière de sa contempla-
tion des choses divines, en même temps que sa bienfaisante action
dans le monde social. C’est l’imagination, c’est le sentiment plus que
les calculs d’utilité et de prudence qui décident du gîte de l’anacho-
rète et de l’emplacement du futur monastère. Tout appartient à l’es-
prit, au sentiment religieux, dans les motifs de sa préférence. Avec la
religion nous rentrons en pleine poésie. Aujourd’hui encore, ce qui
nous reste des anciens ermitages, des anciens couvents, fait l’orne-
ment de nos paysages le plus appropriés aux délicates rêveries comme
aux graves contemplations. A n’en juger que par le choix de leurs
demeures, les religieux du moyen âge ont mieux senti la nature que
tous nos lettrés, jusqu’aux jours où Chateaubriand et Lamartine ont
ramené les imaginations au christianisme. Si les fondateurs d’ordres
et les grands saints ont compris mieux que d’autres la vraie beauté
du monde extérieur, c’est précisément parce qu’ils y voyaient ce que
d’autres n’y voient pas toujours : la présence et la beauté de Dieu.
Sur ces détails poétiques de la vie religieuse chez nos ancêtres, reli-
sons les Moines d'occident^ de M. de Montalembert, une véritable
épopée.
La poésie aux douzième et treizième siècles est, dans les mœurs, dans
l’histoire, plus saisissante que dans les œuvres écrites. Le sentiment
abondait dans les poèmes, l’art et le style ont manqué.
X
Une seule des innombrables épopées du moyen âge a pris place
parmi les grands monuments de l’esprit humain, une seule a survécu
et pouvait survivre, parce qu’elle était pétrie de cette substance so-
lide qui manquait aux autres, le style. Ce monument unique de la
pensée du moyen âge, c’est un voyage à travers l’invisible. Certes, les
personnages de la Divine Comédie sont énergiquement vivants et
peints avec tout le relief, toute la couleur de la plus lumineuse na-
ture, et cependant le poète abolit l’univers autour d’eux, la terre a
disparu pour lui. Il se promène en dehors, au-dessus de ce monde,
à travers des régions dont la théologie seule a pu tracer la carte. C’est
dans l’invisible que se passe le drame, c’est l’invisible lui-même qu’il
s’agit de nous rer>dre présent et saisissable. Dante y réussit, et, mal-
gré l’obscurité d’un grand nombre de ses idées et ce qu’il y a d’arbi-
traire et de fugitif dans une bonne part de cette théologie et de cette
géographie fantastiques, l’auteur de la Divine Comédie crée tout un
DANS LA POESIE DU MOYEN AGE.
29
monde que nous voyons, que nous pourrions décrire. Il le peuple de
personnages aussi vivants pour nous que pas un de ceux qui s'agitent
dans les drames de Shakspeare et dans l’épopée grecque. Ce mi-
racle, c’est le style qui l’a fait. Dante est-il un aussi grand théologien,
un aussi profond penseur, un aussi vaste politique qu’on l’a dit?
nous ne savons ; mais il est à coup sûr le plus grand homme de style
qui ait paru depuis les Grecs. Tout ce qu’il avait à peindre était en
dehors de la nature, tout se passait dans le royaume des ombres au
milieu des abstractions et des entités métaphysiques ; et Dante a
donné à toutes ses figures, à toutes ses paroles, un relief, une couleur,
une plasticité que personne n’a égalées dans les temps modernes.
L’esprit a peine à suivre la pensée dans l’idéal, et l’on touche sa
parole, on la perçoit par tous les sens ; c’est la forme, c’est le relief,
c’est la couleur, en un mot c’est la nature. C’est que, si Dante a dé-
daigné de peindre le paysage terrestre et les phénomènes de l’uni-
vers, comme tous les grands poètes, il les a vus, il les a sentis forte-
ment; par la vigueur de ce sentiment des choses visibles, de cette
perception de l’ordre, de la lumière, de l’harmonie dans la nature,
l’illustre italien a été ce que ne furent pas les auteurs de nos poèmes
chevaleresques, un aVliste. Il a compris que, si la nature matérielle
n’est pas pour le poète l’objet à représenter, elle est du moins l’é-
lément nécessaire de toute représentation saisissante. Dante prend
parfois son idée dans le plus insaisissable de l’abstraction ; mais
il choisit son expression dans ce que la forme a de plus accen-
tué et de plus énergique. Si la nature n’est pas pour lui la vraie
substance, elle est du moins le vrai symbole. Il sait qu’il n’existe pas
en elle une figure qui n’ait sa valeur représentative dans le monde
des idées; et il force chaque idée à s’incarner dans une image : si
bien qu’il n’y a pas de pensée plus mystique et souvent plus obscur^
que celle de Dante, et pas de style plus clair et plus visible. C’est
dire que dans son art il égale la nature même, où tout est pensée, où
tout est géométrie, métaphysique, morale, où tout cependant est
couleur, mouvement, relief, où tout est vie.
Voilà le sentiment qui a surtout manqué à la poésie française du
moyen âge : le sentiment de l’art. Une contemplation, une intelli-
gence plus forte de la nature, l’aurait donné à nos poètes, comme elle
l’avait donné aux Grecs et à l’auteur de la Divine Comédie. Mais ce
n’est pas par l’étude de la nature, c’est par l’étude des anciens que
la poésie française devait d’abord arriver à l’art. Aussi devait-elle su-
bir longtemps, en l’absence du sentiment original de la nature, tous
les inconvénients de l’imitation.
Ce mérite d’un style directement issu du vif sentiment de la forme
dans les objets matériels, qui donne au vers du Dante son lumineux
50
DU SENTIMENT DE LA. NATURE
relief et ses vivantes couleurs, n’est-ce pas là aussi le secret de la
merveilleuse élégance de Pétrarque? Le monde qu’il décrit, c’est la
région la plus délicate et la plus intime du cœur humain ; c’est l’his-
toire des émotions les plus subtiles et les plus raffinées. Il s’agit de
fixer au bout du pinceau mille nuances fugitives,, mille passagères
lueurs de la tristesse et de la joie. C’est là un invisible plus insai-
sissable encore que l’invisible décrit par Dante , mais qui laisse moins
à l’arbitraire du peintre, car les plus ignorants et les plus naïfs ont
pu l’entrevoir et restent juges de la ressemblance. Comme on sent
vivre et palpiter le cœur dans ses fibres les plus ténues à travers ce
style si transparent de Pétrarque I Comme le monde terrestre lui
fournit bien, pour chaque nuance du sentiment, la plus vive et la
plus délicate image ! Nul n’a surpassé Pétrarque dans la finesse, la
vérité et la variété des métaphores, pas même les Grecs. Il est aussi
juste dans les minces détails qu’ils le sont eux-mêmes dans les grands
contours ; il est aussi vrai, aussi clair dans ses raffinements, qu’Ho-
mère dans sa simplicité. Il a le secret de Cette union mystérieuse
qui, dans la nature, rend| chaque image si étroitement dépendante
d’une idée. Tous les mots que peut fournir le langage de la forme et
de la couleur pour peindre aux yeux les nuances du sentiment, il les
découvre, il les cueille sans effort ; toutes ces fleurs viennent se mettre
à portée de sa main. Le don qui lui est propre, c’est de discerner du
premier coup d’œil, dans ces accidents du monde visible, ceux qui
sont faits pour exprimer les accidents de la vie du cœur. Si d’autres
savent forcer la nature à exprimer le monde surnaturel, à nous ré-
véler Dieu et les grandes lois de l’être, Pétrarque la contraint à nous
parler toujours du cœur humain ; fine s’occupe jamais d’elle pour
elle-même; il la réduit à s’occuper de sa passion, à lui, à venir ap-
porter son tribut au pied de l’idole bien-aimée; il puise avec sobriété
dans ces richesses, mais fi saisit d’une infaillible main le joyau le
plus rare et qui doit le mieux embellir son tableau et la figure adorée
qu’il représente. Si nous osions, à propos de toutes ces élégances de
Pétrarque, hasarder une formule et un mot d’école, nous dirions
qu’il a par excellence le sentiment psychologique de la nature.
La poèsîfe de ces deux grands italiens est la seule, au moyen âge, où
la nature soit vue avec des yeux d’artistè. Est-ce un privilège de la
race et du sol, une tradition de l’antiquité jamais complètement ou-
bliée en Italie ou plus vite renaissante ? Il est certain qu’à tous les
autres poètes de l’Europe, au même temps, l’art et le style man-
quèrent avec le don de les trouver par le juste sentiment de la forme
dans la nature. Sous ce rapport, aucune poésie étrangère n’est mieux
partagéeque nos épopées chevaleresques, ni celledes maîtres chanteurs
allemands qui les ont tant imitées, ni l’originale énergie des roman-
31
DANS LA POÉSIE DU MOYEN AGE.
ceros espagnols, ni même l’ingénieuse habileté de Chaucer, cet heu-
reux disciple de Guillaume de Lorris et de nos conteurs normands.
Sans style et sans ordonnance, il n'y a pas de durée pour la poésie;
la forme en est l’élément le plus solide. Dante et Pétrarque ont seuls
survécu ; seuls ils avaient donné à leurs vers ce qui peut conserver
les œuvres du langage, le fini du style, la perfection. Ils ont eu ce
bonheur qui manque à nos poètes français des douzième et treizième
siècles, de fixer une langue, et cette langue se parle encore.
Si la poésie des troubadours et celle des trouvères appartiennent à
notre race, elles n’appartiennent pas à la langue que nous parlons.
Leurs idiomes ne devaient pas survivre à l’enfance de la nation. C’est
là un malheur à jamais déplorable pour notre poésie, qu’un fonds si
riche de sentiment, qu’une imagination si variée, aient été employés
sous une forme incapable de conserver la pensée. Car, quelle que soit
dans une œuvre d’art la beauté du sentiment, la forme seule peut
rendre la poésie durable ; rien ne vit en littérature que par le style.
XI
Le moyen âge n’a su donner à aucune de ses œuvres la perfection
du style et le mérite de l’achèvement; enivré d’invisible et d’infini,
combattu entre l’ascétisme et les instincts grossiers de la jeunesse, il
a manqué de ce calme, de cette critique nécessaire pour donner aux
créations de l’esprit la limite précise, le ferme contour, le fini en un
mot, condition nécessaire de la durée. Écrits sans art, dans une lan-
gue qui bégaye encore, ces poèmes où se déploient tant de brillante
fantaisie, tant d’héroïsme, et, par moment, tant de profonds symboles,
ces poèmes qui passionnèrent toute l’Europe chrétienne n’ont pu
survivre au temps qui les a produits. Ils ne sont plus visités que
des érudits, avec le genre d’intérêt qui s’attache à des ruines ; et,
pendant que la France continue à les oublier, d’autres épopées anté-
rieures d’un grand nombre de siècles, étrangères pour nous de lan-
gues, de religions et de mœurs, monuments d’une époque où remon-
tent à peine les investigations de l’histoire, ont gardé le privilège de
charmer toutes les imaginations, de rester éternellement les modèles
du goût. Le moyen âge a eu cent poèmes plus riches d’héroïsme,
d’élévation morale et religieuse, de tendresse et de passion, d’inven-
tion môme, que l’épopée d’Homère; ces poèmes célèbrent des faits de
notre nation, ils sont empreints de nos croyances, ils sont écrits dans
la jeunesse de notre race et de notre langue, et tous sont aujourd’hui
32
DU SENTIMENT DE LA NATURE
en dehors de nos admirations et presque de nos souvenirs. L’âge hé-
roïque de la France, au moins égal à celui de la Grèce par les exploits
guerriers, supérieur par la pureté, la grandeur, la délicatesse du
sentiment, par tout ce qui tient à l’âme, en un mot par la vraie poé-
sie, n’a pu réussir à se personnifier dans un monument assez par-
fait, assez solide pour traverser les siècles. Nous en avons déjà indiqué
la cause: rien ne se conserve en poésie que par la perfection du lan-
gage. Or la langue au moyen âge n’était pas faite, et le sentiment de
la forme, l’art du style, manquait encore à notre race. Nous avions à
les apprendre de l’antiquité grecque, à qui cesheureux dons furent pro-
digués parle beau soleil de l’Ionie. La Grèce eut cet inappréciable avan-
tage de posséder son idiome tout formé, tout complet, quand son âge
héroïque, quand son moyen âge durait encore. La jeunesse de son ima-
gination a merveilleusement coïncidé avec la maturité de sa langue. Le
sentiment de l’art, que l’éducation seule a développé chez nous, fut
contemporain, chez elle, des moeurs épiques. Les chansons de geste des
trouvères de l’Ionie et de la Doride ont pris, avec le nom d’Homère, une
place éternelle parmi les monuments les plus purs, les plus parfaits du
génie de l’homme. Elles doivent de si grandes destinées à la précoce
perfection de la langue grecque, à ce sentiment inné de l’ordre, de
l’élégance, des proportions, du contour, de la beauté en un mot, que
posséda dès le berceau cette race privilégiée. La religion, le sol, le
climat, tout concourait à enseigner aux artistes grecs cette harmonie
dans le fini qui assure la durée de leurs oeuvres. D’autres poètes ont
interrogé plus profondément la nature, et en ont obtenu des sym-
boles plus expressifs du monde moral; ils ont cherché en elle, avec
plus de curiosité et de passion, les manifestations du divin et les
mystères de la vie. Au spectacle de l’univers les Grecs n’ont demandé
qu’une chose : la beauté ; et, dans les lignes de leur paysage, dans
l’éclatante lumière de leur ciel, dans cette humanité adolescente
dont ils furent le type, partout enfin, c'est la beauté qui leur répon-
dait ; ils eurent la sagesse et le bonheur de se contenter de cette ré-
ponse. Peut-être sont-ils moins religieux, moins profonds, moins
pathétiques, mais ils sont les vrais artistes; ils n’ont pas cherché à
embrasser l’infini, mais dans leur domaine borné, dans le cercle des
idées générales et des passions simples, ils resteront éternellement
nos maîtres.
Le moyen âge ne connut pas de bornes aux ambitions de son esprit,
aux aspirations de son cœur. Or il n’y a de forme, il n’y a d’art pos-
sible, que dans ce qui est limité. Avec le marbre du Pentélique et de
Paros, le ciseau de Phidias put tracer la forme des dieux grecs, pai’ce
que ces dieux avaient une forme terrestre. Homère a su donner une
figure saisissante à son idéal, parce que cet idéal habitait le monde
33
DANS LA POÉSIE DU MOYEN AGE.
visible. Le moyen âge a essayé de faire la statue de l’intini, le por-
trait de l’invisible. Il n’a pas réussi à sculpter dans la poésie
une image de lui-même assez arrêtée, assez solide, assez parfaite,
pour traverser les âges et survivre dans toutes les mémoires comme
V Iliade.
Mais la France peut le dire avec orgueil, l’art de son premier âge
fit mieux que des statues et des épopées. Le royaume d’un tel art n’est
pas de ce monde; il n’est pas dans la forme, dans la couleur, dans
la nature; sa grande œuvre, c’est l’homme moderne, c’est l’âme
chrétienne et chevaleresque. Pour élever à des hauteurs, inconnues
même du stoïcisme, la liberté morale, la volonté, la dignité humaine,
il fallait plus que subordonner la nature à l’homme, comme l’a fait
le génie grec; il fallait oublier, mépriser, fouler aux pieds la nature.
C’est là sans doute un excès funeste au développement de la poésie.
Mais il est un don plus nécessaire aux peuples que le sentiment poé-
tique, c’est l’héroïsme. Avant déjuger la révolution présente, cette
philosophie et ces arts qui se vantent d’abolir le moyen âge en pre-
nant pour principe la réhabilitation de la nature, attendons qu’il
surgisse dans nos sociétés si attentives à la matière un plus noble
type de l’homme que l’âme du saint et du chevalier.
Victor de Laprade,
de l’Académie française.
Septlmbre 18G1.
3
LA
NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE
En 1816, l’éditeur qui publiait, pour la première fois, V Africa
christiana de Monelli, disait dans sa dédicace à Pie VII : « Pourquoi
« les hommes qui, de notre temps, ont convoité les royaumes d’au-
« trui, n’ont-ils pas, par une meilleure inspiration, tourné leurs ef-
« forts contre les ennemis de nos pères ? C’eût été là upe guerre
« parfaitement juste. Pourquoi ces nombreuses légions de vétérans
« que la mort a dévorées durant les dernières années écoulées, ne
« sont-elles pas allées plutôt combattre dans l’Afrique romaine, qui
« autrefois égalait l’Italie ? Que d’heureux] fruits aurait produit cette
« expédition ! Six provinces vous auraient été rendues pour le salut
« des malheureux qui y périssent ; six provinces des plus belles, qui,
« tombées depuis longtemps sous les armes des Sarrasins, ont perdu
« tout l’ancien éclat de leur grandeur.
« Mais à présent que la paix est rétablie entre tous les souverains,
« qu’est-ce qui nous empêche d’espérer qu’ils regarderont enfin vers
« ces contrées, et que, par des colonies, ils y fonderont un empire où
« de nouveau fleurira la gloire de la religion et de la vertu véritable?
« Les saints qui ont rempli l’Afrique de l’éclat de leurs œuvres s’en
« réjouiront avec vous : les Cyprien, les Aurélien, les Augustin, les
« Alype, les Évode, les Possidius, les autres grands hommes en tout
« genre dont la mémoire est encore vivante parmi nous, et surtout
« les martyrs dont l’univers entier célèbre les combats et qui ne sont
35
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
« pas moins nombreux que ceux de Tltalie. Sous leurs auspices,
« l’Afrique fut délivrée au temps de l’empereur Justinien, ils lui vien-
« dront encore en aide. Oui, espérons que, parmi tant d’hommes de
« guerre, il se trouvera un autre Bélisaire et que, sous sa conduite,
« les ennemis du nom romain étant vaincus, la barbarie des Sarra-
« sins étant détruite, Rome reprendra son autorité dans ses pays
« d’outre-mer, et que les illustres Églises qui y florissaient autrefois,
« au nombre de plus de sept cents, vous redemanderont, suivant
« l’institution ancienne, des évêques pour les gouverner. »
Nous ne rapportons pas ces paroles, qui s’imprimaient quinze ans
avant la conquête d’Alger, pour y montrer une prophétie, nous les rap-
pelons comme l’expression de sentiments on ne peut plus naturels, et
auxquels on a toute raison de s’étonner que l’Europe chrétienne n’ait
pas donné plus tôt satisfaction. Nous sommes bien aise, d’ailleurs, de
ramener ainsi l’esprit de nos lecteurs sur le passé de cette Église
d’Afrique dont nous entreprenons de montrer l’état présent.
La mission de venger le monde civilisé et de donner enfin satisfac-
tion aux sentiments si naturels qu’exprimait, en 1816, l’éditeur de
Monelli, était réservée à la France, à la branche aînée des Bourbons.
La Providence voulut accorder à cette dynastie, sur le point de tomber,
la faveur de laisser, dans la dernière page de son histoire, un fait
glorieux et digne de la reconnaissance universelle.
L’Angleterre soulevait des difficultés. Le principal ministre de
Charles X, le prince de Polignac, lui répondit : « L’honneur et les
« droits de la France ont été méconnus ; elle ne réclame les secours
« d’aucune puissance pour se faire respecter ; elle ne portera pas
« seulement la guerre au dey d’Alger, mais à tous les Étals barba-
« resques. Elle aura seule la gloire de détruire, au profit du monde
« chrétien, la piraterie et l’esclavage des chrétiens, et elle saura con-
« server, pour prix de ses sacrifices, la conquête que lui assureront
« ses armes. Enfin, ce que jusqu’à ce jour les nations européennes
« ont vainement entrepris, elle le fera. »
Les actes furent en harmonie avec les paroles. Dans l’espace de
trois mois, M. de Bourmont avait organisé l’immense armement né-
cessaire à cette entreprise. Il partait de Toulon le 11 mai, débarquait
à Sidi-Ferruch le 14 juin, et, le 3 juillet, entre le général en chef de
l’armée française et le dey d’Alger, était arrêtée et signée la conven-
tion suivante :
« Le fort de la Kasbah, tous les autres forts qui dépendent d’Alger et lé
port de cette ville seront remis aux troupes françaises ce matin, à dix
heures.
« Le général eu chef de l’armée française s’engage envers Son Altesse le
36
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
dey d’Alger, à lui laisser la liberté et la possession de ce qui lui appartient
personnellement. Le dey d’Alger sera libre de se retirer, avec sa famille et
ce qui lui appartient, dansle'lieu qu’il fixera, et, tant qu’il restera à Alger,
il y sera, lui et sa famille, sous la protection du général en chef de l’armée
française. Une garde garantira la sûreté de sa personne et celle de sa fa-
mille. Le général en chef assure à tous les soldats de la milice les mêmes
avantages et la même protection. L’exercice de la religion mahoinélane res-
tera libre. La liberté des habitants de toutes les classes, leur religion, leur
commerce et leur industrie, ne recevront aucune atteinte; leurs femmes se-
ront respectées. Le général en chef en prend l’engagement sur l’honneur. »
1
Nos soldats, en entrant dans Alger, avaient droit d’être fiers et
heureux. Tout dans cette ville, où ils entraient par la victoire, leur
disait qu’ils étaient les vengeurs de crimes longtemps impunis. Ils
trouvèrent les têtes de quelques-uns de leurs compagnons pendues
aux branches d’un figuier, en face d’une mosquée qui est devenue
l’église de Sainte-Croix. Ils coururent au bagne délivrer les chrétiens
de toutes nations qui y étaient enfermés. Aussitôt qu’il eut pris pos-
session de la Kasbah, M. de Bourmont fit chanter, devant un autel
dressé dans la grande cour de ce palais du dey, un TeDeum en actions
de grâces de la victoire.
Ainsi, en vingt jours, Alger la bien gardée avait été prise ; la domi-
nation turque ne pouvait plus tenir nulle part dans toute la régence.
Les Arabes ne se montraient pas hostiles à notre pouvoir ; n’étions-
nous pas, à vrai dire, leurs libérateurs? D’ailleurs, divisés en tribus
étrangères, sinon hostiles les unes aux autres, ils ne pouvaient nous
opposer aucune résistance sérieuse. Que nous fallait-il pour devenir
maîtres paisibles de toute la régence ? Ne pas laisser affaiblir l’idée
que notre victoire avait donnée de notre force et remplacer aussitôt,
sur tous les points, par un gouvernement ferme, le gouvernement
turc que nous venions de détruire.
La Révolution de juillet rendit cela à peu près impossible. Notre
nouvelle conquête aurait été pour le gouvernement de Charles X un
objet de prédilections. Le prince de Polignac avait déclaré avec fierté
à l’Europe l’intention de l'étendre à tous les États barbaresques et de
la garder. Le gouvernement de Louis-Philippe, au contraire, n’y
voyait qu’un embarras et ne cherchait que les moyens de l’abandon-
57
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
ner, s’il le pouvait, sans trop offenser le sentiment national. Les cir-
constances faisaient de l’Algérie un embarras pour la France : la
guerre était imminente sur le continent ; on élevait contre la France
la prétention de se mêler de ses affaires intérieures. Il y avait donc
nécessité de réunir toutes nos forces. L’armée d’occupation en Afri-
que fut réduite à 9,300 hommes, qui se tenaient enfermés dans quel-
ques villes du littoral. Il n’en fallait pas tant pour accréditer, parmi
les Arabes, l’opinion que les Français étaient sur le point de se reti-
rer. « Leur mission, disait-on, était accomplie, ils avaient été susci-
« tés pour délivrer les fidèles disciples de Mahomet du joug des
« Turcs. » Bientôt surgit un homme supérieur pour relier entre elles
et organiser leurs tribus. Nos généraux traitèrent avec Abd-el-Kader
comme avec un souverain, et l’aidèrent ainsi dans son ambition de se
faire reconnaître prince des croyants depuis j^les frontières du Maroc
jusqu’à celles de Tunis.
La Révolution de juillet, funeste à notre colonie sous beaucoup de
rapports, le fut en particulier sous le rapport religieux. Le gouver-
nement issu de cette révolution montrait généralement peu de bien-
veillance pour la religion. Ce n’était pas tant peut-être mauvais vou-
loir que nécessité des temps. L’autel et le trône, sous la Restauration,
avaient paru très-intimement unis, presque confondus; ceux qui
avaient renversé le trône ou qui profitaient de sa chute se croyaient
tenus à traiter un peu l’autel en vaincu. Une ordonnance royale avait
supprimé, en 1830, les aumôniers de l’armée. Cependant il paruUpar
trop énorme de n’avoir aucun prêtre en Algérie ; on y conserva donc,
par exception, des aumôniers de brigade. Cette mesure, qui ne ré-
pondait pas môme à tous les besoins de l’armée, laissait en dehors
tous ceux de la colonie. Ce faible service religieux était, d’ailleurs, dé-
pourvu d’organisation. Au grand aumônier, de qui relevaient les
aumôniers de régiment sous la Restauration, succéda, après l’aboli-
tion de la grande aumônerie, un préfet apostolique institué par le
pape. Mais la chose se fit étrangement et à peu près sans la partici-
pation de l’État.
Quelques officiers, dans une réunion qui n’avait pas été formée pré-
cisément à celte fin, dirent à un aumônier de brigade : « Si nous
vous faisions préfet apostolique?... » L’aumônier ne refusa pas la
proposition, alla d’Alger à Paris, de Paris à Rome, et ne rencontra
pas d’obstacle. Malheureusement, le choix était mauvais; ce préfet
apostolique, qui d’ailleurs n’eut jamais tous les pouvoirs que ce titre
implique, fut bientôt forcé de quitter l’Algérie. Le pape lui nomma
un successeur sous un autre nom, mais sans le concours du roi. A
celui-là aussi, beaucoup de choses manquaient pour qu’il pût exercer
avec fruit son ministère; il lui manquait surtout d’être reconnu
38
LA. NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
parle pouvoir civil. Aussi ne fit-il que passer; il administra cepen-
dant quelquefois le sacrement delà confirmation^
Le gouvernement opposait la législation sur les cultes là même
où il n’en faisait aucune application. Une ordonnance royale du
2 août 1854 défendit de reconnaître, avec un caractère officiel, dans
les possessions du nord de l’Afrique, aucun ecclésiastique envoyé par la
cour de Rome. Ayant ainsi fermé la porte aux empiétements de la cour
de Rome, il crut avoir rempli sa tâche religieuse et pouvoir se
dispenser quelque temps de ce souci. Les chefs militaires et
civils multipliaient les arrêtés sur la justice, les finances, la police.
Nous nous sommes lassé à les parcourir sans en trouver aucun sur
le culte.
Quatre aumôniers de brigade, deux pour Alger, les deux autres
pour Oran et pour Bône, auxquels l’État donnait un traitement sans
s’occuper d’où ils tiraient leurs pouvoirs spirituels ; quelques prêtres
maltais, espagnols et italiens, exerçant un peu à l’aventure le sacer-
doce auprès de leurs compatriotes ; les sœurs de l’Apparition de
Saint-Joseph, qui s’établirent en 1835 à Alger, et en 1836 à Bône,
où elles desservaient l’hôpital civil, tenaient une école gratuite et
remplissaient toutes les œuvres de charité : voilà ce que furent les
institutions religieuses dans l’Algérie jusqu’au commencement de
1839. A Oran et à Bône, les offices se célébraient dans de misérables
masures. A Alger, on avait fait, en 1852, une église de la mosquée
de la Victoire, que les Arabes avaient cédée volontairement ou môme
qu’ils avaient offerte spontanément. Les choses allèrent ainsi jus-
qu’en 1838.
Vraiment la France fit trop peu pour le christianisme durant ces
huit premières années; personne, croyons-nous, ne peut le nier à
quelque point de vue qu’on se place. Cependant, volontiers nous ad-
mettons des circonstances atténuantes à cette faute. Parmi ces circon-
stances atténuantes, et en première ligne, nous comptons l’incertitude
où l’on resta longtemps à l’égard de notre conquête. On évitait soi-
gneusement tout établissement qui pouvait lui donner un caractère
définitif ; un établissement religieux, tel qu’il devait être fait, de con-
* M. l’abbé Banvoy, chanoine de la cathédrale a’ Alger, nous a fourni, sur cette
époque, de précieux renseignements. Il fut envoyé, le 8 janvier 1832, par la Con-
grégation de la propagande, de Rome à Alger, pour y être sous la direction et dé-
pendance du supérieur ecclésiastique de celte mission. Nommé, le 14 juin delà
même année, aumônier de la garnison de Bône, par le général en chef, il reçut ses
pouvoirs spirituels du préfet apostolique, M. Colin; mais, le 23 mars 1833, la Con-
grégation de la propagande l’avertissait que les pouvoirs qu’il tenait de M. Colin, qui
venait d’être révoqué de ses fonctions, ne dureraient que jusqu’à l’arrivée de M. Mul-
ler, de qui il devait prendre les ordres.
31)
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
cert avec le pape, plus qu’aucun autre lui aurait donné ce caractère.
Mais la négligence des intérêts religieux en Algérie est devenue
quelquefois systématique, et, sous ce rapport, nous ne saurions la
condamner trop absolument; il y a là une erreur que nous voudrions
bien pouvoir flétrir, comme elle le mérite, car elle a fait beaucoup
de mal et elle existe encore dans un assez grand nombre d’esprits.
On s’est imaginé que, parmi les mahométans, nous devions nous mon-
trer aussi peu chrétiens que possible, afin de les mieux attirer à nous.
Ne faisons de cela, si l’on veut, qu’une question d’honneur; la solu-
tion néanmoins sera facile. Cacher la croix, c’est, à tout prendre,
cacher le drapeau de la France, car enfin la France est chrétienne. Ce
n’est pas seulement par une figure de langage, mais tout à fait à la
lettre, que nous pouvons dire de quelques Français qu’ils ont prétendu
que nous devions cacher la croix en Algérie. Pour montrer jusqu’à
quel degré d’abnégation en ces matières peuvent tomber des esprits
même excellents, nous n’avons qu’à rapporter la lettre suivante; elle
ne date pas des premières années de la conquête : c’est le 10 novem-
bre 1843 que M.* le directeur de l’intérieur s’adressa à madame la
supérieure des sœurs de Saint-Yincent de Paul, à l’hôpital d’Alger.
« Madame la Supérieure,
« L’Algérie doit être avant tout le pays de la tolérance en matière de re-
ligion. Toutes les sectes chrétiennes, tous les cultes les plus opposés, s’y
rencontrent ; les hôpitaux surtout doivent être un champ neutre pour toutes
les dissidences religieuses.
« On a pu autoriser, sans danger aucun, dans quelques hôpitaux de
France, l’image du Christ; mais ici il ne saurait en être de même. Aussi
j’ai l’honneur de vous prier d’inviter les sœurs^sous vos ordres à faire enle-
ver des salles les signes du culte extérieur qui pourraient s’y trouver en-
core. Toute prière publique doit être également interdite.
« J’espère que ces observations de ma part suffiront pour faire cesser un
état de choses regrettable sous bien des rapports, et qui nuit essentielle-
ment au bon ordre de l’établissement. »
Singulière logique, en vérité! Parce que l’Algérie doit être, avant
tout, le pays de laitolérance^ on ne peut pas y tolérer, dans les hôpitaux,
l’image du Christ, sur laquelle les catholiques, au moment de mourir,
ont tant besoin de reposer leurs yeux afin de se consoler. Accordons,
ce qui pourtant n’est pas vrai, que la présence du crucifix dans les
hôpitaux offense les Arabes musulmans, on devra nous accorder, ce
qui n’est pas contestable, que l’absence du crucifix offense les Français
catholiques. Que faire dans cette occurrence? Les Français ont pour
eux au moins le droit du plus grand nombre.
l
I
40
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
Mgr Dupuch renvoya au ministre de la guerre la lettre que nous ve-
nons de citer. Le ministre de la guerre lui répondit, le 3 février 1846 :
« J’ai cru devoir, en conséquence des observations que vous m’avez
« soumises, prescrire à M. le directeur de l’intérieur de laisser dans
« les salles de l’hôpital civil les images du Christ^qui, par sa présence,
« témoigne à tous que la religion chrétienne vient au secours de tou- 1
« tes les douleurs. » Pourquoi le ministre ne s’en tint-il pas à ce beau
paragraphe? Le reste de sa lettre cause une pénible surprise : les al- |
légations les plus ridicules et les plus absurdes sur le prosélytisme |
des sœurs y sont tenues pour démontrées. On renvoie à l’évêque les î
pièces d’une enquête qui a été faite à ce sujet. Ces pièces sont vrai- [
ment curieuses à lire. L’interne, M. Mazet, a déposé : Une jeune per- i
sonne entrée à l’hôpital a été de suite circonvenue par les soeurs^ et,
ayant avoué avoir une affection en ville (le mot est joli), a été tourmen-
tée pour revenir à des sentiments plus religieux (quelle barbarie l) et à se
faire religieuse. La jeune personne se flattait un peu. Après son affee- [
tion, l’aurait-elle demandé, elle n’aurait pas été admise parmi les |
filles de Saint-Vincent : l’honneur de la famille ne permet pas pareille |
chose. Seconde déposition du même interne : Une autre fille, arrivée i
après accouchement, n’ayant pas de lait pour nourrir son enfant, a été [
l’objet d’ obsessions pour avoir à effectuer son mariage, à défaut de quoi S
on lui refusait une nourrice. Elles sont donc capables de tout, ces sœurs |
de Saint-Vincent de Paul, même de faire mourir de petits enfants? !
Nous voudrions bien que l’idée vînt quelquefois aux ministres d’or-
donner des enquêtes sur le prosélytisme, en sens opposé, que peuvent
exercer les internes des hôpitaux et autres ; mais il paraît qu’il n’y a
de dangers redoutables que dans le prosélytisme des sœurs.
Les Français ont constamment montré en Afrique un très-grand
scrupule. Nous ne voulons pas faire une plaisanterie, nous constatons un j
fait. Ce scrupule, c’est la crainte, poussée jusqu’à l’excès, de'manquer |
au respect de la religion musulmane. Tandis qu’on ne pouvait bâtir
des églises, on bâtissait des mosquées, même dans des villes entière-
ment européennes où il n’y avait pas d’Arabes, comme Philippeville.
On fournissait aux frais du pèlerinage de la Mecque, quoiqu’on sût
que ce pèlerinage excitait des sentiments qui nous étaient hostiles. Un
musulman était-il surpris en violation du Rhamadan, ses coréligion-
naires l’assommaient en pleine place d’Alger; l’autorité française in-
tervenait, mais pour mettre l’assommé en prison. Pour établir et re-
commander le premier devoir des Français en Algérie, le respect de
la religion mahomélane, on allègue la convention passée entre le dey
41
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
lire. Le seul article où il s’agisse de respect, le voici : Leurs femmes
seront respectées; le général en chef en prend l'engagement sur l’hon-
neur. Nous croyons que les Arabes se seraient fort bien accommodés
que les roumis fussent un peu plus scrupuleux sur cet article et le
fussent beaucoup moins sur l’autre.
Quant à nous, ne pouvons-nous pas, sans être trop exigeant, deman-
der que, de la part de nos compatriotes et de nos coreligionnaires,
le respect pour la religion musulmane n’aille pas jusqu’à être une
insulte pour la religion chrétienne? Combien de Français, pourtant,
qui ont eu l’air de croire que la tolérance religieuse leur faisait un
devoir de mettre Mahomet sur le même pied que Jésus-Christ, et
même, lorsqu’ils parlaient devant des mahométans, de donner par
politesse un peu de préférence à Mahomet 1 Que nous n’essayions pas
de convertir par la force ceux qui croient autrement que nous, c’est
bien; que nous respections leur bonne foi, leur sincérité, c’est bien
encore; mais que nous rendions toutes sortes d’honneurs à leur er-
reur, que nous abaissions devant celte erreur la vérité que nous pos-
sédons, ou même que nous croyons posséder, c’est misérable à tous
les points de vue.
Toutefois, dans celte conduite que nous réprouvons, il ne faut pas,
le plus souvent au moins, voir une impiété; l’intention ne va pas
jusque-là ; il ne faut presque toujours y voir que le travers d’esprits
faux et vaniteux, qui croient montrer de la grandeur en contredisant,
sans les avoir examinés sérieusement, les enseignements qu’ils ont
reçus de leurs pères et qu’ils font donner à leurs enfants. Nous avons
souvent observé avec curiosité le contentement superbe d’eux-mêmes
que témoignent certains hommes de ce qu’ils ne se préoccupent pas
plus du sort du pape que de celui du sultan ; ils croient tout à fait que
nous les admirons parce qu’ils ne s’embarrassent pas, comme nous,
dans la distinction du vrai et du faux, à propos des questions reli-
gieuses.
Cette prétendue tolérance que nous blâmons, qui est très-peu chré-
tienne et qui est de fort mauvais goût, est-elle au moins politique? Il
y a lieu de s’étonner qu’on ait pu le croire. Oui, il y a lieu de s’éton-
ner qu’on ait pu croire que des chrétiens se feraient bien venir des
Arabes, en leur disant par paroles ou par actes : Nous n estimons pas
plus notre religion que la vôtre. Cela veut dire : Nous méprisons égale-
ment toutes les religions. Ce n’est pas la tolérance, mais l’indifférence
religieuse. Or rien ne déplaît davantage aux croyants; c’est une
règle générale à laquelle les Arabes ne font pas exception. L’auteur
des Annales algériennes. M. Pélissier, après nous avoir raconté qu’en
1852 on fit une église catholique de la mosquée de la Victoire, ajoute :
« Celte mesure choqua moins les Arabes qu’on aurait pu le croire ;
42
LA NOUTELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
« notre indifférence religieuse était ce qui les choquait le plus. »
Un sûr moyen de faire plaisir aux Arabes serait sans doute de nous
faire mahométans ; ne pouvant pas pousser la complaisance jusque-
là, le moyen de leur déplaire le moins possible, c’est d’être, parmi
eux, franchement chrétiens, leur laissant voirie désir, non pas que
le christianisme les soumette par la force, mais les gagne par la per-
suasion, suivant sa manière de triompher.
II
Le 24 février 1858, dans V exposé des motifs et projet de la loi rela-
tif à V ouverture d'un crédit extraordinaire, au titre de l’exercice de
1858, pour le service des possessions françaises dans le nord deV Afri-
que, le ministre de la guerre, après avoir retracé la situation du ca-
tholicisme en Algérie pendant la période dont nous venons de parler,
annonçait qu’un nouvel ordre de choses allait succéder à celui qui
avait existé jusque-là. De grands événements s’étaient, depuis quelque
temps, accomplis dans notre colonie d’Afrique. Constantine avait été
prise le 13 octobre 1857; les fils du roi s’étaient associés glorieuse-
ment aux travaux de l’armée. La France tenait déjà par trop de liens
et par trop de sacrifices à sa conquête, pour que l’idée de l’abandon-
ner ne devînt pas impossible. «Le momentest venu, disait le ministre,
« d’entrer dans une voie où l’on puisse marcher avec suite et persévé-
« rance, notre situation en Afrique permet de s’occuper de l’établis-
« sement permanent; » et, en conséquence, il proclamait la nécessité
de s'y occuper des intérêts religieux, autrement qu’on ne l’avait fait
jusqu’alors. Le tableau qu’il faisait du passé voilait un peu la vérité,
mais en disait assez pour justifier un changement de régime.
Si le gouvernement ne reconnaissait pas toutes ses fautes dans le
passé, du moins il reconnaissait ses obligations pour le présent et
pour l’avenir. « Cependant, même à cette époque, après sept années
« d’un véritable délaissement, nous dit Mgr Pavy, on ne songeait
« d’abord à établir en Algérie, comme cela se fait pour les pays les
« plus abandonnés, qu'une simple préfecture apostolique. Nous avons
« vu de nos yeux une ordonnance royale qui appelait à cette charge
« un supérieur général de congrégation, digne en tout assurément de
« ce noble mandat. Mais on ne tarda pas à comprendre qu’il fallait
« au chef spirituel de la colonie plus d’élévation, plus de solidité et
« plus de force, et qu’abandonner, d’ailleurs, aux ressources d’une
« seule congrégation l’apostolat d’un pays de cette étendue, c’était en
43
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
« ralentir et en amoindrir inévitablement les progrès spirituels*. »
Le gouvernement normal de l'Église fut donc établi en Algérie, le
gouvernement de l'évêque, qu’aucun autre ne peut remplacer com-
plètement, parce que c’est celui que Jésus-Christ a établi. Par la créa-
tion d’un évêché, le culte catholique, pour parler le langage officiel,
fui tout de suite parfaitement et définitivement constitué. 11 n’y a plus
eu là l’ien à recommencer, aucun essai nouveau à tenter. Celte
exception unique dans notre colonie, où tout change sans cesse, mérite
d’être signalée.
Un an après, au commencement de 1859, le ministre parlait en
ces termes de l’érection de l’évêché d’Alger :
« En faisant connaître aux Chambres, dans le tableau qui leur a été dis-
tribué l’année dernière, la situation du culte catholique dans l’Algérie, le
gouvernement avait annoncé que des négociations étaient ouvertes avec la
cour de Rome, dans le but de substituer au régime provisoire, dont jusqu’a-
lors la nécessité avait fait une loi, une organisation conforme aux institu-
tions du catholicisme. Les espérances consignées à cet égard dans l’exposé
de 1838 ont été suivies d’une prompte réalisation, et, par une ordon-
nance en date du 25 août 1838, le roi a ordonné la publication de la bulle
donnée à Rome le 5 du même mois®, pour l’érection et la circonscription de
l’évêché d’Alger. Les bulles portant institution canonique du nouvel évêque
ont été aussi publiées.
« Pour suffire aux nouveaux besoins du culte catholique, désormais sou-
mis aux règles que reconnaît l’Église française, il a fallu préparer l’agran-
dissement de l’Église cathédrale actuelle, et l’appropriation des succur-
sales, soit à Alger même, soit dans les localités les plus importantes de nos
possessions d’Afrique.
« En même temps que le personnel du clergé se complétait sur les mo-
destes proportions d’un diocèse naissant, l’administration s’occupait avec
sollicitude de pourvoir, sous tous les rapports, aux nécessités matérielles
du culte, dont l’inauguration régulière a fait cesser un provisoire tôujours
fâcheux en matière si délicate...
L’érection du nouveau diocèse, objet de vœux accueillis, par la Chambre
même, avec faveur, réalisera sans doute les espérances qu’elle a fait naître,
et son pasteur, animé d’un zèle vraiment évangélique, a déjà compris ce que
pouvait attendre de sa piété éclairée et de sa charité la cause sainte de l’hu-
manité. Auxiliaire puissant de la civilisation, la religion chrétienne, restau-
rée sur le rivage d'où elle était exilée depuis plus de mille ans, y consolera
ses enfants venus des terres d’Europe, et rendra à l’autorité l’assistance qui
ne manquera pas à son œuvre paisible.
« L’augmentation de dépenses qui doit en résulter à la charge du budget
d’Afrique est, en définitive, de peu d’importance, si l’on considère que la
Œuvres de Mgr Pavy, tome II, p. 395.
® Erreur, c’est le 9.
44
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
prise de possession du diocèse a eu pour effet immédiat de rendre complè-
tement inutile le service des aumôniers de brigade, dont le maintien est
désormais inconciliable avec la discipline de l’Église, tout ecclésiastique
devant, pour exercer son ministère, tenir ses pouvoirs de l’évêque diocésain.
« En résumé, leclergé catholique se composera, en 1839, de vingtprêtres
environ, y compris le chapitre de la cathédrale, et entraînera une dépense
totale d’un peuplas de cinquante mille francs. Ce personnel suffit en ce
moment, mais il est destiné à s’accroître avec les besoins.
« Les dépenses du culte catholique sont d’ailleurs divisées de la même
manière qu’en France et réparties aussi, selon leur nature, entre le budget
de l’État et celui de la colonie »
Nous avons rapporté tout au long les paroles du ministre, parce
qu’elles sont un témoignage authentique de la manière assez impar-
faite dont le gouvernement envisageait et traitait cette question.
La bulle d’érection, qui est du 9 avril, quatrième jour avant les ides
d’août 1838, portait en tête : « Grégoire^ évêque^ serviteur des servi-
teurs, pour en conserver le perpétuel souvenir. » Le pape y disait :
« Par un dessein particulier de la divine bonté, il arrive quelquefois que,
pour adoucir les douleurs dont notre âme est navrée à l’aspect déplorable
de l’élat présent de la religion, il s’offre à nous certaines occasions heu-
reuses de nous réjouir dans le Seigneur, au milieu des sollicitudes et des
soins multipliés de notre souverain pontificat.
Aussi, en rendant à Dieu, auteur de tous les biens, de justes actions de
grâces, nous livrons-nous à l’espoir que notre zèle et nos travaux pour le
plus grand avantage de l’Église catholique, aidés de ce puissant secours, se-
ront fécondés de jour en jour par des fruits plus abondants.
« Nous avons goûté ce bonheur, nous avons conçu cet espoir lorsque
notre très-cher fils en Jésus - Christ , Louis -Philippe, roi des Français,
prince très-chrétien, nous a manifesté le pieux et ardent désir devoir, pour
l’affermissement, l’honneur et l’accroissement de la religion catholique,
ériger dans la province de Jidia Cæsarea, vulgairement dite Alger, soumise
par les armes victorieuses des Français, un siège épiscopal, institué sur le
modèle des diocèses de France.
« Ce zèle du roi très-chrétien pour l’Église catholique nous a fait éprouver
la joie la plus vive; car, outre l’avantage et l’utilité que la religion retirera
de l’érection de ce siège épiscopal, nous sentons profondément ce que nous
devons en attendre pour le rétablissement si désiré des anciennes églises
d’Afrique et de leurs évêchés
« Secondant avec un grand empressement les vœux et les demandes déjà
énoncés du roi très-chrétien des Français, ayant concerté avec lui toutes
* Tableau des établissements français de l'Algérie en 1838, p. 109.
45
LA. NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
choses, et après mûre délibération, pour la gloire de Dieu et de Jésus-Christ
son fds, dont, malgré notre indignité, nous tenons la place sur la terre,
pour l’exaltation de l’église militante, de notre science certaine, de notre
propre mouvement, dans la plénitude de notre pouvoir apostolique, nous
exemptons et délivrons à perpétuité de la juridiction ordinaire de tout pouvoir
ecclésiastique supérieur Jidia Cæsarea et tout le territoire dont se compo-
sait autrefois l’État vulgairement appelé régence d' Alger, ainsi que toutes
les églises particulières, les couvents des religieux et les pieuses congréga-
tions s’il en existe, tous les habitants de l’un et de l’autre sexe, tant clercs
que laïques, enfin les prêtres de tout ordre, grade et condition.
« Ayant réglé de la sorte lesdites divisions, substitutions et exemptions,
nous érigeons et instituons en siège épiscopal, avec officialité et chancelle-
rie ecclésiastique, le territoire de la ville de Julia Cæsarea appelée vulgaire-
ment Alger, située en Afrique sur les bords de la Méditerranée ; nous lui
accordons tous les honneurs, droits et prérogatives dont jouissent les autres
villes épiscopales et leurs citoyens dans le royaume de France,
« Nous élevons aux honneurs d’église cathédrale la principale église, si-
tuée dans ladite ville de Julia Cæsarea, et qui subsistera à l’avenir sous
l’invocation de saint Philippe, apôtre.
(( Et, par la même autorité apostolique, nous instituons dans ladite église
le siège et la dignité épiscopale pour un évêque qui sera nommé évêque
d’Alger, avec le droit de gouverner l’église, la ville et le diocèse ci-dessus
désignés, ainsi que le clergé et le peuple ; de convoquer le synode et de te-
nir et exercer tous les droits, offices et fonctions de l’épiscopat ; de jouir
des insignes, droits, honneurs, prééminences, grâces, faveurs, induits, ju-
ridictions et prérogatives qui appartiennent aux autres cathédrales du
royaume de France et à leurs pontifes, pourvu qu’ils n’en aient aucun qui
leur ait été attribué par quelque induit ou privilège particulier.
« Nous soumettons à l’autorité métropolitaine de l’archevêque d’Aix la-
dite église épiscopale de Julia Cæsarea, dédiée à saint Philippe, apôtre, éri-
gée ci-dessus en cathédrale.
« Ayant ainsi érigé l’église cathédrale de Julia Cæsarea ou d’Alger, et vou-
lant pour l’avenir assigner un diocèse à son évêque, nous attribuons et dé-
signons pour le diocèse du nouvel évêché d’Alger tout le territoire dont se
composait l’ancien État d’Alger, avec les églises qui peuvent s’y trouver.
« Quant à l’érection du chapitre de l’église cathédrale, à l’érection et do-
tation d’un séminaire ecclésiastique qui, conformément aux règles du con-
cile de Trente, doit être établi pour l’instruction religieuse et scientifique du
clergé, le roi très-chrétien y pourvoira dans sa piété, autant que le permet-
tront les circonstances des lieux et des temps, et selon qu’il est ordinaire-
ment accordé aux autres églises cathédrales et séminaires ecclésiastiques du
royaume de France.
« Notre très-cher fils Louis-Philippe, le roi très-chrétien des Français,
ainsi que ses successeurs, tant qu’ils persisteront dans leur pleine obé-
dience du saint-siège, nommera et présentera, ainsi qu’il le pratique pour
les autres diocèses de France, des ecclésiastiques propres à gouverner cette
46 LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
glise cathédrale, pour en être institués évêques tant par nous que par nos
successeurs ^ »
Le nouvel évêché étant érigé, restait à faire le choix de rhomme
qui devait le remplir. Mgr Delamare, grand vicaire de Coutances, qui
depuis a été évêque de Luçon, fut d’abord choisi; il refusa, ou plu-
tôt Mgr Robiou, son évéque, refusa pour lui en son absence, alléguant
la faiblesse de sa santé. La mission de prendre une dernière et solen--
nelle possession de V Algérie au nom de Dieu et de la France^ suivant
Texpression deM. le ministre des cultes, était réservée à Mgr Dupuch.
Si ce n’était pas Forganisateur ferme et habile dont avait besoin la
* Dans cette bulle, qui restera toujours le premier'et le plus important monu-
ment historique de la nouvelle Église d’Afrique, il y a une erreur que nous devons
relever.
Julia Cæsarea et Alger sont deux villes toutes différentes, placées à quinze lieues
xrarines l’une de l’autre, ayant chacune une histoire à part. La seule chose qu’elles
jnt de commun, c’est le rôle qu’elles ont joué, à des époques différentes, dans le
même pays. L’une était anciennement capitale où Tautre l'est devenue plus tard.
C’est Cherchel qui occupe l’emplacement ou une partie de l’emplacernéut de Ju-
lia Cæsarea. Alger est la Dgezaïr des Arabes, VIcosium des Romains.
A Cherchel et autour de Cherchel, on trouve des ruines qui disent encore la splen-
deur de l’ancienne capitale de la Mauritanie césarienne : ruines de murailles qui
avaient huit kilomètres de développement ; ruines d’un hippodrome, de thermes
monumentaux, de bains à ciel ouvert consacrés à Diane , d’un temple de Neptune,
d’un cirque où sainte Mariane fut livrée aux bêtes, et les époux saint Séverien et
sainte Aquila brûlés vifs; d’un théâtre où saint Arcadius fut coupé en morceaux;
d’une basilique. C’est partout marbres mutilés, colonnes, inscriptions sans nombre.
A Alger, ni autour d’Alger, rien de semblable. La civilisation romaine, ni la civi-
lisation chrétienne, ni aucune autre civilisation n’y ont laissé de débris considéra-
bles. Le nom d'Icosmm ne paraît que rarement dans les auteuÆ profanes. Solinis
nous en a ainsi rapporté l’origine fabuleuse {Polyhistor.y c. xxni) : « Hercule pas-
« sant par les contrées, vingt de ses compagnons, qui s’étaient séparés de lui, choi-
« sissent un lieu où ils construisent une ville, et, pour qu’aucun d’eux ne pût se
« glorifier de lui avoir donné son nom, ils tirent ce nom du nombre des fondateurs. »
Les monuments ecclésiastiques nous ont conservé les noms de trois évêques d'Ico-
siuiUy Crescens, Laurent et Victor. Nous les trouvons parmi les évêques qui ont signé
les actes de trois assemblées tenues à Carthage, durant le cinquième siècle. Mais il
y avait alors des évêchés dans des villes peu considérables. V Itinéraire d’Antonin,
dans un espace de quinze ou seize lieues marines, en marque cinq sur le littoral
de la mer: Ihisconiurny Icosium, Casæ Favenses (Sidi-Ferruch), Tepasa, Julia Cæ-
sarea. Alger, à peu près inconnu jusqu’au seizième siècle, jusqu’à ce qu’il soit
tombé au pouvoir du fameux pirate Barberousse, n’a donc d’autre célébrité histo-
rique que c^lle d’avoir été le siège d’une association de brigands qui, durant trois
siècles, a Lût endurer à la clirélienté toutes sortes de maux et toutes sortes de
hontes. Celte phrase: Un évêché est établi à Alger, l'ancienne Julia Cæsarea, est
assurément de nature à émouvoir les âmes chrétiennes par les souvenirs qu’elle ré-
veille. Cependant nous aimerions autant et même mieux celle-ci : Un évêché est éta--
b II à Alger, V ancienne capitale des pays barbay^esques.
47
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
nouvelle Église, c’était bien le martyr qu’il fallait mettre à sa nais-
sance pour qu'il lui portât bonheur. « Les larmes, nous dit saint Au-
gustin, sont le sang de l’âme. » Or l’histoire nous apprend que le
sang féconde les œuvres qui doivent réussir.
Mgr Dupuch était né à Bordeaux, le 21 mai 1800, d’une riche fa-
mille de négociants. Il fut d’abord reçu avocat, mais à peine avait-il
mis le pied dans la carrière du barreau, qu’il se décida à en suivre
une autre. Il entra au séminaire de Saint-Sulpice, où il fut ordonné
prêtre en 1825. Mgr Daviau, archevêque de Bordeaux, le plaça dans
la mission diocésaine qui venait de se fonder. Lorsque, dans ces temps
malheureux où toutes les institutions religieuses étaient si facilement
prises à mal, la mission diocésaine fut supprimée, le jeune ex-mission-
naire se livra tout entier à des œuvres de charité. Ce second minis-
tère, comme le premier qu’il avait rempli, allait parfaitement à sa
nature toute de bonté, d’entrain et d’enthousiasme. « Il est peu de
« nos campagnes, dit un écrivain bordelais*, qui ne l’aient vu et en-
« tendu prêcher avec cette abondance et cette chaleur de l’âme qui
« est la véritable éloquence du prêtre. » « Nous voyons, dit le cardi-
« nal-archevêque de Bordeaux les institutions les plus multipliées
« surgir comme par’enchantement sous ses pas. La charité pour lui
« est une lyre harmonieuse dont une main habile fait vibrer toutes
« les cordes et redit les mélodies les plus diverses et les plus suaves.
« Ici, c’est l’enfance abandonnée, recueillie dans les salles d’asile ;
« là, ce sont des bras ouverts à de pauvres orphelins de la Teste, que
« les fureurs de l’Océan ont privés de père et d'appui ; tantôt ce sont
<c de jeunes montagnards descendus de la Savoie au milieu des dan-
« gers de nos grandes villes, et protégés par la sollicitude la plus tou-
« chante; plus tard, c’est une colonie agricole fondée par ses soins.
« A peine si nous trouvons dans notre belle cité une œuvre, un asile
« de malheureux et de pauvres qui ne redisent à nos oreilles le nom
« mille fois béni de celui que nous pleurons. » Mgr Dupuch était
décoré. En ce temps-là, où la croix d’honneur était très-rare dans le
clergé, c’était une véritable distinction, i Le gouvernement de Louis-
Philippe choisit donc, pour premier évêque d’Alger, un prêtre vrai-
ment populaire, dont tout le monde faisait l’éloge, que tous ceux qui
. le connaissaient aimaient cordialement, mais populaire surtout parmi
lespetits et les pauvres. «Il donnait sans compter,» nous dit Mgr Pavy.
Cela est vrai plus qu’on ne pourrait le croire. Lui-même nous ap-
prend « qu’il avait, en 1830, sacrifié tout son patrimoine, 200,000 fr.,
* Justin Dupuy, Journal de laGuienne.
* Discours prononcé le 12 juillet, par Son Éminence le cardinal-archevêque de
Bordeaux, aux obsèques de Mgr Dupuch.
48
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
« à un membre de sa famille que des revers de fortune venaient de
a frapper, et qu'au moment où il partit pour son apostolat d’Afrique,
« il était presque un peu plus que pauvre^ ayant contracté certains en-
« gagements pour sa nombreuse famille adoptive » Il ne se doutait
pas que les questions d’argent valent la peine qu’on en prenne souci.
Hélas! il l’apprit plus tard et par une rude leçon.
Nommé par le roi le 29 août 1858, préconisé à Rome le 13 sep-
tembre, Mgr Dupucli fut sacré à Bordeaux le 18 octobre. Sa lettre
pastorale de jj^ise de possession de son diocèse esi datée du jour même
de son sacre ; il y exprime, avec la plus grande insistance, le désir
qui le presse d’aller se dévouer à sa magnifique mission. Nous trou-
vons là Mgr Dupuch tout entier, son cœur plein de dévouement et son
imagination charmante qui se répandent sans règle et sans mesure.
Il avait choisi des armoiries qu’on ne peut voir, ce nous semble, sur
ce premier mandement, sans éprouver un sentiment de tristesse,
parce qu’en les voyant, on songe tout naturellement à la fin de cet
épiscopat. C’était un pélican se déchirant les flancs pour faire boire
son sang à sa couvée, avec cette devise : Ita et nos faceremus. Cet
emblème n’était pas selon la science, mais il était plein de poésie et
exprimait l’ambition de son âme : se donner tout entier à la famille
dont il devenait le père.
S’adressant aux Arabes, il leur disait :
« On raconte que vous entendez admirablement le langage expressif des
figures et des signes ; puisque c’est le seul que nous puissions directement
vous adresser, lisez ce que nous sommes, ce que nous serons toujours pour
vous, dans la divine et touchante figure que nous avons choisie, que le Sau-
veur qui nous envoie nous a inspiré de choisir, pour vous parler dans un
langage que nous comprenions également. Le signe qui décore la première
page de notre lettre, qui en va orner et munir les dernières lignes, c’est le
nôtre ; toutes nos lettres, tous nos actes, tous nos rapports avec vous, en
seront marqués, partout il nous accompagnera ; tel il aura brillé à l’autel au
jour solennel de notre consécration épiscopale, attaché aux flambeaux ar-
dents du sacrifice, tel il brillera toujours devant vous. Heureux s’il n’a pas
perdu son éclat au jour de nos funérailles paternelles, et si, compris enfin
par vous dans toute sa plénitude d’amour et de force, vous le gravez un
jour, en l’arrosant de vos larmes, sur notre tombe, que nous choisissons
déjà parmi les vôtres, parmi celles de vos parents, de vos amis les plus chers!
Bien-aimés frères, à ce signe vous nous reconnaîtrez, et par là aussi nous
vaincrons; car ce sont nos armes, la charité, le dévouement, les blessures,
le sang, l’amour de tous nos enfants et de tous nos chers diocésains de
l’Algérie. Tendre pélican du désert, sois le lien du passé et de l’avenir pour
* Quelques notes intéressantes à consulter, à l'occasion de la démission de V évê-
que d'Alger.
49
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
le pauvre directeur de la petite œuvre de Bordeaux et pour le pauvre évêque
d’Alger ; toi et tes petits qui se pressent autour de toi dans le nid que tu
leur as bâti pour boire, à ton sein déchiré, le sang qui coule jusqu’à ta
mort ; toi et ta devise ; ita et nos faceremus. »
Quelque hâte qu’il eût de se rendre dans son diocèse, Mgr Dupuch,
suivant un ancien et pieux usage, voulut aller auparavant visiter le
tombeau des saints apôtres et recevoir la bénédiction du prince des
évêques. Il était à Rome au mois de décembre. Dans le bref daté du
14 de ce mois, qui accompagnait les présents que Grégoire XYI faisait
à l’église cathédrale d’Alger, le souverain pontife lui disait : « Et
« vous, vénérable frère, vous serez comme un don précieux dont la
« présence consolera le troupeau de Jésus-Christ, encore petit dans
« ces contrées. Un champ immense est ouvert à l’exercice de votre
« vertu, il embrasse tout le pays autrefois soumis à Alger. »
Mgr Dupuch, avec quatre ou cinq prêtres qui l’avaient accompagné
à Rome, arriva à Alger le 31 décembre 1838, et prit possession de son
diocèse le 6 janvier 1839.
Dans quelles dispositions le prêtre pétait-il alors reçu en Algérie?
C’est une question qui se pose ici naturellement et à laquelle nous
voulons répondre. Le prêtre ne rencontrait aucune hostilité chez les
Arabes; il leur inspirait, au contraire, respect et confiance, il était et
il est toujours pour eux un marabout. Ces sentiments de respect et
de confiance existent encore ; on a eu tort sans doute de leur donner
une portée qu’ils n’ont pas, de les prendre pour une disposition à se
faire chrétiens ; mais on a eu tort aussi de n’en pas tenir compte : ils
pourraient servir beaucoup à Y assimilation. Nous reviendrons sur ce
sujet.
Quant à l’armée et à la population civile européenne, le prêtre était
partout accueilli avec honneur et avec bonheur. Comment aurait-il
pu en être autrement? Chez tous il réveillait les souvenirs de la jeu-
nesse, de la patrie, de la famille.
Les lettres d’un jeune prêtre qui avait fait de grands sacrifices
pour suivre Mgr Dupuch en Afrique, et qui a raconté au jour le jour
les débuts de son apostolat, ne laissent aucun doute à cet égard.
Le 8 février 1839, M. l’abbé Suchet écrivait d’Alger, deux jours
après y être arrivé :
« Hier monseigneur me conduisit en visite chez les notabilités françaises.
M. Vallée, maréchal gouverneur, me reçut de la manière la plus aimable...
Il vient de faire choisir la plus belle mosquée de Constantine pour en faire
la plus belle église catholique de la colonie. 11 a demandé à monseigneur de
m’envoyer pour fonder cette nouvelle église*. »
* Lettres édifiantes et curieuses sur V Algérie, p. 5.
Septembre 1861.
4
so
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
Et, le 27 février, de Constantine :
« Monseigneur s’est décidé à m’envoyer à Constantine comme la ville la
plus importante de la colonie, et où aucun prêtre n’avait encore paru depuis
quatorze cents ans. C’est une ville tout à fait africaine, située dans l’inté-
rieur des terres, entre la mer et le grand désert Sahara, qui fait partie
de ma juridiction Le jour même de mon arrivée à Bône, le général
de Grimpré, qui est gouverneur de cette ville, voulut m’accompagner lui-
même à Hippone, avec son aide de camp, M. Gay, et un détachement de
chasseurs d’Afrique, tous à cheval. On me fit monter un cheval arabe, et je
traversai ainsi, en soutane et chapeau tricorne, toute la ville de Bône, au
milieu de cette honorable et brillante escorte environnée d’une foule de cu-
rieux tant Européens qu’indigènes, qui' étaient tous ébahis de l’honneur qu’on
rendait au marabout, au muphti français; c’est ainsi qu’on m’appelle*. »
Et, le mars, encore de Constantine ;
« Je fais arranger en ce moment la grande et belle mosquée du palais
d’Achmet, souverain détrôné de la province de Constantine, pour en faire
une première église paroissiale, dont je serai le premier curé; c’est après-
demain dimanche que j’aurai le bonheur de bénir cette mosquée, d’en faire
un temple catholique et d’y célébrer la première messe... Le général baron
de Galbois, gouverneur de la province de Constantine et de Bône, m’a reçu
avec la plus franche cordialité; il a voulu que je partageasse sa table et son
logement, qui est le palais de l’ancien Achmet-Bey ; je loge dans la chambre
même du bey, meublée telle qu’elle était quand il l’habitait. Je couche dans
son lit même ; rien de plus magnifique que ce palais »
Un soldat, ancien enfant de chœur à la cathédrale de Toulouse,
nous a raconté la solennité de celte première messe que M. Suchet
célébra dans la mosquée d’ Achmet-Bey ; il était à la prise de Con-
stantine.
« Nous n’avions pas un seul prêtre, nous disait-il; c’était plus triste qu’on
ne pourrait se l’imaginer. Quoiqu’ils aient l’air de s’en soucier peu durant la
vie, les soldats sont tous chrétiens à la mort : les mourants me priaient de
leur chanter des î)e profiindis et des Miserere. »
Aussitôt que ce soldat apprit qu’un curé était venu, il courut lui
offrir de chanter une messe en musique. Le général fit à cet effet un
ordre du jour. Tout le monde voulut contribuera celte fête. Les mu-
siciens furent au nombre de plus de trois cents.
L’évêque n’était certainement pas moins bien accueilli que son
grand vicaire. En racontant comment, après les malheues de son
* Lettres édi liantes et curieuses sur l’Algérie, p. 9.
s/é., p. 16.
51
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
épiscopat, il fut obligé de quitter furtivement Alger, Mgr Dupuch
nous rappelle le triomphe qu’on lui avait fait le jour où il y arriva
pour la première fois.
« Vingt-quatre rameurs d’élite n’avaient pas élevé leurs avirons en signe
d’honneur, la flamme ne couronnait pas la proue de sa barque; les mate-
lots des bâtitnents de guerre n’étaient pas montés sur les vergues de
leurs vaisseaux pavoisés pour saluer de leur triple cri de Vive le roi! le ca-
non ne grondait pas sur terre et sur mer; les cloches ne sonnaient pas
leurs triomphales volées; le peuple ne se pressait pas sur les quais, aux
balcons, sur les terrasses ; et sept ans douze jours auparavant, il en était
ainsi pourtant à celte heure environ*. »
Que s’est-il donc passé durant ces sept ans douze jours? qu’est-ce
qui a amené un départ si triste après une arrivée si triomphale?
Nous voudrions donner une réponse satisfaisante à cette question
par l’histoire de l’épiscopat de Mgr Dupuch; par l’iiistoire, disons-nous;
non, encore moins, nous n’avons pas besoin de le dire, par l’accu-
sation. Nous avons toujours remarqué que l’éloge ni le blâme de
parti pris ne peuvent rien produire de bon : le blâme ne fait qu’irriter,
et personne ne croit à l’éloge.
Mgr Dupuch, aux premiers jours de son épiscopat, s’appelait tantôt le
successeur de saint Augustin, tantôt le successeur de trois cent quatre-
vingts évêques; le pape, à Rome, lui avait dit : Un champ immense est
ouvert à l'exercice de votre vertu; il embrasse tout le pays soumis autre-
foisà Alger. Le diocèse dont il prenait possession le 6 janvier 1859
était donc fort grand en souvenir et en espérance; mais il était petit
en réalité. L’imagination de l’évêque très-naturellement se complai-
sait dans le passé et dans l’avenir; mais c’était sur le présent qu’il
devait régler ses pensées et sa conduite ; il avait besoin, lui peuLêtre
plus qu’un autre, et à cause de sa nature ardente, et à cause des cir-
constances où il était placé, de se remettre souvent dans l’esprit le
conseil que saint Vincent de Paul ne cessait de répéter aux âmes zé-
lées deson temps, savoir : qu’il fautéviter, dans les œuvres dont nous
sommes chargés, de vouloir devancer la Providence, au lieu de se
contenter de la suivre.
Le ministre de la guerre avait dit aux Chambres : « Le clergé ca-
« tholique de l’Algérie se composera de vingt-quatre prêtres environ,
« y compris le clergé de la cathédrale, et entraînera une dépense
« d’un peu plus de cinquante mille francs. Ce personnel suffit en ce
« moment ; mais il est destiné à s’accroître avec les besoins. » En
* Essai sur l'Algérie chrétienne, romaine el française, p. 577,
52
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
cette année 1859, il n’y eut que dix-sept titres ecclésiastiques créés :
trois chanoines , un curé et un vicaire à Alger ; un curé et un vicaire
à Oran ; un curé et un vicaire à Bône; un curé à Constantine, à Phi-
lippeville, à Bougie, à la Galle; et quatre prêtres auxiliaires qui restè-
rent sous la main de l’évèque pour être employés selon qu’il jugerait
à propos ; l’œuvre de la propagation de la foi rétribuait sept autres
prêtres auxiliaires.
Y a-t-il lieu de se récrier contre la parcimonie du gouvernement à
propos de ce premier établissement religieux en Algérie? Sans doute
nous désirerions qu’on en eût fait davantage; mais, à la rigueur, et
avec beaucoup de zèle, toutes les principales localités de nos possessions
d’Afrique pouvaient, dans ce temps, être desservies par une vingtaine
de prêtres. Nous ne devons pas nous attendre que les gouvernements,
dans leurs dépenses et leur conduite, se placent exclusivement, ou
môme se placent surtout au point de vue religieux, au moins dans
notre siècle, va ajouter plus d’un lecteur, car les siècles présents ne
sont jamais flattés. Mais, même dans le passé, les faits ne manquent
pas pour prouver que le Sw'sum coi^da que prêche le christianisme
n’a jamais été pratiqué que par un effort difficile et rare par consé-
quent. Nous venons de lire une Vie de Christophe Colomb écrite dans
un sens chrétien poussé peut-être jusqu’à l’exagération, car l’auteur
veut faire de Christophe Colomb principalement un apôtre de Jésus-
Christ. L’éclat des personnes et des choses que fournissait Ferdinand
le Catholique pour les premières expéditions nous est donné dans
tous ses détails. Rien n’y manque, excepté un prêtre, un aumônier.
Avant la fin du mois de juin, moins de six mois après son arri-
vée, Mgr Dupuch avait visité tout son diocèse. Durant tout son épi-
scopat, il ne se lassa pas de parcourir l’immense territoire sur lequel
s’étendait sa juridiction. Au moment de le quitter, il disait au pape
qu’il l’avait « visité cent fois depuis la régence de Tunis jusqu’à V em-
pire du Maroc^ dans lequel même il avait pu pénétrer^. Ce qui l’atti-
rait et le retenait dans ses courses, c’étaient moins les choses du pré-
sent que les choses du passé. A Constantine, l’ancienne Cirta^ dans un
sanctuaire à moitié conservé et dans un baptistère conservé presque
tout entier, il voyait le sanctuaire et le baptistère de la basilique que
Constantin ordonna de reconstruire aux frais du trésor public pour
remplacer celle que les donatistes avaient enlevée aux catholiques.
En avant de la ville, sur les berges rocheuses et escarpées du Rum-
mel, il lisait gravé sur le roc : Passio beatorum martyrum Mariani et
Jacobi... rememoramini in conspectu Domini quorum nomina scitis. A
Oran, à Arzew, à Cherchel, _à Sétif, à Tyrasa; partout il en était de
* Mémoire à Sa Sainteté le pape Grégoire XVI, p. 39.
55
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
même; partout des lieux illustrés par les héroïques combats des mar-
tyrs; partout des vestiges de la puissance, de la grandeur, des splen-
deurs anciennes du christianisme, dans ces vastes contrées mainte-
nant si abandonnées, dont il était seul évêque, où il ne voyait çà et
là, à de grandes distances, que quelques chrétiens, un prêtre, et,
pour célébrer les offices divins, une baraque en planches.
On a exprimé un des principaux traits de son caractère, en disant
qu’il avait la religion des souvenirs. Ce trait de caractère est frap-
pant, en effet, dans ses écrits et dans les actes de son administration.
« J’ai interrogé, écrivait-il au pape, les ruines des églises qui, par mil-
liers, avaient péri sur cette même terre ; j’en ai exhumé tous les monuments
que j’ai pu rencontrer et plus que des monuments, les ossements des pon-
tifes et des martyrs ; j’ai recherché, depuis Gibraltar jusqu’au fond de la
Sicile, et en Portugal et en Espagne, et dans les Gaules, ma patrie, et sur
tous les rivages de l’Italie et dans les îles de la Méditerranée célèbres par
l’ancienne hospitalité des saints, les traces de ceux qui furent et les premiers
apôtres et les plus pures gloires de l’Afrique ; j’ai pu les retrouver pour la
plupart, et avec elles leurs sacrées dépouilles; j’avais obtenu et je préparais
leur retour, que d’autres plus heureux pourront consommer. »
Il se plaignait incessamment que les débris des monuments chré-
tiens ne fussent pas assez respectés par le génie militaire, et il lui
arrivait de porter ses plaintes jusqu’à Paris; il poursuivait sans cesse
quelque projet de reconstructions d’anciennes églises, ou de trans-
lations triomphales de reliques. II s’abandonnait à tous ces sentiments
avec la plus entière naïveté. La pensée ne lui venait pas qu’on pût
lui reprocher de ne pas assez comprendre que, dans les commence-
ments, il faut s’en tenir au nécessaire ; de trop sacrifier à certaines
dévotions particulières, et de ne pas réserver tous ses efforts pour des
entx’epriscs qui fussent possibles, et dont l’utilité fût au moins géné-
ralement reconnue.
Il y a dans l’Algérie un lieu qui devait être l’objet particulier de son
culte, Hippone. Que de projets Mgr Dupuch forma, de combien de
douces illusions il se berça sur ces ruines ! C’est là qu’il est intéres-
sant à étudier, là que son âme se révèle tout entière ; aussi on nous
pardonnera de nous y arrêter. Nous trouvons Mgr Dupuch à Ilip-
pone le 28 avril 1859 ; il adresse à tous les évêques de France la
prière de souscrire chacun pour cent francs, afin d’élever un monu-
ment en l’honneur du grand saint Augustin. Nous l’y trouvons encore
le 28 août de la même année ; ce jour-là il pose solennellement, avec
le concours de toutes les autorités, la première pierre du monument,
pour lequel les évêques de France se sont empressés de souscrire.
Nous l’y trouvons encore le 28 août de l’année suivante , ce jour-là il
54
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
écrit une description de ce qu’il voit et de ce qu’il rêve. Comme on
reconnaît bien dans ces pages l’homme qui si facilement prenait son
imagination pour la réalité!
« Nous sommes assis à mi-côle sur le revers oriental du second mamé-
lon, sur les fondations mêmes du monument qui commence à s’élever. 11
sera de forme circulaire, entouré d’un portique soutenu par vingt-huit co-
lonnes de marbre blanc; le jour descendra d’en haut et éclairera d’une
douce lumière tempérée par les vitraux l’autel et les dix mémoires, memo-
rias, selon l’expression d’Augustin, qui consacreront le souvenir paternel du
saint évêque et des dix jeunes hommes qui, dans ces mêmes jardins, se
sanctifièrent avec lui par la prière et l’étude des saintes lettres. »
Ce monument de saint Augustin a été achevé ; il ne ressemble pas à
la description qui précède.
« Il est bien simple, écrivait M. l’abbé Sibour le jour où on l’inaugurait,
mais la beauté du paysage et la majesté des souvenirs lui communiquent
une sorte de grandeur : il consiste en un autel de marbre blanc placé sur un
socle circulaire à deux gradins revêtus aussi de marbre. Le pourtour du
socle inférieur est de trente mètres. »
Mgr Dupuch est encore à Hippone le 20 janvier 1841; ce jour-là,
sous cette adresse : A tous ceux qui liront ces pages, mes frères dans
la foi, il écrit :
« Le 28 août dernier, j’étais à Hippone royale, je venais d’y célébrer les
saints mystères; là, parmi ces pierres, ces saints débris, une douce idée du
ciel descendit dans mon âme profondément recueillie, la voici : que je se-
rais heureux si, avant de mourir, je pouvais rebâtir son église, sa basilique
de la Paix I II est vrai que déjà s’élève au-dessus des citernes antiques un
monument fraternel, gage touchant de la piété des vénérables évêques de
France; mais il est vrai que ce n’est pas assez. »
Et il propose une souscription h l’Afrique chrétienne ou Recueil de
lithographies et notes destinées à faire connaître ce qui reste de plus
précieux dans les monuments chrétiens de l’ancienne Afrique, ce qui
renaît dans le nouveau diocèse d’Alger. Ce projet n’eut pas le moindre
commencement d’exécution, mais un projet échoué était vite rem-
placé par un autre dans cet esprit ardent; il était si prompt à l’espé-
rance! et les espérances qu’il concevait facilement, il les communi-
quait avec la môme facilité. 11 avait fait des démarches afin que l’ordre
de Saint-Augustin se chargeât de la reconstruction de la basilique de
la Paix et du monastère qui lui était uni. Sur une réponse de Philippe
55
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
Angelini, général de l’ordre, qui pouvait lui donner quelque espoir, il
fît, le 4 mai 1845, la communication suivante datée d’Hippone :
« Nous avons la certitude et nous vous l’annonçons, frères bien-aiinés,
dans l’effusion de notre joie et de notre reconnaissance envers ce Dieu de
qui procède tout ce qui est bon, envers saint Augustin, dont le bras a com-
mencé si visiblement à nous bénir, nous avons la certitude que bientôt, au
retour du saint anniversaire du 50 octobre, se relèveront, par les soins et les
largesses filiales de ses disciples, et les murailles de sa basilique et celles de
son monastère, sur leurs ruines sacrées si providentiellement conservées. »
Pas une pierre ne fut remuée.
Le temps des grands édifices religieux n’était pas arrivé pour l’Al-
gérie. La guerre avait recommencé dès le mois de novembre 1835;
Abd-el-Kader, croyant s’être assez fortement organisé, irrité d’ailleurs
par le passage des portes de fer, nous attaque sur tous les points.
Cependant l’Église ne cessa pas de se fortifier et de s’étendre. En
1840, furent reconnus par le gouvernement un titre de grand vicaire
et deux titres de curé, l’un pour Bouffarick, l’autre pour Dely-lbra-
him. Et, le 4 novembre de la même année, le maréchal Valée écrivait,
du quartier général de Blidah, la lettre suivante, qui mérite d’être
conservée parmi les plus précieux monuments de notre histoire.
« Monseigneur,
« Je me suis empressé, à mon retour de Médeah, de m’occuper de la nou-
velle colonie de Blidah ; je l’ai trouvée en voie de prospérité; elle sera bien-
tôt, je l’espère, une nouvelle Philippeville.
« J’ai pensé, comme je le devais, à donner à ses habitants les moyens gé-
néralement désirés de pouvoir remplir les devoirs de leur religion, et j’ai
affecté au culte catholique une mosquée la plus belle de la ville.
« Cette mosquée, employée maintenant comme magasin, a reçu sa nou-
velle destination, à la grande satisfaction des indigènes. Je donne des ordres
pour que le minaret soit immédiatement surmonté d’une croix qui, annon-
çant le règne de la religion chrétienne, constatera mieux que toute autre
chose l’occupation définitive.
« Vous aurez, monseigneur, à nommer un ecclésiastique pour desservir
cette nouvelle église et à pourvoir aux objets nécessaire à l’exercice du
culte. »
« Veuillez agréer, » etc.
Mgr Dupuch se trouva mêlé aux événements de la guerre; on ne
peut pas raconter son épiscopat sans parler de ce fameux échange de
prisonniers dont on a fait tant de bruit, trop de bruit peut-être. Les
Arabes égorgeaient tous les nôtres qui tombaient en leur pouvoir ;
56
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
Abd-el-Kader s’efforça de détruire cet usage barbare et y réussit jus-
qu’à un certain point. Dès lors il put être question entre lui et nous
d’échange des prisonniers. M. Massot, sous-intendant militaire, avait
été pris par les Iladjoutes le 4 octobre 1840, pendant qu’il se rendait
de Donem à Alger par la diligence. Mgr Dupuch, avec l’autorisation
du maréchal Valée, fit des démarches pour obtenir sa liberté. Abd-
el-Kader répondit à ses démarches par la proposition d’un échange
général de prisonniers, et annonça queSidy-Maliommet-ben-Allali, son
khalifat, avait ses pleins pouvoirs pour terminer cette affaire. Abd-el-
Kader espérait trouver ainsi des ouvertures à la paix. Les tribus étaient
extrêmement fatiguées de la guerre, et il sentait le besoin d’y mettre
fin. Le maréchal Valée n’accepta pas sa proposition ; il avait pour cela
de puissants motifs : il ne voulait pas laisser croire à l’émir que la
France eût aucune intention de traiter avec lui.
Le général Bugeaud, qui succéda au maréchal Valée, avait, sur ce
point, la même manière de voir. Plus que personne, il devait penser
que la France n’avait que trop contribué, par des traités, à faire une
souveraineté au fils de Mohhy-ed-Den ; mais il trouva heureusement
un moyen de concilier la politique et l’humanité : il mit à la disposi-
tion de l’évêque tous les prisonniers musulmans qui étaient entre nos
mains, et l’autorisa à traiter de l’échange en son nom propre. Cela
devenait une affaire entre deux chefs religieux, à laquelle le gouver-
nement français ne prenait aucune part. La négociation étant déjà
assez avancée par correspondance, MM. Statter, secrétaire général de
l’évêché, Berbruger, Franchen et Justin Dumanoir, partirent d’Alger,
le 29 mars 1841, pour aller la terminer auprès du khalifat Ben-Allah.
On croyait généralement, dans l’armée française et chez les Arabes,
que, sous l’échange des prisonniers, il y avait la paix : les Français
s’en montraient mécontents et les Arabes fort heureux.
Ben-Allah, aussitôt qu’il eut pris connaissance de la lettre que lui
écrivait Mgr Dupuch, répondit aux commissaires : « J’accepte tout ce
que propose l’évêque. » La négociation semblait donc terminée, lors-
qu’on apprit que l’armée était sortie de Blidah pour ravitailler Milia-
nah et Médeah; ces ravitaillements ne pouvaient se faire que par des
corps d’armée et amenaient toujours des combats. Ben-Allah se mon-
tra d’abord assez irrité et partit pour aller combattre à la tête de ses
cavaliers. Les commissaires français furent dirigés vers l’intérieur,
ils restèrent neuf jours au camp du chélif. Abd-el-Kader y vint durant
leur séjour, ils lui envoyèrent une lettre de l’évêque dans laquelle
étaient rapportées ces paroles du général Bugeaud : « Monseigneur,
« je vous remets les prisonniers afin que vous accomplissiez votre
« œuvre d’humanité; mais j’entends rester complètement étranger à
« tout ce qui pourra se faire relativement à Y échange. » Abd-el-Kader
LA. NOUVELLE EGLISE D’AFRIQUE.
57
leur fit dire que, puisqu’il ne s’agissait que de l’échange des prison-
niers, ils n’avaient affaire qu’à Ben-Allah. Ils arrêtèrent, en effet, le
9 avril, toutes les conditions avec Bsn- Allah, qui, le 16 mai, envoyait
à Alger une lettre portant « que Monseigneur voulût bien se rendre le
« mardi 18, à une heure^ à la houche Mouzaia (ferme Mouzaïa, près de
« Bouffarick); que lui, Sidy-Mohammet-Ben-Allah,y serait avec tous les
« prisonniers fratiçais qu'il avait pu réunir pour opérer V échange con-
« venu. » Le 17, à cinq heures du soir, Monseigneur arrivait à Bouf-
farick avec les prisonniers arabes. Les femmes et les enfants avaient
été portés dans douze voitures; les hommes suivaient à pied. Mais là
on apprit une nouvelle de nature à inspirer de grandes craintes ; le
généralBaraguey-d’nilliers,continuantses opéra tiens militaires, s’était
emparé de la houche Mouzaïa, rendez-vous fixé pour l’échange. Mon-
seigneur se hâta d’écrire au khalifat pour lui exprimer l’espoir que
les prisonniers ne seraient pas victimes de cet événement qui n’avait
pas dépendu de lui et qu’il déplorait. Le^^khalifat était à quelques heu-
res de Biidah. Le 18, il répondit d’une manière satisfaisante; les
quatre commissaires qui avaient déjà traité avec lui, M. Statter ex-
cepté, qui était remplacé par M. Suchet, vicaire général, allèrent le
trouver, et, le 19, l’évéque, suivant les dernières conventions arrêtées,
s’avança sans aucune escorte, en avant de Biidah, hors la portée du
canon, et remit les prisonniers arabes au khalifat, qui lui remit les
prisonniers français. Quelques jours après, le khalifat envoyait à l’é-
vêque neuf autres prisonniers qui n’avaient pas pu être rendus avec
les autres à cause de leur éloignement. La lettre d’envoi portait :
« Avec ces nouveaux prisonniers, je t’envoie vingt chèvres avec leurs
« petits pour nourrir de leur lait les enfants qui n’ont pas de mère,
« car je n’ai pas oublié que tu en avais acheté deux pour nourrir les
« petits enfants de nos femmes arabes pendant qu’elles étaient pri-
« sonnières à Alger. »
A cet épisode que nous venons de raconter brièvement, il y a
comme un appendice que nous aurions tort d’omettre. Le général
Bugeaud venait de prendre Mascara ; dans un des forts de la ville on
trouve inscrits sur les murs les noms de cinquante-six prisonniers
français ; au bas de cette liste étaient ces mots : « Nous ne savons où
« nous allons... A la garde de Dieu. » M. Suchet sollicita la mission
d’aller à la recherche de ces malheureux captifs, promettant de les
ramener, fallût-il aller les chercher jusqu’à Tlemcen et les demander
à Abd-el-Kader lui-même. Il trouva un généreux compagnon de son
dévouement, M. Toustain Dumanoir, qui lui servit d’interprète. Ils
allèrent, en effet, jusqu’à Abd-el-Kader, un peu à l’aventure, quoi-
qu’ils eussent un guide, car aucun chef arabe ne pouvait leur dire
d’une manière certaine où ils trouveraient le sultan, les colonnes expé-
58
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
dilionnaires du général Bugeaud ne le laissant pas séjourner long-
temps dans le même lieu. Ils le trouvèrent non loin de Mascara,
« assis sur la terre nue, au milieu d’un jardin d’orangers, de figuiers
« et de lauriers-roses^. » Le sultan les reçut très-gracieusement, se
mordra enchanté de ce que lui écrivait l’évêque, et témoigna pour sa
personne la plus vive vénération^. Il fit des réclamations en faveur de
quelques Arabes qui étaient dans nos prisons et même dans nos ba-
gnes, pour d’autres faits assurément que des faits de guerre. « Enfin,
« continue M. Suchet, après quelques plaintes contrôle gouvernement
« français et sur les malheurs de la guerre, il me dit : — Tes prison-
« niers français te seront rendus ; dès aujourd’hui je vais ordonner à un
« de mes cheicks de les conduire à Oran, d’où ils ne sont éloignés
« que de douze heures de marche®. » M. Suchet parla religion avec
Abd-el-Kader, dont la vue lui fit l’effet d’un suint évêque^ et dont les
paroles lui causèrent de pieuses illusions. Nous croyons que, dans ce
moment, la religion n’était pas la grande préoccupation de l’émir; sa
grande préoccupation, nous la voyons dans cet entretien qu’il voulut
avoir avec M. Suchet seul. Son secrétaire, qui savait quelques mots
de français, et M. Suchet quelques mots d’arabe, suppléaient de leur
mieux M. Toustain Dumanoir.
« Est-ce que la France ne veut pas la paix?
— Je pense qu’il est dans l’intérêt de la France de vouloir la paix.
— Et les Français qu’on appelle colons veulent-ils la paix?
— Oui, parce qu’ils désireraient commercer avec les indigènes.
— Et les ministres, veulent-ils la paix?
— Je n’en sais rien ; je pense que oui.
— Et le roi des Français?
— Comme la paix assurerait le bonheur des deux nations et que le
roi ne veut que le bonheur de ceux qui lui sont soumis, je crois qu’il
désire la paix.
— Et l’armée? et le général Bugeaud?
— J’ai entendu dire que le général gouverneur ferait la paix avec
les chefs de tribus pris séparément, mais jamais avec loi.
— Adieu, dit l’émir; nous nous reverrons. »
Et il fit conduire MM. Suchet et Toustain Dumanoir à une petite
distance de son camp, dans un joli vallon où, une heure après, il les
rejoignit avec son armée, quinze ou dix-huit cents cavaliers. Néan-
moins, ils ne le revirent pas ; le lendemain, ils furent réveillés par ces
mots : « Vite, vite, à cheval ! voilà les Roumi. » C’était, en effet, le
* Lettres édifiantes et curieuses sur l'Algérie, p. 399.
* Ibid.
3 Ibid., p. 404.
59
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
général Bugeaud qui, dans la nuit, s’était emparé du camp qu’Abd-el-
Kader avait quitté la veille.
L’écliange des prisonniers fut un événement très-éclatant auquel le
caractère de Mgr Dupucli était très-propre à donner du relief. Mais le
bruit est un danger pour le bien ; cet événement, à cause surtout de
son retentissement, eut des suites malheureuses. Les généraux trou-
vèrent que l’autorité ecclésiastique s’en était fait, ou qu’on lui en avait
fait trop d'honneur; que son rôle avait été démesurément agrandi à
leurs dépens. Il y eut des publications regrettables. Tous les éloges
étaient pour les Arabes et Abd-el-Kader ; les nécessités d’une guerre
exceptionnelle étaient signalées comme des cruautés, comme des bri-
gandages de notre noble armée, aussi jalouse de son humanité que de
son courage. Les militaires purent s’imaginer qu’ils devaient se gar-
der de trop de complaisance pour le prêtre, qu’ils devaient ne pas le
laisser s’immiscer dans leurs affaires. Ce sentiment pouvait aller, et
quelquefois, en effet, alla bien loin.
La mesure, en effet, n’était pas le caractère de Mgr Dupuch. C’était
une imagination poétique qui grandissait volontiers le bien et prenait
les rêves de son cœur excellent pour la réalité. Par exemple, à l’occasion
de la cérémonie pompeuse de la translation des reliques de saint Au-
gustin à Hippone, il avait écrit, dans l’ivresse de sa joie :
« Dix nouvelles églises, de nouveaux titres correspondant à nos nouveaux
besoins, une maison ecclésiastique, tout à la fois grand et petit séminaire,
solidement établie et déjà en partie dotée... Mais nous ne finirions pas,
N. T. G. F., si nous voulions énumérer tout ce que nous avons obtenu pour
vous, durant ces derniers temps et comme prix de ces courses multipliées à
l’egal de vos besoins et de notre amour. »
Mgr Dupuch s’exagérait les avantages obtenus par rapport à la
maison ecclésiastique et au petit séminaire.
Quant au grand séminaire, il obtint cette année pour l’établir et le
doter les 3,000 fr. qui lui avaient été déjà accordées la première an-
née de son épiscopat, pour entretenir à vie cinq ou six séminaristes.
Par une heureuse combinaison, dont nous allons parler, cette somme
si modique put être tout de suite fructueusement employée. Ce grain
de sénevé, habilement cultivé, est devenu un grand arbre.
Six églises seulement et quatre autres titres ecclésiastiques furent
créés en 1842. Les six églises sont : Mustapha supérieur, Kouba, Bli-
dah, El-Biar, Coleah, Douéra ; les quatre autres titres, un vicaire gé-
néral, un archiprêlre de la cathédrale, un quatrième chanoine, un
deuxième vicaire à Alger.
Avant de raconter les fondations religieuses qui datent de l’épisco-
60
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
pal deMgr Dupuch, nous devons en mentionner une qui remonte plus
haut. L’histoire de la nouvelle Église d’Afrique doit un souvenir tout
particulier aux sœurs de l’Apparition de Saint-Joseph. Elles furent les
premières; elles s’établirent à Alger en 1835. Si l’on songe à l’état de
la religion et à l’état de toutes choses en Algérie, en ces temps-là, on
admirera le courage et le dévouement qu’il leur fallut pour y venir
exercer leur ministère; elles forcèrent, en quelque façon, les portes
des hôpitaux, où quelques hommes de l’administration refusaient de
les admettre.
Des dissentiments regrettables, nés de quelques conflitsde juridiction,
éclatèrent entre Mgr Dupuch et madame Vialart. Ces dissentiments
causèrent une pénible émotion ; ils allèrent fort loin. La fondatrice de
nos premières sœurs et notre premier évêque se ressemblaient peut-
être trop, et par leurs qualités et par leurs défauts, pour qu’il ne leur
fût pas difficile de s’accorder. Les sœurs de l’Apparition de Saint-Jo-
seph étaient soutenues par les sympathies du pape et de la reine
Marie-Amélie, et avaient montré, durant le plus terrible choléra dont
on se souvienne, un héroïsme de charité qui leur avait attiré l’admi-
ration. Elles furent néanmoins forcées de quitter l’Algérie à la fin de
1842. Le général Bugeaud, qui avait voulu les défendre contre ce
qu’il appelait une persécution, dut signer l’acte par lequel les éta-
blissements publics qui leur avaient été confiés leur étaient retirés.
Les religieuses de l’Apparition de Saint-Joseph furent remplacées
par les sœurs de Saint-\incent de Paul. Voici l’arrêté du ministre de
la guerre qui suivit les arrangements pris avec M. l’abbé Dagret, vi-
caire général de l’évêque d’Alger, et M. l’abbé Étienne, procureur
général des Lazaristes.
« Hôpital civil. Douze sœurs seront, dès à présent, chargées du service
de l’hôpital d’Alger. Leur nombre ne pourra être augmenté qu’avec mon
autorisation ; elles seront spécialement préposées au soin de la pharmacie,
de la lingerie, de la cuisine, de la buanderie, et généralement à tout ce qui
tient au service des malades; elles auront, sous leur autorité et direction,
des infirmiers et des infirmières en nombre suffisant pour satisfaire aux di-
vers services; et qui sera fixé par la supérieure.
« La supérieure des sœurs aura seule la police de l’intérieur de l’hôpital
et l’autorité sur les infirmiers et les infirmières.
« Maison de charité d' Alger. Neuf sœurs seront chargées de la maison
de charité ; l’établissement se composera de trois classes pour les filles,
d’un ouvroir, d’une salle d’asile, d’une pharmacie et du service, de la vi-
site et du soin des pauvres à domicile.
« Il sera fourni aux sœurs une maison assez vaste pour qu’on puisse y
établir ces divers services. Les frais d’entretien de cette maison seront sup-
portés par l’administration. 11 sera érigé une chapelle à l’usage des sœurs
et des enfants de l’école. »
61
LA. ÎSOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
L’existence matérielle des sœurs chargées de ces deux établisse-
ments était assurée d’une manière très-convenable.
Dans le programme des œuvres pour lesquelles il entretenait des
sœurs en Algérie, le gouvernement oubliait une espèce de malheu-
reux qui, dans ce pays plus encore que partout ailleurs, doit inspirer
l’intérêt et la pitié : ce sont les enfants qui n’ont pas de parents ou
que leurs parents ne protègent pas, ce qui, souvent, est encore pire.
La religion ne les oublia pas. Madame Yialart avait déjà recueilli un
certain nombre d’orphelines qui, de sa direction, passèrent sous celle
des sœurs de Saint-Vincent de Paul.
Les premiers règlements de l’orphelinat des filles avaient été dres-
sés par les dames de la Société de charité, de concert avec M. Étienne,
supérieur des sœurs de Saint-Vincent de Paul. La société des dames
de charité donna le matériel nécessaire et s’engagea à payer 15 francs
par mois pour chaque enfant admise. Les orphelines qui avaient
commencé sous madame Chalar, dans la maison de la Miséricorde, y
restèrent jusqu’en 1844. A cette époque, elles furent transférées dans
la maison du consulat de Danemark, dont Mgr Dupuch, qui l’avait
achetée enl859,céda l’usufruit pour vingt ans, moyennant 13,000 fr.
une fois payés. Ce marché ne put pas tenir, et en 1847 le gouverneur
général, avec l’autorisation du ministre de la guerre, loua pour elles
le palais Mustapha, qu’elles occupent aujourd’hui.
Celte société des dames de charité, dont il vient d’être question,
mérite bien d’avoir sa place dans notre histoire, au milieu des con-
grégations religieuses qui accouraient en Algérie soulager les misè-
res de toute sorte. « Sous l’inspiration de Mgr Dupuch, dès 1839, elle
« s’êtait formée de l’élite des dames d’Alger, sans distinction de culte
« et de nationalité ; bientôt leur nombre se multiplia avec les misè-
« res devenues leur héritage; par leur dévouement infatigable, elles
« purent donner de rapides accroissements à l’établissement des or-
« phelines. Elles s’occupaient en même temps des femmes indigentes
« en couche, des pauvres honteux, des convalescents de l’hôpital, des
« enfants exposés. » Madame de Bar fut présidente pendant sept ans.
Les ressources que l’Église possède sont vraiment admirables.
Comment ne pas faire cette réflexion quand on songe que, dans ces
premiers temps si difficiles, il n’y avait pas en Algérie un besoin pour
lequel elle n’eût un service tout prêt et parfaitement organisé? Dans
les environs d’Alger, à Mustapha supérieur, les dames du Sacré-Cœur
fondèrent en 1842 un pensionnat qui ne laisse rien à désirer aux fa-
milles pour l’éducation de leurs enfants. — A El-Biar, en 1843, les
religieuses du Bon-Pasteur d’Angers ouvrirent une maison de préser-
vation pour les jeunes filles exposées, et de refuge pour les filles
repenties. — Les sœurs trinitaires à Oran, dès 1840, desservaient
62
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
l’hôpital et avaient : orphelinat, salles d’asile, ouvroirs, écoles, pen-
sionnat. Leur bel établissement fut fondé par madame veuve Lyoude
et sa sœur, mademoiselle Bovet. Elles ne tenaient par aucun lien à
l’Algérie, et néanmoins Dieu leur inspira la pensée d’y employer
50.000 francs que M. Lyoude, de Crest (Drôme), avait laissés par
testament pour une fondation pieuse. Ces trois noms méritent d’être
gardés avec reconnaissance dans notre Église. — Les sœurs de la Doc-
trine chrélienne de Nancy, dans la province de Conslantine, étaient
chargées des mêmes œuvres dont étaient chargées les sœurs trinitai-
res à Oran. Elles s’établirent à Constantine en 1840, et en 1842 à
Philippeville et à Bône.
Les congrégations religieuses d'hommes, comme les congrégations
de femmes, vinrent donner leur concours à l’évêque d’Alger. Les
lazaristes arrivèrent , au nombre de quatre, avec les sœurs de Saint-
Vincent de Paul. L’Élat n’en rétribuait que trois. Ils étaient chargés
des sœurs de Saint-Vincent, des fdles orphelines et du séminaire. Le
séminaire allait commencer. C’est dans la maison que l’État céda aux
lazaristes, la pavivre et petite maison de Sainte-Philomène, qu’il a
pris son origine. M. Girard en fut le fondateur. Il recevait les
3.000 francs que le gouvernement avait accordés à l’évêque d’Alger,
dès les premiers jours de son épiscopat, pour entretenir quelques
élèves au grand séminaire d’Aix ; avec celte somme, il dut fournir à
tous les frais pendant l’année 1846. En 1844, la somme fut doublée,
et il porta le nombre des séminaristes à onze. C’était assurément un
bien modeste séminaire, 6,000 francs pour tous revenus et une mai-
son petite et incommode. Cependant, grâce à la direction de son supé-
rieur, qui n’avait pas moins de sagesse que de zèle et ne voulait que
ce qui était possible, mais le voulait fermement, on peut dire qu’il
était dès lors fortement constitué. Il n’a cessé de recevoir des déve-
loppements. M. Girard le dirige encore depuis dix-huit ans. Tout le
clergé de l’Algérie, à très-peu d’exceptions près, a été formé sous
lui ; c’est une des plus grandes faveurs que Dieu ait accordées à ce
diocèse naissant.
Les jésuites étaient déjà à Alger en 1840; l’œuvre de la propagation
de la foi fournissait à l’entretien de six pères : prêtres auxiliaires,
œuvre de saint François Begis, aumôneries des pénitenciers mili-
taires. Ils s’établirent à Constantine en 1841 : cure, vicariat, au-
mônerie de l’hôpital militaire, école normale; à Oran, en 1844 :
prêtres auxilaires, aumônerie de l’hôpital militaire. Aux jésuites doit
revenir principalement l’honneur d’une œuvre bien digne que nous
nous y arrêtions.
Cette œuvre, aujourd’hui prospère, l’Orphelinat pour les gar-
çons, date de cette époque. Elle fut due à l’initiative du P. Bru-
65
L\ NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
maull, directeur de l’œuvre des Orphelines. Une lettre, où ce digne
ecclésiastique exposait l’objet de cette création nouvelle de l’esprit de
charité, reçut tout d’abord les souscriptions suivantes, que nous
transcrivons textuellement :
tt Je souscris pour trois cents francs par an; Antoine-Adolphe, évêque
d’Alger. — Je souscris pour trois cents francs en 1845; le gouverneur gé-
néral, Bugeaud. — Déjà j'ai cru devoir promettre au nom de l’administra-
tion d' entretenir dans l’établissement des orphelins quelques enfants désignés
par elle, et je m' inscris personnellement pour un don de cent francs en 1843;
le directeur de l’iiilérieur, comte E . Gu^ôt. — Secourir les pauvres, se-
courir surtout les orphelins, dans un pays où malheureusement le climat et
les premières difficultés en feront beaucoup, est essentiellement une couvre
coloniale. Il est bon que ceux qui viennent peupler et cultiver l'Algérie aient
la certitude qiiils trouveront, pour eux et leurs enfants, tous les secours que
la charité et l’administration peuvent donner -.je souscris pour cent francs
en 1843; le directeur des finances, L. Blondel. — Je souscris pour cent
francs en 1843; l’intendant militaire, Appert. — Je souscris pour cent francs
en 1 843; Favré, contre-amiral. — Je souscris pour cent francs en 1843;
Duhard, président de la cour royale. »
Nous sommes persuadé que le lecteur nous saura gré d’avoir
transcrit tous les noms qui précèdent. Rien, croyons-nous, ne peut
mieux que celte pièce donner une idée de la manière dont la bien-
faisance s’est exercée en Algérie.
Le P. Brumault acheta, avec l’argent de sa compagnie, une
grande propriété, la propriété de Ben-Atnoun, où, dès l’année 1843,
il inslalla les orphelins; leur nombre augmenta rapidement; il lirait
d’où il pouvait pour fournir à leur entretien : dons j^articuliers, allo-
cations de l’administration, effets hors de service, rations de vivres,
bestiaux de razzia. Il obtenait des soldats pour travailler à ses terres
et y faisait travailler les orphelins, qu’il devait élever et qu’il élevait
pour l’agriculture. Il finit par obtenir de l’administration une allo-
cation régulière pour chaque enfant, et assura ainsi l’existence de cet
établissement, qui ne vécut d’abord que grâce à son activité et à son
habileté.
En parcourant les institutions religieuses de celte époque, dans
l’Algérie, nous en trouvons beaucoup moins pour l’éducation des
garçons que pour celle des filles ; il faut se souvenir que l’Université
y était établie dès 1845, et qu’en ces temps elle ne se contentait pas
de vouloir servir de modèle, mais qu’elle faisait tous ses efforts pour
rester seule. Cependant les frères de Saint-Joseph du Mans eurent
des écoles communales à Bône et à Philippeville en 1842, à Oran
en 1844.
64
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
Une autre fondation dont l’Algérie est fière, et qui remonte
également à ces jours de confiance et d’ardeur, est l’établisse-
ment des trappistes à Staouelli (1843). Le fondateur nous en a
raconté les commencements. Il était accompagné du P. Brumault
seul, la première fois qu’il vit les vastes terrains que l’Etat lui avait
concédés ; tout était couvert de broussailles ; il passa la nuit, au milieu
des palmiers nains, enveloppé de son manteau; son compagnon, plus
au fait de la vie d’Afrique, l’empêcha de rien allumer, de peur d’atti-
rer les bêtes féroces. Il éleva d’abord une baraque en planches;
1 avait déjà construit son beau monastère, lorsqu’il nous disait : « Je
« la conserve comme un souvenir précieux, c’est là que nous avons
« tous été logés. » Les trappistes payèrent un large tribut à l’insalu-
brité des premières cultures. Ils furent patients, courageux et persé-
vérants. « Il nous faut, à nous, peu de chose pour vivre, nous disait le
« P. Régis, et pourtant cet absolu nécessaire, souvent, la veille, je me
« suis demandé comment nous l’aurions le lendemain. J’allais à Alger
« et je frappais à toutes les portes pour me le procurer. » Nous devons
ajouter que toutes les portes s’ouvraient à lui très-volontiers. Quand
un homme déploie à un haut degré de l’énergie et de l’habileté, tout
le monde est porté à l’aider. D’ailleurs, l’abbé de Martais avait reçu
du ciel une grâce particulière pour se laire donner ; il a été le favori
de tous les pouvoirs qui se sont succédé en Afrique. Les généraux
surtout étaient charmés par un moine qui savait être très-saint et
très-aimable à la fois.
Aussi le succès fut rapide. Le 20 juin 1843, les trappistes faisaient
leur premier acte de possession en offrant le saint sacrifice de la
messe pour le repos de l’âme des soldats français qui avaient péri à
la bataille de Staouelli. Ils avaient dressé un autel de gazon sous le
palmier qui, le 19 juin 1830, le jour delà bataille, ombrageait la
tente du bey deConstantine ; le 14 septembre, ils posaient la première
pierre de leur vaste monastère, sur un lit de boulets ramassés dans
les champs dont ils devenaient propriétaires, et, le 19 août 1844,
Mgr Dupuch en consacrait la chapelle sous le titre de Notre-Dame de
la Délivrance, et, dans une lettre pastorale écrite à cette occasion,
après avoir décrit les magnifiques cultures qui avaient remplacé les
palmiers nains, il s’écriait : «Oh ! qu’il a fallu de sacrifices! quel
« concours de généreux efforts il a fallu pour fonder ainsi la Trappe
« de Notre-Dame de Staouelli, pour en conserver l’admirable et vrai-
« ment prodigieuse fondation! »
Voilà comment se fit le bien durant l’épiscopat de Mgr Dupuch;
l’évêque donnait l'élan, et les hommes qui étaient chargés des œu-
vres auxquelles il avait imprimé le premier mouvement les soute-
naient et les faisaient réussir, malgré les embarras dans lesquels il
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
05
les laissait, et que même quelquefois il leur suscitait. Ces ouvriers
de la première heure méritent les plus grands éloges. Ils ont sans
doute reçu du gouvernement des secours considérables; ces secours,
nous ne les avons pas dissimulés; nous n’avons jamais prétendu
que les prêtres, les religieux et les religieuses pussent vivre de rien
ni changer les pierres en pain pour nourrir les orphelins, les orphe-
lines et les autres pauvres. Le méiile de l’Église, dans l’Algérie, mé-
rite que personne, ce nous semble, ne peut nier, c’est d’avoir eu l’ini-
lialive de la bienfaisance et d’avoir fait abondamment fructifier les
dépenses qu elle a sollicitées de l’État.
Si l’on rélléchit aux difticutés que le bien l'encontre partout et à
tous les essais très-dispendieux et pourtant tout à fait infructueux,
qui ont été tentés en Algérie, on admirera les développements que
les fondations religieuses ne cessaient d’y prendre depuis 1842, et
les fruits qu’elles y portaient. Le clergé régulier s’accroissant aussi
continuellement, nous avons vu avec quel bonheur Mgr Dupucli an-
nonçait que dix titres ecclésiastiques avaient été créés en 1842; neuf
autres le furent pour chacune des deux années suivantes : en 1845,
les titres de desservant 1“ à Dranah, 2" à Medeah, 5“ à Milianah, 4“ à
Mers-el-Kébir, 5" à Mascara, 6“ à Gigelly, 7° de troisième vicaire à
Al ger, 8" de vicaire à Constanline, b** à Philippeville; en 1844, les
titres l"de cinquième chanoine, 2" de sixième chanoine, 5“ de, secré-
taire général, 4“ de desservant à Berkadem, 5“ à Sainte-Amélie, 6“ à
Orléansville, 7'^ d’aumônier à l’hôpital militaire d’Alger, 8“ à l’hôpi-
tal militaire d’Oran, 9° à l’hôpital militaire de Constanline.
L’Église d’Afrique ne cessait donc de progresser, nous avons suivi
ces progrès avec satisfaction.
. 111
«k
Mais voilà que tout à coup nous allons nous heurter, pour ainsi
dire, à un revers. Le 24 février 1845, Mgr Dupuch donne comimini-
cation au roi, en son conseil, de V ensemble des rapports qu’il a adres-
sés à M. le (jouverneur (jénéred, touchant l’état actuel du culte catho-
dique en Algérie. L’évêque se complaît souvent, dans son Mémoire, à
décrire avec son imagination de poète le bien que, durant sa visite
pastorale de ce mois, il a trouvé accompli dans son diocèse. « Ce
•« diocèse, s’écrie-l-il en terminant, je l’ai vu naître, je l’ai vu se dé-
« velopper de jour en jour, fondation par fondation, parmi bien des
« difficultés et d’inexprimables tribulations de cœur cl d’esprit insc-
Septembre 1801.
O
66
LA. NOUVELLE ÉGLISE D’AFIUQUE,
« parables de la position qu’on m’avait laite. Donc seul je peux le
« connaître ainsi à fond, avec ses soixante et quelques prêtres, ses
« cent trente sœurs de charité, ses églises et chapelles de toute sorte,
« ses différentes et nombreuses^institutions religieuses, et par consé-
« quent en apprécier la vie, si je peux m’exprimer ainsi, sa vie vraie,
« actuelle et palpitante ^ » Il signalait bien quelques paroisses où le
cimetière n’était pas clos, où les constructions cédées pour les offices |1
divins n’étaient pas convenables; quelques petites localités où le ser- i
vice religieux était difficile et même impossible; mais cela n’expli- ï
quait pas suffisamment la tristesse et le découragement qu’il laissait [
voir. Les faits étaient satisfaisants en somme, et pourtant on sentait !
que la communication au roi en son conseil était un cri suprême de dé-
tresse. Elle avait été écrite d'une main fiévreuse. Les événements don-
nèrent bientôt le mot de ce mystère. Hélas! le mystère n’existait
guère pour personne, au moins parmi les habitants d’Alger.
MgrDupuch avait des dettes énormes, et ses créanciers ne gardaient
plus de mesures dans leurs menaces ni dans leurs poursuites.
Nous avons dit que Mgr Dupuch ne connaissait pas la valeur de l’ar- j
gent. On s’imaginerait difficilement jusqu’à quel point cela est vrai. |
Au malheureux ou à l’aventurier qui s’adressait à lui dans un moment |
favorable, c’est-à-dire lorsqu’il était en fonds, il donnait sans comp- |
ter, ou il prêtait, ce qui presque toujours était la même chose. Il |
prêtait et il donnait alors même qu’il n’avait rien. A cette fin il em- - î
pruntait sans se laisser arrêter par les intérêts les plus exorbitants.
Dans les comptes qu’il a essayé de donner de son administration, de <
mémoire seulement, le défaut de précision ne le prouve que trop, on 1
trouve beaucoup d’articles comme celui-ci : Pour N. S. T. emprunt
fait avec intérêts accumulés n’ayant pas pu être remboursé pas plus ,
cpC eux et s'étant sans cesse renouvelé^ 20,836 francs. Sa bourse était à I
tous ; mais aussi il considérait facilement la bourse des autres comme
sienne. Les communautés d’hommes et de femmes, les curés, toutes ü
personnes qui lui venaient en mémoire dans un moment de pénurie |
éprouvaient la surprise de recevoir des billets qu’il avait passés à leur !|
ordre, oubliant même de leur en donner avis. |
Le défaut d’ordre, à’ économie, épuise promptement les ressources l
67
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
du ciel de l'abandonner, ordre qui nous est intimé par les personnes
qui prêtent honorablement et qui nous refusent. Mgr Dupuch se fit
sur ce point l’illusion la plus complète.
Dès la première année de son épiscopat, Mgr Dupuch emprunta
d’assez grosses sommes à 20 pour 100. Ses emprunts furent, chaque
année plus considérables, ses prêteurs plus usuriers et plus juifs. Il
ne pouvait pas en être autrement.
« Personne n’ignore, dit M. Montéra, les rudes conditions que les prê-
teurs d’Algérie imposent à leurs malheureux clients. Forcé de les subir,
Mgr Dupuch vit donc encore s’accroître le chiffre déjà si lourd des intérêts
que ses premiers emprunts exigeaient de lui chaque année, et qui, à la fin
de son épiscopat, s’étaient insensiblement élevés à la somme de 83,650 fr.
Elle n’étonnera aucun de ceux qui ont connu les rigoureuses exigences d’a-
lors ; à plusieurs même elle paraîtra bien au-dessous du chiffre auquel leur
expérience des affaires algériennes l’eût certainement évaluée. »
La Propagation de la foi ne pouvait pas souffrir que les fonds qu’elle
allouait au diocèse d’Alger s’arrêtassent dans les mains des usuriers.
Dès le mois de septembre 1844, au lieu de les envoyer, comme aupa-
ravant, à l’évêque, elle les envoya directement aux institutions qu’ils
devaient soutenir. Cette mesure porta le dernier coup au crédit de
Mgr Dupuch ; il s’en est plaint souvent, mais personne ne peut nier
qu’elle ne fût nécessaire. On doit louer Mgr de Bar et le R. P. Bru-
maull d’avoir eu le courage de la provoquer, et le conseil de Lyon
d’avoir eu le courage de la prendre.
Inutile de dire quelle fut alors la position de Mgr Dupuch au milieu
de ses créanciers.
« Dans cette extrémité, dit le Mémoire de M. Montéra, un dernier espoir
vint s’offrir, il l’accueillit avec bonheur. On lui proposait de devenir acqué-
reur, et il le devint en effet, d’une vaste construction et d’environ douze
mille mètres de terrains arrosés par des eaux magnifiques. Cette propriété
est connue à Alger sous le nom de propriété romane. Une seule difficulté se
présentait : l’administration des domaines pourrait bien avoir, disait-on,
certaines reprises à exercer, ou du moins certaines prétentions à élever sur
une portion de ces terrains. Les vendeurs n’avaient stipulé aucune garantie
à cet égard; mais Mgr Dupuch espérait qu’en considération de ses longs sa-
crifices et des services réels qu’il avait rendus à la colonie, l’administration
• ne balancerait pas à lever cet obstacle.
« Il rédigea donc, à cet effet, un Mémoire consciencieux qu’il s’empressa
d’adresser au ministère et aux principaux fonctionnaires de la colonie. L’un
d’eux, investi des plus grands pouvoirs, lui fit parvenir une réponse aussi
rassurante qu’honorable. Mais cette renonciation, disait-il, « dans le cas où
« en effet l’État croirait avoir des droits quelconques à faire valoir sur ces im-
(58
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
« meubles ; mais celte renonciation ou concession, comme on voudra l’ap-
« peler, est pour lui un service rigoureux de justice, de gratitude, d’hon-
« neur, de religion, de charité. »
« Alors plein de confiance, Mgr Dupuch n’hésita plus à accepter une offre
très-avantageuse qui lui avait été faite, celle de revendre cette belle pro-
priété, avec un bénéfice immédiat de cent mille francs, et à la condition
qu’il en garantirait la possession paisible contre toute réclamation du do-
maine de l’État. 11 le|fit sans hésitation et sans crainte ; mais, le jour même
de la signature de l’acte, par le nouvel acquéreur parfaitement rassuré, il
intervint une opposition du domaine qui arrêta le payement commencé. »
L’autorisation du ministre arriva plus lard, et la vente fut mainte-
nue. Les affaires de Mgr Dupuch n’en restèrent pas moins dans un
état déplorable. Le gouvernement n’était pas disposé à renouveler en
sa faveur de pareilles concessions, il les jugeait inutiles. A ses yeux,
l’évêque d’Alger était^décidéinent impossible. Ce qu’il y avait à faire
d’abord à son égard, c’était d’obtenir qu’il donnât sa démission.
M. Boulay de la Meurthe fut envoyé à Alger, avec la mission secrète
de le déterminer doucement à ce sacrifice. Aux premiers mots qui
lui donnèrent un soupçon à ce sujet, Mgr Dupuch posa nettement la
question : Est-ce que le roi désirerait ma démission? La réponse, sans
être brutalement formulée, ne lui laissait aucun doute. Aussitôt il se
mit à genoux, et, après une courte prière, il écrivit et signa sa démis-
sion sur deux feuilles de papier, l’une pour le pape et l’autre pour le
roi. Sa conduite, dans ce cas comme toujours, fut inspirée par des
sentiments généreux; mais, dans ce cas, hélas! comme dans beau-
coup d’autres, elle fut peu réfléchie. Il pouvait et il devait demander
que le gouvernement se chargeât de. ses dettes et lui assurât à lui-
même des moyens d’existence, la chose eût paru naturelle à tout le
monde, et eût été acceptée avec empressement. M. Boulay de la
Meurthe trouvait le succès de sa mission trop prompt et trop com-
plet; il répugnait à se faire, en quelque sorte, le complice d’un acte
si grave et en même temps si inconsidéré. Il fit l’observation qu’on
n’abandonnait pas ainsi une position considérable sans mettre quel-
ques conditions; mais les âmes ardentes se font trop souvent gloire
de suivre des inspirations meilleures, disent-elles, que celles de la
froide raison; la force des choses qu’elles considèrent, la pensée ouïe
sentiment qui les occupent, les absorbent si complètement, qu’elles
n’écoutent guère les conseils. Mgr Dupuch répondit qu’il se fiait à
Dieu et au roi. Il exprimait là un beau sentiment, mais il n’agissait
pas avec prudence : les suites ne le montrèrent que trop.
C’était le 9 décembre 1845. Après avoir donné sa démission, il se
retira à la Trappe de Staouelli. Il eût été désirable qu’après en avoir
franchi le seuil il s’y ensevelît dans le silence. Mais il éprouva le besoin
69
LA NOUVELLE ÉGLISE D'AFRIQUE.
d’entretenir le monde des causes qui avaient brusquement inter-
rompu son épiscopat. Le 31 décembre de la môme année, il publiait
quelques notes intéressantes à consulter sur sa démission. 11 y soutenait
la thèse que, s’il avait contracté des dettes, ç’ avait été par nécessité
et par devoir. Il pouvait demander, et il n’avait pas besoin de le faire,
qu’on crût aux bonnes intentions avec lesquelles il avait toujours
agi. Quant au principe qu’on ne doit pas et même qu’on ne peut pas
emprunter pour des œuvres de charité, quand on ne sait pas du tout
comment on pourra rendre, il est] incontestable. Dans ces quelques
notes intéressantes^ il parle déjà des démarches qu’il multipliait afin
d obtenir que l’État acquittât ses dettes. « Après avoir offert, dit-il,
« et enfin réellement donné] ma démission, j’ai délégué à Paris —
« pourquoi pas avant? — un de mes vicaires généraux avec mission
« de me représenter. C’est pour l’aider que, d’une main émue et
« ferme, j’ai écrit ce qui précède en quelques heures laborieuses. »
Le 29 janvier 1846, il adressait à Sa Sainteté Grégoire XVI un rap-
port détaillé de l’état de toutes choses dans le diocèse qu’il allait cesser
d’administrer. « Ces détails, dit-il, expliqueront au pape comment
« j’ai été forcément amené à cette douloureuse et désormais inévi-
« table extrémité. » Ce rapport, qui reproduit en grande partie la
communication au roi en son conseil., contient des faits très-intéres-
sants; mais, pour apprécier les personnes et les choses d’alors, il ne
faudrait pas le prendre à la lettre. On doit, en le lisant, se souvenir
dans quel moment et sous quelles impressions il a été écrit précipi-
tamment, comme écrivait toujours Mgr Dupuch. On y trouve un
homme excessivement bon et un peu faible, qui confond scs malheurs
personnels avec les malheurs publics, et qui cède au besoin très-na-
turel de se plaindre. « Père saint, s’écrie-t-il, pardonnez ce ruisseau
« de paroles et d’émotions qui s’en va déborder dans votre âme su-
« blime de vicaire du divin Jésus » Il devait souffrir en effet bien
cruellement. Par combien de liens ne tenait-il pas à cette Église d’A-
frique qu’il lui fallait quitter ! il s’était si vivement identifié avec son
brillant passé ! quand il en avait été nommé le premier évêque, tout
l’univers catholique avait applaudi comme à une résurrection. Là
étaient ses souvenirs les plus doux et toutes ses espérances. Il n’avait
jamais imaginé une séparation possible, il se complaisait à parler du
tombeau qu’il avait choisi dans sa chère Algérie, tantôt à Hippone,
tantôt à Notre-Dame de Verdelais; et voilà qu’il en était tout à coup
violemment séparé, et pour les causes à ses yeux les plus misérables,
pour des questions d’argent.
• Quelques notes intéressantes à consulter à l'occasion de sa démission, par l’évê-
que d’Alger, p. 38.
70
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
Parmi les faits dont se plaint Mgr Dupuch, il en est un sur lequel
nous croyons devoir nous arrêter un peu. Nous lisons à la page 33 :
« Il n’a fallu rien moins que ma déclaration nette et précise, en 1841,
pour décider quelques chefs d’armée en dehors du gouvernement propre-
ment dit, à tolérer de temps en temps la présence d’un prêtre dévoué au-
près de leurs colonnes d’expédition. 3’avais déclaré que si l’on persistait à
refuserions les autres, le lendemain je partirais moi-même pour la guerre,
et je l’aurais fait. Une royale mère obtint aussi, en de mémorables circon-
stances, que ses généreux fils ne fussent pas exposés à être privés, au mo-
ment d’une mort glorieuse devant les hommes, des secours de la foi, qui,
seule, immortalise devant Dieu, de ces secours, que réclamait avec une si
amère tristesse, parce qu’il ne pouvait pas les obtenir, le général Caraman
à Constantine, succombant aux atteintes d’un mal effroyable. »
L’armée, avant et après l’érection de l’évêché, fut négligée d’une ma-
nière vraiment déplorable, sous le rapport religieux . Il n’y avait pas
d’aumônier à la prise de Constantine ni à la bataille d’Isly ; dés qu’il
se formait un centre de population civile un peu considérable, on
s’occupait assez généralement à le faire desservir par un prêtre; mais
on ne montrait à cet égard aucun souci quand il ne s’agissait que de
garnisons, quelque éloignées qu’elles|fussent, quoique une véritable
expédition fût nécessaire pour les ravitailler. Nous nous contenterons
de citer Milianah, Médéah et Mascara. Quant aux colonnes expédition-
naires, ce n’était, en quelque sorte, que par hasard qu’elles avaient
un aumônier. Cependant les plaintes du général Caraman méritaient
d’être écoutées et de ne pas être oubliées. Un des principaux corps
de l’armée d’Afrique écrivait au ministre de la guerre en 1842 : « Si
« l’État a le droit de dire à ses braves enfants : Donnez-moi, donnez-
« moi votre vie, et s’ils ne peuvent la lui refuser, s’ils la lui donnent
« avec transport,’'ils ont droit à leur tour de lui dire : Donnez-nous
« le pain du corps et de l’âme; et il ne peut le leur refuser davan-
« tage. » Pouvait-on rien objecter à ces nobles paroles?
Le 14 mars, Mgr Dupuch J publia les dernières notes à consulter à
V occasion de sa démission. Il nous faut raconter les circonstances au
milieu desquelles eut lieu cette publication. L’évêque démissionnaire
d’Alger était laissé en proie à ses créanciers. Nous ne dirons pas que
toiït l’argent'qu’il devait eût tourné au profit du diocèse; nous ne le
croyons pas. Mais on ne pouvait lui reprocher et on ne lui reprochait
en effet autre chose que d’être radicalement incapable de gouverner
des intérêts matériels. Personne absolument ne trouvait rien à re-
prendre dans sa conduite qu’un excès de zèle et de confiance. Cette
administration, qui lui laissait un fardeau écrasant, il ne l’avait pas
demandée, et, au premier désir qu’on lui en avait témoigné, il s’en
71
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
était démis. Il pouvait mettre à sa démission des conditions que le
gouvernement aurait acceptées avec empressement, car il était dans
un embarras qu’on devait faire cesser à tout prix. Fallait-il, parce que,
dans l'acte qui avait mis fin à son épiscopat, il avait encore agi trop
généreusement, imprudemment si on veut, permettre que son nom,
couvert par la dignité épiscopale, entouré d’ailleurs de toute sorte de
respect, pût être traîné devant les tribunaux par un usurier juif?
Personne ne le peut nier : si ce n'était pas un devoir de stricte justice,
c’en était un au moins de haute convenance, pour le gouvernement,
de délivrer Mgr Dupuch de ses créanciers. Nous sommes convaincu que
le roi Louis-Philippe le voulait; les formalités constitutionnelles à
remplir pour disposer des fonds du trésor public empêchèrent sans
doute que sa volonté ne fût faite.
Pans le mois de février 1846, Mgr l’archevêque de Bordeaux pro-
posa, dans une fort belle lettre, à l’épiscopat français, une souscrip-
tion. «Il s’agit, disait-il, d’arracher à une position affreuse un collè-
« gue. Mgr Dupuch a fait assez de bien; il a d’assez nobles qualités,
« d’assez dignes antécédents, pour qu’en présence de ses malheurs
« un évêque puisse rappeler ses droits à la reconnaissance de la reli-
« gion. Partout dans l’Algérie il a imprimé un mouvement religieux
« dont pourra s’emparer avec profit le successeur que la Providence
« lui destine. » Cette souscription s’ouvrit en effet sous le patronage
de Sa Sainteté Grégoire XYI, qui donna 11,000 francs. Le ministre de
la justice et des cultes nomma une commission spéciale pour recevoir
les fonds. « Elle, avait produit tout d’abord, dit le Mémoire de M. l’abbé
« Montéra, une somme de 82,298 francs, et ne fut interrompue que
« par un malentendu qu’il est inutile de rappeler ici. » — Ce malen-
tendu, inutile à rappeler dans le Mémoire de M. Montéra, est au con-
traire fort utile à rappeler ici, où nous nous efforçons de faire con-
naître les événements de la nouvelle Église d’Afrique et son premier
évêque.
Pendant qu’on demandait partout des aumônes pour acquitter ses
dettes, Mgr Dupuch adressait, le 15 mars, à tous les évêques de
France et à ses diocésains les dernières notes à consulter à V occasion
de sa démission.
« Ces notes, est-il dit en tête, comprennent, 1“ tout ce que l’évèque d’Al-
ger a reçu depuis le commencement de son épiscopat; 2" tout ce qu’il a dé-
pensé durant cet intervalle de temps ; 3“ ce qu’il peut devoir ce jour; 4" ce
qu’il peut avoir, avec un résumé et une conclusion. Voici ce résumé et celte
conclusion. Son actif de quatre cent trente mille cinq cents francs ayant sa-
tisfait la totalité de son passif, détaillé comme ci-dessus, de trois cent trente-
quatre mille cinq cents francs, il peut disposer, toutes choses étant heureu-
sement terminées, de cent trois mille francs, et de quelques créances d’un
72
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
résultat fort incertain, mais attribuant à son parent et à son ami ce qu’il
peut leur devoir, et faisant une réserve en faveur d’une portion des siens
qu’il a longtemps secourus, et pour laquelle il a pris désormais d’autres
arrangements, il abandonne, en se retirant, à l’une de ses œuvres bien-ai-
mées, l’œuvre des Orphelines, une valeur de cinquante mille francs, toutes
ses dettes étant d’ailleurs payées et ses obligations remplies^. »
Celle pièce doit paraître vraiment bien surprenante, surtout si
l’on songe aux circonstances dans lesquelles elle fut publiée. Elle
nous donne une idée de la manière dont Mgr Dupuch faisait ses .
comptes d'argent. Son passif, ayant absorbé tout son actif, a été en-
core de plus de 600,000 francs.
Les dernières notes à consulter portent pour épigraphe : Scriban-
tur hæc in (jeneratione altéra. La bonne foi avec laquelle Mgr Dupuch
énonce, comme la chose la pins simple, le premier article du chapi-
tre des dépenses, confond toutes les idées : « pour arriéré de traite-
ment à 10,000 francs par an., depuis sept ans et demi, avec intérêts
accumulés à 20 pour 100, soit 150,000 francs. » Nous reconnaissons
bien que son traitement de 15,800 francs était insuffisant, mais com-
ment reconnaître qu’il pût l’augmenter de 10,000 francs par un em-
prunt annuel? N’est-ce pas une loi proclamée par tous que quand on
a peu, il faut savoir vivre de peu? Malgré sa conduite dans les ques-
tions d’argent, le nom de Mgr Dupuch a continué d’être entouré de
respect et de sympathie. Rien, ce nous semble, ne peut donner une
plus haute idée des qualités supérieures de son âme. La générosité
de ses intentions et sa bonne foi constante sont restés hors de l’at-
teinte du moindre doute. Pourtant la Providence lui imposa une dure
expiation, peut-être pour inspirer aux prêtres une crainte salutaire
des dettes. Son épiscopat, si brillant d’abord, si plein de magnifiques
espérances, fut brisé, et pendant les six mois qu’il passa à Staouelli,
constamment menacé par ses créanciers, que de douleurs chaque
jotir venaient s’ajouter à la grande douleur de la séparation d’avec
son Église !
Da ns sa lettre pastorale d’adieu, en date du 16 avril 1846, «jour
« même où se consommait, dans la ville sainte, la mission laborieuse
« du premier évêque d’Alger, et commençait celle de l’élu du Sei-
« gneur appelé à recueillir cet héritage de tant de gloire et de tant
« de douleurs, » il ordonnait de relire en chaire sa lettre pastorale de
prise de possession du 18 octobre 1858, ainsi que le Mémoire qu’il
avait adressé à Sa Sainteté Grégoire XVI, le 29 janvier 1846.
Mgr Dupuch ne partit d’Algei’ qu’après l’arrivée de son successeur.
Il nous a raconté ce départ dans son Essai sur l’Afrique chrétienney
* P. 15.
73
L.\ NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
qu’il écrivait à Turin, mêlant les temps modernes aux temps anciens,
ses propres souvenirs aux recherches du savant Monelli.
Le lecteur apprendra avec intérêt, nous en sommes sûr, que la
maison qui reçut en Algérie Mgr Dupuch fugitif, et où il descendit,
hôte depuis longtemps inaccoutumé, fut celle de M. le baron Vialart,
frère delà fondatrice des sœurs de l’Apparition de Saint-Joseph. C’était
la première fois qu’il y entrait depuis ses malheureux démêlés avec
madame Vialart. Il était tout à fait fugitif. Plusieurs jugements avaient
été obtenus contre lui. On craignait que ses créanciers ne le fissent
arrêter au moment où il voudrait s’embarquer. De là est venue la tra-
dition unanimement reçue à Alger qu'une petite barque longeant la
nuit la côte de Mustapha^ le conduisit au bateau qui, le lendemain,
l'emportait vers la France^. On voit ici ce qu’il y a de vrai dans cette
tradition. Mgr Dupuch évita le lieu ordinaire de l’embarquement; ce
fut « d’une portion déserte et écartée des grèves que surplombe
« Saint- Augustin de Bab-Bazoun, que, presque comme un fugitif, il
« s’élançait, hôte mystérieux, dans la petite barque du Maure qui le
M porta au bateau sur le point de partir pour France. » C’est-à-dire
qu’il s’embarqua pendant le jour, il est vrai, mais très-furtivement.
« Mon Dieu ! s’écrie Mgr Pavy racontant les malheurs de son pré-
« décesseur, si le défaut de sagesse humaine, alors surtout qu’il s’a-
« git de votre gloire, est aussi une faute à vos yeux, ces heures fur-
« tives, inquiètes, et ce triste éloignement d’une terre arrosée de ses
« sueurs et témoin de ses plus beaux jours de triomphe, n’est-ce pas
« une assez grande expiation? Mais il n’était pas sitôt achevé, le ca-
« lice de ses expiations! » Mgr Dupuch ne pouvait pas séjourner en
France, où il se serait trouvé sous la main de ses créanciers; il ne
pouvait pas même y poser en passant le pied, sans danger. Il ne des-
cendit de la frégate V Orénoque, à Toulon, qu’au moment de partir
aussi incognito que possible pour le Piémont. Il se réfugia à Turin.
* Il a lui-même raconté les émotions de ce voyage dans une correspondance qu’on
a bien voulu nous confier, et dont nous mettons des extraits sous les yeux du lec-
teur : « 24 juillet 1846. L' Orénoque vient de mouiller en rade de Toulon. M. Mon-
« téra saura préparer le nouveau voyage. Puisse-t-il êlre aussi heureux que celui
« auquel vous avez présidé d’une façon si parfaite à tous égards. Dans le cas où nous
« serions réduits à cette extrémité, je partirai ce soir, vers huit heures, dans une
« chaise de poste. » — « Nice, 26 juillet 1846. Nul ne nous a causé la moindre in-
u quiétude à Toulon, à Draguignan, en route ; seulement, nous avons été obligés de
« séjourner assez longtemps ce matin sur la rive française du Var, devant une hôtel-
« lerie (la dernière maison de France) appartenant au frère du nommé * * *** — un de
a ses créanciers — dont le nom saisissait tout d’abord nos regards, et qui n’a cessé
« de nous observer, nos passe-ports detruisanl continuellement notre prétendu in-
li LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
Dans cette retraite, il partageait son temps entre les fonctions épisco-
pales, auxquelles il était souvent appelé par suite de l’exil d’un pontife
illustre et la composition de deux ouvrages sur sa tant chère Église :
l’Essai sur l’Algérie chrétienne^ romaine et française^ et les Fastes sa-
crés de l’Afrique chrétienne. Tout ce qui, dans ces quatre volumes,
concerne l’antiquité, n’est qu’une traduction de Monelli; le reste, ce
sont des souvenirs. On y trouve des morceaux fort gracieux et pleins
d’intérêt, qui sont comme l’épanouissement d’un cœur bon et d’une
imagination charmante, mais la précision, la solidité, la règle, y man-
quent quelquefois. Mgr Dupuch était, dans ses écrits comme dans ses
actes, un homme de premier mouvement; la réflexion, qui pèse long-
temps le pour et le contre, et le travail qui corrige, n’entraient guère
dans sa nature.
On se souvient que la souscription ouverte, au mois de février 1846,
en faveur de l’évêque démissionnaire d’Alger, avait produit tout d’a-
bord une somme de 82,498 fr. « Quand survint la Révolution de 1848,
« la commission avait déjà disposé en faveur de quelques ouvriers de
« la somme de 56,000 fr.; alors, et sur la demande des membres de
« la commission, survint une ordonnance ministérielle, à la date du
« 13 juillet, en vertu de laquelle M. Hailig, trésorier, versa au trésor
« public les 36^000 fr. dont il vient d’être parlé’. » Le gouvernement
semblait par là s’être chargé des affaires de Mgr Dupuch, et pourtant
elles tournaient en une longueur déplorable. Les préoccupations du
temps en étaient la cause et aussi la nécessité d’examiner les droits
des créanciers, car plusieurs avaient par trop abusé de la position et
du caractère de leur débiteur.
« En 1851, nous dit Mgr Pavy, nous confiâmes à un prêtre dont le dé-
vouement se montra sans pareil le soin de poursuivre l’extinction des
dettes de Mgr Dupuch. Muni de nos pleins pouvoirs et d’une pétition col-
lective du clergé de l’Algérie, M. le chanoine Montéra obtint successivement
de tous les évêques de France et de quelqnes évêques étrangers leur adhé-
sion à ses démarches, qu’accueillit avec intérêt le prince alors président.
En 1852, conduit à Paris par nos affaires, nous eûmes le bonheur de pou-
voir employer en faveur de cette cause une intervention qui nous valut de
vive voix et par écrit les plus chauds remercîments de notre prédécesseur.
Quelque temps après, acquittant la dette de la religion et de la France, un
décret abritait la personne de Mgr Dupuch contre d’incessantes réclamations
qui le poursuivaient jusque dans sa retraite ’. »
« cognilo; mais c’était un dimanche et il n’avait aucun titre, nous n’en avons pas
« moins été préoccupés de cette singulière circonstance. »
* Mémoh'e de M. Montéra, p. 1 14;
- Œuvres de Mgr Pavy, tome 11, p. 410.
75
LA NOUVELLE ÉGLISE D’AFRIQUE.
Il put enfin rentrer à Bordeaux, sa ville natale. On revit en lui le
même homme plein de bonté, de zèle et d’activité, qu’on avait tant
aimé- Il y vécut deux ans ; et, après deux mois d’atroces douleurs ad-
mirablement supportées, il y mourut le 10 juillet 1856, à l’âge de
cinquante-six ans. Le lendemain, le cardinal archevêque exprimait dans
une éloquente improvisation les sentiments de la ville, qui se pressait
autour du cercueil. « Bordeaux pleurait un fils, et notre Église un
« père. » Oui, le nom de Mgr Dupuch reste toujours dans la nouvelle
Église d’Afrique entouré d’honneur et d’affection comme celui d’un
père. Et il l’a bien mérité ; par la pureté, la bonté et la grâce de son
âme, il répandit, pour ainsi parler, un parfum de christianisme dans
ce pays si longtemps barbare, et y imprima une puissante impulsion
à toutes les œuvres de foi et de charité ; sur ce sol qu’il travaillait
avec tant d’ardeur à défricher, où il se dépensait lui-même sans me-
sure, il sut appeler de nombreux ouvriers, enfin il le féconda de ses
larmes.
L’abbé Marty.
DE L’ART CHRÉTIEN
PAR A. F. RIO*.
II y a à peu prés vingt-cinq ans, M. P*io commençait à s’occuper de
l’art chrétien. Son plan était trés-vaste : il voulait embrasser toutes^
les branches de l’art, peinture, architecture, musique, poésie, et
montrer comment le christianisme les avait toutes marquées de son
empreinte. Malheureusement, pour réaliser en entier les grandes
idées qui se révélent quelquefois à notre intelligence, nous avons
besoin, non-seulement de force intellectuelle, mais de force physique
et de temps. Nous ne saurions nous soustraire à ces conditions ter-
restres dans lesquelles l’humanité se trouve placée. Pour exécuter le
plan de la création, il ne faut à Dieu qu’un acte aussi prompt que son
intuition même. 11 y a, au contraire, entre la pensée de l’homme et
sa manifestation, soit par les arts, soit par l’écriture ou la parole, des
lenteurs et des difficultés qui tiennent aux lois mêmes de notre na-
ture. Ces difficultés se sont multipliées à l’infini pour M. Rio ; il en a
quelque temps subi l’empire, puis il a fini par les vaincre à force de
poî’sévérance.
On sait que M. Rio avait débuté par un volume qui traitait de la
peinture religieuse en Italie. La peinture était, à ses yeux, le premier
des arts chrétiens, celui dont le paganisme moderne avait le plus re-
* 3 vol- in-8, chez Hachette
\
\
X
DE L’ART CHRÉTIEN.
77
foulé, selon lui, les élans sacrés. Il allait au plus pressé, et demandait
un retour vers le style de l’école ombrienne antérieure à Raphaël.
Cette publication produisit une grande sensation dans le monde
artistique et littéraire.
M. Rio avait retrouvé l’accent catholique appliqué à la peinture.
Personne, non-seulement en France, mais môme en Italie et en Alle-
magne, n’avait mieux mis en relief ce qui caractérisait le sentiment
religieux dans les arts plastiques. Ce fut le signal d’une réaction vi-
goureuse contre les mauvais imitateurs de l’école de Raphaël, une
protestation éloquente contre les artistes qui croyaient pouvoir se pas-
ser de christianisme pour faire de la peinture chrétienne, et s’imagi-
naient qu’on remplace les inspirations de la foi avec les procédés
matériels de l’art. M. Rio démontra victorieusement que l’âme et les
croyances de l’artiste se retlètent dans ses œuvres : le génie le plus
sublime est impuissant à reproduire les sentiments et les émotions
qu’il n’a pas ressenties lui-même. Le style, dans les arts comme dans
la littérature, c’est l’homme même.
L’histoire de la peinture en Italie, envisagée de ce point de vue, a
dû être, pour M. Rio, intimement liée à l’histoire des artistes eux-
mêmes, et des influences qu’ont exercées sur eux soit la papauté, soit
les princes d’Italie, soit enfin les institutions et les mœurs des temps
et des pays où ils ont vécu. Cela donne à son livre un intérêt, une vie
qu’ont rarement les ouvrages sur l’art. Les personnes mêmes qui sont
totalement étrangères à la peinture pourraient lire avec intérêt celte
histoire comme un complément de l’histoire d’Italie.
\j’ Introduction qui précède le nouvel ouvrage de M. Rio est un tra-
vail de la plus sérieuse valeur; c'est un abrégé de l’histoire des arts
plastiques depuis les temps fabuleux de la Grèce antique jusqu’au
commencement du treizième siècle de notre ère. Il est difficile de
condenser plus de faits dans un espace plus resserré, de faire voyager
le lecteur à travers les siècles avec une rapidité plus merveilleuse.
Le trajet se fait en quelques pages, et parmi ces pages il y en a de
fort belles. Telles sont celles qui contiennent des vues entièrement
neuves en France sur les types primitifs de l’art grec ^ : telle est celle
encore où il cite ces vers étonnants de Virgile :
Aude, hospes, contemnere opes, et te quoque dignum
Finge Deo
Où donc Virgile avait-il puisé la notion d’un Dieu embrassant la
* P. VI et suivantes de l’Introduction.
^ Æneid., VIII, 564.
78
DE L'ART CHRÉTIEPr.
pauvreté volontaire et proposé aux hommes pour modèle? M. Rio, loin
d'anathématiser les auteurs païens, recueille chez eux les débris épars
des traditions primitives, il met en relief et revendique comme appar-
tenant à l’aurore du christianisme ces lueurs prodigieuses, avant-
courrières de la pleine lumière que la révélation devait bientôt appor-
ter à l’humanité. Sous ce rapport, il rend hommage à Sophocle et à
Phidias^ aussi bien qu’à Virgile.
Mais aux accents d’une admiration émue succèdent, chez M. Rio,
ceux d’une indignation vertueuse quand il peint une nouvelle sorte
d’avilissement ajoutée à tant d’autres dégradations morales de l’empire
romain, celle de l’art , accomplie sous l’empereur Adrien. « On vit ce
« prince étaler aux yeux de ses sujets une honteuse idole en chair et
« en os qui s’apelait Antinoüs, devant laquelle il dégrada la majesté
« souveraine jusqu’à se faire l’architecte de ses temples et le pontife
« de son culte, et, comme si ce n’était pas assez de sa propre dégra-
« dation , il voulut y associer tous ceux que la peur ou un intérêt
« quelconque tenait sous sa dépendance®. » Ea sola species adulationis
iruperr rat, aurait dit Tacite.
Mais, en dessous et en regard de cette Rome impériale qui étalait
au grand jour ses turpitudes et ses bassesses, M. Rio nous montre
« une Rome souterraine jteuplée de futurs martyrs, et éclairée par
« une lumière bien autrement brillante que celle du soleil.... »
C’est dans les catacombes que s’ébauchent les premiers rudiments
de l’art chrétien; c’est là que prend naissance un idéal qui est fondé
sur des données entièrement nouvelles. M. Rio trace une esquisse
rapide des progrès de l’art symbolique et religieux dans la Rome sou-
terraine.
En sortant de cette espèce de tombeau où il était resté enseveli
trois siècles, l’art chrétien, comme le fait remarquer M. Rio, reçoit,
sous Constantin et ses successeurs, un immense développement. Mais,
du moment qu’il se transporte à Constantinople, il acquiert cette im-
mobilité hiératique qui caractérisa l’école byzantine. Quant à l’école
romaine, elle est étouffée presque à son berceau par les invasions des
barbares. Au surplus, l’école byzantine elle-même a peine à survivre
aux persécutions furieuses des empereurs iconoclastes.
Au commencement du moyen âge, se forme ce que M. Rio appelle
l’idéal ascétique et l’idéal chevaleresque. Il emprunte, en se les ap-
propriant par une autre mise en oeuvre, quelques traits de cet admi-
rable tableau que M. de Montalembert a peint sous ce titre, les
Moines d’ Occident . Il suit la transformation des grands types du
* Page IX.
® P. XXXII.
DE L’ART CHRÉTIEN. 79
cloître, de saint Benoît à saint Bruno, de saint Bruno à saint Bernard.
L’idéal chevaleresque lui semble avoir sa source dans Charlemagne
et dans le poëme ou Chanson de Roland, si bien traduite par
M- Vitet. Le cycle d’Arthur et de la Table ronde, sur lequel M. de la
Villemarqué a jeté les lumières de son érudition à la fois sagace et
poétique, arrête aussi l’attention de M. Rio. Enfin, viennent les croi-
sades et les ordres du Temple et de Saint-Jean de Jérusalem, où se
confondent Tidéal ascétique et Tidéal chevaleresque : c’est ce qui
prépare la première renaissance de Tai t au moyen âge.
Ainsi que le dit très-heureusement M. Rio, l’heure d’une sorte
de résurrection artistique de l’Italie sonna en même temps que la
cloche du jubilé de 1300. C’est donc à celte époque seulement que
remonte son histoire de Tart chrétien ; c’est à cette date que
commence, à proprement parler, le corps de son ouvrage. L'Intro-
duction n’étant en réalité qu’une esquisse de l’histoire universelle
de l’art.
De toutes les écoles artistiques des diverses républiques italiennes,
la plus ancienne et la moins connue est certainement Técole sien-
noise. C’est par elle que commence M. Rio ; et, sur ce point, il est
évidemment créateur. Ses recherches sur la vieille république de
Sienne et sur les chefs-d’œuvre qu’elle enfanta ont une fraîcheur
historique et une nouveauté d’observation qui leur donnent un attrait
particulier. C’est pour cela que nous nous étendrons sur ce sujet plus
que sur d’autres parties de l’ouvrage.
Ce serait un peu avant 1300 que serait née l’école siennoise ; en-
suite, dans le quatorzième siècle, elle se serait développée collaté-
ralement, pour ainsi dire, avec Técole florentine, mais sans presque
rien lui emprunter. Les rivalités de ces petites républiques élevaient
entre elles comme un mur de séparation ; mais ce mur se brisait de
temps en temps par les proscriptions respectives des partis : alors
les artistes, chassés de leur pays, étaient obligés d’aller offrir les pro-
ductions de leur pinceau aux États voisins.
M. Rio observe curieusement l’influence des mœurs et des événe-
ments publics sur les arts. L’ère de prospérité de la république
siennoise atteignit son couronnement par la victoire de Monleaperti,
remportée par elle en 1260 sur les Florent! ns. C’est alors que le genre
artistique de Sienne commence à prendre son essor. Un moine fran-
ciscain, frà Jacopo da Turrita, restaurateur de la mosaïque, est appelé
à Rome par le pape Nicolas IV, pour décorer la tribune de Sainte-
Marie-Majeure de cette image grandiose du Christ, « si bien faite pour
« qu’on se prosterne devant elle. » La cathédrale de Sienne se com-
mence; celle d’Orviette se bâtit en 1290 par les soins de l’architecte
80
DE L’ART CHRÉTIEN.
Lorcnzo di Maitano, qui emmène avec lui de Sienne un nombreux
cortège d’artistes. C’est de cette viHe que partent les peintres et les
sculpteurs qui vont décorer Assise et Pérouse. Parmi ces sculpteurs,
se trouve Nicolas de Pise, qui devrait être appelé Nicolas de Sienne,
puisqu’il est né dans cette dernière ville
Les fresques ou les tableaux des premiers peintres sicnnois ont dis-
paru sous les détériorations et les retouches. Duccio, que le sculpteur
et historien Ghiberti préférait a Cimabué, fut le véritable fondateur
de l’école siennoise. Quand sa madone, entourée d’anges et de saints,
fut placée dans la cathédrale, ce fut l’objet d’une fête publique dans
la ville ; une procession générale escorta ce tableau depuis l’atelier
de l’artiste jusqu’au dôme. Duccio ne mit pas seulement son nom au
bas de cette œuvre colossale, il y plaça un distique qui ne se recom-
mande pas par la correction et l’élégance, mais où éclate une foi naïve
et tendre. En voici le sens :
« Sainte mère de Dieu, donne le repos à ma vieillesse ; sois la vie
de Duccio, puisqu’il t’a peinte ainsi »
Le peintre pieux se jetait dans les bras de la sainte Vierge, pour
cette éternité qui succède à la plus longue vie. Mais ce n’est ni Duccio,
ni Segna, ni les autres peintres contemporains qui ont le plus illus-
tré, à Sienne, cette première époque de l’art. L’architecture y a laissé
des traces plus belles et plus durables que la peinture. La cathédrale
de Sienne, celles d’Arezzo et d’Orviette, sont des créations admira-
bles, nées de la plus heureuse combinaison entre le style gréco-ro-
main et le nouveau style gothique, importé par les Normands dans
l’Italie méridionale. Les architectes siennois aimaient à bâtir ces gi-
gantesques édifices sur des escarpements et au bord des précipices,
comme le faisaient quelquefois les Grecs, témoin le temple de Ségeste
et celui de la Concorde, à Agrigente. C’était d’une audace à confondre
l’imagination ; l’effet extérieur du monument empruntait à sa posi-
tion môme encore quelque chose de grandiose et de magique, relevé
par la légèreté d’un dôme qui semblait suspendu dans les airs. La ca-
thédrale d’Orviette est la plus parfaite de ces œuvres architecturales.
« On sait, dit M. Rio, que, par suite du fameux miracle de Bolsène, si
« fortement empreint dans la mémoire et dans l’imagination des
« peuples, l’église où se conserve encore le linge miraculeux fut bâ-
« lie sur l’emplacement magnifique qu’elle occupe comme pour pro-
« clamer de plus haut le dogme de l’Eucharistie. »
Au reste, ce n’est pas en vain que Sienne avait pris la dénomina-
* M. Rio le prouve par des documents authentiques.
* Mater sancta Dei, sis causa senis requiei :
Sis Ducio vita, te quia pinxit ita.
X.
'\
DE L’ART GRRÉTIEN.
81
tion de cité de la Vierge, en se mettant sous la protection spéciale de
la mère de Dieu : cela porta bonheuraux peintres qui, comme Simone
di Martine, rompirent avec la tradition byzantine pour les types de la
Madone et de l’enfant Jésus, tout en la conservant à un certain degré
pour les types des saints.
Simone di Martine fut lié avec Pétrarque, qui mentionne dans ses
lettres, comme ses amis, Giotto de Florence et Simone de Sienne, et
qui semble les mettre sur la môme ligne'. La poésie donnait ainsi
la main à la peinture pour l’inspirer et pour s’inspirer d’elle. Si-
mone fit le portrait de Lame en lui prêtant le charme idéal de son
pinceau.
Ambrogio Lorenzetti et quelques autres peintres marchent avec
succès dans la voie tracée par leurs devanciers. Mais, vers la dernière
moitié du quatorzième siècle, toute l’énergie des Siennois se con-
sume dans des luttes incessantes entre la démocratie et l’aristocra-
tie. Avilissement de la république au dehors, teneur au dedans : tel
est le résultat du triomphe de la faction révolutionnaire!
Un grand nombre d’artistes étaient à la tète des mouvements dé-
magogiques. Quelques-uns d’entre eux, comme Galgano, jouirent
d’une popularité factice; mais ils n’en marquèrent pas moins la dé-
cadence de l’art à Sienne par leur vulgarité et leur mauvais goût.
Un seul, Andrea Vanni, qui eut rbonneur de faire le portrait de
sainte Catherine de Sienne, fut un peu supérieur aux autres. Mais
les artistes siennois exilés pour avoir défendu les vieilles institutions
et l’aristocratie de leur pays, ou réfugiés volontairement dans des
contrées où le culte du beau était encore possible, s’illustrèrent par
des productions diverses pleines de vigueur et d’élévation morale. Ce
n’est que dans la dernière moitié du quinzième siècle, quand Sienne
recouvre l’ordre et la paix, que de grands artistes renaissent et fleu-
rissent dans son sein. Il suffit de citer Domenico di Bartolo, Matteo di
Giovanni, Francesco di Giorgio, Ansanoet surtout Jacopo délia Quer-
cia®, le rival deGhiberti, et, suivant M. Rio, le précurseur de Michel-
Ange pour l’intelligence et la représentation des sujets bibliques.
Nous avons nommé Michel-Ange. Ce nom nous transporte de Sienne
à Florence.
M. Rio s’étend beaucoup plus sur l’école florentine que sur l’école
siennoise; cela doit être, puisqu’elle a eu plus d’importance et de durée.
Les architectes ont été moins célèbres à Florence que les peintres,
et c’est par eux que commence M. Rio.
* Duos ego novi piclores egregios...; Jocturn Florentinum civem... et Simoneyn
Senensem.
2 Razzi et Beccafumi, quoique Siennois, appartiennent à des écoles étrangères et
subissent l influence de Lucas Signorelli, de Cortone, et de l’école ombrienne.
Septembre 1861 6
82
DE L’ART CHRÉTIEN.
Nicolas de Pise, qui avait été appelé par Charles d’Anjou à faire le
plan d’une cathédrale à construire sur le champ de bataille de Taglia-
cozzo, en avait rapporté, comme nous l’avons dit tout à l’heure, des
notions toutes nouvelles alors sur l’architecture normande. Mais il fut
plus apprécié, soit comme architecle, soit comme sculpteur, à Pise
qu’à Florence. Cependant il concourut avec un de ses élèves, Ar-
riolfo, à la construction du Palais-Vieux, et à celle de Santa Maria
Novella : le premier de ces monuments, grandiose et sévère comme
le caractère des Florentins avant le Dante; l’autre, plus remarquable
par la grâce et l’harmonie des proportions. Quant à la cathédrale
qui fut l’œuvre successive d’Arnolfo et de Giotto', on y trouve, dit
M. Rio, l’architecture gothique adaptée au goût étrusque.
Giotto, comme peintre, eut pour précurseur Cimabué dont on
cite un chef-d’œuvre, la madone de Santa Maria Novella, où éclate un
génie puissant et original, quoique encore plein de respect pour les
vieilles traditions. C’était un type plus grandiose et plus suave que
l’ancien type byzantin. La joie et l’admiration populaires furent im-
menses à Florence à l’apparition de ce chef-d’œuvre. On sentait qu’on
entrait dans une ère nouvelle.
En 1276, Giotto, âgé de vingt-sept ans, recueillait, comme chef de
l’école florentine, la succession de son maître Cimabué. Mais il ne fut
pas son imitateur servile ; il chercha à opérer d’une manière qui lui
fût propre la conciliation du respect pour la tradition et de la liberté
de Fart. Lié intimement avec l’immortel auteur de VEnfer, du Pur-
gatoire et du Paradis^, il échauffait sa veine esthétique au foyer
de cet ardent génie. Il apprenait de lui les poétiques mystères
du symbolisme chrétien. Il était allé à Rome avec Dante, avec le
miniaturiste Oderigi de Gubbio, avec l’historien Jean Villani, pour
recevoir les grâces pontificales au jubilé de 1300. L’art chrétien
renaissant fut béni dans leurs personnes par Roniface VIII. Quelle
fécondité devaient avoir les bénédictions solennelles du souverain
pontife en tombant dans la foule sur ces jeunes gens encore in-
connus !...
Giotto rompit sans retour, dans sa seconde manière, avec la tra-
dition byzantine. Mais le type idéal du Christ et celui de la Vierge ne
furent pas complètement compris par lui. Il réussit mieux aux figures
des saints et des apôtres, ainsi qu’aux représentations symboliques.
Voici une véritable découverte faite à ce sujet par M. Rio :
* Et plus tard de Brunelleschi.
^ Cimabué était né en 1240.
® Il n’y a guère qu’une trentaine d’années que l’on a lithographié et gravé un
portrait de Dante, jeune encore, peint par Giotto. Giotto apprit le dessin à Dante.
DE L’ART CHRÉTIEN.
83
« A Assise, dit-il, Giolto voulut représenter les trois vertus qui sont la
matière et le but des trois vœux monastiques. La Chasteté est figurée par
une femme voilée qui prie dans une forteresse gardée par deux anges. C’est
à peine si on peut l’apercevoir à travers une petite fenêtre. On voit seule-
ment qu’elle repousse les couronnes et les palmes que les tentateurs
viennent lui offrir. De l’autre côté on voit l’Obéissance, vêtue d’un humble
sac, posant la main gauche sur le livre de la règle, et l’index de la main
droite sur la bouche; un moine s’incline devant elle pour se laisser mettre
un joug sur le cou. Enfin la Pauvreté paraît, sous la forme d’une femme en
haillons, à chevelure négligée, les flancs ceints d’une corde grossière. Les
épines semées devant ses pieds et la chienne maigre qui vient aboyer
contre elle sont les emblèmes des épreuves et des mépris qui l’attendent
dans le rude sentier de la vie. »
Beaucoup d’autres peintures symboliques, et svrloul son Jugement
dernier^ trahissent chez Giotto l’influence dantesque. Giolto fil donc
époque dans l’histoire de la peinture; il contribua aussi beaucoup
aux progrès de l’architecture italienne. Son plan du campanile du dôme
de Florence, était, suivant M. Rio, d’une perfection irréprochable;
malheureusement on n’en a pas exécuté le couronnement pyramidal,
que Vasari appelait une vieillerie allemande, et qui eût été nécessaire
pour achever le connubio si pittoresque et sj original du style italien
et du style gothique.
Giolto fut blâmé comme un novateur presque sacrilège par les
partisans exagérés de la tradition hiératique. Néanmoins les procédés
byzantins furent abandonnés, l’école giottesque l’emporta et conquit
la liberté dans les arts poétiques. Celle école se divisa en deux
groupes d’artistes après la mort de Giotto : les uns habitèrent Flo-
rence; les autres continuèrent de décorer le sanctuaire d’Assise.
Taddeo Gaddô et Orcagna illustrèrent le groupe resté à Florence. Or-
cagna s’inspira de Dante, sans le reproduire servilement, dans ses
fresques du Campo Sanlo de Dise, magnifique poëme effacé par la
main corrosive du temps.
Après cette école de Giotto, restée fidèle aux austères enseignements
de son fondateur, vient l’école de la renaissance, pour laquelle
M. Rio ne professe pas une admiration sans mélange. Suivant lui,
l’art a une étroite affinité avec la sainteté, le génie et l’héroïsme.
Pendant les premières années du quinzième siècle, les légendes de
saint Dominique et de saint François devinrent de plus en plus popu-
laires, et la Divine Comédie, toujours plus étudiée et plus habilement
commentée, n’exerça pas moins d’influence. Mais, dans la seconde
partie de ce siècle, il y aurait eu une véritable décadence artistique et
religieuse.
Cependant le célèbre Brunelleschi, architecte et sculpteur, serait
84 DE L’ART CHRÉTIEN.
la preuve du contraire. Cet homme qui fit adopter et exécuter le plan
de la coupole et de la cathédrale de Florence, qui surpassa Donalello
comme sculpteur religieux, reconnut loyalement et humblement la
supériorité des dessins de Ghiberti pour les fameuses portes du bap-
tistère. Il y a plus, il se fit l’auxiliaire et même l’auxiliaire subal-
terne de Ghiberti, en l’aidant à ciseler les figures de ses bas reliefs,
à mesure qu’elles étaient coulées. Cette abnégation est presque aussi
héroïque que celle d’un général d’armée qui, la veille d’une bataille,
cède le commandement à un plus grand capitaine que lui.
Ghiberti était lui-même un noble cœur en même temps qu’un grand
artiste. Il réunissait, ce qui n’est nullement inconciliable, un immense
entbousiasme pour les admirables débris de la statuaire grecque, et
un sentiment religieux très-profond dans ses œuvres personnelles. Ghi-
berti fut témoin du grand concile convoqué à Florence par les papes
Martin V et Eugène IV. Le spectacle de ce concile, où eut lieu la so-
lennelle réunion de l’Église grecque à l'Église latine, dut avoir sur
Ghiberti et quelques autres artistes la plus heureuse influence.
Passons rapidement sur la seconde période de la Renaissance, où
l’influence des Médicis aurait été, suivant M. Rio, si fatale à l’art re-
ligieux. Ce point de vue, qui a du vrai, est peut-être un peu exagéré.
L’étude des chefs-d’œuvre de la statuaire grecque, faite sous les
auspices de Laurent de Médicis, n’a pas dû être étrangère aux pro-
grès de l’art en Italie. Il paraît même certain que c’est au contact de
ces chefs-d’œuvre que s’est allumée la première flamme du génie de
Michel-Ange. Cette conjecture devient presque une certitude quand on
lit dans un historien moderne, dont le témoignage est du plus grand
poids : « La collection de sculptures anciennes... estimée 200,000 flo-
« rins à la mort de Cosme, fut augmentée par Laurent, qui la disposa
« dans scs jardins pour qu’elle servît aux études de jeunes gens
« auxquels il faisait un salaire ou des dons, afin qu’ils cultivassent
« les arts; de ce nombre fut Michel - Ange Ruonarotti, dont il devina
« et cultiva le génie et qu’il voulut avoir pour compagnon et pour
« commensal'. »
Il est vrai qu’au lieu d’achever la façade du Dôme, Laurent de Mé-
dicis employa à la construction et à la décoration de sa villa de Ca-
reggi les meilleurs artistes delà Toscane. Mais un tel égoïsme n’était
pas dans les habitudes de ce prince vraiment magnifique. Il lui arriva
plus d’une fois d’enrichir les collections publiques de Florence, non
pas seulement avec les deniers de l’État, mais avec les siens propres.
Il faut reconnaître pourtant que la renaissance des arts de la Grèce
* César Cantù, Histoire des Italiens, tome VI, p. 460 de la traduction française.
Firmin Didot; Paris, 1860.
DE L’ART CHRÉTIEN.
85
menaça de devenir, sous les derniers Médicis, une véritable renais-
sance du paganisme. Les types chrétiens, en peinture, étaient de
plus en plus oubliés ; de même qu’on travestissait le langage de
l’Église, on peignait des femmes impures sous le costume de madone,
et on ne craignait pas de proposer ces images voluptueuses à la véné-
ration des fidèles. A certains égards, V abomination de la désolation
était dans le sanctuaire. M. Rio fait ressortir avec douleur et flétrit
avec énergie cette décadence de l’école florentine, qui s’étendit jusque
sur le reste de l ltalie. Les développements qu’il donne à cette partie
de son histoire étaient nécessaires pour justifier sa thèse contre le
paganisme de la Renaissance.
M. Rio juge Sixte IV et Innocent VIII plus favorablement que ne
Font fait d’autres historiens, mais il n’a pas la faiblesse de tenter la
réhabilitation d’Alexandre VI : il reproche à ce pape de n’avoir su
ni encourager ni comprendre Bramante et Michel-Ange. L’humeur
impétueuse de Jules II va bien à l’auteur de Y Art chrétien. Il y
avait en effet dans ce pontife une certaine furia francese que nous
savons estimer comme l’une de nos plus chères qualités natio-
nales, lors même qu’elle se tourne contre nous. Jules II pressa
Bramante tant qu’il put pour lui faire achever la basilique de Saint-
Pierre. Il fut le premier pape qui devina et encouragea Michel-Ange
et Raphaël. Enfin, c’est à Jules II que l’on dut la juste mesure qui
s’introduisit dans les relations du pontificat avec la littérature et la
peinture contemporaines, exposées l'une et l’autre aux envahissements
du naturalisme et du paganisme.
Tous les amis de l’art chrétien sauront gré à M. Rio d’avoir
donné de nouveaux et considérables développements à l’histoire
de l’école ombrienne. Il attribue toujours la même supériorité
à cette école, qui trouvait dans le voisinage d’ Assise un aliment pour
l’idéal ascétique, et dans les vertus militaires des habitants du pays
un aliment a l’idéal chevaleresque. La ville Je Gubbio, capitale de
rOmbrie, eut une renommée d’héroïsme qu’elle soutint dès le qua-
torzième siècle en défendant la papauté, et jusque dans le seizième
en fournissant à don Juan d’Autriche le plus héroïque contingent des
guerriers italiens qui l’aidèrent à gagner la bataille de Lépante.
Quand ce prince passa la revue de ses compagnons d’armes, vingt-
quatre capitaines et six colonels-généraux défilèrent devant lui avec
leurs compagnies; lorsque chacune de ces compagnies avait passé,
don Juan demandait à quelle cité elle appartenait, on lui répondait
toujours : « A Gubbio. » Alors il finit par s’écrier avec un mélange
d’impatience et d’admiration : « Que es este Gubbio? es major de Na-
« pôles, major de Milano, o que es ? »
C’est sous ces heureuses influences que se développa l’école om-
86
DE L’ART CHRÉTIEN.
brienne. Elle ne peignit pas seulement des fresques et des tableaux
d’église, elle prêta son concours à ce qu’il y a de plus gra cieux dans
le culte catholique, les processions, et elle peignit des images de ma-
done ou de saints sur ces bannières que nous voyons, dans les jours
de fêtes, portées triomphalement au milieu de nos campagnes. « La
«bannière est dans le domaine de l’art, dit M. Rio, ce que l’hymne
« est dans le domaine de la poésie. » Le plus grand peintre et le fon-
dateur de cette école fut Pérugin ; on ne l’apprécie bien que quand
on est allé visiter à Pérouse les admirables fresques qu’il exécuta
dans le premier feu de sa jeunesse ; il avait alors la naïveté de sa fo i
et l’enthousiasme désintéressé de son art. Mais, depuis que Pérugin a
vu condamner Savonarole, un grand découragement moral s’empare
de lui et dissipe sa foi dans l’idéal. 11 livre son âme à l’amour du
gain : l’art devient pour lui un métier. Sa vieille piété s’évanouit ;
elle fait place à des doutes qui se trahissent par des œuvres déplo-
rables en peinture et par le l’efus des sacrements à sa dernière heure.
« Je veux voir, disait-il en mourant, dans quel état sera là-haut une
« âme qui ne se sera pas confessée »
Ce qu’il y eut d’heureux et de singulier dans l’école du Pé-
rugin, c’est que les défaillances du chef n’eurent pas une mau-
vaise influence. Les peintres ombriens continuèrent la manière naïve
et inspirée qui avait signalé la jeunesse du maître.
Mais, en dehors de cette école, qui n’était que religieuse, il s’en
éleva une autre que M. Rio appelle mystique. Frà Angelico de Fiésole
en fut l’expression la plus haute et la plus pure. Cet illustre domini-
cain, qui- semble avoir entrevu le ciel dans ses extases, ne peignait ja-
mais qu’à genoux ses madones et ses christs. Les ouvrages de ce pein-
tre et de ceux de son école avaient pour but direct non pas le beau.,
mais le saint; ils étaient faits pour produire la piété dans les âmes. De
là ces types si originaux et si suaves que nous a laissés frà Angelico.
Après lui vint frà Bartolomrneo, qui surpassa peut-être son devancier
dans la reproduction du beau plastique, mais non dans l’expression
des figures.
Cette école dut une nouvelle vie à l’influence de Savonarole, pour
qui M. Rio professe une espèce de culte. Suivant lui, cet apôtre aus-
tère n’était point ennemi des arts; il avait le sentiment exquis du
beau ; il ne voulait que donner une mission plus sainte à la peinture
et à la sculpture. Plusieurs artistes se groupèrent autour de Savona-
role, tels que Lorenzo di Credi, Andrea délia Robbia, Bolticelli, Ve-
rocchio, etc. Il se forma sous ses auspices toute une école de peintres
* « lo voglio vedei'e corne stara di là un' anima che non si sia confessata Nè si
voile far altro »
\
87
DE L’ART CHRÉTIEN.
pieux, qui survécut à son supplice et à sa ruine, ou à ce que M. Rio
appelle son martyre. « Dans la peinture religieuse surtout, les doc-
trines spiritualistes, remises en vigueur par Savonarole, furent con-
servées et prolongées bien avant dans le seizième siècle par un petit
nombre d artistes chrétiens chez qui l’enthousiasme de leur art resta
désormais inséparable de la vénération pour la mémoire de celui
qu’ils avaient regardé comme leur pasteur et comme leur maître. »
M. Rio passe ensuite de l’école mystique à l’école lombarde, et de
Savonarole à Léonard de Yinci. Il adoucit cette transition en faisant
de Léonard le peintre religieux par excellence, celui qui aurait su
le mieux allier la beauté de la forme à la beauté idéale. Cela est-il
tout à fait vrai? Suivant M. Rio lui-même, Léonard était aussi fort à
l’escrime qu’à la danse, il possédait une force et une adresse prodi-
gieuses; enfin il était trés-habile dans l’art de l’équitation et il eut
toujours la passion des chevaux. C’était le cavalier le plus accompli
de son temps. Sculpteur, architecte et peintre, il était encore philo-
sophe et poëte, comme le prouve un sonnet ingénieux qu’il composa
sur les rapports du pouvoir et du vouloir chez l’homme^. Nous avons
quelque peine à admettre que ce brillant cavalier pût conserver dans
ses ouvrages quelque chose de la piété naïve des peintres ombriens.
R y a bien de la volupté dans son type célèbre de la Joconde, et il
existe de lui une certaine figure de saint Jean qui semble le portrait
d’une femme souriante et gracieuse, plutôt que celui du disciple bien-
aimé. Les vierges môme de Léonard n’ont pas le caractère céleste
de celles du Pérugin et de quelques-unes des madones de Raphaël.
Il est vrai que Léonard de Vinci prend sa revanche dans les têtes
de Christ. « Ce n’est pas sur la terre, disait le grand artiste, que je
veux chercher ce type divin; » et sa main paraissait trembler quand
il approchait le pinceau de la muraille pour peindre à fresque les
traits du Sauveur des hommes. C’est ainsi que la fameuse Cène de
Léonard est devenue l’un des chefs-d’œuvre qui honorent le plus l’art
chrétien. Au surplus, Léonard atteignit le plus haut degré de perfection
pour le modelé des membres, la richesse du coloris et tous les pro-
cédés techniques de l’art. Et son enseignement, plus religieux encore
que ses ouvrages eux-mêmes, créa une école qui fut supérieure sous
le rapport de l’idéal à celle de Raphaël. Certainement, si on compare
Perrino del Vaga et Jules Romain à Cesare da Sesto et à Bernardino
* Ce sonnet commence ainsi :
Chi non puô quel che vuole, quel chepuô voglia :
et il finit par ce vers encore plus philosophique :
Piansi quel ch'io volsi, poi ch'io l'ebbi.
88
DE L’ART CHRÉTIEN.
Luini, c’est à ces derniers qu’appartiendra la palme de l’art chré-
tien.
Après l’école lombarde viennent celles de Crémone et de Ferrare.
Ce sont des écoles secondaires; mais la première aurait cela de cu-
rieux qu’elle serait une intermédiaire entre l’école vénitienne et
l’école ombrienne. C’est surtout dans Boccaccio Boccaccini que se trou-
veraient réunis ces deux caractères. Un autre artiste de Crémone,
Antonio Campi, fut un excellent historien en même temps qu’un
grand artiste.
Quant à l’école de Ferrare, on croirait qu’elle dut être protégée
efficacement par la famille d’Este. Mais cette famille ne fut point,
autant qu’on le croit communément, la protectrice éclairée des arts
et des lettres. On ne vit pas fleurir de bonne heure, à Ferrare, la
grande peinture et la grande sculpture. Cependant, à défaut de la
grande sculpture, un genre inférieur prit un beau développement à
Ferrare vers cette même époque. Nous voulons parler des médailles
frappées par Victor Pisanello et par Antonio Marescotti. Marescotti se
distingua surtout par ses médailles de saints.
Un peu plus tard, le duc Hercule d'Este participa d’une manière no-
table au mouvement de renaissance littéraire et artistique qui soule-
vait alors l’Italie entière. M. Rio, emporté par ses vertueuses et élo-
quentes colères, ne lui rend peut-être pas complètement justice sur
ce point. Ainsi on s’empressait de traduire, par les ordres de ce
prince, des manuscrits grecs ou latins récemment découverts, et
c’est peut-être à lui qu’on dut les premières versions en italien de Té-
rence et de Plaute. 11 est vrai qu’il faisait tourner ces travaux à son
plaisir, en faisant jouer à sa cour des comédies de ces poêles; mais ces
divertissements avaient quelque chose d’élevé où n’aurait pas atteint
un débauché vulgaire. En fait de beaux-arts, plus encore qu’en poésie,
le duc Hercule n’aimait guère que ce qui était efféminé et sensuel. Aussi
tous les peintres ferraraisqui se sentaient quelque élévation religieuse
émigraient vers d’autres parties de l’Italie. François Costa, et son élève
Lorenzo Costa, qui lui fut bien supérieur, portaient leur talent vigou-
reux à Bologne et adoptaient le patronage des Bentivoglio en aban-
donnant celui de la maison d’Este. Le miniaturiste élégant Mazzolino
se naturalisa Bolonais. Enfin Garofalo, ce disciple gracieux et quel-
quefois sublime de l’école ombrienne, passa la plus grande partie de
sa vie à Milan ou à Rome. Il devint l’ami et même le rival de Raphaël.
Le Massacre des Innocents et la Vierge au repos sont les deux chefs-
d’œuvre de Garofalo; mais on peut citer encore d’autres ouvrages
dus à ce peintre, qui approchent de la perfection, et entre autres des
fresques admirables dans l’église de Saint-François, et dans le réfec-
toire du couvent des Augustins à Ferrare.
\
DE L'ART CHRÉTIEN.
89
C’est ainsi que M. Rio descend avec un merveilleux à-propos dans
l’intimité des peintres dont il décrit les œuvres et dont il apprécie le
talent. Il éclaire sans cesse l’histoire de l’art par l’histoire politique.
Néanmoins ce n’est pas dans les vieilles chroniques et dans les
’ÿeilles chartes qu’il est allé puiser les sources principales de son ou-
vrage. Ce qui a tenu lieu de manuscrits originaux à cet érudit si
consciencieux à sa manière, ce sont les toiles et les fresques qu’il a
étudiées avec tant de soin et tant de goût dans tous les coins de l’Ita-
lie. On ne saurait dire tout ce qu’il y a trouvé de pages inédites, et
tout ce qu’il a donné d’interprétations ingénieuses et originales aux
grandes pages déjà connues. Ce sont ces investigations et ces aperçus
qui lui appartiennent en propre, et dont il a composé le bel ouvrage
intitulé : De V Art chrétien.
En résumé, ce livre, écrit sur l’art, est une œuvre d’art lui-même.
Il a d’abord un intérêt éminemment dramatique. L’intérêt dra-
matique est tout entier dans la lutte du sentiment païen et de
l’idéal chrétien dans les arts. Le paganisme semble vouloir res-
susciter à la suite de la renaissance : on déifie l’immoralité; le
langage de l’Église est proscrit comme barbare, et on blasphème
sous prétexte d’élégance^. C’est à ce mouvement que s’opposent l’é-
cole ombrienne par ses œuvres, et plus tard Savonarole, par ses ar-
dentes prédications. Mais ce moine trop zélé dépasse le but ; il échoue
et il succombe. La papauté, plus sage, ne se met pas en travers du
mouvement ; elle le modère et le dirige. Elle dégage des traditions
profanes ce qu’elles ont de noble et de pur, et elle s’empare de ces
richesses intellectuelles au profit de l’Église, comme les Hébreux em-
ployèrent à leurs sacrifices les vases d’or des Égyptiens. Les idolâtries
pa’iennes des Médicis et de la maison d’Este n’avaient rien de sérieux
comme dogmes, mais elles présentaient toujours le danger du
triomphe de la sensualité humaine sur l’esprit chrétien. C’était la
glorification de la chair que l’on opposait à l’adoration de la croix.
On ne saurait méconnaître qu’à cet intérêt dramatique de l’Art
chéticnne soit intimement lié un puissant intérêt religieux. M. Rio ne
procède pas par démonstration ni par considérations métaphysiques;
mais il fait sentir à toutes les pages de son livre que le souffle catho-
lique a pu seul inspirer les merveilles de l’art écloses en Italie. Cette
histoire de l’art chrétien devient donc une apologie indirecte du catho-
licisme et de la papauté, apologie que l’auteur a faite, pour ainsi dire,
sans s’en rendre bien compte, et qui n’en a que plus de séduction et
d entraînement.
Ajoutons que M. Rio nous montre l’Italie comme un vaste musée
C’est ainsi qu’on appelait la messe : Sacra Deorum !
90
DE L’ART CHRÉTIEN.
encore debout, mais que, dans ce musée, de vieilles fresques vont s'ef-
façant de plus en plus, que des églises tombent en ruine, et que
d’admirables toiles sont vendues tous les jours à l’étranger.
Ce pays avait conservé jusqu'à ce jour, avec un soin jaloux, ses
monuments et ses chefs-d’œuvre ; il comprenait qu’il avait deux
grandes supériorités à maintenir, celle du catholicisme, dont il se
trouvait le centre, et celle des beaux-arts, dont il était l’antique foyer.
Si un autre esprit venait l’envahir aujourd’hui, si un vandalisme
inintelligent la dépouillait peu à peu de ses richesses artistiques, on
pourrait encore connaître, par les descriptions de M. Rio, les pro-
duits du génie humain qui auraient si longtemps couvert son sol pri-
vilégié. L’écrivain français serait parvenu à arracher les plus glorieuses
époques du moyen âge et de la renaissance en Italie à l’oubli des gé-
nérations futures. Que si le culte de l’idéal venait à s’éteindre dans la
nuit d’une nouvelle barbarie, il pourrait encore se rallumer au foyer
de V Art chrétieii.
L’auteur de cet ouvrage vraiment original et grandiose a donc le
droit de dire, comme le lyrique romain : Exegi monumetilum . Puisse
la postérité ne pas ajouter un jour : Arteipsa perennius'^!
Albert du Boys.
P. S. Au moment où nous venions de terminer cet article, on nous
a communiqué le passage d’une lettre de M. de Montalembert écrite
au moment où venait de paraître la nouvelle publication de M. Rio.
Nous sommes heureux de pouvoir citer une pareille autorité à l’appui
de nos appréciations, d’autant plus qu’elle réfute péremptoirement
une accusation injuste et malveillante dont l’œuvre essentiellement
originale de M. Rio a été récemment l’objet.
« J’ai suspendu le travail qui m’occupait pour lire les trois vo-
te lûmes sur l’Art chrétien^ et je m’empresse de vous dire que j’en
« ai été ravi. Mais ce n’est pas une nouvelle édition que j’ai trou-
« vée, c’est un ouvrage entièrement nouveau, et, si le premier lui
« ressemble, c’est de la môme manière que l’aurore ressemble au
« soleil en plein midi... Je vous prédis qu’il fera à l’auteur un hon-
te neur infini, et qu’aux yeux des juges compétents il lui assignera la
« première place parmi ceux qui ont écrit sur l’art depuis le corn-
et mcncement de ce siècle. »
A. DU B.
* M. Rio terminera son ouvrage par un quatrième volume, où il parlera de Michel-
Ange, de Raphaël et de l’École vénitienne.
N
LE RATIONALISME
EN ANGLETERRE
QUATRIÈME PARTIE *
M. GODWm : LiV GÉOLOGIE ET LA BIBLE. — M. WILSON : L’ÉGLISE NATIONALE
DE L’AVENIR. — CONCLUSION.
On a dit souvent que la science doit être impartiale : quelques-uns
même poussent si loin le scrupule à cet égard, qu’ils tiennent pour
suspects généralement tous les essais de conciliation entrepris par
l’apologétique chrétienne dans le but d’accorder la Bible et les
sciences. Que penseront les hommes d’une conscience si délicate du
travail de M. Godwin? Le dessein avoué de ce professeur distingué
de Cambridge n’est point, à la vérité, de concilier l’Écriture et les
opinions des savants ; mais, en cherchant avec passion à brouiller
irrévocablement la science et la foi, ne doit-il pas encourir la même
suspicion que les apologistes qui cherchent à les accorder? Il en de-
vrait être ainsi. Cependant il est à craindre que ceux-là même qui
sont les plus empressés à condamner les tentatives des théologiens
n’acceptent avec faveur l’œuvre partiale de leur adversaire. M. Godwin
sera, à leurs yeux, le champion courageux de la science méconnue.
C’est le malheur de l’homme d’avoir deux poids et deux mesures et
d’être, même à son insu, entraîné par ses préjugés.
Nous nous proposons de suivre le professeur de Cambridge avec
une entière bonne foi sur le terrain où il s’est placé, et de mettre
* Voir le Correspondant des mois de juin, de juillet et d’août 1861 .
92
LE RATIONALISME
le lecteur à même de juger [si les accusations qu’il porte contre
la Bible sont ou non fondées. Quels que soient nos doutes sur le point
de savoir si l’état présent d’une science qui n’est pas encore faite et
admet tant de conjectures permet de résoudre pertinemment les
questions soulevées par la discussion, nous n’hésiterons point à mon-
trer par où les écrivains hostiles à l’Église méconnaissent les vraies
conditions du problème et égarent les esprits. Ce n’est pas à dire que
nous prétendions suivre, à l’égard de M. Godwin, une méthode dif-
férente de celle que nous avons jusqu’ici employée, et abandonner le
rôle modeste de rapporteur; mais nous nous sommes réservé, dès le
commencement, le droit de dire, en passant, un mot sur les opinions
fausses et les excentricités des organes de VÊ<jlise large. Nous serons
toujours l’historien sincère, mais nous ne pouvons ni ne devons dis-
simuler nos jugements, motivés quoique sommaires.
ï
Voici comment M. Godwin entre en matière :
« A la renaissance apparut le premier désaccord entre la science
et la foi établie. Le système astronomique de Ptolémée avait jusque-
là régné sans partage dans les esprits : tout le monde considérait la
terre comme immobile au centre de l’univers entier. Copernic vint
renverser cette erreur séculaire. Notre planète humiliée devint un
globe relativement petit, un membre subordonné de la famille
des planètes, astres que les habitants de la terre n’avaient alors
considérés que comme les simples ornements de leur habita-
tion. L’Église surveilla avec inquiétude les disputes qui s’élevèrent
entre les adeptes des nouvelles opinions et les champions des vieilles
idées. La Bible, cette base divine de la foi religieuse, ne contenait-elle
pas l’opinion de l’immobilité de la terre et d’autres vues encore de
l’univers, tout à fait en contradiction avec le système de Copernic?
Le Saint-Office crut devoir prendre des mesures de rigueur contre
Galilée, et ce savant fut condamné à signer la fameuse rétractation
que l’on connaît, et à déclarer publiquement dans l’église de la Mi-
nerve, à Rome, que la proposition d’après laquelle le soleil était le
centre du monde et immobile est absurde, philosophiquement fausse,
formellement hérétique, parce qu’elle est expressément contraire à
l’Écriture.
« L’Église romaine, selon toute présomption, adhère encore aujour-
d’hui au système de Ptolémée. Les instincts protestants, au contraire,
EN ANGLETERRE.
03
dès le dix-septième siècle, sympathisèrent vivement avec les progrès de
la science : on désira sortir d’embarras. La solution offerte par Galilée
et les autres était celle-ci : l’objet de la révélation est de manilcster
aux hommes ce qu’ils ne sont point capables de pénétrer eux-mémes,
mais non d’enseigner des vérités pour la découverte desquelles
l’homme a reçu des facultés investigatrices ; en conséquence, il n’est
pas déraisonnable de supposer qu’à l’égard des faits physiques l’Écri-
ture se sert du langage commun, acceptant les idées courantes sans
se proposer de rien garantir sur des points étrangers au dogme et à
la morale. Le texte suivant : he monde est solidement fixe', U ne peut se
mouvoir, bien qu’il implique évidemment dans celui qui l’a éciit
l’ignorance du mouvement de la terre, ne doit point être considéré
comme un article de foi. Cette solution tranquillisa les esprits.
« 11 était cependant bien difficile de concilier l’idée générale du
sytème de Copernic avec les données cosmologiques du premier cha-
pitre de la Genèse. Celles-ci sont en effet manifestement contraires
aux résultats de la science moderne- La Bible suppose que le ciel est
une voûte solide supportant les eaux supérieures et dans laquelle
sont enchâssés le soleil, la lune et les étoiles. Mais ce désaccord sem-
ble avoir moins frappé les esprits au dix-septième siècle qu’au dix-
neuvième. Tout le monde avait intérêt à faire accepter des explica-
tions conciliantes. Les brillants progrès de l’astronomie avaient con-
vaincu les esprits les plus rebelles parmi les théologiens, et les sa-
vants d’alors étaient bien éloignés de vouloir abuser de leur victoire.
On déclara la paix faite entre la foi et la science, on n’opposa plus
l’Ancien Testament à Copernic. On ne serait sans doute jamais
revenu sur cet ordre de difficultés, si les théologiens avaient adopté
plus généralement et plus franchement le principe, que les vé-
rités auxquelles l’homme peut atteindre par ses propres forces et qui
se rapportent au monde physique ne sont point l’objet de la révéla-
tion; mais il est arrivé qu’on a environné cette idée conciliante de
tant de restrictions, de tant de précautions et d’équivoques, qu’on a
excité l’impatience de tout esprit qui veut savoir nettement ce que
Dieu a ou n’a pas enseigné.
« Les découvertes de la géologie ramènent d’ailleurs, de nos jours,
1^ question de l’accord de la science et de la Bible.
« Les manuels d’aujourd’hui, qui enseignent à l’enfant que la terre
tourne, lui assurent en même temps qu’elle n’a pas encore six mille
ans d’existence et qu’elle a été créée en six jours. Cependant les géo-
logues de toutes les confessions admettent que la terre existe depuis
une immense série d’années ; qu’il faut compter celles-ci, peut-être
par millions, mais qu’indubitablement il s’est écoulé plus de six jours
entre sa première création et l’apparition de l’homme à sa surface.
LE RATIONALISME
94
Celle conlradiclion enlre la science el l'enseignement religieux trou-
ble et scandalise les consciences au dix-neuvième siècle.
« Aux premiers moments de la nouvelle controverse, des écrivains,
plus empressés que discrets, attaquèrent les conclusions des géolo-
gues et les déclarèrent scientifiquement fausses. Cette phase de la
question doit être considérée comme passée ; et, quoique les manuels
continuent à enseigner aux enfants la création en six jours, aucun
homme instruit ne doute que la terre ne soit plus ancienne. L’on s’est
efforcé de réconcilier le récit mosaïque avec les lésultats incontes-
tables de la géologie; on a tenté plusieurs explications C’est assez
pour que fauteur du Manuel assure ses lecteurs que les investigations
des 'géologues sont en parfaite harmonie avec l’Écriture en ce qui
touche l’histoire de la création.
« Cependant, si nous considérons les systèmes de conciliation, nous
trouvons qu’ils se contredisent mutuellement. A mesure que la géo-
logie progresse, les expédients varient. On violente le texte hébreu;
et on lui fait dire tant de choses, que le public finit par ne plus oser
lui donner aucun sens. »
— On voit comment, dans ce début, M. Godwin fait intervenir avec
complaisance des faits étrangers à la question qu’il se propose de
traiter, et cherche à prévenir l’esprit du lecteur. Que prouve cepen-
dant la condamnation de Galilée prononcée par le tribunal du Saint-
Office? Une seule chose, l’ignorance de l’époque dans les questions
de cosmologie. Les théologiens romains ont partagé l’erreur générale.
L’Église n’est infaillible qu’en matière de théologie, et les théologiens
eux-mêmes ne le sont jamais. Galilée eut la malheureuse idée de vou-
loir prouver le mouvement de la terre par des textes de la Bible dé-
tournés de leur véritable sens ; en prétendant découvrir le système de
Copernic dans la Bible, il fournit des armes contre lui. Il fut à la fois,
comme plusieurs philosophes et plusieurs savants, à d’autres épo-
ques, victime de l’ignorance de son temps et de ses propres impru-
dences. Quant à la voûte solide et aux étoiles enchâssées, M. Godwin
fait violence aux textes bibliques, comme nous le dirons plus tard.
Le même auteur résume 1 ’état actuel de la science de la manière
suivante. Cet exposé, en général fidèle, intéressera le lecteur, qui,
sans prétendre devenir géologue, désire ne pas rester trop étranger
aux connaissances de son temps; il importe d’ailleurs à la discussion.
Il
« Cette terre qui nous apparaît immobile, reposant sous une voûte
d’azur, est un globe d’une grandeur relativement insignifiante, tour-
EN ANGLETERRE
rs
nant avec vitesse sur elle-même et autour du soleil, centre de son
mouvement annuel. Le soleil, qui semble traverser chaque jour l’es-
pace d’Orient en occident, est néanmoins, relativement à notre terre,
presque immobile. Son volume et son poids surpassent immensément
le volume et le poids de notre globe. La lune, beaucoup plus petite
que la terre, est entraînée avec elle autour du soleil, n’ayant aucune
lumière par elle-même. Ces belles planètes qui changent conlinuel-
ment de position dans le ciel et qui brillent d’un si doux éclat, sont
des corps tantôt plus grands, tantôt plus petits que la terre ; et,
comme celles-ci, elles accomplissent leurs évolutions autour du so-
leil. C’est la réflexion de ses rayons qui nous les rend visibles. Le té-
lescope nous a révélé le fait que plusieurs de ces planètes sont accom-
pagnées de lunes qui leur servent de satellites. Outre celle que nos
yeux aperçoivent, il y en a d’autres qui appartiennent à la môme fa-
mille et roulent autour du soleil. Quant à cette poussière lumineuse se-
mée dans l’azur du ciel, il y a des raisons de croire que chacun de ses élé-
ments est un corps lumineux par lui-même, peut-être de matière sem-
blable au soleil ; et le plus proche d’entre eux est à une incalculable
distance de nous. Le plus petit serait d’une énorme grandeur compara-
tivement à notre humble globe. C’est ainsi que la science a établi pré-
cisément le contraire de ce que nos yeux semblaient d’abord nous
révéler. Ces connaissances sont devenues si vulgaires, que nous som-
mes tentés d’oublier qu’autrefois le genre humain voyait les choses
tout différemment, et qu’il y a peu de siècles encore ces vérités as-
tronomiques révoltaient nos pères. Si maintenant, détachant notre
pensée des immensités de l’espace, nous fixons notre regard sur le
globe obscur que nous habitons, la première question que nous nous
adressons est de savoir s’il a toujours existé dans les mômes condi-
tions et quels sont les divers états qu’il a traversés. La géologie a re-
trouvé l’histoire de l’enveloppe terrrestre jusqu’à une époque fort
éloignée. Au delà, la philosophie est réduite aux conjectures. C’est au
désir de percer les mystères du globe antéhistorique qu’appartien-
nent les hypothèses laites sur la formation première de la terre et des
autres planètes. On suppose qu’elles sont une condensation de la ma-
tière nébuleuse, laquelle formerait aussi le noyau solaire. Les pre-
mières notions que la science nous offre avec certitude ne vont point
jusqtie-là. La terre a dû être d’abord un globe de matière fluide, té-
nue, liquéfiée par une forte chaleur, roulant sur son axe et accom-
plissant une évolution autour du soleil. Personne ne peut dire com-
bien de temps a duré cet état de la terre. On peut croire qu’il a fallu
bien du temps pour que la surface du globe se refroidît et devînt
susceptible de porter des êtres organisés. L’eau qui couvre maintenant
une large portion de la terre ne doit avoir formé alors qu’une vapeur
LE RATIONALISME
S6
épaisse enveloppant notre planète de sombres brouillards. Quand sa
surface fut refroidie et permit aux eaux de se condenser et de des-
cendre, alors commença la stratification des roches sédimentaires
qui en forment la croûte. Les torrents et les rivières, se précipitant
dans leur cours impétueux, aplanirent les scories, en détachèrent
les rugosités moins adhérentes, les roulèrent en galets et en sable
dans les lieux bas. Nous ne savons s’il y eut des êtres organisés con-
temporains de celte époque. La haute température qui présida à la
formation des rochers en a fait disparaître les traces, si tant est que
ces êtres existassent. Il est impossible de déterminer la dui’ée de
cette Ibrmation. C’est dans les stratifications qui couvrent les roches
primitives que nous trouvons les premières traces de l’organisme
vivant.
« Dans les terrains appelés siluriens s’offrent au regard des
couches de différentes sortes, s’élevant à une hauteur de plusieurs
milliers de pieds dans lesquelles on trouve beaucoup de débris d’a-
nimaux. Ces sédiments se formaient au sein des eaux; et les débris
qu’on y trouve conservés appartiennent exclusivement aux espèces
marines, aux mollusques, aux articulés, aux radiés. Ce sont des
espèces analogues à colles qui existent aujourd’hui. Cependant les
naturalistes n’admettent pas généralement que les crustacés actuels
proviennent des premiers par voie de génération, à moins que le
temps ne détermine à la longue et par des causes inconnues la trans-
formation des espèces, hypothèse généralement rejetée. On trouve
aussi, parmi ces débris d’animaux, des plantes marines, des fucus,
des varechs, qui forment, comme on sait, le dernier degré du monde
végétal. Il est difficile, dans l’état présent de la science, d’asseoir sur
ces données des hypothèses bien justifiées.
« Dans la partie supérieure des terrains siluriens apparaît lé com-
mencement de la race des poissons qui forment, aux yeux de la
science, le dernier degré des animaux vertébrés ; ces poissons sont
fort nombreux, revêtus d’une carapace qui les enveloppait comme
d’une cotte de mailles indestructible ; ils ont dû être la terreur des
mers qu’ils habitaient.
« Viennent ensuite les terrains carbonifères contenant les restes
d’une végétation gigantesque et luxuriante ; alors apparaissent les
débris des reptiles et des insectes. Les géologues, arrivés à cet endroit
de l’histoire de notre globe, confondent sous un même nom, celui de
paléontologie, l’étude des êtres dont nous avons parlé.
« Nous arrivons aux terrains calcaires ou crétacés. Les débris fos-
siles de ces sédiments offrent au regard des animaux différents de
ceux dont nous avons parlé. Ils sont de taille gigantesque , moitié
crapauds, moitié lézards, se mouvant par sauts, et ayant laissé les
EN ANGLETERRE.
97
traces de leurs pieds sur le sol des mers qu’ils fréquentaient. Les
eaux abondaient en monstres moitié poissons, moitié crocodiles.
Ce sont les sauriens, dont les os ont été recueillis en grande abon-
dance. L’air avait aussi ses habitants, ressemblant aux premiers,
moitié lézards, moitié vampires, munis d’appendices membraneux
qui leur permettaient de voler ; c’est aussi à cette période qu’appar-
raissent les oiseaux proprement dits. Un peu plus tard se montrent
les mammifères, mais ceux de la classe la plus inférieure, les mar-
supiaux, animaux qui, selon les naturalistes, ont des affinités avec les
ovipares. Les plantes appartenaient aux classes inférieures des végé-
taux, mais elles étaient gigantesques et luxuriantes.
« Nous arrivons aux terrains tertiaires, dans lesquels se montrent
enfin les mammifères. Ils appartiennent à la classe la plus élevée.
Le type animal se rapproche de plus en plus du type du monde
présent.
«Cet état de choses dura de longs siècles; et la terre était principa-
lement peuplée de mastodontes, d’éléphants, de rhinocéros, aux pro-
portions colossales, espèces qui ont disparu. On a trouvé leurs débris
sous les glaces du Nord. Ces animaux semblent avoir habité des pays
où leurs congénères d’aujourd’hui, plus délicats, ne pourraient plus
vivre. Pendant ce temps, le bœuf, le cheval, le daim et autres animaux
destinés au service de l’homme, se multipliaient sur le continent.
« Enfin, l’arrivée de l’homme peut être considérée comme l’inau-
guration d’une nouvelle époque, l’époque présente, pendant laquelle
les conditions de l’existence n’ont pas dû être bien différentes de celles
d’aujourd’hui. Les races d’êtres organiques qui ont peuplé la surface
du globe ont disparu de temps en temps et ont été remplacées par
d’autres, introduites on ne sait par quel moyen, mais évidemment
suivant des lois déterminées, et avec un progrès constant dans la per-
fection et la délicatesse de leur organisme, jusqu’à la venue de l’homme,
qui couronne la création. Géologiquement parlant, les circonstances
de l’apparition de l’homme sont obscures. On a cherché à éclaircir,
par la science, l’origine de l’homme, mais il reste beaucoup à faire.
L’histoire et la tradition n’apportenl que peu de lumières. La race hu-
maine a oublié ses origines, et le vide laissé'par cette absence de sou-
venirs a été rempli par l’imagination et non par des faits restés dans
la mémoire. Ce que personne ne peut contester, c’est que le temps
pendant lequel les animaux sans raison ont habité la terre est infi-
niment plus considérable que celui qui s’est écoulé depuis que
l’homme a pris possession de notre globe. »
— Les faits cités par M. Godwin sont admis à peu près tels qu’il les
raconte parle grand nombre des naturalistes et des géologues. Nous
ne répugnons point à les accepter tantôt comme des faits certains.
Septembre 1861. 7
98
LE RATIONALISME
tantôt comme des conjectures plausibles. Mais les excentricités du
professeur commencent dès l’instant où il prétend interpréter le récit
de la création. C'est donc moins le naturaliste que nous attaquerons
dans M. Godwin que l'exégète.
Donnons -lui de nouveau d’abord la parole.
I i
« La terre., dit la Bible, était sans forme et vide; le souffle de Dieu,
c’est-à-dire le vent, agitait les eaux au milieu des ténèbres.
« Dieu commande à la lumière de paraître, et la clarté du jour éclaire
la terre et l’eau. L’espace de temps que se sotit partagé les premières
ténèbres el la lumière est appelé le premier jour. Ainsi la lumière
et la mesure du temps sont supposées exister avant le soleil. Cette idée,
qui contredit nos connaissances, était admise sans difficulté dans
les premiers siècles. « La lumière du jour, dit saint Ambroise {Hexa-
« méron., liv. IV, ch. ni), est une chose, et la lumière du soleil et des
« étoiles en est une autre. Le soleil ajoute à la lumière du jour. Avant
« le lever du soleil, il fait jour, mais ce jour devient plus brillant par
« l’effet des rayons du soleil- » C’est ainsi que les esprits même cultivés
dans un temps où les sciences physiques étaient à peu près ignorées,
expliquaient dans sa vérité naïve le récit de Moïse. Les explications
qu’on a données depuis font violence au texte.
« Au second jour. Dieu éleva la voûte du ciel, rakia, en grec cT£péü>iJ.a,
(irmamentum. Cette voûte est représentée comme supportant un
océan d’eau placé au-dessus d’elle. Les eaux furent divisées de ma-
nière qu’une partie de celles-ci était au-dessus, supportée par la
voûte.
« II est donc évident que le firmament était pour les Hébreux un
corps solide. Job parle des piliers supportant cette voûte {Job, xxvi,
11) ; le ir des Rois parle de ses fondations (II Rois, xxii, 8); les
Psaumes, de ses portes (ps. lxxviïi, 25); la Genèse, de ses fenêtres
{Gen., VII, 11). Rien ne servirait d’équivoquer sur le mot rakia,
puisque la Genèse dit formellement que la voûte supportait les eaux
supérieures.
« Au troisième jour, à la parole de Dieu, les eaux, qui jusque-là
avaient couvert la terre, se rassemblèrent en un même lieu, et la
terre ferme émergea du milieu des eaux. C’est le même jour que la
terre produit l’herbe pour nourrir les animaux. On ne parle ni des
plantes, ni des arbres inutiles pour la nutrition, ce qui rendrait pro-
EN ANGLETERRE.
G9
bable que la flore biblique n’a point de place pour ces dernières.
Nous nous bornons à prendre acte de ce fait, à savoir que les arbres
et les plantes destinés à la nourriture sont signalés dans la Bible
comme étant les premières productions de la terre. Nous reviendrons
sur cette circonstance.
«Au quatrième jour, les deux grands luminaires, le soleil et la
lune, furent créés et placés dans le firmament pour éclairer la terre,
mais plus particulièrement encore pour marquer les années, les jours
et les saisons : c’est là le principal office qui leur est assigné (ver-
sets 14 et 18). La formation des étoiles est mentionnée seulement
par un mot: etstellas. La Bible ne dit point la matière avec laquelle
ces corps ont été faits, ni s’ils existaient déjà, attendant seulement
qu’une place leur fût assignée. Toujours est-il que le firmament
n’était pas créé avant le second jour, et que ces astres n’y furent
point fixés avant le quatrième. La végétation avait déjà commencé au
troisième jour, indépendamment de l’influence de la chaleur et du
soleil.
« Le cinquième jour, les eaux furent mises en action pour produire
les poissons, les animaux marins et les oiseaux dans les airs.
« Au sixième jour, la terre produisit les animaux domestiques, les
reptiles et aussi les animaux des champs, c’est-à-dire les bêtes fau-
ves. Dieu les créa chacun selon son espèce. L’homme enfin fut formé
à l’imagé de Dieu, parole qu’on a expliquée souvent en disant (^ue la
Bible exprimait par là la perfection de l’homme, sa nature spiri-
tuelle. Il faut cependant . remarquer que le Pentateuqiie abonde en
passages où apparaît clairement l’anthropomorphisme de Dieu. Les
Hébreux se représentaient Jéhovah sous la forme d’un homme. Le
spiritualisme moderne a si complètement banni cette idée, que
presque tout le monde aujourd’hui répugne à interpréter le langage
hébreu dans son sens vrai et naturel.
«L’œuvre de la création étant terminée. Dieu donne à l’homme, aux
animaux, aux oiseaux et à tout être rampant, les végétaux de la terre
pour nourriture. Quand on compare les versets 29 et 30 du premier
chapitre de la Genèse au verset 3 du neuvième chapitre, dans lequel,
après le déluge, les animaux sont donnés comme nourriture à
l’homme en complément des végétaux, il est difficile de ne pas se
persuader que le premier récit de la création suppose que les hom-
mes et les animaux, dans leur condition originelle et première,
n’étaient pas carnivores. 11 n’est point nécessaire de dire que c’est
ainsi qu’on a généralement interprété les mots du premier chapitre
de la Genèse^ avant que la science naturelle eût montré clairement
que le tigre et le lion, par exemple, étaient nécessairement carni-
vores. On a trouvé, dans ces derniers temps, des preuves matérielles
100
LE RATIONALISME
que les monstres préadamites se nourrissaient d’autres animaux.
« Les trois premiers versets du second chapitre de la Genèse termi-
nent le récit. Dieu se repose de son oeuvre et bénit le septième jour,
fait qui servit de fondement aux commandements de l’observation du
Sabbat prescrite sur le mont Sinaï.
« Si remarquable que soit le récit de la création par sa simplicité
et sa grandeur, continue M. Godwin, il ne renferme néanmoins rien
qu’on puisse appeler proprement poésie ; il n’offre aucune trace de
signification mystique ou symbolique.
« Il faut la volonté de trouver partout du symbolisme et la passion
d’un élève de Philon pour en découvrir les moindres vestiges : aussi
le récit de Moïse a-t-il toujours été pris au sens naturel, si toutefois
on excepte l’école d’Alexandrie.
« Cela posé, conclut M. Godwin , Il est évident, à première vue,
que le récit biblique, dans son sens littéral, est contraire aux faits
de l’astronomie et de la géologie. La différence ne provient point des
omissions. On ne peut dire que l’écrivain mosaïque néglige simple-
ment des détails que la science moderne peut fournir. Il est mani-
feste que tout le récit est conçu à un faux point de vue, que l’ordre des
choses tel que nous le connaissons aujourd’hui y est en grande partie
méconnu, quoique çà et là nous puissions remarquer des analogies
générales et des points de ressemblance. Pourrions-nous dire que le
système astronomique de Ptolémée n’est pas en contradiction avec la
science moderne parce qu’il représente avec un certain degré de vé-
rité quelques-uns des mouvements apparents des corps célestes ? »
IV
Le lecteur aura fait lui-même justice de plusieurs fausses interpré-
tations par lesquelles M. Godwin défigure le récit biblique. L’anthropo-
morphisme de Dieu, par exemple, est une supposition gratuite, dé-
mentie par la Bible tout entière. Si ce livre sacré se distingue de tous
les livres religieux des autres nations, c’est surtout par son caractère
spiritualiste et l’idée à la fois si élevée et si pure qu’il nous donne
de l’Être divin. Nous croyions cette vérité à l’abri, au dix- neuvième
siècle, de contradictions sans preuves.
Comment, en second lieu, M. Godwin revient-il sur une objection
maintes fois détruite, à savoir que la lumière n’a pu exister avant le
soleil? La priorité de la lumière, relativement au soleil, contredit,
dit-il, nos connaissances. Le professeur de Cambridge doit savoir
EN ANGLETERRE.
101
pourtant qu’il y a deux hypothèses sur la lumière : l’hypothèse de
l’émission, embrassée par Newton, et l’hypothèse des ondulations, qui
est due à Descartes. Newton supposait que les corps lumineux lançaient
eux-mêmes la lumière, mais Descartes a plus justement attribué la
lumière au mouvement vibratoire, excité dans Y éther, remplissant le
vide des espaces célestes. Uéther transmet les ondes lumineuses,
comme l’air les ondes sonores, et produit les sensations de la lu-
mière. Or le soleil n’est point le seul agent de ces ondes. La chaleur
communique à tous les corps la propriété de devenir lumineux. Lors-
qu’elle est suffisamment élevée, elle devient elle-même lumière. Les
physiciens assurent aujourd’hui que la chaleur et la lumière sont
dues à un seul et même agent. « L’hypothèse de l’émission a été
admise par presque tous les physiciens au commencement de ce siè-
cle ; mais elle est généralement abandonnée aujourd’hui, dit M. De-
guin, doyen de la faculté des sciences de Besançon, parce qu’elle
est en contradiction formelle avec un grand nombre de faits obser-
vés dans ces derniers temps. L’hypothèse des ondulations satisfait,
au contraire, à toutes les exigences de la science. »
M. Godwin veut absolument prendre à la lettre l’expression bibli-
que de firmament, CTTspéoJtxa, firmamentum. C’est, selon lui, dans la
bouche de Moïse, une voûte solide, supportant un océan placé au-
dessus d’elle. Le mot hébreu rakia, qui exprime une surface mince
et étendue, olfre, d’une manière moins accentuée, l’idée de solidité
que les expressions employées par la Vulgate et les Septante. Mais ce
n’est là, dans la Bible, qu’une image, une comparaison, nécessaire sans
doute, pour rendre sensible aux peuples l’idée de cette sphère d’azur
qui nous enveloppe, et semble placée entre les nuages et nous. Moïse
parlait à une foule ignorante, et, sous peine de n’être point compris,
il devait se servir de son langage. Job et David employaient des
expressions poétiques, qu’il serait ridicule de vouloir interpréter à la
lettre. N’appelons-nous pas encore aujourd’hui les espaces célestes
firmament, voûte, calotte des deux ?
« La Bible, dit encore M. Godwin, ne parle que des plantes utiles
à la nutrition. Or les végétaux inutiles à cette fin dominent, si tou-
tefois ils ne constituent point, à eux seuls, toutes les créations végé-
tales primordiales. » Il suffît de répondre que Moïse, ne se proposant
point de faire le catalogue des végétaux, parlait seulement de ceux
qui importent le plus à la vie. — Enfin le professeur de Cambridge
reproche à la Genèse d’avoir dit qu’aucun des premiers animaux
n’était carnivore. La Bible n’affirme rien de pareil; mais il esta croire
que l’instinct de férocité du tigre, du lion et même de l’hyène était
moins développé aux premiers jours de la création qu’il ne l’est au-
jourd’hui : ces animaux, moins nombreux, avaient surtout pour rôle
LE RATIONALISME
102
alors de nettoyer la terré des cadavres qui sans eux l’eussent infectée.
Nous ne prétendons pas que le premier chapitre de la Genèse soit
précisément symbolique, et qu’il faille n’y voir qu’une poésie;
mais nous croyons que Moïse n’a ni pu ni voulu employer un lan-
gage scientifique qui n’eût point été compris. Il parlait aux Hébreux
de son époque le langage du temps, et tenait compte des idées popu-
laires. Ce qui importait, c’était de donner au monde une idée sublime
de la toute-puissance de Dieu, de sa providence et de sa bonté; et
non d’initier les Hébreux aux secrets de la cosmologie. Moïse était un
prophète, non un astronome et un géologue ; il parlait en prophète.
De même que l’auteur du livre de Josué s’est contenté de rendre
compte des apparences d’un phénomène, lorsqu’il a écrit : « Sol, ne
movearis ! et stetit sol ; » de même aussi Moïse a surtout parlé con-
formément aux témoignages des yeux non armés de télescopes; ce qui
n’empèche pas que, sous ce langage fortement imagé de la Genèse,
la science d’aujourd’hui ne découvre de prodigieuses vérités.
V
Desavants et ingénieux naturalistes se sont proposé de montrer
l’accord littéral et presque minutieusement verbal du premier cha-
pitre de \di Genèse avec la science. Cet effort est louable dans l’inten-
tion, bien que, étant poussé trop loin, il puisse avoir ses dangers.
Nous avons lu certains systèmes de conciliation qui soiilèvenf assu-
rément plus de difficultés qu’ils n’en résolvent. C’est bien là ce qui
peut s’appeler forger des armés contre soi. M. Godwin, au contraire,
prétend prouver l’impossibilité absolue de tout accord. Nous trou-
vons que les premiers s’engagent beaucoup, M. Godwin s’engage trop;
car, alors même qu’on n’eût point réussi jusqu’ici à faire comprendre
comment Moïse ne contredit pas nos connaissances physiques, un
homme plus habile le pourrait dans l’avenir. En attendant, le pro-
fesseur de Cambridge s’est montré aussi injuste envers les apologistes
qu’excéssif envers Moïse. Voici comment il expose leurs systèmes et
comment il les combat :
« La tâche, dit-il, que plusieurs écrivàins modernes se sont impo-
sée est de prouver que le récit mosaïque, quoique en opposition ap-
parente avec nos connaissances, est essentiellement vrai. Le législa-
teur des Hébreux n’aurait pas été compris avant le moment où la
science a fourni un commentaire et une explication à ses écrits.
« On a proposé deux modes de conciliation qui ont joui d’une po-
EN ANGLETERRE.
105
pularité considérable; le premier est celui de Chalmers. Il fut en-
suite adopté parle docteur Bucldand ; et il est probable que beaucoup
le regardent encore comme une solution suffisante de toutes les diffi-
cultés. En voici l’exposé.
« Le mot in principio exprime une période de temps indéfinie, an-
térieure au dernier grand changement qui affecta la surface de la
terre, et par conséquent antérieure à la création des végétaux et des
animaux du monde présent. Pendant cette période, une longue série
d’opérations ont eu lieu ; mais, comme celles-ci n’ont aucun rapport
avec l’histoire de la race humaine, elles ne sont point mentionnées
par l’historien sacré, qui s’est borné seulement à établir que la ma-
tière de l’univers n’est point éternelle, et qu’elle a été créée par la
main de Dieu. Ces mots : An commencement. Dieu créa le ciel et la
peuvent être regardés comme un récit sommaire de la création
de la matière à une époque qui précéda les opérations du premier
jour. Ce commencement peut avoir été une époque d’une durée in-
connue, pendant laquelle ont eu lieu toutes les opérations décou-
vertes par la géologie. Des millions d’années peuvent avoir occupé
l’intervalle indéfini entre le commencement où Dieu créa le ciel et
la terre, et le soir, c’est-à dire le commencement du premier jour
du récit mosaïque. Le second verset décrit la condition de la terre
au premier soir du premier jour. On sait que chez les Juifs le soir
était à la fois la fin et le commencement des jours. Ce premier soir
peut être considéré comme l’expression du temps indéfini qui suivit
la première création, et comme le commencement du premier des
six jours, pendant lesquels la terre fut formée et disposée de manière
à devenir l’habitation de l’homme. L’expression toliubohü représente
le chaos des Grecs, et désigne la destruction et la ruine d’un premier
monde ; c’est à ce moment que les périodes géologiques indéfinies
sont terminées et que commencent des jours analogues aux nôtr es on
durée.
« L’œuvre du premier matin de cette création consista à appeler la
lumière pour dissiper ces ténèbres temporaires qui avaient couvert
l’ancienne terrCr Le docteur Buckland ne pense pas que la substance
du soleil et delà lune ait été créée au quatrième jour, il admet seu-
lement que le soleil et la lune furent alors disposés pour notre usage.
Leur création aurait été exposée sommairement dans le premier
verset. »
« Ici se présente unedifficulté dans le système du docteurBuckland,
dit M. Godwin. C’est au second jour que Dieu fit le ciel appelé firma-
ment, vocavit Deus firmamentum cœlum; conséquemment, pendant
les époques indéfinies antécédentes, il n’y eut point de firmament,
c’est-à-dire de ciel où le soleil, la lune et les étoiles pussent préexis-
104
LE RATIONALISME
ter.» — M. Buckland n’eût certainement pas été embarrassé de répon-
dre. Ces astres, dans la pensée du docteur, existaient auparavant
dans l’espace. Il est évident que l’idée d’espace est à l’idée de ciel
ou firmament^ce que le tout est à la partie.
« La création de la lumière est pour Buckland, continue M. Godwin,
la dispersion des vapeurs qui recouvraient le globe, etle rétablissement
de l’action du soleil, de la lune et des étoiles. N’est-ce pas là une vio-
lence manifeste exercée sur cette simple et grande parole : « Dieu dit:
« Que la lumière soit! et la lumière fut; et Dieu divisa la lumière des té-
« nèbres, et appela la lumière jour, et les ténèbres nuit, etle soir etle
« matin composèrent le premier jour? » Faut-il penser que ces mots
n’expriment que la dissipation d’un brouillard? N’est-ce pas réduire
la noble description de la création à une phraséologie indigente, à
des mots sans objet? Buckland est obligé d’admettre la prée.xistence
du soleil à l’histoire de la création, parce que les animaux fossiles
antérieurs à la création des six jours se montrent doués de l’organe
de la vue comme ceux d’aujourd’hui, et que les plantes de la même
époque supposent la chaleur du soleil. A la bonne heure; mais
pourquoi le même Buckland fait-il disparaître et ensuite reparaître
ce soleil à l’aide d’un brouillard? Cette fantasmagorie est indigne de
la science.
« 11 faut dire, pour excuser les erreurs de Buckland, qu’à l’époque
où il publia son système la formation lente, graduelle et régulière
des sédiments du globe n'était point aussi généralement admise ni
aussi bien connue qu’aujourd’hui. Les géologues étaient plus dis-
posés à croire à des catastrophes et à des révolutions subites. La
théorie de Buckland suppose que l’apparition des races présentes d’a-
nimaux et de végétaux a été précédée d’une grande révolution physi-
que : la terre, selon lui, avait été dépeuplée aussi bien des animaux
aquatiques que des animaux des continents, et la création de races
nouvelles d’animaux et de plantes serait contemporaine de la création
de l’homme.
« Cette théorie ne s’accorde aucunement avec les phénomènes obser-
vés, et nous la croyons rejetée par tous les géologues jouissant de
quelque autorité.
«Voici ce qu’écrivait Hugh Miller en 1857 ;
« J’ai cru autrefois, avec Chalmers et Buckland, que les six jours de la
création étaient des jours de vingt-quatre heures ; qu’ils pouvaient com-
prendre toute l’histoire de notre création. J’ai cru que laîderniêre période
géologique était séparée par un état chaotique de notre époque; mais mes
études postérieures me forcent à déclarer que je m’étais trompé. De longs
siècles avant que l’homme fût créé, le grand nombre des animaux les plus
humbles d’aujourd’hui vivaient dans les champs et dans les bois, et habi-
«
EN ANGLETERRE
40S
taient les mêmes retraites. Des milliers d'années avant Tapparition de ces
animaux, les mêmes mollusques habitaient les mers. L'espace pendant
lequel Dieu a accompli Toeuvre de notre création ne peut être celui de sept
jours ordinaires; il faut les remplacer par des milliers de siècles. Il n'y a
point eu d’état chaotique, de mort et de ténèbres séparant l’époque à
laquelle l’homme apparut de celle où existaient les éléphants, les hippopo-
tames et les hyènes fossiles. J’en conclus que les jours dont parle la Bible
ne sont pas des jours ordinaires, mais des jours prophétiques, et qu’ils
font reculer notre monde dans une éternité passée. »
cc Miller sera sans doute regardé comme une autorité compétente
contre le maintien de la théorie de Chalmers et de Buckland. Le ré-
cit mosaïque est défectueux non-seulement par omission, ce qui
serait parfaitement conciliable avec la plus stricte inspiration di-
vine, mais ce récit est défectueux parce qu'il raconte des faits
erronés : on ne peut le nier qu'en ayant recours à un système
de traduction forcée. On dit que saint Augustin et Théodoret ont
admis que les six jours de la création pouvaient bien être des espaces
de temps indéterminés. Si le fait est vrai, cela prouve que Théodoret
et saint Augustin trouvaient déjà le texte incroyable ou douteux dans
son sens naturel *.
*■ Nous trouvons dans V Essai critique sur V Hexameron de saint Basile^ par le
savant Mgr Cruice, aujourd^’hui évêque de Marseille, une réfutation péremptoire des
doutes de M. Godwin ‘relativement à Topinion des Pères sur Pinterprétation du mot
jour. Après avoir parlé de rinterprètation mystique des six jours de la création par
les docteurs de Técole dWlexandrie, Péminent prélat ajoute : « D'autres docteurs
de rÊglise, plus attachés au sens littéral, demandaient que ces jours de Moïse
fussent prolongés en des époques indéterminées, car évidemment, disaient-ils, les
trois premiers jours ne sont pas des jours, puisque le soleil alors incréé reposait
dans le néant, attendant Tordre de Dieu pour paraître et marquer aux hommes les
divisions du temps. » Le septième jour, qui est le repos de Dieu, dure encore; il a
eu son aurore, mais il est encore loin de toucher à son déclin. Quels sont donc ces
jours? Saint Cyprien leur donnait une durée de sept mille ans; saint Augustin, sans
vouloir déterminer une époque quelconque, regardait néanmoins ces jours comme
des périodes dont il était impossible de concevoir et de marquer Détendue; cette
opinion, devenue bientôt générale, se perpétua dans renseignement catholique; et,
au douzième siècle, Pierre Lombard, frappé du nombreux concours d’autorilés graves
qui se réunissaient pour adhérer à cette interprétation, Tadoptait lui— même, et ré-
sumait ainsi les sentiments des docteurs de TÉglise sur cette question : Elementa
dÂstinxit Deus,,. quæ non simula ut quibusdam sanctorum P atrum placuit, sed per
intervalla temporum ac sex volumina dierum, ut aliis visum est, formavit.
11 était facile aux commentateurs des troisième et quatrième siècles de justifier
cette nouvelle explication par le moyen de la philologie hébraïque, et par le rappro-
chement de plusieurs passages des livres saints. Saint Hilaire le comprit : ce véné-
rable évêque, Tun des contemporains de saint Basile, chassé de son siège épiscopal
et relégué en Phrygie par Tempereur Constance vers Tan 357, remarquait que, dans
plusieurs endroits de TÉcriture, le mot jour désignait une longue suite d'années :
106
LE RATIONALISME
« Buckland dit que la question n’est pas de savoir si Moïse s’est
trompé, mais si nous le comprenons bien. — Le récit hébreu ne pré-
sente aucune difficulté grammaticale sérieuse, et il est déraisonnable
de supposer que la traduction simple et littérale ne soit pas la vraie. »
— Nous ne prétendons point que le système de Buckland soit de tout
point conforme à la vérité. Néanmoins il nous semble que M. Godwin
ne le réfute point absolument. L’apparition soudaine et première
à l’horizon du roi de la lumière ne peut être assimilée à la dissipa-
tion d’un brouillard ordinaire, et l’œuvre de Dieu, quelque soit le mo-
ment delà création de la matière solaire, conserve toute sa majesté.
Il est vrai que les géologues ne trouvent point dans les couches de
la terre la preuve d’une catastrophe aussi générale et aussi profonde
que le supposait Buckland. Mais les soulèvements et les affaissements t
successifs dont notre globe garde encore la trace suffiraient pour ne
pas rendre absolument impossible le système de Buckland. Si, par
suite d’une des révolutions géologiques constatées, la presque totalité
des êtres vivants a péri, celte destruction n’à-t-elle pas pu être pour
Dieu l’occasion d’une nouvelle création, celle précisément qui est ra-
contée dans le premier chapitre de la Genèse? Toutefois, nous
le répétons, nous ne voulons point défendre, plus^ qu’il ne faut, un
système aujourd’hui généralement abandonné. Si nous avions une
préférence à exprimer, elle serait plutôt en faveur des six grandes
périodes de temps indéterminé, relatées par la Genèse.
M. d’Orbigny adopte cette idée dans son Prodrome de paléontologie.
Il admet trente périodes distinctes de création dans lesquelles lès
plantes et les animaux, à des degrés divers de perfection, auraient
existé ensemble. Il suppose que Moïse a choisi six de ces époques plus
importantes et représentant les autres. Ilugh Miller est entré dans la
même voie de conciliation. Voici l’exposition du système de ce savant
géologue, entouré en Angleterre d’une juste considération. Le lecteur
sera satisfait d’en trouver ici l’analyse.
Diem pro ætate vel tempore hominis nuncnpari solere meminimus ciem dvciliir .
diem hominis non concupisci; vel rursus cum Abraham diem Domini desidefavit.
Le témoignage de saint Augustin confirme cette observation de saint üilaîre : après
avoir cité ces paroles du second chapitre de la Genèse : Oao die fecit Detté cdelum et
terram et. omhe viride àgri, ce Père de l'Église ajoute : Superius septem dies nn~
merantur, nunc autem unus dicitur dies, cujus dici nomine omne tempüs significarz
bene inlelligitur. Ven de temps après, il écrivait à Hésychius que le mot rfees signifie
souvent dans l’Écriture une période d’un grand nombre d’années, et, comme
preuve, il alléguait une parole de David qui donne au jour divin la durée de
mille ans.
Ces mêmes périodes se retrouvaient dans les cosmogonies orientales et dans cer-
taines fables de l’antiquité païenne.
EN ANGLETERRE.
107
VI
Miller commence par remarquer que les classes des plantes et
des animaux retrouvés dans les profondeurs des couches terrestres
se succédèrent dans un ordre analogue à la classification de la flore
et de la faune modernes.
D’abord se présentent les thallogènes, végétaux sans fleurs, n’ayant
à proprement parler ni tiges, ni feuilles, classe renfermant toutes
les algues. Ensuite les acrogènes, plantes sans fleurs aussi, mais
ayant déjà des liges et des feuilles, comme les fougères. En négli-
geant une classe dé végétaux sans importance, plantes parasites in-
capables de se conserver à l’état de fossiles, on arrive aux endogènes,
plantes monocotylédones et portant des fleurs, classe renfermant les
palmiers, les liliacés et plusieurs autres familles caractérisées par des
feuilles parallèles. Négligeant encore d’autres tribus de végétaux peu
importantes, on arrive aux gymnogènes, végétaux polycotylédones,
représentés par les conifères et les cycadacés. Enfin s’offrent les di-
cotylédones exogènes, classe à laquelle appartiennent nos arbres frui-
tiers et forestiers, et tous ces végétaux qui font la richesse et la beauté
de nos jardins et de nos prairies.
Or voici l’ordre dans lequel Hugh Miller trouve les végétaux dans les
terrains stratifiés :
Dans les terrains siluriens les plus bas nous trouvons seulement
les thallogènes, et dans les terrains siluriens supérieurs les acrogènes.
Les gymnogènes apparaissent prématurément, on peut le croire, dans
les grès rouges anciens ;[et les endogènes (monocotylédones) viennent
après eux dans les terrains carbonifères. Les dycotylédones exogènes
viennent à la fin de la période oolitique et arrivent à leur plus grand
développement dans les terrains tertiaires.
A leur tour les classes animales se présentent absolument dans
l’ordre de classification établi par Cuvier. Dans les couches siluriennes
apparaissent simultanément les invertébrés, les radiés, les articulés
et les mollusques. A la fin de cette période se montrent les poissons
et les animaux vertébrés inférieurs. Avant la fin de la période des
anciens grès rouges existaient les reptiles. Les oiseaux et les mammi-
fères marsupiaux se montrent dans la période oolique. Les autres mam-
mifères apparaissent dans les terrains tertiaires. Enfin, et le dernier
de tous, apparaît l’homme.
108
LE RATIONALISME
« Ces faits, dit M. Godwin, s’accordent dans une certaine me-
sure avec le récit de Moïse, qui nous montre les poissons et les
oiseaux au cinquième jour, les mammifères au sixième, et la créa-
tion de l’homme couronnant l’œuvre entière. L’accord toutefois
est loin d’être complet. Les reptiles, d’après les faits géologiques
les mieux constatés, ont existé de longs siècles avant les oiseaux et les
mammifères; or, dans le récit biblique, la création des oiseaux est
placée au cinquième jour, et les reptiles au sixième. Ici reste toujours
la difficulté insurmontable des plantes et des arbres dont Moïse place
la création au troisième jour, c’est-à-dire un jour avant les poissons,
ce qui ne s’accorde pas avec les faits de la géologie.
« Il n’y a donc qu’une ressemblance superficielle entre le récit de
Moïse et les découvertes de la science; mais, de plus, à quels étranges
résultats ne conduit pas l’hypothèse qui transforme en périodes sécu-
laires les jours proprement dits de Moïse?
« Chacun des jours de Moïse consistait en un soir et un matin : il y
aurait donc eu un intervalle séculaire de ténèbres et un intervalle à
peu près égal de lumière. Mais alors que seraient devenues les plantes
créées au troisième jour pendant le soir qui commence le quatrième
jour? Les soirs, nous l’avons déjà dit, précédaient les matins dans les
jours des Hébreux. Si l’on suppose seulement un demi-siècle de ténè-
bres absolument sans soleil (car il n’existait pas, n’ayant été créé
qu’au matin du quatrième jour), est-ce que toutes les plantes n’au-
raient pas dû périr au milieu des plus épaisses ténèbres régnant
sur le globe pendant cinquante ans? Un tel état de choses eût complè-
tement détruit le monde végétal, et cependant le récit de Moïse sup-
pose les végétaux existant au sixième jour, et servant de nourriture
à l’homme et aux animaux. Il suffit de substituer le mot siècle à
l’expression jour employée par Moïse pour voir que l’écrivain n’a
point voulu dire un jour séculaire. Il est vrai, le mot jour exprime
quelquefois, en hébreu et dans toutes les langues, un espace de temps
plus long que vingt-quatre heures; mais alors le contexte détermine
le sens moins rigoureux qu’il faut attacher à ce mot. Ainsi, quand
dans le chap. xxxix, vers. 11, de la Genèse., il est dit dans ce jour,
on comprend tout de suite que jour exprime ici l’idée générale de
temps; mais trouve-t-on quelque chose de semblable dans le premier
chapitre de la Genèse? Au contraire, au chap. xxde VExode, les jours
delà création sont assimilés aux jours de la semaine. Enfin, dans l’hy-
pothèse des jours séculaires, ne faudrait-il pas donner au septième
la même durée qu’aux six autres jours? Alors la durée de la vie d’A-
dam eût été mille ans plus longue que l’Écriture ne le suppose. Si
l’on fait des six premiers jours six siècles, et si l’on ne donne au
sabbat qu’une durée de vingt-quatre heures, ne faut-il pas convenir
EN ANGLETERRE.
409
que le procédé de traduction est tout ce que Ton peut imaginer de
plus arbitraire , les mots changeant de signification à chaque ligne?»
— Hugh Miller a prévu les difficultés de M. Godwin. Il pense que
Moïse n’a voulu décrire les phénomènes que suivant leurs apparences.
La lune nous paraît le plus grand des astres après le soleil : cela suf-
fisait pour que Moïse l’appelât un grand luminaire. Le soleil et les
autres astres, se révélant tout à coup, apparurent bxi quatrième jour;
c’est assez pour que Moïse ait été autorisé à dire qu’ils ont été faits
ce jour-là même, bien que Miller suppose les astres existant long-
temps avant la création. Moïse a eu des visions par lesquelles Dieu
lui révélait l’histoire du monde. Il les a décrites; chacune d’elles
lui a représenté un jour. Il n’a point prétendu écrire une cosmogo-
nie physique et scientifique. Comment M. Godwin suppose-t-il que
M. Miller admet une nuit de cinquante années ? Les jours de Moïse
sont des époques pendant lesquelles des nuits nombreuses pouvaient
succéder à des jours tout aussi nombreux, si toutefois les mots matin
et soir ne doivent pas être interprétés dans un sens métaphorique.
Le géologue, continue M. Miller, cherchant à concilier la Bible avec
la science, n’a réellement à expliquer que trois des six jours de la créa-
tion : la période de la création des plantes, la période de la création des
grands monstres marins et des reptiles, la période des grands animaux
terrestres. Il s’agit uniquement de concilier les trois créations avec les
vestiges et les fossiles retrouvés par la géologie. Or tous les géolo-
gues divisent en effet la création en trois grands phénomènes. On
peut sans doute aussi discuter sur les systèmes de formation, sur les
sédiments, l’ordre des couches, le mode des stratifications; mais les
grands ordres de phénomènes dans lesquels la vie se manifeste sous des
types essentiellement différents se réduisent à trois : la paléontologie,
c’est-à-dire les plus anciens fossiles; les fossiles secondaires, elles fos-
siles tertiaires. Nous trouvons, il est vrai, les coraux, les crustacés, les
mollusques, les poissons et quelques reptiles dans les couches supé-
rieures des terrains de la première époque. Mais ce n’est pas l’exis-
tence de ces animaux qui constitue le grand caractère du moment
où ils apparaissent. Ce qui distingue cet âge, c’est la végétation gigan-
tesque. C’est la flore qui absorbe ici toute l’attention, les végétaux gran-
dioses se reproduisant chacun suivant son espèce. Jamais le monde n’eut
une flore pareille. La jeunesse de la terre fut marquée par une végéta-
tion immense, parde gigantesques forêts dont les arbresentrelacés cou-
vraient au loin le sol d’une luxuriante verdure : les pins sublimes, les
araucarias majestueux, les roseaux et les fougères grands comme des
arbres, etc. Sur les continents, au sein des lacs, dans le lit des ri-
vières, des côtes glacées de l’île de Melville, dans les régions de
l’étoile polaire, jusqu’aux plaines embrasées de l’Australie, s’étendait
110
LE RATIONALISME
partout une végétation couvrant la terre d’un manteau de verdure
épaisse et gigantesque. Ainsi Moïse a révélé le trait caractéristique
de cette époque; c’était l’époque des plantes croissant chacune suivant
son espèce. .
La seconde époque représente un temps où la végétation s’était
amoindrie et n’était plus le grand phénomène de notre planète. Cette
période avait aussi ses coraux, ses crustacés, ses mollusques, ses
poissons et même des mamnaifères inférieurs. Mais le grand phéno-
mène de cette époque, celui dont l’importance effaçait tout le reste,
c’était les reptiles crocodiliens, sauriens, etc., les monstres énormes
de l’abîme et les gigantesques oiseaux dont les incroyables pieds ont
laissé leur empreinte sur la pierre. C’était le temps des ovipares ailés
et non ailés ; celui des énopmes baleines, non de la classe des mammi-
fères comme celles d’aujourd’hui, mais de la classe des reptiles; l’épo-
que des ichthyosaures, des plésiosaures, des cétosaures, la terreur
des abîmes où ils vivaient; des crocodiles, des téliosaures, des m'éga-
losaures, des iguanodons. Quelques-uns d’entre ces derniers étaient
aussi hauts que l'éléphant, et l’emportaientsur lui par leur masse:
ils paissaient dans les forêts ou hantaient les rivières innombrables
de cette période géologique. L’empreinte des pieds des oiseaux de
ce temps est dix fois plus large que celle du cheval et du chameau.
Ainsi la seconde période géologique révèle l’existence de reptiles
marins de la taille des baleines et de reptiles amphibies presque aussi
gigantesques, d’oiseaux énormes. Ainsi se trouve justifiée la parole
de Moïse plaçant à cette seconde époque la création des poissons et
des oiseaux.
La troisième époque a aussi son phénomène dominant. La flore
semble n’avoir pas été aussi remarquable que celle de notre époque
présente; ses reptiles marins n’occupent plus qu'une place très-sub-
ordonnée, mais les animaux des champs arrivent à un dévelop-
pement merveilleux : par leur taille aussi bien que par leur nombre
ils surpassèrent tous les animaux terrestres qui, jusqu’alors, avaient
vécu sur le continent. Les mammouths, les mastodontes, les rhino-
céros, les hippopotames, les énormes dinothères, les mégathères co-
lossaux, effacent par leurs proportions énormes les plus grands des
mammifères qui avaient jusqu’alors paru; et leur nombre était con-
sidérable. La faune de l’île de Bretagne, dit un Anglais naturaliste,
était bien riche alors : des tigres, aussi gros et aussi forts que ceux
de l’Asie, guettaient leur proie à la porte de leur caverne, ou cachés
derrière les épais halliers; des éléphants, deux fois plus gros que
ceux qui existent aujourd’hui en Afrique et dans l’ile de Ceylan, er-
raient en troupeaux; enfin, deux espèces de rhinocéros se frayaient
des voies à travers les forêts primitives; les lacs et les rivières étaient
EN ANGLETERRE.
111
habités par des hippopotames aussi gros que ceux d’Afrique, portant
des défenses plus redoutables qu’eux. Les ours massifs et les hyènes
appartenaient à ce groupe formidable; on distinguait enfin deux es-
pèces de grands bœufs {bos loriffifrons, bos primigenius) , des chevaux
moins grands, des élans hauts de dix pieds quatre pouces. En vérité,
ce troisième âge, le dernier des grandes périodes géologiques, était
particulièrement le temps des grands animaux de la terre se repro-
duisant d’après leur espèce. Tel est le système proposé par Miller
pour accorder le récit de Moïse avec la science. Les hommes religieux
et instruits l’ont reçu avec faveur en Angleterre; et cette faveur nous
paraît méritée. C’est, selon nous , parmi les conciliations proposées
jusqu’ici, la plus large et la plus satisfaisante. Elle a toutefois ses
inconvénients, etM. Godwin se charge de les relever. Mais celui-ci ne
détruit pas ce qu’il y a de vraisemblable dans l’idée principale du
système de M. Milner.
« C’est, dit-il, en ne parlant pas des animaux sans vertèbres, en
ne comptant presque pour rien les premiers poissons et reptiles de
la période paléontologiqüe, regardés comme insignifiants; c’esten met-
tant en avant la végétation luxuriante de l’époque carbonifère sui-
vante, que Hugh Miller établit l’existence d’une première période.
C’est en rangeant les reptiles de terre ferme parmi les habitants
des mers, parce que Moïse ne mentionne les animaux terrestres qu’au
cinquième jour; c’est en ne disant pas que les reptiles terrestres ont
précédé l’apparition des oiseaux sur la terre, que le même géologue
crée une seconde époque, puis une troisième, triple division théolo-
gique qui répond passablement au troisième , au cinquième et au
sixième jour de Moïse. Ces choses furent représentées au législateur
des Hébreux, selon Hugh Miller, par des visions, et il les raconta som-
mairement dans la Genèse. L’hypothèse de Miller est, à la vérité, assez
d’accord avec les résultats de la science, mais il est bien difficile de
la découvrir dans le récit de Moïse, qui, évidemment n’y pensait pas.
Si l’on disait que le premier chapitre de la Genèse rapporte les spécu-
lations de quelque Copernic, oudequehjue Newton de ces âges antiques,
imaginant un plan de la création, aussi rapproché du vrai qu’il était
alors possible en l’absence d’observations exactes et de l’assistance sur-
naturelle, nous admirerions cet effort d’^un génie qui s’approche de la
vérité, sans toutefois pouvoirl’atteindre. Nous ne nous étonnerions pas
des imperfections et des erreurs de sesspéculations; mais les défenseurs
de la Bible ne supposent rien de pareil. On nous demande de croire que
la Genèse raconte une vision de la création, accordée par Dieu lui-
mème à un écrivain inspiré, dans le dessein de le mettre en état d’in-
former le genre humain des origines des choses. Ces visions, ce nous
semble, auraient dû répondre mieux au dessein de Dieu. Si réellement
LE RATIONALISME
112
la Bible a exposé dès le commencement, à tous les regards, les dé-
couvertes nouvelles de la géologie, les hommes , il faut l’avouer, ont
eu bien de la peine à les y découvrir.
« Peut-on, en outre, continue M. Godwin, méconnaître que l’écri-
vain sacré représente toute la végétation comme devant servir à la
nourriture de l’homme et des animaux? 11 faut avouer que Moïse a
bien mal compris la vision, car le monde végétal du troisième jour
consistait en végétaux destinés au chauffage plutôt qu’à la nourriture.
C’est de la période carbonifère que Hugh Miller a dit, forcé par la vé-
rité : « La végétation de ce temps ne pouvait que faiblement servir à
« la nourriture des animaux. Les fougères, les pins et leurs congé-
« nères pouvaient-ils nourrir les herbivores? Les mousses {club-mos-
« ses), quoique employées en médecine, sont positivement délétères.
« Les insectes eux-mêmes ne touchent point aux fougères. Les sapins
« sont délaissés par les herbivores. Le but que se proposa le Créateur
« en produisant les végétaux primitifs était différent et se rappor-
« tait à l’économie générale de la nature. Les animaux, s’ils avaient
« été multipliés et alors répandus partout, eussent été dans une
« grande indigence au milieu du luxe de la végétation. »
« Miller n’est pas plus heureux quand il décrit l’apparition de la
lumière, il suppose que le prophète a entendu, pendant sa vision, ce
commandement de Dieu : « Que la lumière soit! » qu’aussitôt un
jour pâle se répandit de l’Orient, plaçant dans une lumière douteuse
les espaces recouverts par les eaux et les brouillards, et s’étendit
graduellement vers l’Occident ; un jour ténébreux et sans soleil re-
présente la création de la lumière; ce jour languissant s’efface et fait
place à de nouvelles ténèbres. Le second et le troisième jour ne sont
pas moins tristes, et cependant c’est le temps de la végétation luxu-
riante ; le monde végétal, si puissant, n’a encore vu ni la lumière du
soleil, ni celle de la lune, ni celle des étoiles. Le quatrième jour seu-
lement est un jour brillant. Miller se délecte dans la peinture du
spectacle splendide offert alors par la nature. Mais, puisque dans son
système les astres existaient avant le quatrième jour, pourquoi nous
condamne- t-il à ces trois périodes de ténèbres?
« En réalité, les théories de Hugh Miller, de Buckland, se ressem-
blent ; toutes démontrent que le récit mosaïque ne s’accorde pas avec
les faits. Le premier chapitre de la Genèse ne serait qu’une suite
d’énigmes dont la science moderne seule a pu dire le mot. Il serait
difficile d'abandonner plus complètement ce qu’on voulait défendre,
à savoir la véracité du récit mosaïque. Chacun des apologistes prend
du reste le soin de réfuter les explications de ses rivaux, et croit
seul avoir découvert la vérité. Comment peut-il en être autrement
quand on fait violence aux textes, quand on s’attache à rendre obscur
EN ANGLETERRE.
113
un récit si clair dans sa simplicité naïve, en le remplaçant par le
système compliqué des sciences modernes? La tâche que se sont pro-
posée ces estimables écrivains est à la fois pénible et humiliante,
ils succombent à la peine ; leur gêne et leur embarras sont dignes de
pitié : ils luttent avec le bon sens !
« Revenons à la vérité : Dieu n’a point voulu révéler à l’homme les
vérités que celui-ci devait conquérir lui-même par l’étude et le tra-
vail, par l’exercice de ses facultés naturelles. Les écrivains sacrées
parlent dans le langage de leur temps ; et leurs erreurs physiques ne
compromettent pas les hautes vérités morales qu’ils annoncent. Notre
mal est d’avoir exagéré les limites de l’inspiration biblique. Dieu
s’est servi d’hommes pieux et non de savants pour nous enseigner
les vérités morales : pourquoi refusons-nous d’admettre une vérité si
simple? En prétendant que les connaissancesjphysiques des écrivains
bibliques égalent chez eux la science des vérités morales , on com-
promet également les unes et les autres. Le progrès est d’ailleurs la
loi de l’humanité, et la vérité se dégage seulement avec le temps des
ombres de l’erreur.
« Dieu a choisi le peuple hébreu pour établir la vraie religion sur
la terre. Il a conçu ce dessein selon sa sagesse, et non pas comme
l’homme l’a compris. Cherchons à découvrir comment Dieu a réelle-
ment agi, sans prétendre lui imposer nos propres vues. On a supposé
que, puisque la Bible porte le cachet de l’autorité divine, elle a dû être
en tout parfaite et infaillible ; et des difficultés insurmontables sont
nées de ces préjugés. On a procédé en théologie comme on procédait
dans les sciences avant l’emploi de la méthode expérimentale et in-
ductive, lorsque l’homme prétendait inventer des lois et y soumettre
Dieu lui-même et la nature, au lieu de se laisser humblement et
patiemment enseigner par les faits. Le dogmatisme, les théories
a priori y ont pris la place des modestes recherches chez ceux qui font
par état profession d’humilité et de soumission. C’est le renversement
des choses. Le vrai disciple de la vérité n’est pas celui qui, s’asseyant
dans les écoles des rabbins et des Pères de l’Église, et acceptant tous
leurs principes, y ramène toute chose dé gré ou de force, mais celui
qui, écoutant humblement la voix de Dieu dans sa conscience et dans
la nature, s’y conforme sans murmurer contre la divine économie, et
sans s’indigner contre son ignorance. La mission du peuple hébreu
n’est-elle pas assez grande et assez puissante dans l’humanité, sans
qu’il soit nécessaire de la surfaire ? Si nous regardons le premier cha-
pitre de la Genèse comme la spéculation de quelque Descartes ou de
quelque Newton hébreu, écrite de bonne foi comme le résumé de l’his-
toire delà création de l’univers par Dieu, nous assurons au récit mo-
saïque une dignité et une valeur que les controversistes lui font perdre.
Septembre 1861.. 8 J
U4
LE RATIONALISME
« Comment alors se fait-il, dira-t-on, que l’écrivain affirme si solen-
nellement des faits qu’il ne pouvait connaître par lui-même et que
Dieu ne lui avait point révélés? — Le langage affirmatif et solennel
était celui de l’époque de la Genèse, C’est la science seule qui a rendu
l’homme moins confiant et plus humble. L’historien sacré avait saisi
une grande vérité : Tunilé du plan du monde, la subordination de
l’univers à son législateur et à son créateur. Il s’est trompé dans les
détails et les preuves, mais de bonne foi ; et il a affirmé comme certain
ce qu’il aurait dû, si la manière d’écrire de l’époque s’y fût prêtée,
reconnaître seulement comme probable. Il ignorait la forme et la
constitution de notre globe, le rang et la place qui lui ont été
assignés dans la création ; il ne connaissait pas les espèces diverses
d’animaux et de végétaux qui peuplent la terre, la mer et les conti-
nents ; mais il savait que tout a été créé en vue de l’homme, èt la bonté
de Dieu était par lui profondément sentie. L’histoire de la création,
telle que la Genèse la rapporte, a suffi à l’instruction du monde pen-
dant longtemps, et, aujourd’hui que cette histoire ést insuffisante,
elle n’en est pas moins digne de nos respects. Elle n’est pas la parole
de Dieu, mais la parole de l’homme dont Dieu s’est servi pour l’ac-
complissement de ses desseins providentiels. »
Vil
Telles sont les idées de M. Godwin sur le premier chapitre de la Ge-
nèse. Selon lui, le récit de Moïse est donc en opposition avecla science.
Mais, si l’on recherche’en quoi consiste celte opposition supposée, on
voit qu’elle se réduit à la différence qui existe entre le langage froi-
dement exact de la science et le langage imagé et populaire de la
Bible ; entre une classification méthodique, n’omettant rien, ne dé-
plaçant rien, et un récit prophétique de la création , où l'idée morale
d’un Dieu créateur et bienfaiteur exclut toute intention , dans l’écri-
vain, d’une leçon de cosmologie. Qu’on lise le dernier chapitre du
Traité sur la géologie,, écrit par le regrettable et savant M. Beudan,
membre de l’Institut, et l’on verra à quoi, d’ailleurs, se réduisent
les prétendues contradictions entre la science et le premier chapitre
de la Genèse. Nous en extrayons ici quelques passages :
({ Une seule géogénie mérite notre attention : c’est celle qui se trouve ex-
posée dans le livre de Moïse, et qui, après plus de trois mille ans, se présente
encore, d’un côté, comme l’application la plus nette des théories les mieux
EN ANGLETERRE.
115
établies, et, de l’autre, comme le résumé le plus succinct des grands faits
géologiques.
« Quoi de plus rationnel, en effet, et de plus conforme à l’état même de
nos connaissances actuelles, quand il s’agissait de mettre de l’ordre dans la
confusion générale des choses, que de créer le véhicule au moyen duquel
les phénomènes de la lumière, de la chaleur, etc., pouvaient se manifester
et porter la vie partout; que de rassembler de toutes parts les éléments dis-
persés, en certains groupes espacés entre eux ; que d’établir çà et là des
centres d’attraction autour desquels tout pût graviter suivant une loi im-
muable, etc. ? C’est cependant ce£qu’on trouve, en termes brefs et vulgaires,
mais intelligibles à tous, dans les premiers versets de la Genèse, qui nous
offrent clairement trois grandes opérations parfaitement distinctes. En effet
ou y trouve, en résumé : Deus fecit lucem (le fluide de la lumière, de la
chaleur, etc.), firmamentum (l’espace et toutes les masses qui s’y trouvent
disséminées),, soient et stellas (les centres d’attraction), etc.
« Quant à la création organique, elle se partage en quatre époques succes-
sives, tout aussi rationnelles. La première établit la vie végétative, qui se
manifeste non-seulement dans les plantes, mais encore dans ces animaux
inférieurs où l’on trouve à peine autre chose que les phénomènes de nutri-
tion, d’accroissement, etc. Vient ensuite la vie de relation, où la sensibilité,
l’instinct, l’intelligence, la volonté, se joignent successivement, en diverses
proportions, aux phénomènes de pure existence. Cette vie nouvelle prend
d’abord un certain développement dans les poissons (comprenant sans doute
les reptiles), puis dans les oiseaux, qui constituent ensemble la seconde
époque de création. Elle acquiert une nouvelle extension dans les mammi-
fères, qni paraissent à une troisième époque; et enfin elle parvient au plus
haut degré dans l’homme, qui termine l’œuvre du Tout-Puissant, en rece-
vant une âme à son image, pour le distinguer de tous les animaux.
« Cet exposé de la création nous offre sans doute un admirable exemple de
combinaisons organiques successives ; mais ce qui n’est pas moins remar-
quable, c’est précisément aussi l’ordre dans lequel se présentent successi-
vement tous les débris ensevelis dans les dépôts sédimentaires des différents
âges. Ceux que nous rencontrons dans les couches que nous regardons
comme les plus anciennes sont les dépouilles calcaires de certains polypiers,
les moules, quelquefois le test même de quelques mollusques acéphales,
les crustacés trilobites, et les débris végétaux, dont l’accumulation a formé
l’anthracite des terrains dévoniens. L’abondance, l’étendue, l’épaisseur de
ces matières combustibles, annoncent une grande puissance de végétation,
qui conduit à croire que les plantes existaient déjà depuis longtemps, et
que peut-être leurs premiers débris ont disparu dans les métamorphismes
profonds qui ont modifié les dépôts dans lesquels ils pouvaient être.
« Les poissons ne paraissent pas avoir existé avant l’époque des terrains
dévoniens, et c’est seulement dans la période de formation des dépôts de
calcaire carbonifère qu’ils ont acquis une puissance d’organisation qui se
perd dans les dépôts suivants, et qu’on ne connaît même plus aujourd’hui
sur ce globe. Les reptiles ont laissé leurs dépouilles dans les terrains
pénéens qui viennent ensuite, et les oiseaux, dont la Genèse place aussi la
116
LE RATIONALISME
création à la même époque, quoique en second lieu, ont laissé pour la pre-
mière fois les empreintes de leurs pattes sur ces dalles des grès de la for-
mation triassique.
« Les mammifères terrestres ne viennent que longtemps après; si l’on en
trouve déjà quelques faibles traces dans la grande oolithe, ils appartiennent
aux ordres les plus inférieurs de la classe. Ce n’est que dans les terrains ter-
tiaires que leurs débris de toute espèce se présentent en abondance, et les
couches les plus modernes sont même les seules qui renferment des élé-
phants, des chevaux, des singes, etc.
« Les débris organiques de l’homme ne se sont jusqu’ici montrés dans au-
cune des couches qui ont été soulevées du sein des eaux, et qui font au-
jourd’hui partie de nos continents ; d’où il suit que l’être privilégié de
la création générale n’a paru sur ce globe que longtemps après ces animaux
les plus modernes dont nous trouvons aujourd’hui les ossements fossiles ;
il ne peut dater que d’une époque relativement très-récente, qui paraît se
placer géologiquement après le soulèvement des Alpes principales, dont,
en conséquence, l’événement remonterait au moins à six mille huit cent
treize ans, suivant les chronologies généralement admises. C’est unique-
ment, en conséquence, dans les dépôts formés sous les eaux depuis cette
grande catastrophe, qu’on peut espérer de trouver des restes humains; ils
n’apparaîtront dès lors, dans la série des couches géologiques, que quand
de nouvelles catastrophes auront pu transformer en continents les sédiments
qui se trouvent encore aujourd’hui sous les mers.
« On voit évidemment, parles réflexions qui précèdent, que l’exposé ra-
pide de l’historien sacré se trouve entièrement conforme aux généralités
géologiques qui ont été le plus solidement établies : seulement, les obser-
vations minutieuses auxquelles on s’est livré de nos jours nous font con-
naître un grand nombre de détails, inutiles sans doute pour la plupart des
hommes, mais qui intéressent du moins ceux qui se livrent à l’étude, s’ils
ne sont même destinés peut-être à éclairer leur croyance religieuse.
« L’ensemble des données que nous possédons aujourd’hui en géologie nous
conduit à reconnaître que chacune des créations particulières indiquées
brièvement dans la Genèse, à l’exception de celle de l’homme, n’a pu avoir
lieu d’un seul jet ; qu’elle a été faite, au contraire, successivement, dans un
espace de temps considérable, et à mesure que ce globe terrestre était lui-
même façonné.
« Les détails que l’observation des circonstances géologiques permet d’a-
jouter au récit de la Genèse sont en harmonie générale avec les faits qui s’y
trouvent brièvement émis, et dont ils ne sont que le développement; la
seule difficulté qu’ils puissent présenter est relative au mot jour, qui, heu-
reusement, d’après les autorités les plus éminentes de l’Église, depuis saint
Augustin jusqu’à nous, peut être interprété dans un sens différent de celui
qu’on lui attribue vulgairement. On peut penser, en effet, que cette expres-
sion fut employée dans un sens figuré, sans limites fixes, pour faire com-
prendre et surtout retenir avec facilité l’ordre et la succession des faits qui
nous étaient révélés. Il est clair, en effet, que des détails minutieux établis
catégoriquement par des chiffres qui satisferaient la curiosité d’un petit
EN ANGLETERRE.
111
nombre d’érudits ne seraient ni saisis ni compris par le commun des
hommes, qui cependant ont droit aussi à cet important enseignement. Nous
prenons souvent nous-mêmes des voies plus détournées pour nous faire
mieux entendre de tous : c'est ainsi que nous disons le lever et le coucher
du soleil, l’arrivée de cet astre au méridien, au solstice, etc., quoique nous
sachions bien que c’est à la terre qu’il faut attribuer des mouvements
inverses.
« Suivant les observations géologiques, cette expression vulgaire de jours
paraît devoir signifier des époques, qui présentent de longues périodes de
temps dont la durée nous est tout à fait inconnue et relatives chacune à un
certain système de création durant lequel il y a eu diverses formations d’êtres
organisés, comme aussi des extinctions successives de ceux qui avaient
existé les premiers. Chaque période commence à une date particulière
nettement déterminée et marquée par une catastrophe qui bouleverse plus
ou moins l’ordre de choses établi précédemment sur la terre ; elle se pro-
longe pendant plus ou moins de temps, quelquefois à travers les époques
suivantes, et souvent jusqu’à l’apparition de l’homme lui-même. Il s’est
ainsi passé, suivant les conjectures de la science, un temps immense entre
la formation des premiers sédiments et celle des derniers, sans compter ce
qu’il a fallu pour la consolidation et le premier refroidissement des masses
planétaires. C’est dans cette longue série de siècles, qui ne sont qu’un in-
stant dans l’éternité, que la terre a été façonnée comme nous la voyons au-
jourd’hui par les mouvements de toute espèce du sol, par les dépôts sédi-
mentaires de diverses sortes, et préparée enfîn au séjour de l’homme, pour
lequel Dieu avait tout disposé. »
VIII
Tel est le langage de la science impartiale ; mais ne suflîrait-il pas
à l’homme intelligent et sincère de comparer la cosmogonie de Moïse
avec celle de tous les autres peuples, je ne dis pas pour absoudre la
Genèse., mais pour faire naître un sentiment profond d’admiration à
la lecture de la création biblique des six jours? Qu’est-ce que la cos-
mogonie des Chaldéens, telle qu’elle est décrite par Bérose?
€ Bel coupe en deux Markaàa, la dominatrice des ténèbres et des ondes.
Une moitié de cette femme forme le ciel, une autre moitié forme la terre.
Bel se coupe ensuite la tête et laisse les autres dieux former l’homme avec
les gouttes de sang mélangées de terre. »
Qu’est-ce encore que les mythes cosmogoniques de Phrygie compa-
rés au sublime récit de Moïse ?
118
LE RATIONALISME
« Lorsque l’air devint brillant, la chaleur de la terre et de la mer
produisit les vents, les nuages, les pluies, les éclairs et le tonnerre. Au
bruit de ce dernier, les êtres vivants s’éveillèrent effrayés, et sur la terre s
ferme comme dans les eaux s'agitèrent en tous sens les hommes et les
femmes. »
Chez les Égyptiens, c’est la terre échauffée par le soleil qui produit
les animaux, et, suivant que le soleil les pénétra, davantage de: ses
rayons, et que l’élémqpt aqueux fut en moindre ou en plus grande,
proportion, les animaux>devinrent poissons, quadrupèdes ou oiseaux.
Les théories d’Hésiode ne sont guère plus sages. Toutes les cosmogo-
nies orientales révoltent le bon sens parleur absurdité. La Bible seule
nous fournit un récit sobre et raisonnable, sublime dans sa sim-^
plicité. '
L’œuvre de la création nous y est représentée telle qùe l’intelligence
aime à la comprendre, telle que les entrailles de la terre nous la dé-
couvrent. Moïse s’élève du simple au composé, de l’imparfait au plus
parfait, dans un ordre que la science a consacré; il ne personnifie
point les forces de la nature. Le monde, sous la main puissante de
Dieu, se forme, s’organise, s’embellit pour devenir la demeure de
l’homme; et la science, après dix-huit siècles, voit, dans le premier,
chapitre de la Genèse, la consécration de ces grandes lois. Il y atplus,
dans la distinction génésiaque de la lumière et du soleil, la physique
constate une de ses grandes découvertes. En présence de ces signes
évidents de vérité qui forment le caractère général de la création bi-
blique, il faut aimer la dispute pour concentrer son attention sur des
détails restés obscurs, et pour ne pas se dire intérieurement sous
l’impression générale du récit : Dicfitus Dei est hic^ la vérité de Dieu
est là.
IX
Il y a quelques années ont eu lieu à Genève des séances dites 7tis-
toriques^ dans le but de raffermir l’Église calviniste ébranlée jus-
que dans ses dernières assises par le -mouvement rationaliste. Zu-
rich , l’un des centres du radicalisme religieux en Suisse, et dont
rUniversilé peut, à bon droit, être considérée comme l'une des suc-
cursales de Tubingue, a conquis à ses doctrines une partie de la
jeunesse génevoise. Le vieux calvinisme s’est inquiétéi et il a tenté
de réorganiser son Église sur une base évangélique. Pendant plu-
EN ANGLETERRE.
119
sieurs années on a publié une série de brochures auxquelles on
donnait le nom de séances historiques. C’était en effet à l’histoire que
les écrivains demandaient les principes nouveaux d’après lesquels ils
voulaient restaurer leur Église ruinée. On s’accordait assez bien au
début lorsqu’il s’agissait de montrer les caractères divins du grand
fait de l’établissement du christianisme; mais, lorsqu’on arriva à la
chute du paganisme occidental, les calvinistes commencèrent à ne
plus s’entendre; ils différèrent absolument sur un point essentiel.
Selon le comte de Gasparin, l’Église devait reposer sur l’individua-
lisme. Constantin, en rattachant le christianisme à l’État, introduisit
dans l’Église le principe faux et tout païen du multitudinisme. En
d’autres termes, M. Gasparin proclama la nécessité de la séparation
totale de l’Église et de l’État. M. Bungener, quoique très-sévère aussi
à l’égard de Constantin et de son œuvre, défendit le principe des
Églises nationales.
M. Wilson prend occasion de cette querelle pour traiter la question.
Il ne demeure point neutre au milieu du débat, et il se prononce
sans hésitation pour les Églises nationales ; il veut surtout main-
tenir celle d’Angleterre. L’œuvre matérielle d’Henri VIII et d’Élisabeth
doit rester debout; le symbole de la foi doit seul disparaître.
Il faut avouer que c’est là de la part des auteurs des Essais une
singulière prétention et une étrange inconséquence. Si le christianisme
repose sur des faits que le critique ne peut admettre, s’il consiste
dans des dogmes inconciliables avec la raison, s’il reconnaît une
hiérarchie usurpée, on doit conclure, comme les philosophes du dix-
huitième siècle, qu’il faut le détruire. Il faut, en ce cas, anéantir
avec le catholicisme toutes les Églises nationales. Je comprends mieux
dans son énergie brutale cette parole de Voltaire : Écrasons l'infâme !
que cette parole inconséquente du livre des Ess^ais : Maintenons l’Église
nationale de V Angleterre.
On voudrait supposer que l’ancien vicaire de Great-Staugton pro-
fesse des doctrines moins opposées au christianisme que les autres
auteurs des Essais, et que c’est au nom de principes plus chrétiens
qu’il établit sa thèse. Car enfin Userait honteux de demander le main-
tien d’une Église placée en dehors de la vérité, uniquement à cause
des avantages matériels qu’elle procure à ses ministres. M. Wilson ne
songe pas assez à l’idée que fait naître la thèse qu’il soutient chez
ceux qui, comme nous, ne connaissant point son désintéressement
personnel, se demandent le motif secret d’une inconséquence mani-
feste.
Il est vrai que M. Wilson traite parfois avec honneur l’Église na-
tionale d’Angleterre, et qu’il cherche, en toute occasion, à séparer sa
cause de l’Église de Calvin, vouée, selon lui, à la destruction.
i30
LE RATIONALISME
« L’Eglise de Genève, dit-il, ne peut présenter au monde les titres
de l’Église d’Angleterre. Les raisons de celle-ci pénètrent profondé-
ment dans l’histoire de la nation la plus libre et la plus civilisée du
monde. Son passé fait bien augurer de son avenir. L’Église d’Angle-
terre a vécu sous le rude Saxon, elle a échappé aux rapines des Nor-
mands, à l’oppression sanguinaire des barons ; elle a survécu à la ty-
rannie des Tudors, triomphé des attaques des fanatiques, confondu la
perfidie des Stuarts ; elle a résisté à la fois à la haine et au patronage
corrupteur, à la barbarie et à la mollesse des mœurs. Non, une Église
qui a traversé de telles épreuves ne doit pas périr. »
11 ne peut être question que de la réformer. *
Mais la réforme d’une Église ou d’une institution quelconque sup-
pose qu’au milieu des erreurs et des abus il y a assez de vérité et dé
bien pour qu’on puisse les dégager du mal et du mensonge , absolu-
ment comme la restauration d’un édifice suppose des parties saines,
bonnes à conserver. Cependant les Essais condamnent tout ce qui fait
l’essence et le fondement du christianisme, les trente-neuf articles,
aussi bien que les conciles de Trente et deNicée. Que reste-t-il donc à
réformer? A la place d’un symbole ils mettent une vague sentimen-
talité et nient tout le reste. On ne peut construire avec des éléments
négatifs ou une matière essentiellement inconsistante.
X
Loin de dégager de la confession anglicane quelque dogme au moyen
duquel on pourrait peut-être conserver encore son nom, M. Wilson
semble avoir cherché ce qui avait échappé à la critique destructive de
ses collègues. Ainsi la nécessité de la foi chrétienne pour le salut lui
parait une absurdité rendue palpable par la considération du grand
nombre de ceux qui sont restés étrangers au christianisme, soit en
Amérique pendant quatorze siècles, soit aux Indes orientales, soit dans
la Chine et dans l’Océanie. Ce fils des colons et des navigateurs an-
glais se raille des apôtres et des évangélistes qui s’imaginaient que de
leur temps la bonne nouvelle avait été portée jusqu’aux confins du
monde. {Rom., x, 18; Col. i, 23.) «Le peuple anglais, dit-il, qui le di-
manche entend ses ministres exposer ces erreurs de l’Évangile, ne peut
qu’en rire le lundi dans ses comptoirs d’où il correspond avec des peu-
ples entiers, avec de grandes nations qui, au temps du Christ, avaient
déjà bâti des villes, rédigé des codes de lois sociales et domestiques,
exercé l’agriculture et le commerce, établi des sacerdoces, honoré les
EN ANGLETERRE.
121
morts et connu la sainteté des serments. Quelle relation existait-il
entre l’Évangile et ces millions d’êtres humains? Leur ignorance leur
est -elle donc imputable? Quand on entend parler en chaire de
grâces accordées .gratuitement à ceux-ci , refusées gratuitemeiît à
ceux-là, peut-on penser à autre chose qu’à un déni de l’égale justice
qui convient à l’Être suprême^ ? Les apôtres et l’Évangile ont ici substi-
tué à la vérité leurs conceptions inadéquates; ce n’est point là l’es-
prit de Dieu ; Dieu est périté, mais l’homme est mensonge ! »
Enfin, M. Wilson nie l’authenticité des quatre Évangiles et en parti-
culier de celui de saint Jean. — Eh bien, soit, les apôtres se sont trom-
pés, les Évangiles sont des traditions et des opinions humaines ; le
Christ a erré, ou bien ses enseignements sont perdus : que faut-il en
conclure? L’impossibilité démontrée du christianisme. Ainsi le veut
la logique. *
M. Wilson, par une contradiction étrange, veut néanmoins conser-
ver l’Église anglicane. Elle n’aurait besoin, selon lui, que d’être
réformée ! Comment en entend-il la réforme?
Les réformateurs de tous les siècles, orthodoxes ou hérétiques, se
sont toujours proposé de séparer dans l’Église ou dans les institutions
particulières qu’ils voulaient restaurer les éléments de vérité, de jus-
tice et de vertu, des éléments contraires. Écarter l’erreur, le vice, le
désordre ; réunir et grouper ensemble les hommes d’une même pen-
sée et d’une même volonté, afin de les préserver : telle a été la mé-
thode suivie dans l’œuvre de toutes les réformations. Lebon sens, en
effet, n’en indique pas d’autre. Est-ce ainsi que M. Wilson entend la
réforme de l’Église anglicane? Il adopte une marche absolument con-
traire. Selon lui, les législateurs de l’Église unie d’Angleterre et d’Ir-
lande ont donné à l’édifice une base trop étroite; il faut plus de
largeur. Toutes les opinions comme toutes les passions doivent désor-
mais trouver place au foyer de l’anglicanisme. L’Église ne doit rien
* La justice de Dieu ne l’oblige pas à être également libéral envers tous les hom-
mes. La Providence départit les biens temporels inégalement et suivant une loi mys-
térieuse qui nous échappe : il en est de même des biens spirituels. Il sulïit que Dieu
soit bon envers tous. Non-seulement Dieu ne punira pas les infidèles qui auront invo-
lontairement ignoré le salut apporté par son Fils à la terre, mais encore il récompen-
sera, suivant saint Thomas, leurs vertus naturelles. Juste envers plusieurs, il lui plaît
d’être plus libéral envers plusieurs. Le vicaire de Great-Staugton devrait mieux se
rappeler cette parole du Christ aux ouvriers murmurateurs récompensés également
pour un travail irrégulier: « Parce que je suis bon, faut-il que vous soyez mauvais?»
Quant à l’expression de saint Paul, confins de la terre, elle indique les limites du
monde connu^^s anciens. Nous ne voyons pas ce qu’elle a de répréhensible dans
la bouche del «fpôtrequi parlait comme tous ses contemporains. S’il fallait, rire ici,
ce ne serait pas de saint Paul, mais de l’ancien vicaire de Great-Staugton et des com-
mis de comptoir anglais.
122
LE RATIONALISME
exclure, ni des fantaisies de l’esprit humain, ni des caprices de la vo-
lonté. Dans cette nouvelle Babel, la confusion des langues et des sys-
tèmes sera l’état normal et permanent. Chose étrange! la primitive
Église fournit à M. Wilson l’idéal d’une pareille société religieuse.
Rien ne montre mieux le degré d’aberration où peut conduire la fal-
sitication systématique de l’histoire en usage dans la nouvelle école.
Nous citons les incroyables paroles de M. Wilson ;
« Nous en appelons, dit-il, aux plus anciens souvenirs de l’histoire ec-
clésiastique, aux Épîtres elles-mêmes de saint Paul, pour montrer que la
primitive Église n’avait rien de commun avec le faux idéal de pureté de doc-
trine et de sainteté qu’on s’en est fait plus tard. Les vices des premiers '
chrétiens et les différences profondes de leurs croyances sont exposés par
l’Apôtre lui-même, tje symbole de leur foi avait une élasticité que ne sotip-
çonnent point ceux qui ne veulent le voir qu’à travers les symboles ecclé-
siastiques de nos jours.
« Les écoles théologiques prétendent que les dogmes qu’ils défendent ont
été ceux des âges apostoliques. Les luthériens, par exemple, soutiennent
que la foi justifiante est une doctrine prêchée par saint Paul, quoique bien-
tôt méconnue et abandonnée après lui. Il est certain qu’aucune fraction con-
sidérable de l’Église ne l’a adoptée avant la réformation Un grand
nombre de théologiens, parmi lesquels il faut citer le jésuite Pétau, éta-
blissent que la foi de Nicée ne se trouve explicitement dans aucun des
Pères, et qu’on ne saurait la prouver par les textes de l’Écriture.
« La morale des premiers chrétiens ne répondait certainement guère à la
haute idée qu’on s’en est faite. On s’imagine qu’ils ont été des modèles ad-
mirables de foi et de vertu, et que, plus on remonte vers la source chré-
tienne, plus les eaux de la doctrine sont limpides et pures. Il faut penser
tout le contraire. La foi est d’autant plus indéterminée qu’elle est plus an-
cienne; si l’on compare le Nouveau Testament aux Épîtres, on trouve déjà
les paroles des apôtres beaucoup plus dogmatiques que celles du Christ. Les
évangiles ne contiennent que des préceptes moraux, si l’on excepte toutefois
celui de saint Jean, écrit pour combattre les Valentiniens et les montanistes,
peut-être vers l’an 140. Il ne faut point se représenter le Christ comme un
législateur, promulguant un ensemble de préceptes positifs, mais comme
rempli sans mesure de l’esprit de Dieu qu’il répandait autour de lui et spécia-
lement sur ceux qui écoutaient sa parole. Il en appelait à la conscience de
chacun pour que celle-ci, dans sa liberté, devînt un élément actif pour
l’ordre général du monde.
« On peut comprendre ce qu’était la primitive Église sous le rapportmo-*
ral et doctrinal par les paroles de l’apôtre saint Paul dans les Épîtres aux
Corinthiens (xv, 12) et à Timothée (n). Il est évident qu’il y avait alors^
dans la communauté chrétienne, des fidèles qui ne croyaient pas à la résur-
rection. C’étaient probablement des sadducéens qui entraient dans l’Église
avec leurs doutes, et même avec le refus de croire la résurrection des
corps. La synagogue les admettait aussi bien que les pharisiens. Le Christ,
EN ANGLETERRE.
123
il est vrai, avait expressément enseigné la résurrection et combattu les
sadducéens ; mais il ne les avait jamais traités comme des étrangers et
jl' surtout comme des excommuniés dans Israël, bien qu'ils n’admissent
\ point ce dogme consolateur. Loin de là, il se montra beaucoup plus
; sévère contre les hypocrisies des pharisiens que contre les erreurs de doc-
i trine des sadducéens. Il nous est difficile aujourd’hui, avec nos habitudes
I exclusives, de croire qu’un chrétien puisse continuer d’être membre de
II l’Église, s’il nie le dogme de la résurrection. Il n’en fut pas ainsi dans ces
[ premiers temps, ainsi que l’indiquent ces paroles de 1 Apôtre : « Il en est
I « parmi nous qui ne croient pas à la résurrection des morts. » Les apôtres
admettaient dans leurs réunions, au nombre des fidèles, des sadducéens,
ou même des païens nourrissant les préjugés qui éclatèrent dans l’aréo-
page, à l’occasion de la prédication de saint Paul. Le même apôtre assure, il
est vrai, aux fidèles de Corinthe que le dogme de la résurrection est la pierre
angulaire de la foi chrétienne ; mais, malgré cela, iln’exclrfl pas les saddu-
céens de la communauté chrétienne, il se borne à combattre et à réfuter
leurs difficultés.
« D’autres fidèles vivaient et restaient aussi dans l’Église avec des mœurs
dépravées. (I Cor., XV, 19, 52).
« Ainsi la tolérance de l’Église s’étendait alors à deux classes de chré-
tiens : à ceux qui étaient répréhensibles dans leur foi, et à ceux qui étaient
répréhen£4bles dans leurs mœurs. Quelle fut la conduite de l Apôtre? Il
n’excommunia pas ceux qui niaient la résurrection. 11 est vrai qu’il porta
cette peine contre l’incestueux de Corinthe; mais ce ne. fut que dans un cas
extrême d’immoralité. Il faut reconnaître cependant que c’étaient là deux
genres de très-mauvais chrétiens. La conversation de ceux qui causaient ainsi
des divisions par le vice de leur foi ou par l’immoralité de leur vie devait
être évitée; mais ils n’étaient point chassés de l’Église. On leur accordait
toujours le nom de chrétiens. Les Églises formées par saint Paul admettaient
donc au milieu de ceux qui étaient fidèles jusqu’au martyre ceux-là même
qui formaient, avec les premiers, par leur foi et leurs mœurs, le plus étrange
contraste. Faudrait-il, de nos jours, organiser des Églises nationales sur
des bases’ plus sévèrement limitées? La sentence judiciaire de l’excommuni-
cation était extrêmement rare dans les âges apostoliques. 11 y avait sans doute
une distinction entre les bons et les mauvais chrétiens ; mais ce n’était
point l’autorité ecclésiastique qui prononçait judiciairement sûr ces diffé-
rences par un acte public. La conscience et l’opinion de chacun détermi-
naient ces jugements- »
Avons-nous besoin de dire que cette étrange peinture de la primi-
tive Églisé est démentie de la manière la plus formelle par, le frais et
beau tableau de mœurs chrétiennes tracé par saint Luc; n'est-ce pas
dans les épîtres de saint Paul lui -même, et notamment dans les
épîtres citées par M. Wilson, que la théologie catholique trouve préci-
sément la justification de l’excommunication en usage dans l’Église,
pour cause d’hérésie ou de crime notoire? Nous ne pouvons entrer
124
LE RATIONALISME
dans ce genre de discussion. Il nous suffit d’avoir la pensée de
M. Wilson.
Nous comprenons maintenant l’idéal qu’il se fait d’une Église na-
tionale sous le rapport de la foi, et de la pureté des mœurs.
XI
Maintenant, voici à quoi M. Wilson réduit l’élément hiérarchique de
l’Église, essentiel à toute société.
« Une Église nationale ne doit pas être nécessairement hiérarchique dans
le sens extrême et superstitieux du mot. Le principe hiérarchique doit être
tempéré par une large dose d’individualisme. C’est la combinaison de ces
deux éléments opposés qui peut maintenir une société dans l’état d’une
vigoureuse santé. Trop d’importance attachée à l’ordre hiérarchique con-
duira aux superstitions romaines, touchant la succession apostolique, la
grâce du ministère et l’influence sacramentelle et surnaturelle. L’indivi-
dualisme tout seul, confondant ensemble le fidèle et le ministre, détermine
un spiritualisme sans direction comme sans vie. C’est une juste conciliation
de ces deux éléments, tempérés l’un par l’autre, qui établit des rapproche-
ments harmonieux entre le fidèle et le ministre. Ni l’un ni l’autre n’est
transformé en hiérarque souverain des idées et des mœurs, et la société
chrétienne ne redoutera pas plus les excès de la démocratie que ceux d’un
sacerdoce en soutane, enorgueilli de l’onction sacramentelle, prétendue
ineffaçable. On arriverait à cet accord parfait de deux éléments rivaux, en
s’affranchissant des liens d’un dogmatisme trop étroit. »
Mais où sera le lien de la société chrétienne transformée en répu-
blique par M. Wilson? Sera-ce la Bible ? Non ; car, selon lui, la Bible
n’est point inspirée. Semblable à un bon livre quelconque de morale,
elle contient la parole de Dieu; mais elle n’est pas cette parole. Le
vicaire de Great-Staughton combat avec une véritable passion l’idolâ-
trie anglaise de la Bible, qu’il appelle scripturalisme.
« Une tradition protestante semble, dit-il, avoir prévalu parmi nous, d’a-
près laquelle les mots de l’Écriture seraient pénétrés d’une vertu surnatu-
relle à l’aide de laquelle le vrai sens des mois se révélerait tout seul à ceux
mêmes qui, par leur défaut d’éducation, seraient incapables de le saisir. Il
n’y a pas de livre, à la vérité, si riche en expressions qui s’adressent à
toutes les intelligences; mais, malgré cela, il est difficile de distinguer les
passions et les erreurs qui forment comme la croûte grossière de la Bible,
d’avec la pure lumière que cette croûte enveloppe. Qui discernera avec
EN ANGLETERRE.
125
certitude rélément humain et les erreurs multipliées qui sont renfermées
dans la Bible, de la doctrine éternelle qu’elle contient? »
La loi de la société chrétienne ne sei a pas non plus ni les trente-
neuf articles, ni le rituel des prières de l’Église anglicane.
« Les définitions de foi, dit M. Wilson, imposées aux ministres anglicans,
constituent un réseau dont les mailles sont trop étroites pour arrêter la sub-
tilité d’esprit du théologien moderne. Pourquoi, d’ailleurs, la liberté reli-
gieuse accordée au clergé serait-elle au-dessous de la liberté laissée, en pa-
reille matière, aux citoyens sur le ', sol généreux de la Grande-Bretagne? Un
ministre en sait plus en matière de théologie que la grande majorité des
laïques les mieux informés. C’est d’ailleurs méconnaître étrangement la
nature de l’esprit humain, que d’ignorer que deux ministres anglicans ne
s’entendront jamais complètement. Est-il possible même qu’un esprit qui
pense conserve la même manière de voir en religion pendant les diverses
périodes et les transformations inévitables 'de la vie? !En tout cas, il est
clair qu’il est nécessaire aujourd’hui de faire disparaître plus d’une entrave
à la pensée dans le sein de l’Église anglicane. »
M. Wilson discute, ll’un après l’autre, ceux des trente-neuf articles
qui paraissent les plus embarrassants pour le libre penseur qui les a
jurés, et montre, par des commentaires artificieux, comment on
peut en décliner le sens naturel et obligatoire. Finalement, il émet le
vœu de l’abrogation de toute confession de foi imposée, afin, dit-il,
de ne point priver l’Église nationale de l’appui que lui apporteraient
en y entrant les ministres de toutes les sectes chrétiennes présentes
et futures. Ainsi l’Église nationale proposée par M. Wilson est une
société religieuse sans symbole fixe, sans hiérarchie positivement
constituée, sans livres inspirés, sans rituel obligatoire, une Babel dont
personne n’est exclu, ni pour cause de doctrine, ni pour cause de
mœurs. C’est ce pêle-mêle sans nom que le vicaire de Great-Staugh-
ton appelle une Église. Ainsi il ne devrait rien rester de l’œuvre
d’Henri VIII et d’Élisabeth. Nous nous trompons : M. Wilson veut la
continuation d’une importante chose, nous voulons dire celle des gros
bénéfices et des traitements du clergé anglican. L’Église nationale de
l’avenir doit toujours être largement dotée. M. Coleridge, le père de
l’Ëglise large, l’avait ainsi compris. « Il faut, dit-il, que l’usufruit de
la nationalité . circule librement parmi toutes les familles de la
nation. »
« On a fait, dit M. Wilson, des objections contre le budget du clergé. On
a dit que les traitements nuisaient aux rapports désirables entre le peuple
et le ministre, en rendant celui-ci trop indépendant de celui-là, et en taris-
santles sources delà libéralité. Il serait difficile peut-être de savoir quel serait
ses paroissiens ou d’en dépendre absolument; mais il est faux de dire que
la dotation du clergé le rende indépendant. Il est sujet de la loi ecclésias-
tique, et surtout de l’opinion. Le ministre non doté est dans une triste
sujétion; il dépend, non-seulement de l’opinion publique, mais surtout des
dispositions variables de ses coreligionnaires. Qui n’a entendu les lamen-
tâtions fréquentes qui transpirent parmi les non-conformistes, à l’occasion Ij
du peu de fixité de leur position et de l’incertitude de la rémunération de |
leur clergé? Laissez à l’Église d’Angleterre sa magnifique dotation, 'tjui |
allège les charges du peuple, en le dispensant presque entièrement dé c6i\-
tribuer à nourrir son clergé. On a dit que l’Église du Royaume-Uni était la
plus riche de l’Europe, ce qui probablement n’est pas vrai ; mais, quoi qu’il
en soit, c’est l’Église où le peuple contribue le moins à l’entretien du culte, J
et où chacun est le plus libre de diriger le cours de ses libéralités du côté \
des malheureux. » 1
Il est triste qu’un livre aussi lier et aussi indépendant que celui
des Essays conclue en demandant la continuation des scandaleux
traitements des opulents dignitaires de l’Église anglicane. Il est vrai i
que la question menace, dit-on, d’être sérieusement agitée dans lePar- -
lement de la Grande-Bretagne. Mais un peu moins de souci de la
question d’argent n’aurait point déparé un manifeste aussi libéral.
« L’usufruit de la nationalité doit largement circuler, dit M. Cole-
ridge, parmi toutes les familles de la nation. » Cette phrase nous a fait
penser aux pauvres catholiques irlandais, bon gré, mal gré, asso-
ciés à la nationalité anglaise et si déshérités de Ses avantages. Ce
serait trop, assurément, que de proposer à messieurs de l’Église an-
glicane départager avec leurs frères d’au delà du canal Saint-Georges
l’or abondant qui circule dans leurs mains; mais j’aimerais les wir
revendiquer la liberté de conscience avec le désintéressement dont
les catholiques anglais leur ont donné un mémorable exemple.
Ne discutons point les titres de VÉglise large aux privilèges qu’elle
réclame. C’est l’affaire du gouvernement anglais , dont elle veut s’af-
franchir, de s’enquérir des services qu’elle est à même de rendre en
propageant dans le peuple le scepticisme de sa doctrine
* Nous ne savons ce qu’il adviendra du traitement réclamé par VÉglise large.
En attendant, deux procès sont, dit-on, intentés en ce moment contre lés auteurs
des Essays : l’un contre M. William au nom de l’évêque de Salisbury; l’autre contre
un autre écrivain des Essays au nom d’une réunion de laïques alliés pour combattre
la nouvelle hérésie. Le tribunal ecclésiastique devant lequel ils auront probablement
à comparaître est appelé Court of arches. D’une part, une souscription est ouverte
pour subvenir aux frais considérables des procès par les orthodoxes, et d’autre part
par les hétérodoxes. Un procès ecclésiastique est excessivement dispendieux en An-
gleterre, et il faut être très-riche pour avoir raison en matière de dogme.
ANGLETERRE,
l'27
XII
CONCLUSION -
Il ne nous reste qu à terminer en quelques mots l'exposition du
livre des Essays.
C’est avec satisfaction que nous voyons notre tâche accomplie. Il
est aus^i pénible de tracer le tableau des erreurs contre la foi qu'il
est consolant de peindre les vertus qu’elle inspire. Mais les deux cho-
ses sont utiles. Saint Anathase a décrit la sainteté des saints du dé-
sert et saint Irénée a exposé l’histoire des hérésies.
Nous redirons en finissant ce que nous avons dit en commençant :
notre but a été, en exposant un livre qui résumé les attaques diri-
. gées présentement contre l’Église non-seulement en Angleterre, mais
aussi en France, et on peut dire dans toute l’Europe, d’inquiéter un
peu les catholiques endormis dans une oisive sécurité, et de leur
signaler un danger qui demande à être repoussé. Nous sommes la
sentinelle qui, fidèle à sa mission, a crié dans la nuit. Simple vedette
en Israël, nous avons le devoir de répondre aux chefs des tribus
-et aux peuples lorsqu’ils nous disent i Cuslos, quicl clenocte? Il faut
qu’une armée s’éclaire pour sé bien garder. Je n’ai si bien signalé
l’ennemi que parce que j’ai la conviction profonde qu’il peut être
vaincu dans les positions nouvelles ou arfciennes qu’il prend en face de
nous. Mais il convient aux catholiques de se mettre enfin à l’œuvre :
ce n’est point le dédain, encore moins l’injure qui assureront la vic-
toire. Autant que je l’ai pu, j’ai indiqué le principe des réponses que
je ne pouvais développer : il faudrait un gros livre pour réfuter tant
d’erreurs.
M. Temple, dans VËclucation du mondey représente ceux-là qui
exagèrent l’idée du progrès et exaltent leur siècle sans prudence
comme sans mesure. Est-ce donc aux hommes de ce temps-ci, enfié-
vrés, pour ainsi dire, par l’amour de l’or, du luxe et des plaisirs,
alors que l’idée de Dieu tend de plus en plus chez eux à s’identifier
avec celle de la nature, alors qu’une méditation de Descartes, un cha-
pitre de métaphysique de Leibnitz ou une élévation de Bossuet leur
donne la migraine ou le vertige, est-ce à de tels hommes qu’il faut
dire : « Vous êtes de grandes intelligences et de grands cœurs ; vous
n’avez plus besoin ni de l’exemple qui [entraîne, ni de la loi qui, en
128
LE RATIONALISME
montrant le but, fournit le moyen d’y atteindre? » M. Temple est la
dupe ou le flatteur de son siècle.
M. William, dans l’exposé des travaux de M. Bunsen, etM. Jowett,
dans son travail sur l’interprétation du Nouveau Testament, représen-'
tent une autre classe d’enthousiastes et de dupes, ceux d’une science
prétendue nouvelle, la critique biblique. L’étude comparée des langues,
l’exploration des littératures sacrées des brahmanes, des bouddhistes
et des parsis, le déchiffrement de quelques inscriptions, la découverte
de certains monuments, ont exalté leurs prétentions. Sans déférer
assez à l’autorité de la tradition, et, on peut dire aussi, à la prudence
et au bon sens, ils se sont crus assez habiles pour changer tout ce que
nos pères nous ont appris de la Bible, et assigner à chacun des livres
de l’Ancien et du Nouveau Testament une date, une origine, une in-
terprétation nouvelles. Quand ces érudits seront un peu calmés, ils
voudront user des admirables instruments d’investigation qu’ils ont
entre les mains d’une manière plus sobre et plus utile ; et il faudra,
un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’ils reconnaissent dans la Bible
un livre à part, s’élevant par l’inspiration qui l’a dictée, par sa mo-
rale, sa doctrine, ses promesses, sa divine beauté, au-dessus de tous
les autres, incomparablement au-dessus des Védas, du Lotus de la
bonne loi et de VAvesta. Mais le devoir des catholiques est, pour hâter
ce moment, de s’initier à cet ordre de questions, et de se mettre en
état de montrer à l’aide de la philologie, de l’archéologie, de la tra-
dition, et surtout avec le secours des lumières divines émanant de
l’Église, foyer immortel de vérité, la vanité des hypothèses et les illu-
sions d’une science qui s’égare. Point de témérité, mais point de
crainte ; la fronde de David terrassa le géant.
Le naturalisme de M. Powel, qui place les lois de la nature au-des-
sus de Dieu, n’a aucune chance de triompher de l’instinct religieux de
l’homme, qui a besoin de croire au libre et paternel gouvernement de
la Providence. Ils ne détruiront point le cri d'une invincible logique
affirmant que le législateur peut suspendre ou modifier, pour des
fins dignes de lui, la loi qu’il a posée.
Les difficultés élevées contre l’accord de la Bible et de la science
paraîtront ridicules et puériles à nos neveux. Ceux-ci comprendront
mieux que nous que l’Écriture sainte se meut dans une sphère entière-
ment distincte de celle de la science, et ne peut jamais être assimilée
à un Mémoire de l’Institut. Ce n’est point la Bible qu’il faut accuser,
mais ceux qui interprètent si mal son rapide et prophétique langage.
Enfin M. Wilson, acculé au nihilisme, nous montre par où l’huma-
nité sera sauvée. Elle sera sauvée du rationalisme par les excès du
rationalisme. L’humanité a besoin de croire, a besoin d’adorer, a be-
soin de prier, a besoin d’espérer sur cette terre d’épreuves où elle a
I
EN ANGLETERRE. l>-29
tant à souffrir : eh bien, le rationalisme tue jusque dans son dernier
germe la foi, l’adoration, l’espérance, indestructibles besoins du
cœur de l’homme de bien.
On a dit avec raison que le protcstautismc se résumait dans une
négation. On l’a dit dans un temps où beaucoup d’éléments chré-
tiens avaient été conservés dans les confessions de foi des novateurs;
mais combien ce jugement n’est-il pas justifié par les développements
logiques du protestantisme contemporain î Qu’est devenu le christia-
nisme entre les mains des fils de Luther et des continuateurs de
l’œuvre d’Henri Vlll? Est-ce encore une religion? Est-ce môme une
doctrine ?
En altérant la forme catholique du christianisme, on a été conduit à
nier l’œuvre divine du christianisme lui-méme. Qu’on le sache bien,
le mouvement destructif ne s’arrêtera point là. Le rationalisme n’ef-
facera pas les croyances chrétiennes sans altérer la notion môme de
Dieu. Qu’on se rappelle M. Powel substituant à un Dieu supiême
régulateur du monde , des forces aveugles et fatales. Les philosophes
sont fiers de leurs doctrines spiritualistes ; mais c’est une question
-desavoir si ces doctrines, puisées au sein du christianisme, pourront
se maintenir sans lui, entre les deux écueils de l’idéalisme et du ma-
térialisme panthéistiques. Sur la pente fatale où Y É(jlise large pousse
l’Angleterre, celle-ci glissera, sous l’influence de ses habitudes posi-
tives et mercantiles, plus vite que tout autre peuple, dans le gouffre
du panthéisme matérialiste où se débat aujourd’hui l’Allemagne.
Avions-nous raison de dire, en commençant notre travail sur le
livre des Essays^ que l’Église anglicane ferait mieux d’aviser à la po-
sition lamentable où elle se trouve aujourd’hui que de railler les
embarras nécessairement passagers du pontife romain? Le succes-
seur de saint Pierre peut sans doute être obligé de quitter encoie une
fois le Vatican; mais ce malheur, s’il arrive, laisseia le chef obéi de
l’Église catholique, plus vénérable que jamais au milieu de ses infor-
tunes, régir la grande communauté chrétienne à la tête d’une forte
hiérarchie sacerdotale, entouré de milliers de prêtres dont la foi n’est
point entamée, environné de fidèles innombrables, qui sé pi^esseront
avec d’autant plus d’amour et d’élan autour de leur père commun
que l’orage sera plus violent. Les catholiques verront renaître au
dehors le calme qui n’a jamais abandonné leur cœur. Mais comment
l’Angleterre retrouvera- 1- elle la foi qu’elle aura perdue^?
* Nous ne parlons ici que de l’Angleterre; mais nous pourrions appliquer les mêmes
paroles aux Églises protestantes de France également en voie de dissolution. Les
écrivains du Lien déclarent leur adhésion aux doctrines de l’Église large ; eux aussi
veulent fonder une Église sans symbole et sans hiérarchie. (Voyez le n" 55 du Lien
du 17 août 18(11 .)
Septchbiie 1801.
9
130
LE RATIONALISME EN ANGLETERRE.
Nous ne pouvons mieux terminer ce travail sur l’Église anglicane
que par cette citation d’un auteur protestant, M. Ruskin, bien connu
en Angleterre.
« L’Église catholique, dit ce publiciste dans son livre Modem Painters,
exerce sur le monde un grand et réel pouvoir. Elle dispose à toute heure
des sacrifices volontaires, de l’or, du temps et de la pensée de ses fidèles,
pariant hardiment et solennellement, n’abandonnant pas un atome de pou-
voir par l’effet du doute ou de la crainte, sincère en beaucoup de choses
assurément, croyant en elle-même et acceptée par la foi. Cette autorité fé-
conde en œuvres, grandiose, harmonieuse, mystérieuse, peut être obéie ou
contestée, mais non dédaignée.
« L’Église anglicane, au contraire, continue M. Ruskin, contestable et
discréditée, ne croyant pas en elle-même, n’exerçant son autorité qu’avec
hésitation, attentive à discerner le degré où elle peut la faire accepter, recu-
lant, au besoin se dégageant, disputant, usant de subterfuges; en proie non à
des déchirements violents, mais ruinée par des dislocations partielles et la
chule continuelle de ses murs croulants, ne valant la peine ni d'être obéie
ni d’être combattue par une jeunesse à la fois ignorante et clairvoyante, ne
mérite que le dédain et le mépris, bien que le dôme magnifique élevé à sa
gloire se détache au loin sur les brouillards de la Tamise, comme le campa-
nile de Saint-Marc domine les eaux des lagunes. Mais Saint-Marc a régné sur
la vie ; Saint-Paul de Londres règne sur la mort. Saint-Marc domine le forum
agité de Venise; et Saint-Paul règne sur un cirnetiève. »
L’abbé Meignan.
CHATEAUBRIAND
ET LA CRITIQUE
PREMIÈKE PARTIE.
Voilà treize ans que la postérité a commencé pour M. de Chateau-
Lriand. Depuis treize ans le débat est ouvert sur cette grande re-
nommée. L’homme auquel il fut donné de conquérir et de garder
pendant presque un demi-siècle l’admiration et le respect du plus
mobile des peuples est maintenant livré par la mort à toutes les li-
bertés de la controverse, et, par un contraste qui, porté à ce degré,
offre peu d’exemples dans notre histoire littéraire, la critique, sauf de
rares exceptions, se montre animée pour sa mémoire d’une sévérité
proportionnée à l’enthousiasme qu’elle lui prodigua durant sa vie.
Dans les dernières années de M. de Chateaubriand, un Alleniand a
pu écrire sur lui la phrase suivante, qui était alors rigoureusement
exacte ; « Ce vieillard inspire à tous les littérateurs français mie véné-
ration presque religieuse » (fast gôttliche Verehrung). A la même épo-
que, un critique très-distingué, un protestant rigide, et, comme tel,
non suspect d’engouement pour l’auteur du Génie du Christianisme,
M. Vinet, tout en discutant avec une indépendance en ce temps-là peu
commune les ouvrages de M. de Chateaubriand, disait de lui dans un
cours professé à Lausanne : « M. de Chateaubriand n’a point d’enne-
mis, l’enthousiasme que son seul nom éveille a quelque chose d’af-
fectueux, et il est une des rares exceptions à la règle qui veut que jce
qui s’ajoute à l’admiration soit retranché de l’aflection., parce que l’ad-
miration crée une distance et que l’affection n’en connaît point U »
* Études sur la littérature française au dix-neuvième siècle, cours professé à
Lausanne en 1844, par A. Vinet.
CHATEAUBRIAND
132
Ce jugement se ressent un peu de la distance qui sépare Lausanne
de Paris : vu de près, M. de Chateaubriand inspirait un sentiment qui,
sans exclure l’affection, tenait cependant beaucoup plus de l’admira-
tion et du respect; mais l’exagération même de ce jugement, chez un
critique indépendant et préservé par son éloignement de toute in-
fluence personnelle, suffit pour indiquer quelle était à cette époque
la disposition générale des esprits à l’égard de M. de Chateaubriand.
C’est aussi durant la vieillesse si honorée de l’illustre écrivain qu’un
critique éminent, M. Sainte-Beuve, au sortir d’une lecture des Mé-
moires d' outre-tombe à l’Abbaye-aux-Bois, s'écriait dans la Revue des
Deux-Mondes : « Embrassons, étreignons en nous ces rares moments,
« pour qu'a près qu’ils auront fui ils augmentent encoi'e de perspec-
V. tive, pour qu’ils dilatent d’une lumière magnifique et sacrée le sou-
« venir. Cour de Ferrare, jardins des Médicis, forêt de pins de Ra-
« venne où fut Byron, tous lieux où se sont groupés des génies, des
« affections et des gloires, tous Édens mortels que la jeune postérité
« exagère toujours un peu et qu’elle adore, faut-il tant vous envier?
« et n’enviera-t-on pas un jour ceci »
Hélas! si par hasard la postérité envie en effet le bonheur que res-
sentait alors si vivement M. Sainte-Beuve, si elle est portée, comme il
le supposait, à s’exagérer ce bonheur, ce ne sera pas la faute du cri-
tique aujourd’hui très- désabusé. Les vœux que formait en 1834
M. Sainte-Beuve n’ont pas été exaucés ; au lieu de s’embellir par la
perspective, au lieu de se dilater, comme il l’espérait, d'une lumière
magnifique et sacrée, ses impressions sur M. de Chateaubriand se sont
de plus en plus refroidies, rembrunies, et sur des points importants
une rigueur, qui va quelquefois jusqu’à l’injustice, a remplacé un en-
thousiasme très-ardent.
En nous réservant de discuter quelques-unes des opinions con-
tenues, soit dans le récent et remarquable ouviage que M. Sainte-
Beuve a consacré à M. de Chateaubriand, soit dans les Causeries du
lundi, nous n’avons pas l’absurde prétention de lui faire un crime de
ne plus parler de l’illustre écrivain comme il en parlait autrefois.
La liberté de manifester les changements désintéressés qui s'opèrent
dans son esprit est la garantie même de la sincérité d’un critique, et
nous sommes d’autant moins disposé à méconnaître ce droit naturel,
que nous avons nous-môme exprimé jadis en toute conscience, sur
diverses personnes et divers ouvrages des sentiments ou des idées
qui ne sont plus exactement les nôtres.
Pour ce qui concerne M. de Chateaubriand en particulier, quoique
‘ Revue des Deux-Mondes du avril 1834.
HT LA CRITIQUE.
135
sa mémoire nous paraisse toujours digne du respect que nous inspi-
rait sa vieillesse, quoique les appréciations dont il est l’objet depuis
sa mort nous aient fait éprouver plus d’une fois le sentiment qu’on
éprouve en présence de l’iniquité, ces appréciations ne laissent pas
que de nous avoir éclairé davantage sur les côtés faibles de son carac-
tère et de son génie.
Une seule chose nous embarrasse un peu dans le dernier ouvrage
de M. Sainte-Beuve. L’auteur semble y témoigner le désir que tout ce
qu’il a écrit sur M. de Chateaubriand depuis 1854 jusqu’à sa mort soit
considéré comme nul et non avenu, non point parce que ses opinions
ou ses impressions d’alors se sont plus ou moins modifiées depuis,
mais parce qu’elles ne comptent pas, parce que, durant cette période,
« une influence aimable (on comprend qu’il s’agit de madame Ré-
camier) l’avait, nous dit-il, tout à fait paralysé^ et n’avait plus laissé
place sous sa plume au jugement proprement dit. J’avouerai avec
franchise, ajoute-t-il, que depuis cette heure je n’ai jamais été libre
en venant parler en public de M. de Chateaubriand *. »
Il faudrait donc admettre que le passage plein de verve et d’élan
que nous venons de citer, et quelques autres passages analogues qui
h)us en vérité nous semblent parfaitement sincères, ne représentent
rien autre chose que le travail artificiel d’une plume asservie et para-
lysée. Pourquoi M. Sainte-Beuve, qui reproche parfois un peu dure-
ment à M. de Chateaubriand d’avoir manqué de sincérité parce qu’il
a jugé différemment les mêmes personnes à diverses époques, paraît-il
tenir si fort à nous persuader que lui -même, à une certaine époque,
a écrit ce qu’il ne pensait pas? Est-il bien sûr d’ailleurs de pouvoir,
à si longue distance, affirmer que tout était factice dans un enthou-
siasme qui paraît si naturel? Uinfluence aimable dont il parle, et que
d’autres ont connue et subie comme lui, ne s’exerçait-elle pas de ma-
nière à communiquer plutôt qu’à imposer aux autres la sympathie?
M. Sainte-Beuve n’ajoute-t-il pas d’ailleurs que, même à cette époque,
« il n’a pas toujours cédé ou qu’en cédant il insinuait ses réserves? »
Qu’il nous permette donc de subordonner ici la question de sagacité
à la question de sincérité, et de défendre sa sincérité contre lui-
même.
Il y a sans doute dans ses anciennes appréciations de M. de Cha-
teaubriand des choses qui sont de pure complaisance, et qu’on serait
mal fondé à lui opposer comme un argument sérieux; mais ces parties-
là se reconnaissent aisément. Lorsque, par exemple, en 1854, l’au-
teur des Mémoires d'outre-tombe , après avoir abusé un peu de sa
généalogie, en se donnant l’air de n’y pas tenir, se demande, en pré-
* Chateaubrümd et son groupe littéraire sous l'Empire, préface, p. 17.
CHATEAUBRIAND
im
sence de M. Sainte-Beuve, si ce ne sont pas là des vanités déplacées à
une époque démocratique, le critique, en homme poli, le rassure,
déclare que « cette généalogie l'intéresse^ » et, réfutant les objec-»
tions peu sincères d’ailleurs que l’auteur se fait à lui-même sur ses
prétentions nobiliaires malsonnantes, il s’écrie t
« Non pas ! dansM. de Chateaubriand, le chevaleresque est une qualité ina-
liénable; le gentilhomme en lui n’a jamais failli, mais n’a jamais été ob-
stacle à mieux. Béranger se vante d’être du peuple, M. de Chateaubriand
revendique les anciens comtes de Bretagne; mais tous les deux se r'encon-
trent dans l’idée du siècle, dans la république future, et ils se tendent la
main*. »
On comprend sans peine que c’est là un pur compliment, et l’on est
disposé à sourire quand plus lard, M. de Chateaubriand étant mort,
on voit le compliment de 1834 se changer en une critique sous cette
forme un peu rude :
« M. de Chateaubriand commence par nous déployer en plusieurs pages,
au moment de sa naissance, ses parchemins et titres d’antique noblesse ; il
est vrai qu’après cet exposé généalogique il ajoute ; « A la vue de mes par-
« chemins il ne tiendrait qu’à moi, si j’héritais de l’infatuation de mon père
« et de mon frère, de me croire cadet des ducs de Bretagne... » Mais, en ce
moment, que faites-vous donc, sinon de cumuler un reste de cette infatua-
tion (comme vous dites) avec la prétention d'en être guéri? C’est là une pré-
tention double, et au moins l’infatuation dont vous taxez votre père et votre
frère était plus simple ^
Un homme naïf, en lisant ces deux passages, dira peut-être : Ne
valait-il pas mieux avertir en 18541e vivant quand il pouvait encore
profiter d’un avis, plutôt que de l’encourager dans un travers qu’on
lui reprochera sévèrement quand il sera mort? Mais on pourrait lui
répondre par l’histoire de Gil Blas et de l’archevêque de Grenade, et,
dans tous les cas, il est bon que les écrivains illustres qui lisent ou font
lire leurs manuscrits dans des salons apprennent par cet exemple à
distinguer entre des compliments et des jugements.
Mais les anciens écrits de M. Sainte-Beuve surM. de Chateaubriand
ne nous offrent pas seulement des témoignages de politesse sans im-
portance auxquels il n'y a pas lieu de s’arrêter, ils ne nous offrent pas
seulement l’expression d’un enthousiasme de jeunesse et de poésie
que l’éminent critique aurait tort, ce nous semble, de répudier abso-
lument ; on y remarque aussi quelques pages très-belles et très-
sérieuses sur le rôle politique et religieux de l’auteur des Mémoires
* Revue des Deux-Mondes, du 15 avril 1854.
* Causeries du lundi, t. F, p. 416, 417.
ET LA CRITIQUE.
155
fV outre-tombe. Ces pages portent certainement l’empreinte de l’admi-
ration un peu outrée qui, en ce temps-là, était à l’ordre du jour par
rapport à l’illustre écrivain, mais elles contiennent déjà quelques ré-
serves qui témoignent de leur sincérité, et il suffirait de fortifier et
d'étendre ces réserves pour obtenir un jugement plus équitable, à
notre avis, que certains jugements postérieurs de M. Sainte-Beuve sur
les mêmes points.
S’il nous arrive donc, en discutant les opinions actuelles de cet
écrivain considérable, d’employer parfois contre lui le mode d’argu-
mentation qu’il emploie souvent contre M. de Chateaubriand, c’est-
à-dire d’opposer ses anciens jugements à ses jugements récents, ce
ne sera pas pour nous donner le plaisir de le mettre en contradiction
avec lui-même, c’est un plaisir que M. Sainte-Beuve déclare avec
raison « chétif et puéril; » ce sera uniquement parce que ses idées
d’autrefois nous paraîtront plus justes que ses idées d’aujourd’hui.
Toujours est-il que, d’après les citations précédentes que nous au-
rions pu multiplier à l’infini, la génération nouvelle, entrée dans la
vie active seulement après la mort de M. de Chateaubriand, peut se
faire une idée du mouvement en apparence irrésistible qui entraînait
alors les esprits les plus divers à se rencontrer tous dans l’admiration
et le respect de ce glorieux vieillard. L’épreuve d’une renommée
maintenue et consacrée par trois générations dans un temps où cha-
que génération détruit chaque chose pour la refaire à son image et à
son goût, semblait à tous une épreuve décisive; chaque parti ne voulait
voir dans les œuvres de l’illustre écrivain que ce qui lui était sympa-
thique, et tous s’inclinaient également devant cette figure imposante
comme devant la plus haute personnification du génie des lettres et
de l’honneur politique dans notre siècle et dans notre pays.
Tel était sans exagération l’état des choses la veille de la mort de
M. de Chateaubriand.
T
Aujourd’hui, tout est radicalement changé. Au concert d’homma-
ges dont trois générations enchantèrent successivement les oreilles de
l’auteur du Génie du christianisme, concert où quelques voix hostiles
se perdaient étouffées sous les acclamations triomphales, a brusque-
ment succédé un concert d’un autre genre, où domine généralement
la note du blâme, où retentit quelquefois la note de la réprobation,
et où siffle souvent celle du dédain ou de la moquerie. Le génie du
plus grand écrivain français de notre âge est presque remis en ques-
136
CHATEAUBRIAND
tion, mais c’est surtout le caractère de l’homme public et de l’homme
privé qui est l’objet des accusations les plus multipliées et les plus dures.
Pour montrer à quel diapason s’élève l’antipathie qu’un homme
naguère si admiré et si respecté inspire en ce moment à quelques es*
prits, il nous suffira de citer en l’abrégeant, mais sans y rien changer
d’ailleurs, une appréciation de M. de Chateaubriand faite à l'occasion
du récent ouvrage de M. Sainte-Beuve et que nous trouvons dans un
journal très-répandu.
(( M. Sainte-Beuve, dit l’auteur de cette appréciation, porte sur Chateau-
briand un jugement si fortement motivé, qu’il est certainement définitif et
sans appel ; il a entendu de nombreux témoins, tous ont connu Chateau-
briand, et ils déclarent unanimement que l’homme n’a été qu’un égoïste, et
le politique qu’un comédien. U était naturel qu’à cet égoïsme se joignît la
vanité. Celle de Chateaubriand était portée à un tel excès, que ses meilleurs
amis ne se gênaient pas pour en rire publiquement... Ce qu’il y a dans ce ca-
ractère déplus choquant peut-être que l’égoïsme et la vanité, c’est l’ingrati-
tude. Il n’est pas un de ses bienfaiteurs, de ses amis, de ceux qui l’ont
patroné à ses débuts depuis Ginguené jusqu’à M. de Villèle, qu’il n’ait tour à
tour flatté, exalté et insulté suivant les intérêts de son ambition ou les
excitations de sa rancune. .. Ce quia frappé dans Chateaubriand ceux qui
l’ont connu de bonne heure, c’est son humeur quinteuse, bizarre, son
insensibilité, sa mauvaise foi et son indifférence complète pour tous les
principes et toutes les causes... C’est en politique surtout que ce talent s’est
déployé avec un succès qui a fait l’étonnement et le scandale de tous ceux
qui, connaissant bien Chateaubriand, ne se sont pas laissé prendre à son jeu
de comédien... Comment, par exemple, a-t-on pu regarder comme un
libéral l’homme qui, depuis 1814, dans ses discours et ses brochures
politiques, s’est fait l’avocat des plus mauvaises passions des ultra-royalistes
et l’adversaire de toutes les mesures favorables à la liberté?... Il est inutile
de rappeler le triste rôle qu’il joua à Vérone, comment il trompa M. de
Villèle, et par quels misérables subterfuges il arriva au ministère des affaires
étrangères, où il montra comme homme d’État une incapacité qu’il a lui-
même reconnue... Tel a été Chateaubriand : matérialiste, dévot, royaliste,
libéral, et même à la fin républicain, il a tour à tour adopté et combattu
toutes les causes, tous les partis, n’obéissant jamais, dans ses diverses et
brusques transformations, qu’aux inspirations de son orgueil, de son am-
bition, de sa rancune et de sa haine... En résumé. Chateaubriand n’a eu
que des principes de parade, des sentiments de théâtre, et M. de Lamartine
a eu raison de dire un jour qu’il le voyait à la messe : « Figure de faux
grand homme, un côté qui grimace... » Quant à l’écrivain, il n’est pas,
malgré ses merveilleuses facultés, plus irréprochable que l’homme poli-
tique; il a eu sur toutes les questions d’admirables boutades, il n’a eu sur
aucun sujet des vues hautes et fécondes ; il a écrit des morceaux magni-
fiques, et il n’a pas laissé un bon livre. Le grand mérite de M. Sainte-Beuve,
et. ce mérite n’est pas commun, c’est la franchise avec laquelle il juge Cha-
ET IA CRITIQUE.
157
leaubriand, et le courage avec lequel il lui arrache le masque qu’il a impu-
nément porté pendant cinquante ans. Tous ceux qu’impatiente et qu’indigne
le succès du charlatanisme, quel qu’il soit, littéraire, politique ou religieux,
doivent souhaiter qu’il se publie de temps en temps de pareils ouvrages. On
verra alors ce que deviendront les faux grands hommes et leurs renom-
mées imposantes lorsque l’esprit public, une fois mis en garde, sera assez
éclairé pour les apprécier sans engouement et sans superstition, »
Voilà ce qui s’appelle prouver victorieusement qu’on n’a aucune
superstition pour les morts illustres! Notre impression nous trompe
peut-être, mais il nous semble que de telles choses tristes à lire en
tous temps, le sont particulièrement dans un temps où tout homme
vivant et puissant est assuré, quelle que soit d’ailleurs sa valeur in-
tellectuelle ou morale, d’être apprécié avec une respectueuse défé-
rence par les critiques les plus impétueux.
Il y aurait certainement injustice à rendre l’ouvrage de M. Sainte-
Beuve responsable du jugement que nous venons de citer. Nous som-
mes très-persuadé que l’éminent écrivain n’aspire nullement à ce rôle
d’iconoclaste impitoyable dont on prétend lui faire honneur. Au mo-
ment même où il qualifie Chateaubriand « celui que notre siècle jeune
encore salua et eut raison de saluer comme son Homère, » ce serait,
à mon avis, lui adresser un très-mauvais compliment que de lui sup-
poser le genre d’ambition qui a porté malheur à Zoïle. H y a dans son
livre des nuances très-nombreuses et très-fines ; l’adversaire très-pas-
sionné de M. de Chateaubriand qui parlait toutà l’heure n’a pas voulu
prendre la peine de les distinguer, il a préféré tout confondre dans
un même ton. Il en est résulté une esquisse très -accentuée en lai-
deur, mais qui ne ressemble pas beaucoup plus au portrait peint
par M. Sainte-Beuve qu’elle ne ressemble à l’original.
D’abord, pour ce qui concerne la valeur littéraire deM. de Chateau-
briand, nous prouverons plus loin qu’avec un assez grand nombre de
restrictions, dont les unes sont incontestablement justes et dont les
autres sont discutables, le jugement de M. Sainte-Beuve est en
somme plus favorable qu’hostile à l’illustre écrivain. Cette^partie pu-
rement littéraire du travail de M, Sainte-Beuve est de beaucoup la
plus considérable et la plus remarquable. Quant aux appréciations
qui portent sur le caractère public et sur le caractère privé de M. de
Chateaubriand et dont les plus rigoureuses se rencontrent surtout
dans des notes, dans des suppléments étrangers en quelque sorte
au corps de l’ouvrage, il est certain qu’elles sont souvent empreintes
d’un esprit de pessimisme chicaneur et vétilleux, qui fait penser à la
Rochefoucauld transformé en critique et appliquant sa théorie néga-
tive de toute vertu à tous les actes petits ou grands d’un homme con-
sidérable. C’est là que chacun de nous peut aller chercher un plaisir
I
IÔ8
CHATEAUBRIAND
qui a son prix, surtout de nos jours, le plaisir de nous convaincre
■"1':
■ Si
qu’un homme de génie adulé par toute la France pendant cinquante
ans avait en définitive autant de défauts que nous, qui n’avons jamais
eu à nous défendre que de notre propre admiration; que M. de Cha-
teaubriand n’était, après tout, ni plus modeste, ni plus capable d’une
complète abnégation, ni plus inaccessible aux séductions féminines, ni
plus invariable sur quelques points, ni plus oublieux des injures que
le premier critique venu. Si nous voulions nous en tenir là, et
je crois que la donnée de M. Sainte-Beuve ne va- pas beaucoup plus
loin, cette donnée aurait son utilité morale, en nous apprenant à ne
point envier des talents, des succès et des grandeurs qui ne nous ren-
dent ni meilleurs ni plus heureux. Mais notre amour-propre exige da-
vantage. M. Sainte-Beuve cherclio à établir que M. de Chateaubriand
avait beaucoup de défauts : nous nous empressons d’en conclure qu'il
n’avait absolument que des défauts, et nous le traitons avec une ri-
gueur pleine de complaisance pour nous-mêmes, car nous châtions en
lui l’usurpateur de la gloire qui aurait dû nous appartenir, et notre
sévérité nous fortifie dans la conviction où nous sommes que rien ne
manqueà nos propres mérites. Vainement M. Sainte-Beuve, averti lui-
même.par un mouvement intérieur de conscience, semble vouloir, de
temps en temps, nous recommander de ne pas abuser des découvertes
fâcheuses qu’il a pu ou qu’il a cru faire dans le caractère de Chateau-
briand ; vainement il nous dira en un de ces bons moments dans une
note : « Cha teaubriand a été inconséquent, il s’est beaucoup contredit,
je le sais bien; qui de nous, en nos temps disparates, ne s’est contredit
autant que lui, et comment voulez- vous que l’on écrive et que l’on im-
prime durant trente années sans se contredire? L’unité de la vie ne se,
rencontre que dans la brièveté des jours. » (T. II,, p.. 394). Vainement,
dans une autre note, il nous fera remarquer que « ce que Chateau-
briand a toujours eu, ce qu’il a su garder jusqu’à la fin, bien mieux
que ses successeurs, même les plus illustres, c’est la dignité,, cette
haute estime de soi qui s’imposait aux autres. » (T. II, p. 114.) Vai-
nement eii'^sore, dans un autre passage, citant ces deux mots : honneur
et liberté du fameux discours dé réception à l’Académie qui ne put
être prononcé sous le premier empire, il ira jusqu’à accorder que
« toute l'a vie publique de M. de Chateaubriand (sauf les zâgzags) fut le
commentaire de ce texte. » (T. Il, p. 108.) Il suffira qu’il se livre en-
suite avec trop d’abandon, dans d’autres passages que nous discute-
rons ailleurs, au penchant fureteur et malin qui le pousse à flairer
i partout des ziazaas, à les multiplier, à les exaeérer plus ou moins.
ET LA CRITIQUE.
159
tlit-il, plus fidèle, mais dont le style ressemble prodigieusement au
sien, lequel dira : « Ce n’est jamais nous, ô René! qui parlerons de
vous aulrernent que nous avons accoutumé... Mos inconstances ont
été les vôtres, ne soyez jamais renié |par votre race, ô René! soyez
dans celte tombe tant souhaitée à jamais honoré par nous. >> On ne
s’en obstinera pas moins à croire qu’on fait un grand plaisir à
M. Sainte-Beuve en le louant de son courage à démasquer René.
Mais est-il donc bien vrai qu’il faut aujourd’liui du courage pour
faii’C justice de ce Chateaubriand dont le charlatanisme inoui nous
étonne et nous indigne? Il nous semble, sauf erreur, qu’on ne fait
guère que cela depuis treize ans; que, par conséquent, ce genre d’in-
trépidité a perdu beaucoup de son mérite, et que le courage com-
mence à déserter ce terrain pour se placer sur un autre.
Cette grande mémoire a déjà subi deux exécutions presque géné-
rales, l’une après la publication des Mémoires d’outre -tombe, l’autre
après la publication des Souvenirs tirés des papiers de madame liéca-
mier. Là, des lettres de Chateaubriand, trop multipliées sans doute,
mais dont la dernière moitié nous aurait intéressés et touchés si
nous les avions trouvées par hasard dans un portefeuille du dix-sep-
tième siècle, signées la Rochefoucauld et écrites à madame de la
Fayette, ne nous ont guère paru, venant de Chateaubriand, qu’une
pièce de plus à l’appui du réquisitoire obligé contre son égoïsme, son
scepticisme, son orgueil;, sa vanité, son ingratitude, etc., etc. Et en-
fin cette renommée est en train de subir une troisième exécution à
l’occasion de l’ouvrage de Mv, Sainte-Beuve. Il y a certainement quel-
ques exceptions à ce déchaînement, il y en a surtout une éclatante
dont nous parlerons tout à l’heure; mais la défaveur est grande. Ces
mômes partis, qui autrefois ne voulaient voir dans les œuvres de
M. de Chateaubriand que ce qui convenait à chacun d’eux, s’accor-
dent précisément aujourd’hui à n’y chercher que ce qui leur déplaît.
Le critique philosophe et démocrate que nous citions plus haut et qui
paraît persuadé qu’il faut du courage pour démasquer ce grand char-
latan, ne se doute peut-être pas que M. Louis Veuillot a le même cou-
rage que lui, et que, sauf des différences de forme, il professe à peu
près les mêmes opinions que lui sur le faux grand homme.
Veut on voir maintenant un protestant faire chorus contre M. de
Chateaubriand avec un libre penseur et un catholique? Rien déplus
facile. Nous ouvrons par hasard une brochure nouvelle intitulée mo-
destement : Ce qu il faut à laFrance. L’auteur n’est pas philosophe, car
il malmène à outrance Voltaire et Rousseau. Il n’est pas non plus ca-
tholique, car il déclare que le catholicisme « est une religion décrépite
qui n’a jamais suffi à la France, et qui ne peut pas satisfaire ses be-
soins religieux. » Nous le croyons protestant. Cependant il débute en
140
CHATEAUBRIAND
disant que « son siècle l’écoutera, parce qu’à défaut d’autorité il a la
foi, tandis que son siècle ne l’a pas, et qu’un seul homme qui croit est
plus fort que des milliers qui ne croient point. » Ceci nous porterait
à penser que, s’il est protestant, il n’appartient à aucune communion
religieuse bien déterminée, attendu que si son siècle tout entier n’a
pas la foi, et si lui seul a été favorisé de ce don, il en résulte qu’il est
de sa religion à lui, ou plutôt qu’il représente à lui seul toute la
religion. Ce qui nous confirme dans cette idée, c’est qu’il conclut en
disant que tous les maux de la France tiennent à ce qu’elle ignore
l’existence d’un livre qu’on appelle l’Évangile, et, allant au-devant
d’une objection probable, il s’écrie : « Mais l’Évangile, nous dira-t-on,
est-ce donc pour elle quelque chose de nouveau? Ne le connaît-elle
pas depuis longtemps? Non, elle ne le connaît pas, car elle ne l’aime
pas : ou on lui défend de le lire, ou on le lui montre par lambeaux,
travesti, défiguré, tronqué. » Nous avions cru jusqu’ici, non-seule-
ment que l’Église catholique ne défendait pas la lecture de l’Évangile,
mais qu’il existait en France un assez grand nombre de protestants
qui avaient la prétention de connaître ce livre divin dans son inté-
grité et sans aucun travestissement. Nous nous sommes sans doute
grossièrement trompé, ou bien Fauteur de la brochure a une ma-
nière de lire l’Évangile qui lui est particulière et qui le distingue de
tous les autres Français. Ceci semblerait en effet résvdter des pa-
roles que Fauteur adresse directement à sa patrie, qu’il appelle cette
France pécheresse^ en lui présentant l’Évangile : « Prends et lis ! lui
dirons-nous avec cette voix mystérieuse qui parlait à saint Augustin
sous les arbres du jardin. » Et si, en lisant le saint volume à genoux,
sous le regard de Dieu, loin de toute influence humaine, elle (la France)
n’y trouve pas l’apaisement de toutes ses angoisses... eh bien, qu’elle
retourne, à son choix, au catholicisme ou à l’incrédulité ! »
Celte brochure est certainement remplie de bonnes intentions, et
nous n’aurions jamais songé à lui adresser la plus légère critique, si
elle ne rentrait pas forcément dans notre sujet. Mais il faut que l’air
qu’on respire aujourd’hui en littérature soit bien chargé d’hostilité
contre Chateaubriand, pour qu’un auteur, fort estimable d’ailleurs,
qui a écrit de meilleures pages dans un genre moins imprégné d’a-
postolat, et qui aime tant l’Évangile, n’ait pas pu résister au besoin
de donner en passant, à Fauteur du Génie du christianisme, un grand
coup de massue.
Cette glorieuse mémoire s’en relèvera, nous l’espérons, mais ce
coup de massue contraste assez par sa rudesse avec les paroles d’un
autre projtestant plus compétent peut-être en littérature et non moins
compétent en morale que nous citions au début de ce travail, pour
nous faire une loi de le signaler ici comme témoignage du changement
ET LA CIUTIQUE.
141
qui s’est opéré dans les esprits depuis la mort de Chateaubriand.
II est bien vrai que l’auteur de la brochure en question ne s’appuie
pas seulement sur l’Évangile pour démolir l’auteur du Génie du
christianisme, il prétend s’appuyer, lui aussi, sur le dernier ouvrage
de M. Sainte-Beuve; il dit de l’éminent critique : « En rendant la
sentence, il l’a exécutée. » Ce tour est ingénieux; mais, puisquel’exé-
cution est accomplie, pourquoi ne pas se contenter de la reproduire
en la résumant dans la juste mesure où elle est faite, au lieu de s’aban
donner à l’ambition malheureuse de la refaire en la chargeant et en
la défigurant? Écoutons donc cet auteur évangélique jugeant à son
tour M. de Chateaubriand.
«Nous n'avons pas connu l’homme, dit- il, bien que nous l’ayons
toujours deviné d’instinct; nous nous sentons donc plus à Tais»'
pour le juger. Malgré quelques pages enchanteresses, quelques
épisodes brillants semés çà et là dans ses écrits. Chateaubriand,
qui n’a jamais su faire un livre complet, n’arrivera pas tout entier à
Vimmortalité. Charlatan de religion, comme de royalisme et plus tai <1
de liberté, mais dénué au fond de toute conviction sérieuse, il a pu
tromper ses contemporains, il ne trompera pas la postérité. Quant au
soi-disant réve’il dont on lui fait honneur, c’est en vérité ravaler trop
bas la foi chrétienne, habituée à planer sur le monde de l’esprit,
que de la faire descendre ainsi dans ce domaine des sens qu’elle
a toujours dédaigné. »
M. Sainte-Beuve, qui en toutes choses aime tant la mesure, nous
voulons dire sa mesure, et qui dans son livre sait parfois si bien re-
dresser ceux qui la dépassent, ne se retournera-t-il donc pas un peu
contre ses propres panégyristes? N’est-il pas évident qu’ils n’ont pas
bien compris son ouvrage, que leur sagacité à saisir les nuances
laisse à désirer, et qu’ils paraissent décidément ne tenir aucun compte
des vœux de cette autre partie de lui-même, de cet ami resté plus fidèle
qui défend Chateaubriand et demande que sa mémoire soit toujours
honorée ?
Parmi les adversaires actuels de l’illustre écrivain, il en est qui, ne
voulant point désavouer leur ancienne admiration et désirant la con-
cilier avec leur sévérité récente, prétendent que le phénomène dont
nous sommes étonné s’explique de la manièi e la plus simple. Suivant
eux, c’est à M. de Chateaubriand seul qu’il faut s’en prendre si sa
gloire a subi une altération considérable et soudaine; c’est lui qui,
libre de la conserver intacte, a jugé à propos de la compromettre gra-
vement en nous laissant sous forme de testament ses Mémoires d'outre-
tombe, c’est-à-dire un ouvrage complètement indigne de ses précé-
dents écrits sous le rapport littéraire, et encore plus fâcheux pour lui
sous le rapport moral, car il se complaît, disent-ils, à y étaler de telles
142
CHATEAUBRIAND
misères d’infatuation personnelle, des sentiments si égoïstes, si dé-
daigneux et si haineux, que toutes nos illusions tombent et qu’il nous
faut bien à regret lui retirer en même temps et notre sympathie et
notre estime. Dans cette catégorie de critiques figure un écrivain
d’une haute distinction dont nous honorons beaucoup le talent et le
caractère, mais qui nous permettra de le récuser jusqu’à un certain
point comme juge, parce qu’il a contre M. de Chateaubriand de légi-
times griefs. Cet écrivain, pour rendre avec plus de force l’idée
que nous venons de lui emprunter, emploie la comparaison suivante :
« Ne dirait-on pas, s’écrie-t-il, ce moine du moyen âge mort en
fausse odeur de sainteté, qui, au milieu de son service funéi*aire,
éleva sous son linceul une voix lamentable pour raconter à ses frères
les faiblesses cachées de sa vie. »
L’auteur de cette comparaison ne fait-il pas ici trop bon marché et
de sa propre perspicacité et de celle du public?
Il est bien vrai que M, de Chateaubriand est mort entouré, nous
venons de le constater, d’un respect que peu d’hommes éminents ont
obtenu à un égal degré, mais ce respect, cette vénéialiou même,
avaient pourtant des limites, et les plus fanatiques n’allèrent jamais
jusqu’à espérer pour lui une canonisation en forme.
Était-il donc vraiment impossible, sans connaître sa confession
posthume, de soupçonner les défauts plus ou moins graves qui se mê-
laient à ses nobles qualités? Avant de se confesser dans les Mémoires
d' outre-tombe, M. de Chateaubriand s’était confessé durant quarante
ans devant le public, et cette confession en quarante volumes, depuis
ses premiers ouvrages jusqu’au co7igrès de Vérone, aux pamplilels po-
litiques, publiés sous le gouvernement de Juillet, et à la Vie de Rancé,
cette confession, quoique involontaire et incomplète, en disait cepen-
dant assez pour permettre à chacun de reconnaître, même sans un
grand effort de discernement, qu’entre ce noble génie et un saint la dis-
tance était encore très-grande. Et cependant, quoique la France eût
certainement cette conviction, quoiqu’elle ne vît dans M de Chateau-
briand ni le plus humble, ni le plus simple des hommes, ni le plus
rigoureux pour lui-même, ni le plus indulgent pour les autres, elle
s’obstinait à le croire digne de son admiration et de son respect.
Si l’on nous dit que les défauts du caractère et du talent de cet
homme illustre sont plus accusés dans les Mémoires d outre-tombe
que dans ses précédents écrits, nous le reconnaîtrons volontiers. Mais
il s’agit de savoir si cet ouvrage trop vanté avant sa publication, trop
déprécié après, est vraiment de nature à porter à la renonimée de
l’auteur une atteinte mortelle, à faire oublier des œuvres consacrées
par les suffrages de trois générations, et à obscurcir tout 1 éclat d’une
longue et honorable vie. Il s’agit de savoir si la réaction d’injustice
ET LA CUITIQUE.
143
dont souffre depuis treize ans la mémoire d’un homme qui eut le tort
d’être souvent injuste envers ses adversaires n’aura point de terme-
Il s’agit enfin de savoir si, pour n’être pas digne d’une canonisation
à laquelle il ne prétendait point, M. de Chateaubriand a mérité l'es-
pèce d’anathème dédaigneux dont il est l’objet de la part du plus
grand nombre des critiques et qui ne tendrait à rien moins qu’à lui
enlever le bien auquel il tenait le plus et pour lequel nul homme de
son temps n’a fait plus de sacrifices que lui, c’est-à-dire l’estime de
la postérité.
La question vaut la peine d’être étudiée sérieusement et impartia-
lement, car ce n’est pas la renommée d’un seul homme qui est ici on
jeu, c est celle de plusieurs; si, en effet, l’avenir devait ratifier l’affront
journellement infligé à la mémoire de l’auteur du Génie du Christia-
nisme et des Martyrs, s’il devait consacrer comme une vérité définitive
cette sentence moutonnière que des critiques dénigrants se passent
en quelque sorte de main en main : « En politique et en religion ce
ne fut qu’un charlatan; en littérature, il n’a pas laissé un bon livre;»
si ce devait être là sur Chateaubiiand le dernier mot do la posté-
rité, quel est celui de ses plus illustres survivants qui, en présence
d’uue telle rigueur, d’une si grande et si complète déchéance, pour-
rait compter absolument que la postérité ne lui sera point sévère, et
ne devrait pas s’appliquer plus ou moins ce verset des Psaumes :
Si iniyuitates observaveris. Domine, Domine, quis sustinebit?
Comment ne pas s’effrayer un peu pour M. de Lamat tine, par exem-
ple, quand on voit ce grand poêle qui a partagé avec M. de Chateau-
briand les adorations de notre jeunesse à tous, qui depuis a joué
un rôle politique diversement apprécié, pour lequel l’avenir sera
peut-être rigoureux, quand on le voit se charger lui-même de re-
commander en quelque sorte aux sévérités de l’histoire son gloi-ieux
devancier dans les lettres et dans la politique, et, sans y être conduit
pai’ ce di oit de représailles que l’auteur des Mémoires d’outre-tombe
a malheureusement donné à d’autres, se laisser entraîner, par le mou-
vement d’une plume qui ne s'an*êle plus, à attaquer vaguement, mais
d’autant plus cruellement, la mémoire de M. de Chateaubiiand sur des
points délicats, qui avant lui n’avaient été touchés par personne?
M. de Lamartine ne se contente pas en effet, dans ces entretiens litté-
raires qu’il improvise avec un laisser aller très-dangereux pour sa
gloire, de déprécier trop souvent et le génie littéraire et le caractère
politique de son illustre prédécesseur, de le peindre en laid môme
dans sa personne, en nous le montrant qui dissimule derrière des pa-
ravents et des fauteuils la disyrâce de ses épaules inégales^ c’esl-à-dire
en insinuant à ceux qui ne l’ont pas vu qu’il était bossu ; il va plus
loin, car, en parlant de l’opposition de M. de Chateaubriand sous la
144
CHATEAUBRIAND
Restauration, il écrit tout couramment, et comme la chose la plus sim-
ple du monde, le passage que voici : « Cependant, pour fermer la bou-
che de M. de Chateaubriand, d’où sortaient des tempêtes, ou du moins
des bruits qui importunaient la royauté, il fallut payer p/tfs d'une fois
ses dettes. » Une telle affirmation, présentée sous une telle forme,
valait peut-être la peine d’être bien précisée et bien prouvée. M. de
Lamartine, persuadé sans doute que l’erreur, l’inexactitude ou l’exa-
gération en de telles matières n’ont d'inconvénients que pour les vi-
vants, ne juge pas cela nécessaire, et, après avoir porté ce coup comme
en se jouant, il passe outre et nous renvoie, pour un plus ample in-
formé, à des anecdotes bien curieuses, dit-il, qui paraîtront un jour
dans des Mémoires, jusqu’ici inédits, de M. de Vitrolles
Heureusement que M. Sainte-Beuve, plus équitable et plus scrupu-
leux dans sa rigueur, a cru devoir dissiper le nuage où nous laisse
M.de Lamartine. Après avoir signalé «la franchise sans bornes et sans
mesure avec laquelle ce dernier s’exprime aujourd’hui sur le compte
de son glorieux ancien et de son rival si longtemps respecté^ » (signale-
ment qui, par parenthèse, n’est pas tout à fait celui de la circon-
stance, car on aimerait ici une franchise plus complète), M. Sainte-
Beuve nous explique en quoi consiste ce témoignage deM. de Vitrolles
dont M. de Lamartine fait un emploi si vague et si meurtrier®.
D’après les informations de l’éminent critique, et d’après celles
que nous avons recueillies nous-même, il paraîtrait que M. de Cha-
teaubriand, considérant comme un droit acquis le titre et la pension
de 12,000 francs attachée au titre de ministre d’État, « place réputée,
dit-il, jusque-là inamovible,» ayant obtenu ce titre et cette pension dans
un moment où les concurrents n'abondaient pas, c’est-à-dire pendant
l’exil de Louis XVIll à Gand; en ayant été dépouillé après la publica-
tion de la Monarchie selon la Charte; ayant été réintégré une pre-
mière fois dans ce titre et dans cette pension à l’occasion du baptême
du duc de Bordeaux, pour en être de nouveau dépouillé en 1824 lors
de son expulsion du ministère Villèle, aurait, si l’on en croit M. de
Vitrolles, exigé, après le renversement de ce ministère en 1828, et
avant de consentir à accepter l’ambassade de Rome, la restitution de
tous les arrérages de cette pension de ministre d’État pour tout le
temps où il en avait été, suivant lui, indûment privé.
Nous ne nous chargerons pas de discuter le récit deM. de Vitrolles,
puisqu’il n’a pas encore été publié; nous ne nous chargerons pas non
plus d’établir que, si M. de Chateaubriand a eu cette prétention, elle
était légitime. Mais ce qui nous aide à croire que si le fait est exact,
la prétention, bien ou mal fondée, était du moins sincère, c’est que
* Voir le Cinquante et unième Entretien littéraire de M. de Lamartine, p. 169.
^ Chateaubriand et son groupe littéraire, l. II, p. 388.
ET LA CRITIQUE.
14»
M. de Chateaubriand nous apprend lui-même dans ses Mémoires qu’a*
près la brutale destitution dont il avait été l’objet en 1824 on lui
offrit un nouveau brevet de cette môme pension, signé do l’un des-
ministres qui l’avaient si gravement offensé, et qu’il le refusa , ne vou-
lant pas recevoir à titre de grâce, delà part d’un ennemi, ce qu’il re-
gardait comme un droit acquis en vertu de l’ancien brevet. Il est vrai
qu’il ne nous parle pas dans ses Mémoires du fait raconté par M. de
Yitrolles, et qui se serait passé quatre ans après, en 1828. Son si-
lence sur ce point, si te fait est réel (ce que nous n’affirmons ni ne
contestons), suffit pour indiquei’ que, s’il se croyait le droit d’im-
poser cette condition avant de partir pour Rome, il n’était pas bien
sûr de faire partager son opinion à ses lecteurs, et que ce genre de
pression exercé par un vainqueur en vertu d’un titre fort contesta-
ble offrait quelque chose d’irrégulier qui troublait le sentiment très-
vif qu’il eut toujours de sa dignité d'homme public.
Dans tous les cas, et quels que puissent être les récits de M. de Vi-
trolles ou de toute autre personne sur M. de Chateaubriand, il n’y a
pas, suivant nous, de témérité à affirmer d’avance que si l’on décou-
vre, par hasard, dans la vie de cet homme illustre, quelque cii’con-
slance où il aura pu subir, avec un certain désavantage pour sa mé-
moire, ces nécessités financières qui ont pesé plus fâcheusement sur
d’autres hommes considérables avant et après lui, et auxquelles bien
d’autres personnages encore ont su habilement se soustraire, soit en
se faisant beaucoup donner par leur souverain sans rien exiger, soit
en utilisant au profit de leurs propres affaires leur influence sur les
affaires de l’État, jamais du moins on ne parviendra à prouver qu’il
ail mérité la cruelle expression qu’emploie si légèiementà son égard
M. de Lamartine, et qu’il soit de ceux desquels on puisse dire quon
leur ferme la bouche avec de l’ai’gent ; car, s’il en était ainsi, celle
bouche redoutable eût été plus souvent fermée, et M. Sainte-Beuve
n’aurait pas pu faire à M. de Chateaubriand le reproche, sous cer-
tains rapports mieux fondé, d’avoir, sur quarante-quatre ans de
vie publique (de 1804 à 1848), passé non pas quarante-deux ans (il
nous semble que l’éminent critique force un peu), mais environ qua-
rante ans dans l’opposition la plus déclarée. En nous étonnant et en
nous aflligeant des rigueurs de M. de Lamartine envers la renom-
mée d’un vieux compagnon de gloire, nous devons toutefois recon-
naître que ces rigueurs de la part d’un génie bienveillant par nature,
assez généralement disposé à peindre en beau les personnes et les
choses, et qu’on pourrait même dire prodigue de compliments pour
les vivants, sont certainement un des signes les plus manifestes de
l’extrême défaveur qui en ce moment pèse sur la mémoire de M. de
Chateaubriand.
i8CI«
10
14'ô
ClfATEAUBRIAKD
Cette défaveur sera-t-elle durable? Ne tient-elle pas, en partie du
moins, à des causes passagères, qui déjà s’amoindrissent et qui bien-
tôt disparaîtront? A côté des symptômes de disgrâce que nous venons
de signaler, n’existe-t-il pas des symptômes contraires qui tendent à
rétablir l’équilibre, entre l’admiration outrée et sans bornes qui fut
prodiguée au glorieux vivant, et l’espèce de revanche que l’esprit de
dénigrement si longtemps comprimé semble vouloir prendre sur lui
après sa mort? C’est ce qu’il nous reste à examiner avant d’essayer de
faire de notre mieux et sans autre préoccupation que celle de la vérité
la part du bien et du mal dans les œuvres, la vie et le caractère de
M. de Chateaubriand.
Il
Parmi les intluences diverses qui agissent aujourd’hui dans un
sens défavorable à la mémoire de Chateaubriand,, il en est de géné-
rales qui s’exercent non-seulement sur lui, mais sur toutes les illus-
trations de son siècle, et il en est d’autres qui le concernent plus par-
ticulièrement. Étudions d'abord les premières.
M. Sainte-Beuve est incontestablement fondé en droit lorsque,
s’emparant d’une phrase écrite en 1802 dans le Génie du christianisme
et dirigée contre les auteurs du dix-huitième siècle, il la retourne
contre M. de Chateaubiland lui-même et contre ses contemporains, et
i(uand il répète après lui: « Il n’est plus temps de le dissimuler, les
écrivains de notre âge ont été en général placés trop haut. » Ceux de
notre siècle sont en effet dans le même cas que ceux du siècle précé-
dent: tous ont été surfaits, tous seront diminués, et M. de Chateau-
briand, surfait comme eux, sera diminué comme eux. Mais dansquelle
mesure? Là est la question. C’est à déterminer cette mesure que
M. Sainte-Beuve emploie toute la sagacité de son esprit et toute la
tînesse do son goût ; sans examiner encore si l’éminent critique n’a
pas été quelquefois injuste, surtout dans les appréciations d’ordre
moral, constatons seulement un fait évident, un fait que M. Sainte-
Beuve doit reconnaître lui-même, c’est que les écrivains qui atta-
chent avec raison une grande importance à ses jugements et qui
sont le plus favorables à son ouvrage sur M. de Chateaubriand ont,
en général, une tendance très-marquée à dépasser de beaucoup la
sévérité du premier juge et à aggraver considérablement sa sentence
par la traduction qu’ils en font. Le prenqier juge nous dit qu’il s’agit
de substituer à l’égard de M. de Chateaubriand la vraie critique^ la
ET LA CRITIQUE.
147
•critique judicieuse, à la dévotion *. ill se défend à plusieurs reprises
de tout parti pris contre la gloire de cet homme illustre, et l’on vient
de voir, par quelques exemples choisis parmi une foule de témoi-
gnages de même nature que nous avions sous les yeux, avec quelle
facilité la rigueur plus ou moins mitigée et nuancée de M. Sainte-
Beuve se transforme, sous la plume des critiques de seconde main,
en un mépris très-net et très-accentué. N’y a-t-il pas déjà dans cette
disposition générale des esprits un signe du temps qui vaut la peine
qu’on s’y arrête?
Quand M. Sainte-Beuve nous dit que nous vivons dans un temps
« où il n’y a presque pas de critique proprement dite, ou les critiques
eux-mêmes se font peuple et poussent à l’idole, àda statue, » il a certai-
nement raison ; les choses se passent en effet ainsi tant qu’un homme
illustre l’este en possession de sa vie et de sa renommée. Tant qu’il
peut servir ou nuire, l’éloge ou le blâme désintéressé n’existe pas
pour lui. Il ne rencontre guère que des panégyristes dont les adula-
tions lui tournent la tête, ou quelques ennemis déclarés dont les criti-
ques ne lui servent de rien parce qu’il n’en lient nul compte. Mais il
faut convenir aussi que, même dans le cas où il aurait ce bonheur
assez rare de faire durer sa renommée autant que sa vie, la mort
change terriblement sa situation.
Notre siècle, qui aime souvent à se distinguer du siècle précédent en
se qualiliantavec un peu d’emphase une époque de reconstruction
ble jusqu’ici caractérisé avant tout par l’instabilité en tous genres. Tout
s’y prend à l’essai, rien n’y tient, rien n’y dure; il y souille un vent
qui abat avec la môme rapidité les gouvernements, les édifices et les
réputations ; notre siècle, à la vérité, construit ces trois choses presque
aussi rapidement qu’il les détruit. Pour ne parler ici que des réputa-
tions, elles se font vite, s’exagèrent aisément et se défont de même,
et, s’il s'en trouve quelques-unes qui aient eu ce rare privilège de
se conserver pendant une longue vie, la mort les soumet à une
épreuve plus rude qu’elle ne le fut à aucune autre époque, car le pu-
blic de nos jours est remarquablement enclin à se fatiguer d’avoir porté
longtemps le poids d’une renommée, si cette renommée est son ou-
vrage, et à se sentir reconnaissant pour quiconque cherche à le soula-
ger de ce fardeau.
* Il y a longtemps que la dévotion n’existe plus pour M. de Chateaubriand, elle ne
lui a guère survécu. Il est vrai que la préface où M. Sainte-Beuve emploie ce mot
est datée de 1849; mais son ouvrage, qui se compose principalement de leçons faites
à rUniversité de Liège en 1848 et 1849, ayant été, comme il nous le dit lui-même,
fort retouché depuis, et n’ayant été publié qu’à la fin de l’an dernier, nous le con-
sidérons naturellement comme un ouvrage récent destiné à êtx’e étudié non-seule-
ment en lui-même, mais dans l’effet récent qu’il a produit.
48
CHATEAUBRIAISD
Que l’on compare ce qui se passe au sujet de Chateaubriand à ce
qui se passait treize ans après Ja mort de Voltaire et de Rousseau, A
quelque point de vue qu’on se place pour juger ces deux écrivains, le
bien et le mal, le vrai et le faux, étaient certainement aussi mêlés
dans leurs œuvres qu’ils peuvent l’être dans celles de Chateaubriand.
Leur talent littéraire ne prêtait pas moins que le sien à la critique.
Quant à leurs doctrines, elles étaient à coup sûraussi discutables que
les siennes, elles n’étaient pas plus que les siennes à l’abri du re-
proche de scepticisme, d’inconséqence, de contradiction, et, dans ce
qu’elles avaient de plus arrêté, elles s’attaquaient non-seulement à des
mensonges et à des abus, mais aux sentiments ou aux institutions les
plus necessaires à la vie morale et sociale de l’humanité; toutes les
faiblesses de leur caractère étaient complètement dévoilées ; la corres-
pondance du premier, les Confessions du second, les montraient à tous
les yeux avec des qualités, mais aussi avec de très- grands et même de
très-vilains défauts. Ils furent après leur mort vivement combattus, mais
non moins vivement défendus, et aujourd’hui encore la mémoire de
chacun d’eux, objet de nos disputes passionnées, nous rappelle, pour
employer une expression heureuse deM. deBarante, « le cadavre de Pa-
trocle, que se disputaient avec acharnement les Grecs et lesTroyens. »
Comment se fait-il que la renommée de Chateaubriand n’éveille guère
chez le public pris en masse qu’un sentiment d’indifférence, où se
distingue seulement unpeu de curiosité pour les attaques dont ellepeut
être l'objet? Nous prévoyons sanspeine que notre remarque va paraître
bien dénuée d’intelligence à quelques-uns de ces grands esprits qui
traite nt de haut une gloire à laquelle se sont laissé prendre trois gé-
nérations d’esprits faibles. Ces grands esprits nous répondront que le
public ne s’intéresse point à Chateaubriand et s’intéresse encore à
Voltaire et à Rousseau, parce que ceux-ci représentent quelque chose,
tandis que Chateaubriand ne représente rien; parce que ceux-ci sont
des hommes de l’avenir, tandis quç Chateaubriand est un homme du
passé, A cette sentence fastueuse nous opposerons humblement deux
objections. La première, c’est que si les questions d'art, de religion,
de liberté, ne sont pas des questions éteintes, des questions du passé.
Chateaubriand s’étant beaucoup et puissamment occupé, en bien ou
en mal, de ces trois choses, il est permis de s’étonner que le public ne
s’occupe un peu de sa mémoire que pour prêter une oreille, d’ailleurs
fort distraite, à ceux qui la déprécient ou l’insultent.
La seconde, c’est que l’indifférence du public de nos jours pour les
morts illustres qui ont ce désavantage d’avoir été par lui admirés et
encensés vivants ne paraît pas se borner aux hommes du passé. Il
est probable que ceux qui dédaignent Chateaubriand à ce titre sont
disposés à considérer comme des hommes de l’avenir Béranger ou La-
ET LA CUiriQLE.
149
mennais (colui-là du moins pour la seconde moitié de sa cai'rièrel.
Eh bien, on ne voit pas que ces deux mémoires aient plus que celle
de Chateaubriand le privilège d’intéresser vivement le public. 11 nous
semble au contraire, et nous le prouverons tout à l’heure, qu’après
avoir reçu comme la sienne l’hommage suprême et retentissant qui
accompagne les funérailles, elles sont tombées dans un délaissement
plus grand encore, et que, pour eux comme pour lui, c’est l’at-
taque plus que la défense qui a le privilège de réveiller un peu
l’attention.
Il va sans dire que, quand nous rapprochons du nom de Chateau-
briand d’autres noms qui ont subi la môme destinée que le sien, nous
ne nous proposons nullement de plaider sans distinction en faveur
de toutes les réputations de notre siècle, et de soutenir que la dé-
chéance qui les frappe toutes également est également injuste. Nous
voulons seulement constater une tendance qu’on ne saurait mécon-
naître chez les hommes de nos jours et qui consiste à aimer qu’on leur
démontre que tout mort illustre, quel qu’il soit, a usurpé pendant sa
vie leur admiration et leur respect, que toute renommée est une
affaire de chance ou d’intrigue, qu’aucun talent, aucun caractère, ne
résiste à un examen sérieux. Si cette tendance coïncidait visiblement
avec un notable progrès dans notre goût littéraire et une sévérité
toujours croissante dans nos mœurs privées et publiques, il n’y aurait
pas lieu de s’en effrayer, on pouri ait, au contraire, s’en féliciter. Mais,
s’il en était autrement, si la rigueur envers les morts était propor-
tionnée au relâchement et à la complaisance entre vivants; si l’homme
supérieur, en proie à la flatterie tant qu’il existe, devait être voué
quand il n’est plus, non pas à la justice qui rend à chacun ce qui lui
est dû, mais à la révolte éternelle de l’esprit d’envie et de dénigre-
ment d’autant plus âpre à lui refuser tout respectqu’il aurait fait plus
d’efforts pour l’obtenir, il faudrait alors admettre que Chateaubriand
a eu raison lorsque, dans ses accès d’une misanthropie à la fois or-
gueilleuse et découragée, il a dit en mettant seulement à part Napo-
léon ; «Je suis convaincu que nous nous évanouirons tous: première-
ment, parce que nous n’avons pas en nous de quoi vivre; secondement,
parce que le siècle dans lequel nous commençons ou finissons nos
jours n’a pas lui-même de quoi nous faire vivre. Des générations
mutilées, épuisées, dédaigneuses, sans foi, vouées au néant qu’elles
aiment, ne sauraient donner l’immortalité; elles n’ont aucune puis-
sance pour créer une renommée. »
Il faudrait se préparer à voir disparaître chez les intelligences douées
de facultés supérieures, pour le bien comme pour le mal, cette pré-
occupation de l’avenir, qui est souvent l’iniiquc religion qui leur
reste, l’unique frein qui les retienne. Du moment où celte croyance en
150
CHATEAUI5RIAND
la postérité, professée même par Diderot, qui ne croyait pas en Dieu,
serait absolument éteinte, l’homme habile et fort ne vivrait plus que
pour donner satisfaction à ses appétits de domination, de richesse et
de plaisir, et, pour employer une autre expression énergique de Cha-
teaubriand, « il ne ferait pas plus de cas de sa mémoire que de son
cadavre. »
Mais, malgré les apparences, nous n’en sommes pas encore là. L’é-
poque actuelle est, il est vrai, particulièrement rétive à l’admiration
désintéressée des morts parce qu’elle est comme entraînée dans un
tourbillon d’événements confus et de surprises qui ne lui laisse que le
temps de s’occuper des vivants. Dans ce tourbillon, les vivants eux-
mêmes, instruments fragiles de la Providence, s’usent sur un détail,
ne durent qu’unjour et voient leur renommée mourir avant eux. Mais
au delà du présent il y a l'avenir. Quel que soit cet avenir, il sera sans
doute plus fixe que le temps actuel, puisque celui-ci est la mobilité
môme; et, lorsque les hommes de cet avenir, en contemplant, d’un ri-
vage quelconque, notre tumultueuse et incohérente versatilité, ver-
ront au milieu de tant d’ombres fugitives se dresser une réputation
qui a pourtant duré un demi-siècle, il faudra bien qu’ils s’arrêtent
devant elle, ne serait-ce que pour se demander comment elle a pu
vivre si longtemps.
III
Engagée aujourd’hui dans cette sorte de détroit orageux, au delà
duquel s’ouvrent les vastes et pacifiques régions de la gloire, la re-
nommée de Chateaubriand n’a pas seulement à lutter contre la résis-
tance des vents qui soufflent sur toutes les autres renommées de son
siècle. Si elle était moins solide, elle eût déjà sombré; car elle s’est
engagée dans ce détroit avec une charge très-lourde d’inimitiés per-
sonnelles dont la fatalité ne lui a pas permis de s’alléger.
Ce fut certainement un malheur pour l’illustre écrivain qu’il ait
été obligé de laisser publier ses Mémoires immédiatement après sa
mort. Quiconque l’a approché sait que cette nécessité fut le tourment
de ses derniers jours Pour comprendre d’ailleurs combien sont na-
* L’auteur des Souvenirs sur madame Re'camier, auquel on ne peut refusei-
l’avantage des informations sûres, affirme même qu’il ne consentit à mettre en
gage, comme il dit, son cercueil, et à subir un sacrifice à la fois répugnant pour
sa fierté et inquiétant pour sa renommée, que parce qu'il s’épouvantait de laisser
sans ressources madame de Chateaubriand, qui semblait naturellement appelée à lui
survivre; aussi fut-il stipulé dans l’acte de vente que la pension viagère de 12,000 fr.
serait réversible sur la tête de madame de Chateaubriand.
ET LA CRITIQUE.
151
turels les vifs regrets qu’il exprime dans sa préface, d’avoir été con-
traint par sa pauvreté de livrer prématurément au public un ouvrage
écrit pour l’avenir, il suffit de réfléchir que si l’extrême mais sincère
ardeur de ses passions politiques ne lui laissait pas le sentiment des
injustices qu’il avait pu commettre, il avait trop de perspicacité pour
se dissimuler que la rigueur de ses jugements à l’égard de beau-
coup d’hommes considérables qui lui survivaient devait nécessaire-
ment faire éclater sur sa tombe à peine fermée les plus dures repré-
sailles.
Ce malheur fut aussi un tort, attendu qu’il est toujours malséant à
un mort de parler des vivants avec la môme liberté que s’ils étaient
morts. Mais ce tort, qui ne porte guère que sur les trois derniers
volumes de cet ouvrage, a été singulièrement exagéré ^ Dans le dé-
chaînement des réciiminations plus ou moins légitimes suscitées par
ces trois derniers volumes, on a été jusqu'à articuler contre leur au-
teur le reproche de lâcheté; on oubliait d’abord que M. de Chateau-
briand n’avait pas attendu d’ètre protégé par la tombe pour se livrer
de tout temps envers ses adversaires politiques à de grandes violences
de pensée et de langage, que ses articles de journaux sous la Destau-
ration, que les pamphlets qu’il a publiés et signés sous le gouverne-
ment de Juillet, ne diffèrent en rien par le ton des pages les plus amères
et les plus injustement dédaigneuses de ses Mémoires. Même dans les
cas, d’ailleurs assez rares, où l’auteur de cet ouvrage posthume dé-
passe la mesure des libertés qu’il prenait de son vivant, il faut encore
peser, avant de le taxer de lâcheté, la question de savoir si la res-
ponsabilité personnelle à laquelle il échappe par sa mort, et le mal
réparable qu’il peut faire à l’homme qui lui .survit, égalent le' dan-
ger auquel il expose sa mémoire en s’attaquant à des vivants, et le
mal beaucoup moins réparable qu’il aurait fait si ses injustices ne
portaient que sur des morts. La solution de cette question dépend un
peu du degré de préférence que chacun accorde soit à sa réputation
sur son repos, soit à son repos sur sa réputation; mais, pour faire
comprendre que les idées, en cette matière, peuvent être fort diffé-
rentes, qu’on nous permette de citer un exemple.
Lorsque parut, en 1789, la seconde partie des Confessions de
J. J. Rousseau, celle où il a le plus violemment attaqué un grand
nombre de personnes avec qui il avait eu des relations ; on disait à
Grimm, qui s’y trouvait fort maltraité ; « Il faut excuser Rousseau, car
c’est bien malgré lui que cette publication a lieu de votre vivant ; il
avait expre.ssément ordonné que cette partie des Confessions ne fût
* Quand nous parlons des trois derniers volumes de l’ancienne édition des Mé-
moires d’oiitre-tombe , nous excluons le douzième, qui ne contient que des docu-
ments sans importance.
152
ClIATEALBRIAND
publiée que vingt-cinq ans après sa mort, espérant que les personnes
dont il parlait mal ne seraient plus. » Grimrn répond : «C’est en cela
que l’idée de Rousseau me paraît mille fois plus révoltante : n’est-ce
pas ajouter à la plus noire perfidie la plus odieuse lâcheté? Si votre
âme a besoin de haine et de vengeance, laissez du moins à ceux que
vous voulez poursuivre le moyen de se défendre ! » Ainsi, pour
Crimm, la lâcheté de Rousseau consistait précisément à avoir voulu
faire ce qu’on reproche comme une lâcheté à Chateaubriand de n’a-
voir pas fait.
Il n’en est pas moins vrai que, la majorité des humains préférant
l’attaque qui n’atteint que leur réputation à celle qui trouble leur re-
pos, le procédé, pour un auteur de Mémoires, le plus propre à satis-
faire tout à la fois les convenances sociales qui veulent être respec-
tées et les exigences de l’histoire qui demande la complète sincérité
des témoignages; ce procédé est celui du duc de Saint-Simon, qui
consiste à dire tout ce qu’on pense sur ses contemporains et à ajour-
ner la publication de ce qu’on a écrit à l’époque où les personnes dont
on parle n’existeront plus.
Mais il ne faut pas, néanmoins, comme on l’a fait au détriment de
M. de Chateaubriand, se méprendre sur le principal motif de la déter-
mination de Saint-Simon, et opposer avec trop de complaisance la.
délicatesse de sa prétendue sollicitude pour le repos de ses survivants
à la brutale indifférence de l’auteur des Mémoires d’outre- tombe.
L’âpre censeur du dix-septième siècle, bien autrement impitoyable
que M. de Chateaubriand, s’est expliqué assez clairement dans son in-
troduction, pour qu’il ne soit pas permis de se tiomper sur l’objet ca-
pital de sa sollicitude. Après avoir établi que la charité, suivant lui,
non-seulement permet d’attaquer les méchants, mais exige que ceux
qui sont établis en des administrations publiques soient éclairés sans
ménagement sur les personnes et sur les choses, il reconnaît, il est
vrai, que l’histoire, quand elle réattaque et ne révèle que des gens
morts, offre cet avantage que la vérité y paraît sans inconvénients et
dans toute sa pureté; mais il ne laisse aucun doute sur le genre d’in-
convénients qui le préoccupe le plus, car il ajoute immédiatenient :
« La raison de cela est claire; celui qui écrit l’histoire de son temps, qui
ne s’attache qu’au vrai, qui ne ménage personne, se garde bien de la mon-
trer. Que n’aurait-il point à craindre de tant de gens puissants, offensés en
personne ou dans leurs plus proches par les vérités les plus certaines et en
même temps les plus cruelles! Il faudrait donc qu’un écrivain eût perdu le
sens pour laisser soupçonner seulement qu’il écrit. Son ouvrage doit mûrir
sous la clef et les plus sûres serrures, passer ainsi à ses héritiers, qui feront
sagement de laisser couler plus d’une génération ou deux, et de ne laisser
ET LA CRITIQUE.
155
paraître Touvi’age que lorsque le temps l’aura mis à l’abri des ressenti-
ments »
N’e.\agérons donc point ce prétendu contraste entre la délicatesse du
duc de Saint-Simon et l’indélicatesse de M. de Chateaubriand. Ce que
le premier voulait avant tout, c’est ce qu’aurait voulu comme lui le se-
cond, s'il l’avait pu, c’était mettre son ouvrage à l'abri des ressentiments;
et, certes, s’ils eussent paru dans les mêmes conditions que les Mémoi-
res de Chateaubriand, les Mémoires de Saint-Simon, où tant de person-
nes sont l’objet, non pas seulement d’appréciations plus ou moins dé-
daigneuses ou injustes, mais des imputations les plus noires et les
plus déshonorantes, ces Mémoires eussent soulevé contre leur auteur
des récriminations à la fois bien plus légitimes et bien plus ardentes.
<}u’on félicite, si l’on veut, Saint-Simon d’avoir, en ajournant la pu-
blication de ses attaques, esquivé la riposte de ses adversaires, ou
empêché la défense de ses victimes; mais qu’on ne lui fasse pourtant
pas un trop grand mérite d’avoir pu, sans péril pour sa mémoire, at-
taquer la mémoire de tant de personnes; qu’on ne fasse pas surtout
à Chateaubriand un trop grand crime de n’avoir pas eu le même
bonheur en gardant bien plus de mesure dans ses attaques, car,
si le mode de publication adopté par Saint-Simon est le plus
convenable, il est incontestablement aussi le plus avantageux pour
l’accusateur. Du moment où les vivants sont complètement dés-
intéressés dans la querelle qu’un mort fait à des morts, ils permet-
tent tout à l’assaillant, pourvu qu’il ait de la passion et du talent. Ses
violences de plume les plus outrageantes ou les plus iniques sont
mises sur le compte de sa bonne foi, ses vanteries les plus exorbi-
tantes deviennent un trait essentiel et intéressant de son caractèi'e ou
de son temps, l’àpreté de ses rancunes et de ses prétentions froissées
-se confond à distance avec l’expression éloquente de sa vertu indignée.
C’est en vainque quelques contemporains de ce mort, prévoyant peut-
être les coups que le vivant leur prépare dans le secret, nous mettent
d’avance en garde contre lui. C'est en vain que le marquis d’Argen-
son, par exemple, nous dira en nous parlant de Saint-Simon : « C’est
« un petit boudrillon, un petit dévot sans génie et plein d’amour-pro-
« pre, c’est un caractère odieux, injuste et anthropophage. » La pos-
térité n’en croit rien, et nous pensons qu’elle a raison de n’en lien
croire. Elle n’adopte cependant pas pour cela tous les jugements de
Saint-Simon, pas plus qu’elle n’adoptera tous ceux de Chateaubriand;
•elle sait se défier de son témoignage quand il est dicté par la haine,
la jalousie, la vanité blessée, ou contrarié soit par d’autres témoi-
* Mémoires du duc de Saint-Simon, Introduction, p. 18, édition Delloye.
154
CHATEAUBRIAND
gnages, soit par les faits. Mais ses injustices, même les plus évi-
dentes, ne soulèvent contre sa mémoire aucun mouvement de haine
et encore moins de mépris.
Il n’en est plus de même lorsqu’un mort est assez téméraire pour
s’attaquer à des vivants : en même temps qu’il se donne les fâcheuses
apparences de l’impunité, il a en réalité tous les désavantages de l’im-
puissance et de l’abandon, et il prépare à sa renommée un rude as-
saut,car il a contre lui non-seulement tous ceux qu’il attaque, et leurs
familles et leurs amis, mais il est exposé à voir se ranger parmi ses
adversaires tous ceux qui s’attendaient à figurer avec éloge dans son
œuvre posthume, et qui n’y figurent pas; il se fait même des ennemis
de ceux qui, s’y trouvant insuffisamment loués, lui gardent rancune
de sa parcimonie comme d’une criante iniquité. Il peut compter en-
core que tous ses contemporains, qui écriront après lui leurs Mé-
moires, soit qu’ils aient des griefs personnels, soit qu’ils n’en aient
pas, se laisseront, en parlant de lui, influencer plus ou moins par la
disposition de tant de personnes à le juger sévèrement. Le petit nom-
bre d’hommes qui ont gardé à ce glorieux mort un souvenir respec-
tueux et désintéressé, ne pouvant méconnaître qu’il est souvent in-
juste et que, quand il est juste, il est offensant, n’osent pas lutter contre
la réaction d’injustice et de dédain dont il est à son tour l’objet, de
crainte de passer pour complices de ses torts. Et qui voudrait se com-
promettre pour un mort, si illustre qu’il soit, quand ce mort s’est mis
en dehors de tous les partis, et ne peut être appuyé par aucun d’eux,
quand il est très-mal vu dans le monde et quand il a des torts à
se reprocher ?
Pour résister à tous les désavantages de cette situation,, il eût fallu
à l’auteur des Mémoires cV outre-tombe un grand succès devant le
public. Le public, en effet, a pris souvent sous sa protection des ou-
vrages sans valeur en eux-mêmes et aussi injustes que peuvent l’être
les pages les plus injustes des Mémoires d’outre-tombe. Qui ne se
souvient, en effet, ou plutôt qui n’est étonné aujourd’hui de l’écla-
tante popularité obtenue jadis par ces tristes pamphlets signés Timon,
si laborieux, si grimaciers dans leur violence et au fond si dénués
d’équité ?
Mais, après l’amer chagrin de ne pouvoir ajourner l’apparition de
son livre, l’auteur des Mémoires d’ outre -tombe était destiné à en
subir un autre non moins amer. Lui, qui avait tant soigné pendant sa
vie et l’à -propos et le mode de ses publications, devait être condamné
à mourir avec l’idée que son ouvrage de prédilection paraîtrait sous
un mauvais jour, à une mauvaise heure, dans les conditions les plus
contraires à un succès ; la société d’actionnaires qui le lui avait
acheté moyennant une rente viagère, trouvant qu’il vivait trop long-
ET LA. CRITIQUE.
155
temps et désireuse de rentrer dans ses fonds, imagina de vendre
d'avance à un journal l’œuvre qu’elle avait achetée d’avance, en con-
férant à ce journal le droit d’imprimer, découpé en feuilletons, un
ouvrage essentiellement incompatible avec ce mode de publication :
car cet ouvrage, dénué d’intérêt romanesque proprement dit, ne pré-
sentait aucun de ces artifices d’arrangement de coupure et de sur-
prises qui font lire les feuilletons ; ayant été composé à des époques
et sous des impressions très-différentes, il offrait une certaine inco-
hérence de tons dont l’effet ne pouvait être atténué que par une pu-
blication simultanée et complète, laquelle aurait atténué également
le caractère offensant des attaques qui s’y trouvaient dirigées contre
des personnes encore vivantes.
L’illustre vieillard, désespéré de l’abus qu’on faisait de sa situation,
refusa de reconnaître ce marché. Il inséra dans son testament une
protestation formelle à ce sujet, espérant que ses héritiers pourraient
mettre obstacle à ce mode de publication ; son opposition était appa-
remlnent mal fondée endroit, puisqu’il n’y fut pas donné suite, et,
pour comble de malheur, l’époque de sa mort permit de commencer
celte longue découpure de son œuvre dans les derniers mois de 1848,
c’est-à-dire au milieu d'une crise sociale qui ébranlait toutes les
existences. Des lecteurs affairés, vivant dans l’anxiété du lendemain,
parcourant à la hâte, sur la table d’un café, le journal la Presse,
pour y chercher des nouvelles de l’émeute de la veille, de l’état de la
rente, des chances de la république rouge et de la république modé-
rée, se virent poursuivis chaque malin par un beau morceau de prose
tantôt pittoresque, tantôt lyrique, tantôt philosophique, par des
pages plus intéressantes comme œuvre d’art ou comme expression
énergique et originale d’un caractère que sous le rapport de la nou-
veauté historique, où Chateaubriand leur parlait de l’aurore, de la
lune, du printemps, de la mer, des forêts, de ses rêves de jeunesse,
des vicissitudes de sa vie, de la fuite des ans et de la vanité des cho-
ses humaines, et cela chaque jour pendant dix-huit mois : c’était à
faire prendre en grippe la prose de Bossuet lui-même. Le volumineux
manuscrit était à peine déroulé à moitié que déjà la masse du public
demandait grâce, déclarant que cet ouvrage tant vanté ne valait pas
le moindre roman de M. Alexandre Dumas ; et, lorsque les trois der-
niers volumes vinrent soulever contre la mémoire de l’auteur des
animosités passionnées, ces représailles intéressées, quoique légiti-
mes, trouvèrent un public d'autant mieux disposé à les accueillir que
le coupable l’avait ennuyé.
Cependant, dès que la France ne fut plus en proie aux préoccupa-
tions dévorantes de 1848 et de 1849, dès que les Mémoires d' outre-
tombe ne s’imposèrent plus découpés en feuilletons, mais se présen-
156
CHATEAUDRIAND
lèrent en volumes, de manière à pouvoir être appréciés dans
l’ensemble des défauts et des qualités qui les distinguenl, le public
commença à y revenir, quoique lentement, car une persistance de
mauvaise étoile pour l’auteur avait poussé les éditeurs à étendre en
douze volumes, à grand renfort de papier blanc et de pièces justifica-
tives inutiles, et à vendre par conséquent à un prix très-coûteux un
ouvrage qui pouvait facilement être imprimé en six volumes. Malgré
ce grave inconvénient, l’édition, tirée à un grand nombre d’exem-
plaires, ne s’en est pas moins écoulée tout entière, et voici qu’on vient
d’en faire une nouvelle édition en six volumes, beaucoup moins coû-
teuse que la première, et qui, nous n’en doutons pas, s’écoulera
beaucoup plus rapidement, parce qu’avec tous ses défauts le dernier
ouvrage de M. de Chateaubriand est encore de force à enterrer bon
nombre de productions qui se croient immortelles^.
IV
Tandis que le public lettré, le vrai public de M. de Chateaubriand,
revenait peu à peu aux Mémoires cV outre-tombe en les lisant avec con-
tinuité, la critique avait pris, à l’égard de cet homme illustre, un
pli auquel il lui était plus difficile de renoncer. Les uns trouvaient
qu’il était dur de se priver du plaisir na turel de dire enfin son fait à un
homme pour lequel on avait si longtemps épuisé toutes les formes du
panégyrique. Les autres, ne pouvant pardonnera l’auteur ses injusti-
ces à l’égard du gouvernement de Juillet, étaient décidés à ne laisser
échapper aucune occasion de lui rendre guerre pour guerre. Il est
manifeste que les violences de M. de Chateaubriand contre les hom-
mes et les choses de 1850 constituent la partie la plus faible de ses
Mémoires, car ici il n’accorde rien à ses adversaires, et il est plus
occupé de les attaquer que de les juger® : quoique même dans cette
* 11 serait bien à désirer que celte édition nouvelle des Mémoires d'outre-tombe,
que nous ne connaissons pas, fût purgée d'un assez grand nombre de fautes typo-
graphiques qui nuisent à la première.
® Il faut pourtant bien reconnaître aussi, pour être dans le vrai, que le gouverne-
ment de Juillet, composé d’anciens admirateurs très-enthousiastes de 31. de Chateau-
briand, pendatû sa période d’opposition de 1824 à 1850, prouva un peu durement
à l’illustre écrivain qu’il s’inquiétait peu d’encourir sa haine, lorsque, dans une cir-
constance dont nous reparlerons, il traita ce glorieux vieillard avec une brutalité
maladroite, inutile, et d’autant plus choquante, qu’elle émanait d’un gouvernement
de lettrés et de libéraux.
ET LA CRITIQUE.
157
partie il aitmontré une sagacité politique justifiée par les événements,
en persistant jusqu’au bout à annoncer qu’un pouvoir, qui croyait
avoir pour lui toutes les chances de durée, ne parviendrait pas à s’af-
fermir sur le terrain étroit où il s’était placé; quoique, en un mol, il ne
soit pas sans intérêt de le voir écrire, au milieu des prospérités appa-
rentes de la monarchie de Juillet, cette phrase : « Tout cet ordre de
choses impossibles et contradictoires périra dans un temps plus ou
moins retardé par des cas fortuits. » On peut dire que ce mérite de
sagacité tenait plus à sa haine qu’à sa prévoyance, et que de nos
jours, d’ailleurs, et dans notre pays, pour prédire la chute d’un gou-
vernement quelconque, il n’est pas besoin d’une perspicacité surhu-
maine. De plus, si les événements lui ont donné raison sur un point,
ils lui ont donné tort sur d’autres. Parmi ces hommes qu’il détestait
comme des remplaçants et qu’il aimait à tenir pour des parjures et
des sceptiques, parce que plusieurs d’entre eux, ayant servi comme
lui la branche aînée des Bourbons, n’avaient pas cru devoir s’englou-
tir comme lui dans son naufrage; parmi ces hommes qu’il déclarait
prêts à s’attacher indifféremment à toutes les causes triomphantes,
il s’en est rencontré à la vérité quelques-uns qui ont prouvé qu’il ne
s’était pas trompé sur eux, mais il s’en est rencontré aussi un certain
nombre qui ont noblement démenti ses prévisions injurieuses, et qui
aujourd’hui le forceraient lui-même, s’il vivait encore, de reconnaître
que, pour avoir jadis préféré des institutions à une race, ils n’étaient
pas devenus les serviles adorateurs du succès. Et, à mesure que la
splendeur militaire prenait chez nous le pas sur la splendeur civile,
ces hommes, derniers représentants d’un ordre de choses inverse,
ont grandi par l’effet même de leur chute; ils sont, pour les géné-
rations nouvelles, ce qu’étaient, pour nos devanciers de la Bestau-
ration, les vieux généraux de l’Empire. Ceux-là réveillaient des sou-
venirs de gloire, ceux-ci raniment aujourd’hui dans les âmes des
souvenirs de liberté.
De même , si l’on ne peut refuser à l’auteur des Mémoires fV outre-
tombe le sentiment très-vif d’un des côtés faibles de cette monarchie
de Juillet, trop prudente avec l’étranger, dans un temps où le progrès
des lumières et de la philosophie n’ernpêche pas encore les gouverne-
ments les plus éclairés de proportionner l’aménité de leurs procédés
respectifs à la crainte qu’ils s’inspirent mutuellement, il est diffi-
cile, aujourd’hui, de prendre au sérieux les tirades véhémentes de
l’auteur des Mémoires cl' outre-tombe contre la tyrannie de Philippey
les prétoriens de Philippe, et l’abomination des lois de septembre.
Mais, en faisant la part de ces erreurs, n’est-il pas naturel de de-
mander à des critiques éminents de ne pas refuser tout mérite et
toute justice à un des hommes les plus illustres de leur siècle.
158
CHATEAUlillIAND
par ce seul motif qu’il s’est attribué trop de mérite et qu’il a jugé
sans équité les institutions ou les personnes qui leur sont chères ? Si
l’on voulait seulement se souvenir du ton violent, amer et dénigrant
qui régnait dans l’opposition de toutes les nuances à l’époque où
M. de Chateaubriand écrivait les pages qu’on ne peut pas lui pardon*
ner, on reconnaîtrait que ces pages ne sont que l’écho de ce qui alors
se disait ou s’écrivait partout , et qu’elles diffèrent très-peu d’une
foule de discours prononcés à la tribune ou d’articles écrits dans les
journaux par bien des hommes avec lesquels on s'est réconcilié de-
puis et pour lesquels on professe une considération, d’ailleurs très-
motivée. Pourquoi donc une rancune éternelle serait-elle exclusive-
ment réservée à la mémoire de Chateaubriand? ceux qui le rempla-
çaient ont été remplacés à leur tour; sont-ils bien sûrs, s’ils laissent
des Mémoires sincères sur leurs successeurs, de les apprécier tou-
jours avec justice?
Si le mal que M. de Chateavdjriand a pu faire aux hommes respecta-
tables qu’il a attaqués était un mal sans remède, on comprendrait qu’il
fût à son tour l’objet d’éternelles rigueurs. Mais rien n’est plus com-
mun, rien n’est, on peut le dire, plus banal dans l’histoire que l’in-
justice entre des adversaires ou des rivaux. La postérité ne s’en
étonne, ni ne s’en offense, elle écarte sans peine les témoignages
faussés par la passion, elle ne juge ni Henri de Rohan d’après Riche-
lieu, ni Richelieu d’après Henri de Rohan, ni Rousseau d’après Vol-
taire , ni Voltaire d’après Rousseau ; mais elle n’a jamais fait un
crime ou un déshonneur à un homme irrité d’avoir méconnu les
qualités deson ennemi. Elle écartera donc, pour juger M. de Chateau-
briand, tous ses sentiments d’animosité personnelle, si légitimes
qu’ils puissent être, qui , 'directement ou indirectement contri-
buent beaucoup à la défaveur dont sa mémoire est depuis treize ‘
ans l’objet ; elle écartera aussi cet autre sentiment non personnel,
mais qni, pour être plus général, n’est pas plus équitable, le senti-
ment qui fait qu’une nation à laquelle un homme a imposé une admi-
ration prolongée pendant cinquante ans , éprouve le besoin de se
délasser de cette sorte de gêne en passant d’un extrême à l’autre,
et brûle avec plaisir ce qu’elle a trop longtemps adoré.
V
Quand cette postérité plus lointaine est plus désintéressée, et par
conséquent plus juste, prononcera son arrêt sur M. de Chateau-
briand, elle n’aura pas d’ailleurs à considérer comme autant d’ad-
versaires tous les survivants de cet homme illustre. Si la mé-
ET LA CRITIQUE.
159
moire de l’auteur du Génie du christianisme est aujourd’hui très-
attaquée , elle n’est pas cependant restée sans défenseurs. Sans par-
ler du remarquable discours du successeur de M. de Chateaubriand
à l’Académie, parce qu’il est convenu que dans un procès les éloges
académiques ne comptent pas, nous devons rappeler qu’un de ses exé-
cuteurs testamentaires, un homme éminent, qui aujourd’hui n’est
plus, M. Charles Lenormant, a consacré dans ce recueil même un
travail étendu, intéressant et utilement consulté par nous, à réfuter
les accusations injustes dirigées contre un caractère plus noble qu’ai-
mable, mais foncièrement noble, qu’il avait étudié de près pendant
vingt ans. Nous pourrions signaler encore des pages élégantes et
judicieuses de M. de Pontmarlin, publiées aussi dans ce recueil et
destinées à combattre également cette espèce d’épidémie de malveil-
lance dédaigneuse qui règne au sujet de M. de Chateaubriand. Nous
pourrions rappeler enfin deux volumes de M. de Marcellus, qui ont
leur mérite, mais où l’on aimerait cependant à trouver un peu moins
de facilité dans les concessions faites par l’auteur aux adversaires de
l’homme illustre qu’il a l’intention de défendre; mais nous avons
hâte d’arriver à un ouvrage qui est une véritable bonne fortune pour
cette glorieuse mémoire en même temps qu’il est un témoignage écla-
tant de sa vitalité. Tandis que l’esprit de dénigrement se complaisait
à annoncer que la gloire de Chateaubriand s’en allait en fumée, un
illustre et éloquent écrivain l’estimait encore assez solide pour lui
consacrer tout un volume; tandis que des censeurs impitoyables de-
mandaient avec dédain comment on pouvait prendre au sérieux l’in-
fluence de Chateaubriand sur son siècle, M. Villemain, commençant
une série d’études sur les hommes qui ont fait, au dix-neuvièrnc
siècle, la gloire des gouvernements libres et représenté puissamment
Y action de Yintellûjence sur l’opinion^ ne trouvait pas de nom qui
vînt se placer aussi naturellement en tête de sa liste que le nom de Cha-
teaubriand; et, sans se soucier des erreurs passagères de ce bataillon de
critiques contre lequel M. de Fontanes défendait autrefois les Martyrs,
il nous disait : « Ce que n’ont fait ni Fox, ni Burke, ni Canning, M. de
Chateaubriand l'a fait! Il a changé dans l’ordre moral une partie des
opinions de son siècle; il a ramené la littérature à la religion et
l’esprit religieux à l’esprit de liberté : une influence à la fois si forte
et si variée ne s’exerce pas sans un don supérieur, sans une puissance
originale. M. de Chateaubriand, il faut le reconnaîlre, a été rénova-
teur dans l’imagination, la critique et l’histoire; par là, une grande
place lui sera conservée, malgré ses propres erreurs et les vicissi-
tudes du temps »
* La Tribune moderne, 1'* partie. — M. de Chateaubriand, sa vie, ses écrits, son.
influence littéraire et 'politique sur son temps, page 554.
100
CllATEAüBUIAND
Condensant les faits répandus dans les Mémoires d' outre-tombe ^
les contrôlant, les discutant à l’aide de documents particuliers, iné-
dits et intéressants, mêlant à une exposition lumineuse et échauffée
par les sentiments les plus généreux des jugements dont l’indépen-
dance n’altère jamais le respect dû à un caractère élevé, à un grand
génie, à une gloire éclatante , M. Villemain nous semble avoir écrit
l’ouvrage le plus propre à donner le ton à la critique relativement à
M. de Chateaubriand. Ce n’est pas que nous prétendions que ce bel
ouvrage ne soulève aucune objection et ne laisse plus rien à dire sur
l’homme auquel il est consacré; nous y avons trouvé plus d’une ap-
préciation de détail où M. Yillemain, influencé peut-être un peu à son
insu par les réprésailles ardentes dont M. de Chateaubriand a été
l’objet, nous paraît dévier plus ou moins de sa ligne ordinaire, qui est
celle d’une stricte équité. Nous sommes également loin de penser que
le mérite éclatant de ce livre diminue en i ien la valeur des belles
parties du travail considérable de M. Sainte-Beuve sur le même sujet.
— Ces deux ouvrages se complètent l’un l’autre, et, sur un point im-
portant, le premier, celui de M. Villemain, rectifie utilement le
second.
M. Villemain s’est attaché principalement à exposer le rôle public-
dé M. de Chateaubriand : même en l’étudiant comme écrivain et
avant qu’il fût devenu un homme politique , il l’a étudié dans son
influence sur le goût ou les idées de ses contemporains plutôt que
dans ses ouvrages et dans l’intimité de ses procédés de composi-
tion; en un mot, l’analyse littéraire proprement dite est subordon-
née dans son travail aux développements et aux discussions bistori-
ques. Le grand mérite du travail de M. Sainte-Beuve consiste, au con-
traire, dans l’application qu’il fait au génie littéraire de M. de Chateau-
briand de ce talent de dissection qui lui est particulier, talent un peu
minutieux quelquefois, mais pénétrant, animé, original, et qui sait
associer, dans l’occasion, à une rare sagacité analytic|ue, une puis-
sance de généralisation très-rernarciuable surtout dans certains cha-
pitres de ce dernier ouvrage.
En appréciant le caractère de M. de Chateaubriand, M. Ville-
main, sans exclure absolument les détails familiers propres à faire
connaître l’homme, a pris surtout son sujet par le grand côté; il ne
s’est cru ni obligé, ni même autorisé à chercher des documents
sur un glorieux confrère d’ Académie auprès de telle ou telle darne
qui, par une bizarrerie peu commune en pareille matière, éprouve-
rait le besoin de se vanter publiquement d’avoir eu pour la vieillesse
de M. de Chateaubriand des complaisances illimitées et de nous ini-
tier elle-même à tout le détail de ces complaisances. M. Sainte-Beuve
a pensé au contraire, et nous discuterons plus loin son opinion, que
ET LA CRITIQUE.
161
ces sortes de révélations, quoique difficiles à établir d’une manière
authentique puisqu’elles reposent sur un seul témoignage apparte-
nant néanmoins à la critique, à l’iiistoire, et devaient entrer pour
quelque chose dans le jugement de la postérité sur M. de Chateau-
briand. A ces détails trop intimes, M. Sainte-Beuve a joint un assez
grand nombre d’anecdotes ou de réflexions détachées, dont la plu-
part lui avaient déjà servi dans ses Causeries du lundi; il a fait en un
mot, pour compléter ses deux volumes, ce qu’il reproche finement
quelque part à M. de Chateaubriand d’avoir fait dans la Vie de Rance',
il a vidé tous ses tiroirs. Il se peut que ce fouillis de menus propos
spirituels et malicieux dont il a comme encadré et môme parfois un
peu bourré de très-beaux chapitres d'esthétique, ait contribué à
attirer et à retenir une partie du public moins disposée à goûter
le vrai mérite de son livre ; mais ce que l’ouvrage a gagné d’un côté,
nous croyons qu’il l’a perdu de l’autre, et, dans tous les cas, il est
certain que cette tendance fâcheuse à rapetisser une grande figure
trouve un correctif salutaire dans l’ouvrage de M. Villemain.
Il est certain également qu’il y a dans le fait seul de ces deux pu-
blications un argument de quelque valeur à opposer à ceux qui se
persuadent modestement que la gloire de Chateaubriand n’est qu’une
longue mystification dont leur plume est appelée à faire justice.
Si ces terribles démolisseurs voulaient bien réfléchir que, malgré
les douze volumes que l’auteur des Mémoires d' outre-tombe nous a
laissés sur lui-même, et les innombrables articles engendrés par ces
douze volumes; malgré les deux volumes publiés par M. de Marcellus;
malgré les deux volumes des Souvenirs sur madame Récamier, où
M. de Chateaubriand tient la plus grande place, et qui ont eu quatre
éditions, il se trouve encore deux écrivains aussi considérables que
MM. Villemain et Sainte-Beuve, qui n’hésitent pas à composer et à
publier de nouveaux ouvrages sur le même sujet; si ces hommes de
l’avenir, si dédaigneux pour l’auteur du Génie du christianisme et
pour le puissant publiciste de la Restauration, voulaient bien cher-
cher parmi les morts illustres de leur pays et de leur siècle quel est
celui qui, en dehors de Napoléon, a fait noircir plus de papier dans
les treize ans qui ont suivi son décès, ils seraient peut-être contraints
de s’avouer à eux-mêmes que notre siècle ne se débarrassera pas aussi
facilement qu’ils aiment à le croire de la renommée de Chateau-
briand.
Qu’ils nous permettent donc, en nous appuyant à notretour sur le
témoignage de M. Sainte-Beuve, dont ils abusent, en combattant au be-
soin ce témoignage par l’autorité de M. Villemain, en nous aidant
aussi de nos impressions, de nos informations et de nos souvenirs
personnels, d’examiner, après eux, la question de savoir si, comme ils
Septembre 1861. 11
162
CHATEAUBRIAND ET LA CRITIQUE.
le disent, il ne restera de M. de Chateaubriand écrivain que quelques
belles pages ; si, en politique et en religion, il ne fut qu'un charlatan^
et dans sa vie privée qu’un égoïste. Nous ne prétendons nullement
qu’il n’ait jamais été coupable de charlatanisme et d’égoïsme; toute
notre ambition serait d’obtenir qu’on voulût bien reconnaître que
l'absolue sincérité et l’entière abnégation sont rares, même de nos
jours, et que si la perfection de ces deux vertus a manqué à M. de
Chateaubriand, sa vie et son caractère offrent encore assez d’exemples
de désintéressement, de délicatesse et de dignité, pour qu’une époque,
même aussi vertueuse que la nôtre, puisse garder pour lui quelque
respect et trouver quelque profit à imiter le plus possible ce que la
justice l’oblige au moins d’ honorer.
Louis DE Loménie.
{La seconde partie au prochain numéro.)
BIBLIOGRAPHIE
LES PRINCIPES DE 1789 ET LA DOCTRINE CATHOLIQUE , par un Professeur de grand
Séminaire. — Paris, Lecoffre, 1861.
Je rends grâce, pour ma part, au prêtre savant et modeste, professeur
d’un grand séminaire en France, qui vient d’essayer, dans un écrit solide et
court, de parler avec calme des principes de 89. Après soixante-douze an-
nées, on ne prononce pas encore ce mot sans passion. Objet de culte ou de
fureur, sacré pour les uns, dainnable aux yeux des autres, il soulève entre
les camps extrêmes des discussions dont l’exagération répand la fatigue
quand elle ne sème pas la discorde, et crée des malentendus qui s’élargis-
sent en se perpétuant.
Dire ce que sont ces principes et aussi ce qu’ils ne sont pas, les confron-
ter avec la doctrine chrétienne, à laquelle on les oppose sans bonne foi,
c’était une tâcdie digne de tenter la charité d’un prêtre ami de la paix,
en exerçant tout à la fois son savoir, car la question est difficile, et aussi
son courage, car elle est brûlante. Il a voulu taire son nom, sans doute afin
que les lecteurs fussent tout entiers à sa thèse, sans chercher à rattacher sa
personne à un parti. Il a tu même, ou au moins il a voilé son opinion intime,
voulant se borner à un exposé, à une sorte de rapport impartial, et, dans
ces conditions qui convenaient à la modestie de son caractère autant qu’au
succès de son dessein, il a composé un écrit substantiel, clair, sensé, digne
au plus haut degré d’êlre lu et médité.
C’est aussi un simple exposé de cet écrit que nous voulons offrir, sans
aborder la discussion de toutes les questions qu’il soulève.
L’auteur a choisi, comme formule historique des principes de 1789, les
articles de la Déclaration d s droits de l’homme et du citoyen, votée en août
1789, et mise en tête de la Constitution des 3-14 septembre 1791.
Ces principes n’élaient-ils pas admis auparavant, soit en partie dans les
104
lUBLlOGRAPIIIE.
lois, soit dans les écrits et dans l’opinion des meilleurs esprits? Sans doute.
N’ont-ils pas été rédigés par des lioniines qui étaient, pour la plupart, hos-
tiles ou indifférents à l’Evangile? Sans doute. N’y a-t-il pas quelque chose
de présoitjptueux et de puéril à inscrire des déclarations de principes, des
formules de philosophie en tôle des lois? Sans doute, ha forme, la rédaction
de ces articles, ne sont-elles pas fort imparfaites? Sans doute. Ne peut-on
pas équivo(juer, abuser des mots, tirer de principes vrais des conséquences
fausses? Sans doute.
Voilà la part faite et largement faite aux objections générales.
Il n’en est pas moins vrai que les dix-sept articles dont se compose la
Déclaration de 4 789 sont encore considérés et ont été solennellement pro-
clamés dans l’art. 4®' de la Constitution de 4852, comme la base du droit
public des Français. 11 faut donc les prendre tels qu’ils sont, et se deman-
der s’ils sont conformes ou contraires à la raison, «îonformes ou contraires
à la doctrine catholique.
Le préambule exprime que le but de la Déclaration est de rappeler sans
cesse, à tous les membres du corps social, leurs droits et leurs devoirs,
proclamés en présence et sous les auspices de l'Etre suprême.
Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits (art. 4®'). La
société a pour but de conserver les droits de l’homme, qui sont la liberté,
la sûreté, la résistance à l’oppression (art. 2). Le principe de la souverai-
neté réside dans la nation (art. 5). La liberté de chacun a pour bornes le
droit d’autrui, et la loi ne peut défendre que ce qui est nuis.ible à tous (art. 4
et 5). Elle est la même pour tous, elle doit être faite par les citoyens ou
leurs représentants; elle respecte la liberté individuelle, exclut l’arbitraire ,
impose l’obéissance, ne punit pas sans nécesssité ou rétroactivement, ré-
puté l’accusé innocent (art. G, 7, 8, 9). Nul ne doit être inquiété pour ses
opinions, môme religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas
l’ordre public (art. 40). Tout citoyen peut parler, écrire, imprimer libre-
ment, sauf à répondre de l’abus de celle liberté dans les cas déterminés
par la loi (art. 4 4). La force publique est instituée pour l’avantage de tous,
1 impôt est indispensable, il doit être équitablement réparti et consenti, dé-
terminé, contrôlé parles citoyens (art. 43, 44). La responsabilité des fonc-
tionnaires, la garantie des droits, la séparation des pouvoirs, le respect de
la propriété, son inviolabilité, à moins de nécessité publique, sont des prin-
cipes fondamentaux (art. 45, 4 0, 47).
Tel est le résumé, presque le texte, de cette déclarati on fameuse.
Eh quoi ! ce n’est que cela? Qui donc nie tout cela?
J entends souvent cette exclamation, et j’avoue qu’elle me fait éprouver
toujours un grand plaisir.
Oui, grâce à Dieu, à quelque parti qu’on se rattache, on ne s’étonne plus
de ces idées, on les regarde comme des lieux communs, on prétend les
connaître et les accepter, on s’émerveille qu’il en soit fait si grand bruit.
Cet aveu, cet étonnement, sont d’inestimables progrès. Car ces principes,
passés à 1 état de lieux communs dans l’opinion, il s’en faut qu’ils soient des
lieux communs dans l’histoire. Ils sont les résultats, laborieusement acquis,
de la raison et de la justice, ils sont les fruits tardifs de la civilisation chré-
BIBLIOGRAPHIE.
i65
tienne, ils sont les garanties lentement obtcnnes por les faibles contre les
forts, ils sont le résumé de l’expérience de l’adminisiration, le reflet des
meilleures prati ques de la magistrature, le produit précieux des réflexions
des plus sages esprits, ils sont les concessions octroyées par la conscience
des meilleurs rois, et, bien loin que les hommes de 1789 les aient inventés,
ces principes, il a fallu 1789 années de christianisme, de progrès, de com-
bats, de leçons, pour leur en apporter la notion et leur en révéler l’impor-
tance. Où donc, dans quelle partie du monde, étaient appliqués ces principes
dans leur intégrité, il y a quelques siècles? Oii donc, en ce moment même,
où donc est la liberté à Téhéran, l’égalité au Caire, la sûreté à Damas, la
légalité à Péking, la justice à Constantinople, la douceur des pénalités à Tu-
nis, le vote de l’impôt à Moscou, la liberté individuelle à Baltimore, l’égalité
civile à Rio-Janeiro, la séparation des pouvoirs à Saint-Pétersbourg, le
respect de la propriété à Naples, la responsabilité des fonctionnaires à Bu-
charest, la liberté religieuse à Stockholm ou âPrague, la liberté de la presse
à Varsovie?
Nous-mêmes, habitants de ce qu’on appelle les pays les plus civilisés de
l’Europe, sommes-nous bien sûrs de savoir retenir ces principes que nous
savons si bien définir? Nous décorons de ce nom une foule de tendances ou
d’institutions qui n’ont avec eux aucun rapport. Monarchie absolue, répu-
blique démocratique : principes de 89! Charte octroyée, charte votée ; prin-
cipes de 89 ! Suffrage restreint, suffrage universel : principes de 1789 !
En résumé, qu’est-ce qu’un parti puissant poursuit, en Italie, en Allema-
gne, en France, sous le nom de principes de 89? Deux choses; la démocratie
et la centralisation; en d’autres termes, l’égalité absolue, l’autorité ab-
solue.
En réalité, qu’est-ce qu’on voulait au contraire consacrer en 1789 parles
articles de la déclaration ? Trois choses : l’égalité civile, la liberté politique,
la tolérance religieuse.
Si donc les catholiques combattent, en tous lieux, les progrès de la dé-
mocratie et de la centralisation, qu’on ne les accuse pas d’être infidèles aux
principes de 1789. Et, s’il est des nations où les pouvoirs ne soient pas bien
séparés, où les droits ne soient pas garantis, où la liberté individuelle soit
exposée à l'arbitraire, où la presse soit enchaînée, la parole muette, tes pé-
nalités excessives, la liberté religieuse entravée, la propriété violée sans
nécessité, les dépenses non contrôlées, que ces nations ne se croient pas
en possession des principes de 89!
Tant mieux pour ces nations ! répondent quelques pieux écrivains, car ces
principes sont contraires aux doctrines catholiques. Contraires? De quelle
façon et en quels points? C’est précisément ce que le savant anieur examine,
en étudiant un à un chacun des articles de \a Déclaration de 1789.
Dieu invoqué au début, les droits proclamés antérieurs aux lois, l’égalité
des hommes, sans autres distinctions que celles de la nature, du mérite et
des biens justement acquis, la liberté de chacun contenue par la liberté
d autrui, la loi fondée sur la justice, et n’ayant pour objet et pour but que
le bien général, la force publique consacrée à la défense commune, l’impôt
perçu dans le seul intérêt de la société, la responsabilité des actes, la spé-
466
BIBLIOGRAPHIE.
cialilé des fonctions, le respect du bien d’autrui : qu’y a-t-il en tout ceci de
contraire à l’Évangile? N’est-ce pas plutôt l’esprit même, la conséquence
et souvent la parole de l Évangile ?
Sur quoi donc peut-on douter et discuter? Sur quatre points : la 7’esis-
tance à l’oppression (art. 2), la souveraineté nationale (art. 5), la tolérance
religieuse (art. 10), la liberté de la parole et de la presse (art. 11).
Or l’auteur de l’écrit que nous examinons montre très clairement que la
théologie la plus sévère a professé toutes ces doctrines longtemps avant 1789;
il cite des textes nombreux, précis, remarquables : comme on a vu Moïse
s’asseoir à l’Acailé.nie des sciences à côté de M. Arago. pour enseigner la
théorie de la lumière et les lois de la géologie, on voit saint Thomas, Suarez
et Bellarmin prendre séance à l’Assemblée constituante en août 1789, et
dicter les cahiers des bailliages au commencement de la même année.
Ainsi la résistance à V oppression est le droit naturel lorsque la résistance
est régulière et l’oppression certaine : elle n’a rien de commun avec le droit
d’insurrection proclamé en 17 93; elle n’a rien de contraire au devoir de la
soumission; être sujet n’est pas être victime. On a dit que le christianisme
avait beaucoup augmenté la patience des hommes; n’est-il pas plus vrai de
dire qu il l’a beaucoup et heureusement diminuée? En élevant l'idéal vers
lequel les hommes tendent, en fortifiant la notion du droit et l’esprit d’asso-
ciation, il a rendu insupportables les tyrannies; si l’Orient était chrétien, il
y a longtemps qu’il serait débarrassé des schalis, des sultans et des pachas.
La souveraineté nationale n’est pas le droit de changer de gouvernement
à toute heure, en fondant le pouvoir sur le droit de le renverser. Ce principe
revient à dire que les nations ont le droit, bien plus, le devoir, bien plus
encore, la nécessité de se constituer, c’est-à-dire de se donner un gouverne-
ment, sans quoi elles ne peuvent pas vivre, et que ce gouvernement a le de-
voir et la nécessité de s’appuyer sur le consentement de la nation, sans quoi
il ne peut vivre lui-même. Ce n’est pas l’autorité qui est le droit divin, c’est
la société; mais, en même temps, pas de société sans autorité.
La tolérance religieuse n’est pas la liberté illimitée ni l’équivalence absurde
des cultes, c’est l’incompétence de l’État à choisir entre eux, l’impuissance
de l’État à imposer un culte par la force, et à intervenir par des règlements
civils entre une âme et sa foi.
La liberté de la parole et de la presse n’est pas le déchaînement sans bor-
nes et sans répression de toutes les doctrines, excès justement condamné
par le Saint-Siège; mais uniquement le droit de penser, de parler, d’écrire,
sans avoir à consulter un bon plaisir préalable, sans craindre une répression
arbitraire, en demeurant soumis à des lois justes appliquées par des magis-
trats indépendants.
Or toutes ces maximes du bon sens et de l’équité, notre auteur les mon-
tre écrites dans la théologie avant d’avoir été professées par la politique.
Ce n’est rien répondre que de dire qu’on en a abusé, c’est exprimer que
les hommes sont des hommes. Ce n’est rien répondre que de dire que 1789
a mené à 1791 et à 1795, car les excès de ces horribles années ont été, au
contraire, le tombeau sanglant de ces sages maximes de 1789; seules, elles
étaient faites pour éviter, si elle avait pu l’être, l’expiation des fautes et des
BIBLIOGRAPHIE.
167
hontes de la fin du dix-huitième siècle, vraies causes de 1795. Ce n’est rien
répondre encore que de dire que, dans ces questions redoutables, la limite
est difficile à poser; car il en est absolument de même dans tous les grands
problèmes que l'homme doit résoudre ici-bas ; il n’en faut pas moins qu’il
les résolve. La formule des principes de 1789 était précisément une limite,
qui a été très-mal respectée, mais qui était si sagement posée, qu’elle est
demeurée le point de rencontre, et, on l’a très-bien dit, le rendez-vous de
tous ceux qui entendent ne pas. reculer à 1788, ne pas glisser à 1790. En
s’efforçant de garder ce milieu difficile, ils ont le bonheur, comme l’a prouvé
le savant auteur dont nous analysons l’écrit, d’être à la fois d’accord avec
les plus sages esprits de notre temps, dans tous les partis, et avec les plus
grandes autorités de notre foi.
Il y aurait un autre ouvrage à faire sur l’accord des principes de 1789 avec
les intérêts du catholicisme; mais contentons-nous de savoir que ces prin-
cipes ne sont pas en opposition avec ses doctrines.
Telle n’est pas l’opinion de plusieurs catholiques ; l’écrit sur les Principes
de 1789 a été déjà, non pas réfuté, mais fort maltraité. Intervenir dans
cette polémique, discuter à propos d’un livre de conciliation, dans un mo-
ment si grave pour les catholiques, ce serait succomber à une tentation
inopportune. Entre les opinions qui divisent les catholiques en France et
ailleurs, je sais bien de quel côté est, à mon avis, la raison. Mais de quel
côté est l’Église? Elle est du côté des bonnes intentions et des bonnes ac-
tions, elle nous engage à servir de notre mieux nos opinions sincères, à ne
pas lui demander sans cesse d’approuver ceci ou de condamner cela, et à
vivre en paix.
Nous avons de communs adversaires auxquels il est prudent de songer, et
c’est à eux que le savant auteur dont nous analysons l’écrit vient de porter
un coup redoutable, en démontrant avec infiniment d’autorité, de sens, de
savoir, de calme et de clarté, que si les principes de 89 ne sont pas des
conquêtes , ce ne sont pas des erreurs ; s’ils ne sont pas sacrés, ils ne sont
pas coupables ; conformes à la raison, ils ne sont pas contraires à la religion,
et on peut les adopter, les professer et les propager hautement, sans dés-
obéir à l’Église, tandis qu’on ne peut les opposer à l’Église sans manquer à
la bonne foi.
Augustin Cochin.
LES SOIRÉES CANADIENNES, recueil de littérature nationale. — Québec, chez Brousseau
et frères.
La France a été indifférente envers le Canada; le Canada n’est pas ingrat
envers la France. Là-bas vivent des Français toujours amoureux de la pa-
trie, estimant et servant fidèlement les institutions libres qu’ils ont re-
çues de l’Angleterre, mais conservant pour notre drapeau, notre foi, notre
langue, nos traditions, un culte opiniâtre et touchant. Le nom de Montmo-
rency, le nom de Monlcalm, sont prononcés respectueusement avec ceux de
Cartier eide Champlain; un navire français ne paraît point sans qu’on le salue
168
BIBLIOGRAPHIE.
avec enthousiasme; nos journaux et nos livres sont lus; nos prêtres sont
aimés; nos anciennes mœurs, étonnamment conservées, se mêlent au goût de
nos progrès modernes. Il n’est pas un point du globe où le génie de la France
ait poussé des racines plus profondes que sur cette terre que nous avons
imprudemment sacrifiée.
Quelques-uns des hommes distingués qui entretiennent ce feu doux et
sacré viennent de fonder un recueil, intitulé les Soirées canadiennes^ par-
ticulièrement destiné à populariser les anciennes traditions du Canada, et
à les faire lire en français. Ils ont pris pour devise cette charmante phrase
de Nodier ; « Hâtons-nous de raconter les délicieuses histoires du -peuple
avant qu’il les ait oubliées.)) J’ai sous les yeux les quatre premières livraisons
de ce recueil. Un Canadien, que ses services à l’Exposition universelle de
1855 ont fait grandement apprécier en France, M. Taché, frère du jeune
évêque qui évangélise la baie d’Hudson, y raconte sous ce titre : Trois lé-
gendes de mon pays, les mœurs des Indiens avant l’établissement du chris-
tianisme, leurs combats, leurs chasses, autres combats bruyants, leurs
superstitions, leur conversion, dans une série de tableaux animés, colorés,
qui rappellent le genre de Cooper. Un autre récit de M. Larue, et
quelques poésies gracieuses composent ces premières livraisons.
Ce simple recueil est assurément bien loiii des grandes revues pério-
diques de l’Europe. 11 ne vise pas à leur importance, il ne prétend pas à leur
supériorité. Mais aussi n’a-t-il aucun des défauts que la morale y découvre.
C’est, pour l’esprit et pour le style, du vieux français; il est permis
de trouver que le style gagnerait à se rajeunir, mais l’esprit? Lorsque le
Canada eut le malheur d’être séparé de la France, il eut le bonheur d’être
séparé du voltairianisme. En lisant les Soirées canadiennes, on ne rencontre
rien que d'honnête, on ne respire rien que de pur. Si ce recueil dure,
comme nous le souhaitons, il mérite que la France lui fasse bon accueil,
qu'on le lise dans nos écoles et dans nos familles chrétiennes. Ce sera
rendre de justes actions de grâces au.x hommes de talent et de cœur qui
entretiennent dans ces lointaines contrées l’amour et la vivante image de la
France.
Augustin Cochin.
DE LA VIE DE FAMILLE ET DES MOYENS D’Y REVENIR, par madame de Marcey. Lyon,
Girard et Josserand. — Paris, Douniol.
Quand plusieurs âmes méditatives et charitables se rencontrent, sans
l’avoir cherché, dans une même préoccupation, et entretiennent leur temps
des mêmes inqu. études et des mêmes désirs, on peut les entendre; il est
certain que leur pensée n’est point vaine et qu’elle répond à une situation
réelle des choses.
La Vie de famille est un de ces points autour desquels plusieurs esprits
viennent de grouper leurs efforts. Assurément ceux que nous allons dire ne
se sont point consultés. Pendant que le II. P. Félix rappelait à Notre-Dame
les principes éternels de la morale chrétienne sur la constitution de la fa-
BIBLIOGRAPHIE.
160
mille, M. Jules Simon déplorait, dans son livre de V Ouvrière, l’altération de
l’esprit de famille au sein du peuple, et montrait le salut des classes labo-
rieuses dans leur retour à cet esprit.
Dans le même moment, une femme douée par Dieu d’une grande foi et
d’un noble talent, madame de Marcey, exprimait les mêmes regrets et les
mêmes inquiétudes sur l’altération de l’esprit de famille non plus chez les
pauvres, mais chez les riches de ce monde, et signalait avec une arTleur sou-
tenue de l'espérance chrétienne les dangers que court parmi nous la vie
de famille, et les moyens qui nous restent de la sauver.
Déjà connue des lecteurs éclairés par un bon livre sur la Femme chi'é-
tienne, madame de Marcey partage son ouvrage actuel en deux parties.
Dans la première elle traite de la vie de famille, dans la seconde des moyens
de retour à la vie de famille. Quelques indications sur l’une et l’autre
feront connaître au lecteur les caractères et les qualités principales de ce
livre.
L’auteur expose d’abord ce qu’elle entend par la vie de famille, et cherche
surtout à le faire sentir en opposant à nos moeurs contemporaines les
exemples de nos pères et les traditions des siècles de foi. De nobles et tou-
chants souvenirs se pressent sous sa plume. Elle nous montre la piété,
l’honneur, la cordialité, la courtoisie françaises, trop souvent remplacées
aujourd’hui par le goût des spéculations financières et l’abrutissement
d’une vie molle, sensuelle, sans ardeur et sans ambition; elle nous dépeint
avec un charme extrême le foyer joyeux, spirituel, vénéré de la famille
d’autrefois; elle se demande si les traditions de l’autorité paternelle et du
respect filial n’ont pas fléchi devant la passion dominante d’orgueil et d’in-
dépendance qui emporte nos sociétés modernes.
Nous admettons jusqu’à un certain point le parallèle établi par l’auteur
entre nos jours et le bon vieux temps passé, et sous plus d’un rapport nous
croyons justes les regrets et les sévérités que l’auteur répand sur le temps
où elle vit : mais n’y a-t-il point quelque exagération dans ses admirations
rétrospectives et dans ses douleurs actuelles ? La famille d'autrefois était-
ce toujours cet a'ieul vénérable et vénéré, entouré dans son manoir de l’a-
mour respectueux de trois générations pures, pieuses, dévouées, désinté-
ressées et parfaites ? N’y avait-il pas quelquefois la roideur fière et indiffé-
rente d’une autorité qui était pour des enfants celle d’un maître? N’arrivait-il
jamais qu’une jeune fille, encore aux mains de sa gouvernante, appelée tout
à coup à comparaître devant madame la marquise, sa mi'se, apprît entre
deux révérences qu’elle venait d’être mariée à un gentilhomme dont elle ne
soupçonnait ni le nom, ni la figure, ni l’existence? Tous les cadets étaient-ils
les amis de Vaîné? Les cadettes de couvent bénissaient-elles toujours, du
fond du cloître, le bonheur centralisé de la famille, et les abbés ou les
mousquetaires du dix-septième siècle ne murmuraient-ils jamais d’être nés
trop tard?
Prenons garde de donner comme des infirmités spéciales de notre âge
les infirmités de la nature humaine et les suites générales du péché d’Adam.
L’histoire de l’homme depuis sa sortie de l’Éden s’est régulièrement com-
posée d’orgueil, d’envie, d’avarice, de luxure, de gourmandise, de colère et
170
BIBLIOGRAPHIE.
de paresse diversement combinés : en bonne foi, tout ne date pas de la Ré-
volution française.
La seconde partie de l’ouvrage de madame de Marcey me semble abso-
lument excellente. Je l’adtiiire et je l’aime sans restriction, comme je préfère
l’essor au regret. Ses pla rites y sont plus ménagées, parlant plus justes.
Voulait nous signaler ce qu’elle nomme les moyens de 7’etour à la vie de
famille, l’auteur nous parle successivement de la foi, de la jjiélé, de la cha-
rité, de la liberté, de la confiance, de la gaieté, de la fréquentation modéi'ée
du monde, de la cam-pagne, de la culture des lettï'es, delà bienveillance exté-
rieure, de V énergie des volontés et de V autorité.
Le chapitre de la libei'té nous a paru fort remarquable, écrit avec force
et finesse, et surtout avec cette connaissance pratique des âmes, et principale-
ment des jeunes âmes, qui seule peut autoriser des conseils sur l’éducation.
Il est certain que la crise de la liberté est le fantôme des mères, crise
inévitable, belle, et noble aussi ! ouvrage de Dieu qui se plaîl à voir grandir
sa créature, et trouve plus de gloire dans un seul acte d’adoration libre que
dans mille protestations d’une adoration contrainte. La grande arme qui
reste aux mains d’un père et d’une mère intelligents, à ce moment solennel,
c’est précisément la Liberté. Savoir donner avec bonté, avec confiance, avec
tendresse, ce que la révolte aura conquis demain si on hésite; savoir initier
une jeune âme à l’usage noble, fier et pur de la liberté; lui persuader
que cette liberté dont elle est si jalouse, loin de lui être accordée pour
faire le mal, « ne lui est donnée, comme parle Bossuet, que pour obéir â
Dieu avec plus d’honneur, » voilà le grand secret de la' sagesse paternelle !
Madame de Marcey a traité ce sujet délicat avec un rare bonheur. Elle joint
à ses pensées toujours fermes et dro les de remarquables exemples qui con-
firment ses conseils. Dieu veuille que beaucoup de pères et de mères lisent
ce chapitre! Dieu veuille le mettre aussi aux mains d’un jeune homme de
dix-huit ans tenté de briser le joug de Dieu et de la maison paternelle pour
être libre, et troublé dans son cœur par cet odieux sophisme ; que la liberté
est l’affranchissement de la loi ! De douloureux malentendus pourront être
prévenus ou détruits par celte excellente lecture.
Le livre de madame de Marcey offre un intérêt très-soutenu. L’auteur est
particulièrement heureuse dans ses citations, qui sont admirablement choi-
sies, variées, piquantes, et attestent une grande lecture. L’expérience, une
expérience déjà longue, ce semble, y tempère le vol de l’imagination et le
dirige. Tout ce qui est écrit a été vu, entendu, éprouvé. Ma s un éloge sur-
tout est dû à ce spirituel ouvrage; c’est qu’il porte tous les caractères de
l’indulgence et de la bonté. La bonté! ce fonds du trésor, que rien ne rem-
place, que rien n’imite, qui peut à la rigueur suppléer à tout, mais qu
ajoute un charme incomparable à la grâce et à Lssprit, comme on peut le
voir dans le livre de madame de Marcey.
L’abbé Henri Perreyve.
LES EVENEMENTS DU MOIS
I
Les événements de ce mois, si l’on excepte deux ou trois faits, ne sont
pas des événements, ce sont des discours, des adresses, des articles, llamlet
s’écrierait : Words, luords, words, des mots, des mots, des mots. Nous n’a-
vons pas grand’chose à dire de ces produits éphémères du temps des va-
cances ; du moins, nous nous sentons parfaitement libres d’opposer des
paroles à des paroles, et de critiquer ou de louer à notre aise les orateurs,
les écrivains, les banquets, les conseils, les comices.
Si nous nous occupions ici de littérature, nous vous demanderions : Avez-
vous lu le beau discours de M. Villemain, à la séance annuelle de l’Acadé-
mie française du 29 août, discours solide, brillant et varié, sorte de cours
complet de littérature en une seule leçon, modèle de tous les genres de
style en quelques pages, exposé rajeuni par une verve inépuisable des pré-
ceptes éternels de l’expérience et du goût littéraires? Avez-vous lu le dis-
cours ingénieux et élevé dé M. de Laprade sur les prix de vertu? Avez-vous
lu, quelques semaines après, le charmant, l’étincelant discours de Mgr l’évê-
que de Nîmes, au comice horticole de cette ville, sur les fleurs et le jardinage?
Mais nous n’avons à nous occuper ici que de la littérature politique.
Qu’ont de commun avec les discours académiques , qu’ont de commun avec
les prix de vertu, ces harangues connues sous le nom à adresses, et dont le
mois de septembre a été si abondamment enrichi? Il y a des mois connus
pour le nombre des étoiles filantes; celui-ci demeurera fameux pour le nom-
bre des adresses, morceaux de la dernière catégorie oratoire, indifférents
au même degré à celui qui les signe, à celui qui les reçoit; j’allais dire à
172
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
celui qui les lit; mais qui est-ce qui lit une adresse? Rendons-nous sans fierté
ce témoignage : nous sommes le seul pays de l’Europe, on en trouverait
peut-être quelque autre en Asie, où ces amplifications d’une flatterie de
commande s’étalent à ce degré. « Éternels collégiens que nous sommes ! » s’é-
crie très-bien M. Forcade dans la Revue des Deux-Mondes .
De quoi s’agissait-il? d’une excellente mesure. Nos chemins de grande com-
munication sont très-avancés, puisque sur76,725kil. 910 mètres, nous avons
à l’état d’entretien 62,729 kil. 164 mètres. Nos chemins vicinaux ordinaires
sont loin de cette situation satisfaisante, car 163,456 kilom. seulement sont
achevés sur 425,820 kil. Enfin, les chemins d’intérêt commun laissent beau-
coup à désirer, car, sur 62,298 kil. 974 mètres, 32,908 kil. 395 mètres
seulement sont à l’état d’entretien. Assurément, un pays dont la vicinalité
compte 259,093 kilomètres de chemins en bon état a le droit d’être content,
et le devoir d’être reconnaissant envers les gouvernements qui ont amené
là ces importants travaux. Il fait bien d’être reconnaissant aussi envers le
gouvernement qui, voulant leur donner une nouvelle impulsion, se propose
d’y consacrer quelques millions de plus par an, en tout 25 millions en huit
années. Mais, après tout, ces millions ne seront régulièrement accordés que
par nos Chambres, et ils ne seront définitivement payés que par nos poches.
Est-ce la peine de tirer, en l'honneur de l’initiative du gouvernement,
quatre-vingt-neuf feux d’artifice oratoires ? Mais aussi est-ce la peine, va-t-on
s’écrier, d’y prendre garde, et à quoi bon s’en montrer scandalisé? C’est
le très-humble et très-obéissant serviteur de la fin des lettres, transporté
dans le style officiel ; personne n’y attache d’importance. Or c’est ce qui me
fâche, et, dussé-je passer pour un Alceste grondeur, je n’aime pas qu’on
abuse ainsi de la langue française et de la louange.
L’exemple de ces abus de parole est donné aux conseils généraux par
leurs présidents. On a publié les discours de quelques-uns, et on a bien fait.
Prononcés par des fonctionnaires qui sont regardés comme initiés à la pen-
sée directrice, ils semblent destinés à soulever un coin du voile qui la cou-
vre. On le croit, on lit, on cherche à deviner ; mais on est quelquefois charmé,
toujours déçu. Ces discours, qui pourraient être des programmes, ne sont
que des hymnes. Servilia quæque fingebanty summa facundia, non minore
adulatione.
Un orateur, au dessert, s’écrie : « Je voudrais être Josué pour arrêter le
soleil et retenir longtemps mon pays à l’heure où nous sommes ! » Il semble
entendre le vieux refrain du Dieu et la Bayadère :
Je suis content, je suis heureux.
Chacun doit l’être dans ces lieux !
Un autre orateur nous apprend que l’Empire est le dernier mot de la Révo-
lution française; un troisième, que le décret du 24 novembre est le dernier
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
173
mot de l’Empire; que l’Empire, ce n'est ni V aristocratie, ni la bourgeoisie,
ni le peuple : c'est tout cela à la fois, etc., etc. Je cherche humblement à sa-
voir ce que je dois attendre de la politique de demain : j’assiste à des extases
qui devancent le jugement de la postérité ; je voudrais un langage net,
calme et pratique, à la façon anglaise ; j’entends la trompette de l’histoire,
embouchée avant que l’histoire ait commencé pour notre temps. Encore
une fois, si amateur que je sois de l’éloquence, le moindre grain de mil
ferait bien mieux mon affaire que ces perles de la liltéralure laudative,
dont M. de la Guéronnière et son discours de Limoges méritent le prix.
Deux hommes, plus éprouvés dans la vie publique, M. de Morny et M. Du-
pin; l’un, l’élégant et spirituel représentant des Auvergnats; l’autre, le pré-
dicateur ordinaire des Morvandiots, tiennent d’habitude, et ont tenu encore
cette année un langage plus positif. Mais j’aimerais qu’ils fussent d’accord,
je ne dis pas avec eux-mêmes, je dis l’un avec l’autre, parlant au même
moment, au nom du même gouvernement, sur le même sujet. Ce sujet est et
devient, à mesure que l’hiver s’approche, de la plus haute importance : il
s’agit du commerce des blés, de leur prix croissant, des résolutions qu’on
peut attendre du gouvernement en présence de cette épreuve rigoureuse.
Écoulez les déclarations de l’ancien et du nouveau président de la Cham-
bre des députés :
M. de Morny, à Clermont.
« ... L’échelle mobile a été supprimée et remplacée par un droit fixe peu
« élevé. Mais ce qui s’est passé de plus significatif, c’est que la loi, appuyée
« d’une déclaration catégorique du gouvernement, a consacré enfin ce prin-
« cipe, qui est une véritable conquête, à savoir : que, sous aucun prétexte,
« quelles que fussent les circonstances et les réclamations, le gouvernement
« n’interviendrait pour interdire l’exportation des grains. »
M. Dupin, à Lormes, 8 septembre.
«... L’échelle mobile est désormais abolie; mais, si l’exportation devenait
« trop forte et trop brusque du côté de la Manche, et si elle n’était pas com-
« pensée par des arrivages suffisants du côté de la Méditerranée, s’il se pro-
« duisait une cherté trop considérable, nul doute alors que le gouvernement
« trouverait bien vite le moyen d’y remédier. Ici, heureusement, nous ne
« sommes pas enchaînés par un traité, la loi existante est l’ouvrage du seul
« législateur français, et on pourrait la changer, en présence de cette grande
« maxime : Salus populi, suprema lex esta. »
On conviendra qu’entre ces deux affirmations sur un point si grave un peu
de lumière ne serait pas superflu.
t74
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
II
Sur un autre sujet non moins grave, le discours de M. de la Giiéronnière
dont nous avons parlé, n’est pas moins en contradiction avec des faits simul-
tanés. Voici ses paroles : « Qui est-ce qui pourrait dire encore que la France
« n’est pas libre et que son gouvernement est une dictature? Les classes
« élevées de la société française aiment la liberté, et elles ont raison, car
« elle est la condition de leur dignité et de leur influence. Si on a chercbé à
« les éloigner de l’Empire en le présentant comme l’expression du pouvoir
<( absolu, ce prétexte n’existe plus désormais. Que les classes élevées pren-
<( lient donc le rôle qui leur appartient, » etc.
Or, peu de jours après celui où ces excellentes paroles étaient pronon-
cées, un de nos amis, un homme qui appartient précisément aux classes
élevées de la société, qui appartenait même, dans un passé bien récent, à la
même classe, à la même profession et à la même opinion que M. de la Gué-
ronnière, M. Léopold de Gaillard, se présente devant les électeurs de Vau-
cluse, convoqués pour élire un député, par suite du décès de M. le marquis
de Verclos. Dans un langage mâle et loyal que nous, voudrions citer tout
entier, M. de Gaillard s’écrie :
« Les élections sont l’affaire des électeurs et non celle des préfets. Voter
« est un acte de souveraineté et non de subordination. Nous devons l’impôt,
(( nous devons la conscription, nous devons la prestation en nature, nous ne
(T devons pas le vote. » Qui est-ce qui répond à cette déclaration parfaitement
légale? Est-ce le concurrent? Non, c’est le préfet, accusant M. de Gaillard
de se laisser inspirer « par la haine, l’injustice et la passion, » et déclarant
officiellement à tous les électeurs que « voter pour M. Pamard, c’est donner
« à l’Empereur un gage de confiance. »
A ce placard M. de Gaillard répond ;
« Convenez-en, monsieur le préfet, seul, votre candidat ne pourrait jamais
« arriver; s’il triomphe par votre appui, ne court-il pas le risque de laisser
« en suspicion la liberté des électeurs qui l’ont nommé? Vous me direz que
« l’autorité a bien le droit de donner des conseils au pays. Je me méfie, pour
« l’indépendance du vote, des conseils de ceux qui sont habitués à donner
« des ordres. Voilà l’évidence! Vous accusez, moi, je raisonne! »
Nous honorons le langage, la conduite et la défaite de M. de Gaillard ; mais
M. le président du conseil général de la Haute-Vienne devrait bien écrire
une brochure pour mettre d’accord ses promesses libérales avec de sem-
blables faits.
i.ES ÉVÉNEMENTS DE MOIS.
175
III
L’élection deVaucluse nous paraît donner beaiîcoup à réfléchir, non-seule-
ment parce que nulle part ailleurs la loyauté éloquente du candidat et l’ar-
deur impérieuse du préfet ne se sont trouvées en lutte plus ouvertement,
mais aussi parce que cette élection annonce quel sera le caractère de la lutte
aux futures élections. Or on a de nouveau beaucoup répété pendant ce
mois que ces élections seraient plus prochaines qu’on ne le suppose, malgré
les déclarations contraires faites à l’une des dernières séances du Corps lé-
gislatif. On a dit qu’au moment de résoudre la question romaine, et avant de
prononcer le dernier mot, le gouvernement voudrait s’assurer le concours
d’une chambre nouvelle et l'imposante manifestation de la presque unani-
mité du suffrage universel en sa faveur. Nous ne prétendons pas le moins du
monde garantir ou adopter cette hypothèse. Il est très-probable que si les
élections générales sont décidées, ce sera brusquement et à court délai. Il
y a, en effet, quelques raisons de les attendre, mais combattues par d'autres
raisons. Nous rapportons le bruit, nous ne le certifions pas; ce qui se dit
n’est pas assez pour qu’on croie aux élections, c’est assez pour qu’on y
pense.
Faut-il regarder comme un autre symptôme l’acharnement avec lequel
certains journaux continuent à attaquer, à démolir, autant qu’ils le peuvent,
les anciens hommes politiques, comme si on les redoutait plus que jamais?
Nul n’est plus souvent en butte à ces attaques sans mesure que M. de Mon-
talembert. II les dédaigne, et cependant nous voulons le défendre sans le
consulter, parce que l’on doit ce témoignage aux amis absents; et parce
qu’on attaque dans sa personne ses opinions, qui sont en grande partie les
nôtres. Son dernier travail sur la Pologne a ranimé, bon gré, malgré, l’inté-
rêt, la discussion, la sympathie dans toute l’Europe, au profit de la cause
immortelle qu’il a, plus que personne, soutenue depuis trente ans par son
éloquence inépuisable. Oui, la Pologne profile de celte protestation nou-
velle; mais, pour M. de Montalembert, elle n’a fait que lui attirer des
calomnies et des injures.
Dans la Revue européenne du 15 septembre, un écrivain ordinairement
mieux inspiré, M. Charles Aubertin (dont le talent remarquable a été préci-
sément signalé, il y a déjà longtemps, à celui qui a écrit ces lignes, parM. de
Montalembert lui-même), a consacré vingt pages à le persifler, et, sous ce
titre : Monsieur le comte de Montalembert, il a écrit un réquisitoire qu’il a
tâché de rendre sévère, et qui est seulement injuste. II y a deux ans, au
moment où l’illustre écrivain était poursuivi devant les tribunaux, une bro-
176
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
chure à peu près avec le même titre : Monsieur de Montalemhert, le pour-
suivait devant l’opinion. On sait que, sous le même titre, plusieurs articles
d’un journal l’ont poursuivi devant les catholiques. Nous en sommes donc à
la troisième édition, au troisième relais, au troisième assaut de la malveil-
lance contre le même homme. Les écrivains varient, les arguments ne va-
rient pas, les citations sont à peu près les memes. On adresse à M. de Mon-
talembert trois reproches : il a beaucoup changé, il professe une religion de
fantaisie, il a beaucoup haï.
De quoi donc a-t-il changé? Départi? Mais chaque parti lui faitun crime de ne
lui avoir pas appartenu. Et qu’est-ce que le parti qui domine aujourd’hui ne
lui pardonne pas? C’est de tenir aux anciens partis, et de ne s’être pas rallié
au nouveau. Un changement de plus, et tous ceux qu’on lui reproche eussent
été oubliés. Mais comment concilier des griefs si contradictoires? De la
façon la plus simple. M. de Montalembert a toujours servi une cause,
jamais un parti ; à tous il a toujours demandé la même chose. Il s’est
quelquefois trompé, il ne s’est jamais démenti. Qui donc, dans ce temps
diisparate, à une époque où les gouvernements et les principes changent
deux ou trois fois dans le cours d’une vie humaine, peut se flatter d’être
resté immuable? Ceux-là seulement qui n’ont rien fait, ou qui viennent de
naître. L’unité de la vie n’est que la brièveté des jours ou la nullité des
œuvres. Seulement, il y a deux espèces de changements, les changements
désintéressés et les changements avantageux ; respectons ceux qui chan-
gent en sens contraire de la puissance et de la fortune ; réservons nos sévé-
rités pour ceux qui font pénitence de leurs anciennes opinions au milieu
de la richesse et des honneurs.
M. de Montalembert ne professe qu’une religion de fantaisie ! Nous con-
naissons cet argument, qui s’adresse à nous autant qu’à lui. On fait toujours
aux hommes l’injure de les croire meilleurs que leur cause. « Ah ! dit-on,
si tous les républicains étaient comme vous, nous serions pour la républi-
que; si tous les catholiques étaient comme vous, nous embrasserions le
catholicisme. Yolre religion est belle, large, attrayante; mais, hélas ! elle
n’est pas la vraie. Voyez-vous ce visage terrible, ces mains pleines de chaî-
nes et de torches, ces lèvres d’où tombent des paroles dures et glacées,
voilà l’Église vraie ; comment la tolérer? » Ce procédé sert tous les jours au
Siècle; récemment encore (4 septembre), il déclarait que l’école Ihéocra-
tique exagérée est seule sincère. Il a besoin d’elle, il lui faut un christia-
nisme repoussant, pour pouvoir sans peine le repousser ; il dresse un man-
nequin avec des cornes, puis il le montre au peuple en s’écriant : « Voilà le
parti clérical! Si M. de Montalembert avait raison; si, en effet, le catholi-
cisme, père desbonnes mœurs, était aussi l’ami de la science, delà liberté,
de la poésie, du progrès, comment empêcher qu’on n’aime ce catholicisme?
M. Aubertin nous affirme que les docteurs catholiques ont rétabli les prin-
cipes dans leur inflexible pureté et mis à l'index le novateur. Mais, si les
177
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS:
docteurs qu’il nomme, un ambassadeur, un moine, un journaliste, ont mis
à l’index celui qui les avait mis à la mode, d’autres docteurs, à savoir
l’épiscopat français, pendant vingt ans, et 1 Église de Rome, en ces derniers
jours encore, ont approuvé, loué, remercié, béni celui qui fut toujours à
la fois le plus indépendant elle plus obéissant des fidèles. Sa religion, c’est
la foi antique alliée à l’esprit moderne, c’est la religion d’accord avec le pa-
triotisme, et je parierais que si M. Aubertin est croyant, c’est là sa croyance.
Le Constitutionnel, ce journal qui ne change jamais, du moins de titre, et
porte le même nom comme un souvenir léger au travers de toutes les opi-
nions, s’est emparé (17 septembre) de l’article de la Revue européenne, et
il en aiguise avec joie toutes les pointes. 11 énumère les crimes de notre
illustre ami avec complaisance. Après 1830, M. de Montalembert a flagellé
les ministres : que faisait donc alors le Constitutionnel?
11 a blâmé les magistrats; qu’en disait donc alors le Constitutionnel?
Il a attaqué violemment l’Univôrsité : le Constitutionnel attaquait-il donc
alors doucement l’Église?
Il a gourmandé les catholiques ; le Constitutionnel prenait-il leur dé-
fense ?
Pour tout dire, cette âme ne connaît que la haine, elle est celle d’un
grand haïsseur. Je conviens que M. de Montalembert n’a pas perdu la faculté
de s’indigner, je plains ceux qui tombent en ses mains redoutables. Mais ce
grand haïsseur aura eu la gloire d’aimer la religion, quand on la méprisait;
d’aimer la magistrature, quand on la mutilait; d’aimer l’Irlande et la Po-
logne, quand on les oubliait; d’aimer les esclaves et les pauvres, quand on
les négligeait; et voilà qu’il porte si loin cette soif d’aimer en sens contraire
des goûts dominants, qu’il aime aujourd’hui saint Colomban, qu’il aime
saint Bernard, saint Benoît, saint Grégoire, qui assurément n’ont point, à
l’heure qu’il est, beaucoup de dévots. Ce qui n’empêche pas M. Grenier de l’ap-
peler un génie fait pour haïr. M . Aubertin l’appelle un déclassé. Déclasséparmi
les puissants du jour, il est de plus en plus classé parmi nos hommes illustres.
Or la renommée est semblable aux étoffes : elles ne sont pas bon teint, si
elles ne résistent tour à tour au soleil et à la pluie. Quand un nom a résisté
aux injures et à la flatterie, il est solide, après cette double épreuve. Je ne
plains donc point celui que je défends; mais je gémis, quand je vois un écri-
vain d’un vrai talent s’attaquer à l’une de nos gloires, comme si je voyais un
enfant mutiler une statue, bien que cela soit absolument indifférent à la
célébrité de celui qu’elle représente.
Septembke 1861.
12
178
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
IV
Si nous refusons au Constitutionnel toute autorité, quand il s’agit de dé-
cider de la constance dans les opinions, nous lui reconnaissons volontiers le
mérite opposé, qui est de ressembler précisément à ces instruments de
physique destinés à indiquer et à suivre les plus délicates variations de tem-
pérature, ou les mouvements du vent. A ce titre, l’attitude de ce journal, à
propos de la question romaine, depuis un mois, mérite d’être notée.
Lorsque M. Ricasoli a affirmé que les troubles de l’Étal napolitain avaient
leur foyer à Rome, le Constitutionnel a affirmé que cette imputation était
une erreur. Bientôt la protestation très-nette du Journal de Home, faisant
loyalement appel au témoignage de tous les ambassadeurs, qui l’ont con-
firmée, a donné raison au Constitutionnel.
Lorsque le Siècle, VOpinion nationale, le Temps, la Presse, croyaient,
après avoir exploité l’absurde anecdote des soufflets 7noraux, que l’occupa-
tion française à Rome touchait à son terme, le Constitutionnel a déclaré
que nous ne pourrions quitter Rome sans manquer à nos intérêts et à nos
devoirs. Il aurait pu ajouter que, depuis la guerre d’Italie, l’occupation
n’est plus la continuation pure et simple de l’expédition de 1849, En 1 849,
nous volions, selon l’expression du général Cavaignac, à la défense dupape,
contre une révolte intérieure que nous n’avions pas provoquée ; aujourd’hui,
nous le défendons contre l’usurpation d’un voisin, contre une des consé-
quences de l’ébranlement que nous avons nous-mêmes communiqué à l’Ita-
lie; la situation a un autre caractère et naît d’une autre nécessité.
Lorsque la Patrie, le Pays, réclament, discutent, se déconcertent, s’éton-
nent, le Constitutionnel persiste à opposera ses confrères officieux un calme
qui révèle une grande conscience de sa force sur le terrain où il s’est placé.
Si l’on réfléchit que le Constitutionnel ne s’avance que quand on le pousse,
si l’on pense à la main qui le pousse, si l’on remarque au même moment
que le saint-père envoie un nonce à Paris, qu’il nomme des cardinaux, que
le général de Goyon parle et agit, que l’ambassadeur est changé, de tous ces
indices réunis il sera permis de conclure que la politique française paraît
être entrée dans une phase de rapprochement avec Rome, au moins pour
quelque temps. Mais ni les paroles du roi Victor- Emmanuel à Florence, ni
les manifestations de Naples, au jour anniversaire de l’entrée de Garibaldi,
ne peuvent laisser supposer que l’Italie veuille et puisse se retenir. Il est
bien tard pour opposer un retour de bonnes intentions fugitives à la pres-
sante logique des faits; on a beau reculer devant les conséquences de ses
actes* ces conséquences ne reculent pas. Du reste, nous nous contentons
ici de signaler dans la politique un temps d’arrêt, sans chercher à deviner
ce que présage le revirement d’hier dans le Constitutionnel.
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
179
V
Que faut-il penser de celle que M. Forcade vient d’esquisser dans un article
de la Revue des Deux-Mondes (15 septembre) qui fait suite à celui dont nous
avons parlé le 25 août? Malgré nos réserves, nous avions lu le premier avec
plaisir; nous n’avions plus affaire aux vulgaires argumentations de nos ad-
versaires accoutumés. L’habile publiciste montrait une connaissance exacte
de la situation des catholiques en France et de celle du gouvernement pon-
tifical à Rome. Il expliquait avec beaucoup de sagacité comment l’ultramon-
tanisme, en France, à notre époque, était né d’un mouvement libéral, du
besoin de se rallier contre les empiétements du pouvoir civil, devenu, en
face d’une Église convalescente et dépouillée, plus fort par la centralisation
que ne l’était le pouvoir de Louis XIV. Il exposait avec une calme impartia-
lité les avantages et les inconvénients de la conduite des catholiques depuis
vingt ans, leurs nobles luttes et leurs justes succès, suivis d’une réaction fu-
neste; il ne s’étonnait pas de l’amertume de nos désappointements, il ne
triomphait pas de nos fautes, il essayait de nous persuader.
La partie neuve de ce premier travail consistait à prouver que le pouvoir
temporel, en resserrant dans les bornes de l’Italie le personnel où la Papauté
se recrute, et en remplissant le sacré collège de cardinaux élevés à ce poste
éminent par l’exercice de fonctions laïques, avait eu le double effet de ren-
dre la Papauté trop italienne et trop peu sacerdotale, résultat absolument
opposé à la prétention des italianissimes qui l’accusent d’être trop peu italienne
et trop cléricale. Jusque-là, les inconvénients du pouvoir temporel n’empê-
chaient pas de reconnaître son avantage, qui est d’assurer au souverain Pon-
tife une indépendance, non pas inexpugnable, mais habituelle. On nous
promettait un moyen pratique et sûr de garantir cette indépendance avec
autant d’avantages et sans lesmêmes inconvénients. Nous ne demandions pas
mieux, car tous les catholiques tiennent à l’indépendance, qui est le but, et
non au pouvoir, qui est la condition. Nous attendions avec une impatience un
peu incrédule, mais sincère.
Le second article, avant d’arriver à la solution, fait encore de longs dé-
tours et s’arrête à des prolégomènes cette fois désobligeants au lieu d’être
obligeants, inexacts au lieu d’être judicieux. C’est cet éternel antagonisme
entre le dogme de la société mqderne, qui est la liberté, et le dogme de la
société spirituelle, qui est l’autorité ; c’est cette éternelle contradiction qui
consiste à prouver que le Pape ne peut pas céder par raison de conscience
et à prouver que le Pape doit céder par nécessité. M. Forcade est trop ju-
dicieux pour ne pas reconnaître lui-même qu’en fait l’Église vit en très-
180
LES ÉVÉNEMENTS DU MOTS.
bonne harmonie avec les sociétés actuelles, à New-York ou à Bruxelles, à
Londres ou à Genève, à Berlin ou à Paris. 11 reconnaîtra aussi que ce n’est
pas parce que le Pape a refusé la liberté de la presse qu’il a perdu la bataille
de Castelfidardo et la ville d’Ancône. Mais que propose l'habile écrivain?
Un Pape, hôte de l’ilalie, laquelle s’engagera devant l’Europe à le respec"
ter, un Pape, retiré de la royauté, mais inviolable, libre et propriétaire. C’est
exactement la thèse de M. de Cavour, si vigoureusement discutée par M. de
Montalembert. Quoi! la nature humaine est-elle donc changée? l’ambition
est-elle éteinte au cœur des rois? est-il probable que jamais un roi d’Italie
n’aura la tentation d’opprimer la conscience du maître des consciences?
L’histoire des rapports des cultes avec les couronnes crie, depuis vingt
siècles, à toutes les Églises : Défiance! L’histoire d’hier, l'histoire des rap-
ports de Victor-Emmanuel avec Pie IX, crie plus haut encore : Défiance!
Votre solution, c’est : confiance ! Confiance du souverain désarmé, incommode
et suspect, dans le souverain armé, riche et audacieux; confiance du vaincu
dans le vainqueur, confiance du faible dans le fort, confiance du prêtre qui
condamne le mal dans le puissant qui l’accomplit. Vous placez deux royau-
tés l’une à côté de l’autre sans autre barrière que le respect. L’histoire du
pouvoir temporel peut se résumer en une indépendance habituelle, quelque-
fois troublée par la force et rétablie par l’étranger ou par l’Italie : votre sys-
tème conduit à une inquiétude continue toujours excitée par la violence et
n’ayant d’autre ressource que l’étranger. En d’autres termes, cédez aujour-
d’hui et tremblez demain. Il nous sera permis d’attendre et de demander
d’autres garanties.
Nous sommes accusés de lenteur, d’entêtement. On n’est pas pressé quand
il s’agit d’un arrangement qui intéresse les âmes, et qui peut durer mille
ans. Qu’on nous propose donc un système vraiment meilleur que le pouvoir
temporel, et l’on verra si nous sommes entêtés ! Ne savons-nous pas que
l’Église vivra dans toutes les combinaisons? ne savons-nous pas que, selon la
belle parole des livres saints. Dieu rompra plutôt le pacte qu’il a fait avec le
jour et le pacte qu’il a fait avec la nuit que d’oublier les promesses faites à
l’Église? Nous ne sommes donc ni inquiets ni difficiles. Mais on nous demande
de cédera la force; est-ce juste? de confier nos croyances aux respects des
peuples et des rois; est-ce prudent? de nous contenter dePapes complaisants
ou martyrs; est-ce séduisant? On peut nous répondre qu’on nous forcera
bien, si nous nous entêtons. Soit; la force de la poudre, disait M. Rossi, ne
prouve pas la justice du coup de canon.
he Secrétaire de la rédaction : P. Douhaire,
L'uîi des Gérants .* CHARLES DOUNIOL.
PARIS. ÎMP. SIMON BAÇON ET COMP., RUE d’eRFÜRTH, 1.
LA
SOUVERAINETÉ PONTIFICALE
ET LA LIBERTÉ*
En rentrant dans un débat depuis si longtemps ouvert et. moins clos
que jamais, je n’ai nulle intention de revenir sur les faits passés ; j’ai
moins de prétention encore à émettre, au sujet de l’avenir, un souhait
ou un conseil quelconque. Du passé, que pourrais-je dire que ce qui a
été dit? Je ne le dirais ni si bien, ni de si haut. Comment parler de
l’avenir, même le plus prochain, sans s’exposer à être démenti dès le
lendemain par un de ces coups de fortune ou d’audace auxquels
l’oubli de tous les droits et la faiblesse de tous les caractères
laissent en ce moment plus que jamais pleine carrière? Toute prévi-
sion, d’ailleurs, tout vœu formé, tout projet mis en avant pour sortir
des difficultés présentes, aurait le grave inconvénient d’assumer une
part dans une responsabilité qu’il convient de laisser tout entière
à ceux qui en ont pris sur eux le fardeau.
Si la situation réciproque de la France, de l’Italie et de la Papauté
est devenue telle aujourd’hui qu’il semble également impossible à
chacune des trois et d’y rester et d’en sortir, c’est à ceux-là de trouver
l’issue qui se sont engagés dans l’impasse. A de tristes, de passifs
* Discours du comte de Cavour du 27 mars et du 9 avril 1801 . — La QuesLion ro-
maine, par M. Forcade, Revue des Deux— Mondes, 15 août et 15 septembre 1861. —
Séparation de l’Église et de lÉtat, par M. de Pressensé, Revue nationale, 10 et 25
juillet 1861.
N. SÉR. T. SIX (lV® de DA COLLECT.) 2® LIVRAISON. 25 OCTOBRE 1861.
15
182
LA SOUVERAINETÉ PONTIFICALE
spectateurs des événements, nulle tâche pareille, Dieu merci! n'est I
imposée. Une guerre qu’il était aisé de prévenir, une paix qu’il n’était f
pas possible d’exécuter, ont laissé face à face en Italie l’antique garan-
tie de l’indépendance ecclésiastique et les prétentions exaltées d’une
nation dans l’ivresse del’affranchissement. Une seule autorité au monde
avait le devoir, peut-être le moyen, de concilier ces deux intérêts
qu’elle avait elle-même contribué émettre aux prises. C’était le gou-
vernement de la France, arbitre de la guerre dont il a déterminé le
cours, et de la paix dont il a dicté les conditions, protecteur juré de
la Papauté, libérateur récent de l’Ilalie. Ses promesses, à cet égard,
étaient réitérées et confiantes ; il est trop évident aujourd’hui que
le succès n’y a pas répondu. A la vérité, l’unique mode de con-
ciliation qu’il ait employé était peut-être trop simple pour être
efficace, car il consistait tout uniment à imposer à l’une des par-
ties tous les sacrifices en passant à l’autre toufes ses fantaisies.
Grâce à une suite de transactions toutes empreintes de cet es-
prit d’équité, le plus audacieux de nos deux protégés, toujours
sûr de ne pas rencontrer d’obstacle, a pu, tout à son aise, avancer
sur son adversaire toujours délaissé au moment critique. Passant
sans s’émouvoir entre nos menaces de la veille, nos désavœux du jour
et nos approbations du lendemain, il a pu resserrer graduellement le
terrain devant lui avec la régularité de la marée qui monte, jusqu’à
n’y laisser de place que pour un tête-à-tête absurde entre un souve-
rain sans sujets et un royaume sans capitale. Même dans cette extré-
mité qu’on a laissée venir et qu’on laisse aggraver d’heure en heure,
même sur ce rebord glissant du dernier fossé, on nous dit, on tient
à nous persuader encore que tout espoir de paix n’est pas perdu.
Pas plus tard qu’hier, M. le ministre des cultes, qui a bon courage
et dont le sommeil n’est pas troublé par le souvenir de ses circulaires
précédentes, annonçait aux évêques de France la solution prochaine
de toutes les difficultés, et les engageait, par avance, à en remercier le
Très-Haut. Soit : toute parole officielle a droit d’être prise au sérieux;
mais nous sommes dispensé, en vérité, de nous mettre en frais d’i-
magination pour fournir à ceux qui nous donnent de telles assurances
les moyens de les remplir ou d’y manquer.
Notre dessein n’est donc nullement, dans ce qui va suivre, d’in-
diquer ou de prévoir un terme à des embai'ras que nous n’avons pas
créés et 'que nous ne sommes pas chargé de résoudre. Mais d’autres, à
côté de nous, sont moins réservés. En France, en dehors de France,
dans la presse, à la tribune, des esprits qui pensent avoir le secret de
l’avenir se prêtent volontiers à en faire confidence au public. A les
en croire, il y a une solution toute prête, qu’on peut résumer d’un
seul mot, et ce mot, qui n’attend, pour produire toute la magie de
ET LA LIBERTÉ.
isr.
son effet, que d'être prononcé par des bouches catlioliques, n’est autre
quela liberté. L Église dispute aujourd'hui, nous dit-on, au nom de son
chef, les lambeaux d’un pouvoir qui lui échappe; qu’elle y l enonce, au
contraire, tout de suite et de bon cœur, tant qu’il y a encore quelque
mérite au sacrifice et qu’elle peut y mettre quelque prix. Que ce
prix soit la liberté, la liberté pleine et entière, la liberté au centre
pour le chef, la liberté à toutes les extrémités pour les membres ;
liberté du saint-siège lui-même en Italie, liberté de toutes les Eglises
dans tous les États. Au lieu de maintenir sur un point donné
l’union exceptionnelle des pouvoirs temporels et spirituels qu’elle
proclame, qu’elle fasse respecter sur tous les points du monde la
règle générale de leur séparation absolue.
Quand ce langage nous est tenu du haut de la tribune piémontaise,
par les hommes qui, hier, pillaient les couvents et aujourd’hui encore
proscrivent les évêques ; quand il trouve écho dans la presse pari-
sienne, chez des feuilles qui font consister leur amour pour la liberté
à réclamer du préfet de police la dissolution des sociétés charitables,
et du garde des sceaux l’application des lois exceptionnelles contre le
clergé, ce serait courir soi-même au-devant du piège que d'en faire
le sujet d’une discussion sérieuse. C’est bien assez, en ce monde, d’être
victime delà violence: il n’est jamais nécessaire d’être dupe de l’hy-
pocrisie. Mais, quand les mômes propositions nous viennent d’amis
éprouvés des libertés publiques, d’hommes qui honorent du moins
nos convictions s’ils ne les partagent pas, nous sommes d’autant plus
obligés d’y répondre, qu’elles nous prennent par notre faible et que
nous n’échappons pas à leur séduction. L’alliance de la religion ca-
tholique et de la liberté, l’accord de la foi et du progrès des temps
modernes, c’est la cause que nous avons toujours ici et partout défen-
due. Nous n’existons, nous ne parlons que pour la maintenir. Nul
plus que les écrivains, illustres ou obscurs, dont les noms figurent
dans ces colonnes, n’a de bonne heure et vivement protesté contre
l’hostilité que deux partis extrêmes, animés de passions opposées mais
également aveugles, ne cessent d’établir entre les principes nouveaux
des sociétés et les dogmes antiques de la religion. Nul surtout n’a été
plus sensiblement touché des dangers qui naissent pour la foi d’une
intimité trop étroite avec les pouvoirs de ce monde. Le moment où nos
avertissements, longtemps méconnus, reçoivent des événements une
confirmation trop douloureuse, où notre voix, longtemps élevée dans
le désert, pénètre dans plus d’un esprit désabusé, n’est pas celui que
nous choisirons pour déserter un drapeau qui nous a trouvés fidèles
dans des jours difficiles. Si donc il y avait quelque moyen de tirer
de la liberté seule, dans l’état présent du monde, cette sécurité des
consciences dont l’indépendance de la papauté est, à nos yeux, la
184
LA SOUVERAINETÉ PONTIFICALE
garantie et le symbole , — ou plutôt si ce qu’on nous propose était
la liberté et non pas directement l’opposé, — c’est parmi nous qu’un
tel plan devrait trouver accueil, et de nos rangs même qu’il aurait
dû sortir. C’est nous du moins qui devrions en soumettre respec-
tueusement la pensée à ceux qui ont qualité pour en décider. Si tout
ceci, au contraire, est rêverie et déception, nous devons à notre cause
même de la préserver des abus qu’on peut faire de son nom et des
épreuves où elle se compromettrait en s’aventurant. Nous aurions
oublié les leçons les plus claii’es de l’iiistoire contemporaine si nous
ne savions que toutes les causes, mais principalement celles où le
nom de la liberté se trouve mêlé, ne courent jamais de dangers
plus sérieux que le jour où elles méconnaissent la réalité des faits et
perdent le souci des intérêts légitimes pour se livrer, sur la foi d’ab-
stractions, à des théoriciens absolus.
Voyons donc une fois pour toutes ce qu’il y a de sérieux dans ce
qu’on nous offre, quelle rcalilé se cache sous les mots et quel but
nous attend au bout de la voie; voyons si, en refusant d’y entrer, nous
sommes aussi dépourvus de sens et d’équité, aussi coupables et aussi
sots qu’on nous représente. Faisons trêve pour un moment aux dé-
clamations et aux invectives; serrons de près et corps à corps les
faits comme les idées.
1
Si j’ai bien compris, à travers beaucoup d’ambages, la proposi-
tion qui est faite à l’Église catholique en Europe, et dont il ne
s’agit pas en ce moment de discuter la sincérité, elle peut se ré-
duite à des termes simples. En échange de la souveraineté ponti-
ficale abandonnée, le gouvernement possesseur de Rome s’oblige-
rait à assurer à l’Église une liberté absolue pour la personne de
son chef, moyennant une séparation complète de ses intérêts et de
ceux de l’État. Cette liberté et cette séparation n’existent nulle part
à l’état complet, en Europe, du moins. Partout, en pays catholique
comme en pays protestant, une certaine union est établie, plus ou
moins étroite, entre la religion dominante et le gouvernement national.
En France même, malgré laliberté religieuse, la concurrence de cultes
divers, et l’indifférence apparente de la loi civile pour chacun d’eux,
des rapports nombreux rattachent encore l’Église catholique à l’État.
Il y a entre eux échange de concessions et d’engagements. L’État
ET LA. LIBERTE.
185
assure à l’Église la subsistance de ses ministres, pour leurs personnes
des immunités, pour l’exercice de leur sacerdoce un certain degré
de latitude et de faveur qui ne résultent pas du droit commun. En
revanche, il concourt à leur nomination, exerce sur eux plus de sur-
veillance, et même attend d’eux plus de services qu’il n’en réclame
à l’égard du commun des Fiançais. C’est tout cet ensemble de privi-
lèges et d’obligations, de charges, d’entraves et de faveurs, résultat
de conventions expresses, de traditions ou d’habitudes, auquel dès à
présent, et pour sa part, le gouvernement d’Italie promet de renoncer.
Du haut du Capitole conquis, et en face du Vatican respecté, il se pro-
pose de proclamer l’indépendance complète de la religion, fondée sur
sa séparation non moins complète de l’État. Il promet d’en donner
l’exemple en même temps que d’en poser le principe. Rigoui eusement
exclu du domaine temporel, le Pape restera pleinement indépendant
et souverain dans le domaine spirituel. Ce n’est pas un quartier de la
ville éternelle comme naguère une proposition dérisoire le suggé-
rait au Sénat, c’est bien autre chose, ce sont les régions entières de
l’âme qui lui seront abandonnées sans contestation. Entre la poli-
tique et la religion sera creusé 'un fossé plus infranchissable et plus
profond que les eaux du Tibre.
On ne m’accusera pas, j’espère, de dénaturer la proposition on la
traduisant, et j’avouerai sans détour qu’en m’en faisant l’interprète,
je n’éprouve moi-même qu’un regret, c’est que, s’il existe réellement
un moyen de séparer d’un trait de plume la religion et la politique; —
s’il existe quelque part une carte où soit tracée la ligne exacte qui
distingue les contins du domaine spirituel de ceux du domaine tem-
porel;— ceux qui en tiennent le secret à leur disposition soient venus si
tard dans le monde. Plus tôt révélée ou plus tôt connue , celte découverte
eût épargné aux générations chrétiennes bien des veilles et bien des
luttes. Voici dix-huit siècles, en effet, qu’elles la cherchent sans l’avoir
trouvée. Depuis le jour où les hommes, émancipés par l’enseignement
libérateur du Christ, ont essayé de soustraire le sanctuaire de leur con-
science au contrôle des pouvoirs humains, l’histoire des peuples n’a
été qu’un long effort pour réaliser péniblement dans les faits la dis-
tinction aperçue par la conscience. Faire rigoureusement la part de
ce qui est soumis aux pouvoirs humains et de ce qui ne relève que de
la loi divine, ç’a été dans tous les âges la recherche obstinée des poli-
tiques et des penseurs, des souverains comme des pontifes, des juris*
consultes comme des théologiens. Tous y ont constamment travaillé,
tantôt de concert, tantôt en conflit, ordinairement sous l’empire de
passions et de préjugés, parfois aussi avec sincérité et scrupule. Ils
n’ont jamais réussi à éviter complètement les empiétements récipro-
ques et les disputes de frontières, et le problème incessamment posé
186
LA SOUVERAINETÉ PONTIFICALE
et toujours renaissant a mis vingt fois l’Europe en feu. Si, pour con-
naître enfin la formule de celle quadrature du cercle moral, il suffit
de voir monter Victor Emmanuel au Capitole et Pie IX sortir du Qui-
rinal, rien que pour la curiosité du fait, nous serions tentés d’y con-
sentir.
Le malheur, c’est que, loin d’avoir trouvé l’art de dénouer la diffi-
culté, je crains que nos faiseurs de projets n’aient pas même com-
pris en quoi elle consiste. Rien ne leur paraît si aisé que de faire
vivre ainsi à côté l’un de l’autre, au sein du même pays, dans l’en-
ceinte d’une même capitale, une Église et un État, un souverain et un
pontife, sans qu’ils se touchent et même sans qu’ils se connaissent,
chargés l’un des intérêts temporels, l’autre des intérêts spirituels des
populations. A Rome, le Roi d’Italie et le Pape, partout ailleurs le
clergé catholique et le gouvernement, établis côte à côte, chacun
occupé de leur affaire, sans communication, sans inimitié comme
sans alliance, c’est un plan dont la simplicité les séduit, et, comme il
ne faut qu’un trait de plume pour le définir, ilsse figurent qu’il ne faut
qu’un acte de volonté pour l’exécuter. Rien ne serait si simple, en effet,
si un État et une Eglise n’étaient que ce qu’imagine leur grossière ap-
préciation. Si l’Église n’était qu’une institution de prières et l’État
qu’une institution de police; si toute la religion consistait en opinions
abstraites, en sentiments mystiques, en contemplations intimes;
si tout le devoir de la politique se bornait à faire régner l’ordre maté-
riel-dans les cités et dans les rues; si le domaine spir ituel ne compre-
nait que les communications secrètes de chaque âme avec Dieu, et si
le pouvoir temporel n’avait d’autre prétention que d’empêcher les
hommes de se battre et de se piller entre eux, il serait aisé assuré-
ment de garder rigoureusement distinctes deux régions qui ne se
toucheraient nulle part, et de faire demeurer dans l’indépendance et
l’ignorance l’un de l’autre deux pouvoirs qui ne se rencontreraient
pas. Mais la réalité, qui fait le désespoir du système, se joue de ces
lignes de démarcation si commodes. Ni la religion n’est un ermite
confiné dans une cellule, ni l’État ne se contente du rôle d’un gen-
darme caserné dans un corps de garde. L’un et l’autre portent plus
loin leurs vues et leurs prétentions, et, sans sortir même de leurs at-
tributions naturelles, aucun des deux n’a pu jusqu’ici faire un pas
sans qu’ils se soient trouvés face à face.
Que serait une religion, en effet, qui ne prétendrait pas régner
sur les consciences et par là exercer son empire sur la plupart des
actions des hommes? A quoi serviraient les prières, les cérémonies,
les prédications, si elles n’avaient pour but d’éclairer les hommes sur
la moralité de leurs actes, de leur dicter dans chaque occasion ce
qu’ils doivent éviter ou faire, de tracer devant leurs yeux, à travers
ET LA LIBERTÉ.
187
les nuages de la vie et le tourbillon des passions, le sillon étroit
du devoir? Tout ce qui a un caractère de moralité quelconque, tout
ce qui peut être qualifié de bien ou de mal, c’est-à-dire tout ce que
fait un être libre, rentre ainsi par quelque côté dans le ressort de la
religion, qui éclaire le bien de sa lumière et menace le mal de ses
cluitiments. C’est cet empire prétendu et exercé sur tous les actes
humains qui fait même par excellence l’efficacité et constitue aux
yeux déjugés indifférents le mérite d’une religion. Sans cette fécon-
dité de conséquences pratiques, la religion leur paraîtrait la plus pué
rile et la plus creuse des préoccupations humaines. Tout dogme est
apprécié d’après sa morale, comme l’arbre par ses fruits, et l’Evan-
gile lui-même doit moins sa réputation dans le monde au sacrifice
de la croix qu’au sermon sur la montagne. Mais, d’autre part, ces
mêmes actes que la religion doit inspirer ou commander, l’État a la
prétention de les régler. Il se croit chargé de les contenir dans les
limites de la justice, de ne pas leur laisser franchir les bornes du droit
de chacun ni compromettre l’intérêt de tous. Si le sentiment religieux
est un mobile, la loi civile se regarde comme un frein à peu près
universel; et de là vient qu’il n’est presque aucun point du champ où
se déploie l’activité des êtres libres qui ne puisse être à la fois matière
de préceptes religieux ou de lois civiles, qui ne puisse devenir pour
ces deux autorités rivales un lieu de rencontre et par là même .un
champ de bataille, et que leurs occasions de conflit sont aussi nom-
breuses q[ue leurs points de contact.
Veut-on des exemples de ces rencontres fatales dont il serait im-
possible assurément de donner une liste complète? On n’a en vérité
d’autre embarras que celui du choix. La religion, par exemple, ne peut
subsister ou se répandre sans prières publiques, sans prédications, sans
démonstrations écrites ou orales, sans un lien d’association entre les
fidèles qui la professent, sans contribution de leur part aux frais du
culte ou à l’entretien de ses ministres, sans enseignement donné à la
jeunesse. Mais les réunions populaires, la publicité par voie de presse
ou de paroles, l’existence d’une association particulière au sein de la
société générale et son droit d’acquérir et de posséder, l’éducation de
l’enfance, sont aussi autant de sujets qui appellent la surveillance
de l’État, autant de matières de législation politique ou ci vile. Comment
la religion ne prétendrait-elle pas, en outre, à régler l’intérieur des
familles et à assurer la pureté du toit domestique? Comment n’aurait-
elle pas des règles pour savoir moyennant quelles conditions l’union
conjugale, contractée ou rompue, peut recevoir la bénédiction ou
attirer le châtiment du ciel? Mais la légitimité des mariages, d’où
dépendent la condition des personnes et la succession des fortunes,
est la clef de voûte des lois civiles, et l’État, qui est appelé à en ga-
188
LA SOUVERAINETÉ PONTIFICALE
rantir les effets, ne renonce pas au droit d’en connaître les règles.
Enfin, la religion a des ministres, spécialement adonnés à son ser-
vice, et à qui elle ordonne de lui consacrer tout leur temps, toutes
leurs facultés, tout leur être, tandis que l’État se croit en droit
d’exiger pour sa défense une part de l’activité de tous les citoyens.
On n’en finirait pas si on voulait parcourir tous les points qui sont
soumis ainsi en commun au droit de la religion et à celui de l’État,
tous les territoires mixtes qui relèvent des deux juridictions. Tran-
chons le mot : il est sans doute parmi les objets dont l’État s’occupe
des intérêts purement matériels, comme il est dans les dogmes delà
religion des questions purement théologiques ou métaphysiques, et
ces points, séparés comme le ciel l’est de la terre, n’auront jamais
rien à démêler les uns avec les autres. Mais sur tout ce vaste théâtre
où se déploie la vie morale des peuples, sur tout ce terrain accidenté
où se meuvent les passions humaines, il n'est rien qui ne puisse inté-
resser à la fois et la conscience et l’Etat. Tout y est spirituel par une
face et temporel par une autre. Rien de si distinct que ces deux princi-
pes; rien de si mélangé que leurs conséquences. Ce qui signifie simple-
ment que les sociétés comme les hommes sont ici-bas indissoluble-
ment composées de corps et d’âme; que leur vie extérieure n’est que
le reflet de leur pensée intime, et que si le royaume de Dieu n’est
pas de ce monde, c'est en ce monde pourtant qu’il cherche ses sujets
et que ses lois veulent trouver obéissance.
Qu’arrive-t-il maintenant si, sur tous ces points qui font partie de
leurs attributions communes, la loi civile exige ce que défend la loi
religieuse, et réciproquement? Qu’arrive- t-il si, quand le prédicateur
réunit les peuples pour leur enseigner sa foi, le magistrat, dans un
intérêt de police, lui ferme la bouche ou disperse ses auditeurs?
Qu’arrive-t-il si celui que la religion a fait prêtre, la conscription le
fait soldat, et le contraint ainsi, malgré ses vœux, à verser le sang de
ses semblables? Ce qui arrive dans tous ces cas, le demandez-vous?
C’est alors qu’éclatent, sous le nom de guerres ou de persécutions
religieuses, ces luttes pi*ofondes qui déchirent les entrailles mêmes
d’une nation. L’État insiste; la religion résiste : et, quel que soit le
mode de sa résistance, qu’elle soit armée ou passive, qu’elle se laisse
traîner au supplice ou qu’elle lève l’étendard de la révolte, ce n’en
est pas moins le signal d’un de ces interminables duels où les deux
combattants se transpercent avec le fer également acéré de deux con-
victions et de deux droits. C’est le danger qui menace, c’est le feu qui
couve toujours dans les sociétés chrétiennes, par cela même que, seu-
les dans le monde, elles ont eu le courage déposer le droit de la con-
science en face des prétentions de l’Étal . Ces deux droitsqui se regardent
sont toujours à la veille d’en venir [aux mains. Les sociétés antiques
ET LA LIBEUTÉ.
189
échappaient, j’en conyiens, à ce péril parmi moyen commode, c’était
de confondre la religion et l’État, de faire de l’État, à dire le vrai, le
Dieu delà conscience. Des religions si souples, qui faisaient partie delà
constitution de l’État et changeaient ai^ec elle, ne causaient, je l’avoue,
aucun trouble dans un pays ; et des États, si surs d’être obéis, n’é-
taient jamais exposés à faire des martyrs. Regrette qui vo^' .ira ces mar-
chés de servitude et ces jours de paix honteuse. Pour ma part, malgré
tout le sang qu’a coûté aux nations modernes l’hostilité trop fré-
quente de la loi religieuse et de la loi civile, malgré toutes les luttes
du sacerdoce et de l’empire, dans quelque péril d’aventure, dans
quelque compagnie d’auxiliaires compromettants qu’ait pu se trouver
engagée pour soutenir son droit l’Église même de Dieu, je persiste à
rester fidèle à la tombe de Grégoire VIÏ et à l’échafaud de Thomas
Morus. La liberté de la conscience est comme toute autre : c’est par
quelque trouble et quelque péril qu’i^ faut la payer aux dieux.
J’en ai dit assez, ce me semble, pour être en droit de conclure que
les rapports du spirituel et du temporel dans le monde sont plus
compliqués, et par conséquent leur séparation plus difficile qu’une
tliéorie pure, uniquement nourrie d’abstraction, ne se l’imagine. S’il
a éclaté dans l’histoire tant de démêlés entre la religion et la politi-
que, et si les traces en demeurent encore inscrites en tant de lieux
par la fumée des bûchers et les ossements des morts, la faute n’en
doit pas être uniquement imputée à l’ambition et au fanatisme,
aux torts des prêtres et des rois. La cause, ce n’est pas seulement
que, sur un point de l’Italie, il y a un prêtre qui règne et des cardi-
naux qui sont ministres; ce n’est pas davantage que des rois nom-
ment des évêques et que des évêques siègent dans les assemblées
politiques. C’est plus haut qu’il faut s’en prendre; c’est à la nature
des choses, qui, en faisant les deux éléments distincts, n’a pas pris
assez de soin de les faire séparés ; en quoi je conviens qu elle a man-
qué d’égards pour les convenances et les commodités des philosophes
et des législateurs. Comment sortir pourtant de celte difficulté que
personne n’a créée, mais qui pèse sur tout le monde? Jusqu’ici il n’y
a eu que trois moyens essayés, ou plutôt il n’y en a eu qu’un qui
l’ait dénouée réellement : des deux autres l’un n’ayant jamais été mis
à l’épreuve et l’autre ne faisant que trancher le nœud avec plus ou
moins d’adresse dans l’usage de la force.
Le plus simple, le plus habituellement proposé, est de remettre
tout simplement à l’État le soin de fixer à son gré les limites de son
domaine et de celui de la religion, le rendant ainsi, toutes les fois
qu’un différend s’élève, juge dans sa propre cause, et de l’étendue
de sa propre compétence. « Vous ne prierez, dit l’État à la religion
dans un tel système, vous n’adorerez Dieu qu’à ma convenance, dans la
IflO
LA SOUVERAINETÉ PONTIFICALE
forme et dans la mesure qui m’agréent. Vous ne commanderez que
ce que je permets et ne défendrez jamais ce que j’exige. Vous n’au-
rez, en tout genre et en tout sens, de latitude que celle que je vous
laisse. Fiez-vous à moi, contentez-vous de ceque je vous donne. Tout
ce que je garde m’appartient. » Ce procédé, étant naturellement du
goût des souverains, a toujours été proposé par ceux qui ont porté
parole en leur nom, et le principe en figure au frontispice de toutes
les législations. Beaucoup de communions chrétiennes s’y sont prê-
tées de bonne grâce, à Londres, à Berlin, à Moscou ; c’est à elles de
dire si elles se sont bien trouvées de leur condescendance. Mais il en
est une, entre toutes, qui a toujours et obstinément refusé d’y’ plier
le front; il en est une qui a toujours prétendu que personne, pas
plus l’État que les individus, pas plus les peuples que les rois, n’a-
raient qualité pour lui faire sa part, parce qu’elle Ta reçue de Dieu
même en héritage, et que, assez sage pour ne pas la dépasser, elle
ne reconnaît à nul homme le droit de la restreindre. On connaît
son nom, dont le monde retentit, et ses traits qui s’élèvent avec une
fierté majestueuse au-dessus de tous les pouvoirs de la terre. C’est le
vieil athlète des droits delà conscience qui, depuis dix-huit siècles, a
porté pour elle le poids du jour et du combat. Cette prétention de ne
pas laisser à la loi humaine la faculté de fixer arbitrairement les bornes
du domaine de Dieu, elle Ta défendue à travers les âges, tour à tour
proscrite et prospère, dans l'exil, dans les cachots, à Salerne, à Fon-
tainebleau, devant les souverains les plus divers , oints de l’huile
sainte ou sortis de l’urne populaire. Quelle que soit la forme de
l’État, elle la maintiendra très-assurément, tout aussi bien devant
un plébiscite du suffrage universel que devant un décret impérial. On
dit à cause de cela que c’est une religion tracassière, indocile, me-
nace constante pour tous les pouvoirs, vraie trouble-fête des so-
ciétés. Soit : elle est à prendre ou à laisser. On peut essayer de l’a-
néantir : cela n’a pas réussi à ceux qui en ont fait la tentative;
mais c’est encore plus sensé et plus possible que d’espérer de la mo-
difier. Quand des défauts sont séculaires, il faut faire son compte
qu’ils sont devenus incorrigibles.
Un autre moyen de sortir de peine, directement contraire, a été
rêvé par quelques publicistes du moyen âge, et brille encore comme
un mirage devant plus d’un catholique de nos jours. Je dis, rêvé : car,
avec quelque soin que je lise l’histoire, je ne puis découvrir qu’à au-
cune époque des temps modernes il ait pris corps dans la réalité des
faits. Ce serait un état de société dans lequel le pouvoir spirituel, re-
présenté par l’Église catholique, tiendrait tous les gouvernements de
la terre en laisse et à discrétion. Dans une société ainsi régie, ce serait
l’Église qui, en tout genre, ferait toutes les lois, toutes celles du
191
ET LA LIBERTÉ.
moins qu’il lui conviendrait de se réserver, et il ne resterait à l’État
d’autre fonction que de veiller en armes à la porte des consistoires
et du concile pour prêter main forte à leurs décisions. Avant de me
prononcer sur cet idéal, j’attendrai qu’on m’ait démontré qu’il ait ja-
mais existé dans le passé, ou qu’il ait la moindre chance de renaître
dans le présent. Jusque-là, parlant des faits qui nous pressent et
non des hypothèses que notre imagination peut concevoir, je n’ai pas
le temps de m’arrêter pour l’honorer d’aucun regret ou l’appeler
d’aucun vœu.
Reste un troisième moyen que personne n’a inventé, qui n’a pas
commencé à un jour donné, qui n’est pas le fruit d’une méditation
de théologiens ou de législateurs, qui est venu au jour tout seul, pro-
duit combiné de la sagesse des siècles et du bon sens des peuples
résolus de ne pas se laisser étouffer dans les étreintes d’une logique
inexorable. Ce moyen, il ne s’agit pas d’en démontrer en théorie la
possibilité ou la convenance, mais de le dépeindre, puisqu’il existe
et qu’il est à l’œuvre. Le voici donc tel qu’il se présente à nous sans
beaucoup de changement depuis tout à l’heure trois siècles.
Au centre de l’Europe, dans un lieu qui dépasse par la majesté de
ses souvenirs la taille de tous les pouvoirs humains, le chef de la plus
grande religion que le monde connaisse règne sur un petit État. Sur
ce théâtre, étroit si on regarde l’espace qu’il occupe, immense par les
sentiments que son nom réveille et les intérêts qui s’y décident, les
deux pouvoirs, temporel et spirituel, sont, par exception, réunis dans
une seule main. Le pouvoir spirituel se déploie là dans une pleine
indépendance, n’ayant ni à côté ni au-dessus de lui aucune autoiâlé
rivale qui puisse tenter ou de le soumettre ou de le restreindre, à
qui il soit en péril de céder où en devoir de tenir tête.
Du haut de ce trône trop étroit pour exciter l’ambition, suffisant
pour assurer la liberté de celui qui l’occupe, le chef du pouvoir spi-
rituel traite d’égal à égal et de gré et de gré avec tous les gouverne-
ments de la terre. D’une main libre parce qu’elle est souveraine , il
signe avec eux des conventions qui ne peuvent être suspectes ni de
violence ni d^ séduction. Il prévient, par des transactions équitables,
les contïits qui peuvent s’élever. Tous ces points partout débattus, sur
lesquels les deux pouvoirs élèvent des prétentions égales et ne veu-
lent ni ne peuvent peut-être céder pas plus l’un que l’autre, se trou-
vent réglés par des conventions amiables, qui n’emportent d’aucune
part ni abdication de son droit ni usurpation de celui d’autrui. Et
pour tous les différends imprévus que le hasard peut faire naître, des
précautions sont prises d’avance afin d’éviter qu’au moins la passion
ne les envenime et ne nourrisse de son feu caché l’étincelle que le
frottement d’intérêts si rapprochés peut à chaque instant faire jaillir.
192
LA. SOUVERAINETE PONTIFICALE
Tel est le régime combiné de la souveraineté pontificale et des
concordats sur lequel repose dans l’Europe moderne tout l’état légal
de la religion catholique. Ce régime n’a point Tuniformité d’un sys-
tème ni la perfection d’un idéal : il est né péniblement des faits, et
garde dans sa configuration irrégulière la trace du mélange de ses
origines et du labeur de son enfantement. Parmi ces diverses conven-
tions conclues entre le Saint-Siège et les puissances d’Europe, aucune
n'est parfaitement semblable à l’autre ; chacune porte l’empreinte, et,
pour ainsi dire, a pris la couleur particulière du lieu et du temps où
elle a été conclue. Suivant l’opinion dominante dans chaque pays,
suivant le degré et l’ardeur de la foi des peuples et des souverains,
l’intimité des partis est plus ou moins étroite, et leur liberté réci-
proque s’engage plus ou moins avant par un échange de conces-
sions. On y voit la confiance de deux amis ou la méfiance de deux
rivaux. Mais, si ce régime n’est pas issu d’une spéculation systéma-
tique, il est encore moins, comme on le prétend, uniquement le pro-
duit des passions et des faiblesses humaines. Il n’a point été arraché
par la cupidité d’un confesseur au chevet d’un souverain vieilli ou
bigot; il est encore moins le prix dont une Église asservie a fait payer
ses complaisances. Rien de si faux que ces assertions, puéril et
odieux mélange de calomnie et de crédulité. C’est tout simplement
l’œuvre sensée, réfléchie, résignée de deux pouvoirs longtemps aux
prises, las de querelles, quoique encore jaloux de leur indépendance.
Presque toujours ces concordats ont été conclus à la suite de longs
différends pour en faii e disparaître l’occasion et en prévenir le retour.
Leur but commun est de soustraire à la police arbitraire des États les
réunions du culte, les publications, les prédications pastorales, l’en-
seignement des vérités de la religion, de donner en un mot à la liberté
des intérêts spirituels dans chaque pays la solidité d’un engagement
synallagmatique, au lieu du fondement fragile et restreint d’une
simple concession royale ou populaire. D’autres dispositions ont pour
effet d’assurer le bon accord des ministres de la religion et de l’État,
par le choix intelligent et approprié des personnes. Dirai -je que
toutes ces clauses aient été toujours conçues avec une prudence
égale et suivies d’un effet pareillement heureux? A Dieu ne plaise que
j’attribue à ceux qui signent de tels arrangements une infaillibilité à
laquelle ils ne prétendent pas en telle matière, et que je fasse
indiscrètement intervenir ici la protection du Saint-Esprit où elle n’a
que faire I II y a eu de bons et de mauvais concordats ; il y en a eu
qui ont donné tantôt à l’un tantôt à l’autre des contractants des faci-
lités abusives qui se sont perdues bientôt par leur excès. Il y en a eu
d’obscurs et d’insuffisants, dont l’interprétation a fait renaître les
différends mêmes qu’il avaient eu pour but de concilier. Autant en
ET l.A LIBERTÉ.
19."
peut-on dire de tous les traités survenus entre toutes les puissances
de ce monde. Blais qui jamais a songé à rendre ces traités respon-
sables de la difficulté et môme de l’existence des rapports qu’ils ont
essayé de régler? Encore un coup, il serait cent fois plus commode
qu’entre un État et une Église la force des clioses n’établît pas de rap-
ports naturels, nécessaires, quotidiens; que, placés au sein des mômes
populations, avec charge des mômes âmes, ils ne fussent pas exposés
à se rencontrer, et par là môme à se heurter à chaque pas. Blais,
puisque ces rapports existent et qu’on ne peut en accuser personne,
ce qu’on peut faire de mieux, c’est de tacher de les rendre réguliers
et paisibles. Supposer que ceux-là créent le mélange, qui essayent
d’y mettre l’ordre et de substituer la concorde au conllit, c’est pren-
dre sottement l’effet pour la cause et le remède pour le mal.
Quoi qu’il en soit, et quelque opinion qu’on ait de ce régime, qui a
toutes les imperfections humaines, il est clair que les deux parties en
sont étroitement liées, et que, sans en compromettre les effets, on
ne peut arbitrairement les séparer, hes concordats ont pour hase
principale la souveraineté pontificale, autour de laquelle ils sont
greffés et sur laquelle ils s’appuient, et l’on ne conçoit guère
comment ils auraient pu s’en passer et comment ils pourraient
lui survivre. Pour qu’un contrat prenne naissance, en effet, dans
des conditions durables, il faut que les deux parties soient placées
l’une vis-à-vis de l’autre dans des conditions d’indépendance et par
conséquent d’égalité qui leur garantissent réciproquement la .sincé-
rité de son exécution. Il ne faut pas qu’elles puissent mutuellement
se soupçonner de vouloir briser ou étendre par la force les engage-
ments qui les lient. Point de contrat, on le sait, dans la rigueur du
droit, quand la force a présidé à son oiâgine ; mais, en fait, point de
contrat durable si la force en peut à tout moment suspendre le
cours. Ce qui est vrai entre particuliers ne cesse point de l’ôtre
entre un État et une Église, la grandeur des parties ne faisant
qu’accroître chez elles le souci de leur dignité et l’importance des
intérêts ne faisant que rendre les précautions plus nécessaires.
Quant à l'indépendance de l’État, il n’est guère, au dix- neuvième
siècle du moins, besoin de s’en préoccuper, et nulle précaution par-
ticulière n’est nécessaire pour le mettre à l’abri de la contrainte.
L''État, c’est la force même, il ne marche qu’environné de son appa-
reil et ne parle que pour commander. Blais l’Église, désarmée de sa
nature, où prendrait-elle la garantie de sa liberté, sinon dans la
pleine indépendance de la personne du chef qui porte la parole en son
nom? Conçoit-on bien le sujet d’une des puissances d’Europe, traitant
avec les souverains, recevant leurs ambassadeurs, accréditant des
plénipotentiaires auprès d’eux, et signant avec eux des conventions?
104
IA SOUVERAINETÉ PONTIFICALE
Avec qui traiterait-il, ce sujet d’une nature si particulière et d’une
taille si incommode? Avec son propre souverain? Quelle égalité alors
entre les deux signataires? Quelle défense contre l’abus de la force?
En cas de manque de foi, quelle voie exécutoire pour résilier le con-
trat? Sera-ce avec des puissances indépendantes autres que celles
dont il reconnaît lui-même la loi? Mais alors ces puissance elles-mêmes,
quelle garantie auront-elles contre les préventions de son patriotisme?
Laquelle sera assez peu soucieuse de ses propres droits pour traiter des
intérêts qui les touchent avec le sujet d’un rival qui sera peut-être
demain son ennemi? Qui voudrait sur tant de points les plus sensi-
bles de la vio morale des peuples, je ne dis pas sentir le poids, mais
seulement voir passer l’ond^re d’une main étrangère?
Je prends un exemple entre mille, et je ne vais pas le chercher loin.
C’est chez nous et dans notre siècle que je le rencontre. De tous les
concordats conclus entre le Saint-Siège et les puissances de l’Europe,
je ne crois pas qu’il y en ait eu de plus généralement populaire dans
le vrai sens du mot, dont l’exécution aiCdonné lieu à moins de difficul-
tés, et auquel une nation entière se soit plus naturellement habituée
et attachée que celui qui intervint en 1801 entre le pape Pie Vil et le
premier consul Bonaparte. Signé au lendemain du bouleversement de
toutes les idées religieuses et sociales, il a traversé aujourd’hui de
compte fait quatre révolutions politiques, et je ne sais combien de
révolutions morales, sans qu’aucun des pouvoirs et des esprits divers
qui ont passé sur la France ait éprouvé le besoin de le modifier. Après
soixante ans (quelle durée pour une institution française!) il demeure
encore comme un des actes les plus mémorables d’une grande époque,
et comme un des plus solides titres de gloire d’une dynastie nais-
sante. Eh bien, j’affirme, sans crainte d’être démenti, que si le pape
n’eût été alors souverain à Rome aussi pleinement que le premier
consul l’était à Paris, jamais cet acte, si bien passé dans notre sang
et dans nos mœurs, si bien mêlé à l’air que nous respirons, n’aurait
vu le jour. Comme toute autre convention, le concordat de 1801 a été
précédé d’une négociation délicate, et le premier consul a montré ce
jour-là, comme toujours, son caractère habituel, si singulièrement
mélangé de prudence, de passion, de génie, d’arrogance et de bon
sens. Il eut des velléités impétueuses qu’il dut contenir, et des refus
impérieux qui durent fléchir devant la patience obstinée des représen-
tants du Saint-Siège. Croit-on que s’il eût tenu Pie VII sous sa main
comme un de ces Français qu’il pouvait envoyer d’un trait déplumé en
prison ou en exil, il se fût plié à tant d’égards? Douze ans plus tard,
quand il garda le même Pie VII captif à Fontainebleau, on vit comment
il traitait de matières religieuses aveclesgens qu’il croyait avoir à merci.
Dès 1801 , si les circonstances eussent été les mêmes, tout se fût passé
ET L.\ LIliEUTE.
195
de même sorte entre les mômes interlocuteurs, et le dialogue, au lieu
d’aboutir à une convention équitable, eût aboutit à un commande-
ment impérieux, suivi ou dénué d’effets, selon le caractère plus ou
moins courageux du pontife. Que si l’on fait la supposition inverse et
qu’on imagine que Pie YIl eût obéi, comme sujet, à quelque autre sou-
verain que celui de France, la conclusion du concordat devient bien
plus impossible encore à supposer. Hors de France, en effet, le pre-
mier consul ne comptait que des ennemis. Tout ce qui n’était pas
englobé sous sa main conquérante était engagé dans la résistance
de l’Europe coalisée, et la proposition de conclure une convention
réglant l’état de la religion en France avec quelques sujets de l'Autri-
che ou de la Prusse n’eût pas été seulement discutée dans son conseil.
Tel est le lien intime qui unit l’existence de la souveraineté ponti-
ficale avec le régime des concordats, lequel seul a jusqu’ici assuré en
Europe la paix entre les gouvernements et l’Église. Ingénieuse com})i-
naison, qui a trouvé un intermédiaire entre une théocratie impos-
sible et la servitude religieuse dont Londres et Moscou se sont laissé
donner le triste spectacle. Sur le terrain neutre et prédestiné de la
ville des Césars, Paccord de deux pouvoirs indépendants a mis un
terme à leur échange d’excommunication et d’usurpation, et à leurs
tentatives de subordination réciproque.
Il étaitassez naturel de s’attendre que les deux termes qui ont com-
mencé le même jour auraient aussi la même fin : et en ceci la propo-
sition que nous discutons jette une lumière dont nous lui savons gré.
On ne saurait en ce monde, en effet, apercevoir de trop loin le but
où l'on marche, et prévoir trop tôt les conséquences de ce qu’on fait.
Tant de gens s’imaginent encore que la souveraineté du pape est
un intérêt trop éloigné d’eux pour les toucher jamais; affaire à
régler, pensent-ils, entre la liberté de quelques Italiens et la con-
science de quelques dévots. Qu’il soit bien entendu, maintenant, que
c’est une révolution radicale qu’on veut introduire dans les rapports
de tous les États avec tous les clergés et toutes les Églises. Ce qu’il
s’agit de détruire, ce n’est pas seulement, comme on le répète sans
beaucoup d'effet, l’œuvre de Charlemagne en Italie : Charlemagne
est si vieux et l’Italie est si loin ! c’est l’œuvre du premier consul,
chez nous et à nos portes. Plus de pape à Rome, plus de concordat
en France : c’est bien ainsi qu’on l’entend, et, le premier résultat
obtenu, il sera difficile de ne pas passer par le second. Il est utile
qu’on le sache et qu’on s’y attende. Tenez-vous-le surtout pour dit,
honnêtes gens, si nombreux en France, à qui le statu quo plaît par le
coté qui nous touche le moins, et qui savez gré au concordat de vous
assurer juste la dose de religion que vous désirez , une religion pai-
sible à l’usage de vos femmes, de vos filles et de vos fils mineurs,
196
LA SOUVERAINETÉ PONTIFICALE
avec un curé par commune pour bénir vos mariages et baptiser vos
enfants; une religion qui vous serve sans vous gêner, qui fasse le mé-
nage de la société sans lui causer aucun trouble et sans lui demander
aucun sacrifice ; attendez-vous qu’avec la souveraineté pontificale dé-
truite et entraînant le concordat dans sa chute, cette paix que vous
goûtez si fort sera pour jamais envolée et fera place à un inconnu plein
d’orages. Je n’ai qu’une médiocre estime pour votre état d’esprit, un
des plus inconséquents que je connaisse, malgré la suffisance et l’é-
troit orgueil qui habituellement l’accompagnent; mais, comme vous
constituez une notable partie de la nation française, principalement
de cette classe qui lit les journaux et paye les contributions, je
pense que vous avez droit de connaître d’avance le résultat des me-
sures qu’on vous conseille, et vos feuilles favorites, qui ne sont pas
les moins ardentes à prêcher la croisade organisée contre la pa-
pauté, devraient avoir la loyauté de vous en prévenir, afin de vous
épargner, quand le jour sera venu, en face de plus d’un presbytère
vide et d’une église fermée, le désagrément de la surprise.
Reste à examiner ce qu’on vous propose, non pas seulement pour
remplacer le régime détruit, mais pour prévenir le retour des diffi-
cultés dont ce régime, on vient de le voir, est issu et qu’il a eu pour
but unique d’aplanir. On dit que la liberté à elle seule aura cette
vertu. Nous nous serions bien mal fait comprendre si l’on ne voyait
d’ici combien d’illusions et de pièges sont cachés à fleur de terre
sous ce mot si vague.
II
Parlons d’abord de la liberté promise au pape. C’est par là, sans
nul doute, qu’il faut commencer, car, puisque le pape doit être le
premier à se voir dépouiller, il doit être le premier aussi à recevoir
la compensation prétendue. Quel est donc cet état de pleine liberté
qui doit remplacer pour le chef de l’Église l’indépendance que jus-
qu’ici il n’a trouvée que sur le trône? dans quelles conditions, sous
quelles garanties cet état peut-il exister?
En parcourant les hypothèses, je n’en vois, en vérité, que deux
qu’on puisse former. Elles constituent une alternative dont il n’est
pas possible de se dégager. Le pape, restant à Rome sans être sou-
verain, ne peut y vivre que dans l’une ou l’autre de ces deux condi-
tions :ou bien il y sera un Italien comme un autre, usant de la liberté
commune, mais soumis aussi aux lois communes du royaume d’Italie;
ET LA LIBERTÉ.
197
OU bien il y sera un être à part, investi de privilèges et jouissant
d’une inviolabilité à lui propre. Je ne conçois pas une troisième sup-
position.
Dans le premier cas, la conséquence est facile à prévoir. Ce sera
tout simplement le royaume d’Italie qui disposera, sous le bon plaisir
de son souverain ou par des lois rendues en son parlement, de toute
la constitution extérieure de TÉglise universelle, et qui pourra à son
gré en modifier, en déplacer et en arrôler les ressorts.
Je prie qu’on ne se récrie pas contre cette conséquence : car il
est impossible d’y échapper. L’autorité que le pape exerce sur tous
les fidèles répandus sur le monde est purement spirituelle, j’en con-
viens, et ne s’adresse qu’aux âmes. Mais ici-bas, et tant qu’il plaira à
Dieu d’enfermer chaque esprit dans une enveloppe corporelle, les âmes
ne communiqueront entre elles qu’à travers les corps. 11 suit de là que
cette autorité, toute spirituelle qu’elle est, ne peut s’exercer que par
une série d’actes extérieurs, qui, à peine produits au dehors, se
trouveront, si le pape est sujet italien, tomber de plein droit sous le
joug de la législation qui règne autour de lui.
Le pape, par exemple, ne peut faire connaître ses décisions à l’É-
glise sans leur assurer, par toutes les ressources de l’écriture et delà
parole, une publicité assez retentissante pour atteindre les confins
du monde. Une peut prendre ces décisions même sans l’assistance de
conseillers nombreux, soit de ceux que Dieu lui a associés pour le
jugement de la foi, soit d’autres qu’il doit choisir lui-même pour ve-
nir en aide à la faiblesse d’une seule intelligence dans les mille dé-
tails du gouvernement de l’Église que ne garantit pas l’infaillibilité
dogmatique . Enfin la condition mortelle fait que les hommes même
consacrés à Dieu et ne vivant pas seulement de pain, ont pourtant en-
core besoin de pain pour vivre; il faut donc, par une déplorable mais
invincible nécessité, à la Papauté un revenu suffisant, non-seulement
pour assurer un éclat dont l'effet n’est point indifférent sur l’imagi-
nation populaire, mais pour subvenir aux besoins d’une administra-
tion qui couvre le monde et au maintien comme à la diffusion de la foi
dans tout l’univers, pour arrêter ici, par un secours opportun, la
décadence des églises et fomenter là leurs germes naissants. Miséra-
bles et grossiers détails que tout cela, j’en conviens; oui, misérables,
mais de la misère humaine, et grossiers comme nos membres faits du
limon de la terre!
Si le pape est un simple citoyen italien, il ne pourra rien mettre au
jour, ni décret, ni bref, ni encyclique, sans se conformer tout d’abord
aux lois de la presse en vigueur dans le royaume d’Italie, et sarr
être exposé, en cas de contravention vraie ou supposée, à en rendra
compte à des tribunaux ou à des jurés italiens. Il ne pourra réunii
Octobre 1861, 14
198
LA SOCVEUAINETÉ PONTIFICALE
autour de lui ni conseils d’évêques, ni congrégation de cardinaux,
sans se mettre en règle avec les lois de police du royaume d’Italie en
matière de réunion et d’association. Enfin, il ne pourra rien recueil-
lir, rien posséder et surtout rien laisser à ses successeurs et rien as-
surer au siège qu’il occupe, qu’autant que les lois italiennes permet-
tront les fondations, les substitutions, la main-morte et les propriétés
collectives. C’est dire qu’il ne pourra ni émettre un vœu, ni faire un
geste, sans que sa voix soit exposée à rencontrer une sourdine ou son
bras un oblacle posés d’avance parle législateur italien. Tout le monde
chrétien, de Péking à New-York, et de Rio-Janeiro à Constantinople,
devra attendre la permission du roi d’Italie et de son parlement pour
communiquer avec son chef et lui offrir l’hommage de son dévouement.
Pour qu’un tel pouvoir, d’exorbitant qu’il est en principe, devienne
oppressif en application, est-il nécessaire de supposer un Dioclétien
ou même un Philippe le Bel sur le trône? Faut-il supposer le pape
enfermé dans le château Saint-Ange, ou souffleté dans Agnani par
quelque Cialdini déguisé en Nogaret?
Ces violences , qui ne sont plus de notre âge, et qu’il répugne à
notre génération de supposer (peut-être plus que de commettre dans
l’occasion), ne sont pas à craindre, je le veux bien^ mais elles ne sont
aussi nullement nécessaires, pour que le joug étendu par l’Italie sur le
pape devienne au besoin destructif de la liberté et même de l’existence
de l’Église. Deux ou trois décrets anodins, inoffensifs en apparence,
suffisent pour atteindre le résultat avec un succès d’autant plus com-
plet qu’il sera obtenu sans scandale et que les bâillons administratifs
déploieront là leur vertu bien connue pour étouffer les cris des pa-
tients. Les modèles de ces décrets, il ne faudra pas les aller chercher
loin : on pourra les trouver tout faits d’avance chez des nations qui se
vantent de leur civilisation, de leur foi, et au besoin, dans les grands
jours, môme de leur liberté. Le roi Victor-Emmanuel n’aura, par
exemple, qu’à faire lever, dans le Moniteur de France, une copie du
décret du 17 février 1852 sur la presse, en y joignant un extrait de
l’article 291 du Code pénal qui interdit la réunion de plus de vingt
personnes et en couronnant le tout par la jurisprudence du Conseil
d’État louchant l’incapacité d’acquérir des personnes civiles non léga-
lement reconnues. Avec ces trois engins combinés, en serrant légère-
ment les écrous, il a tout ce qu’il faut pour empêcher la Papauté de
parler, de se mouvoir et de vivre, et pour réduire l’Église entière
dans la personne de son chef au silence et à la famine.
On dit qu’il n’en fera rien, et on nous en donne deux sortes d’as-
surances : la loyauté de son gouvernement, qui répond de ses inten-
tions connues, et le régime constitutionnel en vigueur en Italie, qui
assure au Pape comme à tout Italien une immense latitude de liberté.
ET LA LIBERTÉ.
199
Je ne discute point la valeur relative de ces garanties, je les admets
toutes deux à titre égal, sans m’inquiéter si je ne fais pas injure à
l’une en la comparant à l’autre. J’admets que le gouvernement pié-
montais est aussi loyal que sa constitution est libérale, et récipro-
quement. Ce sera peu, ou beaucoup dire, comme on voudra. Mais
qu’est-ce donc que les intentions d’un homme et le texte d’une con-
stitution politique? et est-ce sérieusement qu’on nous propose d’as-
seoir sur un tel fondement la sécurité d’une Église universelle et im-
périssable? Et c’est à nous qu’on le propose, à nous tout couverts de
la poussière des trônes et qui foulons un sol jonché des débris de vingt
constitutions lacérées ! En vérité, de ces deux choses, la parole hu-
maine et le papier d’une charte, Je ne sais, par le temps qui court, de
quoi le vent se joue plus aisément. Votre constitution, où était-elle hier?
et ceux qui l’appliquent, où seront-ils demain ? Ce système de liberté
prétendue que nous discutons, un homme l’avait imaginé, et le pro-
clamait, il n’y a pas six mois encore, du haut de la tribune, dans tout
l’orgueil du triomphe et toute la maturité de l’âge. Cherchez cet
homme aujourd’hui : six pieds de terre enferment sa gloire et ses
pensées. Quant au royaume qu’il a fondé sans le vouloir lui-même
et sans y songer la veille; ce royaume qui n’a pas une page d’histoire,
qui a des conquérants à ses portes et des factions dans son sein;
ce royaume qui ne vivrait pas jusqu’au soir si la France ne le cou-
vrait de sa protection, c’estl’enfant, non pas en tutelle, mais en nour-
rice, qui ne peut se passer ni des bras qui le portent, ni des mamelles
qui l’allaitent encore. Je ne fais aucun cas de ses l'ésolutions et de
ses promesses. Il n’a pas l’âge de raison pour avoir une volonté. Trou-
vez bon que nous demandions pour la liberté de notre Église, d’où
dépend celle de nos consciences, quelque autre garantie encore que
des institutions que nous pourrions trouver supprimées demain au
réveil par un ordre du jour des Autrichiens ou une proclamation de
Mazzini.
Voilà pour la première hypothèse; on n’exigera pas que nous nous
y arrêtions davantage; on ne s’étonnera pas qu'elle ne nous laisse pas
satisfaits. Passons à la seconde : aussi bien c’est celle que les publi-
cistes sages, ceux qui prétendent à la renommée de politiques dans
Paris, ont pris exclusivement sous leur protection.
Dans cette nouvelle forme du môme système, la liberté du pape ne
sera plus la liberté commune des sujets italiens, soumise à la limite
commune des lois. Elle consistera au contraire à être pleinement
affranchie des lois italiennes. Le pape sera un être à part, à côté et
au-dessus des lois, pouvant parler, écrire, posséder, disposer de ses
biens et de sa personne, sans avoir à rendre compte ni aux juges, ni
aux magistrats d’aucun pays. Ce sera une immunité diplomatique
200
LA SOUVERAINETÉ RONTIFICALE
pareille à celle des ambassadeurs, et, pour compléter l’analogie, tou-
tes les puissances d’Europe seront admises à s’en porter caution, et,
au besoin, à intervenir pour la faire respecter. Tranchons le mot, et
voyez comme les idées se transforment quand la discussion les presse :
il ne s’agit plus d’une liberté pour le pape, mais d’un privilège, dans le
propre et vieux sens de l’expression; il ne s’agit plus de lé soumettre
à l’application du droit commun des temps modernes, comme on le
disait naguère avec emphase, mais de ressusciter pour sa personne
un for ecclésiastique et pour son palais un droit d’asile qui sentent
leur moyen âge d’une lieue !
Ajoutons un détail, car il est nécessaire, et on y consent. Cette im-
munité assurée au pape ne peut pas se borner à sa personne : ainsi
limitée, elle serait nulle et de nul effet. Le pape ne peut rien faire
seul : il lui faut des cardinaux, des congrégations, des nonces, un
personnel administratif tout entier pour prendre part à ses ré-
solutions ou concourir à leur accomplissement. En un mot, la Pa-
pauté n’est pas un homme, mais une institution. C’est à l’institu-
tion tout entière que l’immunité doit s’étendre. Car que serait une
volonté libre chez elle et dans le cerveau qui la conçoit, mais arrêtée
au dehors par la défaillance des instruments qui la servent? A quoi
servirait la liberté du chef, si les ministres restaient exposés à tous
les périls d’une responsabilité personnelle et à tous les caprices d’un
maître étranger? Ainsi il est bien entendu que si le pape est invio-
lable, tout le gouvernement pontifical doit l’être aussi; la préroga-
tive doit s’étendre de la cime à la base, et descendre, sans rien per-
dre en chemin, des supérieurs aux inférieurs. Il ne faut pas qu’on
puisse attaquer l’indépendance ecclésiastique, sous main et en sous-
œuvi’e, après l’avoir couronnée au sommet. Le roi d’Italie est plus
généreux, et la liberté qu’il accorde au pape, il l’étend sans difficulté
à tous ses serviteurs.
Eh bien, alors, je le dirai sans détour, c’est cette générosité même
qui m’effraye; c’est son excès dont je me méfie. Si elle est réfléchie,
elle cache une arrière-pensée qui se fera jour dès que l’éclat en sera
sans péril. Si elle est sincère aujourd’hui, c’est l’œuvre d’une impa-
patience étourdie qui ne sera pas deux jours à l’épreuve des difficultés
qu’elle n’a pas prévues-
L’Empereur des Français est bien puissant : il a sous les armes six
cent mille soldats, et, les jours d’élections, il dispose de sept ou huit
millions de suffrages, qui ne sont guère moins bien disciplinés que
des régiments ; la centralisation met entre ses mains tous les fils de la
machine administrative la plus savante qui fût jamais. Paris, déplus, est
la capitale des lumières, et huit ou dix journaux vendus sur la place
publique, ou répandus dans les cafés, entretiennent la population
ET LA LIBERTÉ.
201
dans une juste défiance de toute influence cléricale. Je n’en suis pas
moins convaincu que si on proposait à l’Empereur d’assurer à M, l’ar-
clieveque de Paris et à tous les curés sous ses ordres une inviolabilité
absolue pour tous leurs faits, gestes et paroles, une pleine liberté de
faire, de dire, d’imprimer, de prêcher tout ce qui leur semblerait
bon, sans être borné par aucune loi et sans en répondre devant au-
cune autorité, la proposition lui paraîtrait étrange et périlleuse, et
il ne croirait pas manquer de respect à ces graves personnages en
pensant qu’une telle latitude serait incompatible avec la dignité sou-
veraine et le maintien de la paix publique. Je vois d’ici les interpella-
tions désespérées qu’adresserait M. le procureur général Dupin aux
mânes des Coquille, des Pithou et des Portalis.
La reine d’Angleterre est bien populaire : son trône, qu’aucune
faction ne menace , repose sur une base qui s’élargit chaque jour
avec le progrès meme des institutions démocratiques. Le tempéra-
ment de la nation qu’elle gouverne s’abreuve à haute dose de libertés
et même de fantaisies individuelles. Ce qui serait anarchie ailleurs
est à peine licence à Londres, et ce qui serait péril pour tout autre
n’est que jeu pour une race faite au bruit et élevée au grand air. Les
catholiques, d’ailleurs, forment à Londres un petit troupeau peu
nombreux, objet de dédain habituel. La contagion de leur doctrine
n’est jusqu’ici nullement à ci aindre pour l’opulente Église qui vit de
leur dépouilles. Proposez pourtant d’accorder à ce noyau sans im-
portance et à l’évêque qui le régit l’exemption de toutes les lois et la
facilité de tout faire, et vous verrez ce qu’en pensera le plus radical des
membres du Parlement. Je suis assourdi rien qu’en imagination ^es
cris que j’entends pousser à toutes les Universités, à tous les alder-
men, à tous les meetings de Londres, universellement émus du pé-
ril que va courir la succession protestante.
Eh bien, le courage que n’auraient pas l’empereur des Français à
la tête de sa brillante armée et la reine Victoria au sein d’une popu-
lation unanime et héréditairement dévouée, c’est un petit roi, tout
récemment élu, maître d’une capitale conquise, qui promet d’en
donner l’exemple. Le roi d’Italie supportera sans crainte dans sa ca-
pitale une caste privilégiée, affranchie de toutes lois humaines! A la
tête de celle caste, il laissera figurer qui? Le souverain d’hier, dés-
armé et détrôné la veille. Pas si détrôné cependant qn’il ne soit en-
^iore, pour chacun de ses sujets émancipés, mais demeurés catho-
liques, le suprême directeur des consciences. Pas si désarmé non
plus qu’il n’ait des milliers de serviteurs pour transmettre ses ordres,
et, pour les proclamer, toutes les chaires de trois ou quatre cents
églises pleines à toutes les heures du jour. Le roi d’Italie supportera
cette épreuve avec une fermeté d’âme que n’ont jamais connue ses
202
■ -ja
LA SOUVERAINETÉ PONTIFICALE
prédécesseurs et ses collègues en souveraineté ; et, ce qui est plus
rare encore, maître unique de la force matérielle, il ne cédera pas à
la tentation d’en user pour comprimer l’explosion de cette redoutable
force morale ! Il laissera sans s’en inquiéter et sans s’y opposer, le
pape dans Rome, à ses côtés, agir, prêcher, décréter, fulminer peut-
être contre lui! Voilà ce qu’on veut nous faire croire. Avouez que
l’incrédulité est excusable, d’autant que le roi d’Italie n’en est pas à
faire ses preuves, et qu’on sait comment son gouvernement se com-
porte dans d’autres capitales qu’il a déjà soumises, ou que nous lui
avons livrées. J’aurais juré, à le voir faire, qu’il n’avait pas plus de
goût qu’un autre conquérant pour le voisinage des souverains dépos-
sédés, ni moins de susceptibilité que les autres maîtres du monde à
l'endroit de l’influence et de l’hostilité des ministres de la religion.
Le gouvernement qui se propose de si grand sang-froid de laisser
Pie IX libre et inviolable dans la cité où les Papes ont régné depuis
mille ans est celui-là même qui ne peut souffrir François II à cin-
quante lieues de Naples, et accuse sérieusement devant l’Europe sa
victime de fomenter, avec l’argent qu’elle n’a pas et qu’on lui a pris,
l’incorrigible rébellion des Calabres! Mais il n’y avait pas seulement
un roi à Naples : il y avait aussi un archevêque. Où est-il aujour-
d’hui? En exil ; et il n’y est pas seul : cinquante de ses collègues
en épiscopat sont associés à son châtiment. Et l’archevêque de Pise,
où était-il hier? En prison. Et l’archevêque de Turin, depuis combien
de temps sa présence paraît-elle trop dangereuse pour être supportée
mqpae dans le patrimoine de la maison de Carignan ? C’étaient là
pourtant autant de belles occasions de s’exercer d’avance à la gran-
deur d’âme et de mettre à une épreuve anticipée la barrière infran-
chissable qui doit séparer le spirituel et le temporel.
Je sais bien qu’on dira que ce sont ces prélats eux-mêmes qui ont
violé celte règle : ils sont sortis de leurs attributions ; ils ont fait de
la politique ; on leur eût laissé toute liberté s’ils n’avaient fait mine
d’en abuser. Ah ! vraiment. Et qui dit cela? Vous, gouvernement ita-
lien. Et qui a reconnu l’abus? Encore vous. Et qui l’a puni? Toujours
vous. Est-ce ainsi que vous comptez en user aussi avec l’évêque de
Rome? Et l’inviolabilité que vous lui assurez tombera-t-elle de même
devant des abus dont vous seiez seul l'appréciateur et le juge?
En ce cas, vous faites bien de ne pas vous en mettre en peine : car
des abus il y en aura, je vous en réponds, et bien suffisants pour
vous dégager à temps de votre promesse. Il y en aura d’abord, parce
que le gouvernement pontifical sera composé d’hommes, et que, à
commencer par la liberté primitive accordée au père du genre hu-
main, il n’y a jamais eu de liberté dont les hommes n’aient abusé.
Mais il y en aura encore, et surtout, parce qu’avec l’étrange, l’absurde
ET LA LIBERTÉ.
203
combinaison que vous décorez du nom de liberté, l’usage et l’abus
seront à chaque instant si mêlés et de tout point si voisins, que je porte
le défi au plus habile de les distinguer. Entre ces deux pouvoirs, que
votre folie pose en face l’un de l’autre dans l’enceinte d’une môme
ville, souverains tous deux, inviolables tous deux, maîtres tous deux
d'une force immense, je réponds d’avance que pas un jour ne se pas-
sera sans que quelque différend n’éclate, dans lequel vous-même
vous ne saurez dire lequel a passé la frontière commune, si c’est le
Pape qui excède ou le roi d’Italie qui envahit le domaine spirituel. Le
différend naîtra à propos d’un sermon imprudent prononcé dans une
chaire, ou d’un prêtre insulté dans une rue, à propos d’un décret qui
arrachera des novices à l’autel et brisera des unions bénies par le sa-
crement ; que sais-je encore? la première fois qu’une conscience
rencontrera une loi ou un magistrat sur son chemin. S’il faut que
l’Europe intervienne à chaque occasion pour mettre la paix, je lui con-
seille de tenir un congrès en permanence et de se munir d’une ma-
réchaussée toujours à ses ordres. En vérité, quand de pareilles ima-
ginations osent se dresser devant l’expérience des siècles, les leçons de
l’histoire, les réclamations du bon sens et les traditions élémentaires
de la politique, l’impatience gagne ; on se demande d’où sortent
ceux qui les ont conçues, s’ils ont vécu dans le royaume des ombres,
et s’ils ont jamais rencontré des êtres faits de chair et d’os.
Mais non, il y a une explication plus naturelle, et le rêve n’est
pas si étranger à la réalité qu’il en a l’air. Il y touche même de
près, de la façon la plus simple, et, pour tout dire, la plus bru-
tale. Les Français sont dans Rome ; on [veut qu’ils en sortent. Ils
ont eu de bonnes raisons pour y venir : il faut leur fournir un bon
prétexte pour s’en aller. UÈglise libre a cette valeur, et pas une au-
tre, et, quand elle aura eu ce résultat, il est sous-entendu qu’on n’en
parlera plus. L’année dernière, la nécessité était autre : le prétexte
fut différent, la sincérité fut égale. Le Pape alors avait une petite
armée très-suffisante pour défendre son petit territoire : il fallait
obtenir de la France, protectrice naturelle des opprimés dans le
monde, qu’elle laissât envahir sans résistance la frontière de son
allié et écraser sous ses yeux le faible par le fort. Les promesses prirent
la proportion de la demande : respect à la souveraineté pontificale,
compression de l’esprit révolutionnaire, châtiment de Garibaldi : rien
ne coûtait, et rien n’était de trop en effet pour nous décider à lais-
ser, l’arme au bras, l’attentat se consommer à portée de la lunette
de nos officiers d’état-major et du porte-voix de nos amiraux. Il s’agit
aujourd’hui de retrouver à Chambéry ou ailleurs l’oreille de la France
aussi facile! Qu’on y parvienne seulement, et le Pape sera juste aussi
respecté dans son inviolabilité que Garibaldi a été châtié dans son
204
lA SOUVERAINETÉ PONTIFICALE
audace. Ce sont là de ces choses qui se disent, de ces assurances qui
s’échangent de gouvernement à gouvernement, entre gens qui
trompent et qui consentent à se laisser tromper : les croit qui peut,
et surtout qui veut. On les croit, à ce qu’il paraît, dans les confé-
rences diplomatiques, puisqu’on les écrit dans des dépêches ; et ,les
souverains et leurs ministres ont souvent des grâces et des raisons
d’État pour ajouter foi à ce qui n’abuse personne. Mais, à part ces
exceptions couronnées, nul ne voudrait être pris pour dupe de tels
artifices, de peur de passer trop évidemment pour complice. Je con-
seille fort aux publicistes du commun comme nous , qui n’ont pas
ees hautes dignités pour se couvrir, de ne pas s’engager dans des
voies qui ne sont pas faites pour eux, et où ils laisseraient la répu-
tation de leur intelligence ou l’honneur de leur parole!
III
Sortons d’Italie et rentrons chez nous. Car ce n’est pas au pape
seulement, nous l’avons dit, c’est à nous tous, catholiques de France
ou d’Europe, que la liberté est promise en échange de la suppression
du pouvoir. L’ère nouvelle dont le Piémont donne le signal doit luire
pour le monde catholique tout entier. En prenant chez lui l’initiative
de faire disparaître de ses lois toutes les dispositions restrictives qui
entravent le libre développement de l’Église et de s’abstenir scrupu-
leusement de toute ingérence dans le domaine ecclésiastique, le Pié-
mont donne un exemple dont il appelle toutes les nations à profiter,
et ce sont principalement les catholiques libéraux de France qu’il
somme de lui en savoir gré. Car ce sont leurs propositions mêmes qu’il
prétend accomplir et leurs réclamations qu’il exauce. C’est eux qui
n’ont cessé de signaler à la juste dérision des nations modernes tout
un vieil héritage de lois soi-disant protectrices et en réalité oppres-
sives qui complique, même dans les pays les plus catholiques, les
rapports déjà assez difficiles par eux-mêmes de l’Église et de l’État.
C’est eux aussi qui ont toujours cherché un remède contre ces tradi-
tions d’une méfiance invétérée, non dans les faveurs d’un pouvoir qui
passe, mais dans les garanties permanentes de la liberté commune.
Puisque c’est nous qu’on interroge et notre pensée qu’on in-
voque, il est juste, ce semble, de nous donner la parole pour Pex-
pliquer, et, en répondant, nous ne pouvons parler que de ce qui
nous touche ; nous ne pouvons traiter la question que comme elle
ET LA LIBERTE.
205
se pose pour nous-mêmes. Le sort des autres catholiques répandus
dans le monde ne nous est, à coup sûr, ni indifférent, ni inconnu;
mais, comme il importe ici essentiellement de sortir du vague des
idées pour entrer dans la précision des faits et que nous ne pouvons
passer en revue toutes les législations religieuses différentes qui régis -
sent les pays d’Europe, c’est de la nôtre, en particulier et seulement,
que nous parlerons : c’est par ses effets chez nous que nous jugerons
la proposition qui nous est faite : c’est là que nous chercherons un
exemple, et, pour ainsi dire, un échantillon de ses résultats. D’ail-
leurs, les principes restant les mêmes, les applications ne peuvent
guère différer, et ce qui sera démontré vrai à Paris le sera de
même, à peu de chose près, et sauf quelques différences de mots, à
Vienne, à Munich, à Madrid et partout ailleurs. Enfin il s’agit de con-
sommer une révolution qui ne peut se passer du consentement de la
France, et, pour la très-petite part qui nous appartient, en qualité de
citoyens, dans la direction de notre politique, on nous demande d’y
concourir. Charité bien entendue commence par soi-même : les ca-
tholiques de France, qui ont payé les impôts et versé leur sang comme
d’autres, ont droit de s’enquérir quel sera pour eux, chez eux, dans
leurs propres affaires, le résultat dernier du succès des armes fran-
çaises en Italie.
Quelles sont donc les entraves de la législation religieuse que nous
n’avons pas craint d’accuser plus d’une fois, et qvielle est cette liberté
que nous invoquons pour la supprimer? En quoi la destruction de
la souveraineté pontificale à Rome peut-elle préparer le redressement
de ces griefs ou l’accomplissement de ces vœux?
Il y a dans notre législation religieuse (et le môme fait se rencon-
tre, je crois, dans la plvipart de celles d’Europe) deux parties parfaite-
ment distinctes entre lesquelles nous n’avons jamais fait et nous ne
comprenons pas qu’on fasse la moindre confusion.
Au-dessus de toute cette législation, à une place privilégiée qui la
domine tout entière, figure le Concordat passé entre le saint-siège et
le gouvernement de la France. Le Concordat n’est point un simple
acte législatif, quoiqu’il fasse partie des lois de l’État. Ce n’est point
une loi décrétée par un souverain, et réglant par autorité la condi-
tion des citoyens. C’est un traité débattu, négocié, conclu entre deux
parties indépendantes, pleinement libres, chacune pour leur compte,
dans l’adhésion qu’elles y ont donnée, et ne reconnaissant d’en-
gagements réciproques que parce qu’elles y ont volontairement
consenti .
A côté, ou plutôt au-dessous, se déroule toute une série d’actes em-
preints d’un tout autre caractère. Les uns ont suivi le Concordat, et
ont pour but apparent ou réel d’en interpréter le sens et d’en faciliter
ÜOC LA. SOUVERAINETÉ PONTIFICALE
Tapplicalion. D’autres sont antérieurs ; ce sont les débris d’un autre
âge, les restes de la jurisprudence de nos anciens parlements ou le
fruit de l’initiative de nos assemblées révolutionnaires. Mais les uns
comme les autres sont des lois pures et simples, dans le propre sens
du mot. Une seule autorité les a décrétées, l’autorité législative de
France. Elles ne portent qu’une seule suscription, celle du pouvoir
politique, quel qu il fût au moment où elles ont vu le jour, roi, as-
semblée ou magistrat républicain. Elles disposent, comme toutes les
lois du monde, par voie de commandement, des matières qu’elles
traitent, des questions qu’elles décident et des personnes qu’elles
obligent.
De ces deux parties si profondément distinctes, il en est une que
nous n’avons jamais accusée : c’est la première.
En quoi nous choquerait-elle en effet, et quel motif justifierait de
notre part des réclamations? Est-ce qu’il y a dans le fait d’une con-
vention passée entre l’Église et l’État, par l’organe de leurs repré-
sentants naturels, quelque chose qui blesse notre amour pour la li-
berté sous toutes ses formes, notre dévouement filial à celle de
l’Église en particulier, notre adhésion réfléchie à celle de tous les
cultes en général? Je cherche en vain lequel de ces sentiments
pourrait se trouver froissé, laquelle de ces libertés peut se trou-
ver atteinte par une convention de ce genre. Gomment une telle
convention blesserait-elle la liberté générale des citoyens, puisqu’ils
restent pleinement maîtres ou d’en recueillir les bénéfices ou d’en
répudier les charges, suivant qu’ils demeurent dans le sein ou sortent
des rangs de l’Église qui l’a conclue ? Le Concordat, que je sache,
n’oblige personne à être catholique, n’empêche personne de rester ou
de se faire juif ou protestant, et ne peut blesser par conséquent ceux
qu’il ne touche même pas. Quant à la liberté de l’Église elle-même,
il m’est plus impossible encore de découvrir quelles atteintes elle en
pourrait recevoir. Au nombre des droits primitifs qui constituent la
liberté, figure, si je ne m’abuse sur le sens élémentaire des mots, le
droit de s’obliger librement envers les tiers, en retour d’autres obli-
gations contractées de leur part, quand l’intérêt de la paix, ou tout
autre dont chacun est juge, fait apercevoir un avantage dans cet échange
de concessions. Si, pour prévenir des différends à peu près infailli-
bles, l’Église et l’État ont trouvé bon de se relâcher l’un vis-à-vis de
l’autre, par un arrangement amiable, de la rigueur de leurs préten-
tions ou de leurs droits et de pourvoir en commun au bien de la paix
publique, en sont-ils devenus moins libres, parce qu’ils sont devenus
plus amis? Les conventions entre les hommes, loin d’être la destruc-
tion de la liberté, en sont l’usage le plus ordinaire, et par conséquent
la démonstration la plus éclatante. La preuve, c’est qu’elles n’inter-
ET LA LIBERTÉ.
207
viennent qu’entre des êtres libres, et que du maître à l’esclave nulle
convention n’est possible. J’aurais vraiment honte d’insister sur des
vérités si simples et presque si naïves.
Quant à l’autre partie de notre législation religieuse, celle qui ré-
sulte non d’une convention, mais de simples prescriptions législatives,
le cas est tout différent, et nos sentiments diflèrent aussi. Toutes les
dispositions n’en sont pas à nos yeux également répréhensibles ; il en
est même plusieurs dont rulilité pourrait fort bien être ou démontrée
ou du moins soutenue. Mais elles ont toutes un vice d’origine, ce sont
des lois d’exception, dans le propre et odieux sens du mot. Ge sont des
dispositions qui établissent spécialement, pour une classe de citoyens
nominalement dé.signés (les catholiques et leurs prêtres), un ordre par-
ticulier d’obligations, de surveillance, de peines et de juridiction. Or,
à notre sens, cela est contraire à la notion même de la liberté et de
l'égalité civile. La loi, d’après le principe du droit moderne qu’on
nous cite sans cesse et auquel nous adhérons sans arrière-pensée, ne
doit connaître ni juifs, ni catholiques, ni protestants, ni prêtres, ni
laïques : elle ne connaît que des citoyens, tous ayant droit à la môme
mesure de liberté, dans la même limite légale, et sous le contrôle
des mômes magistrats, à moins qu’ils n’aient eux- mêmes, par un
assentiment volontaire, altéré cet équilibre. L’état de choses contraire,
qui avait peut-être son excuse et sa raison d’être autrefois, ne Ta plus
aujourd’hui. D’autant moins que si le droit commun paraissait insuffi-
sant et hors de proportion avec la grandeur et l’importance de l’Église
catholique, on avait et on a encore, pour y pourvoir, la ressource même
des concordats, auxquels l’Église ne s’est jamais refusée. Si le concordat
n’était pas complet, on pouvait, on peut encore le compléter, mais on
ne le peut qu’avec le concours de l’autorité même qui l’a signé. Ja-
mais, dans aucun pays, devant la conscience d’aucun tribunal, on
n’a accordé à une seule des parties le droit de développer, à sa fan-
taisie, une convention synallagmatique.
De plus, parmi ces dispositions, toutes vicieuses en principe, il en
est de si manifestement exorbitantes, que l’absurdité en éclate à
tous les yeux, et que l’application en est tombée d’elle-même devant
le bon sens et le mépris publics. Faut-il citer, par exemple, la défense
faite à l’épiscopat de communiquer avec son chef sans la permission
du souverain, l’interdition brutale de toutes les congrégations vouées
à la charité et à la prière? J’y aurais joint, il n'y a pas six mois, les
pénalités barbares dont notre code pénal menace les imprudences de
langage commises par le prêtre dans sa chaire, si M. le garde des
sceaux, en sortant naguère de son arsenal ces armes gothiques, n’avait
pris soin de remplacer à leur égard le ridicule par l’indignation.
Au sujet de tous ces restes du passé, notre opinion est bien sim-
208
LA SOUVERAINETÉ PONTIFICALE
pie et notre conduite ne l’est pas moins. En notre qualité de citoyens,
jouissant dans une mesure — large naguère, étroite aujourd’hui, mais
non pas nulle — du droit de signaler les vices de la législation, nous en
usons pour qualifier ces lois comme elles le méritent, pour les signa-
ler à la réprobation des honnêtes gens, et presser de nos vœux leur
révocation. En pratique, nous sommes des amis de l’ordre et nous
obéissons aux lois de notre pays, même exorbitantes et iniques,
lorsqu’elles ont un titre extérieurement régulier et qu’elles ne nous
ordonnent rien de directement contraire aux prescriptions de notre
conscience. Dès que cette limite est atteinte, nous nous souvenons
que nous sommes chrétiens, et rien sur la terre ne nous détermine-
rait à la franchir.
En deux mots, voilà la liberté comme nous l’avons toujours com-
prise et demandée pour nous comme pour autrui , pour nos amis
comme pour nos adversaires, pour les protestants, les juifs, les phi-
losophes, tout aussi bien que pour les catholiques: c’est le droit com-
mun, sous la réserve unique des stipulations particulières volontaire-
ment consenties. Nous verrons tout à l’heure que cette prétention
n’est pas encore très-ambitieuse, et qu’au droit commun même de la
France il y a fort à dire. Mais enfin, tel qu’il est, et faute de mieux,
nous nous en contentons, et nous ne demandons à l’État autre chose
que de ne pas l’aggraver à notre égard. J’ai tort de dire nous,
ce n’est pas nous, c’est le bon sens, c’est le sens même des mots
et des idées qui parle pour nous. La liberté que nous réclamons,
c’est celle dont jouissent tous les êtres moraux qui se croient tenus
tout à la fois, les uns envers les autres, par leurs devoirs géné-
raux et par leurs engagements personnels, par la morale et par leur
parole. C’est celle dont jouissent les nations indépendantes, qui vi-
vent entre elles sous l'empire des règles communes du droit des gens
et des stipulations particulières des traités. Toute liberté qui reste
au-dessous de cette mesure est mensonge ; toute liberté qui s’en
écarte ou la dépasse est la déraison en principe et la barbarie en ap-
plication.
Notre liberté ainsi définie, nous allons comprendre très-aisément
en quoi la suppression de la souveraineté pontificale peut aider ou
nuire aux efforts que nous faisons pour l’obtenir.
Des deux parties que nous avons distinguées dans notre législation
religieuse, il en est une, nous l’avons déjà fait pressentir, qui est
grandement menacée par la chute de la souveraineté pontificale; mais
ce n’est pas celle qui blesse, c’est au contraire celle qui respecte no-
tre définition de la liberté. Je doute fort, j’ai dit pourquoi, que le
Concordat (aucun concordat, pas plus le nôtre que celui d’aucun des
royaumes d’Europe ) survive longtemps à la révolution qui ferait re-
209
ET LA LIBERTÉ.
tomber le pape au rang de sujet d’un État particulier. L’égalité, la
pleine indépendance de deux parties contractantes, nous semble seule
pouvoir assurer un concordat. Un concordat passé entre un sujet et
son propre souverain est sans garantie pour le sujet, qui peut être
à tout instant victime de la séduction et de la violence : et un concor-
dat passé entre un souverain et le sujet d’autrui est sans garantie à
son tour pour le souverain, qui peut toujours craindre l’intervention
d’une influence étrangère et rivale. Je n’aperçois aucune manière
satisfaisante d’échapper à cette alternative, et c’est ce qui explique
pourquoi les Églises protestantes, dépourvues de chef indépendant,
n’ont jamais pu conclure avec aucun État un concordat régulier, et
se sont bornées à recevoir de leurs souverains, à titre de faveur et
d’octroi, une organisation toujours modifiable et révocable à volonté.
Toutes les Églises protestantes de France, par exemple, vivent sous ce
régime de bon plaisir légal que l’Église catholique ne subira jamais.
En tout cas, supposant que cette condition d’égalité réciproque ne
soit pas aussi rigoureusement indispensable que l’évidence me semble
le démontrer, elle a été du moins la condition tacite du Concordat
de 1801; et la suppression d’une clause majeure ébranle l’instrument
tout entier.
Ainsi le Concordat peut succomber avec la souveraineté pontiticale;
nous verrons tout à l’heure si le résultat serait sans péril, mais nous
savons déjà qu’il serait sans profit pour la liberté. Mais, quant à cette
autre partie de notre législation religieuse, qui est l’œuvre propre
de l’État, et que nous regardons, nous, comme la négation outra-
geante du droit des citoyens, en quoi sera-t-elle ébianlée en France
parce que le pape ne sera plus souverain à Rome? Qui nous dit, qui
nous assure que, le jour où le pape ne régnera plus, tous les évêques
auront la permission de communiquer avec lui, tous les brefs pour-
ront être lus tout haut dans les églises, toutes les congrégations reli-
gieuses pourront, à leur gré, se former et se dissoudi’e, prêcher, en-
seigner et faire l’aumône? Où prendrions-nous cette assurance?
Dans l’exemple du Piémont qui promet de donner chez lui toutes
ces facilités? Vous savez le cas que nous faisons, et que nous sommes
assurément bien payés pour faire, de telles promesses. Mais enfin,
telles qu’elles sont, l’Emperem* des Français a-t-il promis, lui, de
s’y conformer? A-l-il ratifié cette partie des discours du comte Ca-
vour et du baron Ricasoli? Cet engagement fait-il partie des conven-
tions secrètes ou tacites qui ont permis l’annexion des Romagnes ou
consommé celle de la Savoie ? Je ne sais, moi, et ne vois qu’une chose,
c’est que depuis qu’il est question de chasser le pape de Rome, des
lois qui sommeillaient ont été réveillées, des évêques ont paru sur
les bancs de la police correctionnelle, des gendarmes stationnent au
210
LA SOUVERAINETÉ PONTIFICALE
pied des chaires, des associations charitables qui avaient traversé
les plus mauvais jours de nos révolutions sont dissoutes, et qu’on
n’en fait pas encore assez au gré des républicains touchés de la grâce
que la campagne d’Italie a convertis à l’Empire.
Voilà ce qu’il faut voir, à moins d’être aveugle, et voici mainte-
nant ce qu’on peut prévoir sans être prophète. Toutes les lois dont
nous parlons ont eu à l’origine un prétexte, je ne veux pas dire une
raison commune. Le but avoué qu’on leur a toujours donné, c’est
de prémunir l’État contre les empiétements possibles et les intrigues
d’un grand corps constitué, reconnaissant un chef hors de la fron-
tière, et animé d’autres intérêts que ceux de la nation. L’idée que le
clergé catholique est un ordre hiérarchiquement soumis à un étran-
ger est le motif qu’on n’a cessé de faire valoir et le mobile qu’on n’a
jamais manqué de mettre en jeu pour soumettre les prêtres et occa-
sionnellement les simples fidèles à l’injure des lois d’exception. C’est
en les flétrissant du nom de milices étrangères qu’on bannit et qu’on
supprime les congrégations; et, en poussant l’argument un peu plus
loin, avec ce mélange de souplesse de principes et de rigueur logique
qui, dans les temps de faction ou de despotisme, a trop souvent
distingué les jurisconsultes, c’est comme embaucheurs de troupes
pour l’étranger que Merlin demandait aux assemblées révolutionnai-
res la tête des directeurs de séminaire coupables d’avoir élevé des
novices.
Tant que le pape est le roi indépendant d’un État qui figure à peine
sur la carte du monde, dont la capitale est la métropole du genre
humain, le prétexte est si frivole, qu’il fait rire sous cape ceux qui
l’emploient. Le patriotisme le plus susceptible ne peut s’inquiéter
sérieusement des dangers que feraient courir à notre sécurité ou à
notre grandeur les intérêts politiques du roi de Rome préférés à ceux
de la France. Le pape, préservé par sa neutralité souveraine de la
pression des grandes puissances, et trop peu puissant lui-même pour
nourrir aucune ambition personnelle, c’est au contraire la vraie com-
binaison pour que la Papauté serve à maintenir l’unité entre les diver-
ses Églises, sans tenter de leur ôter l’empreinte de leurs caractères ni
même la vivacité de leurs sentiments nationaux. Mais, le jour où le
pape sera devenu le premier sujet d’un royaume important qui aura
lui-même des intérêts à poursuivre et de grandes forces à mettre au
service d’une grande ambition; le jour où il y aura à Rome de vrais
desseins politiques auquel le pape, comme bon citoyen, pourra être
tenté de s’associer, ou, s’il est faible, pourra être contraint de servir
d’instrument; le jour où l’argent consacré au soutien de la Papauté
pourra être détourné au passage pour équiper une marine alliée de
l'Angleterre ou une armée alliée de l’Allemagne; le jour où les com-
ET IA LIBERTÉ.
211
muriications des évêques avec le pape seront réellement des commu-
nications non-seutement avec l’étranger, mais peut-être avec l’en-
nemi ; ah I c’est ce jour-là que le prétexte prendra une apparence, et,
pour tout dire, une réalité qu’il n’a pas. C’est ce jour-là que tous les
héritiers des parlementaires ou des conventionnels seront à leur aise
pour imprimer une note d’incapacité civique à tous ceux qui portent
sur le front les caractères de l’ordre et peut-être dans le cœur le sen-
timent de la foi. C’est ce jour-là que tous les catholiques seront si-
gnalés comme des conspirateurs, étrangers au sentiment de la patrie
et préparant l’invasion du territoire; etles vieilles lois d’exception trou-
veront dans ces inquiétudes vraies ou factices des motifs de plus pour
se maintenir dans nos codes ou môme pour se doubler de nouvelles.
On dira encore ici , je le sais bien, que tout sera évité si le pape est
bien sage et ne fait pas la faute d’excéder le cercle de ses attributions
spirituelles. A quoi je réponds en premier lieu que, s’il ne la fait pas,
cette faute, on la supposera, et que, pour le préjugé à faire naître et
le parti à en tirer, la supposition équivaut exactement au fait ; et, en
second lieu, que je ne suis nullement sûr qu’il ne la fera pas. Pour
avoir une telle certitude, il faudrait que je fusse assuré qu’il sera
toujours un ange. Or l’Ecriture me dit tout le contraire : Omnis Port-
tifex ex hominibus assumptus. Que s’il est homme, encore un coup, il
aura les faiblesses humaines; c’est-à-dire que, s’il est sujet, il sera
exposé à être soumis; et, s’il a une patrie, il sera tenté d’être patriote.
De toutes les faiblesses qu’un bon catholique peut lui supposer, celle-
là est en vérité celle dont l’imputation s’écarte le moins du respect
qui lui est dû. Aussi, je le déclare sans crainte (d’autant plus que je
ne risque rien à faire l’hypothèse), le jour où le pape aura consenti à
devenir le simple sujet du royaume d’Italie, je ne croirais pas cesser
d’être catholique en conseillant à mon pays de regarder et d’aviser.
Telle est l’exacte valeur du service que rendra à la liberté des ca-
tholiques en France, et je pense aussi en Europe , la destruction de
la souveraineté pontificale. Une lettre de change du Piémont, que
probablement il ne payera pas lui-même , tirée sur tous les gouver-
nements dont il ne dispose pas, et nullement endossée même par son
protecteur, et, en attendant, de nouveaux prétextes, et de bonnes rai-
sons fournies à ceux qui nous refusent la justice : voilà, sans illusion
et dans la réalité pure, le bilan exact de la proposition qui nous est
faite. Nous n’avons, en vérité, à la refuser d’autre tort ou d’autre mé-
rite que la résolution de n’être pas dupes.
«212
LA SOUVEHATNETÉ PONTIFICALE
r '
IV
Je veux cependant aller plus loin et supposer l’impossible. J’ac-
corde que, par une révolution subite dans les esprits, par un abandon
de toutes les règles qui ont présidé jusqu’ici à la conduite des gou-
vernements, par un esprit de justice dont ils ne se sont jamais mon-
trés animés, les divers États de l’Europe conviennent de supprimer
tout à la fois et les conventions qui les lient envers l’Église elles dis-
positions restrictives et surérogatoires dont ils ont fait accompagner
ou suivre ces conventions. Plus de Concordat en France, par exemple,
mais aussi plus d’articles organiques du Concordat; plus de dérogalion
au droit commun, en un mol, ni par voie de contrat, ni par la voie
odieuse et infamante des lois d’exception. Le droit commun pur et
simple pour l’Église comme pour tout autre ; l’Église en face de l’Etat,
sans lien avec lui, uniquement placée sous la loi générale de tous les
autres établissements issus de l’initiative des citoyens. Aurons-nous
enfin tiuuvé le régime de liberté qu’on nous promet, et tiendrons-
nous cette fois l’Église libre dans l’État libi'e'.Mlélas! non. Je crains
que la déception ne fût grande, et qu’il ne manquât encore ici une des
conditions essentielles de la formule; au point où nous sommes par-
venus, il ne me sera pas difticile de faire comprendre le motif de
mes craintes.
Ce régime imaginaire serait la liberté en effet, si les concordats
étaient des œuvres arbitraires, qu’on ait pu à son gré faire ou ne pas
faire, conclure ou rompre sans inconvénient ni pour l’Église ni pour
l’Etat, une simple complaisance i*eciproque de deux pouvoirs qui se
sont entendus aux dépens de la liberté des citoyens. Mais si, comme
je me suis efforcé de le démontrer, le Concordat de France (en cela
semblable à presque tous les actes du même genre) a eu pour but
principal de concilier, par un échange de transactions, les préten-
iions de l’État et les droits de l’Église, incompatibles dans toute leur
étendue, la suppression de ces rapports conventionnels ne peut avoir
qu’un seul elfet, c’est de faire renaître les difficultés môme que la
conciliation avait éteintes. Le Concordat supprimé, ce sera le conflit
en permanence, et voilà tout. Or rien ne ressemble moins à la liberté
que le conflit ; car une lutte entre l’Église et l’État, quand elle éclate
et se prolonge, si elle est pour l’État, dans un temps donné, le plus
dangereux des ébranlements, c’est sur-le-champ, et dès le lendemain,
ET LA LIDERTÉ. 213
la persécution pour l’Église. L’État étant armé et impérieux de sa na-
ture, dès qu’on lui résiste sur un point, fût-ce au nom de la con-
science, c’est par la force qu’il se défend; et dans ces prises redou-
tables entre la conscience et la force, si c’est à la longue, et Dieu
merci, l’autorité qui succombe, du premier coup et sur le premier
champ de bataille, c’est la liberté qui périt.
Je sais l’exemple qu’on peut m’opposer, et, dès le début même de
ces considérations, je n’ai pas cessé de l’avoir présent devant les yeux.
Il est — non pas dans notre vieux monde, mais dans ces régions nou-
velles, peuplées de l’essaim de nos colons, et qui ont hérité de nous
tous les germes de notre civilisation, en leur donnant l’espace et l’air
qui chez nous souvent leur manquent, — il est au delà de l’Atlantique
un grand État, dans lequel les deux principes, temporel et spirituel,
vivent en paix sans conflit, et pourtant sans concordat. Les États-Unis
renferment dans leur sein vingt sectes diverses, pleines de zèle, ani-
mées de l’esprit de propagande le plus audacieux, faisant souvent
de leurs chaires autant de tribunes, ayant de grandes prétentions et
les exprimant très-haut. Au-dessus de cette atmosphère agitée,
l’Église catholique elle-même élève sa tête sereine. Tout ce mouve-
ment se passe à côté de l’État, et en dehors de lui, sans qu’il pa-
raisse s’en soucier et môme le connaître. Il ne protège ni n’opprime,
il ignore. Il ne fait ni guerre ni paix avec personne ; c’est le rêve ac-
compli, c’est l’idéal, mais un idéal réalisé qui s’est dégagé, nous dit-
on, du préjugé de nos nécessités factices. <
Je dirai pourquoi l’exemple me séduit sans me rassurer complète-
ment. C’est que le secret de ce résultat, jusqu’ici sans précédent
dans le monde, me paraît très-facile à découvrir, mais qu’il est, par
malheur, aussi très-malaisé à transporter sur notre sol. Ce n'est pas
seulement en matière religieuse, en effet, c’est en toute autre, que les
États-Unis font pour le monde une grande épreuve que tout ami delà
liberté doit suivre d’un œil à la fois plein d’espérance et d’inquiétude.
Ils entreprennent de faire vivre une société et durer un gouverne-
ment en laissant à la liberté de l’individu un champ à peu près illi-
mité, et en réduisant l’action répressive de l’État à une nullité à peu
près complète. Laisser faire à chacun ce qui lui plaît, en chargeant
aussi chacun de pourvoir à ses propres besoins, et réduire les droits
de l’État en proportion de sa tâche, c’est le principe du droit public
américain : et ce qu’il permet à chaque individu isolément, il le souffre
avec une facilité presque égale de ces mômes citoyens associés entre eux.
La liberté d’association est égale en Amérique à la liberté indivi-
duelle, dont elle n’est qu’une des formes, la plus énergique et la plus
éclatante. Associations de tout genre, pour l’industrie, pour le com-
merce, pour la propriété, pour la science, pour la littérature, pour
Octobre 1861. 15
214
LA SOUVERAINETÉ PONTIFICALE
la politique, associations de toute forme ; depuis les simples réunions
d’une soirée qui s’écoulent et se dissipent en paroles, jusqu’aux socié-
tées qui poursuivent un but légal, et couvrent des provinces entières
de leur organisation et de leurs correspondances; associations de
toutes les dénominations, club, meetings, banquets, universités, ban-
ques, société civile en commandite ou anonyme, toutes ces manières
diverses d’unir et de faire communiquer les hommes entre eux se
donnent là pleine carrière, sans que l’État se mette en peine de leur
tracer aucun règlement et même sans qu’il regarde de trop près à la
légitimité et à la moralité de leurs conséquences. C’est la terre de l’as-
sociation libre par excellence. Elle s’y joue de toute part, elle y dé-
borde de vie et d’activité. Une telle latitude de liberté pour l’individu,
une telle réserve, une telle atténuation de l’autorité sociale, sont-elles
bien compatibles avec F imperfection humaine? Laissent-elles peser une
pression atmosphérique suffisante sur ce fond toujours en ébullition
de passions, de convoitises et de haines qui fermentent dans la lie
d’une société? Ce que l’État ne fait pas suffisamment, d’autres ne le
font-ils pas abusivement à sa place? et l’individu qui n’est ni gêné ni
protégé par la loi ne se trouve-t-il pas par là mêmè livré aux caprices
de la multitude? Beaucoup de bons esprits ont conçu ces craintes et
ont signalé dès longtemps de tristes symptômes dont ils trouvent la
confirmation dans une crise récente. Je veux repousser pour ma
part ces tristes pressentiments, je veux espérer que la liberté appren-
dra là ce qu’elle a si rarement su de notre côté de l’Atlantique, à se
corriger elle-même sans s’abdiquer; que, s’il y a eu excès, on saura
— là du moins — réformer l’abus sans supprimer l’usage; et mes re-
gards s’attachent, avec un mélange d’envie et d’angoisse, sur ces no-
bles institutions qui demeurent, dans la ruine de tant d’espérances,
un des derniers asiles de la dignité humaine.
Mais, quoi qu’il en soit, et pendant que l’épreuve dure, il est tout
simple que la religion en profite comme toute autre manifestation de
l’activité humaine, etl’Église comme toute autre association d’hommes.
Dans les plis flottants de cette robe, il y a place pour toutes les
tailles, même pour la stature de l’Église catholique. L’Église catho-
lique se déploie là avec sa hiérarchie, son culte et sa discipline, à la
faveur de cette permission générale de tout faire qui est liberté ou li-
cence, comme on voudra. Elle a des réunions de culte comme une
société politique a des meetings^ des diocèses et des paroisses, comme
une banque privée a des comptoirs. L’État ne se mêlant à peu près de
rien, il n’y a pas d’occasion, j’en conviens, de se quereller avec lui. Il y
a parfois des démêlés avec la populace, il n’y a jamais de conflit
avec le gouvernement.
Que si maintenant nous détournons nos yeux de ce spectacle à la
ET L.\ LIBERTÉ.
215
fois plein de grandeur et de tumulte pour les reporter sur la surface
plus aplatie et plus calme de notre monde européen, quel rapproche-
ment pourrons-nous faire, et quelle conclusion pourrons-nous tirer
de ce qui se passe là-bas à ce qui pourrait se passer ici? Nous vivons,
nous, sur un principe directement opposé à celui qui fonde tout le
droit public américain. Notre principe, à nous (que notre exemple
popularise peu à peu dans toute rEuropc), c’est que l’État seul
en réalité a des droits, et que l’individu ne peut agir que sous son
contrôle et par sa permission. Cette opinion est reçue parmi nous,
même par ceux qui se croient libéraux ou républicains. Nous différons
souvent sur la constitution de l’État, nous ne différons guère sur ses
attributions et ses droits. Que [le représentant de l’État ait pour ori-
gine l’hérédité ou l’élection, qu’il soit roi, empereur, dictateur ou
assemblée, il importe peu; il se croit toujours à la fois autorisé
et obligé à se mêler de tout, et considère chacun de nous comme
des mineurs dont, en bon père, il doit aider tous les efforts et con-
tenir tous les écarts. Il a des lisières toutes taillées pour nous soute-
nir, au risque de nous gêner, dans le moindre de nos mouvements.
Point de voie où il ne veuille marcher devant nous pour nous tracer le
chemin, la main tendue par derrière pour nous y maintenir. Admi-
nistration, industrie, littérature, science, il a préparé pour tous les
exercices de l’intelligence humaine des diplômes, des examens, des rè-
glements et surtout une police. Mais de toutes les tentations d’agir que
pourraient concevoir les citoyens, il n’en est aucune que sa paternité
surveille d’une affection plus jalouse qne la tendance à s’associer
entre eux pour un but quelconque. De celle-là il veut tout connaître,
et au besoin tout empêcher jusqu’au moindre germe. Dans la réu-
nion de plus de vingt personnes, il aperçoit d’avance l’embryon de
l’association qui va naître, et, l’article 291 du Code pénal à la main,
il se hâte d’en disperser les éléments. S’il lui permet de vivre, il fau-
dra du moins que ce soit lui qui lui distribue la nourriture. Nulle
société ne peut penser ou parler si elle ne communique d’avance au
gouvernement le sujet de ses réflexions. Nulle société ne peut acqué-
rir, posséder, commercer même sur une vaste échelle, si elle ne s’en-
gage à faire connaître au gouvernement, à tout instant, le fonds de
sa caisse, et a lui laisser régler l’emploi de ses revenus. L’État, en un
mot, très-persuadé qu’il est la Providence (ce qui est naturel puisqu’il
peut tout et que tout le monde l’invoque), a pris naïvement au pied de
la lettre et tourné à son profit la parole de l’Homme-Dieu et ne veut
pas qu’il y ait nulle part deux ou trois personnes assemblées sans que
ce soit en son nom et en sa présence.
Supprimez maintenant par la pensée toutes les conventions parti-
culières qui lient l’État à l’Église catholique ; effacez le Concordat de
216
LA SOUVERAINETÉ PONTIFICALE
nos codes ; quelle sera la situation de l’Église vis-à-vis d’un État
animé de tels sentiments et maître d’une telle puissance? l’Église
sera une association ordinaire que rien ne distinguera d’une société
de commerce ou de littérature : elle aura donc à jouir de tous les
droits qui appartiennent à toute espèce d’association, c’est-à-dire du
néant même. Elle retombera de plein droit sous ce régime de bon
plaisir, d’inquisition universelle et de surveillance quotidienne qui
est le droit commun de la France et de presque toute l’Europe en ma-
tière d’association. Elle pourra se réveiller demain trouvant tous ses
sanctuaires fermés par un arrêté du préfet de police, ses séminaires
dissous par un décret du ministre de l’instruction publique, et ses re-
venus versés dans la caisse du bureau de bienfaisance de la commune.
Tout cela sera légal, tout cela sera l’application du droit commun.
Voilà exactement la mesure de liberté dont elle jouira ! En un mot,
pour prendre un exemple que M. le ministre de l’intérieur vient
d’avoir la bonne grâce de me fournir afin de m’aider à me mieux
faire comprendre, l’Église, sans le Concordat, sera en France une
grande société de Saint-Vincent de Paul, et rien de plus; les Évêques
avec leurs chapitres en représenteront les conseiJs centraux. Elle
n’aura pas d’autre existence légale que celle-ci. Or on sait à quels
accidents cette existence est soumise. Et l’on pense qu’elle s’en con-
tentera et qu elle se laissera jeter ce réseau administratif autour du
corps sans se débattre et sans ébranler par sa résistance les fonde-
ments de la société !
L’État lui-même, incarné dans le génie d’un conquérant, n'a pas
espéré de l’y soumettre : il n’a pas cru qu’on pût enfermer l’aigle
dans cette cage, sans que d’un coup de son aile il en fit sauter les bar-
reaux. Par prudence, par bon sens, par instinct de conservation, pen-
dant que l’État rivait tous ces anneaux qui nous enserrent encore, il a
consenti à établir un régime exceptionnel pour cette vieille société
dont la tête était au-dessus de sa portée et la racine en dehors de sa
puissance : il a capitulé avec elle. Il lui a donné le droit d’ouvrir des
temples, de réunir les peuples et d’élever la voix dans le silence et
la dispersion universels. Le Concordat n’est pas autre chose que cette
concession arrachée par l’invincible indépendance de l’Église à l’om-
nipotence de l’État. C’est là ce qui nous y attache, sans plus d’enthou-
siasme qu’il ne convient, et quoique nous en sentions parfois les en-
traves. Sans doute cette concession n’a pas été gratuite : il a fallu la
payer d’un retour; il a fallu acheter nos droits; mais en les achetant,
nous les avons, au lieu qu’en renonçant à ces concessions spéciales
nous les perdrions sans compensation. Renoncer au Concordat dans
l’état présent de la législation et des mœurs françaises, ce serait pour
l’Église ou se préparer au combat, ou tendre la tête au joug.
ET LA LIBERTÉ.
217
IN'e dites donc pas, ne dites donc plus que nous n’osons pas affronter
pour notre Église Fcpreuve que tant de sectes protestantes subissent,
et dont elle-même se tire victorieusement au delà des mers. Cette dé-
rision est la fausseté même. Ce n’est pas de nos forces que nous dou-
tons : c’est de vos lois et de vos intentions. Donnez-nous la liberté,
en fait et non en apparence, dans les mœurs et non dans les mots;
donnez la liberté de se réunir, de s’associer; donnez aux réunions
formées le droit de s’étendre, de s’enraciner dans le sol, de se per-
pétuer dans l’avenir, de pourvoir aux besoins du lendemain comme à
ceux du jour, et vous verrez s’il y a une comparaison possible entre la
société catholique et une société quelconque, et si l’Eglise ne trouvera
pas, dans l’effusion de la piété de ses fidèles, de quoi se passer de vos
subventions et de vos tutelles, et de qtioi vous inquiéter bientôt vous-
même par la force et l’étendue de ses ressources! Je ne réponds pas
que ce système soit très-favorable au repos de l’État : je réponds qu’il
ne sera pas mortel pour le développement de l’Église. L’Église libre,
à la bonne heure; mais dans l’État libre, comme vous le dites vous-
même par une phrase que vous nous avez empruntée , et libre,
entendons-nous bien, non pas d’une liberté formelle et tout exté-
rieure, qui consiste purement dans un jeu d’élections et de majo-
rités, mais de cette liberté véritable qui assure à chacun le droit
de décider en même temps que le devoir de répondre de ses propres
actes. La liberté que nous entendons, ce n’est pas celle de se donner
un maître, qui, fort d’un titre populaire, a la prétention de tout faire,
de tout connaître et de tout façonner à sa mode; c’est au contraire
la liberté d’être affranchi de l’omnipotence, et de l’omniprésence ad-
ministrative. Mettez cette liberté-là dans l’État, et celle de l’Église
viendra s’y placer d’elle-même à son jour et à son heure. Mais élar-
gissez d’abord la tente si vous voulez qu’elle soit capable de recevoir
un tel hôte.
Si c’est à cette œuvre qu’on nous deiuande de travailler, s’il s’agit
de faire l’État libre dans ce sens, d’affranchir, d’exonérer le droit
commun de la France de toutes les entraves qui l’embarrassent,
notre concours est acquis d’avance. Quels que soient ceux qui
nous y convient, quelque nom qu’ils portent devant Dieu et de-
vant les hommes, ils peuvent compter sur nous et nous sommes
des leurs. Mais nous devons les prévenir que ce ne sera l’œuvre
ni d’un seul effort, ni d’un seul jour, que nous aurons fort à faire
et plus d’une forte partie à combattre. L’omnipotence de l’État
parmi nous, en effet, n’est pas seulement un système très-puissant,
c’est aussi un système très-populaire; il se rattache à toutes les tra-
ditions du passé en même temps qu’il flatte toutes les faiblesses des
générations présentes; il a ses racines très-avant dans l’ancien régime,
218
LA SOUVERAINETÉ PONTIFICALE ET LA LIBERTÉ.
mais nos révolutions successives lui ont fait porterions ses fruits; en
l’attaquant on offense à peu près tout le monde. On a contre soi les
gouvernés, qui aiment à se décharger du soin de leur propres affaires,
et les gouvernants, qui aiment à se mêler de celles d’autrui. On irrite
les superstitions de la vieille monarchie aussi bien que le fantôme de
la Convention. L’aurore du jour où nous pourrons triompher de tant
de forces réunies ne luit pas encore. N’importe ! attendons-le, j’y
consens, et hâtons-le de nos vœux et de nos efforts. Mais en attendant,
et pour la sauvegarde d’intérêts qui nous sont chers, et qui pourraient
périr en la demeure, qu’on nous permette de ne pas sacrifier les vieilles
garanties, celles qui existent et sont éprouvées, celles qui ont préservé
depuis dix siècles la liberté de l’Église vis-à-vis des prétentions de tous
les États, celles qui ont assuré à trente générations de catholiques le
droit de prier Dieu à l’aise, à l’abri du contact et du souffle des pouvoirs
humains. Au premier rang figure celte souveraineté pontificale qui s’est
élevée en face du despotisme bardé de fer du moyen âge, et qui a tenu
tête au despotisme administratif des temps modernes, qui a intimidé
Louis XIV dans sa toute-puissance, et que Napoléon n’a bravée que
pour sa perte. Ce serait le comble de l’imprudence que d’en faire le
sacrifice pour lui préférer, quoi? une formule philosophique, un
principe abstrait dont l’application douteuse est renvoyée à une
éventualité indéfinie. Nous savons trop ce que deviennent ces prin-
cipes qui ne reposent que sur la feuille de papier où ils sont écrits.
Un vent les emporte ou un sabre les déchire. Nous vivons au milieu de
déclarations de droits qui ont eu cette destinée. On ne se donne pas
même la peine de les contester, ces fiers principes, pour les anéan-
tir; on les couche respectueusement en tête des constitutions mêmes
qui les annulent, et on les endort sur ce lit de parade en les berçant
de rêveries et d’hommages. Deux fois en un siècle nous avons vu
périr dans ce jeu de paroles les droits les plus précieux de la cité
politique. Nous ne confierons pas à une garde si peu sûre des li-
bertés qui touchent encore à de plus grandes profondeurs de notre
âme, et les intérêts d’une autre cité supérieure à toutes celles de
la terre.
Ai.bert de Broglie.
LA SPÉCULATION
A PROPOS DES DERNIERS PROCÈS FINANCIERS.
I
Si le hasard^ ou le décret du 1 7 février 1 852, avait empêché la presse
de raconter au public les derniers procès correctionnels, le public y
aurait perdu d’utiles leçons, et l’histoire des pages précieuses. Heu-
reusement, le hasard a été clément, et le décret du 17 février n’a pas
tout prévu. La même publicité, qui avait salué et hâté la fortune de
certains hommes, a éclaté autour de leur ruine et a précipité leur
chute; le public, qui est toujours curieux, et la presse, qüi n’est ja-
mais parfaitement discrète, ont fait tomber presque tous les voiles, et
ont soulevé, à quelques-uns près, tous les masques. La fin de cer-
taines royautés financières a eu ses prospectus aussi pompeux et
aussi sincères que les prospectus de l’avènement. Si tout le monde
n’est pas éclairé aujourd’hui, ce n’est pas la faute de la lumière.
Dès avantle décret du 24 novembre, le Corps législatif s’était chargé
d’apprendre au public ce que valait de garantie pour les intérêts pri-
vés le contrôle de l’Élat sur les sociétés anonvmes.et M. Ernest Picard
J
avait fait la leçon aux actionnaires de toutes les compagnies de che-
min de fer, en leur racontant l’histoire des actionnaires du chemin
de fer de Graissessac à Béziers. L’expérience, pour être tentée sur un
corps vil, n’en avait pas moins servi. Les honnêtes gens crédules, qui
avaient des illusions sur la parfaite intégrité et l’inaltérable honora-
220
LA SPÉCULATION.
bilité des officiers ministériels chargés de la négociation des valeurs
de Bourse, avaient suivi avec intérêt les débats criminels du procès
Giblain, et remarqué une éclatante destitution. Mais les procès qu’ont
subis MM. Mirés et Calley-Saint-Pau 1 ont prouvé avec un retentisse-
ment plus large et plus salutaire qu e le génie des affaires ne peut
garantir toujours contre les retours de la fortune et de la morale.
Les revei’S mérités ou injustes des hommes qui ont fait une grande
fortune satisfont bien des passions mauvaises, et le bruit qui les
accueille est prolongé par des échos trop. intéressés pour n’être point
suspects. La ruine d’un financier, fatale à beaucoup, fait toujours les
affaires de quelques-uns, et, si la Bourse a ses partis comme la poli-
tique, il est difficile que la défaite des uns ne soit pas le triomphe des
autres. L’envie se comprend même sans la rivalité, et, si Turcaret, qui
dans son temps était un fort gros personnage, eût été mis à la Bas-
tille, les fermiers générau.v et les traitants n’eussent pas été les seuls
à applaudir. Beaucoup enfin approuvent la condamnation et voient la
main de Dieu dans le châtiment, qui veulent, en se portant juges, faire
oublier qu’ils étaient complices. Ils exagèrent la sévérité du lende-
main pour qu’on pardonne à la complaisance de la -veille. Si la publi-
cité des procès financiers ne satisfaisait que ces honteux intérêts,
elle serait importune aux honnêtes gens, et, au lieu de l’étendre, il
faudrait l’étouffer. Il n’en est pas ainsi : c’est surtout dans les ma-
tières qui touchent au crédit public qu’il faut que tout le monde ait
la liberté de tout voir, de tout discuter et de tout juger, et il est né-
cessaire que quelques-uns au moins usent de cette liberté. On conçoit
que la politique ait ses secrets et la diplomatie ses mystères : il est
quelquefois dangereux de deviner ceux-là ou de pénéti’er ceux-ci. Le
crédit public, son état, les conditions de son développement, la cause
de ses crises, toutes ces questions que, dans notre pays et de notre
temps, la veille pose au lendemain avec une si formidable impatience,
doivent être soumises à tous les esprits et discutées par tous. Un
économiste anglais, Mac-Culloch, donne très-bien la raison de ce
principe. « La discussion publique des questions de crédit est néces-
saire, dit-il , parce que le public est la matière même sur laquelle
il s’agit d’opérer : nul ne deviendrait matelot à lire au fond des
hautes terres des ouvrages de théorie nautique, et nul ne saurait
entendre un mot aux questions d’argent qui n’écouterait le public et
ne discuterait avec lui. »
Le crédit public, c’est une des parties de l’opinion publique. Le mot
crédit lui-même est synonyme de confiance , et la confiance comme la
défiance ont leur siège dans une appréciation de l’esprit plus ou moins
juste, mais d’autant plus certaine qu’elle a pu être discutée. II serait
donc très-inopportun de vouloir couvrir d’un voile les hontes de cer-
LA SPÉCULATION.
‘22 J
. aines spéculations. On éviterait par là peut être un peu de scandale,
mais, en matière de crédit et de finance, le scandale est un bien ;
carie scandale n’est autre chose que la publicité du mal, et, en ces ma-
tières comme en beaucoup d’autres, le mal connu est à moitié guéri.
— L’intérêt même des affaires exige qu’on recherche les vices de celles
qui réussissent mal. L’Allemand List dit quelque part « que les entre-
« prises ruinées ressemblent au cadavre d’un pendu qui fait reculer
« tous les êtres de même espèce. »
Les dernières condamnations judiciaires ont eu un caractère par-
ticulier, c’est le sentiment très-complexe qui les a accueillies. Il est
impossible de ne pas applaudir aux décisions qui mettent un terme
à des entreprises malhonnêtes et dangereuses pour la société. Ces
fortunes si rapides, conquises par l’habileté de certains spéculateurs
sur la maladresse ignorante de victimes innombrables , ces associa-
tions monstrueuses organisées pour la fraude et par elle, ces prospec-
tus pompeux, couvrant mal les plus fâcheuses réalités, ces jeux har-
dis où les bénéfices les plus exorbitants sont le prix non d’un travail
ou même d’un service, mais d’une chance heureuse, ces mystifications
réitérées, ces incroyables audaces et ces incroyables sottises, ce char-
latanisme des fripons et cette niaiserie des dupes, ces assemblées fic-
tives d’actionnaires imaginaires, tous ces dois et toutes ces hontes
troubleraient l’humeur des gens de bien les plus pacitiques,
soulèveraient l’indignation des âmes les plus bénévoles. Le mécon-
tentement que cause aux honnêtes gens le spectacle des fortunes ra-
pides est un sentiment respectable, qu’il ne faut pas confondre avec
l’envie. Le courroux de l’homme maladroit, dupé par l’homme mal-
honnête, fait honneur à celui qui l’éprouve, et quiconque est, de près
ou de loin, propriétaire d’une action ou créancier d’une compagnie,
est assez bien venu, dans ce temps-ci, à devenir circonspect et à se
montrer mal satisfait. Voilà tout un ordre de sentiments que personne
ne saurait blâmer et que tout le monde partage. En même temps, est-
il possible de se défendre d’une pitié profonde pour les condamnés de
ces tristes procès? Ils étaient hier salués par la foule, honorés par la
ville, et, comme on disait autrefois, par la cour ; ils marchaient au
premier rang ; ils étaient loués , flattés, décorés. Un jour a passé :
M. le procureur général s’est inquiété; M. Dupin s’est indigné;
M. Delangle a adressé un rapport à Sa Majesté l’Empereur ; M. Mon-
ginot s’est enquis, et voici au banc et mêlés à la foule vulgaire des va-
gabonds et des escrocs, ceux qui, la veille, en paraissaient si loin. L’o-
pinion, frappée de ce spectacle, ouvre son enquête en réponse à l’en-
quête judiciaire; cette enquête officieuse, dans laquelle tout le monde
interroge et tout le monde dépose, confirme sur quelques points, et,
sur beaucoup d’autres, contredit l’enquête officielle; elle trouve des
‘222
LA SPÉCULATION.
complices et des circonstances plus atténuantes que déclarées; elle
découvre aux petits détails une importance qu’on ne devinait pas;
elle entend des confidences ; elle reçoit ou elle surprend mille con-
fessions pleines de réserve ; et, quand tout est tini, beaucoup de pitié
pour les condamnés se mêle à beaucoup d’indignation pour les cou-
pables. Blâme-t-on les magistrats et les accuse-t-on de sévérité exces-
sive? Non certes. Blâme-t-on les actionnaires et leur reproche-t-on
comme une faute leur aveuglement et leur complaisance? Non plus.
Est-ce la loi que l’on suspecte d’être trop douce, et pense-t-on à s’a-
dresser au Sénat pour demander l’aggravation des peines contre les
spéculateurs? Loin delà. Le sentiment que l’on éprouve est com-
plexe : un singulier résultat d’opinions en apparence contraires, beau-
coup plus sévères pour les faits que pour leurs auteurs, et beaucoup
moins pour les spéculateurs que pour la spéculation.
II
Un des premiers articles du programme que l’idée napoléonienne
offrait aux efforts du gouvernement nouveau après le 2 décembre,
portait l’exécution de travaux immenses. La pensée gouvernementale
se réalisa de toutes parts avec une rapidité qui tenait du prodige. La
F rance ressembla, pendant quelques années, à ces fourmilières, qu’un
accident brusque du sol est venu troubler : de tous côtés, l’activité la plus
grande est déployée; c’est un mouvement, une fièvre, un vertige; on
s’agite, on se remue ; tout le monde va et vient. Vue de loin ou vue de
haut, la France devait offrir un spectacle analogue, et le gouverne-
ment ne le contemplait pas sans une certaine satisfaction. Sur tous
les points du territoire, les chemins de fer s’exécutaient ; dans toutes
les villes de France, d’importants travaux se poursuivaient; les
vieilles maisons tombaient ; les rues s’ouvraient ; l’industrie excitée
répondait à des demandes pressantes; il semblait que tout allât à
l’avantage des intérêts économiques du pays. Malheureusement,
comme ce convive ininvité dont parle un poète ancien, derrière les
grandes entreprises publiques et privées se présenta la spéculation,
et à côté d’elle l’agiotage : le cortège des jeux de Bourse, des com-
binaisons financières et des manœuvres les plus variées et les moins
recommandables envahit le marché public, et l’esprit d’aventure
troubla l’ordre économique que l’esprit d’entreprise était venu agiter.
Les villes, pour démolir leurs anciens quartiers et en reconstruire
LA SPÉCULATION.
223
(le nouveaux, eurent besoin de capitaux : elles empruntèrent. L’em-
prunt est une nécessité pour ceux qui, n’ayant pas d’argent, veulent
en dépenser.
Bordeaux emprunta : la loi du 25 mai 1852 l’autorisa à émettre
4,800 obligations à 1,000 francs. Lyon emprunta d’abord en 1854 :
la loi du 22 juin l’autorisa à émettre 10,354 obligations à 1,000 fr.;
ce premier emprunt ne suffit pas ; Lyon emprunta à nouveau en 1856;
la loi du 28 juin l’autorisa. En 1858, Lyon ouvrit un troisième em-
prunt, autorisé par la loi du 28 avril. Bordeaux et Lyon avaient
donné l’exemple, Marseille le suivit : Marseille emprunta en juin
1854; elle emprunta en mai 1857. La première fois, elle émit
2,500 obligations à 1,000 francs; la seconde fois, 1,400 obligations.
Toulouse semblait avoir moins de ressources ; elle emprunta moins,
mais elle emprunta 500,000 francs en 1854, 1 million en 1857.
Paris fut encore plus confiant : il emprunta 50 millions en 1852,
60 en 1855, et on sait qu’il ne s’est pas arrêté là. Tant de titres
émis presque à la fois, en l’espace de cinq ans, suffisaient pour
troubler l’équilibre économique d’un crédit régulier.
Le gouvernement prévoyait si peu ce danger, qu’il présenta la loi
du 23 mai 1853. Cette loi portait que, dans l’intervalle de la session
du Corps législatif, des décrets rendus en forme de règlements d’ad-
ministration publique pourraient autoriser, sur leur demande, les
départements, ainsi que les communes dont les revenus excéderaient
100,000 francs, à convertir leurs dettes actuelles et à les éteindre au
moyen d’emprunts remboursables à longues éehéances. Le but de
cette loi était manifeste : les communes endettées n’auraient pas
tenté de grandes entreprises ; il fallait les pousser vers ces en-
treprises et les dégager du fardeau de leur obligation en leur
permettant d’escompter les chances de l’avenir. Le marquis d’An-
delarre le disait très-formellement : « L’un des buts du projet
« est de rendre possible les travaux féconds de la paix que, dans l’état
« présent deschoses, les départements et les communes seraient hors
« d’état d’entreprendre. » L’honorable député faisait à la loi des ob-
jections que les faits n’ont pas complètement réfutées. « L’avenir sera
« imprudemment engagé, lorsqu’il pourra l’être avec tant de facilité.
« Toujours on trouvera que des travaux projetés sont utiles. Du mo-
« ment où l’argent arrivera aisément dans la caisse de la commune
« ou du département, pas un maire, pas un conseil général, ne
« résistera à la tentation d’exécuter ces travaux. A cet égard, il est
« à craindre que les générations qui succéderont à la génération prê-
te sente ne trouvent ces dépenses aussi mal conçues et aussi mau-
« vaises que, dans un moment d’irréflexion, on les aura trouvées
« bonnes. »
224
LA SPÉCULATION.
Pour bien comprendre quelles étaient, en 1855, les vues du gou-
vernement, il faut remarquer que le projet primitif tendait à
donner à l’Empereur un pouvoir beaucoup plus étendu que celui
dont le revêt en réalité la loi : dans le projet primitif, le gouverne-
ment demandait au Corps législatif de renoncer d’une manière ab-
solue à la faculté d’intervenir, pour autoriser les emprunts des com-
munes. Ce fut devant la résistance du Corps législatif que le projet
amendé par la commission, d’accord avec le conseil d’Élat, limita
cette délégation à l’intervalle’ des deux sessions; résistance heureuse
qui prévint des entraînements dangereux.
Le gouvernement ne rencontra pas le même obstacle, quand il
voulut concéder coup sur coup un grand nombre de lignes de chemins
de fer. Pendant les six mois qui suivirent le coup d’Êlat,les décrets de
concession se succédaient, dans les colonnes du Moniteur^ avec une
incroyable rapidité. Dès le 11 décembre 1851, le chemin de cein-
ture fut concédé ;
Le 5 janvier 1852, ce fut le chemin de Lyon à Avignon ;
Le 5 janvier, le chemin de Paris à Lyon ;
Le 12 février, le chemin de Dijon à Besançon avec ses embran-
chements, et celui de Dole à Salins ;
Le 19 février, le chemin de Saint-Quentin à Erquelines, et de la
Fère à Reims ;
Le 25 février, le chemin de Strasbourg à Wissembourg ;
Le 25 mars, le chemin de Metz à Thionville ;
Le lendemain, le chemin de Blesmes à Gray;
Le surlendemain, le chemin de Graissessac à Béziers, et du Guétin
à Clermont et à Roanne.
La loi du 8 juillet concéda le chemin de Marseille à Toulon, le che-
min de Pioques à Aix, le chemin de Mézidon au Mans, le chemin de
Paris à Cherbourg.
Les décrets du 28 juillet (chemin de Provins aux Ormes), du 18 août
(chemin d'Autun), du 24 août (chemin de Bordeaux à la Teste),
vinrent enfin compléter cet ensemble prodigieux. M. Magne, dans
un remai’quable rapport fait à l’Empereur, le 1®*' février 1855, félici-
tait le l’égime impérial d'avoir ainsi, en 1 852, concédé, dansune durée
de six mois, 5,365 kilomètres de chemins de fer, et, en 1855, 2,154
kilomètres. « Plus de deux milliards ont déjà été consacrés à l’exé-
« cution de cette gigantesque entreprise, » ajoutait le ministre.
Le Corps législatif n’était que dans une certaine mesure responsable
de cette précipitation peut-être regrettable. Le sénatiis-consulte du
25 décembre 1852, dans son article 4, affrancliissait l’Empereur du
contrôle dei’ Assemblée représentative, et lui reconnaissait le pouvoir
d’ordonner, par un simple décret et sans consulter les assemblées.
LA SPECULATION.
‘225
tous les travaux d’utilité publique, toutes les entreprises d’in-
térêt général. Les commissaires du gouvernement '^MM. Baroche,
Rouher et Delangle), exposant au Sénat le projet de ce sénatus-
consulte du 25 décembre 1852, et chargés d’indiquer les intentions
cachées dans la pensée impériale, ne dissimulaient pas que le but du
sénatus-consulte était de supprimer les formes législatives. Comme ces
I formes pouvaient paraître utiles à quelques esprits arriérés, les émi-
nents auteurs de l’exposé des motifs faisaient remarquer au Sénat
qu’elles «ralentissaient beaucoup les grandes entreprises, » et, citant
un passé de la veille comme exemple des heureux résultats qu’aurait
la rapidité des entreprises futures, « les avantages de cette féconde
« initiative ont déjà été éprouvés et recueillis, disaient-ils. C’est à la
« grande satisfaction du pays qu’immédiatement après le 2 décem-
« bre, les plus importants travaux d’utilité publique, si longtemps
« réclamés, ont été décrétés. Sous cette vive impulsion, les capitaux,
« longtemps comprimés par l’incertitude de l’avenir, se sont engagés
« dans les affaires. »
Ce dernier mot est précieux. Les vues du gouvernement, à cette
époque, ne peuvent être contestées ; il voulait engager dans les entre-
prises les capitaux du pays. On oubliait peut-être trop que les grandes
spéculations suivent nécessairement les grandes entreprises, et c’était
en vain que M. Troplong, en 1852,1e disait au Sénat : « Les créations
«|de chemins de fer, quand elles ne sont pas échelonnées avec mesure,
« encombrent la place de valeurs aléatoires ; elles surexcitent la pas-
« sion du jeu et font dégénérer les combinaisons du crédit en aliment
« pour l’agiotage. » Ces sages conseils, ou ne furent pas entendus ou
furent dédaignés, et les entreprises de tout genre, inaugurées sous
les auspices de l'initiative impériale, amenèrent bientôt sur le mar-
ché une innombrable quantité de valeurs de Bourse, trop nombreuses
pour ne pas diminuer le crédit, en le partageant à l’infini ; elles pro-
duisirent un développement irrégulier de l’esprit d’entreprise. Quand
cet esprit s’éveille de lui-même, qu’il n’est excité que par la force
naturelle des choses et les exigences économiques, il se développe ré-
gulièrement ; les ressources de la nation concourent pacifiquement à
la réalisation de desseins prudemment et lentement conçus ; le tra-
vail, d’une part, et le capital, de l’autre, unissent leurs efforts, et
l’équilibre n’esl point troublé entre les différentes parties de l’admi-
nistration financière du pays. Certaines entreprises font de rapides
progrès, sans que la ruine vienne frapper les entreprises voisines.
Dans un pareil état de choses, le jeu n’est point possible, l’agiotage
n’est pas à redouter. Si l’esprit d’entreprise est au contraire artificiel-
lement excité, il prend bientôt une prédominance fâcheuse : les capi-
taux désertent leurs fonctions naturelles et nécessaires; l’agriculture
226
LA SPÉCULATION.
est négligée; les valeurs foncières s’anéantissent; il y a, sur cer-
tains points, embarras de capitaux, surabondance de travail ; su
d’autres points, au contraire, le travail fait défaut et le capital
manque ; certaines entreprises sont couronnées par d’éclatants succès,
d’autres échouent misérablement. Dans un pareil état de choses, le
jeu devient facile, l’agiotage est en quelque sorte une nécessité éco-
nomique ; l’esprit d’entreprise, poussé à l’excès, éveille bientôt, pour
le seconder, l’esprit d’aventure, et les spéculations stériles s’agitent
à côté et au préjudice des spéculations sérieuses.
M. Rouher comprenait parfaitement ces idées quand, le 50 no-
vembre 1856, il disait à l’Empereur : « Les ressources du crédit pu-
« blic doivent être soigneusement ménagées, et il est nécessaire de ne
« pas excéder la puissance de travail que le pays peut fournir chaque
« année, sans troubler l’action régulière de l’agriculture. » Ces ré-
flexions renfermaient un reproche qui condamnait le passé et une
prédiction menaçante pour l’avenir. [Moniteur du 1®” décembre.)
En 1852, la spéculation n’effrayait pas. Les hommes du gouverne-
ment soutenaient volontiers « que l’accroissement du capital amené
« par la mise en valeur de nos richesses minéralogiques et la multi-
« plication des valeurs mobilières profitaient à l’agriculture et prépa-
« raient à son profit des capitaux plus considérables, qui devaient éle-
« ver sa valeur vénale, surtout en déterminant une consommation
« plus grande, conséquence naturelle d’une augmentation de valeurs
« mobilières. »
Alors, et sous l’empire de ces préoccupations trop favorables à la
spéculation pour être cruelles à l’agiotage, se fondèrent ces sociétés,
dont quelques-unes ont vu récemment discuter leur gestion devant
les tribunaux correctionnels. Les comptoirs, les caisses et les banques
dont les titres ont servi depuis dix ans à la spéculation de bourse et jeté
sur la place des valeurs dangereuses par leur abondance pour les
transactions sérieuses et honnêtes, se fondèrent ou se reconstituèrent
après 1852. Le Comptoir d’escompte de Paris e.xistait depuis 1848; en
1855, il éleva son capital social de 20,000,000 fr. à 55,555,500 fr. ;
puis un décret impérial du 25 juillet 1854 l’autorisa à le doubler.
Le Crédit foncier, dont les statuts ont été si souvent modifiés,
fut une création du régime impérial à ses débuts. Le décret du
28 février 1852 a autorisé la formation des sociétés de crédit foncier
et changé au profit de ces sociétés la législation relative aux hypo-
thèques. Le Crédit mobilier, de quelques mois plus ancien, fut auto-
risé le 18 novembre 1852; le Comptoir Bonnard se constitua
en mai 1855; la Caisse générale des chemins de fer, sous la rai-
son sociale J. Mirés et C‘% en mai 1852 ; la Caisse centrale de
l’industrie, à la même époque; l’Union financière et industrielle.
IA SPÉCULATION.
227
SOUS la raison sociale Saint-Paul et C®, en 1856; le Comptoir
de la Méditerranée, en mai 1856; la Société des nu-propriétaires,
en 1857 ; les Docks, les Petites Voitures, la Société des immeubles
Rivoli, du Palais de cristal, l’Union du gaz, la Compagnie maritime,
appartiennent à la même époque.
L’élan fut prodigieux pour la création des sociétés commerciales.
M. Langlais disait, en 1856, au Corps législatif, dans la séance du
1®” juillet :
« Le développement des sociétés commerciales est immense aujourd’hui;
les sociétés en nom collectif sont innombrables ; dans les sociétés anonymes,
plus de deux milliards sont engagés, et ce chiffre est petit en comparaison
de celui que représentent les sociétés en commandite. A Paris seulement,
en une année, plus de cinq cents de ces sociétés se sont établies avec un
capital de plus de deux milliards. Tout est engagé, lécrédit public et la mo-
ralité même du pays.
« On négocie toutes ces actions à la Bourse par douzaines, par grosses ou
par centaines, dans un petit coin que l’on appelle le coin des éventualités’;
il y a là de véritables tempêtes lorsqu’il survient une hausse ou une baisse
de dix centimes. »
Quelques-unes de ces sociétés avaient les bases les plus singulières,
i Dans le même discours, M. Langlais citait le titre d’un prospectus
I récemment distribué par un homme qui s’appelait Christophe Colomb
> et qui formait une société au capital de 50 millions, pour marier l’A-
frique avec l’Amérique et pour fondre les rqpes. La même folie domi-
nait les esprits, de 1852 à 1856, qu’au temps de Law et de la société
du Mississipi.
Tout le monde ne s’en effrayait pas, et c’était avec un véritable or-
gueil queM. Dumirail disait à la même séance : « En une seule^an-
« née, il se forme plus de sociétés en commandite qu’il ne s’en for-
« mait autrefois dans un demi-siècle, et en dix ans, sous le règne de
« Louis-Philippe. »
Les faits justifiaient ces paroles : du 1®” juillet 1854 au 50 juin 1855
seulement, le Journal général des affiches avait publié les actes de
quatre cent cinquante-sept sociétés en commandite, dont deux cent cin-
quante-cinq par actions, au capitalde 968 millions. Les choses allaient
moins vite sous la monarchie constitutionnelle, où le capital des so-
ciétés financières, de 1826 à 1858, ne s’élevait pas à plus d’un mil-
liard pour une période de douze ans.
Les sociétés anonymes ne restèrent pas en arrière, et de 1852 à
4856 elles prirent, avec l’approbation du gouvernement, un immense
développement ; la plupart avaient pour objet la construction des
chemins de fer, et là encore l’action du gouverpement n’était pas con-
traire aux intérêts de la spéculation.
228
LA SrÉCULATION.
A l’émission d’une quantité anomale de valeurs de Bourse il faut
ajouter une circonstance qui favorisait singulièrement, au début de
l’Empire, le goût du public pour les spéculations. Le décret du 17 fé-
vrier 1852 sur la presse disposait, par son article premier, qu’aucun
journal ou écrit périodique traitant de matière politique ou d’écono-
mie sociale ne pouvait être créé sans l’autorisation du gouverneme»t.
On ne voit pas d’abord en quoi cette disposition favorisait la spécula-
tion et l’agiotage.
Les faits le montrèrent rapidement. Le nombre des journaux poli-
tiques fut restreint; il fut donc difficile à la presse d’échapper à l’in-
fluence des financiers. Il n’y a rien de tel pour être libres que d’être
nombreux. Sans doute, c’est un grave danger que la présence en face
du public d’un nombre considérable de journaux. Mais des journaux
en petit nombre sont facilement entourés par les spéculateurs. La
presse devait élever la voix pour signaler l’agiotage, prévenir con-
tre les dangers d’une spéculation malhonnête la bonne foi fdu public,
jeter la lumière sur les manœuvres d’une intrigue financière. C’est
là un des devoirs impérieux du journalisme; c'est celui qui inté-
resse peut-être davantage le public. La presse, on le lui a éloquem-
ment reproché , a manqué à ce devoir et a trahi les intérêts sé-
rieux du pays. Mais, si la faute est imputable avant tout aux jour-
nalistes, qui n’ont pas su garder leur indépendance devant les
promesses de la spéculation, qui ont prêté le concours de leur ré-
clame à l’agiotage, une certaine part de responsabilité ne doit-elle
pas être supportée par la disposition fâcheuse qui, en limitant le
nombre des journaux, leur a enlevé une partie de leur force contre
les tentations d’une complaisance coupable et funeste au pays?
Peu nombreux, les journaux ont vu leur valeur s’élever à des chif-
fres formidables- Le prix d’un de ces grands organes de la publicité
variait entre 1,500,000 fr. et 3,000,000 fr., a dit, il y a quelques
mois, au Corps législatif, M. Jules Favre; il en est résulté que l’acqui-
sition d’un journal a été l’objet d’une de ces vastes sociétés dont préci-
sément le journalisme aurait dû contrôler les opérations, dans l’intérêt
du public ; le capital a exercé sur [la pensée une prépondérance ab-
solue.
« En 1852, nous dit M. Mirés, l’exploitation du journal le Pays se soldait
chaque mois par une perte qui variait de 20 à 25,000 fr. La rédaction était
coûteuse, et le revenu delà feuille d’annonce était médiocre; je voyais cha-
que jour s’agrandir le gouffre où s’accumulaient des sommes qui, en deux
ans de temps, avec le prix d’acquisition, avaient dépassé 800,000 fr., et je
ne voyais la fin des sacrifices que dans la disparition du journal.
« Ce fut alors que des négociations s’engagèrent en dehors de moi pour
la cession du journal le Pays à M. Véron, directeur du Constitutionnel. Ces
LA SPÉCULATION.
229
négociations ne furent pas menées assez secrètement pour qu’il n’en trans-
pirât pas quelque chose ; je trouvais étrange qu’on fît aussi bon marché des
droits de la propriété. Aujourd’hui j’en serais moins surpris après les sin-
gulières épreuves que j’ai traversées; quoi qu’il en soit, je répondis à ces né-
gociations en achetant le Constitutionnel au prix de 1,900,000 fr.
« Déjà mes dépenses s’élevaient pour le Pays à 800,000 fr., ce qui por-
tait le prix des deux journaux à 2,700,000 fr.; j’ajoutai un fonds de roule-
ment de 300,000 fr., et je formai une société composée des deux journaux
au capital de 3,000,000 de fr. Depuis bientôt neuf ans que cette société fonc-
tionne, elle a donné en moyenne plus de 10 pour 100 de revenu. »
M. Mirés ne dit pas, pour expliquer le succès de cette société, que le
gouvernement lui avait accordé le droit d’intituler le Pays, Journal
de l’Empire, et que ce titre était une recommandation précieuse au-
près de certains lecteurs.
Une lettre de M. Mirés, produite au procès, fait voir quel usage les
financiers ont fait du journalisme placé entre leurs mains par les
conséquences du décret du 17 février 1852. M. Mirés écrivait à
M. Péreire : « Si j’ai reconnu avec franchise vos services, vous ne
« trouverez pas mauvais que je rappelle ce qu’a été dans mes mains
« le Jourtial des chemins de fer. J’en ai fait un instrument à votre
« usage : j’ai soutenu toutes les affaires dans lesquelles vous étiez
« engagé. »
Voilà qui est rassurant pour la bonne foi des lecteurs du Journal
des chemins de fer. Ce fait à lui seul suffirait à justifier les paroles
d’un orateur illustre, qui disait en parlant de la presse et du silence
gardé par elle devant les manœuvres de l’agiotage :
« Nous avons vu dans ces dernirs temps ce qu’on appelait la société des
journaux réunis, c’est-à-dire trois entreprises de la pensée qui ont été en-
chaînées dans les liens d’un même capital. On n’aurait pas procédé autre-
ment pour des houillères, pour une fabrique, pour une usine.
« Ne voyez-vous pas que messieurs les financiers, étendant les bras, pour-
raient prendre la totalité des journaux, de telle sorte qu’il n’y aurait plus en
France que la société des journaux réunis, lesquels se publieraient sous
l’influence de personnages que je n’ai pas besoin d’indiquer ?
« Il en eût été autrement si chacune de ces grandes existences eût été
prise corps à corps, si des écrivains indépendants, indisciplinés, courageux,
téméraires quelquefois, avaient pu sonder le néant de ces entreprises qui
apparaissaient ainsi au public comme des colosses d’argent aux pieds d’ar-
gile. S’ils en avaient montré la base, le public se serait défié, et on n’aurait
pas vu ces fortunes scandaleuses, ces revers inouïs qui désolent le public,
ces poursuites judiciaires qui sont le fléau de toutes les familles. »
Protégées contre les indiscrétions de la presse par le décret de 1852,
Octobre 1861. 16
230
LA SPÉCULATION.
f-
les compagnies qui se créaient au début de l’Empire avaient pour le
gouvernement, auteur de ce décret, un dévouement qui témoignait
de leur reconnaissance. M. Mirés énumère quelque part, dans le Mé-
moire adressé à ses juges, les mérites du Crédit mobilier :
« Dira-t-on que le concours du Crédit mobilier n’a pas déterminé la con-
struction des chemins de fer? C’est évident ! Mais ce qui ne l’est pas moins,
c’est que le Crédit mobilier a avancé peut être d’un demi-siècle une œuvre
que l’association seule pouvait accomplir rapidement et sûrement. Mais ce
n’est pas seulement sous ce rapport que le Crédit mobilier aura été utile,
c’est aussi pour les services rendus à la politique de l’Empereur, et je suis,
à cet égard, complètement de l’avis que j’ai entendu exprimer à M. de Per-
signy. »
Je sais bien que cet éloge peut être retourné par certains esprits et
devenir un blâme dans certaines bouches : ils diront que c’est sans
doute fort bien si les sociétés, comme les individus, sont pleines de re-
connaissance pour le gouvernement impérial; mais ils ajouteront qu’il
est assez difficile de comprendre quels services peut rendre à la poli-
tique de l’Empereur une association comme le Crédit mobilier, si elle
ne sort pas de ses attributions légitimes. C’est, en effet, une idée très-
fausse que l’on se fait des sociétés financières, quand on les veut pla-
cer sous l’influence d’une politique quelconque. Les associations
financières n’ont pour objet ni de servir, ni de combattre des intérêts
politiques. Les capitalistes associent leurs capitaux pour en tirer le
meilleur parti possible. Les administrateurs de ces associations, man-
dataires de leurs actionnaires, peuvent avoir personnellement de la
reconnaissance et même de la tendresse pour le gouvernement impé-
rial : rien de plus légitime, et ces sentiments sont sans doute fort
respectables ; mais ils trahissent leur mandat s’ils en usent, pour
servir une politique plutôt qu’une autre.
Quoi qu’il en soit, la spéculation, reconnaissante envers le gou-
vernement, lui rendit quelques services qu’il serait mal d’oublier
aujourd’hui.
L’emprunt de 250 millions (11 mars 1854); l’emprunt de 500 mil-
lions, du mois de décembre 1854 (50-31) ; l’emprunt de 750 millions,
du 12 juillet 1855 ; l’emprunt de 500 millions du 3 mai 1859, se se-
raient-ils aussi facilement négociés sans la spéculation et les habitudes
financières de l’esprit public? Sans doute, « la puissance financière
« de la France égale le patriotisme et la valeur de ses soldats, » comme
l’a dit M. Schneider, à l’occasion du dernier de ces emprunts ; mais il
faut avouer que la spéculation, l’agiotage même, n’a pas nui à la ma-
nifestation de cette puissance. Au moment des emprunts, comme à
celui de la conversion des rentes, le gouvernement dut, pour un
LA SPÉCULATION.
231
aoment, et dans l’intérêt du pays, faire alliance avec la spéculation
;t aller jusqu’à lui prêter un véritable concours. On se rappelle la
nesure grave que prit, en 1852, le gouvernement impérial, quand il
îonvertit la rente : cette mesure réussit. Par quels moyens? « Cer-
< taines opérations faites d’accord entre le ministère des finances et
:< certaines notabilités financières vinrent soutenir les prix et enga-
c< ger le public à entrer dans les vues du gouvernement, » dit M. Cour-
tois dans son Manuel des opérations de Bourse. Le caractère de ces
opérations n’est point difficile à pénétrer : le seul moyen de soutenir
le prix d’une valeur de bourse est de la prendre pour objet d’achats
fictifs ; ces achats, faits presque nécessairement à terme, constituent
des jeux de Bourse.
On se plaignit, en 1856, des petites coupures qui, disait-on, allaient
chercher les petits capitaux et les mêlaient au torrent commun de la
spéculation. La loi de 1856 est venue défendre l’émission de ces titres
parcellaires; elle a également défendu les délais accordés pour les
versements. Mais qui avait le premier donné l’exemple de cet abaisse-
ment de coupures et de ces facilités accordées aux souscripteurs , si
ce n’est l’État lui-même? La remarque a été faite depuis longtemps :
« L’exemple de ces combinaisons est venu de haut : c’est le gouverne-
« ment lui-même qui l’a donné Quand il s’est agi d’introduire
« dans nos mœurs le régime de la souscription directe et d’obtenir
« pour les emprunts publics le concours des plus humbles partici-
« panls, le gouvernement n’a point mis de limites aux facilités
« qu’il offrait, il a descendu le coupon aussi bas que possible, et y a
« attaché la faveur de l’irréductibilité ; puis, à cet avantage il a ajouté
« celui de payements gradués et à longue échéance. » (M. Louis Rey-
baud, Journal des économistes.)
Il ne s’agit pas ici de condamner le gouvernement ; « il est am-
« plement justifié, dit M. Louis Pieybaud, par la raison d’État, la gra-
« vité des circonstances et les résultats obtenus. La mesure était
« hardie ; le succès y a répondu ; par sa nature elle échappe à la dis-
« cussion. » Il n’en résulte pas moins qu’un certain concours a été
fourni à la spéculation par le gouvernement lui-même, et que les
spéculateurs ont pu un instant penser que leurs opérations n’étaient
pas inutiles au pays.
III
Il était nécessaire de rappeler les circonstances économiques au
milieu desquelles commencèrent les fortunes qui s’écroulent aujour-
232 LA SPÉCULATION.
d’hui, pour jeter sur les conséquences la lumière des principes. Les
entreprises gigantesques, les appels réitérés à l’esprit de spéculation,’
le développement anomal et irrégulier de certaines industries, la
multiplication indéfinie des valeurs, objet des spéculations de bourse,
la constitution des grandes compagnies financières et industrielles,’
l’indépendance de ces compagnies, placées, parleur importance même,
en dehors du contrôle exercé, soit par l’intérêt privé, soit par l’inté-
rêt gouvernemental, les emprunts répétés et considérables ouverts
par l’État aux capitaux publics, le silence de la presse et l’impuissance
où se trouvait celle-ci de signaler certains abus, les émissions préci-
pitées de titres publics, municipaux ou privés, toutes ces causes pro-
duisirent l’effet nécessaire qui était en elles. La spéculation agita
convulsivement les capitaux ; une fiévreuse activité pressa les négo-
ciations financières ; la Bourse devint le théâtre d’un agiotage mena-
çant pour le crédit public et pour la fortune des citoyens.
Ce fut alors que des désordres graves se produisirent : les derniers
procès les ont rendus publics. Les honnêtes gens vivent loin de la
Bourse, et n’en connaissent les intrigues que par l’arrêt qui les con-
damne; ils auraient peut-être ignoré toute leur vie les scandaleux mé-
faits des financiers contemporains. Maintenant nul ne les ignore.
Ici c’est une assemblée d’actionnaires présidée par un conseil de sur-
veillance fictif : les actionnaires entrent dans la salle; ils prennent leur
place; ils contemplent le bureau et les membres du conseil d’admi-
nistration. «Voilà, disent-ils, ceux auxquels nos intérêts sont confiés; »
ils regardent successivement chacun des hauts financiers que leur
fortune et leur habileté ont fait entrer dans les conseils d’administra-
tion. La foule des actionnaires est surtout flattée par la vue d’un gé-
néral en uniforme, qui prend place au bureau. Ils lui supposent une
probité militaire aux allures rudes et antiques. Point : le général n’est
point un général, et ses épaulettes ont été louées chez Babin. Là ce
sont des sociétés florissantes en apparence : les gérants établissent de
merveilleux inventaires; les bénéfices de l’affaire sont tels que les
dividendes les plus attrayants sont distribués aux actionnaires; le pu-
blic, trompé par le mirage de cette prospérité, prend des titres; il les
paye fort cher, et il les payerait plus cher encore : c’est la for-
tune; les grands capitalistes achètent ces titres précieux; les petites
bourses se vident pour en remplir les petits portefeuilles; les écono-
mies d’un pauvre ménage d’employé, que sais-je? d’un honnête ou-
vrier, se transforment en ce papier plein de promesses,
Rapidis ludibria ventis.
Les vents ont soufflé : on découvre que les inventaires pompeux
LA SPÉCULATION.
235
n’étaient que de pompeux mensonges. Les distributions de dividendes
couvraient des déficit; les gérants cachaient la ruine sous les fleurs.
Ils étaient prodigues pour faire croire que la société était riche, et ils
la ruinaient pour dissimuler sa ruine. Le bruit se répand; la panique
le propage, les titres tombent, tombent, et le malheureux actionnaire
dupé et indignement joué jure, mais un peu tard, qu’il ne prendra
plus de ces litres fallacieux.
Ces désordres depuis longtemps soupçonnés sont maintenant ré-
vélés; une étude fort intéressante est celle des victimes de ces tristes
opérations : quels sont-ils, ces pauvres actionnaires qui ont si béné-
volement suivi la foi des hommes habiles et des spéculateurs aventu-
reux? Sont-ce des financiers? sont-ce des étrangers? sont-ce des spé-
culateurs de second ordre dépouillés par des spéculateurs du premier?
sont-ce des maladroits? sont-ce des malheureux? D’où vient la masse
énorme de capitaux sur lesquels opérait la spéculation? On prétend
que le chiffre des valeurs, objet des négociations s’élève à trois ou
quatre milliards. D’où ces milliards que l’on ne voyait pas auparavant
au grand jour des affaires sont-ils venus? quelle est leur origine?
! comment se sont-ils engagés dans les transactions quotidiennes des
affaires? Il est sans doute fort difficile de pénétrer ces questions
obscures, l’origine de l’argent et sa nature : les écus sont anonymes
et n’ont pas d’état civil. Mais c’est sur ce point que les derniers évé-
‘ nements judiciaires ont donné les plus curieuses indications.
Certains financiers attribuaient cette surabondance de richesses né-
gociables et négociées au concours des capitaux étrangers. Cette opi-
• nion a quelque raison d’être. La Bourse de Paris est européenne; ses
( cours sont étudiés dans tous les pays, depuis Dublin jusqu’à Constan-
r tinople, et depuis Lisbonne jusqu’à Moscou. Les agents de change ont
i fait beaucoup d’opérations pour des clients qui résident en pays étran-
' gers. « Que l’on consulte, à cet égard, les correspondances de banque,
« dit M. Bailleux de Marizy {Revue des Deux-Mondes, l®"” février 1858),
« les carnets des courtiers et des agents, et l’on se convaincra de
î « l’importance , chaque jour plus grande depuis l’établissement
; « de la télégraphie électrique, de la clientèle étrangère près des
w « Bourses françaises; » et il ajoute : « Après Londres, on pourrait
« dire au même degré que Londres, Paris est le centre où affluent tous
« les capitaux de l’ancien monde, où viennent se négocier tous les
« titres allemands, espagnols, italiens, russes, etc.; il existe sous ce
i « rapport un mouvement d’attraction vers Paris. »
Jl y a dans cette opinion quelque chose de vrai : le télégraphe se
charge chaque matin d’apporter les ordres, et chaque soir de reporter
l’avis des exécutions. Il n’est point rare de trouver des capitalistes
étrangers dans l’administration de nos grandes compagnies, et deux
S
!
LA SPECULATION.
25 i
ou trois Anglais figurent, si je ne me irompe, parmi les administra-
teurs du chemin de fer de l’Est. Les capitaux autrichiens , effrayés
par la situation financière de l’empire allemand, viennent souvent se
placer dans des entreprises ouvertes sous la surveillance de l’empire
français, et on a prétendu que l’emprunt avait, au début de la guerre
d’Italie, été, dans une certaine mesure, rempli par des capitaux venus
d’Allemagne : singulière contradiction de l’intérêt et du patriotisme,
preuve éclatante que l’argent n’a pas de nationalité. Néanmoins le
concours des capitaux étrangers n’est pas, à mes yeux, aussi consi-
dérable qu’on le croit, et la raison en est simple : il est facile de trou-
ver, pour ces capitaux, des débouchés et des placements dont l’indi-
cation n’est pas cotée à la Bourse de Paris, et qui ne les font pas voyager
pour d'aussi lointaines spéculations. Pourquoi, par exemple, les ca-
pitaux belges viendraient-ils en France quand ils ont en Belgique
leur emploi? Je sais bien que la Belgique a le secret de faire beaucoup
de grandes choses sans bruit et sans dépense extraordinaire, malgré
le régime parlementaire, si funeste, dit-on quelquefois dans ce pays-ci,
au développement industriel et commercial. Je sais bien que le gou-
vernement belge a créé des chemins de fer, établi des lignes télégra-
phiques, acheté la Sambre canalisée, pris un nombre considérable
d’actions dans le chemin de fer beige-rhénan, achevé l’entrepôt royal
d’Anvers, lecanal de Zelzaëte, celui de la Campine, le canal latéral de la
Meuse, amélioré ses routes, creusé ses ports, réparé ses places fortes,
modifié le régime des eaux et exécuté d’immenses travaux d’irriga-
tion et de défrichement, et que tous ces importants travaux se sont,
jusqu’en 1860, poursuivis avec les ressources ordinaires du budget.
Ce n’est qu’en 1859 que, suivant l’exemple de la France, mais avec
une prudence pleine de l’éserve, le gouvernement belge a ouvert un
emprunt de 45,000,000 fr. Il est donc vrai que les placements gou-
vernementaux ne s’offrent pas, comme en France, aux capitaux belges;
mais les placements dans les compagnies industrielles sont nom-
breux et avantageux. La Compagnie générale pour favoriser V industrie
nationale absorbe à elle seule une grande quantité de valeurs; sous
son patronage se groupent un certain nombre de sociétés anonymes
dont le capital dépasse 200 millions, et il est établi que cette somme
n’est que le cinquième du capital général des sociétés anonymes
existant en Belgique. La Belgique trouve donc chez elle, et sans venir
à la Bourse de Paris, un emploi régulier de ses capitaux.
Il en est de même pour les Étals allemands : en Prusse, les Banques
privées de Posen, de Magdebourg, de Dantzig, de Cologne, de Kœnigs-
berg, la banque urbaine de Breslaw, la Banque seigneuriale de Stettin,
la Cassen-Verein de Berlin, sans parler de la Banque de Prusse, justi-
fiaient, au 51 décembre 1859, d’un encaisse de 58,742,425 thalers.
LA SPÉCUL VTION.
235
La Banque de Leipzig, celle des États à Baulzen, les Banques de Des-
sau, de Lubeck, de Rostock, de Brême, de Thuringe, de léna , de
Weimar, de Gotha, de Brunswick, de Hanovre, de Hambourg, de
Nassau, la Banque d’hypothèque et de change à Munich, la Banque
de Francfort enfin , en Autriche la Banque nationale ouvrent aux
capitaux allemands des caisses qui, au ol décembre 1859, ren-
fermaient déjà 132,991,580 lhalers. On sait, et ce n’est pas un des
épisodes les moins curieux de l’histoire financière de notre temps,
que l’Allemagne a traversé, depuis dix ans, un mouvement de révo-
lution financière qui a dû retenir chez elle tous les capitaux dispo-
nibles.
L’Italie, le Piémont, l’Espagne, avaient, il est vrai, avant les derniers
emprunts piémontais et la construction des chemins de fer espagnols,
moins de débouchés ; aussi était-ce leurs capitaux qui venaient le plus
volontiers se placer en France ; mais la richesse mobilière de ces con-
trées étant relativement peu considérable, ce n’est pas au concours
des capitalistes italiens ou espagnols que l’on peut attribuer l’affluence
des valeurs sur le marché de Paris.
Admettrait-on, en dépit de ces chiffres et de ces faits, une inter-
vention considérable du capital étranger dans les opérations qui se
poursuivent sur la Bourse de Paris, il faudrait reconnaître qu’elle est
au moins balancée par l’intervention du capital français sur les mar-
chés étrangers. M. Mirés l’a dit avec une certaine emphase : « De 1852
« à 1856, la France a dominé l’Europe parla puissance du capital,
« en commanditant les autres nations. » C’est dire pompeusement une
chose vraie ; le gouvernement l’a si bien compris, que son premier
effort pour arrêter les excès de la spéculation a été le décret du
28 mai 1858 sur les valeurs étrangères.
Malgré ce décret tardif, on peut dire que les valeurs prêtées aux
spéculations étrangères par la France balancent les valeurs emprun-
tées par les spéculations françaises aux étrangers; ce n’est donc pas
dans une importation de valeurs mobilières qu’il faut voir la source
de l’inondation de ces valeurs, et, même avant le démenti que les
derniers procès ont infligé à cette opinion, elle devait être repoussée
après un coup d’œil rapide jeté sur l’état financier de l’Europe.
Un certain nombre d’esprits expliquent autrement le phénomène.
L’accroissement des valeurs négociables est, seloneux, moins réel qu’on
ne le suppose. H en est de lui, disent-ils, comme de ces armées de théâ-
tre où vingt figurants tournent autour de la même toile, de manière
à faire illusion aux spectateurs. Les mêmes capitaux jouent des rôles
différents dans un certain nombre d’entreprises ; une certaine somme
toujours disponible se transporte d’une opération à une autre, fournit
l’appoint des spéculations, et sert à former des couvertures; puis.
256
LA SPÉCULATION.
les jours de liquidation, à payer les différences. Le reste se compose
de ces valeurs fictives qui, sous forme de reports, de primes et d’en-
gagements à terme, restent flottantes sur le marché. Cette explica-
tion n’explique pas tout, et les derniers procès ont bien fait voir qu’elle
n’était pas satisfaisante. Sans doute, le nombre des engagements à
terme est considérable ; mais celui des engagements réalisés l’est plus
encore. Les emprunts de l’État ont été l’objet de versements effectifs,
sérieux et parfaitement appréciables. Il en est de même des em-
prunts municipaux, des actions et des obligations de chemins de
fer, des actions des grandes compagnies financières, et de celles
des grandes sociétés industrielles ou commerciales qui ont quelque
consistance et jouissent de quelque crédit. Il est donc impossible
de méconnaître qu’un capital considérable, très-réel et d’origine fran-
çaise, a été engagé dans les spéculations de Bourse. D’où venait-il?
C’est une question à laquelle les derniers procès font précisément la
réponse ; cet argent qui abonde, à la grande joie des spéculateurs
dans les mains de qui il passe, et des honnêtes -gens crédules de-
vant les yeux de qui il miroite, vient des réservoirs où doivent s’ac-
cumuler les ressources d’un pays, l’épargne domestique. La loi
de l’épargne est une des plus belles lois économiques, et le nom
même de la science économique ferait croire qu’elle n’est autre chose
que la science de l’épargne. Chaque année l’homme, quelque position
qu’il occupe, et quelle que soit sa fortune, voit ses ressources dimi-
nuer par le fait même du progrès du temps. L’ouvrier, qui n’a pour
vivre que ses bras et son travail, est chaque année plus près de la vieil-
lesse, qui, en brisant ses forces, réduira les revenus de son labeur;
le manufacturier voit chaque année le matériel et les pacifiques engins
de son industrie se détériorer par l’usage, et le progrès même de l’in-
dustrie générale diminuer le profit de son industrie particulière. Le
capitaliste, par la diminution progressive de la rente foncière et de la
rente mobilière, assiste à un mouvement qui restreint sa fortune. Le
remède à ce mal commun à tous est dans l’épargne, qui chaque année
prépare des ressources contre la vieillesse, la mauvaise fortune ou les
chances de l’industrie. L’ouvrier met à la caisse d’épargne : le manu-
facturier améliore son matériel ; le capitaliste s’efforce, par les af-
faires, de faire valoir ses capitaux. Qu’un accident économique vienne
tout à coup détourner de l’épargne le capital qui chaque année allait
en former les réserves ; que cet accident n’affecte pas seulement l’épar-
gne domestique de quelques ménages-, qu’il atteigne la fortune natio-
nale et les réserves de la richesse publique, de terribles conséquences
seront le résultat de cet épuisement de l’épargne!
La spéculation excessive, qui a opéré de 1852 à 1856 de si prodi-
gieuses révolutions, a supprimé l’épargne et suspendu les lois éco-
LA SPÉCULATION.
237
nomiques qui en alimentent les réserves ; elle a détourné des voies
de l’épargne les capitaux qui la suivaient autrefois, et les a jetés avec
une précipitation fiévreuse dans les jeux et les combinaisons de l’agio-
tage. Le législateur de 1856 avait déjà sous les yeux le triste spectacle
de ces honnêtes ouvriers séduits aux opérations de Bourse et dépouil-
lés par elles du modique patrimoine, fruit de leur travail et de leurs
économies; un certain nombre de sociétés, suivant un exemple donné
par les souscriptions ouvertes pour les emprunts gouvernementaux,
avait émis des titres d’une coupure trés-modique. « On comprend
« quelle classe de personnes on voulait exploiter, et à quelle espèce
« de capitaux on fait appel, lorsqu’on émet de pareilles valeurs. Les
« actions réduites à de si misérables proportions sont destinées à ceux
« qui, par leur position sociale, sont je moins capables d’apprécier les
« chances auxquelles ils s’exposent ; elles sont faites pour s’introduire
« dans les plus petites bourses, celles précisément pour lesquelles les
« pertes sont les plus cruelles ; elles sont préparées pour s’emparer
« des modestes économies, qui, au lieu de se hasarder dans les périls
« de la spéculation, doivent aller s’accumuler dans les caisses d’épar-
« gne. » Ainsi s’exprimait, en 1856, l’exposé des motifs présenté au
Corps législatif, avec le projet de loi sur la société en commandite, et
l’honorable M. Langlais, rapporteur de la commission, disait avec
une grande vérité, en parlant des actions de 50, 20, 5 , et 1 fr. : « De
« pareils titres, ce ne sont plus des actions, ce sont des billets de lo-
« terie. »
Cette loterie, où quelques-uns sont devenus riches, était ouverte
pour épuiser les forces vives de l’épargne nationale. Un éminent éco-
nomiste le disait : « Autrefois il y avait des épargnes inactives, au-
« jourd’hui il n’y en a plus ; la thésaurisation domestique a fait son
« temps ; toute somme se place, même la plus modeste ; le billet de
« banque, la pièce d’or, tout vient s’échanger contre des titres. La
« spéculation, qui n’avait qu’un théâtre, est devenue universelle ;
« naguère, c’était Paris seulement; c’est maintenant la France entière,
« et non-seulement les villes, mais les bourgs, et jusqu’aux hameaux. »
Malgré ces révélations ofhcielles et authentiques, si quelques illu-
sions avaient pu cacher ce mal plein de gravité aux yeux des hom-
mes d’Élat, elles s’évanouiraient devant les tristes témoignages des
derniers procès. Si les noms qui figurent aux comptes courants de
la Caisse des chemins de fer sont les premiers noms du pays, en revan-
che, les noms des actionnaires sont des noms parfaitement obscurs.
Il était, il y a quelques semaines , difficile de ne pas être douloureu-
sement ému en voyant à la 6® chambre de la police correctionnelle
les clients delà Caisse des chemins de fer. C’étaient de petits proprié-
taires, de malheureux employés, des domestiques, des concierges.
‘258
LA SPÉCULATION.
des garçons de bureau, des commissionnaires, des commis, des ou-
vriers, des garçons de magasin. « J’avais huit actions du chemin de
fer Victor-Emmanuel, c’était toute ma fortune ; je l’ai perdue, di-
sait l’un. — J’avais acheté 5 autrichiens ; j’avais employé là tout mon
disponible, » disait l’autre. Une pauvre dame n’avait en ce^monde que
.50,000 fr.; elle les avait confiés à la Caisse des chemins de fer ; elle
racontait qu’elle n’avait pu retirer que 4,000 fr. Une autre, plus mal-
heureuse encore, était réduite à solliciter une place aux Incurables.
Quelques-uns de ces pauvres gens exprimaient leur douleur dans un
français plus pittoresque que correct : « Quand j’ai appris queM. Mi-
rés était en défaillance, disait l’un, j’ai été frappé d’un coup; j’en ai été
malade pendant trois jours sans boire ni manger, et ma femme aussi :
je n’étais pas gai; j’avais perdu la moitié de notre fortune. » Un autre
racontait la scène dont il avait été témoin chez M. Mirés, le jour où
les clients exécutés étaient venus se plaindre. « C’était un grand tu-
multe dans la maison; on criait ; une dame pleurait; elle disait : « Je
« n’avais que ça pour m’établir, comment vais-je faire maintenant? »
Il n’est pas possible de conserver le moindre doute. Le torrent des
spéculations que nous voyons rouler depuis dix ans sort des sources
aujourd’hui épuisées de l’épargne, la partie la plus importante de la
fortune publique.
IV
En vue de ces ruines et de ces désolants spectacles, on se demande
si tous les moyens ont été pris qui auraient pu les prévenir.
Quelques esprits soutiennent que la législation actuelle donne
au gouvernement un pouvoir trop étendu sur les transactions qui ont
pour objet la fortune des citoyens ; ils voient dans l’intervention ad-
ministrative un mal grave qu’il est nécessaire de combattre : ils dé-
clarent « que l’échec le plus grand que l’on puisse porter à l’agiotage,
« c’est de l’abandonner à lui-même, et qu’il n’est point de règlement
« administratif qui vaille les leçons qu’il s’infligerait de ses propres
« mains. » Cette théorie est peut-être un peu absolue, mais tout au
moins il faut reconnaître que la législation actuelle donne au gouver-
nement un ensemble de droits très-étendus sur toutes les matières
qui touchent à l’ordre financier.
S’agit-il d’une compagnie anonyme, l’article 36 accorde au gou-
vernement le droit d’autoriser les compagnies anonymes, et ces com-
pagnies ne peuvent pas se former sans son autorisation : les statuts
LA SPECULATION.
239
doivent lui être soumis. Dans la pensée des rédacteurs du Code de
commerce, l’examen du gouvernement ne devait porter que sur les
statuts et l’estimation des apports sociaux; mais l’administration a
pensé qu’elle ne pouvait mieux faire, puisqu’on lui laissait prendre
un pied dans la formation des sociétés anonymes, que d'en prendre
quatre. Les personnes qui veulent former une société anonyme doivent
donc adresser au préfet de leur département, et à Paris, au préfet
de police, une pétition ; cette pétition doit renfermer la désigna-
tion de l’affaire ou des affaires que la société veut entreprendre , le
temps de sa durée , le domicile du pétitionnaire , le montant du ca-
pital que la société devra posséder, la manière dont ils entendent
former ce capital, soit par souscriptions simples ou par actions, le
délai dans lequel ce capital devra être réalisé, le domicile choisi où
sera placée l’administration, le mode d’administration. Voilà, certes,
bien des questions posées. Si l’on n’y répond pas, l’autorisation n’est
pas accordée. Si l’on y répond, tout est- il dit? Non certes. « Les pré-
fets des départements et le préfet de police, à Paris, feront sur la pé-
tition à eux adressée toutes les informations nécessaires pour vérifier
les qualités et la moralité, soit des auteurs du projet, soit des péti-
tionnaires; ils donneront leur avis sur l’utilité de l’affaire, sur la pro-
babilité du succès qu’elle pourra obtenir; ils déclareront si l’entre-
prise ne paraît pas contraire aux bonnes mœurs, à la bonne foi du
commerce et au bon ordre des affaires en général ; ils feront des re-
cherches sur les facultés des pétitionnaires. »
Voilà toutes les précautions que l’administration est en droit de
prendre, et toutes les garanties qu’elle est en droit de demander
avant d’accorder à une société anonyme l’autorisation qu’elle pourra
toujours révoquer.
S’agit-il d’une société en commandite, le gouvernement n’a pas les
mêmes pouvoirs dans l’intérieur de la société ; mais la société en
commandite ne peut rien faire sans aller à la Bourse, et là le gouver-
nement est le maître. Les négociations de Bourse ne peuvent être
opérées que par l’entremise des agents de change. Les agents de
change sont des officiers ministériels; la loi a défini leurs fonctions
avec une rigueur singulière, et les place dans la dépendance la plus
immédiate de l’administration.
Le Code de commerce défend aux agents de change de faire, dans
aucun cas et sous aucun prétexte, des opérations de banque et de
commerce pour leur propre compte. Si l’agent de change opère pour
son compte, l’administration doit le destituer.
Le même Code leur défend de s’intéresser directement ou indirec-
tement, sous leur nom ou sous un nom interposé, dans aucune so-
ciété commerciale; le tout, sous peine de destitution.
240
LA SPÉCULATION,
Ce n’est pas tout, l’article 86 leur défend de se rendre garants de
l’exécution des marchés où ils servent d’intermédiaires. Violent-ils
celte disposition, la loi impose à l’administration le devoir de desti-
tuer l’officier ministériel coupable de l’infraction.
Enfin l’article 15 de la loi de prairial an X leur défend de vendre
et d’acheter sans avoir reçu les titres ou l’argent, et l’article 421 et
l'article 422 prohibent les opérations de Bourse à terme. Les agents
de change qui oublient les devoirs à eux imposés par ces dispositions
doivent être destitués. Sans doute, une jurisprudence récente est ve-
nue affranchir les marchés à terme des prohibitions portées contre
eux; mais, en dehors de cette jurisprudence, l’article 90 du Code de
commerce donne au gouvernement un droit qui domine tous les au-
tres, le droit de régler, par un règlement d’administration publique,
tout ce qui est relatif à la négociation et à la transmission de pro-
priété des effets publics. En 1857, une commission du Corps législatif
et plusieurs orateurs à l’Assemblée représentative ont demandé que
le gouvernement fît usage des droits que lui confère l’article 90 du
Code de commerce, et nul n’eût trouvé à redire s’il avait obéi au con-
seil qui lui était donné.
Est-ce tout? Non encore, et les droits de l’État à surveiller les né-
gociations de Bourse sont infinis. Toute valeur négociable n’est pas
négociée à la Bourse ; pour se faire admettre sur le marché, des va-
leurs, quelles qu’elles soient, doivent en quelque sorte passer un
examen et subir l’épreuve d’un contrôle. L’examinateur chargé de dis-
tribuer les faveurs de ce privilège est le syndic des agents de change;
mais, derrière^le syndic des agents de change, il est facile de voir la
main du gouvernement, et elle se découvre souvent de la manière la
plus manifeste. En temps ordinaire, le syndic reçoit les demandes qui
lui sont adressées, et qui tendent à faire admettre à la cote certaines
valeurs qui n’y figurent pas encore; il examine les titres que ces va-
leurs présentent; puis, et sans avoir à rendre compte d’une décision
souveraine, il accorde ou il refuse les honneurs de la cote. Au mois de
mars 1856, une note insérée au Moniteur fit connaître au public qu’au-
cune valeur nouvelle ne serait plus admise à la cote. « Pour contenir
la masse des valeurs qui montait toujours, on imagina de leur in-
terdire l’accès de la cote, et de les laisser en dehors, comme ces
mânes sans sépulture qui rôdaient autour [de l’Élysée païen. » Il ré-
sulte de cette note que c’est au gouvernement qu’appartient le dernier
mot et la police définitive de la cote : il peut y trouver le moyen facile
de régler la Bourse ; il a sous la main une arme bien puissante que
les efforts des économistes tendent à lui retirer, mais dont il n’est
pas encore dessaisi ; s’il la conserve, il encourt par ce fait même la
responsabilité des valeurs qui figurent sur la cote officielle.
LA SPÉCULATION.
241
Le Corps législatif ne se bornait pas à demander au gouvernement
qu’il usât contre l’agiotage des armes à lui confiées par la loi ; ses
conseils étaient plus précis.
Les opérations à terme se font à la Bourse, pour la rente, à une seule
échéance, aux fins de mois; pour les autres valeurs, à la quinzaine; à
chaque échéance, il y a liquidation; à l’occasion de cette liquidation,
les spéculations les plus orageuses agitent le marché : ce sont, disait
au Corps législatif un honorable député, le 20 mai 1857, ce sont
vingt-quatre accès de fièvre chaude par année. Le gouvernement au-
rait incontestablement le droit de faire déclarer par le syndicat des
agents de change qu’il n’y aura pour toutes les valeurs qu’une liqui-
dation par mois. Ce serait assez de douze accès de fièvre chaude; c’est
du moins,' à en croire M. Morin, une opinion partagée par les chefs
d’importantes compagnies et par les hommes les plus autorisés en
matière de finances. M. Morin se fondait sur cet accord facile à véri-
fier pour demander au gouvernement de remettre au mois les échéan-
ces qui tombent tous les quinze jours.
Investi de tous ces pouvoirs, pourquoi le gouvernement, après
avoir tout fait pour affranchir, pour déchaîner l’esprit d’entreprise,
n’a-t-il rien fait pour mettre un frein à l’esprit d’agiotage?
On me répondra que, dédaignant les moyens que lui offrait la lé-
gislation et que les habitudes financières l’autorisaient à prendre, le
gouvernement est sorti de son indulgence vers 1856, et s’est montré
très-sévère pour l’agiotage. Je le reconnais, et MM. Mirés et Calley-
Saint-Paul sont à Mazas pour prouver que la loi de 1856 n’est pas une
lettre morte. La loi de 1856 est sortie d’une brusque réaction du gou-
vernement contre les spéculations de Bourse.
Cette loi est excellente dans celles de ses dispositions qui ont
pour objet de réprimer des faits frauduleux et de leur appliquer le
principe général de l’article 1382 du Code civil. Cette loi est mau-
vaise dans celles de ses dispositions qui restreignent les franchises de
l’intérêt individuel, et renferment pour les capitaux ou plutôt contre
eux le principe d’une certaine tutelle gouvernementale.
La loi de 1856 impose aux membres des conseils de surveillance
une responsabilité pénale fort lourde. On conçoit que, dans une
société en commandite, le gérant disposant des pouvoirs les plus
étendus puisse, s’il est inhabile ou malhonnête, entraîner par son
inexpérience ou son improbité la ruine de la société. Habile et hon-
nête, il peut être imprudent, et engager témairement la société qu’il
représente dans des entreprises dangereuses. Les associés doivent, par
leur contrôle et leur surveillance, défendre le gérant contre des actes
imprudents, l’arrêter dans une voie malhonnête, l’éclairer, ou le faire
remplacer, s’il est inhabile : le plus souvent, dès avant la loi de 1856,
242
LA SPÉCULATION.
pour exercer utilement ce contrôle sur les actes du gérant, les associés
commanditaires créaient des commissions connues sous le nom de
conseil de surveillance. Avant la loi de 1856, les membres du conseil
de surveillance qui ne surveillaient pas ou qui surveillaient mal
n’étaient guère tenus, vis-à-vis des associés qui les avaient nommés,
que d’une responsabilité morale. Que se passait-il? Les conseils de
surveillance étaient « composés le plus souvent de membres para-
« sites, dont plusieurs pouvaient avoir l’honnête pensée d’accorder
« un patronage honorable à d’utiles entreprises, mais dont la plu-
« part étaient choisis, afin que leurs noms servissent en quelque sorte
« d’enseigne à la société*. » Le mal assurément était grave; mais
la cause n’en était pas difficile à découvrir.
Sur un marché où la spéculation n’agit pas irrégulièrement, où les
capitalistes entrent et sortent avec ordre et sécurité des négociations
financières, il se forme petit à petit une sorte d’aristocratie aux
membres de laquelle s’attache la considération publique. Les hommes
qui la composent, connus du public, tiennent à justifier la considéra-
tion dont ils jouissent ; c’est parmi ces hommes honorables et honorés
que, depuis près de cinquante ans, ont été pris les régents de la
Banque de France, lignée de hauts financiers au-dessus du soupçon.
Plus exclusive par son esprit, quoique plus ouverte par sa nature que
l’aristocratie nobiliaire, cette aristocratie financière a certaines habi-
tudes qui lui sont propres, et particulièrement une certaine loyauté
en affaires qui est comme traditionnelle. Les Laffitte, les Périer, les
Roy, pour ne citer que des noms aujourd’hui sortis des affaires,
représentent assez bien cette race de financiers et d’hommes d’État.
La surveillance des grandes sociétés est en général, sous un régime
régulier, confiée à ces hommes par le choix intelligent de l’intérêt
privé. Que s’est-il passé il y a dix ans? Cette aristocratie financière,
tîère de ses traditions et fidèle à les conserver, les a vu rompre par
une foule de spéculateurs audacieux, qui ont apporté dans les affaires
des habitudes et un esprit nouveaux. Les anciens financiers, ceux qui
avaient mis la main à la fortune de la France, pendant cinquante ans,
étaient peut-être (M. Mirés le leur a reproché) froids et méthodiques;
cette froideur dans les affaires était une des conditions de leur pru-
dence, et ils agissaient avec méthode, parce que la méthode est la
condition de toute œuvre durable, et qu’ils ne faisaient pas des affaires
bonnes aujourd’hui, mauvaises demain. Les nouveaux financiers se
vantent d’avoir « de plus nobles instincts, » ils s’intéressent au bonheur
des peuples, et comme les Romains mêlaient la religion avec l’em-
pire, ils mêlent les belles actions avec les spéculations hardies. Que
* Voir l’exposé des motifs de la loi sur les sociétés par actions.
LA SPÉCULATION.
‘2-13
s’est-il passé cependant? Rien que de très-simple! Les conseils de
surveillance ont été désertés par les financiers de la vieille roche, et
les financiers d’un esprit plus nouveau les ont remplacés.
A côté d’eux sont entrés des personnages honorés publiquement de
la faveur du gouvernement. L’État intervenant fréquemment dans les
entreprises industrielles et financières, il est résulté qu’on a cherché,
pour mettre en tête des compagnies de finance ou d’industrie, des
hommes revêtus d’une faveur gouvernementale.
Le mal étant là, que fait la loi de 1856? Elle frappe d’une peine les
membres du conseil de surveillance qui no surveillent pas : remède
impuissant qui ne guérira pas le mal. Le défaut de surveillance ne
peut, en effet, constituer un délit punissable, par la raison très-
simple qu’il ne résulte et ne peut résulter d’aucun fait bien précis.
Que veut la loi? que les membres du conseil de surveillance véri-
fient l’exactitude des inventaires et qu’ils s’assurent de la sincérité
des dividendes. Ce n’est pas tout ! la loi veut qu’ils soient responsables
des inventaires et du payement des dividendes! C’est là une disposi-
tion chimérique, et les derniers procès l’ont bien montré. On a vu,
en effet, dans les affaires Mires et Calley-Saint-Paul, combien la fixa-
tion précise de l’inventaire est difficile, pour ne pas dire impossible.
Établir l’inventaire serait chose très-simple, si on n’avait pas à faire
suivre chacune des valeurs de son estimation.
Je conçois, malgré ces difficultés, une responsabilité morale ; je
conçois même qu’une responsabilité pénale puisse incomber au gé-
rant, qui est censé l’auteur de l’inventaire et le garant de ses esti-
mations ; mais étendre cette responsabilité aux membres du conseil
de surveillance, c’est ce qui est difficile. La loi a été jusque-là ;
cette disposition est inapplicable; MM. Poret , de Chassepot, de Pon-
talba, membres du conseil de surveillance de la caisse Mirés, avaient
été poursuivis comme responsables de l’inexactitude des inventaires.
Ils ont été acquittés; ils ne pouvaient réellemenl pas être condam-
nés ; mais, aux yeux de l’opinion, leur acquittement condamne la loi.
Si d’ailleurs la loi était applicable., les capitalistes sérieux évite-
raient avec le plus grand soin des fonctions aussi périlleuses ; nul ne
voudrait faire partie d’un conseil de surveillance, parmi ceux qui au
besoin pourraient répondre. Désertés parles honnêtes gens solvables,
les conseils de surveillance seraient composés par ces hommes qui
acceptent toutes les responsabilités parce qu’ils ne peuvent faire hon-
neur à aucune.
La loi de 1856 impose aux membres du conseil de surveillance la
vérification et l’appréciation des apports. Ici encore, qui ne com-
prend qu’on les place en face d’une véritable impossibilité, et qu’on
les rend responsables d’une faute qu’il leur est quelquefois près-
244
LA SPÉCULATION.
que inévitable de commettre? Comment, en effet, apprécieront-ils
les apports, de telle sorte qu’il ne soient pas démentis le lende-
main ? En théorie, il est facile de dire : Les apports seront appréciés
à leur juste valeur. En pratique, cette condition est-elle aussi facile à
remplir ?
Il en est de même de la plupart des dispositions de la loi de 1856 :
elles sont inefficaces; elles n’étaient pasnécessaires; quelques-unes sont
dangereuses. Cette loi, faite pour une circonstance, sera corrigée par
l’expérience : on a dit qu’elle avait coupé la fièvre de spéculation qui
travaille les mœurs publiques. Il faut répondre qu’en bonne méde-
cine mieux vaut prévenir par un sage régime les maladies que de les
guérir par des remèdes violents. Si on n’avait pas fait respirer au
pays un air dangereux et malsain , si on n’avait pas surexcité ses
forces jusqu’à l’excès, peut-être n’aurait-il pas eu la fièvre, et il n’eut
pas été nécessaire, pour l’en guérir, de recourir à des remèdes qui
finissent toujours par porter une atteinte grave aux tempéraments
sur lesquels ils ont une action.
Voulez-vous avoir des conseils de surveillance sérieux, laissez se
former une classe de capitalistes honnêtes, étrangers aux spécula-
tions, familiers aux jeux réguliers des lois économiques, et ne sa-
chant pas vivre dans les temples de l’agiotage. Voulez-vous que les
apports sérieux puissent être sainement appréciés, laissez la presse
porter partout la lumière, éteindre les lanternes du charlatanisme et
crever la grosse caisse des spéculateurs.
Voulez-vous que les affaires des particuliers se fassent tranquille-
ment, sans ces secousses terribles qui troublent les fortunes et con-
fondent tous les intérêts pour les compromettre tous : laissez les ci-
toyens poursuivre librement le cours de leurs négociations et com-
biner, comme ils l’entendent, les jeux de leurs différentes activités;
ne mêlez pas la politique aux affaires î
Il y a dix ans vous avez dit au public : « Commencez de grandes en-
« treprises, engagez vos capitaux dans les sociétés qui doivent les réa-
« User, déployez toutes vos activités, faites usage de toutes les res-
« sources du crédit, vendez, achetez, agitez-vous, agitez vos affaires,
« agitez vos capitaux, tentez de hardies expériences sur les valeurs
« actuelles, créez de nouvelles valeurs, donnez à l’Europe, qui vous
« regarde et qui vous juge, le spectacle du développement prodigieux
« de l’esprit financier et de l’esprit industriel. » Vos conseils ont été
suivis, le public a écouté votre parole, il a spéculé, il a tenté de pro-
digieuses entreprises, il a jeté à pleines mains, et sans regarder où,
les capitaux fruits de ses épargnes, et, comme il est sans exemple que
des capitaux que l’on jette ne trouvent personne pour les recueillir,
les spéculateurs sont sortis de terre de toutes parts ; ils ont fondé des
LA SPÉCULATION.
a 45
sociétés; ils ont ouvert des caisses, ils les ont remplies; on leur di-
sait de ne pas laisser froides ces affaires, ils y ont mis le feu, et leurs
imprudentes ardeurs ont allumé l’incendie. On leur disait de ne pas
ramper paresseusement dans les anciennes ornières : ils ont couru,
et si rapidement, sur la pente des spéculations, qu’ils ont failli en-
traîner dans l’abîme ceux qui s’étaient confiés à eux.
Aujourd’hui, les spéculateurs se retournent, ils demandent qu’on
les glorifie, on ne les glorifie pas ; ils croient qu’on va bénir leurs
œuvres, on les maudit : leurs entreprises sont des intrigues, leur
habileté des manœuvres, leurs spéculations un vil agiotage. Tel rêvait
dans l’avenir le portefeuille du ministre des finances, qui a affaire
avec Son Excellence le garde des sceaux, et tel autre qui demandait
une place au Sénat est envoyé à Mazas. Ces retours sont-ils injustes?
Non, sans doute ; mais ils sont trop brusques pour que leur rapidité
n’étonne pas; des justices si promptes ressemblent à des représailles;
on se rappelle tout bas certain passage de la Bruyère : « Si un finan-
« cier manque son coup, les courtisans disent de lui : C’est unbour-
« geois, un homme de rien, un malotru; s’il réussit, ils lui demandent
« sa fille ! »
François Beslay.
Octobre 1861.
17
LA
STATUE D’APOLLON
I
La Spezzia, assise au fond de son golfe et au pied de l’Apennin,
ombragée d’oliviers centenaires, de pins maritimes, qui s’élancent
entre les villas comme de gigantesques parasols, parfumée des Heurs
des citronniers et des lauriers-roses, est bien l’une des plus déli-
cieuses haltes qui s’échelonnent le long de cette belle route de la Cor-
niche, depuis Nice jusqu’à Livourne.
Napoléon, en admirant la disposition merveilleuse des rochers qui
enserrent la baie et semblent réunir en un seul port plusieurs ports
capables de contenir chacun une flotte nombreuse , avait résolu de
faire de la Spezzia son principal port militaire sur la Méditerranée.
Mais le dieu qui préside aux splendeurs de la nature a défendu la
Spezzia contre l’invasion des ingénieurs et la truelle des maçons. On
n’y voit point encore de forts ornés de leurs canonnières, ni de jetée
bien droite fendant les flots de ses murs de granit et portant à la
pointe un phare polyèdre comme le flambeau de la civilisation ; c’est
toujours le port de Luni tel que Strabon le dépeignit. Seulement, les
villas de marbre qui s’accrochent aux rochers et font descendre leurs
jardins jusqu’à la mer sont habitées par des sujets de Victor-Emma-
nuel au lieu de l’être par des patriciens romains ; les luxueux hêieis
qui s élèvent au bord de la plage donnent asile aux touri>ies anglais
qui viennent prendre des bains de mer dans des fLota ciiargés de plios-
I
! LA STATUE D’APOLLON. 247
t phore ; un tir au pistolet est établi au bord de la route de Sestri di
Levante., et, çà et là, sur cette route ou dans la belle promenade qui
domine la mer du haut de ses terrasses, apparaissent des chapeaux
marrons, des voiles verts et des robes à volants.
Un soir de l’an dernier, à cette heure du crépuscule si rapide et si
i belle en Italie, tandis que le soleil éblouissant encore lance ses der-
! niers rayons derrière la bande d’azur de la mer, et que la lune appa-
raît en face, allumant comme un incendie son grand disque rouge,
le comte et la comtesse de Morelay étaient assis sur un des bancs de
marbre de la promenade, et regardaient le splendide panorama qui
! se développait à leurs yeux, entre Porto Venere et Lerici.
Il faisait jour encore, mais la nuit descendait rapidement. L’église
et le château de Porto Venere, assis sur leur rocher, découpaient sur
le ciel leurs profils sombres et semblables, de loin, à des profils de
ruines antiques. Les côtes de Lerici, dorées des derniers reflets du
couchant , déployaient en festons la luxuriante richesse de leur végé-
tation tropicale. Ici les oliviers allongeaient leurs branches jusque
dans la mer et trempaient dans ses flots leur feuillage grisâtre comme
celui des saules. Là les palmiers arrondissaient leurs rameaux. Entre
I les arêtes aiguës des feuilles d’aloès s’échappait parfois une tige
^ fleurie élégante et svelte comme un arbre de Raphaël; puis les vignes,
les figuiers, les grenadiers , s’enroulaient en longues lianes ou se
massaient en buissons; plus haut et s’échelonnant par degrés sur les
flancs des montagnes, apparaissaient en touffes sombres les châtai-
gniers et les pins.
Quelques barques errent sur le golfe, ramenant des pêcheurs ou
conduisant des touristes vers la source d’eau douce qui jaillit de la
mer. On entend sur la plage les appels des mariniers et les cris
joyeux des enfants, et, du côté de la ville, les cloches qui sonnent
i* Ave Maria. De temps en temps , sur la mer unie et bleue, un dau-
phin saute entre les barques et envoie une cascade de gouttes d’eau
aux visages des bateliers ou des promeneurs. Quelques lumières hâ-
tives apparaissent du côté de la ville, quelques étoiles brillent au fir-
mament.
Lecomte et la comtesse se laissent aller à ce charme délicieux
qui règne dans toute la nature et fait si bien comprendre le dolce far
niente des peuples aimés du soleil.
M. et madame de Morelay ne sont point des amants qui font l’école
buissonnière, ni de jeunes époux qui promènent en Italie le premier
quartier de leur lune de miel. Ils ont, l’un et l’autre, passé les plus
belles années de la jeunesse et les printanières ivresses de l’amour.
Le comte a quarante ans sonnés; la comtesse a bien trente ans, quoi-
qu’elle soit, en ce moment, resplendissante de fraîcheur et de beauté.
248
LA STATUE D’APOLLON.
Tous deux reviennent de Rome, où la comtesse a dû passer l’Iiiver
pour se remettre d’un commencement d’affection pulmoriique sur-
venu après une seconde couche. A les voir ainsi rêveurs et silen-
cieux, on ne dirait pas des amoureux en extase, ni des époux indif-
férents et ennuyés ; mais on dirait un couple heureux et dès long-
temps accoutumé à une vie sans secousses.
En effet, ils avaient la richesse, cette première condition qui ne
fait pas le bonheur, mais qui lui permet au moins d’approcher. Ma-
riés depuis dix ans, ces dix années leur semblaient un rêve tant elles
avaient vite passé. Le comte était regardé comme un homme d’un
rare mérite. La comtesse, jolie, intelligente, pleine de grâce et » de
talent, n’avait trouvé dans la vie que des fêtes et des sourires. Elle
aimait son mari, ou du moins elle n’avait jamais été tentée d’en
aimer un autre, — soit que son cœur eût été juste assez occupé pour
ne pas prendre garde aux hommages qu’on lui adressait, soit que
ces hommages, contenus dans des bornes sévères par le respect, par-
les barrières morales qui entourent et défeiident les femmes du
monde, n’aient jamais été d'une séduction bien puissante. Pour le
comte, il aimait sa femme d’un amour profond, mais calme, parc-e
qu’il comptait absolument sur elle, et n’avait pas, depuis dix. ans,
éprouvé deux heures de jalousie ; l’idée même d’un doute ne lui était
pas venue.
Les petites maladies de deux enfants charmants, la mort de quel-
ques grands parents, étaient donc les seules douleurs qui marquassent
des étapes dans cette heureuse et facile vie.
Actuellement, ils reviennent en France àpetites journées; le voyage
par mer fatiguant la comtesse, ils ont repris terre à Livourne, et de
Livourne ils sont arrivés à la Spezzia, passant ici une matinée, là
deux jours ou trois. Rien ne les presse ; nulle obligation nelesattend;
leurs enfants sont aux mains d’une grand’mère vigilante ; leur hôtel
de Paris sera prêt pour les recevoir au jour de leur arrivée ; leur
château de Touraine est gouverné par un régisseur honnête.
Ce qui les absorbe, à cette heure crépusculaire, c’est un doux mé-
lange de fatigue et de repos, un sorte d’engourdissement dans le bien-
être, un demi-sommeil dont les rêves sont choisis par la reine fan-
taisie.
Un couple vint s’asseoir à côté d’eux, sur le même banc. Les robes
des deux femmes se touchaient, d’un mouvement instinctif elles
écartèrent leurs jupes. Ce geste rapide leur fit tourner à demi la tête,
et, malgré l’ombre des grands chapeaux de paille, leurs regards se
rencontrèrent une seconde.
Ceux de madame de Morelay devinrent soudain plus secs et plus
ïti
LA STATUE D’APOLLON.
249
froids qu’un miroir d’acier, tandis que"ceux de sa voisine se baissè-
rent. La comtesse fit un second mouvement pour ramener sa jupe
encore davantage et se retourna vers son mari, à qui elle parla du
paysage avec affectation et à voix haute. L’autre femme devint rouge,
puis pâle, traça des hiéroglyphes sur la poussière du bout de son
ombrelle, pour se donner une contenance, puis reprit le bras de son
compagnon et quitta la place.
C’était une amie de pension de madame de Morelay, madame Amé-
lie de Braciennes, qui, depuis deux ans, avait quitté son mari et
voyageait en Italie avec le vicomte d’Aury.
L’orgueilleuse comtesse, d’un geste bien rapide, et peut-être plus
spontané que volontaire, venait de mettre entre elle et son amie dé-
chue une infï-ancliissable distance.
Jamais elle n’avait failli, et elle ne comprenait pas qu’on pût
faillir. Jamais la tentation puissante ne l’avait menée au bord de
l’abîme pour lui en montrer les profondeurs fascinatrices, et elle ne
concevait pas qu’on tombât. Naïvement, elle regarda madame de Bra-
cienne comme les brahmes de l’Inde regardent les parias. Quand la
femme faible eut passé, la comtesse de Morelay dit simplement à son
mari :
— C’est madame de Braciennes.
Ce fut tout. Le jugement était rendu, l’arrêt prononcé; le mé-
lange d’intérêt et de curiosité avec lequel M. de Morelay répondit : —
Ah! se perdit dans un silence glacé. Et, comme on dit, « l’inci-
dent n’eut pas de suite ; » mais il amena dans les souvenirs de la
comtesse une sorte de revue rétrospective.
Elle revit le temps où, petite fille, elle sautait à la corde avec
Amélie, et le jardin aux allées de tilleuls, et les dortoirs aux lon-
gues files de lits garnis de blanc et de vert, et les classes aux pu-
pitres de bois noir, et les parties de cordes, et les leçons, et les pen-
sums; puis vinrent les souvenirs de jeunesse ; un premier bal, une
partie de spectacle... la lecture d’un roman.
Ces souvenirs défilaient lentement, presque avec ordre, mais sans
raviver de profondes empreintes. Enfin elle se trouva dans le salon de
sa grand’ mère et revit une présentation, la signature d’un contrat, les
préliminaires de son mariage
l)o temps et temps elle répondait à son mari, qui lui exprimait une
pensée sur le pays, les promeneurs, le climat, etc., par une phrase
courte; et la conversation retombait. Bientôt la suite de son passé se
perdit dans les méandres de la rêverie.
Il semblait que cette brise embaumée emportât toutes les im-
pressions fatigantes ou vives, pour ne laisser qu’une disposi-
230
LA STATUE D’APOLLON.
tion infinie au bien-être physique et à l’engourdissement inora
Tandis que la comtesse regardait d’un \ague regard le paysage à
travers les franges de son ombrelle, qui, en se balançant, découpait
capiicieusement la ligne d’horizon ; elle croyait entendre chantera 1
côté d’elle des harmonies délicieuses; et, en respirant l’arome des m
orangers, elle rêvait des poèmes sans commencement ni fin et qu'elle M
''f aurait pas su traduire en paroles. ■
Peu à peu même, elle cessa de ressentir des impressions définies, m
et les phrases entrecoupées qu’elle échangeait avec son mari s’in- Ê
terrompirent tout à fait. M. de Morelay, sans doute, était au même ■
diapason, car il ne chercha pas à ranimer la conversation et demeura 1
aussi perdu dans un silence contemplatif. 1
11
Pourquoi, après un long abandon, la comtesse leva-t-elle tout à
coup la tête et fixa-t-elle sur un point rapproché scs regards vagues
et errants jusqu’alors?
Pourquoi?... — -Qui le sait?... Faut-il croire au hasard? à la fata-
lité? à l’intluence des sympathies? au pouvoir de certaines volontés
sur d’autres? au perfide appel de l’Ange des ténèbres?
Toutefois ses yeux s’arrêtèrent sur un jeune homme qui était assis
à trois pas d’elle et s’appuyait au tronc d’un vigoureux chêne vert.
11 se détachait en silhouette sur le ciel et la mer, et recevait sur les
contours de ses cheveux flottants les derniers reflets du soleil.
Elle rougit, car les regards ardents de ce jeune homme étaient évi-
demment dirigés vers elle ; mais elle ne se détourna pas soudain,
car jamais l’expression d’un visage humain ne l’avait autant frappée.
L’inconnu était beau comme Antinous, et jeune comme lui, car il
pouvait avoir vingt ans, vingt-deux ans au plus. Sa taille paraissait
élégante et bien prise ; sa pose abandonnée avait cette grâce juvénile
que ne remplacent jamais ni l’art ni l’élude ; ses vêtements simples
n’accusaient précisément aucune caste sociale. Son teint mat avait
cet éclat chaud qui fait ressortir la régularité des traits et le noir
biâllant des cheveux. Ses lèvres bien rouges , ombragées d’une
moustache naissante, s’entr’ouvraient et montraient des dents comme
des perles ; ses yeux , profonds et noirs, semblaient envelopper la
comtesse tout entière d’un regard plein d’admiration.
LA STATUE D’APOLLON.
251
— Depuis combien de temps est-il là? se demanda madame de
Morelay troublée par ce regard. Elle allait se lever par un mouve-
ment d’instinctive pudeur ; mais je ne sais quelle tentation ina-
vouée la retint. Peut-être aussi ne voulut-elle pas avoir l’air de
prendre garde à cet admirateur de rencontre ; peut-être ne voulut-
elle pas tirer M. de Morelay de sa douce torpeur; peut-être enfin,
étonnée de se sentir émue, essaya-t-elle de réagir contre cette émo-
tion, de la dominer et de regarder’ à nouveau ce jeune homme,
cet enfant, si beau et si bien encadré par les splendeurs de la nature.
Elle avait baissé les yeux ; elle les releva. Mais elle s’était remise ;
ils ne trahirent plus la surprise ni la confusion. Ils n’exprimèrent
qu’un intérêt froid, à peu près celui qu’elle eût témoigné à la statue
du Bacchus antique.
L’inconnu la regardait toujours, et, cette fois, ses regards avaient
une expression si claire et si expressive, qu’elle tressaillit et perdit
contenance. Elle se leva, saisit vivement le bras de son mari, et l’en-
traîna d’un autre côté de la promenade.
Si la comtesse de Morelay, assise au bois de Boulogne ou aux
Champs-Élysées, avait vu se fixer sur elle le lorgnon impertinent
d’un jeune fat, à coup sûr elle n’eût éprouvé que du mécontente-
ment et de la gêne ; et, si ce fat eût été très-beau, sa colère de femme
outragée par un grossier hommage n’en eût été probablement que
plus grande.
Mille fois il était arrivé à la belle comtesse de sentir près d’elle, au
milieu d’un bal, une admiration aussi vive et plus discrète; jamais
elle n’avait été émue ; jamais elle n’y avait pensé un instant de trop.
D’où vient donc que cette fois elle se troubla? L’heure critique
de sa destinée avait-elle sonné? ou bien l’influence des choses exté-
rieures est-elle donc si forte, qu’elle puisse modifier tout à coup le
caractère et la nature d’une femme comme madame de Morelay?
Jamais la comtesse n’avait éprouvé cette étrange émotion. Elle bais-
sait les yeux tandis que son mari lui montrait les échappées de vue de
la promenade sur la mer, et la lune, éclatante maintenant dans son
disque d’argent, qui dominait les côtes de Lerici. Elle baissait les yeux
et ne répondait pas, de peur, en regardant autour d’elle, d’y revoir
cet inconnu, et, en parlant, de trahir son agitation par le tremblement
de sa voix.
D’ailleurs, que lui importaient maintenant ces spectacles extérieurs
dont la magie l’enivrait quelques instants auparavant? Elle regardait
au fond de son cœur un spectacle bien plus nouveau : le spectacle de
la raison aux prises avec je ne sais quoi d’inconnu et de violent qu’elle
ne peut ni comprendre ni dompter.
— Eh quoi ! se disait la comtesse en serrant instinctivement le bras
2Ô2
LA STATUE D’APOLLON.
de son mari, et en pressant le pas comme sous la menace d’un dan-
ger, eh quoi ! faut-il donc croire au pouvoir de la jettatura ou bien
à ces amours soudains comme les dépeignaient les romans que
lisaient nos mères?...
Elle éprouvait à la^fois le besoin de fuir et celui de rester; elle se
disait avec soulagement que le surlendemain son voiturin l’entraîne-
rait loin de la Spezzia; et, si un revirement soudain dans l’itinéraire
du comte l’avait obligée de monter sur l’heure dans ce même voiturin
pour gagner Sestri, elle eût ressenti un cruel déchirement. Chaque
tour de roue qui l’eût entraînée loin de cette vision d’une heure lui
eût causé des regrets amers.
Et quels regrets sont ceux-là qui ne sauraient se formuler par des
paroles, ni même par une conception nette de ce que l’on a perdu!
Le vague, l’inconnu, cette félicité sans nom à laquelle nous aspi-
rons sans la définir, semblent cachés derrière l’image que nous avons
entrevue un instant. Elle a pour elle, cette image, la puissance du :
Peut-être. Et, lorsque nous appelons le bonheur de tous les cris de
notre cœur avide, une voix nous répond en évoquant le fantôme dis-
paru :
— Qui sait s’il n’était pas là?
On se console de la mort d’un excellent ami, et l’on ne se console
pas de celle d’un enfant. La blessure que fait au cœur un amour qui
se rompt se cicatrise avec le temps ; mais celle qui provient d’un
amour étouffé dans son germe et défendu par l’impossible comme
le paradis terrestre par l’épée de l’ange, se creuse et saigne toujours.
C’est que les ivresses que nous rêvons sont mille fois plus sédui-
santes que les belles ivresses de la réalité. Les joies que nous avons
goûtées, nous en savons les amertumes et les douceurs ; au milieu
des plus divins transports nous avons senti la piqûre qui nous a rap-
pelé que nous sommes enfants de la terre et condamnés à la dou-
leur.
Les joies entrevues par l’imagination, au contraire , sont sans li-
mites et sans contre-poids. L’àme dégagée de ses liens de chair ne
connaît pas de barrière qui l’arrête dans son essor, ni de blessure
qui mélange de peine ses plus délicieuses voluptés.
Madame de Morelay ne se disait pas tout cela. Elle n’en était pas à
la philosophie du sentiment , mais à l’étonnement et à la terreur qui
précèdent la passion.
Après quelques tours de promenade silencieuse, le comte lui de-
manda si elle se sentait fatiguée du voyage et si elle voulait rentrer à
l’hôtel. Sur sa réponse affirmative, il reprit le chemin de la plage;
mais tout à coup il s’arrêta :
— Écoutez donc! quelle belle voix 1 s’écria-t-il.
LA STATUE D’APOLLON.
En effet, tout près d’eux, une voix d’homme entonnait avec un
admirable accent de prière et de tendresse :
Verrano a te suli’aura i rriiei sospiri ardenti
Adrai nel marclie rriormora l’eco de miei lainenti.
La comtesse frissonna et leva la tête pour voir le chanteur. Mais,
avant de l’avoir vu, elle s’était dit ;
— C’est lui !
C’était lui en effet... lui, qui sans doute avait voulu forcer l’atten-
tion de la comtesse et trouver moyen de parler d’amour.
Dès qu’elle eut levé les yeux, il se tut, comme si, son appel une fois
entendu, il ne se fût pas soucié d’autre chose.
— C’est dommage! dit le comte.
Madame de Morelay hâta le pas en murmurant :
— Qu’importe !
— Qu’avez-vous, Louise? seriez'- vous vraiment souffrante? de-
manda M. de Morelay, qui fut frappé de l’état singulier de sa femme.
— Rentrons ! dit-elle d’une voix brève.
Elle sentait près d’elle l’audacieux qui la poursuivait; et, tandis que
son orgueil se cabrait devant cette poursuite, elle éprouvait une folle
tentation de se retourner pour le regarder encore.
Lorsqu’elle fut à l’hôtel de^l’JEitrope, dans le salon qui précédait sa
chambre, elle se laissa tomber dans un fauteuil et porta la main à son
front, pour comprimer l’exaltation de son cerveau.
M. de Morelay s’empressait à l’entourer de soins affectueux. Elle
supportait ces marques de tendresse avec une sorte de gêne et cher-
chait en vain des mots pour le remercier.
Cependant elle parvint enfin à lui répondre , en s’efforçant d’ou-
blier la vision qui l’avait troublée et de reprendre la vie où elle l’a-
vait laissée quelques heures auparavant.
Il lui sembla qu’elle sortait d’un rêve ; mais, chose étrange! la
réalité lui apparut tout à coup sombre et froide comme un crépus-
cule d’hiver. Elle frissonna.
— Vous avez la fièvre I dit M. de Morelay.
Hélas! non !... la fièvre venait de la quitter au contraire. Ce mari,
aimé depuis dix ans, lui déplut souverainement tout à coup. Sans y
prendre garde, elle le détailla comme si elle le voyait pour la pre-
mière fois ; alors, elle lut distinctement les quarante ans du comte
sur son front dénudé , aux cheveux gris de ses tempes, à la rudesse
de sa barbe, aux plis marqués autour de ses yeux ; à ce je ne sais
quoi qui trahit, par les^soins mêmes delà toilette, le besoin de culti-
ver un reste de jeunesse.
254
LA STATUE D’APOLLON.
Jusqu’alors, pour elle, le mari jeune et charmant qu’elle avait
épousé était resté le même ; les changements successifs qu’appor-
taient les années passaient inaperçus. Elle les découvrit alors
d’un seul coup ; et, sans songer que le comte et elle avaient vieilli
ensemble, sans se souvenir que les années écoulées avaient été
douces, il lui prit une sorte d’oubli du passé et de dégoût de l’a-
venir.
La perspective de retourner à Paris, d’y passer un mois à prendre
quelques arrangements de ménage, à rendre quelques visites pour
faire acte de présence, puis d’aller passer quatre ou cinq mois dans
son château de Touraine, entre son mari et ses enfants, lui parut si
dénuée d’intérêt et d’imprévu, qu’elle ne put retenir un bâille-
ment.
— Excusez-moi, mon ami, dit-elle; j’ai mal aux nerfs, ce sera la
fatigue, ou l’odeur des lauriers, qui est très-forte sur la promenade.
Je vais me coucher, et demain matin je m’éveillerai guérie.
Le comte la laissa seule après l’avoir affectueusement embrassée.
Elle se coucha, en effet, mais elle demeura longtemps agitée et dans
un état de surexcitation qui n’était ni la veille ni le sommeil.
Après des efforts infructueux pour se calmer et s’endormir, elle
se releva pour aller prendre sur le guéridon du salon un des
livres français qui s’y trouvaient mêlés aux journaux de sport et de
voyage.
Si un observateur se fût trouvé là et eût été doué pour un instant
du don de double vue, à coup sûr la comtesse lui fût apparue entre
son bon et son mauvais ange, et suivant instinctivement l’impulsion
du second. Oui, c’était un démon, sans doute, qui , de son doigt de
feu, lui montra le livre qu’elle prit — au hasard !
Elle s’assit dans un grand fauteuil à la Voltaire, avança la lampe,
ouvrit au milieu le joli volume doré sur tranches et se mit à lire :
Paul et Virginie.
Mais d’où vient que tout à coup elle rougit et pâlit et sentit l’orage
de son cœur augmenter au lieu de s’apaiser?
Elle ferma les yeux un instant , pour rafraîchir ses paupières fati-
guées ou pour concentrer et analyser ses pensées incohérentes. Puis
elle se remit à lire, et tourna les pages en tremblant.
Enfin elle rejeta le livre, se promena longtemps dans sa chambre,
en essayant de vaincre par l’agitation physique le spasme moral qui
la tenait éveillée. Elle ouvrit même la fenêtre et avança sur le balcon
pour respirer l’air de la mer et la fraîcheur de la nuit.
A peine en avait-elle senti la bienfaisante influence, à peine ses
yeux avaient-ils eu le temps de reconnaître le magnifique panorama
LA STATUE D’APOLLON.
255
qui se découvrait devant eux, qu’elle entendit une voix, trop connue
déjà, chanter sous son balcon :
Veriano a te suU’aura i niiei sospiri ardenti...
Elle rentra vivement et ferma la fenêtre. L’orgueil de la femme se
révolta.
— Décidément, dit-elle, décidément cette poursuite est offensante. . .
Cependant la voix du chanleurne s’arrêta pas ; il continuait :
Adrai nel marche mormora Teco de miel lamenti...
Mais on eût dit que cette voix, tout à l’heure si pleitie et si sonore,
devenait tremblante. Après le premier mouvement d’indignation, la
comtesse se remit à marcher dans la chambre. Elle écoutait malgré
elle, et peu à peu se rapprochait de la fenêtre... Cette voix qui trem-
blait et semblait se mouiller de larmes fit tomber sa colère. Son cœur
se serra et bientôt ce fut elle qui pleura.
— Ah ! fit-elle en quittant cet angle de fenêtre où elle s’était blot-
tie pour écouter sans que son ombre pût la trahir et en allant tom-
ber sur son fauteuil; ali! quelle étrange fascination me poursuit?
A quel cauchemar suis-je en proie?... La nature humaine a-t-elle donc
de ces faiblesses imprévues... de ces heui’es de vertige?...
Elle pleura quelques instants et ses larmes la soulagèrent. Le chan-
teur se tut. Cependant madame de Morelay se sentit encore trop agi-
tée pour trouver le sommeil. Elle prit un autre livre; celui-là peut-
être était Je contre-poison du premier, car, après un moment de
lecture, ses yeux encore voilés de larmes s’éclaircirent, sa physiono-
mie reprit une expression de calme, et elle parut s’intéresser au récit
du conteur sans en être troublée.
C’était encore un livre français~qui lui était tombé sous la main.
Un volume de Nouvelles signé d'un nom aimé des délicats : Prosper
Mérimée.
Elle lut la Double Méprise.
Son esprit fut bientôt captivé par cette attachante lecture. Toute-
fois elle ne songea pas un instant à en faire l’application, ni à en ti-
rer une conséquence... encore moins crut-elle à une sorte de hasard
prophétique... Mais sa pensée avait été distraite et soulagée d'une
préoccupation dévorante, son sang coulait plus tranquille dans ses
veines. Elle se coucha et dormit.
256
LA STATUE D’APOLLON.
III
Lorsque la comtesse s’éveilla, au matin, il ne lui restait plus que le
vague souvenir d’un rêve fatigant ; elle retrouva le sentiment habituel
de l’existence.
Le comte entra dans sa chambre dès qu’elle eut sonné.
— Eh bien, comment allez-vous, ma chère Louise? Êtes-vous re-
posée et pourrez -vous enfin jouir de notre séjour dans ce charmant
pays?
— Oui, oui, je vais mieux, dit-elle. J’ai eu hier au soir un cauche-
mar tout éveillée. J’avais mal aux nerfs, apparemment.
— Voulez-vous faire aujourd’hui une excursion à Carrare pour y
voir sauter, à la mine, les énormes blocs de marbre blanc qui four-
nissent la statuaire européenne, et dont une grande partie vient
débarquer à Paris, quai d’Orsay, en face de vos fenêtres?...
— Et comment le marbre de Carrare peut-il arriver à Paris par la
Seine? il me semble que sa voie la plus directe serait le chemin de
fer, qui le prendrait à Marseille pour le déposer boulevard Mazas.
— Oui; mais, ma chère, si la ligne droite, qui estleplus court che-
min d’un point à un autre, est aussi le plus logique, il n’est pas tou-
jours le plus économique. Or vous savez l’énorme différence du prix
des transports par eau ou par terre. Ces blocs énormes, qui pèsent
plusieurs milliers de kilogrammes, ne se manœuvrent qu’avec des
peines infinies. Les frais de débarquement, de chargement, de trans-
port, seraient énormes, et doubleraient le prix du marbre, déjà si
cher. ..
— Mais alors...
— Alors, vous allez voir tout à l’heure des montagnes de marbre
blanc, grandes et hautes comme des alpes. Il y aurait de quoi peu-
pler toutes les capitales de palais comme ceux de Gênes; et, tenez ! de
votre balcon, en vous inclinant un peu à gauche, vous pouvez voir les
silhouettes aux angles rigides et aux cassures nettes, des montagnes
gigantesques de Carrare. Aucune végétation ne vient en rompre les
lignes ni en nuancer les teintes bleuâtres. Tandis que les montagnes
couvertes de neige arrondissent les angles de leurs cimes, celles-ci
semblent déchirer le ciel de leurs arêtes aiguës.
Eh bien, la mine, que vous pouvez aussi entendre en prêtant To-
reille, fait, d’heure en heure, sauter d’énormes quartiers de marbre.
LA STATUE D’APOLLON.
257
Ces quartiers, des hommes adroits et forts les font rouier jusqu’à un
torrent qui a tracé son lit entre les deux montagnes, et descend à la
mer, comme tous les torrents qui roulent des Alpes à la Méditerranée.
Le lit de ce torrent, c’est le chemin que prend le marbre pour arriver
au port. Des bœufs, attelés par troupeaux, remorquent les blocs et
les traînent jusqu’au vaisseau où on les embarque. Quelquefois ces
bœufs restent plusieurs jours attelés à un seul morceau de marbre.
Lorsqu’un bateau a son chargement, il prend le large et va pourtour-
ner l’Espagne par le détroit de Gibraltar, côtoie le Portugal, traverse
le golfe de Gascogne et gagne le Havre. Là, il entre en Seine et re-
monte jusqu’à Paris. Voilà comment vous voyez, de votre balcon,
fonctionner la grue qui enlève les blocs sur le pont du bateau et les
dépose sur la berge.
— Allons voir Carrare! s’écria la comtesse de Morelay. J’appren-
drai avec plaisir tous les détails de ces travaux ; je veux avoir vu les
bancs ouverts de cette montagne, d’où sortent les vierges de nos cathé-
drales et les statues de Pradier...
— Et les baignoires de tous les hôtels d’Italie... interrompit le
comte. Eh! qu’est-ce donc que la matière sans l’esprit qui l’anime,
le génie qui la transfigure et lui transmet le reflet divin.. .
— Vous avez raison, dit la comtesse; mais n’est-il pas intéressant de
réver l’avenir d’un bloc informe que la mine a taillé au hasard, et de
se dire, comme le sculpteur de la Fontaine,
Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?
Vous riez, mon ami; je sais bien comme vous que la matière
est chose vile, et ce n’est assurément pas le marbre que j’adore dans
un Christ au tombeau, ni le marbre que j’admire dans les œuvres
de Michel-Ange ; cependant cette matière transfigurée ne partici-
pe-t-elle pas un peu à notre respect pour le génie qui l’a taillée ou
l’image sacrée qu’elle représente ? Soyez franc, si un coup de tonnerre
réduisait en éclats informes les quatre figures des tombeaux de Lau-
rent et de Julien de Médicis, et les marches du péristyle de cet hôtel,
feriez- vous, des uns et des autres, môme cas et môme usage?
— Non, peut-être... par une superstition dont je ne me rendrais
pas compte.
— Appellerez-vous superstition aussi le sentiment inné et invin-
cible qui vous ferait respecter les tronçons du saint de pierre ou de
bois devant lequel des générations entières ont prié?
— Quelle différence !... Ici, ce n’est plus au morceau de matière
que je rends une sorte de culte; c’est à l’objet béni et sanctifié par
la religion...
258
LA STATUE D’APOLLON.
— Croyez-moi, au fond, l’impression vient de la même source. Le
génie humain sanctifie, lui aussi , les morceaux de matière qu’il a
façonnés, et tel débris qui a représenté le type de la beauté, de la
force ou de la grandeur, ne saurait être avili sans profanalion.. .
— Peut-être; et, si je discute, c’est pour vous donner l’occasion de
développer votre pensée. Mais, puisque vous aimez la sculpture, vous
pourrez voir, dans la ville de Carrare, en descendant de la montagne,
des statues, des groupes, des vases taillés par les plus habiles mar-
briers. Tous les sculpteurs de l’Italie, artistes et ouvriers, viennent y
travailler. On n’y voit que des ateliers, on n’y entend que la masse
frappant sur le ciseau, ou la râpe polissant ce que le ciseau a taillé.
En sorte que la population de la ville de Carrare se compose par moi-
tié de statues et de statuaires. L’une active et l’autre passive.
— Commandez la voiture, dit la comtesse, nous allons nous faire
conduire à Carrare. Je serai habillée dans une heure.
Le comte sortit. Une femme de chambre entra, portant sur un pla-
teau le déjeuner de la comtesse et une lettre sans timbre.
— Qu’est-ce que cela? demanda madame de Morelay en prenant la
lettre d'une main tremblante, mais sans l’ouvrir.
A la vue de ce papier inattendu, une émotion soudaine avait fait
rougir la comtesse. Pourquoi?... Ce pouvait être un compte envoyé
par le maître de l’hôtel, parle voiturin, ou quelque autre chose banale.
Mais non ; une intuition secrète avertissait la pauvre femme que ce
pli blanc et portant son nom seul pour suscription allait réveiller ses
impressions orageuses de la nuit et de la soirée.
— C’est sans doute une lettre que quelqu’un aura remise pour
madame la comtesse, répondit simplement la femme de chambre.
Ainsi donc, plus de doute... ce papier venait du dehors et non des
maîtres de l’hôtel. Et de qui, à la Spezzia, madame de Morelay pou-
vait-elle attendre une lettre?
Elle voulut la rendre , mais ses doigts ne pouvaient s’en dessaisir.
Une curiosité folle s’emparait de la comtesse et grandissait de seconde
en seconde.
Pourtant elle ne doutait pas que ce ne fût une insulte de plus, et
qu’elle ne dût jeter au feu avec mépris cette lettre insolente.
— Mais que pensera ma femme de chambre, si je renvoie une lettre
sans l’ouvrir? Quelles inductions ne pourra-t-elle pas tirer de ce pro-
cédé? quels commentaires ne se trouvera-t-elle pas autorisée à faire?. . .
se disait madame de Morelay, pour se donner une prétexte et garder
la lettre; d’ailleurs, qui m’oblige de lire cette lettre parce que je la
reçois? je la brûlerai tout à l'heure, sans rien dire...
Cependant, lorsqu’elle fut seule et qu’elle se fut approchée du foyer
LA. STATUE D’APOLLON.
259
avec la lettre et une allumette enflammée, une hésitation lui vint...
un nouveau prétexte sans doute.
Après tout, cette lettre pourrait venir d’une autre personne,
pensa-t-elle; peut-être de madame de Braciennes, qui m’ia vue hier sur
la promenade... Refuser sa lettre sans l’ouvrir, ce serait bien dur...
bien hautain... Après tout, Amélie de Braciennes a été mon amie...
L’allumette lui brûlait les doigts ; elle la jeta dans la cheminée et
porta sa main droite au cachet de la lettre.
— Eh! d’ailleurs, qui saura si...
Elle lança autour d’elle un regard furtif.
— ... Tandis que je m’exposerais à faire une impertinence. . . à
blesser cruellement une femme que son cœur seul a entraînée...
Oh ! comme elle devenait indulgente !...
Le cachet sauta.
— Ce sont des vers! dit-elle.
Elle replia précipitamment la lettre et , la glissa dans sa poche.
Quelqu’un venait.
C’était sa femme de chambre, qui lui apportait une robe fraîche.
Soudain, par l’effet d’une décision rapide, elle déjeuna en dix mi-
nutes et hâta les préparatifs de sa toilette.
Une sorte de surexcitation nerveuse lui faisait mettre de l’empres-
sement à toutes choses. Depuis qu’elle avait pris le parti de garder
la lettre, elle semblait devenue presque joyeuse. Elle se laissa com-
plaisamment coiffer et habiller; et, tout en se prêtant aux soins de sa
femme de chambre , elle se disait avec un secret sentiment d’orgueil
et de plaisir :
— Il est poète.
D’abord, elle s’était promis d’attendre jusqu’au soir pour lire les
vers de son jeune amoureux. Mais elle ne put y tenir, et, tandis que
sa femme de chambre descendait appeler la voiture, elle tira le pa-
pier de sa poche et dévora le sonnet suivant, qui était écrit en vers
italiens :
« Que béni soit le jour, le mois, l’année, la saison, l’heure et l’in-
« stant, le beau pays , l’heureuse rive où ses yeux m’ont pris le
« cœur.
« Béni soit aussi le coup qui m’a blessé, et le sourire, et le regard
« qui me séduisent et me consument.
« Bénis soient les soupirs que je jette au vent pour appeler ma
« dame, et mes pleurs, et mes cris et mes vagues désirs !
« Et bénis encore les vers qu’elle m’inspire et où sans cesse je la
« chante sans me plaire à plus rien autre ! »
— C’est charmant! se dit-elle, rouge et confuse.
Puis, comme une chatte qui veut s’assurer que personne ne la guette,
260
LA STATUE D’APOLLON.
avant d’effleurer de son museau rose une jatte de crème, elle regarda
de nouveau autour d’elle, et, quand elle fut bien sûre que nulle porte
n’était ouverte et que les jalousies ne s’écartaient pas trop, elle les
relut et les glissa dans sa poche.
— Je les brûlerai ce soir, se dit-elle, et, si je trouve le poëte sur
mon chemin, je le regarderai de telle sorte qu’il aura moins d’au-
dace.
— Madame, la voiture est prête et monsieur attend, vint dire la
femme de chambre.
— Allons! s’écria la comtesse de Morelay en descendant d’un pas
léger les vastes et longs escaliers de la locancla clelV Eurojja.
Au milieu de l’escalier, elle rencontra l’inévitable moine mendiant
des auberges italiennes. Elle lui jeta une pièce d’or.
IV
Étranges effets des préoccupations morales, ou des préliminaires
de la passion ! La comtesse, durant le voyage, ne fut point rêveuse et
troublée comme la veille au soir, mais, au contraire, vive, gaie, cau-
seuse, presque loquace.
Ainsi elle s’était sentie honteuse d’une émotion involontaire ,
et elle n’éprouvait aucun remords à la pensée qu’elle gardait dans sa
poche, à coté de son mari, une lettre d’amour.
11 est vrai qu’elle se promettait de jeter les vers au feu et de fou-
droyer le poëte d’un regard bien hautain.
Mais alors, pourquoi, tandis qu’elle parlait de mille choses indif-
férentes, écoutait-elle une voix éloquente et douce qui lui chantait au
cœur les premiers vers du sonnet :
« Que béni soit le jour, le mois, l’année, la saison, l’heure et l’in-
« stant, le beau pays, l’heureuse rive, où ses yeux m’ont pris le
« cœur! »
C’est qu’elle était fille d’Ève et qu’elle contemplait avec plaisir le
fruit défendu de l’amour ; et, tout en ne voulant pas y mordre, elle
le trouvait beau, appétissant, parfumé.
Elle se disait : « Cette rencontre sera un petit roman dans ma vie
si monotone... Lorsque bientôt je serai de retour à Paris et revenue à
mes occupations et à mes devoirs, jerêverai à cette apparition rapide
et séduisante... »
Et elle regardait, guidée par les observations du comte, les blocs
LA STATUE D’AI'OLLON.
261
de marbre soulevés par la mine, détachés à coups de levier, puis
scintillants au soleil ; les uns descendant lentement, poussés par des
efforts liumains; les autres roulant avec fracas jusqu’au torrent, où
les attendaient les grands bœufs blancs, impassibles, avec leurs
yeux fixes et leurs naseaux fumants. De temps en temps, un chant
sonore et plein partait des groupes d’ouvriers et se répercutait en
échos infinis dans les rochers de marbre déchiquetés par la mine.
En d’autres moments c’était un cri — de joie si le bloc s’était dé-
taché heureusement, sans trop d’éclats et avec une bonne forme; —
de désappointement si la mine brisait en miettes un bloc éblouissant
et irréprochable de pureté.
Après avoir contemplé quelque temps les belles lignes des mon-
tagnes, le travail des mineurs, et après avoir remarqué que la forme
donnée aux blocs par le hasard des détonations de la mine déter-
minait bien souvent leur destination, le comte et la comtesse se lais-
sèrent conduire par leur voiturin à la ville de Carrare pour s’y reposer
pendant la forte chaleur du jour.
Mais, tandis que les chevaux et le cocher faisaient la sieste à Yal-
bergo delV Aquila nera^ M. et madame de Morelay parcoururent cette
ville blanche, où les édifices publics, les maisons, les murs de clô-
ture, les pavés, le cailloutage môme qui macadamise les routes, tout
est en marbre statuaire. Ils allèrent voir le dôme, le théâtre, et jeter
un coup d’œil dans les ateliers qui s’ouvrent à tous venants sur les
rues.
Là, ils admirèrent des vierges, des christs exécutés avec une habileté
de main extraordinaire ; ici des statues, gracieuses copies de l’antique
ou des œuvres contemporaines les plus célèbres; ailleurs, des vases
ornementés avec une richesse prodigieuse ; des fruits rendus avec
perfection et coloriés à la cire; enfin des groupes, des statues, des bas-
reliefs gigantesques, sculptés pour la première fois par des artistes
illustres français et italiens.
— Souvent, dit M. de Morelay à sa femme, souvent nos grands
statuaires viennent exécuter à Carrare leurs plus importants travaux;
et, si vous pénétriez dans quelques-uns de ces ateliers, vous y verriez
peu t-être l’ébauche de la statue que vous admirerez au prochainSalon.
Mais c’était le moment de la forte chaleur, et, par conséquent,
l’heure de la sieste. Les marteaux étaient muets, et on n’entendait
qu’à de rares intervalles un coup frappé ou un grincement d’outils.
Dans les ateliers poudreux, sous les auvents des portes, tout le monde
dormait ou restait inactif. La comtesse promenait un œil distrait des
statues aux hommes ; les unes blanches et sortant à demi taillées de
leurs blocs comme un beau fruit de sa gangue ; les autres vêtus de
blouses bariolées et coiffés de bérets éclatants.
Octobre 1861.
18
262
LA STATUE D’APOLLON.
Tout à coup ses yeux errauls se fixèrent. Au milieu d’un de ces
ateliers où se mêlaient les terres fraîchement modelées, les plâtres
et les marbres, elle aperçut une statue qui la frappa comme une vi-
sion. Plus elle regardait, et plus elle croyait reconnaître dans cet
Apollon de marbre la grâce et la beauté du poète qui préoccupait
sa pensée.
L’impression fut tellement forte, que la comtesse demeura en con-
templation devant ce marbre d’une si étrange ressemblance.
Mais le comte poursuivait sa marche : il fallait le suivre. Elle
passa.
Cependant une diabolique tentation la prit de revoir encore cette
image déjà tant aimée... Elle retourna sur ses pas, arriva jusqu’à la
porte de l’atelier, et s’arrêta sans oser s’avancer jusqu’au seuil...
Fut-elle le jouet d’une hallucination, ou bien la statue soudain de-
vint-elle vivante? Il était là, lui-même, le col nu, les cheveux
flottants, la poitrine enroulée dans une ample draperie.
Elle recula d’un mouvement plus rapide que la pensée. Lui pour-
tant l’avait vue, et s’élançait vers elle.
Mais déjà la comtesse, pourpre de honte et de colère, s’était jetée
au bras de son mari.
— Qu’est-ce? dit vivement M. de Morelay en la voyant émue et
tremblante, tandis que la silhouette d’un homme apparaissait à quel-
ques pas, dans l’embrasure d’une porte.
— Rien... rien... reprit-elle en s’efforçant de rassurer sa voix;
ce monsieur, sans doute, a cru que je le regardais...
M. de Morelay se retourna, fier et interrogateur, ému à son tour,
et tout prêt à demander compte à cet inconnu d’une démonstration
audacieuse.
Mais l’inconnu avait disparu.
Le mari, toutefois, demeura un instant immobile.
Puis, personne ne reparaissant, la comtesse murmura :
— Ce n’est rien... moi-même peut-être je me serai trompée.
— Ces Italiens sont très-avantageu.\, dit le comte, en manière de
conclusion à l’incident.
Un moment après il ajouta :
— Que regardiez-vous donc là?
— Oh ! reprit madame de Morelay, mentant pour la première fois,
je ne sais trop . . . un Bacchus, je crois. . .
Quand ils arrivèrent à Valbergo clelV Aquila, ils trouvèrent leur
voiture attelée et leur vetturino prêt.
— Voulez-vous voir Massa ? dit le comte, nous en sommes bien
près ; mais il n’y a rien du curieux, sauf peut-être le vieux château
LA STATUE D’APOLLON.
263
* fort... et nous n’aurions guère le temps d’y grimper et d’être à la
Spezzia pour l’heure du dîner.
— Retournons à la Spezzia, dit la comtesse, je suis fatiguée...
La voiture roula d’abord dans un chemin creux entre deux haies
de grenadiers où çà et là éclataient des fleurs empourprées. Quelques
maisons de cultivateurs se rangeaient , de distance en distance, en-
tourées de leur enclos et de leur jardin comme nos chaumières de
Normandie. Seulement, les chaumières encore étaient de marbre, et
les oliviers, les figuiers et les vignes ombrageaient l’humble toit que
couvrent là-bas les pommiers.
Le chemin, ensuite, longea des coteaux incultes comme nos landes,
mais où les buissons de myrtes tenaient lieu d’ajoncs ; les châtai-
gniers ombrageaient le sommet des coteaux ; les pins maritimes dé-
coupaient sur le ciel! leurs élégants parasols. Enfin, on repassa la
douane du duché de Modéne et la Magra, une large rivière sans eau
et sans pont.
La voiture se traînait péniblement dans le sable elles galets.
— Mais, dit le comte au velturino, si vous allez avec tant de peine
quand la rivière est à sec, comment faites-vous quand il y a eu de
l’orage et que l’eau, descendant des montagnes par torrents, emplit
son lit et roule des avalanches de sable ?
— Ah! dit le vetturino, il faut attendre...
— Attendre quoi?
— Eh I que l’eau ait fini de couler.
— Il est bon de ne pas être pressé, dans ce pays-ci.
— Monsieur, les gens de Lerici veulent que le pont se fasse à une
certaine place, ceux de Pontremoli le veulent à une autre, et on at-
tend qu’ils s’accordent. Ce sera long.
Cependant on regagna cette admirable route de la Corniche qui
borde les rivières de Gênes au levant et au ponant, et réunit, entre Nice
et Sarzane,les plus beaux points de vue du monde.
La voiture allait lentement, tantôt montant les rampes escarpées
qui pourtournent les Apennins, tantôt descendant jusque sur la plage,
et si près du bord, que les courtes vagues de la Méditerranée venaient
en laver les roues.
Cette fois, le voyage était silencieux. La comtesse ne trouvait rien
à dire, et toute son attention suffisait à peine à dissimuler sous une
sorte de somnolence les émotions de son cœur.
L’orgueil et la terreur se disputaient alors ce cœur tourmenté. Elle
se disait : « Il est beau comme un dieu... il chante... il est poëte...
il est statuaire... » En même temps elle tremblait, car elle sentait
le danger et elle ne pouvait plus réprimer le vertige qui, depuis la
264
LA STATUE D’APOLLON.
veille, la conduisait d’étape en étape jusqu’à la passion. « Il a sur-
pris mou admiration dans mon regard !... pensait-elle, en se rappe-
lant avec confusion la preuve involontaire qu’elle lui avait donnée
de sa faiblesse... Il croit que je l’aime!... peut-être... — Mais c’est
vrai! » cria soudain la voix de la conscience.
V
Cette découverte la laissa consternée. Elle eut un moment de stu-
peur. Puis, rappelant avec énergie toute sa dignité, toute sa vertu,
tous ses souvenirs d’honneur et de loyauté , elle demanda au
comte :
— Quand parlons-nous?
— Êtes-vous si pressée, Louise? dit-il; je suis à vos ordres, ma
chère; mais, puisque notre temps de vacance n’a point de limites
forcées, il me semble que nous aurions pu rester ici quelques jours
à prendre les bains de mer.
— Nous devions être à Paris le 15_du mois, reprit la pauvre femme
avec un effort.
— Il est bien fâcheux de passer si près des plus belles villes de
l’If alie sans les voir ; vous ne connaissez pas Pise : c’eût été, d’ici,
un voyage de deux jours, en comptant l’aller et le retour.
— Ah!
— Et Florence! Comment n’avez-vous pas envie de voir Florence?
vous si artiste par vos goûts ! Je pensais tout à l’heure que nous
pourrions faire marchéavec un voiturin qui nous mènerait à Florence.
— Ne trouvez-vous pas charmant de voyager en voiturin? — Nous
verrions Sienne, Pistoïe, Lucques. .. et nous pourrions revenir par
Modéne , Mantoue et Milan.
Madame de Morelay accueillit avec empressement l’idée d’aller
à Florence. Partir pour Florence ou pour Paris, c’était toujours quit-
ter ce dangereux pays de la Spezzia, que la conscience lui criait de
fuw; et l’idée de voir la patrie de Dante et de Michel-Ange lui offrait
une diversion toute-puissante, tandis qu’elle avait senti comme un
deuil lui prendre le cœur à la pensée de revenir tout simplement,
tout prosaïquement à Paris, et d’y reprendre cette chaîne sociale dont
les habitudes mornes, les tiraillements intimes, les évolutions régu-
lières, sont comme les anneaux.
— Nous partirons donc demain pour Florence, puisque vous ne
LA STATUE D’APOLLON.
265
voulez pas rester plus longtemps ici, dit le comte. J’enverrai ce soir
nos passe-ports au visa, et je retiendrai un voiturin.
Une fois ce parti arrêté, la comtesse fut plus tranquille. Elle se dit
qu’elle avait satisfait à sa conscience et cessa de s’alarmer des batte-
ments précipités de son cœur. Au contraire môme, elle accueillit alors
avec une sorte de plaisir l’image de celui qui le faisait battre.
« Encore vingt-quatre heures, et je ne le verrai plus! » se disait-
elle...
Le silence régna de nouveau entre les deux époux; de temps en
temps M. de Morelay risquait une remarque ou une question; mais
les réponses qu’il obtenait étaient rares et brèves. Il se mit à regar-
der le paysage et à penser seul.
Quant à la comtesse, elle regardait aussi le paysage; mais c’était
pour en fixer le souvenir dans sa mémoire comme celui d’un mirage
enchanteur. Elle voulait en faire le cadre splendide de son amour
d’un jour.
Les accidents des montagnes, les poétiques ombrages des val-
lées, les anses abritées où la mer, transparente jusqu’au fond, for-
mait comme des baignoires mystérieuses, les plages gazonnées sur
lesquelles venaient mollement s’échouer les vagues, lui faisaient
comme des points de repère qui devaient lui servir un jour à recon-
struire par la pensée ce décor du bonheur.
Et, loin de repousser les pensées dangereuses, elle les accueillait...
elle les caressait...
« Je pars demain, qu’importe I » se disait-elle.
Ils arrivèrent. La Spezzia parut alors à la comtesse un coin du pa-
radis oublié sur la terre. C’est là qu’elle l’avait vu. .. Sur cette prome-
nade, elle avait croisé son regard avec le regard amoureux du jeune
poète... Le long de ce chemin il avait marché près d’elle... enfin, au
pied de cette fenêtre, la nuit, il avait chanté... « Reviendra-t-il y chan-
ter ce soir? se demanda-t-elle; s’il n’allait pas revenir?... » Mais une
voix secrète lui répondit : « Il reviendra !... » Et la comtesse se dit :
« Je l’écoulerai encore cette fois. Je pars demain. »
Le comte s’occupa, dès son arrivée, de préparer le départ du len-
demain. Le patron de l’hôtel de l’Europe lui procura sur-le-champ un
voiturin avec lequel marché fut conclu pour tout le voyage. On donna
l’ordre au garçon chargé du visa des passe-ports de tenir ceux du
comte prêts pour le lendemain à midi, de passer à la poste prendre
les lettres, s’il y en avait, et de commander qu’on dirigeât celles qui
viendraient sur Florence.
La comtesse secoua un instant ses rêveries, pour s’occuper, elle
aussi, des apprêts du départ; mais ce fut vite fait; les malles, d’ail-
266
LA STATUE D’APOLLON.
leurs, avaient à peine eu le temps d’être débouclées. Seulement, par
un caprice inattendu, dont maugréa sa femme de chambre, elle lui fit
chercher au fond de la plus grande une robe toute fraîche quelle
revôtil après dîner pour la promenade du soir.
Il fallut aussi recréper ses cheveux ; elle les avait blonds avec des
reflets dorés, et n’ignorait pas que le soleil couchanty faisait resplen-
dir des reflets enflammés. C’est pourquoi elle ne voulut pas porter de
chapeau ce jour-là, s’autorisant de la liberté grande que prennent
partout les voyageurs. Une ombrelle à franges qui se penche ou s’é-
lève à volonté pour varier les jeux de l’ombre et de la lumière, devait
lui suffire tant que le soleil éclairerait l’horizon; et après elle devait
jeter sur sa tête le capuchon de sa mantille.
Avant de partir, comme elle se mira ! Elle voulait être belle de
toute sa beauté pour cette soirée... cette soirée unique!
Elle aurait voulu hâter l’heure de la promenade et craignait en
même temps de la voir arriver. C’était l’heure où elle espérait le re-
voir. . . Mais aussi chaque minute qui s’écoulait et la rapprochait de
cette heure la rapprochait en même temps du moment du dé-
part !...
Chose étrange! La colère éveillée par l’audace du jeune homme,
audace qui lui avait semblé sur le moment presque grossière, cette
colère naturelle et légitime était totalement éteinte;... madame de
Morelay ne songeait qu’à le revoir...
— Je vais partir. . . qu’importe !...
C’était là le refrain de toutes ses pensées, l’excuse de toutes ses
faiblesses.
Le cœur lui battait bien fort, lorsqu’au bras de son mari elle sor-
tit de l’hôtel pour se promener sur la plage. « Demain, à pareil mo-
ment, où serai-je? pensait-elle; sans doute sur le chemin de Florence,
dans quelque bourgade où notre voiturin aura décidé de faire
halte. »
Elle lançait de furtifs regards autour d’elle, mais celui qu’elle at-
tendait ne paraissait pas. D’abord elle pensa qu’il était peut-être sur
la promenade, à la place où la veille elle l’avait aperçu pour la pre-
mière fois; et insensiblement elle y dirigea les pas de son mari...
— Rien encore!... Elle était impatiente, et regardait parfois sa
montre...
L’attente, cependant l’absorba bientôt tout entière : la conversation
que jusqu’alors elle s’était efforcée de soutenir avec son mari tomba.
Elle compta les minutes... elle suivit sur le sable les lentes dégra-
dations des ombres... « Il ne viendra pas ! » se dit-elle avec un soudain
effroi qui lui glaça le cœur.
Alors, un mortel regret la prit d’avoir exigé ce départ. Elle en vou-
LA STATUE D’APOLLON.
267
lut au comte parce qu’il était la cause indirecte des scrupules de sa
conscience. L’idée que maintenant elle se trouvait forcée de partir
le lendemain, de s’arracher à la Spezzia, la mettait au désespoir.
Elle se reprochait aussi ce mouvement de fierté, plus fort que la pas-
sion, et qui, le matin, l’avait fait s’enfuir au bras de son mari et
lancer à l’audacieux un regard de colère.
Plus le temps passait, et plus son angoisse devenait violente... plus
son fol amour devenait coupable. En ce moment, elle se sentait prête
à encourager d’un signe cet amant si dédaigneusement traité la veille
et le matin.
Elle ressentait alors une rage d’autant plus violente, qu’elle était
forcée de la contenir ; enfin elle se promit que, s’il ne venait pas ce
soir-là, elle se dirait malade le lendemain pour ne pas partir; car
elle voulait le revoir une fois... échanger avec lui un regard avant de
s’enfuir... pour toujours.
Cette résolution prise, elle fut plus tranquille et parvint à dominer
ses émotions en respirant la brise parfumée, en regardant les barques
glisser sur la mer, et le soleil couchant envelopper toute la nature
dans une atmosphère qui semblait pleine de poussière d’or.
Elle hasarda môme quelques remarques à haute voix.
— Oui, dit le comte, regardez bien, Louise, ce panorama splendide,
un des plus beaux qui soient au monde ; à Florence, vous verrez des
monuments fiers et grandioses, des peintures et des sculptures dignes
d’admirations éternelles ; mais vous ne verrez plus la mer limpide et
bleue comme un saphir immense... les Alpes et les Apennins cachant
leurs pieds sous les oliviers centenaires et portant jusqu’au ciel les
neiges éclatantes de leurs cimes.
— C’est vrai qu’il est pénible de quitter un si beau pays, dit la
comtesse, répondant plus encore à ses pensées qu’aux paroles du
comte de s’en retourner en France habiter un triste château.
— Triste! vous trouvez le séjour de Morelay triste? s’écria le mari
avec un accent d’étonnement et de douleur. Nous y avons pourtant
passé de bien belles années, Louise... des années heureuses... pour
moi, du moins...
— Pourquoi me conduisez-vous dans des pays enchantés? vous me
gâtez, mon ami ! Est-ce qu’il y a du soleil ailleurs, quand on a vu ce-
lui-ci disparaître derrière la mer, avec ce fracas et cet éclat qui fait
songer à l’incendie des villes bibliques? Est-ce que l’on peut trouver
beaux nos horizons bornés et doux notre air natal, quand on a vu
cette immensité de ciel et de mer, et respiré ces brises embaumées?. .
— La Touraine a pourtant de magnifiques parcs et de riches cam-
pagnes. Louise, n’oubliez pas trop notre nid patrimonial ; je ne sais
268
LA STATUE D’APOLLON.
pourquoi, mais vos paroles de tout à l’heure m’ont attristé. N’aime-
riez-vous plus le toit béni où nous nous sommes aimés dans le re-
cueillement et dans la paix... où nos enfants sont nés?...
— S’ils étaient nés ici, quel sang plus ardent et plus riche coule-
rait dans leurs veines! Ils seraient beaux comme des dieux, ils au-
raient du génie !...
— Oh ! reprit le comte avec un sourire demi-railleur, j’espère que
notre fils sera un homme de cœur et d’intelligence... qu’il saura ser-
vir son pays et tenir son rang avec honneur J’espère que notre
fille deviendra une bonne et charmante femme... comme sa mère...
et je ne désire rien de plus... Croyez-vous donc que les enfants qui
naissent dans ces villas de marbre et jouent sous des bosquets de lau-
riers-roses valent mieux que les nôtres ?
La comtesse ne répondit pas ; elle n’aurait d’ailleurs ni voulu, ni
pu soutenir son absurde exclamation ; mais, un moment après, con-
tinuant encore de suivre ses propres pensées, elle ajouta, par cette
habitude de causerie intime qu’elle avait contractée :
— La beauté va bien au génie... Il semble que le don de poésie
doive habiter sous un front aux lignes nobles et pures, et que
l’homme qui sait les secrets du beau doive être beau lui-même
Raphaël était beau... Byron...
— Et ceux qui n’ont pas les cheveux abondants et lustrés, le front
sans rides, les muscles richement développés, sont des brutes...
La comtesse se mit à rire.
— Vous seriez la preuve du contraire, s’écria-t-elle, et depuis
une heure je dis des sottises.
Mais le soleil venait de disparaître derrière la ligne d’horizon et le
crépuscule succédait rapidement au jour. Une morne tristesse rem-
plaça dans le cœur de madame de Morelay l’angoisse du commence-
ment de la soirée et le moment de calme qui l’avait suivie. Elle pen-
sait avec amertume que celui qu’elle attendait ne viendrait sûrement
plus. Elle tremblait que son beau roman ne finît trop vite.
D’un mouvement rapide elle ferma son ombrelle, releva sur son
front le capuchon de sa mantille sans prendre garde à ses cheveux.
Que lui importait maintenant leurs boucles soyeuses et leurs brillants
reflets? Celui pour qui elle les avait crêpés avec tant de soin ne de-
vait plus les voir dorés par le soleil...
Les étoiles s’allumèrent au ciel une à une ; V Angélus sonna , puis
ne sonna plus. Alors le cœur de la pauvre femme se serra bien fort,
et deux larmes perlèrent au bord de ses cils. Elle abaissa pour
les cacher la dentelle de son capuclion ; mais bientôt les larmes cou-
lèrent abondantes le long des réseaux de tulle.
LA STATUE D’APOLLON.
269
Enfin, était-ce un rêve enfanté par ses désirs? il lui sembla en-
tendre, près d’elle, une voix chanter doucenrfent, doucement :
Verraiioate sulll aura i miei sospiri ardenti.,.
Son cœur bondit d’une joie folle... oui... c’était bien cette voix
adorée qui chantait... et dont le timbre s’élevait peu à peu...
— Entendez-vous? dit la comtesse à son mari, assez haut pour être
entendue à son tour. Entendez-vous? C’est la voix d’hier... Quelle
admirable voix !...
Et elle osa chercher des yeux le chanteur... Mais elle ne vit rien
auprès d’elle et il lui sembla même qu’il s’était un peu éloigné. Seu-
lement il chanta bientôt avec toute la puissance de son organe,
comme pour justifier l’exclamation de la comtesse.
Elle eût mieux aimé qu’il se tût après l’avoir comprise, ou, du
moins, qu’il continuât de chanter pour elle seule... Les promeneurs
s’arrêtaient et écoutaient. Il lui sembla qu’il y avait une sorte de va-
nité puérile à chercher ainsi les suffrages’de la foule... en ce moment
surtout...
Mais il était là... sans doute il allait revenir près d’elle... et la
regarder... Quelles idées pouvaient tenir contre de pareilles émo-
tions?
Elle le suivait, elle le cherchait, possédée tout entière par sa cou-
pable passion, et sans remords. 11 lui semblait alors qu’en partant
le lendemain, comme elle se l’était promis, elle accomplissait un
acte de suprême vertu, et que jamais le comte ne pourrait payer un
tel sacrifice.
Certes! elle se croyait permis d’accorder une soirée d’ivresse à son
cœur... Et encore se trouvait-elle bien courageuse, bien loyale, bien
irréprochable...
Maintenant qu’elle sentait dans son atmosphère le poète, l’artiste,
le chanteur aimé si follement, elle aurait voulu demeurer éternelle-
ment là, sur cette terrasse, entre le ciel et la mer; cependant le temps
marchait avec une vitesse désespérante... Encore quelques instants,
et il allait falloir s’arracher de ce lieu de délices...
La soirée s’avançait ; les derniers promeneurs disparaissaient, les
terrasses devenaient désertes ; la comtesse sentit que la position était
difficile et fausse et qu’il fallait partir. « Déjà! » se disait-elle, le cœur
serré...
Il s’était accoudé , près d’elle, à la balustrade de la terrasse... lis
échangèrent un rapide regard.
Le comte, cependant, adressait de temps à autre quelques paroles
270
LA STATUE D’APOLLON.
à sa femme. Elle répondaiEdistraiternent et s’efforçait de contenir le
tremblement de sa voix* Deux ou trois fois môme, M. de Moreîay tourna
la tête et regarda l’étranger, qui seul demeurait à côté d’eux. Elle
comprenait que le moment d’avoir du courage était venu, et ne pou-
vait cependant prendre sur elle de donner le signal du départ. Enfin,
le comte tira sa montre et dit :
— Il est onze heures.
— Rentrons I dit-elle.
Ils reprirent le chemin de l’hôtel ; Louise suivait cette fois les pas
de son mari et ne les dirigeait plus. Elle marchait en pleurant, et
pourtant elle sentait encore son poète auprès d’elle...
Mais déjà elle ne le distinguait plus qu’à peine parmi les arbres et
sous les grandes ombres qu’ils projetaient. Comme elle descendait
sur la place, il reparut tout près d’elle, tendant une branche de
laurier-rose...
En cet instant justement, deux jeunes mendiants se précipitèrent
au-devant du comte en criant leur psalmodie de' misère ; il quitta le
bras de sa femme et chercha quelque monnaie pour les satisfaire.
Alors, d’un mouvement rapide, la comtesse tendit la main et sai-
sit la branche.
— Votre nom? dit-elle d’une voix si émue et si basse, que le jeune
homme devina plus qu’il n’entendit.
— Pietro.
Elle reprit le bras de son mari et s’enfuit, serrant les fleurs de lau-
rier-rose comme un trésor...
Ils arrivèrent à l’hôtel, la porte se referma. Mais alors la comtesse
n’était plus triste : désormais sa vie aurait au moins un beau jour.
C’est ce qu’elle avait souhaité de toute son ardeur. Maintenant
elle se résignait au départ, elle le sentait nécessaire ; car, après cette
scène d’une minute, il fallait quitter la Spezzia et ne plus se trouver
en présence d’un homme qui pouvait tout oser.
VI
Le lendemain, au moment où la comtesse de Morelay allait faire
descendre ses malles, le comte entra chez elle, tenant à la main les
passe-ports et une lettre qu’on venait de trouver pour lui à la poste.
— Voilà qui dérange nos projets, dit-il.
— Qu’ est -ce? demanda la comtesse soudainement émue.
LA. STATUE D’APOLLON,
271
— Oh ! rien de grave. Seulement notre avoué m’écrit que je dois
me présenter en personne au tribunal pour le procès que vous savez ;
et l’affaire est appelée pour le 10 de ce mois. Nous sommes au 5,
— Eli bien, pourrons-nous jamais arriver à temps?
— Nous deux, c’est impossible. Je ne souffrirais pas d’ailleurs, au
prix de la perte de n’importe quel procès, que vous vous exposassiez
à la fatigue ; et certes elle serait grande à courir ainsi la poste par
mer et par terre...
— Pourquoi donc?... S’il le faut, je suis toute prête...
— Oui. Mais moi, je ne veux point risquer votre santé à peine re-
mise .
— Alors, il faut donc se résigner à perdre ce procès par défaut?
— Nullement. En partant aujourd’hui môme, j’arriverai pour
comparaître. En vingt-quatre heures, par la malle-poste, je puis être
à Gênes. J’y trouverai toujours un paquebot en partance pour Mar-
seille. De Marseille à Paris, il faut encore vingt-quatre heures... Vous
voyez que je puis être rendu dans quatre jours, si le paquebot ne me
fait pas attendre.
— Alors, moi
— Vous m’attendrez ici. Je serai de retour dans neuf ou dix jours,
et nous exécuterons alors notre projet de voyage à Florence.
La comtesse devint toute pâle. Sa conscience lui criait impérieu-
sement de ne point s’exposer au danger.
— J’aime mieux partir avec vous ! s’écria-t-elle.
— Et pourquoi?... qu’avez-vous?... on dirait que vous avez peur
de rester ici... Pourtant vous êtes bien restée tout l’hiver à Rome,
seule avec votre femme de chambre.
— J’y avais des amis... des relations...
— Ne sauriez-vous rester dix jours à lire et à vous promener dans le
plus beau pays du monde?... En vérité, Louise, je ne reconnais plus
en vous la femme raisonnable et sensée que j’étais accoutumé à
trouver. . .
— Je vous assure, reprit la'^pauvre femme en rappelant tout son
courage, que je suis bien en état de supporter ce rapide voyage.
— C’est de la folie...
— Non, c’est une sorte de pressentiment... je ne sais quoi me
dit de ne pas vous quitter.
Le comte embrassa sa femmejet lui dit avec un ton plein de pater-
nelle bonté :
— Les pressentiments sont des enfantillages ; restez ici, ma chère
Louise ; et je m’arrangerai pour vous revenir vite... Prenez les bains
de mer, fai tes- vous promener en voiture... allez aux environs. .. lisez.
Vous savez fort bien l’italien; mais, en lisant les bons auteurs, vous
272
LA STATUE D’ APOLLON .
pouvez VOUS perfectionner encore et vous distraire en même temps.
D’ailleurs, une ville qui a un établissement de bains doit être bien
pourvue ; vous trouverez sans doute ici des livres français.
Madame de Morelay ne répondit pas. Que répondre, à moins de se
jeter dans les bras de son mari et de lui tout avouer?
Mais l’étendue du mal même arrêta l’aveu sur les lèvres delà com-
tesse.
Comment oser dire que, depuis deux jours à peine, elle s’était
compromise au point d’avoir accepté d’un inconnu des gages d’a-
mour? Comment oser, pour s’en excuser, déclarer l’incroyable ver-
tige auquel elle était en proie?...
Un moment elle se dit que cette humiliation terrible serait un juste
châtiment du coupable égarement de son cœur. Mais elle vit soudain
la douleur de son mari... sa colère... son mépris peut-être... à coup
sûr la perte de sa confiance; enfin tout bonheur détruit.
Elle ne pouvait parler, et ne le devait pas.
A tout prix, cependant, et par tous les moyens, elle se résolut à
quitter la Spezzia ; à s’en aller attendre ailleurs le retour du comte,
quitte à lui en donner ensuite une explication quelconque. Celte idée
calma un peu ses angoisses ; elle n’ajouta plus, pour le déterminer
à la laisser partir avec lui, ni raisons ni prières.
— Sitôt qu’il aura quitté le pays, je m’arrangerai pour le quitter à
mon tour, se dit-elle. J’aurai l'énergie de me mettre moi-même à
l’abri de toute poursuite...
Quelques heures après, madame de Morelay restait seule à l’hôtel
de V Europe.
Elle s’y enferma et s’interdit d’en sortir jusqu’au moment où elle
pourrait quitter la Spezzia pour n’y plus revenir.
Mais elle ne savait où se faire conduire. Ce fut le Guide des voyageurs
qui dirigea ses démarches. Ap rès avoir étudié la carte routière d’I-
talie, elle se décida pour les bains de Lucques, qui lui semblèrent
suffisamment éloignés de la Spezzia pour que Pielro perdît ses traces;
suffisamment fréquentés par une société d’opulents baigneurs pour
qu’elle n’y eût pas à redouter la solitude, trop souvent mauvaise con-
seillère; enfin, d’un assez agréable séjour pour que le comte, à son
retour, ne s’étonnât pas de l’y trouver. Les bains de Lucques, d’ail-
leurs, étaient justement sur la route de Florence.
Aussitôt son parti arrêté, elle sonna sa femme de chambre et l’en-
voya chercher la maîtresse de l’hôtel, afin de s’informer des moyens
de transport et de la durée du voyage.
Comme il arrive toujours en pareillle circonstance, l’hôtesse s é-
fonna que madame la comtesse pût préférer les bains de Lucques et
LA STATUE D’APOLLON.
‘273
leurs horizons étroits aux splendides vues de la Spezzia ; elle lui fit
observer que le pays était presque entièrement habité par les An-
glais, et ajouta que les zinzare ^ y faisaient rage.
Ces avertissements n’ayant pas infiuencé la résolution de madame
de 31orelay, l’hôtesse ajouta que l’on allait aux bains de Lucques en
voiturin et non autrement, parce qu’ils se trouvaient en dehors de la
route, et qu’une journée de voyage ne pouvait suffire. Elle conseilla
de partir le lendemain vers le milieu du jour, pour aller coucher à
Massa : le surlendemain, on pourrait aller de Massa aux bains de Luc-
ques en passant par Casa di Dei.
La comtesse approuva ce plan. Que lui importait? Seulement, elle
ne voulut pas attendre au lendemain.
— Il est trois heures, dit-elle, mes malles sont prêtes, je désire
partir aujourd’hui.
Pour le coup, l’hôtesse s’exclama plus fort que jamais. Elle de-
manda si madame était mécontente du service et déclara que trouver
un voiturin prêt à partir sur le champ était chose impossible. L’in-
sistance douce et bienveillante de la comtesse l'ayant enfin convain-
cue que rien de personnel à l’hôtel de YEiirope ne décidait ce départ
précipité, elle promit de faire tous ses efforts pour embaucher un
voiturin disposé à partir lé soir même, mais en répétant qu’elle avait
peu d’espérance de réussir.
— - Et celui que nous avions retenu pour aller à Florence ? demanda
la comtesse.
— Madame, il est parti pour Gênes, avec d’autres voyageurs.
Lorsque la comtesse se retrouva seule, satisfaite d’avoir fait con-
sciencieusement tous ses efforts pour partir de la Spezzia, la fièvre
qui l’agitait depuis le matin se calma un peu. Ce jour-là même,
elle attendit sans angoisse le résultat des démarches de l'hôtesse.
— Après tout, se dit-elle, si je ne puis partir aujourd’hui, je par-
tirai demain... Suis-je donc si faible, que je doive redouter de passer
ici quelques heures de plus?...
Le cœur lui sautait dans la poitrine...
— Oui! je dois partir... il le faut... dit-elle.
Elle prit un journal français et lut la même ligne dix fois, puis
sauta sans ordre et sans suite d’une colonne à l’autre; sa pensée ne
pouvait se fixer.
Le temps passait pourtant.
A quatre heures et demie, l’hôtesse reparut et annonça qu’il fallait
absolument renoncer à trouver un voiturin disponible et des chevaux
* Les cousins, les moustiques, etc.
LA STATUE D’APOLLON.
Irais pour le jour môme; mais elle en promit un pour le lendemain
matin, à l’heure que fixerait la comtesse.
Cet arrêt remplit l’ame de madame de Morelay d’appréhensions
funestes. Et cependant... — comment scruter au fond du cœur hu-
main les pensées qui y germent toutes seules comme les mauvaises
herbes dans les champs?... qui bouillonnent dans ses profondeurs in-
times comme une source impure?... — cependant, la comtesse eut
un secret sentiment de joie en se trouvant là, seule, et dans l’impos-
sibilité de partir.
Mais elle s’accrocha plus 'encore à sa résolution de ne pas quit-
ter l’hotel ; et, lorsqu’apixs dîner l’heure de la promenade fut ve-
nue, elle fit monter sa femme de chambre, pour lui tenir compa-
gnie et causer avec "elle. C’était assurément la première fois qu’elle
se trouvait avoir besoin de cette distraction. Mais, la lecture lui de-
venant impossible , il lui fallait à tout prix occuper son attention à
quelque chose. Jamais elle ne semblait s’être autant inquiétée de la
forme de ses robes, de la garniture de ses bonnets du matin et de
l’avenir de sa toilette d’hiver. Plus la soirée s’avançait, plus elle met-
tait de feu à discuter ces détails infimes, comme s’il lui avait fallu
faire du bruit pour s’étourdir.
La femme de chambre demanda si madame ne voulait pas s’habil-
ler pour sortir.
— Non, s’écria la comtesse, je ne sortirai pas.
— J’avais préparé pour madame la robe d’organdi blanc avec les
rubans mauves, reprit la camériste.
Quand toutes les pensées sont tournées vers un même objet, chaque
incident extérieur y vient donner un nouveau choc. C’est ainsi que
l’idée d’apparaître dans cette fraîche toilette aux yeux ravis de Pie-
tro séduisit un instant madame de Morelay, et la tenta avec une per-
sistance singulière.
Elle en triompha pourtant; et combien, parfois, on a plus de peine
à vaincre une puérile séduction qui vous envahit, vous possède, vous
entraîne soudain, qu’une passion vraie!
Elle fit emballer la robe, et jeta dans la glace un rapide regard sur
son costume de voyage, aux teintes grises.
Pourtant elle voyait, avec un amer regret, le soleil glisser à travers
les fentes de ses jalousies les rayons empourprés du couchant. Les
promeneurs se massaient sur le port, au-devant de l’établissement
des bains ; plusieurs montaient en barques pour faire une prome-
nade dans la baie, caria mer était si unie et si calme, qu’elle semblait
un miroir de cristal.
Elle se demanda enfin pourquoi elle n’irait pas aussi se prome-
LA STATUE D’APOLLON.
275
ner en mer... « Là, se dit-elle, je n’ai point à craindre sa rencontre ;
j’aurai bien vite traversé la berge et gagné la barque... »
Elle pensa d’ailleurs que Pietro devait étre^sur les terrasses comme
les jours précédents.
L’envie la prit de revoir, de la mer, le pays où elle allait laisser son
cœur; elle se dit que celte soirée cruelle en serait abrégée... que le
charme de la rêverie, sur celte belle mer, changerait ses regrets
désespérés en mélancolie... qu’elle jouirait une dernière fois du bon-
heur de s’abandonner à sa passion sans craindre pourtant les fai-
blesses dangereuses, puisqu’elle serait à l’abri des attaques.
Soudain elle se décida.
— Vous m’accompagnerez, dit-elle à sa femme de chambre ; je
vais aller faire une promenade en mer.
Mais la femme de chambre se récria. Elle avait peur de l’eau...
Elle allait déjà avec bien de la peine sur les grands vaisseaux et sup-
pliait madame la comtesse de ne point la contraindre à monter sur
une de ces petites barques qui sont si fragiles... etc.
« Pourquoi n’irais-je pas seule? » se demanda la comtesse.
Et elle dit à sa femme de chambre :
— Eh bien î vous viendrez seulement avec moi jusqu’à l’embar-
cadère.
— Madame ne s’habille pas? reprit la camériste.
La comtesse allait partir avec son costume de voyage. Elle pensa
soudain à sa toilette toute pi'éte...
C’était un charme encore que d’être belle pour cet adieu suprême
au bonheur. Les femmes comprendront cela.
Elle traversa rapidement la plage, descendit dans la première
barque et se blottit sous la tente de coutil, tandis que le batelier
allait dénouer ses amarres. La femme de chambre remonta vers
l’hôtel.
Tout le temps que la barque resta prés de la rive, la comtesse de-
meura les yeux baissés et le visage voilé par son ombrelle, qu’elle
gardait ouverte malgré l’ombre de la tente. Elle faisait, sans s’en
rendre compte, comme ces oiseaux qui cachent leur tête sous leur
aile pour se soustraire aux regards des chasseurs ou pour attendre
le coup mortel.
- Mais, lorsqu’elle fut à une distance d’où elle pût voir sans être vue
et découvrir d’un même regard la promenade et la ville, la comtesse
osa jeter les yeux vers la terrasse.
L’ombre des cbênes-verts était bien épaisse... Les promeneurs
étaient nombreux. Elle ne vit rien... qu’un banc vide... ; et son cœur
battit pourtant.
Elle s’accouda sur l’un des appuis de la tente, vers la poupe, tira
276
LA STATUE D’APOLLON.
de son carnet les vers qui enveloppaient sa fleur de laurier encore
fraîche et se mit à relire le sonnet et à contempler la fleur en envoyant
vers la rive les plus ardents regrets. Bientôt, de rêve en rêve, sa folie
la reprit tout entière. Elle s’y abandonna de nouveau, se promettant
bien de reprendre, en touchant terre, sa raison et son énergie...
— Pourtant, se disait-elle, si pour moi, au delà de cettë mer bleue
et profonde, il n’existait pas d’impérieux , d’imprescriptibles de-
voirs...
La barque glissait toujours en suivant les côtes de Porto-Venere.
Déjà on avait dépassé la source d’eau douce que viennent voir les
touristes ; madame de Morelay jetait un dernier regard d’envie sur
les villas qui échelonnent leurs terrasses jusqu’à la mer et enclavent,
sous les arbres de leurs jardins, un golfe en miniature; aux villas suc-
cédèrent bientôt de pauvres maisons de pêcheurs... puis des rochers
nus et sombres... des rochers de ce marbre rouge veiné de jaune,
que nous appelons portor. Ils descendent à pic dans des flots si purs,
qu’on peut suivre les veines du marbre à des brasses de profondeur.
L’eau n’a depuis le commencement des siècles ni rongé, ni terni le
marbre. Çà et là, des blocs dorment dans la mer et forment comme
des récifs.
On eût dit que la barque était fée, tant elle savait se frayer sa
route sans heurter un écueil...
Le soleil, près de disparaître à l’horizon, rasait la mer et la dorait
de ses rayons enflammés. Il fallait songer au retour. Mais la comtesse
ne pouvait se décider à rappeler sa raison obscurcie, et à dire à son
batelier : « Retournons à la Spezzia ! »
N’était-ce pas se dire à elle-même : « Allons! assez de rêveries
séduisantes et coupables !... reviens à ton devoir... à ta froide cham-
bre d'hôtel, à tes malles bouclées pour le départ... au voiturin qui
t’emmènera demain... »
Le cap fut doublé comme le jour baissait. Une végétation splendide
succéda aux rochers, et la barque approcha du rivage, vers une anse
abritée sous les lauriers-roses.
Au moment d’aborder, la comtesse releva les rideaux, se tourna
vers le marinier, et l’appela pour lui demander où il la menait.
Mais la parole expira sur ses lèvres. Ce fut Pietro qui jeta les rames
et lui répondit.
Un frisson parcourut tout le corps de Louise de Morelay. Elle ne
put articuler un mot ni repousser l’audacieux qui tombait à ses pieds.
Elle se sentit perdue et saisie par le vertige.
— Mon Dieu ! murmura-t-elle, ayez pitié de moi 1
LA STATUE D'APOLLON.
277
vii‘
Un éclat de rire et une double exclamation répondirent à celte
prière désespérée.
A trois pas d’elle, au bord de la mer et sous les lauriers chargés
de fleurs, étaient assis Amélie de Braciennes et le vicomte d’Aury. Ils
toisèrent Pietro et la comtesse d’un étrange regard.
— Bravo, Pietro ! fit Amélie en frappant son éventail fermé sur
sa main gauche, comme elle l’eût fait au théâtre.
Madame de Morelay se leva éperdue, frémissante. Elle voulut par-
ler pour se défendre, mais sa voix s’arrêta dans sa gorge ; elle voulut
sauter à terre, mais ses pieds demeurèrent rivés à la barque. Elle
resta pétrifiée en présence de son ancienne amie.
Celle-ci éteignit par degré son sourire railleur, abaissa ses yeux vers
la terre d’un air froid, ouvrit son éventail d’un coup sec, l’agita lente-
ment deux ou trois fois... Et, en dix secondes, elle eut triplé la dis-
tance que madame de Morelay avait mise entre elles deux l’avant-
veille.
— Ramenez-moi î put crier enfin la comtesse, terrible d’orgueil et
de colère.
C’était le tour de Pietro de rester consterné de ce ton altier.
— Ramene^-moi, vous dis-je! reprit madame de Morelay avec un
accent plus impérieux encore.
Pietro courut aux rames. La comtesse s’assit au bout opposé de la
barque et demeura en face de lui, agitée tout entière d’un tremble-
ment convulsif.
Qui pourrait traduire les orages qui bouleversaient en ce moment
l’âme de l’orgueilleuse comtesse de Morelay ? Ses yeux jetaient des
flammes, ses lèvres frémissantes semblaient maudire. Tantôt elle lan-
çait sur Pietro un regard chargé de haine qui l’eût cent fois anéanti
s’il eût porté la foudre ; tantôt ce regard semblait se dérober sous
ses paupières, et fouiller au dedans d’elle-même, pour y mesurer la
profondeur du mal.
« Pourquoi cet homme s’est-il trouvé sur mon passage? » fut sa
première pensée; c’est alors qu’elle souhaita de le voir réduit en
Octobre ISOl. '19
278
LA STATUE D’APOLLON.
poudre. Mais bientôt sa rage se reporta sur Amélie : « Elle m’a vue
tombant à son niveau... elle a pu le croire du moins... elle a osé
me flageller de son mépris... Suis-je donc si bas? »
— Hâtez-vous ! reprit-elle d’une voix impérieuse...
« Se hâter? eh 1 à quoi bon? se demanda-t-elle, dés que le
bateau eut repris sa course sur la mer. Quand j’aurai mis entre Amé-
lie et moi quelques brasses de distance, aurai-je donc échappé à mon
déshonneur? Ah! désormais, à ses yeux, je suis une femme sans vertu ,
qui cache ses plaisirs sous le manteau du mariage. Pourquoi donc
m’épargnerait-elle? Est-ce parce que, du haut de mon hypocrisie, je
l’ai méprisée?... »
Elle frissonna en apercevant, par une vision rapide, les incalcula-
bles conséquences de la rencontre qu’elle venait de faire.
La barque glissait rapidement. Il faisait nuit. La nature entière
dormait; et le clapotement des rames sur la mer, le saut rapide
d’un dauphin au-devant de la proue, rappelaient seuls le mouvement
et la vie.
Au détour du cap de Porto-Venere, elle vit briller les lumières du
port de la Spezzia.
Ce fut un choc qui réveilla sa pensée, perdue dans des abîmes de
désespoir.
« Voici la fin de tout, se dit-elle, nous allons aborder tout à
l’heure. Demain, au lever du soleil, je quitterai ce funeste pays...
Mais, à quoi me servira de fuir maintenant reprit la malheureuse,
qui sentit enfin ses yeux se remplir de larmes. Ne suis-je pas per-
due?... Qui croira que je suis partie’pour me défendre d’une dernière
faute?... — Amélie et le vicomte d’Aury se diront seulement : « Elle
a eu peur de nous »... Grand Dieu 1...
« J’irai trouver Amélie; je lui demanderai pardon de mon orgueil
passé... je lui jurerai que...
« Mais elle rira de mes scrupules ou se blessera de ma méfiance.
Si je nie la faute, j’irai lui infliger une insulte de plus, à elle, qui
est franchement coupable... — Et d’ailleurs, de quel front oserai-je
nier ? Ai-je donc le droit d’être fière parce qu’un soufflet appliqué à
temps sur ma joue par la Providence m’a sauvée d’une chute com-
plète ? »
Les larmes ruisselaient alors sur son visage. Elle cherchait en
vain un moyen de salut et n’en voyait aucun Et puis, chaque
coup de rame qui la ramenait au rivage lui donnait un contre-
coup au cœur. Quelle triste fin au beau rêve qui depuis trois
jours occupait son imagination.
LA STATUE D’APOLLON.
279
Ils touchèrent enfin le rivage sans IiruiL Madame de Morelay courut
vers l’hôtel de VEurope^ dont la porte était seulement entr’ouverte.
Une petite lampe, posée sur une corniche, éclairait à peine le vaste
escalier de marbre. Elle monta fort vite, en étouffant le bruit de ses
pas, et se glissa dans sa chambre comme une coupable...
Sa camériste veillait en l’attendant.
— Ah ! s’écria celle-ci, nous avons été bien inquiets de madame !
A l’aspect de cette tille, fidèle à son poste, et qui surprenait ainsi
son furtif retour, la comtesse fut prise d’un trouble profond. Elle
devint pâle d’abord, puis pourpre.
— Inquiets? et de quoi? pourquoi? Faut-il donc que je m’as-
treigne à rentrer à une certaine heure, que je rende des comptes —
— Pardon, madame ! mais nous craignions que quelque acci-
dent
— Je ne vous avais pas dit do m’attendre ! reprit la comtesse avec
un accent altier que la femme de chambre ne lui connaissait pas en-
core, et qui contrastait infiniment avec le ton de causerie que la
grande dame avait pris quelques heures auparavant.
C’est que la comtesse, comme beaucoup de femmes orgueilleuses,
devint tout à coup d’autant plus hautaine avec ses inférieurs
qu’elle se sentit plus humiliée devant elle-même.
La femme de chambre sortit. Madame de Morelay se jeta dans
un fauteuil, cacha son visage dans ses mains et demeura comme
anéantie.
Un poëme de désespoir se développait dans le cœur de cette femme
jusqu’alors irréprochable, et qvie la tentation même n’avait point ef-
fleurée...
Elle mesurait l’étendue de sa chute et ne pouvait y croire. Le re-
mords s’éveillait, lentement d'abord, puis terrible.
Alors elle se souvint de toutes les femmes faibles qu’elle avait
connues... et flétries!...
Toutes défilèrent devant sa mémoire comme un cortège de fantô-
mes... Il lui semblait qu’elles ricanaient et la montraient au doigt.
Après s’être traduit par de l’anéantissement, le désespoir de la
comtesse de Morelay s’exprima par des sanglots. Mais la nature
humaine ne supporte qu’une certaine dose d’émotions. Il vint un
moment où la pauvre femme ne trouva plus dans son cœur et dans
sa tête qu’une fatigue cruelle qui dominait tout. Elle s’endormit dans
son fauteuil, s’agitant péniblement entre la réalité et le rêve, le re-
mords et le cauchemar.
280
LA STATUE D’APOLLON.
YIU
Quand elle s’éveilla, le souvenir de sa situation lui revint avec une
inexorable réalité. La honte, l’effroi, la passion, recommencèrent
bientôt leur lutte dans son cœur.
Le jour était levé; elle se dit que bientôt sa voiture serait prête et
qu’elle pourrait partir. Alors, — ô mystère incroyable du cœur ! —
elle se prit à songer à Pietro, si durement traité.
« Je l’ai blessé, se disait-elle; et de quel droit?, n’avais-je pas en-
couragé son amour? »
Madame de Morelay n’en était alors qu’au paroxysme de la honte.
Le sentiment du devoir, le sentiment chrétien, ne se faisaient pas
jour encore dans son âme troublée. Avant tout il lui fallait donc se
relever à se propres yeux : elle n’en avait qu’un moyen, c’était d’ad-
mirer souverainement l’homme dont son imagination s’était un mo-
ment éprise et de lui croire une puissance de séduction irrésistible ;
de le revêtir, en un mot, des plus splendides draperies, comme
une idole, et de se dire que toute autre à sa place, toute autre femme
éprise de beauté, d’art et de poésie, eût aimé Pietro.
Les révoltes de la conscience s’apaisaient peu à peu sous les so-
phismes.
Mais tout à coup elle se souvint de l’insolent applaudissement
d’Amélie à Pietro... Puis un mirage rétrospectif lui montra le vicomte
d’Aury ne saluant pas l’homme que sa compagne avait appelé d’um
nom de baptême...
« Qui est-il?» se demanda-t-elle dans une suprême inquiétude...
Elle se promenait avec agitation dans sa chambre, et, de temps à
autre, soulevait machinalement sa jalousie, comme si elle eût été
impatiente de voir les apprêts du départ, ou bien comme si un regard
au dehors, avait pu lui apprendre quelque chose.
Tout à coup elle laissa brusquement retomber la jalousie. Pietro
était là. Il était là, fièrement campé sur ses hanches, et les yeux fixés
sur les fenêtres, comme s’il eût attendu un signal.
La comtesse éprouva un mouvement de révolte, de dégoût et de
LA STATUE D’APOLLON.
28 1
colère, suivi bientôt d’une curiosité folle, d’une tentation inavouée,
d’une inquiétude invincible.
« Mais jusqu’à quel point suis-je tombée? se demandait-elle... Je
veux savoir... »
Elle sonna, sa femme de chambre accourut.
— Madame veut-elle monter en voiture? demanda la jeune fille;
tout est prêt.
— Non î s’écria vivement madame de Morelay. C’est-à-dire... peut-
être... je ne sais pas... laissez-moi !
Au moment où la jeune fille sortait, la comtesse la rappela.
— Priez la maîtresse de l’hôtel de monter tout de suite, dit-elle
d’une voix qu’elle voulut rendre calme.
Elle se promettait d’engager la conversation avec l’hôtesse, et d’ar-
river par degrés aux questions sur l’homme qui attendait aux pieds
de ses fenêtres. Mais, malgré toutes les résolutions dictées par son
orgueil, elle ne put trouver un mot de lieu commun, ni feindre un
intérêt quelconque pour quoi que ce soit. Dès que la porte s’ouvrit,
elle marcha au-devant de la maîtresse d’hôtel, la prit par le bras et
l’amena devant la fenêtre.
— Savez-vous quel est ce jeune homme? demanda-t-elle avec un
accent contenu.
Toute sa force morale fut employée pour arriver à cette apparence
de calme.
— Cekii qui s’appuie à cette barque renversée et qui regarde par
ici?
— Oui.
— C’est Pietro.
— Mais que fait-il?... quelle est sa profession?... d’où vient-il?...
Cette fois, la comtesse ne put empêcher sa voix d’avoir une légère
vibration.
L’hôtesse la regarda avec étonnement ; mais le visage de madame
de Morelay semblait si froid et si fier, qu’elle baissa les yeux.
— Il est arrivé l’an passé de Venise avec l’imprésario qui fit la
saison, à notre théâtre. Comme il n’eut guère de succès, l’impresa-
rio ne le réengagea pas. Il reste ici, où on le rencontre souvent sur la
promenade et sur le port. .. On dit qu’il pose aussi chez les sculpteurs
de Carrare; c’est-à-dire qu’il leur sert de modèle. Il est assez beau
pour cela !
La main tremblante de la comtesse avait saisi l’espagnolette comme
un point d’appui. Mais, en ce moment, à ces dernières paroles, elle
se sentit défaillir, tandis qu’un flot de sang chaud lui montait au
cerveau.
282
LA STATUE D’ArOLLON.
Un fauteuil était près de là. Elle s’y traîna et s’y assit.
— Sans doute il a envoyé son sonnet à madame la comtesse ?
— Pourquoi cela? répliqua vivement madame de Morelay avec un
accent si terrible, que rhôtesse en pâlit.
— Oh ! madame, il n’y aurait rien d’extraordinaire ; il a copié un
sonnet de Pétrarque, qu’il envoie comme cela aux dames. On dit
qu’il veut profiter de ses avantages physiques pour faire la conquête
d’une riche héritière... ou d’une grande dame... A Florence, derniè-
rement, la fille de lordX... a épousé son maître de chant; et toutes
les fois que je loge ici de jeunes Anglaises, Pietro...
L’hôtesse s’interrompit tout à coup, effrayée par les yeux blancs de
son interlocutrice et par sa pâleur.
— Madame!... s’écria-t-elle.
Mais la comtesse de Morelay avait perdu connaissance.
IX
Je pourrais, je devrais peut-être finir ici cette histoire, en disant
que la comtesse de Morelay succomba à la fièvre chaude qui la sai-
sit, ou du moins à la honte, au remords, au désespoir. C’est ainsi que
se terminent d’habitude les romans et les drames. Mais la vie réelle a
peu de ces dénoûments simples et prompts.
Lecomte, en arrivant, trouva sa femme au lit : il la soigna, elle
guérit.
Nous la retrouvons à Paris, dans son hôtel du quai d’Orsay, au
milieu de son intérieur jusque-là si heureux et si calme. Après l’ou-
ragan qui venait de bouleverser sa vie, cette paix fut comme un
baume rafraîchissant. Sa raison, un moment ébranlée, reprit peu à
peu son calme.
Rien, sans doute, ne pouvait apaiser la douleur de madame de
Morelay, mais elle trouva les forces nécessaires pour en supporter
le poids : en se rendant mieux compte de son égarement d’un jour,
elle comprit l’expiation qu’elle devait à Dieu, à elle-même, aux
autres.
Nul n’avait surpris le secret de sa honte, nul ne vit son repentir.
Elle ne cria point sa faute au monde par des changements apparents
dans sa conduite. Seulement, elle sembla se faire plus bienveillante
et plus humble que par le passé, trouva de l’indulgence et des excuses
LA STATUE D’APOLLON.
28".
pour toutes les faiblesses, et devint de plus en plus sévère pour elle-
même.
Et, si quelque curieux l’eût suivie le malin, alors que, vêtue d’une
robe de laine, enveloppée d’un cachemire éteint, coiffée d’un chapeau
sombre, et voilée, elle sortait à pieds et seule de son hôtel, il aurait
pu la voir quitter son aristocratique quartier, s’engager dans des
ruelles obscures, monter dans des greniers infects et visiter des
pauvres, des malades, des êtres dégradés par le vice ou la misère,
auxquels sa main allait verser l’aumône, tandis que sa voix devenait
éloquente et persuasive pour leur parler d’éternité, de repentir et de
pardon.
Et, si la patience de l’espion ne s’était point lassée à rester devant
les portes des noires allées, il aurait pu la voir encore, au retour,
entrer à l’église, y chercher une humble chapelle, s’agenouiller dans
un coin et prier longtemps... longtemps, en se frappant la poitrine.
La femme de chambre que la comtesse avait ramenée d’Italie, la
surprit quelquefois, la nuit, pleurant aux pieds du crucifix. Elle re-
marqua aussi que, par un singulier caprice, sa maîtresse portait des
chemises de grosse toile bise sous des robes de velours et de dentelle.
Vers le même temps, madame de Morelay se plaignit d’une maladie
d’estomac et ne mangea presque plus que des légumes cuits au sel et
à l’eau.
Ah! qtie ces mortifications chrétiennes étaient peu de chose pour
le repentir de la comtesse de Morelay ! Elle aurait voulu les multiplier
mille fois, si, à ce prix, elle eût pu effacer l’odieux passé. Combien
de veilles, de jeûnes, de macérations, de visites dansdes mansardes in-
fectes lui faudrait-il pour la racheter à ses propres yeux? Voilà ce qu’elle
se demandait avec angoisse. Car la pécheresse repentante n’avait point
tué la femme... et qui sait quelle inguérissable blessure d’orgueil
saignait encore sous cette expiation?
Oui, il y avait pour elle un plus rude châtiment que toutes les dou-
leurs qu’elle pouvait volontairement s’imposer; et celui-là, il était
involontaire; il apparaissait comme un fantôme à chaque accident de
la vie... il venait heurter toutes les pensées consolantes... c’était le
SOUVENIR.
Chaque fois que le comte de Morelay ou les enfants mêlaient à leurs
causeries une phrase d’italien, chaque fois que la comtesse, en li-
sant, rencontrait une description des côtes liguriennes ou de la belle
Méditerranée, il se dressait devant elle, ce mannequin auquel son
cœur avait été livré... Elle croyait lire dans la cervelle creuse du beau
chanteur et y voir seulement l’ignoble sottise entée -sur une vanité-
grossière...
Et, lorsque cette idée s’emparait trop puissamment de son imagi-
284
LA STATUE D’APOLLON.
nation, lorsque la malheureuse femme pensait qu’un jour le hasard
impitoyable pouvait remettre en face d’elle cet odieux visage de Pie-
tro, elle se jetait à genoux et criait en joignant les mains :
— Grâce, mon Dieu! grâce!... épargnez-moi ce supplice
Mais que dis-je? — pour évoquer le terrible souvenir, il n’était
besoin ni de la parole ni de la lecture. Parfois la comtesse s’appro-
chait des hautes fenêtres de son vieil hôtel et regardait couler la
Seine... Alors ses yeux voyaient agir la grue qui débarque les marbres
de Carrare sur le quai d’Orsay... et elle s’éloignait avec un frisson.
Une fois, — six mois environ après son retour, — elle s’imposa la loi
de rester à son balcon tandis qu’on débarquait une cargaison. Il fal-
lait en même temps, pensait-elle, triompher de la faiblesse qui la
faisait pâlir à la vue de ces pierres inertes, et châtier son cœur or-
gueilleux et coupable. Ses deux enfants étaient près d’elle et s’amu-
saient à remarquer les mouvements mécaniques de la grue, et les
efforts intelligents des débardeurs. Au milieu des blocs abrupts et
grossiers, apparut une caisse longue, soigneusement ajustée.
Les débardeurs prirent un soin particulier de cette caisse, qui sem-
blait bien recommandée. Lorsqu’elle fut déposée sur la berge, ils
regardèrent l’adresse qu’elle portait, échangèrent quelques paroles et
se montrèrent le quai; et sur le quai un hôtel, l’hôtel de Morelay.
La comtesse tressaillit d’instinctive terreur. Elle passa la main sur
ses yeux comme pour effacer une image pénible, regarda de nouveau
en se demandant si elle ne s’était point trompée , puis trembla plus
fort, car les hommes du port se consultaient toujours en montrant
alternativement sa maison et la caisse.
Elle rentra, en proie à une horrible inquiétude. Quel rapport
pouvait-il y avoir entre elle et cette caisse inattendue? d’où venait
cette caisse? car elle se disait bien que tous les bateaux qui débar-
quent sur le quai d’Orsay n’arrivent pas de Carrare...
Et pourtant, je ne sais quelle voix de la conscience lui criait qu’un
spectre allait sugir du fond de cette boîte comme du fond d’un cer-
cueil. « Grand Dieu ! est-ce mon châtiment? se demandait- elle ; n’a-
vez-vous pas assez. Seigneur, du remords qui me ronge? faut-il en-
core que ma honte devienne publique?... »
Mille suppositions, plus cruelles les unes que les autres, se succé-
dèrent pendant deux heures dans son cerveau encore malade. En vain
les repoussait-elle comme des chimères ; en vain s’efforçait-elle de
se persuader que les regards et les paroles des débardeurs ne dési-
gnaient pas sa maison... que d’ailleurs ils avaient pu y porter les
yeux pour bien des causes étrangères à leur travail...
Vers six heures, un domestique l’avertit qu’un camion chargé d’un
lourd colis venait d’arriver.
LA STATUE D’APOLLON.
285
— Madame veut-elle signer? ajouta-t-il en lui présentant le livre
d’expédition.
Elle resta étourdie sous cette demande, comme un criminel sous
le premier coup de l’exécuteur, et ne répondit pas.
Le domestique alla discrètement chercher un encrier et une plume,
les arrangea sur un guéridon, à côté du livre, et posa le tout devant la
comtesse sans rien dire.
Madame de Morelay, froide” pâle, chercha des yeux le lieu du dé-
part et le nom de l’expéditeur; elle vit : La Spezzia, puis, un nom
inconnu et peu lisible.
Elle signa, et attendit l’ouverture de la caisse et l’arrivée du comte,
dans une angoisse inexprimable.
L’attente fut courte ; à peine le domestique était-il redescendu
qu’elle entendit la voix du comte de Morelay qui donnait des ordres
dans la cour relativement à cette terrible caisse.
Incapable d’attendre plus longtemps le malheur qui allait la frap-
per, elle descendit précipitamment comme pour courir au-devant.
— Vous attendiez cette caisse? vous savez ce qu’elle contient?
demanda-t-elle d’une voix si altérée que le comte se retourna épou-
vanté.
— Sans doute; une statue que...
— Ah! s’écria-t-elle, soudainement soulagée par la réponse
simple et l’accent tranquille du comte. — Et... quelle statue? reprit-
elle après un instant, pour donner un sens à sa première question.
— IVe le savez-vous pas?... Mais non!... vous étiez alors si souf-
frante!... et depuis, j’ai oublié de vous parler de mon acquisition.
Tandis que j’attendais votre rétablissement à la Spezzia, et lorsque
vous fûtes hors de danger, j’allai un jour, par désœuvrement, revoir
Carrare. En me promenant, en examinant les ateliers, j’ai découvert
une statue d’Apollon, fort bien exécutée:, ma foi! commetoutcequisort
des mains de ces sculpteurs italiens... Mais qu’avez-vous, ma chère?...
Et le comte courut à sa femme, qui semblait près de se trouver mal.
— Rien... rien... continuez... Alors, cette statue...
— Je l’ai achetée. Nous avons dans le grand salon une niche que
remplit fort mal votre étagère de bois des îles...
— Et vous voulez mettre là... votre statue d’Apollon?... qui y res-
tera... toujours?...
— Vous verrez qu’elle fera bien dans ce salon, dont les panneaux
représentent les divinités allégoriques des beaux-arts... Et puis, ce
sera un souvenir de notre voyage !
Claude Vignon.
CHATEAUBRIAND
ET LA CRITIQUE
DEUXIÈME PARTIE
I
Nous avons exposé, dans un précédent article, l’état des opinions
relativement à M. de Chateaubriand. Nous avons recherché les causes
générales et particulières qui expliquent l’extrême défaveur que ce
nom, tant célébré naguère, rencontre aujourd’hui chez un grand
nombre de critiques. 11 nous reste à discuter cette défaveur
en elle-même et à essayer de faire la part du juste et de l’injuste dans
la rigueur avec laquelle on apprécie depuis treize ans le génie et le
caractère de M. de Chateaubriand.
Quoique cet homme illustre soit actuellement très-contesté, même
comme écrivain, nous ne croyons pas qu’il soit nécessaire de plaider
bien longuement pour établir qu’il est le plus grand génie lit-
téraire que notre pays ait produit depuis soixante ans. Ce génie
offre, il est vrai, plus de taches que le soleil, mais il est encore assez
éclatant pour qu’il ne soit permis qu’aux aveugles de ne pas le voir.
Nous avons d’ailleurs pour nous, sur ce point, l’autorité d’un juge
considérable, que les adversaires les plus passionnés de M. de Cha-
teaubriand aiment à invoquer contre lui, et qu’ils invoquent à tort
quand il s’agit de déprécier sa valeur littéraire. Les esprits dédai-
gneux qui prétendent trouver, dans le dernier ouvrage de M. Sainte-
Beuve, des arguments décisifs contre le grand écrivain , prou-
* Voir le Correspondant du mois de septembre 1861.
ClIAThAUBRIA^’D ET EA CiaXIQUE.
287
vent qu’ils n’ont pas lu cet ouvrage avec l’atlcnlion qu’il mérite. Si
en effet on le parcourt légèrement, et avec le parti pris de n’y
voir que ce qu’on cherche, on peut s’y tromper; l’espèce d’antipathie,
suivant nous injuste, que M. Sainte-Beuve éprouve aujourd’hui pour le
caractère de M. de Chateaubriand le pousse à résister de son mieux à la
vive admiration que lui inspire son génie. 11 met parfois en saillie le dé-
faut secondaire au détriment de la qualité principale, il chicane sur
le détail, il donne et relire tour à tour son suffrage ou le tem-
père par mille correctifs ingénieux , où se déploie la hrillante et
mobile subtilité de son esprit. On le voit quelquefois descendre, de
degré en degré, aussi avant que possible dans le sens de la restric-
tion. Ainsi il dira ; « Tel a été Chateaubriand, non pas un des vérita-
blement grands artistes des beaux siècles, non pas un des tout pre-
miers ni même des seconds en beauté, mais un de ceux qui viennent
immédiatement après ceux-là. »
Ailleurs, s’il arrive à Chateaubriand de porter sur Rousseau un
jugement trop sévère, l’éminent critique éprouvera en quelque
sorte le besoin de lui rendre la pareille, et il nous dira dans une
note : « Et lui Chateaubriand, à ce taiix-là, il n’est définitivement
supérieur que dans René, dans quelques pages du Génie du Christia-
nisme, dans les épisodes des Marty7's et dans la polémique politique;
en un mot, ilades pages partout, mais rien que des pages. » Cette note,
à laquelle s’accrochent tous les écrivains qui considèrent la faculté
d’admirer comme le signe de l’impuissance, se change en la formule
sacramentelle que nous retrouvons partout : « Chateaubriand n’a pas
laissé un bon livre, il ne restera de lui que des pages; d’autres, pour
renchérir, disent « des phrases. » •
Et cependant , par combien d’autres jugements de M. Sainte-
Beuve ne peut-on pas combattre l’esprit de cette note isolée dont les
démolisseurs de M. de Chateaubriand abusent ! Le sens du beau
est trop vif chez lui pour ne pas l’emporter sur les entraîne-
ments de l’instinct critique, et, en définitive, c’est encore dans
son livre que le génie de Chateaubriand, étudié de très-près, sou-
mis avec les éléments divers qui le constituent à un travail d’ana-
lyse minutieux, sagace et sévère, aura reçu la consécration la plus
éclatante ; car, si les parties faibles de ce magnifique talent n’y sont
point épargnées, on y voit plus souvent encore le critique dompté
par son sujet, fasciné en quelque sorte par la splendeur du gé-
nie qu’il a évoqué pour le juger, s’incliner devant ce génie qu’il
nomme en terminant « un grand magicien, un grand enchanteur,
celui que notre siècle, jeune encore, salua et eut raison de saluer
comme son Homère. »
N’est-cc pas dans l’ouvrage de M. Sainte-Beuve qu’il est dit de
Cn.\TE\l]rîRIAND
£88
M. de Chateaubriand (t. I, p. 45) « qu’il est et demeurera en perspec-
tive le premier, le plus grand des lettrés français de son âge? N’est-ce
pas encore M. Sainte-Beuve qui répète ailleurs (t. I, p. 577), en citant
une des dernières pages de René : « Ce sont de ces pages qu’il est bon
de rappeler à ceux qui, tout fiers d’avoir surpris en défaut le vieillard,
seraient tentés d’oublier que M. de Chateaubriand est et demeure en
définitive le premier écrivain original de notre âge. »
Qu’importe que le critique ait dit une fois dans une note que, sauf
René, Chateaubriand n’a écrit que des pages, s’il reconnaît ailleurs
(t. I, p. 148) que non-seulement René, mais Atala, le dernier Aben-
cerrage et les Martyrs, sont des ouvrages véritablement joints et con-
sistants, et si ailleurs encore (t. II, p. 46), en jugeant la difficile en-
treprise tentée par Chateaubriand de doter la France d’une épopée,
même en prose, il dit : « Dans les Martyrs, M. de Chateaubriand a
livré la plus grande bataille que le talent puisse livrer, la bataille
épique... il suffit à sa gloire de dire qu’il ne l’a point perdue. »
N’est-ce pasM. Sainte-Beuve qui, comparant Chateaubriand comme
peintre de la nature à Buffon et à Rousseau, n’hésite pas à donner la
supériorité au premier? « C’est du Buffon, dit-il (t. I, p. 129), en par-
lant des tableaux de Chateaubriand, mais du Buffon plus animé, moins
ordonné avec majesté, du Buffon plus humain et moins impassible;
c’est du Rousseau, mais du Rousseau plus vaste, plus étendu, qui a
pénétré plus avant dans les profondeurs naturelles et dans les mys-
tères du génie de la solitude. » Comparant ensuite Bernardin de
Saint-Pierre et Chateaubriand à Rousseau, M. Sainte-Beuve nous
dit : « Ils ont plus que Jean-Jacques l’expression créée, l’expression
rare et impossible pour tout autre que pour eux ; ils ont dérobé la
nuance, la demi-teinte, le reflet, ils ont réussi à saisir et à rendre le
sentiment de l’ineffable. » Et, arrivant enfin à mettre en présence Ber-
nardin de Saint-Pierre et Chateaubriand, M. Sainte-Beuve conclut en
faveur de ce dernier. « Chateaubriand, nous dit-il, est un génie,
un talent bien plus puissant en définitive et bien autrement varié que
Bernardin. »
Qu’importe enfin que M. Sainte-Beuve se moque de temps en temps
des questions peu modestes que Chateaubriand pose quelquefois quand
il dit, par exemple : « Mes écrits de moins dans le siècle, y aurait-il
eu quelque chose de changé aux événements et à l’esprit de ce siè-
cle? » ou encore des rapprochements qu’il aime à établir entre Na-
poléon et lui? qu’importe cela, si au fond le critique exprime à peu
près les mêmes idées que M. de Chateaubriand sur ces deux points,
pose à son tour avec plus de bienséance, il est vrai, les mêmes ques-
tions et fait les mêmes rapprochements? N’est-ce pas en effet M. Sainte-
B euve qui nous dit dans son dernier ouvrage :
ET LA CRITIQUE.
289
« On parle toujours coinine d’une force fatale et comme d’une cause sou-
vei aine, de Vesprit du siècle, de \' esprit du temps : cet esprit du temps, à
chaque époque, il faut bien le savoir, n’est qu’un effet et un produit. Ce
sont quelques hommes supérieurs qui le font et le refont sans cesse en
grande partie et qui le déterminent, cet esprit de tous, en s’appuyant sans
doute sur ce qui est à l’entour, et en partant de ce qui a précédé, mais eu
renversant aussi d’ordinaire tout un état de choses, même au moral et en le
renouvelant. A chaque tournant de siècle il y a de ces hommes puissants
qui donnent le signal — c’est trop peu dire, — qui donnent du coude à
l’humanité, et lui font changer de voie. Supposez Bonaparte noyé dans la
traversée en revenant d’Égypte, ou Chateaubriand mort de la fièvre à quel-
ques lieues de Namur, et demandon.s-nous ce que deviendra la double force
initiale du di.x-neuvième siècle, la direction nouvelle dans l’ordre politique,
et subsidiairement dans l’ordre poétique et littéraire ‘. »
On ne saurait trop faire remarquer que, dans les moments où il
SC juge avec le plus de confiance, M. de Chateaubriand, au fond, n’a
jamais dit de lui autre chose que ce que vient de nous dire M. Sainte-
Beuve. Il aurait certainement mieu.x valu que l’illustre écrivain eût
laissé à d’autres le soin de constater l’étendue de son influence et le
parallélisme de son rôle avec celui de Napoléon; mais son défaut de
modestie ne change absolument rien à la vérité des faits : ce
passage de M. Sainte-Beuve, qui s’accorde avec un passage de M. Vil-
lemain précédemment cité, n’est-il pas la meilleure réponse qu’on
puisse faire à ceux qui, triomphant de quelques moqueries de l’émi-
nent critique sur la fatuité de Chateaubriand, n’en reviennent pas
de l’insolence de fauteur du Génie du Christianisme et des Martyrs
à se croire pour quelque chose dans le mouvement intellectuel de
son siècle, et de son audace à se figurer parfois qu’il existe môme à
côté de Napoléon.
Ce serait un bien pauvre esprit que l'esprit démocratique, s’il avait
pour conséquence de nous faire prendre en dédain toute supériorité
autre que celle du génie appuyé sur la force. Quiconque admet, comme
31. Sainte-Beuve, que Chateaubriand est le plus grand écrivain français
de son siècle, ne doit pas plus s’étonner qu’il se nomme ou qu’on le
nomme à côté de Napoléon qu’il ne s’étonnerait de voir figurer Vir-
gile à côté d’Auguste, Corneille en face de Richelieu, et ne dût-il res-
ter à Chateaubriand que la réputation d’un Lucain en prose, le nom
de Lucain, après tout, vivra autant que celui de Pompée ou celui de
César.
* Chateaubriand et son groupe littéraire, t. I, p. 139 et 140.
200
CHATEAUBRIAÎSD
II
11 est bien vrai qu’après avoir ainsi reconnu et la grandeur du gé-
nie et du rôle de Chateaubriand et sa supériorité, dans Tordre litté-
raire, non-seulement sur tous les auteurs français de son temps, mais
sur plusieurs autres écrivains renommés du siècle précédent,
M. Sainte-Beuve n'accorde néanmoins à l’auteur de René et des Mar-
tijrs que le troisième rang par rapport aux grand artistes des beaux
siècles. Cette conclusion, qui n’affecte en rien la supériorité relative
de M. de Chateaubriand sur ses contemporains, est seulement peu
rassurante pour ces derniers, puisqu’elle les place eux-mêmes en qua-
trième ligne. Nous aurions aimé à voir Téminent critique motiver un
peu ce classement, qu’il se contente d’indiquer.
Soit que la comparaison porte sur la forme, soit qu’elle porte sur
le fond, ou sur les deux choses en môme temps, si Ton met une fois
à part les plus grands génies de notre littérature, le classement de-
vient difficile à établir entre le second rang et le troisième. Pour ne
parler ici que de la forme, il est certain que si Ton compare le style
de Chateaubriand, môme dans ses meilleurs ouvrages, à celui des
grands prosateurs du dix-septième siècle, dont il se rapproche le plus,
au style d’un Bossuet ou d’un Pascal, on a un sentiment très-net de
son infériorité. Quoique, pour nous servir d’une expression heureuse,
empruntée par M. Sainte-Beuve à Ducis, Chateaubriand ait aussi le
secret des mots jouissants, quoiqu’il sache trouver les formes.de lan-
gage à la fois les plus précises, les plus nobles, les plus fortes et les
plus colorées, il n’a pas reçu, comme Bossuet ou Pascal, la faculté
de s’élever toujours sans effort à cette puissance ou à cet éclat d’ex-
pression et de ne jamais dépasser le point où la noblesse devient de
l’emphase et où la couleur s’exagère et s’étale inutilement. Là môme
où il a donné toute la mesure de son génie comme prosateur, il reste
toujours un génie plus ou moins inégal et laborieux auquel manque
plus ou' moins le don suprême du naturel dans la force et dans la
grandeur.
Mais, aussitôt qu’on écarte les prosateurs de premier ordre dans le
genre de style où Chateaubriand a écrit ses plus belles pages, on ne
voit plus bien comment il pourrait être à la fois classé au troisième
rang et au-dessus de Rousseau.
Ce (jui reste incontestable, c’est que nul écrivain de notre pays et
ET LA CRITIQUE.
!291
de notre siècle n’a possédé au même degré que M. de Chateaubriand
les deux facultés si rarement unies du dessin et de la couleur. L’é-
quilibre entre le jugement et l’imagination n’est pas complet chez
lui comme il l’est chez les grands artistes des beaux siècles, et il donne
ainsi le droit à tous ceux qui croient fermement à la loi absolue des
décadences de le qualifier, si cela leur plaît, un génie de décadence;
mais, si l’on rapproclie de lui tous les talents contemporains qui ont
eu le don de peindre, il n’en est pas un qui l’égale pour la fermeté
du contour et qui ne pèche plus que lui par l’exagération criarde ou
la mollesse délayée du coloris. Le Phœbus même de M. de Chateau-
briand se distingue très-avantageusement du Phœbus de ses plus bril-
lants émules.
Tout le monde connaît la phrase de Chactas : « Orages du cœur, est-ce
une goutte de votre pluie? » Qu’on la compare à cette autre phrase
de même famille écfiappée à la plume de M. de Lamartine : « Les
larmes sont l’égouttement de la pitié par l’éponge du cœur et l’on
aura la différence entre ce que Voltaire appellerait probablement
du galimatias simple et du galimatias double^. La supériorité relative
de M. de Chateaubriand, même dans ses défauts, ce besoin de clarté
et de précision qui se reconnaît jusque dans son intempérance ou
ses bizarreries de langage, ont été parfaitement constatés par un cri-
tique considérable, trop sévère suivant nous pour l’homme , mais qui
a mieux défini que nous ne pourrions le faire le génie de l’écrivain.
« Le style de M. de Chateaubriand, dit ce critique, est net avant même
d’être brillant; alors même que le fond des idées est parfois vague, le
contour de la phrase est toujours précis ; chaque membre a son sens
déterminé, chaque mot, même étrange, a sa valeur. Les combinaisons
de mots sont quelquefois forcées , mais jamais jetées à l’aventure.
Parfois le style même a fait à la pensée une heureuse violence et l’a
forcée de s’éclaircir en s’exprimant^. »
Quant à ceux des auteurs de nos jours qui, doués eux-mêmes d’un
talent plus ou moins facile ou plus ou moins correct, n’écrivent plus
guère le nom de M. de Chateaubriand que pour signaler son défaut
de goût et insister sur la distance qui le sépare des grands écrivains
du dix-septième siècle, nous les renvoyons à quelques pages très-ju-
dicieuses et très-fines où M. Sainte-Beuve demande qui donc aurait
aujourd’hui la prétention de parler la langue de Louis XIV, et conclut
avec beaucoup de sens que, quand bien même nous pourrions repro-
* Cours de littérature, deuxième entretien.
- Dans son horreur pour l’affectation, Voltaire serait ici injuste pour la phrase de
M. de Chateaubriand , qui est prétentieuse, mais qui n’est ni obscure, ni incohé-
rente.
’ Études morales et littéraires, par Albert deBroglie, p. 515.
CIIATEAÜBIUAIND
‘29'i
duire exactement toutes les formes de style du dix-septième siècle,
cette imitation servile luanquerail de vie. « Tâchons, dit-il, d’éviter les
défauts de notre temps, mais aussi n’en rejetons pas les ressources,
ne nous en retranchons pas la marque propre et l’originalité^.
Celte préoccupation trop affichée du beau langage classique du siècle
de Louis XIV donne envie de rire, quand on la rencontre chez quelques
auteurs qui écrivent avec une négligence souvent fabuleuse; chez
d’autres qui la justifient mieux, elle peut n’aboutir, comme le dit
encore très-bien M. Sainte-Beuve, qu’à l’absence de défauts. Ce genre
de mérite ne suffit pas pour faire vivre un ouvrage. Un puriste qui
éplucherait les sermons de Bossuet trouverait à y relever plus d’une
infraction aux règles du goût ; écrire avec correction et convenance
est un grand mérite, assurément, mais qui, seul, ne garantit pas les
suffrages de la postérité. Lorsqu’un ouvrage pourvu de ce mérite est
d’ailleurs intéressant par les idées qu’il exprime ou les faits qu’il ex-
pose, il passe dans l’avenir à l’état de document à consulter; les au-
teurs s’en servent pour composer d’autres ouvrages, mais il n’entre
pas dans celte universelle et éternelle circulation réservée seulement
aux œuvres qui portent l’empreinte du génie, quand bien môme ce
génie serait entaché de quelques défauts de goût.
On objecte quelquefois contre la renommée de Chateaubriand (et
M. Sainte-Beuve nous paraît attacher une certaine importance à cette
objection) que son génie est de ceux qui ne sont pas très-goûtés à
l’étranger. Il se peut que l’auteur de René et des Martyrs, en raison
même de la beauté que chez lui le style ajoute à la pensée, perde plus
que d’autres à être transplanté hors de France; mais qui ne sait que, s’il
a ce malheur, il le partage avec plusieurs des prosateurs ou des poètes
les [>lus originaux de notre langue? On peut dire en général que d’un
idiome à un autre, d’un peuple à un autre, les appréciations litté-
raires, pour ne pas s’égarer, ont besoin de tenir grand compte des
opinions indigènes. Tout étranger qui ne veut s’en rapporter qu’à lui
est exposé à faire des choix bizarres. Personne n’ignore que le mérite
de la Fontaine a peu de prise sur un étranger; nous doutons que
Bossuet soit admiré bien passionnément hors de nos frontières;
quant à Molière, il l’est assez peu : on sait que Schlegel le mettait sans
façon au-dessous de M. Scribe; Goethe considérait du Baria s comme
un grand poète méconnu dans son pays, et on nous assure qu’il y a
des Allemands qui prennent M. Capefigue pour un Tacite français.
C’est précisément à l’occasion de l’erreur de Goethe sur du Bartas que
M. Sainte-Beuve, dans un autre de ses ouvrages, discutant la com-
pétence de l’étranger, disait très-judicieusement : « En fait de poètes
^ Chateaubriand et son groupe littéraire, t. II, p. 1516.
ET LA CRITIQUE.
293
«t d’écrivains, chaque nation est le premier juge des siens.* »
Si donc Chateaubriand est moins admiré hors de son pays que dans
son pays même, cela prouve tout simplement que chez lui, comme
chez plusieurs de nos grands écrivains, l’idée ne vaut tout son prix que
par la forme qu elle revêt. Dans ses meilleurs ouvrages, le fond et la
forme sont inséparables, ils se prêtent un mutuel appui et composent
un tout homogène et harmonieux dont M. Guizot a admirablement
exprimé le charme séducteur lorsque, parlant dans ses Mémoires
de cette passion de jeunesse qu’il a été donné à l’auteur du Génie du
Christianisme et des Martyrs d'inspirer successivement à trois géné-
rations, il nous dit : « J’admirais passionnément M. de Chateaubriand,
idées et langage; ce beau mélange de sentiment religieux et d’es-
prit romanesque, de poésie et de polémique morale, m’avait puis-
samment ému et conquis »
Un dernier mérite qu’on ne saurait également refuser à l’illustre
écrivain, et qui l’élève au-dessus de tous les prosateurs coloristes de
son pays et de son temps, c’est la faculté qui lui a été donnée de
pouvoir, mieux qu’aucun d’entre eux, « assortir, comme dit Voltaire,
son style à la matière qu’il traite, se rendre maître de son habitude
et ployer son génie à son gré. » Demandez à M. de Lamennais, à M. de
Lamartine, ou à M. Victor Hugo d’écrire trois ouvrages aussi diffé-
rents par le style que les Martyrs^ où l’auteur déploie toute la pompe,
tout l’éclat, toute l’harmonie de son langage; V Itinéraire, où il y a
encore de l’éclat, mais où domine une facilité souple, naturelle et va-
riée; et enfin la Monarchie selon la Charte, où l’auteur développe ses
théories sur le gouvernement représentatif en un style animé, précis,
mais sobre, dénué d’ornements et de figures, et qui n’a plus rien de
commun avec la langue de la poésie. Chacun des trois écrivains que
nous venons de nommer se retrouvera partout le même, avec le tour
habituel de ses périodes et le choix de ses figures; il portera ses qua-
lités dominantes même dans les genres où il aurait le plus besoin de
s’en préserver. Nul d’entre eux, soit dans la discussion des affaires,
soit dans la polémique, ne parviendra, comme M. de Chateaubriand,
à subordonner complètement le rôle de l’imagination, et à ne lui lais-
ser que tout juste assez d’influence pour vivifier la dialectique sans la
fausser ou colorer la véhémence sans l’affaiblir par des excès, des di-
vagations ou des caprices.
Nous n’avons parlé jusqu’ici que du style de Chateaubriand; il nous
reste à discuter les opinions émises depuis sa mort sur la valeur de ses
principaux ouvrages.
* Tableau historique et critique de la poésie française au seizième siècle,
p. 393.
* Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. I, p. 9.
OCTOBIUB 1801.
20
294
CHATEAUBRIAND
III
Si l’on en croyait certains critiques, il faudrait admettre que
M. Sainte-Beuve a perdu son temps en écrivant un grand nombre
<!e feilcs pages inspirées par l’étude des œuvres de Chateaubi iand.
1) après ces critiques, les productions du premier écrivain de
notre pays et de notre siècle ne forment plus qu’un amas de ruines.
Ou peut extraire, à la rigueur, de ce monceau de débris quelque mi-
nime Ira^imenl assez bien conservé; mais aucune partie n’est restée
d(;i)out, et l’ensemble n’a plus ni corps, ni couleur, ni figure. Les
jii.iS complaisants veulent bien, par condescendance pour la passion
(te iennesse que M. Sainte-Beuve garde à l’épisode de René, consentir
à laisser suî)sistcr cet épisode ; mais Atala, le Dernier Abencerage, le
Génie t! a Christianisme, les Martyrs, l'Itinéraire de Paris à Jérusalem,
les Mémoires d’outre-tombe, en y comprenant les autres ouvrages
moins aclicvés de l’auteur, ou ceux qui sont plus ou moins des
écrits de circonstance, tout cet ensemble de productions est in-
distinctement et inllexiblement condamné à mort. C’est en vain que
les lihraiies cassent chaque jour, au nom du public, l’arrêt des cri-
tiqncs, en réimprimant sans relâche, soit séparément, soit dans leur
totalité, les ouvrages de Chateaubriand; rien ne peut empêcher ces
Bracons du journalisme de renouveler incessamment leur impitoyable
sentence.
Il est convenu que Chateaubriand ne doit laisser que des pages, et
qu il était incapable de composer , un ouvrage complet. Il serait pour-
tant bon de s’entendre sur ce qu’on appelle un ouvrage complet. Si l’on
n accorde ce titre qu’aux productions littéraires qui n’offrent aucune
partie faible, et qui sont également belles depuis la première page jus-
qu'à la de:nière, nous reconnaissons sans peine que la condamnation
portée contre Chateaubriand est juste; l’épisode même de René ne
peut échapper à cette condamnation que parce que, de tous les ou-
vrag(>s de l’auteur, cet épisode de quelques pages est le plus court.
Mais, si celte règle terrible doit être appliquée aux œuvres de Cha-
teaubriand, il faudra l’appliquer aussi à toutes les productions de la
htiéi alure ancienne et moderne, et il en résultera un massacre épou-
vantable. Combien sera petit, en effet, le nombre des chefs-d’œuvre
qui y échapperont! Le poème de l’Enéide, par exemple, est-il un ou-
vrage plus complet que les Martyrs? Combien de gens soutiennent que
ET LA CRITIQUE.
‘295
les six derniers livres sont d’une lecture pénible, et cependant l'ouvrage
vit! Meme parmi les Italiens les plus idolâtres du Dante, combien
reconnaissent que si V Enfer et le Purgatoire offrent un attrait irrésis-
tible, le Paradis laisse beaucoup à désirer! Cette observation ne s’ap-
plique-t-elle pas également au poëme de Milton, dont bien des mor-
ceaux sont d’une digestion laborieuse, même pour des Anglais 7 Et
dans notre lilléralure combien d’ouvrages reconnus comme des
chefs-d’œuvre, offrent des parties faibles, ingrates, et plus ou moins
fanées! Toutes les Lettres provinciales de Pascal sont-elles également
intéressantes? le Télémaque^ qu’on nous fait apprendie par cœur
dans notre enfance, nous paraît-il dans notre âge mûr également at-
trayant d’un bout à l’autre? Combien d’exemples pourrions-nous
joindre encore à ceux que nous venons de citer! Quand on ai-ia
prouvé contre l’auteur des Martyrs une vérité qu’il a reconnue très-
expressémcnt lui-même, qu’il s’était trompé en obéissant au préjugé
classique et en se livrant à la tentative impossible, ridicule pour les
uns, choiiuanle pour les autres, de peindre par des mots et avec une
rigoureuse orthodoxie un enfer et un paradis chrétiens, aura-t-on
prouvé que son livre est en soi moins complet que la trilogie du Dante
ou le poëme de Milton? Aura-t-on prouvé qu’une grande et i>eile
composition perd tout son prix, paice que deux parties sur vingt-
quatre y sont défectueuses? Quant à nous, nous avons relu bien des
fois les Martyrs^ à des âges différents et avec un intérêt toujours très-
vif; nous passons tout simplement les deux chants du Paradis et de
l’Enfer, nous glissons rapidement sur les quelques pages consaci ées au
Purgatoire; et nous avons la faiblesse de nous laisser toujoursebar mer
par les séductions enchanteresses d’un ouvrage où, parmi un certain
nombre de défauts, on rencontre ù chaque pas^ comme le dit si bien
M. Sainte-Beuve, des beautés, des miracles à' imagination et d'har-
monie.
11 y a certainement dans les Martyrs, et surtout dans le Génie
du Christianisme, plus d’inégalités que dans l’épisode de René.
Cet épisode compose un petit ensemble mieux distribué, le style y
est d’une perfection plus soutenue que dans le Génie du Christia-
nisme et moins tendue que dans les Martyrs. Mais combien les deux
grands ouvrages de M. de Chateaubriand offrent d’aliments plus
variés et plus substantiels à l’admiration, et quelle dilférence entre
la donnée large, solide et féconde qui leur sert de base, et le thème
fragile, maladif, exceptionnel, sur lequel repose l’épisode de René !
Hésitant devant l’autorité de M. Sainte-Beuve et de plusieurs autres
appréciateurs éminents qui tiennent le petit roman de René pour
le plus vivace des ouvrages de Chateaubriand, nous venons de le
relire encore une fois, et nous doutons plus que jamais qu’il ré-
'296
CIIATEAUDRÎAISD
sisle aussi bien à l’action du temps que l’ouvrage dans lequel il
figurait d’abord assez peu convenablement, et dont les éditeurs ont
maintenant l’idée plus lieureuse de le détacher pour le réunir en un
volume avec Atala et le Dernier Abencerage.
Tout le monde sait que M. de Chateaubriand a voulu peindre dans
René une maladie de l’âme ou de l’esprit, la maladie de l’ennui, le
tædium vitæ, la mélancolie à triple dose. D’autres avant lui ont connu
et décrit cette disposition intellectuelle et morale, mais avec moins
d’insistance que lui, et en l’isolant moins des sentiments plus ordi-
naires dont se nourrit le cœur humain. L’auteur de René a fait de ce
mal une sorte de spécialité, et il l’a peint avec d’autant plus de com-
plaisance, que nul ne l’a éprouvé plus vivement et plus longtemps que
lui, car il en a souffert jusqu’à la lin de ses jours; il a pu faire aimer
le tableau de ce mal à sa génération, qui le ressentait plus ou moins,
et à la génération suivante, qui y avait encore des dispositions;
mais, pour les nations plus peut-être que pour les individus, ce
genre de maladie constitue un état passager. M. Sainte-Beuve dit
déjà : « Vous, jeunes gens, vous ne l’avez plus. » Et, en effet, ils ne
l’ont plus; et déjà pour eux tous les types romanesques atteints de
celte sorte d’infirmité, Werther, René, Child-Harold, Oloermann, Adol-
phe, sont comme des fleurs soumises à je ne sais quelle opération
chimique qui, sans les flétrir absolument, leur aurait enlevé leurs
couleurs naturelles et presque tout leur parfum ; tandis que d’autres
fleurs, très-diverses, mais qui plongent leurs racines dans la réalité
universelle et humaine, gardent le coloris inaltérable et l’éternel par-
fum de la nature et de la vérité.
A cet inconvénient de représenter un type maladif et exceptionnel
se joint, pour l’épisode de René, le désavantage de reposer sur une
donnée encore plus exceptionnelle, qu’on pourrait même dire répu- •
gnante, si l’auteur n’avait mis une extrême délicatesse à la voiler le
plus possible. Mais, si cette délicatesse adoucit le fond répulsif de la
situation, elle rend cette situation plus fausse encore. Rien ne prépare,
rien ne motive, rien n’explique le sentiment criminel prêté à Amélie.
Ce sentiment est incompatible avec la pureté de son âme, de son
esprit et l’élévation de son caractère. Des païens seuls auraient pu
l’admettre comme une fantaisie cruelle et soudaine du destin. Pour
des chrétiens il ne peut avoir que la signification d’un mauvais rêve.
On est tenté de se révolter quand on voit une créature presque angé-
lique prendre au sérieux ce cauchemar, et l’auleur recourir à une
invention aussi fâcheuse pour donner à son récit une moralité qui
n’en ressort pas, car il n’y a aucun rapport direct entre les défauts du
caractère de René et le sentiment coupable qu’à son insu il aurait in-
spiré à une sœur candide et innocente. C’est cette conclusion arbi-
ET LA CRITIQUE.
297
traire qui mérite bien la qualification de moralité plaquée^ donnée
suivant nous à tort par M. Sainte-Beuve au discours final du père
Soüel. Celui-ci, au contraire, nous paraît complètement dans le vrai,
quand il dit à René : « Les maux dont vous vous plaignez sont de purs
néants;y> et quand, obligé qu’il est par l’auteur de prendre pour un fait
vrai le sentiment faux prêté à Amélie, le père Souël ajoute : « Toute
la pureté, toute la vertu, toute la religion d’une sainte rendent à peine
tolérable la seule idée de vos chagrins, » le lecteur, 'qui ne fait point
paxlie du roman, est tenté de dire au père Souël qu’il a bien de la
bonté de croire au malheur réel de René, et que celte idée, à peine
tolérable^ est encore un pur néant.
Une œuvre d’art, si bien exécutée qu’elle soit, peut-elle compter
sur un long avenir, quand elle repose sur un fond tout à la fois
si faible et si faux? Nous serions, nous, porté à penser qu’Ata/«,
malgré ses bigarrures, et le Dernier Abencerage^ malgré sa roideur
chevaleresque un peu guindée, passeront peut-être moins que Rene';
mais nous croyons que le Génie du Christianisme et les Martyrs ne
passeront pas.
IV
Toutes les critiques qu’on dirige aujourd’hui contre le premier de
ces deux ouvrages ont été répétées cent fois depuis soixante ans. Plan
vicieux, lieux communs, argumentation frivole et profane par sa frivo-
lité même, enfantillages, absurdités. Ces reproches divers, qui ne sont
pas tous dénués de quelque fondement, furent adressés à l’auteur du
Génie du Christianisme dès l’apparition de son livre. Dès cette époque,
M. de Fontanes faisait spirituellement justice de l’austère indignation
de certains philosophes, qui, tout en se nourrissant avec délices des
bouffonneries antireligieuses de Voltaire, se sentaient profondément
scandalisés qu’on osât développer avec éclat les beautés poétiques d’une
religion destinée exclusivement, suivant eux, à édifier, et non à plaire.
Cette classe d’adversaires du Génie du Christianisme s’est perpétuée en
se modifiant plus ou moins. S’efforcer surtout de montrer qu’une reli-
gion est belle au lieu de s’attacher uniquement à prouver qu’elle est
, vraie, constitue, suivant eux, une profanation et une puérilité. Pour que
cet argument eût quelque valeur, il faudrait prouver qu’il y a incom-
patibilité entre la vérité et la beauté d’une religion. A défaut de cette
démonstration, l’argument n’établit qu’une chose, c’est que le Génie
du Christianisme., en tant qu’apologétique, est un ouvrage très-incom-
‘298
CHATEAUBHIAND
plet : cela est incontestable; mais l’auteur n’a jamais prétendu traiter
à fond l’immense sujet qu’il abordait. Assez d’autres s’élaient chargés
avant lui de démontrer la vérité du christianisme, sans avoir pu em-
pêcher Vollaire de le démolir à coups de sarcasmes dans l’esprit des
classes éclairées, et par suite dans l’esprit des masses. C’est tout
simplement la contre-partie de la polémique de Vollaire que Cha-
teaubriand eut l’idée de tenter ; partout où celui-ci avait excité le
rire et le mépris à l’aide de spirituelles caricatures, il entreprit
d’éveiller l’intérêt, le respect, l’admiration, par des tableaux tour
à tour gracieux, imposants ou émouvants. La question n’est pas de
savoir s’il pouvait faire autre chose que ce qu’il a fait, mais s’il a bien
fait ce qu’il voulait faire. Or il suffit d’ouvrir les yeux pour reconnaître
que, depuis soixante ans, toute une partie des œuvres de Voltaire ne
s’est jamais relevée des coups que lui a portés le Génie du Christia-
nisme.
Le ton voltairien en matière de religion, ce ton d’écolier ricaneur
et insolent, qui, malgré l’influence de Rousseau, était, au dix-hui-
tième siècle, le signe caractéristique et essentiel du bel esprit, classe
aujourd’hui un écrivain parmi les bohèmes. Le respect non-seule-
ment des croyances religieuses, mais des cérémonies et des formes
par lesquelles se manifeste le sentiment religieux, a gagné même les
plus sceptiques et fait en quelque sorte partie de la tenue de tout
homme bien élevé.
Quelques-uns nous diront que ce résultat est fort insignifiant,
qu’il importe peu à la religion d’être l’objet d’un respect extérieur
qui ne provient pas d’une adhésion intime et complète; que la religio-
sité n’est pas la foi, et que l’auteur du Génie du Christianisme n’a fait
que caresser et développer le premier de ces deux sentiments aux
dépens du second.
Si c’est un incrédule qui parle ainsi, qui oppose avec complai-
sance les sévères et solides croyances du dix-septième siècle aux
croyances plus ou moins relâchées du dix-neuvième, afin de
pouvoir conclure en matière de religion par la formule tout ou
rien., on remarquera du moins que l’influence du Génie du Christia-
nisme est encore assez forte pour l’empêcher de dire franchement :
rien.
Si c’est un croyant qui, non content de considérer le Génie du Chris-
tianisme comme un ouvrage insuffisant, serait disposé à le tenir pour
un ouvrage dangereux, parce qu’il n’a produit, suivant lui, que des
velléités religieuses, dont les unes peuvent ne pas aboutir et les autres
se pervertir en un mélange d'impiété pratique et de verbiage arti-
ficiel, on peut, sans méconnaître la portion de vérité que ren-
ferme celte critique, en appeler aux faits, et prier l’adversaire de
ET LA CRITIQUE.
299
considérer, sans parti pris, ce qu’était le sentiment religieux, ou,
pour parler net, le sentiment catholique avant l’apparition du Gi’nie
du Christianisme, et ce qu’il est devenu depuis. Si le catholicisme n’a
pas reconquis sur les âmes, et comme règle et comme frein, l’empiie
qu’il exerçait au dix-septième siècle et qu’il avait à peu près com-
plélement perdu au dix-huitième, on ne peut contester du moins qu’il
n’ait fait d’assez notables progrès depuis soixante ans. Nous sommes
loin d’attribuer uniquement ce résultat à un livre, il provient avant
tout des faits. Les crises révolutionnaires, qui ébranlent périodique-
ment la société, ont réveillé dans les âmes l’instinct religieux, comme
la tempête le ranime au cœur des matelots. Les grands changements,
les grandes catastrophes imprévues, dont le dernier siècle et le
nôtre ont été les témoins, ont fait en quelque sorte entrevoir aux
hommes ce bras invisible, qui, pour employer une expression de
l’ancien Balzac, « frappe les coups que le monde sent; » et, comme
de toutes les communions chrétiennes le catholicisme est inconlesta
blement celle qui est le plus une religion, c’est le catholicisme sur-
tout qui a naturellement gagné à cette disposition générale des âmes.
Mais, quand bien même on refuserait à l’ouvrage de M. de Chateau-
briand toute influence motrice dans cette impulsion, quand on ne
voudrait voir dans son ouvrage que l’expression même trop frivole
d’un sentiment produit par d’autres causes, comment méconnaître
sans injustice qu’en donnant à ce sentiment religieux une satisfac-
tion vive, quoique incomplète, le Génie du Christianisme n’ait contri-
bué, pour sa part, à le maintenir et à l’étendre?
Quelques adversaires très-respectables du Génie du Christianisme
raisonnent autrement : ils accordent à l’ouvrage de M. de Chateau-
briand une influence momentanée, mais ils lui refusent toute in-
fluence durable; ils reconnaissent qu’au début ce livre a provoqué
une réaction religieuse, mais ils ajoutent que cette réaction, en rai-
son même de son caractère frivole, n’a pas poussé de racines, s’est
bientôt dénaturée et pervertie, et que c’est en s’écartant complète-
ment de la voie ouverte par le Génie du Christianisme que le senti-
ment catholique a gagné tout le terrain qu’il a reconquis aujourd’hui
sur l’esprit du dix-huitième siècle.
Ne peut-on pas tirer des faits une explication toute différente?
Quand le Génie du Christianisme s’est présenté aux hommes de 1802,
il s’adressait à une génération dégoûtée, il est vrai, des doctrines
antireligieuses du siècle précédent et disposée à accueillir avec joie
un livre qui les combattait avec des armes nouvelles; mais cette gé-
nération était cependant trop imbue encore des préventions au
milieu desquelles elle avait été élevée pour que l’esprit de l’ouvrage
qu’elle admirait pût la pénétrer bien profondément. Le Concordat
3U0
CHATEAUBRIAND
lui-même, qu’on présente avec raison comme un fait plus important
que la publication du Génie du Christianisme, ne paraît pas avoir
notablement transformé le public de 1802, puisque ce môme pu-
blic, qui avait accueilli avec tant d’enthousiasme et le grand événe-
ment religieux et le beau livre qui en était comme l’accompa-
gnement poétique, devait, quelques années plus tard, se montrer sin-
gulièrement indifférent devant les faits les plus contraires au sen-
timent catholique dont il paraissait animé, et laisser, sans aucune
émotion appréciable à distance, confisquer, parun conquérant irrité,
non-seulement le pouvoir temporel, mais la personne même du Pape.
Si, en comparant cette indifférence de la génération qui salua le
Concordat et le Génie du Christianisme au trouble manifeste et sincère
qui agite aujourd’hui tant d’àmes, en présence de la crise où se
trouve engagée la Papauté, on constate que le sentiment catholique
est en progrès depuis le premier Empire, peut-on équitablement
réserver l’influence du livre de M. de Chateaubriand pour la première
de ces deux situations et l’exclure de toute participation à la se-
conde? A-t-il été, en un mot, indifférent à la cause catholiqire que, de-
puis le Concordat, deux générations, en entrant dans la vie, aient com-
mencé par lire le Génie du Christiatiisme avant d’ouvrir le Diction-
naire philosophique de Voltaire; qu’elles aient appris dans ce livre à
s’intéresser, ne serait-ce que par l’imagination, à la religion qu’on
leur enseignait, et à l’aimer déjà pour ses beautés avant de la dis-
cuter plus ou moins dans ses dogmes et dans ses prescriptions?
Que ce poétique supplément au catéchisme contienne des détails
frivoles ou même fautifs, qu’il soit insuffisant, que l’esprit ait besoin
de secours plus puissants pour combattre sa propre résistance ou la
résistance intéressée des passions, nul ne peut le nier. Mais il nous
semble qu’on ne peut pas nier davantage que tout jeune homme bien
doué, dont le cœur se sera ému, dont l’imagination se sera éveillée en
lisant les belles pages du Génie du Christianisme, ne gardera quelque
chose de cette première impression : des causes diverses pourront le
détacher plus ou moins de sa religion, mais il ne deviendra pas pour
elle un ennemi, ou, s’il le devient, il en souffrira, et dans tous les cas
le sens religieux sera dès sa jeunesse assez développé en lui pour lui
inspirer le dégoût de ce genre de polémique mesquine, impertinente
et méprisante qui a joué un si grand rôle au dix-huitième siècle.
Il serait trop facile de constater l’inlluence du Génie du Christia-
nisme sur une foule de productions littéraires de notre siècle, écrites
dans le même esprit; il nous semble plus intéressant de signaler cette
influence même dans le langage de plus d’un philosophe de nos jours
qui se place à un point de vue d’indépendance complète par rapport
à la religion.
ET LA CRITIQUE.
301
Lorsqu’au siècle dernier J. J. Piousseau, repoussant à la fois le
matérialisme de d’Holbach et le déisme de Voltaire, qui s’en rappro-
chait beaucoup, osa présfenter l’autorité du sentiment et de la con-
science, — ce qu’il appelle le jugement interne, le diclamen secret^ —
comme une sauvegarde en matière de religion et de morale contre les
sophismes de la raison tous les encyclopédistes, eny comprenant Vol-
taire, qualifièrent cette déclaration de capucinade. Que diraient donc
aujourd’hui Voltaire et les encyclopédistes, s’ils voyaient un philo-
sophe qui passe pour très-hardi, M. Renan, écrire celte phrase bien
plus forte que toutes celles de Rousseau : « Dieu est le produit de la
« conscience, et non de la science et de la métaphysique. Ce n’est pas
« la raison, c’est le sentiment qui détermine Dieu. Voilà pourquoi
« l’art, la poésie et la religion sont, en théodicée, supéi'ieurs à la phi-
« losophie » Nous ne prétendons pas que cette phrase ne puisse
soulever des objections diverses et de la part de la religion et de la
part de la philosophie, nous disons seulement qu’elle n’eût jamais
été écrite par un libre penseur, même de l’école de Rousseau, avant
l’apparition du Génie du Christianisme.
N’est-ce pas aussi sous l’influence visible du Génie du Christianisme
que M. Michelet a écrit un jour cette page :
« Faisons les fiers tant que nous voudrons, philosophes et raisonneurs que
nous sommes aujourd’hui; mais qui de nous, parmi les agitations du mou-
vement moderne, ou dans les captivités volontaires de l’étude, dans ses
âpres et solitaires poursuites, qui de nous entend sans émotion le bruit de
ces belles fêles chrétiennes, la voix louchante des cloches et comme leur
doux reproche maternel?... Qui ne voit sans les envier ces fidèles qui sortent
à flots de l’église, qui reviennent de la table divine rajeunis et renouvelés ?...
Uesprit reste ferme, mais l’âme est bien triste. .. Le croyant de l’avenir, qui
n’en tient pas moins de cœur au passé, pose alors la plume et ferme le
livre, il ne peut s’empêcher de dire : « Ah ! que ne suis-je avec eux, un des
« leurs, et le plus simple, le moindre de ces enfants^! »
On nous dira peut-être que cette page prouve précisément contre
l’influence salutaire que nous attribuons au Génie du Christianisme,
puisqu’elle n’a pas empêché son auteur de se ranger, peu d’années
après l’avoir écrite, parmi les adversaires les plus violents de l’Eglise
catholique ; mais, avant de répondre à cet argument exceptionnel, nous
^ Ce sont leurs propres expressions que J. J. Rousseau emploie dans une longue
lettre datée du 15 janvier 1769, où il expose ses idées philosophiques et reli-
gieuses.
* Revue des Deux-Mondes du 15 janvier 1860.
* Histoire de France, t. V, p. 245.
302
CHATEAUBRIAND
demandons à notre tour qu’on nous prouve que jamais M. Michelet
ne se retrouvera dans la disposition d esprit et de cœur qui lui a
dicté cette page émue et sincère.
V
Voulût-on absolument refuser à l’auteur du Génie du Christianisme
le mérite d’avoir aidé à raviver les croyances religieuses, il fau-
drait au moins reconnaître qu’il a changé les allures de l’incrédulité ;
il a enlevé au scepticisme celte parfaite satisfaction de lui-même,
cette sorte de brevet de supériorité intellectuelle et de bon goût
qu’il se donnait et qu’on lui donnait au dix-huitième siècle ; il l’a
contraint de confesser que la foi n’était pas nécessairement un signe
d’imbécillité ou d’hypocrisie; il a fait plus, il lui a en quelque
sorte insinué une tendance manifeste à respecter cette foi chez les
autres et à la regretter pour lui. Il a ainsi notablement diminué la
distance qui sépare les sceptiques des croyants. Les hommes pieux,
qui pensent que cette distance ne saurait être diminuée qu’au détri-
ment de la religion, ont peut-être raison de ne pas faire beaucoup de cas
du Génie du Christianisme; ceux qui pensent au contraire que la reli-
gion n’est en rien compromise parce qu’elle peut opposera ses ennemis
non-seulement les enfants dévoués qui lui appartiennent tout entiers,
mais une foule d’enfants plus ou moins séparés d'elle, en qui s’est
altéré -plus ou moins le sentiment complet de son autorité, mais qui
ont gardé le sentiment de sa grandeur, de sa beauté, de ses bien-
faits, de son importance comme pouvoir générateur du dévouement et
préservateur de la moralité ; qui, en un mot, l’aiment encore et la res-
pectent comme une mère, même en ne lui obéissant pas toujours ;
ceux qui pensent que cette légion d’alliés sincères n’est point à dé-
daigner, ceux-là doivent de la reconnaissance à l’auteur du Génie du
Christianisme; car nul écrivain n’a contribué autant que lui à main-
tenir dans ce milieu indécis le respect et la sympathie à défaut delà
foi, et à empêcher tous ceux qui ne sont religieux qu’à demi de deve-
nir les adversaires de la religion.
L’épreuve que traverse en ce moment le catholicisme peut tromper
des esprits superficiels ou prévenus. Nous avons vu, au début de ce
travail, un écrivain grave, un professeur, déclarer morte ou à peu
près la religion catholique, et proposer à la France de la remplacer
par une nouvelle méthode de lire l’Évangile sous le regard de Dieu et
ET LA CRITIQUE.
303
I
loin de toute influence humaine. Nous pensons que ce docteur a vu
moins clair dans la situation que M. de Tocqueville, quand il écrivait
il y a vingt ans : « Si le catholicisme parvenait enfin à se soustraire aux
hai nés politiques qu’il a fait naître, je ne doute presque point que ce
môme esprit du siècle qui lui semble contraire ne lui devînt très-fa-
vorable et qu’il ne fît tout à coup de grandes conquêtes »
Quiconque, en effet, voudra comparer l’opposition actuelle contre
le catholicisme avec l’opposition qu’il a subie au dix -huitième
siècle, n’aura pas de peine à reconnaître qu’il y a entre ces deux
oppositions une différence radicale : l’une était tout à la fois poli-
tique et religieuse, plus acharnée peut-être encore contre les dogmes
et la puissance morale du catholicisme que contre sa puissance politi-
que, tandis que l’autre ne s’alimente plus guère que de récriminations
plus ou moins fondées contre l’esprit politique qu’elle attribue à
l’Église. Il serait presque inconvenant de toucher en passant, et à
propos d’une étude littéraire, à des problèmes imposants et redouta-
bles. Disons seulement que, quelle que puisse être la solution momen-
tanée des difficultés actuelles, le jour où l’Église catholique pourra
et voudra (et nous croyons qu’elle le pourra et le voudra) ôter tout
prétexte à ses ennemis de l’accuser d’être vouée à la défense des
idées et des institutions politiques de l’ancien régime et à l’amour des
gouvernements absolus ; le jour où elle accordera aux idées politiques
modernes tout ce qui n’est pas contraire à ses dogmes fondamentaux ;
le jour où, sans se laisser effrayer par la perversion que l’esprit de
violence ou de fraude peut faire subir aux principes en eux-mêmes
les plus justes, elle n’hésitera pas à prononcer les paroles que pronon-
çait, il y a quinze ans, un prêtre déjà notable, devenu aujourd’hui une
des gloires de l’épiscopat français : « Nous acceptons, nous invoquons
les principes et les libertés proclamés en 1789®; » le jour enfin où
disparaîtra, entre l’Église catholique et la société moderne, ce mal-
entendu politique qui fait la principale force des ennemis de l’Église,
le temps des grandes conquêtes du catholicisme annoncé par M. deToc-
queville sera proche, et il arrivera un moment où tout homme ayant
le sentiment de la dignité humaine considérera en quelque sorte
comme un axiome indiscutable cette vérité que tant d’esprits défiants
méconnaissent aujourd’hui, savoir : que, de tous les citoyens, celui
qui ale plus besoin d’indépendance dans ses rapports avec le pouvoir
politique, c’est le prêtre ; et que, de tous les prêtres, celui qu’il im-
porte le plus de soustraire à toute pression de la part des puissances
de la terre, c’est le pape.
* De la Démocratie en Amérique, t. III, p. o4.
- De la Pacification religieuse, par l’abbé Dupanloiip, édit, de 1845, p. 306.
CHATEAUBRIAND
304
Dans cette réconciliation complète de l’Église et de la France nou-
velle sur le terrain de la liberté, il y aura encoi’e une part à faire à
l’auteur du Génie du Christianisme, et, après avoir reconnu avecM.Vil-
lemain qu’il a ramené la littéi ature à la l'eligion, il faudra reconnaître
aussi avec lui qu’il a ramené l’esprit religieux à l’esprit de liberté.
Ce n’est pas, il est vrai, dans l’ouvrage qui nous occupe en ce moment
que le libéralisme religieux de M. de Chateaubriand est le plus accen-
tué ; il a déclaré lui-même dans ses Mémoires que l’esprit public, en
1802, obsédé par le récent souvenir des terribles excès de la Révolu-
tion, ne lui avait pas permis d’appuyer beaucoup sur les rapports delà
religion et de la liberté; il a même tracé un aperçu plus ou moins
heureux d’un autre Génie du Christianisme qui, s’il eût été exécuté
sur ce nouveau plan, eût présenté le défaut inverse de trop sacrifier
la religion à la politique. Mais, quoiqu’il y ait des lacunes dans
l’ouvrage publié, il serait souverainement injuste d’y voir, ainsi
que l’ont fait quelques critiques, une sorte de plaidoyer poétique
et religieux destiné à s’adapter aux idées gouvernementales du
premier consul. Pour détruire cette accusation, il suffît de rappeler
que, dans le chapitre xi du V® livre de la IV® partie, l’auteur s’attache
à établir que c’est au christianisme qu’on doit le gouvernement re-
présentatif, « qu’on peut mettre, dit-il, au nombre des trois ou quatre
découvertes qui ont créé un autre univers; » et, pour qu’on ne se
trompe pas sur sa manière d’entendre le gouvernement représentatif,
il le qualifie un gouvernement « qui ne se conserve que par la justesse
des contre-poids ; » et il ajoute ; « Ce gouvernement n’est possible
que par la religion, qui, en maintenant l’équilibre moral le plus par-
fait, permet d’établir la plus parfaite balance politique. » Lorsqu’un
écrivain parle ainsi en 1802, et lorsqu’il dit de l’auteur de V Esprit
des Lois : « C’est le véritable grand homme du dix-huilième siècle, »
peut-on, en conscience, le présenter comme le complaisant apologiste
du gouvernement que le premier consul, devenu empei eur, devait
bientôt établir en France’?
L’idée d’une alliance naturelle et possible entre la religion et la
liberté n’est, il est vrai, qu’indiquée dans le Génie du Christianisme ^
mais elle l’est très nettement. Nous verrons, en étudiant la carrière
politique de M. de Chateaubriand, que cette idée s’est de plus en plus
fortifiée dans son esprit, et que, même à l’époque où il a été le plus
engagé, non pas, comme on l a dit et répété bien à tort, dans les
opinions absolutistes (on ne trouverait pas, je crois, à citer de Chateau-
briand une seule page qui porte positivement ce caractère), mais
dans une tentative dangereuse de rendre au principe aristocratique
héréditaire une vie qu’il avait perdue, en France, bien avant la Révo-
lution; même à l’époque où M. de Chateaubriand appelait le clergé à
ET LA CRITIQUE.
305
concourir à celte entreprise , c’était avec le désir très-expressément
formulé de voir l’Église adopter sans arrière-pensée toutes les institu-
tions qui caractérisent un gouvernement libre. Mais nous ne voulons
pas anticiper, et nous rentrons dans l’examen du Génie du Christia-
nisme, ou plutôt nous le terminons en empruntant à M. Sainte-
Beuve un passage où il résume en quelques lignes, après l’avoir
d’abord mis en pleine lumière avec autant d’équité que d’agrément,
un des mérites les plus incontestables de cet ouvrage, celui d’avoir
introduit, dans l’esthétique, dans l’histoire littéraire et même dans
l’histoire nationale, un esprit d’innovation qui a pu s’étendre, se
rectitier ou s’affermir depuis, mais qui est ingrat lorsqu’il s’au-
torise de ses progrès pour méconnaître ce qu’il doit à Chateaubriand.
« Littérairement, dit l’éminent critique, le Génie du Christianisme
ouvrit une foule d’aspects nouveaux et de perspectives qui sont de-
venues de grandes routes battues et même rebattues depuis; goût
du moyen âge, du gothique, poésie et génie de l’histoire nationale,
il donna l’impulsion à ces trains d’idées modernes où la science est
intervenue ensuite, mais que l’instinct du grand artiste avait d’a-
bord devinées. »
En somme, cet ouvrage tant discuté n’est ni un ouvrage de philoso-
phie, ni un ouvrage de théologie ; on aura beau prouver qu’il est super-
ficiel sur bien des points, ou erroné sur quelques autres, nous croyons
qu’il survivra, non-seulement, comme on l’a dit, à cause des circon-
stances mémorables auxquelles il se rattache, mais parce qu’il a en lui-
même assez de génie, assez de flamme, assez de beautés de pensée et
d’expression, pour captiver toujours les esprits jeunes, non encore
desséchés par l’abus de la vie, ou non encore gâtés par l’affectation
pédantesque de l’omniscience et de la profondeur.
VJ
J.,es chapitres que M. Sainte-Beuve a consacrés à l’étude du poème
des Martyrs comptent parmi ceux où l’éminent écrivain a le mieux
prouvé qu’il savait allier à la sagacité du critique en éveil sur les dé-
fauts la fraîcheur et la vivacité d’imagination de l’artiste qui ne se
dégoûte jamais de ce qui est beau, quand bien même ce beau serait
plus ou moins passé de mode. Sa sympathie, il est vrai, est moins
complète et moins vive pour les Martyrs que pour René, elle est plus
mêlée de restrictions, mais elle est encore assez marquée pour raf-
506
CHATEAUBRIAND
fcrmir dans leur sentiment ceux qui considèrent cette belle composi-
tion comme le chef-d'œuvre littéraire de Chateaubriand. M. Sainte-
Beuve déclare lui-mêrne que c’est dans cet ouvrage « que l’illustre écri-
vain a atteint en quelque sorte la perfection classique de son genre et
de son génie, que ce livre représente certainement le moment le
plus parfait et le plusjuste de son talent. » Il accompagne, il est vrai,
celle déclaration d’un assez grand nombre de criliques dont la plus
grave, celle qui porte sur le fâcheux emploi (jue l'anleur a fait du
merveilleux chrétien, est d’une justesse reconnue par tous et même,
comme nous l’avons ditplus haut, par Chateaubriand, qui se reproche
avec raison, dans ses Mémoires, d’avoir cédé à la tentation de foire du
merveilleux direct^ c’est-à-dire de peindre un ciel et un enfer quand
il aurait pu facilement s’en tenir à l’intervention des bons eldes mau-
vais anges pour la conduite de l’action, au lieu de la livrer à des ma-
chines usées. D’autres observations de l’éminent critique sont plus
discutables; il en est que l’on pourrait combattre en s’apprryanl de
ro{)inion d’un autre critique pour lequel M. Sainte-Beuve pi’ofcsse à
bon droit une haute estime, et dont la remarquable étude sur Cha-
teaubriand n’a pas été inutile à son propre travail; nous voulons parler
dcM. Yinet. Celui-ci constate, par exemple, que dans la peinture
d’Iliéroclès l’auteur des Martyrs a été éneryique sans être repoussant,
sairf irn seul trait. M. Sainte-Beuve pense au contraire que ce person-
nage et celui de Galerius sont constamment foixés; il oppose au pro-
cédé do Chateaubriand celui de Shakespeare, chez lequel il n’y a ni
monstres ni héros complets; mais combien d’autres poètes n’oirt pas
cru devoir admettre le mélange de la laideur' et de la beauté morales
dans le meme personnage ! Nous inclinerions ici pour l’avis de
M. Yinet.
Ce dernier nous présente Demodocus comme un caractère qui reste
dans l’imagination. M. Sainte-Beuve ne voit, dans lepèrede Cymodo-
cée, cpi’une yanache homérique; le mot est un peu dur*. En revanche,
M. Sainte-Beuve écar'te judicieusement quelques autres critiques de
M. Virtel, et toutes les parties les plus célébrées des Marï^rs, le séjour
* L’auteur des Martyrs a commis, au sujet de Demodocus, une singulière inad-
vertance qui est justement relevée par M. Vinet, et, après lui, par M. Sainte-Beuve.
Rien n’était plus facile à Chateaubriand que de nous présenter au début Cymodocée
comme l'unique tille restée à un vieillard qui aurait perdu avant elle d’autres
enfants. Au lieu de cela, il fait de Cymodocée la tille unique d'un homme qui
s’est marié très-jeune, et dont la femme est morte, très-jeune aussi, peu de temps
après la naissance de sa tille; de sorte que Demodocus peut avoir tout au plus qua-
rante ans. Ce qui n’empêche pas l’auteur de lui donner si bien le langage d'un vieil-
lard, qu’il est impossible de le voir sous un autre aspect. Après tout, le mal n’est pas
grand ; il suffit de ne tenir aucun compte de quelques lignes du premier chant, et
d’accepter Demodocus comme un vieillard.
ET LA GUITIQUE.
307
à Naples, l’arrivée d’Eudore à l’armée des Gaules, la veille noctui’ne,
la balaille des Franks, l’épisode de Velléda, trouvent en lui un appré-
ciateur qui sait non seulement admirer, mais communiquer aux
autres son admiration'. 11 a môme quelquefois, dans l’expression de
ses goûts, des mouvemenls d’une vivacité originale, qu’on aime en
lui quand ils tendent à raviver la sympathie au lieu de chercher à
l’éteindre. C’est ainsi qu’après avoir rappelé que l’excellent Ballanche
ne pouvait prononcer le nom de Cymodocée sans que les larmes lui
vinssent aux yeux, il s’écrie ; « Générations d’aujourd’hui, ne sau-
riez-vous plus comprendre cela? »
Nous, qui ne sommes déjà plus de la génération’d’aujourd’hui, nous
le comprenons si bien, que c’est un regret pour nous de ne pas trou-
ver dans l’ouvrage de M. Sainte-Beuve une réhabilitation plus com-
plète de cette délicieuse figure de Cymodocée, si généralement sacrifiée
ou négligée par les critiques môme les plus favorables au poëme des
Martyrs; n’est-ce pas dans celte création charmante que Chateau-
briand, si habile à peindre la passion, la gi’andeur ou la mélancolie,
a montré qu’il savait aussi combiner les couleurs les plus douces, les
plus riantes et les plus chastes, pour faire en quelque sorte vivre
sous nos yeux un type de beauté ingénue sans fadeur et originale
sans bizarrerie? Nous comprenons que la beauté tragique, un peu
sauvage, et môme un peu égarée de Velléda attire davantage les re-
gards du public ; mais combien de figures consacrées par la poésie
ancienne et moderne, depuis Sapho, Médée, Phèdre, Bidon, jusqu’à
Armide, se rapprochent plus ou moins de Velléda! Nous n’en trouvons
point qui ressemble à Cymodocée et qui puisse rivaliser avec elle. 11 y
a certainement dans la composition de celte figure le môme travail
un peu laborieux, un peu artificiel, si l’on veut, qui se retrouve dans
le poëme entier, et qui tient à sa donnée fondamentale. Cette donnée
en elle-môme est, suivant nous, admirablement belle, mais très-dif-
ficile à exécuter, sans que l’effort se fasse plus ou moins sentir dans
l’exécution. Quand M. Villemain et M. Sainte-Beuve s’accordent, en
employant presque les mômes expressions, à dire, l’un « que le poëme
des Martyrs est une œuvre composite et dés lors artificielle, » l’autre,
« que c’est un poëme composite où toutes les beautés païennes et chré-
tiennes sont artificiellement ramassées dans un étroit espace, » il y
aurait de l’outrecuidance à ne pas reconnaître une vérité établie par
* Nous nous demandons seulement pourquoi, à propos de la bataille des Franks,
M. Sainte-Beuve ne veut pas que M. Augustin Thierry ait réellement éprouvé dans
sa jeunesse, en lisant cette page, rimpi’ession qu’il a racontée dans un récit très-
connu. Que cette impression d'adolescent, oubliée pendant plusieurs années, ail
reparu très-vive quand l’écolier, devenu homme, s’est occupé d'histoire, nous ne
voyons là rien d’invraisemblable.
308
CHATEAUBRIAND
deux juges d’un goût aussi fin et aussi sûr. 11 est incontestalde ’que
l’enlreprise tentée par Chateaubriand de réunir dans le même cadre
tous les genres de beauté qui caractérisent deux civilisations, deux
poésies, deux religions, en personnifiant ces beautés dans diverses
figures, et parfois même (comme c’est le cas pour Cymodocée)
en les réunissant sur une seule figure ; il est incontestable que celte
entreprise conduisait presque nécessairement l’auteur à des inven-
tions, à des rapprochements plus ou moins forcés et systématiques.
Mais n’est-il pas incontestable également que cette idée, aussi ori-
ginale que grandiose, a fourni et devait fournir à une imagination
opulente comme celle de Chateaubriand, fortifiée et contenue à la
fois par l’étude des faits, des monuments et deslieux, une foule d’inspi-
rations neuves et admirables qui feront vivre son œuvre et l’empêche-
ront de se confondre jamais dans la masse des épopées manquées ou
médiocres qui encomlirent l’histoire des littératures? Les Martyrs se-
ront peut-être le dernier produit vivant d’un genre qui semble au-
jourd’hui épuisé, mais ils ne périront pas.
Le rapport naturel entre deux poèmes en prose a fait souvent com-
parer les Martyrs au Télémaque. Nous n’entrerons pas dans cette
comparaison un peu rebattue. M. Sainte-Beuve, sans y insister beau-
coup, donne la préférence au Télémaque, comme étant, dit-il, « le pro-
duit d’un art plus facile, moins laborieux, où l’effort dans l’imitation
de l’antique se laisse moins apercevoir. » L’éminent critique se ren-
contre encore dans cette opinion avec M. Villemain. Peut-être ne
manque-t-il au poème de Chateaubriand que d’être plus âgé d’un
siècle pour pouvoir soutenir avantageusement le parallèle. Il y a cer-
tainement plus de facilité dans le poème de Fénelon, mais y a-t-il plus
de puissance et d’originalité? Sans parler de la différence des deux
compositions quant au sujet, dont l’un, celui des Martyrs, est bien
autrement vaste que le sujet du Télémaque, l’auteur des Martyrs
n’a-t-il pas rajeuni et ravivé les vieilles formes de la fiction épique par
un charme nouveau de vérité historique dans la peinture des époques,
des mœurs, des caractères, et de vérité pittoresque dans les tableaux
de la nature, qu’on chercherait vainement, au même degré du moins,
dans le poème de Fénelon?
On nous assure pourtant que la génération nouvelle ne lit plus
guère les Martyrs. Si cela est vrai, nous doutons fort qu’une fois hors
du collège elle lise beaucoup plus le Télémaque. Et, si elle ne lit plus
les Martyrs, il faut le regretter pour elle, car, étant données les ten-
dances de la littérature actuelle, nous connaissons peu de lecture
qui, au point de vue de l’art, puisse être plus profitable à la nouvelle
génération. Cette prose admirable n’est certainement pas bonne
à imiter servilement ; quoiqu’elle n’offre en général aucune af-
ET LA CRITIQUE.
309
fectation, quoique même dans l’occasion elle se détende plus qu’on
ne Ta dit, elle reste cependant, en sa qualité de prose poétique,
au-dessus du ton moyen, du ton littéraire le plus naturel ; défigu-
rée par un copiste maladroit, elle peut tourner au genre Marchangy
ou au genre d’Arlincourt. Mais, si ces deux genres conservent er.core
quelques sectateurs, ce n’est pas sur cette pente que la littérature ac-
tuelle, et en particulier la littérature d’imagination, semble disposée
à se laisser entraîner. Ce n’est pas le goût du pompeux, c’est le goût
de l’ignoble, qui nous menace en ce moment. Pour nous déguiser ap-
paremment le danger de cette dépravation du goût, nous avons donné
au genre ignoble un nom nouveau, nous l’appelons le genre réaliste.
L'ne certaine subtilité prétentieuse combinée avec une dose énorme
de grossièreté et de platitude, voilà ce qui, dans les œuvres d’imagi-
nation, a trop souvent le don d’intéresser le public d’aujourd’hui. Eh
bien, de même qu’on trouve des élixirs composés avec des plantes
aromatiques cueillies sur de hautes montagnes, qui pourraient être
dangereux si l’on en abusait ; mais qui, employés avec modération,
produisent sur l’organisme un effet tonique ou dépuratif très-puis-
sant, de môme tout écrivain qui voudra se préserver ou se purifier
des miasmes de la littérature réaliste fera bien de lire de temps en
temps quelques pages des Martyrs. Il y trouvera cette merveilleuse
abondance d’inspirations tour à tour gracieuses, émouvantes, impo-
santes, que M. Sainte-Beuve qualifie si heureusement de miracles d'i-
magination, il y trouvera presque toutes les richesses de notre langue,
les constructions à la fois les plus élégantes, les plus délicates, les
plus harmonieuses, les plus colorées, les plus grandioses, les plus
hardies, sans que l’audace y soit presque jamais obtenue aux dépens de
la précision et de la correction; car l’auteur des Mémoires d’outre-
tombe a eu raison de dire, en parlant des Martyrs : « C’est celui de
tous mes écrits où la langue est le plus correcte. »
S’il est vrai, comme on nous l’a dit aussi, que la génération actuelle,
en négligeant les Martyrs, garde plus de gcût pour cette autre épo-
pée en prose, les Natchez, où Chateaubriand, jeune et fougueux, a en-
tassé en quelque sorte toutes les bizarreries d’une verve prodigieuse
mais déréglée, celte préférence ne saurait être qu’un accident passa-
ger, et l’on peut toujours dire à coup sûr des Martyrs ce qu’en di-
sait M. de Fontanes, au moment d’une première disgrâce qui fut sui-
vie d’une grande faveur : On y reviendra.
Si nous passons des Martyrs à l’Itinéraire de Paris à Jérusalem,
nous cherchons en vain sur quel argument on pourrait se fonder
pour appliquer à ce livre la sentence qui est actuellement 5 l’ordre
du jour au sujet de Chateaubriand, et comment on prouverait que
cette relation de voyage n’est pas un ouvrage complet. II est certaine-
Octobre 1861 . 21
510
CHATEAUBRIAND
ment aussi complet que les meilleurs du même genre, ce livre
que M. Villemain déclare « un livre original et charmant, le plus na-
turel que l’auteur ait écrit. »
Qu’à partir de l’Itinéraire M. de Chateaubriand n'ait plus composé
aucun ouvrage de même'valeur littéraire que les précédents, cela est
incontestable. Ses productions politiques, dont le fond nous occupera
plus tard, brochures, discours, articles de journaux, sont en général
des écrits de circonstance qui subiront plus ou moins la fragilité at-
tachée à leur origine. Nous admettons sans peine qu’ici l'avenir ne
réservera que des pages; mais combien d’admirables pages s’offri-
ront à son choix ! Quel polémiste ne trouvera profit à étudier même
la collection des articles du Conservateur^ s’il veut apprendre à con-
cilier les exigences delà polémique quotidienne avec celles delà langue
et du goût ? N’y a-t-il pas dans la partie dogmatique de la Monarchie
selon la Charte^ dans les discours et les écrits de M. de Chateaubriand
en faveur de la liberté de la presse, assez de vérités indestructibles,
présentées avec une assez grande puissance de talent, pour que de
telles œuvres survivent aux circonstances ?
La vieillesse de l’illustre écrivain rendu à la littérature n’a pro-
duit, il est vrai, que des ébauches, mais quelles puissantes ébauches
que les Études historiques! que de beaux fragments! que d’idées
hardies et neuves, dont plus d’un a profité sans le dire, se détachent
au milieu des parties faibles de cet édifice inachevé! Le Congrès de
Vérone et l’Ês.soi sur la littérature anglaise, quoique, suivant nous, de
moindre valeur que les Études historiques , offrent encore bien des pas-
sages où se reconnaît la main du maître. C’est dans la Vie de Rancé
que l’affaiblissement de cette robuste intelligence est enfin sensible.
VII
Quant aux Mémoires d’outre-tombe, que nous ne voulons considérer
d’abord que sous le rapport de la forme, c’est un ouvrage d’un autre
ordre. Commencé en 18H, continué, modifié, corrigé pendantplus de
trente ans, il n’appartient en propre ni à la maturité, ni à la vieil-
lesse de l’auteur ; il se rattache également à ces deux âges, et M. de Cha-
teaubriand semble y avoir réuni toutes les beautés et tous les défauts
qui se peuvent remarquer dans l’ensemble de ses ouvrages en les
prenant depuis le premier jusqu’au dernier, c’est-à-dire depuis l’Es-
sai sur les révolutions jusqu'à la Vie de Rancé. Ceux qui ne veulent
ET LA CRITIQUE. 31 j
voir dans cette œuvre inégale, mais étonnante, rien autre chose qu’une
rapsodie informe où l’on peut à la rigueur découvrir quelques dé-
tails heureux, ceux-là ne sauraient, suivant nous, être pris au sé-
rieux ; nous nous en référons contre eux au jugement de M. Sainte-
Beuve, qui dit dans son dernier ouvrage : « Ces Mémoires, après tout,
sont sa grande œuvre, celle où il se révèle dans toute sa nudité égoïste
et aussi dans son immense talent d’écrivain Tel qu’il est, ce livre
est quelque chose d’unique. »
On a essayé de distinguer dans cet ouvrage une première et une
seconde manière; la plus belle serait celle des trois premiers volumes,
dont la rédaction date de la meilleure époque de sentaient; la se-
conde serait surtout marquée dans les volumes rédigés les derniers.
Cette distinction, exacte pour l’ensemble, ne l’est plus quand on l’ap-
plique aux détails du style, parce que M. de Chateaubriand n’a cessé,
presque jusqu’à sa mort, de retoucher ses Mémoires ; parfois même
les pages qu'il a le plus retouchées, en les gâtant plus souvent qu’il
ne les perfectionnait, appartiennent précisément à cette rédaction
primitive, qui ôtait d’abord la plus heureuse ; tandis qu’au contraire
il est telle partie, rédigée plus tard, qui a moins souffert de ses re-
touches. Nous croyons, par exemple, que si on examine de près les
cinq ou six premiers chapitres de la vie de Chateaubriand sous le
Consulat, rédigés en 1839, on y trouvera, à la vérité, un moins
grand nombre de belles pages que dans ses récits d’enfance et de jeu-
nesse, rédigés de 1811 à 1822, mais on y trouvera aussi beaucoup
moins de ces bizarreries de détail, de ces tours forcés, trop archaïques
ou trop techniques qui compromettent un peu l'effet des belles pages
de la première partie. Les pages écrites plus tard, quoique moins bril-
lantes, sont parfois plus égales, d’un^tour plus facile, plus simple,
plus coulant, parce qu’elles ont été moins gâtées que les premières
par des surcharges qui souvent paraissent daterde l’extrême vieillesse
de l’auteur, du temps de la Vie de Raiice', c’est-à-dire du temps où
la main du grand artiste devenait de plus en plus lourde.
On pourra du reste faire, quelque jour, au sujet des Mémoires
d' outre-tombe y une comparaison assez curieuse. Il existe une copie
des trois premiers livres de ces Mémoires qui date de 1826. Cette
copie ayant été donnée à cette époque par M. de Chateaubriand à
madame Récamier, il ne s’en occupa plus, il n’y pensa même plus,
et il continua, de 1820 à 1845, à retoucher incessamment le manu-
scrit sur lequel avait été faite cette copie. Quand celle-ci sera publiée,
elle permettra, en la confrontant avec l’édition définitive, de saisir
en quelque sorte flagrante delicto les modifications, parfois singu-
lières, qui s’opèrent dans les idées et dans le style de l’auteur. Pour
ne parler ici que des changements de son style, on verra le vieillard.
Ô12
CHATEAUBRIAND
en présence de cette rédaction primitive qui se rapproche beaucoup
du style de VItineraire, travailler à tout accentuer, à tout forcer, à
tout préciser souvent jusqu’à la minutie. Les mots les plus simples,
qui en 1826 lui paraissaient les meilleurs, lui paraissent trop vagues
ou trop faibles, et il les efface pour y substituer, soit des expressions
tombées en désuétude, et qu’il veut remettre en circulation, soit des
expressions techniques qu’il emprunte aux professions diverses. Les
tours de phrase qui n’ont d'autre mérite que leur netteté ne lui plai-
sentplus, et il aime souventà les remplacer par des tours bizarres des-
tinés à surpi'endre le lecteur. Toute description courte lui semble insuffi-
sante, et il n’en laisse passer presque aucune sans l’enrichir ou la
charger.
Quelques citations empruntées à ce texte inédit de 1826, et rap-
prochées du texte imprimé des Mémoires iV outre-tombe, feront mieux
comprendre que ne le pourraient toutes nos explications le genre
de changement qui s’opère dans le goût de M. de Chateaubriand à
mesure qu’il vieillit.
Dans le manuscrit de 1826, l’auteur, en nous racontant ses rêve-
ries d’enfant au bord de la mer, à Saint-Malo, nous dit ; « J’allais
m’asseoir loin de la foule, auprès de ces flaques d’eau que la mer en-
tretient et renouvelle dans les concavités des rochers ; là je m’amusais
à voir voler les oiseaux de mer ou à ramasser des coquillages.» — Rien
déplus. — Dans le texte publié en 1848, la dernière partie de ce
passage se transforme ainsi : « Là, je m’amusais à voir voler les pin-
gouins et les mouettes, à béer aux lointains bleuâtres, à ramasser des
coquillages, à écouter le refrain des vagues parmi les écueils. » Ce
dernier membre de phrase constitue un supplément heureux ; mais
on n’en peut pas dire autant du reste. Le béer aux lointains bleuâtres
n’aurait jamais été écrit avant 1840; le mot pingouins, qui est là
pour la précision, ne serait pas aussi précis que le mot plus vague
d’oiseaux de mer, si, comme nous l’avons entendu dire, il n’y a pas
de pingouins à Saint-Malo.
Le récit des jeux du jeune Chateaubriand avec les autres enfants
de la ville, le long du sillon, et de l’accident arrivé à la petite Hervine
Magon, était rédigé ainsi dans le texte de 1826 : « Toute la file s’abat
comme des moines de cartes; il n’y eut que la petite fille de l’extré-
mité de la ligne sur laquelle je tombai, et qui, n’étant retenue par
personne, fut jetée dans la mer; la lame l’entraîne en se retirant. »
Dans le texte définitif et imprimé, l’auteur a remplacé le mot je tom-
bai, par celui-ci, je chavirai, apparemment comme plus technique et
plus en rapport avec le lieu de la scène, et à cette périphrase : « La
lame l’entraîne en se retirant , » il a substitué ces mots : « le jusant
l’entraîne. » Le tour est plus précis, sans doute, mais est-il aussi
ET LA CRITIQUE.
tj 1
clair pour les lecteurs non marilimes? Racontant la mort de Gesril à
Quiberon, le texte de 1826 disait : « On voulut le sauver en lui jetant
une corde ; » le texte de 1848 dit : « On le voulut sauver en lui filant
une corde. » En décrivant l’église d(^ Notre-Dame de Nazareth, où
l’on relève l’enfant du vœu de sa nourrice, l’auteur se contentait
d’abord de dire : « L’église était placée au bord du chemin, et envi-
ronnée de grands ormes; » c’était simple comme bonjour. Dans sa
vieillesse, il trouve cela trop simple et trop vague, il change la phrase
«ainsi ; « Le couvent, placé au bord du chemin, s’ envieillissait d’un
quinconce d’ormes du temps de Jean V de Bretagne. »
Le récit du départ de Saint-Malo pour Combourg contenait d’abord
la description suivante : « Nous étions dans une énorme berline dorée
traînée parhuit chevaux, parés comme des mulets en Espagne, avec des
sonnettes et des houppes de laine de diverses couleurs. » Voici main-
tenant ce que devient cette description dans le texte imprimé: « Nous
étions dans une énorme berline à l’antique, panneaux surdorés, mar-
chepieds en dehors, glands de pourpre aux quatre coins de l’impé-
riale. Huit chevaux pai és comme les mulets en Espagne, sonnettes au
cou, grelots aux brides, houppes et franges de laine de diverses cou-
leurs, nous traînaient. »
La description du pays que Fauteur traverse dans ce premier
voyage à Combourg était présentée dans le texte de 1826 sous cette
forme brève et simple : « Pendant l’espace de six lieues nous n’a-
perçûmes que des landes bordées de forêts, des champs à peine cul-
tivés, des paysans qui ressemblaient à des sauvages. » Cette simple es-
quisse avait l’avantage d’être plus vraie qu’une description minutieuse,
comme représentant mieux les impressions d’un enfant. Mais en vieil-
lissant l’auteur a contracté la maladie de ses disciples, qui consiste à
tout décrire en forçant tout, et il remplace cette esquisse par le tableau
suivant : « Durant quatre mortelles lieues, nous n’aperçûmes que des
bruyères guirlandées de bois, des friches à peine écrêtées, des semailles
de blé noir court et pauvre, et d’indigentes avénières; des paysans à
sayons de peau de bique, à cheveux longs, pressaient des bœufs maigres
avec des cris aigus et marchaient à la queue d’une lourde charrue,
comme des faunes labourant. '
La plus grande partie des changements de forme que Chateau-
briand a fait subira ce texte primitif de 1826 porte le même carac-
tère; mais, quoique ce goût envahissant d’archaïsme, de minuties
techniques et descriptives, de mots singuliers et de comparaisons
bizarres, nuise de temps en temps à l’effet des Mémoires, il y a dans
cet ouvrage de telles beautés de style, en si grand nombre et si
variées, que tous les défauts qui s’y mêlent ne pourront jamais les
obscurcir.
514
CHATEAUBRIAND ET LA CRITIQUE.
Il est d’ailleurs juste de dire que l’auteur ne s’est pas toujours
trompé en forçant généralement le coloris du texte de 1826 : nous
pourrions citer plus d’un passage où la rédaction a gagné à être plus
accentuée; peut-être même plus d’un lecteur préférera, dans le der-
nier rapprochement présenté plus haut, à l’esquisse primitive la des-
cription plus détaillée, quoique un peu chargée, du texte imprimé. Il est
possible, enfin, que les défauts des Mémoires d’ outre-tombe contrïhuent
pour leur part à faire vivre cet ouvrage en le maintenant dans un rap-
port plus intime avec les goûts des générations futures. Autant qu’on en
peut juger par le'présent, on"serait tenté de croire que l’avenir préfé-
rera, en littérature comme' en beaucoup d’autres choses, la singula-
rité et la témérité à la justesse et à la force. L’auteur des Mémoires se
trouvera ainsi en règle avec toutes les sortes de lecteurs ; car il y a
dans son livre de quoi satisfaire également et ceux qui n’aiment les
tons éclatants qu’à la condition qu’ils soient distribués avec harmonie
et délicatesse, et ceux qui pardonnent tout à l’audace.
Le monument posthume de Chateaubriand ne vivra pas seulement
comme une œuvre d’art puissante et originale, malgré ses inégalités
et ses bizarreries, il vivra aussi comme expression d’un caractère
qu’on peut aimer plus ou moins, mais dont on ne saurait également
contester la puissance et l’originalité. Ce livre ne vivra pas seulement
à cause de l’immense talent de l’écrivain, il vivra aussi parce qu’il est
souvent empreint de ce genre d’éloquence si bien défini par les an-
ciens : le son que rend une grande âme.
Mais Chateaubriand avait-il une grande âme, avait-il du moins une
âme foncièrement grande avec des défauts naturels et acquis, ou n’é-
tait-il, comme on se plaît à le dire aujourd’hui, qu’un comédien? Cette
question, qui va nous occuper maintenant, nous semble plus intéres-
sante que celle de son génie littéraire, d’abord parce qu’elle est plus
discutée, et ensuite parce que, si nous avons bien connu l’homme,
il était de ceux qui préfèrent de beaucoup la considération à la célé-
brité, et il ne se serait jamais consolé d’être admiré pour son talent,
s’il eût pu prévoir qu’on mettrait sérieusement en question l’estime
due à son caractère.
Louis de Loménie.
LES FONDATEURS
DE UUlNIOiN AMÉRICAINE
KT LA CRISE ACTUELLE.
Vie de Washington et de Thomas Jefferson, parM. Cornelis deWitt, précédées d’uiie
Étude sur Washington, par M. Guizot. Paris, 1859 et 1861 ,'2 vol. in-8, Didier,
libraire.
1
Les États-Unis traversent en ce moment une crise dont il est diffi-
cile de prévoir ‘le terme et les résultats, mais qui, quelle qu’en soit
l’issue, introduira vraisemblablement des modifications importantes
dans les bases fondamentales de la confédération établie entre les
anciennes colonies anglaises après leur rupture avec la métropole.
Lorsque la crise a éclaté, elle a été accueillie par l'étonnement géné-
ral en France et en Europe; ses causes multiples, son caractère et
sa gravité, n’ont d’abord été compris que par un petit nombre de per-
sonnes, qui seules connaissaient la situationintérieure des États-Unis.
Sauf ces rares exceptions, l’hypothèse d’une guerre de quelque
durée, et surtout celle d'une scission entre les Étals du Nord et ceux
du Midi, ne rencontrait que des incrédules; nous croyions, sans nous
engager beaucoup, pouvoir promettre plusieurs siècles d’existence et
de prospérité à la confédération fondée par l’homme d’État le plus
désintéressé et le plus accompli des temps modernes; nos capitalistes
les plus défiants pensaient même avoir enfin rencontré, dans les fonds
516
LES FONDATEURS DE L’UNION AMERICAINE
publics américains, une sécurité que la perspective des révolutions aux-
quelles le vieux monde est exposé les empêchait de trouver dans la
dette publique des États de l’Europe.
Cette confiance s’appuyait sur des raisons qui n’étaient pas sans
valeur. Non-seulement, disait-on, la société américaine ne se divisait
pas en classes qui, dans d’affreuses guerres civiles, s’étaient disputé
la prépondérance, et par conséquent n’avaient pas à redouter les
déchirements de l’ancien continent; mais l’immense étendue et
la fertilité du sol de la confédération la mettaient , pour de
longues années, à l’abri des dangers que l’agglomération de la popu-
lation entraîne avec elle. Enfin, le lien fédéral était si peu gênant
pour chaque État, que jamais aucun d’eux n’aurait intérêt à s’en
affranchir*.
L’attitude et le langage des Américains qui vivaient au milieu de
nous étaient do nature à confirmer une appréciation aussi favo-
rable. Qui aurait douté de la stabilité de leurs institutions, en les en-
tendant les comparer à celles des autres peuples dans des termes qui
prouvaient plutôt l’ardeur de leur patriotisme que la supériorité de
leur éducation, et en les voyant applaudir à toutes les révolutions des
autres pays avec la tranquillité parfaite de gens qui n’ont rien à
craindre de semblable pour eux-mêmes?
L’ignorance de la situation des États-Unis était d’ailleurs chose na-
turelle. En effet, dès le commencement, la fédération américaine
s’est presque fait un titre de gloire de vivre en dehors de la grande
famille des nations chrétiennes; elle est restée étrangère aux débats
qui ont agité le reste du monde, elle a volontairement renoncé à l’in-
fluence extrême que devaient lui donner sa puissance, sa situation
et sa richesse; l’attention s'est promptement détournée d’elle.
Aujourd’hui le voile est déchiré, et la guerre acharnée que se font
les États du Nord et ceux du Sud n’a certainement pas les caractères
d’une guerre civile ordinaire. Les armées qui sont en présence,
aux portes de Washington, ne sont pas levées par des partis qui
se disputent le pouvoir, mais par des États dont les uns veulent le
maintien, les autres la rupture du pacte qui les a unis pendant
quatre-vingts ans. M. Lincoln, il est vrai, est arrivé à la présidence
* « Chaque partie de rUniori doit reconnaître en elle-même les raisons les plus
fortes pour ne point s’isoler. Le Nord, par une communication libre que protègent
les lois égales d’un même gouvernement, trouve dans les productions du Sud un
surcroit de ressources pour les entreprises maritimes et commerciales ainsi que des
matériaux pr, cieux pour ses manufactures. Le Sud, par cette même communication
avec le Noi’d, voit prospérer son agriculture et s’étendre son commerce. Attirant
dans ses ports une partie des gens de mer du Nord, il augmente sa navigation et
prépare les voies à l’établissement d’une marine nationale. » (Adresse à'adiev, de
Washington, 17 septembre 1796.)
ET LA CRISE ACTUELLE.
311
en vertu de la constitution de 1788; il occupe encore la Maison-
Blanche à Washington, il est seul reconnu orficiellcment par les puis-
sances étrangères, le Congrès entin siège toujours au Capitole. Mais,
à quelques lieues de là, à Richmond, M. Jeflerson Davis prend aussi
le titre de président des Etats confédérés^ et son autorité est aussi in-
contestée dans les États du Sud que celle de M. Lincoln dans les États
du Nord; il est comme lui assisté par un congrès; s’il ne peut in-
voquer le pacte de 1789 comme base de son pouvoir, il a le droit de se
prévaloir de la volonté du peuple des États confédérés, et il a surtout
pour faire respecter son autorité une armée qui ne le cède à celle de
M. Lincoln ni en nombre ni en valeur.
Il faut donc, au moins en partie, revenir sur nos anciennes appré-
ciations, et, pour se faire une véritable idée des affaires d’Amérique,
lire plusieurs ouvrages composés avant la crise actuelle, en dehors de
toute préoccupatioji d’esprit de parti, et dans lesquels sont exposés
avec netteté et précision les avantages et les vices de l’organisation
politique et sociale des États-Unis. Tel est le livre si intéiessant pu-
blié récemment par notre collaborateur, M. Augustin Cochin, sur la
question spéciale de l’esclavage, qui est une des causes principales
de la guerre Tels sont aussi les deux volumes de M. Cornelis de
Witt, qui font plus particulièrement l’objet de cette étude, et qui en
ont fourni les principaux éléments.
il
M. de Witt est entré dans la voie largement ouverte par la magni-
fique Etude de M. Guizot sur Washington, et, en écrivant successive-
ment 1 histoire de Washington et Jefferson, il a retracé le tableau le
plus complet des origines de la république des États-Unis et du déve-
loppement de ses institutions démocratiques. Washington et Jeffer-
son tiennent, à des titres divers, le premier rang parmi les fondateurs
’de l’Union, ils représentent les deux nuances politiques qui se sont
disputé le pouvoir; ils ont enfin l’un et l’autre, dans une mesure
dilférenle, exercé, jusqu’à la fin de leur longue carrière, une influence
réelle sur ceux qui partageaient leurs principes et leurs travaux.
L’histoire de Washington et de Jefferson est donc aussi celle des
* De V Abolition de l'Esclavage, par M. Augustin Cochin. Paris, 1861, 2 vol. in-8.
Il sera prochainement rendu compte de cet ouvrage dans nos colonnes.
318
LES FONDATEURS DE L’UNION AMÉRICAINE
hommes d’État contemporains et de leurs luttes, par conséquent de
l’Amérique du Nord pendant près de soixante-quinze ans.
Le récit de M. de Witt offre encore, au point de vue politique, un
autre intérêt : il nous permet non-seulement de juger sainement l’ac-
tion des deux partis sur les mœurs, les institutions et l’avenir du
pays, mais il signale avec netteté les dangers contre lesquels toute
société démocratique doit se prémunir. Esprit juste, ferme et plein
de mesure, M. de Witt ne s’inspire dans ses jugements ni de souve-
nirs ni de préférences. Il sait que la société française est irrévo-
cablement acquise aux idées démocratiques; il pense, avec raison, que
le devoir d’un bon citoyen consiste à faire ressortir ce qu’il y a dans
ces idées d’équitable, de sensé, de vivifiant et de compatible avec
nos traditions nationales, puis à combattre, sans trêve ni relâche, les
erreurs ou les fraudes, qui, s’abritant sous leur couvert, portent
atteinte à la sécurité, à la dignité et même à la liberté, du pays.
Aussi, s’il admire sans réserve le caractère et la politique de Wa-
shington, il juge plus sévèrement Jefferson et ses actes.
Washington, homme dénué d’ambition personnelle, chez qui une
rare droiture de cœur et d’esprit s’alliait à une inébranlable fermeté,
se voua sincèrement à l’établissement et au maintien d’institutions
républicaines, seules conformes aux besoins de son pays et aux vœux
de la nation; il était vivement frappé de la nécessité de contenir les
passions populaires que surexcite particulièrement le système démo-
cratique. « De tous les vices du gouvernement démocratique, écri-
vait-il, le plus grand peut-être c’est qu’il faut toujours que le
peuple sente avant de consentir a voir. » Il n’attendait la conserva-
tion et la prospérité de la république que de la constitution d’un pou-
voir fédéral respecté de tous; aussi consacra-t-il tous ses efforts, d’a-
bord à organiser ce pouvoir, puis, quand il eut réussi dans cette
entreprise si difficile, à le consolider. Quelle que fût sa fermeté, il
n’hésitait pas cependant à donner satisfaction aux sentiments popu-
laires quand l’intérêt public ne devait pas en souffrir. « Si nous ne
pouvons, disait-il, convaincre le peuple que ses craintes ne sont pas
fondées, il faut lui céder dans une certaine mesure. »
Jefferson, homme de beaucoup d’esprit, écrivain distingué, me-
neur politique, plus habile que scrupuleux, était démocrate par tem-
pérament, comme il le disait lui-même, et avait pour règle « de
poursuivre le bien public en marchant avec la foule le long des che-
mins battus. » Il croyait que le premier devoir d’un gouvernement
républicain était « de s’incorporer avec la volonté du peuple. Je n’ai
différé de Washington qu’en un point : j’avais plus de confiance que
lui dans l’intégrité et la discrétion naturelle du peuple. » L’état social
des Indiens semblait à Jefferson un type parfait. « Je suis convaincu,
ET LA CRISE ACTUELLE.
319
écrivait-il, que les sociétés qui vivent sans gouvernement jouissent,
à les prendre dans leur ensemble, d’un degré de bonheur infiniment
plus grand que celles qui vivent sous les gouvernements européens.
Je me demande même si cette forme de la société n’est pas la meil-
leure de toutes. .. Parmi les Indiens, l’opinion tient lieu de loi, et elle
est pour les mœurs un frein aussi puissant que les lois aient jamais
pu l’être ailleurs. En Europe, sous prétexte de gouverner on a divisé
les nations en deux classes : les loups et les brebis. Je n’exagére pas.»
Jefferson envisageait aussi d’une manière étrange la portée des en-
gagements de l’État, et nous empruntons à M. de Witt l’analyse de sa
théorie :
« Une génération, c’est-à-dire une société tout entière qui en remplace
une autre, entre naturellement en possession des biens laissés par ses pré-
décesseurs, mais sans succéder aux charges dont ils pouvaient l’avoir gre-
vée et qui sont éteintes avec eux. Cette génération, celte société nouvelle,
n’est soumise à aucune autorité supérieure en état de créer une succession
politique. Une génération ne peut donc en engager une autre, et toute loi
dont la durée dépasse celle de la génération qui l’a faite est contraire au
droit. La durée d’une génération peut se calculer d’après les lois de la mor-
talité. En suivant les tables de Buffon, on trouve qu’au bout de dix-neuf ans
la majorité des hommes arrivés à l’âge de raison et capables de s’engager
fait place à une majorité nouvelle. Au bout de dix-neuf ans, toute constitu-
tion, toute loi, tout contrat national, est donc nul. Tous les dix-neuf ans,
la banqueroute, la révolution, le remaniement de la société est nécessaire
et légitime. »
« De semblables paradoxes, ajoute M. de Witt, sont plus dange-
« reux pour les badauds qui s’y arrêtent en les lisant que pour les
« gens d’esprit qui les écrivent en passant. » Et, quoique Jefferson se
classât modestement parmi « les hommes forts, sains et hardis, qui
s’identifient avec le peuple, qui ont confiance en lui, qui l’estiment
le dépositaire le plus honnête et le plus sûr, sinon le plus sage, des
intérêts publics, » il avait trop d’esprit de conduite pour exposer lui-
même au grand jour de pareilles théories; il la communiqua à son
ami Madison, qu’il engagea à la développer « avec la puissance de
logique qui lui était propre; » mais Madison déclina prudemment
cette invitation.
Pendant que Washington donnait à son pays une armée avec la-
quelle il tenait en échec les généraux anglais, Jefferson, gouverneur
de la Virginie, faisait la guerre aux aristocrates, et s’efforçait de com-
mencer la mise à exécution de ses plans de réforme sociale. La légis-
lature virginienne, par sa proposition, supprima le droit d’aînesse et
les substitutions. M. de Witt regrette qu'au lieu d’appliquer son éner-
520
LES FONDATEURS DE L UNION AMERICAINE
gie au succès de mesures dont ropporlunité au moins était contes-
table, il n’ait pas poursuivi l’abolition de l’esclavage dont il recon-
naissait les dangers, et qui est resté la plaie et la honte de la société
américaine. Nous nous associons de grand cœur au regret de M. de
Wilt, mais la justice nous oblige à reconnaître qu’aucun homme
d’État, pas même Washington, ne se montra plus hardi que Jefferson
et ne consentit publiquement à soulever la question de l’abolition.
A peine l’indépendance des États-Unis eut-elle été reconnue par
l’Angleterre, que la confédération eut à lutter contre les périls
intérieurs qui résultaient de sa mauvaise organisation. En 1783, dans
son adresse d’adieu aux États et à l’armée, Washington s’expliquait
nettement sur la nécessité d’une réforme. « Qu’il me soit au moins
« permis de dire que si les États ne laissaient pas au Congrès le libre
« exercice des prérogatives dont il est revêtu par la constitution, tout
« tomberait bientôt dans la confusion et le désordre. Nous appren-
« drions alors qu’il y a un enchaînement naturel et nécessaire entre
« les excès de l’anarchie et les excès du despotisme, et que le pou-
« voir arbitraire s’établit sans peine sur les ruines d’une liberté qui
« dégénère en licence — L’honneur, la dignité, la justice du pays,
« seront à jamais perdus si l’on n’augmente les pouvoirs de l’Union. »
Les prévisions de Washington ne tardèrent pas à se justifier. Une insur-
rection socialiste éclata dans le Massachusetts et fut heureusement
vaincue. « Il y a dans tous les États, disait le libérateur de l’Amé-
« rique, des matières inflammables qu’une étincelle pourrait allu-
« mer.... Si d’ici au printemps on ne déploie pas la plus grande
« sagesse, nous assisterons à des scènes affreuses... En formant notre
« confédération, nous avions eu trop bonne opinion de la nature hu-
« maine. L’expérience nous a appris que sans l'intervention d’un
« pouvoir coercitif, les hommes n’adoptent et n’exécutent pas les me-
« sures les mieux calculées pour leur propre bonheur. » Jefferson,
alors en mission à Paris, n’envisageait pas précisément les choses de
la même manière. « Dieu nous garde, disait-il, de ne jamais rester
« vingt ans de suite sans une semblable insurrection... Je tiens pour
« avéré que, de temps en temps, une petite émeute est une bonne
« chose, et aussi nécessaire dans le monde politique que les orages
« dans le monde physique L’arbre de la liberté a besoin d’être ra-
« fraîchi quelquefois dans le sang des tyrans et des patriotes Il
« est vrai qu’en échouant, les rébellions confirment généralement les
« empiétements de droit qui les ont fait naître. L’observation de cette
« vérité doit rendre un honnête gouvernement républicain assez mo-
« déré dans la compression des révoltes pour ne pas trop décourager
« le peuple. » Cette argumentation eut assez peu de succès auprès
des correspondants de Jefferson, et l’opinion publique se prononça
ET LA CRISE ACTUELLE.
321
> unanimement dans le sens des projets de Washington. Les radicaux
t- eux-mêmes avouaient la nécessité de l’élormer la loi fédérale et
: d’organiser un pouvoir fort. Edmond Randolph regreltail que l’on
ne pût copier le plan de la constitution anglaise, qu’il appelait « un
excellent édifice. » « J’ai été trop républicain, disait de son côté
Eldbridge Gerry; je le suis cependant encore; mais l’expérience m’a
appris les dangers de l’esprit niveleur. » Ce fut sous de pareilles im-
pressions que se réunit la Convention qui vola, le 17 septembre 1787,
la constitution qui a régi les États-Unis jusqu’à ce jour
■; Jefferson, malgré le peu de conformité de la Constitution avec ses
V plans, était trop ménager de l’opinion pour y faire une guerre ou-
verte ; il la déclara donc « la plus sage qui ait jamais été présentée
:: aux hommes, le plus grand titre de gloire des illustres législateur s de
Philadelphie ; » et, l’interprétant à sa guise, ne songea plus qu’à en
! faire, dans la pratique, une application assez contraire aux intentions
de la Convention, de qui elle émanait.
Il travailla d’abord à soustraire son parti à l’impopularité momen-
tanée qui le frappait sous \c nom d'antifédéraliste, et à celte désigna-
tion il substitua celle de républicain^ qui semblait impliquer la néces-
sité d’une lutte contre un parti monarchique, et par conséquent hos-
tile au gouvernement fédéral. Le parti républicain, dirigé avec habi-
leté, sympathique, fît de rapides progrès, et, après la présidence de
John Adams, successeur direct de Washington, s’empara du pouvoir
exécutif par l’élection de Jefferson (1801), qu’il n’a plus perdu de-
puis. Jefferson représentait plus tard son avènement comme « une
« révolution pacifique aussi réelle que celle de 1776, révolution, non
« dans la forme du pouvoir, mais dans le principe du gouvernement,
« qui avait fait sortir le vaisseau de l’État du courant monarchique où
« l’avait engagé, pendant le sommeil du peuple, une faction d’éner-
« gumènes, anglomanes, royalistes et aristocrates, et qui l’avait re-
« placé dans sa voie naturelle, la voie républicaine et démocratique. »
Washington, à son arrivée au pouvoir, s’était considéré moins
comme le chef d’un parti triomphant que comme l’élu de la nation
toute entière, il avait donc appelé aux fonctions les plus élevées des
hommes capables de les remplir avec distinction, sans s’inquiéter
s’ils étaient ou non fédéralistes. C’est ainsi qu’il tît siéger dans son
* L’Assemblée, dit M. de Witt, se séparait, quelques membres retardataires se
pressaient encore autour du bureau pour signer. Franklin, montrant du doigt une
mauvaise peinture représentant un effet de soleil qui ornait par hasard le fauteuil du
président ; « Dans le cours de cette session, et au milieu de mes alternatives de
« crainte et d’espoir, je l'ai regardé bien souvent sans jamais pouvoir découvrir si
« c’était un soleil levant ou un soleil couchant; je vois enfin, grâce à Dieu, que
« c’est un soleil couchant. »
32‘2 LES FONDATEURS DE L’UNION AMÉRICAINE
, t
conseil, à coté de Jefferson, secrétaire d’Etat chargé des affaires étran-
gères, Hamilton, qui ne disimulait pas sa prédilection pour la consti-
tution britannique. Jefferson inaugura sa présidence par un discours
dans lequel il promettait aussi la conciliation; mais sa fermeté ne
fut pas égale à son bon vouloir, il ne sut rien refuser à ses amis, et
le nombre des destitutions fut exactement proportionné « au degré
d’exigence des républicains. »
Le pouvoir du chef de l’État s’amoindrit entre ses mains; Wa-
shington consultait ses ministres et décidait seul, comme la Consti-
tution lui en donnait le droit. Sous Jefferson, au contraire, le conseil
des ministres se transforma en une espèce de directoire qui trancliait
souverainement et dans lequel le président n’avait que sa voix.
Dans la pensée de Washington et de la Convention de 1787,1e gou-
vernement fédéral était une garantie nécessaire pour le maintien de
l’ordre intérieur et le développement de la richesse publique. Jef-
ferson au contraire prétendait que les attributions en étaient des plus
restreintes. « La clef des attributions de nos divers gouvernements,
« c’est le fait que voici : au gouvernement fédéral ont été remis tous
« les pouvoirs extérieurs et fédéraux, aux États tous les pouvoirs
« purement domestiques Le gouvernement fédéral est, à vrai dire,
« notre gouvernement diplomatique; le gouvernement des affaires
« étrangères est le seul qui ait été enlevé à la souveraineté des États
« pris individuellement. »
Lorsque en 1798 le Congrès vota V Alien act et le Sédition act, Jeffer-
son, alors vice-président de la république, inspira secrètement les
résolutions du Kentucky et de la Virginie qui, posant en principe que
les législatures locales avaient droit de veto sur les actes du congrès,
annulaient ces mesures. Si cette tentative échoua devant le bon
sens des autres législatures locales, elle n’en portait pas moins une
atteinte profonde au principe même de l'Union. Jefferson, devenu
président, se mit à la tête du mouvement qui porta les États à modi-
fier leur constitution dans un sens peu favorable à l'action des pou-
voirs publics. Cédant à ses conseils, New-York adopta en 1801 une
constitution qui réduisait notablement l’autorité du gouvernement,
le Maryland en 1802 admit le suffrage universel, et l’Ohio substitua
en 1803 à l’inamovibilité des tribunaux leur renouvellement pério-
dique à des termes assez rapprochés.
L’organisation militaire du pays parut à Jefferson susceptible d’une
transformation complète. Washington, au début delà guerre de l’Indé-
pendance, avait commandé une armée de volontaires qui avaient
répondu avec une ardeur patriotique à l’appel du congrès. Mais il
avait eu bientôt à lutter contre les préjugés d’un gouvernement qui,
paraissant redouter l’établissement d’une armée nationale permanente
ET LA CUISE ACTUELLE.
Ô‘i5
presque à l’égal de la domination anglaise, ne lui accordait que des
allocations mesquines, insignifiantes pour l’entretien et le dévelop-
pement de ses cadres. Aussi ses soldats improvisés, promptement
découragés par le peu de compte que l’on faisait de leurs services,
abandonnaient les drapeaux même à la veille d’une bataille, et ne
renouvelaient point des engagements qu’ils n’avaient d’ailleurs con-
tractés qu’à terme. Ces circonstances expliquent comment, jusqu’à la
fin, la guerre se traîna misérablement, l’avantage appartenant tantôt
à l’une, tantôt à l’autre des parties belligérantes; si le succès resta
enfin aux Américains, il faut l’attribuer moins à la valeur de leur ar-
mée qu’à l’incapacité de la plupart des généraux anglais, à la mol-
lesse avec laquelle la métropole soutint la lutte, au concours de la
France et de l’Espagne, et surtout à l’habileté et à la persévérance
du général en chef. Washington obtint pour ses compagnons d’armes
la justice qui leur avait été longtemps et si impolitiquement dénuée
et réussit à doter son pays d’une armée régulière, trop peu nombreuse
pour menacer les libertés publiques, capable cependant de faire res-
pecter l’indépendance nationale.
Un des premiers actes de Jefferson fut d’anéantir presque entière-
mentl’armée fédérale. 11 désarmait ainsi, pensait-il, le pouvoir exécutif
« et lui enlevait la plus grande partie de son patronage par la sup-
pression de toutes les charges inutiles; » la plupart des officiers
étaient dévoués à la politique de Washington et de ses amis, la sup-
pression de leur emploi devait donc avoir pour résultat « de plonger
le fédéralisme dans un abîme où il fût condamné à périr à tout prix.»
La marine fédérale ne trouva pas non plus grâce devant Jefferson,
qui, pour soustraire la flotte américaine au danger de se détériorer,
dit M. de Witt, vint proposer au Congrès de la mettre à terre,
de la garder en magasin, et d’avoir à l’avenir une marine sans marins
renfermée dans des ports sans eau. Il dut renoncer cependant à l’exé-
cution de ce plan si économique, et crut faire un immense
sacrifice à l’intérêt de la défense du pays en fixant à neuf cent
vingt-cinq matelots le personnel d’une flotte composée de deux cent
cinquante chaloupes canonnières. Ce désarmement généra] , au
moment même où le monde était en proie à l’une des guerres les
plus acharnées des temps modernes, n’était pas de nature à assurer
la neutralité que les États-Unis étaient décidés à garder entre les
parties belligérantes.
Washington avait inauguré une politique d’isolement que les États-
ont toujours fidèlement observée.
« J’espèrè, écrivait-il en 1788, que les États-Unis sauront rester
« dégagés du labyrinthe de la politique et des guerres européennes, et
« qu’avant longtemps l’adoption d’un bon gouvernement national les
52 i LES FONDATEEHS DE L’UNION AMÉRICAINE
« aura rendus assez respectables aux yeux du inonde pour qu’aucune
« des puissances inariliines, et surtout aucune de celles qui ont des
« possessions dans le nouveau inonde, ne se risque à les traitei avec in-
« suite ou mépris. Ce devrait être la politique des États-Unis de pour-
« voir à leurs besoins sans prendre part à leurs querelles. Toutes les
« fois qu’un débat important s’élève entre elles, si nous voulons pro-
« titer des avantages que la nature nous a donnés, nous pouvons pro-
« liter de leur folie. »
Les rapports diplomatiques de Washington avec les puissances
étrangères étaient marqués au coin d’une parfaite loyauté. « Tontes
«les fois qu’on se montrera inquiet de nos vues supposées sur la do-
« ininationdes Indes occidentales, vous resterez dans les limites delà
« vérité en affirmant que nous n’avons aucune pensée de ce genre.
« S’il est un principe plus profondément enraciné que tout autre dans
w l’esprit de cliaque Américain, c’est celui de rester parl'aitement étran-
« ger à tonte conquête. » Lorsqu’une députation delà population blan-
che de Saint-Domingue vint à Plnladelpbie solliciter des secours, le
gouvernemeut américain les lui fournit, en s’attachant à combattre
tout senlimeut de désaffection à l’égard de la France.
Washington eut l’occasion de déployer toute la fermeté de son ca-
ractère dans ses relations avec les agents du gouvernement révolu-
tionnaire qui pesait alors sur la France. La République française
avait nommé pour plénipotentiaire en Amérique le citoyen Genêt.
Ce diplomate était chargé, par ses insti'uctions, d’entraîner l’Amé-
rique dans la guei’re que la Fi ance soutenait contre l’Angleterre ;
s’il trouvait des résistances dans les régions officielles, il devait
s’efforcer de les vaincre en soulevant les passions révolutionnaires.
Le citoyen Genêt, trompé, comme tant d’autres démagogues étrangers
l’ont été depuis en Amérique, par les manifestations triomphales qui
l’accueillirent, se crut assez fort pour braver ouvertement et la poli-
tique de W ashington, qui refusait de se prêter à ses exigences, et
les lois des États-Unis. Nos lecteurs trouveront dans l’ouvrage de M. de
Witt le récit curieux des divers incidents d’un épisode dont W'a-
shington sut précipiter le dénoùment.
Le président avait cependant des adversaires dans son conseil même,
et Jefferson notamment paraissait disposé à recommander une al-
liance plus étroite avec les Jacobins. Le secrétaire d’État avait appris
sans trop d’horreur les massacres de septembre, il faisait en ces
termes l’apologie des meurtriers dans une lettre adressée au secré-
taire de la légation américaine à Paris, qui ne lui avait pas dissimulé
son indignation :
« Depuis quelque temps le ton de vos lettres me fait de la peine. . . Il est
vrai, dans une lutte nécessaire, beaucoup de coupables sont tombés sans
toutes les formes de procès, et avec eux quelques innocents. Mais je les
pleure comme je pourrais le faire s’ils étaient tombés dans une bataille. 11 a
fallu recourir au bras du peuple, instrument moins aveugle que des balles
et des bombes, mais aveugle à un certain degré. Un petit nombre de ses
plus chauds amis a reçu de lui le sort destiné à rennerni; mais le temps et
la vérité réhabiliteront et perpétueront leur mémoire; leur postérité jouira
de cette liberté pour laquelle ils n’auraient pas hésité à donner leur vie. La
liberté de toute la terre dépendait de l’issue du combat. Une telle conquête
a-t-elle été jamais faite au prix de si peu de sang innocent? Mes propres af-
fections ont eu à souffrir pour le triomphe de cette cause; mais, plutôt que
de la voir perdre, j’aurais assisté à la dévastation d’une moitié du monde :
ne dût-il rester dans chaque pays qu’un Adam et qu’une Eve, un Adam et
une Eve libre, tout serait mieux qu’aujourd’hui^ ! »
4 Jefferson n^a pas toujours aussi bien mérité des démagogues. Il avait trop
d’^esprit pour parler toujours le langage que nous venons de transcrire. Ainsi il
traitait eu 1788 de coquins, brigands, misérables, les gens du faubourg Saint-
Antoine tués devant la maison de Réveillon. 11 accueillit avec eiitliousiasnie la
Charte de 1814, et s’efforça de convaincre ses amis de rancien monde que toute op-
position dynastique précipiterait la France dans de nouvelles révolutions où elle per-
drait sa liberté. Prenez garde, écrivait-il à la Fayette, le 14 févj ier 1815, lorsque la
liberté, au heu d’avoir pris racine dans les esprits, et d'avoir grandi avec la raison
publique, est recouvrée par la violence ou par quelque cause accidentelle, elle ne
produit, chez un peuple qui n’y est point préparé, qu'une autre sorte de tyrannie,
celle de la foule, du petit nombre, ou d’un seul. » Et à Dupont de iNemours, le
128 février: « J’ai à vous féliciter, et je le fais trés-sincérement, d'être revenu, de
Robespierre et de Bonaparte, à votre situation antirévolutionnaire; vous en êtes à
peu près où vous en étiez au Jeu de Faume le 20 juin 1789. Le roi vous aurait alors
accordé par un pacte la liberté religieuse, la liberté de la presse, le jugement par
jury, Vhabeas corpus, et une législature représentative. A mes yeux, ce sont là les
éléments généraux qui constituent le gouveriiemeiit libre... Et, bien que la dernière
capitulation du roi ne me paraisse pas aller tout à fait jusque-là ; j ai l’espoir que,
par une pression constante et prudente, vos patriotes pourront obtenir de lui ce qui
vous manque encore pour vous donner une mesure modérée de liberté et de sécurité.
S’il n’en était pas ainsi, je craindrais beaucoup un retour à des mécontentements
qui ramèneraient Bonaparte. » Le retour de l’ile d’Elbe venait donner raison à Jeffer-
son et le consterner. « Vous désespérez de voire pays, et moi, j’en désespère comme
vous, disait-il à Dupont de Nemours; le despotisme est maintenant lixé sur lui d’une
façon permanente. » Après la catastrophe de Waterloo, il eut une ferme confiance
dans rétablissement en France d’un gouvernement libéral et modéré. « Je souffre
pour la France, écrivait-il encore; et pourtant on ne peut nier que, par les afflictions
dont elle a si gratuitement et si méchamment accablé les autres peuples, elle ifait
mérité de dures représailles; car c’est une mauvaise excuse que de rejeter ces énor-
mités sur l’homme qui l’y a poussée, et qui a été l’auteur de plus de malheurs et
de souffrances dans le monde qu’aucune autre créature humaine avant lui. Après
avoir détruit les libel lés de son pays, il a épuisé toutes ses ressources physiques et
morales x^our satisfaire sa folle ambition et son esprit dominateur et tyrannique. Ses
souffrances ne peuvent être trop grandes; mais je déplore celles des Français,... et
je ne puis m’enqiêcher d’espérer qu’ils finiront par établir, pour eux-njêmes, un
gouvernement de liberté sage et tempérée... L’idée du gouvernement représentatif
Octobre 1801. 22
32G
LES FONDATEURS DE L’UNION AMÉRICAINE
Jefferson avait d’abord professé une admiration sans réserve pour
Genêt, dont il espérait se faire uu instrument. « On ne peut rien
imaginer, disait-il, de plus affectueux et de plus magnanime que sa
mission. » Mais, lorsque Genêt, par son mépris pour les lois et le gou-
vernement des États-Unis, eut soulevé le sentiment national et rallié
l’immense majorité de la nation autour du président, Jefferson sui-
vit la masse et l’abandonna peu à peu. « Le choix qu’on a fait de cet
« homme pour nous l’envoyer, écrivait-il à Madison, est une véritable
« calamité. C’est un cerveau échauffé, sans imagination, sans juge-
« ment, passionné, irrévérencieux jusqu’à l’indécence dans ses com-
« munications écrites ou verbales avec le président. Placés sous les
« yeux du Congrès et du public, ses propos exciteraient l’indigna-
« tion; sa conduite ne peut être défendue, même par le plus forcené
« jacobin... Il me fait une position horriblement difficile, non qu’il
« ne me rende justice à moi personnellement, pourvu que je lui
« donne le temps de décharger sa bile et de se refroidir. Je suis avec
« lui sur un pied à pouvoir le conseiller librement et à lui faire tenir
« compte de mes avis ; mais il éclate de nouveau à la première occa-
« sion; il est incorrigible. » Le citoyen Genêt s’aperçut des inquié-
tudes de Jefferson. « Dans les commencements, écrivait-il au ministre
« des affaires étrangères, le.secrétaire d’État m’a paru disposé à secon-
« der nos vues; cependant j’ai remarqué dans ses déclarations offi-
« cielles une sorte de retenue qui m’a convaincu que cet homme à
« demi-caractère voulait se tenir en mesure de conserver sa place,
« quelle que fût l’issue des événements. » Le pauvre Genêt, cette fois,
voyait exceptionnellement juste, et, lorsque Washington résolut de
faire demander son rappel au gouvernement français par le ministre
des États-Unis à Paris, ce fut Jefferson qui, en sa qualité de secrétaire
d’État, transmit les instructions. En même temps il envoyait le mot
d’ordre à Madison : « Le parti républicain ferait sagement d’ap-
« prouver sans équivoque l’état de neutralité, d’éviter toute pe-
« tite chicane sur la coiupétence du pouvoir qui l’a déclaré ; d’aban-
« donner entièrement M. Genêt avec force protestations d’amitié pour
« son pays. De cette façon, nous mettrons le peuple de notre côté, en
« nous mettant nous-mêmes de son côté. » La Convention, après un
rapport dans lequel Robespierre déclina toute solidarité « avec un
homme nommé Genêt,» rappela son ministre.
Lorsque les négociations qui précédèrent la ratification du traité
d’amitié, de commerce et de navigation signé à Londres par lord
a pris i^acine en Europe... La France elle-même atteindra, malgré tout, le gouver-
nement représentatif... quand même des rivières de sang devraient encore couler
entre les Français et leur but. »
ET LA CRISE ACTUELLE.
327
Granville et John Jay soulevèrent la clameur populaire, Washington
sut montrer, à l’encontre d’un grand nombre de ses concitoyens,
une fermeté non moins digne d’éloges que celle qu’il avait opposée
aux manœuvres des agents de la Convention française. Le traité avait
pour résultat d’assurer l’exécution de clauses importantes du traité
de 1782, inobservées jusqu’alors par l’Angleterre, et de mettre le
commerce américain à l’abri des vexations que les représailles exer-
cées avec la permission du gouvernement fédéral sur la marine an-
glaise ne pouvaient compenser. La signature de ce traité fut due aux
concessions réciproques des deux puissances. « J’espère bien, écrivait
« Jefferson, alors retiré des affaires, que la branche populaire de notre
« législature désapprouvera l’œuvre de Jay, et nous débarrassera de
« cet acte infâme qui n’est rien autre qu’un traité d’alliance entre
« l’Angleterre et les anglomanes de ce pays contre la législature et le
« peuple des États-Unis. » La populace se souleva dans presque toutes
les villes de l’Union; une société démocratique de la Caroline du Sud
déclara qu’elle était « amenée à regretter l’absence de la guillotine. »
Washington n’était pas môme épargné. « L’homme qui filoute la li-
« berté à son pays, écrivait un publiciste démocrate, est plus détestable
« que celui qui force, avec de fausses clefs, la porte de son voisin et le
« dépouille de ses richesses. » On l’accusa aussi de piller les deniers
publics. « Le monde ne sera-t-il pas amené à reconnaître que le mas-
« que de l’hypocrisie politique a été porté également par un César, un
« Cromwell et un Washington? » Le président ne se laissa pas intimider
par ces clameurs, et ratifia le traité. Quoique le parti démocratique
fût en majorité dans la Chambre des représentants, comme l’opinion
publique un instant émue se prononçait encore cette fois pour la poli-
tique de Washington, l’Assemblée eut la prudence de renoncer à toute
opposition.
Jefferson n’imita ni la sage réserve ni la fermeté de Washington.
Toutefois les premières années de sa présidence furent marquées par
un éclatant succès, qui n’était dû en aucune façon à l’habileté de sa
politique.
Washington attachait un grand prix à obtenir de l’Espagne la re-
connaissance de la libre navigation du Mississipi, et même la cession
de quelques territoires voisins du fleuve. Le traité du 27 octobre 1795
assura la libre navigation du Mississipi et donna aux États-Unis le droit
d’entrepôt à la Nouvelle-Orléans. Depuis le traité de 1795, l’Espagne
avait abandonné la Louisiane à la France. Cette transaction avait in-
quiété Jefferson, qui avait chargé son représentant à Paris de nouer
des négociations à ce sujet. M. Livingston ne crut pas pouvoir donner
immédiatement suite aux instructions de son cabinet, et, tout en
exprimant l’espérance de voir la France prochainement en guerre
c
528
LES FONDATEURS DE L’UNION AMÉRICAINE
avec l’Angleterre et obligée de vendre la Louisiane à l’Union, il expli-
quait en ces termes les diflicultés que présentaient les relations di-
plomatiques avec le gouvernement du premier consul Bonaparte. « Il
« n’y a jamais eu de gouvernement avec lequel il est aussi impossible
<c de négocier une affaire qu’avec celui-ci. Il n’y a ni peuple, ni législa-
« ture, ni conseillers. Un seul homme est tout. Il demande rarement
« un avis, et n’en accepte jamais sans le demander. Les ministres sont
« de purs commis, sa législature et ses conseillers ne sont que des
« personnages de parade. Bien que le sentiment de presque tous les
« hommes sérieux qui l’entourent soit contraire à cette folle expédi-
« tion, personne n’ose le lui dire... L’insolence extrême de ce gou-
« vernement ne permettra pas à la paix de durer longtemps. »
Une nouvelle guerre, en effet, fut bientôt déclarée entre la France
et l’Angleterre, et Bonaparte, afin d’empêcher les ennemis de s’em-
parer d’une magnifique colonie qu’il se croyait impuissant à dé-
fendi’e, n’hésita pas à transférer la Louisiane aux États-Unis pour
une indemnité pécuniaire. Si les guerres de Napoléon valurent aux
Etats-Unis un accroissement considérable de territoire, elles exposè-
rent leur pavillon à des affronts, et causèrent à leur commerce des
pertes que Jefferson ne sut ni prévenir ni réparer.
Washington s’était gardé de se faire le champion d’aucune doctrine
particulière en matière de droit maritime et s’était surtout préoccupé
de défendre les intérêts du commerce national. Jefferson, au con-
traire, professant une théorie qui refusait aux belligérants toute espèce
de droit de visite, et par conséquent la recherche de la contrebande de
guerre, se décida à ne reconnaître aucun traité contraire à cette doc-
trine et préféra ne protéger le pavillon américain par aucun acte di-
plomatique plutôt que d’accepter des sûretés incomplètes; il refusa
même sa ratification à un traité qui reproduisait, avec quelques mo-
difications favorables aux États-Unis, les dispositions du traité conclu
par Jay avec l’Angletei're.
Cette conduite insensée d’un gouvernement, qui, d’ailleurs, n’a
■voit ni armée ni flotte pour appuyer d’insolentes prétentions, ne
tarda pas à porter ses fruits, et, à sept ou huit milles de la côte
d’Amérique, le vaisseau britannique le Léopard, contrairement à tous
les usages admis, visita, après un engagement de courte durée, la
frégate américaine la Chesapeak, navire de guerre, et s’empara des
matelots, que les officiers anglais prétendirent reconnaître comme dé-
serteurs. A cet acte de violence et de mépris Jefferson répondit par
une proclamation qui intimait aux navires de guerre britanniques
l’ordre de sortir des eaux américaines; mais aucun compte ne fut tenu
de cet ordre, qu’aucune démonstration armée et par conséquent effi-
cace ne vint appuyer.
ET LA CRISE ACTUELLE.
329
Pendant que le cabinet anglais prétendait punir la partialité des
États-Unis pour la France en prescrivant la stricte application des or-
dres du conseil à la marine marchande américaine, le gouvernement
français se fondait sur ce que l’Amérique se montrait trop endurante
vis-à-vis de l’Angleterre pour méconnaître sa neutralité et atitorisait
la saisie des navires de commerce, en vertu du décret de Berlin.
Jefferson n’avisa rien de mieux, pour parer aux difficultés de la situa-
tion, que de proposer au congrès, qui y consentit, une loi d’embargo
défendant, sous peine de saisie, à tout navire, quel que fût son pavillon,
de sortir des ports américains à destination d’un port étranger. 11
expliquait ainsi l’utilité de Vembrago : « En retenant à l’intérieur nos
« vaisseaux, nos chargements et nos marins, V embargo nous fait éviter
« la nécessité d’etre entraînés par leur capture à une guerre immédiate.
« Jusqu’à ce que les belligérants retrouvent quelque sens moral,
« nous nous renfermerons chez nous; cela donne du temps : le temps
« peut produire la paix en Europe, et la paix en Europe suspendra
« toute espèce de querelle, jusqu’au jour où une nouvelle guerre écla-
« tera. Ce jour-là notre dette sera payée, notre revenu dégagé, notre
« force augmentée. »
Contrairement à ces calculs spécieux, V embargo ne fit de tort qu’aux
États-Unis, en paralysant leur commerce extérieur. M. deChampagny
proclama son admiration pour « le grand et courageux sacrifice que
s’étaient imposé les Américains, » et Napoléon ordonna la saisie et la
confiscation des navires américains qui abordaient en France, car ils
ne naviguaient, disait-il, qu’au mépris des lois de leur pays, et il était
trop l’ami du gouvernement des États-Unis pour ne pas prêter, autant
qu’il dépendait de lui, main forte à l’exécution de ses décrets. L’An-
gleterre, de son côté, accordait des faveurs aux navires qui échap-
paient à V embargo. M. Canning déclara et avec ironie à Jefferson que,
« s’il avait été possible à Sa Majesté de faire un sacrifice pour amener
« la levée de l’embargo^ sans se donner l’apparence d’en solliciter la
« révocation en tant que mesure d’hostilité contre son peuple, le roi
« aurait contribué avec joie à en faciliter l’abandon en tant que me-
« sure de contrainte incommode pour le peuple américain. » Le con-
grès se décida à lever Y embargo en 1809, à la veille du jour où Jeffer-
son allait quitter les affaires. Le président appréciait ainsi la valeur
d’une mesure dont il avait été Tardent promoteur. « Nous avons sup-
« primé Y embargo., parce que le sacrifice annuel de nos exportations
« pour une valeur de cinquante millions représente le triple de ce
« que nous coûterait la guerre, sans compter qu’avec la guerre nous
« gagnerions quelque chose, tout en perdant moins qu’aujourd’hui...
« Du reste, ce sont là des affaires que je laisse à régler à mon ami
« M. Madison. »
330
LES FONDATEURS DE L’UNTON AMERICAINE
III
Jefferson ébranla le premier la digue opposée par Washington au
débordement de la démocratie ; il ne se sentit pas toujours, il est
vrai, rassuré sur l’avenir, et, comme il exprimait un jour ses inquié-
tudes à un diplomate étranger, celui-ci lui répondit finement :
« Quel dommage que vous n’ayez pas bouché le trou par lequel vous
ôtes passé! » Les successeurs de Jefferson n’ont rien fait pour retenir
leur pays sur la pente dangereuse où il était entraîné : choisis pour
leur complaisance présumée aux volontés des masses, ils ont tous
répondu à l’attente de ceux qui les avaient élus.
Le triomphe du parti ultra- démocratique a exercé une fatale in-
fluence sur la société américaine, en lui donnant pour dogme fonda-
mental la supériorité absolue du nombre, et pour principe de gou-
vernement la souveraineté de la force brutale. Or, lorsqu’un pays
obéit à une pareille règle de morale, il sort des voies normales de la
civilisation; l’idée du juste s’y altère, l’utile prend peu à peu la forme
et la place de l’honnête, et devient le mobile unique de toutes les ac-
tions, le succès seul est apprécié, la soif du gain domine les autres
sentiments, une probité moins stricte préside aux transactions,
l’intimité et même l’urbanité disparaissent des rapports des hommes,
les caractères s’affaissent, les lettres et les arts sont abandonnés
comme choses de nul prix. Les États-Unis n’ont pas plus échappé aux
tristes conséquences de leurs erreurs politiques que n’y échappera
toute nation qui consent à les partager ou à s’y soumettre sous une
forme ou sous une autre.
Sous l’action du parti ultra-démocratique, les institutions deTUnion
ont perdu leur force et leur prestige. Chaque élection a constaté
l’abaissement progressif du niveau politique et social. La vertu, le
talent, la fortune et la naissance, au lieu de fixer le choix des citoyens,
sont, au contraire, devenus des motifs d’exclusion. Le peuple s’est
moins attaché à avoir des représentants que des commis dont la va-
leur personnelle ne lui porterait aucun ombrage, et qui, n’étant rien
que par lui, n’auraient d’autre volonté que la sienne.
Ce résultat s’était déjà produit pendant la présidence de Jefferson,
qui s’en plaignait quelquefois ; « La majorité du sénat a bonne inten-
tion, écrivait-il, mais les fédéralistes Tracy et Bayard sont trop forts
pour elle et réagissent beaucoup sur les délibérations. » La chambre
ET LA. GRISE ACTUELLE.
331
des représentants lui inspirait les mêmes inquiétudes, « sauf les fé-
déralistes, qui seront vingt-sept, et la petite bande des schisma-
tiques. qui sera réduite à trois ou quatre (mais tous des langues),
la chambre des représentants est la mieux disposée qu’on puisse voir.
.Malheureusement il ne s’y trouve personne dont le talent et la posi-
tion réunis aient assez de poids pour en faire un chef. En consé-
quence, personne ne se charge de faire les affaires publiques, et elles
ne se font pas. »
Si les discussions parlementaires aux États-Unis ont singulière-
mont perdu en éclat, elles n’ont rien gagné du côté de la mo-
dération et de la dignité. Les personnalités les plus violentes y
ont acquis droit de cité, et plus d’une fois on a vu des représentants
ou même des sénateurs transformer la lutte oratoire en un véritable
pugilat, et recourir à la raison démonstrative des poings ou des
armes pour corroborer leur argumentation et réduire leurs adver-
saires au silence. Si les choses se passent de la sorte dans les assem-
blées fédérales, qui sont les seules dont les discussions aient un peu
d’écho chez nous, il serait téméraire d’affirmer qu’il en est autrement
dans les assemblées locales. D’ailleurs, ces habitudes de violence ont
passé des assemblées sur la place publique, et trop souvent le révol-
ver est regardé comme un accessoire nécessaire du costume des par-
ticuliers. De là des crimes dont la répression elle-même n’est pas
toujours celle qui convient à une nation civilisée. A force de s'en-
tendre répéter, par des amis mal inspirés, qu’elle ne peut se trom-
per, la multitude, s’imaginant qu’elle devait rendre la justice elle-
même, a pratiqué, sous le nom de loi de Lyncà, une coutume qui viole
toutes les lois du pays, et en vei*tu de laquelle, lorsque la foule
soupçonne un crime, elle s’empare du présumé coupable, le juge et
l’exécute sans désemparer, sous les yeux de magistrats qui n’ont ni
autorité morale ni force matérielle pour réprimer une scandaleuse et
barbare usurpation de leurs pouvoirs.
La puissance incontestée des passions populaires a, malgré les
sages et humaines recommandations de Washington, assuré plus
d’une fois l’impunité aux citoyens américains, qui traquent les In-
diens comme des bêtes fauves. « Nous ne pourrons, écrivait Washing-
ton, vivre en paix avec eux tant que les habitants des frontières con-
serveront l’idée qu’il n’est point aussi criminel de tuer un Indien que
de tuer un blanc. »
Enfin, la démocratie américaine n’a pas toujours su échapper à un
défaut, qui est propre à toutes les démocraties, l’ingratitude; Jeffer-
son en fit la triste expérience à la fin de sa carrière. Sa fortune étant
très-obérée ; il sollicita l’autorisation de mettre scs biens en loterie.
« Tout ce que je demande, disait-il, c’est la permission de vendre li-
Z52
LES FOND\TEUr\S DE L’üNION AMÉPaCÂI^'E
breinent mes propres biens pour payer mes dettes, de les vendre, dis-
je, non de les sacrifier, non de les livrer en pâture à des spéculateurs
qui s’enrichiraient de mes dépouilles, sans me donner les moyens de
payer ceux qui ont eu confiance dans ma bonne foi, et en me laissant
moi-même sans ressources dans cette dernière phase de la vie où la
vigueur s’éteint. » Le Congrès, composé presque entièrement de gens
qui devaient à Jefferson leur fortune politique, ne sut pas compatira
cette grande infortune, et marchanda longtemps son autorisation. On
essaya de recourir alors à une souscription nationale : on parla très-
haut des services rendus au pays par .Jefferson; mais, quand il fallut
s’exécuter, c’est à peine si on parvint «à atteindre le chiffre insuffisant
de 18,000 dollars.
Malgré tous les vices de leur organisation intérieure, les Américains
se proclament le premier peuple du monde, et la plupart de ceux
qui visitent l’ancien continent affectent généralement un profond
dédain pour les institutions des pays où ils trouvent l’hospitalité.
Quelques diplomates du nouveau mon'ie ont mème cherché à plaire
à la populace, en méconnaissant les règles de politesse et d’étiquette
observées dans les Cours auprès desquelles ils étaient accrédités.
Si l’attitude des Américains, au dehors de leur pays, n’a pas con-
stamment mis en relief leur urbanité, les relations extérieures de leur
gouvernement n’ont pas toujours non plus démontré sa parfaite
loyauté. La politique étrangère des États-Unis a eu un seul but : la
substitution, en Amérique, de leur domination à celle des autres puis-
sances. « Notre confédéi ation, écrivait Jefferson, dès 1786. est le nid
destiné à peupler l’Amérique au nord et au sud; .mais gardons-nous
d’exercer trop tôt une pression sur les Espagnols. L’immense terri-
ritoire qu’ils occupent ne peut être provisoii ement en de meilleures
mains ; toute ma crainte, c’est qu’ils ne soient trop faibles pour le
conserver jusqu’au jour où notre population sera en état de le leur
enlever pièce à pièce. » Les successeurs de Jefferson n’ont rien épar-
gné pour remplir ce vœu. Ils ont imaginé, pour légitimer leurs pro-
cédés diplomatiques, deux principes qui, malheureusement pour la
paix du monde, ne sont pas restés confinés de l’autre côté de l’Atlan-
tique. En vertu de l’un, connu sous le nom de doctrine de Monroe, du
nom du président qui le consigna et le développa le pi’emier dans
un document officiel, les États-Unis contestent aux puissances euro-
péennes le droit d’intervenir dans les affaires d’aucune nation améri-
caine, tout en revendiquant formellement ce droit pour eux. Ce prin-
cipe n’est qu’une des faces du principe dit de non intervention , sur la
moralité duquel de récentes applications nous ont complètement édi-
fiés. Il est respecté, si celui qui le formule a une armée de six cent mille
hommes, pour l’imposer de force à qui serait tenté de ne pas s’y con-
ET LA CRISE ACTUELLE.
335
former; il n’est qu’impndenl lorsqu’il est mis en avant par une puis-
sance qui n’a ni flotte ni armée.
A côté du prétendu principe de non intervention, les hommes d’É-
tat du nouveau monde ont donné place à celui ^ annexion^ qui en
est le corrollaire obligé. Ils ont invoqué tour à tour, pour justifier
l’annexion des pays qu’ils convoitaient, les prétextes que la mauvaise
foi suggère en pareil cas : le désir évident, ou même le cri de douleur
des populations, les fautes des gouvernements qu’ils veulent renver-
ser, les nécessités de rectifications de frontières, les convenances géo-
graphiques. Nous retrouvons toutes ces considérations dans les mes-
sages des derniers présidents au Congrès, au sujet de l’ile de Cuba.
Quoique les États-Unis fussent en paix avec l’Espagne, le chef de
la confédération, se fondant sur une sorte d’expropriation pour cause
d’utilité publique, n’a pas craint de déclarer que l’Union serait ré-
duite à la douloureuse nécessité de prendre Cuba de force, si le gou-
vernement espagnol ne consentait à lui vendre sa colonie. Ces me-
naces, il est vrai, n’ont pas été exécutées, mais il faut s’en prendre
jdutôt à la faiblesse des États-Unis qu’à un reste de respect pour le
droit international. Le langage du chef de l’État était un encoura-
gement pour les aventuriers qui v'oudraient tenter l’entreprise. Plu-
sieurs expéditions se sont armées dans les ports de l’Union; elles ont
échoué devant l’antipathie des populations pour les envahisseurs et
les précautions du gouvernement espagnol; elles ont été, comme il
fallait s’y attendre, désavoués avec éclat. Les tentatives de Walker, sur
les Étals de l’Amérique centrale ont été secondées parla môme tolé-
rance, mais, n’ayant pas eu plus de succès, leur auteur n’a été consi-
déré que comme un flibustier qui ne pouvait engager son pays. La crise
actuelle détournera sans doute, pour quelque temps, les hommes d’État
américains de l’application des principes de non-in tei’venti on et d’an-
nexion en dehors de leur propre territoire.
Cette crise, comme nous l’avons dit en commençant, a des causes
multiples .
Les unes sont antérieures à l’Union elle-même : nous citerons no-
tamment, dans le nombre, l’esclavage, l’opposition d’intérêts com-
merciaux, la différence de climats et de mœurs. Washington s’appliqua
à conjurer ces éléments de dissolution. Le passage de son adresse
d’adieu que nous avons transcrit pins haut dissimule mal ses in-
quiétudes, partagées par les plus éminents de ses contemporains.
« Les vieilles discussions, disait Jefferson en 1 820, entre fédéralistes
et républicains n’avaient rien de menaçant, parce qu’elles existaient au
sein de chaque État, parce qu’elles établissaient entre deux sections de
l’Union desliens de fraternité et départi; mais la coïncidence d’une ligne
de démarcation morale et politique avec une ligne géographique, c’est
534
LES FONDATEURS DE L’UNION AMÉRICAINE
là une idée qui, une fois conçue, ne pourra plus, j’en en bien peur,
s’effacer jamais de l’esprit. On la verra reparaître à chaque occasion,
renouveler l’excitation, allumer enfin des haines si mortelles, que la
séparation deviendra préférable à d’éternelles discordes. J’ai été de
ceux qui ont eu la foi la plus ferme dans la longue durée de notre
Union ; je commence à en douter beaucoup. »
A ces causes de séparation antérieures au pacte fédéral, et en
quelque sorte naturelles, sont venues s’en ajouter d’autres unique-
ment imputables à ceux qui depuis Washington ont dirigé les affaires
publiques.
L’extension du territoire de l’Union ne lui a pas donné un accrois-
sement de force équivalent, et y a augmenté, au contraire, les élé-
ments de dissolution. Jefferson en eut le sentiment dès 1805, et, peu
de jours après avoir signé le traité d’aquisition de la Louisiane, il écri-
vait ces lignes :
« Si jamais les nations nouvelles qui vont se former sur les bords
du Mississipi trouvent intérêt à se détacher du trône ; si jamais leur
bonheur exige assez impérieusement une telle opération pour qu’elles
s’y résignent, pourquoi les États atlantiques la craindraient-ils? Et
surtout pourquoi, nous leurs habitants actuels, prendrions-nous
parti dans une semblable question? Les habitants des États mariti-
mes et ceux des États intérieurs sont également nos fils, des fils
établis dans des quartiers divers, mais voisins. Nous croyons que leur
bonheur est dans leur, union. Les événements peuvent prouver le
contraire, et, s’ils trouvent intérêt à se séparer, pourquoi prendrions-
nous parti pour nos descendants orientaux contre nos descendants
occidentaux? C’est la querelle du frère aîné et du frère cadet. Que
Dieu les bénisse tous deux ; qu’il maintienne leur union si cela leur
est bon, mais qu’il les sépare si cela leur est meilleur. »
Ces doutes étaient fondés sur l’expérience du passé. En effet, les
seuls États qui aient réussi à s’agrandir d’une manière durable
sont ceux, république ou monarchie, dont toutes les parties dé-
pendent également d’un pouvoir central, fort et respecté. Tel a été le
secret de la grandeur de Rome : c’est précisément parce qu’ils n’of-
fraient pas ce caractère que les empires d’Alexandre et de Charle-
magne ne leur ont pas survécu. Jefferson et ses successeurs auraient
pu éloigner le moment de la catastrophe, en maintenant soigneuse-
ment le lien fédéral tel que la Constitution l’avait formé ; ils s’appli-
quèrent, au contraire, à relâcher ce lien et ajoutèrent ainsi une nou-
velle cause de ruine à toutes celles qui existaient déjà.
Quelle sera l’issue de la guerre? Nul ne peut le prévoir. Elle pré-
sente plus d’un trait de ressemblance avec la guerre de l’Indépen-
dance. Les armées qui sont en face l’une de l'autre n’ont pas une
ET LA GRISE ACTUELLE.
; organisation meilleure que celle des treize États de 1776. Des régi-
i inents entiers, aujourd’hui comme alors, se débattent à la veille d’une
bataille : il y a cette différence toutefois que, ni d’un côté ni de l’autre,
il ne s’est encore rencontré un Washington. M. Lincoln, désespérant
peut-être d’en trouver un dans les rangs de ses compatriotes, aurait,
dit-on, proposé à Garibaldi le commandement en chef de ses trois cent
mille volontaires. Quelque crédit que cette rumeur ait obtenue, nous
n’y a joutons aucune foi, nous ne pouvons l’attribuer qu’à des ennemis
I de rUnion. M. Lincoln a le sens trop droit et trop patriotique pour
V confier une mission qui demande l’habileté, la science militaire, le
tact, la mesure du grand citoyen de Mout-Vernon, au solitaire de Ca-
j prera, dont la figure n’a d’analogie qu’avec celle de l’invincible che-
valier de la Manche. Supposons que les armées du Nord, môme sans
j le concours de Garibaldi, remportent de grands avantages, la guerre
i ne sera pas finie, il faudra occuper militairement les États du Sud,
■; et cette occupation devra être permanente, car les derniers événe-
* ments du Maryland nous montrent suffisamment la profonde antipa-
thie des séparatistes pour le pacte fédéral.
Nous désirons sincèrement que la guerre se termine le plus promp-
tement possible, par une transaction durable et qui laisse subsister
; de l’autre côté de l’Atlantique une puissante marine commerciale.
Notre politique est tracée par nos traditions mômes, car la participa-
I tion de la France à la guerre de l’indépendance ne fut pas une œuvre
’ purement chevaleresque, ce qu’on appelle la guerre pour une idée.
L’existence d’une grande puissance commerciale dans le nouveau
monde, en effet, importe au plus haut point à la France et à l’Europe
■i continentale; elle est une sérieuse garantie du maintien de la liberté
des mers du continent européen. Notre diplomatie doit donc veiller
soigneusement à ce que ces grands intérêts ne soient point com -
promis.
Toutefois nous avons la ferme confiance que, dans le cas môme
où l’ordre de choses établi par la Constitution de 1788 serait par-
tiellement atteint, la puissance commerciale de l’Amérique ne rece-
vrait pas une atteinte mortelle. Les États restés fidèles à TUnion ne
constitueraient-ils pas à eux seuls une confédération riche, respec-
table etrepectée? Ne trouveraient-ils point dans certains cas, du côté
du Nord, des compensations avantageuses?
Les événements actuels nous paraissent d’ailleurs entraîner un ré-
sultat auquel nous ne pouvons qu’applaudir; ils favoriseront les efforts
de l’Espagne pour le rétablissement de sa puissance maritime et
coloniale. Déjà l’Espagne a été appelée à Saint-Domingue par le vœu
de ses anciens colons; le Mexique, à son tour, fatigué d’une indé-
pendance qui n’est qu’une série interminable de révolutions, se jettera
336 LES FONDATEURS DE L’UNION AMÉRICAINE ET LA CRISE ACTUELLE.
peut-être prochainement dans les bras de sa métropole ; le gouver-
nement de la reine Isabelle profite enfin de la renaissî^nce de son
crédit pour réorganiser son armée et sa flotte : puisse-f-^il rendre à
son pays les beaux jours de Charles III ! Dégagé des obstacles que lui
opposaient les États-Unis, il aura certainement à triompher du mau-
vais vouloir d’une autre puissance ; mais il doit, dans cette circon-
stance, compter sur le concours de la France : notre concours ne
serait, en définitive, pas un acte de pure générosité, puisque la res-
tauration de la puissance maritime et coloniaie de l’Espagne nous
ménagerait, comme au siècle dernier, une alliance fondée sur des
intérêts communs et par conséquent durables.
Henry Moreau.
MELANGES
L’ÉGLISE ET LA SOCIÉTÉ CHRÉTIENNE EN 1861
PAR M. GUIZOT*.
Je ne me souviens plus de qui M. Guizot a dit: « 11 trouve sa séré-
nité dans sa hauteur. » A personne ce mot ne convient mieux qu’à
lui-même. Impassible autrefois au milieu des luttes ardentes, calme
par élévation, jamais par indifférence, exerçant alors, grâce à cette
vertu si rare, un véritable empire sur ceux mômes qui ne partageaient
pas ses opinions, M. Guizot semble avoir gravi, depuis que le combat
est interrompu pour lui, des hauteurs plus sereines encore, et tout
ce qui tombe de sa plume, sans parler delà majesté du langage, porte
à la fois l’empreinte de la bienveillance et de l’autorité. Dans le livre
qu’il vient de publier sous ce titre, l’Église et la société chrétienne en
1861, on renêontre ses grandes qualités, mais avec un accent reli-
gieux, ému, solennel, qui commande le respect; on sent que l’illustre
auteur parle à la fois de tout ce qu’il aime le mieux, ses croyances
chrétiennes, ses convictions libérales, ses espérances patriotiques.
Qu’a-t-il jamais écrit de plus beau que cette page sur la prière?
« Sans la foi instinctive des hommes au surnaturel, sans leur élan spontané
et invincible vers le surnaturel, la religion ne serait pas.
« Seul entre tous les êtres ici-bas, l’homme prie. Parmi ses instincts
moraux, il n’y en a point de plus naturel, de plus universel, de plus invin-
cible que la prière. L’enfant s’y porte avec une docilité empressée. Le vieil-
* Un vol. in-8, Michel Lévy, octobre 1861.
338
MÉLANGES.
lard s’y replie comme dans un refuge contre la décadence et l’isolement. La
prière monte d’elle-même sur les jeunes lèvres qui balbutient à peine le
xiom de Dieu et sur les lèvres mourantes qui n’ont plus la force de le pro-
noncer. Chez tous les peuples, célèbres ou obscurs, civilisés ou barbares,
on rencontre à chaque pas des actes et des formules d’invocation. Partout
où vivent des hommes, dans certaines circonstances, à certaines heures,
sous l’empire de certaines impressions de l’âme, les yeux s’élèvent, les mains
se joignent, les genoux fléchissent, pour implorer ou pour rendre grâces,
pour adorer ou pour apaiser. Avec transport ou avec tremblement, publi-
quement ou dans le secret de son cœur, c’est à la prière que l’homme s’a-
dresse, en dernier recours, pour combler les vides de son âme ou porter
les fardeaux de sa destinée; c’est dans la prière qu’il cherche, quand tout
lui manque, de l’appui pour sa faiblesse, de la consolation dans ses douleurs,
de l’espérance pour sa vertu. »
Lisez encore cette belle page sur la liberté en Italie ^ :
« Il y a des mots qui réveillent de si grandes idées et de si belles espéran-
ces, qu’ils sont puissants par eux-mêmes, et presque indépendamment des
faits qui leur correspondent. Le mot de liberté a ce prestige : rien qu’à l'en-
tendre retentir, les hommes sont charmés et dominés ; ils se croient en
possession de la liberté dès qu’ils en parlent, et ils se figurent aisément qu’ils
l’ont donnée parce qu’ils l’ont promise. Il n’y a point d’illusion plus déce-
vante pour ceux qui s’y livrent, et plus irritante pour ceux qui ne la parta-
gent pas. F‘our qu’elle porte ses fruits, il faut que la liberté soit réelle, et
elle n’est réelle qu’à des conditions auxquelles les mots et les promesses ne
suffisent point.
« La première de ces conditions, c’est que la liberté existe pour tous; que
tous les partis, tous les citoyens, en jouissent également, en fait comme en
droit, notamment pour la défense des intérêts établis, car de tous les droits
le plus respectable est celui de la défense. Tant que la liberté est une arme
pour les uns, plus qu’un rempart pour les autres, tant qu’elle n’est pas en-
tourée des garanties générales qui en assurent l’exercice aux faibles aussi
bien qu’aux forts, qu’on ne dise pas qu’elle est conquise et fondée; qu’on ne
se prévale pas de son nom pour éblouir le pays qui rattenà et célébrer le
pouvoir qui s’en vante; le pouvoir n’a le droit de se dire libéral que lors-
qu’il accepte sérieusement la liberté au lieu de s’en faire un moyen de char-
latanerie et de mensonge ; les peuples ne sont libres que lorsqu’ils ne sont
pas dupes, et il n’y a point de charlatanerie plus méprisable ni de duperie
plus ridicule que l’invocation continuelle du nom de la liberté quand elle
n’est ni également répartie, ni efficacement garantie. »
A ce langage, tour à tour si tendre et si fier, on sent, je le répète,
que M. Guizot a mis dans ce livre sa foi, sa politique, sa raison, toute
MÉLANGES.
350
son àme. Les événements dont l’Ilaiie est le théâtre sont, en effet, de
nature à agiter l’âme tout entière. Qui donc, en France, est demeuré
insensible à la cause de l’indépendance italienne? Qui donc a hésité
dans ses sentiments, lorsque le drapeau de la France a contraint les
armées de l’Autriche à reculer? Qui donc, môme parmi ceux qui
n’eussent pas conseillé la guerre, a refusé ses applaudissements à la
victoire? Mais de tous les cœurs généreux s’élevait alors cette prière :
Que Rome soit préservée, que Venise soit délivrée; que les Italiens,
rendus à eux-mêmes et non à d’autres maîtres, ne déchirent pas leur
magnifique pays comme une proie disputée, mais le possèdent dans
l’union et dans la liberté comme un bien retrouvé! Où est ce beau
rêve? Rome n'est pas préservée, Venise n’est pas délivrée, les nations
ont été supprimées après les trônes, la plus forte a conquis les plus
faibles, l’Église est dans le deuil, le droit dans l’oubli, l’œuvre s’a-
chève violemment, et, pendant ce temps, le contre-coup de ces évé-
nements remue le sol de la France. On déclare le gouvernement res-
ponsable de tout ce qu’il pouvait empêcher; les opinions se heurtent
dans une polémique enllammée et confuse ; le parti libéral, à peine
reformé, se divise; l’Église voit augmenter ses douleurs avec ses com-
bats. Chaque matin, à l’heure même où dans les trente mille com-
munes de France le prêtre monte à l’autel, la poste apporte trente
mille journaux qui le signalent comme un ennemi du repos public,
et, si nos régiments sont rentrés, la bataille continue, à armes iné-
gales, entre les ennemis de l’Église et le petit groupe de ses chefs et
de ses défenseurs.
Il était digne de M. Guizot de se porter au secours des plus atta-
qués. Deux fois il a appelé les choses par leur nom. Il a dit aux protes-
tants : « Ce qu’on menace, c’est le christianisme tout entier; chrétiens
séparés, défendons dans le Pape le christianisme. » Il a dit aux Ita-
liens : ft L’esprit qui vous a conduits à Naples et vous pousse à Rome
n’est pas l'esprit de liberté, c’est l’esprit d’usurpation et de con-
quête. »
On lui a reproché ces deux paroles; les protestants ont blâmé la
première, par haine de la papauté; les Piémontais ont blâmé la se-
conde, par amour de leur œuvre. M. Guizot les reprend, les démon-
tre, et les confirme foutes deux, en élevant le débat bien au-dessus de
la poussière des polémiques de la presse. Élevons-nous avec lui, et
tâchons de résumer brièvement, sans suivre l’ordre des chapitres,
tout ce livre nouveau.
On pourrait grouper tous ces chapitres en trois parties : Ce qu’il
faut aux sociétés modernes; — où en est le christianisme; — en quoi
les besoins des sociétés et les intérêts chrétiens sont -ils lésés en
Italie ?
340
MÉLANGES.
Il est beau de voir M. Guizot peindre à grands traits les besoins et
les espérances des sociétés modernes, les causes et les caractères de
leur supériorité, sans qu’aucune épreuve ait obscurci dans son âme
l’idéal auquel il a consacré sa vie.
La force présidait seule aux rapports des sociétés anciennes. Le
christianisme a fait deux choses également grandes et nouvelles. 11 a
placé la simple qualité d’homme en dehors et au-dessus de toute cir-
constance accidentelle et locale, et il a considéré tous les hommes,
tous les peuples, comme liés entre eux par d’autres liens que la force *;
en un mot, il a créé le droit individuel et le droit international. La
justice, la sympathie, la liberté, ne sont pas des faits nouveaux dans
le monde mais, jusqu’à notre Europe chrétienne, des limites fixes
et à peu près insurmontables avaient marqué et resserré étroitement
leur sphère C’est le principe et le fait chrétien par excellence
d’avoir étendu à l’humanilé tout entièie ce droit à la justice, à la
sympathie, à la liberté, borné jusque-là à un petit nombre et subor-
donné à d’inexorables conditions. Cette grande oeuvre a rempli notre
histoire, et, à toutes les époques, elle a été considérée comme le plus
éclatant symptôme du progrès de la civilisation, comme la civilisation
elle-même *. De son côté, le droit des gens, d’abord restreint aux
rapports des gouvernements entre eux, s’est peu à peu étendu aux
questions que soulèvent les relations diverses des gouvernements avec
leurs peuples, les droits mutuels du pouvoir et de la liberté grand
progrès, mais grand fardeau de plus pour la politique.
« Or les peuples et les gouvernements sont placés dans une alternative
impérieuse; il faut qu’ils concilient les idées elles besoins nouveaux qui les
agitent avec les principes éternels de l’ordre et du droit, ou qu’ils tombent
dans une ère de décadence. Si nous ne réussissons pas à fonder, sous des
formes diverses selon les lieux et les circonstances, un régime libéral capa-
ble d’harmonie et de durée, nous subirons infiniment ces vicissitudes de
révolution et de réaction, d’anarchie et de despotisme, qui peuvent se pro-
longer, même avec éclat, mais qui désorganisent, démoralisent, et abaissent
de plus en plus les nations *. »
Or, qu’est-ce qui nous a surtout manqué jusqu’ici pour fonder ce
régime libéral, capable d’harmonie et de durée?
« La liberté a besoin de vertu. Les nations ne sont capables de se gouver-
ner elles-mêmes que lorsque les âmes se gouvernent fortement elles-mêmes.
* P. 102, 103.
2 P. 241, 242, 243.
= P. 110, 112.
* P. 208.
MÉLANGES.
341
Je ne crois pas calomnier mon temps en disant que ce qui lui manque pré-
cisément, c’est le ferme gouvernement des âmes par elles-mêmes. Le bien
moral n’a pas péri parmi nous, mais la foi morale chancelle en nous... Nous
nous sommes laissé endormir par l’apparence de l’ordre. 11 peut arriver
que l’ordre règne à la surface de la société, et qu’en même temps les idées
corruptrices, les sentiments pervers, se répandent au fond, et pénètrent dans
ces régions intérieures où la gangrène gagne rapidement, si elle n’est re-
poussée par la piété et la vertu Nous avons trop compté sur la moralité
nationale en même temps que nous faisions trop peu pour la défendre et la
raffermir. Ce contre-poids a manqué à la liberté*. »
Par ces belles pages, on voit qu’aux yeux de M. Guizot toute la
supériorité des sociétés modernes en Europe, les progrès du droit, le
perfectionnement des rapports internationaux, les succès trop courts
et l’avenir de la liberté, reposent non pas exclusivement, mais prin-
cipalement, sur le christianisme.
S’il en est ainsi, quoi de plus important que de connaître l’état des
croyances, la situation des Églises qui les répandent et les conservent?
En commençant son livre par cet examen, M. Guizot débute par
une profession de foi protestante, ferme et sincère. Nous n’avons pas
le droit d’en être surpris, mais il nous permettra bien de contester
cette proposition :
« Je ne crois pas que l’unité religieuse du monde soit possible... Quand
Dieu a créé l’homme pensant et libre, il ne lui a pas livré la décision de ce
qui serait ou ne serait pas la vérité, mais il a fait de la variété des convictions
la condition des hommes sur la terre, comme de la liberté leur droit. La paix
permanente des esprits dans une foi unique n’est ni dans notre nature ni
dans notre destinée. Le genre humain est voué au travail et à la lutte dans
la recherche de la vérité, non pas au repos dans le sein de la vérité^. »
Cette opinion peut être la consolation de ceux qui douter. ., je ne
comprends pas qu’elle soit la conviction de ceux qui croient, qui
croient en Celui qui a dit : Fiet unum ovile et unus pastor, en Celui
qui est venu nous montrer la voie, la vérité et la vie. Il est parfaitement
vrai que le genre humain est voué au travail dans la recherche de toutes
les vérités qu’il n’est pas entièrement nécessaire de découvrir ici-bas.
Mais c’est dans l’étroite limite de la vie qu’il faut absolument avoir
pris son parti sur l’éternel lendemain, et, s’il a plu à Dieu de venir
nous éclairer, comment, quand on le croit, peut-on supposer qu’il
nous ait laissé nos ténèbres? C’est l’incomparable caractère de l’Église
catholique de communiquer la même règle, la môme lumière, la
* P. m, 227
2 P. 9.
Octobre 1861 .
25
7, VI
MÉLANGES.
môme paix, à tous ceux qui la composent, pliilosoplios, patres ou
enfants. Les divisions et les agitations qui déchirent le sein de l’Église
protestante \ nous ne les connaissons pas; nous n’avons pas des ra-
tionalistes, des latudinaires, des séparatistes, nous ne connaissons pas
« ceux qui s’obstinent à vouloir faire partie d’une Église sans partager
« sa foi et même en travaillant à y répandre une foi contraire®. »
Encore M. Guizot ne parle-t-il et ne peut-il parler que de l’Église
protestante de France ; pour nous, tels nous sommes en France, tels
nous sommes en Chine.
Mais, à part cette réserve, et en appelant la division des chrétiens
un immense malheur, leur réunion une des plus vives espérances,
nous sommes pleinement d’accord avec M. Guizot, lorsqu’il affirme
que, catholiques et protestants, nous avons les mêmes adversaires
dans les rangs de l’incrédulité savante, les mêmes intérêts vis-à-vis
des pouvoirs civils. La science religieuse, la liberté religieuse, sur ces
deux terrains nous devons être alliés. Nous sommes donc prêts, pour
notre humble part, à souscxire à celte belle page® :
f( Catholiques ou protestants, un danger commun menace aujourd’hui les
Eglises chrétiennes ; les bases communes de leur foi sont attaquées , elles
ont toutes à défendre le même intérêt et le même devoir, car elles périraient
également dans la ruine de l’édifice sous lequel elles vivent toutes. C’est de
plus aujourd’hui leur situation à toutes, qu’elles ont, pour se défendi’e et
pour défendre le christianisme, un égal besoin de la liberté. C’est au
nom de sa constitution générale et des garanties constitutionnelles de
son indépendance que l’Église catholique peut s’élever contre les atteintes
qui la frappent, et elle ne peut réclamer efficacement ses propres libertés
qu’en acceptant celle des autres Églises chrétiennes. Le protestantisme, à
son tour, pour se préserver de l’anarchie en restant fidèle à son principe
du libre examen, a besoin de revendiquer la complète organisation de son
gouvernement intérieur, et la complète liberté des dissidents qui peuvent
se détacher de l’Église constituée. Il est de plus appelé aujourd’hui à défendre
ies libertés du catholicisme en même temps que les siennes propres; il a
me occasion admirable de faire acte de fidélité libérale comme de charité
dirôtienne, et de donner ainsi à l’Église catholique un de ces exemples qui
•oafèrent à ceux qui les donnent le droit de réclamer un juste retour. Ca-
holiques et protestants, ceux qui méconnaîtraient cette situation et ne
tendraient pas la conduite qu’elle leur prescrit manqueraient à leur devoir
eligieux et à leur intérêt durable, pour se donner les satisfactions aveugles
t momentanées de la passion. »
Or, quoiqu’on pense du pouvoir temporel de la papauté au point
.,c vue politique, il est certain que l’immense majorité des calholi-
‘ Chap. IX.
2 P. 57.
' P. 98.
MELAÎSGES.
54^
ques le regardent comme faisant partie de leur liberté spirituelle, et
demandent vainement par quelle garantie équivalente il pourra être
remplacé. C’en est assez pour que les protestants leur viennent en
aide, s'ils sont impartiaux, dans celte réclamation légitime, au lieu de
se féliciter des coups que reçoit l’Église catholique, et, avec elle, le
christianisme tout entier. C’enestassez pour que tous ceux qui, comme
M. Guizot, vénèrent dans le christianisme l’arche d’alliance de leur foi
et le berceau des sociétés modernes, s’affligent et s’effrayent envoyant
la plus grande institution chrétienne, l’Église catholique, et les plus
précieux fruits du christianisme, le droit des gens, la liberté civile,
ébranlés violemment par tout ce qui se passe en Italie. Fidèle à son
ancienne méthode oratoire, qui consistait à s’élever et à élever ses
auditeurs, sur les ailes de l’éloquence, vers les hautes régions, puis à
fondre et à retomber sur l’objet particulier de son discours, comme
sur une proie, M. Guizot ne se sert de si grands motifs que pour se
replier sur la question italienne, à laquelle il consacre plusieurs cha-
pitres du plus pratique intérêt.
En 1848, M. Manin écrivait à M. de Cormenin ;
« Dans les conditions actuelles, Vunitéàa l’Italie n’est pas possible,
« mais il est nécessaire qu’elle soit unifiée, c’est-à-dire qu’il y ait une
« confédération d’États italiens, et pour cela qu’aucun des États confé-
« dérés ne soit de beaucoup plus fort que les autres qu’on ne
M joigne pas ensemble des peuples différents de mœurs et d’origine,
« car autrement à la guerre de l'indépendance enverrait succéder la
« guerre civile ‘ . »
Ces paroles vraiment prophétiques résument l’opinion de M. Guizot.
Il n’admet pas qu’on touche violemment aux nationalités diverses
qui se partagent l’Italie, étourdiment à la Papauté, tête sacrée du
christianisme dans le monde, hypocritement aux maximes repectées
du droit des gens. Tous ceux qui ont mis la main à la politique, quel
que soit leur parti, sont de cet avis. Dans un discours prononcé à Du-
blin, le 1 4 août 1 861 , par lord Brougham, chaud partisan du Piémont,
je lis ces lignes: « Attaquer et saisir un territoire, sous le prétexte
qu’il est mal gouverné, c’est répéter le plus grand crime commis, dans
les temps modernes, par des États civilisés, le partage de la Pologne ®.
Ami de l’indépendance et de la liberté de l’Italie, M. Guizot ne croit
pas que l’unité fût nécessaire et devienne favorable ni à l’une ni à
l’autre, et, persuadé que l’œuvre échouera, il propose de nouveau la
Confédération italienne; il croit qu’il y faudra revenir comme à la
seule solution capable d’assurer l’indépendance de l’Italie, de main-
*
‘ P. 176.
® Adress to the National Association of social science (London, Miuray), p. 25.
S44
MÉLANGES.
tenir les droits de ses nations diverses, de respecter la Papauté, d’é-
viter à laFrance une grande faute et une sévère responsabilité.
Nousvoudrions citer le chapitre entier^ où M. Guizot fait avec amour
le portrait si ressemblant de la France, toujours libérale et non révo-
lutionnaire, au point de sacrifier la liberté pour échapper à la révo-
lution, pacifique malgré le plaisir qu’elle prend à la guerre, catholi-
que et aimant la liberté religieuse en dépit de ses inconséquences, de
ses puériles terreurs et de ses ingratitudes. C’est à la France ainsi
dépeinte qu’il adresse des paroles que nous reproduirons comme
conclusion de l’analyse trop incomplète de ce livre, digne d’un homme
illustre, éloquent et sincère, qui, dédaigneux des contradictions et
des calomnies qui l’attendent, ose nous dire à tous la vérité et nos
vérités
« Ainsi est faite la France au dedans et pour elle-même ; ainsi elle doit
se montrer et se conduire au dehors, dans ses relations avec les autres États,
spécialement avec les Italiens, de tous les peuples ses voisins celui dont les
destinées sont aujourd’hui le plus en question et sur qui elle est naturelle-
ment appelée à exercer le plus d’influence. La France libérale, mais non
révolutionnaire, doit sa faveur aux efforts de l’Italie pour l’indépendance et
la liberté, mais non aux révolutions italiennes. Il convient à la France pa-
cifique et dégagée de toute vue conquérante qu’aucune puissance étrangère
ne domine en Italie, mais non que l’un des États italiens envahisse et ab-
sorbe tous les autres. LaFrance, à la fois catholique et libérale, doit protéger
en Italie la liberté religieuse, mais à cette condition que l’Église catholique
aussi sera libre et conservera son indépendance, sa constitution et ses
droits. Pourquoi aider autrui à violer en Italie le droit des gens, quand on
fait soi-même profession de le respecter partout en Europe? Pourquoi favo-
riser les conquêtes d’autrui, quand on ne veut pour soi-même point de con-
quêtes? Pourquoi faire à côté de soi une grande puissance sans devenir soi-
même plus grand? Je ne pense pas que, même pour l’Italie, cette politique
soit bonne; mais, à coup sûr, ce n’est pas la politique naturelle et nationale
de la France en Italie. »
Augustin Cochin.
* Ch. xxu, la France en Italie.
MELANGES
O <0
LES APOLOGISTES DES TURCS ET DU CORAN.
Que les hommes d’État qui, après tout, portent la responsabilité des actes
et même des événements avec lesquels ils sont aux prises hésitent, s’ef-
frayent, quand ils voient se dresser devant eux la question orientale si formi-
dable et si complexe; qu’ils prennent ou qu’ils feignent de prendre au sérieux
les assurances que leur donne la Porte ottomane de marcher d’un pas plus
ferme dans la voie des réformes ; que les envoyés ou les représentants des
gouvernements chrétiens à Constantinople adressent parfois au sultan des
discours louangeurs dans lesquels, cependant, les formes courtoises ne
peuvent pas toujours cacher le fond de la pensée, qui est celle de tout le
monde, je veux dire le mauvais état de l’empire ottoman et sa chute plus ou
moins prochaine, mais inévitable : toutes ces marches et contremarches de
la diplomatie se comprennent. Ce qui se comprend moins, ou, plutôt, ce
qui étonne, c’est que des hommes qui ne sont pas Turcs, des gens civili-
sés, entreprennent, de propos délibéré, de se faire les apologistes des Turcs
et du Coran. Est-ce illusion? est-ce ignorance de l’histoire, ignorance d'une
situation qui crève cependant les yeux? Je ne sais; mais il existe de ces
hommes-là. 11 existe même, à Paris, des journaux, peu nombreux heureu-
sement, qui consentent à ouvrir leurs colonnes aux plaidoyers en faveur des
mahométans et du mahométisme. L’un d’eux, il nous faut bien le nommer,
est le Constitutionnel.
A l’avénement d’.Abdul-Azis, ce journal entonna des chants de triomphe
pour les Turcs, qu’il appela un grand peuple ; il vit, dans le nouveau sultan,
le régénérateur prédestiné de ce peuple. Son intelligence était aussi vigou-
reuse que son corps: il n’avait qu’une femme, et n’en devait jamais avoir
davantage, car sa première pensée, en montant au pouvoir, avait été de ren-
voyer du sérail les huit cents odalisques de son prédécesseur. L’état de
l’empire était, d’ailleurs, « satisfaisant; » on le calomniait en répétant le mot
de l’empereur Nicolas : La Turquie est malade. Un peu plus tard, le Consti-
tutionnel'-., rappelant la réponse du sultan au discours de M. de Montebello,
envoyé à Stamboul pour complimenter Sa Hautesse à l’occasion de son avène-
ment au trône, réponse où Abdul-Azis promettait la prospérité, le bonheur
à tous ses sujets, mahométans ou non, s’écriait: « Les prédictions sinistres
qui s’étaient fait entendre sur le cercueil d’Abdul-Medjid reçoivent, par la
déclaration du nouveau sultan, un démenti solennel! »
On ne devait plus croire, désormais, au dernier jour do l’empire ottoman.
La Turquie pouvait, sans changer de religion, se régénérer avec la morale
du Coran. Et puis, le harenj congédié, les diamants et le mobilier somp-
* Nuniêi’o (hi 13 septembre 18<51.
54(i MÉLANGES.
lueux tltis odalisques couverlis eu espèces soniiautes, n’èlait ce pas là des
preuves suffisantes delà ferme volonté du jeune padiscliah d’en finir avec les
détestables habitudes du passé, et d’ouvrir à la Turquie une ère de splen-
deur et de gloire? Dans le vieux sérail, où sa jeunesse s’était écoulée, Ab-
dul-Azis avait tout vu, tout étudié, tout appris, elle Constitutionnel, ne con-
tenant plus son enthousiasme, s’éciâait encore : « Heureux les Etats dont
les chefs, avant de monter au pouvoir, ont eu le temps de se pénétrer de la
grandeur et des devoirs de leur position ! »
Malgré les souvenirs douloureux et sanglants que le nom de Namik-
pacha réveillait dans les coeurs chrétiens, le sultan, en le choisissant pour
ministre de la guerre, avait (toujours d’après le Constitutionnel) prouvé
jusqu’à quel point Abdul-Azis recherchait, avant tout, un réformateur de
l’armée. Cependant, les nouvelles qui nous arrivaient de Constantinople
nous représentaient Namik-pacha comme un administrateur fort médiocre,
un homme sans système, brisant tout, n’édifiant rien et excitant contre lui
le mécontentement de l’armée.
Une fête militaire avait eu lieu à Constantinople le 23 juillet dernier; le
fils d’Abdul-Azis, un enfant de quatre ans, dont l’existence, cela soit dit en
passant, n’avait été révélée qu’après l’élévation de son père à la souveraine
puissance, le fils d’Abdul-Azis avait été solennellement incorporé dans l’ar-
mée avec le grade de caporal ou de sergent; les troupes avaient poussé des
cris d’enthousiasme et des larmes de joie avaient coulé des yeux des sol-
dats, quand Namik-pacha, prenant cet enfant dans ses bras, l’avait présenté
à l’armée rangée en bataille. Le Constitutionnel s’associait à ce délire de tout
un peuple; il reconnaissait ici, avec bonheur, qu’Ahdul-Azis « cbei’chait
son inspiration en Occident, dans un pays et dans une dynastie dont l’ami-
tié lui serait précieuse et l’exemple salutaire. »
Le Constitution7iel avait été heureux d’entendre l’ancien gouverneur de
Candie (il voulait dire de Djeddahj parler avec des paroles de flétrissure des
massacres de la Syrie.
Mais où donc ce journal a-t-il vu que dans son discours du 23 juillet Na-
mik-pacha ait flétri les tueries du Liban et de Damas? Nous avons ce dis-
cours sous les yeux *, et nous n’y voyons rien de pareil ; nous n’y lisons, à
ce sujet, que cette phrase : « L’honneur du drapeau a été hautement relevé
en Syrie et sur les frontièi'es de l’Herzégovine. »
L'honneui' du drapeati otlornan hautement relevé en Syrie? Mais de quelle
manière, s’il vous plaît? Ivurchid-pacha, le grand organisateur des massa-
cres ; Thaër-pacha, qui avait préparé les égorgements de Deir-el-Kamar ; le
colonel Nourry-Bey, le traître de Zahlé, et d’autres grands scélérats, n’ont-
ils pas toujours leur tête sur leui’s épaules ? Ne les a-t-on pas exilés à
Chypre et à Rhodes, munis de bonnes rentes? Ils y conservent leur grade.
Ils attendent tranquillement dans ces îles le jour où ils pourront reprendre
leurs emplois. Les exemples à cet égard ne leur manqueront pas ; condamné
à la détention perpétuelle pour ses crimes contre les chrétiens d’Alep
en ,1850, Taki-Eddin-effendi est maintenant pacha et gouverneur d’Orfa, en
' Journal de Constant /nople du 2i' juillet
MELANGES.
5 <7
Mésopotamie; et Namik n’a-t-il pas été, en 1861, ministre de la guerre,
après avoir été, en 1858, l’homme de Djeddah?
Je dis que Namik-paclia a été ministre de la guerre, car il ne l’est plus
depuis un mois. Apparemment qu’Abdul-Azis et le Constitutionnel s’étaient
trompés lorsqu’ils avaient cru voir en lui « un réformateur de l’armée. »
Méhémet-Ruchidi-pacha a remplacé Namik au séraskiérat. Fex’a-l-il mieux
que son prédécesseur? Nous avouons que ce n’est pas là pour nous une bien
vive préoccupation. Ces nombreux changements de ministres et de fonc-
tionnaires de toute espèce, depuis le nouveau règne, ne révèlent pas préci-
sément une situation telle que le disait triomphalement le Constitutionnel.
Mais les opinions du Constitutionnel sur les hommes d’État de la Turquie
et peut-être aussi sur la Turquie elle-même ne sont pas tellement enracinées
qu’elles ne puissent changer. Cela dépend des circonstances. Il applaudis-
sait, le 13 septembre, à la nomination de Namik-pacha au portefeuille de la
guerre, « malgré le souvenir douloureux et sanglant de Djeddah. » Le 5 oc-
tobre, il approuvait également la destitution de ce personnage. Il disait :
« Sa retraite (celle de Namik) sera accueillie en Europe avec satisfaction. »
Pourquoi cela? Parce que, répond le Constitutionnel, on s’était généralement
étonné de voir figurer dans les conseils du sultan Abul-Azis un homme
dont la participation aux massacres de Djeddah ne pouvait être oubliée; »
E sempre hene!
Un trait distinctif du caractèi’e turc, caractère commun, d’ailleurs, aux
Asiatiques en général, c’est la facilité avec laquelle les Ottomans font croire
à leur bonne foi, à leur désintéressement. Ils savent cacher leurs intentions
véritables, leurs idées les plus immuables, sous des dehors attrayants. Cette
façon de traiter avec les hommes ne choque personne en Orient, car elle
est entrée dans les mœurs, dans les habitudes du pays.
Aussi qu’arrive-t-il maintenant? Les magnifiques espérances fondées sur
Abdul-Azis se sont à peu près évanouies comme s’évanouit le mirage du
désert aux regards du voyageur attristé.
Si on avait été moins étranger aux mœurs de la cour ottomane, on n’au-
rait pas attribué à « l’austérité du nouveau sultan » l’acte par lequel
il avait renvoyé les femmes qui avaient peuplé le harem de son frère :
l’usage veut qu’à chaque changement de règne le sérail soit renouvelé ;
Abdul-Azis s’est tout simplement conformé à cet usage, et, à l’heure où
nous écrivons, le sérail se renouvelle : déjà une douzaine de jeunes odalis-
ques y sont arrivées, et des aimées (danseuses) égyptiennes , dont la race
n’est pas éteinte, hien qu’elle existât au temps des Pharaons, y sont arrivées
aussi. Encore un peu de temps, et le harem impérial sera au grand com-
plet*. Voici, sans y changer un iota, la phrase qui termine une lettre que
nous avons reçue de Constantinople à la fin de septembre : « Ici, les choses
rentrent dans l’antique ornière. Le sultan vient de s’arranger avec les mar-
chands d’esclaves pour qu’ils aient à fournir au sérail cent cinquante jeunes
Géorgiennes. »
A peine Abdul-Azis était-il monté sur le trône, qu’il pi’ononçait, aux ap-
‘ Voir lo Salut public do Lyon, du 14 soptoinbro 1801.
348 MÉLANGES.
plaudissements de tous les vrais croyants, la fermeture du théâtre du palais
de Dolma-Bakché, construit par son frère; deux mois après, le théâtre se
rouvrait par ordre de Sa Hautesse, elle assistait à des représentations bril-
lantes, et commandait, pour cette salle déjà splendide, dit-on, des orne-
ments de grand prix.
Comme l’avait dit exactement le Constitutionnel , le sultan avait fait
vendre, à Londres, au mois de juillet dernier, des objets mobiliers précieux,
des bijoux qui avaient produit plusieurs centaines de mille francs. Le divan
avait fixé pour la Validé sultane, mère d’Abdul-Azis , une dotation de
500,000 piastres par mois, environ 25,000 francs. « Pourquoi cette somme?
demanda le sultan avec une sorte d’indignation; la sultane n’est-elle pas ma
mère, et n’est-ce pas à moi seul de pourvoira ses besoins? » Et la dotation
fut réduite à 8,000 francs^. Mais le padischah affecta, un mois après,
une somme de trois millions de piastres (six cent mille francs, s’il vous
plaît) à l’ameublement d’un kiosque de son beau-frère et favori, Mé-
hémet-Ali pacha, grand amiral. Pourtant il nous arrive de tous les côtés
les plus tristes nouvelles sur la situation financière de l’empire ottoman. Les
économies faites jusqu’ici sont absorbées par l’équipement de l’armée, à
laquelle on fait quitter l’uniforme semi-européen pour le remplacer par
celui de nos zouaves, de nos spahis; la Turquie retourne vers son passé.
Mais cette armée, qu’on rhabille ainsi à la turque, n’est pas payée, plusieurs
mois de solde lui sont dus, et tous les journaux ont publié la dépêche de
Vienne du 50 septembre, par laquelle on apprenait les tentatives d’insu-
bordination qui avaient eu lieu dans le camp turc de l’Herzégovine à cause
de la solde non payée. Depuis le mois de septembre, Constantinople est
inondée de Bechiks ou pièces de cinq piastres, monnaie de mauvais aloi qui
ne contient qu’un alliage à peine appréciable d’argent.
Mais, si l’or et l’argent manquent, il y a abondance de caïmès ou papier-
monnaie, lequel est tellement déprécié aujourd’hui, qu’il en faut cent quatre-
vingts pour représenter une livre turque; avant le règne d'Abdul-Azis, il n’en
fallait que cent. C’est une perte de cinquante pour cent. Les tentatives
d’emprunt à l’étranger ayant partout échoué, le gouvernement turc vient de
recourir à un expédient : il oblige les populations à recevoir ses caïmès
en échange d’espèces®. 11 a déjà ramassé de cette manière trois ou quatre
millions de francs dans la Macédoine et dans la Thessalie. C’est un em-
prunt forcé mal déguisé! Il ne saurait, à coup sûr, se renouveler souvent :
et, après, que devenir? Est-ce là une « situation satisfaisante » pour un em-
pire qui compte plus de quarante millions d’habitants?
On fait remonter tout ce mal à un seul homme, à Mèhémet-Ali pacha,
dont nous avons déjà prononcé le nom, comme si un mal pareil n’avait pas
des racines plus lointaines et plus profondes. A ce compte , Méhémet serait
donc le mauvais génie de Sa Hautesse !
On avait dit que dans la solitude à laquelle l’avaient condamné les usages
de la cour ottomane, Abdul-Azis s’était « pénétré de la grandeur et des de-
« voirs de sa position future. » Et voilà qu’une autre lettre de Constanti-
* Voir la Pairie du 13 juillet 1861.
* Voir le Journal de Constantinople du 17 sefitembre 1861 .
WELArvGES.
349
nople nous apprend qu’eu s’asseyant sur le trône de la Turquie le succes-
seur d’Âbdul-Medjid s’est trouvé aussi peu au fait des traités qui régissent
aujourd’hui les relations internationales des États de l’Europe que le serait
un enfant qui vient de naître. Alarmé sans doute des velléités belliqueuses
de son jeune maître, qui emploie la plus grande partie de son temps à pas-
ser des revues, et de ses projets ruineux d’accroître ses flottes et ses armées,
sans trop se soucier de savoir par quel moyen il ferait face à ces énormes
dépenses, Méhémet-Ali pacha a compris cependant la nécessité de faire
lire au sultan le traité de Paris ; il a particulièrement appelé son attention
sur l’article qui défère à une conférence européenne tout dissentiment
qui éclaterait entre quelques-unes des puissances contractantes, avant d'en
venir aux mains. Le sultan, raconte-t-on, après l’avoir écouté attentive-
ment, se tourna vers son grand-vizir et se contenta de lui répondre ;
« Quand on a la fo7'ce pout' soi, cette clause est bien peu de chose. Donnez-
moi une armée et une flotte, et je ferai le reste ! »
Les Amurat, les Bajazet et les Soliman tenaient ce fier langage, la main sur
leur cimeterre, et la terre tremblait sous les pas de leurs escadrons. Mais
les temps sont changés, ce semble ! Au commencement du quinzième
siècle, alors que les Ottomans entouraient Constantinople de toutes parts,
car tout le Bas-Empire était, à cette époque, à peu près renfermé dans les
murailles de celte ville. Manuel Paléologue mourant donna à son fils, qui
allait devenir Jean Paléologue 11, le conseil suivant ;
« Mon fils, notre siècle misérable n’offre aucun champ à l’héroïsme ni à
la grandeur. Notre situation exige moins un empereur belliqueux qu’un
économe circonspect des débris de notre fortune. 11 ne nous reste pour toute
ressource contre les Turcs que la crainte de notre union avec les Latins, et
la terreur qu’inspirent à ces Turcs les intrépides nations de l’Occident. Dès
que vous serez pressé par les infidèles, faites-leur entrevoir le danger, pro-
posez un concile, entrez en négociations avec Rome, mais prolongez-les
toujours, évitez la convocation de cette assemblée et faites en sorte de ne
satisfaire les Latins que par des paroles^. »
L’histoire s’en va, à travers les siècles, se répétant sans cesse et toujours
La situation du bas empire, en 1425, au moment de la mort de Manuel Pa-
léologue, était à peu près la même que la situation de l’empire ottoman en
1861, au moment de la mort d’Abdul-Medjid, et, si l’on change quelques
mots aux paroles de l’empereur byzantin, que nous venons de citer, on y
retrouvera les mêmes idées et les mêmes tromperies qui remplissent aujour-
d’hui la politique ottomane par rapport aux gouvernements de l’Europe.
Mais, vingt-neuf ans après la mort de Manuel, l’empire fondé par Constantin
n’existait plus. Combien de temps encore l’empire fondé par Osman durera-
t-il? Ce ne sont plus des bandes sauvages qui les menacent. II se disloque
lui-même par les vices qui lui sont propres. Mais qui nous dira que les chré
tiens ne prendront pas bientôt, avec les Turcs, la revanche de 1455?
B. POÜJOULXT.
’ Pharang, Ub. II, chap. xxin.
Octobre 1861.
24
BIBLIOGRAPHIE
OUVRAGES DE MM. DE SARCUS, — LEROY — ET MURY.
I
Ce sont d’utiles travaux, sans doute, que les études de détail auxquelles
on se livre aujourd’hui avec tant de prédilection sur les faits et les monu-
ments du passé. Ce flot de monographies que le patriotisme de clocher
grossit de jour en jour a certainement son prix, et j’en fais grand cas pour
mon compte; mais je désespérerais pour l’histoire, qui avait si bien com-
mencé chez nous, si je la voyais s’absorber plus longtemps dans ces investi-
gations microscopiques. L’histoire ressemble aux chaînes entre-croisées et
confuses des Alpes ou des Cordillères ; il faut, si l’on ne veut s’y égarer,
s’élever de temps en temps sur les sommets pour en étudier les grandes di-
rections. Aussi doit-on savoir gré aux écrivains qui, se soustrayant au goût
général pour l’exploration matérielle des faits, consacrent leurs méditations
à en rechercher et à en dégager les lois : ils empêchent l’histoire de dévier
oii de décheoir.
Entre ces écrivains, M. le vicomte de Sarcus a pris place, il y a un an
bientôt, par un ouvrage remarquable à la fois par l’élévation des vues,
l’encViaînement des idées et la mâle sobriété du langage. Cet ouvrage, in-
titulé ; Étude sur la philosophie de l’histoire pendant les quinze premiers
siècles des temps modernes^, vient d’être suivi d’un second qui en est le
complément naturel, et qui a pour titre : Étude sur le développement artis-
tistique et littéraire de la société moderne pendant les quinze premiers
siècles de l’ère chrétienne'^. La marche des événements, dans leur ensemble,
était l’objet du premier ; celle de l’esprit dans les libres manifestations de la
littérature et de l’art est le sujet du second.
L’un et l’autre ouvrage est le fruit d’études sérieuses, mais qui n’ont pas
commencé par le doute cartésien. M. de Sarcus professe hautement que,
sans une doctrine arrêtée, on ne saurait aborder la philosophie de l’histoire.
<f Pour cela, dit-il, ce n’est pas assez d’avoir une idée nette de l’existence
personnelle et une du genre humain, et de connaître les faits généraux et
particuliers qui constituent la vie de cet être collectif qu’on appelle l’huma-
nité : il faut quelque chose de plus, il faut une philosophie, c’est-à-dire des
idées arrêtées sur la cause première, sur le principe générateur de l’exis-
* 1 vol. in-8“. Paris, chez Hachette.
* t vol. in-S". Ibid.
BIBLIOGRAPHIE.
351
lence et de l’ordre ; car, après tout, la philosophie de l’histoire n’est que
l’application à l’histoire d’une doctrine philosophique. » (Page 10).
Quant à lui, la philosophie, dont il a porté le flambeau dans l’étude de
l’histoire des quinze premiers siècles de notre ère, c’est celle de l’Évangile-
Le point de vue où il s’est placé pour embrasser du regard cette période est
celui môme de l’Église. Cette période est la seconde phase du mouvement de
gravitation continue qui porte l’humanité tombée vers sa réhabilitation.
Faible et irrégulier dans les temps anciens, ce mouvement ascensionnel est
devenu, à l’avènement du christianismé, plus rapide à la fois et plus ferme;
car un Dieu fait homme s’est associé aux efforts de l’humanité, et lùi a ap-
porté des secours inconnus jusque-là ; uneexpiation après laquelle le monde
antique soupirait instinctivement, et qu’il cherchait en vain dans les mille
sacrifices de ses religions ; des lumières nouvelles et plus sûres que celles
de la raison affaiblie et de la tradition altérée ; enfin un élément qui avait
fait jusque-là défaut à l’humanité, la force morale. Aussi, à partir de celte
époque, l’humanité se relève-t-elle d’une façon régulière et sensible; le
christianisme s’assimile le monde par une pénétration lente et progressive, et
transforme, en s’en emparant peu à peu, soit de gré, soit de vive force, tous
les principes constitutifs des sociétés, le culte, la loi, la famille, la littéra-
ture, l’art. Longue et pénible est cette conquête. Le vieil espi it du inonde
lutte avec acharnement et sous les formes les plus variées contre le nouveau.
L’ère moderne ainsi envisagée est un vrai drame dont la chute de
Rome , la fondation de l’empire carlovingien, la querelle du sacerdoce
et de l’Empire, sont les trois actes, actes immenses et partagés à leur
tour en scènes infinies, mais toutes dans le sens de l’antagonisme prin-
cipal. Longtemps débattue, la victoire reste en définitive à l’esprit chrétien,
qui couvre le monde de ses créations et l’organise à son point de vue.
Mais, au moment où cette transformation paraît complète, où l’édifice du
moyen âge louche à son couronnement, des craquements profonds s’y
font entendre. « Ce monde du moyen âge, ce règne de Dieu sur la
terre, semble atteint d’un mal profond, dit M. de Sarcus, il souffre et dé-
périt sans que, dans ses différentes sphères organisées, son regard vaine-
ment scrutateur puisse saisir aucun désordre extérieur, aucun symptôme
de dissolution. Tout paraît réglé et vivant; et cependant, il le sent, il est
frappé de mort. C’est que le mal est trop intense pour que l’œil de l’homme
puisse en sonder la profondeur. »
Quel est ce mal? M. de Sarcus n’essaye pas de le rechercher ; il s’arrête
attristé au seuil de la révolution, dont il signale les premiers symptômes, et
termine par un regard rétrospectif sur l’œuvre dont il a vigoureusement,
mais un peu trop complaisamment peut-être, crayonné le développement .
Si, en ce moment, averti par l’insuccès final de celte œuvre, il en avait
examiné de plus près la conception, il eût reconnu, selon nous, que sa
faiblesse tenait à l’abtence d’un élément essentiel dont le moyen âge n’avait
pas assez compris l’importance, là liberté.
Mais, cette cause du définitif échec du moyen âge, l’auteur l’avoue et la
proclame lui-même dans son second ouvrage. A la fin de cette Étude SU7’ le
développement artistique et littéraire des quinze premiers siècles de Vère
352
BIBLIOGRAPHIE.
chrétienne, où il reprend, sous le rapport particulier de la littérature et de
l’art, la période dont son premier ouvrage n’avait offert qu'une synthèse gé-
nérale, M. de Sarcus, moins absolu, celte fois, dans son admiration, et
peut-être aussi éclairé par des recherches plus profondes, reconnaît que
le principe divin du moyen âge, appliqué par des mains humaines, produisit
une œuvre fatalement marquée de la défectuosité de l instrument. « Cédant
à latendance naturelle de l’humanité qui fait que, pareille à un cavalier ivre,
si on la redresse d’un côté, elle penche de l’autre, le moyen âge exagéra,
dit-il, l’autorisé en haine du désordre, et l’idéal en haine de la sensualité.
Réclamant impérieusement l’empire des intelligences ou des volontés il
comprimait peut-être trop violemment les intérêts de la liberté que Dieu a
mise dans l’âme de chaque homme, et celle indépendance d’idées qui ap-
partient à tous en dehors du cercle delà foi. De laces protestations conti-
nuelles sans cesse étouffées et sans cesse renaissantes qui surgissent à chaque
page sur sa route ; de là ces hérésies multiples qui apparaissent dès les pre-
miers siècles de l’Église ; de là, au sein même de la société organisée du
moyen âge, ces querelles acharnées des nominaux et des universaux, où,
sous des formes arides, ergoteuses et pédantesques, sous des mots vides et
sonores aux yeux du vulgaire, se débattaient, au fond,, des questions de la
plus haute portée et s’agitait le problème insoluble d’un principe vital. »
(Page 248.)
Mais, de ce qu’il admet dans une certaine mesure la légitimité de la révo-
lution qui renversa le moyen âge, on se tromperait si l’on supposait qu’il
s’abuse sur les conséquences où cette révolution a été conduite aussi
par ses excès. Loin de fermer les yeux sur les abîmes vers lesquels nous
sommes poussés, depuis lors, M. de Sarcus les signale avec éloquence.
« De nos jours, s’écrie-t-il, au nom du progrès et de la liberté révolu-
tionnaire, les sociétés chrétiennes retournent au césarisme, c’est-à-dire
à la domination des proconsuls ou des armées : système précaire qui ral-
lie les intérêts sans les convictions et fait parler la peur plus haut que
les consciences; tendance funeste qui, en énervant les âmes, nous donne
la raison des aspirations de la littérature actuelle. Proclamant hautement
l’apothéose de la chair, cette littérature fait refluer en pleine civilisation l’é-
cume du paganisme : non plus du paganisme poétique de la Renaissance ;
mais du paganisme grossier de la société romaine en sa décadence, alors
que, sans croire aux dieux, elle les imitait dans leurs vices, et que, ram-
pant sous le pied des Césars, elle ne réclamait d’autre droit que celui de
vivre dans l’orgie. Quand un peuple en est là, il est mur pour la servitude. »
C’est dans cet esprit élevé et ce mâle langage qu’est écrit tout entier l’ou-
vrage de M. de Sarcus.
Nous surprendrons peut-être, mais nous n’étonnerons pas, en apprenant
au lecteur que c’est le fruit des loisirs d’un ancien capitaine de dragons
qui n’a point passé la quarantaine. Nos régiments comptent plus d hommes
sérieux qu’on ne pense, et il en fut toujours ainsi chez nous. Ne sait-on
pas que c’est au milieu des hasards et des fatigues d’une campagne au
delà du Rhin que Vauvenargues médita et écrivit les fragments qui l’ont
immortalisé ?
BIBLLOGRAPHIE.
r>57>
(l
Est-ce bien à la philosophie de l’histoire aussi qu’appartient, comme le
prétend l’auteur, le livre que M. l’abbé Leroy vient de publier sous ce titre
peut-être un peu primitif, mais au moins très-explicite ; Le Règne de Dieu
dans la grandeur , la mission et la chute des empires, ou les vertus ont
fondé les empires pour le Christ, et la civilisation et les vices les ont dé-
truits^. La philosophie de l’histoire prend son point de départ dans les
faits et c’est de leur développement étudié aux lumières de l’intelligence
qu’elle déduit les lois assignées aux évolutions de l’humanité. M. Leroy
procède tout à l’inverse ; c’est des hauteurs d’une doctrine qu’il envisage et
apprécie la marche des faits, et cette doctrine ne relève pas de la raison.
Qui nous dit, en effet, que la succession des empires, dans le cours des
âges, n’a été qu’une préparation à l’avénement et au règne du Christ? La
révélation. Mais la science qui a la révélation pour base n’est pas la philoso-
phie ; elle s’appelle la théologie. C’est donc à un ouvrage de théologie que
nous avons ici affaire.
A quelle branche de la théologie se rattache précisément cet ouvrage?
Nous ne saurions le préciser; mais nous en donnerons toutefois une idée
suffisamment exacte en disant que c’est une démonstration, par l’histoire,
de la grande loi des temps indiquée par saint Paul et développée par saint
Augustin, dans la Cité de Dieu, et par Bossuet, dans le Discours sur Vhis
toire universelle.
Cette loi, que l’évêque d’Hippone et celui de Meaux ont esquissée en
larges traits, M. Leroy nous paraît l’entendre bien étroitement, lorsque, au
lieu de nous la montrer se dégageant de l’ensemble des révolutions histo-
riques, il prétend nous la faire retrouver dans les annales des moindres
peuples. Nous ne mettons pas en doute que chaque nation ait coopéré à
l’exécution des pians de la Providence; mais ce qui ne nous paraît pas aussi
certain, c’est que l’on puisse déterminer la nature et la mesure de leur
participation individuelle. En essayant de le faire et en sortant de la réserve
dans laquelle étaient restés, à cet égard, saint Augustin et Bossuet, M. Leroy
s’est engagé dans une entreprise plus hardie que prudente, et qui l’a conduit
parfois à des conclusions singulières et évidemment sans proportion avec la
grandeur de son sujet. Nous n’en citerons qu’un exemple, mais en prévenant
qu’il nous serait facile d’en apporter d’autres. Dans la revue qu’il fait des
peuples de l’antiquité afin de montrer en quoi chacun d’eux a concouru à
préparer la voie au Christ, M. Leroy rencontre naturellement les États phé-
niciens; et, en face de ces races sensuelles, toutes vouées au culte de l’or et
qui n’ont précisément pas d’histoire, il se pose la même question que pour
les Romains ou les Grecs : « Quelle a été leur part dans l’œuvre dont Jésus-
Christ devait être le couronnement? » Voici sa réponse en substance : les
Phéniciens ont fourni des matériaux précieux et des artisans habiles à Salo-
mon pour la construction du temple de Jérusalem !
* 2 vol. in-8. Paris, .Adrien Leclère et C'®.
351-
BIBLIOGRAPHIE.
Travailler au temple qui devait être la figure mystique de l’Église, c’est
sans doute une façon de participer à l’avénement du Christ ; mais cette par-
ticipation est un peu lointaine, il faut en convenir. Si, dans son bilan du mé-
rite et du démérite des peuples vis-à-vis du christianisme, M. Leroy ne
pouvait mettre davantage à Vavoir de Tyr ou de Sidon, autant eût valu, en
vérité, ne pas les y faire figurer. Le rôle des empires dans l’ensemble des
destinées humaines, au point de vue religieux surtout, est chose si mysté-
rieuse, qu’il n’y a pas d’humiliation pour l’histoire à s’avouer ignorante en
cet endroit.
A côté de cette première loi de l’histoire : « Les peuples ont vécu pour
le Christ et la civilisation, » le livre de M. Leroy en formule une seconde
que voici : « Les vertus ont fondé les empires et les vices les ont détruits. »
Faut-il l’avouer? malgré l’appareil théologique avec lequel l’auteur cherche
à établir cette proposition, je ne la crois fondée ni en principe ni en
fait. Qu’cst-ce à dire, en effet? Ce monde est donc le triomphe de la jus-
tice? la vertu y reçoit donc sa récompense, et le vice son châtiment? La
sagesse divine ainsi que la sagesse humaine a proclamé, ce semble, le
contraire, au moins pour les individus. Y aurait-il pour des nations une
autre morale? L’histoire nous paraît infliger bien des démentis à cette théo-
rie optimiste; ce n’est que dans le roman, dans l’épopée, dans les fictions
que nous inventons pour nous consoler de la réalité, qu’on voit la piété
fonderies empires, et'la justice les étendre. Sans doute, on peut admettre,
et l’Écriture sainte autorise à le croire, que si des peuples et des princes,
d’ailleurs coupables, ont joui de grandes prospérités, ils les ont dues à des
vertus perdues pour nous au milieu de leurs crimes et que la souveraine
équité de Dieu n’a pas voulu laisser sans récompense. Mais de là à poser en
axiome, avec M. Leroy, que, chez les peuples, le succès est preuve de ver-
tus, et les revers signes de vices, il y a loin, selon nous.
Quoi qu’il en soit, au reste, de ces grandes maximes, et quelle que soit
la dose de vérités qu’elles renferment, il n’y a pas lieu, ce semble, à s’y ar-
rêter plus longtemps; car elles font moins le corps que le cadre de
l’ouvrage de M. Leroy. Ce qui remplit ces deux volumes, en effet, c’est
moins le développement des principes à l’appui desquels ils semblent con-
sacrés, que le tableau de l’esprit, des moeurs et des institutions du monde
ancien. Ce tableau, qui, à vrai dire, est tout l’ouvrage, annonce beaucoup
de lecture, et offre sur les religions, les doctrines philosophiques et mora-
les, la poésie et la législation des peuples de l’antiquité, des notions trop
peu coordonnées peut-être, mais présentées avec intérêt et souvent avec
éclat. Les jeunes gens pour qui l’auteur l’a tracé l’étudieront avec plaisir et
avec fruit.
III
L’ouvrage deM. l’abbé Mury ; Précis de l'histoire politique et religieuse de
la France'^ ne se présente que comme un simple livre de classe; mais il
* Strasbourg et Paris, chez A. Bray, rue des Saints -Pères.
BIBLlOGRArHlE.
3S5
tient plus que ne promet son titre. Il a d’un précis la brièveté, la con-
densation, la méthode ; mais il n’en a pas la sécheresse. D’habitude, ces
livros-là s’apprennent et ne se lisent pas; celui-ci, tout en ayant les quali-
tés obligées du genre, offre une lecture attachante. Cela tient à deux
causes : 1* à ce que l’auteur, rompant avec les procédés traditionnels des
faiseurs de résumés, pour qui le beau idéal consiste à faire entrer dans
le moins d’espace possible le plus possible de détails, s’est attaché âne
présenter à son élève et à son lecteur que les faits dominants de no-
tre histoire, et, dans ces faits, que les circonstances caractéristiques;
2° à ce que, au lieu de répéter comme un inepte écho les banalités que se
transmettent les historiens de seconde et de troisième main, M. Mury est
allé droit aux sources, ou du moins aux investigateurs de premier ordre. Il
en est résulté qu’avec plus de rapidité et de relief dans la forme, son précis
a, dans les aperçus généraux, dans les vues d’ensemble et dans certaines
appréciations de détail, plus d’originalité que n’en ont les autres. C’est le
premier, à notre connaissance, qui ait initié la jeunesse aux travaux de
l’érudition et aux progrès de la critique modernes. Le fécond voisinage de
l’Allemagne, avec laquelle l’auteur est en relations constantes, se fait sen-
tir à toutes les pages de son livre, mais plus naturellement dans la période
germanique de notre histoire. Les travaux auxquels se sont livrés les
érudits d’outre-Ilhin sur les origines, les mœurs, la poésie et les lois des
peuples teutoniques, dont l’invasion ou le contact ont eu sur nos destinées
une si grande influence, ont été fouillés par lui avec une vigilante mais cii’-
conspecte ardeur. Aussi, sur tous ces points, son travail offre-t-il des
résultats neufs, au moins pour les écoles, et fait-il bon marché des banalités
qu’on y débite. Nous n’en signalerons que deux : la trasmission du trône de
la première race à la seconde et la révolution qui le fit passer de celle-ci à la
troisième. Ces événements, objet de tant de contestations, apparaissent en-
fin sous leur vrai jour, et tels qu’ils ressortent des dernières recherches.
On sait combien est obscure, vers la fin de la première race, cette lutte
des maires du palais, qui fut l'origine de notre première révolution dynas-
tique. M. Mury la fait parfaitement comprendre, à toutes ses phases, et
principalement au moment décisif de la bataille de Testry. « La victoire des
Austrasiens dans cette affaire assura, dit-il, leur triomphe sur les Neustriens
elles .\quitains, amis de la civilisation romaine. Les propriétaires libres de
la Neustrie, privés par la mort de Berlhaire de représentants et de défen-
seurs, durent obéir au duc héréditaire d’Austrasie, chef des grands leudes ;
le peuple fut dépouillé de tout droit, et l’aristocratie, affermissant sa pré-
dominance, rétablit les assemblées nationales, depuis longtemps tombées
en désuétude ; elle substitua en meme temps la langue teutonique à la lan-
gue romaine. »
M. Mury montre l’avènement de la famille de Pépin au trône comme la
suite naturelle de ce mouvement de germanisation de la Gaule. « Pépin,
dit-il, possédait le pouvoir depuis plusieurs années : le fait fut converti en
droit. Nulle résistance ouverte ne lui fut opposée; nulle réclamation n’eut
assez d’importance pour laisser de profondes traces dans l’histoire. Toutes
choses forcément demeurèrent les mêmes : un seul titre était changé, v
BIBLIOGRAPHIE.
A5«
Aussi l’auteur laisse-t-il pour ce qu’elle vaut la vieille légende de la con-
sultalion du pape Zacharie, dont Pépin aurait sollicité l’agrément pour
prendre la couronne de Childéric 111. Quand elle ne serait pas apocryphe,
cette permission demandée par le chef des Austrasiens pour accepter un
titre conféré selon les usages germaniques serait tout au moins invraisem-
blable.
Le mouvement en sens presque opposé qui se fil deux cents ans plus tard,
à la chute des Carlovingiens, n’est pas exposé avec moins de sagacité histo-
rique. M. Mury prépare l’esprit des jeunes gens à le comprendre par une
substantielle élude de l’institution féodale que nous signalons comme un
excellent résumé des travaux faits en ces derniers temps sur ce sujet. Cette
constitution bien comprise, la révolution qui porta la couronne sur la tête
de Hugues Capet s’explique tout naturellement.
Ces deux premières périodes de notre histoire, si confuses, si dénuées
d’intérêt dans la plupart des livres élémentaires, qui ne savent en tirer que
des récits épisodiques, s’offrent, dans le Précis de M. Mury, comme des
phases naturelles, nécessaires ou inévitables tout au moins, et qui attachent
par leur caractère dramatique. C’est la partie vraiment neuve de l’ouvrage.
L’autre partie, c’est-à-dire l’histoire des temps féodaux -et monarchiques,
n’a pas et ne pouvait avoir le même genre de mérite. Toutefois on trou-
vera là même plus d’un problème historique éclairé de lumières nouvelles,
et plus d’un jugement réputé définitif hardiment et victorieusement réformé.
Nous n’entendons pas néanmoins adopter en bloc les opinions de l’auteur, et
il en est, notamment sur la conduite des rois dans les guerres de religion,
dont le libéralisme ne nous paraît pas suffisamment accusé. Cela ne nous
empêche pas de proclamer le Précis de V histoire politique et religieuse de
la France comme un des meilleurs livres d’enseignement que l’on ait faits
chez nous.
P. Dodhaire.
HISTOIRE DES DUCS DE BOURBON ET DES COMTES DE FOREZ, par Jean-Ma>'ie delà
Mure, prêtre, doctepir en théologie, conseiller, aumônier du roi, sacrislain et chanoine
de Téglise royale de Montbrison, publiée pour la première fois d’après un manuscrit
de la Bibliothèque de Montbrison, portant la date de 1675.
Vers le milieu du dix-septième siècle, à l’ombre de l'église de Notre-Dame
d’Espérance, à Montbrison, vivait, travaillait et priait l’historien du Forez,
le bon chanoine de la Mure. Sou temps se partageait entre la collégiale,
dont il était « sacristain, » et son « cabinet d’estude et de piété, » qu’il ai-
mait tant, qu’il nous en a laissé la naïve et fidèle description. Il y avait ras-
semblé des « desseins tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament, » des
tableaux qu’il attribuait « aux meilleurs et plus renommés peintres de
Rome, de Paris et de Flandre, » les portraits des anciens comtes du Forez,
du roi François 1®'", qui réunit le Forez à la couronne, de « notre invincible
lîlliLlüGUAPUfE.
3b7
monarque Louis XIV, » de (ous les Foréziens « qui ont écrit des livres cf
qui se sont rendus recommandables à la postérité par leurs doctes ou-
vrages,... des saints et saintes originaires duForcz,... de plusieurs illustres
seigneurs et nobles personnes originaires dudit pays. » 11 y avaitencorc dans
ce cabinet « trois oratoires,... plusieurs raretez naturelles, comme langues
de serpent de Malte de la plus notable grosseur,... écailles de tortues de
mer, roses de Jéricho, pierres pétrifiées, coquillages de la plus belle sorte, »
des antiquités, la plupart spéciales à la province, depuis un poids romain
qui y fut envoyé après la conquête des Gaules, jusqu’aux monnaies et
aux sceaux des comtes de Forez; enfin une bibliolbèque « très-bien four-
nie, « surtout en livres composés sur diverses sciences par des auteurs
originaires du pays de Forez, et en manuscrits relatifs à l’histoire tant civile
qu’ecclésiastique de ce bien-aimé pays. »
Si rnessirc de la Mure s’éloignait parfois de ce « rare cabinet » et du cloître
de Notre-Dame, c’était pour consulter, çàet là, dans les abbayes voisines, des
documents inédits. Rien ne pouvait le détourner de ses longues, et paisibles
études. Les plus grands événements de sa vie étaient de temps en temps
une lettre de Guicbenon, de le Laboureur, de d’Ilozier, de Cliarier, savants
illustres alors, qui de loin consultaient le modeste chanoine, ou rendaient
témoignage à l’autorité de ses recherches. Il n’aspirait pas à une renommée
plus bruyante, content de vivre dans la solitude et le silence, entre le sou-
venir des choses passées et l’espérance des choses qui ne passent pas.
11 a publié plusieurs ouvrages fort estimés des érudits et restés jusqu’à ce
jour à peu prés les setds monuments que puissent consulter sur riiisloire
de leur pays les compatriotes de la Mure. Cependant la plus importante des
histoires écrites par le bon chanoine était demeurée inédite. H l’avait
d’avance annoncée au public en ces termes religieux et solennels ; « Sçaclie
le lecteur que ce qui m’a poussé à ce laborieux dessein a été la gloire
de Dieu, laquelle, ainsi que je l’espère, éclatera dans la manifestation qui
■y sera faite de sa providence sur tout ce qui est ici-bas, de sa fermeté im-
muable dans les changements et révolutions des choses humaines, de sa
souveraine justice à récompenser les bonnes actions et punir les mauvaises,
et autres telles divines merveilles qui éclateront dans la très-curieuse et
jusqu’ici très-inconnue histoire du pays de Forets, ma très-chère patrie. »
Il avait mis vingt ans à préparer cette histoire, il l’avait écrite d’après les
titres originaux et les chartes authentiques ; elle renfermait les recherches,
les découvertes de sa vie entière, et, au moment de la publier, il mourut.
Dès lors le manuscrit passa de main en main sans voir le jour, et cent
soixante-neuf ans après la mort de la Mure, en 1854, un Forézien dévoué à
l’histoire de son pays, M. Auguste Bernard, le retrouva intégralement con-
servé ou du moins fidèlement copié, mais enseveli au fond de la bibliothèque
d’Auxerre, l’obtint, non sans peine, avec d’autres papiers du même auteur
pour la bibliothèque de Montbrison, le signala comme une mine inépuisable,
et commença lui-même à en faire usage pour ses travaux historiques. Il
restait à le publier. Un autre compatriote de la Mure, M. Régis de Chante-
lauze, s’est voué à cette vaste, modeste et méritoire entreprise ; il a demandé
à en être chargé ; il l’accomplit avec le plus noble désintéressement sous les
Ô58
BIBLIOGRAPHIE.
auspices de radministralion municipale de Montbrison, La Mure n’est pas
le premier personnage de sa province qui ait attiré les regards pénétrants
et provoqué les recherches fécondes de M. de Chant elauze. Auteur d’une
intéressante biographie du P. de la Chaise, il abordait la Mure et son oeuvre
avec une conscience littéraire délicate et rigide, une critique patiente et
sagace, enfin un amour ardent et infatigable pour son pays. A tous ces
titres, le bon chanoine serait fier de son éditeur. Et cependant M. de
Chantelauze n’a pas voulu élever seul ce monument de patriotisme provin-
cial. En Forez, à Lyon, en Bourbonnais, quand il s’est agi des ducs de Bour-
bon, à l’École des chartes enfin, il s’est associé des collaborateurs intelli-
gents et zélés qu’il serait injuste de ne pas nommer avec lui : MM. A. Coste,
de la Tour-Varan, A. Barban, Henri Gonnard, l’abbé Roux, le comte de
Soultrait, Guignes et H. de l’Épinois. M. André Steyer surtout, par des notes
sur la numismatique, la chronologie, le blason, a complété ou rectifié le
texte de la Mure sans le surcharger, et répandu partout dans ce livre les
lumières de la plus saine et de la plus rare érudition. Enfin M. Perrin a
prêté ses presses, d’où ne sortent que des chefs-d’œuvre de typographie,
et, grâce à ce concours d’efforts à la fois savants et pieux, nulle province
n’aura son histoire mieux éclaircie que le Forez. Mais plus loin s’étend l’in-
térêt de cet ouvrage. Par les ducs de Bourbon l’histoire du comté de Forez
touche à notre histoire générale, à l’histoire de France, et l’un des -maî-
tres de notre école historique a singulièrement enrichi la publication dont
nous rendons compte ; M. Mignet a mis à la disposition de M. de Chante-
lauze les pièces authentiques et secrètes relatives aux arrangements du
coimétable de Bourbon avec Charles V. Elles paraîtront à la fin du second
volume. Quand ce livre sera complet, ne prendra-t-il pas rang à côté des
meilleurs travaux des bénédictins?
II est intitulé : Histoire des ducs de Bourbon et des comtes de Forez. Les
ducs de Bourbon avaient succédé par les femmes aux premiers comtes de
Forez. Ils ne viennent donc qu’après eux dans l’ordre des temps. Mais la
Mure n’admettait pas qu’aucun nom pût passer avant le nom de la maison
régnante, et, placé entre son respect pour elle et son respect pour la chro-
nologie, il a, dans le titre de son livre, donné tort à' la chronologie. On voit
que l’amour du Forézien pour sa province n’affaiblissait pas les sentiments
du Français pour la dynastie qui personnifiait la France.
Par là, d’ailleurs, non-seulement la Mure obéissait à l’esprit dominant de
son époque, mais encore il était fidèle aux constantes traditions du Forez.
Tandis que les archevêques de Lyon rattachaient à TEmpire leur puissance
féodale et prétendaient, sous la suzeraineté lointaine et nominale des em-
pereurs, garder leur indépendance, les comtes de Forez, longtemps en con-
flit avec les archevêques, cherchaient leur soutien dans les rois de France.
La royauté commençait à peine à se relever sous les premiers capétiens,
qu’ils invoquaient ses armes et son patronage. Ils étaient élevés à la cour
des rois, les servaient de leurs conseils et de leur épée, devenaient leurs
ministres, et, jusqu’à la malheureuse trahison du connétable, ils n’avaient
cessé de s'associer fidèlement aux combats, aux grandeurs, aux épreuves
qui ont fait la nation française. Lorsque le connétable, dans son château de
BIBLIOGRAPHIE.
559
Montbrison, eut traité avec l’envoyé de Charles V et qu’il fut parti pour se
joindre aux ennemis de son pays, il n’entraîna pas le Forez du côté de l’é-
tranger. François vint en personne en prendre possession, et dés lors
riiistoire de cette province se confondit avec l’histoire de la France. C’est à
ce moment que s’est arrêté la Mure.
Le moyen âge surtout est le domaine du vieil historien. Sur les temps
plus anciens sa critique est parfois en défaut; mais, parvenu à l’époque
féodale, il en éclaire sans s’égarer les ^obscurités. Ces siècles, où les in-
stincts barbares et les inspirations chrétiennes se déployèrent avec tant de
jeunesse et de franchise, sa combattirent avec tant de vigueur et de persé-
vérance, ont laissé dans les chartes poudreuses explorées par la Mure, les
traces de leurs grandeurs et de leurs misères, de leurs vertus et de leurs
crimes. — On y voit une humble et noble fille des comtes de Forez, sainte
Prève, périr de la main de ses propres frères, martyre de sa virginité ca-
lomniée par l’homme dont elle avait rejeté les poursuites. Sa tête est re-
trouvée au fond d’un puits, sa mémoire est conservée de génération en gé-
nération par le culte populaire, et les femmes stériles viennent invoquer
ses reliques, qui font des miracles. — On l’encontre aussi, à travers les
luttes des comtes de Forez contre les archevêques de Lyon, les abbayes
ravagées, les églises ruinées dans le feu de la guerre, puis restaurées et
comblées de biens à l’heure du repentir et de la réconciliation. — On re-
trouve ailleurs les exploits des cinq comtes de Forez qui méritèrent le titre
de Palmiers, c’est-à-dire qui moururent ou furent blessés aux croisades;
enfin la charité du premier de ces « généreux palmiers » qui, avant de partir
pour la terre sainte, voulut établir les pauvres malades dans son propre
château, y fonda un hôpital, et le dota de la dîme de toutes ses provisions.
L’histoire du Forez n’est donc pas dépourvue d’intérêt. Malheureusement
le naïf et consciencieux la Mure n’est pas rapide en ses récits ; son style est
suranné, car au dix-septième siècle, au fond d’une vieille ville de province,
au milieu des vieux titres ensevelis dans d’obscures archives, on n’écrivait
pas comme à Paris, comme à la cour, et l’art ne s’alliait pas alors à l’érudi-
tion pour faire renaître les générations disparues. La lecture de la Mure
sera donc laborieuse et longue. 11 faut louer toutefois son éditeur d’avoir
religieusement respecté le texte qui lui était confié; toute altération, toute
mutilation, aurait fait perdre à cet ouvrage sa valeur et son autorité; mais,
pour compléter la Mure, ne faudrait-il pas le résvrner, coordonner dans un
coup d’œil d’ensemble ses vastes recherches, dépasser même l’époque où il
s’est arrêté, suivre les vicissitudes de l’ancien comté de Forez à travers les
guerres de religion, et jusqu’en 1789 retracer ainsi de l’histoire de l’ancien
comté de Forez tout ce qu’il est nécessaire d’en savoir, et offrir à ceux que
cette histoire intéresse quelques pages à lire à côté de documents à consul-
ter? Par là l’œuvre de la Mure et de son éditeur ne serait pas moins sa-
vante, elle deviendrait plus populaire; l’histoire du Forez serait connue et
comprise de ceu.x même qui ne sont pas érudits, et le but de cette publica-
tion serait plus complètement atteint. Quelques notes semées par l’éditeur
à travers le premier volume, qui seul a paru (notamment page 41), mon-
trent avec quelle supériorité il pourrait faire ce que nous lui demandons. Il
560
BIBLIOGRAPHIE.
ne l’a pas fait encore, cependant. Son excellente introduction ne s'occupe
que de la Mure et de ses œuvres; elle tire sa vie de l’oubli et marque avec
une grande sûreté de critique la place et le rang de ses travaux dans le
progrès des recherches historiques. Mais qu’il nous soit permis d’espérer
que, dans le second volume, notre vœu sera exaucé, et nous n’aurons alors
que des remercîments et des félicitations à adresser à M. de Chantelauze et
à ses collaborateurs. C. de Meaux,
CHRTSTENTHUM UND KIRCHE IN DER ZEIT DER GRUNDLEGUNG {Le Christianisme
et l’Église à 1 époque de leur foyidation), par M. Docllinger. — Ratisbonne, 1860, in-8®.
Paris, chez Boliné, rue de Rivoli, 170.
M. l’abbé Meignan a fait connaître aux lecteurs de ce Recueil les essais ten-
tés depuis une vingtaine d’années par un certain nombre de théologiens de
l’Allemagne protestante, formant ce qu’on appelle l’école de Tubingue,
pour détruire radicalement la croyance à la divinité du christianisme. Que
d’esprit n’a-t-on pas dépensé pour celte œuvre détestable, et que d’art
n’emploie-t-on pas pour la propager chez nous! On nous infiltre goutte à
goutte le poison de cette exégèse, dont les principes, s’ils venaient à être
admis dans ce pays, ruineraienUe peu qui nous reste de notre ancien bon
sens, de notre rectitude de jugement. Espérons que, le premier ébaJiisse-
ment passé, l’esprit français se j évoltera contre l’outrecuidance avec la-
quelle on ose présenter , en ces matières si graves, comme les résultats de
recherches consciencieuses, des hypothèses gratuites, étayées par des com-
binaisons artificieuses de faits secondaires ou douteu.x.
Quels sont, en effet, les procédés de critique employés par cette école de
Tubingue si prônée? Trouvant dans le Nouveau Testament quelques traces
d’une discussion passagère entre saint Paul et les autres apôtres, Baur et
ses disciples en exagèrent démesurémentla portée, accumulant sur ce point
tout ce qu’on peut imaginer en fait de sophismes brillants, de conjectures
ingénieuses et de raisonnements spécieux. Et c’est dans celte Allemagne
qui applaudit Kant enseignant l’impossibilité pour l’esprit humain de
rien savoir du fond des choses, qu’on acclame comme la vérité, sur des
faits passés il y a dix-lmit siècles, des suppositions aventureuses basées sur
des procédés d’argumentation qui, en aucune matière, ne pourraient donner
de certitude même morale! N’est-ce pas chose plaisante que d’entendre Baur
et ses partisans, gens de cabinet, enfouis dans les livres, grisés de fausse
dialectique et n’entendant rien ni aux convenances ni aux besoins des choses
de ce monde, s’écrier à tout moment ; « Mais comment saint Paul n’a-t-il
pas fait telle chose? pourquoi n’a-t-il pas parlé de ceci? pourquoi a-t-il
écrit cela? » Et ils se croient autorisés à donner derrière leur pupitre
l’explication de certaines particularités, qui peuvent avoir pour motifs cent
mille et une circonstances que nous sommes hors d’état de connaître et
d’apprécier.
Après avoir torturé sans merci le texte du Nouveau Testament, l’école de
BIBLIOGRAPHIE.
301
Tubingue îirrive aux conclusions suivantes : le Clirist n’a jamais entendu
établir qu’un judaïsme spiritualisé, épuré par une morale élevée; il ne vou-
lait pas fonder une religion nouvelle ; il prescinvit même le maintien des
cérémonies de l’ancien culte. Fidèles exécuteurs de ses idées, les apôtres
ne songèrent qu’à rester sur le terrain du mosaïsme; le Messie n’était, selon
eux, venu que pour la famille d’Israël et tout au plus pour ceux d’entre les
païens qui s’en feraient les fds adoptifs en acceptant la loi entière du ju-
daïsme. Mais les juifs hellénistes, et à leur tête saint Paul, interpr étèrent
d’une façon radicalement différente la doctrine du Christ, qui, d’après eux,
aurait appelé sans distinction tous les hommes à entrer dans la nouvelle al-
liance, laquelle aurait complètement aboli l’ancien culte. Pour Baur et ses
partisans, toute l’histoire du premier siècle de l’Église se résume dans la
lutte violente entr e ces deux tendances. Tout ce qui, dans le Nouveau Testa-
ment, contrarie celte asserlion, est immédiatement déclaré apocryphe ;
c’est ainsi que l’école de Tubingue s’accorde à placer dans le second siècle
la composition des Actes des Apôtres, qui serait une tentative pour présen-
ter, sous le faux jour d’une concorde qui n’aurait pas existé réellement, les
travaux de saint Paul et des autres apôtres.
(Juant à l’authenticité et à la date de la rédaction des autres parties du
Nouveau Testament, sauf les grandes Épîtres de saint Paul, les disciples de
Baur ne s’entendent pas du tout entre eux. Ce qui devait être leur faiblesse
est devenu leur force; par suite de leurs dissentiments, ils ont mis au jour
une quantité effrayante d’élucubrations, et il faut un grand courage pour
pénétrera travers les épaisses broussailles de citations érudites et de raison-
nements creux, derrière lesquelles s’abrite leur doctrine. Heureusement un
guide des plus experts vient nous aider à nous orienter au milieu de ce docte
fouillis. C’est M. Doellinger, le célèbre professeur de la Faculté de théologie
de Munich, qui a jeté une si vive lumière sur toute l’histoire ecclésiastique,
et spécialement sur l’histoire de la Réforme, et dont nous avons déjà signalé
dans ce Recueil (livraison de septembre 1 857) l’excellent travail sur les reli-
gions de l'antiquité. Cet illustre savant a récemment publié sur l’époque apos-
tolique un livre éminent et appelé à d’autant plus de succès chez nous, qu’il
est pur des défauts qu’on pourrait croire inhérents à l’esprit germanique.
Clair et méthodique, bien distribué, sans longueurs ni redites, mettant à
leur place et en pleine lumière les principaux points en discussion, ce livre
a de plus le mérite d’être écrit d’un style concis et animé, toujours à la hau-
teur du sujet, sans redondance et sans aucune de ces disparates qui choquent
même chez les meilleurs prosateurs de l’Allemagne. Au premier abord, il
est facile de reconnaître que l’auteur possède à fond tous les textes de la
matière, et qu’il est au courant des discussions ardentes que chaque point
de l’histoire des premiers temps de l’Église a soulevées récemment; il ne
s’est pas cependant laissé entraîner à faire une œuvre de polémique dont les
proportions nécessairement énormes auraient effrayé la grande majorité du
public.
Dans un volume d’un peu plus de quatre cents pages, M. Doellinger a
•condensé l’exposé complet du siècle apostolique, delà fondation de l’Eglise,
de ses institutions, de ses dogmes et de son culte jusqu’à la mort de saint
562
BIBLIOGRAPHIE.
Jean. Quoique son livre soit très-sobre de notes, on peut aisément juger de
l’étendue des recherches qu’a dû coûter chacune de ses phrases toutes
nourries de faits.
En nous présentant un tableau si bien ordonnancé de cette époque du
christianisme, M. Doellinger a fait implicitement justice des suppositions so-
phistiques par lesquelles on a cherché à compliquer à plaisir l’histoire de
rétablissement de l’Église. Quelle différence entre son récit, si calme et si
sincère, où les faits s’enchaînent d’une manière si naturelle, et les chimères
péniblement agencées d’un Baur ou d’un Schwegler!
Non, mille fois non, le christianisme, cette doctrine si pure qui a fait dis-
paraître les abominations d’une civilisation ancienne, n’est pas un compro-
mis diplomatique, négocié après mille pourparlers, mille intrigues, et
consolidé à l’aide de fraudes et de mensonges. Dès son origine, il contenait,
en germes tous bien reconnaissables, l’ensemble de son enseignement ac-
tuel. Il restait encore quelques points à déterminer d’une façon plus pré-
cise. Telle particularité secondaire devait disparaître avec les circonstances
qui la nécessitaient. Mais c’est là justement un des privilèges de la nouvelle
religion, qu’elle avait en elle un principe de développement et de vie qui,
sans la faire dévier de son esprit, toujours le même, décuplait sa force en
lui permettant de s’adapter aux diverses phases de l’humanité.
.\insi, à cette époque ou il s’agissait de lutter contre la résistance formi-
dable du paganisme et du judaïsme, l’enseignement du christianisme, loin
d’être renfermé dans une formule écrite, fut confié à la parole vivante, qui
persuade les cœurs, et pendant un quart de siècle l’Eglise ne se propagea
que par la seule prédication. « Aucun des apôtres, dit M. Doellinger, u’a cru
nécessaire, aucun d’eux n’a entrepris de déposer dans un ou plusieurs
écrits la somme des doctrines qu’il transmettait oralement; encore moins
aperçoit-on l’intention que l’ensemble delà foi chrétienne fût contenue dans
leurs écrits réunis, et se complétant l’un l’autre. » Quand ils écrivent, ce
n’est que pour suppléer à un manque de communication personnelle, que
pour trancher telle question, telle difficulté particulière, mais non pour ré-
sumer leur doctrine comme en un code. Toujours ils supposent les fonde-
ments de la nouvelle foi connus des personnes auxquelles ils s’adressent,
ils n’en expliquent que tel ou tel point ; encore, à la fin de sa vie, saint Paul
charge Timothée de répandre les doctrines qu’il lui a communiquées par la
parole, et il ne fait mention d’aucune espèce d’écrit.
L’extrême valeur que la tradition reçoit ainsi dès les premiers temps du
christianisme est une preuve décisive en faveur de l’Église, qid seule s’y
appuie, qui seule l’a conservée intacte, comme l’établit l’exposé lumineux
que .M. Doellinger a fait de l’enseignement des apôtres. Ainsi il prouve vic-
torieusement que la participation des païens aux bienfaits du christianisme
n’eut jamais ce caractère d’innovation radicale que Baur s’est efforcé de
lui attribuer. Voici, en résumé, comment le savant historien présente cette
importante question.
Le christianisme n’était pas venu rompre violemment avec l’ancienne loi;
il devait la compléter, réaliser les prédictions et les promesses de l’Ancien
Testament; il avait donc été annoncé aux Juifs avant tous les autres peuples.
BlBLIOGRAPIIIli:.
305
Même après que la masse de cette nation se fut l’efusée à reconnaître le
Messie, un temps de répitlui fut encore donné pour accepter la mission que
Dieu lui avait assignée d’être l’instrument de la régénération du monde. La
rupture complète entre la Synagogue et l’Église ne devait se faire qu’après
l’événement prédit par le Christ de la destruction du temple, qui mettait fin
à l’existence du judaïsme. Les premiers chrétiens continuèrent donc à ob-
server les prescriptions de la loi, qui était eu même temps la constitution
civile et politique de leur pays. De plus, ils ne pouvaient prendre sur eux de
donner, par le mépris des cérémonies, un prétexte aux juifs pour repous-
ser la nouvelle religion, et cela avant la réalisation des faits qui devaient in-
diquer que, selon la prédiction du Christ, la plus grande partie du peuple
d’Israël serait exclue du royaume de Dieu, et que d’autres seraient appelés à
sa place.
Survinrent les nombreuses conversions de païens opérées par saint Paul
et saint Barnabé. Quelques chrétiens de Jérusalem, qui avaient conservé un
zèle outré pour le mosaïsme, exigèrent alors que ces païens se fissent cir-
concire ; ils ne représentaient pas les idées dominantes de leur commu
nauté ; saint Paul les appelle des faux frères, qui s’étaient introduits par sur-
prise. La question fut réglée par le concile de Jérusalem, qui dispensa les
païens devenus chrétiens de la circoncision et de l’observation des autres
préceptes de la loi ; cependant, par mesure transitoire, et pour ne pas heur-
ter de front les préjugés juifs au sujet de la chair d’animaux étouffés, il leur
fut prescrit de s’en abstenir, ainsi que des victimes des sacrifices païens.
Quaïit à la défense qui leur fut faite de se livrer au péché de la chair, elle éma-
nait de l’esprit de pureté du christianisme même. Cette décision si sage prou-
vait que tous les apôtres et non pas seulement saint Paul, considéraient le
christianisme comme supérieur au mosaïsme, et devant sous peu l’abolir en-
tièrement. Aussi l’école de Tubingue n’a-t-elle pas hésité à nier l’existence du
premier concile de Jérusalem, en s’appuyant surtout sur l’Épître de saint Paul
aux Galates, document qui est une des bases principales de son système. Or
cette épître ne peianet pas d’admettre un instant que saint Paul ait jamais
tenté d’innovations violentes, qu’il ait joué un rôle de révolutionnaire, si je
puis m’exprimer ainsi, qu’il ait songé à transformer le christianisme en
opposition aux idées arrêtées des chrétiens de Palestine. Il raconte que
ceux-ci, qui, d’après Baur, l’auraient persécuté pendant toute sa vie, glori-
fièrent Dieu à cause de lui, lorsqu’ils apprirent ses efforts pour la propa-
gation de la foi. Il parle avec effusion des rapports de fraternité et d’amitié
qu’il eut avec les autres apôtres, qui sans hésitation lui reconnurent la
mission d’évangéliser les païens. Et qu’importe, à côté de ces témoignages
irréfutables de son entente avec les chrétiens palestiniens, chefs et simples
fidèles, son dissentiment momentané avec saint Pierre? Ce dernier, se trou-
vant à Antioche, avait d’abord accepté sans discussion de vivre complète-
ment en commun avec les païens convertis, ce qui constituait à son égard
une infraction à la loi du mosaïsme, qu’il avait jusqu’ici continué à obser-
ver. Mais, à l’arrivée de quelques chrétiens de Jérusalem, il crut, pour ne
pas les scandaliser, devoir cesser de prendre part aux repas des païens. Ce
scrupule s’explique de sa part, puisqu’il était spécialement chargé de con-
564
mBUOGRAPHlE.
vertir les juifs, et qu’il avait à craindre qu’on ne répandît parmi eux qu’il ne
tenait aucun compte de leur loi. Le décret du concile de Jérusalem n’avait
rien spécifié sur la conduite qu’il avait à tenir en celle occasion. Mais saint
Paul lui démontra publiquement que ce respect humain, cette timidité était
contraire à l’esprit de l’Evangile, et qu’on refusant de frayer avec les païens
convertis, il les obligeait indirectement à se soumettre au mosaïsme pour
l’ester en communauté avec les chrétiens judaïsanls.
Si M. Doellinger a réfuté avec une force de logique écrasante Tardent an-
tagonisme qu’on suppose avoir régné entre saint Paul et les autres apôtres,
il a écai’té avec autant de vigueur les vaines objections qu’on oppose au fait
de rétablissement de l’Église de Rome par saint Pierre. Dans son Épître
aux Romains, dit Téminent historien, saint Paul écrit qu’il ne les avait pas
visités parce qu’il était contraire à ses principes d’aller prêcher l’Évangile là
où l’Église était déjà fondée ; ce qui, d’après ce que saint Paul fit en d’autres
circonstances, ne peut se rapporter qu’à une organisation de l’Église par
une personne ayant pour cela une pleine autorité. Or, d’après une tradition
unanime, attestée dès le second siècle par Denys de Corinthe et Irénée, cette
personne fut saint Pierre, que sa position appelait en effet à répandre la
nouvelle foi dans celle Rome, le centre du monde, et où les Juifs avaient
une colonie des plus importantes. Cajus, à la fin du deuxième siècle, dit
qu’il avait vu à Rome les monuments de saint Pierre et de saint Paul, qui
avaient fondé l’Église de cette ville. Ignace affirme de même que saint Pierre
et saint Paul ont donné des instructions aux chrétiens de Rome ; et, comme
l’activité de Paid en ce lieu ne date que d’une époque postérieure à la pre-
mière organisation de l’Église, celle-ci doit forcément être attribuée à saint
Pierre. Ce fait est encore établi par l’attitude inusitée de saint Paul dans son
Épître aux Romains : il s’excuse en quelque sorte de leur adresser des exhor-
tations; il loue leur foi vive, de toutes parts connue, ainsi que leur union,
ce qui indique que l’Évangile leur avait été prêché par un homme dont Tas-
cendant égalait l’expérience. Enfin, sans parler de plusieurs autre» faits
corroboratifs, la première Épître de saint Pierre est datée de Babylone; or,
d’après une tradition qui remonte à Papias, TApôtre, en parlant ainsi, se
serait ici servi d’une façon de dire habituelle à cette époque pour désigner
Rome; et, en effet, il est impossible que saint Pierre se fût rendu dans la
véritable Babylone, sur TEuphrate, dans le royaume des Parthes, ville entiè-
rement déchue à cette époque, et dont les Juifs avaient été expulsés plusieurs
années auparavant.
M. Doellinger, après avoir avec tant de soin réuni et développé les preuves
que la première organisation de l’Église romaine remonte au prince des
apôtres, dont il établit si bien les grandes prérogatives, ne pouvait jamais
manquer de dévouement envers les successeurs de saint Pierre; les faux
bruits qui avaient couru à ce sujet, il les a réduits à néant par l’éloquent
discours qu’il a tenu à la réunion des catholiques allemands qui vient d’a-
voir lieu à Munich ; là, comme dans le livre dont nous parlons ici, comme
dans tant d’autres œuvres, il s’est montré un des plus savants, un des plus
intelligents défenseurs de la vérité catholique.
Ernest Grégoire.
LES EVENEMENTS DU MOIS
J.a Brochure de M. l’abbé Passaglia. — La Circulaire deM. de Persigny relative à la Société
de Saint-Vincent de Paul.
On nous permettra de choisir, entre les faits que ce mois nous présente,
ceux qui touchent plus directement nos croyances catholiques et nos prin-
cipes libéraux. On trouvera bon que nous ne nous montrions pas trop curieux
de savoir quels avantages sont résultés de l’entrevue de Compiégne pour le
roi de Prusse, quels plaisirs y a goûtés le roi de Hollande, ce que coûtent et
ce que rapportent aux nations les baisers des rois, et on souffrira que nous
n’insistions pas sur la crise alimentaire, sur la crise financière, sur la crise
industrielle, qui commencent mal cet hiver, et que nous attachions de pré-
férence notre attention sur ce qui nous regarde, notamment la publication
en Italie de la brochure de M. l’abbé Passaglia, et la publication en France
de la circulaire de M. de Persigny, relative à la Société de Saint-Vincent de
Paul et à la Franc-maçonnerie.
L’apparition du livre de M. Guizot sur V Église et la Société chrétienne est
aussi, à nos yeux, un événement important de ce mois. Mais, puisqu’un de
nos collaborateurs consacre à ce livre une analyse séparée, parlons ici seu-
lement de la brochure de l’ancien jésuite italien, et de la circulaire de M. le
ministre de l’intérieur, deux écrits dont les journaux révolutionnaires triom-
phent à la fois.
I
Les ennemis déclarés du catholicisme en France s’étonnent, s’indignent
môme, que l’Église soit défendue par un protestant; mais, tous les jours, ils
veulent qu’elle soit réformée par des impies; et quel n’est pas surtout leur
bonheur quand elle est attaquée par un prêtre ! L’accueil enthousiaste qu’ils
avaient fait aux bavardages de monseigneur Liverani, ils viennent de le faire,
plus bruyant encore, aux arguments de l’abbé Passaglia.
Avant de dire ce que nous pensons du dernier écrit de ce théologien érudit,
qu’il nous soit permis de nous séparer hautement de ceux qui l’ont poursuivi
d’attaques personnelles, et se sont crus autorisés, sur les anecdotes d’un petit
journal, le Chroniqueur de Fribourg^ je crois, à incriminer sa vie privée et
même à prophétiser quelle serait sa mort. Non-seulement nous avons la
plus grande répugnance pour cette manière de raisonner qui consiste à
aller chercher, derrière l’opinion d’un adversaire, au lieu d’une erreur du
jugement, un vice de la conduite, et à certifier qu’un homme va aux abîmes,
parce qu’il quitte notre sentier.
Toutefois il nous semble que deux choses devaient empêcher M. Passaglia
Octobre 1861. 25
566
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
de faire ce qu’il a fait et rendent sa conduite entièrement inexcusable : il
est prêtre et il est logicien.
Il est prêtre, et voici que le Pape, tous les évêques, l’immense majorité
du clergé et des fidèles, sont dans un sens; Punanimité des ennemis de
l’Église est dans l’autre. Ce n’est pas assez, je le veux, pour modifier son
opinion sur une question libre, c’est assez du moins pour l'en faire douter»
et pour lui conseiller le silence, au lieu d’un acte que les impies ramassent
et placent dans leurs journaux, comme une pierre dans une fronde pour la
jeter au front du Souverain Pontife. C’en est assez surtout pour qu’un
prêtre n’accompagne pas chacun des événements dont souffre l’Église d’une
brochure nouvelle; car M. Passaglia en a écrit ou on lui en attribue quatre.
Y a t-il incompatibilité entre le gouvernement du Pape et les principes libé-
raux? Non, a-t-il répondu dans il Pontefice ed il Prikcipe, et chaque fois il a
eu raison de ne pas craindre de signer son nom. Le Pape a-t-il fait un usage
opportun et légitime de l’excommunication? Non, répond l’écrit anonyme :
DEI.LA ScoMüNiCA, uwertetizc d'un prete cattolico. Le Pape fera-t-il bien de
quitter Rome? Non, répond l’écrit pseudonyme ; Obblioo bel Vescovo
RoMANO DI RISIEDERE in RoMA QÜAKTÜNQUE METROPOLI DEL Regno Italico, jjer
Ernesto Filalete. Enfin, le Pape agira-t-il sagement en abandonnant son
trône au roi Victor-Emmanuel? Oui, répond, cette fois en latin, comme s’il
convenait à chaque pas de prendre un voile plus épais, la brochure : Pro
Causa Italica ad Episcopos Catholicos, auctore presbytero catholico. Ainsi
donc, M. l’abbé Passaglia, auteur non désavoué de ces quatre brochures,
n’a pas seulement laissé échapper de son cœur ce cri de douleur et d’an-
goisse, il suit les événements pas à pas, il est le théologien, il est le consul-
teur de la révolution italienne, il se charge de résoudre un â un tous les cas
de conscience de l’ambition piémonlaise. A chaque occasion grave, il la
confesse, et à chaque confession il l’absout.
A l’aide de quels raisonnements? Nous l’avons dit, M. l’abbé Passaglia est
un logicien ; d’autres gémissent, il raisonne ; d’autres hésitent, il conclut.
Or c’est là ce qui nous rend encore plus difficiles à expliquer ses actes et
son attitude. Car les plus indifférents à la cause du Pape conviennent du
moins que le Saint-Père a pour lui la logique, le droit, la justice, la con-
science ; qu’en un mot, si, en ce monde, la raison avait toujours raison,
nous aurions cent fois raison. Oui ou non, est-il juste qu’un souverain puis-
sant envahisse en pleine paix les Étals de son voisin plus faible? Oui ou non
est-il juste que celui-ci se relire et cède à la force, rompe ses serments,
quitte sa couronne, et estime heureux et prudent de partager avec son
vainqueur la ville sainte que ses prédécesseurs ont pour résidence depuis
l’an 42 après Jésus-Christ? Que l’on invoque la nécessité, les vicissitudes de
l’histoire, des fautes, des prétextes, l’esprit moderne, le caprice des peu-
ples, l’intérêt de l’Italie, tout ce qu’on voudra; mais qu’on ne prétende pas
démontrer que cela est juste et que cela est logique. Ce terrain n’est vrai-
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
367
ment pas tenable. C’est pourtant celui sur lequel M. l’abbé Passaglia se
campe et déploie tout le bagage de sa science théologique Raisonnons
donc, puisqu’il veut raisonner. Voici tout le résumé de sa brochure :
Il commence par établir (p. 1-11), à l’aide de saint Paul, de saint Alha-
nase, de saint Ambroise, de saint Augustin, de saint Justin, de Tertullien,
de Tliéophylacte, de Philippe, qu’il est prêtre, et que, comme tel, il a le
droit d’avoir son avis dans l'Église. Cela n’est pas contesté.
Puis il démontre, par des textes aussi nombreux et vraiment admirables
(p. 1 1-18), que la Papauté a pour but, pour mission, de foncier l’unité dans
la foi. Or, dit-il (et c’est là où s’insinue le sophisme), le Saint-Siège, les
évêques, le clergé, en Italie, ne sont pas du même avis que la nation; donc
l’unité de la foi est en péril, donc l’Église manque à sa mission. Eh quoi!
est-ce la faute de l’Église? A-t-elle commencé? Qui est l’agresseur? Qui est
la victime ? Est-ce donc sur l’unité de la foi qu’il y a désaccord, ou sur
l’unité de l’Ilalie, ce qui n’est apparemment pas la même chose? Suivent
des textes multipliés (p. 18-48), pour prouver par l’autorité de saint Augus-
tin, de saint Léon, de saint Cyprien, que les évêques doivent sauver les
âmes, et non les scandaliser, réunir le troupeau, et non le disperser; que
l’évêque des évêques a surtout ce devoir; que la bonté, la condescendance,
les concessions, ramènent les égarés, etc., etc. Cela n’est pas contesté,
mais il est facile d’aligner des textes non moins nombreux pour prouver
que les évêques et les chrétiens ne doivent pas céder à la violence, ni faire
le plus petit mal pour le plus grand bien, ni délaisser la justice, le droit,
l’honneur. Toutes ces règles générales, qu’on peut extraire d’un Diction-
naire de théologie morale, en cherchant aux mots : bonté, fermeté, douceur,
caractère, reviennent à dire : Il faut être parfait, ni trop dur ni trop faible.
Cela ne prouve absolument rien, séparé du cas particulier qu’il s’agit d'ap-
précier. Or, oui ou non, sont-ce les évêques d'Italie qui ont été une occasion
de scandale? Devaient-ils aller au-devant de Garibaldi ? Ou bien au-devant
de Cialdini? Devaient-ils refuser leurs prières aux soldats de Castelfidardo ?'
Les réserver à ceux de Calatafimi? Le Pape devait-il approuver la prise
d’Ancône, ou celle de Gaëte?
Mais le Pape ne s’est pas borné à désapprouver, il a excommunié. Or,
selon M. l’abbé Passaglia (p. 48), on ne doit pas excommunier ceux qui ont
tout un peuple pour complice, et l’excommunication a pour but de guérir et
non de brûler, de convertir et non de frapper. Je ne rne permets pas de
m’innniscer dans cette question toute spirituelle. Cependant deux réflexions
seront ici à leur place. On n’a pas encore attaqué la bonté de Pie IX, on a
entendu ses paroles. Or qui ne sait que son cœur et ses bras demeurent ou-
verts à ceux qu’il censure? qui ne sait que, dans ses allocutions les plus
sévères, il a exprimé de toutes les façons ce sentiment qui domine son âme?
En second lieu, n’est-il pas plus clément d’excommunier en général que de
désigner quelques-uns en particulier? Personne n’est flétri; libre à chacun
068
LES ÉVÈNEMENTS DU MOIS.
de se reconnaître et de s’amender; la question reste entre la conscience
avertie et le jugement secret de Dieu.
Mais, quoi que l’on pense sur ce point dont le Saint-Siège, on en convien-
dra, est le maître et le juge, pourquoi le Pape, pourquoi les évêques ont-ils
ainsi résisté à l’établissement de l’unité italienne? Pour deux raisons, répond
M. Passaglia.:
Cette entreprise est injuste, parce qu’elle s’accomplit en foulant aux pieds
les droits, les traités, les principes; elle est impie, parce que le Saint-Père
est dépouillé de ses États et menacé dans son indépendance. Or il appar-
tient aux évêques plus qu’à personne de condamner le mal, de défendre la
justice, de protéger la liberté de l'Église romaine : « Ipsorum maxime est
notare flagitia, justitiam asserere Ecclesiæque imprimis Romanæ integram
solutamque libertatem tueri. » (P. 49.)
Voilà des raisons graves, de la plus extrême gravité, M. Passaglia en con-
vient. Voyons comment il y répond :
Est-ce que l’Église est juge des frontières des princes, elle qui ne l’est pas
de l’héritage des hommes? Quis vos constituit judicem ? (P. 49-52.) Elle n’a
pas à s’occuper de Parme ou de Modène, sans doute; mais elle a à s’occuper
d’Ancône ou de Spolète, de sa frontière à elle. Si l’on usurpait le bien de
M. Passaglia, souffrirait-il que l’usurpateur lui répondît : Quis vos constituit
judicem ? Puis l’Église a essentiellement à s’occuper des frontières du bien et
du mal, elle est chargée de les garder; dans l’invasion, elle ne voit pas le
dommage, mais le crime; elle ne considère pas l’objet pris, mais l’injustice de
le prendre.
Or y a-t-il eu, oui ou non, injustice dans les invasions du Piémont?
Distinguons, répond le théologien, serré de près, et réduit à la ressource
suprême de la subtilité scolastique, qui est de passer en se pliant un peu en-
tre les deux jambes d’une distinction. On peut juger la question (p. 53), ad
externam normam, c’est-à-dire d’après les autorités des savants, doctorum
virorum ; or il y en a pour, il y en a contre le Piémont ; — ou bien ad inter-
nam normam, c’est-à-dire d’après les principes; or on n’est pas fixé, on
n’est pas unanime sur les droits des peuples, des gouvernements, la valeur
des plébiscites, etc. En sorte que la question est douteuse, probable, de celles
où l’on ne peut affirmer qu’il y ait vraiment justice, ni évidemment injustice :
nec liquida injustum, nec perspicuejustum... justitiam injustitiamve Italici
regni non esse nisi probabilem. (P. 55-56.)
Dans le doute, que faire? S’abstenir, répond le bon sens et aussi saint
Augustin.
Oui, continue M. l’abbé Passaglia, on pourrait s’abstenir, s’il n’y avait pas
fait accompli. L’Italie est faite et même reconnue. De qui est Peffigie sur les
monnaies? de Victor-Emmanuel. (P. 59.) Rendez à Victor-Emmanuel ce qui
est à Victor-Emmanuel. Or, Clément V, Jean XXII, Pie II, Sixte IV, Clé-
ment XI, Grégoire XVI, ont écrit que l’Église n’avait pas à se mêler des dis-
LES EVENEMENTS DU MOIS.
o69
eussions politiques, et devait tenir pour valable les faits accomplis, et c’est ce
qu’a fait saint Augustin à l’égard du comte Boniface, saint Ambroise à l’égard
de Maxime, Grégoire le Grand à l’égard de Pliocas, exempla episcoporum
imitatione dignissima. (P. 55-64;.) Les évêques suivraient bien ces exemples,
mais ils ne peuvent se séparer du Pape. Or le Pape a déclaré qu’il ne céderait
pas ses États, et, de plus, il l’a juré en montant sur le trône; enfin il ne peut
pas céder son trône, parce que ce serait perdre son indépendance.
La parole d’un pape, le serment d’un roi. Dieu pris à témoin par son
vicaire, l’indépendance du Saint-Siège, voilà de sérieux obstacles. Ils n’ar-
rêtent pas M. Passaglia.
La pai’ole du Pape, en ces matières, n’est pas infaillible; donc elle n’est
pas incommutable, il peut se dédire. Quant à son serment, c’est plus grave;
mais quoi ! un serment ne saurait être vincuhim iniquitatis; on n’a pas juré
de ne pas céder à la force, la foi au serment est vaincue par le désir d’un
plus grand bien. (P. 64-72.)
Quant à l’indépendance, n’a-t-elle pas été complète pendant sept siècles,
sans pouvoir temporel? Sylvestre, Clément, Damase, Léon, furent-ils sans
indépendance? La tiare ne reçoit de la couronne aucune force, et toute la
majesté du pontificat vient de Dieu, non du trône. Qu’entend-on par la
liberté du Pape? Est-ce son jjouvoir d’agir ou sa facilité d’agir? Le pouvoir
de Pie E'’ dans les catacombes était aussi grand que le pouvoir de Pie IX sur
le trône. Quant à la facilité, le sceptre gêne le pontife, saint Bernard l’a dit,
les lois de défiance l’entravent. Plus de charge étrangère à celle des âmes,
plus de barrières légales, l’Église libre , sans le fardeau de la royauté, sans
les entraves de la légalité, voilà ce que demandent l’Italie, les âmes et le
monde. (P. 72-85.)
On voit, par ce résumé fidèle, avec quelle aisance M. Passaglia, passant à
travers les objections et les réponses, dénoue toutes les objections, adopte
toutes les réponses, oubliant que les objections reposent sur des réalités, les
réponses sur des hypothèses. J’ai analysé, par respect pour l'auteur, ses
arguments : mais, qu’il me permette de le lui dire : cette casuistique d’école
à coup de citations et de distinctions répugne, on ne saurait davantage, à
l’esprit français. 11 fallait aussi demander à Cialdini, lorsqu’il est entré dans
les Marches ; « De qui est l’effigie sur la monnaie? De Pie IX. Donc rendez
à Pie IX ce qui est à Pie IX. » Mais ne mêlons pas des textes de l’Évangile à
ces polémiques et n’amenons pas de force saint Augustin au secours da
M. Bicasoli. Appelons les choses par leur nom. Une injustice est une injus-
tice, une parole est une parole, un fait est un fait, une hypothèse n’est rien.
Que M . Passaglia me dise si l’unité italienne est un pur mouvement natio-
nal, ou bien un produit de la conquête ou de la force. Là où il me montrera
un pur mouvement national, je serai avec lui ; mais là où je verrai, où je
vois encore la conquête et l’usurpation, je m’écrierai : « L’injustice n’est
pas probable, elle est certaine.
370
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
II est très-coanu que l’Église respecte les faits accomplis; mais, si elle n’y
résiste pas, elle ne s’y prêle pas. Or on lui demande d’y consentir, de donner
les mains à ce qui se fait, non en dehors d’elle, mais contre elle. Il est très-
évidentaussi que les exemples cités par le théologien nesont pas, bien s’enfaut,
tous dignes d’exemple. Qui nie que l’indépendance, la majesté, l’autorité du
souverain Pontife ne viennent que de Dieu? Mais jusqu’à ce que cette fameuse
liberté tant promise soit dans les lois, et, entendez-le bien, dans les lois du
monde entier, le pouvoir temporel, avec ses inconvénients, est assurément
un soutien del’indépendance spirituelle, bien préférable à un vague inconnu,
à un projet, à une parole en l’air, placée sur les lèvres de qui? d’un roi
qui, au lendemain de cent actes de violence, supplie qu’on ait confiance
dans sa modération, et dit à l’Église ; « Faites d’abord tout ce que je veux,
puis vous ferez ensuite ce que vous voudrez, sous ma protection. »
Ah ! M. Passaglia conviendra que celle indépendance n’est aussi qu’une
chose probable, qu’il la tourne ou qu’il la retourne ad externam normam,
sive ad internam.
Mais qu’est toute sa thèse elle-même, qu’un exercice fatigant de probabi-
lisme? N’est-il pas triste et plaisant à la fois de voir les farouches libéraux,
qui ont tant de fois calomnié les jésuites, la casuistique, la scolastique, s’en-
richir avec orgueil des subtilités d’un ancien jésuite, et faire un si gi^and
bruit d’une dissertation latine dans laquelle Augustin et Cyprien sont char-
gés de démontrer que, quand un fait est accompli, quand une entreprise a
réussi, il est de pieuses raisons de s’y accommoder, d’accuser d’être l’au-
teur de tous les maux celui qui en souffre, et de lui persuader que céder à
la force et sacrifier à la popularité, c’est, en ce bas monde, le plus sage
parti?
II n’était pas besoin de l’appareil d’une science si rare pour nous ap-
prendre tout cela. Si nous voulons adorer le succès, nous ne manquons
pas d’exemples, et nous n’avons pas besoin d’arguments. C’est peine per-
due, et, en effet, les journaux qui vont aux quatre coins du monde bourrer
leurs armes un peu épuisées avec la brochure de M. Passaglia, ne la liront
même pas. Mais ils répéteront tous; le Moniteur des Communes , affiché à la
porte des mairies ou des églises de toutes les communes de France, redira
partout qu’un des prêtres les plus érudits de l’Italie a attaqué le Pape, qu’on
peut bien l’imiter, et lever, après lui et avec lui, la main contre le Saint-
Siège, dont l'abbé Passaglia démontre les torts. On fera de ce nom, jusqu’ici
tant vanté, un trophée; de celte plume, consacrée par des travaux si diffé-
rents, une flèche empoisonnée. Quel résultat aura donc atteint M. Passaglia?
U aura satisfait des hommes tout décidés sans lui, il aura grossi la biblio-
thèque du probabilisme, il aura peu servi l’Italie, beaucoup affligé l’Église,
aidé, charmé ses ennemis, il aura excité la douleur et provoqué les contra-
dictions de tous les catholiques, contradictions dont il sera, j’aime toujours
à le croire, moins désolé que de certains applaudissements.
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
Ô7I
II.
Je n’en dirai pas autant de M. de Persigny. Il faut croire que les applau-
dissements des rédacteurs du Siècle lui sont bien agréables, et que les con-
tradictions des catholiques lui sont bien indifférentes, car il est difficile de
faire, sans motif, plus de plaisir aux uns, plus de peine aux autres, qu’il ne
vient de le faire, par sa circulaire aux préfets du 16 octobre 1861, relative
à la Société de Saint-Vincent de Paul et à la Franc-maçonnerie.
Qu’est-ce donc que la Société de Saint-Vincent de Paul, qui excite subite-
ment de si furieuses colères et des alarmes dont nul ne se doutait?
C’est en 1833 qu’a été fondée, ou plutôt qu’a commencé d’exister la So-
ciété de Saint-Vincent de Paul; à bien dire, elle n’a été fondée par personne,
caries jeunes gens qui, au nombre de huit ou dix, se sont réunis alors sous
la protection du plus populaire des saints français, avec la volonté de faire
la charité à quelques pauvres du quartier Latin, ne se doutaient pas de l’ac-
croissement rapide réservé à leur Société. On était au lendemain d’attaques
ardentes contre le clergé, moins violentes cependant mais plus efficaces sur
l’opinion et sur les masses que les attaques qui se déchaînent librement
aujourd’hui. On était à la veille des lois de 1834 contre les associations.
Pourtant, à mesure que la Société de Saint-Vincent de Paul devint plus vaste
et plus connue, aucun journal n’eut la pensée de la dénoncer, aucun mi-
nistre n’eut envie de la frapper. Les mœurs politiques, l’esprit libéral,
étaient fort en avant des lois; on ne songeait pas à tourner contre les bien-
faiteurs des pauvres les armes préparées contre les malfaiteurs politiques.
Après dix ans, après quinze ans, la Société de Saint-Vincent de Paul avait
publiquement grandi sans obstacle et sans abus. Le scrupule de ses membres
à éviter la politique était si minutieux, qu’ils avaient refusé de s’occuper en
aucune manière de la liberté d’enseignement et des pétitions pour la liberté
religieuse. Mais, quand l’autorité avait réclamé leur concours pour secourir
les inondés, ils l’avaient prodigué ; quand le choléra avait sévi, plusieurs
d’entre eux avaient mérité la croix ; quand la famine avait désolé l’Irlande,
ils avaient provoqué d’abondantes souscriptions. Après 1848, le gouverne-
ment républicain demanda aux membres de celte Société, de porter des se-
cours aux ouvriers sans travail ; ils le firent avec bonheur. Plus tard, quand
la terrible émeute de juin ensanglata Paris, le président même de la Société,
blessé grièvement en défendant l’ordre, fut décoré par le général Gavaignac.
Telle était l’estime qui entourait cette Société, née de l’alliance de la religion
et de la charité à l’ombre de la liberté française, que des réunions formées à
l’étranger, à Londres, à Berlin, à Genève, à Madrid, à Rome, à New-York, à
Valparaiso, et jusqu’en Australie, demandèrent à entrer avec elle en union de
prières et de bonnes œuvres. Les évêques du monde entier approuvèrent
cette floraison de la charité parmi les jeunes gens, le Pape la bénit; en Es-
pagne, le gouvernement l’autorisa; en Hollande, le roi la reconnut; partout
572
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
ailleurs elle vécut libre et tranquille, et, en France, elle a traversé trois gou-
vernements, deux révolutions, je ne sais combien de surveillances, contri-
buant pour une large part à la conservation et à la diffusion de la foi, au
soulagement de la misère, au rapprochement des classes, à la pacification
sociale. « Les révolutions elles-mêmes, » a dit l’un des grands bienfaiteurs
de cette société, le P. Lacordaire , « les révolutions, qui avaient déraciné tant
((.d’autres œuvres, ont respecté celle-ci. Le parfum sans tache de la charité a
(( écarté d’elle le soupçon; on a cru à sa sincérité, parce qu’elle était sincère.»
X quoi donc cette Société a-t-elle dû son accroissement et son caractère ?
A quatre causes principales :
La première est la bénédiction visible de Dieu, appelée sur cette œuvre
par tous les pasteurs de l’Eglise. Il semble que cette visite régulière et res-
pectueuse de la pauvreté par la jeunesse, pendant trente ans, sur presque
tous les points du monde, ait mérité un regard et un sourire de Dieu. Quel-
que chose de la fécondité toujours renaissante de l’Église catholique s’est
mêlé aux progrès de la Société de Saint-Vincent de Paul. Vous cherchez là-
dessous la main de la politique; nous, nous y voyons le doigt de Dieu.
La seconde cause de ce grand accroissement, c’est Pesprit français. Tout
ce qui naît dans ce pays « catholique et soldat » se signale par un entrain, un
zèle, un besoin d'union, d’action, de progrès, qui sont l’honneur et le cachet
de notre race. Une fois la jeunesse française lancée sur les pas de la misère,
elle ne s’est pas arrêtée. Dispersés, on s’est écrit; isolés, on a chei'ché des
confrères; on s’est consulté, excité, imité, les uns les autres, sur les meil-
leurs moyens de fonder ici un fourneau, là une bibliothèque , ailleurs un
patronage d’apprentis, plus loin une maison de vieillards ; partout on s’est
ingénié pour chasser, abattre, vaincre, ces redoutables ennemis des hommes,
l’ignorance, le dénûrnent, le vice, l’impiété. Ce que vous redoutez, cette
vaste émulation à la poursuite d’un même but, c’est ce que j’admire, c’est ce
qu’on ne voit naître qu’en France.
Cette Société me paraît encore avoir grandi, parce qu’elle était dans le vrai,
dans la vraie voie de la charité. La charité libre, sur laquelle le pauvre ne
peut pas compter comme sur une dette, la charité à domicile, qui cause un
effort à celui qui la porte et n’inflige ni perte de temps, ni humiliation à
celui qui la reçoit, voilà, de l’avis commun des chrétiens, des économistes
et des gens de cœur, voilà la meilleure forme de l’assistance, bien préférable
aux enregistrements, aux distributions à la porte, aux crédits budgéfaii'es
de la bienfaisance publique. Enfin, le dernier secret du progrès et de l’es-
prit de cette société, c'est son organisation. A mesure que les membres du
premier groupe se sont dispersés, ils ont continué à s’adresser à ceux d’entre
eux qui étaient restés à Paris, et ceux-ci se sont ainsi trouvés à l’état de
conseillers des autres; peu à peu, sans qu’on l’ait voulu d’abord, ce conseil
• Notice siu’ F. Ozanam, p. 33.
373
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS,
a été le fondateur de plusieurs réunions, le devancier et le guide de toutes.
Jusqu’au jour où le Saint-Père ayant accordé des faveurs spirituelles aux
Sociétés qui seraient en union avec la Société de Paris, le conseil général est
devenu le centre de toutes les conférences anciennes et nouvelles. Or Dieu
avait permis qu’il fût composé, à l’origine, d’hommes de toutes les opinions,
tous ayant à cœur d’éviter les exemples de Sociétés anciennes suspectes de
politique, tous convaincus que la politique, en la divisant, en la dénaturant,
tuerait leur œuvre, tous persuadés aussi que la foi était la racine de la
charité, tous attachés à l’esprit moderne en même temps qu’à la religion.
Le plus connu d’entre ces hommes respectables, qu’on peut nommer, parce
qu’il est mort, et parce que l’esprit de la société est resté personnifié en lui,
c’était Ozanam. Animés de ces craintes et de ces principes, les membres
du conseil général n’ont pas cessé un seul jour, par des correspondances
multipliées, dans des assemblées publiques, par des circulaires imprimées,
de maintenir la ferveur et de bannir la politique. Si la Société de Saint-
Vincent de Paul a persévéré dans cet esprit primitif, j’invoque le témoignage
de tous ceux qui la composent, c’est principalement à ce conseil qu’elle le doit.
Cela est si vrai, que si M. le ministre de l’intérieur avait la patience d’ou-
vrir les cartons de son ministère, il verrait que, deux ou ti'ois fois, on a si-
gnalé comme imprudentes des conférences de province, le conseil supé-
rieur jamais.
C’est avec ces renseignements sous la main qu’il trouve à propos de
déclarer les réunions de province irréprochables, et le conseil supérieur
suspect, hypocrite, infidèle, presque criminel. Quels motifs le poussent donc
à cette sévérité?
Des raisons politiques? Il n’y en a aucune . Est-il un fait, un acte, un mot, une
faute qu’on puisse reprocher à ce conseil, dont on ne sait pas même exac-
tement le nom, le conseil général (et non pas sivpérieur) de la Société de
Saint-Vincent de Paul? Ni le ministre de l’intérieur avec ses préfets, ni le
ministre de la justice avec ses procureurs généraux, ni le préfet de police
avec ses agents, ne pourraient signaler de quoi commencer une poursuite,
de quoi motiver une crainte.
Qu’est-il donc arrivé? Depuis trois mois, \e Siècle, la Presse, V Opinion
nationale, incpxieis pour la Franc-maçonnerie, dont les élections bruyantes
et les divisions ridicules avaient attiré l’attention, ont imaginé de la couvrir
en attaquant la Société de Saint-Vincent de Paul. Manœuvre odieuse , mais
habile, dans un pays qui aime avant tout l’égalité, dans un moment où les
catholiques ne sont pas en faveur. Au milieu de ce débat, le ministre inter-
vient. Par un rapprochement choquant, qui fait rire les indifférents et gémir
les chrétiens, il place sur la même ligne les francs-maçons et les membres
de Saint-Vincent de Paul.
La Franc-maçonnerie, qui écrit en chiffres, qui parle par signes, qui enve-
loppe de mystérieuses initiations xm but mystérieux, qui donne à manger
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
r>74
à ses membres au moins autant qu’à ses pauvres, qui ne publie pas de
comptes, pas de rapports, qui n’admet pas d’étrangers à ses assemblées,
qui ne peut pas se mettre d’accord depuis un an sur le choix de son grand
maître, elle est déclarée bienfaisante, 'publique, fonctionnant avec calme,
animée d'un excellent esprit.
La Société de Saint-Vincent de Paul est formée d’hommes étrangers aux
préoccupations politiques, appartenant indistinctement à totiles les opinions,
comptant parmi eux beaucoup de fonctionnaires et d’amis dévoués du gou-
vernement, poursuivant avec un %èle remarquable un but qui ne saurait
être trop loué.
Voilà qui va bien. La conséquence devrait être la liberté des deux sociétés.
Non, non, dans la Franc-maçonnerie, V organisation centrale et le mode
d’élection réclameraient quelques modifications. On ne les impose pas. Il est
avantageux de reconnaître V existence de cette Société, telle qu’elle est, tout
entière, avec ses quatre cent soi.xante-dix ateliers.
Dans la Société de Saint-Vincent de Paul, qui publie ses comptes, ses rap-
ports, ses fondations, ses œuvres en bon français, on ne comprend pas que
la charité chrétienne ait besoin pour s’exercer de se constituer sous la for'me
des sociétés secrètes. On comprend que la loge de Marseille dépende du
Grand-Orient de Paris : on ne comprend pas que des hommes bienfaisants
à Bordeau.K correspondent avec des hommes bienfaisants à Paris.
On voudrait que l’élection générale fût modifiée dans la Société philan-
thropique : on ne s’explique pas pourquoi le conseil, dans la Société chré-
tienne, n’est pas nommé par les Sociétés locales. On félicite la Société phi-
lanthropique de se montrer, à part sa mission de bienfaisance, animée d’un
patriotisme qui ne fait pas défaut dans les grandes circonstances : on accuse
la Société chrétienne d’être dirigée vers des pensées étrangères à la bienfai-
sance.
Entrant dans l’intérieur de cette Société, on dit que les membres de Bor-
deaux sont plus en état que le conseil de Paris de savoir à qui distribuer leurs
aumônes : or le conseil de Paris ne s’en mêle pas. On dit que les comités
provinciaux dépouillent les sociétés locales du droit de nommer leurs prési-
dents : or elles les nomment sans exception. Enfin, on assure que le conseil
supérieur s’arroge le droit de gouverner les réunions locales pour en faire
une sorte dé association occulte dont il étend les ramifications au delà des
froutières de la France, et cpx il prélève sur les conférences un budget dont
l’emploi demeure inconnu. Or l’association est publique; le budget, qui
s’élève à quelques milliers de francs, n’est pas prélevé sur les conférences;
les moins pauvres envoient des dons volontaires qui servent à aider les plus
pauvres, et à publier quelques livres estampillés par la commission du col-
portage ; l’emploi du budget est publié chaque année.
C’est assez pour montrer qu’en frappant cette Société, dont la conduite est
si pure et dont la direction est si suspecte, en la présentant, tranchons le
375
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
mot, comme un ramassis de dupes et d’ambitieux, d’innocents et d'hypo-
crites, d’aveugles et de factieux, M. le ministre de l’intérieur a été mal ren-
seigné, mal inspiré.
Mais quoi ! dit-on, il ne frappe pas la Société, il la fait rentrer dans la loi,
en la soumettant à la nécessité de l’autorisation.
Cela n’est pas exact. Si la Société de Saint-Vincent de Paul demandait
tout entière, sous sa forme vaste et collective, à ôtï’e autorisée, comme va
l’être la Franc-maçonnerie, cela lui serait refusé. Ordre est donné aux préfets
de dissoudre le conseil supérieur et les comités provinciaux. Ainsi, telle
qu’elle est avec son centre, ses règlements, sa communion de bonnes
œuvres, ses relations, la Société de Saint-Vincent de Paul est frappée de
mort, elle n’existe plus.
Seulement, on offre aux sociétés locales l’autorisation, on les engage
même à demander à être représentées auprès du gouvernement, dont on
leur Y>romot les faveurs. Ainsi, ou autorisée ou dissoute; ou petite Société
locale, ou grande Société impériale, voilà l’alternative.
El, en effet, pourquoi ces réunions refuseraient-elles d’être autorisées?
Pourquoi ne le sont-elles pas déjà? N’est-ce pas un signe de mauvais vou-
loir?
Que M. de Persigny compulse encore ses cartons, et il verra que ce n’est
pas la Société qui a refusé l’autorisation, c’est le gouvernement qui a ré-
pondu, depuis vingt ans, toutes les fois que les préfets l’ont consulté sur
des demandes d’autorisation : « N’autorisez pas, ne dissolvez pas, toléi’ez. »
Or la Société ne demandait pas autre chose, ne voulant pas faire de poli-
tique contre l’Empereur, mais ne voulant pas plus en faire pour l’Empereur,
entendant n’en faire pour personne, et préférant une liberté précaire, dont
elle avait la conscience de ne pas abuser, à toutes les estampilles adminis-
tratives, se figurant d’ailleurs que la liberté de la charité était de plus en
plus un progrès acquis parle respect public sur la sévérité .surannée des lois.
Cette situation est détruite. Un simple arrêté, sans tant de compliments,
ainsi conçu : La Société de Saint-Vincent de Paul est dissoute; chacune des
réunions qui la composent cessera d'exister, si elle n'obtient pas du préfet
une autorisation, comme œuvre purement locale, aurait plus nettement que
la circulaire de M. de Persigny montré le résultat qu’il veut atteindre.
Quel bien espêre-t-il de ce résultat? Acquérir des sympathies au gouver-
nement? Du côté chrétien, cela n’est pas probable. L'Ami de la religion, le
Monde, V Union, tous les journaux catholiques protestent fortement. On
aurait dû se rappeler le mot de Royer-Collard : « 11 ne faut pas persécuter
les honnêtes gens pour les opinions qu’ils n’ont pas; on les leur donne. »
De l’autre côté, qu’obtient-on? Le Constitutionnel, le Pays, sont satisfaits;
mais ils l’étaient déjà, ils le sont toujours. Le Siècle et la Presse le sont
aussi; est-ce donc à eux qu’on tient à plaire?
L'Opinion nationale n’est pas encore contente. Elle est habile, elle ne se
376
LES ÉVÈNEMENTS DU MOIS.
paye que de résultats positifs. Nous autres catholiques, bonnes gens, de
courte vue, aussitôt qu’on nous dit quelques bonnes paroles, nous voilà
pâmés d’aise ; qu’on nous donne une cloche ou une chasuble, nous sommes
sédviits; très-changés d’ailleurs en cela depuis quelques années, car de
quelles réclamations n’avons-nous pas poursuivi le gouvernement sous
lequel la Société de Saint-Vincent de Paul est née! de quelles acclamations
n’avons-nous pas entouré celui sous lequel elle expire! Pendant le temps où
nous étions flattés et flatteurs, nous n’avons pas demandé le plus petit décret,
pas la moindre garantie. Mais V Opinion nationale n’est pas si innocente; il
lui faut des bénéfices nets; la Société de Saint-Vincent de Paul n’est pas
encore assez morte pour elle, et il en reste d’autres.
Piendons justice au Temps, aux Débats, et surtout au Courrier du Dimanche,
qui a publié deux articles si franchement libéraux de M. Eugène Pelletan.
Ces journaux ont appris la liberté à la même école que M. de Persigny, en
Angleterre; ils ont mieux profité de la leçon, car ils s’étonnent qu’un gouver-
nement fort se croie menacé parce qu’une Société qui donne du bouillon
aux pauvres n’est pas autorisée, et rassuré parce qu’elle l’est. Ils s’affligent,
parce qu’une forme innocente de la liberté tombe encore devant notre sys-
tème de centralisation démesurée.
M. le ministre a donc pour lui ses serviteurs et de tristes auxiliaires; il a
contre lui les libéraux sincères et tous les chrétiens, sans parler des pauvres
gens.
Comment les évêques, les prêtres, les chrétiens, les chrétiennes, déjà si
affligés, ne se sentiraient-ils pas de nouveau contristés, que dis-je, blessés
dans leur honneur, en entendant calomnier publiquement des hommes irré-
prochables; en voyant préférer une Société généralement hostile à l’Église
à une Société qu’elle a bénie cent fois; en constatant que l’on ne sait pas
encore, en France, supposer que dix personnes se réunissent au nom de
Dieu sans croire qu’elles conspirent; en se demandant enfin si l’on va conti-
nuer dans cette voie, si l’on veut menacer toutes les autres associations reli-
gieuses, et cela par mesure administrative, sans enquête, sans avis, sans
débat contradictoire, sans jugement l’égulier, sans défense? Si ces Sociétés
font du bien, laissez-les vivre libres; si elles font du mal, prouvez-le. On
va dire que nous sommes des hommes de parti parce que nous tenons ce
langage : des hommes départi se réjouiraient d’une faute que nous ne savons
que déplorer.
Le Secrétaire de la rédaction : P. Doühaire.
L'im des Gérants : CHARLES DOUNIOL.
PARIS. 3MP. SIKON RAÇON ET COMP., RUE d’eRFüRTH, 1.
DÉCRET DU 24 NOVEMBRE 1860
ET LA LETTRE IMPÉRIALE DU 14 NOVEMBRE 1861 .
Voici un an qu’à pareil jour un décret mémorable rouvrait pour
la France les sources de la vie politique et provoquait la nation à re-
prendre dans la conduite de ses propres affaires la part qu’elle avait
abdiquée sous le coup d’une crise imminente. A l’heure même où la
représentation nationale recevait mission d’exprimer sans réserve
toute sa pensée dans le débat solennel d’une adresse, une circulaire
ministérielle rappelait à l’administration départementale le respect
dû aux hommes honorables rejetés dans la retraite par les évén^
ments, sans s’y désintéresser des destinées de leur pays. Des mesures
inspirées par le même esprit laissaient attendre à la presse une situa-
tion moins précaire, et l’appelaient à l’examen le plus assidu de tous
les actes du gouvernement, en ne posant pour limite au vaste champ
de ses investigations que le respect du principe sur lequel s’est
élevé l’Empire. Quelques semaines plus tard, la parole émue des
Chambres faisait courir un frisson de vie dans les âmes gla cées par
dix années de silence; enfin l’effet des premiers débats parlementaires
était si puissant sur l’opinion et sur le pouvoir, qu’au dedans le Corps
législatif obtenait, comme par droit de conquête, l’engagement de re-
venir au vote du budget par chapitre, qu’au deliors il arrachait à la
révolution italienne des perspectives qui, jusqu’à la veille de la réunion
des Chambres françaises, n’avaient semblé téméraires à personne.
Bien des ombres sont venues obscurcir l’horizon ouvert par les
Tî SÉR. T. XIX (lV® de LA COLLKCT.) 3® LIVRAISON. 25 NOVEMBRE 1861. 26
378
LE DÉCRET
actes de 1860 devant la pensée publique. La session n’était pas encore
close qu’un éloquent organe du gouvernement, déclarant les institu-
tions conslitutionelles de la France définitivement fixées, s’attachait
à décourager de toutes les espérances d’avenir exprimées par l’Em-
pereur lui-même à l’inauguration des pouvoirs nouveaux espé-
rances confirmées par de mystérieux commentaires, à la façon des
promesses cacliées au fond de la loi mosaïque pour laisser entrevoir
l’avénement de la loi nouvelle. L’administration départementale don-
nait, d’un autre côté, lors de l’élection des conseils généraux, la
plus étrange application aux mesures de haute convenance recom-
mandées par M. le ministre de l’intérieur ; enfin, le système des aver-
tissements, qu’on croyait appartenir désormais à l’archéologie ad-
ministrative, revenait tout à coup humilier la dignité des écrivains;
et MM. les préfets, qui avaient naguère protégé avec tant d’éclat le
guano et le coiffeur Jasmin, semblèrent reprendre la vieille habitude
de couvrir leurs actes et leurs personnes de l’inviolabilité départie à
la dynastie impériale.
Nous en étions là voici quinze jours ; et au lendemain des tristes
mesures qui venaient frapper au cœur la plus sainte des libertés hu-
maines, celle de la charité, le terrain paraissait appartenir aux
influences répressives, lorsque la lettre de l’Empereur au minis-
tre d’État, et la renonciation absolue du chef de l’État à un droit qui
sous le régime constitutionnel appartient à tous les princes, sont
venues marquer un pas aussi hardi qu’imprévu dans la voie des ré-
formes en signalant un retour vers les garanties si longtemps insultées.
C’est ainsi que, aussitôt après les actes de 1860, deux courants très-
divers se sont heurtés l’un contre l’autre, à ce point qu’on n’éprou-
verait aucun embarras pour signaler jour par jour, dans la sphère
administrative et diplomatique, l’action simultanée de la main droite
et delà main gauche du pouvoir. Toutefois nous étions, mêrtie avant la
lettre du 14 de ce mois, sans appréhension sérieuse pour les conquêtes
du 24 novembre dernier, et nous demeurons en ce moment plus per-
suadé que jamais que, lorsque par des raisons entre lesquelles son
propre intérêt tient légitimement la première place , un pouvoir
jusqu’alors sans contrôle s’engage à donner aux grands corps de l’État
une participation directe au gouvernement, lorsqu’il a spontanément
restreint la .sphère de son action personnelle, afin d’augmenter sa
force morale, il a fait un acte dont il ne lui est plus loisible de limiter
à son gré les conséquences.
Si mal défini que puisse être, en effet, le mode nouveau de cette
participation, l’intervention constitutionnelle des Chambres conduit
* Disscours d’ouverture de la session législative du t5 février t855.
DU 24 NOVEMBRE 4860.
379
lorccnient à substituer à Tunité d’impulsion la condition du bon ac-
cord, à la soudaineté des résolutions personnelles la temporisation
provoquée par les débats de pouvoirs divisés. Aurait-on conservé le
droit, qu’on aurait perdu la puissance de gouverner seul, et qu’on
demeurerait placé dans l’alternative ou de retirer ses concessions
ou de les compléter par leurs conséquences. De toutes les diffi-
cultés, la plus grande certainement serait aujourd’hui de maintenir
eh l’air, sans en poser le faite, l’édifice dont on a jeté les premières
bases et auquel on vient d’ajouter si soudainement une seconde
assise. Je voudrais donc donner confiance aux amis de la liberté en
remontant jusqu’aux motifs véritables du décret du 24 novembre ;
je voudrais de plus l’étudier dans ses conséquences logiques après
en avoir pénétré le principe.
Sans médire de la constitution de i 852, l’on peut penser que si, du-
rant la période décennale qu’elle vient de traverser, elle n’a rencontré
devant elle aucune sorte de résistance, celte heureuse fortune résulte
moins de ses propres mérites que de la disposition générale de l’es-
prit public au lendemain du 2 décembre. Si, au milieu des terreurs
universelles provoquées par celte sorte de rendez-vous à jour fixe
qu’avaient pris les plus sauvages passions, terreurs qui avaient assuré
d’avance le succès d’un coup d’État plus périlleux à préparer que
difficile à accomplir, le prince président de la République avait pro-
clamé une autre constitution que celle qui nous régit, je suis porté à
croire que cette loi fondamentale n’aurait pas eu des destinées bien
sensiblement différentes.
Il en a été a peu près de notre constitution comme de celle de l’an
YIII, qui lui a servi de modèle, et qui fut comme elle pour peu de chose
dans les œuvres accomplies pendant les quinze années de sa durée
nominale. Ayant en 1799 la lassitude de l’anarchie comme elle en
eut l’effroi en 1852, la France remit alors aux mains d’un grand
homme le fardeau de ses destinées, sous lequel elle fléchissait. Si le
premier consul accomplit une série de miracles dans la guerre et
dans la paix, ce fut sans rien emprunter ni pour sa gloire ni pour
sa puissance à la creuse métaphysique de son collègue Sieyès, dont il
accepta l’obscure conception avec la fière indifférence d’un demi-dieu
assuré de faire toujours parler à son gré l’oracle.
C’est, en effet, calomnier l’esprit excessif mais droit de Napoléon,
que de présenter comme son œuvre personnelle ce dédale d’institu-
tions incohérentes pour lesquelles on est venu nous demander une
admiration posthume. Jamais ce grand esprit n’aurait conçu la pensée
d'un Sénat que la nature môme de ses attributions rendait forcément
dans l’avenir ou factieux ou servile; jamais il n’aurait imaginé un
380
LE DÉCRET
Tribunal bavard, discourant sans aucun pouvoir effectif en face d’un
Corps législatif muet. Si Napoléon ne fit porter les traits de sa verve
pittoresque que sur le grand électeur, installé d'abord par Sieyès au
sommet de sa pyramide, c’est qu’à vrai dire il ne prenait dans tout
cela rien au sérieux que lui-même. Le mécanisme|politique de l’an VIII,
sorti du cerveau d’un métaphysicien, eut si peu le caractère d’une
constitution nationale, comme on voudrait le laisser croire, que le
pays le vit disparaître pièce à pièce durant l’Empire avec la plus par-
faite indifférence, et que le seul de ces corps étiolés qui vécut jusqu’à
la catastrophe pour élever sa honte plus haut encore que nos mal-
heurs, revêtit et conserva toujours aux yeux de la France le caractère
d’une machine à haute pression chargée d’exprimer les forces vives
de la nation pour les mettre au service de gigantesques folies. Napo-
léon envisagea l’œuvre de son collègue du même œil que la France,
prenant comme un instrument de domination ce qu’il convenait à
celle-ci d’accepter comme un moyen de repos.
L’on doit donc fort bien comprendre que lorsque la nation, lasse
d’un régime qui n’avait su ni la protéger contre les derniers excès du
despotisme militaire, ni défendre le pouvoir lui-même contre le péril
de ses propres entraînements, reprit le cours interrompu des géné-
reuses aspirations de 1789, elle ait réjeté dans un oubli profond et les
lois de l’an VIII, qui n’avaient pu la défendre contre le pouvoir ab-
solu, et celles de 1791, qui l’avaient encore moins défendue contre
l’anarchie. L’on comprend également que, n’ayant à faire aucun em-
prunt à l’ancien régime, amas confus de précédents contradictoires,
la charte de 1814, sans cesser d’être parfaitement nationale, ait pro-
clamé sur la division et la responsabilité des pouvoirs certains prin-
cipes d’expérience et de bon sens qui sont si peu, quoiqu’on veuille
bien le dire, l’apanage particulier de l’Angleterre, que, consacrés
aujourd’hui à Vienne comme à Madrid, à Berlin comme à Lisbonne,
ils sont en voie de passer dans le droit public universel.
La constitution du 14 janvier 1852 ressemble heureusement
beaucoup moins qu’elle n’en a la prétention à cette loi organique de
l’an VIII, que son préambule attribue fort à tort au génie de Napo-
léon, et qu’ il qualifie d’œuvre nationale, malgré le peu de place
qu’elle occupait, jusqu’en 1852, dans les souvenirs de la nation.
Quoique cette constitution ait été rédigée au lendemain d’une
grande crise et dans une défaillance momentanée du sentiment pu-
blic, l’on y rencontre partout la preuve qu’un demi-siècle de liberté
n’a pas passé vainement sur la France. Sans ressusciter ces listes ri-
dicules de notabilités écrémées par un Sénat servile, elle établit, en
effet, en face du pouvoir impérial, une Chambre directement élue,
comme ce pouvoir lui-même, par le suffrage universel ; ajoutons
DU ‘24 NOVEMBRE 1860.
38 1
qu'en investissant cette Chambre du droit de voter, après discussion
publique, les lois et l’impôt, elle a implicitement admis, dans la me-
sure où il conviendra à la représentation nationale de le faire préva-
loir, celui d’intervenir dans la conduite de toutes les affaires et d’en
contrôler souverainement et les agents et la direction. Le point par
lequel cette constitution se confondait surtout avec celle de l’an VllI
jusqu’au décret du 24 novembre, c’est que le cercle rigoureux dans
lequel se trouvaient enlacées les délibérations parlementaires ne
permettait aucun débat efficace sur les intérêts généraux du pays,
puisque le Corps législatif, privé de la faculté de provoquer des ex-
plications opportunes, de révéler ses craintes ou de manifester ses
répugnances, n’exerçait son veto financier qu’en face de résolutions
arrêtées et de faits irrévocablement accomplis.
Cette stérile loquacité dépensée en présence d’un gouvernement
investi, et usant fort du droit de se taire, par où les députés de 1852
se rapprochaient des tribuns de l’an VllI, et par où les sénateurs du
second Empire rappelaient tant ceux du premier, fut pourtant, entre
toutes les^ innovations accomplies au lendemain du 2 décembre,
celle qu’accueillit une certaine presse avec l’enthousiasme le plus
lyrique. Les Chambres allaient enfin travailler aux affaires du pays,
dont elles ne s’étaient nullement occupées durant les trente années du
règne des avocats ; une haute sollicitude les rendait à l’étude des inté-
rêts pratiques en les arrachant au champ de cette politique euro-
péenne, qu’elles étaient si mal jplacées pour connaître ; inspirée dés-
ormais par une seule pensée, qui passerait avec la rapidité delà foudre
de la conception à un accomplissement simultané, la diplomatie fran-
çaise allait unir l’énergie de Richelieu à la souplesse de Mazarin ; en
supprimant surtout ces discussions d’adresse, odieux et stérile pugilat,
la prévoyance du gouvernement avait préparé pour la France l’ère de
toutes les grandeurs et de toutes les prospérités; l’on moissonnerait
la gloire sans qu’il fût nécessaire de la semer dans le sang et dans les
larmes; les plus gigantesques entreprises seraient des jeux d’enfants
pour un peuple assuré pour jamais contre la banqueroute comme une
maison contre l’incendie : tel était l’encens qui brûlait dans les cas-
solettes officielles jusqu’au 23 novembre 1860 au soir.
Le lendemain, par un motu proprio qui fit mettre au pilon plus d’un
article composé la veille, l’Empereur prescrivait au Sénat et au Corps
législatif d’ouvrir chaque année leur session par une adresse; et, afin
que rien ne manquât à cette réhabilitation soudaine d’un passé si
longtemps maudit, il décidait que cette adresse serait discutée en
présence de commissaires reprenant le nom de ministres, et siégeant
au conseil, « qui donneraient aux Chambres toutes les explications
382
LE DÉCRET
nécessaires sur la politique intérieure et extérieure de l’empire ^)>
L’Empereur ne pouvait cire accusé, en étendant ainsi les droits
des Chambres, d’avoir cédé à leurs sollicitations trop pressantes, leur
attitude ne laissant pas même naître un pareil soupçon. Ces corps
ne paraissaient pas, en effet, se trouver mal à l’aise dans les limbes
politiques où, depuis neuf ans, ne pénétrait pas plus le regret que
l’espérance; et, s’ils avaient emprunté au régime parlementaire ses
palais, ses banquettes et ses huissiers, ils n’avaient jamais fait mine
d’aspirer à lui emprunter ni la tribune des orateurs ni celle des jour-
nalistes. Le Corps législatif avait passé d’un front toujours serein de
la paix à la guerre et de la guerre à la paix, de la lutte contre la Rus-
sie, entreprise pour maintenir les traités, à la lutte contre l’Autriche,
entreprise pour les renverser, sans témoigner, même en présence de
la brûlante question d’Italie, plus de résistance qu’il n’en avait fallu
pour faire ressortir la plénitude de son dévouement. Le Sénat n’avait
pas vécu d’une vie moins tranquille. S’il s’était vu gourmandé par le
pouvoir, c’était pour avoir fait un usage trop discret de ses préroga-
tives, ne s’étant trouvé jusqu’alors dans le cas de défendre les insti-
tutions dont l’article 25 de la constitution lui commet la garde, qu’en
s’opposant à la promulgation d’un projet de loi relatif à une imposi-
tion sur les voitures. Le Luxembourg était assurément le lieu du
monde où l’on songeait le moins à réunir des matériaux pour préparer
le couronnement de l’édifice.
En 1860, les corps constitués n’exerçaient donc aucune sorte de
pression sur le pouvoir afin de le contraindre à étendre le champ
d’une action qu’ils ne semblaient pas trouver restreint. Les profes-
sions libérales, accoutumées durant si longtemps à s’associer aux
destinées politiques du pays par le mouvement quotidien de la pen-
sée, souffraient sans doute dans leurs instincts refoulés ; mais les
événements avaient tellement amoindri leur influence, qu’elles n’é-
taient point en mesure de hâter le moment où le gouvernement im-
périal estimerait convenable de procéder à l’extension des libertés
publiques. Les masses enfin ne soupçonnaient pas, du moins quand
la récolte était bonne, qu’il pût manquer quelque chose à la France.
Lors de la promulgation si imprévue du décret du 24 novembre, le
pouvoir a donc joui de la plus entière liberté. C’est l’acte le plus spon-
tané qu’aucun gouvernement ait peut-être jamais fait, et rien ne
viendra dans l’histoire diminuer pour lui ni l’honneur ni la responsa-
bilité de cette grande mesure. Par quel molif a-t-elle été inspirée?
C’est ce que je me crois le droit de rechercher et de dire avec la
plus entière liberté.
^ Décret du 24 novembre, art* U.
DU 24 NOVEMBRE 1860.
385
Il est une observation qui ne saurait manquer de frapper les es-
prits politiques ; c’est qu’en agissant par sa seule initiative, et dans
l’intérêt sans doute très-réfléchi de son propre avenir, l’Empire a
commencé la restauration des garanties constitutionnelles par le ré-
tablissement de ces discussions d’adresse, contre lesquelles s’était
si longtemps déployée la verve ironique d’écrivains qui ne se croyaient
pas appelés à recevoir un démenti tombé d’aussi haut. En substituant
ainsi, dans une situation extérieure des plus graves, la pensée de la
France à sa pensée personnelle, en laissant sortir la parole captive du
sépulcre aux portes duquel veillaient tant de centurions endormis,
le pouvoir a fait, je crois, une chose habile autant qu’opportune, en-
core que cette habileté n’ait pas frappé la foule de ses conseillers, et
que le public ne se soit pas rendu compte des motifs véritables sous
l’influence desquels il avait agi.
Quelle était en effet , en Europe, aux derniers mois de l’année
1860, la situation du gouvernement français? La question d’Italie, dont
la direction lui avait échappé, puisqu’elle laissait déjà pressentir un
résultat contraire aux premières prévisions, semblait toucher à une
crise décisive. L’on pouvait prévoir avec une vraisemblance égale, ou
que le cabinet de Turin se jetterait au printemps sur la Vénétie, ou
qu’il détournerait vers Rome le courant des aspirations révolutionnai-
res, atin de l’empêcher d’aller se briser contre les remparts du quadri-
latère. Si ce cabinet attaquait l’Autriche, la France, quelles que fussent
les réserves diplomatiques prises pour cette ^éventualité, ne pouvait
manquer de se trouver engagée dans un conflit dont il demeurait
impossible de circonscrire le champ et de pressentir l’issue : der
rière la guerre recommençant en Italie, se déroulaient donc dans un
formidable lointain, du Danube à la Vistule, tous les problèmes qu’est
venu poser en Europe le droit reconnu des nationalités, et c’était
pour une œuvre de Tamerlan qu’il s’agissait de se préparer.
Devant une pareille perspective, il était naturel que le pouvoir,
déjà trompé par le cours qu’avaient suivi les événements au delà des
Alpes, s’efforçât d’alléger le poids d’une responsabilité terrible en
appelant la France à le porter avec lui. L’autre hypothèse ne ren-
dait pas moins impérieux un appel à l’opinion publique : car, si le
gouvernement du roi Victor-Emmanuel détournait vers Rome le flot
qui menaçait Venise, s’il estimait plus facile d’éloigner les Français
que de chasser les Autrichiens, la question religieuse allait mo-
difier, jusque dans ses dernières profondeurs, toute la politique in-
térieure qui avait prévalu depuis le commencement du règne.
Avant de prendre de telles résolutions et de changer à ce point de
soutiens et d’adversaires, un pouvoir soucieux de ses destinées y
regarde à deux fois. Il devient moins jaloux de son omnipotence et
38«
LE DÉCRET
beaiitooup plus disposé à partager avec autrui le fardeau des résolu-
tions décisives. Quand il faut prendre un pareil parti, on commence à
trouver que le gouvernement représentatif a du bon ; l’on a le désir
fort nat urel d’interroger le pays; et l’on comprend très-bien que les
débats solennels par lesquels se forme l’opinion d’un grand peuple
prêtent à son gouvernement une force morale à laquelle les canons
rayés ne pourraient suppléer.
Voilà probablement ce qui s’est révélé au sein du découragement si
franchement confessé dans une lettre à jamais célèbre^; voilà ce qu’ont
dû penser et le chef de TÉtat et le ministre dévoué qui avait observé
en Angleterre l’effet des institutions politiques à la réhabilitation des-
quelles il a eu l’honneur d’attacher son nom. C’est donc, on peut le
croire, atin de substituer aux soudainetés périlleuses d'une initiative
solitaire, un système de débats approfondis et de concessions mu-
tuelles; c’est afin d’assurer à la politique impériale, en présence d’une
grande crise diplomatique et religieuse, le contrôle et le point d’ap-
pui dont elle manquait jusqu’alors, qu’on a demandé aux Chambres
la loyale expression de leur pensée. Nous avons donc vu au 24 no-
vembre, pour la première fois, mais non pas heureusement pour la
dernière, la liberté sortir des embarras inextricables du pouvoir absolu;
et ce décret mémorable, si important par ses dispositions, l’est bien
plus encore, à nos yeux, par l’éclatante confirmation apportée à nos
doctrines du côté où l’on pouvait le moins l’attendre. C’est parce que
le gouvernement personnel a douté de lui-même, à la fin de 1860,
en présence de circonstances difticiles, que sa prévoyance alarmée
a rendu à la France l’usage du gouvernement représentatif.
Ceci bien compris, il sera plus facile de pénétrer les conséquences
de la résolution impériale, car ces conséquences vont se dérouler
d’elles-mêmes ; pour les écarter, il faudrait en effet retirer un acte
que l’ensemble de la situation politique avait rendu nécessaire.
Interroger les Chambres, c’est s’engager à mettre sa conduite
en accord avec leur pensée régulièrement manifestée. Il serait moins
blessant, en effet, pour de grands corps politiques, de demeurer,
comme ils l’ont été durant dix ans, étrangers au gouvernement et
aux relations diplomatiques du pays, que de voir leurs indications
considérées comme non avenues après avoir été solennellement ré-
clamées. Dans le cas où le pouvoir hésiterait à déférer aux vceux du
pays, dont la majorité parlementaire est la seule expression possible,
la Constitution de 1852, d’accord avec celles de tous les peuples
libres, ne lui réserve qu'un droit, celui de dissoudre le CorpS législatif
* Lettre de l'Empereur à M. le comte de Persiguy, ambassadeur à Londres,
S9 juillet V8&Ô.
DU 24 NOVEMBRE 1860.
585
en en convoquant un autre dans le délai de six mois^. Il va d’ailleurs
de soi, sous une législation émanée du suffrage universel, que le
dernier mot, en cas de conflit, ne saurait appartenir qu'à la na-
tion : celle-ci n’abdique jamais, en effet, sa souveraineté, môme
lorsqu’elle la délègue ; et c’est sans doute à ce principe que l’Empe-
reur a entendu rendre hommage en se déclarant, par l’article 5 de
la Constitution, responsable devant la France. La garantie fondamen-
tale du gouvernement représentatif, ce droit définitif de faire préva-
loir la pensée de la nation, se retrouve donc dans toute sa plénitude
sous les institutions actuelles, et celles-ci y ont ajouté, par la respon-
sabilité personnelle du chef de l’État, une sorte de sanction théorique
qui n’existait point sous les Constitutions antérieures. Avec une telle
garantie, le pays est en mesure de reconquérir toutes les autres, et,
s’il laissait fausser le mécanisme de ses lois fondamentales, ou s’il
hésitait à en user efficacement, il faudrait bien reconnaître que,
pour être libre, la volonté lui manque désormais plus que la puis-
sance.
Quel sens attribuer à la responsabilité du chef de l’État solennel-
lement inscrite en tête de la Constitution, si la France n’était mise
en mesure de s'expliquer à fond à chaque dissolution de la Chambre
élective sur la direction générale imprimée aux affaires? Depuis que
l’hérédité a été substituée au pouvoir décennal dont la Constitu-
tion de 1852 avait originairement investi le président de la Répu-
blique, la nation ne peut exprimer sa pensée qu’à l’épreuve pério-
diquè des élections, et le pouvoir des Chambres puise dans ce fait
une importance toute nouvelle. Par le même motif qui fait que
la responsabilité des ministres du Président n’est point aux États-
Unis un dogme constitutionnel, l’on pouvait comprendre, à toute
rigueur, dans le système primitif de la Constitution de 1852,
qu’avec un chef nommé pour dix ans et déclaré seul responsable,
les Chambres demeurassent étrangères à la conduite des grandes
affaires : le Président, en effet, comparaissant à époque fixe devant la
nation, celle-ci conservait, bien qu’à des termes éloignés, le droit de
s’expliquer sur son système politique, et de changer radicalement
ce système en changeant l’homme qui en avait été la personnifi-
cation temporaire. Mais comment comprendre la responsabilité du
chef de l’État depuis la modification fondamentale introduite dans
la Constitution du 14 janvier 1852 par le plébiscite du 22 novem-
bre, qui a rétabli l’Empire et proclamé sa perpétuité? Un pouvoir
à la fois perpétuel et responsable a manifestement le devoir comme
l’intérêt de fournir à la nation un moyen légal de prononcer son ver-
ConstitutiôTi de 1852, titre Vt art 46.
1
386
LE DÉCRET
dict. Cette déclaration simultanée donne donc à l’élection du Corps
législatif la haute portée d’un jugement national rendu sur l’ensemble
de la politique suivie pendant une période de six années; car le scru-
tin, ouvert de droit après ce terme, demeure pour le pays le seul
recours régulier ouvert à sa souveraineté en dehors de la voie des ré-
volutions. Dans la rigueur des principes, une élection générale a
certainement, sous le régime actuel, une gravité supérieure à celle
quelui donnait , sous la Charte, le système qui ne déclarait la royauté
inviolable qu’en proclamant la doctrine de la responsabilité ministé-
rielle.
Mais est- il vrai que les Chambres aient perdu aussi complètement
qu’on voudrait bien le dire, dans l’économie de la Constitution ac-
tuelle, l’action que leur donnait sur les membres du gouvernement
le principe de la responsabilité ministérielle? La chose vaut la peine
d’être éclaircie. Comme notre loi fondamentale est moins connue
qu’elle ne devrait l’être, je dois rappeler tout d’abord le texte de
son article 13, le seul qui détermine la situation des conseillers de
la couronne sous le régime actuel ; « Les ministres ne dépendent que
« du chef du gouvernement ; il n’y a point de solidarité entre eux ; ils
« ne peuvent être mis en accusation que par le Sénat. »
Ce texte fut probablement rédigé sous l’empire d’une pensée fort
restrictive; je doute toutefois qu’en l’écrivant l’on ait précisément
atteint le but qu’on avait pu se proposer. Rappelons tout d’abord que,
sous la Charte constitutionn elle comme sous la Constitution de 1852,
les ministres ne dépendaient en principe que du chef de l’État, puisque
seul il avait le droit de les choisir et qu’il conservait toujours celui de
les renvoyer. J’ajoute que, si loin dans le passé que se reportent mes
souvenirs parlementaires, depuis le procès de Strafford jusqu’à celui
des derniers conseillers du roi^Charles X, je ne rencontre aucun mi-
nistre solidairement condamné, soit par la passion, soit par la jus-
tice, pour des actes auxquels il n’aurait pas personnellement con-
couru. La situation des membres du cabinet, sous le régime actuel,
n’est donc pas sensiblement différente, au point de vue de la solida-
rité, de ce qu’elle était antérieurement. La liberté n’est aucunement
intéressée, d’ailleurs, à ce que les ministres ne puissent être accusés
que par le Sénat : une pareille disposition est rationnelle sous un
régime où ce corps est proclamé le gardien des lois fondamentales,
et nul ne saurait méconnaître les garanties offertes par la composition
de la haute cour de justice à laquelle le sénatus-consulte du 10 juil-
let 1852 a déféré les crimes commis contre la sûreté de l’État. Enfin,
je ne crois pas me tromper en disant que si les Chambres en viennent à
prendre fort au sérieux les attributions que la constitution actuelle
leur confère, les conseillers de la couronne, quoique ne dépendant
DU 24 NOVEMBRE 1860.
387
en principe que du chef de l’Elat, devront résigner leurs porte-
feuilles, chaque fois que l’attitude de l’une ou de l’autre conduira
l’Empereur à modifier d’une manière sensible la politique à laquelle
les représentants de la nation auraient refusé de s’associer.
La question ministérielle est si étroitement liée à la question par-
lementaire, que le pouvoir, voulant restituer aux corps politiques
une partie de leurs attributions, a dû commencer, et telle est, en
effet, l'une des dispositions principales du décret du 24 novembre,
par rendre le nom et le rang de ministres aux commissaires du gou-
vernement chargés d’exposer et de défendre ses actes devant eux.
Cette concession est très-importante sans aucun doute; mais elle
est déjà reconnue si manifestement insuffisante par les amis les plus
dévoués du gouvernement, qu’un député, bien plus autorisé que je
ne puis l’être à commenter la constitution impériale, n’hésite pas à
penser et à dire que tous les ministres à portefeuille pourront être
appelés désormais au sein des chambres, pour y porter la parole, non
comme secrétaires d’État, mais en qualité de commissaires du gouver-
nement^. Le nom ne fait rien à l’affaire, car en défendant la politique
du gouvernement, il sera bien difficile que ses agents ne croient
pas défendre aussi la leur. Certains ministres sénateurs ont mis déjà
dans les explications fournies par eux au Luxembourg une accentua-
tion personnelle des plus prononcées. Si la politique dont les minis-
tres sont les organes est soutenue par l’adhésion des deux grands
corps de l’État, nul doute que ce concours ne fortifie auprès de
l’Empereur la position des membres de son conseil, quelque soin
qu’ait pris la Constitution pour faire des conseillers de la couronne les
instruments passifs de la pensée impériale. Mais si, après avoir été
exposée et débattue au Palais-Bourbon et au Luxembourg, cette po-
litique était au contraire reconnue parla majorité ou inhabile ou périi-
* « La question de savoir si tous les ministres ont ou n’ont pas le droit de sou-
tenir en personne tes projets de loi devant le Corps législatif, et les projets de
sénatus-consulte devant le Sénat aurait été digne d’examen. L’Empereur l’a, selon
moi, implicitement résolue par l’institution des ministres sans portefeuille En par-
tant de ce principe élémentaire qu’on peut tout ce qui n’est pas formellement in-
terdit parla loi, il est évident que le droit existe. 11 serait trop rigoureux de faire
résulter une pareille interdiction de l’article de la Constitution, qui déclare incompa-
tible le mandat de député avec les fonctions ministérielles. Les ministres pairs de
France portaient la parole devant la Chambre des députés, et les ministres députés
la prenaient à la Chambre des pairs, quoique ni les uns ni les autres ne fissent à la
fois partie des deux Chambres. N’est-on pas fondé à dire qu’en l’absence d’une
disposition formelle tous les membres du cabinet, ayant les mêmes droits que les
conseillers d’État, pourraient, eux aussi, être désignés comme commissaires du
gouvernement? La création, par un simple décret, de ministres chargés de la dé-
fense des projets de lois, ne me semble pas laisser de doute à ce sujet. » [Lettre
sur la Constitution de 1852, par M. Latour du Moulin.)
388
LE DÉCRET
leuse, si le gouvernement se trouvait placé en face d’un Corps légis
latif soutenu par l’opinion publique, et d’un Sénat sur lequel il
demeure sans moyens réguliers d’action, puisque ce corps est ina-
movible et que le nombre de ses membres est fixé par la loi fon-
damentale nul doute aussi que la couronne, avertie par une res-
pectueuse adresse, et prenant conseil de la prudence, ne se résolût,
en modifiant sa politique, à en changer aussi les instruments. Hési-
terait-elle sur ce point-là, que ceux-ci la supplieraient certainement
de s’y résoudre dans l’intérôt de leur propre dignité. A qui persua-
dera-t-on que le pouvoir voudrait inaugurer un autre système en le
faisant appliquer par les mêmes hommes, et que les orateurs qui
auraient solennellement défendu devant la représentation nationale
une certaine ligne de conduite consentiraient à venir exposer dans
la même enceinte un plan de conduite tout contraire , en ar-
guant du principe que le gouvernement n’appartient qu’à l’Empe-
reur et que lui seul est responsable ? Une telle hypothèse ne serait-
elle pas à la fois la plus sanglante et sans nul doute aussi la plus
gratuite des injures? Des ministres pour tout faire^ comme les ser-
vantes des Petites Affiches, provoqueraient une telle explosion de
sifflets, qu’il faudrait bientôt les sacrifier à l’honnêteté publique.
Grâce à Dieu, les choses ne se sont pas passées ainsi, même durant la
période antérieure au décret du 24 novembre, encore que la direc-
tion exclusive des grands intérêts nationaux appartînt alors à l’Em-
pereur seul. Lorsque M. Drouyn de Lhuys se vit, en 1855, placé dans
l’impossibité de faire agréer à Paris les engagements qu’il avait ac-
ceptés à Vienne, il n’hésita point à résigner son portefeuille; lorsque
M. le comte Walewski vit le traité de Zurich en voie d’aboutir à l’u-
nité italienne, il ne crut pas pouvoir demeurer aux affaires, la pratique
corrigeant la théorie et venant protéger la constitution contre une
interprétation révoltante. Ce n’est pas d’ailleurs lorsqu’un ministre
des finances vient de faire, aux yeux du monde, de l’acceptation sans
réserve de son programme la condition de son concours, qu’il serait
encore possible de ne lui attribuer que l’importance d’un commis.
Loin de rester en deçà, M. Fould a dépassé d’un bond les respectueu-
ses limites où se tenaient vis-à-vis de la couronne ses ministres res-
ponsables.
Nous sommes tellement rentrés, depuis quelques mois, dans l’at-
mosphère des idées constitutionnelles, qu’on peut voir tous les jour-
naux qui réclament chaque matin l’évacuation de Rome par l’armée
française provoquer la dissolution de la Chambre élective, tant ils
sont persuadés qu’une mesure dont la pensée a été repoussée par une
* Constitution de 1 852, art. XIX.
DU 24 NOVEMBRE 1860.
389
majorité imposante, et qui n’est parvenue à réunir au Corps législatif
que cinq suffrages, ne saurait être désormais sanctionnée que par une
majorité nouvelle. C’est là un retour très-salutaire de l’opinion vers
la vérité du gouvernement représentatif. Ajoutons que la première
discussion d’adresse a été tellement fructueuse, la chaîne des tradi-
tions s’étant vite renouée malgré l’accumulation des sophismes, que
le sénatus-consulte du 25 décembre 1852, par lequel le vote du
budget par ministère fut subtitué au vote par chapitre, n’a pas
rencontré un défenseur, et qu’il est devenu,[d’un assentiment unanime,
la première victime immolée à la liberté renaissante. Les intérêts
se sont alarmés avant les intelligences, et, comme il est juste en ce
temps-ci, ils ont passé avant elles.
La France ne s’arrête jamais au milieu d’un bon mouvement, et
le bon sens y reprend ses droits plus vite encore qu’il ne les perd.
Tout permettait donc, même avant la lettre du 14 de ce mois, de
considérer comme prochain le moment où les ministres de l’Empe-
reur viendraient défendre à la tribune les actes dont la responsa-
bilité morale leur appartient puisqu’ils les ont contresignés, sans
l’interposition d’un sosie politique qu’ils ont toute raison d’appré-
hender , soit que celui-ci demeure au-dessous de sa tâche, soit qu’il
l’accomplisse avec trop d’éclat.
Quelle objection élèverait-on contre un usage aujourd’hui pratiqué
dans l’Europe tout entière, si l’on en excepte la Russie? Lorsque
l’empereur d’Autriche envoie ses ministres au Reichsrath, pour-
quoi l’empereur des Français refuserait-il d’envoyer les siens au
Corps législatif? Arguerait-on des manœuvres pratiquées en d’autres
temps pour la conquête des portefeuilles? Mais la constitution de 1852
a déclaré le mandat de député incompatible avec les fonctions minis-
térielles ; et, afin de prévenir jusqu’à la possibilité de toute machina-
tion ambitieuse au sein de la Chambre élective, elle a cru devoir en
interdire l’accès à tous les fonctionnaires publics.
Des ministres choisis par l’Empereur avec la plus complète liberté
dans le Sénat, le Conseil d’État ou le Corps diplomatique, n’auront
manifestement aucun moyen de nouer avec les députés des intri-
gues qui ne pourraient d’ailleurs profiter à personne. Rendre les
ministres étrangers au Corps législatif, rendre les députés étrangers
à l’administration, telle a été l’innovation capitale apportée dans la
pratique du gouvernement représentatif par la constitution de 1852.
Si, selon la loi constante de l’esprit français, l’on est allé, comme je
le crains, d’un extrême à l’autre, je n’ai pourtant ni la volonté ni le
droit de condamner cette théorie : la liberté n’y est aucunement in-
téressée, et je ne vois que des avantages à tenter loyalement une
pareille épreuve.
590
LE DÉCRET
En consacrant les derniers efforts de leur vie à ranimer dans le
pays la flamme généreuse qui parut quelque temps près de s’éteindre,
les amis des institutions représentatives n’entendent pas faire dé-
pendre la possession de la liberté constitutionnelle d’un retour ju-
daïque à toutes les formes dont l’avaient revêtue les institutions pré-
cédentes. Tout en croyant que nos deux chartes présentaient, à tout
prendre, un ensemble d’excellentes combinaisons, personne n’en tient
assurément le texte pour sacramentel, car la liberté est chose trop
vivante pour se laisser encadrer dans les formules d’un symbole im-
muable. Il n’y a qu’une idée essentielle dans le système parlementaire,
c’est de substituer les résolutions délibérées aux résolutions sponta-
nées, en faisant toujours prévaloir dans la direction générale des af-
faires publiques l’avis du pays loyalement consulté, quelles que soient
d’ailleurs les attributions plus ou moins étendues départies selon les
temps à la puissance exécutive.
Qu’on assure donc à la France des élections sincères, à la presse
une juridiction régulière, fût-ce celle des tribunaux correctionnels;
qu’on n’ait à redouter ni l’arbitraire pour sa personne, ni la confis-
cation pour sa propriété, et je tiendrai mon pays pour rentré au
nombre des peuples libres, malgré les différences qui pourraient sub-
sister entre le texte des institutions de 1852 et celui des constitu-
tions précédentes. Je passerais volontiers, je l’avoue, sur les res-
trictions apportées au droit d’amendement si le droit de voter les
lois s’exerçait sans entrave; je ne trouverais pas mauvais que le
Conseil d’État eût un caractère politique si l’on n’hésitait plus à
rendre hommage à celui de la représentation nationale; je trouve
excellent qu’on oppose à l’inévitable partialité des feuilles publiques
un compte rendu officiel des débafs parlementaires, et je ne sais
rien de plus piquant et de plus moral que d’imposer à certaines
feuilles auxquelles appartient le monopole de certains lieux l’o-
bligation d’y porter la vérité qui les démasque et les écrase. Enfin,
si pour ne pas paraître suspect de prévention contre le régime ac-
tuel, il fallait absolument y découvrir des mérites tout neufs dans
l’ordre politique, j’irais jusqu’à reconnaître qu’il existe dans la loi
organique certaines dispositions que n’avaient jamais réclamées les
esprits les plus avancés, dispositions dont la liberté aura dans l’a-
venir beaucoup moins à se préoccuper que le pouvoir.
L’on devine tout d’abord qu’il s’agit de ce droit départi au pre-
mier venu de faire délibérer le Sénat sur les questions les plus
brûlantes en le saisissant par voie de pétition. En présence de
débats ainsi provoqués, débats auxquels les sénateurs ne paraissent
pas avoir pris moins de goût que le public, tant est prompte
la contagion de l’esprit de liberté, l’on peut compter que les dé-
DU 24 NOVEMBRE 1860.
391
putés ne larderont pas à reconquérir le droit d’interpellation, d’un
usage beaucoup moins périlleux, puisqu’il est toujours réglé par
la souveraine intervention de la Chambre. L’on ne saurait refuser
longtemps aux représentants du pays une faculté attribuée au dernier
étudiant de nos écoles, sans les exposer à la piquante tentation de
pétitionner eux-mêmes, afin de faire dire au Luxembourg ce qu’ils
seraient dans l’impossibilitéj-d’articuler au Palais-Bourbon.
Il est un droit bien plus important encore accordé par la constitu-
tion au Sénat, droit qui rend tous les agents du pouvoir, si élevés
qu’ils puissent être, justiciables de ce corps politique. Ce droit suprême,
qui n’a de précédent dans aucune institution européenne, résulte de
l’art. 29, qui permet au plus obscur citoyen de déférer au Sénat tous
les actes du gouvernement sans exception, même ceux qui touchent
à la politique extérieure. « La disposition la plus grave est celle qui
donne à ce corps le droit et par conséquent le devoir d’ANNüLER tout
acte inconstitutionnel qui lui est déféré par une pétition. Ce n’est
rien moins qu’une haute cour de cassation politique. Il est peu de
termes plus généraux et plus larges. Le Sénat peut-il annuler un dé-
cret impérial? Sans aucun doute, puisque son pouvoir s’étend sur la
loi et même sur la constitution. C’est ici surtout que la définition
des principes de 1789 devient nécessaire, car tout acte contraire à
ces principes, étant par cela môme inconstitutionnel, peut et doit être
annulé par le Sénat. Les votes du Sénat ayant pour but d’interpréter
et de réformer la constitution sont soumis à la sanction du pouvoir
exécutif; mais celles de ses décisions qui annulent un acte inconsti-
tionnel en sont affranchies ; il est investi sur ce point d un pouvoir
souverain. Il n’y a jamais eu dans aucune constitution de garantie
plus formelle contre l’arbitraire, pourvu qu’on en use^. u
Ainsi s’exprimait M. Léonce de Lavergne au lendemain du 24 no-
vembre, en appréciant la portée de ce nouvel acte additionnel aux
constitutions de l’Empire, sans que rien fit pressentir encore l’événe-
ment politique et financier qui occupe en ce moment l’Europe.
Parmi les nombreux amis de notre éminent collaborateur, il a pu
s’en rencontrer qui aient trouvé d’abord plus facile de se croiser les
bras sur des ruines que de relever laborieusement avec des débris
l’édifice de la liberté sur des bases un peu différentes. Mais les es-
prits découragés n’avaient pas compté que d’autres fei’aient bien-
tôt, sous le coup de leurs propres embarras, plus de la moitié du
chemin, de telle sorte que les [partisans du régime constitutionnel
entendraient proclamer, en matière de garanties budgétaires, des
théories que l’opposition la plus avancée n’avait encore ni défen-
dues ni soupçonnées.
‘La Constitution de 1852, décembre 1860. Duminéray, éditeur, rue de Richelieu.
C92
LE DÉCRET
Lorsqu’en décembre 1851 la tribune s’écroulait au milieu de l’in-
différence générale, les hommes doués de quelque sagacité purent
prévoir que la faveur populaire^dont se trouvait entouré le régime de
la dictature, se prolongerait tant que des faits nouveaux n’auraient
pas démontré que cette bruyante tribune était depuis trente ans
la plus sérieuse garantie de la paix du monde, et qu’il faudrait un
jour opter entre des discours peut-être inutiles et des armements
certainement ruineux. L’on eût pu prévoir avec non moins de cer-
titude que les abus inévitables dans l’emploi de finances non con-
trôlées provoqueraient un retour de l’esprit public vers les institutions
parlementaires, et que celles-ci seraient réputées nécessaires pour
sauvegarder les seuls biens qui, dans notre temps, trouvent encore
quelque énergie pour se défendre. Il ne fut jamais plus évident qu’en
1852 que la faveur rencontrée par le régime de la dictature se main-
tiendrait tant que des perspectives nouvelles n’auraient pas constaté
que l’intervention parlementaire avait seule, depuis 1815, dirigé les
intérêts européens vers la paix, et que celle-ci ne survivrait pas à la
liberté, plus que le crédit public à l’absence de contrôle.
Si la démonstration s’est fait quelque peu attendre, nous venons
de la voir se produire avec une autorité tellement irrésistible, qu’il
n’est demeuré aux apologistes de l’arbitraire en matière de finance
qu’à célébrer le désintéressement avec lequel l’Empereur déclare
y renoncer pour jamais. Admirant beaucoup la conduite du prince,
ces écrivains ne tarderont pas, on peut l’espérer, à admirer un peu
les idées auxquelles il vient de donner, par la lettre à M. Fould, une
sanction si éclatante; et les crédits supplémentaires, qui ont été si
longtemps à leurs yeux des libéralités sans péril, leur apparaîtront
sous un tout autre jour, depuis qu’un ministre a parlé comme au-
raient pu le faire les mauvais journaux, s’ils n’avaient redouté un
avertissement.
Que si, en présence de l’acte du 14 de ce mois, les hommes de
finances s’inquiètent des proportions élastiques que la faculté de vi-
rement pourrait donner à nos budgets, il leur faut répondre qu’on
peut s’en rapporter à la terreur qu’une politique d’aventure inspire-
rait aux Chambres pour maintenir toujours les prévisions d’un loud-
get pacifique; que si, d’un autre côté, les hommes d’État s’étonnent
en voyant le gouvernement impérial abdiquer la faculté d’ouvrir
des crédits extraordinaires, même sur les chapitres du budget, où, en
prévision d’éventualités essentiellement flottantes ce droit est réservé
à la couronne dans toutes les monarchies constitutionnelles, il faut
leur rappeler qu’une telle interdiction était le seul moyen logique de
faire fonctionner le système qui nous régit encore. Lorsque des mi-
nistres responsables se présentent devant les Chambres pour faire
DU 24 NOVEMBRE 1860.
393
régulariser des crédits ouverts en dehors des prévisions budgétaires,
les députés usent de leur droit dans le cas où ces crédits leur parais-
sent peu justifiés, en faisant tomber les ministres ou en les mettant
en accusation; mais une telle ressource échappe nécessairement en
présence du chef de l’État déclaré, par la constitution, seul respon-
sable. Dans cette situation sans précédent dans les deux mondes,
il a semblé que la meilleure manière d’empêcher l’abus, c’était de
supprimer; l’usage et, quelque difficulté qui se rencontre à régler
l’avenir à dix-huit mois de distance, il a paru que le plus sûr, afin
que le pouvoir demeurât inviolable, c’était de ïe reconnaître infail-
lible.
Quoi qu’il en soit, si le mécanisme du vaste budget normal conçu
par le nouveau ministre des finances peut donner à penser, et s’il
n’est pas absolument interdit de croire que son mémorable exposé
sert à masquer un emprunt aussi bien qu’à consacrer le droit des
Chambres, comment méconnaître que l’honorable M. Fould, formu-
lant, avant de reprendre les affaires, ses conditions politiques avec
un éclat qui n’avait jamais été déployé, a fait faire un pas décisif vers
la proclamation d’un principe fondamental? comment ne pas voir que
la responsabilité ministérielle est désormais une cause gagnée dans le
sentiment du pays? L’instinct très-justement attribué à l’Empereur de
tâter le pouls de la France afin d’en suivre jour par jour les oscilla-
tions, ne manquera pas à l’auteur de la constitution de 1852, dé-
clarée par lui-même éminemment perfectible; il comprendra que le
moment est venu où la pensée publique réclame dans son ouvrage
une modification profonde, modification parfaitement compatible
d’ailleurs, je crois l’avoir établi, avec le texte de la loi fondamentale.
Si la session de 1860 a conquis le vote du budget par divisions, celle
de 1861 emportera par la force des choses la responsabilité ministé-
rielle. Après douze années d’un pouvoir sans contrôle, le gouverne-
ment impérial va donc avoir à compter, pour la première fois avec
les intérêts, avec les idées et avec les hommes.
Je voudrais être aussi assuré du zèle que mettront les Chambres à
développer les droits qui ne les touchent pas directement que je le suis
de l’ardeur avec laquelle elles hâteront le retour de la l’ i’ance vers une
organisation constitutionnelle plus complète; mais j’api)réhende fort
de voir la liberté de la presse, peut-être même la liherlé électorale,
réclamer longtemps, sans rencontrer dans leur sein dos interprètes
bien chaleureux, la plénitude de ces garanties, on l’absence desquelles
il n’y a pourtant ni vie publique pour la nation, ni autorité morale
pour les assemblées politiques. La presse surtout, quoi(ju’clle soit à
la fois le stimulant et le reflet de la ünbune, apparaît presque tou-
jours aux Chambres sous la forme d’un pouvoir rival, auquel l’on
r^OYEMBIVK 1801. 27
LE DÉCRET
594
doit trop pour ne pas lui en vouloir un peu; et ce n’est pas assuré-
mont du Parlement que s’élèveront aujourd’hui en sa faveur les récla-
mations pressantes et les obsessions périlleuses. Mais cette réserve
peu habile et peu généreuse n’importe guère : que la tribune re-
lève le pays de sa longue prostration, et celui-ci ne tardera pas à
faire le reste.
En présence du décret du 24 novembre 1860, qui a rendu la pa-
role aux deux Chambres, et de la lettre du 14 novembre 1861, qui,
eiü acceptant solennellement à la veille d’une session législative les
conditions tracées par un ministre, a fait rentrer le pouvoir dans la
donnée fondamentale du gouvernement représentatif, il reste établi
que, pour ne plus demeurer en Europe au-dessous de l’Autriche elle-
même, et pour faire aboutir à des résultats sérieux le culte plato-
nique professé pour les idées de 89, la France n’a plus qu’à le vouloir,
et qu’il lui suffira pour cela de protéger d’un regard vigilant ses
institutions dans leur source même, l’élection populaire.
Ranimer dans un pays soumis aux influences les plus énervantes
le sentiment public, c’est là une œuvre fort ardue sans doute ; mais,
sans trop aspirer à donner à la France le goût du self-government,
qu’elle n’a jamais possédé qu’au plus faible degré, il n’est nullement
impossible aux Chambres et à la presse, si elles marchent d’accord,
comme leur intérêt manifeste les y convie, de rendre à la nation le
goût immémorial d’entendre débattre ses propres affaires et d’inter-
venir dans la direction de son gouvernement par le mouvement cha-
leureux et assidu delà pensée publique.
Ce n’est pas sans doute en un jour qu’on rompra sur tous les points
d’un vaste territoire la glace solide d’indifférentisme entretenue par
une administration qui, de la meilleure foi du monde, réputé hostiles
toutes les forces qui n’émanent pas d’elle-même. Ce n’est pas du
premier coup qu’en présence d’une presse départementale désar-
mée par la double combinaison des annonces judiciaires et des
avertissements, on fera brèche dans un système où la puissance
du patronage préfectoral ne pourrait être balancée que par le
concert de toutes les forces morales; cependant les opinions indépen-
dantes une fois entrées en campagne n’auraient pas trop à se troubler
de l’avenir, car pour elles il sera moins difficile de s’assurer la vic-
toire que de se résoudre à la disputer. Il faut toujours avoir sous les
yeux, pour l’imiter dans l’habileté de ses procédés et nullement dans
l’âpreté de ses luttes, l’opposition des dix-huit membres de 1824 qui
disposèrent en 1850 des destinées de la France. Les temps sont chan-
gés sans doute comme les hommes; aucune des susceptibilités popu-
laires de cette époque n’est aujourd’hui excitée, et la condition su-
prême pour réveiller en France le sens oblitéré de la liberté politique.
DU 24 NOVEMBRE 1860.
395
c’est de ne pas heurter les dispositions d’un pays où tous les intérêts
comme tous les instincts résistent désormais aux luttes inutiles et
aux solutions violentes.
Voici la première fois peut-être que les partis se trouvent par cal-
cul condamnés à demeurer dans la mesure de la vérité et de la mo-
dération. Que, selon le précepte divin, ils cherchent d’abord la justice,
et le reste leur sera donné par surcroît. Dans l’état étrange d’où la
la France se rélève à si grand’peine, l’œuvre principale à tenter, c’est
d’opposer à l’innombrable armée de ceux qui ne pensent plus la petite
armée de ceux qui entendent penser encore. Pour moi, j’éprouve une
telle reconnaissance envers les gens qui veulent bien conserver au-
jourd’hui des opinions, quelles qu’elles soient, que je n’ai jamais
trouvé ni la tolérance plus facile ni l’esprit de transaction plus natu-
rel. La France est soumise en effet à une telle pression d’amortisse-
ment et d’inertie, que si le travail auquel concourent sur tous les
points de son territoire des agents innombrables n’y provoquait une
réaction par ses excès mêmes, elle ne larderait pas à devenir et la
mieux organisée des machines et la plus morte des nations. Une presse
officieuse dont tout le souci consiste à varier les formes de son ap-
probation, une administration départementale qui enlace toutes les
existences et s’enchevêtre dans tous les intérêts, telle est la double bat-
terie incessamment dirigée contre l’intelligence publique.
Ici s’élève par la force même des choses cette question de la dé-
centralisation administrative, devenue le thème des écoles les plus
diverses et qui fait dans l’opinion publique des progrès que je vou-
drais croire sensibles. Il est impossible, en effet, den’être point frappé
des conséquences d’un système qui a placé toutes les existences sous
la main du pouvoir et tend à paralyser par l’intervention incessante
de celui-ci, les derniers restes de vie dans les localités et jusque dans
les familles. L’un des illustres vétérans de la tribune française a récem-
ment rappelé au pays avec l’autorité qu’il y conserve que les libertés
administratives sont la monnaie de la liberté politique. Mais, dans l’é-
loquent écrit deM. Odilon Barrot, les remèdes sont moins clairement
indiqués que le mal; et, si d’autres publicistes appartenant à une école
différente, ont formulé des plans de réorganisation administrative,
ces plans-là ont le tort de n’aller à rien moins qu’à renverser de fond
en comble, non pas seulement l’œuvre de la Révolution française,
mais l’œuvre même de la monarchie. Rien n’est plus difficile pour un
peuple que de réagir contre le principe qui l’a constitué, quoiqu’un
pareil travail soit presque toujours rendu nécessaire par les besoins
nouveaux de l’avenir.
Afin de conserver en Europe le rang élevé qui lui appartient,
l’Angleterre s’est vue de nos jours contrainte d’organiser dans son
59G
LE DÉCRET
sein une administration centralisée dont sa vie historique lui refusait
jusqu’aux premiers éléments. Afin de n’être pas étiolée par la bureau-
cratie, au point de périr étouffée sous les langes dont son adminis-
ration l’enveloppe, la France aurait un intérêt tout contraire ; et le
plus grand service que pût lui rendre un pouvoir bien avisé serait d’y
ranimer la vie sociale en provoquant une participation plus directe
des citoyens au règlement de leurs propres affaires.
Mais l’atonie a si profondément pénétré dans l’organisme d’un
peuple façonné depuis des siècles par l’action exclusive du pouvoir
central, la France a si constamment préféré, d’ailleurs, au droit d’agir
le droit de critiquer, que les efforts parfois tentés par le gouverne-
ment lui-mème afin de restreindre la sphère de sa propre action ont
abouti à des résultats absolument contraires. Tel a été, par exemple,
le sort des deux décrets du 25 mars 1852 et 12 avril 1861, rendus
dans la louable pensée de hâter l’expédition de certaines affaires
d’un caractère purement local. Ces décrets, à côté de quelques avan-
tages sans importance, ont eu pour effet principal d’abaisser tous les
servicés administratifs devant l’omnipotence des préfets, aux mains
desquels ils ont remis les clefs de presque toutes les carrières pu-
bliques. Cette maladie chronique a pénétré si avant dans le tempéra-
ment du pays, qu’il s’agit moins aujourd’hui d’en entreprendre la
guérison que de lui faire toucher au doigt le danger. La France résis-
terait avec énergie à la médecine héroïque de l’honorable M. Raudot,
par exemple, qui, dans ce recueil même, a proposé de transformer les
conseils généraux en administrations provinciales quasi permanentes,
et de leur remettre l’élection de la presque totalité des fonction-
naires publics. Il faut aujourd’hui aux amis de la liberté une ambi-
tion modeste comme leur fortune, et leur premier intérêt, c’est de ne
pas courir des aventures que les habitudes invétérées du pays feraient
tourner contre eux.
Qu’on demande au gouvernement de renoncer au droit blessant de
choisir ses maires hors d’un conseil municipal dans lequel ceux-ci n’au-
raient pas assez d’influence pour se faire admettre; qu’on lui demande
de rendre aux conseils généraux le droit si convenable de placer à
leur tête les hommes de leur propre confiance ; qu’on aille jusqu’à
souhaiter, pour ces grandes assises administratives, la publicité de
leurs séances, publicité pratiquée sans aucune sorte d’inconvé-
nient de 1848 à 1852, de tels vœux seront accueillis par les corps
électifs, dont la vie tend à se retirer depuis quelques années. Mais
proposez aux conseils généraux des départements de prolonger leur
session durant plusieurs semaines, lorsqu’ils usent à peine de la
moitié du délai légal ; demandez pour cès corps le droit de choisir
dans leur sein une délégation permanente, afin d’assister pu de con-
DU 24 NOVEMBRE 1860.
597
trôler l’administration préfectorale, et de statuer sur le contentieux,
ainsi que cela se pratique en Belgique, comme cela se voyait môme
avant 1789 dans divers pays d’états, et vous rencontrerez probable-
ment bien vite les limites de leur bon vouloir et de leur dévouement
aux intérêts publics. Qu’on lise en effet avec quelque attention l’ana-
lyse des vœux émis par les conseils généraux depuis douze ans, et
l’on verra qu’ils se montrent moins touchés du soin d’étendre leurs
attributions que de celui de faire passer au compte de l’État les ser-
vices dont la charge financière les accable.
Ce n’est pas par une intempestive extension d es attributions dé-
férées aux corps électifs que peut être efficacement tempérée notre
excessive centralisation. La digue la plus sûre à opposer à ses abus,
jusqu’à ce que les mœurs en comportent une autre, c’est encore, à
tout prendre, la publicité de la tribune et celle de la presse. Des
Chambres où tout vient aboutir et s’éclairer, des feuilles départemen-
tales qui n’aient point à rencontrer devant elles des magistrats
juges et parties dans leur propre cause, telles sont les armes dont
la nation connaît déjà l’usage , et qu’elle peut employer sans renverser
dans ses bases la puissante unité dont l’ont dotée les siècles. Laissons
là les romans pour revenir à l’histoire, à cette histoire de 1789, qui
fut au fond le dernier mot de l’œuvre accomplie par nos pères, et
dont les douloureuses péripéties n’auront pour dernier terme, ni
rimpasse de la constitution de l’an VIIT, ni les institutions locales des
États-Unis.
Reprendre sous la direction d’un pouvoir qui se déclare lui-même
responsable, et qui bientôt aura dû reconnaître cette même qualité
à ses agents, la pratique de ce gouvernement représentatif que nos
leçons et nos actes ont importé dans toute l’Europe, c’est pour nous
une question d’honneur, autant que d’influence. Soumise à la puis-
sance d’un seul, la France pourrait à coup sûr faire trembler l’Eu-
rope , mais elle n’y rencontrerait ni sympathie ni respect; et, pour se
relever du discrédit moral provoqué par la désertion de ses prin-
cipes, il faudrait qu’elle recommençât le cours de ses glorieuses
aventures. Répudier l’usage de la vie publique serait pour elle se
vouer d’avance à la vie militaire, car il n’est pas aujourd’hui
d’axiome mieux établi que la corrélation directe entre la guerre et le
despotisme, entre la paix et la liberté. En suspicion aux intérêts
qu’elle protégeait de son ombre, la tribune a maintenu durant un
demi-siècle le repos du monde : le jour où elle sera relevée dans son
indépendance, l’Europe, qui s’agite du Sund au Bosphore, aura re-
trouvé le seul gage de sécurité qu’elle puisse attendre encore de la
prudence des hommes dans la redoutable incertitude des événe-
ments.
398
LE DÉCRET
Mais c’est ici qu’on oppose triomphalement à nos idées le spectacle
de leurs revers, et qu’on prétend déshériter la France démocratique,
exclusivement préoccupée, dit-on, d’égalité, du droit d’aspirer à la
liberté, dont la nature et l’histoire lui auraient refusé les conditions
essentielles.
Ni nos traditions, ni nos mœurs, ni nos lois civiles, n’ont, en effet,
constitué aristocratiquement la France, et je reconnais que de ce
côté-ci de la Manche l’on comprend aussi peu le droit d’aînesse que
l’on comprend peu, de l’autre côté, l’égalité des partages. Sous ce
rapport-là, la Virginie et tout le sud de l’Amérique républicaine
ressemblent plus à l’Angleterre que ne peut le faire la France.
Il est donc très-naturel que le gouvernement et les mœurs revêtent
chez nous une physionomie différente de celle qu’ils ont chez nos voi-
sins. C’est une chose que je voudrais voir comprise partout, fût-ce
même au Jockey- Club. Mais la liberté politique n’a rien à démêler
dans tout cela, quoi qu’en disent les écrivains qui ont si profondément
médité sur la démocratie romaine au temps des empereurs. Un pays
peut n’avoir ni la possibilité ni la fantaisie d’engager des millions
aux courses d’Epsom et trouver mauvais qu’on dépense son argent
sans son autorisation préalable.
Prétendre que les peuples façonnés par l’aristocratie peuvent seuls
pratiquer la liberté, c’est à la fois commettre une hérésie historique
et fermer les yeux au spectacle de l’Europe contemporaine. L’école de
Caton défendit sans doute héroïquement les vieilles institutions ro-
maines, mais celles-ci n’étaient pas précisément libérales ; à Venise,
l’on était peu fanatique de garanties et de publicité. Enfin ce n’est pas
à ce que l’Europe compte encore aujourd’hui de grands seigneurs
allemands ou même hongrois que je confierais sans réserve les des-
tinées de la liberté moderne. Quelques nobles russes peuvent bien
souhaiter aussi une constitution pour n’être point exposés au voyage
de Sibérie, mais je voudrais un stage avant de les faire passer maîtres
en liberté.
Si le régime constitutionnel s’est fondé à travers de longues et san-
glantes péripéties dans les deux royaumes de la péninsule ibérique,
je crois que ni la Grandesse espagnole, ni la Fidalgie portugaise n’ont
pris à cette fondation la part prépondérante qu’avait eue l’aristo-
cratie britannique dans l’établissement de 1688; j’ajoute enfin que ni
la Hollande, ni la Belgique, ni les petits cantons de la Suisse, ni la
démocratique Norvège, ne me paraissent disposés à se rapprocher
du type britannique, quoiqu’ils entendent très-bien garder leurs
nobles institutions. Si loin que portent mes regards, je ne découvre
point cette opposition naturelle entre la démocratie moderne et l’actif
exercice des droits politiques, entre le progrès social dans ce qu’il a
DU 24 NOVEMBRE 18GO.
399
de légitime, et le respect des droits d’autrui dans ce que ceux-ci ont
de sacré, opposition que certains publicistes avaient érigée en doc-
trine d’État avant le décret du 24 novembre.
Ceux-ci tiennent d’ailleurs en réserve un dernier argument qu’ils
considèrent comme irréfutable. Le gouvernement parlementaire est
tombé, donc il était impossible. J’oserai répondre que le gou-
vernement absolu a eu le même sort, et que, si l’on dit le second
Empire, c’est apparemment parce qu’il y en a eu un premier. Au sur-
plus, en témoignant aujourd’hui pleine confiance dans le pro-
chain triomphe de notre vieille foi politique, nous nous trouvons
avec autant d’étonnement que de satisfaction installés en plein terrain
quasi officiel. C’est une justice à rendre au gouvernement actuel
qu’il a tiré de ses mécomptes tout le fruit que les écrivains ascétiques
nous invitent à faire produire à nos propres fautes. Lorsqu’une mé-
thode ne lui réussit point, il a la sagesse d’en appliquer une autre ;
et, lorsqu’il s’est trouvé au-dessous de ses propres difficultés, il n’a
jamais hésité à appeler le pays afin qu’il en prît sa part. Nous avons
vu, l’année dernière, les insolubles problèmes sortis de la question
d’Italie aboutir au décret du 24 novembre ; nous venons de voir,
cette année, la crise financière provoquer l’acte décisif du 14 de ce
mois ; ce serait à souhaiter d’autres fautes, afin que leur réparation
profitât encore à la liberté.
L. DE Carné.
JACQUES CALLOT
SON GÉNIE ET SES ŒUVRES ^
La Lorraine a eu comme la France, et en même temps qu elle, ses
grandes époques artistiques. Allez à Nancy, qui fut à la fois le Paris
et le Versailles de la vieille province, vous y trouverez partout les
œuvres de l’Académie fondée par Léopold au commencement du dix-
huitième siècle, les sculptures de Vassé, des trois Adam, de Barthé-
lemy Guihal; les tableaux de Jacquart, de Claudot, de J. Girardet, les
admirables grilles du serrurier Lamour, — tous de fort habiles gens,
quelques-uns comparables aux plus illustres, quoique condamnés à
une sorte d’obscurité par le patriotisme qui les enchaînait à leur
pays natal. Dans les rues, sur les places, dans les jardins, jusque
dans les cours des maisons, vous verrez s’épanouir en son manié-
risme d’une élégance chiffonnée le style Stanislas, qui est le super-
latif du style Pompadour : des fontaines qui eussent fait les délices du
cavalier Marin, avec leurs tritons coquets, leurs dauphins à la bouche
en cœur, leurs naïades semblables à des modistes en déshabillé;
des Neptunes à la barbe en coup de vent; des Hercules matamores
étalant leurs biceps et leurs tibias avec une fatuité naïve; des Jupi-
ters campés en beaux Dunois; des Apollons qui font vaguement
rêver à M. Mélingue; enfin toute une mythologie rococo où triom-
phent les lignes courbes et bouffies, dans les fières attitudes des han-
* Edouard Meaume, Recherches sur la vie et les ouvrages de Jacques Callot, 2 vol.
in-8, chez veuve J. Renouard.
JACQUES CALLOT.
401
ches, les cambrures du poitrail, et les victorieuses ondulations du
torse.
Le bon duc Stanislas fut le Louis XIV en miniature de la Lorraine,
mais le dix-septième siècle n’en reste pas moins pour elle, comme
pour la France, l’âge d’or des beaux-arts. C’est au dix-septième siècle
qu’elle a produit deux de ces hommes qui suffisent à immortaliser
une époque et un pays, Jacques Callot et Claude Lorrain. Par une sin-
gularité remarquable et significative, où se trahit, si je ne me trompe,
le génie positif, net et précis de la race, la plupart de ces grands ar-
tistes du dix-septième siècle sont des graveurs : les Woeiriot, les Bel-
lange, les Spierre, les Israël Ilenriet, bien connus des amateurs; les
Israël Silvestre et les Sébastien Leclerc, bien connus de tous; enfin
Callot, dont le nom domine et absorbe les autres. Claude Gelée lui-
même a laissé d’admirables eaux-fortes. Ainsi les meilleurs et les
plus nombreux des artistes lorrains sont des graveurs, et ces gra-
veurs, grâce à Sébastien Leclerc et à Callot, sont les premiers de
France.
Mais ni Sébastien Leclerc ni surtout Callot ne peuvent être re-
gardés comme de simples graveurs, c’est-à-dire des copistes. Sauf en
ses premières années de tâtonnements et d’études, Callot n’a jamais
copié que lui. Ainsi s’explique particulièrement la popularité persis-
tante de son nom. Qu’on cherche dans la longue liste des graveurs
illustres, on n’en trouvera pas un seul qui puisse, de si loin que ce
soit, lui disputer le privilège de cette gloire, dont l’habileté de sa
pointe ne suffirait pas à donner la raison. C’est que Callot est un
créateur, d’une richesse, d’une imagination, d’une verve incompa-
rables, et, tandis que la gloire écha^ipe à ses rivaux pour remonter
jusqu’à l’auteur de l’œuvre originale dont ils se font les patients in-
terprètes, il recueille et multiplie l’une par l’autre la double célébrité
de l'inventeur et du traducteur.
Nous ne voulons point suivre pas à pas la biographie de Callot,
que M. Meaume a retracée d’une plume sobre et sûre en tète de son
récent ouvrage, mais simplement poser quelques faits et quelques
dates indispensables, en guise de jalons. Jacques Callot naquit à Nancy
en 1592, d’un hérault d’armes du duc de Lorraine. On a souvent ra-
conté les épisodes de son aventureuse enfance, qui est entrée dans le
domaine de la légende. On sait comment il s’échappa de la maison
paternelle, à l’âge de douze ans, pour aller à Rome, et comment, à
demi-mort de fatigue et de faim, il dut se joindre à une troupe de
bohémiens en voyage. Ce premier épisode, où les esprits amoureux
de symboles sont libres de voir un présage allégorique et comme une
image de son génie indépendant, laissa pour toujours une trace dans
l’esprit de l’artiste, et ne fut pas sans influence sur la direction de son
402
JACQUES CALLOT.
talent. Lui-môme a raconté plus tard avec le burin les souvenirs de
cette époque de sa vie, qui fut la première étape de sa carrière artis-
tique; et ses Bohémiens, en même temps qu’ils sont des tableaux de
mœurs et d’histoire, pourraient servir d’illustration à sa biographie.
Il ne serait pas impossible, avec un peu de bonne volonté, de retrouver
le jeune Callot lui-même dans les quatre planches où il nous a
peint
Ces pauvres gueux, pleins de bonadvertures.
Ne portant rien que des choses futures,
les hommes fièrement drapés dans des <ihâles tramants, avec le mous-
quet à l’épaule et la cuiller à pot en sautoir; les enfants coiffés d’une
marmite et le chaudron sur le dos; les rosses et les roussins ployant
sous le faix des plus bizarres ustensiles de ménage, et, à côté de ces
grands gaillards lestement découplés, de ces malandrins de belle
humeur, aux airs crânes et fendants, les femmes, vieilles sibylles
édentées ou jeunes princesses du royaume d’Égypte, pâles, épuisées,
chétives, affublées d’une couverture de lit, parées d’une guenille
d’oripeau où brille encore quelque paillette, et traînant à leur suite
des nuées de marmots, dans un inextricable tohu-bohu de volailles
étiques, de chiffons et de casseroles Regardez dans la planche du
Festin : ce petit bonhomme aux cheveux blonds perché sur l’arbre du
centre, il m’a toujours semblé y reconnaître Callot. Autour de lui, la
bande prépare ses noces de Gamache. C’est jour de bombance au
camp. Un bohémien de svelte encolure éventre un chevreau, d’autres
plument des poules, vident des canards, pillent le bois voisin pour
alimenter le foyer, préparent la table et les brocs, tandis que le cuisi-
nier, d’un air de béatitude ineffable, enfile au bout d’une longue per-
che un gigot qui tout à l’heure va tourner sur lui-même en nombreuse
compagnie. Il faut voir de quel air absorbé et avec quel entrain joyeux
s'acquittent de leur douce besogne ces honnêtes gens à qui l’estomac
tient lieu de conscience. Et cependant la marmaille, en chemises courtes
et en longs cheveux mal peignés, contemple de tous ses yeux les pré-
paratifs du fricot; les chiens dorment ou lèchent le sang qui coule à
terre; dans un coin, quelques drôles à grandes rapières jouent aux
cartes; sur le devant, une impératrice de Galilée épouille consciencieu-
sement la tête de son empereur, mollement couché sur le gazon, et,
* M. Ch,. Blanc fait, remarquer, dans l’excellente notice. qu’il a consacrée à Callot
{Hist. des j^sinlres de toutes les écoles), que Scarron a dû emprunter à cette estampe
les détails de la fameuse entrée des comédiens dans la ville du Mans, au début du
Roman comique. La description de Scarron semble, en effet, calquée sur l’estampe
de Callot.
JACQUES CALLOT.
403
dans le fond, les matrones entourent une bohémienne en mal d’en-
fant. Je passe un épisode scabreux, qui sent le réalisme à plein nez.
J’imagine que Callot, quel que fût son goût précoce pour le pitto-
resque, dut quitter sans trop de peine de tels camarades en arrivant
à Florence. Reconnu à Rome par des marchands lorrains, qui le ra-
menèrent avec eux, il s’échappa une seconde fois de la maison pater-
nelle, et fut ramené encore. Enfin le hérault d’armes céda à une voca-
tion si déterminée, et, vers la fin de 1608, Callot put reprendre en
paix le chemin de Rome. Il resta en Italie de 1609 à 1622, et passa
les dix dernières années à Florence, dont les Médicis avaient fait l’une
des grandes capitales de l’art. Ce génie original, et qui semble si in-
dépendant de toute tradition, n’a donc conquis son originalité qu’à
force d’études, et l’on peut dire de lui, par une légère variante
d’un mot célèbre, qu’il a appris longuement et laborieusement à im-
proviser ces compositions d’une abondance si facile, qu’il jetait
sur le cuivre avec la rapidité d’un dessinateur prenant un croquis
à la plume. On le voit successivement commencer à copier au burin
les dessins d’un autre, puis ses propres dessins, mais d’après le
tableau d’un peintre; puis d’après ses compositions personnelles;
enfin, abandonner le burin, où il n’eût jamais été qu’au second rang,
pour l’eau-forte, où il n’a pas de maître.
L’eau-forte convient surtout aux créateurs, à ceux qui écrivent leur
propre pensée sur le cuivre comme le peintre l’écrit sur la toile, aux
esprits féconds et aux mains légères qui ont besoin d’improvisation.
Tandis que le burin patient, qui sillonne le métal avec une laborieuse
et pénible lenteur, s’accommode principalement au travail du copiste,
ou tout au moins à la reproduction méthodique d’un tî/pe arrêté
d’avance, la pointe du graveur à l’eau-forte, qui court librement sur
le vernis noirci, égratignant à peine la planche de raies légères où la
liqueur corrosive va mordre et creuser, est l’outil de l’artiste que
séduit l’imprévu, que la fantaisie emporte, qui cède au caprice de
l’heure présente, de l’artiste moins préoccupé du grand style et des
lignes sévères que de la couleur, du mouvement et de la vie. Par sa
lenteur et ses difficultés matérielles, la gravure au burin s’oppose à
toute création spontanée; elle refroidirait cette fièvre d’inspiration
qui pousse à fixer aussitôt d’une manière indélébile une idée subite-
ment entrevue, un motif pittoresque aperçu dans une promenade,
un éclair, une lueur d’un moment. Il faut à cette impatience de pro-
duire, au lieu du roide et solennel burin, la pointe agile et rapide
faite pour une exécution nerveuse, accentuée, toute frémissante de
l’impression qu’on veut rendre dès qu’on l’a ressentie et telle qu’on
l’a ressentie. Rentré chez lui, l’artiste primesautier qu’une image a
frappé, jette à la hâte son croquis sur la planche, comme un métal
404
JACQUES CALLOT.
en fusion dans le moule; le cuivre, apparaissant à travers les mor-
sures de la pointe, marque la composition à la sanguine sur la feuille
noire du vernis, et dans le même temps qu’il eût mis à crayonner un
dessin unique sur du papier blanc, le graveur a façonné, quitte à la
coi'riger tranquillement plus tard avec le burin, la planche qui va re-
produire ce dessin à dix mille exemplaires. A qui ne fait que traduire
la pensée et l’œuvre d’un autre, l’eau-forte est inutile. Il y aurait
presque un contre-sens à lui demander de rendre le style élevé des
maîtres austères de la peinture. Ce qu’il lui faut, c’est une pensée vi-
vante à traduire sans intermédiaire, en lui gardant toute sa chaleur
et sa liberté, en communiquant à chaque détail la hardiesse légère,
la saveur et l’accent d’une œuvre originale. Elle est excellente pour
les scènes de genre, les fantaisies, les sujets familiers tirés de la vie
de chaque jour; pour tout ce qui se préoccupe moins des grandes
lignes et de l’idéal que du pittoresque, de la nature et de la vérité;
pour tout ce qui a plus besoin d’esprit et de verve que de majesté.
Il fallait le buiin à Gérard Audran, mais il fallait l’eau-forte à
Callot.
Les débuts de Callot ont encore quelque chose de la roideur et de
la dureté des graveurs primitifs sur bois. C’est à partir de 1617 qu’il
commence à se révéler par ses Caprices. En 1620, il donne la pre-
mière de ses grandes pièces originales, la Foire de V Impruneta. Tout
un monde s’agite et fourmille dans cette composition, où Callot mon-
tre déjà au plus haut point les richesses de son imagination merveil-
leuse, et cet art de semer sur le cuivre des centaines de groupes et
des milliers de figures, sans confusion pour l’œil du spectateur. Rien
ne manque au tableau, ni les buveurs sous la tente, ni les batailles à
coups de poing, ni les colporteurs amassant la foule à leurs boutiques
de bric-à-brac, ni les charlatans jonglant avec des couleuvres et fai-
sant des tours de passe-passe au milieu d’un cercle de badauds; mais
tout cela est encore d’un arrangement un peu compassé, où l’on sent
la réflexion plus que la verve, et sa pointe n’a pas ce diable au corps
qui va bientôt la prendre pour ne la plus lâcher.
Florence était alors une ville merveilleuse et faite à souhait pour un
artiste : non-seulement il y trouvait honneurs et pensions, mais des
fêtes, des spectacles, des entrées, des carrousels, des feux d’artifice,
des allégories en action, une continuité de plaisirs et de pompes à
enchanter les regards et à tenir en haleine les peintres et les poètes
les plus infatigables. Callot fit des prodiges dans cette ville enchantée
des Médicis; il suffit à tout, il reproduisit tout, il perpétua pour la
postérité tous ces jeux d’un jour dont le souvenir eût péri sans lui. La
Florence du dix-septième siècle revit dans son œuvre avec ses éblouis-
sements évanouis, futile et parée, amoureuse de faste et d’éclat, en-
JACQUES CALLOT.
405
core tout affolée des enivrements sensuels de la Renaissance, qu’elle
traduisait en féeries magnifiques dans ses rues inondées de soleil, ou
sur les flots transparents de l’Arno.
En 1622, Callot revint s’établira Nancy, qu’il ne quitta plus que
pour d’assez courts voyages. Dès lors il dit un adieu sans retour
à la bohème. Il se marie et vit en bon bourgeois, en bon chré-
tien et en époux modèle. Peut-être n’est-il pas hors de propos
d’appuyer sur ce point. Oui, l’auteur des BalU et des Gobbi fut un
homme rangé, un homme d’intérieur et du coin du feu, se délassant
d’un travail par un autre, et de celui-là par la promenade et la cau-
serie, se couchant de bonne heure, se levant matin, allant à la messe
tous les jours. Il est probable qu’il disait son chapelet, et il est sûr
qu’il faisait ses Pâques. Quatre de ses frères et l’une de ses sœurs
étaient entrés en religion : J. Callot ne fit pas mentir le bon sang de
sa race. Caractère aimable et doux, incapable de rancune, inacces-
sible à la jalousie, il fut aussi un excellent citoyen, comme le prouve
sa noble réponse à Louis Xlll, qui lui demandait de graver la prise de
Nancy-. Ces grands faiseurs de théories à l’usage de leurs propres
vices, qui veulent que le désordre soit le compagnon et le cachet du
génie, en seront pour leurs frais avec Callot. Il resta sans doute
quelque chose à l’artiste de la bohème qu’il avait traversée, mais,
grâces à Dieu, il n’en resta rien à l’homme. « Il a dit souvent à ses
amis, lorsqu’il leur racontait les aventures de sa jeunesse, écrit l’hon-
nête Félibien, qu’en ce temps-là il demandait à Dieu dans ses prières
de vouloir le conserver et lui faire la grâce d’être homme de bien, le
suppliant que, quelque profession qu’il embrassât, il y excellât au-
dessus des autres, et qu’il pût vivre jusqu’à l’âge de quarante-trois
ans. » Le triple vœu du petit Lorrain égaré parmi les fils d’Égypte fut
exaucé : il traversa cette fange sans en remporter de souillure, il
excella dans son art par-dessus tous ses rivaux, et il mourut à qua-
rante-trois ans, comblé de jours, si les jours de l’homme se me-
surent à ses œuvres.
M. Meaume distingue trois périodes dans la carrière artistique de
Callot: de 1609 à 1617, celui-ci étudie et cherche sa voie; dans la
deuxième, il l’a trouvée et la suit avec toute la verve et l’entrain de
son âge, créant par milliers ces figures fantasques et capricieuses,
que son nom rappelle aux plus ignorants. Dans sa troisième période,
à partir surtout de 1625, son talent s’épure et s’élève : il renonce
presque complètement au grotesque, non par épuisement, — sa seconde
Tentation de saint Antoine le prouve dix fois pour une, — mais par
suite d’une transformation salutaire qu’il devait à la vie de famille et
à la maturité de l’âge. L’opinion vulgaire qui ne voit en Callot qu’un
auteur de grotesques, un caricaturiste, quelque chose comme le Saint-
406
.UCQUES CALLOT.
Airiant ou le Cyrano du burin, lui fait tort tout simplement des neuf
dixièmes de son œuvre. Oui, les neuf dixièmes de l’œuvre de Callot
se composent de pièces fort sérieuses, empruntées les unes à la vie
privée, les autres à l’histoire, d'autres encore, et non les moins nom-
breuses ni les moins belles, à l’hagiographie. On ne sait pas assez
que l’illustre graveur a fait sur le Nouveau Testament, la Passion du
Cluist, les martyres des Apôtres, la vie, les miracles et les vertus de
la Vierge, une grande variété d’eaux-fortes qui comptent parmi ses
chefs-d’œuvre, et, naturellement, parmi les chefs-d’œuvre du genre.
Toutefois je m’étonne moins que M. Meaume de ce que ce juge-
ment a d’incomplet et d’erroné : la foule, qui n’aime pas les réputa-
tions complexes, simplifie toujours ses arrêts; elle prend d’un artiste
ou d’un poète ce qui la frappe le plus, et en forme comme une clô-
ture autour de son nom. Pour elle Napoléon, quoiqu’il ait fait dix
fois plus de lois qu’il n’a livré de batailles, est le type exclusif du
grand général; Voltaire, qui a écrit Zaïre et la Henriadey est un rail-
leur; Callot est cl restera l’auteur des figures grotesques. Ce sont
celles-là qui ont fait sa popularité et qui la maintiennent, non-seu-
lement parce qu’elles sont plus amusantes que les autres et d’un
charme plus accessible à lous, mais aussi, il faut le dire, parce qu’elles
le monti'cnt avec scs plus étonnantes facultés d’imagination, de
verve et d’esprit. Que de fois meme ses sujets les plus élevés ne
trahissent- ils pas en quelques points, par le mélange de certaines
attitudes, par le choix et la disposition de certains épisodes, un res-
souvenir de scs vieilles habitudes de jeunesse I II lui arrive de retom-
ber dans la caricature sans le savoir et sans le vouloir, comme lors-
qu’il donne aux deux premières personnes de la Trinité, dans V Arbre
de saint FrauçoiSy ces physionomies inquiétantes où l’on reconnaît
un crayon plus habitué jusqu’alors à dessiner des gueux que des
dieux. Plus souvent il se rejette sur les ligures secondaires, comme
s’il voulait s’y dédommager de la gravité du sujet : c’est ainsi que le
Martyre de saint Sébastieiiy d’ailleurs composé avec une sorte de
grandeur, et encadré dans des fonds magnifiques, n’est guère pour
lui qu’un prétexte à peindre les bourreaux, et comme un prélude à
sa grande planche des Supplices; c’est ainsi encore que, dans le Sawi
Nicolas, il s’est attaché surtout aux paysans qui entourent le pieux
évêque, et leur a donné une telle variété d’altitudes pittoresques et
d’expressions naïvement familières, qu’on y reconnaît sans peine le
Callot de la tradition. Dans la plupart des sujets qu’il a empruntés à
la Bible, les Juifs sont une précieuse ressource pour son imagination
burlesque, toujours en éveil; il se cramponne à eux, et ne les lâche
qu’aprés avoir épuisé toutes leurs laideurs physiques et morales. Je ne
sais s’il existe nulle autre part une plus riche galerie de Juifs, cloués
JACQUES GALLOT.
407
sur le cuivre d’une pointe plus agile et plus aiguë, dans toutes les
poses et sous tous les costumes, grimaçants, hideux, enragés, four-
millant comme des légions de diables, couchés ventre à terre ou éta-
gés sur les arbres et sur les toits, tirant la langue au Christ couronné
d’épines, ou s’élançant sur lui pour le flageller des mains, des pieds,
de tout le corps. On trouvera sans peine d’assez nombreuses excep-
tions : Callot, quand il le veut bien, s’élève jusqu’à la noblesse, et
quelques-unes de ses pièces prouvent même qu’il était capable d’at-
teindre à la majesté sévère; maisda vérité générale de notre observa-
tion n’en subsiste pas moins dans toute sa force.
Est-ce à dire que Callot fasse du grotesque sans but et par amour
de l’art, et que, là même où il se borne à la caricature, il ne soit
qu’un amuseur, bon tout au plus à distraire un moment le regard et
l’esprit? Non pas. Le grotesque de Callot n’a généralement rien de
commun avec ces fantaisies d’une imagination qui ne s’inspire pas de
la nature, avec ces cauchemars d’un esprit isolé du réel et vivant
dans le monde des rêves. C’est l’œuvre d’un homme qui a vu ce qu’il
montre, et qui le montre en] l’accentuant, mais sans le dénaturer.
Sa caricature donne le relief aux objets, souligne leurs côtés bizarres,
appuie sur leurs lignes pittoresques et excentriques, pour les couler
en types qui se gravent dans la mémoire. De la sorte il fait des ta-
bleaux puisés dans la nature et l’histoire, où la pensée se détache et
se marque sous les saillies du burin, où la satire et la comédie s’ac-
cusent par l’accentuation des contours, où enfin son crayon se com-
mente et s’explique lui-même.
Callot est à la fois, dans la mesure qu’indiquera cette étude, un
peintre de mœurs et un historien de son temps. Je voudrais particu-
lièrement appuyer sur ce point. L’historien apparaît dans ses ou-
vrages sous plusieurs formes : directement et matériellement, si je
puis ainsi dire, dans un grand nombre de pièces où il a représenté
les fêtes et tournois de Florence et de la cour de Lorraine, les jardins,
les monuments et les rues de sa ville natale, des chasses, des revues,
des exercices militaires, tous les types de la noblesse et toutes les
variétés des costumes contemporains ; plus directement encore par
ses vues de Paris, et ses vastes planches des sièges de Bréda, de la
Rochelle et de l’île de Ré, dessinées sur les lieux avec toutes les garan-
ties d’exactitude stratégique et topographique. Mais, à côté de l’his-
torien des faits, de l’homme qui a dressé en quelque sorte le procès-
verbal et la statistique en gravures du règne de Louis XIII, il y a
l’historien des mœurs, celui qui nous montre sans cesse en action et
qui grave en types immortels la vie intime de son temps; l’historien
indirect qui, sans prétendre à l’exactitude mathématique de l’anna-
liste, s’est tellement pénétré de la physionomie morale de l’époque
408
JACQUES CALLOT.
et du pays où il vif, que son œuvre, de quelque côté qu'on la regarde,
en offre un reflet fidèle.
C’est surtout ainsi que Callot est un historien, et à la fois l’un des
plus complets, des plus amusants et des plus sûrs. A mesure qu’il
avance en vie et en talent, cette faculté se développe en lui. Dans sa
jeunesse, le peintre de mœurs s’entrevoit à peine, mais il s’entrevoit
pourtant sous la fantaisie exubérante du caricaturiste. Il s’enivre de
sa propre verve, dans l’ardeur de son âge et le feu de la composition.
L’artiste émancipé jette sa gourme en spirituelles esquisses, où la
pointe du graveur court et danse comme un feu follet sur le cuivre.
Mais dans cette abondante et fourmillante galerie des Caprices, des
Balli, des Gobbi, des Baroni, les bas-fonds de la société revivent avec
leurs misères et leurs laideurs; Callot est descendu, la lanterne en
main, dans ces ténèbres visibles, et il a exhumé, si je puis m’expri-
mer ainsi, le sous-sol de l’humanité. Tout ce qu’il a rencontré dans
ses excursions vagabondes à travers l’Italie, alors qu’il voyageait en
compagnie des bohémiens, ou qu’il allait, le sac sur le dos, de Rome
à Florence et de Florence à Rome, — le gardeur de vaches du champ
voisin, le gentilhomme donnant la main à une damoiselle, le gueux
demandant l’aumône, le duelliste ferraillant du poignard et de l’épée,
le lourd paysan qui passe au détour du chemin ou qui s’empiffre de
viande et de vin dans les fêtes publiques, les commères qui dansent
au son du tambour de basque, les bouffons de tréteaux dont les gri-
maces l’ont réjoui un soir, tout cela s’est gravé dans son esprit et se
retrouve sous son crayon dès qu'il commence à dessiner par lui-même.
Et quelle vie, quelle variété, quelle flamme, surtout dans ses Balli
di Sfessania et ses Baroni! Tous ces types saisis en plein vol d’une
pointe souple et preste, trempée comme l’acier d’une bonne épée,
semblent encore s’agiter et battre de l’aile sur la planche où ils sont
fixés! Regardez ces gueux épiques, bossus, bancals, borgnes ou
aveugles, la jambe ou le bras en écharpe, s’étayant de béquilles, le pied
emmitouflé de linges sales, le visage envahi d’emplâtres, la barbe
moisie, la chair en guenilles comme l’habit, puant la misère et l’oi-
siveté fétides, à l’œil narquois, au ventre redondant, avec toute une
batterie de cuisine pendue à la ceinture et autour du cou un rosaire de
cinq pieds de long ; — la vieille en enfance qu’on nourrit de bouillie, la
bohémienne portant suspendus à son sein, à ses épaules, aux plis de
sa robe, les fruits de sa déplorable fécondité; les mendiants rébarbatifs
drapés dans l’orgueil de leur manteau troué, et toute la cour des mi-
racles, tous les truands, iles coquillards et les malingreux de France et
d’Italie, hôpitaux ambulants, ruines vivantes, étalant leurs infirmités
postiches, piteux, menaçants, goguenards, criant la faim et la soif,
tendant la main et traînant le pied! Regardez aussi, dans la série des
JACQUES GÂLLOT.
iO‘J
Pantalons et des Balli di Sfessania, ces types incroyables, où revit en sa
licencieuse bouffonnerie la vieille comédie italienne, — le Capitan,
beau garçon au sourire vainqueur, la main sur la garde de sa flam-
berge, et décrochant les étoiles avec son plumet; le Zani, barbouillé
de noir, d’une laideur joyeuse et triomphante, avec son pantalon large
et son épée de bois, et toute cette légion de grotesques, demi-singes
et demi-démons, Cassandre, Jean Farine, Francatrippa, Mala-Gamba,
Mezzetin, Scapin, Pascariel, Scaramouche, le capitaine Cocodrille et
le capitaine Fi’acasse, taillés en satyres, contournés en attitudes im-
possibles, coiffés de chapeaux comme on n’en voit qu’en rêve, cou-
verts d’accoutrements à donner le vertige, pinçant des guitares
fantastiques, roucoulant des chansons nasales sur des mandolines
extravagantes, ou raclant d’un gril en guise de violon ! Dans ses
Balli, Callot a atteint le nec plus ultra de la laideur; il en a posé les
colonnes d’IIercule, qu’on ne dépassera pas. C’est l’idéal de la gri-
mace, et il est telle de ces ligures qui vous obsède et vous poursuit de
perpétuels cauchemars. J’apprécie ce mérite à sa juste valeur, et ne
mets pas cet idéal plus haut qu’il ne sied. Malgré une verve incom-
parable qu'il n’a jamais dépassée, les Balli di Sfessania, par le choix
des sujets et les audaces d’une bouffonnerie que rien n’arrête, n’oc-
cupent qu’un rang inférieur dans l’œuvre de Callot. L’artiste s’est ou-
blié dans l’ivresse de son inspiration burlesque ; la licence fescen-
nienne anime ces danses extravagantes qui portent bien leur litre.
Partout ailleurs, Callot a respecté son talent ; il est quelquefois hasardé
et d’assez mauvaise compagnie, mais rien de plus, et on l’a calomnié
en lui attribuant des sujets inconvenants, en dehors de ces figures de
Pantalons et de Scaramouches, qui sont les scories de sa bouillante
jeunesse. C’est déjà trop de ceux-là.
Tous ces sujets purement grotesques, débauches d'un talent tou-
jours original et vigoureux, ont été faits en Italie ou d’après des sou-
venirs et des études rapportés d’Italie. Voilà pourquoi l’on n’y trouve
pas les types de la vieille farce gauloise, les joyeux grimaciers des
tréteaux du pont Neuf ou de l’hôlel de Bourgogne, tous ces opéra-
teurs, marchands d’orviétan, comédiens nomades, promenant sur le
tombereau de Thespis l’art naissant des Bellerose et des Floridor,
et qui semblaient si bien faits pour la pointe de Callot. Mais déjà ces
bouffonneries sont mêlées d’études de mœurs d’une portée plus
haute, de sujets puisés dans la vie rurale et la vie militaire, de petits
tableaux qui permettent de reconstituer cette vie intime et privée,
cette physionomie familière d’une nation, dont la plupart des histo-
riens ne s’occupent pas. Après avoir, dans la première année qui suit
son retour d’Italie, vidé le fond du tiroir où il avait accumulé ses cro-
quis burlesques, il se relève immédiatement par les Figures variées.
Novembre 1861. 28
410
JACQUES CALLOT.
les Seconds Caprices^ la Noblesse^ les Supplices, etc., et il arrive enfin à
cette gronde page d’histoire : les Malheurs et les Misères de la guerre^
qui éclaire d’une vive et sinistre lueur tout un côté du temps, et qui
parut, comme une revanche, à la suite de la prise de Nancy, en 1655.
Quand Louis XIII et Richelieu demandaient à Callot de graver le siège
de sa ville natale, ils ignoraient sans doute cette réponse qui allait leur
venir de Paris, où elle était encore enfouie sous les presses d’Israël!
Nancy n’ayant ouvert ses portes que le 25 septembre, il faut re-
noncer à croire que les Malheurs et les Misères de la guerre, publiés à
Paris la môme année, et qui, d’ailleurs, ne font que reproduire, en
la complétant, une série analogue entreprise l’année précédente,
soient les représailles du vaincu contre le vainqueur. Mais la prise de
Nancy n’était que le couronnement d’une longue suite de ravages
subis par la Lorraine, et l’insistance même de Callot, qui traite son
sujet à deux reprises différentes, abandonnant son premier travail
pour le recommencer sur des bases plus larges et avec des dévelop-
ments nouveaux, prouve qu’il y a là autre chose et plus qu’une
œuvre d’une signification purement générale, et qu’il y faut voir
l’accent d’une douleur et d’une indignation toutes patriotiques.
Depuis 1650, les temps étaient durs pour la Lorraine, qui avait eu
sa large part dans les désasti’es de la guerre de Trente Ans. Après la
famine et la peste, contre lesquelles le P. Fourier, cet admirable
précurseur de saint Vincent de Paul, avait armé les milices de la cha-
rité, il lui avait fallu subir une double invasion, qui, en 1652, força
le duc Charles IV à courber la tête sous un humiliant traité. Les
Lorrains avaient vu avec épouvante les hordes semi-barbares des
Suédois arriver jusqu’à leurs frontières. Ils ne soulfraient pas seule-
ment des troupes françaises et étrangères, mais aussi des levées de
leur propre duc et des aventuriers des deux ai mées, qui traitaient
le pays en terre conquise. Sur cette triste période, Callot doit être
consulté aussi bien que dom Calmet et les autres historiens de la Lor-
raine ; et, si l’on veut écrire l’histoire des paysans et celle des maux
produits par la guerre, il faut le consulter encore.
Dès la première planche, qui nous montre la manière dont les sol-
dats accommodent les pauvres gens des champs, la pensée de Callot
éclate en tout son jour. Le village est en flammes ; la soldatesque dé-
vaste greniers et granges, entasse les sacs sur les chariots, pousse les
troupeaux hors de l’établc. Un trompette à cheval sonne le départ, et
les soudards s’en vont, piquant de la pointe de leurs lances les villa-
geois qui marchent devant eux, les mains liées au dos. Des cadavres
étendus çà et là en travers du chemin disent le sort qui attend les
rebelles. Plus loin, voici une scène d’une effroyable énergie. Dans
une vaste salle où Callot s’est plu à réunir les épisodes les plus divers
JACQUES CALLOT.
411
pour y résumer en quelque sorte toutes les faces du sujet, une bande
de malandrins a lait irruption. Pendant que les uns s’amusent aux
menues bagatelles du pillage, saignant les moutons, ravageant les
armoires, défonçant les tonneaux, d’autres égorgent quiconque es-
saye de la résistance. Un paysan têtu, qui s’obstine à cacher son tré-
sor, est maintenu à terre, les jambes exposées à un feu violent; au-
dessus de lui son compagnon suspendu par les pieds à la cheminée et
la tête jusque dans la flamme, rôtit comme un pourceau. Dans le fond
et par les portes entr’ ouvertes, on devine des épisodes plus affreux en-
core, que Callot a eu le bon goût de rejeter à demi dans l’ombre.
Puis l’impitoyable série continue à se dérouler : ici les soldats, — sans
doute ces grossiers huguenots suédois dont les sacrilèges avaient dé-
solé la catholique Lorraine, — brûlent couvents et églises, enlèvent
moines et religieuses, revêtent par dérision les ornements sacerdo-
taux et boivent dans les vases consacrés; là ils ont roulé jusqu’au
bout sur la pente de leurs crimes, et ils sont devenus voleurs et
meurtriers de grand chemin.
Faut-il ne voir là dedans qu’une fantaisie qui ne sait pas s’arrêter
à temps, et tombe dans l’exagération en cherchant l’énergie? Callot
n’a-t-il pas dépassé les bornes dans l’ûpre et généreux emportement
de son indignation? On le voudrait, mais l’histoire confirme en leurs
moindres détails les révélations de cet impitoyable burin. Les au-
teurs du temps sont remplis de détails sur les concussions et les mal-
vei’sations de tout genre dont se rendaient coupables les officiers des
armées, à tous les degrés de la hiérarchie. Les registres des « eceveura
lorrains pour 1635, cités par des historiens modernes, abondent en
demandes d’exemptions d’impôts, fondées sur la ruine des paysans,
par suite du triple fléau de la peste, de la famine et de la guerre.
Deux ou trois ans plus tard, cette situation arrivait à son apogée : sur
le sol de la Lorraine, foulé par sept armées à la fois, on ne trouvait plus
que des villages déserts et des habitants réduits à l’état de squelettes,
fies mères mangeaient leurs enfants pour vivre, des filles dévoraient
leurs mères, et le P. Caussin pouvait écrire, sans être soupçonné de
faire de la rhétorique : Sola Lotharingia Hierosolymam calamitate
vincit. — On a le texte de plusieurs ordonnances royales de ce temps
contre les pillages et hostilités des gens de guerre, accusés d’avoir
« pris et détroussé les ornements d’église, et les provisions de vivres,
d’habits et d’autres choses, » préparés dans les campagnes pour le
soulagement des pauvres. « Partout où les armées ont passé, écrivait à
la môme époque saint Vincent de Paul à l’évêque de Dax, elles y ont
commis les sacrilèges, les vols et les impiétés que votre diocèse a
soufferts. » Callot ne s’exprime pas autrement dans les vers placés au
bas de ses estampes :
412
JACQUES CALLOT.
Et tous d’ua même accord commettent méchamment
Le vol, le rapt, le meurtre et le violement.
Ainsi l’histoire sert de commentaire à l’œuvre de Callot, et cette
œuvre à son tour confirme et complète les détails de l’histoire.
A la suite du crime, Callot n’a garde d’oublier Injustice, au pied
lent, mais sûr, qui finit toujours par atteindre le coupable. C’est la
moralité du drame. Voici d’abord la justice des hommes : le prévôt
du camp se met à la recherche des scélérats; on leur donne l’estra-
pade, on les pend, on les arquebuse, on les brûle, on les roue par-
devant l’armée entière. Une fois sur ce terrain, il ne peut plus s’ar-
rêter, et l’on dirait qu’il s’enivre de la volupté de la vengeance. II
consacre six pièces à montrer le châtiment sous toutes ses formes,
redoublant à chaque fois de verve et de furie. Voici ensuite la justice
delà Providence. Ces soldats, jadis implacables dans leur force, main-
tenant infirmes et éclopés, ils mendient leur pain, se traînent sur les
genoux, se pressent à la porte de l’hôpital comme une procession de
fantômes, objets à leur tour de raillerie et d’insulte pour ceux qu’ils
ont opprimés, ou meurent sur un fumier consolés par le prêtre, tandis ;
qu’un vieux villageois agenouillé, le cœur plein de pardon devant la f
mort, retrouve une prière pour ses bourreaux, et que sa femme, |
d’un geste expressif, semble admirer la main de Dieu appesantie sur 1
le coupable. |
Entre toutes ces compositions puissantes qui débordent leur cadre |
étroit, il en est une plus terrible encore que les autres : c’est celle où |
Callot a peint la revanche tardive des paysans poussés à bout. Ils se f
révoltent enfin, ces animaux farouches, noirs et livides, comme f
parle la Bruyère; ils sortent de leurs tanières^ « où ils vivent de pain {
noir, d'eau et de racines, » et se souviennent qu’ « ils sont des horn- |
mes. » Armés de bâtons et de fourches, ils traquent ces brigands en- f
rôlés sous la bannière du roi, les assomment et les broient sous |
leurs pieds. De toutes les haies et de tous les arbres on voit dépasser |
le canon d’un fusil rouillé. La moisson de vengeance est mûre, et %
partout le fléau se lève et voltige en l’air, défonçant les poitrines et |
brisant les crânes. Heureusement ce n’est pas là le dernier mot de |
Callot; après cette grande explosion, il semble qu’il se calme et se |
repente. Les Malheurs et les Misères de la guerre se ferment sur un f?
appel à l’autorité souveraine, où, dans une sorte d’apothéose finale,
nous voyons le monarque assis sur son trône, et, par une image
anticipée de la Justice divine, récompensant les bons et punissant les
méchants.
Voilà, dans son ensemble, cotte épopée semi-héro'ique, semi-
familiérc, mais où l’on entend d’un bout à l’autre le gémissement
JACQUES GALLOT.
415
d’un peuple opprimé. Je ne prétends pas transformer Callot en un
grand philosophe et un historien profond; mais qui pourrait ne pas
comprendre la haute signification d’une pareille œuvre, surtout dans
les circonstances où elle se produisit? Une fois au moins dans sa vie,
ce graveur d’une pointe incomparable, cet artiste d’une abondance,
d’une variété, d’une vie, d’un mouvement qui défient toute rivalité,
a été soulevé par le patriotisme jusqu’à l’éloquence, et derrière la
main qui tenaille crayon on a senti battre l’âme du citoyen.
Callot ne survécut que deux ans à la défaite de sa patrie, et presque
tout ce qu’il a produit dans ces dernières années rentre dans sa ma-
nière la plus sérieuse, et semble indiquer en lui le progrès des idées
graves et chrétiennes. Pourtant il se laissa reprendre encore aux sé-
ductions du grotesque, et ce fut pour donner le chef-d’œuvre du
genre. Sa Tentation de saint Antoine, qui parut l’année même de sa
mort, peut être regardée comme le testament suprême de l’auteur
des Gneux et des Bohémiens * il y a versé d’un coup tout ce que sa tête
contenait encore de chimères et de monstres bouffons ; il semble
avoir voulu y épuiser tout ce que la fantaisie la plus désordonnée a
jamais vu passer dans ses rêves de visions impossibles. Ici, nous ne
touchons plus terre ; le monde réel a disparu, nous voguons on plein
cauchemar. Et ce n’est pas seulement une figure ou un simple épi-
sode, c’est tout un poème, c’est le genre lui-même incarné dans une
œuvre-type et élevé à sa dernière expression.
Comme la plupart de ses autres compositions grotesques, la Ten-
tation de saint Antoine se rattache encore à son séjour en Italie : il
l’avait déjà traitée à Florence, et dans cette éclosion définitive d’un
sujet qui l’obséda toute sa vie, on retrouve le premier germe mûri et
développé. Nous ne décrirons pas ici ce que tout le monde connaît.
Et quelle plume, d’ailleurs, oserait s’aventurer parmi ces myriades
de diables que l’œil le plus alerte a peine à examiner en un jour
entier, dans cette planche de trente centimètres de hauteur sur qua-
rante de large? Qui pourrait se reconnaître au milieu de ce prodi-
digieux fourmillement de monstres, que Callot semble s’être amusé
toute sa vie à réunir et à classer, comme un naturaliste qui fait collec-
tion d’insectes bizarres ; à combiner dans les attitudes les plus étour-
dissantes, dans les allures les plus incongrues, dans les expressions les
plus comiques, dans les plus exhilarantes métamorphoses. La Tenta-
tion de saint Antoine est un ressouvenir lointain de cet Enfer du
Dante, où, parmi les pleurs et les grincements de dents, on entend
retentir l’impertinente trompette de Barbariccia ; mais Callot y a mêlé
a fortes doses des ressouvenirs de l’Arioste, ou plutôt de Folengo et
du Berni.
On peut trouver sans doute que la fantaisie a cette fois dépassé la
414
JACQUES GALLOT.
mesure ; néanmoins, qu’on y fasse bien attention, et l’on verra qu’elle
est toujours dominée par l’artiste, et réglée jusque dans ses écarts.
Si la raison lâche parfois la bride à l’imagination, jamais elle ne l’a-
bandonne entièrement. Callot sait ce qu’il veut et ne se laisse pas
emporter au delà. Sans s’égarer dans l’obscurité du rêve, comme ces
visionnaires de bonne foi qui sont les premières dupes de leurs pro-
pres inventions, il met de l’ordre et de la méthode au milieu du chaos,
il ne perd jamais le fil conducteur dans cet inextricable labyrinthe
du monde des ténèbres. Cette discipline, qu’il n’a pas voulu deman-
der au mot d’ordre d’une école, il la trouve en lui-même, dans les
habitudes et les besoins de son esprit. Hoffmann, qui l’a si bien appré-
cié, s’est mépris en l’appelant son maître : Callot n’est point un man-
geur de haschisch, se lançant à la poursuite des apparitions qui tour-
billonnent au fond de son cerveau envahi par l’ivresse, par ce vertige
intense et lucide que le conteur allemand communique à ses lecteurs;
c’est un artiste de sang-froid, qui ne croit pas à ses chimères, parce
qu’il sait qu'il les a créées, et qui s’amuse de ses monstres au lieu de
s’en troubler.
Ainsi, fût-ce en ses plus bizarres caprices, Callot garde les carac-
tères de sa race, il reste du pays de Boileau et de Voltaire, de ce pays
où la précision et la clarté ne perdent jamais leurs droits. C’est un
Français, et, de plus, un Français de la Lorraine. Le génie particulier
de la nation éclate, de sa première à sa dernière planche, dans leti’ait
ferme et correct du dessin, dans la simplicité lumineuse de la compo-
sition, dans l’harmonie, l’équilibre, la proportion de l’ensemble, la
correction, la convenance et l’élégante sobriété de chaque détail. A
le considérer spécialement comme graveur, il présente la même al-
liance de qualités contraires : le mélange de la liberté, de l’aisance
légère , de la vivacité pittoresque de l’eau-forte, avec la pureté de
contours, la netteté de travail, et quelquefois le style qui sont propres
au burin. Ses eaux-fortes n’ont pas assurément, même dans les sujets
qui s’y prêtent, la mystérieuse poésie de celles de Rembrandt, et
il ne l’a pas cherchée. Esprit d’une tout autre nature, plus positif que
rêveur, plus épris du dessin que du coloris, il n’a ni la variété et la
complication des merveilleux procédés matériels du maître hollan-
dais, ni cette profondeur d’expression, d’autant plus puissante qu’elle
est plus vague et qu’elle laisse plus de latitude à la pensée du spec-
tateur, provoquée sans être satisfaite. Le but de Callot était beau-
coup plus simple, et son génie aussi.
Pour mieux faire comprendre la nature particulière et vraiment
gauloise de cet esprit tempéré, qui n’a rien de nébuleux, mais rien
non plus d’aride et de pesant, et qui sut toujours se tenir à égale dis-
tance des excès, dans le parfait équilibre du tempérament national, il
JACQUES CALLOT.
415
suffît de le comparer un moment à deux illustres graveurs, satiriques,
historiens, peintres de mœurs, quelquefois caricaturistes comme lui,
comme lui aussi créateurs, et qui représentent les deux tendances op-
2Dosées de l’art. Entre la satire méthodique et un peu lourde du Nord
et la fantaisie désordonnée du Midi, entre l’Anglais Hogarth etl’Espa-
gnol Goya, dont le génie et le style sont si différents, bien qu’ils se res-
semblent par l’âpreté de l’ironie, la meilleure place reste à Callot. —
Goya est une sorte de visionnaire fariatique dont l’inspirai ion touche
parfois à la folie furieuse. Dans la chambre obscure de son cerveau, l’ap-
parition se détache au milieu d’une lumière factice et fantastique; elle
éclate en traits tumultueux et confus sur le fond noir sillonné d’éclairs.
Çà et là des taches blanches, des jjoints qui luisent, des raies rougeâtres,
quelque chose de vague et d’horrible qui passe mystérieusement dans
la nuit. On dirait que Goya manie la pointe comme ce terrible Iler-
rera le vieux, son compatriote, maniait sur ses toiles le balai qui lui
servait de pinceau. Il a fait, sur l’invasion des Français en Espa-
gne, une série d’estampes qui appellent naturellement la comparai-
son avec les Malheurs et les Misères de la guerre : rien n’y manque
plus complètement que les qualités essentielles de Callot, cette net-
teté que Vauvenargues appelle le vernis des maîtres, et celte correc-
tion qui rattache le caricaturiste des Gueux aux.grands dessinateurs.
Il a pour lui sans doute une fougue et une énergie incroyables, où
jjasse comme un souffle plein de terreurs et de frissonnements ; mais
que de confusion, que d’inégalités, souvent quel inextricable fouillis,
quoiqu’il n’ait généralement que quatre ou cinq personnages, tandis
que Callot reste clair avec des milliers de petites figures! Enfin, Goya
ne donne que des à peu près; presque toujours outré, il manque
le but en le dépassant, et ses effets se détruisent par leur exagération
môme. Quand il aborde le grotesque, il perd, comme dans certaines
planches de ses Proverbes, tout sentiment de mesure et d’harmonie,
et là où Callot déploie sa science le plus consommée, Goya tombe dans
un dévergondage de caricature qui fatigue et décourage le rire.
Pour Hogarth, à de grandes qualités que je ne veux diminuer en
rien, à un humour, à une force, quelquefois à une profondeur admi-
rables, il joint les défauts de sa nation : tantôt appuyant lourdement
sur les traits qu’il veut faire saillir, et tantôt déduisant sa pensée
d’une façon mathématique, dans des séries où chaque planche est
un théorème qui ap23elle son corollaire ; ici déployant une raillerie
pesante, qui sent encore le rosbif et la bière dont elle fut nourrie, là
faisant un discours en trois points comme un pédagogue. Voyez, par
exemple, les quatre gravures où il nous montre les divers degrés de
la cruauté, et son châtiment final, avee des détails d’un réalisme
systématique, capables de donner des attaques de nerf ; voyez surtout
416
JACQUES CALLOT.
la longue historiette morale où il a développé sur deux lignes paral-
lèles, en passant alternativement de l’une à l’autre , la vie de l’ap-
prenti laborieux et celle de l’apprenti fainéant, partis du même point
pour arriver en même temps, le premier au poste de lord-maire, le
second au pilori de Tyburn. — Combien la manière de Callot n’est-
elle pas plus légère, et sa marche plus libre ! Le tempérament fran-
çais, dont il est, en son genre, un des types les plus vrais et les plus
vivants, se tient, dans son heureux mélange de raison et d'imagina-
tion, de bon sens et de fantaisie, à égale distance de cette ivresse de
la fougue méridionale, de cette pesanteur et de ce méthodisme du
Nord .
Je deviens un moment complice de l’ignorance populaire, j’oublie
les neuf dixièmes de l’œuvre de Callot, pour ne penser qu’à ses Bohé-
miens^ à ses Gueux, à ses excursions dans le domaine de la vie fami-
lière et triviale. Même à ce point de vue restreint, on se tromperait
en ne voyant en lui qu’un réaliste doué au plus haut degré du génie
grotesque. Il a le sentiment de la beauté et le goût de l’élégance jus-
que dans ses caricatures. Sa manière svelte, vive et fîère. la finesse
et la légéreté de sa pointe, son dessin spirituel et savant, sa compo-
sition adroite, d’une aisance et d’une variété parfaites, et où la com-
plication n’enlève jamais rien à la clarté , relèvent ses moindres fan-
taisies à la hauteur de l’art, dont leurs sujets sembleraient les ex-
clure. Personne peut-être n’aime plus les lignes harmonieuses, les
formes élancées, les ajustements pittoresques ; personnelle sait mieux
saisir la justesse des attitudes et des expressions sous les difformités
de la charge. Maître de son instrument, avec lequel il ne fait plus
qu’un, comme le Centaure avec son cheval, il s’amuse à l’aventurer
dans les passes les plus difficiles, à lui faire exécuter mille tours de
force et de souplesse d’où il sort toujours vainqueur. Il lui suffit de
toucher le cuivre, comme en se jouant, pour atteindre l’effet qu’il
veut produire. D’un coup de pointe, il trace un contour, et ce contour
exprime à lui seul un caractère, une passion, une vie. Dans V Enfant
prodigue, les Martyres des Apôtres, les Siéyès, les Exercices militaires,
les Fantaisies de 1655, il a prodigué les petites figures, merveilleuses
d’exactitude et de dextérité. Prenez une loupe, et vous verrez des
centaines de points presque imperceptibles, semés çà et là, qui se
battent, qui crient, qui se démènent, qui participent à l’élan du i-este
de la composition et semblent entraînés par le mouvement général,
semblables à ces atomes qu’on voit tourbillonner dans un rayon de
soleil.
Je ne puis me résoudre, quant à moi, à noter comme des défauts
cette clarté et cette précision, qui sont des qualités artistiques, en
même temps que des qualités françaises. Quoi qu’en aient pu dire
JACQUES CAL LOT.
417
fî certains amateurs effrénés de l’eau-forte mystérieuse et romantique,
I la netteté n’est pas la sécheresse, la correction ne nuit pas à l’esprit,
J et la sobriété n’a rien de commun avec l’aridité. Il ne faut pas inter-
9' vertir les rôles et changer ainsi des vertus en crimes. Les côtés faibles
>1 de Callot sont ailleurs. Son imagination est plus vive qu’étendue; il
/ a plus de franchise et de feu que d'élévation; il amuse, il charme, il
ïi instruit, il va jusqu’à l’esprit mais rarement jusqu'à l’âme. Inven-
teur inépuisable, dessinateur et graveur de première force, sans rival
5 dans l’art de distribuer naturellement et de mettre à leur place les
) divers épisodes d’une composition, il lui manque quelques-unes des
» qualités du peintre, surtout l’art de tirer parti de la lumière et l’en-
t tente du clair-obscur. Ses ligures, avec une égale netteté, se décou-
pent comme à l’emporte-pièce sur un fond d’une valeur uniforme :
on dirait qu’il dédaigne ces artifices, parce qu’il n’en a pas besoin.
Tel est cet artiste étonnant, calomnié par la popularité môme qui
a restreint et rabaissé sa gloire en s’attachant aux parties inférieures
de son œuvre. Par ses productions les plus connues, il occupe une
place isolée, en dehors de l’art classique et^ majestueux de la grande
époque dont il a pu voir les débuts. Placé entre la fin de la Renais-
sance et le commencement du siècle de Louis XIV, il échappe à ces
deux influences et se tient à l’écart. Callot appartient à celte race
* d’esprits indisciplinés, qui traversa le siècle en gardant son indépen-
dance comme une protestation contre l’art dominant. L’auteur des
BalU et des Baroni est à le Brun à peu près ce que Scarron est à Ra-
cine. Mais Scari’on ne sortit pas du burlesque, et Callot ne fit qu’y
passer. Scarron n’est qu’un bourgeois positif et railleur qui se con-
tente de nous égayer; Callot, môme en plein grotesque, est toujours
un artiste, qui excite l’admiration en excitant le rire. Par là, comme
par ses autres côtés moins connus, que nous avons tâché de mettre
en lumière, il se rapproche du groupe classique et lui tend la main,
sans se mêler à lui.
Dans cette rapide étude, nous avons pu à peine aborder la partie
technique du sujet : ce n’était pas notre affaire. Nous renvoyons au
livre de M. Meaume, qui a accumulé dans ses deux in-octavo les ré-
sultats d’un commerce de toute sa vie avec son artiste de prédilec-
tion. L’exactitude, la critique et l’érudition que l’auteur a montrées
dans ses laborieuses recherches, font de son ouvrage un travail défi-
nitif. M. Meaume nous pardonnera de ne l’avoir pas suivi de plus
près : notre but était tout différent du sien, et nous nous adressions
à un autre public. Nous n’avons voulu que donner une vue d’en-
semble sur ce grand artiste, rare assemblage des qualités en appa-
rence les plus contradictoires, classique jusque dans les plus bizarres
caprices de son imagination de feu, original sans effort et par tem-
il 8
JACQUES GALLOT.
pérament, qui enfin ne se rattache à aucune école et qui n'en a pas
formé lui-même, parce que la simplicité puissante de sa manière
exclut tout procédé, et qu’on ne pouvait l’imiter qu’en lui dérobant
son génie. Nous serons heureux si nous avons pu résumer, assez clai-
rement pour nous faire comprendre de tous, les traits distinctifs de
cette physionomie, unique dans l’art français, et pourtant si fran-
çaise.
Victor Fournel.
LE BARON DE STEIN
Des Dcchtes Grund-Stein ;
Dem Ünreclit ein Eck-Stein ;
Der Deutsclien Edel-Stein.
Vous êtes à Ems; votre santé peut se passer des vertus thérapeu-
tiques du Kesse/6rîm?ien et du Kræhnchen; vous dédaignez le vain bruit
et le faux luxe du Kî«’/tcms. Eh bien, puisqu’il en est ainsi et que le ciel
vous a fait d’heureux loisirs, allez contempler à Limbourg, en suivant
la délicieuse vallée de la Lahn, la basilique de Saint-Georges, un des
plus grandioses monuments catholiques du dixième siècle. Après
avoir admiré la Baeclerlei, examiné les cavernes de Hanselman et
visité la tour octogone de Dausenau, vous arriverez à Nassau, localité
qui a donné son nom à ce petit paradis terrestre, comblé de tant de fa-
veurs par la nature, riiistoire, la légende et même la fashion mo-
derne. En face de cette charmante petite ville, au sommet de la mon-
tagne qui se dresse sur la rive gauche de la Lahn, vous apercevrez,
au milieu des broussailles, les ruines du château de Nassau, berceau
de la famille régnante de ce nom. Un peu plus bas, sur une seconde
crête, entourée d’un beau parc, vous irez parcourir les restes d’un
autre château, non moins célèbre que le premier dans les chroniques
du pays.
Là vivaient et «régnaient, » dès 1235, les hommes libres (freiherrn)
de Stein. Chevaliers immédiats (unmittelbar) du Saint-Empire romain
de nation germanique, ils ne relevaient que du chef élu de la nation.
Leur nom, fièrement porté pendant six cents ans, s’est éteint dans ce
siècle qui a vu s'éteindre tant de choses.
420
LE DA.RON DE STEIN.
L’histoire et les légendes de Rheingau font souvent mention des
maîtres souverains de Stein. C’est ainsi que la Chronique de Lim-
bourg raconte qu’en 1380 deuxfchevaliers, fils de sire Jean de Stein,
guerroyaient contre ceux de Limbourg :
« Leur mère, qui était de noble lignée, vivait encore; elle avait en outre
quatre filles, toutes mariées à des chevaliers ; et, quand les quatre chevaliers
étaient dans la maison de leur belle-mère, et que les deux chevaliers de
Stein, ses fils, étaient aussi auprès d’elle, assis à sa table, elle prenait ses
repas avec six chevaliers, dont quatre étaient ses gendres et deux ses fils :
et son mari avait aussi été chevalier. Un jour donc qu’ils étaient tous réu-
nis à sa table, la noble femme dit ; Trop d’honneur comme cela! Personne
ne fit attention. Peu de temps après cette scène, la même femme se leva et
alla secrètement son chemin, de telle sorte que jamais personne ne put
savoir où elle était allée. »
Ce fut une forte et vaillante race que celle des descendants de cette
châtelaine légendaire. Vers le milieu du dix-huitième siècle, le ba-
ron Charles-Philippe n’habitait plus le castel depuis longtemps ruiné
de sire Jean, mais bien le château moderne que l’on aperçoit de la
route en venant d’Ems. L’aménagement de ses forêts, la culture de
ses terres, la chasse et l’éducation de ses enfants, absorbaient tous
les instants de ce descendant d’une noble race. L’air coi’rompu des
cours du dix-huitième siècle n’avait eu aucune influence sur son
esprit forlement trempé. Loin de l’intrigue, du philosophisme et de la
littérature Pompadour, il avait adopté la vie au grand air, la vie ru-
rale. On sait èue les petites cours électorales du Rhin, oubliant les
traditions natipnales, et entraînées par un ridicule esprit d’imitation,
étaient devenues de mauvaises petites copies de Versailles : on affec-
tait d’y parler français; on aimait à y répéter les propos politiques de
Frédéric II; on y disait volontiers que le saint Empire romain, ce
dernier vestige des vieilles libertés du monde germanique, « avait
fait son temps; » le fébronianisme y était à la mode comme les ha-
bits à paillettes. Leurs hommes d’État, aussi vains que coupables,
préparaient, sans s’en douter, l’invasion des armées françaises, et
forgeaient stupidement des arguments pour les faiseurs de frontières
naturelles de ce temps.
Le baron de Stein et sa femme n’étaient pas de monde-15; quoique
protestants, ils étaient restés plus chrétiens que certains catholiques
de leur voisinage si bien dépeints par le cardinal Pacca. Ils étaient
restés Allemands. Au château de Stein-Nassau, on conservait les
habitudes saines et simples des anciens jours ; fidèle à l’empe-
reur, qu’il considérait avec raison comme le chef élu de la na-
tion, le vieux baron ne plaisantait ni sur Dieu, ni sur l’honneur, ni
LE BARON DE STEIN.
421
sur la morale. 11 aimait l’indépendance, la respectait clioz les autres.
Cet homme honnête, franc, ouvert, naïf même, aurait fait triste figure
dans la société de M. de Soubise. Le soir, après la chasse, il condui-
sait ses chiens au chenil, accrochait son fusil à côté de l’épée de ses
ancêtres, allait donner une dernière caresse à ses chevaux, s’infor-
mait des rentrées de la ferme, lisait la Bible en famille, et allait se
coucher à l’heure où commençaient les bals de Mayence. Sur sa
tombe, la piété filiale burina celte inscription : Son sceau, c était sa
parole.
Dieu lui avait donné dix enfants. Le neuvième, Ilenri-Frédéric-
Charles, naquit le 26 octobre 1757, dix jours avant la bataille de
Rosbach .
C’est la vie de ce dernier que je me propose d’esquisser. Elle offre un
grand intérêt, non-seulement en elle-même, mais encore au point de
vue de la politique allemande au commencement de ce siècle; elle est
surtout pleine d’utiles enseignements pour notre temps. Charles de
Stein, le plus grand ministre qu’ait possédé la Prusse et l’âme de la
grande coalition qui renversa Napoléon, donna la première impulsion
au mouvement patriotique de 1815; il fut le créateur des Mo7iU7nenta
Ge7'7na7iife historica, et un des principaux fondateurs de l’École histo-
rique allemande.
Je ne pourrai retracer qu’à grands traits la vie active et si rem-
plie de cet homme illustre, qui personnifia un instant le génie de sa
patrie, et qui est resté pour les Allemands de nos jours le type du
patriote et du grand citoyen. Un de ses protégés, peut-être plus
connu en France que lui-même, M. Pertz, lui a élevé un monument
littéraire qui jouit au delà du Rhin d’une légitime popularité. Le
portrait que j’offre aux lecteurs de ce recueil n’est qu’une réduc-
tion du grand tableau, peint par la main savante et exercée du célè-
bre bibliothécaire de Berlin. Je le confie à l'indulgente appréciation
des lecteurs français, et aussi à leur générosité; car il s’agit d’un ad-
versaire de la France et d’un ennemi acharné de son gouvernement
au commencement de ce siècle.
I
Je me suis arrêté à dessein sur l’intérieur du château de Nassau,
parce que la vie qu’on y menait a influé profondément sur les mœurs
et les idées de Stein.
« J’ai été élevé à la campagne, >» dit-il dans son Autohiograj hie, « sous
l’influence éminemment religieuse de mes dignes parents, de leurs senti-
422
tE BARON DE STEIN.
ments vraiment allemands et vraiment chevaleresques. Les idées de piété et
d’amour de la patrie, le sentiment de la dignité du rang et de l'honneur du
nom, le devoir de diriger sa vie vers un but utile, et d’acquérir par le tra-
vail et l’effort la capacité nécessaire pour atteindre ce but, tout cela fut
déposé dans les profondeurs de mon jeune cœur par les enseignements et
les exemples de mes parents. Ayant passé mon enfance et mon adolescence
au milieu de la solitude de la vie rurale, c’est dans l’histoire ancienne et
dans l’histoire moderne, mais surtout dans l’histoire si agitée de l’Angle-
terre, que je puisai la connaissance du monde et de ses aûaires^. »
En 1 775, lejeune Slein suivait avec zèle à FUniversité de Goeltingen
les cours de l’école de droit, et montrait une ardeur particulière pour
les études économiques et pour l’histoire. Quoique tout fût martial
dans sa robuste nature, des convenances de famille no lui permet-
taient pas d’entrer au service militaire. En 1777, le descendant de
sire Jean faisait donc bravement « par obéissance pour la volonté pa-
tei'nclle » son stage judiciaire à Wetzlar, siège du tribunal suprême
de l’empire d’Allemagne. Cej)endant la volonté paternelle n’allait
pas jusqu’à faire violence aux goûts irrésistibles du jeune référen-
daire; aussi bientôt lui laissa-t-on choisir une carrière plus digne de
son activité et plus conforme à sa vocation. De 1777 à 1780, il sé-
journa successivement à Mayence, à Vienne, à Berlin, où il compléta
son éducation. Un pacte do famille l’avait institué le chef futur de la
maison de Stein et l’héritier universel doses biens immobiliers. Riche
comme il l’était, Charles de Stein, imitant la foule des jeunes gens de
son temps et du nôtre, aurait pu suivre l’ornière commode creusée
par son père, et perpétuer ses traditions domestiques, en menant la
vie plus ou moins passive de gentilhomme campagnard. Mais son
cœur et scs éludes lui faisaient entrevoir une plus utile et plus
noble destinée. Le nom, la richesse et les talents n’avaien! à ses yeux
d'autre mérite que de pouvoir servir à la gloire de la pali ic. Aussi, à
vingt-trois ans, il cherchait une position dans laquelle il pût se rendre
utile à son pays. Ce sentiment si précoce du devoir civique resta tou-
jours un des traits particuliers de son caractère et l’habitua aux plus
grands sacrifices.
Ses parents, qui avaient conservé un respect religieux pour les an-
ciennes traditions de l’empire et une tîdélilé héréditaire à la maison
d’IIapsbourg, auraient désiré qu’il entrât au service de l’Autriche.
Mais Stein, sans nourrir contre cette puissance les préjugés déplora-
bles et la haine impolititiue de beaucoup de Prussiens d’alors et d’au-
jourd’hui, était attiré vers la Prusse par le prestige de Fiédéiâc 11,
* Autobiographie de Stein, dans J. II. Pehtz, tlas Leben d'’s Ministers Freiherrn
von Stein, 6 vol. in-8. Berlin, 1849—1855. Voy. t. VI, p. 157-197.
LE BARON DE STEIN.
425
vers lequel le poussaient aussi son éducation religieuse, la mauvaise
impression que lui avait laissée son séjour à V'^ienne et la protection
du ministre de Heinitz, intime ami de son père. Rêvant déjà alors
pour l’Allemagne une renaissance grandiose, il croyait, comme
beaucoup d’autres protestants de bonne foi, que la Prusse serait l’ar-
bitre des nouvelles destinées de la patrie allemande. Telle fut, je crois,
la première erreur politique de Stein, erreur d’autant plus inconce-
vable que ses études historiques auraient dû la lui faire éviter.
Il entra donc, sous les auspices du ministre Heinitz, dans l’admi-
nistration des finances et des travaux publics, section des mines.
Certes, aujourd’hui, peu de jeunes gens de son rang et de sa fortune
feraient choix d’une carrière qui demande tant d’études préparatoires
et spéciales. Stein ne recula pas devant le travail opiniâtre qu’elle
exigeait, et, après deux années de surnumérariat au ministère, il
fut envoyé en Westphalie, où il s’acquitta, pendant vingt ans, des de-
voirs de son emploi avec une assiduité et une ardeur soutenues.
Aujourd’hui encore* on admire et l’on cite dans le pays ses règlements
sur les fabriques et les corporations d’ouvriers. Rien ne caractérise
mieux la lin du dix-huitième siècle que celte sollicitude d’un descen-
dant des croisés pour les classes industrielles. Très-certainement
la mystérieuse châtelaine, dont nous citions plus haut la légende,
n’avait pas prévu qu’un de ses rejetons, le dernier mâle de sa race^
considérerait comme un honneur nouveau pour sa famille les fonc-
tions d’inspecteur des mines de la Ruhr et des fabriques de ia West-
phalie.
Cependant le jeune fonctionnaire était fier de ses ancêtres, et il
préconisa même toute sa vie la noblesse comme une institution civile
nécessaire aux États qui veulent être réellement libres; mais, dans sa
pensée, le fils de famille se devait tout entier au bien de l’État, et ne
dérogeait pas en le servant, dans quelque emploi que ce fût. L’in-
dustrie, cet élément vraiment moderne de la civilisation, lui parais-
sait digne des premières préoccupations de l’homme d’État. Lecteur
assidu des écrits d’Adam Smith, il avait même fait, en 1786, un long
séjour en Angleterre, pour mieux s’initier aux secrets de la prospé-
rité matérielle de ce pays, qu’il aimait non .à la façon de quelques
seigneurs de la cour de Louis XV, mais en vrai patriote allemand.
Enthousiaste de toutes les traditions germaniques, il considérait le
Royaume-Uni comme une colonie de la grande nation allemande, et
portait le jugement de Montesquieu sur la constitution anglaise, ce
« beau système sorti des forêts de la Germanie. »
Ap rès plusieurs années de pratique et d’études non interrompues,
le protégé de M. de Heinitz devint un des premiers ingénieurs des
mines de son temps. C’est à lui, dit A. de Humboldt, qu’on doit en
LE BARON DE STEIN.
42t
Allemagne la première application scientifique de la chimie à la fa-
brication du sel. Son goût pour ses fonctions était devenu si vif, qu’en
1785, à l’âge de vingt-sept ans, il avait refusé d’entrer dans la car-
rière diplomatique. Le gouvernement de Frédéric 11 l’avait chargé de
négocier auprès de l’archevêque électeur de Mayence, à Deux-Ponts
et à Darmstadt, un traité d’alliance contre l’empereur. MgrdeErthal
s’alliait à Pami de Voltaire contre le chef du Saint-Empire romain,
avoué de l’Église, et cela à la veille de la Révolution française ! Aussi
M. de Custine entra-t-il à Mayence presque sans coup férir.
« Ce fut une étrange chose, s’écrie Stein lui-même, de voir l’archichan-
celier de l’empire, le premier prince électeur ecclésiastique, se séparer de
l’empereur et de la maison d’Autriche. »
Son honnêteté naturelle en était révoltée. Aussi, quoique très-heu-
reux dans ses négociations, n’aspirait-il qu’au moment où il pourrait
retourner à ses chères mines de la Westphalie. C’est de cette époque
que date l’invincible répugnance qu’il éprouva toute sa vie pour la
diplomatie :
« A cause, dit-il, de la versatilité des cours, de cette alternative d’oisiveté
et d’activité adroitement calculée et imposée au diplomate, de la nécessité
pour lui de chasser tous les joui’S aux nouvelles etau.v secrets, de l’obligation
de vivre dans le grand monde, avec ses jouissances et ses entraves, ses pe-
titesses et ses ennuis, enfin à cause de mon goût personnel pour l’indépen-
dance et le franc parler ; — à cause aussi de mon irritabilité. »
Celte répugnance n’avail d’égale que son antipathie contre les
« paperassiers » et la bureaucratie. Et cependant c’est dans la bureau-
cratie que devaient se révéler ses talents et se préparer son élé-
vation.
II
En 1804, Stein, qui passait non sans raison pour un des meilleurs
fonctionnaires de l’État, fut appelé au ministère, en remplacement
de M. de Struensée. Son département, nouvellement créé (accises,
douanes, commerce, etc.), était un démembrement de l’ancien minis-
tère de feu M. de Heinitz, son protecteur. Chose curieuse à noter,
Stein ne fut pas appelé au ministère comme homme d’Élat, comme
LE BARON DE STEIN.
425
homme politique, pour renforcer le prestige et l’action du gouverne-
ment au milieu des graves circonstances du temps : sa nomination
était considérée comme un simple avancement hiérarchique. Il devint
chef du département vacant des finances, parce qu’il en était le meil-
leur employé. Ses plus chauds protecteurs, entre autres Beym, alors
ministre de la justice, ne croyaient trouver en \uï qu’une sjiéci alite
administrative. Cependant, dès qu’il eut prêté serment entre les mains
du roi, le nouveau ministre fit sentir l’irrésistible énergie de sa vo-
lonté et l’initiative vigoureuse de son esprit, non-seulement dans son
département, mais encore et surtout dans le gouvernement de la mo-
narchie. Déjà, en 1806, Gentz, qui l’avait rencontré à Dresde, écri-
vait de cette ville à Jean de Müller :
« Le ministre de Stein, qui a passé quelques jours ici, est le preiniei
homme d’État de rAllemagne. Si je vivais à Berlin, je ne laisserais certaine-
ment pas cet homme-là à l’arrière-plan. Mais, à cause de ses vues profondes
et de son grand caractère, il y aurait une difficulté, celle de lui assurei’
par son ejitourage un concours efficace ; car il est fermement décidé à
agir. . . »
Il était difficile d’amener les hommes d’État prussiens à agir. La
monarchie prussienne, militaire et conquérante, à moitié épuisée par
les grands efforts de Frédéric II, n’avait qu’un gouvernement civil
mal organisé, ou, ce qui revient au môme, trop organisé : son action,
subordonnée au pouvoir militaire et à un formalisme suranné, était
faible ou entravée par la puissance occulte de l’entourage du roi. A
la cour régnaient d’ailleurs de funestes ambitions, servies par une
grande timidité politique, un manque presque total d’initiative et
des vices nombreux. Stein nous a laissé, sur la situation du minis-
tère prussien à cette époque, un Mémoire qu’il eut le noble courage
d’adresser au roi lui-même. En voici une page qui nous montre un
émule de Juvénal dans le fonctionnaire prussien.
(f Si l’on fait abstraction de l’administration militaire, le cabinet se com-
pose de deux conseillers de cabinet, Beym et Lombard, et du niinistio
comte de llaugwitz, leur allié et leur serviteur.
« Le conseiller intime de cabinet Beym... a des connaissances juridiques,
mais celles qui sont requises pour l’administration intérieure de l’État lui
font complètement défaut. La position nouvelle que lui a donnée son titre de
conseiller de cabinet l’a rendu orgueilleux et insupportable autant que la
vulgaire boursouflure de sa femme. Sa liaison intime avec la famille Lom-
bard lui a enlevé sa pureté de mœurs, son amour du bien et diminué son
zèle pour le travail.
« Le conseiller intime de cabinet Lombard est physiquement etmoralemenî
Novembhe 1801» 29
usé et paralysé. Ses connaissances se réduisent à une teinture de bel esprit
français; car les sciences austères que méditent l’homme d’État et le savant
n’ont jamais préoccupé cet homme frivole. Sa participation précoce aux or-
gies de la famille Uictz et sa rapide initiation aux intrigues de ces individus
ont étouffé son sens moral, en lui substituant une parfaite indifférence pour
le bien et pour le mal.
« Dans les mains faibles et impures d’un poétereau français de bas lieu,
d’un roué, qui unit à la corruption morale la caducité et la plus complète
paralysie physique, qui dilapide son temps dans la société d’hommes frivoles,
au jeu et dans les polissonneries, la direction des affaires diplomatiques de
cet État est entrée dans une voie qui n’a pas sa pareille dans l’histoire des
Etats modernes.
« La vie du ministre de Ilaugwitz, affilié au cabinet, est une suite non in-
terrompue de désordres et de perversions. Dans ses années académiques,
il traita les sciences avec tiédeur et mollesse; son altitude était doucereuse
et llexible. 11 s’attacha ensuite aux sols qui s’occupaient en Allemagne, il y
a trente ans, de spiritisme, aspira au nimbe de sainteté qui entourait Lava-
ter, fut Ihéosophe, visionnaire, et finit par prendre part aux soupers et aux
intrigues de la Uietz; il dépensa le temps qui appartenait à l’État au jeu de
riiombrc et son énergie dans des jouissances de toute sorte. 11 mérite d’étre
stigmatisé du nom d’homme rusé, menteur, infidèle à sa compagne quoti-
dienne, et de voluptueux usé. »
Telles élaient, selon Slein, les gens qui devaient combattre la sau-
vage énci gie de la Révolution française et le génie du vainqueur d’Ar-
cole. Faut-il encore tant s’étonner des succès inouïs de la politique
française en présence du genre d’obstacles qu’elle avait à renverser?
Ainsi on discutait encore longuement à Berlin et l’on pesait avec un
soin grotesque les événementsqui précédèrent la journée de Marengo,
quand déjùNapoléon se présentaitsur les champs deSaalfeld et d’Iéna.
Stein, bâtons-nous de lui rendre cette justice, souffrait de cette inertie
et n’était nullement partisan de cette politique égoïsteet imprévoyante ;
dès son entrée au ministère, il avait insisté sur la nécessité de Fac-
tion immédiate et d’une union intime avec l’Autriche. Mais déjà il
était trop tard. En une seule journée, se décida la destinée de la
Prusse. Les armées françaises occupèrent la moitié du royaume.
M. Daru, « laborieux, adroit, instruit, formé à la pratique par son
expérience des révolutions, connaissant les affaires, confident des
sentiments de Napoléon, froid, inexorable et exercé à l’art de l’op-
pression » (jugement de Stein dans son Autobioy., p. 164), M. Daru
alla gouverner à Berlin au nom du conquérant. . . La cour s’était ré-
lugiée à Kœnigsberg, où Stein l’avait suivie, malgré une grave ma-
ladie et non sans avoir sauvé la plus grande partie du trésor public.
Le comte de Ilaugwitz, ministre des affaires étrangères, si bien
dépeint plus haut, était accusé d’étre favorable aux Français, ainsi
LE BAROiS DE STEIN.
t27
queBeym et Lombard. Son portefeuille ayant été offert à Stein, ce-
lui-ci le refusa eu se fondant sur son inexpérience des affaires diplo-
matiques; en réalité, il hésitait à engager sa responsabilité dans des
fonctions entièrement dépendantes des fluctuations nombreuses de
l’opinion dominante à la cour. Après avoir proposé le baron de llar-
denberg, qui vivait alors dans la retraite à Kœnigsberg, il osa soumettre
au roi tout un plan de réorganisation de l’administration centrale,
qu’il voulait simplifier, rendre plus indépendante des caprices de la
cour et plus dépendante de l’opinion publique. Il demandait en outre
l’éloignement de l’ancien ministre Beym.
La franchise de Stein et ses plans de réforme blessèrent à la fois les
intérêts de quelques courtisans elles pi'éjugés du roi. Frédéric-Guil-
laume III écrivit le 3 janvier 1807 à son ministre une lettre fort
dure, à laquelle Stein riposta le même jour en ces termes :
« L’ordre de cabinet, en date du 5 janvier courant, que Votre Majesté a
daigné me faire signifier, je le reçois à l’instant où j'allais entreprendre le
voyage de Memel (où se réfugiait la cour), voyage désagréable sous plus
tl’un rapport et que je devais commencer cette nuit même.
« Puisque vous avez la bonté, sire, de me regarder comme un serviteur
rebelle, insubordonné^ opiniâtre et désobéissant qui, ne se. fiant qu’à son
qénie et à ses talents, et loin d’avoir en vue le bien de l’État, ne se laisse
guiderlque par ses caprices, ses passions et ses haines personnelles, et que,
d’un autre côté, j’ai l’insigne honneur de penser comme vous que des fonc-
tionnaires de cette espèce ne peuvent que porter préjudice à la chose publique,
je me vois dans la pénible nécessité de déposer au pied du trône la démission
de mes fonctions; j’attendrai ici avec d’autant moins d’impatience que le peu
de promptitude que vous mettez à l’admettre me procurera l’avantage inap-
préciable de me dispenser de mon voyage à Memel.
« 5 janvier 1807 (sept heures et demie).
« Stein. »
La dureté des citations étranges, mais authentiques, que rapporte
celte lettre curieuse ne fut nullement atténuée par les termes du res-
crit qui acceptait la démission offerte. L’énergique ministre, déjà
cruellement atteint par la goutte, se consola de l’ingratitude de la
cour en reprenant le chemin de son château de Nassau.
Cependant la paix de Tilsit (9 juillet 1807), qui enlevait à la Prusse
la moitié de ses provinces, avait jeté la cour dans le plus profond dé-
couragement. Tout le monde, les Français eux-mêmes, se deman-
daient comment il avait été possible au feld-maréchal de Kalkreuth de
se laisser imposer d’aussi dures conditions.
On cherchait un sauveur. De toutes parts, on demandait le rappel
de Stein, le seul homme en qui l’opinion publique eut confiance. Le
428
LE BARON DE STEIN.
jour même de la conclusion de la paix, la spirituelle et patriotique
princesse Louise Radzivill, tille du prince Ferdinand de Prusse, et le
général Blücher lui adressaient des lettres suppliantes pour le décider
à accepter de nouveau le portefeuille ministériel que lui offrait M. de
Hardenberg, au nom du roi lui-même. N’oublions pas cette particu-
larité, qu’avant la signature du traité avec Napoléon les plénipoten-
tiaires français avaient, au nom de leur, maître, insisté sur la nécessité
du renvoi deM. de Hardenberg. Le roi ayant répondu qu’il lui était
impossible de se priver de l’expérience de cet homme d’État, Napo-
léon répondit que Sa Majesté pouvait le remplacer par le comte de
Schulenburg-Kehnert ou par Stein. « Prenez le baron de Stein, c’est
un homme d’esprit, » aurait dit le vainqueur d’Iéna. Napoléon, qui
n’avait aucun intérêt à donner au roi de Prusse des ministres émi-
nents, se trompait tout au moins sur un des deux hommes
qu’il recommandait; quant au général comte de Schulenburg, ancien
ministre de Frédéric II et beau-père du prince de Hatzfeld, c’était
autre chose : il devint plus lard conseiller d’État au service du nou-
veau roi de Westphalie, Jérome Napoléon.
Quelques difficutés qu’il entrevît, Stein, dominé par son patrio-
tisme, quitta de nouveau le château de ses pères pour se rendre à
l’appel du roi qui l’avait offensé. La maladie l’avait tellement miné,
qu’il dut faire écrire sa réponse par sa femme. A la fin de septembre
il arrivait à Memel. Dans sa première entrevue avec le roi, celui-ci lui
manifesta l’intention de lui confier la direction supérieure de toutes
les affaires civiles de l’État. Stein posa à son acceptation deux condi-
tions ; l’éloignement de Beym et l’approbation de son programme poli-
tique. Il ne sera pas sans intérêt de dire rapidement en quoi consistait
ce programme. Stein n’avait sur les questions de gouvernement aucune
des idées mises à la mode depuis la révolution du seizième siècle, que
l’on prétendait avoir été accomplie au bénéfice de la vérité religieuse,
de la liberté politique et de l’émancipation des peuples. Il neprofes-
sait pas la doctrine du PH/Jce et des Pandectes, remise en honneur par-
les juristes et les souverains pseudo-libéraux, absolutistes ou protes-
tantsde la renaissance . Pourlui, l’autorité politique n’étaitqu’une éma-
nation de la nation, et toute réforme, pour être vraie et féconde, devait
avoir ses racines dans les entrailles mêmes du peuple. Aussi ne cessa-
t-il, en se basant sur l’histoire des nations germaniques, de recom-
mander le retour aux institutions représentatives. Et, par représenta-
tion, il entendait, non pas celle des multitudes, de la force brutale, du
nombre, comme dans les cinq ou six constitutions engendrées par la
Révolution française, mais celle des droits et des intérêts, comme dans
la constitution anglaise et dans les anciennes constitutions alle-
mandes.
LE BARON DE STEIN.
429
Pour sauver l’État, il croyait avec raison qu’il fallait trouver un
appui dans la nation, sans laquelle l’État n’est rien, absolument rien.
Il fit donc appel à la Prusse, à ses traditions, à son esprit religieux
et à son enthousiasme patriotique; il chercha à lui rendre le cou-
rage et la confiance en elle-même, sans lui cacher cependant que
son honneur et son indépendance ne pourraient se racheter qu’au
prix des plus grands sacrifices. Sûr du concours de l’Angleterre, il ne
désespérait pas de celui de la Russie, attendait beaucoup des circon-
stances, et comptait avant tout sur le patriotisme des Allemands.
Pour mettre le gouvernement prussien à même d’appuyer le grand
mouvement national dont il avait formé le plan, il prit l’initiative de
toute une série de réformes administratives, financières et militaires.
« Quand on sera convaincu, disait-il, qu’exclure la nation de toute partici-
pation aux affaires, c’est étouffer l’esprit public, et que le concours du peuple
ne se remplace pas par celui des fonctionnaires salariés, on mettra la main
à une réforme de la constitution de la monarchie. Les envahissements pro-
gressifs des employés de l’État dans les affaires privées des citoyens et dans
les affaires communales doivent cesser. L’âme du citoyen ne sait pas vivre
dans les formules ou les paperasses d’un bureau ; elle ne se déploie que
dans l’action énergique de la vie civile. On doit donc s’efforcer de diriger
l’énergie des citoyens vers le soin des affaires publiques ; car la nation con-
naît mieux que personne et sa propre situation et ses besoins.
« Toute législation sortie de la tête des hommes d’affaires ou des
savants est incomplète. Les hommes d’affaires sont tellement préoccu-
pés de soins particuliers, qu’ils perdent de vue l’ensemble des choses
publiques; ils sont tellement habitués à raisonner par expérience et à re-
chercher le côté positif des choses, qu’ils sont naturellement hostiles à tout
progrès. Quant aux savants, ils sont trop éloignés du mouvement réel des
affaires pour pouvoir lui donner une direction vraiment utile. Quand une
nation s’est élevée au-dessus des idées matérielles, quand elle a acquis une
certaine somme de connaissances, quand elle sait jouir, à un degré modéré,
de la liberté d’exprimer sa pensée, hâtez- vous de diriger son attention vers
ses propres affaires, nationales ou communales. Dès que vous lui aurez ac-
cordé une certaine participation à ces affaires, vous verrez se produire les
manifestations les plus bienfaisantes de patriotisme et d’esprit public. Si, au
contraire, vous lui refusez toute part dans la direction des affaires, vous
verrez naître dans son sein un mécontentement et une mauvaise volonté qui
se feront jour, à moins qu’on ne les réprime violemment, de façons aussi
diverses que désastreuses. Vous avilirez ainsi les classes laborieuses et les
classes moyennes, et vous serez obligé de diriger exclusivement leur activité
vers la richesse et les jouissances matérielles. Quant aux classes supérieures,
elles perdront l’estime publique dans l’oisiveté et le plaisir ou agiront contre
l’intérêt public en accablant le gouvernement de reproches déraisonnables
et arbitraires L »
‘ Pertz, 1. c., II, p. 10 sq. — Vingt ans plus tard Stein écrivait à la princesse Louise
Î30
LE BARON DE STEIN.
Au moment où un si noble et si fier langage trouvait de l'écho en
Allemagne, la France était aux mains toutes-puissantes de Napoléon,
le véritable organisateur de la Révolution. L'Empereur avait succédé
aux tribuns du peuple, le despotisme de l'Empire au despotisme de la
République. Stein, faisant allusion à la Révolution française, que conti-
nuait Napoléon, reprenait ;
« En France, la nation n’est appelée qu’en apparence à la gestion des
choses publiques. Son Corps législatif n’est qu’un des corps administratifs
chargés d’enregistrer les affaires. Sa bureaucratie est une immense machine
très-compliquée, très-coûteuse, se mêlant de tout et dirigée par la volonté
arbitraire, inflexible et illimités d’un seul. »
Quoi qu’il en soit de ces dernières assertions, on peut, sans dimi-
nuer la gloire de Stein, dire que son programme était trop avancé^
pour la Prusse plus encore que pour le reste de l’Allemagne. Le
pseudo-libéralisme protestant avait effacé partout, autant que pos-
sible, les institutions communales et les libertés provinciales. Le
Dieu-État, enseigné dans les écoles par les juristes et les sophistes,
était adoré à côté des temples élevés par les mains robustes et libres
des disciples de saint Boniface et des auteurs du Saclisenspieyel et du
Schwab enspiegel. Les excès de la renaissance, l’exemple de Louis XIY
et le joséphisme avaient entraîné les pays catholiques dans la même
voie liberticide.
Stein, qui avait fait de l'histoire son étude favorite, connaissait par-
faitement les obstacles qu’il avait à surmonter, mais il n’était pas
homme à rcculêr. Au moment même où l’Allemagne était humiliée,
la Prusse réduite à quelques provinces, Berlin occupé par un corps
d’armée français, l’énergique ministre réalisa des réformes qui n’a-
vaient pu être obtenues ailleurs qu’au prix de torrents de sang. Je ne
connais pas dans l’histoire politique de ce siècle de spectacle plus
noble et plus fait pour relever la dignité humaine que celui des luttes
du ministre de Stein. Il était entré au ministère au mois de septem-
bre, et déjà, le 9 octobre, paraissait le fameux édit royal qui procla-
mait l’affranchissement de la propriété immobilière et des classes ru-
rales; le 28 du môme mois était publié l’ordre de cabinet sur l’abo-
lition du servage {glebae adscriptio) . Cette salutaire réforme, en
abaissant les barrières civiles qui séparaient les divers ordres, donnait
à la nation de nouvelles forces, améliorait matériellement la fortune
Radzivill : « D’après moi, la vie publique agit plus sur le perfectionnement de Fédu-
cation populaire que les Universités et les Gymnases, dont je ne conteste pas d’ail-
leurs la nécessité. » das Leben des Ministers Freiliery^nvon Steiriy par Wilhelm
P.aur 1 vol. in-1 2. Gotha, 1860, p. 554.
LE BARON DE STEIN.
451
de la noblesse, créait une classe, jusqu’alors inconnue en Prusse, celle
des paysans libres, et ouvrait à la richesse immobilière de l’État un
splendide avenir. L’espace me manque pour parler des autres reformes
accomplies par le génie actif et entreprenant de cet homme d’Étal :
simplification de l’administration centrale, relation des divers ordres
entre eux et avec l’État, instruction publique, etc. La convoca-
tion des États généraux devait être le couronnement de l’œuvre si
bien commencée, mais entravée bien souvent par des obstacles venus
de la cour. Aussi Stein, qui a écrit de si belles pages sur l’éducation
des souverains, se préoccupait-il avec raison de l’éducation du jeune
prince royal (Frédéric-Guillaume IV), alors ûgé de douze ans. Le sec
et incapable Delbruck, qui était son gouverneur, fut remplacé, sur les
instances du ministre, par l’austère et savant Ancillon. C’est princi-
palement à Stein que Frédéric-Guillaume IV dut ce précepteur, qu’il
chérissait tant.
tt C’est aussi dans cet esprit, dit Stein, que les membres de la commission
militaire, le colonel de Scharnhorst, Gneisenau, le major Grollmann, conti-
nuèrent l’organisation militaire. Colberg fut fortifiée pour maintenir les
communications avec l’Angleterre. On choisit des officiers capables pour
commander les corps, on éloigna les mous, les tièdes, les malintentionnés,
satisfaits de l’esclavage du pays, à leur tête le feld-inaréchal Kalkreuth, le
négociateur de la malheureuse paix de Bâle, soldat distingué et expérimenté,
mais rusé, ambitieux, envieux et émoussé par la routine, l’âge et la domi-
nation d’une femme méchante et avare. A ce parti s’étaient adjoints tous les
hommes du monde aimant la jouissance, par exemple, le prince de llatzfeld,
tous les juifs, quelques hobereaux au cœur étroit, tous les fonctionnaires
égoïstes et ossifiés par la routine, quelques savants sophistes. Ils firent tout
au monde pour amener une alliance avec la France, ji
On voit par ce passage que Stein se mêlait de tout, môme de l’ar-
mée, autre chose nouvelle en Prusse, où jamais un ministre non mi-
litaire n’avait osé parler des affaires du département de la guerre.
Stein peut même être considéré comme un des auteurs de la réorga-
nisation de l’armée prussienne après 1806. Dans ses relations avec le
général de Scharnhorst et le colonel Gneisenau, ses conseillers et
amis intimes, il ne cessait d’insister sur la nécessité de donner à l’ar-
mée une base populaire, nationale, et d’y introduire le principe de
l’égalité des conditions et de la supériorité du mérite seul. « Je ne
connais que deux hommes sans peür, disait Scharnhorst : le ministre
Stein et le général Blücher. »
De jeunes enthousiastes et quelques professeurs avaient cherché à
créer à côté de l’armée et du gouvernement actif de Stein une force
occulte sous le nom de Fédération de la vertu, (Tugendhund) Stein,
432
LE BARON DE STEIN.
qui était trop franc pour agir dans l’ombre, trouvait cette associa lion
« peu pratique. » Ni lui, ni Scharnhorst, ni Niebuhr, n’en firent
partie. Des hommes comme eux, disaient- ils avec Schleiermacher, des
gens de cœur dévoués à leur pays et à leur serment, « n’avaient pas
besoin de signes extérieurs ou maçonniques de reconnaissance. » Pour
repousser l’invasion française, ils comptaient beaucoup plus sur le
courage civique manifesté publiquement, sur l’union de tous les
Allemands et surtout sur une alliance étroite entre la Prusse et l’Au-
triche^. Cette opinion, souvent développée par Gneisenau, Scharnhorst
et Stein, se trouve parfaitement exprimée dans le Mémoire sur la si-
tuation de la Prusse vis-à-vis de la Russie et de V Autriche, adressé par
Stein au roi et à la reine Louise, le 8 septembre 1808. Ce Mémoire
méi'ite encore aujourd’hui une sérieuse attention. J’en citerai quel-
ques passages :
« L’Allemagne est assez forte, disait-il, pour résister à la France; sa dés-
union seule est la cause de sa chute et de son esclavage L’attitude tiède
et équivoque de la Prusse en 4794 força l’Autriche d’abandonner les Pays-
Bas jusqu’à la Meuse, sans nécessité et sans avoir perdu réellement une seule
bataille. La malheureuse paix de Bâle, acceptée par Frédôric-buillaume II
sur les représentations déraisonnables de ses ministres, a pour la pre-
mière fois sanctionné la fatale division de l’Allemagne. L’Allemagne du
Nord assista tranquillement à la dévastation de l’Allemagne du Sud, sans
prévoir qu’un jour celle-ci pourrait se venger de cette conduite inconstitu-
tionnelle et déloyale. Une des suites de l’indifférence de la Prusse pour le
maintien de l’indépendance et de la liberté de l’Allemagne, fut l’emploi par
la France des forces du Midi pour l’asservissement du Nord. Le même prin-
cipe d’apathie appliqué à l’Autriche aura pour la Prusse les mêmes consé-
quences, sa complète dissolution et la chute de sa dynastie. Si l’Autriche est
subjuguée, la France trouvera dans ses ruines, dans l’obéissance passive
des misérables princes allemands préoccupés uniquement de leur existence
personnelle, dans l’esprit révolutionnaire de douze millions de Polonais, les
moyens de diminuer encore la Russie Après la chute de l’Autriche, la
Piussie sera incapable de résister sérieusement à la France, qui a le projet
de détruire la Prusse. L’Allemagne ne peut être sauvée que par l’Allemagne :
voilà pourquoi il s’agit de mettre en mouvement toutes les forces de la patrie.
Je conclus qu’il faut se rapprocher de l’Autriche et lui faire part sincèrement
de toutes les vues de la Prusse. Dès que la guerre contre l’Autriche éclatera, il
faudra mettre en œuvre tous les moyens militaires et insurrectionnels que
nous avons à notre disposition, pour briser le joug français ; car, si l’on
regarde tranquillement faire, nous ne récolterons que l’anéantissement ou
l’esclavage le plus intolérable... »
Les faits ont montré combien Stein avait raison.
‘ Pertz, 1. c., t. II, p. 197, 201, 205, 210, 219.
LE BARON DE STEIN.
455
Napoléon demandait à la Prusse de s’adjoindre à la Confédération
du Rhin, et, en outre, de payer d’immenses sommes d’argent, que
Stein était chargé d’amasser et Daru d’encaisser. L’empereur Alexan-
dre, en allant à Erfurth, s’était arrêté à Kœnigsberg pour conseiller
la prudence, la temporisation, la patience, etc., et offrir ses bons
offices auprès de Napoléon (18 septembre 1808). Pour mener toutes
les négociations à bonne fin, il fut même convenu que Stein suivrait
Alexandre à Erfurth. Mais, le jour (21 septembre) où le ministre
prussien devait quitter Koenigsberg, le Moniteur français du 8 septem-
bre reproduisait en tête de ses colonnes une lettre écrite par Stein
au prince de Sayn- Wittgenstein, le 15 août, avant la reprise des né-
gociations avec Napoléon. Dans cette lettre, Stein s’exprimait, comme
d’habitude, avec une grande liberté d’esprit et cette brusque fran-
chise qui fut toujours un des traits principaux de son caractère. Il di-
sait, par exemple, qu’il fallait entretenir l’esprit de mécontente-
ment dans le royaume de Westphalie. Un certain assesseur, nommé
Kopp, chargé de la lettre, avait été arrêté, on ne sait sur quelles indi-
cations, par la police du maréchal Soult, qui l’avait envoyé à Span-
dau. La lettre ayant été publiée dans le Journal de V Empire^ Stein fut
réclamé, par les journaux bonapartistes, comme sujet du royaume de
Westphalie et menacé de la confiscation de ses biens. La lettre fut
repi'oduite aussi par le Télégraphe, feuille berlinoise antiallemande.
Stein, ne sc faisant aucune illusion sur toutes les difficultés qu’on
allait soulever à cause de lui, offrit sa démission. Le roi, qui ne vou-
lait rien décider avant le retour de l’empereur Alexandre, la refusa
provisoirement et envoya à Erfurth son ministre des affaires étran-
gères, le comte Goltz, qui accepta toutes les conditions imposées.
Quant à Alexandre, il n’avait rien fait, ni pour la Prusse, ni pour
rAliemagne.
Cependant Davoust, Daru et le « parti français» de Berlin ne ces-
saient de se plaindre de Stein, qui, disaient-ils, « compromettait
le roi. » Au mois d’octobre, Daru lit même emprisonner M. de
Troschke, copropriétaire avec Stein de la terre de Birnbaum. Le con-
quérant et ses alliés allemands savaient employer parfois des moyens
moins violents. Ainsi, le professeur Suvern ayant fait paraître des
vers en l’iionneur de Stein dans la Gazette de Kœnigsberg, le juif
Lange, l’insulteur de la reine Louise, reproduisit ces poésies dans la
Gazette de Voss avec un commentaire dans lequel il était parlé de
Stein comme d’un fauteur d’anarchie et d’un niveleur!
Ce n’est pas ici le lieu de parler ni de tous les abus de pouvoir
de Davoust à Berlin, ni même des graves accusations portées par ce
maréchal contre le perroquet de la vieille comtesse de Voss, accusée
depropos inconvenants contre Napoléon. Disons cependant que la con-
434
LE BARON DE STEIN.
duite du général français était si dure, que Bernadotte lui-même ^
s’écria un jour en pleine table à Hambourg : « Ces gredins (sic) font
à Berlin un tort infini à l’Empereur ! » Ce jugement ne paraîtra pas
trop sévère à ceux qui savent que Davoust se permit d’adresser à Na- >
poléon une prétendue justification de Stein pour la lettre citée 3
plus haut, justification qui n’était qu’une pièce apocryphe fabriquée ê
par les ennemis de l’intrépide patriote.
Grande était, par suite de tout cela, la colère de Napoléon contre >'i
Stein et son parti. Cette colère éclata, de la façon la plus étrange, U
dans le 5® bulletin de l’armée d’Espagne du 15 novembre 1808, qui ii
annonçait la prise sanglante de Burgos. « Il faudrait, disait Napoléon, ,
que les hommes comme M. de Stein, qui, au défaut des troupes de
ligne qui n’ont pu résister à nos aigles, méditent le sublime projet
de lever les masses, fussent témoins des malheurs qu’elles entraînent ;
et du peu d’obstacles que cette ressource peut offrir à des troupes j
réglées. » {Moniteur de 1 808, 21 nov.) Aussi ne fut-on pas trop étonné
d’apprendre qu’à Erfurth M. de Champagny avait donné à entendre
au comte Goltz que Stein devait quitter le ministère. Déjà Soult avait
dit au capitaine de Thiele, aide de camp de Blücher, que « les minis-
tres du roi perdraient le pays. » Davoust, Daru, Bignon, Saint-Hilaire,
étaient dans les meilleurs termes avec M. de Voss et le prince de
Hatzfeld, qui détestaient Stein et ses idées, et espéraient le remplacer
par l’influence des chefs français, qui le traitaient aussi de « re'vo-
lutionnaire, » et demandaient sa destitution immédiate. Le roi, com-
prenant qu’il serait obligé d’abandonner son ministre, attendait
pour se décider le retour de Goltz. Ce prince, irrésolu et fantasque,
avait placé, un peu tard, il est vrai, sa confiance dans l’énergie de
Stein; aussi sanctionna-t-il, avant de l’abandonner, presque toutes les |
réformes que celui-ci lui proposa. Ce ne fut que le 24 novembre 1808 .
que Stein quitta le ministère, à la grande joie des fonctionnaires fran- ■
çaiset du parti delà vieille Prusse. «Stein est un bon ministre... pour I
le peuple, disaient ces hommes désintéressés, mais non pour le roi.»
La retraite de Stein produisit une immense sensation dans toute
l’Allemagne : en Prusse, elle fut considérée comme l’évanouissement
des dernières espérances de la nation, dont le ministre déinission-
sionnaire avait fàit vibrer une dernière fois les fibres patriotiques.
Quant à lui, il quittait simplement le pouvoir comme il y était
monté : par devoir, et en citant, dans une admirable lettre adressée
à la princesse Guillaume de Prusse, ces paroles du Caton d’Addison :
The firm patriol
Who made the Avelfare of mankind his care,
Though still by faction vice and fortune cross'd, j
• Shall fînd his gen’rous labour vvas not lost.
LE BARON DE STEIN.
455
Il écrivit aussi une sorte de testament politique qu’il adressa, le jour
de son départ, on peut le dire, à l’Allemagne tout entière. Voici le
résumé des points principaux de celte fameuse circulaire, divisée en
neuf chapitres :
« ... 4“ Une représentation nationale générale. — Les droits et le pouvoir
de notre roi sont et seront toujours sacrés pour moi. Mais, pour que ces droits
et ce pouvoir jusqu’ici illimités produisent le bien dont ils sont capables, il
m’a toujours paru nécessaire de donner à l’autorité suprême un moyen de con-
naître à lafois les désirs du peuple et de donner de reffîcacitèà ses décisions.
Quand le peuple est privé de toute participation aux actes de l’État, quand
on va jusqu’à lui ôter l’administration des affaires communales, il se livre
bientôt à l’indifférence et même à l’opposition contre le gouvernement. Là
où la représentation du peuple a été accordée parmi nous jusqu’ici, elle était
trés-mal organisée, aussi mon plan était de donner un droit de représenta-
tation à toiit citoyen actif de l’État, qu’il fût propriétaire de cent arpens ou
d’un seul, agriculteur, fabricant ou commerçant, qu’il eût une fonction •«ivile
ou qu’il fût attaché à l’État par des liens purement moraux. Plusieurs plans
m’ont été communiqués ou ont été par moi mis à l’étude. De la réalisation ou
de l’ajournement de ces plans dépend le bonheur on le malheur de l’État,
car ce n’est que dans cette voie constitutionnelle que l’esprit national peut
être réveillé ou ranimé.
« 5“ Entre nos deux principaux ordres, la noblesse ou la bourgeoisie, il n’y
a aucune relation. Celui qui passe d’un ordre à un autre se dépouille tota-
lement de son ancienne condition. C’est ce qui a amené naturellement la
crise dont nous sommes témoins. La noblesse, pour revendiquer la valeur
qu’on peut lui donner, est trop nombreuse, et elle augmente chaque jour.
Dans l’intérêt général, on a dû établir la libre concurrence pour les
fonctions publiques dont la noblesse avait le monopole. C’est pourquoi la
noblesse aujourd’hui doit s’occuper d’affaires et de métiers qui sont en
contradiction avec la distinction à laquelle elle prétend par droit de nais-
sance; elle devient ainsi un objet de raillerie, et, naturellement, perd
de sa considération... Je suis donc convaincu de la nécessité d’une réforme
sur ce point... Par le rapprochement de la noblesse avec les autres ordres,
lu nation sera vraiment unifiée, et alors le souvenir des actions nobles, di-
gnes de l’immortalité, pourra être mieux conservé.
« G" Obligation générale du service militaire.
(( 7" Abolition légale des corvées.
« 8“ Mais, pour que toutes ces institutions atteignent complètement leur
but, c’est-à-dire le développement interne du peuple; pour qu’elles forti-
fient réellement la fidélité et la foi, l’amour du roi et do la patrie, le
sentiment religieux du peuple doit être de nouveau vivifié. Des prescriptions
et des réglements officiels ne suffisent pas pour atteindre ce but. Cependant
il est du devoir du gouvernement de prendre à cœur cet objet important,
de restaurer la dignité de l’ordre sacerdotal, en éloignant les ecclésiastiques
® Pertz, t. c., II, 509.
436
LE BARON DE STEIN.
indignes, en repoussant les candidats légers ou ignorants, en améliorant les
écoles préparatoires de théologie, en excitant l’amour des institutions reli-
gieuses, en réorganisant largement les redevances paroissiales et en entou-
rant le culte d’une solennité convenable.
9° Mais ici, comme pour tout le reste, c’est de l’éducation et de l’instruc-
tion de la jeunesse qu’il faut attendre le plus de fruits. »
Au moment même où Slein quittait le ministère, la garnison fran-
çaise de Berlin partait pour l’Espagne (le 3 décembre). Déjà, le 10 du
même mois, le major do Schill entrait triomphalement dans la capi-
tale de la Prusse à la tête de ses partisans. Stein voulait rester avec sa
famille à Berlin jusque vers le milieu de janvier 1809; mais il ignorait
encore les instructions du nouveau ministre de France. M. de Saint-
Marsan apportait en effet le décret suivant :
« f. Le nommé Stein, cherchant à exciter des troubles en Allemagne, est
déclaré ennemi de la France et de la Confédération du Rhin.
« 2. Les biens que ledit Stein posséderait soit en France, soit dans les pays
de la Confédération du Rhin, seront séquestrés. Ledit Stein sera saisi de sa
personne, partout où il pourra être atteint par nos troupes ou celles de nos
alliés.
« En notre camp impérial de Madrid, le 1 6 décembre 1808.
« Napoléon. »
M. de Saint-Marsan, qui avait ordre de rompre toute relation
avec la Prusse si Stein était encore dans les États du roi, se condui-
sit en Jiomme d’honneur. Prévenu par un des amis de l’ambassa-
deur français, M. de Goldberg , ministre de Hollande, le proscrit
put quitter Berlin sain et sauf, après avoir écrit ce billet à la prin-
cesse Louise Radzivill ;
« Dans peu d’heures, je quitte un pays que j’ai servi pendant trente ans
et dans lequel j’ai trouvé ma perte. Les biens qui depuis six cent soixante-
quinze ans sont la propriété de ma famille, sont confisqués, et les liens de
toute espèce qui se rattachaient à toutes les circonstances de ma vie sont
brisés. Je suis banni de mon pays, sans être certain de trouver un asile pour
moi et les miens.
« Puisse ma perte être utile à ma malheureuse patrie ! »
III
Grâce à ses amis les comtes O’Donnell-Tyrconnell et de Stadion,
ministres de l’empereur d’Autriche, Stein obtint de pouvoir résider
à Brünn, en Moravie. C’est alors que Gentz lui écrivait :
LE BAROÎS DE STEIN.
457
« ... Je le déclare, s’il m’était donné de décerner à Votre Excellence la
dictature dans le sens romain du mot, pour toutes les entreprises capables
d’affranchir l’Allemagne, je consentirais à quitter le lendemain la vie, con-
tent de mon œuvre, rassuré sur le succès et l’avenir. ;»
Gentz ne se trompait pas ; Stein, devenu, par la faute môme de
Napoléon, son ennemi personnel ^ fut, après Dieu, un des principaux
auteurs de sa chute- C’est dans l’exil, dans la retraite de Brünn,
que furent médités, par le ministre proscrit, les plans que nous le
verrons accomplir, quelques années plus tard, avec une si éner-
gique et parfois une si âpre persévérance. Il faudrait plus d’es-
pace que n’en comporte le cadre de cette étude pour retracer la vie
à la fois studieuse et active que mena l’illustre patriote sur le ter-
ritoire autrichien pendant trois longues années. Je dis longues; car
Stein rongeait le frein qui lui était imposé : il souffrait de son inac-
tion, autant que des humiliations essuyées par sa patrie. La perle de
la bataille de AVagram le força de quitter Brünn et de se réfugier à
Troppau (juillet 1809), où il demeura jusqu’à la paix de Vienne. Au
mois de juin 1810, il se fixa à Prague. « De 1809 à 1810, dit-il dans
son Autobiographie^ je vécus d’un restant d’argent et de la vente de
mon argenterie. En 1810, je reçus du roi une pension de cinq
mille thalers. »
Les succès inouïs de Napoléon, la lâcheté des cabinets européens,
la servilité de quelques princes, la faiblesse coupable de la Prusse,
les lettres désespérées de Gneisenau et des autres patriotes, remplis-
saient Stein d’un profond découragement. Il mandait, le 5 juin 1811,
à sa sœur Marianne :
« Pour gagner le repos et l’indépendance, le mieux serait d’émigrer en
Amérique, dans le Kentucky ouïe Tenessee, où l’on trouve un climat et une
terre splendides, de magnifiques cours d’eau, de la tranquillité et de la sé-
curité pour un siècle. On y trouve aussi une foule d’Âllemands. La capitale
du Kentucky s’appelle Francfort. »
Le 2 octobre suivant :
« Je vis dans le souvenir du passé et dans l’espérance d’un prochain pas-
sage à une vie meilleure ; car celle-ci me dégoûte à un haut degré. »
Le 8 décembre :
« Cependant ne nous plaignons pas, la Providence nous a secourus jus-
qu’ici, elle nous aidera encore. Puis, nous trouverons enfin la paix au delà
du tombeau ; ici-bas, on peut jeter les yeux où l’on veut, partout on ne voit
qu’oppression, arbitraire, violence, pusillanimité et décadence continuelle. »
4 58
LE BARON DE STEIN.
Au fond, Stein n’était pas si découragé qu’il l’écrivait dans ses
« moments de goutte. » Ainsi il avait adressé à M. de Ilardenberg,
son successeur à Berlin, deux Mémoires : l’un sur la réorganisciliou
(les finances ; l’autre (1812) sur V organisation de V armée et la né-
cessité pour la Prusse de jjrendre part à la guerre contre Napoléon.
Vains efforts! la Prusse ne cessait d’hésiter ou de jeter la sonde,
suivant une expression du temps. « Nulle part, ni force, ni vie,
écrivait Merkel, un des amis de Stein, partout on so7ide, on compte
les maux, mais le médecin manque. » En Autriche, il en était autre-
ment ; le Tyrol tout entier était soulevé.
« En Bohême et en Moravie, raconte Stein {Autohiogr.^ 175), régnaient un
admirable esprit de patriotisme, i\ne ardeur brûlante de venger les maux
accumulés par un orgueilleux ennemi. Ces sentiments animaient toutes les
classes, tous les âges. Dans la Landivehr, on trouvait des hommes et des
adolescents des premières familles, supportant toutes les privations, allant
gaiement au-devant de tous les dangers. Les blessés et les malades étaient
reçus partout avec affection. La guerre était une manifestation nationale, et
non une mesure de cabinet. »
Tel est l’unique secret de l’opiniâtre et admirable résistance de
l’Autriche, qui supporta pour ainsi dire seule le poids de la guerre
contre les armées de la République et de Napoléon jusqu’en 1810.
(juant au gouvernement prussien, il ne sortit de ses hésitations que
pour prendre part à la guerre contre la Russie, c’est-à-dire pour com-
mettre une véritable tentative de suicide.
Cette résolution, qui pai'alysait complètement l’action de l’Autriche,
découragea les meilleurs patriotes prussiens. Blücher, Scharnhorst,
Gneisenau, Boyen, quittèrent l’armée, à la grande joie de M. de Saint-
Marsan, qui n’avait cessé de réclamer leur éloignement. Chazot,
Clausewitz, Dohna, Goltz, Lutzow, et plus de deux cents officiers d’é-
lite, imitant cet exemple, allèrent en grande partie en Russie former
le noyau de l’armée dite de l’indépendance. Après l’entrevue de
Dresde, où l’empereur François d’Autiâche refusa la Silésie, que
lui offrait Napoléon, celui-ci partit pour la campagne de Russie.
C’est alors, au moment où tout semble perdu, que se réveille com-
plètement l’énergie de Stein.
George III lui avait offert autrefois d’entrer dans le ministère ha-
novrien, représenté à cette époque à Londres par le comte de Mün-
ter. Stein, qui était en relation avec ce dernier, depuis janvier I8II,
s’était plaint à lui de son inaction forcée, et lui avait demandé s’il ne
pourrait pas être adjoint à la légation anglaise auprès du quartier gé-
néral russe.
LE BARON DE STEIN.
459
« L’empereur Alexandre, ajoutait-il, m’a témoigné sa confiance en 1807,
m m’offrant du service, et je suis en relation avec beaucoup de personnes
; rjui se trouvent en Russie. Je ne demande que les frais de route, mon entre-
tien et les passe-ports nécessaires. Quand la guerre sera terminée, je revien-
'> drai ici. Puisse-t-elle avoir une issue heureuse ou puissé-je y troviver ma
. fin! »
Une lettre ne franchissait alors la distance entre Prague et Londres
! qu’en plusieurs mois. Stein ne devait cependant pas attendre une ré-
:* ponse aussi longtemps : car ses désirs avaient été prévenus.
L’empereur Alexandre avait conservé la plus haute estime pour le
; caractère et les capacités de Stein. Les événements de 1812 lui avaient
aussi remis en mémoire la note prophétique que le ministre prus-
sien lui avait remise en 1808, sur les conséquences de la politique du
cabinet de Saint-Pétersbourg à l’entrevue d’Erfurth.
L'auteur de celte note fort curieuse concluait ainsi :
a {a) Que la Russie prenne des mesures pour mettre ses forces au service
de la grande cause de l’affranchissement de l’Europe.
« (b) Que la Russie, l’Autriche et la Prusse s’allient étroitement pour atta-
quer la France, occupée en Espagne, et délivrer l’Allemagne.
« (c) Que les négociations d’Erfurth soient dirigées de manière à obtenir,
aux conditions les plus avantageuses, l’évacuation de la Prusse par les trou-
pes françaises et l’exécution de la paix de Tilsit. »
Sans doute le faible Alexandre se souvint encore de cet autre pas-
sage de la note citée :
« Les princes qui se mettent à la tête d’une nation doivent s’entourei'
d’hommes énergiques capables de tous les sacrifices, et éloigner les hommes
mous et amis du repos et de la jouissance, afin de donner aux peuples un
témoignage non équivoque de la fermeté de leurs desseins. »
Alexandre invita Stein à se rendre auprès de lui à Wilna. L’impor-
tance de cet événement m’engage à reproduire ici complètement le
texte original français de la lettre autographe du czar ; la voici :
« L’estime, monsieur, que je vous ai toujours portée n’a reçue (sic) au-
cune altération, par les événements qui vous ont éloigné du timon des af-
faires. C’est l’énergie de votre Charactere (sic) et vos talents éminents qui
vous l’ont acquise.
« Les circonstances décisives du moment doivent ralier (sfc) tous les êtres
bien pensants, amis de l’humanité et des idées libérales. Il s’agit de les sau-
ver de la barbarie et de l’esclavage qui se préparent à les engloutir.
« Napoléon veut achever l’asservissement de l’Europe, et, pour y attein-
dre, il lui faut abattre la Russie. — Depuis longtemps l’on s’y prépare à la
LE BARON DE STEIN.
440
résistance et les moyens les plus énergiques y sont rassemblés de longue
main.
« Les amis de la Vertu et tous les êtres animés du sentiment d’indépendance
et d’amour pour riiumanité sont tous intéressés au Succès de cette lutte.
Vous, monsieur le Baron, qui avez marqué d'une manière si brillante entre
eux, Vous ne pouves nourrir d’autre sentiment que celui de conlribuer à faire
réussir les efforts qu’on va faire dans le Nord pour triompher du despotisme
envahissant de Napoléon.
« Je vous invite de la manière la plus instante à me communiquer vos
idées, soit par écrit d’une manière sûre, soit de bouche en venant me joindre
à Wilna. Le comte de Lieven vous communiquera à cet effet un passe-port
d’entrée. Votre présence en Bohême, il est vrai, pourrait être d’une grande
utilité, étant placé pour ainsi dire au dos des armées françaises. Mais la fai-
blesse de l’Autriche la mettant d’une manière à peu près certaine sous les
drapeaux de la France, pourrait compromettre votre sûreté, du moins celle
de votre correspondence (sic). Je vous engage donc à réfléchir mûrement
sur l’importance de toutes ces circonstances, et de choisir le parti qui vous
paraîtra le plus propre à l’utilité de la grande cause à laquelle nous appar-
tenons tous deux. Je n’ai pas besoin de vous assurer que vous serés reçu en
Russie à bras ouverts. Les Sentiments sincères que je vous porte vous en
sont un sûr garant.
« Saint-Pétersbourg, le 27 mars 1812.
« Alexandre. »
Stein arriva malade à Wilna, le 12 juin. L’empereur lui ayant fait
demander par M. de Nesselrode ce qu’il désirait, il répondit qu’en
aucun cas il ne voulait entrer au service de la Russie ; qu’il ne dési-
rait prendre part, d’une manière utile à sa patrie, qu’aux affaires al-
lemandes qui se présenteraient dans le cours de la guerre. Stein fai-
sait taire immédiatement toutes les jalousies par cette déclara-
tion, à laquelle il attribua les excellentes relations qu’il conserva en
Russie.
Dès le 18 juin, Stein adressait à l’Empereur son premier Mémoire
sur la situation de l’Europe et les moyens de préparer en Allemagne
un soulèvement national. Les limites de cet article et une réserve
qui sera comprise ne me permettent pas d’entrer dans tous les dé-
tails de ce plan. «A chaque occasion favorable qui surgit, disait-il,
on voit les peuples s’apprêter à secouer leurs chaînes. Il faut profiter
de ces dispositions et les développer. » Comme moyens d’atteindre ce
but, il recommandait vivement la presse, les brochures, les livres, et
surtout la deuxième partie du célèbre livre d’Arndl, l’Esprit du temps ^
Après avoir obtenu qu’on ferait venir Arndt lui-même pour rédiger
sous sa propre direction des pamphlets de circonstance, il proposa
encore de répandre à profusion les’écrits de Fabre et de sir Fi’ancis
LE BARON DE STEIN.
441
d’Yvernois sur la situation intérieure de la France ; de créer une
Gâchette sous la direction du conseiller Grüner pour réfuter les bul-
letins de Napoléon; d’organiser un vaste réseau d’espions pour arrê-
ter les courriers français, etc. , etc- Le Mémoire proposait enfin
d'adresser des proclamations aux soldats allemands qui servaient
dans l’armée française, pour les engager à accourir sous les drapeaux
d’Alexandre et à voler au secours de leur patrie. A la tête de ses sol-
dats, Stein conseillait de placer des hommes connus par leur dévoue-
ment et leurs services, par exemple, les dues de Brunswick et d’Ol-
denbourg, entourés du colonel Gneisenau, du comte de Chazot, etc.
Alexandre accepta toutes les propositions de son nouveau conseiller.
Un comité allemand., dont il était l’âme, fut créé, et composé du prince
Georges d’Oldenbourg, beau-frère d’Alexandre, du conseiller privé
comte Kotcliubey et du général comte Licven.
Ernest-Maurice Arndt arriva à Saint-Pétersbourg au mois d’août
1812. Stein conseilla immédiatement à l’empereur de l’employer à
la composition d écrits et de chants patriotiques qui seraient répan-
dus en Allemagne, et de l’adjoindre à la légion allemande, à la-
quelle il inspirerait, par tous les moyens de l’éloquence populaire,
un enthousiasme et un dévouement semblables à ceux qu’on avait vus
dans les corps du duc de Brunswick et de Schill.
Rien ne démontre mieux que ce simple fait l’immense transforma-
tion que les idées politiques avaient subie en 1842. Pour combattre
et anéantir la force matérielle dont disposait Napoléon, on en appe-
lait à la force morale, à un gazetier, à un poète, à un pamphlétaire!
C’est par l’emploi de cette force purement morale, à une époque de
fer, que Stein se distingua de presque tous les hommes de son
temps et de ceux qui l’avaient précédé. Telle est aussi la cause du
merveilleux succès de sa politique en 1813 et de la popularité dont
son nom jouit en Allemagne depuis cette époque.
Quant au président du comité allemand^ le duc d’Oldenbourg, il
n’était pas tout à fait un homme d’Étal de cette école. Formaliste,
étroit dans ses idées, entêté , ne voyant jamais qu’une seule face d’une
situation et toujours la plus petite, ce prince, très-brave homme du
reste, était l’antithèse vivante de Stein, qui nous a laissé de lui un
portrait très-piquant :
« Dépêchez-vous de repasser votre histoire politique et juridique deFem-
pire d’Allemagne, disait-il à Arndt, le jour où il devait le présenter au
prince, et exercez-vous à vous tenir debout et droit à la même place pendant
plusieurs heures. Cet homme-là sait par cœur tous les noms, dates et tables
généalogiques de l’empire, et, quand il est debout sur ses longues et droites
jambes de Westphalie, il est capable de tuer de fatigue l’homme le plus
solide, et cela malgré la diète de Ratisbonne !... — Cet homine-là, disait-il
Novembre 1861. 30
442
LE BARON DE STEIN.
encore, me représente admirablement l’ancienne procédure civile de l’Rm-
pire : il peut dogmatiser pendant deux ou trois heures, stans pede in iino. »
Arndt ne quitta plus Stein jusqu’en 1815 et resta toute sa vie son
ami fidèle et dévoué. Il a popularisé la mémoire du grand ministre
prussien dans un charmant opuscule intitulé ; Meine Wanâernn<ien
und Wandehmyen mit dem Reichsfreiherrn Heinrich Karl Friederich
von Stein, lequel passe, non sans raison, pour son meilleur écrit.
Le nom d’Arndt, mort récemment à Bonn, à un âge très-avancé, est
moins connu aujourd’hui pour le rôle qu’il joua sous les ordres de
Stein, en 1815, que par la fameuse chanson si souvent répétée de-
puis 1848 : Was ist des Dentschen Vaterïand? chanson qu’on pour-
rait appeler la Marseillaise des Allemands. Sa réputation comme j
écrivain est fort contestable. Son plus grand mérite est d’avoir été é
le Tyrtée du mouvement de 1813. Son patriotisme, tant vanté, ne £
valait pas à beaucoup près celui de Stein et de Goerres : sa haine c
pour l’Autriche n’était égalée que par ses préjugés grossiers contre ;
l’Église catholique, et sa réputation politique, en Allemagne, peut
être comparée à celle de Béranger en France.
Pendant que Stein mettait ses plans à exécution, le vieux Kutusow
ne cessait de battre en retraite devant les masses triomphantes de
Napoléon. Après la bataille de Borodino (7 septembre), Stein, dont
la perspicacité et le calme énergique égalaient la prodigieuse acti-
vité, écrivait à sa femme (née comtesse de Walmoden-Gimborn),
restée en Moravie avec ses enfants :
« .l’aperçois un meilleur avenir ; je tiens la chute de cet homme pour plus
que probable; les deux absurdes guerres menées par lui de front aux deux
extrémités de l’Europe, avec la folle pensée de pouvoir pjroduire une révo-
lution en Russie, seront les causes de sa perte... »
Stein avait compris que le plus sûr moyen de combattre Napo-
léon était de soulever contre lui l’esprit des peuples; et, quand il
vit la guerre d’Espagne et la campagne de Russie prendre un carac-
tère national, il ne douta plus de la défaite du vainqueur de l’Eu-
rope.
Les Allemands appellent la bataille de Leipzig la bataille des peu-
ples {Vœlkersclilacht). Stein attribuait tous les succès des armées de
la République française et du Consulat à l’inspiration nationale pro-
voquée partout par les Français, et à l’absence de ce sentiment chez
les Allemands, enlacés par des gouvernements bureaucratiques et
rendus indifférents par l’égoïsme de leurs princes. Le spectacle de la
Russie, où il avait accompagné Alexandre, et qu’il avait vue frémis-
LE BARON DE STEIN.
U5
santé de patriotisme, malgré raljsolulisme asiatique qui la compri-
mait, avait fortifié ses convictions.
Là même cependant beaucoup de conseillers et même de géné-
raux étaient d'un autre avis : ils parlaient hautement de demander la
paix. Stein, au contraire, soutenait avec énergie qu’il ne fallait dépo-
ser les armes qu’après avoir « anéanti la puissance de l’oppresseur
des peuples. » Alexandre, suivant ce conseil, chargea le comte Lieven
d’annoncer aux cours de Berlin et de Vienne qu’il ne cesserait pas
de résister même après avoir perdu ses deux capitales.
L’une d’elles, la ville sainte^ était déjà perdue. Le jour où la nou-
velle en parvint à Saint-Pétersbourg, toute la ville fut plongée dans la
stupeur. Stein déjeunait « avec son petit pain quotidien, » quand
Arndt entra comme d’habitude; la conversation roula sur les événe
ments du jour, et surtout sur les exploits de Roslopschin à Moscou.
« A propos, dit Stein, vous savez que le feu a été mis aux quatre coins de
!a ville : une masse de fugitifs sont déjà arrivés ici. Il n’esf pas impossible
que nous soyons obligés de prendre un fie ces cjuatre matins le ebemin d’O-
rel ou d’Orenbourg. En ma vie, j’ai déjà perdu quatre fois mes bagages.
Qu’est-ce que cela fait? ÎN’ost-il donc pas écrit que nous devons tous mourir
une fois? En vérité, la majorité des hommes forme un véritable troupeau.
Vous ne croiriez pas combien il se trouve déjà ici de figures peureuses.
N. sort à l’instant d’ici, il se tirait la barbe comme si l’univers avait été in-
cendié à Moscou. Je voulais l’inviter à dîner, mais'il m’en a ôté l’envie pour
toujours. Quant à nous, n’est-ce pas? nous allons être gais aujourd’hui. »
Effectivement, au dîner, il fut d’une gaieté folle et trinqua entre
autres avec le brave Dornberg, un de ses invités, à l’Espagne et à
l’Angleterre. Stein se révèle tout entier dans cette petite scène :
plus le danger était grand et pressant , plus sa conversation était
enjouée : le péril, loin de le décontenancer, donnait au coTitraireà
son esprit une jovialité communicative. Dans les heures décisives,
si nombreuses en sa vie, où se jouèrent la destinée des empires
et sa propre existence, son calme n’avait rien de solennel : sa con-
versation, caustique et mordante, était pleine d’abondance et de
saillies. Aussi, dans ces moments-là, son inlïnence, servie par son
indomptable énergie, était toute-puissante sur tons ceux qui l’entou-
raient.
L’impératrice mère, le grand-duc Constantin, le général Arack-
cheïew et surtout le chancelier Romanzow, dont les Français avaient
respecté les biens au milieu de la dévastation générale, continuaient
à désirer vivement la paix. Stein seul portait la tête haute et ne ces-
sait de soutenir la fermeté et la résolution d’Alexandre et de l’impéra-
444
LE BARON DE STEIN.
trice régnante. Aussi, quand le colonel Michaud apporta le rapport
de Kutusow sur l’incendie de Moscou, l’empereur lui répondit :
« Napoléon ou moi, moi ou lui! nous ne pouvons plus régner en
même temps. J’ai appris à le connaître. Il ne me fera plus prendre
le change. »
Dans un second article, nous parlerons du rôle que Stein joua dans
le drame annoncé par ces paroles de l’autocrate russe. Qu’il me soit '
permis de placer ici quelques traits assez intéressants, relatifs à la':
société russe à cette époque, et à la vie que le baron de Stein mena ^
à Saint-Pétersbourg, immédiatement avant la retraite de l’armée
française.
On était au commencement de septembre 1812. L’hiver annon-
çait son approche et rappelait à Saint-Pétersbourg les familles qui
avaient passé la belle saison dans leurs villas des environs ou dans
les châteaux éloignés du théâtre de la guerre. Stein voyait beaucoup
les familles des comtes Kotchubey, Orlow, Narischkin, Ouwaroff, etc.
Calme au milieu des dangers, froid et énergique dans le conseil,
résolu après une décision prise, l’illustre proscrit était à table un
gai convive et dans le monde un « causeur » charmant. Mais il dé-
testait l’oisiveté et la flânerie et souffrait de perdre son temps dans
d’inutiles visites. Pendant les loisirs que lui laissaient ses devoirs
politiques et les obligations impérieuses du monde, il entretenait une
immense correspondance et lisait Thucydide en grec ! C’est à Saint-
Pétersbourg aussi qu’il fît la connaissance de madame de Staël. Sa
correspondance avec sa femme nous permettra de donner quelques
détails intéressants sur ses rapports avec l’auteur du livre De l’Alle-
magne^ qu’il rencontrait souvent chez le comte Narischkin.
Voici ce qu’il écrivait le 17 août :
« J’ai vu madamede Staël. Elle a une apparence de bonté et de simplicité,
quoiqu’elle ne veuille pas se donner la peine de plaire. Un certain art de
laisser aller et son air d’abandon expliquent les nombreuses imprudences de
sa conduite et de son langage, excusables d’ailleurs par sa position au mi-
lieu d’une capitale comme Paris, et d’un peuple gâté et excité par toutes les
passions. Fille d’un homme entraîné lui-même dans le tourbillon des af-
faires et des agitations politiques, sa figure n’offre pas l’expression com-
plète de la dignité féminine : il y a même quelque chose de commun dans
sa bouche, et son regard est un peu trop passionné. Elle est accompagnée
de sa fille, qui est excellente et sans prétention. Elle se propose de conduire
son fils en Suède ; peut-être elle fera imprimer dans ce pays son ouvrage
sur la littérature allemande. Je crois qu’elle ne plaira pas ici; car le goût
littéraire fait défaut en Russie et les femmes y sont extraordinairement pa-
resseuses. »
LE BARON DE STEIN.
445
Le 51 août, il écrit encore :
« J’ai passé une bien agréable journée chez le comte Orlow; nous étions
en très-petite société sur son île ; après dîner, madame de Staël a lu quel-
ques chapitres de son livre sur V Allemagne, elle en a sauvé un exemplaire
des griffes de Savary et le fera imprimer en Angleterre ; — elle nous a lu le
chapitre sur l’enthousiasme. Cette lecture m’a fortement ému tant par la pro-
fondeur et la noblesse des sentiments l’élévation que par celle de la pensée,
qu’elle exprime avec une éloquence qui va au cœur. Peut-être pourrai-je en
copier quelques passages, pour les joindre à cette lettre : tu en seras émue
et édifiée. »
Le chapitre dont parle Stein avait été biffé à Paris par la cen-
sure.
Stein fit une profonde impression sur l’esprit de madame de Staël,
qui lui donna son portrait, à la condition qu’il le placerait dans son
cabinet de travail à Nassau. Je doute cependant que le grand patriote
ait apparu à fauteur de Corinne sous son vérital3le aspect. Madame
de Staël vit en lui l’homme du monde, le littérateur, V ennemi de
Napoléon, plutôt que le ministre réformateur et libéral, le promo-
teur de la restauration des anciennes institutions germaniques, l’en-
nemi des coteries politiques, l’énergique défenseur du droit national,
l’adversaire intègre de la bureaucratie, en un mot, le grand citoyen.
Entre la fille de Necker et l’énergique baron de l’empire teutonique,
il y avait toute la distance qui sépare le livre De V Allemagne des Mo-
nument a Germanise historica.
Comme trait caractéristique de l’époque, citons encore ce passage
d’Arndt :
« Elle (madame de Staël) était allée avec le Vaudois (Fontana) et son fils
au Théâtre-Français, pour juger comment on jouait Phèdre sur les planches
russes. C’était le temps où se livraient les premières batailles sanglantes ;
naturellement, nos rapports en parlaient toujours comme de brillantes vic-
toires et s’étendaient sur les horreurs, les dévastations et les incendies
dont les Français se rendaient coupables. Aussi le peuple était-il excité au
plus haut degré. Juste au moment où la Staël (sic) s’apprêtait à en-
tendre dire les vers doux et mélodieux de Racine, la salle retentit de coups
de sifflets, de cris, de malédictions ët même de la menace : Dehors,
dehors les maudits Français l La représentation fut forcément inter-
rompue, et les acteurs, pour échapper à de mauvais traitements, furent
obligés de se sauver au plus vite. Cette « colère russe » fut telle, qu’à par-
tir de cette représentation de Phèdre, le Théâtre-Français dut rester long-
temps fermé. Dans cette soirée, la Française (madame de Staël) se montra
tout entière, comme par les Russes de l’auditoire on avait pu juger
complètement de cette nation. Elle rentra chez elle troublée, non-seule-
ment comme si elle avait assisté à la représentation d’une tragédie, mais
MG
LE BAlîON DE STP:iN.
encore comme si elle avait été elle-même actrice dans une tragédie
réelle. Elle se roulait sur le sofa, pleurait, sanglotait, sans s’arracher cepen-
dant les cheveux, et s’écriait sans cesse : Oh ! les barbares! ô mon Racine!
C.ette scène, qui nous stupéfia, nous parut pourtant plus qu’étonnunle de la
'part d’une femme de cette prestance et de plus de quarante ans. Nous ne
comprenons guère cela, nous autres Allemands. Une femme ou une jeune
personne allemande, verserait-elle autant de larmes, sangloterait-ellej se
démènerait-elle ainsi, gémiiait-elle autant, si elle entendait maudire, con-
spuer, siffler et bombarder une pièce de Schiller ou de Goethe sur quelque
scène de Londres ou de Paris? Al’occasion, cependant, un peu de français et
un peu de russe de celte espèce ne gâteraient rien chez nous. »
A côté de cette esquisse morale du caractère et des œuvres de la
célèbre lille deNecker, jugée au fond de la Russie par deux Allemands,
ii est assez piquant de placer le portrait physique de Stein à cetfc
époque, d’aptès les dessins originaux de son compagnon et ami
Arndt :
« Le baron Charles de Stein était de taille moyenne, plutôt court et replet
que grand et élancé. Le corps était solide avec deux larges épaules alle-
mandes, les jambes et lés cuisses bien arrondies, le cou-de-pied apparent, le
tout fort et fin comme il appartient aux vieilles races, dont il était issu. Sa
pose et sa marche étaient fermes et égales. Sur ce corps reposait une superbe
tête, surmontée d’un front large et très-renversé. Sous son nez, qui était
plutôt un hec [cl rostro) , impuissant bec d’aigle, se développait une bouche
finement fermée et un menton , qui était vraiment trop long et trop
pointu,
« Qu’il soit dit ici une fois pour toutes et notamment à ceux qui regar-
dent une peau fine et blanche et des yeux bleu-clair-argent comme le
cachet primitif du noble de race et le signe par excellence du génie, que h s
deux plus grands Allemands du dix-neuvième siècle, Goethe et Stein, regar-
daient le monde à travers des yeux bruns, avec cette différence, toutefois,
que l’œil de Goethe planait autour delui et s’abaissait surleshommes, large,
ouvert, et d’ordinaire avecun doux éclat, tandis quel’œil de Stein, plus petit
et plus perçant, ne brillait pas autant qu’il étincelait. ')
Voilà l’homme que les destinées malheureuses de sa patrie condui-
saient depuis cinq ou six ans à travers le monde, che7'chant avec son
âme un pays de liberté et d’honneur. Voilà l’homme qui représentait
alors à Saint-Pétersbourg l’avenir de l’Europe et de l’Allemagne.
« Quand j’énumère dans mon esprit, dit Arndt, tous les lieux où j’ai vu
agir et marcher cet homme fort, à Saint-Pétersbourg, à Kœnigsberg, à Bres-
lau, à l)resde,àFrancfort, etc., jene me rappelle pas l’avoir vu nulle partplus
heureux et plus courageuxque dans notre petite maison des bords de laNéva.
Sa figure, son attitude, son langage, sa marche, tout respirait chez lui une
LE BARON DE STEIN.
447
fraîcheur et une force juvéniles. Il était animé et éclairé par des rayons si
éclatants de courage et d’espérance, que j’oubliais toutes les petites circon-
stances de sa vie et les défauts de son individu, ses cheveux déjà gris, et sa
mai'che parfois embarrassée et raccourcie par la goutte ; il traversait les sa-
lons des princes et les palais des rois, comme un triomphateur heureux...
« Quand il avait des accès de goutte, il devenait parfois terrible Stcin
n’était pas seulement un homme vif, emporté, colère, mais il avait encore
malgré les disproportions physiques de son corps, ce que les gens de salon
appellent un air de baron. Il était, par la grâce de Dieu, intrépide et in-
vincible. De par l’arbre généalogique de ses ancêtres, il était né chevalier
immédiat de l’Empire, et avait aussi réellement quelque chose de cette qua-
lité, un je ne sais quoi qui ne le quittait avec personne, malgré la fidélité de
son cœur, la rectitude de son jugement et de ses nobles, germaniques et
chrétiens senliments d’égalité. Pour ma part, cela ne me troubla jamais ;
mais les Schœn, les Niebuhr, deu.x homines novi ou novissimi, s’y irotlèrent
plusieurs fois et s’eti plaignirent souvent. »
Arndt, qui avait « attrapé le ton, » lui plaisait : « Bien, lui di-
sait-il; vous êtes toujours bref et allez droit au but ; je n’aime pas les
sculpteurs de mots, et les prolixes enveloppeurs, développeurs, dé-
rnailloteurs de choses; ils frappent ordinairement l’air au lieu de tou-
cher le but... »
Parmi les nombreuses maisons où Stein pouvait aller passer la soi-
rée jusqu’à minuit, il aimait de préférence celles des comtesses
Kotschubey; Tolstoy, tille de la duchesse de Holstein; Orlow, née Sol-
tikoff, Guriew, belle -mère du comte de Nesselrode ; des princesses
Dolgoroukow, Ouwarow, etc. On le rencontrait le plus souvent à l’ho-
tel Kotchubey ou chez madame Orlow. C’est dans ces salons qu’il fit la
connaissance du voyageur Krusenstern; du docteur Rehmann, le com-
pagnon de Golowkin dans l’ambassade de ce dernier en Chine; de la
princesse de Tarenle, célèbre par le courage avec lequel elle avait
échappé aux massacres de septembre; de l’économiste anglais sir
Francis d Yvernois, etc. 11 ne parle pas du comte de Maistre. Le duc
de Serra-Capriola, ministre des Deux-Siciles, lui plaisait infiniment :
« Charmant vieillard, dil-il, que, pour un homme de mon âge, il est
consolant de voir. »
11 trouvait le ton de la société très-légei' et la conversation des salons
russes peu instructive. Le luxe y était, selon lui, excessif, et l’éduca-
tion déplorable. Il le disait d'ailleurs avec une rude fi anchise dans les
maisons qu’il fréquentait.
La retraite des Français après l’incendie de Moscou avait natui cl-
mcnt produit à Saint-Pétersbourg une grande joie. L i nouvelle en
parvint à la cour au moment où l’on y célébrait une fête de la mille à
laquelle Stein avait été invité. Vers la fin du repas, rimpéralrice mère.
448
LE BARON DE STEIN.
née princesse de Wurtemberg, qui naguère avait fait tant de démarches
pour amener la conclusion de la paix, se réjouit beaucoup de l’événe-
ment du jour. Après avoir fait diverses réflexions sur les conséquences
de la retraite des Français, elle se retourna versStein,et conclut en ces
termes : « Bref, si un seul soldat français parvient à repasser les
frontières de l’Allemagne, je serai honteuse d’être née Allemande. »
A ces mots, dit Ouwarow, qui était présent, Stein, la figure rouge et
« son long nez blanc de colère, » se leva brusquement, fit une profonde
révérence et répondit en se redressant ; « Votre Majesté Impériale a
« tort de s’exprimer ainsi sur un peuple aussi grand, aussi fidèle, aussi
« intrépide, auquel vous avez le bonheur d’appartenir par la naissance,
« et cela devant les Russes, qui lui doivent tant. Vous ne devriez pas
« dire : Je serai honteuse des Allemands, mais : Je serai honteuse de
« mes cousins, les princes allemands. Madame, dans les années
« 1791, 1792, r793, 1794, j’ai vécu sur les bords du Rhin. Le peuple
« n’était pas coupable. On ne savait pas l’employer. Si les princes al-
« lemands avaient fait leur devoir, jamais un Français n’aurait passé
« l’Elbe, l’Oder, la Vistule, et à plus forte raison le Dniester. »
L’impératrice, vivement émue d’abord de cette énergique apostrophe,
se remit bientôt de son trouble et répliqua avec dignité : « Vous avez
« peut-être raison, monsieur le baron : je vous remercie de m’avoir
« donné cette leçon. » (Arndt, 88, p. III, 199.)
A côté de celte scène non dépourvue de grandeur, j’en rapporterai
une autre, qui est postérieure pour la date, mais non moins caracté-
ristique. Après que les Français eurent quitté l’Allemagne en passant
par Lutzen et BaUtzen, Stein se trouvait un jour à Cologne « la sainte »
avec le grand-duc régnant de Saxe-Weimar, le Mécène de Goethe.
Le prince, qui revenait de Stuttgard, où il était grandement question
à cette époque des droits constitutionnels des divers ordres, approu-
vait fort le roi de ne pas céder aux intimidations des « écrivains poin-
tus ef des avocats. » — « Votre Altesse Royale a peut-être raison en
« quelques points, interrompit Stein : je ne défendrai pas tous les
« artifices et manigances des écrivassiers et des avocats qui pullulent
« dans le monde; mais Votre Altesse me permettra de lui dire
« qu’elle parle et raisonne ici comme un prince. Le roi de Wurtem-
« berg ne doit pas oublier que Napoléon ne pouvait pas- lui faire ca-
« deau de ce qui ne lui appartenait pas. Les Wurtembergeois, les
« villes et leurs bourgmestres et écrivains ont fait duc le petit comte
« de Teck, après avoir acheté toutes les terres de là noblesse impé-
« riale et les fiefs immédiats, et avoir acquis et arrondi le territoire.
« Ils possédaient leurs droits et privilèges d’ordre, et ils les revendi-
« quent aujourd’hui. » Après celte réplique, le duc continua la con-
versation sur un ton assez léger. Il parla entre autres choses, en termes
LE BARON DE STEIN.
449
déplacés, de diverses circonstances de la vie du poêle Zacharie Wer-
ner (mort curé catholique de Francfort), qui venait de rentrer dans le
giron de l’Église catholique et de recevoir les ordres sacrés. Son Al-
tesse termina sa plaisanterie par ces mots : « C’était là son enseigne-
« ment poétique sur la nature. » — Stein, interrompant de nouveau :
« Vous devriez dire princier. » Le duc, ayant ajouté qu’en définitive
chaque homme avait de petites peccadilles de cette espèce à se repro-
cher, se tourna vers Stein : « Et vous, avez-vous toujours vécu comme
« un Joseph? — Et quand cela serait, répliqua vivement le baron
« de Nassau, cela ne regarderait personne. J’ai toujours eu horreur,
ft monseigneur, des conversations sales, et j’estime que de pareilles
« phrases sont fort déplacées dans la bouche d’un prince allemand par-
ce lant devant de jeunes officiers ! » Plusieurs jeunes gens étaient effec-
tivement présents. Le duc devint muet, et son silence fut imité par tout
le monde. Après quelques minutes le duc, passant la main sur sa figure,
reprit la conversation comme si rien n’était arrivé. La société, au
contraire, se trouvait dans le plus cruel embarras. Le colonel von
Ende, commandant de la place de Cologne, avoua en sortant qu’il
aurait mieux aimé se trouver sous le feu de deux batteries d’artillerie.
Quant à M. de Solms-Laubach, président de la province rhénane, qui,
avant l’invasion française avait eu le temps d'oublier au conseil au-
lique la dignité des anciens comtes du Saint-Empire, il s’écria : «Gui-
dai comme cet homme traite les princes! J’en ai encore chaud! Je
tremblais toujours qu’il n’y eût des scènes^! » Il y eut effectivement
une scène, ajoute le vieux Arndt, et elle fut délicieuse.
Quant aux dynasties, elles n’étaient rien pour Stein, lorsqu’elles ne
devaient pas servir les intérêts de la nation. Les deux anecdotes que
je viens de rapporter nous en offrent la preuve. Cette disposition se
trouve plus clairement marquée dans une lettre qu’il écrivit de
Saint-Pétersbourg, le 10 décembre 1812, et dont les idées, très-
neuves alors, sur l’unité de l’Allemagne, frapperont sûrement aujour-
d’hui. 11 s’était plaint souvent à Münster et à Gneisenau, qui vivait
alors à Londres, de Castheart, l’ambassadeur anglais à Saint-Péters-
bourg, « mélange de pédantisme militaire et de taciturnité de cour
qui rappelle le vieux feld-maréchal Kalkreuth, lequel faisait fermer
à double tour trois portes pour demander si le roi était allé de Berlin
à Potsdam. » Il ajoutait ici :
« Je regrette que Votre Excellence ne voie en moi que le Prussien et
ne montre chez elle-même que le Hanovrien. Moi, je n’ai qu’une patrie, elle
* Le franc parler de Stein avec les petits souverains de l’Allemagne prenait sa
source dans l’indépendance de son caractère, mais aussi dans l’idée qu’il avait de
son rang. 11 ne se croyait tenu à la soumission qu’envers Vempereur d’Autriche et
450
LE BARON DE STEIN.
s’appelle l’Allemagne. De même que, d’après l'ancienne constitution, j’appar-
tenais à elle seule et non à une de ses parties, de même je suis dévoué exclu-
sivement, et de tout cœur à elle seule et non à une de ses parties déterminées.
Pour moi, dans ce moment de grand développement politique, les dynas-
ties sont complètement indifférentes. Elles sont de simples instruments.
Mon désir est de voir l’Allemagne grande et forte, pour reconquérir sa li-
berté, son indépendance et sa nationalité, et les maintenir aus.si bien contre
la Russie que contre la France. Tel est l’intérêt de la nation et de l’Eu-
rope. L’.4llemagne, pour durer, doit renoncer aux formes vieillies, usées,
pourrries {sic). Vouloir les conserver, ce serait essayer d’établir un système
defrontières militaires artificielles sur les ruines des anciens châteaux forts
des chevaliers de l’empire et sur les villes entourées de murs et de tours-
en repoussant les idées nouvelles de Vauban, de Eohorn et de Monta-
lembert.
(( Ma professian de foi. Votre Excellence la trouvera dans ce seul mot,
l’unité. Si celle-ci n’est pas possible, je demande qu’on ait recours à un
expédient, à un système transitoire. Mettez à la place de la Prusse tout ce
que vous voudrez, effacez-la de la carte, fortifiez l’Autriche en lui donnant
la Silésie, la Marche de Brandebourg. l’Allemagne du Nord, en excluant
définitivement les princes qui ont été chassés ; réduisez la Bavière, le Wur-
temberg, Baden, protégés de la Russie, à leurs territoires d’avant 1802, et
faites de l’Autriche la maîtresse de l’Allemagne : je le veux bien, cela sera
bon, si cela est réalisable. Seulement, ne pensez pas aux vieux Montaigus
et aux vieux Capulets, ni à tous les ornements des vieilles salles de nos châ-
teaux féodaux. Si je devais voir se terminer par une mascarade {Possenspiel)
la lutte sanglante que l’Allemagne soutient depuis vingt ans avec tant du
malheur, et à laquelle elle est de nouveau conviée, je rentrerais volontiers el
bien vile dans la vie privée. »
Il y avait là un instinct prophétique. La « lutte sanglante » se ter-
mina en effet par une « mascarade; » mais du moins Stein n’y prit
point part.
C est de cette lutte, qui devait si pitoyablement finir, que nous
allons parler maintenant.
P. DE HauiXEVILLE.
La suite à un prochain numéro.
les anciens princes électeur s. (inan\. aux autres princes, il les considérait, en sa qua-
lité de baron immédiat de Tancien empire, comme ses égaux. Ainsi il ne voulut
jam ais prêter serment de fidélité au duc de Nassau, dont il était le pair avant la
Révolution française.
L’ÉMàNGIPAÏION ET L’ESCLAVAGE’
Ah ilitwn de l'EscLavage, par M. Augustin Cociun , ancien maire et conseiller mu-
nicipal de la ville de Paris. ■ — Jacques Lecoffre, éditeur, 1861, 2 vol. in-8.
I
(/'abolition de l’esclavage a été soudaine en France. Elle a été ré-
solue presque au lendemain de la Révolution de Février, et décrétée
quelquesjours avant la réunion de l’Assemblée constituante : en moins
de temps qu’il n’en avait fallu pour que la France envoyât ses repré-
sentants à la nouvelle Assemblée, la commission instituée par le dé-
cret du 5 mars avait accompli son œuvre. Mais, si soudain que ce
grand acte ait paru être, il était préparé dès longtemps. Il était pré-
paré, je ne dis pas seulement par le vœu de tous les hommes vrai-
ment chrétiens et par le mouvement de l’opinion; il était préparé
par toutes les mesures qui, depuis la grande agitation excitée à la
voix de Wilberforce, attaquaient l’esclavage dans ses sources, dans
ses développements, dans sa constitution : par l’abolition de la traite
* Le résumé si complet que M. Wallon présente du livre de notre collaborateur',
M. Augustin Gochin, contient une seule lacune, que nous voulons combler. Il ne
rappelle pas la part si grande que M. Wallon lui-même a prise à l’abolition de l’es-
clavage par la publication de son admirable ouvrage : V Histoire de V esclavage dans
l'antiquité; par d’autres écrits encore; puis comme secrétaire et rapporteur de la
Commission de 1848, et comme représentant des Colonies. M. Wallon nous pardon-
nera si, par reconnaissance et pour faire honneur à notre Recueil, nous rompons le
silence qu’avait gardé sa modestie. (Note de la Rédaction).
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L’ÉMANCIPATION ET L'ESCLAVAGE.
proclamée dès 1807 en Angleterre et inscrite dans le droit public
européen au congrès de Vienne (1815), à Aix-la-Chapelle (1818), et
à Vérone (1822) : — quel démenti plus éclatant donné aux théories qui
faisaient de l'esclavage comme un acheminement de la barbarie à la
civilisation? — par l’abolition de l’esclavage en Angleterre, conséquence
légitime de l’abolition de la traite, grande mesure provoquée par la
motion de M. Buxton le 15 mai 1823, et accomplie à dix ans d’inter-
valle par le bill de lord Stanley (1833). Il était préparé par tous les
livres, les discours, les projets de loi, qui battaient en brèche les der-
niers réduits de l’esclavage, et ne laissaient plus que le choix entre
les divers modes d’affranchissement.
La Restauration avait adhéré à l’abolition de la traite. Le gouver-
nement de 1830 se devait à lui-même d’accomplir l’émancipation.
Cette cause rallia dès l’origine nos orateurs les ^us éminents et nos
premiers hommes d’État : INIM. de Broglie, Guizot, Berryer, Lamar-
tine, Passy, de Tracy, de Tocqueville, de Beaumont, de Rémusat, de
Montalembert, et bien d’autres encore. Tout d’abord, la traite fut sup-
primée en fait comme en droit, l’esclavage mieux surveillé, l’affran-
chissement rendu plus facile, les voies frayées à l’émancipation géné-
rale. Mais il fallait arriver au but, et l’exemple de l’Angleterre était
comme un reproche et un aiguillon pour tous. L’apprentissage de
sept ans, que le bill du 28 août 1833 avait établi, comme transition,
entre le don et la jouissance de la liberté, n’avait pas même duré
jusqu’au terme fixé. Le 20 février 1838, lord Brougham avait de-
mandé qu’il fût supprimé à partir du 1®’’ août suivant, et le bill fut
voté le 11 avril. L’Angleterre avait achevé, que la France n’avait pas
commencé encore! On résolut de peser sur le gouvernement par
tous les moyens d’action qu’offrait le régime parlemenaire , les
interpellations, les propositions : M. le duc de Broglie, M. Isam-
bert, mirent en demeure le ministère dans les deux Chambres ;
M. Passy fit prendre en considération un projet de loi qui déclarait
libre tout enfant né d’esclave, et donnait à chacun le droit de se ra-
cheter (10 février 1838), proposition qui fut l’objet d’un beau rapport
de M. de Rémusat : on tarissait les sources de l’esclavage et l’on aidait
à en sortir, mais on n’en tirait pas ; on se bornait à le réduire, pour
dernier terme, aux générations présentes. C’était l’émancipation par
la naissance, le rachat ou la mort. On pouvait donc faire davantage :
sous ce prétexte, on ajourna encore.^ Une commission fut nommée
pour examiner la question dans son ensemble, et on lui doit le grand
et célèbre rapport de M. le duc de Broglie. Le rapporteur établissait
d’abord que l’esclavage'devait être aboli, et que la question ne pou-
vait plus être ajournée sans péril pour les colons eux-mêmes. Entre
les trois systèmes qui se présentaient à la discussion, l’émancipation
L’EMANCIPATION ET L’ESCLAVAGE.
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simultanée et immédiate, l'émancipation simultanée mais différée, et
l’émancipation progressive, la commission se prononçait pour le
second : l’émancipation générale après un délai de dix ans ; et le reste
du rapport était consacré aux mesures qui devaient préparer le gou-
vernement, les maîtres et les esclaves eux-mêmes, aux conditions
nouvelles faites à chacun.
Comment des conclusions si fortement étudiées, si réservées et si
prudentes, n’ont-elles pas été immédiatement suivies d’un vote? Si
l’exemple de l’Angleterre, si l’abolition, non-seulement décrétée mais
déjà accomplie dans les colonies voisines des nôtres, nous faisaient
un devoir et une nécessité de la décréter aussi chez nous, n’était-il
pas urgent de commencer, du moins sans plus attendre, cette période
de dix années jugée nécessaire pour préparer les esclaves à la liberté?
On différa pourtant; on attendit : on attendait encore lorsqu’éclata
la Révolution de Février.
On le voit donc, la question était mûre quand elle fut résolue : on
n’en pourrait pas dire autant de tous les actes de ce temps-là.
Treize ans se sont écoulés, et voici un ouvrage nouveau qui s’ap-
pelle V Abolition de l’esclavage. N’est-ce donc pas chose consommée,
et ce livre n’est-il point étrangement en arrière ? Ce serait se trom-
per que de le croire : nul au contraire ne paraît mieux venir en son
temps. L’esclavage, aboli en France comme en Angleterre, est loin
d’être supprimé dans le reste du monde; et la question a-t-elle jamais
eu plus d’urgence, quand on voit l’Union américaine se rompre pour
ne l’avoir pas résolue? Mais, dans les pays même où l’esclavage est
aboli, un point de morale reste fà décider. Le droit naturel, la reli-
gion, la justice, réclamaient l’affranchissement des esclaves. L’in-
térêt public en a-t-il souffert? L’émancipation générale était un bien :
a-t-elle entraîné tous les maux que prédisaient les patrons de l’es-
clavage? Le débat restait ouvert au lendemain de l’abolition. Aujour-
d’hui, treize ans sont révolus, treize ans passés sous les régimes
les plus divers. On a donc le moyen déjuger la chose par ses effets.
C’est ce que M. Cochin a compris et ce qu’il a voulu faire par son
livre. Il a ouvert une enquête « sur les résultats comparés de l’é-
mancipation dans les pays qui l’ont prononcée, et de l’esclavage dans
les pays qui l’ont maintenu » (t. I, p. xvi), et cette enquête prouvera
aux esprits les moins bien disposés que la pratique ne dément point
la théorie, et qu’ici, comme en bien d’autres choses, le parti le plus
honnête est encore le plus utile et le plus sûr.
Le livre de M. Cochin est tout à la fois un résumé de l’histoire de
l’esclavage dans les colonies, et l’analyse la plus complète des docu-
ments qui peuvent jeter de la lumière sur le grand acte de l’éman-
404
L'EMANCIPATION ET L'ESCLAVAGE.
cipuli.-n. L’ordre qu il suit est simple, et le cadre où les îuntières
sont rangées se prête à toutes les recherches. Après une introduc-
tion générale, où les questions sont posées et les réponses indiquées
sommairement, l’auteur les reprend en particulier, afin de les dé-
battre et de les résoudre plus à loisir, tant pour les pays où l’escia-
vage est aboli (France, Angleterre, Danemark et Suède) que pour
le reste des colonies euronéenrics où il subsiste encore ; ce sont les
deux parties de son livre. Dans chaque partie, et pour chacune de
divisions régionales, après un tableau rapide des colonies qui s’y
rapportent, il y fait l’Iiistoire de l’esclavage, retraçant les actes divers
qui l’ont établi ou réformé, maintenu ou aboli, et s’attachant en par-
ticulier aux suites de l’abolition chez les uns ou du maintien de ce
l'égime chez les autres.
Il aurait dû, je crois, commencer par l’Angleterre. Puisque l’acte
de la Convention qui proclama l’abolition de l’esclavage dans nos
colonies (1794) n’a été appliqué que dans une seule, la Guadeloupe,
pour y être sitôt supprimé par le Consulat (1802), c’estàl’Angleterre
que revient la primauté dans cette question : car c’est le pays où l’es-
clavage a été le plus tôt et le plus sérieusement attaqué dans sa
principale source, la traite, et dans toutes ses conditions d’existence;
le pays qui. Payant aboli le premier, offre à l’étude des suites de
l’émancipation les résultats les plus nombreux et les plus complets.
Et la France n’a procédé à l’émancipation qu’en s’appuyant de l’ex-
périence anglaise. M. Cochin, dans son chapitre sur l’Angleterre, a
repris, en les résumant, ces résultats, et il y joint les faits nouveaux
donnés par l’épreuve des années subséquentes. Les Anglais avaient
établi une période d’apprentissage entre l’octroi et l’entrée en pos-
session de la liberté; mais ils finirent par y couper court : en sorte
q\ie, si leur loi d’émancipation peut être invoquée par les défenseurs
de l’affranchissement à long terme, leur résolution finale est un
argument pour l’émancipation immédiate; car c’est à cela qu’en fin
de compte ils se sont ralliés, et c’est de cette manière que leurs es-
claves ont été affranchis. M. Cochin en prend acte, et il montre l’in-
fluence heureuse de l’émancipalion et sur la condition des affranchis
et sur l’état des colonies, au milieu même des circonstances les plus
capables de compromettre l’œuvre commencée ;
« L’Angleterre, dit-il, tenta deux expériences hardies à la fois, la liberté
des esclaves et la liberté du commerce. Ces deux libertés passèrent de l’opi-
nion dans les Chambres, des livres dans les lois, des esprits dans les faits,
presque au même moment. C’est de 1820 à 1831 que la liberté commerciale
se personnifie dans M. Huskisson, et c’est en 4823 que M. Buxton fait la
première motion pour l’abolition de l’esclavage. Lorsqu’après la mort de
455
L ÉMANCIPATION ET L KSCEAVACE,.
Georges IV et l’avéneinenl de Guillaume IV (juin 1830), lord Grey arriva
aux affaires avec les whigs, la réforme sociale fait de nouveaux pas en 1831
et en 18'>2, et c’est précisément en 1831 que M. Robinson, appelé au pou-
voir par M. Canning avec M. lluskisson, et devenu lord Goderich, propose
rémancipation des esclaves appartenant à la couronne, et c’est en 1835 que
lord Stanley apporte le bill d’émancipation à la Chambre des communes. »
(T. I, p. 424).
L’abolition décrétée, l’Angleterre ne s’arrêta point dans la voie de
la liberté commerciale; et les colonies, qui en usaient pour acheter à
meilleur prix, pouvaient en souffrir, n’ayanl plus, faute de protec-
tion, l’avantage de vendre plus cher. Avec cet abaissement des tarifs
le travail libre, dans les premiers temps, semblait devoir soutenir
difticilement la conc irrencc du travail servile au Brésil et à Cuba ;
néanmoins il dura et il triompha.
« En vingt'Cinq ans, les colonies anglaises, après deux épreuves aussi
graves que l’abolition du travail forcé et celle du tarif protecteur, sont reve-
nues à peu prés exactement au chiffre de leur production avant ces deux
épreuves. La première a diminué la quantité produite, mais elle a élevé les
prix; la seconde a augmenté la quantité produite, mais elle a diminué les
prix. La seconde a été plus nuisible aux colonies que la première; mais, en
ne les séparant pas, qui donc, de bonne foi, aurait pu prévoir que deux si
radicales tentatives ne coûteraient pas plus cher? » (P. 447.)
En résumé, l’expérience anglaise a réussi. On l’avait pu constater
dès 1848.
« Quatre ans, dix ans, vingt ans après l’abolition de l’esclavage, on a le
droit de répéter ; La liberté n’a pas mené huit cent mille hommes à la barba-
rie. Leur amélioration morale, religieuse et intellectuelle, est incontestable ;
laterre porte plusieurs milliers de propriétaires de plus, l’humanité compte
plusieurs centaines de milliers d’hommes élevés d’un degré dans l’échelle
des êtres. Une grande action a été accomplie par un grand peuple. »
(P. 397.)
On avait dit que l’expérience anglaise aboutirait à un échec, et,
comme on ne concevait pas qu’une nation aussi avisée que l’Angle-
terre se ruinât de gaieté de cœur, on prétendait qu’en sacrifiant
ses colonies d’Amérique, elle comptait bien entraîner les colonies
des autres peuples dans la même ruine, et demeurer maîtresse du
marché européen grâce à ses établissements sans rivaux dans les
Indes. Channing a noblement vengé l’Angleterre de cette accusation
d’égoïsme L M. Cochin cite le grand publiciste américain, et il ajoute
‘ « D’autres nations, s’écrie-t-il, se sont acquis une gloire immortelle par la dé-
456
L ÉMANCIPATION ET L’ESCLAVAGE.
avec raison : « Redisons-le à la gloire éternelle de l’Angleterre, l’abo-
lition de l’esclavage n’a pas été un calcul, mais elle n’a pas davantage
été un échec. » Les colonies anglaises ont souffert d’abord : quelle tran-
sition d’un régime à l’autre, même quand elle tend à l’amélioration,
n’amène pas de souffrance? Mais laquelle a le plus souffert entre toutes?
M. Cochin constate que c’est celle qui a le plus résisté, la Jamaïque;
et que celle qui a le plus promptement pris son parti a, presque sans
intervalle de ralentissement dans la production, doublé, triplé même
aujourd’hui sa richesse. Qu’est-ce donc si, en ne se bornant point à
supputer la fortune des anciens maîtres, on fait entrer en ligne de
compte l’état de leurs anciens esclaves? Près d'un million d’hommes,
de femmes et d’enfants élevés de la condition de la brute au rang de
créatures raisonnables ; le mariage succédant à la promiscuité ; les
églises, les écoles, se multipliant; les terres vagues mises en culhire,
bien loin que le vagabondage ait augmenté aux dépens du travail :
« En deux mots, dit M. Cochin, la richesse a peu souffert, la civilisa-
tion a beaucoup gagné : voilà le bilan de l’expérience anglaise. »
(T. I, p. 453).
De l’Angleterre, passons à la France, dont M. Cochin a préféré
s’occuper d’abord comme étant le principal objet de son étude. La
France, on le sait, a présenté ce singulier contraste, que nulle part
le débat ne fut plus prolongé et la conclusion finale plus subite. C’est
qu’entre le débat et la conclusion finale, une chose était interve-
nue, sur laquelle nul ne comptait, la Révolution. M. Cochin exprime
le regret que l’abolition de l’esclavage n’ait point été accomplie par
ceux qui l’avaient préparée; et en cela il plaint plus le gouverne-
ment de 1830 qu’il ne l’accuse : a Pour avoir trop tardé, dit-il, le
gouvernement de Juillet fut cruellement puni, puisqu’il eut la peine
fense héroïque de leurs droits ; mais on n’avait pas d’exemple d’une nation qui, sans
intérêt et au milieu des plus grands obstacles, épouse les droits d’autrui, les droits de
de ceux qui n’ont d’autre titre que d’être aussi des hommes, les droits de ceux qu
sont les plus déchus de la race humaine. La Grande-Bretagne, sous le poids d’une dette
sans pareille, avec des impôts écrasants, a contracté une nouvelle dette de 100 mil-
lions de dollars pour donner la liberté non à des Anglais, mais à des Africains dégra-
dés. Ce ne fut pas un acte de politique ; ce ne fut pas l’œuvre des hommes d’Etat. Le
Parlement n’a fait qu’enregislrer l’édit du peuple. La nation anglaise, avec un seul
cœur, une seule voix , sous une forte impulsion chrétienne et sans distinction de
rang, de sexe, de parti ou de communion, a décrété la liberté de 1 esclave. Je ne
sache pas que l’histoire rapporte un acte plus désintéresé, plus sublime. Dans la
suite des âges, les triomphes maritimes de l’Angleterre occuperont une place de plus
en plus étroite dans les annales de 1 humanité. Ce triomphe moral remplira une
page plus large et plus brillante... » {Lettre à M. Clay, 1®’ août 1857, p. 502 de la
traduction de M. Laboulaye.)
L’ÉMANCIPATION ET L’ESCLAVAGE.
457
de préparer rémancipation, et qu’il n’eut pas l’honneur de la pro-
clamer : tant il est rare, ici-bas, que les progrès découlent pacifique-
ment de la raison! » Nous partageons ces regrets; mais, le gouverne-
ment de Juillet n’ayant pas achevé son œuvre, n’était-il possible de
la reprendre dans les termes où l’avait laissée la commission de 1840,
d’accepter, pour l’affranchissement, les délais préparatoires qu’elle
avait jugés nécessaires et qui ne couraient pas même encore? Nul
ne l’osera dire. Une chose incontestable, c’est que, parle fait de la Ré-
volution de Février, la question de l’abolition de l’esclavage était
tranchée dans tous les esprits. Dès lors, tout attermoiement devenait
impossible; et ceux mêmes qui, la veille, se seraient|ralliés volontiers
aux conclusions de M. de Broglie, devaient, pour rester fidèles à l’es-
prit de son rapport et au résultat de l’expérience anglaise, se pro-
noncer pour l’abolition immédiate. Ce fut une des premières réso-
lutions du Gouvernement provisoire, et il a eu l’honneur insigne
d’accomplir ce qu’il avait résolu : honneur auquel il est bien juste
d’associer le président de la commission, M. Victor Schœlcher, qui,
lui aussi, avait, par ses voyages, par ses écrits, travaillé à ce grand
acte, sans autre ambition que de le voir accompli au plus vite, et
qui, porté au pouvoir par l’avénement inopiné de son parti, n’y
chercha qu’une seule chose, le triomphe de la grande cause à laquelle
il s’était consacré tout entier, oubliant, parmi les travaux qu’il diri-
geait et hâtait de toute son ardeur, jusqu’au soin de ses intérêts poli-
tiques.
M. Cochin se prononce aussi pour l’abolition immédiate; et une
chose prouve que l’émancipation ne pouvait plus s’accomplir autre-
ment, c’est que dans la moitié de nos colonies, on n’attendit même
pas l’arrivée du décret et des commissaires du Gouvernement provi-
soire. L’abolition de l’esclavage fut proclamée à la Martinique le
25 mai : le commissaire général, M. Perrinon, n’y débarqua que le
5 juin. A la Guadeloupe, elle fut proclamée de môme le 27 mai, sur
le vœu du conseil municipal de la Pointe-à-Pitre, par l’ancien gou-
verneur, M. le capitaine de vaisseau Layrle. On connaissait, il est
vrai, la première déclaration du Gouvernement provisoire, et on ne
faisait que prévenir un acte qui était en voie de préparation. Mais les
colonies danoises, que les actes du Gouvernement provisoire ne liaient
pas, n’en subirent pas moins le contre -coup de la Révolution de Février.
Dans ces colonies, où l’émancipation avait été décrétée le 27 juil-
let 1847, sur les bases de la loi anglaise, le gouverneur Van Shotten
proclama la liberté immédiate le 5 juillet 1848, interrompant brus-
quement, dès la première année, une période d’apprentissage qui
devait durer douze ans.
Quoi que l’on pense théoriquement des deux systèmes, l’abolition
Novembre 186 K 31
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L’ÉMANCIPATION ET L’ESCLAVAGE.
immédiate était donc la seule possible alors; et, si des troubles écla-
tèrent, elle n’en fut point la cause : ils eussent été beaucoup plus
graves si l’esclavage n’eùt point été aboli sans plus tarder. Témoin
encore les îles danoises. La révolte qui les ensanglanta eut son prin-
cipe non dans l’effort des noirs pourobtenir la liberté, mais, la liberté
étant donnée, dans l’effort des blancs pour y faire résistance.
Mais l’abolition ne supprima point toute agitation parmi les nou-
veaux affranchis; et le travail subit une notable interruption. A qui
faut-il s’en prendre? M. Cochin en disculpe l’émancipation, il en ac-
cuse la politique.
L’émancipation s’était accomplie dans des circonstances vraiment
étranges. La République, en mettant les esclaves en liberté, ne les
avait pas distingués de ceux qui déjà étaient libres. En les faisant
libres, elle les faisait donc citoyens; et elle les faisait citoyens à unp
cpoqiîe où elle venait de décider que tout citoyen serait électeur. Au
sortir de l’esclavage, les nègres se trouvèrent donc de plein droit sou-
verains, appelés à contribuer pour leur part à donner une nouvelle
constitution à la France ! Assurément, ils étaient mal préparés à un
tel acte ; et ce droit, si haut qu’il pût être, n’était pas ce qu’ils con-
voitaient le plus. Le décret qui les faisait électeurs fût-il bon, toute
autre chose eût bien mieux fait leur affaire. Pour dire le vrai, plus
d’un doute s’éleva sur leur capacité au sein de la commission ; mais
n’y en eut-il aucun dans le^conseil où fut conféré le droit de suffrage,
sans distinction, à tous les Français? C’est un autre doute que j’émets;
cl, quoi qu’il en soit, il faut bien en convenir, le suffrage universel
étant donné, et les colonies appelées, sur la demande des colons eux-
mêmes, à nommer des représentants comme le reste de la France,
il était difficile d’agir autrement. Ce n’est pas au lendemain de la Ré-
volution qu’on pouvait établir des catégories parmi les hommes li-
bres : la République était liée par sa devise ; liberté^ égalité. L’égalité
dans la liberté était d’ailleurs sans péril ; si les affranchis en abu-
saient, ils s’exposaient à n’en point user longtemps, et rien de fâcheux
n’en pouvait résulter ni pour la France, ni pour les colonies elles-
mêmes : l’Assemblée était assez nombreuse pour ne pas être à leur
merci., Mettre hors du droit commun ceux qu’on venait de mettre
en liberté, ce n’était pas sans doute leur refuser une chose d’où
cette liberté dépendît et à quoi ils dussent tenir beaucoup ; mais
c’était peut-être offrir une arme plus redoutable que le suffrage
même aux instigateurs de désordre. Qu’on se rappelle la premiêie
Assemblée constituante et Saint-Domingue : Saint-Domingue fut en-
sanglantée et perdue pour la France, non point à cause de l’éman-
cipation, mais à cause du droit de suffrage refusé aux noirs par les
blancs.
459
L’ÉMANCIPATION ET L’ESCLAVAGE.
Les noirs eurent donc le droit d’élire comme les blancs, et, après
tout, en ont-ils plus mal usé? Élu successivement par le suffrage
des uns et des autres, je n’ai pas le droit de l’attaquer, ni peut-être
de le défendre; mais M. Cochin constate que dans ces élections « les
agitations et les irrégularités furent loin d’égaler celles qui avaient
troublé tant de villes de France quelques mois auparavant. » Et quel
enfui après tout le résultat? Est-ce le triomphe complet des listes
patronnées soit par l’administration, soit par l’un des partis ? Non :
on vit ces nouveaux électeurs unir dans le môme scrutin M. Schœl-
cher et son adversaire le plus déclaré, M. Bissette; leur enseignant
la réconciliation par cet accord de leurs suffrages, et prouvant tout
à la fois qu’ils avaient su se soustraire à des influences trop exclu-
sives, faire à chacun sa part, et ne sacrifier l’un à l’autre, ni celui
qui avait tant souffert de l’esclavage, ni celui qui avait tant fait pour
leur liberté.
Ne nous arrêtons point aux apparences. Il y a eu de l’agitation aux
colonies après l’émancipation, il y a eu suspension du travail ; mais,
si l’on en veut une autre cause que l’émancipation elle -même, ce n’est
pas le suffrage universel qu’il en faut accuser, c’est la Révolution.
Comment d’ailleurs s’en étonner? La Révolution avait agité la France,
elle y avait interrompu le travail ; peut-on concevoir qu’elle eût laissé
paisiblement à leur ouvrage des hommes qui se trouvaient jetés tout à
coup de l’esclavage dans la liberté? Il y eut des troubles aux colonies
comme il y en eut chez nous; fui ent-ils plus graves? Les incendies qui
ont éclaté sur quelques points de la Martinique et de la Guadeloupe
ont-ils rien qui égale les incendies de Neuilly, de Suresne, et la des-
truction sauvage des ponts et des gares de chemins de fer, en pro-
vince comme aux portes des Paris? La suspension du travail y a-t-elle
produit rien qui ressemble aux désordres des ateliers nationaux et
aux sanglantes journées de juin? L’agitation électorale elle-même,
M. Cochin en est convenu, ne fut pas là plus grave qu'en France,
ni en résultat plus mauvaise. Dans les secondes élections , aux amis
de l’émancipation, on vit adjoints ses adversaires : notamment un
ancien propriétaire d’esclaves. Qui pourrait dire môme si celte agi-
tation électorale n’a pas prévenu des troubles de pire espèce, et si, en
retenant les nouveaux affranchis autour des urnes du scrutin, elle
ne les a point empêchés de se disperser plus généralement ou plus
tôt? Or c’était là le vrai péril de l’émancipation; c’était là ce qui
menaçait le plus de désorganiser les ateliers et de ruiner les co-
lonies.
Disons-le donc, la Révolution au milieu de laquelle s’accomplit
l’émancipation fut une cause d’agitation et de trouble. Mais quelle
plus grande révolution que celle qui fait passer les hommes de l’es-
4ü0 L’ÉMANCIPATION ET L’ESCLAVAGE.
clavage à la liberté? Elle seule suffisait pour amener les conséquences
que toute révolution traîne après soi. Rien n’arriva aux colonies que
ce qu’il était facile de prévoir, rien ne dépassa ce qu’il était permis
de craindre, rien ne se produisit que l’on n’ait eu résolument la pen -
sée d’affronter et la certitude de vaincre en appelant les esclaves à la
liberté. Si ces hommes, dégagés des liens qui les attachaient à l’ha-
bitation des maîtres, ont tardé quelque peu à y reprendre domicile
ou à se fixer ailleurs, ils ont fini pourtant par se rasseoir, et le vaga-
bondage, cet antique refuge des races asservies, ne s’est point accru
par la liberté. L’ordre n’est pas moins assuré pour n’être plus établi
sous la sanction du fouet des commandeurs, et la force publique, qui
répond de tout, a pu être réduite loin de s’accroître. A la Martinique,
eu 1840, il y avait trois mille vingt-six hommes de troupes diverses;
en 1861, il n’y en a plus que treize cent quatre-vingt-quatre ; même
nombre, en 1861, pour la Guadeloupe, qui, en 1840, en avait deux
mille neuf cent douze; la Guyane, en 1840, comptait neuf cent
quatre-vingt-cinq hommes; en 1860, ayant reçu les bagnes, c’est-à-
dire quatre raille condamnés, elle n’a vu porter sa garnison qu’au
chiffre de treize cent trente-deux; la Réunion, enfin, avait dix-
sept cent dix-neuf hommes de garnison en 1840, elle en a six
cent quatre-vingt-onze aujourd’hui. Les tribunaux ont été augmen-
tés, car la liberté agrandissait le ressort de la justice; et il n’y a point
lieu de s’étonner qu’ils aient eu plus d’affaires à juger, plus de fautes
à punir, puisque, grâces à Dieu, les délits n’ont plus d’autre jugei
« Mais, dit M. Cochin, en résumant les tableaux qu’il a donnés, le
nombre même que révèle la statistique va décroissant ou reste à peu
près stationnaire ; il est proportionnellement inférieur à celui des
délits et crimes en France; et la société coloniale, au lendemain
d'une transformation inouïe, qui a mis en liberté les penchants, les
vengeances, les cupidités, dort plus tranquille que les populations
civilisées de la métropole. Les crimes encore commis sont des fautes
individuelles ; l’esclavage était un crime social : celui-là, du moins,
n’existe plus. » (T. I, p. 143.)
L’ordre public s’est donc raffermi : l’ordre économique est-il resté
en souffrance?
Si, par le fait de l’émancipation, le travail a été compromis, sus-
]>endu, ce n’est pas la faute de la liberté, mais de l’esclavage. L’es-
clavage flétrit le travail ; il en fait un signe de servitude. Il était donc
naturel que la première pensée des esclaves devenus libres fût de s’en
affranchir : ils ne se fussent point réputés libres, s’ils ne s’étaient
pas sentis maîtres de ne point travailler. Le premier usage qu’ils
dussent faire de la liberté, c’était donc de prendre tout au contre-pied
de l'esclavage, de ne travailler qu’en proportion de leurs besoins et
L’ÉMANCIPATION ET L’ESCLAVAGE.
461
selon leur convenance ; or quels si grands besoins avaient-ils, avec
les habitudes qui leur étaient faites et sous un climat où il est si facile
de les satisfaire? et quelle répugnance ne devaient-ils point avoir pour
la grande culture, si intimement unie au régime du fouet?
Voilà ce qu’on savait bien à l’avance, et ce que l’expérience des
autres avait confirmé. Il s’agissait de savoir si l’on sortirait de la crise,
et si, après une interruption nécessaire, le travail, affranchi et régé-
néré, reprendrait son cours pour le plus grand bien des anciens es-
claveset des anciens maîtres. Tous les amis delà liberté avaient affirmé
qu’il en serait ainsi. Le livre de M. Cochin a pour résultat de mon-
trer qu'ils ne se -sont pas trompés. Les circonstances étaient, il faut
en convenir, particulièrement difficilesjdans nos colonies. Pour que le
travail pût se soutenir, il n’était pas sans importance que le colon, à
qui on retirait le prétendu droit d’user des bras de l’homme comme
d’un instrument à lui, eût le moyen de les louer; que l’indemnité fût
jointe à la dépossession, et qu’elle fût calculée, je ne veux pas dire
sur la valeur de l’homme en tant qu’esclave, mais au moins sur le
dommage qui résultait de l’affranchissement. Or l’émancipation s’é-
tait faite dans une crise où il n’avait pas été possible de joindre les
deux choses : car le Gouvernement provisoire ne pouvait pas ajourner
l’émancipation, et ce n’était pas à la veille de la réunion de l’Assem-
blée constituante qu’il pouvait trancher la question d’indemnité ; il
suffisait que, par l’acte d’abolition, il en eût fait une question d’ur-
gence. De plus, rindèmnité, vu le moment où le débat était ouvert,
ne put atteindre le chiffre proposé par l’ancienne commission de l'es-
clavage : et pourtant, si la considération des maîtres aidait peu à le
soutenir (à qui, en bonne justice, l’indemnité était-elle due, au maî-
tre ou à l’esclave?), l’intérêt du travail voulait qu’on ne le réduisît
pas; car comment y suppléer par le crédit, quand le crédit n’existait
pour ainsi dire plus depuis longtemps aux colonies, etqu’en France il
était ruiné? Ce fut donc une rude épreuve pour l’établissement du ré-
gime nouveau; d’autant plus rude, que la somme votée devait, pour
une plus forte part, au lieu d’aider au développement du travail libre,
solder l’arriéré du régime de l’esclavage. Et cependant quels sont les
résultats constatés? Une forte réduction dans la production et dans les
échanges d’abord, mais ensuite une augmentation toujours en progrès
et qui dépasse notablement aujourd’hui les résultats du régime de
l'esclavage. C’est ce que M. Cochin a établi dans ses chapitres sw la
production et le commerce, le salaire et la propriété ; sur ta question
des sucres. Le mouvement du commerce, pour nos quatre colonies,
a été , de 1843 à 1847, de 115 millions; de 1853 à 1857, de
171 millions : augmentation de 56 millions. Pour le sucre en parti-
culier, la moyenne quinquennale de 1843 à 1847, avait été de
462
L’ÉMANCIPATION ET L’ESCLAVAGE.
80 millions de kilogrammes; de 1848 à 1853, elle fut de 58 millions.
En 1854, la production s’élevait déjà au-dessus de la moyenne des
cinq dernières années de l’esclavage; en 1859, elle dépassait
112 millions. Ajoutez à cela le crédit rendu plus facile, le salaire à
peine supérieur à ce que coûtait l’esclave, le prix de vente plus ré-
munérateur, même avant le dégrèvement de 1860.
Nous ne pouvons analyser ici ce qui déjà n’est qu’une analyse des
nombreux documents publiés par la statistique; nous renvoyons au
livre de M. Cochin, et on ne regrettera point d’y avoir recouru. Les
chiffres, ici, ont leur éloquence, ils jettent la plus vive lumière sur la
question; et, s’ils présentent des anomalies, l’auteur, par une dis-
cussion intelligente, les ramène à la loi générale.
Tout le travail ne vient pas des esclaves affranchis : il en faut fair^
une part aux émigrants ; l'introduction de travailleurs étrangers est
même regardée comme une condition nécessaire, non-seulement au
progrès, mais au maintien de la production dans nos colonies. C’est
un fait que M. Cochin ne conteste pas, mais il en cherche la cause.
L’émigration est une conséquence non de l’émancipation, mais de
l’esclavage. De tout temps, les colonies ont réclamé un supplément
de bras; et, malgré la disproportion primitive du nombre de la po-
pulation à l’étendue du territoire, ce qu’elles en ont reçu y aurait
amplement suffi sans l’action destructive de l’esclavage et le mauvais
système de culture né du travail servile. Ce besoin de travailleurs
nouveaux qui existait avant l’abolition s’est fait sentir plus vivement
depuis, et il n’y a pas lieu encore de s’en étonner : le premier mou-
vement de l’affranchi, nous l’avons dit, devait être de quitter le lieu
de son esclavage et de chercher, sur un sol qui fût à lui, par un tra-
vail qui lui fût propre, ce que la grande culture ne lui offrait qu’eu
lui rappelant son ancien état* Ce qui pourrait surprendre, c’est qu’un
si grand nombre ait résisté à ce premier mouvement ou en soit re-
venu. Or l’immigration n’a pu ajouter d’une manière notable au tra-
vail des colonies que depuis 1857 ; et, dans la période quinquennale
de 1852 à 1857, le mouvement général des affaires était déjà supé-
rieur, pour toutes les colonies, à ce qu’il était dans les cinq dernières
années de l’esclavage, de 1843 à 1847. « Il est donc, dit justement
M. Cochin, impossible de sortir de ce dilemme : puisque les produits
du travail ont augmenté, ou bien la plupart des esclaves ont travaillé,
et, dans ce cas, il est injuste d'accuser l’émancipation d’avoir tué le
travail; ou bien le nombre de travailleurs a diminué, et, dans ce cas,
moins de bras ayant suffi à plus de produits, c’est la meilleure preuve
de la supériorité du travail libre sur le travail esclave.» ^T. I, p.235).
Cela n’a pas empêché de recourir à l’immigration, et on y peut
trouver certains avantages; mais elle offre de grands périls aussi.
L’ÈMAîîClPATtON ET L’ESCLAVAGE. 465
que M. Cochin signale : l^En ce qui touche ses sources mêmes.
Qu’importe que les émigrants soient libres, s’ils sont achetés, et
si, par l’appât du gain promis à ce trafic, ils sont enlevés de force
à leurs familles, à leur pays? C’est renouveler pour eux, jusqu à
rembarquement, tous les maux de la traite. Aussi vient-on, dans un
traité conclu avec l'Angleterre, de supprimer ce mode de recrutement
sur les côtes de l’Afrique, pour le borner soit aux Chinois, soit aux
coolies indiens. 2“ En ce qui touche la nature même des travailleurs
nouveaux et leurs conditions d’existence. Ces races asiatiques sont
moins disposées à se fixer dans le pays au delà du terme de leur en-
gagement, et à s’y mêler aux populations qu’elles y trouvent; leur re-
ligion même y fait obstacle : car autant l’Africain est prompt à em-
brasser notre foi et nos coutumes, autant l’Asiatique s’en tient éloigné.
Point d’avenir donc pour les colonies dans ce mode de recrutement;
c’est un flux et un reflux perpétuel où se doit perdre le meilleur du
profil que l'on en tire. Ajoutez que la disparité énorme du nombre des
hommes et des femmes amenés par l’immigration est un obstacle à
la constitution des familles et une cause permanente d’immoralité.
L’avenir de nos colonies est donc toujours dans la race africairje,
dans celle de nos affranchis : ce sont eux qui restent la pierre angu-
laire de nos ateliers et le principal fondement du travail libre ; et I on
ne peut pas dire qu’ils y aient absolument fait défaut. On doit espérer
qu’ils y reviendront de plus en plus, pourvu que l’immigration leur
soit un stimulant et une aide, et non pas un obstacle. Mais ce n’est
pas l’œuvre d’un jour, et l’on n’a pas le droit de s’en prendre à la
liberté. Il ne faut qu’un jour pour supprimer l’esclavage, il en faut
plus pour en supprimer les conséquences. L’esclavage, cette préten-
due école de civilisation, détruisait dans les noirs tous les principes
d’une société véritable. On tâchait bien de les multiplier par la gé-
nération; mais on supprimait parmi eux la base de la familie, en
les abandonnant à la promiscuité, en les détournant du mariage par
des abus qui en l'ompaient les liens les plus sacrés et en méprisaient
tous les droits, par ces ventes qui séparaient la femme du mari, qui
arrachaient l’enfant à sa mère. On leur imposait le travail; mais on
leur en inspirait l’horreur, en faisant de ce devoir commun à tous
les hommes l’apanage de la servitude. Gomment donc s’étonner qu’il
faille du temps pour changer leurs idées sur ce point et les rame-
ner à d’autres maximes? De tout ce qu’ils ont appris, tout esta dés-
apprendre: voilà le résultat le plus net de cet apprentissage tant
vanté ! C’est donc toute une société nouvelle à former. Avant de de-
mander compte à la liberté de son œuvre, il faut attendre les gé-
nérations qui n’auront pas connu l’esclavage. Il faut attendre au
moins que l’impression du travail (servile soit effacée ; que l’homme
464
L’ÉMANCIPATION ET L’ESCLAVAGE.
ait repris le sentiment de la responsabilité personnelle, et que, par
l’exercice des droits de la famille, il en rapprenne les devoirs. La
liberté seule pouvait introduire les affranchis dans cette voie qui seule
mène à la civilisation ; et, la religion aidant, on peut espérer qu’ils
s’y affermiront, qu’ils en goûteront les avantages, et qu’éprouvant par
là des besoins nouveaux, ils se réconcilieront avec le travail comme
avec le moyen le plus honorable d’y satisfaire. La famille rétablie ,
l’instruction donnée aux enfants, la religion enseignée à tous, voilà ce
qui substituera à une situation toujours précaire, même dans la plus
grande prospérité du régime antérieur, un état plein d’avenir pour
nos colonies ; et tout cela est en progrès parmi nos affranchis.
La loi de la population a repris sa marche régulière avec le ré-
gime de liberté ; l’esclavage dépeuplait : le nombre des 4écès le cède
maintenant au nombre des naissances. Le nombre des mariages s’est
considérablement accru : en dix ans, de 1838 à 1847, il y en avait eu
mille sept cent cinquante-quatre entre esclaves ; en neuf ans, de 1848
à 1856, il y en a eu trente-huit mille quatre cent soixante- huit entre
affranchis. Le nombre des établissements religieux et des écoles s’est
augmenté ; des associations se sont formées où les blancs et les noirs
se confondent, et les progrès sont d’autant plus étonnants que les
moyens d’action des évêques, quoi qu’on ait fait, laissent encore beau-
coup à désirer.
L’abolition de l’esclavage dans nos colonies n’a donc justifié aucune
des craintes que l’on avait voulu répandre. Tout s’est passé contraire-
ment à ce qu’on avait projeté pour l’amener à bonne fin, et, malgré
cela, elle a dépassé^toutes les espérances. Mais nous ne saurions mieux
faire que d’emprunter plusieurs passages de la conclusion de ce cha-
pitre :
« Les prophéties sinistres , dit M. Cochin, troublaient ceux mêmes qu’elles
n’arrêtaient pas, et les partisans les plus résolus de l’émancipatien, dans le
gouvernement, dans les Chambres, prenaient des précautions infinies, mar-
chaient lentement et comme un homme qui porte une lumière près d’un
baril de poudre.
« Les événements se jouèrent de ces résistances et de ces lenteurs. On
voulait un délai préparatoire : il n’y eut pas de délai.
« On voulait, par l’application préalable de la loi sur l’émancipation, une
liquidation régulière de l’énorme dette coloniale ; elle fut soudaine et vio-
lente.
« On voulait que l’indemnité fut préalable : elle ne fut payée qu’aprés
l’émancipation; qu’elle fût au moins prompte: on l’attendit deux ans;
qu’elle fût large, on avait repoussé 1,200 francs ; on toucha 500 francs à
peine; qu’elle servît de subvention au travail salarié : elle fut absorbée par
les dettes.
L'ÉMANCIPATION ET L’ESCLAVAGE.
4(55
« On voulait fonder des hospices, des écoles, des prisons; les crédits
étaient volés : on n’eut pas le temps de les augmenter, à peine celui de les
appliquer.
« On voulait une large effusion de christianisme et d’instruction, sorte de
retraite préparatoire à la dignité d’homme libre, et on demandait un clergé
mieux gouverné, plus nombreux et plus pur : les évêchés coloniaux ne furent
établis que trois ans après.
« On voulait fortifier les garnisons et les tribunaux, ne proclamer la liberté
qu’en pleine paix armée : elle fut proclamée en pleine révolution dé-
chaînée.
On voulait, par l’introduction d’ouvriers libres, conjurer d’avance la
désertion des ateliers, et donner l’exemple du travail sans contrainte : les
crédits restèrent sans emploi ; on eut à organiser le travail aux colonies
pendant qu’on essayait le socialisme en France.
« On voulait, par un large dégrèvement sur les impôts, encourager la pro-
duction et dédommager les producteurs : le dégrèvement ne fut obtenu
qu’après quatre ans, et ne devint complet qu’après douze ans.
« On voulait initier lentement l’affranchi à la vie civile : l’esclave, à peine
fait homme, fut fait électeur, et on le gratifia, sans transition, de la liberté
illimitée de la presse et du suffrage universel.
« En un mot, l’abolition de l’esclavage fut contemporaine de l’abolition
de l’ordre et de l’abolition du commerce.
« Dans de telles circonstances, si la société coloniale eût été bouleversée,
ensanglantée, couverte deruinesj qui donc eût été surpris?
« Or à la Martinique, en 1848, a la Guadeloupe en 1849, le sang a coulé,
le feu a été mis. Mais la Révolution est responsable de ces désordres rapides,
et non pas l’émancipation. Que serait-il arrivé sans elle? Voilà ce qu’il est
juste de se demander. Elle fut invoquée d’une commune voix, comme le
seul moyen de calmer la Révolution et de transformer la vengeance en gra-
titude, la colère en douceur. Où sont, depuis les premiers moments, les
victimes que la liberté a faites ? Où sont les représailles qu’elle a déchaî-
nées ? Où sont les prisons qu’elle a obligé de construire ? Où sont les régi-
ments dont elle a rendu la présence nécessaire? A la Martinique, à la Gua-
deloupe, la révolution sociale a fait moins de mal que dans trente départe-
ments de la France. A la Guyane, aucun trouble, malgré la facilité de fuir
et de se cacher ; à Bourbon, pas un incendie, pas une vengeance, pas une
faillite. Partout des élections bruyantes, mais partout conservatrices...»
M. Cochin, ici, va plus loin que nous n’avons été en le reprenant.
Il continue :
« Sans doute la production a été réduite, mais jamais elle n’a tari; le
travail a été diminué, mais jamais il n’a cessé tout à fait ; la propriété a
souffert, ce dernier coup a consommé la ruine de propriétaires endettés,
cela est incontestable ; mais ces souffrances étaient ressenties en France et
dans le reste du monde en même temps qu’aux colonies. Elles ont duré plus
longtemps ; cependant, cinq ans s’étaient à peine écoulés, et le mouvement
466
L’ÉMANCIPATION ET L’ESCLAVAGE.
total des affaires avait dépassé, dans les quatre colonies, les chiffres anté-
rieurs à 1848; après dix ans, le chiffre de l'exportation seule était triplé à
la Réunion, dépassé d’un tiers à la Martinique, atteint à la Guadeloupe. »
(P. 333.)
L’auteur, sans nier la diminution du travail dans les habitations,
rappelle à qui l’on s’en doit prendre.
« Prenez- Yous-en surtout à l’esclavage. D’où donc vient l’horreur des an-
ciens esclaves pour leur ancien travail? La liberté en est l’occasion, mais la
servitude en est la cause. Un homme visitait une habitation abandonnée ;
des affranchis dormaient oisifs non loin de là. « Voilà, lui dit-on, ce que la
« liberté a fait du travail. Voilà, répondit-il, ce que la servittTde a fait des
i( travailleurs. » (P. 334.)
Il rappelle que le travail a diminué d’ailleurs beaucoup moins qu’on
ne l’a dit, qu'il a été plutôt déplacé que diminué : « Le paysan est
devenu artisan ou plutôt propriétaire; il n’est pas toujours devenu
vagabond. » En outre, la production s’étant accrue, si le travail a
diminué, rien n’est plus capable de constater la supériorité du tra-
vail libre sur le travail servile; et cela est vrai des blancs comme des
noirs : ce n’est pas seulement l’activité du travailleur qui est en pro-
grès ; les procédés de la fabrication et de la culture se sont perfec-
tionnés sous l’aiguillon de la liberté.
Mais l’émancipation n’est pas seulement une question de culture
et de commerce, de café et de sucre, c’est une question morale. Or,
à ce point de vue, dit M. Cochin, le succès de l’émancipation est
complet.
« Le nombre des mariages, des reconnaissances, des légitimations, a é!é
énorme. Le concubinage est loin d’avoir disparu; mais, après tout, le mouve-
ment a duré ; l’homme libre a repris son rang dans l’estime de la femme,
que tout, autrefois, le désir de la liberté, le besoin de protection, le goût de
la toilette et du bien-être, les satisfactions de la vanité autant que l’ascen-
dant de la dépendance, poussait au concubinage. Les enfants ne sont plus
abandonnés. La famille est constituée. Le goût de la propriété consolide la
famille ; la petite propriété s’étend ; le noir paye l’impôt, comprend f s
institutions françaises et s’y plie aisément, entre, à la Réunion, dans les so-
ciétés de secours mutuels, et placerait à la caisse d’épargne, si elle était
établie.
« Les écoles sont pleines, bien que l’instruction ne soit pas obligatoire ni
gratuite. La religion est respectée, goûtée, pratiquée, et, sous la haute di-
rection des évêques, elle a reconquis sa dignité en étendânt sa bienfaisante
influence. » (P. 338.)
L’ÉMANCIPATION ET L’ESCLAVAGE.
467
M. Cochin ne prétend pas que tout soit pour le mieux ; mais il voit
dans les faits accomplis le principe de toute amélioration, et, si on lui
demande quel est le meillleur mode d’émancipation, il n’hésite
point, et son jugement a de l’autorité après cette minutieuse en-
quête :
« L’exemple des colonies françaises nous répond : C’est l’émancipation
immédiate et simultanée. A attendre, on n’obtient rien ; à oser, on ne risque
rien. Deux siècles, on a attendu que l’heure sonnât, et jamais l’heure n’a
sonné. Deux fois la liberté a été lancée sur les colonies avec la Dévolution,
deux fois la Révolution a fait beaucoup de mal; la liberté, trés-peu. »
Il termine ce qu’il dit de la France par ces remarquables pa-
roles :
« L’esclavage était si peu fondé sur la nature, que, créé par la force bru-
tale, il ne se maintenait que par la force légale, c’est-à-dire, parla contrainte
d’une infinie quantité de lois et de règlements. Pour préparer la transition
vers la liberté, une quantité non moindre a été rédigée; pour diriger la li-
berté naissante, on avait promulgué dix-huit décrets. Or toutes les lois
contre les dangers de la servitude ont été impuissantes, toutes les mesures
contre les périls de la liberté ont été inutiles. Sans doute, les anciens rois,
qui étaient chrétiens, humains, sincères, se sont dit, en permettant l’es-
clavage : « Prenons les plus grandes précautions pour que le bien ne fasse
« pas de mal. » Double erreur! le mal engendre le mal, le bien ne fait que
du bien.
Mais on ne passe pas du mal au bien sans expiation, et on n’expie pas
sans souffrances. L’histoire de l’abolition de l’esclavage dans les colonies
françaises est une preuve presque scientifique de ces grandes lois de la mo-
rale. » (P. 347.)
II
La cause de l’émancipation est donc cause gagnée, si l’on en juge
par les pays où l’esclavage est aboli. Peut-on lui opposer victorieuse-
ment ceux où il subsiste encore? C’est la question que M. Cochin
aborde dans sa seconde partie, et elle n’est pas moins importante; car
elle a un intérêt tout actuel. Il ne s’agit pas seulement d’une théorie
à juger, mais d’une application à faire, d’où dépend le sort des
États.
L’auteur suit, dans cette seconde partie, le même ordre que dans
468
L’ÉMANCIPATION ET L’ESCLAVAGE.
la première. Il passe en revue les différents pays qui maintiennent
l’esclavage : les États-Unis, l’Espagne, le Portugal, le Brésil, la Hol-
lande. On doit s’étonner de trouver encore sur cette liste le Portugal,
client de l’Angleterre, et la Hollande surtout, où l’abolition de l’escla-
vage, après avoir été réclamée par les hommes d’État, l’a été par les
colonies elles-mêmes, où elle a fait l’objet de nombreux projets de loi,
où elle ne tient plus, on le peut dire, qu’à un fil. Quelle était donc
la pensée des colons de Surinam, quand, après l’émancipation de nos
esclaves, ils allaient au-devant des projets du gouvernement, et que la
question d’indemnité semblait être la seule à débattre ? Était-ce la
peur de ne pouvoir retenir leurs esclaves entre les esclaves émanci-
pés^ de la France et ceux de l’Angleterre “? Mais, les, esclaves ayant eu la
patience d’attendre, on attendit aussi. Ils attendent encore! Espérons
qu’ils n’auront point à s’en repentir. Le Portugal, la Hollande, ont
déjà aboli l’esclavage dans la plupart et dans les plus importantes de
leurs colonies : il est temps qu’ils se mettent d’accord avec eux-
mêmes, en répudiant absolument en fait ce qu’ils ont condamné en
principe. ,
Au Brésil, en Espagne et dans les États-Unis, la question reste en-
tière, et c’est là qu’il est le plus int&ressant de l’étudier, le plus ur-
gent de la résoudre. A ne juger les deux régimes que par leurs pro-
duits, on pourrait croire qu’elle est tranchée et que nul ne peut con-
tester ici la supériorité du régime de l’esclavage. Tandis que les colo-
lonies où la liberté était rendue aux noirs voyaient chez elles le travail
se réduire et la production tomber brusquement, les autres ont vu
s’accroître leur prospérité : au nom de l’intérêt, il semble qu’elles doi-
vent plus que jamais maintenir la servitude. Le. fait est certain, mais
les conséquences que l’on en tire sont illusoires et pourraient être
funestes. Nul n’a jamais prétendu que le passage de l’esclavage à la
liberté ne fût une crise et ne se dût faire sans de véritables souf-
frances ; et c’est en raison même de cette crise des colonies où l’es-
clavage était supprimé que les autres ont dû prospérer davantage :
tout ce malaise des nôtres tournait nécessairement à leur profit. Mais
en sera-t-il de même quand le travail sera pleinement rétabli sur ses
bases nouvelles, et pourront-elles se tenir plus longtemps sans péril
en dehors du droit cnmmun de l’humanité? Non, car l’esclavage se
trouve désormais, là comme ailleurs, atteint dans sa principale source.
La traite, depuis si longtemps déjà proscrite, est aujourd’hui plus
sérieusement réprimée. Or l’esclavage, ne peut pas se soutenir sans
elle ; car, là comme partout, il dévore les races qu’on lui livre. A
moins de rétablir la traite (et nul ne le souffrira aujourd’hui), les pays
où le travail reste servile sont condamnés à le voir se réduire, et
à suivre à leur tour un mouvement de décadence d’autant plus rapide
L’ÉMANCIPATION ET L’ESCLAVAGE. 469
que seront plus grands les progrès des colonies où l’esclavage a dis-
paru .
Mais il y a d’autres raisons, qui, pour chacun de ces pays, doivent
hâter l’abolition de l’esclavage.
Pour le Brésil;, par exemple, le maintien de ce régime est sans
excuse. Dans les trois quarts de l’pmpire, la race blanche, comme la
race indigène, n’a rien à craindre du climat. La proclamation de la
liberté pourra y attirer l’émigration que l’esclavage en détourne.
D’ailleurs, l’expérience de nos colonies le prouve : l’émancipation ne
sera point une destruction, mais une transformation du travail; et
les exemples donnés par l’empereur dans sa nouvelle ville de Pétro-
polis, à quelques lieues de Rio, par le prince de Joinville sur les terres
de la princesse sa femme, montrent combien elle sera facile. L’éman-
cipation ouvrira donc au Brésil une ère nouvelle pleine des plus légi-
times espérances ; elle ne sera point un péril politique, elle ne me-
nace pas d’être une charge supérieure à ce que peut supporter le
pays ; et chaque jour de retard rendra la solution plus onéreuse et
plus difficile, sans la rendre moins nécessaire.
On en peut dire autant des colonies espagnoles.
Sans doute, Cuba et Porto-Rico sont aujourd’hui plus florissantes
qu’elles ne l’ont jamais été. La ruine de Saint-Domingue avait depuis
longtemps laissé sans conteste à Cuba le titre de reine des Antilles,
et sa prospérité, nous l’avons dit, a dû s’étendre par la crise passagère
que les colonies de l’Angleterre et de la France viennent de traverser.
Mais cette prospérité cache mal le germe de mort qp’elle porte en soi.
Si l’esclavage avait pu réussir quelque part, c’est à Cuba ; les lois sont
favorables, les mœurs douces; la population esten progrès. Et pourtant,
si l’on consulte les chiffres de la douane tant que la traite a été avouée,
si l’on tient compte de tout ce qui s’est fait subrepticement depuis
qu’elle est défendue, on verra que cet accroissement recèle au fond
une rapide destruction de la race asservie. On manque de bras; et des
gouverneurs déclarent que la répression de la traite en est la cause.
Le fait est donc bien avéré, l’esclavage ne peut pas se suffire à lui-
même; et, comme nous le disions, comme l’avouent les gouverneurs
espagnols, à moins de rétablir la traite, il faut se résigner au déclin
de cet état de choses qu’on oppose aujourd’hui au régime de la liberté.
Les esclaves périssent : et qui oserait alléguer leurs progrès dans la
civilisation , quand ce qui devrait les civiliser, la religion elle-même
et la justice, sont corrompues par le contact de l’esclavage? Qui ose-
rait vanter les progrès de la colonie, quand le luxe seul s y est accru,
et qu’une terre si heureuse n’offre à ces colons privilégiés que le pé-
i‘il de la révolte à la maison et le despotisme dans l’État, seule garan-
tie et juste châtiment du despotisme domestique?
4i(>
L’ÉMA.NGIPATIÜN ET L’ESCLAVAGE.
« En résumé, dit M. Cochin, avec un esclavage adouci, continuellement
renouvelé par la traite, l’île ne s’est pas peuplée; avec de magnifiques élé-
ments de richesse, la propriété est en général obérée par les dettes, dévorée
par le luxe; la terre est devenue une fabrique ; une force militaire considé-
rable, un pouvoir supérieur illimité, n’ont pas empêché des révoltes, l’état
de siège, le bannissement; la religion s’est corrompue au lieu de civiliser;
la justice est abaissée ; les mœurs dissolues ; les blancs soumis, sans aucune
liberté politique, au pouvoir absolu dont ils ont besoin pour se protéger
contre la révolte. » (T. II, p. 215.)
Pourquoi donc l’Espagne ne cherche-t-elle point à cette situation
le remède que nous y avons cherché pour nous-mêmes ? et comment
l’exemple de nos colonies, se relevant et s’avançant dans la voie du
progrès après une crise nécessaire, ne l’encourage-t-elle point à en-
trer hardiment dans cette voie à son tour? L’épreuve serait pour
elle moins longue et moins pénible par le fait de notre expé-
rience ; et, avant même notre expérience, le succès en était assuré
par les résultats que donne depuis 1815, à Porto-Rico, le travail libre
non-seulemeut des noirs mais des blancs, même en regard de l’escla-
vage. L’obstacle serait-il politique? et faudrait-il en chercher la raison
dans des dangers de voisinage, qui, là, feraient maintenir la servitude
comme ailleurs ils poussent à l’émancipation? M. Cochin dit, en par-
lant de l’esclavage aux États-Unis :
« Aujourd’hui, l’Espagne ne peut pas émanciper : l’affranchissement se-
rait le signal d’une insurrection ou d’une trahison ; ou bien les esclaves
feraient de Cuba un nouveau Saint-Domingue ; ou bien les propriétaires de
Cuba, doublement désireux de garder leurs esclaves et de se débarrasser des
fonctionnaires et des impôts, tendraient la main à l’Amérique du Nord. Or
celle-ci ne veut pas que l’Espagne émancipe ses esclaves, de peur que
l’exemple ne soit contagieux dans les États du Sud; elle propose d’acheter,
elle se réserve de prendre. L’Espagne est en quelque sorte enfermée dans
un crime par un autre crime. » (T. II, p. 42.)
C'est un péril et une objection en même temps. Mais plus bas, en
parlant des dangers de l'Espagne devant les convoitises de cette même
nation, l’auteur ajoute :
« Heureusement pour l’Espagne, la Providence lui'accorde un répit et une
occasion de se relever. A la faveur de la crise qui déchire les États-Unis,
par une démarche hardie, l’Espagne a recouvré Santo-Domingo, et elle est
sans doute disposée à placer sa main dans les révolutions du Mexique. Maî-
tresse ou protectrice de deux terres sans esclaves, comment conserve-
ra-t-elle la troisième et la plus belle, comment s’assurera-t-elle la posses-
sion de Cuba? Le seul moyen, c’est d’émanciper les esclaves! Le Sud des
471
L’ÉMANCIPATION ET L’ESCLAVAGE.
Etats-Unis n’aura plus le même intérêt à l’annexion ; s’il la tente, l’asser-
vissement d’une terre libre pour y établir l’esclavage fera horreur au monde
entier, et l’Espagne obtiendra plus aisément l’appui de l’Europe. Quatre
cent mille noirs et deux cent mille mulâtres défendront le droit de l’Es-
pagne avec leur liberté. L’émancipation lui enlèvera des esclaves et lui don-
nera des défenseurs... Je le répète avec un écrivain distingué (M. Cucheval-
Clarigny), l’abolition de l’esclavage est le moyen le plus infaillible d’assurer
à l’Espagne la possession de Cuba. » (P. 220-221 .)
Nous sommes complètement de ce dernier avis.
Oui, la crise est grave, et la guerre allumée dans les États-Unis
n’est qu’un répit plein de dangers, à bien voir ce qui doit suivre.
Séparés du Nord, les États du Sud ne seront que plus portés à s’a-
grandir de Cuba ; reliés au Nord par l’accord ou par la défaite, Cuba
sera encore comme le gage de la réconciliation. Tant de soldats, im-
provisés pour la guerre civile, ne se sépareront pas sans chercher
quelque satisfaction dans la guerre étrangère; ils voudront se payer de
leurs frais ; ils se payeront par un agrandissement convoité au point
de vue américain comme au point de vue de l’esclavage. Mais, au mi-
lieu de ces périls que l’Espagne a rendus plus graves en différant l’é-
mancipation jusqu’aujourd’hui, le plus grand espoir de salut qui lui
reste, c’est encore l’émancipation. Abolir l’esclavage, c’est pour elle
la meilleure chance de détourner de la conquête et le plus sûr moyen
d’y résister.
Nous venons d’indiquer la crise des États-Unis : c’est peut-être le
plus grand enseignement que puisse donner l’histoire de l’esclavage.
Pour le bien entendre, il faut reprendre, avec M. Cochin, cette his-
toire de l’Amérique du Nord depuis l’époque où l’Union s’est formée,
jusqu’à ce jour où elle est à la veille de se dissoudre. Leçon terrible :
l’esclavage, que les plus sages auteurs de la Constitution voulaient
en bannir, qu’une voix de plus en aurait expressément repoussé,
qu’aucune voix n’y fit inscrire, l’esclavage maintenu par le seul fait
qu’on le passait sous silence, est ce qui menace de rompre aujour-
d’hui, dans la période de ses plus grands développements et de sa
force, cette république fondée au nom de la liberté ! Et cette crise
n’est pas un accident, mais le dénoûment d’une situation dès long-
temps préparée. M. Cochin montre comment, dès l’origine, elle se
prépare, et il rappelle les actes divers qui marquent comme autant
d’étapes dans cette marche fatale. La traite, prohibée en 1794, mais
remplacée immédiatement par V élève des nègres, sorte d’industrie
moins sanglante sans doute, mais peut-être plus dégradante encore;
car, là, rien ne distingue plus l’homme de la brute; — le compro-
472
L’ÉMAÎSCIPATION ET L’ESCLAVAGE.
mis du Missouri (1820), qui emprunte à la mécanique céleste un
terme d’accommodement sur le terrain de l’esclavage, et marque
le cercle de latitude où s'arrêtera la servitude et où commencera la
liberté; — le bill des fugitifs en 1850 : compromis acceptés (non
sans plus d’une infraction) tant que les États à esclaves, inférieurs
aux autres par le nombre comme par la richesse, gardèrent, grâce à
la division de leurs adversaires et au jeu de la constitution, le moyen
de nommer parmi les leurs le président de la république; mais qui sont
devenus insuffisants à leurs yeux, 'du jour où, en perdant cette posi-
tion, ils purent craindre, à tort ou à raison, que leur institution par-
ticulière^ comme ils appellent l’esclavage, fût menacée. M. Cochin,
après avoir rapidement tracé ce cadre historique, entre au cœnr de
son sujet, met en présence et discute le Nord et le Sud par tous les
moyens de comparaison que lui fournit la statistique; puis il reprend
la question générale de l’esclavage, et examine, pour les réfuter
l’un après l’autre, les arguments généraux ou les raisons spéciales
qu’on fait valoir dans les États-Unis en sa faveur : si l’esclavage est
une voie qui mène le barbare à la civilisation, le païen au christia-
nisme; si la race, si le climat, si l’intérêt bien entendu, imposent
l’esclavage : toutes questions qu’il semblerait vraiment bien superflu
de discuter encore, si l’on ne se trouvait en présence d’un fait toujours
subsistant à la honte du christianisme et de la raison. Aux théories
de ceux qui vantent la douceur de l’esclavage il oppose des faits que
tout le monde appréciera; à ceux qui disent que les esclaves sont
heureux, il oppose ce que les esclaves eux-mêmes en pensent : té-
moignages recueillis dans un livre curieux qui a été écrit, en quelque
sorte, sous la dictée des noirs réfugiés au Canada. M. Cochin examine
ensuite quels sont les moyens qui peuvent mener à l’abolition de
l’esclavage aux États-Unis. Il montre que l’abolition ne serait en
aucune sorte contraire à la constitution ; que le Congrès aurait le
droit de la prononcer pour l’Union tout entière ; que les législatures
particulières pourraient au moins le supprimer successivement
dans chaque État : mais en verrait-on jamais la fin? Aussi croit-il
que le meilleur mode serait l’abolition immédiate avec l’indemnité
que le droit strict ne commande pas, mais que l’équité réclame.
II ne nie pas que la transition ne soit plus difficile et la crise plus
grave dans un pays où tant de bras sont retenus en servitude, où tant
d’espace est ouvert à la liberté. Mais, si nulle part il n’y a plus d’es-
claves, nulle part aussi il n’y a plus d’ émigrants, de ces émigrants
volontaires qui ne se détournent des États du Sud que parce qu’ils
y trouvent l’esclavage ; et, du reste, au mal possible et, dans tous
les cas temporaire, de l’abolition, il oppose les inévitables consé-
quences du maintien de l’esclavage : « La religion profanée, anéan-
r.’ÉMANCIPATION ET L’ESCLAVAGE.
lie; la première république du monde déshonorée ; au sein d’un
grand peuple libre, la décadence certaine, la séparation imminente,
l’extermination possible. »
Mais ce n’est plus dans ces termes que la question est posée au-
jourd’hui. Le sanglant drame de Harper’s P’erry l’a transportée sur
un autre terrain; et le vieux Brown, pendu comme en trophée par les
partisans de l’esclavage qu’il attaquait à force ouverte, a remué, du
haut de son gibet, les cœurs de tous les citoyens attachés à la cause
dont il a été le martyr. C’est lui qui a ramené tous les esprits des
hommes du Nord à cet oubli de leurs divisions de partis, à cet accord
parfait, d’où est sortie l’élection du président Lincoln. On sait quelles en
ont été les suites. Sans attendre aucun acte d’agression, sans deman-
der d’autre prétexte, les États à esclaves se séparent, et la guerre est
ouverte entre ceux qui rompent l’Union et ceux qui la veulent main-
tenir. La grande question de l’émancipation se trouve par là forcément
engagée : comment et après quelles vicissitudes sera-t-elle résolue?
Nul ne le peut dire. Mais, grâces à Dieu, l’esclavage ne peut rien
gagner à cette lutte. La victoire du Nord, c’est la destruction de cet
odieux régime. La victoire du Sud n’en serait pas la consécration; elle
ne serait qu’un ajournement où s’aggraveraient toutes les difficutés.
Quant à la séparation, ce serait la suppression de tous les compro-
mis que les États à esclaves n’ont pas même jugés suffisants pour
maintenir l’esclavage : on verrait alors combien de temps, sans ces
lois honteusement protectrices, durerait une confédération fondée
sur l’esclavage, en présence des États restés fidèles à la loi comme à
l’esprit de leur première institution.
M. Cochin n’a pas voulu terminer son livre sans parler plus spécia-
lement de la traite, cette institution universellement proscrite au-
jourd’hui, mais si intimement liée à la théorie comme à la pratique
de l’esclavage. Si l’esclavage était cette excellente école que l’on dit,
cet apprentissage de religion et de travail, sources de toute civilisa-
tion, la traite rivaliserait avec l’œuvre de nos missionnaires, et les
traitants pourraient un jour revendiquer quelque place sur nos au-
tels! Il est bon de déchirer une dernière fois ce masque de philan-
thropie que prenait l'esclavage pour se faire accepter du temps pré-
sent. Après la traite, l’auteur revient encore sur l’immigration, cette
sorte de traite libre que les ruines amoncelées par l’esclavage ont
fait regarder comme un auxiliaire indispensable à l’affermissement
de l’ordre nouveau; mais en l’acceptant, il demande qu’on la sur-
veille et qu’on la dirige; il ne veut pas qu’elle ressuscite l’ancienne
traite dans ses violences et l’esclavage dans son immoralité.
Malgré l’importance des documents de toutes sortes si patiemment
Novembre 1861. 32
474
L’ÉMANCIPATION ET L’ESCLAVAGE.
recueillis et si utilement rapprochés dans ce livre, M- Cochin aurait
fait une œuvre incomplète si, en opposant l’esclavage et la liberté, et
en montrant l’accord de la raison, du droit et de l’intérêt pour justi-
fier et pour rendre général le passage de l’un à l’autre, il n’avait
indiqué la pensée qui doit présider à la transformation. Cette pensée,
ridée chrétienne, est celle qui l’a conduit lui-même à cette grave
étude, et elle domine dans tout son ouvrage; elle respire, sans avoir
besoin d’être exprimée autrement, dans ces lignes si vraies et si tou-
chantes :
« Une si longue étude serait une fatigue si elle ne réservait d’immenses
compensations. Il en est de l’affranchissement d’un esclave comme de l’é-
ducation d’un enfant; rien de plus monotone à suivre dans le détail; mais,
quand on voit que tant de soins fastidieux ont fait un homme, on ne regrette
rien de l’ennui qu’ils ont causé, .le ne me plains point de la peine qui m’a
conduit à des conclusions irréfragables, élevées, en dépit de dénégations
intéressées ou d’objections tirées d’observations partielles, à la hauteur de
vérités historiques.» (T.I, p. 385.)
C’est le christianisme qui assurera les destinées nouvelles de la
liberté, comme c’est lui qui a conduit à l’abolition de l’esclavage.
M. Cochin a voulu plus spécialement exposer cette origine et marquer
ce but d’abord dans son introduction, qui est elle-même un hom-
mage à M. le duc de Broglie, comme au plus digne modèle de l’abo-
litionniste chrétien; puis dans une conclusion étendue, sous ce titre:
le Christianisme et l’Esclavage. Ce livre, dans son ensemble, pourra
servir de pendant au beau rapport de celui à qui il est dédié; avec
cette différence pourtant, que l’un, venant, à la veille de l’émancipa-
tion, dresser le bilan de l’ancien régime colonial, n’est point à refaire :
il demeurera comme un monument élevé chez nous aux frontières de
l’esclavage et de la liberté; l’autre, au contraire, pourra toujours être
remanié avec profit, non qu’il s’agisse d’en changer les conclusions,
mais afin de les étendre et de les affermir par des résultats nouveaux.
Mais cela n’est pas refaire un livre, c’est en donner une édition nou-
velle. Puisse l’auteur, dans l’une des plus prochaines, être mis en
demeure de supprimer toute sa seconde partie, et, au lieu de mettre
en regard des colonies où l’esclavage est aboli les États où il subsiste
encore, n’avoir plus à constater partout que les heureux effets de
l’émancipation !
H. W ALLON.
MADEMOISELLE DE MONTPENSIER
ET LES PRÉCIEUSES.
La Galei'ie des portraits de mademoiselle de Montpensier, nouvelle édition avec
des notes, par M. Édouard de Barthélemy. Paris, Didier, 1860. — Précieux et
Précieuses, caractères et mœurs littéraires du dix-huitième siècle, par M. Ch.
L. Livet. Paris, Didier, 1860.
I
C’est, je crois, M. Rœderer qui, dans son Histoire de la société po-
lie^ a commencé la réhabilitation des précieuses. Depuis, cette thèse
a fait fortune ; l’hôtel de Rambouillet est devenu pour beaucoup de
lettrés et de savants une sorte de sanctuaire qu’on ne peut attaquer
sans passer pour profane. On a prétendu que ces réunions célèbres
avaient exercé sur la littérature française la plus heureuse influence,
que la langue leur devait sa grâce, l’esprit son élégance, le goût sa
pureté. On a su habilement diviser les précieuses en deux classes,
celles de la chambre bleue et des autres cercles aristocratiques, celles
de la bourgeoisie et de la province. On a volontiers abandonné les
secondes à Molière, et, une fois ce sacrifice accompli, on s’est cru
libre de voir les précurseurs du grand siècle et les modèles du bon
style dans les amis de l’illustre Arthénice et dans les familiers du sa-
lon de Mademoiselle.
Faut-il accepter aveuglément cet enthousiasme, qui me fait l’effet
d’être plutôt une passion d’antiquaire qu’un jugement de critique?
J’en doute f: on ne peut nier assurément que la finesse du sens litté-
raire n’ait fait quelques progrès durant cette période, que l’bôtel de
MADEMOISELLE DE MONTPENSIER
4l*i
Rambouillet n’ait contribué adonner au langage une certaine délica-
tesse. Dans cette mesure on est, il me semble, bien près de la réa-
lité. Mais aller au delà, et attribuer aux précieux et précieuses de la
chambre bleue, et plus tard du Luxembourg, l’honneur insigne d’a-
voir dégagé la littérature des entraves de la bai’barie, d’y avoir in-
troduit la grâce et l’esprit, n’est-ce pas s’exagérer singulièrement
l'importance d’une curiosité littéraire et mondaine? Tout cela,- en
somme, n’a-t-il pas été étonnamment surfait, et l’hôtel de Rambouillet
peut-il se vanter d’avoir formé l’élégance d’une langue qui était déjà
celle de Montaigne, d’avoir civilisé une poésie qui avait été illustrée
par Malherbe? J’avoue qu’il me serait difficile d’en convenir : je vais
plus loin, et demeure persuadé, même après tant d’éloquentes apo-
logies, que si l’esprit précieux a poli certaines aspérités du style,
on a payé bien cher ce progrès que le temps eût naturellement
amené. Fléchier, il est vrai, dans son oraison funèbre de l’abbesse
d’Hyères, fille de madame de Rambouillet, parle avec éloge de « ces
cabinets où l’esprit se purifiait, où se rendaient tant de personnes de
qualité et de mérite qui composaient une cour choisie, nombreuse
sans confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie
sans affectation. » Mais la Bruyère, qui n’est pas, comme Fléchier,
asservi aux formes du panégyrique, parle tout autrement de ces
mêmes réunions, et peint les précieux sous d’autres couleurs ; « Par
tout ce qu’ils appelaient, dit-il, délicatesses, sentiment et finesse
d’expression, ils étaient enfin parvenus à n’être plus entendus et à ne
s’entendre pas eux-mêmes. II ne fallait, pour servir à ces entretiens,
ni bon sens, ni mémoire, ni la moindre capacité : il fallait de l'esprit,
non pas du meilleur, mais de celui qui est faux, et où l’imagination a
trop de part. » Cette satire est bien sévère, sans doute : est-elle méri-
tée? Je le crains, si je considère d’abord les écrits notoirement admi-
rés par la coterie précieuse, les œuvres de Voiture, les tragédies de
Mairet, la Guirlande de Julie et les poésies de tant d’auteurs mainte-
nant peu connus , mais alors célèbres, ensuite l’enthousiasme que la
littérature italienne et espagnole du temps inspirait chez l’illustre Ar~
thénice et chez mademoiselle de Montpensier, enfin les traces que ce
genre d’esprit a laissées dans la littérature française.
Je parlerai plus loin et plus longuement du salon de Mademoiselle.
L’hôtel de Rambouillet a été le premier théâtre où la recherche, l’em-
phase, la métaphore ampoulée, la galanterie littéraire et la pointe,
aient reçu les applaudissements de la bonne compagnie. 11 n’en est pas
moins l’objet, aujourd’hui surtout, d’une admiration passionnée,
grâce à l’ingénieuse distinction dont nous avons parlé entre les vé-
ritables précieuses et les précieuses ridicules. Il ne faut pas, il est
vrai, les confondre : les premières étaient de bonne compagnie ; les
477
ET LES PRÉCIEUSES.
secondes, comme le dit Molière, « de mauvais singes qui méritent
d’être bernés. » Mais de ce que ces dernières ont exagéré certains
defauts, s’ensuit-il qu’il faille se dissimuler ces défauts eux-mêmes?
Je puis citer sur ce point un écrivain qui n’est pas suspect, M. Livet.
11 a consacré tout un agréable volume à l'éloge de l’holel de Ram-
bouilet et des précieuses, où il nous déclare avec une vénération
un peu forcée n’aborder le portrait de l’illustre marquise « qu’en
tremblant. » Libre à lui; mais il n’en avoue pas moins que « le goût
équivoque des ruelles engagea de plus en plus un grand nombre des
écrivains de ce temps dans une voie funeste dont il fut plus tard fort
difficile de sortir. » Il se garde bien, il est vrai, d’appliquer ce mot
dédaigneux de « ruelles » au sanctuaire d’Arthénice : il craindrait
trop d’être impie ; mais, comme c’était sous les yeux de cette divinité
que ce goût nouveau s’était consacré, était devenu une mode, il nous
est impossible de ne pas en faire remonter jusqu’à l’hôtel de Ram-
bouillet la triste responsabilité.
D’ailleurs, il y a un fait que je crois incontestable, et qui n’a pas
une médiocre importance dans la question, c’est le goût passionné
de la chambre bleue pour l’italien et l’espagnol. Ces deux langues,
dit encore M. Livet, « étaient alors nécessaires à l’honnête homme, à
l’homme du monde. » Auprès d’Arthénice et de la princesse Julie, on
s’extasiait devant les œuvres de Marini et de Gongora. Or il était
difficile de choisir deux auteurs dont l’influence fût plus pernicieuse
pour le goût. Marini n’avait d’autre but, selon ses propres expres-
sions, que de faire pâmer de surprise :
Che non sa far stupir vada alla striglia.
Et il réalisait d’avance l’idéal des femmes savantes :
On n’en peut plus, on pâme, on se meurt de plaisir.
Gongora était l’inventeur du style « culto, » qui est le père du style
précieux : Nacla vulgar^ telle est sa devise, fidèlement suivie par ses
disciples : « Ils laissaient au vulgaire, dit la Bruyère, l’art de parler
d’une manière intelligible. » L’hôtel de Rambouillet avait donc érigé
en règle le mot de Gongora, et en avait fait une tradition.
Je n’avance point ceci à la légère : on est frappé, en lisant Marini
ou Gongora dans sa seconde manière, des rapports qui existent entre
ce prétendu style « culto» et celui des écrivains précieux. Ce sont
les mêmes l'affinements, les mêmes expressions recherchées, la
môme affectation mythologique, le même déploiement de tournures
bizarres, de comparaisons, d’équivoques et de jeux d’esprit, si bien
478
MADEMOISELLE DE MONTPENSIER
qu’on en arrive en effet, comme disent les critiques, à ne les compren-
dre qu’avec peine. C’est dans ce style que Voiture écrit, non pas tou-
jours, il est vrai, mais trop souvent pour l’honneur de sa renommée;
c’est dans ce style que Ménage composait les sonnets italiens qu’il dé-
diait à Arthénice, et où il comparait les yeux de la marquise à l’étoile de
l’amour; enfin que les divers auteurs de la Guirlande de Julie faisaient
parler les fleurs à leur belle souveraine. Ne retrouve-l-on pas cette
manie de la pointe, de la louange emphatique, des expressions con-
tournées, dans les diverses pièces de ce recueil écrit par les plus
beaux esprits de l’hôtel?
La rose, en face de Julie, imagine de s’écrier :
Devant ce teint d’un beau sang animé
Je n’apparais que pour ne plus paraître.
Le narcisse, heureux de rencontrer une idée ingénieuse, ajoute :
Ce n’est plus moy, c’est vous que j’ayme.
Le lis, tout aussi galant, mais plus fier, ne souhaite pas moins que
la royauté à l’incomparable Julie :
Pour rendre ce qu’on doit aux lys de ton beau teint.
Il t’en faut mettre sur la tête !
Et l’héliotrope, dégoûté désormais de l’astre vers lequel il se tourne
d’ordinaire, rend hommage à un astre plus beau :
Je quitte le soleil des deux
Pour suivre celui de la terre.
Philinte, peut-être, aurait dit ici :
Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont mises !
Mais je doute fort qu’elles eussent plus charmé Alceste que le sonnet
d’Oronte, Oronte, un échappé de l’hôtel de Rambouillet, où cer-
tainement il aurait obtenu le plus brillant succès. Je ne sais pas ce
que louaient les « mauvais singes » des « véritables précieuses, »
mais voilà ce qu’on portait aux nues dans la chambre bleue.
Pour ma part, je reconnais là les plus mauvais côtés du style italien
et espagnol de l’époque : sans doute, ce n’est pas l’hôtel de Ram-
bouillet qui a imaginé d’imiter ce genre d’esprit équivoque; mais
il faut reconnaître que les hôtes de la marquise lui ont donné chez
ET LES PRÉCIEUSES.
479
nous droit de cité, grâce à l’influence que leur naissance illustre,
la haute position qu’ils occupaient dans le monde, exerçaient sur les
contemporains. Lorsque je lis dans Marini ou dans Gongora les
façons de dire chères à la chambre bleue, les yeux comparés à
« deux soleils, » les œillets nommés les « rubis printaniers d’avril, »
les bergères, des « roses vêtues, » et autres locutions pareilles, il est
évident pour moi que ce sont là les modèles des écrivains dont on a
longtemps imposé les œuvres à l’admiration des gens du monde. Oui,
l’hôtel de Rambouillet est italien et espagnol de la mauvaise époque.
Par le sentiment et par les idées, rarement il est français. Il a usé
de la redoutable puissance de la mode pour inoculer chez nous le
faux, le maniéré, pour nous enseigner je ne sais quelle mythologie
empruntée aux écarts les plus ridicules d’imaginations étrangères,
pour égarer bon nombre d’excellents esprits dans la voie des inven-
tions puériles, hors du bon sens et de la vérité; il s’est fait le centre
de cette littérature galante contre laquelle nos plus grands écrivains
ont eu à lutter et qui n’est pas sans avoir laissé quelques taches sur
leurs plus belles œuvres. Molière, qui aurait redoutéd’attaquer de front
une tradition représentée alors par tant de hauts personnages, et qui
s’en défend dans la préface des Précieuses avec plus d’adresse que de
sincérité, a toujours réagi contre elle. Lorsque Oronle vient lire son
sonnet, certainement, quoi qu’on en ait dit, Alceste n’est pas Montau-
sier, car Montausier avait commis lui-même une trop grande quantité de
sonnets pareils pour les traiter si rudement de « sottises. » Alceste est
le bon goût outragé par des productions que la chambre bleue aurait
certes louées de son temps. Trissotin aurait recueilli pour son « nou-
veau-né » autant d’éloges auprès d’Arthénice qu’ auprès des femmes
savantes, et qui sait même s’il n’y avait pas, au fond de la pensée de
Molière traçant le portrait de Philaminte et d’Armande, quelque vague
ironie et quelque irrespectueux souvenir?
Je ne puis donc partager l’admiration générale pour l’esprit de
rilôtel de Rambouillet. Peut-être suis-je sacrilège, mais je crois qu’il
eût été heureux pour la littérature française que ces réunions n’eussent
jamais eu lieu. On aurait su un peu plus tard qu’il faut prononcer
Rome et non Roume, homme et non pas houme, mais j’ose espérer
qu’avec le temps un tel progrès eût été réalisé. Il existerait beaucoup
moins de sonnets, de dizains et de madrigaux, Molière n’aurait peut-
être pas écrit Mélicerte, la carte de Tendre n’eût peut-être jamais été
inventée, les jeunes premiers de Racine n’auraient pas tourné avec
tant d’élégance des compliments à leur princesse, le César de la Mort
de Pompée n’aurait pas demandé à Antoine :
Avez-vous vu cette reine adorable ?
480
MADEMOISELLE DE MONTPENSIER
Et Antoine n’aurait pas répondu :
Oui, seigneur, je l’ai vue : elle est incomparable.
Voilà, j’en conviens, les belles choses que nous aurions à regretter,
car elles sont bien évidemment dues à l’influence de l’hôtel sur le pu-
blic et sur les gens de lettres. Eh bien, quant à moi, je me résigne-
rais à’ ces pertes, quelque grandes qu’elles soient sans doute, et suis
frès-persuadé que nous n’aurions pas perdu autre chose.
H
Je suis inexact ici : nous aurions encore perdu les portraits.
Mademoiselle de Montpensier, lassée de ses mécomptes politiques,
cherchait à se consoler, avant de songer à Lauzun — nous sommes en
1658 — par le goût des arts et de la littérature. Bien que ce goût ne
fût pas parfaitement éclairé, il faut lui en savoir gré, car en somme,
et dans une certaine mesure, il sied bien aux femmes et particuliè-
rement aux princesses. « Sa petite cour, dit M. le duc de Noailles
dans son Histoire de madame de Maintenons avait été l’un des centres
du bel esprit. Ce fut elle qui inventa, au milieu de son cercle presque
entièrement composé du grand monde, le genre des portraits, qui de-
vint fort à la mode. » Ce genre, qui avait été inconnu à l’hôtel de Ram-
bouillet, naquit néanmoins sous l’influence de l’esprit précieux qui
avait survécu au salon d’Arlhénice. Depuis longtemps, il était, si j’ose
le dire, en puissance dans la société. D’une part, au fond l’esprit pré-
cieux était éminemment descriptif; d’autre part, il était extrêmement
répandu parmi des gens qui, sans cesse réunis, n’avaient rien de mieux
à faire que de s’étudier, de s’analyser les uns les autres. L’avénement
de ce genre n’eut donc rien d’inspiré, il réalisa au contraire bien des
aspirations confuses, il favorisa des inclinations préconçues. Aussi
fut-il compris sur-le-champ et accepté avec enthousiasme. C’était
pour l’esprit précieux une occasion longtemps attendue de déployer
ce luxe de comparaisons, d’épithètes, d’antithèses, ces tours de phra-
ses prétentieux, ces rafiinements de galanterie empruntés à l’Italie et
à l’Espagne, dont les gens du monde usaient jusqu’alors seulement
dans la conversation, et qu’ils furent heureux de pouvoir, à leur tour,
aussi bien que les écrivains autorisés alors, déposer dans de petits
ouvrages admirés. C’est pourquoi, selon les expressions de M. Victor
481
ET LES PRÉCIEUSES.
Cousin, ce genre devint « toute une littérature, » conserva droit
de cité à la cour pendant une partie du grand siècle, se mêla même
aux œuvres littéraires, fut, entre autres, cultivé avec talent par ma-
demoiselle de Scudéry, obtint enfin une vogue si durable, qu’on le re-
trouve, plus de trente ans plus tard, là où l’on ne supposerait guère
qu’il eût pu pénétrer, — parmi les divertissements des élèves de Saint-
Cyr, avant l’austère réforme de 1692. Chacun voulut avoir son portrait
de sa propre main ou de la main de ses amis ; on se décrivait récipro-
quement; on s’envoyait ces productions, qui ne coûtaient ni beaucoup
de temps ni beaucoup de peine ; on échangeait complaisamment ces
études, qui, faites d’après nature, auraient pu être intéressantes, mais
dont, par malheur, l’esprit des ruelles affadissait le sens et dénaturait
les formes. Cette mode, naturellement, descendit de le cour à la ville,
et de même qu’aulrefois les fantaisies de l’hôtel de Rambouillet avaient
été exagérées par les précieuses de la bourgeoisie et de la province,
des mains inhabiles et des esprits moins élégants s’exercèrent à leur
tour dans le portrait. Il n’y eut si petite bourgeoise lettrée qui ne vou-
lût avoir le sien et qui ne prît sur les soins de sa maison le temps de
l’écrire. On vit naître partout ces écrits futiles, absolument comme
aujourd’hui les innombrables photographies que toute personne un
peu versée dans le monde a reçues par douzaines. Mais il faut avouer
que, sur ce point, le dix-septième siècle avait plus de coquetterie que
le nôtre : tandis qu’aujourd’hui nous présentons fièrement à nos amis
ce que j’ai bien de la peine à ne pas nommer notre caricature; au
dix-septième siècle, la galanterie, ce peintre bien appris, embellissait
toutes les physionomies qu’elle se plaisait à décrire. On ne reconnais-
sait pas aisément, il est vrai, la personne qui avait posé pour le por-
trait, mais, j’ai regret de le dire, nos photographes, bien souvent,
n’évitent point ce défaut-là, et du moins, tandis qu’une collection de
nos caries de visite donne une triste idée de la beauté moderne, la
collection de portraits du dix-septième siècle que j’ai sous les yeux
nous présente un assemblage heureux de grâces et de perfections.
Laquelle vaut mieux de ces infidélités?
La petite cour de Mademoiselle, où ce genre était né, prit un
grand plaisir à cette nouveauté ; ce fut à qui écrirait son portrait
ou celui des autres, et bientôt un recueil manuscrit se trouva
composé. Segrais, secrétaire de la princesse, « espèce de savant,
disait-elle, tourné vers le bel esprit, » fut chargé de le faire im-
primer. On sauva, il est vrai, les apparences , et Segrais parut
avoir pris, de son chef, la belle résolution de publier le manuscrit.
Cette collèction ne fut tirée d’abord qu’à trente exemplaires, mais
elle tomba bientôt dans le domaine public ; elle était un type, un
modèle, l’expressioii la plus parfaite d’un genre cher à la mode; les
i82
MADEMOISELLE DE MONTPENSIER
éditions s’en multiplièrent. Depuis longtemps, toutefois, ce recueil
était oublié. M. Ed. de Barthélemy en a donné une édition nou-
velle, où il cherche à lever l’incognito de la plupart des person-
nages ; il faut lui savoir gré d’efforts souvent heureux : un travail
sérieux sur les écrivains du temps lui a été nécessaire pour déter-
miner au juste tant de noms incertains. Quelques portraits cependant
ont résisté à ses recherches ; il avait, il est vrai, fréquemment
deux anonymes à connaître, l’auteur du portrait et la personne
que l’auteur a voulu peindre. On doit regretter ces lacunes, bien que,
le plus souvent, l’indication d’un nom à peu près inconnu présente
peu d’intérêt, et qu’au fond il nous soit parfaitement indifférent que
telle ou telle dame qui évidemment n’a pas laissé trace dans l’his-
toire ait eu les yeux noirs ou bleus et se soit vu peindre par un
ami également inconnu. Mais il y a çà et là certains portraits
sous lesquels on pressent une individualité plus ou moins célèbre,
dont le style accuse un écrivain habile et dont les noms ont échappé
à la patiente investigation de M. de Barthélemy. Peut-être une étude
plus longue encore et plus suivie eCit-elle triomphé de ces résistances,
et ce qui me le fait croire, c’est la singulière distraction que j’ai re-
marquée en deux endroits du livre, au portrait de la comtesse de
Fiesque, dont M. de Barthélemy confesse ignorer l’auteur, au por-
trait de la comtesse de M. G., qu’il déclare ne pas reconnaître, et
dont le peintre a également déjoué la sagacité. Or le dernier de ces
portraits se trouve, presque mot pour mot, bien que moins développé,
dans l’Histoire amoureuse de Bussy-Rabutin, et la comtesse de M. G.
n’est autre que la trop fameuse madame de Monglas. Quant au pre-
mier, quelques expressions se rapportent trop exactement à l’un des
passages du même livre, pour qu’on puisse hésiter à lui attiâbuer le
même auteur. M. de Barthélemy a montré beaucoup de pénétration
en disant que ces deux portaits littéraires lui semblent de la même
main. Ils sont de la même main en effet; mais il fallait aller plus loin
et reconnaître Je trait tin, l’expression nette, le tour dégagé du style
de Bussy.
III
Il y a dans cette Galerie de mademoiselle de Montpensier, des por-
traits de deux sortes. Les uns sont faits par les personnes elles-mêmes
qu’on y voit représentées, les autres sont l’œuvre de l’amitié. Nous
parlerons d’abord des premiers, et, avant tout, un mot de Segrais,
dans la préface du volume, exige une courte réfutation. Le secrétaire
ET LES PRÉCIEUSES.
483
de Mademoiselle, enthousiasmé, comme un courtisan bien élevé doit
l’être en présence des fantaisies qui charment une princesse, se livre
à un pompeux éloge de cette mode nouvelle. S’il s’était borné à nous
apprendre que « le plus long de ces ouvrages n’a jamais coûté à son Al-
tesse royale plus d’un quart d’heure,» tout en songeant au mot d’Oronte,
prononcé sur le théâtre huit ans plus tard, et emprunté peut-être à ce
panégyrique, nous n’aurions pu raisonnablement nous plaindre que
son Altesse ou ses collaborateurs aient employé plus de temps à un
tel divertissement. Si le même Segrais s’ était borné à nous représenter
ces portraits comme un jeu de salon curieux pour des amis et désireux
seulement de plaire un instant à l’oisiveté élégante des gens d’esprit,
nous n’aurions qu’à applaudir sans réserve à ce plaisir, après tout
fort innocent. Mais l’imprudent secrétaire va plus loin: dans son avis
au lecteur, il le prévient qu’il faut voir autrement les choses et leur
attribuer une importance toute particulière. Ces portraits, dit-il, «dé-
.couvrent l’intérieur et s’attachent à l’àme. On peut les appeler des
historiens en raccourci, des abrégés de notre vie et des espèces de
confessions générales, s’il m’est permis de me servir de cette compa-
raison. » Oh ! non, certainement, cette comparaison ne saurait ici lui
être permise, et pas davantage la transformation d’un amusement
frivole et superficiel en oeuvres psychologiques ou historiques. Il n’y a
malheureusement pas, sauf dans trois ou quatre portraits vraiment
remarquables et dont je parlerai plus loin, trace de psychologie dans
tout le recueil. Quant à l’histoire, cette muse sévère se soucie peu du
plus grand nombre de personnages qui prétendent à l’insigne hon-
neur de poser devant elle : enfin, quant à la confession générale,
comme les peintres de leurs amis sont gens qui savent vivre, ils ont
soin de ne rapporter que des sujets de louange, et, comme les pein-
tres d’eux-mêmes s’admirent naïvement, ils ne confessent guère que
leurs bonnes qualités ou ces défauts qu’on aime souvent plus que des
vertus. Us avouent quelque chose, il est vrai, mais sans le vouloir;
c’est, s’il est possible d’employer ici des mots un peu sérieux pour un
tel badinage, leur amour-propre et leur vanité. Écartons donc entiè-
rement l’appréciation maladroitement complaisante de Segrais. 11 ne
s’agit que de productions légères dues à une coquetterie ou à une
galanterie gracieuse parfois, mais fade souvent. La critique doit trai-
ter en se jouant de pareilles bagatelles, qui n’ont ni attrait philoso-
phique ni attrait historique, et demeurent seulement un indice cu-
rieux d’un certain ton, d’une certaine manière de dire, d’une certaine
tradition littéraire qui, après avoir survécu à l’hotel de Rambouillet,
devaient garder longtemps encore, au sein d’une cour polie, une
influence réelle sur les esprits.
L’abbesse de Caen, Éléonore de Rohan, en commençant à écrire
4S;4
MADEMOISELLE DE MONTPENSIER
son portrait, que Mademoiselle lui avait demandé, expose avec autant
d’esprit que de sens le défaut essentiel du genre : « Je suis prévenue,
dit-elle, que nous sommes de forts méchants juges de nous-mêmes,
qu’il n’y a point de défaut si universel que celui de se méconnaître,
que nous avons beau avoir des miroirs fidèles, notre amour-propre
en gâte les plus pui es glaces. » Ce jugement, qui est une condamna-
tion évidente du genre au nom de la sincérité, était, paraît-il, dans
l’esprit de bien des gens, en dépit de l’engouement qui avait accueilli
la nouvelle mode, car je le retrouve exprimé plus en détail par l’au-
teur du portrait de madame de la Calprenède ; « Ce qui me semble
admirable dans ce nouveau genre d’écrire, dit-il, c’est que ceux qui
pensent faire leur portrait s’attribuent tout ce qu’ils ont ouï dire de
beau ou pour les lumières de l’esprit ou pour les nobles sentiments
du cœur. Le moindre petit écolier se sent, dit-il, généreux, chaud
ami, libéral, éclairé plus qu’il ne paraît, et la moindre petite femme
assure qu’elle aime ses amis avec une constance inébranlable, qu’elle
hait la médisance et la coquetterie plus que la mort, et qu’elle ne con-
naît dans son cœur nul mouvement d’envie et d’avarice. Enfin, tous
les hommes sont des Catons ou des Césars pour le moins, et les femmes
des Lucrèces ou des Octavies. » Voici du moins un auteur qui ne se
fait pas d’illusion! Mais les peintres de leur propre physionomie ne
couraient pas seulement le risque de se flatter prodigieusement, ce
qui ne les eût que médiocrement inquiétés : madame de Motteville as-
sure avec quelque malice « n’avoir jusqu’à cette heure guère vu de
ces portraits par lesquels il lui fût facile de reconnaître l’original. »
N’être pas reconnu, c’est un écueil sans doute, mais la malignité du
public allait plus loin encore, et je rencontre dans un autre auteur
cet arrêt redoutable : « C’est une entreprise bien délicate que de par-
ler de soi-même. Ce qu’on en dit de mal (avouons que ce point-là n’a
guère lieu d’effrayer les belles précieuses), ce qu’on en dit de mal est
facilement persuadé; mais les choses avantageuses attirent la raille-
rie et ne gagnent la créance de personne. » Ce mot est assurément
d’un misanthrope, mais, je ne sais comment, il est vrai, et la postérité
pense comme il prétend que pensaient alors les gens du monde.
Toutefois, on le doit reconnaître, il semble que ces auteurs de por-
traits personnels n’aient guère redouté le ridicule, car il est impos-
sible de se vanter avec une plus merveilleuse naïveté. Il en est « jus-
qu’à trois que je pourrais citer, » qui essayent de montrer quelque
impartialité, sans se soucier du danger de « persuader trop facile-
ment. » Madame de la Trémouille, par exemple, l’avoue avec ingé-
nuité ; « Ma taille s’est courbée par l’âge et par la négligence ; » il
est vrai qu’elle garde encore une coquetterie rétrospective, et qu’elle
a grand soin d’ajouter en manière de correctif : « ma taille... que
ET LES PRÉCIEUSES.
485
j’avais belle;... mon teint, continue-t-elle, qui était blanc et délié,
s’est jauni par mes maladies... mes dents, qui étaient assez blanches,
se sont noircies, » et enfin, impitoyablement véridique, elle termine
ce crayon en disant : « La petite vérole a achevé la laideur de mon nez.»
C’est ainsi que la Palatine parlera d’elle-même quarante ans plus tard,
en envoyant son portrait à ses amis d’Allemagne; mais l’exemple de
madame de la Trémouille, on le devine aisément, ne fut point conta-
gieux. J’ai encore sous les yeux un autre échantillon de modestie,
mais celui-là est loin d’être aussi édifiant : mademoiselle Desjardins,
une précieuse fort célèbre alors, paraît-il, parle d’elle-même avec la
complaisance du Cléonte du Bourgeois Gentilhomme défendant Lucile
contre les plaisantes accusations de Covielle : « Elle a les yeux petits,
dit le valet. — Cela est vrai, répond l’amant, mais elle les a pleins
de feu. — Elle a la bouche grande, reprend Covielle. — Oui, dit Cléonte,
mais on y voit des grâces qu’on ne voit point aux autres bouches. »
Mademoiselle Desjardins, et c’est là une nuance agréable d’un spiri-
tuel amour-propre, se décrit presque dans les mêmes termes : « J'ai
la physionomie heureuse, dit-elle... les yeux petits, mais pleins de
feu... la bouche grande, mais les dents belles pour ne pas rendre son
ouverture désagréable. » Voilà une sincérité qui n’est point du tout
périlleuse, et c’est de l’adresse, vraiment, que d’avouer des défauts
que tout le monde voit, lorsqu’on sait leur donner, grâce à la com-
plaisante conjonction « mais, » une aimable tournure. J’ai bien encore
sous les yeux la modestie de Linière, l’athée de Senlis, que Boileau
appelait brutalement
De Senlis le poëte idiot,
et qu’on nomme dans les portraits « monsieur de Lignière. » Mais cette
modestie-là ne lui servira guère, je suppose, pour le salut de son âme.
11 est en vérité de mœurs très-légères, inconstant, infidèle, médio-
crement pieux, mais quoi... ce sont vices à la mode, et qu’il confesse
avec un sourire sur les lèvres... ces lèvres aussi vermeilles, nous
apprend-il, « que celles de la belle Philis, » ce qui ne nous apprend
pas grand’chose.
C’est à peu près là ce que j’ai pu trouver de plus beau, en fait de
modestie, dans ce recueil, car je n’appelle pas de ce nom deux on
trois peintures grotesques, comme celles du marquis de R*** ou de
madame de la Grenouillère. Il y a là un parti pris de cynisme Ibrt
dégoûtant qui ressemble à une plaisanterie de mauvais goût, et snr
quoi on ne peut insister. Mais quant aux autres personnages, ils sont
satisfaits d’eux-mêmes avec une curieuse naïveté. La marquise du
Fresnoy nous déclare qu’elle a « le port haut, l’abord sérieux et dou\,
486
MADEMOISELLE DE MONTPENSIER
l’air fier sans l’avoir mélancolique, le teint blanc, uni, et animé de ce
bel incarnat qui anime les roses, » puis, dans son imperturbable sé-
rénité, elle ajoute : « Je suis d’un éclat, sans vanité, à parer assez
bien une portière au Cours et un fauteuil dans une assemblée. » Sans
vanité n’est-il pas charmant? mais voici qui est mieux encore, et la
trop aimable marquise proclame que « ses yeux sont vifs et pleins
d’un feu qui n’est pas moins beau qu’il est dangereux. >» Une autre
reconnaît ingénument « que ses yeux sont aussi beaux que des yeux
le peuvent être. » Après cela, il semble qu’il n’y ait plus, comme on
dit, qu’à tirer l’échelle; mais voici venir une « dame de condition
de la ville de Caen, » qui voit « quelque chose de magnifique et de
superbe dans la grâce de toute sa personne. » Madame de Châtillon
« est tellement satisfaite de sa personne et de son humeur, qu’elle
ne porte envie à qui que ce soit. » Elle aurait cependant, paraît-il,
quelque chose à envier sur la question de la vertu; mais ce sont là
réflexions médisantes des chansonniers et des Mémoires contempo-
rains, et l’on se garde bien d’être si impertinent vis-à-vis de soi-même.
M. de Beuvron se trouve « de l’esprit comme un démon, » et, s’il met
les enfers à contribution pour se louer, mademoiselle de Mélac, mieux
inspirée, se contente d’y mettre le ciel, et d’avouer que « ses yeux
brillent d’un feu divin. » Aller plus loin serait difficile, et, pour ne
point être monotone en manquant d’ailleurs aux règles de la progres-
sion, il faut que sur ce point-là, négligeant les innombrables louan-
ges plus banales dont s’accable la foule, nous n’en disions pas da-
vantage.
Je voudrais cependant m’arrêter devant deux portraits charmants
comme travail et comme style, celui de mademoiselle de Montpen-
sier et celui de la Rochefoucauld, par eux-mêmes. On y voit claire-
ment, outre infiniment d’espiât, la confirmation de cette parole de
madame Eléonore de Rohan que je citais tout à l’heure : « Nous
sommes de fort mauvais juges de nous-mêmes. » Croirait-on qu’au
milieu de beaucoup d’éloges, fort élégamment tournés du reste, dont
Mademoiselle ne craint pas de s’accabler, on y trouve cette prétention
singulière : « Je n’ai point l’âme tendre. » Il faut que la fille de Gaston
ne se soit pas très-attentivement étudiée, ou bien que ce soient là de
ces choses dont il ne sied pas de se vanter trop tôt. Patience : Lauzun
va venir, et madame de Sévigné, l’historien ému et émouvant de cette
aventure, s’inscrira en faux contre cette prétendue insensibilité :
« Elle me parla avec tendresse du mérite et de la reconnaissance de
M. de Lauzun ; elle me parut transportée de joie de faire un homme
bien heureux... elle était aise de parler à quelqu’un, son cœur était
trop plein. » Un peu plus loin. Mademoiselle ajoute : « Je ne suis
point intrigante ; j’aime à savoir ce qui se passe dans le monde,
ET LES PRÉCIEUSES. 487
plutôt pour m’en éloigner que par l’envie de m’en mêler. » Voilà
qui va fort bien sans doute et cela plaît à dire. Mais que penseront
ceux qui ont lu ses Mémoires, et qui l’ont vue « mêlée » au contraire,
et fort indûment, à la plupart des épisodes de la Fi’onde, cherchant trop
peu à « s’en éloigner, » et « escaladant la ville d’Orléans, comme
s’écrie Scarron^ enthousiasmé, avec ses deux dames d’honneur,
Deux jeunes et belles comtesses.
Ses deux maréchales de camp,
dit à son tour la muse historique de Loret, reprenant le mot de Mon-
sieur lorsqu’il écrivit aux deux héroïnes qui suivaient sa fille, mes-
dames de Fiesque et de Frontenac?
Chez Mademoiselle, ces prétentions ne sont évidemment qu’un caprice
passager : elle écrit en consultant beaucoup moins son naturel que son
inspiration du moment. Ce portrait est de fantaisie, et peut-être huit
jours plus tard, si elle avait voulu en écrire un autre, celui-ci eût
été fort dissemblable de celui-là. Mais elle est tout à fait franche dans
son erreur : sa tête impétueuse et légère se persuade aisément et vite
ce qu’il lui plaît de croire, et l’on ne peut accuser Mademoiselle que
d’une étourderie innocente. Mais pour la Rochefoucauld, c’est autre
chose; il a très-longuement médité les quelques pages qu’il intitule
son portrait; il n’a rien écrit à l’aveugle, et, s’il n’est pas toujours vé-
ridique, son artifice, comme dirait Saint-Simon, est profondément
« pourpensé. » llâtons-nous de reconnaître, toutefois, qu’il a bien trop
d’esprit pour se louer avec emphase : il fait bon marché de sa figure,
avoue sans détour qu’il a les yeux « petits et enfoncés » que son nez
« est grand et descend un peu trop bas. » Mais, qu’on ne s’y trompe
pas ; ce n’est là chez lui qu’une prétention; il trouve bienséant, pour
un homme tel que lui, d’avoir l’air préoccupé de choses plus graves,
dédaigneux de telles misères auxquelles, du reste, il ne connaît rien :
« On m’a dit autrefois que j'avais un peu trop de menton; je viens
de me tâter et de me regarder dans un miroir pour savoir ce qui en,
est, et je ne sais pas trop bien qu’en juger. Pour le tour du visage, je
l’ai en carré ou en ovale; lequel des deux, il me serait fort difficile
de le dire. » IN’est-ce pas bien affecté pour être sincèrement modeste?
La Rochefoucauld, comment dirais-je, me semble avoir eu, en écri-
vant ces curieuses pages, l’intention de « poser » devant ses contem-
porains et devant la postérité. Beaucoup d’autres, sans doute, s’a-
dressent de plus grands éloges, et ne se reconnaissent pas tant de dé-
fauts ; mais le philosophe qui a écrit les Maximes se garde bien de
* Dernières œuvres de Scarron. Paris, 1701, I, i.
488
MADEMOISELLE DE MONTPENSIER
cette emphase banale; d’abord, il sait combien celte coquetterie pué-
rile obtient peu de créance parmi les gens sensés ; ensuite, et surtout,
son imagination chagrine n’avait point placé son idéal dans les hautes
régions de la beauté et de la vertu. Lors môme qu’il n’eût pas redouté le
rire et les indiscrétions de ses contemporains, il n’eût pas tenu à pa-
raître sous des traits irréprochables, et préférait de beaucoup un cer-
tain type moyen, plus original que la perfection, plus acceptable
comme fidèle, et, à ses yeux, tout aussi flatteur pour l’amour-propre.
Il trace donc de lui-même un portrait fort habile où il môle avec un
art singulier ce qu’il a vu en effet dans son cœur et ce qu’il prétend
y faire voir aux autres; où il est, à la fois, très-faux et très-sincère,
caressant les défauts réels dont il est fier, tantôt avec une sereine
complaisance, tantôt avec une sorte de confusion souriante qui ne
coûte rien à la vanité, affirmant avec une imperturbable assurance
les vertus qu’il s’attribue, jetant sur tout cela je ne sais quelle appa-
rence de modestie qui fait croire à la fois, — et c’est son but, — aux
qualités dont il est jaloux et aux vices confessés par son humilité
équivoque. Il croit faire tout passer d’un bloc, à la faveur de ce ma-
nège, et, sans avoir jamais l’air d’ écrire un panégyrique, il présente
à ses amis et à la postérité le portrait, sincère ici, là mensonger,
qui satisfait son ambition bizarre.
Malheureusement pour lui, il est trop connu par les Mémoires du
temps et les nombreux travaux dont il a été l’objet, pour que la cri-
tique puisse être sa dupe. Lorsqu’il nous affirme « que l’ambition ne
le travaille point, » ce patelinage nous fait sourire. L’histoire impar-
tiale est là qui dit le contraire et démontre son dire. Lorsqu’il pro-
clame superbement « aimer ses amis, et d’une telle façon, qu’il ne
balancerait pas un moment à sacrifier ses intérêts aux leurs, » nous
demeurons seulement étonnés d’une si prodigieuse audace. Combien
j’excuse davantage ces jeunes femmes dont j’ai parlé, qui ne peuvent
se résoudre à n’ôtre pas l’idéal du beau et de la grâce ! Mais que le
grand moraliste, après s’être, selon ses propres expressions, « assez
étudié pour se bien connaître, » s’adresse un éloge si peu mérité,
comme je ne puis croire à une illusion, il me faut admettre là un
parti pris de tromper les autres. Quant aux défauts qu’il avoue,
comme celui, par exemple, « d’exprimer assez mal ce qu’il veut dire, »
il est impossible de ne se pas rappeler cette pensée, si bien exprimée
au contraire dans le livre des Maximes : « La modestie qui semble
refuser des louanges n’est en effet qu’un désir d’en avoir de plus
délicates. » En cette rencontre, l’excès d’adresse se laisse trop aperce-
voir; mais la Rochefoucauld va plus loin, et, avec la plus originale
hypocrisie, il transforme un vice, l’insensibilité du cœur, en vertu,
et condescend jusqu’à se confesser ingénument de n’avoir pas encore
ET LES PRÉCIEUSES. 48»
pu en ^reni^ sur ce point à la perfection nécessaire. Il sait bien
« qu’il faut se contenter d’avoir de la pitié, et se garder d’en avoir; »
mais quoi? il est assez faible pour ne pouvoir encore atteindre un si
admirable idéal. Étrange tour de passe-passe devant lequel il est dif-
ficile de garder son sérieux. On est stupéfait en lisant ce curieux pas-
sage où l’auteur, avec une incroyable dextérité, joue avec toutes les
idées reçues, se loue en paraissant se blâmer, et, aussi sévèrement
que s’il était de bonne foi, blâme en lui ce qui mérite des louanges.
On peut rassurer toutefois cette pieuse inquiétude : sa conscience est
ici vraiment trop délicate et ce scrupule est vain. Dans ce cas ou ja-
mais, il aurait pu se vanter de la plus complète vertu, et personne
n’aurait été même tenté de le contredire.
IV
Il est difficile, on le voit, d’ajouter foi aux portraits écrits par les
modèles eux-mêmes ; trouve-t-on plus de véracité dans ceux qui sont
dus à la plume des amis du modèle? Certes, si ces portraits avaient été
destinés à rester cachés dans le secrétaire, de leur auteur, quelque
vive qu’eût été l’amitié dans le cœur du peintre, on y rencontrerait
des traits de mœurs curieux, de fines critiques, des appréciations sé-
vères peut-être mêlées aux éloges que le sentiment aurait dictés. Mais,
ici, on écrivait ces légers ouvrages soit pour les lire au milieu d’un
cercle où se trouvait la personne représentée, soit pour les lui en-
voyer comme un gage d’affectueux souvenir. La politesse, et plus
souvent la galanterie, imposait donc d’ingénieux mensonges ou des
exagérations non moins ingénieuses. L’auteur, obligé d’être avant tout
agréable à son modèle, ne tient pas à savoir au juste la vérité, et,
quand il la sait, il a bien soin de la taire dès que le bon goût l’or-
donne. C’est pourquoi très-peu de physionomies se détachent sur ce
fond uniforme de perfections. Quant au style, il est quelquefois élé-
gant, mais le plus souvent l’expression ne s’adapte pas exactement à
l’idée, et la phrase est embarrassée. Quelques-uns de ces portraits
cependant, et j’en parlerai plus loin, "dus à des plumes exercées, sont
de nature à nous satisfaire ; ce sont des joyaux qui ont leur prix et
qui plaisent d’autant plus que le ton général du recueil est plus fai-
ble et plus languissant.
Vraiment cette galanterie est bien fade ; il faut que ces gens d’es-
prit,— car il yen avait beaucoup dans la bonne compagnie d’alors, —
NoYEsiniiE 1801.
490
MADEMOISELLE DE MONTPENSIER
aient été singulièrement subjugués par de funestes traditions pour
n’avoir pas su varier un peu leur ton, donner aux compliments un
tour moins vulgaire, et modérer un peu la violence de l’hyperbole.
Mais non ; il y a certaines ornières où ils vont tomber les uns après
les autres à la suite des auteurs de la Guirlande de Julie, qui ne s’é-
tait malheureusement pas fanée encore. Quelques-uns, en outre, sont
épris de souvenirs classiques : ils s’imaginent apercevoir leur mo-
dèle au milieu d’une vision mythologique ou bien dans un rêve non
moins émaillé de nymphes, de déesses ou d’allégories. Ce sont là des
réminiscences des divertissements d’Arthénice etde ses hôtes, en ces
beaux jours où Voiture, au milieu d’un parc, découvrait, « dans une
niche qui estoit dans une palissade, une Diane de onze à douze ans
et plus belle que les forêts de Grèce et de Thessalie ne l’avoient ja-
mais vûe, » où les invités de la célèbre marquise étaient reçus par
mademoiselle de Rambouillet et les demoiselles de sa maison, « vê-
tues en nymphes qui, assises sur des rochers, dit Tallemant, faisaient
le plus agréable spectacle du monde. » Les auteurs de portraits my-
thologiques songeaient encore à ce temps passé. Aussi, dans le por-
trait de celle-ci, Vénus apparaît aussi bien que Diane; l’Amour « dé-
robe subtilement les traits du carquois de Diane et met les siens en
leur place;» l'essaim « des Ris ^^t des Jeux » se joue dans les cheveux
de celle-là, et le portrait de la marquise de Richelieu est supporté
parla Gloire et par la Vertu.
Toutefois le compliment ordinaire, sans le secours de la Fable, est
plus généralement adopté, et la galanterie se donne pleine carrière
dans ce bienheureux genre qu’elle a créé pour son plus grand usage.
Madame de Brégis dira de la reine mère que « l’ambre et le jasmin
sont entrés dans la composition de son beau corps. » L’abbé Cotin
s’écriera, en proie à un transport dont je laisse au lecteur à juger le
lyrisme :
Que ce grand jour fut un jour favorable.
Où je vis les beaux yeux d’iris incomparable!
Un autre avertira charitablement une précieuse des maux que
peuvent amener ses regards et lui dira en termes ingénieux : « Il fau-
dra se résoudre, en s’exposant à vos yeux, à quelque embrasement ou
quelque langueur mortelle, si vous n’avez la bonté de retenir ou de
modérer la violence de vos charmes. » Cet autre déclarera que le pin-
ceau « tombe des mains, lorsqu’on veut peindre le moindre trait » de
la « miraculeuse personne » qu’il prétend décrire. Une dame s’entend
dire qu’elle est « un des rares présents que Dieu ait faits à la terre et
une des plus parfaites images de la Divinité. » Une autre apprend du
ET LES PRÉCIEUSES.
401
peintre que « ses yeux ont un feu contre lequel on oppose vainement
tout ce qui sert à défendre un cœur, » Perrault, célébrant en vers la
bouche d’une Iris quelconque, se demande pourquoi celte bouche est
si petite : c’est là un bien grave problème, j’en conviens ; mais notre
homme n’est point embarrassé, et il découvre la raison de ce prodige
avec une sagacité qui lui fait bien de l’honneur. « C’est, dit-il, que le
rubis et le corail n’ont point de si admirables couleurs, de sorte que,
à bon droit économe,
La nature judicieuse
La fit aussi petite afin de ménager
Une couleur si précieuse !
Combien Calhos et Madelon auraient été heureuses de répéter cette
jolie phrase qui caractérise si bien le printemps : « Cette saison où
l’incarnat des roses est encore dans l’enclos des boutons! » Cela est
du dernier goût, et, puisque j’en suis sur les roses, il faut ajouter
qu’elles jouent, en compagnie des lis, le plus charmant rôle dans ces
portraits. « Les roses et les lis tiennent si bien leur rang sur son
teint, s’écrie un des auteurs stupéfait lui-même de celte admirable
discipline, que l’on dirait qu’elles y ont été placées par les savantes
mains de l’Amour. » Cet autre, non moins empressé de plaire, affirme
que le teint de son modèle « dispute la blancheur [au lis, » et quant
à ses lèvres, elles sont « d’une couleur à faire honte à celle du plus
beau corail. » Je plains assurément ce malheureux corail, mais je
regrette que l’auteur, s’arrêtant en si beau chemin, n’ait pas dit de
lui, comme Théophile de son poignard: « Il en rougit, le traître ! » Du
reste, les lys n’ont pas un moindre sujet de désespoir : il nous faut ad-
mirer une dame dont le visage « ferait honte à leur blancheur,» si fort
heureusement pour eux, « les roses ne s’y étaient mêlées» pour obte-
nir la « dernière perfection. » Mais voici un autre objet d’inquiétude,
une lutte qui a lieu sur un visage dont le teint est tel, qu’on y voit
Les roses et les lis
Disputer toujours l’avantage.
Sans jamais obtenir le prix !
Ces fleurs, du reste, ne combattent pas seulement les unes contre
les autres. Nous assistons à une bataille dont l’issue n'est pas moins
douteuse ni les incidents moins dramatiques : « Le coloris de ses
joues est si beau, qu’on dirait que la neige y veut ensevelir les roses,
et que les roses y rougissent de dépit et de honte de se voir ensevelies
par la neige ! » Quelle abominable prétention de la neige! qui l’aurait
crue capable d’un tel forfait? Décidément, le style piécieux est bien
49-2
MADEMOISELLE DE MONTPENSIER
émouvant et les portraits n’ont rien à envier à Théophile, que je citais
tout à l’heure. Et quelle est la conséquence de ces charmes merveil-
leux que chaque peintre tour à tour soutient être incomparables? Évi-
demment, c’est le plus affreux ravage dans les âmes sensibles. En
présence de « ces yeux qui savent dérober les cœurs, » que faire sinon
s’écrier comme Mascarille... Mais je n’ai pas besoin de citer Molière :
les portraits parlent ici comme l’illustre ami de Jodelet :
Hélas ! (s’écrie Linière) à propos de franchise,
La mienne, en vous voyant, fut impunément prise.
Je criais vainement : Au secours ! au voleur !
Faut-il, en présence de ces diverses citations, couronnées par la
dernière, croire que le peintre des Précieuses ridicules n’a pris ses
modèles que parmi les « pecques provinciales? » Je demeure per-
suadé, quant à moi, qu’il visait beaucoup plus haut sans oser le dire,
qu’il connaissait même la collection des portraits, sans ignorer com-
bien leurs auteurs appartenaient au grand monde, et que, selon sa
maxime, excellente celte fois, il prenait son bien où il le trouvait, à
savoir dans les meilleurs salons et chez les gens les plus à la mode.
Segrais, dans sa préface, ai -je dit, parlait d’histoire. Il n’est pas
besoin, je crois, de réfuter une prétention pareille ; assurément de
tels ouvrages ne sauraient avoir la moindre importance histori-
que, mais nous saurions quelque gré a leurs auteurs, s’ils n’avaient
pas affirmé avec tant d’audace des mensonges que la politesse même
ne leur demandait pas. C’est ce qu’ils font néanmoins sans reculer.
Celui-ci vante la vertu de madame de Gouville que Bussy-Rabutin,
lui, pertinemment informé, nomme brutalement « l’impudique, »
et qui fut plus lard l’objet de nombreuses chansons fort peu édi-
fiantes. L’auteur admire néanmoins « l’innocence de ses mœurs » et
affirme « que la raison étant la maîtresse, tout cela se convertit en
pure amitié. » Celui-là dit de madame d’Olonne, la vénale beauté de
V Histoire amoureuse « que personne ne peut se vanter qu’elle lui ail
fait la moindre libéralité de ses charmes, » et Saint-Évremond, qui
montre du tact en blâmant dans les portraits « les louanges géné-
rales aussi vieilles que les siècles, » n’en accuse pas moins la même
dame du crime « de demeurer seule insensible. » Hélas!
Un autre malheur de ces portraits, c’est d’accumuler des détails
inutiles et qui ne décrivent en rien la physionomie des gens. Il est
vrai qu’un de ces peintres apprend à je ne sais laquelle d’entre ces
innombrables précieuses « qu’elle a été reconnue sans qu’on ait été
obligé de décliner son nom. » J’en doute fort, je l’avoue, et je suis
bien certain qu’aujourd’hui la plupart de ces figures se ressemblent.
ET LES PRÉCIEUSES.
495
Il n’y a guère là qu’un type unique de beauté, de bonté, de perfec-
tion. Que nous dit par exemple ce portrait-ci, et il y en a bon nom-
bre de cette espèce : « Elle a le son de la voix le plus agréable que l’on
puisse imaginer, le visage du plus parfait ovale , des traits fort ré-
guliers, la bouche bien taillée, les lèvres vermeilles et les dents
belles. » Tout cela peut être exact; mais où est le mot caractéristique,
où est cette lumière intense, cette expression originale que connais-
sent si bien les spirituels peintres de portraits comme Bussy, ou les
grands peintres comme Saint-Simon? Je les cherche en vain : de là
une inévitable monotonie. Je parlais des détails : les écrivains dont je
viens de prononcer le nom savent en user pour le plus grand éclat de
l’ensemble; mais, si les auteurs du recueil de Mademoiselle rapportent
les particularités les plus insignifiantes avec exactitude, leur talent ne
va pas au delà. Ils nous apprennent que l’une « porte parfaitement
bien les pieds, » que l’autre est d’un tempérament bilieux, » que
cette autre « aime fort le lit, » que Climène n’est ni grande ni petite
et ne met point de souliers hauts, » qu’Isabelle, « saute bien, et joue
fort bien au volant, » que madame de L*** « fait ses lettres en une
demi-heure de temps, » que madame la comtesse de *** « a le men-
ton assez gentil, » que la marquise de B*** « a au nez une déman-
geaison continuelle. » C’est ainsi que de nombreuses pages s’accu-
mulent sans parvenir à intéresser et nous laissent une invincible im-
pression de fatigue et d’ennui. Je n’en fais pas un crime aux auteurs
de ces portraits : ils les ont écrits, je le sais très-bien, pour la récréa-
tion d’un cercle restreint. Je regrette seulement que Segrais et Ma-
demoiselle n’aient pas fait un choix, et nous aient laissé un si gros
volume, imprimant tout vifs des gens qui n’y pensaient pas et ne s’é-
taient jamais attendu à un tel excès d’honneur. J’en veux surtout à
cet esprit précieux qui avait su mettre ainsi son jargon à la mode et
qui aurait affadi pour longtemps peut-être le style français, si fort heu-
reusement Molière, l’année même qui suivit la publication des por-
traits, ne s’était armé contre lui du ridicule.
V
11 ne faut pas cependant se montrer injuste envers ce recueil. Çà
et là on y rencontre des passages qui plaisent. Plusieurs de ces por-
traits sont dus à d’habiles esprits, qui, soit qu’ils fassent ou non pro-
fession d’écrire, avaient les uns beaucoup d’art et de finesse, les au-
tres beaucoup d’éclat et de distinction dans le style. Le portrait de la
494
MADEMOISELLE DE MONTPENSIER
reine mère, par madame de Brégis, est un de ceux qui méritent
d’être cités : ce n'est et ce ne pouvait être qu’un panégyrique, mais
ce panégyrique est écrit en bons termes. Sans doute son auteur reste la
plupart du temps sous l’influence du faux goût dont il était si difficile
de se dégager et qui ne pouvait être vaincu que par de rudes cham-
pions, mais parfois elle sait être énergique et sobre. C’est alors
qu’elle dit d'Anne d’Autriche : « Son cœur est aussi noble que sa
naissance, et, la faisant trouver plus grande que toutes choses, dans
les plus contraires elle ne parut jamais abattue, et dans les plus fa-
vorables, elle conserva tant de modération, que dans l’une et l’autre
fortune, elle ne parut pas seulement reine des autres, mais d’elle-
même. » C’est alors aussi qu’elle dit de Mazarin : « Voilà à peu près
la personne de celui que les destinées empêchèrent d’être un prince
seulement afin qu’il eût la gloire de le devenir, et qu’étant monté aux
dignités elles fussent plus honorées par luiquelui par elles.» Ces ex-
pressions sont concises et énergiques et elles annoncent déjà une ten-
dance du style à sortir des traditions de l’hôtel de Rambouillet pour
devenir ferme et clair.
Un autre ouvrage agréable, et cette fois d’un bout à l’autre, c’est
le portrait de madame de Sévigné par madame de la Fayette. J’y re-
trouve cette pureté, cette élégance qui caractérisent les meilleures
pages delà Princesse de Clèves. Ce portrait est connu et mérite en
effet de l’être. Il est d’un bout à l’autre sur un ton aimable; l’enjoue-
ment y prend des formes gracieuses ; l’exactitude du tableau est par-
faite. L’éloge n’est plus de la flatterie ici, mais de la vérité simple :
« Sachez, madame, si par hasard vous ne le savez pas, que votre es-
prit pare et embellit si fort votre personne, qu’il n’y en a point au
monde de si agréable... Vous êtes naturellement tendre et passion-
née, mais, à la honte de votre sexe (madame de la Fayette écrit sous
le nom d’un inconnu), celte tendresse nous a été inutile, et vous l’a-
vez renfermée dans le vôtre... Votre cœur, madame, est sans doute
un bien qui ne se peut mériter jamais : jamais il n’y en eut un si géné-
reux, si bien fait et si fidèle. » Madame de Grignan put voir plus lard
si ces louanges si délicates ne dépeignaient pas parfaitement cette
âme charmante, plus charmante encore s’il est possible que cet esprit
tant admiré.
Le portrait de la reine mère par madame de Motteville est bien tel
qu’on le suppose venant de la femme dévouée qui entoura toujours
Anne d’Autriche d’un culte fervent, et qui nous a laissé ces Mémoires
où l’anecdote se mêle heureusement à l’histoire pour mieux mettre
en lumière les personnages et le récit. Ce portrait est une œuvre
finement nuancée, d’une lecture facile, capable d’intéresser et de
plaire. On sent que madame de Motteville ne cherche pas à flatter la
495
ET LES PRÉCIEUSES.
princesse si chère à sa fidélité pieuse : elle dit ce qu'elle pense, et,
quelque brillantes que soient les couleurs du tableau, c'est ainsi
qu’elle voit Anne d’Autriche. On aime aussi y reconnaître les inquié-
tudes d’une affection profonde qui craint de n’être pas suffisamment
appréciée. Tl lui semble que la reine n’est pas « assez tendre pour
ceux qui ont l’honneur de l’approcher, » qu’elle n’est pas « assez tou-
chée de l’amitié qu’on a pour elle » et ces légers reproches viennent
droit de son cœur. En somme, quelques plaintes timides et du reste
un éloge senti, mesuré, sincère, jamais intéressé, tout cela sur un
ton de familiarité respectueuse et à la fois de dévouement passionné,
voilà ce portrait, que l’on aime à étudier parce qu’il révèle à chaque
ligne les sentiments de la femme, la vénération de la sujette, l’esprit
et le style d’un écrivain distingué.
Je citerai encore le portrait de la duchesse de Créquy, « le modèle
d’une femme mariée parfaite, » le seul de toute la galerie qui con-
sidère la femme comme destinée avant tout à faire le bonheur de son
mari et de ses enfants, et qui s’arrête sur les qualités exigées pour
un si noble rôle. Il est dû au marquis de Sourdis, lequel n’est pas un
maître, sans doute, dans l’art d’écrire, mais à qui il faut bien tenir
compte d’une intention excellente et originale. Il nous donne une figure
sinon achevée, du moins un peu différente des Chloris, Iris ou Cli-
mène, ces belles images dont le livre est rempli. Quant aux deux
portraits écrits par Bussy et dont j’ai parlé plus haut, celui de ma-
dame de Fiesque et celui de madame de Monglas, ils sont d’un maître
qui sait mettre en saillie les traits principaux, donner de la grâce aux
moindres détails, placer à propos le mot décisif, animer le regard,
varier la pose, indiquer du bout de son crayon habile les particula-
rités significatives, accuser les nuances avec deux ou trois touches spi-
rituelles, jeter enfin sur l’ensemble de son travail cet éclat pitto-
resque qui est la vie des œuvres d’art. C’est de madame de Fiesque
et de madame de Monglas qu’on pourrait dire qu’on les voit et qu’il
est aisé de les reconnaître. La première, avec « son petit menton pointu
si agréable, qu’il n’y en a guère de ronds qui ne lui cèdent, » avec cet
esprit vif que Bussy a décrit en quelques mots : « Jamais il n’y en a
eu de si aisé que le sien ; elle rit avec les gens gais, elle pleure avec
les tristes, enfin elle hurle avec les loups : elle est pourtant née pour
la joie, elle aime les festins, les promenades, un peu d’intrigue et
beaucoup de bruit. » La seconde n’est pas moins finement peinte :
son portrait, dans cette galerie, est plus achevé que celui de l’histoire
amoureuse, et par suite, supérieur, car Bussy n’est point prolixe. Il
nous fait donc admirer celte beauté dont « les yeux sont petits, noirs
et brillants, la bouche agréable, le nez un peu troussé, les dents belles
et nettes, le teint un peu trop vif, les traits fins et délicats, et le tour
496
MADEMOISELLE DE MOKTPENSIER
du \isage admirable, » qui est « propre au dernier point » et dont
Bussy, dans les deux portraits, a dit dans les mêmes termes : « L’air
qu’elle souffle est plus pur que celui qu’elle respire. »
Le panégyrique de madame d’Olonne par Saint-Évremond est
agréable sans doute, mais ne vaut pas ces deux derniers ouvrages. On
voit qu’il est écrit par un homme du métier, habile à balancer ses
phrases; mais ce n'est point là l’œuvre d’un peintre. Ce même re-
proche peut être adressé aux portraits faits par Mademoiselle, et il
y en a beaucoup dans ce recueil. En vérité, il n’y a pas grand’chose à
dire de ceux de madame de Brienne , du marquis d’Entragues, de
madame de Choisy, de madame d’Épernon, de madame de Thianges :
ils sont faits spirituellement sans doute, mais ils manquent générale-
ment de couleur et de relief. C’est une réunion d’observations plus
ou moins justes, et non pas des individus. Je dois citer, cependant,
celui du prince de Condé, qui, relativement aux autres, me paraît
hors ligne; il est écrit avec une fougue digne d’un peintre de bataille :
« Je le peindrai, dit Mademoiselle, comme je l’ai vu au retour d’un
combat ; » et elle entre dans un détail où chaque mot porte coup et où
le style brisé même, avec ses allures irrégulières, n’est pas sans
charme et sans éclat ; «La plus belle tête du monde... ses cheveux ne
sont pas tout à fait noirs, mais il en a en grande quantité et bien
frisés... ils étaient fort poudrés, quoiqu’ils ne le fussent que de la
poussière... sa mine haute et relevée, ses yeux vifs et fiers... vous
croirez bien qu’il était armé... » Mademoiselle continue sur ce ton et
nous montre le prince « l’épée à la main » avec « les courroies de la
cuirasse coupées de toutes sortes de coups. » Elle se plaît, on le voit,
dans ce portrait qui réjouit son imagination belliqueuse, passionnée
qu’elle est pour les conquérants, et persuadée que « les feux et la fu-
mée du canon servent de beaux rembrunissements à la peinture aussi
bien que le sang et le carnage. » On retrouve là les passions et la main
de l’une des héroïnes de la Fronde.
VI
Tels sont les rares bons écrits que j’ai pu rencontrer dans cet épais
volume. Échappant quelquefois à force d’esprit, et sans lesavoir eux-
mêmes, aux traditions précieuses, les quelques personnages que j’ai
cités parlent la véritable langue française, celle qui est claire, nette,
concise, et qui, avec l’aide de Molière, va se dégager de plus en plus
de la galanterie, de la pointe, de l’emphase, de la métaphore outrée^
ET LES PHÉCTEUSES.
497
de ces vices déplorables que l’hôtel de Rambouillet aimait tant à ap -
plaudir. Si j’accuse ici franchement l’influence de la chambre bleue,
ce n’est pas que j’ignore — on l’a répété à satiélé — que les hôtes
d’Arthénice savaient admirer aussi parfois les bonnes choses : ils ont
loué, ils ont défendu Corneille; mais ce que je regrette, c’est qu’ils
aient, en môme temps, si obstinément admiré les mauvaises. Il est
toujours plus facile, je le crains, de mettre momentanément à la
mode le faux esprit que le vrai, et l’hôtel de Rambouillet a abusé de
de cette disposition. Heureusement le vrai et le beau finissent toujours
par triompher. C’est une affaire de temps, et le temps ne coûte pas à
ce qui est immortel. En revanche, les sottises n’ont jamais qu’une
vogue éphémére. Aussi les enthousiasmes de la chambre bleue pour
ce qu’on appelait alors le bel esprit (expression qui maintenant sonne
comme une ironie), s’ils ont un moment égaré le goût général, n’ont
pu dominer l’irrésistible puissance du sens commun. Ils ont encou-
ragé, il est vrai, de tristes formes littéraires ; du salon de madame
de Rambouillet, ils ont envahi celui de mademoiselle de Montpensier;
après les poètes de la Guirlande, sont venus les prosateurs et les
poètes des Portraits, mais quoi, dans les Portraits eux-mêmes, déjà,
chez quelques écrivains du moins, une réaction se manifeste, bientôt
cette réaction devient de plus en plus audacieuse. Si la destinée des
précieuses a été malheureusement de laisser dans la langue quelques
traces ineffaçables, du moins n’ont-elles pas eu le pouvoir d’énerver
les grands génies qui naquirent après elles et qui ont réduit leur lit-
térature, un moment triomphante, à n’être plus qu’un objet de curio-
sité. Cette lutte et cette victoii’e sont la gloire du siècle de Louis XIV.
Quant au genre des Portraits, il a eu le rare bonheur de se transfor-
mer, et du mal est sorti le bien. Du domaine de la galanterie, il passe
dans celui de l’histoire et de la philosophie. Apres avoir séjourné un
instant dans les romans de mademoiselle de Scudéry dont une cri-
tique subtile et éloquente a si étrangement exagéré le mérite, il de-
viendra, généralisé par la Bruyère, une des formes les plus délicates
et les plus nobles de la morale ; renouvelé et rapproché du vrai par
Saint-Simon, une des plus grandes forces de l’histoire satirique. Com-
bien un teldénoûment eût étonné les premiers qui, dans les salons de
Mademoiselle, imaginèrent ces agréables fadaises et ces emphatiques
divertissements.
Charles de Mouy.
CONFESSION
Je suis seule et je suis triste... Il n’y a là rien qui doive m’éton-
ner, car, depuis longues années, tristesse et solitude sont mes com-
pagnes habituelles... Il paraît qu’on ne s’y habitue pas cependant, et
que la soif de bonheur, qui s’éveille en nous avec la vie, se prolonge
à travers les années, et devient peut-être plus vive et plus amère.
Certaines époques aussi redoublent le sentiment de l’isolement.
Nous sommes en hiver, à la fin de l’année ; aujourd’hui c’est la
Saint-Etienne, jour de ma fête, et plus que jamais je sens la mélan-
colie me serrer le cœur en me trouvant seule auprès de mon feu, en
voyant, à peine éclairé par la lampe, ce vaste salon qui semble fait
pour des réunions de famille, et où je ne reçois que des visites. Je
ne puis dire mes pensées à personne; il me prend envie de les confier
au papier et de me reporter en arrière vers les scènes écoulées de ma
vie. Les grand’mères racontent volontiers leur passé aux petits en-
fants, assis à leurs genoux ; elles aiment à dire : « Ma mère disait
ceci... c’était en tel temps... j’avais tel âge... »
Moi, quoique grand’mère, jen’ai pas d’enfant qui m’écoute : je me
bercerai moi-même avec les souvenirs d’autrefois. Que dis-je, me
bercer? Ah! quand la mémoire me retrace le cours des années écou-
lées, je n’y retrouve que des images cruelles, le regret de n’avoir pas
été heureuse, le remords de n’avoir pas donné de bonheur aux autres.
J’ai lu quelque part : Il est peu de nos malheurs dont nous ne devions
demander pardon à Dieu. C’est trop vrai, et je le sens, mais trop
tard.
CONFESSION.
499
Enfant encore, j’ai perdu mon père, mais son souvenir m’est
resté présent. Je vois encore sa grande taille, son visage beau quoique
impérieux, son teint blanc qui se colorait à la moindre émotion, ses
yeux d’un bleu clair qui se mouillaient facilement, mais qui facilement
aussi s’animaient d’un éclair d’impatience et de dédain. Mon miroir
me renvoie cette image; j’ai hérité des traits de mon père et du carac-
tère dont ils étaient le reflet fidèle. Tout enfant, ma mère cherchait
sans cesse à me calmer, car, à la moindre contradiction, je sentais
(je sens encore, hélas !) un bouillonnement intérieur; mon cœur bat-
tait à coups pressés, une flamme me montait au visage, et alors,
d’une âme profondément remuée, s’exhalaient des paroles d’amer-
tume et de violence. L’étude, les jeux, tout en moi soulevait ces orages,
et, quoique j’eusse un grand besoin d’être aimée, ma mère seule et
ma sœur avaient de l’affection pour moi. Les domestiques me haïs-
saient, mes petites compagnes me fuyaient, et l’institutrice, qui, à
grand’peine parvint à m’instruire, n’acquit nul empire sur ma vo-
lonté. Je convenais parfois de mes torts quand ma mère m’adressai!
quelques reproches doux et sérieux, ou lorsqu’elle se bornait à me
regarder avec tristesse; je pleurais alors entre ses bras, mais je suc-
combais à la plus prochaine tentation, car la force qui dompte les
passions me manquait absolument. Comme tous les gens passionnés,
j’étais faible.
L’enfance, l’adolescence, se passèrent ainsi ; le monde ignorait les
peines dont s’assombrissait notre foyer domestique; il me recher-
cha, car j’étais riche, jeune, et, maintenant que toute grâce s’ést
éclipsée, je puis dire que j’étais belle. On me demanda en mariage;
ma mère et mon tuteur me présentèrent un jeune homme qui parais-
sait leur offrir pour moi de gi’andes garanties de paix et de bonheur :
je l’acceptai. Quelques jours avant mon mariage ma mère me prit à
part, et , après m'avoir donné de bons conseils, graves et tendres,
elle me dit enfin :
— Mon enfant, ton futur mari nous est surtout recommandable
par la douceur et l’aménité de son caractère. Un homme plus brillant
peut-être, mais d’une humeur vive et emportée, ne t’eût point con-
venu, et la vie commune eût été une guerre continuelle. N'abuse pas
de la facilité d’Édouard, ne le tourmente pas, ne le blesse pas par les
aspérités de ton caractère. .. Tu es orgueilleuse, ma pauvre Stéphanie,
et, quand tu te crois sûre de ton droit, tu ne ménages rien. Cependant
tu es capable d’aimer...
— Y,ûU^il§ savez bien, maman, dis-je.
— Oui^n chère petite, et je prie Dieu que tu aimes ton mari de
tout ton cœur, dût ma part dans ton affection en être affaiblie; car
500
CONFESSION.
j'espérerais que, pourrie pas l’offenser, tu te corrigerais, tu pren-
drais sur toi. . .
— Je suis donc bien méchante? interrompis-je avec inquiétude.
Ma mère soupira et me répondit :
— Sans méchanceté ; on peut faire des actions méchantes, sauf
à s’en repentir longtemps et amèrement. Veille sur loi, mon en-
fant!
Cette conversation s’est gravée dans un coin de ma mémoire ;
pourtant alors elle ne me fit qu’une impression passagère. Je fus
mariée.
Les premiers temps du mariage sont toujours assez doux : on est
en observation, et des égards mutuels couvrent l’étude que l’on fait
l’un de l’autre. Les incidents d’un voyage, puis, au retour, les essais
de la vie de ménage, la nouveauté de la situation, la fraîcheur des
sentiments et des espérances, le charme de la liberté, contribuent à em-
bellir ces premiers mois, imparfait noviciat de la vie à deux, et la dou-
ceur du caractère d’Édouard, l’attrayante (Sérénité de ses manières, ren-
rent l’aube de notre union paisible et même heureuse. Mariés après
Pâques, nous habitions la campagne. Édouard aimait singulièrement
les plaisirs champêtres, je ne partageais pas ce goût, et il devint le
sujet de notre premièi’e querelle. Mon mari était allé à la chasse;
l’heure du dîner avait sonné depuis longtemps, la soirée s’avançait, et
il ne revenait pas. Une sourde irritation me gagnait; je me sentais
froissée de ce manque d’égards et je me promis de le lui faire sentir.
' Il revint, et s’arrêta au seuil du salon, le front riant, en me di-
sant gaiement :
— Pardon, mille pardons, ma chère petite femme.
Je l’interrompis.
— Vous tenez peu compte de mon inquiétude ; je vous ai attendu,
toute la maison est en désarroi; je vous avoue que je trouve ce manque
d’égards inqualifiable. Me laisser seule à la campagne, la nuit, et
pourquoi ? pour le sot plaisir de pourchasser un lièvre ou un lapin,
plaisir d’oisif s’il en fut...
— Tu plaisantes? répondit mon mari d’un air de doute, et comme
s’il croyait n’avoir pas bien entendu.
— Je ne plaisante pas du tout; votre conduite est odieuse pour
un homme marié, et vous me faites jouer, à moi, un rôle ridicule :
n’ai-je pas l’air d’une Ariane aux yeux de ma femme de chambre?
— Mais il n’est pas question de cela, ma femme. ..
— Si, monsieur, et je vous préviens que j’ai la faiblesse de tenir
à la régularité de mes habitudes, et, quand vous voudrez dîner au ca-
baret, eh bien, vous m’en préviendrez.
— Tu es admirable! reprit mon mari d’un ton de douce plai-san-
CONFESSION.
501
lerie, tu n’es pas une Ariane, non, non, mais une magicienne, une
vraie Circé, tu devines tout : j’ai en effet diné au cabaret avec André
de la Tour, que j’avais rencontré, un vrai dîner de chasseurs : de la
piquette et un lièvre au chaudron.
Et il voulut m’embrasser ; je l’évitai et je sortis de la chambre,
jetant la porte et le laissant stupéfait.
Après de belles et riantes journées d’été, on voit quelquefois se
' lever dans le ciel azuré un léger nuage; le nuage se résout en pluie,
le vent se lève, les feuilles jaunissent et tombent, les beaux jours
fuient à tire-d’aile, et la saison des chants et des fleurs n’est plus
qu’un souvenir. Ainsi en fut-il de notre bonheur : cette première
querelle renfermait tous les orages de l’avenir. Je pris en antipathie
la chasse, les chasseurs, la meute, les filets, les fusils, les haltes, les
rendez-vous, les déjeuners, tous ces plaisirs animés qui faisaient la
joie d’Edouard; je ne manquais pas une occasion de parler avec mépris
et sarcasme de ces amusements, des amis qui y prenaient part et de
l’oisiveté agitée dans laquelle il semblait se complaire. Souvent à ces
attaques il opposait le silence, quelquefois il me parlait raison, mais
une raison douce et affectueuse; pourtant jamais il ne renonça à son
fusil ni à ses chiens, pauvres bêtes auxquelles je faisais le plus maus-
sade accueil. Je m’obstinai dans mes railleries impatientes, il s’obs-
tina dans sa placide résistance,
La saison s’avançait, et je désirais beaucoup retourner à la ville
et prendre part aux fêtes de l’hiver : Édouard n’en parlait pas; un
jour enfin, après beaucoup de ménagements, il me dit ;
— Ma chère Stéphanie, aurais-tu quelque répugnance à passer
notre hiver ici, et, s’il faut te le dire, à nous y fixer tout à fait? A la
ville, je n’ai aucune occupation; ici j’en ai mille, et qui sont de vrais
plaisirs pour moi; la résidence est fort agréable, j’inviterai ta mèi^e
et ta sœur à nous donner chaque année un mois que nous passerons
joyeusement; dis, ce plan te sourit-il?
— Pas du tout, lui répondis-je, et je sentais le sang me monter
au front, et, si vous aviez ces projets de retraite, vous auriez bien fait
de les stipuler au contrat,
— Bah î bah ! dit-il avec bonhomie, marche-t-on toujours le Code
à la main? J’espérais obtenir cela de ton attachement pour moi.
— Par exemple! n’y comptez pas, m’écriai-je, et rien que de le
I proposer me semble un mauvais procédé; car vous savez fort bien que
I je ne vous ai pas épousé pour passer ma vie aux champs, n’ayant
I d’autre distraction que le récit des exploits de vos chiens et de votre
cheval.
Je brodai sur ce thème ; comme tous les' gens emportés, je m’eni-
vrais de mes propres paroles, je me montais de plus en plus, et je
Ô02
CONFESSION.
fouillais dans les moindres détails de la vie d’Édouard pour donner
raison à ma violence. La passion, si insensée qu elle soit, cherche à
se justifier à ses propres yeux.
Il me laissa parler, et, quand le torrent fut à jieu près’ écoulé, il
me dit d’un ton froid ;
— Nous partirons dans trois jours. Tout à l’heure vous parliez
du Gode; vous semblez ignorer, ma chère amie, que, le Code en main,
je pourrais vous contraindre à habiter le lieu que j’aurais choisi pour
résidence; mais de tels procédés ne me conviennent point, et je sais
faire à la paix quelques sacrifices.
J’acceptai ce sacrifice, car je me croyais dans mon droit, et nous
partîmes pour la ville. Mais l’habitude salutaire de me contraindre
pour Édouard n’existait plus, et, me livrant à ma nature irritable,
je ne ménageai ni ses goûts, ni ses amis, ni sa famille même. Nous
avions souvent, et à propos des moindres choses, des altercations où
il finissait toujours par céder, car autant j’avais l’humeur batailleuse,
autant il avait le culte de la concorde et de la paix. Tout est sujet de
querelles alors que les caractères ne se conviennent pas : une parure,
une invitation, un léger oubli, une marque de froideur d’un de ses
parents, le choix d’un convive ou le renvoi d’un domestique, que
sais-je? les moindres futilités servent de prétexte aux escarmouches.
Parfois, à charge à moi-même, sans repos et sans joie, fatiguée des
orages que je provoquais, il m’arriva de regretter le calme de cette
maison de campagne où nous avions passé quelques jours de bonheur;
mais je n’eus pas l’humilité de le dire et de ramener mon mari aux
lieux où il se plaisait. 11 n’aimait pas le monde, et, dépourvu d’occu-
pations fixes, il passait son temps au club, dans une oisiveté plus
réelle que celle que je lui reprochais jadis. Unjour j’appris qu’il jouait,
et jouait gros jeu; je lui en parlai.
— Ce sont les plaisirs de la ville, répondit-il froidement.
La naissance de nos deux enfants jumeaux nous rapprocha un
instant; nous étions en extase devant ce berceau où reposaient le frère
et la sœur, si beaux, si semblables l’un à l’autre; que deux lis éclos
sur la même tige ne se ressemblent pas davantage. Mais, quand le
temps des premiers et délicieux enfantillages fut passé, quand nous
fûmes habitués à notre nouvelle dignité de père et de mère, nos dis-
cussions recommencèrent. Édouard prétendait que je gâtais mes en-
fants, et ses plus innocentes observations à ce sujet se trouvaient mal
accueillies et devenaient trop souvent le prélude d’une scène. Il cessa
de m’en faire et reprit son train de vie habituel, qu’avaient inter-
rompu, pendant près d’une année, la présence de nos enfants et le
charme qui nous retenait auprès d’eux. Et je l’aimais cependant! Il
fut atteint, vers cette époque, d’une grave maladie; je sentis alors
CONFESSION.
503
qu’il m’était cher, je le soignai avec zèle, avec sollicitude, et quelque-
fois il me disait en me serrant la main :
— Ah 1 Stéphanie , si tu voulais , combien nous serions heu-
reux !
i Que n’ai-je voulu!
Il se mêlait au caractère d’Édouard, si doux et si indulgent,
une certaine fermeté pour les choses essentielles : j’en acquis la
preuve. Pendant longtemps il se borna à me faire des réflexions sur
l’éducation de mes enfants, mais il vint un jour (ma fille et mon fils
venaient de se disputer sous nos yeux) où il me dit :
ï — Je mettrai ces enfants en pension ; vous ne suffisez pas à votre
; tâche, Stéphanie !
( Jamais mouvement plus impétueux ne bouleversa mon âme. M’ar-
racher mes enfants ! Je me répandis en reproches, en imprécations,
en paroles d’outrage, qu’Édouard écouta d’un air impassible; mais je
remarquai, même au milieu de mes transports, que son visage n’avait
plus cette expression de douceur attristée avec laquelle il m’écoutait
jadis. 11 semblait un juge prêt à rendre sa sentence. Ma femme de
chambre, attirée par mes cris, me disait d’un ton effrayé :
— Madame ! madame! vous vous ferez mal 1
Elle m’entraînai enfin dans mon cabinet, et Édouard, élevant la
voix pour la première fois, me dit :
— ^ Stéphanie, vous saurez demain ce que j’ai résolu.
Il sortit, et ne revint pas de la journée ni de la nuit. J’attendais
avec une certaine angoisse. Le lendemain je reçus un billet de lui :
« Nous ne pouvons vivre ensemble, Stéphanie, et je viens de de-
« mander au tribunal la séparation judiciaire. Les mots injurieux
« proférés hier par vous m’en donnent le droit. Je rends justice à vos
« vertus, mais il vous manque ce qui fait parfois excuser des faiblesses :
« la douceur et la bonté. »
Ces mots me foudroyèrent ; j’étais blessée dans les œuvres vives,
dans l’affection et dans l’orgueil; déjà je me représentais le blâme et
les railleries que le monde n’épargne pas aux femmes séparées de
( leur mari, et je versais des larmes brûlantes. Ah! si j’avais osé les
laisser voir à Édouard, il eût été temps encore; un mot eût suffi à le
désarmer peut-être; mais ce mot, mon cœur altier ne put se résoudre
; à le prononcer.
I Je laissai la procédure suivre son cours; je subis, en frémissant
de colère, l’humiliation des enquêtes, des contre-enquêtes, de l’in-
vestigation des juges et des plaidoiries des avocats, et l’arrêt me fut
enfin signifié. Il me bouleversa jusqu’au fond de l’âme : le tribunal
nous séparait, il me laissait ma fille, mais il m’obligeait à rendre
mon fils à son père, dès que l’enfant aurait atteint l’âge de sept ans.
CONFESSION.
r)ü4
J’étais frappée dans les entrailles, et ni la haine d’Édouard ni la
désapprobation du monde ne me touchaient plus, en présence de
cette séparation imminente de l’enfant d’avec la mère. Oh ! que j’étais
punie !
Albert avait six ans et demi; il ne me restait plus que six mois.
Combien j’essayai, à force de tendresse, de graver mon image dans ce
cœur qu’on allait me dérober ! Il me semblait que j’aurais servi à
genoux Édouard, s’il avait consenti à me le laisser... Je complais avec
angoisse les semaines, les jours, et enfin les heures. La dernière
sonna. Le frère de mon mari vint, armé de la sévère autorité de la
loi; je tenais Albert sur mes genoux. L’enfant, par un mouvement vif
et joyeux, s’élança vers lui en s’écriant :
— 0 mon oncle, qu’il y a longtemps que je ne t’ai vu !
— Je viens te chercher, mon petit ami, répondit-il, et je te con-
duirai vers ton père.
— Et moi aussi! s’écria ma fille.
Je la saisis fortement et la serrai contre moi.
— Tout est-il prêt, ma sœur? demanda-t-il ; puis-je emmener
Albert ?
Je ne pouvais répondre; j’étais noyée dans les larmes, et j’em
brassais mon fils avec une telle passion, qu’il en était effrayé. Mon
beau-frère s’émut un peu et il me dit :
— Voilà une sensibilité qui nous aurait tous rendus heureux, si
vous l’aviez montrée plus tôt, Stéphanie î
Autrefois, ces cruelles paroles auraient excité mon indignation;
en ce moment, j’étais toute à la plus poignante douleur. L’enfant
partit, et dès cet instant il fut perdu pour moi.
J’essayai de concentrer toutes mes affections sur Clotilde, l’en-
fant qui m’appartenait pour toujours. Je l’élevai avec soin, avec vigi-
lance, avec une tendresse jalouse; pour l’amour d’elle, je veillai même
sur mon humeur, afin que ma fille ne souffrît pas du fatal défaut qui
m’avait coûté un époux et un fils; je crois qu’elle fut heureuse avec
moi, et cependant, à mesure que sa raison se forma, je m’aperçus,
surtout après les courtes visites qu’elle faisait à son père, qu’elle était
moins mienne que je ne l’aurais désiré. Albert, lui, était tout à son
père, dont la grâce et l’attrayante douceur l’avaient captivé. Je ne
trouvais ainsi qu’un retour insuffisant dans le cœur de ces deux en-
fants si chers : j’avais détruit le faisceau de la famille, et je restais
isolée. Je me flattais que ma fille me donnerait de nouveaux enfants
dont je pourrais me faire aimer, et, dès que son éducation fut finie, je
la mariai à un jeune homme rempli de qualités et d’avenir. Il était
réglé que ce jeune ménage habiterait chez moi, et je me crus fixée
dans une situation paisible, en voyant ma fille heureuse et reconnais-
CONFESSION.
50
santé de ce bonheur que je lui avais préparé. J’aimais mon gendre,
je goûtais son esprit et son caractère digne et lier; mais il arriva que
le sérieux précoce de ce jeune homme ne s’accorda pas toujours avec
la gaieté vive et un peu enfantine de ma fille. Elle lui cédait dans ces
légères discussions, car elle l’aimait, et son père lui avait légué une
précieuse part de ses qualités; une fois cependant, une discussion de ce
genre fut plus longue et plus animée que de coutume, et malheureu-
sement j’y pris part. Le vieux levain fermentait en moi en voyant que
mon gendre traitait Clotilde en enfant gâtée, quoique toujours chérie,
et je lui parlai avec véhémence. Il me répondit d’un ton ému; je ne
fus pas satisfaite : j’ajoutai quelques mots amers, et je fis allusion à
l’infériorité de sa naissance et de sa fortune, que ses talents avaient
jusqu’alors compensées à mes yeux. 11 pâlit, sa femme lui prit la main;
ils se regardèrent : leur querelle était oubliée, moi seule je n’étais pas
comprise dans le traité de paix.
Le lendemain, Clotilde me dit avec un peu d’embarras et beau-
coup de larmes que son mari était décidé à quitter ma maison, parce
qu’il craignait que nos rapports ne devinssent difficiles. Je voulus
lutter, j’échouai, car les deux époux étaient fortement unis, et je res-
tai seule. Depuis cette époque, nos rapports sont réguliers, hono-
rables, mais l’intimité en est absente. Je ne suis pas la confidente de
ma fille, je ne suis pas l’amie de mon gendre; mes petits-enfants ont
un peu peur de moi, et ils ne viennent sur mes genoux que par obéis-
sance ou par l’attrait d’un jouet ou d’une friandise. Clotilde semble
heureuse : je dois me tenir pour satisfaite.
Mon mari n’a survécu que de deux ans au mariage de sa fille ; il
est mort à la campagne sans que je l’aie revu, et, quoiqu'il m’ait fait
apporter, par un ami commun, un mot de regret et d’amitié, je ne
me suis pas consolée de la triste fin d’une si triste union. Albert est
entré dans la marine; il voyage en ce moment au bout du monde, dans
l'archipel Indien : aurait-il embrassé cette carrière pleine d’inquié-
tudes et de sacrifices, s’il avait trouvé dans la maison paternelle repos,
affection, honneur et bonheur? il s’est exilé sur les flots faute d’un
abri paisible pour y planter sa tente !
C’est ainsi que se sont écoulés ma jeunesse et mon âge mûr; je
souffrais, mais je ne m’accusais pas, car il me semblait que dans les
graves circonstances de ma vie j’avais soutenu mon droit, avec ri-
gueur peut-être, mais avec justice. Un autre événement projeta une
lumière dans ma conscience. Ma sœur était depuis longues années
heureusement mariée; elle habitait une ville à trente lieues de la
mienne. Un jour, je reçus d’elle un billet court et énigmatique dans
lequel elle me suppliait d’aller la voir. Rien ne me retenait ; j étais
si tristement libre! Je partis sur-le-champ. A mi-chemin de nos deux
?ÎOVEMBRE 1861.
50G
CONFESSIOiS.
villes reliées par un chemin de fer, les voyageurs devaient descendre,
et attendre un autre train qui les entraînait à sa suite jusqu’à la desti-
nation. Je quittai la voiture, et j’attendis, debout, sous une brume de
novembre, que le convoi arrivât dans la gare. 11 tarda longtemps, et
je pensais avec inquiétude à ma sœur qui comptait sur moi ; des
groupes nombreux et impatients attendaient aussi en piétinant; enfin,
le sifflet se fit entendre, le train glissa devant nous sur les rails, et la
foule se précipita vers les voitures. J’arrivai trop lard; toutes les places
semblaient prises, et, voyant auprès de moi un employé subalterne de
la gare, je lui dis mon embarras. C’était un homme d’une figure
sombre et dure, et, avec un accent qui répondait à sa physionomie,
il me dit :
— Il y a une place là-bas, prenez-la !
Je m’empressai ; mais un jeune homme aux pieds légers m’avait
devancée .
— Vous voyez, dis-je à l’employé, toutes les places sont prises;
il faudrait faire attacher une autre voiture.
— Ah! bien oui! s’écria-t-il brusquement, je vais m’amuser à
cela !
— Je m’en plaindrai au chef de gare.
— Plaignez-vous! plaignez-vous! allez! le voilà sur le convoi!
courez après !
Je restai stupéfaite; le convoi partait et s’élançait sur les rails à
toute vapeur. L’employé s’éloigna en grommelant, et, pleine d’indi-
gnation, je me tournai vers un ouvrier :
— Le nom de cet homme ! dis-je.
— Ah! celui-là, c’est Jean Duquesne ; il n’est pas commode tous
les jours.
J’annotai le nom sur mon calepin, car j’étais résolue à dénoncer
la conduite de cet homme à ses chefs; il me semblait que j’étais dans
mon droit, et même que je remplissais une espèce de devoir.
Après quatre heures d’attente, je pus partir enfin, et, dès que je
fus arrivée chez ma sœur, j’écrivis ab irato à un des employés supé-
rieurs du chemin de fer de que je connaissais particulièrement,
et, sûre d’avance du succès de ma démarche, je n’y pensai plus. Je
passai l’hiver et le printemps auprès de ma sœur, et je retournai avec
peine dans ma maison déserte, où personne ne m’attendait. Je re-
trouvai ma fille, je fis quelques visites, j’en reçus, et, un dimanche
soir, après les offices, mon curé, avec sa politesse ordinaire, me
rendit la visite que je lui avais faite. J’avais l’habitude, lorsqu’il ve-
nait me voir, de lui remettre une légère offrande pour les pauvres; il
me remercia et me dit incidemment :
— J’ai vu tantôt de près une grande misère I un homme ma-
CONFESSION.
507
lade depuis six mois, épuisé de souffrance et de chagrin; sa malheu-
reuse femme et trois petits enfants, sans pain, sans vêtements, carie
mobilier et les habits ont été vendus, et demain peut-être on les chas-
sera delà misérable chambre qui leur sert de refuge. C’est un spec-
tacle fait pour émouvoir une âme charitable, d’autant plus que ce sont
d’honnêtes gens et qui ont connu des jours meilleurs...
— Monsieur le curé, répondis-je, je voudrais bien aller les voir,
afin de les aider de science certaine. Vous dites qu’il y a des en-
fants ?
Cette idée m’avait remué le cœur ; des enfants qui souffrent sous
les yeux maternels ont des droits sur toutes les mères.
— Ce sera une bien bonne œuvre, madame, répondit le curé;
vous trouverez-là trois petites créatures dénuées de tout, et à la veille
de perdre leur père. Cette pauvre famille demeure rue ..., n" ..., au
second.
Le lendemain, de bonne heure, je me rendis à l’adresse indi-
quée, je franchis un corridor étroit et sombre, j’atteignis l’escalier, et
je montai lentement, dans une obscurité presque effrayante, deux
étages qui me conduisirent à une porte entr’ouverte. Je la poussai avec
précaution, et je me trouvai dans une mansarde assez vaste, mais nue,
affreuse, et dépourvue des meubles les plus indispensables, à l’excep-
tion d’un grabat placé en face de la fenêtre, et d’un berceau délabré
où vagissait un petit enfant. Une femme vint à moi, elle était couverte
et non vêtue de quelques haillons, un enfant maigre et débile se tenait
assis sur son bras et me regardait avec de grands yeux clairs et
atones; un autre se suspendait à sa robe. J’étais embarrassée, car je
n’avais pas l’habitude de ces visites charitables.
— Je viens vous voir, dis-je assez gauchement.
— Asseyez-vous, madame, me dit-elle à voix basse en m’avan-
çant une chaise délabrée, et excusez-moi si je n’ose parler haut : c’est
que mon mari dort...
Elle me désigna le lit, et je vis une forme humaine roulée dans
une couverture en lambeaux et la tête tournée vers le mur.
— Il est bien malade? dis-je aussi à voix basse.
— Bien malade, et depuis cinq mois. Nous venions d’enterrer
notre chère petite Rose, notre aînée, une belle enfant, madame, morte
d’une fièvre typhoïde; le bon Dieu nous l’a prise bien vite... Mon
mari, le lendemain, a perdu son emploi : on dit qu’un malheur n’ar-
rive jamais seul... Il s’est fait des révolutions, il a vomi le sang, et
depuis ce temps-là il languit, et je crains qu’il ne soit bien mal...
Nous n’avons plus rien... une si longue maladie et pas de travail...
Elle ne put achever; j’essayai de la consoler, et je lui offris un peu
d’argent, afin de pourvoir aux plus pressants besoins. Malheureuse-
508
CONFESSION.
ment, une pièce de monnaie tomba par terre, et l’iiomme s’éveilla
en sursaut. Tl se dressa sur son séant, promenant autour de lui des
yeux hagards, laissant voir sa poitrine décharnée et son visage livide
sur lequel la mort avait déjà gravé le sceau fatal. J’allai vers lui.
— Mon ami, lui dis-je...
Il m’interrompit, en me regardant fixement avec une expression
effrayante.
— C’est vous! s’écria-t-il d’une voix caverneuse, c’est vous! ah I
je vous reconnais! c’est vous qui m’avez fait perdre mon emploi, c’est
vous qui tuez ma famille, c’est vous qui m’assassinez ! Vous venez
faire la doucereuse après avoir perdu un honnête homme, pour un
mot dit en colère! Mon enfant était dans son cercueil, ce jour-là, il
m’était bien permis de ne pas faire le gentil, peut-être! Hors d’ici,
je ne veux pas vous voir; hors d'ici, homicide!
A chaque mot d’imprécation qui se pressait sur ses lèvres mou-
rantes, je reculais, et, pleine d’épouvante, je sortis de la chambre,
comme si un esprit infernal m’eût poursuivie.
— Rendez-lui son argent! je ne veux l'ien d’elle! cria la voix.
Et les pièces d’or et d’argent bondirent sur les escaliers.
Je m’enfuis, je n’avais pas de colère; les paroles de ce malheu-
reux n’avaient pas fait bouillonner mon sang, elles l’avaient glacé.
Rentrée chez moi, je me réfugiai dans ma chambre, et mon
cœur oppressé se déchargea dans les larmes. Le voile se déchirait
enfin; je voyais ce que causaient ces funestes violences; je revoyais à
la fois mon digne mari que j’avais sevré d’affection et de bonheur,
mon fils errant loin du toit maternel, ma fille dont l’âme était fermée
pour moi, et enfin cet ouvrier, à qui ma colère avait ôté le pain et la
vie, et qui mourait en m’accusant, en me traînant, coupable, aux pieds
du souverain Juge!
Quand, vers le soir , je fus revenue à moi-même, j’écrivis au
curé; je lui dis en peu de mots ma première rencontre avec Jean Du-
quesne, le résultat de la lettre que j’avais cru devoir écrire; je le
suppliais d’obtenir mon pardon de ce malheureux perdu par ma
faute, et je m’engageais à pourvoir à tous les besoins de sa famille.
J’attendis longtemps ; le curé m’apprit que Duquesne, ulcéré par
la souffrance, ne pouvait même entendre nommer celle qui l’avait
précipité dans cet abîme de maux, et que, dans sa méfiance vindi-
cative, il repoussait tous les soulagements qui lui étaient offerts.
— Priez pour lui, madame, ajoutait le prêtre, car il a bien besoin
du secours de la grâce divine, lui qui ne peut pardonner et qui va
mourir !
Je priai pour lui et pour moi. La haine de cet infortuné pesait
sur mon cœur, et il me semblait que, si ma victime ne m’absolvait.
CONFESSION.
509
je n’oserais plus espérer en la miséricorde de Dieu. Ces jours qui s’é-
coulèrent dans l’attente furent pleins de tristesse et de réflexion; sans
doute, la divine bonté me les ménageait pour faire pénétrer la lu-
mière dans ma conscience, avant cette nuit terrible, pendant laquelle
on ne pourra plus rien faire^ ni agir, ni expier !
Je savais que Duquesne était arrivé au dernier terme de la ma-
ladie, et je tremblais pour lui, tout en m’inquiétant pour moi; le
pardon ne venait pas. Enfin, je reçus un billet du curé, qui m’é-
crivait ; «Je vous attends, madame, cliez Duquesne. »
J’y courus, et jamais, aux plus beaux jours de ma jeunesse, mon
cœur n’avait palpité avec autant de force que lorsque je franchis le
seuil de cette chambre. Un rayon du soleil couchant en éclairait la
sombre profondeur; on aurait dit une voie lumineuse ouverte à cette
âme qui allait partir. La femme et les petits enfants étaient à genoux
au pied du lit ; au chevet se tenait le curé; un crucifix à la main, il
exhortait le mourant et lui parlait du ciel. Il était donc réconcilié
avec Dieu ! Je restai immobile devant ce grand spectacle de la mort du
chrétien ; le curé dit un mot à Duquesne, qui souleva sa tête appe-
santie, me chercha de ses yeux voilés, et me dit d’une voix qui res-
semblait à un souffle :
— Madame, je vous pardonne de tout mon cœur! pardonnez-moi
aussi, j’en ai besoin; priez pour moi, et pensez à ma pauvre femme
et à mes orphelins...
— Je le jure ! m’écriai-je.
Et je tombai à genoux l’orgueil était vaincu ; je baisai la main
qui s’étendait vers moi et qui se refroidit dans la mienne.
Duquesne est mort, et moi, jusqu’alors chrétienne de nom, je
suis revenue à Dieu pour toujours, et, quelque coupable que je sois,
j’ose espérer. Je ne suis pas heureuse, ma vieillesse est isolée et
triste; mais maintenant au moins les larmes que je verse sont de
celles, comme le dit saint Augustin, qu'on est heureux de ré-
pandre !
Mathilde Bourdon.
CHARITE LIBRE EN ANGLETERRE
ET LA CIJARIÏÉ PUBLIQUE.
Toutes les fois qu’en France on touche à la liberté ou qu’on y pense,
on reporte involontairement les yeux vers l’Angleterre, qui est déci-
dément notre devancière et notre exemple, en fait de liberté pratique,
comme nous sommes scs maîtres sous tant d’autres rapports, « Je
« voudrais bien savoir, disait Sterne au début de son Voyage senti-
« mental^ comment la chose se passe dans ce pays-là. »
Or les apologistes des mesures inattendues autant qu’imméritées
qui viennent d’atteindre une grande société charitable, libre, fran-
çaise, universelle, la Société de Saint-Yincent de Paul, ont cru ne pou-
voir rien faire de mieux pour les justifier que d’invoquer l'exemple
prétendu de l’Angleterre. Us ont avoué que là les institutions de cha-
rité « sont surveillées par un bureau composé de commissaires spé-
ciaux qui remplissent les fonctions d’inspecteurs de charité et qui
ont la haute surveillance de toutes les fondations charitables^. » Us
ont ajouté que « cette commission a gi’aduellement revivifié toutes
les institutions de cet ordre, en réformant les abus, en les ramenant
aux intentions des fondateurs et en les conduisant à s’organiser con-
formément aux besoins de l’époque où nous vivons. »
Les défenseurs de la circulaire ministérielle ne s’en sont pas tenus
à ces assertions ; ils ont hasardé une foule de propositions toutes
* Moniteur d'ocioihre I8G1.
' LA CHARITÉ LIBRE EN ANGLETERRE ET LA CHARITÉ PUBLIQUE. 5il
plus étranges les unes que les autres, et qui dénotent chez leurs au-
teurs une ignorance à peu près complète de la matière. Suivant eux,
on impose aux sociétés la nomination de leurs présidents par la reine,
et elles sont toutes locales.
Ce sont autant d’erreurs, comme nous espérons bien le prouver,
en exposant purement, et simplement mais en entier, quoique en
termes sommaires, le mécanisme divers de ces institutions et la na-
ture véritable des rapports avec le gouvernement des sociétés où il in-
tervient, la situation légale de la charité publique, de la charité auto-
risée et de la charité libre.
I
11 y a en Angleterre deux sortes d’institutions de charité et de bien-
faisance bien distinctes.
Ce sont, d’une part, les institutions créées dans le principe par le
gouvernement et entretenues au moyen d’un impôt levé sur les con-
tribuables, sous le nom de taxe des pauvres {poor rate); de l’autre,
les institutions qui doivent leur existence et leur maintien à la gé-
néreuse initiative, à la libéralité des particuliers.
On a parlé de ces deux sortes d’institutions comme si elles for-
maient une seule et môme classe. On a confondu celles qui dépendent
du gouvernement avec celles qui relèvent des particuliers, et on a
attribué indistinctement à celles-ci la législation qui régit celles-là,
et vice versa. Il existe pourtant entre ces deux classes d’insti-
tutions une différence aussi grande, une démarcation aussi profonde
qu’elle peut l’être entre choses concourant à des buts analogues. Il
suffira, pour s’en convaincre, de savoir que tout individu qui reçoit
assistance de la part du gouvernement est par ce fait frappé d’inca-
pacité en matière d’élection de quelque nature qu’elles
soient, nomination de députés aux communes ou autres, et cela
pendant l’année où il aura été secouru ; au contraire, on peut exer-
cer librement et intégralement ses droits d’électeur tout en étant pen-
sionnaire des institutions de charité ou de bienfaisance privées.
Il importerait donc, ne fût-ce que par celte raison, de ne point con-
fondre les deux classes d’institutions en une seule.
Ceux de ces établissements dont les dépenses sont défrayées par
l’impôt (c’est de ceux-là que nous traiterons maintenant) relèvent du
gouvernement au même titre que les autres branches du service pu-
blic, et il existe à leur sujet toute une législation pour nous fort eu-
512
LA CHARITE LIBRE EN ANGLETERRE
rieuse, dont les premières dispositions, encore en vigueur aujour-
d’hui, remontent jusqu’au règne d’Élisabeth. C’est cette légis-
lation d’abord que nous nous proposons de faire connaître. Mais,
comme elle concerne les officiers civils chargés de la gestion de
l’impôt, nous ne pouvons faire comprendre les dispositions de la
loi sans avoir spécifié la nature des attributions de ces officiers et
avoir exposé la manière dont ils sont appelés à leurs postes res-
pectifs.
Dans chaque paroisse ^ deux juges de paix ou plus ont pouvoir et
mission de choisir à époques déterminées, parmi les grands proprié-
taires de l’endroit, les churchwarclens ou rnarguilliers et les overseers
ou surveillants dont la tâche est de percevoir l’impôt des pauvres, dans
les formes prescrites par la loi. Les fonds provenant de cet impôt, n’é-
tant point centralisés, mais particuliérement affectés au soulagement
des malheureux et à l’entretien des établissements de bienfaisance
des paroisses dans lesquelles ils ont été levés, sont réunis dans les
mains des churchwarclens et des overseers responsables; mais ceux-ci
n’en ont point la libre disposition. Cette faculté appartient aux guar-
dians ou curateurs de l’impôt. Ces officiers ne sont point nommés par
les juges de paix, mais élus par les contribuables. L’impôt des pauvres
étant perçu d’après les bases et suivant les formes arrêtées par la loi*, il
est procédé par les rate-payers à la nomination pour un an des guar-
dians et des visiteurs des pauvres. Là manière dont se font ces élec-
tions mérite d’être rapportée. Les contribuables y ont un nombre de
voix proportionné au chiffre de leur impôt : une voix pour les sommes
de moins de deux cents livres (5,000 fr.), deux voix pour deux cents
livres à quatre cents ; trois voix pour celles au-dessus de quatre cents
livres .
Remarquons en passant combien est libérale cette législation an-
glaise. Môme là où le gouvernement pourrait se prévaloir de son om-
nipotence pour disposer de fonds en toute liberté, il laisse se ma-
nifester les volontés individuelles. C’est par des agents choisis par
voie d’élection, par des mandataires directs des contribuables pris
parmi eux, que cet impôt est administré.
Les guardians une fois élus, le comité se constitue et entre eu
fonctions.
Les guardians ont l’initiative de toutes les mesures que l’on juge
bon de prendre dans l’intérêt des pauvres; seuls ils ont le droit de
Par ce mot de paroisse {parish) ou entend toute localité qui entretient séparée
ment et à ses frais ses propres pauvres, et qui a ses overseers des pauvres et ses
churchvjarde7is ou chapelwardens particuliers.
® 43 Elisabeth, cap. ii, et 6 et 7 William IV cap. xcvi.
✓
515
ET LA CHARITÉ PUBLIQUE.
leur porter secours; pourtant, dans le cas d’urgence extrême, les over-
seers peuvent exercer cette prérogative.
Aux guardians est reconnu exclusivement le droit de vendre ,
échanger, louer, disposer de quelque façon que ce soit des work-
houses ou dépôts de charité, dépendances, bâtiments, terres, effets et
autres propriétés appartenant à la paroisse ou à l’union (de deux ou
plusieurs paroisses). Ils ont le droit de prescrire à tout individu
admis dans les work-houses une certaine tâche de travail, et de
l’exiger en échange de la nourriture et du logement qui lui sont pro-
curés. Les churchwardens et les overseers doivent leur remettre contre
reçu telles sommes qu’ils déclarent nécessaires pour l’acquit des
dépenses des maisons des pauvres {poor houses) ou l’assistance à
domicile des pauvres de la paroisse, et cela à la charge en outre
par les guardians de spécifier dans les reçus l’usage qu’ils ont fait
des fonds qui leur ont été remis.
Tous les mois, les comptes des guardians aussi bien que ceux des
churchwardens et des overseers sont examinés aux réunions publiques,
et, tous les trimestres, ils sont présentés aux visiteurs des pauvres,
après avoir été vérifiés par un juge de paix^.
Les overseers^ quoique ayant des attributions encore assez éten-
dues, ont moins d’autorité que les guardians . Outre le droit de per-
cevoir l’impôt, ils ont certains autres droits beaucoup moins impor-
tants, et ils ont de nombreux devoirs à remplir; tel est celui
d’enregistrer les noms de tous les pauvres dignes de l’assistance. Il y
a cette différence entre les overseers et les guardians, que les pre-
miers ne peuvent que fort rarement suppléer ceux-ci, tandis que les
guardians sont investis de la même autorité que les overseers,
excepté en matière d’argent. Ainsi ils peuvent remplir les fonctions
d’ overseers, c’est-à-dire de surveillants pour les pauvres de la pa-
roisse ou de la commune {township) pour laquelle ils ont été nom-
més guardians. Les overseers peuvent encourir certaines peines pour
négligence de leurs devoirs ; les guardians sont passibles des mêmes
sévérités auxquelles sont sujets les overseers eux-mêmes. Notez que
toutes ces fonctions sont gratuites.
Mais il paraît que ces divisions de pouvoirs n’ont point paru au
gouvernement anglais offrir des garanties suffisantes de bonne gestion.
Comme l’impôt est considérable®, bien qu’il ne soit levé qu’en An-
gleterre et dans le pays de Galles (l’Irlande et l’Écosse étant étran-
gères à ce système de charité), et qu’il soit perçu au nom du gouver-
nement et distinctement des autres impôts, la responsabilité de l’Etat
* 22 Georges III, cap. lxxxhi.
- Il s’est élevé pour l’année 1860 à la somme de 5,454,964 liv., soit 186,374,100.
514
LA CHARITÉ LIBRE EN ANGLETERRE
est trop engagée pour qu’il néglige d’en contrôler la gestion : de là
l’institution d’officiers chargés de vérifier les comptes, de recevoir
tes réclamations, d’entendre les plaintes, enfin de tous les pou-
voirs nécessaires pour l’administration ou contrôle de toutes les
opérations. C’est ce qu’on appelle les commissaires de la loi des
pauvres : Poor law commissionners . En vertu de divers acts du
parlement la couronne a le droit de nommer par lettres patentes
ou par commissions délivrées sous le grand sceau de la Grande-Bre-
tagne, et pour autant de temps qu’il peut convenir à Sa Majesté,
« trois personnes capables {fit) de remplir les fonctions de commis-
saires pour la mise à exécution des lois concernant l’assistance des
pauvres, en Angleterre et dans le pays de Galles. » Le prince a de
plus le droit de changer tel de ces commissaires qu’il lui plaît
{at pleaseure) et à chaque vacance de l’un d’eux, soit par retrait d’em-
ploi, soit par décès, soit autrement, de nommer telle autre personne
de son choix à sa place.
Outre les trois personnes nommées au poste de commissaires par le
pouvoir royal, sont commissaires d’office : le Lord président du
conseil, le Lord du sceau privé, le principal Secrétaire d’État de
Sa Majesté au ministère de l’intérieur {home department) et le Chan-
celier de l’Échiquier. Et il leur est reconnu la même autorité et des
pouvoirs égaux à ceux dont sont investis les commissaires nommés
par lettres patentes ou commissions.
Nous touchons maintenant à ce point délicat et épineux des « pré-
sidents, » sur lequel, par ignorance sans doute, on a accumulé tant
d’assertions étranges, tant de notions fausses et confuses. On a
avancé, affirmé, soutenu que la reine nommait les présidents des
institutions de charité. Nous allons voir immédiatement ce qu’il en
est. Nous citons textuellement l’article de la loi* : « Et il est arrêté
que le commissaire nommé le premier par lettres patentes ou com-
mission pour le temps présent prendra le titre de « président; » et
n’importe où, en l’absence du président, deux commissaires ou plus
se réuniront pour l’exercice des pouvoirs dont ils sont investis par la
présente loi {act)\ le commissaire suivant dans l’ordre de la nomi-
nation dans la commission ou cet act de ceux qui seront présents,
deviendra par ce fait président ; et, si les commissaires présents sont,
dans une réunion, divisés d’opinion en nombre égal sur une question
pendante, le président, ou, en son absence, le commissaire présidant
la réunion, aura droit à deux voix. »
Voilà en entier, y compris ce qui n’a aucun rapport avec le point
‘ Notamment des statuts 4 et 5 Will. IV, cap. lxxvi, et 15 et 41 Vict. cap. cix.
2 10 et 11 Victoria, cap. cix, § 4.
ET LA CHARITÉ PUBLIQUE.
515
en discussion, l’article relatif à la nomination des présidents par la
reine. Tout le monde n’ayant pas à portée de la main le texte de la
loi anglaise, nous avons voulu le rapporter sans y rien changer, afin
de ne point encourir l’accusation de n’en présenter que ce qu’il nous
plaît pour les besoins de la cause.
On peut voir si, entre ces présidents des commissaires nommés par
le gouvernement anglais pour procéder au contrôle de l’administra-
tion des impôts pour l’assistance des pauvres et des présidents qui
seraient placés en France à la tête de sociétés privées (particulières)
de charité, il y a la moindre analogie à établir.
Mais ce n’est pas tout : on a parlé d’une manière si étrange des
commissaires, de leurs pouvoirs en quelque sorte discrétionnaires, que
nous sommes bien obligé de faire arriver aussi la lumière sur ce point,
en disant au juste, la loi à la main, quelles sont les attributions véri-
tables de ces officiers. Voici ce que nous apprend la loi relativement
aux commissaires en question ; ils sont nommés pour cinq ans, mais
révocables ainsi que nous l’avons déjà vu, et leurs fonctions sont gra-
tuites. Mais, comme trois personnes ne pourraient suffire à la direc-
tion et au contrôle de l’administration de l’assistance publique, les
commissaires nomment, de leur chef, autant de personnes aux fonctions
de commissaires adjoints ou inspecteurs qu’il est autorisé à le faire
par le Lord haut trésorier ou les commissaires de la Trésorerie de Sa
Majesté. Le devoir de ces officiers auxiliaires est de seconder les com-
missaires royaux dans l’exécution des lois en vigueur pour l’assis-
tance des pauvres. Les commissaires ont le droit de les révoquer
et d’en nommer d’autres à leur place. Enfin, il est alloué à ces inspec-
teurs une rémunération dont le chiffre est déterminé par le Lord
haut trésorier et les commissaires de la Trésorerie de Sa Majesté.
Comme les commissaires, les inspecteurs, les secrétaires et tous
autres officiers ne peuvent demeurer en fonctions plus de cinq ans,
lesdits commissaires, ou deux d’entre eux, peuvent siéger de temps
en temps ensemble et quand ils le jugent convenable, et se former en
bureau pour travailler à l’exécution de la loi. Ils ont le droit de man-
der toute personne dont ils jugent la déposition nécessaire dans
toute affaire en corrélation avec l'assistance des pauvres; ils ont
aussi celui de se livrer à des enquêtes, d’obtenir des éclaircissements
sur tout ce qui leur paraît le mériter; de se faire représenter les
comptes, livres, contrats, écrits, pièces ou copies de pièces de toute
nature se rapportant de près ou de loin à la gestion du fonds des pau-
vres. Ils sont autorisés, en vertu des pouvoirs qui leur sont conférés
par les lois, et toutes les fois qu’il le croiront opportun et utile, de
rédiger, émettre, publier tels avis, ordres, règlements pour la direc-
tion et administration des work-houses et l’éducation des enfants
516
LA CHARITÉ LIBRE EN ANGLETERRE
qui y sont entretenus, et pour les soins à donner aux enfants pauvres
des paroisses, l’inspection et le gouvernement des maisons où ces
enfants pauvres sont gardés, la règle de conduite et le contrôle des
guardians, et vestries ou sacristies et officiers des paroisses, aussi
longtemps que cela se rapporte à l’assistance des pauvres, à la tenue,
l’examen, l’audition et l’autorisation des comptes, les engagements
écrits, tels que contrats pour toutes affaires se rapportant à ladite
administration ou assistance, et de décider de faire toutes dépenses
qu’ils jugeront convenables pour le soulagement des pauvres.
Les commissaires royaux ont aussi le pouvoir de décider l’union,
pour une plus facile application des lois d’assistance, d’autant de
paroisses qu’ils le jugent convenables, et de régler que les work-
houses d’une de ces paroisses où leurs diverses work-houses leur
deviendront communes. Ils peuvent arrêter encore que l’assistance
sera donnée sous forme et à titre de prêt, etc., etc.
Leurs devoirs ne sont pas moins bien déterminés que leurs droits
ou pouvoirs. Le président des commissaires royaux et un de leurs
secrétaires seulement peuvent siéger en même temps à la Chambre
des communes. Ils sont tenus de dresser de leurs séances et décisions
un procès-verbal dans lequel est détaillée la mention de toute lettre
reçue par eux, indiquant son point de départ, sa date, la date de sa
réception, le sujet dont elle traite ; de même que de donner copie de
toute lettre écrite et de tout ordre donné par eux en réponse à des
lettres reçues ou non, avec la date dudit écrit, avec la mention dé-
taillée de l’opinion de chacnn des membres du bureau dans le cas où
ils auraient jusqu’à la fin différé d’opinion sur un ordre à donner ou
un acte quelconque à accomplir, et ce procès-verbal doit être soumis
à l’un des principaux secrétaires d’État de Sa Majesté, une fois par an
et plus s’il l’exige.
Ces procès-verbaux des commissaires doivent être soumis aux deux
chambres du parlement, après que le principal secrétaire d’État en a
pris connaissance.
Comme on en peut juger déjà par ce que nous venons de dire, ces
commissaires sont un peu différents de ceux qu’on nous a dépeints.
Cependant ce n’est pas tout, et nous tenons à mettre encore quelques
traits en lumière.
Eux et leurs secrétaires ont le droit d’assister aux réunions des
bureaux des paroisses et de prendre part aux débats ; mais ils n’y
ont pas celui de voter. Ils n’ont pas non plus le droit d’ordonner la
construction ou la location de work-houses pour les pauvres, de chan-
ger leurs dispositions, de les agrandir, ni d’acheter ou louer quelque
terre que ce soit, pour l’usage de n’importe quelle paroisse ou union,
à moins du consentement écrit de la majorité des guardians d’une
ET LA CHARITÉ PI BLIQÜE. 517
union, ou du consentement de la majorité des contribuables et des
propriétaires qualifiés pour manifester leur opinion. En ces cas, les
commissaires n’ont qu’à s’entendre avec les promoteurs de la mesure
sur les moyens de la mettre à exécution. Enfin les commissaires n’ont
à exiger de qui que ce soit la production de titres et aucun papier
se rapportant à des terres, tenures, etc., qui ne seraient point la
propriété d’une paroisse ou d’une union. Il serait trop long, il serait
fastidieux, si ce n’était impossible, de rapporter ici en détail les attri-
butions des commissaires du Poor law board.
Qu’il nous suffise de dire que ces commissaires qui, suivant les
avocats de la circulaire ministérielle, « revivifient » les institutions
de charité et semblent arranger toutes choses suivant leur inspira-
tion, sont, en réalité, les trés-humbles serviteurs d’une succession
de deux cent soixante et quelques acts, aujourd’hui en pleine vigueur
et se rapportant tous à l’assistance des pauvres, promulgués depuis
le règne d’Élisabeth jusqu'à nos jours. Si l’on veut se donner la peine
de compulser le recueil de ces acts, on se convaincra facilement que
les droits et devoirs des commissaires y sont minutieusement consi-
gnés, et qu’il n’y a pas d’issue possible à l’arbitraire ; qu’il y a loin
de ces officiers royaux, nommés par la reine, à ces commissaires de
fantaisie qui organiseraient les institutions de charité « conformé-
ment aux besoins de l’époque où nous vivons, » c’est-à-dire selon
leur bon plaisir.
Passons maintenant aux institutions d’assistance des pauvres qui
se soutiennent autrement que par l’argent fourni par la contribution
obligatoire, et voyons à quelle législation elles sont soumises.
II
Les institutions de charité qui existent et subsistent du fait de la
libre volonté des particuliers sont de trois sortes, savoir ;
1" Les institutions dotées {endowed), dont les ressources provien-
nent de fondations charitables faites par des individus, soit de leur
vivant, soit à leur mort ;
2° Les institutions qui subsistent partie au moyen de ressources
de même origine, partie au moyen de souscriptions particulières;
5“ Les institutions qui ne réalisent des fonds que par la cotisation
et les contributions volontaires.
De ces institutions, les unes sont strictement locales (c’est la pres-
que totalité); d’autres étendent leurs branches par tout le pays.
518
r.A CHARITÉ LIBRE EN ANGLETERRE
Les institutions qui doivent leur création à des dotations, à des
legs, à des dons, sont ce qu’on appelle des charities; c’est le terme
légal. Cette dénomination s’étend, mais improprement, à celles qu’on
pourrait appeler institutions mixtes. On entend enfin, par la dénomi-
nation de société, les institutions de charité qui pourvoient à leurs
dépenses au moyen seulement de cotisations et de contributions vo-
lontaires. Occupons-nous d’abord des premières, des « cliarities »
proprement dites.
Les charities ne se proposent pas seulement d’exercer la bienfai-
sance sous les formes que nous venons de rapporter ; il en est qui,
fondées par des corporations de marchands, ont d’autres buts
encore, tels que de faire des pensions aux membres des com-
pagnies qui sont arrivés à un grand âge; des prêts de diverse nature
aux jeunes gens qui débutent dans le commerce. Celles-ci ont des
fonds pour les hôpitaux et les écoles ; celles-là pour les exhibitors dans
les universités et pour des séances de lectures et de sermons, etc.
Depuis les pharmaciens, les boulangers et les tailleurs, jusqu’aux
forgerons, aux tisserands et aux corroyeurs, toutes les professions,
tous les états, ou pr esque tous, sont représentés dans les institutions
de charité. La richesse des fondations de quelques-unes est considé-
rable. La compagnie des oifévxes débourse annuellement, seulement
pour ses propres pauvres, plus de 5,000 livres (125,000 fr.) ; celle
des poissonniers ^fishmongers) , la somme énorme de 9,000 a 10,000
livres (225 à 250,000 fr.), qu’elle répartit en différentes parties de
l’Angleterre et de l’Irlande.
Jusque vers l’année 1855, on n’avait que des informations fort in-
complètes l’elativement à la condition réelle des diverses donations
administrées par les corporations des marchands. Tout ce qu’on sa-
vait, c’est que la plupart des donations (trusts) avaient reçu des
destinations et des emplois bien étrangers aux vœux des fondateurs.
Cette sorte d’abus provenait principalement de l’extinction du mal ou
du genre de misère que ces dons avaient été destinés, dans le prin-
cipe, à combattre où à soulager. De ce jour, les revenus des dota-
tions avaient commencé par être inactifs, puis, s’étant accumulés peu
à peu, avaient fini par constituer de grandes valeurs. Était arrivé un
moment enfin où elles avaient été tirées de leur immobilité, mais
pour recevoir des applications autres que celles qu’avaient eues en vue
les donataires, et même absolument sans aucun rapport avec la bien-
faisance. Le gouvernement avait essayé, à plusieurs reprises, de
contrôler cet état de choses et de le rectifier. Il avait institué des
commissions d’enquête, qui étaient entrées en opération dans diverses
parties du pays ; mais ces louables tentatives d’ordre n’avaient amené,
jusqu’à l’année 1852, aucun résultat satisfaisant. Au commencement
ET LA CHARITÉ PUBLIQUE. 519
de cette année-là, une court fut tenue à Londres, en vertu d’une loi
du règne de George IV % pour arriver judiciaii’eincnt à la connais-
sance de l’emploi des fondations confiées à des compagnies de la
Cité, au profit des malheureux retenus en prison pour dettes, fonda-
tions consistant principalement en immeubles, maisons et terres,
rapportant de forts intérêts et qui n’étaient pourtant point employés
à des fins charitables. On attendait beaucoup dans le public de cette
enquête, et les magistrats qui en étaient chargés continuaient de s’a'
livrer régulièrement, lorsqu’un beau jour, au milieu de leurs inves-
tigations, ils décident tout à coup de s’ajourner, — pour ne plus se
réunir. Cette prorogation étrange et même mystérieuse n’a pas con-
tribué pour peu, est-il permis de croire, à l’adoption des mesures
légales que le gouvernement, sous la pression de l’opinion, crut de-
voir proposer aux Chambres, dès l’année suivante, pour réglementer
la matière et mettre fin à des abus aussi criants. Des nombreuses
commissions d’enquête qui avaient été instituées pendant les vingt
années antérieures, aucune n’avait proposé un bon moyen de ré-
forme. Ce qu’il fallait à un pareil état de choses, ce n’étaient point
des palliatifs, mais un remède énergique. Un projet de loi, ayant
pour objet de soumettre les charities à la juridiction du gouverne-
ment, existait, qui avait été plusieurs fois rejeté par le parlement.
Le ministère le reprit et le présenta de nouveau, et cette fois il fut
adopté. C’est le Charitable trusts act de 1855. La même année
on put en éprouver les effets. L’exécution de cette loi, confiée à
des esprits éclairés et à des mains énergiques, a depuis lors porté
ses fruits, et l’on peut croire que tous les intérêts qu’embrassent les
fondations charitables, de quelque nature qu’elles soient, seront soi-
gneusement sauvegardés à l’avenir. On avait reculé longtemps devant
l’idée de soumettre les charities à une législation; les adversaires de
cette idée soutenaient qu’on l’encontrerait dans son application des
difflcultés insurmontables. L’événement n’a pas justifié leurs craintes,
et quand surgissent des obstacles dans sa mise en pratique, l’admi-
nistration s’efforce de les aplanir, tout en respectant autant que pos-
sible les intentions des fondateurs. On comprend s’il était nécessaire
et urgent que des associations possédant des fonds qui leur permettent
de pratiquer la charité et la bienfaisance sur une échelle aussi large
que celle dont nous avons parlé, fussent soumises à un contrôle gou-
vernemental. Depuis l’année 1855, date de la promulgation du pre-
mier act concernant la matière, il a été adopté par le parlement
quatre nouveaux acts qui complètent le précédent ; de sorte qu’à ce
moment, la législation relative aux charities est considérée comme en
4 Georges IV, cap. i.xiv.
520
LA CHARITÉ LIBRE EN ANGLETERRE
mesure de pourvoir à toutes les difücultés. Voyons maintenant en
quoi cette législation consiste, ou du moins quelles sont les disposi-
tions qui se rapportent au point du débat.
En vertu des divers actes du parlement concernant la matière, il
est nommé par la reine quatre commissaires, un secrétaire et deux
inspecteurs, et, en cas de vacance causée par la mort, la démission ou
le retrait d’emploi d’un ou plusieurs de ces officiers, la reine a éga-
lement le droit de pourvoir à leur remplacement. Trois desdits com-
missaires demeurent en fonctions aussi longtemps qu’ils s’acquittent
de leur lâche d’une manière convenable (diiring good behaviour); le
quatrième, ainsi que le secrétaire et les deux inspecteurs, reste en
place tout le temps qu’il plaît à Sa Majesté. Les commissaires pren
nent le titre de commissaires de charité pour l’Angleterre et le pays
de Galles {charity commissionners for England and Wales). Ils peuvent
siéger de temps en temps et former un bureau pour la mise à exé-
cution des actes relatifs à l’administration des donations ou fonda-
tions charitables. Il est légal pour le bureau des commissaires (deux
suffisent à la rigueur pour constituer un bureau) de prendre de
temps en temps, et toutes les fois qu’ils le jugeront convenable, des
informations détaillées à l’égard des charities de l’Angleterre et du
pays de Galles, de s’enquérir de leur nature, de leur objet, de leur mode
d’administration et de gouvernement, de même que de leur situation
véritable, du genre d’emploi de leurs fonds, biens, propriétés et revenus
à elles appartenant. Le bureau des commissaires peut ordonner que
l’examen et l’enquête de toute affaire en corrélation avec tout ce qui
les concerne directement soient entamés et poursuivis par les in-
specteurs agissant de concert ou séparément, dans telles circon-
stances et à telles époques que le bureau pensera propres, et lesdits
inspecteurs seront tenus d’adresser de temps en temps le compte
rendu de leurs opérations au bureau des commissaires. Le bureau
des commissaires peut requérir tous les syndics (trustées) et en géné-
ral toutes personnes concourant ou intéressées n’importe comment à
l’administration et au gouvernement des charities, de leurs biens-fonds
on propriétés, de lui adresser ou à ses inspecteurs des comptes et des
situations écrites se rapportant à la charity^ à ses biens, fonds, proprié-
tés ou encaisse, revenus, ou à leur administration et emploi. Ils peu-
vent de même requérir lesdits syndics et les personnes sus-indiquées
répondre par écrit à toutes les questions qu’ils peuvent leur adresser
sur les matières précitées. De même tous agents ayant la garde des
archives, décisions, rapports, procès-verbaux et autres documents re-
latifs à des fondations charitables, doivent fournir des copies ou ex-
traits de ces pièces, sur la demande qui leur en est faite.
Comme les Charities ne tirent pas les fonds qui leur sont néces-
521
ET LA CHARITÉ PUBLIQUE.
saires de l’impôt, mais qu’ils proviennent de fondations, et que ces
fondations trouvent plus ou moins souvent des contradicteurs et des
opposants, comme la matière enfin est sujette à procès, le gouverne-
ment, voulant veiller à la bonne administration des charities, ne
pouvait manquer tout d’abord de chercher à prévenir les procès. La
première conséquence de ce désir s’est traduite par la différence des
qualités entre les commissaires du charity board et ceux du poor law
board. Il n’a plus suffi de gens « capables, » il a fallu s’adresser à des
gens spéciaux. De procès il n’y a pas sans avocats, aussi deux des
charity commissionners doivent-ils non-seulement être avocats, mais
avoir douze ans au moins d’exercice dans leur’profession le jour de
leur nomination. Une différence à noter entre les commissaires du
charity board et ceux du poor law board, c’est que, parmi les premiers,
trois sur les quatre sont rétribués, tandis que les commissaires de la
loi des pauvres ne le sont pas. Le gouvernement, voulant éviter au-
tant que possible, en matière de dotations pour des fins charitables,
des procès dont la conséquence est de faire dévorer le legs ou le don
en entier, quand il est de petite valeur, par les frais de justice, la
moitié de la législation relative aux trusts eiendowements est consacrée
à les rendre impossibles. Ainsi, avant qu’un procès, qu’une pétition ou
toute autre démarche pour obtenir assistance, ordre ou mesure
contre une fondation quelconque de charité, ses biens, fonds, pro-
priétés ou revenus, soit intenté, présenté ou commencé, la personne
intéressée à agir de la sorte doit adresser au bureau de la charity
commission un avertissement écrit de son projet de procès, de pétition
ou de démarches, en l’accompagnant de tels détails ou explications
qu’elle jugera utile de donner. Le bureau, après examen de l’affaire,
peut, sur un ordre ou attestation signé par le secrétaire, déclarer
qu’il y a lieu effectivement à ce que le procès, pétition ou démarche
puisse être commencé, présenté ou commencé contre la charity, dé-
signée soit pour les objets et dans la manière spécifiés dans l’aver-
tissement, soit pour d’autres que ceux qui y sont mentionnés, mais
cela de la manière et dans les formes en rapport avec la législation
de» institutions dotées, pour garantir la charity contre aucune obliga-
tion de frais et dépens que le bureau des commissaires croira le
plus convenable et le plus utile d’adopter. Une seule personne, et
c’est un magistrat, est dispensée de ces formalités imposées aux par-
ticuliers dans le cas en question ; c’est l’Attorney général. Seul, il
peut intenter un procès à une charity sans en informer le bureau des
commissaires.
Une majorité des deux tiers des curateurs ou syndics {trustées)
de toute charity, en assemblée de leur corps dûment constitué et
ayaiiA pouvoir de se prononcer sur. la vente, l’échange, le partage,
NoVEMBRfc. AS61, 35
o22
LA CHARITÉ LIBRE EN ANGLETERRE
rhypothèque, la location ou autres dispositions de n’importe quelle
propriété de la charity, ont tout pouvoir, dans leur intérêt et dans ce-
lui des cosyndics et aussi des syndics officiels des biens de l’institu-
tion, de faire, contracter et exécuter tous actes, engagements, etc.,
nécessaires pour rendre la vente, l’échange, le partage, l’hypothèque,
la location ou autres dispositions légalement effectives, et il est dit
que lesdits actes, engagements, contrats, ont le même effet légal
que si ces diverses opérations étaient respectivement accomplies par
tous les syndics et les syndics officiels.
Le bureau des commissaires sanctionne tout ce qui semble aux
syndics et autres personnes chargées de l’administration des churities
de nature à tourner à leur avantage : location des terres pour la con-
struction de maisons, ouverture et exploitation de mines, coupe de
bois; comme aussi la création de routes ou rues, l’érection de nou-
veaux bâtiments, la réparation, altération ou reconstruction d’anciens,
enfin telles améliorations ou changements dans les conditions des
terres qui sembleraient profitables à l’institution. En vue de ces
fins, le bureau peut autoriser l’emploi des fonds possédés par la cha-
rity, et même, si cela est nécessaire, des emprunts sur hypothèque
de la totalité ou d’une partie des biens qui lui appartiennent. Sur la
demande des syndics, ils peuvent autoriser la vente ou l’échange- des
terres toutes les fois qu’il y aura avantage pour la charity à vendre
ou échanger.
Voilà quels sont les principaux pouvoirs des commissaires. Vouloir
rapporter dans ces détails l’autorité que la loi leur confère nous en-
traînerait trop loin ; nous ne le pourrions d’ailleurs qu’en citant les
Acts m extenso ; ce serait en outre s’écarter du point qu’il s’agit d’é-
clairer. Mais nous le ferions, que nous ne verrions dans leur
disposition rien d’étranger à leur titre. Tout, dans ces acts, porte
sur l’administration des fondations. On n’a qu’à les lire pour s’en
convaincre. On se convaincrait aussi de cette vérité, que tous les
pouvoirs des commissaires aussi bien que leurs devoirs y sont soi-
gneusement déterminés ; que ces commissaires enfin ne peuvent
être dans l’exercice de leurs fonctions que les instruments dociles' de
la loi.
III
Les institutions ou sociétés de charité, de nature mixte, nous vou-
lons dire tirant leurs ressources en partie de fondations et en partie
de contributions volontaires, sont aussi nombreuses que variée»? sous
ET LA CHARITÉ PUBLIQUE. 523
la dénomination collective, mais non reconnue par la loi, de cJia-
rities.
Ces institutions, qui cherchent à atténuer toutes sortes de misères
et de malheurs, comprennent des hôpitaux, des infirmeries et des
dispensaires. Il y a des sociétés fondées pour la conservation de la vie
(par exemple pour’'porter secours aux noyés), pour la sauvegarde de la
morale publique, la correction des filles déchues, la conversion des
criminels, l’aide à donner aux naufragés, le bon traitement des ani-
maux, l’amélioration et l’assainissement du logement des classes la-
borieuses, la poursuite et la destruction des livres et des gravures obs-
cènes. Il en est qui entretiennent des maisons de refuge et de travail
pour les femmes malheureuses; d’autres se proposent la suppression
de la mendicité, l’amélioration du sort des veuves, des orphelins, des
prisonniers pour dettes, des marins pauvres. Il y a des sociétés de
bienfaisance pour secourir les individus industrieux mais sans argent,
des sociétés de prêt, d’émigration, etc.
D’autres tiennent des caisses de retraite pour les vieillards, les
bourgeois et les gens de la petite noblesse, les négociants, professeurs
et institutrices, et généralement toutes les personnes qui, ayant exercé
des professions libérales ou ont occupé un rang assez élevé dans la
société sont tombées dans la misère sur la fin de leurs jours. Voilà
seulement (la complète énumération en serait interminable) quelques-
unes des sociétés de charité et de bienfaisance qui participent de la
nature des autres institutions. Pour celles-là, la législation fait une
distinction entre les sources de leurs revenus, et les dispositions des
acts relatifs aux Charities s’appliquent seulement au revenu dotal,
à l’exclusion du revenu provenant des souscriptions volontaires.
Le bureau de ces sortes d’institutions de charité se compose d’un
président, d’un trésorier, d’un secrétaire, et, lorsque les dotations sont
importantes, de curateurs ou syndics (trustées) . Le président n’est ja-
mais nommé par la reine, ni par les ministres. Le gouvernement, en
un mot, n’intervient pas dans sa nomination, qui se fait uniquement
par voie d’élection.
Voilà ce que l’on voit dans les Acts des années 1853,
1855 et 1860. En vain y chercherait- on la mention de la nomination
des présidents des sociétés ou Charities par la reine : le mot môme de
président ni aucun mot ayant la môme signification ne s’y rencontre
une seule fois. On voit que nous sommes encore plus éloignés avec le
genre d’institutions dont il est question en ce moment qu’avec les in-
stitutions de charité dépendant du gouvernement, de la similitude
que l’on s’est efforcé d’établir entre les sociétés de charité françaises
et les sociétés analogues de l’Angleterre. Mais nous n’avons pas fini
LA. CHARITÉ LIBRE EN ANGLETERRE
5‘2i
IV
Venons-en maintenant à ces sociétés qui exercent la charité au
moyen de fonds provenant uniquement de cotisations et de contribu-
lions volontaires ; de ces sociétés auxquelles on peut à bon droit
comparer la société de Saint-Vincent de Paul.
Ces sociétés, aussi nombreuses que les Endowed Charities elles socié-
tés que nous nous permettrons d’appelermixtes, se proposent, celles-ci
d’assister les pauvres, les aveugles, les sourds-muets, les femmes
sans travail; celles-là, de secourir les malheureux surpris par les in-
cendies, les mariniers et les pêcheurs qui ont fait naufrage et ont
perdu leurs instruments de travail. Il en est pour encourager le peu-
ple à la tempérance, par des sermons prononcés en réunions publi-
ques, des lectures, des distributions de traités et de gravures où sont
représentées les désastreuses conséquences de l’ivrognerie. D’autres se
onnent pour mission la création de classes du soir pour les jeunes
gens, l’instruction des jeunes filles sans éducation, l’émigration des
femmes. Il y a des sociétés d’hygiène pour les habitations des ou-
vriers; d’autres qui fournissent aux malades et aux nécessiteux des
remèdes, du charbon, du pain, de la soupe, de la AÛande, des vête-
ments, spécialement pendant les mois d’hiver ; d’autres encore qui
prêtent aide et assistance aux convalescents sortant des hôpitaux, aux
malades qui attendent pour leur admission , aux gens sans amis,
sans connaissances dans les grandes villes, notamment à Londres; à
tous les individus qui ont besoin d’assistance ou de scours urgents. Il
y a jusqu’à des sociétés de charité dont l’occupation est de recueillir
les individus sans-abri et qui, sans leur bienfaisante intervention, pas-
seraient la nuit dans les rues, exposés à toutes les intempéries. A
cette nomenclature on pourrait ajouter celle que nous avons faite
précédemment, car il y a des institutions de toutes les sortes pour les
maux et les misères diverses que nous énumérons, et ces institutions
ne diffèrent que par les moyens dont elles usent pour atteindre leur
but.
Eh bien, — faut-il le dire? — cette classe de sociétés de charité
rapports d’aucune espèce avec le gouvernement. L’État n’exerce et n’a le
droit d’exercer sur elles aucun contrôle. Il en est dont la situation
financière tenue secrète est absolument inconnue. Puisque l’on veut
à tout prix trouver des analogies entre les sociétés de Saint-Vin-
cent de Paul et les institutions de charité de l’Angleterre, que ne
525
ET LA. CH\ ITÉ PUBLIQUE.
s’empresse-t-on de comparer les sociétés françaises avec les sociétés
anglaises dontnous parlons?... Les sociétés en question ont toutes un
bureau qui se compose d’un président, d’un trésorier et de secré-
taires. Il ne s’y trouve naturellement pas de syndic ou de curateur,
puisqu’il n’y a pas de dotation à administrer. Mais le président de ces
sociétés!, de même que les présidents des autres institutions, est
nommé par les associés ou souscripteurs, seulement par eux et par
voie d’élection. C’est par le même mode que l’on procède à la nomi-
nation du trésorier, du secrétaire, et, si la nature de l’association
l’exige, des visiteurs. Quant au droit de réunion des associés ou sous-
cripteurs, il est entier et absolu. Les membres de la société s’assem-
blent aussi souvent qu’ils le souhaitent, sans consulter autre chose,
à défaut de leur bon plaisir, que la nécessité de prendre des déci-
sions.
A l’égard donc de ces sortes de sociétés de charité, la législation,
on peut le dire sans hésiter est on ne saurait plus simple, puisqu’il y a
absence complète de législation.
Ces sociétés se gouvernent comme elles l’entendent, disposentde leurs
fonds selon leur gré, et ne sont sujettes ni à examen ni à aucun con-
trôle. Il n’est pas possible d’en douter quand on lit dans les charitable
trusts Acts l’article consacré à reconnaître cette complète indépen-
dance ; « N’ont aucun compte à rendre au bureau des commissaires
de charité {Board of charity commissions ers) les sociétés d’amis (par
là on entend, les sociétés mutuelles, les clubs, les litterary societies
et autres), les caisses d’épargne et tous les établissements, toutes les
institutions ou sociétés ayant des fins religieuses et charitables (il en
est de même pour les sociétés qui dépendraient d’elles et seraient
comme leurs succursales), dont les subventions proviennent de con-
tributions volontaires. N’ont pas davantage de comptes à rendre les
sociétés qui publient des livres ou des journaux pour le compte des
associations ou établissements susdits aussi longtemps que la publi-
cation de ces livres et journaux sera faite au moyen de contributions
volontaires ou d’un capital constitué pour l’entreprise L »
Ici, pas l’ombre d’un commissaire royal, moins encore celle de
présidents nomméspar la reine. Si, fatigué de chercher dans le recueil
des lois ces présidents introuvables, vous demandez à des Anglais bien
placés, placés mieux que personne, ce qu’il en est de ces présidents,
ce qu’il en est aussi du droit de réunion, ils vous disent qu’ils ne
comprennent pas plus la possibilité de la nomination de leur prési-
dent parla reine, ou la demande d’une autorisation pour s’assembler,
qu’il ne leur vient à l’esprit de demander au gouvernement la per-
mission de se mettre au lit, à table, ou d’aller se promener.
* 16 et 17 Vict., cap. cxxxvii, § 62.
526 LA CHARITÉ LIBRE EN ANGLETERRE ET LA CHARITÉ PUBLIQUE.
Encore deux mois, et nous aurons fini.
On a affirmé qu’en Angleterre toutes les institutions de chanté
étaient locales; en d’autres termes, qu elles n’étaient reliées par aucun
lien. Nous avons à faire pour cette assertion la môme réponse qu’aux
précédentes : c’est une erreur.
Parmi les institutions de charité, celles qui dépendent du gou-
vernement et celles qui relèvent des particuliers sont assuré-
ment locales ; et il serait difficile que pour celles qui sont placées
sous la juridiction du poor law hoarcl il en fût autrement. Mais il en
est un certain nombre qui étendent librement leurs rameaux par toute
la Grande-Bretagne; ce sont:
Les sociétés pour la distribution de traités religieux : autant de
sectes, autant de sociétés générales, immenses, riches, actives,
libres ;
Les sociétés de tempérance ; <
Les sociétés pour l’acquittement des dettes d’individus retenus en
prison pour des sommes au-dessous de 90 livres (2,250 fr.). L’action
de ces sociétés s’étend sur l’Angleterre et le pays de Galles;
Les sociétés pour l’assistance des clergymen pauvres ;
Les immenses sociétés pour la fondation des écoles. — Toutes les
écoles en Angleterre ont été établies sans le concours de l’État ;
Enfin une multitude d’autres sociétés, dont les membres sont in-
nombrables, et les ressources, comme la liberté, sans limites.
Telles sont les dispositions principales de la législation des sociétés
de charité et de bienfaisance en Angleterre. Nous l’avons vu, toutes
celles qui subsistent au moyen de fondations sont maintenant placées
sous la surveillance protectrice^de la loi; les autres, celles que l’on peut
comparer à la société française de Saint-Vincent de Paul, sont au con-
traire affranchies de tous rapports avec le gouvernement; elles sont
entièrement, universellement, indistinctement libres; personne ne
les autorise, personne ne les contrôle, personne ne les suspecte.
Justin Améro.
LES MUSES D’ÉTAT
Circenses,
Muses, les dieux s’en vont!... et les badauds arrivent.
Soyez de votre temps, vivez pour ceux qui vivent.
Assez prêché ; voici les trois coups de marteau :
Vous montiez à l’autel ; grimpez sur le tréteau.
Descendez à jamais de ces hauteurs glacées ^
Qu’attristent la prière et les mâles pensées ;
Où l’homme sent toujours un dieu peseï; sur lui ;
Où règne la pudeur... je veux dire l’ennui.
Amusez-nous ! Veillez aux plaisirs de l’empire ;
I
C’est à vous de trouver le petit mot pour rire.
Les nouveaux arrivants se montrent délicats ;
De grâce, épargnez-nous tous les mots à fracas :
L’honneur, la liberté, le droit que l’on supprime ;
Tout cela dans les vers n’est bon que pour la rime.
528
LES MUSES D’ÉTAT.
11 s’agit d’être gai ! l’art, cet aimable jeu,
Proscrit également le diable et le bon Dieu.
Boileau l’a dit : le front tout barbouillé de lie.
Vous avez commencé, Muses, par la folie.
Tâchez de rire encore au déclin de vos ans.
D’accrocher des quarts d’heure et des sous aux passants;
Sur le char de Thespis, orné du bouc obscène,
Dans le nouveau Paris roulez de scène en scène ;
Aiguisez là, pour plaire à nos sens excités.
De clinquant et de fard vos vieilles nudités.
Des salons pleins de fleurs aux trottoirs pleins de crotte,
Que l’art danse aux grelots et porte la marotte.
Vous verrez qu’il est bon de s’adoucir parfois.
D’être un peu de son siècle et de quitter les bois.
Toujours sur le trépied et toujours dans la chaire 1
Sur vos sommets, vraiment, vous faisiez maigre chère;
Servez ! et vous pourrez, chez quelque potentat,
Gagner bonne pitance et place dans l’État.
Chacun ses fonctions : les Muses, quoi qu’on die.
Ont leur utilité, surtout la Comédie.
Un peuple d’électeurs, aménagé dûment.
De suffrage et de pain ne vit pas seulement ;
Pour rester bons amis, compères, camarades.
Donnons-lui quelquefois Bobèche et des parades.
Nous n’avons plus le cirque et les gladiateurs :
Des cochers bleus et verts, des tigres pour acteurs ;
LES MUSES D’ÉTAT.
529
Nous avons le roman, la chronique, les drames :
On peut avec cela contenter bien des âmes.
Dans un État réglé tout sert, dorénavant ,
Tout, le poète môme et le singe savant.
Pour que l’on pense bien il faut que l’on s’amuse ;
C’est là ta raison d’être et ta noblesse, ô Muse!
El c’est pourquoi, munis d’un visa du parquet.
Nous t’élevons un temple, Apollon-Bilboquet !
Les dieux sur le retour entrent dans la police.
O groupe des neuf Sœurs, si vieux et si novice.
Qui descendez du Pinde en rêvant d’un héros...
Allez chez l’inspecteur prendre vos numéros.
O Muses ! quels honneurs, sans compter le salaire,
L’État vous garderait, — un État populaire, —
Si l’on s’était rangé ! si l’on avait voulu
Aider discrètement le pouvoir absolu ;
Si la plume en vos doigts, marchant à la baguette.
Chargeait en douze temps, comme la baïonnette ;
Si vos lyres, d’accord avec les tympanons.
Répétaient à l’envi l’Hosannah des canons;
Si le penseur, docile et toujours sous le charme.
Le Critique, au besoin, remplaçaient le gendarme ;
Et, l’œil toujours ouvert aux merveilles du temps.
D’un crayon venimeux notaient les mécontents.
O grand siècle ! ô bonheur dont nous ferons l’épreuve I
Un jour viendra, ce jour rêvé par Sainte-Beuve,
550
LES MUSES D’ETAT.
Où les Muses d'État, nous tenant sous la main,
Enrégimenteront chez nous l’esprit humain.
Selon le numéro, selon l’arme et le grade,
Nous verrons les 'beaux-arts défiler la parade.
Tels, conscrits aujourd’hui', marchant les pieds déchaux,
Qui seront colonels, peut-être maréchaux,
Suivant qu’ils useront, dans le panégyrique,
De prose tempérée ou de prose lyrique.
On bat déjà l’appel sur les doctes hauteurs ;
J’entends la voix sucrée et l’or des recruteurs.
Tout s’émeut dans l’azur : un bataillon de cygnes
Se forme en éélàireurs, vedettes et consignes ;
Pégase, tout bridé, piaffe dans le décor.
En caparaçon bleu semé d’étoiles d’or ;
Et Philomèle aussi, d’une voix attendrie.
Entonne sur l’ ormeau : « Nourris par la patrie. »*'
f
Le hussard-Vaudeville a poussé des hourras ;
Le Roman-voltigeur s’avance l’arme au bras.
Artilleur à cheval et muni de fusées.
Le Feuilleton pétillé et s'échappe en risées ,
Et les Premiers-Paris, gros canonniers du camp,
Font feu sur le Kremlin ou sur le Vatican.
L’Historien-sapenr, lavant le lîh^é èale.
Médite un coup de hache aux vaincus de Pharsale.
La carabine en main, de tous les trous sortis.
Les Chroniqueurs font feu sur les anciens partis ,•
Et la Philosophie, en Muse qui s’observe,
LES MUSES D’ÉTAT,
531
Forme des cuirassiers la prudente réserve.
Tout est prêt; on attend la voix qui dit : « Allons!... »
Et tout doit manœuvrer comme au camp de Châlons.
Partez I j’entends la voix du Critique avant-garde
Balayant les abords et traînant sa bombarde ;
Et nous invitant tous, prosateurs et rimeurs,
Pour gagner du terrain, à démolir les mœurs.
Place aux Muses d’État ! et brisons les obstacles :
Il faut aux braves gens du pain et des spectacles.
Mais, vraiment, les beaux-arts, dans leur nouvel essor.
Par la morale et Dieu sont entravés encor :
Supprimons Dieu, poète, et que ton œuvre entière
Chante, sur tous les tons, un hymne à la matière.
> 'a mi
Le réel avant tout. Fi du vieil idéal !
Donnez à vos romans une odeur d’hôpital ;
Faites-en des charniers peuplés de bêtes fauves ;
Allez fouiller du nez dans toutes les alcôves ;
Peignez-nous chaque ulcère et chaque exploit galant,
Comme dit le Critique, « en style truculent ; »
Et, pour féconder l’art, dans ce nouveau domaine
Traînez tout le fumier de la nature humaine.
mm''
A vous, heureux auteurs, les croix, les missions.
Les succès consacrés par vingt éditions ;
Et dans le Moniteur^ en six longues colonnes.
Le Causeur du Lundi vous tressant des couronnes ,
53‘2
LES MUSES DETAT.
Qui sait même, à l’école où se font nos penseurs,
Enseignant ce beau style aux futurs professeurs.
Que si, légers de plume et d’humeur militante,
De Voltaire enterré la défroque vous tente.
Aux princes, comme lui, tournez le compliment,
11 vous sera permis de penser librement.
Vous pourrez vous donner, à l’abri des poursuites.
Le plaisir, toujours neuf, de la chasse aux Jésuites,
Et dire avec fierté, sans cacher votre jeu,
A César qu’il est Pape, au peuple qu’il est Dieu.
Noble temps, et sur qui mon vers ne saurait mordre !
Où la plume demande au sabre son mot d’ordre;
Où les canons rayés vomissent des pamphlets ;
Où l’on fait souffleter son Dieu par ses valets ;
Où les proscrits, tous ceux qu’une injure aiguillonne.
Sont insultés encore après qu’on les bâillonne ;
Où le joug est nié par qui s’attelle au char ;
Où l’on se croit tribun, quand on n’est que mouchard
Allons, gladiateurs armés de l’écritoire.
Au cirque !... Non, j’ai tort, je veux dire : A la foire.
Histrions ! le licteur vous défend des sifflets.
Gagés par le préteur, applaudis des valets,
Dites, — en vous rangeant chacun par rang de taille
« César, sois salué par ceux qui font ripaille ! »
Gambadez maintenant, et donnez de la voix ;
LES MUSES D’ÉTAT.
Ô55
Tirez vos mirlitons et vos sabres de bois ,
Et rabâchez encore à la foule attroupée
Votre vieux mélodrame, en singeant l’épopée :
Et l’Europe, et la dîme, et les droits féodaux ,
Et les rois essuyant vos pieds de leurs bandeaux ;
La gloire et la victoire, et plus d’aristocrates;
Égalité mais tout pour les gens sans cravates;
Plus de bavards, et place aux muets travailleurs;
A nous l’Escaut, le Rhin — J’en passe, et des meilleurs. —
Poussez ferme, poussez ! Bientôt vos adversaires
N’auront plus de journal, d’imprimeurs, de libraires —
Faute de combattants le combat est fini ;
Et vous êtes vainqueurs... comme chez Franconi.
Or maintenant faisons, pour nous calmer la bile.
Le tour de l’assemblée et tendons la sébile.
D’abord nous commençons par monsieur le Préfet,
L’homme créé du ciel pour être satisfait ;
« Bien ! très-bien ! » dit la voix auguste et circonspecte.
Voici le bon quart d’heure ; oh ! quelle ample collecte !
Des rouleaux, des billets, des croix et des galons.
Une épée en verrouil qui vous bat les talons.
Jusqu’à des parchemins et des manteaux d’hermine,
Si le nom sonne bien, si l’on a bonne mine •
Et parfois, — respectons, Muse, de tels cadeaux, —
Quelques gros sous, tribut des honnêtes badauds.
Donc, nantis largement de l’or qui vous allèche,
Accourus en sabots, repartez en calèche.
534
LES MUSES D’ÉTAT.
Et si, du haut du char qui porte vos splendeurs,
Vous rencontrez là-bas quelqu’un de ces boudeurs.
De ces gens obstinés à garder leur cocarde.
L’un dans son âpre exil, l’autre dans sa mansarde ;
Et cet autre, moins lier, mais non moins ulcéré,
Qu’enchaîne à ses outils quelque devoir sacré...
D’un ton facétieux célébrant vos bamboches,
Vous lui ferez la nique en frappant sur vos poches.
— Reposons-nous, amis, dans un cher souvenir ;
Fuyons dans le passé, fuyons dans l’avenir.
Voici l’ombre et le soir! Rappelez-vous l’aurore
Qui nous éveilla tous, nous qui chantons encore ,
Quand notre âme embrassait, dans sa virginité.
Et jeune poésie et jeune liberté.
Comme nous écoutions aux portes du cénacle !
Comme un lambeau de vers nous semblait un oracle !
Comme nous adorions ces demi-dieux rivaux
Dont la voix nous ouvrait tant de mondes nouveaux !
■ I
C’était l’heure où l’on croit, où l’on aime sans trêves.
Pour la France et pour nous que d’espoirs, que de rêves !
Comme nous marchions fiers et portant au grand jour
Ces nobles amitiés, belles comme l’amour ;
Et ces belles amours si pures, si parfaites.
Que les anges du ciel enviaient aux poètes ! —
Rentrons dans le présent ; d’obliques délateurs
Au coin des bons journaux surveillent les auteurs.
LES MUSES D’ÉTAT.
Tout prêts à souligner, quand leur zèle s’alarme,
Le mot qui peut donner quelque prise au gendarme.
Il fautêtre content siil pleut, s’il fait soleil, i '
S’il fait chaud, s’il fait froid. « Ayez le teint vermeil »
« Je déteste ces gens maigres, à face pâle i
Celui qui ne rit point mérite qu’on l’empale, »
— Dit l’ombre qui vous suit en comptant tous vos pas,
« Empoignez-moi ce gueux, qui ne s’amuse pas ! »
O progrès! quelque jour nous atteindrons la Chine.
Quel art dans notre presse, admirable machine :
C haque discussion pleine de traquenards.
Les lions aux chasseurs vendus par les renards,
Et tout ce monde-là, fait pour bourrer des pipes,
Signant : « Quatre-vingt-neuf, » et parlant de principes
Soyons gais! O railleurs! vous avez bien raison.
Les colères ici ne sont pas de saison ;
La satire est absurde, et, de plus, ennuyeuse.
Qui s’indigne aujourd’hui d’une voix sérieuse.
Oh! le plaisant nigaud, qui forme en tribunal.
Pour Macaire et Bertrand, Tacite et Juvénal !
Qui dénonce Tartufe aux fureurs de Camille,
Et réveille le Cid pour rosser Mascarille !
Muse, retourne alors sous les murs d’Ilion,
Chez ces héros nourris de moelle de lion ,
Priant Minerve et Mars de t’accorder leur aide ;
LES MUSES D’ÉTAT.
Fais lancer par Achille, Ajax ou Diomède,
Ces quartiers de rochers, aussi gros que des tours,
Qu'à peine ébranleraient vingt hommes de nos jours !
Et ces traits que Vulcain tordit dans ses fournaises ;
Fais tonner Jupiter ! . . . . pour tuer des punaises.
Victor de Laprade ,
de l’Académie française.
CHANT DE LA POLOGNE
{BOZE COS POLSKE)
IMITÉ Dü TEXTE DONNÉ DANS UNE NATION EN DEUIL PAR M. LE COMTE DE MONT.ALEMBERT
O Dieu, qui, si longtemps, dans sa lutte guerrière.
Fus de notre Pologne et le guide et l’appui ;
Qui préservas son front, paré de ta lumière.
Du joug humiliant qui l’accable aujourd’hui ;
Tends-nous la main du haut de ton trône sublime,
Rappelle devant toi les jours de ta bonté.
Fais-nous, Seigneur, fais-nous remonter notre abîme...
Rends-nous notre patrie et notre liberté !
Dieu très-saint, qui, plus tard, calmant notre souffrance,
A notre sainte cause accordas des héros,
Généreux pionniers, qui de la délivrance
Ont souvent aplani le chemin de leurs os ;
Tu donnas pour témoin le monde à leur courage ;
Le flot envahisseur en fut épouvanté —
Novembre 18(51.
oO
o58
CHANT DE LA POLOGNE.
Mais la mer de nouveau dévore le rivage...
Rends-nous notre patrie et notre liberté !
Dieu, dont le bras vengeur ne connaît point l’espace,
Dont le jour éternel renferme tous les jours,
Écoute un peuple en deuil qui te demande grâce
Et contre l'injustice implore ton secours.
Tu peux en un clin d’œil désarmer la puissance,
Briser le long travail de la perversité :
Dans les cœurs polonais réveille l’espérance ;
Rends-nous notre patrie et notre liberté !
Baume vivifiant des angoisses mortelles.
Que la vertu du sang de ton Fils bien-aimé
Ouvre la région des clartés éternelles
A tous ceux qui sont morts pour le peuple opprimé.
La gloire d’ici-bas n’est que peine et ténèbres.
Pour hâter leur repos dans la sainte cité,
Daigne accepter nos pleurs et nos hymnes funèbres,
Rends-nous notre patrie et notre liberté I
Que ton souffle divin dise à notre jeunesse,
Quoique près d’expirer sous des nœuds étouffants,
Qu’il faut que, tôt ou tard, la Pologne renaisse.
Et, libre, sur son sein presse tous ses enfants.
Jusqu’au dernier tronçon bénis son cimeterre ;
Précipite l’espoir vers la réalité.
Dieu! nous t’en conjurons la face contre terre,
Rends-nous notre patrie et notre liberté !
CHANT DE LA POLOGNE.
539
Ah ! si l’exil s’abreuve à si grande amertume,
Si la patrie humaine a de si doux attraits,
Qu’il faut, pour y rentrer, que l’homme se consume
Et jette à la moisson tant de sang pour engrais ;
Malheur à qui perdra la patrie immortelle I
En attendant ce jour de terrible équité,
O Dieu compatissant! couvre-nous de ton aile,
Rends-nous notre patrie et notre liberté !
Jean Reboul
Nîmes, ce 29 septemlnv, jour de saint. Michel, ])alron des saints comhals.
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MÉLANGES
BEAUX-ARTS ET VOYAGES
PAR CHARLES LENORMANT, PRÉCÉDÉS D’ÜNE LETTRE DE M. GUIZOT».
Le Correspondant vient bien tard entretenir ses lecteurs d’une publica-
tion qui leur appartient à tant de titres divers. 11 semble même qu’il pour-
rait s’en dispenser tout à fait; car c’est parler de lui-même que de parler
deM. Lenormant,à qui ce recueil doit plus qu’à personne, et qui pendant tant
d’années y a dépensé l’indomptable ardeur, le courage, la science, et le ta-
lent dont Dieu l’avait si richement doué. Toutefois il ne saurait nous conve-
nir de laisser passer cette occasion de constater la fidélité de notre recon-
naissance et de notre admiration pour l’ami qui nous a été si subitement en-
levé. On ne risque rien d’ailleurs en cédant au sentiment si bien exprimé par
M. Guizot dans sa réponse aux questions que lui adressait M. Foisset sur leur
ami commun. « Parmi toutes les expériences, dit l’illustre homme d’État, que
j’ai faites de la légèreté humaine, une des plus pénibles a été de voir avec
quelle rapidité les souvenirs s’effacent, et le peu de traces qui restent, au
bout de peu de jours, des vies les meilleures et les plus honorées. J’ai quel-
quefois défendu contre les mauvaises passions du temps l’honneur et le
repos des vivants ; maintenant que je suis vieux, je me complais à prendre
en main la cause des morts, et à ranimer dans l’âme des générations nou-
v 'iles la mémoire de leurs pères qu’elles ignorent ou qu’elles oublient. )’
Jusqu’à présent du moins la mémoire de M. Lenormant ne saurait se
plaindre ni de l’ingratitude ni de l’oubli de ses contemporains. Je ne connais
* 2 vol. Michel Lévy. t86i.
MÉLANGES.
54i
pas d’homme de noire temps dont la perte ait excité plus de regrets et dont
le mérite ait reçu des hommages plus nombreux et plus imposants.
M. Foisset, dans la Notice instructive et touchante qui ouvre ces deux vo-
lumes, et M. de Witle, qui vient de tracer devant l’Académie de Belgique le
tableau complet des travaux si variés et si solides de son éminent collabo-
rateur; M. Vitet et M. Mérimée, M. de Carné et M. Wallon, M. Guizot lui-
même * et M. Édouard Laboulaye, dans les pages noblement émues que nous
a données la Revue nationale y ont successivement témoigné, avec la grande
autorité qui leur appartient, de la douleur suscitée dans des rangs bien di-
vers par celte perte si prématurée, et de la trace profonde qu’avait laissée
parmi ses contemporains cet esprit généreux et infatigable. Venir parler
après cette foule de juges si compétents, c’est une tâche aussi difficile que
superflue. Aussi serons-nous très-court et nous occuperons-nous plutôt de
bien renseigner nos lecteurs que d’honorer notre auteur.
Ces volumes, qui traitent en courant de tant de sujets, qui ouvrent tant
* Ce rapprochement des noms deM. Guizot et de M. Lenormant nous rappelle une page
cliarmante des Mémoires^ qui n'est peut-être pas connue de tous les lecteurs du Corres-
pondant, et que ceux-là môme qui l’ont déjà lue et admirée nous sauront gré de leur
l'emettre sous les yeux :
cc Lorsque, après de longues années, on recueille ses souvenirs, on est étonné des rap-
prochements qui s’opèrent dans la mémoire et qu’on n’avait pas remarqués au moment
où s’accomplissaient les laits. A la même époque, peut-être le même jour (octobre 1830)
où éclatèrent dans les rues de Paris, à la suite de la mesure prise sur le Panthéon, ces
désordres dont une impression désagréable m’est restée, M. Lenormant m’amena à dé-
jeuner M. Rossini, à qui la Révolution de Juillet avait causé des déplaisirs que j’aurais
voulu lui faire oublier. Le roi Charles X l’avait traité avec une juste faveur; il était in-
specteur général du chant, recevait, outre ses droits d’auteur, un traitement de 7,000 fr.
et, quelques mois auparavant, après l’éclatant succès de GuUlaume Tell, la liste civile avaif
signé avec lui un traité par lequel il s’engageait à écrire pour la scène française deux:
grands ouvrages. Je désirais que le pouvoir nouveau lui témoignât la même bienveillance,
et qu’en retour il nous tînt ses promesses de chefs-d’œuvre. Nous causâmes avec aban-
don. Je fus frappé de son esprit animé, varié, ouvert à toutes choses, gai sans vulgarité,
et moqueur sans amertume. Il me quitta après une demi-heure de conversation agréable,
mais qui n’eut point de suite, car je ne tardai point à sortir des affaires. Je restai avec
ma femme, que la personne et la conversation de M. Rossini avaient intéressée. On amena
dans le salon ma fille Henriette, petite enfant qui commençait à marcher et à jaser. Ma
femme se mit au piano, et joua quelques passages du maître qui venait de nous quitter,
de Tancrède entre autres. Nous étions seuls; je passai ainsi je ne sais quel temps, oubliant
toute préoccupation extérieure, écoutant le piano, regardant ma fille, qui s’essayait a cou-
rir, parfaitement tranquide et absorbé dans la présence de ces objets de mon affection.
Il y a près de trente ans; il me semble que c’était hier. Je ne suis pas de l’avis de Dante ;
Nessiim inaggior dolore
Che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria.
« Il n’y a point de douleur plus amère que de se souvenir du temps heureux quand on
< est dans le malheur. »
« Un grand bonheur est, au contraire, à mon sens, une lumière dont le reflet se pro-
longe sur les espaces même qu’elle n’éclaire plus; quand Dieu et le temps ont apaisé les
xiolents efforts de l’ànie contre le malheur, elle s’arrête et se complaît encore à con-
templer dans le passé les biens charmants qu’elle a perdus. » [Mémoires de M. Guizot,
lomc TT, p. 73.)
5i-2 MÉLANGES.
de perspectives et abordent tant de rivages différents, ne donnent qu’une
idée bien incomplète de la sphère immense où s’est déployée la perspi-
cacité laborieuse de M. Lenormant. Pour s’en donner un aperçu, il faut par-
courir la nomenclature vraiment effrayante qu’a dressée M. de Witte des
travaux publiés par M. Lenormant de 1827 à 1859, et à laquelle on doit
a'^oxxier encore le Commentaire sur le Cratyle de Platon, œuvre posthume
qui vient d’être imprimée à Athènes, sa seconde patrie, et qui, bien qu’in-
aclievée, met le sceau à ses recherches si savantes et si originales sur la
symbolique et les dogmes du paganisme.
Plus accessibles au commun des mortels , qu’effraye si facilement
l’érudition philologique et archéologique, les Beaux-Arts et Voyages
nous initient à toutes les qualités du talent et du caractère de l’auteur.
Je sais quel est le préjugé vulgaire contre ces recueils de travaux écrits
à diverses époques et offerts une seconde fois en groupe au public,
qui croit les avoir déjà dégustés isolément; mais je sais aussi qu’il doit
y avoir dans nos habitudes littéraires quelque chose de propice à ce
genre de réimpression, puisque tous nos écrivains s’y laissent aller, et
que leurs œuvres ainsi réunies rencontrent ou réveillent presque toujours
l’attention ou la discussion. M. Ampère, qui, je crois, est du petit nombre de
ceux qui n’ont pas cédé à cette tentation, et à qui l’on ne peut pas dire par
conséquent : Monsieur Josse,vousêtes orfèvre, a très-spirituellement soutenu
les avantages de ce genre de publication, dont les Essais de Macaulay four-
nissent l’exemple le plus célèbre. 11 a montré, en parlant précisément des
Mélanges de M. Lenormant, que rien ne servait mieux à constater celte
unité dans la variété qui est le propre des esprits élevés, et à faire valoir,
en les rapprochant, les qualités diverses d’un même esprit.
S’il me fallait indiquer les qualités dominantes de l’auteur de ces deux
volumes, je nommerais d’abord la sincérité, puis, et au même degré, la fer-
meté, cette rare vertu dont il a si bien parlé, en disant ; « La fermeté est
aujourd’hui ce qui manque le plus aux âmes, et nous connaissons bien des
vertus de l’ordre théologal, ou stériles, ou déviées par le défaut de toute
virilité dans les sentiments. »
Il avait plus que personne le droit de s’exprimer ainsi, l’homme droit et
courageux qui ne baissa jamais ni le regard ni la voix devant l’oppression
de ce parti dont les clameurs brutales étoulfèrent un jour la liberté de sa
parole, au nom des mêmes passions et des mêmes hypocrisies qui viennent
de provoquer et d’applaudir à la suppression de la charité libre.
Dans une région moins périlleuse, sinon moins élevée, ces deux qualités
éclatent à l’envi d’un bout à l’autre du volume consacré aux Beaux-Arts.
Personne n‘a été moins dupe et moins compère que M. Lenormant sur ce
terrain où s’étalent tous les jours tant de complaisance et tant de mauvaise
foi. Quand on jette les yeux sur les produits d’une certaine critique et sur les
tableaux que vante cette critique; quand on voit quels sont, dans le do-
MÉLANGES.
543
maille de l’art, les noms qui possèdent aujourd’hui la popularité et sur
quelles œuvres misérables, dans toutes les acceptions du mot, se fonde
cette popularité, on jouit de se trouver en face d’un vrai juge. C’est là ce
qu’est au suprême degré M. Lenormant; un juge non-seulement compétent
et éclairé, mais encore intègre et convaincu. 11 se préoccupe avant tout de
la dignité de l’art et des artistes. 11 réagit de toutes ses forces centre l’abais-
sement incontestable où ils sont retombés. II pousse l’impartialité jusqu’à
sembler quelquefois se contredire lui-même, à force de vouloir louer et blâ-
mer, avec une infatigable recherche d’équité, ce qui, dans le même artiste,
mérite le blâme et la louange. On aime à le voir passionnément fidèle à ses
admirations comme à ses affections, et tel que nous le peint M . Laboulaye,
« hors de lui-même dans une séance académique, » parce qu’on n’avait pas
parlé avec assez de respect de son maître Champollion, mort depuis vingt-
cinq ans, mais qui vivait toujours dans son cœur. « Ami sans égal, ajoute
son digne confrère, et dont la plus grande joie était de tendre la main, non
pas au.v habiles qui réussissent toujours et qu’il n’aimait guère , mais à
ceux qui luttaient courageusement pour défricher quelque coin perdu. » Ce-
pendant on sent et on voit que la passion ne l’aveugle jamais; que le culte
de la justice l’emporte sur tous les autres dans son âme. On est donc à
l’aise pour admirer avec lui, comme aussi pour contester quelques-unes de
ses impressions et de ses préférences.
Dans ce volume où règne un peu de désordre dans le classement des di-
vers travaux, et où l’on peut regretter de ne pas les voir rangés dans un
ordre strictement chronologique, j’ai dû être surtout attiré par les apprécia-
tions consacrées au livre si original et si puissant de M. Rio sur l’art chré-
tien et aux peintures d’Orsel et d’Overbeck, qui ont été, de nos jours, les
plus puissants régénérateurs de cet art chrétien. Ici je me trouve en pays de
connaissance, mais sur un terrain où je n’ai pas toujours été d’accord avec
notre cher et savant directeur. Si unis par la foi et par la pratique, nous
étions partis d’une origine diverse et nous avons longtemps vécu dans des
camps séparés sur les questions d’art et d’histoire; cependant nous avons
fini par nous trouver, même sur celles-ci, à peu près d’accord. S’était-il
plus rapproché de moi, ou bien était-ce moi qui avais fait le plus de che-
min vers lui? Je ne saurais trop le dire. Je crois toutefois, et je m’en ho-
nore, que c’est moi qui ai le plus marché dans son sens. Toujours est-il
que, devenus l’un et l’autre moins exclusifs, nous avons pu nous entendre,
si ce n’est sur fous les détails, du moins sur le fond des choses et sur les
grandes lignes du domaine de l’art religieux. J’aime à suivre, dans plu-
sieurs des fragments qui composent ce volume, le travail de la pensée qui
se débat contre une routine et une tradition exclusive : c’est le même
travail que nous avons dû faire pour arriver à une juste intelligence des
beautés de l’art classique et de la Renaissance, nous tous partisans à ou-
Uanc‘ide l’art du moyen âge, par esprit de réaction contre l’inexprimable
o44
MÉLANGES.
abaissement de ce qu’on appelait les beaux-arts sous le premier Empire.
Si M. Lenormant avait assez vécu pour connaître le grand ouvrage de
M. Rio sous sa forme nouvelle et complète, et surtout cette introduction où
l’auteur a si heureusement rapproché l’idéal poétique et plastique des Grecs
de l’idéal du moyen âge chrétien, je suis convaincu qu’il aurait profité de
cette occasion pour proclamer, avec l’autorité qui lui appartenait entre tous,
les conditions et les règles de la seule et vraie esthétique qui convienne à
notre temps. N’ayant connu q lf le premier aspect dont M. Rio avait revêtu
sa pensée, il n’en avait pas i ^ins rendu pleine justice à l’action de cet
écrivain sur l’esprit de ses lecteurs dans toute l’Europe, et à l’empreinte
vigoureuse dont il a marqué ses idées, même aux yeux de ceux qui les con-
testent. Sans pouvoir lui concéder que « le moyen âge présente mille exem-
ples de force, mais presque aucun de beauté ; » ni que les images de Mu-
rillo soient aussi religieuses dans leur genre que celles de fi û Angelico dans
le leur; ni surtout que la troisième manière de Raphaël nous ait valu les
tableaux les plus parfaits qui soient jamais sortis de la main d’un homme ;
sans admettre non plus qu’il y ait des critiques, même en Allemagne, assez
exagérés dans un sens opposé pour reconnaître dans le bienheureux de Fie*
sole le premier des peintres, je reconnais comme M. Lenormant que, dans
le domaine de l’art, le beau n’est pas nécessairement le vassal du bon, et
qu’il y a d’étranges contradictions entre certaines apparences d’inspiration
religieuse et le caractère des temps ou des auteurs dont elles émanent,
.l’admire la finesse et la justesse de son appréciation des mérites relatifs de
Léonard de Vinci, de Raphaël et de Michel- Ange, et je maintiens avec
lui, contre M. Rio, la supériorité de Raphaël sur Léonard. Mais je regrette
qu’il ait tenu si peu de compte de Luini, si supérieur, lui aussi, à son maî-
tre Léonard, et des autres peintres de l'école lombarde, que M. Rio a seul
remis en pleine lumière ; et, en admettant que la mission de l’Italie, du qua-
torzième au seizième siècle a été d’effacer de l’art chrétien la convention
pour y substituer l’idéal, je lui reprocherai de n’avoir pas suffisamment in-
diqué à quel point cette même Italie, grâce au.x élèves de Raphaël, a mé-
connu et trahi sa mission. Il était d’autant plus compétent pour exercer cette
justice, que nul n’a émis un jugement plus hardi et plus sincère que le
sien sur Michel-Ange et le Jugement dernier, dans cet excellent article sur
Benvenuto Cellini, où il montre une connaissance si approfondie de l’art,
de l’histoire et de la langue du seizième siècle.
En descendant de ces hauteurs vers l’art contemporain, nous trouvons
dans M. Lenormant un guide toujours sûr et intègre qu’il nous importe et
qu’il nous plaît de retrouver, même après avoir refusé pendant quelques
instants de le suivre dans certains écarts de son enthousiasme excessif.
Dans la foule des appréciations diverses qu’il a énoncées pendant vingt-
cinq ans sur les expositions publiques ou spéciales, et parmi tous ces noms
qui apparaissent successivement dans ces pages, les uns pour rentrer aus-
sitôt dans l’oubli, les autres pour être promus à la gloire, on distingue sur-
tout l’hoininage rendu à nos trois grands peintres religieux, M. Ary Schef-
fer, M. Ilippolyte Flandriii, et M. Paul Delaroche.
On ne me reprochera pas de décerner à celui-ci un titre si rarement mé-
rité, si l’on veut bien se souvenir de sa Jeune Martyre et de ces Scènes de
la Passion que la mort ne lui a pas permis d’achever, mais qui ont laissé
une impression ineffaçable. Quant à M. Ary Scheffer, nul n’a signalé plus
tôt, nul n’a compris plus complètement que M. Lenormant la noblesse et la
pureté de ce talent hors ligne. La Francesca de Uimini et la Sainte Monique
jont rencontré en lui, non pas un admirateur banal et indulgent, mais un
juge aussi ému que sincère, .lamais on n’a mieux étudié les œuvres diverses
de ce peintre, le plus noble et le plus pur de nos artistes contemporains;
jamais on n’a mieux justifié sa popularité auprès de toutes les âmes géné-
reuses et délicates ; jamais enfin on n’a mieux retracé la marche progres-
sive qui a conduit cette belle âme de la peinture familière et romanesque
jusqu’aux sommets de la vérité poétique et religieuse, et en a fait le digne
interprète du Dante et de saint Augustin. Je sais un gré infini à M. Lenor-
mant d’avoir insisté sur tout ce qu’il y a dans la carrière d’Ary Scheffer de
propre à consoler et à élever l’âme. .\ ceux qui seraient tentés de mettre en
doute le progrès incontestable de la pensée chrétienne parmi nous, dans cei-
taines régions et malgré tant de misères et de faiblesses, il faut remettre
sous les yeux les productions de ce pinceau qui a su trouver dans la noble
mélancolie d’une conscience droite des inspirations dont la France avait
perdu le secret depuis Lesueur.
En parlant de M. Paul Delaroche et de M. Ary Scheffer, notre auteur a
expliqué, avec autant de tact que de délicatesse, pourquoi, au moment
même où s’opérait chez eux la transformation définitive qui devait les
placer au premier rang, ils se sont abstenus des expositions publiques, et
comment ils ont protesté contre la vogue d’un réalisme effronté et contre le
charlatanisme de la critique, en faisant appel â l’élite du public européen.
Un autre peintre fameux, M. Ingres, a, lui aussi, décliné la compétence pé-
riodique de la foule parisienne; mais, malgré la supériorité incontestable de
ses procédés techniques, je ne vois, chez lui, de commun avec ses illustres
rivaux, que ce noble dégoût du vulgaire. Après avoir joui de pouvoir mettre
mes sympathies personnelles sous le couvert du goût exquis et sévère de
M. Lenormant, je me sens plus libre de me tenir à l’écart de l'admiration
exagérée que lui inspire le peintre de la Stratonice et du Vœu de Louis XlJf.
Au risque de passer pour hérétique aux yeux de beaucoup de monde, il me
faut bien avouer que je suis sorti de l’exposition des œuvres réunies de
M. Ingres, en 1855, sans la moindre émotion. A part un ou deux portraits jus-
tement célèbres, mais où l’idée n’a rien à voir, je n’y avais rien trouvé, ab-
solument rien qui parlât à l’âme ou môme à l’imagination, rien qui répondît
à ce que je regarde comme la vraie définition de la peinture :
Il parlar cîio noll' anima si
5ie
MÉLANGES.
Je remarque d’ailleurs que les éloges démesurés de M. Lenormant re-
montent à 1821 ; et j’en appelle de ces jugements d’un temps où lui-
même n’avait pas encore donné toute sa mesure à l’aveu qui lui échappe
en 1851, quand il dit : « Le sensualisme ne quitte pas M. Ingres dans la
peinture religieuse » J’imagine qu’il eût trouvé d’autres réserves
à faire, et sur un autre terrain que celui de la seule peinture reli-
gieuse, s’il avait voulu juger certaines œuvres récentes de cet artiste, entre
autres ce plafond de l’Hôtel de Ville, où il représente la France à genoux
devant un Napoléon l®*", debout et tout nu dans un char de triomphe, avec
cette inscription : In nepote reclivivus .
Ce jugement de 1 851 , que je viens de citer, se trouve dans une excellente
étude consacrée à Victor Orsel, à cet éléve de M. Ingres qui s’est élevé
tellement plus haut que son maître dans les régions supérieures de l’art.
M. Lenormant raconte avec chaleur les luttes de ce grand artiste, non-
seulement contre l’indifférence publique, mais contre les vexations subal-
ternes de l’administration paroissiale dont dépendait l’avenir de son œuvre.
U nous le montre épuisant ses forces et consumant sa vie dans l’accomplis-
sement de la tâche qu’il s’était imposée, dès 1815, comme une sorte d’apo-
stolat, celle de la restauration sérieuse et profonde de la peinture chrétienne.
11 a parfaitement saisi et expliqué le caractère de cet homme d’une foi an-
tique, pieux et fervent comme frà Angeîico, mais attentif à combiner, dans
l’intérêt même de la cause qu’il voulait servir, l’étude de la nature et de
l’antique avec le sens chrétien. « N’oubliez pas, » écrivait Orsel à un de ses
élèves engagé dans les ordres sacrés, « n’oubliez pas d’étudier souvent l’an-
« tique, non comme esprit religieux, mais comme science de la forme et
« grand goût dans les ajustements. Les écrivains chrétiens étudiaient beau-
« coup les auteurs païens de la Grèce et de Rome ; les artistes doivent agir
<f comme eux, non pour faire des ouvrages semblables aux temples, aux sta-
« tues ou aux peintures païennes, mais pour traiter d’une manière plus sa-
i( vante et plus vraie les sujets chrétiens dans l’esprit religieux. » Et plus
tard il disait : « Quand je me figure toute cette foule venant s’agenouiller
« devant mon tableau pour prier la sainte Vierge, je me sens électrisé, je re-
« double d’efforts pour que mon talent arrive à la hauteur du sujet. » Tout
le maître et tout son enseignement sont là. Il a eu le bonheur de trouver
dans M. Périn un ami qui, après avoir travaillé seize ans à côté de lui, sans
distraction et sans relâche, s’est voué en même temps à continuer son œu-
vres et à glorifier sa mémoire par la publication d’un ouvrage de luxe des-
tiné à reproduire tous les dessins et jusqu’aux moindres esquisses du maître
chéri. Cette collection, qui touche à sa fin, et dont la munificence de M. Pé-
rin a seule fait les frais, restera comme un monument aussi instructif que
touchant de l’art contemporain. Vasari, dans toute son Histoire des peintres, ne
* Page 20G.
MÉLANGES. 547
nous a rien montré de plus intéressant que ces deux frères et amis, ce David
et ce Jonathas de la peinture chrétienne, si fidèlement unis par la vie, et plus
unis encore par la mort.
Signalons encore le dernier morceau sorti de la plume de M. Lenormant, la
Notice sur M. le comte Turpin de Crissé, inspecteur général des Beaux-Arts
dans la maison du roi Charles X, à l’époque où M. Lenormant débuta lui-
même dans cette administration. Quoi de plus attrayant que cet hommage
rendu, sous forme de portrait, par la fidèle reconnaissance d’un ancien sub-
ordonné, au chef dont il était devenu le confrère à l’Institut, et qu’il devait
suivre de si près dans la tombe?
« Je voyais mon chef toujours attentif, scrupuleusement impartial, plein
d’admiration pour les grands artistes, de sollicitude pour les jeunes et pour
les faibles, incapable du moindre retour sur lui-même, envisageant les choses
de haut, et ne considérant aucun détail comme au-dessous de lui, ménageant
tous les intérêts tant que les ménagements étaient permis, et ferme comme
un roc lorsqu’il sentait sa conscience engagée. Je trouvais dans ses supé-
rieurs les plus grands égards pour ses avis, et je ne pouvais surprendre
chez lui la moindre propension à exagérer son influence; et, comme j' étais
très-jeune, tout cela me semblait bon, mais naturel ; je ne pouvais me figurer
qu’au sortir de celte atmosphère de justice, d’intelligence et de générosité,
je ne trouverais plus dans le reste de ma vie rien de compai able ou d’ap-
prochant. Pourtant, comme les épines ne manquaient pas dans cette diffi-
cile carrière, je remarquais que les obstacles à l’influence de mon chef
étaient en raison inverse du mérite des personnes sur lesquelles il devait
exercer son action »
M. Lenormant est resté toujours jeune, comme il l’était en 1825, si tant
est que la jeunesse consiste surtout à se complaire dans une « atmosphère
de justice, d’intelligence et de générosité. » Il a toujours été respectueux et
reconnaissant envers les rois qu’il avait servis; il a toujours honoré le mal-
heur et la vertu, et son volume, qui contient plus d’une justice discrètement
rendue à la mémoire du roi Charles X, se termine par un noble et pieux
hommage à ce Pio nono lïberatore, dont l’intelligente protection accordée
aux arts et à l’archéologie lui est apparue, à travers l’ingratitude et l’injus-
tice des Romains, au fond des catacombes de Rome, savamment et pieuse-
ment explorées par notre ami quelques mois avant sa mort.
Ce sont ces dispositions indépendantes et généreuses qui sont, à nos yeux,
plus encore que la fidélité des descriptions et l’éclat du coloris, le principal
attrait des récits de voyages qui remplissent tout le second volume.
' 11 parcourt tour à tour et à plusieurs reprises l’Egypte, la Grèce et la
'furquie. Dès son début en Orient, à l’époque où l’on commençait déjà à
subir en France cette fascination exercée par le despotisme soi-disant éclairé
pe Méhémet sur tant de bons esprits, et qui nous a valu en 1840 une si fâ-
cheuse déconvenue, M. Lenormant juge les choses et les hommes avec une
548
MÉLANGES.
élévation dont la conscience seule a le secret, avec une sûreté de coup d’œil
que les événements n’ont que trop justifiée. Il se moque de cette prétendue
régénération de l’Orient par le pouvoir absolu dont on nous berce depuis si
longtemps ; il proclame que la civilisation n’existe qu’au prix de la liberté,
qui seule en ouvre les chemins; il trace du musulman moderne, sous son
déguisement d’Européen civilisé, un portrait qui est aussi vrai en 1861 qu’il
l’était en 1828; il le montre incapable d’avoir la moindre intelligence des
besoins de l’homme, le moindre respect de sa dignité, la moindre croyance
à la possibilité d’une émancipation graduelle des nations vaincues. « Il faut,
dit-il, quoi qu’il arrive, un fonds de conscience aux réformes qu’on em-
brasse; les choses que le sentiment intérieur ne dicte pas n'ont de force
ni dans celui qui les prépare, ni à l’égard de ceux pour qui elles sont faites.
Et c’est bien le moins, quand tant de générations esclaves ont expié dans les
larmes les fautes de leui's pères, que la violence succombe enfin sous son
propre poids, et que le tyran ne recueille pas les premiers fruits de l’éman-
cipation, lentement préparée au profit de sa victime. »
Mis en présence de Méhéinet-Ali , de ce Bonaparte de V Égypte y il ne voit
en lui qu’un « homme couvert de crimes, décoré du titre de vice-roi*.» Puis,
remontant le cours des âges, et au milieu même de l’ardeur de ses études,
à la suite de Champollion, sur l’art égyptien, son âme se révolte contre le
hideux régime dont les monuments des Pharaons et de Sésostris sont le
produit. « Je veux, dit-il, que les arts racontent le bien de l’espèce
humaine, et c’est pour cela surtout que je les aime. Ici leur langage ne
m’a l’ôvélé presque partout que les efforts de l’orgueil et du despotisme...
On a beau se dire que rien n’est mieux exécuté que l’ensemble de ces pro-
portions gigantesques, que pas un chapiteau n’y perd de sa grâce, pas un
ornement de sa précision ; on croit par instants faire un rêve pénible ; les
bornes de l’imagination humaine semblent dépassées : on succombe à une
force exagérée comme celle du soleil de ces climats. Ce n’est pas seulement
qu’on se sente humilié de l’immensité de ces ouvrages ; mais, si la concep-
tion en est prodigieuse dans une seule tête, l’exécution ne s’en peut com-
prendre que par l’asservissement d’un nombre d’hommes tel, que la pensée
recule et s’épouvante devant le spectacle d’une si monstrueuse violation de
la liberté. On voudrait voir s’ébranler, au milieu de ce silence de l’esclavage,
une seule opposition, une seule protestation, et l’on ne trouve malgré soi
que les images d’une grande nation de castors, mue par deux ou trois in-
telligences. »
* .Te ne prétends pas étendre la l'éprobation qu’ont si bien inériléeMéhéinet-Ali et le ré-
gime introduit par lui en Egypte jusqu’à son petit-fils, qui gouverne aujourd’hui ce mal-
heureux pays. D’après les derniers récits, Saïd-pacha sait concilier les devoirs de l’huma-
nité avec le progrès matériel ; il admet aux emplois civils et militaires les fellahs
dont Méliéinct-Ali n’avait su faire que des bêtes de somme et de la chair à canons; il
iiore autant par l’appui qu’il donne au percement de l’isthme de Suez que par sa géné-
reuse hospitalité envers les princes exilés. Voir Une caravane française en Egypte, par Louis
de Ségur, Revue des Deiar- Mondes, 5 oct. 1801.
MÉLANGES.
549
Ce passage est extrait d’une série de lettres publiées dans le Gto&edel828 »
et qui obtinrent un grand et légitime succès auprès du jeune public de
cette feuille, car c’était ainsi qu’il fallait penser et parler pour plaire à la
jeunesse de ce lemps-là, si différente par ses passions comme par ses goûts
de la jeunesse qui a pour oracles littéraires les familiers de César, et à qui
l’on enseigne, au nom des principes de 1789, que le type de l’État libre est
une société industrielle dont le gérant paye de gros dividendes aux action-
naires.
D’Égypte, notre voyageur passe en Grèce, y arrive pendant que durait
encore la lutte glorieuse des Hellènes insurgés contre les Turco-Égyptiens,
et débarque à Navarin, six mois après la victoire émancipatrice des flottes
chrétiennes. Il s’exalte à la vue de ce grand triomphe de la justice et de la
civilisation, qui lui rappelle la journée de Lépante, sans prévoir qu’un jour
viendrait où deux de ces flottes se coaliseraient pour détruire la troisième,
afin de maintenir en Europe la honteuse domination du croissant. L’armée
française en Grèce, la Morèe dévastée et dépeuplée par les hordes égyptien-
nes, cette poignée de familles encore éparses sur ce sol calciné par tous les
genres d’oppression; ces rares jeunes femmes dérobées à la servitude des
harems de Constantinople ou d’Alexandrie, et chez qui il cherche en vain
des réminiscences du type sculptural d’Athènes; ces ruines antiques recou-
vertes de tant de ruines modernes ; ces sites immortels dans la mémoire des
hommes ; celte jeunesse enfin d’une nation à peine affranchie qui germe au
milieu des souvenirs les plus glorieux et les plus anciens de l’histoire euro-
péenne ; tout exalte sa pensée, tout lui fait respirer, comme il dit, « un air
de liberté et de restauration, » et tout aussi est reproduit par sa plume avec
une chaleureuse exactitude. Ce philhellénisme qurnous animait tous alors
et qui avait fini, grâce à M. de Chateaubriand, par gagner jusqu’au parti
royaliste, d’abord si entiché de la légitimité du Grand-Turc, M. Lenor-
mant l’a toujours professé, il lui est resté fidèle à travers toutes les pi-
toyables variations de l’opinion en France. Il a vigoureusement tenu tête au
revirement aussi injuste qu’universel qui a mis les voltairiens d’accord
avec les admirateurs de l’inquisition pour déplorer l’émancipation de l’Hel-
lade. Dans ses deux voyages subséquents en Grèce (1841 et 1859), il ne se
borne pas à étudier les monuments, à admirer cette beauté des lignes, de
la forme et de la couleur du paysage, qui font préférer par tant de voya-
geurs l’Altique à l’Italie ; il s’attache surtout à constater les progrès éton-
nants et incontestables de ce petit royaume, si follement amoindri par les
défiances et les tâtonnements de la diplomatie européenne, et qui n’en ren-
ferme pas moins le foyer de la régénération du Levant. A la différence
de la plupart des visiteurs, il échappe à tous les mirages du séjour de
Constantinople, pour plonger au fond de la tristesse mesquine de ce grand
cadavre ; il défend avec une inébranlable constance, comme il y a trente ans,
la cause grecque, qui est, en Orient, la vraie cause chrétienne, la cause du
î)5D
MÉLANGES.
progrès, de la civilisation et de la liberté. 11 venge noblement la Grèce des
calomnies d’un « écrivain léger et corrompu, qui n’a pas craint de violer
« les devoirs de l’hospitalité et de récompenser par une odieuse ingratitude
« le pays qui lui a ouvert les bras. » Si les Grecs, qui se sont tant honorés
par leur reconnaissance envers M. Lenormant, avaient trouvé parmi les ca-
tholiques occidentaux beaucoup de partisans aussi déterminés que lui, il
ne faut pas douter que leur intolérance surannée à l’égard de leurs coreli-
gionnaires du rit latin n’en eût été heureusement modifiée.
M. Lenormant avait tout ce qu’il fallait pour faire reconnaître les droits
de la foi dont il était devenu l’enfant docile et l’apôtre éloquent. Jamais néo-
phyte n’eut moins d’intolérante âpreté envers les complices de ses an-
ciennes erreurs; mais jamais aussi soldat de la vérité ne tint d’une main plus
ferme son drapeau.
A côté de tant d’autres litres à notre attention, ces volumes ont l’avan-
tage de nous montrer comment l’influence chrétienne s’est développée dans
son âme. On le voit commencer ses études et ses voyages en investigateur
curieux, mais indifférent aux questions religieuses; puis arriver pas à pas,
par le seul effort de la volonté et de l’intelligence, à la conviction qui lui dé-
couvre la nécessité de la Révélation et de l’Église. Une fois cette conviction
reconnue, il n’hésite pas à la déclarer et à la soutenir, sans fracas et sans
jactance, mais avec une indomptable résolution ; elle lui a donné la force de
mourir, loin des siens, et dans toute la plénitude de sa force, sans qu’une
plainte ait troublé la sérénité de son douloureux sacrifice.
Ceux qui liront ces volumes, même sans avoir connu l’écrivain, se re-
porteront souvent par la pensée vers cette hauteur de Colone, immortalisée
par les souvenirs de Socrate, de Platon et de Sophocle, où repose, sous la
garde d’un peuple affranchi et reconnaissant, le noble cœur de celui qui
restera dans l’histoire de notre temps comme le type du bon chrétien, du
vrai savant et de l’homme d’honneur.
Ch. de Moktalembert.
I
REVUE CRITIQUE
I. Voyage à Pé-kiii, par M. Georges de Kéroulée. — 11. Ua voyage à Naples, scènes de la
vie napolitaine, par M”"* de Bassanville. — III. Histoire de la Terreur, par M. Mortimer-
Ternaux. — IV. Lettres de M“® Swefcliine, publiées par M. le comte de Falloux.
J
L’expédition scientifique envoyée en Chine à la suite de notre expédition
militaire n’a rien publié encore, au moins que nous sachions. Nous ne le re-
marquons pas pour nous en plaindre, au contraire : on n’improvise que
trop dans les travaux officiels aujourd’hui. Ceux dont la commission de
Chine est chargée ne sont pas de ceux qui se livrent à jour fixe, comme
une bâtisse impériale; pour faire quelque chose qui mérite de prendre
place à la suite des mémoires de nos missionnaires du dix-septième et du
dix-huitième siècle, il faudra du temps à nos savants d’aujourd’hui.
Un jeune homme qui ne faisait point partie du docte corps placé sous la
direction de M. d’Escayrac de Lauture, mais qui n’en observait pas moins
avec beaucoup de soin,M. Georges de Kéroulée, attaché à l’ambassade de
M. Bourboulon, ne s’est pas cru obligé d’imiter les laborieux retards
des savants, et, dès le lendemain de son retour, il nous livre une partie
de ses notes de voyage. Comme ces notes, au fond, bien qu’un peu mi-
nutieuses parfois, sont intéressantes et présentées sans aucune prétention
à la science et au style, nous l’approuvons de les avoir données au pidjlic,
et nous engageons même l’auteur à les compléter. Son Voyage à Pé-kiii ■
n’est en effet qu’un épisode de l’expédition à laquelle M. de Kéroulée a pris
part, et, il nous le dit lui-même, un fragment du journal qu’il a rédigé. La
portion que nous en avons ici ne comprend que la relation de l’expédition
* 1 vol. in-12. Paris, Brvmet, rue Bonaparte, 31.
REVUE CRIIIQUË.
de Tien-tsin à Pé-kin, c’est-à-dire le récit des derniers efforts de la France
et de l’Angleterre pour amener la Chine à prendre de sérieux engagements,
le dernier coup de clef, si l’on ose ainsi s’exprimer, pour ouvrir cette porte
difficile. Ce moment de l’expédition est le plus curieux et le plus fer-
tile en événements de toutes sortes. L’armée sent qu’elle touche à quel-
que chose de définitif, et qu’à Pékin où elle marche, l’attendent, avec la
paix, de fantastiques dédommagements à ses fatigues. Dés le jour de leur
débarquement sur le sol chinois, nos soldats, avec cette crânerie spirituelle
qui les distingue encore, avaient, dit M. de Kéroulée, dressé un poteau à
l’entrée de leur camp portant cet écriteau en grosses lettres ; Route impériale
de Paris à Pékin. Et voilà qu’en effet ils allaient réaliser leurs présomptueux
engagements. Il n’est pas sûr que le sentiment de l’honneur, près d’être sa-
tisfait, fit seul battre tous les cœurs, car le pays devenait singulièrement
riche à mesure qu’on approchait de la capitale; mais enfin tous battaient.
Cependant la plus sévère discipline était observée dans nos rangs, au
grand étonnement des riches Chinois, qui ne s’attendaient à rien moins qu’à
voir leurs maisons pillées de fond en comble à l’arrivée de nos troupes. Le
12 septembre 1860, le corps avec lequel marchait M. de Kéroulée prenait
position près d’une petite ville ouverte; les officiers, parmi lesquels se trou-
vait le narrateur, furent logés dans la maison d’un bourgeois qui s’était en-
richi dans l’exploitation d’un mont-de-piété, sorte d’industrie que le gou-
vernement du Céleste Empire, grand monopoliseur cependant, ne s’est pas
encore réservée. C’était une magnifique maison, une sorte de château à lu
campagne. Le maître y était seul, toute sa famille ayant évacué à l’appro-
che de l’armée : il voulait voir jusqu’à quel point les barbares maltraiteraient
les merveilles dont il l’avait laissée remplie. « Or, à notre • arrivée, dit
M. de Kéroulée, on lui expliqua que nous devions seulement loger chez lui
pour un jour, que tout ce qui se trouvait dans sa maison serait respeté scru-
puleusement, du moins par nous barbares, et que l’on surveillerait sévère-
ment les coolies chinois qui nous suivaient. » Cette promesse consola un
peu le pauvre homme, qui installa nos officiers avec mille marques de res-
pect.
Cette halte chez l’usurier de Nou-Tsaï-Tsen, qui, bien différent de nos usu-
riers classiques, se faisait honneur du fruit de ses rapines, est pour M. de
Kéroulée l’occasion d’une description curieuse des maisons de campagne chi-
noises; cela mérite d’être lu : on y verra que nos habitations des champs les
plus coquettes auraient à emprunter beaucoup à celles des mandarins.
Leurs propriétaires seraient nos maîtres dans la science du confort et l’art
du bric-à-brac. Ils nous ont devancés dans le goût pour les vieilleries et en
ornent admirablement leurs demeures. Nous nous moquons de ces magots,
mais ils nous le rendent bien. Entre notre expédition de 1858 et celle de 1860,
ils ont fait sur nous des caricatures fort spirituelles, et qui paraissent avoir
eu beaucoup de popularité, puisque M. de Kéroulée les a retrouvées dans
ïtEVUE CRITIQUE. 553
des bourgs perdus sur la route de Tien-tsin à Pékin. « Les caricaturistes
chinois, dit-il, avaient, à cette époque, représenté la signature du traité en
reproduisant et chargeant à leur manière nos soldats et nos marins. Leurs
satiriques pinceaux avaient trouvé à s’exercer sur ces habits rouges et
bleus, ces favoris et ces barbes étranges, et surtout sur les fantastiques in-
struments de nos musiques européennes. Je me rappelle principalement cer-
tain ophicléide qui, gigantesque et menaçant, déroulait entre les bras de l’in-
strumentiste ses anneau.x de cuivre, et dont la bouche béante semblait celle
d’une chimère ou d’un dragon. Le trombone, lui aussi, avait inspiré la
verve de l’Hogarth tien-tsinois, qui n’avait pas oublié les joues rebondies et
gonflées de vent des malheureux qui soufflaient dans ces étonnantes ma-
chines. Dirai-je encore, pour prouver que la caricature est la même par-
tout, que rien n’égalait dans cette image le grotesque chapeau triangulaire
surmonté d’un panache vertical des diplomates anglais? Et le chapeau à
claque de nos officiers de marine, comme il était comiquement rendu ! »
Les notes deM. deKéroulée abondent en observations de ce genre. Citons
encore ce détail sur la toilette des dames chinoises, il îTest pas d’un esprit
futile : « En faisant l’examen des localités, j’ai découvert l’appartement des
femmes, que personne d’entre nous n’occupera, car nous voulons éviter tout
ce qui pourrait blesser notre hôte. Ce que j’ai remarqué de plus saillant dans
ce gynécée chinois, c’est une profusion de pâtes, de farines et de fards de toutes
espèces, objets de pi’emière nécessité pour ces femmes, qui ne paraissent en
public que peintes et enluminées comme nos coquettes d’Europe. J’ai trouve
aussi des jeux de cartes et de dominos sur toutes les tables, ainsi que des in-
struments de musique à cordes et à grelots : gongs, tambourins, guitares,
violes, etc. Les principales occupations des dames chinoises seraient donc
onformes à celles de toutes les femmes que la civilisation orientale a taiiî
annihilées. La toilette, le jeu, les chants et les danses, voilà les seuls travaux
réservés à ces êtres dont l’intelligence est atrophiée par la claustration eî
la servitude ! »
C’est un grand fureteur que notre attaché d’ambassade, un amateur pas-
sionné de curiosités, qui, souvent détaché par son chef auprès des colonnes '
d’opération, met à profit, pour satisfaire ses goûts artistiques, la liberté que
lui fait le protocole ou la correspondance. Partout où il s’arrête on le trouve
rôdant aux temples, aux marchés, aux écoles, dans tous les lieux où l’on
peut saisir dans ce qu’elle a de plus individuel et de plus particulier, la ci-
vilisation du monde chinois. Son journal écrit en courant et qu’il nous donne
à peu près tel qu'il l’a relevé sur ses tablettes, n’est que crayonné et four-
inille d’incorrections, de répétitions et de négligences; mais il nous plaît
plus ainsi que s’il était rédigé après coup et à froid. En le lisant dans sa ré-
daction première, on assiste en quelque sorte aux scènes qu’il décrit, au.v
événements qu’il raconte, aux découvertes qu’il fait. Parmi ces scènes,
nous voulons en citer une, parce qu’elle toucha l’armée et qa’elle t*st en
NovErtPRE 1861. 57
uni REVUE CRITIQUE.
elïet touchante. C’était le dimanche 14 septembre 1860. On marchait su)'
Pékin. Ce jour-là on s’était arrêté dans la petite ville de Ho-su-wo. L’abbé
Delainarre célébra la messe dans une salle de la maison qu’habitait l’am-
bassadeur, et dont on n’avait pas eu le temps ou la pensée d’enlever l’autel
des ancêtres qui la décorait.
<< L’officiant, dit M. deKéroulée, est un vieux missionnaire de soixante ans
et qui depuis trente ans est dans les missions du Su-Chouen, province de
l’ouest de la Chine. 11 partit de France avant que les bateaux à vapeur
fassent en usage, et n’a quitté son district depuis ce laps de temps qu’à de
longs intervalles et jamais sans dépasser Hong-Kong. Sa connaissance appro-
fondie de l’idiome chinois et des mœurs du pays l’ont désigné comme in-
terprète à raml)assadeur,’qui a obtenu du supérieur des missions étrangères
en Chine l’appoint de ses talents et de son zèle désintéressé. Le Père est
encore tout étonné de se retrouver au milieu des Français et des usages eu-
ropéens. Il a quitté le costume chinois qu’il portait jusqu'ici pour endosser des
habits plus civilisés, mais qu’il ne porte qu’avec répugnance, tant son corps
s’est habitué à l’aisance des robes souples et légères qui sont la base du cos-
tume du sexe masculin en Chine. Il a emmené avec lui son élève Aloysius,
jeune Chinois du Su-Chouen, dernier descendant, paraît-il, de celte fameuse
dynastie des Chings, que renversa la dynastie tartare actuellement sur le
trône. Aloysius est un des rares Chinois qui se soient, à notre contact, tant
soitpeu européanisés et qui cherchent à prendre nos habitudes. Il sait et parle
le latin de Cicéron et des Pères, et se fait comprendre à merveille en fran-
çais. Seulement son gosier, comme celui de tous ses compatriotes, est re-
belle à l’émission de la consonne r et il tourne la difficulté en la prononçant
comme l. Nous nous sommes remis au latin en conversant avec lui; mais
»nalheur à celui qui commet une infraction, quelque petite qu’elle soit au
rudiment; sa faute est promptement relevée et il lui faut faire amende hono-
rable devant le latiniste du Su-Chouen
C’est toujours avec une vive émotion et un plaisir partagé par tout le monde
que nous nous retrouvons à cette messe du dimanche; il y a dans la célé-
bration du service religieux un parfum de la France qui ne manque pas
d’impressionner vivement notre imagination. »
A côté du récit de cette messe célébrée sur la route de Pékin, nous vou-
drions pouvoir rapporter celui du Te Deum chanté à Pékin môme après la
prise de la ville; ce fut une solennité imposante, nonobstant les quiproquo
amusants auxquels elle donna lieu et qu’on lira dans l’ouvrage. On lira
aussi avec un vif sentiment d’intérêt les détails de la reprise de possession
par la France dos établissements religieux fondés autrefois par les mission-
naires français, la visite aux monuments de ces savants hommes et aux re-
liques scientifiques et littéraires que Pékin conserve de plusieurs d’entre
< ux. f>curs livres, leurs instruments de physique et d’astronomie, sont là
REVUE CRITIQUE.
555
depuis deux cents ans portant leur nom et la date de leurs travaux, mais
rouillés, couverts dépoussiéré ; vénérables débris du premier naufrage de la
foi sur ces côtes; semences saintes abattues par l’orage, mais destinées, il
faut l’espérer, à porter aujourd’hui de brillantes et durables moissons. Nous
eussions désiré que M. de Kéroulée entrât dans plus de détails sur ce point.
Espérons qu’il y reviendra dans la partie encore inédite de son Journal.
Il
Un voyageur qui viendrait nous dire franchement et sans parti pris d’o-
pinion ce que fait Naples sous la domination piémontaise serait écouté avec
intérêt. Il n’est personne, en effet, qui ne se demande comment ce peuple
de grands enfants s’arrange de la vie que lui font ses libérateurs du Nord,
en l’absence de cette cour dont il aimait à voir manœuvrer l’armée et passer
les grands carrosses, et de ces Excellences étrangères des mains de qui tom-
baient volontiers les bajoques et les carolini. Le Piémontais leur a succédé,
il est vrai, et fait autant de bruit au moins sur le môle et dans la rue de To-
lède; mais le Piémontais est chiche, et l’on ne gagne rien avec lui à le
câliner du regard et de la voix. Il n’épargne pas, j’en conviens, les mouve-
ments de troupes, les défilés, les revues : mais quelle différence avec les
pacifiques parades des soldats royaux ! On y faisait beaucoup de musique et
l’on n’y brûlait presque pas de poudre ; tandis que ces diables de Piémon-
tais tirent pour rien. Ajoutez qu’ils sont aussi mécréants que des Anglais^
et ne se gênent pas pour mal parler de saint Janvier, tout ladres et tout
pleutres qu’ils sont. 11 serait donc piquant de savoir quelle mine fait Naples
en ce moment, ef bienvenu serait le voyageur qui nous le dirait avec fran-
chise.
Un instant, nous avons cru que madame de Bassanville serait ce voya-
geur. Le petit volume qu’elle vient de publier sous le titre de ; En voyage à
Naples, scènes de la vie napolitaine^^ débiite en effet par quelques scènes
de la vie d’aujourd’hui et quelques anecdotes contemporaines assez pi-
quantes, celle-ci par exemple : « Dernièrement, arrivait à Naples un géné-
ral piémontais; sur le pont se trouvaient plusieurs lazzaroniqui cherchaient
fortune. S’il s’agit pour le lazzarone de porter un fardeau, quelque léger que
soit celui-ci, il appelle tous ses camarades pour l’aider, et, si vous vous fâ-
chez, il rira de vous avec une verve digne du gamin de Paris. A la vue de
l’arrivant, nos drôles se précipitent donc tous vers la barque et s’empa-
rent des effets du général pour les transporter à leur destination. Puis,
* 1 vol. in-12. Brvinet, éditeur, rue Bonaparte.
556
REVUE CRITIQUE.
une fois à l’hôtel, ils demandent leur salaire; mais ils tarifent si haut leur
peine, que le général, furieux, les traite de voleurs.
« — Voleurs !... pas plus que vos compatriotes, répond tranquillement sans
se fâcher un de la bande.
« Car vous pouvez dire au lazzarone tout ce que vous voudrez sans qu’il
s’emporte, pourvu, toutefois, que vos propos n’offensent ni la Madone, ni
saint Janvier, ni le Vésuve.
« — Mes compatriotes!... s’écria le général d’un air scandalisé. Sachez,
drôles, qu’il n’y a pas de voleurs en Piémont !
« — Là ! fit un des lazzarone en frappant sur l’épaule de celui de ses
camarades qui avait parlé : je t’avais bien dit qu’ils étaient tous venus chez
nous — »
Le mot est excellent. C’esl dommage qu’il n’y en ait pas plus dans le livre,
et que l’auteur, s’il a vu Naples dans ces derniers temps, — ce dont on serait
tenté de douter, — ne nous l’ait pas montré plus souvent dans ses rapports
avec ses nouveaux maîtres. Les tableaux de mœurs tracés par madame
de Bassanville sont fins, spirituels, et parfois même touchants, témoin la
Tarentelle de Pie di grotta (p. 142), ou l’histoire de Rito et de l’Anglais
M. Simpson (p. 70 et suiv.), remplie de traits naïfs et gracieux; mais, en
général, ils n’ont pas de date, tandis que quelques anecdotes, en revanche,
en ont une trop ancienne. C’est toutefois une lecture fort agréable que
celle de ce petit volume, pour ceux du moins à qui la politique est in-
différente, et qui ne veulent que se faire une idée des mœurs publiques et de
la vie extérieure du peuple napolitain.
111
11 y a dans notre nistoire une époque qui doit être à jamais maudite,
non-seulement à cause des crimes et du sang dont elle s’est souillée, mais
à cause du mal qu’elle a fait à la liberté : c’est la Terreur. Si la liberté
est compromise en France peut-être pour toujours, c’est à la Terreur qu’il
faut l’attribuer. En faussant les principes de 89, les hommes de 92 les ont
tellement rendus suspects, qu’il faut une grande force d’esprit et une
grande élévation d’idées pour les aimer et les défendre encore. Nul
spectacle n’est plus pénible dans nos annales, où il y en a beaucoup de
tristes, que celui de la déviation violente imprimée, presque aussitôt après
son explosion, au mouvement de renaissance politique inaugurée par les
États généraux ; mais nul aussi n’est plus instructif. 11 y a un intérêt pro-
fond à voir comment et pourquoi le mal, toujours mêlé au bien dans les
choses de ce monde, l’a si vite emporté, à celte époque; à rechercher le.'î
5Ô7
HEVUK CRITIQUE.
causes pour lesquelles une révolution commencée dans un esprit si noble et
si pur fut si promptement et si facilement exploitée par les mauvaises
passions.
C’est ce qui fait l’attrait du grave et curieux travail dont M, Morlimcr-
Ternaux publie en ce moment le premier volume, V Histoire de la Terreur
L’auteur, quia figuré avec distinction dans nos assemblées représentatives,
et que sa fidélité à ses principes politiques en tient éloigné depuis dix
ans, a consacré tout ce temps à recueillir les matériaux de cet important
travail. Et tel a été le bonheur de ses investigations, qu’il a répandu un
jour vif et souvent nouveau sur la période, déjà bien fouillée cependant,
à laquelle il s’est attaché. C’est que, il faut le dire, l’histoire de la Ré-
volution, celle de la Terreur en particulier, n’est pas où l’on s’est obs-
tiné à la chercher, dans le Moniteur, odieusement tronqué et falsifié
(M. Mortimer-Ternaux en fournit des preuves irréfragables), dans les écrits
du temps, presque tous altérés par l’esprit de parti : elle est dans les greffes
des tribunciux et des prisons, dans les archives des municipalités, dans les
correspondances officielles ou privées qui ont échappé aux accidents d’une
période d’incurie ou de désordre. C’est là que, grâce au temps, au travail,
à l’argent, M. Mortimer-Ternaux a puisé. Prés de la moitié de son premier
volume est remplie de pièces rares et dont les trois quarts sont idédites.
Nous signalerons, parmi ces documents, bon nombre de lettres du général
ta Fayette, non imprimées jusqu’ici et relatives aux élections et aux premières
discussions de l’Assemblée constituante; des rapports secrets sur la journée
du 20 juin 1792 ; les états de service de Santerre et sa correspondance avec
le premier consul Bonaparte; des détails curieux sur Jourdan Coupe-têtes»
sur la fête donnée aux Suisses du l égiment de Châteautieux; des renseigne-
ménts peu connus sur la constitution civile du clergé et son application;
enfin une relation du retour de Yarennes par Pétion, où l’odieux le dispute
à la fatuité.
Ce volume ne contient encore que le prélude de la sinistre époque que
M . Mortimer-Ternaux doit nous raconter. Il s’ouvre, après une introduction
rapide sur la marche de la Révolution depuis la clôture de l’Assemblée consti-
tuante, par le récit des fêtes de la Liberté et de la Loi, et se ferme sur la jour-
née du 20 juin, au moment où surgit Santerre et où la Fayette décline. Nous
nous bornons pour aujourd’hui à ces indications sommaires ; le moment
viendra d’apprécier cet important travail lorsqu’il sera plus avancé. Ajou-
tons pourtant dés aujourd’hui que jamais les terribles événements qu U
retrace n’ont été peints d’une façon plus dramatique et jugés d’un point
de Vue plus élevé. M. Mortimer-Ternaux est un esprit mâle dont les convic-
tions ne chancellent pas en face des échecs et des malheurs que peut éprou-
ver sa cause. P- Bophaire.
* 1 vol. in-8. l’aris, Michel liévy, édit.
558
REVUE CRITIQUE.
LETTRES DE MADAME SWETCHINE, publiées par le comte de Falloux, de l’Académie
française. — Paris, Vaton et Didier.
Les amis de madame Swetchine ne sont plus seuls à remercier M. de Fal-
loux de l’avoir rendue à ceux qui la pleuraient. En publiant ses écrits, il l’a
donnée aussi à ceux qui ne l’avaient point connue. Cinq éditions des deux
premiers volumes, épuisées en deux ans, prouvent assez quel public large
et reconnaissant se groupe maintenant autour du nom, naguère inconnu,
de cette personne supérieure, et jusqu’où s’est étendue l’influence bienfai-
sante qu’elle exerçait autour d’elle.
- Les deux volumes de Lettres qui viennent de paraître et que nous nous
bornons à annoncer, avec intention d’y revenir, vont, comme le dit M. de
Falloux dans une Préface ingénieuse et touchante, « nous rendre madame
« Swetchine sous un aspect encore plus intime, en nous révélant non plus
a ses pensées méditées, mais ses sentiments dans leur abandon le plus sin-
« cère, dans leur forme absolument spontanée, et répondant à l’effusion
«^également confiante des cœurs qui s’ouvraient à elle. »
D’autres volumes de lettres suivront ceux-ci, qui se trouvent comme na-
turellement divisés entre les lettres adressées par madame Swetchine à des
amis de Russie, et des lettres adressées à des amis de France; le cœur de
madame Swetchine appartenait à ces deux patries.
Il est inutile d’exprimer avec quelle joie respectueuse ceux qui ont connu
madame Swetchine reçoivent ces volumes, et quels remercîments ils adres-
sent à l’éditeur et au possesseur de ces précieuses correspondances. Pour
nous, ce sont de longues années de souvenirs ranimées et ressuscitées.
Ranimer le souvenir, c’est rendre à une fleur desséchée sa couleur, son
parfum, presque sa vie. C’était hier! Voilà bien les hôtes que nous rencon-
trions chez elle; voilà bien les mots que nous avons entendus. Que dis-je?
voilà tous ceux que nous avons tant regretté de ne pas entendre, et la cvi-
riosité se mêle à la réminiscence. Des lettres, ce sont des conversations
écrites. En les ouvrant, un ami ressent ce petit frémissement de joie qu’il
éprouvait à décacheter les billets qu’il a reçus lui-même. A peine les a-t-il
feuilletées, et déjà, sous l’empire d’une illusion mêlée de charme et de
tristesse, il est tenté de se retourner pour voir si celle qui les écrivit n’est
pas là, si elle vit, si elle parle.
Que le public éprouve la môme émotion, c’est ce dont il faut évidemment
désespérer. Peut-être même se laissera-t-il aller d'abord à l’impression con-
traire. Dans les détails de ces lettres qui touchent des personnes encore
vivantes, il trouvera peut-être le compte de sa malignité. Les amis de
madame Swetchine y trouveront le compte de leur amitié, et tous les noms
propres prononcés par elle seront entre ceux qui les portent un lien d’af-
fection, La vraie tendresse n’est précisément satisfaite que par les particu-
REVUE CRITIQUE.
larités qui n’intéressent pas les indifférents; elle sait le secret de ce qu’ils
appellent des défauts. Telle lettre paraît obscure qui n’est que discrète. Une
lettre dont on ne connaît pas la réponse, c’est un demi-jour, une demi-
clarté; l’autre moitié est dans la réponse.
Mais je calomnie peut-être le public. J’ai la confiance qu’il se laissera
volontiers prendre aux séductions de ce langage, qu’il se laissera volontiers
admettre dans l’intimité d’une si belle âme. Le public ne déteste pas le-s
détails. Il est, quand on arrange un auteur pour le lui présenter, bien
moins reconnaissant de ce qu’on lui montre que curieux et inquiet de ce
qu’on lui cache. Lorsqu’il connaît les pensées , il n’est pas fâché de péné-
trer les arrière-pensées. Il n’accorde même qu’à ce prix un sentiment donS
il est justement avare, le respect ; il ne l’accorde qu’après avoir constaté
dans ceux qu’il admire une sincérité absolue et cette énergique et perma-
nente conformité de la vie avec l’âme, qu’on nomme le caractère. Les
lettres de madame Swetchine réservent au public cette incomparable jouis-
sance ; il n’y eut pas d’âme plus une, plus conséquente et plus limpide, il
n’y en eut pas en même temps de plus consolatrice et de plus fortifiante
et ces bienfaits vont s’étendre de ses amis à ses lecteurs. Ceux-ci aime-
ront bientôt cette forme originale, pleine de force, de trait, de grâce, de
variété, nonobstant quelques expressions uii peu recherchées, mais qui
servent presque toujours à traduire d’adorables recherches de bonté, de
politesse et d’affection. Ils aimeront surtout, ils goûteront ce mélange
d’autorité et de tendresse, d’élévation et d’indulgence, ce don de s’inté-
resser, de s’appliquer même aux moindres affaires des autres, de com-
patir, de concourir à leurs moindres désirs, de toujours se répandre sans,
jamais se tarir, d’élever les idées, de relever les courages, de pacifier, d’é-
clairer, d’édifier les esprits et les consciences les plus dissemblables, à peu
près comme ces pierres solides et perméables qui ont la vertu de clarifiet
toutes les eaux qui les traversent.
Ces lettres, comme toutes les choses d’un véritable prix, gagneront à
vieillir. En les lisant aujourd’hui, on se promettra le plaisir de les relire en-
core dans vingt ans. Elles sont des Mémoires sur le temps présent, elles
seront alors une page vraie et pure de l’histoire du passé. Les événements
seront vus à distance; le temps aura cassé ou confirmé les jugements, la
passion qui murmure autour des vivants se sera apaisée devant la mort. Les
sentiments et les traits exprimés par cette âme sincère et clairvoyante,
prendront alors un caractère nouveau de finesse, d’élévation et de vérité
Nous en avons déjà la preuve. Avec quelle émotion ne lisons-nous pas au-
jourd’hui ce que madame Swetchine a toujours prédit; ce qu’elle a toujours
pensé de l’illustre religieux dont l’Église est en deuil! Ses Lettres arrivent
et semblent tomber d’en haut pour commencer sur le cercueil du P. Lacor
daire la justice de la postérité.
Augustin Cochin.
LES EVENEMENTS DU MOIS
I
Le 14 novembre 1861 a été marqué comme l’avait été le '24 novembre 1860,
par un événement d’une véritable importance. Les anniversaires portent
bonheur. Les lettres de l’Empereur au ministre d’État et à M. Fould, le Mé-
moire de M. Fould au conseil privé, sa rentrée aux affaires, la convocation
du Sénat pour le 2 décembre, autre anniversaire, à l’effet de modifier le
sénatus-consulte du 25 décembre 1852, sont des faits considérables et heu-
reux. Ils sont, dans ce numéro même, l’objet d’une étude approfondie.
Nous n’avons qu’à indiquer sommairement ici quelle satisfaction ils nous
causent, et ce qui manque à cette satisfaction, en traitant, selon notre ha-
bitude, les questions pour les questions elles-mêmes, avec une entière sin-
cérité.
Sous le régime actuel, les grandes mesures entrent en scène d’une façon
subite et pompeuse qui contraste singulièrement avec les lentes préparations
et les débats minutieux d’autrefois. Nous n’aimons pas beaucoup ces réveils
en sursaut, quelque effet qu’ils produisent sur les imaginations, et nous pré-
férons les plaisirs de la persuasion aux plaisirs de la surprise. Mais nous con-
venons que cette manière d’agir est une conséquence naturelle des institu-
tions. Libres des inconvénients, privés aussi des avantages de ces discussions
de la presse et de la tribune qui, sous d’autres régimes, éclairent d’avance
et permettent de prévoir, nous confiant à la grande habileté du cocher,
mais ayant éteint les lanternes, nous sommes dans la situation d’une per-
sonne qui ne voit pas de loin les obstacles, mais qui les touche quand elle s’y
heurte, et qui recule alors brusquement. Cela étant, on doit à l’Empereur
cette justice qu’il s’arrête promptement, nettement. Il l’a fait devant la
guerre générale, à Villafranca; il le fait devant une crise financière considé-
rable. Je ne sais plus quel historien a dit de Louis XI : « Il excellait à se
tirer des embarras où il s’était mis. » Le pays applaudit quand on serre
ainsi le frein à temps, mais il éprouve cependant une satisfaction mêlée
d’épouvante; car la même clarté subite lui a tout à coup révélé que le chaj-
est enrayé, mais que l’abîme était profond et qu’il est encore voisin.
Après la première émotion, la réflexion doit s’appliquer aux actes du
14 novembre, et ils méritent d’être analysés au point de vue financier et au
point de vue politique, car ils ont cette double importance.
Dans son Mémoire, M. Fould a porté sur la situation financière de I*
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS. 56i
France le même jugement qui, sous Ja plume de M. Périer, de M. For-
cadeou de M. Bonnet, comme sur les lèvres de M. Gouin ou de M. d’Ande-
larre, avait paru exagéré, presque factieux. Ce ne sont pas seulement les
accidents momentanés, la crise des subsistances, la guerre d’Amérique, la
transition amenée par le traité de commerce, les engagements de l’emprunt
piémontais, qui ont provoqué la crise qui pèse sur nous, elle vient de plus
loin, elle naît d’un vice profond de nos institutions : le droit d’ouvrir sans
contrôle et sans limite des crédits supplémentaires et extraordinaires. C’est
à peine si, sous un gouvernement contrôlé, la responsabilité des ministres,
la vigilance des Chambres, la liberté de la presse, mettent une borne aux
entraînements de cette faculté, très-naturelle, mais très-dangereuse, de
pourvoir aux besoins imprévus par des dépenses imprévues ; il arrive que
ceux qui devraient arrêter les dépenses les provoquent, et on crée chaque
jour de nouveaux besoins; cependant il y a un frein. Mais sous un gouverne-
ment absolu il n’y en a pas, et la nécessité d’agir, de paraître, de faire
beaucoup, partout, toujours, inhérente à cette forme de gouvernement, en
traîne sur une pente effrayante. Tentations, obsessions imposées au gouver-
nement, exemple funeste donné aux départements et aux communes, pa-
nique imprimée aux puissances étrangères; vider les caisses, remplir les
cadres, mettre dehors tous les écus et tous les hommes, tel est le chemin
glissant où le pouvoir absolu s’engage et engage, sans moyen de résister,
son pays et ses voisins. Plus il est et plus il veut être populaire; plus il est et
plus il veut être militaire ; plus il est et plus il veut être initiateur; plus il
est entraîné, plus il entraîne ; si bien qu’en dix ans la France a vu sa dette
augmentée déplus de deux milliards. Il n’y a qu’un moyen découper court,
c’est de renoncer radicalement au droit d’ouvrir des crédits extraordi-
naires. L’Empereur le fait, et il fait bien.
. Mais, si nous savons lire le rapport de M. Fould, nous voyons que cette
renonciation n’a lieu qu’à trois conditions qui nous inquiètent :
La première, c’est l’accroissement des budgets. 11 faut, est-il dit, doter
largement les services. On dira au Corps législatif ; « Donnez-moi tout ce
que je vous demande, à condition que je vous le demande. » Ces paroles
ont besoin d’éclaircissements. Si l’on prend pour base les chiffres dépensés
dans les dernières années, si l’on enfle tous les crédits, si l’on se borne à
transformer en crédits ordinaires les crédits extraordinaires, si l’on consent
à donner ti'op aux ministres dans l’espoir qu’ils auront assez, je ne vois pas
trop ce que nous y gagnerons.
La seconde est la faculté de virements, que M. Magne et le conseil d’Etat
trouvaient si dangereux, au moment où furent faits la loi du 5 mai 1855 et
le décret du 10 novembre 1856. Nous sommes toujours de l’avis de M. Ma-
gne. En Angleterre, les ministres de la guerre et de la marine ont seuls la
faculté de virement, et on conçoit qu’elle soit nécessaire à deux départe-
ments dont l’un a des besoins soudains, l’autre des services lointains et
562
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
dispersés. Mais les virements rendent illusoires les votes du Corps législatif;
ce sont des crédits supplémentaires déguisés, ouverts à un chapitre sur un
autre chapitre. Ce sont de mauvais instruments de comptabilité; le plus
pressé n’est pas toujours le plus utile.
La troisième, c’est la création de nouvelles ressources. Car on arrête les
dettes pour l’avenir, mais le passé? Or on parle déjà de nouveaux impôts,
de nouveaux emprunts. Pourquoi pas des économies? Il n’y en a qu’une
sérieuse, c’est le désarmement. Si l’on veut faire ou si l’on craint la guerre,
un emprunt sera impossible ou ruineux, car, c’est M. Fould qui le disait en
1847, le premier effet de la guerre, c’est l’anéantissement du crédit. Si l’on
veut faire uu emprunt, c’est donc qu’on ne veut pas et que l’on ne craint
pas la guerre. Dès lors pourquoi ne pas désarmer? Quelle bénédiction pour
la France, pour l’Europe, et pour le monde, si les grandes puissances re-
nonçaient, au moins pour un certain délai, à la guerre ! Qu’a coûté la guerre
de Crimée? M. Fould nous répond : un milliard trois cent quarante-huit mil-
lions. Et combien déviés humaines !
On le voit, les mesures du 14 novembre ne sont encore, au point de vue
financier, que des promesses. Le plan d’ensemble ne saurait être complète-
ment jugé avant d’être complètement connu.
Au point de vue politique, au contraire, le progrès annoncé est accompli,
et il est considérable. Ce n’est rien moins que la restitution au Corps légis-
latif de l’une des piâncipales prérogatives qu’il possédait sous le régime
constitutionnel. Déjà l’on ne contestait pas que ce régime, c’était la paix.
On reconnaît aujourd’hui que ce régime, c’est l’économie. Quel plus bel
hommage et quel aveu, quelle justice rendue à cette opinion libérale, qui
est la nôtre, dont on dédaigne les conseils et dont on épouse les idées! On
ne s’en tiendra pas là; on ne se soucie pas d’être logique, mais on se soucie
d’être sauvé. La force des choses se charge de vaincre ces résistances que
la force des arguments n’avait pas surmontées. Ayez donc patience ! On s a-
percevra que, dans l’intérêt du pouvoir, la responsabilité ministérielle est un
bien, en ce qu’elle évite au chef du gouvernement le poids des mécontente
ments et la facilité des erreurs. Qu’est-ce donc déjà queM.Forcade, sinonun
ministre responsable de n’avoir pas réussi? Qu’est donc queM. Fould, sinon
un ministre responsable du succès de l’initiative qu’il a prise? On s aperce-
vra que rendre au Corps législatif le droit de contrôle, et persévérer dans
l’usage de nommer indirectement tous ses membres, c’est une contradiction
peu digne d’un gouvernement sincère. On s’apercevra que demander à ce
corps un contrôle sérieux, sans lui donner le moyen de s éclairer par les
discussions d’une presse libre, c’est une autre contradiction, comme si 1 on
éteignait d’une main les flambeaux que l’on veut allumer de 1 autre.
Attendons patiemment ces conséquences inévitables, mais sans cesser de
les patiemment demander et redemander. Espérons que ce ne sera pas jus-
qu’à la mi- novembre prochaine, et félicitons-nous si la rentrée <1 un finan—
Î>î35
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
cier aux finances, la restitution d’un droit au pays, la renonciation du pou-
voir à un abus, n’aboutissent pas à de nouveaux mécomptes, mais nous
conduisent enfin à la paix, en attendant la libei’té.
Il
A la faveur du bruit causé par l’avènement aux affaires de M. Fould, la
circulaire de M. de Persigny sur la Société de Saint-Vincent de Paul s’exécute
à la lettre. Le conseil général de cette Société, composé d’hommes qui
viennent assurément de donner une grande preuve de leur caractère paci-
fique en ne réclamant pas, en ne protestant pas, en se bornant à de con-
fiantes et inutiles démarches, a été dissous. La Société collective n’existe
plus comme un seul corps; elle vit çà et là, coupée en petits morceaux qui
seront, s’il faut en croire les journaux officieux, autant d'êtres florissants, à
l’image de fragments de je ne sais plus quel animal.
Les rédacteurs de ces journaux et ceux des journaux révolutionnaires,
dont l’hymen est de plus en plus étroit, font, en vérité, preuve d’une con-
fiance en eux-mêmes qui passe toute mesure.
D’éloquents évêques s’écrient que la circulaire du 16 octobre est funeste
et injurieuse à la religion. A Mgr de Nîmes ces journalistes répondent, avec
M. Rouland, qu’il devrait être plus calme. Sage et facile conseil de ceux qui
attaquent! Vous me blessez, je^^riposte, vous vous écriez : Soyez moins vif!
Et pourquoi m’avez-vous blessé? C’est vous qui êtes responsables de ma
colère, parce que vous l’avez provoquée.
A Mgr d’Orléans, très-calme, très-net, très-pressant, ils ne répondent
rien, si ce n’est qu’il se trompe, et que, bien loin de tuer la Société de Saint-
Vincent de Paul, on la sauve
D’autres écrivains, M. Poujoulat, si prompt à relever tout ce qui touche
l’honneur chrétien; M. de Grisenoy, si bien renseigné et si judicieux; le pré-
sident d’une conférence de province, M. d’Aboville; le président d’un conseil
à Avignon, M. d’Olivier; un mexnbre d’une conférence de Paris, M. Boische-
valier, dans une lettre touchante de sincérité et de cœur, tous très-autorisés
à parler de cette Société, puisqu’ils en sont membres, viennent à l’envi ré-
péter ; « On ne nous nomme pas, on ne nous gouverne pas, on ne nous
tyrannise pas, le conseil général se borne à nous fortifier par ses conseils,
ses exemples et ses services. »
Mais les mêmes journalistes, qui ne font pas partie de la Société de Saint-
Vincent de Paul, la connaissent bien mieux , et ils écrivent derechef ; « On
vous nomme, on vous gouverne, on vous tyrannise, vous serez affranchis.»
Puis ils s’extasient devant la belle invention administrative qui va être
mise en action. Il paraît que les préfets vont consulter les conférences une
* Constitutionnel cUi 19 novembre.
5 4
Mis ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
à une, pour savoir si elles désirent avoir un conseil central. Le seul reproche
que la circulaire adressait à la lotiahle et patriotique institution de la franc-
maçonnerie, c’était que ses élections générales étaient fort bruyantea, et
ces élections, on les avait ajournées. A la Société de Saint-Vincent de Paul,
qui n’avait pas d’élections générales, on les lui impose. Supposez que
M. le ministre des travaux publics déclare que le conseil d’administration
d’un chemin de fer va être dissous, mais que les préfets vont consulter le
personnel de chacune des stations pour savoir si un conseil est nécessaire.
Telle est la situation. La Société de Saint-Vincent de Paul va donc, comme
un nouveau saint Denis, porter sa tête dans ses mains, et être consultée sui-
la question de savoir si elle désire qu’on la replace sur ses épaules ; attitude,
quoi qu’on en dise, peu commode. Mais ce n’est pas tout : à cette question ,
il sera fait une réponse, et elle est indubitable. Comme dans les assemblées
de chemins de fer, on criera : Les mêmes ! les mêmes ! On redemandera un
conseil, et le même conseil. Or n’est-il pas probable que le gouvernement,
pour ne pas se déjuger, répliquera : Un conseil, oui, mais le même con-
seil, non. Vous allez en recevoir de mes mains un nouveau.
Eh bien, nous le demandons, etaprès nous être efforcés de calmer les sen-
timents que nous éprouvons sous la siinplicilé d’un langage familier, lors-
que l’administration, après avoir usé, sans donner de motifs, d’un droit
rigoureux, s’immisce dans l’organisation d’une société libre et s’arroge le
droit de la reconstituer à sa guise, en lui donnant des chefs de son choix,
est-ce bien à des rédacteurs de journaux, c’est-à-dire à des chefs d’autres
institutions qui tiennent à se dire libres, est-ce à eux qu’il convient de trou-
ver cette intervention légitime, raisonnable et salutaire? Ne nous révèlent-
ils pas ainsi une fois de plus qu’ils sont, en ce qui les touche, peu dif-
ficiles sur les conditions de leur indépendance? malgré les distinctions bouf-
fonnes qu’après des virements d’antichambre dans leur personnel, ils ont
si confusément essayé d’établir entre la dépendance du dévouement et le
dévouement de l’indépendance.
Dans un pays où les esprits auraient le sens de la liberté, on serait d’ac-
cord pour déclarer la loi sur les associations trop sévère, on serait d’accord
pour affirmer que la faculté de se réunir est un droit, on serait d’accord
pour soutenir ceux qui l’exercent, francs-maçons ou chrétiens, tant qu’ils
ne commettent pas de délit, on serait d’accord pour s’élever du fait au
droit, de l’usage à la liberté, et, après trente années de tolérance acceptée
parles mœurs, on serait d’accord pour demander que la loi se conformât
aux mœurs et s’élargît enfin, au lieu de se refermer brusquement sur de.‘i
tentatives innocentes, et d’effacer d’un trait de plume une légitime espé-
rance et un progrès acquis. En France, quand la liberté fait un pas en
avant, au lieu de lui tendre la main pour qu’elle en fasse deux, tout d’un
coup le pouvoir se fâche, l’opinion se débande, les intéressés se déconcer-
tent, et il faut reculer.
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS, 5U5
Hâtons-nous d’ajouter que, comme Mgr l’évêque d’Orléans l’a si juste-
ment signalé, il s’est fait, à cette occasion, scission entre le parti démocra-
tique et le parti libéral, dans la presse. Les démocrates ont préféré leurs
haines à leurs prétendus principes, les libéraux ont mis les principes au-
dessus de leurs antipathies. Les Débats, le Courrier du Dimanche, le
Temps, suivis par presque toute la presse libérale de province, et de loin,
avec de fâcheuses restrictions, par l'Indépendance belge, ont courageuse-
ment brisé avec la Presse, le Siècle, l’Opinion Nationale. Leur conduite
mérite de notre part, selon le mot de Mgr Dupanloup, gratitude et réci-
procité.
Nous lisons dans le Temps du 29 octobre ces remarquables paroles :
« En France, nous excellons dans l’égalité; mais quand, par fortune, il se
montre quelqvie part un germe de liberté, nous prenons peur, et nous crions
au monstre, au nom de l’égalité. C’est l’histoire de ce qui vient de se
passer. »
Le même journal contenait ailleurs ce passage non moins frappant de
vérité :
« Nous avons eu en France des gouvernements bien divers : ils se sont
tous ressemblé par le goût de la restriction, de la limitation, de l’autorisa-
tion; ce goût a trouvé sa formule dans nos lois, il s’est même incrusté dans
nos préjugés. Il y a un mot qu’on n’entend que chez nous, qui ne signifie
rien, et avec lequel on a raison de tout; ce mot, c’est l’État dans l’État. Dès
qu’on l’a appliqué à une institution, à une association quelconque, cette in-
stitution, cette association, est condamnée sans remise. Et cependant, tout
est, ou du moins tout devrait être un État dans l’État. L’individu n’est rien
s’il ne se meut aussi librement dans sa sphère que l’État dans la sienne.
La famille, base de tous les États, est elle-même l’Etat le plus ancien, et
restera, il faut l’espérer, leplus inviolable de tous. La commune devrait être
un État, et la liberté a tout juste autant de supports et d’éléments dans un
pays qu’il s’y trouve d’États dans l’État.
« Les déshérités ont, en principe, le droit de demander qu’on les
traite aussi bien que les favorisés; cela n’est pas douteux; mais la question
est de savoir s’ils ont le droit de se plaindre des gens qui sont plus libres
qu’eux
« Si le droit de se réunir et de s’associer est un droit naturel, réclamons,
par toutes les voies légales et constitutionnelles, lafacnlté d’exercer ce droit;
mais ne réclamons pas contre ceux qui l’exercent, car, ne fussent-ils que deux,
il ne font pas autre chose que d’user d’un droit. Demander qu'on les place
sous l’empire d’un droit commun, c’est commettre une erreur de mots,
puisque c’est eux qui sont sous l’empire du droit commun, et nous qui som-
mes sous l’empire du droit exceptionnel.
« Ainsi l’égalité devant la liberté n’implique pas l’égalité devant la res-
triction : l’une est la vérité, l’autre est un non-sens. »
560
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
Quand ces excellentes choses auront fait leur chemin, alors nous aurons
en France de vrais libéraux et une vraie liberté. Jusque-là, ce grand nom
erre sur toutes les lèvres, mais il ne vit pas au fond des cœurs, et c’est avec
un profond dégoût qu’on le lit tous les jours invoqué, tous les jours trahi,
dans les colonnes de journaux de toute couleur qui sont toujours prêts, les
uns à déserter la liberté, les autres à lui faire violence.
A la fin du mois d’octobre, l’illustre professeur de chimie, M. Dumas, a fait
connaître dans le Moniteur un nouveau procédé d’analyse chimique, dû à
deux savants allemands, MM. Bunsen et Kirchhoff, et qui tient vraiment du
prodige. Un corps écrit dans sa flamme les éléments dont il se compose.
Dispersez par le prisme le^ couleurs et les ombres d’un rayon de soleil, et
vous pouvez en conclure lés substances qui constituent son noyau. Autant
de couleurs, autant de substances. Elles sont écrites, comme les couleurs
du jeu de cartes que vous tenez dans la main, dans chacune des nuances qui
diaprent et diversifient celte ombre fugitive et brillante qu’on appelle une
flamme. Les services que cette merveilleuse découverte réserve à la science,
les analogies qu’elle Offre à l’imagination, nous n’avons pas à les dire. Mais
pourquoi ne peut-on lire ainsi les pensées dans les paroles? Pourquoi ne
peut-on pas analyser la couleur des journaux ! Quel malheur? il ne suffit pas
de jeter le Siècle au feu, ce qui est facile et si tentant, pour lire dans sa
flamme le fond vulgaire de ses secrètes inspirations !
Il est vrai que nous avons une autre pierre de touche; voulez-vous juger
de la valeur des promesses du Siècle et de ses pareils? Remarquez la direc-
tion de ses conseils, attendez-le à la première occasion de^ se montrer con-
séquent. Il est pour le peuple, pour la religion, pour l’association, pour la
liberté. Voilà qu’on attaque une association, libre, religieuse et populaire*
Croyez-vous qu’il va la défendre? Non, c’est lui qui la dénonce, qui la pour-
suit, qui l’enterre ; s’il pouvait, il la frapperait de sa main, le grand héros
de liberté ! . .. Il y a ainsi, de par le monde, plus d’un farouche ennemi de l’in-
quisition sans cesse occupé de faire appel au bras séculier pour la satisfac-
tion de ses haines.
III
Le temps et l’espace nous manquent, sans quoi nous aurions aimé à parler
de plusieurs grands intérêts lointains de la France, qui tiennent dans nos
préoccupations une place considérable. C’est au loin que se prépare mainte-
nant l’avenir de l’Europe, de la civilisation, du christianisme.
Nous ne saurions répéter assez haut de quels vœux sympathiques et ar-
dents nous avons suivi et nous suivons encore le drapeau français au Liban,
en Chine, en Cochinchine, à Madagascar, au Mexique.
Les nouvelles du Liban sont douloureuses, et, s’il faut en croire une cor-
respondance publiée par Y Ami de la Religion du 19 novembre, lebey Joseph
567
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
Karam aurait été obligé d’adresser au gouverneur Daoud-Pacha une protes-
tation contre le désarmement et les vexations imposées aux chrétiens, aus-
sitôt après le départ'des Français.
On sait quels sont nos droits et nos intérêts à Madagascar. Si nous les
faisons valoir, à la faveur de l’avénement de Racout, successeur de la reine
llanavala, préparé à rinfïuence chrétienne et française par nos compatriotes,
le P. Jouen, MM. Laborde et Lambert, nous pouvons devenir dans ces
mers lointaines, où nous possédons la Réunion, Sainte-Marie, Mayotte,
Nossi-Bé, la puissance prépondérante. Or nous avons tort d’appeler ces
mers lointaines; après le percement de l’isthme de Suez, elles seront à
quelques semaines de Marseille. Ne nous laissons pas devancer par l’active
Angleterre .
L’expédition pour le Mexique, combinée avec l’Espagne et l’Angleterre,
est formidable, tellement formidable, qu’on se demande qui elle rencontrera
devant elle. Si elle est uniquement destinée à demander justice et à rétablir
l’ordre dans les magnifiques et malheureuses provinces du Mexique, on ne
peut qu’approuver celte exception légitime et salutaire âu jjrétendu principe
de non-intervention. 11 y a longtemps que des politiques prévoyants ont con-
seillé à l’Europe d’installer une monarchie llorissante en face de la répu-
blique triomphante, et de ne pas permettre que les États-Unis, mettant en
pratique le fameux axiome du président Monroé, Y Amérique aux Améri-
cains, s’emparassent du Mexique, de Panama, de Cuba, des Antilles, par
des empiétements successifs. L’occasion était bonne, et l’Espagne en avait
déjà profité, de faire voir le drapeavi et de faire sentir l’ascendant de l’Eu-
rope à l’Atnérique du Nord. Mais faut-il croire certains journaux anglais qui,
rapprochant le traité relatif au Mexique de la circulaire de M. Seward, pour
la mise des ports en état de défense, et de l’envoi d’une flotte fédérale dans
le Sud, ont insinué que l’expédition européenne profiterait d’un incident
facile à faire naître, et débloquerait le Sud, afin d’en tirer le coton, dont la
disette désole les manufacturiers anglais? Nous ne voulons pas croire à ce
but indirect d’une entreprise qui deviendrait ainsi entièrement opposée, se-
lon nous, ^’a politique et aux intérêts de la France. 11 serait facile de le dé-
montrer; mais comment croire à cette hypothèse?
Les nouvelles de la Cochinchine sont assez bonnes ; celles de la Chine
meilleures encore. Nous voudrions citer tout entière une lettre du supérieur
général des Missions, insérée en tête du dernier numéro des Annales de la
Propagation de la Foi , qui atteste les heureux résultats de l’expédition
française : « Les résultats du traité de Pékin, dit-il, ont dépassé nos espé-
« rances; notre sainte religion est enfin sortie de ses catacombes; les pré-
« dicateurs de l’Évangile se montrent au grand jour, et bientôt des églises,
« surmontées du signe sacré de notre rédemption, naguère encore traîné
« dans la boue, vont s’élever dans toutes les provinces du vaste empire chi-
« nois. » Un autre missionnaire, M. Delarnare, écrit de Tchen-Fou, le 8 avril
;>6î}
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
1861 ; « J’ai porté vingt-sept passe-ports, destinés aux missionnaires du Zu-
« Tchuen, du Yun-Nan, du Koui-Tcheou et du Thibet, depuis le 1®’' dé-
« cembre En Chine, chaque voyageur de distinction arbore un petit
« drapeau, sur lequel il inscrit ses titres, pour faire respecter sa personne
« et ses bagages. Mon choix ne fut pas un instant douteux ; j’arborai les cou-
« leurs nationales; aucun étendard n’était plus capable d’inspirer le respect,
« et j’étais heureux de le montrer aux populations des quatre provinces
« que j’avais à traverser comme un signe de paix et un gage d’affranchis-
« sernent. Avec les missionnaires catholiques, le drapeau français, bientôt,
« aura fait pacifiquement le tour de toute la Chine. »
Voilà de quoi nous consoler un peu de tant de petites misères subies par
les catholiques en France ; mais aussi de quoi les rendre plus singulières !
Je suppose qu’un mandarin, préfet du Su -Tchuen ou du Koui-Tcheou, en-
tretenant avec notre illustre sinologue, M. Stanislas Julien, une correspon-
dance régulière, lui ait demandé : Que font en ce moment mes collègues
les mandarins français, les préfets de l'Empire? M. Julien lui aura répondu ;
Ils sont en train de dissoudre des réunions de chrétiens suspects. — Tiens !
se sera dit avec surprise le mandarin chinois, nous sommes, nous autres,
précisément en train de les permettre !
P. S. Au moment où ces pages sont mises sous presse, une dépêche
télégraphique de Sorrèze vient d’éteindre la dernière lueur d’espérance à la-
quelle nous voulions, hier encore, obstinément nous rattacher. Le P. Lacor-
daire a succombé ce matin, 22, au mal cruel dont il était atteint depuis
plusieurs mois. Ce que perdent avec un tel homme l'Église, la France, la
foi, la liberté et les lettres, bien des voix, sans doute, s’élèveront dans le
deuil universel pour le dire. Pour nous, dont le P. Lacordaire a si souvent
honoré les travaux en les partageant, et qui avons entendu de sa bouche la
plus brillante expression de toutes les idées qui nous sont chères, notre
perte est sans mesure, et nous ne trouvons pas, dans cet instant de saisis-
sement, de termes pour la peindre. Mais le Cm'respondant compte parmi ses
collaborateurs des amis du P. Lacordaire, ses égaux en renommée, associés
à toutes les peines de sa vie; d’autres ont été les témoins de cette fin toute
sainte qui l’a si dignement couronnée ; c’est à ceux-là, quand ils auront
triomphé de leur première douleur, de nous entretenir de ses exemples et
de ses leçons. C’est un devoir qu’ils ont à remplir envers ceux qui survivent
autant qu’envers celui qui n’est plus ; ils ne voudront pas y manquer.
Le Secrétaire de la rédaction .- P. Douhaibe.
L'un des Gérants : CHAULES DOUNIOL.
PARIS. ’.m-. SIKON ÜAÇON ET COMP. , RCB II FJtFÜRTH. 1.
L’an mil huit cent soixante-un, le mercredi dix-huit décembre.
Nous, Armand Marseille, commissaire de police de la ville de Paris,
officier de police judiciaire, auxiliaire de M. le Procureur impérial;
En exécution des instructions de M. le Préfet de police, chargé de
la direction générale de la sûreté publique;
Notifions à M. Douniol, gérant du journal le Correspondant^ et à
M. Victor de Laprade, membre de l’Académie française, l’arrêté
ministériel ainsi conçu :
« Le Ministre, secrétaire d’État au département de l’Intérieur,
« Vu le numéro du 25 novembre du journal le Cop'espondant,
« contenant une pièce de vers intitulée les Muses d’Etat, sous la
« signature de M. de Laprade, de l’Académie française;
« Considérant que la pièce de vers susvisée est une diatribe inju-
« rieuse contre l’ordre de choses établi et contre le souverain que la
« France s’est donné ;
« Considérant, en outre, que ces attaques, inspirées par un déni-
« grement haineux, ont pour but évident de provoquer au mépris des
« institutions impériales et de porter atteinte au respect dû au chef
« de l’État ;
« Vu l’article 32 du décret organique de la presse du 17 février
« 1852 ;
« Arrête :
« Art. l®*". Un premier avertissement est donné au journal le Cor-
« respondant, dans la personne de M. Douniol, gérant de cette feuille,
N. SÊR. T. SIX (lV® de DA. COLLECT.) 4® LIVRAISON. 25 DÉCEMBRE 1861. 38
560
AVERTISSEMENT.
« et dans celle de M. Victor de Laprade, auteur de la pièce de vers
« incriminée.
« Art. 2. Le Préfet de police, chargé de la direction générale de la
« sûreté publique, pourvoira à l’exécution du présent arrêté.
« Fait à Paris, le 14 décembre 1861.
« Le Ministre de l’intérieur,
« Signé : F. de Persigny.
« Pour ampliation :
- « Le Directeur de l’Imprimerie et de la Librairie,
« Signé : G. Imhâus. »
Pour copie conforme :
Le Préfet de police, chargé de la direction générale de la sûreté
publique,
Signé : Boittelle.
Et pour que MM. Douniol et V. de Laprade n’en prétendent cause
d’ignorance, nous leur avons laissé, en parlant comme il est dit en
l’original, la présente copie tant de l’arrêt é ministériel que de notre
procès-verbal de notification, les prévenant que ledit arrêté devra être
inséré en tête du plus prochain numéro du journal.
Le Commissaire de police,
A. Marseille.
(
LE NATURALISME
DE LA RENAISSANCE
I
L’univers visible n’existe pas par lui-même et pour lui-même; il a
son principe et satin dans l’Esprit. En proclamant un Dieu créateur et
distinct de son œuvre, le christianisme constate ce rôle subordonné
du monde extérieur et garantit les arts des excès du naturalisme.
Pour le Créateur ainsi que pour l’homme, la nature n’est qu’un
moyen ; Dieu se manifeste à l’homme dans la nature, l’homme cherche
Dieu à travers elle. Toute pensée qui s’arrête à la nature sans aller
au delà a manqué le but. L’artiste qui prend pour fin de son art la
reproduction, si parfaite qu’elle soit, du monde visible; l’homme qui
prend pour fin de sa vie les satisfactions de la nature, si délicates
qu’on les suppose, méconnaissent la vraie destination de l’art et celle
de la vie.
On connaît et l’on explique mal la matière si l’on s’obstine à l’in-
terpréter indépendamment des besoins et des révélations de l’esprit.
Dieu seul et notre âme peuvent nous rendre raison de la nature et lui
communiquer la poésie. Ce beau livre de l’univers n’est qu’une lettre
morte à qui ne cherche pas à lire dans le monde invisible.
Mais, si la création n’est entre Dieu et nous qu’un intermédiaire, si
elle n’est que la figure de la réalité et non pas sa véritable substance,
le symbole transparent de l’être et non pas l’être lui-même, tout frêle
572
LE NATURALISME
et variable que soit ce milieu, il oppose un obstacle infrancliissable à
qui voudrait ici-bas plonger directement dans la vie et la vérité absolue
sans tenir compte des enseignements et des impérieuses prescriptions
de la nature. Pas d’artiste si pénétré de l’idéal qui puisse l’exprimer
sans une connaissance approfondie de la vérité visible. Pas d’âme
sainte si altérée d’infini, si impatiente de la possession de Dieu, qui
ne doive subir les lenteurs et les fécondes exigences de la vie. Tout
voir et tout chercher dans la nature est une erreur monstrueuse ; ne
regarder et ne désirer qu’au delà, c’est déserter la vie réelle, c’est
abdiquer toute action sur ce monde où nous sommes emprisonnés
par notre corps, sans accélérer d’une heure la connaissance et la pos-
session d*une autre vie et d’un autre monde. Les retards, les travaux
et les souffrances de notre voyage terrestre sont l’indispensable prépa-
ration de nos destinées futures.
Tant que l’on reste bien convaincu d’une réalité supérieure à la
réalité sensible, bien pénétré de l’omniprésence de l’esprit divin, on
peut, sans rien risquer de sa vie morale, se plonger dans l’élude de la
nature. Le moyen âge chrétien a eu dans l’art ses accès de réalisme;
la familiarité avec la nature n’a fait courir un danger à l’idéal qu’à
partir du moment où la foi religieuse a faibli dans les consciences.
Il n’y pas eu, à l’issue du moyen-âge, ainsi qu’on l’a prétendu de
nos jours, une brusque invasion du sentiment de la nature dans les
âmes jusque-là murées par l’ascétisme, et comme une brusque révé-
lation. Mais, à partir du seizième siècle, l’étude du monde visible s’est
séparée chaque jour davantage de la pensée du monde supérieur, dont
la nature n’est que la forme et le symbole. Si la science moderne, à
mesure qu’elle a grandi, a paru de plus en plus hostile à la religion,
ce n’est pas que la nature plus familièrement étudiée donne à l’homme
des leçons d’impiété; les schismes, les hérésies, les philosophies dis-
sidente, sont précédé les temps où l’on placerait le véritable réveil du
sentiment de la nature. L’homme porte au dedans de lui-même le
principe de ses évolutions, de ses erreurs et de ses chutes; et, depuis
qu’il est sorti de l’Éden, c’est dans son propre cœur qu’il a toujours
cueilli le fruit défendu. La nature peut être l’occasion, mais non pas
l’instigatrice de nos déchéances ; loin d’enseigner le matérialisme et
l’oubli de Dieu, elle nous ramène à chaque instant à la pensée de l’in-
visible. Toutes les idées, tous les sentiments légitimes, peuvent se
développer sans s’exclure dans l’âme humaine. Ce n’est pas l’accrois-
sement des sciences de la nature qui a porté le premier coup à l’esprit
religieux ; la foi fléchissait, avant le seizième siècle, par des causes
tout intérieures aux âmes et à l’Église ; il ne faut en accuser ni la
résurrection des lettres antiques, ni les découvertes et les conquêtes
de cette époque dans les choses de la nature.
DE LA RENAISSANCE,
II
Un seul fait a frappé d’abord les esprits dans le mouvement de la
flRenaissance et lui a donné son nom : l’étude ravivée des lettres et de
sla philosophie helléniques. Éhlouispar le soleil de la Grèce, les contem-
^porains de celte aube nouvelle lui ont rapporté toutes leurs lumières,
set ne semblent pas se douter de l’immense révolution qui s’accomplit
ç autour d’eux par l’agrandissement du domaine de l’homme sur le
jglobe terrestre, La postérité, jusqu’à nos jours, a fait comme eux ;
i Homère, Platon, Phidias, ont paru longtemps les seules découvertes
ide la Renaissance. Ce furent, en effet, les premières, et longtemps les
i seules, qui portèrent des fruits dans la sphère de l’imagination. Plus
[tard seulement et presque de nos jours, l’Amérique et l’Inde devaient
contribuer au renouvellement de la pensée.
Pour les philosophes, pour les artistes du seizième siècle, la Grèce
retrouvée fut si exclusivement l’école de toute science et le sanctuaire
de toute inspiration, que le retour même à l’étude du monde extérieur
ne se fît d’abord qu’à travers les doctrines et les œuvres de l’antiquité.
C’est par les statues antiques que les peintres furent initiés à l’intelli-
gence du modèle vivant. Les poètes ne fréquentèrent longtemps les
forêts, la mer, les jardins et les terres labourées que dans les descrip-
tions de Virgile et d’Homère, En France, du moins jusqu’à Bernardin
de Saint-Pierre et Chateaubriand, les lettrés n’ont jamais fait d’autres
voyages, essuyé d’autres tempêtes et d’autres naufrages que ceux
d’Ulysse et d’Énée,
Merveilleux triomphe, mais trop exclusif, de la muse antique : les
voyageurs de YÉnéicle et de V Odyssée firent oublier pendant trois siè-
cles, à nos poètes, Colomb et Vasco de Gama,
C’était là, pourtant, au sein de ces mondes vierges do l’Amérique
et des Indes, que devait éclore et grandir le sentiment moderne de la
nature, A part Camoèns, la poésie de la Renaissance ne porte encore
aucun témoignage de cet accroissement du chami> des contemplations
de l’âme. Nul ne franchit l’étroit domaine parcouru par la muse
ionienne autour du Pinde et de l’Œta et dans les campagnes de Sicile,
Tout va se développer dans les lettres, excepté le vrai sentiment de
la nature, ajourné de trois siècles pour la France et presque tout
l’Occident,
Un ancien monde retrouvé, un nouveau monde découvert, sont
574
LE NATURALISME
ainsi opposés l’un à l’autre dans les imaginations pendant la Renais-
sance. Tant est parfaite et si profondément humaine cette poésie des
Grecs, que le vieux monde triomphe par elle du nouveau ; il faudra,
pour ébranler le sentiment hellénique, deux faits modernes analogues
à ceux de la Renaissance : la découverte de la poésie de l’Inde, et la
prise de possession par nos voyageurs-poëtes de ces terres nouvelles
de l’Amérique et de l’Asie qui, pendant trois siècles, n’avaient été
ouvertes qu’au génie mercantile ou militaire.
III
La poésie qui succède en France à celle du moyen âge porte encore i
— J,, 4. Ii
moins de traces du vrai sentiment de la nature que nos vieilles épo- j
pées et que les chansons des troubadours et des trouvères. Populaire ^
ou pèdantesque, railleuse ou emphatique, gauloise ou gréco-latine, la 1
muse du seizième siècle fréquente peu ces régions à la fois simples et |
sérieuses, religieuses et mélancoliques, où l'àme s’imprègne du souffle |
poétique de la création. A nos poètes, depuis Yillon jusqu’à Malherbe, |j
le gros rire èt les grosses joies de la chair cachent la sereine beauté du
monde visible ; la matière voile à leurs yeux la nature. \
Ailleurs, les splendides peintures des maîtres classiques leur font |
oublier l’original en face du tableau ; ils ne contemplent les grandes j
scènes de l’univers, ils ne les sentent, ils ne les décrivent que d’après |
ces paysages rétrécis; et, comme toutes les imitations, leurs pages ]
sont dépourvues à la fois de fraîcheur et de vérité. Un petit nombre '
d’écrits échappent à ces mensonges depuis le Roman de la Rose jus- 1
qu’à celui de Y Astrée.
Quelques notes printanières, renouvelées des chansons adressées
au mois de mai par les troubadours, rompent seules, dans Charles
d’Orléans, l’ennuyeuse monotonie des couleurs allégoriques mises à
la mode par Jean de Meung; une seule fois peut-être, dans un petit
rondel au Renouveau, le royal poète, si délicat, du reste, et si élégant
en matière d’amour et de galanterie, s’est pris directement au paysage,
non sans doute avec un sentiment bien sincère et bien vif, mais avec
certaine grâce et certaine fraîcheur :
Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie.
Et s’est yestu de broderie ,
De soleil luisant, clair et beau.
DE IA RENAISSANCE.
5‘:5
Il n*'y a beste ni oiseau
Qu’en son jargon ne chante ou crie.
Le Temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie.
Rivière, fontaine et ruisseau
Portent en livrée jolie,
Gouttes d’argent, d’orfèvrerie;
Chacun s’habille de nouveau;
Le Temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie.
Villon^ de qui Boileau fait dater la poésie française, et qui repré-
sente, en effet, avec un certain éclat, ce qu’on a nommé le génie
gaulois, cette raillerie sans fin, ce rire cynique nuancé par in-
stants d’une mélancolie d’ivrogne, Villon n’a que faire d’un autre
paysage que la tonnelle du cabaret; il n^a jamais trempé ses pieds ni
ses mains dans d’autre ruisseau que ceux des rues de Paris ; mais, à
défaut de la poésie de la nature, que son genre ne comporte pas, il a
du moins un sentiment assez vif de la vérité pittoresque et certains
coups de pinceau énergiques qui devancent le moderne réalisme, et,
comme lui, affectionnent les peintures grossières et repoussantes.
La mort le fait frémir, pallir.
Le nez courber, les veines tendre.
Le col enfler, la chair mollir,
Joinctes et nerfs croistre et étendre.
Une potence ornée de cadavres apparaît fréquemment dans la
perspective de ses tableaux :
La pluye nous a debuez et lavés
Et le soleil desséchés et noircis ;
Pies et corbeaux, nous ont les yeux cavés
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais nul temps nous ne sommes rassis.
Puis ça, puis la, comme lèvent varie
A son plaisir, sans cesse nous charrie
Plus becquetez d’oiseaux que dés a coudre.
C’est encore le génie gaulois, mais transporté des tavernes de la
Basoche dans une cour polie et lettrée, qui fait tous les frais de la
poésie de Marot; sans être jamais ni élevée ni passionnée, son inspi-
ration est toujours franche et de verte allure. Aimable et piquante,
elle remplace par la grâce et la vivacité du trait ce qui lui manque du
côté du sentiment. Une vie de souffrances réelles donne aux éclairs de
mélancolie qui traversent le cynisme de Villon leur teinte sérieuse; il
57G
LE NATURALISME
a parfois le rire lugubre, et il a trouvé quelques notes d’une émotion
pénétrante. La gaieté sans amertume de Marot est celle d’un caractère
aimable et peu profond, d'un homme accueilli et protégé, et n’ayant
connu que des souffrances avouables. Inférieure par l’émotion à celle
de Villon, sa poésie se rachète par l’épanouissement et l’élégance et
par une insouciante gaieté que n’entache aucun bas instinct. A tra-
vers les châteaux et les cours, pas plus que Villon dans les halles et
les cabarets, Marot n’a le temps ni le goût et guère plus d’occasion de
rencontrer le vrai monde champêtre et de le regarder avec les yeux de
l’ame.
Mais, si calme et si raisonnable qu’elle soit, son imagination franche
et sans pédantisme, son caractère heureux et sans fiel, le rendent
capable de sentir par leur côté gracieux les choses de la nature et de
les peindre sainement. Encore peu enlichô, et assez ignorant de l’an-
tiquité, il ne verra pas du moins son jardin, sa prairie et ses paysans
à travers Théocrite et Virgile; qu’il aborde une fois le genre pastoral,
et il appellera tout simplement ses bergers des noms de Thenot et de
Colin.
COLIN.
De tes chansons plus suis émerveillé
Qu'à écouter en la verte campagne
Dli frais matin, le linot éveillé
Ou Teau qui bruit tombant cfune montagne.
THENOT.
Le rossignol de chanter est le maître.
Taire, convient, devant lui les pivers;
Aussi, étant là où lu pourras être.
Taire ferai mes chalumeaux divers.
Mais, si tu veux chanter dix fois des vers.
En déplorant la bergère Loyse,
Des coings aura six jaunes et six vers.
Les mieux sentant qu'mon vit depuis Moyse.
COLIN.
Mettez vos monts et pins en mon chaloir,
Venez en France, ô nymphes de Savoie,
Pour honorer celle qui fît valoir
Par ses vertus, son pays et sa voie.
Portez rameaux parvenus à croissance.
Laurier, lierre et lys blancs honorés.
Romarin vert, roses en abondance.
Jaunes soucis et bassinest dorés,
< Passe-veloux de pourpre colorés.
Lavande fraîche, œillets de couleur vive,
Aubepins blancs, aubepins azurés.
Et toutes fleurs, de grand’ beauté naïve.
Cette beauté naïve ou plutôt cette jeune^grâce de la muse de Marot
disparaîtra sous le fard classique, duraiil la seconde moitié du seizième
DE LA RENAISSANCE.
577
siècle. Mais, sous cette influence grecque et latine, d’inappréciables
richesses nous seront préparées par Ronsard et son école. Sans
compter tout ce qu’ils ont fait pour ennoblir la langue, fixer la pro-
sodie, élever l’inspiration lyrique, créer le vrai style de l’ode et de
l’épopée et préparer celui du drame héroïque; sans compter tant de
chefs-d’œuvre dans l’élégie amoureuse, Ronsard et la Pléiade, en ce
qui touche au sentiment de la nature, nous offrent les pages les plus
importantes de la poésie de leur siècle. Ce n’est pas seulement dans
les quelques pièces dont le paysage est le sujet direct, comme certaines
descriptions de la campagne, certaines peintures de scènes rustiques,
ou même encore dans cette belle élégie Contre les Bûcherons de la forêt
de Gastines, que Ronsard témoigne de l’âme d’un poète et des yeux
d’un artiste en face de la nature, c’est dans l’ensemble de son œuvre,
dans sa manière de peindre et dans tous les détails de son style.
On trouverait chez lui, sans les compter, des pièces charmantes,
comme celle A un auhesjnn, et dont l’amour des scènes champêtres a
fait toute l’inspiration. Ces pièces sont nouvelles dans notre poésie,
non pas seulement après Villon et Marot et la lignée gauloise, mais en
remontant jusqu’aux troubadours provençaux. Jamais, avant Ronsard,
un des accidents, si gracieux ou si grandiose qu’il fût de la nature,
n’avait été peint dans notre langue pour lui-même et pour sa beauté
propre. C’était, au seizième siècle, une création tout originale qu’une
pièce comme celle-ci :
Bel aubespin florissant.
Verdissant
Le long de ce beau rivage ,
Tu es veslu jusqu’au bas
Des longs bras
D’une lambrunche sauvage.
Deux camps de rouges fourmis
Se sont mis
En garnison sous ta souche.
Dans les pertuis de ton tronc.
Tout du long.
Les avettes ont leur couche.
Le chantre rossignolet,
Nouvelet,
Courtisant sa bien-aimée.
Pour ses amours alléger.
Vient loger
Tous les ans en ta ramée
Sur ta cyme il fait son ny
Tout uny
578
LE NATURALISME
De mousse et de fine soye.
Où ses petits esclorront,
Qui seront
De mes mains la douce proye.
Or vy, gentil aubespin,
Vy sans fin ;
Vy sans que jamais tonnerre.
Ou la coignée, ou les vents.
Ou les temps,
Te puissent ruer par terre.
De cette odelette, et des morceaux analogues chez Ronsard et ses
amis, date le paysage comme genre distinct dans la poésie française.
Mais c'est surtout dans la mise en scène de tous les sujets poétiques
et dans les conditions de son langage que Ronsard se montre nova-
teur. Une transformation complète du style s'est opérée entre Marot et
lui; et cette transformation ne provient pas moins du sentiment de la
nature que de l’élude des anciens.
Il faut le reconnaître pour être exact, c’est par les anciens que Ron-
sard et tout le seizième siècle ont été initiés à la nature. Mais, con-
duit par Homère, Anacréon et Virgile, en face du monde champêtre,
Ronsard l’aima bientôt pour lui-même, et sut le peindre sans copier
les Latins et les Grecs. Par leur abondance, leurs vives couleurs et
leur vérité, les comparaisons et les images que prodigue Ronsard en
toute occasion font de lui dans le style un créateur sans précédents
chez nous. Le premier il a compris la valeur poétique et pittoresque
des accidents du paysage, et le parti qu’ôn pouvait tirer de la forme,
de la couleur et de la vie matérielle pour l’expression plus saisissante
du monde moral.
Les exemples fourmillent chez lui de splendides et transparentes
métaphores, de figures hardies et profondément prises sur le vif. Dis-
ciple des anciens dans cet art des images, il y devient maître et créa-
teur; il prend ses comparaisons, ses traits pittoresques, ses descrip-
tions, non point dans la tradition classique et dans les livres grecs,
mais dans la nature qu’il voit, dans nos campagnes, à nous, dans notre
paysage de France. 11 ne se contente pas, comme les classiques qui le
suivront, d’accommoder à tous les sujets une douzaine de comparai-
sons transcrites de Virgile et d’Homère; il regarde autour de lui, il
sait voir, il sait découvrir; ses figures et ses couleurs germent dans
notre sol; il ne transplante pas dans l’Ile-de-France et la Touraine
la Faune et la Flore de l’Italie et de la Grèce. C’est là surtout, dans
cette vérité pittoresque, et, si l’on peut le dire, dans cette natio-
nalité de ses couleurs, qu’éclate la richesse supérieure de son imagi-
DE LA RENAISSANCE. 579
f nation quand on le compare aux poëtes réformés à partir de Mal~
herbe -
Ceux-ci décidément n’ont jamais vu d’arbres, de fleurs et de fon-
taines que dans les hexamètres latins; ils placeraient au besoin les
oliviers de l’Attique dans les plaines de la Beauce, et feraient bondir
les lions dans la forêt de Fontainebleau, en mémoire de celle de Né-
mée. Tout le pittoresque du dix-septième siècle est défrayé par quel-
ques images empruntées d’abord du grec par les Latins et trans-
portées chez nous d’un sujet dans un autre pour les usages les plus
divers.
L’exception que demande la Fontaine traducteur, dans son admi-
rable langue, des apologues et fabliaux des quinzième et seizième
siècles, est moins notable qu’on ne l’a faite dans ces derniers temps; et
l’on pourrait soutenir que, de Ronsard, à André Chénier, la cou-
leur prise sur nature, et le pittoresque proprement dit, se sont à peine
montrés dans le vers français.
Mais, quoique Ronsard et la Pléiade soient dans tout notre seizième
siècle les seuls qui témoignent d’une certaine attention donnée à la
nature, leur sentiment du monde extérieur ne pénètre guère au delà
du pittoresque proprement dit et de ce qui est nécessaire pour colorer
et animer le style. C’est par les Grecs qu’ils ont été instruits à la ré-
colte des belles images, et leur travail, dans la sphère champêtre, ne
dépassera pas les limites que la muse d’Homère s’est assignées. La
nature à leurs yeux reste toujours subordonnée à l’homme, ils ne
cherchent dans le paysage qu’un simple ornement, un fond plus ou
moins varié et lumineux sur lequel doit se détacher la figure humaine.
Ils n’aperçoivent dans la nature ni sa vie pi'opre, ni l’élément divin,
la pensée qui forme sa substance. Ils s’en tiennent à ce qui chez elle
diminue le moins l’importance de l’homme, à sa forme, en tant qu’elle
peut traduire notre propre pensée, mais sans y chercher l’expression
d’un monde supérieur.
IV
Il y a bien des nuances et des degrés divers dans les impressions
que nous fait éprouver la nature; déterminons leur place sur l’é-
chelle poétique. Au moment d’assister près du berceau de la musique
à l’éclosion du plus moderne des arts, de la nouvelle et suprême forme
du sentiment de la nature, nous devons, avant de caractériser cette
révolution qui date du seizième siècle, établir certaines distinctions
580
LE NATURALISME
métaphysiques en les appropriant à la classification des arts, qui sup-
pose toujours une classification de nos facultés et de nos sentiments.
L’histoire des arts est l’histoire même des divers états de notre
âme, qui comportent tous une expression différente,, qui ont tous leur
langage, c’est-à-dire leur art particulier, et qui tous correspondent
à une certaine façon de comprendre le monde extérieur.
Le sentiment de la nature le plus profond, le plus religieux, est
celui qui s’adresse en elle, à la substance même, c’est- à-dire à la pen-
sée, à la volonté divine. Sentir et adorer Dieu dans la nature, c’est
l’instinct des races et des sociétés primitives; et ce sentiment trouve
sa forme dans le plus ancien, le plus religieux, le plus noble de tous
les arts, l’architecture. Comme l’architecture renferme et subor-
donne tous les autres arts, le sentiment du divin dans la nature com-
prend toutes les formes légitimes de la contemplation du monde exté-
rieur.
Selon les époques, selon le degré de pureté de la doctrine reli-
gieuse, cet art incline vers tel ou tel mode plus ou moins noble, plus
ou moins héroïque; tantôt c’est l’homme ou le demi-dieu, tantôt c’est
le monde animal ou végétal qui lui fournissent ses principaux motifs
et ses ornements : il fait la place plus grande soit à la sculpture, soit
à la peinture, soit à la musique.
La nature peut être envisagée, abstraction faite de la pensée divine
qui en est le support et comme la substance, sans tenir compte des
révélations qu’elle nous apporte sur l’être en lui-même, en dehors
par conséquent de tout symbolisme religieux. L’artiste, sans se péné-
trer de ce qui fait la vie propre de la création, de ce qui la sépare et
de Dieu et de l’homme, de ce qui constitue ses harmonies à elle, peut
n’y voir qu’un théâtre, un domaine préparé pour l’homme, un fond
de tableau pour cette figure souveraine. Négligeant alors et l’idée de
la substance par où la nature tient à Dieu, et l’idée de la vie qui semble
la constituer indépendante, l’artiste s’attache à la seule forme des
choses étudiées pour elles-mêmes et pour le seul amour de la beauté
pure. Tel est le sentiment qui se réfléchit dans la sculpture et dans la
peinture, affranchit ces deux arts des traditions hiératiques et leur
donne en dehors des temples leur destination et leur objet. C’est là,
si l’on peut s’exprimer ainsi, la phase humaine du sentiment de la
nature, celle qui caractérise l’antiquité classique et se prolonge après
la Renaissance jusqu’au dix-huitième siècle. Cet âge saisit l’homme
au point où l’ont laissé les religions de l’Égypte et de l’Inde, et le
conduit à travers l’hellénisme et le christianisme jusqu’à l’époque
de dissolution religieuse dont la Révolution française est le prélude.
Mais, dans cette façon de sentir qui subordonne pleinement la nature
à l’homme et le paysage à la figure humaine, il y a deux modes bien
DE LA RENAISSANCE.
381
distincts, correspondant à deux manières d’étre de l’homme. Ne faut-il
pas reconnaître dans l’homme et un animal et un dieu, ou, pour être
plus exact, un demi -dieu et une demi-brute? Vérité qui se traduit dans
l’histoire par l’existence du héros ou du saint et par celle de l’homme
vulgaire. L’histoire de toutes les sociétés a sa période héroïque avant
d’avoir sa période humaine; chacune de ces périodes trouve son in-
terprète plus particulier dans l’un des deux arts plastiques : la sculp-
ture reproduit le demi-dieu, la peinture représente l’homme dans ce
qu’il a de plus variable, de moins religieux, de moins idéal. Or, par
analogie avec ce degré du sentiment de la nature auquel ils corres-
pondent, les deux arts plastiques regardent à laTois et du côté de l’art
supérieur, l’architecture, expression de la pensée religieuse, et du
côté de l’art inférieur, la musique, interprète de la passion et de la
sensibilité sans liberté! La statuaire est encore un dérivé de l’archi-
tecture et participe de sa solidité et de sa grandeur, comme le héros
participe de la grandeur divine. La peinture entre déjà par les colo-
ristes et tombe tout en plein par les paysagistes purs sous la dépen-
dance de l’art musical. Là ne se combinent plus des pensées, des
sentiments libres, des formes éternelles, mais des valeurs toutes rela-
tives, des tons et des nuances subordonnés à la place qu’ils occupent,
des harmonies et des chiffres régis par leurs lois indépendantes de
l’ordre moral.
Qu’on le sache bien, aujourd’hui que la musique a saisi la prépon-
dérance, cet art est, dans son essence et sitôt qu’il a conquis sa liberté,
le plus sensuel et par cela môme le plus envahissant et le plus dan-
gereux de tous les arts, celui qui devrait être tenu vis-à-vis des autres
dans la plus stricte soumission. C’est un art antihéroïque et antiso-
cial; la musique livrée à elle-même est un dissolvant; elle n’a pas
son type, comme l’architecture, dans l’idée de Dieu, comme la sta-
tuaire et la grande peinture, dans la personnalité humaine, en qui la
liberté subsiste toujours à défaut de l’héroïsme : la musique se rap-
porte directement au monde matériel ; elle exprime simplement les
rhythmes et les palpitations de la vie. Avec elle s’introduit et domine
dans l’art le mode le plus étroit du sentiment de la nature, celui qui
ne tient compte ni de l’âme ni de Dieu; son effet est physiologique
plutôt que moral; elle sollicite en nous par les nerfs le principe vital
et jamais l’âme par les idées.
Nous la voyons naître au seizième siècle, au moment où la foi
chrétienne s’affaiblit, où meurt l’héroïsme chevaleresque avec la féo-
dalité, où la Réforme prélude à la Révolution, où l’avénement du tiers
état prépare la démocratie.
Applicables à la philosophie de l’histoire, ces théories le sont éga-
lement aux plus minces questions littéraires, et nous ramènent sans
582
LE NATURALISME
autre transition à notre poésie française du seizième siècle et à l’école
de Ronsard. Cherchons à caractériser d’un de ces mots dont nous ve-
nons de déterminer le sens, ce nouveau mode du sentiment de la
nature, qui nous semble introduit chez nous par les poètes de la Re-
naissance et dont le développement reste ajourné dans notre littéra-
rature jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. Ronsard et ses amis sont
avant tout des élèves de l’antiquité; ils en gardent encore en partie le
génie héroïque. Mais les rares paysages qu’ils donnent pour fond à
leurs tableaux ont déjà une valeur par eux-mêmes; ils ne sont plus
de famille sculpturale; la vraie peinture y apparaît déjà, elle éclate
dans les détails du style, dans les comparaisons, les métaphores, les
épithètes pittoresques. Le paysage de genre est déjà né sous le pin-
ceau de Ronsard, comme on le voit dans mainte pièce, notamment
celle un aubespin; et par lui la poésie, en France, a marqué sa pre-
mière étape de l’ordre héroïque à l’orde naturaliste et musical.
V
Quoique l’Italie soit le point de départ du mouvement de la Renais-
sance, sa littérature s’estpréservée des excès du naturalisme. Les grands
poètes de Fltalie au seizième siècle subissent moins que les nôtres l'in-
fluence naissante du paysage. On s’étonne ainsi de trouver qu’à la veille
du siècle de Louis XIV, où le sentiment delà nature disparaîtra si com-
plètement de notre poésie devant celui de la beauté morale, l’imagi-
nation française, si peu portée par elle-même à s’occuper d’autre
chose que de l’homme, ait fait au paysage plus de concessions que la
littérature italienne, à l’époque où les peintres vénitiens laissaient
prendre au monde extérieur la prépondérance, et où le matérialisme
débordait par tant de côtés dans leur pays.
Il faut s’attacher, comme nous le faisons dans ce moment, à une
question toute spéciale, pour oser, ne fût-ce qu’un moment, mettre
en parallèle notre Ronsard et ses contemporains avec des poètes
comme l’ Arioste et le Tasse. Et cependant, — étrange destinée des noms
littéraires ! — le Tasse enviait un moment la gloire de Ronsard, et
venait lui rendre hommage dans un voyage de France, comme on eût
fait plus tard à Voltaire ou à Chateaubriand.
C’est, du reste, par la supériorité même de leur génie, essentielle-
ment épique, que les auteurs du Roland et de la Jérusalem échappent
à cette séduction de la nature à laquelle se livre parfois Ronsard.
DE LA. RENAISSANCE.
583
L’auteur de la Franciacle vaut surtout dans l’élégie et s’y montre vrai-
ment grand poëte. Moins un genre est héroïque, plus il comporte la
préoccupation du monde extérieur. L’âme humaine, peinte dans les
grandes proportions du saint et du demi-dieu, ne laisse plus autour
d’elle qu’une faible importance au paysage.
Quand on relit l’épopée de l’Arioste et celle du Tasse, avec les habi-
tudes d’esprit que nous devons à soixante ans de poésie descriptive,
on s’étonne de la rareté, nous pourrions dire de l’absence totale du
paysage. Dans un sujet où la fantaisie avait aussi libre carrière que
dans le poëme de TArioste ou celui du Tasse, comme un poëte venu
après Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand eût prodigué les
tableaux de la nature et les symphonies pittoresques! Bien de pareil
dans le Roland ou la Jérusalem ; jamais la peinture des sites n’y usurpe
un moment l’attention, concentrée tout entière sur les personnages;
très-souvent le lieu de l’action est à peine indiqué en quelques syl-
labes; comme sur le théâtre, dans son enfance, un poteau avec ces
mots : Ceci est une for est, remplaçait tout l’appareil décoratif des
drames de nos jours. C’est plutôt dans la description des costumes,
des armures, des palais, surtout dans celle des beaux visages et des
belles formes humaines, que se fait sentir l’influence naissante du
génie de la couleur et du matérialisme pittoresque, et que l’on devine
le voisinage de l’école vénitienne. Mais le paysage proprement dit est
encore, dans les tableaux de ces deux poëtes, à cet état de sévère
subordination où le retiennent les maîtres religieux de Florence, de
rOmbrie et Raphaël lui-même. Le site est esquissé à grands traits
autour des personnages, parce qu’il faut bien que les pieds du héros
se posent quelque part. Mais sous leur teinte d’uniforme azur, dans
leurs lignes élégantes, calmes et idéales, destinées à échapper au re-
gard plutôt qu’à le solliciter, ces paysages sans modèle ne trahissent
pas le moindre souci de la vérité locale. Le poëte les a tirés du ca-
ractère de ses héros plutôt que de la nature elle-même. Le monde
extérieur n’est là qu’un accessoire de leurs sentiments et de leurs
actes; il ne devient jamais une source d’inspiration originale. Quelles
que soient la grâce de ces perspectives et l’harmonie de leurs couleurs,
le paysage, dans ces épopées, est vu pour ainsi dire à l’état abstrait,
sans rien d’individuel et par conséquent de franchement pittoresque;
il est esquissé dans ses linéaments primitifs.
Dans l’Arioste et dans le Tasse, comme dans Giotto, Gozzoli, Péru-
gin, André del Sarte et Raphaël, le sentiment de la nature en est en-
core à son époque héroïque et sculpturale; la peinture n’y vise pas
plus à la couleur, à l’expression individuelle des sites, à la physiono-
mie propre du monde extérieur, que ne l’a fait la sculpture elle-même
lorsque, dans sa corruption première et par une abusive extension du
584
LE NATURALISME
bas-relief, elle a voulu se prendre à la représentation du paysage.
Dès le quinzième siècle et dans les plus beaux jours de l’austérité
florentine, le premier souffle du naturalisme avait touché l’art qui se
refuse le plus à représenter autre chose que l’homme, l’art héroïque
par excellence, la statuaire. Le paysage apparaît sur les fameuses
portes de bronze du Baptistère de Saint-Jean; le chef-d’œuvre de Ghi-
bertî, dangereux modèle pour les sculpteurs, empiète sur le domaine
de la peinture, et marque une sorte de transition et de compromis
entre les deux grands arts plastiques. La peinture et la poésie imite-
ront plus lard cet exemple, par leur ambition à reproduire ce qui est
du domaine propre de la musique. Mais chez les grands peintres reli-
gieux et chez les grands poètes épiques des premiers temps de la
Renaissance, le sentiment de la nature restera toujours subordonné
au génie héroïque, et leurs paysages ne dépasseront pas les conditions
du bas-relief. Ce qui, dans Ghiberti, est une première atteinte portée
à la sévérité de la statuaire, n’est, chez l’Arioste et Raphaël, qu’un
légitime et nécessaire usage des droits de la poésie et de la peinture.
Le seul Arioste, dans la glorieuse famille que nous venons de citer,
emporté par sa libre et voluptueuse fantaisie, conduira la description
jusqu’à ces limites où le pittoresque devient un danger. Les somp-
tueuses draperies et les chairs splendides arrêteront parfois trop lon-
guement son pinceau rival du Titien. Mais là se bornera son natura-
lisme : il conserve à la personne humaine, sinon toute sa majesté
religieuse, au moins son héroïsme et sa royauté sur les choses. Ce
merveilleux poëte, le plus grand peut-être de l’Italie, le seul de l’Europe
moderne qui, pour l’invention, puisse être opposé à Sliakspeare, s’est
montré dans sa capricieuse épopée 'plus sévère pour les fantaisies du
naturalisme, mieux armé contre la sirène musicale, que le grand tra-
gique anglais dans certains de ses drames, et dans un genre à qui
semble interdite toute autre peinture que celle de l’homme.
Ce n’est donc point par l’exubérance du sentiment poétique qu’é-
clate au seizième siècle ce naturalisme qui, combiné avec l’imitation
classique, vient accélérer en Italie le progrès et la décomposition des
arts. L’équilibre y est rompu d’abord entre la chair et l’esprit, plutôt
qu’entre l’homme et la nature ; le mot de matérialisme est celui qui
convient le mieux à la révolution qui s’opère alors dans la peinture
et qui commence dans la poésie. L’art italien de la Renaissance prodi-
gue les nudités, s’inspire avec amour de l’anatomie à la suite de Michel-
Ange, inaugure avec les Vénitiens le paysage et le règne de la couleur;
il substitue peu à peu l’excitation des sens à l’émotion de l’esprit.
Mais, si c’est l’homme sensuel au lieu de l’homme moral, c’est tou-
jours l’homme en lui-même qui reste l’objet exclusif de ses préoccu-
pations. Tout le génie italien est empreint d’une forte individualité.
DE LA. RENAISSANCE. 585
jusque dans la plus grossière décadence; tant il est étranger à la
rêverie des races du Nord et de l’Orient et incapable de se laisser
absorber dans ces contemplations du monde extérieur, où la person-
nalité s’oublie en face de l’infini I On sent que cet art est profondé-
ment imbu du paganisme des Grecs et de l’implacable héroïsme des
Romains. L’imagination italienne a pu se vautrer dans la matière,
elle ne se répandra jamais pleinement au sein de la nature ; elle en
ignore les côtés divins, n’explorant que la région la plus voisine de
l’homme, celte chair qui adhère si étroitement à notre personnalité,
qu’elle semble se confondre avec elle.
VI
Pour que le vrai sentiment de la nature, l’amour du paysage, l’ex-
pression des harmonies du monde extérieur, prenne une plus grande
place dans la poésie, il faut que la nature elle-même, le globe que
nous habitons, les régions célestes qui nous entourent, se soient agran-
dis au regard et dans les imaginations des peuples, à la suite des
grands voyages ou des grandes inventions astronomiques.
On peut en toute exactitude affirmer que chaque développement
du sentiment de la nature depuis le moyen âge correspond à quelque
pérégrination sur une terre inconnue, à quelque navigation de la
pensée à travers des astres nouveaux .
L’épopée de Camoëns, inspirée des découvertes de Vasco de Gama
et des premiers éblouissements d’une âme européenne en face du
paysage oriental, est le plus ancien monument de notre poésie chré-
tienne où la nature tienne une grande place et joue un rôle indépen-
dant. Inhérent au sujet lui-même, imposé au poète par la scène où
se passe l’action, ce caractère des Lusiacles n’en est que plus frap-
pant. Camoëns, pas plus que l’Arioste et le Tasse, n’est un génie con-
templatif et rêveur imprégné de panthéisme comme le génie allemand.
Il a fallu cette splendeur, cette nouveauté, cette immensité du monde
qu’il a parcouru pour le forcer à s’arrêter un instant dev^mt le pay-
sage, pour détourner son attention des faits héroïques et des grands
tableaux de l’histoire. Plus entièrement que les deux épiques italiens
de la Renaissance, Camoëns est un génie héroïque; son œuvre reflète
sa vie elle-même, la plus errante et la plus tourmentée entre toutes
les vies de poëte. Nulle part mieux que dans les Lusiades ne revit la
grande épopée antique à la façon de VOdyssée. Camoëns dispose plus
librement que ses rivaux du temps et de l’espace ; ce n’est pas en
Décembre 1861. 59
586
LE NATURALISME
vain qu’il a parcouru plus de pays et visité comme le vieil Homère des
multitudes de peuples et de villes.
Une secrète affinité d’esprit avec les anciens, plus encore que l’en-
gouement commun à tous les hommes de la Renaissance, portait Ca-
moëns à mélanger si étrangement son poëme chrétien de la mytho-
logie hellénique. L’imagination du poète portugais est sœur de celle
d’Homère pour la façon de sentir et de peindre le monde extérieur;
il n’est pas allé plus avant que les Grecs dans la peinture du paysage,
il n’est pas resté en deçà . Homère etVirgile étaient plus paysagistes que
leurs successeurs italiens et plus épiques cependant. L’auteur des Lm-
siades, dont le poëme comportait une si large part faite à la peinture
du monde extérieur, ne lui concède rien de trop ; il décrit la nature
avec beaucoup de vérité et de pittoresque, et pourtant avec plus de
grandeur que les Italiens. Arioste et Tasse peignent de fantaisie un
paysage imaginaire, abstrait, tout de convention et sans individualité.
Homère ne peint que ce qu’il a vu, et de façon que tout le
monde reconnaisse d’après lui les lieux qu’il a visités. La réalité des
paysages d’Homère est admise par tous les critiques. Ceux de Camoëns
sont loin de porter au même clegré le cachet de l’exactitude; ils n’en
sont pas moins évidemment faits par un obsei'vateui^ de la nature.
Comme l’auteur de l’Odyssée, le chantre des Lusiades excelle dans
ce qu’on pourrait appeler le tableau géographique, la description
sommaire, et pourtant pittoresque, d’une suite de pays vus pour ainsi
dire à vol d’oiseau. Tels sont par exemple le début du chant III, lors-
que Gama trace dans son récit, aux yeux du roi de Mélinde, une sorte
de carte d’Europe pour lui faire connaître la place qu’y occupe le
Portugal; une partie du chant X, quand Théthys, après avoir splendi-
dement ébauché un système du monde mi-parti chrétien, mi-parti
homérique et déjà un peu éclairé de la science moderne, peint à
grands traits l’Afrique et l’Asie et toutes ces nouvelles contrées dont
l’héroïsme des Portugais doit o.uvrir les portes aux peuples d’Occi-
dent. Cette sorte d’énumération qui est à la fois une topographie, une
histoire et une description pittoresque des lieux, n’a jamais été,
même dans l’Odyssée, plus admirablement traitée que par Camoëns.
Moins exact qu’Homère et moins soucieux de la vérité locale dans la
peinture d’pn paysage restreint, il est cependant plus vrai que les
poëtes italiens et plus franch(unent pittoresque. Ce n’est plus chez lui,
comme dans l’Arioste, des bas-reliefs ou un fond de tableau avec une
campagne sans perspective et d’une teinte conventionnelle à la ma-
nière des peintres d’Église, c’est une peinture faite avec un certain
souci donné à la couleur propre du site, sans rien lui ôter de sa signi-
fication générale; c’est un premier essai du paysage historique. Ainsi
celte description de l’ile de Vénus au chant IX :
DE LA RENAISSANCE.
587
« Elle présente aux Lusitaniens une large baie dont les eaux tranquilles
viennent mourir sur un sable blanc parsemé de coquillages aux mille cou-
leurs.
« Trois collines d’un aspect aussi gracieux qu’imposant étalent leur ver-
dure émaillée de fleurs et dominent ce riant séjour. De leur sommet jaillis-
sent de clairs ruisseaux, les ondes fugitives murmurent à travers les rochers
et de cascade en cascade vont se réunir dans un vallon délicieux.
« Une verte chevelure couronne le front des collines, là s’élèvent à la fois
les peupliers d’Alcide, les lauriers d’Apollon, les myrtes de Vénus, les
pins de Cybèle, témoins autrefois de l’inconstance d’Atys; le cyprès enfin
qui dirige vers le ciel sa tête pyramidale.
« Sous un si beau ciel la nature ne vend point ses bienfaits, là se re-
produisent sans culture la cerise aux teintes vermeilles, la mure qui rap-
pelle de funestes amours, la pomme de Perse, qui, transplantée sur un sol
étranger, n’en devient que plus chère à Pomone.
« Ils y forment un lac dont l’étendue égale la beauté, autour de ce vaste
bassin sont groupés des arbres charmants, leur tête couronnée de verdure
flotte suspendue sur le cristal liquide : on dirait qu’amoureux de leur feuil-
lage, ils se plaisent à le répéter dans ce fidèle miroir.
« D’autres portent dans les airs leurs rameaux chargés de fruits odorifé-
rants : l’oranger, dont les pommes d’or ont l’éclat de la chevelure de Daphné;
le cédrat, qui plie sous son brillant fardeau ; le citronnier, dont le fruit
jaunissant parfume le verger qu’il embellit.
« La grenade vient de s’ouvrir, elle efface l’éclat des rubis, dans les bras
de l’ormeau se balance la vigne amoureuse avec ses grappes de pourpre et
d’émeraude, et toi qui sur la tige où tu reposes as reçu les atteintes de l’avide
passereau, poire au corsage élancé, sois fière de tes blessures, elles ont ré-
vélé ta saveur et ton prix. »
Dans la peinture d’une trombe sur l’Océan, l’exactitude homérique
est dépassée ; nous voyons poindre une sorte de réalisme et de pré-
cision scientifique. La seule attention donnée à cet accident de la
nature dénote une âme plus occupée du monde extérieur.
Le paysage classique comportait la peinture d’une tempête, mais
non pas celle d’un phénomène aussi rare et aussi local :
« J’ai vu se former sur nos têtes un nuage épais qui, par un large tube,
aspirait les vagues profondes de l’Océan.
« Le tube, à sa naissance, n’était qu’une légère vapeur rassemblée par
les vents j elle voltigeait à la surface de l’eau. Bientôt elle s’agite en tour-
billon, et, sans quitter les flots, s’élève en long tuyau jusqu’aux cieux, sem-
blable au métal obéissant qui s’arrondit et s’allonge sous la main de l’ou-
vrier.
« Substance aérienne, elle échappe quelque temps à la vue ; msos, à me-
sure qu’elle absorbe les vagues, elle se gonfle, et sa grosseur surpasse la
grosseur des mâts; eUe suit, en se balançant, les ondulations des flots, un
588
LE NATURALISME
nuage la couronne, et, dans ses vastes flancs, engloutit les eaux qu'elle
aspire.
« Telle on voit l’avide sangsue s’attacher aux lèvres de l’animal impru-
dent qui se désaltérait au bord d’une claire fontaine ; brûlée d’une soif ar-
dente, enivrée du sang de sa victime, elle grossit, s’étend, et grossit en-
core. Telle se gonfle l’humide colonne, tel s’élargit et s’étend son énorme
chapiteau.
« Tout à coup la trombe dévorante se sépare des flots et retombe en tor-
rents de pluie sur la plaine liquide. Elle rend aux ondes les ondes qu’elle a
prises, mais elle les rend pures et dépouillées de la saveur du sel. »
Un poêle voyageur et guerrier comme Ulysse, errant et pauvre
ainsi qu’ Homère, frappé du spectacle des grandes mers de l’Orient
ef des grands sites de l’Inde, voilà le premier paysagiste épique,
chez les modernes. Il inaugure la description vraie dans la poésie de
la Renaissance. Sans doute le paysage n’est chez lui qu’accessoire
comme il doit l’être dans une œuvre héroïque, il est loin d’avoir
conquis sur la toile cette importance exubérante qui diminue celle
des personnages, mais il est déjà autre chose qu’un simple fond sans
couleur locale et sans réalité comme dans l’Arioste ou le Tasse.
Un monde nouveau, de longues navigations et d’interminables
combats avec les peuples sauvages offraient à l’auteur espagnol de
V Araucana cette occasion d’innover dans la description pittoresque si
bien saisie par le poète portugais; mais son œuvre, un moment trop
vantée, n’atteste en rien le génie pittoresque. Alonzo de Ercilla est
un soldat parfois éloquent, jamais un peintre, et jamais un poêle à
mettre au rang des Calderon et des Lope de Vega.
VII
Le génie héroïque est si fortement accusé dans la race espagnole,
la personnalité humaine s’y montre si fière, si peu portée à rien
céder à ce qui constitue le non moi, qu’on ne doit pas s’attendre à
trouver dans l’art de ce peuple de grandes concessions au sentiment
de la nature. Qu’est-ce autre chose pourtant que le réalisme et la
chaude couleur de ses peintres, sinon un gage donné au monde
extérieur, un naturalisme qui déjà touche à l’excès, qui dépasse tout
ce que l’Italie s’est permis en ce genre et qui menace d’étouffer sous
la splendeur pittoresque l’expression de l’idée morale? La pénitence
et l’ascétisme représentés par les peintres espagnols prennent chez
DE LA RENAISSANCE.
589
eux le caractère d’une passion charnelle; c’est une fureur du tempé-
rament comme l’extase et la prière, qui se confondent sous leurs pin-
ceaux avec la volupté.
Cette énergie de la peinture qui excelle à reproduire l’ardeur de
la vie par celle de la couleur, et donne un relief saisissant à tous les
objets visibles sans rien ôter de son éloquence à leur expression mo-
rale, est un mérite commun aux poètes et aux peintres de l’Espagne.
On ne songe guère à louer pour ce mérite secondaire et comme
œuvre descriptive le livre le plus admirable et le plus populaire de la
littérature castillane, le Don Quichotte . Chez tout autre que chez un
compatriote de Murillo, de Velasquez et de Ribeira, le génie du pitto-
resque n’eût pas réussi à se faire jour dans un sujet à la fois héroïque
et ironique comme l’histoire de V ingénieux hidalgo. Les ironiques à
la façon de Voltaire, les poètes de la grandeur morale, comme Cor-
neille, n’ont que faire du pittoresque ; le sentiment du monde exté-
rieur, le paysage, la couleur môme, leur semblent interdits. Le cheva-
leresque Cervantes est loin d’être un railleur à la n>ode française; il
n’a de Rabelais, de Molière et de Voltaire que la franchise du trait
comique, jamais leur venin ; mais il est aussi lier, aussi grand mora-
liste que l’auteur du Cid et de Polyeucte.
Un livre analogue au Don Quichotte, écrit en France au commence-
ment du dix-septième siècle, n’eût pas atteint sans doute le style
abstrait et limpide des contes de Voltaire, mais il eût été moins chargé
de ce gros matérialisme sans pittoresque qui caractéiâse le style du
Pantagruel. Rabelais énumère, agglomère, entasse les épithètes, il
fait d’interminables nomenclatures d’objets à peindre, mais il ne
peint jamais. Nous ne parlons pas ici du paysage, que son œuvre ne
comportait guère ; mais les buffets, les garde-manger, les longues
ripailles qui reparaissent dans tous les chapitres, n’y sont pas dé-
crits à la façon du poète et du peintre; ce n’est pas même un tableau
de nature morte; il semble qu’on feuillette le livre de compte d’un
majordome.
Cervantes, ce fin et profond moraliste, ce courtois et chevaleresque
railleur, est aussi un peintre, un coloriste, et, en sa qualité d’Espa-
gnol, presque un réaliste. Le paysage n’est sans doute qu’un mince
accessoire dans son amusante épopée. L’historien du chevalier d» la
Manche ne perd jamais son temps, même dans la pastorale, à peindre
un site pour lui-même et pour son charme propre; et cependant si
vif est en lui le sentiment pittoresque, qu’il a fait de son roman la
première œuvre écrite où nous apparaisse le paysage réel, où la des-
cription soit locale et vraie, où chaque site ait son caractère et sa
couleur; chaque figure et chaque costume, sa physionomie, son exac-
590
LE NATURALISME
titude. Ses rares paysages, sobrement peints, sont bien de l’Espagne;
on ne saurait les placer ailleurs que sous ce ciel splendide et brûlant.
Tous les romans de chevalerie, qu’il a imités en les raillant, dessi-
naient leurs paysages dans l’imaginaire; le lecteur ne savait jamais
sous quelle zone, dans quelle latitude il voyageait avec le héros. Cer-
vantes fait autre chose que des fonds de cadre, il peint le paysage et
plus que le paysage historique, il décrit la nature avec toute sa cou-
leur et sa réalité.
Mais il fait mieux que du pittoresque pur et du réalisme, il fait de
la poésie ; il ne donne pas seulement aux objets leur couleur et leur
forme vraie; il leur donne une expression, une vie, une signification
morales. Il associe déjà la nature aux sentiments humains; c’est en
cela qu’il devance l’esprit de son temps et se relie presque à notre
époque. Dans les occasions trop rares où il suspend son récit et les
dialogues de ses personnages pour décrire à grands traits les sites
environnants, il sait, en conservant au paysage toute sa physionomie
locale, le faire concourir à la situation qu’il veut rendre et à l’expres-
sion d’un sentiment, lui donner ce qu’on pourrait appeler une valeui
subjective et morale, et c’est là proprement le rôle du paysage en
littérature.
Le monde matériel n’obtient un rôle dans la poésie qu’à la
condition d’exprimer à sa manière l’âme humaine, Dieu, l’idéal
et tout le monde invisible.
viir
Peindre l’âme humaine à travers les harmonies des objets exté-
rieurs, associer la nature à nos passions, en faire un interprète et un
complice de la vie du cœur, c’est là le don du merveilleux poète placé
comme Cervantes entre le seizième et le dix-septième siècle, et qui
vient à la fois résumer le génie du moyen âge et inaugurer la poésie
de nos siècles de maturité, Shakespeare. Shakespeare est l’Homère de
l’Europe moderne; il a de moins que le divin aveugle cette pureté de
goût, cette perfection de la forme qui n’appartient qu’aux Grecs; mais,
en tant que peintre de l’âme et des choses, il est varié, universel, pro-
fond, éternel comme lui. Dans un genre devenu ailleurs le plus étroit de
tous, parce qu’il exclut à la fois Dieu et la nature, le merveilleux et le
pittoresque, le monde invisible et le monde extérieur, pour ne laisser
subsister que l’homme réel et Thomme dépouillé de 1 auréole du
demi-dieu, dans le drame, en un mot, Shakespeare a été, comme Ho-
DE LA RENAISSANCE.
591
mère dans le poème épique, un immense miroir de tout ce qui peut
devenir poésie dans la création. Plus dramatique que les Grecs, dont
là tragédie n’est encore que l’épopée dialoguôc, il est comme eux
épique et lyrique, sans sortir jamais des véritables conditions du
théâtre. Nul autre poète n’existe dont on puisse dire d’une façon aussi
absolue que rien d’humain ne lui est étranger. Chez un tragique, dans
un esprit qui semble être le plus beau fruit du moyen âge touché du
soleil delà Renaissance, on n’aurait pas le droit de chercher ce qui con-
stitue le génie particulier delà poésie lyrique de notre époque, et pour-
tant l’on y rencontre jusqu’à ces emprunts faits à la peinture, jusqu’à
ces échos du monde musical qui font un des plus grands charmes et
un des plus grands dangers de l’esprit poétique moderne.
Le sentiment de la nature, sous ses deux formes les plus avancées,
le paysage et la symphonie, joue un rôle considérable dans Shakes-
peare. Le théâtre, tel que nous le concevons en France, exclut cet
ordre de sentiment. Pour laisser le paysage prendre ainsi une voix et
la musique des objets visibles s’exprimer sur le théâtre, il fallait
un poète de nature profondément germanique comme l’auteur
A’Hamlet.
Parler de Shakespeare comme d’un paysagiste et d’un symphoniste
à la façon de nos élégiaques modernes, après ses grands drames sur
l’histoire d’Angleterre et sur l’histoire romaine — de véritables épo-
pées — et ses- tragédies de passion, c’est paraître l’amoindrir; mais le
génie musical et pittoresque est chez lui trop évident pour ne pas
nous saisir dès l’abord.
A-t-on remarqué combien Shakespeare affectionne pour lieu de
scène et décorations de son théâtre les sites champêtres, le paysage,
la nature au grand soleil? Tout à fait opposé en cela aux habitudes du
drame classique, qui ne sort guère des palais et des temples, il nous
conduit à chaque instant dans une forêt, sur une bruyère en pleine
campagne, au bord de la mer. On dirait là que sa poésie s’étudie à
suppléer par l’abondance, parla justesse, par la vivacité des couleurs,
à ce qui manque à l’art du décorateur de son temps pour nous rendre
visibles les lieux où le drame s’accomplit. A force de variété dans le
style et de profusion lyrique, il a fait d’un grand nombre de ses
pièces des sortes d’opéras qui n’ont rien à demander au compositeur
et dont les paroles portent avec elles leur mélodie et leur accompa-
gnement; il est musicien comme il est peintre.
Ne craignez pas que cette intervention du lyrisme, de l’élément pit-
toresque et musical, ralentisse la marche du drame et la peinture de
la passion. Jamais, dans Shakespeare, de ces hors-d’œuvre descrip-
tifs, comme le poème, le roman, le théâtre, même de nos jours, s’en
permettent jusqu’à l’exubérance. La nature n’est pas en scène pour
592
LE NATURALISME
son propre compte; le paysage ne s’exprime que par la bouche des
acteurs, il intervient comme un auxiliaire dans l’expression de la
passion qui domine; le site concourt par son accent à la peinture de
la situation morale. Un seul mot, parfois, sur les lèvres du person-
nage trahit cette impression de la nature extérieure qui vient doubler
l’émotion intime en s’y associant. Plus rarement la nature joue un
rôle direct; c’est l’orage, c’est l’éclair, c’est le bruit des vagues, c’est
une brise harmonieuse qui font leur partie dans le concert et donnent
la réplique à la passion humaine. Le poète les fait entendre soit dans
un passage lyrique confié à l’un des acteurs humains — et ce poétique
moyen est le plus habituel à Shakespeare — soit dans une indication
de scène pour le décorateur et le machiniste.
Mais ce rôle du monde extérieur, ainsi subordonné aux person-
nages comme l’exige la loi du drame et comme l’ont toléré les Grecs
eux-mêmes, ne suffit pas à l’esprit germanique. Shakespeare aime à
se reposer de l’épopée et des passions héroïques dans une vague et
fantastique symphonie, dans un concert chanté par des figures dia-
phanes, par des esprits à peine revêtus d’un corps, capricieuses divi-
nités empruntées toutes à la mythologie de la nature.
Que font sur ce théâtre Ariel, Obéron, Titania? N’y viennent-ils pas
représenter la nature elle-même au milieu des acteurs humains et
traduire, par leur présence au milieu du drame, cette intime asso-
ciation des phénomènes du monde visible avec nos pensées et nos
sentiments, cette harmonie préétablie entre les battements de notre
cœur et les palpitations de tout ce qui vit et végète autour de nous?
La Tempête, le Songe d’une nuit d’été, genre à part dans la riche
diversité des pièces de Shakespeare, relèvent moins du génie drama-
tique pjroprement dit que du génie musical et pittoresque.
Hormis le mode architectural et religieux, interdit à Shakespeare
par le temps où il a vécu, par son génie avant tout dramatique, par
sa forte personnalité et par l’influence protestante, ce grand poète par-
court, excellant sur tous les degrés, l’échelle entière des arts auxquels
peuvent correspondre les inépuisables variétés de la poésie. Dans cer-
taines de ses créations, dans ses drames romains, il est par moment
sculptural comme le génie antique; mais c’est là, il faut le dire, un
degré qu’il atteint rarement; poète chrétien, poète dramatique, ses
héros relèvent de la peinture; le ciseau ne pourrait rendre leur phy-
sionomie trop mobile et trop complexe; inférieur en ceci à Michel-
Ange, il n’a fait que peindre; sa sculpture n’est qu’une peinture plus
solide. Mais sa peinture embrasse toutes les innombrables variétés de
cet art, jusqu’au paysage ; elle touche en raffinant ce dernier genre
au monde indescriptible, à l’ordre indéfinissable des sentiments, aux
vagues aspirations, aux rapides intuitions de l’infini, qui ne peu-
DE LA RENAISSANCE.
593
vent prendre une forme et se traduire que dans les productions
musicales.
Comme coloriste par le style et comme peintre de physionomie,
Shakespeare atteste une époque plus mûre que celle des maîtres ita-
liens; il creuse plus avant qu’eux dans le détail du caractère, il est
plus voisin de Rembrandt que de Raphaël. Comme paysagiste, Titien,
qui l’a précédé. Poussin et Claude Loi’rain, qui l’ont suivi, le sur-
passent par l’élévation du style; mais leurs paysages, moins indivi-
duels, plus classiques, lui sont inférieurs dans l’expression du sen-
timent et de la vie. Par la profondeur et la vivacité du sentiment
de la nature, Shakespeare enjambe le dix -septième et le dix-
huitième siècle; il est contemporain de Schiller, de Goethe, de
Chateaubriand, de Lamartine. L’auteur de la Tempête et du Songe
d'tine nuit d'été dépasse de beaucoup ce degré du genre pittoresque
où le sentiment de la nature se traduit par l’éclat des images, l’abon-
dance et la richesse des métaphores. Cette façon de décrire, qui est le
propre de la poésie grecque, en dehors de laquelle ne s’aventurent
pas l’Arioste et le Tasse, que franchit à peine Camoëns lui-meme,
correspond dans sa forme la plus sévère au bas-relief et dans sa plus
large mesure à la peinture proprement dite. L’homme en lui-méme,
non plus seulement le héros et le demi-dieu, est devenu le centre de
la poésie de Shakespeare ; l’objet par excellence de ses tableaux,
comme il est l’objet par excellence de la peinture. Mais cette âme,
essentiellement moderne, affectionne aussi le monde extérieur pour
lui-même, pour ce côté des choses dont la traduction dans l’art ne
peut se faire pleinement que par la musique.
C’est bien autre chose qu’un paysagiste comme Claude Lorrain,
c’est un symphoniste comme Beethoven. En même temps qu’il nous
ouvre de vagues perspectives dans le paysage, et qu’il lance notre
regard à travers des horizons sans fin à la suite des fées et des génies,
il nous fait entendre ces vagues rumeurs qui semblent venir des
mondes encore à naître, ces mélodies indéfinissables qui nous bercent
entre la rêverie et la pensée. Il suscite, pour nous reposer de l’hé-
roïsme ou des passions tumultueuses, ces émotions qui sont le propre
effet de la musique, qui ne s’adressent pas exclusivement à nos sens,
mais dont nous jouissons comme d’une sensation, sans aucun travail
de l’intelligence; qui suffisent parfois pour imprimer une direction à
la volonté, mais sans jamais éclairer sa route et sans nous rendre ca-
pables d’un effort. La poésie lyrique moderne, dans ce qu’elle a de
plus rêveur, de plus indéterminé, de plus musical, est en germe à
certains endroits des drames de Shakespeare.
En considérant l’art dans son ensemble à la fin du seizième siècle,
Shakespeare en résume les tendances les plus voisines de nous. 11
594
LE NATURALISME DE LA RENAISSANCE.
exprime bien dans sa richesse merveilleuse cette époque, qui conduit
la peinture depuis la mosaïque sur fond d’or jusqu'au paysage de
genre, et qui, au lendemain des dernières œuvres de la grande archi-
tecture, a vu naître la musique d’opéra.
Victor de Lapbade ,
de rAcadéiïiie française.
La suite à un prochain numéro.
LITTÉRATURE DRAMATIQUE
M. VICTORIEN SARDOU
ET LE THÉÂTRE EN 186i.
Il en est du théâtre contemporain comme de ces États mal ordonnés
qui changent, à tous moments, de constitution et de maître. Souvent
il semble qu’on y entre (c’est des États que je parle) dans une nou-
velle ère de solidité et de splendeur : tout est prospère et brillant au
dehors; la richesse publique déborde; les fortunes privées s’accroissent;
les édifices se multiplient : ce ne sont partout qu’hymnes victorieux,
entreprises gigantesques, acclamations populaires, découvertes fé-
condes, chefs-d’œuvre financiers, prouesses administratives; — puis,
tout à coup, voilà un petit ressort qui se détraque, un petit secret
qui s’échappe, un grain de sable qui se dérange, un atome qui change
de place, et adieu le beau rêve d’avenir et de durée! Les pou-
voirs tombent en faiblesse, les statueSi-inontrent leurs pieds d’argile,
les idoles chancellent sur leur base, les millions font faillite, les
masques tombent, les dettes restent, et les héros s’évanouissent : la
pièce est finie, et le rideau s’abaisse au milieu de la consternation du
public payant et de la confusion des claqueurs; car je me trompais :
c’est du théâti’e que je parle, et ma digression même me ramène à
mon sujet.
Depuis trente-trois ans, depuis la préface de Cromwell, combien
n’en avons-nous pas vu naître et mourir, de ces royautés dramatiques
dont les sceptres de carton et les couronnes de papier doré gisent
596
M. VICTORIEN SARDOU
aujourd’hui dans quelque magasin à’ accessoires^ pêle-mêle avec la
coupe de poison et la bonne dague de Tolède ! que de rois, ou, si l’on
veut, que de prétendants ! Nous avons assisté d’abord au grand mouve-
ment romantique, si beau, si fécond sur d’autres points, si stérile au
théâtre, où il aboutissait, après huit ou dix ans, à je ne sais quel
compromis démocratique entre le lyrisme et le mélodrame. M. Dumas
père, le tempérament, sinon le génie le plus dramatique de son
époque, avait eu son heure de souveraineté : nul ne répondait mieux
que lui à cette fougue, à ces aspirations, à ces ardeurs, à ces faux
semblants de passion et de poésie, à tous ces alliages que remuent et
surexcitent les révolutions : un quart de siècle s’est écoulé, et, de
folie en folie, de chute en chute, M. Dumas est devenu un person-
nage, — un acteur, — plus comique à lui seul que tous ceux de ses
comédies, — si comique, qu’on est désarmé, et qu’on lui pardonne
même sa politique et ses amitiés. Puis est arrivée, comme réaction et
contraste, l’école dite du bons sens. Elle s’intitulait ainsi par mo-
destie pure, et pour bien nous avertir qu’elle n’avait pas de génie.
Par une singulière bonne fortune, son avènement coïncida avec celui
de la tragédienne la plus parfaite qui ait jamais servi d’interprète aux
correctes beautés de Part classique. Mais remarquez l’étrange fatalité
d’avortement qui pèse sur le lliéâtre moderne ! Ces deux forces, au
lieu de s’entr’aider, se contrarièrent; leur alliance fut aussi impro-
ductive que celle du pauvre Diable et de l’abbé Trublet; si bien qu’au
bout de dix autres années, l’actrice mourait prématurément, après
s’être en vain débattue entre un répertoire immobile et un répertoire
impossible, tandis que l’école, entraînée vers le réalisme et la fan-
taisie, faisait songer à la fable de V Ane et le petit Chien. Dès long-
temps déjà il n’existait plus de drapeaux, de doctrines, ni même de
groupes : il n’y avait plus (pour parler notre affreux style) que des
individualités; individualités parfois brillantes, qui avaient aussi leur
année, leur saison ou leur jour, mais qui ne pouvaient laisser de traces
profondes, parce qu’au lieu de s’implanter vigoureusement au cœur
même de la société contemporaine, elles se bornaient à en exprimer
les goûts fugitifs, les réactions passagères et les mobiles surfaces.
C’est ainsi que nous avons vu tour à tour le règne de M. Ponsard, de
M, Émile Augier, de M. Dumas fils, de M. Octave Feuillet, de M. Bar-
rière : combien de temps régnera M. Victorien Sardou?
M. Sardou est l’idole du moment ; il a passé, sans transition, de
l’obscurité la plus complète aux périlleux honneurs d’un premier
rôle. En moins de deux ans, quatre pièces presque également ap-
plaudies, quoique de valeur inégale, les Pattes de mouche^ les Femmes
fortes^ PiccolinOy et enfin Nos intimes / ont appris son nom à tout l’uni-
vers; à tout cet univers du moins qui va de la colonne de la Bastille
597
ET LE THÉÂTRE EN 1861.
au fronton de la Madeleine et a pour soleil une infinité de becs de
gaz. Cette popularité sera-t-elle plus solide et plus durable que les
autres? La manière de M. Victorien Sardou nous révéle-t-elle un
nouvel aspect de l’art dramatique ? Est-ce une originalité qui se des-
sine, une physionomie qui s’accentue, ou bien faut-il seulement y
voir la fusion plus ou moins ingénieuse de talents déjà connus, un
composé plus ou moins heureux de traits déjà remarqués sur d’autres
visages? Nous ne prétendons pas résoudre ces questions : nous vou-
drions seulement, avant de résumer les réflexions que nous suggère
sa dernière pièce, son plus grand succès, essayer d’esquisser, non
pas d’après nature, — nous n’avons pas l’honneur de connaître M. Sar-
dou, — mais d’après une sorte d’analyse conjecturale, quelques dé-
tails de cette nouvelle figure.
M. Sardou, à ce qu’on nous assure, a commencé par le spiritisme :
il a été un des fidèles et probablement un des lévites de la religion
des tables tournantes. Son ingéniosité très-remarquable s’est exercée
d'abord dans ce monde bizarre qui associe les objets les plus maté-
riels aux rêveries les plus subtiles : en effet, si nos souvenirs ne
nous trompent pas, nous croyons avoir vu, à l’époque où M. Sardou
n’était encore qu’un simple mortel, un dessin de lui représentant la
maison céleste de Mozart, bâtie en songe d’après un système d’induc-
tions surnaturelles et musicales, aussi attrayant qu’un joli paradoxe
ou une bonne histoire de revenants. Or le spiritisme nous arrive en
grande partie d’Amérique. La société et la littérature américaines
nous offrent, par bien des points, ce singulier mélange de merveilleux
et de positif où se complaisent les civilisations qui n’ont pas eu d’en-
fance, qui n’ont point de passé, point de monuments, point de poésie,
chez lesquelles le sentiment religieux se subdivise à l’infini, et qui
pourtant veulent satisfaire aux instincts contradictoires de notre double
nature. Voilà le point de départ, et l’on nous permettra d’y attacher
quelque importance. M. Victorien Sardou est, à nos yeux, un Pa-
risien de race inventive et pleine de ressources, greffé sur un Améri-
cain; il y a en lui du Yankee^ mais du Yankee imbu de Dumas fils, de
M. Scribe, et même de Beaumarchais. Sa meilleure pièce, les Pattes
de mouche, est un rêve d’Edgar Poë, raconté par M. Scribe, emprunté
aux créations fantasques d’un cerveau halluciné, pour prendre
pied au Gymnase et se mettre en contact avec quelques-unes des
réalités brutales de la vie moderne. Une toile d’araignée délicatement
enroulée autour d’une solive, telle serait l’image que nous applique-
rions volontiers à ce genre de pièces. Nous avons peu pratiqué Edgar
Poé, n’éprouvant pas une bien vive passion pour l’extraordinaire, qui
est trop souvent le désordonné; mais enfin, si nous essayons de nous
former une idée juste de l’auteur du Scarabée d'or, et de lui chercher.
698
M. VICTORIEN SARDOU
par exemple, des points de comparaison avec Hoffmann, nous trou-
verons entre ces deux sortes de fantastique les différences des deux
nations et des deux génies : chez le conteur allemand, le fantastique
n’a d'autre foyer que l’imagination, et cette imagination s’exerce sur
les objets les plus chers à la race germanique, la musique. Fart, la
poésie, le passé, et les capricieux mystères de ce monde intérieur
qu’Hoffman parcourt comme un veilleur de nuit, une lanterne sourde
à la main. Chez EdgardPoë, l’imagination, dans ses évolutions les
plus déliées, se met au service de l’analyse, ou plutôt de l’algèbre et
du calcul; elle procède du connu à l’inconnu avec une force d’induc-
tion et de concentration qui arrive souvent à des effets saisissants;
mais le but qu’elle se propose, les objets vers lesquels elle tend tous
ses fils au risque de les casser, sont très-réels, très -tangibles et tout
à fait du ressort de l’esprit américain ; ce ne sont plus des rêves, ce
sont des choses : c’est un trésor à découvrir, un parchemin à dé-
chiffrer, une lettre à retrouver, les éléments d’une instruction crimi-
nelle à rendre visibles et palpables. 11 en résulte, — et nous voilà de
nouveau bien près de M. Victorien Sardou, — que les objets maté-
riels jouent un grand rôle et prennent une valeur parfois excessive
dans celte littérature, qui semblerait devoir être le triomphe des fa-
cultés les plus subtiles, les plus impondérables de l’intelligence. Un
critique spirituel avait déjà remarqué, à propos des Femmes fortes^
la quantité à’ accessoires (comme on dit en langue de théâtre) qui y
donnent la réplique aux acteurs, et sans lesquels la pièce ne mar-
cherait pas. De même, dans JSos intimes l nous avons noté un cactus,
une paire de pantoufles, un verre d’eau sucrée, une chaise, un cordon
de sonnette, un cigare, un flacon, et enfin un renard, qui font évi-
demment concurrence à Gaussade et à ses amis. Aussi bien, ceci
s’accorderait à merveille avec la vocation primitive de M. Sardou et
ses antécédents d’esprit frappeur. Si vous vous souvenez du temps
où florissaient les tables tournantes, vous n’avez sans doute pas oublié
que, quand on entrait dans un salon, la première impression était
celle-ci : un certain nombre de créatures raisonnables, civilisées et
baptisées, complètement absorbées et effacées par un nouveau per-
sonnage, lequel avait tous les honneurs de la soirée : ce person-
nage était une table, à moins que ce ne fût un guéridon ou un cha-
peau. Appliqué au théâtre, cet effet d’optique dénoterait un pas de
plus sur une route qui n’est pas précisément ascendante. Les héros
et les oeuvres de Corneille, de Molière et de Racine, exprimaient les
sentiments de l’homme dans ce qu’ils ont de plus général, de plus in-
dépendant des détails du monde matériel : c’étaient des âmes, des
cœurs, des passions, des caractères, des travers, des vices, des ridi-
cules, s’agitant dans une sphère où l’homme était tout, où les accès-
ET LE THEATRE EN 1861. 599
soires de théâtre disparaissaient absolument. Avec Marivaux les hori-
zons s’abaissent, les aperçus s’amoindrissent; ce n’est plus l’âme, ce
sont quelques-uns de ses replis; ce n’est plus, comme on l’a dit, le
grand chemin, ce sont de petits sentiers. Pourtant ces raffinements,
ces altérations du sentiment primitif, appartiennent encore au monde
idéal ; c’est l’homme encore, bien que compliqué et abâtardi par une
civilisation corruptrice, qui se joue parmi ces intrigues légères; tissu
diaphane à travers lequel scintillent, non plus les clartés, mais les
phosphorescences du cœur humain. Sur le théâtre moderne, on sent
que l’âme se retire peu à peu et que la matière avance. Le décor, le
spectacle, l’effet sensuel, le travail de la mise en scène, acquiérent
une importance toujours croissante. L’homme se fait petit, dominé
par ces forces visibles de la nature et de la fortune, qui donnent aux
passions et aux caractères l’air d’une substance malléable, pressée et
amincie sous un laminoir. Enfin voici un nouveau procédé drama-
tique où la matière s’anime, prend rang'^de personnage, et intervient
directement dans l’action ; peu s’en faut que l’ingénue et le cactus,
le raisonneur et le flacon, l’amoureux et le cigare, le mari et le re-
nard, ne se placent sur la même ligne et n’obtiennent ex æquo les
applaudissements des claqueurs : ce progrès, si c’en est un, n’est pas
de nature à réconcilier les amants de l’idéal avec le théâtre contem-
porain.
Arrivons maintenant à ces Intimes, puisque aussi bien ils représen-
tent à peu près tout l’effectif dramatique d’une année dont rien
n’égale, en ce genre, l’inanité et la misère. Le succès est éclatant,
incontestable, bien que l’on puisse encore y reconnaître cette extrême
disproportion que nous avons déjà remarquée, à propos des pièces de
M. Dumas fils, entre l’effet du premier soir et celui des soirées sui-
vantes. Nous n’aurons pas la naïveté risible d’analyser, après cinq
semaines, une pièce que tout le monde aura vue au moment où pa-
raîtront ces pages, excepté ceux de nos lecteurs assez arriérés pour
ne pas vouloir croire que la représentation de Nos intimes ! soit l’évé-
nement culminant de ces deux derniers mois. Nous sommes cependant
bien forcé d’en indiquer ou d’en rappeler le sommaire, afin de pou-
voir en montrer les côtés vulnérables.
M. Caussade, bourgeois enrichi, homme crédule et confiant (pour
ne rien dire de plus) , livre son cœur à tout venant. Il n’est content
que quand sa maison est pleine à’intimes. — et non pas d'amis
(M. Sardou tient beaucoup à cette distinction). Naturellement, ses
intimes le molestent, le torturent et le trahissent. L’un essaye de
séduire sa femme ; les autres ourdissent autour de lui toutes sortes
de trames odieuses. Parmi ces personnages malfaisants et équivoques,
il n’en est qu’un, à quiM. Eaussade commence par refuser sa fille,
600
M. VICTORIEN SARDOU
SOUS prétexte qu’il nest pas son ami ; et celui-là est, comme de raison,
le bon génie de la pièce : il défend pied à pied l’honneur et le repos
de Caussade, sauve sa femme, déjoue les complots des faux amis, et
finalement les met en fuite. Le triomphe de l’amitié vraie sur l’inti-
mité factice, fortuite ou perfide, voilà le dénoûment et la moralité
de l’ouvrage.
Nous comprenons que ce contraste puisse fournir le sujet d’une
comédie, mais à une condition ; c’est que l’auteur ne la détruira pas,
dès les premières scènes, en la laissant tomber dans la caricature.
M. Victorien Sardou dit : nos intimes ! à savoir les siens, les miens,
les vôtres : grand merci pour lui et pour nous ! des intimes tels que
ceux-là ne peuvent être dangereux que pour un idiot. Leur premier
et leur plus léger défaut est de n’étre pas et de ne pouvoir être des
intimes ; Maurice a trente ans de moins que Caussade ; Marécat, son
ancien camarade de collège, avoue lui-même l’avoir complètement
perdu de vue depuis longues années ; le zouave Abdallah, absolument
inconnu à Caussade, qui ne sait pas même son nom, ne s’installe chez
lui que par suite d’un quiproquo. Vigneux seul paraît avoir eu avec
lui quelques relations assez suivies, et, semble-t-il, assez onéreuses
pour la bourse du trop confiant propriétaire. Voilà donc, tout compte
fait, sur quatre intimes., trois impossibilités. Pour s’y prêter il faut
admettre, ou que ces intimes de contrebande et de hasard en rempla-
cent d’autres plus sérieux, au moins d’apparence, qui forment les
véritables amitiés de Caussade ; et alors que devient l’idée de M. Sar-
dou? — ou bien que ce brave homme, ce quinquagénaire si bon, si
généreux, si expansif, a traversé sa vie presque entière sans rencontrer
un semblant d’ami. 11 faut admettre que sa jeune femme, qu’il adore,
qu’on nous donne pour une nature distinguée et délicate, et qui est
irréprochable au lever du rideau, a vécu et vit encore dans sa maison
comme une étrangère, sans déclarer une seule fois à son mari que
de pareilles sociétés la mettent au supplice, sans rien tenter pour
l’éclairer sur le péril et l’ennui de ces liaisons hasardeuses avec des
gens insupportables. Ceci nous mène à un défaut, bien autrement
grave, de la pièce de M. Sardou. Pour que ces intimités fussent dan-
gereuses, il faudrait qu’elles fussent séduisantes par quelque côté : il
faudrait que les intimes fussent des flatteurs, que leur jalousie, leur
méchanceté, leur astuce, se déguisassent sous des airs de courtisans
mielleux ou au moins de parasites polis. C’est, nous dira-t-on, la
donnée vulgaire : soit! mais c’est la bonne: tout au plus consen-
tirions-nous à rencontrer sous ce miel un arrière-goût de fiel ou de
verjus. OrM. Victorien Sardon, pour mieux s’accommoder sans doute
aux brutalités du théâtre moderne, a pris le contre-pied de cette
donnée. Marécat et Vigneux, ses deux intimes en titre, mettent, dès
ET LE THÉÂTRE EN 1801. 601
leur entrée en scène, leur amphitryon à un tel régime de duretés,
d’épigrammes, de coups de boutoir, d’allusions blessantes ou veni-
meuses, que l’homme qui, au lieu de les faire cliasser par ses do-
mestiques, les supporte patiemment, ne peut ôire qu’un imbécile, et
cesse dès lors d’intéresser le spectateur. Ce n’est plus de la bonté,
de la confiance, de la faiblesse même ou de l’aveuglement : c’est du
crétinisme. Comment voulez-vous que je plaigne Caussade, que son
honneur, son repos, son bonheur, sa dignité de mari et de maître de
maison me paraissent un enjeu de bon aloi, si vous en faites un niais
de vaudeville ou de mélodrame, propre à subir toutes les avanies,
comme Pierrot reçoit les coups de pied? Et plus tard, quand il se re
lève, quand il parle noblement le langage de l’honnête homme trahi,
quand vous nous le montrez se débattant entre les instincts de sa
nature confiante et les soupçons que ses faux amis lui versent goutte
à goutte, comment voulez-vous que cette émotion soit communicative,
que cette transformation me semble possible? Passe encore pour
Marècat, le vieil égoïste dont les boutades sont parfois assez amu-
santes ; mais cet affreux drôle de ’Vigneux, l’obligé de Caussade?
N’est-ce pas reculer toutes les bornes de l’invraisemblance que de
placer sur les lèvres de cet envieux de bas étage des paroles diamé-
tralement contraires au véritable esprit de son rôle? Vigneux, qui a
eu souvent recours à Caussade, qui peut avoir encoi'e besoin de lui,
commence par l’humilier dans ses souvenirs de collège; ensuite il
déprécie sa chère maison de campagne, et cela en des termes tels, que
Caussade, intelligence médiocre, mais propriétaire passionné comme
tous les parvenus, devrait le jeter par la fenêtre. Il lui fait claire-
ment comprendre que l’accroissement rapide de sa fortune cl l’acqui-
sition de celte belle sont autant d’indices accablants pour sa pro-
bité. Enfin il a le bonheur de s’entendre demander un service par
Caussade, son bienfiîiteur : et, au lieu de lui répondre par une pro-
messe, sauf à être bien résolu, in petto, à ne pas la tenir, il lui
oppose un refus brutal. Nous le demandons, est-ce ainsi que M. Sar-
doLi a prétendu prouver sa thèse? Est-ce de cette façon que parlent
et agissent les faux amis, les parasites, toujours empressés de cacher
sous d’obséquieux deliors leurs arrière-pensées malfaisantes et per-
fides? Que dirions-nous d’Abdallah le zouave, l'intime que Caussade
n’a jamais vu, dont il ignore le nom, et que sa femme et sa fille sup-
portent dans la maison pendant deux jours, en dépit de ses incartades
et de ses allures de caserne ? Ici la caiâcature baisse encore d’un cran,
et descend au niveau des scènes les plus infimes du boulevard.
Tout le comique de cette pièce des Intimes repose donc sur des
invraisemblances et des exagérations. Nous savons bien qu’il faut
au théâtre le verre grossissant, et que Molière lui-même est exagéré;
DÉCE5115RE 1861. 46
602
M. VICTORIEN SARDOU
mais quelle différence! L’exagération chez Molière est toujours dans
le sens même du rôle, de ce qu’il est, de ce qu’il doit être pour me bien
pénétrer de la pensée de l’auteur ; elle fait saillie sur le tableau, et
cette saillie est justement ce qui accroche, ce qui retient, ce qui force
à l’attention les esprits superficiels ou distraits. Quand le mot ou
l’effet de scène se répète, c’est pour parvenir dans tous les coins de
la salle et donner à l’intention comique plus de vigueur et de carrure.
Si Harpagon exagère l’avarice. Tartuffe l’hypocrisie, Alceste la misan-
thropie, ce n’en est que mieux la misanthropie, l’hypocrisie et l’ava-
rice. Dans les Intimes, et, en général, dans les œuvres du théâtre mo-
derne, l’exagération est en sens inverse de la vérité des caractères.
Pourvu que l’on fasse rire un moment, pourvu que l’on fouette le sang
du spectateur blasé, tout est dit : aussi, où sont aujourd’hui les
pièces de 1860? où sont les neiges d’antan!
Si nous ne pouvons accepter la partie comique des Intimes, serons-
nous plus heureux avec la partie sentimentale et romanesque? Deux
personnages sont en présence : le jeune Maurice et Cécile, la femme
de Caussade. Maurice, à qui l’auteur donne vingt-cinq ans, est un
mauvais lycéen qui a lu Faublas et qui apporte dans ses plans de
séduction un mélange de lyrisme bâtard, de corruption précoce et de
fatuité novice. Ce rôle manque absolument d’originalité. Cécile est
une créole ennuyée, de vingt ans plus jeune que son mari, chez la-
quelle la passion sincère et le sens moral sont également absents. I!
ne s’agit pas ici de faire de la morale, encore moins du rigorisme :
nous constatons seulement le procédé de M. Sardou. Dans l’égare-
ment de Cécile comme dans sa résistance, il ne nous fait pas assister
un seul moment à cette lutte intérieure de la passion et du devoir,
qui est le plus émouvant de tous les drames. Qu’elle s’abandonne ou
se défende, coupable ou sauvée, entraînée vers Maurice ou brusque-
ment éveillée au bord de l’abîme, Cécile semble constamment en
proie à une sorte de somnambulisme ou de cauchemar : cela est
si vrai, qu’elle n’a jamais l’air de se souvenir qu’elle est maî-
tresse de maison , et d’une maison que remplissent jusqu’aux
bords des hôtes importuns, exigeants et curieux. Non-seulement
elle ne s’occupe pas un instant des nombreux commensaux de son
mari; non-seulement cette créole, qui a dépassé la trentaine, se fait
les illusions les plus puériles sur la nature de ses relations avec
Maurice et des sentiments qu’elle lui inspire; mais, dans toutes ses
scènes d’amour avec lui, — et quelles scènes ! — on dirait qu’elle se
croit à deux cents lieues de tout regard indiscret. Cette maison est
transparente, peuplée d’êtres dangereux, en quête de médisances et
de scandales; cet appartement a cinq ou six portes, qui ressemblent
à des yeux d’ Argus, toujours près de s’ouvrir, et Cécile se conduit
ET LE THÉÂTRE EN 1861. C03
comme si elle habitait avec Maurice une petite maison Louis XV, portes
et fenêtres bien closes, bien verrouillées, et sans aucune communi-
cation avec le reste du monde. (]eci n’est que l’invraisemblance ma-
térielle ; que dirons-nous de l’invraisemblance morale? Les passions,
les caractères, ont leur perspective comme le paysage; l’optique théâ-
trale a ses lois comme l’optique pittoresque. Il n’est pas plus permis
à un auteur dramatique de se contredire, d’un acte à l'autre, dans la
peinture d’un de ses personnages, qu’il n’est permis à un peintre
d’attacher à un torse de nain des bras de géant. Cécile, pendant toute
la première partie des Intimes, se livre avec un tel laisser-aller a ses
sentiments pour Maurice, elle accepte avec tant d’aveuglement volon-
taire ces vieux mensonges d’amitié et d’amour pur, que plus tard, au
moment du péril, elle n’a plus le droit de reprendre une attitude
d’honnête femme et de femme indignée; de même que son mari,
à force de niaiserie et de confiance grotesque, a perdu le droit de se
montrer, âi l’heure de la crise, pathétique et éloquent. Nous n’insis-
terons pas, et pour cause, sur la grande scène du troisième acte. Cette
scène est traitée et jouée avec un si fougueux réalisme, il y a là de
tels effets de trouble et de vertige sensuel, qu’ils ne sauraient être
rachetés par le salut définitif de madame Caussade. Le mal est fait,
l’impression est produite, et la victoire obtenue par Cécile sur Mau-
rice et sur elle-même ressemble par trop à celle dont un général disait :
« Encore une victoire comme celle-là, et je suis perdu! » — Tout
est fortuit, accidentel, imprévu, et, pour ainsi dire, matériel dans ce
réveil tardif de l’épouse coupable. Encore une fois, ce n’est pas une
âme, une conscience, une volonté, douloureusement partagées entre
la passion et le devoir, qui retrouvent au moment suprême le senti-
ment de leur honneur et de leur force : c’est une femme endormie
dont le rêve s’interrompt par hasard, une somnambule qui se réveille
en sursaut avant d'être tout à fait tombée. Au reste, il s’est passé pour
cette scène ce que nous avons signalé déjà pour d’autres chefs-d’œuvre
du même genre. Le public spécial de la première représentation,
friand de haut goût et de inment dramatique, trop raffiné et trop
blasé pour s’effaroucher de si peu, s’amuse et applaudit d’autant plus
que la pièce ou la scène est plus montée de ton. Aux représentations
suivantes, cette pauvre morale revendique timidement ses droits:
quelques spectateurs isolés essayent de protester ; mais le branle
e.st donné ; le succès carillonne de toutes parts. Les murmures indi-
viduels n’ôtent rien, bien au contraire, à l’empressement collectif, et
les chiffres du caissier achèvent de confondre les scrupules du vrai
public.
Nous voici arrivés au rôle favori, à ce docteur Tholosan, qui exerce
auprès de M. et de madame Caussade les fonctions de sauveteur
604
M. VICTORIEN SARDOU
\
de chien de Terre-Neuve , et qui fait acheter ses services par de
bonnes et piquantes vérités , formulées en mots, en allégories, en
paraboles et en tirades. Nous avons tous connu ceTholosan; nous
l’avons vu, en 1853, dans les Filles de marbre, où il s’appelait Des-
genais; en 1855, dans le Demi-Monde, où il se nommait Olivier de
Jalin; il donnait, en je ne sais quelle année, la réplique aux Parisiens
de la Décadence ; il faisait la leçon, en 1857, aux Faux Bonhommes,
ces proches parents de Nos Intimes ! Il est devenu , dans ce théâtre
moderne, dont toutes les productions, à vrai dire, se ressemblent
effroyablement, un personnage proverbial, classique, obligé, comme
le confident de tragédie, comme le traître de mélodrame. C’est le
chœur antique résumé dans un seul acteur, et habillé à la Belle
Jardinière : c'est le raisonneur de l’ancienne comédie, brodant de
paillettes à la mode le manteau brun des Arisle et des Cléante : sin-
guliers inventeurs qui n’inventent rien! bizarres originaux, dont les
imaginations sont plus vieilles que Théramène ! LeTholosan de M. Sar-
dou offre cependant quelques traits qui le distinguent de ses devan-
ciers; il est médecin homœopathe, phrénologue et disciple du docteur
Gall ; il croit à la métempsycose, ce qui lui fournit d’excellents pré-
textes à tirades sur l’existence antérieure de Caussade et de ses amis ;
mais surtout il abuse du hors-d’œuvre, au point de faire regretter le
songe et le récit tragiques. Il y en a presque à toutes les scènes et pour
tous les goûts. Puisqu’il est avéré que ce type traditionnel n’est, de-
puis dix ans et sous différents noms, qu’un seul et même personnage,
nous devons ajouter que ce personnage commence à se répéter d’une
façon désastreuse et qu’il se gâte en se répétant. On avait applaudi chez
M. Dumas fils la tirade dite des pêches à quinze sols : celle des poires,
chez M. Victorien Sardou, n’a pas eu autant de succès: il faut môme
que l’heureux auteur des Intimes tienne bien obstinément à ses idées,
pour avoir maintenu cette tirade malgré l’unanime réprobation de la
critique et du public. Nous n’en parlons, après tous les autres, que
pour faire voir, parce seul exemple, à quelles énormités de style nos
jeunes lauréats dramatiques sont entraînés par ce système des hors-
d’œuvre qui inspirait au moins de beaux vers à Racine. Tholosan
compare les cœurs déclassés par un mariage inégal à des poires cou-
pées en deux et dont chaque moitié cherche sa moitié correspondante,
et il ajoute : « 11 se trouve toujours par là un fragment de poire céli-
bataire, qui profite du déplaisir causé à la dame (une poire!) par cette
découverte, pour se jeter à ses pieds (les pieds d’une poire) en lui
criant (une poire qui crie!), » etc., etc. — Ma cassette trop honnête!
— Les beaux yeux de ma cassette! » dirait Harpagon.
Il y a dans Nos Intimes! un petit rôle épisodique, qui s’accordj
assez bien avec le ton général de la pièce. C’est celui de Raphaël, le
605
ET LE THÉÂTRE EN 1861
fils rie cet affreux Marécat, adolescent dont l’éducation virginale fait
la joie et l’orgueil de son père, et qui, tout naturellement, lit Boc-
cacc en cachette et embrasse la servante. Ce Raphaël est un Chérubin
bourgeois qui mériterait d’ôtre le page d’un Almaviva agioteur et cou-
lissier; Chérubin, moins ce grain de poésie qui a suffi au génie ailé
de Mozart pour emporter vers l’idéal le ferfalone amoroso de Beau-
marchais. Nous n’aurions pas relevé ce détail, s’il ne concourait dans
sa mesure à l’effet essentiellement matérialiste de la pièce. Tout, en
effet, dans ies Litimes , le bien et le mal, le dévouement et l’égoïsme,
la vertu et le vice, la faiblesse et la résistance, porte le cachet du
matérialisme; non pas de ce matérialisme philosophique et laisonné
qui n’a rien à démêler avec le théâtre et qui ne serait pas de notre
compétence, mais de ce matérialisme qui s’infiltre de plus en plus
dans une certaine littérature et recouvre comme d’une poussière
impalpable tous les ressorts de l’imagination et de la pensée. Cet art
sent le renfermé : il n’y a ni ciel, ni horizon, ni air sur la tête de ces
personnages; ces passions, ces bons mots, cet esprit, sont entretenus
au calorifère. Les vices de Marécat et de Vigneux vivent raz de terre;
nous avons dit ce que nous pensions de Maurice et de Cécile. L’hon-
nêteté et la bonté de Caussade sont purement animales : dérangé un
moment dans sa quiétude, il déclare ne voir pour Tépoux trahi
d’autre refuge que le suicide. L’adolescence de Raphaël s’acclimate
au libertinage et à l’ordure. Tholosan croit que nous avons tous été
des bêtes avant d’avoir pour intimes les Vigneux et les Marécat. Il
aime Benjamine, la charmante tille de Caussade, et il finit par
l’épouser au dénoûment. Ces jeunes et gracieuses amours auraient
pu rafraîchir un peu l’atmosphère, former un heureux contraste avec
les scènes orageuses de Cécile et de Maurice, avec les méchants
complots des intimes : mais M. Victorien Sardou ne s’en est pas sou-
cié; il s’est borné, de ce côté-là, à l’indication la plus sommaire, et
Benjamine est restée, dans sa pièce, à l’état de comparse. Une réalité
brutale, entremêlée çà et là de quelques nuances d’hallucination,
une journée étouffante, coupée de somnolences et de rêves, telle est
l’impression d’ensemble que produit cette comédie.
Faut-il conclure que le succès des Intimes soit inexplicable, que
l’auteur n’ait pas beaucoup de talent? Assurément non. Si les Intimes
ne sont pas une bonne pièce, ils sont au moins une agréable soirée,
pourvu qu’on ne s’expose ni à les revoir, ni surtout à les lire. Ce
n’est pas nous qui contesterons les qualités de cette démocratie, d’al-
lure un peu exotique, à laquelle nous nous obstinons à rattacher
M. Sardou. S’il ne faut pas lui demander l’élégance, la délicatesse,
la poésie, elle a la force, l’esprit inventif, la hardiesse, et un certain
art de combiner le positif et le chimérique. M. Victorien Sardou est
GOG
M. VICTORIEN SARROU
de ces auteui’s dramatiques qui, une fois acceptés, vont loin. Il ne
doute de rien, et nous sommes toujours portés à suivre l’homme
qui paraît sûr de son chemin et de lui-meme. Il y a dans les Intimes
de ces audaces qui, lorsqu’elles ne tuent pas roide, font vivre une
pièce six mois, ce qui est l’immortalité d’aujourd’hui. M. Sardou a de
la ficelle, nous allions dire delà corde de M. Scribe dans sa poche; il
est arrivé, en moins de deux ans, à dominer si bien son public, qu’il
le mystifie impunément ; car c’est une spirituelle mystification que
cette angoisse de Caussade, ce soupçon, ce trouble, cette menace de
suicide, ce coup de pistolet, finissant, non pas in piscem, mais par le
meurtre d’un renard. C’est ici qu’éclate l’heureux dédain de l’auteur
pour les règles les plus élémentaires de l’art dramatique. Nous ne
blâmons pas absolument cette periprfie dit rcM«rd; mais encore fal-
lait-il la rendre admissible, et rien, ce nous semble, n’eût été plus
facile, si M. Sardou avait voulu se donner la peine d’y réfléchir. Dans
le courant de la pièce, Caussade s’est montré, à plusieurs reprises,
fort préoccupé des ravages de cette vilaine bête dans son poulailler
et ses plates-bandes. Sm viennent les grandes émotions du troisième
acle. Les alarmes du mari font oublier les contrariétés du pro-
priétaire; ce n’est plus un renard que Caussade sent dans sa poitrine
comme l’enfant de Sparte; ce sont tous les tigres et toutes les hyènes
de la jalousie. Frappé au cœur par les révélations de ses intimes, il se
prête très-sèrieusement au vieux stratagème qu’on lui indique; il
simule un départ pour Paris et un retour précipité. Rassuré, ou à
peu près, grâce aux ingénieuses inventions de Tholosan, il rentre
immédiatement dans son rôle de propriétaire acharné contre son
renard ; mais il reste encore tant d’indices qui peuvent le remettre en
plein drame conjugal, Maurice a sauté si maladroitement du balcon,
il a brisé, en tombant, tant de cactus, Caussade a si obstinément
passé la nuit à sa fenêtre, que le spectateur est tenu en suspens jus-
qu’à la fin et ne sait pas s’il doit trembler ou s’il doit rire. Seule-
ment, pour qu’il y eût dans tout cela un peu de vraisemblance, il
ne faudrait pas que Caussade eût ressenti si vivement les premières
morsures de la jalousie. Cette immense émotion a dû nécessairement
étouffer les petites : juxtaposer en lui deux sensations d’un ordre si
différent, sans même indiquer une soudure, vouloir nous faire croire
qu’il redevient immédiatement le Caussade des premiers actes, et cela
au moment môme où il rentre chez lui en se demandant s’il n’y trou-
vera pas le déshonneur, c’est peut-être commode, mais c’est absurde.
Il y avait, pour tout concilier, un moyen bien simple : il suffisait que
Caussade restât toujours le même, propriétaire presque maniaque,
mari plein de sécurité et de confiance; il ne se serait prêté au strata-
gème conseillé par ses intimes qu’à titre de gageure et de plaisan-
607
ET LE THÉÂTRE EN 1861.
terie. Sa rentrée, quand Maurice est encore sur le balcon, n’en eût
produit que plus d’effet. Rassuré d’autant plus vite qu’il n’aurait jamais
été sérieusement inquiet, il se remet aussitôt à la poursuite de son
renard ; mais les spectateurs peuvent croire qu’il a aperçu Maurice
en se penchant à la fenêtre; son agitation, son air effaré, sa boîte de
pistolets, l’inquiétude des autres acteurs, tout achève de donner le
change, et l’incertitude, l’intérêt, se soutiennent ainsi jusqu’au dé-
noûment. Voilà ce qu’exigeaient la logique et la vraisemblance, ces
pauvres délaissées du théâtre contemporain. M. Victorien Sardou a
fait tout autrement, et il a réussi. En littérature comme en politique,
vive le succès!
Nous nous sommes arrêté bien longuement — trop longuement
— sur cette pièce des Intimes^ parce que l’année dramatique s’y ré-
sume, selon nous, comme se résumaient les années précédentes,
tantôt dans \e Demi-Monde, tantôt dans les Faux Bonshommes, tantôt
dans Un Père prodigue, tantôt dans les Effrontés. L’ouvrage de
M. Sardou et M. Sardou lui-même nous semblent, pour le moment,
l’expression la plus complète, non pas d’un art nouveau, mais d’une
phase de cet art, qui, pour s’accommoder au goût de son public, a
rarement à monter, souvent à descendre. En mettant à part la ques-
tion de talent, désobligeante et inexacte, les Intimes, dans l'ordre des
créations dramatiques, ou, si l’on veut, sur l’échelle théâtrale, nous
paraissent inférieurs aux bonnes pièces de M. Dumas fils, lesquelles
— toujours talent à part — nous avaient paru abaisser de beaucoup
l’idéal de l’école du bon sens, qui n’était elle-même qu’une diminu-
tion notable de l’esprit poétique, condamné à vivre de mortifications
et de régime pour expier les excès du romantisme. On le voit, nous
avons fait en trente ans bien du chemin, et le mouvement de des-
cente ne semble pas près de finir ; cette comédie des Intimes, qui
résiste si mal à l’analyse, gagnerait énormément à s’appliquer le
procédé du cardinal Maury : très-contestable si on la juge, elle devient
excellente si on la compare. Elle vaut bien mieux que Piccolino,
pièce d’été du même auteur, qui avait cependant réussi à faire
accepter la fable la plus nulle et la plus vulgaire en la déguisant
adroitement sous une série d’épisodes assez bien ajustés au plaisir
des yeux et des oreilles plutôt encore que de l’esprit. Mais iYos Inti-
mes! sont surtout un chef-d’œuvi’e, une merveille, un Polyeucte, un
Misanthrope, si on les compare à un Mariage de Paris, la dernière
pièce, c’est-à-dire la dernière chute de M. Edmond About. Ce Mariage
de Paris a même été pour M. About une double catastrophe. Il a fait,
non pas relire, mais regarder d’un peu plus près le volume de nou-
velles qui en avait fourni le texte et le titre et qui formait jusqu’à
présent, dans le répertoire romanesque de l’auteur de Rome con-
608
M. VICTORIEN SARDOU
temporaine, la fleur du panier, le morceau de résistance. Devant cette
pauvreteté inouïe, cette incroyable exiguïté d’invention, cet esprit
asthmatique qui ne peut arriver à un semblant d’intérêt ou de gaieté
sans s’essouffler, il n’y a eu qu’un cri, un cri de surprise et de détresse :
Quoi ! c’est là ce qu’on lisait, ce qu’on achetait, ce dont on s’amu-
sait il y a un siècle, il y a quatre ans 1 Le Buste et Gorçjeon ! Terrains
à vendre et les Jumeaux de V hôtel Corneille ! Pas même la sciure de
bois de ces grands arbres que l’on a appelés Balzac, Frédéric Soidié,
Alexandre Dumas, George Sand ! — O Athéniens ! Athéniens d’Athènes
et des gares! à quoi donc songiez-vous, et comme il suffit de peu
pour vous abuser ou vous distraire ! Telle imagination de M. About a
fait vos délices de Tonnerre à Dijon; telle autre, d’Étampes à Orléans;
telle autre, d’Enghien à Compiègne... Hélas! hélas! dix minutes
d’arrêt, et adieu la gloire, le génie, la verve, l’efoi/e de M. About!
Aujourd’hui il est réduit à être sa propre réclame, à faire lui-même
sa quête, à apitoyer le public rebelle en l’informant, comme d’une
chose d’importance, qu’il est, lui, Edmond About, de la religion de
Stendhal, de M. Littré et de M. Mérimée ; religion plus facile à pra-
tiquer qu’à définir, mais qui lui inspirera tôt ou tard — espérons-le
— une Colomba ou une Chartreuse de Parme. Sérieusement, il n’y a
pas, dans le demi-monde littéraire, d’homme qui nous paraisse plus
à plaindre que M. About : car il a du bon ; il a fait d’excellentes
études ; il a su le grec mieux que Vadius, et, au fond, il n’est pas
méchant. Il a voulu réussir, réussir très-vite, faire parler de lui, ar-
river en chemin de fer, — c’est là sa littérature, — au bruit, au
succès, à la célébrité, à la fortune ; où est le mal? Quand tout se fait
aujourd’hui à la vapeur, pourquoi l’art de devenir célèbre resterait-il
en arrière ? S’il avait fallu, pour atteindre le but, prendre parti pour
le Pape, respecter les causes vaincues, dire crûment leurs vérités aux
princes de la terre, il en eût remontré, nous en sommes sûr, au
papiste le plus fervent, au frondeur le plus incorrigible ; il a cru
parvenir par les moyens contraires; n’est-ce pas bien naturel ? Ce
but tant désiré, il y touchait, il y était presque ; ces biens si ardem-
ment convoités, il les tenait ; il n’avait plus pour les saisir qu a étendre
la main ; en cet instant même la roue a tourné, et voilà notre homme
à bas. Encore une fois, pauvre M. About! lous les sentiments qu il
a pu inspirer jusqu’à ce jour doivent s absorber et se fondre dans
une commisération sincère. Lorsqu’on tombe de très-haut, on a au
moins pour consolation le plaisir de mesurer sa cliute : mais tom ^er
du haut des Échasses de maître Pierre, tomber des cimes de Corrjeon,
àeslmviieuYs Ae Madame Chermuhj , des sommets du Capitaine Lit-
terlin, des glaciers de Trente-et-Quarante , voilà un désastre
lequel l'illustre docteur du Constitutionnel n’aura jamais assez d em-
plâtres.
G09
ET LE THÉÂTRE EK 18G1 .
Telles sont, ou à peu près, les richesses présentes du théâtre con-
temporain : dirons-nous, avant de finir, un mot de son passé? Il
s’offrait à nos yeux, récemment, sous la forme, à demi baignée déjà
dans l’ombre, d’un poète aimé. La Comédie-Française vient de jouer
On ne badine pas avec V amour ^ un des proverbes les plus étincelants,
les plus poétiques, mais les plus fantasques, de la premièi e manière
d’Alfred de Musset. C’a été un succès crépusculaire, qui ne fera ni
bien ni mal à la gloire du poète. Il n’est pas inutile peut-être de rap-
j)eler comment se publiaient dans l’origine et comment réussissaient
ces proverbes. Ils paraissaient dans la Revue des Deux Mondes; cet
esprit charmant, cette imagination de fée jouant entre ciel et terre,
cette fantaisie aux ailes d’abeille, tout cet ensemble ravissait un certain
nombre de lecteurs d’élite, dont Alfred de Musset était dès lors l’en-
fant gâté, mais qui, à coup sûr, ne se figuraient pas que ces créations
aériennes et légères pussent jamais prendre corps et être attachées
par une épingle de régisseur aux planches massives d’un théâtre.
Cependant ces scènes exquises, comme les beaux vers de Rolla ou des
Nuits, circulaient, passaient de main en main et devenaient quasi-
proverbiales dans ces groupes choisis dont nous parlons et qui gros-
sissaient d’année en année; car la poésie et l’esprit peuvent avoir
leurs moutons de Panurge comme la bêtise. C’est ainsi, on le sait,
que le Théâtre d’Alfred de Musset est i^eu à peu devenu populaire.
A l’époque où se décidait cette popularité si légitime, la Comédie-
Française eut l’heureuse idée de jouer le Caprice. Ce Caprice,
bien qu’il datât de 1837, appartenait déjà à la seconde manière de
l’auteur, plus voisine de Marivaux que de Sliakspeare. Soit qu’il son-
geât dès lors à se rapprocher du théâtre, ce grand tentateur des
enfants du siècle, soit que les fantaisies de pure imagination cédassent
désormais le pas, chez le poète, aux grâces et aux finesses de l’esprit,
il ne fut plus dans le Caprice, et surtout dans Une Porte ouverte ou
fermée (qu’il publia huit ans plus tard), qu’un écrivain infiniment
spirituel, délicat, exquis, rompu à toutes les nuances, nous allions
dire à toutes les recherches d’un dialogue mondain ; un poète des-
cendu des nuages d’or de Titania et de Cymbeline pour se laisser
prendre entre deux paravents, dans un salon du faubourg Saint-
Honoré; à peu près comme ces dieux de l’Olympe qui s’exilaient
parmi les hommes et finissaient par leur ressembler. 11 faut se
représenter le talent ou le génie d Alfred de Musset comme un
flacon plein d’une essence rare, dont le parfum délicieux nous charme
et nous grise ; peu à peu, le flacon se vide, l’essence s évapore;
mais en s’évaporant elle laisse, pendant quelque temps encore, une
odeur plus douce, plus humaine, moins capiteuse, jusqu à ce que tout
ait disparu, le parfum violent et l’odeur légère. Or qu’est-il advenu?
CIO
M. VICTORIEN SARDOU ET LE THÉÂTRE EN 1861.
Mis en goût par le succès très-vif des deux premiers proverbes, —
lesquels étaient en réalité les derniers, — le Théâtre-Français a voulu
les jouer tous, remonter ce ruisseau clair et charmant jusqu’à ses
sources plus profondes, plus larges, mais moins limpides, nous faire
applaudir les proverbes poétiques après les proverbes mondains . Ainsi
qu’on devait s’y attendre, le succès est allé en diminuant à mesure
qu’on est entré plus avant dans la poésie. Il ne faut jure}' de rien et
les Caprices de Mai'ianne avaient réussi beaucoup moins qu’un Caprice
et Une Porte ouverte. On ne badine pas avec V amour a réussi un peu
moins encore, et la décroissance se marquerait de plus en plus si l’on
allait jusqu’à Fantasio. L’imagination au théâtre est, en France sur-
tout, un luxe inutile, souvent dangereux ; la bouffonnerie shakspea-
rienne, telle que les rôles de Blasius, de Bridaine et de dame Pluche,
ne vaut pas, pour les spectateurs de 1861, les gaïuh'ioles grossières
du Palais-Boyal. Les amours de Perdican, de Camille et de Ro-
sette habitent un monde idéal, un ciel de fantaisie dont les étoiles pâ-
lissent et s’effacent au contact des réalités théâtrales. Ce dialogue a
des finesses, des légèretés de tissu qui se consument au feu de la
rampe. N’importe! ce proverbe d’Alfred de Musset, accueilli assez
froidement, nous a donné un de ces mélancoliques plaisirs qui ne
sont plus, au déclin de l’âge, que le souvenir ou le reflet d’un plaisir
plus jeune et plus doux. Si, parmi les idoles de la jeunesse, il en est,
et en trop grand 'nombre, qu’il faut oublier ou briser, nous deman-
dons grâce pour celle-là, pour ce rêve, pour cette poésie, qui exprima
un moment, sous leur forme la plus brillante, nos ivresses, nos amours,
nos doutes, nos aspirations passionnées, nos vagues alternatives d’en-
thousiasme et de lassitude. Elle a été coupable; elle a eu, nous le
savons, ses périls, ses folies et ses fautes ; mais elle les a si vite et si
chèrement expiés ! Aujourd’hui, celui qui en fut l’interprète le mieux
doué ne nous apparaît plus que comme une ombre lointaine, pen-
chée sur les ruines de tout ce que nous avons aimé. On ne badine pas
avec l'amour et son pâle succès, c’est l’ère poétique qui s’en va : les
Intimes et leur vogue bruyante, c’est l’ère bourgeoise qui continue,
l’ère démoci atique qui commence.
Arm.\nd de Pontmartin.
'LES
FINANCES DE LA FRANCE
I
Les documents publiés par le Moniteur du 14 novembre ont
éveillé au plus haut degré l’attention publique. Que disent-ils en
effet? Une lettre impériale remercie M. Fould d’avoir fait ressortir
un danger du gouvernement dans un Mémoire où se trouvent ces
lignes ;
« La situation des finances préoccupe tous les esprits... Le Corps
législatif et le Sénat ont déjà exprimé leur inquiétude à ce sujet. Ce
sentiment pénètre dans la classe des hommes d’affaires, qui tous pré-
sagent et annoncent une crise d’autant plus grave, qu’à l’exemple de
l’État, et dans un but d’amélioration et de progrès, peut-être trop
précipité, les départements, les villes et les compagnies particulières
se sont lancées dans des dépenses très-considérables... »
L’auteur du Mémoire, recherchant ensuite la cause de ces inquié-
tudes et de la situation qui les détermine, indique notamment l’in-
suffisance du contrôle législatif.
« La Constitution, dit-il, a réservé le droit de voter l’impôt au Corps
législatif ; mais ce droit serait presque illusoire si les choses demeu-
raient dans la situation actuelle. En effet, qu’est-ce qu’un contrôle qui
s’exerce sur une dépense dix-huit mois après qu’elle est faite? Et que
peut-il atteindre, si ce n’est le chef de l’État, puisque les ministres
612
LES FINANCES DE LA FRANCE.
ne sont responsables qu’envers lui seul ? Ne pourrait-on pas, d’ailleurs, /
mettre en question l’utilité même de la discussion du budget au i
conseil d’État et au Corps législatif, si, en dépit des réductions con- i
senties ou imposées, le gouvernement peut, après la session, aug- i
menter les dépenses de toute nature? »
Il insiste enfin sur l’urgence d’une solution.
« En étudiant la question financière, il est facile de prévoir qu’à b
moins d’un changement de système nous nous trouverons bientôt en r
présence d’embarras très-graves. »
Nous ne saurions trop féliciter M. Fould de cet exposé sincère, el :
nous nous rendons compte des regrets intimes qu’ont dû éprouver
ceux qui s’étaient appliqués à rassurer le pays et le souverain quand |;
ils ontentendul’Empereur se rallier, en ces termes, à l’avis de M, Fould ; j;
« L’opinion émise ce matin sur notre situation financière par I
M. Fould dans la réunion du conseil privé et du conseil des ministres
a toute mon approbation. »
L’éclatant témoignage d’un si haut assentiment a imposé silence
aux critiques, mais n’a pu suffire à faire partager par tous les appré-
ciations et les appréhensions de M. Fould; nous nous bornons à en
chercher la preuve dans le langage de cette partie, chaque jour plus
nombreuse, de la presse qui parle avec tant d’assurance de l'indépen-
dance de son dévouement. En même temps qu’elle prodigue au nou- i
veau ministre des finances les éloges qu elle s’imagine devoir à son
rang et qu’elle n’a refusés à aucun de ses prédécesseurs, elle soutient ^
que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, et que S
les légères difficultés qui pourraient rester ont été léguées au gou- \
vernement actuel par ses devanciers. 1
Cette persistance dans une manière de voir dont le péril vient !
d’être officiellement constaté nous inquiète, et, sans avoir la prétention j
d’opérer des conversions là où M. Fould aurait échoué, nous croyons
qu'il n’est pas sans utilité d’exposer, même après lui, la situation
dont il nous a esquissé les traits principaux.
Mais, avant d’aborder cet examen, nous avons pensé qu’il y avait lieu
d’indiquer les bases sur lesquelles repose notre système financier, et
de préciser les ressources et les charges que les administrations pré-
cédentes ont laissées à celle qui nous régit depuis le 2 décem-
bre 1851. Que nos lecteurs se rassurent, d’ailleurs, nous n’irons
demander ni à Tribonien ni aux légistes compilateurs du moyen
âge leur opinion sur les procédés qui conviennent à la confection
ou à la discussion de nos budgets modernes. Nous nous efforcerons
de résumer, le plus succinctement qu’il nous sera possible, les phases
diverses de notre organisation financière depuis soixante ans, et le
développement progressif des dépenses, des revenus et des charges
LES FINANCES DE LA FRANCE. G13
de l’État pendant la môme période. Après ce travail, il nous semble
iplus facile d’asseoir un jugement équitable sur la situation actuelle.
Nous avons puisé les éléments do notre exposé dans les documents
: officiels, les rapports des commissions des budgets, et les discussions si
I remarquables, où, aux différentes époques de la monarchie parlemen-
: taire, M.M. Louis, Pasquier, Royer-Collard, Corvetto, de Yillèle, Laffitte,
Foy, Tbiers, Berrycr, Ducluilel et Duinon ont été les organes si nets
et souvent si éloquents des griefs et des vœux de la Franco : personne,
nous l’affirmons, n’aura le droit do nous reprocher d’avoir, à l’aide
de quelques citations incomplètes, prêté à ces hommes politiques
des opinions contraires à celles qu’ils ont professées.
Nous n’avons pas non plus demandé aux faits généraux, dont
nous retraçons rencliaîncment, les arguments plus ou moins spécieux
d’un plaidoyer en faveur de tel ou tel système financier; nous n’avons
pas voulu davantage'y chercher le prétexte de stériles récriminations
qui accroissent les dissentiments sans remédier au mal, et que nous
n’approuverons jamais, alors môme qu’elles n’auraient pas le tort
d’émaner d’hommes qui ont eu une large part dans les faveurs des
régimes déchus.
Cette étude, nous l’espérons, aura pour résultat de démontrer à
ceux qui la liront sans prévention que le maintien du crédit de
l’État, l’ordre et l’économie des finances, le juste équilibre entre les
dépenses et les ressources du pays, dépendent entièrement de l’exis-
teuce d’vm contrôle législatif sérieux et permanent.
il
La loi des 13-17 juin 1791 a précisé les conditions dans les-
quelles nos budgets modernes doivent être établis pour faire une ap-
plication sincère des grands principes de 1789.
« Le Corps législatif, y est-il dit, fixera les dépenses de l’adminis-
tration, déterminera le taux des contributions nécessaires, leur na-
ture et leur perception, en fera la répartition entre les départements
du royaume, en surveillera l’emploi, et s’en fera rendre compte.
(Art. 93.)
« Les comptes de dépense et l’emploi des deniers publics dans
l’année qui a précédé, ainsi que les états des besoins pécuniaires de
chaque département ministériel pour l’année suivante, seront soumis
614
LES FlîS\\îsXES DE LA FRANCE.
au Corps législatif dans chacune de ses sessions annuelles, et rendus
publics par la voie de l’impression^. » (Art. 96.)
Les budgets , d’abord appelés aperçus des recettes et des dépenses^
ne réalisèrent pas immédiatement l’idéal tracé par la loi de 1791;
la régularité et l’exactitude, seules bases solides de l’ordre finan-
cier, ne pouvant convenir à la dictature qui, sous une grande variété
de formes et de désignations, a régi la France jusqu’en 1814/.
Nous ne nous attachons pas ici à l’examen des mesures financières
de la première République, qui n’ont d’ailleurs pour la plupart qu’un
caractère transitoire; nous nous bornerons à rappeler la mémorable
loi du 24 août 1793, par laquelle la Convention nationale substitua à
la variété des titres de notre ancienne dette publique l’uniformité des
inscriptions détachées du grand-livre dont elle décrétait la création.
Cette mesure, qui, dans la pensée de ses auteurs, répondait surtout
à des nécessités politiques, assurait aux créanciers de l’État les plus
grands avantages, et leur donnait de nouvelles garanties en rendant
leurs intérêts solidaires. Mais, on ne saurait trop le rappeler, les
garanties de ce genre sont sans efficacité lorsqu’elles ne sont pas
fortifiées par un respect scrupuleux des engagements publics et par
une sage administration; aussi, quelques années api’ès , les embarras
financiers étaient tels, que la loi du 9 vendémiaire an VI annula les
deux tiers de la dette publique, et prescrivit la formation d’un nouveau
grand-livre pour la consolidation du tiers respecté.
La dette perpétuelle se trouva, à la suite de cette banqueroute, ré-
duite, en l’an VIII, à un peu plus de 40 millions de rente 5 pour 100
Le gouvernement consulaire s’efforça d’améliorer la situation finan-
cière du pays et les conditions de la gestion de la fortune publique.
Mais son chef avait voué la toute-puissance de son génie et de sa vo-
lonté au triomphe d’un régime politique, où les intentions les plus
généreuses étaient fatalement dénaturées. Napoléon désirait sincère-
ment d’abord, nous en sommes convaincu, faire régner l’ordre dans
les différentes branches de l’administration, puis il finit par confondre
* L’Assemblée constituante fixa les bases de la plupart de nos impôts, et notam-
ment des contributions foncière, personnelle et mobilière, des patentes, de l’enre-
gistrement et du timbre. Elle supprima ou réduisit dans des proportions considérables
les impôts de consommation sur les boissons, le tabac, le set, que les abus des an-
ciennes régies avaient frappés d’une impopularité imméritée.
® L’arrêté consulaire du 4 thermidor an X donna pour la première fois, à l’aperçu
des recettes et des dépenses, la dénomination anglaise de budget. Le budget était
primitivement le sac de cuir qui renfermait les pièces Présentées au Parlement an-
glais pour lui exposer les besoins et les ressources du pays. 11 n’y a pas en Angle-
terre de budget général. Des bills séparés sont présentés au Parlement pour les
divers impôts, comme pour les grandes sections des dépenses publiques.
5 Voir infra, page 618, note 4
LES FINANCES DE LA FRANCE.
G15
l’ordre avec les expédients qui lui permettaient de disposer à son
gré, et avec promptitude, des forces de la France. Il ne put jamais se
décider à accepter un contrôle indépendant, sérieux, capable en un
mot de l’éclairer et de le protéger contre ses propres entraînements;
or, sans ce contrôle, il lui était impossible d’assurer un ordre parfait
au maniement des deniers de l’État.
Nous avons cru trouver une description fidèle de la politique finan-
cière du premier Empire dans les écrits de M.le marquis d’Audiffret,
ordinairement chargé par le Sénat actuel des rapports sur les lois des
finances, et dont par conséquent on ne contestera ni la compétence
ni l’impartialité. Nous nous permettrons donc de nous approprier
quelquefois les jugements de cet administrateur distingué.
11 apprécie en ces termes la iiatLiie et l’étendue du pouvoir im-
périal.
« Le maître de notre généreuse patrie, désormais enchaînée à la
victoire et désabusée de la République, s’était rendu le seul arbitre des
ressources et des besoins de l’État, en fixait à son gré l’étendue et la
répartition entre les différents services, et remaniait à sa volonté
souveraine le budget de l’empire, selon les exigences d’une politique
belliqueuse, dont les vicissitudes dérangeaient incessamment l’éva-
luation primitive des recettes, et renversaient par les mêmes causes
les limites nominales des crédits ouverts aux dépenses L »
La constitution de l’an YÏII, il est vrai, avait placé à côté du pou-
voir exécutif des assemblées délibérantes, mais, dans la pratique,
l’action de ces assemblées était à peu près nulle.
« Le nouveau souverain étouffa la voix de la presse par la censure,
et celle de la législature par des traitements, par des honneurs et
f influence d’une épée qui venait de triompher de nos discordes, cl
dont le poids comprimait toute l’Europe. Il ne voulut établir qu’un
simulacre de représentation nationale qui excluait toute intervention
réelle du pays, et tout contrôle légal des combinaisons politiques et
des actes de son administration'^... Aucun vote préalable d’une législa-
’ture indépendante n’acceptait les calculs de l’avenir, n’approuvait les
opérations du présent, et ne sanctionnait les résultats définitifs du
passé. L’arbitraire du pouvoir était la loi suprême de cette époque. . . Le
souverain créait les revenus et les charges, et soldait les comptes de
chaque exercice par desi-ejetsà l’arriéré et par des actes de déchéance.
Sa par ole impérieuse ouvrait et fermait le trésor, et faisait inscrire ou
effacer les ci éances sur les pages du grand-livre de la dette natio-
nale ®... Le concours des Chambres n’était alors qu’une homologation
1 ü’Audiffrel, Système financier, t. V, p. 7.
- Système financier, d’Aiidiffret, t. I, p. 580.
3 D’Audifiret, t. V, p. 7.
616
LES FINANCES DE LA FRANCE.
pure et simple des actes de la volonté souveraine ; le tableau annuel des
revenus et des charges ne se publiait que d’une manière incomplète.
Les tixa lions législatives des impôts et des crédits de chaque exercice
étaient modifiées en vertu de déci’els ultérieurs, selon les vicissi-
tudes d’une administration militaire qui n’avait d’autre sanction que
l’approbation du chef de l’Étal; les frais de régie d’exploitation et de
perception des revenus n’entraient ni dans les résultats des recettes,
ni dans ceux des dépenses, pour les 100 millions qu’ils prélevaient
annuellement sur les versements des contribuables; 200 millions de
fonds spéciaux appliqués à certains services publics, mais laissés à la
disposition exclusive du souverain, étaient également distraits de ce
simulacre de budget général, qui ne faisait, d’ailleurs, aucune men-
tion des riches tributs de la conquête reçus et employés par le do-
maine extraordinaire de la couronne- Toutes les garanties de l’ordre
constitutionnel et du contrôle national avaient donc été retirées à
l’administration des finances par le règne absolu de l’Empire L »
Les institutions les mieux conçues pour favoriser le développe-
ment du crédit de l’État étaient détournées de leur but, ou ne don-
naient que des garanties illusoires.
Ainsi, dès le lendemain du 18 brumaire, on, avait proclamé la né-
cessité d’appliquer chaque année une partie du produit des impôts
au remboursement progressif de la dette publique. Une caisse d’amor-
tissement fut même créée à cet effet. Cependant cet établissement
ne répondit jamais à la pensée de sa fondation; il n’amortit rien, et
devint môme un instrument de véritables désordres financiers, et)
servant au trésor « de succursale ou de comptoir intermédiaire pour
« faciliter le dépôt, et souvent jnôme la confiscation des deniers des
« communes et des départements®. » La caisse d’amortissement
prêtait aussi son concours à l’aliénation des domaines de l’État, en
émettant des bons et des délégations donnés en payement aux four-
nisseurs.
La cour des comptes, organisée parla loi du 27 septembre 1807,^
n’avait pas une surveillance absolue et indépendante sur l’adminis-
tration des deniers de l’État.
« Le pouvoir despotique et ombrageux de 1807, qui ne voulut to-
lérer qu’un simulacre de représentation nationale, en instituant deux
Chambres composées de fonctionnaires choisis par l’Empereur, et ré-
tribuées par le trésor, et en conférant les plus sérieuses attributions
au conseil d’État, se réservait encore à lui seul la muette surveillance
de la cour des comptes, et réduisait au coup d’œil du maître le con-
* Dictionnaire général d'administration, v° Budget, par M. d'Audiffret.
® D’Audiffret, t. I, p. 398.
LES FINANCES DE LA FRANCE.
617
trôle national promis parles lois des 17 septembre 1 791 , 24 juin 1795,
22 août 1795, 28 pluviôse an III, et 20 juillet 1800, mais qu’il re-
douta toujours de livrer à l’opinion publique ^.»
Affranchi de tout contrôle. Napoléon avait recours aux expédients
les plus onéreux pour accroître les ressources instantanément réa-
lisables avec lesquelles il improvisait ses campagnes. Il escomp-
tait notamment, à de fort mauvaises conditions, les produits des
impôts, qui n’étaient ni perçus, ni même exigibles, en créant des
bons à vue sur les receveurs généraux.
« On ne doit pas douter que les obligations et les bons à vue des
receveurs généraux n’eussent été supprimés longtemps avant 1814,
si le chef du gouvernement d’alors ne s’y était opposé, sans doute
parce qu’il espérait trouver dans ees valeurs d’anticipation des
moyens d’escompte et de négociation qui pouvaient seconder ses
projets®. >»
La souveraineté du but faisait méconnaître les droits les plus sa-
crés : les créanciers de l’État n’étaient pas payés régulièrement.
« Les payements effectués en effets publics au pair à d’anciens
fournisseurs et entrepreneurs de services, dont les liquidations s’é-
taient arbitrairement prolongées, et subissaient ainsi d’injustes dimi-
nutions, témoignent assez de l’indifférence du chef du gouvernement
de cette époque pour le crédit, presque toujours sacrifié dans une lutte
continuelle entre la volonté du pouvoir et les ruses d’une mauvaise foi
plus habile »
La propriété des communes reçut de graves atteintes.
« Les revenus des communes supportaient môme des prélève-
ments fréquents et considérables en exécution de décisions souve-
raines, qui les affectaient arbitrairement à des besoins généraux, non
prévus par le budget de l’État : déplorables expédients qui ont
provoqué les dissimulations de recettes et les abus de caisses oc-
cultes * •*. »
Il n’y avait d’ailleurs point d’unité dans l’administration des re-
venus publics. Le ministre des finances n’était en réalité que le ré-
dacteur du budget et le directeur général des contributions directes.
Les autres impôts échappaient presque entièrement à son contrôle et
étaient régis par des directeurs généraux indépendants en fait. Les
opérations de la trésorerie étaient dévolues au ministre du trésor-
public. Il serait injuste de ne pas mentionner les services rendus à la
• France dans cette dernière fonction par M .le comte Mollien, qui retira
* D’Audiffret, t. V, p. 6.
2 D’Audiffret, t. III, p- 7-
5 D’AudilTret, t. III, p. 226.
•* D’Audiffret, t. III, p. 225.
Décembre 1861.
41
LES FINANCES DE LA FRANCE.
«18
aux compagnies financières le recouvrement des fonds du trésor, dé-
truisit l’agence centrale établie par les receveurs généraux, et y sub-
stitua dans la trésorerie même la caisse de service (aujourd’hui la di-
rection du mouvement des fonds), qui fut chargée de réaliser les
engagements des comptables et d’en appliquer les produits aux diffé-
rentes dépenses de l’État. Cette mesure fit descendre les frais de né-
gociation de cinquante-cinq millions à onze, et la réduction aurait
été plus considérable encore si l’Empereur eût consenti à abandonner
le système des bons à vue.
L’organisation de la comptabilité se ressentit de l’absence d’un vé-
ritable contrôle. « L’administration n’avait reconstitué qu’une compta-
« bilité tardive et insuffisante, qui ne lui a jamais permis ni d’éclairer
« sa marche, ni de justifier ses actes, ni d’exposer ses opérations avec
« clarté par des publications dignes de confiance...
« La spécialité des chapitres était complètement inconnue, la dis-
« tinction des exercices n’était pas mieux observée. Aucun rayon de
« lumière ne pénétrait à travers les obscurités qui cachaient les abus
« insaisissables de ce gouvernement militaire, dont l’apurement a exigé
« plus de dix années de persévérance pour révéler à la bonne foi du
« pays toutes les dettes antérieures à 1814 »
L’Empire, à première vue, ne paraît pas avoir notablement augmenté
la dette publique. « Il se servait peu du crédit, dit M. Dumon, il n’en
aimait pas l’usage, il n’en pratiquait pas les deux conditions essen-
tielles, l’exactitude et la bonne foi »
Les désastres qu’il attira sur la France laissèrent cependant des
traces ineffaçables au grand-livre.
« Il est vrai, remarque avec raison M. de Chasseloup-Laubat, au-
« jourd’hui ministre de la marine, que si cette période ne laissait
« que 63,507,637 fr. de rentes inscrites, elle léguait à l’époque qui
« la suivait de bien lourdes charges résultant de nos malheurs de
« 1814 et 1815 » Nous croyons donc avec MM. de Chasseloup-Laubat
et d’Audiffret qu’il serait souverainement injuste de retirer ces charges
du bilan de l’Empire pour les porter à celui delà Restauration, qui les
acquitta sans leur avoir donné naissance. La liquidation du régime
impérial porta la dette inscrite à 172,899,114 fr. *.
* D’Audiffret, Système financier, t. V, p. 8.
® De V équilibre des budgets sotis la monarchie de 1830.
^ Rapport du budget des dépenses de 1853, Moniteur du 22 juin 1852.
La dette inscrite sur le grand-livre lors de sa création s’élevait à. 127,803,000
Le montant des inscriptions de 1793 à l’an VIII la porta à. . . . 46, 913, 000
Total. 174,716,000
La banqueroute consacrée par la loi du 2 vendémiaire an VI, qui
LES FINANCES DE LA. FRÂÎSCE.
619
Napoléon n’avait pu donner à celte partie de la dette publique, que
nous appelons dette flottante, le développement qui se serait natu-
rellement concilie avec son désir d’accumuler le numéraire. La dette
flottante, on le sait, sert à couvrir les dépenses auxquelles il n’a pas
été pourvu par les ressources de l’impôt ou par des émissions de rente,
et est alimentée non-seulement par les versements obligatoires des
cautionnements, les fonds disponibles des communes et des établis-
sements publics, mais encore par des prêts temporaires dont la res-
titution peut être réclamée à des échéances fixes et peu éloignées. La
confiance dans le crédit de l’État n’était pas alors assez grande pour
déterminer le public à prendre en grande quantité les bons du tré-
sor qui représentaient ces prêts temporaires.
Les budgets de l’Empire s’élevaient en moyenne à 800,000,000;
et laissaient au l*"" avril 1814 un arriéré de 650,000,000. Quoique le
chiffre des impôts alors perçus puisse nous paraître minime en com-
paraison de celui que nous acquittons, il était excessivement lourd pour
un pays dont le commerce, l’agriculture et l’industrie étaient ruinés
par des guerres perpétuelles, et l’impopularité qui frappait la con-
scription atteignait aussi les contributions indirectes, désignées sous le
nom de Droits réunis. Enfin la rente resta toujours fort au-dessous
du pair; le cours de 88 francs, qu’elle atteignit pendant quelques
jours, en 1808, fut promptement perdu.
réduisit les deux tiers de la dette inscrite, et l’annulation des rentes
confisquées sur les émigrés et les mainmortaliles ou échangées con-
tre des domaines nationaux, ne laissa subsister au grand-livre que. 40,216,000
auxquels vinrent s’ajouter du 1®'" janvier 1800 au l*’’ avril 1814 :
1° La dette des pays réunis à la France sous le Consulat et l’Em-
pire 6,086,000
2“ Pour le remboursement de l’arriéré antérieur à 1809 11,254,000
5° Pour les avances de la caisse d’amortissement et du domaine
extraordinaire 6,751,657
Total au 1“'^ avril 1814 65,507,637
LIQUIDATION DES CHARGES DE l’eMPIRE.
Arriéré créé avant J810 2,127,627
Arriéré de 1810 à 1816 8,777,629
Rentes remises aux commLines en échange de leurs biens vendus
en exécution de la loi de 1815 2,400,000
Indemnités aux gouvernements étrangers 71,529,577
Rentes remises pour les créances des étrangers 24,250,168
Total de la dette inscrite 172,899,114
Il importe de remarquer que la France resta chargée des 6,086,000|fr. de rentes
qui représentaient la dette des pays momentanément réunis à son territoire, même
après leur séparation.
%2i)
LES FINANCES DE LA FRANCE.
III.
Le gouvernement de la Restauration eut le double mérite de recon-
naître les véritables principes sur lesquels devait reposer notre sys-
tème financier, et de les appliquer en sanctionnant les améliorations
successivement signalées par la pratique des affaires et les discussions
des Chambres. La plupart des mesures adoptées à cette époque sont
encore en vigueur aujourd’hui, les changements qui y ont été apportés
n’ont été généralement que le développement progressif et naturel de
leurs principes fondamentaux, à l’exception toutefois de quelques
dérogations que l’on a considérées comme la conséquence nécessaire
des modifications survenues dans nos institutions politiques, et qui,
au point de vue financier, le seul dont nous nous occupions ici, ont
donné d’assez tristes résultats.
Dès le début, Louis XVIII et ses conseillers comprirent que le crédit
pourrait seul leur procurer le moyen de liquider l’arriéré impérial, et
s’efforçèrent de le relever en inspirant au pays le sentiment de ses
propres ressources et de l’inviolabilité des engagements de l’État. Des
partisans dévoués du nouvel ordre de choses, qui n’écoutaient que
l’amertume de leurs ressentiments, proposaient d’apurer la situation
financière par l’annulation de l’énorme arriéré dû aux fournisseurs
de l’Empire. Ces avis furent repoussés. »« Le roi, dit le baron Louis,
ministre des finances, veut payer tout ce qu’il doit et môme ce qu’il
ne doit pas. » La confiance générale l épondit peu à peu à ce langage
sensé qu’on n’était plus habitué à entendre dans les régions officielles,
et surtout aux actes qui en démontraient la sincérité ; une certaine
quantité de bons du trésor rapportant un intérêt calculé sur la dépré-
ciation des fonds publics trouva des preneurs, et défraya les dépenses
les plus urgentes de l’État. L’encaisse métallique du trésor, qui n’était
au 1” avinl 1814 que de 259,000 francs, dépassait 28,000,000 le
20 mai, malgré les nombreux payements effectués dans l’intervalle.
M. de Talleyrand indiquait en ces termes le système financier que
les Bourbons entendaient suivre :
« Le gouvernement a l’intention non-seulement de pourvoir im-
« médiatement aux besoins du service en établissant un équilibre
« convenable entre les recettes et les dépenses, mais encore de créer
« dans l’administration des finances de la France un régime nouveau
« par son but et par ses moyens, le régime du crédit public; pour y
C21
LES FINANCES DE LA FRANGE.
« parvenir, les ministres du roi abjurent solennellement et proscidvent
« à jamais toutes les conceptions misérables, toutes les opérations
« désastreuses, à l’aide desquelles, depuis cent ans, l’État a frustré
« ses créanciers^. »
« C’est surtout, disait le baron Louis, aux gouvernements représen-
« latifs et vraiment libres que le crédit peut convenir : presque tou-
« jours le crédit et la libel lé se montrent unis et se servent mutuelle-
« ment d’appui et de sauvegarde. »
Le baron Louis et ses collègues, instruits par l’expérience des quinze
dernières années, savaient que ce résultat ne pourrait être obtenu
qu’autant qu’un sérieux contrôle contiendrait l’administration à tous
ses degrés, la suivrait dans tous ses actes et serait également redou-
table pour tous les agents du pouvoir, depuis le plus modeste comp-
table jusqu’aux conseillers de la couronne. La Charte de 1814 don-
nait à ce contrôle sa base la plus solide, en investissant les Chambres
du vote de l’impôt et de son emploi, et sa sanction la plus sérieuse en
créant la responsabilité ministérielle.
Plus préoccupé du danger de rester sans défense contre ses propres
entraînements que de l’inconvénient d’une contradiction souvent
mesquine, tracassière et môme injuste, le gouvernement usa constam-
ment de son initiative pour aider la représentation nationale à
porter ses investigations sur les divers services et à connaître à fond
les charges et les ressources de la France.
Le baron Louis exposait en ces termes, le 22 juillet 1814, la
mission qui venait d’être dévolue aux Chambres. « En vous occupant
« des budgets de l’État, messieurs, votre première fonction sera de
« reconnaître l’étendue de ses besoins et d’en fixer les limites ; votre
« attention se portera ensuite sur la fixation des moyens qui devront
« être établis et employés pour y faire face. »
Le budget devait présenter l’ensemble des prévisions des dépenses
et des recettes pour l’année suivante. Le budget de 1815 fut voté en
1814. Mais la catastrophe des Cent-Jours causa de tels embarras à
l’administration, que pendant plusieurs années elle ne put arrêter le
budget que dans le cours de l’année môme à laquelle il s’aj^pliquait,
et dut solliciter de la Chambre l’autorisation de percevoir provisoi-
rement les impôts jusqu’au vote définitif de la loi des finances.
Le régime impérial se contentait de proposer au Corps législatif le
chiffre total du budget des dépenses, et refusait ainsi à celte assem-
blée le droit d’en vérifier la répartition entre les divers ministères.
Le premier budget de la Restauration fut rédigé sur un tout autre
plan. La division par ministères et par chapitres permit aux Cliambres
* Discours de M. de Talleyrand le 8 septembre 181 i à la Chambre des prûrs.
6Ü2
LES FINANCES DE LA FRANCE.
d’apprécier plus exactement les sacrifices demandés au pays, et de ma-
nifester son opinion par des votes séparés. Les ministres néanmoins
conservaient le droit de répartir définitivement, en vertu d’une ordon-
nance royale rendue avant l’ouverture de l’exercice, les sommes votées
par les Chambres entre les différents chapitres de leurs ministères,
à la condition pour chaque ministre de ne pas excéder, dans l’ordon-
nancement de ses dépenses, le chiffre total des crédits alloués pour le
budget de son département. Les ministres étaient guidés et contenus
dans l’usage de ce droit par la crainte d’encouiâr la disgrâce des
Chambres, s’ils avaient lésé des intcrôls sérieux, en détournant
spontanément les dépenses de certains chapitres ou s’ils en avaient
exécuté d’autres qui auraient été en quelque sorte blâmées à l’avance
par le rejet des allocations qui leur étaient destinées. M. Royer-
Collard expliquait ainsi à la Chambre des députés, qu’il présidait,
la véritable valeur des chapitres : « Cette division n’affectait point la
spécialité, mais elle facilitait la délibération, et il faut reconnaître
aussi qu’elle créait des spécialités parlementaires, qui, sans avoir le
caractère de sjDécialités légales, formaient cependant wie sorte de con-
trat entre les ministres et les Chambres’. »
Ces explications de M. Royer-Collard étaient précisément motivées
par l'extension que l’ordonnance du septembre 1827 avait spon-
tanément donnée au contrôle législatif. D’après cette ordonnance, le
budget de chaque ministère devait être désormais présenté aux Cham-
bres divisé, par branches principales de service, en sections spéciales
auxquelles les crédits votés resteraient invariablement affectés. La
répartition par ordonnance royale ne pouvait plus modifier que les
chapitres ou subdivisions de chaque section.
Ce progrès incontestable dans le sens de la spécialité des crédits
était dû à M. de Vilièle, qui répétait souvent : «'Nous ne saurions trop
nous prémunir contre rentraînement des ordonnateurs à l’exagéra-
tion des dépenses. »
Les ministres savaient d’ailleurs qu’ils ne pouvaient dépasser la
limite des crédits fixés parie budget; la responsabilité ministérielle
était la meilleure garantie de l’observation de cette règle. M. de Pey-
ronnet, qui n’en avait pas tenu un compte suffisant lors de l’exécu-
tion de certains travau.x dans l’hôtel de son ministère, fut en butte à
des attaques assez vives pour décourager ceux de ses successeurs qui
eussent été disposés à s’engager dans une voie si périlleuse sous un
gouvernement représentatif.
Il ne suffisait pas, pour constituer le contrôle législa tif sur ses véri-
tables bases, d’établir, au moins dans une certaine limite, la spécia-
* Moniteui' du 5 juillet 1828.
G25
LES FINANCES DE LA FUANCE.
lilé des crédits et de rattacher au budget la plupart des services qui
en avaient été distrails sous l’Empire, comme les produits bruts des
revenus, les frais de perception, les fonds spéciaux de toute nature,
et représentaient plus de 150 millions soustraits aux investigations
du Corps législatif ^ Il fallait aussi appeler l’examen des Cham-
bres sur les modifications que leurs prévisions avaient dû forcément
subir pendant le cours de chaque exercice.
Ces modifications pouvaient se produire dans une double hypo-
thèse. Des événements imprévus, la guerre, l’inondation, l’insuffisance
des récoltes, des réparations urgentes aux édifices publics, récla-
maient des dépenses immédiates, et pour lesquelles il n’y avait pas
d’allocations législatives; il y avait lieu alors à l’ouverture de crédits
extraordinaires par ordonnances royales qui devaient être converties
en lois à la plus prochaine session des Chambres
D’un autre coté, dans un certain nombre de services votés, le chiffre
définitif de la dépense dépendait uniquement d’éventualités incer-
taines, et pouvait par conséquent dépasser les prévisions budgétaires;
nous en donnons comme exemple les achats de fourrages pour la ca-
valerie, les primes d’encouragement pour l’exportation, la pèche ma-
ritime, etc. Si cet accroissement imprévu d’une dépense prévue n’étail
pas couvert par les excédants d’autres chapitres de la môme section
* Pour mieux faire apprécier Timportance de cette mesure, nous empruntons au
Compte général de V administration des finances pour Vannée 1800, la nomen-
clature des services qui rentrèrent ainsi dans les budgets de la Restauration.
EXERCICES
à partir desquels
les services
ont été rattachés
au budget.
DÉSIGNATION DES SERVICES.
Frais de régie, de perception, d’e^loitation des impôts
1818 i
indirects ^
Achat et vente de poudre à feu
1820
Recettes et produit des amendes et conOscalions de Tenre-
gistreinent des douanes etdes conlribulions indirectes.
1821
Piecettes et dépenses du produit delà ferme des jeux. .
1822
Non-valeurs, remboursements sur les impôts et primes de
douanes
1824
Produits et compensations de valeurs donnés en primes et
dépenses publiques
1826
1829 ^
Service de la vérilication des poids et mesures
' Ressources facultatives des départements
Ressources et dépenses facultatives du cadastre
Fonds des contributions directes attribués aux dépenses
des communes
Complément de frais de perception et des non-valeurs
des cordribulions directes
Total
MOPH'ANT
des services pour
la première année
où ils ont été
rattachés aux hudg.
117,597,000
3.266.000
4.163.000
5.500.000
16.192.000
1,000,000
900,000
11.570.000
5.900.000
18.200.000
1.640.000
185,528,000
^ Loi du 25 mars 1817.
624
LES FINANCES DE LA FRANGE.
spéciale, il y avait lieu à l’ouverture de C7'édits compléme^itaires ou
supplémentaires^ dans la loi de règlement définitif du budget dont
nous allons parler tout à l’heure Les inconvénients inhérents à la
fixation d’un délai aussi éloigné pour la régularisation des crédits
supplémentaires n’apparaissaient guère sous un gouvernement éco-
nome et rigoureusement contrôlé qui avait rarement recours à ces
expédients pour accroître les Allocations législatives.
Les Chambres apportaient un soin particulier à l’examen de cette
partie des dépenses publiques. Nous trouvons dans un des discours
du général Foy des renseignements précieux sur la nature des justi-
fications dont la production était exigée.
« Cette partie, disait-il, provoquera de la part des ministres ordon-
« nateurs non pas seulement un compte arithmétique, mais un rap-
« port minutieux et par articles sur tous les services faits autrement
« qu’on ne l’avait annoncé au budget, sur la nécessité qu’il y avait de
« les entreprendre, sur les causes de la différence entre les évaluations
« et les résultats. Alors, messieurs, il vous appartiendra de connaître
« si les dépenses qu’on vous présente comme improvisées n’avaient
« pas été préméditées depuis longtemps, s’il n’y a pas eu des motifs
« illégitimes pour qu’elles restassent cachées jusqu’à leur accomplis-
« sement; si elles ne dépassent pas dans l’application les attributions
« de l’autorité exécutive; si la faculté de disposer des fonds d’écono-
« mie n’a pas été un appel aux caprices du pouvoir; si l’excédant des
« dépenses sur le crédit est justifié par l’observation des formes im-
« posées pour les opérations hors ligne. Après un sévère examen, vous
« légitimerez ceux des actes de l’administration pour lesquels les rè-
« glements préexistants sur la spécialité rendraient cette sanction né-
« cessaire; vous livrerez au blâme public, ou même vous accuserez,
« conformément aux articles 55 et 56 de la Charte, le ministre qui
« aurait mal employé ou diverti à son profit la fortune de l’Etat *. »
Les ministres savaient que ce n’étaient pas là de vaines paroles,
inspirées uniquement par le désir de se mettre en règle à l’endroit de
certaines éventualités, et démenties à l’instant même par des votes
complaisants; aussi dirigeaient-ils leur administration dans les voies
de la légalité, de l’ordre et de l’économie.
Le contrôle législatif qui s’était déjà exercé sur le budget, puis sur
les crédits extraoi'dinaires, recevait son complément dans la loi des
comptes, et embrassait ainsi successivement la prévision, l’exécution
et le règlement des recettes et des dépenses. Pour atteindre ce dernier
terme, il avait fallu fixer une limite légale à la durée de Y exercice, c’est-
* Ordonnance du 1“ septembre 1827.
^ Discours du général Foy, t. I, p. 86.
LES FINANCES DE LA FRANCE.
625
i à-dire au temps pendant lequel les crédits ouverts pouvaient recevoir
[ leur application au.v dépenses publiques. Sous l’Empire, la durée de
i l’exercice était illimitée, aussi le sort des budgets était-il toujours resté
en suspens, et tous les services des années antérieures à 1814 avaient
laissé un arriéré à solder ou môme à régler. L’exercice fut désormais
limité à deux années. Pendant la première, les faits de la recette et de
la dépense s’accomplissaient. Les neuf premiers mois de la seconde
année étaient employés à compléter les opérations de liquidation et
d’ordonnancement; les payements s’effectuaient jusqu’au 1"' décembre,
et les résultats des comptes définitifs étaient fixés à la fin de ce dernier
mois. L’exercice était alors clos, et les crédits dont il n’avait pas été
fait usage étaient annulés de plein droit, sans préjudice toutefois des
droits acquis aux créanciers de l’État, (jui étaient payés sur les allo-
cations affectées par les budgets suivants à cet effet
Dans ces nouvelles conditions, l’exercice clos pouvait donner lieu
à un véritable règlement définitif. Ce règlement fut d’abord con-
fondu dans la loi du budget dont il formait une section, puis il de-
vint l’objet d’une loi spéciale dite /oi des comptes portée aux Cliambres,
dans l’année môme qui suivait l’expiration de l’exercice, avec les
pièces justificatives et la déclaration de la cour des comptes qui attes-
tait la conformité de ses arrêts avec les comptes de chaque ministère
La présentation de la loi des comptes devait précéder celle du budget
afin d’éclairer sa discussion par l’expérience des faits acquis. De cette
sorte le budget était délibéré en connaissance de cause, aucune illusion
ne se cachait derrière les formalités législatives, la situation finan-
cière du pays et les opérations de chaque ministère étaient exposées
aux pairs et aux députés par des documents volumineux et authen-
* Ordonnance du 14 septembre 1822.
® Les ministres étaient astreints à présenter à chaque session les comptes dé-
taillés de leurs opérations pendant l’année précédente; ces documents devaient être
complétés par le Compte rendu général de l'administration des finances, contenant :
1“ Le compte des contributions et revenus publics constatant l’assiette légale des
droits fixes pour les tarifs, les recettes à effectuer et les reliquats à recouvrer.
2“ Le compte des dépenses publiques récapitulant les droits constatés au profit
des créanciers de l’État, dans chaque ministère, et les suivant à travers tous les
degrés de la liquidation.
3“ Le compte des budgets établissant par exercice et par nature de “recettes et de
dépenses la comparaison des évaluations et des allocations législatives avec les re-
couvrements opérés et les payements effectués ou restant à faire.
4° Enfin les comptes distincts de la trésorerie, du mouvement des fonds, de la
dette inscrite, et de la dette flottante, apportant le complément et la preuve aux ré-
sultats généraux de tous les services. (Loi du 27 mars 1817.)
Afin de faciliter l’étude de ces documents qui analysent l’administration du pays
jusque dans ses détails les plus minimes, ils durent être rédigés par tous les minis-
tres, d’après un système uniforme de divisions. (Ordonnance du 10 décembre 1825.)
626
LES FINANCES DE LA FRANCE.
tiques, à l’aide desquels ils pouvaient se former une opinion person-
nelle sur la marche des finances, rechercher par eux-mêmes les éco-
nomies à réaliser, ou les abus à détruire, et suppléer enfin au défaut
de l’initiative ministérielle par la proposition d’amendements.
L’organisation d’un contrôle législatif sérieux entraînait, comme
conséquence nécessaire, une réforme fondamentale dans la compta-
bilité administrative. Les hommes d’État qui furent chargés du dé-
partement des finances sous la Restauration s’appliquèrent à perfec-
tionner un service où l’Empire, après avoir effectué quelques amélio-
rations réelles, laissait tant d’abus à détruire ou de lacunes à com-
bler. M. de Villèle surtout fit de cette réglementation l’objet de ses
préoccupations constantes, et c’est à son énergique et patiente initia-
tive que nous devons ces belles ordonnances, à la suite desquelles
l’ordre et la lumière ont pénétré dans toutes les parties de l’admi-
nistration de la fortune publique.
Nous nous bornerons à indiquer les traits principaux de cette ré-
forme. 11 importait d’abord de faire rentrer sous l’action immédiate du
ministre des finances, responsable devant les Chambres, tous les ser-
vices qui intéressaient directement le trésor. Le maniement des deniers
publics lui fut donc exclusivement réservé ou confié à des agents qui
relevaient de lui seul. Les autres ministres ne pouvaient qu’ordonner
la dépense, et le ministre des finances ne faisait droit à ces ordonnan-
cements qu’autant qu’ils ne dépassaient pas la limite des crédits ouverts
à chaque département. Le nombre des services spéciaux exceptés de
cette loi générale tendait à se restreindre. Les payeurs, chargés d’agir
dans les départements pour le compte des différents ministres, avaient
été réduits à un seul, qui, à son tour, veillait à l’observation rigoureuse
des crédits, n’acquittait les mandats délivi’és sur lui qu’autant qu’ils
étaient accompagnés de pièces établissant, d’une part, la dette de
l’État, et, de l’autre, sa libération par le payement qui était réclamé.
Les agents délégués par les divers ministres sur tous les points de
la France devaient avoir des écritures rédigées sur un plan uniforme,
et constatant jour par jour les degrés d’avancement de la dépense qui
leur était confiée. Ils adressaient en outre, tous les mois, des borde-
reaux de ces opérations à la comptabilité centrale, instituée spécia-
lement dans le sein de chaque ministère, pour recueillir les résultats
et les classer sur un journal et un grand-livre où ils devenaient la
base des comptes annuels publiés par les ministres. Enfin, une cor-
respondance régulière était établie entre chaque comptabilité centrale
et la comptabilité générale au ministère des finances et permettait de
vérifier l’exactitude des agents chargés de la délivrance et de l’acquit-
tement des mandats.
Le ministre des finances n’avait pas seulement recouvré celles de
LES FINANCES DE LA FRANGE. 627
ses attributions que ses collègues s’étaient arrogées, il n’était pas
seulement devenu le contrôleur général de l’exécution de toutes les
lois de finances, il avait fait cesser l’anarchie qui existait dans le sein
de sa propre administration. Les grandes régies des impôts étaient
rentrées sous sa direction.
La gestion des percepteurs, trop peu surveillée sous l’Empire, fut
soigneusement réglementée. Aux divers rôles spéciaux qui leur
étaient remis pour chaque nature de contribution, fut substitué, en
1818, un rôle unique pour toutes les cotes à recouvrer sur les quatre
contributions directes, qui ouvrait et maintenait constamment à jour
le compte de chaque contribuable. En outre, les quittances délivrées
aux contribuables se détachèrent d’un journal à souche, qui consta-
tait les versements successifs. Enfin, le percepteur dut tenir un livre
qui récapitulait les résultats de sa gestion et en faisait ressortir la
situation à l’époque de chaque versement à la recette particulière.
La comptabilité des percepteurs était donc désormais à jour, et prête
à donner instantanément son bilan à la fin de chaque mois.
Tous les actes des percepteurs, comme agents du trésor, des com-
munes et des établissements publics, furent placés sous la surveillance
immédiate et la responsabilité des receveurs particuliers et des rece-
veurs généraux.
La nature des rapports des receveurs généraux avec le trésor pu-
blic s’était heureusement modifiée. Les engagements et les rescrip-
tions qui escomptaient l’avenir et procuraient à Napoléon des res-
sources secrètes au prix de sacrifices considérables ne pouvaient
être admis par un gouvernement qui voulait la paix et le dévelop-
pement du crédit public. Les encaissements ou les versements des
receveurs généraux furent soumis aux règles du compte courant et
devinrent productifs d’intérêt.
La sollicitude du gouvernement ne se bornait pas aux revenus de
l’État, elle appliquait les mêmes règles générales de comptabilité à
l’administration des revenus des communes ou des établissements de
bienfaisance ' .
La stricte observation des lois et ordonnances était garantie par la
surveillance incessante et éclairée de la cour des comptes. Des me-
sures furent d’abord prises pour mettre ce corps judiciaire en état
de liquider promptement l’immense arriéré que l’imperfection des
procédés de vérification avait laissé s’accumuler. Puis la communica-
tion successive et régulière des opérations de la nouvelle administra-
tion, éclairée par l’adjonction des pièces qui établissaient la libération
des comptables, permit à la cour de tenir désormais son contrôle à
* Ordonnances des 23 mars 1823 et 24 décembre 1826.
628
LES FINANCES DE LA FRANCE.
jour. En outre, ses travaux étaient facilités par deux résumés géné-
raux, rédigés au ministère des finances, et indiquant par comptable,
ordre des matières, exercice, chapitre ou article du budget, les résul-
tats compris dans les comptes individuels des receveurs généraux et
des payeurs.
La loi du 27 juin 1819, en ordonnant que l’état des travaux de la
cour des comptes serait remis aux Chambres avec les comptes annuels
des ministres, donna le signal de nouvelles améliorations. Sous l’Em-
pire, les ministres avaient le droit de déterminer les pièces justifica-
tives qui accompagnaient leurs mandats, aussi le plus souvent n’en
joignaient-ils aucune, et privaient-ils la cour des éléments matériels
de son examen, «L’administration, dit la Cour dans son rapport des
« comptes de 1 838, répondant au vœu des Chambres exprimé par la loi
« du 27 juin 1819, s’est empressée dès 1822 de renoncer d’elle-rncme,
« et par une simple ordonnance, ainsi qu’elle en avait le droit, à la
« faculté exorbitante que l’article 28 de la loi du 16 septembre 1807
« laissait aux ordonnateurs. Elle a prescrit aux comptables de n’ac-
« quitter que des dépenses appuyées des titres et des documents
« propres à démontrer la réalité et la légalité de la dette de l’État et
« les a obligés à les soumettre à notre jugement... L’ordonnance du
« 14 septembre a indiqué les bases des justifications à produire; et
« des nomenclatures méthodiques de ces pièces converties entre les
« ordonnateurs et le ministre des finances ont bientôt dirigé la ges-
« tion des payeurs et secondé nos propres vérifications.»
Enfin , malgré ces mesures d’ordre et ces communications fré-
quentes, la cour des comptes rencontrait des différences et des lacunes
dans les éléments de chacun des services qu’elle devait recomposer
pour en vérifier l’exactitude. Un résumé des virements des comptes,
rédigé par la comptabilité générale, mit un terme à ces difficultés en
portant à la connaissance de la cour les changements d’imputations,
les mouvements des comptes courants et les régularisations d’écritu-
res, qui n’avaient d’autre effet que de modifier en égale proportion
la recette et la dépense. L’ordonnance qui complétait par ce dernier
document tous les moyens d’investigation qui venaient d’être fournis
à la cour des comptes établissait un lien encore plus étroit entre les
tr avaux de ce corps et ceux de la législature. La cour devait à chaque
session prononcer deux déclarations générales. Dans la première, elle
établissait la conformité de ses arrêts avec les comptes présentés par
les ministres pour l’année précédente. La seconde certifiait la concor-
dance des résultats de ses arrêts avec ceux du règlement légal de
l’exercice expiré^. Ainsi, grâce à ces précautions, pas un denier ne sort
^ Ordonnance du 9 juillet 1826.
LES FINANCES BE LA FRANCE.
G-9
des mains des contribuables, sans que son passage à travers tant de
caisses diverses ne soit reeherché et signalé jusqu’à son emploi dé-
finitif, et sans que la légalité de cbacune de ces opérations multiples
n’ait été complètement démontrée.
Tel est dans ses points principaux le système de comptabilité pu-
blique donné à la France par les hommes d’État de la Restauration,
et surtout par M. de Villèle. Si nous y découvrons l’auxiliaire fécond d’un
régime de libre examen et de publicité sans réserve, nous savons
aussi que, malgré son admirable régularité, il ne suffirait jamais à lui
seul pour maintenir l’ordre et l’économie dans nos finances. En effet,
loin de pouvoir suppléer un contrôle législatif indépendant, c’est de
ce contrôle qu’il tire sa force et son autorité; s’il devait en tenir lieu,
il ne servirait plus qu’à constater timidement des abus qu’il serait
impuissant à détruire.
Celle série de mesures sagement calculées pour développer le con-
trôle de la cour des comptes et de la législature, sans apporter des
entraves fâcheuses à la liberté d’action du pouvoir exécutif, donnè-
rent à l’État un crédit qui fut employé avec autant d’habileté que de
ménagement, d’abord à l’acquittement des charges extraordinaires
léguées par la dictature, ensuite à des améliorations réelles.
La dette flottante, nous l’avons vu, avait d’abord pourvu aux pre-
miers besoins, mais elle ne constituait qu’un secours temporaire;
aussi, dès que les circonstances le permirent, fut-elle immédiatement
soulagée de la plus forte partie de ses engagements, soit par des con-
tributions extraordinaires, soit par l’aliénation de certains domaine^
soit surtout par des émissions et des négociations de rente propor-
tionnées aux ressources de la place.
En même temps que le gouvernement rejetait ainsi sur l’avenir
une partie notable des charges du passé, il s’appliquait à en alléger
le fardeau. La caisse d’amortissement reprenait son véritable caractère;
ses opérations étaient désormais séparées de celles de la caisse des
dépôts et consignations, avec lesquelles elles avaient été confondues
à dessein. Enfin, une dotation considérable, 40,000,000, lui était
affectée annuellement, et était employée en rachats de rentes au
cours de la bourse, qui avaient le double avantage d’éteindre progres-
sivement une partie de la dette inscrite, et de contribuer à relever le
cours des fonds publics. Si nous voulons nous faire une idée exacte
de l’importance qui était alors attachée à l’amortissement, il nous
suffira de nous reporter au texte de l’art. 186 de la loi du 28 avril
1816 : « Il ne pourra, y est-il dit, dans aucun cas et sous aucun pré-
texte, être porté atteinte à la dotation de la caisse d’amortissement.
Cet établissement est placé, de la manière la plus spéciale, sous la
surveillance et la garantie de l’autorité législative. »
630
LES FINANCES DE LA FRANGE.
La loi du 25 mars 1817 accrut encore la dotation de la caisse d’a- s'
mortissement des produits de l’aliénation d’une partie des forets de
l’État Elle donnait en même temps au ministre la faculté de créer lé
oO millions de rente pour acquitter les dettes exigibles, et fixait un n
dernier terme à la liquidation de l’arriéré impérial.
Malgré l’accumulation de ces charges, le crédit de l’État se dévelop-
pait progressivement. Les négociations de rentes s’opéraient à des con-
ditions chaque jour moins onéreuses. En 1821, le gouvernement
sentit son crédit assez affermi pour introduire dans le régime des
emprunts de l’État la publicité et la concurrence. Les conséquences
financières de nos désastres s’effaçaient progressivement, la richesse
du pays se développait sous l’impulsion d’une administration con-
stamment stimulée elle-même par les discussions des Chambres; les
transactions privées trouvaient des facilités qui ne leur avaient jamais
été accordées ; le commerce extérieur, interrompu par une guerre
de plus de vingt années avec l’Angletei’re, se relevait de ses ruines,
en même temps que l’industrie nationale recevait des lois de douanes |
et de certaines allocations budgétaires la protection et les encoura- 1
gements indispensables à ses débuts. L’affluence de l’argent vers les i ?
caisses publiques permettait de réduire peu à peu le taux de l’intérêt
de la dette flottante. En 1824 la rente s’éleva, pour la première fois
depuis 1789, au-dessus du pair; M. de Villèle, qui réunissait à un
rare esprit d’ordre et d’économie la connaissance profonde des
ressources du pays et la volonté énergique de les mettre à profit,
réussit plus que tout autre à obtenir d’aussi importants l ésultats.
Un acte de justice et de bonne politique restait à accomplir ; il
fallait indemniser les propriétaires révolutionnairement dépossédés,
et mettre ainsi un terme à la dépréciation qui persistait à frapper la
partie considérable de la propriété foncière qui avait été confisquée
et aliénée par l’État. M. de Villèle voulut payer cette dernière charge
de la dictature révolutionnaire, sans grever le ti’ésor ni le grand-
* L’aliénation des forêts avait été vigoureusement combattue par l’extrême droite.
-AI. de Donald, l’un de ses orateurs les plus éloquents, se plaignait d’une mesure qui
atteignait « les forêts, berceau des peuples naissants, asile des peuples malheureux,
le plus précieux trésor des peuples policés, filles des temps plutôt qu’ouvragé de
i’homme. » Ce style, fortement imagé, était alors très en vogue. M. Lainé, dans la
discussion du budget de 1817, jugeait ainsi l’administration impériale; « Sous
l’Empire, l’administration était un char armé de faux. » Le changement de mode,
<iui a fait justice de ces figures ambitieuses, n’est pas de nature à attrister ceux
qui regrettent le régime parlementaire, car c’était certainement par ses beaux
côtés qu’il avait obtenu leur adhésion. Quant aux rares admirateurs de ce style su-
ranné, ils ont dû se pâmer d’aise envoyant reparaître, dans des documents récents,
le char écrasant des révolutions , le pilote, le gouvernail, les ecueils, et d autres
réminiscences de leur école favorite.
LES FINANCES DE LA FRANCE. 631
livre; la conversion des rentes lui parut la combinaison la plus favo-
rable pour atteindre ce but. Après avoir assuré le succès de son plan
par des traités conclus avec les principaux banquiers de Paris, il pro-
posa aux Chambres une loi qui offrait aux rentiers l’alternative du
remboursement au pair, ou de l’écliange de leur rente 5 pour 100
contre une rente 5 pour 1 00 au cours de 75 fr. L’option des rentiers
pour le dernier terme de l’alternative n’était pas douteuse ; mais l'o-
pération , qui devait procurer une réduction annuelle d’environ
1 pour 100 sur les arrérages de la dette publique, fut repoussée
dans la Chambre des pairs par une coalition formée des ennemis
du cabinet. Le vénérable M. de Quélen, archevêque de Paris, fut l’in-
strument involontaire de cette intrigue, et contribua au rejet de la
mesure en prononçant un discours où les souffrances imaginaires
qui devaient résulter de son adoption étaient retracées avec une
chaleureuse émotion.
Il fut nécessaire de recourir à une autre combinaison moins avan-
tageuse. Du l"juin 181G au 25 juin 1825, c’est-à-dire pendant neuf
ans, la caisse d’amortissement avait racheté, pour une somme de
605,733,455 fr., 57,505,104 fr. de rente, et avait presque ainsi
doublé sa dotation primitive. L’action de ses rachats fut désormais
limitée à ceux des fonds publics qui n’atteindraient pas le pair, et l’an-
nulation des rentes ainsi rachetées du 22 juin 1825 au 22 juin 1830
fut ordonnée à l’avance. En même temps le ministre des finances était
autorisé à offrir aux porteurs de rente 5 0/0 la conversion de leurs
inscriptions en titres de création nouvelle, soit à 4 1/2 pour 100 au pair,
garantis pendant dix ans contre tout remboursement, soit à 3 pour
100 à raison de 75 fr. L’annulation des rentes qui devaient être ra-
chetées par la caisse d’amortissement et la réduction d’intérêts ré-
sultant de la conversion facultative atténuèrent singulièrement le
poids des charges que l’allocation de 30,000,000 de rente, 3 . pour
100, aux propriétaires dépossédés, plus connue sous le nom du mil-
liard des émigrés, ajoutait à celles déjà inscrites sur le grand-livre. En
effet, l’indemnité n’atteignit pas 26 millions de rente; la conversion
facultative procura d’abord une réduction de 6 millions dans les inté-
jêts de la dette publique, puis le chiffre des rentes annulées par l’a-
mortissement de 1825 à 1830 s’éleva à 14,665,078 francs de rente
3 pour 100.
Ala fin delà Restauration, les contributions indirectes témoignaient
de la prospérité générale par l’accroissement de leurs produits, qui,
sans modification de tarif, dépassaient de 212 millions les chiffres
précédemment acquis. Les contributions directes, qui sont pour ainsi
dire à l’abri de ces variations, atteignaient presque la moitié du bud-
get de recette. Les hommes sages qui dirigeaient alors nos finances
G32
LKS FINANCES DE LA FRANCE.
ne croyaient pas que les dépenses publiques dussent nécessaire-
ment suivre une progression plus forte ou même égale; ils s’appli-
quaient au contraire à réaliser d’imporlantcs économies. Les dépenses
des services relevant immédiatement du ministre des finances avaient
à elles seules subi une réduction de plus de 20 millions , celles des
contributions indirectes et de l’enregistrement avaient été diminuées
de 7,815,000 fr. Les contribuables avaient profité, dans une large
proportion, de ces excédants de recette et de ces économies ; les sa-
crifices extraordinaires qu’ils avaient dû supporter après la chute de
l’Empire étaient compensés par des dégrèvements successifs sur les
contributions directes, dont le chiffre total atteignit 92 millions h
* Voici, d’après le rapport au roi du 15 mars 1850, le résumé de ces économies
Service de la perception des contributions directes .
Intérêts de la dette flottante
— des cautionnements. .......
Service du trésor. { — sur le recouvrement des contrib’ dir®
Jlouvement des fonds
Service des payeurs extérieurs
iPcrsonn g1
"
Matériel .
Total.
2.420.000
7.100.000
1,000,000
3,000,000
5.489.000
500.000
2.550.000
700.000
20,759,000
Ces économies avaient amené la suppression de huit cents employés
En outre, les différentes régies des revenus publics avaient réduit leurs dépenses
dans les proportions suivantes.
La direction générale de 1 enregistrement. | jgg départements
!
— des forêts
— des douanes, à Paris.
— des contributions indirectes . |
L’administration de la loterie |
Celle de la monnaie dans les départements
Total
A Paris
Dans les départements
A Paris
Dans les départements
A Paris
Dans les départements
591.000
252.000
227.000
1,861,000
290.000
2.151.000
4.859.000
800.000
800,000
85,000
11,674,000
Le service départemental des douanes et de l’administration des postes avait, il
est vrai exigé un supplément de 7,294,000 fr., mais cet accroissement de charges
était l’heureuse conséquence du développement de ces deux services et de l’augmen-
tation de leurs produits. , , , r
Nous empruntons au même document le calcul des dégrèvements successifs ac-
cordés à la propriété foncière ; i 1 o 990
Sur le principal de l’impôt foncier. . ......
A la contribution foncière. . . 58,6o5,24oj
A la contribution personnelle et ( po fZAn
mobilière 18,741,221 t>8,3li,u//
V Des portes et fenêtres 10,890,610)
X frais de perception 5,429,048
Total 91,865,347
Centimes additionnels.^
Centimes affectés aux
LES FINANCES DE LA FRANCE. 633
Cependant les services publics étaient largement rétribués. Les
pertes de notre matériel militaire étaient réparées, un contingent
annuel de 60,000 hommes ^ suffisait pour recruter l’armée sans pri-
ver l’agriculture de ses bras ni imposer aux familles les sacrifices
qui avaient rendu la conscription impériale si odieuse. Les établisse-
ments maritimes, si injustement délaissés sous l’Empire, se relevaient
peu à peu : la France avait retrouvé son influence et son rang en Europe.
Elle avait pu, sans déranger l’équilibre de ses finances, envoyer ses
troupes partent où sa politique l’exigeait, en Espagne, en Morée, et,
malgré le mauvais vouloir de l’Angleterre, préparer une puissante
expédition contre la régence d’Alger. Pour acquitter les frais de ces
deux dernières guerres, un emprunt de 80 millions 4 pour 100 avait
été mis en adjudication et soumissionné au prix extraordinaire de
102 fr. 07 c. 1/2 par M. de Rothschild, dont le nom est si honorable-
ment lié au développement de notre crédit public. Les budgets
de 1828 et de 1829 se réglaient par un excédant final de re-
cettes; celui de 1850 atteignait à peine 985 millions ; sur ce chiffre,
le gouvernement se proposait, à l’aide de la conversion des rentes et
d’emprunts momentanés à une partie des ressources de la caisse
d’amortissement, de prélever annuellement 80 millions pour les em-
ployer à l’exécution de grands travaux publics, quand la Révolution
qui le renversa sortit des fatales ordonnances du 26 juillet 1850.
La Restauration avait trouvé la France appauvrie et affaissée sous
le poids de ses charges; elle la laissait riche avec des finances admi-
rablement réglées et un crédit éprouvé. Quelques chiffres compléte-
ront cette démonstration. Malgré les guerres d’Espagne, de Morée
d’Algérie, malgré le milliard des émigrés, la dette inscrite au profit
des particuliers, après avoir dépassé 195 millions, n’était plus que
de 164 millions. En moins de quatorze ans la caisse d’amortissement
avait racheté ou annulé 52 millions de rentes, représentant un capital
d’environ 955 millions, soit le quart même de la dette. Quant à la
dette flottante, elle ajoutait fort peu de chose aux charges de l’État ;
elle était seulement de 250 millions, sur lesquels 174 millions
constituaient des découverts qui provenaient, pour 87 millions, d’un
déficit antérieur à 1814, et qui, pour le surplus, étaient garantis par
une créance sur l’Espagne, remboursable par annuités dont les ter-
mes n’ont cessé d’être acquittés qu’à partir de 1854,
* Loi du 9 juin 1824. La loi du 10 mars 1818 n’avait tlAè le contingent qu’à
40,000 hommes.
Décembre 18C1.
42
634
LES FINANCES DE LA FRANCE.
IV
Une crise générale éclata immédiatement après la Révolution dejuil-
let 1830. En présence des incertitudes de l’avenir, les ateliers se fer-
maient, les affaires étaient presque suspendues, les fonds publics su-
bissaient une forte dépréciation. L’État s’imposait de grands sacrifices
pour accorder des subventions au commerce et à l’industrie, pour ve-
nir, par l’entreprise de travaux publics extraordinaires, au secours
des classes ouvrières et pour se mettre en état, par des armements
coûteux sur terre et sur mer, de faire face aux menaces des éven-
tualités extérieures. Au moment même où les charges du trésor
devenaient plus lourdes, ses ressources étaient notablement amoin-
dries; soit par la diminution des produits des contributions indi-
rectes, soit par la concession intempestive qui, en réduisant le droit
de détail sur les boissons de 15 à 10 pour 100, imposait à nos finan-
ces une perte annuelle de 30 à 40 millions, atteignait un impôt
parfaitement justifié et donnait l’exemple trop suivi depuis de dégrè-
vements dont le premier résultat est d’aggraver la crise financière
au milieu de laquelle ils sont décrétés.
Le gouvernement du roi Louis -Philippe pourvut de diverses ma-
nières aux excédants de dépenses et aux insuffisances de recettes que
nous’^ venons de signaler. Une aliénation des bois de l’État produisit
près de 115 millions. En outre, une surtaxe extraordinaire de trente
centimes par franc était ajoutée à la contribution foncière de l’année
1831, des retenues proportionnelles étaient opérées sur les traitements
des fonctionnaires publics, les contingents de la contribution mobi-
lière et des portes et fenêtres étaient augmentés de 20 millions, les
droits d’enregistrement sur les successions collatérales ou dévolues à
des personnes non parentes du testateur étaient portés à un taux
plus élevé. On eut également recours au crédit; un emprunt na-
tional au pair fut ouvert, alors que le cours de la Bourse était infé-
rieur au pair de la rente. 20 millions seulement répondirent à cet
appel, qui fut suivi d’autres emprunts moins exclusivement fon-
dés sur le patriotisme des capitalistes, mais qui furent négociés avec
plus de succès, parce que j^les conditions en étaient plus conformes
aux vrais principes du crédit public. Les charges extraordinaires des
années 1830, 1831, 1832 et 1833 dépassèrent 726 millions.
La gestion financière des ministres de la Restauration avait été
635
LES FINANCES DE LA FRANCE.
l’objet d’attaques aussi violentes qu’injustes, auxquelles leurs suc-
cesseurs n’avaient pas même toujours le bon goût de rester étrangers.
L’expérience des affaires ne tarda pas à convaincre ces derniers que
les économies qui devaient constituer la chimcre du gouvernement à
bon marché étaient irréalisables, que ces récriminations passionnées
ne les aidaient nullement à surmonter les difficultés de la situation,
et qu’ils devaient, comme leurs devanciers, réserver toute leur éner-
gie à contenir le progrès des dépenses extraordinaires, en demandant
de nouvelles garanties au contrôle législatif et à la sévérité des règles
de la comptabilité.
La première mesure de ce genre fut la disposition de la loi du
25 janvier 1831 qui consacrait un nouveau triomphe de la spécialité
des crédits, en l’appliquant à chaque chapitre de budget ministériel,
qui ne dut comprendre à l’avenir que des services corrélatifs et de
même nature.
Cette disposition a été vivement attaquée depuis le sénatus-consulte
du 25 décembre 1852, qui l’a abrogée, et de nombreux documents
officiels se sont efforcés d’en démontrer les inconvénients. On a pré-
tendu que le vote du budget par chapitre entraînait, comme consé-
quence nécessaire, l’absorption du pouvoir exécutif parla législature.
Or il n’en est rien. 11 n’est pas vrai que, sous le régime de la spécia-
lité, les Chambres pénètrent les détails les plus intimes des» services
publics, entravent la liberté d’action de ceux qui les dirigent, ou
disposent des emplois. Veut-on dire seulement que ce système as-
sure aux assemblées législatives une influence sérieuse sur la mar-
che des affaires, en les appelant non-seulement à juger si le chiffre
total des dépenses est en rapport avec les ressources du pays, mais
encore si chaque grand service est convenablement doté : on constate
alors un fait naturel sous un gouvernement représentatif, la mise en
pratique d’un des grands principes de 1789 h II est impossible
de concilier le libre vote de l’impôt et de son emploi avec l’inter-
diction absolue par la législature d’approuver souverainement la ré-
partition des crédits entre les diverses branches des services publics.
Le système qui, après avoir reconnu la nécessité d’un contrôle lé-
gislatif, prononcerait cette interdiction ne serait pas conséquent avec
lui-même; il réussirait certainement à mettre l’administration à l’abri
des empiétements de la représentation nationale, mais il n’aurait pas
donné à celte dernière des garanties réciproques, et l’aurait réduite
au rôle le plus effacé.
* Chaque citoyen a le droit, par lui-même ou par ses représentants, de constater
la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d en suivvc l etn—
plot et à'en détermiTier la quotité, l’assiette et la durée. (Arl. XIV de la Déclaration
des droits.)
636
LES FINANCES DE LA FRANCE.
Que les principes de spécialité posés par la loi de 1851 aient été
un peu exagérés par l’application minutieuse qu’ils ont souvent
reçue, nous l’admettons sans hésiter; nous reconnaissons aussi que
des oppositions mesquines ou même tracassiéres ont pu en profiter
pour créer quelques embarras à l’administration; néanmoins ces
embarras ont toujours été surmontés, et, comme nous nous préoc-
cupons plutôt des intérêts des administrés que de la commodité des
administrateurs, nous n’bésitons pas à préférer ces inconvénients
aux dangers plus réels des témérités que le système contraire peut
autoriser.
L’extension du régime de la spécialité devait donner lieu à l’ouver-
ture plus fréquente de crédits supplémentaires pour les services qui ne
pouvaient être, comme nous l’avons dit plus haut, fixé avec précision
quant au chiffre, au moment du vote du budget, et dont les excédents
de dépenses, généralement couverts parles excédants de recettes des
autres chapitres de la même section spéciale, n’exigeaient, à l’époque
de la présentation de la loi des comptes, que des crédits complé-
mentaires peu importants. La faculté d’ouvrir des crédits supplémen-
taires pouvait fournir aux ministres le moyen de s’affranchir de la
gêne que la spécialité des chapitres leur imposait et devenir ainsi
la source de désordres financiers; elle fut l’objet d'une réglementa-
tion nouvelle. Les ordonnances royales ne durent accorder ces crédits
que « pour subvenir à l’insuffisance dûment justifiée d’un service
porté au budget ; » elles devaient être insérées au Bulletin des Lois et
réunies en un seul projet de loi soumis à la sanction de la législa-
ture à sa prochaine session. Enfin elles devaient s’appliquer exclusi-
vement à certains chapitres dont la loi du budget contenait la nomen-
clature et que l’on appelait services votés^ par opposition aux services
définitifs, qui ne pouvaient recevoir aucun complément^.
Quant aux dépenses urgentes et imprévues, on continuait d’y
pourvoir par des crédits extraordinaires, qui, conformément aux
règles précédemment établies, étaient également régularisés par les
Chambres, dans la session qui suivait leur ouverture. Les ordonnan-
ces royales qüi les autorisaient devaient indiquer les moyens de les
couvrir. On a prétendu à tort que la distinction entre les crédits
supplémentaires et extraordinaii'es n’était que fictive. Les ministres
responsables qui se faisaient ouvrir les uns et les autres étaient peu
exposés à se tromper sur leur nature.
Au moment même où les travaux publics allaient recevoir une vi-
goui'euse impulsion, de sages précautions étaient prises pour que les
ressources de l’État ne fussent pas inconsidérément engagées dans
* Loi du 24 août 1855.
LES FINANCES DE LA FRANCE. CZ)7
un trop grand nombre d’entreprises, ou qu’elles ne fussent pas dé-
tournées de celles qui étaient d’une incontestable utilité publique
au profit de travaux de pur embellissement, vers lesquels la vanité
des administrateurs aurait pu se sentir portée. « Nulle création, aux
frais de l’État, d’une route, d’un canal, d’un grand pont sur un lleuve
ou sur une rivière, d’un ouvrage important dans un port maritime,
d’un édifice ou d’un monument public, ne pouvait avoir lieu qu’en
vertu d’une loi spéciale. La demande du premier crédit devait être
nécessairement accompagnée de l’évaluation de la dépense totale. »
Les lois de 1833 et de 1841, qui réglementaient l’expropriation pour
cause d’utilité publique donnaient de nouvelles garanties à l’exécution
de cetledisposition, en même temps qu’elles accordaient une protection
plus efficace à la propriété privée.
Les renseignements les plus variés sur la situation des ressoui*ces
de l’État et les causes des dépenses durent être communiqués aux
Chambres et leur donnèrent le moyen d’étendre sur les actes de l’ad-
ministration une surveillance qui était le meilleur garant de l’exécu-
tion des lois. C’est ainsi que les ministres remettaient annuellement
à la législature les états détaillés de tous les marchés au-dessus de
50,000 fr.; des logements accordés dans les bâtiments domaniaux;
des souscriptions à divers ouvrages; des pensionnaires admises dans
les maisons d’éducation de la Légion d’honneur; des bourses dans
les établissements universitaires et les écoles relevant du ministère de
la guerre; le compte spècial des travaux militaires extraordinaires
effectués en Algérie ; celui de l’inscription maritime, des équipages
de ligne, de l’état des bâtiments de la Hotte , des approvisionnements
des arsenaux et des constructions navales ; le tableau des emprunts
contractés par les départements et les communes et les établissements
publics; enfin le compte des matières appartenant à l’État dans cha-
que service.
Le rapport annuel que la cour des comptes adi’cssait au roi sur
l’ensemble et les détails de la comptabilité publique, et qui appelait
l’attention du souverain sur les réformes suggérées par un examen
approfondi, ne resta plus secret, fut distribué aux membres des
Chambres et leur permit d’exercer avec moins d’incertitude leur ini-
tiative constitutionnelle sur les matières financières’. La fixation du
30 septembre de la seconde année, au lieu du 30 novembre, pour la
clôture de l’exercice, donna à l’administration des finances et à la cour
des comptes plus de temps pour coordonner les éléments épars du
règlement définitif des dépenses et des recettes. Enfin le trésor pu-
blic était pour toujours mis à l’abiâ des charges que l’arriéré des
* Loi du 21 avril 1852.
<338
LES FINANCES DE LA FRANCE.
exei’cices clos pouvait faire peser sur lui par la prescription des dettes
de chaque exercice, cinq années après son règlement définitif.
A la suite des malversations de Kessner, caissier central au trésor,
les mesures les plus propres à empêcher les détournements des de-
niers publics par les comptables avaient été adoptées. La pu-
blicité et la concurrence devenaient les conditions essentielles des
marchés conclus par l’administration. Les actes des receveurs géné-
raux, receveurs particuliers, percepteurs et payeurs, étaient désormais
soumis à un contrôle périodique. Le zèle des agents chargés de la
perception des impôts était énergiquement stimulé par la disposition
qui les rendait responsables du montant des recouvrements qui leur
étaient confiés, à moins qu’ils ne justifiassent que leurs efforts pour
opérer ces recouvrements avaient été infructueux. Des règlements sur
la comptabilité des matières étaient élaborés dans les différents mi-
nistères, et l’ordonnance du 51 mai 1838, qui régit encore aujour-
d’hui la comptabilité publique, révisait celles des dispositions de l’ad-
mirable ordonnance du 14 septembre 1822 qui n’étaient plus en
harmonie avec les perfectionnements obtenus depuis quinze ans.
Le gouvernement de Louis-Philippe continuait les traditions d’or-
dre de la Restauration; il ne tarda pas [à en recueillir les fruits.
Dès 1835, les fonds publics se relevaient de leur dépréciation, et la
rente 5 pour 100 atteignait le pair, qu’elle dépassa toujours jusqu’au
24 février 1848. Les rentes 4 1/2 et 4 pour 100, malgré les diffé-
rences d’intérêt, suivaient d’assez près le 5 pour 100. Quant à la
rente 5 pour 100, son cours moyen, de 1834 à 1847, flotta entre
78 et 84 fr., et en 1847, année exceptionnellement défavorable, il
était encore de 77 fr. 4 1/2. Chaque exercice attestait les progrès
de la fortune du pays par l’augmentation des revenus des contri-
butions indirectes. La suppression de la loterie et des jeux faisait
cesser une cause de démoralisation et enlevait au trésor 15 mil-
lions, qui se retrouvaient dans l’accroissement normal des autres
impôts. Des travaux d’utilité publique s’exécutaient sur toute la
surface du territoire. La voirie prélevait des sommes considéra-
bles sur le budget, et les améliorations qu’elle recevait embras-
saient les chemins vicinaux comme les routes et les canaux. La con-
quête de l’Algérie, ce legs glorieux de la Restauration, exigeait cha-
que année, pour son achèvement et sa consolidation, des sommes
énormes, dont l’avenir seul devait procurer la compensation. Malgré
toutes ces dépenses, le budget fut en équilibre de 1835 à 1840, et
l’amortissement avait presque entièrement effacé du grand livre les
conséquences financières de la crise de 1830. ^
L’équilibre ne put se maintenir longtemps dans les conditions où il
avait été établi. Les complications survenues en 1840 dans la question
LES FINANCES DE LA FRANCE. 639
d’Orient avaient porté les budgets de la guerre et de la marine pour
1 840 et 1 841 , à un chiffre exceptionnellement élevé, et ajouté pour les
exercices suivants, aux charges résultant des travaux pacifiques ordon-
nés par les lois de 1833 et 1837, l’énorme dépense des fortifications
de Paris, ainsi que celle de la mise en état de défense de nos ports et de
nos frontières. La loi du 25 juin 1841 affecta à ces divers objets
500 millions à répartir entre plusieurs exercices. En outre, la con-
struction des lignes les plus importantes du réseau de nos chemins
de fer ne pouvait plus être ajournée, et l’industrie privée n’était ni
assez confiante ni assez puissante pour en faire seule les frais. Après
plusieurs années d’une discussion approfondie, la loi du 11 juin 1842
posa les bases du concours de l’État à la construction des chemins
de fer, et accorda un premier crédit de 126 millions.
L’administration ne pouvait différer ces dépenses, qu’elle était
obligée d’accumuler sur quelques exercices; elle demanda donc à des
ressources extraordinaires les moyens que ne pouvaient lui fournir
les excédants réguliers des recettes sur les prévisions budgétaires. Des
emprunts autorisés en 1837 et en 1841 procurèrent 550 millions. La
caisse d’amortissement, de son côté, consacra une partie de ses reve-
nus annuels à l’extinction de ces charges. Dès 1825, nous l’avons vu,
elle 'n’opérait plus ses rachats que sur les fonds qui étaient cotés
au-dessous du pair. Sa dotation s’augmentait depuis l’emprunt
de 1829 de 1 pour 100 du capital de chaque emprunt pour son
amortissement spécial. La dotation ainsi enrichie, et les rentes ra-
chetées depuis 1 816 furent réparties entre les divers fonds et les parts
affectées à ceux qui avaient dépassé le pair formèrent une réserve
constituée en bons du trésor, destinée soit au rachat à la Bourse si
le pair était perdu, soit à couvrir partiellement, jusqu’à due concur-
rence, les emprunts mis en adjudication*^. Une combinaison ingénieuse
simplifia cette dernière opération, en prescrivant de consolider tous
les six mois le montant de la réserve en renies au profit de la caisse*.
Les capitaux dégagés par cette consolidation servirent d’abord de
fonds extraordinaire pour les travaux publics®, puis, à dater du 1®'^ jan-
vier 1842, furent employés, sous une forme un peu différente, à une
fin presque identique, c’est-à-dire à l’extinction des découverts des
budgets depuis 1840*. C’est ainsi que de 1833 à la fin de 1847, les
réserves de l’amortissement ont pu à la fois solder des travaux extraor-
dinaires et atténuer les découverts du trésor pour une somme de
plus de 910 millions.
* Loi du 10 juin 1853.
® Loi du 17 avril 1855.
5 Loi du 17 mai 1837.
du 25 juin 1841.
LES FINANCES DE LA FRANCE.
GiO
Néanmoins l’action libératrice de l’amortissement n’avait pas été
suspendue, le montant de ses rachats, du 22 juin 1853 au
mars 1848, s’éleva à 14,568,87G fr. de [rentes, représentant un ca-
pital de 570,078,425 f‘r. lifi outre, 52 millions de rentes avaient été
annulés de 1855 à 1855.
La partie des dépenses extraordinaires qui n’avait pas été acquittée
par les emprunts ou la réserve de l’amortissement était restée à la
charge de la dette flottante, qui s’élevait, au l®"^ janvier 1848, à
650 millions, en y comprenant l’excédant de l’actif du trésor, un peu
supérieur à 50 millions. Le chiffre total des découverts des budgets
était donc alors de 580 millions, dont 174, ainsi que nous l’avons dit
plus haut, étaient antérieurs à laRévolution de 1850.
Depuis le 24 février 1848, on a cherché plus d’une fois, soit à
faire remonter la responsabilité des difficultés financières à la situa-
tion de la dette flottante laissée par le gouvernement du roi Louis-
Philippe, soit à assimiler les découverts des derniers budgets de la
monarchie constitutionnelle à ceux qui se sont produits plus tard. Il
importe donc d’examiner les charges définitives que la dette flottante
faisait peser sur le pays, et la situation financière dans laquelle les
découverts s’étaient produits.
Dans le chiffre total de la dette flottante figuraient, au 24 février,
comme éléments remboursables, à des termes dont le plus éloigné ne
dépassait pas une année, les bons du trésor, pour environ 318 mil-
lions, et le crédit du compte courant des caisses d’épargne, s’éle-
vant à 65 millions. Mais là ne se bornaient pas les engagements
du trésor, qui pouvait encore être mis en demeure de rembourser
295 millions aux déposants des caisses d’épargne.
Ces caisses, fondées sous la Restauration, avaient pris un grand dé-
veloppement sous la monarchie de Juillet. Au moment môme où il fer-
mait les maisons de jeux, le gouvernement, voulant encourager les
classes laborieuses à la prévoyance et à l’économie, présenta aux
Chambres, qui l’adoptèrent, un projet de loi destiné à généraliser
dans toute la France les opérations des caisses. Par l’entremise de
ces établissements, les moindres épargnes pouvaient s’accumuler et
fructifier, sous la garantie de l’État, tout en restant à la libre disposi-
tion des déposants. On espérait en outre que ces petits capitaux, ainsi
accumulés, se convertiraient au bout d’un certain temps en rentes sur
l’État, et que la répartition progressive des titres de la dette publique
dans les classes les moins aisées les attacherait davantage à la conser-
vation de l’ordre social. Les dépôts rapportaient un intérêt fixe
de 4 pour 100, payé par la caisse des consignations, chargée de cen-
traliser les fonds des caisses. Telle était la loi du 5 juin 1835. Le
succès de cette mesure dépassa toute attente, et, dès 1837 , une loi venait
LES FINANCES DE LA FRANGE.
641
au secours du trésor, surchargé par les dépôts, en autorisant la conso-
lidation en rente 4 pour 100 de 100 millions au pair au profit de la caisse
des consignations. Mais un fort petit nombre de déposants convertissait
ses capitaux en rentes; l’administration ne tarda pas à s’apercevoir
que les modestes versements des ouvriers ou des domestiques étaient
singulièrement dépassés par ceux des familles riches ou aisées, qui,
povivant disposer de plusieurs livrets, considéraient comme défi-
nitif un placement où elles trouvaient le double avantage d’un revenu
au moins égal à celui des rentes et de la libre disposition de leur
capital. La loi du 5 mai 1845 s’était proposé de conjurer les em-
barras que cet état de choses pouvait créer au trésor public, en facili-
tant la conversion en rentes des dépôts et en fixant en même temps
un maximum au chiffre du crédit de chaque compte. Ces améliorations
étaient trop timides pour remplir pleinement leur but ; il avait fallu
recourir de nouveau au système de consolidation inauguré en 1837.
« C’est avec ces ressources, disait le rapporteur de la Chambre des
pairs, que la caisse des consignations, et à son défaut le trésor, de-
vraient donc dans un temps de crise faire face à tous les rembourse-
ments demandés. » Ainsi, en outre de ses bons, s’élevant un peu au-
dessus de 500 millions au 24 février 1848, le Trésor pouvait être
mis en demeure de rembourser, à bref délai, 355 millions, mon-
tant des dépôts faits aux caisses d’épargne.
Cette situation de trésorerie peu normale ne causait pas de vives
inquiétudes, car elle n’était pas l’indice d’un déficit réel. A l’exception
des 65 millions qui rentraient dans la dette flottante, le surplus des
dépôts des caisses d’épargne était représenté dans le portefeuille
de la caisse des consignations par des contre- valeurs de premier or-
dre. Quant aux 630 millions qui formaient l’ensemble de la dette flot-
tante, ils ne constituaient pas un arriéré irréductible. 11 fallait
en déduire immédiatement l’excédant de l’actif du trésor, qui rédui-
sait, au l®' janvier 1848, les découverts du budget à 580 millions, sur
lesquels il y avait à recouvrer, à des époques plus ou moins rappro-
chées, 152 millions avancés aux compagnies de chemins de fer,
plus de 80 millions dus par l’Espagne et une créance de 15 millions
environ sur la Belgique pour l’expédition d’Anvers.
Ainsi la dette flottante et les découverts n’imposaient, à titre de
charge définitive à nos finances, qu’une somme de 333 millions.
Cette charge pouvait être considérée comme légère, quand on ré-
fléchissait que le chiffre des rentes inscrites au profit des particu-
liers, qui atteignait 164 millions en 1830, ne dépassait pas 176 mil-
lions, et que l’on avait traversé dix-huit années pendant lesquelles
on avait, avec l’aide de l’amortissement et de l’accroissement annuel
des contributions indirectes, réussi à effacei- complètement les traces
C42
LES FINANCES DE LA FRANCE.
(le la crise financière de 1830, à défrayer les armements extraordi-
naires de 1840 à 1841, et à se procurer un milliard pour l’achève-
ment de la conquête de l’Algérie, et près d’un milliard et demi pour
l’exécution de grandes entreprises d’utilité générale, sans autre aug-
mentation d’impôts que celle qui avait eu lieu en 1852, et sans léguer
d’autres charges à l’avenir que 12 millions de rentes, et 533 millions
pour la partie des découverts qui n’était pas susceptible de recouvre-
ment.
L’état des finances en lui-même était excellent et autorisait à envi-
sager l’avenir avec sécurité. Les budgets étaient rédigés dans des
conditions qui permettaient au pays de connaître les éléments de la
situation financière. On ne cherchait pas à dissimuler les déficits
prévus pour les exercices pendant lesquels des travaux extraordi-
naires s’exécutaient, par Fatténuation fictive de la dépense, ou l’exa-
gération de la recette; on n’attachait aucun prix à un équilibre appa-
rent entre les dépenses et les recettes, qui se serait évanoui dès les
premiers jours de l’exercice. L’accroissement des contributions indi-
rectes et les réserves de l’amortissement devaient former la plus
grande partie des ressources néêessaires pour terminer le réseau
des chemins de fer (dont les grandes lignes étaient toutes achevées
ou concédées et en cours d’exécution), jusqu’au jour prochain où
l’industrie se serait sentie assez forte pour agir par elle-même.
En présence de toutes ces considérations et de l’affluence toujours
croissante avec laquelle les capitaux se portaient vers les bons du tré-
sor, on n’attachait pas assez d’importance aux charges de la dette
flottante. Les précécients qui nous éclairent aujourd’hui n’existaient
pas alors, on ne pouvait admettre qu’une panique se déclarerait à la
suite de laquelle les demandes de remboursement viendraient de
toutes parts. Un scrupule honorable, mais souvent exagéré, éloignait
le gouvernement de mesures financières parfaitement légitimes, re-
commandées par les circonstances, mais qui lui paraissaient de nature
à atteindre des situations faites. Ainsi il avait accueilli avec une froi-
deur qui en avait empêché le succès la conversion des rentes, si impé-
rieusement réclamée et qui lui aurait procuré les ressources néces-
saires pour éteindre une partie de la dette flottante et abaisser la taxe
des lettres. Il hésitait de même à augmenter le chiffre de la dette
inscrite par la création de nouvelles rentes qui auraient imposé au
trésor des charges plus lourdes que le service des modiques intérêts
exigés par la dette flottante.
Cependant, en 1847, le gouvernement se préoccupa davantage de
ces éventualités, etM. Dumon, peu de temps après son entrée au mi-
nistère des finances, avait obtenu l’autorisation d’émettre un em-
prunt de 250 millions, destiné à faire disparaître ce qu’il y avait d anor*
LES FINANCES DE I.A FRANCE. 645
mal dans le chiffre momentanément élevé de la dette flottante. Cet
emprunt fut souscrit aux conditions les plus avantageuses pour l’État
quoiqu’on ait plus d’une fois insinué le contraire. Le gouvernement
avait si peu d’appréhensions pour les finances, qu’il consentait, moyen-
nant un faible intérêt de 5 et demi pour 100, à différer de trois mois
le remboursement de 20 millions dus par la compagnie du chemin
de fer du Nord le 1" janvier 1818. Le crédit de l’État inspirait une
telle confiance, que les adjudicataires de l’emprunt du 10 novembre
1847 avaient versé, au 10 janvier 1848, 82 millions au lieu de 58, et
qu’ils proposaient au ministre des finances un nouveau payement de
1 8 millions qui n’était pas accepté. Le simple bon sens suffit donc pour
réfuter ceux qui, à diverses reprises, ont prétendu qu’un emprunt
de 550 millions ne pouvait se couvrir.
La monarchie tempérée à laquelle la Révolution de 1848 mettait
fin avait, pendant trente-quatre années, fait régner l’ordre et l’éco-
nomie dans les finances et fondé le crédit public sous l’action féconde
d’un contrôle législatif indépendant. Dans certaines circonstances,
l’exercice mal inspiré de ce contrôle a pu jusqu’à un certain point
entraver la marche des affaires. Ainsi la conversion de la rente 5 pour
100 a toujours été empêchée, sous Charles X comme sous Louis-Phi-
lippe, par la Chambre des pairs. Toutefois, si le contrôle législatif
n’eût pas existé ou eût été illusoire, jamais le crédit public n’aurait
été asssez solidement t établi pour que cette mesure pût réussir, ou,
si elle s’était accomplie, elle aurait pu être accompagnée d’une série
d’opérations qui, après en avoir absorbé tout le profit, auraient en-
core augmenté les charges de l’État. On a aussi cru découvrir dans la
liberté absolue avec laquelle ce contrôle s’exerçait alors une cause
d’excitation à la dépense. Que certains chiffres présentés isolément
puissent être invoqués à l’appui de cette assertion, nous ne le mécon-
naissons pas. Mais, pour apprécier la véritable signification et la
valeur de cette critique, il faut examiner le résultat final. Or, comme
l’a fait remarquer avec tant d’à-propos M. de Chasseloup-Laubat dans
son rapport du budget de 1855, la monarchie représentative laissait la
dette publique à peu près au point où l’avait mise la liquidation des
désastres de l’Empire; ce n’est donc pas à elle qu’il faut demander
compte des embarras du trésor.
* Au prix de 75 fr. 25 en rentes 5 pour 100.
ou
LES FINANCES DE LA FRANCE.
V
Le gouvernement provisoire improvisé le 24 février 1848, à la suite
de l’abdication de tous les pouvoirs publics, se trouva immédiatement
en présence des difficultés politiques les plus graves. Composé
d’hommes presque tous étrangers les uns aux autres, il n’avait
pas l’unité de vues et de volontés qui est la base essentielle de l’ini-
tiative et de la puissance. La société, ébranlée par un tel changement,
avait besoin avant tout d’être rassurée. Les efforts courageux et pa-
triotiques de quelques membres distingués et honorables du gouver-
nement provisoire furent paralysés par des documents rédigés par plu-
sieurs de leurs collègues dans un langage emphatique, qui trahissait
une profonde ignorance des affaires et surexcitait les alarmes et la dé-
fiance d’un pays à qui l’on promettait chaque jour le bouleversement
complet des lois, des usages et des rapports sociaux. La suspension
des affaires et des travaux, loin de déconcerter les auteurs de ces
publications anarchiques, paraissait répondre à leurs désirs les moins
cachés. Aussi la crise financière ne tarda-t-elle pas à prendre des
proportions plus inquiétantes que celle qui avait suivi la Révolution
de 4850.
La baisse des fonds publics devint chaque jour plus significative, les
déposants aux caisses d’épargne, les porteurs de bons du trésor, de-
mandèrent leur remboursement, et l’encaisse du trésor public, qui,
le 24 février, s’élevait à 195 millions, subit une rapide décroissance.
Dix-huit années auparavant, les premiers ministres des finances du
gouvernement de Juillet avaient accusé la Restauration d’avoir dila-
pidé les deniers de la France; l’un d’eux s’était même résigné à ap-
poser sa signature sur l’ordonnance royale qui annulait rétroactive-
ment la pension accordée àMM. deVillèle,de CorbièreetdeFrayssinous.
A son tour, le ministre des finances du gouvernement provisoire ne
craignait pas de dire, contre toute évidence : « Ce qui est certain, ce
« que j’affirme de toute la force d’une conviction éclairée et loyale,
« c’est que si la dynastie d’Orléans avait régné quelque temps encore,
« la banqueroute était inévitable. La République a sauvé la France de
« la banqueroute. » Tristes exemples des extrémités auxquelles la
passion ou la faiblesse entraînent parfois des hommes honnêtes.
Si le gouvernement provisoire ne se sentit pas assez maître de la
position pour faire de la bonne politique, il n’y suppléa pas par une
LES FINANCES DE LA FRANGE. 645
habile gestion des finances de l’État. Il se garda d’imiter les sages
mesures prises, en temps de crise, par le baron Louis pour retenir les
capitaux dans les caisses publiques, ou les y appeler par l’appât d’un
intérêt en rapport avec la dépréciation de toutes les valeurs. Il se
montra, il est vrai, nous ne saurions trop l’en féliciter, le déposi-
taire vigilant de l’honneur du pays, en écartant ceux qui lui conseil-
laient une banqueroute plus ou moins déguisée; mais c’est, au point
de vue financier, le seul éloge que la justice nous permette de lui
adresser; nous sommes obligé de reconnaître que les expédients
auxquels il eut recours attestaient une inexpérience complète des
conditions du crédit, et étaient de nature à redoubler l’intensité de
la crise.
On affc<iLa d’abord une confiance sans bornes dans le rétablisse-
ment immédiat du crédit. Malgré les demandes de rembourse-
ment qui assaillaient lé trésor, malgré le reti-ait inouï de numéraire
qui s’effectuait chaque jour à la Banque de France, un arrêté du
4 mars, se fondant sur ce que « de toutes parts la manifestation d’un
véritable patriotisme faisait espérer des l’entrées continues et fruc-
tueuses, » autorisait le payement par anticipation du semestre échéant
le 22 mars. L’effet de cette déclaration fut singulièrement atténué
par une proclamation du même jour, qui, dans les termes les plus
pressants, invitait les citoyens à acquitter à l’avance les impôts de
l’année. L’offre du gouvernement provisoire fut accueillie avec vm em-
pressement qui dépassait ses prévisions ; peu de personnes au
contraire répondirent à la demande qui l’accompagnait : aussi, le
7 mars, une autre proclamation plus modeste ne réclamait que
le payement anticipé du premier semestre des impôts. « Le gouver-
nement provisoire attendait avec une confiance résolue le résultat de
cet appel au patriotisme de la France. » Toutefois l’attente ne fut
pas longue, et, le 9 mars, le Moniteur publiait un rapport du ministre
des finances, qui, s’appliquant uniquement à récriminer contre le
gouvernement déchu, décrivait la situation sous des couleurs si som-
bres, que cette peinture aurait suffi à elle seule pour produire une
crise, si elle n’eût pas déjà existé.
En même temps le ministre des finances, s’imaginant qu’il allait
être mis immédiatement en demeure de rembourser intégralement les
355 millions dus parles caisses d’épargne, avait recours à une combi-
naison également ruineuse pour le trésor public et ses créanciers.
« Après une étude rapide et minutieuse de la situation, » il s’était
convaincu « que les petits dépôts appartenaient en général à des
citoyens nécessiteux, et que les dépôts élevés (ceux qui dépassaient
100 fr.) appartenaient au contraire à des personnes généralement
aisées, » qui faisaient « preuve d’une malveillance coupable et d’une
G46
LES FINANCES DE LA FRANCE.
défiance injurieuse envers le gouvernement républicain. » Aussi « pour
concilier l’intérêt de la justice avec l’intérêt du trésor, » n’autorisait-il
plus le remboursement des dépôts que jusqu’à concurrence de 100 fr.,
et convertissait-il le surplus, partie en bons du trésor à 5 pour 100 pour
six mois, partie en rente au pair et par conséquent perdant 30 pour
100. Les déposants ne devaient guère s’attendre à un pareil acte après
la déclaration solennelle qui leur avait été faite deux jours auparavant.
« De toutes les propriétés, était-il dit dans un arrêté du 7 mars,
« la plus inviolable et la plus sacrée, c’est l’épargne du pauvre. Les
« caisses d’épargne sont placées sous la garantie de la loyauté natio-
« nale. Le trésor tiendra tous ses engagements. » Une mesure ana-
logue fut prise pour les bons du trésor.
Ces actes portaient une atteinte tellement grave au crédit de l’État,
que les soumissionnaires de l’emprunt de 1847 s’exposèrent à perdre
un cautionnement considérable plutôt que de remettre les 200 mil-
lions qui restaient à recouvrer. Pour remplacer cette ressource, le
gouvernement provisoire, oubliant sans doute l’insuccès d’un pre-
mier essai tenté en 1831 dans des conditions plus favorables, ouvrit
un emprunt national au pair qui donna un résultat dérisoire. Il se
décida enfin à employer un moyen qui, s’il eût été pris dès le début
de la crise, en aurait pu diminuer l’intensité : il donna cours forcé
aux billets de la Banque de France, dont la réserve métallique était
presque complètement épuisée par les demandes de numéraire, sous
la pression desquelles on l’avait laissée pendant plus de vingt jours.
Un impôt de 45 centimes par franc fut ajouté au principal des
quatre contributions directes. Ce dernier acte, commandé par la
situation, conforme au principe d’une sage administration et aux
précédents de crises antérieures, valut au gouvernement provi-
soire une impopularité qui a survécu à son règne éphémère et contre
laquelle il essaya vainement de réagir en décrétant, dans les derniers
jours de sa dictature, l’achèvement du Louvre, qui devait s’appeler le
palais du Peuple , l’ouverture de la rue de Rivoli, des fêtes renou-
velées des Grecs et des Romains, la suppression de l’impôt du sel, du
droit d’exercice sur les boissons et une forte réduction des droits
d’octroi Avant de remettre le pouvoir à l'Assemblée nationale, il lui
laissait l’alternative d’encourir l’impopularité en rétablissant ces der-
niers impôts ou de souscrire à la désorganisation des services publics.
L’action de l’amortissement, qui, depuis 1816, avait, même dans les
* L’un des motifs sur lesquels se fonde la suppression du droit d’exercice est ce-
lui-ci :
« Voulant introduire l’esprit de justice jusque dans la fiscalité;
« Considérant que l’exercice est attentatoire à la dignité des citoyens qui 5 .
(k>nnent au commerce des boissons, » etc.
LES FINANCES DE LA FRANCE.
647
circonstances les plus critiques, soutenu le cours des fonds publics,
fut entièrement paralysée. La commission de surveillance, instituée
par la loi du 21 avril 1816, se montra fidèle à son mandat et pro-
testa contre la décision du ministre des finances qui interdisait d’ap-
pliquer au rachat des rentes 5 et 4 1/2 pour 100, tombées au-
dessous du pair, les ressources qui leur étaient propres; elle fut dis-
soute. Après s’étre débarrassé de ce contrôle importun, on sus-
pendit en fait l’amortissement, en ordonnant que les fonds afférents
aux rentes 5 et 4 pour 100 seraient exclusivement employés à re-
tirer du portefeuille de la caisse des consignations les rentes appar-
tenant aux caisses d’épargne.
Nous avons apprécié sévèrement la gestion financière du gouverne-
ment provisoire, comme notre impartialité l’exigeait; nous n’hésitons
pas toutefois à reconnaître l’injustice des attaques que l’esprit de
parti souleva contre la probité de quelques-uns des membres et des
agents de ce gouvernement. Une enquête minutieuse, et dirigée par
les sentiments les plus hostiles, n’a pu établir que ces liommes, qui
ont été les maîtres absolus de la France pendant une dictature de plus
de deux mois, aient profité de leur immense pouvoir pour accroître leur
fortune personnelle ou détourner les deniers publics. Si quelques irré-
gularités de peu d’importance ont été signalées, elles trouvent leur
explication dans les circonstances mêmes au milieu desquelles elles
se sont produites
Dès ses premières réunions, l’Assemblée constituante se préoccupa
de liquider les charges créées par la Révolution de février. En vain
M. Garnier-Pagès affirma-t-il que « la République ne donnerait jamais
le spectacle de l’État passant sous les fourches caudines de V emprunt; »
en vain M. Duclerc proposa-t-il un plan financier qui reposait sur le
rachat des chemins de fer et des compagnies d’assurances, facilité
par l’ouverture d’un crédit de 150 millions que la Banque de France
avait eu la faiblesse de consentir ; l’Assemblée comprit qu’elle de-
vait demander toutes ses ressources au crédit établi sur des bases si
solides par la monarchie représentative, et reçut avec plus de faveur
les projets en ce sens que lui soumit M. Goudchaux, dont l’arrivée
au ministère des finances avait été accueillie par une hausse consi-
dérable des fonds publics ; le monde des affaires savait gré à eet
homme honorable de l’énergie avec laquelle, dès le lendemain de la
Révolution, il avait soutenu l’inviolabilité des engagements de l’État ®.
* Le rapport de M. Duces, qui a été depuis l’Empire ministre de la marine, lU'
proposait, sur la dépense totale de 174 millions, que le rejet de 200,159 fr. 50 c.
dépensés irrégulièrement.
® La rente 5 pour 100, du 20 juin au 7 juillet, monta de 68 à 80; le 5 pour 100,
pendant la même période, gagna 6 fr. de 45 à 51 .
648
LES FINANCES DE LA FRANCE.
Conformément à ses propositions, l’Assemblée décréta la consoli-
dation des bons du trésor, des dépôts des caisses d’épargne et des
fonds des tontines, pon plus au pair comme avait prétendu le faire
le gouvernement provisoire, mais à un taux qui était plus en rapport
avec la dépréciation des effets publics. Néanmoins cette mesure était
encore entachée d’arbitraire : elle n’avait pas tenu un compte suffisant
de la baisse des rentes, et dut être complétée, quelques mois plus
lard, par une dernière compensation. Le ministre des finances par-
venait en outre à négocier, avec les soumissionnaires de l’emprunt
de 1847, une convention sanctionnée par la législature, qui mettait à
la disposition du trésor le reliquat considérable de l’emprunt de 1847,
qui n’avait pas été versé. Enfin l’État reprenait le chemin de fer
de Lyon, dont la construction était interrompue, et indemnisait les
actionnaires par la remise d’inscriptions de rente pour une valeur
égale aux versements. Ces différentes lois élevaient déplus de 47 mil-
lions le chiffre de la dette inscrite
Il fallait, d’un autre côté, pourvoir aux charges qu’imposaient, soit
le service des intérêts de ces nouvelles rentes, soit les dépenses ex-
traordinaires nécessitées par la situation, et suppléer en même temps
aux pertes provenant de la suppression de quelques impôts indirects,
et de la diminution notable des produits de ceux qui avaient été
conservés. Un projet d’emprunt hypothécaire fut rejeté. Le môme sort
échut à la proposition de M. Proudhon relative à l’établissement
d’une contribution équivalente au tiers du revenu, dont un rapport re-
marquable deM. Thiers avait préalablement fait une éclatante justice.
Le décret qui abaissait dans de fortes proportions le droit sur les
boissons; celui qui supprimait l’impôt du sel, furent rapportés; ces
deux grandes branches du revenu public reçurent néanmoins une at-
teinte partielle que rien ne justifiait, alors surtout que les modifica-
‘ Voici le détail des rentes créées en 1848 :
Emprunt national 5 pour 100 1,309,104 »
Consolidation des dépôts des caisses d’épargne 5 pour 100. 19,619,118 »
— des bons du trésor 5 pour 100 13,541,574 »
Diverses compensations accordées aux porteurs des bons du
trésor . 520,975 »
Consolidation des fonds des tontines et des établissements
publics 447,476 »
Empruntdu 24 juillet 1848, 5 pour 100. 13,107,000 »
Rachat du chemin de Paris à Lyon 5 pour 100 6,817,548 60
Total 55,362,593 60
D’où il faut déduire les rentes appartenant aux caisses d’é-
pargne qui furent annulées soit 8,092,000 »
47,270,593 60
LES FINANCES DE LA FRANCE,
«
649
lions si nécessaires apportées à la laxe des lettres augmentaient
encore la pénurie du trésor.
L’Assemblée, il est vrai, réalisait quelques économies insignifiantes
en acceptant les réductions sur les traitements des fonctionnaires
proposées par M. Bineau, rapporteur du budget l'cclifié de 1848,
Mais ces économies mesquines, inspirées par des sentiments étroits,
furent plutôt contraires que favorables à l’intérêt général. A la tin de
l’année 1848, les revenus indirects étaient en diminution de 141 mil-
lions sur ceux de l’année précédente.
En 1849,1a Constituante ordonnait l’inscription sur le grand-livre
de 6 millions de rentes destinées à indemniser les colons dont les
esclaves avaient été affranchis. Quelques jours avant de se séparer,
cette Asssernblée imitait les procédés du gouvernement provisoire,
et suscitait des embarras à l’Assemblée législative, qui lui succédait,
en décrétant l’abolition de l’impôt des boissons à dater du 1^*^ jan-
vier 1850.
Pendant la session de 1850, l’Assemblée législative chercha de
nouvelles ressources dans l’aliénation des bois de l’État, l’augmenta-
tion des droits d’enregistrement, de timbre et des patentes. Elle limita
à 75 millions la somme que le gouvernement pouvait emprunter à la
Banque de France. Mais elle ne se montra guère plus sage que sa devan-
cière en accordant, d’après la proposition de M. Fould, alors ministre des
finances, un dégrèvement d’environ 28 millions à la propriété foncière
sur les contributions directes, au moment même où elle proclamait les
besoins du Trésor. Nous applaudissons, au contraire, sans réserve à la
loi du 18 juin 1851 sur les caisses d’épargne, qui, mettant à protit la
récente expérience de 1848, abaissait à 1,000 francs le maximum du
compte créditeur de chaque déposant, et prescrivait l’achat d’office
de dix francs de rente pour tout compte qui, après avoir dépassé le
maximum, n’y aurait pas été ramené dans un délai de trois mois.
Cette dernière mesure devait contribuer à la division, cliaque jour
plus grande, des titi’es de la dette inscrite depuis la consolidation
de juillet 1848. La loi du 18 juin 1851 n’a pas toutefois entièrement
dissipé les dangers résultant de l’accumulation des dépôts aux Caisses
d’épargne, et nous verrons plus tard que, sans atteindre le cliiffre
excessif qui existait au 24 février 1848, la somme des dépôts dont le
Trésor public est responsable, est encore devenue très-considérable.
La caisse d’amortissement, à partir du 14 juillet 1848, n’opéi a plus
que d’une manière fictive, et le produit de ses dotations et de ses ré-
serves fut entièrement absorbé par les dépenses du budget. Une loi
du 12 décembre 1849 annula les rentes rachetées depuis 1816 ou
consolidées sous le régime de la loi de 1835.
La législation des crédits supplémentaires et extraordinaires avait
Décembre 1861. 43
650
LES FINANCES DE LA FRANGE.
été mise en harmonie avec la souveraineté à peu près absolue que la
constitution de 1848 attribuait à la représentation nationale. Le bud-
get de 1849, ne prévoyant même pas qu’il y eût lieu, de la part du
président de la République, à l’allocation de crédits supplémentaires,
n’avait pas reproduit la nomenclature usuelle des services votés. 11
reconnaissait toutefois au chef du pouvoir exécutif le droit de pour-
voir aux besoins urgents et imprévus pendant la prorogation de l’As-
semblée, par des crédits extraordinaires qui devaient être soumis à
celle-ci dans les dix jours de la reprise de ses travaux. L’Assemblée
législative se montra moins exclusive et rétablit, dans le budget
de 1850, la nomenclature des services votés, pour lesquels le pré-
sident avait le droit d’ouvrir des crédits supplémentaires pendant
les prorogations. Les crédits supplémentaires ainsi accordés devaient
être réunis, par le ministre des finances, en un seul projet de loi,
proposé à la ratification législative au plus tard dans le mois de dé-
cembre.
Il ne nous reste plus, pour achever ce résumé des principaux actes
financiers du gouvernement républicain, qu’à signaler deux excellentes
mesures d’ordre.
Un arrêté du chef du pouvoir exécutif, approuvé par une loi, pres-
crivit l’envoi mensuel, à la cour des comptes, des états de recettes
et de dépenses publiques du mois expiré, avec les pièces justifica-
tives. La cour des comptes devait dorénavant résumer ses jugements
successifs dans des arrêtés trimestriels. Un décret présidentiel
du 11 août 1860 abrégea la durée de l’exercice, et avança l’époque
de la clôture des faits de recettes et de dépenses, de l’ordonnan-
cement et des payements. Les faits de recettes et de dépenses de-
vaient désormais se terminer, pour le personnel, au 31 décembre
'de la première année de l’exercice, et, pour le matériel, au 31 janvier
de la seconde ; la limite extrême des ordonnancements fut fixée au
31 juillet de la seconde année de l’exercice, et celle des payements
au 31 août.
Il nous a semblé utile, en terminant, cette première partie de notre
travail, de résumer la situation financière de la France au 2 décembre
1851, date de l’origine du gouvernement actuel.
A cette époque, la dette inscrite au profit des particuliers était de
230,768,863 fr. La dette flottante, qui, à la suite des consolidations
opérées en juillet 1848, avait été ramenée, au 1®'' janvier 1849, à
227,656,361 francs 47 centimes, s’était grossie des découverts des
budgets de 1848, 1849, 1850 et 1851. Elle s’élevait, au l®"" janvier
1852, d’après les chiffres officiels du Compte rendu de V administration
des finances pour 1860, p. 449, à 614,980,561 fr., dont il est indis-
pensable de déduire l’excédant de l’actif du trésor, soit 63,856,797 fr..
LES FINANCES DE LA FRANCE.
651
pour établir le compte des découverts- Les découverts, loin d’at-
teindre 652,000,000 francs, comme on l’a affirmé ré<‘,emment, ne
dépassaient donc pas 551,123,763 francs, et cette dernière somme
d’ailleurs ne correspondait pas intégralement à un déficit définitif. Le
trésor devait se libérer dans une assez forte proportion par le recou-
vrement tant des avances faites aux compagnies de chemins de fer
avant 1848, que de la valeur d’une parlie des travaux exécutés pen-
dant la République, sur les lignes qui furent concédées en 1852.
Du janvier 1852 au l^*^ janvier 1861, 219,421,924 francs ont
été payés de ce chef par les diverses compagnies de chemins de fer
qui étaient encore redevables de 32,914,721 francs*. Ainsi, sur les dé-
couverts antérieurs au 1" janvier 1 852, le trésor a reçu ou recevra dans
un bref délai, des compagnies de chemins de fer, 252,386,145 francs,
ce qui réduit la masse de ces découverts à 298,787,118 francs, et
cette masse pourrait encore décroître d’environ 100 millions, si le
gouvernement obtenait le remboursement de nos anciennes créances
sur l’Espagne et la Belgique
Il résulte donc de cette récapitulation que le passif définilive-
* Nous empruntons au Compte rendu de V administration des finances, p- 400 e(
408, le détail annuel des remboursements effectués par les compagnies de chemin
de fer.
Années. Montant des remboursements.
1852 58,707,070
1853 54,894,946
1854 55,684,041
1855 54,935,256
1856. 6,295,250
1857 1,129,287
1858 4,129,287
1859 4,315,564
1860 1,333,363
Total
219,421,9^4
Il restait à réaliser au 1®*^ janvier 1861, d’après le même document :
Compagnie du chemin de fer du Nord, son compte d’obligation à
réaliser 2,699,066 96
Compagnie du chemin de fer de Paris à Rouen, idem, 1,217,882 72
— — de Paris à Strasbourg, idem. . . . 23,285,615 67
— — de jonction du Rhône à la Loire, id. 5,714,156 »
Total 32,914,721 35
® Nous n’avons pas besoin de dire que nous ne faisons figurer ici que our mé-
moire les rentrées opérées sur les débets, créances litigieuses, et es prêts ans au
commerce, en 1830, et aux associations ouvrières en 1848.
G52
LES FINANCES DE LA FRANCE.
ment acquis au 2 décembre 1851 s’élève, pour la dette inscrite, à
250,768,863 fr. de rentes, et, pour les découverts soldés par la dette
flottante, à un capital de 298 millions, que certaines éventualités
pourraient réduire à 198.
Henry Moreau.
La suite au prochain numéro.
UN HOMME A MARIER
l
Il était assis en face du feu, dans la salle au plancher gris fraîche-
ment arrosé et balayé, aux chaises de paille symétriquement rangées
le long des murs, aux rideaux de calicot trop petits, mais bien tirés,
entre lesquels apparaissait la campagne. Son bonnet de soie noire ne
tenait déjà plus droit sur sa tête, et son pantalon de gros drap marron
remontait surses genoux, faisant voir par un large intervalle ses chaus-
sons de Strasbourg et ses bas bleus. Ses lunettes, cependant, étaient
parfaitement assujetties, et ses mains potelées maniaient avec l’aisance
qui trahit une longue habitude un livre illustré de nombreuses mar-
ques. Bientôt il s’agita sur son fauteuil, regarda autour de lui avec
une sorte d’étonnement, et murmura quelque chose entre ses deux
bonnes grosses lèvres.
Au môme instant on entendit au-dessous, puis dans un escalier,
puis dans un corridor, une charge d’infanterie légère, plus tapageuse
d’ailleurs, et surtout plus inégale que ne l’eût été celle d’un bataillon.
Une porte s’ouvrit, et cinq ou six écoliers débouchèrent vêtus de
costumes divers, mais chargés de livres identiques. Ils saluèrent le
digne magister, qui hocha légèrement la tête en manière de re-
proche, et murmura :
— Toujours en retard, messieurs!... AlKtns, nous allons voir si la
654
UN HOMME A MARIER.
leçon est sue, au moins! De Torcil, mon ami, je ne sais pas pourquoi
vous continuez de porter celte veste de coutil à la fin d’octobre. Votre
père vous a donné un vêtement plus chaud. Et vous, de Varesne,
je vous ai déjà dit de prendre des bas de laine !
Il ouvrit son livre, chercha une page, et continua ;
« Nous disions donc, messieurs, que Cicéron... »
Je fais grâce aux lecteurs de la leçon. J’aime mieux leur dire qui
était l’excellent M. Audebert, maître de pension au village de Saint-
Mesme, depuis vingt ans.
François Audebert avait été dans sa jeunesse précepteur dans une
des meilleures familles du Périgord. Lorsque, après avoir conduit
l’éducation de ses élèves de manière à s’attirer l'estime générale, il
les eut mis en état d’entrer aux écoles spéciales, il lui fallut penser à
s’enquérir d’une nouvelle condition.
Cette idée lui fut pénible. La famille de la Fare l’avait toujours
traité comme un de ses membres, et, de même, lui s’élait accoutumé
à croire qu’il en faisait partie ; tandis qu’une maison étrangère l’ef-
frayait.
Un moment il songea que l’état ecclésiastique pourrait être un
abri pour le reste de sa jeunesse, et lui assurer cette liberté qu’il
souhaitait de mettre au service d’une bonne œuvre. Mais les habitudes
de la vie de famille qu’il avait contractées au château de la Fare, la
facile bonté de son caractère, l’attachaient au rivage laïque.
Un soir qu’il rêvait à son avenir dans un chemin creux qui menait
de la Fare à Saint-Mesme, il vit passer quelques écoliers qui revenaient
de l’école communale. Ce fut un choc qui donna une direction nou-
velle à ses rêves. Il se dit que les familles du pays envoyaient avec
bien du regret leurs enfants aux collèges de Périgueux ou d’Angou-
lême, dès que la classe trop élémentaire de l’instituteur de village ne
leur suffisait plus, et pensa qu’un pensionnat dirigé par un maître
instruit et dévoué, un pensionnat où les jeunes gens pourraient rece-
voir une instruction aussi forte et plus complète qu’au collège, en
même temps qu’une haute éducation religieuse et morale, trouverait
sans nul doute des sympathies. Cette idée, qu’il communiqua, fut
goûtée par quelques personnes d’un jugement sûr. On lui conseilla de
se marier et de s’établir. Voilà comment l’ancienne métairie du Guet
était devenue un pensionnat qui recevait une douzaine d’élèves in-
ternes et quelques externes.
La maison vieille et grise s’élevait à l’entrée du village. Au devant,
une petite cour sablée la précédait; par derrière, un grand jardin qui
joignait les bois la suivait. La porte à claire-voie qui fermait la cour
sur la rue ou sur le chemin, — nous dirions le chemin communal,
nous autres Parisiens, mais les gens du bourg de Saint-Mesme disaient
UN HOMME A MARIER.
C5r>
hautement « la rue : » ne les offensons pas; — la porte à claire-voie,
donc, s’ouvrait sur la rue par un loquet, et joignait une grille en bois,
jadis peinte et maintenant délabrée, mais maintenue par les lianes
entrelacées d’un jasmin, d’une clématite et d’un chèvrefeuille. Au
milieu de la cour, un boulingrin irrégulièrement planté de toutes
sortes de fleurs, marguerites-reines et mauves roses, belles-de-nuit
et onagres, éclatait comme un bouquet mal attaché. Le long des bâti-
ments, de vieux grenadiers tordaient leurs troncs rabougris sous
leurs branches touffues et chargées de fruits. Au-dessus des fenêtres,
à volets pleins et déjetés, courait une treille de muscat d’Alexandrie.
La maison avait seulement deux étages. Elle était bâtie en pierres de
taille juxtaposées, sans saillies aux angles, sans moulures autour des
ouvertures, et couverte de ce toit aplati, en tuiles creuses et forte-
ment avancé, qui est le principal caractère des constructions méri-
dionales .
Le jardin proprement dit, qui s’étendait de l’autre côté de la maison,
était un potager. Au fond du jardin, un coin de bois de futaie borné par
un ruisseau servait aux élèves de préau pour leurs jeux. Deux larges
allées d'ormeaux et de grands buis taillés en charmille, au travers
desquelles ne passaient point, l’été, les rayons ardents du soleil, et
que la brise d’hiver respectait comme des murailles, coupaient, en se
croisant, le potager.
C’est par l’allée du milieu, qui faisait face à la porte du logis, que
débouchèrent les écoliers, leur goûter en mains, quand ils eurent fini
d’expliquer Cicéron.
Audebert apparut derrière eux, mais s’arrêta sur le seuil. Il y
demeura un instant et enveloppa dans un regard placide et vague le
jardin et les enfants; puis il tira sa tabatière, aspira une prise et
s'assit sur un banc à l’entrée de la maison.
Presque au même instant la sonnette, que la porte de la rue agitait
en se refermant, retentit, et deux visiteurs apparurent dans le couloir
qui traversafit la maison de part en part. Ils ouvrirent d’abord la porte
du parloir, et, n’y voyant personne, s’avancèrent dans le jardin.
— Bonjour, monsieur le baron! s’écria soudain le brave professeur
en se levant tout d’une pièce, et en s’adressant au moins grand des
deux personnages qui se trouvaient devant lui. Vous allez bien? Et
madame la baronne? Sans doute vous venez voir le cher enfant?
Mais asseyez-vous donc, messieurs !
— Je vous présente mon ami, M. le marquis Édouard de Crémant,
dit le baron de Torcil en prenant une des chaises de jardin qu’a-
vançait le maître de pension. Mon cher monsieur Audebert, le mar-
quis et moi avons un service à vous demander.
650
UN HOMME A MARIER.
^ — Trop heureux, monsieur le baron ! Mais je vais appeler Paul,
n’est-ce pas? ’
— Non, non! tout à l’heure. Il s’agit de choses sérieuses; il faut
causer à nous trois, et... sans crainte d’être dérangés ou écoutés.
Tout en parlant, le baron jetait autour de lui un regard investiga-
teur, comme si la petite terrasse sur laquelle on se trouvait, entre le
jardin et la maison, ne lui avait pas paru un endroit assez clos et assez
sûr pour qu’il osât s’y expliquer librement.
— Oh ! dit le professeur, qui comprit ce regard, soyez tranquille!.. .
Mais, au surplus, nous pouvons rentrer au parloir.
Le baron se leva pour profiter de cette autorisation, et le marquis
de Crémanl l’imita avec empressement.
Le marquis était un homme d’un âge incertain. D’aucuns disaient :
d’un certain âge. D’ailleurs, grand, mince, vêtu d’habits de campagne
larges, mais bien coupés, sa figure, aux traits irréguliers, avait un
grand air de noblesse et de bonté. En ce moment, elle exprimait un
certain embarras.
— Voilà ce dont il s’agit, cher monsieur Audebert, dit le baron dès
qu’on fut installé dans les fauteuils de paille, devant la cheminée
garnie de fleurs en papier passées et de fruits figurés en laine. Mon
ami que vous n’avez point encore vu chez moi, parce qu’il habite
son château, à quelque cent lieues d’ici, sur les bords du Rhône;
mon ami donc désire se marier. On lui a parlé de mademoiselle
de Chéruy, la nièce et la pupille de votre voisine, madame de la Fare.
Mademoiselle de Chéruy, par sa naissance et sa fortune au moins,
conviendrait au marquis de Crémanl. Ce que j’ai pu apprécier du
caractère particulier de celte demoiselle est très-favorable. Mais les
relations de bon voisinage que nous avons avec la famille de la Fare
ne nous permettent pas cependant de juger de cette jeune personne
absolument à fond ; vous savez que telles qualités, précieuses à un
mari, deviennent des défauts pour un autre; vous savez, enfin, que
l’entente mutuelle des qualités et des défauts est plus précieuse en
mariage que la perfection même de l’un des époux... Vous connaissez
beaucoup mademoiselle de Chéruy, qui a été la compagne de votre
fille... Vous connaissez aussi son frère, qui vit à Paris et qui, disent les
malintentionnés sans doute, dépense un peu plus qu’il ne devrait...
Nous voudrions, mon cher monsieur, votre avis sur tout ceci.
— Mais, répondit, d'une voix émue par la gravité de la circonstance,
le brave instituteur, mademoiselle de Chéruy est une personne ac-
complie et excellente... une personne dont j’estime particulièrement
le caractère... Quant à son frère... je l’ai élevé. C’est un cœur géné-
reux, une tête un peu faible... ce qu’on appelle un hon garçon... Et
puis, il est bien jeune ! M. et madame de la Fare, leur oncle et leur
UN HOMME A MARIER. 657
lantc, sont, vous le savez mieux que moi, l’honneur et l’exemple du
pays I
— Monsieur, dit le marquis, prenant à son tour la parole et la pre-
nant tout à coup avec une franclûse singulière, je suis un prétendant
un peu mûr, et même je suis un prétendant ridicule...
— Monsieur !...
— Oh ! dispensez-vous de dénégations polies, mais qui n’infirme-
raient point un fait malheureusement trop positif. J’ai cinquante ans,
je suis encore garçon, et voilà quinze ans que je cherche à me marier.
J’ai manqué une vingtaine de mariages. Ainsi, monsieur, vous le
voyez, si j’étais fataliste, je me tiendrais pour averti par la destinée
que le mariage ne veut pas de moi ; mais, comme je suis tout simple-
ment chrétien, et que j’ai mes raisons pour vouloir entrer en ménage,
je persiste. Donc je recherche mademoiselle de Chéruy, que je n’ai
point encore vue, qui ne m’a point vu davantage, — et voilà un point
délicat ! — Eh bien, il est fort probable que, quand même je trouve-
rais mademoiselle de Chéruy charmante autant que bonne et spiri-
tuelle... que, quand même elle serait assez indulgente pour m’agréer,
je ne l’épouserai point!
— Mais, monsieur le marquis, cependant... je ne comprends pas...
— Ni moi non plus! Mais, j’en ai le pressentiment, voyez-vous, je
ne me marierai pas. . . Et pourtant il faut absolument que je me marie,
et tout de suitè !
— Tout de suite !
— Mais sans doute! Ne vous ai-je pas dit que j’avais cinquante
ans? Il y en a vingt-cinq, monsieur, que je devrais être marié et
père de famille ! C’est-à-dire qu’en ce moment je devrais marier mon
fils !
— Mais... mais... balbutiait le bon Audebert, complètement mis
hors de sens par ces étranges aveux ; mais faites votre demande, alors,
le plus tôt possible...
— Ma demande! Doucement, doucement, monsieur; je ne fais
point ainsi de demande à la légère... je serais engagé ensuite! Heu-
reusement, c’est presque toujours avant la demande que j’ai renoncé
à mes mariages !
Le pauvre professeur était tellement dépassé, qu’il ne répondait
plus, mais qu’il lançait vers le baron de Torcil des regards anxieux
qui semblaient dire : « Votre ami ne serait-il pas fou? » Une sorte
d’inquiétude commençait à le prendre pour sa jeune voisine, made-
moiselle de Chéruy. Il se repentait presque d’en avoir dit assez de
bien pour la mettre en danger d’être épousée par cet original.
Le baron jugea prudent d’intervenir.
— L’histoire de ces mariages manqués, dit-il, est assez caractéris-
658
UN HOMME A MARIER.
tique et assez singulière. Puisque le marquis a voulu vous mettre
à moitié au fait de sa situation, mon cher Audebert, il faut que
vous y soyez tout à fait ; je liens à ce que vous connaissiez surtout le
côté qui l’honore. Le marquis est le dernier représentant d’une
famille de pure noblesse ; d’une de ces familles trop rares, même
parmi les nôtres, dont rincorruptible honneur n’a jajnais été enta-
ché par la moindre faiblesse d’un de ses membres. Si loin qu’on re-
monte le cours des siècles, on ne trouve chez les Crémant ni un
homme félon, ni une femme indigne. Leurs alliances aussi ont été
irréprochables; jamais une jeune fille appartenant à une famille
compromise n’est entrée dans la maison de Crémant. Jugez à quoi
engage un pareil passé! Ajoutez-y les aspirations personnelles du
marquis, dont le caractère particulièrement tendre, sensible et che-
valeresque, a toutes les délicatesses, et par conséquent toutes les répu-
gnances et tous les scrupules... vous verrez qu’en effet le mariage
pour M. de Crémant n’est point une affaire facilement léalisable!
Il avait dix-huit ans lorsque lui naquit une cousine qui lui fut
dès lors destinée. Il attendit qu’elle devînt jeune fille, et il devint
vieux garçon. Elle mourut d’une fièvre typhoïde au moment où le
mariage allait se conclure. Voilà le premier mariage manqué dxx mar-
quis. Il avait eu le temps d’appécier les adorables perfections de sa
cousine, et n’en fut que plus difficile à satisfaire lorsqu’il lui fallut
chercher une épouse dans des familles étrangèi’es...
— Oui, monsieur, interrompit le marquis, je suis vieux, je ne suis
pas ce qui s’appelle riche, je n’ai jamais été beau. — De l’esprit? — Ma
foi! j’ai vécu jusqu’à ce jour sans savoir si j’étais spirituel! — je ne
crois pas. Comme je comprends d’ailleurs à peu près tout ce qui s’é-
crit, que j’ai une opinion faite sur toutes les questions à l’ordre du
jour, que j’ai des élans vers la lumière, la justice et la vérité; comme
j’ai surtout l’horreur de la platitude et de la sottise, j’en conclus que
je possède une intelligence relative et telle que je me contenterais
d’en savoir une égale à mon fils. — Je vis toute l’année avec une
vieille tante dans un château beaucoup plus vieux et plus ruiné. —
Voilà pourquoi il me faut une femme jeune, — je désire avoir des
enfants, étant le dernier de ma maison ! — belle, c’est-à-dire agréable
et bien faite, parce que je veux aimer ma femme et que je veux aussi
que mes enfants soient beaux et forts ! — riche, c’est-à-dire dotée
d’une fortune au moins égale à la mienne, parce que les maisons
tombent par la pauvreté, parce qu'un père doit léguer à ses fils un
état semblable à celui qu'il a reçu du sien ; — intelligente : — com-
ment, si elle ne l’était pas, pourrait-elle se résigner à vivre entre ma
tante et moi, dans un château solitaire dont sa dot est destinée à re-
lever les tours? — et noble, bien entendu, car une fille noble seule
UN HOMME A MARIER.
659
peut comprendre, accepter et aimer le sort et les devoirs que je pro-
pose à la marquise de Crémant.
François Audebert regarda le gentilhomme avec étonnement,
mais avec sympathie ; il pensa un instant que si, au lieu d’être un
grave pmfesseur, il avait été femme et pourvu de toutes les qualités
requises par le marquis, il eût accueilli peut-être l’offre de sa main.
Il y a des hauteurs où les cœurs d’élite se retrouvent et se com-
prennent.
— Mademoiselle de Chéruy, dit-il, me semble douée de toutes les
perfections désirables, et je la crois capable, monsieur le marquis,
d’apprécier votre caractère.
Cette réponse fut faite d’un ton digne et avec l’accent qui convenait
à une affirmation consciencieuse et presque solennelle.
— Eh bien, mon cher baron, je la verrai donc! s’écria le mar-
quis avec un soupir en se tournant vers son ami.
— Je l’ai toujours pensé, moi, que je te marierais! dit le baron.
— Henry, ne t’avance pas trop! Ah! qui sait!... qui sait!... — Al-
lons voir ton fils !
Les deux gentilshommes se levèrent et se dirigèrent vers le jar-
din, accompagnés du maître de pension, dont le bonnet de soie noire,
bien souvent agité pendant cette grave conversation, avait pris une
position tout à fait invraisemblable.
— Paul ! cria le baron en s’arrêtant au seuil de la terrasse.
— Paul ! répéta M. Audebert.
On entendait de là les rires et les cris des enfants qui jouaient au
fond du jardin. Les regards, même, en plongeant sous l’allée des
grands buis, apercevaient comme un rayon de soleil traversé par des
ombres qui s’entre-croisaient en courant. Bien que la saison fût avan-
cée, il faisait doux dans ce jardin bien abrité, où couraient çà et là,
dans le milieu des carrés de légumes, quelques pampres rougis, où
se détachaient en bouquets éclatants, sur le fond sombre des buis,
les rameaux des cerisiers empourprés par les premières gelées. Au
bout de l’allée, dont le dôme de feuillage s’éclaircissait par place, ce
qui permettait au soleil de faire dans la voûte ombreuse de larges
trouées de lumière, apparut un beau garçon de douze ans, bien dé-
couplé, agile, hardi, nerveux. Le marquis le regarda, traversant, les
cheveux au vent, les zones d’ombre et de lumière, riant à la vie, riant
à son père.
— Ah! murmura-t-il, dans treize ans d’ici aurai-je un fils comme
celui-là, moi?
Il était ému. Le baron crut voir ses yeux briller comme si une
larme y passait.
UN HOMME A MARIER.
— Tu l’appelleras Paul, tu le feras élever par M. Audebert- la
femme, la nièce de madame de la Fare, ne s’y opposera pas.
Le marquis fit un signe mélancolique intraduisible, tandis que
Paul embrassait son père ; puis il ajouta :
— Comme je serai vieux, dans treize ans d’ici !
Mais soudain un sourire chassa la mélancolie et éclaira la physio-
nomie austère du gentilhomme.
— Bah ! s’écria-t-il, il m’appellera grand-papa !
Et ses regards vagues et rêveurs continuèrent à plonger dans l’allée
profonde.
Une cloche retentit. Aussitôt un groupe se forma au bout de
l’allée.
C est la rentrée des petits, dit Paul. Nous autres, nous avons un
quart d’heure encore.
En effet, les écoliers qui apparaissaient pouvaient avoir de six à
neuf ans. Ils se rangèrent autour d’une femme, d’une jeune tille,
comme une nichée de poussins autour de leur mère. Ce groupe fixa
le regard du marquis. Il suivit des yeux la marche élégante de la
jeune fille, comme tout à l’heure il avait suivi la course bondissante
de Paul de Torcil. Mais alors il n’éprouvait plus des sentiments définis
et vifs; il contemplait ce tableau avec un intérêt vague, un mélange
de charme et de curiosité.
La jeune tille était belle, remarquablement belle même, se disait
le marquis, à mesure qu’elle avançait dans l’allée. Elle avait un grand
air de douceur et de bonté; mais la grâce de l’ensemble de sa per-
sonne prévenait surtout en sa faveur. — 11 semble que cet accord
parfait des propoidions et des mouvements qui fait la grâce soit l'in-
dice d’une belle âme. — La jeune fille avait d’abondants cheveux
châtains relevés en nattes; elle portait une robe de toile grise unie,
et simplement bordée d’un lacet vert, en laine. Un col bien blanc en-
tourait son cou rond, qu’une ligne à la fois élégante et ferme attachait
aux épaules. Au bord de ses poignets, ses manches fermées étaient
bordées d’une manchette assortie au ,’col. Mais on la distinguait à
peine, car les mains étaient enfouies dans de longs et larges gants de
Suède.
— Et comment allez-vous, mademoiselle Françoise? Madame de
Torcil se plaint de ne pas vous voir au château.
La jeune fille échangea quelques compliments avec le baron,
puis entra dans la maison, suivie de sa nichée d’écoliers. M. de Cré-
mant avait remarqué l’harmonieuse douceur de sa voix, en même
temps que la fraîcheur veloutée de ses joues pleines et roses ; cette
fraîcheur qui est aux jeunes visages comme est aux fruits la brume
ÜN HOMME A MARIER.
661
légèi’c qui les couvre quand ils pendent
le soleil et la rosée les ont touchés.
encore à l’arbre, et que seuls
— C’est ma fille, monsieur le marquis, dit François Audebert,
avec une modcsiieque le brave professeur semblait étendre, comme
un voile, sur un bien grand orgueil. — Oui, c’est ma fille... et l’un
de mes professeurs. C’est-à-dire, pour parler plus juste, mon seul
, professeur.
Le marquis avait sans doute provoqué cette réponse par quelque
involontaire interrogation du regard; mais alors sa curiosité devint
de l’étonnement. Toutefois il ne répondit rien autre que ce compli-
ment banal :
— Charmante personne !
Puis, après quelques réflexions sympathiques à cet intérieur de
collège patriarcal et une courte causerie avec Paul de Torcil, les
deux gentilshommes saluèrent François Audebert, lui dirent « Au re-
voir, » et reprirent le chemin du château de l’Estang.
Le château de l’Estang, bien pati imonial des barons de Torcil, était à
une demi-lieue de Saint-Mesme, à peu près comme le château de la
Fare; seulement, du côté opposé. Pour franchir une aussi courte dis-
tance, le baron et son bote n’avaient pas trouvé nécessaire de faire
seller leurs chevaux; d’ailleurs, il faisait un de ces temps d’automne,
frais et ensoleillés, qui invitent à la promenade pédestre; et puis la
route était si pittoresque et si jolie!
Après avoir gravi une côte et gagné, par une rapide descente, le
bord d’une rivière qui serpente entre de vastes et ombreuses prairies,
la route s’enfonçait dans un bois taillis que l’extrême automne nuan-
çait de mille teintes éblouissantes; puis venait une châtaigneraie
aux arbres séculaires, étendant leurs grandes ombres sur une nappe
de mousse. Des vignes grimpaient le long des coteaux ; des saules et
des peupliers, dans les vallées, inclinaient au vent leur panache ar-
genté.
C’était enfin ce riche pays du Périgord, vert, plantureux, touffu,
où l’on trouve, en même temps que les champs fertiles, les vignes
rocailleuses, les landes brunes, les pâturages frais. Çà et là, les
hameaux sont semés dans la campagne à une portée de fusil les
uns des autres. Le château, crénelé, flanqué d’un balcon tout brodé
d’armoiries, couronne le sommet d’une colline boisée et apparaît
entre ces habitations bourgeoises et rustiques comme un roi au mi-
lieu de sa cour.
De temps à autre le marquis faisait une remarque admirative sur
les points de vue et les paysages; mais il était facile de voir que la
majorité de ses pensées allaient à la grande préoccupation de sa vie.
♦562
UN HOMME A MARIER.
— ... Et, dit-il après un long silence, cette jeune Françoise Aude-
bert est l’amie de mademoiselle de Chéruy?
— Elles ont été élevées ensemble ; madame de la Fare est la mar-
raine de Françoise; elles sont à peu près du même âge...
— Comment! du même âge? Tu m’as dit que mademoiselle de Ché-
ruy avait vingt-six ans?
— Oui. — Eh bien, Françoise en a vingt-cinq.
— Vingt-cinq 1 je lui en aurais donné seize ou dix-huit!
— C’est que la vie humble et retirée qu’elle mène dans la maison
de son père, c’est que le calme de son âme candide l’ont conservée
comme une Heur bien abritée. L’âme se reflète sur le visage, tu
sais?
Il y eut encore un moment de silence, puis le marquis reprit :
— ... Et ma future ressemble à mademoiselle Françoise?
. — Pas précisément]; c’est tout autre chose, même ; mais elle est
belle aussi.
— Alors, mon ami, dis-moi, — comment, à vingt-cinq ans, ma-
demoiselle de Chéruy n’est-elle pas mariée?
— Et comment ne l’es-tu pas à cinquante, toi?
— C’est juste... — Tu disais donc que mademoiselle de Chéruy et
Françoise s’aiment beaucoup?
— Peut-être à cause des contrastes de leurs caractères. — Et puis
qui n’aimerait pas Françoise?
— Elle est donc bien charmante?
— Oui ; bonne et forte en même temps, dévouée par nature, rési-
gnée sans tristesse, propre à tout, aux choses de l’intelligence comme
aux choses de ménage, — faisant à la fois la classe aux plus jeunes élèves
de son père, — qui l’adorent ! — demande à Paul, qui était encore, il y
deux ans, sous sa douce férule! — et tenant la maison pour soulager
sa mère infirme. — Et si tu la voyais au bal ! Elle y a bien été cinq ou
six fois, à l’occasion des noces brillantes du pays. — Quand elle
danse, vois-tu, on dirait un enfant heureux...
Le marquis commença une phrase, s’arrêta, abattit de sa canne
une herbe haute, soupira et dit :
— Alors, mademoiselle de Chéruy...
Mais il n’acheva pas : la baronne était venue au-devant de son mari
et de son hôte, et les rencontra au détour de l’avenue du château.
UN HOMME A MARIER.
663
IJ
Huit jours oprGS, au chatoau de 1 Estaug', la table était dressée pour
une dizaine de convives î ou attendait a dinei* le comte et la comtesse
de la Fore et mademoiselle de Chéruy; Paul se trouvait en vacances,
et 1 instituteur et sa fille avaient été priés. Ils faisaient, comme on
sait, presque partie de la famille de la Fare, et puis leur présence
et celle de Paul donnaient un caractère moins officiel à ce dîner de
présentation.
Dès le matin le marquis se promenait avec agitation dans le parc.
Sa belle et sereine figure se chargeait de nuages ; parfois ses yeux
fixes et vagues semblaient interroger les insondables profondeurs de
la destinée.
Pendant la semaine, le nom de mademoiselle de Chéruy était re-
venu souvent dans la conversation , et chaque fois il avait été accom-
pagné de tant d’éloges, que le marquis commençait sérieusement à
croire à l’accomplissement de ^e mariage. « A moins qu elle ne me
refuse! » se disait-il. Mais cette dernière supposition semblait bien
invraisemblable ; jamais le marquis n’avait laissé ce loisir à aucune
de ses prétendues! — Jamais! Alors il cherchait à se représenter
la jeune fille d’après ce qu’il avait entendu dire, et d’après surtout l’idéal
qu’il se formait peu à peu. Chose étrange ! la figure qui passait tou-
jours devant ses yeux à l’heure de ces évocations, c’était celle de Fran-
çoise. L’imagination de M. de Crémant avait peut-être besoin d’un
objet réel pour servir de point d’appui à ses rêves; ou bien cette
amitié des deux jeunes filles, cette conformité d’âge et d’éducation, les
confondaient pour lui en un seul être, auquel il donnait naturelle-
ment la forme dont ses yeux gardaient le souvenir.
Quoi qu’il en fut, ce jour- là, dès que l’heure approcha où les con-
vives pouvaient arriver, le marquis tressaillit chaque fois qu’il enten-
dait un roulement de voiture dans l’avenue.
Il allait donc se trouver en pi ésence de la femme qui devait parta-
ger sa destinée, devenir la mère de ses enfants ! — Car, c’en était fait,
cette fois, il fallait en finir avec les hésitations, les tei'reurs, les aspi-
rations trop sublimes qui avaient successivement anéanti tous ses
projets d’union, — et d’ailleurs mademoiselle de Chéruy ne devait-
elle pas répondre aux nobles exigences du vieux gentilhomme,
puisque le baron et la baronne de Torcil, deux cœurs d’élite, deux
(56 4
i-
UN HOMME A MARIER.
arbitres en fait d honneur et de délicatesse, la lui présentaient? puis-
qu’elle appartenait à cette excellente famille de la Fare, à laquelle la
vieille et difficile demoiselle de Crémant ne pouvait refuser un blason
sans taches? puisque ce brave Audebert, tenu en estime particulière,
par toute la noblesse d’alentour, regardé par elle comme un allié, et,
pour ainsi dire, comme l’écuyer de confiance auquel jadis les vieux
chevaliers confiaient leurs enfants, puisque cet homme, simple et
bon, clairvoyant et circonspect, lui avait répondu de ses qualités mo-
rales?... et enfin, puisqu’elle était l’amie, la compagne, la sœur in-
tellectuelle d’une jeune fille aussi accomplie que Françoise’?
De temps en temps le marquis rentrait au château, montait à sa
chambre et jetait un coup d’œil dans la glace sur l’ensemble de sa per-
sonne et de sa toilette. Certes, le sentiment qui l’y portait ne ressem-
blait en rien à de la prétention , encore moins à de la fatuité, — est-il
be.soin de le dire? — Mais précisément il avait sa coquetterie de vieil-
lard à marier. Au lieu de s’efforcer
De réparer des ans l’irréparable outrage
à l’aide des corsets et des cosmétiques, il voulait porter franchement
son âge, sans qu’un seul pli de sa cravate indiquât une affectation de
de jeunesse, et sans qu’une négligence non plus vînt révéler l’homme
désintéressé de la vie qui s’abandonne.
Il voulait être lui-même, en un mot, par un sentiment de loyauté
fîère et d’exquise délicatesse, lui qui venait offrir à une jeune fille un
cœur flétri par les années, non pas usé par la débauche; une âme
attiédie peut-être, non pas desséchée. — Oh! non; — une âme riche
encore de toutes ses richesses, parce qu’elle ne les a point éparpillées
le long du chemin de la vie ; un cœur qui n’a point connu les orages,
parce qu’il a toujours été gardé par la grande loi du devoir, mais dont
le chaud foyer conserve des trésors de tendresse.
Chaque fois donc que le trot d’un cheval résonnait sur le sol des
avenues, que l’aboiement d’un chien semblait annoncer le passage
d’un étranger, le marquis de Crémant tressaillait.
Car précisément ce cœur neuf avait des appréhensions singu-
lières. Peut-être pressentait-il instinctivement sa faiblesse... En tous
cas, il savait par expérience combien il était facile à blesser...
Enfin les convives arrivèrent, bien qu’il fût de bonne heure encore;
mais à la campagne il n’est pas d’usage d’arriver, comme à la ville,
au moment de se mettre à table.
Le marquis sortait précisément de sa chambre pour retourner dans
le parc. Il entendit les portes s’ouvrir et se fermer, et les pas em-
pressés de Paul qui courait saluer les arrivants.
1
I
UN HOMME A MARIER. 605
(c C Gst elle ! )i SG dil-il. îi/l il Gut GnviG dG pflssGr devant 1g salon sans
y entrer. Mais ce mouvement puéril était indigne du marquis de Cré-
mant ; il s’avança bravement, comme au feu, ouvrit la porte et salua.
Ce ne fut pas sa future, mademoiselle de Cliéruy, ce fut Françoise
qui lui rendit son inclination de tête.
Quel sentiment lit tressaillir le marquis? Était-ce le désappointe-
ment? Était-ce, au contraire, une sorte de joie de sentir la terrible
rencontre remise encore de quelques instants? Était-ce enfin de
trouver dans la réalité, comme dans ses rêves, la figure de Fran-
çoise en face de lui, quand il attendait celle de mademoiselle de
Chéruy?
Qui le sait? et lui, surtout, ne le savait pas. D’ailleurs, ce fut un
éclair. Bientôt il se sentit à l’aise entre ses hôtes et M. et mademoi-
selle Audebert.
— Je croyais, Françoise, que vous seriez venue en voiture avec Clé-
mence de Chéruy, dit la baronne de Torcil. — Vous n’avez pas craint
de gâter dans les chemins votre jolie toilette?
Françoise avait une simple robe de taffetas noir, bordée au col d'une
ruche blanche, qui faisait mieux ressortir encore la jeunesse et la
candeur de sa physionomie.
— Oh ! les chemins sont secs, dit-elle. J’ai mieux aimé venir avec
mon père. D’ailleurs, vous le savez, la berline de ma marraine, bien
que fort grande, se trouvera pleine, et nous n’eussions pu, sans gêner,
y monter tous les deux. Précisément, nous sommes venus de bonne
heure pour éviter de lui causer un embarras.
Le marquis était allé s’asseoir à côté de Françoise. Elle l’intéressait
alors comme un reflet, comme une émanation, comme une partie, pour
ainsi dire, de la future marquise de Crémant. Et, certes, c’était un
type à part que celui de cette jeune fille intelligente, instruite, te-
nant par un côté de sa vie à toutes les religions aristocratiques, par
l’autre, aux humbles devoirs des instituteurs primaires ; femme du
monde, — il suffisait d’échanger avec elle un salut et une phrase
pour voir qu’elle devait l’être, — et religieuse. — Pouvait-on contem-
pler le milieu où tournait le vide de son existence quotidienne, entre
une mère infirme, un père absorbé par une profession laborieuse et
austère, des petits élèves qui l’initiaient, par le côté difficile, aux
charges de la maternité, sans penser à ces femmes qui cachent leur
beauté sous un voile et dont la vie se dit en deux mots : renoncia-
tion, — dévouement?
Le marquis aurait voulu causer avec elle, entrer un peu dans celte
âme, dont, après tout, il ne voyait encore que la surface. Mais il cher-
chait en vain la phrase par laquelle il entamerait cette surface. Il était
tellement étranger encore pour Françoise! Et puis quoi dire? Lui
Décembre 1861, 44
666
«
UN HOMME A MARIER.
parlerait-il de ses petits élèves? — Il craignait de lui faire croire qu’il
voyait en elle d’abord un pédagogue. — De son amie, mademoiselle
de Chéruy? — C’eût été brutal, c’eût été trop clairement dire à la
jeune fille qu’elle n’intéressait que par rapport à une autre. — Quoi,
alors?
Il en était là et regardait Françoise d’un regard interrogateur,
quand la berline de la comtesse de la Fare déboucha de l’avenue,
entra dans la cour, et vint tourner devant le balcon blasonné.
Cette fois, plus de doute, plus de désappointement, plus de soucis...
c’était bien mademoiselle de Chéruy qui arrivait. Le marquis lui-
même vit à travers les rideaux de mousseline du salon la portière de
la voilure s’ouvrir et des formes féminines apparaître.
Le baron et la baronne de Torcil se levèrent pour aller au-devant
de leurs invités; par un premier mouvement, Françoise les imita;
mais, en rencontrant le regard du marquis, elle s’arrêta, craignant
peut-être de se montrer peu polie en désertant le salon.
— Vous êtes impatiente , mademoiselle, de saluer votre amie? dit
le marquis. — On m’a dit, ajouta-t-il en manière d’explication, que
mademoiselle de Chéruy avait le bonheur d’être beaucoup aimée de
vous?
— Le bonheur est pour moi, monsieur le marquis... Il est vrai
que mon premier mouvement a été tout à l’heure de courir au-devant
d’elle comme pour lui souhaiter la bienvenue... c’était un enfantil-
age. Sa bienvenue est toute prêle dans nos cœurs, à nous qui la con-
naissons, et, quant à vous, je sens que les voies sont ouvertes...
comme pour l’entrée d’une reine.
Le marquis n’eut pas le temps de répondre. — Madame de la Fare
et sa nièce arrivaient. Son cœur se serra, il pâlit en se levant pour
saluer et affronter ce terrible premier coup d’œil qui contient, en un
seul éclair, la révélation de deux destinées.
Ce coup d’œil ne fut ni sympathique ni répulsif. Il fut, de part et
d’autre, embarrassé.
Mademoiselle de Chéruy était de taille moyenne, mince, bien prise;
son visage, assez pâle, régulier, beau plus que gracieux, annonçait la
douceur et la fermeté. Ses cheveux noirs avaient des reflets bleus
qui faisaient étrangement valoir la blancheur nacrée de sa peau.
— Certes, sa figure annonçait la jeunesse encore dans sa lïeur;
cependant, en la voyant près de Françoise, on aurait mis entre elles
d’eux une grande différence d’âge : l’une gardait encore dans le
galbe et dans le velouté des contours quelque chose d’adolescent;
l’autre avait la beauté de la femme faite; une beauté à laquelle on
aurait pu difficilement donner un âge précis... mais qui devait rester
longtemps inaltérée.
UN HOMME A MARIER.
667
Après les présentations et les compliments échangés, la baronne
proposa une promenade au parc, en attendant le dîner, afin de sauver
l’embarras d’un premier cercle. Mais la comtesse de la Tare s’excusa;
elle était fatiguée; déjà le baron et le marquis s’étaient levés ainsi
que les deux jeunes fdles. L’incident et la courte incertitude qui le
suivit fit naître cette conversation facile et sans portée qui est, après
tout, la grande ressource des champions en présence, le prélude et
le voile qui pr écède ou protège les escarmouches.
Le résultat fut que l’on se rassit sans embarras, sans ordre, et que
la cordialité s’établit. Entre gens de bonne compagnie les moments
difficiles durent peu. Mademoiselle de Chéruy retrouva vite l’aisance
que donne aux jeunes filles du grand monde l’habitude des salons et
des situations délicates qui s’y coudoient sans s’y heurter.
Le marquis, que son âge pourtant — et la grande habitude de ces
sortes de rencontres, — eussent ajouté les personnes malicieuses —
devaient défendre de l’émotion et de la timidité, ne retrouva pas sa
liberté d’esprit apparente aussi vite que mademoiselle de Chéruy.
Après avoir contemplé sa future d’un regard intérieur, profond et
en même temps si discret, qu’il ne semblait pas passer par les yeux,
M. de Crémant tourna son attention vers la famille qui allait devenir
la sienne.
Le comte de la Fare, oncle et tuteur de mademoiselle de Chéruy,
officier de Saint-Louis, ancien page de Louis XVI, était un des types
les plus purs de l’ancienne noblesse française. Il avait la sérénité
fière et douce qui convient aux vieillards dont la vie s’est modelée
sur ce principe : « Fais ce que dois, advienne que pourra ! »
La comtesse, à soixante ans passés, avait encore pour elle la grâce,
cette beauté des femmes qui n’en ont plus. Sa figure longue, un iieu
maigre, d’un blanc mat comme le vieil ivoire, s’encadrait de che-
veux blancs crépés en boucles, et d’un bonnet de vieux point d’Alençon,
relevé de nœuds de satin bleu pâle. Sa taille avait encore la richesse
et l’élégance de la trentième année,letla coupe de sa robe de soie grise
la faisait valoir sans la dessiner trop juste. Les mains étaient belles
sous l’ombre des dentelles qui retombaient du poignet. Madame de
la Fare, enfin, appartenait à cette classe si peu nombreuse, hélas! des
vieilles femmes qui ont le secret d’être charmantes sous la neige fran-
chement arborée de leurs hivers.
Nulle famille n’avait encore aussi complètement réalisé l’idéal du
marquis, et, quand il étendait ses regards à tout le cercle qui formait
l’entourage habituel de sa future femme, il éprouvait un sentiment de
bien-èti’e, de rafraîchissement, de repos, qui rassurait toutes les
craintes de son cœur tremblant.
C’étaient d’abord ses amis le baron et la baronne de Torcil, — l’un
«C8
UN HOMME A MARIER.
l’honneur, la loyauté, la générosité môme, — l’autre, la bonté, la
délicatesse personnifiées. Puis c’était le respectable et sûr François
Audebert; puis c’était Françoise. Enfin, c’était Paul de Torcil, le
gentil écolier qui parcourait ce cercle, allant de l’un à l’autre, fami-
lier avec tous, mais comme il convient à ces enfants qu’un bon
exemple perpétuel a nourris dans le respect.
Chose étrange! de toutes ces figures que le marquis de Crémant
comprenait et aimait, celle de sa fiancée restait la plus étrangère
pour lui. Il s’efforçait en vain de pénétrer l’âme qui se cachait
sous ce visage, et demeurait en arrêt devant une sorte de muraille
morale qui lui en fermait l’accès.
Le dîner, — cette agape mondaine où s’échappent des révélations
sur les caractères, — et les heures de la soirée s’écoulèrent sans ou-
vrir pour le marquis la cella de ce temple de marbre blanc.
Mademoiselle de Chéruy pourtant n’avait rien de mystérieux ni de
fatal. Non, son être moral semblait comme revêtu d’une armure,
comme défendu contre l’émotion par un parti pris de ne connaître
de la vie que les devoirs, non les joies.
Vers dix heures, on se sépara. La berline de madame de la Fare
ne pouvant contenir que quatre personnes, il fut convenu que l’insti-
tuteur y monterait, et que Françoise coucherait au château, comme
Paul. Un domestique reçut l’ordre d’atteler à sept heures du matin le
lendemain, pour les reconduire tous les deux. Ils promirent d’arriver
à Saint-Mesme au premier coup de la cloche.
— Et pour être plus sûrs de notre diligence, dit Françoise, Paul,
montons nous coucher tout de suite !
— Eh bien, que penses-tu de ta future? demanda le baron au mar-
quis quand la porte du salon se fut refermée.
— Elle m’a peu parlé, mais j’ai compris qu’elle me disait : « Je vous
épouserai, monsieur le marquis, j’habiterai votre vieux château, entre
vous et votre tante, je serai la mère de votre héritier et je garderai
votre vieillesse, dans le repos et dans l’honneur. »
— Eh bien?... demanda le baron.
Le marquis de Crémant abaissa ses paupières sur ses beaux yeux
bleus, comme pour voiler l’éclair de jeunesse qu’ils trahissaient,
étouffa un soupir, et murmura :
— C’est tout ce que puis espérer.
11 y eut un silence ; puis le baron reprit :
— Mademoiselle de Chéruy et sa famille t’offrent plus de qualités
réunies que tu n’en as jamais rencontré.
— Oui.
— Vous reverrez mademoiselle de Chéruy dimanche au château
UN HOMME A MARIER.
CGO
de la Fare, dit la baronne, qui comprit le vague sentiment que le mar-
quis n’exprimait pas par des paroles. Cette fois, elle sera chez elle,
et une femme se révèle toujours mieux à son foyer.
— Madame, je n’ai pas besoin de revoir mademoiselle de Chéruy
pour reconnaître qu’elle possède beaucoup plus de perfections que je
n’en mérite assurément; d’abord elle a pour elle la résignation,
puisqu’elle consent à devenir ma femme. . . Ah ! ce sera une vie austère
pour elle 1 . . . et pour moi .
— Pour vous ! monsieur le marquis? s’écria la baronne, qui ne put
retenir un geste d’étonnement.
— Eh! madame... croyez-vous donc que ce soit le bonheur que
de se dire tous les jours : «J’accepte un sacrifice, j’immole une victime
humaine, je suis la croix que porte une chrétienne sa vie durant? »
et de la voir pâle, triste, essuyant peut-être une larme furtive au
sortir de la chambre nuptiale, — ou bien, — ce serait pire encore!
— de sentir qn’après avoir montré tout le jour une figure placide,
elle dit le soir, lorsqu’elle s’agenouille devant son prie-Dieu ; —
«Seigneur, je vous offre mon cœur en holocauste! »
— Mais pourquoi penser, mon cher marquis, que votre femme
n’appréciera pas toutes vos nobles qualités morales et qu’elle ne
trouvera pas, près de vous, le bonheur tranquille et pur qui procède
du devoir accompli?
— Je suis insupportable, mes amis, et vous êtes mille fois trop
bons de prendre encore quelque intéi’ét à moi ! s’écria impétueuse-
ment le gentilhomme, qui voulut couper court à des pensées impor-
tunes.— Enfin, reprit-il, je crois que cette fois vos soins ne seront
pas perdus!...
La baronne sourit d’un bienveillant et malicieux sourire, et dit :
— Vous ne partirez pas la veille de faire votre demande, comme
lorsqu’il fut question de votre mariage avec mademoiselle de Piou-
vray ?
— J’ai été bien honteux et bien attristé, madame; mademoiselle de
Rouvray avait de précieuses qualités. Je crois que je l’eusse aimée,
mais... vous savez comment je sus que sa mère était morte de la poi-
trine, et que la maladie se transmettait dans la famille... Je ne pou-
vais mêler un sang appauvri au sang pur que j’ai reçu de mes ancê-
tres, et risquer de léguer un germe de mort à mes descendants.
— Pour quelle cause donc a manqué votre mariage avec mademoi-
selle de Gérandie? demanda le baron. Il me semble que la comtesse
de Sinons avait arrangé cette union.
— Mademoiselle de Gérandie est encore une fort gracieuse per-
sonne, et je lui crois un estimable caractère; mais... le suicide de
670
UN HOMME A MARIER.
son frère - . . . Mon cher Henri, un vrai gentilhomme ne se suicide pas !...
Un suicide dans une famille, c’est une tache!
— Allons ! je veux croire que tu feras cette année la Noël au châ-
teau de Crémarit avec une dame châtelaine. Il en est temps, Édouard,
dit M. de Torcil, en manière de conclusion.
On couvrit le feu du salon, la baronne roula sa tapisserie, sonna
pour demander les bougies, et chacun gagna sa chambre. Il était
onze heures.
III
Le lendemain matin, le marquis de Grémant se leva dès le jour,
car il se sentait plus disposé à chercher le calme au grand air qu’à
l’attendre du sommeil. Ses pensées tournaient toujours dans le même
cercle et ne lui laissaient pas de repos. D’une part, il reconnaissait
les mérites de sa future femme et l’excellence des conditions dans
lesquelles se ferait le mariage, et il fatiguait son esprit à les énu-
mérer, à les combiner, à les établir comme de solides bases pour y
fonder l’édifice de son avenir; de l’autre, il était dominé par une tris-
tesse involontaire et vague dont il ne pouvait triompher.
La campagne pourtant, illuminée des rayons roses de la Saint-
Martin, chamarrée des couleurs éclatantes de l’automne, avait des
aspects éblouissants qui devaient chasser les mélancolies; çà et là,
sur les prés ou dans la profondeur des vallées, on voyait passer les
dernières nuées du brouillard matinal, et il semblait que les vagues
appréhensions de l’âme tourmentée du marquis auraient dû s’effacer
comme elles devant les lumineux horizons de l’avenir.
Pourquoi donc ni les fêtes de la nature, ni les espérances si long-
temps déçues et si près d’être comblées ne pouvaient-elles rasséréner
le cœur troublé du gentilhomme?
Il se le demandait en se gourmandant lui-même, quand, au-devant
du château, sur une pelouse qui précédait le parc, il aperçut Fran-
çoise appuyée au tronc d’un vieil orme, tandis que Paul faisait garnir
de diverses provisions sa valise d’écolier, et qu’un domestique attelait
le tilbury qui devait les ramener tous deux à Saint-Mesme.
Le rafraîchissement que cherchait le marquis de Grémant pénétra
tout à coup dans son cœur. Sans chercher d’explication à ce mouve-
ment intérieur, il s’avança vers la jeune fille, lui souhaita le bonjour
et la félicita sur son exactitude matinale.
UN HOMME A MARIER.
671
— Et mes enfants qui m’attendent ! dit-elle en souriant. Il ferait
beau voir, quand les écoliers sont exacts, la maîtresse paresseuse !
— Ils sont donc exacts? Il n’y a vraiment qu’en cet heureux pays
où les magisters sont si bons et si gracieux, que les marmots s’em-
pressent pour apprendre à lire î — Savez-vous que c’est une vraie
fortune pour un petit enfant de recevoir de vous ses premières le-
çons?— Si Dieu m’envoie un fils, je veux vous le donner pour
élève.
Le marquis eut à peine achevé cette phrase qu’un remords lui
coupa la parole et le laissa interdit devant la jeune fille, qui le re-
merciait.
— Quelle naïveté d’égoïsme je viens de trahir ! pensa-t-il; ne dirait-
on pas que celte belle fille n'est faite que pour élever les enfants
d’autrui ! — Malheureusement, reprit-il , malheureusement pour
moi, quand j’aurai un fils vous serez maman à votre tour, et n’aurez
pas besoin de faire la petite classe au pensionnat de Saint-Mesme.
— Qui sait? je ne vois guère pour moi de probabilités de mariage,
dit-elle avec une simplicité où ne se mêlaient ni amertume, ni affec-
tation d’indifférence.
— Pourquoi donc ?
— C’est que je ne suis pas assez riche pour trouver un mari dont
l’éducation réponde aux goûts que j’ai pris en vivant près de mon
père et dans l’intimité de ma chère marraine, et que je ne voudrais
pas descendre... Mais, reprit-elle après une courte interruption, je
m’accoutume à n’être mère que par procuration... et je veux avoir
beaucoup d’enfants!
Le marquis la contemplait, adossée au grand orme, souriante en
plein soleil, fraîche, le front pur et illuminé par les reflets de quel-
ques petits cheveux dorés qui s’échappaient de ses bandeaux, volti-
geaient au vent et appelaient la lumière.
Qu’elle était jolie !
Et pourtant, dans ce cœur aussi régnait le renoncement! Dans ce
cœur comme dans celui de Blanche de Ghéruy . Mais quelle différence !
pensa le marquis.
Le renoncement de Blanche donnait froid; celui-ci, au contraire,
semblait fait de bienveillance, de tendresse et de dévouement. Dans la
vie, Françoise devait toujours donner, et jamais ne rien prendre pour
elle. Mais elle pouvait donner de bon cœur : elle était si riche !
— Mademoiselle, la voiture est prête, vint dire le domestique.
— A revoir, monsieur le marquis ! s’écria- t-elle; et souvenez-vous
que dans cinq ou six ans la maîtresse d’école vous rappellera votre
promesse.
672
UN HOMME A MARIER.
Elle courut au tilbury, au-devant duquel Paul de Torcil l’attendait.
Le marquis la suivit.
— Voulez-vous me permettre de vous servir de cocher? demanda-
t-il vivement, au moment où le domestique allait prendre les guides.
— Paul, mon enfant, dis à mademoiselle Françoise que je sais suffi-
samment conduire, et qu’elle me fera plaisir en me donnant l’occasion
d’une promenade matinale.
Françoise, bien entendu, ne refusa pas; le marquis s’élança sur le
siège, saisit les guides, et lança le cheval dans l’avenue.
Pourquoi son cœur, tout à l’heure si profondément triste, s’ouvrit-il
à des fêtes inconnues ? Pourquoi donc cette belle matinée d’automne,
tout à Fheure inaperçue, s’éclaira-t-elle de splendeurs dès longtemps
oubliées ?
Le-marquis ne songea ni à s’étonner, ni à se réjouir. Il ne lit même
pas de retour sur lui-même, mais il aspira l’air frais à pleins pou-
mons ; se plut, comme un enfant, à faire caracoler le cheval et
glisser le tilbury dans les pentes et causa beaucoup avec Paul.
En arrivant à Saint-Mesme, il trouva pour sauter à terre et offrir la
main à Françoise une agilité juvénile qu’il ne se connaissait plus;
non qu’elle fût paralysée par les glaces de l’âge, mais parce que Pha-
bitude d’une vie austère l’avait ralentie.
Que cette maison grise et vieille lui sembla charmante sous son
manteau de vigne et de grenadiers ! Que la palissade de roses, de
clématites et de jasmins qui garnissait la grille vermoulue lui parut
pittoresque et jolie! Çà et là une rose de Bengale éclatante perçait à
travers les rameaux serrés des plantes grimpantes; une étoile de
jasmin s’épanouissait à côté. Quelques volubilis avaient trouvé moyen
de se glisser parmi les arbrisseaux et mêlaient encore, au matin,
leurs cornets de pourpre aux panaches d’automne de la viorne-
clématite.
Au roulement de la voiture, et surtout au bruit de la sonnette de
la porte de la rue, le vieux professeur apparut dans l’embrasure de
celle de la maison. Le soleil détacha au clair, sur le fond d’ombre de
l’intérieur, sa large et placide figure, puis son corps grassement
charpenté. Il tenait d’une main sa tabatière, de l’autre il massait
une prise.
— Allons ! dit-il, voilà les enfants ! Bien ! huit heures ne sont pas
encore sonnées !... Comment ! c’est vous, monsieur le marquis ?
— Ne faut-il pas qu’un jeune homme à marier se montre galant
pour les dames? dit M. de Crémant avec ce sourire demi-mélanco-
lique, demi-railleur, qu’il prenait volontiers en parlant de lui-même
et de ses intentions matrimoniales. — Mais, reprit-il avec son aisance
et sa dignité naturelles, c’est mademoiselle Françoise qui m a fait
673
UN HOMME A MARIER.
une faveur en me permettant de la conduire. Je ne me serais pas
avisé tout seul de cette promenade, et voici la plus belle matinée que
j’aie vue depuis longtemps !
Françoise et Paul remercièrent le marquis, saluèrent et disparurent
dans l’ombre du corridor. Aussitôt la cloche sonna. Le marquis prit
congé du digne magister par une poignée de main.
— A dimanche, monsieur le marquis; Françoise et moi nous
sommes invités aussi à la Fare... Mille bons souhaits !
— Ah ! dit le marquis, comme s’il n’avait entendu qu’un nom,
vous êtes un heureux père... Mademoiselle Françoise... quel trésor !
Il monta en tilbury, fouetta le cheval et revint au grand trot vers
le château, le cœur plus vivant et plus jeune qu’il ne l’avait eu lors
de sa vingtième année.
Quatre jours seulement séparaient du dimanche. Le marquis les
passa dans une activité qui surprit le baron de Torcil, mais lui parut
cependant d’heureux augure. Cette ardeur à la chasse, cette disposition
verveuse à la causerie n’étaient-elles pas des indices que M. de Cré-
mant se prenait à la vie comme un homme qui a beaucoup encore à
en attendre ?
Quelquefois, en battant les bois et les brandes, les deux amis cau-
saient; ils causaient encore le soir dans le petit salon boisé, près de la
baronne; et la conversation, quel que fût l’incident qui l’avait fait
naître, ne continuait pas longtemps sans que le grave sujet qui de-
meurait au fond de la préoccupation générale ne fût abordé.
Le marquis alors répondait en homme décidé à marcher droit dans
la voie ouverte et à ne s’arrêter qu’à l’autel. Il parlait d’après un
parti pris, sinon d’après une conviction; mais ni le baron ni sa
femme ne voulaient creuser le fond de sa pensée, de peur d’y remuer
les hésitations et les doutes.
Et qu’y eussent-ils trouvé? rien peut-être; car M. de Crémant s’était
interdit la réflexion. — Il laissait aller sa destinée, et, en attendant,
s’abandonnait à une sorte de rêverie sans formes et sans couleui's qui
n’avait pas d’objet ni de but, mais qui le rendait heureux.
IV
Il vint donc, ce dimanche ! Le marquis allait faire un pas de plus
dans la voie du mariage : un pas décisif peut-être ! Son cœur se
serra. Et pourtant il avait attendu le jour ! — Oui, involontairement.
074
UN HOMME A MARIER.
sans y prendre garde, il s’était dit depuis deux jours, en s'éveillant :
« C’est après-demain! » puis : « C’est demain! »
On était convenu que l’on prendrait, en passant à Saint-Mesme,
M. et mademoiselle Audebert. Jusqu’à Saint-Mesme, le marquis trouva
qiïe le breek de la baronne de Torcil n’allait pas assez vite; puis,
après que l’instituteur, sa fille et Paul y furent montés, il lui sem-
blait qu’il roulait vers la Fare avec une vélocité surprenante.
Françoise avait la même toilette que le dimanche précédent; c’était
sa plus belle, son unique. Pour son visage si pur et si doux, il expri-
mait une joie intérieure qui le faisait resplendir.
— Vous avez l’air tout content, ma mignonne, lui dit à demi-voix
madame de Torcil, à qui cette disposition n’échappàpoint; que m’ap-
prendrez-vous de bon ?
— J’espère, dit-elle à l’oreille de la baronne, que Blanche sera
heureuse... Je pense beaucoup de bien du marquis de Crémant.
La famille de la Fare était réunie dans le parc, au milieu d’une clai-
rière que baignait encore le soleil vers quatre heures, quand la famille
de Torcil, le marquis de Crémant, Audebert et sa fille arrivèrent.
On reçut le baron, la baronne et le marquis comme des amis de vingt
ans qu’on aurait vus la veille, et le meilleur accueil que l’on pouvait
faire au marquis était assurément celui-là. Quant au vieux professeur
et à Françoise, on ne les reçut pas du tout : ils faisaient partie de la
famille.
Mademoiselle de Chéruy avait ce jour-là une robe blanche qui lui
seyait à merveille. M. de Crémant le remarqua. Tl remarqua aussi
que la jeune fille silencieuse et froide du dimanche précédent s’ani-
mait et trouvait, pour faire les honneurs de chez elle, une aisance,
une mesure, une dignité parfaites. Madame de la Fare était âgée; sa
santé délicate ne lui permettait plus de tenir sa maison comme autre-
fois. Depuis quelques années elle comptait un peu sur sa nièce pour
l’aider à remplir son rôle de châtelaine. Mademoiselle de Chéruy en
avait pris une valeur personnelle, si Ton peut s’exprimer ainsi, dans
un pays où les mœurs veulent que les jeunes filles soient dans la société
comme des zéros auxquels donnent seulement leur valeur les chiffres
qui les accompagnent. Elle semblait moitié femme déjà, et cependant
gardait toutes les réserves de la jeune fille. Enfin c’était une per-
sonne accomplie, et à laquelle chaque instant qui s’écoulait, chaque
incident qui survenait, donnait l’occasion de révéler une perfection
de plus.
Le marquis donc remarquait tout cela; et il le remarquait d au-
tant plus, il l’évaluait d’autant mieux, hélas ! qu’il demeurait froid
UN HOMME A MARIER.
675
et que nulle impression vive, à l’esprit ou au cœur, n influençait son
jugement.
Tl pensait certainement que ce serait une fortune, de mener une
telle épouse au château de Crémant; mais, si le mariage n’avait point
été pour lui un devoir, il eût mieux aimé y retourner seul que d’y in-
troduire entre sa tante et lui une personne nouvelle, inconnue.
Que s’il jetait les yeux sur Françoise, au contraire, il lui semblait
voir en elle une amie sûre, éprouvée, quelqu’un dont le cœur lui
était ouvert. Il aurait voulu lui parler de Blanche, savoir si... Mais
quoi ? Françoise pouvait-elle servir de truchement entre ces deux
âmes étrangères?
Dès que le soleil baissa, madame de la Fare se leva pour reprendre
le chemin du château. M. de Crémant lui offrit le bras, tandis que
le comte de la Fare donnait le sien à la baronne. M. de Torcil et Au-
debert cheminaient à côté des deux jeunes filles; Paul avait depuis
longtemps pris sa volée on ne savait où.
Mais les allées du parc, dessiné à l’anglaise, serpentaient en faisant
des détours à travers les massifs. Bientôt la société se divisa au gré
des accidents du chemin et des incidents de la causerie. Les deux
jeunes filles s’éloignèrent peu à peu du groupe principal, et le
marquis de Crémant les regarda passer appuyées au bras l’une de
l’autre en se parlant à voix basse, avec un inexprimable sentiment
de curiosité.
Arrivés au perron, la comtesse, prétextant quelques ordres à donner,
rendit la liberté à son cavalier. La soirée était si belle, si douce en-
core malgré la saison, que le comte et la baronne demeurèrent un
instant indécis sur le seuil du château, puis finirent par s’asseoir
au dehors. Un moment après, MM. de Torcil et de Crémant, rebrous-
sant chemin, s’enfoncèrent dans les massifs du jardin anglais. Les
méandres n’en étaient point tellement inextricables, que les rencon-
tres y fussent impossibles. Les deux gentilshommes ne tardèrent
point à se trouver en face des jeunes filles.
— Il y a de l’indiscrétion à troubler votre tête-à-tête, mesdemoi-
selles? demanda le baron.
— Point du tout, dit Blanche en quittant soudain le bras de sa
compagne pour prendre celui de son vieil ami. — Et nous vous avons
donné le mauvais exemple? Vous désertez le salon?
— Personne n’est encore au salon, je crois, chère mademoiselle,
répondit le marquis. Madame votre tante nous a quittés, et M. de la
Fare est assis sur la terrasse avec madame de Torcil et M. Audebert.
— Alors nous pouvons prolonger notre promenade et aller... à la
rencontre de Paul, par exemple.
G7C
UN HOMME A MARIER.
Les allées étaient étroites : naturellement le marquis se trouva au
côté de Françoise; naturellement encore il lui offrit le bras.
La conversation, d’abord générale, devint bientôt particulière à
cause de la gène qu’il y a, en pareil cas, à se retourner pour se parler
d’un groupe à l’autre. Insensiblement aussi, la distance, d’abord
très-courte, qui séparait ces deux couples s’allongea; et ce fut ainsi
que les infiniment petits incidents qui précipitent les destinées ame-
nèrent le marquis et Françoise à se trouver au bras l’un de l’autre,
et presque seuls, à cette heure du jour où les épanchements viennent
facilement du cœur aux lèvres.
Par quelle pente douce, ou rapide, le marquis en arriva-t-il à parler
lui-même de ses projets de mariage qui n’étaient un secret pour per-
sonne, mais qu’aucune démarche significative ne rendaient encore
avouables?
Peut-être ni lui ni Françoise n’auraient-ils pu citer la parole qui
avait entre eux rompu la glace ; toutefois, après une demi-heure de
promenade, le marquis en vint à dire :
— Vous le voyez, mademoiselle, ma position est difficile et cruelle.
Je ne puis offrir à une femme qu’un avenir de résignation, et moi,
moi, vieil enfant, je ne puis pas me résigner!... Me résigner! Com-
prenez-vous que j’ose, comprenez-vous que je puisse employer un
pareil terme en parlant de votre amie? Je suis fou, complètement fou,
et, après avoir entrevu la plaie de mon âme exigeante, vous devriez
conseiller à mademoiselle Blanche de me refuser !
— Non pas, certes 1 Ah ! monsieur le marquis, les âmes exigeantes
sont les âmes riches !... et c’est parce que l’on donne beaucoup que
Bon demande aussi!... Vous voulez une famille sans tache, parce
que la vôtre est une des plus pures de France! Vous voulez un cœur
d’élite, parce que le vôtre a toutes les générosités, toutes les délica-
tesses... Enfin, vous voulez une âme capable de tendresse et d’en-
thousiasme, parce que la vôtre a gardé sa jeunesse... et puis, et puis,
vous pensez que votre femme sera mère, et vous voulez encore que
vos enfants aient toutes les beautés comme toutes les noblesses...
Le marquis regardait Françoise, tremblant et ravi. Une sorte
d’ivresse pure et délicieuse lui montait au cerveau, comme s’il eût
entendu un chef-d’œuvre musical. Un moment il s’arrêta et demeura
devant elle, muet et plein de pensées tumultueuses, interdit et prêt
à laisser échapper un torrent de questions.
— Mais... dit-il enfin d’une voix qu’il s’efforçait en vain d’assurer;
— Mais... comment savez-vous si bien...
— Ah!... c’est que... moi aussi, je serais exigeante!
Il y eut un silence. Le marquis fit^appel à toute sa puissance sur lui-
même pour contenir l’explosion de sentiments qui éclatait dans son
UN HOMME A MARIER.
677
cœur. Il ne voulait rien dire de trop. Après une minute d’efforts, il
répondit avec un accent pénétré qui fit vibrer sa voix émue et donna
une étrange valeur à ses paroles :
— Yous en avez le droit, mademoiselle.
Ce fut tout. Françoise se sentit embarrassée par le silence du
marquis d’abord, puis par le regard respectueux et tendre dont il
l’enveloppa tout entière, enfin par la conviction passionnée de ses
réponses.
Ils firent quelques pas en silence, Françoise cherchant des paroles
pour ramener la conversation sur un terrain moins troublant, le
marquis s’abandonnant au bonheur imprévu et intense dont les
douces effluves montaient de son cœur à sa tête. Cette muette extase,
il aurait voulu la prolonger des heures; mais sa délicatesse lui disait
qu’il ne devait point attarder Françoise loin de son ami...
Ce fut-elle qui dit :
— Nous avons perdu Blanche et M. de Torcil... peut-être sont-ils
rentrés?
— Rentrons donc, répondit courageusement le marquis.
Mais un serrement de cœur douloureux éteignit soudain sa joie.
S’il avait pu au moins s’échapper pour aller seul à travers la cam-
pagne!... Il fallait, au contraire, tenir sa place et son personnage au
milieu d’un salon... Il fallait... il fallait revoir Blanche de Chéruy,
et cette idée lui devenait plus pénible de seconde en seconde.
Les deux couples, comme s’ils se fussent avertis, débouchèrent des
massifs en même temps et se rencontrèrent au pied du perron. La
conversation aussi avait retenu Blanche et le baron dans les allées. Ma-
demoiselle de Chéruy semblait rêveuse. Précisément elle accueillit
le marquis d’un mot obligeant qui le trouva presque interdit.
Au retour de cette seconde entrevue, quand le breek eut déposé à
la porte du pensionnat Audebert, sa fille et Paul, le marquis et le
baron, qui étaient descendus aussi, manifestèrent le désir de passer
une côte à pied, tandis que la voiture était au pas.
— Quand fais-tu ta demande? dit M. de Torcil.
— Jamais î répondit le marquis d’une voix brève et tremblante.
— Comment? Qu’est-ce encore?... Mon cher Grémant, deviens-
tu fou ?
— Oui.
— Ah !... Et pourrais -je te demander, balbutia le baron devenu
froid, quel nouveau prétexte...
— Mon ami, je suis le plus malheureux des hommes! s’écria im-
pétueusement le marquis. Oui, certes, il faut croire à la fatalité...
678
UN HOMME A MARIER.
Abandonne-moi... On ne réagit point contre le sort... Une divinité
implacable a rayé le nom de ma famille sur le livre d’or de la no-
blesse. Je ne me marierai point.
Le marquis était si ému, si sincèrement malheureux, que M. de
Torcil eut pitié de ses angoisses insensées.
— Mais, reprit-il, quel reproche fais-tu à mademoiselle de Ché-
ruy?
— Des reproches?... Elle est parfaite!... mais je ne l’épouserai
point... Vois-tu, Henri, ce que je vais te dire est étrange... ridicule;
je te prie d’avance de me pardonner... d’avoir pitié de moi...
Et la main que M. de Crémant tendit au baron tremblait , une
larme brillait dans les yeux fiers du gentilhomme.
— ... J’en aime une autre, murmura-t-il d’une voix éteinte...
Oui, moi, presque vieillard; moi, je suis amoureux... comme si
j’avais vingt ans !
— De Françoise, alors?
— Elle a pris tout mon cœur. Tiens, je sentais, depuis que je l'ai
vue, quelque chose d’étrange se passer en moi, comme un rajeunisse-
ment, comme un retour inavoué à ces beaux rêves printaniers que
nous ne saurions, quand ils sont passés, ni évoquer ni traduire... Et,
cependant... vrai! je ne songeais à rien... je n’avais pas la première
idée de... Eh bien, ce soir, quand, en nous promenant dans le jardin
anglais, tu sais? nous avons échangé quelques paroles... indifférentes
d’abord... ah! mon ami! j’ai senti mon cœur et ma confiance aller
à elle irrésistiblement. J’ai parlé de mes projets de mariage, de mes
folles ambitions... Elle m’a répondu... Chacune de ses paroles tom-
bait comme une goutte de baume sur la plaie, ou bien comme une
lueur, comme un éclair, comme les doux et chauds rayons du soleil
dans une froide nuit. C’était une révélation. Un cri s’est échappé de
toutes mes facultés aimantes et pensantes. Je me suis dit : «Voilà ma
femme I... » — ... Tu vois bien, Torcil, que je ne me marierai
point, reprit, après une interruption, le gentilhomme, dont la voix,
tout à l’heure vibrante, passionnée, devint austère et sourde... Oh!
je suis malheureux !
Le baron, ému et consterné, ne savait que répondre. Il écoutait son
ami avec colère et avec pitié. Il cherchait des paroles pour lui repro-
cher sa folie, et n’en trouvait point. Que lui dire? Rien qui ne fût
dur et ne fût mérité; mais rien aussi qui ne détonnât comme une
vulgarité au milieu de ses purs sentiments d’honneur et de déli-
catesse.
Les deux gentilshommes se pressèrent la main en silence. La voi-
ture avait gravi la côte, et descendait maintenant. Le cocher^ ralentis-
sait l’allure de ses chevaux pour demeurer à la portée des piétons
UN HOMME A MARIER.
679
qui la suivaient. Mais ni l’un ni l’autre ne songeaient à remonter en
voiture. Il semble que la marche soit un soulagement aux agitations
intérieures et que la dépense de forces musculaires qu’elle provoque
atténue la violence des passions.
— Et, dit enfin M. de Torcil, et, alors, tu vas encore refuser ma-
demoiselle de Chéruy?
— Non; je mettrai un terme à mon ridicule en le comblant. Je
me ferai refuser ; ceci achèvera mon personnage.
— Au moins, je t’en prie, mon ami, ne précipite rien... attends...
réfiéchis... Le temps modifie bien ces impressions soudaines ! A nos
âges, l’amour ne peut être qu’une folie dangereuse...
— Oui, quand c’est une folie, une passion... Non, quand il vient
d’une profonde et complète estime, d’un sentiment absolu, d’une
mutuelle sympathie.
— Et, interrompit froidement le baron, quand il en est ainsi,
l’amour aplanit tous les obstacles , efface toutes les inégalités
sociales !
— Il empêche au moins certaines mésalliances de cœur, reprit
tristement le marquis. Je retournerai à Crémant rêver au passé, au
bonheur, au devoir, à l’impossible... Je méditerai longuement les
mystères de la destinée, en contemplant mon vieil écusson de fils
des croisés!.. Au-dessous... après la devise de ma maison, tout à
l’heure abandonnée aux archéologues, j’écrirai ; Væ soit !
— Je te demande huit jours d’épreuve, dit le baron ; huit jours de
patience !
Le marquis secoua la tête.
— Hélas! dit-il, je voudrais, crois-moi, pouvoir m’éveiller de ce
rêve et redevenir indifférent et froid.
Il s’ arrêta court ; puis :
— Non, s’écria-t-il, je ne le voudrais pas 1
Le baron eut un mouvement de dépit et de chagrin.
— Remontons en voiture, dit-il ; je perds mes paroles comme mes
droits de vieille amitié.
— Henri !
— Tu ne veux pas seulement écouter un avis, exaucer une
prière !
— Eh î je resterai... j’attendrai tant que tu voudras. Mais ce sera
rendre la position d’autant pltis délicate...
Le baron avait hélé son cocher. La voiture s’arrêta ; ils mon-
tèrent.
— La causerie ou le beau temps m’ont fait du tort, dit madame
de Torcil, Eh bien ! marquis, que vous disais-je? N’est-ce pas
C80
UN HOMME A MARIER.
que Blanche de Chéruy est mieux encore dans son rôle de châte-
laine?
— Charmante !
— Et que c’est la femme qu’il vous faut. Point gauche comme ces
filles maintenues trop longtemps sous la domination maternelle;
en même temps, digne, réservée, raisonnable, incapable de ces exal-
tations sentimentales qui troubleraient votre vie...
— L’épouse prédestinée d’un vieillard, enfin! — oui, madame!
Le baron interrompit d’un signe M. de Crémant, qui se tut. Il ne
demandait qu’à s’enfermer dans ses pensées.
V
Les jours qui suivirent s’écoulèrent pour le marquis dans une
étrange disposition de cœur et d’esprit. Il ne voulait point, pour ainsi
dire, donner audience à ses pensées et les livrer à l’analyse de sa
raison. Pour lui, la question ne cessa pas un seul instant d’être ré-
duite à ces termes : éteindre son amour pour Françoise et demander
mademoiselle de Chéruy, ou quitter le pays, s’enfermer dans son
manoir et renoncer pour jamais au mariage.
Que si quelquefois un parti moyen se présentait à son esprit, il le
repoussait comme une mauvaise pensée. Dans les crises du cœur, les
plus nobles natures s’égarent. Il craignait les compositions de con-
science.
Mais pouvait-il étouffer les élans de son amour, d’autant plus ardent,
d’autant plus inspiré qu’il avait hérité tous les instincts de sa jeu-
nesse comprimée?
Ah ! ces explosions tardives sont parfois plus terribles que les fou-
gueux entraînements de la vingtième année. « Et d’ailleurs, pensait
le marquis, comment fermer les yeux quand on s’est dit : « Voilà la
« lumière ! » et quand on s’est dit : « Voilà le bonheur ! » comment
en défendre son âme? »
Son amour, au lieu de s’éteindre, s’avivait chaque jour, et, par
instants, M. de Crémant s’en réjouissait comme d’un triomphe. Il y
avait de telles joies pour lui à sentir son cœur vivre d’une robuste
vie! C’était la jeunesse ! Et la jeunesse I quel trésor pour ceux qui,
ayant achevé de gravir le premier versant de la vie, se sentent en-
traînés par l’irrésistible loi de nature à descendre la pente sombre !
Radieux horizons, évoqués par la jeunesse, — fêtes intimes, dont
UN HOMME A MARIER.
681
les décors, les harmonies, les richesses, ne sont rendus ni par les
pages éloquentes des poètes, — ni par les magiques peintures de
l’Opéra, — ni même par les plus exquises expressions musicales;
joies délicieuses épanouies tout à coup dans le cœur comme un
bouquet de fleurs printanières au premier soleil d’avril, qui pour-
rait donc vous vaincre, quand un coup de baguette féerique vous
évoque, alors qu’on croyait vous avoir dit adieu pour jamais!
Le marquis faisait de longues promenades solitaires, qui le diri-
geaient instinctivement vers le pensionnat de Saint-Mesme. Il don-
nait pour prétexte quelque message ou quelque emplette qui l'appe-
laient dans le bourg et passait devant la vieille maison, sans entrer.,
ou bien il s’arrêtait dans la campagne, pour contempler de loin ce
temple qui renfermait son trésor...
Ah! qu’il aurait voulu saisir Françoise comme l’nigle sa proie,
l’emporter, la cacher au fond de son château et dire adieu au monde
entier!
Un jour, il se surprit à dire : « Mais pourquoi pas?... »
Ce fut un éclair, après lequel il enferma ses pensées dans l’in-
llexible rempart qu’il leur avait défendu de franchir.
Cependant il désirait ardemment la revoir, et nulle occasion ne
semblait prochaine. Assurément, rien n’était plus facile que d’aller
au pensionnat seul, ou avec son hôte. — Mais pour les âmes timorées
combien les choses faciles ne sont-elles pas parfois les choses impos-
sibles! — Aller seul? et que dire pour expliquer la visite? D’ailleurs,
la loyauté du marquis de Crémant pouvait-elle s’abaisser au subter-
fuge? — Aller avec le baron, qui savait son secret, dont le regard
sévère eût interrogé le fond de son âme? — jamais.
Ainsi M. de Crémant demeurait en vue du paradis de son cœur,
comme si des fortifications inexpugnables lui en eussent défendu
l’entrée. Cette petite porte à claire-voie, qui s’ouvrait à l’impulsion
d’un doigt d’enfant, était gardée par ses scrupules, plus sûrement
que par des sentinelles.
Comment donc ses pas le portèrent-ils d’eux-mêmes au pensionnat,
un matin qu’il errait se laissant aller à cette ivresse morale dont il
craignait la fin, comme instinctivement on craint le réveil en faisant
un beau rêve? Quelle puissance le conduisit jusque dans la petite
cour, où François Audebert taillait les rosiers du boulingrin?
Il se le demanda effrayé, quand l’instituteur, fermant son sécateur,
ôtant son bonnet de soie noire, fit un pas en avant pour lui dire :
— Monsieur le marquis, j’ai bien l’honneur de vous saluer !
Le gentilhomme demeura court, une rougeur légère et rapidement
effacée colora ses joues pâles d’ordinaire. — Je passais, balbutia-
t-il, j’ai voulu vous serrer la main, monsieur Audebert!
Décembre 1861.
45
G82
UN HOMME A MARIER.
— C’est bien de la bonté, monsieur le marquis. Vous voyez,
pendant la récréation des enfants, je prends la mienne et j’accommode
mon petit jardin pour l’année prochaine... Je vais appeler ma fille,
qui sera heureuse de...
— Non ! interrompit M. de Crémant par un mouvement d’honnêteté
qui fut sublime, par un de ces triomphes de conscience qui sont un
secret entre l’homme et Dieu, et qui rachètent bien des faiblesses
peut-être; — non, je repars à l’instant.
Il se reprit pour dire d’une voix mal assurée; — Comment va-t-elle?
— Oh! toujours bien. Permettez-moi de vous présenter un de mes
anciens élèves, le neveu de madame la comtesse delaFare, qui vient
d’arriver de Paris : M. Armand de Chéruy. — Mon cher Armand,
M. le marquis de Crémant.
Le marquis aperçut alors, pour la première fois, un jeune homme
dont le regard le toisait discrètement et qui paraissait se disposer à
prendre congé de l’instituteur.
Les deux gentilshommes se saluèrent avec une courtoisie froide.
M. de Crémant, au nom du frère de Blanche, avait éprouvé un léger
saisissement. Le jeune homme semblait interroger mentalement le
prétendant de sa sœur. Tous deux se trouvaient l’un devant l’autre
comme embarrassés de la rencontre.
L’intention manifestée par le marquis de ne pas s’arrêter long-
temps à Saint-Mesme ne retint pas le jeune homme, qui sortit aussitôt
qu’il le put faire sans impolitesse.
— Bon et brave cœur! dit Audebert en le regardant s’éloigner
dans la direction de la Fare.
— Oui, sa physionomie est heureuse, — mais il ne ressemble pas
à sa sœur. — On le dit fort mondain, un peu dissipateur...
— Il a cherché le plaisir... pour oublier peut-être. — Il est géné-
reux naturellement comme tous ceux qui n’ont vu encore autour
d’eux que le désintéressement et la bonne foi... — Monsieur le mar-
quis, demanda vivement Audebert, comme par l’effet d’une décision
soudaine, monsieur le marquis, vous qui ôtes un juge admirable des
délicates questions qui touchent aux points d’honneur de la noblesse,
croyez-vous qu’un gentilhomme fasse une faute, en épousant une
fille d’humble naissance, qui aurait, d’ailleurs, toutes les qualités du
cœur et de l’esprit? '
M. de Crémant pâlit et regarda fixement l’instituteur. Cette ques-
tion directe, imprévue, pressante, lui alla droit au cœur et déchira
d’un trait le voile que n’osait soulever sa conscience. — Il baissa les
yeux comme devant un juge clairvoyant et demeura muet.
— Nous discutions ce point tout à l’heure avec mon ancien élève,
reprit Audebert pour motiver l’impromptu de sa question.
C83
UN HOMME A MARIER.
— Mais, cela dépend... balbutia M. de Grémant, qui eut une sorte
d'effroi do ce qu’il allait dire et qui pour la première fois, depuis
qu’il aimait Françoise, se posa en face ce cas de conscience.
— Cela dépend?...
— Si c’est une affaire d’argent, le gentilhomme déroge! s’écria-
l-il résolument.
— Mais, fortune à part?
— Et pourquoi, — s’il n’y a point d’indiscrétion à s’en informer,
— M. Armand de Chéruy discutait-il avec vous là-dessus ?
— Le vicomte de Chéruy a un attachement profond et vif pour une
jeune fille qui n’est point noble.
— Eh bien, alors, que lui répondiez-vous? reprit vivement le mar-
quis, heureux de changer de rôle et de faire fixer par l’honnête vieil-
lard l’incertitude où le jetait le trouble de son cœur.
— Je lui disais de s’efforcer de vaincre un sentiment difficile à
légitimer ; je lui représentais que la position fausse des personnes
déclassées est pénible, et que, pour celle qu’il aime surtout, il ne de-
vrait point battre en brèche à cet égard les répugnances de sa
famille... Une jeune fille qu’il y ferait entrer sans un consentement
sincère n’y serait pas heureuse... et qui sait môme. si ce mariage pro-
jeté ne nnirait pas à l’établissement de sa sœur?.. Enfin, monsieur le
marquis, accepteriez-vous pour belle-sœur une jeune fille char-
mante, bien élevée, mais... d’origine plébéienne? Voilà ce qu’il s’agit
de vous demander.
— Est-ce que vous tenez à savoir mon sentiment personnel là-
dessus?
— Certainement, monsieur le marquis. Votre opinion est trop con-
sidérable pour qu’on ne tienne pas beaucoup à la connaître, et...
je ne doute pas, qu’en cette circonstance elle ne pèse d’un grand
poids sur la résolution du vicomte de Chéruy... bien qu’il soit fort
épris.
— C’est trop d’honneur me faire. La jeune fille appartient à une
famille honorable? demanda M. de Grémant.
— Oh î certes, et elle est remplie de qualités bonnnes et char-
mantes ; et le jeune Armand de Chéruy a pour elle une affection qui
date de plusieurs années, qu’il a vainement combattue...
Le marquis devint pâle, ses jambes fléchirent, puis se roidirent
comme pour prendre racine au sol. Il voulut parler, et la voix lui
manqua. Soudain une idée avait traversé son cerveau. En une se-
conde elle s’y installa et y produisit un effrayant ravage.
Armand de Chéruy avait fait ses éludes au petit pensionnat de
Saint-Mesme. . . Il était de deux ou trois ans seulement plus âgé que
Françoise... Comment aurait-il pu, alors que le cœur adolescent
684
UN HOMME A MARIER.
s’ouvre aux impressions tendres, voir, sans l’aimer, cette jeune com-
pagne? Et comment, l’ayant aimée un jour, l’oublier jamais ?
Oui. Et plus M. de Crémant y pensait, plus ce doute devenait cer-
titude... plus chaque détail de la conversatiou semblait en accuser
l’évidence. Comment ne pas avoir senti plus tôt que c’était un père
qui consultait en pensant à sa fille?...
Une douleur intense tordit le cœur du gentilhomme... Avec un
grand effort de volonté, il balbutia enfin, répondant à sa pensée plus
qu’aux paroles d’Audebert :
— Oui... elle est charmante... il a vainement combattu!
Puis, sentant qu’il ne pouvait se contenir plus longtemps, craignant
de se trahir s’il demeurait une seconde de plus, il quitta brusque-
ment la place en s’écriant d’une voix brève :
— Pardon ! je suis attendu I
François Audebert fit quelques pas pour l’accompagner; mais le
marquis ne se retourna pas. Arrivé sur le seuil de sa porte, le brave
professeur s’arrêta, ajusta ses lunettes, regarda son interlocuteur
et s’éloigna d’un pas rapide et saccadé.
— Singulier homme! se dit-il, singulier homme!... Je ne sais trop
si Blanche de Chéruy fera un heureux mariage...
VI
M. de Crémant marchait vite, en effet. Jamais une douleur pareille
à celle qu’il venait de ressentir ne l’avait terrassé. Il lui semblait que
l’horizon tournait autour de lui, que la terre rebondissait sous ses pieds,
que le vent, en tourbillonnant, le secouait comme un roseau. Arrivé
en rase campagne, il voulut rappeler sa clairvoyance, interroger sa
raison... Vains efforts ! Tout son être était bouleversé.
Il aimait bien Françoise depuis quelques jours! Mais la pensée
qu’un autre aussi l’aimait... un autre qui était jeune... qui pouvait
offrir un beau nom aussi... qui l’offrait... qui avait sans doute,
depuis plusieurs années déjà, fait pressentir... fait partager ses senti-
ments! cette pensée décupla son amour en une heure.
— C’est un trésor enfoui, avait pensé le gentilhomme en décou-
vrant à Saint-Mesme Françoise, avec sa beauté, son charme, sa haute
valeur morale. — Le trésor est découvert, apprécié, se disait-il alors. . .
Un autre va l’enlever peut-être...
Ah ! quelle différence entre ces deux situations! Comme l’une lais-
sait la liberté du sacrifice! Comme l’autre était fiévreuse, entraînante,
cruelle !
085
UN HOMME A MARIER.
Cette angoisse, le secret de presque toutes les folies des passions,
ravagea le noble cœur du marquis de Crémant et fit chanceler sa foi
de gentilhomme. Il erra longtemps par les champs et les chemins.
Enfin, à la nuit tombante, il revint au château de l’Estang.
Eh bien, Henri, dit-il au baron, je pars décidément demain
matin. Je ne puis vaincre cet amour, l’illusion ne m’est plus permise.
Me fiatter de triompher, ce serait mentir à ma conscience, ce serait
m’accorder lâchement un subterfuge.
— Mais. . .
— Je vois la force de cette passion à la jalousie qui me dévore.
Ah! mon ami! ce malin, poussé par une impulsion du cœur que je
n’ai pu dompter, — qui m’a conduit sans le consentement de ma vo-
lonté pour ainsi dire, — je suis allé chez Audebert...
— Tu as revu Françoise?
— Non!... j’ai refusé de la voir!... ÎNfeiis j’ai rencontré Armand
de Chéruy.
— Eh bien ?
— Eh bien, Audebert m’a fait une question.. . Il m’a demandé à
brûle-pourpoint ce que je pensais de la mésalliance d’un gentil-
homme...— Comprends-tu?
— Non... — Tu crois qu’il a lu dans ton cœur, et...
— Je l’ai craint d’abord; mais bientôt la lumière s’est faite. J’ai vu
qu’ Armand de Chéruy aimait Françoise, qu’il voulait l’épouser, et
qu’on interrogeait en moi le futur de mademoiselle Blanche... Ah!
quel coup !
— Mon pauvre cher Édouard ! Eh bien, tu t’es trompé... ton ima-
gination t’égare... Armand n’a jamais songé à Françoise, son amie
d’enfance, sa sœur. Il aime à Paris une jeune fille de famille bour-
geoise fort jolie et très-recommandable, dit-on.
— Ah ! interrompit le marquis avec une joie dont il ne put arrêter
l’élan. Ah ! il aime une jeune fille de Paris !
— Oui. Et il voulait sans doute, au moment où tu recherches sa
sœur, faire une tentative près de toi. Par une loyauté que tu appré-
cieras, il chargeait Audebert de pressentir ton avis avant de renou-
veler, auprès de M. et madame delaFare, une démarche déjà infruc-
tueuse une fois. Car lu comprends que la pensée d’établir sa sœur
d’abord, puis de se marier ensuite au gré de sa seule conscience —
cette pensée qui viendrait tout simplement à un homme né d’hier —
ne peut pas être un seul instant celle d’Armand de Chéruy.
— Ah! reprit mélancoliquement le marquis de Crémant, c’est là ce
qui nous distingue, nous autres gentilshommes, des fils de la Révolu-
tion. Si nous avons la gloire, nous avons les charges aussi de notre
passé. Ils ne relèvent que d’eux-mêmes... nous, nous relevons de
686
UN HOMME A MAHIEH.
vingt générations couchées clans la poussière. — Pauvre jeune homme!
pauvre enfant!... Et le comte de la Fare, dis-tu, ne veut pas... — Si
tu incercédais, Henri...
— Oh ! s’écria le baron, marquis de Crémant, il faut partir!
Le lendemain, M. et madame de Torcil accompagnèrent leur hôte
jusqu’au cheval qui devait le porter au chemin de fer. Les deux gen-
tilshommes se serrèrent la main.
— Tu expliqueras, dit le marquis au baron d’une voix sourde,
qu’une affaire pressante m’appelait à Crémant... Yous ajouterez, ma-
dame, que je vais revenir. . . Et puis, tu conçois, Henri, une fois là-bas,
je tomberai malade... Que sais-je?... Tu choisiras le prétexte... Ah!
tiens, je suis frappé, vraiment ! Je crois, mon cher ami, mon vieux
camarade, que nous ne nous reverrons plus !
— Allons donc !... J’espère encore, moi, que tu nous reviendras, le
cœur guéri !
Le marquis secoua la tête, sauta en selle, envoya un dernier salut
à madame de Torcil, et piqua des deux.
En passant devant le pensionnat de Saint-Mesme, il ne ralentit pas
le trot de son cheval ; mais il eut des larmes dans les yeux.
VIÏ
Trois jours après, dans la grande salle do son vieux château, le
marquis, assis en face de sa vénérable tante, semblait avoir pris dix
ans de plus. Une seule lampe surmontée d’un abat-jour traçait au
milieu de la pièce une zone de lumière. La vieille fille filait au rouet,
le marquis regardait d’un œil atone le fond de l’âtre où, sur une large
plaque de fonte, rebondissaient les armoiries de sa maison estompées
par la suie et çà et là avivées d’une étincelle.
« Édouard, il faut te marier, mon enfant !» avait dit la nonagénaire
au retour de son neveu.
Depuis longtemps déjà, la douairière ne sortait de son mutisme
que pour lancer comme un oracle ce clelenda Carthago, qui réveillait
les échos des grandes salles. Elle était sourde; le marquis ne lui ré-
pondit rien ; mais elle, en hochant la tête, ajouta comme si elle avait
entendu une réponse : — Oui, oui, je serai contente de la voir avant
de mourir, ta femme !
Hélas!... sa femme!...
Jamais, non, jamais, son parti en était pris alors, jamais il ne de-
vait ramener une épouse sous ce vieux toit croulant.
UN HOMME A MARIER.
087
Quelles tristesses infinies il promena le long des sombres corri-
dors en répétant : — Non, jamais!
Parfois il s’arrêtait comme en proie à des luttes qui ramenaient sur
son visage un éclair de jeunesse. La jeunesse, c’est l’espoir. Quand il
abandonnait sa destinée, ces lueurs s’éteignaient ; il devenait vieil-
lard.
Mais ce cœur, qu’il s’efforçait d’étouffer, protestait et voulait au
moins crier ses angoisses, ses doutes, ses tentations, ses sacrifices et
ses désespérances. Mentalement le marquis s’épanchait en longues
confidences dans le cœur du baron de Torcil. Il voulut lui écrire,
commença une lettre et se dit : « A quoi bon? » Puis il jeta sa plume,
la reprit le lendemain, laissa encore inachevée la page en se disant :
« Pourquoi faire ? » Ainsi furent écrits en quelques semaines ces
feuillets émus et incohérents.
« 20 novembre.
« ... Maintenant que me voici rendu à moi-même, Henri; que je
me retrouve en présence de ma destinée, telle que l’ont tracée les lois
du monde et faite la Providence, j’éprouve une lourde tristesse. La
solitude froide et austère de mon vieux château pèse sur moi et
m’étouffe. Ah ! quel faix pour nous, que le passé !... Il nous écrase,
mon ami, et c’est sous son poids que nous succombons tous... Les
uns, parce que, pactisant avec l’esprit moderne et acceptant les avan-
tages qu’il dispense libéralement à l’individu, nous renonçons par
là même à la succession de ce passé dont nous abandonnons les char-
ges.— Et alors, je te le demande, ne tombons-nous pas au-dessous de
ces fils de leurs œuvres, fiers conquérants d’une noblesse nouvelle,
qui, partis de bas, s’élèvent et tiennent tout de leur propre valeur?
— Les autres, et ceux-là sont plus rares, parce qu’ayant accepté la
succession avec toutes ses charges, ils ne peuvent les remplir dans la
société moderne et succombent à la peine ! »
« 27 novembre.
« Je me demande, en faisant un retour sur ma vie et en considérant
aussi bien d’autres vies que j’ai vues s’éteindre stériles, je me demande
si les mystérieux secrets qui renouvellent la face du monde n’ont pas
condamné nos vieilles races à périr? s’il n'y a pas une fatalité qui se
joue de nos efforts et enveloppe les débris d’une société morte dans
les plis de son linceul ?.. .
« 3 décembre.
« On dit que les races qui ne se mêlent point s’abâtardissent. N’en
688
UN HOMME A MARIER.
serait-il pas au moral comme au physique?... Il me semble que les
principes immuables qu’on défend contre toute atteinte... qu’on ne
laisse modifier par aucune idée nouvelle, perdent par là môme leur
force et leur puissance. 11 me semble que parfois les lois ont besoin
d’être transgressées! que des audaces heureuses rajeunissent les races
et les cœurs... 11 me semble... — Mais tant de choses!... Henri ! je
suis fou I »
« 15 décembre.
«Oh! oui, je suis fou! Ces spéculations philosophiques ne sont
qu’un masque pour les tentations et les révoltes de mon cœur. —
Mais j’étais de bonne foi; je me trompais moi-même. La vérité, c’est
que j’aime Françoise aujourd’hui plus qu’hier, et que je l’aimais hier
plus qu’en te quittant. Vois-tu, à chaque pas que je fais dans ma so-
litude,. je me dis ; Si elle était là! comme ces vieux échos se plai-
raient à répéter son joli rire ! Comme elle illuminerait tout ce qui est
sombre! comme elle réchaufferait tout ce qui est froid! Ce serait
la vie. Tandis que je vois au contraire commencer la vieillesse triste
et solitaire... le stage de la mort!
« Tout à coup, il me prend des besoins de protestation, des élans
de jeunesse. J’ai envie de courir à Saint-Mesme, de demander Fran-
çoise à son père, à elle-même ; d’en faire la plus charmante, la plus
adorée des marquises de Crémant !
«... Mais... voudrait-elle consentir?... Pourrait-elle m’aimer?...
Ohl je l’aime tant, moi!... — Et, vois-tu»... je crois qu’elle m’ai-
merait !
«Son père... — Il n’avait point l’air, le brave professeur, d’être fa-
vorable aux projets d’Armand de Chéruy. . . Il regarde une mésalliance
comme un malheur, surtout pour celui des deux époux qui en est
l'objet...»
« 26 décembre.
« Une mésalliance? dire que c’est moi qui ferais une mésalliance
en épousant cette adorable Françoise ? »
« 5 janvier.
« Plusieurs fois par jour, tandis que j’arpente le château en tous sens
pour dominer mes agitations intérieures, je me surprends à m’ar-
rêter devant ma vieille tante, qui me regarde avec des yeux interro-
gateurs et profonds. Elle est sourde, et cette infirmité, autant que sa
solitude accoutumée, l’a rendue silencieuse. Assise dans sa bergère,
devant son rouet, toujours au même coin du foyer, il me semble voir
en elle une fée Mélusine, une Sibylle du temps passé, grand juge en
UN HOMME A MARIER.
689
fait des droits et des devoirs du gentilhomme. Je m’arrête donc à la
regarder comme elle me regaide, et prêt à lui crier l’aveu de mes
tortures; mais les paroles ne viennent pas à mes lèvres. J’ai trop
peur que l’oracle ne condamne le vœu de mon cœur ! »
« 15 janvier.
« Ce matin, le soleil a percé les brumes neigeuses qui chargeaient
l’atmosphère depuis quelques jours. Je suis allé me promener sur la
terrasse du château. Il y avait longtemps que je n’y étais monté. Les
ravages du temps m’en ont paru plus sensibles; et puis, l’hiver a
dénudé les figuiers et les vignes, les gelées ont grillé les giroflées.
Le gai manteau que l’été jette sur les vieilles pierres ne déguise plus
les appuis disjoints, les balustres renversés- J’ai ressenti un ser-
rement de cœur à voir cette tristesse, cet abandon- Les souvenirs
sont revenus en foule... jeune homme je m’asseyais sur celte terrasse
pour faire de longues lectures et regarder la vallée du Rhône ;
adolescent, j’y faisais des armes sous les yeux de mon père ; enfant,
j'y jouais sur les genoux de ma mère...
« Ail! mon cher Henri ! à l’évocation de ce passé, mon cœur s’est
fondu de douleur... — Je n’aurai donc pas d’enfant, moi!
« Avoir des enfants de Françoise!.., Voir mon fils dans ses bras !
Comprends-tu quel bonheur?
« Ses enfants, ils seraient bons, ils seraient beaux, ils seraient in-
telligents!... Qui donc oserait trouver qu’il leur manque des quar-
tiers de noblesse? »
Le marquis avait écrit souvent pour se débarrasser des pensées qui
l’obsédaient; quelquefois, pour les examiner, les prendre à partie, les
discuter, il adressait au baron de Torcil ces aveux et ces cris du
cœur comme à un être de raison qu’il voulait pi'endre à témoin de
ses douleurs; mais jusqu’alors il ne songeait point à fermer ce journal
et à l’envoyer à son ami ; cela lui eût semblé puéril. Au contraire, il
avait répondu quelques mots vagues à une lettre significative du
baron.
Tout à coup, sur la dernière pensée qu’on vient déliré, il s’arrêta,
possédé par une tentation, par une espérance... Il ajouta en post-
scriptum :
« Conseille-moi, Henri! »
Puis il fît jeter à la poste.
Mais, lorsque ce fut fait, il se trouva plus agité encore. Une fièvre
dévorante s’empara de son cerveau. H craiguit la réponse que deman-
dait son post-scriptum; il craignit aussi le vertige, car les lois et les
000
UN MOMME A MAP. 1ER.
croyances qui jusqu’alors avaient gouverné sa vie ne lui apparais-
saient plus que comme des fantômes, tandis que les protestations de
son amour s’élançaient de son cœur de plus en plus incompréhen-
sibles. La grave et sereine figure de sa tante lui apparut comme le
secours, le point d’appui, le refuge...
Quelques heures après, une nouvelle lettre partit pour le baron
de Torcil.
« Henri, disait M. de Crémant, ne me réponds pas, ne me conseille
rien. — Va voir Audebert... Françoise... fais-leur pressentir ma de-
mande. — Ah ! pourvu qu’ils l’agréent! — Ma tante, sainte femme !
n’a pas attendu un aveu que je n’osais lui faire. Quelle puissance d’in-
tuilion n’ont pas ces âmes repliées sur elles-mêmes! Elle m’a vu
souffrir... — Henri, ces quelques semaines m’ont beaucoup changé...
— Peut-être en me répétant ; « Édouard, il faut te marier, » son
perpétuel conseil, a-t-elle compris à mon émotion d’où venait le
mal... Enfin, enfin, elle vient d’ajouter : « Eh bien, épouse celle que
« lu aimes... si tu l’estimes ! » Un tel avis, venu de cette noble part,
c’est la loi du devoir, de l’honneur! J’arrive ! »
VllI
A la station du chemin de fer, le marquis de Crémant ne trouva ni
cheval ni domestique pour l’attendre. Des bords du Rhône à ceux de
la Dordogne, le service postal n’est pas direct ; le marquis comprit
qu’il arrivait avant sa seconde lettre. H prit un cheval de louage.
Pendant le voyage, ses rêves, ses joies, ses doutes (il s’en cachait
encore dans la conscience timorée du gentilhomme), avaient marché.
Je ne sais quelle agitation étrange s’était installée dans son cœur et
n’en voulait point sortir. La joie, la crainte, y luttaient avec quelque
chose d’inconnu, comme l’appréhension confuse d’un coup de la
destinée.
Il souhaitait tout à la fois de dévorer l’espace qui le séparait du
château de l’Estang, et il aurait voulu retarder son arrivée jusqu’à la
distribution du courrier.
Tantôt il poussait son cheval en avant, et la bête s’élançait ventre
à lezre; — tantôt, soudain retenu par je ne sais quel pressentiment,
il serrait la bride, et l’animal, mordant le frein, se cabrait en écu-
mant.
Le marquis atteignit Saint-Mesme, et une inexprimable émotion le
cloua devant la pension... il ne voulait point entrer... ce n’était pas
UN HOMME A MAHIEU.
G9l
ainsi et seul qu’il devait arriver devant Françoise ! Non ! il ne voulait
point entrer... Mais quoi?... il pouvait bien regarder... la maison !
Elle lui sembla plus silencieuse et plus solitaire que d’habitude.
— Ah ! se dit-il, c’est jeudi 1 11 y aies congés...
Il continua son chemin.
Justement il fallait monter la côte. Au sommet, le marquis jeta un
premier regard vers le château. Alors, au balcon, près de la ba-
ronne, il crut reconnaître Françoise vêtue de blanc comme une fian-
cée; Françoise, qu’un rayon de soleil éclairait et faisait resplendir sur
un sombre fond de lierre.
Ah ! cette fois, d’un seul coup il enfonça ses éperons dans les flancs
de sa monture ; il cingla l’épaule avec sa cravache. . .
Le cheval se cabra.
— Vous allez vous faire désarçonner, monsieur le marquis ! lui
cria le garde du baron do Torcil, qui traversait le chemin. Vous avez
un cheval vicieux !
— Merci ! répondit le marquis, la lettre où j’annonçais mon arrivée
no sera pas parvenue au baron assez à temps pour qu’il ait pu en-
voyer au-devant de moi, ajouta-t-il : j’ai loué la seule monture que
j’ai trouvée.
— Avec cela précisément que tous les chevaux du château sont oc-
cupés pour la noce !
— La noce !
— Ah! monsieur le marquis ne sait pas? Le jevme chirurgien de ma-
rine épouse mademoiselle Françoise Audebert. . , Aujourd’hui on signe
le contrat au château de l’Estang; demain il y a bal au château de la
Fare... C’est M. Armand de Chéruy qui a fait ce mariage-là. Il aimait
beaucoup mademoiselle Françoise et le médecin est son ami...
Le marquis n’interrompait pas le garde. Il lui semblait qu’une
avalanche de neige l’enveloppait tout entier en toui’billonnant, l’a-
veuglait, le glaçait jusqu’à la moelle. — En môme temps, il sentait
se briser en lui pour toujours le puissant ressort de la jeunesse. Mais
le gentilhomme ne se donna point en spectacle. Une minute seule-
ment, il resta devant le garde, les yeux troubles et fixes, puis il mur-
mura ;
— Ah! bien... merci, mon ami.
Et il passa.
Il passa !... Mais celte fois il ne précipita pas l’allure de son cheval.
Il se borna, dès qu’il eut perdu de vue le paysan, à tourner bride,
puis il laissa le cheval de louage errer à l’aventure par les champs
nus et froids. De temps à autre il imprimait à la bride un mouve-
ment machinal qui dirigeait la bête vers la droite ou la gauche... Il
traversait un champ, coupait un chemin, tournait dans un pré, s’é-
69‘2
UN HOMME A MARIER.
garait dans un bois... A la fin, il arriva, conduit par sa monture, à la
station du chemin de fer.
La destinée lui montrait son chemin. 11 revint à Crémant, vieilli,
brisé.
Au printemps dernier, il est mort d’une sorte de consomption.
Mademoiselle de Crémant l’a enseveli.
Claude Vignon.
REVUE CRITIQUE
OUVRAGES I)E MM. DURUY, LÉOUZON-LEDUC, MOLÉ-GENTILHOMME, FERNAN CAB.\L-
LERO, DU PRINCE GALITZIN, DU MARQUIS DE POMPONNE, ETC.
I
Il est unprofesseurheureux entre tous ceux que TUniversité compte dans son
sein : c’est M. Duruy. Depuis bientôt vingt ans, M. Duriiy jouit à peu près exclu-
sivement de l’honneur d’enseigner Thistoire à la jeunesse française. Ses divers
Précis sont le texte obligé de presque toutes les leçons qui se donnent dans les
collèges de l’État. Il n’est pas d’heure dans le jour, pendant onze mois de l’an-
née, qu’on ne les apprenne ou qu’on ne les récite. Nous ne les connaissons pas
et n’avons point l’injustice de les juger d’après l’érudition officielle des ba-
cheliers de notre connaissance ; nous sommes au contraire tout disposé à
admettre qu’ils doivent à leur mérite seul le privilège donQls sont en posses-
sion. Mais leur savant auteur n’a-t-il pas été pris d’une ambition un peu
irréfléchie, quand il s’est mis à rêver pour eux un autre genre de succès?
Voici en effet que M. Duruy, non content de la gloire du collège, aspire à
celle du monde; il traite ses Précis en lycéens émancipés, les revêt du
format in-8 et sollicite pour eux l’entrée des bibliothèques. Après avoir été
appris, il aspire à l’honneur d’être lu, et il entreprend, dans ce but, la
refonte de toute sa collection. En ce moment nous avons sous les yeux son
précis remanié de l’histoire grecque, récemment publié sous ce titre : His-
toire de la Grèce ancienne *. L’auteur n’y dissimule pas son désir : « 11 y a un
* 2 vol. in-8. Chez Hachette.
094
REVUE CRITIQUE.
fait que je n’ai pas encore pu m’expliquer, dit-il, c’est qu’en France, où i’on
a si laborieusement et depuis si longtemps étudié la littérature, les sciences,
la religion, les arts et l’archéologie de la Grèce, personne n’ait songé à dres-
ser un tableau général de la vie historique du peuple grec. Nous avons beau-
coup d’ouvrages spéciaux à consulter, nous n’avons pas une seule histoire à
lire. J’ai essayé de combler cette lacune regrettable. »
Le motif est louable, mais la tâche est difficile à remplir. L’enseignement
professoral n’est peut-être même pas une bonne préparation. Il y a dans les
procédés des professeurs, surtout si, comme ici, ils sont invétérés, quelque
chose d’incompatible avec ceux de l’écrivain. C-est d’ailleurs une idée peu
heureuse, que celle de prendre un livre de classe pour en faire un livre de
lecture. Quelque art que l’on metteàl’accommoderà sa nouvelle destination,
ce livre portera toujours la trace de l’ancienne. Donc, s’il se sentait de force
à devenir, de professeur, historien (et rien ne nous défend de croire qu’il
le soit), au lieu de remanier ses livres, M. Duruy aurait mieux fait, selon
nous, de les écrire à nouveau; il eût pins sûrement atteint son but. L’His-
toire de la Grèce ancienne qui ouvre aujourd’hui la série de ses Précis modi-
fiés, n’est pas, malgré la science incontestable qu’elle accuse et l’intelligence
historique qu’elle révèle, un échantillon très-heureux. Nous n’aurions pas été
prévenu que ces deux beaux volumes de bibliothèque ont été primitive-
ment un manuel universitaire, que nous l’eussions deviné avant la cen-
tième page, à la condensation laborieuse des faits, à l’aridité didactique de
la narration, surtout à la disparité des parties du travail.
L’ouvrage, en effet, est à la fois long et court; il y a des dissertations trop
étendues et des récits trop sommaires. On n’y sent point d’ailleurs circuler ce
souffle de poésie qui semblerait devoir animer tout ce qui touche à la Grèce.
Ce sont de savants chapitres, sans doute, que ceux que M. Duruy consacre
à l’ethnographie, à la religion et aux œuvres de la Grèce primitive; il y ex-
plique d’une façon au moins très-plausible les légendes dont le peuple grec
avait enveloppé son berceau; mais le résultat le plus clair de son exégèse est
de déflorer le gracieux tableau de ces origines. Lavéritable introduction à 1 his-
toire de la Grèce, ce sont les poèmes d’Homère. Les cent pages de M. Duruy
là-dessus, toutes bourrées qu’elles soient d’érudition, feront moins com-
prendre et moins goûter le génie hellénique que la lecture de l’Iliade et de
l’Odyssée. Tout ce début peut convenir aux savants, mais ne va pas aux lec-
teurs à qui l’ouvrage à la prétention d’arriver. C’est avec les poètes grecs
sobrement commentés qu’il faut enseigner l’histoire des premiers temps de
la Grèce aux gens du monde.
Quant aux temps historiques, c’est aux historiens grecs aussi qu’il faut
en demander directement l’histoire, en les complétant sans doute et en les
contrôlant par les travaux de la critique, mais en leur donnant habituelle-
ment la parole.
C’était la méthode de nos vieux maîtres, de ce bon Rollin surtout, qui a
REVUE CRITIQUE. 695
eiiclianto notro enfance. Un petit retour à sa manière, quand on écrit pour
ce public, chaque jour plus nombreux, qui ne sait ni le grec ni le latin, ne
serait pas, à notre avis, un si mauvais moyen do succès. M. Duruy n’en a pas
assez usé. Ce n’est pas lui qu’on accusera de propager le Ver rongeur hors
des écoles ! Sa narration, conçue en vue du collège, a gardé une sobriété
qui, par suite du changement de lecteurs, cesse d’être un mérite.
Toutefois, nonobstant ces défauts, dont la gravité est surtout relative,
l’Histoire de la Grèce ancienne est un ouvrage de valeur. M. Duruy y a ré-
solu un problème difficile, celui de présenter dans son unité le mouvement
si complexe et si divers du monde grec. Il lui a fallu beaucoup d’étude et
d’art pour faire saisir, dans la multiplicité des incidents locaux, cet ensem-
ble réel mais peu apparent, et relier l’une à l’autre l’histoire de ces répu-
bliques, dont la personnalité, à certains moments, est si vive, et dont le
développement est si individuel.
L’histoire des colonies est aussi fort habilement rattachée à celle des
métropoles et au courant général des événements. Cette partie est la meil-
leure et la plus neuve de l’ouvrage. L’influence de l’Orient sur la philosophie
et les arts des cités grecques de l’Asie Mineure nous semble également bien
comprise et bien appréciée. Jusqu’à l’intervention de Rome dans les affaires
de la Grèce, la marche des événements se déroule avec assez de largeur; mais,
à partir de cette époque, le récit n’est plus qu’un maigre sommaire. C’est
pourtant un moment grave et plein d’importantes leçons, que cette agonie
de la liberté grecque. Quel tableau mérilerait mieux d’être offert aux ré-
flexions de nos sociétés démocratiques? Mais sont-elles capables de réflé-
chir?
Il
En ôtant Tuniforme du collège à ses Précis, M. Duruy aurait eu, ce nous
semble, en vue de leur ménager un plus facile accès auprès des jeunes
filles. Pour nous, nous souhaiterions qu’il réussît et qu’il contribuât
à ramener l’usage qui a longlemps prévalu chez nous de donner, en
dehors des langues anciennes, le même enseignement aux filles qu’aux
garçons. Cet usage était excellent, et nous sommes de ceux qui re-
grettent qu’on n’y soit pas resté fidèle. Il est bon, en effet, que dans
les parties de l’éducation qui leur sont communes, telles que l’histoire
et la littérature, l’enseignement des deux sexes ne diffère pas trop ; il
est bon qu’en ces matières la sœur sache les mêmes choses que le frère,
et que la mère n’ignore pas ce qu’apprendra son fils un jour. Jadis, dans
nos vieilles familles bourgeoises, où les enfants étaient nombreux, filles et
garçons étudiaient ensemble et recevaient les mêmes leçons, sans que les
unes en fussent plus pédantes et les autres plus efféminés.
69G REVUE CRITIQUE.
On a changé tout cela : les femmes n’étudient plus dans les livres des
hommes. On en a fait exprès pour elles sur toutes les matières et avec des
titres qui feraient croire, en vérité, que les sciences et les arts ont aussi des
sexes : la Rhétorique des demoiselles, la Physique des dames, etc., etc. La
médiocrité la plus insigne est le caractère habituel de ces mièvreries,
et souvent, comme dans certain volume dont la troisième édition est sous
nos yeux, — V Art de converser et d'écrire chez la femme^ in-12,Dentu, —
l’exactitude des principes y va de pair avec la correction du langage.
Tout cela néanmoins, tant est grande chez nous l’incurie qui règne à l’en-
droit de l’éducation des femmes, tout cela se débite ; les pensionnats, les
familles surtout, en sont infestés. C’est un scandale aux yeux des étran-
gers, mais que nous n’avons pas l’air de soupçonner; nous sommes
pleins de sollicitude à l’endroit des livres d’agrément, mais nous n’en
exerçons aucune vis-à-vis des livres didactiques. On fait bien assurément de
se montrer sévère pour les écrits qui ont une action immédiate sur le cœur;
mais ceux qui doivent former l’intelligence ne réclament-ils pas quelque
surveillance aussi? Est-il indifférent que l’esprit des jeunes filles se meuble
sur les questions de littérature, de science ou d’art, de notions fausses ou
de traditionnels préjugés? N’est-il pas bon d’autre part que, comme celui
des hommes, il s’aguerrisse de bonne heure et se discipline à l’étude?
« Toute femme, dit avec raison l’auteur d’uli livre récent, — V Éducation
des jeunes filles sous l’influence de la foi, par madame de G. R. —
12, chez Douniol, toute femme est destinée à instruire ; il n’en est pas qui,
dans le cours de leur vie, ne soient appelées à contribuer à l’éducation des
autres. Apprenons-leur donc à bien penser, à bien parler et à bien écrire.
Donnons-leur tous les moyens de s’employer efficacement à la gloire de
Dieu et au salut des autres, seule raison de leur existence. » (Pag. 307.) Les
femmes, observe encore avec justesse madame de G. R., sont d’autant plus
exposées à cette prédominance du sentiment, qui devient souvent la source
de leurs malheurs, que la culture intellectuelle a été moindre et moins forte
chez elles. Aussi, ajoute -t-elle, « si nous trouvons dans une élève le don de
goûter le beau et le vrai, attachons-nous à enrichir et à fortifier son juge-
ment par les règles d’une saine logique à sa portée, et exerçons-la à
s’exprimer avec raison et avec calme. »
Nous aimons à entendre ces conseils pleins de sens, et notamment ces
recommandations d’exercices de logique. Cela sent son dix-septième siè-
cle. Madame de G. R., on le voit, n’a pas emprunté que son titre à Fénelon,
elle s’est inspirée de son esprit. Mais, en sa qualité de femme et de mère de
famille dont la raison s’est enrichie d’un long tribut d’expérience, elle est
entrée dans des détails que l’auteur du Télémaque n’aurait pu même songer
à aborder. Son ouvrage prend la jeune fille sur les genoux de sa mère et
* 1 vol. in-12, chez Douniol.
REVUE CRITIQUE. 097
la conduit jusqu’au jour où elle est appelée à devenir mère elle-même. Cette
période de la vie de la femme ne comprend pas moins, selon madame de
G. R., de cinq âges différents qui, tous réclament une surveillance et une
direction particulières. Observer et décrire ces phases; signaler les dévelop-
pements intellectuels et moraux auxquels elles prêtent et les périls du
même ordre auxquels elles exposent; présenter les moyens d’aider les uns et
de combattre les autres, tel est le but que s’est proposé l’auteur. Ses pein-
tures de caractère, où il y a parfois du trait etquiaccusent une étude attentive
etsagacedu cœur et de l’esprit des enfants, n’ont point la fine sobriété du livre
de Fénelon; mais c’est le défaut de notre temps. Qui écrit aujourd’hui dans
cette langue élégamment concise et sait se défendre du vain goût de l’orne-
ment? C’est donc à son insu, nous le jurerions, que les tableaux parasites du
Rêve d’une jexine mère et de la Danse des enfants (page 124), par exemple,
se sont glissés dans le chapitre où madame de G. R. décrit la puissance
de l’imagination chez les femmes, et que la ballade allemande du jour des
Morts (page 297) est venue se placer dans la page dirigée contre l’habitude
dangeureuse des récits merveilleux. Quoi qu’on fasse, on est toujours de
son siècle, et on en prend, malgré soi, les façons de dire. Nous n’appuyons
donc pas sur ce reproche, nous en ferons un plus grave à l’auteur. La
partie de son livre relative à \’ instruction des femmes n’est ni assez déve-
loppée, ni assez pratique. Madame de G. R., qui explique si bien dans quel
esprit les jeunes personnes doivent étudier, ne dit pas assez ce qu’elley
doivent étudier. L’énumération et l’appréciation des objets qu’il faut faire
entrer dans le programme de leurs études laisse beaucoup à désirer. Le
principe, à cet égard, a été posé par Fénelon dans ce passage du chapi-
tre XII de son livre ; « On doit considérer, pour l’éducation d’une jeune fille,
sa condition, le lieu où elle doit passer sa vie et la profession qu’elle doit
embrasser selon les apparences. » Il convenait d’en faire l’application à notre
époque. C’est une lacune que nous conseillons à l’auteur de combler, si son
livre arrive à une seconde édition, comme il le mérite.
III
Il est dit beaucoup de mal des romans en général et des nôtres en parti-
culier dans le livre que nous quittons. Nous ne le remarquons pas pour y
contredire, mais seulement pour ajouter à la liste trop incomplète, et, selon
nous, trop exclusive de ceux que, nonobstant sa sévérité, l’auteur permet
aux jeunes personnes.
Il n’y a pas, comme on l’a trop dit, que la protestante Angleterre dont la
littérature actuelle offre des romans moraux sans ennui ; la catholique Es-
pagne nous a fourni dans ces derniers temps des fictions charmantes, où
Décembae 1861. i
698 REVUE CRITIQUE.
l’inspiration religieuse s’allie, sans lui nuire, à la peinture la plus intéres-
sante et la plus dramatique des passions. On comprend que nous voulons
parler des Nouvelles de Fernand Caballero; connues depuis quelques années
seulement en deçà des Pyrénées, elles ont aujourd’hui une réputation euro-
péenne. Les lecteurs du Correspondant connaissent, pour en avoir lu ici
plusieurs, ces récits à la fois si simples et si dramatiques, et où ce qui reste
des vieilles mœurs de l’Espagne se peint en traits si naïfs et si vrais. Il nous
suffira donc de leur en signaler deux nouveaux dont la traduction a passé
presque inaperçue au milieu des préoccupations politiques de la presse, et
dont nous venons parler nous-même un peu tard.
L’un de ces récits est une sorte de romancero dont le sujet est la dernière
expédition des Espagnols en Afrique, et a pour titre ; Une croisade au dix-
neuvième siècle i les dettes acquittées*^ . Il y a comme un écho des vieux
chants de guerre de l’Espagne dans le tableau de cette guerre qui a été
elle-même un retour aux luttes traditionnelles de la nation. Le tissu des
faits est historique, les incidents principaux sont réels ; l’action qui les rat-
tache est seule fictive. Quant aux héros, ce sont des hommes du peuple,
quelques pauvres paysans jetés, comme soldats, au milieu des événements
dont! leurs aventures concentrent le récit et en peignent la physionomie.
Deux frères qui veulent partir l’un pour l’autre et qui, en définitive, par-
tent tous les deux; leur père qui, dévoré d’inquiétude à leur sujet, s’en va
les rejoindre en Afrique et fait bravement, quoique vieux, le coup de fusil
à leurs côtés ; ajoutez quelques femmes, une mère, une fiancée, et vous au-
rez tout le personnel de cette petite épopée.
Si petite et si humble qu’elle soit dans ses acteurs, l’expédition d’Afrique
s’y reflète tout entière. Si l’on veut en bien apprécier l’esprit, c’est là qu’un
jour il faudra l’étudier. Il appartenait à l’écrivain ingénieux qui a si bien
peint ce qui reste des antiques mœurs de son pays de raconter cette guerre,
qui en a, un moment, réveillé tous les vieux sentiments. Félicitons-le
d’avoir trouvé pour le faire connaître en France une plume aussi élégam-
ment fidèle que celle de M. Antoine de Latour.
L’autre récit de Fernand Caballero dont nous voulons parler est une
nouvelle dans le genre de celle qui lui ont acquis tant de renommée, mais
plus curieuse encore pour nous peut-être, parce qu’elle nous introduit
dans un monde où les autres ne nous avaient pas conduits encore. C’est la
province, la bourgeoisie, le peuple, que Fernand Caballero nous avait mon-
trés jusqu’ici; a.yec Lagrimas^, nous entrons dans la société de Madrid,
société aussi mêlée aujourd’hui, à ce qu’il paraît, que celle des autres ca-
pitales de l’Europe, où les usuriers et les grands seigneurs se coudoient, où
les étudiants en droit font de la politique et des vers, où les pensionnats
réunissent les filles de toutes les classes, et, comme ailleurs, leur munis-
* Paris, Douniol.
* 1 volume in-12, chez Maillet, rue Tronche!.
REVUE CRITIQUE. ^99
sent l’esprit d’une assez mince dose de connaissances et le cœur d’un plus
médiocre fonds de sentiment. C’est de l’un de ces pensionnats que sort,
mais sans y avoir rien perdu de sa céleste nature, l’ange terrestre qui ap-
paraît (ici sous le nom malheureusement trop symbolique de Lagrimas
(larmes). Lagrimas, créature douce, frêle et presque incorporelle, est la
fille d’un grossier planteur dont la femme est morte de tristesse, et qui,
ayant fait d’assez mauvaises affaires en Amérique, s’en revient sur le conti-
nent tenter la fortune dans les spéculations de ^la bande noire. Jetée dans
un pensionnat, sa fille, dont la débilité physique, l’impatiente grandit sans
joie au milieu des vulgaires amitiés que lui concilient son affectueuse com-
plaisanco et son désintéressement de toutes les vanités féminines. Ses com-
pagnes l’emmènent à Madrid, où son séjour est, pour Fernand Caballero, '
l’occasion de trés-piquantes esquisses du grand monde. De Madrid, elle est
conduite par son -père chez des parents de province, où elle retrouve un
avocat manqué qu’elle a vu rôder quelques mois plus tôt autour de ses
amies, nature impuissante et haineuse, type du libéral espagnol, importé
de chez nous, avec lequel on veut la marier. La phthisie qui la consume à
l’insu de son père, trop occupé de ses affaires pour songer à la santé de sa
fille, l’arrache par une mort prévue aux obsessions qui l’accablent et aux
malheurs qui la menacent.
Comme les précédentes, cette nouvelle ne brille pas précisément par l’art
des combinaisons et l’habileté de la mise en scène; mais, comme les
autres, elle touche profondément et révèle chez l’auteur une finesse et une
vigueur de trait satirique qu’on n’eût pas soupçonnée.
IV
hes Couronnes sanglantes . Voilà certes un beau titre de roman! Anne llad-
cliffe, en son temps, en eût été jalouse. Que les amateurs du genre ne s’y laissent
pas prendre, cependant; ce n’est pas pour eux que l’auteur de cet ouvrage
a écrit. Du moins le volume qu’il publie aujourd’hui, comme échantillon
sans doute d’une série à venir, n’a-t-il rien du roman. Gustave III, roi de
Suède (1746-1792) est purement de l’histoire, de l’histoire comme on
l’aime aujourd’hui, prise aux sources et faite sur les documents officiels,
avec accompagnement d’anecdotes et de traits inédits. Nous ne concevons
pas qu’avec un tel sujet l’auteur ait cru avoir besoin de réclame. La des-
tinée tragique de l’avant-dernier des Wasa auffisait, à notre avis, pour exciter
l’intérêt.
Tout le monde connaît l’histoire de ce règne orageux de Gustave III com-
mencé par une violation audacieuse de la constitution du pays, poursuivi au
* Les Couronnes sanglantes. — Gustave lll (1746-1792), par M. Léonzon -Leduc. 1 vol.
in-12. Amyot, édit.
700
REVUE CRITIQUE.
milieu d’intrigues honteuses, de tentatives impuissantes, et brusquement
fermé par le poignard d’un fanatique. Les recherches de M. Loouzon-Leduc
n’ont pu avoir d’autre but que d’en éclaircir certains épisodes restés obscurs
malgré la proximité des temps et les investigations des premiers historiens.
Des travaux considérables ont été faits dans ces dernières années par les Sué-
dois sur cotte période déplorable de leur histoire. C’est d’après eux et aussi,
paraît-il, d’après certains documents inédits, qu’a écrit le nouvel historien
de Gustave III. Il n’est pas cependant sorti de ces informations autant de
lumière qu’on aurait pu en attendre. Nous ne savons si le coffret fermé de
trois clefs par la main de Gustave mourant, et qui ne devait être ouvert
qu’en 1842 a livré les secrets qu’il renfermait; mais ce qu’il y a de cer-
tain, c’est que le livre de M. Léouzon-Leduc n’en révèle véritablement aucun.
Le mystère qui couvre la naissance du fils de Gustave, par exemple, mal-
gré le curieux chapitre qui lui est ici consacré, reste encore aussi obscur
qu’auparavan :.
Mais, s’il ne produit aucune révélation, ce livre fournit sur les faits connus
des détails nouveaux et parfois très-piquants. Rien de plus curieux, par
exemple, que le récit du séjour de Gustave à Paris, avant son avènement au
trône. Il vivait là , avec son frère, dans la familiarité des gens de lettres et
des gens de cour, alors fort mêlés comme on sait, et tenait aussi bien sa
place avec les uns qu’avec les autres. Avec les encyclopédistes il philoso-
phait, parlait des droits des peuples et des devoirs des princes, et, par
moments, faisait des vers, qui n’étaient pas tout à fait des vers de roi, s’il faut
en juger par ceux-ci, qui font partie d’une pièce composée par le roi au
moment de monter au trône de Suède ;
Le passé m'épouvante et le présent m'accable ;
Je lis dans T avenir un sort épouvantable,
Et les malheurs partout semblent suivre mes pas.
Avec les dames, c’était un cavalier parfait, et les plus illustres de l’époque
par leur esprit et leur beauté se disputaient ses hommages ; madame de La-
mark, madame de Boufflers et madame d’Egmont. C’est dans la loge de
cette dernière, à l’Opéra, qu’il apprit la nouvelle de la mort de son père et
de sa proclaniation à Stokholm. « Sachez, sire, lui dit la comtesse d’Egmont
dans ce langage sentencieux qui était de mode alors en France, sachez vous
montrer absolu dans votre manière de traiter les honimes, mais ne ré-
clamez jamais cet absolutisme comme un droit. »
On ignore ce qu’il répondit, — quelque maxime du répertoire philosophi-
que, sans doute; — mais ses idées étaient dès lors arrêtées sur ce point, et la
révolution qu’il accomplit un an plus tard devait être déjà en projet dans sa
pensée : autrement aurait-il obtenu si facilement le renouvellement des sub-
sides de Louis XV, et « gagné le cœur du roi, » comme il s’en flattait lui-
même en sortant de sa dernière audience de Versailles?
REVUE CRITIQUE. 701
Cela ne l’empècha pas de prêter serment, quelques mois après, à la con-
stitution dont il méditait la ruine, et d’accuser, lui qui revenait les mains
pleines de l’or de la France, l’aristocratie suédoise de vendre la patrie à l’é-
tranger. Nous n’entendons aucunement défendre la constitution qui
succomba en 1772; c’était un triste régime que celui qui livrait le pays à la
tyrannie alternative des bonnets et des chapeaux. Mais elle avait pour elle la
sanction du pays, les mœurs et la foi jurée du roi. Ne pouvait-elle être ré-
formée d’ailleurs ? Nous ne comprenons pas le plaisir avec lequel le nou-
vel historien de Gustave raconte cet altenlat. L’immoralité do ce prince
qui viole son serment sans scrupule ne le frappe point, il applaudit
des deux mains à sa victoire, et parce que ses adversaires sont des lâ-
ches, il le proclame un héros. « Ah! il pouvait tout oser, s’écrie-t-il,
le royal triomphateur ; on se fût courbé de toutes parts et avec le même
entraînement devant une dictature qui, en définitive, sauvait le pays et as-
surait son indépeiieance. Gustave ne le voulut pas. Du haut de sa royauté
transfigurée, il se contente d’être clément pour les autres et modéré pour
lui -même. »
Cet hymne à l’astuce heureuse, à la perfidie triomphante, est un des plus
tristes symptômes moraux de ce temps. Au lieu de se faire une arme de
l'histoire contre les vices du présent, on l’embauche au service de la force
et l’on en fait une complice.
Nous l’avouons, ce n’est pas sans effort qu’après ce panégyrique du
18 brumaire suédois, nous avons poursuivi la lecture du volume. Mais com-
ment s’arrêter au début d’un tel drame?
Oui, drame, et drame antique, débutant par le crime et finissant par
l’expiation. Ne voyez-vous pas, en effet, la lutte s’engager dès le principe :
le parti constitutionnel a une crainte instinctive du fils d’Adolphe-Frédéric;
il place auprès de lui, pour l’élever, un homme sorti de son sein; celui-ci
échoue. Le prince héritier se rend en France, où son antipathie native pour
la loi qui régit son pays se fortifie du spectacle qu’il a sous les yeux. L’heure
sonne de son avènement au trône : il y monte, et le premier usage qu’il fait
de son pouvoir est de renverser la constitution qui le lui a donné. Le parti
vaincu courbe la tête, mais l’idée que ce parti représente survit et s’incarne
dans l’âme d’un fanatique. Vingt ans le poignard qui se levait sur la tête du
roi parjure demeura invisible; mais tout à coup, au moment où succombait,
en France, la royauté que Gustave s’était proposée pour modèle, le poignard
frappe, et c’en est fait du déscendanf de Gustave Wasa et de sa dynastie.
La marche ni la moralité de ce drame n’ont été senties ici. De là, malgré
l’entraînement des faits, une certaine pesanteur dans le récit; de là sur-
tout le vide où ce récit laisse l’âme, qu’aucune grande leçon ne vient éle-
ver ni remplir.
70-2
REVUE CRITIQUE .
V
Il n’en est pas ainsi du volume où MM. Molé-Gentilhomme et Saint-Germain
Leduc racontent la fin non moinstragique d’un autre prince, voisin et contem-
porain de Gustave III, et dont la couronne éphémère fut aussi une couronne
sanglante. Les sentiments les plus élevés respirent dans Catherine II, ou la
Russie au dix-huitième siècle Les auteurs y flétrissent avec énergie la
princesse impudique et cruelle qui arriva au souverain pouvoir en passant
sur le corps de son époux étranglé; ils déchirent hardiment ce qui reste du
masque derrière lequel se cacha trente ans l’hypocrite femme de Pierre III,
devant qui tout le dix-huitième siècle fit fumer son encens mercenaire, et
que Voltaire appelait du nom sacrilège de Notre-Dame de Pétersbourg. Mal-
heureusement, si leur ouvrage a la noble inspiration de l’histoire, il n’en a pas
l’imposante autorité. Au lieu de faire de la catastrophe dePierrelIl le sujet d’un
récit austère, MM. Molé-Gentilhomme et Saint-Germain Leduc ont eu la déplo-
rable idée d’y chercher le sujet d’un roman. Les études auxquelles ils se sont
livrés sur cet événement n’ont abouti, pour eux, qu’à leur fournir des noms
dont ils ont fait des types où la réalité disparaît pour faire place à un idéal de
pure fantaisie. Les Orloff, les Worontzoff, les Ismaïloff, sont des créations qui
ne manquent pas de valeur au point de vue littéraire, peut-être, mais qui n’ont
d’historique que le fond de l’intrigue où ils jouent leur rôle. Le feld-maré-
chal iMunich reste peut-être plus près de la vérité, mais il ne figure qu’au
second plan. Quant à la princesse Daschkoff, qui y pose au premier, en dépit
de tout ce que l’on sait, et de ce qu’elle nous a dit elle-même de (son carac-
tère, au fond très-positif, M. Molé-Gentilhomme et son collaborateur l’ont
transformée en une sorte d’illuminée dont l’exaltation impose aux courti-
sans les plus serviles et fascine l’impératrice elle-même. Toutefois le person-
nage le moins reconnaissable, à coup sûr, c’est Pierre III. Sous la plume de
nos deux écrivains, le stupide Holstenois, dont la rebutante dépravation
sera, devant l’histoire, |une circonstance^ atténuante au procès de Cathe-
rine, se trouve changé en un Allemand rêveur, au cœur tendre, à l’âme
douce, un peu trop épris seulement pour l’exercice à la prussienne, et
auquel il ne manqua, pour faire le bonheur de .ses peuples, 'qu’une
femme qui l’aimât et le doublât avec une affectueuse discrétion. Cette
métamorphose a-t-elle eu pour objet de rendre Catherine plus odieuse?
Cela était bien inutile ; la froide perversité de cette femme suffit à la rendre
exécrable.
^ 1 vol. in-12. Paris, Arnaud de Vresse, rue de Rivoli
REVUE CRITIQUE.
VI
Cetto. orgueilleuse monarchie des tzars moscovites, qui, depuis trois
cents ans, mais depuis Catherine II surtout, aspire à se faire le centre
du monde slave, est-elle slave elle-même, appartient-elle par le sang à ce
groupe de peuples braves mais malheureux, dont la destinée mystérieuse
semble avoir été de lutter toujours contre l'oppression étrangère? C’est une
prétention qu’ont toujours repoussée les représentants authentiques de
cette race, les Polonais, les Bohèmes, et que combat énergiquement encore
l’auteur anonyme d’un livre intitulé : Pologne et Rutliénie^. Aujourd’hui
que les questions de nationalité sont agitées partout, qu’on cherche à en
faire la base d’un nouveau droit des gens et que les nations de l’Europe
vont peut-être bientôt s’égorger en leur nom, il rf’est pas sans intérêt d’étu-
,dier celle-ci : peut-être en ce moment fait-elle couler le sang à Varsovie.
Les Slaves, comme les Germains, comme les Grecs et bien d’autres peu-
ples, sont originaires de l’Inde; tout porte à croire que leur arrivée en Eu-
rope remonte au huitième siècle avant notre ère, et se rattache au mou-
vement de migration que l’histoire signale à cette époque dans la haute Asie.
Néanmoins les Slaves ne datent pour nous que du cinquième siècle après
Jésus-Christ; lorsqu’après la mort d’Attila le tourbillon de l’invasion s’é-
claircit, on les voit apparaître à l’arrière-garde des envahisseurs germains,
moins, toutefois, comme envahisseurs que comme envahis eux-mêmes
et entraînés par ^le mouvement de l’invasion. Les contrées qu’ils occu-
paient alors, et où probablement les avaient rencontrés les Germains,
sont celles mêmes où nous les retrouvons aujourd’hui, c’est-à-dire
l’espace circonscrit entre la mer Noire, le Don, l’Oka, l’Elbe, la Saale,
les Alpes carinthiennes et la mer Adriatique. Enveloppés, traversés quel-
quefois par les bandes qui, de l’Orient ou du Nord, descendaient sur l’em-
pire romain, ils n’en furent pas déplacés; car, au neuvième siècle, nous les
retrouvons aux mêmes lieux. Le régime sous lequel ils vivaient est peu
connu ; ce que l’on sait, c’est qu’ils étaient partagés en de nombreux États,
qui se faisaient des guerres fréquentes.
A l’époque dont nous parlons, vers 850, un événement se passa chez les
Slaves du nord et de l’est, qui devait avoir pour toute la race les plus
graves conséquences. Des aventuriers Scandinaves, connus sous le nom df
Varègues, c’est-à-dire de brigands, qui leur fut donnéparles populations qu’il:,
ravagèrent, se montrèrent successivement àNovogorod, à Polotsket à Kieff,
* 1 vol. in-12. Poris, Firmin Diclot.
704
REVUE CRITIQUE.
OÙ ils s’établirent de gré ou de force et fondèrent des principautés. Sortis de
la province de Roslagen, en Suède, ces aventuriers portaient les noms de
Boss ou de Rouss, qu’ils imposèrent peu à peu aux contrées où ils s’étaient
établis. De ce nom latinisé est venu celui de Ruthènes, Ruthéniens ou Rus-
siens, sous lequel, à partir du douzième siècle, sont désignés chez les his-
toriens les Slaves soumis aux Varègues.
Le régime féodal qu’avaient importé les Varègues n’avait pas introduit
la paix chez les Slaves; la succession de leurs princes et les partages qui
en étaient la suite donnaient lieu à des guerres fréquentes dans lesquelles
les prétendants prenaient souvent à leur solde des mercenaires de races
étrangères.
Les plus redoutables de ces étrangers, et en môme temps les plus voisins,
étaient les Tchoudes ou Finois, peuples de race ouralienne, d’où sont
sortis les Toui'anes ou Turcs, dont la guerre a toujours été l’exclusif
instinct. Ces barbares touchaient aux confins orientaux des Ruthènes,
avec lesquels ils avaient de fréqueiats rapports. Plusieurs princes varègues
avaient fait chez eux de% conquêtes et y avaient recruté des auxiliaires
formidables. De ce nombre fut George Dolgorouky, fils de Wladimir II,
qui fonda sur leur territoire, vers le milieu du douzième siècle, la forteresse
de Moscou. A partir de ce moment, les princes moscovites, bien que de même
origine que les autres princes ruthènes, et, comme eux, descendants de
Rourik, devinrent étrangers aux populations sur lesquelles avait régné
leur aïeul. Leur ambition, leurs entreprises incessantes sur leurs voisins,
la barbarie sauvage de leurs soldats ouraliens, païens encore pour la plu-
part, les rendaient odieux aux Ruthènes, depuis longtemps convertis au
christianisme. La prise de la ville sainte de Kieff, livrée durant trois jours,
par André Bogolubsky, le fils du fondateur de Moscou, à ses bandes sauvages,
amena une rupture définitive entre la Moscovie et la Ruthénie. L’invasion
mongole qui suivit de près, et rendit les Moscovites tributaires de la horde,
consomma la séparation. Les Ruthènes se rejetèrent vers les Slaves occi-
dentaux, vers la grande et chrétienne république de Pologne. Celle-ci s’unit
à la Lithuanie, prit sous sa protection l’Oukraine, et devint le centre vivant
du monde slave.
Cependant l’ambition moscovite ne s’était pas éteinte dans la servitude;
à peine délivrés des Mongols, les grands-ducs de Moscou reprirent leurs
desseins contre les États formés par les descendants de Rourik, et, le nom
de Russie ayant prévalu peu à peu sur celui de Ruthénie, Ivan III (1481) se
donna, à défaut de mieux, le titre de tsar de toutes les Russies, qui dessinait
nettement ses projets. Les revendications implicitement contenues dans ce
titre étaient fondées en droit, il faut le reconnaître, Ivan III étant le dernier
des princes Rourikovitches . Du reste, il argua moins de ce droit que de
sa force : on sait par quels (moyens il s’annexa la république slave de
Novogorod.
IIEVÜE CRITIQUE.
705
Ivan IV poursuivit les entreprises de son père et engagea contre la Po-
logne, alors en possession de toutes les Rulhénics, une guerre longue, mais
sans résultats importants.
Les révolutions qui suivirent, à Moscou, la mort de ce monstre, purent
faire espérer à la Pologne que ce serait à elle que reviendrait le protectorat
de toutes les Russies. En 1610, la Moscovie, épuisée par la guerre civile, et
ayant vu périr le dernier descendant direct de Rourik, avait demandé un
souverain à la Pologne, et Sigismond III lui avait donné sou fils Ladislas.
Mais la Pologne ne triompha pas avec assez de discrétion ; l’esprit mosco-
vite se réveilla, et une réaction à la fois politique et religieuse éclata, qui
porta au trône une famille indigène, dans le génie de laquelle se person-
nifia promptement celui du pays.
Avec les Romanoff, recommencèrent les entreprises de la Moscovie contre
les provinces ruthéniennes. Une persévérance astucieuse, une merveilleuse
adresse à saisir les prétextes ou à les faire naître, unehabileté rare à exploiter
les fautes ou les imprudences de leurs adversaires, ont conduit les princes de
cette famille à un succès qu’ils n’eussent point osé concevoir. La Moscovie
possède aujourd’hui, après deux siècles et demi d’intrigues, de violences
et de perfidies, non-sevüeinent tous les pays ruthènes, c’est-à-dire onze
gouvernements sur les quarante-trois dont se compose l’empire russe, mais
la Lilliuanie entière et le cœur de la Pologne. Son regard ambitieux s’étend
plus loin encore : elle convoite les Bohèmes, les Serbes, les Moraves, les
Slovaques, tous les rameaux épars du tronc slave, pour les fondre, à la
plus grande gloire du principe des nationalités, dans une de ces unités
monstrueuses dont la génération présente appelle la réalisation et où doit
s’abîmer la liberté du monde.
Mais ce prestigieux principe que les souverains moscovites arborent avec
un si beau zèle, les Ruthènes et les Polonais le retournent contre eux. « Oui,
s’écrient-ils, le temps est venu pour les Slaves de vivre par eux-mêmes et
de s’affranchir du joug étranger. Et c’est pour cela qu'ils repoussent le
vôtre. Le nom de Slave dont vous vous parez est une usurpation. Le sang
qui coule dans vos veines n’est pas le nôtre; mœurs, instincts, génie, tout,
même les traits du visage, trahit chez vous une autre origine »
Nous n’entrerons pas avec l’auteur du livre que nous avons résumé jus-
qu’ici dans l’examen de cette question d’ethnographie : les limites de cette
revue ne le pei’mettent pas, mais nous en reconnaissons la légitimité. Dans
un moment où le droit à l’indépendance nationale est déclaré le plus sacré
de tous, les Polonais et les Ruthènes sont bien autorisés, ce semble, à pré-
senter leurs titres et à demander la révision de ceux que la Russie apporte
à l’appui de ses prétentions. Nous ne voulons pas dire que, dans le cas
où il ne serait pas démontré que la Moscovie est ouralienne, elle serait
autorisée à traiter comme elle le fait les Ruthènes et les Polonais : nous
soutenons au contraire que, quelle que soit son origine, elle leur doit la li-
70G
REVUE CRITIQUE.
berté : comme à des. frères, si elle est slave, — comme à des étrangers , si
elle ne l’est pas.
Puisque nous en sommes à la Russie, et n’avons presque pas quitté le do-
maine de l’histoire, nous en profiterons pour signaler un petit volume plein
d’intérêt que M. le prince Augustin Galitzin vient d’ajouter à sa Bibliothèque
russe ; c est l'Histoire d'Eudoxie Féodorovna, première épouse de Pierre
le Grand, publiée d’après un manuscrit entièrement inédit. On y trouvera
des particularités nouvelles sur la vie de cette belle et malheureuse femme,
sur la condamnation de son fils le tzarévitch Alexis , sur les mœurs
de la cour de Russie, et même sur celte famille des de Lacroix, dont nous
avons raconté ici même, il y a quelques mois, l’étrange et pourtant véridi-
que histoire.
VII
Parmi les documents historiques qui se publient en si grand nombre, nous
avons déjà signalé les Mémoires du marquis de Pomponne Le deuxième
volume de cette importante publication vient de paraître, accompagné
comme le premier d’une introduction excellente et de notes sobres mais
substantielles. Ce volume contient l’histoire d’une négociation secondaire
en apparence, mais qui se rattachait de près à la politique générale de
Louis XIV, dont elle éclaire par un côté les vastes perspectives. Le grand
roi, qu’on n’appelait pas encore ainsi, car il n’était qu’au début de son règne
effectif (on était en 1666), avait déjà conçu les vastes desseins auxquels
il consacra sa vie, et qui n échouèrent pas tous, malgré les fautes et les
malheurs de son long règne. 11 voulait assurer la prédominance de la France
en Europe, et veillait de près à ce que, ni sur le continent, ni sur les mers,
il ne s’élevât unç puissance capable de contre-balancer la sienne. La mer
alors était aux mains de l’Angleterre et de la Hollande, qui s’en disputaient
l’empire. Ce n’était pas directement, mais grâce à leurs alliances, qu’elles
pouvaient l’emporter l’une sur l’autre; aussi en cherchaient-elles partout,
et convoitaient-elles particulièrement, entre autres, celle de la Suède, qui,
par sa marine et ses possessions en Allemagne, était l’un des plus considé-
rables États de second ordre. Si l’.Angleterre l’obtenait, elle écrasait la
Hollande et devenait maîtresse de l’Océan. C’est ce qu’il importait à
Louis XIV d’empêcher. H résolut donc de seconder les tentatives des Pro-
vinces-Unies, et, dans ce but, il envoya une ambassade extraordinaire à
Stockholm. Le marquis de Pomponne fut choisi pour cette mission, dont
* Paris, Frank, l’ue Richelieu.
® Mémoires du marquis de Pomponne, publiés d’après un manuscrit inédit de la biblio-
thèque du Corps législatif, par M. Mavidal. In-S”, Paris, Benjamin Duprat, cloître Saint-
Benoît.
REVUE CRITIQUE. 707
l’affaiblissement de notre ancienne influence en Suède rendait le succès dif-
ficile. La France n’avait plus guère là pour elle que le grand chancelier du
royaume, Magnus de la Gardie, qui se faisait gloire de son origine française,
et jouissait d’un grand crédit auprès de la reine régente ; homme de beau-
coup d’esprit, qui était né éloquent et l’était presque en toutes sortes de
langues, dit le marquis de Pomponne, bien fait de sa personne, adroit,
civil, honnête, avec un air de grandeur et de magnificence qui le distinguait
de tout ce qu’il y avait de plus grand à la cour. Contre elle, la France avait
un homme qui exerçait une action presque égale à celle de la Gardie sur les
affaires, le sénateur Bierenklau, personnage de basse naissance, mais instruit,
laborieux, entêté, amoureux de son opinion, dont il ne^se départait presque
jamais, dit le maréchal de Gramont, grand et prolixe écrivain, faisant en latin,
sur toutes matières, des mémoires qui ne finissaient point, et qu’il regardait
néanmoins comme fort nécessaires. Bieranklau avait pénétré avec beaucoup
de sagacité les projets ambitieux du roi de France, et pensait qu’il y avait
danger pour la Suède à les seconder. Il avait entraîné à son avis plusieurs
des régents du royaume (le roi de Suède était alors mineur) et presque tout
le sénat. 11 fallut au marquis de Pomponne toute sa modération, toute sa
grâce, toute son habileté, pour ramener ces esprits susceptibles et prévenus.
La relation si désintéressée et si simple qu’il nous a laissée des efforts qu’il
dut faire et des ménagements qu’il dut garder, pendant trois ans que dura
cette négociation, pour la mener à bonne lin, est une des plus intéressantes
leçons qu’on puisse offrir à la méditation des diplomates.
Cette relation qui pivote autour de la Suède, mais avec un large dévelop-
pement de rayon, touche à tous les événements contemporains de l’Europe,
et fournit sur la plupart des renseignements, sinon toujours neufs, au
moins toujours intéressants : d’abord et naturellement sur l’alliance de la
Hollande avec le Danemark, ménagée parla France; sur la campagne des
Hollandais contre l’Angleterre; sur la bataille des quatre jours et la défaite
de Buyter ti’ahi par Tromp, après son audacieuse expédition dans la Ta-
mise; sur l’incendie de Londres; sur les efforts de Louis XIV pour donner
le prince de Condé pour roi à la Pologne, dont, par une divination de gé-
nie, il prévoyait et redoutait le futur partage-, enfin sur l’invasion des Pays-
Bas et le traité d’Aix-la-Chapelle. Tous ces événements s’enchaînent si natu-
rellement sous la plume du diplomate, et s’éclairent si bien l’un par l’autre,
qu’on est conduit du premier au dernier sans presque s’en apercevoir. Ce
qui, outre l’ensemble et le lien des faits, ajoute à l’attrait de cette revue
politique de l’Europe, c’est la piquante nouveauté de certains détails et
l’originalité de certaines révélations sur les personnages du temps.
Il nous semble que, dès ce moment, les Mémoires du marquis de Pom-
ponne sont jugés, et que, pour être différents de la plupart de ceux que
nous possédons sur le dix-huitième siècle, ils n’en sont pas moins précieux.
P. Douhaire.
MÉLANGES
Lk PHILOLOGIE COMPARÉE.
De l’Origine du langage, par M. Ernest Renan.
Au nombre des sciences que l’on cultive avec le plus d’ardeur aujour-
d’hui, il en est une qui date à peine de quarante ans et qui déjà a pris rang
parmi les plus importantes : c’est la philologie comparée. L’estime dont
elle jouit est légitime. Cette science, en effet, est appelée à servir les inté-
rêts les plus chers et les plus élevés de l’humanité; elle touche aux ques-
tions qui préoccupent le plus en ce moment le monde ; l’origine et l’unité
du genre humain, le droit à la liberté et la légitimité de l’esclavage, sont des
problèmes qui relèvent d’elle et dont la solution dépendra des principes
qu’elle pourra poser. En effet, si la philologie comparée établit que, loin
d’être sortie d’une première et unique langue, Iqs idiomes humains appar-
tiennent à des familles radicalement séparées, il s’ensuivra qu’il n’y a pas
de communauté entre les diverses races d’hommes, qu’il en existe de con-
stitutivement inférieures aux autres, et que, par conséquent, l’esclavage est
de droit naturel! D’autre part, si les langues n’ont pas une identité d’ori-
gine, le dogme de la création de l’homme disparaît pour faire place au sys-
tème des naissances spontanées, qui rabaisse l’humanité au niveau des
animaux et des plantes. Enfin, si le langage n’est pas originellement un, la
source divine de la raison est anéantie, et la sensation progressivement
élaborée devient le principe générateur des idées.
On voit, par ce simple aperçu, que nous n’avons commis aucune exagé-
ration en classant la philologie comparée au nombre des sciences qui
MÉLANGES.
709
intéressent le plus rhumanité, et l’on peut connaître combien il importe-
rait qu’elle ne quittât pas les régions sérieuses de l’étude et ne descendît
point, comme l’ont fait trop souvent chez nous les autres, dans l’arène pas-
sionnée des systèmes et des intérêts privés. Il n’en est rien, malheureuse-
ment, et, si une chose ressort clairement du livre dont nous avons inscrit le
titre en tête de ce travail, c’est qu’à peine née, la philogogie comparée s’est
dcyà enrôlée au service d’opinions et de ressentiments individuels.
I
Au fond, le livre de M. Renan a pour objet l’origine du langage. C’est là
un beau sujet et bien digne, ce semble, des recherches de la linguistique
comparée. Mais, dans l’état en quelque sorte embryonnaire où elle se
trouve, peut-elle avoir la prétention de l’aborder avec autorité? Pour nous
permettre aucune généralisation sur le langage, nous savons encore trop
peu de langues, relativement au nombre de celles qu’on parle sur la surface
du globe, et même celles que nous connaissons déjà, le sanskrit, par
exemple, et l’hébreu, nous ne les connaissons pas encore d’une manière
assez approfondie dans leur structure et leur génie. On n’a pas encore ex-
pliqué d’une manière pleinement satisfaisante la raison du jeu des organes
dans l’articulation si infiniment délicate des combinaisons des consonnes
indiennes, comme aussi on n’a pas résolu le problème des racines trilittères
dans la formation des langues sémitiques.
Puis, il faut bien le dire, l’origine du langage échappe, au fond, à toute
investigation scientifique^ elle se dérobe à nos recherches dans une région
où la science proprement dite n’a pas d’accès. En effet, si le langage, comme
il faut bien le reconnaître, est naturel à l’homme au même titre que la pen-
sée, l’homme a parlé dès qu’il a pensé; d’où il suit que l’origine du langage
se confond avec celle de l’homme même, et que, par conséquent, elle pré-
sente une question antihistorique dans le sens le plus rigoureux du mot.
L’homme ne s’est pas vu créer, et c’est ainsi que, faute de pouvoir opérer
sur le terrain positif des données historiques ou expérimentales, la science
sera à jamais impuissante à démontrer le comment de l’origine du langage.
Cependant cette difficulté n’en est pas une pour M. Renan. Pour lui, le
langage est, dans son origine aussi bien que dans ses développements, une
œuvre qui exclut la coopération de Dieu; c’est le résultat des forces de la
nature. Tout ce qui concerne cette faculté rentre dans l'histoire naturelle et
forme un nouveau paragraphe à ajouter au chapitre de l’homme. Selon
M. Renan, le langage s’est manifesté spontanément dans l’homme et sur
autant de points qu’il y a, suivant lui, de familles ethniques « irréductibles
l’une à l’autre; » le langage naquit à un certain degré de développement
710
MÉLANGES.
de la vie psychologique, d’une manière nécessaire et, pour ainsi dire, aveugle,
comme la fleur dans le bouton, le chêne dans le gland, l’être dans son
germe. « 11 y aurait à créer, dit-il, une embryogénie de l’esprit humain. »
Cependant il est un fait, c’est que l’enfant apprend sa langue, que la vo-
lonté de l’enfant a part dans cet apprentissage, et que l’humanité naît dans
l’enfant d’une manière toujours identique à elle-même. Ce fait, si facile à
constater, aurait dû faire réfléchir M. Renan et lui enseigner que le langage
a dû se produire à l’origine d’une manière analogue à celle que nous obser-
vons aujourd’hui! Le premier homme a donc appris sa langue. Mais, s’il
l’a apprise, si quelqu’un la lui a enseignée, qui est-ce? En disant que c’est
Celui qui a la parole par essence, qui est la Parole même, le Verbe, il
me semble’ qu’on [émet une proposition assez philosophique, et que, au
lieu de rejeter comme un mythe poétique, le récit de la Genèse, M. Re-
nan aurait dû le méditer plus profondément. Du reste, nous convenons
que l’enseignement du langage ne s’est pas fait par la révélation, c’est-à-
dire par une communication purement surnaturelle. Ce qu’on voit dans le
récit génésiaque, c’est « l’homme agissant par ses propres forces, sous
la présidence de Dieu. » Saint Paul nous confirme dans cette interprétation,
car il dit que les manifestations primitives de Dieu se sont opérées par des
agents naturels, par le moyen des choses visibles : per ea quæ facta sunt.
Il convient de rester sur ce terrain. Rappelons-y M. Renan, qui le déserte
sans cesse avec une habile dextérité. C’est, selon lui, la raison spontanée,
l’action spontanée, l’activité spontanée (p. 98 étal.}, qui est la puissance
créatrice du langage. Mais qu’est-ce que la spontanéité? Écoutons l’élégant
écrivain ; « La spontanéité, c’est le Dieu caché, la force infinie, qui, agissant
en l’absence ou durant le sommeil de l’âme individuelle, produit de
merveilleux résultats et défie la science de comprendre ce que la nature
a produit sans effort. »
Cette plu’ase est curieuse à plus d’un titre. D’abord M. Renan y confond
et brouille les notions les mieux définies et les plus universellement accep-
tées. Le Dieu caché, la force infinie et la nature, sont pour lui une seule et
même chose. Si ce n’est pas là du panthéisme et du panthéisme matérialiste,
je ne sais ce que c’est. Puis, dans son ensemble, la phrase nous offre un
spécimen de cette théosophie mystique qui a été de tout temps fort connue
dans l’Inde et dont la mâyâ-yôga des Upaiiishats est le pivot en même temps
que l’agent. La phrase a un tel parfum "de terroir, qu’on la croirait prise
dans quelque passage de la Rhagavad-Gîtâ ou de la Çvetâçvatara-üpanishat,
où l’absence et le sommeil de l’âme jouent un rôle considérable. Dans cet
état, on n’agit pas plus qu’on ne fait agir ; l’âme ne fait quoi que ce soit,
naîva kintchit, elle est dans le brahmanirvdnam, l’absorption en Brahma.
Prenons cependant la définition telle quelle, et demandons-nous si la
spontanéité comprise ainsi est possible. On ne saurait l’admettre. Qui ne voit
en effet que cette spontanéité-Ià est la mort de la liberté humaine? Or cette
MÉLANGES. 711
liberté, qui est un attribut inaliénable de l’homme, a eu certainement un rôle
à remplir, sinon dans l’origine du langage en tant que faculté linguistique,
du moins dans l’application de cette faculté. M. Renan, tout rempli de l’idée
de sa spontanéité inconsciente, énonce donc une erreur capitale en compa-
rant le développement du langage à celui de la plante ou de l’animal, sans
compter qu’il contredit cette erreur par une autre non moins grave en pré-
tendant que l’humanité a créé le langage.
L’homme, créé avec la faculté du langage, a parlé naturellement et non
nécessairement, et parler' n’est pas une variété de caqueter, de glousser, de
croasser ou de crier. Sans doute, il n’y a point eu dans la mise en œuvre de
la faculté linguistique l’emploi d’un procédé réfléchi au sens rigoureux de
ce mot; il n’y a pas eu « de perception claire du but à atteindre et des
moyens à employer. » Néanmoins, comme tout est motivé, comme tout est
intelligent dans le langage, il faut bien convenir que rien ne s’y est fait aveu-
glément et par cette sorte d’impulsion fatale qui se manifeste dans le langage
des animaux. La liberté humaine est intervenue à un degré quelconque dans
l’origine du langage humain, et parce qu’il est impossible de détenniner ce
degré avec une rigeur mathématique, on n’est pas excusable de nier le fait.
11
Il y a un fait positif, nous l’avons vu déjà, c’est que l’enseignement du
langage aux premiers hommes s’est fait par l'intermédiaire de la nature,
per ea quae facta sunt. C’est en présentant à l’homme le spectacle de la na-
ture, en le plaçant en face de cette vie et de ce mouvement qui animent in-
cessamment la création, que le Créateur sut engager l’homme à la réflexion.
C’est dans ce retour de l’homme sur lui-même qu’il faut voir, selon moi , le
moment déterminant de l’enseignement divin. Il semble évident en effet
que [la manière d’intéresser la pensée humaine n’a pu dépendre que de
Dieu seul. Lui seul, en outre, pouvait savoir à quel degré il fallait inciter
l’esprit de sa créature intelligente poui‘ que l’activité intérieure réagît avec
mesure sur la faculté linguistique et laissât à la liberté une latitude suffi-
sante pour imprimer au langage, résultat naturel du contact de la pensée
et delafaculté linguistique, le caractère d’une œuvre personnelle. Et, quel-
que court qu’ait été l’instant de cette opération complexe, il suffît à la li-
berté humaine pour marquer le langage de son cachet propre. Tout en ad-
mettant donc avec M. Renan que le langage s’est « formé d’un seul coup, »
en apparence du moins, et qu’il a eu dès l’abord « le plus haut degré de syn-
thèse, » nous ne pouvons accorder que, à cause de cette sorte d’instanta-
néité et de cette synthèse, il y ait eu, du côté de l’homme, « absence de
toute réflexion. » S’il en avait été ainsi, l’homhie aurait été ni plus ni moins
712
MÉLANGES.
qu’une machine, il aurait agi aveuglément ou par instinct, et le ttirpe pecus
d’Horace lui serait parfaitement applicable.
Or le document biblique, d’accord avec la voix de notre conscience elle
sentiment universel, est positif; « Dieu créa l’homme selon son image: c’est
à l’image de Dieu qu’il le créa ‘ obàin,
Si la première langue avait eu le caractère impersonnel, spontané
ou nécessaire, si elle avait été l’œuvre de « l’instinct » de « l’aveugle fa-
talité, » qui ne voit qu’elle aurait eu le même caractère constitutif que les
cris des animaux, qu’elle aurait été invariable à tout jamais ? Les lions, les
chevaux, etc., rugissent ou hennissent aujourd’hui comme ils ont rugi ou
henni au premier jour, je suppose. Mais la langue humaine, et c’est là
une démonstration invincible de l’intervention de la liberté morale dans
l’acte qui la constitua, la langue humaine est susceptible d’une diversité
radicale si complète, que parfois on dirait, en comparant deux idiomes, le
toltèque par exemple et le sanskrit, qu’on a pris à tâche de les différencier
l’un de l’autre. Or, si ces langues, si dissemblables, qu’elles ne semblent pas
appartenir à la même espèce d’êtres, sont le fruit de la spontanéité incon-
sciente et instinctive; pourquoi la spontanéité ou l’instinct n’opère-t-elle pas
le même résultat chez les animaux, suivant leur espèce? Est-ce qu’il y aurait
deux spontanéités? une spontanéité pour les hommes et une spontanéité
pour les brutes? Si|vous admettez [le principe du dualisme sur ce point,
soyez conséquent, établissez-le aussi pour le contraire de la spontanéité,
pour la conscience, et dites qu’il y a deux consciences.
III
L’inconséquence est d’ailleurs le vice capital des ouvrages ,théoriques de
M. Renan et en particulier de celui-ci; l’auteur y soutient le oui et le non.
Ainsi il voit dans la parole « l’œuvre de l’homme » et « l’impression vivante
de la Divinité. » Qu’est-ce à dire, sinon que l’homme a coopéré par sa liberté
à l’enseignement de Dieu? On le croirait, mais voilà que cette parole qui est
l’œuvre de l’homme est en même temps « l’œuvre des forces internes de la
nature humaine, agissant sans conscience. » Ensuite, combattant la théorie
du dix-huitième siècle, qui présentait les langues comme une œuvre faite de
propos délibéré, ce qui est exagérer la part que prit la conscience à la
mise en œuvre de la faculté linguistique, il revient à « l’activité spontanée, »
qu’il considère dans l’homme comme la « force brute » qui a amené le ré-
sultat sous la « direction d’en haut, »
Voilà donc encore l’intervention divine fort clairement indiquée dans les
origines du langage, et on s’attend à voir l’auteur arriver enfin à distinguer
nettement l’élément divin, l’élément humain et l’élément spontané. On se
I MÉLANGES. ' 743
I trompe; il n aboutit qu’à ce nuage philosophique ; « Le véritable auteur
I des œuvres spontanées de la conscience, c’est la nature humaine, ou, si Von
j aime mieux, la cause supérieure de la nature. A cette limite, ü devient
1 indifférent d'attribuer la causalité ci Dieu ou ci l'homme. Le spontané est à
^ La fois divin et humain. Là est le point de conciliation d’opinions incom-
plètes plutôt que contradictoires, qui, selon qu’elles s’attachent à une face
du phénomène plutôt qu’à l’autre, ont tour à tour leur part de vérité »
(P. 94.)
Ce (V tour à tour » est charmant! Si les quelciues lignes que nous venons
de citer pouvaient jamais acquérir force d’autorité, il n’y aurait plus ni
religion, ni philosophie, ni science d’aucune sorte; nous pouvons, ce
semble, nous dispenser de le démontrer.
IV
Nous avons dit que la conscience ou la liberté est intervenue dans l’origine
du langage; mais nous ne songeons pas à soutenir c^ue cette intervention ait
eu lieu aussi, quant aux détails linguistiques. Pour être l’œuvre de la con-
science humaine, il suffit que le langage ait reçu l’empreinte de la con-
science, au moment où il naquit. Marqué au coin de la liberté, le moment
principal rejaillit avec son caractère sur tous les moments successifs ; le pli
est pris et se retrouvera dans tout ce qui en sortira jusqu’à l’épanouissement
complet de l’œuvre. Ceci peut se vérifier par l’observation. N’est-il pas vrai,
en effet, que le caractère de toute langue se retrouve dans chacune de ses
parties essentielles? La philologie comparée détermine avec certitude le
caractère d’une langue entière, dès qu’elle aura pu en examiner un trait
essentiel. C’est ce trait essentiel, produit instantané du contact de la faculté
linguistique avec l’agent providentiel, qui constitue la part delà liberté dans
les origines du langage, et ce trait se développant ensuite comme un germe
de vie, sous l’influence d’une infinité de circonstances tant extérieures
qu’intérieures, il en résulte une variété de procédés si, grande, que F. Schlegel
a pu dire avec vérité que, « dans le nombre des langues, ^on en trouverait à
peine une qui ne pût être employée comme exemple pour confirmer Lune
des hypothèses imaginées sur l’origine des langues. »
Mais nous voilà sur le terrain des langues, qu’il convient, dans l’intérêt de
la vérité, de distinguer du langage, dans la première acception du mot.
Dans l’origine, la langue se confond avec le langage en une complète iden-
tité ; il n’y eut qu’une seule langue et une seule manière^ de s’en servir, un
seul langage. Mais ensuite, et quoique le langage restât toujours le même,
parce que l’être humain demeure identique, il y eut, par la force d’un
événement historique allant toujours en se développant dans’ ses consé-
Décembre 1861.
47
714 MÉLANGES.
quences, a autant de dialectes que de familles, je dirais presque d’indi-
vidus. » Je me sers, comme on voit, d’une phrase de M. Renan, parce
qu’elle exprime le fait que je veux énoncer; seulement, ce fait, qui pour
nous découle de l’abus que l’homme fit de sa liberté morale, est pour
M. Renan le fait principiel.
Pour ne vouloir pas reconnaître la cause historique du trouble qui dé-
truisit la beauté et l’harmonie de l’humanité primitive et se manifesta
nécessairement aussi, par contre-coup, dans le langage, M. Renan est obligé
de placer fort gratuitement les premiers hommes aux plus bas échelons de
la nature et de les assimiler anx sauvages. Toutefois le tu7ye pecus lui
répugne, et il dote ses premiers hommes « créateurs du langage » d’un état
sensitif exempt du « grossier matérialisme, ne comprenant, ne sentant que
le corps. » fP. 130.) « La sensibilité, dit-il, était chez eux d’autant plus
délicate que les facultés rationnelles étaient moins développées. Les sens
du sauvage saisissent mille nuances imperceptibles qui échappent aux sens
ou plutôt à l’attention de l’homme civilisé. » (P. 140.) L’auteur cite cepen-
dant un passage de F. Schlegel qui aurait dû, à défaut de la Rible, le dé-
tourner de rapprocher les premiers hommes des sauvages. « L’intelligence
la plus claire et la plus pénétrante, dit M. Schlegel, a existé dès le commen-
cement parmi les hommes. » C’étaient donc des hommes parfaits, et, alors
même qu’ils déchurent, ils ne devinrent pas pour cela des sauvages, ni
comparables aux sauvages. De longs siècles ont dû se passer avant qu’une
branche de l’humanité descendît assez has pour ne vivre plus que de la vie
sensitive. L’homme, constitué en société dès l’abQrd, a dû résister à une
telle métamorphose de toute la vertu des traditions du foyer, et ce n’est
que, dispersé dans les solitudes par petits groupes ou par familles morce-
lées çà et là, qu’il succomba enfin aux assauts incessants de la nature maté-
rielle.
Il y a ainsi amplement^à reprendre chez M. Renan, même dans les cha-
pitres qui offrent un intérêt scientifique incontestable. Au chapitre V,
l’auteur explique d’une manière fort lucide la formation linguistique qui
s’accomplit par la métaphore, qui, comme il le dit, est le grand procédé.
La démonstration qu’il en fait sur l’hébreu et sur d’autres langues ne laisse
presque rien à désirer.
Le chapitre VI, qui traite de la formation par onomatopée, est certes aussi
d’une lecture attrayante; mais ici, comme ailleurs, la science ne réussit
à M. Renan qu’autant qu’il reste sur le terrain technique, et encore ! Ce
qu’il dit, par exemple, du sanskrit, dont certains mots, suivant lui, sem-
blent n’avoir eu qu’un sens métaphysique (p. 144, 155), est erroné, bien
qu’il s’appuie d’un passage de F. Schlegel. Le sanskrit n’est pas plus « im-
médiat » de formation que les autres langues, même en le prenant dans les
hymnes les plus anciens des Védas. Le « reflet si pur du génie arien pri-
mitif, » en cherchant son expression linguistique, a dû s’accommoder à
MELANGES,
715
une image sensible tout autant que dans l’hébreu, qui possède du moins, et
c est beaucoup, le nom le plus métaphysique qu’aucune langue ait jamais
formé, le nom de Jéhovah. Celle appellation est vraiment le clief-d’œuvre de
langue humaine, car non-seulement elle désigné Dieu comme l’üitre, mais
encore elle détermine et personnifie l’Être sans l’aide d’aucune image im-
médiatement sensible : Siim qui sum .
V
Le chapitre VII, qui traite delà synthèse des langues primitives, ne me
paraît pas toujours répondre aux données de la science. Ce que l’auteur dit
de la marche des langues anciennes de la synthèse vers l’analyse est trop
systématique. Les trois pages, entre autres, sur le sanskrit et les idiomes
qui en seraient dérivés, offrent bien des inexactitudes de linguistique histo-
rique. 11 n’est nullement probable que les langues prâkrites soient dérivées
du sanskrit ; c’est bien plutôt le contraire : le sanskrit est une langue prâ-
krite populaire ou perfectionnée et, partant, plus moderne . C’est une grande
question (et que, pour ma part, je résous négativement) que de savoir si
nous avons les hymnes les plus anciens et les plus authentiques des Védas
dans l’idiome où ils furent composés. Je crois que nous ne les possédons
que dans la langue du temps où ils furent recueillis, temps qui est celui
du brâhmanisme, postérieur et de beaucoup à la religion des pasteurs aryens
ou védiques. Il en est de même sans doute aussi des premiers documents
de la Bible. L’auteur appelle l’hébreu le type le plus ancien des langues sémi-
tiques (p.l64). lime semble que le type le plus ancien connu de ces langues
doit être évidemment la langue que parlaient les Térachites, l’araméen par
conséquent. Quand Abraham vint en Chanaan, il parlait l’araméen, puis-
qu’il venait d’Aram ; mais lui .et ses descendants durent forcément adopter
la langue du peuple au milieu duquel ils s’établirent, la langue des Chana-
néens. On parle toujours la langue du pays où l’on vit. Or, le chananéen
était, smvant toute apparence, du phénicien pur. La langue des Israélites,
l’hébreu, était donc du phénicien, ou du moins un dialecte phénicien, un
idiome chamite, par conséquent, et ne peut être, dès lors, le type des
langues sémitiques.
Relevons encore ce que M. Renan dit à la page 155 : « L’agglutination
dut être le procédé dominant du langage des premiers hommes, comme la
synthèse, ou plutôt le syncrétisme, fut le caractère de leur pensée. » Il y a
là une erreur évidente. L’agglutination correspond bien au syncrétisme,
mais elle n’a aucun rapport avec la synthèse. Le caractère de la synthèse
est la perfection de la composition, et elle correspond ainsi à la plénitude
morale de la pensée. La synthèse la mieux constituée fut donc un des carac-
716 MÉLANGES.
tères les plus marquants du langage des premiers hommes, parce que ces
hommes étaient hommes dans l’acception la plus parfaite du mot. Dans
l’agglutination, au contraire, qui correspond au syncrétisme de la pensée,
à un rapprochement d’éléments hétérogènes, nous reconnaissons les carac-
tères de la perversion, la barbarie ; d’où il suit qu’elle n’a pas de place dans
la langue des premiers hommes.
Le chapitre VIll est encore d’un grand intérêt scientifique, sauf toujours la
confusion que fait l’auteur de la langue des premiers hommes avec les lan-
gues qui se sont constituées ensuite. « L’exubérance des formes, dit-il, l’indé-
termination, l’extrême variété, la liberté sans contrôle, caractères qui, si on
sait les entendre, sont étroitement liés entre eux, durent ainsi constituer un
des traits distinctifs de la langue des premiers hommes. » (P. 169.) Non,
certes. L’homme, créé dans un état parfait, parla d’abord une langue qui
était à l’unisson de cet état ; cela est tout naturel. Il ne pouvait donc y avoir
dans cette langue première ni exubérance de formes, ni indétermination,
ni liberté sans contrôle ; on rentre dans la vérité dès qù’on reporte ces
caractères sur les langues qui se sont formées des épaves, pour m’exprimer
ainsi, du langage que la déchéance morale de l’homme avait brisé dans ses
ressorts les plus intimes. Si nous insistons sur ce point, c’est que là est
toute la différence entre le système naturiste de M. Renan et le système
historique de l’âge primitif de l’humanité. Ce n’est pas que M. Renan en-
tende bannir de la linguistique primitive l’élément moral ou spirituel ; il
constate expressément « le merveilleux accord de la psychologie et de la
linguistique» (p. 187); mais, outre qu’il modifie et révoque même cet aveu
en plusieurs endroits de son ouvrage, quant aux origines, comme, par
exemple, lorsqu’il dit qu’il ne faut pas placer l’unité à l’origine des choses
(p. 181); que l’esprit humain a débuté par le syncrétisme, la confusion
(p. 184), où dominait « l’aveugle fatalité » (p.247); on voit manifeste-
ment, par le livre tout entier, que, pour M. Renan, l’élément moral ou
spirituel n’est autre chose que l’instinct, le sentiment et le mouvement
irréfléchis ou spontanés qui dirigent la nature animale. C’est sur cette don-
née, qui ravale si tristement l’humanité dans son origine et la fait appa-
raître comme un produit de la nature inconsciente, que repose en dernière
analyse le système de notre auteur. On comprend alors fort bien qu’il ne
peut plus être question d’unité pour quoi que ce soit dans nos origines,
moins encore pour la psychologie que pour la physiologie ; on comprend
encore mieux que toute morale, outre celle de la force brutale, est impos-
sible ou n’est qu’une convention humaine, périssable, par conséquent.
M. Renan, je regrette qu’il faille le dire, est un génie dissolvant.
MELANGES.
717
VI
Pour démontrer sa thèse, « que le langage n’a point une origine unique,»
M. Renan a recours à tous les arguments qui prouvent cette origine unique.
Ainsi, par exemple, il dit, page 202 : « On n’explique pas, dans l’état
actuel de la science, comment le sanskrit aurait pu devenir l’hébreu, ou
1 hébreu le sanskrit; mais surtout on n’expliquera jamais comment le sanskrit
ou 1 hébreu auraient pu devenir le chinois, l’annamique ou le siamois. »
Disons d’abord que c’est se donner raison à trop bon marché que de parler
ainsi ; personne n’a jamais songé à soutenir que n’importe quelle langue
se soit changée en une autre. Il y a là un abîme qu’aucun effort scientifique
ne saurait combler, cela est très-vrai ; aussi, sans nous arrêter à la proposi-
tion précitée telle qu’elle est énoncée, constatons seulement la pensée de
l’auteur, qui est, que des langues aussi diverses que le sanskrit, l’hébreu, le
chinois, etc. , n’ont pu sortir d’une source identique, n’ont pu avoir une origine
unique. C’est là sans aucun doute la pensée de M. Renan. Eh bien, elle est
erronée; c’est précisément cette extrême diversité des langues qui prouve,
plus victorieusement que tout autre argument, l’origine unique du langage,
puisqu’elle converge si naturellement dans l’unité humaine, que tout homme
est apte à s’approprier toute langue, et qu’il pourrait, si des circonstances
purement extérieures et- la brièveté de la vie ne l’en empêchaient, se les
approprier toutes sans exception et sans plus de peine que l’enfant n’en prend
pour parler la langue de sa mère. Il y a dans les hôtels, en Allemagne, beau-
coup de kellner (garçons), qu’on appelle sprachgewandt, habiles dans les
langues, et ils le sont uniquement parce qu’ils ont occasion d’entendre
parler sans cesse beaucoup de langues differentes. On sait que le cardinal
Mezzofanti parlait, je crois, une trentaine de langues. Prolongez sa vie et
fournissez-lui l’occasion, il doublera et décuplera son trésor linguistique
avec autant et plus de facilité qu’il n’a mis à acquérir un fonds déjà si res-
pectable.
Cette facilité d’acquisition de langues différentes démontre expérimenfa-
lement que la diversité des langues découle d’un centre unique, que l’unité
du langage est un attribut constitutif de l’humanité. 11 faut, de plus, admettre
qu’il n’y a qu’un centre unique qui ait pu pcoduire cette diversité ; car,
comme les familles de langues se comptent par centaines, il faudrait, si on
contestait ce centre unique, soutenir que l’espèce humaine a été scindée, dès
son origine, en plusieurs centaines de branches. 11 ne servirait de rien de
dire, comme le fait M. Renan, qu’elle ôtait scindée en plusieurs branches
seulement (p. 204); c’est déplacer la difficulté et non la résoudre. « Plu-
sieurs branches » humaines ne sont certainement pas plus propres à produire
718
MÉLANGES.
plusieurs milliers de langues que ne l’est une souche unique, et, puisque
cette soublie unique suffit, sous tous les rapports, pour expliquer la diversité
des langues, cette diversité est un argument pour l’unité d’origine du
langage.
C’est vouloir donner le change sur un fait que l’histoire aussi bien que
l’économie de la logique nous forcent d’admettre, que de présenter le rap-
port de l’origine unique et de la diversité subséquente du langage comme, la
justification du principe de l’ancienne école ; toutes les langues sont des
dialectes d’une seule. (P. 203.) Non, toutes les langues ne sont pas des dia-
lectes d’une seule; disons, de plus, qu’aucune langue n’est le dialecte de la
langue première, parce qu’aucune langue n’est avec cette langue première
dans un rapport de dérivation directe et normale. De dialectes il ne peut
être question ici ; s’il en pouvait être question, il y aurait possibilité aussi
de reconstruire la langue première. Mais cela n’est pas possible; la langue
première, la langue que l’humanité a parlée aux jours de sa perfection native,
cette langue s’est perdue à jamais dans le naufrage de cette perfection. Si on
veut présenter la question sous son vrai jour, il faut dire que l’humanité, en
sauvant du naufrage de sa perfection morale les quelques débris sur lesquels
nous vivons depuis, a sauvé aussi et par une corrélation nécessaire, puisque
la pensée et le langage sont naturellement unis, quelques épaves de la
langue première, et ce sont ces restes plus ou moins défigurés qui ont servi
à la construction de toutes les langues que les peuples ont parlées depuis,
chacun suivant sa manière, selon que, dans son indépendance naturelle, il
s’est senti porté pour tels procédés formatifs plutôt que pour tels autres.
Voilà l’explication aussi simple qu’historique de la diversité des langues
avec l’origine unique du langage. A ne la prendre qu’en elle-même, pour
sa valeur scientifique, elle vaut bien celle de M. Renan, qu’elle surpasse en
clarté, et dont elle n’a pas les contradictions.
SCHŒBEL.
MÉLANGES.
749
LA DISCUSSION DE L’ADRESSE A LA CHAMBRE DES REPRESENTANTS EN BELGIQUE.
On nous écrit de Bruxelles :
La Chambre des représentants de Belgique vient de terminer, après des
débats qui ont duré au delà de trois semaines, la discussion du projet de
réponse au discours du Trône par lequel s’est ouverte la présente session.
Cette discussion a été remarquable par la scission qu’elle a fait de nouveau
éclater entre les deux partis, qui, malheureusement, partagent ce pays. Là
encore le parti qui usurpe si souvent le nom de libéral, met en péril par sa
conduite la liberté au dedans, la sécurité au dehors.
On se souvient que le cabinet actuel, où figurent au premier rang MM. Ro-
gier et Frère, est sorti de l’agitation révolutionnaire de 1857, si singulière-
ment excitée à cette époque par le parti libéral, à l’occasion de la loi sur la
charité, qu’il avait astucieusement représentée comme la restauration de la
mainmorte et des couvents. Ces événements déplorables, qui suspendirent,
on peut le dire, la constitution belge et en altérèrent l’essence, peuvent être
comparés à une véritable révolution, moins les barricades.
Quoique leur opinion fût dans une évidente minorité au sein du parlement
MM. Rogier et Frère prononcèrent une dissolution qui leur valut une majo-
rité de surprise et leur permit de conserver le pouvoir. Depuis lors les gra-
ves événements qui ont tenu tout en suspens en Europe, l’attentat du
14 janvier, la guerre d’Italie, les douloureuses inquiétudes que cette guerre
a léguées à l’avenir, la vivacité même des passions qui avaient été sou-
levées en Belgique par l’avénement du cabinet libéral, avaient engagé le
parti conservateur à suivre une ligne de prudente modération. Il n’avait pas
cessé d’être dans l’opposition, mais il s’y était maintenu avec une mesure,
une réserve dont il espérait les meilleurs résultats pour la paix et l’union.
Le grand projet de loi concernant les fortifications d’Anvers avait reçu de
la majorité de ses membres un vote négatif, mais presque silencieux. L’abo-
lition des octrois n’eut pas davantage son approbation; cette mesure, dont
un article de M. F. Passy a signalé ici avec force tous les vices, fut con-
damnée par tous les conservateurs.
Telle était la situation des partis, rései'vée, expectante, et sans que rien
parût devoir susciter de violents conflits. Mais une partie de la Chambre dut
être renouvelée au mois de juin dernier, car on sait que les membres de la
législature belge ne sont nommés que pour quatre ans, et qu’ilyades élections
partielles tous les deux ans. Les élections de cette année ont été défavorables
au ministère; il a perdu une grande partie de la députation gantoise, qui
représente une des principales villes du royaume, et le parti conservateur
a vu, au contraire, grossir ses rangs de quelques voix; il en a maintenant
720
MÉLANGES.
quarante-neuf contre soixante-sept que possède Je ministère. Il ne faut donc
qu’un déplacement de très-peu de voix pour altérer la majorité. La position
du cabinet est d’autant plus précaire, qu’il ne peut se soutenir qu’à l’aide de
l’extrême gauche, dont les membres prennent aussi le nom de « jeunes libé-
raux, » et sont, sur une infinité de questions, toujours prêts à rompre avec
lui. C’est l’élément doctrinaire qui a été surtout affaibli parles dernières élec-
tions. Cette considération n’a pas inspiré au ministère actuel la pensée d’at-
tirer à lui le parti conservateur et de conquérir sa sympathie, du moins
relative, ce qui ne lui eût pas été difficile en face des événements qui re-
muent l’Europe : il a préféré se rapprocher davantage de la fraction extrême
de son parti. Aussi s’est-il lancé dans la politique d’aventures.
Au dehors, il s’est décidé à reconnaître le royaume d’Italie, au mépris de
la réserve que prescrivait à la Belgique sa position de puissance neutre, au
mépris surtout de la prudence, qui lui commandait de ne pas accor-
der une aussi éclatante et si prompte sympathie au funeste système des
annexions.
Quant à la politique intérieure, il a cru devoir en revenir à ses vieilles
habitudes antireligieuses. Il a donc repris la thèse surannée de la domina-
tion du clergé, avec tout le cortège d’accusations que les démentis les plus
persistants et les faits les plus convaincants ne peuvent l’empêcher de re-
produire.
En conséquence, le discours du trône a annoncé qu’on proposerait des
modifications dans l’administration des fabriques des églises, réglée par le
décret impérial de 1809, et qu’il serait introduit des changements dans
l’administration des bourses instituées pour les étudiants. Il y a en effet en
Belgique un grand nombre d’anciennes fondations particulières, et parti-
culièrement administrées, et faites en faveur de l’université de Louvain, la
seule qui existât en Belgique avant 1789. L’État en possède actuellement
deux, et le parti philosophique et libre penseur en a fondé une à Bruxelles,
qui porte le nom d’université libre, mais qui est largement subventionnée par
la province et la commune. Le gouvernement paraît vouloir répartir éga-
lement les bourses entre les quatre universités; violation manifeste de la
volonté des fondateurs, presque tous dignitaires de l’Église. Ce serait une
manière directe de frapper l’université de Louvain, dont la prospérité et les
excellentes doctrines l’offusquent depuis longtemps. Enfin, il propose quel-
ques modifications pour la répression des fraudes électorales, qui ne sem-
blent pas, jusqu’à présent, avoir la gravité qu’on leiir supposait.
Le parti conservateur, par la voix de MM. Dumortier, de Theux et No-
thomb, avivement attaqué la reconnaissance du royaume d’Italie. Il ne lui
a pas été difficile de montrer ce que l’approbation de ce système de
ruse, de violence, d’usurpation, offrait de périls pour la Belgique, qui
semblait courir au-devant de sa perte en sanctionnant ces façons nou-
velles de conquêtes. D’ailleurs, il y avait dans cette adhésion anticipée
donnée à la spoliation du Saint-.Siége, puisque le parlement de Turin a
itérativement déclaré que Borne était la capitale du royaume d Italie, un
hommage rendu à la force et un oubli tellement irrespectueux des droits
du Saint-Père, que la nation belge, qui est éminemment catholique, ne
MÈIANGES.
721
peut qu’cn être profondément blessée. Le nouveau ministre des affaires
étrangères, M. Rogier, a fait dans toute cette discussion assez pauvre figure,
et n’a su ni s’appuyer sur des faits, ni invoquer une seule raison de droit
public, .lamais plus mauvaise cause n’a été plus pitoyablement défendue.
Le § 4 du projet d’adresse portait ; « Nous nous félicitons, Sire, des bons
« rapports maintenus entre la Belgique et les pays étrangers. Ce maintien
« prouve avec quelle intelligente loyauté la Belgique pratique les devoirs de
« droit public qu’impose la neutralité. »
Le parti conservateur avait proposé de substituer, par voie d’amen-
dement, le paragraphe suivant, signé par MM. B. Dumortier, de Theux, de
Liedekerke, Nothomb, Landeloos. « Dans la situation où se trouve l’Europe,
« il importe qne la Belgique neutre s’abstienne d’encourager le système
« d’annexions des États secondaires. »
Le parti libéral et ministériel a été fort embarrassé par cette rédaction.
11 ne voulait pas reconnaître qu’il avait imprudemment enfreint les devoirs
de la neutralité, et il ne pouvait pas consentir à paraître admettre le système
des annexions. Aussi s’est-il débattu sous les étreintes de cet amendement
en essayant de faire passer des sous-amendements qui en atténuaient la
portée; mais il n’a pas réussi à combler la distance qui le séparait du parti
conservateur. Soixante-deux voix ont approuvé la politique du cabinet, qua-
rante-sept ont volé pour l’amendement.
La lutte a de nouveau éclaté et avec la plus extrême vivacité au sujet des
bourses d’étude et de l’administration du temporel du culte. Une phrase
du projet de réponse a excité une véritable tempête; elle disait : « Les biens
« affectés aux études et au temporel des cultes sont laïques. » On y a vu
une pensée de spoliation et de confiscation, une ingérence despotique du
pouvoir civil dans le gouvernement des biens spécialement affectés aux be-
soins du culte et qui dès lors sont plus particulièrement placés sous la direc-
tion du clergé, sans que cependant l’intervention de l’Etat en soit complète-
ment exclue. On sait, en effet, qu’aujourd’hui les conseils de fabrique sont
constitués d’un commun accord par l’évêque et le préfet, et se renouvel-
lent eux-mêmes. Le ministère belge paraît vouloir déclarer de nouveau que
toutes les propriétés qui ont une destination spéciale et religieuse sont des
biens nationaux, et faire ensuite renouveler tous les conseils de fabrique
par les administrations communales exclusivement.
Cette déplorable tendance forme toute la politique soi-disant libérale qui
ne vise qu’à un seul but, celui d’enchaîner dans les entraves multipliées
des lois secondaires les généreuses libertés octroyées par la constitution
belge. On se garde bien de détruire la constitution, mais on la paralyse.
Nous croyons devoir donner le paragraphe du projet d’adresse et le texte
même de l’amendement proposé par le parti conservateur.
Le § 18 portait ce qui suit :
« Les biens affectés aux études et au temporel des cultes sont laïques. Le
« pouvoir civil est comptable envers la société de leur bonne gestion. Les
« lacunes que présente la législation qui les régit aujourd’hui, une fois con-
« statées, ne peuvent être tolérées davantage sans défaillance vis-à-vis d’un
« devoir social. »
722
MÉLANGES.
On le voit, la théorie est complète; c’est évidemment l’oppression de
l’Église par le pouvoir civil, c’est la domination de celui-ci réalisée par voie
de tracasseries.
L’opposition présentait contre ce paragraphe l’amendement suivant ;
'< Les mesures qui nous seront soumises pour combler les lacunes dont
« l’existence serait constatée dans la législation relative à l’administration
« des fondations affectées aux études et des biens consacrés aux cultes se-
« ront examinées avec la plus sérieuse attention, afin de concilier le respect
« dû à la propriété avec les nécessités d’une bonne gestion. »
MM.Notbomb, de Theux, de Liedekerke, Dechamps, Dumortier, Thibaut,
l’avaient signé.
11 fut vigoureusement défendu, et, au vote, fut repoussé par 57 voix con-
tre 44.
Une dernière lutte s’est engagée vers la fin de l’adresse sur un paragra-
phe qui contenait un témoignage de confiance à la politique ministérielle.
MM. de Theux et Dechamps surtout ont fait valoir l’inanité et le danger
de cette politique, qui divise le pays sur les questions religieuses, qui confond
toutes les notions de la vraie liberté, qui n’ose regarder en face aucune de
ses œuvres, qui appelle à son aide les munificences du budget et l’interven-
tion de plus en plus formidable de l’État. Ils ont avec une haute raison mon-
tré le ministère privé de ses appuis naturels, faisant de la passion à froid,
pour se concilier passagèrement la sympathie de l’extrême gauche, qui dans
les dernières sessions n’a pas cessé de lui chercher querelle. Rappellant en-
suite les principes de la Constitution de 1830, l’esprit dans lequel ils ont
été formulés, le respect qu’ils méritent, la pente rapide sur laquelle on
glisse en s’en éloignant, ils n’ont pas hésité à montrer l’union dans la liberté
comme le gage du salut et la seule vraie garantie de l’avenir de leur pays.
Le discours de M. Dechamps mériterait d’être mis en entier sous les yeux
de vos lecteurs. C’est un vrai chef-d’œuvre de tact, de perspicacité, de mo-
dération et d’habileté oratoire. U Indépendance belge, toujours si hostile aux
orateurs catholiques, dont elle tronque systématiquement les discours, n’a
pu s’empêcher de constater l’immense valeur de ce grand plaidoyer en fa-
veur de la liberté et de la dignité humaine contre l’omnipotence bureaucra-
tique de l’État, qui sert un faux libéralisme pour étouffer partout la vie et
la conscience.
Il y a dans ces appels comme dans ces prophétiques craintes d un loyal
patriotisme quelque chose de douloureux, et nous ne savons pas si 1 on doit
être plus attristé qu’indigné, en voyant les funestes tendances du parti libé-
ral, qui ne sait jouir d’aucune liberté et qui sacrifie les plus fécondes en
bienfaits à son insatiable besoin de domination, à sa jalousie de toute force
morale indépendante, enfin à des inimitiés religieuses sans prétexte et sans
excuse.
Pour extrait: P. Douhaire.
BIBLIOGRAPHIE
LES VERTUS CHRÉTIENNES EXPLIQUÉES PAR DES RÉCITS TIRÉS DE LA VIE DES
SAINTS, par leu madame la princesse Albert de Broglie. — Didier, 35, quai des
Augustins.
Un touchant usage permet d’exposer, le visage découvert, celles dont un
voile avait caché les traits vivants. La mort donne de saintes libertés. 11 est,
en dehors du cloître et jusqu’au milieu du monde le plus brillant, des âmes
recueillies qui ont aussi pris le voile, un voile invisible de modestie et de
silence. Elles vivent ignorées. Épouses et mères, elles répandent sur le tra-
vail et les joies du foyer une clarté bienfaisante et douce, elles laissent en
s’éteignant une nuit inconsolable. Le monde les a vues sans les regarder,
et lorsque, averti par l’émotion qui suit leur perte, il fixe enfin les yeux sur
ces physionomies suaves dont le voile est tombé , il regrette de n’en avoir
.pas assez goûté le charme, il remercie les! mains pieuses qui s’efforcent d’en
ranimer du moins l’image et d’en recueillir les touchantes reliques. Ces re-
mercîments , cette attention et ces respects sont assurés aux œuvres de
madame la princesse de Broglie.
Elle n’a écrit que pour ses enfants. Nul n’a lu son nom sur les Récits tirés
de V Ancien et du Nouveau Testament, déjà si répandus dans les familles et
dans les écoles chrétiennes; elle vivait alors, elle effaça son nom. Il était
juste qu’il reparût sur le livre des Vertus chrétiennes, publié depuis qu’elle
n’est plus.
Il était juste aussi qu’une Introduction, due à une main amie qui est en
même temps une main délicate et exercée, nous fit connaître un peu plus
l’auteur, qui, dans son œ-uvre comme dans sa vie, a voulu toujours s’effacer.
Que de retenue, d’émotion et de vérité dans le début que nous voulons
citer !
« Ce livre, commencé il y a deux ans, dans la plénitude des joies les plus
saintes que la vie puisse donner, a été achevé au milieu des souffrances,
724
BIBLIOGRAPHIE.
quelques jours avant le sacrifice le plus entier que Dieu ait jamais demandé
à une âme, après l’avoir comblée de ses dons. Rien n’y porte l’empreinte
d’une émotion personnelle : les pages que nous avons sous les yeux restent
silencieuses, et nous leur demanderions en vain ce qu’avec une ardeur d’es-
pérance toujours déçue nous demandons sans cesse aux objets matériels
eux-mêmes, quelque chose de ceux qui les ont approchés. « Pourquoi cher-
« cher parmi les morts celui’qui est vivant? » nous répond une voix intérieure
qui nous console et nous abat tout à la fois. Ces prières, ces ardentes actions
de grâces , puis ces troubles secrets , et enfin ces efforts énergiques que la
princesse de Broglie offrit sans doute à Dieu, nous les retrouvons confondus
avec les prières des saints dont elle nous raconte l’histoire, unis au récit de
leurs épreuves et de leur héroïque soumission. Nous ne soulèverons pas le
voile étendu sur les pensées intimes de ses derniers jours, et nous ne voulons
la rappeler que par l’esquisse d’une vie chrétienne, commencée et finie sous
l’œil de Dieu, sans un oubli de sa présence, sans une déviation de la route
tracée par lui, et dans l’accomplissement de ces devoirs simples qui appor-
tent avec eux leur ample récompense.
« Une telle vie, il est vrai, semble échapper à l’observation ; elle ressemble
à ces beaux jours d’été qui s’écoulent paisibles et lumineux, n’offrant d’au-
tres alternatives que la succession régulière des heures, et qui se gravent
seulement dans le souvenir par la joie dont ils ont inondé l’âme. L’ordre de
la nature n’attire pas les yeux, et le monde passerait souvent près de ces
lumières cachées sans se douter qu’elles brillent près de lui, si dans sa
bonté Dieu n’avait mis quelque signe qui fixe le regard des plus indifférents.
C’est alors vraiment que la beauté extérieure est un don précieux de sa
main, et qu’il semble avoir pris soin de former lui-même l’enveloppe d’une
âme, pour qu’en la voyant le cœur soit attiré vers le bien. Alors la beauté
des traits n’est plus une vaine apparence, une fleur d’un moment, mais la
forme même de la beauté intérieure, que l’esprit n’en sépare plus, et on
bénit Dieu de nous avoir avertis par la pureté angélique répandue sur un
visage, par l’expression suave et brillante qui fait penser au ciel, que là
était une de ses créatures chéries. »
Suivent quelques pages graves, attendries, sincères, couronnes de fleurs
naturelles, sans banalité, sans emphase, comme il convient à l’éloge délicat
d’une femme par une femme, entremêlées de citations touchantes. Je suis de
ceux qui aiment les lettres, et croient que rien n’est plus digne d’être lu que
ce qui n’a pas été écrit pour être publié, du moins quand on préfère aux
jouissances littéraires un simple regard jeté sur le fond d’une âme. Deux
sentiments principaux ont animé cette âme trop vite envolée : la reconnais-
sance de son bonheur, l’amour de ses enfants. Ils parlent tous les deu.x dans
les lignes suivantes :
« Nous avions repris nos charmantes promenades de l’été, ét, pour leur
donner un but précis, nous suivions ce qu’on appelle les stations, qui con-
sistent dans un pèlerinage à une petite église isolée ou à une chapelle de cou-
vent écartée, qui s’ouvrent ce seul jour-là pour l’adoration du saint sacre-
ment; elles offrent presque toujours quelque chose de curieux à voir : une
belle peinture, un tombeau souterrain, des marbres précieux. Le silence, la
BIBLIOGRAPHIE.
725
paix qui les environnent, le recueillement de ceux qui s’y trouvent , tous
agenouillés pêle-mêle, riches, pauvres, enfants, vieillards, sur la pierre re-
couverte de branches de buis et de romarin, qui, foulées aux pieds, y ré-
pandent une odeur champêtre ; leur air d’abandon, qui les fait ressembler
à ces ricoveri qu’on aperçoit de loin en loin sur la neige en passant le mont
Cenis ou le Simplon ; tout cela, qui contraste avec l’animation de vos pen-
sées et l’agitation de votre vie, rend délicieux les quelques instants que l’on
passe dans ces retraites pieuses. On y est loin du bruit et comme à l’ombre
du sanctuaire pendant les feux du jour. Ces visites laissaient dans notre âme
une impression délicieuse. Tout est poésie pour les jeunes cœurs qui s’ai-
ment et sont heureux; l’émotion qu’ils ressentent tient plus à eux qu’aux
objets extérieurs qui la (-ausent ; mais, comme le sentiment qui les unit au-
dessus de celte terre, qui les confond dans Celui qui leur a tout donné, et
auquel ils rendent grâce sans cesse, épure ce bonheur même, lui ôte l’é-
goïsme, le rend doux, égal et bienfaisant! Le bonheur ainsi compris n’est
plus concentré en lui-même, ses ailes s’étendent, et il embrasse un autre
monde dans ses craintes et ses espérances ; il s’associe à la gloire de Celui
qui, maître de l’univers, se retrouve partout et toujours, a droit â nos hom-
mages et ne les force pas ; il devient amour de Dieu, charité, reconnaissance.
Heurs délicates, parfums exquis de l’âme; il n’est plus à lui-même son
propre guide et son maître; quelque chose borne ses caprices, les soumet â
une loi plus sainte que lui â ses propres yeux, et ainsi il dure autant que
cette foi qui triomphe des misères de la vie.
« En sortant de ces stations, la nature nous paraissait plus imposante, le
ciel plus coloré, cette terre brûlée plus magnifique; nous sentions nos âmes
élargies vibrer au moindre souffle, et nos yeux comme dilatés embrasser
plus d’espace. Home, dès que nous rapercevious, nous apparaissait comme
une grande figure, image de l’autre vie; nous voyions sortir des ruines et
pianer sur ses restes le corps des basiliques, les dômes et les croix ; et cette
parole de l’Apocalypse nous semblait accomplie dès ce monde : Sur les
« ruines de la grande Babylone s’élèvera le temple de l’Agneau. »
Dans cette jeune âme, on le voit, le bonheur n’était pas ingrat; on va le
voir aussi, l’amour maternel n’était pas amolli :
« Je connais une mère, qui , au moment de la mort de son fils, qui lui était
ravi par une longue et pénible maladie, au moment où sa tête se penchait
et où il rendait le dernier soupirj au lieu de pleurer et de pousser des cris
déchirants, restait à genoux près de son lit, la main dans la main de son en-
fant et le regard vers le ciel, où elle suivait son âme qui paraissait devant
Dieu. Tout entière à ce redoutable moment, elle oubliait sa douleur et
croyait assister au jugement de cette âme qui lui avait été confiée et de la-
quelle elle se sentait appelée à répondre, de sorte qu’il lui semblait que son
propre jugement était commencé... Le jugement d’une mère est prononcé
par Dieu chaque fois qu’un de ses enfants paraît devant lui. Prenons donc
soin de ces chères et bien-aimées âmes , et donnons-leur aussitôt et aussi
longtemps que nous le pourrons tout l’aliment dont nous sommes ca-
pables. »
« Cette touchante histoire, continue l’auteur de l'Introduction, nous
72G
BIBLIOGRAPHIE.
semble, mieux que des paroles, raconter l’âme maternelle de la princesse
de Broglie. On ne s’étonne pas de cette tendresse si grave à l’âge où toutes
les pensées prennent naturellement une teinte sérieuse, mais elle frappe à
cette époque de la vie où, pour la plupart des mères, un enfant n’est qu’une
gaieté de plus. »
Il me semble que nous pressentons déjà ce qu’une mère, ayant une idée
si haute de sa mission, une idée si austère et si tendre, a dû faire pour ses
enfants, le jour où elle voulut leur destiner un livre sur les Vertus chré-
tiennes.
La méthode suivie dans ce livre est simple et ingénieuse. Une courte in-
struction sur chacune des vertus principales est suivie de la vie d’un saint
qui pratiqua spécialement cette vertu. La foi, c’est saint Paul. Le mépris
du respect humain, c’est l’admirable soldat saint Sébastien. La charité,
c’est saint Vincent de Paul. L’espérance, la confiance filiale en Dieu, c’est
saint François de Sales. Le respect pour les Écritures divines, c’est sainte
Irène, brûlée vive parce qu’elle les conserva pieusement. Ainsi se déroule et
s’entrelace la série des vertus avec la galerie des saints. On sait combien
le petit drame des fables fait aisément passer dans l’esprit des enfants la
morale qui les termine. Ici, la morale est la première, le récit vient aus-
sitôt l’animer, la rendre vivante, et le précepte entre à l’aide de l’admira-
tion. Rien n’est mieux fait pour fixer l’attention des enfants, élever leur
âme, attacher leur souvenir.
La morale est enseignée avec simplicité dans de petits chapitres dont
voici un exemple :
« DE l’eSPÉIIANCE.
a Qu’est-ce qu’espérer en général? C’est désirer une chose et avoir en
même temps l’idée qu’on pourra l’obtenir. Nous espérons sans cesse quel-
que chose; notre cœur, trop faible ou trop ardent pour se plaire ici-bas,
cherche le bonheur et le poursuit en souhaitant ce qu’il n’a pas. Cette espé-
rance humaine, toujours accompagnée d’incertitudes et souvent de cruelles
déceptions, occupe l’esprit sans le satisfaire. L’espérance chrétienne est
tout autre, car elle porte avec elle la certitude ; elle remplit l’âme de con-
fiance et de paix.
« La vertu d’espérance est un don de Dieu, une grâce qu’il daigne nous ac-
corder gratuitement comme la foi, et par laquelle nous attendons avec une
ferme confiance, de sa bonté infinie, la vie éternelle et les moyens néces-
saires pour y arriver.
« Le fondement, le motif de notre espérance, c’est la promesse de Dieu, qui
ne peut et ne veut nous tromper, et qui a confirmé cette promesse par ser-
ment. Ce sont aussi les mérites de Jésus-Christ, qui n’est venu sur la terre,
qui n’est mort que pour nous procurer la vie éternelle. « Celui, dit saint
« Paul, qui n’a point épargné son propre Fils, mais qui l’a livré à la mort
« pour nous tous, que ne nous donnera-t-il pas après nous l’avoir donné? »
« Par l’espérance nous rendons à Dieu cet hommage que nous reconnais-
sons qu’il est souverainement fidèle à ses promesses, et que lui seul peut
BIBLIOGRAPHIE.
727
nous rendre heureux. Nous reconnaissons qu’il est seul infiniment puis-
sant et infiniment bon, et que tout autre appui est un appui fragile et
trompeur. »
A la suite de ces pages, la vie du saint est plus développée; c’est l’exem-
ple à côté de la régie. Les enfants sont surtout attirés par les détails; les
plus touchants ont été réunis pour leur plaire sans les fatiguer; le choix est
excellent, la manière de dire plus excellente encore. Détachons une page de
la vie de saint François de Sales :
(( La nature et la situation du diocèse que François de Sales avait à gou-
verner exigeaient de sa part les qualités les plus diverses. Le duc de Savoie
en possédait la plus grande partie, mais le bailliage de Gex, qui y était com-
pris, obéissait au roi de France. Partagé ainsi entre deux souverains habi-
tuellement jaloux l’un de l’autre, entouré par le protestantisme dont le
centre et la capitale, Genève, était à ses portes, il ne lui fallait pas seule-
ment, pour se démêler au travers d’intérêts différents et de juridictions di-
verses, une prudence et un jugement peu communs, il lui fallait aussi une
fermeté d’âme qui allait quelquefois jusqu’à l’intrépidité. Ainsi, un jour
que le gouverneur du pays de Gex lui fit dire qu’il l’attendait pour des af-
faires qui ne pouvaient souffrir de retard, il partit en hâte en compagnie
d’une dizaine de personnes environ; mais, le Rhône ayant débordé et le
pont qu’il fallait traverser étant impraticable, il ne vit d’autre alternative
que de retourner sur ses pas, ou de traverser Genève, où de mémoire
d’homme un évêque catholique n’était entré. François n’hésita pas uninstant,
malgré les représentations de ceux qui l’accompagnaient et qui craignaient
que, s’il était reconnu, on ne lui fît quelque mauvais parti. 11 se présenta
avec sa suite à la porte de la ville ; l’officier qui commandait lui demanda
son nom pour l’écrire sur le registre; il répondit qu’il était l’évêque du
diocèse ; le gardien ne fit aucune réflexion sur cette réponse, qu’il ne com-
prit pas, et le laissa passer. La petite troupe traversa donc paisiblement
toute la ville; mais, arrivée à l’autre extrémité, elle trouva la porte fermée,
parce que c’était l’heure du prêche ; il fallut entrer dans une hôtellerie pour
attendre que le moment fût venu de la rouvrir. François, toujours occupé
de Dieu, était impassible, tandis que ses amis, déconcertés, mouraient de
peur d’être découverts. Enfin, après deux mortelles heures, la sortie fut
libre, et François, remontant à cheval, sortit de Genève avec sa suite sans
le moindre obstacle. Le baron de Lutz (c’était le nom du gouverneur) fut
un peu effrayé quand il apprit ce qui s’était passé, et il ne put s’empêcher
d’en faire des reproches au saint, qui lui répondit : « Vous ne m’apprenez
« rien de nouveau ; j’avais tout prévu et j’étais avec des gens plus sages que
« moi ; mais un peu de confiance en Dieu ferait faire de plus grandes cho-
« ses. » — On ne fut pas non plus peu surpris à Genève quand on lut sur le
registre ces mots : « Évêque du diocèse. » Ce n’était pas une énigme pour
tout le monde comme pour l’officier de garde. Les magistrats admirèrent la
hardiesse de François ; mais ils écrivirent sur le registre, au-dessous du
nom : « Qu’il y revienne ! » 11 n’y revint pas ; toutefois ce voyage avait été
utile aux catholiques, auxquels il fit rendre plusieurs églises qui leur étaient
disputées.
728
I BIBLIOGRAPIIIE.
« François rencontrait dans la nature du pays qu’il avait à parcourir d’au-
tres dangers encore que ceux qui viennent de la malveillance et de la mé-
chanceté. Chacune de ses tournées diocésaines était une véritable campa -
gne. Son_diocèse, situé le long du lac de Genève et se prolongeant jusqu’au
delà du Rhône en France, était fort étendu et traversé par les plus hauts
pics des Alpes. Là les glaces et les neiges ne fondent jamais, tandis qu’on
sent dans les plaines l’influence d’un soleil méridional. Ces variétés de tem-
pérature rendaient ses courses fort pénibles; mais il ne semblait pas y son-
ger : toujours à pied, ne se laissant rebuter par aucun obstacle, il faisait
souvent les marches les plus pénibles et ne trouvait, pour se reposer^
qu’une pauvre chaumière sans lit et souvent sans pain. Dans ces occasions,
bien loin de se troubler, il se montrait plus joyeux que de coutume; il
était vraiment pauvre, et s’en réjouissait, tandis que ceux qui l’accompa-
gnaient étaient beaucoup plus tentés de se plaindre de son zèle que de
l’admirer.
« François donnait l’exemple de toutes les vertus; il était humble et doux
de cœur; sa foi, sa charité et son espérance étaient admirables. Voici com-
ment il pratiquait cette dernière vertu, qui est celle dont nous nous occu-
pons spécialement dans ce chapitre ; son espoir tendait continuellement
vers l’éternité bienheureuse. « Ob, ! disait-il, qu’il fait bon vivre saintement
« en cette vie mortelle! Mais qu’il fera b on vivre glorieusement dans le ciel ! »
Parmi les afllictions de cette vie il disait souvent : « Il faut prendre cou-
<( rage, nous irons bientôt là-haut; oui, il nous faut espérer fort assurément
« que nous vivrons éternellement. Qu’est-ce que ferait Notre-Seigneur de sa
« vie éternelle, s’il ne la donnait au.x pauvres petites et chétives âmes comme
« nous? » — Il dit un jour à l’évêque de Belley, qui était son plus cher ami,
qu’il fallait mourir entre deux oreillers, l’un de l’humble confession que
nous ne méritons que l’enfer; l’autre d’une entière et parfaite confiance en
la miséricorde de Dieu, qui nous donnera son paradis. — Il écrivit une
autre fois à madame de Chantal que, passant le lac de Genève sur une pe-
tite barquette, « il avait une aise fort grande de n’avoir qu’un ais de trois
« doigts sur lequel il pût assurer sa vie, sinon en la sainte Providence. Mon
« âme n’a point de rendez-vous qu’en cette providence divine. Mon Dieu,
« vous me l’avez enseigné dès ma jeunesse, et jusqu’à présent j’en annon-
« cerai vos louanges. »
Les écrivains de profession, enclins à dénigrer ce qui est écrit par d’au-
tres que des littérateurs attitrés, pourront discuter les mérites de ce style
si simple; les mères ne s’y tromperont pas. Oui, c est bien là un livre écrit
par une mère pour ses enfants; nous la bénissons de le prêter aux nôtres.
Ce langage, celte manière, ces proporlions, ce choix, sont admirablement
faits pour eux ; ce n’est pas un ouvrage enfantin, c’est un ouvrage maternel.
Nous-mêmes, si nous ne goûtons plus cette simplicité limpide, la faute est
nôtre; où est l’ingénuité de notre âme, et que n’avons-nous gardé la pureté
des enfants? A de courts intervalles, nous y revenons. L’esprit le plus blasé
a soif par moments de la vérité pui’e, comme on demande le rafraîchisse-
ment à l’air des champs. Alors on reprend les sentiers qui mènent aux au-
tels, on goûte la piété, on la désire au moins, et, si Dieu vient en aide à
BIBLIOGRAPHIE.
72»
l’âine, dans la piété de l’enfant on découvre le plus haut degré de perfec-
tion humaine. Car on n’a pas nommé tous les arts, quand on oublie la piété.
Elle est vraiment l’une des sources du beau, elle mérite d’être mise au
rang des arts, des beaux-arts. Le pinceau, le marbre, la lyre, nous élévent
à la contemplation de la beauté sensible. De la piété naît le beau moral.
L’homme, il est vrai, n’est plus l’artiste : c’est Dieu; l’homme est l’argile»
Dieu modèle et pétrit l’àine pieuse, il la colore, il y répand l’harmonie, et^
l’élevant avec son libre concours au-dessus de ses misères natives, il y réa-
lise la merveille de la sainteté, qui est la perfection de la beauté morale.
La vie des saints, modèles de la piété, ne nous est donc pas moins utile qu’à
nos enfants. Ouvrons-la souvent, choisissons de préférence la plus simple,.
moins ornée.
Lisons avec nos enfants ces simples récits tracés pour eux par la main
d’une mère; ah! je défie les plus endurcis de n’être pas émus et rendus
meilleurs. Nous penserons aux saints, à l’auteur qui n’est plus, à nos en-
fants, aux siens, à leur père, et, même au milieu de la vie la plus distraite,
nous entendrons au fond de nos âmes, comme un écho de ce livre et du
ciel, cette phrase divine ; « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils
verront Dieu ! »
Augustin Cociiin.
MÉMOIRES D’UN HOMME DU MONDE, par M. Antonin Rondelet, professeur de philosophie^
à la Faculté des lettres de Clermont-Ferrand. Paris, Adrien Leclère, 29, rue Cassette,
et Dentu, 13, galerie d’Orléans.
M. Antonin Rondelet, professeur de philosophie à la Faculté des lettres
de Clermont, est déjà connu du public par les travaux en apparence les
plus divers. Il est l’auteur des Mémoires d'Antoine, charmant récit popu-
laire, qui présente les problèmes les plus élevés de l’économie politique
sous une forme intelligible (j’en ai fait l’expérience) aux plus simples en-
fants des villages. Mais, presque le même jour, il publiait, sous le titre res-
pectable de Théories des 'propositions modales, une dissertation qui semble
mieux faite pour la Sorbonne d’autrefois, avec ses maîtres en bonnet carré,
que pour celle d’aujourd’hui, où la philosophie elle-même prétend au bel
air du monde.
Ce n’est pas seulement, j’imagine, par flexibilité d’esprit et par variété
de goût que M. Rondelet aime à parcourir ainsi rapidement toute la gamme
des connaissances humaines. 11 paraît dominé par une idée fort juste
qu’il a exposée ici même avec d’heureux développements. C’est que,
dans une société comme la nôtre, ce qu’il importe surtout de mettre en lu-
mière, c’est le lien qui unit la théorie à la pratique, et les idées les plus
hautes aux plus humbles détails de la vie des peuples. Dans un temps si
pressé d’agir, la pensée, pour se faire accepter, a besoin de démontrer
Décejibre 1861. 48
730
BIBLIOGRAPHIE,
qu’elle est utile et môme nécessaire à l’action. C’est cet art de démêler et
de faire comprendre les rapports de la spéculation pure avec la vie réelle,
dont, sous le nom ûq morale sociale, M. Rondelet veut faire une branche
nouvelle de science, prenant naissance au point de rencontre de la philoso-
phie et de l’économie politique. C’est une route de plus ouverte dans le
fameux quadrivium si fort découpé de chemins nouveaux, et comme percé
à jour depuis le moyen âge. A vrai dire, et non sans raison, M. Rondelet
en voudrait faire le centre du carrefour.
Dans un tel plan, on conçoit la place que peuvent tenir d’une part les
travaux qui se rattachent aux questions les plus hautes de la philosophie,
de l’autre, des fictions consacrées à dépeindre par un modèle vivant le
caractère de chacune des conditions sociales de l’humanité. Les Mémoires
d’Antoine ont été un premier essai de ce genre; ils nous ont montré à
l’œuvre, dans la vie d’un artisan, les lois de la conscience et celles de la dis-
tribution de la richesse; ils nous ont fait voir comment les règles, en elles-
mêmes immuables, qui président aux rapports du travail et du capital, peu-
vent être pourtant modifiées dans l’application par le bon emploi de l’un
de ces deux éléments, conduisant à l’acquisition de l’autre; comment les
bornes de l’inégalité des conditions, que ne peuvent déplacer ni la violence
populaire, ni les chimères socialistes, cèdent cependant devant la patience,
l’industrie et l’honnêteté. L’ouvrier Antoine, devenu chef de sa fabrique et
maire de sa commune, après avoir passé par tous les degrés de sa profes-
sion, en avoir éprouvé toutes les tentations et vu se poser devant lui tous
les problèmes, est une application en chair et en os des principes de la
Morale sociale. Si on ose se servir d’un des mots les plus mal faits de
la langue de la librairie, c’est l’illustration d’un texte.
Les Mémoires d’un homme du monde répondent, nous n’en doutons pas,
à quelque pensée du même genre, bien qu'elle soit plus difficile à dé-
terminer. Ce sont encore des leçons de morale sociale, si on entend par
là la morale appliquée à tous les genres de devoirs que la société fait naî-
tre. Mais les devoirs imposés aux gens du monde et les principes qui
doivent régler leur vie sont plus complexes, plus variés, peuvent être
rapportés à des termes moins simples que ceux qui pèsent sur les classes
laborieuses. Par cela même que la nécessité se fait sentir par des étreintes
moins rudes, la voix delà conscience fait aussi entendre des accents moins
clairs. La liberté du choix est plus grande dans les rangs supérieurs que
dans les rangs inférieurs de la société, ce qui ne rend pas la responsabilité
moindre, bien au contraire, mais ce qui rend la lâche de celui qui veut ensei-
gner plus vaste, donne nécessairement aux préceptes quelque chose déplus
vague, et ne permet surtout pas de les personnifier, de les incarner aussi
heureusement en un exemple vivant, placé dans un cadre restreint.
C’est là peut-être le défaut de la nouvelle composition de M. Rondelet.
Voulant donner aux gens du monde, sous une forme vive, des conseils
applicables à toutes les variétés de leur situation, prétendant les guider dans
leurs délibérations sur le choix d’une carrière, sur le mariage, sur l’édu-
cation des enfants, etc., il , n’a pu s’astreindre à suivre le fil d’un roman
proprement dit. Car un bon roman n’a qu’un héros; et c’eût été trop
BlBLIOGRAniIE.
751
peu pour tous les lecteurs dont M. Rondelet a le droit d’être écouté. Il
a donc choisi un cadre vaste, où les divers incidents de la vie du monde
se déroulent l’un après l’autre sous les yeux d’un observateur intelligent,
à peu près comme les scènes se succèdent dans une pièce à tiroir. C’est
tantôt celui qui parle, tantôt son frère, tantôt sa sœur, tantôt quelques-
uns des siens, et même un inconnu qu’il rencontre, qui fournit le sujet d’un
petit apologue, accompagné d’une petite dissertation morale. Delà une com-
position un peu décousue qui réveille l’attention par des détails piquants, mais
ne la soutient pas par un intérêt continu. C’est une promenade à travers
la vie du monde, faite d’un pas indécis et sans but bien déterminé. Qu’im-
porte? quand le paysage plaît, les meilleures promenades ne sont-elles pa»'
celles où l’on n’est pas pressé d’arriver?
Ne pouvant analyser une fable de ce genre, dont le tissu fuit sous
main, nous voudrions donner, par quelques citations, l’idée du charme
qu’on y peut trouver et qui tient tout entier à la finesse de certaines obser-
vations. Quoi de plus piquant, par exemple, que les premières scènes de
l’arrivée de l’auteur des Mémoires dans une petite ville de province? M. de
Lavaur, c’est son nom, vient en province comme membre de cette société
« curieuse et bizarre qui reproduit en pleine civilisation les phénomènes
« primitifs de la horde tartare ou de la smala des Arabes ; de ce troupeau
(( administratif que les besoins de l’État et quelquefois le caprice des mi-
« nistères font voyager d’un bout de la France à l’autre, et qui campe dans
« les villes comme le soldat sous la tente et le sauvage à l’ombre du pal-
« mier.» En un mot, M. de Lavaur est fonctionnaire public. Qui ne l’est pas
en France, à moins qu’il ne regrette de ne l’être plus ou désire de le de-
venir? Lequel de nous ne l’a été une fois en sa vie? C’est bien de l’admi-
nistration que l’on peut dire parmi nous encore plus que de l’amour :
•
• Qui que tu sois, c’est là ton maître,
Il Test, le fut ou le doit être.
M. de Lavaur est donc substitut dans une petite ville, et, en fréquentant
ses collègues, il apprend à connaître, à sa grande surprise, ce mélange d’es-
prit de dénigrement et de soumission, de révolte intérieure et d’obéis-
sance passive qui caractérise les rapports d’un bon fonctionnaire avec ses
chefs. Il voit passer le cortège qui se rend à l’église un de ces jours
officiels où les prêtres chantent le Te Deuni et où le Moniteur distribue les
croix d’honneur.
« Je m’étais installé, dit-il, de bonne heure contre les grilles, au milieu
d’une foule curieuse que ce vieux spectacle ne lasse jamais. Cette mise en scène
est la partie immuable des gouvernements; tout le reste varie : il n’y a que
les uniformes qui ne changent pas. On voyait ces messieurs s’aborder en se
serrant’les deux mains, et, suivant les personnes, le même homme passait
tour à tour de l’aplomb du supérieur à l’humilité du subalterne. Les rangs
et la hiérarchie étaient scrupuleusement observés ; nul ne se fût permis de
prendre la droite ou de franchir la porte hors de son tour. Ce profond res-
pect, ce haut sentiment des convenances, faisaient plaisir à voir; ajoutez-y
■7 32 BIBLIOGRAPHIE.
un air de satisfaction et de contentement universels répandu sur tous les
visages, et vous comprendrez l’impression à la fois majestueuse et douce
que me fit éprouver au premier aspect ce monde inconnu dans lequel j’al-
lais entrer.
« Précisément, ce jour-là, le Moniteur universel avait apporté plusieurs
croix d’honneur aux fonctionnaires de la ville. C’était pour moi un heureux
début, dans les visites que j’allais faire, d’avoir à rencontrer tant d’hommes
satisfaits.
« Le premier chez lequel je me rendis fut un vieux capitaine dont le frère
était greffier, je ne sais trop où, dans Paris. Des relations de voisinage, et
peut-être bien de parenté très-éloignée, quelque chose comme le quinzième
ou le vingtième degré du cousinage en Écosse, m’appelaient à le voir en
premier lieu. Il venait d’être décoré. J’augurais de la vivacité de sa joie par
l’impatience de son désir; sa seule frayeur, aux approches de sa retraite, qui
allait sonner, était de quitter le service sans emporter Je droit de «^arder au
civil un ruban rouge à sa boutonnière. °
« Eh bien, me dit-il, monsieur de Lavaur, ils ont donc fini par se souve-
(( nir dé moi probablement, ei probablement ils m’ont envoyé la croix. S’ils
« attendent que je les remercie, il se passera quelque temps", probablement.
<( Si j’avais eu la croix le jour où elle a été donnée à Schilder, qui la méri-
« tait moins que moi, je serais commandeur coinmeJui, et, comme lui, des-
« tiné à devenir davantage encore, probablement. Ce n’est pas qu’on y
« tienne; mais la croix pousse le grade, et le grade appelle une autre dé-
« coration. Aujourd’hui, c’est presque humiliant d’être nommé, puisque
« tout le monde s’aperçoit ainsi que vous ne l’étiez pas. Du moment que
«j’avais commencé à m’en passer et que tout le régiment savait si je m’en
« moque, je m’en serais bien passé encore, pj'obablement. »
« Je ne savais que dire au capitaine pour le consoler de sa nomination.
Le pauvre homme avait l’air si mécontent, il tordait sa moustache avec
tant d’impatience, que je me hâtai de le quitter.
« En traversant la salle à manger qui servait de vestibule au salon, je ne
fus pas peu surpris d’apercevoir une couturière à la journée, tout occupée
à ajuster un ruban rouge à une robe de chambre et à une veste de jardin.
La mauvaise humeur passe, la décoration reste. Le cher homme pensait
déjà à la rosette ; il trouvait plus politique de mettre le brevet de chevalier
sous ses pieds depuis qu’il s’en voyait pourvu.
« La liste que j’avais dressée me conduisait en deuxième lieu chez un
jeune ingénieur. C’était non pas précisément mon camarade de classe, mais
mon contemporain; il avait été au collège avec moi ; il sortait de philosophie
alors que j’entrais en septième, et nos noms avaient ainsi figuré à la même
distribution de prix. Lui aussi venait d’être décoré. Si jeune, sitôt, je m’at-
tendais à le trouver dans la dernière des satisfactions.
« Vous le voyez, me dit-il, ils n’ont pu refuser cela à mon cousin, qui est
« inspecteur général des ponts et chaussées. C’est en vain que, l’année der-
« nière, mon chef de service avait demandé la croix pour mon travail d’en-
« semble sur les irrigations, on ne lui avait pas répondu ; et, lorsque mon
« cousin a parlé pour moi, on ne lui a pas même demandé ce que j’avais
DTni.TOGRAPllIE. 733
« fait. On aurait tout aussi bien décoré un imbécile, si cet imbécile avait eu
« un parent inspecteur. Allez, mon cher Francis, ménagez-vous des protec-
« tiens et moquez-vous du reste. »
« Je n’avais plus à voir qu’un troisième chevalier. Celui-là n’était ni jeune
ni vieux; il n’avait été décoré ni trop tôt ni trop tard. C’était un juge
de la première chambre. J’espérais le trouver content. Je n’avais encore
vu personne d’aussi furieux que lui. « Ils me prennent donc pour un
« sot, pour une brute! répétait-il les poings fermés, en arpentant son
« cabinet sans prendre garde que j’étais là. Depuis le temps que j’attends
« après cette place de président, ils vont nommer un étranger, un homme
« qu’ils font revenir des colonies, qui plaidait encore il y a trois ans ! Et à
« moi, ils m envoient la croix d’honneur! C’est à la leur renvover, ma pâ-
te rôle! Monsieur de Lavaur, me dit-il d’un ton concentré, rappelez-vous
<( 1 injustice que vous voyez aujourd’hui ; qv\’elle vous serve d’avertissement
<( pour toutes les iniquités qu’il vous faudra subir à votre tour. »
« Je ne veux point raconter ici le reste de mes visites et de mes stupé-
factions. Il me semblait que les fonctionnaires les plus récemment avancés
ne devaient point être fâchés d’être montés en grade. Si l’on n’avait fait que
rendre justice à la supériorité de leur mérite, encore est-il agréable de ne
pas se voir méconnu. Je n’entendis que plaintes et que lamentations. Cha-
cun d’eux avait, disait-il, contre lui toutes les chances de la fortune et toute?
les inimitiés du hasard.
« La vie est très-instructive : il suffit de s’y laisser un peu aller pour ap-
prendre bien des choses, comme il suffit de se confier à un chemin de fer
pour parcourir vite bien du pays. Huit jours ne s’étaient pas écoulés que
j’eus à expédier au garde des sceaux une lettre de remercîment, envoyée à
Paris par l’intermédiaire de M. le premier président. La fureur du juge
était sans doute bien calmée, car le langage de sa lettre ne ressemblait
guère à celui qu’il m’avait tenu. J’avais d’abord la bonhomie de croire que
dans l’intervalle il avait fait ses réflexions, et je fus tout surpris de l’enten-
dre, à une table de whist, répéter ses lamentations et ses plaintes, à l’heure
même où le courrier emportait à Paris ses remercîments hyperboliques. »
Je suis bien trompé, si le lecteur ne trouve pas dans ces divers dialogues
les qualités d’une bonne scène de comédie. Mais les observations morales
de M. Rondelet ne sont pas toutes de ce ton piquant. Il en est de sérieuses,
de profondes, qu’il emprunte non à sa connaissance du monde, mais au
grand révélateur du mystère du cœur humain, à l’Évangile. La profondeur et
la clairvoyance sont, en général, on le sait, les qualités des grands moralistes
chrétiens, formés par l’habitude de s’examiner soi-même et les enseigne-
ments d’une doctrine qui ne ménage pas les faiblesses humaines. M. Ron-
delet est souvent de leur école, et surtout de celle de celui dont il dit lui-
même par une remarque éloquente : « Je n’ai jamais pu lire sans un
tressaillement ces mots tant de fois répétés par l’Évangile : Jésus, con-
naissant letirs pensées, leur dit : Quel est l’homme qui oserait se présenter
le front haut à cette épreuve divine ? »
Albert de Broglie.
LES EVENEMENTS DU MOIS
22 décembre 1861.
I
Les événements d’Amérique offrent à la France un noble rôle à jouer,
et nous sommes toujours fiers, quand la Providence met dans les mains du
gouvernement qui dirige notre pays une grande mission.
Quel est, dans la crise américaine, l’intérêt français ?
Je parle de Vintérôt, je ne parle pas du penchant. On peut avoir une
petite idée des mœurs américaines, de la littérature de ce pays, de sa loyauté
commerciale, de ses institutions politiques ; mais, malgré tout, il faut bien
se rappeler que la nation puissante, populeuse et opulente, qui n’a pas encore
définitivement perdu le nom d’États-Unis, est en partie l’œuvre delà France,
qu’elle a toujours été l’alliée de la France, qu’elle est le meilleur client
commercial de la France, client bien moins important pour nous par le coton
qu’il nous vend que par l’immense quantité de produits qu’il nous achète,
par l’argent qu’il nous envoie. Si les États-Unis sont ruinés, amoindris et
divisés, nous perdons un grand souvenir historique, une alliance fidèle, un
puissant acheteur. Ceux même qui, antipathiques aux institutions améri-
caines, voient dans leur ruine la chute d’un établissement révolutionnaire ,
ne doivent pas oublier que le Nord défend, en défendant l’Union, le principe
d’autorité, et que le Sud s’est insurgé au nom du principe révolutionnaire
par excellence, le prétendu droit de se séparer quand on veut d’un corps
de nation, de renverser un scrutin régulier, de violer la loi qui déplaît,
de changer par un vote et par un coup de main le pouvoir, le drapeau, te
territoire de la patrie. Ajoutons que si les États-Unis tombent, si leur puis-
7">r>
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
sauce maritime est anéantie, l’Angleterre n’a plus de contre-poids sur les
mers, notre marine est seule contre la marine d’une puissance établie avant
nous sur tous les points du monde, et prête, on le sait trop, à user, en cas
de guerre, de procédés bien autrement violents que celui qui excite en ce
moment son indignation passionnément intéressée.
A toutes ces considérations utilitaires, il n’est pas inutile de joindre les
raisons de justice et d’humanité. C’est le 4 novembre 1860 que M. Lincoln
a été nommé président des États-Unis, après un scrutin parfaitement régu-
lier, avec une majorité incontestable. C’est le 17 décembre, il y a à peu prés
un an, que la Caroline du Sud a déclaré publiquement qu’elle se relirait de
l’Union, et qu’elle a poussé les autres États du Sud à la révolte, lia été prouvé à
satiété que ces États n’avaient aucun droit, à quelque point de vue qu’on se
place ; ou l’Union, en effet, est une nation, et une partie ne peut pas se séparer
du tout, ou elle est un contrat, et il faut pour le briser tous les consentements
qui l’ont fait ; si cela est vrai des deux Carolines ou de la Virginie, à combien
plus forte raison du Texas quia été conquis en commun, de la Lousiane qui a
été payée en commun, de la Floride qui a été payée en commun? Tout cela est
fort connu. On ne sait pas moins que la question brûlante de l’esclavage a
été tout le nœud de l’élection; que, pour la première fois, les abolition-
nistes l’ont emporté; que le Sud, sachant bien pourtant que ni le Président
ni le Congrès n’ont le droit constitutionnel d’abolir V institution 'particulière,
n’a pas toléré une victoire qui lui enlevait la prédominance dans la direction du
pays, a préféré renoncer à l’union plutôt qu’à la domination, et, après avoir
ouvert la rébellion par la déclaration de la Caroline, a ouvert la guerre par
la prise du fort Sumter. Mauvaise cause ! mauvaise au point de vue du droit,
mauvaise au point de vue de l’humanité, mauvaise au point de vue de la
provocation : telle paraît sous toutes ses faces la cause des États du Sud.
Quoi qu’on puisse penser des torts, des grossièretés, des maladresses ou
des inconséquences des États du Nord, la justice, l’humanité, la légitime
défense, sont de leur côté. L’intérêt de la France est d’accord avec ces
grands motifs.
Il faut bien avouer qu’il n’en est pas ainsi de l’intérêt de l’Angleterre. Il
y a une toison d’or qu’on appelle le coton, qui excite tous les désirs de ces
fiers Argonautes. Le Sud le sait bien ; c’est le Nord qu’on accuse, mais c est
le Sud qui interdit l’exportation, en espérant gagner des amitiés par la
famine. Ce n’est pas que le coton manque aussi absolument que l’on se plait
à le crier bien haut. Le Times, très-dévoué à la politique cotonneuse, pu-
bliait, ces jours-ci, le stock de coton existant en Angleterre au 1®' décem-
bre 1861 ; il est supérieur au stock de 1860. Les Anglais, avec une admi-
rable énergie, se sont procuré du coton dans l’Inde, en Égypte, en Afrique;
ils ont fondé des sociétés {Cotton suppl-y society), publié des journaux, en-
voyé des agents, établi des consuls au Dahomey, donné des subventions
à leurs possessions des Indes et à leur colonie de Natal; ils ont même
736
LES ÈVÈNKMENTS DU MOIS.
profilé de l’occasion pour prendre, sur la côte d’Afrique, le royaume de
Lagos. Ils espèrent, avant peu d’années, n’être plus tributaires des États
du Sud, ce qui ne prépare pas à ces États, s’ils s’organisent, une prospérité
croissante. En attendant, la souffrance est grande sans doute, mais passa-
gère. Le blocus des côtes du Sud est loin d’être effectif, le prétexte ne man-
quera pas pour l’ouvrir; le Nord a déjà occupé quatre points par lesquels
le coton sortira bientôt. Ce serait donc une illusion d’attribuer à la seule
question du coton l’humeur de l’Angleterre ; cette question entretient les
cris, parce qu’elle occasionne une vraie souffrance ; mais une autre passion
vit au fond des cœurs ; le colon soulève l’opinion banale et bruyante; une
autre envie pousse la politique. Cette passion, cette envie, est si forte, qu’elle
étouffe le sentiment abolitionniste, pourtant si généreux, si vivant en An-
gleterre. C’est la passion de prendre une éclatante revanche delà révolution
des États-Unis, c’est l’envie de profiter de la situation périlleuse de ce
peuple, autrefois le sujet, aujourd’hui le rival de l’Angleterre, pour le couper
en morceaux, pour détruire sa puissance nationale, commerciale, maritime.
Ce peuple est notre œuvre, notre allié, notre client; il est, au contraire, le
rebelle, l’ennemi, le rival de l’Angleterre. Il est tout simple que son exis-
tence soit, au fond, aussi odieuse à l’Angleterre qu’elle devrait nous être
chère .
On ne saurait expliquer autrement que par l’intensité de cette tentation,
mal dissimulée yd’abord, très-visible aujourd’hui, la violence avec laquelle
l’opinion anglaise s’est exprimée, et le gouvernement anglais s’est conduit,
dès que l’on a connu en Europe l’arrestation faite, le 8 novembre, par le
steamer de guerre fédéral le San Jacinto, à bord du paquebot de poste an-
glais le Trent, des commissaires, MM. Mason et Slidell, envoyés par les États
du Sud auprès des gouvernements de Londres et de Paris, afin d’obtenir
leur concours.
Dans une lettre adressée aux journaux anglais, M. Georges Sumner a fort
à propos rappelé que, pendant la guerre de la révolution américaine, un
ancien président du congrès, Henry Laurens, s’embarqua sur le navire hol-
landais le Mercure, pour aller demander à la Hollande la reconnaissance
des États-Unis et un emprunt. Le Merctire fut arrêté, Laurens pris et en-
feimé à la Tour de Londres. Ce qui n’empêche pas les Anglais d’appeler
un outrage l’opération opérée par le capitaine' Wilkes.
Assurément cette arrestation est une faute ; mais est-elle un crime*? Le
droit de visite n’est pas contesté. Le droit de saisir les dépêches n est pas
contesté. Le droit de conduire le navire suspect dans un port pour soumet-
tre le cas aux juges compétents n’est pas contesté. Quel a donc été le tort
du capitaine Wilkes? il a eu tort de se faire juge, et d’arrêter MM. Mason
et Slidell au lieu d’arrêter le navire. Mais, s’il l’eût fait, s il eût remorqué
dans un port du Nord le pavillon britannique, quelle n’eût pas été la colère !
Comme l’a si bien dit le vénérable général Scott dans la lettre sensée et
1
î
I
s
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS. 757
conciliante publiée dans \e Journal des Débats du 5 décembre, « quoi! l’offense
I eût été plus petite, si elle eût été plus grande! le mal fait au pavillon bri-
I tannique eût été mitigé si, au lieu de saisir quatre rebelles, on avait saisi le
I navire, détenu les passagers, confisqué la cargaison!... Le capitaine Wilkes
I a tâché de rendre l’exercice d’un devoir trés-pénible aussi peu vexatoire
r que possible pour toutes les parties innocentes. » Dans le meme Journal
I des Débats (11, 12,15 décembre), qui a eu seul avec le Temps ^ l’honneur d’a-
I voir dés le premier jour sur c*elte question une politique à lui, sans l’emprunter
I aveuglément aux journaux anglais, M. Agénor de Gasparin a posé les vraies
I questions, avec une intelligente promptitude. Est-ce que le capitaine Moor
I du Trent est sans reproche? Les neutres doivent rester neutres. Dans sa
I déclaration de neutralité, au début de la guerre américaine, la reine d’An-
I gleterre a expressément déclaré que « ceux qui transporteront des officiers,
I « des soldats, des dépêches, etc., pour le service de l’un ou de l’autre des
I « contendants, le feront à leurs périls et risques. » Le capitaine du Trent
f savait parfaitement quels personnages il avait à son bord. Si le navire arrê-
I tant a violé le droit des neutres, le navire arrêté ne l’a donc pas moins violé.
I Le capitaine Wilkes a déclaré avoir agi sous sa propre responsabilité, et cela
I devient évident, lorsqu’on lit le Message du président Lincoln, en date du
^ 3 décembre. Il serait fou, s’il eût voulu se mettre l’Angleterre sur les bras;
[ il ne dit pas un mot de l’incident; il paraît ne pas se douter de l’effet produit
1 en Angleterre, pas plus que l’antiprésident Davis ne paraît se douter, dans
son message du 18 novembre, du haussement d’épaules que provoquera sa
I péroraison « sur la liberté, la grandeur , la justice de sa cause. » La cause
[ des possesseurs d’esclaves!
f Ces faits, ces raisonnements, parleraient bien haut, s’il n’était pas une
I raison qui parle plus haut encore, la raison du plus fort. Le cabinet anglais
j attendait un prétexte; on le lui a fourni. L’attaque de l’Autricbe contre le
Piémont fut une faute semblable. Lord John Russell a pris à la hâte une con-
sultation des juges de la couronne nullement compétents sur une ques-
! tion internationale; le lendemain, elle était délibérée, rédigée, publiée;
c’est une sorte de certificat d’orthodoxie diplomatique, à l’appui d’un
ultimatum déjà précédé par des forces considérables envoyées au Ca-
nada, et par une escadre] en route vers le Mexique, et qu’il ne sera pas
difficile de faire un peu dévier. Les États du Sud, dit-on, ne seront pas re-
connus, oui, mais ils seront secourus; que peut-il leur arriver de plus
heureux qu’une formidable guerre tombant sur leur ennemi, guerre me-
née par une puissance qui réprouve l’esclavage, mais qui n’en dédaigne
pas les prodnits, qui déteste l’esclavage américain, mais qui déteste encore
plus la grandeur américaine?
i * Voir la remarquble Lettre de Jjtndres, publiée dans ce journal le 12 décembre. Les
lettres excellentes de M. de Gasparin ont été tirées à part et publiées chez Lévy sous ce
titre : Une parole de paix sur le différend entre V Angleterre et les États-Unis.
758 LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
Dans cette situation, quel peut-être le rôle de la France? L’alliance an-
glaise, la médiation, ou la neutralité?
Résister à la petite tentation d’un avantage présent pour assurer de sé-
rieux résultats dans l’avenir, c’est la grande politique. Si la France, dans
l’intérêt de ses plans inconnus, se réjouit de voir l’Angleterre occupée dans
le nouveau monde et un peu distraite de l’ancien, si elle profère le cri de
Manchester : Périsse l’Amérique plutôt qu’une filature ! la France aidera ou
approuvera l’Angleterre, blâmera les États du. Nord, et laissera grossir et
éclater l’orage sur l’œuvre de Washington. Rôle à peine agréable à l’Angle-
terre, qui est assez forte pour ne recevoir de personne un secours dans ses
querelles, rôle abaissé qui consisterait à se mettre trois contre eux, et à se
procurer une victoire trop facile et sans gloire !
Un des articles du congrès de Paris offre à la France une plus noble
tâche ; elle peut être médiatrice ; elle peut éviter au monde les horreurs de
la guerre, et, si elle réussit, son ascendant lui permettra peut-être d’inter-
venir aussi entre ces États séparés, entre ces époux divorcés qu’il paraît
si difficile de rapprocher, surtout à'coups de fusil. Car, depuis sept mois, ils
essayent de ce moyen de se convaincre ou de se contraindre sans grand pro*
grès, bien que la guerre ait eu au moins pour effet, sans provoquer aucune
insurrection lamentable de noirs, de rallier au Nord les États intermédiai-
res, le Kentucky, le Maryland, le Missouri, une partie de la Virginie, du
Tennesse et de la Caroline du Nord.
La médiation entre l’Angleterre et les États-Unis, entre les États du
Nord et les États du Sud, voilà le rôle glorieux que nous souhaitons à
notre pays. Pas de médiation, il est vrai, sans que les intéressés y consen-
tent. Or l’Angleterre paraît bien décidée, bien ardente à la guerre. Le pré-
sident Lincoln garde un langage fier, arrogant même, vis-à-vis des puis-
sances continentales. Ils sont bien rares, les Anglais qui professent les sen-
timents si noblement exprimés à Rochdale par M. Bright, lorsqu’il a pro-
noncé ces éloquentes paroles :
« L’Union sera-t-elle rétablie, oui ou non? Le Sud obtiendra-t-il, oui ou
non, une indépendance? Je ne le sais pas, et je ne le veux pas prédire. Mais
ce que je pense et ce que je sais, c’est que, d’ici à peu d’années, les 20 mil-
lions d’hommes libres du Nord seront portés à 30 millions ou même à
50 millions, population égale, sinon supérieure, à la population de ce
royaume. Quand ce jour arrivera, fasse Dieu que les hommes du Nord ne
puissent pas dire entre eux qu’à l’heure la plus sombre des épreuves de leur
patrie, l’Angleterre, le pays de leurs aïeux, a considéré d’un œil froid et vu
sans émotion les périls et les calamités de ses enfants. J’ajoute, en ce qui
me touche personnellement : Je ne suis qu’un membre de cette assemblée
et qu’un des nombreux habitants de l’Angleterre; mais, alors même que tous
les autres se retrancheraient dans le mutisme, moi, je continuerai de prê-
cher la politique donnant de l’espérance aux esclaves du Sud, la politique
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS. 759
tendant à de généreuses pensées, de généreuses expressions et de géné-
reux actes entre les deux grandes nations qui parlent la langue anglaise, et
qui, à raison de leur origine, méritent également le nom d’Anglais. »
On assure que M. Bright, quaker comme William Penn, veut partir pour
Washington avec une députation d'amis de la paix pour porter des paroles
d’apaisement. Démarche inutile peut-être, et que d'autres nommeront chi-
mérique, mais que nous appellerions généreuse, admirable et chrétienne!
Si la passion, comme cela arrive si souvent ici-bas, prévaut sur la raison,
il est possible que les bons offices de la France soient refusés. Elle aura eu
du moins la gloire de les offrir, si, comme on le suppose, l’illustre général
Scott est parti de Paris, malgré l'hiver, malgré ses soixante-dix-sept ans,
pour porter aussi des paroles de conciliation inspirées par le gouvernement
français. A défaut de la médiation, la France doit professer la neutralité,
rôle moins élevé, mais très-conforme à son histoire, et, on le devine, très-
utile à ses intérêts.
La médiation serait glorieuse, la neutralité serait utile, la coopération
avec l’Angleterre serait folle. Telle nous paraît être la conclusion raison-
nable, sur cette affaire, parfaitement jugée, à notre avis, par le Journal des
Débats.
II
Nous n’accordons pas, on le sait, la même adhésion à ce journal, dans ses
excentricités à propos delà question italienne et romaine. Les débats du par-
lement de Turin sont loin d’avoir jeté sur la situation la moindre lumière ou
le moindre éclat. M. de Cavour n’est plus là, les causes de désunion y sont
toujours, et la tribune n’a guère été qu’une arène de justifications, de récri-
minations et d’altercations. L’union passagère de M. Batazziet deM.Ricasoli
a entraîné la majorité. Les discours ont continué à plaider l’expropriation du
Pape pour cause d’unité italienne. Si l’opinion n’était pas blasée sur les inquali-
fiables procédés de la politique piémontaise, que n’aurions-nous pas à dire
sur les révélations de M. Ricasoli? Un plan purement théorique de dépos-
session du Pape a été rédigé. On a prié la France de le soumettre au Saint-
Père; la France s’y est refusée. Ce plan, quel qu’en soit la valeur ou la fai-
blesse, est donc resté le brouillon d’une lettre qui n’est pas parvenue à son
adresse et qui, mise au rebut, a été renvoyée à son auteur. Ce n’est ni un
projeté l’étude, ni une pièce diplomatique. M. Ricasoli étale ce projet devant
le parlement de Turin, et déclare qu’il le propose à l’adhésion des catholi-
ques, dont il attendra, dont il espère, dit-il, la conversion. Que dirait-on, si
la Prusse priait l’Autriche de transmettre à l’empereur Alexandre un projet
de détrônement, puis le livrait à la discussion de l’opinion européenne, en dé-
740
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
clarant qu’il espère ramener les Russes à ce plan? Il est des procédés qu’on
ne se permet qu’envers les faibles. Voilà donc le projet Ricasoli affiché pour
la première ou la seconde publication, jusqu’à ce que les catholiques l’é-
pousent, comme on dépose une somme litigieuse à la caisse des consigna-
tion, jusqu’à ce que les intéressés soient d’accord. Sur quoi M. Yung, du
Journal des Débats, s’écrie (10 décembre) : « Il demeure entendu que c'est
l’Église qui repousse la liberté. » Quelle liberté? qui la lui offre? quand lui
fut-elle offerte? quand l’a-t-elle repoussée? La France a refusé de soumettre
le projet à la cour de Rome. Elle n’a rien reçu, donc rien repoussé. Ne se-
rait-il pas plus prompt, au lieu de chercher à convertir les catholiques pas-
sablement obstinés, de convertir les gouvernements à l’idée de l'Église
libre, qui ne paraît pas en faveur à Naples, à Varsovie et ailleurs, puis à
l’idée d’un congrès, sans lequel on ne sortira pas de cette formidable diffi-
culté ?
Avec quel regret ne voyons-nous pas M. John Lemoinne, allant plus loin
que M. Yung, parler de schisme et s’écrier : « Si l’Église empêche l’unité
matérielle, on brisera l’unité spirituelle, et ce sera sa faute! » Ah! laissez ces
misérables menaces au Siècle ; il est descendu là par des degrés naturels ;
on respectera l’Église, disait-il au début de la guerre italienne, puis succes-
sivement il a ajouté : On la persuadera, on la contraindra, on la réformera»
on la partagera; il ne lui resteplus qu’à dire : onia supprimera. Mais, quand
on a souci des croyances, quand on adhère à la vérité chrétienne, quand on
croît que l’Église a les clefs de la vie éternelle, de la vie qui nous attend tous,
après un rapide passage ici-bas, comment mettre en balance un seul instant
des intérêts de cet ordre avec une convenance géographique ou politique?
Nous aurons Rome pour capitale, ou nous quitterons la foi ; notre ministre
de l’intérieur aura ses bureaux au Quirinal, ou bien nous renoncerons aux
sacrements et à la grâce de Dieu ! Quel choix ! Est-il possible de rapprocher
de pareilles choses? N’ est- ce pas mêler le spirituel et le temporel bien au-
trement que ne le fait le gouvernement clérical, selon ceux qui l’attaquent?
Si le schisme est une simple menace, il est dangereux de la propager. S’il
est par malheur une possibilité, il est coupable de la seconder. Bannissons
de pareils arguments, et employons tous nos efforts à éviter ces malheurs,
au lieu de les prédire.
III
L’Église libre dans un État libre, cela ne s’est pas encore vu, cela se verra,
nous l’espérons fermement. Mais l’Église tyrannisée dans un État tyran-
nique, cela s’est vu, cela se voit ; la Russie notamment nous donne beau-
coup trop souvent ce spectacle. Un vieillard de soixante-dix-sept ans,
M. Bialobreski, administrateur du diocèse de Varsovie, a été mis en prison.
741
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
dans une prison où on ne lui a pas même donné un lit; puis il a été
condamné à dix ans de déportation en Sibérie. Fort de son innocence, et
fièrement résigné à son sort, iln’a pas voulu appeler de celte sentence violente,
qui a excité une indignation unanime en Furope.
Une émotion non moins vive a accueilli la nouvelle d’une autre violence
accomplie sur une terre catholique et persécutée comme la Pologne, au
Liban, l’arrestation par surprise de Joseph Karam, le chef populaire maro-
nite, qui représente avec tant d’énergie et de vertu l'influence chrétienne e*
française. Depuis que l’on n’a pas voulu le nommer Mudir du Kesrouan,
ou le suspectait et on le dénonçait sans relâche. Ce dernier coup de force
commis par Fuad-Pacha, à Beyrouth môme, où Karam s’était rendu sur
son appel, laisse tristement à réfléchir sur les faiblesses inattendues de la
commission européenne, et sur les dispositions vraies de ces bons chrétiens
turcs, 'comme Daoud-Pacha, que l’on a préposés au gouvernement du Liban,
parce qu’ils sont chrétiens, comme si l’or du Divan n’avait pas laissé plus
de traces sur leur front que l’eau du baptême. Nous ne doutons pas que le
gouvernement de l’Empereur ne prenne des précautions contre le renouvel-
lement de pareils actes, et n’en exige la réparation.
IV
La revue de la politique extérieure nous entraînerait trop loin de la poli-
tique intérieure, si nous voulions parler d’un très-grave événement dont les
effets sur l’état de l’Europe ne tarderont peut-être pas à se produire, la
nomination d’une Chambre presque démocratique en Prusse, à si peu de
distance du jour où le roi invoquait le droit divin; — ou bien encore des
difficultés entre la Suède et la Norvège, qui ont subitement obligé le roi à
partir une seconde fois pour Christiania; — ou enfin des débats de la Chambre
belge, si remarquable par les pressantes argumentations de MM. de Theux
et Dechamps, qui ont si éloquemment démontré que la liberté vraie est du
côté de ceux qui croient aux droits individuels et aux intérêts moraux,
plutôt que du côté de ceux qui donnent tout à l’Etat. Mais nous avons hâte
de revenir aux affaires de la France.
Nous ne le ferons pas cependant sans avoir adressé un hommage de respect
profond à la mémoire du prince Albert, enlevé à quarante-deux ans à sa famille
auguste et à sa patrie d’adoption, l’Angleterre; prince séduisant et digne
d’estime, dont l’action se faisait sentir sans, se laisser voir, qui porta vingt
ans avec aisance ce rôle singulier d’un homme placé à un degré au-dessous
de la reine dont il est l’époux, sur les marches d’un des premiers trônes du
monde, prince assez modeste pour ne pas sortir de son rang, assez digne pour
n’en pas souffrir, assez influent pour diriger souvent en paraissant servir, in-
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
742
vesti par le respect public comme d'une sorte de royauté sans couronne. Il
laisse autour de la reine une famille nombreuse et brillante, et le malheur
vient ajouter sur le front de la souveraine une majesté de plus à la majesté
royale. Il se mêle dans les sentiments des Anglais pour leur reine quelque
chose de tendrement respectueux et réservé; aux hommages que mérite le
monarque se mêlent les hommages qui s’adressent à la femme, puis à la
mère, maintenant à la veuve. Touchante alliance, dans un peuple naturelle-
ment peu sensible, des délicatesses du cœur avec les habitudes de la fidélité
politique ! La reine Victoria inspire également au delà des vastes frontières
de son royaume une déférence sans réserve, et son deuil accablant ne laisse
en Europe aucune âme indifférente à sa peine, aucune inattentive aux gra-
ves conséquences de cette infortune courageusement supportée, aucune in-
sensible à la leçon du malheur, qui a toujours pour le commun des hom-
mes quelque chose de plus solennel quand il tombe sur de plus grands
qu’eux.
V
Nous ne ferons que changer de tristesse, en parlant de quelques événe-
ments de ce mois qui ont particulièrement affligé les catholiques en
France.
Si nous avions envie de rire, nous n’aurions qu’à mentionner l’idée
étrange des agents de change voulant élever une statue à l’Empereur,
parce qu’ayant établi les tourniquets, il les avait supprimés, idée à laquelle
le chef de l’État a spirituellement répondu en promettant son portrait; on
ne dit pas s’il sera gravé sur une pièce de cinq francs. Nous pourrions aussi
étaler les révélations du procès si justement terminé par la condamnation
de ce misérable M. Plassiart,qui avait fait du village de Collonges, comme dit
le Temps, un bourg pourri. Nous pourrions enfin raconter avec M. Véron
les vicissitudes de cette Revue européenne, fondée pour tuer la Revue con-
temporaine, et qui vient d’être rachetée par sa rivale, en sorte que les écri-
vains qui avaient quitté l’une pour entrer à l’autre ont dignement quitté
celle-ci pOur ne pas rentrer à celle-là, ayant vainement tenté de rendre
européenne une Revue qu’il est plus juste, convenons-en, de continuer à
nommer contemporaine.
Mais nous nous sentons plutôt en disposition sérieuse et triste, et, puis-
qu’un article spécial, publié dans ce numéro, nous dispense de parler de la
situation financière, du décret du l®"" décembre, utile complément de celui
du 14 novembre, du rapport, plus savant que calme, de M. le président
'froplong, et de la discussion à laquelle il a donné lieu dans le Sénat, nous
finirons par quelques mots consacrés aux questions qui touchent plus spé-
cialement les catholiques.
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS,
7.i3
VI
Nous ne nous permettrons aucune réflexion sur V avertissement que le
Correspondant a reçu de M. le Ministre de l’intérieur. La veille, M. le Ministre,
de l’instruction publique avait obtenu la deslitiition de notre collaborateur,
M. de Laprade, queM. de Salvandy avait nommé, en 1847, professeur à la
Faculté des lettres de Lyon. Le cours n’a pas été suspendu, comme l’avaient
été celui de M. Cousin sous la Restauration, celui de M. Michelet sous la
monarchie de Juillet. Le professeur a été révoqué, privé de sa chaire, de
son titre, de son traitement, à la suite d’un rapport où M. le Ministre expose
la moralité des devoirs qui résultent du salaire en des termes auxquels
nous aurions plusieurs choses à répondre, si nous étions libres de le faire.
Il s'agissait, on le sait, d’un querelle littéraire, d’une pièce de vers, dont
la vivacité, provoquée par un article d’un des confrères de M. de Laprade
à l’Académie, dans le Constitutionnel, avait déjà, quelques jours avant la
mesure insérée au Moniteur, reçu le double feu d’une réplique due à un
autre collègue, lui-même autrefois professeur, mais rédacteur du même
Constitutionnel, et d’un article écrit par un troisième professeur, rédacteur
de V Opinion nationale. UUnion a dit que cette révocation était sans pré-
cédents ; je ne lésais pas; mais ce qui est sans précédents dans l’histoire
de l’Université, disons-le à son honneur, ce sont des professeurs demandant
la démission d’un collègue.
D’autres rigueurs, un procès, puis un avertissement, étaient tombés, au
commencement de ce mois, sur un journal catholique, V Ami de la Religion.
Ce journal représentait, dans la presse périodique, la même cause à la-
quelle le Correspondant est dévoué depuis plus de trente ans sans y avoir
mêlé à travers tous les régimes aucune préoccupation étrangère, la cause
des croyances catholiques et des convictions libérales. Nous n’oublierons
jamais les services que ce journal, devenu quotidien depuis plus de deux
ans, a rendus pendant ce temps difficile, grâce au concours d’hommes de
cœur et de talent. Presque tous ces écrivains, M. de Carné, M. Lavedan, le
prince Augustin Galitzin, M. Audley, MM. Charles et Hilaire Mercier de La-
combe, M. François Lenormant, M. H. Moreau, M. Bonnier, viennent de
quitter V Ami de la Religion, et ce journal, en annonçant cet incident si
grave, déclare qu’il n’y a rien de changé dans sa ligne. Lorsqu’un roi pro-
nonça ce mot ingénieux Il n'y a rien de changé : il n'y a qu'un Fran-
çais de plus, » ce Français était le maître de tous les autres. De même, i^
n’y arien de changé à Y Ami de la Religion, il n’y a qu’un propriétaire de
plus. A quoi bon déclarer subtilement que le Journal n’est pas vendu, si
la plus grande partie de ses actions est entre les mains du gérant et d’un
744
LES EVENEMENTS DU MOIS.
nouveau souscripteur choisi par lui, que l’on ne nomme pas? A quoi bon
dans une profession de foi, déclarer que, « de plus en plus dégagé de pré-
occupations dynastiques, on sera catholique avant tout, indépendant, dé-
fenseur du pouvoir temporel, dévoué à la conciliation de l’Église et de la
société moderne? » Est ce que VAmiasoM, la veille, des préoccupations
dynastiques? Est-ce que M. de Carné l’empêchait d’être indépendant?
M, Galitzin d’être catholique avant tout? MM. Mercier de Lacombe de dé-
fendre le pouvoir temporel? MM. Lavedan, Moreau, Audley ou Lenormant,
de comprendre la société moderne ? Tous ces noms représentent avec tant
d’éclat, avec tant d’honneur, les principes que V Ami déclare être les siens,
que leur retraite laisse sa transformation inexpliquée, ou malheureusement
trop facilement explicable. 11 est trop évident qu’il y a incompatibilité entre
les nouveaux auxiliaires de VAmi de la Religion et ses anciens rédacteurs.
Nous n’avons pas besoin de dire que notre confiance, nos regrets, nos sym-
pathies, suivent dans leur retraite les écrivains, catholiques avant tout, et
indépendants, qui ont eu le profond chagrin de ne plus pouvoir comprendre
ces termes de la même façon que le journal dont ils se séparent.
Nous aimerions à donner de bonnes nouvelles de la Société de Saint -
Vincent de Paul. Toutes les conférences ont insisté chaleureusement pour
la reconstitution du conseil général, dont les membres dispersés n’ont pas
cessé de demander ce qu’on leur reprochait sans obtenir de réponse.
Mgr. l’évêque d’Arras a joint ses graves réclamations à celles de ses collègues
de Nîmes et d'Orléans. Mais les conférences ont continué à être, les unes dis-
soutes, les autres autorisées, toutes déçues dans leur espoir et dans leur
vœu formel de voir reconnu le conseil qui leur servait de centre religieux
et de lien indispensable. Quelques conférences ont préféré se dissoudre que
de vivre ainsi décapitées. Mgr. l’évêque d’Orléans, dans une lettre pleine
de charité, violemment attaquée par le Siècle, qui, peu de jours après, ne
traitait pas mieux la modération de Mgr le cardinal Morlot, a conseillé aux
réunions de son diocèse de ne pas se laisser décourager et détruire, de pen-
ser à leurs pauvres, de demeurer près d’eux, et de se venger du mal en fai-
sant plus de bien. C’est par ce conseil chrétien que se termine également
un écrit, admirablement opportun, le recueil des Lettres et discours dé
Frédéric Ozanam sur la Société de [Saint-Vincent de Paul. Nous voudrions
que ces lettres arrivassent à l’adresse de tous les membres, de tous les amis,
et aussi de tous les ennemis de cette Société. La voix aimable et forte de celui
qui les a écrites à vingt ans semble tomber du ciel pour relever et exciter
au bien ceux que l’on frappe, et désarmer, à force de sincérité touchante,
les hommes, s’il en est. qui applaudissent de bonne foi à une persécution
imméritée.
Cette année 1801, qui va disparaître, que de tristesses elle nous aura
causées! Les peines du souverain Pontife n’ont pas diminué, plusieurs de
nos institutions les plus chères ont été frappées, d’autres se sont transfor-
LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS.
745
niées, et à ces épreuves se sont ajoutées des pertes irrépfirables. Nous avons
perdu, qui nous le rendra jamais? l’illustre P. Lacordaire. Peu de jours
après, nous perdions un ami dont nous serions ingrats de ne pas prononcer
le nom respectable, le baron d’Ekstein, le plus vieux d’entre nous et tou-
jours le plus jeune, le plus savant et toujours le plus studieux, le plus an-
ciennement dévoué et toujours le plus humble, serviteur exemplaire de la
religion, de la science, de la liberté, de la jeunesse. Tant d’épreuves mêlées
à tant de chagrins accableraient nos âmes, si elles n’étaient chrétiennes.
Les coups de la vie peuvent ébranler des principes moins solides, ils enfon-
cent plus avant les nôtres. Bien faibles seraient ceux d’entre nous qui ne
sentiraient pas mieux que jamais, surtout aux approches de la grande fête
qui promet la paix aux hommes de bonne volo7ité, quel est le bonheur de
la foi, quel est le prix de la liberté.
Le Secrétaire de la rédaction : P. Douhaike.
40
Décembre 1801,
LE PÈRE LAEORDAIRE
s
\
I
Abion un rey, Vaben perdut! «Nous avions un roi et nous l’avons
perdu, '» disait en son dialecte albigeois une bonne femme d’entre
ces vingt mille chrétiens rassemblés à Sorèze, pour faire au PèreLacor-
dairede si magnifiques et de si populaires obsèques. Ce cri d’une naïve
admiration mêlée à la douleur répond bien au sentiment qui do-
mine tous ceux qui ont subi de près ou de loin l’influence de Lacor-
daire. Mais comment rendre ce que doivent éprouver ceux qui ont
vécu de sa vie, et qui ont suivi cet astre depuis ses premiers rayons
jusqu’à son splendide couchant?
J’éprouve, en voulant parler de lui, autant de trouble que de tris-
tesse, Le silence seul convient à une grande douleur, surtout quand
il s’y mêle un grand respect. C’est lui, je crois, qui me disait un
jour : « L’homme est si impuissant pour l’homme! c'est sa plus
douloureuse misère, » Je ne l'ai jamais mieux compris que devant
cette tâche que l’on m’impose, de rendre un hommage superflu à
celui que tant d’hommes ont aimé, que moi aussi j’ai tant aimé et
qui a tant aimé mon âme. Je suis sûr d’avance de ne pas faire ce
que je voudrais, de ne pas rendre justice à cette vie si grande, si
pure et si pleine, La voilà donc finie, cette vie qui nous semblait la
plus précieuse, la plus nécessaire de toutes ! Il est mort, mais nous
sommes tous frappés, « Sa mort nous rapetisse tous, » disait Arago
sur la tombe de Cuvier, Ce n’est pas assez dire pour ses vieux amis.
Nous gisons autour de ce grand chêne tombé, quelques-uns écrasés,
d’autres déracinés, tous étourdis par sa chute.
Ah ! ce que nous perdons, c’est bien plus qu’un roi, L’Évangile
dit de la mère qui vient d’enfanter, qu’elle se console de ses an-
goisses, parce qu’il est né un homme pour le monde : Quia natus
LE PÈRE LACORDAIRE. 747
est homo in mnndum. Et nous, nous sommes désolés, parce que, dans
le monde, il est mort un homme; oui, avant tout, un homme, un
véritable homme. Et quel homme! Est-ce trop de dire qu’il fut un des
plus grands orateurs, des plus grands religieux, et des plus grands
serviteurs de Dieu en ce siècle? Non certes, et j’ajoute, sans craindre
de blesser ses plus illustres émules, que parmi les morts et les vi-
vants de notre temps, l’histoire ne saura pas découvrir un person-
nage plus singulier et plus attrayant.
Cet orateur, ce religieux, ce libéral qui a été parmi nous le descen-
dant et le continuateur de Bossuet, de saint Dominique et d’O’Con-
nell, appartient à toutes les grandes familles de la pensée humaine.
Il appartient surtout à cette race d’hommes rares et forts qui, venue
sur les confins de deux siècles, a, malgré plus d’une faute et plus
d’une misère, racheté la France de ses forfaits et de ses abaissements;
qui a honoré, servi et relevé l’esprit français ; qui a substitué aux
triomphes de l’esprit d’usurpation et de conquête une époque de lu-
mières, de liberté, de vie publique et intellectuelle, de renaissance
catholique. Devant aucun des grands noms qui ont présidé à ce grand
réveil politique et religieux, celui de Lacordaire ne pâlira.
Né avec ce siècle, il en a connu toutes les douleurs et toutes les
grandeurs. Né démocrate et presque révolutionnaire, il a comprimé,
sans l’étouffer jamais, cette lave qui de temps à autre faisait explo-
sion dans sa parole, non plus pour semer la ruine et l'effroi, mais
pour illuminer la nuit d’alentour.
Devenu chrétien, catholique, prêtre et religieux, il ne trahit aucune
des généreuses convictions de sa jeunesse, aucune. Sans jamais
abaisser son drapeau, il a pu tCTidre la main aux honnêtes gens qui
n’étaient pas ses frères par la foi, parce qu’il était lui-même resté
l’honnête homme avant tout, c’est-à-dire l’homme avec lequel tous
peuvent traiter, et que tous respectent, et dont il célébrait l’honneur
par un des derniers éclats de sa victorieuse parole.
«Ah! s’écriait-il, je suis chrétien, et pourtant je m’attendris à ce
nom d’honnête homme. Je me représente l’image vénérable d’un
homme dont le cœur n’a jamais conçu l’injustice et dont la main no
l’a point exécutée... qui fut observateur de sa parole, fidèle dans ses
amitiés, sincère et ferme dans ses convictions ; à l’épreuve du temps
qui change et qui veut entraîner tout dans ses changements, égale-
ment éloigné de l’obstination dans l’erreur et de cette insolence parti-
culière à l’apostasie qui accuse la bassesse de la trahison ou la mobi-
lité honteuse de l’inconstance... Ce n’est pas encore là le héros, mais
c’est déjà une noble chose, et peut-être, hélas! une chose rare, du
moins dans sa plénitude. Saluez donc en passant, et, qui que vous
soyez , chrétien et même saint, aimez entendre à votre oreille, et
748
LE PÈRE LACORDAIRE.
surtout au fond de votre conscience, cette belle parole, que vous êtes
un honnête homme »
Il y a plus. Le chrétien héroïque, qui nous parlait ainsi, me re-
présentait un de ces barbares, que la main maternelle de l’Église
allait choisir au sein des hordes ennemies et victorieuses dont s’é-
pouvantaient ses enfants, et qui, une fois baptisés, oints et sacrés par
elle, devenaient, comme saint Martin, saint Boniface, ou saint Colom-
ban, des médiateurs tout-puissants entre elle et un monde nouveau,
et lui ramenaient en foule des fidèles nés liors de son sein, nés pour la
combattre, mais transformés soudain en soldats dociles de la vérité-
Miraturque novas frondes et non sua poma.
Cet Achille chrétien, trempé dès le berceau et tout entier dans l’es-
prit moderne et rendu ainsi invulnérable aux regrets et aux engage-
ments du passé, n’est sorti de cette onde stygienne, que pour s’é-
prendre des seuls biens de l’âme, pour ne tourner ses regards pen-
dant quarante ans que vers le ciel, et pour en montrer le chemin à
des générations éperdues.
Il a été, à coup sûr, dans l’Église, la personnification la plus écla-
tante de cet esprit nouveau- que les chrétiens sont impérieusement
condamnés à accepter et à employer, sous peine de laisser la vérité
désarmée et enchaînée sur des rives oubliées. Et cependant, chose
tristement étrange, lui, le plus grand des prêtres et le plus pur des
démocrates, n’a jamais été accepté par la démocratie ^ n’a jamais été
complètement goûté ni compris par le clergé.
Parlez donc alors, me dit-on, vous qui avez été le témoin de sa vie.
La postérité commence pour lui; dites-lui ce que vous en savez.
Oui, je le reconnais, j’aiété ce témoin; et, bien convaincu, comme je le
suis, que sa gloire ne fait que débuter, et que, dans un siècle tout au
plus, elle atteindra son apogée, je ne puis luirefuser mon témoignage.
‘ O® conférence de Toulouse.
- Disons, pour montrer l’usage qu’on fait parmi nous de la publicité, qu'il s’esî
trouvé un journal français (le Temps du 24 novembre 1861) pour accuser, entre
guillemets et en spécifiant la date, le P. Lacordaire d’avoir, en 1858, qualifié la rai-
son humaine de « fille du néant, et de puissance ejui, venant du démon, est incon-
ciliable avec la foi qui vient de Dieu. » Les e.vpressions que l’on cite, en les altérant,
lî’ont été appliquées par Lacordaire cpi’au rationalisme et non à la raison. Encore,
dit-il, dans la seule publication faite par lui en 1858, que tous- les rationalistes ne le
sont pas de la même façon. Lacordaire, c[ui a dit de la raison qu’elle était la sœur
de la foi, est certainement de tous les orateurs chrétiens celui qui a le plus vanté, le
plus caressé la raison humaine.
Cette ridicule calomnie a été aussitôt répétée à l'infini, et surtout en Angleterre,
LE PÈRE LACORDAIRE. 749
Avant de quitter à son tour cette terre où il est si dur de survivre à
ses amis, il convient de leur préparer l’accès de ce tribunal qu’on
doit à la Ibis attendre et redouter, quoiqu’il ne soit ni universel ni
infaillible.
J’apporterai donc une déposition que je crois indépendante et
impartiale. Il est vrai que, s’il n’a pas été mon maître, il a été mon
ami; mais trente ans d’amitié suffisent et au delà pour dissiper toute
illusion, pour écarter les rêves de l’imagination, pour purifier l’ar-
deur de l’enthousiasme.
Nous n’avons pas toujours été d’accord. Parfaitement unis par le
cœur, nous différions par l’esprit ; constamment unis sur le but à
poursuivre, nous différions souvent sur la conduite à tenir. C’est dans
CCS dissentiments même que je puise la liberté nécessaire pour le
contempler sans être ébloui et pour le louer sans le flatter.
Entre tous les grands côtés que présente sa vie, je voudrais faire
surtout comprendre quel a été son caractère et quelle a été son âme.
Je le louerai d’abord d’être resté fidèle à lui-même, sans une heure
d’éclipse dans toute sa vie ; d’avoir, à travers tant de régimes et au
milieu de la défaillance universelle, « eu un égal souci du salut et de
l’honneur» et donné un immortel exemple d’immobile persévérance.
Mais je chercherai encore plus à montrer sous son vrai jour cette
âme qui a eu cela de commun avec Pieu qu’elle a surtout aimé nos
âmes: Domine, qui amas animas; cette âme, dont la trempe austère
et forte s’alliait à une si merveilleuse douceur, où la tendresse et la
fierté marchaient de front, où la candeur d’un enfant se mariait à
une sincère et intense mélancolie. Il a été de ceux à qui, comme parle
Bossuet, la lumière de la raison et l’honneur de la liberté ne sont
point à charge b Mais il a été aussi de ceux qui ont cette pente natu-
relle vei’s le cœur d’autrui, celte pitié infinie pour les misères d’au-
trui, que lui-même appelait la bonté et qu’il préférait à tout. C’est
ce souvenir qui m’encourage à entamer un récit qui ne sera guère
que le pleur d’un ami. Que d’autres honorent en lui le génie, la
sainteté, les grands discours et les grandes œuvres. Sous le puis-
sant écrivain, sous l’incomparable orateur , sous l’austère religieux,
ma faiblesse cherchera l’homme, et, dans l’homme, le cœur pur
et généreux, doux et intrépide, que j’ai senti battre pendant trente
ans comme le mien. Et pour cela, je parlerai bien moins que je ne
le ferai parler lui-même. C’est lui qui nous montrera comment il
y a dans la bonté, « outre le don gratuit de soi-même, une manière
par un organe très-répandu {Saturday Review du 30 novembre) : il y ajoute de
son cru que Lacordaire est le type d’un genre qui n’échap;ie à la monstruosité que
par le ridicule {Only notmomtruous because so very ludicrous).
* Sermon sur les fondements de la vengeance divine.
750 LE PÈRE LACORDAIRE.
de se donner, un charme qui déguise le bienfait, une transparence
qui permet de voir le cœur et de l’aimer, je ne sais quoi de simple, de
doux et de prévenant, qui attire tout riiomme et lui fait préférer au
spectacle môme du génie celui de la bon té »
11
Ce fut en novembre 1850 que je le vis pour la première fois dans
le cabinet de l’abbé de Lamennais, quatre mois après la Révolution,
qui avait paru un moment confondre dans une ruine commune le
trône et l’autel, et un mois après la création du journal V Avenir . Ce
journal avait pour épigraphe : Dieu et la liberté l 11 devait, dans la
pensée de scs fondateurs, régénérer l’opinion caOiolique en France
et sceller son union avec le progrès libéral. J’accourais pour prendre
part à cette œuvre, avec l’ardeur de mes vingt ans et du fond de l’Ir-
lande, où j’avais vu O’Connell à la tôte d’un peuple dont l’invincible
fidélité à la foi catliolique avait lassé trois siècles de persécution, et
dont la presse libre et la libre parole venaient de conquérir l’éman-
cipation religieuse. Un très-petit groupe de laïques s’était associé à la
pensée de M. de Lamennais, avec un nombre encore plus restreint de
prêtres. Parmi ceux-ci, on me nomma l’abbé Lacordaire, que nul ne
connaissait encore. Non-seulement il n’était pas de ceux qui s’étaient
fait un nom en reproduisant les doctrines du célèbre auteur de l'Essai
sur l'indifférence^ mais il n’était à aucun titre son élève. Il écrivait,
le 7 juin 1825 : « Je n’aiine ni le système de M. de Lamennais, que
je crois faux, ni ses opinions politiques, que je trouve exagérées.
Depuis lors quelques jours passés à la Chesnaie l’avaient rapproché
du grand polémiste, devenu peu à peu aussi révolutionnaire qu’il
avait été monarchique, et resté aussi excessif et aussi absolu dans son
libéralisme qu’il l’avait été dans son royalisme. Mais il n’avait fallu
rien moins que la Révolution de juillet et l'Avenir pour engager dans
une œuvre coniinune ces deux natures si pi ofondément distinctes.
Je les voyais tous les deux pour la première fois : ébloui et dominé par
l’un, je me sentis plus doucement et plus naturellement attiré vers
l’autre. Que ne m’est-il donné de le peindie tel qu’il m’apparut alors
dans tout l’éclat et le charme de la jeunesse! 11 avait vingt-huit ans :
il étaitvôtu en laïque (l’état de Paris ne permettant pas alors aux prêtres
de porter leur costume) ; sa taille élancée, ses traits fins et réguliers,
son front scuptural, le port déjà souverain de sa tête, son œil noir
et étincelant, je ne sais quoi de fier et d’élégant en même temps que
< Panégyrique du B. Fourier.
LE PÈRE LACORDAIRE. 751
de modeste dans toute sa personne, tout cela n’était que l’enveloppe
d’une ame qui semblait prête à déborder, non-seulement dans les
libres combats de la parole publique, mais dans les épanchements de
la vie intime. La flamme de son regard lançait à la fois des trésors
de colère et de tendresse ; elle ne cherchait pas seulement des enne-
mis à combattre et à renverser, mais des cœurs à séduire et à inspi-
rer. Sa voix, déjà si nerveuse et si vibrante, prenait souvent des
accents d’une infinie douceur. Né pour combattre et pour aimer, il
portait déjà le sceau de la double royauté de l’àme et du talent. Il
m’apparut charmant et terrible, comme le type de l’enthousiasme du
bien, de la vertu armée pour la vérité. Je vis en lui iin élu prédestiné
à tout ce que la jeunesse adore et désire le plus : le génie et la gloire.
Mais lui, plus épris encore des suaves joies de l’amitié chrétienne
que des lointains échos de la renommée, me fit comprendre que les
plus grandes luttes ne nous émeuvent qu’à demi; qu’elles nous laissent
la force de songer avant tout à la vie du cœur ; que les jours commen-
cent et finissent selon qu’un souvenir aimé se lève ou se tait dans une
âme. C’est lui qui me parlait ainsi ; il ajoutait aussitôt : « Hélas ! nous
ne devrions aimer que^l’infini, et voilà pourquoi, quand nous aimons,
ce que nous aimons est si accompli dans notre âme. »
Le lendemain de cette première rencontre, il me mena entendre sa
messe, qu’il disait dans la chapelle d’un petit couvent de Visitandines,
au pays latin, et déjà nous nous aimions, comme on s’aime dans ces
purs et généreux élans de la jeunesse et sous le feu de l’ennemi. 1]^
daigna jouir de cette rencontre qu’il avait désirée et dont il se félici-
tait en termes qui répondaient à sa pensée classique et démocratique.
Il écrivait quelque temps auparavant : « Mon âme, comme Iphigénie,
attend son frère au pied des autels. » Puis, parlant de son nouvel ami
à un plus ancien, il disait : « Je l’aime comme un plébéien^. »
Rien du reste de plus simple et de plus banal que la vie de ce jeune
prêtre jusque-là. Ceux qui recherchent dans la vie des personnages
historiques, ou au moins dans leur jeunesse, les romans et les orages,
doivent se pourvoir ailleurs Aucune aventure, aucun coup du
sort ou de la passion, ne vint troubler le cours de ses premières
années. Fils d’un médecin de village, élevé par une mère pieuse et
bénie, il avait, comme presque tous les jeunes gens de ce temps-là,
perdu la foi au collège, et ne l’avait retrouvée ni à l’école de droit
ni au barreau, où il compta pendant deux ans parmi les avocats sta-
* Lorain, Biographie du P. Lacordaire. [Correspondant, t. XVIII, p. 19.)
® II faut voir, pour tout ce qui touche la jeunesse du P. Lacordaire, l’excellente
et très-intéressante notice, publiée dans le Correspondant en 1847 (tomes XVII et
XVIII), par M. Lorain, l’un de ses anciens amis et condisciples. Elle renferme beau-
coup de lettres de lui.
752
LE PERE LACORDAIRE.
giaires. En apparence, rien ne le distinguait de ses contemporains : il
était déiste, comme l’était alors toute la jeunesse; il était surtout
libéral, comme la France entière, mais sans excès. Il partageait
les convictions et les généreuses illusions que nous respirions tous
alors dans l’air qu’avait purifié la chute du despotisme impérial. Mais
il ne voulait qu’une liberté forte et légitime; et, sans être encore éclairé
des lumières de la foi, il pressentait déjà le danger suprême des sociétés
modernes, car il écrivait, à vingt ans ; « L’impiété conduit à la dépra-
« vation. Les moeurs corrompues enfantent les lois corruptrices, et la li-
ft cence emporte les peuples vers l’esclavage.» Lui-même resta toujours
digne et régulier dans ses mœurs, sans autre passion que celle de la
gloire. Avant même d’être chrétien il se respectait lui-même. Il
n’eut pas besoin de traverser le désordre pour arriver à l’ordre. Il le
disait dès lors : Je suis rassasié de tout sans avoir rien connu. Il
l’a sans cesse répété : aucun homme ni aucun livre ne fut l’instrument
de sa conversion. Un coup subit et secret de la grâce lui ouvrit les
yeux sur le néant de l’irréligion. En un seul jour, il devint chrétien,
et, le lendemain, de chrétien il voulut être prêtre. ^Séminariste à Saint-
Sulpice en 1824, ordonné prêtre en 1827, aumônier de couvent
en 1828, aumônier de collège en 1829, il semblait ne sortir par aucun
côté du train ordinaire des choses et des hommes.
Il n’y avait de singulier chez lui que son libéralisme. Par un phé-
nomène alors inouï, ce converti, ce séminariste, cet aumônier de
religieuses, s’obstinait à rester libéral comme aux jours où il n’était
qu’étudiant et avocat.
ft Je ne veux pas, disait-il, perdre, en devenant chrétien, ces idées
d’ordre, de justice, de liberté forte etlégitime, qui ontétémespremières
conquêtes. Le christianisme n’est pas une loi d’esclavage... Il n’a
pas oublié que ses enfants furent libres à l’époque où le monde gémis-
sait dans les fers de tant d’horribles Césars, et qu’ils avaient créé sous
terre une société d'hommes qui parlaient d’humanité sous le palais
de Néron... L’Église a parlé de raison et de liberté, quand les droits
imprescriptibles du genre humain étaient menacés d’un naufrage
commun*. » Il comprenait donc dans sa jeunesse et dans sa solitude
ce que personne autour de lui ne semblait entrevoir : d’abord que
l’Église, après avoir donné la liberté au monde moderne, avait à
son tour le droit et l’impérieuse obligation de l’invoquer; ensuite
qu’elle ne pouvait plus l ’invoquer à titre de privilège, mais seulement
comme sa part dans le patrimoine commun de la société nouvelle.
M. de Lamennais, alors le plus célèbre et le plus vénéré des prêtres
français, parti du pôle opposé, était arrivé à la même conclusion.
* Lettre à Lorain, p. 833.
LE PÈRE L.VCORDATRE. 753
C’était là ce qui rapprochait de lui l’obscur aumônier du collège
Henri IV. Ce lût sur ce terrain que tous deux plantèrent la bannière
de V Avenir.
Ni l’ancien clergé ni le nouveau gouvernement n’étaient disposés
à goûter cette nouvelle docti'ine, mais on pouvait compter sur les vio-
lences et les maladresses de celui-ci, pour éclairer peu à peu et ra-
mener celui-là. Il fallait donc à la fois signaler les actes arbitraires
de certains fonctionnaires contre la religion, et enseigner aux catho-
liques à puiser dans les institutions et dans les idées libérales des
armes que la chute d’une dynastie ne pourrait plus briser entre leurs
mains. Le talent, jusqu’alors inexpérimenté et complètement inconnu
du jeune Henri Lacordaire, se consacra à cette double tâche. Du pre-
mier coup il égala, et, à dire vrai, il éclipsa la fougueuse éloquence
du grand écrivain dont on le croyait à tort le disciple.
Quelques jours après notre première rencontre, je lus dans V Avenir
un article qui portait les initiales de ce nom désormais voué à la pu-
blicité. Il s’agissait d’un refus de sépulture, qui avait eu lieu à Aubus-
son, et à la suite duquel le sous-préfet avait fait introduire dans l’é-
glise, par la force armée, la dépouille d’un homme mort sans avoir
réclamé les secours de la religion. Le prêtre Lacordaire en prenait
acte pour parler aux autres prêtres de France en ces termes :
« Un de vos frères a refusé à un homme mort les paroles et les
prières de l’adieu suprême des chrétiens ; il a laissé le soin d’ honorer
des cendres étrangères à ceux qui pouvaient leur dire ; Vous nous
avez aimés pendant la vie, recevez-nous encore au delà. Votre frère
a bien fait : il s’est conduit en homme libre, en prêtre du Seigneur,
résolu à garder ses lèvres pures de bénédictions serviles. Malheur à
qui bénit contre la conscience, à qui parle de Dieu avec un cœur
vénal ! Malheur au prêtre qui murmure des mensonges au bord d’un
cercueil! qui conduit les âmes au jugement de Dieu par crainte des
vivants et pour une vile monnaie ! Votre frère a bien fait : sommes-nous
les fossoyeurs du genre humain? Avons-nous fait un pacte avec lui
pour flatter ses dépouilles, plus malheureux que les courtisans à qui
la mort du prince rend le droit de le traiter comme le méritait
sa vie? Votre frère a bien fait ; mais une ombre de proconsul a cru que
tant d’indépendance ne convenait pas à un citoyen si vil qu’un prêtre
catholique. Il a ordonné que le cadavre serait présenté devant les au-
tels, fallût-il employer la violence pour l’y conduire, et crocheter les
portes de l’asile où repose, sous la protection des lois de la patrie,
sous la garde de la liberté, le Dieu de tous les hommes et du plus
grand nombre des Français.
« Sa volonté a été accomplie, un peloton de garde nationale a in-
troduit le cercueil dans l’intérieur de l’église ; la force et la mort ont
754
LE PÈRE LACORDAIRE.
violé le domicile de Dieu, en pleine paix, sans émeute populaire, par-
les ordres de l’administration. On ne peut violer le domicile du ci-
toyen qu’avec l’intervention de la justice ; la justice n’a pas même été
appelée, pour dire à la religion : Voile un moment ta face devant
mon épée. Un simple sous-préfet, un salarié amovible, du sein de sa
maison, gardée contre l’arbitraire par trente millions d’hommes, a
envoyé dans la maison de Dieu un cadavre ! 11 a fait cela, tandis que
vous dormiez tranquilles sur la foi jurée dans la Charte du 7 août,
tandis que l’on exigeait de vous des prières pour bénir, dans le roi,
le chef de la liberté d’une grande nation. Il a fait cela devant la loi,
qui déclare que les cultes sont libres, et qu’est-ce qu’un culte libre,
si son temple ne l’est pas, si son autel ne l’est pas, si l’on peut y ap-
porter de la boue les armes à la main? 11 a fait cela à la moitié des
Français, lui, ce sous-préfet!
« Or, l’homme qui a bravé tant de Français dans leur reli-
gion, qui a traité un lieu où les hommes plient le genou avec plus
d’irrévérence qu’il ne s’en serait permis à l’égard d’une étable, cet
homme, il est au coin de son feu, tranquille et content de lui. Vous
l’auriez fait pâlir, si, prenant votre Dieu déshonoré, le bâton à la main
et le chapeau sur la tête, vous l’eussiez porté dans quelque hutte,
faite avec des planches de sapin, jurant de ne pas l’exposer une se-
conde fois aux insultes des temples de l’État’. »
Ces derniers mots indiquaient la conséquence extrême, injuste et
dangereuse, devant laquelle Y Avenir ne reculait pas. Il disait crûment
au clergé qu’il fallait savoir renoncer au budget du culte, seul débris
de son antique et légitime patrimoine, seule garantie de son existence
matérielle, renoncer même aux églises dont l’État se prétendait pro-
priétaire, pour entrer en pleine possession des forces invincibles et
des inépuisables ressources de la liberté moderne. Quant à cette li-
berté, voici sous quelle parure, après l’avoir arrachée du camp des
révolutionnaires, il la présentait resplendissante et enflammée aux
catholiques ahuris.
« Aujourd’hui, la censure civile peut-elle être exercée par l’Église?
Non. L’Etat peut-il et veut-il confier la censure à l’Église? Non. Reste
donc la liberté, et Dieu soit béni ! Dieu soit béni d’avoir fait de l’homme
une créature si élevée, que la force conspire vainement contre son in-
telligence, et que la pensée n’ait ici-bas d’autre juge que la pensée!
Loin que l’ordre soit détruit parle libie combat de l’erreur contre la
vérité, c’est ce combat même qui est l’ordre primitif et universel...
« On pouvait objecter aussi au souverain Créateur que le mal
serait plus fort que le bien dans le régime libéral qu’il choisissait.
Il l’a néanmoins choisi, sachant que la liberté est le bien par ex-
* Avenir du 29 novembre 1830.
755
LE PÈRE LAGORDAIRE.
cellence, contre lequel le crime ne prévaut pas, puisque le crime est
une preuve môme de la liberté, et qu’il atteste la présence d’une créa-
ture divine partout où il se commet.
« Il n’est pas vrai d’ailleurs, dans aucun sens, que le mal soit
plus fort que le bien, et que la vérité combatte sur la terre avec des
armes dont l’inégalité ait besoin d’être réparée par le secours du pou-
voir absolu. S’il en était ainsi, la vérité serait bien malheureuse, carie
pouvoir absolu n’a jamais travaillé que pour lui-même. Est-ce à l’aide
du pouvoir absolu que le christianisme s’est fondé? Est-ce à l’aide du
pouvoir absolu que les hérésies du Bas-Empire ont été surmontées?
Est-ce à l’aide du pouvoii* absolu que les peuples ariens de l’Occident
ont été convertis? Est-ce à l’aide du pouvoir absolu que la philoso-
phie du dix-huitième siècle tombe en poussière aujourd’hui? La vé-
rité persécutée a triomphé partout de l’erreur pr otégée et puissante :
voilà l’bistoire. Et aujourd’hui l’on vient nous dire que, si la vérité
est réduite à combatti'e l’erreur par ses seules armes, librement, en
plein air, tout est perdu. Insensés! il n’y a qu’une preuve que tout
ne soit pas mensonge et jeu de l’esprit, c’est que quelque chose, haï
depuis l’origine, esclave depuis l’origine, blessé et sanglant depuis
l’origine, a pourtant triomphé depuis l’origine de tous les obstacles
humains, et ce quelque chose battu des flots, vous croyez qu’il périra par
la liberté. Beaucoup d’hommes ont secoué la tête en passant devant le
Christ; mais, je vous le jure, je n’en ai point rencontré dans l’histoire
dont le blasphème égale le vôtre. Vous ne connaissez pas le Galiléen.
« Catholiques, croyez-moi, laissons à ceux qui n’ont foi qu’aux
princes de la terre les espérances de la servitude. Laissons-les dire que
tout est perdu si la presse parle, et s’enfoncer dans des conséquences
lamentables où ils n’auront plus qu’à choisir entre la destruction de
l’ordre et celle de la raison. Ce sont des enfants d’un jour qui n’ont
pas encore vu d’éclipse et qui se tordent les mains en invoquant je
ne sais quels dieux. Pour nous, voyageurs depuis longtemps sur cette
terre, ne nous troublons pas de si peu, et, notre crucifix sur la poi-
trine, prions et combattons : les jours ne tuent pas les siècles, la li-
berté ne tue pas Dieu^. »
A-insi écrivait, avec un singulier mélange de déclamation classique
et de puissante originalité, ce prêtre, cet inconnu de la veille, à
vingt-huit ans! et il ne se contentait pas d’écrire, il parlait comme
il écrivait. 11 avait compris que, dans les pays déjà libres, ou qui
aspirent à le devenir, les grandes causes se traduisent toujours,
comme à Rome et en Angleterre, en procès débattus au grand jour
de la publicité judiciaire. Une série de contestations dont le détail
allongerait trop ce récit, mais qui toutes avaient pour objet l’éman-
* Avenir du \'i juin 1851.
75G
LE PÈRE LAGORDAIRE.
cipalion du prêtre et du citoyen catholique, l’amena plus d’une fois à
l’audience de la police correctionnelle, soit comme prévenu, soit
comme partie civile, soit enfin comme avocat, car jusqu’à ce qu’il en
eût été débouté par une décision du conseil de discipline, il eut la
prétention de plaider en cette qualité, et je me rappelle la surprise
d’un président de chambre, en découvrant un jour, sous la robe
d’avocat, ce prêtre dont le nom commençait déjà à poindre. En fouil-
lant dans les journaux du temps, on trouverait bien quelques rayons
de cette parole déjà si virile, qui semait le trouble dans les rangs des
substituts, et qui électrisait l’auditoire.
Un jour, en répondant à un avocat du roi, qui s’était hasardé
à dire que les prêtres étaient les ministres d’un pouvoir étranger,
Lacordaire s’était écrié : « Nous sommes les ministres de quel-
qu’un qui n’est étranger nulle part, de Dieu. » Sur quoi l’audi-
toire, rempli de ce peuple de Juillet si hostile au clergé, se mi
à applaudir; on lui criait : « Mon prêtre, mon curé, commen
vous nommez-vous? Vous êtes un brave homme ! » Je ne sais
quel attrait l’entraînait toujours vers ces contlits de parole : on
eût dit qu’il éprouvait la trempe de son arme, en s’essayant à assurer
ses coups. « Je me suis convaincu, » écrivait-il au sortir d’une de ces
escarmouches, « que le sénat romain ne serait pas capable de m’ef-
frayer. » Et, de fait, jamais homme ne sembla moins souffrir de ce
qu’il a lui-même appelé les « tourments de la parole publique »
Bientôt le pouvoir lui rendit le service de lui ouvrir une arène plus
digne de lui. Le roi Louis-Philippe, usant pour la première fois de la
prérogative que le concordat avait consacrée, venait de nommer trois
nouveaux évêques. Irrité, non sans raison, par deux articles qui lui
imputaient à cette occasion des intentions perverses, avec une intem-
pérance de langage que Lacordaire sut plus tard avouer et regretter,
le gouvernement le fit traduire, en même temps que l’abbé de La-
mennais, devant le jury, comme accusés d’excitation à la haine et au
mépris du gouvernement, et de provocation à la désobéissance aux
lois. Ils comparurent devant la cour d’assises le 51 janvier 1851 . M. de
Lamennais fut défendu avec un grand talent par M. Janvier. L’abbé
Lacordaire se défendit lui-même : il sut émouvoir ses juges en entre-
mêlant à la hardiesse de ses doctrines un touchant et modeste retour
sur lui-même. Nos lecteurs nous sauront gré de leur citer quelques
fragments de ce discours, quin’a jamais été réimprimé depuis 1851.
« Je me lève, dit-il en commençant, avec un souvenir qui ne saurait passer
de mon esprit. Quand le prêtre autrefois se levait au milieu des peuples,
quelque chose qui excitait un profond amour se levait en même temps que
‘ Notice sur Ozanam.
LE PÈRE LACORDAIRE. 757
sa personne. Aujourd’hui, tout accusé que je sois, je sais que mon nom de
prêtre est muet pour ma défense, et je m’y résigne. Les peuples ont dé-
pouillé le prêtre de cet amour antique qu’ils lui portaient, lorsque le prêtre
s’est dépouillé lui-même d’une part auguste de son caractère, lorsque
l’homme de Dieu a cessé d’être l’homme de la liberté.
« Je ne suis qu’un jeune homme, qu’un catholique obscur ; mes souve-
nirs publics ne remontent pas au delà de trois mois... Et pourtant, mes-
sieurs, j’éprouve le besoin de vous raconter les secrets sentiments de mon
âme, qui ne seront une preuve de ma bonne foi qu’autant que vous y
reconnaîtrez l’accent de ma sincérité...
« J’étais bien jeune ; Dieu avait péri dans mon âme, et la liberté ne
régnait pas dans nia patrie. Dieu avait péri dans mon âme, parce que mon
berceau avait été placé à l’aurore de ce dix-neuvième siècle, dans le bruit
et les orages ; la liberté ne régnait pas dans ma patrie, parce qu’àprès de
grands malheurs Dieu avait donné à la France un homme plus grand encore
que ces malheurs...
« J’étais bien jeune encore : je vis cette capitale où la curiosité, l'imagi-
nation, la soif d’apprendre, me faisaient croire que les secrets du monde me
seraient révélés. Son poids m’accabla, et je fus chrétien; chrétien, je fus
prêtre. Laissez-moi m’en réjouir, messieurs ; car je ne connus jamais
mieux la liberté que le jour où je reçus avec Fonction sainte le droit de
parler de Dieu. L’univers s’ouvrit alors devant moi, et je compris qu’il y
avait dans l’homme quelque chose d’inaliénable, de divin, d’éternellement
libre : la parole! La parole du prêtre m’était confiée, et il m’était dit de
la porter aux extrémités du monde, sans que personne eût le droit de
sceller mes lèvres, un seul jour de ma vie. Je sortis du temple avec ces
grandes destinées, et je rencontrai sur le seuil les lois et la servitude...
« Si j’ai provoqué à la désobéissance aux lois, j’ai commis une faute
grave ; car les lois sont sacrées. Elles sont, après Dieu, le salut des nations,
et nul ne doit leur porter un respect plus grand que le prêtre, chargé d’ap-
prendre aux peuples d’où leur vient la vie et d’où leur vient la mort.
Cependant, je l’avoue, je n’éprouve pas pour les lois de mon pays cet amour
célèbre que les peuples anciens portaient aux leurs. Quand Léonidas mou-
rut, on grava ceci sur sa tombe ; Passant, va dire à Sparte que nous sommes
morts pour obéir à ses saintes lois. Et moi, messieurs, je ne voudrais pas
qu’on gravât cette inscription sur ma tombe ; je ne voudrais pas mourir
pour les saintes lois de mon pays. Car le temps n’est plus où la loi était l’ex-
pression vénérable des traditions, des mœurs et des dieux d’un peuple :
tout est changé. Mille époques, mille opinions, mille tyrannies, la hache et
l’épée se heurtent dans noire législation confuse, et ce serait adorer ensemble
la gloire et l'infamie que de mourir pour de telles lois. 11 en est une que
je respecte, que j’aime, que je défendrai, c’est la Charte de France; non
pas que je m’attache aux formes variables du gouvernement représentatif
avec une immobile ardeur, mais parce que la Charte stipule la liberté et
que, dans l’anarchie du monde, il ne reste plus aux hommes qu’une patrie,
la liberté...
« J’ai protesté contre les nominations d’évêques émanées du pouvoir
civil, j(; me trompe, émanées de nos oppresseurs, c’est le terme dont je
758
LE PERE LACORDAIRE.
me suis servi; et, comme M. l’avocat général s’y est arrêté longtemps, je
m’y arrête aussi ; nos oppresseurs ! Ce mot vous a fait peine. Vous m’en avez
demandé compte ; vous avez regardé mes mains pour voir si elles étaient
meurtries par l’empreinte des fers. Mes mains sont libres, monsieur l’avocat
général, mais aussi, mes mains, ce n’est pas moi. Moi, ce qui est moi, c’est
ma pensée, c’est ma parole, et, pour que vous le sachiez, je le trouve
opprimé dans ma patrie, ce moi divin, ce moi de l’homme, cette pensée,
celte parole, moi, enfin ! Oui, vous ne garrottez pas mes mains, et peu
m'importerait; car ce serait justice ou ce serait violence : justice ne serait
pas oppression, etla violence, il resterait contre elle la violence. Mais, sivousne
garrottez pas mes mains, vous garrottez ma pensée; vous ne me permettez pas
d’enseigner, moi à qui il a été dit : Docete. Le sceau de vos lois est sur mes
lèvres; quand sera-t-il brisé? Je vous ai donc appelés mes oppresseurs et je
redoute des évêques de votre main !
« J’ai reproché au gouvernement des torts réels; je les lui ai reprochés
avec énergie, mais sans avoir l’intention d’exciter les catholiques à le
mépriser et à le haïr. Croyez-le, messieurs, du sein de la Providence, où la
foi reporte incessamment nos pensées, nous regardons les empires qui
tombent et ceux qui s’élèvent avec des pensées plus pures que celles qui
agitent l’homme, quand il ne voit dans ces catastrophes souveraines que le
combat des intérêts hnmains. La liberté de l’Église et du monde nous paraît
être le terme des desseins secrets de Dieu, et c’est aussi par là que nous
jugeons des événements qui ont changé la face de la France. S’ils contri-
buent à l’affranchissement de la conscience humaine, nous leur accorderons
une place dans notre amour ; s’ils trahissent leurs propres destinées, ils
ne peuvent exiger de nous des serments éternels qui ne sont dus qu’à la
patrie, à la liberté, à Dieu : trois choses qui ne meurent pas. Ce sont mes
sentiments...
« Mon devoir est accompli. Le vôtre, messieurs, est de me renvoyer
absous de cette accusation; ce n’est pas pour moi que je vous le demande.
Il n’y a que deux choses qui donnent du génie : Dieu et un cachot. Je ne
dois donc pas craindre l’un plus que l’autre. Mais je vous demande mon
acquittement comme un pas vers l’alliance de lu foi et de la liberté, comme
un gage de paix et de réconciliation. Le clergé catholique a fait son
devoir; il a crié vers ses concitoyens, il leur a jeté des paroles d’amour;
c’est à vous d’y répo-ndre. Je vous le demande encore, afin que ces des-
potes subalternes, ressuscités de l’Empire, apprennent au fond de leur pro-
vince qu’il y a aussi une justice en France pour les catholiques et qu’on ne
peut plus les sacrifier à de vieilles préventions, à des haines d’un siècle
désormais fini.
« Voilà donc, messieurs. Je vous propose d’acquitter Jean-Baptiste-Henri
Lacordaire, attendu qu’il n’a point failli, qu’il s’est conduit en bon citoyen,
qu’il a défendu son Dieu et sa liberté, et je le ferai toute ma vie,
messieurs. »
Les deux accusés furent acquittés.
L’arrêt ne fut rendu qu’à minuit. Une foule nombreuse entourait
LE PÈRE LACORDAIRE. 759
et applaudissait les vainqueurs delà journée. Quand elle se fut écoulée,
nous revînmes seuls, dans l’obscurité, le long des quais. Sur le seuil
de sa porte, je saluai en lui l’orateur de l’avenir : il n’était ni enivré
ni accablé de son triomphe; je vis que pour lui ces petites vanités du
succès étaient moins que rien, de la poussière dans la nuit. Mais je le
vis avide de répandre la contagion du dévouement et du courage, et
ravi par ces témoignages échangés de tendresse désintéressée et de
foi mutuelle qui valent mieux dans les cœurs jeunes et chrétiens que
toutes les victoires.
Une victoire si imprévue n’était pas faite pour abattre nos courages.
Une nouvelle campagne fut entreprise. On résolut de concentrer le
principal effort de la lutte sur la question de la liberté d’enseigne-
ment. Déjà soulevée sous la Restauration, cette question avait obtenu
droit de cité dans la Charte de 1850, qui, dans son dernier article,
promettait qu’il serait « pourvu, dans le plus court délai possible, à
« l’instruction publique et à la liberté d’enseignement. » Le gouver-
nement ne se montrait nullement pressé de tenir la main à l’exécu-
tion de cette promesse; et l’administration universitaire, par la ru-
desse qu’elle déployait dans l’exécution des décrets impériaux qui
avaient fondé son monopole, augmentait l’irritation et l’impatience
des catholiques. Le recteur de Lyon alla jusqu’à enjoindre aux curés
de cette ville de renvoyer les enfants de cliœur auxquels ils donnaient
gratuitement des leçons. A cette nouvelle, les rédacteurs de Y Avenir,
qui s’étaient constitués en agence pour la défense de la liberté reli-
gieuse, annoncèrent publiquement, « attendu que la liberté se prend
et ne se donne pas, » que trois d’entre eux ouvriraient à Paris une
école libre et gratuite. « L’Université, disaient-ils, poursuit la liberté
de l’enseignement jusque dans les enfants de chœur ; eh bien, nous
la mettrons aux prises avec des hommes. » L’école fut ouverte le 7 mai
1851, après qu’avis préalable en eut été donné au préfet de police.
L’abbé Lacordaire fit un court et énergique discours d'inauguration;
nous fîmes chacun notre classe à une vingtaine d’enfants. Le surlen-
demain, un commissaire vint nous sommer de déguerpir. Il s adressa
d’abord aux enfants : Au nom de la loi, je vous somme de sortir ! L abbé
Lacordaire dit aussitôt : Au nom de vos parents dont j’ai l’autorité, je
vous ordonne de rester! Les enfants s’écriaient unanimement: Nous
resterons! Sur quoi des sergents de ville firent sortir élèves et maî-
tres, sauf Lacordaire, qui protesta que l’école louée par lui était son
domicile, et qu’il y passerait la nuit, à moins qu’il n’en fût tiré par
la force. "« Laissez-moi, nous disait-il en s’asseyant sur un lit de sangle
qu’il y avait fait transporter, je reste ici seul avec la loi et mon droit. »
Il ne céda qu’à l’attouchement des sergents de ville : après quoi les
scellés furent posés et une instruction judiciaire s’engagea aussitôt
LE PERE LACORDAIRE.
iüO
contre le maître d’école. Pendant que se vidaient les incidents divers
de la poursuite, la mort prématurée de mon père m’ayant revêtu de
la pairie héréditaire, et l’action contre les prévenus étant indivisible,
nous devînmes tous deux justiciables de la Cour des Pairs, qui nous
jugea le 15 septembre, et nous condamna aune amende de cent francs.
Tel fut le premier acte de ce grand procès, qui ne devait être
gagné que vingt ans plus tard. C’était acheter à bien bon compte
l’honneur et l’avantage d’avoir contraint l’opinion publique à s’oc-
cuper d’une question vitale pour notre cause, et les catholiques à re-
connaître le seul terrain où il pouvait leur être donné de vaincre un
jour.
L’abbé Lacordaire conquit ce jour-là une nouvelle couronne. Il
comprit très-bien la différence des hommes et des choses. Ardent et
sans frein devant le jury, il se montra politique et modéré, sans être
moins éloquent ou moins hardi, devantles quatre-vingt-quatorze pairs
de France qui représentaient tant de services et tant d’illustration
civile et militaire, mais aussi tant d’idées diverses et tant de pou-
voirs tombés. Me pardonnera- t-on de le citer encore? Je l’espère; car
il me sjemble qu’on ne doit pas se lasser de recueillir ces premiers
accents d’une voix prédestinée à un si glorieux et si souverain ascen-
dant.
Son exorde fit tout d’abord dresser l’oreille à l’auditoire.
« Nobles pairs,
« Je regarde et je m’étonne. Je m’étonne de me voir au batic des pré-
venus, tandis que M. le procureur général^ est au banc du niinistèie public;
je m’étonne que M. le procureur général ait osé se porter mon accusateur,
lui qui est coupable du même délit que moi et qui l’a commis dans l’enceinte
où il m’accuse, devant vous, il y a si peu de temps. Car de quoi m’accuse-
t-il? d’avoir usé d’un droit écrit dans la Charte et non encore réglé par une
loi : et lui vous demandait naguère la tête de quatre ministres en vertu d’un
droit écrit dans la Charte et non encore réglé par une loi ! S’il a pu le faire,
j’ai pu le faire aussi, avec la différence qu’il demandait du sang et que je
voulais donner une instruction gratuite aux enfants du peuple. Tous deux
nous avons agi au nom de l’art. 69 de la Charte : si M. le procureur géné-
ral est coupable, comment m’accuse-t-il? et, s’il est innocent, comment
m’accuse-t-il encore ?
« J’ai d’autres raisons de m’étonner, nobles pairs ; car la garde d’honneur
qui est à vos portes a violé comme moi et dans le même sens les lois e.xis-
tantes. Longtemps avant que Tannée nationale eût reçu l’organisation qui
* M. Persil, depuis garde des sceaux, et aujourd’hui conseiller dÉtat.
LE l'ÈRE LA.CORDAIRE.
761
lui avait été promise par la Charte, et lorsqu’elle était encore sous le coup
de l’ordonnance qui l’avait détruite, elle s’est formée, elle a élu ses chefs,
elle a paru sous les armes, non pas dans un point de la France, mais dans
toute l’étendue du pays. Comment suis-je coupable, si elle est innocente?
Comment se fait-il que, quelque part que tombent ici mes regards, ils ren-
contrent des complices, et que pourtant moi et mes amis nous soyons seuls
au banc des prévenus ? L’on a pu demander la tête des ministres en vertu
d’un principe de liberté non organisé par une loi ; on a pu s’armer sur
toute la France en vertu d’un principe de liberté non organisé par une loi ;
et, lorsque nous avons voulu, en vertu d’un principe de liberté non organisé
par une loi, mais écrit à la même page et dans le même article de la Charte,
rassembler quelques enfants de familles pauvres pour leur apprendre les
éléments des lettres divines et humaines, on est venu contre nous comme
contre des perturbateurs de la paix publique; on a chassé nos enfants, on
m’a ravi mon domicile, ma porte est encore sous le scellé. Je n’ai rien vu
dans tout ce qu’a dit M. le procureur général qui m’explique tant d’impunité
d’une part et tant de rigueur de l’autre, à moins que l’impunité n’ait été
justice et que la rigueur ne soit persécution. Alors je les comprends toutes
deux, et, après la persécution, nobles pairs, j’ose réclamer la justice.... »
Voici maintenant un fragment de sa discussion :
« Partant de là, nobles pairs, je ne puis m’étonner assez du sang-froid
avec lequel M. le procureur général vous a dit ; Le décret de 1811 a été exé-
cuté, donc il a force de loi. Mais a-t-il été exécuté librement? a-t-il été exé-
cuté du consentement commun? a-t-il été exécuté d’une telle façon, qu’il soit
une liberté pour la France? Ah! nobles pairs, quelle dérision ! Et c’était avec
complaisance que M. le procureur- général vous suppliait de remarquer que
le décret avait été exécuté sous l’Empire. Puis donc qu’il a bien voulu pren-
dre mon rôle, il faut que je me résigne à répéter après lui ; C’était sous
l’Empire, c’était du temps où la France ne consentait à rien parce qu’on ne
lui soumettait rien; c’était du temps où les restes de la République, descen-
dus de l’échafaud, adoraient à genoux la fortune impériale; c’était du temps
où il n’y avait en France que la gloire et le silence. Mais encore, l’esclavage
a-t-il été assez long pour qu’on puisse dire au moins qu’il a eu la puissance
et la majesté de la durée ? Comptez les jours, nobles pairs, et remerciez la
Providence qui les abrégea. Entre le 15 novembre 1811 elle l®*" avril 1814,
entre le décret qui mit l’Université sous la protection d’une pénalité arbi-
traire et Pacte qui précipita Napoléon du trône, il s’est écoulé deux ans, trois
mois et vingt-six jours. Est-ce là de quoi couvrir la servitude du voile que
le temps jette sur tout?
Le décret de 1811 a eu force de loi sous l’Empire : c’est vous qui l’avez
dit, monsieur le procureur général, c’est vous qui avez mis là toute la cause,
ou du moins son principal fondement, et qui faisiez remarquer tout à l’heure
à la Cour, avec une sorte d’orgueil, que personne n’avait été si hardi sous
l’Empire, que de s’opposer à la volonté de Napoléon. Je place volontiers la
Dkcembre *1861 . î)0
A
762 LE PÈUE LACORDAIRE.
cause où vous la placez vous-même, et je suis curieux de répéter la preuve
par laquelle vous établissez que le décret de 1811 a eu force de loi sous le
sceptre impérial. C’est, dites-vous, qu’il a été exécuté; mais tout s’exécute
par l’épée, et, si nulle autre condition n’est nécessaire pour qu’une volonté
d homme devienne une loi, la violence est la suprême législatrice du genre
humain ; un fait est un droit; le silence de la peur est la voix de Dieu. S’il
faut d’autres conditions, quelles sont-elles? Ont-elles été remplies à l’égard
du décret de 1811 ? M. le procureur général ne nous eu a rien dit. Il s’est
borné à ce mot superbe ; Le décret a été exécuté, en ajoutant avec intention
que c’était sous l’Empire. En effet, sous l’Empire! Il y avait alors tant de li-
berté et de courage civil, que l’exécution d'une volonté impériale lui donnait
nécessairement la force de la loi, c’est-à-dire le caractère du consentement de
la nation ou de ses représentants, c’est-à-dire le caractère de la justice ! Aon,
si la doctrine du ministère public était vraie, s’il était possible qu’en France
un décret exécuté devînt une loi, par cela seul qu’il est exécuté, il faudrait
fuir notre patrie et aller demander aux civilisations les plus abjectes un peu
de cette liberté qui ne se perd jamais tout entière, si ce n’est chez les peu-
ples où l’on parle de violence comme d’une chose sacrée, et où l’ordre du
maître s’appelle une loipoui’vu que l’esclave ait répondu: J’obéis... »
Après avoir ainsi parlé de l’Empire devant tant d’anciens servi-
teurs du pouvoir impérial, il terminait par ces mots :
« Si le temps ne me manquait pas, j’aurais accordé au ministère public
tout ce qu’il aurait voulu, ef, supposant que nous étions coupables de la,
violation d’un décret sanctionné par une peine, j’aurais tiré de notre culpa-
bilité même la preuve de notre innocence. Car, nobles pairs, il est de sain-
tes fautes, et la violation d’une loi peut être quelquefois l’accomplissement
d’une loi plus élevée. Dans la première cause de la liberté d’enseignement,
dans cette cause célèbre où Socrate succomba, il était évidemment coupable
contre les dieux, et par conséquent contre les lois de son pays. Cependant
la postérité des peuples païens et la postérité des siècles venus depuis le
Christ ont flétri ses juges et ses accusateurs ; ils n’ont absous que le coupable
et le bourreau, le coupable pai’ce qu’il avait manqué aux lois d’.àthènes
pour obéir à des lois plus grandes, le bourreau parce qu’il n’avait présenté
la coupe au condamné qu’en pleurant. Et moi, nobles pairs, je vous aurais
prouvé qu’en foulant aux pieds ce décret de l'Empire, j’avais bien mérité
des lois de ma patrie, bien servi sa liberté, bien servi la cause et l’avenir
de tous les peuples chrétiens. Mais le temps me ravit ma pensée, et je lui
pardonne puisqu’il me laisse votre justice. C’est donc assez. Quand Socrate,
dans celte première et fameuse cause de la liberté d’enseignement, était prêt
à quitter ses juges, il leur dit : « Nous allons sortir, vous pour vivre, moi
«pour mourir. » Ce n’est pas ainsi, mes nobles juges, que nous vous quitte-
=rons. Quel que soit votre arrêt, nous sortirons d’ici pour vivre : car la li-
berté et la religion sont immortelles, et les sentiments d’un cœur pur que
vous avez entendus de notre bouche, ne périssent pas davantage. » {Moniteur
du 20 septembre 1831.)
LE PÈRE LACORDAIRE. 765
C’est à peine s’il existe encore cinq ou six des nobles pairs à qui
l’on parlait ainsi ; mais ils ne me démentiront pas si j’aftirme que la
Chambre entière, qui, avec son mémorable respect pour la liberté illi-
mitée de la défense, avait froidement et patiemment écouté les autres
plaidoiries, resta sous le charme de la parole et de la personne du
jeune orateur. L’heureuse audace de son improvisation avait éveillé
l’attention des moins sympathiques. Et, lorsque plus tard mon âge
m’eut appelé à siéger parmi nos juges, je retrouvais, vivant encore,
le souvenir du prêtre qui, au milieu des ciuels orages de l’année
1831, les avait un instant émerveillés par son éloquence enchan-
teresse.
On me pardonnera de m’être étendu sur les événements de celte
année, si mémorables pour nous. Il n’est personne, quelque obscure
et inutile qu’ait été sa vie, qui, au déclin de ses jours, ne se sente
entraîné par un invincible courant vers le moment où les premiers
feux de l’enthousiasme s’allumèrent dans son âme et sur ses lèvres ;
personne qui ne respire avec une sorte d’ivresse le parfum de ces
souvenirs, et qui ne soit tenté d’en vanter outre mesure le charme
ét l’éclat. « Jours à la fois heureux et tristes, » disait-il, « jours
dévorés par le travail et l’enthousiasme; jours comme on n’en voit
qu’une fois dans sa vie. » Je ne crains pas d’exagérer la valeur et
l’intensité de ces luttes qui, pour le fond des choses en question, ont
prévalu et qui décidèrent de l’attitude des catholiques en France et
ailleurs, depuis la Révolution de juillet jusqu’au second Empire. La
génération actuelle ne saurait se faire une idée des fortes et géné-
reuses passions qui enflammaient alors tous les cœurs. Il y avait bien
moins de journaux et bien moins de lecteurs qu’aujourd’hui {V Avenir
ne compta jamais trois mille abonnés). Les communications postales
et autres étaient bien plus difficiles; il n’y avait ni chemin de fer ni
télégraphie privée, et dans nos voyages de propagande nous mettions
trois jours et trois nuits pour aller de Paris à Lyon dans d’exécrables
diligences. Mais quelle vie dans les âmes! quelle ardeur dans les
intelligences! quel culte désintéressé de son drapeau, de sa cause!
Que de sillons profonds et féconds creusés dans les jeunes cœurs
d’alors par une idée, par un dévouement, par un grand exemple,
par un acte de foi ou de courage ! Celui qui a pris place entre les
premiers de nos poètes vivants, l’illustre et cher confrère que
l’Académie française a appelé dans ses rangs, comme un digne
précurseur, bien peu de temps avant de les ouvrir à Lacordaire,
M. de Laprade, décrit, dans des vers mémorables, ce que valait
alors cette jeunesse dont il était :
Ah ! j’ai connu des jours et je tes ai vécu
' Où les droits désarmés, où l idéal vaincu.
70 i LE PÈRE LACORDAIHE.
Le penseur qu’on proscrit et le Dieu qu’on délaisse,
Avaient au moins pour eux les cœurs de la jeunesse!...
Tous, alors, adoptant nos poètes [)our guides,
Nous mentions, dédaigneux des intérêts sordides.
Fiers, a térés du beau plutôt que du bonheur,
Amoui*eux de l’amour, du droit, du vieil honneur,
Et tous pi’êts à mourir, [lurs de toute autre envie.
Pour ces biens qui font seuls les causes de la vie.
Pour savoir ce qu’il ôclala alors d’enthousiasme pur et désinté-
ressé dans les preshylères du jeune clergé et dans certains groupes
de francs et nobles jeunes gens, il faut avoir vécu dans ce temps, lu
dans leurs yeux, écouté leurs confidences, serré leurs mains frémis-
santes, contracté, dans la chaleur du combat, des liens que la mort
seule a pu briser; il faut surtout lire les discours et les lettres intimes
de Lacordaire, qui écrivait un mois après son apparition devant la
Cour des pairs : « Si cruel que soit le temps, il n’otera rien aux dé-
« lices de l’année qui vient de passer; elle sera éternellement dans
« mon cœur comme une vierge qui vient de mourir. »
Elle allait mourir, en effet, cette année qui avait passé comme un
de ces jours saints et glorieux dont le crépuscule est encoi’c plein de
lumière et de joie. L'Avenir touchait à la fin de son aventureuse car-
rière. Les ardentes et généreuses sympathies qu’il excitait n’étaient
que trop contrebalancées par la violente répulsion que lui témoignaient
à la fois les partisans de l'absolutisme démocratique et les fidèles de
l’autorité monarchique. La défiance de plus en plus prononcée de
l’épiscopat était un obstacle bien autrement sérieux. A des idées pra-
tiques neuves, justes et honnêtes en elles-mêmes, et qui sont deve-
nues pendant vingt ans le pain quotidien de l’apologétique catholique,
nous avions eu le tort d’ajouter des théories excessives et téméraires,
puis de soutenir les unes et les autres avec celte logique absolue qui
perd toutes les causes quand elle ne les déshonore pas. La renonciation
à l’indemnité stipulée par le concordat était une des aberrations de
celte logique, comparable à celle qui porte aujourd’hui certains es-
prits à réclamer l’abolition du pouvoir temporel par amour pour la
liberté du Pape. De plus, notre œuvre était comi^romise aux
du clergé : d’un côté, par le système philosophique de M. de Lamen-
nais sur la certitude, dont il prétendait faire la base de sa politique
comme de sa théologie; de l’autre, par l’ultramontanisme excessif du
grand écrivain et de ses premiers disciples, car il est bon d’ajouter,
pour l’instruction de ceux qui n’ont pas sondé les abîmes de la mobilité
française, qu’à celle époque les doctrines ultramontaines rencon-
traient auprès de l’immense majorité du clergé précisément la môme
impopidarité que celle dont le gallicanisme est aujourd’hui l’objet.
765
LE PÈRE LA.CORDAIRE.
Enfin les ressources matérielles, épuisées non-seulement par un
journal quotidien, mais par tant de procès et de publications diverses,
nous faisaient défaut. Il fallait donc se taire, au moins pour un temps.
Mais en annonçant la suspension du journal, le 15 novembre 1851,
treize mois après son apparition, on annonça en même temps le départ
de ses trois principaux rédacteurs pour Rome, afin de soumettre au
Pape les questions controversées entre nos adversaires et nous, et en
promettant d’avance une soumission absolue à la décision pontificale.
C’était, je crois, Lacordaire qui avait eu cette idée ; je la trouve
d’abord énoncée dans un article de lui qui avait été poursuivi un an
auparavant et qui se terminait ainsi : « Nous confions notre protes-
tation au souvenir de tous les Français, en qui la foi et la pudeur
n’ont pas péri; à nos frères des États-Unis, de l’Iilande et de Bel-
gique ; à tous ceux qui sont en travail de la liberté du monde, quelque
part qu’ils soient. Nous la porterons s’il le faut à la ville des Apôtres,
aux marches de la confession de Saint-Pierre, et on verra qui arrêtera
les pèlerins de Dieu et delà liberté^. »
Personne n’avait la moindre envie de les arrêter, et c’était vraiment
dommage, car ce voyage était une faute. Forcer Rome à s’expliquer
sur des questions qu’elle laissait librement débattre depuis plus d’un
an, c’était au moins une prétention singulière. Ne pas lui savoir un
gré infini de son silence, c’était méconnaître à la fois toutes les exi-
gences et tous les avantages de la situation. Une pareille aberration
pouvait se comprendre chez des jeunes gens sans expérience des
choses du monde et de l’Église ; mais comment l’expliquer et surtout
l’excuser chez un prêtre illustre, déjà mûri par l’âge, comme l’était
l’abbé de Lamennais, qui avait alors plus de cinquante ans, et qui
avait déjà séjourné à Rome, où Léon XII l’avait accueilli avec la plus
grande distinction? Aussi, dès notre arrivée, il fut visible, à l'accueil
réservé qui nous était fait partout, que nous n’obtiendrions pas la
réponse que nous désirions. Après nous avoir demandé un Mémoire
explicatif, qui fut rédigé par Lacordaire, on nous laissa deux mois
sans mot dire. Puis le cardinal Pacca écrivit à M. de Lamennais que le
Pape, tout en rendant justice à ses services et à ses bonnes intentions,
nous avait vus avec mécontentement remuer des controverses et des
opinions au moins dangereuses, qu’il ferait du reste examiner nos
doctrines, et que, comme cet examen pourrait être long, nous pou-
vions retourner dans notre patrie. Le Pape consentit ensuite à nous
recevoir; il nous traita avec la bonté familière qui lui était naturelle,
il ne nous fit pas l’ombre d’un reproche, mais ne fit pas non plus la
moindre allusion à l’affaire qui nous avait amenés à Rome.
* Avenir du 25 novembre 1850.
766
LE PÈRE LACORDAIRE
C’était une solution peu brillante et peu flatteuse, mais à coup sûr
la plus favorable qu’il nous fût permis d’espérer. Lacordaire y était
tout préparé. Il n’y vit avec raison qu’un avertissement paternel, le
plus doux qu’on pût imaginer, celui qui laissait le moins de trace,
qui ne décidait rien et ne compromettait personne. Pendant ces deux
mois et demi de séjour dans la ville éternelle, une grande paix et une
grande lumière s’étaient levées dans son âme. Je le vois encore errant
pendant de longues journées à travers les ruines et les monuments,
s’arrêtant comme éperdu pour admirer, avec ce sentiment exquis de
la vraie beauté qui ne l’a jamais quitté, tout ce que Rome offre de
profond et d'unique; épris surtout du charme tranquille et incompa-
rable de ses horizons; puis revenant, auprès du foyer commun, pour
prêcher à M. de Lamennais la réserve, la résignation, la soumission,
et, pour tout dire, en un mot, la raison. Les misères, les infirmités
inséparables de tout ce qui se mêle d’humain aux choses divines ne
lui échappaient pas, mais elles lui app'araissaient comme noyées dans la
mystérieuse splendeur de la tradition et de l’autorité. Lui journaliste,
lui bourgeois de 1850, lui démocrate libéral, avait compris du premier
coup non-seulement la majesté inviolable du Pontificat suprême, mais
ses difficultés, ses longs et patients desseins, ses indispensables mé-
nagements pour les hommes et les choses d’ici -bas. La foi du prêtre
catholique et le devoir l’avaient emporté sur-le-champ dans ce noble
cœur sur toutes les fumées de l’orgueil, sur toutes les séductions, sur
tous les entraînements du talent, sur toutes les ivresses de la lutte.
Avec la pénétration que donnent la foi et 1 humilité, il portait d’a-
vance sur nos prétentions le jugement qu’a ratifié le temps, ce grand
auxiliaire de l’Église et de la vérité. Ce fut alors, j’ose le croire, que
Dieu le marqua pour toujours du sceau de sa grâce, et qu’il lui assura
la récompense due à l’indomptable fidélité d’une âme vraiment
sacerdotale.
Cependant le grand écrivain, qu’on avait nommé à la tribune le
dernier des Pères de l’Église, le docteur éloquent et célèbre, le prêtre
vieilli et couronné depuis vingt ans par l’admiration et la confiance
du monde catholique, regimbait de toutes ses forces contre le bon
sens et contre l’évidence, en même temps que contre son devoir de
fidèle et de prêtre. Lejeune homme avait tout compris : 1 homme ^‘^it,
l’homme de génie, voulait tout ignorer. La prudence, la perspicacité,
la dignité, la bonne foi, avaient passé toutes ensemble du côté du
disciple, et par sa bouche elles semblaient adresser au maître chéri de
solennelles et pathétiques remontrances. Vaine jet douloureuse tenta-
tive! Loin d’écouter la voix respectueuse et tendre, mais ferme et
franche, de son jeune acolyte, il se livrait inconsidérément à son
humeur, il s’enfonçait de plus en plus dans une aigre dissonance
LE PÈRE LA.CORDAIRE.
767
avec tout son passé, avec tout ce qui devait le retenir et l’é-
clairer. 11 ne prêtait l’oreille qu’à deux ou trois détracteurs clan-
destins de l’autorité pontificale. Il rêvait déjà les alliances contre
nature qui l’ont perdu. De vaines chimères commençaient déjà
à remplacer la foi dans son âme. Après la lettre du cardinal et
l’audience du Pape, Lacordaire lui posa résolûment cette alterna-
tive : Ou bien il fallait ne pas venir, ou bien il faut nous soumettre
et nous taire. L’abbé de Larnennais refusa de l’accepter, il répondait:
Je veux hâter et provoquer une décision immédiate, et je veux l’at-
tendre à Rome, après quoi j’aviserai. Alors, le vrai prêtre prit son
parti; sans sortir de la plus respectueuse déférence, et déchiré, comme
il me le disait, « par les tourments de la conscience qui lutte contre
le génie; » il annonça la résolution de retourner en France et d’y
attendre en silence, mais sans rester oisif, les arrêts de l’autorité.
« Le silence, disait-il, est, après la parole, la seconde puissance du
monde. »
M. de Lamennais, qui savait être, à certains moments, le plus
caressant et le plus paternel des hommes, ne fut jamais tendre pour
Lacordaire : il le vit partir de Rome sans regret, débarrassé, comme
il le croyait, d’un censeur incommode et d’un disciple infidèle. Avant
comme après son départ, ce fidèle ami fit des efforts persévérants
pour me délivrer comme lui. « Il n’existe, entre nous, » m’écrivait-il
à peine revenu en France, « aucune désunion spirituelle ; toute ma
vie je défendrai la liberté, et, avant que M. de Lamennais dît un seul
mot pour elle, la liberté était le fond de mes pensées et déjà toute
ma vie. S’il exécute son nouveau plan, souviens-toi que tous ses plus
anciens amis et tous ses plus ardents collaborateurs l’abandonneront,
et que, traîné par les faux libéraux dans une action sans possibilité
de succès, il n’y a rien dans le langage d’assez triste pour dire ce qui
arrivera ^... N’enchaînons pas nos coeurs à nos idées; car les idées de
l’homme, semblables aux nuages que traverse le soleil, sont lumi-
neuses et fugitives comme eux. » Je restai sourd à sa voix. Il me plai-
gnit et m’excusa. « Tu es plus jeune que moi; par cela seul tu te
trompes plus souvent que moi ! » Et cependant, en ce moment même,
il traçait la voie de la vérité à l’abbé de Lamennais, qui avait presque
deux fois son âge.
On sait ce qui suivit. M. de Lamennais, après quatre mois d’at-
tente, et sans comprendre que ces longs délais sauvaient à la fois son
honneur et son avenir, perdit patience, et partit de Rome en annon-
çant publiquement l’intention de rentrer en France pour y reprendre,
sans autre forme de procès, l’Avenir. A cette nouvelle, Lacordaire
* 22 avril 1832.
768
LE PÈRE LACORDAIRE.
résolut de quitter la France pour aller \ivre quelque temps dans une
solitude studieuse en Allemagne. Nous aussi, nous avions pris par
l’Allemagne pour retourner en France. La Providence nous fit ren-
contrer tous les trois à Munich, où nous fûmes atteints par la
fameuse encyclique du 15 août 1852, directement provoquée par
les dernières menaces de l’abbé de Lamennais, et où, sans qu’il y
fût nommé, ses nouvelles doctrines étaient, pour la plupart, manifes-
tement condamnées.
Notre soumission fut immédiate et sans réserve. Elle fut aussitôt
publiée et nous revînmes à Paris « en vaincus, victorieux d’eux-
mômes, » selon l’expression de celui d’entre nous qui avait si bien
prévu et accepté la défaite. Il ajoutait, avec Montaigne .* « Il y a des
défaites triomphantes à l’envi des victoires. »
Lacordaire, qui croyait à la bonne foi de M. de Lamennais, voulut
l’accompagner jusqu’en Bretagne, pour y habiter avec lui la solitude
de la Chesnaie, et s’y préparer dans la retraite à faire ce que Dieu lui
indiquerait pour son Église et pour les événements. Dans ce lieu
d’une mélancolie terne et sauvage, il découvrit bientôt l’illusion qu’il
s’était faite en se figurant que l’abbé de Lamennais se résignait à sa
défaite et saurait en profiter pour servir l’Église et sa propre gloire. Il
vit grandir chaque jour l’espace qui les séparait dans leurs jugements
sur le passé et sur l’avenir. Lamennais rongeait son frein, le cœur
ulcéré par de sombres ressentiments ; il rêvait la guerre générale,
un bouleversement rapide et universel qui remettrait toutes choses
à leur place et lui à la sienne. La vie commune devenait impossible
par ce désaccord perpétuel sur des choses qui embrassaient, dans leurs
conséquences, toute la vie présente et toute la vie future. Enfin, n’y
pouvant pas plus tenir qu’à Rome, Lacordaire brisa pour la seconde
et dernière fois le lien qui l’enchaînait au grand infortuné dont il
prévoyait et ne voulait pas partager le naufrage. Le 11 décembre 1832,
il partit en adressant à M. de Lamennais la lettre que voici :
« Je quitterai la Chesnaie ce soir. Je la quille par un motif d’hon-
« neur, ayant la conviction que désormais ma vie vous serait inutile
« à cause de la différence de nos pensées sur l’Église et la société;
« différence qui n’a fait que s’accroître tous les jours, malgré mes
« efforts sincères pour suivre le développement de vos opinions. Je
« crois que, duiant ma vie, et bien au delà, la lépublique ne f ...rra
« s’établir ni en France, ni en aucun autre lieu de l’Europe, et je ne
« pouriais prendre part à un système qui aurait pour base une per-
te suasion contraire. Sans renoncer à mes idées libérales, je com-
te prends et je crois que l’Église a eu de li’ès-sages raisons dans ia
« profonde corruption des partis, pour refuser d’aller aussi vite que
tt nous l'aurions voulu. Je respecte ses pensées et les miennes. Peut-
LE PÈRE LACORDAIRE. 769
« être]vos opinions sont plus justes, plus profondes, et, en considérant
« votre supériorité naturelle sur moi, je dois en être convaincu ;
« mais la raison n’est pas tout l’homme, et, dès que je n’ai pu déraciner
« de mon être les idées qui nous séparent, il est juste que je mette
« un terme à une communauté de vie qui est tout à mon avantage
« et tout à votre charge. Ma conscience m’y oblige non moins que
« l’honneur, car il faut bien que je fasse de ma vie quelque chose
« pour Dieu; et, ne pouvant vous suivre, que ferais-je ici que vous
« fatiguer, vous décourager, mettre des entraves à vos projets, et
« m’anéantir moi-même?
« Vous ne saurez jamais que dans le ciel combien j’ai souffert de-
« puis un an par la seule crainte de vous causer de la peine. Je n’ai
« regardé que vous dans toutes mes hésitations, mes perplexités,
« mes retours, et, quelque dure que puisse être un jour mon existence,
« aucun chagrin du cœur n’égalera jamais ceux que j’ai ressentis
« dans cette occasion. Je vous laisse aujourd’hui tranquille du côté
« de l'Église, plus élevé dans l’opinion que vous ne l’avez jamais été,
« si au-dessus de vos ennemis, qu’ils ne sont plus rien; c’est le meil-
« leur moment que je puisse choisir pour vous faire un chagrin, qui,
« croyez-moi, vous en épargne de bien plus grands. Je ne sais pas
« encore ce que je deviendrai, si je passerai aux États-Unis ou si je
« resterai en France, et dans quelle position. Quelque part que je sois,
« vous aurez des preuves du respect et de l’attachement que je vous
« conserverai toujours, et dont je vous prie d’agréer cette expression
« qui part d’un cœur déchiré. »
Cette séparation, qui n’était cependant que le prélude de celles qui
finirent par ôter à M. de Lamennais jusqu’au dernier des disciples que
fascinaient encore sa gloire et son génie, ne fut d’abord ni comprise
ni approuvée. Lacordaire subit l’injustice de plusieurs de ses plus
chaleureux admirateurs, celle môme de son meilleur ami , avec une
résignation simple et une confiance lumineuse dans l’avenir. C’est
dans une lettre de ce temps-là qu’il est bon de prendre sur le fait les
inspirations à la fois honnêtes et élevées qui seules le guidaient.
J’ai autant que personne, » écrivait-il, « le sentiment profond du
respect que l’on doit aux souvenirs, et M. de Lamennais se séparât-il
un jour de l’Église, devînt-il le plus fatal hérésiarque qui fût jamais,
entre ses ennemis et moi il y aurait encore une distance infinie, et
personne ne lirait ce que je serais obligé d’écrire sans reconnaître
la douleur de ma position, la durée de mon respect, le désintéres-
sement et la fidélité de ma conscience. Ce sont là les grands moments
de l’homme, quand il est aux prises avec des circonstances contra-
dictoires, avec de grands devoirs s’entre-déchirant. .. On saura dans
770
LE PÈRE LACORDAIRE.
le ciel si j’ai agi avec la légèreté d’un homme qui rompt sans cause
et sans douleur les liens qu’il a contractés ^ ! »
L’attitude du jeune prêtre qui, à trente ans, avait montré une pru-
dence si consommée, ne fut que trop vite justifiée. M. de Lamennais
a lui-même écrit, dans ses Affaires de Rome, l’histoire lamentable de
la marche qui, pendant ti’ois années, à travers une série inouïe de
tergiversations et de rétractations, de feintes soumissions et de décla-
rations contradictoires, conduisit l’apôtre excessif de l’infaillibilité
absolue et universelle du Pape jusqu’à la révolte ouverte contre
l’exercice le plus simple et le plus légitime de l’autorité pontificale,
mise en demeure par lui-même de s’expliquer sur des questions mo-
rales et théologiques. Lacordaire contemplait ce douloureux spectacle
d’un œil triste mais serein, suivant pas à pas les anneaux de cette
chaîne qui se déroulait d’elle-même. Très-réservé en public, il confiait
souvent au secret de l’intimité ses impressions. « M. de Lamennais, »
disait-il après une des plus étranges manifestations de ce génie déjà
mortellement atteint, « déclare que, par beaucoup de motifs et prin-
cipalement parce qiiil appartie7it au Saint-Sie'ge de décider ce qui est
bon et utile à l'Église, U est résolu de rester étranger aux affaires qui
la touchent. Sur quoi je remarque que rien n’est plus anticatho-
lique que cette phrase... S’il en était ainsi, l’Église serait bien mal-
heureuse. Jamais ses enfants, sous aucun prétexte, ne doivent être
étrangers à ce qui la touche ; ils doivent y prendre part selon leur
position et leurs forces, comme M. de Lamennais l’avait fait jusqu’à
présent, mais ils doivent y prendre part en se soumettant à la di-
rection du Saint-Siège, et non pas en voulant le conduire eux-
mêmes... Aucun talent, aucuns services, ne compensent le mal que
fait à l’Église une séparation, quelle qu’elle soit, une action en
dehors de son sein. J’aimerais mieux me jeter à la mer avec une
meule de moulin au cou, que d’entretenir un foyer d’espérances,
d’idées, de bonnes œuvres même, à côté de l’Église » Un
peu plus tard, et après un nouvel épisode de cette lutte entre la
Papauté et son ancien champion : « Le malheur de M. de La-
mennais n’est pas tant dans son caractère altier, dans son peu
d’instinct des affaires humaines et divines , que dans s^^n mépris
pour l’autorité pontificale et pour la situation douloureuse du
Saint-Siège. Il a blasphémé Rome malheureuse : c’est le crime
de Cham, le crime qui a été puni sur la terre de la manière la
plus visible et la plus durable, après le déicide... Malheur à qui
trouble l’Église! Malheur à qui blasphème les apôtres! La destinée
* 19 août 1835.
® 6 octobre 1833.
LE PÈRE LACORDAIRE. 771
de l’Église est d’être victorieuse encore : les temps de l’Antéchrist
ne sont pas venus; M. de Lamennais n’arrêtera pas par sa chute ce
mouvement formidable de la vérité : cette chute même y servirai. . »
On m’accuse d’être impitoyable envers lui! Ah! si j’avais jamais
découvert dans le cœur de l’abbc de Lamennais une seule larme
vraie, un seul sentiment d’humilité, quelque chose de touchant que
donne le malheur, je n’aurais pu le voir et y penser sans être
attendri jusqu’au plus vif de mes entrailles. Quand nous étions en-
semble, et que je croyais découvrir en lui de la résignation , des
sentiments dénués d’orgueil et d’emportement, je ne saurais dire
ce qu’il me faisait éprouver. Mais ces moments ont été bien rares ;
et tout ce dont je me souviens porte un cachet d’opiniâtreté et
d’aveuglement qui tarit ma pitié. Je te plains, toi, parce que tu
souffres par la volonté d’un autre, parce que, bien qu’il y ait en toi
beaucoup d’illusions personnelles et des fautes que Dieu t’imputera
un jour, néanmoins tu es victime, victime de ce qu’il y a de bon
dans ton cœur. Mais lui I Enfin, puisque mon ami me rend si peu
de justice, il ne faut l’attendre que de Dieu. C’est lui qui rendra
témoignage de la pureté de mes intentions, qui dira pourquoi j’ai
pris le parti de l’Église contre un homme, qui montrera où fut la
simplicité de la foi, la candeur, une conduite conséquente à elle-
même; qui montrera quel était, entre tous, le véritable ami de
l’abbé de Lamennais et quels conseils auraient élevé sa gloire et sa
vertu plus haut que jamais. Le moment de la justice, j’en ai le pres-
sentiment, viendra plus tôt qu’on ne le pense; mais, s’il ne vient pas
en ce monde, je n’en adresserai pas de reproches à la Providence.
Il me suffit d’avoir accompli mon devoir »
Ce moment ne tarda pas, en effet : trois mois après la date de ces
lignes, M. de Lamennais mit un terme à tous les doutes que pouvaient
encore laisser ses actes et ses protestations si contradictoires, en pu-
bliant les Paroles d'un Croyant. Lacordaire se crut obligé de répondre
à cette démonstration par des Considérations sur le système philoso-
phique de M. de Lamennais, car c’était à ce système qu’il se plaisait à
ramener toutes les erreurs du maître. Je ne sais pourquoi cet écrit
n’eut ni le retentissement ni le succès qu’il méritait si bien, car il
renferme quelques-unes des plus belles pages qui soient sorties de sa
plume ; par exemple, celle que voici et qui le termine :
« La vérité n’est pas un auxiliaire toujours suffisant pour rétablir l’équi-
libre des forces ; autrement jamais l’erreur ne triompherait de la vérité. II
faut donc qu’il y ait dans le monde une puissance qui soutienne les intelli-
* 2 décembre 1833.
® 5 février ISSi.
772
LE PÈRE LAGORDAIRE.
gences faibles contre les intelligences fortes, et qui les délivre de l’oppres-
sion la plus terrible de toutes, celle de l’esprit. Cette puissance, en effet,
est venue à mon secours; ce n’est pas moi qui me suis délivré, c’est elle!
Arrivé à Rome au tombeau des saints apôtres Pierre et Paul, je me suis
agenouillé, j’ai dit à Dieu : « Seigneur, je commence à sentir ma' faiblesse,
« ma vue se couvre; l’erreur et la vérité m’échappent également; ayez pitié
« de votre serviteur qui vient à vous avec un cœur sincère; écoutez la prière
« du pauvre. » Je ne sais ni le jour, ni l’heure, mais j’ai vu ce que je ne voyais
pas, je suis sorti de Rome libre et victorieux. J’ai pris de ma propre expé-
rience que l’Église est la libératrice de l’esprit humain; et comme de la li-
berté de l’intelligence découlent nécessairement toutes les autres, j’ai
aperçu sous leur véritable jour les questions qui divisent le monde d’au-
jourd’hui.
« Oui, le monde cherche la paix et la liberté ; mais il les cherche sur la
route du trouble et de la servitude. L’Église seule en fut la source pour le
genre humain, et seule, dans ses mamelles outragées par ses fils, elle en
conserve le lait intarissable et sacré. Quand les nations seront lasses d’être
parricides, elles retrouveront là le bien qu’elles ne possèdent plus. C’est
pourquoi le prêtre ne se mêlera pas aux querelles sanglantes et stériles de
son siècle; il priera pour le présent et pour l’avenir..., il prédira sans se
lasser aux générations contemporaines qu’il n’y a ni paix ni liberté possible
hors de la vérité... ; il remerciera Dieu de vivre dans un temps où l’ambi-
tion n’est plus même possible; il comprendra que plus les hommes sont
agités, plus la paix qui règne sur le front et dans l’âme du prêtre est une
puissante chose ; que plus les hommes sont dans l’anarchie, plus l’unité de
l’Église est une puissante chose; que plus les hommes sont forts en appa-
rence, plus la faiblesse extérieure de l’Église qui vit de la seule force de
Dieu est une puissante chose; que plus le siècle prophétise la mort du
christianisme, plus le christianisme en sera glorieux un jour, lorsque le
temps, fidèle à l’éternité, aura balayé cette orgueilleuse poussière qui ne se
doute pas que pour être quelque chose dans l’avenir il faut être quelque
chose dans le présent et que rien ne mène à rien. Le prêtre enfin sera ce
qu’est l’Église, désarmé, pacifique, charitable, patient, voyageur qui passe
en faisant le bien, et qui ne s’étonne pas d’être méconnu du temps, puis-
qu’il n’est pas du temps.
« O Rome! c’est ainsi que je t’ai vue. Assise au milieu des orages de l’Eu-
rope, il n’y avait en toi aucun doute de toi-même, aucune lassitude; ton
regard, tourné vers les quatre faces du monde, suivait, avec une R’cidité
sublime, le développement des affaires humaines dans leur liaison ctvec les
affaires divines : seulement la tempête, qui te laissait calme parce que l’es-
prit de Dieu soufflait en toi, te donnait, aux yeux du simple fidèle, moins
accoutumé aux variations des siècles, quelque chose qui rendait son admi-
ration compatissante O Rome ! Dieu le sait, je ne t’ai point méconnue
pour n’avoir pas rencontré des rois prosternés à tes portes ; j’ai baisé ta
poussière avec une joie et un respect indicibles; tu m’es apparue, ce que tu
es véritablement, la bienfaitrice du genre humain dans le passé, l’espé-
rance de son avenir, la seule grande chose aujourd’hui vivante en Europe,
LE PÈRE LACOUÜAIRE. 773
la captive d’une jalousie universelle, la reine du monde O Rome ! un de
tes fds à qui tu as rendu la paix, de retour dans sa patrie, a écrit ce livre.
11 le dépose à tes pieds comme une preuve de sa reconnaissance, il le sou-
met à ton jugement comme une preuve de sa foi. »
Dans tout le cours de ce livre il n’y avait pas une expression inju-
rieuse ou violente contre M. de Lamennais : il semblait même que la
contrainte inaccoutumée que s’imposait le jeune écrivain eût légère-
ment déteint, en certains endroits, sur son style et sur sa pensée.
Il se rencontra néanmoins des écrivains catholiques qui blâmèrent
publiquement ce qu’ils appelaient une agression de Lacordaire contre
son ancien maître; tels furent notre savant et regrettable baron
d’Eckstein et le Père Ventura, qui avait, lui, tant à se reprocher les
encouragements qu’il avait prodigués à M. de Lamennais pendant les
derniers temps de son séjour à Rome. Lacordaire ne se laissa pas dé-
concerter par les critiques. « Maintenant, écrivait-il, j’ai accompli
mon devoir tout entier à l’égard de M. de Lamennais. J’ai dit ce
qu’une expérience personnelle de dix années m'a appris sur l’école
qu’il avait voulu fonder, et, n’eussé-je fait que cela dans ma vie, je
mourrais content. Ma conscience est à l’aise, elle respire enfin;
après une oppression de dix ans, je commence à vivre ^ Quel-
ques-uns au moins me comprennent; ils savent que je ne suis de-
venu ni républicain, ni juste-milieu, ni légitimiste, mais que j’ai fait
un pas vers ce noble caractère du prêtre, supérieur à tous les partis,
quoique compatissant à toutes les misères. Ils savent que le fruit re-
tiré de mon voyage à Rome a été d’adoucir ma pensée, de me tirer
du tourbillon fatal de la politique pour ne plus me mêler que des
choses de Dieu, et par les choses de Dieu au iDonheur lent et futur
des peuples. Ils saveni que je ne me suis séparé d’un homme célèbre
que pour ne pas me jeter plus avant avec lui dans cette politique
quotidienne et malheureuse, et par l’impossibilité où j’étais de l’ame-
ner lui-même sur une ligne où les acclamations de l’Église l’atten-
daient, et où il aurait plus fait pour l’affranchissement de l’humanité
qu’il ne fera jamais sur la route où il est resté*...
« Je ne suis pas un saint, je le sens trop, mais je porte en moi un
amour désintéressé du vrai, et, quoique j’aie cherché à me tirer ho-
norablement de l’abîme où j’étais, jamais une pensée d’ambition
ou d’orgueil n’a été un instant la source de ma conduite en celte
occasion. L’orgueil m’a toujours dit : Reste où tu es, ne change pas,
ne t’expose pas aux reproches de tes anciens amis. La grâce divine
m’a crié plus fort : Foule aux pieds le respect humain, rends gloire
* 3 juin 1834.
^17 avril 1834.
774
LE PÈRE LACORDAIRE.
au Saint-Siège et à Dieu. Ma soumission franche a seule fait mon
habileté. Si’ tout a tourné comme je Favais prévu, je ne l’avais
prévu qu’à force d’oublier mon propre sens. Je ne me réjouis pas
de l’abîme creusé par l’opiniâtreté sous un homme qui a rendu de
grands services à l’Église, j’espère que Dieu l’arrêtera à temps;
mais je me réjouis de ce que le souverain Pontife, père non
pas d’un seul chrétien mais de tous, ait enfin fixé par sa divine au-
torité des questions qui déchiraient mon Église natale en sa fleur,
qui détournaient de la vraie route une foule d’âmes sincèrement
trompées, et dont j’avais senti si longtemps et si amèrement le
charme malheureux. Périsse mon triomphe personnel, s’il y en a
un à quelque degré, et puisse l'Église de France, après cette haute
et mémorable leçon, fleurir dans la paix active de l’unité! Puis-
sions-nous tous nous pardonner les erreurs de notre jeunesse,
et prier ensemble pour celui qui les causa par un excès d’imagi«a-
tion, trop belle pour n ôtre pas pleurèe^ »
Ces prières, hélas! ne furent pas exaucées. Elles sortirent pendant
vingt ans d’une foule de cœurs invinciblement enchaînés à l’espérance,
mais ce fut en vain. Nul gage de réconciliation, nul signe de repentir
n’est venu consoler ceux qui auraient mille fois donné leur vie d’ici-
bas pour la vie de cette âme. Il n’est resté à leur confiance d’autre
asile que l’impénétrable immensité de la miséricorde divine. Du moins,
M. de Lamennais, en s’enfonçant de plus en plus dans l’abîme, n’y
entraîna personne avec lui, absolument personne. C’est, si je ne me
trompe, le seul exemple dans l’histoire du christianisme, d’un homme
qui, ayant en lui toute l’étoffe du plus redoutable hérésiarque, n’a pas
même réussi à détacher du centre de l’unité le moindre des acolytes.
Mais, parmi les âmes sincèrement trompées et profondément trou-
blées par l’empire de ce fatal génie, il y en avait une que Lacordaire
aimait par-dessus toutes, et qui s’obstinait, après toutes les autres,
dans une fidélité désintéressée, moins peut-être à la personne de
l’apôtre déchu qu’à la grande idée qui semblait ensevelie dans sa
chute. Du milieu de ses luttes et de ses contradictions personnelles,
c’était sur cette âme qu’il reportait l’ardeur suprême de son zèle,
la plus pure et la plus violente passion de son cœur. C’ét pour
elle qu’il dépensait, à l’insu du monde entier, les plus riches trésors
de son éloquence : Vadit ad illam quæ perierat^ donec inveniat eam. Que
ne m’est-il donné de tout dire et de citer les lettres nombreuses
qui, pendant près de trois années entières, poursuivirent cette lâche
ingrate! Un jour peut-être, quand tous les témoins et tous les acteurs
de cette lutte auront disparu comme lui, ces lettres tomberont-elles
‘ 2 août 1834.
775
LE PÈRE LACORDAIRE.
ntre des mains qui y puiseront de quoi écrire, dans l’histoire de cette
glorieuse vie, une page qui n’en sera pas la moins touchante. Je
viens de les relire, après tant d’années écoulées, avec une émotion
que nulle parole ne peut rendre. Je ne sais si son génie et sa bonté
ont jamais jeté un plus pur éclat que dans cette lutte obscure
et opiniâtre pour le salut d’une âme aimée. Je m’étais réfugié en Al-
lemagne, où j’étais poursuivi par les appels de M. de Lamennais.
Tout en se croyant encore obligé, comme prêtre, de signer des for-
mulaires, l’infortuné répondait à mes craintes, à mes filiales repré-
sentations, en me félicitant de l’indépendance que je possédais
comme laïque; il m’exhortait à la maintenir à tout prix et m’affir-
mait que l’autorité pontificale irait en s’affaiblissant toujours, et ne
vaudrait bientôt plus celle d’un maître d’école. Mais les mêmes cour-
riers qui m’apportaient ces lettres empoisonnées m’en apportaient
d’autres bien plus nombreuses, où le vrai prêtre, où le véritable ami
rétablissait les droits de la vérité, en me montrant les sommets tou-
jours accessibles de la lumière et de la paix. Il vint même de sa per-
sonne me chercher et me prêcher, auprès du tombeau de sainte Éli-
sabeth. Avant comme après ce trop court voyage, il revenait sans
cesse à la charge avec une inépuisable énergie, avec une indomptable
persévérance. Sacrifié, méconnu, repoussé, il n’en prodiguait pas
moins des avertissements toujours infructueux, des prédictions tou-
jours vérifiées; mais avec quelle raison, quelle spirituelle et tou-
chante éloquence, quel charmant mélange de sévérité et d’humble
affection, quelles salutaires alternatives d’impitoyable franchise et
d’irrésistible douceur ! Non, la plus tendre des Providences n’aurait
pu faire plus ou mieux. Après avoir assis la vérité dans son austère
et inviolable majesté, il la parait de toutes les fleurs de sa poésie,
et, usant tour à tour de la supplication et du raisonnement, il en-
tremêlait à des arguments sans réplique le cri d’un cœur sans pareil
dans son fraternel et infatigable dévouement. Qu’on en juge par cette
page prise entre cent autres du même ton ;
« L’Église ne te dit pas : Vois. Ce pouvoir ne lui appartient pas.
Elle te dit : Crois. Elle te dit, à vingt-trois ans, attaché que tu es à
certaines pensées, ce qu’elle te disait à ta première communion :
Reçois le Dieu caché et incompréhensible ; abaisse ta raison devant
colle de Dieu et devant l’Église qui est son organe. Eh ! pourquoi
l’Église nous a-t-elle été donnée, sinon pour nous ramener à la vé-
rité, quand nous prenons l’erreur pour elle?... Tu t’étonnes de ce
que le Saint-Père exige de M. de Lamennais... Certes, il est plus dur
de se soumettre quand on s’est prononcé devant les hommes que
lorsque tout se passe entre le cœur et Dieu. C’est là l’épreuve parti-
culière réservée aux grands talents. Les plus grands hommes de
P Ci;-
^■%'i
m
l’Église ont eu à briser leur \ie en deux, et, dans un ordre intérieur,
toute conversion n’est que cela... — Écoute cette voix trop dé-
daignée, car qui t’avertira, si ce n’est moi? qui t’aimera assez pour
te traiter sans pitié? qui mettra le feu dans tes plaies, si ce n’est
celui qui les baise avec tant d’amour, et qui voudrait en sucer le
poison au péril de sa vie? »
Je n’étais pas rebelle, comme on pourrait le croire, d’après ces
ardentes remontrances. Je n’étaisjqu’hésitant et troublé. Pendant que
je résistais opiniâtrément aux pressantes sollicitations.de Lacordaire,
j’invoquais auprès de Lamennais la fidélité de mon dévouement, le
plus obstiné de tous ceux qu’il avait suscités, pour obtenir de lui la
patience et le silence. Mais j’en voulais à mon ami d’avoir suivi une
autre voie, plus publique et plus décisive. Je lui reprochais téméraire-
ment l’oubli apparent des convictions libérales, dont le souffle nous
avait tous deux enflammés. Quand je cédai, enfin, ce ne fut que len-
tement, comme à regret, et non sans avoir Tiavré ce cœur généreux.
Cette lutte avait trop duré. J’en parle avec confusion, avec remords,
car je ne lui rendis pas alors toute la justice qu’il méritait. J’expie
cette faute en l’avouant, et je fais de cet aveu un hommage à la grande
âme qui a maintenant trouvé le Juge qu’elle invoquait avec une si lé-
gitime confiance. C’est ainsi que j’ai pu plonger dans les derniers re-
plis de cette âme un regard d’abord distrait et irrité, mais depuis et
aujourd’hui baigné des larmes d’une reconnaissance immortelle. C’est
d’elle que j’ai appris à comprendre et à vénérer le seul pouvoir de-
vant lequel on grandit en s’inclinant. Captif de l’erreur et de l’orgueil,
j’ai été racheté par celui qui atteignit alors l’idéal du prêtre, tel qu’il
l'a lui-même défini : Fort comme le diamant, et plus tendre qu’une
mère.
Ch. de Montalembert.
La suite à la prochaine livraison.
ERRATA.
Bans Tarlicle de M. le comte de Montalembert sur les Beaux-Arts et Voyages de Le-
normant :
Page 543, ligne 29, au lieu de : ce si unis parla foi et la pratique, » lisez : « par la
politique» »
Page 546, ligne 2, au lieu de « 1821, » lisez : « 1833 et 1842. »
Vun des Gérants : CHARLES DOUlNIOL.
PARIS.
IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D ERFÜRTH , 1.
I ABJ.E A W AL Y HOUE
ET Al,l>HAHÉTÏQUE
niî TOME CINQTJANTE-QTJATRIEME
(dtx-huitième de la nouvelle série*)
INota. — Les noms en capitales grasses sont ceux des collal3orateurs du IL'cueil dont les travaux ont paru
dans ce volume ; les autres, ceux des auteurs ou des objets dont il est question dans les articles.
Arréviations : — C. B., compte rendu; Art., article.
Abd-ei -Kader, 34. F. Afrique.
Abdul-Azis, 345. F. Turquie.
Aholilion (L’) de V esclavagCy par M. Au-
gustin Cochin. Art. deM. H. Wallon. 451 .
About (Edmond), 607. F. Théâtre.
Afrique. La nouvelle Eglise d’Afrique. Art.
de M. l’abbé Marty, 34.
Alexandre (L’empereur), 439.
Algérie, 34.
Amérique. Les fondateurs de l’union amé-
ricaine et la crise actuelle. Art. de M. II.
Moreau, 315.
AMÉRO. ( Justin ). La Charité libre en An-
gleterre et la charité publique, 510.
Angleterre. Le Rationalisme en Angleterre.
91. — La Charité libre en Angleterre et
la charité publique, 510.
Apologistes (Les) des Turcs et du Coran.
Art. de M. Baptistin Poujoulat. 545.
Arndt (Ernest-Maurice), 419 et suiv.
Art (Do F) chrétien^ par M. Rio. Art. de
M. Albert du Boys, 76.
Art (L’) de converser et d'écrire chez la
femme. C. R., 696.
Barthélemy (Ed. de), 475. F. Montpensier.
Bassanville (Comtesse de). 555. F. Naples.
Baüvoy (L’abbé), 38.
Beaux-arts et voyages, précédé d’une in-
troduction par M. Guizot, par Ch. Le-
normant. Art. de M. le comte de Mon-
talembert.
Belgique. — La discussion de l’adresse à la
chambre des représentants, 749.
BESL.AY (François). La spéculation à pro-
pos des derniers procès financiers. 219.
Beym (le conseiller), 425.
Bourbon. — Histoire des ducs de Bourbon
et des comtes de Forez, par Jean-Marie
de la Mure, publiée pour la première
fois d’après un manuscrit de la biblio-
thèque de Montbrison, portant la date
de 1675, 356.
BOURDON (Mathilde). Confession, nou-
velle, 498.
BouRMONT(Le maréchal de), 34 et suiv.
^ Cette table et la suivante doivent se joindre au numéro de décembre 1861.
Décembre 1861 .
51
778
TABLK ANALYTrQUii
BOYS (Albert du), d<» l'Arl dirélien, 76.
BROGLiIE (Le prince Albert de). La souve-
raineté pontificale et la liberté, 181. —
Mémoires d’un homme .du monde. C. H.,
l‘29
BaocLiK (La princesse Albert de), 725. V.
Vertus.
BauMAULT (le P.), 34 et suiv.
Brunelleschi, 76 et suiv.
Bugeaud (Le général), 34 et suiv.
Caballero (Fernan), 698. V. Dettes et La-
grimas.
Callot (Jacques), son génie et ses œuvres.
Art. de M. Victor Fournel, 400.
— Recherches sur la vie et les ouvrages de
Jacques Callot, par M. Méaume, 400.
GAXiNË (Le comte L. de) . Le décret du 24
novembre 1860 et la lettre impériale du
14 novembre 1861, 377.
Catherine If ou la Russie au dix-huitième
siècle, par MM. Molé - Gentilhomme et
Saint-Gerinain-Leduc. C. R., 702.
Charité (La) libre en Angleterre et la charité
publique. Art. de M. Justin Améro, 510.
Ch-ateaübriand et la critique, par M. L. de
Loménie. l®''art., 151. — 2"® art., 286.
Christenthum und Kirche in der Zeit
der Grundlegung, von Doellinger. C. R.
360.
GOGHIN (Augustin). Les Principes de 1 789
et la Doctrine catholique. G. R., 163. —
Les Soirées canadiennes. C. R., 167. —
L'Église et la Société chrétienne en 1861 ,
C. R., 537. — 451. F. Abolition. — Lettres
de madame Swetchirie. C. R., 558. —
Les vertus chrétiennes expliquées par des
récits tirés de la vie des saints, C. R.,
723.
Coniession, nouvelle, par madame Mathilde
Bourdon, 498.
Couronnes (Les) sanglantes, par M. Léouzon-
Leduc. C. R., 699.
Cruice (Mgr), évêque de Marseille, 105, ci-
tation.
Décret (JLe) du 24 novembre 1861 et la lettre
impériale du 14 novembre 1861. Art. de
M. L. de Carné, 377.
Dettes (Les) acquittées, par Fernan Cabal-
lero, C. R , 698.
Doellinger, 360. F. Christenthum.
DOUHAIRE (P.). Étude sur la philosophie
de Phistoire pendant les quinze premiers
siècles des temps modernes. — Étude
sur le développement artistique et litté-
raire de la société moderne pendant les
qninze premiers siècles de Père chré-
tienne. C. R., 550. — Le règne de Dieu
dans la grandeur, la mission ou la chute
des empires, ou les vertus ont fondé les
empires pour le Christ et la civilisation, et
les vices les ont détruits. C. R., 353.—
Précis de Phistoire politique et religieuse
de la France. C. R., 354 — Voyage à Pé-
kin.C. R., 551. — Voyage à Naples. C. R.,
555. — Histoire de la Terreur, tome î®^
C. R., 556. — Histoire de la Grèce contem-
poraine.C. R., 695. — L’art de converser
et d’écrire chez la femme. C. R., 696. —
L’éducation des jeunes filles sous Pin-
fluencede la foi. G. R., 696.— Les Dettes
acquittées, Lagrimas. C. R., 698. — Les
Couronnes sanglantes. G. R., 699. — Ca-
therine II ou la Russie au dix-huitième
siècle. C. R., 702. — Pologne et Ruthénie
C. R., 703. — Histoire d’Eudoxie Feo-
dorovna, première femme de Pierre le
Grand, C. R., 706. — Mémoires du mar-
quis de Pomponne. C. R., 706.
Düccto, 76 et suiv.
Dupuch (Mgr), évêque d’Alger, 54 et suiv.
Düruy, 693. F. Grèce.
Éducation {U) des jeunes filles sous l'in-
fluence de la foi, par madame de G. R.
C. R., 696.
Église {V) et laSociété chrétienne en 1861 ,
par M. Guizot. C. R., 337.
Église (La nouvelle) d’Afrique, 34. Art. de
M. Marty.
Émancipation (L’) et l’esclavage. Art. de
M. H. Wallon, 451 .
Essays and Review s, 91 .
Étude sur la philosophie de V histoire pen-
dant les quinze premiers siècles des
temps modernes.
Étude sur le développement artistique et
littéraire de la Société moderne pendant
les quinze prem iers siècles de T ère chré-
tienne, par M. de Sarcus. C. R., 3r .
Événements du mois.
Septembre. Les discours académiques. — Le
discours de Mgr de Nîmes au comice hor-
ticole.— Les discours et les adresses des
conseils généraux. — Une élection dans le
département de la Vaucluse. — La Revue
Européenne, le Constitutionnel et M. le
comte de Montalembert. — La question
romaine, le Constitutionnel, . Forcade,
de la Revue des Deux-Mondes, 171.
779
DU TOME CINQUANTE-QUATRIÈME.
Octobre. — La bi ocliure du P. Passaglia sui*
la question italienne. — Le Moniteur des
communes. — Circulaire de M. de Per-
signy contre la société de Saint-Vincent
de Paul. — Ce qu’est cette société. — Atti-
tude de la presse à ce sujet, 565.
Novembre. — La lettre impériale du 14 et
le Mémoire de M. Fould. — Les virements.
— Réponses à la circulaire de M. de Per-
signy : Mgr de Nîmes, Mgr d’Orléans. —
La société de Saint-Vincent de Paul et les
journaux. — Extérieur : Liban, Mada-
gascar, Mexique, Cochinchine, Chine. —
Lettre de l’abbé Delarnare. — Le R. P. La-
cordaire, 560.
Décembre. — La question américaine :
l’intérêt de la France et l’intérêt de l An-
gleterre. — Arrestation de MM. Mason et
Slidell. — Lettre de M. G. Summer. — Le
Temps — Le Journal des Débats etM. Agé-
nor de Gasparin. — M. Briglit. — Conclu-
sion. — Question italienne : le projet
Ricasoli. — Déportation deM. Bialobreski,
administrateur du diocèse de Varsovie.
— Arrestation de Joseph Karam. — Mort
du prince Albert. — Les agents de change
et les tourniquets. — La Revue européenne
— le Constitutionnel y V Opinion natio-
nale et la révocation de M. de Laprade.
— Scission entre la rédaction et la direc-
tion de Y Ami de la Religion. — Un mot cé-
lèbre à ce sujet. — La société de Saint-V in-
cent de Paul. — Mgr d’Arras. — Mgr d’Or-
léans.— Lettres et discours de Frédéric
Ozanam sur la société de Saint-Vincent
de Paul. — Le baron d’Ekstein, 754.
Fx\LLoux(Le comte A de), 558. F. Swetchine.
F eodorovna . Histoire d^Eudoxie Feodorovna
première épouse de Pierre le Grande
par le prince A. Galitzin, 706.
Finances (Les) de la France, par M. H. Mo-
reau, art., 660.
Financiers (Les derniers procès), 219.
Fondateurs (Les) de l’union américaine et
la crise actuelle. Art. deM. IL Moreau,
515.
Forez, 556. V. Bourbon.
FOUKNEL. (Victor). Jacques Cahot, son
génie et ses œuvres, 400.
France. — La Spéculation à propos des der-
niers procès financiers, 219. — Le décret
du 24 novembre 1860 et la lettre impé-
riale du 14 novembre 1861, 577. — Les
finances de la France, 660.
Galitzin (Le pi ince A.). 706. V. Feodoioviia.
Gejntz, 457.
Ghibeutï, 76 et suiv.
Giotto, 76 et suiv.
Godwin, 91 et suiv.
Goldberg (De), 456.
Goya, 400. F. Cahot.
Gr.ÊCE- Histoire de la Grèce ancienne, par
Diiruy. G. R., 695.
GRÉGOIRE (Ernest). Christenthum und
Kirche in der Zeit der Grundlegung.
C. R., 560.
Guizot, 515, 557. F. Église.
Uardenberg (De), 457.
IIaugwitz (Lecomte de), 426.
HAULLEVILEE (Léopold de). Le baron de
Stein. art., 419.
Hogarth, 400. F. Cahot.
Intimes {Nos), 595. Art. deM. de Pontmai-
tin
Jefferson (Thomas), 515 F. Washington.
JuLiA Cæsarea, 46.
Kéroülée (G. de), 551. F- Pékin.
Lacordaire (Le P.), par M. le comte de Moii-
talembert, art., 746.
Lagrimas, par FernanCaballero. G. R., 698.
Lamennais (L’aVjbé de), 746 et suiv.
Langlois, 219 et suiv.
LAPRADE (Victor de). Du sentiment de la
nature dans la poésie du moyen âge, 5.
— Les Muses d’État, poésie, 527. — Le
naturalisme de la Renaissance, 571 .
Latour du Moulin, 587. Citation.
Lavergne (Léonce de), 591. Citation.
Lenormant (Charles), 540. F. Beaux-arts.
Léouzon-Leduc, 699. F. Couronnes.
Leroy (L’abbé), 555. F. Règne.
Littérature. Du sentiment de la nature
dans la poésie du moyen âge, 5. — Cha-
teaubriand et la critique, P*^ art, 151.
II“® art., 286. --Mademoiselle de Mont-
pensier et les précieuses, 475. — Le na-
turalisme de la Renaissance, 571. — Le
théâtre en 1861, 595.
Livet ( Ch. ), 475. F. Précieux et pré-
cieuses.
Lombard. (Le conseiller), 425.
L.03IÉNIE (Louis de). Chateaubriand et
la critique, P' art, 151 ; II“® art, 286.
Marcey (Madame de), 168. F. Vie de fa-
mille.
MARTY (L’abbé). La nouvelle Église d’A-
frique, 54.
Mavidal, 70C. F. Pomponne.
780
TABLE ANALYTIQUE
Méaumk (Ëd.), 400. V. Callot.
MEAUX (C. de) . Histoire des ducs de Bour-
bon et des comtes de Forez, C. R, 556.
MEIGNAN (Fabbé). Le rationalisme en
Angleterre, lY™® et dernier art., 91.
Mémoires d'un homme du monde, par
A. Rondelet. C. R., 729.
Mirés (J.), 219. F. Spéculation.
Molé-Ge]ntiliiomme, 702. V. Catherine II.
MONTALEMBERT (Ch. de). Beaux-arts et
Aloyages. C. R., 540. — Le P. Lacordaire,
POUJOULAT (Baptislin). Les Apologistes
des Turcs et du Coran, 545.
Précieux et pré cieuses , caractères et mœurs
littéraires du dix-huitième siècle, par
Ch. Livet. Art. de M. deMouy, 475.
Précis de Vhistoire j^oliticjue et religieuse
Za France, par Fabbé Mury, C. R., 551.
Prmcipes (Les) de 1789 et la doctrine ca-
tholique, par un professeur de grand
séminaire. C. R., 168.
Procès (Les derniers) financiers., 219.
• art., 746.
Montera, 54 et suiv.
Montpensier (Mademoiselle de) et les pré-
cieuses. Art de M. de Mouy, 475.
— Galerie en portraits de mademoiselle
de Montpensier, nouvelle édition, par
Ed. de Barthélemy, 475.
MOREAU (Henry). Les fondateurs de Fu-
nion américaine et la crise actuelle,
515. — Les finances de la France, 611 .
Mortimer-Ternaux, 556. V. Terreur.
MOUY (Ch. de). Mademoiselle de Montpen-
sier et les précieuses, 475.
Mure (Jean-Marie de la), 556. V. Bourbon.
Mury (L’abbé), 554. F. Précis.
Muses (Les) d’État, poésie, 527.
Musset (xVlfred de), 609.
Naples. Un Voyage à Naples, par madame
la comtesse de Bassan ville. C. R., 555.
Naturalisme (Le) de la Renaissance. Art. de
M. de Laprade, 571
Nouvelles. La Statue d’Apollon, par C. Vi-
gnon, 246. — Confession, par M. Bour-
don, 498. — Un Homme à marier, par
C. Vignon, 655.
Origine (De F) du langage, par Ernest Re-
nan. Art. de M. Schœbel, 708.
Pavy (Mgr), évêque d’Alger, 54 et suiv.
Pékin. — U7i voyage à Pékin, par G. de-
Kéroulée. C. R., 551.
PERREYVE (L’abbé Henri). De la Vie de fa-
mille. C. R., 168.
Philologie (La) comparée. Art. de M. Schœ-
bel, 708.
Poésie. Les Muses d’État, par V. de La-
prade, 517.— Chantde la Vo\ogne{Boze
cos polske), par Jean Reboul, 587.
Pologne et Buthénie, G. R., 705.
Pomponne. Mémoires du marquis de Pom-
ponne, publiés par M. Mavidal. C. R.,
706.
PONTMARTIN (Le comte A. de).M. Vic-
torien Sardou et le théâtre en 1861,595.
Question romaine. La souveraineté pontifi-
cale et la liberté, par le prince A. de
Broglie, 181.
Rambouillet (L'hôtel), 475.
Rationalisme (Le) en Angleterre, par M.
fabbé Meignan, IV™® art., 91.
REBOUL (Jean). Chantde la Pologne, poé-
sie, 557.
Règrje (Le) de Dieu dans la grandeur, la
mission et la chute des empires, ou les
ver Lus ont fondé les empires pour le
Christ et la civilisation et les vices les ont
détruits, par Fabbé Leroy. C. R., 555.
Renan (Ernest), 708. F. Origine du lan-
gage.
Rio, 76. F. Art. chrétien.
Rondelet (A.), 729. F. Mémoires.
Sainte-Beuve, 151, 286. F. Chateaubriand.
Sarcus (De), 550. F. Étude.
Sardou. M. Victorien Sardou et le théâtre
en 1861. Art. de M. de Pontmartin,
595.
SCHŒBEL (Ch.). La philologie comparée,
708.
Sentiment (Du) de la nature dans la poésie
du moyen âge. Art. deM. de Laprade, 5.
SÉviGNÉ (Madame de), 494.
Soirées (Les) canadiennes, C. R., 167.
Souveraineté (La) pontificale et la hberté.
Art. de M. le prince A. de Broglie, 181 .
Spéculation (La) à propos des derniers pro-
cès financiers. Art. de M. Beslay, 2;19.
Staël (Madame de), 419 et suiv.
Statue (la) d’Apollon, nouvelle, par C. Vi-
gnon, 246.
Stein (Le baron de). Art. deM. L. dellaul-
leville, 419.
SucHET (L’abbé de), 54 et suiv.
SwETCHiNE. Lettres de madame Swetchine,
publiées par le comte A. de Falloux, 558 .
Terreur [Histoire de la)^ par M. Mortimer—
Ternaux. C, B., 556 >
781
DU TOxME CINQUANTE-QUATRIÈME.
Théâtre. M. Victorien Sardou et le lliéàlre
en 1861, 595.
Turquie. Les apologistes des Turcs et du
Coran. Art. de M. B. Poujoulal, 545.
Valée (Le maréchal), 51 et suiv.
Vaîmjni (Andréa), 76 et suiv.
Vertus (Les) chrétiennes expliquées par des
récits tirés de la vie des saints, par feu
madame la princesse Albert de Bi oglie.
C. R., 725.
Vie ( De la ) de famille et des moyens d\j
revenir, par madame de Marcev, C. R.,
168.
VIGNOT (Claude). La Statue d’Apollon,
nouvelle, 246. — Un Homme à marier,
nouvelle, 655.
I WALî^ON (H.). L’émancipation et Tescla-
vage, 451 .
Washington. Vies de Washington et de Tho-
mas Jefferson, par M. Cornélis de Witt,
précédées d’une Étude sur Washington,
par M. Guizot. Art de M. Moreau, 515.
Wilson, 91 et suiv.
WiTT (Gornélis de), 515. V, Washington.
FIN UE LA TAULE ANALYTIQUE DU TUiVlE CINQUAN J E-QU ATRlÈ.ME.
TABLE
DU TOME DIX-HUITIÈME DE LA NOUVELLE SÉRIE
(CINQUANTE—QUATUIÈME DE LA COLLECTION.)
SEPTEMBRE.
Du Sentiment de la nature dans la poésie du moyen âge, par M. V. de La-
PRADE, de l’Académie française 5
La nouvelle Église d’Afrique, par M. l’abbé Marty 54
De l’Art chrétien, par M. Albert du Boys 76
Le Rationalisme en Angleterre ( suite et fin ), par M. l’abbé Meignan .... 91
Chateaubriand et la critique, par M. L. de Loménte 131
Bibliographie :
Les Principes de 1789, d’un professeur de séminaire; les Soirées cana-
diennes, par M. Augustin Cochin 165
De la Vie de famille et des moyens d’y revenir, de madame de Marcey,
par M. l’abbé Henri Perreyve 168
Les Événements du mois 171
OCTOBRE.
La Souveraineté pontificale et la liberté, par M. Albert deBroglie 181
La Spéculation, à propos des derniers procès financiers, par M. F. Beslay. . 219
La Statue d’Apollon, — Nouvelle, par M. Claude Vignon 246
Chateaubriand et la critique (2® art.), par M. L. de Loménie. . 286
LesFondateurs de l’union américaine, et la crise actuelle, par M. Henry Moreau. 315
Mélanges. — L’Église et la Société française en 1861, de M. Guizot, par M. Au-
gustin CocHiN 557
Les Apologistes des Turcs et du Coran, par M. B. Poujoulat 545
Bibliographie :
Philosophie de Phistoire, de M. F. de Sarcus 550
Le règne de Dieu dans Phistoire, de M. Leroy 553
Précis de Phistoire de France, de l’abbé Mury. par M. P. Doühaire. , 554
Histoire des ducs de Bourbon et des comtes de P’orez, de M. Jean-
Marie de la Mure, par M. de Meaux 556
Christenthnm und Kirche in der Zeit der Gruiidlegung, de M. Doellin-
ger, par M. Ernest Grégoire 560
TiCs Événements du mois. — La brochure de M. l’abbé Passaglia. — La circulaire
de M, de Persigny, relative à la Société de Saint-Vincent de Paul. . 365
18i
TABLE DES MATIÈRES
, NOVEMBRE.
Le Décret de novembre I 800 et la lettre de novembre 1861, par M. le comte
DE Carné 577
Jacques Callot, par M. Victor Fournel 40O
Le Baron de Stein, par M. de IIaulleville 41 8
L’Émancipation et l’Esclavage, par M. II. Wallon. 451
Mademoiselle de Montpensier et les Précieuses, par M. Cn. de Mouy 475
Confession, — Nouvelle, p ïr madame Bourdon 498
La Charité libre et la Charité publique en Angleterre, par M. Justin Améro. . . 510
Les Muses d’État. — Poésie, par M. V. de Laprade, de l’Académie française. . . 527
Chant de la Pologne (Bozé cos Polske). — Poésie, par M. J. Reboul 537
Mélanges. — Beaux-Arts et Voyages, de M. Ch. Lenormant, par M. le comte
DE Montalembert de l’Académie française 540
Revue critique. — Ouvrages de M. de Kéroulée; de madame de Bassanville ; de
M. Mortimer-Ternaux ; de madame Swetchine, par M. P. Douhaire. . . . 550
Les Événements du mois 560
• DÉCEMBRE.
Le Naturalisme de la Renaissance, par M. V. de Laprade, de F Académie franç. 571
Le Théâtre en 1861, par M. A. de Pontmartin 595
Les Finances de la France, par M. Henry Moreau 611
Un Homme à marier. — Nouvelle, par M. Claude Vignon 655
Revue critique. — Ouvrages de MM. Duruy; Molé-Gentilhomme ; Léouzon-Le-
duc; Fernan Caballero; du marquis de Pomponne; du prince Galitzin, etc.,
par M. P. Douhaire 695
Mélanges. — La Philologie comparée; M. Renan, par M. Schoebel 708
Discussion de l’Adresse à la Chambre des représentants en Belgique , . 719
Bibliographie :
Les Vertus chrétiennes, de feu madame la princesse de Broglie, par M. Au-
gustin COGHIN. . 725
Mémoires d’un homme du monde, de M. Antonin Rondelet, par M. A. de
Broglie 729
Les Événements du mois 754
Le Père Lacordaire, par M. le comte de Montalembert, de l’Académie franç. . 746
fin de la table des matières.
PARIS. IMP. SIMON RAÇON ET COMP., 1, RUE D ERFURTU.
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