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Full text of "Le Correspondant : revue mensuelle : religion, philosophie, politique, science, littérature, beaux-arts (Tome cinquante-quatrième de la collection. Nouvelle série : Tome dix-huitième)"

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CORRESPONDANT 


LE 


RECUEIL  PÉRIODIQUE 


RELIGION  — PHILOSOPHIE  — POLITIQUE 
— SCIENCES  — 
LITTERATURE  — BEAUX-ARTS 


TOME  CINQUANTE-QUATRIÈME 

DE  LA  COLLECTION. 

HîOUVEIil-E  I§»ÉR1E  — VOÜIE  II  àîItBE 


PARIS 

CHARLES  DOUNIOL,  LIBRAIRE-ÉDITEUR 

29,  RUE  DE  TOUllNON,  29. 


i 801 


LE 


CORRESPONDANT 


SENTIMENT  DE  LA  NATURE 

J 

DANS 

\A  POÉSIE  DU  MOYEN  AGE 


i 

Dans  l’Europe  du  moyen  âge,  il  n’existe  pas  encore  de  nationalités 
littéraires  ; on  ne  distingue  pas  de  génie  français,  anglais,  germani- 
que : il  y a l’art  et  le  génie  chrétiens.  La  philosophie,  la  science,  la 
politique,  sont  écrites  par  l’Église  dans  sa  langue  universelle,  la  langue 
latine.  La  grande  œuvre  de  ce  temps,  l’architecture,  s’exprime  aussi, 
à travers  tout  le  monde  chrétien,  dans  une  langue  universelle  dont 
les  dialectes  varient,  sans  doute,  suivant  les  climats  et  les  races,  mais 
qui  repose  sur  une  syntaxe  commune,  car  elle  répond  à la  même 
pensée.  La  poésie,  qui  doit  se  scinder  plus  tard  en  zones  si  profondé- 
ment diverses,  forme  encore  un  seul  immense  jardin  où  les  peuples 
différents  cueillent  des  fruits  semblables.  Le  Midi  et  le  Nord  n’y  sont 
pas  encore  nettement  séparés  ; la  poésie  religieuse  est  féodale,  cheva- 

Septembre  1861.  1 


i 


r,  DU  SEîsTlMEÎNT  DE  LA  NATURE 

leresque,  avant  d'être  allemande  ou  gauloise.  Mais,  comme  dans 
l’architecture,  comme  dans  l’ensemlile  du  mouvement  des  esprits, 
l’initiative  dans  la  poésie  du  moyen  âge  appartient  à la  France.  Il  est 
aujourd’hui  démontré  que  l’honneur  nous  revient  de  l’architecture 
ogivale,  comme  celui  des  croisades  et  des  épopées  chevaleresques. 
C’est  dans  les  divers  cycles  des  poèmes  français,  c’est  chez  les  trouba- 
dours provençaux,  que  vient  puiser  toute  l’Europe.  L’épopée  chrétienne 
allemande  nous  emprunte  le  mythe  du  saint  Graal,  nos  légendes  bre- 
tonnes, les  héros  de  la  cour  d’Arthur.  Elle  reçoit  de  nous  seuls  l’his- 
toire poétique  de  Charlemagne  et  de  la  fondation  du  saint  empire 
germanique.  Wolfram  d’Esclienbach  imite  et  traduit  parfois  nos  poètes 
aquitains  et  champenois,  nos  conteurs  normands  et  armoricains.  Pé- 
trarque efface  les  troubadours,  mais  il  ne  fait  que  transformer  leur 
poésie.  Dante,  avant  de  créer  l’italien  moderne,  est  sur  le  point  d’a- 
dopter, comme  plus  digne  delà  haute  poésie,  notre  langue  provençale. 
En  pleine  Renaissance,  l’Arioste  et  le  Tasse  vivent  des  souvenirs  de 
nos  romans  de  chevalerie. 

La  France  est  donc  le  centre  de  toute  étude  générale  sur  l’art 
et  la  poésie  du  moyen  âge.  Sous  le  rapport  même  du  sentiment 
de  la  nature,  si  rare  aux  grands  siècles  de  la  littérature  nationale,  le 
reste  de  l’Europe  du  moyen  âge  n’offre  rien  qui  diffère  essentiellement 
du  génie  français.  Depuis  que  les  langues  allemande  et  française  sont 
parvenues  à leur  maturité  et  que  les  deux  génies  se  sont  dessinés 
nettement,  en  est-il  au  monde  de  plus  profondément  dissemblables 
par  la  façon  de  représenter  et  de  sentir  le  monde  extérieur?  Voyez, 
cependant,  combien  peu  ces  esprits  diffèrent  à l’époque  de  leur  com- 
mune jeunesse,  au  sein  de  l’unité  religieuse.  Entre  les  cathédrales  de 
Strasbourg  et  celle  de  Paris,  entre  Wolfram  d’Eschenbach  et  Chrétien 
deTroyes,  est-il  possible  de  découvrir  le  germe  de  ces  oppositions  si 
tranchées  qui  signaleront  plus  tard  aux  deux  pôles  contraires  Part  de 
Corneille  et  celui  de  Goethe?  Jusqu’au  moment  de  la  Renaissance,  les 
formes  du  sentiment  de  la  nature  ne  varient  guère  chez  les  divers 
peuples  de  l’Europe.  Tous  les  poètes  aperçoivent  le  monde  sous  la 
môme  impérieuse  lumière,  le  christianisme. 


11 

L’architecture  est  l’œuvre  par  excellence  du  moyen  âge  ; c’est  l’art 
de  toutes  les  époques  religieuses;  c’est  par  lui  que  se  manifestent  le 
plus  clairement  la  physionomie  des  sociétés  et  leurs  opinions  sur  les 
choses  divines.  Chez  tous  les  peuples,  le  temple  est  comme  un  abrégé 


DANS  LA  POÉSIE  DU  MOYEN  AGE. 


7 


<le  la  création,  et  chacun  le  construit  selon  l’idée  qu’il  se  forme  du 
plan  de  l’univers  et  de  la  destinée  de  l’homme.  Dans  les  religions  an- 
tiques, sous  l’empire  des  divers  panthéismes  de  l’Orient,  l’architec- 
ture religieuse  est  directement  issue  de  tel  ou  tel  mode  du  sentiment 
de  la  nature.  C’est  d’après  ses  notions  particulières  du  Dieu-monde 
que  chaque  sacerdoce  règle  alors  la  construction  de  ses  sanctuaires. 
La  représentation  de  l’invisible  n’est,  dans  ces  monuments,  que  l’idée 
accessoire;  Vàme  des  choses,  le  monde  intérieur,  ne  s’y  trouve  ex- 
primé que  secondairement,  et  par  suite  de  la  liaison  nécessaire  de 
toute  forme  à un  esprit,  de  toute  image  à une  idée.  L’art  oriental  ne 
connaît  Dieu  qu’à  travers  la  nature,  et  se  laisse  imposer  par  elle  toutes 
les  figures  dont  il  revêt  ses  conceptions  de  l’Être  infini. 

Avec  les  religions  purement  humaines  de  la  Grèce  et  de  Rome  ap- 
paraît, dans  l’architecture,  un  idéal  de  beauté  abstraite  et  rationnelle, 
la  beauté  de  l’évidence  après  celle  du  mystère,  un  idéal  de  perfection 
dans  le  fini,  succédant  à la  sublime  imperfection  qui  s’essayait  à rendre 
l’immensité  delà  nature,  et  précédant  celle  qui  devait  exprimer  l’in- 
finité du  Dieu  pur  esprit.  Autant  [qu’il  est  possible  à l’homme  de 
s’abstraire  de  toute  impression  de  l’univers  dans  les  arts  plastiques, 
le  génie  grec  s’en  est  séparé  dans  son  architecture.  Les  dernières  tra- 
ces du  naturalisme  oriental  ont  disparu  ; si  le  tronc  de  la  colonne  et 
le  feuillage  du  chapiteau  nous  rappellent  quelques-unes  desgi’acieuses 
images  de  la  vie  végétative,  l’ensemble  du  monument  est  évidemment 
inspiré  de  la  raison  géométrique.  L’architecte  s’est  affranchi  de  tout 
mystérieux  symbolisme,  le  culte  qu’il  desser  t est  celui  de  la  beauté 
pure,  telle  qu’elle  se  pose  dans  la  raison  sous  la  seule  loi  des  mathé- 
matiques éternelles. 

Quand  le  christianisme,  épurant  et  agrandissant  i’idée  de  l’Homme- 
Dieu,  a pleinement  spiritualisé  la  pensée  religieuse  et  substitué  l’in- 
visible créateur  à l’idée  du  Dieu-monde  comme  principe  de  toutes  les 
■existences  et  comme  type  de  l’ànie  humaine,  il  semble  que  l’archi- 
tecture destinée  à exprimer  une  notion  de  la  divinité  si  dégagée  de 
tout  mélange  avec  les  phénomènes  de  l’univers  doit  atteindre  un  de- 
gré d’abstraction  supérieur  encore  à celui  de  l’art  grec  ; que  toute 
trace  de  naturalisme  y va  disparaître,  et  que  la  souveraine  géométrie 
va  fournir  le  seul  symbolisme  compatible  avec  ce  culte  de  l’invisible. 
Et  cependant  le  symbolisme  deviendra  l’essence  môme  des  construc- 
tions chrétiennes  ; bien  plus,  la  nature  fournira  sa  large  part  d’élé- 
nients  représentatifs  à ces  temples  d’un  Dieu  séparé  d’elle  par  l’infini, 
à ces  sanctuaires  d’une  religion  qui  la  charge  de  ses  anathèmes.  Sur 
tous  les  points  à la  fois  le  symbolisme  s’impose  à l’architecture  avec 
l’inspiration  catholique,  par  la  nature,  par  l’iiistoire,  par  les  nouveaux 
besoins  de  Lame. 


8 


DU  SENTIMENT  DE  LA  NATURE 


La  foi  nouvelle  n’atteste  pas  seulement  le  Dieu  pur  esprit,  elle  atteste 
aussi  le  Dieu  fait  homme,  un  Dieu  qui  sortit  un  jour  de  son  éternité 
pour  entrer  dans  le  temps,  un  Dieu  dont  l’existence  terrestre  a ses 
épisodes  comme  toute  vie,  un  Dieu  qui  naît  dans  une  étable  et  qui 
meurt  sur  un  gibet,  et  dont  l’bistoire  commande  nécessairement  à 
l’art  et  au  culte  une  grande  partie  de  leurs  formes.  Le  temple  repro- 
duira la  figure  de  la  croix;  il  devra,  dans  ses  proportions  calculées 
pour  un  effet  d’immensité  de  mystère  et  d’élancement,  satisfaire  à ce 
besoin  d’infini,  d’aspiration  vers  l’invisible,  d’ineffables  tristesses  et 
d’ineffables  espérances  par  qui  l’ame  humaine  est  devenue  l’ame  chré- 
tienne. 


111 

Nous  n’avons  pas  à étudier  ici  dans  l’art  chrétien  ce  qui  relève  de 
la  métaphysique  et  de  l’histoire,  mais  cette  part  du  symbolisme  qui 
dérive  du  sentiment  de  la  nature.  Comment,  dans  un  spiritualisme  si 
austère,  dans  un  culte  strictement  calqué  sur  l’histoire  de  la  personne 
divine  pour  devenir  le  moule  ascétique  de  la  personne  humaine,  com- 
ment l’art  admet-il  autant  de  principes  et  d’images  destinées  à repré- 
senter la  nature  et  la  poésie  du  monde  visible?  Au  sein  du  christia- 
nisme et  dans  le  déclin  des  sociétés  antiques,  avec  un  Dieu  nouveau, 
surgissent  des  races  nouvelles.  En  recevant  la  foi  chrétienne,  les  con- 
quérants barbares  de  l’empire  romain  devaient  apporter  aux  formes 
de  la  religion  certaines  conditions  inhérentes  à leur  propre  caractère. 
Les  races  germaniques,  nos  ancêtres  mêmes,  les  anciens  Celtes,  les 
peuples  Scandinaves,  toutes  ces  nations  dont  l’amalgame,  entre  les 
Pyrénées  et  le  Rhin,  formait  la  nation  chrétienne  par  excellence,  tou- 
tes ces  races  élevées  dans  les  grandes  forêts  étaient  profondément  im- 
prégnées du  sentiment  de  la  nature;  toute  leur  ancienne  mythologie 
en  dérivait.  Le  grand  art  chrétien,  l’architecture  ogivale,  évidemment 
née  entre  le  Rhin  et  la  Loire,  ces  merveilleux  sanctuaires  si  remplis 
de  la  présence  de  l’invisible  et  qui  parlent  si  clairement  de  la  passion 
et  de  la  mort  de  l’IIomme-Dieu,  — l’architecture  des]  cathédrales  té- 
moigne pourtant  d’un  incontestable  naturalisme.  C’est  la  diversité,  la 
multiplicité  des  éléments  d’inspiration,  qui  fait  le  prix  de  cet  art  si 
étonnant  et  si  touchant.  Il  se  compose  à la  fois  d’une  géométrie  infi- 
niment plus  savante  que  celle  des  Grecs,  d’un  symbolisme  éloquent, 
profond,  passionné,  qui  remue  les  cordes  de  l’âme  que  l’antiquité  clas- 
sique ne  soupçonne  pas.  L’esprit  y apparaît  plus  dégagé  delà  matière, 


DANS  LA  POÉSIE  DU  MOYEN  AGE. 


9 


plus  souverain,  plus  seul  à seul  avec  lui-même,  que  dans  aucune  des 
conceptions  de  l’art  antérieur,  et  pourtant  l’univers  qui  végète  et  qui 
vit,  la  nature,  en  un  mot,  s’y  trouve  aussi  fortement  manifestée  que 
les  mystères  de  l’âme  et  l’histoire  de  la  vie  divine. 

Entrons  dans  ces  nefs  élancées,  sous  ces  voûtes  d’azur  si  richement 
constellées  d’écussons  et  d’étoiles,  marchons  dans  ces  longues  allées 
qui  s’enfoncent  dans  un  vague  lointain,  adossons-nous  à ces  faisceaux 
de  colonnettes  qui  s’appuient  et  s’enlacent  l’une  à l’autre  comme  de 
jeunes  arbres.  Laissons  nos  regards  errer  dans  cette  lumière  adoucie 
qui  passe  à travers  les  branchages  de  pierre  et  que  découpent  les  vi- 
traux comme  un  feuillage  à mille  couleurs.  Ne  retrouvez-vous  pas 
ici  l’impression  des  grands  bois  de  sapins  quand  le  soleil  pénètre  à 
demi  sous  leurs  sombres  et  sonores  arceaux?  Toutes  savantes  et  géo- 
métriques que  soient  les  lignes  de  ces  constructions  si  hardiment  cal- 
culées, la  première  et  naïve  impression  de  l’artiste  s’y  laisse  deviner. 
Avec  la  foi  et  la  science  enseignées  par  l'Église,  je  discerne  là  une 
imagination  suscitée  par  le  spectacle  de  la  nature.  Les  forêts  septen- 
trionales, les  instincts  des  races  dont  elles  furent  le  berceau,  m’appa- 
raissent encore  dans  les  sanctuaires  du  christianisme.  La  vieille  religion 
de  la  nature  a pénétré  dans  cette  religion  de  l’esprit,  un  indéfinissable 
sentiment  s’est  mêlé  à cette  géométrie  conservée  de  l’antiquité  et 
retrouvée  par  un  prodige  de  l’intelligence. 

Les  forêts,  leur  demi-jour  et  leur  vague  musique,  le  monde  végétal 
tout  entier  et  les  transparentes  ciselures  dont  mille  plantes  enlacent 
les  arbres  et  les  rochers,  le  ciel  étoilé  des  belles  nuits,  voilà  les  sour- 
ces de  l’arcbitecture  ogivale  en  tout  ce  qui  dérive  chez  elle  du  spec- 
tacle de  la  nature.  Dire  qu’à  l’imagination  des  artistes  chrétiens  ces 
phénomènes  ont  apparu  sous  leur  physionomie  la  plus  idéale,  dans 
leur  sens  le  plus  spiritualiste  et  le  plus  délicatement  poétique;  que 
les  architectes,  comme  les  poètes,  en  ont  approprié  les  formes  à l’ex- 
pression d’une  nature  tout  invisible,  d’un  monde  tout  intérieur  et 
tout  divin,  c’est  constater  seulement  la  transformation  opérée  dans  les 
âmes  par  l’évangile.  11  existe  donc  chez  les  races  modernes  un  natu- 
ralisme chrétien,  comme  il  existe  dans  l’Orient  primitif  un  natura- 
lisme panthéiste,  et  un  naturalisme  anthropomorphe  chez  les  Grecs. 

Cette  habitude  de  personnifier  toutes  les  forces,  tous  les  phénomè- 
nes de  la  création  soüs  des  figures  humaines,  ce  système  qui  consti- 
tue la  poétique  et  la  mythologie  grecques,  réduit  beaucoup  le  rôle  de 
la  nature  dans  les  conceptions  poétiques  de  l’antiquité  païenne,  pour 
agrandir  celui  de  la  raison  et  de  la  liberté  humaines.  L’Orient  avait 
subordonné  Dieu  à la  nature,  les  Grecs  ont  subordonné  la  nature  à la 
conscience  de  l’homme.  Ils  ont  dépouillé  l’univers  de  l’idée  de  sub- 
stance et  de  vie  que.  l’Inde  adorait  en  lui,  pour  n’y  chercher  que 


10 


DU  SENTIMENT  DE  L.V  NATUllB 


les  lois  (le  la  forme,  la  beauté  géométrique  et  l’idéal  rationnel. 

Le  naturalisme  chrétien  et  moderne  reproduit  en  sens  inverse  l’in- 
spiration panthéiste  de  l’Orient  et  de  l’Égypte;  il  en  est  à la  fois  la 
négation  et  l’analogue.  Il  place  de  nouveau  en  dehors  de  l’homme  la 
substance  et  la  vie  divine,  non  plus  pour  les  identifier  avec  la  nature 
matérielle,  mais  pour  en  investir  le  pur  esprit.  Il  restitue  à la  créa- 
tion sa  haute  valeur  symbolique,  en  l’acceptant  comme  l’image  trans- 
parente du  monde  invisible.  Il  ne  considère  plus  la  nature  comme  la 
substance  et  la  vie  universelle  ; mais  il  recherche  moins  la  beauté 
abstraite  que  l’expression  de  la  substance  et  de  la  vie.  Il  aperçoit  cette 
vie  dans  la  création,  mais  il  en  cherche  la  cause  derrière  elle  et  bien 
loin  au-dessus.  Aussi  s’attache-t-il  dans  la  nature  aux  objets,  aux  phé- 
nomènes les  plus  délicats,  les  moins  matériels  pour  ainsi  dire  ; c’est  là 
qu’il  choisit  ses  motifs  poétiques,  les  thèmes  qu’il  développe,  les 
symboles  qu’il  anime,  les  mots  de  l’idiome  qu’il  yjarle,  les  caractères 
de  l’alphabet  qu’il  écrit.  Les  temples  de  l’Égypte  et  de  1 Inde  portent 
dans  leur  ensemble  l’aspect  de  la  nature  inorganique;  c’est  une  ca- 
verne, c’est  une  montagne  sculptée;  et,  dans  leurs  détails,  la  vie  ani- 
male s’exprime  de  préférence  à toute  autre  : des  bêtes  étranges,  des 
monstres  humains,  tels  sont  les  éléments  habituels  de  cette  ornemen- 
tation symbolique.  Le  rocher,  la  pierre  massive  comme  signe  de  la 
substance  permanente,  l’animalité  comme  signe  de  la  vie  : c’est  là  ce 
(jui  caractérise  l’expression  donnée  par  le  panthéisme  oriental  au  sen- 
timent de  la  nature.  Pour  lui  l’essence  des  choses,  le  principe  divin 
n’est  pas  séparé  de  la  matière,  et  toute  vie  est  nécessairement  incar- 
née dans  un  organisme  bestial.  A part  cjuelques  détails  témoignant  du 
spiritualisme  indécis  qui  éclairait  parfois  la  conscience  des  artistes- 
prêtres,  l’architecture  de  l’Orient  primitif  représente  exclusivement 
l’idée  de  substance  et  de  vie  dans  la  matière  ; la  nature  n’est  pas  pour 
(îux  le  symbole  de  l’infini,  elle  est  cet  infini  lui-même  ; tous  les  arts 
s’inspirent  et  s’enivrent  de  ce  monstrueux  idéal.  Le  culte  de  la  beauté 
abstraite  adorée  pour  elle-même  ne  s’éveillera  que  chez  les  Grecs  avec 
la  pleine  conscience  morale.  Mais,  quand  le  christianisme  aura  déplacé 
au  profit  de  l’invisible  le  principe  de  la  substance  et  de  la  vie,  un  art 
nouveau,  moins  préoccupé  de  la  forme  pure,  répandra  par  la  voie 
spiritualiste  la  poursuite  de  l’infini,  et,  dans  son  symbolisme  plus  dé- 
licat, repi’ésentera  une  conception  plus  haute  de  l’Étre  et  de  son  éter- 
nelle action. 

De  ce  moment,  l’intelligence  emprunte  au  monde  visible  un  tout 
autre  ordre  de  figures  pour  en  revêtir  ses  idées.  C’est  le  règne  végétal 
plus  particulièrement  qui  fournit  au  naturalisme  chrétien  des  im- 
pressions et  des  images.  Les  symboles  tirés  des  plantes  et  des  forêts, 
de  ces  sombres  et  vastes  étendues  peuplées  par  les  chênes,  les  sapins 


DANS  FA  POÉSIE  DU  MOYEN  AGE. 


11 


OU  les  mélèzes,  traduisent  mieux  les  vagues  émotions,  les  aspirations 
indéfinies  du  spiritualisme  nouveau.  Il  a placé  dans  rinimatériel  l’idée 
de  la  substance  et  de  la  vie;  il  choisira  ce  ({u’il  y a de  plus  délicat,  de 
plus  transparent,  dans  la  matière  pour  construire  la  figure  de  son 
idéal.  Dans  la  demeure  qu’il  élève  à son  Dieu,  dans  l’édifice  consacré 
à représenter  la  notion  qu’il  s’est  formée  de  l’univers,  il  reproduira 
l’apparence  de  ce  régne  déjà  supérieur  au  régne  inorganique,  où  la 
vie  est  déjà  manifeste  sans  être  emportée  par  la  turbulence  qu’elle 
acquiert  dans  le  régne  animal.  Pour  poindre  l’idée  de  substance  et  de 
vie  dans  la  religion  du  pur  esprit,  tout  ce  qui  rappelle  le  sang  et  la 
chair  éveille  de  trop  vives  et  de  trop  grossières  imagos.  L’invisible 
infini  habite  une  région  formée  de  tout  ce  qu’il  y a de  plus  éthéré,  de 
plus  vague,  de  plus  indéfini  dans  le  visible.  Cet  autel,  où  n’apparais- 
sent plus  do  victimes  sanglantes,  où  les  fruits  de  la  terre,  où  le  pain 
«et  le  vin  sont  seuls  offerts  en  sacrifice,  ne  s’élève  plus  dans  l’hypogée 
primitive  ou  dans  les  lourdes  constructions  qui  la  représentent;  il  est 
placé  comme  à la  face  du  ciel.  Mais  le  mystéineux  festin  s’abrite  à 
l’ombre  des  grandes  forêts,  les  troncs  des  arbres  et  les  hauts  piliers 
lui  font  une  baiTiére  qui  le  sépare  dos  profanes;  le  roseau,  les  bran- 
ches voilent  un  peu  aux  fidèles,  mais  sans  les  leur  dérober  tout  à fait, 
les  vagues  profondeurs  du  firmament. 


IV 

C’est  ainsi  que  l’imagination  chrétienne  en  face  de  la  nature  s’assi- 
mile surtout  les  symboles  de  l’immensité,  de  l’immatérialité  de  l’être. 
Le  sentiment  du  sublime  et  de  l’infini,  l’émotion  religieuse,  les  ter- 
reurs saintes  de  l’antique  Orient,  rentrent,  avec  le  christianisme,  dans 
les  arts  où  le  culte  de  la  beauté  abstraite  les  avait  remplacés  pendant 
la  période  hellénique.  Mais,  ce  sublime  et  cet  infini,  cet  éternel  prin- 
cipe de  la  vie,  l’Occident  chrétien  ne  les  aperçoit  plus  dans  la  nature 
visible  ; il  les  cherche  au  delà.  Dans  les  arts  il  affectera  les  formes  les 
moins  matérielles,  les  symboles  les  plus  transparents.  A force  d’idéa- 
liser la  matière,  il  est  sur  le  point  de  l’anéantir.  Pour  peindre  cette 
vie  subtile  et  dégagée  des  sens  qui  répond  à la  notion  du  Dieu  pur 
esprit,  il  emprunte  ses  images  préférées  à la  nature  végétale,  où  la 
matière  est  déjà  animée,  mais  où  la  vie  est  encore  exempte  des  bru- 
talités du  sang  et  de  la  chair. 

Comparés  aux  constructions  de  l’Orient,  ces  édifices  de  l’architec- 
ture ogivale  qui  nous  racontent  dans  un  langaga  plus  délicat  les  mys- 


DU  SENTIMENT  DE  LA  NATURE 


î‘2 

tères  d’une  vie  supérieure  sont  plus  élégants  mais  plus  fragiles  : 
leur  signification  est  plus  claire,  leur  structure  est  plus  svelte,  mais 
elle  est  moins  durable.  Certains  hypogées  de  l’Inde  dureront  autant 
que  notre  globe  ; il  faudra  que  la  main  de  l’homme  s’acharne  long- 
temps sur  les  œuvres  de  l’art  égyptien  pour  arriver  à les  détruire. 
Les  injures  de  plus  de  vingt  siècles  ont  laissé  debout  les  temples  de 
Pæstum,  de  Sélinonte  et  d’Agrigente.  Toutes  les  barbaries  conjurées 
n’ont  pu  détruire  entièrement  les  merveilles  de  l’acropole  d’Athènes. 
Au  bout  de  six  ou  sept  cents  ans,  nos  cathédrales  gothiques,  presque 
toutes  inachevées,  ne  subsistent  que  de  restaurationsperpétuelles.  Si  la 
main  de  l’homme  s’en  retirait  un  demi-siècle,  la  ronce  et  le  lierre 
prendraient  possession  de  leurs  ruines.  Or  la  solidité  et  la  durée  sont 
l’un  des  caractères  incontestables  de  la  perfection  architecturale.  La 
Grèce  et  Rome,  sans  parler  de  l’Orient,  l’emportent  sur  nous  par  la 
durée  de  leurs  œuvres.  Devons-nous  donc  leur  céder  encore  la  palme 
de  l’architecture  avec  tant  d’autres?  Le  parallèle  de  la  beauté  du 
Parthénon  et  de  la  sublimité  de  nos  cathédrales  peut  éternellement 
se  poursuivre  sans  qu’il  en  sorte  un  arrêt  équitable.  Ces  deux  poésies 
rivales  ne  tombent  point  sous  les  mêmes  sens  ; la  beauté  classique  et 
la  beauté  moderne  sont,  pour  ainsi  dire,  des  quantités  hétérogènes  et 
qui  n’ont  pas  de  commune  mesure;  mais,  en  inspirant  des  sentiments 
très-divers,  elles  peuvent  exciter  une  égale  admiration. 

Nous  ne  prétendons  comparer  ici  l’art  grec  à l’art  ogival  que  dans 
leur  rapport  avec  le  sentiment  de  la  nature.  De  ce  point  de  vue  tout 
spécial  nous  apercevons  cependant  les  caractères  généraux  des  deux 
poétiques.  Évidemment  le  rôle  du  sentiment  de  la  nature  est  plus  ap- 
parent dans  les  édifices  du  moyen  âge;  et,  par  cela  même,  en  vertu 
d’une  loi  profonde  et  merveilleuse,  leur  signification  morale  est  plus 
manifeste  ; ils  sont  plus  riches  en  révélations  du  monde  spirituel  ; ils 
parlent  davantage  à l’imagination  et  au  cœur  ; leur  plan  semble  mieux 
calqué  sur  celui  de  la  nature  invisible.  L’homme  tout  entier,  avec  son 
âme  si  complexe,  y reconnaît  mieux  ses  aspirations  infinies,  ses  in- 
quiétudes et  jusqu’aux  obscurités,  aux  mystérieuses  profondeurs  qu  i! 
découvre  dans  sa  propre  pensée.  Plus  libre  des  impressions  rappor- 
tées du  spectacle  de  la  nature,  plus  affranchie  de  tout  symbolisme 
historique  ou  naturel,  l’architecture  grecque  n’obéit  qu’aux  lois  de  la 
géométrie,  du  goût  et  de  la  raison  esthétique  ; son  but  n’est  pas  l’ex- 
pression, mais  la  beauté.  Ses  œuvres  ont  la  clarté,  l’universalité,  l’é- 
ternité des  axiomes,  mais  aussi  quelque  chose  de  leur  froideur.  Sans 
rien  nous  rappeler  dans  ses  formes  de  la  vie  organique  et  des  phéno- 
mènes matériels,  elle  nous  parle  moins  des  choses  de  l’âme  et  nous 
laisse  plus  près  de  la  terre.  L’art  ogival,  en  acceptant  bien  des  expres- 
sions empruntées  à la  nature  terrestre,  sait  les  approprier  aux  mysté- 


DANS  LA  POESIE  DU  MOYEN  AGE. 


13 


l ieuses  communications  de  l’âme  avec  Dieu.  Le  temple  chrétien  aban- 
donne la  ligne  horizontale,  caractère  de  l’art  antique,  qui  semble 
craindre  de  trop  se  détacher  du  sol,  pour  adopter  les  formes  ascen- 
sionnelles, Toutes  les  lignes  de  nos  cathédrales  montent  et  s’élancent 
vers  le  ciel  comme  les  arbres  de  nos  forêts.  Le  faîte  de  ces  édifices 
perce  les  nuages.  Les  flèches  gothiques  parviennent  à la  plus  grande 
élévation  où  la  main  de  l’homme  ait  jamais  porté  son  œuvre;  on 
dirait  que  ceux  qui  ont  travaillé  à ces  constructions  aériennes  ont  été 
portés  sur  des  ailes. 

Dans  ses  audaces  sublimes,  cet  art  reproduit  l’essor  des  âmes  mys- 
tiques qui  ne  touchent  à la  terre  que  comme  un  marchepied,  et  qui 
brûlent  de  se  perdre  à plein  vol  dans  l’infini.  La  conscience  chré- 
tienne est  encore  plus  libre  que  l’âme  du  sage  antique  ; non-seulement 
elle  sait  se  rendre  indépendante  de  la  nature,  mais  elle  est  indépen- 
dante de  sa  propre  personnalité  ; elle  se  possède  pleinement,  car  elle 
se  donne  à Dieu.  Tout  en  consentant,  comme  l’art  oriental,  à s’assujettir 
à des  symboles  fixes,  l’art  chrétien  atteint  une  variété  plus  grande  ; il 
est  encore  plus  libre  et  plus  dégagé  que  la  beauté  grecque.  Le  sym- 
bolisme qu’il  admet  se  sert  de  la  nature,  mais  en  vue  de  l’idéal  et  de 
Dieu,  et  non  pas  seulement  pour  reproduire  dans  l’art  la  ressemblance 
du  monde  extérieur. 


V 

Ainsi  l’histoire  de  l’architecture  nous  fournit  une  image  visible  et 
comme  une  échelle  des  évolutions  de  la  pensée  humaine.  L’édifice  est 
moins  lourd,  sa  cime  est  plus  haute,  à mesure  que  l’âme  se  spiritua- 
lise et  s’élève.  Mais  cette  élévation  a ses  périls  ; et  la  destinée  précaire 
de  ses  conceptions  éthérées  renferme  une  grande  leçon.  A mesure 
que  l’édifice  se  dégage  et  s’éloigne  de  la  terre,  il  perd  de  sa  solidité 
et  de  sa  durée.  Il  en  est  ainsi  de  la  pensée  humaine.  Certes,  elle  n’est 
pas  condamnée  à ramper;  mais,  quoi  qu’elle  fasse,  elle  est  attachée 
au  monde  visible  ; ses  constructions  les  plus  merveilleuses  sont  des- 
tinées à s’écrouler  quand  elles  n’ont  pas  pour  base  le  terrain  de  la 
réalité,  quand  elle  adopte  le  sentiment  pour  seul  architecte,  quand  la 
raison  n’a  pas  été  la  suprême  maîtresse  de  l’œuvre. 

Comme  il  y a la  raison  géométrique,  il  y a la  raison  poétique  ; il  y 
a un  goût,  impersonnel,  universel  comme  la  conscience  morale,  une 
idée  du  beau  dépouillée  de  toutes  les  conditions,  môme  les  plus  res- 
pectables, qui  la  mélangent  de  tel  ou  tel  sentiment,  de  telle  ou  telle 


U 


DU  SENTIMENT  DE  LA  NATURE 


croyance.  C’est  ce  goût  transcendantal  et  absolu,  cette  raison  dans 
Fart  qui  a été  l’apanage  de  la  Grèce.  Son  art  est  en  lui-même  parfait, 
d’une  perfection  géométrique.  C’est  dire  en  même  temps  qu’il  est 
borné  : la  perfection  dans  toute  chose  humaine  rencontre  vile  une 
limite.  Le  mérite,  et  en  même  temps  le  côté  faible  des  œuvres  grec- 
ques, c’est  que  la  limite  s’y  fait  vite  sentir,  rien  n’y  trahit  l’inquié- 
tude de  l’infini.  De  là  ce  calme,  cette  satisfaction  sans  mélange  que 
l’esprit  éprouve  à contempler  de  pareilles  œuvres,  et  ce  silence  que  le 
cœur  garde  souvent  auprès  d’elles.  Les  âmes  ardentes,  agitées  des 
ambitions  sublimes  et  démesurées  que  le  christianisme  a déposées 
dans  les  sociétés  modernes,  celles  mêmes  qui  ont  porté  dans  les  pas- 
sions et  les  appétits  matériels  ces  instincts  d’infini  éveillés  en  nouspoui* 
un  plus  noble  but,  se  révoltent  contre  l’implacable  sérénité,  contre  la 
perfection,  contre  ces  lignes  arrêtées  et  paisibles  de  l’art  grec.  Les 
âmes  en  qui  la  raison  domine  avec  le  goût  de  la  beauté  pure  aiment 
à se  reposer  dans  la  paix  de  cette  admiration  sans  désirs  et  sans  in- 
quiétudes. Il  est  certain  que  ce  repos  est  d’un  grand  prix  ; on  le  sent 
plus  vivement  tous  les  jours,  exposé  que  l’on  est  à la  contagion  de 
notre  art  énervé  et  convulsif.  Cette  simplicité  délasse  le  regard  de  la 
fatigue  que  lui  causent  notre  style  contourné  et  nos  physionomies 
prétentieuses.  Il  est  beau  de  se  sentir  en  face  d’un  monument  calme, 
simple  et  achevé.  Les  édifices  du  moyen  âge  sont  tous  inachevés  et 
tous  le  paraissent.  On  pourrait  les  compléter  jusqu’à  la  dernière 
pierre,  sans  leur  ôter  jamais  le  caractère  d’une  œuvre  en  construction. 
C’est  la  destinée  de  tous  les  produits  de  ce  temps,  de  ses  poèmes,  de 
ses  institutions  plus  encore  que  de  son  architecture,  la  moins  impar- 
faite de  ses  œuvres;  il  a produit  par  milliers  de  sublimes  ébauches, 
mais  il  n’a  rien  terminé. 


VI 


Entre  les  arts  du  moyen  âge,  deux  des  plus  importants  échappent 
au  point  de  vue  spécial  où  nous  nous  sommes  placé  : ce  sont  les  ai  ls 
plastiques  proprement  dits.  Dans  les  conditions  que  le  moyen  âge  leur 
a faites,  la  peinture  et  la  sculpture  n’empruntent  pas  d’inspiration 
particulière  au  sentiment  de  la  nature.  Elles  n’ont  pas  d’ailleurs 
d’existence  distincte,  et  ne  sont  qu’un  appendice  de  l’architecture.  La 
peinture  sur  verre  rentre  essentiellement  sous  cette  loi,  et  Fart  du 
miniaturiste,  si  florissant  alors  avec  la  calligraphie,  n’exige  pas  de 
nous  une  étude  à part.  La  cathédrale  chrétienne  admet  l’œuvre  du 


15 


DANS  LA  POÉSIE  DU  MOYEN  AGE. 

peintre  et  du  statuaire  comme  un  accessoire,  comme  un  ornement 
toujours  subordonné  à l’ensemble.  Ainsi  que  dans  les  temples  du  pan- 
théisme oriental,  la  figure  humaine  n’apparaît  là  qu’enclavée  dans 
l’édifice,  ce  vaste  symbole  de  l’universalité  des  choses  ; l’image  de 
l’homme  ne  tient  pas  plus  de  place  dans  le  temple  que  sa  personne 
elle-même  au  sein  de  la  création.  Voilà  la  loi  commune  aux  deux  ar- 
chitectures religieuses  ; mais  il  y a cette  différence  que  le  temple, 
dans  l’Égypte  et  dans  l’Inde,  est  la  représentation  de  la  terre  et  des 
existences  matérielles  identifiées  avec  l’être  divin,  et  que,  dans  l’Oc- 
cident chrétien,  il  est  la  figure  du  monde  invisible,  de  ce  monde  inté- 
rieur et  surnaturel  où  règne  et  triomphe  le  Dieu  crucifié,  où  l’homme 
conquiert  ici-bas  dans  les  épreuves  la  place  qu’il  occupera  là-haut 
dans  les  béatitudes  éternelles. 

Aspirant  à représenter  l’infini,  à nous  en  donner  la  vision  inté- 
rieure, cette  merveilleuse  architecture  ogivale  se  condamne  elle-même 
à certaines  imperfections,  en  quelque  sorte  nécessaires  à l’effet  qu’elle 
voulait  produire.  Comme  l’édifice  de  l’àme  chrétienne,  de  jour  en  jour 
plus  parfait  et  jamais  rassasié  de  perfection,  la  cathédrale  est  en  état 
de  construction  perpétuelle  et  ne  se  dépouille  jamais  des  échafau- 
dages et  des  contre- forts.  Elle  semble  nous  inviter  perpétuellement  à 
y porter  de  nouvelles  pierres  ; et  cependant,  cette  architecture,  si  peu 
terminée  et  si  peu  solide,  reste  l’œuvre  la  plus  achevée,  la  seule  com- 
plète en  elle-même  du  moyen  âge;  la  poésie  de  ce  temps  n’est  qu’une 
ébauche  à côté  de  son  architecture.  Partout  ailleurs,  la  poésie  est 
plus  solide  encore  que  le  monument  de  pierre  ; Homère,  antérieur  de 
plusieurs  siècles  au  Parthènon,  lui  survivra  des  milliers  d’années; 
Chrétien  de  ïroyes  et  tous  les  trouvères  contemporains  des  cathé- 
drales étaient  déjà  oubliés  avant  que  les  premières  ruines  se  fissent 
dans  les  temples  qu’ils  avaient  vu  construire. 

Et,  cependant,  la  poésie  jaillissait  avec  une  inexprimable  abon- 
dance à cette  époque  où  l’Occident  chrétien  se  couvrait  ainsi  des 
chefs-d’œuvre  de  l’architecture.  Dans  la  France  du  moyen  âge,  la 
veine  épique  a été  plus  féconde  que  chez  aucun  peuple. 


VII 

Dans  l’œuvre  poétique  du  moyen  âge,  dans  ces  monuments  si 
nombreux,  si  riches  et  si  variés,  le  sentiment  du  monde  extérieur  a 
laissé  moins  de  traces  que  dans  l’œuvre  architecturale.  C’est  le  con- 
traire que  nous  offre  l’antiquité  païenne  ; l’architecture  grecque  ap- 


DU  seI';ïime;st  de  la  nature 


iU 

paraît  pleinement  libre  de  tout  symbole  naturaliste  ; elle  ne  suscite 
aucun  souvenir  du  paysage,  tandis  que  les  poêles  grecs  et  latins  ai- 
ment à peindre  la  nature  en  de  sobres,  mais  fréquentes  images. 
C’est  que  l’homme  du  moyen  âge,  quelles  que  soient  au  fond  les  ten- 
dances de  sa  race,  est  mis  en  garde  contre  la  nature  par  sa  foi  reli- 
gieuse. Dans  un  art  comme  l’architecture,  qui  emprunte  forcément  à 
la  matière  ses  substances  les  plus  solides,  il  est  impossible  de  ne  pas 
lui  emprunter  en  môme  temps  quelques-unes  de  ses  formes.  La  na- 
ture impose  nécessairement  à l’artiste,  avec  l’obéissance  à certaines 
lois,  l’adoptioTi  de  certaines  figures.  Or  chacune  de  ces  figures  est 
une  expression  des  choses  qui  ne  se  voient  pas;  les  formes  naturelles 
ont  seules  une  valeur  symbolique,  à l'exclusion  des  formes  géomé- 
triques. On  comprend  donc  que  l’architecte  religieux,  dans  un  édifice 
qui  n’est  qu’un  vaste  symbole,  s’inspire  souvent  des  œuvres  de  la  na- 
ture et  soit  comme  forcé  de  reproduire  certains  aspects  du  monde 
matériel. 

La  parole  est  l’élément  immatériel  de  la  poésie;  l’art  du  langage 
est  le  seul  où  l’esprit  humain,  complètement  affranchi  du  joug  et  du 
secours  des  objets  physiques,  se  peigne  lui-même  directement  et  sans 
le  secours  d’aucune  image.  La  nature  extérieure  ne  s’impose  pas  à la 
poésie  comme  aux  arts  plastiques  ; le  poète  est  libre  d’en  refuser, 
d’en  choisir,  d’en  transformer  les  impressions. 

L’homme,  aux  siècles  du  moyen  âge,  a des  passions  trop  énergi- 
ques ; il  est  trop  occupé  de  lui-même  ; sa  conscience  est  trop  bien 
remplie  par  le  sentiment  de  sa  jeune  et  forte  individualité,  pour  lui 
laisser  le  temps  de  donner  beaucoup  d’attention  au  monde  extérieur. 
Sa  foi  religieuse  détourne  à de  plus  hauts  objets  ses  heures  et  ses 
facultés  de  contemplation.  Pour  lui,  d’ailleurs,  la  nature  est  frappée 
des  anathèmes  du  christianisme.  La  religion  nouvelle  est  venue  arra- 
cher les  âmes  au  joug  des  sens  et  de  la  matière  corrompue  par  le 
péché  originel  ; elle  poursuit,  dans  les  impressions  faites  sur  l’esprit 
par  l’univers  visible,  les  derniers  vestiges  des  mythologies  pa’iennes. 
Aux  yeux  des  poètes,  comme  à ceux  des  anachorètes  du  moyen  âge, 
les  forêts,  les  déserts,  tous  les  recoins  du  globe  sont  peuplés  de  mau- 
vais génies,  guivres,  dragons,  ondines,  salamandres,  fées,  enchan- 
teurs, monstres  aux  mille  formes,  démons  terribles  ou  gracieux,  mais 
toujours  redoutables,  et  qu’il  faut  vaincre  par  la  souveraine  magie 
de  la  prière.  C’est  presque  toujours  ainsi,  mêlées  à des  scènes  de  sor- 
cellerie et  d’enchantement,  que  se  traduisent  les  impressions  poéti- 
ques du  moyen  âge  en  face  de  la  nature,  dans  les  divers  cycles  de  nos 
épopées  chevaleresques. 

La  poésie  lyrique  des  troubadours  provençaux  admet  des  images 
de  la  nature  plus  vraies  et  plus  conformes  aux  impressions  des  poë- 


DANS  LA  l*OÉSIE  DU  MO\EN  AGE. 


n 


tes  de  tous  les  temps.  Sous  ce  beau  ciel  de  nos  provinces  méridio- 
nales, l’esprit  s’ouvre,  en  face  du  paysage,  à de  plus  douces,  à de 
plus  saines  révélations.  Chez  les  seuls  poêles  de  la  langue  d’oc,  nous 
rencontrons  au  moyen  âge  quelques  traces  d’attention  et  de  sympa- 
thie données  à l’univers  visible.  Si  le  rôle  du  monde  extérieur  est  peu 
considérable  dans  leurs  poèmes,  au  moins  la  nature  s’y  montre  telle 
qu’elle  est,  avec  le  charme  qui  lui  est  propre,  et  libre  de  toute  tradi- 
tion mythologique,  de  tout  appareil  de  sorcellerie. 

Moins  énergiquement  dominés  par  la  foi  chrétienne  que  les  rudes 
Français  du  Nord,  plus  enclins  à un  certain  sensualisme  d’imagina- 
tion, sinon  de  doctrine,  les  poètes  du  Midi  se  complaisent  dans  leur 
climat  plus  doux,  plus  lumineux  et  plus  fertile.  Ce  qui  séduit  et  attire 
le  plus  vivement  vers  la  nature  ces  âmes  jeunes  et  naïvement  éprises 
de  la  vie,  ce  sont  les  tableaux  de  la  vie  renaissante  après  les  tristes 
mois  d’hiver,  c’est  le  printemps.  Plus  tard  et  dans  nos  générations 
attristées,  c’est  l’automne  surtout  qui  sera  la  saison  des  âmes  poéti- 
ques et  qui  leur  fournira  des  couleurs.  Mais  presque  toutes  les  des- 
criptions de  paysage  et  toutes  les  images  de  la  nature  que  l’on  ren- 
contre chez  les  troubadours  sont  empruntées  aux  mois  du  renouveau, 
surtout  au  mois  de  mai.  Le  chant  des  oiseaux  est  un  des  accidents  de 
la  campagne  qui  les  occupe  et  les  ravit  le  plus  ; ils  aiment  ainsi  tout 
ce  qui  atteste  le  mouvement  et  la  vie. 

« Quand  je  vois  poindre  l’herbe  verte  et  la  feuille,  les  fleurs  éclore 
par  les  champs,  dit  Bernard  de  Ventadour,  quand  le  rossignol  élève 
sa  voix  haute  et  claire  et  s’émeut  à chanter,  je  suis  heureux  du  rossi- 
gnol et  des  fleurs,  je  suis  heureux  de  moi-même  et  plus  heureux  de 
ma  dame.  Je  suis  de  toute  part  enveloppé,  pressé  de  joie  ; mais  joie 
d’amour  passe  toutes  les  autres.  » 

Ou  bien  encore  : « La  saison  commence  où  chantent  les  oiseaux; 
je  vois  le  lin  verdoyer  dans  les  enclos,  la  violette  bleue  poindre  sous 
les  buissons,  les  ruisseaux  rouler  clair  sur  le  sable,  et  là  s’épanouir 
la  blanche  fleur  du  lis.  » 

Où  les  images  empruntées  au  paysage  sont  le  plus  fréquentes, 
c’est  dans  les  genres  les  plus  populaires,  dans  les  pièces  de  ce  style 
que  les  Provençaux  appelaient  leu^  leyief,  plan,  c’est-à-dire  léger,  uni, 
par  opposition  au  style  nommé  dus,  c’est-à-dire  serré,  précieux  ; 
c’est  dans  ces  pièces  appelées  aubades,  ballades,  qui  se  chantaient 
sous  les  fenêtres  d’une  dame  : 

« Dans  un  verger  sous  feuillage  d’aubépine,  la  dame  tient  son  ami 
à côté  d’elle,  en  attendant  que  la  guette  crie  qu’elle  voit  l’aube.  Oh  ! 
Dieu,  oh!  Dieu,  que  l’aube  vient  vite!  » 

Ou  bien  dans  cette  pièce  de  Marcabrus  : « Près  de  la  fontaine  du 
vei'ger,  le  long  du  sable,  à l’ombre  d’un  arbre  fruitier  où  chantaient 
Sep  EMBRE  1861,  2 


DU  SENTIMENT  DE  LA  NATURE 


i8 

les  oiseaux,  sur  un  tapis  d’herbe  verte  et  de  blanches  fleurs,  je  trouvai 
seule,  l’autre  jour,  celle  qui  ne  veut  pas  mon  bonheur. 

« C’est  une  gentille  demoiselle,  fille  d’un  seigneur  de  château. 
J’imaginai  qu’elle  était  là  pour  jouir  de  la  saison  nouvelle,  de  la  ver- 
dure et  du  chant  des  oiseaux,  et  je  crus  qu’elle  prêterait  volontiers 
l’oreille  à mes  propos.  Mais  il  en  fut  bien  autrement.  » 

Ou  bien  encore  : « Hirondelle,  ton  chant  m’importune  ; que  veux- 
tu?  que  me  demandes-tu?  Pourquoi  ne  me  laisses-tu  pas  dormir?  Encore 
si  tu  m’apportais  un  message  et  des  saints  de  celle  en  qui  j’ai  mis 
mon  bon  espoir  ! j’entendrais  alors  ton  langage. 

« — Seigneur  ami,  c’est  pour  obéir  au  désir  de  ma  dame  que  je 
viens  vous  voir,  et,  si  elle  était  comme  je  le  suis  hirondelle,  il  y a bien 
déjà  deux  mois  qu’elle  aurait  été  ici  à votre  oreille. 

« — O gentille  hirondelle  ! j’aurais  dû  mieux  vous  recevoir,  vous 
faire  plus  de  fête  et  plus  d’honneur;  que  Dieu  vous  protège,  celui  qui 
arrondit  le  monde,  qui  fit  le  ciel  et  la  terre  et  la  mer  profonde.  » 

Tout  ce  qui  peut,  dans  les  choses  de  la  campagne,  servir  à expri- 
mer, à orner  les  idées  d’amour,  voilà  les  seuls  objets  que  lui  em- 
pruntent les  troubadours.  Ni  les  impressions  de  la  vie  rustique  pro- 
prement dite,  comme  chez  les  poètes  grecs  et  latins,  ni  les  sentiments 
de  mélancolie  religieuse  comme  chez  les  modernes,  ne  détournent  un 
instant  les  poètes  provençaux  de  la  joyeuse  poursuite  de  leur  dame 
au  milieu  d’un  paysage  frais  et  printanier. 

« Chez  les  troubadours,  on  chercherait  en  vain,  dit  Fauriel,  le 
moindre  tableau  faux  ou  vrai  de  la  condition  des  habitants  des  cam- 
pagnes, d’un  certain  ensemble  de  la  vie  champêtre.  Il  n’y  a pour 
ces  Théocri  les  de  château,  ni  laboureurs,  ni  pâtres,  ni  troupeaux,  ni 
champs,  ni  moissons,  ni  vendanges  ; ils  ne  parlent  jamais  de  cam- 
pagne ni  de  nature  champêtre  ; ils  ont  l’air  de  n’avoir  jamais  vu  ni 
ruisseau,  ni  rivière,  ni  forêt,  ni  montagne,  ni  village,  ni  cabane.  Le 
monde  pastoral  se  réduit  pour  chacun  d’eux  à une  bergère  isolée 
gardant  quelques  agneaux  ou  ne  gardant  rien  du  tout,  et  les  aventu- 
res du  monde  pastoral  se  bornent  aux  colloques  de  ces  bergères  avec 
les  troubadours,  qui,  chevauchant  près  d’elles,  ne  manquent  jamais 
de  les  apercevoir  et  descendent  bien  vite  pour  leur  dire  les  choses  ga- 
lantes et  les  prier  d’amour.  » 

Si  rares  que  soient  les  couleurs  tirées  de  la  vie  rurale  et  de  l’aspect 
de  la  nature  chez  les  poètes  provençaux,  elles  le  sont  moins  encore 
dans  leurs  œuvres  que  dans  le  reste  de  la  poésie  du  moyen  âge  ; elles 
y sont  surtout  plus  réelles  et  plus  libres  de  superstitions  et  de  tradi- 
tions mythologiques.  Le  sens  des  analogies  de  certains  faits  de  la  na- 
ture avec  des  faits  de  l’âme,  ce  qu’on  pourrait  nommer  le  sentiment 
psychologique  ou  moral  de  la  nature,  est,  dans  les  chansons  des  trou- 


19 


DANS  LA  POÉSIE  DU  MOYEN  AGE. 

badours,  plus  développé  que  dans  la  poésie  encore  barbare  des  poè- 
mes carlovingiens  et  des  contes  bretons.  C’est  là  une  des  preuves  que 
la  société  provençale  fut  la  plus  avancée  en  civilisation,  la  plus  raf- 
finée en  sentiment  de  toutes  les  sociétés  contemporaines  dans  l’Europe 
du  moyen  âge. 

Les  races  barbares,  les  sociétés  primitives,  aperçoivent  surtout  dans 
la  nature  le  côté  merveilleux  et  divin,  elles  ne  le  sentent  qu’à  travers 
leur  mythologie;  leur  naïve  métaphysique,  leur  cosmogonie  grossière, 
s’exprime  dans  les  personnifications  dont  ils  revêtent  les  éléments  et 
les  divers  phénomènes  de  la  création.  C’est  la  période  religieuse  du 
sentiment  de  la  nature.  Sous  des  formes  plus  ou  moins  pures,  plus 
ou  moins  idolâtriques,  l’imagination  ne  cherche,  ne  rencontre,  ne 
contemple  dans  l’univers  que  l’idée  de  Dieu. 

Avec  l’anthropomorphisme  grec,  avec  le  spiritualisme  chrétien,  ap- 
paraît une  forme  nouvelle,  moins  grandiose,  mais  plus  gracieuse  et 
plus  émouvante,  du  sentiment  de  la  nature.  L’homme  ne  cherche 
plus  en  elle  des  manifestations  de  la  divinité  et  des  révélations  cos- 
mogoniques, mais  l’image  de  sa  propre  vie,  mais  des  phénomènes 
qui  répondent  à ceux  de  sa  conscience,  en  un  mot,  les  symboles  de 
ses  passions  et  de  ses  idées.  Cette  façon  d’employer  l’univers  visible 
à l’expression  du  monde  psychologique  et  moral  constitue  particu- 
lièrement le  sentiment  poétique  de  la  nature,  par  opposition  au  sen- 
timent religieux. 

Ce  mode,  tout  personnel,  tout  subjectif  du  sentiment  de  la  nature, 
règne  dans  l’âge  secondaire,  aux  époques  guerrières,  philosophiques 
et  lettrées;  il  traverse,  sur  l’échelle  la  plus  variée,  tous  les  temps 
classiques,  depuis  la  Grèce  d’Homère  jusqu’à  l’Europe  de  Chateau- 
briand et  de  Goethe,  de  Lamartine  et  de  Byron. 

Un  troisième  âge,  dont  la  froide  aurore  s’est  déjà  levée,  sera  mar- 
qué par  la  prédominance  du  sentiment  de  l’utile  dans  la  nature,  par 
le  culte  positif,  scientifique,  industriel  de  la  matière.  On  y cherchera 
surtout  les  affinités,  les  concordances  des  objets  avec  nos  plaisirs  et 
nos  besoins.  Ainsi  l’on  a d’abord  envisagé  la  création  dans  ses  rap- 
ports avec  Dieu  lui-même,  avec  les  idées  que  nous  devons  nous  former 
de  la  substance  divine,  du  but  de  l’être  en  général,  c’est-à-dire  dans 
un  esprit  religieux  et  métaphysique.  Ensuite,  ce  qu’on  a cherché 
dans  la  nature,  c’est  l’image  de  l’homme,  de  ce  petit  monde  créé 
à la  ressemblance  du  grand  univers.  Enfin,  quand  l’intelligence  et 
le  cœur  ont  eu  comme  épuisé  la  substance  religieuse  et  poétique  de  la 
natuiœ,  ons’est  attachéà  elle  pour  elle-même  et  par  les  appétits,  comme 
à la  source  nécessaire  du  bien-être;  et  les  travaux  de  la  science,  l’art 
lui-même,  semblent  n’avoir  plus  d’autre  but  que  de  faiiœ  produire  à 
la  nature  la  plus  grande  somme  possib^  de  richesses  et  de  voluptés. 


20 


DU  SENTIMENT  DE  LA  NATURE 


VIII 

Remontons  à l’extrémité  supérieure  de  cette  échelle  descendante, 
aux  origines  mômes  de  la  poésie  du  moyen  âge.  Cette  poésie,  chez 
les  troubadours,  nous  apparaît  déjà  pleinement  dégagée  de  l'élément 
religieux  et  primitif,  et  dans  les  conditions  d’un  art  tout  à fait  libre 
des  croyances  mythologiques,  d’un  art  où  l’imagination  règne  en 
souveraine.  Mais  il  nous  reste  des  monuments  d’une  poésie  plus  an- 
cienne parmi  les  peuples  de  l’Europe  moderne. 

Pour  la  race  germanique  les  ÎSibelungen,  pour  la  race  celtique 
les  poèmes  bretons  et  gallois,  nous  reportent  à l’époque  mytholo- 
gique du  sentiment  de  la  nature.  Chez  ces  races  guerrières,  la  pein- 
ture des  batailles,  des  mœurs  et  des  traditions  héroïques,  laisse  peu 
de  place  et  d’importance  aux  images  de  la  nature.  Dans  ces  divers 
poèmes  l’élément  naturaliste  se  manifeste  surtout  par  la  présence 
des  monstres  étranges,  gardiens  de  forêts  et  de  cavernes  enchantées, 
et  derniers  survivants  de  l’Olympé  celte  ou  Scandinave;  avec  cette 
différence  que,  dans  les  Nibelungen,  nous  sommes  en  plein  paga- 
nisme germanique,  et  que  dans  les  poèmes  bretons  et  gallois  rédigés 
à une  époque  où  le  chi’istianisme  avait  conquis  une  partie  des  Celtes, 
nous  assistons  en  quelque  sorte  à la  lutte  des  deux  religions.  De  preux 
chevaliers,  de  saints  ermites,  y sont  déjà  occupés  à combattre,  par  les 
armes  et  par  la  prière,  des  enchanteurs,  des  démons,  sous  la  figure 
desquels  il  n’est  pas  difficile  de  reconnaître  les  vieux  druides  et  leurs 
sombres  divinités. 

Les  scènes  de  la.  nature  que  nous  entrevoyons  dans  ces  deux  poé- 
sies sont  aussi  âpres,  aussi  terribles  que  les  dieux  de  ces  deux  reli- 
gions. Entre  le  paysage  des  poètes  grecs  et  la  figure  des  dieux  qui 
l’habitent,  nous  observons  un  rapport  tout  pareil  à celui  qui  rap- 
proche, par  tant  d’analogies,  les  images  des  dieux  et  celles  de  la  na- 
ture dans  les  chants  des  scaldes  et  des  bardes.  N’est-ce  pas  une  preuve 
de  plus  de  cette  vérité  : que  le  sentiment  primitif  de  la  nature  est 
identique  au  sentiment  religieux,  ou  du  moins  qu’il  en  dérive  immé- 
diatement? On  peut  dire  à coup  sûr  en  étudiant  les  poètes  : telle 
mythologie,  tel  sentiment  de  la  nature. 

Mais  le  christianisme  et  la  féodalité  ont  pris  pleine  possession  de* 
l’Europe  occidentale,  effaçant  les  derniers  vestiges  du  vieux  natura- 
lisme païen  et  remplaçant  chez  nous  la  distinction  des  races  par 
celle  des  classes.  Cet  âge,  tout  aristocratique  et  guerrier,  trouve  sa 


21 


DANS  LA  POÉSIE  DU  MOYEN  AGE. 

poésie  dans  les  chansons  de  geste^  dans  les  épopées  dites  curlovin- 
giennes. 

Entre  tous  ceux  du  moyen  âge,  si  rarement  descriptifs  et  encore 
moins  rêveurs,  ces  poèmes  sont  les  plus  sobres  de  tableaux  et  de 
couleurs  prises  au  paysage.  La  poésie  héroïque  s’y  montre  dans  son 
farouche  dédain  de  tout  ce  qui  n’est  pas  la  valeur  guerrière  ; à peine 
si  quelques  scènes  d’amour  y viennent  varier  ces  éternels  récits  de 
combats.  Quand  il  devient  nécessaire  au  poëte  d’esquisser  un  site, 
il  le  fait  en  quelques  traits  simples  et  concis,  tout  juste  ce  qu’il  faut 
pour  marquer  le  terrain  de  l’action,  plus  sobrement  et  plus  rapide- 
ment encore  que  dans  Homère  ; car  Homère  se  laisse  parfois  charmer 
aux  élégances  des  paysages  grecs.  Cet  attrait  plus  vif,  que  la  nature 
extérieure  exerce  sur  le  génie  grec,  se  fait  sentir  jusque  dans  l’épopée, 
moins  par  les  descriptions,  toujours  contenues,  que  par  la  multipli- 
cité des  comparaisons,  des  métaphores,  des  épithètes  pittoresques. 
Les  ligures,  les  couleurs  éclatantes  fournies  à l’imagination  par  le 
soleil  d’Ionie,  sont  rares  dans  nos  chansons  de  geste. 

Comme  l’indique  le  nom  de  ces  poèmes,  c’est  l’action,  l’aventure,  et 
non  la  beauté  des  formes  et  la  variété  des  incidents,  qui  préoccupe  le 
trouvère  français  ; il  ne  voit  que  son  héros  et  ne  s’arrête  qu’à  la  des- 
cription de  ses  armes  ou  de  son  cheval,  jamais  à celle  du  chemin  qu’il 
parcourt  entre  deux  combats.  Dans  les  chansons  de  geste,  presque 
pas  de  vestige  de  cette  mythologie  naturaliste  des  enchanteurs  et  des 
fées  qui  remplit  les  poèmes  et  les  romans  du  cycle  breton.  Dans  la 
Chanson  de  Roland,  du  trouvère  Turold,  autour  de  ces  personnages 
que,  plus  tard,  les  romanciers  et  l’Arioste  lui-même  environnent  si 
souvent  d’un  cortège  fantastique,  il  n’y  a pas  de  traces  de  ce  genre 
de  merveilleux.  Ce  n’est  qu’au  milieu  d’un  rêve  de  l’empereur  Char- 
lemagne, et  par  une  simple  mention,  qu’y  figurent  les  dragons,  les 
griffons  et  les  guivres  ; il  n’y  a là  ni  sorciers  ni  magie,  c’est  la  sobre 
et  virile  poésie  de  l’histoire. 

Avec  les  poèmes  du  second  cycle,  nous  sortons  de  l’histoire  et  de 
l’épopée  pour  entrer  dans  le  roman.  La  description,  si  rare  dans  les 
chansons  de  geste,  abonde  dans  les  poèmes  de  la  Table  ronde,  aussi 
bien  dans  la  branche  religieuse  du  saint  Graal  que  dans  les  récits 
purement  chevaleresques  de  la  cour  du  roi  Arthur.  La  nature  joue 
dans  cette  poésie  un  rôle  considérable.  H n’est  pas  d’œuvres,  dans 
notre  littérature,  avant  le  dix-neuvième  siècle,  où  le  paysage  tienne 
plus  de  place  : les  arbres,  les  rochers,  les  fontaines,  y sont  animés  et 
semblent  y vivre  parfois  d’une  vie  indépendante  et  personnelle.  Cette 
attention  plus  grande  accordée  au  paysage  par  les  auteurs  des  poèmes 
bretons  et  des  romans  de  chevalerie  tient-elle  à l’époque  de  leur  ré- 
daction, époque  moins  primitive  et  relativement  moins  héroïque  que 


22 


DU  SENTIMENT  DE  LA  NATURE 


celle  despoëmes  carlovingiens?  L’intervention  plus  fréquente  du  monde 
extérieur  dans  ces  récits  n’ est-elle  pas  due  plutôt  à leur  première 
origine,  antérieure  encore  à celle  des  chansons  de  geste?  Les  contes 
gallois  et  bretons  qui  ont  fourni  aux  trouvères  les  sujets  et  les 
cipales  données  du  cycle  de  la  Table  ronde  étaient  formés  eux-mêmes 
des  débris  de  la  vieille  poésie  celtique.  Le  germe  en  remonte  jusqu  aux 
bardes  et  aux  druides  de  la  Grande-Bretagne  et  de  1 Armorique.  Or 
la  poésie  comme  la  religion  des  anciens  Celles  était  fortement  im- 
prégnée de  naturalisme.  Depuis  les  bardes  encore  à demi  païens  des 
premiers  siècles  de  notre  ère,  jusqu’aux  trouvères  du  moyen  âge,  il 
il  y a donc  eu  dans  les  légendes  bretonnes  une  certaine  transmission 
de  sentiments  et  d’habitudes  poétiques  avec  la  tradition  des  noms  et 
des  événements. 

C’est  donc,  nous  le  pensons,  dans  le  caractère  des  populations  cel- 
tiques, chez  qui  germa  d’abord  la  poésie  du  cycle  d Arthur,  qu  il  faut 
chercher  le  principe  de  ces  descriptions  fantastiques  du  monde  exté- 
rieur, si  fréquentes  dans  nos  poèmes  et  nos  romans  de  chevalerie. 
Les  chants  des  guerriers  germains,  conquérants  de  la  Gaule,  et  des 
soldats  de  Charlemagne,  qui  furent  les  premiers  thèmes  des  chansons 
de  geste  et  des  poèmes  carlovingiens,  correspondent  à une  barbarie 
moins  primitive  et  plus  exclusivement  guerrière  que  ces  viei  ^ es 
triades  religieuses  et  nationales  des  bardes  armoricains.  Cet  aus  ere 
paganisme  des  Celtes  a légué  aux  poètes  chrétiens  des  onzième  e 
douzième  siècles  quelques-unes  des  impressions  qu  éprouvait  le  ar  e 
en  face  de  la  nature.  Le  christianisme  transforme  ces  impressions 
sans  les  détruire;  il  a peu  de  choses  à faire  pour  convertir  ce  paysage 
païen,  et  pour  réduire  la  fantaisie  du  poète  celte  à 1 orthodoxie  ca  lo 
lique.  Il  n'a  presque  que  des  noms  à changer.  A la  place  des  ivini  es 
gauloises,  des  bons  ou  mauvais  génies  du  naturalisme  drui  ique,  i 
met,  selon  l’occurrence,  des  anges  ou  des  démons,  d impurs  sorciers 
ou  de  saints  ermites.  Mais  il  n’a  pas  comblé  les  fontaines  ou  rase  les 
forêts  enchantées;  il  a réservé  les  dragons  des  cavernes  ténébreuses, 
les  soûles  et  les  salamandres,  pour  la  lance  des  bons  chevaliers  ; i 
a laissé  même  une  place  aux  fées  bienfaisantes  qui  voltigent  sur  les 
fleurs;  aux  ondines  qui  s’élèvent  sur  les  eaux  pour  conseiller  oui 
tour  ou  tromper  ces  guerriers  nomades,  et  leur  rappeler  qu  i y 
pour  eux  qu’Le  sûreVotection,  colle  de  la  Vierge  Mar.e,  des  sain  s 
et  du  signe  de  la  croix.  Qu’elle  soit  peinte  sous  des  couleurs  sédui- 
santes ou  terribles,  la  nature,  dans  ces  poemes,  est  presque  lo^J^u  s 
présentée  à l’homme  comme  un  danger.  C’est  pour  détourner  ^ 
valier  de  la  bonne  route,  pour  retarder  l’accomplisseinent  de  son 
œuvre  et  de  son  vœu,  pour  l’empêcher  de  mener  son 
fin  que  les  ombrages,  les  fleurs,  les  fruits  et  les  oiseaux  enchantes 


23 


DANS  LA  POÉSIE  DU  MOYEN  AGE. 

déploient  devant  lui  toutes  leurs  séductions,  que  les  monstres  de 
toute  sorte  vomissent  les  flammes  et  répandent  la  terreur  dans  les 
forêts.  Ainsi,  pour  l’âme  chrétienne,  le  monde  extérieur,  tout  ce  qui 
tient  aux  sens  et  à la  matière,  toute  la  nature,  en  un  mot,  est  pré- 
sentée comme  l’éternelle  ennemie,  comme  le  principe  des  tentations, 
comme  l’obstacle  à l’accomplissement  du  salut. 

Dans  ces  poèmes  issus  des  légendes  celtiques,  et,  en  général,  dans 
tout  le  cycle  chevaleresque  de  la  Table  ronde  et  du  saint  Graal,  la 
nature  est  envisagée  surtout  dans  ses  éléments  religieux  et  cosmogo- 
niques, dans  ce  qu’elle  a d’étranger  à l’homme,  d’hostile  ou  de  bienfai- 
sant, d’inférieur  ou  de  supérieur,  plutôt  que  dans  ses  analogies  poé- 
tiques, dans  ses  affinités  avec  notre  âme.  Chez  les  troubadours,  c’est 
ce  dernier  point  de  vue,  plus  humain,  plus  simple  et  plus  facile  à sai- 
sir, qui  prévaut  constamment;  le  poète  lyrique  ne  se  préoccupe  ja- 
mais du  merveilleux  dans  la  nature.  Mais  ce  merveilleux  reprend 
tous  ses  droits  dans  l’épopée  et  dans  le  roman  ; et  le  moyen  âge,  en 
général,  ne  voit  guère  que  du  surnaturel  dans  la  nature.  Tout  n’est 
chez  elle  qu’enchantement,  féerie,  apparences  trompeuses;*  la  lai- 
deur et  la  beauté  y sont  également  menaçantes.  En  face  de  ce 
paysage  perfide,  l’homme  n’est  sûr  de  rien  que  de  sa  propre  volonté, 
de  sa  foi  et  du  Dieu  qu’il  invoque.  Là,  tout  ce  qui  n’est  pas  Dieu  ou 
la  conscience  humaine,  c’est  le  démon.  Le  péché  originel  a répandu 
sur  ce  monde  l’universelle  malédiction,  et  le  sentiment,  l’observation 
de  la  nature,  sont  suspects  de  sorcellerie.  Le  paganisme  oriental  voyait 
Dieu  dans  le  monde  extérieur,  la  Grèce  y faisait  régner  l’homme  sou- 
verain: le  moyen  âge,  quand  il  s’occupe  de  la  nature,  y redoute  la 
présence  du  démon. 

L’architecture  elle-même,  quoique  contrainte  d’emprunter  au 
monde  matériel,  à ce  temple,  à cet  édifice  par  excellence,  un  grand 
nombre  de  formes  qu’elle  copie  ou  qu’elle  idéalise,  nous  atteste  aussi 
cet  anathème  jeté  sur  la  nature  par  l’ascétisme  chrétien.  L’idée  du 
mal  est  si  bien  inhérente  à l’idée  de  matière  dans  le  spiritualisme 
du  moyen  âge,  que,  sur  les  sanctuaires  même  élevés  à Dieu,  l’image 
du  mal  apparaît  mêlée  à toutes  les  figures  ' que  l’artiste  est  ob’figé 
de  prendre  dans  la  création.  Les  bêles  monstrueuses  fourmillent 
dans  les  sculptures  des  cathédrales;  elles  semblent  y disputer  l’édi- 
fice aux  saints  et  aux  anges,  comme  les  démons  leur  disputent  la 
terre.  La  fréquence  du  grotesque  dans  l’art  de  ce  temps  provient  de 
celte  pensée  des  mauvais  génies.  Le  règne  végétal  est  seul  reproduit 
tel  qu’il  est,  sans  laideur,  sans  caricature,  dans  les  détails  de  l’ar- 
chitecture du  moyen  âge.  Quand  le  règne  animal  s’y  montre,  c’est 
presque  toujours  sous  un  aspect  effrayant  et  monstrueux,  symbole 
de  la  malédiction  qui  pèse  sur  toute  chair. 


24 


DU  SENTIMENT  DE  LA  NATURE 


Le  moyen  âge  n'accorde  ainsi  qu’une  médiocre  attention,  à la  na- 
ture, ou  l’envisage  par  l’aspect  merveilleux  et  surtout  par  le  merveil- 
leux terrible.  Les  troubadours  provençaux,  plus  indépendants  de  l’as- 
cétisme chrétien  que  les  autres  artistes,  peignent  la  nature  par  ses 
côtés  gracieux,  humains,  usuels,  et  d’après  une  poétique  semblable 
à celle  de  l’antiquité.  Dans  les  épopées,  qui  représentent  mieux  l’état 
religieux  et  social  que  les  fantaisies  lyriques,  la  nature  s’empreint  de 
terreur,  elle  devient  le  théâtre  de  la  lutte  des  bons  et  des  mauvais 
génies. 

Les  autres  branches  de  la  littérature  du  même  temps  nous  fournis- 
sent peu  d’observations  concluantes  sur  le  sujet  qui  nous  occupe.  Les 
poèmes  dits  du  cycle  d’Alexandre,  ou  cycle  classique,  n’ont  pas  de  ca- 
ractère particulier  en  matière  de  paysage.  Leur  mince  importance  à 
ce  point  de  vue  s’explique  par  le  peu  d’intérêt  qu’ils  présentent 
aussi  comme  expression  de  l’esprit  général  du  moyen  âge  ; ils  n’at- 
testent rien  que  l’épuisement  et  la  fin  de  la  veine  épique,  et  les  pre- 
mières aspirations,  à la  fois  ignorantes  et  pédantesques,  à la  connais- 
sance de  l’antiquité.  C’est  l’époque  où  la  décadence  de  l’esprit  poétique 
se  montre  aussi  dans  le  goût  de  l’allégorie  par  la  vogue  du  Roman  de 
la  Rose.  Ce  que  l’on  entrevoit  de  la  nature  dans  l’œuvre  de  Guillaume 
de  Lorris  et  de  Jean  de  Meung  n’est  ni  merveilleux,  ni  naturel,  ni 
humain,  ni  divin,  et  correspond  aussi  peu  à la  symbolique  des  pas- 
sions qu’à  celle  des  idées  religieuses.  C’est  de  la  description  superfi- 
cielle, fausse,  froide  et  alambiquée.  C’est  un  genre  qui  va  chercher  le 
dix-huitième  siècle.  L’allégorie  et  la  satire  comportant  peu  le  vrai 
sentiment  et  l’emploi  du  paysage,  les  âmes  portées  à l’ironie  ne  sont 
guère  éprises  des  beautés  de  l’œuvre  de  Dieu.  Est-ce  la  cause  qui  fait 
si  rare  le  sentiment  de  la  nature  chez  nos  écrivains  les  plus  populai- 
res? Le  cuUe  de  la  nature,  comme  la  poésie  elle-même,  est  tout  ce 
qu’il  y a de  plus  étranger  à cet  esprit  railleur  et  cynique  que  l’onap- 
pelle,  je  ne  sais  trop  pourquoi,  le  génie  gaulois,  car  rien  n’atteste 
chez  nos  ancêtres  les  Celtes  ce  tempérament  si  hostile  à l’enthou- 
siasme ; leur  religion,  et,  par  conséquent, leur  imagination  et  leur  poé- 
sie, sont  empreintes  d’une  profonde  sympathie  pour  les  grands  specta- 
cles de  la  création. 

Dans  les  fabliaux,  dans  les  contes  satiriques,  dans  les  farces  et 
joyeusetés  de  tout  genre  qui  abondent  au  déclin  du  moyen  âge,  nous 
n’avons  rien  à glaner  pour  l’histoire  du  sentiment  poétique  de  la 
nature.  Le  gros  sensualisme  est  aussi  hostile  à ce  noble  côté  de  l’ima- 
gination que  l’esprit  d’ironie. 

On  nous  dira  que  chez  les  troubadours  provençaux,  plus  ouverts 
aux  poétiques  impressions  du  paysage  que  les  auteurs  des  fabliaux 
et  des  joyeux  contes  et  que  les  trouvères  en  général,  on  rencontre  à 


DANS  LA  POÉSIE  DU  MOYEN  AGE. 


25 


la  fois,  très-prononcées,  et  la  verve  sensualiste  et  l’ironie.  Je  trouve 
chez  les  Provençaux  plus  de  passion,  de  raffinement,  d’élégance,  et 
je  réserve  le  nom  de  matérialisme  à ces  bas  et  grossiers  appétits,  à 
cette  gaieté  cynique  des  vrais  contes  gaulois;  comme  aussi  je  n’appelle 
pas  ironie  la  virulence  de  l’indignation,  la  haine  du  mal,  la  colère 
même.  Dans  ces  véhémentes  apostrophes  que  les  poètes  lancent  par- 
fois contre  les  vices  et  les  bassesses  de  leur  temps,  je  vois  au  con- 
’ traire  une  autre  forme  de  l’enthousiasme.  Or  cette  forme  héroïque 
de  la  satire  est  la  plus  fréquente  chez  les  troubadours.  Mais  à tous  les 
auteurs  de  fabliaux  satiriques  la  nature  ne  parle  que  des  satisfac- 
tions de  l’estomac;  leur  imagination  réaliste  ne  s’étend  pas  au  delà 
du  jardin  potager;  les  plus  poêles  y joignent  le  verger  et  la  vigne. 

Dans  leur  poésie  lyrique,  les  trouvères  ne  nous  ouvrent  pas  un  beau- 
coup plus  vaste  horizon  ; ils  n’aperçoivent  guère  que  le  paysage  cul- 
tivé, et,  tout  au  plus,  quelques  fleurettes  sauvages  sur  la  lisière  d’un 
bosquet.  La  grande  et  libre  nature,  si  commune  autour  d’eux,  les 
repousse  par  ses  aspérités,  au  lieu  de  les  attirer  par  ses  grandeurs. 
Les  forêts  et  la  terre  inculte  sont  alors  trop  communes  pour  avoir 
autant  de  prix  que  de  nos  jours  aux  yeux  des  poètes.  Sous  ce  rapport, 
les  poètes  du  moyen  âge  furent  un  peu  comme  le  sont  encore  cer- 
tains montagnards  vivant  au  milieu  d’un  paysage  très-poétique, ‘sans 
l’avoir  jamais  regardé  et  sans  autre  critérium  en  face  de  la  nature  que 
celui  de  l’utilité  et  de  la  prose  la  plus  sordide. 

Il  en  fut  ainsi,  non  pas  du  moyen  âge  lui-même,  mais  d’une  cer- 
taine part  de  sa  littérature.  Les  hommes  de  ce  temps  vivaient  plus 
que  nous  dans  la  libre  campagne  ; le  sol  était  encore  couvert  de  forêts 
et  de  landes  primitives,  les  villes  étaient  petites,  les  villages  rares, 
les  habitations  clair-semées,  la  solitude  plus  facile  et  plus  fréquente; 
il  semble  que  l’irnagination  devait  être  plus  attirée  vers  le  monde 
champêtre  dont  le  contact  était  si  habituel  à l’hôte  de  la  cabane  ou  du 
château;  et  cependant  l’homme  du  moyen  âge,  non  pas  seulement  le 
pauvre  serf  attelé  à sa  charrue,  mais  le  châtelain  dans  ses  loisirs, 
dans  ses  longues  chasses  et  ses  perpétuelles  chevauchées,  ne  donne 
que  fort  peu  d’attention  à la  beauté  du  paysage  et  s’inquiète  peu  sur- 
tout d’y  chercher  un  autre  plaisir  que  celui  des  yeux,  d’autres  voix 
que  celles  qui  parlent  aux  oreilles.  Cette  indifférence  a de  plus  nobles 
causes  que  le  positivisme  rustique  que  nous  avons  signalé  tout  à 
l’heure.  Le  moyen  âge  n’est  pas  matérialiste,  mais  il  n’est  ni  ennuyé, 
ni  rêveur,  il  est  héroïque  et  religieux.  L’âme  humaine  y sent  sa  jeu- 
nesse, sa  force,  son  indépendance  ; elle  s’exalte  et  s’enivre  dans  la 
conscience  de  sa  personnalité,  elle  a besoin  d’action  et  de  lutte.  En 
même  temps  que,  par  cette  puissance  de  vie,  elle  est  si  fort  invitée  à 
l’action,  la  foi  non  moins  puissante,  l’influence  continuelle  de  l’Église 


26 


DU  SENTIMENT  DE  LA  NATURE 


et  de  la  doctrine  chrétienne  l’attirent  loin  de  ce  monde,  bien  haut 
dans  l’invisible,  et  lui  présentent  Dieu  et  le  ciel  comme  le  suprême 
objet  de  l’imagination  et  de  la  poésie.  Fortement  attaché  à la  terre 
par  la  robuste  jeunesse  de  son  tempérament  et  de  ses  passions, 
l’homme  du  moyen  âge  lui  échappe  par  l’imagination,  par  l’héroïsme; 
chevalier,  il  se  fait  une  loi  de  tenter  l’impossible  ; poète  et  penseur, 
le  surnaturel  et  l’invisible  ont  pour  lui  des  attraits  souverains. 


IX 


Cet  amour  du  mystérieux  et  de  l’invisible  tient  de  fort  près  dans 
les  âmes  religieuses  au  sentiment  de  la  nature.  Les  esprits  méditatifs, 
les  cœurs  tendres  qui  cherchent  Dieu  en  toute  chose,  ne  peuvent 
manquer  d’en  poursuivre  la  pensée  à travers  la  création.  Si  l’héroïsme 
guerrier  et  le  stoïcisme,  en  exagérant  la  personnalité  liumaine,  di- 
minuent la  sympathie  de  l’homme  pour  le  monde  qui  l’entoure,, 
l’héroïsme  religieux,  la  sainteté,  en  stimulant  chez  nous  le  besoin  de 
l’infini,  ouvre  notre  intelligence  à la  contemplation  de  cet  univers  qui 
nous  raconte  la  beauté,  l’immensité,  et  la  providence  divines.  Tout 
ce  qui  invite  l’homme  à sortir  de  lui-même,  à faire  abdication  de  sa 
volonté  au  profit  d’un  grand  amour,  développe  en  lui  le  sentiment 
de  la  nature.  C’est  chez  les  saints  et  les  poètes  religieux  que  nous 
rencontrons  au  moyen  âge  la  plus  vive  intelligence  des  splendeurs  de 
la  création  et  du  sens  moral  qui  s’attache  à tous  les  phénomènes  phy- 
siques; c’est  chez  eux  qu’éclate  la  plus  ardente  sympathie  pour  tous 
les  êtres  doués  de  vie  et  capables  de  souffrir. 

Les  vies  des  moines  et  leurs  œuvres  écrites  fourmillent  d’exemples 
de  ce  poétique  sentiment  ; nous  le  trouvons  là  sous  sa  forme  la  plus 
substantielle,  la  plus  pure  et  la  plus  vraie,  celle  qui  nous  peint  la 
création  comme  un  témoignage  de  la  présence,  de  la  sagesse  et  de  la 
bonté  du  Créateur.  On  remplirait  un  livre  tout  entier  de  ces  déli- 
cieuses fleurs  de  l’imagination  chrétienne.  Les  historiens  du  catholi- 
cisme n’ont  pas  négligé  ce  côté  charmant  de  la  poésie  et  de  la  piété. 
Dans  ce  vaste  champ,  après  Ozanam,  après  M.  de  Montalembert,  il 
ne  nous  resterait  qu’à  glaner. 

Partoutle  sentiment  religieux,  la  sagesse  primitive,  cette  inspiration 
qui  nomme  et  qui  définit  toute  chose,  qui  trace  aux  humains  les 
règles  premières  de  la  civilisation  et  delà  vie,  se  trouvent  mêlés  dans 
le  premiers  souvenirs  de  l’histoire  au  sentiment  de  la  nature.  Le 


27 


DANS  LA  POÉSIE  DU  MOYEN  AGE. 

vrai  sentiment  de  la  nature,  le  seul  poétique,  le  seul  fécond  et  puis- 
sant, le  seul  innocent  de  tout  danger,  est  celui  qui  ne  sépare  jamais 
l’idée  des  choses  visibles  de  la  pensée  de  Dieu.  Dans  cette  vive  et  pra- 
tique notion  de  l’omniprésence  de  Dieu,  qui  se  traduit  chez  les  grands 
saints  et  chez  les  grands  poètes  par  une  sorte  d’adoration  perpé- 
tuelle et  de  science  intuitive  appliquée  aux  rapports  du  monde  phy- 
sique et  du  monde  moral,  nous  reconnaissons  les  traces  de  cette  fa- 
culté merveilleuse  donnée  à l'homme  primitif  de  définir  les  choses  à 
première  vue  par  leur  véritable  nom.  C’estdans  l’esprit  religieux  que 
résident  la  force  et  la  justification  de  l’amour  de  la  nature.  Plus  le 
poète  est  fidèle  à la  pensée  de  Dieu  et  plus  profondément  il  pénètre 
dans  les  harmonies  de  l’univers.  Otez  l’idée  religieuse  du  sentiment 
de  la  nature,  et,  de  proche  en  proche,  vous  arriverez,  à travers  la  doc- 
trine de  l’art  pour  l’art,  jusqu’aux  brutalités  du  réalisme  le  plus 
abject.  Sur  son  échelon  le  plus  élevé,  cette  poésie  de  la  nature  qui  peut 
descendre  si  bas  vient  se  confondre  avec  la  prière,  l’hymne,  le 
psaume,  le  cantique;  voilà  sa  forme  à la  fois  la  plus  splendide  et  la 
plus  légitime. 

Mais  plus  que  sa  poésie,  les  constructions  architecturales  du  moyen 
âge  témoignent  d’un  vif  sentiment  de  la  nature-  Ce  n’est  pas  seu- 
lement dans  les  détails  et  l’ornementation  de  leuès  édifices,  c’est  sur- 
tout dans  le  choix  des  sites  où  ils  plaçaient  leurs  demeures  que  nos 
pères  ont  fait  preuve  d’une  intelligente  sympathie  pour  les  charmes 
du  paysage.  En  ce  point  comme  dans  les  œuvres  écrites,  les  moines 
de  tous  les  ordres  se  sont  montrés  particulièrement  sensibles  à la 
beauté  pittoresque  dans  sa  large  et  noble  acception.  Les  nécessités  de 
la  défense  et  de  la  guerre  réglaient,  pour  le  seigneur  féodal,  l’em- 
placement de  son  manoir.  Est-il  possible,  néanmoins,  en  face  de  ces 
ruines  si  merveilleusement  associées  au  caractère  du  pays,  si  bien 
campées  dans  la  perspective  et  d’où  les  horizons  se  développent  au 
regard,  comme  si  le  peintre  lui- même  avait  choisi  ce  point  de  vue  ; 
est-il  possible  de  refuser  aux  fondateurs  de  ces  murs  qui  sont  vus  et 
qui  voient  de  si  loin,  un  certain  amour  des  grands  spectacles  de  la 
création?  La  fierté  de  leurs  âmes,  leur  noble  imagination,  la  vaillante 
rudesse  de  leurs  mœurs,  ne  sont-elles  pour  rien  dans  cet  instinct  qui 
les  dirige  vers  les  sites  héroïques,  où  l’air  trempe  la  fibre,  où  l’aspect 
des  abîmes  donne  de  l’audace  au  regard,  où  tout  respire  l’énergique 
indépendance,  où  la  famille  féodale  vivra  dans  la  solitude  avec  Dieu  et 
son  droit? 

D’autres  aspirations  désignent  avec  un  égal  bonheur  aux  familles 
monastiques  le  terrain  de  leurs  combats,  à elles,  et  de  leurs  travaux. 
Chacune  est  conduite  au  fond  des  vallées,  ou  sur  les  collines,  ou  sur  les 
hautes  montagnes,  par  des  instincts  d’un  ordre  supérieur  ; elle  re- 


28 


DU  SENTIMENT  DE  LA  NATURE 


cherche  ce  qui  peut  favoriser  la  forme  particulière  de  sa  contempla- 
tion des  choses  divines,  en  même  temps  que  sa  bienfaisante  action 
dans  le  monde  social.  C’est  l’imagination,  c’est  le  sentiment  plus  que 
les  calculs  d’utilité  et  de  prudence  qui  décident  du  gîte  de  l’anacho- 
rète et  de  l’emplacement  du  futur  monastère.  Tout  appartient  à l’es- 
prit, au  sentiment  religieux,  dans  les  motifs  de  sa  préférence.  Avec  la 
religion  nous  rentrons  en  pleine  poésie.  Aujourd’hui  encore,  ce  qui 
nous  reste  des  anciens  ermitages,  des  anciens  couvents,  fait  l’orne- 
ment de  nos  paysages  le  plus  appropriés  aux  délicates  rêveries  comme 
aux  graves  contemplations.  A n’en  juger  que  par  le  choix  de  leurs 
demeures,  les  religieux  du  moyen  âge  ont  mieux  senti  la  nature  que 
tous  nos  lettrés,  jusqu’aux  jours  où  Chateaubriand  et  Lamartine  ont 
ramené  les  imaginations  au  christianisme.  Si  les  fondateurs  d’ordres 
et  les  grands  saints  ont  compris  mieux  que  d’autres  la  vraie  beauté 
du  monde  extérieur,  c’est  précisément  parce  qu’ils  y voyaient  ce  que 
d’autres  n’y  voient  pas  toujours  : la  présence  et  la  beauté  de  Dieu. 
Sur  ces  détails  poétiques  de  la  vie  religieuse  chez  nos  ancêtres,  reli- 
sons les  Moines  d'occident^  de  M.  de  Montalembert,  une  véritable 
épopée. 

La  poésie  aux  douzième  et  treizième  siècles  est,  dans  les  mœurs,  dans 
l’histoire,  plus  saisissante  que  dans  les  œuvres  écrites.  Le  sentiment 
abondait  dans  les  poèmes,  l’art  et  le  style  ont  manqué. 


X 

Une  seule  des  innombrables  épopées  du  moyen  âge  a pris  place 
parmi  les  grands  monuments  de  l’esprit  humain,  une  seule  a survécu 
et  pouvait  survivre,  parce  qu’elle  était  pétrie  de  cette  substance  so- 
lide qui  manquait  aux  autres,  le  style.  Ce  monument  unique  de  la 
pensée  du  moyen  âge,  c’est  un  voyage  à travers  l’invisible.  Certes,  les 
personnages  de  la  Divine  Comédie  sont  énergiquement  vivants  et 
peints  avec  tout  le  relief,  toute  la  couleur  de  la  plus  lumineuse  na- 
ture, et  cependant  le  poète  abolit  l’univers  autour  d’eux,  la  terre  a 
disparu  pour  lui.  Il  se  promène  en  dehors,  au-dessus  de  ce  monde, 
à travers  des  régions  dont  la  théologie  seule  a pu  tracer  la  carte.  C’est 
dans  l’invisible  que  se  passe  le  drame,  c’est  l’invisible  lui-même  qu’il 
s’agit  de  nous  rer>dre  présent  et  saisissable.  Dante  y réussit,  et,  mal- 
gré l’obscurité  d’un  grand  nombre  de  ses  idées  et  ce  qu’il  y a d’arbi- 
traire et  de  fugitif  dans  une  bonne  part  de  cette  théologie  et  de  cette 
géographie  fantastiques,  l’auteur  de  la  Divine  Comédie  crée  tout  un 


DANS  LA  POESIE  DU  MOYEN  AGE. 


29 


monde  que  nous  voyons,  que  nous  pourrions  décrire.  Il  le  peuple  de 
personnages  aussi  vivants  pour  nous  que  pas  un  de  ceux  qui  s'agitent 
dans  les  drames  de  Shakspeare  et  dans  l’épopée  grecque.  Ce  mi- 
racle, c’est  le  style  qui  l’a  fait.  Dante  est-il  un  aussi  grand  théologien, 
un  aussi  profond  penseur,  un  aussi  vaste  politique  qu’on  l’a  dit? 
nous  ne  savons  ; mais  il  est  à coup  sûr  le  plus  grand  homme  de  style 
qui  ait  paru  depuis  les  Grecs.  Tout  ce  qu’il  avait  à peindre  était  en 
dehors  de  la  nature,  tout  se  passait  dans  le  royaume  des  ombres  au 
milieu  des  abstractions  et  des  entités  métaphysiques  ; et  Dante  a 
donné  à toutes  ses  figures,  à toutes  ses  paroles,  un  relief,  une  couleur, 
une  plasticité  que  personne  n’a  égalées  dans  les  temps  modernes. 
L’esprit  a peine  à suivre  la  pensée  dans  l’idéal,  et  l’on  touche  sa 
parole,  on  la  perçoit  par  tous  les  sens  ; c’est  la  forme,  c’est  le  relief, 
c’est  la  couleur,  en  un  mot  c’est  la  nature.  C’est  que,  si  Dante  a dé- 
daigné de  peindre  le  paysage  terrestre  et  les  phénomènes  de  l’uni- 
vers, comme  tous  les  grands  poètes,  il  les  a vus,  il  les  a sentis  forte- 
ment; par  la  vigueur  de  ce  sentiment  des  choses  visibles,  de  cette 
perception  de  l’ordre,  de  la  lumière,  de  l’harmonie  dans  la  nature, 
l’illustre  italien  a été  ce  que  ne  furent  pas  les  auteurs  de  nos  poèmes 
chevaleresques,  un  aVliste.  Il  a compris  que,  si  la  nature  matérielle 
n’est  pas  pour  le  poète  l’objet  à représenter,  elle  est  du  moins  l’é- 
lément nécessaire  de  toute  représentation  saisissante.  Dante  prend 
parfois  son  idée  dans  le  plus  insaisissable  de  l’abstraction  ; mais 
il  choisit  son  expression  dans  ce  que  la  forme  a de  plus  accen- 
tué et  de  plus  énergique.  Si  la  nature  n’est  pas  pour  lui  la  vraie 
substance,  elle  est  du  moins  le  vrai  symbole.  Il  sait  qu’il  n’existe  pas 
en  elle  une  figure  qui  n’ait  sa  valeur  représentative  dans  le  monde 
des  idées;  et  il  force  chaque  idée  à s’incarner  dans  une  image  : si 
bien  qu’il  n’y  a pas  de  pensée  plus  mystique  et  souvent  plus  obscur^ 
que  celle  de  Dante,  et  pas  de  style  plus  clair  et  plus  visible.  C’est 
dire  que  dans  son  art  il  égale  la  nature  même,  où  tout  est  pensée,  où 
tout  est  géométrie,  métaphysique,  morale,  où  tout  cependant  est 
couleur,  mouvement,  relief,  où  tout  est  vie. 

Voilà  le  sentiment  qui  a surtout  manqué  à la  poésie  française  du 
moyen  âge  : le  sentiment  de  l’art.  Une  contemplation,  une  intelli- 
gence plus  forte  de  la  nature,  l’aurait  donné  à nos  poètes,  comme  elle 
l’avait  donné  aux  Grecs  et  à l’auteur  de  la  Divine  Comédie.  Mais  ce 
n’est  pas  par  l’étude  de  la  nature,  c’est  par  l’étude  des  anciens  que 
la  poésie  française  devait  d’abord  arriver  à l’art.  Aussi  devait-elle  su- 
bir longtemps,  en  l’absence  du  sentiment  original  de  la  nature,  tous 
les  inconvénients  de  l’imitation. 

Ce  mérite  d’un  style  directement  issu  du  vif  sentiment  de  la  forme 
dans  les  objets  matériels,  qui  donne  au  vers  du  Dante  son  lumineux 


50 


DU  SENTIMENT  DE  LA.  NATURE 


relief  et  ses  vivantes  couleurs,  n’est-ce  pas  là  aussi  le  secret  de  la 
merveilleuse  élégance  de  Pétrarque?  Le  monde  qu’il  décrit,  c’est  la 
région  la  plus  délicate  et  la  plus  intime  du  cœur  humain  ; c’est  l’his- 
toire des  émotions  les  plus  subtiles  et  les  plus  raffinées.  Il  s’agit  de 
fixer  au  bout  du  pinceau  mille  nuances  fugitives,,  mille  passagères 
lueurs  de  la  tristesse  et  de  la  joie.  C’est  là  un  invisible  plus  insai- 
sissable encore  que  l’invisible  décrit  par  Dante , mais  qui  laisse  moins 
à l’arbitraire  du  peintre,  car  les  plus  ignorants  et  les  plus  naïfs  ont 
pu  l’entrevoir  et  restent  juges  de  la  ressemblance.  Comme  on  sent 
vivre  et  palpiter  le  cœur  dans  ses  fibres  les  plus  ténues  à travers  ce 
style  si  transparent  de  Pétrarque  I Comme  le  monde  terrestre  lui 
fournit  bien,  pour  chaque  nuance  du  sentiment,  la  plus  vive  et  la 
plus  délicate  image  ! Nul  n’a  surpassé  Pétrarque  dans  la  finesse,  la 
vérité  et  la  variété  des  métaphores,  pas  même  les  Grecs.  Il  est  aussi 
juste  dans  les  minces  détails  qu’ils  le  sont  eux-mêmes  dans  les  grands 
contours  ; il  est  aussi  vrai,  aussi  clair  dans  ses  raffinements,  qu’Ho- 
mère  dans  sa  simplicité.  Il  a le  secret  de  Cette  union  mystérieuse 
qui,  dans  la  nature,  rend|  chaque  image  si  étroitement  dépendante 
d’une  idée.  Tous  les  mots  que  peut  fournir  le  langage  de  la  forme  et 
de  la  couleur  pour  peindre  aux  yeux  les  nuances  du  sentiment,  il  les 
découvre,  il  les  cueille  sans  effort  ; toutes  ces  fleurs  viennent  se  mettre 
à portée  de  sa  main.  Le  don  qui  lui  est  propre,  c’est  de  discerner  du 
premier  coup  d’œil,  dans  ces  accidents  du  monde  visible,  ceux  qui 
sont  faits  pour  exprimer  les  accidents  de  la  vie  du  cœur.  Si  d’autres 
savent  forcer  la  nature  à exprimer  le  monde  surnaturel,  à nous  ré- 
véler Dieu  et  les  grandes  lois  de  l’être,  Pétrarque  la  contraint  à nous 
parler  toujours  du  cœur  humain  ; fine  s’occupe  jamais  d’elle  pour 
elle-même;  il  la  réduit  à s’occuper  de  sa  passion,  à lui,  à venir  ap- 
porter son  tribut  au  pied  de  l’idole  bien-aimée;  il  puise  avec  sobriété 
dans  ces  richesses,  mais  fi  saisit  d’une  infaillible  main  le  joyau  le 
plus  rare  et  qui  doit  le  mieux  embellir  son  tableau  et  la  figure  adorée 
qu’il  représente.  Si  nous  osions,  à propos  de  toutes  ces  élégances  de 
Pétrarque,  hasarder  une  formule  et  un  mot  d’école,  nous  dirions 
qu’il  a par  excellence  le  sentiment  psychologique  de  la  nature. 

La  poèsîfe  de  ces  deux  grands  italiens  est  la  seule,  au  moyen  âge,  où 
la  nature  soit  vue  avec  des  yeux  d’artistè.  Est-ce  un  privilège  de  la 
race  et  du  sol,  une  tradition  de  l’antiquité  jamais  complètement  ou- 
bliée en  Italie  ou  plus  vite  renaissante  ? Il  est  certain  qu’à  tous  les 
autres  poètes  de  l’Europe,  au  même  temps,  l’art  et  le  style  man- 
quèrent avec  le  don  de  les  trouver  par  le  juste  sentiment  de  la  forme 
dans  la  nature.  Sous  ce  rapport,  aucune  poésie  étrangère  n’est  mieux 
partagéeque  nos  épopées  chevaleresques,  ni  celledes  maîtres  chanteurs 
allemands  qui  les  ont  tant  imitées,  ni  l’originale  énergie  des  roman- 


31 


DANS  LA  POÉSIE  DU  MOYEN  AGE. 

ceros  espagnols,  ni  même  l’ingénieuse  habileté  de  Chaucer,  cet  heu- 
reux disciple  de  Guillaume  de  Lorris  et  de  nos  conteurs  normands. 

Sans  style  et  sans  ordonnance,  il  n'y  a pas  de  durée  pour  la  poésie; 
la  forme  en  est  l’élément  le  plus  solide.  Dante  et  Pétrarque  ont  seuls 
survécu  ; seuls  ils  avaient  donné  à leurs  vers  ce  qui  peut  conserver 
les  œuvres  du  langage,  le  fini  du  style,  la  perfection.  Ils  ont  eu  ce 
bonheur  qui  manque  à nos  poètes  français  des  douzième  et  treizième 
siècles,  de  fixer  une  langue,  et  cette  langue  se  parle  encore. 

Si  la  poésie  des  troubadours  et  celle  des  trouvères  appartiennent  à 
notre  race,  elles  n’appartiennent  pas  à la  langue  que  nous  parlons. 
Leurs  idiomes  ne  devaient  pas  survivre  à l’enfance  de  la  nation.  C’est 
là  un  malheur  à jamais  déplorable  pour  notre  poésie,  qu’un  fonds  si 
riche  de  sentiment,  qu’une  imagination  si  variée,  aient  été  employés 
sous  une  forme  incapable  de  conserver  la  pensée.  Car,  quelle  que  soit 
dans  une  œuvre  d’art  la  beauté  du  sentiment,  la  forme  seule  peut 
rendre  la  poésie  durable  ; rien  ne  vit  en  littérature  que  par  le  style. 


XI 

Le  moyen  âge  n’a  su  donner  à aucune  de  ses  œuvres  la  perfection 
du  style  et  le  mérite  de  l’achèvement;  enivré  d’invisible  et  d’infini, 
combattu  entre  l’ascétisme  et  les  instincts  grossiers  de  la  jeunesse,  il 
a manqué  de  ce  calme,  de  cette  critique  nécessaire  pour  donner  aux 
créations  de  l’esprit  la  limite  précise,  le  ferme  contour,  le  fini  en  un 
mot,  condition  nécessaire  de  la  durée.  Écrits  sans  art,  dans  une  lan- 
gue qui  bégaye  encore,  ces  poèmes  où  se  déploient  tant  de  brillante 
fantaisie,  tant  d’héroïsme,  et,  par  moment,  tant  de  profonds  symboles, 
ces  poèmes  qui  passionnèrent  toute  l’Europe  chrétienne  n’ont  pu 
survivre  au  temps  qui  les  a produits.  Ils  ne  sont  plus  visités  que 
des  érudits,  avec  le  genre  d’intérêt  qui  s’attache  à des  ruines  ; et, 
pendant  que  la  France  continue  à les  oublier,  d’autres  épopées  anté- 
rieures d’un  grand  nombre  de  siècles,  étrangères  pour  nous  de  lan- 
gues, de  religions  et  de  mœurs,  monuments  d’une  époque  où  remon- 
tent à peine  les  investigations  de  l’histoire,  ont  gardé  le  privilège  de 
charmer  toutes  les  imaginations,  de  rester  éternellement  les  modèles 
du  goût.  Le  moyen  âge  a eu  cent  poèmes  plus  riches  d’héroïsme, 
d’élévation  morale  et  religieuse,  de  tendresse  et  de  passion,  d’inven- 
tion môme,  que  l’épopée  d’Homère;  ces  poèmes  célèbrent  des  faits  de 
notre  nation,  ils  sont  empreints  de  nos  croyances,  ils  sont  écrits  dans 
la  jeunesse  de  notre  race  et  de  notre  langue,  et  tous  sont  aujourd’hui 


32 


DU  SENTIMENT  DE  LA  NATURE 


en  dehors  de  nos  admirations  et  presque  de  nos  souvenirs.  L’âge  hé- 
roïque de  la  France,  au  moins  égal  à celui  de  la  Grèce  par  les  exploits 
guerriers,  supérieur  par  la  pureté,  la  grandeur,  la  délicatesse  du 
sentiment,  par  tout  ce  qui  tient  à l’âme,  en  un  mot  par  la  vraie  poé- 
sie, n’a  pu  réussir  à se  personnifier  dans  un  monument  assez  par- 
fait, assez  solide  pour  traverser  les  siècles.  Nous  en  avons  déjà  indiqué 
la  cause:  rien  ne  se  conserve  en  poésie  que  par  la  perfection  du  lan- 
gage. Or  la  langue  au  moyen  âge  n’était  pas  faite,  et  le  sentiment  de 
la  forme,  l’art  du  style,  manquait  encore  à notre  race.  Nous  avions  à 
les  apprendre  de  l’antiquité  grecque, à qui  cesheureux  dons  furent  pro- 
digués parle  beau  soleil  de  l’Ionie. La  Grèce  eut  cet  inappréciable  avan- 
tage de  posséder  son  idiome  tout  formé,  tout  complet,  quand  son  âge 
héroïque,  quand  son  moyen  âge  durait  encore.  La  jeunesse  de  son  ima- 
gination a merveilleusement  coïncidé  avec  la  maturité  de  sa  langue.  Le 
sentiment  de  l’art,  que  l’éducation  seule  a développé  chez  nous,  fut 
contemporain,  chez  elle,  des  moeurs  épiques.  Les  chansons  de  geste  des 
trouvères  de  l’Ionie  et  de  la  Doride  ont  pris,  avec  le  nom  d’Homère,  une 
place  éternelle  parmi  les  monuments  les  plus  purs,  les  plus  parfaits  du 
génie  de  l’homme.  Elles  doivent  de  si  grandes  destinées  à la  précoce 
perfection  de  la  langue  grecque,  à ce  sentiment  inné  de  l’ordre,  de 
l’élégance,  des  proportions,  du  contour,  de  la  beauté  en  un  mot,  que 
posséda  dès  le  berceau  cette  race  privilégiée.  La  religion,  le  sol,  le 
climat,  tout  concourait  à enseigner  aux  artistes  grecs  cette  harmonie 
dans  le  fini  qui  assure  la  durée  de  leurs  oeuvres.  D’autres  poètes  ont 
interrogé  plus  profondément  la  nature,  et  en  ont  obtenu  des  sym- 
boles plus  expressifs  du  monde  moral;  ils  ont  cherché  en  elle,  avec 
plus  de  curiosité  et  de  passion,  les  manifestations  du  divin  et  les 
mystères  de  la  vie.  Au  spectacle  de  l’univers  les  Grecs  n’ont  demandé 
qu’une  chose  : la  beauté  ; et,  dans  les  lignes  de  leur  paysage,  dans 
l’éclatante  lumière  de  leur  ciel,  dans  cette  humanité  adolescente 
dont  ils  furent  le  type,  partout  enfin,  c'est  la  beauté  qui  leur  répon- 
dait ; ils  eurent  la  sagesse  et  le  bonheur  de  se  contenter  de  cette  ré- 
ponse. Peut-être  sont-ils  moins  religieux,  moins  profonds,  moins 
pathétiques,  mais  ils  sont  les  vrais  artistes;  ils  n’ont  pas  cherché  à 
embrasser  l’infini,  mais  dans  leur  domaine  borné,  dans  le  cercle  des 
idées  générales  et  des  passions  simples,  ils  resteront  éternellement 
nos  maîtres. 

Le  moyen  âge  ne  connut  pas  de  bornes  aux  ambitions  de  son  esprit, 
aux  aspirations  de  son  cœur.  Or  il  n’y  a de  forme,  il  n’y  a d’art  pos- 
sible, que  dans  ce  qui  est  limité.  Avec  le  marbre  du  Pentélique  et  de 
Paros,  le  ciseau  de  Phidias  put  tracer  la  forme  des  dieux  grecs,  pai’ce 
que  ces  dieux  avaient  une  forme  terrestre.  Homère  a su  donner  une 
figure  saisissante  à son  idéal,  parce  que  cet  idéal  habitait  le  monde 


33 


DANS  LA  POÉSIE  DU  MOYEN  AGE. 

visible.  Le  moyen  âge  a essayé  de  faire  la  statue  de  l’intini,  le  por- 
trait de  l’invisible.  Il  n’a  pas  réussi  à sculpter  dans  la  poésie 
une  image  de  lui-même  assez  arrêtée,  assez  solide,  assez  parfaite, 
pour  traverser  les  âges  et  survivre  dans  toutes  les  mémoires  comme 
V Iliade. 

Mais  la  France  peut  le  dire  avec  orgueil,  l’art  de  son  premier  âge 
fit  mieux  que  des  statues  et  des  épopées.  Le  royaume  d’un  tel  art  n’est 
pas  de  ce  monde;  il  n’est  pas  dans  la  forme,  dans  la  couleur,  dans 
la  nature;  sa  grande  œuvre,  c’est  l’homme  moderne,  c’est  l’âme 
chrétienne  et  chevaleresque.  Pour  élever  à des  hauteurs,  inconnues 
même  du  stoïcisme,  la  liberté  morale,  la  volonté,  la  dignité  humaine, 
il  fallait  plus  que  subordonner  la  nature  à l’homme,  comme  l’a  fait 
le  génie  grec;  il  fallait  oublier,  mépriser,  fouler  aux  pieds  la  nature. 
C’est  là  sans  doute  un  excès  funeste  au  développement  de  la  poésie. 
Mais  il  est  un  don  plus  nécessaire  aux  peuples  que  le  sentiment  poé- 
tique, c’est  l’héroïsme.  Avant  déjuger  la  révolution  présente,  cette 
philosophie  et  ces  arts  qui  se  vantent  d’abolir  le  moyen  âge  en  pre- 
nant pour  principe  la  réhabilitation  de  la  nature,  attendons  qu’il 
surgisse  dans  nos  sociétés  si  attentives  à la  matière  un  plus  noble 
type  de  l’homme  que  l’âme  du  saint  et  du  chevalier. 

Victor  de  Laprade, 

de  l’Académie  française. 


Septlmbre  18G1. 


3 


LA 


NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE 


En  1816,  l’éditeur  qui  publiait,  pour  la  première  fois,  V Africa 
christiana  de  Monelli,  disait  dans  sa  dédicace  à Pie  VII  : « Pourquoi 
« les  hommes  qui,  de  notre  temps,  ont  convoité  les  royaumes  d’au- 
« trui,  n’ont-ils  pas,  par  une  meilleure  inspiration,  tourné  leurs  ef- 
« forts  contre  les  ennemis  de  nos  pères  ? C’eût  été  là  upe  guerre 
« parfaitement  juste.  Pourquoi  ces  nombreuses  légions  de  vétérans 
« que  la  mort  a dévorées  durant  les  dernières  années  écoulées,  ne 
« sont-elles  pas  allées  plutôt  combattre  dans  l’Afrique  romaine,  qui 
« autrefois  égalait  l’Italie  ? Que  d’heureux]  fruits  aurait  produit  cette 
« expédition  ! Six  provinces  vous  auraient  été  rendues  pour  le  salut 
« des  malheureux  qui  y périssent  ; six  provinces  des  plus  belles,  qui, 
« tombées  depuis  longtemps  sous  les  armes  des  Sarrasins,  ont  perdu 
« tout  l’ancien  éclat  de  leur  grandeur. 

« Mais  à présent  que  la  paix  est  rétablie  entre  tous  les  souverains, 
« qu’est-ce  qui  nous  empêche  d’espérer  qu’ils  regarderont  enfin  vers 
« ces  contrées,  et  que,  par  des  colonies,  ils  y fonderont  un  empire  où 
« de  nouveau  fleurira  la  gloire  de  la  religion  et  de  la  vertu  véritable? 
« Les  saints  qui  ont  rempli  l’Afrique  de  l’éclat  de  leurs  œuvres  s’en 
« réjouiront  avec  vous  : les  Cyprien,  les  Aurélien,  les  Augustin,  les 
« Alype,  les  Évode,  les  Possidius,  les  autres  grands  hommes  en  tout 
« genre  dont  la  mémoire  est  encore  vivante  parmi  nous,  et  surtout 
« les  martyrs  dont  l’univers  entier  célèbre  les  combats  et  qui  ne  sont 


35 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

« pas  moins  nombreux  que  ceux  de  Tltalie.  Sous  leurs  auspices, 

« l’Afrique  fut  délivrée  au  temps  de  l’empereur  Justinien,  ils  lui  vien- 
« dront  encore  en  aide.  Oui,  espérons  que,  parmi  tant  d’hommes  de 
« guerre,  il  se  trouvera  un  autre  Bélisaire  et  que,  sous  sa  conduite, 

« les  ennemis  du  nom  romain  étant  vaincus,  la  barbarie  des  Sarra- 
« sins  étant  détruite,  Rome  reprendra  son  autorité  dans  ses  pays 
« d’outre-mer,  et  que  les  illustres  Églises  qui  y florissaient  autrefois, 
« au  nombre  de  plus  de  sept  cents,  vous  redemanderont,  suivant 
« l’institution  ancienne,  des  évêques  pour  les  gouverner.  » 

Nous  ne  rapportons  pas  ces  paroles,  qui  s’imprimaient  quinze  ans 
avant  la  conquête  d’Alger,  pour  y montrer  une  prophétie,  nous  les  rap- 
pelons comme  l’expression  de  sentiments  on  ne  peut  plus  naturels,  et 
auxquels  on  a toute  raison  de  s’étonner  que  l’Europe  chrétienne  n’ait 
pas  donné  plus  tôt  satisfaction.  Nous  sommes  bien  aise,  d’ailleurs,  de 
ramener  ainsi  l’esprit  de  nos  lecteurs  sur  le  passé  de  cette  Église 
d’Afrique  dont  nous  entreprenons  de  montrer  l’état  présent. 

La  mission  de  venger  le  monde  civilisé  et  de  donner  enfin  satisfac- 
tion aux  sentiments  si  naturels  qu’exprimait,  en  1816,  l’éditeur  de 
Monelli,  était  réservée  à la  France,  à la  branche  aînée  des  Bourbons. 
La  Providence  voulut  accorder  à cette  dynastie, sur  le  point  de  tomber, 
la  faveur  de  laisser,  dans  la  dernière  page  de  son  histoire,  un  fait 
glorieux  et  digne  de  la  reconnaissance  universelle. 

L’Angleterre  soulevait  des  difficultés.  Le  principal  ministre  de 
Charles  X,  le  prince  de  Polignac,  lui  répondit  : « L’honneur  et  les 
« droits  de  la  France  ont  été  méconnus  ; elle  ne  réclame  les  secours 
« d’aucune  puissance  pour  se  faire  respecter  ; elle  ne  portera  pas 
« seulement  la  guerre  au  dey  d’Alger,  mais  à tous  les  Étals  barba- 
« resques.  Elle  aura  seule  la  gloire  de  détruire,  au  profit  du  monde 
« chrétien,  la  piraterie  et  l’esclavage  des  chrétiens,  et  elle  saura  con- 
« server,  pour  prix  de  ses  sacrifices,  la  conquête  que  lui  assureront 
« ses  armes.  Enfin,  ce  que  jusqu’à  ce  jour  les  nations  européennes 
« ont  vainement  entrepris,  elle  le  fera.  » 

Les  actes  furent  en  harmonie  avec  les  paroles.  Dans  l’espace  de 
trois  mois,  M.  de  Bourmont  avait  organisé  l’immense  armement  né- 
cessaire à cette  entreprise.  Il  partait  de  Toulon  le  11  mai,  débarquait 
à Sidi-Ferruch  le  14  juin,  et,  le  3 juillet,  entre  le  général  en  chef  de 
l’armée  française  et  le  dey  d’Alger,  était  arrêtée  et  signée  la  conven- 
tion suivante  : 

« Le  fort  de  la  Kasbah,  tous  les  autres  forts  qui  dépendent  d’Alger  et  lé 
port  de  cette  ville  seront  remis  aux  troupes  françaises  ce  matin,  à dix 
heures. 

« Le  général  eu  chef  de  l’armée  française  s’engage  envers  Son  Altesse  le 


36 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

dey  d’Alger,  à lui  laisser  la  liberté  et  la  possession  de  ce  qui  lui  appartient 
personnellement.  Le  dey  d’Alger  sera  libre  de  se  retirer,  avec  sa  famille  et 
ce  qui  lui  appartient,  dansle'lieu  qu’il  fixera,  et,  tant  qu’il  restera  à Alger, 
il  y sera,  lui  et  sa  famille,  sous  la  protection  du  général  en  chef  de  l’armée 
française.  Une  garde  garantira  la  sûreté  de  sa  personne  et  celle  de  sa  fa- 
mille. Le  général  en  chef  assure  à tous  les  soldats  de  la  milice  les  mêmes 
avantages  et  la  même  protection.  L’exercice  de  la  religion  mahoinélane  res- 
tera libre.  La  liberté  des  habitants  de  toutes  les  classes,  leur  religion,  leur 
commerce  et  leur  industrie,  ne  recevront  aucune  atteinte;  leurs  femmes  se- 
ront respectées.  Le  général  en  chef  en  prend  l’engagement  sur  l’honneur.  » 


1 


Nos  soldats,  en  entrant  dans  Alger,  avaient  droit  d’être  fiers  et 
heureux.  Tout  dans  cette  ville,  où  ils  entraient  par  la  victoire,  leur 
disait  qu’ils  étaient  les  vengeurs  de  crimes  longtemps  impunis.  Ils 
trouvèrent  les  têtes  de  quelques-uns  de  leurs  compagnons  pendues 
aux  branches  d’un  figuier,  en  face  d’une  mosquée  qui  est  devenue 
l’église  de  Sainte-Croix.  Ils  coururent  au  bagne  délivrer  les  chrétiens 
de  toutes  nations  qui  y étaient  enfermés.  Aussitôt  qu’il  eut  pris  pos- 
session de  la  Kasbah,  M.  de  Bourmont  fit  chanter,  devant  un  autel 
dressé  dans  la  grande  cour  de  ce  palais  du  dey,  un  TeDeum  en  actions 
de  grâces  de  la  victoire. 

Ainsi,  en  vingt  jours,  Alger  la  bien  gardée  avait  été  prise  ; la  domi- 
nation turque  ne  pouvait  plus  tenir  nulle  part  dans  toute  la  régence. 
Les  Arabes  ne  se  montraient  pas  hostiles  à notre  pouvoir  ; n’étions- 
nous  pas,  à vrai  dire,  leurs  libérateurs? D’ailleurs,  divisés  en  tribus 
étrangères,  sinon  hostiles  les  unes  aux  autres,  ils  ne  pouvaient  nous 
opposer  aucune  résistance  sérieuse.  Que  nous  fallait-il  pour  devenir 
maîtres  paisibles  de  toute  la  régence  ? Ne  pas  laisser  affaiblir  l’idée 
que  notre  victoire  avait  donnée  de  notre  force  et  remplacer  aussitôt, 
sur  tous  les  points,  par  un  gouvernement  ferme,  le  gouvernement 
turc  que  nous  venions  de  détruire. 

La  Révolution  de  juillet  rendit  cela  à peu  près  impossible.  Notre 
nouvelle  conquête  aurait  été  pour  le  gouvernement  de  Charles  X un 
objet  de  prédilections.  Le  prince  de  Polignac  avait  déclaré  avec  fierté 
à l’Europe  l’intention  de  l'étendre  à tous  les  États  barbaresques  et  de 
la  garder.  Le  gouvernement  de  Louis-Philippe,  au  contraire,  n’y 
voyait  qu’un  embarras  et  ne  cherchait  que  les  moyens  de  l’abandon- 


57 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

ner,  s’il  le  pouvait,  sans  trop  offenser  le  sentiment  national.  Les  cir- 
constances faisaient  de  l’Algérie  un  embarras  pour  la  France  : la 
guerre  était  imminente  sur  le  continent  ; on  élevait  contre  la  France 
la  prétention  de  se  mêler  de  ses  affaires  intérieures.  Il  y avait  donc 
nécessité  de  réunir  toutes  nos  forces.  L’armée  d’occupation  en  Afri- 
que fut  réduite  à 9,300  hommes,  qui  se  tenaient  enfermés  dans  quel- 
ques villes  du  littoral.  Il  n’en  fallait  pas  tant  pour  accréditer,  parmi 
les  Arabes,  l’opinion  que  les  Français  étaient  sur  le  point  de  se  reti- 
rer. « Leur  mission,  disait-on,  était  accomplie,  ils  avaient  été  susci- 
« tés  pour  délivrer  les  fidèles  disciples  de  Mahomet  du  joug  des 
« Turcs.  » Bientôt  surgit  un  homme  supérieur  pour  relier  entre  elles 
et  organiser  leurs  tribus.  Nos  généraux  traitèrent  avec  Abd-el-Kader 
comme  avec  un  souverain,  et  l’aidèrent  ainsi  dans  son  ambition  de  se 
faire  reconnaître  prince  des  croyants  depuis j^les  frontières  du  Maroc 
jusqu’à  celles  de  Tunis. 

La  Révolution  de  juillet,  funeste  à notre  colonie  sous  beaucoup  de 
rapports,  le  fut  en  particulier  sous  le  rapport  religieux.  Le  gouver- 
nement issu  de  cette  révolution  montrait  généralement  peu  de  bien- 
veillance pour  la  religion.  Ce  n’était  pas  tant  peut-être  mauvais  vou- 
loir que  nécessité  des  temps.  L’autel  et  le  trône,  sous  la  Restauration, 
avaient  paru  très-intimement  unis,  presque  confondus;  ceux  qui 
avaient  renversé  le  trône  ou  qui  profitaient  de  sa  chute  se  croyaient 
tenus  à traiter  un  peu  l’autel  en  vaincu.  Une  ordonnance  royale  avait 
supprimé,  en  1830,  les  aumôniers  de  l’armée.  Cependant  il  paruUpar 
trop  énorme  de  n’avoir  aucun  prêtre  en  Algérie  ; on  y conserva  donc, 
par  exception,  des  aumôniers  de  brigade.  Cette  mesure,  qui  ne  ré- 
pondait pas  môme  à tous  les  besoins  de  l’armée,  laissait  en  dehors 
tous  ceux  de  la  colonie.  Ce  faible  service  religieux  était,  d’ailleurs,  dé- 
pourvu d’organisation.  Au  grand  aumônier,  de  qui  relevaient  les 
aumôniers  de  régiment  sous  la  Restauration,  succéda,  après  l’aboli- 
tion de  la  grande  aumônerie,  un  préfet  apostolique  institué  par  le 
pape.  Mais  la  chose  se  fit  étrangement  et  à peu  près  sans  la  partici- 
pation de  l’État. 

Quelques  officiers,  dans  une  réunion  qui  n’avait  pas  été  formée  pré- 
cisément à celte  fin,  dirent  à un  aumônier  de  brigade  : « Si  nous 
vous  faisions  préfet  apostolique?...  » L’aumônier  ne  refusa  pas  la 
proposition,  alla  d’Alger  à Paris,  de  Paris  à Rome,  et  ne  rencontra 
pas  d’obstacle.  Malheureusement,  le  choix  était  mauvais;  ce  préfet 
apostolique,  qui  d’ailleurs  n’eut  jamais  tous  les  pouvoirs  que  ce  titre 
implique,  fut  bientôt  forcé  de  quitter  l’Algérie.  Le  pape  lui  nomma 
un  successeur  sous  un  autre  nom,  mais  sans  le  concours  du  roi.  A 
celui-là  aussi,  beaucoup  de  choses  manquaient  pour  qu’il  pût  exercer 
avec  fruit  son  ministère;  il  lui  manquait  surtout  d’être  reconnu 


38 


LA.  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

parle  pouvoir  civil.  Aussi  ne  fit-il  que  passer;  il  administra  cepen- 
dant quelquefois  le  sacrement  delà  confirmation^ 

Le  gouvernement  opposait  la  législation  sur  les  cultes  là  même 
où  il  n’en  faisait  aucune  application.  Une  ordonnance  royale  du 
2 août  1854  défendit  de  reconnaître,  avec  un  caractère  officiel,  dans 
les  possessions  du  nord  de  l’Afrique,  aucun  ecclésiastique  envoyé  par  la 
cour  de  Rome.  Ayant  ainsi  fermé  la  porte  aux  empiétements  de  la  cour 
de  Rome,  il  crut  avoir  rempli  sa  tâche  religieuse  et  pouvoir  se 
dispenser  quelque  temps  de  ce  souci.  Les  chefs  militaires  et 
civils  multipliaient  les  arrêtés  sur  la  justice,  les  finances,  la  police. 
Nous  nous  sommes  lassé  à les  parcourir  sans  en  trouver  aucun  sur 
le  culte. 

Quatre  aumôniers  de  brigade,  deux  pour  Alger,  les  deux  autres 
pour  Oran  et  pour  Bône,  auxquels  l’État  donnait  un  traitement  sans 
s’occuper  d’où  ils  tiraient  leurs  pouvoirs  spirituels  ; quelques  prêtres 
maltais,  espagnols  et  italiens,  exerçant  un  peu  à l’aventure  le  sacer- 
doce auprès  de  leurs  compatriotes  ; les  sœurs  de  l’Apparition  de 
Saint-Joseph,  qui  s’établirent  en  1835  à Alger,  et  en  1836  à Bône, 
où  elles  desservaient  l’hôpital  civil,  tenaient  une  école  gratuite  et 
remplissaient  toutes  les  œuvres  de  charité  : voilà  ce  que  furent  les 
institutions  religieuses  dans  l’Algérie  jusqu’au  commencement  de 
1839.  A Oran  et  à Bône,  les  offices  se  célébraient  dans  de  misérables 
masures.  A Alger,  on  avait  fait,  en  1852,  une  église  de  la  mosquée 
de  la  Victoire,  que  les  Arabes  avaient  cédée  volontairement  ou  môme 
qu’ils  avaient  offerte  spontanément.  Les  choses  allèrent  ainsi  jus- 
qu’en 1838. 

Vraiment  la  France  fit  trop  peu  pour  le  christianisme  durant  ces 
huit  premières  années;  personne,  croyons-nous,  ne  peut  le  nier  à 
quelque  point  de  vue  qu’on  se  place.  Cependant,  volontiers  nous  ad- 
mettons des  circonstances  atténuantes  à cette  faute.  Parmi  ces  circon- 
stances atténuantes,  et  en  première  ligne,  nous  comptons  l’incertitude 
où  l’on  resta  longtemps  à l’égard  de  notre  conquête.  On  évitait  soi- 
gneusement tout  établissement  qui  pouvait  lui  donner  un  caractère 
définitif  ; un  établissement  religieux,  tel  qu’il  devait  être  fait,  de  con- 


* M.  l’abbé  Banvoy,  chanoine  de  la  cathédrale  a’ Alger,  nous  a fourni,  sur  cette 
époque,  de  précieux  renseignements.  Il  fut  envoyé,  le  8 janvier  1832,  par  la  Con- 
grégation de  la  propagande,  de  Rome  à Alger,  pour  y être  sous  la  direction  et  dé- 
pendance du  supérieur  ecclésiastique  de  celte  mission.  Nommé,  le  14  juin  delà 
même  année,  aumônier  de  la  garnison  de  Bône,  par  le  général  en  chef,  il  reçut  ses 
pouvoirs  spirituels  du  préfet  apostolique,  M.  Colin;  mais,  le  23  mars  1833,  la  Con- 
grégation de  la  propagande  l’avertissait  que  les  pouvoirs  qu’il  tenait  de  M.  Colin,  qui 
venait  d’être  révoqué  de  ses  fonctions,  ne  dureraient  que  jusqu’à  l’arrivée  de  M.  Mul- 
ler, de  qui  il  devait  prendre  les  ordres. 


31) 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

cert  avec  le  pape,  plus  qu’aucun  autre  lui  aurait  donné  ce  caractère. 

Mais  la  négligence  des  intérêts  religieux  en  Algérie  est  devenue 
quelquefois  systématique,  et,  sous  ce  rapport,  nous  ne  saurions  la 
condamner  trop  absolument;  il  y a là  une  erreur  que  nous  voudrions 
bien  pouvoir  flétrir,  comme  elle  le  mérite,  car  elle  a fait  beaucoup 
de  mal  et  elle  existe  encore  dans  un  assez  grand  nombre  d’esprits. 
On  s’est  imaginé  que,  parmi  les  mahométans,  nous  devions  nous  mon- 
trer aussi  peu  chrétiens  que  possible,  afin  de  les  mieux  attirer  à nous. 
Ne  faisons  de  cela,  si  l’on  veut,  qu’une  question  d’honneur;  la  solu- 
tion néanmoins  sera  facile.  Cacher  la  croix,  c’est,  à tout  prendre, 
cacher  le  drapeau  de  la  France,  car  enfin  la  France  est  chrétienne.  Ce 
n’est  pas  seulement  par  une  figure  de  langage,  mais  tout  à fait  à la 
lettre,  que  nous  pouvons  dire  de  quelques  Français  qu’ils  ont  prétendu 
que  nous  devions  cacher  la  croix  en  Algérie.  Pour  montrer  jusqu’à 
quel  degré  d’abnégation  en  ces  matières  peuvent  tomber  des  esprits 
même  excellents,  nous  n’avons  qu’à  rapporter  la  lettre  suivante;  elle 
ne  date  pas  des  premières  années  de  la  conquête  : c’est  le  10  novem- 
bre 1843  que  M.*  le  directeur  de  l’intérieur  s’adressa  à madame  la 
supérieure  des  sœurs  de  Saint-Yincent  de  Paul,  à l’hôpital  d’Alger. 

« Madame  la  Supérieure, 

« L’Algérie  doit  être  avant  tout  le  pays  de  la  tolérance  en  matière  de  re- 
ligion. Toutes  les  sectes  chrétiennes,  tous  les  cultes  les  plus  opposés,  s’y 
rencontrent  ; les  hôpitaux  surtout  doivent  être  un  champ  neutre  pour  toutes 
les  dissidences  religieuses. 

« On  a pu  autoriser,  sans  danger  aucun,  dans  quelques  hôpitaux  de 
France,  l’image  du  Christ;  mais  ici  il  ne  saurait  en  être  de  même.  Aussi 
j’ai  l’honneur  de  vous  prier  d’inviter  les  sœurs^sous  vos  ordres  à faire  enle- 
ver des  salles  les  signes  du  culte  extérieur  qui  pourraient  s’y  trouver  en- 
core. Toute  prière  publique  doit  être  également  interdite. 

« J’espère  que  ces  observations  de  ma  part  suffiront  pour  faire  cesser  un 
état  de  choses  regrettable  sous  bien  des  rapports,  et  qui  nuit  essentielle- 
ment au  bon  ordre  de  l’établissement.  » 

Singulière  logique,  en  vérité!  Parce  que  l’Algérie  doit  être,  avant 
tout,  le  pays  de  laitolérance^  on  ne  peut  pas  y tolérer,  dans  les  hôpitaux, 
l’image  du  Christ,  sur  laquelle  les  catholiques,  au  moment  de  mourir, 
ont  tant  besoin  de  reposer  leurs  yeux  afin  de  se  consoler.  Accordons, 
ce  qui  pourtant  n’est  pas  vrai,  que  la  présence  du  crucifix  dans  les 
hôpitaux  offense  les  Arabes  musulmans,  on  devra  nous  accorder,  ce 
qui  n’est  pas  contestable,  que  l’absence  du  crucifix  offense  les  Français 
catholiques.  Que  faire  dans  cette  occurrence?  Les  Français  ont  pour 
eux  au  moins  le  droit  du  plus  grand  nombre. 


l 

I 


40 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 


Mgr  Dupuch  renvoya  au  ministre  de  la  guerre  la  lettre  que  nous  ve- 
nons de  citer.  Le  ministre  de  la  guerre  lui  répondit,  le  3 février  1846  : 

« J’ai  cru  devoir,  en  conséquence  des  observations  que  vous  m’avez 
« soumises,  prescrire  à M.  le  directeur  de  l’intérieur  de  laisser  dans 
« les  salles  de  l’hôpital  civil  les  images  du  Christ^qui,  par  sa  présence, 

« témoigne  à tous  que  la  religion  chrétienne  vient  au  secours  de  tou-  1 

« tes  les  douleurs.  » Pourquoi  le  ministre  ne  s’en  tint-il  pas  à ce  beau 
paragraphe?  Le  reste  de  sa  lettre  cause  une  pénible  surprise  : les  al-  | 

légations  les  plus  ridicules  et  les  plus  absurdes  sur  le  prosélytisme  | 

des  sœurs  y sont  tenues  pour  démontrées.  On  renvoie  à l’évêque  les  î 

pièces  d’une  enquête  qui  a été  faite  à ce  sujet.  Ces  pièces  sont  vrai-  [ 

ment  curieuses  à lire.  L’interne,  M.  Mazet,  a déposé  : Une  jeune  per-  i 

sonne  entrée  à l’hôpital  a été  de  suite  circonvenue  par  les  soeurs^  et, 
ayant  avoué  avoir  une  affection  en  ville  (le  mot  est  joli),  a été  tourmen- 
tée pour  revenir  à des  sentiments  plus  religieux  (quelle  barbarie  l)  et  à se 
faire  religieuse.  La  jeune  personne  se  flattait  un  peu.  Après  son  affee-  [ 

tion,  l’aurait-elle  demandé,  elle  n’aurait  pas  été  admise  parmi  les  | 

filles  de  Saint-Vincent  : l’honneur  de  la  famille  ne  permet  pas  pareille  | 

chose.  Seconde  déposition  du  même  interne  : Une  autre  fille,  arrivée  i 

après  accouchement,  n’ayant  pas  de  lait  pour  nourrir  son  enfant,  a été  [ 

l’objet  d’ obsessions  pour  avoir  à effectuer  son  mariage,  à défaut  de  quoi  S 

on  lui  refusait  une  nourrice.  Elles  sont  donc  capables  de  tout,  ces  sœurs  | 

de  Saint-Vincent  de  Paul,  même  de  faire  mourir  de  petits  enfants?  ! 

Nous  voudrions  bien  que  l’idée  vînt  quelquefois  aux  ministres  d’or- 
donner des  enquêtes  sur  le  prosélytisme,  en  sens  opposé,  que  peuvent 
exercer  les  internes  des  hôpitaux  et  autres  ; mais  il  paraît  qu’il  n’y  a 
de  dangers  redoutables  que  dans  le  prosélytisme  des  sœurs. 

Les  Français  ont  constamment  montré  en  Afrique  un  très-grand 
scrupule.  Nous  ne  voulons  pas  faire  une  plaisanterie,  nous  constatons  un  j 

fait.  Ce  scrupule,  c’est  la  crainte,  poussée  jusqu’à  l’excès,  de'manquer  | 

au  respect  de  la  religion  musulmane.  Tandis  qu’on  ne  pouvait  bâtir 
des  églises,  on  bâtissait  des  mosquées,  même  dans  des  villes  entière- 
ment européennes  où  il  n’y  avait  pas  d’Arabes,  comme  Philippeville. 

On  fournissait  aux  frais  du  pèlerinage  de  la  Mecque,  quoiqu’on  sût 
que  ce  pèlerinage  excitait  des  sentiments  qui  nous  étaient  hostiles.  Un 
musulman  était-il  surpris  en  violation  du  Rhamadan,  ses  coréligion- 
naires  l’assommaient  en  pleine  place  d’Alger;  l’autorité  française  in- 
tervenait, mais  pour  mettre  l’assommé  en  prison.  Pour  établir  et  re- 
commander le  premier  devoir  des  Français  en  Algérie,  le  respect  de 
la  religion  mahomélane,  on  allègue  la  convention  passée  entre  le  dey 


41 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

lire.  Le  seul  article  où  il  s’agisse  de  respect,  le  voici  : Leurs  femmes 
seront  respectées;  le  général  en  chef  en  prend  l'engagement  sur  l’hon- 
neur. Nous  croyons  que  les  Arabes  se  seraient  fort  bien  accommodés 
que  les  roumis  fussent  un  peu  plus  scrupuleux  sur  cet  article  et  le 
fussent  beaucoup  moins  sur  l’autre. 

Quant  à nous,  ne  pouvons-nous  pas,  sans  être  trop  exigeant,  deman- 
der que,  de  la  part  de  nos  compatriotes  et  de  nos  coreligionnaires, 
le  respect  pour  la  religion  musulmane  n’aille  pas  jusqu’à  être  une 
insulte  pour  la  religion  chrétienne?  Combien  de  Français,  pourtant, 
qui  ont  eu  l’air  de  croire  que  la  tolérance  religieuse  leur  faisait  un 
devoir  de  mettre  Mahomet  sur  le  même  pied  que  Jésus-Christ,  et 
même,  lorsqu’ils  parlaient  devant  des  mahométans,  de  donner  par 
politesse  un  peu  de  préférence  à Mahomet  1 Que  nous  n’essayions  pas 
de  convertir  par  la  force  ceux  qui  croient  autrement  que  nous,  c’est 
bien;  que  nous  respections  leur  bonne  foi,  leur  sincérité,  c’est  bien 
encore;  mais  que  nous  rendions  toutes  sortes  d’honneurs  à leur  er- 
reur, que  nous  abaissions  devant  celte  erreur  la  vérité  que  nous  pos- 
sédons, ou  même  que  nous  croyons  posséder,  c’est  misérable  à tous 
les  points  de  vue. 

Toutefois,  dans  celte  conduite  que  nous  réprouvons,  il  ne  faut  pas, 
le  plus  souvent  au  moins,  voir  une  impiété;  l’intention  ne  va  pas 
jusque-là  ; il  ne  faut  presque  toujours  y voir  que  le  travers  d’esprits 
faux  et  vaniteux,  qui  croient  montrer  de  la  grandeur  en  contredisant, 
sans  les  avoir  examinés  sérieusement,  les  enseignements  qu’ils  ont 
reçus  de  leurs  pères  et  qu’ils  font  donner  à leurs  enfants.  Nous  avons 
souvent  observé  avec  curiosité  le  contentement  superbe  d’eux-mêmes 
que  témoignent  certains  hommes  de  ce  qu’ils  ne  se  préoccupent  pas 
plus  du  sort  du  pape  que  de  celui  du  sultan  ; ils  croient  tout  à fait  que 
nous  les  admirons  parce  qu’ils  ne  s’embarrassent  pas,  comme  nous, 
dans  la  distinction  du  vrai  et  du  faux,  à propos  des  questions  reli- 
gieuses. 

Cette  prétendue  tolérance  que  nous  blâmons,  qui  est  très-peu  chré- 
tienne et  qui  est  de  fort  mauvais  goût,  est-elle  au  moins  politique?  Il 
y a lieu  de  s’étonner  qu’on  ait  pu  le  croire.  Oui,  il  y a lieu  de  s’éton- 
ner qu’on  ait  pu  croire  que  des  chrétiens  se  feraient  bien  venir  des 
Arabes,  en  leur  disant  par  paroles  ou  par  actes  : Nous  n estimons  pas 
plus  notre  religion  que  la  vôtre.  Cela  veut  dire  : Nous  méprisons  égale- 
ment toutes  les  religions.  Ce  n’est  pas  la  tolérance,  mais  l’indifférence 
religieuse.  Or  rien  ne  déplaît  davantage  aux  croyants;  c’est  une 
règle  générale  à laquelle  les  Arabes  ne  font  pas  exception.  L’auteur 
des  Annales  algériennes.  M.  Pélissier,  après  nous  avoir  raconté  qu’en 
1852  on  fit  une  église  catholique  de  la  mosquée  de  la  Victoire,  ajoute  : 
« Celte  mesure  choqua  moins  les  Arabes  qu’on  aurait  pu  le  croire  ; 


42 


LA  NOUTELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

« notre  indifférence  religieuse  était  ce  qui  les  choquait  le  plus.  » 
Un  sûr  moyen  de  faire  plaisir  aux  Arabes  serait  sans  doute  de  nous 
faire  mahométans  ; ne  pouvant  pas  pousser  la  complaisance  jusque- 
là,  le  moyen  de  leur  déplaire  le  moins  possible,  c’est  d’être,  parmi 
eux,  franchement  chrétiens,  leur  laissant  voirie  désir,  non  pas  que 
le  christianisme  les  soumette  par  la  force,  mais  les  gagne  par  la  per- 
suasion, suivant  sa  manière  de  triompher. 


II 

Le  24  février  1858,  dans  V exposé  des  motifs  et  projet  de  la  loi  rela- 
tif à V ouverture  d'un  crédit  extraordinaire,  au  titre  de  l’exercice  de 
1858,  pour  le  service  des  possessions  françaises  dans  le  nord  deV Afri- 
que, le  ministre  de  la  guerre,  après  avoir  retracé  la  situation  du  ca- 
tholicisme en  Algérie  pendant  la  période  dont  nous  venons  de  parler, 
annonçait  qu’un  nouvel  ordre  de  choses  allait  succéder  à celui  qui 
avait  existé  jusque-là.  De  grands  événements  s’étaient,  depuis  quelque 
temps,  accomplis  dans  notre  colonie  d’Afrique.  Constantine  avait  été 
prise  le  13  octobre  1857;  les  fils  du  roi  s’étaient  associés  glorieuse- 
ment aux  travaux  de  l’armée.  La  France  tenait  déjà  par  trop  de  liens 
et  par  trop  de  sacrifices  à sa  conquête,  pour  que  l’idée  de  l’abandon- 
ner ne  devînt  pas  impossible.  «Le  momentest  venu,  disait  le  ministre, 
« d’entrer  dans  une  voie  où  l’on  puisse  marcher  avec  suite  et  persévé- 
« rance,  notre  situation  en  Afrique  permet  de  s’occuper  de  l’établis- 
« sement  permanent;  » et,  en  conséquence,  il  proclamait  la  nécessité 
de  s'y  occuper  des  intérêts  religieux,  autrement  qu’on  ne  l’avait  fait 
jusqu’alors.  Le  tableau  qu’il  faisait  du  passé  voilait  un  peu  la  vérité, 
mais  en  disait  assez  pour  justifier  un  changement  de  régime. 

Si  le  gouvernement  ne  reconnaissait  pas  toutes  ses  fautes  dans  le 
passé,  du  moins  il  reconnaissait  ses  obligations  pour  le  présent  et 
pour  l’avenir.  « Cependant,  même  à cette  époque,  après  sept  années 
« d’un  véritable  délaissement,  nous  dit  Mgr  Pavy,  on  ne  songeait 
« d’abord  à établir  en  Algérie,  comme  cela  se  fait  pour  les  pays  les 
« plus  abandonnés,  qu'une  simple  préfecture  apostolique.  Nous  avons 
« vu  de  nos  yeux  une  ordonnance  royale  qui  appelait  à cette  charge 
« un  supérieur  général  de  congrégation,  digne  en  tout  assurément  de 
« ce  noble  mandat.  Mais  on  ne  tarda  pas  à comprendre  qu’il  fallait 
« au  chef  spirituel  de  la  colonie  plus  d’élévation,  plus  de  solidité  et 
« plus  de  force,  et  qu’abandonner,  d’ailleurs,  aux  ressources  d’une 
« seule  congrégation  l’apostolat  d’un  pays  de  cette  étendue,  c’était  en 


43 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

« ralentir  et  en  amoindrir  inévitablement  les  progrès  spirituels*.  » 

Le  gouvernement  normal  de  l'Église  fut  donc  établi  en  Algérie,  le 
gouvernement  de  l'évêque,  qu’aucun  autre  ne  peut  remplacer  com- 
plètement, parce  que  c’est  celui  que  Jésus-Christ  a établi.  Par  la  créa- 
tion d’un  évêché,  le  culte  catholique,  pour  parler  le  langage  officiel, 
fui  tout  de  suite  parfaitement  et  définitivement  constitué.  11  n’y  a plus 
eu  là  l’ien  à recommencer,  aucun  essai  nouveau  à tenter.  Celte 
exception  unique  dans  notre  colonie, où  tout  change  sans  cesse,  mérite 
d’être  signalée. 

Un  an  après,  au  commencement  de  1859,  le  ministre  parlait  en 
ces  termes  de  l’érection  de  l’évêché  d’Alger  : 

« En  faisant  connaître  aux  Chambres,  dans  le  tableau  qui  leur  a été  dis- 
tribué l’année  dernière,  la  situation  du  culte  catholique  dans  l’Algérie,  le 
gouvernement  avait  annoncé  que  des  négociations  étaient  ouvertes  avec  la 
cour  de  Rome,  dans  le  but  de  substituer  au  régime  provisoire,  dont  jusqu’a- 
lors la  nécessité  avait  fait  une  loi,  une  organisation  conforme  aux  institu- 
tions du  catholicisme.  Les  espérances  consignées  à cet  égard  dans  l’exposé 
de  1838  ont  été  suivies  d’une  prompte  réalisation,  et,  par  une  ordon- 
nance en  date  du  25  août  1838,  le  roi  a ordonné  la  publication  de  la  bulle 
donnée  à Rome  le  5 du  même  mois®,  pour  l’érection  et  la  circonscription  de 
l’évêché  d’Alger.  Les  bulles  portant  institution  canonique  du  nouvel  évêque 
ont  été  aussi  publiées. 

« Pour  suffire  aux  nouveaux  besoins  du  culte  catholique,  désormais  sou- 
mis aux  règles  que  reconnaît  l’Église  française,  il  a fallu  préparer  l’agran- 
dissement de  l’Église  cathédrale  actuelle,  et  l’appropriation  des  succur- 
sales, soit  à Alger  même,  soit  dans  les  localités  les  plus  importantes  de  nos 
possessions  d’Afrique. 

« En  même  temps  que  le  personnel  du  clergé  se  complétait  sur  les  mo- 
destes proportions  d’un  diocèse  naissant,  l’administration  s’occupait  avec 
sollicitude  de  pourvoir,  sous  tous  les  rapports,  aux  nécessités  matérielles 
du  culte,  dont  l’inauguration  régulière  a fait  cesser  un  provisoire  tôujours 
fâcheux  en  matière  si  délicate... 

L’érection  du  nouveau  diocèse,  objet  de  vœux  accueillis,  par  la  Chambre 
même,  avec  faveur,  réalisera  sans  doute  les  espérances  qu’elle  a fait  naître, 
et  son  pasteur,  animé  d’un  zèle  vraiment  évangélique,  a déjà  compris  ce  que 
pouvait  attendre  de  sa  piété  éclairée  et  de  sa  charité  la  cause  sainte  de  l’hu- 
manité. Auxiliaire  puissant  de  la  civilisation,  la  religion  chrétienne,  restau- 
rée sur  le  rivage  d'où  elle  était  exilée  depuis  plus  de  mille  ans,  y consolera 
ses  enfants  venus  des  terres  d’Europe,  et  rendra  à l’autorité  l’assistance  qui 
ne  manquera  pas  à son  œuvre  paisible. 

« L’augmentation  de  dépenses  qui  doit  en  résulter  à la  charge  du  budget 
d’Afrique  est,  en  définitive,  de  peu  d’importance,  si  l’on  considère  que  la 

Œuvres  de  Mgr  Pavy,  tome  II,  p.  395. 

® Erreur,  c’est  le  9. 


44 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 


prise  de  possession  du  diocèse  a eu  pour  effet  immédiat  de  rendre  complè- 
tement inutile  le  service  des  aumôniers  de  brigade,  dont  le  maintien  est 
désormais  inconciliable  avec  la  discipline  de  l’Église,  tout  ecclésiastique 
devant,  pour  exercer  son  ministère,  tenir  ses  pouvoirs  de  l’évêque  diocésain. 

« En  résumé,  leclergé  catholique  se  composera,  en  1839,  de  vingtprêtres 
environ,  y compris  le  chapitre  de  la  cathédrale,  et  entraînera  une  dépense 
totale  d’un  peuplas  de  cinquante  mille  francs. Ce  personnel  suffit  en  ce 
moment,  mais  il  est  destiné  à s’accroître  avec  les  besoins. 

« Les  dépenses  du  culte  catholique  sont  d’ailleurs  divisées  de  la  même 
manière  qu’en  France  et  réparties  aussi,  selon  leur  nature,  entre  le  budget 
de  l’État  et  celui  de  la  colonie » 

Nous  avons  rapporté  tout  au  long  les  paroles  du  ministre,  parce 
qu’elles  sont  un  témoignage  authentique  de  la  manière  assez  impar- 
faite dont  le  gouvernement  envisageait  et  traitait  cette  question. 

La  bulle  d’érection,  qui  est  du  9 avril,  quatrième  jour  avant  les  ides 
d’août  1838,  portait  en  tête  : « Grégoire^  évêque^  serviteur  des  servi- 
teurs, pour  en  conserver  le  perpétuel  souvenir.  » Le  pape  y disait  : 

« Par  un  dessein  particulier  de  la  divine  bonté,  il  arrive  quelquefois  que, 
pour  adoucir  les  douleurs  dont  notre  âme  est  navrée  à l’aspect  déplorable 
de  l’élat  présent  de  la  religion,  il  s’offre  à nous  certaines  occasions  heu- 
reuses de  nous  réjouir  dans  le  Seigneur,  au  milieu  des  sollicitudes  et  des 
soins  multipliés  de  notre  souverain  pontificat. 

Aussi,  en  rendant  à Dieu,  auteur  de  tous  les  biens,  de  justes  actions  de 
grâces,  nous  livrons-nous  à l’espoir  que  notre  zèle  et  nos  travaux  pour  le 
plus  grand  avantage  de  l’Église  catholique,  aidés  de  ce  puissant  secours,  se- 
ront fécondés  de  jour  en  jour  par  des  fruits  plus  abondants. 

« Nous  avons  goûté  ce  bonheur,  nous  avons  conçu  cet  espoir  lorsque 
notre  très-cher  fils  en  Jésus - Christ , Louis -Philippe,  roi  des  Français, 
prince  très-chrétien,  nous  a manifesté  le  pieux  et  ardent  désir  devoir,  pour 
l’affermissement,  l’honneur  et  l’accroissement  de  la  religion  catholique, 
ériger  dans  la  province  de  Jidia  Cæsarea,  vulgairement  dite  Alger,  soumise 
par  les  armes  victorieuses  des  Français,  un  siège  épiscopal,  institué  sur  le 
modèle  des  diocèses  de  France. 

« Ce  zèle  du  roi  très-chrétien  pour  l’Église  catholique  nous  a fait  éprouver 
la  joie  la  plus  vive;  car,  outre  l’avantage  et  l’utilité  que  la  religion  retirera 
de  l’érection  de  ce  siège  épiscopal,  nous  sentons  profondément  ce  que  nous 
devons  en  attendre  pour  le  rétablissement  si  désiré  des  anciennes  églises 
d’Afrique  et  de  leurs  évêchés 


« Secondant  avec  un  grand  empressement  les  vœux  et  les  demandes  déjà 
énoncés  du  roi  très-chrétien  des  Français,  ayant  concerté  avec  lui  toutes 

* Tableau  des  établissements  français  de  l'Algérie  en  1838,  p.  109. 


45 


LA.  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

choses,  et  après  mûre  délibération,  pour  la  gloire  de  Dieu  et  de  Jésus-Christ 
son  fds,  dont,  malgré  notre  indignité,  nous  tenons  la  place  sur  la  terre, 
pour  l’exaltation  de  l’église  militante,  de  notre  science  certaine,  de  notre 
propre  mouvement,  dans  la  plénitude  de  notre  pouvoir  apostolique,  nous 
exemptons  et  délivrons  à perpétuité  de  la  juridiction  ordinaire  de  tout  pouvoir 
ecclésiastique  supérieur  Jidia  Cæsarea  et  tout  le  territoire  dont  se  compo- 
sait autrefois  l’État  vulgairement  appelé  régence  d' Alger,  ainsi  que  toutes 
les  églises  particulières,  les  couvents  des  religieux  et  les  pieuses  congréga- 
tions s’il  en  existe,  tous  les  habitants  de  l’un  et  de  l’autre  sexe,  tant  clercs 
que  laïques,  enfin  les  prêtres  de  tout  ordre,  grade  et  condition. 

« Ayant  réglé  de  la  sorte  lesdites  divisions,  substitutions  et  exemptions, 
nous  érigeons  et  instituons  en  siège  épiscopal,  avec  officialité  et  chancelle- 
rie ecclésiastique,  le  territoire  de  la  ville  de  Julia  Cæsarea  appelée  vulgaire- 
ment Alger,  située  en  Afrique  sur  les  bords  de  la  Méditerranée  ; nous  lui 
accordons  tous  les  honneurs,  droits  et  prérogatives  dont  jouissent  les  autres 
villes  épiscopales  et  leurs  citoyens  dans  le  royaume  de  France, 

« Nous  élevons  aux  honneurs  d’église  cathédrale  la  principale  église,  si- 
tuée dans  ladite  ville  de  Julia  Cæsarea,  et  qui  subsistera  à l’avenir  sous 
l’invocation  de  saint  Philippe,  apôtre. 

((  Et,  par  la  même  autorité  apostolique,  nous  instituons  dans  ladite  église 
le  siège  et  la  dignité  épiscopale  pour  un  évêque  qui  sera  nommé  évêque 
d’Alger,  avec  le  droit  de  gouverner  l’église,  la  ville  et  le  diocèse  ci-dessus 
désignés,  ainsi  que  le  clergé  et  le  peuple  ; de  convoquer  le  synode  et  de  te- 
nir et  exercer  tous  les  droits,  offices  et  fonctions  de  l’épiscopat  ; de  jouir 
des  insignes,  droits,  honneurs,  prééminences,  grâces,  faveurs,  induits,  ju- 
ridictions et  prérogatives  qui  appartiennent  aux  autres  cathédrales  du 
royaume  de  France  et  à leurs  pontifes,  pourvu  qu’ils  n’en  aient  aucun  qui 
leur  ait  été  attribué  par  quelque  induit  ou  privilège  particulier. 

« Nous  soumettons  à l’autorité  métropolitaine  de  l’archevêque  d’Aix  la- 
dite église  épiscopale  de  Julia  Cæsarea,  dédiée  à saint  Philippe,  apôtre,  éri- 
gée ci-dessus  en  cathédrale. 

« Ayant  ainsi  érigé  l’église  cathédrale  de  Julia  Cæsarea  ou  d’Alger,  et  vou- 
lant pour  l’avenir  assigner  un  diocèse  à son  évêque,  nous  attribuons  et  dé- 
signons pour  le  diocèse  du  nouvel  évêché  d’Alger  tout  le  territoire  dont  se 
composait  l’ancien  État  d’Alger,  avec  les  églises  qui  peuvent  s’y  trouver. 


« Quant  à l’érection  du  chapitre  de  l’église  cathédrale,  à l’érection  et  do- 
tation d’un  séminaire  ecclésiastique  qui,  conformément  aux  règles  du  con- 
cile de  Trente,  doit  être  établi  pour  l’instruction  religieuse  et  scientifique  du 
clergé,  le  roi  très-chrétien  y pourvoira  dans  sa  piété,  autant  que  le  permet- 
tront les  circonstances  des  lieux  et  des  temps,  et  selon  qu’il  est  ordinaire- 
ment accordé  aux  autres  églises  cathédrales  et  séminaires  ecclésiastiques  du 
royaume  de  France. 

« Notre  très-cher  fils  Louis-Philippe,  le  roi  très-chrétien  des  Français, 
ainsi  que  ses  successeurs,  tant  qu’ils  persisteront  dans  leur  pleine  obé- 
dience du  saint-siège,  nommera  et  présentera,  ainsi  qu’il  le  pratique  pour 
les  autres  diocèses  de  France,  des  ecclésiastiques  propres  à gouverner  cette 


46  LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

glise  cathédrale,  pour  en  être  institués  évêques  tant  par  nous  que  par  nos 
successeurs  ^ » 

Le  nouvel  évêché  étant  érigé,  restait  à faire  le  choix  de  rhomme 
qui  devait  le  remplir.  Mgr  Delamare,  grand  vicaire  de  Coutances,  qui 
depuis  a été  évêque  de  Luçon,  fut  d’abord  choisi;  il  refusa,  ou  plu- 
tôt Mgr  Robiou,  son  évéque,  refusa  pour  lui  en  son  absence,  alléguant 
la  faiblesse  de  sa  santé.  La  mission  de  prendre  une  dernière  et  solen-- 
nelle  possession  de  V Algérie  au  nom  de  Dieu  et  de  la  France^  suivant 
Texpression  deM.  le  ministre  des  cultes,  était  réservée  à Mgr  Dupuch. 
Si  ce  n’était  pas  Forganisateur  ferme  et  habile  dont  avait  besoin  la 

* Dans  cette  bulle,  qui  restera  toujours  le  premier'et  le  plus  important  monu- 
ment historique  de  la  nouvelle  Église  d’Afrique,  il  y a une  erreur  que  nous  devons 
relever. 

Julia  Cæsarea  et  Alger  sont  deux  villes  toutes  différentes,  placées  à quinze  lieues 
xrarines  l’une  de  l’autre,  ayant  chacune  une  histoire  à part.  La  seule  chose  qu’elles 
jnt  de  commun,  c’est  le  rôle  qu’elles  ont  joué,  à des  époques  différentes,  dans  le 
même  pays.  L’une  était  anciennement  capitale  où  Tautre  l'est  devenue  plus  tard. 

C’est  Cherchel  qui  occupe  l’emplacement  ou  une  partie  de  l’emplacernéut  de  Ju- 
lia Cæsarea.  Alger  est  la  Dgezaïr  des  Arabes,  VIcosium  des  Romains. 

A Cherchel  et  autour  de  Cherchel,  on  trouve  des  ruines  qui  disent  encore  la  splen- 
deur de  l’ancienne  capitale  de  la  Mauritanie  césarienne  : ruines  de  murailles  qui 
avaient  huit  kilomètres  de  développement  ; ruines  d’un  hippodrome,  de  thermes 
monumentaux,  de  bains  à ciel  ouvert  consacrés  à Diane  , d’un  temple  de  Neptune, 
d’un  cirque  où  sainte  Mariane  fut  livrée  aux  bêtes,  et  les  époux  saint  Séverien  et 
sainte  Aquila  brûlés  vifs;  d’un  théâtre  où  saint  Arcadius  fut  coupé  en  morceaux; 
d’une  basilique.  C’est  partout  marbres  mutilés,  colonnes,  inscriptions  sans  nombre. 

A Alger,  ni  autour  d’Alger,  rien  de  semblable.  La  civilisation  romaine,  ni  la  civi- 
lisation chrétienne,  ni  aucune  autre  civilisation  n’y  ont  laissé  de  débris  considéra- 
bles. Le  nom  d'Icosmm  ne  paraît  que  rarement  dans  les  auteuÆ  profanes.  Solinis 
nous  en  a ainsi  rapporté  l’origine  fabuleuse  {Polyhistor.y  c.  xxni)  : « Hercule  pas- 
« sant  par  les  contrées,  vingt  de  ses  compagnons,  qui  s’étaient  séparés  de  lui,  choi- 
« sissent  un  lieu  où  ils  construisent  une  ville,  et,  pour  qu’aucun  d’eux  ne  pût  se 
« glorifier  de  lui  avoir  donné  son  nom,  ils  tirent  ce  nom  du  nombre  des  fondateurs.  » 
Les  monuments  ecclésiastiques  nous  ont  conservé  les  noms  de  trois  évêques  d'Ico- 
siuiUy  Crescens,  Laurent  et  Victor.  Nous  les  trouvons  parmi  les  évêques  qui  ont  signé 
les  actes  de  trois  assemblées  tenues  à Carthage,  durant  le  cinquième  siècle.  Mais  il 
y avait  alors  des  évêchés  dans  des  villes  peu  considérables.  V Itinéraire  d’Antonin, 
dans  un  espace  de  quinze  ou  seize  lieues  marines,  en  marque  cinq  sur  le  littoral 
de  la  mer:  Ihisconiurny  Icosium,  Casæ  Favenses  (Sidi-Ferruch),  Tepasa,  Julia  Cæ- 
sarea. Alger,  à peu  près  inconnu  jusqu’au  seizième  siècle,  jusqu’à  ce  qu’il  soit 
tombé  au  pouvoir  du  fameux  pirate  Barberousse,  n’a  donc  d’autre  célébrité  histo- 
rique que  c^lle  d’avoir  été  le  siège  d’une  association  de  brigands  qui,  durant  trois 
siècles,  a Lût  endurer  à la  clirélienté  toutes  sortes  de  maux  et  toutes  sortes  de 
hontes.  Celte  phrase:  Un  évêché  est  établi  à Alger,  l'ancienne  Julia  Cæsarea,  est 
assurément  de  nature  à émouvoir  les  âmes  chrétiennes  par  les  souvenirs  qu’elle  ré- 
veille. Cependant  nous  aimerions  autant  et  même  mieux  celle-ci  : Un  évêché  est  éta-- 
b II  à Alger,  V ancienne  capitale  des  pays  barbay^esques. 


47 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

nouvelle  Église,  c’était  bien  le  martyr  qu’il  fallait  mettre  à sa  nais- 
sance pour  qu'il  lui  portât  bonheur.  « Les  larmes,  nous  dit  saint  Au- 
gustin, sont  le  sang  de  l’âme.  » Or  l’histoire  nous  apprend  que  le 
sang  féconde  les  œuvres  qui  doivent  réussir. 

Mgr  Dupuch  était  né  à Bordeaux,  le  21  mai  1800,  d’une  riche  fa- 
mille de  négociants.  Il  fut  d’abord  reçu  avocat,  mais  à peine  avait-il 
mis  le  pied  dans  la  carrière  du  barreau,  qu’il  se  décida  à en  suivre 
une  autre.  Il  entra  au  séminaire  de  Saint-Sulpice,  où  il  fut  ordonné 
prêtre  en  1825.  Mgr  Daviau,  archevêque  de  Bordeaux,  le  plaça  dans 
la  mission  diocésaine  qui  venait  de  se  fonder.  Lorsque,  dans  ces  temps 
malheureux  où  toutes  les  institutions  religieuses  étaient  si  facilement 
prises  à mal,  la  mission  diocésaine  fut  supprimée,  le  jeune  ex-mission- 
naire se  livra  tout  entier  à des  œuvres  de  charité.  Ce  second  minis- 
tère, comme  le  premier  qu’il  avait  rempli,  allait  parfaitement  à sa 
nature  toute  de  bonté,  d’entrain  et  d’enthousiasme.  « Il  est  peu  de 
« nos  campagnes,  dit  un  écrivain  bordelais*,  qui  ne  l’aient  vu  et  en- 
« tendu  prêcher  avec  cette  abondance  et  cette  chaleur  de  l’âme  qui 
« est  la  véritable  éloquence  du  prêtre.  » « Nous  voyons,  dit  le  cardi- 
« nal-archevêque  de  Bordeaux  les  institutions  les  plus  multipliées 
« surgir  comme  par’enchantement  sous  ses  pas.  La  charité  pour  lui 
« est  une  lyre  harmonieuse  dont  une  main  habile  fait  vibrer  toutes 
« les  cordes  et  redit  les  mélodies  les  plus  diverses  et  les  plus  suaves. 
« Ici,  c’est  l’enfance  abandonnée,  recueillie  dans  les  salles  d’asile  ; 
« là,  ce  sont  des  bras  ouverts  à de  pauvres  orphelins  de  la  Teste,  que 
« les  fureurs  de  l’Océan  ont  privés  de  père  et  d'appui  ; tantôt  ce  sont 
<c  de  jeunes  montagnards  descendus  de  la  Savoie  au  milieu  des  dan- 
« gers  de  nos  grandes  villes,  et  protégés  par  la  sollicitude  la  plus  tou- 
« chante;  plus  tard,  c’est  une  colonie  agricole  fondée  par  ses  soins. 
« A peine  si  nous  trouvons  dans  notre  belle  cité  une  œuvre,  un  asile 
« de  malheureux  et  de  pauvres  qui  ne  redisent  à nos  oreilles  le  nom 
« mille  fois  béni  de  celui  que  nous  pleurons.  » Mgr  Dupuch  était 
décoré.  En  ce  temps-là,  où  la  croix  d’honneur  était  très-rare  dans  le 
clergé,  c’était  une  véritable  distinction,  i Le  gouvernement  de  Louis- 
Philippe  choisit  donc,  pour  premier  évêque  d’Alger,  un  prêtre  vrai- 
ment populaire,  dont  tout  le  monde  faisait  l’éloge,  que  tous  ceux  qui 
. le  connaissaient  aimaient  cordialement,  mais  populaire  surtout  parmi 
lespetits  et  les  pauvres.  «Il  donnait  sans  compter,»  nous  dit  Mgr  Pavy. 
Cela  est  vrai  plus  qu’on  ne  pourrait  le  croire.  Lui-même  nous  ap- 
prend « qu’il  avait,  en  1830, sacrifié  tout  son  patrimoine,  200,000  fr., 


* Justin  Dupuy,  Journal  de  laGuienne. 

* Discours  prononcé  le  12  juillet,  par  Son  Éminence  le  cardinal-archevêque  de 
Bordeaux,  aux  obsèques  de  Mgr  Dupuch. 


48 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

« à un  membre  de  sa  famille  que  des  revers  de  fortune  venaient  de 
a frapper,  et  qu'au  moment  où  il  partit  pour  son  apostolat  d’Afrique, 
« il  était  presque  un  peu  plus  que  pauvre^  ayant  contracté  certains  en- 
« gagements  pour  sa  nombreuse  famille  adoptive » Il  ne  se  doutait 
pas  que  les  questions  d’argent  valent  la  peine  qu’on  en  prenne  souci. 
Hélas!  il  l’apprit  plus  tard  et  par  une  rude  leçon. 

Nommé  par  le  roi  le  29  août  1858,  préconisé  à Rome  le  13  sep- 
tembre, Mgr  Dupucli  fut  sacré  à Bordeaux  le  18  octobre.  Sa  lettre 
pastorale  de  jj^ise  de  possession  de  son  diocèse  esi  datée  du  jour  même 
de  son  sacre  ; il  y exprime,  avec  la  plus  grande  insistance,  le  désir 
qui  le  presse  d’aller  se  dévouer  à sa  magnifique  mission.  Nous  trou- 
vons là  Mgr  Dupuch  tout  entier,  son  cœur  plein  de  dévouement  et  son 
imagination  charmante  qui  se  répandent  sans  règle  et  sans  mesure. 
Il  avait  choisi  des  armoiries  qu’on  ne  peut  voir,  ce  nous  semble,  sur 
ce  premier  mandement,  sans  éprouver  un  sentiment  de  tristesse, 
parce  qu’en  les  voyant,  on  songe  tout  naturellement  à la  fin  de  cet 
épiscopat.  C’était  un  pélican  se  déchirant  les  flancs  pour  faire  boire 
son  sang  à sa  couvée,  avec  cette  devise  : Ita  et  nos  faceremus.  Cet 
emblème  n’était  pas  selon  la  science,  mais  il  était  plein  de  poésie  et 
exprimait  l’ambition  de  son  âme  : se  donner  tout  entier  à la  famille 
dont  il  devenait  le  père. 

S’adressant  aux  Arabes,  il  leur  disait  : 

« On  raconte  que  vous  entendez  admirablement  le  langage  expressif  des 
figures  et  des  signes  ; puisque  c’est  le  seul  que  nous  puissions  directement 
vous  adresser,  lisez  ce  que  nous  sommes,  ce  que  nous  serons  toujours  pour 
vous,  dans  la  divine  et  touchante  figure  que  nous  avons  choisie,  que  le  Sau- 
veur qui  nous  envoie  nous  a inspiré  de  choisir,  pour  vous  parler  dans  un 
langage  que  nous  comprenions  également.  Le  signe  qui  décore  la  première 
page  de  notre  lettre,  qui  en  va  orner  et  munir  les  dernières  lignes,  c’est  le 
nôtre  ; toutes  nos  lettres,  tous  nos  actes,  tous  nos  rapports  avec  vous,  en 
seront  marqués,  partout  il  nous  accompagnera  ; tel  il  aura  brillé  à l’autel  au 
jour  solennel  de  notre  consécration  épiscopale,  attaché  aux  flambeaux  ar- 
dents du  sacrifice,  tel  il  brillera  toujours  devant  vous.  Heureux  s’il  n’a  pas 
perdu  son  éclat  au  jour  de  nos  funérailles  paternelles,  et  si,  compris  enfin 
par  vous  dans  toute  sa  plénitude  d’amour  et  de  force,  vous  le  gravez  un 
jour,  en  l’arrosant  de  vos  larmes,  sur  notre  tombe,  que  nous  choisissons 
déjà  parmi  les  vôtres,  parmi  celles  de  vos  parents,  de  vos  amis  les  plus  chers! 
Bien-aimés  frères,  à ce  signe  vous  nous  reconnaîtrez,  et  par  là  aussi  nous 
vaincrons;  car  ce  sont  nos  armes,  la  charité,  le  dévouement,  les  blessures, 
le  sang,  l’amour  de  tous  nos  enfants  et  de  tous  nos  chers  diocésains  de 
l’Algérie.  Tendre  pélican  du  désert,  sois  le  lien  du  passé  et  de  l’avenir  pour 

* Quelques  notes  intéressantes  à consulter,  à l'occasion  de  la  démission  de  V évê- 
que d'Alger. 


49 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

le  pauvre  directeur  de  la  petite  œuvre  de  Bordeaux  et  pour  le  pauvre  évêque 
d’Alger  ; toi  et  tes  petits  qui  se  pressent  autour  de  toi  dans  le  nid  que  tu 
leur  as  bâti  pour  boire,  à ton  sein  déchiré,  le  sang  qui  coule  jusqu’à  ta 
mort  ; toi  et  ta  devise  ; ita  et  nos  faceremus.  » 

Quelque  hâte  qu’il  eût  de  se  rendre  dans  son  diocèse,  Mgr  Dupuch, 
suivant  un  ancien  et  pieux  usage,  voulut  aller  auparavant  visiter  le 
tombeau  des  saints  apôtres  et  recevoir  la  bénédiction  du  prince  des 
évêques.  Il  était  à Rome  au  mois  de  décembre.  Dans  le  bref  daté  du 
14  de  ce  mois,  qui  accompagnait  les  présents  que  Grégoire  XYI  faisait 
à l’église  cathédrale  d’Alger,  le  souverain  pontife  lui  disait  : « Et 
« vous,  vénérable  frère,  vous  serez  comme  un  don  précieux  dont  la 
« présence  consolera  le  troupeau  de  Jésus-Christ,  encore  petit  dans 
« ces  contrées.  Un  champ  immense  est  ouvert  à l’exercice  de  votre 
« vertu,  il  embrasse  tout  le  pays  autrefois  soumis  à Alger.  » 

Mgr  Dupuch,  avec  quatre  ou  cinq  prêtres  qui  l’avaient  accompagné 
à Rome,  arriva  à Alger  le  31  décembre  1838,  et  prit  possession  de  son 
diocèse  le  6 janvier  1839. 

Dans  quelles  dispositions  le  prêtre  pétait-il  alors  reçu  en  Algérie? 
C’est  une  question  qui  se  pose  ici  naturellement  et  à laquelle  nous 
voulons  répondre.  Le  prêtre  ne  rencontrait  aucune  hostilité  chez  les 
Arabes;  il  leur  inspirait,  au  contraire,  respect  et  confiance,  il  était  et 
il  est  toujours  pour  eux  un  marabout.  Ces  sentiments  de  respect  et 
de  confiance  existent  encore  ; on  a eu  tort  sans  doute  de  leur  donner 
une  portée  qu’ils  n’ont  pas,  de  les  prendre  pour  une  disposition  à se 
faire  chrétiens  ; mais  on  a eu  tort  aussi  de  n’en  pas  tenir  compte  : ils 
pourraient  servir  beaucoup  à Y assimilation.  Nous  reviendrons  sur  ce 
sujet. 

Quant  à l’armée  et  à la  population  civile  européenne,  le  prêtre  était 
partout  accueilli  avec  honneur  et  avec  bonheur.  Comment  aurait-il 
pu  en  être  autrement?  Chez  tous  il  réveillait  les  souvenirs  de  la  jeu- 
nesse, de  la  patrie,  de  la  famille. 

Les  lettres  d’un  jeune  prêtre  qui  avait  fait  de  grands  sacrifices 
pour  suivre  Mgr  Dupuch  en  Afrique,  et  qui  a raconté  au  jour  le  jour 
les  débuts  de  son  apostolat,  ne  laissent  aucun  doute  à cet  égard. 

Le  8 février  1839,  M.  l’abbé  Suchet  écrivait  d’Alger,  deux  jours 
après  y être  arrivé  : 

« Hier  monseigneur  me  conduisit  en  visite  chez  les  notabilités  françaises. 
M.  Vallée,  maréchal  gouverneur,  me  reçut  de  la  manière  la  plus  aimable... 
Il  vient  de  faire  choisir  la  plus  belle  mosquée  de  Constantine  pour  en  faire 
la  plus  belle  église  catholique  de  la  colonie.  11  a demandé  à monseigneur  de 
m’envoyer  pour  fonder  cette  nouvelle  église*.  » 

* Lettres  édifiantes  et  curieuses  sur  V Algérie,  p.  5. 

Septembre  1861. 


4 


so 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 


Et,  le  27  février,  de  Constantine  : 

« Monseigneur  s’est  décidé  à m’envoyer  à Constantine  comme  la  ville  la 
plus  importante  de  la  colonie,  et  où  aucun  prêtre  n’avait  encore  paru  depuis 
quatorze  cents  ans.  C’est  une  ville  tout  à fait  africaine,  située  dans  l’inté- 
rieur des  terres,  entre  la  mer  et  le  grand  désert  Sahara,  qui  fait  partie 

de  ma  juridiction Le  jour  même  de  mon  arrivée  à Bône,  le  général 

de  Grimpré,  qui  est  gouverneur  de  cette  ville,  voulut  m’accompagner  lui- 
même  à Hippone,  avec  son  aide  de  camp,  M.  Gay,  et  un  détachement  de 
chasseurs  d’Afrique,  tous  à cheval.  On  me  fit  monter  un  cheval  arabe,  et  je 
traversai  ainsi,  en  soutane  et  chapeau  tricorne,  toute  la  ville  de  Bône,  au 
milieu  de  cette  honorable  et  brillante  escorte  environnée  d’une  foule  de  cu- 
rieux tant  Européens  qu’indigènes,  qui' étaient  tous  ébahis  de  l’honneur  qu’on 
rendait  au  marabout,  au  muphti  français;  c’est  ainsi  qu’on  m’appelle*.  » 

Et,  le  mars,  encore  de  Constantine  ; 

« Je  fais  arranger  en  ce  moment  la  grande  et  belle  mosquée  du  palais 
d’Achmet,  souverain  détrôné  de  la  province  de  Constantine,  pour  en  faire 
une  première  église  paroissiale,  dont  je  serai  le  premier  curé;  c’est  après- 
demain  dimanche  que  j’aurai  le  bonheur  de  bénir  cette  mosquée,  d’en  faire 
un  temple  catholique  et  d’y  célébrer  la  première  messe...  Le  général  baron 
de  Galbois,  gouverneur  de  la  province  de  Constantine  et  de  Bône,  m’a  reçu 
avec  la  plus  franche  cordialité;  il  a voulu  que  je  partageasse  sa  table  et  son 
logement,  qui  est  le  palais  de  l’ancien  Achmet-Bey  ; je  loge  dans  la  chambre 
même  du  bey,  meublée  telle  qu’elle  était  quand  il  l’habitait.  Je  couche  dans 
son  lit  même  ; rien  de  plus  magnifique  que  ce  palais  » 

Un  soldat,  ancien  enfant  de  chœur  à la  cathédrale  de  Toulouse, 
nous  a raconté  la  solennité  de  celte  première  messe  que  M.  Suchet 
célébra  dans  la  mosquée  d’ Achmet-Bey  ; il  était  à la  prise  de  Con- 
stantine. 

« Nous  n’avions  pas  un  seul  prêtre,  nous  disait-il;  c’était  plus  triste  qu’on 
ne  pourrait  se  l’imaginer.  Quoiqu’ils  aient  l’air  de  s’en  soucier  peu  durant  la 
vie,  les  soldats  sont  tous  chrétiens  à la  mort  : les  mourants  me  priaient  de 
leur  chanter  des  î)e  profiindis  et  des  Miserere.  » 

Aussitôt  que  ce  soldat  apprit  qu’un  curé  était  venu,  il  courut  lui 
offrir  de  chanter  une  messe  en  musique.  Le  général  fit  à cet  effet  un 
ordre  du  jour.  Tout  le  monde  voulut  contribuera  celte  fête.  Les  mu- 
siciens furent  au  nombre  de  plus  de  trois  cents. 

L’évêque  n’était  certainement  pas  moins  bien  accueilli  que  son 
grand  vicaire.  En  racontant  comment,  après  les  malheues  de  son 

* Lettres  édi liantes  et  curieuses  sur  l’Algérie,  p.  9. 

s/é.,  p.  16. 


51 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

épiscopat,  il  fut  obligé  de  quitter  furtivement  Alger,  Mgr  Dupuch 
nous  rappelle  le  triomphe  qu’on  lui  avait  fait  le  jour  où  il  y arriva 
pour  la  première  fois. 

« Vingt-quatre  rameurs  d’élite  n’avaient  pas  élevé  leurs  avirons  en  signe 
d’honneur,  la  flamme  ne  couronnait  pas  la  proue  de  sa  barque;  les  mate- 
lots des  bâtitnents  de  guerre  n’étaient  pas  montés  sur  les  vergues  de 
leurs  vaisseaux  pavoisés  pour  saluer  de  leur  triple  cri  de  Vive  le  roi!  le  ca- 
non ne  grondait  pas  sur  terre  et  sur  mer;  les  cloches  ne  sonnaient  pas 
leurs  triomphales  volées;  le  peuple  ne  se  pressait  pas  sur  les  quais,  aux 
balcons,  sur  les  terrasses  ; et  sept  ans  douze  jours  auparavant,  il  en  était 
ainsi  pourtant  à celte  heure  environ*.  » 

Que  s’est-il  donc  passé  durant  ces  sept  ans  douze  jours?  qu’est-ce 
qui  a amené  un  départ  si  triste  après  une  arrivée  si  triomphale? 
Nous  voudrions  donner  une  réponse  satisfaisante  à cette  question 
par  l’histoire  de  l’épiscopat  de  Mgr  Dupuch;  par  l’iiistoire,  disons-nous; 
non,  encore  moins,  nous  n’avons  pas  besoin  de  le  dire,  par  l’accu- 
sation. Nous  avons  toujours  remarqué  que  l’éloge  ni  le  blâme  de 
parti  pris  ne  peuvent  rien  produire  de  bon  : le  blâme  ne  fait  qu’irriter, 
et  personne  ne  croit  à l’éloge. 

Mgr  Dupuch,  aux  premiers  jours  de  son  épiscopat,  s’appelait  tantôt  le 
successeur  de  saint  Augustin,  tantôt  le  successeur  de  trois  cent  quatre- 
vingts  évêques;  le  pape,  à Rome,  lui  avait  dit  : Un  champ  immense  est 
ouvert  à l'exercice  de  votre  vertu;  il  embrasse  tout  le  pays  soumis  autre- 
foisà  Alger.  Le  diocèse  dont  il  prenait  possession  le  6 janvier  1859 
était  donc  fort  grand  en  souvenir  et  en  espérance;  mais  il  était  petit 
en  réalité.  L’imagination  de  l’évêque  très-naturellement  se  complai- 
sait dans  le  passé  et  dans  l’avenir;  mais  c’était  sur  le  présent  qu’il 
devait  régler  ses  pensées  et  sa  conduite  ; il  avait  besoin,  lui  peuLêtre 
plus  qu’un  autre,  et  à cause  de  sa  nature  ardente,  et  à cause  des  cir- 
constances où  il  était  placé,  de  se  remettre  souvent  dans  l’esprit  le 
conseil  que  saint  Vincent  de  Paul  ne  cessait  de  répéter  aux  âmes  zé- 
lées deson  temps,  savoir  : qu’il  fautéviter,  dans  les  œuvres  dont  nous 
sommes  chargés,  de  vouloir  devancer  la  Providence,  au  lieu  de  se 
contenter  de  la  suivre. 

Le  ministre  de  la  guerre  avait  dit  aux  Chambres  : « Le  clergé  ca- 
« tholique  de  l’Algérie  se  composera  de  vingt-quatre  prêtres  environ, 
« y compris  le  clergé  de  la  cathédrale,  et  entraînera  une  dépense 
« d’un  peu  plus  de  cinquante  mille  francs.  Ce  personnel  suffit  en  ce 
« moment  ; mais  il  est  destiné  à s’accroître  avec  les  besoins.  » En 


* Essai  sur  l'Algérie  chrétienne,  romaine  el  française,  p.  577, 


52 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

cette  année  1859,  il  n’y  eut  que  dix-sept  titres  ecclésiastiques  créés  : 
trois  chanoines , un  curé  et  un  vicaire  à Alger  ; un  curé  et  un  vicaire 
à Oran  ; un  curé  et  un  vicaire  à Bône;  un  curé  à Constantine,  à Phi- 
lippeville,  à Bougie,  à la  Galle;  et  quatre  prêtres  auxiliaires  qui  restè- 
rent sous  la  main  de  l’évèque  pour  être  employés  selon  qu’il  jugerait 
à propos  ; l’œuvre  de  la  propagation  de  la  foi  rétribuait  sept  autres 
prêtres  auxiliaires. 

Y a-t-il  lieu  de  se  récrier  contre  la  parcimonie  du  gouvernement  à 
propos  de  ce  premier  établissement  religieux  en  Algérie?  Sans  doute 
nous  désirerions  qu’on  en  eût  fait  davantage;  mais,  à la  rigueur,  et 
avec  beaucoup  de  zèle,  toutes  les  principales  localités  de  nos  possessions 
d’Afrique  pouvaient,  dans  ce  temps,  être  desservies  par  une  vingtaine 
de  prêtres.  Nous  ne  devons  pas  nous  attendre  que  les  gouvernements, 
dans  leurs  dépenses  et  leur  conduite,  se  placent  exclusivement,  ou 
môme  se  placent  surtout  au  point  de  vue  religieux,  au  moins  dans 
notre  siècle,  va  ajouter  plus  d’un  lecteur,  car  les  siècles  présents  ne 
sont  jamais  flattés.  Mais,  même  dans  le  passé,  les  faits  ne  manquent 
pas  pour  prouver  que  le  Sw'sum  coi^da  que  prêche  le  christianisme 
n’a  jamais  été  pratiqué  que  par  un  effort  difficile  et  rare  par  consé- 
quent. Nous  venons  de  lire  une  Vie  de  Christophe  Colomb  écrite  dans 
un  sens  chrétien  poussé  peut-être  jusqu’à  l’exagération,  car  l’auteur 
veut  faire  de  Christophe  Colomb  principalement  un  apôtre  de  Jésus- 
Christ.  L’éclat  des  personnes  et  des  choses  que  fournissait  Ferdinand 
le  Catholique  pour  les  premières  expéditions  nous  est  donné  dans 
tous  ses  détails.  Rien  n’y  manque,  excepté  un  prêtre,  un  aumônier. 

Avant  la  fin  du  mois  de  juin,  moins  de  six  mois  après  son  arri- 
vée, Mgr  Dupuch  avait  visité  tout  son  diocèse.  Durant  tout  son  épi- 
scopat, il  ne  se  lassa  pas  de  parcourir  l’immense  territoire  sur  lequel 
s’étendait  sa  juridiction.  Au  moment  de  le  quitter,  il  disait  au  pape 
qu’il  l’avait  « visité  cent  fois  depuis  la  régence  de  Tunis  jusqu’à  V em- 
pire du  Maroc^  dans  lequel  même  il  avait  pu  pénétrer^.  Ce  qui  l’atti- 
rait et  le  retenait  dans  ses  courses,  c’étaient  moins  les  choses  du  pré- 
sent que  les  choses  du  passé.  A Constantine,  l’ancienne  Cirta^  dans  un 
sanctuaire  à moitié  conservé  et  dans  un  baptistère  conservé  presque 
tout  entier,  il  voyait  le  sanctuaire  et  le  baptistère  de  la  basilique  que 
Constantin  ordonna  de  reconstruire  aux  frais  du  trésor  public  pour 
remplacer  celle  que  les  donatistes  avaient  enlevée  aux  catholiques. 
En  avant  de  la  ville,  sur  les  berges  rocheuses  et  escarpées  du  Rum- 
mel,  il  lisait  gravé  sur  le  roc  : Passio  beatorum  martyrum  Mariani  et 
Jacobi...  rememoramini  in  conspectu  Domini  quorum  nomina  scitis.  A 
Oran,  à Arzew,  à Cherchel,  _à  Sétif,  à Tyrasa;  partout  il  en  était  de 


* Mémoire  à Sa  Sainteté  le  pape  Grégoire XVI,  p.  39. 


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LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

même;  partout  des  lieux  illustrés  par  les  héroïques  combats  des  mar- 
tyrs; partout  des  vestiges  de  la  puissance,  de  la  grandeur,  des  splen- 
deurs anciennes  du  christianisme,  dans  ces  vastes  contrées  mainte- 
nant si  abandonnées,  dont  il  était  seul  évêque,  où  il  ne  voyait  çà  et 
là,  à de  grandes  distances,  que  quelques  chrétiens,  un  prêtre,  et, 
pour  célébrer  les  offices  divins,  une  baraque  en  planches. 

On  a exprimé  un  des  principaux  traits  de  son  caractère,  en  disant 
qu’il  avait  la  religion  des  souvenirs.  Ce  trait  de  caractère  est  frap- 
pant, en  effet,  dans  ses  écrits  et  dans  les  actes  de  son  administration. 

« J’ai  interrogé,  écrivait-il  au  pape,  les  ruines  des  églises  qui,  par  mil- 
liers, avaient  péri  sur  cette  même  terre  ; j’en  ai  exhumé  tous  les  monuments 
que  j’ai  pu  rencontrer  et  plus  que  des  monuments,  les  ossements  des  pon- 
tifes et  des  martyrs  ; j’ai  recherché,  depuis  Gibraltar  jusqu’au  fond  de  la 
Sicile,  et  en  Portugal  et  en  Espagne,  et  dans  les  Gaules,  ma  patrie,  et  sur 
tous  les  rivages  de  l’Italie  et  dans  les  îles  de  la  Méditerranée  célèbres  par 
l’ancienne  hospitalité  des  saints,  les  traces  de  ceux  qui  furent  et  les  premiers 
apôtres  et  les  plus  pures  gloires  de  l’Afrique  ; j’ai  pu  les  retrouver  pour  la 
plupart,  et  avec  elles  leurs  sacrées  dépouilles;  j’avais  obtenu  et  je  préparais 
leur  retour,  que  d’autres  plus  heureux  pourront  consommer.  » 

Il  se  plaignait  incessamment  que  les  débris  des  monuments  chré- 
tiens ne  fussent  pas  assez  respectés  par  le  génie  militaire,  et  il  lui 
arrivait  de  porter  ses  plaintes  jusqu’à  Paris;  il  poursuivait  sans  cesse 
quelque  projet  de  reconstructions  d’anciennes  églises,  ou  de  trans- 
lations triomphales  de  reliques.  II  s’abandonnait  à tous  ces  sentiments 
avec  la  plus  entière  naïveté.  La  pensée  ne  lui  venait  pas  qu’on  pût 
lui  reprocher  de  ne  pas  assez  comprendre  que,  dans  les  commence- 
ments, il  faut  s’en  tenir  au  nécessaire  ; de  trop  sacrifier  à certaines 
dévotions  particulières,  et  de  ne  pas  réserver  tous  ses  efforts  pour  des 
entx’epriscs  qui  fussent  possibles,  et  dont  l’utilité  fût  au  moins  géné- 
ralement reconnue. 

Il  y a dans  l’Algérie  un  lieu  qui  devait  être  l’objet  particulier  de  son 
culte,  Hippone.  Que  de  projets  Mgr  Dupuch  forma,  de  combien  de 
douces  illusions  il  se  berça  sur  ces  ruines  ! C’est  là  qu’il  est  intéres- 
sant à étudier,  là  que  son  âme  se  révèle  tout  entière  ; aussi  on  nous 
pardonnera  de  nous  y arrêter.  Nous  trouvons  Mgr  Dupuch  à Ilip- 
pone  le  28  avril  1859  ; il  adresse  à tous  les  évêques  de  France  la 
prière  de  souscrire  chacun  pour  cent  francs,  afin  d’élever  un  monu- 
ment en  l’honneur  du  grand  saint  Augustin.  Nous  l’y  trouvons  encore 
le  28  août  de  la  même  année  ; ce  jour-là  il  pose  solennellement,  avec 
le  concours  de  toutes  les  autorités,  la  première  pierre  du  monument, 
pour  lequel  les  évêques  de  France  se  sont  empressés  de  souscrire. 
Nous  l’y  trouvons  encore  le  28  août  de  l’année  suivante  , ce  jour-là  il 


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LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

écrit  une  description  de  ce  qu’il  voit  et  de  ce  qu’il  rêve.  Comme  on 
reconnaît  bien  dans  ces  pages  l’homme  qui  si  facilement  prenait  son 
imagination  pour  la  réalité! 

« Nous  sommes  assis  à mi-côle  sur  le  revers  oriental  du  second  mamé- 
lon,  sur  les  fondations  mêmes  du  monument  qui  commence  à s’élever.  11 
sera  de  forme  circulaire,  entouré  d’un  portique  soutenu  par  vingt-huit  co- 
lonnes de  marbre  blanc;  le  jour  descendra  d’en  haut  et  éclairera  d’une 
douce  lumière  tempérée  par  les  vitraux  l’autel  et  les  dix  mémoires,  memo- 
rias,  selon  l’expression  d’Augustin,  qui  consacreront  le  souvenir  paternel  du 
saint  évêque  et  des  dix  jeunes  hommes  qui,  dans  ces  mêmes  jardins,  se 
sanctifièrent  avec  lui  par  la  prière  et  l’étude  des  saintes  lettres.  » 

Ce  monument  de  saint  Augustin  a été  achevé  ; il  ne  ressemble  pas  à 
la  description  qui  précède. 

« Il  est  bien  simple,  écrivait  M.  l’abbé  Sibour  le  jour  où  on  l’inaugurait, 
mais  la  beauté  du  paysage  et  la  majesté  des  souvenirs  lui  communiquent 
une  sorte  de  grandeur  : il  consiste  en  un  autel  de  marbre  blanc  placé  sur  un 
socle  circulaire  à deux  gradins  revêtus  aussi  de  marbre.  Le  pourtour  du 
socle  inférieur  est  de  trente  mètres.  » 

Mgr  Dupuch  est  encore  à Hippone  le  20  janvier  1841;  ce  jour-là, 
sous  cette  adresse  : A tous  ceux  qui  liront  ces  pages,  mes  frères  dans 
la  foi,  il  écrit  : 

« Le  28  août  dernier,  j’étais  à Hippone  royale,  je  venais  d’y  célébrer  les 
saints  mystères;  là,  parmi  ces  pierres,  ces  saints  débris,  une  douce  idée  du 
ciel  descendit  dans  mon  âme  profondément  recueillie,  la  voici  : que  je  se- 
rais heureux  si,  avant  de  mourir,  je  pouvais  rebâtir  son  église,  sa  basilique 
de  la  Paix  I II  est  vrai  que  déjà  s’élève  au-dessus  des  citernes  antiques  un 
monument  fraternel,  gage  touchant  de  la  piété  des  vénérables  évêques  de 
France;  mais  il  est  vrai  que  ce  n’est  pas  assez.  » 

Et  il  propose  une  souscription  h l’Afrique  chrétienne  ou  Recueil  de 
lithographies  et  notes  destinées  à faire  connaître  ce  qui  reste  de  plus 
précieux  dans  les  monuments  chrétiens  de  l’ancienne  Afrique,  ce  qui 
renaît  dans  le  nouveau  diocèse  d’Alger.  Ce  projet  n’eut  pas  le  moindre 
commencement  d’exécution,  mais  un  projet  échoué  était  vite  rem- 
placé par  un  autre  dans  cet  esprit  ardent;  il  était  si  prompt  à l’espé- 
rance! et  les  espérances  qu’il  concevait  facilement,  il  les  communi- 
quait avec  la  môme  facilité.  11  avait  fait  des  démarches  afin  que  l’ordre 
de  Saint-Augustin  se  chargeât  de  la  reconstruction  de  la  basilique  de 
la  Paix  et  du  monastère  qui  lui  était  uni.  Sur  une  réponse  de  Philippe 


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LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

Angelini,  général  de  l’ordre,  qui  pouvait  lui  donner  quelque  espoir,  il 
fît,  le  4 mai  1845,  la  communication  suivante  datée  d’Hippone  : 

« Nous  avons  la  certitude  et  nous  vous  l’annonçons,  frères  bien-aiinés, 
dans  l’effusion  de  notre  joie  et  de  notre  reconnaissance  envers  ce  Dieu  de 
qui  procède  tout  ce  qui  est  bon,  envers  saint  Augustin,  dont  le  bras  a com- 
mencé si  visiblement  à nous  bénir,  nous  avons  la  certitude  que  bientôt,  au 
retour  du  saint  anniversaire  du  50  octobre,  se  relèveront,  par  les  soins  et  les 
largesses  filiales  de  ses  disciples,  et  les  murailles  de  sa  basilique  et  celles  de 
son  monastère,  sur  leurs  ruines  sacrées  si  providentiellement  conservées.  » 

Pas  une  pierre  ne  fut  remuée. 

Le  temps  des  grands  édifices  religieux  n’était  pas  arrivé  pour  l’Al- 
gérie. La  guerre  avait  recommencé  dès  le  mois  de  novembre  1835; 
Abd-el-Kader,  croyant  s’être  assez  fortement  organisé,  irrité  d’ailleurs 
par  le  passage  des  portes  de  fer,  nous  attaque  sur  tous  les  points. 
Cependant  l’Église  ne  cessa  pas  de  se  fortifier  et  de  s’étendre.  En 
1840,  furent  reconnus  par  le  gouvernement  un  titre  de  grand  vicaire 
et  deux  titres  de  curé,  l’un  pour  Bouffarick,  l’autre  pour  Dely-lbra- 
him.  Et,  le  4 novembre  de  la  même  année,  le  maréchal  Valée  écrivait, 
du  quartier  général  de  Blidah,  la  lettre  suivante,  qui  mérite  d’être 
conservée  parmi  les  plus  précieux  monuments  de  notre  histoire. 

« Monseigneur, 

« Je  me  suis  empressé,  à mon  retour  de  Médeah,  de  m’occuper  de  la  nou- 
velle colonie  de  Blidah  ; je  l’ai  trouvée  en  voie  de  prospérité;  elle  sera  bien- 
tôt, je  l’espère,  une  nouvelle  Philippeville. 

« J’ai  pensé,  comme  je  le  devais,  à donner  à ses  habitants  les  moyens  gé- 
néralement désirés  de  pouvoir  remplir  les  devoirs  de  leur  religion,  et  j’ai 
affecté  au  culte  catholique  une  mosquée  la  plus  belle  de  la  ville. 

« Cette  mosquée,  employée  maintenant  comme  magasin,  a reçu  sa  nou- 
velle destination,  à la  grande  satisfaction  des  indigènes.  Je  donne  des  ordres 
pour  que  le  minaret  soit  immédiatement  surmonté  d’une  croix  qui,  annon- 
çant le  règne  de  la  religion  chrétienne,  constatera  mieux  que  toute  autre 
chose  l’occupation  définitive. 

« Vous  aurez,  monseigneur,  à nommer  un  ecclésiastique  pour  desservir 
cette  nouvelle  église  et  à pourvoir  aux  objets  nécessaire  à l’exercice  du 
culte.  » 

« Veuillez  agréer,  » etc. 

Mgr  Dupuch  se  trouva  mêlé  aux  événements  de  la  guerre;  on  ne 
peut  pas  raconter  son  épiscopat  sans  parler  de  ce  fameux  échange  de 
prisonniers  dont  on  a fait  tant  de  bruit,  trop  de  bruit  peut-être.  Les 
Arabes  égorgeaient  tous  les  nôtres  qui  tombaient  en  leur  pouvoir  ; 


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LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

Abd-el-Kader  s’efforça  de  détruire  cet  usage  barbare  et  y réussit  jus- 
qu’à un  certain  point.  Dès  lors  il  put  être  question  entre  lui  et  nous 
d’échange  des  prisonniers.  M.  Massot,  sous-intendant  militaire,  avait 
été  pris  par  les  Iladjoutes  le  4 octobre  1840,  pendant  qu’il  se  rendait 
de  Donem  à Alger  par  la  diligence.  Mgr  Dupuch,  avec  l’autorisation 
du  maréchal  Valée,  fit  des  démarches  pour  obtenir  sa  liberté.  Abd- 
el-Kader  répondit  à ses  démarches  par  la  proposition  d’un  échange 
général  de  prisonniers,  et  annonça  queSidy-Maliommet-ben-Allali,  son 
khalifat,  avait  ses  pleins  pouvoirs  pour  terminer  cette  affaire.  Abd-el- 
Kader  espérait  trouver  ainsi  des  ouvertures  à la  paix.  Les  tribus  étaient 
extrêmement  fatiguées  de  la  guerre,  et  il  sentait  le  besoin  d’y  mettre 
fin.  Le  maréchal  Valée  n’accepta  pas  sa  proposition  ; il  avait  pour  cela 
de  puissants  motifs  : il  ne  voulait  pas  laisser  croire  à l’émir  que  la 
France  eût  aucune  intention  de  traiter  avec  lui. 

Le  général  Bugeaud,  qui  succéda  au  maréchal  Valée,  avait,  sur  ce 
point,  la  même  manière  de  voir.  Plus  que  personne,  il  devait  penser 
que  la  France  n’avait  que  trop  contribué,  par  des  traités,  à faire  une 
souveraineté  au  fils  de  Mohhy-ed-Den  ; mais  il  trouva  heureusement 
un  moyen  de  concilier  la  politique  et  l’humanité  : il  mit  à la  disposi- 
tion de  l’évêque  tous  les  prisonniers  musulmans  qui  étaient  entre  nos 
mains,  et  l’autorisa  à traiter  de  l’échange  en  son  nom  propre.  Cela 
devenait  une  affaire  entre  deux  chefs  religieux,  à laquelle  le  gouver- 
nement français  ne  prenait  aucune  part.  La  négociation  étant  déjà 
assez  avancée  par  correspondance,  MM.  Statter,  secrétaire  général  de 
l’évêché,  Berbruger,  Franchen  et  Justin  Dumanoir,  partirent  d’Alger, 
le  29  mars  1841,  pour  aller  la  terminer  auprès  du  khalifat  Ben-Allah. 
On  croyait  généralement,  dans  l’armée  française  et  chez  les  Arabes, 
que,  sous  l’échange  des  prisonniers,  il  y avait  la  paix  : les  Français 
s’en  montraient  mécontents  et  les  Arabes  fort  heureux. 

Ben-Allah,  aussitôt  qu’il  eut  pris  connaissance  de  la  lettre  que  lui 
écrivait  Mgr  Dupuch,  répondit  aux  commissaires  : « J’accepte  tout  ce 
que  propose  l’évêque.  » La  négociation  semblait  donc  terminée,  lors- 
qu’on apprit  que  l’armée  était  sortie  de  Blidah  pour  ravitailler  Milia- 
nah  et  Médeah;  ces  ravitaillements  ne  pouvaient  se  faire  que  par  des 
corps  d’armée  et  amenaient  toujours  des  combats.  Ben-Allah  se  mon- 
tra d’abord  assez  irrité  et  partit  pour  aller  combattre  à la  tête  de  ses 
cavaliers.  Les  commissaires  français  furent  dirigés  vers  l’intérieur, 
ils  restèrent  neuf  jours  au  camp  du  chélif.  Abd-el-Kader  y vint  durant 
leur  séjour,  ils  lui  envoyèrent  une  lettre  de  l’évêque  dans  laquelle 
étaient  rapportées  ces  paroles  du  général  Bugeaud  : « Monseigneur, 
« je  vous  remets  les  prisonniers  afin  que  vous  accomplissiez  votre 
« œuvre  d’humanité;  mais  j’entends  rester  complètement  étranger  à 
« tout  ce  qui  pourra  se  faire  relativement  à Y échange.  » Abd-el-Kader 


LA.  NOUVELLE  EGLISE  D’AFRIQUE. 


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leur  fit  dire  que,  puisqu’il  ne  s’agissait  que  de  l’échange  des  prison- 
niers, ils  n’avaient  affaire  qu’à  Ben-Allah.  Ils  arrêtèrent,  en  effet,  le 
9 avril,  toutes  les  conditions  avec  Bsn- Allah,  qui,  le  16  mai,  envoyait 
à Alger  une  lettre  portant  « que  Monseigneur  voulût  bien  se  rendre  le 
« mardi  18,  à une  heure^  à la  houche  Mouzaia  (ferme  Mouzaïa,  près  de 
« Bouffarick);  que  lui,  Sidy-Mohammet-Ben-Allah,y  serait  avec  tous  les 
« prisonniers  fratiçais  qu'il  avait  pu  réunir  pour  opérer  V échange  con- 
« venu.  » Le  17,  à cinq  heures  du  soir,  Monseigneur  arrivait  à Bouf- 
farick avec  les  prisonniers  arabes.  Les  femmes  et  les  enfants  avaient 
été  portés  dans  douze  voitures;  les  hommes  suivaient  à pied.  Mais  là 
on  apprit  une  nouvelle  de  nature  à inspirer  de  grandes  craintes  ; le 
généralBaraguey-d’nilliers,continuantses  opéra  tiens  militaires,  s’était 
emparé  de  la  houche  Mouzaïa,  rendez-vous  fixé  pour  l’échange.  Mon- 
seigneur se  hâta  d’écrire  au  khalifat  pour  lui  exprimer  l’espoir  que 
les  prisonniers  ne  seraient  pas  victimes  de  cet  événement  qui  n’avait 
pas  dépendu  de  lui  et  qu’il  déplorait.  Le^^khalifat  était  à quelques  heu- 
res de  Biidah.  Le  18,  il  répondit  d’une  manière  satisfaisante;  les 
quatre  commissaires  qui  avaient  déjà  traité  avec  lui,  M.  Statter  ex- 
cepté, qui  était  remplacé  par  M.  Suchet,  vicaire  général,  allèrent  le 
trouver,  et,  le  19,  l’évéque,  suivant  les  dernières  conventions  arrêtées, 
s’avança  sans  aucune  escorte,  en  avant  de  Biidah,  hors  la  portée  du 
canon,  et  remit  les  prisonniers  arabes  au  khalifat,  qui  lui  remit  les 
prisonniers  français.  Quelques  jours  après,  le  khalifat  envoyait  à l’é- 
vêque neuf  autres  prisonniers  qui  n’avaient  pas  pu  être  rendus  avec 
les  autres  à cause  de  leur  éloignement.  La  lettre  d’envoi  portait  : 
« Avec  ces  nouveaux  prisonniers,  je  t’envoie  vingt  chèvres  avec  leurs 
« petits  pour  nourrir  de  leur  lait  les  enfants  qui  n’ont  pas  de  mère, 
« car  je  n’ai  pas  oublié  que  tu  en  avais  acheté  deux  pour  nourrir  les 
« petits  enfants  de  nos  femmes  arabes  pendant  qu’elles  étaient  pri- 
« sonnières  à Alger.  » 

A cet  épisode  que  nous  venons  de  raconter  brièvement,  il  y a 
comme  un  appendice  que  nous  aurions  tort  d’omettre.  Le  général 
Bugeaud  venait  de  prendre  Mascara  ; dans  un  des  forts  de  la  ville  on 
trouve  inscrits  sur  les  murs  les  noms  de  cinquante-six  prisonniers 
français  ; au  bas  de  cette  liste  étaient  ces  mots  : « Nous  ne  savons  où 
« nous  allons...  A la  garde  de  Dieu.  » M.  Suchet  sollicita  la  mission 
d’aller  à la  recherche  de  ces  malheureux  captifs,  promettant  de  les 
ramener,  fallût-il  aller  les  chercher  jusqu’à  Tlemcen  et  les  demander 
à Abd-el-Kader  lui-même.  Il  trouva  un  généreux  compagnon  de  son 
dévouement,  M.  Toustain  Dumanoir,  qui  lui  servit  d’interprète.  Ils 
allèrent,  en  effet,  jusqu’à  Abd-el-Kader,  un  peu  à l’aventure,  quoi- 
qu’ils eussent  un  guide,  car  aucun  chef  arabe  ne  pouvait  leur  dire 
d’une  manière  certaine  où  ils  trouveraient  le  sultan,  les  colonnes  expé- 


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LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

dilionnaires  du  général  Bugeaud  ne  le  laissant  pas  séjourner  long- 
temps dans  le  même  lieu.  Ils  le  trouvèrent  non  loin  de  Mascara, 
« assis  sur  la  terre  nue,  au  milieu  d’un  jardin  d’orangers,  de  figuiers 
« et  de  lauriers-roses^.  » Le  sultan  les  reçut  très-gracieusement,  se 
mordra  enchanté  de  ce  que  lui  écrivait  l’évêque,  et  témoigna  pour  sa 
personne  la  plus  vive  vénération^.  Il  fit  des  réclamations  en  faveur  de 
quelques  Arabes  qui  étaient  dans  nos  prisons  et  même  dans  nos  ba- 
gnes, pour  d’autres  faits  assurément  que  des  faits  de  guerre.  « Enfin, 
« continue  M.  Suchet,  après  quelques  plaintes  contrôle  gouvernement 
« français  et  sur  les  malheurs  de  la  guerre,  il  me  dit  : — Tes  prison- 
« niers  français  te  seront  rendus  ; dès  aujourd’hui  je  vais  ordonner  à un 
« de  mes  cheicks  de  les  conduire  à Oran,  d’où  ils  ne  sont  éloignés 
« que  de  douze  heures  de  marche®.  » M.  Suchet  parla  religion  avec 
Abd-el-Kader,  dont  la  vue  lui  fit  l’effet  d’un  suint  évêque^  et  dont  les 
paroles  lui  causèrent  de  pieuses  illusions.  Nous  croyons  que,  dans  ce 
moment,  la  religion  n’était  pas  la  grande  préoccupation  de  l’émir;  sa 
grande  préoccupation,  nous  la  voyons  dans  cet  entretien  qu’il  voulut 
avoir  avec  M.  Suchet  seul.  Son  secrétaire,  qui  savait  quelques  mots 
de  français,  et  M.  Suchet  quelques  mots  d’arabe,  suppléaient  de  leur 
mieux  M.  Toustain  Dumanoir. 

« Est-ce  que  la  France  ne  veut  pas  la  paix? 

— Je  pense  qu’il  est  dans  l’intérêt  de  la  France  de  vouloir  la  paix. 

— Et  les  Français  qu’on  appelle  colons  veulent-ils  la  paix? 

— Oui,  parce  qu’ils  désireraient  commercer  avec  les  indigènes. 

— Et  les  ministres,  veulent-ils  la  paix? 

— Je  n’en  sais  rien  ; je  pense  que  oui. 

— Et  le  roi  des  Français? 

— Comme  la  paix  assurerait  le  bonheur  des  deux  nations  et  que  le 
roi  ne  veut  que  le  bonheur  de  ceux  qui  lui  sont  soumis,  je  crois  qu’il 
désire  la  paix. 

— Et  l’armée?  et  le  général  Bugeaud? 

— J’ai  entendu  dire  que  le  général  gouverneur  ferait  la  paix  avec 
les  chefs  de  tribus  pris  séparément,  mais  jamais  avec  loi. 

— Adieu,  dit  l’émir;  nous  nous  reverrons.  » 

Et  il  fit  conduire  MM.  Suchet  et  Toustain  Dumanoir  à une  petite 
distance  de  son  camp,  dans  un  joli  vallon  où,  une  heure  après,  il  les 
rejoignit  avec  son  armée,  quinze  ou  dix-huit  cents  cavaliers.  Néan- 
moins, ils  ne  le  revirent  pas  ; le  lendemain,  ils  furent  réveillés  par  ces 
mots  : « Vite,  vite,  à cheval  ! voilà  les  Roumi.  » C’était,  en  effet,  le 

* Lettres  édifiantes  et  curieuses  sur  l'Algérie,  p.  399. 

* Ibid. 

3 Ibid.,  p.  404. 


59 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

général  Bugeaud  qui,  dans  la  nuit,  s’était  emparé  du  camp  qu’Abd-el- 
Kader  avait  quitté  la  veille. 

L’écliange  des  prisonniers  fut  un  événement  très-éclatant  auquel  le 
caractère  de  Mgr  Dupucli  était  très-propre  à donner  du  relief.  Mais  le 
bruit  est  un  danger  pour  le  bien  ; cet  événement,  à cause  surtout  de 
son  retentissement,  eut  des  suites  malheureuses.  Les  généraux  trou- 
vèrent que  l’autorité  ecclésiastique  s’en  était  fait,  ou  qu’on  lui  en  avait 
fait  trop  d'honneur;  que  son  rôle  avait  été  démesurément  agrandi  à 
leurs  dépens.  Il  y eut  des  publications  regrettables.  Tous  les  éloges 
étaient  pour  les  Arabes  et  Abd-el-Kader  ; les  nécessités  d’une  guerre 
exceptionnelle  étaient  signalées  comme  des  cruautés,  comme  des  bri- 
gandages de  notre  noble  armée,  aussi  jalouse  de  son  humanité  que  de 
son  courage.  Les  militaires  purent  s’imaginer  qu’ils  devaient  se  gar- 
der de  trop  de  complaisance  pour  le  prêtre,  qu’ils  devaient  ne  pas  le 
laisser  s’immiscer  dans  leurs  affaires.  Ce  sentiment  pouvait  aller,  et 
quelquefois,  en  effet,  alla  bien  loin. 

La  mesure,  en  effet,  n’était  pas  le  caractère  de  Mgr  Dupuch.  C’était 
une  imagination  poétique  qui  grandissait  volontiers  le  bien  et  prenait 
les  rêves  de  son  cœur  excellent  pour  la  réalité.  Par  exemple,  à l’occasion 
de  la  cérémonie  pompeuse  de  la  translation  des  reliques  de  saint  Au- 
gustin à Hippone,  il  avait  écrit,  dans  l’ivresse  de  sa  joie  : 

« Dix  nouvelles  églises,  de  nouveaux  titres  correspondant  à nos  nouveaux 
besoins,  une  maison  ecclésiastique,  tout  à la  fois  grand  et  petit  séminaire, 
solidement  établie  et  déjà  en  partie  dotée...  Mais  nous  ne  finirions  pas, 
N.  T.  G.  F.,  si  nous  voulions  énumérer  tout  ce  que  nous  avons  obtenu  pour 
vous,  durant  ces  derniers  temps  et  comme  prix  de  ces  courses  multipliées  à 
l’egal  de  vos  besoins  et  de  notre  amour.  » 

Mgr  Dupuch  s’exagérait  les  avantages  obtenus  par  rapport  à la 
maison  ecclésiastique  et  au  petit  séminaire. 

Quant  au  grand  séminaire,  il  obtint  cette  année  pour  l’établir  et  le 
doter  les  3,000  fr.  qui  lui  avaient  été  déjà  accordées  la  première  an- 
née de  son  épiscopat,  pour  entretenir  à vie  cinq  ou  six  séminaristes. 
Par  une  heureuse  combinaison,  dont  nous  allons  parler,  cette  somme 
si  modique  put  être  tout  de  suite  fructueusement  employée.  Ce  grain 
de  sénevé,  habilement  cultivé,  est  devenu  un  grand  arbre. 

Six  églises  seulement  et  quatre  autres  titres  ecclésiastiques  furent 
créés  en  1842.  Les  six  églises  sont  : Mustapha  supérieur,  Kouba,  Bli- 
dah,  El-Biar,  Coleah,  Douéra  ; les  quatre  autres  titres,  un  vicaire  gé- 
néral, un  archiprêlre  de  la  cathédrale,  un  quatrième  chanoine,  un 
deuxième  vicaire  à Alger. 

Avant  de  raconter  les  fondations  religieuses  qui  datent  de  l’épisco- 


60 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

pal  deMgr  Dupuch,  nous  devons  en  mentionner  une  qui  remonte  plus 
haut.  L’histoire  de  la  nouvelle  Église  d’Afrique  doit  un  souvenir  tout 
particulier  aux  sœurs  de  l’Apparition  de  Saint-Joseph.  Elles  furent  les 
premières;  elles  s’établirent  à Alger  en  1835.  Si  l’on  songe  à l’état  de 
la  religion  et  à l’état  de  toutes  choses  en  Algérie,  en  ces  temps-là,  on 
admirera  le  courage  et  le  dévouement  qu’il  leur  fallut  pour  y venir 
exercer  leur  ministère;  elles  forcèrent,  en  quelque  façon,  les  portes 
des  hôpitaux,  où  quelques  hommes  de  l’administration  refusaient  de 
les  admettre. 

Des  dissentiments  regrettables,  nés  de  quelques  conflitsde  juridiction, 
éclatèrent  entre  Mgr  Dupuch  et  madame  Vialart.  Ces  dissentiments 
causèrent  une  pénible  émotion  ; ils  allèrent  fort  loin.  La  fondatrice  de 
nos  premières  sœurs  et  notre  premier  évêque  se  ressemblaient  peut- 
être  trop,  et  par  leurs  qualités  et  par  leurs  défauts,  pour  qu’il  ne  leur 
fût  pas  difficile  de  s’accorder.  Les  sœurs  de  l’Apparition  de  Saint-Jo- 
seph étaient  soutenues  par  les  sympathies  du  pape  et  de  la  reine 
Marie-Amélie,  et  avaient  montré,  durant  le  plus  terrible  choléra  dont 
on  se  souvienne,  un  héroïsme  de  charité  qui  leur  avait  attiré  l’admi- 
ration. Elles  furent  néanmoins  forcées  de  quitter  l’Algérie  à la  fin  de 
1842.  Le  général  Bugeaud,  qui  avait  voulu  les  défendre  contre  ce 
qu’il  appelait  une  persécution,  dut  signer  l’acte  par  lequel  les  éta- 
blissements publics  qui  leur  avaient  été  confiés  leur  étaient  retirés. 

Les  religieuses  de  l’Apparition  de  Saint-Joseph  furent  remplacées 
par  les  sœurs  de  Saint-\incent  de  Paul.  Voici  l’arrêté  du  ministre  de 
la  guerre  qui  suivit  les  arrangements  pris  avec  M.  l’abbé  Dagret,  vi- 
caire général  de  l’évêque  d’Alger,  et  M.  l’abbé  Étienne,  procureur 
général  des  Lazaristes. 

« Hôpital  civil.  Douze  sœurs  seront,  dès  à présent,  chargées  du  service 
de  l’hôpital  d’Alger.  Leur  nombre  ne  pourra  être  augmenté  qu’avec  mon 
autorisation  ; elles  seront  spécialement  préposées  au  soin  de  la  pharmacie, 
de  la  lingerie,  de  la  cuisine,  de  la  buanderie,  et  généralement  à tout  ce  qui 
tient  au  service  des  malades;  elles  auront,  sous  leur  autorité  et  direction, 
des  infirmiers  et  des  infirmières  en  nombre  suffisant  pour  satisfaire  aux  di- 
vers services;  et  qui  sera  fixé  par  la  supérieure. 

« La  supérieure  des  sœurs  aura  seule  la  police  de  l’intérieur  de  l’hôpital 
et  l’autorité  sur  les  infirmiers  et  les  infirmières. 

« Maison  de  charité  d' Alger.  Neuf  sœurs  seront  chargées  de  la  maison 
de  charité  ; l’établissement  se  composera  de  trois  classes  pour  les  filles, 
d’un  ouvroir,  d’une  salle  d’asile,  d’une  pharmacie  et  du  service,  de  la  vi- 
site et  du  soin  des  pauvres  à domicile. 

« Il  sera  fourni  aux  sœurs  une  maison  assez  vaste  pour  qu’on  puisse  y 
établir  ces  divers  services.  Les  frais  d’entretien  de  cette  maison  seront  sup- 
portés par  l’administration.  11  sera  érigé  une  chapelle  à l’usage  des  sœurs 
et  des  enfants  de  l’école.  » 


61 


LA.  ÎSOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

L’existence  matérielle  des  sœurs  chargées  de  ces  deux  établisse- 
ments était  assurée  d’une  manière  très-convenable. 

Dans  le  programme  des  œuvres  pour  lesquelles  il  entretenait  des 
sœurs  en  Algérie,  le  gouvernement  oubliait  une  espèce  de  malheu- 
reux qui,  dans  ce  pays  plus  encore  que  partout  ailleurs,  doit  inspirer 
l’intérêt  et  la  pitié  : ce  sont  les  enfants  qui  n’ont  pas  de  parents  ou 
que  leurs  parents  ne  protègent  pas,  ce  qui,  souvent,  est  encore  pire. 
La  religion  ne  les  oublia  pas.  Madame  Yialart  avait  déjà  recueilli  un 
certain  nombre  d’orphelines  qui,  de  sa  direction,  passèrent  sous  celle 
des  sœurs  de  Saint-Vincent  de  Paul. 

Les  premiers  règlements  de  l’orphelinat  des  filles  avaient  été  dres- 
sés par  les  dames  de  la  Société  de  charité,  de  concert  avec  M.  Étienne, 
supérieur  des  sœurs  de  Saint-Vincent  de  Paul.  La  société  des  dames 
de  charité  donna  le  matériel  nécessaire  et  s’engagea  à payer  15  francs 
par  mois  pour  chaque  enfant  admise.  Les  orphelines  qui  avaient 
commencé  sous  madame  Chalar,  dans  la  maison  de  la  Miséricorde,  y 
restèrent  jusqu’en  1844.  A cette  époque,  elles  furent  transférées  dans 
la  maison  du  consulat  de  Danemark,  dont  Mgr  Dupuch,  qui  l’avait 
achetée  enl859,céda  l’usufruit  pour  vingt  ans,  moyennant  13,000  fr. 
une  fois  payés.  Ce  marché  ne  put  pas  tenir,  et  en  1847  le  gouverneur 
général,  avec  l’autorisation  du  ministre  de  la  guerre,  loua  pour  elles 
le  palais  Mustapha,  qu’elles  occupent  aujourd’hui. 

Celte  société  des  dames  de  charité,  dont  il  vient  d’être  question, 
mérite  bien  d’avoir  sa  place  dans  notre  histoire,  au  milieu  des  con- 
grégations religieuses  qui  accouraient  en  Algérie  soulager  les  misè- 
res de  toute  sorte.  « Sous  l’inspiration  de  Mgr  Dupuch,  dès  1839,  elle 
« s’êtait  formée  de  l’élite  des  dames  d’Alger,  sans  distinction  de  culte 
« et  de  nationalité  ; bientôt  leur  nombre  se  multiplia  avec  les  misè- 
« res  devenues  leur  héritage;  par  leur  dévouement  infatigable,  elles 
« purent  donner  de  rapides  accroissements  à l’établissement  des  or- 
« phelines.  Elles  s’occupaient  en  même  temps  des  femmes  indigentes 
« en  couche,  des  pauvres  honteux,  des  convalescents  de  l’hôpital,  des 
« enfants  exposés.  » Madame  de  Bar  fut  présidente  pendant  sept  ans. 

Les  ressources  que  l’Église  possède  sont  vraiment  admirables. 
Comment  ne  pas  faire  cette  réflexion  quand  on  songe  que,  dans  ces 
premiers  temps  si  difficiles,  il  n’y  avait  pas  en  Algérie  un  besoin  pour 
lequel  elle  n’eût  un  service  tout  prêt  et  parfaitement  organisé?  Dans 
les  environs  d’Alger,  à Mustapha  supérieur,  les  dames  du  Sacré-Cœur 
fondèrent  en  1842  un  pensionnat  qui  ne  laisse  rien  à désirer  aux  fa- 
milles pour  l’éducation  de  leurs  enfants.  — A El-Biar,  en  1843,  les 
religieuses  du  Bon-Pasteur  d’Angers  ouvrirent  une  maison  de  préser- 
vation pour  les  jeunes  filles  exposées,  et  de  refuge  pour  les  filles 
repenties.  — Les  sœurs  trinitaires  à Oran,  dès  1840,  desservaient 


62 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

l’hôpital  et  avaient  : orphelinat,  salles  d’asile,  ouvroirs,  écoles,  pen- 
sionnat. Leur  bel  établissement  fut  fondé  par  madame  veuve  Lyoude 
et  sa  sœur,  mademoiselle  Bovet.  Elles  ne  tenaient  par  aucun  lien  à 
l’Algérie,  et  néanmoins  Dieu  leur  inspira  la  pensée  d’y  employer 

50.000  francs  que  M.  Lyoude,  de  Crest  (Drôme),  avait  laissés  par 
testament  pour  une  fondation  pieuse.  Ces  trois  noms  méritent  d’être 
gardés  avec  reconnaissance  dans  notre  Église.  — Les  sœurs  de  la  Doc- 
trine chrélienne  de  Nancy,  dans  la  province  de  Conslantine,  étaient 
chargées  des  mêmes  œuvres  dont  étaient  chargées  les  sœurs  trinitai- 
res  à Oran.  Elles  s’établirent  à Constantine  en  1840,  et  en  1842  à 
Philippeville  et  à Bône. 

Les  congrégations  religieuses  d'hommes,  comme  les  congrégations 
de  femmes,  vinrent  donner  leur  concours  à l’évêque  d’Alger.  Les 
lazaristes  arrivèrent  , au  nombre  de  quatre,  avec  les  sœurs  de  Saint- 
Vincent  de  Paul.  L’Élat  n’en  rétribuait  que  trois.  Ils  étaient  chargés 
des  sœurs  de  Saint-Vincent,  des  fdles  orphelines  et  du  séminaire.  Le 
séminaire  allait  commencer.  C’est  dans  la  maison  que  l’État  céda  aux 
lazaristes,  la  pavivre  et  petite  maison  de  Sainte-Philomène,  qu’il  a 
pris  son  origine.  M.  Girard  en  fut  le  fondateur.  Il  recevait  les 

3.000  francs  que  le  gouvernement  avait  accordés  à l’évêque  d’Alger, 
dès  les  premiers  jours  de  son  épiscopat,  pour  entretenir  quelques 
élèves  au  grand  séminaire  d’Aix  ; avec  celte  somme,  il  dut  fournir  à 
tous  les  frais  pendant  l’année  1846.  En  1844,  la  somme  fut  doublée, 
et  il  porta  le  nombre  des  séminaristes  à onze.  C’était  assurément  un 
bien  modeste  séminaire,  6,000  francs  pour  tous  revenus  et  une  mai- 
son petite  et  incommode.  Cependant,  grâce  à la  direction  de  son  supé- 
rieur, qui  n’avait  pas  moins  de  sagesse  que  de  zèle  et  ne  voulait  que 
ce  qui  était  possible,  mais  le  voulait  fermement,  on  peut  dire  qu’il 
était  dès  lors  fortement  constitué.  Il  n’a  cessé  de  recevoir  des  déve- 
loppements. M.  Girard  le  dirige  encore  depuis  dix-huit  ans.  Tout  le 
clergé  de  l’Algérie,  à très-peu  d’exceptions  près,  a été  formé  sous 
lui  ; c’est  une  des  plus  grandes  faveurs  que  Dieu  ait  accordées  à ce 
diocèse  naissant. 

Les  jésuites  étaient  déjà  à Alger  en  1840;  l’œuvre  de  la  propagation 
de  la  foi  fournissait  à l’entretien  de  six  pères  : prêtres  auxiliaires, 
œuvre  de  saint  François  Begis,  aumôneries  des  pénitenciers  mili- 
taires. Ils  s’établirent  à Constantine  en  1841  : cure,  vicariat,  au- 
mônerie de  l’hôpital  militaire,  école  normale;  à Oran,  en  1844  : 
prêtres  auxilaires,  aumônerie  de  l’hôpital  militaire.  Aux  jésuites  doit 
revenir  principalement  l’honneur  d’une  œuvre  bien  digne  que  nous 
nous  y arrêtions. 

Cette  œuvre,  aujourd’hui  prospère,  l’Orphelinat  pour  les  gar- 
çons, date  de  cette  époque.  Elle  fut  due  à l’initiative  du  P.  Bru- 


65 


L\  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

maull,  directeur  de  l’œuvre  des  Orphelines.  Une  lettre,  où  ce  digne 
ecclésiastique  exposait  l’objet  de  cette  création  nouvelle  de  l’esprit  de 
charité,  reçut  tout  d’abord  les  souscriptions  suivantes,  que  nous 
transcrivons  textuellement  : 

tt  Je  souscris  pour  trois  cents  francs  par  an;  Antoine-Adolphe,  évêque 
d’Alger.  — Je  souscris  pour  trois  cents  francs  en  1845;  le  gouverneur  gé- 
néral, Bugeaud.  — Déjà  j'ai  cru  devoir  promettre  au  nom  de  l’administra- 
tion d' entretenir  dans  l’établissement  des  orphelins  quelques  enfants  désignés 
par  elle,  et  je  m' inscris  personnellement  pour  un  don  de  cent  francs  en  1843; 
le  directeur  de  l’iiilérieur,  comte  E . Gu^ôt.  — Secourir  les  pauvres,  se- 
courir surtout  les  orphelins,  dans  un  pays  où  malheureusement  le  climat  et 
les  premières  difficultés  en  feront  beaucoup,  est  essentiellement  une  couvre 
coloniale.  Il  est  bon  que  ceux  qui  viennent  peupler  et  cultiver  l'Algérie  aient 
la  certitude  qiiils  trouveront,  pour  eux  et  leurs  enfants,  tous  les  secours  que 
la  charité  et  l’administration  peuvent  donner  -.je  souscris  pour  cent  francs 
en  1843;  le  directeur  des  finances,  L.  Blondel.  — Je  souscris  pour  cent 
francs  en  1843;  l’intendant  militaire,  Appert.  — Je  souscris  pour  cent  francs 
en  1 843;  Favré,  contre-amiral.  — Je  souscris  pour  cent  francs  en  1843; 
Duhard,  président  de  la  cour  royale.  » 

Nous  sommes  persuadé  que  le  lecteur  nous  saura  gré  d’avoir 
transcrit  tous  les  noms  qui  précèdent.  Rien,  croyons-nous,  ne  peut 
mieux  que  celte  pièce  donner  une  idée  de  la  manière  dont  la  bien- 
faisance s’est  exercée  en  Algérie. 

Le  P.  Brumault  acheta,  avec  l’argent  de  sa  compagnie,  une 
grande  propriété,  la  propriété  de  Ben-Atnoun,  où,  dès  l’année  1843, 
il  inslalla  les  orphelins;  leur  nombre  augmenta  rapidement;  il  lirait 
d’où  il  pouvait  pour  fournir  à leur  entretien  : dons  j^articuliers,  allo- 
cations de  l’administration,  effets  hors  de  service,  rations  de  vivres, 
bestiaux  de  razzia.  Il  obtenait  des  soldats  pour  travailler  à ses  terres 
et  y faisait  travailler  les  orphelins,  qu’il  devait  élever  et  qu’il  élevait 
pour  l’agriculture.  Il  finit  par  obtenir  de  l’administration  une  allo- 
cation régulière  pour  chaque  enfant,  et  assura  ainsi  l’existence  de  cet 
établissement,  qui  ne  vécut  d’abord  que  grâce  à son  activité  et  à son 
habileté. 

En  parcourant  les  institutions  religieuses  de  celte  époque,  dans 
l’Algérie,  nous  en  trouvons  beaucoup  moins  pour  l’éducation  des 
garçons  que  pour  celle  des  filles  ; il  faut  se  souvenir  que  l’Université 
y était  établie  dès  1845,  et  qu’en  ces  temps  elle  ne  se  contentait  pas 
de  vouloir  servir  de  modèle,  mais  qu’elle  faisait  tous  ses  efforts  pour 
rester  seule.  Cependant  les  frères  de  Saint-Joseph  du  Mans  eurent 
des  écoles  communales  à Bône  et  à Philippeville  en  1842,  à Oran 
en  1844. 


64 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

Une  autre  fondation  dont  l’Algérie  est  fière,  et  qui  remonte 
également  à ces  jours  de  confiance  et  d’ardeur,  est  l’établisse- 
ment des  trappistes  à Staouelli  (1843).  Le  fondateur  nous  en  a 
raconté  les  commencements.  Il  était  accompagné  du  P.  Brumault 
seul,  la  première  fois  qu’il  vit  les  vastes  terrains  que  l’Etat  lui  avait 
concédés  ; tout  était  couvert  de  broussailles  ; il  passa  la  nuit,  au  milieu 
des  palmiers  nains,  enveloppé  de  son  manteau;  son  compagnon,  plus 
au  fait  de  la  vie  d’Afrique,  l’empêcha  de  rien  allumer,  de  peur  d’atti- 
rer les  bêtes  féroces.  Il  éleva  d’abord  une  baraque  en  planches; 
1 avait  déjà  construit  son  beau  monastère,  lorsqu’il  nous  disait  : « Je 
« la  conserve  comme  un  souvenir  précieux,  c’est  là  que  nous  avons 
« tous  été  logés.  » Les  trappistes  payèrent  un  large  tribut  à l’insalu- 
brité des  premières  cultures.  Ils  furent  patients,  courageux  et  persé- 
vérants. « Il  nous  faut,  à nous,  peu  de  chose  pour  vivre,  nous  disait  le 
« P.  Régis,  et  pourtant  cet  absolu  nécessaire,  souvent,  la  veille,  je  me 
« suis  demandé  comment  nous  l’aurions  le  lendemain.  J’allais  à Alger 
« et  je  frappais  à toutes  les  portes  pour  me  le  procurer.  » Nous  devons 
ajouter  que  toutes  les  portes  s’ouvraient  à lui  très-volontiers.  Quand 
un  homme  déploie  à un  haut  degré  de  l’énergie  et  de  l’habileté,  tout 
le  monde  est  porté  à l’aider.  D’ailleurs,  l’abbé  de  Martais  avait  reçu 
du  ciel  une  grâce  particulière  pour  se  laire  donner  ; il  a été  le  favori 
de  tous  les  pouvoirs  qui  se  sont  succédé  en  Afrique.  Les  généraux 
surtout  étaient  charmés  par  un  moine  qui  savait  être  très-saint  et 
très-aimable  à la  fois. 

Aussi  le  succès  fut  rapide.  Le  20  juin  1843,  les  trappistes  faisaient 
leur  premier  acte  de  possession  en  offrant  le  saint  sacrifice  de  la 
messe  pour  le  repos  de  l’âme  des  soldats  français  qui  avaient  péri  à 
la  bataille  de  Staouelli.  Ils  avaient  dressé  un  autel  de  gazon  sous  le 
palmier  qui,  le  19  juin  1830,  le  jour  delà  bataille,  ombrageait  la 
tente  du  bey  deConstantine  ; le  14  septembre,  ils  posaient  la  première 
pierre  de  leur  vaste  monastère,  sur  un  lit  de  boulets  ramassés  dans 
les  champs  dont  ils  devenaient  propriétaires,  et,  le  19  août  1844, 
Mgr  Dupuch  en  consacrait  la  chapelle  sous  le  titre  de  Notre-Dame  de 
la  Délivrance,  et,  dans  une  lettre  pastorale  écrite  à cette  occasion, 
après  avoir  décrit  les  magnifiques  cultures  qui  avaient  remplacé  les 
palmiers  nains,  il  s’écriait  : «Oh  ! qu’il  a fallu  de  sacrifices!  quel 
« concours  de  généreux  efforts  il  a fallu  pour  fonder  ainsi  la  Trappe 
« de  Notre-Dame  de  Staouelli,  pour  en  conserver  l’admirable  et  vrai- 
« ment  prodigieuse  fondation!  » 

Voilà  comment  se  fit  le  bien  durant  l’épiscopat  de  Mgr  Dupuch; 
l’évêque  donnait  l'élan,  et  les  hommes  qui  étaient  chargés  des  œu- 
vres auxquelles  il  avait  imprimé  le  premier  mouvement  les  soute- 
naient et  les  faisaient  réussir,  malgré  les  embarras  dans  lesquels  il 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 


05 


les  laissait,  et  que  même  quelquefois  il  leur  suscitait.  Ces  ouvriers 
de  la  première  heure  méritent  les  plus  grands  éloges.  Ils  ont  sans 
doute  reçu  du  gouvernement  des  secours  considérables;  ces  secours, 
nous  ne  les  avons  pas  dissimulés;  nous  n’avons  jamais  prétendu 
que  les  prêtres,  les  religieux  et  les  religieuses  pussent  vivre  de  rien 
ni  changer  les  pierres  en  pain  pour  nourrir  les  orphelins,  les  orphe- 
lines et  les  autres  pauvres.  Le  méiile  de  l’Église,  dans  l’Algérie,  mé- 
rite que  personne,  ce  nous  semble,  ne  peut  nier,  c’est  d’avoir  eu  l’ini- 
lialive  de  la  bienfaisance  et  d’avoir  fait  abondamment  fructifier  les 
dépenses  qu  elle  a sollicitées  de  l’État. 

Si  l’on  rélléchit  aux  difticutés  que  le  bien  l'encontre  partout  et  à 
tous  les  essais  très-dispendieux  et  pourtant  tout  à fait  infructueux, 
qui  ont  été  tentés  en  Algérie,  on  admirera  les  développements  que 
les  fondations  religieuses  ne  cessaient  d’y  prendre  depuis  1842,  et 
les  fruits  qu’elles  y portaient.  Le  clergé  régulier  s’accroissant  aussi 
continuellement,  nous  avons  vu  avec  quel  bonheur  Mgr  Dupucli  an- 
nonçait que  dix  titres  ecclésiastiques  avaient  été  créés  en  1842;  neuf 
autres  le  furent  pour  chacune  des  deux  années  suivantes  : en  1845, 
les  titres  de  desservant  1“  à Dranah,  2"  à Medeah,  5“  à Milianah,  4“  à 
Mers-el-Kébir,  5"  à Mascara,  6“  à Gigelly,  7°  de  troisième  vicaire  à 
Al  ger,  8"  de  vicaire  à Constanline,  b**  à Philippeville;  en  1844,  les 
titres  l"de  cinquième  chanoine,  2"  de  sixième  chanoine,  5“  de, secré- 
taire général,  4“  de  desservant  à Berkadem,  5“  à Sainte-Amélie,  6“  à 
Orléansville,  7'^  d’aumônier  à l’hôpital  militaire  d’Alger,  8“  à l’hôpi- 
tal militaire  d’Oran,  9°  à l’hôpital  militaire  de  Constanline. 

L’Église  d’Afrique  ne  cessait  donc  de  progresser,  nous  avons  suivi 
ces  progrès  avec  satisfaction. 


. 111 

«k 

Mais  voilà  que  tout  à coup  nous  allons  nous  heurter,  pour  ainsi 
dire,  à un  revers.  Le  24  février  1845,  Mgr  Dupuch  donne  comimini- 
cation  au  roi,  en  son  conseil,  de  V ensemble  des  rapports  qu’il  a adres- 
sés à M.  le  (jouverneur  (jénéred,  touchant  l’état  actuel  du  culte  catho- 
dique  en  Algérie.  L’évêque  se  complaît  souvent,  dans  son  Mémoire,  à 
décrire  avec  son  imagination  de  poète  le  bien  que,  durant  sa  visite 
pastorale  de  ce  mois,  il  a trouvé  accompli  dans  son  diocèse.  « Ce 
•«  diocèse,  s’écrie-l-il  en  terminant,  je  l’ai  vu  naître,  je  l’ai  vu  se  dé- 
« velopper  de  jour  en  jour,  fondation  par  fondation,  parmi  bien  des 
« difficultés  et  d’inexprimables  tribulations  de  cœur  cl  d’esprit  insc- 

Septembre  1801. 


O 


66 


LA.  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFIUQUE, 


« parables  de  la  position  qu’on  m’avait  laite.  Donc  seul  je  peux  le 
« connaître  ainsi  à fond,  avec  ses  soixante  et  quelques  prêtres,  ses 
« cent  trente  sœurs  de  charité,  ses  églises  et  chapelles  de  toute  sorte, 

« ses  différentes  et  nombreuses^institutions  religieuses,  et  par  consé- 
« quent  en  apprécier  la  vie,  si  je  peux  m’exprimer  ainsi,  sa  vie  vraie, 

« actuelle  et  palpitante  ^ » Il  signalait  bien  quelques  paroisses  où  le 
cimetière  n’était  pas  clos,  où  les  constructions  cédées  pour  les  offices  |1 

divins  n’étaient  pas  convenables;  quelques  petites  localités  où  le  ser-  i 

vice  religieux  était  difficile  et  même  impossible;  mais  cela  n’expli-  ï 
quait  pas  suffisamment  la  tristesse  et  le  découragement  qu’il  laissait  [ 

voir.  Les  faits  étaient  satisfaisants  en  somme,  et  pourtant  on  sentait  ! 

que  la  communication  au  roi  en  son  conseil  était  un  cri  suprême  de  dé- 
tresse. Elle  avait  été  écrite  d'une  main  fiévreuse.  Les  événements  don- 
nèrent bientôt  le  mot  de  ce  mystère.  Hélas!  le  mystère  n’existait 
guère  pour  personne,  au  moins  parmi  les  habitants  d’Alger. 
MgrDupuch  avait  des  dettes  énormes,  et  ses  créanciers  ne  gardaient 
plus  de  mesures  dans  leurs  menaces  ni  dans  leurs  poursuites. 

Nous  avons  dit  que  Mgr  Dupuch  ne  connaissait  pas  la  valeur  de  l’ar-  j 

gent.  On  s’imaginerait  difficilement  jusqu’à  quel  point  cela  est  vrai.  | 

Au  malheureux  ou  à l’aventurier  qui  s’adressait  à lui  dans  un  moment  | 

favorable,  c’est-à-dire  lorsqu’il  était  en  fonds,  il  donnait  sans  comp-  | 

ter,  ou  il  prêtait,  ce  qui  presque  toujours  était  la  même  chose.  Il  | 

prêtait  et  il  donnait  alors  même  qu’il  n’avait  rien.  A cette  fin  il  em-  - î 
pruntait  sans  se  laisser  arrêter  par  les  intérêts  les  plus  exorbitants. 

Dans  les  comptes  qu’il  a essayé  de  donner  de  son  administration,  de  < 
mémoire  seulement,  le  défaut  de  précision  ne  le  prouve  que  trop,  on  1 

trouve  beaucoup  d’articles  comme  celui-ci  : Pour  N.  S.  T.  emprunt 
fait  avec  intérêts  accumulés  n’ayant  pas  pu  être  remboursé  pas  plus  , 

cpC eux  et  s'étant  sans  cesse  renouvelé^  20,836  francs.  Sa  bourse  était  à I 

tous  ; mais  aussi  il  considérait  facilement  la  bourse  des  autres  comme 
sienne.  Les  communautés  d’hommes  et  de  femmes,  les  curés,  toutes  ü 
personnes  qui  lui  venaient  en  mémoire  dans  un  moment  de  pénurie  | 

éprouvaient  la  surprise  de  recevoir  des  billets  qu’il  avait  passés  à leur  !| 

ordre,  oubliant  même  de  leur  en  donner  avis.  | 

Le  défaut  d’ordre,  à’ économie,  épuise  promptement  les  ressources  l 


67 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

du  ciel  de  l'abandonner,  ordre  qui  nous  est  intimé  par  les  personnes 
qui  prêtent  honorablement  et  qui  nous  refusent.  Mgr  Dupuch  se  fit 
sur  ce  point  l’illusion  la  plus  complète. 

Dès  la  première  année  de  son  épiscopat,  Mgr  Dupuch  emprunta 
d’assez  grosses  sommes  à 20  pour  100.  Ses  emprunts  furent,  chaque 
année  plus  considérables,  ses  prêteurs  plus  usuriers  et  plus  juifs.  Il 
ne  pouvait  pas  en  être  autrement. 

« Personne  n’ignore,  dit  M.  Montéra,  les  rudes  conditions  que  les  prê- 
teurs d’Algérie  imposent  à leurs  malheureux  clients.  Forcé  de  les  subir, 
Mgr  Dupuch  vit  donc  encore  s’accroître  le  chiffre  déjà  si  lourd  des  intérêts 
que  ses  premiers  emprunts  exigeaient  de  lui  chaque  année,  et  qui,  à la  fin 
de  son  épiscopat,  s’étaient  insensiblement  élevés  à la  somme  de  83,650  fr. 
Elle  n’étonnera  aucun  de  ceux  qui  ont  connu  les  rigoureuses  exigences  d’a- 
lors ; à plusieurs  même  elle  paraîtra  bien  au-dessous  du  chiffre  auquel  leur 
expérience  des  affaires  algériennes  l’eût  certainement  évaluée.  » 

La  Propagation  de  la  foi  ne  pouvait  pas  souffrir  que  les  fonds  qu’elle 
allouait  au  diocèse  d’Alger  s’arrêtassent  dans  les  mains  des  usuriers. 
Dès  le  mois  de  septembre  1844,  au  lieu  de  les  envoyer,  comme  aupa- 
ravant, à l’évêque,  elle  les  envoya  directement  aux  institutions  qu’ils 
devaient  soutenir.  Cette  mesure  porta  le  dernier  coup  au  crédit  de 
Mgr  Dupuch  ; il  s’en  est  plaint  souvent,  mais  personne  ne  peut  nier 
qu’elle  ne  fût  nécessaire.  On  doit  louer  Mgr  de  Bar  et  le  R.  P.  Bru- 
maull  d’avoir  eu  le  courage  de  la  provoquer,  et  le  conseil  de  Lyon 
d’avoir  eu  le  courage  de  la  prendre. 

Inutile  de  dire  quelle  fut  alors  la  position  de  Mgr  Dupuch  au  milieu 
de  ses  créanciers. 

« Dans  cette  extrémité,  dit  le  Mémoire  de  M.  Montéra,  un  dernier  espoir 
vint  s’offrir,  il  l’accueillit  avec  bonheur.  On  lui  proposait  de  devenir  acqué- 
reur, et  il  le  devint  en  effet,  d’une  vaste  construction  et  d’environ  douze 
mille  mètres  de  terrains  arrosés  par  des  eaux  magnifiques.  Cette  propriété 
est  connue  à Alger  sous  le  nom  de  propriété  romane.  Une  seule  difficulté  se 
présentait  : l’administration  des  domaines  pourrait  bien  avoir,  disait-on, 
certaines  reprises  à exercer,  ou  du  moins  certaines  prétentions  à élever  sur 
une  portion  de  ces  terrains.  Les  vendeurs  n’avaient  stipulé  aucune  garantie 
à cet  égard;  mais  Mgr  Dupuch  espérait  qu’en  considération  de  ses  longs  sa- 
crifices et  des  services  réels  qu’il  avait  rendus  à la  colonie,  l’administration 
• ne  balancerait  pas  à lever  cet  obstacle. 

« Il  rédigea  donc,  à cet  effet,  un  Mémoire  consciencieux  qu’il  s’empressa 
d’adresser  au  ministère  et  aux  principaux  fonctionnaires  de  la  colonie.  L’un 
d’eux,  investi  des  plus  grands  pouvoirs,  lui  fit  parvenir  une  réponse  aussi 
rassurante  qu’honorable.  Mais  cette  renonciation,  disait-il,  « dans  le  cas  où 
« en  effet  l’État  croirait  avoir  des  droits  quelconques  à faire  valoir  sur  ces  im- 


(58 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

« meubles  ; mais  celte  renonciation  ou  concession,  comme  on  voudra  l’ap- 
« peler,  est  pour  lui  un  service  rigoureux  de  justice,  de  gratitude,  d’hon- 
« neur,  de  religion,  de  charité.  » 

« Alors  plein  de  confiance,  Mgr  Dupuch  n’hésita  plus  à accepter  une  offre 
très-avantageuse  qui  lui  avait  été  faite,  celle  de  revendre  cette  belle  pro- 
priété, avec  un  bénéfice  immédiat  de  cent  mille  francs,  et  à la  condition 
qu’il  en  garantirait  la  possession  paisible  contre  toute  réclamation  du  do- 
maine de  l’État.  11  le|fit  sans  hésitation  et  sans  crainte  ; mais,  le  jour  même 
de  la  signature  de  l’acte,  par  le  nouvel  acquéreur  parfaitement  rassuré,  il 
intervint  une  opposition  du  domaine  qui  arrêta  le  payement  commencé.  » 

L’autorisation  du  ministre  arriva  plus  lard,  et  la  vente  fut  mainte- 
nue. Les  affaires  de  Mgr  Dupuch  n’en  restèrent  pas  moins  dans  un 
état  déplorable.  Le  gouvernement  n’était  pas  disposé  à renouveler  en 
sa  faveur  de  pareilles  concessions,  il  les  jugeait  inutiles.  A ses  yeux, 
l’évêque  d’Alger  était^décidéinent  impossible.  Ce  qu’il  y avait  à faire 
d’abord  à son  égard,  c’était  d’obtenir  qu’il  donnât  sa  démission. 
M.  Boulay  de  la  Meurthe  fut  envoyé  à Alger,  avec  la  mission  secrète 
de  le  déterminer  doucement  à ce  sacrifice.  Aux  premiers  mots  qui 
lui  donnèrent  un  soupçon  à ce  sujet,  Mgr  Dupuch  posa  nettement  la 
question  : Est-ce  que  le  roi  désirerait  ma  démission?  La  réponse,  sans 
être  brutalement  formulée,  ne  lui  laissait  aucun  doute.  Aussitôt  il  se 
mit  à genoux,  et,  après  une  courte  prière,  il  écrivit  et  signa  sa  démis- 
sion sur  deux  feuilles  de  papier,  l’une  pour  le  pape  et  l’autre  pour  le 
roi.  Sa  conduite,  dans  ce  cas  comme  toujours,  fut  inspirée  par  des 
sentiments  généreux;  mais,  dans  ce  cas,  hélas!  comme  dans  beau- 
coup d’autres,  elle  fut  peu  réfléchie.  Il  pouvait  et  il  devait  demander 
que  le  gouvernement  se  chargeât  de.  ses  dettes  et  lui  assurât  à lui- 
même  des  moyens  d’existence,  la  chose  eût  paru  naturelle  à tout  le 
monde,  et  eût  été  acceptée  avec  empressement.  M.  Boulay  de  la 
Meurthe  trouvait  le  succès  de  sa  mission  trop  prompt  et  trop  com- 
plet; il  répugnait  à se  faire,  en  quelque  sorte,  le  complice  d’un  acte 
si  grave  et  en  même  temps  si  inconsidéré.  Il  fit  l’observation  qu’on 
n’abandonnait  pas  ainsi  une  position  considérable  sans  mettre  quel- 
ques conditions;  mais  les  âmes  ardentes  se  font  trop  souvent  gloire 
de  suivre  des  inspirations  meilleures,  disent-elles,  que  celles  de  la 
froide  raison;  la  force  des  choses  qu’elles  considèrent,  la  pensée  ouïe 
sentiment  qui  les  occupent,  les  absorbent  si  complètement,  qu’elles 
n’écoutent  guère  les  conseils.  Mgr  Dupuch  répondit  qu’il  se  fiait  à 
Dieu  et  au  roi.  Il  exprimait  là  un  beau  sentiment,  mais  il  n’agissait 
pas  avec  prudence  : les  suites  ne  le  montrèrent  que  trop. 

C’était  le  9 décembre  1845.  Après  avoir  donné  sa  démission,  il  se 
retira  à la  Trappe  de  Staouelli.  Il  eût  été  désirable  qu’après  en  avoir 
franchi  le  seuil  il  s’y  ensevelît  dans  le  silence.  Mais  il  éprouva  le  besoin 


69 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D'AFRIQUE. 

d’entretenir  le  monde  des  causes  qui  avaient  brusquement  inter- 
rompu son  épiscopat.  Le  31  décembre  de  la  môme  année,  il  publiait 
quelques  notes  intéressantes  à consulter  sur  sa  démission.  11  y soutenait 
la  thèse  que,  s’il  avait  contracté  des  dettes,  ç’ avait  été  par  nécessité 
et  par  devoir.  Il  pouvait  demander,  et  il  n’avait  pas  besoin  de  le  faire, 
qu’on  crût  aux  bonnes  intentions  avec  lesquelles  il  avait  toujours 
agi.  Quant  au  principe  qu’on  ne  doit  pas  et  même  qu’on  ne  peut  pas 
emprunter  pour  des  œuvres  de  charité,  quand  on  ne  sait  pas  du  tout 
comment  on  pourra  rendre,  il  est]  incontestable.  Dans  ces  quelques 
notes  intéressantes^  il  parle  déjà  des  démarches  qu’il  multipliait  afin 
d obtenir  que  l’État  acquittât  ses  dettes.  « Après  avoir  offert,  dit-il, 
« et  enfin  réellement  donné]  ma  démission,  j’ai  délégué  à Paris  — 
« pourquoi  pas  avant?  — un  de  mes  vicaires  généraux  avec  mission 
« de  me  représenter.  C’est  pour  l’aider  que,  d’une  main  émue  et 
« ferme,  j’ai  écrit  ce  qui  précède  en  quelques  heures  laborieuses.  » 
Le  29  janvier  1846,  il  adressait  à Sa  Sainteté  Grégoire  XVI  un  rap- 
port détaillé  de  l’état  de  toutes  choses  dans  le  diocèse  qu’il  allait  cesser 
d’administrer.  « Ces  détails,  dit-il,  expliqueront  au  pape  comment 
« j’ai  été  forcément  amené  à cette  douloureuse  et  désormais  inévi- 
« table  extrémité.  » Ce  rapport,  qui  reproduit  en  grande  partie  la 
communication  au  roi  en  son  conseil.,  contient  des  faits  très-intéres- 
sants; mais,  pour  apprécier  les  personnes  et  les  choses  d’alors,  il  ne 
faudrait  pas  le  prendre  à la  lettre.  On  doit,  en  le  lisant,  se  souvenir 
dans  quel  moment  et  sous  quelles  impressions  il  a été  écrit  précipi- 
tamment, comme  écrivait  toujours  Mgr  Dupuch.  On  y trouve  un 
homme  excessivement  bon  et  un  peu  faible,  qui  confond  scs  malheurs 
personnels  avec  les  malheurs  publics,  et  qui  cède  au  besoin  très-na- 
turel de  se  plaindre.  « Père  saint,  s’écrie-t-il,  pardonnez  ce  ruisseau 
« de  paroles  et  d’émotions  qui  s’en  va  déborder  dans  votre  âme  su- 
« blime  de  vicaire  du  divin  Jésus  » Il  devait  souffrir  en  effet  bien 
cruellement.  Par  combien  de  liens  ne  tenait-il  pas  à cette  Église  d’A- 
frique qu’il  lui  fallait  quitter  ! il  s’était  si  vivement  identifié  avec  son 
brillant  passé  ! quand  il  en  avait  été  nommé  le  premier  évêque,  tout 
l’univers  catholique  avait  applaudi  comme  à une  résurrection.  Là 
étaient  ses  souvenirs  les  plus  doux  et  toutes  ses  espérances.  Il  n’avait 
jamais  imaginé  une  séparation  possible,  il  se  complaisait  à parler  du 
tombeau  qu’il  avait  choisi  dans  sa  chère  Algérie,  tantôt  à Hippone, 
tantôt  à Notre-Dame  de  Verdelais;  et  voilà  qu’il  en  était  tout  à coup 
violemment  séparé,  et  pour  les  causes  à ses  yeux  les  plus  misérables, 
pour  des  questions  d’argent. 


• Quelques  notes  intéressantes  à consulter  à l'occasion  de  sa  démission,  par  l’évê- 
que d’Alger,  p.  38. 


70 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

Parmi  les  faits  dont  se  plaint  Mgr  Dupuch,  il  en  est  un  sur  lequel 
nous  croyons  devoir  nous  arrêter  un  peu.  Nous  lisons  à la  page  33  : 

« Il  n’a  fallu  rien  moins  que  ma  déclaration  nette  et  précise,  en  1841, 
pour  décider  quelques  chefs  d’armée  en  dehors  du  gouvernement  propre- 
ment dit,  à tolérer  de  temps  en  temps  la  présence  d’un  prêtre  dévoué  au- 
près de  leurs  colonnes  d’expédition.  3’avais  déclaré  que  si  l’on  persistait  à 
refuserions  les  autres,  le  lendemain  je  partirais  moi-même  pour  la  guerre, 
et  je  l’aurais  fait.  Une  royale  mère  obtint  aussi,  en  de  mémorables  circon- 
stances, que  ses  généreux  fils  ne  fussent  pas  exposés  à être  privés,  au  mo- 
ment d’une  mort  glorieuse  devant  les  hommes,  des  secours  de  la  foi,  qui, 
seule,  immortalise  devant  Dieu,  de  ces  secours,  que  réclamait  avec  une  si 
amère  tristesse,  parce  qu’il  ne  pouvait  pas  les  obtenir,  le  général  Caraman 
à Constantine,  succombant  aux  atteintes  d’un  mal  effroyable.  » 

L’armée,  avant  et  après  l’érection  de  l’évêché,  fut  négligée  d’une  ma- 
nière vraiment  déplorable,  sous  le  rapport  religieux . Il  n’y  avait  pas 
d’aumônier  à la  prise  de  Constantine  ni  à la  bataille  d’Isly  ; dés  qu’il 
se  formait  un  centre  de  population  civile  un  peu  considérable,  on 
s’occupait  assez  généralement  à le  faire  desservir  par  un  prêtre;  mais 
on  ne  montrait  à cet  égard  aucun  souci  quand  il  ne  s’agissait  que  de 
garnisons,  quelque  éloignées  qu’elles|fussent,  quoique  une  véritable 
expédition  fût  nécessaire  pour  les  ravitailler.  Nous  nous  contenterons 
de  citer  Milianah,  Médéah  et  Mascara.  Quant  aux  colonnes  expédition- 
naires, ce  n’était,  en  quelque  sorte,  que  par  hasard  qu’elles  avaient 
un  aumônier.  Cependant  les  plaintes  du  général  Caraman  méritaient 
d’être  écoutées  et  de  ne  pas  être  oubliées.  Un  des  principaux  corps 
de  l’armée  d’Afrique  écrivait  au  ministre  de  la  guerre  en  1842  : « Si 
« l’État  a le  droit  de  dire  à ses  braves  enfants  : Donnez-moi,  donnez- 
« moi  votre  vie,  et  s’ils  ne  peuvent  la  lui  refuser,  s’ils  la  lui  donnent 
« avec  transport,’'ils  ont  droit  à leur  tour  de  lui  dire  : Donnez-nous 
« le  pain  du  corps  et  de  l’âme;  et  il  ne  peut  le  leur  refuser  davan- 
« tage.  » Pouvait-on  rien  objecter  à ces  nobles  paroles? 

Le  14  mars,  Mgr  Dupuch  J publia  les  dernières  notes  à consulter  à 
V occasion  de  sa  démission.  Il  nous  faut  raconter  les  circonstances  au 
milieu  desquelles  eut  lieu  cette  publication.  L’évêque  démissionnaire 
d’Alger  était  laissé  en  proie  à ses  créanciers.  Nous  ne  dirons  pas  que 
toiït  l’argent'qu’il  devait  eût  tourné  au  profit  du  diocèse;  nous  ne  le 
croyons  pas.  Mais  on  ne  pouvait  lui  reprocher  et  on  ne  lui  reprochait 
en  effet  autre  chose  que  d’être  radicalement  incapable  de  gouverner 
des  intérêts  matériels.  Personne  absolument  ne  trouvait  rien  à re- 
prendre dans  sa  conduite  qu’un  excès  de  zèle  et  de  confiance.  Cette 
administration,  qui  lui  laissait  un  fardeau  écrasant,  il  ne  l’avait  pas 
demandée,  et,  au  premier  désir  qu’on  lui  en  avait  témoigné,  il  s’en 


71 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

était  démis.  Il  pouvait  mettre  à sa  démission  des  conditions  que  le 
gouvernement  aurait  acceptées  avec  empressement,  car  il  était  dans 
un  embarras  qu’on  devait  faire  cesser  à tout  prix.  Fallait-il,  parce  que, 
dans  l'acte  qui  avait  mis  fin  à son  épiscopat,  il  avait  encore  agi  trop 
généreusement,  imprudemment  si  on  veut,  permettre  que  son  nom, 
couvert  par  la  dignité  épiscopale,  entouré  d’ailleurs  de  toute  sorte  de 
respect,  pût  être  traîné  devant  les  tribunaux  par  un  usurier  juif? 
Personne  ne  le  peut  nier  : si  ce  n'était  pas  un  devoir  de  stricte  justice, 
c’en  était  un  au  moins  de  haute  convenance,  pour  le  gouvernement, 
de  délivrer  Mgr  Dupuch  de  ses  créanciers.  Nous  sommes  convaincu  que 
le  roi  Louis-Philippe  le  voulait;  les  formalités  constitutionnelles  à 
remplir  pour  disposer  des  fonds  du  trésor  public  empêchèrent  sans 
doute  que  sa  volonté  ne  fût  faite. 

Pans  le  mois  de  février  1846,  Mgr  l’archevêque  de  Bordeaux  pro- 
posa, dans  une  fort  belle  lettre,  à l’épiscopat  français,  une  souscrip- 
tion. «Il  s’agit,  disait-il,  d’arracher  à une  position  affreuse  un  collè- 
« gue.  Mgr  Dupuch  a fait  assez  de  bien;  il  a d’assez  nobles  qualités, 
« d’assez  dignes  antécédents,  pour  qu’en  présence  de  ses  malheurs 
« un  évêque  puisse  rappeler  ses  droits  à la  reconnaissance  de  la  reli- 
« gion.  Partout  dans  l’Algérie  il  a imprimé  un  mouvement  religieux 
« dont  pourra  s’emparer  avec  profit  le  successeur  que  la  Providence 
« lui  destine.  » Cette  souscription  s’ouvrit  en  effet  sous  le  patronage 
de  Sa  Sainteté  Grégoire  XYI,  qui  donna  11,000  francs.  Le  ministre  de 
la  justice  et  des  cultes  nomma  une  commission  spéciale  pour  recevoir 
les  fonds.  « Elle,  avait  produit  tout  d’abord,  dit  le  Mémoire  de  M.  l’abbé 
« Montéra,  une  somme  de  82,298  francs,  et  ne  fut  interrompue  que 
« par  un  malentendu  qu’il  est  inutile  de  rappeler  ici.  » — Ce  malen- 
tendu, inutile  à rappeler  dans  le  Mémoire  de  M.  Montéra,  est  au  con- 
traire fort  utile  à rappeler  ici,  où  nous  nous  efforçons  de  faire  con- 
naître les  événements  de  la  nouvelle  Église  d’Afrique  et  son  premier 
évêque. 

Pendant  qu’on  demandait  partout  des  aumônes  pour  acquitter  ses 
dettes,  Mgr  Dupuch  adressait,  le  15  mars,  à tous  les  évêques  de 
France  et  à ses  diocésains  les  dernières  notes  à consulter  à V occasion 
de  sa  démission. 

« Ces  notes,  est-il  dit  en  tête,  comprennent,  1“  tout  ce  que  l’évèque  d’Al- 
ger a reçu  depuis  le  commencement  de  son  épiscopat;  2"  tout  ce  qu’il  a dé- 
pensé durant  cet  intervalle  de  temps  ; 3“  ce  qu’il  peut  devoir  ce  jour;  4"  ce 
qu’il  peut  avoir,  avec  un  résumé  et  une  conclusion.  Voici  ce  résumé  et  celte 
conclusion.  Son  actif  de  quatre  cent  trente  mille  cinq  cents  francs  ayant  sa- 
tisfait la  totalité  de  son  passif,  détaillé  comme  ci-dessus,  de  trois  cent  trente- 
quatre  mille  cinq  cents  francs,  il  peut  disposer,  toutes  choses  étant  heureu- 
sement terminées,  de  cent  trois  mille  francs,  et  de  quelques  créances  d’un 


72 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

résultat  fort  incertain,  mais  attribuant  à son  parent  et  à son  ami  ce  qu’il 
peut  leur  devoir,  et  faisant  une  réserve  en  faveur  d’une  portion  des  siens 
qu’il  a longtemps  secourus,  et  pour  laquelle  il  a pris  désormais  d’autres 
arrangements,  il  abandonne,  en  se  retirant,  à l’une  de  ses  œuvres  bien-ai- 
mées,  l’œuvre  des  Orphelines,  une  valeur  de  cinquante  mille  francs,  toutes 
ses  dettes  étant  d’ailleurs  payées  et  ses  obligations  remplies^.  » 

Celle  pièce  doit  paraître  vraiment  bien  surprenante,  surtout  si 
l’on  songe  aux  circonstances  dans  lesquelles  elle  fut  publiée.  Elle 
nous  donne  une  idée  de  la  manière  dont  Mgr  Dupuch  faisait  ses  . 
comptes  d'argent.  Son  passif,  ayant  absorbé  tout  son  actif,  a été  en- 
core de  plus  de  600,000  francs. 

Les  dernières  notes  à consulter  portent  pour  épigraphe  : Scriban- 
tur  hæc  in  (jeneratione  altéra.  La  bonne  foi  avec  laquelle  Mgr  Dupuch 
énonce,  comme  la  chose  la  pins  simple,  le  premier  article  du  chapi- 
tre des  dépenses,  confond  toutes  les  idées  : « pour  arriéré  de  traite- 
ment à 10,000  francs  par  an.,  depuis  sept  ans  et  demi,  avec  intérêts 
accumulés  à 20  pour  100,  soit  150,000  francs.  » Nous  reconnaissons 
bien  que  son  traitement  de  15,800  francs  était  insuffisant,  mais  com- 
ment reconnaître  qu’il  pût  l’augmenter  de  10,000  francs  par  un  em- 
prunt annuel?  N’est-ce  pas  une  loi  proclamée  par  tous  que  quand  on 
a peu,  il  faut  savoir  vivre  de  peu?  Malgré  sa  conduite  dans  les  ques- 
tions d’argent,  le  nom  de  Mgr  Dupuch  a continué  d’être  entouré  de 
respect  et  de  sympathie.  Rien,  ce  nous  semble,  ne  peut  donner  une 
plus  haute  idée  des  qualités  supérieures  de  son  âme.  La  générosité 
de  ses  intentions  et  sa  bonne  foi  constante  sont  restés  hors  de  l’at- 
teinte du  moindre  doute.  Pourtant  la  Providence  lui  imposa  une  dure 
expiation,  peut-être  pour  inspirer  aux  prêtres  une  crainte  salutaire 
des  dettes.  Son  épiscopat,  si  brillant  d’abord,  si  plein  de  magnifiques 
espérances,  fut  brisé,  et  pendant  les  six  mois  qu’il  passa  à Staouelli, 
constamment  menacé  par  ses  créanciers,  que  de  douleurs  chaque 
jotir  venaient  s’ajouter  à la  grande  douleur  de  la  séparation  d’avec 
son  Église  ! 

Da  ns  sa  lettre  pastorale  d’adieu,  en  date  du  16  avril  1846,  «jour 
« même  où  se  consommait,  dans  la  ville  sainte,  la  mission  laborieuse 
« du  premier  évêque  d’Alger,  et  commençait  celle  de  l’élu  du  Sei- 
« gneur  appelé  à recueillir  cet  héritage  de  tant  de  gloire  et  de  tant 
« de  douleurs,  » il  ordonnait  de  relire  en  chaire  sa  lettre  pastorale  de 
prise  de  possession  du  18  octobre  1858,  ainsi  que  le  Mémoire  qu’il 
avait  adressé  à Sa  Sainteté  Grégoire  XVI,  le  29  janvier  1846. 

Mgr  Dupuch  ne  partit  d’Algei’  qu’après  l’arrivée  de  son  successeur. 

Il  nous  a raconté  ce  départ  dans  son  Essai  sur  l’Afrique  chrétienney 


* P.  15. 


73 


L.\  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

qu’il  écrivait  à Turin,  mêlant  les  temps  modernes  aux  temps  anciens, 
ses  propres  souvenirs  aux  recherches  du  savant  Monelli. 

Le  lecteur  apprendra  avec  intérêt,  nous  en  sommes  sûr,  que  la 
maison  qui  reçut  en  Algérie  Mgr  Dupuch  fugitif,  et  où  il  descendit, 
hôte  depuis  longtemps  inaccoutumé,  fut  celle  de  M.  le  baron  Vialart, 
frère  delà  fondatrice  des  sœurs  de  l’Apparition  de  Saint-Joseph.  C’était 
la  première  fois  qu’il  y entrait  depuis  ses  malheureux  démêlés  avec 
madame  Vialart.  Il  était  tout  à fait  fugitif.  Plusieurs  jugements  avaient 
été  obtenus  contre  lui.  On  craignait  que  ses  créanciers  ne  le  fissent 
arrêter  au  moment  où  il  voudrait  s’embarquer.  De  là  est  venue  la  tra- 
dition unanimement  reçue  à Alger  qu'une  petite  barque  longeant  la 
nuit  la  côte  de  Mustapha^  le  conduisit  au  bateau  qui,  le  lendemain, 
l'emportait  vers  la  France^.  On  voit  ici  ce  qu’il  y a de  vrai  dans  cette 
tradition.  Mgr  Dupuch  évita  le  lieu  ordinaire  de  l’embarquement;  ce 
fut  « d’une  portion  déserte  et  écartée  des  grèves  que  surplombe 
« Saint- Augustin  de  Bab-Bazoun,  que,  presque  comme  un  fugitif,  il 
« s’élançait,  hôte  mystérieux,  dans  la  petite  barque  du  Maure  qui  le 
M porta  au  bateau  sur  le  point  de  partir  pour  France.  » C’est-à-dire 
qu’il  s’embarqua  pendant  le  jour,  il  est  vrai,  mais  très-furtivement. 

« Mon  Dieu  ! s’écrie  Mgr  Pavy  racontant  les  malheurs  de  son  pré- 
« décesseur,  si  le  défaut  de  sagesse  humaine,  alors  surtout  qu’il  s’a- 
« git  de  votre  gloire,  est  aussi  une  faute  à vos  yeux,  ces  heures  fur- 
« tives,  inquiètes,  et  ce  triste  éloignement  d’une  terre  arrosée  de  ses 
« sueurs  et  témoin  de  ses  plus  beaux  jours  de  triomphe,  n’est-ce  pas 
« une  assez  grande  expiation?  Mais  il  n’était  pas  sitôt  achevé,  le  ca- 
« lice  de  ses  expiations!  » Mgr  Dupuch  ne  pouvait  pas  séjourner  en 
France,  où  il  se  serait  trouvé  sous  la  main  de  ses  créanciers;  il  ne 
pouvait  pas  même  y poser  en  passant  le  pied,  sans  danger.  Il  ne  des- 
cendit de  la  frégate  V Orénoque,  à Toulon,  qu’au  moment  de  partir 
aussi  incognito  que  possible  pour  le  Piémont.  Il  se  réfugia  à Turin. 


* Il  a lui-même  raconté  les  émotions  de  ce  voyage  dans  une  correspondance  qu’on 
a bien  voulu  nous  confier,  et  dont  nous  mettons  des  extraits  sous  les  yeux  du  lec- 
teur : « 24  juillet  1846.  L' Orénoque  vient  de  mouiller  en  rade  de  Toulon.  M.  Mon- 
« téra saura  préparer  le  nouveau  voyage.  Puisse-t-il  êlre  aussi  heureux  que  celui 
« auquel  vous  avez  présidé  d’une  façon  si  parfaite  à tous  égards.  Dans  le  cas  où  nous 
« serions  réduits  à cette  extrémité,  je  partirai  ce  soir,  vers  huit  heures,  dans  une 
« chaise  de  poste.  » — « Nice,  26  juillet  1846.  Nul  ne  nous  a causé  la  moindre  in- 
u quiétude  à Toulon,  à Draguignan,  en  route  ; seulement,  nous  avons  été  obligés  de 
« séjourner  assez  longtemps  ce  matin  sur  la  rive  française  du  Var,  devant  une  hôtel- 

« lerie  (la  dernière  maison  de  France)  appartenant  au  frère  du  nommé * *  ***  — un  de 

a ses  créanciers  — dont  le  nom  saisissait  tout  d’abord  nos  regards,  et  qui  n’a  cessé 
« de  nous  observer,  nos  passe-ports  detruisanl  continuellement  notre  prétendu  in- 


li  LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

Dans  cette  retraite,  il  partageait  son  temps  entre  les  fonctions  épisco- 
pales, auxquelles  il  était  souvent  appelé  par  suite  de  l’exil  d’un  pontife 
illustre  et  la  composition  de  deux  ouvrages  sur  sa  tant  chère  Église  : 
l’Essai  sur  l’Algérie  chrétienne^  romaine  et  française^  et  les  Fastes  sa- 
crés de  l’Afrique  chrétienne.  Tout  ce  qui,  dans  ces  quatre  volumes, 
concerne  l’antiquité,  n’est  qu’une  traduction  de  Monelli;  le  reste,  ce 
sont  des  souvenirs.  On  y trouve  des  morceaux  fort  gracieux  et  pleins 
d’intérêt,  qui  sont  comme  l’épanouissement  d’un  cœur  bon  et  d’une 
imagination  charmante,  mais  la  précision,  la  solidité,  la  règle,  y man- 
quent quelquefois.  Mgr  Dupuch  était,  dans  ses  écrits  comme  dans  ses 
actes,  un  homme  de  premier  mouvement;  la  réflexion,  qui  pèse  long- 
temps le  pour  et  le  contre,  et  le  travail  qui  corrige,  n’entraient  guère 
dans  sa  nature. 

On  se  souvient  que  la  souscription  ouverte,  au  mois  de  février  1846, 
en  faveur  de  l’évêque  démissionnaire  d’Alger,  avait  produit  tout  d’a- 
bord une  somme  de  82,498  fr.  « Quand  survint  la  Révolution  de  1848, 
« la  commission  avait  déjà  disposé  en  faveur  de  quelques  ouvriers  de 
« la  somme  de  56,000  fr.;  alors,  et  sur  la  demande  des  membres  de 
« la  commission,  survint  une  ordonnance  ministérielle,  à la  date  du 
« 13  juillet,  en  vertu  de  laquelle  M.  Hailig,  trésorier,  versa  au  trésor 
« public  les  36^000  fr.  dont  il  vient  d’être  parlé’.  » Le  gouvernement 
semblait  par  là  s’être  chargé  des  affaires  de  Mgr  Dupuch,  et  pourtant 
elles  tournaient  en  une  longueur  déplorable.  Les  préoccupations  du 
temps  en  étaient  la  cause  et  aussi  la  nécessité  d’examiner  les  droits 
des  créanciers,  car  plusieurs  avaient  par  trop  abusé  de  la  position  et 
du  caractère  de  leur  débiteur. 

« En  1851,  nous  dit  Mgr  Pavy,  nous  confiâmes  à un  prêtre  dont  le  dé- 
vouement se  montra  sans  pareil  le  soin  de  poursuivre  l’extinction  des 
dettes  de  Mgr  Dupuch.  Muni  de  nos  pleins  pouvoirs  et  d’une  pétition  col- 
lective du  clergé  de  l’Algérie,  M.  le  chanoine  Montéra  obtint  successivement 
de  tous  les  évêques  de  France  et  de  quelqnes  évêques  étrangers  leur  adhé- 
sion à ses  démarches,  qu’accueillit  avec  intérêt  le  prince  alors  président. 
En  1852,  conduit  à Paris  par  nos  affaires,  nous  eûmes  le  bonheur  de  pou- 
voir employer  en  faveur  de  cette  cause  une  intervention  qui  nous  valut  de 
vive  voix  et  par  écrit  les  plus  chauds  remercîments  de  notre  prédécesseur. 
Quelque  temps  après,  acquittant  la  dette  de  la  religion  et  de  la  France,  un 
décret  abritait  la  personne  de  Mgr  Dupuch  contre  d’incessantes  réclamations 
qui  le  poursuivaient  jusque  dans  sa  retraite  ’.  » 


« cognilo;  mais  c’était  un  dimanche  et  il  n’avait  aucun  titre,  nous  n’en  avons  pas 
« moins  été  préoccupés  de  cette  singulière  circonstance.  » 

* Mémoh'e  de  M.  Montéra,  p.  1 14; 

- Œuvres  de  Mgr  Pavy,  tome  11,  p.  410. 


75 


LA  NOUVELLE  ÉGLISE  D’AFRIQUE. 

Il  put  enfin  rentrer  à Bordeaux,  sa  ville  natale.  On  revit  en  lui  le 
même  homme  plein  de  bonté,  de  zèle  et  d’activité,  qu’on  avait  tant 
aimé-  Il  y vécut  deux  ans  ; et,  après  deux  mois  d’atroces  douleurs  ad- 
mirablement supportées,  il  y mourut  le  10  juillet  1856,  à l’âge  de 
cinquante-six  ans.  Le  lendemain,  le  cardinal  archevêque  exprimait  dans 
une  éloquente  improvisation  les  sentiments  de  la  ville,  qui  se  pressait 
autour  du  cercueil.  « Bordeaux  pleurait  un  fils,  et  notre  Église  un 
« père.  » Oui,  le  nom  de  Mgr  Dupuch  reste  toujours  dans  la  nouvelle 
Église  d’Afrique  entouré  d’honneur  et  d’affection  comme  celui  d’un 
père.  Et  il  l’a  bien  mérité  ; par  la  pureté,  la  bonté  et  la  grâce  de  son 
âme,  il  répandit,  pour  ainsi  parler,  un  parfum  de  christianisme  dans 
ce  pays  si  longtemps  barbare,  et  y imprima  une  puissante  impulsion 
à toutes  les  œuvres  de  foi  et  de  charité  ; sur  ce  sol  qu’il  travaillait 
avec  tant  d’ardeur  à défricher,  où  il  se  dépensait  lui-même  sans  me- 
sure, il  sut  appeler  de  nombreux  ouvriers,  enfin  il  le  féconda  de  ses 
larmes. 

L’abbé  Marty. 


DE  L’ART  CHRÉTIEN 

PAR  A.  F.  RIO*. 


II  y a à peu  prés  vingt-cinq  ans,  M.  P*io  commençait  à s’occuper  de 
l’art  chrétien.  Son  plan  était  trés-vaste  : il  voulait  embrasser  toutes^ 
les  branches  de  l’art,  peinture,  architecture,  musique,  poésie,  et 
montrer  comment  le  christianisme  les  avait  toutes  marquées  de  son 
empreinte.  Malheureusement,  pour  réaliser  en  entier  les  grandes 
idées  qui  se  révélent  quelquefois  à notre  intelligence,  nous  avons 
besoin,  non-seulement  de  force  intellectuelle,  mais  de  force  physique 
et  de  temps.  Nous  ne  saurions  nous  soustraire  à ces  conditions  ter- 
restres dans  lesquelles  l’humanité  se  trouve  placée.  Pour  exécuter  le 
plan  de  la  création,  il  ne  faut  à Dieu  qu’un  acte  aussi  prompt  que  son 
intuition  même.  11  y a,  au  contraire,  entre  la  pensée  de  l’homme  et 
sa  manifestation,  soit  par  les  arts,  soit  par  l’écriture  ou  la  parole,  des 
lenteurs  et  des  difficultés  qui  tiennent  aux  lois  mêmes  de  notre  na- 
ture. Ces  difficultés  se  sont  multipliées  à l’infini  pour  M.  Rio  ; il  en  a 
quelque  temps  subi  l’empire,  puis  il  a fini  par  les  vaincre  à force  de 
poî’sévérance. 

On  sait  que  M.  Rio  avait  débuté  par  un  volume  qui  traitait  de  la 
peinture  religieuse  en  Italie.  La  peinture  était,  à ses  yeux,  le  premier 
des  arts  chrétiens,  celui  dont  le  paganisme  moderne  avait  le  plus  re- 

* 3 vol-  in-8,  chez  Hachette 


\ 

\ 


X 


DE  L’ART  CHRÉTIEN. 


77 


foulé,  selon  lui,  les  élans  sacrés.  Il  allait  au  plus  pressé,  et  demandait 
un  retour  vers  le  style  de  l’école  ombrienne  antérieure  à Raphaël. 

Cette  publication  produisit  une  grande  sensation  dans  le  monde 
artistique  et  littéraire. 

M.  Rio  avait  retrouvé  l’accent  catholique  appliqué  à la  peinture. 
Personne,  non-seulement  en  France,  mais  môme  en  Italie  et  en  Alle- 
magne, n’avait  mieux  mis  en  relief  ce  qui  caractérisait  le  sentiment 
religieux  dans  les  arts  plastiques.  Ce  fut  le  signal  d’une  réaction  vi- 
goureuse contre  les  mauvais  imitateurs  de  l’école  de  Raphaël,  une 
protestation  éloquente  contre  les  artistes  qui  croyaient  pouvoir  se  pas- 
ser de  christianisme  pour  faire  de  la  peinture  chrétienne,  et  s’imagi- 
naient qu’on  remplace  les  inspirations  de  la  foi  avec  les  procédés 
matériels  de  l’art.  M.  Rio  démontra  victorieusement  que  l’âme  et  les 
croyances  de  l’artiste  se  retlètent  dans  ses  œuvres  : le  génie  le  plus 
sublime  est  impuissant  à reproduire  les  sentiments  et  les  émotions 
qu’il  n’a  pas  ressenties  lui-même.  Le  style,  dans  les  arts  comme  dans 
la  littérature,  c’est  l’homme  même. 

L’histoire  de  la  peinture  en  Italie,  envisagée  de  ce  point  de  vue,  a 
dû  être,  pour  M.  Rio,  intimement  liée  à l’histoire  des  artistes  eux- 
mêmes,  et  des  influences  qu’ont  exercées  sur  eux  soit  la  papauté,  soit 
les  princes  d’Italie,  soit  enfin  les  institutions  et  les  mœurs  des  temps 
et  des  pays  où  ils  ont  vécu.  Cela  donne  à son  livre  un  intérêt,  une  vie 
qu’ont  rarement  les  ouvrages  sur  l’art.  Les  personnes  mêmes  qui  sont 
totalement  étrangères  à la  peinture  pourraient  lire  avec  intérêt  celte 
histoire  comme  un  complément  de  l’histoire  d’Italie. 

\j’ Introduction  qui  précède  le  nouvel  ouvrage  de  M.  Rio  est  un  tra- 
vail de  la  plus  sérieuse  valeur;  c'est  un  abrégé  de  l’histoire  des  arts 
plastiques  depuis  les  temps  fabuleux  de  la  Grèce  antique  jusqu’au 
commencement  du  treizième  siècle  de  notre  ère.  Il  est  difficile  de 
condenser  plus  de  faits  dans  un  espace  plus  resserré,  de  faire  voyager 
le  lecteur  à travers  les  siècles  avec  une  rapidité  plus  merveilleuse. 
Le  trajet  se  fait  en  quelques  pages,  et  parmi  ces  pages  il  y en  a de 
fort  belles.  Telles  sont  celles  qui  contiennent  des  vues  entièrement 
neuves  en  France  sur  les  types  primitifs  de  l’art  grec  ^ : telle  est  celle 
encore  où  il  cite  ces  vers  étonnants  de  Virgile  : 

Aude,  hospes,  contemnere  opes,  et  te  quoque  dignum 
Finge  Deo 

Où  donc  Virgile  avait-il  puisé  la  notion  d’un  Dieu  embrassant  la 


* P.  VI  et  suivantes  de  l’Introduction. 
^ Æneid.,  VIII,  564. 


78 


DE  L'ART  CHRÉTIEPr. 


pauvreté  volontaire  et  proposé  aux  hommes  pour  modèle?  M.  Rio,  loin 
d'anathématiser  les  auteurs  païens,  recueille  chez  eux  les  débris  épars 
des  traditions  primitives,  il  met  en  relief  et  revendique  comme  appar- 
tenant à l’aurore  du  christianisme  ces  lueurs  prodigieuses,  avant- 
courrières  de  la  pleine  lumière  que  la  révélation  devait  bientôt  appor- 
ter à l’humanité.  Sous  ce  rapport,  il  rend  hommage  à Sophocle  et  à 
Phidias^  aussi  bien  qu’à  Virgile. 

Mais  aux  accents  d’une  admiration  émue  succèdent,  chez  M.  Rio, 
ceux  d’une  indignation  vertueuse  quand  il  peint  une  nouvelle  sorte 
d’avilissement  ajoutée  à tant  d’autres  dégradations  morales  de  l’empire 
romain,  celle  de  l’art , accomplie  sous  l’empereur  Adrien.  « On  vit  ce 
« prince  étaler  aux  yeux  de  ses  sujets  une  honteuse  idole  en  chair  et 
« en  os  qui  s’apelait  Antinoüs,  devant  laquelle  il  dégrada  la  majesté 
« souveraine  jusqu’à  se  faire  l’architecte  de  ses  temples  et  le  pontife 
« de  son  culte,  et,  comme  si  ce  n’était  pas  assez  de  sa  propre  dégra- 
« dation , il  voulut  y associer  tous  ceux  que  la  peur  ou  un  intérêt 
« quelconque  tenait  sous  sa  dépendance®.  » Ea  sola species  adulationis 
iruperr rat,  aurait  dit  Tacite. 

Mais,  en  dessous  et  en  regard  de  cette  Rome  impériale  qui  étalait 
au  grand  jour  ses  turpitudes  et  ses  bassesses,  M.  Rio  nous  montre 
« une  Rome  souterraine  jteuplée  de  futurs  martyrs,  et  éclairée  par 
« une  lumière  bien  autrement  brillante  que  celle  du  soleil....  » 

C’est  dans  les  catacombes  que  s’ébauchent  les  premiers  rudiments 
de  l’art  chrétien;  c’est  là  que  prend  naissance  un  idéal  qui  est  fondé 
sur  des  données  entièrement  nouvelles.  M.  Rio  trace  une  esquisse 
rapide  des  progrès  de  l’art  symbolique  et  religieux  dans  la  Rome  sou- 
terraine. 

En  sortant  de  cette  espèce  de  tombeau  où  il  était  resté  enseveli 
trois  siècles,  l’art  chrétien,  comme  le  fait  remarquer  M.  Rio,  reçoit, 
sous  Constantin  et  ses  successeurs,  un  immense  développement.  Mais, 
du  moment  qu’il  se  transporte  à Constantinople,  il  acquiert  cette  im- 
mobilité hiératique  qui  caractérisa  l’école  byzantine.  Quant  à l’école 
romaine,  elle  est  étouffée  presque  à son  berceau  par  les  invasions  des 
barbares.  Au  surplus,  l’école  byzantine  elle-même  a peine  à survivre 
aux  persécutions  furieuses  des  empereurs  iconoclastes. 

Au  commencement  du  moyen  âge,  se  forme  ce  que  M.  Rio  appelle 
l’idéal  ascétique  et  l’idéal  chevaleresque.  Il  emprunte,  en  se  les  ap- 
propriant par  une  autre  mise  en  oeuvre,  quelques  traits  de  cet  admi- 
rable tableau  que  M.  de  Montalembert  a peint  sous  ce  titre,  les 
Moines  d’ Occident . Il  suit  la  transformation  des  grands  types  du 


* Page  IX. 

® P.  XXXII. 


DE  L’ART  CHRÉTIEN.  79 

cloître,  de  saint  Benoît  à saint  Bruno,  de  saint  Bruno  à saint  Bernard. 
L’idéal  chevaleresque  lui  semble  avoir  sa  source  dans  Charlemagne 
et  dans  le  poëme  ou  Chanson  de  Roland,  si  bien  traduite  par 
M-  Vitet.  Le  cycle  d’Arthur  et  de  la  Table  ronde,  sur  lequel  M.  de  la 
Villemarqué  a jeté  les  lumières  de  son  érudition  à la  fois  sagace  et 
poétique,  arrête  aussi  l’attention  de  M.  Rio.  Enfin,  viennent  les  croi- 
sades et  les  ordres  du  Temple  et  de  Saint-Jean  de  Jérusalem,  où  se 
confondent  Tidéal  ascétique  et  Tidéal  chevaleresque  : c’est  ce  qui 
prépare  la  première  renaissance  de  Tai  t au  moyen  âge. 

Ainsi  que  le  dit  très-heureusement  M.  Rio,  l’heure  d’une  sorte 
de  résurrection  artistique  de  l’Italie  sonna  en  même  temps  que  la 
cloche  du  jubilé  de  1300.  C’est  donc  à celte  époque  seulement  que 
remonte  son  histoire  de  Tart  chrétien  ; c’est  à cette  date  que 
commence,  à proprement  parler,  le  corps  de  son  ouvrage.  L'Intro- 
duction n’étant  en  réalité  qu’une  esquisse  de  l’histoire  universelle 
de  l’art. 

De  toutes  les  écoles  artistiques  des  diverses  républiques  italiennes, 
la  plus  ancienne  et  la  moins  connue  est  certainement  Técole  sien- 
noise.  C’est  par  elle  que  commence  M.  Rio  ; et,  sur  ce  point,  il  est 
évidemment  créateur.  Ses  recherches  sur  la  vieille  république  de 
Sienne  et  sur  les  chefs-d’œuvre  qu’elle  enfanta  ont  une  fraîcheur 
historique  et  une  nouveauté  d’observation  qui  leur  donnent  un  attrait 
particulier.  C’est  pour  cela  que  nous  nous  étendrons  sur  ce  sujet  plus 
que  sur  d’autres  parties  de  l’ouvrage. 

Ce  serait  un  peu  avant  1300  que  serait  née  l’école  siennoise  ; en- 
suite, dans  le  quatorzième  siècle,  elle  se  serait  développée  collaté- 
ralement,  pour  ainsi  dire,  avec  Técole  florentine,  mais  sans  presque 
rien  lui  emprunter.  Les  rivalités  de  ces  petites  républiques  élevaient 
entre  elles  comme  un  mur  de  séparation  ; mais  ce  mur  se  brisait  de 
temps  en  temps  par  les  proscriptions  respectives  des  partis  : alors 
les  artistes,  chassés  de  leur  pays,  étaient  obligés  d’aller  offrir  les  pro- 
ductions de  leur  pinceau  aux  États  voisins. 

M.  Rio  observe  curieusement  l’influence  des  mœurs  et  des  événe- 
ments publics  sur  les  arts.  L’ère  de  prospérité  de  la  république 
siennoise  atteignit  son  couronnement  par  la  victoire  de  Monleaperti, 
remportée  par  elle  en  1260  sur  les  Florent!  ns.  C’est  alors  que  le  genre 
artistique  de  Sienne  commence  à prendre  son  essor.  Un  moine  fran- 
ciscain, frà  Jacopo  da  Turrita,  restaurateur  de  la  mosaïque,  est  appelé 
à Rome  par  le  pape  Nicolas  IV,  pour  décorer  la  tribune  de  Sainte- 
Marie-Majeure  de  cette  image  grandiose  du  Christ,  « si  bien  faite  pour 
« qu’on  se  prosterne  devant  elle.  » La  cathédrale  de  Sienne  se  com- 
mence; celle  d’Orviette  se  bâtit  en  1290  par  les  soins  de  l’architecte 


80 


DE  L’ART  CHRÉTIEN. 


Lorcnzo  di  Maitano,  qui  emmène  avec  lui  de  Sienne  un  nombreux 
cortège  d’artistes.  C’est  de  cette  viHe  que  partent  les  peintres  et  les 
sculpteurs  qui  vont  décorer  Assise  et  Pérouse.  Parmi  ces  sculpteurs, 
se  trouve  Nicolas  de  Pise,  qui  devrait  être  appelé  Nicolas  de  Sienne, 
puisqu’il  est  né  dans  cette  dernière  ville 

Les  fresques  ou  les  tableaux  des  premiers  peintres  sicnnois  ont  dis- 
paru sous  les  détériorations  et  les  retouches.  Duccio,  que  le  sculpteur 
et  historien  Ghiberti  préférait  a Cimabué,  fut  le  véritable  fondateur 
de  l’école  siennoise.  Quand  sa  madone,  entourée  d’anges  et  de  saints, 
fut  placée  dans  la  cathédrale,  ce  fut  l’objet  d’une  fête  publique  dans 
la  ville  ; une  procession  générale  escorta  ce  tableau  depuis  l’atelier 
de  l’artiste  jusqu’au  dôme.  Duccio  ne  mit  pas  seulement  son  nom  au 
bas  de  cette  œuvre  colossale,  il  y plaça  un  distique  qui  ne  se  recom- 
mande pas  par  la  correction  et  l’élégance,  mais  où  éclate  une  foi  naïve 
et  tendre.  En  voici  le  sens  : 

« Sainte  mère  de  Dieu,  donne  le  repos  à ma  vieillesse  ; sois  la  vie 
de  Duccio,  puisqu’il  t’a  peinte  ainsi  » 

Le  peintre  pieux  se  jetait  dans  les  bras  de  la  sainte  Vierge,  pour 
cette  éternité  qui  succède  à la  plus  longue  vie.  Mais  ce  n’est  ni  Duccio, 
ni  Segna,  ni  les  autres  peintres  contemporains  qui  ont  le  plus  illus- 
tré, à Sienne,  cette  première  époque  de  l’art.  L’architecture  y a laissé 
des  traces  plus  belles  et  plus  durables  que  la  peinture.  La  cathédrale 
de  Sienne,  celles  d’Arezzo  et  d’Orviette,  sont  des  créations  admira- 
bles, nées  de  la  plus  heureuse  combinaison  entre  le  style  gréco-ro- 
main et  le  nouveau  style  gothique,  importé  par  les  Normands  dans 
l’Italie  méridionale.  Les  architectes  siennois  aimaient  à bâtir  ces  gi- 
gantesques édifices  sur  des  escarpements  et  au  bord  des  précipices, 
comme  le  faisaient  quelquefois  les  Grecs,  témoin  le  temple  de  Ségeste 
et  celui  de  la  Concorde,  à Agrigente.  C’était  d’une  audace  à confondre 
l’imagination  ; l’effet  extérieur  du  monument  empruntait  à sa  posi- 
tion môme  encore  quelque  chose  de  grandiose  et  de  magique,  relevé 
par  la  légèreté  d’un  dôme  qui  semblait  suspendu  dans  les  airs.  La  ca- 
thédrale d’Orviette  est  la  plus  parfaite  de  ces  œuvres  architecturales. 

« On  sait,  dit  M.  Rio,  que,  par  suite  du  fameux  miracle  de  Bolsène,  si 
« fortement  empreint  dans  la  mémoire  et  dans  l’imagination  des 
« peuples,  l’église  où  se  conserve  encore  le  linge  miraculeux  fut  bâ- 
« lie  sur  l’emplacement  magnifique  qu’elle  occupe  comme  pour  pro- 
« clamer  de  plus  haut  le  dogme  de  l’Eucharistie.  » 

Au  reste,  ce  n’est  pas  en  vain  que  Sienne  avait  pris  la  dénomina- 


* M.  Rio  le  prouve  par  des  documents  authentiques. 

* Mater  sancta  Dei,  sis  causa  senis  requiei  : 
Sis  Ducio  vita,  te  quia  pinxit  ita. 


X. 

'\ 


DE  L’ART  GRRÉTIEN. 


81 


tion  de  cité  de  la  Vierge,  en  se  mettant  sous  la  protection  spéciale  de 
la  mère  de  Dieu  : cela  porta  bonheuraux  peintres  qui,  comme  Simone 
di  Martine,  rompirent  avec  la  tradition  byzantine  pour  les  types  de  la 
Madone  et  de  l’enfant  Jésus,  tout  en  la  conservant  à un  certain  degré 
pour  les  types  des  saints. 

Simone  di  Martine  fut  lié  avec  Pétrarque,  qui  mentionne  dans  ses 
lettres,  comme  ses  amis,  Giotto  de  Florence  et  Simone  de  Sienne,  et 
qui  semble  les  mettre  sur  la  môme  ligne'.  La  poésie  donnait  ainsi 
la  main  à la  peinture  pour  l’inspirer  et  pour  s’inspirer  d’elle.  Si- 
mone fit  le  portrait  de  Lame  en  lui  prêtant  le  charme  idéal  de  son 
pinceau. 

Ambrogio  Lorenzetti  et  quelques  autres  peintres  marchent  avec 
succès  dans  la  voie  tracée  par  leurs  devanciers.  Mais,  vers  la  dernière 
moitié  du  quatorzième  siècle,  toute  l’énergie  des  Siennois  se  con- 
sume dans  des  luttes  incessantes  entre  la  démocratie  et  l’aristocra- 
tie. Avilissement  de  la  république  au  dehors,  teneur  au  dedans  : tel 
est  le  résultat  du  triomphe  de  la  faction  révolutionnaire! 

Un  grand  nombre  d’artistes  étaient  à la  tète  des  mouvements  dé- 
magogiques. Quelques-uns  d’entre  eux,  comme  Galgano,  jouirent 
d’une  popularité  factice;  mais  ils  n’en  marquèrent  pas  moins  la  dé- 
cadence de  l’art  à Sienne  par  leur  vulgarité  et  leur  mauvais  goût. 

Un  seul,  Andrea  Vanni,  qui  eut  rbonneur  de  faire  le  portrait  de 
sainte  Catherine  de  Sienne,  fut  un  peu  supérieur  aux  autres.  Mais 
les  artistes  siennois  exilés  pour  avoir  défendu  les  vieilles  institutions 
et  l’aristocratie  de  leur  pays,  ou  réfugiés  volontairement  dans  des 
contrées  où  le  culte  du  beau  était  encore  possible,  s’illustrèrent  par 
des  productions  diverses  pleines  de  vigueur  et  d’élévation  morale.  Ce 
n’est  que  dans  la  dernière  moitié  du  quinzième  siècle,  quand  Sienne 
recouvre  l’ordre  et  la  paix,  que  de  grands  artistes  renaissent  et  fleu- 
rissent dans  son  sein.  Il  suffit  de  citer  Domenico  di  Bartolo,  Matteo  di 
Giovanni,  Francesco  di  Giorgio,  Ansanoet  surtout  Jacopo  délia  Quer- 
cia®,  le  rival  deGhiberti,  et,  suivant  M.  Rio,  le  précurseur  de  Michel- 
Ange  pour  l’intelligence  et  la  représentation  des  sujets  bibliques. 

Nous  avons  nommé  Michel-Ange.  Ce  nom  nous  transporte  de  Sienne 
à Florence. 

M.  Rio  s’étend  beaucoup  plus  sur  l’école  florentine  que  sur  l’école 
siennoise;  cela  doit  être,  puisqu’elle  a eu  plus  d’importance  et  de  durée. 

Les  architectes  ont  été  moins  célèbres  à Florence  que  les  peintres, 
et  c’est  par  eux  que  commence  M.  Rio. 

* Duos  ego  novi  piclores  egregios...;  Jocturn  Florentinum  civem...  et  Simoneyn 
Senensem. 

2 Razzi  et  Beccafumi,  quoique  Siennois,  appartiennent  à des  écoles  étrangères  et 
subissent  l influence  de  Lucas  Signorelli,  de  Cortone,  et  de  l’école  ombrienne. 

Septembre  1861  6 


82 


DE  L’ART  CHRÉTIEN. 


Nicolas  de  Pise,  qui  avait  été  appelé  par  Charles  d’Anjou  à faire  le 
plan  d’une  cathédrale  à construire  sur  le  champ  de  bataille  de  Taglia- 
cozzo,  en  avait  rapporté,  comme  nous  l’avons  dit  tout  à l’heure,  des 
notions  toutes  nouvelles  alors  sur  l’architecture  normande.  Mais  il  fut 
plus  apprécié,  soit  comme  architecle,  soit  comme  sculpteur,  à Pise 
qu’à  Florence.  Cependant  il  concourut  avec  un  de  ses  élèves,  Ar- 
riolfo,  à la  construction  du  Palais-Vieux,  et  à celle  de  Santa  Maria 
Novella  : le  premier  de  ces  monuments,  grandiose  et  sévère  comme 
le  caractère  des  Florentins  avant  le  Dante;  l’autre,  plus  remarquable 
par  la  grâce  et  l’harmonie  des  proportions.  Quant  à la  cathédrale 
qui  fut  l’œuvre  successive  d’Arnolfo  et  de  Giotto',  on  y trouve,  dit 
M.  Rio,  l’architecture  gothique  adaptée  au  goût  étrusque. 

Giotto,  comme  peintre,  eut  pour  précurseur  Cimabué  dont  on 
cite  un  chef-d’œuvre,  la  madone  de  Santa  Maria  Novella,  où  éclate  un 
génie  puissant  et  original,  quoique  encore  plein  de  respect  pour  les 
vieilles  traditions.  C’était  un  type  plus  grandiose  et  plus  suave  que 
l’ancien  type  byzantin.  La  joie  et  l’admiration  populaires  furent  im- 
menses à Florence  à l’apparition  de  ce  chef-d’œuvre.  On  sentait  qu’on 
entrait  dans  une  ère  nouvelle. 

En  1276,  Giotto,  âgé  de  vingt-sept  ans,  recueillait,  comme  chef  de 
l’école  florentine,  la  succession  de  son  maître  Cimabué.  Mais  il  ne  fut 
pas  son  imitateur  servile  ; il  chercha  à opérer  d’une  manière  qui  lui 
fût  propre  la  conciliation  du  respect  pour  la  tradition  et  de  la  liberté 
de  Fart.  Lié  intimement  avec  l’immortel  auteur  de  VEnfer,  du  Pur- 
gatoire et  du  Paradis^,  il  échauffait  sa  veine  esthétique  au  foyer 
de  cet  ardent  génie.  Il  apprenait  de  lui  les  poétiques  mystères 
du  symbolisme  chrétien.  Il  était  allé  à Rome  avec  Dante,  avec  le 
miniaturiste  Oderigi  de  Gubbio,  avec  l’historien  Jean  Villani,  pour 
recevoir  les  grâces  pontificales  au  jubilé  de  1300.  L’art  chrétien 
renaissant  fut  béni  dans  leurs  personnes  par  Roniface  VIII.  Quelle 
fécondité  devaient  avoir  les  bénédictions  solennelles  du  souverain 
pontife  en  tombant  dans  la  foule  sur  ces  jeunes  gens  encore  in- 
connus !... 

Giotto  rompit  sans  retour,  dans  sa  seconde  manière,  avec  la  tra- 
dition byzantine.  Mais  le  type  idéal  du  Christ  et  celui  de  la  Vierge  ne 
furent  pas  complètement  compris  par  lui.  Il  réussit  mieux  aux  figures 
des  saints  et  des  apôtres,  ainsi  qu’aux  représentations  symboliques. 

Voici  une  véritable  découverte  faite  à ce  sujet  par  M.  Rio  : 


* Et  plus  tard  de  Brunelleschi. 

^ Cimabué  était  né  en  1240. 

® Il  n’y  a guère  qu’une  trentaine  d’années  que  l’on  a lithographié  et  gravé  un 
portrait  de  Dante,  jeune  encore,  peint  par  Giotto.  Giotto  apprit  le  dessin  à Dante. 


DE  L’ART  CHRÉTIEN. 


83 


« A Assise,  dit-il,  Giolto  voulut  représenter  les  trois  vertus  qui  sont  la 
matière  et  le  but  des  trois  vœux  monastiques.  La  Chasteté  est  figurée  par 
une  femme  voilée  qui  prie  dans  une  forteresse  gardée  par  deux  anges.  C’est 
à peine  si  on  peut  l’apercevoir  à travers  une  petite  fenêtre.  On  voit  seule- 
ment qu’elle  repousse  les  couronnes  et  les  palmes  que  les  tentateurs 
viennent  lui  offrir.  De  l’autre  côté  on  voit  l’Obéissance,  vêtue  d’un  humble 
sac,  posant  la  main  gauche  sur  le  livre  de  la  règle,  et  l’index  de  la  main 
droite  sur  la  bouche;  un  moine  s’incline  devant  elle  pour  se  laisser  mettre 
un  joug  sur  le  cou.  Enfin  la  Pauvreté  paraît,  sous  la  forme  d’une  femme  en 
haillons,  à chevelure  négligée,  les  flancs  ceints  d’une  corde  grossière.  Les 
épines  semées  devant  ses  pieds  et  la  chienne  maigre  qui  vient  aboyer 
contre  elle  sont  les  emblèmes  des  épreuves  et  des  mépris  qui  l’attendent 
dans  le  rude  sentier  de  la  vie.  » 

Beaucoup  d’autres  peintures  symboliques,  et  svrloul  son  Jugement 
dernier^  trahissent  chez  Giotto  l’influence  dantesque.  Giolto  fil  donc 
époque  dans  l’histoire  de  la  peinture;  il  contribua  aussi  beaucoup 
aux  progrès  de  l’architecture  italienne.  Son  plan  du  campanile  du  dôme 
de  Florence,  était,  suivant  M.  Rio,  d’une  perfection  irréprochable; 
malheureusement  on  n’en  a pas  exécuté  le  couronnement  pyramidal, 
que  Vasari  appelait  une  vieillerie  allemande,  et  qui  eût  été  nécessaire 
pour  achever  le  connubio  si  pittoresque  et  sj  original  du  style  italien 
et  du  style  gothique. 

Giolto  fut  blâmé  comme  un  novateur  presque  sacrilège  par  les 
partisans  exagérés  de  la  tradition  hiératique.  Néanmoins  les  procédés 
byzantins  furent  abandonnés,  l’école  giottesque  l’emporta  et  conquit 
la  liberté  dans  les  arts  poétiques.  Celle  école  se  divisa  en  deux 
groupes  d’artistes  après  la  mort  de  Giotto  : les  uns  habitèrent  Flo- 
rence; les  autres  continuèrent  de  décorer  le  sanctuaire  d’Assise. 
Taddeo  Gaddô  et  Orcagna  illustrèrent  le  groupe  resté  à Florence.  Or- 
cagna  s’inspira  de  Dante,  sans  le  reproduire  servilement,  dans  ses 
fresques  du  Campo  Sanlo  de  Dise,  magnifique  poëme  effacé  par  la 
main  corrosive  du  temps. 

Après  cette  école  de  Giotto,  restée  fidèle  aux  austères  enseignements 
de  son  fondateur,  vient  l’école  de  la  renaissance,  pour  laquelle 
M.  Rio  ne  professe  pas  une  admiration  sans  mélange.  Suivant  lui, 
l’art  a une  étroite  affinité  avec  la  sainteté,  le  génie  et  l’héroïsme. 
Pendant  les  premières  années  du  quinzième  siècle,  les  légendes  de 
saint  Dominique  et  de  saint  François  devinrent  de  plus  en  plus  popu- 
laires, et  la  Divine  Comédie,  toujours  plus  étudiée  et  plus  habilement 
commentée,  n’exerça  pas  moins  d’influence.  Mais,  dans  la  seconde 
partie  de  ce  siècle,  il  y aurait  eu  une  véritable  décadence  artistique  et 
religieuse. 

Cependant  le  célèbre  Brunelleschi,  architecte  et  sculpteur,  serait 


84  DE  L’ART  CHRÉTIEN. 

la  preuve  du  contraire.  Cet  homme  qui  fit  adopter  et  exécuter  le  plan 
de  la  coupole  et  de  la  cathédrale  de  Florence,  qui  surpassa  Donalello 
comme  sculpteur  religieux,  reconnut  loyalement  et  humblement  la 
supériorité  des  dessins  de  Ghiberti  pour  les  fameuses  portes  du  bap- 
tistère. Il  y a plus,  il  se  fit  l’auxiliaire  et  même  l’auxiliaire  subal- 
terne de  Ghiberti,  en  l’aidant  à ciseler  les  figures  de  ses  bas  reliefs, 
à mesure  qu’elles  étaient  coulées.  Cette  abnégation  est  presque  aussi 
héroïque  que  celle  d’un  général  d’armée  qui,  la  veille  d’une  bataille, 
cède  le  commandement  à un  plus  grand  capitaine  que  lui. 

Ghiberti  était  lui-même  un  noble  cœur  en  même  temps  qu’un  grand 
artiste.  Il  réunissait,  ce  qui  n’est  nullement  inconciliable,  un  immense 
entbousiasme  pour  les  admirables  débris  de  la  statuaire  grecque,  et 
un  sentiment  religieux  très-profond  dans  ses  œuvres  personnelles.  Ghi- 
berti fut  témoin  du  grand  concile  convoqué  à Florence  par  les  papes 
Martin  V et  Eugène  IV.  Le  spectacle  de  ce  concile,  où  eut  lieu  la  so- 
lennelle réunion  de  l’Église  grecque  à l'Église  latine,  dut  avoir  sur 
Ghiberti  et  quelques  autres  artistes  la  plus  heureuse  influence. 

Passons  rapidement  sur  la  seconde  période  de  la  Renaissance,  où 
l’influence  des  Médicis  aurait  été,  suivant  M.  Rio,  si  fatale  à l’art  re- 
ligieux. Ce  point  de  vue,  qui  a du  vrai,  est  peut-être  un  peu  exagéré. 

L’étude  des  chefs-d’œuvre  de  la  statuaire  grecque,  faite  sous  les 
auspices  de  Laurent  de  Médicis,  n’a  pas  dû  être  étrangère  aux  pro- 
grès de  l’art  en  Italie.  Il  paraît  même  certain  que  c’est  au  contact  de 
ces  chefs-d’œuvre  que  s’est  allumée  la  première  flamme  du  génie  de 
Michel-Ange.  Cette  conjecture  devient  presque  une  certitude  quand  on 
lit  dans  un  historien  moderne,  dont  le  témoignage  est  du  plus  grand 
poids  : « La  collection  de  sculptures  anciennes...  estimée  200,000  flo- 
« rins  à la  mort  de  Cosme,  fut  augmentée  par  Laurent,  qui  la  disposa 
« dans  scs  jardins  pour  qu’elle  servît  aux  études  de  jeunes  gens 
« auxquels  il  faisait  un  salaire  ou  des  dons,  afin  qu’ils  cultivassent 
« les  arts;  de  ce  nombre  fut  Michel  - Ange  Ruonarotti,  dont  il  devina 
« et  cultiva  le  génie  et  qu’il  voulut  avoir  pour  compagnon  et  pour 
« commensal'.  » 

Il  est  vrai  qu’au  lieu  d’achever  la  façade  du  Dôme,  Laurent  de  Mé- 
dicis employa  à la  construction  et  à la  décoration  de  sa  villa  de  Ca- 
reggi  les  meilleurs  artistes  delà  Toscane.  Mais  un  tel  égoïsme  n’était 
pas  dans  les  habitudes  de  ce  prince  vraiment  magnifique.  Il  lui  arriva 
plus  d’une  fois  d’enrichir  les  collections  publiques  de  Florence,  non 
pas  seulement  avec  les  deniers  de  l’État,  mais  avec  les  siens  propres. 

Il  faut  reconnaître  pourtant  que  la  renaissance  des  arts  de  la  Grèce 

* César  Cantù,  Histoire  des  Italiens,  tome  VI,  p.  460  de  la  traduction  française. 
Firmin  Didot;  Paris,  1860. 


DE  L’ART  CHRÉTIEN. 


85 


menaça  de  devenir,  sous  les  derniers  Médicis,  une  véritable  renais- 
sance du  paganisme.  Les  types  chrétiens,  en  peinture,  étaient  de 
plus  en  plus  oubliés  ; de  même  qu’on  travestissait  le  langage  de 
l’Église,  on  peignait  des  femmes  impures  sous  le  costume  de  madone, 
et  on  ne  craignait  pas  de  proposer  ces  images  voluptueuses  à la  véné- 
ration des  fidèles.  A certains  égards,  V abomination  de  la  désolation 
était  dans  le  sanctuaire.  M.  Rio  fait  ressortir  avec  douleur  et  flétrit 
avec  énergie  cette  décadence  de  l’école  florentine,  qui  s’étendit  jusque 
sur  le  reste  de  l ltalie.  Les  développements  qu’il  donne  à cette  partie 
de  son  histoire  étaient  nécessaires  pour  justifier  sa  thèse  contre  le 
paganisme  de  la  Renaissance. 

M.  Rio  juge  Sixte  IV  et  Innocent  VIII  plus  favorablement  que  ne 
Font  fait  d’autres  historiens,  mais  il  n’a  pas  la  faiblesse  de  tenter  la 
réhabilitation  d’Alexandre  VI  : il  reproche  à ce  pape  de  n’avoir  su 
ni  encourager  ni  comprendre  Bramante  et  Michel-Ange.  L’humeur 
impétueuse  de  Jules  II  va  bien  à l’auteur  de  Y Art  chrétien.  Il  y 
avait  en  effet  dans  ce  pontife  une  certaine  furia  francese  que  nous 
savons  estimer  comme  l’une  de  nos  plus  chères  qualités  natio- 
nales, lors  même  qu’elle  se  tourne  contre  nous.  Jules  II  pressa 
Bramante  tant  qu’il  put  pour  lui  faire  achever  la  basilique  de  Saint- 
Pierre.  Il  fut  le  premier  pape  qui  devina  et  encouragea  Michel-Ange 
et  Raphaël.  Enfin,  c’est  à Jules  II  que  l’on  dut  la  juste  mesure  qui 
s’introduisit  dans  les  relations  du  pontificat  avec  la  littérature  et  la 
peinture  contemporaines,  exposées  l'une  et  l’autre  aux  envahissements 
du  naturalisme  et  du  paganisme. 

Tous  les  amis  de  l’art  chrétien  sauront  gré  à M.  Rio  d’avoir 
donné  de  nouveaux  et  considérables  développements  à l’histoire 
de  l’école  ombrienne.  Il  attribue  toujours  la  même  supériorité 
à cette  école,  qui  trouvait  dans  le  voisinage  d’ Assise  un  aliment  pour 
l’idéal  ascétique,  et  dans  les  vertus  militaires  des  habitants  du  pays 
un  aliment  a l’idéal  chevaleresque.  La  ville  Je  Gubbio,  capitale  de 
rOmbrie,  eut  une  renommée  d’héroïsme  qu’elle  soutint  dès  le  qua- 
torzième siècle  en  défendant  la  papauté,  et  jusque  dans  le  seizième 
en  fournissant  à don  Juan  d’Autriche  le  plus  héroïque  contingent  des 
guerriers  italiens  qui  l’aidèrent  à gagner  la  bataille  de  Lépante. 
Quand  ce  prince  passa  la  revue  de  ses  compagnons  d’armes,  vingt- 
quatre  capitaines  et  six  colonels-généraux  défilèrent  devant  lui  avec 
leurs  compagnies;  lorsque  chacune  de  ces  compagnies  avait  passé, 
don  Juan  demandait  à quelle  cité  elle  appartenait,  on  lui  répondait 
toujours  : « A Gubbio.  » Alors  il  finit  par  s’écrier  avec  un  mélange 
d’impatience  et  d’admiration  : « Que  es  este  Gubbio?  es  major  de  Na- 
« pôles,  major  de  Milano,  o que  es  ? » 

C’est  sous  ces  heureuses  influences  que  se  développa  l’école  om- 


86 


DE  L’ART  CHRÉTIEN. 

brienne.  Elle  ne  peignit  pas  seulement  des  fresques  et  des  tableaux 
d’église,  elle  prêta  son  concours  à ce  qu’il  y a de  plus  gra  cieux  dans 
le  culte  catholique,  les  processions,  et  elle  peignit  des  images  de  ma- 
done ou  de  saints  sur  ces  bannières  que  nous  voyons,  dans  les  jours 
de  fêtes,  portées  triomphalement  au  milieu  de  nos  campagnes.  « La 
«bannière  est  dans  le  domaine  de  l’art,  dit  M.  Rio,  ce  que  l’hymne 
« est  dans  le  domaine  de  la  poésie.  » Le  plus  grand  peintre  et  le  fon- 
dateur de  cette  école  fut  Pérugin  ; on  ne  l’apprécie  bien  que  quand 
on  est  allé  visiter  à Pérouse  les  admirables  fresques  qu’il  exécuta 
dans  le  premier  feu  de  sa  jeunesse  ; il  avait  alors  la  naïveté  de  sa  fo  i 
et  l’enthousiasme  désintéressé  de  son  art.  Mais,  depuis  que  Pérugin  a 
vu  condamner  Savonarole,  un  grand  découragement  moral  s’empare 
de  lui  et  dissipe  sa  foi  dans  l’idéal.  11  livre  son  âme  à l’amour  du 
gain  : l’art  devient  pour  lui  un  métier.  Sa  vieille  piété  s’évanouit  ; 
elle  fait  place  à des  doutes  qui  se  trahissent  par  des  œuvres  déplo- 
rables en  peinture  et  par  le  l’efus  des  sacrements  à sa  dernière  heure. 
« Je  veux  voir,  disait-il  en  mourant,  dans  quel  état  sera  là-haut  une 
« âme  qui  ne  se  sera  pas  confessée  » 

Ce  qu’il  y eut  d’heureux  et  de  singulier  dans  l’école  du  Pé- 
rugin, c’est  que  les  défaillances  du  chef  n’eurent  pas  une  mau- 
vaise influence.  Les  peintres  ombriens  continuèrent  la  manière  naïve 
et  inspirée  qui  avait  signalé  la  jeunesse  du  maître. 

Mais,  en  dehors  de  cette  école,  qui  n’était  que  religieuse,  il  s’en 
éleva  une  autre  que  M.  Rio  appelle  mystique.  Frà  Angelico  de  Fiésole 
en  fut  l’expression  la  plus  haute  et  la  plus  pure.  Cet  illustre  domini- 
cain, qui- semble  avoir  entrevu  le  ciel  dans  ses  extases,  ne  peignait  ja- 
mais qu’à  genoux  ses  madones  et  ses  christs.  Les  ouvrages  de  ce  pein- 
tre et  de  ceux  de  son  école  avaient  pour  but  direct  non  pas  le  beau., 
mais  le  saint;  ils  étaient  faits  pour  produire  la  piété  dans  les  âmes.  De 
là  ces  types  si  originaux  et  si  suaves  que  nous  a laissés  frà  Angelico. 
Après  lui  vint  frà  Bartolomrneo,  qui  surpassa  peut-être  son  devancier 
dans  la  reproduction  du  beau  plastique,  mais  non  dans  l’expression 
des  figures. 

Cette  école  dut  une  nouvelle  vie  à l’influence  de  Savonarole,  pour 
qui  M.  Rio  professe  une  espèce  de  culte.  Suivant  lui,  cet  apôtre  aus- 
tère n’était  point  ennemi  des  arts;  il  avait  le  sentiment  exquis  du 
beau  ; il  ne  voulait  que  donner  une  mission  plus  sainte  à la  peinture 
et  à la  sculpture.  Plusieurs  artistes  se  groupèrent  autour  de  Savona- 
role, tels  que  Lorenzo  di  Credi,  Andrea  délia  Robbia,  Bolticelli,  Ve- 
rocchio,  etc.  Il  se  forma  sous  ses  auspices  toute  une  école  de  peintres 

* « lo  voglio  vedei'e  corne  stara  di  là  un' anima  che  non  si  sia  confessata Nè  si 

voile  far  altro » 


\ 


87 


DE  L’ART  CHRÉTIEN. 

pieux,  qui  survécut  à son  supplice  et  à sa  ruine,  ou  à ce  que  M.  Rio 
appelle  son  martyre.  « Dans  la  peinture  religieuse  surtout,  les  doc- 
trines spiritualistes,  remises  en  vigueur  par  Savonarole,  furent  con- 
servées et  prolongées  bien  avant  dans  le  seizième  siècle  par  un  petit 
nombre  d artistes  chrétiens  chez  qui  l’enthousiasme  de  leur  art  resta 
désormais  inséparable  de  la  vénération  pour  la  mémoire  de  celui 
qu’ils  avaient  regardé  comme  leur  pasteur  et  comme  leur  maître.  » 

M.  Rio  passe  ensuite  de  l’école  mystique  à l’école  lombarde,  et  de 
Savonarole  à Léonard  de  Yinci.  Il  adoucit  cette  transition  en  faisant 
de  Léonard  le  peintre  religieux  par  excellence,  celui  qui  aurait  su 
le  mieux  allier  la  beauté  de  la  forme  à la  beauté  idéale.  Cela  est-il 
tout  à fait  vrai?  Suivant  M.  Rio  lui-même,  Léonard  était  aussi  fort  à 
l’escrime  qu’à  la  danse,  il  possédait  une  force  et  une  adresse  prodi- 
gieuses; enfin  il  était  trés-habile  dans  l’art  de  l’équitation  et  il  eut 
toujours  la  passion  des  chevaux.  C’était  le  cavalier  le  plus  accompli 
de  son  temps.  Sculpteur,  architecte  et  peintre,  il  était  encore  philo- 
sophe et  poëte,  comme  le  prouve  un  sonnet  ingénieux  qu’il  composa 
sur  les  rapports  du  pouvoir  et  du  vouloir  chez  l’homme^.  Nous  avons 
quelque  peine  à admettre  que  ce  brillant  cavalier  pût  conserver  dans 
ses  ouvrages  quelque  chose  de  la  piété  naïve  des  peintres  ombriens. 
R y a bien  de  la  volupté  dans  son  type  célèbre  de  la  Joconde,  et  il 
existe  de  lui  une  certaine  figure  de  saint  Jean  qui  semble  le  portrait 
d’une  femme  souriante  et  gracieuse,  plutôt  que  celui  du  disciple  bien- 
aimé.  Les  vierges  môme  de  Léonard  n’ont  pas  le  caractère  céleste 
de  celles  du  Pérugin  et  de  quelques-unes  des  madones  de  Raphaël. 
Il  est  vrai  que  Léonard  de  Vinci  prend  sa  revanche  dans  les  têtes 
de  Christ.  « Ce  n’est  pas  sur  la  terre,  disait  le  grand  artiste,  que  je 
veux  chercher  ce  type  divin;  » et  sa  main  paraissait  trembler  quand 
il  approchait  le  pinceau  de  la  muraille  pour  peindre  à fresque  les 
traits  du  Sauveur  des  hommes.  C’est  ainsi  que  la  fameuse  Cène  de 
Léonard  est  devenue  l’un  des  chefs-d’œuvre  qui  honorent  le  plus  l’art 
chrétien.  Au  surplus,  Léonard  atteignit  le  plus  haut  degré  de  perfection 
pour  le  modelé  des  membres,  la  richesse  du  coloris  et  tous  les  pro- 
cédés techniques  de  l’art.  Et  son  enseignement,  plus  religieux  encore 
que  ses  ouvrages  eux-mêmes,  créa  une  école  qui  fut  supérieure  sous 
le  rapport  de  l’idéal  à celle  de  Raphaël.  Certainement,  si  on  compare 
Perrino  del  Vaga  et  Jules  Romain  à Cesare  da  Sesto  et  à Bernardino 

* Ce  sonnet  commence  ainsi  : 

Chi  non  puô  quel  che  vuole,  quel  chepuô  voglia  : 

et  il  finit  par  ce  vers  encore  plus  philosophique  : 

Piansi  quel  ch'io  volsi,  poi  ch'io  l'ebbi. 


88 


DE  L’ART  CHRÉTIEN. 


Luini,  c’est  à ces  derniers  qu’appartiendra  la  palme  de  l’art  chré- 
tien. 

Après  l’école  lombarde  viennent  celles  de  Crémone  et  de  Ferrare. 
Ce  sont  des  écoles  secondaires;  mais  la  première  aurait  cela  de  cu- 
rieux qu’elle  serait  une  intermédiaire  entre  l’école  vénitienne  et 
l’école  ombrienne.  C’est  surtout  dans  Boccaccio  Boccaccini  que  se  trou- 
veraient réunis  ces  deux  caractères.  Un  autre  artiste  de  Crémone, 
Antonio  Campi,  fut  un  excellent  historien  en  même  temps  qu’un 
grand  artiste. 

Quant  à l’école  de  Ferrare,  on  croirait  qu’elle  dut  être  protégée 
efficacement  par  la  famille  d’Este.  Mais  cette  famille  ne  fut  point, 
autant  qu’on  le  croit  communément,  la  protectrice  éclairée  des  arts 
et  des  lettres.  On  ne  vit  pas  fleurir  de  bonne  heure,  à Ferrare,  la 
grande  peinture  et  la  grande  sculpture.  Cependant,  à défaut  de  la 
grande  sculpture,  un  genre  inférieur  prit  un  beau  développement  à 
Ferrare  vers  cette  même  époque.  Nous  voulons  parler  des  médailles 
frappées  par  Victor  Pisanello  et  par  Antonio  Marescotti.  Marescotti  se 
distingua  surtout  par  ses  médailles  de  saints. 

Un  peu  plus  tard,  le  duc  Hercule  d'Este  participa  d’une  manière  no- 
table au  mouvement  de  renaissance  littéraire  et  artistique  qui  soule- 
vait alors  l’Italie  entière.  M.  Rio,  emporté  par  ses  vertueuses  et  élo- 
quentes colères,  ne  lui  rend  peut-être  pas  complètement  justice  sur 
ce  point.  Ainsi  on  s’empressait  de  traduire,  par  les  ordres  de  ce 
prince,  des  manuscrits  grecs  ou  latins  récemment  découverts,  et 
c’est  peut-être  à lui  qu’on  dut  les  premières  versions  en  italien  de  Té- 
rence  et  de  Plaute.  11  est  vrai  qu’il  faisait  tourner  ces  travaux  à son 
plaisir,  en  faisant  jouer  à sa  cour  des  comédies  de  ces  poêles;  mais  ces 
divertissements  avaient  quelque  chose  d’élevé  où  n’aurait  pas  atteint 
un  débauché  vulgaire.  En  fait  de  beaux-arts,  plus  encore  qu’en  poésie, 
le  duc  Hercule  n’aimait  guère  que  ce  qui  était  efféminé  et  sensuel.  Aussi 
tous  les  peintres  ferraraisqui  se  sentaient  quelque  élévation  religieuse 
émigraient  vers  d’autres  parties  de  l’Italie.  François  Costa,  et  son  élève 
Lorenzo  Costa,  qui  lui  fut  bien  supérieur,  portaient  leur  talent  vigou- 
reux à Bologne  et  adoptaient  le  patronage  des  Bentivoglio  en  aban- 
donnant celui  de  la  maison  d’Este.  Le  miniaturiste  élégant  Mazzolino 
se  naturalisa  Bolonais.  Enfin  Garofalo,  ce  disciple  gracieux  et  quel- 
quefois sublime  de  l’école  ombrienne,  passa  la  plus  grande  partie  de 
sa  vie  à Milan  ou  à Rome.  Il  devint  l’ami  et  même  le  rival  de  Raphaël. 
Le  Massacre  des  Innocents  et  la  Vierge  au  repos  sont  les  deux  chefs- 
d’œuvre  de  Garofalo;  mais  on  peut  citer  encore  d’autres  ouvrages 
dus  à ce  peintre,  qui  approchent  de  la  perfection,  et  entre  autres  des 
fresques  admirables  dans  l’église  de  Saint-François,  et  dans  le  réfec- 
toire du  couvent  des  Augustins  à Ferrare. 


\ 


DE  L'ART  CHRÉTIEN. 


89 


C’est  ainsi  que  M.  Rio  descend  avec  un  merveilleux  à-propos  dans 
l’intimité  des  peintres  dont  il  décrit  les  œuvres  et  dont  il  apprécie  le 
talent.  Il  éclaire  sans  cesse  l’histoire  de  l’art  par  l’histoire  politique. 

Néanmoins  ce  n’est  pas  dans  les  vieilles  chroniques  et  dans  les 
’ÿeilles  chartes  qu’il  est  allé  puiser  les  sources  principales  de  son  ou- 
vrage. Ce  qui  a tenu  lieu  de  manuscrits  originaux  à cet  érudit  si 
consciencieux  à sa  manière,  ce  sont  les  toiles  et  les  fresques  qu’il  a 
étudiées  avec  tant  de  soin  et  tant  de  goût  dans  tous  les  coins  de  l’Ita- 
lie. On  ne  saurait  dire  tout  ce  qu’il  y a trouvé  de  pages  inédites,  et 
tout  ce  qu’il  a donné  d’interprétations  ingénieuses  et  originales  aux 
grandes  pages  déjà  connues.  Ce  sont  ces  investigations  et  ces  aperçus 
qui  lui  appartiennent  en  propre,  et  dont  il  a composé  le  bel  ouvrage 
intitulé  : De  V Art  chrétien. 

En  résumé,  ce  livre,  écrit  sur  l’art,  est  une  œuvre  d’art  lui-même. 
Il  a d’abord  un  intérêt  éminemment  dramatique.  L’intérêt  dra- 
matique est  tout  entier  dans  la  lutte  du  sentiment  païen  et  de 
l’idéal  chrétien  dans  les  arts.  Le  paganisme  semble  vouloir  res- 
susciter à la  suite  de  la  renaissance  : on  déifie  l’immoralité;  le 
langage  de  l’Église  est  proscrit  comme  barbare,  et  on  blasphème 
sous  prétexte  d’élégance^.  C’est  à ce  mouvement  que  s’opposent  l’é- 
cole ombrienne  par  ses  œuvres,  et  plus  tard  Savonarole,  par  ses  ar- 
dentes prédications.  Mais  ce  moine  trop  zélé  dépasse  le  but  ; il  échoue 
et  il  succombe.  La  papauté,  plus  sage,  ne  se  met  pas  en  travers  du 
mouvement  ; elle  le  modère  et  le  dirige.  Elle  dégage  des  traditions 
profanes  ce  qu’elles  ont  de  noble  et  de  pur,  et  elle  s’empare  de  ces 
richesses  intellectuelles  au  profit  de  l’Église,  comme  les  Hébreux  em- 
ployèrent à leurs  sacrifices  les  vases  d’or  des  Égyptiens.  Les  idolâtries 
pa’iennes  des  Médicis  et  de  la  maison  d’Este  n’avaient  rien  de  sérieux 
comme  dogmes,  mais  elles  présentaient  toujours  le  danger  du 
triomphe  de  la  sensualité  humaine  sur  l’esprit  chrétien.  C’était  la 
glorification  de  la  chair  que  l’on  opposait  à l’adoration  de  la  croix. 

On  ne  saurait  méconnaître  qu’à  cet  intérêt  dramatique  de  l’Art 
chéticnne  soit  intimement  lié  un  puissant  intérêt  religieux.  M.  Rio  ne 
procède  pas  par  démonstration  ni  par  considérations  métaphysiques; 
mais  il  fait  sentir  à toutes  les  pages  de  son  livre  que  le  souffle  catho- 
lique a pu  seul  inspirer  les  merveilles  de  l’art  écloses  en  Italie.  Cette 
histoire  de  l’art  chrétien  devient  donc  une  apologie  indirecte  du  catho- 
licisme et  de  la  papauté,  apologie  que  l’auteur  a faite,  pour  ainsi  dire, 
sans  s’en  rendre  bien  compte,  et  qui  n’en  a que  plus  de  séduction  et 
d entraînement. 

Ajoutons  que  M.  Rio  nous  montre  l’Italie  comme  un  vaste  musée 


C’est  ainsi  qu’on  appelait  la  messe  : Sacra  Deorum  ! 


90 


DE  L’ART  CHRÉTIEN. 


encore  debout,  mais  que,  dans  ce  musée,  de  vieilles  fresques  vont  s'ef- 
façant de  plus  en  plus,  que  des  églises  tombent  en  ruine,  et  que 
d’admirables  toiles  sont  vendues  tous  les  jours  à l’étranger. 

Ce  pays  avait  conservé  jusqu'à  ce  jour,  avec  un  soin  jaloux,  ses 
monuments  et  ses  chefs-d’œuvre  ; il  comprenait  qu’il  avait  deux 
grandes  supériorités  à maintenir,  celle  du  catholicisme,  dont  il  se 
trouvait  le  centre,  et  celle  des  beaux-arts,  dont  il  était  l’antique  foyer. 
Si  un  autre  esprit  venait  l’envahir  aujourd’hui,  si  un  vandalisme 
inintelligent  la  dépouillait  peu  à peu  de  ses  richesses  artistiques,  on 
pourrait  encore  connaître,  par  les  descriptions  de  M.  Rio,  les  pro- 
duits du  génie  humain  qui  auraient  si  longtemps  couvert  son  sol  pri- 
vilégié. L’écrivain  français  serait  parvenu  à arracher  les  plus  glorieuses 
époques  du  moyen  âge  et  de  la  renaissance  en  Italie  à l’oubli  des  gé- 
nérations futures.  Que  si  le  culte  de  l’idéal  venait  à s’éteindre  dans  la 
nuit  d’une  nouvelle  barbarie,  il  pourrait  encore  se  rallumer  au  foyer 
de  V Art  chrétieii. 

L’auteur  de  cet  ouvrage  vraiment  original  et  grandiose  a donc  le 
droit  de  dire,  comme  le  lyrique  romain  : Exegi  monumetilum . Puisse 
la  postérité  ne  pas  ajouter  un  jour  : Arteipsa  perennius'^! 

Albert  du  Boys. 


P.  S.  Au  moment  où  nous  venions  de  terminer  cet  article,  on  nous 
a communiqué  le  passage  d’une  lettre  de  M.  de  Montalembert  écrite 
au  moment  où  venait  de  paraître  la  nouvelle  publication  de  M.  Rio. 
Nous  sommes  heureux  de  pouvoir  citer  une  pareille  autorité  à l’appui 
de  nos  appréciations,  d’autant  plus  qu’elle  réfute  péremptoirement 
une  accusation  injuste  et  malveillante  dont  l’œuvre  essentiellement 
originale  de  M.  Rio  a été  récemment  l’objet. 

« J’ai  suspendu  le  travail  qui  m’occupait  pour  lire  les  trois  vo- 
te lûmes  sur  l’Art  chrétien^  et  je  m’empresse  de  vous  dire  que  j’en 
« ai  été  ravi.  Mais  ce  n’est  pas  une  nouvelle  édition  que  j’ai  trou- 
« vée,  c’est  un  ouvrage  entièrement  nouveau,  et,  si  le  premier  lui 
« ressemble,  c’est  de  la  môme  manière  que  l’aurore  ressemble  au 
« soleil  en  plein  midi...  Je  vous  prédis  qu’il  fera  à l’auteur  un  hon- 
te neur  infini,  et  qu’aux  yeux  des  juges  compétents  il  lui  assignera  la 
« première  place  parmi  ceux  qui  ont  écrit  sur  l’art  depuis  le  corn- 
et mcncement  de  ce  siècle.  » 

A.  DU  B. 


* M.  Rio  terminera  son  ouvrage  par  un  quatrième  volume,  où  il  parlera  de  Michel- 
Ange,  de  Raphaël  et  de  l’École  vénitienne. 


N 


LE  RATIONALISME 


EN  ANGLETERRE 


QUATRIÈME  PARTIE  * 


M.  GODWm  : LiV  GÉOLOGIE  ET  LA  BIBLE.  — M.  WILSON  : L’ÉGLISE  NATIONALE 

DE  L’AVENIR.  — CONCLUSION. 

On  a dit  souvent  que  la  science  doit  être  impartiale  : quelques-uns 
même  poussent  si  loin  le  scrupule  à cet  égard,  qu’ils  tiennent  pour 
suspects  généralement  tous  les  essais  de  conciliation  entrepris  par 
l’apologétique  chrétienne  dans  le  but  d’accorder  la  Bible  et  les 
sciences.  Que  penseront  les  hommes  d’une  conscience  si  délicate  du 
travail  de  M.  Godwin?  Le  dessein  avoué  de  ce  professeur  distingué 
de  Cambridge  n’est  point,  à la  vérité,  de  concilier  l’Écriture  et  les 
opinions  des  savants  ; mais,  en  cherchant  avec  passion  à brouiller 
irrévocablement  la  science  et  la  foi,  ne  doit-il  pas  encourir  la  même 
suspicion  que  les  apologistes  qui  cherchent  à les  accorder?  Il  en  de- 
vrait être  ainsi.  Cependant  il  est  à craindre  que  ceux-là  même  qui 
sont  les  plus  empressés  à condamner  les  tentatives  des  théologiens 
n’acceptent  avec  faveur  l’œuvre  partiale  de  leur  adversaire.  M.  Godwin 
sera,  à leurs  yeux,  le  champion  courageux  de  la  science  méconnue. 
C’est  le  malheur  de  l’homme  d’avoir  deux  poids  et  deux  mesures  et 
d’être,  même  à son  insu,  entraîné  par  ses  préjugés. 

Nous  nous  proposons  de  suivre  le  professeur  de  Cambridge  avec 
une  entière  bonne  foi  sur  le  terrain  où  il  s’est  placé,  et  de  mettre 

* Voir  le  Correspondant  des  mois  de  juin,  de  juillet  et  d’août  1861 . 


92 


LE  RATIONALISME 


le  lecteur  à même  de  juger  [si  les  accusations  qu’il  porte  contre 
la  Bible  sont  ou  non  fondées.  Quels  que  soient  nos  doutes  sur  le  point 
de  savoir  si  l’état  présent  d’une  science  qui  n’est  pas  encore  faite  et 
admet  tant  de  conjectures  permet  de  résoudre  pertinemment  les 
questions  soulevées  par  la  discussion,  nous  n’hésiterons  point  à mon- 
trer par  où  les  écrivains  hostiles  à l’Église  méconnaissent  les  vraies 
conditions  du  problème  et  égarent  les  esprits.  Ce  n’est  pas  à dire  que 
nous  prétendions  suivre,  à l’égard  de  M.  Godwin,  une  méthode  dif- 
férente de  celle  que  nous  avons  jusqu’ici  employée,  et  abandonner  le 
rôle  modeste  de  rapporteur;  mais  nous  nous  sommes  réservé,  dès  le 
commencement,  le  droit  de  dire,  en  passant,  un  mot  sur  les  opinions 
fausses  et  les  excentricités  des  organes  de  VÊ<jlise  large.  Nous  serons 
toujours  l’historien  sincère,  mais  nous  ne  pouvons  ni  ne  devons  dis- 
simuler nos  jugements,  motivés  quoique  sommaires. 


ï 

Voici  comment  M.  Godwin  entre  en  matière  : 

« A la  renaissance  apparut  le  premier  désaccord  entre  la  science 
et  la  foi  établie.  Le  système  astronomique  de  Ptolémée  avait  jusque- 
là  régné  sans  partage  dans  les  esprits  : tout  le  monde  considérait  la 
terre  comme  immobile  au  centre  de  l’univers  entier.  Copernic  vint 
renverser  cette  erreur  séculaire.  Notre  planète  humiliée  devint  un 
globe  relativement  petit,  un  membre  subordonné  de  la  famille 
des  planètes,  astres  que  les  habitants  de  la  terre  n’avaient  alors 
considérés  que  comme  les  simples  ornements  de  leur  habita- 
tion. L’Église  surveilla  avec  inquiétude  les  disputes  qui  s’élevèrent 
entre  les  adeptes  des  nouvelles  opinions  et  les  champions  des  vieilles 
idées.  La  Bible,  cette  base  divine  de  la  foi  religieuse,  ne  contenait-elle 
pas  l’opinion  de  l’immobilité  de  la  terre  et  d’autres  vues  encore  de 
l’univers,  tout  à fait  en  contradiction  avec  le  système  de  Copernic? 
Le  Saint-Office  crut  devoir  prendre  des  mesures  de  rigueur  contre 
Galilée,  et  ce  savant  fut  condamné  à signer  la  fameuse  rétractation 
que  l’on  connaît,  et  à déclarer  publiquement  dans  l’église  de  la  Mi- 
nerve, à Rome,  que  la  proposition  d’après  laquelle  le  soleil  était  le 
centre  du  monde  et  immobile  est  absurde,  philosophiquement  fausse, 
formellement  hérétique,  parce  qu’elle  est  expressément  contraire  à 
l’Écriture. 

« L’Église  romaine,  selon  toute  présomption,  adhère  encore  aujour- 
d’hui  au  système  de  Ptolémée.  Les  instincts  protestants,  au  contraire, 


EN  ANGLETERRE. 


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dès  le  dix-septième  siècle,  sympathisèrent  vivement  avec  les  progrès  de 
la  science  : on  désira  sortir  d’embarras.  La  solution  offerte  par  Galilée 
et  les  autres  était  celle-ci  : l’objet  de  la  révélation  est  de  manilcster 
aux  hommes  ce  qu’ils  ne  sont  point  capables  de  pénétrer  eux-mémes, 
mais  non  d’enseigner  des  vérités  pour  la  découverte  desquelles 
l’homme  a reçu  des  facultés  investigatrices  ; en  conséquence,  il  n’est 
pas  déraisonnable  de  supposer  qu’à  l’égard  des  faits  physiques  l’Écri- 
ture se  sert  du  langage  commun,  acceptant  les  idées  courantes  sans 
se  proposer  de  rien  garantir  sur  des  points  étrangers  au  dogme  et  à 
la  morale.  Le  texte  suivant  : he  monde  est  solidement  fixe',  U ne  peut  se 
mouvoir,  bien  qu’il  implique  évidemment  dans  celui  qui  l’a  éciit 
l’ignorance  du  mouvement  de  la  terre,  ne  doit  point  être  considéré 
comme  un  article  de  foi.  Cette  solution  tranquillisa  les  esprits. 

« 11  était  cependant  bien  difficile  de  concilier  l’idée  générale  du 
sytème  de  Copernic  avec  les  données  cosmologiques  du  premier  cha- 
pitre de  la  Genèse.  Celles-ci  sont  en  effet  manifestement  contraires 
aux  résultats  de  la  science  moderne-  La  Bible  suppose  que  le  ciel  est 
une  voûte  solide  supportant  les  eaux  supérieures  et  dans  laquelle 
sont  enchâssés  le  soleil,  la  lune  et  les  étoiles.  Mais  ce  désaccord  sem- 
ble avoir  moins  frappé  les  esprits  au  dix-septième  siècle  qu’au  dix- 
neuvième.  Tout  le  monde  avait  intérêt  à faire  accepter  des  explica- 
tions conciliantes.  Les  brillants  progrès  de  l’astronomie  avaient  con- 
vaincu les  esprits  les  plus  rebelles  parmi  les  théologiens,  et  les  sa- 
vants d’alors  étaient  bien  éloignés  de  vouloir  abuser  de  leur  victoire. 
On  déclara  la  paix  faite  entre  la  foi  et  la  science,  on  n’opposa  plus 
l’Ancien  Testament  à Copernic.  On  ne  serait  sans  doute  jamais 
revenu  sur  cet  ordre  de  difficultés,  si  les  théologiens  avaient  adopté 
plus  généralement  et  plus  franchement  le  principe,  que  les  vé- 
rités auxquelles  l’homme  peut  atteindre  par  ses  propres  forces  et  qui 
se  rapportent  au  monde  physique  ne  sont  point  l’objet  de  la  révéla- 
tion; mais  il  est  arrivé  qu’on  a environné  cette  idée  conciliante  de 
tant  de  restrictions,  de  tant  de  précautions  et  d’équivoques,  qu’on  a 
excité  l’impatience  de  tout  esprit  qui  veut  savoir  nettement  ce  que 
Dieu  a ou  n’a  pas  enseigné. 

« Les  découvertes  de  la  géologie  ramènent  d’ailleurs,  de  nos  jours, 
1^ question  de  l’accord  de  la  science  et  de  la  Bible. 

« Les  manuels  d’aujourd’hui,  qui  enseignent  à l’enfant  que  la  terre 
tourne,  lui  assurent  en  même  temps  qu’elle  n’a  pas  encore  six  mille 
ans  d’existence  et  qu’elle  a été  créée  en  six  jours.  Cependant  les  géo- 
logues de  toutes  les  confessions  admettent  que  la  terre  existe  depuis 
une  immense  série  d’années  ; qu’il  faut  compter  celles-ci,  peut-être 
par  millions,  mais  qu’indubitablement  il  s’est  écoulé  plus  de  six  jours 
entre  sa  première  création  et  l’apparition  de  l’homme  à sa  surface. 


LE  RATIONALISME 


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Celle  conlradiclion  enlre  la  science  el  l'enseignement  religieux  trou- 
ble et  scandalise  les  consciences  au  dix-neuvième  siècle. 

« Aux  premiers  moments  de  la  nouvelle  controverse,  des  écrivains, 
plus  empressés  que  discrets,  attaquèrent  les  conclusions  des  géolo- 
gues et  les  déclarèrent  scientifiquement  fausses.  Cette  phase  de  la 
question  doit  être  considérée  comme  passée  ; et,  quoique  les  manuels 
continuent  à enseigner  aux  enfants  la  création  en  six  jours,  aucun 
homme  instruit  ne  doute  que  la  terre  ne  soit  plus  ancienne.  L’on  s’est 
efforcé  de  réconcilier  le  récit  mosaïque  avec  les  lésultats  incontes- 
tables de  la  géologie;  on  a tenté  plusieurs  explications  C’est  assez 
pour  que  fauteur  du  Manuel  assure  ses  lecteurs  que  les  investigations 
des  'géologues  sont  en  parfaite  harmonie  avec  l’Écriture  en  ce  qui 
touche  l’histoire  de  la  création. 

« Cependant,  si  nous  considérons  les  systèmes  de  conciliation,  nous 
trouvons  qu’ils  se  contredisent  mutuellement.  A mesure  que  la  géo- 
logie progresse,  les  expédients  varient.  On  violente  le  texte  hébreu; 
et  on  lui  fait  dire  tant  de  choses,  que  le  public  finit  par  ne  plus  oser 
lui  donner  aucun  sens.  » 

— On  voit  comment,  dans  ce  début,  M.  Godwin  fait  intervenir  avec 
complaisance  des  faits  étrangers  à la  question  qu’il  se  propose  de 
traiter,  et  cherche  à prévenir  l’esprit  du  lecteur.  Que  prouve  cepen- 
dant la  condamnation  de  Galilée  prononcée  par  le  tribunal  du  Saint- 
Office?  Une  seule  chose,  l’ignorance  de  l’époque  dans  les  questions 
de  cosmologie.  Les  théologiens  romains  ont  partagé  l’erreur  générale. 
L’Église  n’est  infaillible  qu’en  matière  de  théologie,  et  les  théologiens 
eux-mêmes  ne  le  sont  jamais.  Galilée  eut  la  malheureuse  idée  de  vou- 
loir prouver  le  mouvement  de  la  terre  par  des  textes  de  la  Bible  dé- 
tournés de  leur  véritable  sens  ; en  prétendant  découvrir  le  système  de 
Copernic  dans  la  Bible,  il  fournit  des  armes  contre  lui.  Il  fut  à la  fois, 
comme  plusieurs  philosophes  et  plusieurs  savants,  à d’autres  épo- 
ques, victime  de  l’ignorance  de  son  temps  et  de  ses  propres  impru- 
dences. Quant  à la  voûte  solide  et  aux  étoiles  enchâssées,  M.  Godwin 
fait  violence  aux  textes  bibliques,  comme  nous  le  dirons  plus  tard. 

Le  même  auteur  résume  1 ’état  actuel  de  la  science  de  la  manière 
suivante.  Cet  exposé,  en  général  fidèle,  intéressera  le  lecteur,  qui, 
sans  prétendre  devenir  géologue,  désire  ne  pas  rester  trop  étranger 
aux  connaissances  de  son  temps;  il  importe  d’ailleurs  à la  discussion. 


Il 


« Cette  terre  qui  nous  apparaît  immobile,  reposant  sous  une  voûte 
d’azur,  est  un  globe  d’une  grandeur  relativement  insignifiante,  tour- 


EN  ANGLETERRE 


rs 

nant  avec  vitesse  sur  elle-même  et  autour  du  soleil,  centre  de  son 
mouvement  annuel.  Le  soleil,  qui  semble  traverser  chaque  jour  l’es- 
pace d’Orient  en  occident,  est  néanmoins,  relativement  à notre  terre, 
presque  immobile.  Son  volume  et  son  poids  surpassent  immensément 
le  volume  et  le  poids  de  notre  globe.  La  lune,  beaucoup  plus  petite 
que  la  terre,  est  entraînée  avec  elle  autour  du  soleil,  n’ayant  aucune 
lumière  par  elle-même.  Ces  belles  planètes  qui  changent  conlinuel- 
ment  de  position  dans  le  ciel  et  qui  brillent  d’un  si  doux  éclat,  sont 
des  corps  tantôt  plus  grands,  tantôt  plus  petits  que  la  terre  ; et, 
comme  celles-ci,  elles  accomplissent  leurs  évolutions  autour  du  so- 
leil. C’est  la  réflexion  de  ses  rayons  qui  nous  les  rend  visibles.  Le  té- 
lescope nous  a révélé  le  fait  que  plusieurs  de  ces  planètes  sont  accom- 
pagnées de  lunes  qui  leur  servent  de  satellites.  Outre  celle  que  nos 
yeux  aperçoivent,  il  y en  a d’autres  qui  appartiennent  à la  môme  fa- 
mille et  roulent  autour  du  soleil.  Quant  à cette  poussière  lumineuse  se- 
mée dans  l’azur  du  ciel,  il  y a des  raisons  de  croire  que  chacun  de  ses  élé- 
ments est  un  corps  lumineux  par  lui-même,  peut-être  de  matière  sem- 
blable au  soleil  ; et  le  plus  proche  d’entre  eux  est  à une  incalculable 
distance  de  nous.  Le  plus  petit  serait  d’une  énorme  grandeur  compara- 
tivement à notre  humble  globe.  C’est  ainsi  que  la  science  a établi  pré- 
cisément le  contraire  de  ce  que  nos  yeux  semblaient  d’abord  nous 
révéler.  Ces  connaissances  sont  devenues  si  vulgaires,  que  nous  som- 
mes tentés  d’oublier  qu’autrefois  le  genre  humain  voyait  les  choses 
tout  différemment,  et  qu’il  y a peu  de  siècles  encore  ces  vérités  as- 
tronomiques révoltaient  nos  pères.  Si  maintenant,  détachant  notre 
pensée  des  immensités  de  l’espace,  nous  fixons  notre  regard  sur  le 
globe  obscur  que  nous  habitons,  la  première  question  que  nous  nous 
adressons  est  de  savoir  s’il  a toujours  existé  dans  les  mômes  condi- 
tions et  quels  sont  les  divers  états  qu’il  a traversés.  La  géologie  a re- 
trouvé l’histoire  de  l’enveloppe  terrrestre  jusqu’à  une  époque  fort 
éloignée.  Au  delà,  la  philosophie  est  réduite  aux  conjectures.  C’est  au 
désir  de  percer  les  mystères  du  globe  antéhistorique  qu’appartien- 
nent les  hypothèses  laites  sur  la  formation  première  de  la  terre  et  des 
autres  planètes.  On  suppose  qu’elles  sont  une  condensation  de  la  ma- 
tière nébuleuse,  laquelle  formerait  aussi  le  noyau  solaire.  Les  pre- 
mières notions  que  la  science  nous  offre  avec  certitude  ne  vont  point 
jusqtie-là.  La  terre  a dû  être  d’abord  un  globe  de  matière  fluide,  té- 
nue, liquéfiée  par  une  forte  chaleur,  roulant  sur  son  axe  et  accom- 
plissant une  évolution  autour  du  soleil.  Personne  ne  peut  dire  com- 
bien de  temps  a duré  cet  état  de  la  terre.  On  peut  croire  qu’il  a fallu 
bien  du  temps  pour  que  la  surface  du  globe  se  refroidît  et  devînt 
susceptible  de  porter  des  êtres  organisés.  L’eau  qui  couvre  maintenant 
une  large  portion  de  la  terre  ne  doit  avoir  formé  alors  qu’une  vapeur 


LE  RATIONALISME 


S6 

épaisse  enveloppant  notre  planète  de  sombres  brouillards.  Quand  sa 
surface  fut  refroidie  et  permit  aux  eaux  de  se  condenser  et  de  des- 
cendre, alors  commença  la  stratification  des  roches  sédimentaires 
qui  en  forment  la  croûte.  Les  torrents  et  les  rivières,  se  précipitant 
dans  leur  cours  impétueux,  aplanirent  les  scories,  en  détachèrent 
les  rugosités  moins  adhérentes,  les  roulèrent  en  galets  et  en  sable 
dans  les  lieux  bas.  Nous  ne  savons  s’il  y eut  des  êtres  organisés  con- 
temporains de  celte  époque.  La  haute  température  qui  présida  à la 
formation  des  rochers  en  a fait  disparaître  les  traces,  si  tant  est  que 
ces  êtres  existassent.  Il  est  impossible  de  déterminer  la  dui’ée  de 
cette  Ibrmation.  C’est  dans  les  stratifications  qui  couvrent  les  roches 
primitives  que  nous  trouvons  les  premières  traces  de  l’organisme 
vivant. 

« Dans  les  terrains  appelés  siluriens  s’offrent  au  regard  des 
couches  de  différentes  sortes,  s’élevant  à une  hauteur  de  plusieurs 
milliers  de  pieds  dans  lesquelles  on  trouve  beaucoup  de  débris  d’a- 
nimaux. Ces  sédiments  se  formaient  au  sein  des  eaux;  et  les  débris 
qu’on  y trouve  conservés  appartiennent  exclusivement  aux  espèces 
marines,  aux  mollusques,  aux  articulés,  aux  radiés.  Ce  sont  des 
espèces  analogues  à colles  qui  existent  aujourd’hui.  Cependant  les 
naturalistes  n’admettent  pas  généralement  que  les  crustacés  actuels 
proviennent  des  premiers  par  voie  de  génération,  à moins  que  le 
temps  ne  détermine  à la  longue  et  par  des  causes  inconnues  la  trans- 
formation des  espèces,  hypothèse  généralement  rejetée.  On  trouve 
aussi,  parmi  ces  débris  d’animaux,  des  plantes  marines,  des  fucus, 
des  varechs,  qui  forment,  comme  on  sait,  le  dernier  degré  du  monde 
végétal.  Il  est  difficile,  dans  l’état  présent  de  la  science,  d’asseoir  sur 
ces  données  des  hypothèses  bien  justifiées. 

« Dans  la  partie  supérieure  des  terrains  siluriens  apparaît  lé  com- 
mencement de  la  race  des  poissons  qui  forment,  aux  yeux  de  la 
science,  le  dernier  degré  des  animaux  vertébrés  ; ces  poissons  sont 
fort  nombreux,  revêtus  d’une  carapace  qui  les  enveloppait  comme 
d’une  cotte  de  mailles  indestructible  ; ils  ont  dû  être  la  terreur  des 
mers  qu’ils  habitaient. 

« Viennent  ensuite  les  terrains  carbonifères  contenant  les  restes 
d’une  végétation  gigantesque  et  luxuriante  ; alors  apparaissent  les 
débris  des  reptiles  et  des  insectes.  Les  géologues,  arrivés  à cet  endroit 
de  l’histoire  de  notre  globe,  confondent  sous  un  même  nom,  celui  de 
paléontologie,  l’étude  des  êtres  dont  nous  avons  parlé. 

« Nous  arrivons  aux  terrains  calcaires  ou  crétacés.  Les  débris  fos- 
siles de  ces  sédiments  offrent  au  regard  des  animaux  différents  de 
ceux  dont  nous  avons  parlé.  Ils  sont  de  taille  gigantesque , moitié 
crapauds,  moitié  lézards,  se  mouvant  par  sauts,  et  ayant  laissé  les 


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traces  de  leurs  pieds  sur  le  sol  des  mers  qu’ils  fréquentaient.  Les 
eaux  abondaient  en  monstres  moitié  poissons,  moitié  crocodiles. 
Ce  sont  les  sauriens,  dont  les  os  ont  été  recueillis  en  grande  abon- 
dance. L’air  avait  aussi  ses  habitants,  ressemblant  aux  premiers, 
moitié  lézards,  moitié  vampires,  munis  d’appendices  membraneux 
qui  leur  permettaient  de  voler  ; c’est  aussi  à cette  période  qu’appar- 
raissent  les  oiseaux  proprement  dits.  Un  peu  plus  tard  se  montrent 
les  mammifères,  mais  ceux  de  la  classe  la  plus  inférieure,  les  mar- 
supiaux, animaux  qui,  selon  les  naturalistes,  ont  des  affinités  avec  les 
ovipares.  Les  plantes  appartenaient  aux  classes  inférieures  des  végé- 
taux, mais  elles  étaient  gigantesques  et  luxuriantes. 

« Nous  arrivons  aux  terrains  tertiaires,  dans  lesquels  se  montrent 
enfin  les  mammifères.  Ils  appartiennent  à la  classe  la  plus  élevée. 
Le  type  animal  se  rapproche  de  plus  en  plus  du  type  du  monde 
présent. 

«Cet  état  de  choses  dura  de  longs  siècles;  et  la  terre  était  principa- 
lement peuplée  de  mastodontes,  d’éléphants,  de  rhinocéros,  aux  pro- 
portions colossales,  espèces  qui  ont  disparu.  On  a trouvé  leurs  débris 
sous  les  glaces  du  Nord.  Ces  animaux  semblent  avoir  habité  des  pays 
où  leurs  congénères  d’aujourd’hui,  plus  délicats,  ne  pourraient  plus 
vivre.  Pendant  ce  temps,  le  bœuf,  le  cheval,  le  daim  et  autres  animaux 
destinés  au  service  de  l’homme,  se  multipliaient  sur  le  continent. 

« Enfin,  l’arrivée  de  l’homme  peut  être  considérée  comme  l’inau- 
guration d’une  nouvelle  époque,  l’époque  présente,  pendant  laquelle 
les  conditions  de  l’existence  n’ont  pas  dû  être  bien  différentes  de  celles 
d’aujourd’hui.  Les  races  d’êtres  organiques  qui  ont  peuplé  la  surface 
du  globe  ont  disparu  de  temps  en  temps  et  ont  été  remplacées  par 
d’autres,  introduites  on  ne  sait  par  quel  moyen,  mais  évidemment 
suivant  des  lois  déterminées,  et  avec  un  progrès  constant  dans  la  per- 
fection et  la  délicatesse  de  leur  organisme,  jusqu’à  la  venue  de  l’homme, 
qui  couronne  la  création.  Géologiquement  parlant,  les  circonstances 
de  l’apparition  de  l’homme  sont  obscures.  On  a cherché  à éclaircir, 
par  la  science,  l’origine  de  l’homme,  mais  il  reste  beaucoup  à faire. 
L’histoire  et  la  tradition  n’apportenl  que  peu  de  lumières.  La  race  hu- 
maine a oublié  ses  origines,  et  le  vide  laissé'par  cette  absence  de  sou- 
venirs a été  rempli  par  l’imagination  et  non  par  des  faits  restés  dans 
la  mémoire.  Ce  que  personne  ne  peut  contester,  c’est  que  le  temps 
pendant  lequel  les  animaux  sans  raison  ont  habité  la  terre  est  infi- 
niment plus  considérable  que  celui  qui  s’est  écoulé  depuis  que 
l’homme  a pris  possession  de  notre  globe.  » 

— Les  faits  cités  par  M.  Godwin  sont  admis  à peu  près  tels  qu’il  les 
raconte  parle  grand  nombre  des  naturalistes  et  des  géologues.  Nous 
ne  répugnons  point  à les  accepter  tantôt  comme  des  faits  certains. 

Septembre  1861.  7 


98 


LE  RATIONALISME 


tantôt  comme  des  conjectures  plausibles.  Mais  les  excentricités  du 
professeur  commencent  dès  l’instant  où  il  prétend  interpréter  le  récit 
de  la  création.  C'est  donc  moins  le  naturaliste  que  nous  attaquerons 
dans  M.  Godwin  que  l'exégète. 

Donnons -lui  de  nouveau  d’abord  la  parole. 


I i 

« La  terre.,  dit  la  Bible,  était  sans  forme  et  vide;  le  souffle  de  Dieu, 
c’est-à-dire  le  vent,  agitait  les  eaux  au  milieu  des  ténèbres. 

« Dieu  commande  à la  lumière  de  paraître,  et  la  clarté  du  jour  éclaire 
la  terre  et  l’eau.  L’espace  de  temps  que  se  sotit  partagé  les  premières 
ténèbres  el  la  lumière  est  appelé  le  premier  jour.  Ainsi  la  lumière 
et  la  mesure  du  temps  sont  supposées  exister  avant  le  soleil. Cette  idée, 
qui  contredit  nos  connaissances,  était  admise  sans  difficulté  dans 
les  premiers  siècles.  « La  lumière  du  jour,  dit  saint  Ambroise  {Hexa- 
« méron.,  liv.  IV,  ch.  ni),  est  une  chose,  et  la  lumière  du  soleil  et  des 
« étoiles  en  est  une  autre.  Le  soleil  ajoute  à la  lumière  du  jour.  Avant 
« le  lever  du  soleil,  il  fait  jour,  mais  ce  jour  devient  plus  brillant  par 
« l’effet  des  rayons  du  soleil-  » C’est  ainsi  que  les  esprits  même  cultivés 
dans  un  temps  où  les  sciences  physiques  étaient  à peu  près  ignorées, 
expliquaient  dans  sa  vérité  naïve  le  récit  de  Moïse.  Les  explications 
qu’on  a données  depuis  font  violence  au  texte. 

« Au  second  jour.  Dieu  éleva  la  voûte  du  ciel,  rakia,  en  grec  cT£péü>iJ.a, 
(irmamentum.  Cette  voûte  est  représentée  comme  supportant  un 
océan  d’eau  placé  au-dessus  d’elle.  Les  eaux  furent  divisées  de  ma- 
nière qu’une  partie  de  celles-ci  était  au-dessus,  supportée  par  la 
voûte. 

« II  est  donc  évident  que  le  firmament  était  pour  les  Hébreux  un 
corps  solide.  Job  parle  des  piliers  supportant  cette  voûte  {Job,  xxvi, 
11)  ; le  ir  des  Rois  parle  de  ses  fondations  (II  Rois,  xxii,  8);  les 
Psaumes,  de  ses  portes  (ps.  lxxviïi,  25);  la  Genèse,  de  ses  fenêtres 
{Gen.,  VII,  11).  Rien  ne  servirait  d’équivoquer  sur  le  mot  rakia, 
puisque  la  Genèse  dit  formellement  que  la  voûte  supportait  les  eaux 
supérieures. 

« Au  troisième  jour,  à la  parole  de  Dieu,  les  eaux,  qui  jusque-là 
avaient  couvert  la  terre,  se  rassemblèrent  en  un  même  lieu,  et  la 
terre  ferme  émergea  du  milieu  des  eaux.  C’est  le  même  jour  que  la 
terre  produit  l’herbe  pour  nourrir  les  animaux.  On  ne  parle  ni  des 
plantes,  ni  des  arbres  inutiles  pour  la  nutrition,  ce  qui  rendrait  pro- 


EN  ANGLETERRE. 


G9 


bable  que  la  flore  biblique  n’a  point  de  place  pour  ces  dernières. 
Nous  nous  bornons  à prendre  acte  de  ce  fait,  à savoir  que  les  arbres 
et  les  plantes  destinés  à la  nourriture  sont  signalés  dans  la  Bible 
comme  étant  les  premières  productions  de  la  terre.  Nous  reviendrons 
sur  cette  circonstance. 

«Au  quatrième  jour,  les  deux  grands  luminaires,  le  soleil  et  la 
lune,  furent  créés  et  placés  dans  le  firmament  pour  éclairer  la  terre, 
mais  plus  particulièrement  encore  pour  marquer  les  années,  les  jours 
et  les  saisons  : c’est  là  le  principal  office  qui  leur  est  assigné  (ver- 
sets 14  et  18).  La  formation  des  étoiles  est  mentionnée  seulement 
par  un  mot:  etstellas.  La  Bible  ne  dit  point  la  matière  avec  laquelle 
ces  corps  ont  été  faits,  ni  s’ils  existaient  déjà,  attendant  seulement 
qu’une  place  leur  fût  assignée.  Toujours  est-il  que  le  firmament 
n’était  pas  créé  avant  le  second  jour,  et  que  ces  astres  n’y  furent 
point  fixés  avant  le  quatrième.  La  végétation  avait  déjà  commencé  au 
troisième  jour,  indépendamment  de  l’influence  de  la  chaleur  et  du 
soleil. 

« Le  cinquième  jour,  les  eaux  furent  mises  en  action  pour  produire 
les  poissons,  les  animaux  marins  et  les  oiseaux  dans  les  airs. 

« Au  sixième  jour,  la  terre  produisit  les  animaux  domestiques,  les 
reptiles  et  aussi  les  animaux  des  champs,  c’est-à-dire  les  bêtes  fau- 
ves. Dieu  les  créa  chacun  selon  son  espèce.  L’homme  enfin  fut  formé 
à l’imagé  de  Dieu,  parole  qu’on  a expliquée  souvent  en  disant  (^ue  la 
Bible  exprimait  par  là  la  perfection  de  l’homme,  sa  nature  spiri- 
tuelle. Il  faut  cependant . remarquer  que  le  Pentateuqiie  abonde  en 
passages  où  apparaît  clairement  l’anthropomorphisme  de  Dieu.  Les 
Hébreux  se  représentaient  Jéhovah  sous  la  forme  d’un  homme.  Le 
spiritualisme  moderne  a si  complètement  banni  cette  idée,  que 
presque  tout  le  monde  aujourd’hui  répugne  à interpréter  le  langage 
hébreu  dans  son  sens  vrai  et  naturel. 

«L’œuvre  de  la  création  étant  terminée.  Dieu  donne  à l’homme,  aux 
animaux,  aux  oiseaux  et  à tout  être  rampant,  les  végétaux  de  la  terre 
pour  nourriture.  Quand  on  compare  les  versets  29  et  30  du  premier 
chapitre  de  la  Genèse  au  verset  3 du  neuvième  chapitre,  dans  lequel, 
après  le  déluge,  les  animaux  sont  donnés  comme  nourriture  à 
l’homme  en  complément  des  végétaux,  il  est  difficile  de  ne  pas  se 
persuader  que  le  premier  récit  de  la  création  suppose  que  les  hom- 
mes et  les  animaux,  dans  leur  condition  originelle  et  première, 
n’étaient  pas  carnivores.  11  n’est  point  nécessaire  de  dire  que  c’est 
ainsi  qu’on  a généralement  interprété  les  mots  du  premier  chapitre 
de  la  Genèse^  avant  que  la  science  naturelle  eût  montré  clairement 
que  le  tigre  et  le  lion,  par  exemple,  étaient  nécessairement  carni- 
vores. On  a trouvé,  dans  ces  derniers  temps,  des  preuves  matérielles 


100 


LE  RATIONALISME 


que  les  monstres  préadamites  se  nourrissaient  d’autres  animaux. 

« Les  trois  premiers  versets  du  second  chapitre  de  la  Genèse  termi- 
nent le  récit.  Dieu  se  repose  de  son  oeuvre  et  bénit  le  septième  jour, 
fait  qui  servit  de  fondement  aux  commandements  de  l’observation  du 
Sabbat  prescrite  sur  le  mont  Sinaï. 

« Si  remarquable  que  soit  le  récit  de  la  création  par  sa  simplicité 
et  sa  grandeur,  continue  M.  Godwin,  il  ne  renferme  néanmoins  rien 
qu’on  puisse  appeler  proprement  poésie  ; il  n’offre  aucune  trace  de 
signification  mystique  ou  symbolique. 

« Il  faut  la  volonté  de  trouver  partout  du  symbolisme  et  la  passion 
d’un  élève  de  Philon  pour  en  découvrir  les  moindres  vestiges  : aussi 
le  récit  de  Moïse  a-t-il  toujours  été  pris  au  sens  naturel,  si  toutefois 
on  excepte  l’école  d’Alexandrie. 

« Cela  posé,  conclut  M.  Godwin , Il  est  évident,  à première  vue, 
que  le  récit  biblique,  dans  son  sens  littéral,  est  contraire  aux  faits 
de  l’astronomie  et  de  la  géologie.  La  différence  ne  provient  point  des 
omissions.  On  ne  peut  dire  que  l’écrivain  mosaïque  néglige  simple- 
ment des  détails  que  la  science  moderne  peut  fournir.  Il  est  mani- 
feste que  tout  le  récit  est  conçu  à un  faux  point  de  vue,  que  l’ordre  des 
choses  tel  que  nous  le  connaissons  aujourd’hui  y est  en  grande  partie 
méconnu,  quoique  çà  et  là  nous  puissions  remarquer  des  analogies 
générales  et  des  points  de  ressemblance.  Pourrions-nous  dire  que  le 
système  astronomique  de  Ptolémée  n’est  pas  en  contradiction  avec  la 
science  moderne  parce  qu’il  représente  avec  un  certain  degré  de  vé- 
rité quelques-uns  des  mouvements  apparents  des  corps  célestes  ? » 


IV 

Le  lecteur  aura  fait  lui-même  justice  de  plusieurs  fausses  interpré- 
tations par  lesquelles  M.  Godwin  défigure  le  récit  biblique.  L’anthropo- 
morphisme de  Dieu,  par  exemple,  est  une  supposition  gratuite,  dé- 
mentie par  la  Bible  tout  entière.  Si  ce  livre  sacré  se  distingue  de  tous 
les  livres  religieux  des  autres  nations,  c’est  surtout  par  son  caractère 
spiritualiste  et  l’idée  à la  fois  si  élevée  et  si  pure  qu’il  nous  donne 
de  l’Être  divin.  Nous  croyions  cette  vérité  à l’abri,  au  dix- neuvième 
siècle,  de  contradictions  sans  preuves. 

Comment,  en  second  lieu,  M.  Godwin  revient-il  sur  une  objection 
maintes  fois  détruite,  à savoir  que  la  lumière  n’a  pu  exister  avant  le 
soleil?  La  priorité  de  la  lumière,  relativement  au  soleil,  contredit, 
dit-il,  nos  connaissances.  Le  professeur  de  Cambridge  doit  savoir 


EN  ANGLETERRE. 


101 


pourtant  qu’il  y a deux  hypothèses  sur  la  lumière  : l’hypothèse  de 
l’émission,  embrassée  par  Newton,  et  l’hypothèse  des  ondulations,  qui 
est  due  à Descartes.  Newton  supposait  que  les  corps  lumineux  lançaient 
eux-mêmes  la  lumière,  mais  Descartes  a plus  justement  attribué  la 
lumière  au  mouvement  vibratoire,  excité  dans  Y éther,  remplissant  le 
vide  des  espaces  célestes.  Uéther  transmet  les  ondes  lumineuses, 
comme  l’air  les  ondes  sonores,  et  produit  les  sensations  de  la  lu- 
mière. Or  le  soleil  n’est  point  le  seul  agent  de  ces  ondes.  La  chaleur 
communique  à tous  les  corps  la  propriété  de  devenir  lumineux.  Lors- 
qu’elle est  suffisamment  élevée,  elle  devient  elle-même  lumière.  Les 
physiciens  assurent  aujourd’hui  que  la  chaleur  et  la  lumière  sont 
dues  à un  seul  et  même  agent.  « L’hypothèse  de  l’émission  a été 
admise  par  presque  tous  les  physiciens  au  commencement  de  ce  siè- 
cle ; mais  elle  est  généralement  abandonnée  aujourd’hui,  dit  M.  De- 
guin,  doyen  de  la  faculté  des  sciences  de  Besançon,  parce  qu’elle 
est  en  contradiction  formelle  avec  un  grand  nombre  de  faits  obser- 
vés dans  ces  derniers  temps.  L’hypothèse  des  ondulations  satisfait, 
au  contraire,  à toutes  les  exigences  de  la  science.  » 

M.  Godwin  veut  absolument  prendre  à la  lettre  l’expression  bibli- 
que de  firmament,  CTTspéoJtxa,  firmamentum.  C’est,  selon  lui,  dans  la 
bouche  de  Moïse,  une  voûte  solide,  supportant  un  océan  placé  au- 
dessus  d’elle.  Le  mot  hébreu  rakia,  qui  exprime  une  surface  mince 
et  étendue,  olfre,  d’une  manière  moins  accentuée,  l’idée  de  solidité 
que  les  expressions  employées  par  la  Vulgate  et  les  Septante.  Mais  ce 
n’est  là,  dans  la  Bible,  qu’une  image,  une  comparaison,  nécessaire  sans 
doute,  pour  rendre  sensible  aux  peuples  l’idée  de  cette  sphère  d’azur 
qui  nous  enveloppe,  et  semble  placée  entre  les  nuages  et  nous.  Moïse 
parlait  à une  foule  ignorante,  et,  sous  peine  de  n’être  point  compris, 
il  devait  se  servir  de  son  langage.  Job  et  David  employaient  des 
expressions  poétiques,  qu’il  serait  ridicule  de  vouloir  interpréter  à la 
lettre.  N’appelons-nous  pas  encore  aujourd’hui  les  espaces  célestes 
firmament,  voûte,  calotte  des  deux  ? 

« La  Bible,  dit  encore  M.  Godwin,  ne  parle  que  des  plantes  utiles 
à la  nutrition.  Or  les  végétaux  inutiles  à cette  fin  dominent,  si  tou- 
tefois ils  ne  constituent  point,  à eux  seuls,  toutes  les  créations  végé- 
tales primordiales.  » Il  suffît  de  répondre  que  Moïse,  ne  se  proposant 
point  de  faire  le  catalogue  des  végétaux,  parlait  seulement  de  ceux 
qui  importent  le  plus  à la  vie.  — Enfin  le  professeur  de  Cambridge 
reproche  à la  Genèse  d’avoir  dit  qu’aucun  des  premiers  animaux 
n’était  carnivore.  La  Bible  n’affirme  rien  de  pareil;  mais  il  esta  croire 
que  l’instinct  de  férocité  du  tigre,  du  lion  et  même  de  l’hyène  était 
moins  développé  aux  premiers  jours  de  la  création  qu’il  ne  l’est  au- 
jourd’hui : ces  animaux,  moins  nombreux,  avaient  surtout  pour  rôle 


LE  RATIONALISME 


102 

alors  de  nettoyer  la  terré  des  cadavres  qui  sans  eux  l’eussent  infectée. 

Nous  ne  prétendons  pas  que  le  premier  chapitre  de  la  Genèse  soit 
précisément  symbolique,  et  qu’il  faille  n’y  voir  qu’une  poésie; 
mais  nous  croyons  que  Moïse  n’a  ni  pu  ni  voulu  employer  un  lan- 
gage scientifique  qui  n’eût  point  été  compris.  Il  parlait  aux  Hébreux 
de  son  époque  le  langage  du  temps,  et  tenait  compte  des  idées  popu- 
laires. Ce  qui  importait,  c’était  de  donner  au  monde  une  idée  sublime 
de  la  toute-puissance  de  Dieu,  de  sa  providence  et  de  sa  bonté;  et 
non  d’initier  les  Hébreux  aux  secrets  de  la  cosmologie.  Moïse  était  un 
prophète,  non  un  astronome  et  un  géologue  ; il  parlait  en  prophète. 
De  même  que  l’auteur  du  livre  de  Josué  s’est  contenté  de  rendre 
compte  des  apparences  d’un  phénomène,  lorsqu’il  a écrit  : « Sol,  ne 
movearis  ! et  stetit  sol  ; » de  même  aussi  Moïse  a surtout  parlé  con- 
formément aux  témoignages  des  yeux  non  armés  de  télescopes;  ce  qui 
n’empèche  pas  que,  sous  ce  langage  fortement  imagé  de  la  Genèse, 
la  science  d’aujourd’hui  ne  découvre  de  prodigieuses  vérités. 


V 

Desavants  et  ingénieux  naturalistes  se  sont  proposé  de  montrer 
l’accord  littéral  et  presque  minutieusement  verbal  du  premier  cha- 
pitre de  \di  Genèse  avec  la  science.  Cet  effort  est  louable  dans  l’inten- 
tion, bien  que,  étant  poussé  trop  loin,  il  puisse  avoir  ses  dangers. 
Nous  avons  lu  certains  systèmes  de  conciliation  qui  soiilèvenf  assu- 
rément plus  de  difficultés  qu’ils  n’en  résolvent.  C’est  bien  là  ce  qui 
peut  s’appeler  forger  des  armés  contre  soi.  M.  Godwin,  au  contraire, 
prétend  prouver  l’impossibilité  absolue  de  tout  accord.  Nous  trou- 
vons que  les  premiers  s’engagent  beaucoup,  M.  Godwin  s’engage  trop; 
car,  alors  même  qu’on  n’eût  point  réussi  jusqu’ici  à faire  comprendre 
comment  Moïse  ne  contredit  pas  nos  connaissances  physiques,  un 
homme  plus  habile  le  pourrait  dans  l’avenir.  En  attendant,  le  pro- 
fesseur de  Cambridge  s’est  montré  aussi  injuste  envers  les  apologistes 
qu’excéssif  envers  Moïse.  Voici  comment  il  expose  leurs  systèmes  et 
comment  il  les  combat  : 

« La  tâche,  dit-il,  que  plusieurs  écrivàins  modernes  se  sont  impo- 
sée est  de  prouver  que  le  récit  mosaïque,  quoique  en  opposition  ap- 
parente avec  nos  connaissances,  est  essentiellement  vrai.  Le  législa- 
teur des  Hébreux  n’aurait  pas  été  compris  avant  le  moment  où  la 
science  a fourni  un  commentaire  et  une  explication  à ses  écrits. 

« On  a proposé  deux  modes  de  conciliation  qui  ont  joui  d’une  po- 


EN  ANGLETERRE. 


105 


pularité  considérable;  le  premier  est  celui  de  Chalmers.  Il  fut  en- 
suite adopté  parle  docteur  Bucldand  ; et  il  est  probable  que  beaucoup 
le  regardent  encore  comme  une  solution  suffisante  de  toutes  les  diffi- 
cultés. En  voici  l’exposé. 

« Le  mot  in  principio  exprime  une  période  de  temps  indéfinie,  an- 
térieure au  dernier  grand  changement  qui  affecta  la  surface  de  la 
terre,  et  par  conséquent  antérieure  à la  création  des  végétaux  et  des 
animaux  du  monde  présent.  Pendant  cette  période,  une  longue  série 
d’opérations  ont  eu  lieu  ; mais,  comme  celles-ci  n’ont  aucun  rapport 
avec  l’histoire  de  la  race  humaine,  elles  ne  sont  point  mentionnées 
par  l’historien  sacré,  qui  s’est  borné  seulement  à établir  que  la  ma- 
tière de  l’univers  n’est  point  éternelle,  et  qu’elle  a été  créée  par  la 
main  de  Dieu.  Ces  mots  : An  commencement.  Dieu  créa  le  ciel  et  la 
peuvent  être  regardés  comme  un  récit  sommaire  de  la  création 
de  la  matière  à une  époque  qui  précéda  les  opérations  du  premier 
jour.  Ce  commencement  peut  avoir  été  une  époque  d’une  durée  in- 
connue, pendant  laquelle  ont  eu  lieu  toutes  les  opérations  décou- 
vertes par  la  géologie.  Des  millions  d’années  peuvent  avoir  occupé 
l’intervalle  indéfini  entre  le  commencement  où  Dieu  créa  le  ciel  et 
la  terre,  et  le  soir,  c’est-à  dire  le  commencement  du  premier  jour 
du  récit  mosaïque.  Le  second  verset  décrit  la  condition  de  la  terre 
au  premier  soir  du  premier  jour.  On  sait  que  chez  les  Juifs  le  soir 
était  à la  fois  la  fin  et  le  commencement  des  jours.  Ce  premier  soir 
peut  être  considéré  comme  l’expression  du  temps  indéfini  qui  suivit 
la  première  création,  et  comme  le  commencement  du  premier  des 
six  jours,  pendant  lesquels  la  terre  fut  formée  et  disposée  de  manière 
à devenir  l’habitation  de  l’homme.  L’expression  toliubohü  représente 
le  chaos  des  Grecs,  et  désigne  la  destruction  et  la  ruine  d’un  premier 
monde  ; c’est  à ce  moment  que  les  périodes  géologiques  indéfinies 
sont  terminées  et  que  commencent  des  jours  analogues  aux  nôtr  es  on 
durée. 

« L’œuvre  du  premier  matin  de  cette  création  consista  à appeler  la 
lumière  pour  dissiper  ces  ténèbres  temporaires  qui  avaient  couvert 
l’ancienne  terrCr  Le  docteur  Buckland  ne  pense  pas  que  la  substance 
du  soleil  et  delà  lune  ait  été  créée  au  quatrième  jour,  il  admet  seu- 
lement que  le  soleil  et  la  lune  furent  alors  disposés  pour  notre  usage. 
Leur  création  aurait  été  exposée  sommairement  dans  le  premier 
verset.  » 

« Ici  se  présente  unedifficulté  dans  le  système  du  docteurBuckland, 
dit  M.  Godwin.  C’est  au  second  jour  que  Dieu  fit  le  ciel  appelé  firma- 
ment, vocavit  Deus  firmamentum  cœlum;  conséquemment,  pendant 
les  époques  indéfinies  antécédentes,  il  n’y  eut  point  de  firmament, 
c’est-à-dire  de  ciel  où  le  soleil,  la  lune  et  les  étoiles  pussent  préexis- 


104 


LE  RATIONALISME 


ter.»  — M.  Buckland  n’eût  certainement  pas  été  embarrassé  de  répon- 
dre. Ces  astres,  dans  la  pensée  du  docteur,  existaient  auparavant 
dans  l’espace.  Il  est  évident  que  l’idée  d’espace  est  à l’idée  de  ciel 
ou  firmament^ce  que  le  tout  est  à la  partie. 

« La  création  de  la  lumière  est  pour  Buckland,  continue  M.  Godwin, 
la  dispersion  des  vapeurs  qui  recouvraient  le  globe,  etle  rétablissement 
de  l’action  du  soleil,  de  la  lune  et  des  étoiles.  N’est-ce  pas  là  une  vio- 
lence manifeste  exercée  sur  cette  simple  et  grande  parole  : « Dieu  dit: 
« Que  la  lumière  soit!  et  la  lumière  fut;  et  Dieu  divisa  la  lumière  des  té- 
« nèbres,  et  appela  la  lumière  jour,  et  les  ténèbres  nuit,  etle  soir  etle 
« matin  composèrent  le  premier  jour?  » Faut-il  penser  que  ces  mots 
n’expriment  que  la  dissipation  d’un  brouillard?  N’est-ce  pas  réduire 
la  noble  description  de  la  création  à une  phraséologie  indigente,  à 
des  mots  sans  objet?  Buckland  est  obligé  d’admettre  la  prée.xistence 
du  soleil  à l’histoire  de  la  création,  parce  que  les  animaux  fossiles 
antérieurs  à la  création  des  six  jours  se  montrent  doués  de  l’organe 
de  la  vue  comme  ceux  d’aujourd’hui,  et  que  les  plantes  de  la  même 
époque  supposent  la  chaleur  du  soleil.  A la  bonne  heure;  mais 
pourquoi  le  même  Buckland  fait-il  disparaître  et  ensuite  reparaître 
ce  soleil  à l’aide  d’un  brouillard?  Cette  fantasmagorie  est  indigne  de 
la  science. 

« 11  faut  dire,  pour  excuser  les  erreurs  de  Buckland,  qu’à  l’époque 
où  il  publia  son  système  la  formation  lente,  graduelle  et  régulière 
des  sédiments  du  globe  n'était  point  aussi  généralement  admise  ni 
aussi  bien  connue  qu’aujourd’hui.  Les  géologues  étaient  plus  dis- 
posés à croire  à des  catastrophes  et  à des  révolutions  subites.  La 
théorie  de  Buckland  suppose  que  l’apparition  des  races  présentes  d’a- 
nimaux et  de  végétaux  a été  précédée  d’une  grande  révolution  physi- 
que : la  terre,  selon  lui,  avait  été  dépeuplée  aussi  bien  des  animaux 
aquatiques  que  des  animaux  des  continents,  et  la  création  de  races 
nouvelles  d’animaux  et  de  plantes  serait  contemporaine  de  la  création 
de  l’homme. 

« Cette  théorie  ne  s’accorde  aucunement  avec  les  phénomènes  obser- 
vés, et  nous  la  croyons  rejetée  par  tous  les  géologues  jouissant  de 
quelque  autorité. 

«Voici  ce  qu’écrivait  Hugh  Miller  en  1857  ; 

« J’ai  cru  autrefois,  avec  Chalmers  et  Buckland,  que  les  six  jours  de  la 
création  étaient  des  jours  de  vingt-quatre  heures  ; qu’ils  pouvaient  com- 
prendre toute  l’histoire  de  notre  création.  J’ai  cru  que  laîderniêre  période 
géologique  était  séparée  par  un  état  chaotique  de  notre  époque;  mais  mes 
études  postérieures  me  forcent  à déclarer  que  je  m’étais  trompé.  De  longs 
siècles  avant  que  l’homme  fût  créé,  le  grand  nombre  des  animaux  les  plus 
humbles  d’aujourd’hui  vivaient  dans  les  champs  et  dans  les  bois,  et  habi- 


« 


EN  ANGLETERRE 


40S 


taient  les  mêmes  retraites.  Des  milliers  d'années  avant  Tapparition  de  ces 
animaux,  les  mêmes  mollusques  habitaient  les  mers.  L'espace  pendant 
lequel  Dieu  a accompli  Toeuvre  de  notre  création  ne  peut  être  celui  de  sept 
jours  ordinaires;  il  faut  les  remplacer  par  des  milliers  de  siècles.  Il  n'y  a 
point  eu  d’état  chaotique,  de  mort  et  de  ténèbres  séparant  l’époque  à 
laquelle  l’homme  apparut  de  celle  où  existaient  les  éléphants,  les  hippopo- 
tames et  les  hyènes  fossiles.  J’en  conclus  que  les  jours  dont  parle  la  Bible 
ne  sont  pas  des  jours  ordinaires,  mais  des  jours  prophétiques,  et  qu’ils 
font  reculer  notre  monde  dans  une  éternité  passée.  » 

cc  Miller  sera  sans  doute  regardé  comme  une  autorité  compétente 
contre  le  maintien  de  la  théorie  de  Chalmers  et  de  Buckland.  Le  ré- 
cit mosaïque  est  défectueux  non-seulement  par  omission,  ce  qui 
serait  parfaitement  conciliable  avec  la  plus  stricte  inspiration  di- 
vine, mais  ce  récit  est  défectueux  parce  qu'il  raconte  des  faits 
erronés  : on  ne  peut  le  nier  qu'en  ayant  recours  à un  système 
de  traduction  forcée.  On  dit  que  saint  Augustin  et  Théodoret  ont 
admis  que  les  six  jours  de  la  création  pouvaient  bien  être  des  espaces 
de  temps  indéterminés.  Si  le  fait  est  vrai,  cela  prouve  que  Théodoret 
et  saint  Augustin  trouvaient  déjà  le  texte  incroyable  ou  douteux  dans 
son  sens  naturel  *. 

*■  Nous  trouvons  dans  V Essai  critique  sur  V Hexameron  de  saint  Basile^  par  le 
savant  Mgr  Cruice,  aujourd^’hui  évêque  de  Marseille,  une  réfutation  péremptoire  des 
doutes  de  M.  Godwin  ‘relativement  à Topinion  des  Pères  sur  Pinterprétation  du  mot 
jour.  Après  avoir  parlé  de  rinterprètation  mystique  des  six  jours  de  la  création  par 
les  docteurs  de  Técole  dWlexandrie,  Péminent  prélat  ajoute  : « D'autres  docteurs 
de  rÊglise,  plus  attachés  au  sens  littéral,  demandaient  que  ces  jours  de  Moïse 
fussent  prolongés  en  des  époques  indéterminées,  car  évidemment,  disaient-ils,  les 
trois  premiers  jours  ne  sont  pas  des  jours,  puisque  le  soleil  alors  incréé  reposait 
dans  le  néant,  attendant  Tordre  de  Dieu  pour  paraître  et  marquer  aux  hommes  les 
divisions  du  temps.  » Le  septième  jour,  qui  est  le  repos  de  Dieu,  dure  encore;  il  a 
eu  son  aurore,  mais  il  est  encore  loin  de  toucher  à son  déclin.  Quels  sont  donc  ces 
jours?  Saint  Cyprien  leur  donnait  une  durée  de  sept  mille  ans;  saint  Augustin,  sans 
vouloir  déterminer  une  époque  quelconque,  regardait  néanmoins  ces  jours  comme 
des  périodes  dont  il  était  impossible  de  concevoir  et  de  marquer  Détendue;  cette 
opinion,  devenue  bientôt  générale,  se  perpétua  dans  renseignement  catholique;  et, 
au  douzième  siècle,  Pierre  Lombard,  frappé  du  nombreux  concours  d’autorilés  graves 
qui  se  réunissaient  pour  adhérer  à cette  interprétation,  Tadoptait  lui— même,  et  ré- 
sumait ainsi  les  sentiments  des  docteurs  de  TÉglise  sur  cette  question  : Elementa 
dÂstinxit  Deus,,.  quæ  non  simula  ut  quibusdam  sanctorum  P atrum  placuit,  sed  per 
intervalla  temporum  ac  sex  volumina  dierum,  ut  aliis  visum  est,  formavit. 

11  était  facile  aux  commentateurs  des  troisième  et  quatrième  siècles  de  justifier 
cette  nouvelle  explication  par  le  moyen  de  la  philologie  hébraïque,  et  par  le  rappro- 
chement de  plusieurs  passages  des  livres  saints.  Saint  Hilaire  le  comprit  : ce  véné- 
rable évêque,  Tun  des  contemporains  de  saint  Basile,  chassé  de  son  siège  épiscopal 
et  relégué  en  Phrygie  par  Tempereur  Constance  vers  Tan  357,  remarquait  que,  dans 
plusieurs  endroits  de  TÉcriture,  le  mot  jour  désignait  une  longue  suite  d'années  : 


106 


LE  RATIONALISME 


« Buckland  dit  que  la  question  n’est  pas  de  savoir  si  Moïse  s’est 
trompé,  mais  si  nous  le  comprenons  bien.  — Le  récit  hébreu  ne  pré- 
sente aucune  difficulté  grammaticale  sérieuse,  et  il  est  déraisonnable 
de  supposer  que  la  traduction  simple  et  littérale  ne  soit  pas  la  vraie.  » 

— Nous  ne  prétendons  point  que  le  système  de  Buckland  soit  de  tout 
point  conforme  à la  vérité.  Néanmoins  il  nous  semble  que  M.  Godwin 
ne  le  réfute  point  absolument.  L’apparition  soudaine  et  première 
à l’horizon  du  roi  de  la  lumière  ne  peut  être  assimilée  à la  dissipa- 
tion d’un  brouillard  ordinaire,  et  l’œuvre  de  Dieu,  quelque  soit  le  mo- 
ment delà  création  de  la  matière  solaire,  conserve  toute  sa  majesté. 

Il  est  vrai  que  les  géologues  ne  trouvent  point  dans  les  couches  de 
la  terre  la  preuve  d’une  catastrophe  aussi  générale  et  aussi  profonde 
que  le  supposait  Buckland.  Mais  les  soulèvements  et  les  affaissements t 
successifs  dont  notre  globe  garde  encore  la  trace  suffiraient  pour  ne 
pas  rendre  absolument  impossible  le  système  de  Buckland.  Si,  par 
suite  d’une  des  révolutions  géologiques  constatées,  la  presque  totalité 
des  êtres  vivants  a péri,  celte  destruction  n’à-t-elle  pas  pu  être  pour 
Dieu  l’occasion  d’une  nouvelle  création,  celle  précisément  qui  est  ra- 
contée dans  le  premier  chapitre  de  la  Genèse?  Toutefois,  nous 
le  répétons,  nous  ne  voulons  point  défendre,  plus^  qu’il  ne  faut,  un 
système  aujourd’hui  généralement  abandonné.  Si  nous  avions  une 
préférence  à exprimer,  elle  serait  plutôt  en  faveur  des  six  grandes 
périodes  de  temps  indéterminé,  relatées  par  la  Genèse. 

M.  d’Orbigny  adopte  cette  idée  dans  son  Prodrome  de  paléontologie. 
Il  admet  trente  périodes  distinctes  de  création  dans  lesquelles  lès 
plantes  et  les  animaux,  à des  degrés  divers  de  perfection,  auraient 
existé  ensemble.  Il  suppose  que  Moïse  a choisi  six  de  ces  époques  plus 
importantes  et  représentant  les  autres.  Ilugh  Miller  est  entré  dans  la 
même  voie  de  conciliation.  Voici  l’exposition  du  système  de  ce  savant 
géologue,  entouré  en  Angleterre  d’une  juste  considération.  Le  lecteur 
sera  satisfait  d’en  trouver  ici  l’analyse. 

Diem  pro  ætate  vel  tempore  hominis  nuncnpari  solere  meminimus  ciem  dvciliir . 
diem  hominis  non  concupisci;  vel  rursus  cum  Abraham  diem  Domini  desidefavit. 
Le  témoignage  de  saint  Augustin  confirme  cette  observation  de  saint  üilaîre  : après 
avoir  cité  ces  paroles  du  second  chapitre  de  la  Genèse  : Oao  die  fecit  Detté  cdelum  et 
terram  et.  omhe  viride  àgri,  ce  Père  de  l'Église  ajoute  : Superius  septem  dies  nn~ 
merantur,  nunc  autem  unus  dicitur  dies,  cujus  dici  nomine  omne  tempüs  significarz 
bene  inlelligitur.  Ven  de  temps  après,  il  écrivait  à Hésychius  que  le  mot  rfees  signifie 
souvent  dans  l’Écriture  une  période  d’un  grand  nombre  d’années,  et,  comme 
preuve,  il  alléguait  une  parole  de  David  qui  donne  au  jour  divin  la  durée  de 
mille  ans. 

Ces  mêmes  périodes  se  retrouvaient  dans  les  cosmogonies  orientales  et  dans  cer- 
taines fables  de  l’antiquité  païenne. 


EN  ANGLETERRE. 


107 


VI 

Miller  commence  par  remarquer  que  les  classes  des  plantes  et 
des  animaux  retrouvés  dans  les  profondeurs  des  couches  terrestres 
se  succédèrent  dans  un  ordre  analogue  à la  classification  de  la  flore 
et  de  la  faune  modernes. 

D’abord  se  présentent  les  thallogènes,  végétaux  sans  fleurs,  n’ayant 
à proprement  parler  ni  tiges,  ni  feuilles,  classe  renfermant  toutes 
les  algues.  Ensuite  les  acrogènes,  plantes  sans  fleurs  aussi,  mais 
ayant  déjà  des  liges  et  des  feuilles,  comme  les  fougères.  En  négli- 
geant une  classe  dé  végétaux  sans  importance,  plantes  parasites  in- 
capables de  se  conserver  à l’état  de  fossiles,  on  arrive  aux  endogènes, 
plantes  monocotylédones  et  portant  des  fleurs,  classe  renfermant  les 
palmiers,  les  liliacés  et  plusieurs  autres  familles  caractérisées  par  des 
feuilles  parallèles.  Négligeant  encore  d’autres  tribus  de  végétaux  peu 
importantes,  on  arrive  aux  gymnogènes,  végétaux  polycotylédones, 
représentés  par  les  conifères  et  les  cycadacés.  Enfin  s’offrent  les  di- 
cotylédones exogènes,  classe  à laquelle  appartiennent  nos  arbres  frui- 
tiers et  forestiers,  et  tous  ces  végétaux  qui  font  la  richesse  et  la  beauté 
de  nos  jardins  et  de  nos  prairies. 

Or  voici  l’ordre  dans  lequel  Hugh  Miller  trouve  les  végétaux  dans  les 
terrains  stratifiés  : 

Dans  les  terrains  siluriens  les  plus  bas  nous  trouvons  seulement 
les  thallogènes,  et  dans  les  terrains  siluriens  supérieurs  les  acrogènes. 
Les  gymnogènes  apparaissent  prématurément,  on  peut  le  croire,  dans 
les  grès  rouges  anciens  ;[et  les  endogènes  (monocotylédones)  viennent 
après  eux  dans  les  terrains  carbonifères.  Les  dycotylédones  exogènes 
viennent  à la  fin  de  la  période  oolitique  et  arrivent  à leur  plus  grand 
développement  dans  les  terrains  tertiaires. 

A leur  tour  les  classes  animales  se  présentent  absolument  dans 
l’ordre  de  classification  établi  par  Cuvier.  Dans  les  couches  siluriennes 
apparaissent  simultanément  les  invertébrés,  les  radiés,  les  articulés 
et  les  mollusques.  A la  fin  de  cette  période  se  montrent  les  poissons 
et  les  animaux  vertébrés  inférieurs.  Avant  la  fin  de  la  période  des 
anciens  grès  rouges  existaient  les  reptiles.  Les  oiseaux  et  les  mammi- 
fères marsupiaux  se  montrent  dans  la  période  oolique.  Les  autres  mam- 
mifères apparaissent  dans  les  terrains  tertiaires.  Enfin,  et  le  dernier 
de  tous,  apparaît  l’homme. 


108 


LE  RATIONALISME 


« Ces  faits,  dit  M.  Godwin,  s’accordent  dans  une  certaine  me- 
sure avec  le  récit  de  Moïse,  qui  nous  montre  les  poissons  et  les 
oiseaux  au  cinquième  jour,  les  mammifères  au  sixième,  et  la  créa- 
tion de  l’homme  couronnant  l’œuvre  entière.  L’accord  toutefois 
est  loin  d’être  complet.  Les  reptiles,  d’après  les  faits  géologiques 
les  mieux  constatés,  ont  existé  de  longs  siècles  avant  les  oiseaux  et  les 
mammifères;  or,  dans  le  récit  biblique,  la  création  des  oiseaux  est 
placée  au  cinquième  jour,  et  les  reptiles  au  sixième.  Ici  reste  toujours 
la  difficulté  insurmontable  des  plantes  et  des  arbres  dont  Moïse  place 
la  création  au  troisième  jour,  c’est-à-dire  un  jour  avant  les  poissons, 
ce  qui  ne  s’accorde  pas  avec  les  faits  de  la  géologie. 

« Il  n’y  a donc  qu’une  ressemblance  superficielle  entre  le  récit  de 
Moïse  et  les  découvertes  de  la  science;  mais,  de  plus,  à quels  étranges 
résultats  ne  conduit  pas  l’hypothèse  qui  transforme  en  périodes  sécu- 
laires les  jours  proprement  dits  de  Moïse? 

« Chacun  des  jours  de  Moïse  consistait  en  un  soir  et  un  matin  : il  y 
aurait  donc  eu  un  intervalle  séculaire  de  ténèbres  et  un  intervalle  à 
peu  près  égal  de  lumière.  Mais  alors  que  seraient  devenues  les  plantes 
créées  au  troisième  jour  pendant  le  soir  qui  commence  le  quatrième 
jour?  Les  soirs,  nous  l’avons  déjà  dit,  précédaient  les  matins  dans  les 
jours  des  Hébreux.  Si  l’on  suppose  seulement  un  demi-siècle  de  ténè- 
bres absolument  sans  soleil  (car  il  n’existait  pas,  n’ayant  été  créé 
qu’au  matin  du  quatrième  jour),  est-ce  que  toutes  les  plantes  n’au- 
raient pas  dû  périr  au  milieu  des  plus  épaisses  ténèbres  régnant 
sur  le  globe  pendant  cinquante  ans?  Un  tel  état  de  choses  eût  complè- 
tement détruit  le  monde  végétal,  et  cependant  le  récit  de  Moïse  sup- 
pose les  végétaux  existant  au  sixième  jour,  et  servant  de  nourriture 
à l’homme  et  aux  animaux.  Il  suffit  de  substituer  le  mot  siècle  à 
l’expression  jour  employée  par  Moïse  pour  voir  que  l’écrivain  n’a 
point  voulu  dire  un  jour  séculaire.  Il  est  vrai,  le  mot  jour  exprime 
quelquefois,  en  hébreu  et  dans  toutes  les  langues,  un  espace  de  temps 
plus  long  que  vingt-quatre  heures;  mais  alors  le  contexte  détermine 
le  sens  moins  rigoureux  qu’il  faut  attacher  à ce  mot.  Ainsi,  quand 
dans  le  chap.  xxxix,  vers.  11,  de  la  Genèse.,  il  est  dit  dans  ce  jour, 
on  comprend  tout  de  suite  que  jour  exprime  ici  l’idée  générale  de 
temps;  mais  trouve-t-on  quelque  chose  de  semblable  dans  le  premier 
chapitre  de  la  Genèse?  Au  contraire,  au  chap.  xxde  VExode,  les  jours 
delà  création  sont  assimilés  aux  jours  de  la  semaine.  Enfin,  dans  l’hy- 
pothèse des  jours  séculaires,  ne  faudrait-il  pas  donner  au  septième 
la  même  durée  qu’aux  six  autres  jours?  Alors  la  durée  de  la  vie  d’A- 
dam eût  été  mille  ans  plus  longue  que  l’Écriture  ne  le  suppose.  Si 
l’on  fait  des  six  premiers  jours  six  siècles,  et  si  l’on  ne  donne  au 
sabbat  qu’une  durée  de  vingt-quatre  heures,  ne  faut-il  pas  convenir 


EN  ANGLETERRE. 


409 


que  le  procédé  de  traduction  est  tout  ce  que  Ton  peut  imaginer  de 
plus  arbitraire , les  mots  changeant  de  signification  à chaque  ligne?» 

— Hugh  Miller  a prévu  les  difficultés  de  M.  Godwin.  Il  pense  que 
Moïse  n’a  voulu  décrire  les  phénomènes  que  suivant  leurs  apparences. 
La  lune  nous  paraît  le  plus  grand  des  astres  après  le  soleil  : cela  suf- 
fisait pour  que  Moïse  l’appelât  un  grand  luminaire.  Le  soleil  et  les 
autres  astres,  se  révélant  tout  à coup,  apparurent  bxi  quatrième  jour; 
c’est  assez  pour  que  Moïse  ait  été  autorisé  à dire  qu’ils  ont  été  faits 
ce  jour-là  même,  bien  que  Miller  suppose  les  astres  existant  long- 
temps avant  la  création.  Moïse  a eu  des  visions  par  lesquelles  Dieu 
lui  révélait  l’histoire  du  monde.  Il  les  a décrites;  chacune  d’elles 
lui  a représenté  un  jour.  Il  n’a  point  prétendu  écrire  une  cosmogo- 
nie physique  et  scientifique.  Comment  M.  Godwin  suppose-t-il  que 
M.  Miller  admet  une  nuit  de  cinquante  années  ? Les  jours  de  Moïse 
sont  des  époques  pendant  lesquelles  des  nuits  nombreuses  pouvaient 
succéder  à des  jours  tout  aussi  nombreux,  si  toutefois  les  mots  matin 
et  soir  ne  doivent  pas  être  interprétés  dans  un  sens  métaphorique. 

Le  géologue,  continue  M.  Miller,  cherchant  à concilier  la  Bible  avec 
la  science,  n’a  réellement  à expliquer  que  trois  des  six  jours  de  la  créa- 
tion : la  période  de  la  création  des  plantes,  la  période  de  la  création  des 
grands  monstres  marins  et  des  reptiles,  la  période  des  grands  animaux 
terrestres.  Il  s’agit  uniquement  de  concilier  les  trois  créations  avec  les 
vestiges  et  les  fossiles  retrouvés  par  la  géologie.  Or  tous  les  géolo- 
gues divisent  en  effet  la  création  en  trois  grands  phénomènes.  On 
peut  sans  doute  aussi  discuter  sur  les  systèmes  de  formation,  sur  les 
sédiments,  l’ordre  des  couches,  le  mode  des  stratifications;  mais  les 
grands  ordres  de  phénomènes  dans  lesquels  la  vie  se  manifeste  sous  des 
types  essentiellement  différents  se  réduisent  à trois  : la  paléontologie, 
c’est-à-dire  les  plus  anciens  fossiles;  les  fossiles  secondaires,  elles  fos- 
siles tertiaires.  Nous  trouvons,  il  est  vrai,  les  coraux,  les  crustacés,  les 
mollusques,  les  poissons  et  quelques  reptiles  dans  les  couches  supé- 
rieures des  terrains  de  la  première  époque.  Mais  ce  n’est  pas  l’exis- 
tence de  ces  animaux  qui  constitue  le  grand  caractère  du  moment 
où  ils  apparaissent.  Ce  qui  distingue  cet  âge,  c’est  la  végétation  gigan- 
tesque. C’est  la  flore  qui  absorbe  ici  toute  l’attention,  les  végétaux  gran- 
dioses se  reproduisant  chacun  suivant  son  espèce.  Jamais  le  monde  n’eut 
une  flore  pareille.  La  jeunesse  de  la  terre  fut  marquée  par  une  végéta- 
tion immense,  parde  gigantesques  forêts  dont  les  arbresentrelacés  cou- 
vraient au  loin  le  sol  d’une  luxuriante  verdure  : les  pins  sublimes,  les 
araucarias  majestueux,  les  roseaux  et  les  fougères  grands  comme  des 
arbres,  etc.  Sur  les  continents,  au  sein  des  lacs,  dans  le  lit  des  ri- 
vières, des  côtes  glacées  de  l’île  de  Melville,  dans  les  régions  de 
l’étoile  polaire,  jusqu’aux  plaines  embrasées  de  l’Australie,  s’étendait 


110 


LE  RATIONALISME 


partout  une  végétation  couvrant  la  terre  d’un  manteau  de  verdure 
épaisse  et  gigantesque.  Ainsi  Moïse  a révélé  le  trait  caractéristique 
de  cette  époque;  c’était  l’époque  des  plantes  croissant  chacune  suivant 
son  espèce.  . 

La  seconde  époque  représente  un  temps  où  la  végétation  s’était 
amoindrie  et  n’était  plus  le  grand  phénomène  de  notre  planète.  Cette 
période  avait  aussi  ses  coraux,  ses  crustacés,  ses  mollusques,  ses 
poissons  et  même  des  mamnaifères  inférieurs.  Mais  le  grand  phéno- 
mène de  cette  époque,  celui  dont  l’importance  effaçait  tout  le  reste, 
c’était  les  reptiles  crocodiliens,  sauriens,  etc.,  les  monstres  énormes 
de  l’abîme  et  les  gigantesques  oiseaux  dont  les  incroyables  pieds  ont 
laissé  leur  empreinte  sur  la  pierre.  C’était  le  temps  des  ovipares  ailés 
et  non  ailés  ; celui  des  énopmes  baleines,  non  de  la  classe  des  mammi- 
fères comme  celles  d’aujourd’hui,  mais  de  la  classe  des  reptiles;  l’épo- 
que des  ichthyosaures,  des  plésiosaures,  des  cétosaures,  la  terreur 
des  abîmes  où  ils  vivaient;  des  crocodiles,  des  téliosaures,  des  m'éga- 
losaures,  des  iguanodons.  Quelques-uns  d’entre  ces  derniers  étaient 
aussi  hauts  que  l'éléphant,  et  l’emportaientsur  lui  par  leur  masse: 
ils  paissaient  dans  les  forêts  ou  hantaient  les  rivières  innombrables 
de  cette  période  géologique.  L’empreinte  des  pieds  des  oiseaux  de 
ce  temps  est  dix  fois  plus  large  que  celle  du  cheval  et  du  chameau. 
Ainsi  la  seconde  période  géologique  révèle  l’existence  de  reptiles 
marins  de  la  taille  des  baleines  et  de  reptiles  amphibies  presque  aussi 
gigantesques,  d’oiseaux  énormes.  Ainsi  se  trouve  justifiée  la  parole 
de  Moïse  plaçant  à cette  seconde  époque  la  création  des  poissons  et 
des  oiseaux. 

La  troisième  époque  a aussi  son  phénomène  dominant.  La  flore 
semble  n’avoir  pas  été  aussi  remarquable  que  celle  de  notre  époque 
présente;  ses  reptiles  marins  n’occupent  plus  qu'une  place  très-sub- 
ordonnée, mais  les  animaux  des  champs  arrivent  à un  dévelop- 
pement merveilleux  : par  leur  taille  aussi  bien  que  par  leur  nombre 
ils  surpassèrent  tous  les  animaux  terrestres  qui,  jusqu’alors,  avaient 
vécu  sur  le  continent.  Les  mammouths,  les  mastodontes,  les  rhino- 
céros, les  hippopotames,  les  énormes  dinothères,  les  mégathères  co- 
lossaux, effacent  par  leurs  proportions  énormes  les  plus  grands  des 
mammifères  qui  avaient  jusqu’alors  paru;  et  leur  nombre  était  con- 
sidérable. La  faune  de  l’île  de  Bretagne,  dit  un  Anglais  naturaliste, 
était  bien  riche  alors  : des  tigres,  aussi  gros  et  aussi  forts  que  ceux 
de  l’Asie,  guettaient  leur  proie  à la  porte  de  leur  caverne,  ou  cachés 
derrière  les  épais  halliers;  des  éléphants,  deux  fois  plus  gros  que 
ceux  qui  existent  aujourd’hui  en  Afrique  et  dans  l’ile  de  Ceylan,  er- 
raient en  troupeaux;  enfin,  deux  espèces  de  rhinocéros  se  frayaient 
des  voies  à travers  les  forêts  primitives;  les  lacs  et  les  rivières  étaient 


EN  ANGLETERRE. 


111 


habités  par  des  hippopotames  aussi  gros  que  ceux  d’Afrique,  portant 
des  défenses  plus  redoutables  qu’eux.  Les  ours  massifs  et  les  hyènes 
appartenaient  à ce  groupe  formidable;  on  distinguait  enfin  deux  es- 
pèces de  grands  bœufs  {bos  loriffifrons,  bos  primigenius) , des  chevaux 
moins  grands,  des  élans  hauts  de  dix  pieds  quatre  pouces.  En  vérité, 
ce  troisième  âge,  le  dernier  des  grandes  périodes  géologiques,  était 
particulièrement  le  temps  des  grands  animaux  de  la  terre  se  repro- 
duisant d’après  leur  espèce.  Tel  est  le  système  proposé  par  Miller 
pour  accorder  le  récit  de  Moïse  avec  la  science.  Les  hommes  religieux 
et  instruits  l’ont  reçu  avec  faveur  en  Angleterre;  et  cette  faveur  nous 
paraît  méritée.  C’est,  selon  nous , parmi  les  conciliations  proposées 
jusqu’ici,  la  plus  large  et  la  plus  satisfaisante.  Elle  a toutefois  ses 
inconvénients,  etM.  Godwin  se  charge  de  les  relever.  Mais  celui-ci  ne 
détruit  pas  ce  qu’il  y a de  vraisemblable  dans  l’idée  principale  du 
système  de  M.  Milner. 

« C’est,  dit-il,  en  ne  parlant  pas  des  animaux  sans  vertèbres,  en 
ne  comptant  presque  pour  rien  les  premiers  poissons  et  reptiles  de 
la  période  paléontologiqüe,  regardés  comme  insignifiants;  c’esten  met- 
tant en  avant  la  végétation  luxuriante  de  l’époque  carbonifère  sui- 
vante, que  Hugh  Miller  établit  l’existence  d’une  première  période. 
C’est  en  rangeant  les  reptiles  de  terre  ferme  parmi  les  habitants 
des  mers,  parce  que  Moïse  ne  mentionne  les  animaux  terrestres  qu’au 
cinquième  jour;  c’est  en  ne  disant  pas  que  les  reptiles  terrestres  ont 
précédé  l’apparition  des  oiseaux  sur  la  terre,  que  le  même  géologue 
crée  une  seconde  époque,  puis  une  troisième,  triple  division  théolo- 
gique qui  répond  passablement  au  troisième , au  cinquième  et  au 
sixième  jour  de  Moïse.  Ces  choses  furent  représentées  au  législateur 
des  Hébreux,  selon  Hugh  Miller,  par  des  visions,  et  il  les  raconta  som- 
mairement dans  la  Genèse.  L’hypothèse  de  Miller  est,  à la  vérité,  assez 
d’accord  avec  les  résultats  de  la  science,  mais  il  est  bien  difficile  de 
la  découvrir  dans  le  récit  de  Moïse,  qui,  évidemment  n’y  pensait  pas. 
Si  l’on  disait  que  le  premier  chapitre  de  la  Genèse  rapporte  les  spécu- 
lations de  quelque  Copernic,  oudequehjue  Newton  de  ces  âges  antiques, 
imaginant  un  plan  de  la  création,  aussi  rapproché  du  vrai  qu’il  était 
alors  possible  en  l’absence  d’observations  exactes  et  de  l’assistance  sur- 
naturelle, nous  admirerions  cet  effort  d’^un  génie  qui  s’approche  de  la 
vérité,  sans  toutefois  pouvoirl’atteindre.  Nous  ne  nous  étonnerions  pas 
des  imperfections  et  des  erreurs  de  sesspéculations;  mais  les  défenseurs 
de  la  Bible  ne  supposent  rien  de  pareil.  On  nous  demande  de  croire  que 
la  Genèse  raconte  une  vision  de  la  création,  accordée  par  Dieu  lui- 
mème  à un  écrivain  inspiré,  dans  le  dessein  de  le  mettre  en  état  d’in- 
former le  genre  humain  des  origines  des  choses.  Ces  visions,  ce  nous 
semble,  auraient  dû  répondre  mieux  au  dessein  de  Dieu.  Si  réellement 


LE  RATIONALISME 


112 

la  Bible  a exposé  dès  le  commencement,  à tous  les  regards,  les  dé- 
couvertes nouvelles  de  la  géologie,  les  hommes , il  faut  l’avouer,  ont 
eu  bien  de  la  peine  à les  y découvrir. 

« Peut-on,  en  outre,  continue  M.  Godwin,  méconnaître  que  l’écri- 
vain sacré  représente  toute  la  végétation  comme  devant  servir  à la 
nourriture  de  l’homme  et  des  animaux?  11  faut  avouer  que  Moïse  a 
bien  mal  compris  la  vision,  car  le  monde  végétal  du  troisième  jour 
consistait  en  végétaux  destinés  au  chauffage  plutôt  qu’à  la  nourriture. 
C’est  de  la  période  carbonifère  que  Hugh  Miller  a dit,  forcé  par  la  vé- 
rité : « La  végétation  de  ce  temps  ne  pouvait  que  faiblement  servir  à 
« la  nourriture  des  animaux.  Les  fougères,  les  pins  et  leurs  congé- 
« nères  pouvaient-ils  nourrir  les  herbivores?  Les  mousses  {club-mos- 
« ses),  quoique  employées  en  médecine,  sont  positivement  délétères. 
« Les  insectes  eux-mêmes  ne  touchent  point  aux  fougères.  Les  sapins 
« sont  délaissés  par  les  herbivores.  Le  but  que  se  proposa  le  Créateur 
« en  produisant  les  végétaux  primitifs  était  différent  et  se  rappor- 
« tait  à l’économie  générale  de  la  nature.  Les  animaux,  s’ils  avaient 
« été  multipliés  et  alors  répandus  partout,  eussent  été  dans  une 
« grande  indigence  au  milieu  du  luxe  de  la  végétation.  » 

« Miller  n’est  pas  plus  heureux  quand  il  décrit  l’apparition  de  la 
lumière,  il  suppose  que  le  prophète  a entendu,  pendant  sa  vision,  ce 
commandement  de  Dieu  : « Que  la  lumière  soit!  » qu’aussitôt  un 
jour  pâle  se  répandit  de  l’Orient,  plaçant  dans  une  lumière  douteuse 
les  espaces  recouverts  par  les  eaux  et  les  brouillards,  et  s’étendit 
graduellement  vers  l’Occident  ; un  jour  ténébreux  et  sans  soleil  re- 
présente la  création  de  la  lumière;  ce  jour  languissant  s’efface  et  fait 
place  à de  nouvelles  ténèbres.  Le  second  et  le  troisième  jour  ne  sont 
pas  moins  tristes,  et  cependant  c’est  le  temps  de  la  végétation  luxu- 
riante ; le  monde  végétal,  si  puissant,  n’a  encore  vu  ni  la  lumière  du 
soleil,  ni  celle  de  la  lune,  ni  celle  des  étoiles.  Le  quatrième  jour  seu- 
lement est  un  jour  brillant.  Miller  se  délecte  dans  la  peinture  du 
spectacle  splendide  offert  alors  par  la  nature.  Mais,  puisque  dans  son 
système  les  astres  existaient  avant  le  quatrième  jour,  pourquoi  nous 
condamne- t-il  à ces  trois  périodes  de  ténèbres? 

« En  réalité,  les  théories  de  Hugh  Miller,  de  Buckland,  se  ressem- 
blent ; toutes  démontrent  que  le  récit  mosaïque  ne  s’accorde  pas  avec 
les  faits.  Le  premier  chapitre  de  la  Genèse  ne  serait  qu’une  suite 
d’énigmes  dont  la  science  moderne  seule  a pu  dire  le  mot.  Il  serait 
difficile  d'abandonner  plus  complètement  ce  qu’on  voulait  défendre, 
à savoir  la  véracité  du  récit  mosaïque.  Chacun  des  apologistes  prend 
du  reste  le  soin  de  réfuter  les  explications  de  ses  rivaux,  et  croit 
seul  avoir  découvert  la  vérité.  Comment  peut-il  en  être  autrement 
quand  on  fait  violence  aux  textes,  quand  on  s’attache  à rendre  obscur 


EN  ANGLETERRE. 


113 


un  récit  si  clair  dans  sa  simplicité  naïve,  en  le  remplaçant  par  le 
système  compliqué  des  sciences  modernes?  La  tâche  que  se  sont  pro- 
posée ces  estimables  écrivains  est  à la  fois  pénible  et  humiliante, 
ils  succombent  à la  peine  ; leur  gêne  et  leur  embarras  sont  dignes  de 
pitié  : ils  luttent  avec  le  bon  sens  ! 

« Revenons  à la  vérité  : Dieu  n’a  point  voulu  révéler  à l’homme  les 
vérités  que  celui-ci  devait  conquérir  lui-même  par  l’étude  et  le  tra- 
vail, par  l’exercice  de  ses  facultés  naturelles.  Les  écrivains  sacrées 
parlent  dans  le  langage  de  leur  temps  ; et  leurs  erreurs  physiques  ne 
compromettent  pas  les  hautes  vérités  morales  qu’ils  annoncent.  Notre 
mal  est  d’avoir  exagéré  les  limites  de  l’inspiration  biblique.  Dieu 
s’est  servi  d’hommes  pieux  et  non  de  savants  pour  nous  enseigner 
les  vérités  morales  : pourquoi  refusons-nous  d’admettre  une  vérité  si 
simple?  En  prétendant  que  les  connaissancesjphysiques  des  écrivains 
bibliques  égalent  chez  eux  la  science  des  vérités  morales , on  com- 
promet également  les  unes  et  les  autres.  Le  progrès  est  d’ailleurs  la 
loi  de  l’humanité,  et  la  vérité  se  dégage  seulement  avec  le  temps  des 
ombres  de  l’erreur. 

« Dieu  a choisi  le  peuple  hébreu  pour  établir  la  vraie  religion  sur 
la  terre.  Il  a conçu  ce  dessein  selon  sa  sagesse,  et  non  pas  comme 
l’homme  l’a  compris.  Cherchons  à découvrir  comment  Dieu  a réelle- 
ment agi,  sans  prétendre  lui  imposer  nos  propres  vues.  On  a supposé 
que,  puisque  la  Bible  porte  le  cachet  de  l’autorité  divine,  elle  a dû  être 
en  tout  parfaite  et  infaillible  ; et  des  difficultés  insurmontables  sont 
nées  de  ces  préjugés.  On  a procédé  en  théologie  comme  on  procédait 
dans  les  sciences  avant  l’emploi  de  la  méthode  expérimentale  et  in- 
ductive, lorsque  l’homme  prétendait  inventer  des  lois  et  y soumettre 
Dieu  lui-même  et  la  nature,  au  lieu  de  se  laisser  humblement  et 
patiemment  enseigner  par  les  faits.  Le  dogmatisme,  les  théories 
a priori  y ont  pris  la  place  des  modestes  recherches  chez  ceux  qui  font 
par  état  profession  d’humilité  et  de  soumission.  C’est  le  renversement 
des  choses.  Le  vrai  disciple  de  la  vérité  n’est  pas  celui  qui,  s’asseyant 
dans  les  écoles  des  rabbins  et  des  Pères  de  l’Église,  et  acceptant  tous 
leurs  principes,  y ramène  toute  chose  dé  gré  ou  de  force,  mais  celui 
qui,  écoutant  humblement  la  voix  de  Dieu  dans  sa  conscience  et  dans 
la  nature,  s’y  conforme  sans  murmurer  contre  la  divine  économie,  et 
sans  s’indigner  contre  son  ignorance.  La  mission  du  peuple  hébreu 
n’est-elle  pas  assez  grande  et  assez  puissante  dans  l’humanité,  sans 
qu’il  soit  nécessaire  de  la  surfaire  ? Si  nous  regardons  le  premier  cha- 
pitre de  la  Genèse  comme  la  spéculation  de  quelque  Descartes  ou  de 
quelque  Newton  hébreu,  écrite  de  bonne  foi  comme  le  résumé  de  l’his- 
toire delà  création  de  l’univers  par  Dieu,  nous  assurons  au  récit  mo- 
saïque une  dignité  et  une  valeur  que  les  controversistes  lui  font  perdre. 

Septembre  1861..  8 J 


U4 


LE  RATIONALISME 


« Comment  alors  se  fait-il, dira-t-on,  que  l’écrivain  affirme  si  solen- 
nellement des  faits  qu’il  ne  pouvait  connaître  par  lui-même  et  que 
Dieu  ne  lui  avait  point  révélés?  — Le  langage  affirmatif  et  solennel 
était  celui  de  l’époque  de  la  Genèse,  C’est  la  science  seule  qui  a rendu 
l’homme  moins  confiant  et  plus  humble.  L’historien  sacré  avait  saisi 
une  grande  vérité  : Tunilé  du  plan  du  monde,  la  subordination  de 
l’univers  à son  législateur  et  à son  créateur.  Il  s’est  trompé  dans  les 
détails  et  les  preuves,  mais  de  bonne  foi  ; et  il  a affirmé  comme  certain 
ce  qu’il  aurait  dû,  si  la  manière  d’écrire  de  l’époque  s’y  fût  prêtée, 
reconnaître  seulement  comme  probable.  Il  ignorait  la  forme  et  la 
constitution  de  notre  globe,  le  rang  et  la  place  qui  lui  ont  été 
assignés  dans  la  création  ; il  ne  connaissait  pas  les  espèces  diverses 
d’animaux  et  de  végétaux  qui  peuplent  la  terre,  la  mer  et  les  conti- 
nents ; mais  il  savait  que  tout  a été  créé  en  vue  de  l’homme,  èt  la  bonté 
de  Dieu  était  par  lui  profondément  sentie.  L’histoire  de  la  création, 
telle  que  la  Genèse  la  rapporte,  a suffi  à l’instruction  du  monde  pen- 
dant longtemps,  et,  aujourd’hui  que  cette  histoire  ést  insuffisante, 
elle  n’en  est  pas  moins  digne  de  nos  respects.  Elle  n’est  pas  la  parole 
de  Dieu,  mais  la  parole  de  l’homme  dont  Dieu  s’est  servi  pour  l’ac- 
complissement de  ses  desseins  providentiels.  » 


Vil 

Telles  sont  les  idées  de  M.  Godwin  sur  le  premier  chapitre  de  la  Ge- 
nèse. Selon  lui,  le  récit  de  Moïse  est  donc  en  opposition  avecla  science. 
Mais,  si  l’on  recherche’en  quoi  consiste  celte  opposition  supposée,  on 
voit  qu’elle  se  réduit  à la  différence  qui  existe  entre  le  langage  froi- 
dement exact  de  la  science  et  le  langage  imagé  et  populaire  de  la 
Bible  ; entre  une  classification  méthodique,  n’omettant  rien,  ne  dé- 
plaçant rien,  et  un  récit  prophétique  de  la  création  , où  l'idée  morale 
d’un  Dieu  créateur  et  bienfaiteur  exclut  toute  intention , dans  l’écri- 
vain, d’une  leçon  de  cosmologie.  Qu’on  lise  le  dernier  chapitre  du 
Traité  sur  la  géologie,,  écrit  par  le  regrettable  et  savant  M.  Beudan, 
membre  de  l’Institut,  et  l’on  verra  à quoi,  d’ailleurs,  se  réduisent 
les  prétendues  contradictions  entre  la  science  et  le  premier  chapitre 
de  la  Genèse.  Nous  en  extrayons  ici  quelques  passages  : 

({  Une  seule  géogénie  mérite  notre  attention  : c’est  celle  qui  se  trouve  ex- 
posée dans  le  livre  de  Moïse,  et  qui,  après  plus  de  trois  mille  ans,  se  présente 
encore,  d’un  côté,  comme  l’application  la  plus  nette  des  théories  les  mieux 


EN  ANGLETERRE. 


115 


établies,  et,  de  l’autre,  comme  le  résumé  le  plus  succinct  des  grands  faits 
géologiques. 

« Quoi  de  plus  rationnel,  en  effet,  et  de  plus  conforme  à l’état  même  de 
nos  connaissances  actuelles,  quand  il  s’agissait  de  mettre  de  l’ordre  dans  la 
confusion  générale  des  choses,  que  de  créer  le  véhicule  au  moyen  duquel 
les  phénomènes  de  la  lumière,  de  la  chaleur,  etc.,  pouvaient  se  manifester 
et  porter  la  vie  partout;  que  de  rassembler  de  toutes  parts  les  éléments  dis- 
persés, en  certains  groupes  espacés  entre  eux  ; que  d’établir  çà  et  là  des 
centres  d’attraction  autour  desquels  tout  pût  graviter  suivant  une  loi  im- 
muable, etc.  ? C’est  cependant  ce£qu’on  trouve,  en  termes  brefs  et  vulgaires, 
mais  intelligibles  à tous,  dans  les  premiers  versets  de  la  Genèse,  qui  nous 
offrent  clairement  trois  grandes  opérations  parfaitement  distinctes.  En  effet 
ou  y trouve,  en  résumé  : Deus  fecit  lucem  (le  fluide  de  la  lumière,  de  la 
chaleur,  etc.),  firmamentum  (l’espace  et  toutes  les  masses  qui  s’y  trouvent 
disséminées),,  soient  et  stellas  (les  centres  d’attraction),  etc. 

« Quant  à la  création  organique,  elle  se  partage  en  quatre  époques  succes- 
sives, tout  aussi  rationnelles.  La  première  établit  la  vie  végétative,  qui  se 
manifeste  non-seulement  dans  les  plantes,  mais  encore  dans  ces  animaux 
inférieurs  où  l’on  trouve  à peine  autre  chose  que  les  phénomènes  de  nutri- 
tion, d’accroissement,  etc.  Vient  ensuite  la  vie  de  relation,  où  la  sensibilité, 
l’instinct,  l’intelligence,  la  volonté,  se  joignent  successivement,  en  diverses 
proportions,  aux  phénomènes  de  pure  existence.  Cette  vie  nouvelle  prend 
d’abord  un  certain  développement  dans  les  poissons  (comprenant  sans  doute 
les  reptiles),  puis  dans  les  oiseaux,  qui  constituent  ensemble  la  seconde 
époque  de  création.  Elle  acquiert  une  nouvelle  extension  dans  les  mammi- 
fères, qni  paraissent  à une  troisième  époque;  et  enfin  elle  parvient  au  plus 
haut  degré  dans  l’homme,  qui  termine  l’œuvre  du  Tout-Puissant,  en  rece- 
vant une  âme  à son  image,  pour  le  distinguer  de  tous  les  animaux. 

« Cet  exposé  de  la  création  nous  offre  sans  doute  un  admirable  exemple  de 
combinaisons  organiques  successives  ; mais  ce  qui  n’est  pas  moins  remar- 
quable, c’est  précisément  aussi  l’ordre  dans  lequel  se  présentent  successi- 
vement tous  les  débris  ensevelis  dans  les  dépôts  sédimentaires  des  différents 
âges.  Ceux  que  nous  rencontrons  dans  les  couches  que  nous  regardons 
comme  les  plus  anciennes  sont  les  dépouilles  calcaires  de  certains  polypiers, 
les  moules,  quelquefois  le  test  même  de  quelques  mollusques  acéphales, 
les  crustacés  trilobites,  et  les  débris  végétaux,  dont  l’accumulation  a formé 
l’anthracite  des  terrains  dévoniens.  L’abondance,  l’étendue,  l’épaisseur  de 
ces  matières  combustibles,  annoncent  une  grande  puissance  de  végétation, 
qui  conduit  à croire  que  les  plantes  existaient  déjà  depuis  longtemps,  et 
que  peut-être  leurs  premiers  débris  ont  disparu  dans  les  métamorphismes 
profonds  qui  ont  modifié  les  dépôts  dans  lesquels  ils  pouvaient  être. 

« Les  poissons  ne  paraissent  pas  avoir  existé  avant  l’époque  des  terrains 
dévoniens,  et  c’est  seulement  dans  la  période  de  formation  des  dépôts  de 
calcaire  carbonifère  qu’ils  ont  acquis  une  puissance  d’organisation  qui  se 
perd  dans  les  dépôts  suivants,  et  qu’on  ne  connaît  même  plus  aujourd’hui 
sur  ce  globe.  Les  reptiles  ont  laissé  leurs  dépouilles  dans  les  terrains 
pénéens  qui  viennent  ensuite,  et  les  oiseaux,  dont  la  Genèse  place  aussi  la 


116 


LE  RATIONALISME 


création  à la  même  époque,  quoique  en  second  lieu,  ont  laissé  pour  la  pre- 
mière fois  les  empreintes  de  leurs  pattes  sur  ces  dalles  des  grès  de  la  for- 
mation triassique. 

« Les  mammifères  terrestres  ne  viennent  que  longtemps  après;  si  l’on  en 
trouve  déjà  quelques  faibles  traces  dans  la  grande  oolithe,  ils  appartiennent 
aux  ordres  les  plus  inférieurs  de  la  classe.  Ce  n’est  que  dans  les  terrains  ter- 
tiaires que  leurs  débris  de  toute  espèce  se  présentent  en  abondance,  et  les 
couches  les  plus  modernes  sont  même  les  seules  qui  renferment  des  élé- 
phants, des  chevaux,  des  singes,  etc. 

« Les  débris  organiques  de  l’homme  ne  se  sont  jusqu’ici  montrés  dans  au- 
cune des  couches  qui  ont  été  soulevées  du  sein  des  eaux,  et  qui  font  au- 
jourd’hui partie  de  nos  continents  ; d’où  il  suit  que  l’être  privilégié  de 
la  création  générale  n’a  paru  sur  ce  globe  que  longtemps  après  ces  animaux 
les  plus  modernes  dont  nous  trouvons  aujourd’hui  les  ossements  fossiles  ; 
il  ne  peut  dater  que  d’une  époque  relativement  très-récente,  qui  paraît  se 
placer  géologiquement  après  le  soulèvement  des  Alpes  principales,  dont, 
en  conséquence,  l’événement  remonterait  au  moins  à six  mille  huit  cent 
treize  ans,  suivant  les  chronologies  généralement  admises.  C’est  unique- 
ment, en  conséquence,  dans  les  dépôts  formés  sous  les  eaux  depuis  cette 
grande  catastrophe,  qu’on  peut  espérer  de  trouver  des  restes  humains;  ils 
n’apparaîtront  dès  lors,  dans  la  série  des  couches  géologiques,  que  quand 
de  nouvelles  catastrophes  auront  pu  transformer  en  continents  les  sédiments 
qui  se  trouvent  encore  aujourd’hui  sous  les  mers. 

« On  voit  évidemment,  parles  réflexions  qui  précèdent,  que  l’exposé  ra- 
pide de  l’historien  sacré  se  trouve  entièrement  conforme  aux  généralités 
géologiques  qui  ont  été  le  plus  solidement  établies  : seulement,  les  obser- 
vations minutieuses  auxquelles  on  s’est  livré  de  nos  jours  nous  font  con- 
naître un  grand  nombre  de  détails,  inutiles  sans  doute  pour  la  plupart  des 
hommes,  mais  qui  intéressent  du  moins  ceux  qui  se  livrent  à l’étude,  s’ils 
ne  sont  même  destinés  peut-être  à éclairer  leur  croyance  religieuse. 

« L’ensemble  des  données  que  nous  possédons  aujourd’hui  en  géologie  nous 
conduit  à reconnaître  que  chacune  des  créations  particulières  indiquées 
brièvement  dans  la  Genèse,  à l’exception  de  celle  de  l’homme,  n’a  pu  avoir 
lieu  d’un  seul  jet  ; qu’elle  a été  faite,  au  contraire,  successivement,  dans  un 
espace  de  temps  considérable,  et  à mesure  que  ce  globe  terrestre  était  lui- 
même  façonné. 

« Les  détails  que  l’observation  des  circonstances  géologiques  permet  d’a- 
jouter au  récit  de  la  Genèse  sont  en  harmonie  générale  avec  les  faits  qui  s’y 
trouvent  brièvement  émis,  et  dont  ils  ne  sont  que  le  développement;  la 
seule  difficulté  qu’ils  puissent  présenter  est  relative  au  mot  jour,  qui,  heu- 
reusement, d’après  les  autorités  les  plus  éminentes  de  l’Église,  depuis  saint 
Augustin  jusqu’à  nous,  peut  être  interprété  dans  un  sens  différent  de  celui 
qu’on  lui  attribue  vulgairement.  On  peut  penser,  en  effet,  que  cette  expres- 
sion fut  employée  dans  un  sens  figuré,  sans  limites  fixes,  pour  faire  com- 
prendre et  surtout  retenir  avec  facilité  l’ordre  et  la  succession  des  faits  qui 
nous  étaient  révélés.  Il  est  clair,  en  effet,  que  des  détails  minutieux  établis 
catégoriquement  par  des  chiffres  qui  satisferaient  la  curiosité  d’un  petit 


EN  ANGLETERRE. 


111 

nombre  d’érudits  ne  seraient  ni  saisis  ni  compris  par  le  commun  des 
hommes,  qui  cependant  ont  droit  aussi  à cet  important  enseignement.  Nous 
prenons  souvent  nous-mêmes  des  voies  plus  détournées  pour  nous  faire 
mieux  entendre  de  tous  : c'est  ainsi  que  nous  disons  le  lever  et  le  coucher 
du  soleil,  l’arrivée  de  cet  astre  au  méridien,  au  solstice,  etc.,  quoique  nous 
sachions  bien  que  c’est  à la  terre  qu’il  faut  attribuer  des  mouvements 
inverses. 

« Suivant  les  observations  géologiques,  cette  expression  vulgaire  de  jours 
paraît  devoir  signifier  des  époques,  qui  présentent  de  longues  périodes  de 
temps  dont  la  durée  nous  est  tout  à fait  inconnue  et  relatives  chacune  à un 
certain  système  de  création  durant  lequel  il  y a eu  diverses  formations  d’êtres 
organisés,  comme  aussi  des  extinctions  successives  de  ceux  qui  avaient 
existé  les  premiers.  Chaque  période  commence  à une  date  particulière 
nettement  déterminée  et  marquée  par  une  catastrophe  qui  bouleverse  plus 
ou  moins  l’ordre  de  choses  établi  précédemment  sur  la  terre  ; elle  se  pro- 
longe pendant  plus  ou  moins  de  temps,  quelquefois  à travers  les  époques 
suivantes,  et  souvent  jusqu’à  l’apparition  de  l’homme  lui-même.  Il  s’est 
ainsi  passé,  suivant  les  conjectures  de  la  science,  un  temps  immense  entre 
la  formation  des  premiers  sédiments  et  celle  des  derniers,  sans  compter  ce 
qu’il  a fallu  pour  la  consolidation  et  le  premier  refroidissement  des  masses 
planétaires.  C’est  dans  cette  longue  série  de  siècles,  qui  ne  sont  qu’un  in- 
stant dans  l’éternité,  que  la  terre  a été  façonnée  comme  nous  la  voyons  au- 
jourd’hui par  les  mouvements  de  toute  espèce  du  sol,  par  les  dépôts  sédi- 
mentaires  de  diverses  sortes,  et  préparée  enfîn  au  séjour  de  l’homme,  pour 
lequel  Dieu  avait  tout  disposé.  » 


VIII 

Tel  est  le  langage  de  la  science  impartiale  ; mais  ne  suflîrait-il  pas 
à l’homme  intelligent  et  sincère  de  comparer  la  cosmogonie  de  Moïse 
avec  celle  de  tous  les  autres  peuples,  je  ne  dis  pas  pour  absoudre  la 
Genèse.,  mais  pour  faire  naître  un  sentiment  profond  d’admiration  à 
la  lecture  de  la  création  biblique  des  six  jours?  Qu’est-ce  que  la  cos- 
mogonie des  Chaldéens,  telle  qu’elle  est  décrite  par  Bérose? 

€ Bel  coupe  en  deux  Markaàa,  la  dominatrice  des  ténèbres  et  des  ondes. 
Une  moitié  de  cette  femme  forme  le  ciel,  une  autre  moitié  forme  la  terre. 
Bel  se  coupe  ensuite  la  tête  et  laisse  les  autres  dieux  former  l’homme  avec 
les  gouttes  de  sang  mélangées  de  terre.  » 

Qu’est-ce  encore  que  les  mythes  cosmogoniques  de  Phrygie  compa- 
rés au  sublime  récit  de  Moïse  ? 


118 


LE  RATIONALISME 


« Lorsque  l’air  devint  brillant,  la  chaleur  de  la  terre  et  de  la  mer 
produisit  les  vents,  les  nuages,  les  pluies,  les  éclairs  et  le  tonnerre.  Au 
bruit  de  ce  dernier,  les  êtres  vivants  s’éveillèrent  effrayés,  et  sur  la  terre  s 
ferme  comme  dans  les  eaux  s'agitèrent  en  tous  sens  les  hommes  et  les 
femmes.  » 

Chez  les  Égyptiens,  c’est  la  terre  échauffée  par  le  soleil  qui  produit 
les  animaux,  et,  suivant  que  le  soleil  les  pénétra, davantage  de:  ses 
rayons,  et  que  l’élémqpt  aqueux  fut  en  moindre  ou  en  plus  grande, 
proportion,  les  animaux>devinrent  poissons,  quadrupèdes  ou  oiseaux. 
Les  théories  d’Hésiode  ne  sont  guère  plus  sages.  Toutes  les  cosmogo- 
nies orientales  révoltent  le  bon  sens  parleur  absurdité.  La  Bible  seule 
nous  fournit  un  récit  sobre  et  raisonnable,  sublime  dans  sa  sim-^ 
plicité.  ' 

L’œuvre  de  la  création  nous  y est  représentée  telle  qùe  l’intelligence 
aime  à la  comprendre,  telle  que  les  entrailles  de  la  terre  nous  la  dé- 
couvrent. Moïse  s’élève  du  simple  au  composé,  de  l’imparfait  au  plus 
parfait,  dans  un  ordre  que  la  science  a consacré;  il  ne  personnifie 
point  les  forces  de  la  nature.  Le  monde,  sous  la  main  puissante  de 
Dieu,  se  forme,  s’organise,  s’embellit  pour  devenir  la  demeure  de 
l’homme;  et  la  science,  après  dix-huit  siècles,  voit,  dans  le  premier, 
chapitre  de  la  Genèse,  la  consécration  de  ces  grandes  lois.  Il  y atplus, 
dans  la  distinction  génésiaque  de  la  lumière  et  du  soleil,  la  physique 
constate  une  de  ses  grandes  découvertes.  En  présence  de  ces  signes 
évidents  de  vérité  qui  forment  le  caractère  général  de  la  création  bi- 
blique, il  faut  aimer  la  dispute  pour  concentrer  son  attention  sur  des 
détails  restés  obscurs,  et  pour  ne  pas  se  dire  intérieurement  sous 
l’impression  générale  du  récit  : Dicfitus  Dei  est  hic^  la  vérité  de  Dieu 
est  là. 


IX 


Il  y a quelques  années  ont  eu  lieu  à Genève  des  séances  dites  7tis- 
toriques^  dans  le  but  de  raffermir  l’Église  calviniste  ébranlée  jus- 
que dans  ses  dernières  assises  par  le  -mouvement  rationaliste.  Zu- 
rich , l’un  des  centres  du  radicalisme  religieux  en  Suisse,  et  dont 
rUniversilé  peut,  à bon  droit,  être  considérée  comme  l'une  des  suc- 
cursales de  Tubingue,  a conquis  à ses  doctrines  une  partie  de  la 
jeunesse  génevoise.  Le  vieux  calvinisme  s’est  inquiétéi  et  il  a tenté 
de  réorganiser  son  Église  sur  une  base  évangélique.  Pendant  plu- 


EN  ANGLETERRE. 


119 


sieurs  années  on  a publié  une  série  de  brochures  auxquelles  on 
donnait  le  nom  de  séances  historiques.  C’était  en  effet  à l’histoire  que 
les  écrivains  demandaient  les  principes  nouveaux  d’après  lesquels  ils 
voulaient  restaurer  leur  Église  ruinée.  On  s’accordait  assez  bien  au 
début  lorsqu’il  s’agissait  de  montrer  les  caractères  divins  du  grand 
fait  de  l’établissement  du  christianisme;  mais,  lorsqu’on  arriva  à la 
chute  du  paganisme  occidental,  les  calvinistes  commencèrent  à ne 
plus  s’entendre;  ils  différèrent  absolument  sur  un  point  essentiel. 
Selon  le  comte  de  Gasparin,  l’Église  devait  reposer  sur  l’individua- 
lisme. Constantin,  en  rattachant  le  christianisme  à l’État,  introduisit 
dans  l’Église  le  principe  faux  et  tout  païen  du  multitudinisme.  En 
d’autres  termes,  M.  Gasparin  proclama  la  nécessité  de  la  séparation 
totale  de  l’Église  et  de  l’État.  M.  Bungener,  quoique  très-sévère  aussi 
à l’égard  de  Constantin  et  de  son  œuvre,  défendit  le  principe  des 
Églises  nationales. 

M.  Wilson  prend  occasion  de  cette  querelle  pour  traiter  la  question. 
Il  ne  demeure  point  neutre  au  milieu  du  débat,  et  il  se  prononce 
sans  hésitation  pour  les  Églises  nationales  ; il  veut  surtout  main- 
tenir celle  d’Angleterre.  L’œuvre  matérielle  d’Henri  VIII  et  d’Élisabeth 
doit  rester  debout;  le  symbole  de  la  foi  doit  seul  disparaître. 

Il  faut  avouer  que  c’est  là  de  la  part  des  auteurs  des  Essais  une 
singulière  prétention  et  une  étrange  inconséquence.  Si  le  christianisme 
repose  sur  des  faits  que  le  critique  ne  peut  admettre,  s’il  consiste 
dans  des  dogmes  inconciliables  avec  la  raison,  s’il  reconnaît  une 
hiérarchie  usurpée,  on  doit  conclure,  comme  les  philosophes  du  dix- 
huitième  siècle,  qu’il  faut  le  détruire.  Il  faut,  en  ce  cas,  anéantir 
avec  le  catholicisme  toutes  les  Églises  nationales.  Je  comprends  mieux 
dans  son  énergie  brutale  cette  parole  de  Voltaire  : Écrasons  l'infâme  ! 
que  cette  parole  inconséquente  du  livre  des  Ess^ais  : Maintenons  l’Église 
nationale  de  V Angleterre. 

On  voudrait  supposer  que  l’ancien  vicaire  de  Great-Staugton  pro- 
fesse des  doctrines  moins  opposées  au  christianisme  que  les  autres 
auteurs  des  Essais,  et  que  c’est  au  nom  de  principes  plus  chrétiens 
qu’il  établit  sa  thèse.  Car  enfin  Userait  honteux  de  demander  le  main- 
tien d’une  Église  placée  en  dehors  de  la  vérité,  uniquement  à cause 
des  avantages  matériels  qu’elle  procure  à ses  ministres.  M.  Wilson  ne 
songe  pas  assez  à l’idée  que  fait  naître  la  thèse  qu’il  soutient  chez 
ceux  qui,  comme  nous,  ne  connaissant  point  son  désintéressement 
personnel,  se  demandent  le  motif  secret  d’une  inconséquence  mani- 
feste. 

Il  est  vrai  que  M.  Wilson  traite  parfois  avec  honneur  l’Église  na- 
tionale d’Angleterre,  et  qu’il  cherche,  en  toute  occasion,  à séparer  sa 
cause  de  l’Église  de  Calvin,  vouée,  selon  lui,  à la  destruction. 


i30 


LE  RATIONALISME 

« L’Eglise  de  Genève,  dit-il,  ne  peut  présenter  au  monde  les  titres 
de  l’Église  d’Angleterre.  Les  raisons  de  celle-ci  pénètrent  profondé- 
ment dans  l’histoire  de  la  nation  la  plus  libre  et  la  plus  civilisée  du 
monde.  Son  passé  fait  bien  augurer  de  son  avenir.  L’Église  d’Angle- 
terre a vécu  sous  le  rude  Saxon,  elle  a échappé  aux  rapines  des  Nor- 
mands, à l’oppression  sanguinaire  des  barons  ; elle  a survécu  à la  ty- 
rannie des  Tudors,  triomphé  des  attaques  des  fanatiques,  confondu  la 
perfidie  des  Stuarts  ; elle  a résisté  à la  fois  à la  haine  et  au  patronage 
corrupteur,  à la  barbarie  et  à la  mollesse  des  mœurs.  Non,  une  Église 
qui  a traversé  de  telles  épreuves  ne  doit  pas  périr.  » 

11  ne  peut  être  question  que  de  la  réformer.  * 

Mais  la  réforme  d’une  Église  ou  d’une  institution  quelconque  sup- 
pose qu’au  milieu  des  erreurs  et  des  abus  il  y a assez  de  vérité  et  dé 
bien  pour  qu’on  puisse  les  dégager  du  mal  et  du  mensonge , absolu- 
ment comme  la  restauration  d’un  édifice  suppose  des  parties  saines, 
bonnes  à conserver.  Cependant  les  Essais  condamnent  tout  ce  qui  fait 
l’essence  et  le  fondement  du  christianisme,  les  trente-neuf  articles, 
aussi  bien  que  les  conciles  de  Trente  et  deNicée.  Que  reste-t-il  donc  à 
réformer?  A la  place  d’un  symbole  ils  mettent  une  vague  sentimen- 
talité et  nient  tout  le  reste.  On  ne  peut  construire  avec  des  éléments 
négatifs  ou  une  matière  essentiellement  inconsistante. 


X 

Loin  de  dégager  de  la  confession  anglicane  quelque  dogme  au  moyen 
duquel  on  pourrait  peut-être  conserver  encore  son  nom,  M.  Wilson 
semble  avoir  cherché  ce  qui  avait  échappé  à la  critique  destructive  de 
ses  collègues.  Ainsi  la  nécessité  de  la  foi  chrétienne  pour  le  salut  lui 
parait  une  absurdité  rendue  palpable  par  la  considération  du  grand 
nombre  de  ceux  qui  sont  restés  étrangers  au  christianisme,  soit  en 
Amérique  pendant  quatorze  siècles,  soit  aux  Indes  orientales,  soit  dans 
la  Chine  et  dans  l’Océanie.  Ce  fils  des  colons  et  des  navigateurs  an- 
glais se  raille  des  apôtres  et  des  évangélistes  qui  s’imaginaient  que  de 
leur  temps  la  bonne  nouvelle  avait  été  portée  jusqu’aux  confins  du 
monde.  {Rom.,  x,  18;  Col.  i,  23.)  «Le  peuple  anglais,  dit-il,  qui  le  di- 
manche entend  ses  ministres  exposer  ces  erreurs  de  l’Évangile,  ne  peut 
qu’en  rire  le  lundi  dans  ses  comptoirs  d’où  il  correspond  avec  des  peu- 
ples entiers,  avec  de  grandes  nations  qui,  au  temps  du  Christ,  avaient 
déjà  bâti  des  villes,  rédigé  des  codes  de  lois  sociales  et  domestiques, 
exercé  l’agriculture  et  le  commerce,  établi  des  sacerdoces,  honoré  les 


EN  ANGLETERRE. 


121 


morts  et  connu  la  sainteté  des  serments.  Quelle  relation  existait-il 
entre  l’Évangile  et  ces  millions  d’êtres  humains?  Leur  ignorance  leur 
est -elle  donc  imputable?  Quand  on  entend  parler  en  chaire  de 
grâces  accordées  .gratuitement  à ceux-ci , refusées  gratuitemeiît  à 
ceux-là,  peut-on  penser  à autre  chose  qu’à  un  déni  de  l’égale  justice 
qui  convient  à l’Être  suprême^  ? Les  apôtres  et  l’Évangile  ont  ici  substi- 
tué à la  vérité  leurs  conceptions  inadéquates;  ce  n’est  point  là  l’es- 
prit de  Dieu  ; Dieu  est  périté,  mais  l’homme  est  mensonge  ! » 

Enfin,  M.  Wilson  nie  l’authenticité  des  quatre  Évangiles  et  en  parti- 
culier de  celui  de  saint  Jean.  — Eh  bien,  soit,  les  apôtres  se  sont  trom- 
pés, les  Évangiles  sont  des  traditions  et  des  opinions  humaines  ; le 
Christ  a erré,  ou  bien  ses  enseignements  sont  perdus  : que  faut-il  en 
conclure?  L’impossibilité  démontrée  du  christianisme.  Ainsi  le  veut 
la  logique.  * 

M.  Wilson,  par  une  contradiction  étrange,  veut  néanmoins  conser- 
ver l’Église  anglicane.  Elle  n’aurait  besoin,  selon  lui,  que  d’être 
réformée  ! Comment  en  entend-il  la  réforme? 

Les  réformateurs  de  tous  les  siècles,  orthodoxes  ou  hérétiques,  se 
sont  toujours  proposé  de  séparer  dans  l’Église  ou  dans  les  institutions 
particulières  qu’ils  voulaient  restaurer  les  éléments  de  vérité,  de  jus- 
tice et  de  vertu,  des  éléments  contraires.  Écarter  l’erreur,  le  vice,  le 
désordre  ; réunir  et  grouper  ensemble  les  hommes  d’une  même  pen- 
sée et  d’une  même  volonté,  afin  de  les  préserver  : telle  a été  la  mé- 
thode suivie  dans  l’œuvre  de  toutes  les  réformations.  Lebon  sens,  en 
effet,  n’en  indique  pas  d’autre.  Est-ce  ainsi  que  M.  Wilson  entend  la 
réforme  de  l’Église  anglicane?  Il  adopte  une  marche  absolument  con- 
traire. Selon  lui,  les  législateurs  de  l’Église  unie  d’Angleterre  et  d’Ir- 
lande ont  donné  à l’édifice  une  base  trop  étroite;  il  faut  plus  de 
largeur.  Toutes  les  opinions  comme  toutes  les  passions  doivent  désor- 
mais trouver  place  au  foyer  de  l’anglicanisme.  L’Église  ne  doit  rien 

* La  justice  de  Dieu  ne  l’oblige  pas  à être  également  libéral  envers  tous  les  hom- 
mes. La  Providence  départit  les  biens  temporels  inégalement  et  suivant  une  loi  mys- 
térieuse qui  nous  échappe  : il  en  est  de  même  des  biens  spirituels.  Il  sulïit  que  Dieu 
soit  bon  envers  tous.  Non-seulement  Dieu  ne  punira  pas  les  infidèles  qui  auront  invo- 
lontairement ignoré  le  salut  apporté  par  son  Fils  à la  terre,  mais  encore  il  récompen- 
sera, suivant  saint  Thomas,  leurs  vertus  naturelles.  Juste  envers  plusieurs,  il  lui  plaît 
d’être  plus  libéral  envers  plusieurs.  Le  vicaire  de  Great-Staugton  devrait  mieux  se 
rappeler  cette  parole  du  Christ  aux  ouvriers  murmurateurs  récompensés  également 
pour  un  travail  irrégulier:  « Parce  que  je  suis  bon,  faut-il  que  vous  soyez  mauvais?» 
Quant  à l’expression  de  saint  Paul,  confins  de  la  terre,  elle  indique  les  limites  du 
monde  connu^^s  anciens.  Nous  ne  voyons  pas  ce  qu’elle  a de  répréhensible  dans 
la  bouche  del  «fpôtrequi  parlait  comme  tous  ses  contemporains.  S’il  fallait,  rire  ici, 
ce  ne  serait  pas  de  saint  Paul,  mais  de  l’ancien  vicaire  de  Great-Staugton  et  des  com- 
mis de  comptoir  anglais. 


122 


LE  RATIONALISME 


exclure,  ni  des  fantaisies  de  l’esprit  humain,  ni  des  caprices  de  la  vo- 
lonté. Dans  cette  nouvelle  Babel,  la  confusion  des  langues  et  des  sys- 
tèmes sera  l’état  normal  et  permanent.  Chose  étrange!  la  primitive 
Église  fournit  à M.  Wilson  l’idéal  d’une  pareille  société  religieuse. 
Rien  ne  montre  mieux  le  degré  d’aberration  où  peut  conduire  la  fal- 
sitication  systématique  de  l’histoire  en  usage  dans  la  nouvelle  école. 
Nous  citons  les  incroyables  paroles  de  M.  Wilson  ; 

« Nous  en  appelons,  dit-il,  aux  plus  anciens  souvenirs  de  l’histoire  ec- 
clésiastique, aux  Épîtres  elles-mêmes  de  saint  Paul,  pour  montrer  que  la 
primitive  Église  n’avait  rien  de  commun  avec  le  faux  idéal  de  pureté  de  doc- 
trine et  de  sainteté  qu’on  s’en  est  fait  plus  tard.  Les  vices  des  premiers  ' 
chrétiens  et  les  différences  profondes  de  leurs  croyances  sont  exposés  par 
l’Apôtre  lui-même,  tje  symbole  de  leur  foi  avait  une  élasticité  que  ne  sotip- 
çonnent  point  ceux  qui  ne  veulent  le  voir  qu’à  travers  les  symboles  ecclé- 
siastiques de  nos  jours. 

« Les  écoles  théologiques  prétendent  que  les  dogmes  qu’ils  défendent  ont 
été  ceux  des  âges  apostoliques.  Les  luthériens,  par  exemple,  soutiennent 
que  la  foi  justifiante  est  une  doctrine  prêchée  par  saint  Paul,  quoique  bien- 
tôt méconnue  et  abandonnée  après  lui.  Il  est  certain  qu’aucune  fraction  con- 
sidérable de  l’Église  ne  l’a  adoptée  avant  la  réformation Un  grand 

nombre  de  théologiens,  parmi  lesquels  il  faut  citer  le  jésuite  Pétau,  éta- 
blissent que  la  foi  de  Nicée  ne  se  trouve  explicitement  dans  aucun  des 
Pères,  et  qu’on  ne  saurait  la  prouver  par  les  textes  de  l’Écriture. 

« La  morale  des  premiers  chrétiens  ne  répondait  certainement  guère  à la 
haute  idée  qu’on  s’en  est  faite.  On  s’imagine  qu’ils  ont  été  des  modèles  ad- 
mirables de  foi  et  de  vertu,  et  que,  plus  on  remonte  vers  la  source  chré- 
tienne, plus  les  eaux  de  la  doctrine  sont  limpides  et  pures.  Il  faut  penser 
tout  le  contraire.  La  foi  est  d’autant  plus  indéterminée  qu’elle  est  plus  an- 
cienne; si  l’on  compare  le  Nouveau  Testament  aux  Épîtres,  on  trouve  déjà 
les  paroles  des  apôtres  beaucoup  plus  dogmatiques  que  celles  du  Christ.  Les 
évangiles  ne  contiennent  que  des  préceptes  moraux,  si  l’on  excepte  toutefois 
celui  de  saint  Jean,  écrit  pour  combattre  les  Valentiniens  et  les  montanistes, 
peut-être  vers  l’an  140.  Il  ne  faut  point  se  représenter  le  Christ  comme  un 
législateur,  promulguant  un  ensemble  de  préceptes  positifs,  mais  comme 
rempli  sans  mesure  de  l’esprit  de  Dieu  qu’il  répandait  autour  de  lui  et  spécia- 
lement sur  ceux  qui  écoutaient  sa  parole.  Il  en  appelait  à la  conscience  de 
chacun  pour  que  celle-ci,  dans  sa  liberté,  devînt  un  élément  actif  pour 
l’ordre  général  du  monde. 

« On  peut  comprendre  ce  qu’était  la  primitive  Église  sous  le  rapportmo-* 
ral  et  doctrinal  par  les  paroles  de  l’apôtre  saint  Paul  dans  les  Épîtres  aux 
Corinthiens  (xv,  12)  et  à Timothée  (n).  Il  est  évident  qu’il  y avait  alors^ 
dans  la  communauté  chrétienne,  des  fidèles  qui  ne  croyaient  pas  à la  résur- 
rection. C’étaient  probablement  des  sadducéens  qui  entraient  dans  l’Église 
avec  leurs  doutes,  et  même  avec  le  refus  de  croire  la  résurrection  des 
corps.  La  synagogue  les  admettait  aussi  bien  que  les  pharisiens.  Le  Christ, 


EN  ANGLETERRE. 


123 


il  est  vrai,  avait  expressément  enseigné  la  résurrection  et  combattu  les 
sadducéens  ; mais  il  ne  les  avait  jamais  traités  comme  des  étrangers  et 
jl'  surtout  comme  des  excommuniés  dans  Israël,  bien  qu'ils  n’admissent 
\ point  ce  dogme  consolateur.  Loin  de  là,  il  se  montra  beaucoup  plus 
; sévère  contre  les  hypocrisies  des  pharisiens  que  contre  les  erreurs  de  doc- 
i trine  des  sadducéens.  Il  nous  est  difficile  aujourd’hui,  avec  nos  habitudes 

I exclusives,  de  croire  qu’un  chrétien  puisse  continuer  d’être  membre  de 

II  l’Église,  s’il  nie  le  dogme  de  la  résurrection.  Il  n’en  fut  pas  ainsi  dans  ces 
[ premiers  temps,  ainsi  que  l’indiquent  ces  paroles  de  1 Apôtre  : « Il  en  est 
I « parmi  nous  qui  ne  croient  pas  à la  résurrection  des  morts.  » Les  apôtres 

admettaient  dans  leurs  réunions,  au  nombre  des  fidèles,  des  sadducéens, 
ou  même  des  païens  nourrissant  les  préjugés  qui  éclatèrent  dans  l’aréo- 
page, à l’occasion  de  la  prédication  de  saint  Paul.  Le  même  apôtre  assure,  il 
est  vrai,  aux  fidèles  de  Corinthe  que  le  dogme  de  la  résurrection  est  la  pierre 
angulaire  de  la  foi  chrétienne  ; mais,  malgré  cela,  iln’exclrfl  pas  les  saddu- 
céens de  la  communauté  chrétienne,  il  se  borne  à combattre  et  à réfuter 
leurs  difficultés. 

« D’autres  fidèles  vivaient  et  restaient  aussi  dans  l’Église  avec  des  mœurs 
dépravées.  (I  Cor.,  XV,  19,  52). 

« Ainsi  la  tolérance  de  l’Église  s’étendait  alors  à deux  classes  de  chré- 
tiens : à ceux  qui  étaient  répréhensibles  dans  leur  foi,  et  à ceux  qui  étaient 
répréhen£4bles  dans  leurs  mœurs.  Quelle  fut  la  conduite  de  l Apôtre?  Il 
n’excommunia  pas  ceux  qui  niaient  la  résurrection.  11  est  vrai  qu’il  porta 
cette  peine  contre  l’incestueux  de  Corinthe;  mais  ce  ne. fut  que  dans  un  cas 
extrême  d’immoralité.  Il  faut  reconnaître  cependant  que  c’étaient  là  deux 
genres  de  très-mauvais  chrétiens.  La  conversation  de  ceux  qui  causaient  ainsi 
des  divisions  par  le  vice  de  leur  foi  ou  par  l’immoralité  de  leur  vie  devait 
être  évitée;  mais  ils  n’étaient  point  chassés  de  l’Église.  On  leur  accordait 
toujours  le  nom  de  chrétiens.  Les  Églises  formées  par  saint  Paul  admettaient 
donc  au  milieu  de  ceux  qui  étaient  fidèles  jusqu’au  martyre  ceux-là  même 
qui  formaient,  avec  les  premiers,  par  leur  foi  et  leurs  mœurs,  le  plus  étrange 
contraste.  Faudrait-il,  de  nos  jours,  organiser  des  Églises  nationales  sur 
des  bases’ plus  sévèrement  limitées?  La  sentence  judiciaire  de  l’excommuni- 
cation était  extrêmement  rare  dans  les  âges  apostoliques.  11  y avait  sans  doute 
une  distinction  entre  les  bons  et  les  mauvais  chrétiens  ; mais  ce  n’était 
point  l’autorité  ecclésiastique  qui  prononçait  judiciairement  sûr  ces  diffé- 
rences par  un  acte  public.  La  conscience  et  l’opinion  de  chacun  détermi- 
naient ces  jugements-  » 


Avons-nous  besoin  de  dire  que  cette  étrange  peinture  de  la  primi- 
tive Églisé  est  démentie  de  la  manière  la  plus  formelle  par,  le  frais  et 
beau  tableau  de  mœurs  chrétiennes  tracé  par  saint  Luc;  n'est-ce  pas 
dans  les  épîtres  de  saint  Paul  lui -même,  et  notamment  dans  les 
épîtres  citées  par  M.  Wilson,  que  la  théologie  catholique  trouve  préci- 
sément la  justification  de  l’excommunication  en  usage  dans  l’Église, 
pour  cause  d’hérésie  ou  de  crime  notoire?  Nous  ne  pouvons  entrer 


124 


LE  RATIONALISME 


dans  ce  genre  de  discussion.  Il  nous  suffit  d’avoir  la  pensée  de 
M.  Wilson. 

Nous  comprenons  maintenant  l’idéal  qu’il  se  fait  d’une  Église  na- 
tionale sous  le  rapport  de  la  foi,  et  de  la  pureté  des  mœurs. 


XI 


Maintenant,  voici  à quoi  M.  Wilson  réduit  l’élément  hiérarchique  de 
l’Église,  essentiel  à toute  société. 

« Une  Église  nationale  ne  doit  pas  être  nécessairement  hiérarchique  dans 
le  sens  extrême  et  superstitieux  du  mot.  Le  principe  hiérarchique  doit  être 
tempéré  par  une  large  dose  d’individualisme.  C’est  la  combinaison  de  ces 
deux  éléments  opposés  qui  peut  maintenir  une  société  dans  l’état  d’une 
vigoureuse  santé.  Trop  d’importance  attachée  à l’ordre  hiérarchique  con- 
duira aux  superstitions  romaines,  touchant  la  succession  apostolique,  la 
grâce  du  ministère  et  l’influence  sacramentelle  et  surnaturelle.  L’indivi- 
dualisme tout  seul,  confondant  ensemble  le  fidèle  et  le  ministre,  détermine 
un  spiritualisme  sans  direction  comme  sans  vie.  C’est  une  juste  conciliation 
de  ces  deux  éléments,  tempérés  l’un  par  l’autre,  qui  établit  des  rapproche- 
ments harmonieux  entre  le  fidèle  et  le  ministre.  Ni  l’un  ni  l’autre  n’est 
transformé  en  hiérarque  souverain  des  idées  et  des  mœurs,  et  la  société 
chrétienne  ne  redoutera  pas  plus  les  excès  de  la  démocratie  que  ceux  d’un 
sacerdoce  en  soutane,  enorgueilli  de  l’onction  sacramentelle,  prétendue 
ineffaçable.  On  arriverait  à cet  accord  parfait  de  deux  éléments  rivaux,  en 
s’affranchissant  des  liens  d’un  dogmatisme  trop  étroit.  » 

Mais  où  sera  le  lien  de  la  société  chrétienne  transformée  en  répu- 
blique par  M.  Wilson?  Sera-ce  la  Bible  ? Non  ; car,  selon  lui,  la  Bible 
n’est  point  inspirée.  Semblable  à un  bon  livre  quelconque  de  morale, 
elle  contient  la  parole  de  Dieu;  mais  elle  n’est  pas  cette  parole.  Le 
vicaire  de  Great-Staughton  combat  avec  une  véritable  passion  l’idolâ- 
trie anglaise  de  la  Bible,  qu’il  appelle  scripturalisme. 

« Une  tradition  protestante  semble,  dit-il,  avoir  prévalu  parmi  nous,  d’a- 
près laquelle  les  mots  de  l’Écriture  seraient  pénétrés  d’une  vertu  surnatu- 
relle à l’aide  de  laquelle  le  vrai  sens  des  mois  se  révélerait  tout  seul  à ceux 
mêmes  qui,  par  leur  défaut  d’éducation,  seraient  incapables  de  le  saisir.  Il 
n’y  a pas  de  livre,  à la  vérité,  si  riche  en  expressions  qui  s’adressent  à 
toutes  les  intelligences;  mais,  malgré  cela,  il  est  difficile  de  distinguer  les 
passions  et  les  erreurs  qui  forment  comme  la  croûte  grossière  de  la  Bible, 
d’avec  la  pure  lumière  que  cette  croûte  enveloppe.  Qui  discernera  avec 


EN  ANGLETERRE. 


125 


certitude  rélément  humain  et  les  erreurs  multipliées  qui  sont  renfermées 
dans  la  Bible,  de  la  doctrine  éternelle  qu’elle  contient?  » 

La  loi  de  la  société  chrétienne  ne  sei  a pas  non  plus  ni  les  trente- 
neuf  articles,  ni  le  rituel  des  prières  de  l’Église  anglicane. 

« Les  définitions  de  foi,  dit  M.  Wilson,  imposées  aux  ministres  anglicans, 
constituent  un  réseau  dont  les  mailles  sont  trop  étroites  pour  arrêter  la  sub- 
tilité d’esprit  du  théologien  moderne.  Pourquoi,  d’ailleurs,  la  liberté  reli- 
gieuse accordée  au  clergé  serait-elle  au-dessous  de  la  liberté  laissée,  en  pa- 
reille matière,  aux  citoyens  sur  le  ', sol  généreux  de  la  Grande-Bretagne?  Un 
ministre  en  sait  plus  en  matière  de  théologie  que  la  grande  majorité  des 
laïques  les  mieux  informés.  C’est  d’ailleurs  méconnaître  étrangement  la 
nature  de  l’esprit  humain,  que  d’ignorer  que  deux  ministres  anglicans  ne 
s’entendront  jamais  complètement.  Est-il  possible  même  qu’un  esprit  qui 
pense  conserve  la  même  manière  de  voir  en  religion  pendant  les  diverses 
périodes  et  les  transformations  inévitables  'de  la  vie?  !En  tout  cas,  il  est 
clair  qu’il  est  nécessaire  aujourd’hui  de  faire  disparaître  plus  d’une  entrave 
à la  pensée  dans  le  sein  de  l’Église  anglicane.  » 

M.  Wilson  discute, ll’un  après  l’autre,  ceux  des  trente-neuf  articles 
qui  paraissent  les  plus  embarrassants  pour  le  libre  penseur  qui  les  a 
jurés,  et  montre,  par  des  commentaires  artificieux,  comment  on 
peut  en  décliner  le  sens  naturel  et  obligatoire.  Finalement,  il  émet  le 
vœu  de  l’abrogation  de  toute  confession  de  foi  imposée,  afin,  dit-il, 
de  ne  point  priver  l’Église  nationale  de  l’appui  que  lui  apporteraient 
en  y entrant  les  ministres  de  toutes  les  sectes  chrétiennes  présentes 
et  futures.  Ainsi  l’Église  nationale  proposée  par  M.  Wilson  est  une 
société  religieuse  sans  symbole  fixe,  sans  hiérarchie  positivement 
constituée,  sans  livres  inspirés,  sans  rituel  obligatoire,  une  Babel  dont 
personne  n’est  exclu,  ni  pour  cause  de  doctrine,  ni  pour  cause  de 
mœurs.  C’est  ce  pêle-mêle  sans  nom  que  le  vicaire  de  Great-Staugh- 
ton  appelle  une  Église.  Ainsi  il  ne  devrait  rien  rester  de  l’œuvre 
d’Henri  VIII  et  d’Élisabeth.  Nous  nous  trompons  : M.  Wilson  veut  la 
continuation  d’une  importante  chose,  nous  voulons  dire  celle  des  gros 
bénéfices  et  des  traitements  du  clergé  anglican.  L’Église  nationale  de 
l’avenir  doit  toujours  être  largement  dotée.  M.  Coleridge,  le  père  de 
l’Ëglise  large,  l’avait  ainsi  compris.  « Il  faut,  dit-il,  que  l’usufruit  de 
la  nationalité . circule  librement  parmi  toutes  les  familles  de  la 
nation.  » 

« On  a fait,  dit  M.  Wilson,  des  objections  contre  le  budget  du  clergé.  On 
a dit  que  les  traitements  nuisaient  aux  rapports  désirables  entre  le  peuple 
et  le  ministre,  en  rendant  celui-ci  trop  indépendant  de  celui-là,  et  en  taris- 
santles  sources  delà  libéralité.  Il  serait  difficile  peut-être  de  savoir  quel  serait 


ses  paroissiens  ou  d’en  dépendre  absolument;  mais  il  est  faux  de  dire  que 
la  dotation  du  clergé  le  rende  indépendant.  Il  est  sujet  de  la  loi  ecclésias- 
tique, et  surtout  de  l’opinion.  Le  ministre  non  doté  est  dans  une  triste 
sujétion;  il  dépend,  non-seulement  de  l’opinion  publique,  mais  surtout  des 
dispositions  variables  de  ses  coreligionnaires.  Qui  n’a  entendu  les  lamen- 
tâtions  fréquentes  qui  transpirent  parmi  les  non-conformistes,  à l’occasion  Ij 
du  peu  de  fixité  de  leur  position  et  de  l’incertitude  de  la  rémunération  de  | 
leur  clergé?  Laissez  à l’Église  d’Angleterre  sa  magnifique  dotation,  'tjui  | 
allège  les  charges  du  peuple,  en  le  dispensant  presque  entièrement  dé  c6i\- 
tribuer  à nourrir  son  clergé.  On  a dit  que  l’Église  du  Royaume-Uni  était  la 
plus  riche  de  l’Europe,  ce  qui  probablement  n’est  pas  vrai  ; mais,  quoi  qu’il 
en  soit,  c’est  l’Église  où  le  peuple  contribue  le  moins  à l’entretien  du  culte,  J 
et  où  chacun  est  le  plus  libre  de  diriger  le  cours  de  ses  libéralités  du  côté  \ 
des  malheureux.  » 1 

Il  est  triste  qu’un  livre  aussi  lier  et  aussi  indépendant  que  celui 
des  Essays  conclue  en  demandant  la  continuation  des  scandaleux 
traitements  des  opulents  dignitaires  de  l’Église  anglicane.  Il  est  vrai  i 
que  la  question  menace,  dit-on,  d’être  sérieusement  agitée  dans  lePar-  - 
lement  de  la  Grande-Bretagne.  Mais  un  peu  moins  de  souci  de  la 
question  d’argent  n’aurait  point  déparé  un  manifeste  aussi  libéral. 

« L’usufruit  de  la  nationalité  doit  largement  circuler,  dit  M.  Cole- 
ridge,  parmi  toutes  les  familles  de  la  nation.  » Cette  phrase  nous  a fait 
penser  aux  pauvres  catholiques  irlandais,  bon  gré,  mal  gré,  asso- 
ciés à la  nationalité  anglaise  et  si  déshérités  de  Ses  avantages.  Ce 
serait  trop,  assurément,  que  de  proposer  à messieurs  de  l’Église  an- 
glicane départager  avec  leurs  frères  d’au  delà  du  canal  Saint-Georges 
l’or  abondant  qui  circule  dans  leurs  mains;  mais  j’aimerais  les wir 
revendiquer  la  liberté  de  conscience  avec  le  désintéressement  dont 
les  catholiques  anglais  leur  ont  donné  un  mémorable  exemple. 

Ne  discutons  point  les  titres  de  VÉglise  large  aux  privilèges  qu’elle 
réclame.  C’est  l’affaire  du  gouvernement  anglais , dont  elle  veut  s’af- 
franchir, de  s’enquérir  des  services  qu’elle  est  à même  de  rendre  en 
propageant  dans  le  peuple  le  scepticisme  de  sa  doctrine 


* Nous  ne  savons  ce  qu’il  adviendra  du  traitement  réclamé  par  VÉglise  large. 
En  attendant,  deux  procès  sont,  dit-on,  intentés  en  ce  moment  contre  lés  auteurs 
des  Essays  : l’un  contre  M.  William  au  nom  de  l’évêque  de  Salisbury;  l’autre  contre 
un  autre  écrivain  des  Essays  au  nom  d’une  réunion  de  laïques  alliés  pour  combattre 
la  nouvelle  hérésie.  Le  tribunal  ecclésiastique  devant  lequel  ils  auront  probablement 
à comparaître  est  appelé  Court  of  arches.  D’une  part,  une  souscription  est  ouverte 
pour  subvenir  aux  frais  considérables  des  procès  par  les  orthodoxes,  et  d’autre  part 
par  les  hétérodoxes.  Un  procès  ecclésiastique  est  excessivement  dispendieux  en  An- 
gleterre, et  il  faut  être  très-riche  pour  avoir  raison  en  matière  de  dogme. 


ANGLETERRE, 


l'27 


XII 

CONCLUSION - 

Il  ne  nous  reste  qu  à terminer  en  quelques  mots  l'exposition  du 
livre  des  Essays. 

C’est  avec  satisfaction  que  nous  voyons  notre  tâche  accomplie.  Il 
est  aus^i  pénible  de  tracer  le  tableau  des  erreurs  contre  la  foi  qu'il 
est  consolant  de  peindre  les  vertus  qu’elle  inspire.  Mais  les  deux  cho- 
ses sont  utiles.  Saint  Anathase  a décrit  la  sainteté  des  saints  du  dé- 
sert et  saint  Irénée  a exposé  l’histoire  des  hérésies. 

Nous  redirons  en  finissant  ce  que  nous  avons  dit  en  commençant  : 
notre  but  a été,  en  exposant  un  livre  qui  résumé  les  attaques  diri- 
. gées  présentement  contre  l’Église  non-seulement  en  Angleterre,  mais 
aussi  en  France,  et  on  peut  dire  dans  toute  l’Europe,  d’inquiéter  un 
peu  les  catholiques  endormis  dans  une  oisive  sécurité,  et  de  leur 
signaler  un  danger  qui  demande  à être  repoussé.  Nous  sommes  la 
sentinelle  qui,  fidèle  à sa  mission,  a crié  dans  la  nuit.  Simple  vedette 
en  Israël,  nous  avons  le  devoir  de  répondre  aux  chefs  des  tribus 
-et  aux  peuples  lorsqu’ils  nous  disent  i Cuslos,  quicl  clenocte?  Il  faut 
qu’une  armée  s’éclaire  pour  sé  bien  garder.  Je  n’ai  si  bien  signalé 
l’ennemi  que  parce  que  j’ai  la  conviction  profonde  qu’il  peut  être 
vaincu  dans  les  positions  nouvelles  ou  arfciennes  qu’il  prend  en  face  de 
nous.  Mais  il  convient  aux  catholiques  de  se  mettre  enfin  à l’œuvre  : 
ce  n’est  point  le  dédain,  encore  moins  l’injure  qui  assureront  la  vic- 
toire. Autant  que  je  l’ai  pu,  j’ai  indiqué  le  principe  des  réponses  que 
je  ne  pouvais  développer  : il  faudrait  un  gros  livre  pour  réfuter  tant 
d’erreurs. 

M.  Temple,  dans  VËclucation  du  mondey  représente  ceux-là  qui 
exagèrent  l’idée  du  progrès  et  exaltent  leur  siècle  sans  prudence 
comme  sans  mesure.  Est-ce  donc  aux  hommes  de  ce  temps-ci,  enfié- 
vrés, pour  ainsi  dire,  par  l’amour  de  l’or,  du  luxe  et  des  plaisirs, 
alors  que  l’idée  de  Dieu  tend  de  plus  en  plus  chez  eux  à s’identifier 
avec  celle  de  la  nature,  alors  qu’une  méditation  de  Descartes,  un  cha- 
pitre de  métaphysique  de  Leibnitz  ou  une  élévation  de  Bossuet  leur 
donne  la  migraine  ou  le  vertige,  est-ce  à de  tels  hommes  qu’il  faut 
dire  : « Vous  êtes  de  grandes  intelligences  et  de  grands  cœurs  ; vous 
n’avez  plus  besoin  ni  de  l’exemple  qui  [entraîne,  ni  de  la  loi  qui,  en 


128 


LE  RATIONALISME 


montrant  le  but,  fournit  le  moyen  d’y  atteindre?  » M.  Temple  est  la 
dupe  ou  le  flatteur  de  son  siècle. 

M.  William,  dans  l’exposé  des  travaux  de  M.  Bunsen,  etM.  Jowett, 
dans  son  travail  sur  l’interprétation  du  Nouveau  Testament,  représen-' 
tent  une  autre  classe  d’enthousiastes  et  de  dupes,  ceux  d’une  science 
prétendue  nouvelle,  la  critique  biblique.  L’étude  comparée  des  langues, 
l’exploration  des  littératures  sacrées  des  brahmanes,  des  bouddhistes 
et  des  parsis,  le  déchiffrement  de  quelques  inscriptions,  la  découverte 
de  certains  monuments,  ont  exalté  leurs  prétentions.  Sans  déférer 
assez  à l’autorité  de  la  tradition,  et,  on  peut  dire  aussi,  à la  prudence 
et  au  bon  sens,  ils  se  sont  crus  assez  habiles  pour  changer  tout  ce  que 
nos  pères  nous  ont  appris  de  la  Bible,  et  assigner  à chacun  des  livres 
de  l’Ancien  et  du  Nouveau  Testament  une  date,  une  origine,  une  in- 
terprétation nouvelles.  Quand  ces  érudits  seront  un  peu  calmés,  ils 
voudront  user  des  admirables  instruments  d’investigation  qu’ils  ont 
entre  les  mains  d’une  manière  plus  sobre  et  plus  utile  ; et  il  faudra, 
un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  qu’ils  reconnaissent  dans  la  Bible 
un  livre  à part,  s’élevant  par  l’inspiration  qui  l’a  dictée,  par  sa  mo- 
rale, sa  doctrine,  ses  promesses,  sa  divine  beauté,  au-dessus  de  tous 
les  autres,  incomparablement  au-dessus  des  Védas,  du  Lotus  de  la 
bonne  loi  et  de  VAvesta.  Mais  le  devoir  des  catholiques  est,  pour  hâter 
ce  moment,  de  s’initier  à cet  ordre  de  questions,  et  de  se  mettre  en 
état  de  montrer  à l’aide  de  la  philologie,  de  l’archéologie,  de  la  tra- 
dition, et  surtout  avec  le  secours  des  lumières  divines  émanant  de 
l’Église,  foyer  immortel  de  vérité,  la  vanité  des  hypothèses  et  les  illu- 
sions d’une  science  qui  s’égare.  Point  de  témérité,  mais  point  de 
crainte  ; la  fronde  de  David  terrassa  le  géant. 

Le  naturalisme  de  M.  Powel,  qui  place  les  lois  de  la  nature  au-des- 
sus de  Dieu,  n’a  aucune  chance  de  triompher  de  l’instinct  religieux  de 
l’homme,  qui  a besoin  de  croire  au  libre  et  paternel  gouvernement  de 
la  Providence.  Ils  ne  détruiront  point  le  cri  d'une  invincible  logique 
affirmant  que  le  législateur  peut  suspendre  ou  modifier,  pour  des 
fins  dignes  de  lui,  la  loi  qu’il  a posée. 

Les  difficultés  élevées  contre  l’accord  de  la  Bible  et  de  la  science 
paraîtront  ridicules  et  puériles  à nos  neveux.  Ceux-ci  comprendront 
mieux  que  nous  que  l’Écriture  sainte  se  meut  dans  une  sphère  entière- 
ment distincte  de  celle  de  la  science,  et  ne  peut  jamais  être  assimilée 
à un  Mémoire  de  l’Institut.  Ce  n’est  point  la  Bible  qu’il  faut  accuser, 
mais  ceux  qui  interprètent  si  mal  son  rapide  et  prophétique  langage. 

Enfin  M.  Wilson,  acculé  au  nihilisme,  nous  montre  par  où  l’huma- 
nité sera  sauvée.  Elle  sera  sauvée  du  rationalisme  par  les  excès  du 
rationalisme.  L’humanité  a besoin  de  croire,  a besoin  d’adorer,  a be- 
soin de  prier,  a besoin  d’espérer  sur  cette  terre  d’épreuves  où  elle  a 


I 


EN  ANGLETERRE.  l>-29 

tant  à souffrir  : eh  bien,  le  rationalisme  tue  jusque  dans  son  dernier 
germe  la  foi,  l’adoration,  l’espérance,  indestructibles  besoins  du 
cœur  de  l’homme  de  bien. 

On  a dit  avec  raison  que  le  protcstautismc  se  résumait  dans  une 
négation.  On  l’a  dit  dans  un  temps  où  beaucoup  d’éléments  chré- 
tiens avaient  été  conservés  dans  les  confessions  de  foi  des  novateurs; 
mais  combien  ce  jugement  n’est-il  pas  justifié  par  les  développements 
logiques  du  protestantisme  contemporain  î Qu’est  devenu  le  christia- 
nisme entre  les  mains  des  fils  de  Luther  et  des  continuateurs  de 
l’œuvre  d’Henri  Vlll?  Est-ce  encore  une  religion?  Est-ce  môme  une 
doctrine  ? 

En  altérant  la  forme  catholique  du  christianisme,  on  a été  conduit  à 
nier  l’œuvre  divine  du  christianisme  lui-méme.  Qu’on  le  sache  bien, 
le  mouvement  destructif  ne  s’arrêtera  point  là.  Le  rationalisme  n’ef- 
facera pas  les  croyances  chrétiennes  sans  altérer  la  notion  môme  de 
Dieu.  Qu’on  se  rappelle  M.  Powel  substituant  à un  Dieu  supiême 
régulateur  du  monde , des  forces  aveugles  et  fatales.  Les  philosophes 
sont  fiers  de  leurs  doctrines  spiritualistes  ; mais  c’est  une  question 
-desavoir  si  ces  doctrines,  puisées  au  sein  du  christianisme,  pourront 
se  maintenir  sans  lui,  entre  les  deux  écueils  de  l’idéalisme  et  du  ma- 
térialisme panthéistiques.  Sur  la  pente  fatale  où  Y É(jlise  large  pousse 
l’Angleterre,  celle-ci  glissera,  sous  l’influence  de  ses  habitudes  posi- 
tives et  mercantiles,  plus  vite  que  tout  autre  peuple,  dans  le  gouffre 
du  panthéisme  matérialiste  où  se  débat  aujourd’hui  l’Allemagne. 

Avions-nous  raison  de  dire,  en  commençant  notre  travail  sur  le 
livre  des  Essays^  que  l’Église  anglicane  ferait  mieux  d’aviser  à la  po- 
sition lamentable  où  elle  se  trouve  aujourd’hui  que  de  railler  les 
embarras  nécessairement  passagers  du  pontife  romain?  Le  succes- 
seur de  saint  Pierre  peut  sans  doute  être  obligé  de  quitter  encoie  une 
fois  le  Vatican;  mais  ce  malheur,  s’il  arrive,  laisseia  le  chef  obéi  de 
l’Église  catholique,  plus  vénérable  que  jamais  au  milieu  de  ses  infor- 
tunes, régir  la  grande  communauté  chrétienne  à la  tête  d’une  forte 
hiérarchie  sacerdotale,  entouré  de  milliers  de  prêtres  dont  la  foi  n’est 
point  entamée,  environné  de  fidèles  innombrables,  qui  sé  pi^esseront 
avec  d’autant  plus  d’amour  et  d’élan  autour  de  leur  père  commun 
que  l’orage  sera  plus  violent.  Les  catholiques  verront  renaître  au 
dehors  le  calme  qui  n’a  jamais  abandonné  leur  cœur.  Mais  comment 
l’Angleterre  retrouvera- 1- elle  la  foi  qu’elle  aura  perdue^? 

* Nous  ne  parlons  ici  que  de  l’Angleterre;  mais  nous  pourrions  appliquer  les  mêmes 
paroles  aux  Églises  protestantes  de  France  également  en  voie  de  dissolution.  Les 
écrivains  du  Lien  déclarent  leur  adhésion  aux  doctrines  de  l’Église  large  ; eux  aussi 
veulent  fonder  une  Église  sans  symbole  et  sans  hiérarchie.  (Voyez  le  n"  55  du  Lien 
du  17  août  18(11 .) 

Septchbiie  1801. 


9 


130 


LE  RATIONALISME  EN  ANGLETERRE. 

Nous  ne  pouvons  mieux  terminer  ce  travail  sur  l’Église  anglicane 
que  par  cette  citation  d’un  auteur  protestant,  M.  Ruskin,  bien  connu 
en  Angleterre. 

« L’Église  catholique,  dit  ce  publiciste  dans  son  livre  Modem  Painters, 
exerce  sur  le  monde  un  grand  et  réel  pouvoir.  Elle  dispose  à toute  heure 
des  sacrifices  volontaires,  de  l’or,  du  temps  et  de  la  pensée  de  ses  fidèles, 
pariant  hardiment  et  solennellement,  n’abandonnant  pas  un  atome  de  pou- 
voir par  l’effet  du  doute  ou  de  la  crainte,  sincère  en  beaucoup  de  choses 
assurément,  croyant  en  elle-même  et  acceptée  par  la  foi.  Cette  autorité  fé- 
conde en  œuvres,  grandiose,  harmonieuse,  mystérieuse,  peut  être  obéie  ou 
contestée,  mais  non  dédaignée. 

« L’Église  anglicane,  au  contraire,  continue  M.  Ruskin,  contestable  et 
discréditée,  ne  croyant  pas  en  elle-même,  n’exerçant  son  autorité  qu’avec 
hésitation,  attentive  à discerner  le  degré  où  elle  peut  la  faire  accepter,  recu- 
lant, au  besoin  se  dégageant,  disputant,  usant  de  subterfuges;  en  proie  non  à 
des  déchirements  violents,  mais  ruinée  par  des  dislocations  partielles  et  la 
chule  continuelle  de  ses  murs  croulants,  ne  valant  la  peine  ni  d'être  obéie 
ni  d’être  combattue  par  une  jeunesse  à la  fois  ignorante  et  clairvoyante,  ne 
mérite  que  le  dédain  et  le  mépris,  bien  que  le  dôme  magnifique  élevé  à sa 
gloire  se  détache  au  loin  sur  les  brouillards  de  la  Tamise,  comme  le  campa- 
nile de  Saint-Marc  domine  les  eaux  des  lagunes.  Mais  Saint-Marc  a régné  sur 
la  vie  ; Saint-Paul  de  Londres  règne  sur  la  mort.  Saint-Marc  domine  le  forum 
agité  de  Venise;  et  Saint-Paul  règne  sur  un  cirnetiève.  » 


L’abbé  Meignan. 


CHATEAUBRIAND 


ET  LA  CRITIQUE 

PREMIÈKE  PARTIE. 


Voilà  treize  ans  que  la  postérité  a commencé  pour  M.  de  Chateau- 
Lriand.  Depuis  treize  ans  le  débat  est  ouvert  sur  cette  grande  re- 
nommée. L’homme  auquel  il  fut  donné  de  conquérir  et  de  garder 
pendant  presque  un  demi-siècle  l’admiration  et  le  respect  du  plus 
mobile  des  peuples  est  maintenant  livré  par  la  mort  à toutes  les  li- 
bertés de  la  controverse,  et,  par  un  contraste  qui,  porté  à ce  degré, 
offre  peu  d’exemples  dans  notre  histoire  littéraire,  la  critique,  sauf  de 
rares  exceptions,  se  montre  animée  pour  sa  mémoire  d’une  sévérité 
proportionnée  à l’enthousiasme  qu’elle  lui  prodigua  durant  sa  vie. 

Dans  les  dernières  années  de  M.  de  Chateaubriand,  un  Alleniand  a 
pu  écrire  sur  lui  la  phrase  suivante,  qui  était  alors  rigoureusement 
exacte  ; « Ce  vieillard  inspire  à tous  les  littérateurs  français  mie  véné- 
ration presque  religieuse  » (fast  gôttliche  Verehrung).  A la  même  épo- 
que, un  critique  très-distingué,  un  protestant  rigide,  et,  comme  tel, 
non  suspect  d’engouement  pour  l’auteur  du  Génie  du  Christianisme, 
M.  Vinet,  tout  en  discutant  avec  une  indépendance  en  ce  temps-là  peu 
commune  les  ouvrages  de  M.  de  Chateaubriand,  disait  de  lui  dans  un 
cours  professé  à Lausanne  : « M.  de  Chateaubriand  n’a  point  d’enne- 
mis, l’enthousiasme  que  son  seul  nom  éveille  a quelque  chose  d’af- 
fectueux, et  il  est  une  des  rares  exceptions  à la  règle  qui  veut  que  jce 
qui  s’ajoute  à l’admiration  soit  retranché  de  l’aflection.,  parce  que  l’ad- 
miration crée  une  distance  et  que  l’affection  n’en  connaît  point  U » 

* Études  sur  la  littérature  française  au  dix-neuvième  siècle,  cours  professé  à 
Lausanne  en  1844,  par  A.  Vinet. 


CHATEAUBRIAND 


132 

Ce  jugement  se  ressent  un  peu  de  la  distance  qui  sépare  Lausanne 
de  Paris  : vu  de  près,  M.  de  Chateaubriand  inspirait  un  sentiment  qui, 
sans  exclure  l’affection,  tenait  cependant  beaucoup  plus  de  l’admira- 
tion et  du  respect;  mais  l’exagération  même  de  ce  jugement,  chez  un 
critique  indépendant  et  préservé  par  son  éloignement  de  toute  in- 
fluence personnelle,  suffit  pour  indiquer  quelle  était  à cette  époque 
la  disposition  générale  des  esprits  à l’égard  de  M.  de  Chateaubriand. 

C’est  aussi  durant  la  vieillesse  si  honorée  de  l’illustre  écrivain  qu’un 
critique  éminent,  M.  Sainte-Beuve,  au  sortir  d’une  lecture  des  Mé- 
moires d' outre-tombe  à l’Abbaye-aux-Bois,  s'écriait  dans  la  Revue  des 
Deux-Mondes  : « Embrassons,  étreignons  en  nous  ces  rares  moments, 
« pour  qu'a  près  qu’ils  auront  fui  ils  augmentent  encoi'e  de  perspec- 
V.  tive,  pour  qu’ils  dilatent  d’une  lumière  magnifique  et  sacrée  le  sou- 
« venir.  Cour  de  Ferrare,  jardins  des  Médicis,  forêt  de  pins  de  Ra- 
« venne  où  fut  Byron,  tous  lieux  où  se  sont  groupés  des  génies,  des 
« affections  et  des  gloires,  tous  Édens  mortels  que  la  jeune  postérité 
« exagère  toujours  un  peu  et  qu’elle  adore,  faut-il  tant  vous  envier? 
« et  n’enviera-t-on  pas  un  jour  ceci  » 

Hélas!  si  par  hasard  la  postérité  envie  en  effet  le  bonheur  que  res- 
sentait alors  si  vivement  M.  Sainte-Beuve,  si  elle  est  portée,  comme  il 
le  supposait,  à s’exagérer  ce  bonheur,  ce  ne  sera  pas  la  faute  du  cri- 
tique aujourd’hui  très- désabusé.  Les  vœux  que  formait  en  1834 
M.  Sainte-Beuve  n’ont  pas  été  exaucés  ; au  lieu  de  s’embellir  par  la 
perspective,  au  lieu  de  se  dilater,  comme  il  l’espérait,  d'une  lumière 
magnifique  et  sacrée,  ses  impressions  sur  M.  de  Chateaubriand  se  sont 
de  plus  en  plus  refroidies,  rembrunies,  et  sur  des  points  importants 
une  rigueur,  qui  va  quelquefois  jusqu’à  l’injustice,  a remplacé  un  en- 
thousiasme très-ardent. 

En  nous  réservant  de  discuter  quelques-unes  des  opinions  con- 
tenues, soit  dans  le  récent  et  remarquable  ouviage  que  M.  Sainte- 
Beuve  a consacré  à M.  de  Chateaubriand,  soit  dans  les  Causeries  du 
lundi,  nous  n’avons  pas  l’absurde  prétention  de  lui  faire  un  crime  de 
ne  plus  parler  de  l’illustre  écrivain  comme  il  en  parlait  autrefois. 
La  liberté  de  manifester  les  changements  désintéressés  qui  s'opèrent 
dans  son  esprit  est  la  garantie  même  de  la  sincérité  d’un  critique,  et 
nous  sommes  d’autant  moins  disposé  à méconnaître  ce  droit  naturel, 
que  nous  avons  nous-môme  exprimé  jadis  en  toute  conscience,  sur 
diverses  personnes  et  divers  ouvrages  des  sentiments  ou  des  idées 
qui  ne  sont  plus  exactement  les  nôtres. 

Pour  ce  qui  concerne  M.  de  Chateaubriand  en  particulier,  quoique 

‘ Revue  des  Deux-Mondes  du  avril  1834. 


HT  LA  CRITIQUE. 


135 


sa  mémoire  nous  paraisse  toujours  digne  du  respect  que  nous  inspi- 
rait sa  vieillesse,  quoique  les  appréciations  dont  il  est  l’objet  depuis 
sa  mort  nous  aient  fait  éprouver  plus  d’une  fois  le  sentiment  qu’on 
éprouve  en  présence  de  l’iniquité,  ces  appréciations  ne  laissent  pas 
que  de  nous  avoir  éclairé  davantage  sur  les  côtés  faibles  de  son  carac- 
tère et  de  son  génie. 

Une  seule  chose  nous  embarrasse  un  peu  dans  le  dernier  ouvrage 
de  M.  Sainte-Beuve.  L’auteur  semble  y témoigner  le  désir  que  tout  ce 
qu’il  a écrit  sur  M.  de  Chateaubriand  depuis  1854  jusqu’à  sa  mort  soit 
considéré  comme  nul  et  non  avenu,  non  point  parce  que  ses  opinions 
ou  ses  impressions  d’alors  se  sont  plus  ou  moins  modifiées  depuis, 
mais  parce  qu’elles  ne  comptent  pas,  parce  que,  durant  cette  période, 
« une  influence  aimable  (on  comprend  qu’il  s’agit  de  madame  Ré- 
camier)  l’avait,  nous  dit-il,  tout  à fait  paralysé^  et  n’avait  plus  laissé 
place  sous  sa  plume  au  jugement  proprement  dit.  J’avouerai  avec 
franchise,  ajoute-t-il,  que  depuis  cette  heure  je  n’ai  jamais  été  libre 
en  venant  parler  en  public  de  M.  de  Chateaubriand  *.  » 

Il  faudrait  donc  admettre  que  le  passage  plein  de  verve  et  d’élan 
que  nous  venons  de  citer,  et  quelques  autres  passages  analogues  qui 
h)us  en  vérité  nous  semblent  parfaitement  sincères,  ne  représentent 
rien  autre  chose  que  le  travail  artificiel  d’une  plume  asservie  et  para- 
lysée. Pourquoi  M.  Sainte-Beuve,  qui  reproche  parfois  un  peu  dure- 
ment à M.  de  Chateaubriand  d’avoir  manqué  de  sincérité  parce  qu’il 
a jugé  différemment  les  mêmes  personnes  à diverses  époques,  paraît-il 
tenir  si  fort  à nous  persuader  que  lui -même,  à une  certaine  époque, 
a écrit  ce  qu’il  ne  pensait  pas?  Est-il  bien  sûr  d’ailleurs  de  pouvoir, 
à si  longue  distance,  affirmer  que  tout  était  factice  dans  un  enthou- 
siasme qui  paraît  si  naturel?  Uinfluence  aimable  dont  il  parle,  et  que 
d’autres  ont  connue  et  subie  comme  lui,  ne  s’exerçait-elle  pas  de  ma- 
nière à communiquer  plutôt  qu’à  imposer  aux  autres  la  sympathie? 
M.  Sainte-Beuve  n’ajoute-t-il  pas  d’ailleurs  que,  même  à cette  époque, 
« il  n’a  pas  toujours  cédé  ou  qu’en  cédant  il  insinuait  ses  réserves?  » 
Qu’il  nous  permette  donc  de  subordonner  ici  la  question  de  sagacité 
à la  question  de  sincérité,  et  de  défendre  sa  sincérité  contre  lui- 
même. 

Il  y a sans  doute  dans  ses  anciennes  appréciations  de  M.  de  Cha- 
teaubriand des  choses  qui  sont  de  pure  complaisance,  et  qu’on  serait 
mal  fondé  à lui  opposer  comme  un  argument  sérieux;  mais  ces  parties- 
là  se  reconnaissent  aisément.  Lorsque,  par  exemple,  en  1854,  l’au- 
teur des  Mémoires  d'outre-tombe , après  avoir  abusé  un  peu  de  sa 
généalogie,  en  se  donnant  l’air  de  n’y  pas  tenir,  se  demande,  en  pré- 

* Chateaubrümd  et  son  groupe  littéraire  sous  l'Empire,  préface,  p.  17. 


CHATEAUBRIAND 


im 

sence  de  M.  Sainte-Beuve,  si  ce  ne  sont  pas  là  des  vanités  déplacées  à 
une  époque  démocratique,  le  critique,  en  homme  poli,  le  rassure, 
déclare  que  « cette  généalogie  l'intéresse^  » et,  réfutant  les  objec-» 
tions  peu  sincères  d’ailleurs  que  l’auteur  se  fait  à lui-même  sur  ses 
prétentions  nobiliaires  malsonnantes,  il  s’écrie  t 

« Non  pas  ! dansM.  de  Chateaubriand,  le  chevaleresque  est  une  qualité  ina- 
liénable; le  gentilhomme  en  lui  n’a  jamais  failli,  mais  n’a  jamais  été  ob- 
stacle à mieux.  Béranger  se  vante  d’être  du  peuple,  M.  de  Chateaubriand 
revendique  les  anciens  comtes  de  Bretagne;  mais  tous  les  deux  se  r'encon- 
trent  dans  l’idée  du  siècle,  dans  la  république  future,  et  ils  se  tendent  la 
main*.  » 

On  comprend  sans  peine  que  c’est  là  un  pur  compliment,  et  l’on  est 
disposé  à sourire  quand  plus  lard,  M.  de  Chateaubriand  étant  mort, 
on  voit  le  compliment  de  1834  se  changer  en  une  critique  sous  cette 
forme  un  peu  rude  : 

« M.  de  Chateaubriand  commence  par  nous  déployer  en  plusieurs  pages, 
au  moment  de  sa  naissance,  ses  parchemins  et  titres  d’antique  noblesse  ; il 
est  vrai  qu’après  cet  exposé  généalogique  il  ajoute  ; « A la  vue  de  mes  par- 
« chemins  il  ne  tiendrait  qu’à  moi,  si  j’héritais  de  l’infatuation  de  mon  père 
« et  de  mon  frère,  de  me  croire  cadet  des  ducs  de  Bretagne...  » Mais,  en  ce 
moment,  que  faites-vous  donc,  sinon  de  cumuler  un  reste  de  cette  infatua- 
tion (comme  vous  dites)  avec  la  prétention  d'en  être  guéri?  C’est  là  une  pré- 
tention double,  et  au  moins  l’infatuation  dont  vous  taxez  votre  père  et  votre 
frère  était  plus  simple  ^ 

Un  homme  naïf,  en  lisant  ces  deux  passages,  dira  peut-être  : Ne 
valait-il  pas  mieux  avertir  en  18541e  vivant  quand  il  pouvait  encore 
profiter  d’un  avis,  plutôt  que  de  l’encourager  dans  un  travers  qu’on 
lui  reprochera  sévèrement  quand  il  sera  mort?  Mais  on  pourrait  lui 
répondre  par  l’histoire  de  Gil  Blas  et  de  l’archevêque  de  Grenade,  et, 
dans  tous  les  cas,  il  est  bon  que  les  écrivains  illustres  qui  lisent  ou  font 
lire  leurs  manuscrits  dans  des  salons  apprennent  par  cet  exemple  à 
distinguer  entre  des  compliments  et  des  jugements. 

Mais  les  anciens  écrits  de  M.  Sainte-Beuve  surM.  de  Chateaubriand 
ne  nous  offrent  pas  seulement  des  témoignages  de  politesse  sans  im- 
portance auxquels  il  n'y  a pas  lieu  de  s’arrêter,  ils  ne  nous  offrent  pas 
seulement  l’expression  d’un  enthousiasme  de  jeunesse  et  de  poésie 
que  l’éminent  critique  aurait  tort,  ce  nous  semble,  de  répudier  abso- 
lument ; on  y remarque  aussi  quelques  pages  très-belles  et  très- 
sérieuses  sur  le  rôle  politique  et  religieux  de  l’auteur  des  Mémoires 

* Revue  des  Deux-Mondes,  du  15  avril  1854. 

* Causeries  du  lundi,  t.  F,  p.  416,  417. 


ET  LA  CRITIQUE. 


155 


fV outre-tombe.  Ces  pages  portent  certainement  l’empreinte  de  l’admi- 
ration un  peu  outrée  qui,  en  ce  temps-là,  était  à l’ordre  du  jour  par 
rapport  à l’illustre  écrivain,  mais  elles  contiennent  déjà  quelques  ré- 
serves qui  témoignent  de  leur  sincérité,  et  il  suffirait  de  fortifier  et 
d'étendre  ces  réserves  pour  obtenir  un  jugement  plus  équitable,  à 
notre  avis,  que  certains  jugements  postérieurs  de  M.  Sainte-Beuve  sur 
les  mêmes  points. 

S’il  nous  arrive  donc,  en  discutant  les  opinions  actuelles  de  cet 
écrivain  considérable,  d’employer  parfois  contre  lui  le  mode  d’argu- 
mentation qu’il  emploie  souvent  contre  M.  de  Chateaubriand,  c’est- 
à-dire  d’opposer  ses  anciens  jugements  à ses  jugements  récents,  ce 
ne  sera  pas  pour  nous  donner  le  plaisir  de  le  mettre  en  contradiction 
avec  lui-même,  c’est  un  plaisir  que  M.  Sainte-Beuve  déclare  avec 
raison  « chétif  et  puéril;  » ce  sera  uniquement  parce  que  ses  idées 
d’autrefois  nous  paraîtront  plus  justes  que  ses  idées  d’aujourd’hui. 

Toujours  est-il  que,  d’après  les  citations  précédentes  que  nous  au- 
rions pu  multiplier  à l’infini,  la  génération  nouvelle,  entrée  dans  la 
vie  active  seulement  après  la  mort  de  M.  de  Chateaubriand,  peut  se 
faire  une  idée  du  mouvement  en  apparence  irrésistible  qui  entraînait 
alors  les  esprits  les  plus  divers  à se  rencontrer  tous  dans  l’admiration 
et  le  respect  de  ce  glorieux  vieillard.  L’épreuve  d’une  renommée 
maintenue  et  consacrée  par  trois  générations  dans  un  temps  où  cha- 
que génération  détruit  chaque  chose  pour  la  refaire  à son  image  et  à 
son  goût,  semblait  à tous  une  épreuve  décisive;  chaque  parti  ne  voulait 
voir  dans  les  œuvres  de  l’illustre  écrivain  que  ce  qui  lui  était  sympa- 
thique, et  tous  s’inclinaient  également  devant  cette  figure  imposante 
comme  devant  la  plus  haute  personnification  du  génie  des  lettres  et 
de  l’honneur  politique  dans  notre  siècle  et  dans  notre  pays. 

Tel  était  sans  exagération  l’état  des  choses  la  veille  de  la  mort  de 
M.  de  Chateaubriand. 


T 

Aujourd’hui,  tout  est  radicalement  changé.  Au  concert  d’homma- 
ges dont  trois  générations  enchantèrent  successivement  les  oreilles  de 
l’auteur  du  Génie  du  christianisme,  concert  où  quelques  voix  hostiles 
se  perdaient  étouffées  sous  les  acclamations  triomphales,  a brusque- 
ment succédé  un  concert  d’un  autre  genre,  où  domine  généralement 
la  note  du  blâme,  où  retentit  quelquefois  la  note  de  la  réprobation, 
et  où  siffle  souvent  celle  du  dédain  ou  de  la  moquerie.  Le  génie  du 
plus  grand  écrivain  français  de  notre  âge  est  presque  remis  en  ques- 


136 


CHATEAUBRIAND 


tion,  mais  c’est  surtout  le  caractère  de  l’homme  public  et  de  l’homme 
privé  qui  est  l’objet  des  accusations  les  plus  multipliées  et  les  plus  dures. 

Pour  montrer  à quel  diapason  s’élève  l’antipathie  qu’un  homme 
naguère  si  admiré  et  si  respecté  inspire  en  ce  moment  à quelques  es* 
prits,  il  nous  suffira  de  citer  en  l’abrégeant,  mais  sans  y rien  changer 
d’ailleurs,  une  appréciation  de  M.  de  Chateaubriand  faite  à l'occasion 
du  récent  ouvrage  de  M.  Sainte-Beuve  et  que  nous  trouvons  dans  un 
journal  très-répandu. 


((  M.  Sainte-Beuve,  dit  l’auteur  de  cette  appréciation,  porte  sur  Chateau- 
briand un  jugement  si  fortement  motivé,  qu’il  est  certainement  définitif  et 
sans  appel  ; il  a entendu  de  nombreux  témoins,  tous  ont  connu  Chateau- 
briand, et  ils  déclarent  unanimement  que  l’homme  n’a  été  qu’un  égoïste,  et 
le  politique  qu’un  comédien.  U était  naturel  qu’à  cet  égoïsme  se  joignît  la 
vanité.  Celle  de  Chateaubriand  était  portée  à un  tel  excès,  que  ses  meilleurs 
amis  ne  se  gênaient  pas  pour  en  rire  publiquement...  Ce  qu’il  y a dans  ce  ca- 
ractère déplus  choquant  peut-être  que  l’égoïsme  et  la  vanité,  c’est  l’ingrati- 
tude. Il  n’est  pas  un  de  ses  bienfaiteurs,  de  ses  amis,  de  ceux  qui  l’ont 
patroné  à ses  débuts  depuis  Ginguené  jusqu’à  M.  de  Villèle,  qu’il  n’ait  tour  à 
tour  flatté,  exalté  et  insulté  suivant  les  intérêts  de  son  ambition  ou  les 
excitations  de  sa  rancune. ..  Ce  quia  frappé  dans  Chateaubriand  ceux  qui 
l’ont  connu  de  bonne  heure,  c’est  son  humeur  quinteuse,  bizarre,  son 
insensibilité,  sa  mauvaise  foi  et  son  indifférence  complète  pour  tous  les 
principes  et  toutes  les  causes...  C’est  en  politique  surtout  que  ce  talent  s’est 
déployé  avec  un  succès  qui  a fait  l’étonnement  et  le  scandale  de  tous  ceux 
qui,  connaissant  bien  Chateaubriand,  ne  se  sont  pas  laissé  prendre  à son  jeu 
de  comédien...  Comment,  par  exemple,  a-t-on  pu  regarder  comme  un 
libéral  l’homme  qui,  depuis  1814,  dans  ses  discours  et  ses  brochures 
politiques,  s’est  fait  l’avocat  des  plus  mauvaises  passions  des  ultra-royalistes 
et  l’adversaire  de  toutes  les  mesures  favorables  à la  liberté?...  Il  est  inutile 
de  rappeler  le  triste  rôle  qu’il  joua  à Vérone,  comment  il  trompa  M.  de 
Villèle,  et  par  quels  misérables  subterfuges  il  arriva  au  ministère  des  affaires 
étrangères,  où  il  montra  comme  homme  d’État  une  incapacité  qu’il  a lui- 
même  reconnue...  Tel  a été  Chateaubriand  : matérialiste,  dévot,  royaliste, 
libéral,  et  même  à la  fin  républicain,  il  a tour  à tour  adopté  et  combattu 
toutes  les  causes,  tous  les  partis,  n’obéissant  jamais,  dans  ses  diverses  et 
brusques  transformations,  qu’aux  inspirations  de  son  orgueil,  de  son  am- 
bition, de  sa  rancune  et  de  sa  haine...  En  résumé.  Chateaubriand  n’a  eu 
que  des  principes  de  parade,  des  sentiments  de  théâtre,  et  M.  de  Lamartine 
a eu  raison  de  dire  un  jour  qu’il  le  voyait  à la  messe  : « Figure  de  faux 
grand  homme,  un  côté  qui  grimace...  » Quant  à l’écrivain,  il  n’est  pas, 
malgré  ses  merveilleuses  facultés,  plus  irréprochable  que  l’homme  poli- 
tique; il  a eu  sur  toutes  les  questions  d’admirables  boutades,  il  n’a  eu  sur 
aucun  sujet  des  vues  hautes  et  fécondes  ; il  a écrit  des  morceaux  magni- 
fiques, et  il  n’a  pas  laissé  un  bon  livre.  Le  grand  mérite  de  M.  Sainte-Beuve, 
et.  ce  mérite  n’est  pas  commun,  c’est  la  franchise  avec  laquelle  il  juge  Cha- 


ET  IA  CRITIQUE. 


157 


leaubriand,  et  le  courage  avec  lequel  il  lui  arrache  le  masque  qu’il  a impu- 
nément porté  pendant  cinquante  ans.  Tous  ceux  qu’impatiente  et  qu’indigne 
le  succès  du  charlatanisme,  quel  qu’il  soit,  littéraire,  politique  ou  religieux, 
doivent  souhaiter  qu’il  se  publie  de  temps  en  temps  de  pareils  ouvrages.  On 
verra  alors  ce  que  deviendront  les  faux  grands  hommes  et  leurs  renom- 
mées imposantes  lorsque  l’esprit  public,  une  fois  mis  en  garde,  sera  assez 
éclairé  pour  les  apprécier  sans  engouement  et  sans  superstition,  » 

Voilà  ce  qui  s’appelle  prouver  victorieusement  qu’on  n’a  aucune 
superstition  pour  les  morts  illustres!  Notre  impression  nous  trompe 
peut-être,  mais  il  nous  semble  que  de  telles  choses  tristes  à lire  en 
tous  temps,  le  sont  particulièrement  dans  un  temps  où  tout  homme 
vivant  et  puissant  est  assuré,  quelle  que  soit  d’ailleurs  sa  valeur  in- 
tellectuelle ou  morale,  d’être  apprécié  avec  une  respectueuse  défé- 
rence par  les  critiques  les  plus  impétueux. 

Il  y aurait  certainement  injustice  à rendre  l’ouvrage  de  M.  Sainte- 
Beuve  responsable  du  jugement  que  nous  venons  de  citer.  Nous  som- 
mes très-persuadé  que  l’éminent  écrivain  n’aspire  nullement  à ce  rôle 
d’iconoclaste  impitoyable  dont  on  prétend  lui  faire  honneur.  Au  mo- 
ment même  où  il  qualifie  Chateaubriand  « celui  que  notre  siècle  jeune 
encore  salua  et  eut  raison  de  saluer  comme  son  Homère,  » ce  serait, 
à mon  avis,  lui  adresser  un  très-mauvais  compliment  que  de  lui  sup- 
poser le  genre  d’ambition  qui  a porté  malheur  à Zoïle.  H y a dans  son 
livre  des  nuances  très-nombreuses  et  très-fines  ; l’adversaire  très-pas- 
sionné de  M.  de  Chateaubriand  qui  parlait  toutà  l’heure  n’a  pas  voulu 
prendre  la  peine  de  les  distinguer,  il  a préféré  tout  confondre  dans 
un  même  ton.  Il  en  est  résulté  une  esquisse  très -accentuée  en  lai- 
deur, mais  qui  ne  ressemble  pas  beaucoup  plus  au  portrait  peint 
par  M.  Sainte-Beuve  qu’elle  ne  ressemble  à l’original. 

D’abord,  pour  ce  qui  concerne  la  valeur  littéraire  deM.  de  Chateau- 
briand, nous  prouverons  plus  loin  qu’avec  un  assez  grand  nombre  de 
restrictions,  dont  les  unes  sont  incontestablement  justes  et  dont  les 
autres  sont  discutables,  le  jugement  de  M.  Sainte-Beuve  est  en 
somme  plus  favorable  qu’hostile  à l’illustre  écrivain.  Cette^partie  pu- 
rement littéraire  du  travail  de  M,  Sainte-Beuve  est  de  beaucoup  la 
plus  considérable  et  la  plus  remarquable.  Quant  aux  appréciations 
qui  portent  sur  le  caractère  public  et  sur  le  caractère  privé  de  M.  de 
Chateaubriand  et  dont  les  plus  rigoureuses  se  rencontrent  surtout 
dans  des  notes,  dans  des  suppléments  étrangers  en  quelque  sorte 
au  corps  de  l’ouvrage,  il  est  certain  qu’elles  sont  souvent  empreintes 
d’un  esprit  de  pessimisme  chicaneur  et  vétilleux,  qui  fait  penser  à la 
Rochefoucauld  transformé  en  critique  et  appliquant  sa  théorie  néga- 
tive de  toute  vertu  à tous  les  actes  petits  ou  grands  d’un  homme  con- 
sidérable. C’est  là  que  chacun  de  nous  peut  aller  chercher  un  plaisir 


I 


IÔ8 


CHATEAUBRIAND 


qui  a son  prix,  surtout  de  nos  jours,  le  plaisir  de  nous  convaincre 


■"1': 

■ Si 


qu’un  homme  de  génie  adulé  par  toute  la  France  pendant  cinquante 


ans  avait  en  définitive  autant  de  défauts  que  nous,  qui  n’avons  jamais 
eu  à nous  défendre  que  de  notre  propre  admiration;  que  M.  de  Cha- 
teaubriand n’était,  après  tout,  ni  plus  modeste,  ni  plus  capable  d’une 
complète  abnégation,  ni  plus  inaccessible  aux  séductions  féminines,  ni 
plus  invariable  sur  quelques  points,  ni  plus  oublieux  des  injures  que 
le  premier  critique  venu.  Si  nous  voulions  nous  en  tenir  là,  et 
je  crois  que  la  donnée  de  M.  Sainte-Beuve  ne  va- pas  beaucoup  plus 
loin,  cette  donnée  aurait  son  utilité  morale,  en  nous  apprenant  à ne 
point  envier  des  talents,  des  succès  et  des  grandeurs  qui  ne  nous  ren- 
dent ni  meilleurs  ni  plus  heureux.  Mais  notre  amour-propre  exige  da- 
vantage. M.  Sainte-Beuve  cherclio  à établir  que  M.  de  Chateaubriand 
avait  beaucoup  de  défauts  : nous  nous  empressons  d’en  conclure  qu'il 
n’avait  absolument  que  des  défauts,  et  nous  le  traitons  avec  une  ri- 
gueur pleine  de  complaisance  pour  nous-mêmes,  car  nous  châtions  en 
lui  l’usurpateur  de  la  gloire  qui  aurait  dû  nous  appartenir,  et  notre 
sévérité  nous  fortifie  dans  la  conviction  où  nous  sommes  que  rien  ne 
manqueà  nos  propres  mérites.  Vainement  M.  Sainte-Beuve,  averti  lui- 
même.par  un  mouvement  intérieur  de  conscience,  semble  vouloir,  de 
temps  en  temps,  nous  recommander  de  ne  pas  abuser  des  découvertes 
fâcheuses  qu’il  a pu  ou  qu’il  a cru  faire  dans  le  caractère  de  Chateau- 
briand ; vainement  il  nous  dira  en  un  de  ces  bons  moments  dans  une 
note  : « Cha  teaubriand  a été  inconséquent,  il  s’est  beaucoup  contredit, 
je  le  sais  bien;  qui  de  nous,  en  nos  temps  disparates,  ne  s’est  contredit 
autant  que  lui,  et  comment  voulez- vous  que  l’on  écrive  et  que  l’on  im- 
prime durant  trente  années  sans  se  contredire?  L’unité  de  la  vie  ne  se, 


rencontre  que  dans  la  brièveté  des  jours.  » (T.  II,,  p..  394).  Vainement, 
dans  une  autre  note,  il  nous  fera  remarquer  que  « ce  que  Chateau- 
briand a toujours  eu,  ce  qu’il  a su  garder  jusqu’à  la  fin,  bien  mieux 
que  ses  successeurs,  même  les  plus  illustres,  c’est  la  dignité,,  cette 
haute  estime  de  soi  qui  s’imposait  aux  autres.  » (T.  II,  p.  114.)  Vai- 
nement eii'^sore,  dans  un  autre  passage,  citant  ces  deux  mots  : honneur 
et  liberté  du  fameux  discours  dé  réception  à l’Académie  qui  ne  put 
être  prononcé  sous  le  premier  empire,  il  ira  jusqu’à  accorder  que 
« toute  l'a  vie  publique  de  M.  de  Chateaubriand  (sauf  les  zâgzags)  fut  le 
commentaire  de  ce  texte.  » (T.  Il,  p.  108.)  Il  suffira  qu’il  se  livre  en- 
suite avec  trop  d’abandon,  dans  d’autres  passages  que  nous  discute- 


rons ailleurs,  au  penchant  fureteur  et  malin  qui  le  pousse  à flairer 


i partout  des  ziazaas,  à les  multiplier,  à les  exaeérer  plus  ou  moins. 


ET  LA  CRITIQUE. 


159 


tlit-il,  plus  fidèle,  mais  dont  le  style  ressemble  prodigieusement  au 
sien,  lequel  dira  : « Ce  n’est  jamais  nous,  ô René!  qui  parlerons  de 
vous  aulrernent  que  nous  avons  accoutumé...  Mos  inconstances  ont 
été  les  vôtres,  ne  soyez  jamais  renié  |par  votre  race,  ô René!  soyez 
dans  celte  tombe  tant  souhaitée  à jamais  honoré  par  nous.  >>  On  ne 
s’en  obstinera  pas  moins  à croire  qu’on  fait  un  grand  plaisir  à 
M.  Sainte-Beuve  en  le  louant  de  son  courage  à démasquer  René. 

Mais  est-il  donc  bien  vrai  qu’il  faut  aujourd’liui  du  courage  pour 
faii’C  justice  de  ce  Chateaubriand  dont  le  charlatanisme  inoui  nous 
étonne  et  nous  indigne?  Il  nous  semble,  sauf  erreur,  qu’on  ne  fait 
guère  que  cela  depuis  treize  ans;  que,  par  conséquent,  ce  genre  d’in- 
trépidité a perdu  beaucoup  de  son  mérite,  et  que  le  courage  com- 
mence à déserter  ce  terrain  pour  se  placer  sur  un  autre. 

Cette  grande  mémoire  a déjà  subi  deux  exécutions  presque  géné- 
rales, l’une  après  la  publication  des  Mémoires  d’outre -tombe,  l’autre 
après  la  publication  des  Souvenirs  tirés  des  papiers  de  madame  liéca- 
mier.  Là,  des  lettres  de  Chateaubriand,  trop  multipliées  sans  doute, 
mais  dont  la  dernière  moitié  nous  aurait  intéressés  et  touchés  si 
nous  les  avions  trouvées  par  hasard  dans  un  portefeuille  du  dix-sep- 
tième siècle,  signées  la  Rochefoucauld  et  écrites  à madame  de  la 
Fayette,  ne  nous  ont  guère  paru,  venant  de  Chateaubriand,  qu’une 
pièce  de  plus  à l’appui  du  réquisitoire  obligé  contre  son  égoïsme,  son 
scepticisme,  son  orgueil;,  sa  vanité,  son  ingratitude,  etc.,  etc.  Et  en- 
fin cette  renommée  est  en  train  de  subir  une  troisième  exécution  à 
l’occasion  de  l’ouvrage  de  Mv,  Sainte-Beuve.  Il  y a certainement  quel- 
ques exceptions  à ce  déchaînement,  il  y en  a surtout  une  éclatante 
dont  nous  parlerons  tout  à l’heure;  mais  la  défaveur  est  grande.  Ces 
mômes  partis,  qui  autrefois  ne  voulaient  voir  dans  les  œuvres  de 
M.  de  Chateaubriand  que  ce  qui  convenait  à chacun  d’eux,  s’accor- 
dent précisément  aujourd’hui  à n’y  chercher  que  ce  qui  leur  déplaît. 
Le  critique  philosophe  et  démocrate  que  nous  citions  plus  haut  et  qui 
paraît  persuadé  qu’il  faut  du  courage  pour  démasquer  ce  grand  char- 
latan, ne  se  doute  peut-être  pas  que  M.  Louis  Veuillot  a le  même  cou- 
rage que  lui,  et  que,  sauf  des  différences  de  forme,  il  professe  à peu 
près  les  mêmes  opinions  que  lui  sur  le  faux  grand  homme. 

Veut  on  voir  maintenant  un  protestant  faire  chorus  contre  M.  de 
Chateaubriand  avec  un  libre  penseur  et  un  catholique?  Rien  déplus 
facile.  Nous  ouvrons  par  hasard  une  brochure  nouvelle  intitulée  mo- 
destement : Ce  qu  il  faut  à laFrance.  L’auteur  n’est  pas  philosophe,  car 
il  malmène  à outrance  Voltaire  et  Rousseau.  Il  n’est  pas  non  plus  ca- 
tholique, car  il  déclare  que  le  catholicisme  « est  une  religion  décrépite 
qui  n’a  jamais  suffi  à la  France,  et  qui  ne  peut  pas  satisfaire  ses  be- 
soins religieux.  » Nous  le  croyons  protestant.  Cependant  il  débute  en 


140 


CHATEAUBRIAND 


disant  que  « son  siècle  l’écoutera,  parce  qu’à  défaut  d’autorité  il  a la 
foi,  tandis  que  son  siècle  ne  l’a  pas,  et  qu’un  seul  homme  qui  croit  est 
plus  fort  que  des  milliers  qui  ne  croient  point.  » Ceci  nous  porterait 
à penser  que,  s’il  est  protestant,  il  n’appartient  à aucune  communion 
religieuse  bien  déterminée,  attendu  que  si  son  siècle  tout  entier  n’a 
pas  la  foi,  et  si  lui  seul  a été  favorisé  de  ce  don,  il  en  résulte  qu’il  est 
de  sa  religion  à lui,  ou  plutôt  qu’il  représente  à lui  seul  toute  la 
religion.  Ce  qui  nous  confirme  dans  cette  idée,  c’est  qu’il  conclut  en 
disant  que  tous  les  maux  de  la  France  tiennent  à ce  qu’elle  ignore 
l’existence  d’un  livre  qu’on  appelle  l’Évangile,  et,  allant  au-devant 
d’une  objection  probable,  il  s’écrie  : « Mais  l’Évangile,  nous  dira-t-on, 
est-ce  donc  pour  elle  quelque  chose  de  nouveau?  Ne  le  connaît-elle 
pas  depuis  longtemps?  Non,  elle  ne  le  connaît  pas,  car  elle  ne  l’aime 
pas  : ou  on  lui  défend  de  le  lire,  ou  on  le  lui  montre  par  lambeaux, 
travesti,  défiguré,  tronqué.  » Nous  avions  cru  jusqu’ici,  non-seule- 
ment que  l’Église  catholique  ne  défendait  pas  la  lecture  de  l’Évangile, 
mais  qu’il  existait  en  France  un  assez  grand  nombre  de  protestants 
qui  avaient  la  prétention  de  connaître  ce  livre  divin  dans  son  inté- 
grité et  sans  aucun  travestissement.  Nous  nous  sommes  sans  doute 
grossièrement  trompé,  ou  bien  Fauteur  de  la  brochure  a une  ma- 
nière de  lire  l’Évangile  qui  lui  est  particulière  et  qui  le  distingue  de 
tous  les  autres  Français.  Ceci  semblerait  en  effet  résvdter  des  pa- 
roles que  Fauteur  adresse  directement  à sa  patrie,  qu’il  appelle  cette 
France  pécheresse^  en  lui  présentant  l’Évangile  : « Prends  et  lis  ! lui 
dirons-nous  avec  cette  voix  mystérieuse  qui  parlait  à saint  Augustin 
sous  les  arbres  du  jardin.  » Et  si,  en  lisant  le  saint  volume  à genoux, 
sous  le  regard  de  Dieu,  loin  de  toute  influence  humaine,  elle  (la  France) 
n’y  trouve  pas  l’apaisement  de  toutes  ses  angoisses...  eh  bien,  qu’elle 
retourne,  à son  choix,  au  catholicisme  ou  à l’incrédulité  ! » 

Celte  brochure  est  certainement  remplie  de  bonnes  intentions,  et 
nous  n’aurions  jamais  songé  à lui  adresser  la  plus  légère  critique,  si 
elle  ne  rentrait  pas  forcément  dans  notre  sujet.  Mais  il  faut  que  l’air 
qu’on  respire  aujourd’hui  en  littérature  soit  bien  chargé  d’hostilité 
contre  Chateaubriand,  pour  qu’un  auteur,  fort  estimable  d’ailleurs, 
qui  a écrit  de  meilleures  pages  dans  un  genre  moins  imprégné  d’a- 
postolat, et  qui  aime  tant  l’Évangile,  n’ait  pas  pu  résister  au  besoin 
de  donner  en  passant,  à Fauteur  du  Génie  du  christianisme,  un  grand 
coup  de  massue. 

Cette  glorieuse  mémoire  s’en  relèvera,  nous  l’espérons,  mais  ce 
coup  de  massue  contraste  assez  par  sa  rudesse  avec  les  paroles  d’un 
autre  projtestant  plus  compétent  peut-être  en  littérature  et  non  moins 
compétent  en  morale  que  nous  citions  au  début  de  ce  travail,  pour 
nous  faire  une  loi  de  le  signaler  ici  comme  témoignage  du  changement 


ET  LA  CIUTIQUE. 


141 

qui  s’est  opéré  dans  les  esprits  depuis  la  mort  de  Chateaubriand. 

II  est  bien  vrai  que  l’auteur  de  la  brochure  en  question  ne  s’appuie 
pas  seulement  sur  l’Évangile  pour  démolir  l’auteur  du  Génie  du 
christianisme,  il  prétend  s’appuyer,  lui  aussi,  sur  le  dernier  ouvrage 
de  M.  Sainte-Beuve;  il  dit  de  l’éminent  critique  : « En  rendant  la 
sentence,  il  l’a  exécutée.  » Ce  tour  est  ingénieux;  mais,  puisquel’exé- 
cution  est  accomplie,  pourquoi  ne  pas  se  contenter  de  la  reproduire 
en  la  résumant  dans  la  juste  mesure  où  elle  est  faite,  au  lieu  de  s’aban 
donner  à l’ambition  malheureuse  de  la  refaire  en  la  chargeant  et  en 
la  défigurant?  Écoutons  donc  cet  auteur  évangélique  jugeant  à son 
tour  M.  de  Chateaubriand. 

«Nous  n'avons  pas  connu  l’homme,  dit- il,  bien  que  nous  l’ayons 
toujours  deviné  d’instinct;  nous  nous  sentons  donc  plus  à Tais»' 
pour  le  juger.  Malgré  quelques  pages  enchanteresses,  quelques 
épisodes  brillants  semés  çà  et  là  dans  ses  écrits.  Chateaubriand, 
qui  n’a  jamais  su  faire  un  livre  complet,  n’arrivera  pas  tout  entier  à 
Vimmortalité.  Charlatan  de  religion,  comme  de  royalisme  et  plus  tai  <1 
de  liberté,  mais  dénué  au  fond  de  toute  conviction  sérieuse,  il  a pu 
tromper  ses  contemporains,  il  ne  trompera  pas  la  postérité.  Quant  au 
soi-disant  réve’il  dont  on  lui  fait  honneur,  c’est  en  vérité  ravaler  trop 
bas  la  foi  chrétienne,  habituée  à planer  sur  le  monde  de  l’esprit, 
que  de  la  faire  descendre  ainsi  dans  ce  domaine  des  sens  qu’elle 
a toujours  dédaigné.  » 

M.  Sainte-Beuve,  qui  en  toutes  choses  aime  tant  la  mesure,  nous 
voulons  dire  sa  mesure,  et  qui  dans  son  livre  sait  parfois  si  bien  re- 
dresser ceux  qui  la  dépassent,  ne  se  retournera-t-il  donc  pas  un  peu 
contre  ses  propres  panégyristes?  N’est-il  pas  évident  qu’ils  n’ont  pas 
bien  compris  son  ouvrage,  que  leur  sagacité  à saisir  les  nuances 
laisse  à désirer,  et  qu’ils  paraissent  décidément  ne  tenir  aucun  compte 
des  vœux  de  cette  autre  partie  de  lui-même,  de  cet  ami  resté  plus  fidèle 
qui  défend  Chateaubriand  et  demande  que  sa  mémoire  soit  toujours 
honorée  ? 

Parmi  les  adversaires  actuels  de  l’illustre  écrivain,  il  en  est  qui,  ne 
voulant  point  désavouer  leur  ancienne  admiration  et  désirant  la  con- 
cilier avec  leur  sévérité  récente,  prétendent  que  le  phénomène  dont 
nous  sommes  étonné  s’explique  de  la  manièi  e la  plus  simple.  Suivant 
eux,  c’est  à M.  de  Chateaubriand  seul  qu’il  faut  s’en  prendre  si  sa 
gloire  a subi  une  altération  considérable  et  soudaine;  c’est  lui  qui, 
libre  de  la  conserver  intacte,  a jugé  à propos  de  la  compromettre  gra- 
vement en  nous  laissant  sous  forme  de  testament  ses  Mémoires  d'outre- 
tombe, c’est-à-dire  un  ouvrage  complètement  indigne  de  ses  précé- 
dents écrits  sous  le  rapport  littéraire,  et  encore  plus  fâcheux  pour  lui 
sous  le  rapport  moral,  car  il  se  complaît,  disent-ils,  à y étaler  de  telles 


142 


CHATEAUBRIAND 


misères  d’infatuation  personnelle,  des  sentiments  si  égoïstes,  si  dé- 
daigneux et  si  haineux,  que  toutes  nos  illusions  tombent  et  qu’il  nous 
faut  bien  à regret  lui  retirer  en  même  temps  et  notre  sympathie  et 
notre  estime.  Dans  cette  catégorie  de  critiques  figure  un  écrivain 
d’une  haute  distinction  dont  nous  honorons  beaucoup  le  talent  et  le 
caractère,  mais  qui  nous  permettra  de  le  récuser  jusqu’à  un  certain 
point  comme  juge,  parce  qu’il  a contre  M.  de  Chateaubriand  de  légi- 
times griefs.  Cet  écrivain,  pour  rendre  avec  plus  de  force  l’idée 
que  nous  venons  de  lui  emprunter,  emploie  la  comparaison  suivante  : 
« Ne  dirait-on  pas,  s’écrie-t-il,  ce  moine  du  moyen  âge  mort  en 
fausse  odeur  de  sainteté,  qui,  au  milieu  de  son  service  funéi*aire, 
éleva  sous  son  linceul  une  voix  lamentable  pour  raconter  à ses  frères 
les  faiblesses  cachées  de  sa  vie.  » 

L’auteur  de  cette  comparaison  ne  fait-il  pas  ici  trop  bon  marché  et 
de  sa  propre  perspicacité  et  de  celle  du  public? 

Il  est  bien  vrai  que  M,  de  Chateaubriand  est  mort  entouré,  nous 
venons  de  le  constater,  d’un  respect  que  peu  d’hommes  éminents  ont 
obtenu  à un  égal  degré,  mais  ce  respect,  cette  vénéialiou  même, 
avaient  pourtant  des  limites,  et  les  plus  fanatiques  n’allèrent  jamais 
jusqu’à  espérer  pour  lui  une  canonisation  en  forme. 

Était-il  donc  vraiment  impossible,  sans  connaître  sa  confession 
posthume,  de  soupçonner  les  défauts  plus  ou  moins  graves  qui  se  mê- 
laient à ses  nobles  qualités?  Avant  de  se  confesser  dans  les  Mémoires 
d' outre-tombe,  M.  de  Chateaubriand  s’était  confessé  durant  quarante 
ans  devant  le  public,  et  cette  confession  en  quarante  volumes,  depuis 
ses  premiers  ouvrages  jusqu’au  co7igrès  de  Vérone,  aux  pamplilels  po- 
litiques, publiés  sous  le  gouvernement  de  Juillet,  et  à la  Vie  de  Rancé, 
cette  confession,  quoique  involontaire  et  incomplète,  en  disait  cepen- 
dant assez  pour  permettre  à chacun  de  reconnaître,  même  sans  un 
grand  effort  de  discernement,  qu’entre  ce  noble  génie  et  un  saint  la  dis- 
tance était  encore  très-grande.  Et  cependant,  quoique  la  France  eût 
certainement  cette  conviction,  quoiqu’elle  ne  vît  dans  M de  Chateau- 
briand ni  le  plus  humble,  ni  le  plus  simple  des  hommes,  ni  le  plus 
rigoureux  pour  lui-même,  ni  le  plus  indulgent  pour  les  autres,  elle 
s’obstinait  à le  croire  digne  de  son  admiration  et  de  son  respect. 

Si  l’on  nous  dit  que  les  défauts  du  caractère  et  du  talent  de  cet 
homme  illustre  sont  plus  accusés  dans  les  Mémoires  d outre-tombe 
que  dans  ses  précédents  écrits,  nous  le  reconnaîtrons  volontiers.  Mais 
il  s’agit  de  savoir  si  cet  ouvrage  trop  vanté  avant  sa  publication,  trop 
déprécié  après,  est  vraiment  de  nature  à porter  à la  renonimée  de 
l’auteur  une  atteinte  mortelle,  à faire  oublier  des  œuvres  consacrées 
par  les  suffrages  de  trois  générations,  et  à obscurcir  tout  1 éclat  d’une 
longue  et  honorable  vie.  Il  s’agit  de  savoir  si  la  réaction  d’injustice 


ET  LA  CUITIQUE. 


143 


dont  souffre  depuis  treize  ans  la  mémoire  d’un  homme  qui  eut  le  tort 
d’être  souvent  injuste  envers  ses  adversaires  n’aura  point  de  terme- 
Il  s’agit  enfin  de  savoir  si,  pour  n’être  pas  digne  d’une  canonisation 
à laquelle  il  ne  prétendait  point,  M.  de  Chateaubriand  a mérité  l'es- 
pèce d’anathème  dédaigneux  dont  il  est  l’objet  de  la  part  du  plus 
grand  nombre  des  critiques  et  qui  ne  tendrait  à rien  moins  qu’à  lui 
enlever  le  bien  auquel  il  tenait  le  plus  et  pour  lequel  nul  homme  de 
son  temps  n’a  fait  plus  de  sacrifices  que  lui,  c’est-à-dire  l’estime  de 
la  postérité. 

La  question  vaut  la  peine  d’être  étudiée  sérieusement  et  impartia- 
lement, car  ce  n’est  pas  la  renommée  d’un  seul  homme  qui  est  ici  on 
jeu,  c est  celle  de  plusieurs;  si,  en  effet,  l’avenir  devait  ratifier  l’affront 
journellement  infligé  à la  mémoire  de  l’auteur  du  Génie  du  Christia- 
nisme et  des  Martyrs,  s’il  devait  consacrer  comme  une  vérité  définitive 
cette  sentence  moutonnière  que  des  critiques  dénigrants  se  passent 
en  quelque  sorte  de  main  en  main  : « En  politique  et  en  religion  ce 
ne  fut  qu’un  charlatan;  en  littérature,  il  n’a  pas  laissé  un  bon  livre;» 
si  ce  devait  être  là  sur  Chateaubiiand  le  dernier  mot  do  la  posté- 
rité, quel  est  celui  de  ses  plus  illustres  survivants  qui,  en  présence 
d’uue  telle  rigueur,  d’une  si  grande  et  si  complète  déchéance,  pour- 
rait compter  absolument  que  la  postérité  ne  lui  sera  point  sévère,  et 
ne  devrait  pas  s’appliquer  plus  ou  moins  ce  verset  des  Psaumes  : 
Si  iniyuitates  observaveris.  Domine,  Domine,  quis  sustinebit? 

Comment  ne  pas  s’effrayer  un  peu  pour  M.  de  Lamat  tine,  par  exem- 
ple, quand  on  voit  ce  grand  poêle  qui  a partagé  avec  M.  de  Chateau- 
briand les  adorations  de  notre  jeunesse  à tous,  qui  depuis  a joué 
un  rôle  politique  diversement  apprécié,  pour  lequel  l’avenir  sera 
peut-être  rigoureux,  quand  on  le  voit  se  charger  lui-même  de  re- 
commander en  quelque  sorte  aux  sévérités  de  l’histoire  son  gloi-ieux 
devancier  dans  les  lettres  et  dans  la  politique,  et,  sans  y être  conduit 
pai’  ce  di  oit  de  représailles  que  l’auteur  des  Mémoires  d’outre-tombe 
a malheureusement  donné  à d’autres,  se  laisser  entraîner,  par  le  mou- 
vement d’une  plume  qui  ne  s'an*êle  plus,  à attaquer  vaguement,  mais 
d’autant  plus  cruellement,  la  mémoire  de  M.  de  Chateaubiiand  sur  des 
points  délicats,  qui  avant  lui  n’avaient  été  touchés  par  personne? 
M.  de  Lamartine  ne  se  contente  pas  en  effet,  dans  ces  entretiens  litté- 
raires qu’il  improvise  avec  un  laisser  aller  très-dangereux  pour  sa 
gloire,  de  déprécier  trop  souvent  et  le  génie  littéraire  et  le  caractère 
politique  de  son  illustre  prédécesseur,  de  le  peindre  en  laid  môme 
dans  sa  personne,  en  nous  le  montrant  qui  dissimule  derrière  des  pa- 
ravents et  des  fauteuils  la  disyrâce  de  ses  épaules  inégales^  c’esl-à-dire 
en  insinuant  à ceux  qui  ne  l’ont  pas  vu  qu’il  était  bossu  ; il  va  plus 
loin,  car,  en  parlant  de  l’opposition  de  M.  de  Chateaubriand  sous  la 


144 


CHATEAUBRIAND 


Restauration,  il  écrit  tout  couramment,  et  comme  la  chose  la  plus  sim- 
ple du  monde,  le  passage  que  voici  : « Cependant,  pour  fermer  la  bou- 
che de  M.  de  Chateaubriand,  d’où  sortaient  des  tempêtes,  ou  du  moins 
des  bruits  qui  importunaient  la  royauté,  il  fallut  payer  p/tfs  d'une  fois 
ses  dettes.  » Une  telle  affirmation,  présentée  sous  une  telle  forme, 
valait  peut-être  la  peine  d’être  bien  précisée  et  bien  prouvée.  M.  de 
Lamartine,  persuadé  sans  doute  que  l’erreur,  l’inexactitude  ou  l’exa- 
gération en  de  telles  matières  n’ont  d'inconvénients  que  pour  les  vi- 
vants, ne  juge  pas  cela  nécessaire,  et,  après  avoir  porté  ce  coup  comme 
en  se  jouant,  il  passe  outre  et  nous  renvoie,  pour  un  plus  ample  in- 
formé, à des  anecdotes  bien  curieuses,  dit-il,  qui  paraîtront  un  jour 
dans  des  Mémoires,  jusqu’ici  inédits,  de  M.  de  Vitrolles 

Heureusement  que  M.  Sainte-Beuve,  plus  équitable  et  plus  scrupu- 
leux dans  sa  rigueur,  a cru  devoir  dissiper  le  nuage  où  nous  laisse 
M.de  Lamartine.  Après  avoir  signalé  «la  franchise  sans  bornes  et  sans 
mesure  avec  laquelle  ce  dernier  s’exprime  aujourd’hui  sur  le  compte 
de  son  glorieux  ancien  et  de  son  rival  si  longtemps  respecté^  » (signale- 
ment qui,  par  parenthèse,  n’est  pas  tout  à fait  celui  de  la  circon- 
stance, car  on  aimerait  ici  une  franchise  plus  complète),  M.  Sainte- 
Beuve  nous  explique  en  quoi  consiste  ce  témoignage  deM.  de  Vitrolles 
dont  M.  de  Lamartine  fait  un  emploi  si  vague  et  si  meurtrier®. 

D’après  les  informations  de  l’éminent  critique,  et  d’après  celles 
que  nous  avons  recueillies  nous-même,  il  paraîtrait  que  M.  de  Cha- 
teaubriand, considérant  comme  un  droit  acquis  le  titre  et  la  pension 
de  12,000  francs  attachée  au  titre  de  ministre  d’État,  « place  réputée, 
dit-il,  jusque-là  inamovible,»  ayant  obtenu  ce  titre  et  cette  pension  dans 
un  moment  où  les  concurrents  n'abondaient  pas,  c’est-à-dire  pendant 
l’exil  de  Louis  XVIll  à Gand;  en  ayant  été  dépouillé  après  la  publica- 
tion de  la  Monarchie  selon  la  Charte;  ayant  été  réintégré  une  pre- 
mière fois  dans  ce  titre  et  dans  cette  pension  à l’occasion  du  baptême 
du  duc  de  Bordeaux,  pour  en  être  de  nouveau  dépouillé  en  1824  lors 
de  son  expulsion  du  ministère  Villèle,  aurait,  si  l’on  en  croit  M.  de 
Vitrolles,  exigé,  après  le  renversement  de  ce  ministère  en  1828,  et 
avant  de  consentir  à accepter  l’ambassade  de  Rome,  la  restitution  de 
tous  les  arrérages  de  cette  pension  de  ministre  d’État  pour  tout  le 
temps  où  il  en  avait  été,  suivant  lui,  indûment  privé. 

Nous  ne  nous  chargerons  pas  de  discuter  le  récit  deM.  de  Vitrolles, 
puisqu’il  n’a  pas  encore  été  publié;  nous  ne  nous  chargerons  pas  non 
plus  d’établir  que,  si  M.  de  Chateaubriand  a eu  cette  prétention,  elle 
était  légitime.  Mais  ce  qui  nous  aide  à croire  que  si  le  fait  est  exact, 
la  prétention,  bien  ou  mal  fondée,  était  du  moins  sincère,  c’est  que 

* Voir  le  Cinquante  et  unième  Entretien  littéraire  de  M.  de  Lamartine,  p.  169. 

^ Chateaubriand  et  son  groupe  littéraire,  l.  II,  p.  388. 


ET  LA  CRITIQUE. 


14» 

M.  de  Chateaubriand  nous  apprend  lui-même  dans  ses  Mémoires  qu’a* 
près  la  brutale  destitution  dont  il  avait  été  l’objet  en  1824  on  lui 
offrit  un  nouveau  brevet  de  cette  môme  pension,  signé  do  l’un  des- 
ministres  qui  l’avaient  si  gravement  offensé,  et  qu’il  le  refusa , ne  vou- 
lant pas  recevoir  à titre  de  grâce,  delà  part  d’un  ennemi,  ce  qu’il  re- 
gardait comme  un  droit  acquis  en  vertu  de  l’ancien  brevet.  Il  est  vrai 
qu’il  ne  nous  parle  pas  dans  ses  Mémoires  du  fait  raconté  par  M.  de 
Yitrolles,  et  qui  se  serait  passé  quatre  ans  après,  en  1828.  Son  si- 
lence sur  ce  point,  si  te  fait  est  réel  (ce  que  nous  n’affirmons  ni  ne 
contestons),  suffit  pour  indiquei’  que,  s’il  se  croyait  le  droit  d’im- 
poser cette  condition  avant  de  partir  pour  Rome,  il  n’était  pas  bien 
sûr  de  faire  partager  son  opinion  à ses  lecteurs,  et  que  ce  genre  de 
pression  exercé  par  un  vainqueur  en  vertu  d’un  titre  fort  contesta- 
ble offrait  quelque  chose  d’irrégulier  qui  troublait  le  sentiment  très- 
vif  qu’il  eut  toujours  de  sa  dignité  d'homme  public. 

Dans  tous  les  cas,  et  quels  que  puissent  être  les  récits  de  M.  de  Vi- 
trolles  ou  de  toute  autre  personne  sur  M.  de  Chateaubriand,  il  n’y  a 
pas,  suivant  nous,  de  témérité  à affirmer  d’avance  que  si  l’on  décou- 
vre, par  hasard,  dans  la  vie  de  cet  homme  illustre,  quelque  cii’con- 
slance  où  il  aura  pu  subir,  avec  un  certain  désavantage  pour  sa  mé- 
moire, ces  nécessités  financières  qui  ont  pesé  plus  fâcheusement  sur 
d’autres  hommes  considérables  avant  et  après  lui,  et  auxquelles  bien 
d’autres  personnages  encore  ont  su  habilement  se  soustraire,  soit  en 
se  faisant  beaucoup  donner  par  leur  souverain  sans  rien  exiger,  soit 
en  utilisant  au  profit  de  leurs  propres  affaires  leur  influence  sur  les 
affaires  de  l’État,  jamais  du  moins  on  ne  parviendra  à prouver  qu’il 
ail  mérité  la  cruelle  expression  qu’emploie  si  légèiementà  son  égard 
M.  de  Lamartine,  et  qu’il  soit  de  ceux  desquels  on  puisse  dire  quon 
leur  ferme  la  bouche  avec  de  l’ai’gent  ; car,  s’il  en  était  ainsi,  celle 
bouche  redoutable  eût  été  plus  souvent  fermée,  et  M.  Sainte-Beuve 
n’aurait  pas  pu  faire  à M.  de  Chateaubriand  le  reproche,  sous  cer- 
tains rapports  mieux  fondé,  d’avoir,  sur  quarante-quatre  ans  de 
vie  publique  (de  1804  à 1848),  passé  non  pas  quarante-deux  ans  (il 
nous  semble  que  l’éminent  critique  force  un  peu),  mais  environ  qua- 
rante ans  dans  l’opposition  la  plus  déclarée.  En  nous  étonnant  et  en 
nous  aflligeant  des  rigueurs  de  M.  de  Lamartine  envers  la  renom- 
mée d’un  vieux  compagnon  de  gloire,  nous  devons  toutefois  recon- 
naître que  ces  rigueurs  de  la  part  d’un  génie  bienveillant  par  nature, 
assez  généralement  disposé  à peindre  en  beau  les  personnes  et  les 
choses,  et  qu’on  pourrait  même  dire  prodigue  de  compliments  pour 
les  vivants,  sont  certainement  un  des  signes  les  plus  manifestes  de 
l’extrême  défaveur  qui  en  ce  moment  pèse  sur  la  mémoire  de  M.  de 
Chateaubriand. 

i8CI« 


10 


14'ô 


ClfATEAUBRIAKD 


Cette  défaveur  sera-t-elle  durable?  Ne  tient-elle  pas,  en  partie  du 
moins,  à des  causes  passagères,  qui  déjà  s’amoindrissent  et  qui  bien- 
tôt disparaîtront?  A côté  des  symptômes  de  disgrâce  que  nous  venons 
de  signaler,  n’existe-t-il  pas  des  symptômes  contraires  qui  tendent  à 
rétablir  l’équilibre,  entre  l’admiration  outrée  et  sans  bornes  qui  fut 
prodiguée  au  glorieux  vivant,  et  l’espèce  de  revanche  que  l’esprit  de 
dénigrement  si  longtemps  comprimé  semble  vouloir  prendre  sur  lui 
après  sa  mort?  C’est  ce  qu’il  nous  reste  à examiner  avant  d’essayer  de 
faire  de  notre  mieux  et  sans  autre  préoccupation  que  celle  de  la  vérité 
la  part  du  bien  et  du  mal  dans  les  œuvres,  la  vie  et  le  caractère  de 
M.  de  Chateaubriand. 


Il 

Parmi  les  intluences  diverses  qui  agissent  aujourd’hui  dans  un 
sens  défavorable  à la  mémoire  de  Chateaubriand,,  il  en  est  de  géné- 
rales qui  s’exercent  non-seulement  sur  lui,  mais  sur  toutes  les  illus- 
trations de  son  siècle,  et  il  en  est  d’autres  qui  le  concernent  plus  par- 
ticulièrement. Étudions  d'abord  les  premières. 

M.  Sainte-Beuve  est  incontestablement  fondé  en  droit  lorsque, 
s’emparant  d’une  phrase  écrite  en  1802  dans  le  Génie  du  christianisme 
et  dirigée  contre  les  auteurs  du  dix-huitième  siècle,  il  la  retourne 
contre  M.  de  Chateaubiland  lui-même  et  contre  ses  contemporains,  et 
i(uand  il  répète  après  lui:  « Il  n’est  plus  temps  de  le  dissimuler,  les 
écrivains  de  notre  âge  ont  été  en  général  placés  trop  haut.  » Ceux  de 
notre  siècle  sont  en  effet  dans  le  même  cas  que  ceux  du  siècle  précé- 
dent: tous  ont  été  surfaits,  tous  seront  diminués,  et  M.  de  Chateau- 
briand, surfait  comme  eux,  sera  diminué  comme  eux.  Mais  dansquelle 
mesure?  Là  est  la  question.  C’est  à déterminer  cette  mesure  que 
M.  Sainte-Beuve  emploie  toute  la  sagacité  de  son  esprit  et  toute  la 
tînesse  do  son  goût  ; sans  examiner  encore  si  l’éminent  critique  n’a 
pas  été  quelquefois  injuste,  surtout  dans  les  appréciations  d’ordre 
moral,  constatons  seulement  un  fait  évident,  un  fait  que  M.  Sainte- 
Beuve  doit  reconnaître  lui-même,  c’est  que  les  écrivains  qui  atta- 
chent avec  raison  une  grande  importance  à ses  jugements  et  qui 
sont  le  plus  favorables  à son  ouvrage  sur  M.  de  Chateaubriand  ont, 
en  général,  une  tendance  très-marquée  à dépasser  de  beaucoup  la 
sévérité  du  premier  juge  et  à aggraver  considérablement  sa  sentence 
par  la  traduction  qu’ils  en  font.  Le  prenqier  juge  nous  dit  qu’il  s’agit 
de  substituer  à l’égard  de  M.  de  Chateaubriand  la  vraie  critique^  la 


ET  LA  CRITIQUE. 


147 


•critique  judicieuse,  à la  dévotion  *.  ill  se  défend  à plusieurs  reprises 
de  tout  parti  pris  contre  la  gloire  de  cet  homme  illustre,  et  l’on  vient 
de  voir,  par  quelques  exemples  choisis  parmi  une  foule  de  témoi- 
gnages de  même  nature  que  nous  avions  sous  les  yeux,  avec  quelle 
facilité  la  rigueur  plus  ou  moins  mitigée  et  nuancée  de  M.  Sainte- 
Beuve  se  transforme,  sous  la  plume  des  critiques  de  seconde  main, 
en  un  mépris  très-net  et  très-accentué.  N’y  a-t-il  pas  déjà  dans  cette 
disposition  générale  des  esprits  un  signe  du  temps  qui  vaut  la  peine 
qu’on  s’y  arrête? 

Quand  M.  Sainte-Beuve  nous  dit  que  nous  vivons  dans  un  temps 
« où  il  n’y  a presque  pas  de  critique  proprement  dite,  ou  les  critiques 
eux-mêmes  se  font  peuple  et  poussent  à l’idole,  àda  statue,  » il  a certai- 
nement raison  ; les  choses  se  passent  en  effet  ainsi  tant  qu’un  homme 
illustre  l’este  en  possession  de  sa  vie  et  de  sa  renommée.  Tant  qu’il 
peut  servir  ou  nuire,  l’éloge  ou  le  blâme  désintéressé  n’existe  pas 
pour  lui.  Il  ne  rencontre  guère  que  des  panégyristes  dont  les  adula- 
tions lui  tournent  la  tête,  ou  quelques  ennemis  déclarés  dont  les  criti- 
ques ne  lui  servent  de  rien  parce  qu’il  n’en  lient  nul  compte.  Mais  il 
faut  convenir  aussi  que,  même  dans  le  cas  où  il  aurait  ce  bonheur 
assez  rare  de  faire  durer  sa  renommée  autant  que  sa  vie,  la  mort 
change  terriblement  sa  situation. 

Notre  siècle,  qui  aime  souvent  à se  distinguer  du  siècle  précédent  en 
se  qualiliantavec  un  peu  d’emphase  une  époque  de  reconstruction 
ble  jusqu’ici  caractérisé  avant  tout  par  l’instabilité  en  tous  genres.  Tout 
s’y  prend  à l’essai,  rien  n’y  tient,  rien  n’y  dure;  il  y souille  un  vent 
qui  abat  avec  la  môme  rapidité  les  gouvernements,  les  édifices  et  les 
réputations  ; notre  siècle,  à la  vérité,  construit  ces  trois  choses  presque 
aussi  rapidement  qu’il  les  détruit.  Pour  ne  parler  ici  que  des  réputa- 
tions, elles  se  font  vite,  s’exagèrent  aisément  et  se  défont  de  même, 
et,  s’il  s'en  trouve  quelques-unes  qui  aient  eu  ce  rare  privilège  de 
se  conserver  pendant  une  longue  vie,  la  mort  les  soumet  à une 
épreuve  plus  rude  qu’elle  ne  le  fut  à aucune  autre  époque,  car  le  pu- 
blic de  nos  jours  est  remarquablement  enclin  à se  fatiguer  d’avoir  porté 
longtemps  le  poids  d’une  renommée,  si  cette  renommée  est  son  ou- 
vrage, et  à se  sentir  reconnaissant  pour  quiconque  cherche  à le  soula- 
ger de  ce  fardeau. 

* Il  y a longtemps  que  la  dévotion  n’existe  plus  pour  M.  de  Chateaubriand,  elle  ne 
lui  a guère  survécu.  Il  est  vrai  que  la  préface  où  M.  Sainte-Beuve  emploie  ce  mot 
est  datée  de  1849;  mais  son  ouvrage,  qui  se  compose  principalement  de  leçons  faites 
à rUniversité  de  Liège  en  1848  et  1849,  ayant  été,  comme  il  nous  le  dit  lui-même, 
fort  retouché  depuis,  et  n’ayant  été  publié  qu’à  la  fin  de  l’an  dernier,  nous  le  con- 
sidérons naturellement  comme  un  ouvrage  récent  destiné  à êtx’e  étudié  non-seule- 
ment en  lui-même,  mais  dans  l’effet  récent  qu’il  a produit. 


48 


CHATEAUBRIAISD 


Que  l’on  compare  ce  qui  se  passe  au  sujet  de  Chateaubriand  à ce 
qui  se  passait  treize  ans  après  Ja  mort  de  Voltaire  et  de  Rousseau,  A 
quelque  point  de  vue  qu’on  se  place  pour  juger  ces  deux  écrivains,  le 
bien  et  le  mal,  le  vrai  et  le  faux,  étaient  certainement  aussi  mêlés 
dans  leurs  œuvres  qu’ils  peuvent  l’être  dans  celles  de  Chateaubriand. 
Leur  talent  littéraire  ne  prêtait  pas  moins  que  le  sien  à la  critique. 
Quant  à leurs  doctrines,  elles  étaient  à coup  sûraussi  discutables  que 
les  siennes,  elles  n’étaient  pas  plus  que  les  siennes  à l’abri  du  re- 
proche de  scepticisme,  d’inconséqence,  de  contradiction,  et,  dans  ce 
qu’elles  avaient  de  plus  arrêté,  elles  s’attaquaient  non-seulement  à des 
mensonges  et  à des  abus,  mais  aux  sentiments  ou  aux  institutions  les 
plus  necessaires  à la  vie  morale  et  sociale  de  l’humanité;  toutes  les 
faiblesses  de  leur  caractère  étaient  complètement  dévoilées  ; la  corres- 
pondance du  premier,  les  Confessions  du  second,  les  montraient  à tous 
les  yeux  avec  des  qualités,  mais  aussi  avec  de  très- grands  et  même  de 
très-vilains  défauts.  Ils  furent  après  leur  mort  vivement  combattus,  mais 
non  moins  vivement  défendus,  et  aujourd’hui  encore  la  mémoire  de 
chacun  d’eux,  objet  de  nos  disputes  passionnées,  nous  rappelle,  pour 
employer  une  expression  heureuse  deM.  deBarante,  « le  cadavre  de  Pa- 
trocle,  que  se  disputaient  avec  acharnement  les  Grecs  et  lesTroyens.  » 
Comment  se  fait-il  que  la  renommée  de  Chateaubriand  n’éveille  guère 
chez  le  public  pris  en  masse  qu’un  sentiment  d’indifférence,  où  se 
distingue  seulement  unpeu  de  curiosité  pour  les  attaques  dont  ellepeut 
être  l'objet?  Nous  prévoyons  sanspeine  que  notre  remarque  va  paraître 
bien  dénuée  d’intelligence  à quelques-uns  de  ces  grands  esprits  qui 
traite  nt  de  haut  une  gloire  à laquelle  se  sont  laissé  prendre  trois  gé- 
nérations d’esprits  faibles.  Ces  grands  esprits  nous  répondront  que  le 
public  ne  s’intéresse  point  à Chateaubriand  et  s’intéresse  encore  à 
Voltaire  et  à Rousseau,  parce  que  ceux-ci  représentent  quelque  chose, 
tandis  que  Chateaubriand  ne  représente  rien;  parce  que  ceux-ci  sont 
des  hommes  de  l’avenir,  tandis  quç  Chateaubriand  est  un  homme  du 
passé,  A cette  sentence  fastueuse  nous  opposerons  humblement  deux 
objections.  La  première,  c’est  que  si  les  questions  d'art,  de  religion, 
de  liberté,  ne  sont  pas  des  questions  éteintes,  des  questions  du  passé. 
Chateaubriand  s’étant  beaucoup  et  puissamment  occupé,  en  bien  ou 
en  mal,  de  ces  trois  choses,  il  est  permis  de  s’étonner  que  le  public  ne 
s’occupe  un  peu  de  sa  mémoire  que  pour  prêter  une  oreille,  d’ailleurs 
fort  distraite,  à ceux  qui  la  déprécient  ou  l’insultent. 

La  seconde,  c’est  que  l’indifférence  du  public  de  nos  jours  pour  les 
morts  illustres  qui  ont  ce  désavantage  d’avoir  été  par  lui  admirés  et 
encensés  vivants  ne  paraît  pas  se  borner  aux  hommes  du  passé.  Il 
est  probable  que  ceux  qui  dédaignent  Chateaubriand  à ce  titre  sont 
disposés  à considérer  comme  des  hommes  de  l’avenir  Béranger  ou  La- 


ET  LA  CUiriQLE. 


149 


mennais  (colui-là  du  moins  pour  la  seconde  moitié  de  sa  cai'rièrel. 
Eh  bien,  on  ne  voit  pas  que  ces  deux  mémoires  aient  plus  que  celle 
de  Chateaubriand  le  privilège  d’intéresser  vivement  le  public.  11  nous 
semble  au  contraire,  et  nous  le  prouverons  tout  à l’heure,  qu’après 
avoir  reçu  comme  la  sienne  l’hommage  suprême  et  retentissant  qui 
accompagne  les  funérailles,  elles  sont  tombées  dans  un  délaissement 
plus  grand  encore,  et  que,  pour  eux  comme  pour  lui,  c’est  l’at- 
taque plus  que  la  défense  qui  a le  privilège  de  réveiller  un  peu 
l’attention. 

Il  va  sans  dire  que,  quand  nous  rapprochons  du  nom  de  Chateau- 
briand d’autres  noms  qui  ont  subi  la  môme  destinée  que  le  sien,  nous 
ne  nous  proposons  nullement  de  plaider  sans  distinction  en  faveur 
de  toutes  les  réputations  de  notre  siècle,  et  de  soutenir  que  la  dé- 
chéance qui  les  frappe  toutes  également  est  également  injuste.  Nous 
voulons  seulement  constater  une  tendance  qu’on  ne  saurait  mécon- 
naître chez  les  hommes  de  nos  jours  et  qui  consiste  à aimer  qu’on  leur 
démontre  que  tout  mort  illustre,  quel  qu’il  soit,  a usurpé  pendant  sa 
vie  leur  admiration  et  leur  respect,  que  toute  renommée  est  une 
affaire  de  chance  ou  d’intrigue,  qu’aucun  talent,  aucun  caractère,  ne 
résiste  à un  examen  sérieux.  Si  cette  tendance  coïncidait  visiblement 
avec  un  notable  progrès  dans  notre  goût  littéraire  et  une  sévérité 
toujours  croissante  dans  nos  mœurs  privées  et  publiques,  il  n’y  aurait 
pas  lieu  de  s’en  effrayer,  on  pouri  ait,  au  contraire,  s’en  féliciter.  Mais, 
s’il  en  était  autrement,  si  la  rigueur  envers  les  morts  était  propor- 
tionnée au  relâchement  et  à la  complaisance  entre  vivants;  si  l’homme 
supérieur,  en  proie  à la  flatterie  tant  qu’il  existe,  devait  être  voué 
quand  il  n’est  plus,  non  pas  à la  justice  qui  rend  à chacun  ce  qui  lui 
est  dû,  mais  à la  révolte  éternelle  de  l’esprit  d’envie  et  de  dénigre- 
ment d’autant  plus  âpre  à lui  refuser  tout  respectqu’il  aurait  fait  plus 
d’efforts  pour  l’obtenir,  il  faudrait  alors  admettre  que  Chateaubriand 
a eu  raison  lorsque,  dans  ses  accès  d’une  misanthropie  à la  fois  or- 
gueilleuse et  découragée,  il  a dit  en  mettant  seulement  à part  Napo- 
léon ; «Je  suis  convaincu  que  nous  nous  évanouirons  tous:  première- 
ment, parce  que  nous  n’avons  pas  en  nous  de  quoi  vivre;  secondement, 
parce  que  le  siècle  dans  lequel  nous  commençons  ou  finissons  nos 
jours  n’a  pas  lui-même  de  quoi  nous  faire  vivre.  Des  générations 
mutilées,  épuisées,  dédaigneuses,  sans  foi,  vouées  au  néant  qu’elles 
aiment,  ne  sauraient  donner  l’immortalité;  elles  n’ont  aucune  puis- 
sance pour  créer  une  renommée.  » 

Il  faudrait  se  préparer  à voir  disparaître  chez  les  intelligences  douées 
de  facultés  supérieures,  pour  le  bien  comme  pour  le  mal,  cette  pré- 
occupation de  l’avenir,  qui  est  souvent  l’iniiquc  religion  qui  leur 
reste,  l’unique  frein  qui  les  retienne.  Du  moment  où  celte  croyance  en 


150 


CHATEAUI5RIAND 


la  postérité,  professée  même  par  Diderot,  qui  ne  croyait  pas  en  Dieu, 
serait  absolument  éteinte,  l’homme  habile  et  fort  ne  vivrait  plus  que 
pour  donner  satisfaction  à ses  appétits  de  domination,  de  richesse  et 
de  plaisir,  et,  pour  employer  une  autre  expression  énergique  de  Cha- 
teaubriand, « il  ne  ferait  pas  plus  de  cas  de  sa  mémoire  que  de  son 
cadavre.  » 

Mais,  malgré  les  apparences,  nous  n’en  sommes  pas  encore  là.  L’é- 
poque actuelle  est,  il  est  vrai,  particulièrement  rétive  à l’admiration 
désintéressée  des  morts  parce  qu’elle  est  comme  entraînée  dans  un 
tourbillon  d’événements  confus  et  de  surprises  qui  ne  lui  laisse  que  le 
temps  de  s’occuper  des  vivants.  Dans  ce  tourbillon,  les  vivants  eux- 
mêmes,  instruments  fragiles  de  la  Providence,  s’usent  sur  un  détail, 
ne  durent  qu’unjour  et  voient  leur  renommée  mourir  avant  eux.  Mais 
au  delà  du  présent  il  y a l'avenir.  Quel  que  soit  cet  avenir,  il  sera  sans 
doute  plus  fixe  que  le  temps  actuel,  puisque  celui-ci  est  la  mobilité 
môme;  et,  lorsque  les  hommes  de  cet  avenir,  en  contemplant,  d’un  ri- 
vage quelconque,  notre  tumultueuse  et  incohérente  versatilité,  ver- 
ront au  milieu  de  tant  d’ombres  fugitives  se  dresser  une  réputation 
qui  a pourtant  duré  un  demi-siècle,  il  faudra  bien  qu’ils  s’arrêtent 
devant  elle,  ne  serait-ce  que  pour  se  demander  comment  elle  a pu 
vivre  si  longtemps. 


III 

Engagée  aujourd’hui  dans  cette  sorte  de  détroit  orageux,  au  delà 
duquel  s’ouvrent  les  vastes  et  pacifiques  régions  de  la  gloire,  la  re- 
nommée de  Chateaubriand  n’a  pas  seulement  à lutter  contre  la  résis- 
tance des  vents  qui  soufflent  sur  toutes  les  autres  renommées  de  son 
siècle.  Si  elle  était  moins  solide,  elle  eût  déjà  sombré;  car  elle  s’est 
engagée  dans  ce  détroit  avec  une  charge  très-lourde  d’inimitiés  per- 
sonnelles dont  la  fatalité  ne  lui  a pas  permis  de  s’alléger. 

Ce  fut  certainement  un  malheur  pour  l’illustre  écrivain  qu’il  ait 
été  obligé  de  laisser  publier  ses  Mémoires  immédiatement  après  sa 
mort.  Quiconque  l’a  approché  sait  que  cette  nécessité  fut  le  tourment 
de  ses  derniers  jours  Pour  comprendre  d’ailleurs  combien  sont  na- 

* L’auteur  des  Souvenirs  sur  madame  Re'camier,  auquel  on  ne  peut  refusei- 
l’avantage  des  informations  sûres,  affirme  même  qu’il  ne  consentit  à mettre  en 
gage,  comme  il  dit,  son  cercueil,  et  à subir  un  sacrifice  à la  fois  répugnant  pour 
sa  fierté  et  inquiétant  pour  sa  renommée,  que  parce  qu'il  s’épouvantait  de  laisser 
sans  ressources  madame  de  Chateaubriand,  qui  semblait  naturellement  appelée  à lui 
survivre;  aussi  fut-il  stipulé  dans  l’acte  de  vente  que  la  pension  viagère  de  12,000  fr. 
serait  réversible  sur  la  tête  de  madame  de  Chateaubriand. 


ET  LA  CRITIQUE. 


151 


turels  les  vifs  regrets  qu’il  exprime  dans  sa  préface,  d’avoir  été  con- 
traint par  sa  pauvreté  de  livrer  prématurément  au  public  un  ouvrage 
écrit  pour  l’avenir,  il  suffit  de  réfléchir  que  si  l’extrême  mais  sincère 
ardeur  de  ses  passions  politiques  ne  lui  laissait  pas  le  sentiment  des 
injustices  qu’il  avait  pu  commettre,  il  avait  trop  de  perspicacité  pour 
se  dissimuler  que  la  rigueur  de  ses  jugements  à l’égard  de  beau- 
coup d’hommes  considérables  qui  lui  survivaient  devait  nécessaire- 
ment faire  éclater  sur  sa  tombe  à peine  fermée  les  plus  dures  repré- 
sailles. 

Ce  malheur  fut  aussi  un  tort,  attendu  qu’il  est  toujours  malséant  à 
un  mort  de  parler  des  vivants  avec  la  môme  liberté  que  s’ils  étaient 
morts.  Mais  ce  tort,  qui  ne  porte  guère  que  sur  les  trois  derniers 
volumes  de  cet  ouvrage,  a été  singulièrement  exagéré  ^ Dans  le  dé- 
chaînement des  réciiminations  plus  ou  moins  légitimes  suscitées  par 
ces  trois  derniers  volumes,  on  a été  jusqu'à  articuler  contre  leur  au- 
teur le  reproche  de  lâcheté;  on  oubliait  d’abord  que  M.  de  Chateau- 
briand n’avait  pas  attendu  d’ètre  protégé  par  la  tombe  pour  se  livrer 
de  tout  temps  envers  ses  adversaires  politiques  à de  grandes  violences 
de  pensée  et  de  langage,  que  ses  articles  de  journaux  sous  la  Destau- 
ration,  que  les  pamphlets  qu’il  a publiés  et  signés  sous  le  gouverne- 
ment de  Juillet,  ne  diffèrent  en  rien  par  le  ton  des  pages  les  plus  amères 
et  les  plus  injustement  dédaigneuses  de  ses  Mémoires.  Même  dans  les 
cas,  d’ailleurs  assez  rares,  où  l’auteur  de  cet  ouvrage  posthume  dé- 
passe la  mesure  des  libertés  qu’il  prenait  de  son  vivant,  il  faut  encore 
peser,  avant  de  le  taxer  de  lâcheté,  la  question  de  savoir  si  la  res- 
ponsabilité personnelle  à laquelle  il  échappe  par  sa  mort,  et  le  mal 
réparable  qu’il  peut  faire  à l’homme  qui  lui  .survit,  égalent  le'  dan- 
ger auquel  il  expose  sa  mémoire  en  s’attaquant  à des  vivants,  et  le 
mal  beaucoup  moins  réparable  qu’il  aurait  fait  si  ses  injustices  ne 
portaient  que  sur  des  morts.  La  solution  de  cette  question  dépend  un 
peu  du  degré  de  préférence  que  chacun  accorde  soit  à sa  réputation 
sur  son  repos,  soit  à son  repos  sur  sa  réputation;  mais,  pour  faire 
comprendre  que  les  idées,  en  cette  matière,  peuvent  être  fort  diffé- 
rentes, qu’on  nous  permette  de  citer  un  exemple. 

Lorsque  parut,  en  1789,  la  seconde  partie  des  Confessions  de 
J.  J.  Rousseau,  celle  où  il  a le  plus  violemment  attaqué  un  grand 
nombre  de  personnes  avec  qui  il  avait  eu  des  relations  ; on  disait  à 
Grimm,  qui  s’y  trouvait  fort  maltraité  ; « Il  faut  excuser  Rousseau,  car 
c’est  bien  malgré  lui  que  cette  publication  a lieu  de  votre  vivant  ; il 
avait  expre.ssément  ordonné  que  cette  partie  des  Confessions  ne  fût 

* Quand  nous  parlons  des  trois  derniers  volumes  de  l’ancienne  édition  des  Mé- 
moires d’oiitre-tombe , nous  excluons  le  douzième,  qui  ne  contient  que  des  docu- 
ments sans  importance. 


152 


ClIATEALBRIAND 


publiée  que  vingt-cinq  ans  après  sa  mort,  espérant  que  les  personnes 
dont  il  parlait  mal  ne  seraient  plus.  » Grimrn  répond  : «C’est  en  cela 
que  l’idée  de  Rousseau  me  paraît  mille  fois  plus  révoltante  : n’est-ce 
pas  ajouter  à la  plus  noire  perfidie  la  plus  odieuse  lâcheté?  Si  votre 
âme  a besoin  de  haine  et  de  vengeance,  laissez  du  moins  à ceux  que 
vous  voulez  poursuivre  le  moyen  de  se  défendre  ! » Ainsi,  pour 
Crimm,  la  lâcheté  de  Rousseau  consistait  précisément  à avoir  voulu 
faire  ce  qu’on  reproche  comme  une  lâcheté  à Chateaubriand  de  n’a- 
voir pas  fait. 

Il  n’en  est  pas  moins  vrai  que,  la  majorité  des  humains  préférant 
l’attaque  qui  n’atteint  que  leur  réputation  à celle  qui  trouble  leur  re- 
pos, le  procédé,  pour  un  auteur  de  Mémoires,  le  plus  propre  à satis- 
faire tout  à la  fois  les  convenances  sociales  qui  veulent  être  respec- 
tées et  les  exigences  de  l’histoire  qui  demande  la  complète  sincérité 
des  témoignages;  ce  procédé  est  celui  du  duc  de  Saint-Simon,  qui 
consiste  à dire  tout  ce  qu’on  pense  sur  ses  contemporains  et  à ajour- 
ner la  publication  de  ce  qu’on  a écrit  à l’époque  où  les  personnes  dont 
on  parle  n’existeront  plus. 

Mais  il  ne  faut  pas,  néanmoins,  comme  on  l’a  fait  au  détriment  de 
M.  de  Chateaubriand,  se  méprendre  sur  le  principal  motif  de  la  déter- 
mination de  Saint-Simon,  et  opposer  avec  trop  de  complaisance  la. 
délicatesse  de  sa  prétendue  sollicitude  pour  le  repos  de  ses  survivants 
à la  brutale  indifférence  de  l’auteur  des  Mémoires  d’outre- tombe. 
L’âpre  censeur  du  dix-septième  siècle,  bien  autrement  impitoyable 
que  M.  de  Chateaubriand,  s’est  expliqué  assez  clairement  dans  son  in- 
troduction, pour  qu’il  ne  soit  pas  permis  de  se  tiomper  sur  l’objet  ca- 
pital de  sa  sollicitude.  Après  avoir  établi  que  la  charité,  suivant  lui, 
non-seulement  permet  d’attaquer  les  méchants,  mais  exige  que  ceux 
qui  sont  établis  en  des  administrations  publiques  soient  éclairés  sans 
ménagement  sur  les  personnes  et  sur  les  choses,  il  reconnaît,  il  est 
vrai,  que  l’histoire,  quand  elle  réattaque  et  ne  révèle  que  des  gens 
morts,  offre  cet  avantage  que  la  vérité  y paraît  sans  inconvénients  et 
dans  toute  sa  pureté;  mais  il  ne  laisse  aucun  doute  sur  le  genre  d’in- 
convénients qui  le  préoccupe  le  plus,  car  il  ajoute  immédiatenient  : 


« La  raison  de  cela  est  claire;  celui  qui  écrit  l’histoire  de  son  temps,  qui 
ne  s’attache  qu’au  vrai,  qui  ne  ménage  personne,  se  garde  bien  de  la  mon- 
trer. Que  n’aurait-il  point  à craindre  de  tant  de  gens  puissants,  offensés  en 
personne  ou  dans  leurs  plus  proches  par  les  vérités  les  plus  certaines  et  en 
même  temps  les  plus  cruelles!  Il  faudrait  donc  qu’un  écrivain  eût  perdu  le 
sens  pour  laisser  soupçonner  seulement  qu’il  écrit.  Son  ouvrage  doit  mûrir 
sous  la  clef  et  les  plus  sûres  serrures,  passer  ainsi  à ses  héritiers,  qui  feront 
sagement  de  laisser  couler  plus  d’une  génération  ou  deux,  et  de  ne  laisser 


ET  LA  CRITIQUE. 


155 


paraître  Touvi’age  que  lorsque  le  temps  l’aura  mis  à l’abri  des  ressenti- 
ments » 

N’e.\agérons  donc  point  ce  prétendu  contraste  entre  la  délicatesse  du 
duc  de  Saint-Simon  et  l’indélicatesse  de  M.  de  Chateaubriand.  Ce  que 
le  premier  voulait  avant  tout,  c’est  ce  qu’aurait  voulu  comme  lui  le  se- 
cond, s'il  l’avait  pu,  c’était  mettre  son  ouvrage  à l'abri  des  ressentiments; 
et,  certes,  s’ils  eussent  paru  dans  les  mêmes  conditions  que  les  Mémoi- 
res de  Chateaubriand,  les  Mémoires  de  Saint-Simon,  où  tant  de  person- 
nes sont  l’objet,  non  pas  seulement  d’appréciations  plus  ou  moins  dé- 
daigneuses ou  injustes,  mais  des  imputations  les  plus  noires  et  les 
plus  déshonorantes,  ces  Mémoires  eussent  soulevé  contre  leur  auteur 
des  récriminations  à la  fois  bien  plus  légitimes  et  bien  plus  ardentes. 
<}u’on  félicite,  si  l’on  veut,  Saint-Simon  d’avoir,  en  ajournant  la  pu- 
blication de  ses  attaques,  esquivé  la  riposte  de  ses  adversaires,  ou 
empêché  la  défense  de  ses  victimes;  mais  qu’on  ne  lui  fasse  pourtant 
pas  un  trop  grand  mérite  d’avoir  pu,  sans  péril  pour  sa  mémoire,  at- 
taquer la  mémoire  de  tant  de  personnes;  qu’on  ne  fasse  pas  surtout 
à Chateaubriand  un  trop  grand  crime  de  n’avoir  pas  eu  le  même 
bonheur  en  gardant  bien  plus  de  mesure  dans  ses  attaques,  car, 
si  le  mode  de  publication  adopté  par  Saint-Simon  est  le  plus 
convenable,  il  est  incontestablement  aussi  le  plus  avantageux  pour 
l’accusateur.  Du  moment  où  les  vivants  sont  complètement  dés- 
intéressés dans  la  querelle  qu’un  mort  fait  à des  morts,  ils  permet- 
tent tout  à l’assaillant,  pourvu  qu’il  ait  de  la  passion  et  du  talent.  Ses 
violences  de  plume  les  plus  outrageantes  ou  les  plus  iniques  sont 
mises  sur  le  compte  de  sa  bonne  foi,  ses  vanteries  les  plus  exorbi- 
tantes deviennent  un  trait  essentiel  et  intéressant  de  son  caractèi'e  ou 
de  son  temps,  l’àpreté  de  ses  rancunes  et  de  ses  prétentions  froissées 
-se  confond  à distance  avec  l’expression  éloquente  de  sa  vertu  indignée. 
C’est  en  vainque  quelques  contemporains  de  ce  mort,  prévoyant  peut- 
être  les  coups  que  le  vivant  leur  prépare  dans  le  secret,  nous  mettent 
d’avance  en  garde  contre  lui.  C'est  en  vain  que  le  marquis  d’Argen- 
son,  par  exemple,  nous  dira  en  nous  parlant  de  Saint-Simon  : « C’est 
« un  petit  boudrillon,  un  petit  dévot  sans  génie  et  plein  d’amour-pro- 
« pre,  c’est  un  caractère  odieux,  injuste  et  anthropophage.  » La  pos- 
térité n’en  croit  rien,  et  nous  pensons  qu’elle  a raison  de  n’en  lien 
croire.  Elle  n’adopte  cependant  pas  pour  cela  tous  les  jugements  de 
Saint-Simon,  pas  plus  qu’elle  n’adoptera  tous  ceux  de  Chateaubriand; 
•elle  sait  se  défier  de  son  témoignage  quand  il  est  dicté  par  la  haine, 
la  jalousie,  la  vanité  blessée,  ou  contrarié  soit  par  d’autres  témoi- 

* Mémoires  du  duc  de  Saint-Simon,  Introduction,  p.  18,  édition  Delloye. 


154 


CHATEAUBRIAND 


gnages,  soit  par  les  faits.  Mais  ses  injustices,  même  les  plus  évi- 
dentes, ne  soulèvent  contre  sa  mémoire  aucun  mouvement  de  haine 
et  encore  moins  de  mépris. 

Il  n’en  est  plus  de  même  lorsqu’un  mort  est  assez  téméraire  pour 
s’attaquer  à des  vivants  : en  même  temps  qu’il  se  donne  les  fâcheuses 
apparences  de  l’impunité,  il  a en  réalité  tous  les  désavantages  de  l’im- 
puissance et  de  l’abandon,  et  il  prépare  à sa  renommée  un  rude  as- 
saut,car  il  a contre  lui  non-seulement  tous  ceux  qu’il  attaque,  et  leurs 
familles  et  leurs  amis,  mais  il  est  exposé  à voir  se  ranger  parmi  ses 
adversaires  tous  ceux  qui  s’attendaient  à figurer  avec  éloge  dans  son 
œuvre  posthume,  et  qui  n’y  figurent  pas;  il  se  fait  même  des  ennemis 
de  ceux  qui,  s’y  trouvant  insuffisamment  loués,  lui  gardent  rancune 
de  sa  parcimonie  comme  d’une  criante  iniquité.  Il  peut  compter  en- 
core que  tous  ses  contemporains,  qui  écriront  après  lui  leurs  Mé- 
moires, soit  qu’ils  aient  des  griefs  personnels,  soit  qu’ils  n’en  aient 
pas,  se  laisseront,  en  parlant  de  lui,  influencer  plus  ou  moins  par  la 
disposition  de  tant  de  personnes  à le  juger  sévèrement.  Le  petit  nom- 
bre d’hommes  qui  ont  gardé  à ce  glorieux  mort  un  souvenir  respec- 
tueux et  désintéressé,  ne  pouvant  méconnaître  qu’il  est  souvent  in- 
juste et  que,  quand  il  est  juste,  il  est  offensant,  n’osent  pas  lutter  contre 
la  réaction  d’injustice  et  de  dédain  dont  il  est  à son  tour  l’objet,  de 
crainte  de  passer  pour  complices  de  ses  torts.  Et  qui  voudrait  se  com- 
promettre pour  un  mort,  si  illustre  qu’il  soit,  quand  ce  mort  s’est  mis 
en  dehors  de  tous  les  partis,  et  ne  peut  être  appuyé  par  aucun  d’eux, 
quand  il  est  très-mal  vu  dans  le  monde  et  quand  il  a des  torts  à 
se  reprocher  ? 

Pour  résister  à tous  les  désavantages  de  cette  situation,,  il  eût  fallu 
à l’auteur  des  Mémoires  cV outre-tombe  un  grand  succès  devant  le 
public.  Le  public,  en  effet,  a pris  souvent  sous  sa  protection  des  ou- 
vrages sans  valeur  en  eux-mêmes  et  aussi  injustes  que  peuvent  l’être 
les  pages  les  plus  injustes  des  Mémoires  d’outre-tombe.  Qui  ne  se 
souvient,  en  effet,  ou  plutôt  qui  n’est  étonné  aujourd’hui  de  l’écla- 
tante popularité  obtenue  jadis  par  ces  tristes  pamphlets  signés  Timon, 
si  laborieux,  si  grimaciers  dans  leur  violence  et  au  fond  si  dénués 
d’équité  ? 

Mais,  après  l’amer  chagrin  de  ne  pouvoir  ajourner  l’apparition  de 
son  livre,  l’auteur  des  Mémoires  d’ outre -tombe  était  destiné  à en 
subir  un  autre  non  moins  amer.  Lui,  qui  avait  tant  soigné  pendant  sa 
vie  et  l’à -propos  et  le  mode  de  ses  publications,  devait  être  condamné 
à mourir  avec  l’idée  que  son  ouvrage  de  prédilection  paraîtrait  sous 
un  mauvais  jour,  à une  mauvaise  heure,  dans  les  conditions  les  plus 
contraires  à un  succès  ; la  société  d’actionnaires  qui  le  lui  avait 
acheté  moyennant  une  rente  viagère,  trouvant  qu’il  vivait  trop  long- 


ET  LA.  CRITIQUE. 


155 


temps  et  désireuse  de  rentrer  dans  ses  fonds,  imagina  de  vendre 
d'avance  à un  journal  l’œuvre  qu’elle  avait  achetée  d’avance,  en  con- 
férant à ce  journal  le  droit  d’imprimer,  découpé  en  feuilletons,  un 
ouvrage  essentiellement  incompatible  avec  ce  mode  de  publication  : 
car  cet  ouvrage,  dénué  d’intérêt  romanesque  proprement  dit,  ne  pré- 
sentait aucun  de  ces  artifices  d’arrangement  de  coupure  et  de  sur- 
prises qui  font  lire  les  feuilletons  ; ayant  été  composé  à des  époques 
et  sous  des  impressions  très-différentes,  il  offrait  une  certaine  inco- 
hérence de  tons  dont  l’effet  ne  pouvait  être  atténué  que  par  une  pu- 
blication simultanée  et  complète,  laquelle  aurait  atténué  également 
le  caractère  offensant  des  attaques  qui  s’y  trouvaient  dirigées  contre 
des  personnes  encore  vivantes. 

L’illustre  vieillard,  désespéré  de  l’abus  qu’on  faisait  de  sa  situation, 
refusa  de  reconnaître  ce  marché.  Il  inséra  dans  son  testament  une 
protestation  formelle  à ce  sujet,  espérant  que  ses  héritiers  pourraient 
mettre  obstacle  à ce  mode  de  publication  ; son  opposition  était  appa- 
remlnent  mal  fondée  endroit,  puisqu’il  n’y  fut  pas  donné  suite,  et, 
pour  comble  de  malheur,  l’époque  de  sa  mort  permit  de  commencer 
celte  longue  découpure  de  son  œuvre  dans  les  derniers  mois  de  1848, 
c’est-à-dire  au  milieu  d'une  crise  sociale  qui  ébranlait  toutes  les 
existences.  Des  lecteurs  affairés,  vivant  dans  l’anxiété  du  lendemain, 
parcourant  à la  hâte,  sur  la  table  d’un  café,  le  journal  la  Presse, 
pour  y chercher  des  nouvelles  de  l’émeute  de  la  veille,  de  l’état  de  la 
rente,  des  chances  de  la  république  rouge  et  de  la  république  modé- 
rée, se  virent  poursuivis  chaque  malin  par  un  beau  morceau  de  prose 
tantôt  pittoresque,  tantôt  lyrique,  tantôt  philosophique,  par  des 
pages  plus  intéressantes  comme  œuvre  d’art  ou  comme  expression 
énergique  et  originale  d’un  caractère  que  sous  le  rapport  de  la  nou- 
veauté historique,  où  Chateaubriand  leur  parlait  de  l’aurore,  de  la 
lune,  du  printemps,  de  la  mer,  des  forêts,  de  ses  rêves  de  jeunesse, 
des  vicissitudes  de  sa  vie,  de  la  fuite  des  ans  et  de  la  vanité  des  cho- 
ses humaines,  et  cela  chaque  jour  pendant  dix-huit  mois  : c’était  à 
faire  prendre  en  grippe  la  prose  de  Bossuet  lui-même.  Le  volumineux 
manuscrit  était  à peine  déroulé  à moitié  que  déjà  la  masse  du  public 
demandait  grâce,  déclarant  que  cet  ouvrage  tant  vanté  ne  valait  pas 
le  moindre  roman  de  M.  Alexandre  Dumas  ; et,  lorsque  les  trois  der- 
niers volumes  vinrent  soulever  contre  la  mémoire  de  l’auteur  des 
animosités  passionnées,  ces  représailles  intéressées,  quoique  légiti- 
mes, trouvèrent  un  public  d'autant  mieux  disposé  à les  accueillir  que 
le  coupable  l’avait  ennuyé. 

Cependant,  dès  que  la  France  ne  fut  plus  en  proie  aux  préoccupa- 
tions dévorantes  de  1848  et  de  1849,  dès  que  les  Mémoires  d' outre- 
tombe  ne  s’imposèrent  plus  découpés  en  feuilletons,  mais  se  présen- 


156 


CHATEAUDRIAND 


lèrent  en  volumes,  de  manière  à pouvoir  être  appréciés  dans 
l’ensemble  des  défauts  et  des  qualités  qui  les  distinguenl,  le  public 
commença  à y revenir,  quoique  lentement,  car  une  persistance  de 
mauvaise  étoile  pour  l’auteur  avait  poussé  les  éditeurs  à étendre  en 
douze  volumes,  à grand  renfort  de  papier  blanc  et  de  pièces  justifica- 
tives inutiles,  et  à vendre  par  conséquent  à un  prix  très-coûteux  un 
ouvrage  qui  pouvait  facilement  être  imprimé  en  six  volumes.  Malgré 
ce  grave  inconvénient,  l’édition,  tirée  à un  grand  nombre  d’exem- 
plaires, ne  s’en  est  pas  moins  écoulée  tout  entière,  et  voici  qu’on  vient 
d’en  faire  une  nouvelle  édition  en  six  volumes,  beaucoup  moins  coû- 
teuse que  la  première,  et  qui,  nous  n’en  doutons  pas,  s’écoulera 
beaucoup  plus  rapidement,  parce  qu’avec  tous  ses  défauts  le  dernier 
ouvrage  de  M.  de  Chateaubriand  est  encore  de  force  à enterrer  bon 
nombre  de  productions  qui  se  croient  immortelles^. 


IV 


Tandis  que  le  public  lettré,  le  vrai  public  de  M.  de  Chateaubriand, 
revenait  peu  à peu  aux  Mémoires  cV  outre-tombe  en  les  lisant  avec  con- 
tinuité, la  critique  avait  pris,  à l’égard  de  cet  homme  illustre,  un 
pli  auquel  il  lui  était  plus  difficile  de  renoncer.  Les  uns  trouvaient 
qu’il  était  dur  de  se  priver  du  plaisir  na  turel  de  dire  enfin  son  fait  à un 
homme  pour  lequel  on  avait  si  longtemps  épuisé  toutes  les  formes  du 
panégyrique.  Les  autres,  ne  pouvant  pardonnera  l’auteur  ses  injusti- 
ces à l’égard  du  gouvernement  de  Juillet,  étaient  décidés  à ne  laisser 
échapper  aucune  occasion  de  lui  rendre  guerre  pour  guerre.  Il  est 
manifeste  que  les  violences  de  M.  de  Chateaubriand  contre  les  hom- 
mes et  les  choses  de  1850  constituent  la  partie  la  plus  faible  de  ses 
Mémoires,  car  ici  il  n’accorde  rien  à ses  adversaires,  et  il  est  plus 
occupé  de  les  attaquer  que  de  les  juger®  : quoique  même  dans  cette 

* 11  serait  bien  à désirer  que  celte  édition  nouvelle  des  Mémoires  d'outre-tombe, 
que  nous  ne  connaissons  pas,  fût  purgée  d'un  assez  grand  nombre  de  fautes  typo- 
graphiques qui  nuisent  à la  première. 

® Il  faut  pourtant  bien  reconnaître  aussi,  pour  être  dans  le  vrai,  que  le  gouverne- 
ment de  Juillet,  composé  d’anciens  admirateurs  très-enthousiastes  de  31.  de  Chateau- 
briand, pendatû  sa  période  d’opposition  de  1824  à 1850,  prouva  un  peu  durement 
à l’illustre  écrivain  qu’il  s’inquiétait  peu  d’encourir  sa  haine,  lorsque,  dans  une  cir- 
constance dont  nous  reparlerons,  il  traita  ce  glorieux  vieillard  avec  une  brutalité 
maladroite,  inutile,  et  d’autant  plus  choquante,  qu’elle  émanait  d’un  gouvernement 
de  lettrés  et  de  libéraux. 


ET  LA  CRITIQUE. 


157 


partie  il  aitmontré  une  sagacité  politique  justifiée  par  les  événements, 
en  persistant  jusqu’au  bout  à annoncer  qu’un  pouvoir,  qui  croyait 
avoir  pour  lui  toutes  les  chances  de  durée,  ne  parviendrait  pas  à s’af- 
fermir sur  le  terrain  étroit  où  il  s’était  placé;  quoique,  en  un  mol,  il  ne 
soit  pas  sans  intérêt  de  le  voir  écrire,  au  milieu  des  prospérités  appa- 
rentes de  la  monarchie  de  Juillet,  cette  phrase  : « Tout  cet  ordre  de 
choses  impossibles  et  contradictoires  périra  dans  un  temps  plus  ou 
moins  retardé  par  des  cas  fortuits.  » On  peut  dire  que  ce  mérite  de 
sagacité  tenait  plus  à sa  haine  qu’à  sa  prévoyance,  et  que  de  nos 
jours,  d’ailleurs,  et  dans  notre  pays,  pour  prédire  la  chute  d’un  gou- 
vernement quelconque,  il  n’est  pas  besoin  d’une  perspicacité  surhu- 
maine. De  plus,  si  les  événements  lui  ont  donné  raison  sur  un  point, 
ils  lui  ont  donné  tort  sur  d’autres.  Parmi  ces  hommes  qu’il  détestait 
comme  des  remplaçants  et  qu’il  aimait  à tenir  pour  des  parjures  et 
des  sceptiques,  parce  que  plusieurs  d’entre  eux,  ayant  servi  comme 
lui  la  branche  aînée  des  Bourbons,  n’avaient  pas  cru  devoir  s’englou- 
tir comme  lui  dans  son  naufrage;  parmi  ces  hommes  qu’il  déclarait 
prêts  à s’attacher  indifféremment  à toutes  les  causes  triomphantes, 
il  s’en  est  rencontré  à la  vérité  quelques-uns  qui  ont  prouvé  qu’il  ne 
s’était  pas  trompé  sur  eux,  mais  il  s’en  est  rencontré  aussi  un  certain 
nombre  qui  ont  noblement  démenti  ses  prévisions  injurieuses,  et  qui 
aujourd’hui  le  forceraient  lui-même,  s’il  vivait  encore,  de  reconnaître 
que,  pour  avoir  jadis  préféré  des  institutions  à une  race,  ils  n’étaient 
pas  devenus  les  serviles  adorateurs  du  succès.  Et,  à mesure  que  la 
splendeur  militaire  prenait  chez  nous  le  pas  sur  la  splendeur  civile, 
ces  hommes,  derniers  représentants  d’un  ordre  de  choses  inverse, 
ont  grandi  par  l’effet  même  de  leur  chute;  ils  sont,  pour  les  géné- 
rations nouvelles,  ce  qu’étaient,  pour  nos  devanciers  de  la  Bestau- 
ration,  les  vieux  généraux  de  l’Empire.  Ceux-là  réveillaient  des  sou- 
venirs de  gloire,  ceux-ci  raniment  aujourd’hui  dans  les  âmes  des 
souvenirs  de  liberté. 

De  même , si  l’on  ne  peut  refuser  à l’auteur  des  Mémoires  fV outre- 
tombe le  sentiment  très-vif  d’un  des  côtés  faibles  de  cette  monarchie 
de  Juillet,  trop  prudente  avec  l’étranger,  dans  un  temps  où  le  progrès 
des  lumières  et  de  la  philosophie  n’ernpêche  pas  encore  les  gouverne- 
ments les  plus  éclairés  de  proportionner  l’aménité  de  leurs  procédés 
respectifs  à la  crainte  qu’ils  s’inspirent  mutuellement,  il  est  diffi- 
cile, aujourd’hui,  de  prendre  au  sérieux  les  tirades  véhémentes  de 
l’auteur  des  Mémoires  cl' outre-tombe  contre  la  tyrannie  de  Philippey 
les  prétoriens  de  Philippe,  et  l’abomination  des  lois  de  septembre. 

Mais,  en  faisant  la  part  de  ces  erreurs,  n’est-il  pas  naturel  de  de- 
mander à des  critiques  éminents  de  ne  pas  refuser  tout  mérite  et 
toute  justice  à un  des  hommes  les  plus  illustres  de  leur  siècle. 


158 


CHATEAUlillIAND 


par  ce  seul  motif  qu’il  s’est  attribué  trop  de  mérite  et  qu’il  a jugé 
sans  équité  les  institutions  ou  les  personnes  qui  leur  sont  chères  ? Si 
l’on  voulait  seulement  se  souvenir  du  ton  violent,  amer  et  dénigrant 
qui  régnait  dans  l’opposition  de  toutes  les  nuances  à l’époque  où 
M.  de  Chateaubriand  écrivait  les  pages  qu’on  ne  peut  pas  lui  pardon* 
ner,  on  reconnaîtrait  que  ces  pages  ne  sont  que  l’écho  de  ce  qui  alors 
se  disait  ou  s’écrivait  partout , et  qu’elles  diffèrent  très-peu  d’une 
foule  de  discours  prononcés  à la  tribune  ou  d’articles  écrits  dans  les 
journaux  par  bien  des  hommes  avec  lesquels  on  s'est  réconcilié  de- 
puis et  pour  lesquels  on  professe  une  considération,  d’ailleurs  très- 
motivée.  Pourquoi  donc  une  rancune  éternelle  serait-elle  exclusive- 
ment réservée  à la  mémoire  de  Chateaubriand?  ceux  qui  le  rempla- 
çaient ont  été  remplacés  à leur  tour;  sont-ils  bien  sûrs,  s’ils  laissent 
des  Mémoires  sincères  sur  leurs  successeurs,  de  les  apprécier  tou- 
jours avec  justice? 

Si  le  mal  que  M.  de  Chateavdjriand  a pu  faire  aux  hommes  respecta- 
tables  qu’il  a attaqués  était  un  mal  sans  remède,  on  comprendrait  qu’il 
fût  à son  tour  l’objet  d’éternelles  rigueurs.  Mais  rien  n’est  plus  com- 
mun, rien  n’est,  on  peut  le  dire,  plus  banal  dans  l’histoire  que  l’in- 
justice entre  des  adversaires  ou  des  rivaux.  La  postérité  ne  s’en 
étonne,  ni  ne  s’en  offense,  elle  écarte  sans  peine  les  témoignages 
faussés  par  la  passion,  elle  ne  juge  ni  Henri  de  Rohan  d’après  Riche- 
lieu, ni  Richelieu  d’après  Henri  de  Rohan,  ni  Rousseau  d’après  Vol- 
taire , ni  Voltaire  d’après  Rousseau  ; mais  elle  n’a  jamais  fait  un 
crime  ou  un  déshonneur  à un  homme  irrité  d’avoir  méconnu  les 
qualités  deson  ennemi.  Elle  écartera  donc,  pour  juger  M.  de  Chateau- 
briand, tous  ses  sentiments  d’animosité  personnelle,  si  légitimes 
qu’ils  puissent  être,  qui , 'directement  ou  indirectement  contri- 
buent beaucoup  à la  défaveur  dont  sa  mémoire  est  depuis  treize  ‘ 
ans  l’objet  ; elle  écartera  aussi  cet  autre  sentiment  non  personnel, 
mais  qni,  pour  être  plus  général,  n’est  pas  plus  équitable,  le  senti- 
ment qui  fait  qu’une  nation  à laquelle  un  homme  a imposé  une  admi- 
ration prolongée  pendant  cinquante  ans , éprouve  le  besoin  de  se 
délasser  de  cette  sorte  de  gêne  en  passant  d’un  extrême  à l’autre, 
et  brûle  avec  plaisir  ce  qu’elle  a trop  longtemps  adoré. 


V 

Quand  cette  postérité  plus  lointaine  est  plus  désintéressée,  et  par 
conséquent  plus  juste,  prononcera  son  arrêt  sur  M.  de  Chateau- 
briand, elle  n’aura  pas  d’ailleurs  à considérer  comme  autant  d’ad- 
versaires tous  les  survivants  de  cet  homme  illustre.  Si  la  mé- 


ET  LA  CRITIQUE. 


159 


moire  de  l’auteur  du  Génie  du  christianisme  est  aujourd’hui  très- 
attaquée , elle  n’est  pas  cependant  restée  sans  défenseurs.  Sans  par- 
ler du  remarquable  discours  du  successeur  de  M.  de  Chateaubriand 
à l’Académie,  parce  qu’il  est  convenu  que  dans  un  procès  les  éloges 
académiques  ne  comptent  pas,  nous  devons  rappeler  qu’un  de  ses  exé- 
cuteurs testamentaires,  un  homme  éminent,  qui  aujourd’hui  n’est 
plus,  M.  Charles  Lenormant,  a consacré  dans  ce  recueil  même  un 
travail  étendu,  intéressant  et  utilement  consulté  par  nous,  à réfuter 
les  accusations  injustes  dirigées  contre  un  caractère  plus  noble  qu’ai- 
mable, mais  foncièrement  noble,  qu’il  avait  étudié  de  près  pendant 
vingt  ans.  Nous  pourrions  signaler  encore  des  pages  élégantes  et 
judicieuses  de  M.  de  Pontmarlin,  publiées  aussi  dans  ce  recueil  et 
destinées  à combattre  également  cette  espèce  d’épidémie  de  malveil- 
lance dédaigneuse  qui  règne  au  sujet  de  M.  de  Chateaubriand.  Nous 
pourrions  rappeler  enfin  deux  volumes  de  M.  de  Marcellus,  qui  ont 
leur  mérite,  mais  où  l’on  aimerait  cependant  à trouver  un  peu  moins 
de  facilité  dans  les  concessions  faites  par  l’auteur  aux  adversaires  de 
l’homme  illustre  qu’il  a l’intention  de  défendre;  mais  nous  avons 
hâte  d’arriver  à un  ouvrage  qui  est  une  véritable  bonne  fortune  pour 
cette  glorieuse  mémoire  en  même  temps  qu’il  est  un  témoignage  écla- 
tant de  sa  vitalité.  Tandis  que  l’esprit  de  dénigrement  se  complaisait 
à annoncer  que  la  gloire  de  Chateaubriand  s’en  allait  en  fumée,  un 
illustre  et  éloquent  écrivain  l’estimait  encore  assez  solide  pour  lui 
consacrer  tout  un  volume;  tandis  que  des  censeurs  impitoyables  de- 
mandaient avec  dédain  comment  on  pouvait  prendre  au  sérieux  l’in- 
fluence de  Chateaubriand  sur  son  siècle,  M.  Villemain,  commençant 
une  série  d’études  sur  les  hommes  qui  ont  fait,  au  dix-neuvièrnc 
siècle,  la  gloire  des  gouvernements  libres  et  représenté  puissamment 
Y action  de  Yintellûjence  sur  l’opinion^  ne  trouvait  pas  de  nom  qui 
vînt  se  placer  aussi  naturellement  en  tête  de  sa  liste  que  le  nom  de  Cha- 
teaubriand; et,  sans  se  soucier  des  erreurs  passagères  de  ce  bataillon  de 
critiques  contre  lequel  M.  de  Fontanes  défendait  autrefois  les  Martyrs, 
il  nous  disait  : « Ce  que  n’ont  fait  ni  Fox,  ni  Burke,  ni  Canning,  M.  de 
Chateaubriand  l'a  fait!  Il  a changé  dans  l’ordre  moral  une  partie  des 
opinions  de  son  siècle;  il  a ramené  la  littérature  à la  religion  et 
l’esprit  religieux  à l’esprit  de  liberté  : une  influence  à la  fois  si  forte 
et  si  variée  ne  s’exerce  pas  sans  un  don  supérieur,  sans  une  puissance 
originale.  M.  de  Chateaubriand,  il  faut  le  reconnaîlre,  a été  rénova- 
teur dans  l’imagination,  la  critique  et  l’histoire;  par  là,  une  grande 
place  lui  sera  conservée,  malgré  ses  propres  erreurs  et  les  vicissi- 
tudes du  temps  » 

* La  Tribune  moderne,  1'*  partie.  — M.  de  Chateaubriand,  sa  vie,  ses  écrits,  son. 
influence  littéraire  et  'politique  sur  son  temps,  page  554. 


100 


CllATEAüBUIAND 


Condensant  les  faits  répandus  dans  les  Mémoires  d' outre-tombe ^ 
les  contrôlant,  les  discutant  à l’aide  de  documents  particuliers,  iné- 
dits et  intéressants,  mêlant  à une  exposition  lumineuse  et  échauffée 
par  les  sentiments  les  plus  généreux  des  jugements  dont  l’indépen- 
dance n’altère  jamais  le  respect  dû  à un  caractère  élevé,  à un  grand 
génie,  à une  gloire  éclatante , M.  Villemain  nous  semble  avoir  écrit 
l’ouvrage  le  plus  propre  à donner  le  ton  à la  critique  relativement  à 
M.  de  Chateaubriand.  Ce  n’est  pas  que  nous  prétendions  que  ce  bel 
ouvrage  ne  soulève  aucune  objection  et  ne  laisse  plus  rien  à dire  sur 
l’homme  auquel  il  est  consacré;  nous  y avons  trouvé  plus  d’une  ap- 
préciation de  détail  où  M.  Yillemain,  influencé  peut-être  un  peu  à son 
insu  par  les  réprésailles  ardentes  dont  M.  de  Chateaubriand  a été 
l’objet,  nous  paraît  dévier  plus  ou  moins  de  sa  ligne  ordinaire,  qui  est 
celle  d’une  stricte  équité.  Nous  sommes  également  loin  de  penser  que 
le  mérite  éclatant  de  ce  livre  diminue  en  i ien  la  valeur  des  belles 
parties  du  travail  considérable  de  M.  Sainte-Beuve  sur  le  même  sujet. 
— Ces  deux  ouvrages  se  complètent  l’un  l’autre,  et,  sur  un  point  im- 
portant, le  premier,  celui  de  M.  Villemain,  rectifie  utilement  le 
second. 

M.  Villemain  s’est  attaché  principalement  à exposer  le  rôle  public- 
dé  M.  de  Chateaubriand  : même  en  l’étudiant  comme  écrivain  et 
avant  qu’il  fût  devenu  un  homme  politique  , il  l’a  étudié  dans  son 
influence  sur  le  goût  ou  les  idées  de  ses  contemporains  plutôt  que 
dans  ses  ouvrages  et  dans  l’intimité  de  ses  procédés  de  composi- 
tion; en  un  mot,  l’analyse  littéraire  proprement  dite  est  subordon- 
née dans  son  travail  aux  développements  et  aux  discussions  bistori- 
ques.  Le  grand  mérite  du  travail  de  M.  Sainte-Beuve  consiste,  au  con- 
traire, dans  l’application  qu’il  fait  au  génie  littéraire  de  M.  de  Chateau- 
briand de  ce  talent  de  dissection  qui  lui  est  particulier,  talent  un  peu 
minutieux  quelquefois,  mais  pénétrant,  animé,  original,  et  qui  sait 
associer,  dans  l’occasion,  à une  rare  sagacité  analytic|ue,  une  puis- 
sance de  généralisation  très-rernarciuable  surtout  dans  certains  cha- 
pitres de  ce  dernier  ouvrage. 

En  appréciant  le  caractère  de  M.  de  Chateaubriand,  M.  Ville- 
main, sans  exclure  absolument  les  détails  familiers  propres  à faire 
connaître  l’homme,  a pris  surtout  son  sujet  par  le  grand  côté;  il  ne 
s’est  cru  ni  obligé,  ni  même  autorisé  à chercher  des  documents 
sur  un  glorieux  confrère  d’ Académie  auprès  de  telle  ou  telle  darne 
qui,  par  une  bizarrerie  peu  commune  en  pareille  matière,  éprouve- 
rait le  besoin  de  se  vanter  publiquement  d’avoir  eu  pour  la  vieillesse 
de  M.  de  Chateaubriand  des  complaisances  illimitées  et  de  nous  ini- 
tier elle-même  à tout  le  détail  de  ces  complaisances.  M.  Sainte-Beuve 
a pensé  au  contraire,  et  nous  discuterons  plus  loin  son  opinion,  que 


ET  LA  CRITIQUE. 


161 


ces  sortes  de  révélations,  quoique  difficiles  à établir  d’une  manière 
authentique  puisqu’elles  reposent  sur  un  seul  témoignage  apparte- 
nant néanmoins  à la  critique,  à l’iiistoire,  et  devaient  entrer  pour 
quelque  chose  dans  le  jugement  de  la  postérité  sur  M.  de  Chateau- 
briand. A ces  détails  trop  intimes,  M.  Sainte-Beuve  a joint  un  assez 
grand  nombre  d’anecdotes  ou  de  réflexions  détachées,  dont  la  plu- 
part lui  avaient  déjà  servi  dans  ses  Causeries  du  lundi;  il  a fait  en  un 
mot,  pour  compléter  ses  deux  volumes,  ce  qu’il  reproche  finement 
quelque  part  à M.  de  Chateaubriand  d’avoir  fait  dans  la  Vie  de  Rance', 
il  a vidé  tous  ses  tiroirs.  Il  se  peut  que  ce  fouillis  de  menus  propos 
spirituels  et  malicieux  dont  il  a comme  encadré  et  môme  parfois  un 
peu  bourré  de  très-beaux  chapitres  d'esthétique,  ait  contribué  à 
attirer  et  à retenir  une  partie  du  public  moins  disposée  à goûter 
le  vrai  mérite  de  son  livre  ; mais  ce  que  l’ouvrage  a gagné  d’un  côté, 
nous  croyons  qu’il  l’a  perdu  de  l’autre,  et,  dans  tous  les  cas,  il  est 
certain  que  cette  tendance  fâcheuse  à rapetisser  une  grande  figure 
trouve  un  correctif  salutaire  dans  l’ouvrage  de  M.  Villemain. 

Il  est  certain  également  qu’il  y a dans  le  fait  seul  de  ces  deux  pu- 
blications un  argument  de  quelque  valeur  à opposer  à ceux  qui  se 
persuadent  modestement  que  la  gloire  de  Chateaubriand  n’est  qu’une 
longue  mystification  dont  leur  plume  est  appelée  à faire  justice. 

Si  ces  terribles  démolisseurs  voulaient  bien  réfléchir  que,  malgré 
les  douze  volumes  que  l’auteur  des  Mémoires  d' outre-tombe  nous  a 
laissés  sur  lui-même,  et  les  innombrables  articles  engendrés  par  ces 
douze  volumes;  malgré  les  deux  volumes  publiés  par  M.  de  Marcellus; 
malgré  les  deux  volumes  des  Souvenirs  sur  madame  Récamier,  où 
M.  de  Chateaubriand  tient  la  plus  grande  place,  et  qui  ont  eu  quatre 
éditions,  il  se  trouve  encore  deux  écrivains  aussi  considérables  que 
MM.  Villemain  et  Sainte-Beuve,  qui  n’hésitent  pas  à composer  et  à 
publier  de  nouveaux  ouvrages  sur  le  même  sujet;  si  ces  hommes  de 
l’avenir,  si  dédaigneux  pour  l’auteur  du  Génie  du  christianisme  et 
pour  le  puissant  publiciste  de  la  Restauration,  voulaient  bien  cher- 
cher parmi  les  morts  illustres  de  leur  pays  et  de  leur  siècle  quel  est 
celui  qui,  en  dehors  de  Napoléon,  a fait  noircir  plus  de  papier  dans 
les  treize  ans  qui  ont  suivi  son  décès,  ils  seraient  peut-être  contraints 
de  s’avouer  à eux-mêmes  que  notre  siècle  ne  se  débarrassera  pas  aussi 
facilement  qu’ils  aiment  à le  croire  de  la  renommée  de  Chateau- 
briand. 

Qu’ils  nous  permettent  donc,  en  nous  appuyant  à notretour  sur  le 
témoignage  de  M.  Sainte-Beuve,  dont  ils  abusent,  en  combattant  au  be- 
soin ce  témoignage  par  l’autorité  de  M.  Villemain,  en  nous  aidant 
aussi  de  nos  impressions,  de  nos  informations  et  de  nos  souvenirs 
personnels,  d’examiner,  après  eux,  la  question  de  savoir  si,  comme  ils 

Septembre  1861.  11 


162 


CHATEAUBRIAND  ET  LA  CRITIQUE. 

le  disent,  il  ne  restera  de  M.  de  Chateaubriand  écrivain  que  quelques 
belles  pages  ; si,  en  politique  et  en  religion,  il  ne  fut  qu'un  charlatan^ 
et  dans  sa  vie  privée  qu’un  égoïste.  Nous  ne  prétendons  nullement 
qu’il  n’ait  jamais  été  coupable  de  charlatanisme  et  d’égoïsme;  toute 
notre  ambition  serait  d’obtenir  qu’on  voulût  bien  reconnaître  que 
l'absolue  sincérité  et  l’entière  abnégation  sont  rares,  même  de  nos 
jours,  et  que  si  la  perfection  de  ces  deux  vertus  a manqué  à M.  de 
Chateaubriand,  sa  vie  et  son  caractère  offrent  encore  assez  d’exemples 
de  désintéressement,  de  délicatesse  et  de  dignité,  pour  qu’une  époque, 
même  aussi  vertueuse  que  la  nôtre,  puisse  garder  pour  lui  quelque 
respect  et  trouver  quelque  profit  à imiter  le  plus  possible  ce  que  la 
justice  l’oblige  au  moins  d’ honorer. 

Louis  DE  Loménie. 


{La  seconde  partie  au  prochain  numéro.) 


BIBLIOGRAPHIE 


LES  PRINCIPES  DE  1789  ET  LA  DOCTRINE  CATHOLIQUE  , par  un  Professeur  de  grand 

Séminaire.  — Paris,  Lecoffre,  1861. 

Je  rends  grâce,  pour  ma  part,  au  prêtre  savant  et  modeste,  professeur 
d’un  grand  séminaire  en  France,  qui  vient  d’essayer,  dans  un  écrit  solide  et 
court,  de  parler  avec  calme  des  principes  de  89.  Après  soixante-douze  an- 
nées, on  ne  prononce  pas  encore  ce  mot  sans  passion.  Objet  de  culte  ou  de 
fureur,  sacré  pour  les  uns,  dainnable  aux  yeux  des  autres,  il  soulève  entre 
les  camps  extrêmes  des  discussions  dont  l’exagération  répand  la  fatigue 
quand  elle  ne  sème  pas  la  discorde,  et  crée  des  malentendus  qui  s’élargis- 
sent en  se  perpétuant. 

Dire  ce  que  sont  ces  principes  et  aussi  ce  qu’ils  ne  sont  pas,  les  confron- 
ter avec  la  doctrine  chrétienne,  à laquelle  on  les  oppose  sans  bonne  foi, 
c’était  une  tâcdie  digne  de  tenter  la  charité  d’un  prêtre  ami  de  la  paix, 
en  exerçant  tout  à la  fois  son  savoir,  car  la  question  est  difficile,  et  aussi 
son  courage,  car  elle  est  brûlante.  Il  a voulu  taire  son  nom,  sans  doute  afin 
que  les  lecteurs  fussent  tout  entiers  à sa  thèse,  sans  chercher  à rattacher  sa 
personne  à un  parti.  Il  a tu  même,  ou  au  moins  il  a voilé  son  opinion  intime, 
voulant  se  borner  à un  exposé,  à une  sorte  de  rapport  impartial,  et,  dans 
ces  conditions  qui  convenaient  à la  modestie  de  son  caractère  autant  qu’au 
succès  de  son  dessein,  il  a composé  un  écrit  substantiel,  clair,  sensé,  digne 
au  plus  haut  degré  d’êlre  lu  et  médité. 

C’est  aussi  un  simple  exposé  de  cet  écrit  que  nous  voulons  offrir,  sans 
aborder  la  discussion  de  toutes  les  questions  qu’il  soulève. 

L’auteur  a choisi,  comme  formule  historique  des  principes  de  1789,  les 
articles  de  la  Déclaration  d s droits  de  l’homme  et  du  citoyen,  votée  en  août 
1789,  et  mise  en  tête  de  la  Constitution  des  3-14  septembre  1791. 

Ces  principes  n’élaient-ils  pas  admis  auparavant,  soit  en  partie  dans  les 


104 


lUBLlOGRAPIIIE. 


lois,  soit  dans  les  écrits  et  dans  l’opinion  des  meilleurs  esprits?  Sans  doute. 
N’ont-ils  pas  été  rédigés  par  des  lioniines  qui  étaient,  pour  la  plupart,  hos- 
tiles ou  indifférents  à l’Evangile?  Sans  doute.  N’y  a-t-il  pas  quelque  chose 
de  présoitjptueux  et  de  puéril  à inscrire  des  déclarations  de  principes,  des 
formules  de  philosophie  en  tôle  des  lois?  Sans  doute,  ha  forme,  la  rédaction 
de  ces  articles,  ne  sont-elles  pas  fort  imparfaites?  Sans  doute.  Ne  peut-on 
pas  équivo(juer,  abuser  des  mots,  tirer  de  principes  vrais  des  conséquences 
fausses?  Sans  doute. 

Voilà  la  part  faite  et  largement  faite  aux  objections  générales. 

Il  n’en  est  pas  moins  vrai  que  les  dix-sept  articles  dont  se  compose  la 
Déclaration  de  4 789  sont  encore  considérés  et  ont  été  solennellement  pro- 
clamés dans  l’art.  4®'  de  la  Constitution  de  4852,  comme  la  base  du  droit 
public  des  Français.  11  faut  donc  les  prendre  tels  qu’ils  sont,  et  se  deman- 
der s’ils  sont  conformes  ou  contraires  à la  raison,  «îonformes  ou  contraires 
à la  doctrine  catholique. 

Le  préambule  exprime  que  le  but  de  la  Déclaration  est  de  rappeler  sans 
cesse,  à tous  les  membres  du  corps  social,  leurs  droits  et  leurs  devoirs, 
proclamés  en  présence  et  sous  les  auspices  de  l'Etre  suprême. 

Les  hommes  naissent  et  demeurent  libres  et  égaux  en  droits  (art.  4®').  La 
société  a pour  but  de  conserver  les  droits  de  l’homme,  qui  sont  la  liberté, 
la  sûreté,  la  résistance  à l’oppression  (art.  2).  Le  principe  de  la  souverai- 
neté réside  dans  la  nation  (art.  5).  La  liberté  de  chacun  a pour  bornes  le 
droit  d’autrui,  et  la  loi  ne  peut  défendre  que  ce  qui  est  nuis.ible  à tous  (art.  4 
et  5).  Elle  est  la  même  pour  tous,  elle  doit  être  faite  par  les  citoyens  ou 
leurs  représentants;  elle  respecte  la  liberté  individuelle,  exclut  l’arbitraire , 
impose  l’obéissance,  ne  punit  pas  sans  nécesssité  ou  rétroactivement,  ré- 
puté l’accusé  innocent  (art.  G,  7,  8,  9).  Nul  ne  doit  être  inquiété  pour  ses 
opinions,  môme  religieuses,  pourvu  que  leur  manifestation  ne  trouble  pas 
l’ordre  public  (art.  40).  Tout  citoyen  peut  parler,  écrire,  imprimer  libre- 
ment, sauf  à répondre  de  l’abus  de  celle  liberté  dans  les  cas  déterminés 
par  la  loi  (art.  4 4).  La  force  publique  est  instituée  pour  l’avantage  de  tous, 

1 impôt  est  indispensable,  il  doit  être  équitablement  réparti  et  consenti,  dé- 
terminé, contrôlé  parles  citoyens  (art.  43,  44).  La  responsabilité  des  fonc- 
tionnaires, la  garantie  des  droits,  la  séparation  des  pouvoirs,  le  respect  de 
la  propriété,  son  inviolabilité,  à moins  de  nécessité  publique,  sont  des  prin- 
cipes fondamentaux  (art.  45,  4 0,  47). 

Tel  est  le  résumé,  presque  le  texte,  de  cette  déclarati  on  fameuse. 

Eh  quoi  ! ce  n’est  que  cela?  Qui  donc  nie  tout  cela? 

J entends  souvent  cette  exclamation,  et  j’avoue  qu’elle  me  fait  éprouver 
toujours  un  grand  plaisir. 

Oui,  grâce  à Dieu,  à quelque  parti  qu’on  se  rattache,  on  ne  s’étonne  plus 
de  ces  idées,  on  les  regarde  comme  des  lieux  communs,  on  prétend  les 
connaître  et  les  accepter,  on  s’émerveille  qu’il  en  soit  fait  si  grand  bruit. 
Cet  aveu,  cet  étonnement,  sont  d’inestimables  progrès.  Car  ces  principes, 
passés  à 1 état  de  lieux  communs  dans  l’opinion,  il  s’en  faut  qu’ils  soient  des 
lieux  communs  dans  l’histoire.  Ils  sont  les  résultats,  laborieusement  acquis, 
de  la  raison  et  de  la  justice,  ils  sont  les  fruits  tardifs  de  la  civilisation  chré- 


BIBLIOGRAPHIE. 


i65 

tienne,  ils  sont  les  garanties  lentement  obtcnnes  por  les  faibles  contre  les 
forts,  ils  sont  le  résumé  de  l’expérience  de  l’adminisiration,  le  reflet  des 
meilleures  prati  ques  de  la  magistrature,  le  produit  précieux  des  réflexions 
des  plus  sages  esprits,  ils  sont  les  concessions  octroyées  par  la  conscience 
des  meilleurs  rois,  et,  bien  loin  que  les  hommes  de  1789  les  aient  inventés, 
ces  principes,  il  a fallu  1789  années  de  christianisme,  de  progrès,  de  com- 
bats, de  leçons,  pour  leur  en  apporter  la  notion  et  leur  en  révéler  l’impor- 
tance. Où  donc,  dans  quelle  partie  du  monde,  étaient  appliqués  ces  principes 
dans  leur  intégrité,  il  y a quelques  siècles?  Oii  donc,  en  ce  moment  même, 
où  donc  est  la  liberté  à Téhéran,  l’égalité  au  Caire,  la  sûreté  à Damas,  la 
légalité  à Péking,  la  justice  à Constantinople,  la  douceur  des  pénalités  à Tu- 
nis, le  vote  de  l’impôt  à Moscou,  la  liberté  individuelle  à Baltimore,  l’égalité 
civile  à Rio-Janeiro,  la  séparation  des  pouvoirs  à Saint-Pétersbourg,  le 
respect  de  la  propriété  à Naples,  la  responsabilité  des  fonctionnaires  à Bu- 
charest,  la  liberté  religieuse  à Stockholm  ou  âPrague,  la  liberté  de  la  presse 
à Varsovie? 

Nous-mêmes,  habitants  de  ce  qu’on  appelle  les  pays  les  plus  civilisés  de 
l’Europe,  sommes-nous  bien  sûrs  de  savoir  retenir  ces  principes  que  nous 
savons  si  bien  définir?  Nous  décorons  de  ce  nom  une  foule  de  tendances  ou 
d’institutions  qui  n’ont  avec  eux  aucun  rapport.  Monarchie  absolue,  répu- 
blique démocratique  : principes  de  89!  Charte  octroyée,  charte  votée  ; prin- 
cipes de  89  ! Suffrage  restreint,  suffrage  universel  : principes  de  1789  ! 

En  résumé,  qu’est-ce  qu’un  parti  puissant  poursuit,  en  Italie,  en  Allema- 
gne, en  France,  sous  le  nom  de  principes  de  89?  Deux  choses;  la  démocratie 
et  la  centralisation;  en  d’autres  termes,  l’égalité  absolue,  l’autorité  ab- 
solue. 

En  réalité,  qu’est-ce  qu’on  voulait  au  contraire  consacrer  en  1789  parles 
articles  de  la  déclaration  ? Trois  choses  : l’égalité  civile,  la  liberté  politique, 
la  tolérance  religieuse. 

Si  donc  les  catholiques  combattent,  en  tous  lieux,  les  progrès  de  la  dé- 
mocratie et  de  la  centralisation,  qu’on  ne  les  accuse  pas  d’être  infidèles  aux 
principes  de  1789.  Et,  s’il  est  des  nations  où  les  pouvoirs  ne  soient  pas  bien 
séparés,  où  les  droits  ne  soient  pas  garantis,  où  la  liberté  individuelle  soit 
exposée  à l'arbitraire,  où  la  presse  soit  enchaînée,  la  parole  muette,  tes  pé- 
nalités excessives,  la  liberté  religieuse  entravée,  la  propriété  violée  sans 
nécessité,  les  dépenses  non  contrôlées,  que  ces  nations  ne  se  croient  pas 
en  possession  des  principes  de  89! 

Tant  mieux  pour  ces  nations  ! répondent  quelques  pieux  écrivains,  car  ces 
principes  sont  contraires  aux  doctrines  catholiques.  Contraires?  De  quelle 
façon  et  en  quels  points?  C’est  précisément  ce  que  le  savant  anieur  examine, 
en  étudiant  un  à un  chacun  des  articles  de  \a  Déclaration  de  1789. 

Dieu  invoqué  au  début,  les  droits  proclamés  antérieurs  aux  lois,  l’égalité 
des  hommes,  sans  autres  distinctions  que  celles  de  la  nature,  du  mérite  et 
des  biens  justement  acquis,  la  liberté  de  chacun  contenue  par  la  liberté 
d autrui,  la  loi  fondée  sur  la  justice,  et  n’ayant  pour  objet  et  pour  but  que 
le  bien  général,  la  force  publique  consacrée  à la  défense  commune,  l’impôt 
perçu  dans  le  seul  intérêt  de  la  société,  la  responsabilité  des  actes,  la  spé- 


466 


BIBLIOGRAPHIE. 


cialilé  des  fonctions,  le  respect  du  bien  d’autrui  : qu’y  a-t-il  en  tout  ceci  de 
contraire  à l’Évangile?  N’est-ce  pas  plutôt  l’esprit  même,  la  conséquence 
et  souvent  la  parole  de  l Évangile  ? 

Sur  quoi  donc  peut-on  douter  et  discuter?  Sur  quatre  points  : la  7’esis- 
tance  à l’oppression  (art.  2),  la  souveraineté  nationale  (art.  5),  la  tolérance 
religieuse  (art.  10),  la  liberté  de  la  parole  et  de  la  presse  (art.  11). 

Or  l’auteur  de  l’écrit  que  nous  examinons  montre  très  clairement  que  la 
théologie  la  plus  sévère  a professé  toutes  ces  doctrines  longtemps  avant  1789; 
il  cite  des  textes  nombreux,  précis,  remarquables  : comme  on  a vu  Moïse 
s’asseoir  à l’Acailé.nie  des  sciences  à côté  de  M.  Arago.  pour  enseigner  la 
théorie  de  la  lumière  et  les  lois  de  la  géologie,  on  voit  saint  Thomas,  Suarez 
et  Bellarmin  prendre  séance  à l’Assemblée  constituante  en  août  1789,  et 
dicter  les  cahiers  des  bailliages  au  commencement  de  la  même  année. 

Ainsi  la  résistance  à V oppression  est  le  droit  naturel  lorsque  la  résistance 
est  régulière  et  l’oppression  certaine  : elle  n’a  rien  de  commun  avec  le  droit 
d’insurrection  proclamé  en  17  93;  elle  n’a  rien  de  contraire  au  devoir  de  la 
soumission;  être  sujet  n’est  pas  être  victime.  On  a dit  que  le  christianisme 
avait  beaucoup  augmenté  la  patience  des  hommes;  n’est-il  pas  plus  vrai  de 
dire  qu  il  l’a  beaucoup  et  heureusement  diminuée?  En  élevant  l'idéal  vers 
lequel  les  hommes  tendent,  en  fortifiant  la  notion  du  droit  et  l’esprit  d’asso- 
ciation, il  a rendu  insupportables  les  tyrannies;  si  l’Orient  était  chrétien,  il 
y a longtemps  qu’il  serait  débarrassé  des  schalis,  des  sultans  et  des  pachas. 

La  souveraineté  nationale  n’est  pas  le  droit  de  changer  de  gouvernement 
à toute  heure,  en  fondant  le  pouvoir  sur  le  droit  de  le  renverser.  Ce  principe 
revient  à dire  que  les  nations  ont  le  droit,  bien  plus,  le  devoir,  bien  plus 
encore,  la  nécessité  de  se  constituer,  c’est-à-dire  de  se  donner  un  gouverne- 
ment, sans  quoi  elles  ne  peuvent  pas  vivre,  et  que  ce  gouvernement  a le  de- 
voir et  la  nécessité  de  s’appuyer  sur  le  consentement  de  la  nation,  sans  quoi 
il  ne  peut  vivre  lui-même.  Ce  n’est  pas  l’autorité  qui  est  le  droit  divin,  c’est 
la  société;  mais,  en  même  temps,  pas  de  société  sans  autorité. 

La  tolérance  religieuse  n’est  pas  la  liberté  illimitée  ni  l’équivalence  absurde 
des  cultes,  c’est  l’incompétence  de  l’État  à choisir  entre  eux,  l’impuissance 
de  l’État  à imposer  un  culte  par  la  force,  et  à intervenir  par  des  règlements 
civils  entre  une  âme  et  sa  foi. 

La  liberté  de  la  parole  et  de  la  presse  n’est  pas  le  déchaînement  sans  bor- 
nes et  sans  répression  de  toutes  les  doctrines,  excès  justement  condamné 
par  le  Saint-Siège;  mais  uniquement  le  droit  de  penser,  de  parler,  d’écrire, 
sans  avoir  à consulter  un  bon  plaisir  préalable,  sans  craindre  une  répression 
arbitraire,  en  demeurant  soumis  à des  lois  justes  appliquées  par  des  magis- 
trats indépendants. 

Or  toutes  ces  maximes  du  bon  sens  et  de  l’équité,  notre  auteur  les  mon- 
tre écrites  dans  la  théologie  avant  d’avoir  été  professées  par  la  politique. 

Ce  n’est  rien  répondre  que  de  dire  qu’on  en  a abusé,  c’est  exprimer  que 
les  hommes  sont  des  hommes.  Ce  n’est  rien  répondre  que  de  dire  que  1789 
a mené  à 1791  et  à 1795,  car  les  excès  de  ces  horribles  années  ont  été,  au 
contraire,  le  tombeau  sanglant  de  ces  sages  maximes  de  1789;  seules,  elles 
étaient  faites  pour  éviter,  si  elle  avait  pu  l’être,  l’expiation  des  fautes  et  des 


BIBLIOGRAPHIE. 


167 


hontes  de  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  vraies  causes  de  1795.  Ce  n’est  rien 
répondre  encore  que  de  dire  que,  dans  ces  questions  redoutables,  la  limite 
est  difficile  à poser;  car  il  en  est  absolument  de  même  dans  tous  les  grands 
problèmes  que  l'homme  doit  résoudre  ici-bas  ; il  n’en  faut  pas  moins  qu’il 
les  résolve.  La  formule  des  principes  de  1789  était  précisément  une  limite, 
qui  a été  très-mal  respectée,  mais  qui  était  si  sagement  posée,  qu’elle  est 
demeurée  le  point  de  rencontre,  et,  on  l’a  très-bien  dit,  le  rendez-vous  de 
tous  ceux  qui  entendent  ne  pas. reculer  à 1788,  ne  pas  glisser  à 1790.  En 
s’efforçant  de  garder  ce  milieu  difficile,  ils  ont  le  bonheur,  comme  l’a  prouvé 
le  savant  auteur  dont  nous  analysons  l’écrit,  d’être  à la  fois  d’accord  avec 
les  plus  sages  esprits  de  notre  temps,  dans  tous  les  partis,  et  avec  les  plus 
grandes  autorités  de  notre  foi. 

Il  y aurait  un  autre  ouvrage  à faire  sur  l’accord  des  principes  de  1789  avec 
les  intérêts  du  catholicisme;  mais  contentons-nous  de  savoir  que  ces  prin- 
cipes ne  sont  pas  en  opposition  avec  ses  doctrines. 

Telle  n’est  pas  l’opinion  de  plusieurs  catholiques  ; l’écrit  sur  les  Principes 
de  1789  a été  déjà,  non  pas  réfuté,  mais  fort  maltraité.  Intervenir  dans 
cette  polémique,  discuter  à propos  d’un  livre  de  conciliation,  dans  un  mo- 
ment si  grave  pour  les  catholiques,  ce  serait  succomber  à une  tentation 
inopportune.  Entre  les  opinions  qui  divisent  les  catholiques  en  France  et 
ailleurs,  je  sais  bien  de  quel  côté  est,  à mon  avis,  la  raison.  Mais  de  quel 
côté  est  l’Église?  Elle  est  du  côté  des  bonnes  intentions  et  des  bonnes  ac- 
tions, elle  nous  engage  à servir  de  notre  mieux  nos  opinions  sincères,  à ne 
pas  lui  demander  sans  cesse  d’approuver  ceci  ou  de  condamner  cela,  et  à 
vivre  en  paix. 

Nous  avons  de  communs  adversaires  auxquels  il  est  prudent  de  songer,  et 
c’est  à eux  que  le  savant  auteur  dont  nous  analysons  l’écrit  vient  de  porter 
un  coup  redoutable,  en  démontrant  avec  infiniment  d’autorité,  de  sens,  de 
savoir,  de  calme  et  de  clarté,  que  si  les  principes  de  89  ne  sont  pas  des 
conquêtes , ce  ne  sont  pas  des  erreurs  ; s’ils  ne  sont  pas  sacrés,  ils  ne  sont 
pas  coupables  ; conformes  à la  raison,  ils  ne  sont  pas  contraires  à la  religion, 
et  on  peut  les  adopter,  les  professer  et  les  propager  hautement,  sans  dés- 
obéir à l’Église,  tandis  qu’on  ne  peut  les  opposer  à l’Église  sans  manquer  à 
la  bonne  foi. 

Augustin  Cochin. 


LES  SOIRÉES  CANADIENNES,  recueil  de  littérature  nationale.  — Québec,  chez  Brousseau 

et  frères. 

La  France  a été  indifférente  envers  le  Canada;  le  Canada  n’est  pas  ingrat 
envers  la  France.  Là-bas  vivent  des  Français  toujours  amoureux  de  la  pa- 
trie, estimant  et  servant  fidèlement  les  institutions  libres  qu’ils  ont  re- 
çues de  l’Angleterre,  mais  conservant  pour  notre  drapeau,  notre  foi,  notre 
langue,  nos  traditions,  un  culte  opiniâtre  et  touchant.  Le  nom  de  Montmo- 
rency, le  nom  de  Monlcalm,  sont  prononcés  respectueusement  avec  ceux  de 
Cartier  eide  Champlain;  un  navire  français  ne  paraît  point  sans  qu’on  le  salue 


168 


BIBLIOGRAPHIE. 


avec  enthousiasme;  nos  journaux  et  nos  livres  sont  lus;  nos  prêtres  sont 
aimés;  nos  anciennes  mœurs,  étonnamment  conservées,  se  mêlent  au  goût  de 
nos  progrès  modernes.  Il  n’est  pas  un  point  du  globe  où  le  génie  de  la  France 
ait  poussé  des  racines  plus  profondes  que  sur  cette  terre  que  nous  avons 
imprudemment  sacrifiée. 

Quelques-uns  des  hommes  distingués  qui  entretiennent  ce  feu  doux  et 
sacré  viennent  de  fonder  un  recueil,  intitulé  les  Soirées  canadiennes^  par- 
ticulièrement destiné  à populariser  les  anciennes  traditions  du  Canada,  et 
à les  faire  lire  en  français.  Ils  ont  pris  pour  devise  cette  charmante  phrase 
de  Nodier  ; « Hâtons-nous  de  raconter  les  délicieuses  histoires  du  -peuple 
avant  qu’il  les  ait  oubliées.))  J’ai  sous  les  yeux  les  quatre  premières  livraisons 
de  ce  recueil.  Un  Canadien,  que  ses  services  à l’Exposition  universelle  de 
1855  ont  fait  grandement  apprécier  en  France,  M.  Taché,  frère  du  jeune 
évêque  qui  évangélise  la  baie  d’Hudson,  y raconte  sous  ce  titre  : Trois  lé- 
gendes de  mon  pays,  les  mœurs  des  Indiens  avant  l’établissement  du  chris- 
tianisme, leurs  combats,  leurs  chasses,  autres  combats  bruyants,  leurs 
superstitions,  leur  conversion,  dans  une  série  de  tableaux  animés,  colorés, 
qui  rappellent  le  genre  de  Cooper.  Un  autre  récit  de  M.  Larue,  et 
quelques  poésies  gracieuses  composent  ces  premières  livraisons. 

Ce  simple  recueil  est  assurément  bien  loiii  des  grandes  revues  pério- 
diques de  l’Europe.  11  ne  vise  pas  à leur  importance,  il  ne  prétend  pas  à leur 
supériorité.  Mais  aussi  n’a-t-il  aucun  des  défauts  que  la  morale  y découvre. 
C’est,  pour  l’esprit  et  pour  le  style,  du  vieux  français;  il  est  permis 
de  trouver  que  le  style  gagnerait  à se  rajeunir,  mais  l’esprit?  Lorsque  le 
Canada  eut  le  malheur  d’être  séparé  de  la  France,  il  eut  le  bonheur  d’être 
séparé  du  voltairianisme.  En  lisant  les  Soirées  canadiennes,  on  ne  rencontre 
rien  que  d'honnête,  on  ne  respire  rien  que  de  pur.  Si  ce  recueil  dure, 
comme  nous  le  souhaitons,  il  mérite  que  la  France  lui  fasse  bon  accueil, 
qu'on  le  lise  dans  nos  écoles  et  dans  nos  familles  chrétiennes.  Ce  sera 
rendre  de  justes  actions  de  grâces  au.x  hommes  de  talent  et  de  cœur  qui 
entretiennent  dans  ces  lointaines  contrées  l’amour  et  la  vivante  image  de  la 
France. 

Augustin  Cochin. 


DE  LA  VIE  DE  FAMILLE  ET  DES  MOYENS  D’Y  REVENIR,  par  madame  de  Marcey.  Lyon, 

Girard  et  Josserand.  — Paris,  Douniol. 

Quand  plusieurs  âmes  méditatives  et  charitables  se  rencontrent,  sans 
l’avoir  cherché,  dans  une  même  préoccupation,  et  entretiennent  leur  temps 
des  mêmes  inqu. études  et  des  mêmes  désirs,  on  peut  les  entendre;  il  est 
certain  que  leur  pensée  n’est  point  vaine  et  qu’elle  répond  à une  situation 
réelle  des  choses. 

La  Vie  de  famille  est  un  de  ces  points  autour  desquels  plusieurs  esprits 
viennent  de  grouper  leurs  efforts.  Assurément  ceux  que  nous  allons  dire  ne 
se  sont  point  consultés.  Pendant  que  le  II.  P.  Félix  rappelait  à Notre-Dame 
les  principes  éternels  de  la  morale  chrétienne  sur  la  constitution  de  la  fa- 


BIBLIOGRAPHIE. 


160 


mille,  M.  Jules  Simon  déplorait,  dans  son  livre  de  V Ouvrière,  l’altération  de 
l’esprit  de  famille  au  sein  du  peuple,  et  montrait  le  salut  des  classes  labo- 
rieuses dans  leur  retour  à cet  esprit. 

Dans  le  même  moment,  une  femme  douée  par  Dieu  d’une  grande  foi  et 
d’un  noble  talent,  madame  de  Marcey,  exprimait  les  mêmes  regrets  et  les 
mêmes  inquiétudes  sur  l’altération  de  l’esprit  de  famille  non  plus  chez  les 
pauvres,  mais  chez  les  riches  de  ce  monde,  et  signalait  avec  une  arTleur  sou- 
tenue de  l'espérance  chrétienne  les  dangers  que  court  parmi  nous  la  vie 
de  famille,  et  les  moyens  qui  nous  restent  de  la  sauver. 

Déjà  connue  des  lecteurs  éclairés  par  un  bon  livre  sur  la  Femme  chi'é- 
tienne,  madame  de  Marcey  partage  son  ouvrage  actuel  en  deux  parties. 
Dans  la  première  elle  traite  de  la  vie  de  famille,  dans  la  seconde  des  moyens 
de  retour  à la  vie  de  famille.  Quelques  indications  sur  l’une  et  l’autre 
feront  connaître  au  lecteur  les  caractères  et  les  qualités  principales  de  ce 
livre. 

L’auteur  expose  d’abord  ce  qu’elle  entend  par  la  vie  de  famille,  et  cherche 
surtout  à le  faire  sentir  en  opposant  à nos  moeurs  contemporaines  les 
exemples  de  nos  pères  et  les  traditions  des  siècles  de  foi.  De  nobles  et  tou- 
chants souvenirs  se  pressent  sous  sa  plume.  Elle  nous  montre  la  piété, 
l’honneur,  la  cordialité,  la  courtoisie  françaises,  trop  souvent  remplacées 
aujourd’hui  par  le  goût  des  spéculations  financières  et  l’abrutissement 
d’une  vie  molle,  sensuelle,  sans  ardeur  et  sans  ambition;  elle  nous  dépeint 
avec  un  charme  extrême  le  foyer  joyeux,  spirituel,  vénéré  de  la  famille 
d’autrefois;  elle  se  demande  si  les  traditions  de  l’autorité  paternelle  et  du 
respect  filial  n’ont  pas  fléchi  devant  la  passion  dominante  d’orgueil  et  d’in- 
dépendance qui  emporte  nos  sociétés  modernes. 

Nous  admettons  jusqu’à  un  certain  point  le  parallèle  établi  par  l’auteur 
entre  nos  jours  et  le  bon  vieux  temps  passé,  et  sous  plus  d’un  rapport  nous 
croyons  justes  les  regrets  et  les  sévérités  que  l’auteur  répand  sur  le  temps 
où  elle  vit  : mais  n’y  a-t-il  point  quelque  exagération  dans  ses  admirations 
rétrospectives  et  dans  ses  douleurs  actuelles  ? La  famille  d'autrefois  était- 
ce  toujours  cet  a'ieul  vénérable  et  vénéré,  entouré  dans  son  manoir  de  l’a- 
mour respectueux  de  trois  générations  pures,  pieuses,  dévouées,  désinté- 
ressées et  parfaites  ? N’y  avait-il  pas  quelquefois  la  roideur  fière  et  indiffé- 
rente d’une  autorité  qui  était  pour  des  enfants  celle  d’un  maître?  N’arrivait-il 
jamais  qu’une  jeune  fille,  encore  aux  mains  de  sa  gouvernante,  appelée  tout 
à coup  à comparaître  devant  madame  la  marquise,  sa  mi'se,  apprît  entre 
deux  révérences  qu’elle  venait  d’être  mariée  à un  gentilhomme  dont  elle  ne 
soupçonnait  ni  le  nom,  ni  la  figure,  ni  l’existence?  Tous  les  cadets  étaient-ils 
les  amis  de  Vaîné?  Les  cadettes  de  couvent  bénissaient-elles  toujours,  du 
fond  du  cloître,  le  bonheur  centralisé  de  la  famille,  et  les  abbés  ou  les 
mousquetaires  du  dix-septième  siècle  ne  murmuraient-ils  jamais  d’être  nés 
trop  tard? 

Prenons  garde  de  donner  comme  des  infirmités  spéciales  de  notre  âge 
les  infirmités  de  la  nature  humaine  et  les  suites  générales  du  péché  d’Adam. 
L’histoire  de  l’homme  depuis  sa  sortie  de  l’Éden  s’est  régulièrement  com- 
posée d’orgueil,  d’envie,  d’avarice,  de  luxure,  de  gourmandise,  de  colère  et 


170 


BIBLIOGRAPHIE. 


de  paresse  diversement  combinés  : en  bonne  foi,  tout  ne  date  pas  de  la  Ré- 
volution française. 

La  seconde  partie  de  l’ouvrage  de  madame  de  Marcey  me  semble  abso- 
lument excellente.  Je  l’adtiiire  et  je  l’aime  sans  restriction,  comme  je  préfère 
l’essor  au  regret.  Ses  pla  rites  y sont  plus  ménagées,  parlant  plus  justes. 

Voulait  nous  signaler  ce  qu’elle  nomme  les  moyens  de  7’etour  à la  vie  de 
famille,  l’auteur  nous  parle  successivement  de  la  foi,  de  la  jjiélé,  de  la  cha- 
rité, de  la  liberté,  de  la  confiance,  de  la  gaieté,  de  la  fréquentation  modéi'ée 
du  monde,  de  la  cam-pagne,  de  la  culture  des  lettï'es,  delà  bienveillance  exté- 
rieure, de  V énergie  des  volontés  et  de  V autorité. 

Le  chapitre  de  la  libei'té  nous  a paru  fort  remarquable,  écrit  avec  force 
et  finesse,  et  surtout  avec  cette  connaissance  pratique  des  âmes,  et  principale- 
ment des  jeunes  âmes,  qui  seule  peut  autoriser  des  conseils  sur  l’éducation. 

Il  est  certain  que  la  crise  de  la  liberté  est  le  fantôme  des  mères,  crise 
inévitable,  belle,  et  noble  aussi  ! ouvrage  de  Dieu  qui  se  plaîl  à voir  grandir 
sa  créature,  et  trouve  plus  de  gloire  dans  un  seul  acte  d’adoration  libre  que 
dans  mille  protestations  d’une  adoration  contrainte.  La  grande  arme  qui 
reste  aux  mains  d’un  père  et  d’une  mère  intelligents,  à ce  moment  solennel, 
c’est  précisément  la  Liberté.  Savoir  donner  avec  bonté,  avec  confiance,  avec 
tendresse,  ce  que  la  révolte  aura  conquis  demain  si  on  hésite;  savoir  initier 
une  jeune  âme  à l’usage  noble,  fier  et  pur  de  la  liberté;  lui  persuader 
que  cette  liberté  dont  elle  est  si  jalouse,  loin  de  lui  être  accordée  pour 
faire  le  mal,  « ne  lui  est  donnée,  comme  parle  Bossuet,  que  pour  obéir  â 
Dieu  avec  plus  d’honneur,  » voilà  le  grand  secret  de  la' sagesse  paternelle  ! 
Madame  de  Marcey  a traité  ce  sujet  délicat  avec  un  rare  bonheur.  Elle  joint 
à ses  pensées  toujours  fermes  et  dro  les  de  remarquables  exemples  qui  con- 
firment ses  conseils.  Dieu  veuille  que  beaucoup  de  pères  et  de  mères  lisent 
ce  chapitre!  Dieu  veuille  le  mettre  aussi  aux  mains  d’un  jeune  homme  de 
dix-huit  ans  tenté  de  briser  le  joug  de  Dieu  et  de  la  maison  paternelle  pour 
être  libre,  et  troublé  dans  son  cœur  par  cet  odieux  sophisme  ; que  la  liberté 
est  l’affranchissement  de  la  loi  ! De  douloureux  malentendus  pourront  être 
prévenus  ou  détruits  par  celte  excellente  lecture. 

Le  livre  de  madame  de  Marcey  offre  un  intérêt  très-soutenu.  L’auteur  est 
particulièrement  heureuse  dans  ses  citations,  qui  sont  admirablement  choi- 
sies, variées,  piquantes,  et  attestent  une  grande  lecture.  L’expérience,  une 
expérience  déjà  longue,  ce  semble,  y tempère  le  vol  de  l’imagination  et  le 
dirige.  Tout  ce  qui  est  écrit  a été  vu,  entendu,  éprouvé.  Ma  s un  éloge  sur- 
tout est  dû  à ce  spirituel  ouvrage;  c’est  qu’il  porte  tous  les  caractères  de 
l’indulgence  et  de  la  bonté.  La  bonté!  ce  fonds  du  trésor,  que  rien  ne  rem- 
place, que  rien  n’imite,  qui  peut  à la  rigueur  suppléer  à tout,  mais  qu 
ajoute  un  charme  incomparable  à la  grâce  et  à Lssprit,  comme  on  peut  le 
voir  dans  le  livre  de  madame  de  Marcey. 


L’abbé  Henri  Perreyve. 


LES  EVENEMENTS  DU  MOIS 


I 

Les  événements  de  ce  mois,  si  l’on  excepte  deux  ou  trois  faits,  ne  sont 
pas  des  événements,  ce  sont  des  discours,  des  adresses,  des  articles,  llamlet 
s’écrierait  : Words,  luords,  words,  des  mots,  des  mots,  des  mots.  Nous  n’a- 
vons pas  grand’chose  à dire  de  ces  produits  éphémères  du  temps  des  va- 
cances ; du  moins,  nous  nous  sentons  parfaitement  libres  d’opposer  des 
paroles  à des  paroles,  et  de  critiquer  ou  de  louer  à notre  aise  les  orateurs, 
les  écrivains,  les  banquets,  les  conseils,  les  comices. 

Si  nous  nous  occupions  ici  de  littérature,  nous  vous  demanderions  : Avez- 
vous  lu  le  beau  discours  de  M.  Villemain,  à la  séance  annuelle  de  l’Acadé- 
mie française  du  29  août,  discours  solide,  brillant  et  varié,  sorte  de  cours 
complet  de  littérature  en  une  seule  leçon,  modèle  de  tous  les  genres  de 
style  en  quelques  pages,  exposé  rajeuni  par  une  verve  inépuisable  des  pré- 
ceptes éternels  de  l’expérience  et  du  goût  littéraires?  Avez-vous  lu  le  dis- 
cours ingénieux  et  élevé  dé  M.  de  Laprade  sur  les  prix  de  vertu?  Avez-vous 
lu,  quelques  semaines  après,  le  charmant,  l’étincelant  discours  de  Mgr  l’évê- 
que de  Nîmes,  au  comice  horticole  de  cette  ville,  sur  les  fleurs  et  le  jardinage? 

Mais  nous  n’avons  à nous  occuper  ici  que  de  la  littérature  politique. 
Qu’ont  de  commun  avec  les  discours  académiques , qu’ont  de  commun  avec 
les  prix  de  vertu,  ces  harangues  connues  sous  le  nom  à adresses,  et  dont  le 
mois  de  septembre  a été  si  abondamment  enrichi?  Il  y a des  mois  connus 
pour  le  nombre  des  étoiles  filantes;  celui-ci  demeurera  fameux  pour  le  nom- 
bre des  adresses,  morceaux  de  la  dernière  catégorie  oratoire,  indifférents 
au  même  degré  à celui  qui  les  signe,  à celui  qui  les  reçoit;  j’allais  dire  à 


172 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 

celui  qui  les  lit;  mais  qui  est-ce  qui  lit  une  adresse?  Rendons-nous  sans  fierté 
ce  témoignage  : nous  sommes  le  seul  pays  de  l’Europe,  on  en  trouverait 
peut-être  quelque  autre  en  Asie,  où  ces  amplifications  d’une  flatterie  de 
commande  s’étalent  à ce  degré.  « Éternels  collégiens  que  nous  sommes  ! » s’é- 
crie très-bien  M.  Forcade  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes . 

De  quoi  s’agissait-il?  d’une  excellente  mesure.  Nos  chemins  de  grande  com- 
munication sont  très-avancés,  puisque  sur76,725kil.  910  mètres,  nous  avons 
à l’état  d’entretien  62,729  kil.  164  mètres.  Nos  chemins  vicinaux  ordinaires 
sont  loin  de  cette  situation  satisfaisante,  car  163,456  kilom.  seulement  sont 
achevés  sur  425,820  kil.  Enfin,  les  chemins  d’intérêt  commun  laissent  beau- 
coup à désirer,  car,  sur  62,298  kil.  974  mètres,  32,908  kil.  395  mètres 
seulement  sont  à l’état  d’entretien.  Assurément,  un  pays  dont  la  vicinalité 
compte  259,093  kilomètres  de  chemins  en  bon  état  a le  droit  d’être  content, 
et  le  devoir  d’être  reconnaissant  envers  les  gouvernements  qui  ont  amené 
là  ces  importants  travaux.  Il  fait  bien  d’être  reconnaissant  aussi  envers  le 
gouvernement  qui,  voulant  leur  donner  une  nouvelle  impulsion,  se  propose 
d’y  consacrer  quelques  millions  de  plus  par  an,  en  tout  25  millions  en  huit 
années.  Mais,  après  tout,  ces  millions  ne  seront  régulièrement  accordés  que 
par  nos  Chambres,  et  ils  ne  seront  définitivement  payés  que  par  nos  poches. 
Est-ce  la  peine  de  tirer,  en  l'honneur  de  l’initiative  du  gouvernement, 
quatre-vingt-neuf  feux  d’artifice  oratoires  ? Mais  aussi  est-ce  la  peine,  va-t-on 
s’écrier,  d’y  prendre  garde,  et  à quoi  bon  s’en  montrer  scandalisé?  C’est 
le  très-humble  et  très-obéissant  serviteur  de  la  fin  des  lettres,  transporté 
dans  le  style  officiel  ; personne  n’y  attache  d’importance.  Or  c’est  ce  qui  me 
fâche,  et,  dussé-je  passer  pour  un  Alceste  grondeur,  je  n’aime  pas  qu’on 
abuse  ainsi  de  la  langue  française  et  de  la  louange. 

L’exemple  de  ces  abus  de  parole  est  donné  aux  conseils  généraux  par 
leurs  présidents.  On  a publié  les  discours  de  quelques-uns,  et  on  a bien  fait. 
Prononcés  par  des  fonctionnaires  qui  sont  regardés  comme  initiés  à la  pen- 
sée directrice,  ils  semblent  destinés  à soulever  un  coin  du  voile  qui  la  cou- 
vre. On  le  croit,  on  lit,  on  cherche  à deviner  ; mais  on  est  quelquefois  charmé, 
toujours  déçu.  Ces  discours,  qui  pourraient  être  des  programmes,  ne  sont 
que  des  hymnes.  Servilia  quæque  fingebanty  summa  facundia,  non  minore 
adulatione. 

Un  orateur,  au  dessert,  s’écrie  : « Je  voudrais  être  Josué  pour  arrêter  le 
soleil  et  retenir  longtemps  mon  pays  à l’heure  où  nous  sommes  ! » Il  semble 
entendre  le  vieux  refrain  du  Dieu  et  la  Bayadère  : 

Je  suis  content,  je  suis  heureux. 

Chacun  doit  l’être  dans  ces  lieux  ! 

Un  autre  orateur  nous  apprend  que  l’Empire  est  le  dernier  mot  de  la  Révo- 
lution française;  un  troisième,  que  le  décret  du  24  novembre  est  le  dernier 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 


173 


mot  de  l’Empire;  que  l’Empire,  ce  n'est  ni  V aristocratie,  ni  la  bourgeoisie, 
ni  le  peuple  : c'est  tout  cela  à la  fois,  etc.,  etc.  Je  cherche  humblement  à sa- 
voir ce  que  je  dois  attendre  de  la  politique  de  demain  : j’assiste  à des  extases 
qui  devancent  le  jugement  de  la  postérité  ; je  voudrais  un  langage  net, 
calme  et  pratique,  à la  façon  anglaise  ; j’entends  la  trompette  de  l’histoire, 
embouchée  avant  que  l’histoire  ait  commencé  pour  notre  temps.  Encore 
une  fois,  si  amateur  que  je  sois  de  l’éloquence,  le  moindre  grain  de  mil 
ferait  bien  mieux  mon  affaire  que  ces  perles  de  la  liltéralure  laudative, 
dont  M.  de  la  Guéronnière  et  son  discours  de  Limoges  méritent  le  prix. 

Deux  hommes,  plus  éprouvés  dans  la  vie  publique,  M.  de  Morny  et  M.  Du- 
pin; l’un,  l’élégant  et  spirituel  représentant  des  Auvergnats;  l’autre,  le  pré- 
dicateur ordinaire  des  Morvandiots,  tiennent  d’habitude,  et  ont  tenu  encore 
cette  année  un  langage  plus  positif.  Mais  j’aimerais  qu’ils  fussent  d’accord, 
je  ne  dis  pas  avec  eux-mêmes,  je  dis  l’un  avec  l’autre,  parlant  au  même 
moment,  au  nom  du  même  gouvernement,  sur  le  même  sujet.  Ce  sujet  est  et 
devient,  à mesure  que  l’hiver  s’approche,  de  la  plus  haute  importance  : il 
s’agit  du  commerce  des  blés,  de  leur  prix  croissant,  des  résolutions  qu’on 
peut  attendre  du  gouvernement  en  présence  de  cette  épreuve  rigoureuse. 

Écoulez  les  déclarations  de  l’ancien  et  du  nouveau  président  de  la  Cham- 
bre des  députés  : 

M.  de  Morny,  à Clermont. 

« ...  L’échelle  mobile  a été  supprimée  et  remplacée  par  un  droit  fixe  peu 
« élevé.  Mais  ce  qui  s’est  passé  de  plus  significatif,  c’est  que  la  loi,  appuyée 
« d’une  déclaration  catégorique  du  gouvernement,  a consacré  enfin  ce  prin- 
« cipe,  qui  est  une  véritable  conquête,  à savoir  : que,  sous  aucun  prétexte, 
« quelles  que  fussent  les  circonstances  et  les  réclamations,  le  gouvernement 
« n’interviendrait  pour  interdire  l’exportation  des  grains.  » 

M.  Dupin,  à Lormes,  8 septembre. 

«...  L’échelle  mobile  est  désormais  abolie;  mais,  si  l’exportation  devenait 
« trop  forte  et  trop  brusque  du  côté  de  la  Manche,  et  si  elle  n’était  pas  com- 
« pensée  par  des  arrivages  suffisants  du  côté  de  la  Méditerranée,  s’il  se  pro- 
« duisait  une  cherté  trop  considérable,  nul  doute  alors  que  le  gouvernement 
« trouverait  bien  vite  le  moyen  d’y  remédier.  Ici,  heureusement,  nous  ne 
« sommes  pas  enchaînés  par  un  traité,  la  loi  existante  est  l’ouvrage  du  seul 
« législateur  français,  et  on  pourrait  la  changer,  en  présence  de  cette  grande 
« maxime  : Salus  populi,  suprema  lex  esta.  » 

On  conviendra  qu’entre  ces  deux  affirmations  sur  un  point  si  grave  un  peu 
de  lumière  ne  serait  pas  superflu. 


t74 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 


II 

Sur  un  autre  sujet  non  moins  grave,  le  discours  de  M.  de  la  Giiéronnière 
dont  nous  avons  parlé,  n’est  pas  moins  en  contradiction  avec  des  faits  simul- 
tanés. Voici  ses  paroles  : « Qui  est-ce  qui  pourrait  dire  encore  que  la  France 
« n’est  pas  libre  et  que  son  gouvernement  est  une  dictature?  Les  classes 
« élevées  de  la  société  française  aiment  la  liberté,  et  elles  ont  raison,  car 
« elle  est  la  condition  de  leur  dignité  et  de  leur  influence.  Si  on  a chercbé  à 
« les  éloigner  de  l’Empire  en  le  présentant  comme  l’expression  du  pouvoir 
<(  absolu,  ce  prétexte  n’existe  plus  désormais.  Que  les  classes  élevées  pren- 
<(  lient  donc  le  rôle  qui  leur  appartient,  » etc. 

Or,  peu  de  jours  après  celui  où  ces  excellentes  paroles  étaient  pronon- 
cées, un  de  nos  amis,  un  homme  qui  appartient  précisément  aux  classes 
élevées  de  la  société,  qui  appartenait  même,  dans  un  passé  bien  récent,  à la 
même  classe,  à la  même  profession  et  à la  même  opinion  que  M.  de  la  Gué- 
ronnière,  M.  Léopold  de  Gaillard,  se  présente  devant  les  électeurs  de  Vau- 
cluse, convoqués  pour  élire  un  député,  par  suite  du  décès  de  M.  le  marquis 
de  Verclos.  Dans  un  langage  mâle  et  loyal  que  nous,  voudrions  citer  tout 
entier,  M.  de  Gaillard  s’écrie  : 

« Les  élections  sont  l’affaire  des  électeurs  et  non  celle  des  préfets.  Voter 
« est  un  acte  de  souveraineté  et  non  de  subordination.  Nous  devons  l’impôt, 

((  nous  devons  la  conscription,  nous  devons  la  prestation  en  nature,  nous  ne 
(T  devons  pas  le  vote.  » Qui  est-ce  qui  répond  à cette  déclaration  parfaitement 
légale?  Est-ce  le  concurrent?  Non,  c’est  le  préfet,  accusant  M.  de  Gaillard 
de  se  laisser  inspirer  « par  la  haine,  l’injustice  et  la  passion,  » et  déclarant 
officiellement  à tous  les  électeurs  que  « voter  pour  M.  Pamard,  c’est  donner 
« à l’Empereur  un  gage  de  confiance.  » 

A ce  placard  M.  de  Gaillard  répond  ; 

« Convenez-en,  monsieur  le  préfet,  seul,  votre  candidat  ne  pourrait  jamais 
« arriver;  s’il  triomphe  par  votre  appui,  ne  court-il  pas  le  risque  de  laisser 
« en  suspicion  la  liberté  des  électeurs  qui  l’ont  nommé?  Vous  me  direz  que 
« l’autorité  a bien  le  droit  de  donner  des  conseils  au  pays.  Je  me  méfie,  pour 
« l’indépendance  du  vote,  des  conseils  de  ceux  qui  sont  habitués  à donner 
« des  ordres.  Voilà  l’évidence!  Vous  accusez,  moi,  je  raisonne!  » 

Nous  honorons  le  langage,  la  conduite  et  la  défaite  de  M.  de  Gaillard  ; mais 
M.  le  président  du  conseil  général  de  la  Haute-Vienne  devrait  bien  écrire 
une  brochure  pour  mettre  d’accord  ses  promesses  libérales  avec  de  sem- 
blables faits. 


i.ES  ÉVÉNEMENTS  DE  MOIS. 


175 


III 

L’élection  deVaucluse  nous  paraît  donner  beaiîcoup  à réfléchir, non-seule- 
ment parce  que  nulle  part  ailleurs  la  loyauté  éloquente  du  candidat  et  l’ar- 
deur impérieuse  du  préfet  ne  se  sont  trouvées  en  lutte  plus  ouvertement, 
mais  aussi  parce  que  cette  élection  annonce  quel  sera  le  caractère  de  la  lutte 
aux  futures  élections.  Or  on  a de  nouveau  beaucoup  répété  pendant  ce 
mois  que  ces  élections  seraient  plus  prochaines  qu’on  ne  le  suppose,  malgré 
les  déclarations  contraires  faites  à l’une  des  dernières  séances  du  Corps  lé- 
gislatif. On  a dit  qu’au  moment  de  résoudre  la  question  romaine,  et  avant  de 
prononcer  le  dernier  mot,  le  gouvernement  voudrait  s’assurer  le  concours 
d’une  chambre  nouvelle  et  l'imposante  manifestation  de  la  presque  unani- 
mité du  suffrage  universel  en  sa  faveur.  Nous  ne  prétendons  pas  le  moins  du 
monde  garantir  ou  adopter  cette  hypothèse.  Il  est  très-probable  que  si  les 
élections  générales  sont  décidées,  ce  sera  brusquement  et  à court  délai.  Il 
y a,  en  effet,  quelques  raisons  de  les  attendre,  mais  combattues  par  d'autres 
raisons.  Nous  rapportons  le  bruit,  nous  ne  le  certifions  pas;  ce  qui  se  dit 
n’est  pas  assez  pour  qu’on  croie  aux  élections,  c’est  assez  pour  qu’on  y 
pense. 

Faut-il  regarder  comme  un  autre  symptôme  l’acharnement  avec  lequel 
certains  journaux  continuent  à attaquer,  à démolir,  autant  qu’ils  le  peuvent, 
les  anciens  hommes  politiques,  comme  si  on  les  redoutait  plus  que  jamais? 
Nul  n’est  plus  souvent  en  butte  à ces  attaques  sans  mesure  que  M.  de  Mon- 
talembert.  II  les  dédaigne,  et  cependant  nous  voulons  le  défendre  sans  le 
consulter,  parce  que  l’on  doit  ce  témoignage  aux  amis  absents;  et  parce 
qu’on  attaque  dans  sa  personne  ses  opinions,  qui  sont  en  grande  partie  les 
nôtres.  Son  dernier  travail  sur  la  Pologne  a ranimé,  bon  gré,  malgré,  l’inté- 
rêt, la  discussion,  la  sympathie  dans  toute  l’Europe,  au  profit  de  la  cause 
immortelle  qu’il  a,  plus  que  personne,  soutenue  depuis  trente  ans  par  son 
éloquence  inépuisable.  Oui,  la  Pologne  profile  de  celte  protestation  nou- 
velle; mais,  pour  M.  de  Montalembert,  elle  n’a  fait  que  lui  attirer  des 
calomnies  et  des  injures. 

Dans  la  Revue  européenne  du  15  septembre,  un  écrivain  ordinairement 
mieux  inspiré,  M.  Charles  Aubertin  (dont  le  talent  remarquable  a été  préci- 
sément signalé,  il  y a déjà  longtemps,  à celui  qui  a écrit  ces  lignes,  parM.  de 
Montalembert  lui-même),  a consacré  vingt  pages  à le  persifler,  et,  sous  ce 
titre  : Monsieur  le  comte  de  Montalembert,  il  a écrit  un  réquisitoire  qu’il  a 
tâché  de  rendre  sévère,  et  qui  est  seulement  injuste.  II  y a deux  ans,  au 
moment  où  l’illustre  écrivain  était  poursuivi  devant  les  tribunaux,  une  bro- 


176 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 

chure  à peu  près  avec  le  même  titre  : Monsieur  de  Montalemhert,  le  pour- 
suivait devant  l’opinion.  On  sait  que,  sous  le  même  titre,  plusieurs  articles 
d’un  journal  l’ont  poursuivi  devant  les  catholiques.  Nous  en  sommes  donc  à 
la  troisième  édition,  au  troisième  relais,  au  troisième  assaut  de  la  malveil- 
lance contre  le  même  homme.  Les  écrivains  varient,  les  arguments  ne  va- 
rient pas,  les  citations  sont  à peu  près  les  memes.  On  adresse  à M.  de  Mon- 
talembert  trois  reproches  : il  a beaucoup  changé,  il  professe  une  religion  de 
fantaisie,  il  a beaucoup  haï. 

De  quoi  donc  a-t-il  changé?  Départi?  Mais  chaque  parti  lui  faitun  crime  de  ne 
lui  avoir  pas  appartenu.  Et  qu’est-ce  que  le  parti  qui  domine  aujourd’hui  ne 
lui  pardonne  pas?  C’est  de  tenir  aux  anciens  partis,  et  de  ne  s’être  pas  rallié 
au  nouveau.  Un  changement  de  plus,  et  tous  ceux  qu’on  lui  reproche  eussent 
été  oubliés.  Mais  comment  concilier  des  griefs  si  contradictoires?  De  la 
façon  la  plus  simple.  M.  de  Montalembert  a toujours  servi  une  cause, 
jamais  un  parti  ; à tous  il  a toujours  demandé  la  même  chose.  Il  s’est 
quelquefois  trompé,  il  ne  s’est  jamais  démenti.  Qui  donc,  dans  ce  temps 
diisparate,  à une  époque  où  les  gouvernements  et  les  principes  changent 
deux  ou  trois  fois  dans  le  cours  d’une  vie  humaine,  peut  se  flatter  d’être 
resté  immuable?  Ceux-là  seulement  qui  n’ont  rien  fait,  ou  qui  viennent  de 
naître.  L’unité  de  la  vie  n’est  que  la  brièveté  des  jours  ou  la  nullité  des 
œuvres.  Seulement,  il  y a deux  espèces  de  changements,  les  changements 
désintéressés  et  les  changements  avantageux  ; respectons  ceux  qui  chan- 
gent en  sens  contraire  de  la  puissance  et  de  la  fortune  ; réservons  nos  sévé- 
rités pour  ceux  qui  font  pénitence  de  leurs  anciennes  opinions  au  milieu 
de  la  richesse  et  des  honneurs. 

M.  de  Montalembert  ne  professe  qu’une  religion  de  fantaisie  ! Nous  con- 
naissons cet  argument, qui  s’adresse  à nous  autant  qu’à  lui.  On  fait  toujours 
aux  hommes  l’injure  de  les  croire  meilleurs  que  leur  cause.  « Ah  ! dit-on, 
si  tous  les  républicains  étaient  comme  vous,  nous  serions  pour  la  républi- 
que; si  tous  les  catholiques  étaient  comme  vous,  nous  embrasserions  le 
catholicisme.  Yolre  religion  est  belle,  large,  attrayante;  mais,  hélas  ! elle 
n’est  pas  la  vraie.  Voyez-vous  ce  visage  terrible,  ces  mains  pleines  de  chaî- 
nes et  de  torches,  ces  lèvres  d’où  tombent  des  paroles  dures  et  glacées, 
voilà  l’Église  vraie  ; comment  la  tolérer?  » Ce  procédé  sert  tous  les  jours  au 
Siècle;  récemment  encore  (4  septembre),  il  déclarait  que  l’école  Ihéocra- 
tique  exagérée  est  seule  sincère.  Il  a besoin  d’elle,  il  lui  faut  un  christia- 
nisme repoussant,  pour  pouvoir  sans  peine  le  repousser  ; il  dresse  un  man- 
nequin avec  des  cornes,  puis  il  le  montre  au  peuple  en  s’écriant  : « Voilà  le 
parti  clérical!  Si  M.  de  Montalembert  avait  raison;  si,  en  effet,  le  catholi- 
cisme, père  desbonnes  mœurs,  était  aussi  l’ami  de  la  science,  delà  liberté, 
de  la  poésie,  du  progrès,  comment  empêcher  qu’on  n’aime  ce  catholicisme? 
M.  Aubertin  nous  affirme  que  les  docteurs  catholiques  ont  rétabli  les  prin- 
cipes dans  leur  inflexible  pureté  et  mis  à l'index  le  novateur.  Mais,  si  les 


177 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS: 

docteurs  qu’il  nomme,  un  ambassadeur,  un  moine,  un  journaliste,  ont  mis 
à l’index  celui  qui  les  avait  mis  à la  mode,  d’autres  docteurs,  à savoir 
l’épiscopat  français,  pendant  vingt  ans,  et  1 Église  de  Rome,  en  ces  derniers 
jours  encore,  ont  approuvé,  loué,  remercié,  béni  celui  qui  fut  toujours  à 
la  fois  le  plus  indépendant  elle  plus  obéissant  des  fidèles.  Sa  religion,  c’est 
la  foi  antique  alliée  à l’esprit  moderne,  c’est  la  religion  d’accord  avec  le  pa- 
triotisme, et  je  parierais  que  si  M.  Aubertin  est  croyant,  c’est  là  sa  croyance. 

Le  Constitutionnel,  ce  journal  qui  ne  change  jamais,  du  moins  de  titre,  et 
porte  le  même  nom  comme  un  souvenir  léger  au  travers  de  toutes  les  opi- 
nions, s’est  emparé  (17  septembre)  de  l’article  de  la  Revue  européenne,  et 
il  en  aiguise  avec  joie  toutes  les  pointes.  11  énumère  les  crimes  de  notre 
illustre  ami  avec  complaisance.  Après  1830,  M.  de  Montalembert  a flagellé 
les  ministres  : que  faisait  donc  alors  le  Constitutionnel? 

11  a blâmé  les  magistrats;  qu’en  disait  donc  alors  le  Constitutionnel? 

Il  a attaqué  violemment  l’Univôrsité  : le  Constitutionnel  attaquait-il  donc 
alors  doucement  l’Église? 

Il  a gourmandé  les  catholiques  ; le  Constitutionnel  prenait-il  leur  dé- 
fense ? 

Pour  tout  dire,  cette  âme  ne  connaît  que  la  haine,  elle  est  celle  d’un 
grand  haïsseur.  Je  conviens  que  M.  de  Montalembert  n’a  pas  perdu  la  faculté 
de  s’indigner,  je  plains  ceux  qui  tombent  en  ses  mains  redoutables.  Mais  ce 
grand  haïsseur  aura  eu  la  gloire  d’aimer  la  religion,  quand  on  la  méprisait; 
d’aimer  la  magistrature,  quand  on  la  mutilait;  d’aimer  l’Irlande  et  la  Po- 
logne, quand  on  les  oubliait;  d’aimer  les  esclaves  et  les  pauvres,  quand  on 
les  négligeait;  et  voilà  qu’il  porte  si  loin  cette  soif  d’aimer  en  sens  contraire 
des  goûts  dominants,  qu’il  aime  aujourd’hui  saint  Colomban,  qu’il  aime 
saint  Bernard,  saint  Benoît,  saint  Grégoire,  qui  assurément  n’ont  point,  à 
l’heure  qu’il  est,  beaucoup  de  dévots.  Ce  qui  n’empêche  pas  M.  Grenier  de  l’ap- 
peler un  génie  fait  pour  haïr.  M . Aubertin  l’appelle  un  déclassé.  Déclasséparmi 
les  puissants  du  jour,  il  est  de  plus  en  plus  classé  parmi  nos  hommes  illustres. 
Or  la  renommée  est  semblable  aux  étoffes  : elles  ne  sont  pas  bon  teint,  si 
elles  ne  résistent  tour  à tour  au  soleil  et  à la  pluie.  Quand  un  nom  a résisté 
aux  injures  et  à la  flatterie,  il  est  solide,  après  cette  double  épreuve.  Je  ne 
plains  donc  point  celui  que  je  défends;  mais  je  gémis,  quand  je  vois  un  écri- 
vain d’un  vrai  talent  s’attaquer  à l’une  de  nos  gloires,  comme  si  je  voyais  un 
enfant  mutiler  une  statue,  bien  que  cela  soit  absolument  indifférent  à la 
célébrité  de  celui  qu’elle  représente. 


Septembke  1861. 


12 


178 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 


IV 

Si  nous  refusons  au  Constitutionnel  toute  autorité,  quand  il  s’agit  de  dé- 
cider de  la  constance  dans  les  opinions,  nous  lui  reconnaissons  volontiers  le 
mérite  opposé,  qui  est  de  ressembler  précisément  à ces  instruments  de 
physique  destinés  à indiquer  et  à suivre  les  plus  délicates  variations  de  tem- 
pérature, ou  les  mouvements  du  vent.  A ce  titre,  l’attitude  de  ce  journal,  à 
propos  de  la  question  romaine,  depuis  un  mois,  mérite  d’être  notée. 

Lorsque  M.  Ricasoli  a affirmé  que  les  troubles  de  l’Étal  napolitain  avaient 
leur  foyer  à Rome,  le  Constitutionnel  a affirmé  que  cette  imputation  était 
une  erreur.  Bientôt  la  protestation  très-nette  du  Journal  de  Home,  faisant 
loyalement  appel  au  témoignage  de  tous  les  ambassadeurs,  qui  l’ont  con- 
firmée, a donné  raison  au  Constitutionnel. 

Lorsque  le  Siècle,  VOpinion  nationale,  le  Temps,  la  Presse,  croyaient, 
après  avoir  exploité  l’absurde  anecdote  des  soufflets  7noraux,  que  l’occupa- 
tion française  à Rome  touchait  à son  terme,  le  Constitutionnel  a déclaré 
que  nous  ne  pourrions  quitter  Rome  sans  manquer  à nos  intérêts  et  à nos 
devoirs.  Il  aurait  pu  ajouter  que,  depuis  la  guerre  d’Italie,  l’occupation 
n’est  plus  la  continuation  pure  et  simple  de  l’expédition  de  1849,  En  1 849, 
nous  volions,  selon  l’expression  du  général  Cavaignac,  à la  défense  dupape, 
contre  une  révolte  intérieure  que  nous  n’avions  pas  provoquée  ; aujourd’hui, 
nous  le  défendons  contre  l’usurpation  d’un  voisin,  contre  une  des  consé- 
quences de  l’ébranlement  que  nous  avons  nous-mêmes  communiqué  à l’Ita- 
lie; la  situation  a un  autre  caractère  et  naît  d’une  autre  nécessité. 

Lorsque  la  Patrie,  le  Pays,  réclament,  discutent,  se  déconcertent,  s’éton- 
nent, le  Constitutionnel  persiste  à opposera  ses  confrères  officieux  un  calme 
qui  révèle  une  grande  conscience  de  sa  force  sur  le  terrain  où  il  s’est  placé. 

Si  l’on  réfléchit  que  le  Constitutionnel  ne  s’avance  que  quand  on  le  pousse, 
si  l’on  pense  à la  main  qui  le  pousse,  si  l’on  remarque  au  même  moment 
que  le  saint-père  envoie  un  nonce  à Paris,  qu’il  nomme  des  cardinaux,  que 
le  général  de  Goyon  parle  et  agit,  que  l’ambassadeur  est  changé,  de  tous  ces 
indices  réunis  il  sera  permis  de  conclure  que  la  politique  française  paraît 
être  entrée  dans  une  phase  de  rapprochement  avec  Rome,  au  moins  pour 
quelque  temps.  Mais  ni  les  paroles  du  roi  Victor- Emmanuel  à Florence,  ni 
les  manifestations  de  Naples,  au  jour  anniversaire  de  l’entrée  de  Garibaldi, 
ne  peuvent  laisser  supposer  que  l’Italie  veuille  et  puisse  se  retenir.  Il  est 
bien  tard  pour  opposer  un  retour  de  bonnes  intentions  fugitives  à la  pres- 
sante logique  des  faits;  on  a beau  reculer  devant  les  conséquences  de  ses 
actes*  ces  conséquences  ne  reculent  pas.  Du  reste,  nous  nous  contentons 
ici  de  signaler  dans  la  politique  un  temps  d’arrêt,  sans  chercher  à deviner 
ce  que  présage  le  revirement  d’hier  dans  le  Constitutionnel. 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 


179 


V 

Que  faut-il  penser  de  celle  que  M.  Forcade  vient  d’esquisser  dans  un  article 
de  la  Revue  des  Deux-Mondes  (15  septembre)  qui  fait  suite  à celui  dont  nous 
avons  parlé  le  25  août?  Malgré  nos  réserves,  nous  avions  lu  le  premier  avec 
plaisir;  nous  n’avions  plus  affaire  aux  vulgaires  argumentations  de  nos  ad- 
versaires accoutumés.  L’habile  publiciste  montrait  une  connaissance  exacte 
de  la  situation  des  catholiques  en  France  et  de  celle  du  gouvernement  pon- 
tifical à Rome.  Il  expliquait  avec  beaucoup  de  sagacité  comment  l’ultramon- 
tanisme,  en  France,  à notre  époque,  était  né  d’un  mouvement  libéral,  du 
besoin  de  se  rallier  contre  les  empiétements  du  pouvoir  civil,  devenu,  en 
face  d’une  Église  convalescente  et  dépouillée,  plus  fort  par  la  centralisation 
que  ne  l’était  le  pouvoir  de  Louis  XIV.  Il  exposait  avec  une  calme  impartia- 
lité les  avantages  et  les  inconvénients  de  la  conduite  des  catholiques  depuis 
vingt  ans,  leurs  nobles  luttes  et  leurs  justes  succès,  suivis  d’une  réaction  fu- 
neste; il  ne  s’étonnait  pas  de  l’amertume  de  nos  désappointements,  il  ne 
triomphait  pas  de  nos  fautes,  il  essayait  de  nous  persuader. 

La  partie  neuve  de  ce  premier  travail  consistait  à prouver  que  le  pouvoir 
temporel,  en  resserrant  dans  les  bornes  de  l’Italie  le  personnel  où  la  Papauté 
se  recrute,  et  en  remplissant  le  sacré  collège  de  cardinaux  élevés  à ce  poste 
éminent  par  l’exercice  de  fonctions  laïques,  avait  eu  le  double  effet  de  ren- 
dre la  Papauté  trop  italienne  et  trop  peu  sacerdotale,  résultat  absolument 
opposé  à la  prétention  des  italianissimes  qui  l’accusent  d’être  trop  peu  italienne 
et  trop  cléricale.  Jusque-là,  les  inconvénients  du  pouvoir  temporel  n’empê- 
chaient pas  de  reconnaître  son  avantage,  qui  est  d’assurer  au  souverain  Pon- 
tife une  indépendance,  non  pas  inexpugnable,  mais  habituelle.  On  nous 
promettait  un  moyen  pratique  et  sûr  de  garantir  cette  indépendance  avec 
autant  d’avantages  et  sans  lesmêmes  inconvénients.  Nous  ne  demandions  pas 
mieux,  car  tous  les  catholiques  tiennent  à l’indépendance,  qui  est  le  but,  et 
non  au  pouvoir,  qui  est  la  condition.  Nous  attendions  avec  une  impatience  un 
peu  incrédule,  mais  sincère. 

Le  second  article,  avant  d’arriver  à la  solution,  fait  encore  de  longs  dé- 
tours et  s’arrête  à des  prolégomènes  cette  fois  désobligeants  au  lieu  d’être 
obligeants,  inexacts  au  lieu  d’être  judicieux.  C’est  cet  éternel  antagonisme 
entre  le  dogme  de  la  société  mqderne,  qui  est  la  liberté,  et  le  dogme  de  la 
société  spirituelle,  qui  est  l’autorité  ; c’est  cette  éternelle  contradiction  qui 
consiste  à prouver  que  le  Pape  ne  peut  pas  céder  par  raison  de  conscience 
et  à prouver  que  le  Pape  doit  céder  par  nécessité.  M.  Forcade  est  trop  ju- 
dicieux pour  ne  pas  reconnaître  lui-même  qu’en  fait  l’Église  vit  en  très- 


180 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOTS. 


bonne  harmonie  avec  les  sociétés  actuelles,  à New-York  ou  à Bruxelles,  à 
Londres  ou  à Genève,  à Berlin  ou  à Paris.  11  reconnaîtra  aussi  que  ce  n’est 
pas  parce  que  le  Pape  a refusé  la  liberté  de  la  presse  qu’il  a perdu  la  bataille 
de  Castelfidardo  et  la  ville  d’Ancône.  Mais  que  propose  l'habile  écrivain? 

Un  Pape,  hôte  de  l’ilalie,  laquelle  s’engagera  devant  l’Europe  à le  respec" 
ter,  un  Pape,  retiré  de  la  royauté,  mais  inviolable,  libre  et  propriétaire.  C’est 
exactement  la  thèse  de  M.  de  Cavour,  si  vigoureusement  discutée  par  M.  de 
Montalembert.  Quoi!  la  nature  humaine  est-elle  donc  changée?  l’ambition 
est-elle  éteinte  au  cœur  des  rois?  est-il  probable  que  jamais  un  roi  d’Italie 
n’aura  la  tentation  d’opprimer  la  conscience  du  maître  des  consciences? 
L’histoire  des  rapports  des  cultes  avec  les  couronnes  crie,  depuis  vingt 
siècles,  à toutes  les  Églises  : Défiance!  L’histoire  d’hier,  l'histoire  des  rap- 
ports de  Victor-Emmanuel  avec  Pie  IX,  crie  plus  haut  encore  : Défiance! 
Votre  solution,  c’est  : confiance  ! Confiance  du  souverain  désarmé,  incommode 
et  suspect,  dans  le  souverain  armé,  riche  et  audacieux;  confiance  du  vaincu 
dans  le  vainqueur,  confiance  du  faible  dans  le  fort,  confiance  du  prêtre  qui 
condamne  le  mal  dans  le  puissant  qui  l’accomplit.  Vous  placez  deux  royau- 
tés l’une  à côté  de  l’autre  sans  autre  barrière  que  le  respect.  L’histoire  du 
pouvoir  temporel  peut  se  résumer  en  une  indépendance  habituelle,  quelque- 
fois troublée  par  la  force  et  rétablie  par  l’étranger  ou  par  l’Italie  : votre  sys- 
tème conduit  à une  inquiétude  continue  toujours  excitée  par  la  violence  et 
n’ayant  d’autre  ressource  que  l’étranger.  En  d’autres  termes,  cédez  aujour- 
d’hui et  tremblez  demain.  Il  nous  sera  permis  d’attendre  et  de  demander 
d’autres  garanties. 

Nous  sommes  accusés  de  lenteur,  d’entêtement.  On  n’est  pas  pressé  quand 
il  s’agit  d’un  arrangement  qui  intéresse  les  âmes,  et  qui  peut  durer  mille 
ans.  Qu’on  nous  propose  donc  un  système  vraiment  meilleur  que  le  pouvoir 
temporel,  et  l’on  verra  si  nous  sommes  entêtés  ! Ne  savons-nous  pas  que 
l’Église  vivra  dans  toutes  les  combinaisons? ne  savons-nous  pas  que,  selon  la 
belle  parole  des  livres  saints.  Dieu  rompra  plutôt  le  pacte  qu’il  a fait  avec  le 
jour  et  le  pacte  qu’il  a fait  avec  la  nuit  que  d’oublier  les  promesses  faites  à 
l’Église?  Nous  ne  sommes  donc  ni  inquiets  ni  difficiles.  Mais  on  nous  demande 
de  cédera  la  force;  est-ce  juste?  de  confier  nos  croyances  aux  respects  des 
peuples  et  des  rois;  est-ce  prudent?  de  nous  contenter  dePapes  complaisants 
ou  martyrs;  est-ce  séduisant?  On  peut  nous  répondre  qu’on  nous  forcera 
bien,  si  nous  nous  entêtons.  Soit;  la  force  de  la  poudre,  disait  M.  Rossi,  ne 
prouve  pas  la  justice  du  coup  de  canon. 

he  Secrétaire  de  la  rédaction  : P.  Douhaire, 

L'uîi  des  Gérants  .*  CHARLES  DOUNIOL. 


PARIS.  ÎMP.  SIMON  BAÇON  ET  COMP.,  RUE  d’eRFÜRTH,  1. 


LA 


SOUVERAINETÉ  PONTIFICALE 

ET  LA  LIBERTÉ* 


En  rentrant  dans  un  débat  depuis  si  longtemps  ouvert  et. moins  clos 
que  jamais,  je  n’ai  nulle  intention  de  revenir  sur  les  faits  passés  ; j’ai 
moins  de  prétention  encore  à émettre,  au  sujet  de  l’avenir,  un  souhait 
ou  un  conseil  quelconque.  Du  passé,  que  pourrais-je  dire  que  ce  qui  a 
été  dit?  Je  ne  le  dirais  ni  si  bien,  ni  de  si  haut.  Comment  parler  de 
l’avenir,  même  le  plus  prochain,  sans  s’exposer  à être  démenti  dès  le 
lendemain  par  un  de  ces  coups  de  fortune  ou  d’audace  auxquels 
l’oubli  de  tous  les  droits  et  la  faiblesse  de  tous  les  caractères 
laissent  en  ce  moment  plus  que  jamais  pleine  carrière?  Toute  prévi- 
sion, d’ailleurs,  tout  vœu  formé,  tout  projet  mis  en  avant  pour  sortir 
des  difficultés  présentes,  aurait  le  grave  inconvénient  d’assumer  une 
part  dans  une  responsabilité  qu’il  convient  de  laisser  tout  entière 
à ceux  qui  en  ont  pris  sur  eux  le  fardeau. 

Si  la  situation  réciproque  de  la  France,  de  l’Italie  et  de  la  Papauté 
est  devenue  telle  aujourd’hui  qu’il  semble  également  impossible  à 
chacune  des  trois  et  d’y  rester  et  d’en  sortir,  c’est  à ceux-là  de  trouver 
l’issue  qui  se  sont  engagés  dans  l’impasse.  A de  tristes,  de  passifs 

* Discours  du  comte  de  Cavour  du  27  mars  et  du  9 avril  1801 . — La  QuesLion  ro- 
maine, par  M.  Forcade,  Revue  des  Deux— Mondes,  15  août  et  15  septembre  1861.  — 
Séparation  de  l’Église  et  de  lÉtat,  par  M.  de  Pressensé,  Revue  nationale,  10  et  25 
juillet  1861. 

N.  SÉR.  T.  SIX  (lV®  de  DA  COLLECT.)  2®  LIVRAISON.  25  OCTOBRE  1861. 


15 


182 


LA  SOUVERAINETÉ  PONTIFICALE 


spectateurs  des  événements,  nulle  tâche  pareille,  Dieu  merci!  n'est  I 
imposée.  Une  guerre  qu’il  était  aisé  de  prévenir,  une  paix  qu’il  n’était  f 
pas  possible  d’exécuter,  ont  laissé  face  à face  en  Italie  l’antique  garan- 
tie de  l’indépendance  ecclésiastique  et  les  prétentions  exaltées  d’une 
nation  dans  l’ivresse  del’affranchissement.  Une  seule  autorité  au  monde 
avait  le  devoir,  peut-être  le  moyen,  de  concilier  ces  deux  intérêts 
qu’elle  avait  elle-même  contribué  émettre  aux  prises.  C’était  le  gou- 
vernement de  la  France,  arbitre  de  la  guerre  dont  il  a déterminé  le 
cours,  et  de  la  paix  dont  il  a dicté  les  conditions,  protecteur  juré  de 
la  Papauté,  libérateur  récent  de  l’Ilalie.  Ses  promesses,  à cet  égard, 
étaient  réitérées  et  confiantes  ; il  est  trop  évident  aujourd’hui  que 
le  succès  n’y  a pas  répondu.  A la  vérité,  l’unique  mode  de  con- 
ciliation qu’il  ait  employé  était  peut-être  trop  simple  pour  être 
efficace,  car  il  consistait  tout  uniment  à imposer  à l’une  des  par- 
ties tous  les  sacrifices  en  passant  à l’autre  toufes  ses  fantaisies. 
Grâce  à une  suite  de  transactions  toutes  empreintes  de  cet  es- 
prit d’équité,  le  plus  audacieux  de  nos  deux  protégés,  toujours 
sûr  de  ne  pas  rencontrer  d’obstacle,  a pu,  tout  à son  aise,  avancer 
sur  son  adversaire  toujours  délaissé  au  moment  critique.  Passant 
sans  s’émouvoir  entre  nos  menaces  de  la  veille,  nos  désavœux  du  jour 
et  nos  approbations  du  lendemain,  il  a pu  resserrer  graduellement  le 
terrain  devant  lui  avec  la  régularité  de  la  marée  qui  monte,  jusqu’à 
n’y  laisser  de  place  que  pour  un  tête-à-tête  absurde  entre  un  souve- 
rain sans  sujets  et  un  royaume  sans  capitale.  Même  dans  cette  extré- 
mité qu’on  a laissée  venir  et  qu’on  laisse  aggraver  d’heure  en  heure, 
même  sur  ce  rebord  glissant  du  dernier  fossé,  on  nous  dit,  on  tient 
à nous  persuader  encore  que  tout  espoir  de  paix  n’est  pas  perdu. 
Pas  plus  tard  qu’hier,  M.  le  ministre  des  cultes,  qui  a bon  courage 
et  dont  le  sommeil  n’est  pas  troublé  par  le  souvenir  de  ses  circulaires 
précédentes,  annonçait  aux  évêques  de  France  la  solution  prochaine 
de  toutes  les  difficultés,  et  les  engageait,  par  avance,  à en  remercier  le 
Très-Haut.  Soit  : toute  parole  officielle  a droit  d’être  prise  au  sérieux; 
mais  nous  sommes  dispensé,  en  vérité,  de  nous  mettre  en  frais  d’i- 
magination pour  fournir  à ceux  qui  nous  donnent  de  telles  assurances 
les  moyens  de  les  remplir  ou  d’y  manquer. 

Notre  dessein  n’est  donc  nullement,  dans  ce  qui  va  suivre,  d’in- 
diquer ou  de  prévoir  un  terme  à des  embai'ras  que  nous  n’avons  pas 
créés  et 'que  nous  ne  sommes  pas  chargé  de  résoudre.  Mais  d’autres,  à 
côté  de  nous,  sont  moins  réservés.  En  France,  en  dehors  de  France, 
dans  la  presse,  à la  tribune,  des  esprits  qui  pensent  avoir  le  secret  de 
l’avenir  se  prêtent  volontiers  à en  faire  confidence  au  public.  A les 
en  croire,  il  y a une  solution  toute  prête,  qu’on  peut  résumer  d’un 
seul  mot,  et  ce  mot,  qui  n’attend,  pour  produire  toute  la  magie  de 


ET  LA  LIBERTÉ. 


isr. 


son  effet,  que  d'être  prononcé  par  des  bouches catlioliques,  n’est  autre 
quela  liberté.  L Église  dispute  aujourd'hui,  nous  dit-on,  au  nom  de  son 
chef,  les  lambeaux  d’un  pouvoir  qui  lui  échappe;  qu’elle  y l enonce,  au 
contraire,  tout  de  suite  et  de  bon  cœur,  tant  qu’il  y a encore  quelque 
mérite  au  sacrifice  et  qu’elle  peut  y mettre  quelque  prix.  Que  ce 
prix  soit  la  liberté,  la  liberté  pleine  et  entière,  la  liberté  au  centre 
pour  le  chef,  la  liberté  à toutes  les  extrémités  pour  les  membres  ; 
liberté  du  saint-siège  lui-même  en  Italie,  liberté  de  toutes  les  Eglises 
dans  tous  les  États.  Au  lieu  de  maintenir  sur  un  point  donné 
l’union  exceptionnelle  des  pouvoirs  temporels  et  spirituels  qu’elle 
proclame,  qu’elle  fasse  respecter  sur  tous  les  points  du  monde  la 
règle  générale  de  leur  séparation  absolue. 

Quand  ce  langage  nous  est  tenu  du  haut  de  la  tribune  piémontaise, 
par  les  hommes  qui,  hier,  pillaient  les  couvents  et  aujourd’hui  encore 
proscrivent  les  évêques  ; quand  il  trouve  écho  dans  la  presse  pari- 
sienne, chez  des  feuilles  qui  font  consister  leur  amour  pour  la  liberté 
à réclamer  du  préfet  de  police  la  dissolution  des  sociétés  charitables, 
et  du  garde  des  sceaux  l’application  des  lois  exceptionnelles  contre  le 
clergé,  ce  serait  courir  soi-même  au-devant  du  piège  que  d'en  faire 
le  sujet  d’une  discussion  sérieuse.  C’est  bien  assez, en  ce  monde,  d’être 
victime  delà  violence:  il  n’est  jamais  nécessaire  d’être  dupe  de  l’hy- 
pocrisie. Mais,  quand  les  mômes  propositions  nous  viennent  d’amis 
éprouvés  des  libertés  publiques,  d’hommes  qui  honorent  du  moins 
nos  convictions  s’ils  ne  les  partagent  pas,  nous  sommes  d’autant  plus 
obligés  d’y  répondre,  qu’elles  nous  prennent  par  notre  faible  et  que 
nous  n’échappons  pas  à leur  séduction.  L’alliance  de  la  religion  ca- 
tholique et  de  la  liberté,  l’accord  de  la  foi  et  du  progrès  des  temps 
modernes,  c’est  la  cause  que  nous  avons  toujours  ici  et  partout  défen- 
due. Nous  n’existons,  nous  ne  parlons  que  pour  la  maintenir.  Nul 
plus  que  les  écrivains,  illustres  ou  obscurs,  dont  les  noms  figurent 
dans  ces  colonnes,  n’a  de  bonne  heure  et  vivement  protesté  contre 
l’hostilité  que  deux  partis  extrêmes,  animés  de  passions  opposées  mais 
également  aveugles,  ne  cessent  d’établir  entre  les  principes  nouveaux 
des  sociétés  et  les  dogmes  antiques  de  la  religion.  Nul  surtout  n’a  été 
plus  sensiblement  touché  des  dangers  qui  naissent  pour  la  foi  d’une 
intimité  trop  étroite  avec  les  pouvoirs  de  ce  monde.  Le  moment  où  nos 
avertissements,  longtemps  méconnus,  reçoivent  des  événements  une 
confirmation  trop  douloureuse,  où  notre  voix,  longtemps  élevée  dans 
le  désert,  pénètre  dans  plus  d’un  esprit  désabusé,  n’est  pas  celui  que 
nous  choisirons  pour  déserter  un  drapeau  qui  nous  a trouvés  fidèles 
dans  des  jours  difficiles.  Si  donc  il  y avait  quelque  moyen  de  tirer 
de  la  liberté  seule,  dans  l’état  présent  du  monde,  cette  sécurité  des 
consciences  dont  l’indépendance  de  la  papauté  est,  à nos  yeux,  la 


184 


LA  SOUVERAINETÉ  PONTIFICALE 


garantie  et  le  symbole , — ou  plutôt  si  ce  qu’on  nous  propose  était 
la  liberté  et  non  pas  directement  l’opposé,  — c’est  parmi  nous  qu’un 
tel  plan  devrait  trouver  accueil,  et  de  nos  rangs  même  qu’il  aurait 
dû  sortir.  C’est  nous  du  moins  qui  devrions  en  soumettre  respec- 
tueusement la  pensée  à ceux  qui  ont  qualité  pour  en  décider.  Si  tout 
ceci,  au  contraire,  est  rêverie  et  déception,  nous  devons  à notre  cause 
même  de  la  préserver  des  abus  qu’on  peut  faire  de  son  nom  et  des 
épreuves  où  elle  se  compromettrait  en  s’aventurant.  Nous  aurions 
oublié  les  leçons  les  plus  claii’es  de  l’iiistoire  contemporaine  si  nous 
ne  savions  que  toutes  les  causes,  mais  principalement  celles  où  le 
nom  de  la  liberté  se  trouve  mêlé,  ne  courent  jamais  de  dangers 
plus  sérieux  que  le  jour  où  elles  méconnaissent  la  réalité  des  faits  et 
perdent  le  souci  des  intérêts  légitimes  pour  se  livrer,  sur  la  foi  d’ab- 
stractions, à des  théoriciens  absolus. 

Voyons  donc  une  fois  pour  toutes  ce  qu’il  y a de  sérieux  dans  ce 
qu’on  nous  offre,  quelle  rcalilé  se  cache  sous  les  mots  et  quel  but 
nous  attend  au  bout  de  la  voie;  voyons  si,  en  refusant  d’y  entrer,  nous 
sommes  aussi  dépourvus  de  sens  et  d’équité,  aussi  coupables  et  aussi 
sots  qu’on  nous  représente.  Faisons  trêve  pour  un  moment  aux  dé- 
clamations et  aux  invectives;  serrons  de  près  et  corps  à corps  les 
faits  comme  les  idées. 


1 


Si  j’ai  bien  compris,  à travers  beaucoup  d’ambages,  la  proposi- 
tion qui  est  faite  à l’Église  catholique  en  Europe,  et  dont  il  ne 
s’agit  pas  en  ce  moment  de  discuter  la  sincérité,  elle  peut  se  ré- 
duite à des  termes  simples.  En  échange  de  la  souveraineté  ponti- 
ficale abandonnée,  le  gouvernement  possesseur  de  Rome  s’oblige- 
rait à assurer  à l’Église  une  liberté  absolue  pour  la  personne  de 
son  chef,  moyennant  une  séparation  complète  de  ses  intérêts  et  de 
ceux  de  l’État.  Cette  liberté  et  cette  séparation  n’existent  nulle  part 
à l’état  complet,  en  Europe,  du  moins.  Partout,  en  pays  catholique 
comme  en  pays  protestant,  une  certaine  union  est  établie,  plus  ou 
moins  étroite,  entre  la  religion  dominante  et  le  gouvernement  national. 
En  France  même,  malgré  laliberté  religieuse,  la  concurrence  de  cultes 
divers,  et  l’indifférence  apparente  de  la  loi  civile  pour  chacun  d’eux, 
des  rapports  nombreux  rattachent  encore  l’Église  catholique  à l’État. 
Il  y a entre  eux  échange  de  concessions  et  d’engagements.  L’État 


ET  LA.  LIBERTE. 


185 


assure  à l’Église  la  subsistance  de  ses  ministres,  pour  leurs  personnes 
des  immunités,  pour  l’exercice  de  leur  sacerdoce  un  certain  degré 
de  latitude  et  de  faveur  qui  ne  résultent  pas  du  droit  commun.  En 
revanche,  il  concourt  à leur  nomination,  exerce  sur  eux  plus  de  sur- 
veillance, et  même  attend  d’eux  plus  de  services  qu’il  n’en  réclame 
à l’égard  du  commun  des  Fiançais.  C’est  tout  cet  ensemble  de  privi- 
lèges et  d’obligations,  de  charges,  d’entraves  et  de  faveurs,  résultat 
de  conventions  expresses,  de  traditions  ou  d’habitudes,  auquel  dès  à 
présent,  et  pour  sa  part,  le  gouvernement  d’Italie  promet  de  renoncer. 
Du  haut  du  Capitole  conquis,  et  en  face  du  Vatican  respecté,  il  se  pro- 
pose de  proclamer  l’indépendance  complète  de  la  religion,  fondée  sur 
sa  séparation  non  moins  complète  de  l’État.  Il  promet  d’en  donner 
l’exemple  en  même  temps  que  d’en  poser  le  principe.  Rigoui  eusement 
exclu  du  domaine  temporel,  le  Pape  restera  pleinement  indépendant 
et  souverain  dans  le  domaine  spirituel.  Ce  n’est  pas  un  quartier  de  la 
ville  éternelle  comme  naguère  une  proposition  dérisoire  le  suggé- 
rait au  Sénat,  c’est  bien  autre  chose,  ce  sont  les  régions  entières  de 
l’âme  qui  lui  seront  abandonnées  sans  contestation.  Entre  la  poli- 
tique et  la  religion  sera  creusé  'un  fossé  plus  infranchissable  et  plus 
profond  que  les  eaux  du  Tibre. 

On  ne  m’accusera  pas,  j’espère,  de  dénaturer  la  proposition  on  la 
traduisant,  et  j’avouerai  sans  détour  qu’en  m’en  faisant  l’interprète, 
je  n’éprouve  moi-même  qu’un  regret,  c’est  que,  s’il  existe  réellement 
un  moyen  de  séparer  d’un  trait  de  plume  la  religion  et  la  politique;  — 
s’il  existe  quelque  part  une  carte  où  soit  tracée  la  ligne  exacte  qui 
distingue  les  contins  du  domaine  spirituel  de  ceux  du  domaine  tem- 
porel;— ceux  qui  en  tiennent  le  secret  à leur  disposition  soient  venus  si 
tard  dans  le  monde.  Plus  tôt  révélée  ou  plus  tôt  connue , celte  découverte 
eût  épargné  aux  générations  chrétiennes  bien  des  veilles  et  bien  des 
luttes.  Voici  dix-huit  siècles,  en  effet,  qu’elles  la  cherchent  sans  l’avoir 
trouvée.  Depuis  le  jour  où  les  hommes,  émancipés  par  l’enseignement 
libérateur  du  Christ,  ont  essayé  de  soustraire  le  sanctuaire  de  leur  con- 
science au  contrôle  des  pouvoirs  humains,  l’histoire  des  peuples  n’a 
été  qu’un  long  effort  pour  réaliser  péniblement  dans  les  faits  la  dis- 
tinction aperçue  par  la  conscience.  Faire  rigoureusement  la  part  de 
ce  qui  est  soumis  aux  pouvoirs  humains  et  de  ce  qui  ne  relève  que  de 
la  loi  divine,  ç’a  été  dans  tous  les  âges  la  recherche  obstinée  des  poli- 
tiques et  des  penseurs,  des  souverains  comme  des  pontifes,  des  juris* 
consultes  comme  des  théologiens.  Tous  y ont  constamment  travaillé, 
tantôt  de  concert,  tantôt  en  conflit,  ordinairement  sous  l’empire  de 
passions  et  de  préjugés,  parfois  aussi  avec  sincérité  et  scrupule.  Ils 
n’ont  jamais  réussi  à éviter  complètement  les  empiétements  récipro- 
ques et  les  disputes  de  frontières,  et  le  problème  incessamment  posé 


186 


LA  SOUVERAINETÉ  PONTIFICALE 


et  toujours  renaissant  a mis  vingt  fois  l’Europe  en  feu.  Si,  pour  con- 
naître enfin  la  formule  de  celle  quadrature  du  cercle  moral,  il  suffit 
de  voir  monter  Victor  Emmanuel  au  Capitole  et  Pie  IX  sortir  du  Qui- 
rinal,  rien  que  pour  la  curiosité  du  fait,  nous  serions  tentés  d’y  con- 
sentir. 

Le  malheur,  c’est  que,  loin  d’avoir  trouvé  l’art  de  dénouer  la  diffi- 
culté, je  crains  que  nos  faiseurs  de  projets  n’aient  pas  même  com- 
pris en  quoi  elle  consiste.  Rien  ne  leur  paraît  si  aisé  que  de  faire 
vivre  ainsi  à côté  l’un  de  l’autre,  au  sein  du  même  pays,  dans  l’en- 
ceinte d’une  même  capitale,  une  Église  et  un  État,  un  souverain  et  un 
pontife,  sans  qu’ils  se  touchent  et  même  sans  qu’ils  se  connaissent, 
chargés  l’un  des  intérêts  temporels,  l’autre  des  intérêts  spirituels  des 
populations.  A Rome,  le  Roi  d’Italie  et  le  Pape,  partout  ailleurs  le 
clergé  catholique  et  le  gouvernement,  établis  côte  à côte,  chacun 
occupé  de  leur  affaire,  sans  communication,  sans  inimitié  comme 
sans  alliance,  c’est  un  plan  dont  la  simplicité  les  séduit,  et,  comme  il 
ne  faut  qu’un  trait  de  plume  pour  le  définir,  ilsse  figurent  qu’il  ne  faut 
qu’un  acte  de  volonté  pour  l’exécuter.  Rien  ne  serait  si  simple,  en  effet, 
si  un  État  et  une  Eglise  n’étaient  que  ce  qu’imagine  leur  grossière  ap- 
préciation. Si  l’Église  n’était  qu’une  institution  de  prières  et  l’État 
qu’une  institution  de  police;  si  toute  la  religion  consistait  en  opinions 
abstraites,  en  sentiments  mystiques,  en  contemplations  intimes; 
si  tout  le  devoir  de  la  politique  se  bornait  à faire  régner  l’ordre  maté- 
riel-dans les  cités  et  dans  les  rues;  si  le  domaine  spir  ituel  ne  compre- 
nait que  les  communications  secrètes  de  chaque  âme  avec  Dieu,  et  si 
le  pouvoir  temporel  n’avait  d’autre  prétention  que  d’empêcher  les 
hommes  de  se  battre  et  de  se  piller  entre  eux,  il  serait  aisé  assuré- 
ment de  garder  rigoureusement  distinctes  deux  régions  qui  ne  se 
toucheraient  nulle  part,  et  de  faire  demeurer  dans  l’indépendance  et 
l’ignorance  l’un  de  l’autre  deux  pouvoirs  qui  ne  se  rencontreraient 
pas.  Mais  la  réalité,  qui  fait  le  désespoir  du  système,  se  joue  de  ces 
lignes  de  démarcation  si  commodes.  Ni  la  religion  n’est  un  ermite 
confiné  dans  une  cellule,  ni  l’État  ne  se  contente  du  rôle  d’un  gen- 
darme caserné  dans  un  corps  de  garde.  L’un  et  l’autre  portent  plus 
loin  leurs  vues  et  leurs  prétentions,  et,  sans  sortir  même  de  leurs  at- 
tributions naturelles,  aucun  des  deux  n’a  pu  jusqu’ici  faire  un  pas 
sans  qu’ils  se  soient  trouvés  face  à face. 

Que  serait  une  religion,  en  effet,  qui  ne  prétendrait  pas  régner 
sur  les  consciences  et  par  là  exercer  son  empire  sur  la  plupart  des 
actions  des  hommes?  A quoi  serviraient  les  prières,  les  cérémonies, 
les  prédications,  si  elles  n’avaient  pour  but  d’éclairer  les  hommes  sur 
la  moralité  de  leurs  actes,  de  leur  dicter  dans  chaque  occasion  ce 
qu’ils  doivent  éviter  ou  faire,  de  tracer  devant  leurs  yeux,  à travers 


ET  LA  LIBERTÉ. 


187 


les  nuages  de  la  vie  et  le  tourbillon  des  passions,  le  sillon  étroit 
du  devoir?  Tout  ce  qui  a un  caractère  de  moralité  quelconque,  tout 
ce  qui  peut  être  qualifié  de  bien  ou  de  mal,  c’est-à-dire  tout  ce  que 
fait  un  être  libre,  rentre  ainsi  par  quelque  côté  dans  le  ressort  de  la 
religion,  qui  éclaire  le  bien  de  sa  lumière  et  menace  le  mal  de  ses 
cluitiments.  C’est  cet  empire  prétendu  et  exercé  sur  tous  les  actes 
humains  qui  fait  même  par  excellence  l’efficacité  et  constitue  aux 
yeux  déjugés  indifférents  le  mérite  d’une  religion.  Sans  cette  fécon- 
dité de  conséquences  pratiques,  la  religion  leur  paraîtrait  la  plus  pué 
rile  et  la  plus  creuse  des  préoccupations  humaines.  Tout  dogme  est 
apprécié  d’après  sa  morale,  comme  l’arbre  par  ses  fruits,  et  l’Evan- 
gile lui-même  doit  moins  sa  réputation  dans  le  monde  au  sacrifice 
de  la  croix  qu’au  sermon  sur  la  montagne.  Mais,  d’autre  part,  ces 
mêmes  actes  que  la  religion  doit  inspirer  ou  commander,  l’État  a la 
prétention  de  les  régler.  Il  se  croit  chargé  de  les  contenir  dans  les 
limites  de  la  justice,  de  ne  pas  leur  laisser  franchir  les  bornes  du  droit 
de  chacun  ni  compromettre  l’intérêt  de  tous.  Si  le  sentiment  religieux 
est  un  mobile,  la  loi  civile  se  regarde  comme  un  frein  à peu  près 
universel;  et  de  là  vient  qu’il  n’est  presque  aucun  point  du  champ  où 
se  déploie  l’activité  des  êtres  libres  qui  ne  puisse  être  à la  fois  matière 
de  préceptes  religieux  ou  de  lois  civiles,  qui  ne  puisse  devenir  pour 
ces  deux  autorités  rivales  un  lieu  de  rencontre  et  par  là  même  .un 
champ  de  bataille,  et  que  leurs  occasions  de  conflit  sont  aussi  nom- 
breuses q[ue  leurs  points  de  contact. 

Veut-on  des  exemples  de  ces  rencontres  fatales  dont  il  serait  im- 
possible assurément  de  donner  une  liste  complète?  On  n’a  en  vérité 
d’autre  embarras  que  celui  du  choix.  La  religion,  par  exemple,  ne  peut 
subsister  ou  se  répandre  sans  prières  publiques,  sans  prédications,  sans 
démonstrations  écrites  ou  orales,  sans  un  lien  d’association  entre  les 
fidèles  qui  la  professent,  sans  contribution  de  leur  part  aux  frais  du 
culte  ou  à l’entretien  de  ses  ministres,  sans  enseignement  donné  à la 
jeunesse.  Mais  les  réunions  populaires,  la  publicité  par  voie  de  presse 
ou  de  paroles,  l’existence  d’une  association  particulière  au  sein  de  la 
société  générale  et  son  droit  d’acquérir  et  de  posséder,  l’éducation  de 
l’enfance,  sont  aussi  autant  de  sujets  qui  appellent  la  surveillance 
de  l’État,  autant  de  matières  de  législation  politique  ou  ci  vile.  Comment 
la  religion  ne  prétendrait-elle  pas,  en  outre,  à régler  l’intérieur  des 
familles  et  à assurer  la  pureté  du  toit  domestique?  Comment  n’aurait- 
elle  pas  des  règles  pour  savoir  moyennant  quelles  conditions  l’union 
conjugale,  contractée  ou  rompue,  peut  recevoir  la  bénédiction  ou 
attirer  le  châtiment  du  ciel?  Mais  la  légitimité  des  mariages,  d’où 
dépendent  la  condition  des  personnes  et  la  succession  des  fortunes, 
est  la  clef  de  voûte  des  lois  civiles,  et  l’État,  qui  est  appelé  à en  ga- 


188 


LA  SOUVERAINETÉ  PONTIFICALE 


rantir  les  effets,  ne  renonce  pas  au  droit  d’en  connaître  les  règles. 
Enfin,  la  religion  a des  ministres,  spécialement  adonnés  à son  ser- 
vice, et  à qui  elle  ordonne  de  lui  consacrer  tout  leur  temps,  toutes 
leurs  facultés,  tout  leur  être,  tandis  que  l’État  se  croit  en  droit 
d’exiger  pour  sa  défense  une  part  de  l’activité  de  tous  les  citoyens. 
On  n’en  finirait  pas  si  on  voulait  parcourir  tous  les  points  qui  sont 
soumis  ainsi  en  commun  au  droit  de  la  religion  et  à celui  de  l’État, 
tous  les  territoires  mixtes  qui  relèvent  des  deux  juridictions.  Tran- 
chons le  mot  : il  est  sans  doute  parmi  les  objets  dont  l’État  s’occupe 
des  intérêts  purement  matériels,  comme  il  est  dans  les  dogmes  delà 
religion  des  questions  purement  théologiques  ou  métaphysiques,  et 
ces  points,  séparés  comme  le  ciel  l’est  de  la  terre,  n’auront  jamais 
rien  à démêler  les  uns  avec  les  autres.  Mais  sur  tout  ce  vaste  théâtre 
où  se  déploie  la  vie  morale  des  peuples,  sur  tout  ce  terrain  accidenté 
où  se  meuvent  les  passions  humaines,  il  n'est  rien  qui  ne  puisse  inté- 
resser à la  fois  et  la  conscience  et  l’Etat.  Tout  y est  spirituel  par  une 
face  et  temporel  par  une  autre.  Rien  de  si  distinct  que  ces  deux  princi- 
pes; rien  de  si  mélangé  que  leurs  conséquences.  Ce  qui  signifie  simple- 
ment que  les  sociétés  comme  les  hommes  sont  ici-bas  indissoluble- 
ment composées  de  corps  et  d’âme;  que  leur  vie  extérieure  n’est  que 
le  reflet  de  leur  pensée  intime,  et  que  si  le  royaume  de  Dieu  n’est 
pas  de  ce  monde,  c'est  en  ce  monde  pourtant  qu’il  cherche  ses  sujets 
et  que  ses  lois  veulent  trouver  obéissance. 

Qu’arrive-t-il  maintenant  si,  sur  tous  ces  points  qui  font  partie  de 
leurs  attributions  communes,  la  loi  civile  exige  ce  que  défend  la  loi 
religieuse,  et  réciproquement?  Qu’arrive- t-il  si,  quand  le  prédicateur 
réunit  les  peuples  pour  leur  enseigner  sa  foi,  le  magistrat,  dans  un 
intérêt  de  police,  lui  ferme  la  bouche  ou  disperse  ses  auditeurs? 
Qu’arrive-t-il  si  celui  que  la  religion  a fait  prêtre,  la  conscription  le 
fait  soldat,  et  le  contraint  ainsi,  malgré  ses  vœux,  à verser  le  sang  de 
ses  semblables?  Ce  qui  arrive  dans  tous  ces  cas,  le  demandez-vous? 
C’est  alors  qu’éclatent,  sous  le  nom  de  guerres  ou  de  persécutions 
religieuses,  ces  luttes  pi*ofondes  qui  déchirent  les  entrailles  mêmes 
d’une  nation.  L’État  insiste;  la  religion  résiste  : et,  quel  que  soit  le 
mode  de  sa  résistance,  qu’elle  soit  armée  ou  passive,  qu’elle  se  laisse 
traîner  au  supplice  ou  qu’elle  lève  l’étendard  de  la  révolte,  ce  n’en 
est  pas  moins  le  signal  d’un  de  ces  interminables  duels  où  les  deux 
combattants  se  transpercent  avec  le  fer  également  acéré  de  deux  con- 
victions et  de  deux  droits.  C’est  le  danger  qui  menace,  c’est  le  feu  qui 
couve  toujours  dans  les  sociétés  chrétiennes,  par  cela  même  que,  seu- 
les dans  le  monde,  elles  ont  eu  le  courage  déposer  le  droit  de  la  con- 
science en  face  des  prétentions  de  l’Étal . Ces  deux  droitsqui  se  regardent 
sont  toujours  à la  veille  d’en  venir  [aux  mains.  Les  sociétés  antiques 


ET  LA  LIBEUTÉ. 


189 


échappaient,  j’en  conyiens,  à ce  péril  parmi  moyen  commode,  c’était 
de  confondre  la  religion  et  l’État,  de  faire  de  l’État,  à dire  le  vrai,  le 
Dieu  delà  conscience.  Des  religions  si  souples, qui  faisaient  partie  delà 
constitution  de  l’État  et  changeaient  ai^ec  elle,  ne  causaient,  je  l’avoue, 
aucun  trouble  dans  un  pays  ; et  des  États,  si  surs  d’être  obéis,  n’é- 
taient jamais  exposés  à faire  des  martyrs.  Regrette  qui  vo^' .ira  ces  mar- 
chés de  servitude  et  ces  jours  de  paix  honteuse.  Pour  ma  part,  malgré 
tout  le  sang  qu’a  coûté  aux  nations  modernes  l’hostilité  trop  fré- 
quente de  la  loi  religieuse  et  de  la  loi  civile,  malgré  toutes  les  luttes 
du  sacerdoce  et  de  l’empire,  dans  quelque  péril  d’aventure,  dans 
quelque  compagnie  d’auxiliaires  compromettants  qu’ait  pu  se  trouver 
engagée  pour  soutenir  son  droit  l’Église  même  de  Dieu,  je  persiste  à 
rester  fidèle  à la  tombe  de  Grégoire  VIÏ  et  à l’échafaud  de  Thomas 
Morus.  La  liberté  de  la  conscience  est  comme  toute  autre  : c’est  par 
quelque  trouble  et  quelque  péril  qu’i^  faut  la  payer  aux  dieux. 

J’en  ai  dit  assez,  ce  me  semble,  pour  être  en  droit  de  conclure  que 
les  rapports  du  spirituel  et  du  temporel  dans  le  monde  sont  plus 
compliqués,  et  par  conséquent  leur  séparation  plus  difficile  qu’une 
tliéorie  pure,  uniquement  nourrie  d’abstraction,  ne  se  l’imagine.  S’il 
a éclaté  dans  l’histoire  tant  de  démêlés  entre  la  religion  et  la  politi- 
que, et  si  les  traces  en  demeurent  encore  inscrites  en  tant  de  lieux 
par  la  fumée  des  bûchers  et  les  ossements  des  morts,  la  faute  n’en 
doit  pas  être  uniquement  imputée  à l’ambition  et  au  fanatisme, 
aux  torts  des  prêtres  et  des  rois.  La  cause,  ce  n’est  pas  seulement 
que,  sur  un  point  de  l’Italie,  il  y a un  prêtre  qui  règne  et  des  cardi- 
naux qui  sont  ministres;  ce  n’est  pas  davantage  que  des  rois  nom- 
ment des  évêques  et  que  des  évêques  siègent  dans  les  assemblées 
politiques.  C’est  plus  haut  qu’il  faut  s’en  prendre;  c’est  à la  nature 
des  choses,  qui,  en  faisant  les  deux  éléments  distincts,  n’a  pas  pris 
assez  de  soin  de  les  faire  séparés  ; en  quoi  je  conviens  qu  elle  a man- 
qué d’égards  pour  les  convenances  et  les  commodités  des  philosophes 
et  des  législateurs.  Comment  sortir  pourtant  de  celte  difficulté  que 
personne  n’a  créée,  mais  qui  pèse  sur  tout  le  monde?  Jusqu’ici  il  n’y 
a eu  que  trois  moyens  essayés,  ou  plutôt  il  n’y  en  a eu  qu’un  qui 
l’ait  dénouée  réellement  : des  deux  autres  l’un  n’ayant  jamais  été  mis 
à l’épreuve  et  l’autre  ne  faisant  que  trancher  le  nœud  avec  plus  ou 
moins  d’adresse  dans  l’usage  de  la  force. 

Le  plus  simple,  le  plus  habituellement  proposé,  est  de  remettre 
tout  simplement  à l’État  le  soin  de  fixer  à son  gré  les  limites  de  son 
domaine  et  de  celui  de  la  religion,  le  rendant  ainsi,  toutes  les  fois 
qu’un  différend  s’élève,  juge  dans  sa  propre  cause,  et  de  l’étendue 
de  sa  propre  compétence.  « Vous  ne  prierez,  dit  l’État  à la  religion 
dans  un  tel  système,  vous  n’adorerez  Dieu  qu’à  ma  convenance,  dans  la 


IflO 


LA  SOUVERAINETÉ  PONTIFICALE 

forme  et  dans  la  mesure  qui  m’agréent.  Vous  ne  commanderez  que 
ce  que  je  permets  et  ne  défendrez  jamais  ce  que  j’exige.  Vous  n’au- 
rez, en  tout  genre  et  en  tout  sens,  de  latitude  que  celle  que  je  vous 
laisse.  Fiez-vous  à moi,  contentez-vous  de  ceque  je  vous  donne.  Tout 
ce  que  je  garde  m’appartient.  » Ce  procédé,  étant  naturellement  du 
goût  des  souverains,  a toujours  été  proposé  par  ceux  qui  ont  porté 
parole  en  leur  nom,  et  le  principe  en  figure  au  frontispice  de  toutes 
les  législations.  Beaucoup  de  communions  chrétiennes  s’y  sont  prê- 
tées de  bonne  grâce,  à Londres,  à Berlin,  à Moscou  ; c’est  à elles  de 
dire  si  elles  se  sont  bien  trouvées  de  leur  condescendance.  Mais  il  en 
est  une,  entre  toutes,  qui  a toujours  et  obstinément  refusé  d’y’ plier 
le  front;  il  en  est  une  qui  a toujours  prétendu  que  personne,  pas 
plus  l’État  que  les  individus,  pas  plus  les  peuples  que  les  rois,  n’a- 
raient  qualité  pour  lui  faire  sa  part,  parce  qu’elle  Ta  reçue  de  Dieu 
même  en  héritage,  et  que,  assez  sage  pour  ne  pas  la  dépasser,  elle 
ne  reconnaît  à nul  homme  le  droit  de  la  restreindre.  On  connaît 
son  nom,  dont  le  monde  retentit,  et  ses  traits  qui  s’élèvent  avec  une 
fierté  majestueuse  au-dessus  de  tous  les  pouvoirs  de  la  terre.  C’est  le 
vieil  athlète  des  droits  delà  conscience  qui,  depuis  dix-huit  siècles,  a 
porté  pour  elle  le  poids  du  jour  et  du  combat.  Cette  prétention  de  ne 
pas  laisser  à la  loi  humaine  la  faculté  de  fixer  arbitrairement  les  bornes 
du  domaine  de  Dieu,  elle  Ta  défendue  à travers  les  âges,  tour  à tour 
proscrite  et  prospère,  dans  l'exil,  dans  les  cachots,  à Salerne,  à Fon- 
tainebleau, devant  les  souverains  les  plus  divers , oints  de  l’huile 
sainte  ou  sortis  de  l’urne  populaire.  Quelle  que  soit  la  forme  de 
l’État,  elle  la  maintiendra  très-assurément,  tout  aussi  bien  devant 
un  plébiscite  du  suffrage  universel  que  devant  un  décret  impérial.  On 
dit  à cause  de  cela  que  c’est  une  religion  tracassière,  indocile,  me- 
nace constante  pour  tous  les  pouvoirs,  vraie  trouble-fête  des  so- 
ciétés. Soit  : elle  est  à prendre  ou  à laisser.  On  peut  essayer  de  l’a- 
néantir : cela  n’a  pas  réussi  à ceux  qui  en  ont  fait  la  tentative; 
mais  c’est  encore  plus  sensé  et  plus  possible  que  d’espérer  de  la  mo- 
difier. Quand  des  défauts  sont  séculaires,  il  faut  faire  son  compte 
qu’ils  sont  devenus  incorrigibles. 

Un  autre  moyen  de  sortir  de  peine,  directement  contraire,  a été 
rêvé  par  quelques  publicistes  du  moyen  âge,  et  brille  encore  comme 
un  mirage  devant  plus  d’un  catholique  de  nos  jours.  Je  dis,  rêvé  : car, 
avec  quelque  soin  que  je  lise  l’histoire,  je  ne  puis  découvrir  qu’à  au- 
cune époque  des  temps  modernes  il  ait  pris  corps  dans  la  réalité  des 
faits.  Ce  serait  un  état  de  société  dans  lequel  le  pouvoir  spirituel,  re- 
présenté par  l’Église  catholique,  tiendrait  tous  les  gouvernements  de 
la  terre  en  laisse  et  à discrétion.  Dans  une  société  ainsi  régie,  ce  serait 
l’Église  qui,  en  tout  genre,  ferait  toutes  les  lois,  toutes  celles  du 


191 


ET  LA  LIBERTÉ. 

moins  qu’il  lui  conviendrait  de  se  réserver,  et  il  ne  resterait  à l’État 
d’autre  fonction  que  de  veiller  en  armes  à la  porte  des  consistoires 
et  du  concile  pour  prêter  main  forte  à leurs  décisions.  Avant  de  me 
prononcer  sur  cet  idéal,  j’attendrai  qu’on  m’ait  démontré  qu’il  ait  ja- 
mais existé  dans  le  passé,  ou  qu’il  ait  la  moindre  chance  de  renaître 
dans  le  présent.  Jusque-là,  parlant  des  faits  qui  nous  pressent  et 
non  des  hypothèses  que  notre  imagination  peut  concevoir,  je  n’ai  pas 
le  temps  de  m’arrêter  pour  l’honorer  d’aucun  regret  ou  l’appeler 
d’aucun  vœu. 

Reste  un  troisième  moyen  que  personne  n’a  inventé,  qui  n’a  pas 
commencé  à un  jour  donné,  qui  n’est  pas  le  fruit  d’une  méditation 
de  théologiens  ou  de  législateurs,  qui  est  venu  au  jour  tout  seul,  pro- 
duit combiné  de  la  sagesse  des  siècles  et  du  bon  sens  des  peuples 
résolus  de  ne  pas  se  laisser  étouffer  dans  les  étreintes  d’une  logique 
inexorable.  Ce  moyen,  il  ne  s’agit  pas  d’en  démontrer  en  théorie  la 
possibilité  ou  la  convenance,  mais  de  le  dépeindre,  puisqu’il  existe 
et  qu’il  est  à l’œuvre.  Le  voici  donc  tel  qu’il  se  présente  à nous  sans 
beaucoup  de  changement  depuis  tout  à l’heure  trois  siècles. 

Au  centre  de  l’Europe,  dans  un  lieu  qui  dépasse  par  la  majesté  de 
ses  souvenirs  la  taille  de  tous  les  pouvoirs  humains,  le  chef  de  la  plus 
grande  religion  que  le  monde  connaisse  règne  sur  un  petit  État.  Sur 
ce  théâtre,  étroit  si  on  regarde  l’espace  qu’il  occupe,  immense  par  les 
sentiments  que  son  nom  réveille  et  les  intérêts  qui  s’y  décident,  les 
deux  pouvoirs,  temporel  et  spirituel,  sont,  par  exception,  réunis  dans 
une  seule  main.  Le  pouvoir  spirituel  se  déploie  là  dans  une  pleine 
indépendance,  n’ayant  ni  à côté  ni  au-dessus  de  lui  aucune  autoiâlé 
rivale  qui  puisse  tenter  ou  de  le  soumettre  ou  de  le  restreindre,  à 
qui  il  soit  en  péril  de  céder  où  en  devoir  de  tenir  tête. 

Du  haut  de  ce  trône  trop  étroit  pour  exciter  l’ambition,  suffisant 
pour  assurer  la  liberté  de  celui  qui  l’occupe,  le  chef  du  pouvoir  spi- 
rituel traite  d’égal  à égal  et  de  gré  et  de  gré  avec  tous  les  gouverne- 
ments de  la  terre.  D’une  main  libre  parce  qu’elle  est  souveraine  , il 
signe  avec  eux  des  conventions  qui  ne  peuvent  être  suspectes  ni  de 
violence  ni  d^  séduction.  Il  prévient,  par  des  transactions  équitables, 
les  contïits  qui  peuvent  s’élever.  Tous  ces  points  partout  débattus,  sur 
lesquels  les  deux  pouvoirs  élèvent  des  prétentions  égales  et  ne  veu- 
lent ni  ne  peuvent  peut-être  céder  pas  plus  l’un  que  l’autre,  se  trou- 
vent réglés  par  des  conventions  amiables,  qui  n’emportent  d’aucune 
part  ni  abdication  de  son  droit  ni  usurpation  de  celui  d’autrui.  Et 
pour  tous  les  différends  imprévus  que  le  hasard  peut  faire  naître,  des 
précautions  sont  prises  d’avance  afin  d’éviter  qu’au  moins  la  passion 
ne  les  envenime  et  ne  nourrisse  de  son  feu  caché  l’étincelle  que  le 
frottement  d’intérêts  si  rapprochés  peut  à chaque  instant  faire  jaillir. 


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LA.  SOUVERAINETE  PONTIFICALE 


Tel  est  le  régime  combiné  de  la  souveraineté  pontificale  et  des 
concordats  sur  lequel  repose  dans  l’Europe  moderne  tout  l’état  légal 
de  la  religion  catholique.  Ce  régime  n’a  point  Tuniformité  d’un  sys- 
tème ni  la  perfection  d’un  idéal  : il  est  né  péniblement  des  faits,  et 
garde  dans  sa  configuration  irrégulière  la  trace  du  mélange  de  ses 
origines  et  du  labeur  de  son  enfantement.  Parmi  ces  diverses  conven- 
tions conclues  entre  le  Saint-Siège  et  les  puissances  d’Europe,  aucune 
n'est  parfaitement  semblable  à l’autre  ; chacune  porte  l’empreinte,  et, 
pour  ainsi  dire,  a pris  la  couleur  particulière  du  lieu  et  du  temps  où 
elle  a été  conclue.  Suivant  l’opinion  dominante  dans  chaque  pays, 
suivant  le  degré  et  l’ardeur  de  la  foi  des  peuples  et  des  souverains, 
l’intimité  des  partis  est  plus  ou  moins  étroite,  et  leur  liberté  réci- 
proque s’engage  plus  ou  moins  avant  par  un  échange  de  conces- 
sions. On  y voit  la  confiance  de  deux  amis  ou  la  méfiance  de  deux 
rivaux.  Mais,  si  ce  régime  n’est  pas  issu  d’une  spéculation  systéma- 
tique, il  est  encore  moins,  comme  on  le  prétend,  uniquement  le  pro- 
duit des  passions  et  des  faiblesses  humaines.  Il  n’a  point  été  arraché 
par  la  cupidité  d’un  confesseur  au  chevet  d’un  souverain  vieilli  ou 
bigot;  il  est  encore  moins  le  prix  dont  une  Église  asservie  a fait  payer 
ses  complaisances.  Rien  de  si  faux  que  ces  assertions,  puéril  et 
odieux  mélange  de  calomnie  et  de  crédulité.  C’est  tout  simplement 
l’œuvre  sensée,  réfléchie,  résignée  de  deux  pouvoirs  longtemps  aux 
prises,  las  de  querelles,  quoique  encore  jaloux  de  leur  indépendance. 
Presque  toujours  ces  concordats  ont  été  conclus  à la  suite  de  longs 
différends  pour  en  faii  e disparaître  l’occasion  et  en  prévenir  le  retour. 
Leur  but  commun  est  de  soustraire  à la  police  arbitraire  des  États  les 
réunions  du  culte,  les  publications,  les  prédications  pastorales,  l’en- 
seignement des  vérités  de  la  religion,  de  donner  en  un  mot  à la  liberté 
des  intérêts  spirituels  dans  chaque  pays  la  solidité  d’un  engagement 
synallagmatique,  au  lieu  du  fondement  fragile  et  restreint  d’une 
simple  concession  royale  ou  populaire.  D’autres  dispositions  ont  pour 
effet  d’assurer  le  bon  accord  des  ministres  de  la  religion  et  de  l’État, 
par  le  choix  intelligent  et  approprié  des  personnes.  Dirai -je  que 
toutes  ces  clauses  aient  été  toujours  conçues  avec  une  prudence 
égale  et  suivies  d’un  effet  pareillement  heureux?  A Dieu  ne  plaise  que 
j’attribue  à ceux  qui  signent  de  tels  arrangements  une  infaillibilité  à 
laquelle  ils  ne  prétendent  pas  en  telle  matière,  et  que  je  fasse 
indiscrètement  intervenir  ici  la  protection  du  Saint-Esprit  où  elle  n’a 
que  faire  I II  y a eu  de  bons  et  de  mauvais  concordats  ; il  y en  a eu 
qui  ont  donné  tantôt  à l’un  tantôt  à l’autre  des  contractants  des  faci- 
lités abusives  qui  se  sont  perdues  bientôt  par  leur  excès.  Il  y en  a eu 
d’obscurs  et  d’insuffisants,  dont  l’interprétation  a fait  renaître  les 
différends  mêmes  qu’il  avaient  eu  pour  but  de  concilier.  Autant  en 


ET  l.A  LIBERTÉ. 


19." 

peut-on  dire  de  tous  les  traités  survenus  entre  toutes  les  puissances 
de  ce  monde.  Blais  qui  jamais  a songé  à rendre  ces  traités  respon- 
sables de  la  difficulté  et  môme  de  l’existence  des  rapports  qu’ils  ont 
essayé  de  régler?  Encore  un  coup,  il  serait  cent  fois  plus  commode 
qu’entre  un  État  et  une  Église  la  force  des  clioses  n’établît  pas  de  rap- 
ports naturels,  nécessaires,  quotidiens;  que,  placés  au  sein  des  mômes 
populations,  avec  charge  des  mômes  âmes,  ils  ne  fussent  pas  exposés 
à se  rencontrer,  et  par  là  môme  à se  heurter  à chaque  pas.  Blais, 
puisque  ces  rapports  existent  et  qu’on  ne  peut  en  accuser  personne, 
ce  qu’on  peut  faire  de  mieux,  c’est  de  tacher  de  les  rendre  réguliers 
et  paisibles.  Supposer  que  ceux-là  créent  le  mélange,  qui  essayent 
d’y  mettre  l’ordre  et  de  substituer  la  concorde  au  conllit,  c’est  pren- 
dre sottement  l’effet  pour  la  cause  et  le  remède  pour  le  mal. 

Quoi  qu’il  en  soit,  et  quelque  opinion  qu’on  ait  de  ce  régime,  qui  a 
toutes  les  imperfections  humaines,  il  est  clair  que  les  deux  parties  en 
sont  étroitement  liées,  et  que,  sans  en  compromettre  les  effets,  on 
ne  peut  arbitrairement  les  séparer,  hes  concordats  ont  pour  hase 
principale  la  souveraineté  pontificale,  autour  de  laquelle  ils  sont 
greffés  et  sur  laquelle  ils  s’appuient,  et  l’on  ne  conçoit  guère 
comment  ils  auraient  pu  s’en  passer  et  comment  ils  pourraient 
lui  survivre.  Pour  qu’un  contrat  prenne  naissance,  en  effet,  dans 
des  conditions  durables,  il  faut  que  les  deux  parties  soient  placées 
l’une  vis-à-vis  de  l’autre  dans  des  conditions  d’indépendance  et  par 
conséquent  d’égalité  qui  leur  garantissent  réciproquement  la  .sincé- 
rité de  son  exécution.  Il  ne  faut  pas  qu’elles  puissent  mutuellement 
se  soupçonner  de  vouloir  briser  ou  étendre  par  la  force  les  engage- 
ments qui  les  lient.  Point  de  contrat,  on  le  sait,  dans  la  rigueur  du 
droit,  quand  la  force  a présidé  à son  oiâgine  ; mais,  en  fait,  point  de 
contrat  durable  si  la  force  en  peut  à tout  moment  suspendre  le 
cours.  Ce  qui  est  vrai  entre  particuliers  ne  cesse  point  de  l’ôtre 
entre  un  État  et  une  Église,  la  grandeur  des  parties  ne  faisant 
qu’accroître  chez  elles  le  souci  de  leur  dignité  et  l’importance  des 
intérêts  ne  faisant  que  rendre  les  précautions  plus  nécessaires. 
Quant  à l'indépendance  de  l’État,  il  n’est  guère,  au  dix- neuvième 
siècle  du  moins,  besoin  de  s’en  préoccuper,  et  nulle  précaution  par- 
ticulière n’est  nécessaire  pour  le  mettre  à l’abri  de  la  contrainte. 
L''État,  c’est  la  force  même,  il  ne  marche  qu’environné  de  son  appa- 
reil et  ne  parle  que  pour  commander.  Blais  l’Église,  désarmée  de  sa 
nature,  où  prendrait-elle  la  garantie  de  sa  liberté,  sinon  dans  la 
pleine  indépendance  de  la  personne  du  chef  qui  porte  la  parole  en  son 
nom?  Conçoit-on  bien  le  sujet  d’une  des  puissances  d’Europe,  traitant 
avec  les  souverains,  recevant  leurs  ambassadeurs,  accréditant  des 
plénipotentiaires  auprès  d’eux,  et  signant  avec  eux  des  conventions? 


104 


IA  SOUVERAINETÉ  PONTIFICALE 

Avec  qui  traiterait-il,  ce  sujet  d’une  nature  si  particulière  et  d’une 
taille  si  incommode?  Avec  son  propre  souverain?  Quelle  égalité  alors 
entre  les  deux  signataires?  Quelle  défense  contre  l’abus  de  la  force? 
En  cas  de  manque  de  foi,  quelle  voie  exécutoire  pour  résilier  le  con- 
trat? Sera-ce  avec  des  puissances  indépendantes  autres  que  celles 
dont  il  reconnaît  lui-même  la  loi?  Mais  alors  ces  puissance  elles-mêmes, 
quelle  garantie  auront-elles  contre  les  préventions  de  son  patriotisme? 
Laquelle  sera  assez  peu  soucieuse  de  ses  propres  droits  pour  traiter  des 
intérêts  qui  les  touchent  avec  le  sujet  d’un  rival  qui  sera  peut-être 
demain  son  ennemi?  Qui  voudrait  sur  tant  de  points  les  plus  sensi- 
bles de  la  vio  morale  des  peuples,  je  ne  dis  pas  sentir  le  poids,  mais 
seulement  voir  passer  l’ond^re  d’une  main  étrangère? 

Je  prends  un  exemple  entre  mille,  et  je  ne  vais  pas  le  chercher  loin. 
C’est  chez  nous  et  dans  notre  siècle  que  je  le  rencontre.  De  tous  les 
concordats  conclus  entre  le  Saint-Siège  et  les  puissances  de  l’Europe, 
je  ne  crois  pas  qu’il  y en  ait  eu  de  plus  généralement  populaire  dans 
le  vrai  sens  du  mot,  dont  l’exécution  aiCdonné  lieu  à moins  de  difficul- 
tés, et  auquel  une  nation  entière  se  soit  plus  naturellement  habituée 
et  attachée  que  celui  qui  intervint  en  1801  entre  le  pape  Pie  Vil  et  le 
premier  consul  Bonaparte.  Signé  au  lendemain  du  bouleversement  de 
toutes  les  idées  religieuses  et  sociales,  il  a traversé  aujourd’hui  de 
compte  fait  quatre  révolutions  politiques,  et  je  ne  sais  combien  de 
révolutions  morales,  sans  qu’aucun  des  pouvoirs  et  des  esprits  divers 
qui  ont  passé  sur  la  France  ait  éprouvé  le  besoin  de  le  modifier.  Après 
soixante  ans  (quelle  durée  pour  une  institution  française!)  il  demeure 
encore  comme  un  des  actes  les  plus  mémorables  d’une  grande  époque, 
et  comme  un  des  plus  solides  titres  de  gloire  d’une  dynastie  nais- 
sante. Eh  bien,  j’affirme,  sans  crainte  d’être  démenti,  que  si  le  pape 
n’eût  été  alors  souverain  à Rome  aussi  pleinement  que  le  premier 
consul  l’était  à Paris,  jamais  cet  acte,  si  bien  passé  dans  notre  sang 
et  dans  nos  mœurs,  si  bien  mêlé  à l’air  que  nous  respirons,  n’aurait 
vu  le  jour.  Comme  toute  autre  convention,  le  concordat  de  1801  a été 
précédé  d’une  négociation  délicate,  et  le  premier  consul  a montré  ce 
jour-là,  comme  toujours,  son  caractère  habituel,  si  singulièrement 
mélangé  de  prudence,  de  passion,  de  génie,  d’arrogance  et  de  bon 
sens.  Il  eut  des  velléités  impétueuses  qu’il  dut  contenir,  et  des  refus 
impérieux  qui  durent  fléchir  devant  la  patience  obstinée  des  représen- 
tants du  Saint-Siège.  Croit-on  que  s’il  eût  tenu  Pie  VII  sous  sa  main 
comme  un  de  ces  Français  qu’il  pouvait  envoyer  d’un  trait  déplumé  en 
prison  ou  en  exil,  il  se  fût  plié  à tant  d’égards?  Douze  ans  plus  tard, 
quand  il  garda  le  même  Pie  VII  captif  à Fontainebleau,  on  vit  comment 
il  traitait  de  matières  religieuses  aveclesgens  qu’il  croyait  avoir  à merci. 
Dès  1801 , si  les  circonstances  eussent  été  les  mêmes,  tout  se  fût  passé 


ET  L.\  LIliEUTE. 


195 


de  même  sorte  entre  les  mômes  interlocuteurs,  et  le  dialogue,  au  lieu 
d’aboutir  à une  convention  équitable,  eût  aboutit  à un  commande- 
ment impérieux,  suivi  ou  dénué  d’effets,  selon  le  caractère  plus  ou 
moins  courageux  du  pontife.  Que  si  l’on  fait  la  supposition  inverse  et 
qu’on  imagine  que  Pie  YIl  eût  obéi,  comme  sujet,  à quelque  autre  sou- 
verain que  celui  de  France,  la  conclusion  du  concordat  devient  bien 
plus  impossible  encore  à supposer.  Hors  de  France,  en  effet,  le  pre- 
mier consul  ne  comptait  que  des  ennemis.  Tout  ce  qui  n’était  pas 
englobé  sous  sa  main  conquérante  était  engagé  dans  la  résistance 
de  l’Europe  coalisée,  et  la  proposition  de  conclure  une  convention 
réglant  l’état  de  la  religion  en  France  avec  quelques  sujets  de  l'Autri- 
che ou  de  la  Prusse  n’eût  pas  été  seulement  discutée  dans  son  conseil. 

Tel  est  le  lien  intime  qui  unit  l’existence  de  la  souveraineté  ponti- 
ficale avec  le  régime  des  concordats,  lequel  seul  a jusqu’ici  assuré  en 
Europe  la  paix  entre  les  gouvernements  et  l’Église.  Ingénieuse  com})i- 
naison,  qui  a trouvé  un  intermédiaire  entre  une  théocratie  impos- 
sible et  la  servitude  religieuse  dont  Londres  et  Moscou  se  sont  laissé 
donner  le  triste  spectacle.  Sur  le  terrain  neutre  et  prédestiné  de  la 
ville  des  Césars,  Paccord  de  deux  pouvoirs  indépendants  a mis  un 
terme  à leur  échange  d’excommunication  et  d’usurpation,  et  à leurs 
tentatives  de  subordination  réciproque. 

Il  étaitassez  naturel  de  s’attendre  que  les  deux  termes  qui  ont  com- 
mencé le  même  jour  auraient  aussi  la  même  fin  : et  en  ceci  la  propo- 
sition que  nous  discutons  jette  une  lumière  dont  nous  lui  savons  gré. 
On  ne  saurait  en  ce  monde,  en  effet,  apercevoir  de  trop  loin  le  but 
où  l'on  marche,  et  prévoir  trop  tôt  les  conséquences  de  ce  qu’on  fait. 
Tant  de  gens  s’imaginent  encore  que  la  souveraineté  du  pape  est 
un  intérêt  trop  éloigné  d’eux  pour  les  toucher  jamais;  affaire  à 
régler,  pensent-ils,  entre  la  liberté  de  quelques  Italiens  et  la  con- 
science de  quelques  dévots.  Qu’il  soit  bien  entendu,  maintenant,  que 
c’est  une  révolution  radicale  qu’on  veut  introduire  dans  les  rapports 
de  tous  les  États  avec  tous  les  clergés  et  toutes  les  Églises.  Ce  qu’il 
s’agit  de  détruire,  ce  n’est  pas  seulement,  comme  on  le  répète  sans 
beaucoup  d'effet,  l’œuvre  de  Charlemagne  en  Italie  : Charlemagne 
est  si  vieux  et  l’Italie  est  si  loin  ! c’est  l’œuvre  du  premier  consul, 
chez  nous  et  à nos  portes.  Plus  de  pape  à Rome,  plus  de  concordat 
en  France  : c’est  bien  ainsi  qu’on  l’entend,  et,  le  premier  résultat 
obtenu,  il  sera  difficile  de  ne  pas  passer  par  le  second.  Il  est  utile 
qu’on  le  sache  et  qu’on  s’y  attende.  Tenez-vous-le  surtout  pour  dit, 
honnêtes  gens,  si  nombreux  en  France,  à qui  le  statu  quo  plaît  par  le 
coté  qui  nous  touche  le  moins,  et  qui  savez  gré  au  concordat  de  vous 
assurer  juste  la  dose  de  religion  que  vous  désirez , une  religion  pai- 
sible à l’usage  de  vos  femmes,  de  vos  filles  et  de  vos  fils  mineurs, 


196 


LA  SOUVERAINETÉ  PONTIFICALE 

avec  un  curé  par  commune  pour  bénir  vos  mariages  et  baptiser  vos 
enfants;  une  religion  qui  vous  serve  sans  vous  gêner,  qui  fasse  le  mé- 
nage de  la  société  sans  lui  causer  aucun  trouble  et  sans  lui  demander 
aucun  sacrifice  ; attendez-vous  qu’avec  la  souveraineté  pontificale  dé- 
truite et  entraînant  le  concordat  dans  sa  chute,  cette  paix  que  vous 
goûtez  si  fort  sera  pour  jamais  envolée  et  fera  place  à un  inconnu  plein 
d’orages.  Je  n’ai  qu’une  médiocre  estime  pour  votre  état  d’esprit,  un 
des  plus  inconséquents  que  je  connaisse,  malgré  la  suffisance  et  l’é- 
troit orgueil  qui  habituellement  l’accompagnent;  mais,  comme  vous 
constituez  une  notable  partie  de  la  nation  française,  principalement 
de  cette  classe  qui  lit  les  journaux  et  paye  les  contributions,  je 
pense  que  vous  avez  droit  de  connaître  d’avance  le  résultat  des  me- 
sures qu’on  vous  conseille,  et  vos  feuilles  favorites,  qui  ne  sont  pas 
les  moins  ardentes  à prêcher  la  croisade  organisée  contre  la  pa- 
pauté, devraient  avoir  la  loyauté  de  vous  en  prévenir,  afin  de  vous 
épargner,  quand  le  jour  sera  venu,  en  face  de  plus  d’un  presbytère 
vide  et  d’une  église  fermée,  le  désagrément  de  la  surprise. 

Reste  à examiner  ce  qu’on  vous  propose,  non  pas  seulement  pour 
remplacer  le  régime  détruit,  mais  pour  prévenir  le  retour  des  diffi- 
cultés dont  ce  régime,  on  vient  de  le  voir,  est  issu  et  qu’il  a eu  pour 
but  unique  d’aplanir.  On  dit  que  la  liberté  à elle  seule  aura  cette 
vertu.  Nous  nous  serions  bien  mal  fait  comprendre  si  l’on  ne  voyait 
d’ici  combien  d’illusions  et  de  pièges  sont  cachés  à fleur  de  terre 
sous  ce  mot  si  vague. 


II 

Parlons  d’abord  de  la  liberté  promise  au  pape.  C’est  par  là,  sans 
nul  doute,  qu’il  faut  commencer,  car,  puisque  le  pape  doit  être  le 
premier  à se  voir  dépouiller,  il  doit  être  le  premier  aussi  à recevoir 
la  compensation  prétendue.  Quel  est  donc  cet  état  de  pleine  liberté 
qui  doit  remplacer  pour  le  chef  de  l’Église  l’indépendance  que  jus- 
qu’ici il  n’a  trouvée  que  sur  le  trône?  dans  quelles  conditions,  sous 
quelles  garanties  cet  état  peut-il  exister? 

En  parcourant  les  hypothèses,  je  n’en  vois,  en  vérité,  que  deux 
qu’on  puisse  former.  Elles  constituent  une  alternative  dont  il  n’est 
pas  possible  de  se  dégager.  Le  pape,  restant  à Rome  sans  être  sou- 
verain, ne  peut  y vivre  que  dans  l’une  ou  l’autre  de  ces  deux  condi- 
tions :ou  bien  il  y sera  un  Italien  comme  un  autre,  usant  de  la  liberté 
commune,  mais  soumis  aussi  aux  lois  communes  du  royaume  d’Italie; 


ET  LA  LIBERTÉ. 


197 


OU  bien  il  y sera  un  être  à part,  investi  de  privilèges  et  jouissant 
d’une  inviolabilité  à lui  propre.  Je  ne  conçois  pas  une  troisième  sup- 
position. 

Dans  le  premier  cas,  la  conséquence  est  facile  à prévoir.  Ce  sera 
tout  simplement  le  royaume  d’Italie  qui  disposera,  sous  le  bon  plaisir 
de  son  souverain  ou  par  des  lois  rendues  en  son  parlement,  de  toute 
la  constitution  extérieure  de  TÉglise  universelle,  et  qui  pourra  à son 
gré  en  modifier,  en  déplacer  et  en  arrôler  les  ressorts. 

Je  prie  qu’on  ne  se  récrie  pas  contre  cette  conséquence  : car  il 
est  impossible  d’y  échapper.  L’autorité  que  le  pape  exerce  sur  tous 
les  fidèles  répandus  sur  le  monde  est  purement  spirituelle,  j’en  con- 
viens, et  ne  s’adresse  qu’aux  âmes.  Mais  ici-bas,  et  tant  qu’il  plaira  à 
Dieu  d’enfermer  chaque  esprit  dans  une  enveloppe  corporelle,  les  âmes 
ne  communiqueront  entre  elles  qu’à  travers  les  corps.  11  suit  de  là  que 
cette  autorité,  toute  spirituelle  qu’elle  est,  ne  peut  s’exercer  que  par 
une  série  d’actes  extérieurs,  qui,  à peine  produits  au  dehors,  se 
trouveront,  si  le  pape  est  sujet  italien,  tomber  de  plein  droit  sous  le 
joug  de  la  législation  qui  règne  autour  de  lui. 

Le  pape,  par  exemple,  ne  peut  faire  connaître  ses  décisions  à l’É- 
glise sans  leur  assurer,  par  toutes  les  ressources  de  l’écriture  et  delà 
parole,  une  publicité  assez  retentissante  pour  atteindre  les  confins 
du  monde.  Une  peut  prendre  ces  décisions  même  sans  l’assistance  de 
conseillers  nombreux,  soit  de  ceux  que  Dieu  lui  a associés  pour  le 
jugement  de  la  foi,  soit  d’autres  qu’il  doit  choisir  lui-même  pour  ve- 
nir en  aide  à la  faiblesse  d’une  seule  intelligence  dans  les  mille  dé- 
tails du  gouvernement  de  l’Église  que  ne  garantit  pas  l’infaillibilité 
dogmatique . Enfin  la  condition  mortelle  fait  que  les  hommes  même 
consacrés  à Dieu  et  ne  vivant  pas  seulement  de  pain,  ont  pourtant  en- 
core besoin  de  pain  pour  vivre;  il  faut  donc,  par  une  déplorable  mais 
invincible  nécessité,  à la  Papauté  un  revenu  suffisant,  non-seulement 
pour  assurer  un  éclat  dont  l'effet  n’est  point  indifférent  sur  l’imagi- 
nation populaire,  mais  pour  subvenir  aux  besoins  d’une  administra- 
tion qui  couvre  le  monde  et  au  maintien  comme  à la  diffusion  de  la  foi 
dans  tout  l’univers,  pour  arrêter  ici,  par  un  secours  opportun,  la 
décadence  des  églises  et  fomenter  là  leurs  germes  naissants.  Miséra- 
bles et  grossiers  détails  que  tout  cela,  j’en  conviens;  oui,  misérables, 
mais  de  la  misère  humaine,  et  grossiers  comme  nos  membres  faits  du 
limon  de  la  terre! 

Si  le  pape  est  un  simple  citoyen  italien,  il  ne  pourra  rien  mettre  au 
jour,  ni  décret,  ni  bref,  ni  encyclique,  sans  se  conformer  tout  d’abord 
aux  lois  de  la  presse  en  vigueur  dans  le  royaume  d’Italie,  et  sarr 
être  exposé,  en  cas  de  contravention  vraie  ou  supposée,  à en  rendra 
compte  à des  tribunaux  ou  à des  jurés  italiens.  Il  ne  pourra  réunii 

Octobre  1861,  14 


198 


LA  SOCVEUAINETÉ  PONTIFICALE 


autour  de  lui  ni  conseils  d’évêques,  ni  congrégation  de  cardinaux, 
sans  se  mettre  en  règle  avec  les  lois  de  police  du  royaume  d’Italie  en 
matière  de  réunion  et  d’association.  Enfin,  il  ne  pourra  rien  recueil- 
lir, rien  posséder  et  surtout  rien  laisser  à ses  successeurs  et  rien  as- 
surer au  siège  qu’il  occupe,  qu’autant  que  les  lois  italiennes  permet- 
tront les  fondations,  les  substitutions,  la  main-morte  et  les  propriétés 
collectives.  C’est  dire  qu’il  ne  pourra  ni  émettre  un  vœu,  ni  faire  un 
geste,  sans  que  sa  voix  soit  exposée  à rencontrer  une  sourdine  ou  son 
bras  un  oblacle  posés  d’avance  parle  législateur  italien.  Tout  le  monde 
chrétien,  de  Péking  à New-York,  et  de  Rio-Janeiro  à Constantinople, 
devra  attendre  la  permission  du  roi  d’Italie  et  de  son  parlement  pour 
communiquer  avec  son  chef  et  lui  offrir  l’hommage  de  son  dévouement. 

Pour  qu’un  tel  pouvoir,  d’exorbitant  qu’il  est  en  principe,  devienne 
oppressif  en  application,  est-il  nécessaire  de  supposer  un  Dioclétien 
ou  même  un  Philippe  le  Bel  sur  le  trône?  Faut-il  supposer  le  pape 
enfermé  dans  le  château  Saint-Ange,  ou  souffleté  dans  Agnani  par 
quelque  Cialdini  déguisé  en  Nogaret? 

Ces  violences , qui  ne  sont  plus  de  notre  âge,  et  qu’il  répugne  à 
notre  génération  de  supposer  (peut-être  plus  que  de  commettre  dans 
l’occasion),  ne  sont  pas  à craindre,  je  le  veux  bien^  mais  elles  ne  sont 
aussi  nullement  nécessaires,  pour  que  le  joug  étendu  par  l’Italie  sur  le 
pape  devienne  au  besoin  destructif  de  la  liberté  et  même  de  l’existence 
de  l’Église.  Deux  ou  trois  décrets  anodins,  inoffensifs  en  apparence, 
suffisent  pour  atteindre  le  résultat  avec  un  succès  d’autant  plus  com- 
plet qu’il  sera  obtenu  sans  scandale  et  que  les  bâillons  administratifs 
déploieront  là  leur  vertu  bien  connue  pour  étouffer  les  cris  des  pa- 
tients. Les  modèles  de  ces  décrets,  il  ne  faudra  pas  les  aller  chercher 
loin  : on  pourra  les  trouver  tout  faits  d’avance  chez  des  nations  qui  se 
vantent  de  leur  civilisation,  de  leur  foi,  et  au  besoin,  dans  les  grands 
jours,  môme  de  leur  liberté.  Le  roi  Victor-Emmanuel  n’aura,  par 
exemple,  qu’à  faire  lever,  dans  le  Moniteur  de  France,  une  copie  du 
décret  du  17  février  1852  sur  la  presse,  en  y joignant  un  extrait  de 
l’article  291  du  Code  pénal  qui  interdit  la  réunion  de  plus  de  vingt 
personnes  et  en  couronnant  le  tout  par  la  jurisprudence  du  Conseil 
d’État  louchant  l’incapacité  d’acquérir  des  personnes  civiles  non  léga- 
lement reconnues.  Avec  ces  trois  engins  combinés,  en  serrant  légère- 
ment les  écrous,  il  a tout  ce  qu’il  faut  pour  empêcher  la  Papauté  de 
parler,  de  se  mouvoir  et  de  vivre,  et  pour  réduire  l’Église  entière 
dans  la  personne  de  son  chef  au  silence  et  à la  famine. 

On  dit  qu’il  n’en  fera  rien,  et  on  nous  en  donne  deux  sortes  d’as- 
surances : la  loyauté  de  son  gouvernement,  qui  répond  de  ses  inten- 
tions connues,  et  le  régime  constitutionnel  en  vigueur  en  Italie,  qui 
assure  au  Pape  comme  à tout  Italien  une  immense  latitude  de  liberté. 


ET  LA  LIBERTÉ. 


199 


Je  ne  discute  point  la  valeur  relative  de  ces  garanties,  je  les  admets 
toutes  deux  à titre  égal,  sans  m’inquiéter  si  je  ne  fais  pas  injure  à 
l’une  en  la  comparant  à l’autre.  J’admets  que  le  gouvernement  pié- 
montais  est  aussi  loyal  que  sa  constitution  est  libérale,  et  récipro- 
quement. Ce  sera  peu,  ou  beaucoup  dire,  comme  on  voudra.  Mais 
qu’est-ce  donc  que  les  intentions  d’un  homme  et  le  texte  d’une  con- 
stitution politique?  et  est-ce  sérieusement  qu’on  nous  propose  d’as- 
seoir sur  un  tel  fondement  la  sécurité  d’une  Église  universelle  et  im- 
périssable? Et  c’est  à nous  qu’on  le  propose,  à nous  tout  couverts  de 
la  poussière  des  trônes  et  qui  foulons  un  sol  jonché  des  débris  de  vingt 
constitutions  lacérées  ! En  vérité,  de  ces  deux  choses,  la  parole  hu- 
maine et  le  papier  d’une  charte,  Je  ne  sais,  par  le  temps  qui  court,  de 
quoi  le  vent  se  joue  plus  aisément.  Votre  constitution,  où  était-elle  hier? 
et  ceux  qui  l’appliquent,  où  seront-ils  demain  ? Ce  système  de  liberté 
prétendue  que  nous  discutons,  un  homme  l’avait  imaginé,  et  le  pro- 
clamait, il  n’y  a pas  six  mois  encore,  du  haut  de  la  tribune,  dans  tout 
l’orgueil  du  triomphe  et  toute  la  maturité  de  l’âge.  Cherchez  cet 
homme  aujourd’hui  : six  pieds  de  terre  enferment  sa  gloire  et  ses 
pensées.  Quant  au  royaume  qu’il  a fondé  sans  le  vouloir  lui-même 
et  sans  y songer  la  veille;  ce  royaume  qui  n’a  pas  une  page  d’histoire, 
qui  a des  conquérants  à ses  portes  et  des  factions  dans  son  sein; 
ce  royaume  qui  ne  vivrait  pas  jusqu’au  soir  si  la  France  ne  le  cou- 
vrait de  sa  protection,  c’estl’enfant,  non  pas  en  tutelle,  mais  en  nour- 
rice, qui  ne  peut  se  passer  ni  des  bras  qui  le  portent,  ni  des  mamelles 
qui  l’allaitent  encore.  Je  ne  fais  aucun  cas  de  ses  l'ésolutions  et  de 
ses  promesses.  Il  n’a  pas  l’âge  de  raison  pour  avoir  une  volonté.  Trou- 
vez bon  que  nous  demandions  pour  la  liberté  de  notre  Église,  d’où 
dépend  celle  de  nos  consciences,  quelque  autre  garantie  encore  que 
des  institutions  que  nous  pourrions  trouver  supprimées  demain  au 
réveil  par  un  ordre  du  jour  des  Autrichiens  ou  une  proclamation  de 
Mazzini. 

Voilà  pour  la  première  hypothèse;  on  n’exigera  pas  que  nous  nous 
y arrêtions  davantage;  on  ne  s’étonnera  pas  qu'elle  ne  nous  laisse  pas 
satisfaits.  Passons  à la  seconde  : aussi  bien  c’est  celle  que  les  publi- 
cistes sages,  ceux  qui  prétendent  à la  renommée  de  politiques  dans 
Paris,  ont  pris  exclusivement  sous  leur  protection. 

Dans  cette  nouvelle  forme  du  môme  système,  la  liberté  du  pape  ne 
sera  plus  la  liberté  commune  des  sujets  italiens,  soumise  à la  limite 
commune  des  lois.  Elle  consistera  au  contraire  à être  pleinement 
affranchie  des  lois  italiennes.  Le  pape  sera  un  être  à part,  à côté  et 
au-dessus  des  lois,  pouvant  parler,  écrire,  posséder,  disposer  de  ses 
biens  et  de  sa  personne,  sans  avoir  à rendre  compte  ni  aux  juges,  ni 
aux  magistrats  d’aucun  pays.  Ce  sera  une  immunité  diplomatique 


200 


LA  SOUVERAINETÉ  RONTIFICALE 

pareille  à celle  des  ambassadeurs,  et,  pour  compléter  l’analogie,  tou- 
tes les  puissances  d’Europe  seront  admises  à s’en  porter  caution,  et, 
au  besoin,  à intervenir  pour  la  faire  respecter.  Tranchons  le  mot,  et 
voyez  comme  les  idées  se  transforment  quand  la  discussion  les  presse  : 
il  ne  s’agit  plus  d’une  liberté  pour  le  pape,  mais  d’un  privilège,  dans  le 
propre  et  vieux  sens  de  l’expression;  il  ne  s’agit  plus  de  lé  soumettre 
à l’application  du  droit  commun  des  temps  modernes,  comme  on  le 
disait  naguère  avec  emphase,  mais  de  ressusciter  pour  sa  personne 
un  for  ecclésiastique  et  pour  son  palais  un  droit  d’asile  qui  sentent 
leur  moyen  âge  d’une  lieue  ! 

Ajoutons  un  détail,  car  il  est  nécessaire,  et  on  y consent.  Cette  im- 
munité assurée  au  pape  ne  peut  pas  se  borner  à sa  personne  : ainsi 
limitée,  elle  serait  nulle  et  de  nul  effet.  Le  pape  ne  peut  rien  faire 
seul  : il  lui  faut  des  cardinaux,  des  congrégations,  des  nonces,  un 
personnel  administratif  tout  entier  pour  prendre  part  à ses  ré- 
solutions ou  concourir  à leur  accomplissement.  En  un  mot,  la  Pa- 
pauté n’est  pas  un  homme,  mais  une  institution.  C’est  à l’institu- 
tion tout  entière  que  l’immunité  doit  s’étendre.  Car  que  serait  une 
volonté  libre  chez  elle  et  dans  le  cerveau  qui  la  conçoit,  mais  arrêtée 
au  dehors  par  la  défaillance  des  instruments  qui  la  servent?  A quoi 
servirait  la  liberté  du  chef,  si  les  ministres  restaient  exposés  à tous 
les  périls  d’une  responsabilité  personnelle  et  à tous  les  caprices  d’un 
maître  étranger?  Ainsi  il  est  bien  entendu  que  si  le  pape  est  invio- 
lable, tout  le  gouvernement  pontifical  doit  l’être  aussi;  la  préroga- 
tive doit  s’étendre  de  la  cime  à la  base,  et  descendre,  sans  rien  per- 
dre en  chemin,  des  supérieurs  aux  inférieurs.  Il  ne  faut  pas  qu’on 
puisse  attaquer  l’indépendance  ecclésiastique,  sous  main  et  en  sous- 
œuvi’e,  après  l’avoir  couronnée  au  sommet.  Le  roi  d’Italie  est  plus 
généreux,  et  la  liberté  qu’il  accorde  au  pape,  il  l’étend  sans  difficulté 
à tous  ses  serviteurs. 

Eh  bien,  alors,  je  le  dirai  sans  détour,  c’est  cette  générosité  même 
qui  m’effraye;  c’est  son  excès  dont  je  me  méfie.  Si  elle  est  réfléchie, 
elle  cache  une  arrière-pensée  qui  se  fera  jour  dès  que  l’éclat  en  sera 
sans  péril.  Si  elle  est  sincère  aujourd’hui,  c’est  l’œuvre  d’une  impa- 
patience  étourdie  qui  ne  sera  pas  deux  jours  à l’épreuve  des  difficultés 
qu’elle  n’a  pas  prévues- 

L’Empereur  des  Français  est  bien  puissant  : il  a sous  les  armes  six 
cent  mille  soldats,  et,  les  jours  d’élections,  il  dispose  de  sept  ou  huit 
millions  de  suffrages,  qui  ne  sont  guère  moins  bien  disciplinés  que 
des  régiments  ; la  centralisation  met  entre  ses  mains  tous  les  fils  de  la 
machine  administrative  la  plus  savante  qui  fût  jamais.  Paris,  déplus,  est 
la  capitale  des  lumières,  et  huit  ou  dix  journaux  vendus  sur  la  place 
publique,  ou  répandus  dans  les  cafés,  entretiennent  la  population 


ET  LA  LIBERTÉ. 


201 


dans  une  juste  défiance  de  toute  influence  cléricale.  Je  n’en  suis  pas 
moins  convaincu  que  si  on  proposait  à l’Empereur  d’assurer  à M,  l’ar- 
clieveque  de  Paris  et  à tous  les  curés  sous  ses  ordres  une  inviolabilité 
absolue  pour  tous  leurs  faits,  gestes  et  paroles,  une  pleine  liberté  de 
faire,  de  dire,  d’imprimer,  de  prêcher  tout  ce  qui  leur  semblerait 
bon,  sans  être  borné  par  aucune  loi  et  sans  en  répondre  devant  au- 
cune autorité,  la  proposition  lui  paraîtrait  étrange  et  périlleuse,  et 
il  ne  croirait  pas  manquer  de  respect  à ces  graves  personnages  en 
pensant  qu’une  telle  latitude  serait  incompatible  avec  la  dignité  sou- 
veraine et  le  maintien  de  la  paix  publique.  Je  vois  d’ici  les  interpella- 
tions désespérées  qu’adresserait  M.  le  procureur  général  Dupin  aux 
mânes  des  Coquille,  des  Pithou  et  des  Portalis. 

La  reine  d’Angleterre  est  bien  populaire  : son  trône,  qu’aucune 
faction  ne  menace , repose  sur  une  base  qui  s’élargit  chaque  jour 
avec  le  progrès  meme  des  institutions  démocratiques.  Le  tempéra- 
ment de  la  nation  qu’elle  gouverne  s’abreuve  à haute  dose  de  libertés 
et  même  de  fantaisies  individuelles.  Ce  qui  serait  anarchie  ailleurs 
est  à peine  licence  à Londres,  et  ce  qui  serait  péril  pour  tout  autre 
n’est  que  jeu  pour  une  race  faite  au  bruit  et  élevée  au  grand  air.  Les 
catholiques,  d’ailleurs,  forment  à Londres  un  petit  troupeau  peu 
nombreux,  objet  de  dédain  habituel.  La  contagion  de  leur  doctrine 
n’est  jusqu’ici  nullement  à ci  aindre  pour  l’opulente  Église  qui  vit  de 
leur  dépouilles.  Proposez  pourtant  d’accorder  à ce  noyau  sans  im- 
portance et  à l’évêque  qui  le  régit  l’exemption  de  toutes  les  lois  et  la 
facilité  de  tout  faire,  et  vous  verrez  ce  qu’en  pensera  le  plus  radical  des 
membres  du  Parlement.  Je  suis  assourdi  rien  qu’en  imagination  ^es 
cris  que  j’entends  pousser  à toutes  les  Universités,  à tous  les  alder- 
men,  à tous  les  meetings  de  Londres,  universellement  émus  du  pé- 
ril que  va  courir  la  succession  protestante. 

Eh  bien,  le  courage  que  n’auraient  pas  l’empereur  des  Français  à 
la  tête  de  sa  brillante  armée  et  la  reine  Victoria  au  sein  d’une  popu- 
lation unanime  et  héréditairement  dévouée,  c’est  un  petit  roi,  tout 
récemment  élu,  maître  d’une  capitale  conquise,  qui  promet  d’en 
donner  l’exemple.  Le  roi  d’Italie  supportera  sans  crainte  dans  sa  ca- 
pitale une  caste  privilégiée,  affranchie  de  toutes  lois  humaines!  A la 
tête  de  celle  caste,  il  laissera  figurer  qui?  Le  souverain  d’hier,  dés- 
armé et  détrôné  la  veille.  Pas  si  détrôné  cependant  qn’il  ne  soit  en- 
^iore,  pour  chacun  de  ses  sujets  émancipés,  mais  demeurés  catho- 
liques, le  suprême  directeur  des  consciences.  Pas  si  désarmé  non 
plus  qu’il  n’ait  des  milliers  de  serviteurs  pour  transmettre  ses  ordres, 
et,  pour  les  proclamer,  toutes  les  chaires  de  trois  ou  quatre  cents 
églises  pleines  à toutes  les  heures  du  jour.  Le  roi  d’Italie  supportera 
cette  épreuve  avec  une  fermeté  d’âme  que  n’ont  jamais  connue  ses 


202 


■ -ja 

LA  SOUVERAINETÉ  PONTIFICALE 

prédécesseurs  et  ses  collègues  en  souveraineté  ; et,  ce  qui  est  plus 
rare  encore,  maître  unique  de  la  force  matérielle,  il  ne  cédera  pas  à 
la  tentation  d’en  user  pour  comprimer  l’explosion  de  cette  redoutable 
force  morale  ! Il  laissera  sans  s’en  inquiéter  et  sans  s’y  opposer,  le 
pape  dans  Rome,  à ses  côtés,  agir,  prêcher,  décréter,  fulminer  peut- 
être  contre  lui!  Voilà  ce  qu’on  veut  nous  faire  croire.  Avouez  que 
l’incrédulité  est  excusable,  d’autant  que  le  roi  d’Italie  n’en  est  pas  à 
faire  ses  preuves,  et  qu’on  sait  comment  son  gouvernement  se  com- 
porte dans  d’autres  capitales  qu’il  a déjà  soumises,  ou  que  nous  lui 
avons  livrées.  J’aurais  juré,  à le  voir  faire,  qu’il  n’avait  pas  plus  de 
goût  qu’un  autre  conquérant  pour  le  voisinage  des  souverains  dépos- 
sédés, ni  moins  de  susceptibilité  que  les  autres  maîtres  du  monde  à 
l'endroit  de  l’influence  et  de  l’hostilité  des  ministres  de  la  religion. 
Le  gouvernement  qui  se  propose  de  si  grand  sang-froid  de  laisser 
Pie  IX  libre  et  inviolable  dans  la  cité  où  les  Papes  ont  régné  depuis 
mille  ans  est  celui-là  même  qui  ne  peut  souffrir  François  II  à cin- 
quante lieues  de  Naples,  et  accuse  sérieusement  devant  l’Europe  sa 
victime  de  fomenter,  avec  l’argent  qu’elle  n’a  pas  et  qu’on  lui  a pris, 
l’incorrigible  rébellion  des  Calabres!  Mais  il  n’y  avait  pas  seulement 
un  roi  à Naples  : il  y avait  aussi  un  archevêque.  Où  est-il  aujour- 
d’hui? En  exil  ; et  il  n’y  est  pas  seul  : cinquante  de  ses  collègues 
en  épiscopat  sont  associés  à son  châtiment.  Et  l’archevêque  de  Pise, 
où  était-il  hier?  En  prison.  Et  l’archevêque  de  Turin,  depuis  combien 
de  temps  sa  présence  paraît-elle  trop  dangereuse  pour  être  supportée 
mqpae  dans  le  patrimoine  de  la  maison  de  Carignan  ? C’étaient  là 
pourtant  autant  de  belles  occasions  de  s’exercer  d’avance  à la  gran- 
deur d’âme  et  de  mettre  à une  épreuve  anticipée  la  barrière  infran- 
chissable qui  doit  séparer  le  spirituel  et  le  temporel. 

Je  sais  bien  qu’on  dira  que  ce  sont  ces  prélats  eux-mêmes  qui  ont 
violé  celte  règle  : ils  sont  sortis  de  leurs  attributions  ; ils  ont  fait  de 
la  politique  ; on  leur  eût  laissé  toute  liberté  s’ils  n’avaient  fait  mine 
d’en  abuser.  Ah  ! vraiment.  Et  qui  dit  cela?  Vous,  gouvernement  ita- 
lien. Et  qui  a reconnu  l’abus?  Encore  vous.  Et  qui  l’a  puni?  Toujours 
vous.  Est-ce  ainsi  que  vous  comptez  en  user  aussi  avec  l’évêque  de 
Rome?  Et  l’inviolabilité  que  vous  lui  assurez  tombera-t-elle  de  même 
devant  des  abus  dont  vous  seiez  seul  l'appréciateur  et  le  juge? 
En  ce  cas,  vous  faites  bien  de  ne  pas  vous  en  mettre  en  peine  : car 
des  abus  il  y en  aura,  je  vous  en  réponds,  et  bien  suffisants  pour 
vous  dégager  à temps  de  votre  promesse.  Il  y en  aura  d’abord,  parce 
que  le  gouvernement  pontifical  sera  composé  d’hommes,  et  que,  à 
commencer  par  la  liberté  primitive  accordée  au  père  du  genre  hu- 
main, il  n’y  a jamais  eu  de  liberté  dont  les  hommes  n’aient  abusé. 
Mais  il  y en  aura  encore,  et  surtout,  parce  qu’avec  l’étrange,  l’absurde 


ET  LA  LIBERTÉ. 


203 


combinaison  que  vous  décorez  du  nom  de  liberté,  l’usage  et  l’abus 
seront  à chaque  instant  si  mêlés  et  de  tout  point  si  voisins,  que  je  porte 
le  défi  au  plus  habile  de  les  distinguer.  Entre  ces  deux  pouvoirs,  que 
votre  folie  pose  en  face  l’un  de  l’autre  dans  l’enceinte  d’une  môme 
ville,  souverains  tous  deux,  inviolables  tous  deux,  maîtres  tous  deux 
d'une  force  immense,  je  réponds  d’avance  que  pas  un  jour  ne  se  pas- 
sera sans  que  quelque  différend  n’éclate,  dans  lequel  vous-même 
vous  ne  saurez  dire  lequel  a passé  la  frontière  commune,  si  c’est  le 
Pape  qui  excède  ou  le  roi  d’Italie  qui  envahit  le  domaine  spirituel.  Le 
différend  naîtra  à propos  d’un  sermon  imprudent  prononcé  dans  une 
chaire,  ou  d’un  prêtre  insulté  dans  une  rue,  à propos  d’un  décret  qui 
arrachera  des  novices  à l’autel  et  brisera  des  unions  bénies  par  le  sa- 
crement ; que  sais-je  encore?  la  première  fois  qu’une  conscience 
rencontrera  une  loi  ou  un  magistrat  sur  son  chemin.  S’il  faut  que 
l’Europe  intervienne  à chaque  occasion  pour  mettre  la  paix,  je  lui  con- 
seille de  tenir  un  congrès  en  permanence  et  de  se  munir  d’une  ma- 
réchaussée toujours  à ses  ordres.  En  vérité,  quand  de  pareilles  ima- 
ginations osent  se  dresser  devant  l’expérience  des  siècles,  les  leçons  de 
l’histoire,  les  réclamations  du  bon  sens  et  les  traditions  élémentaires 
de  la  politique,  l’impatience  gagne  ; on  se  demande  d’où  sortent 
ceux  qui  les  ont  conçues,  s’ils  ont  vécu  dans  le  royaume  des  ombres, 
et  s’ils  ont  jamais  rencontré  des  êtres  faits  de  chair  et  d’os. 

Mais  non,  il  y a une  explication  plus  naturelle,  et  le  rêve  n’est 
pas  si  étranger  à la  réalité  qu’il  en  a l’air.  Il  y touche  même  de 
près,  de  la  façon  la  plus  simple,  et,  pour  tout  dire,  la  plus  bru- 
tale. Les  Français  sont  dans  Rome  ; on  [veut  qu’ils  en  sortent.  Ils 
ont  eu  de  bonnes  raisons  pour  y venir  : il  faut  leur  fournir  un  bon 
prétexte  pour  s’en  aller.  UÈglise  libre  a cette  valeur,  et  pas  une  au- 
tre, et,  quand  elle  aura  eu  ce  résultat,  il  est  sous-entendu  qu’on  n’en 
parlera  plus.  L’année  dernière,  la  nécessité  était  autre  : le  prétexte 
fut  différent,  la  sincérité  fut  égale.  Le  Pape  alors  avait  une  petite 
armée  très-suffisante  pour  défendre  son  petit  territoire  : il  fallait 
obtenir  de  la  France,  protectrice  naturelle  des  opprimés  dans  le 
monde,  qu’elle  laissât  envahir  sans  résistance  la  frontière  de  son 
allié  et  écraser  sous  ses  yeux  le  faible  par  le  fort.  Les  promesses  prirent 
la  proportion  de  la  demande  : respect  à la  souveraineté  pontificale, 
compression  de  l’esprit  révolutionnaire,  châtiment  de  Garibaldi  : rien 
ne  coûtait,  et  rien  n’était  de  trop  en  effet  pour  nous  décider  à lais- 
ser, l’arme  au  bras,  l’attentat  se  consommer  à portée  de  la  lunette 
de  nos  officiers  d’état-major  et  du  porte-voix  de  nos  amiraux.  Il  s’agit 
aujourd’hui  de  retrouver  à Chambéry  ou  ailleurs  l’oreille  de  la  France 
aussi  facile!  Qu’on  y parvienne  seulement,  et  le  Pape  sera  juste  aussi 
respecté  dans  son  inviolabilité  que  Garibaldi  a été  châtié  dans  son 


204 


lA  SOUVERAINETÉ  PONTIFICALE 


audace.  Ce  sont  là  de  ces  choses  qui  se  disent,  de  ces  assurances  qui 
s’échangent  de  gouvernement  à gouvernement,  entre  gens  qui 
trompent  et  qui  consentent  à se  laisser  tromper  : les  croit  qui  peut, 
et  surtout  qui  veut.  On  les  croit,  à ce  qu’il  paraît,  dans  les  confé- 
rences diplomatiques,  puisqu’on  les  écrit  dans  des  dépêches  ; et  ,les 
souverains  et  leurs  ministres  ont  souvent  des  grâces  et  des  raisons 
d’État  pour  ajouter  foi  à ce  qui  n’abuse  personne.  Mais,  à part  ces 
exceptions  couronnées,  nul  ne  voudrait  être  pris  pour  dupe  de  tels 
artifices,  de  peur  de  passer  trop  évidemment  pour  complice.  Je  con- 
seille fort  aux  publicistes  du  commun  comme  nous , qui  n’ont  pas 
ees  hautes  dignités  pour  se  couvrir,  de  ne  pas  s’engager  dans  des 
voies  qui  ne  sont  pas  faites  pour  eux,  et  où  ils  laisseraient  la  répu- 
tation de  leur  intelligence  ou  l’honneur  de  leur  parole! 


III 

Sortons  d’Italie  et  rentrons  chez  nous.  Car  ce  n’est  pas  au  pape 
seulement,  nous  l’avons  dit,  c’est  à nous  tous,  catholiques  de  France 
ou  d’Europe,  que  la  liberté  est  promise  en  échange  de  la  suppression 
du  pouvoir.  L’ère  nouvelle  dont  le  Piémont  donne  le  signal  doit  luire 
pour  le  monde  catholique  tout  entier.  En  prenant  chez  lui  l’initiative 
de  faire  disparaître  de  ses  lois  toutes  les  dispositions  restrictives  qui 
entravent  le  libre  développement  de  l’Église  et  de  s’abstenir  scrupu- 
leusement de  toute  ingérence  dans  le  domaine  ecclésiastique,  le  Pié- 
mont donne  un  exemple  dont  il  appelle  toutes  les  nations  à profiter, 
et  ce  sont  principalement  les  catholiques  libéraux  de  France  qu’il 
somme  de  lui  en  savoir  gré. Car  ce  sont  leurs  propositions  mêmes  qu’il 
prétend  accomplir  et  leurs  réclamations  qu’il  exauce.  C’est  eux  qui 
n’ont  cessé  de  signaler  à la  juste  dérision  des  nations  modernes  tout 
un  vieil  héritage  de  lois  soi-disant  protectrices  et  en  réalité  oppres- 
sives qui  complique,  même  dans  les  pays  les  plus  catholiques,  les 
rapports  déjà  assez  difficiles  par  eux-mêmes  de  l’Église  et  de  l’État. 
C’est  eux  aussi  qui  ont  toujours  cherché  un  remède  contre  ces  tradi- 
tions d’une  méfiance  invétérée,  non  dans  les  faveurs  d’un  pouvoir  qui 
passe,  mais  dans  les  garanties  permanentes  de  la  liberté  commune. 

Puisque  c’est  nous  qu’on  interroge  et  notre  pensée  qu’on  in- 
voque, il  est  juste,  ce  semble,  de  nous  donner  la  parole  pour  Pex- 
pliquer,  et,  en  répondant,  nous  ne  pouvons  parler  que  de  ce  qui 
nous  touche  ; nous  ne  pouvons  traiter  la  question  que  comme  elle 


ET  LA  LIBERTE. 


205 


se  pose  pour  nous-mêmes.  Le  sort  des  autres  catholiques  répandus 
dans  le  monde  ne  nous  est,  à coup  sûr,  ni  indifférent,  ni  inconnu; 
mais,  comme  il  importe  ici  essentiellement  de  sortir  du  vague  des 
idées  pour  entrer  dans  la  précision  des  faits  et  que  nous  ne  pouvons 
passer  en  revue  toutes  les  législations  religieuses  différentes  qui  régis  - 
sent les  pays  d’Europe,  c’est  de  la  nôtre,  en  particulier  et  seulement, 
que  nous  parlerons  : c’est  par  ses  effets  chez  nous  que  nous  jugerons 
la  proposition  qui  nous  est  faite  : c’est  là  que  nous  chercherons  un 
exemple,  et,  pour  ainsi  dire,  un  échantillon  de  ses  résultats.  D’ail- 
leurs, les  principes  restant  les  mêmes,  les  applications  ne  peuvent 
guère  différer,  et  ce  qui  sera  démontré  vrai  à Paris  le  sera  de 
même,  à peu  de  chose  près,  et  sauf  quelques  différences  de  mots,  à 
Vienne,  à Munich,  à Madrid  et  partout  ailleurs.  Enfin  il  s’agit  de  con- 
sommer une  révolution  qui  ne  peut  se  passer  du  consentement  de  la 
France,  et,  pour  la  très-petite  part  qui  nous  appartient,  en  qualité  de 
citoyens,  dans  la  direction  de  notre  politique,  on  nous  demande  d’y 
concourir.  Charité  bien  entendue  commence  par  soi-même  : les  ca- 
tholiques de  France,  qui  ont  payé  les  impôts  et  versé  leur  sang  comme 
d’autres,  ont  droit  de  s’enquérir  quel  sera  pour  eux,  chez  eux,  dans 
leurs  propres  affaires,  le  résultat  dernier  du  succès  des  armes  fran- 
çaises en  Italie. 

Quelles  sont  donc  les  entraves  de  la  législation  religieuse  que  nous 
n’avons  pas  craint  d’accuser  plus  d’une  fois,  et  qvielle  est  cette  liberté 
que  nous  invoquons  pour  la  supprimer?  En  quoi  la  destruction  de 
la  souveraineté  pontificale  à Rome  peut-elle  préparer  le  redressement 
de  ces  griefs  ou  l’accomplissement  de  ces  vœux? 

Il  y a dans  notre  législation  religieuse  (et  le  môme  fait  se  rencon- 
tre, je  crois,  dans  la  plvipart  de  celles  d’Europe)  deux  parties  parfaite- 
ment distinctes  entre  lesquelles  nous  n’avons  jamais  fait  et  nous  ne 
comprenons  pas  qu’on  fasse  la  moindre  confusion. 

Au-dessus  de  toute  cette  législation,  à une  place  privilégiée  qui  la 
domine  tout  entière,  figure  le  Concordat  passé  entre  le  saint-siège  et 
le  gouvernement  de  la  France.  Le  Concordat  n’est  point  un  simple 
acte  législatif,  quoiqu’il  fasse  partie  des  lois  de  l’État.  Ce  n’est  point 
une  loi  décrétée  par  un  souverain,  et  réglant  par  autorité  la  condi- 
tion des  citoyens.  C’est  un  traité  débattu,  négocié,  conclu  entre  deux 
parties  indépendantes,  pleinement  libres,  chacune  pour  leur  compte, 
dans  l’adhésion  qu’elles  y ont  donnée,  et  ne  reconnaissant  d’en- 
gagements réciproques  que  parce  qu’elles  y ont  volontairement 
consenti . 

A côté,  ou  plutôt  au-dessous,  se  déroule  toute  une  série  d’actes  em- 
preints d’un  tout  autre  caractère.  Les  uns  ont  suivi  le  Concordat,  et 
ont  pour  but  apparent  ou  réel  d’en  interpréter  le  sens  et  d’en  faciliter 


ÜOC  LA.  SOUVERAINETÉ  PONTIFICALE 

Tapplicalion.  D’autres  sont  antérieurs  ; ce  sont  les  débris  d’un  autre 
âge,  les  restes  de  la  jurisprudence  de  nos  anciens  parlements  ou  le 
fruit  de  l’initiative  de  nos  assemblées  révolutionnaires.  Mais  les  uns 
comme  les  autres  sont  des  lois  pures  et  simples,  dans  le  propre  sens 
du  mot.  Une  seule  autorité  les  a décrétées,  l’autorité  législative  de 
France.  Elles  ne  portent  qu’une  seule  suscription,  celle  du  pouvoir 
politique,  quel  qu  il  fût  au  moment  où  elles  ont  vu  le  jour,  roi,  as- 
semblée ou  magistrat  républicain.  Elles  disposent,  comme  toutes  les 
lois  du  monde,  par  voie  de  commandement,  des  matières  qu’elles 
traitent,  des  questions  qu’elles  décident  et  des  personnes  qu’elles 
obligent. 

De  ces  deux  parties  si  profondément  distinctes,  il  en  est  une  que 
nous  n’avons  jamais  accusée  : c’est  la  première. 

En  quoi  nous  choquerait-elle  en  effet,  et  quel  motif  justifierait  de 
notre  part  des  réclamations?  Est-ce  qu’il  y a dans  le  fait  d’une  con- 
vention passée  entre  l’Église  et  l’État,  par  l’organe  de  leurs  repré- 
sentants naturels,  quelque  chose  qui  blesse  notre  amour  pour  la  li- 
berté sous  toutes  ses  formes,  notre  dévouement  filial  à celle  de 
l’Église  en  particulier,  notre  adhésion  réfléchie  à celle  de  tous  les 
cultes  en  général?  Je  cherche  en  vain  lequel  de  ces  sentiments 
pourrait  se  trouver  froissé,  laquelle  de  ces  libertés  peut  se  trou- 
ver atteinte  par  une  convention  de  ce  genre.  Gomment  une  telle 
convention  blesserait-elle  la  liberté  générale  des  citoyens,  puisqu’ils 
restent  pleinement  maîtres  ou  d’en  recueillir  les  bénéfices  ou  d’en 
répudier  les  charges,  suivant  qu’ils  demeurent  dans  le  sein  ou  sortent 
des  rangs  de  l’Église  qui  l’a  conclue  ? Le  Concordat,  que  je  sache, 
n’oblige  personne  à être  catholique,  n’empêche  personne  de  rester  ou 
de  se  faire  juif  ou  protestant,  et  ne  peut  blesser  par  conséquent  ceux 
qu’il  ne  touche  même  pas.  Quant  à la  liberté  de  l’Église  elle-même, 
il  m’est  plus  impossible  encore  de  découvrir  quelles  atteintes  elle  en 
pourrait  recevoir.  Au  nombre  des  droits  primitifs  qui  constituent  la 
liberté,  figure,  si  je  ne  m’abuse  sur  le  sens  élémentaire  des  mots,  le 
droit  de  s’obliger  librement  envers  les  tiers,  en  retour  d’autres  obli- 
gations contractées  de  leur  part,  quand  l’intérêt  de  la  paix,  ou  tout 
autre  dont  chacun  est  juge,  fait  apercevoir  un  avantage  dans  cet  échange 
de  concessions.  Si,  pour  prévenir  des  différends  à peu  près  infailli- 
bles, l’Église  et  l’État  ont  trouvé  bon  de  se  relâcher  l’un  vis-à-vis  de 
l’autre,  par  un  arrangement  amiable,  de  la  rigueur  de  leurs  préten- 
tions ou  de  leurs  droits  et  de  pourvoir  en  commun  au  bien  de  la  paix 
publique,  en  sont-ils  devenus  moins  libres,  parce  qu’ils  sont  devenus 
plus  amis?  Les  conventions  entre  les  hommes,  loin  d’être  la  destruc- 
tion de  la  liberté,  en  sont  l’usage  le  plus  ordinaire,  et  par  conséquent 
la  démonstration  la  plus  éclatante.  La  preuve,  c’est  qu’elles  n’inter- 


ET  LA  LIBERTÉ. 


207 


viennent  qu’entre  des  êtres  libres,  et  que  du  maître  à l’esclave  nulle 
convention  n’est  possible.  J’aurais  vraiment  honte  d’insister  sur  des 
vérités  si  simples  et  presque  si  naïves. 

Quant  à l’autre  partie  de  notre  législation  religieuse,  celle  qui  ré- 
sulte non  d’une  convention,  mais  de  simples  prescriptions  législatives, 
le  cas  est  tout  différent,  et  nos  sentiments  diflèrent  aussi.  Toutes  les 
dispositions  n’en  sont  pas  à nos  yeux  également  répréhensibles  ; il  en 
est  même  plusieurs  dont  rulilité  pourrait  fort  bien  être  ou  démontrée 
ou  du  moins  soutenue.  Mais  elles  ont  toutes  un  vice  d’origine,  ce  sont 
des  lois  d’exception,  dans  le  propre  et  odieux  sens  du  mot.  Ge  sont  des 
dispositions  qui  établissent  spécialement,  pour  une  classe  de  citoyens 
nominalement  dé.signés  (les  catholiques  et  leurs  prêtres), un  ordre  par- 
ticulier d’obligations,  de  surveillance,  de  peines  et  de  juridiction.  Or, 
à notre  sens,  cela  est  contraire  à la  notion  même  de  la  liberté  et  de 
l'égalité  civile.  La  loi,  d’après  le  principe  du  droit  moderne  qu’on 
nous  cite  sans  cesse  et  auquel  nous  adhérons  sans  arrière-pensée,  ne 
doit  connaître  ni  juifs,  ni  catholiques,  ni  protestants,  ni  prêtres,  ni 
laïques  : elle  ne  connaît  que  des  citoyens,  tous  ayant  droit  à la  môme 
mesure  de  liberté,  dans  la  même  limite  légale,  et  sous  le  contrôle 
des  mômes  magistrats,  à moins  qu’ils  n’aient  eux- mêmes,  par  un 
assentiment  volontaire,  altéré  cet  équilibre.  L’état  de  choses  contraire, 
qui  avait  peut-être  son  excuse  et  sa  raison  d’être  autrefois,  ne  Ta  plus 
aujourd’hui.  D’autant  moins  que  si  le  droit  commun  paraissait  insuffi- 
sant et  hors  de  proportion  avec  la  grandeur  et  l’importance  de  l’Église 
catholique,  on  avait  et  on  a encore,  pour  y pourvoir,  la  ressource  même 
des  concordats,  auxquels  l’Église  ne  s’est  jamais  refusée.  Si  le  concordat 
n’était  pas  complet,  on  pouvait,  on  peut  encore  le  compléter,  mais  on 
ne  le  peut  qu’avec  le  concours  de  l’autorité  même  qui  l’a  signé.  Ja- 
mais, dans  aucun  pays,  devant  la  conscience  d’aucun  tribunal,  on 
n’a  accordé  à une  seule  des  parties  le  droit  de  développer,  à sa  fan- 
taisie, une  convention  synallagmatique. 

De  plus,  parmi  ces  dispositions,  toutes  vicieuses  en  principe,  il  en 
est  de  si  manifestement  exorbitantes,  que  l’absurdité  en  éclate  à 
tous  les  yeux,  et  que  l’application  en  est  tombée  d’elle-même  devant 
le  bon  sens  et  le  mépris  publics.  Faut-il  citer,  par  exemple,  la  défense 
faite  à l’épiscopat  de  communiquer  avec  son  chef  sans  la  permission 
du  souverain,  l’interdition  brutale  de  toutes  les  congrégations  vouées 
à la  charité  et  à la  prière?  J’y  aurais  joint,  il  n'y  a pas  six  mois,  les 
pénalités  barbares  dont  notre  code  pénal  menace  les  imprudences  de 
langage  commises  par  le  prêtre  dans  sa  chaire,  si  M.  le  garde  des 
sceaux,  en  sortant  naguère  de  son  arsenal  ces  armes  gothiques,  n’avait 
pris  soin  de  remplacer  à leur  égard  le  ridicule  par  l’indignation. 

Au  sujet  de  tous  ces  restes  du  passé,  notre  opinion  est  bien  sim- 


208 


LA  SOUVERAINETÉ  PONTIFICALE 

pie  et  notre  conduite  ne  l’est  pas  moins.  En  notre  qualité  de  citoyens, 
jouissant  dans  une  mesure  — large  naguère,  étroite  aujourd’hui,  mais 
non  pas  nulle — du  droit  de  signaler  les  vices  de  la  législation,  nous  en 
usons  pour  qualifier  ces  lois  comme  elles  le  méritent,  pour  les  signa- 
ler à la  réprobation  des  honnêtes  gens,  et  presser  de  nos  vœux  leur 
révocation.  En  pratique,  nous  sommes  des  amis  de  l’ordre  et  nous 
obéissons  aux  lois  de  notre  pays,  même  exorbitantes  et  iniques, 
lorsqu’elles  ont  un  titre  extérieurement  régulier  et  qu’elles  ne  nous 
ordonnent  rien  de  directement  contraire  aux  prescriptions  de  notre 
conscience.  Dès  que  cette  limite  est  atteinte,  nous  nous  souvenons 
que  nous  sommes  chrétiens,  et  rien  sur  la  terre  ne  nous  détermine- 
rait à la  franchir. 

En  deux  mots,  voilà  la  liberté  comme  nous  l’avons  toujours  com- 
prise et  demandée  pour  nous  comme  pour  autrui , pour  nos  amis 
comme  pour  nos  adversaires,  pour  les  protestants,  les  juifs,  les  phi- 
losophes, tout  aussi  bien  que  pour  les  catholiques:  c’est  le  droit  com- 
mun, sous  la  réserve  unique  des  stipulations  particulières  volontaire- 
ment consenties.  Nous  verrons  tout  à l’heure  que  cette  prétention 
n’est  pas  encore  très-ambitieuse,  et  qu’au  droit  commun  même  de  la 
France  il  y a fort  à dire.  Mais  enfin,  tel  qu’il  est,  et  faute  de  mieux, 
nous  nous  en  contentons,  et  nous  ne  demandons  à l’État  autre  chose 
que  de  ne  pas  l’aggraver  à notre  égard.  J’ai  tort  de  dire  nous, 
ce  n’est  pas  nous,  c’est  le  bon  sens,  c’est  le  sens  même  des  mots 
et  des  idées  qui  parle  pour  nous.  La  liberté  que  nous  réclamons, 
c’est  celle  dont  jouissent  tous  les  êtres  moraux  qui  se  croient  tenus 
tout  à la  fois,  les  uns  envers  les  autres,  par  leurs  devoirs  géné- 
raux et  par  leurs  engagements  personnels,  par  la  morale  et  par  leur 
parole.  C’est  celle  dont  jouissent  les  nations  indépendantes,  qui  vi- 
vent entre  elles  sous  l'empire  des  règles  communes  du  droit  des  gens 
et  des  stipulations  particulières  des  traités.  Toute  liberté  qui  reste 
au-dessous  de  cette  mesure  est  mensonge  ; toute  liberté  qui  s’en 
écarte  ou  la  dépasse  est  la  déraison  en  principe  et  la  barbarie  en  ap- 
plication. 

Notre  liberté  ainsi  définie,  nous  allons  comprendre  très-aisément 
en  quoi  la  suppression  de  la  souveraineté  pontificale  peut  aider  ou 
nuire  aux  efforts  que  nous  faisons  pour  l’obtenir. 

Des  deux  parties  que  nous  avons  distinguées  dans  notre  législation 
religieuse,  il  en  est  une,  nous  l’avons  déjà  fait  pressentir,  qui  est 
grandement  menacée  par  la  chute  de  la  souveraineté  pontificale;  mais 
ce  n’est  pas  celle  qui  blesse,  c’est  au  contraire  celle  qui  respecte  no- 
tre définition  de  la  liberté.  Je  doute  fort,  j’ai  dit  pourquoi,  que  le 
Concordat  (aucun  concordat,  pas  plus  le  nôtre  que  celui  d’aucun  des 
royaumes  d’Europe  ) survive  longtemps  à la  révolution  qui  ferait  re- 


209 


ET  LA  LIBERTÉ. 

tomber  le  pape  au  rang  de  sujet  d’un  État  particulier.  L’égalité,  la 
pleine  indépendance  de  deux  parties  contractantes,  nous  semble  seule 
pouvoir  assurer  un  concordat.  Un  concordat  passé  entre  un  sujet  et 
son  propre  souverain  est  sans  garantie  pour  le  sujet,  qui  peut  être 
à tout  instant  victime  de  la  séduction  et  de  la  violence  : et  un  concor- 
dat passé  entre  un  souverain  et  le  sujet  d’autrui  est  sans  garantie  à 
son  tour  pour  le  souverain,  qui  peut  toujours  craindre  l’intervention 
d’une  influence  étrangère  et  rivale.  Je  n’aperçois  aucune  manière 
satisfaisante  d’échapper  à cette  alternative,  et  c’est  ce  qui  explique 
pourquoi  les  Églises  protestantes,  dépourvues  de  chef  indépendant, 
n’ont  jamais  pu  conclure  avec  aucun  État  un  concordat  régulier,  et 
se  sont  bornées  à recevoir  de  leurs  souverains,  à titre  de  faveur  et 
d’octroi,  une  organisation  toujours  modifiable  et  révocable  à volonté. 
Toutes  les  Églises  protestantes  de  France,  par  exemple,  vivent  sous  ce 
régime  de  bon  plaisir  légal  que  l’Église  catholique  ne  subira  jamais. 
En  tout  cas,  supposant  que  cette  condition  d’égalité  réciproque  ne 
soit  pas  aussi  rigoureusement  indispensable  que  l’évidence  me  semble 
le  démontrer,  elle  a été  du  moins  la  condition  tacite  du  Concordat 
de  1801;  et  la  suppression  d’une  clause  majeure  ébranle  l’instrument 
tout  entier. 

Ainsi  le  Concordat  peut  succomber  avec  la  souveraineté  pontiticale; 
nous  verrons  tout  à l’heure  si  le  résultat  serait  sans  péril,  mais  nous 
savons  déjà  qu’il  serait  sans  profit  pour  la  liberté.  Mais,  quant  à cette 
autre  partie  de  notre  législation  religieuse,  qui  est  l’œuvre  propre 
de  l’État,  et  que  nous  regardons,  nous,  comme  la  négation  outra- 
geante du  droit  des  citoyens,  en  quoi  sera-t-elle  ébianlée  en  France 
parce  que  le  pape  ne  sera  plus  souverain  à Rome?  Qui  nous  dit,  qui 
nous  assure  que,  le  jour  où  le  pape  ne  régnera  plus,  tous  les  évêques 
auront  la  permission  de  communiquer  avec  lui,  tous  les  brefs  pour- 
ront être  lus  tout  haut  dans  les  églises,  toutes  les  congrégations  reli- 
gieuses pourront,  à leur  gré,  se  former  et  se  dissoudi’e,  prêcher,  en- 
seigner et  faire  l’aumône?  Où  prendrions-nous  cette  assurance? 
Dans  l’exemple  du  Piémont  qui  promet  de  donner  chez  lui  toutes 
ces  facilités?  Vous  savez  le  cas  que  nous  faisons,  et  que  nous  sommes 
assurément  bien  payés  pour  faire,  de  telles  promesses.  Mais  enfin, 
telles  qu’elles  sont,  l’Emperem*  des  Français  a-t-il  promis,  lui,  de 
s’y  conformer?  A-l-il  ratifié  cette  partie  des  discours  du  comte  Ca- 
vour  et  du  baron  Ricasoli?  Cet  engagement  fait-il  partie  des  conven- 
tions secrètes  ou  tacites  qui  ont  permis  l’annexion  des  Romagnes  ou 
consommé  celle  de  la  Savoie  ? Je  ne  sais,  moi,  et  ne  vois  qu’une  chose, 
c’est  que  depuis  qu’il  est  question  de  chasser  le  pape  de  Rome,  des 
lois  qui  sommeillaient  ont  été  réveillées,  des  évêques  ont  paru  sur 
les  bancs  de  la  police  correctionnelle,  des  gendarmes  stationnent  au 


210 


LA  SOUVERAINETÉ  PONTIFICALE 


pied  des  chaires,  des  associations  charitables  qui  avaient  traversé 
les  plus  mauvais  jours  de  nos  révolutions  sont  dissoutes,  et  qu’on 
n’en  fait  pas  encore  assez  au  gré  des  républicains  touchés  de  la  grâce 
que  la  campagne  d’Italie  a convertis  à l’Empire. 

Voilà  ce  qu’il  faut  voir,  à moins  d’être  aveugle,  et  voici  mainte- 
nant ce  qu’on  peut  prévoir  sans  être  prophète.  Toutes  les  lois  dont 
nous  parlons  ont  eu  à l’origine  un  prétexte,  je  ne  veux  pas  dire  une 
raison  commune.  Le  but  avoué  qu’on  leur  a toujours  donné,  c’est 
de  prémunir  l’État  contre  les  empiétements  possibles  et  les  intrigues 
d’un  grand  corps  constitué,  reconnaissant  un  chef  hors  de  la  fron- 
tière, et  animé  d’autres  intérêts  que  ceux  de  la  nation.  L’idée  que  le 
clergé  catholique  est  un  ordre  hiérarchiquement  soumis  à un  étran- 
ger est  le  motif  qu’on  n’a  cessé  de  faire  valoir  et  le  mobile  qu’on  n’a 
jamais  manqué  de  mettre  en  jeu  pour  soumettre  les  prêtres  et  occa- 
sionnellement les  simples  fidèles  à l’injure  des  lois  d’exception.  C’est 
en  les  flétrissant  du  nom  de  milices  étrangères  qu’on  bannit  et  qu’on 
supprime  les  congrégations;  et,  en  poussant  l’argument  un  peu  plus 
loin,  avec  ce  mélange  de  souplesse  de  principes  et  de  rigueur  logique 
qui,  dans  les  temps  de  faction  ou  de  despotisme,  a trop  souvent 
distingué  les  jurisconsultes,  c’est  comme  embaucheurs  de  troupes 
pour  l’étranger  que  Merlin  demandait  aux  assemblées  révolutionnai- 
res la  tête  des  directeurs  de  séminaire  coupables  d’avoir  élevé  des 
novices. 

Tant  que  le  pape  est  le  roi  indépendant  d’un  État  qui  figure  à peine 
sur  la  carte  du  monde,  dont  la  capitale  est  la  métropole  du  genre 
humain,  le  prétexte  est  si  frivole,  qu’il  fait  rire  sous  cape  ceux  qui 
l’emploient.  Le  patriotisme  le  plus  susceptible  ne  peut  s’inquiéter 
sérieusement  des  dangers  que  feraient  courir  à notre  sécurité  ou  à 
notre  grandeur  les  intérêts  politiques  du  roi  de  Rome  préférés  à ceux 
de  la  France.  Le  pape,  préservé  par  sa  neutralité  souveraine  de  la 
pression  des  grandes  puissances,  et  trop  peu  puissant  lui-même  pour 
nourrir  aucune  ambition  personnelle,  c’est  au  contraire  la  vraie  com- 
binaison pour  que  la  Papauté  serve  à maintenir  l’unité  entre  les  diver- 
ses Églises,  sans  tenter  de  leur  ôter  l’empreinte  de  leurs  caractères  ni 
même  la  vivacité  de  leurs  sentiments  nationaux.  Mais,  le  jour  où  le 
pape  sera  devenu  le  premier  sujet  d’un  royaume  important  qui  aura 
lui-même  des  intérêts  à poursuivre  et  de  grandes  forces  à mettre  au 
service  d’une  grande  ambition;  le  jour  où  il  y aura  à Rome  de  vrais 
desseins  politiques  auquel  le  pape,  comme  bon  citoyen,  pourra  être 
tenté  de  s’associer,  ou,  s’il  est  faible,  pourra  être  contraint  de  servir 
d’instrument;  le  jour  où  l’argent  consacré  au  soutien  de  la  Papauté 
pourra  être  détourné  au  passage  pour  équiper  une  marine  alliée  de 
l'Angleterre  ou  une  armée  alliée  de  l’Allemagne;  le  jour  où  les  com- 


ET  IA  LIBERTÉ. 


211 


muriications  des  évêques  avec  le  pape  seront  réellement  des  commu- 
nications non-seutement  avec  l’étranger,  mais  peut-être  avec  l’en- 
nemi ; ah  I c’est  ce  jour-là  que  le  prétexte  prendra  une  apparence,  et, 
pour  tout  dire,  une  réalité  qu’il  n’a  pas.  C’est  ce  jour-là  que  tous  les 
héritiers  des  parlementaires  ou  des  conventionnels  seront  à leur  aise 
pour  imprimer  une  note  d’incapacité  civique  à tous  ceux  qui  portent 
sur  le  front  les  caractères  de  l’ordre  et  peut-être  dans  le  cœur  le  sen- 
timent de  la  foi.  C’est  ce  jour-là  que  tous  les  catholiques  seront  si- 
gnalés comme  des  conspirateurs,  étrangers  au  sentiment  de  la  patrie 
et  préparant  l’invasion  du  territoire;  etles  vieilles  lois  d’exception  trou- 
veront dans  ces  inquiétudes  vraies  ou  factices  des  motifs  de  plus  pour 
se  maintenir  dans  nos  codes  ou  môme  pour  se  doubler  de  nouvelles. 
On  dira  encore  ici , je  le  sais  bien,  que  tout  sera  évité  si  le  pape  est 
bien  sage  et  ne  fait  pas  la  faute  d’excéder  le  cercle  de  ses  attributions 
spirituelles.  A quoi  je  réponds  en  premier  lieu  que,  s’il  ne  la  fait  pas, 
cette  faute,  on  la  supposera,  et  que,  pour  le  préjugé  à faire  naître  et 
le  parti  à en  tirer,  la  supposition  équivaut  exactement  au  fait  ; et,  en 
second  lieu,  que  je  ne  suis  nullement  sûr  qu’il  ne  la  fera  pas.  Pour 
avoir  une  telle  certitude,  il  faudrait  que  je  fusse  assuré  qu’il  sera 
toujours  un  ange.  Or  l’Ecriture  me  dit  tout  le  contraire  : Omnis  Port- 
tifex  ex  hominibus  assumptus.  Que  s’il  est  homme,  encore  un  coup,  il 
aura  les  faiblesses  humaines;  c’est-à-dire  que,  s’il  est  sujet,  il  sera 
exposé  à être  soumis;  et,  s’il  a une  patrie,  il  sera  tenté  d’être  patriote. 
De  toutes  les  faiblesses  qu’un  bon  catholique  peut  lui  supposer,  celle- 
là  est  en  vérité  celle  dont  l’imputation  s’écarte  le  moins  du  respect 
qui  lui  est  dû.  Aussi,  je  le  déclare  sans  crainte  (d’autant  plus  que  je 
ne  risque  rien  à faire  l’hypothèse),  le  jour  où  le  pape  aura  consenti  à 
devenir  le  simple  sujet  du  royaume  d’Italie,  je  ne  croirais  pas  cesser 
d’être  catholique  en  conseillant  à mon  pays  de  regarder  et  d’aviser. 

Telle  est  l’exacte  valeur  du  service  que  rendra  à la  liberté  des  ca- 
tholiques en  France,  et  je  pense  aussi  en  Europe , la  destruction  de 
la  souveraineté  pontificale.  Une  lettre  de  change  du  Piémont,  que 
probablement  il  ne  payera  pas  lui-même , tirée  sur  tous  les  gouver- 
nements dont  il  ne  dispose  pas,  et  nullement  endossée  même  par  son 
protecteur,  et,  en  attendant,  de  nouveaux  prétextes,  et  de  bonnes  rai- 
sons fournies  à ceux  qui  nous  refusent  la  justice  : voilà,  sans  illusion 
et  dans  la  réalité  pure,  le  bilan  exact  de  la  proposition  qui  nous  est 
faite.  Nous  n’avons,  en  vérité,  à la  refuser  d’autre  tort  ou  d’autre  mé- 
rite que  la  résolution  de  n’être  pas  dupes. 


«212 


LA  SOUVEHATNETÉ  PONTIFICALE 


r ' 


IV 


Je  veux  cependant  aller  plus  loin  et  supposer  l’impossible.  J’ac- 
corde que,  par  une  révolution  subite  dans  les  esprits,  par  un  abandon 
de  toutes  les  règles  qui  ont  présidé  jusqu’ici  à la  conduite  des  gou- 
vernements, par  un  esprit  de  justice  dont  ils  ne  se  sont  jamais  mon- 
trés animés,  les  divers  États  de  l’Europe  conviennent  de  supprimer 
tout  à la  fois  et  les  conventions  qui  les  lient  envers  l’Église  elles  dis- 
positions restrictives  et  surérogatoires  dont  ils  ont  fait  accompagner 
ou  suivre  ces  conventions.  Plus  de  Concordat  en  France,  par  exemple, 
mais  aussi  plus  d’articles  organiques  du  Concordat;  plus  de  dérogalion 
au  droit  commun,  en  un  mol,  ni  par  voie  de  contrat,  ni  par  la  voie 
odieuse  et  infamante  des  lois  d’exception.  Le  droit  commun  pur  et 
simple  pour  l’Église  comme  pour  tout  autre  ; l’Église  en  face  de  l’Etat, 
sans  lien  avec  lui,  uniquement  placée  sous  la  loi  générale  de  tous  les 
autres  établissements  issus  de  l’initiative  des  citoyens.  Aurons-nous 
enfin  tiuuvé  le  régime  de  liberté  qu’on  nous  promet,  et  tiendrons- 
nous  cette  fois  l’Église  libre  dans  l’État  libi'e'.Mlélas!  non.  Je  crains 
que  la  déception  ne  fût  grande,  et  qu’il  ne  manquât  encore  ici  une  des 
conditions  essentielles  de  la  formule;  au  point  où  nous  sommes  par- 
venus, il  ne  me  sera  pas  difticile  de  faire  comprendre  le  motif  de 
mes  craintes. 

Ce  régime  imaginaire  serait  la  liberté  en  effet,  si  les  concordats 
étaient  des  œuvres  arbitraires,  qu’on  ait  pu  à son  gré  faire  ou  ne  pas 
faire,  conclure  ou  rompre  sans  inconvénient  ni  pour  l’Église  ni  pour 
l’Etat,  une  simple  complaisance  i*eciproque  de  deux  pouvoirs  qui  se 
sont  entendus  aux  dépens  de  la  liberté  des  citoyens.  Mais  si,  comme 
je  me  suis  efforcé  de  le  démontrer,  le  Concordat  de  France  (en  cela 
semblable  à presque  tous  les  actes  du  même  genre)  a eu  pour  but 
principal  de  concilier,  par  un  échange  de  transactions,  les  préten- 
iions  de  l’État  et  les  droits  de  l’Église,  incompatibles  dans  toute  leur 
étendue,  la  suppression  de  ces  rapports  conventionnels  ne  peut  avoir 
qu’un  seul  elfet,  c’est  de  faire  renaître  les  difficultés  môme  que  la 
conciliation  avait  éteintes.  Le  Concordat  supprimé,  ce  sera  le  conflit 
en  permanence,  et  voilà  tout.  Or  rien  ne  ressemble  moins  à la  liberté 
que  le  conflit  ; car  une  lutte  entre  l’Église  et  l’État,  quand  elle  éclate 
et  se  prolonge,  si  elle  est  pour  l’État,  dans  un  temps  donné,  le  plus 
dangereux  des  ébranlements,  c’est  sur-le-champ,  et  dès  le  lendemain, 


ET  LA  LIDERTÉ.  213 

la  persécution  pour  l’Église.  L’État  étant  armé  et  impérieux  de  sa  na- 
ture, dès  qu’on  lui  résiste  sur  un  point,  fût-ce  au  nom  de  la  con- 
science, c’est  par  la  force  qu’il  se  défend;  et  dans  ces  prises  redou- 
tables entre  la  conscience  et  la  force,  si  c’est  à la  longue,  et  Dieu 
merci,  l’autorité  qui  succombe,  du  premier  coup  et  sur  le  premier 
champ  de  bataille,  c’est  la  liberté  qui  périt. 

Je  sais  l’exemple  qu’on  peut  m’opposer,  et,  dès  le  début  même  de 
ces  considérations,  je  n’ai  pas  cessé  de  l’avoir  présent  devant  les  yeux. 
Il  est  — non  pas  dans  notre  vieux  monde,  mais  dans  ces  régions  nou- 
velles, peuplées  de  l’essaim  de  nos  colons,  et  qui  ont  hérité  de  nous 
tous  les  germes  de  notre  civilisation,  en  leur  donnant  l’espace  et  l’air 
qui  chez  nous  souvent  leur  manquent, — il  est  au  delà  de  l’Atlantique 
un  grand  État,  dans  lequel  les  deux  principes,  temporel  et  spirituel, 
vivent  en  paix  sans  conflit,  et  pourtant  sans  concordat.  Les  États-Unis 
renferment  dans  leur  sein  vingt  sectes  diverses,  pleines  de  zèle,  ani- 
mées de  l’esprit  de  propagande  le  plus  audacieux,  faisant  souvent 
de  leurs  chaires  autant  de  tribunes,  ayant  de  grandes  prétentions  et 
les  exprimant  très-haut.  Au-dessus  de  cette  atmosphère  agitée, 
l’Église  catholique  elle-même  élève  sa  tête  sereine.  Tout  ce  mouve- 
ment se  passe  à côté  de  l’État,  et  en  dehors  de  lui,  sans  qu’il  pa- 
raisse s’en  soucier  et  môme  le  connaître.  Il  ne  protège  ni  n’opprime, 
il  ignore.  Il  ne  fait  ni  guerre  ni  paix  avec  personne  ; c’est  le  rêve  ac- 
compli, c’est  l’idéal,  mais  un  idéal  réalisé  qui  s’est  dégagé,  nous  dit- 
on,  du  préjugé  de  nos  nécessités  factices.  < 

Je  dirai  pourquoi  l’exemple  me  séduit  sans  me  rassurer  complète- 
ment. C’est  que  le  secret  de  ce  résultat,  jusqu’ici  sans  précédent 
dans  le  monde,  me  paraît  très-facile  à découvrir,  mais  qu’il  est,  par 
malheur,  aussi  très-malaisé  à transporter  sur  notre  sol.  Ce  n'est  pas 
seulement  en  matière  religieuse,  en  effet,  c’est  en  toute  autre,  que  les 
États-Unis  font  pour  le  monde  une  grande  épreuve  que  tout  ami  delà 
liberté  doit  suivre  d’un  œil  à la  fois  plein  d’espérance  et  d’inquiétude. 
Ils  entreprennent  de  faire  vivre  une  société  et  durer  un  gouverne- 
ment en  laissant  à la  liberté  de  l’individu  un  champ  à peu  près  illi- 
mité, et  en  réduisant  l’action  répressive  de  l’État  à une  nullité  à peu 
près  complète.  Laisser  faire  à chacun  ce  qui  lui  plaît,  en  chargeant 
aussi  chacun  de  pourvoir  à ses  propres  besoins,  et  réduire  les  droits 
de  l’État  en  proportion  de  sa  tâche,  c’est  le  principe  du  droit  public 
américain  : et  ce  qu’il  permet  à chaque  individu  isolément,  il  le  souffre 
avec  une  facilité  presque  égale  de  ces  mômes  citoyens  associés  entre  eux. 
La  liberté  d’association  est  égale  en  Amérique  à la  liberté  indivi- 
duelle, dont  elle  n’est  qu’une  des  formes,  la  plus  énergique  et  la  plus 
éclatante.  Associations  de  tout  genre,  pour  l’industrie,  pour  le  com- 
merce, pour  la  propriété,  pour  la  science,  pour  la  littérature,  pour 

Octobre  1861.  15 


214 


LA  SOUVERAINETÉ  PONTIFICALE 

la  politique,  associations  de  toute  forme  ; depuis  les  simples  réunions 
d’une  soirée  qui  s’écoulent  et  se  dissipent  en  paroles,  jusqu’aux  socié- 
tées  qui  poursuivent  un  but  légal,  et  couvrent  des  provinces  entières 
de  leur  organisation  et  de  leurs  correspondances;  associations  de 
toutes  les  dénominations,  club,  meetings,  banquets,  universités,  ban- 
ques, société  civile  en  commandite  ou  anonyme,  toutes  ces  manières 
diverses  d’unir  et  de  faire  communiquer  les  hommes  entre  eux  se 
donnent  là  pleine  carrière,  sans  que  l’État  se  mette  en  peine  de  leur 
tracer  aucun  règlement  et  même  sans  qu’il  regarde  de  trop  près  à la 
légitimité  et  à la  moralité  de  leurs  conséquences.  C’est  la  terre  de  l’as- 
sociation libre  par  excellence.  Elle  s’y  joue  de  toute  part,  elle  y dé- 
borde de  vie  et  d’activité.  Une  telle  latitude  de  liberté  pour  l’individu, 
une  telle  réserve,  une  telle  atténuation  de  l’autorité  sociale,  sont-elles 
bien  compatibles  avec  F imperfection  humaine?  Laissent-elles  peser  une 
pression  atmosphérique  suffisante  sur  ce  fond  toujours  en  ébullition 
de  passions,  de  convoitises  et  de  haines  qui  fermentent  dans  la  lie 
d’une  société?  Ce  que  l’État  ne  fait  pas  suffisamment,  d’autres  ne  le 
font-ils  pas  abusivement  à sa  place?  et  l’individu  qui  n’est  ni  gêné  ni 
protégé  par  la  loi  ne  se  trouve-t-il  pas  par  là  mêmè  livré  aux  caprices 
de  la  multitude?  Beaucoup  de  bons  esprits  ont  conçu  ces  craintes  et 
ont  signalé  dès  longtemps  de  tristes  symptômes  dont  ils  trouvent  la 
confirmation  dans  une  crise  récente.  Je  veux  repousser  pour  ma 
part  ces  tristes  pressentiments,  je  veux  espérer  que  la  liberté  appren- 
dra là  ce  qu’elle  a si  rarement  su  de  notre  côté  de  l’Atlantique,  à se 
corriger  elle-même  sans  s’abdiquer;  que,  s’il  y a eu  excès,  on  saura 
— là  du  moins  — réformer  l’abus  sans  supprimer  l’usage;  et  mes  re- 
gards s’attachent,  avec  un  mélange  d’envie  et  d’angoisse,  sur  ces  no- 
bles institutions  qui  demeurent,  dans  la  ruine  de  tant  d’espérances, 
un  des  derniers  asiles  de  la  dignité  humaine. 

Mais,  quoi  qu’il  en  soit,  et  pendant  que  l’épreuve  dure,  il  est  tout 
simple  que  la  religion  en  profite  comme  toute  autre  manifestation  de 
l’activité  humaine,  etl’Église  comme  toute  autre  association  d’hommes. 
Dans  les  plis  flottants  de  cette  robe,  il  y a place  pour  toutes  les 
tailles,  même  pour  la  stature  de  l’Église  catholique.  L’Église  catho- 
lique se  déploie  là  avec  sa  hiérarchie,  son  culte  et  sa  discipline,  à la 
faveur  de  cette  permission  générale  de  tout  faire  qui  est  liberté  ou  li- 
cence, comme  on  voudra.  Elle  a des  réunions  de  culte  comme  une 
société  politique  a des  meetings^  des  diocèses  et  des  paroisses,  comme 
une  banque  privée  a des  comptoirs.  L’État  ne  se  mêlant  à peu  près  de 
rien,  il  n’y  a pas  d’occasion,  j’en  conviens,  de  se  quereller  avec  lui.  Il  y 
a parfois  des  démêlés  avec  la  populace,  il  n’y  a jamais  de  conflit 
avec  le  gouvernement. 

Que  si  maintenant  nous  détournons  nos  yeux  de  ce  spectacle  à la 


ET  L.\  LIBERTÉ. 


215 


fois  plein  de  grandeur  et  de  tumulte  pour  les  reporter  sur  la  surface 
plus  aplatie  et  plus  calme  de  notre  monde  européen,  quel  rapproche- 
ment pourrons-nous  faire,  et  quelle  conclusion  pourrons-nous  tirer 
de  ce  qui  se  passe  là-bas  à ce  qui  pourrait  se  passer  ici?  Nous  vivons, 
nous,  sur  un  principe  directement  opposé  à celui  qui  fonde  tout  le 
droit  public  américain.  Notre  principe,  à nous  (que  notre  exemple 
popularise  peu  à peu  dans  toute  rEuropc),  c’est  que  l’État  seul 
en  réalité  a des  droits,  et  que  l’individu  ne  peut  agir  que  sous  son 
contrôle  et  par  sa  permission.  Cette  opinion  est  reçue  parmi  nous, 
même  par  ceux  qui  se  croient  libéraux  ou  républicains.  Nous  différons 
souvent  sur  la  constitution  de  l’État,  nous  ne  différons  guère  sur  ses 
attributions  et  ses  droits.  Que  [le  représentant  de  l’État  ait  pour  ori- 
gine l’hérédité  ou  l’élection,  qu’il  soit  roi,  empereur,  dictateur  ou 
assemblée,  il  importe  peu;  il  se  croit  toujours  à la  fois  autorisé 
et  obligé  à se  mêler  de  tout,  et  considère  chacun  de  nous  comme 
des  mineurs  dont,  en  bon  père,  il  doit  aider  tous  les  efforts  et  con- 
tenir tous  les  écarts.  Il  a des  lisières  toutes  taillées  pour  nous  soute- 
nir, au  risque  de  nous  gêner,  dans  le  moindre  de  nos  mouvements. 
Point  de  voie  où  il  ne  veuille  marcher  devant  nous  pour  nous  tracer  le 
chemin,  la  main  tendue  par  derrière  pour  nous  y maintenir.  Admi- 
nistration, industrie,  littérature,  science,  il  a préparé  pour  tous  les 
exercices  de  l’intelligence  humaine  des  diplômes,  des  examens,  des  rè- 
glements et  surtout  une  police.  Mais  de  toutes  les  tentations  d’agir  que 
pourraient  concevoir  les  citoyens,  il  n’en  est  aucune  que  sa  paternité 
surveille  d’une  affection  plus  jalouse  qne  la  tendance  à s’associer 
entre  eux  pour  un  but  quelconque.  De  celle-là  il  veut  tout  connaître, 
et  au  besoin  tout  empêcher  jusqu’au  moindre  germe.  Dans  la  réu- 
nion de  plus  de  vingt  personnes,  il  aperçoit  d’avance  l’embryon  de 
l’association  qui  va  naître,  et,  l’article  291  du  Code  pénal  à la  main, 
il  se  hâte  d’en  disperser  les  éléments.  S’il  lui  permet  de  vivre,  il  fau- 
dra du  moins  que  ce  soit  lui  qui  lui  distribue  la  nourriture.  Nulle 
société  ne  peut  penser  ou  parler  si  elle  ne  communique  d’avance  au 
gouvernement  le  sujet  de  ses  réflexions.  Nulle  société  ne  peut  acqué- 
rir, posséder,  commercer  même  sur  une  vaste  échelle,  si  elle  ne  s’en- 
gage à faire  connaître  au  gouvernement,  à tout  instant,  le  fonds  de 
sa  caisse,  et  a lui  laisser  régler  l’emploi  de  ses  revenus.  L’État,  en  un 
mot,  très-persuadé  qu’il  est  la  Providence  (ce  qui  est  naturel  puisqu’il 
peut  tout  et  que  tout  le  monde  l’invoque),  a pris  naïvement  au  pied  de 
la  lettre  et  tourné  à son  profit  la  parole  de  l’Homme-Dieu  et  ne  veut 
pas  qu’il  y ait  nulle  part  deux  ou  trois  personnes  assemblées  sans  que 
ce  soit  en  son  nom  et  en  sa  présence. 

Supprimez  maintenant  par  la  pensée  toutes  les  conventions  parti- 
culières qui  lient  l’État  à l’Église  catholique  ; effacez  le  Concordat  de 


216 


LA  SOUVERAINETÉ  PONTIFICALE 

nos  codes  ; quelle  sera  la  situation  de  l’Église  vis-à-vis  d’un  État 
animé  de  tels  sentiments  et  maître  d’une  telle  puissance?  l’Église 
sera  une  association  ordinaire  que  rien  ne  distinguera  d’une  société 
de  commerce  ou  de  littérature  : elle  aura  donc  à jouir  de  tous  les 
droits  qui  appartiennent  à toute  espèce  d’association,  c’est-à-dire  du 
néant  même.  Elle  retombera  de  plein  droit  sous  ce  régime  de  bon 
plaisir,  d’inquisition  universelle  et  de  surveillance  quotidienne  qui 
est  le  droit  commun  de  la  France  et  de  presque  toute  l’Europe  en  ma- 
tière d’association.  Elle  pourra  se  réveiller  demain  trouvant  tous  ses 
sanctuaires  fermés  par  un  arrêté  du  préfet  de  police,  ses  séminaires 
dissous  par  un  décret  du  ministre  de  l’instruction  publique,  et  ses  re- 
venus versés  dans  la  caisse  du  bureau  de  bienfaisance  de  la  commune. 
Tout  cela  sera  légal,  tout  cela  sera  l’application  du  droit  commun. 
Voilà  exactement  la  mesure  de  liberté  dont  elle  jouira  ! En  un  mot, 
pour  prendre  un  exemple  que  M.  le  ministre  de  l’intérieur  vient 
d’avoir  la  bonne  grâce  de  me  fournir  afin  de  m’aider  à me  mieux 
faire  comprendre,  l’Église,  sans  le  Concordat,  sera  en  France  une 
grande  société  de  Saint-Vincent  de  Paul,  et  rien  de  plus;  les  Évêques 
avec  leurs  chapitres  en  représenteront  les  conseiJs  centraux.  Elle 
n’aura  pas  d’autre  existence  légale  que  celle-ci.  Or  on  sait  à quels 
accidents  cette  existence  est  soumise.  Et  l’on  pense  qu’elle  s’en  con- 
tentera et  qu  elle  se  laissera  jeter  ce  réseau  administratif  autour  du 
corps  sans  se  débattre  et  sans  ébranler  par  sa  résistance  les  fonde- 
ments de  la  société  ! 

L’État  lui-même,  incarné  dans  le  génie  d’un  conquérant,  n'a  pas 
espéré  de  l’y  soumettre  : il  n’a  pas  cru  qu’on  pût  enfermer  l’aigle 
dans  cette  cage,  sans  que  d’un  coup  de  son  aile  il  en  fit  sauter  les  bar- 
reaux. Par  prudence,  par  bon  sens,  par  instinct  de  conservation,  pen- 
dant que  l’État  rivait  tous  ces  anneaux  qui  nous  enserrent  encore,  il  a 
consenti  à établir  un  régime  exceptionnel  pour  cette  vieille  société 
dont  la  tête  était  au-dessus  de  sa  portée  et  la  racine  en  dehors  de  sa 
puissance  : il  a capitulé  avec  elle.  Il  lui  a donné  le  droit  d’ouvrir  des 
temples,  de  réunir  les  peuples  et  d’élever  la  voix  dans  le  silence  et 
la  dispersion  universels.  Le  Concordat  n’est  pas  autre  chose  que  cette 
concession  arrachée  par  l’invincible  indépendance  de  l’Église  à l’om- 
nipotence de  l’État.  C’est  là  ce  qui  nous  y attache,  sans  plus  d’enthou- 
siasme qu’il  ne  convient,  et  quoique  nous  en  sentions  parfois  les  en- 
traves. Sans  doute  cette  concession  n’a  pas  été  gratuite  : il  a fallu  la 
payer  d’un  retour;  il  a fallu  acheter  nos  droits;  mais  en  les  achetant, 
nous  les  avons,  au  lieu  qu’en  renonçant  à ces  concessions  spéciales 
nous  les  perdrions  sans  compensation.  Renoncer  au  Concordat  dans 
l’état  présent  de  la  législation  et  des  mœurs  françaises,  ce  serait  pour 
l’Église  ou  se  préparer  au  combat,  ou  tendre  la  tête  au  joug. 


ET  LA  LIBERTÉ. 


217 


IN'e  dites  donc  pas,  ne  dites  donc  plus  que  nous  n’osons  pas  affronter 
pour  notre  Église  Fcpreuve  que  tant  de  sectes  protestantes  subissent, 
et  dont  elle-même  se  tire  victorieusement  au  delà  des  mers.  Cette  dé- 
rision est  la  fausseté  même.  Ce  n’est  pas  de  nos  forces  que  nous  dou- 
tons : c’est  de  vos  lois  et  de  vos  intentions.  Donnez-nous  la  liberté, 
en  fait  et  non  en  apparence,  dans  les  mœurs  et  non  dans  les  mots; 
donnez  la  liberté  de  se  réunir,  de  s’associer;  donnez  aux  réunions 
formées  le  droit  de  s’étendre,  de  s’enraciner  dans  le  sol,  de  se  per- 
pétuer dans  l’avenir,  de  pourvoir  aux  besoins  du  lendemain  comme  à 
ceux  du  jour,  et  vous  verrez  s’il  y a une  comparaison  possible  entre  la 
société  catholique  et  une  société  quelconque,  et  si  l’Eglise  ne  trouvera 
pas,  dans  l’effusion  de  la  piété  de  ses  fidèles,  de  quoi  se  passer  de  vos 
subventions  et  de  vos  tutelles,  et  de  qtioi  vous  inquiéter  bientôt  vous- 
même  par  la  force  et  l’étendue  de  ses  ressources!  Je  ne  réponds  pas 
que  ce  système  soit  très-favorable  au  repos  de  l’État  : je  réponds  qu’il 
ne  sera  pas  mortel  pour  le  développement  de  l’Église.  L’Église  libre, 
à la  bonne  heure;  mais  dans  l’État  libre,  comme  vous  le  dites  vous- 
même  par  une  phrase  que  vous  nous  avez  empruntée  , et  libre, 
entendons-nous  bien,  non  pas  d’une  liberté  formelle  et  tout  exté- 
rieure, qui  consiste  purement  dans  un  jeu  d’élections  et  de  majo- 
rités, mais  de  cette  liberté  véritable  qui  assure  à chacun  le  droit 
de  décider  en  même  temps  que  le  devoir  de  répondre  de  ses  propres 
actes.  La  liberté  que  nous  entendons,  ce  n’est  pas  celle  de  se  donner 
un  maître,  qui,  fort  d’un  titre  populaire,  a la  prétention  de  tout  faire, 
de  tout  connaître  et  de  tout  façonner  à sa  mode;  c’est  au  contraire 
la  liberté  d’être  affranchi  de  l’omnipotence,  et  de  l’omniprésence  ad- 
ministrative. Mettez  cette  liberté-là  dans  l’État,  et  celle  de  l’Église 
viendra  s’y  placer  d’elle-même  à son  jour  et  à son  heure.  Mais  élar- 
gissez d’abord  la  tente  si  vous  voulez  qu’elle  soit  capable  de  recevoir 
un  tel  hôte. 

Si  c’est  à cette  œuvre  qu’on  nous  deiuande  de  travailler,  s’il  s’agit 
de  faire  l’État  libre  dans  ce  sens,  d’affranchir,  d’exonérer  le  droit 
commun  de  la  France  de  toutes  les  entraves  qui  l’embarrassent, 
notre  concours  est  acquis  d’avance.  Quels  que  soient  ceux  qui 
nous  y convient,  quelque  nom  qu’ils  portent  devant  Dieu  et  de- 
vant les  hommes,  ils  peuvent  compter  sur  nous  et  nous  sommes 
des  leurs.  Mais  nous  devons  les  prévenir  que  ce  ne  sera  l’œuvre 
ni  d’un  seul  effort,  ni  d’un  seul  jour,  que  nous  aurons  fort  à faire 
et  plus  d’une  forte  partie  à combattre.  L’omnipotence  de  l’État 
parmi  nous,  en  effet,  n’est  pas  seulement  un  système  très-puissant, 
c’est  aussi  un  système  très-populaire;  il  se  rattache  à toutes  les  tra- 
ditions du  passé  en  même  temps  qu’il  flatte  toutes  les  faiblesses  des 
générations  présentes;  il  a ses  racines  très-avant  dans  l’ancien  régime, 


218 


LA  SOUVERAINETÉ  PONTIFICALE  ET  LA  LIBERTÉ. 

mais  nos  révolutions  successives  lui  ont  fait  porterions  ses  fruits;  en 
l’attaquant  on  offense  à peu  près  tout  le  monde.  On  a contre  soi  les 
gouvernés,  qui  aiment  à se  décharger  du  soin  de  leur  propres  affaires, 
et  les  gouvernants,  qui  aiment  à se  mêler  de  celles  d’autrui.  On  irrite 
les  superstitions  de  la  vieille  monarchie  aussi  bien  que  le  fantôme  de 
la  Convention.  L’aurore  du  jour  où  nous  pourrons  triompher  de  tant 
de  forces  réunies  ne  luit  pas  encore.  N’importe  ! attendons-le,  j’y 
consens,  et  hâtons-le  de  nos  vœux  et  de  nos  efforts.  Mais  en  attendant, 
et  pour  la  sauvegarde  d’intérêts  qui  nous  sont  chers,  et  qui  pourraient 
périr  en  la  demeure,  qu’on  nous  permette  de  ne  pas  sacrifier  les  vieilles 
garanties,  celles  qui  existent  et  sont  éprouvées,  celles  qui  ont  préservé 
depuis  dix  siècles  la  liberté  de  l’Église  vis-à-vis  des  prétentions  de  tous 
les  États,  celles  qui  ont  assuré  à trente  générations  de  catholiques  le 
droit  de  prier  Dieu  à l’aise,  à l’abri  du  contact  et  du  souffle  des  pouvoirs 
humains.  Au  premier  rang  figure  celte  souveraineté  pontificale  qui  s’est 
élevée  en  face  du  despotisme  bardé  de  fer  du  moyen  âge,  et  qui  a tenu 
tête  au  despotisme  administratif  des  temps  modernes,  qui  a intimidé 
Louis  XIV  dans  sa  toute-puissance,  et  que  Napoléon  n’a  bravée  que 
pour  sa  perte.  Ce  serait  le  comble  de  l’imprudence  que  d’en  faire  le 
sacrifice  pour  lui  préférer,  quoi?  une  formule  philosophique,  un 
principe  abstrait  dont  l’application  douteuse  est  renvoyée  à une 
éventualité  indéfinie.  Nous  savons  trop  ce  que  deviennent  ces  prin- 
cipes qui  ne  reposent  que  sur  la  feuille  de  papier  où  ils  sont  écrits. 
Un  vent  les  emporte  ou  un  sabre  les  déchire.  Nous  vivons  au  milieu  de 
déclarations  de  droits  qui  ont  eu  cette  destinée.  On  ne  se  donne  pas 
même  la  peine  de  les  contester,  ces  fiers  principes,  pour  les  anéan- 
tir; on  les  couche  respectueusement  en  tête  des  constitutions  mêmes 
qui  les  annulent,  et  on  les  endort  sur  ce  lit  de  parade  en  les  berçant 
de  rêveries  et  d’hommages.  Deux  fois  en  un  siècle  nous  avons  vu 
périr  dans  ce  jeu  de  paroles  les  droits  les  plus  précieux  de  la  cité 
politique.  Nous  ne  confierons  pas  à une  garde  si  peu  sûre  des  li- 
bertés qui  touchent  encore  à de  plus  grandes  profondeurs  de  notre 
âme,  et  les  intérêts  d’une  autre  cité  supérieure  à toutes  celles  de 
la  terre. 


Ai.bert  de  Broglie. 


LA  SPÉCULATION 

A PROPOS  DES  DERNIERS  PROCÈS  FINANCIERS. 


I 

Si  le  hasard^  ou  le  décret  du  1 7 février  1 852,  avait  empêché  la  presse 
de  raconter  au  public  les  derniers  procès  correctionnels,  le  public  y 
aurait  perdu  d’utiles  leçons,  et  l’histoire  des  pages  précieuses.  Heu- 
reusement, le  hasard  a été  clément,  et  le  décret  du  17  février  n’a  pas 
tout  prévu.  La  même  publicité,  qui  avait  salué  et  hâté  la  fortune  de 
certains  hommes,  a éclaté  autour  de  leur  ruine  et  a précipité  leur 
chute;  le  public,  qui  est  toujours  curieux,  et  la  presse,  qüi  n’est  ja- 
mais parfaitement  discrète,  ont  fait  tomber  presque  tous  les  voiles,  et 
ont  soulevé,  à quelques-uns  près,  tous  les  masques.  La  fin  de  cer- 
taines royautés  financières  a eu  ses  prospectus  aussi  pompeux  et 
aussi  sincères  que  les  prospectus  de  l’avènement.  Si  tout  le  monde 
n’est  pas  éclairé  aujourd’hui,  ce  n’est  pas  la  faute  de  la  lumière. 

Dès  avantle  décret  du  24  novembre,  le  Corps  législatif  s’était  chargé 
d’apprendre  au  public  ce  que  valait  de  garantie  pour  les  intérêts  pri- 
vés le  contrôle  de  l’Élat  sur  les  sociétés  anonvmes.et  M.  Ernest  Picard 

J 

avait  fait  la  leçon  aux  actionnaires  de  toutes  les  compagnies  de  che- 
min de  fer,  en  leur  racontant  l’histoire  des  actionnaires  du  chemin 
de  fer  de  Graissessac  à Béziers.  L’expérience,  pour  être  tentée  sur  un 
corps  vil,  n’en  avait  pas  moins  servi.  Les  honnêtes  gens  crédules,  qui 
avaient  des  illusions  sur  la  parfaite  intégrité  et  l’inaltérable  honora- 


220 


LA  SPÉCULATION. 


bilité  des  officiers  ministériels  chargés  de  la  négociation  des  valeurs 
de  Bourse,  avaient  suivi  avec  intérêt  les  débats  criminels  du  procès 
Giblain,  et  remarqué  une  éclatante  destitution.  Mais  les  procès  qu’ont 
subis  MM.  Mirés  et  Calley-Saint-Pau  1 ont  prouvé  avec  un  retentisse- 
ment plus  large  et  plus  salutaire  qu  e le  génie  des  affaires  ne  peut 
garantir  toujours  contre  les  retours  de  la  fortune  et  de  la  morale. 

Les  revei’S  mérités  ou  injustes  des  hommes  qui  ont  fait  une  grande 
fortune  satisfont  bien  des  passions  mauvaises,  et  le  bruit  qui  les 
accueille  est  prolongé  par  des  échos  trop. intéressés  pour  n’être  point 
suspects.  La  ruine  d’un  financier,  fatale  à beaucoup,  fait  toujours  les 
affaires  de  quelques-uns,  et,  si  la  Bourse  a ses  partis  comme  la  poli- 
tique, il  est  difficile  que  la  défaite  des  uns  ne  soit  pas  le  triomphe  des 
autres.  L’envie  se  comprend  même  sans  la  rivalité,  et,  si  Turcaret,  qui 
dans  son  temps  était  un  fort  gros  personnage,  eût  été  mis  à la  Bas- 
tille, les  fermiers  générau.v  et  les  traitants  n’eussent  pas  été  les  seuls 
à applaudir.  Beaucoup  enfin  approuvent  la  condamnation  et  voient  la 
main  de  Dieu  dans  le  châtiment,  qui  veulent,  en  se  portant  juges,  faire 
oublier  qu’ils  étaient  complices.  Ils  exagèrent  la  sévérité  du  lende- 
main pour  qu’on  pardonne  à la  complaisance  de  la -veille.  Si  la  publi- 
cité des  procès  financiers  ne  satisfaisait  que  ces  honteux  intérêts, 
elle  serait  importune  aux  honnêtes  gens,  et,  au  lieu  de  l’étendre,  il 
faudrait  l’étouffer.  Il  n’en  est  pas  ainsi  : c’est  surtout  dans  les  ma- 
tières qui  touchent  au  crédit  public  qu’il  faut  que  tout  le  monde  ait 
la  liberté  de  tout  voir,  de  tout  discuter  et  de  tout  juger,  et  il  est  né- 
cessaire que  quelques-uns  au  moins  usent  de  cette  liberté.  On  conçoit 
que  la  politique  ait  ses  secrets  et  la  diplomatie  ses  mystères  : il  est 
quelquefois  dangereux  de  deviner  ceux-là  ou  de  pénéti’er  ceux-ci.  Le 
crédit  public,  son  état,  les  conditions  de  son  développement,  la  cause 
de  ses  crises,  toutes  ces  questions  que,  dans  notre  pays  et  de  notre 
temps,  la  veille  pose  au  lendemain  avec  une  si  formidable  impatience, 
doivent  être  soumises  à tous  les  esprits  et  discutées  par  tous.  Un 
économiste  anglais,  Mac-Culloch,  donne  très-bien  la  raison  de  ce 
principe.  « La  discussion  publique  des  questions  de  crédit  est  néces- 
saire, dit-il , parce  que  le  public  est  la  matière  même  sur  laquelle 
il  s’agit  d’opérer  : nul  ne  deviendrait  matelot  à lire  au  fond  des 
hautes  terres  des  ouvrages  de  théorie  nautique,  et  nul  ne  saurait 
entendre  un  mot  aux  questions  d’argent  qui  n’écouterait  le  public  et 
ne  discuterait  avec  lui.  » 

Le  crédit  public,  c’est  une  des  parties  de  l’opinion  publique.  Le  mot 
crédit  lui-même  est  synonyme  de  confiance , et  la  confiance  comme  la 
défiance  ont  leur  siège  dans  une  appréciation  de  l’esprit  plus  ou  moins 
juste,  mais  d’autant  plus  certaine  qu’elle  a pu  être  discutée.  II  serait 
donc  très-inopportun  de  vouloir  couvrir  d’un  voile  les  hontes  de  cer- 


LA  SPÉCULATION. 


‘22  J 


. aines  spéculations.  On  éviterait  par  là  peut  être  un  peu  de  scandale, 
mais,  en  matière  de  crédit  et  de  finance,  le  scandale  est  un  bien  ; 
carie  scandale  n’est  autre  chose  que  la  publicité  du  mal,  et,  en  ces  ma- 
tières comme  en  beaucoup  d’autres,  le  mal  connu  est  à moitié  guéri. 
— L’intérêt  même  des  affaires  exige  qu’on  recherche  les  vices  de  celles 
qui  réussissent  mal.  L’Allemand  List  dit  quelque  part  « que  les  entre- 
« prises  ruinées  ressemblent  au  cadavre  d’un  pendu  qui  fait  reculer 
« tous  les  êtres  de  même  espèce.  » 

Les  dernières  condamnations  judiciaires  ont  eu  un  caractère  par- 
ticulier, c’est  le  sentiment  très-complexe  qui  les  a accueillies.  Il  est 
impossible  de  ne  pas  applaudir  aux  décisions  qui  mettent  un  terme 
à des  entreprises  malhonnêtes  et  dangereuses  pour  la  société.  Ces 
fortunes  si  rapides,  conquises  par  l’habileté  de  certains  spéculateurs 
sur  la  maladresse  ignorante  de  victimes  innombrables  , ces  associa- 
tions monstrueuses  organisées  pour  la  fraude  et  par  elle,  ces  prospec- 
tus pompeux,  couvrant  mal  les  plus  fâcheuses  réalités,  ces  jeux  har- 
dis où  les  bénéfices  les  plus  exorbitants  sont  le  prix  non  d’un  travail 
ou  même  d’un  service,  mais  d’une  chance  heureuse,  ces  mystifications 
réitérées,  ces  incroyables  audaces  et  ces  incroyables  sottises,  ce  char- 
latanisme des  fripons  et  cette  niaiserie  des  dupes,  ces  assemblées  fic- 
tives d’actionnaires  imaginaires,  tous  ces  dois  et  toutes  ces  hontes 
troubleraient  l’humeur  des  gens  de  bien  les  plus  pacitiques, 
soulèveraient  l’indignation  des  âmes  les  plus  bénévoles.  Le  mécon- 
tentement que  cause  aux  honnêtes  gens  le  spectacle  des  fortunes  ra- 
pides est  un  sentiment  respectable,  qu’il  ne  faut  pas  confondre  avec 
l’envie.  Le  courroux  de  l’homme  maladroit,  dupé  par  l’homme  mal- 
honnête, fait  honneur  à celui  qui  l’éprouve,  et  quiconque  est,  de  près 
ou  de  loin,  propriétaire  d’une  action  ou  créancier  d’une  compagnie, 
est  assez  bien  venu,  dans  ce  temps-ci,  à devenir  circonspect  et  à se 
montrer  mal  satisfait.  Voilà  tout  un  ordre  de  sentiments  que  personne 
ne  saurait  blâmer  et  que  tout  le  monde  partage.  En  même  temps,  est- 
il  possible  de  se  défendre  d’une  pitié  profonde  pour  les  condamnés  de 
ces  tristes  procès?  Ils  étaient  hier  salués  par  la  foule,  honorés  par  la 
ville,  et,  comme  on  disait  autrefois,  par  la  cour  ; ils  marchaient  au 
premier  rang  ; ils  étaient  loués  , flattés,  décorés.  Un  jour  a passé  : 
M.  le  procureur  général  s’est  inquiété;  M.  Dupin  s’est  indigné; 
M.  Delangle  a adressé  un  rapport  à Sa  Majesté  l’Empereur  ; M.  Mon- 
ginot  s’est  enquis,  et  voici  au  banc  et  mêlés  à la  foule  vulgaire  des  va- 
gabonds et  des  escrocs,  ceux  qui,  la  veille,  en  paraissaient  si  loin.  L’o- 
pinion, frappée  de  ce  spectacle,  ouvre  son  enquête  en  réponse  à l’en- 
quête judiciaire;  cette  enquête  officieuse,  dans  laquelle  tout  le  monde 
interroge  et  tout  le  monde  dépose,  confirme  sur  quelques  points,  et, 
sur  beaucoup  d’autres,  contredit  l’enquête  officielle;  elle  trouve  des 


‘222 


LA  SPÉCULATION. 


complices  et  des  circonstances  plus  atténuantes  que  déclarées;  elle 
découvre  aux  petits  détails  une  importance  qu’on  ne  devinait  pas; 
elle  entend  des  confidences  ; elle  reçoit  ou  elle  surprend  mille  con- 
fessions pleines  de  réserve  ; et,  quand  tout  est  tini,  beaucoup  de  pitié 
pour  les  condamnés  se  mêle  à beaucoup  d’indignation  pour  les  cou- 
pables. Blâme-t-on  les  magistrats  et  les  accuse-t-on  de  sévérité  exces- 
sive? Non  certes.  Blâme-t-on  les  actionnaires  et  leur  reproche-t-on 
comme  une  faute  leur  aveuglement  et  leur  complaisance?  Non  plus. 
Est-ce  la  loi  que  l’on  suspecte  d’être  trop  douce,  et  pense-t-on  à s’a- 
dresser au  Sénat  pour  demander  l’aggravation  des  peines  contre  les 
spéculateurs?  Loin  delà.  Le  sentiment  que  l’on  éprouve  est  com- 
plexe : un  singulier  résultat  d’opinions  en  apparence  contraires,  beau- 
coup plus  sévères  pour  les  faits  que  pour  leurs  auteurs,  et  beaucoup 
moins  pour  les  spéculateurs  que  pour  la  spéculation. 


II 

Un  des  premiers  articles  du  programme  que  l’idée  napoléonienne 
offrait  aux  efforts  du  gouvernement  nouveau  après  le  2 décembre, 
portait  l’exécution  de  travaux  immenses.  La  pensée  gouvernementale 
se  réalisa  de  toutes  parts  avec  une  rapidité  qui  tenait  du  prodige.  La 
F rance  ressembla,  pendant  quelques  années,  à ces  fourmilières,  qu’un 
accident  brusque  du  sol  est  venu  troubler  : de  tous  côtés,  l’activité  la  plus 
grande  est  déployée;  c’est  un  mouvement,  une  fièvre,  un  vertige;  on 
s’agite,  on  se  remue  ; tout  le  monde  va  et  vient.  Vue  de  loin  ou  vue  de 
haut,  la  France  devait  offrir  un  spectacle  analogue,  et  le  gouverne- 
ment ne  le  contemplait  pas  sans  une  certaine  satisfaction.  Sur  tous 
les  points  du  territoire,  les  chemins  de  fer  s’exécutaient  ; dans  toutes 
les  villes  de  France,  d’importants  travaux  se  poursuivaient;  les 
vieilles  maisons  tombaient  ; les  rues  s’ouvraient  ; l’industrie  excitée 
répondait  à des  demandes  pressantes;  il  semblait  que  tout  allât  à 
l’avantage  des  intérêts  économiques  du  pays.  Malheureusement, 
comme  ce  convive  ininvité  dont  parle  un  poète  ancien,  derrière  les 
grandes  entreprises  publiques  et  privées  se  présenta  la  spéculation, 
et  à côté  d’elle  l’agiotage  : le  cortège  des  jeux  de  Bourse,  des  com- 
binaisons financières  et  des  manœuvres  les  plus  variées  et  les  moins 
recommandables  envahit  le  marché  public,  et  l’esprit  d’aventure 
troubla  l’ordre  économique  que  l’esprit  d’entreprise  était  venu  agiter. 

Les  villes,  pour  démolir  leurs  anciens  quartiers  et  en  reconstruire 


LA  SPÉCULATION. 


223 


(le  nouveaux,  eurent  besoin  de  capitaux  : elles  empruntèrent.  L’em- 
prunt est  une  nécessité  pour  ceux  qui,  n’ayant  pas  d’argent,  veulent 
en  dépenser. 

Bordeaux  emprunta  : la  loi  du  25  mai  1852  l’autorisa  à émettre 
4,800  obligations  à 1,000  francs.  Lyon  emprunta  d’abord  en  1854  : 
la  loi  du  22  juin  l’autorisa  à émettre  10,354  obligations  à 1,000  fr.; 
ce  premier  emprunt  ne  suffit  pas  ; Lyon  emprunta  à nouveau  en  1856; 
la  loi  du  28  juin  l’autorisa.  En  1858,  Lyon  ouvrit  un  troisième  em- 
prunt, autorisé  par  la  loi  du  28  avril.  Bordeaux  et  Lyon  avaient 
donné  l’exemple,  Marseille  le  suivit  : Marseille  emprunta  en  juin 
1854;  elle  emprunta  en  mai  1857.  La  première  fois,  elle  émit 
2,500  obligations  à 1,000  francs;  la  seconde  fois,  1,400  obligations. 
Toulouse  semblait  avoir  moins  de  ressources  ; elle  emprunta  moins, 
mais  elle  emprunta  500,000  francs  en  1854,  1 million  en  1857. 
Paris  fut  encore  plus  confiant  : il  emprunta  50  millions  en  1852, 
60  en  1855,  et  on  sait  qu’il  ne  s’est  pas  arrêté  là.  Tant  de  titres 
émis  presque  à la  fois,  en  l’espace  de  cinq  ans,  suffisaient  pour 
troubler  l’équilibre  économique  d’un  crédit  régulier. 

Le  gouvernement  prévoyait  si  peu  ce  danger,  qu’il  présenta  la  loi 
du  23  mai  1853.  Cette  loi  portait  que,  dans  l’intervalle  de  la  session 
du  Corps  législatif,  des  décrets  rendus  en  forme  de  règlements  d’ad- 
ministration publique  pourraient  autoriser,  sur  leur  demande,  les 
départements,  ainsi  que  les  communes  dont  les  revenus  excéderaient 
100,000  francs,  à convertir  leurs  dettes  actuelles  et  à les  éteindre  au 
moyen  d’emprunts  remboursables  à longues  éehéances.  Le  but  de 
cette  loi  était  manifeste  : les  communes  endettées  n’auraient  pas 
tenté  de  grandes  entreprises  ; il  fallait  les  pousser  vers  ces  en- 
treprises et  les  dégager  du  fardeau  de  leur  obligation  en  leur 
permettant  d’escompter  les  chances  de  l’avenir.  Le  marquis  d’An- 
delarre  le  disait  très-formellement  : « L’un  des  buts  du  projet 
« est  de  rendre  possible  les  travaux  féconds  de  la  paix  que,  dans  l’état 
« présent  deschoses,  les  départements  et  les  communes  seraient  hors 
« d’état  d’entreprendre.  » L’honorable  député  faisait  à la  loi  des  ob- 
jections que  les  faits  n’ont  pas  complètement  réfutées.  « L’avenir  sera 
« imprudemment  engagé,  lorsqu’il  pourra  l’être  avec  tant  de  facilité. 
« Toujours  on  trouvera  que  des  travaux  projetés  sont  utiles.  Du  mo- 
« ment  où  l’argent  arrivera  aisément  dans  la  caisse  de  la  commune 
« ou  du  département,  pas  un  maire,  pas  un  conseil  général,  ne 
« résistera  à la  tentation  d’exécuter  ces  travaux.  A cet  égard,  il  est 
« à craindre  que  les  générations  qui  succéderont  à la  génération  prê- 
te sente  ne  trouvent  ces  dépenses  aussi  mal  conçues  et  aussi  mau- 
« vaises  que,  dans  un  moment  d’irréflexion,  on  les  aura  trouvées 
« bonnes.  » 


224 


LA  SPÉCULATION. 


Pour  bien  comprendre  quelles  étaient,  en  1855,  les  vues  du  gou- 
vernement, il  faut  remarquer  que  le  projet  primitif  tendait  à 
donner  à l’Empereur  un  pouvoir  beaucoup  plus  étendu  que  celui 
dont  le  revêt  en  réalité  la  loi  : dans  le  projet  primitif,  le  gouverne- 
ment demandait  au  Corps  législatif  de  renoncer  d’une  manière  ab- 
solue à la  faculté  d’intervenir,  pour  autoriser  les  emprunts  des  com- 
munes. Ce  fut  devant  la  résistance  du  Corps  législatif  que  le  projet 
amendé  par  la  commission,  d’accord  avec  le  conseil  d’Élat,  limita 
cette  délégation  à l’intervalle’ des  deux  sessions;  résistance  heureuse 
qui  prévint  des  entraînements  dangereux. 

Le  gouvernement  ne  rencontra  pas  le  même  obstacle,  quand  il 
voulut  concéder  coup  sur  coup  un  grand  nombre  de  lignes  de  chemins 
de  fer.  Pendant  les  six  mois  qui  suivirent  le  coup  d’Êlat,les  décrets  de 
concession  se  succédaient,  dans  les  colonnes  du  Moniteur^  avec  une 
incroyable  rapidité.  Dès  le  11  décembre  1851,  le  chemin  de  cein- 
ture fut  concédé  ; 

Le  5 janvier  1852,  ce  fut  le  chemin  de  Lyon  à Avignon  ; 

Le  5 janvier,  le  chemin  de  Paris  à Lyon  ; 

Le  12  février,  le  chemin  de  Dijon  à Besançon  avec  ses  embran- 
chements, et  celui  de  Dole  à Salins  ; 

Le  19  février,  le  chemin  de  Saint-Quentin  à Erquelines,  et  de  la 
Fère  à Reims  ; 

Le  25  février,  le  chemin  de  Strasbourg  à Wissembourg  ; 

Le  25  mars,  le  chemin  de  Metz  à Thionville  ; 

Le  lendemain,  le  chemin  de  Blesmes  à Gray; 

Le  surlendemain,  le  chemin  de  Graissessac  à Béziers,  et  du  Guétin 
à Clermont  et  à Roanne. 

La  loi  du  8 juillet  concéda  le  chemin  de  Marseille  à Toulon,  le  che- 
min de  Pioques  à Aix,  le  chemin  de  Mézidon  au  Mans,  le  chemin  de 
Paris  à Cherbourg. 

Les  décrets  du  28  juillet  (chemin  de  Provins  aux  Ormes),  du  18  août 
(chemin  d'Autun),  du  24  août  (chemin  de  Bordeaux  à la  Teste), 
vinrent  enfin  compléter  cet  ensemble  prodigieux.  M.  Magne,  dans 
un  remai’quable  rapport  fait  à l’Empereur,  le  1®*'  février  1855,  félici- 
tait le  l’égime  impérial  d'avoir  ainsi,  en  1 852, concédé,  dansune  durée 
de  six  mois,  5,365  kilomètres  de  chemins  de  fer,  et,  en  1855,  2,154 
kilomètres.  « Plus  de  deux  milliards  ont  déjà  été  consacrés  à l’exé- 
« cution  de  cette  gigantesque  entreprise,  » ajoutait  le  ministre. 

Le  Corps  législatif  n’était  que  dans  une  certaine  mesure  responsable 
de  cette  précipitation  peut-être  regrettable.  Le  sénatiis-consulte  du 
25  décembre  1852,  dans  son  article  4,  affrancliissait  l’Empereur  du 
contrôle  dei’ Assemblée  représentative,  et  lui  reconnaissait  le  pouvoir 
d’ordonner,  par  un  simple  décret  et  sans  consulter  les  assemblées. 


LA  SPECULATION. 


‘225 

tous  les  travaux  d’utilité  publique,  toutes  les  entreprises  d’in- 
térêt général.  Les  commissaires  du  gouvernement  '^MM.  Baroche, 
Rouher  et  Delangle),  exposant  au  Sénat  le  projet  de  ce  sénatus- 
consulte  du  25  décembre  1852,  et  chargés  d’indiquer  les  intentions 
cachées  dans  la  pensée  impériale,  ne  dissimulaient  pas  que  le  but  du 
sénatus-consulte  était  de  supprimer  les  formes  législatives.  Comme  ces 
I formes  pouvaient  paraître  utiles  à quelques  esprits  arriérés,  les  émi- 
nents auteurs  de  l’exposé  des  motifs  faisaient  remarquer  au  Sénat 
qu’elles  «ralentissaient  beaucoup  les  grandes  entreprises,  » et,  citant 
un  passé  de  la  veille  comme  exemple  des  heureux  résultats  qu’aurait 
la  rapidité  des  entreprises  futures,  « les  avantages  de  cette  féconde 
« initiative  ont  déjà  été  éprouvés  et  recueillis,  disaient-ils.  C’est  à la 
« grande  satisfaction  du  pays  qu’immédiatement  après  le  2 décem- 
« bre,  les  plus  importants  travaux  d’utilité  publique,  si  longtemps 
« réclamés,  ont  été  décrétés.  Sous  cette  vive  impulsion,  les  capitaux, 
« longtemps  comprimés  par  l’incertitude  de  l’avenir,  se  sont  engagés 
« dans  les  affaires.  » 

Ce  dernier  mot  est  précieux.  Les  vues  du  gouvernement,  à cette 
époque,  ne  peuvent  être  contestées  ; il  voulait  engager  dans  les  entre- 
prises les  capitaux  du  pays.  On  oubliait  peut-être  trop  que  les  grandes 
spéculations  suivent  nécessairement  les  grandes  entreprises,  et  c’était 
en  vain  que  M.  Troplong,  en  1852,1e  disait  au  Sénat  : « Les  créations 
«|de  chemins  de  fer,  quand  elles  ne  sont  pas  échelonnées  avec  mesure, 
« encombrent  la  place  de  valeurs  aléatoires  ; elles  surexcitent  la  pas- 
« sion  du  jeu  et  font  dégénérer  les  combinaisons  du  crédit  en  aliment 
« pour  l’agiotage.  » Ces  sages  conseils,  ou  ne  furent  pas  entendus  ou 
furent  dédaignés,  et  les  entreprises  de  tout  genre,  inaugurées  sous 
les  auspices  de  l'initiative  impériale,  amenèrent  bientôt  sur  le  mar- 
ché une  innombrable  quantité  de  valeurs  de  Bourse,  trop  nombreuses 
pour  ne  pas  diminuer  le  crédit,  en  le  partageant  à l’infini  ; elles  pro- 
duisirent un  développement  irrégulier  de  l’esprit  d’entreprise.  Quand 
cet  esprit  s’éveille  de  lui-même,  qu’il  n’est  excité  que  par  la  force 
naturelle  des  choses  et  les  exigences  économiques,  il  se  développe  ré- 
gulièrement ; les  ressources  de  la  nation  concourent  pacifiquement  à 
la  réalisation  de  desseins  prudemment  et  lentement  conçus  ; le  tra- 
vail, d’une  part,  et  le  capital,  de  l’autre,  unissent  leurs  efforts,  et 
l’équilibre  n’esl  point  troublé  entre  les  différentes  parties  de  l’admi- 
nistration financière  du  pays.  Certaines  entreprises  font  de  rapides 
progrès,  sans  que  la  ruine  vienne  frapper  les  entreprises  voisines. 
Dans  un  pareil  état  de  choses,  le  jeu  n’est  point  possible,  l’agiotage 
n’est  pas  à redouter.  Si  l’esprit  d’entreprise  est  au  contraire  artificiel- 
lement excité,  il  prend  bientôt  une  prédominance  fâcheuse  : les  capi- 
taux désertent  leurs  fonctions  naturelles  et  nécessaires;  l’agriculture 


226 


LA  SPÉCULATION. 


est  négligée;  les  valeurs  foncières  s’anéantissent;  il  y a,  sur  cer- 
tains points,  embarras  de  capitaux,  surabondance  de  travail  ; su 
d’autres  points,  au  contraire,  le  travail  fait  défaut  et  le  capital 
manque  ; certaines  entreprises  sont  couronnées  par  d’éclatants  succès, 
d’autres  échouent  misérablement.  Dans  un  pareil  état  de  choses,  le 
jeu  devient  facile,  l’agiotage  est  en  quelque  sorte  une  nécessité  éco- 
nomique ; l’esprit  d’entreprise,  poussé  à l’excès,  éveille  bientôt,  pour 
le  seconder,  l’esprit  d’aventure,  et  les  spéculations  stériles  s’agitent 
à côté  et  au  préjudice  des  spéculations  sérieuses. 

M.  Rouher  comprenait  parfaitement  ces  idées  quand,  le  50  no- 
vembre 1856,  il  disait  à l’Empereur  : « Les  ressources  du  crédit  pu- 
« blic  doivent  être  soigneusement  ménagées,  et  il  est  nécessaire  de  ne 
« pas  excéder  la  puissance  de  travail  que  le  pays  peut  fournir  chaque 
« année,  sans  troubler  l’action  régulière  de  l’agriculture.  » Ces  ré- 
flexions renfermaient  un  reproche  qui  condamnait  le  passé  et  une 
prédiction  menaçante  pour  l’avenir.  [Moniteur  du  1®”  décembre.) 

En  1852,  la  spéculation  n’effrayait  pas.  Les  hommes  du  gouverne- 
ment soutenaient  volontiers  « que  l’accroissement  du  capital  amené 
« par  la  mise  en  valeur  de  nos  richesses  minéralogiques  et  la  multi- 
« plication  des  valeurs  mobilières  profitaient  à l’agriculture  et  prépa- 
« raient  à son  profit  des  capitaux  plus  considérables,  qui  devaient  éle- 
« ver  sa  valeur  vénale,  surtout  en  déterminant  une  consommation 
« plus  grande,  conséquence  naturelle  d’une  augmentation  de  valeurs 
« mobilières.  » 

Alors,  et  sous  l’empire  de  ces  préoccupations  trop  favorables  à la 
spéculation  pour  être  cruelles  à l’agiotage,  se  fondèrent  ces  sociétés, 
dont  quelques-unes  ont  vu  récemment  discuter  leur  gestion  devant 
les  tribunaux  correctionnels.  Les  comptoirs,  les  caisses  et  les  banques 
dont  les  titres  ont  servi  depuis  dix  ans  à la  spéculation  de  bourse  et  jeté 
sur  la  place  des  valeurs  dangereuses  par  leur  abondance  pour  les 
transactions  sérieuses  et  honnêtes,  se  fondèrent  ou  se  reconstituèrent 
après  1852.  Le  Comptoir  d’escompte  de  Paris  e.xistait  depuis  1848;  en 
1855,  il  éleva  son  capital  social  de  20,000,000  fr.  à 55,555,500  fr.  ; 
puis  un  décret  impérial  du  25  juillet  1854  l’autorisa  à le  doubler. 
Le  Crédit  foncier,  dont  les  statuts  ont  été  si  souvent  modifiés, 
fut  une  création  du  régime  impérial  à ses  débuts.  Le  décret  du 
28  février  1852  a autorisé  la  formation  des  sociétés  de  crédit  foncier 
et  changé  au  profit  de  ces  sociétés  la  législation  relative  aux  hypo- 
thèques. Le  Crédit  mobilier,  de  quelques  mois  plus  ancien,  fut  auto- 
risé le  18  novembre  1852;  le  Comptoir  Bonnard  se  constitua 
en  mai  1855;  la  Caisse  générale  des  chemins  de  fer,  sous  la  rai- 
son sociale  J.  Mirés  et  C‘%  en  mai  1852  ; la  Caisse  centrale  de 
l’industrie,  à la  même  époque;  l’Union  financière  et  industrielle. 


IA  SPÉCULATION. 


227 


SOUS  la  raison  sociale  Saint-Paul  et  C®,  en  1856;  le  Comptoir 
de  la  Méditerranée,  en  mai  1856;  la  Société  des  nu-propriétaires, 
en  1857  ; les  Docks,  les  Petites  Voitures,  la  Société  des  immeubles 
Rivoli,  du  Palais  de  cristal,  l’Union  du  gaz,  la  Compagnie  maritime, 
appartiennent  à la  même  époque. 

L’élan  fut  prodigieux  pour  la  création  des  sociétés  commerciales. 
M.  Langlais  disait,  en  1856,  au  Corps  législatif,  dans  la  séance  du 
1®”  juillet  : 

« Le  développement  des  sociétés  commerciales  est  immense  aujourd’hui; 
les  sociétés  en  nom  collectif  sont  innombrables  ; dans  les  sociétés  anonymes, 
plus  de  deux  milliards  sont  engagés,  et  ce  chiffre  est  petit  en  comparaison 
de  celui  que  représentent  les  sociétés  en  commandite.  A Paris  seulement, 
en  une  année,  plus  de  cinq  cents  de  ces  sociétés  se  sont  établies  avec  un 
capital  de  plus  de  deux  milliards.  Tout  est  engagé,  lécrédit  public  et  la  mo- 
ralité même  du  pays. 

« On  négocie  toutes  ces  actions  à la  Bourse  par  douzaines,  par  grosses  ou 
par  centaines,  dans  un  petit  coin  que  l’on  appelle  le  coin  des  éventualités’; 
il  y a là  de  véritables  tempêtes  lorsqu’il  survient  une  hausse  ou  une  baisse 
de  dix  centimes.  » 

Quelques-unes  de  ces  sociétés  avaient  les  bases  les  plus  singulières, 
i Dans  le  même  discours,  M.  Langlais  citait  le  titre  d’un  prospectus 
I récemment  distribué  par  un  homme  qui  s’appelait  Christophe  Colomb 
> et  qui  formait  une  société  au  capital  de  50  millions,  pour  marier  l’A- 
frique avec  l’Amérique  et  pour  fondre  les  rqpes.  La  même  folie  domi- 
nait les  esprits,  de  1852  à 1856,  qu’au  temps  de  Law  et  de  la  société 
du  Mississipi. 

Tout  le  monde  ne  s’en  effrayait  pas,  et  c’était  avec  un  véritable  or- 
gueil queM.  Dumirail  disait  à la  même  séance  : « En  une  seule^an- 
« née,  il  se  forme  plus  de  sociétés  en  commandite  qu’il  ne  s’en  for- 
« mait  autrefois  dans  un  demi-siècle,  et  en  dix  ans,  sous  le  règne  de 
« Louis-Philippe.  » 

Les  faits  justifiaient  ces  paroles  : du  1®”  juillet  1854  au  50  juin  1855 
seulement,  le  Journal  général  des  affiches  avait  publié  les  actes  de 
quatre  cent  cinquante-sept  sociétés  en  commandite,  dont  deux  cent  cin- 
quante-cinq par  actions,  au  capitalde  968  millions.  Les  choses  allaient 
moins  vite  sous  la  monarchie  constitutionnelle,  où  le  capital  des  so- 
ciétés financières,  de  1826  à 1858,  ne  s’élevait  pas  à plus  d’un  mil- 
liard pour  une  période  de  douze  ans. 

Les  sociétés  anonymes  ne  restèrent  pas  en  arrière,  et  de  1852  à 
4856  elles  prirent,  avec  l’approbation  du  gouvernement,  un  immense 
développement  ; la  plupart  avaient  pour  objet  la  construction  des 
chemins  de  fer,  et  là  encore  l’action  du  gouverpement  n’était  pas  con- 
traire aux  intérêts  de  la  spéculation. 


228 


LA  SrÉCULATION. 


A l’émission  d’une  quantité  anomale  de  valeurs  de  Bourse  il  faut 
ajouter  une  circonstance  qui  favorisait  singulièrement,  au  début  de 
l’Empire,  le  goût  du  public  pour  les  spéculations.  Le  décret  du  17  fé- 
vrier 1852  sur  la  presse  disposait,  par  son  article  premier,  qu’aucun 
journal  ou  écrit  périodique  traitant  de  matière  politique  ou  d’écono- 
mie sociale  ne  pouvait  être  créé  sans  l’autorisation  du  gouverneme»t. 
On  ne  voit  pas  d’abord  en  quoi  cette  disposition  favorisait  la  spécula- 
tion et  l’agiotage. 

Les  faits  le  montrèrent  rapidement.  Le  nombre  des  journaux  poli- 
tiques fut  restreint;  il  fut  donc  difficile  à la  presse  d’échapper  à l’in- 
fluence des  financiers.  Il  n’y  a rien  de  tel  pour  être  libres  que  d’être 
nombreux.  Sans  doute,  c’est  un  grave  danger  que  la  présence  en  face 
du  public  d’un  nombre  considérable  de  journaux.  Mais  des  journaux 
en  petit  nombre  sont  facilement  entourés  par  les  spéculateurs.  La 
presse  devait  élever  la  voix  pour  signaler  l’agiotage,  prévenir  con- 
tre les  dangers  d’une  spéculation  malhonnête  la  bonne  foi  fdu  public, 
jeter  la  lumière  sur  les  manœuvres  d’une  intrigue  financière.  C’est 
là  un  des  devoirs  impérieux  du  journalisme;  c'est  celui  qui  inté- 
resse peut-être  davantage  le  public.  La  presse,  on  le  lui  a éloquem- 
ment reproché , a manqué  à ce  devoir  et  a trahi  les  intérêts  sé- 
rieux du  pays.  Mais,  si  la  faute  est  imputable  avant  tout  aux  jour- 
nalistes, qui  n’ont  pas  su  garder  leur  indépendance  devant  les 
promesses  de  la  spéculation,  qui  ont  prêté  le  concours  de  leur  ré- 
clame à l’agiotage,  une  certaine  part  de  responsabilité  ne  doit-elle 
pas  être  supportée  par  la  disposition  fâcheuse  qui,  en  limitant  le 
nombre  des  journaux,  leur  a enlevé  une  partie  de  leur  force  contre 
les  tentations  d’une  complaisance  coupable  et  funeste  au  pays? 

Peu  nombreux,  les  journaux  ont  vu  leur  valeur  s’élever  à des  chif- 
fres formidables-  Le  prix  d’un  de  ces  grands  organes  de  la  publicité 
variait  entre  1,500,000  fr.  et  3,000,000  fr.,  a dit,  il  y a quelques 
mois,  au  Corps  législatif,  M.  Jules  Favre;  il  en  est  résulté  que  l’acqui- 
sition d’un  journal  a été  l’objet  d’une  de  ces  vastes  sociétés  dont  préci- 
sément le  journalisme  aurait  dû  contrôler  les  opérations,  dans  l’intérêt 
du  public  ; le  capital  a exercé  sur  [la  pensée  une  prépondérance  ab- 
solue. 

« En  1852,  nous  dit  M.  Mirés,  l’exploitation  du  journal  le  Pays  se  soldait 
chaque  mois  par  une  perte  qui  variait  de  20  à 25,000  fr.  La  rédaction  était 
coûteuse,  et  le  revenu  delà  feuille  d’annonce  était  médiocre;  je  voyais  cha- 
que jour  s’agrandir  le  gouffre  où  s’accumulaient  des  sommes  qui,  en  deux 
ans  de  temps,  avec  le  prix  d’acquisition,  avaient  dépassé  800,000  fr.,  et  je 
ne  voyais  la  fin  des  sacrifices  que  dans  la  disparition  du  journal. 

« Ce  fut  alors  que  des  négociations  s’engagèrent  en  dehors  de  moi  pour 
la  cession  du  journal  le  Pays  à M.  Véron,  directeur  du  Constitutionnel.  Ces 


LA  SPÉCULATION. 


229 


négociations  ne  furent  pas  menées  assez  secrètement  pour  qu’il  n’en  trans- 
pirât pas  quelque  chose  ; je  trouvais  étrange  qu’on  fît  aussi  bon  marché  des 
droits  de  la  propriété.  Aujourd’hui  j’en  serais  moins  surpris  après  les  sin- 
gulières épreuves  que  j’ai  traversées;  quoi  qu’il  en  soit,  je  répondis  à ces  né- 
gociations en  achetant  le  Constitutionnel  au  prix  de  1,900,000  fr. 

« Déjà  mes  dépenses  s’élevaient  pour  le  Pays  à 800,000  fr.,  ce  qui  por- 
tait le  prix  des  deux  journaux  à 2,700,000  fr.;  j’ajoutai  un  fonds  de  roule- 
ment de  300,000  fr.,  et  je  formai  une  société  composée  des  deux  journaux 
au  capital  de  3,000,000  de  fr.  Depuis  bientôt  neuf  ans  que  cette  société  fonc- 
tionne, elle  a donné  en  moyenne  plus  de  10  pour  100  de  revenu.  » 

M.  Mirés  ne  dit  pas,  pour  expliquer  le  succès  de  cette  société,  que  le 
gouvernement  lui  avait  accordé  le  droit  d’intituler  le  Pays,  Journal 
de  l’Empire,  et  que  ce  titre  était  une  recommandation  précieuse  au- 
près de  certains  lecteurs. 

Une  lettre  de  M.  Mirés,  produite  au  procès,  fait  voir  quel  usage  les 
financiers  ont  fait  du  journalisme  placé  entre  leurs  mains  par  les 
conséquences  du  décret  du  17  février  1852.  M.  Mirés  écrivait  à 
M.  Péreire  : « Si  j’ai  reconnu  avec  franchise  vos  services,  vous  ne 
« trouverez  pas  mauvais  que  je  rappelle  ce  qu’a  été  dans  mes  mains 
« le  Jourtial  des  chemins  de  fer.  J’en  ai  fait  un  instrument  à votre 
« usage  : j’ai  soutenu  toutes  les  affaires  dans  lesquelles  vous  étiez 
« engagé.  » 

Voilà  qui  est  rassurant  pour  la  bonne  foi  des  lecteurs  du  Journal 
des  chemins  de  fer.  Ce  fait  à lui  seul  suffirait  à justifier  les  paroles 
d’un  orateur  illustre,  qui  disait  en  parlant  de  la  presse  et  du  silence 
gardé  par  elle  devant  les  manœuvres  de  l’agiotage  : 

« Nous  avons  vu  dans  ces  dernirs  temps  ce  qu’on  appelait  la  société  des 
journaux  réunis,  c’est-à-dire  trois  entreprises  de  la  pensée  qui  ont  été  en- 
chaînées dans  les  liens  d’un  même  capital.  On  n’aurait  pas  procédé  autre- 
ment pour  des  houillères,  pour  une  fabrique,  pour  une  usine. 

« Ne  voyez-vous  pas  que  messieurs  les  financiers,  étendant  les  bras,  pour- 
raient prendre  la  totalité  des  journaux,  de  telle  sorte  qu’il  n’y  aurait  plus  en 
France  que  la  société  des  journaux  réunis,  lesquels  se  publieraient  sous 
l’influence  de  personnages  que  je  n’ai  pas  besoin  d’indiquer  ? 

« Il  en  eût  été  autrement  si  chacune  de  ces  grandes  existences  eût  été 
prise  corps  à corps,  si  des  écrivains  indépendants,  indisciplinés,  courageux, 
téméraires  quelquefois,  avaient  pu  sonder  le  néant  de  ces  entreprises  qui 
apparaissaient  ainsi  au  public  comme  des  colosses  d’argent  aux  pieds  d’ar- 
gile. S’ils  en  avaient  montré  la  base,  le  public  se  serait  défié,  et  on  n’aurait 
pas  vu  ces  fortunes  scandaleuses,  ces  revers  inouïs  qui  désolent  le  public, 
ces  poursuites  judiciaires  qui  sont  le  fléau  de  toutes  les  familles.  » 

Protégées  contre  les  indiscrétions  de  la  presse  par  le  décret  de  1852, 

Octobre  1861.  16 


230 


LA  SPÉCULATION. 


f- 


les  compagnies  qui  se  créaient  au  début  de  l’Empire  avaient  pour  le 
gouvernement,  auteur  de  ce  décret,  un  dévouement  qui  témoignait 
de  leur  reconnaissance.  M.  Mirés  énumère  quelque  part,  dans  le  Mé- 
moire adressé  à ses  juges,  les  mérites  du  Crédit  mobilier  : 


« Dira-t-on  que  le  concours  du  Crédit  mobilier  n’a  pas  déterminé  la  con- 
struction des  chemins  de  fer?  C’est  évident  ! Mais  ce  qui  ne  l’est  pas  moins, 
c’est  que  le  Crédit  mobilier  a avancé  peut  être  d’un  demi-siècle  une  œuvre 
que  l’association  seule  pouvait  accomplir  rapidement  et  sûrement.  Mais  ce 
n’est  pas  seulement  sous  ce  rapport  que  le  Crédit  mobilier  aura  été  utile, 
c’est  aussi  pour  les  services  rendus  à la  politique  de  l’Empereur,  et  je  suis, 
à cet  égard,  complètement  de  l’avis  que  j’ai  entendu  exprimer  à M.  de  Per- 
signy.  » 


Je  sais  bien  que  cet  éloge  peut  être  retourné  par  certains  esprits  et 
devenir  un  blâme  dans  certaines  bouches  : ils  diront  que  c’est  sans 
doute  fort  bien  si  les  sociétés,  comme  les  individus,  sont  pleines  de  re- 
connaissance pour  le  gouvernement  impérial;  mais  ils  ajouteront  qu’il 
est  assez  difficile  de  comprendre  quels  services  peut  rendre  à la  poli- 
tique de  l’Empereur  une  association  comme  le  Crédit  mobilier,  si  elle 
ne  sort  pas  de  ses  attributions  légitimes.  C’est,  en  effet,  une  idée  très- 
fausse  que  l’on  se  fait  des  sociétés  financières,  quand  on  les  veut  pla- 
cer sous  l’influence  d’une  politique  quelconque.  Les  associations 
financières  n’ont  pour  objet  ni  de  servir,  ni  de  combattre  des  intérêts 
politiques.  Les  capitalistes  associent  leurs  capitaux  pour  en  tirer  le 
meilleur  parti  possible.  Les  administrateurs  de  ces  associations,  man- 
dataires de  leurs  actionnaires,  peuvent  avoir  personnellement  de  la 
reconnaissance  et  même  de  la  tendresse  pour  le  gouvernement  impé- 
rial : rien  de  plus  légitime,  et  ces  sentiments  sont  sans  doute  fort 
respectables  ; mais  ils  trahissent  leur  mandat  s’ils  en  usent,  pour 
servir  une  politique  plutôt  qu’une  autre. 

Quoi  qu’il  en  soit,  la  spéculation,  reconnaissante  envers  le  gou- 
vernement, lui  rendit  quelques  services  qu’il  serait  mal  d’oublier 
aujourd’hui. 

L’emprunt  de  250  millions  (11  mars  1854);  l’emprunt  de  500  mil- 
lions, du  mois  de  décembre  1854  (50-31)  ; l’emprunt  de  750  millions, 
du  12  juillet  1855  ; l’emprunt  de  500  millions  du  3 mai  1859,  se  se- 
raient-ils aussi  facilement  négociés  sans  la  spéculation  et  les  habitudes 
financières  de  l’esprit  public?  Sans  doute,  « la  puissance  financière 
« de  la  France  égale  le  patriotisme  et  la  valeur  de  ses  soldats,  » comme 
l’a  dit  M.  Schneider,  à l’occasion  du  dernier  de  ces  emprunts  ; mais  il 
faut  avouer  que  la  spéculation,  l’agiotage  même,  n’a  pas  nui  à la  ma- 
nifestation de  cette  puissance.  Au  moment  des  emprunts,  comme  à 
celui  de  la  conversion  des  rentes,  le  gouvernement  dut,  pour  un 


LA  SPÉCULATION. 


231 


aoment,  et  dans  l’intérêt  du  pays,  faire  alliance  avec  la  spéculation 
;t  aller  jusqu’à  lui  prêter  un  véritable  concours.  On  se  rappelle  la 
nesure  grave  que  prit,  en  1852,  le  gouvernement  impérial,  quand  il 
îonvertit  la  rente  : cette  mesure  réussit.  Par  quels  moyens?  « Cer- 
< taines  opérations  faites  d’accord  entre  le  ministère  des  finances  et 
:<  certaines  notabilités  financières  vinrent  soutenir  les  prix  et  enga- 
c<  ger  le  public  à entrer  dans  les  vues  du  gouvernement,  » dit  M.  Cour- 
tois dans  son  Manuel  des  opérations  de  Bourse.  Le  caractère  de  ces 
opérations  n’est  point  difficile  à pénétrer  : le  seul  moyen  de  soutenir 
le  prix  d’une  valeur  de  bourse  est  de  la  prendre  pour  objet  d’achats 
fictifs  ; ces  achats,  faits  presque  nécessairement  à terme,  constituent 
des  jeux  de  Bourse. 

On  se  plaignit,  en  1856,  des  petites  coupures  qui,  disait-on,  allaient 
chercher  les  petits  capitaux  et  les  mêlaient  au  torrent  commun  de  la 
spéculation.  La  loi  de  1856  est  venue  défendre  l’émission  de  ces  titres 
parcellaires;  elle  a également  défendu  les  délais  accordés  pour  les 
versements.  Mais  qui  avait  le  premier  donné  l’exemple  de  cet  abaisse- 
ment de  coupures  et  de  ces  facilités  accordées  aux  souscripteurs  , si 
ce  n’est  l’État  lui-même?  La  remarque  a été  faite  depuis  longtemps  : 
« L’exemple  de  ces  combinaisons  est  venu  de  haut  : c’est  le  gouverne- 

« ment  lui-même  qui  l’a  donné Quand  il  s’est  agi  d’introduire 

« dans  nos  mœurs  le  régime  de  la  souscription  directe  et  d’obtenir 
« pour  les  emprunts  publics  le  concours  des  plus  humbles  partici- 

« panls,  le  gouvernement  n’a  point  mis de  limites  aux  facilités 

« qu’il  offrait,  il  a descendu  le  coupon  aussi  bas  que  possible,  et  y a 
« attaché  la  faveur  de  l’irréductibilité  ; puis,  à cet  avantage  il  a ajouté 
« celui  de  payements  gradués  et  à longue  échéance.  » (M.  Louis  Rey- 
baud,  Journal  des  économistes.) 

Il  ne  s’agit  pas  ici  de  condamner  le  gouvernement  ; « il  est  am- 
« plement  justifié,  dit  M.  Louis  Pieybaud,  par  la  raison  d’État,  la  gra- 
« vité  des  circonstances  et  les  résultats  obtenus.  La  mesure  était 
« hardie  ; le  succès  y a répondu  ; par  sa  nature  elle  échappe  à la  dis- 
« cussion.  » Il  n’en  résulte  pas  moins  qu’un  certain  concours  a été 
fourni  à la  spéculation  par  le  gouvernement  lui-même,  et  que  les 
spéculateurs  ont  pu  un  instant  penser  que  leurs  opérations  n’étaient 
pas  inutiles  au  pays. 


III 

Il  était  nécessaire  de  rappeler  les  circonstances  économiques  au 
milieu  desquelles  commencèrent  les  fortunes  qui  s’écroulent  aujour- 


232  LA  SPÉCULATION. 

d’hui,  pour  jeter  sur  les  conséquences  la  lumière  des  principes.  Les 
entreprises  gigantesques,  les  appels  réitérés  à l’esprit  de  spéculation,’ 
le  développement  anomal  et  irrégulier  de  certaines  industries,  la 
multiplication  indéfinie  des  valeurs,  objet  des  spéculations  de  bourse, 
la  constitution  des  grandes  compagnies  financières  et  industrielles,’ 
l’indépendance  de  ces  compagnies,  placées,  parleur  importance  même, 
en  dehors  du  contrôle  exercé,  soit  par  l’intérêt  privé,  soit  par  l’inté- 
rêt gouvernemental,  les  emprunts  répétés  et  considérables  ouverts 
par  l’État  aux  capitaux  publics,  le  silence  de  la  presse  et  l’impuissance 
où  se  trouvait  celle-ci  de  signaler  certains  abus,  les  émissions  préci- 
pitées de  titres  publics,  municipaux  ou  privés,  toutes  ces  causes  pro- 
duisirent l’effet  nécessaire  qui  était  en  elles.  La  spéculation  agita 
convulsivement  les  capitaux  ; une  fiévreuse  activité  pressa  les  négo- 
ciations financières  ; la  Bourse  devint  le  théâtre  d’un  agiotage  mena- 
çant pour  le  crédit  public  et  pour  la  fortune  des  citoyens. 

Ce  fut  alors  que  des  désordres  graves  se  produisirent  : les  derniers 
procès  les  ont  rendus  publics.  Les  honnêtes  gens  vivent  loin  de  la 
Bourse,  et  n’en  connaissent  les  intrigues  que  par  l’arrêt  qui  les  con- 
damne; ils  auraient  peut-être  ignoré  toute  leur  vie  les  scandaleux  mé- 
faits des  financiers  contemporains.  Maintenant  nul  ne  les  ignore. 
Ici  c’est  une  assemblée  d’actionnaires  présidée  par  un  conseil  de  sur- 
veillance fictif  : les  actionnaires  entrent  dans  la  salle;  ils  prennent  leur 
place;  ils  contemplent  le  bureau  et  les  membres  du  conseil  d’admi- 
nistration. «Voilà,  disent-ils,  ceux  auxquels  nos  intérêts  sont  confiés;  » 
ils  regardent  successivement  chacun  des  hauts  financiers  que  leur 
fortune  et  leur  habileté  ont  fait  entrer  dans  les  conseils  d’administra- 
tion. La  foule  des  actionnaires  est  surtout  flattée  par  la  vue  d’un  gé- 
néral en  uniforme,  qui  prend  place  au  bureau.  Ils  lui  supposent  une 
probité  militaire  aux  allures  rudes  et  antiques.  Point  : le  général  n’est 
point  un  général,  et  ses  épaulettes  ont  été  louées  chez  Babin.  Là  ce 
sont  des  sociétés  florissantes  en  apparence  : les  gérants  établissent  de 
merveilleux  inventaires;  les  bénéfices  de  l’affaire  sont  tels  que  les 
dividendes  les  plus  attrayants  sont  distribués  aux  actionnaires;  le  pu- 
blic, trompé  par  le  mirage  de  cette  prospérité,  prend  des  titres;  il  les 
paye  fort  cher,  et  il  les  payerait  plus  cher  encore  : c’est  la  for- 
tune; les  grands  capitalistes  achètent  ces  titres  précieux;  les  petites 
bourses  se  vident  pour  en  remplir  les  petits  portefeuilles;  les  écono- 
mies d’un  pauvre  ménage  d’employé,  que  sais-je?  d’un  honnête  ou- 
vrier, se  transforment  en  ce  papier  plein  de  promesses, 

Rapidis  ludibria  ventis. 

Les  vents  ont  soufflé  : on  découvre  que  les  inventaires  pompeux 


LA  SPÉCULATION. 


235 


n’étaient  que  de  pompeux  mensonges.  Les  distributions  de  dividendes 
couvraient  des  déficit;  les  gérants  cachaient  la  ruine  sous  les  fleurs. 
Ils  étaient  prodigues  pour  faire  croire  que  la  société  était  riche,  et  ils 
la  ruinaient  pour  dissimuler  sa  ruine.  Le  bruit  se  répand;  la  panique 
le  propage,  les  titres  tombent,  tombent,  et  le  malheureux  actionnaire 
dupé  et  indignement  joué  jure,  mais  un  peu  tard,  qu’il  ne  prendra 
plus  de  ces  litres  fallacieux. 

Ces  désordres  depuis  longtemps  soupçonnés  sont  maintenant  ré- 
vélés; une  étude  fort  intéressante  est  celle  des  victimes  de  ces  tristes 
opérations  : quels  sont-ils,  ces  pauvres  actionnaires  qui  ont  si  béné- 
volement suivi  la  foi  des  hommes  habiles  et  des  spéculateurs  aventu- 
reux? Sont-ce  des  financiers?  sont-ce  des  étrangers?  sont-ce  des  spé- 
culateurs de  second  ordre  dépouillés  par  des  spéculateurs  du  premier? 
sont-ce  des  maladroits?  sont-ce  des  malheureux?  D’où  vient  la  masse 
énorme  de  capitaux  sur  lesquels  opérait  la  spéculation?  On  prétend 
que  le  chiffre  des  valeurs,  objet  des  négociations  s’élève  à trois  ou 
quatre  milliards.  D’où  ces  milliards  que  l’on  ne  voyait  pas  auparavant 
au  grand  jour  des  affaires  sont-ils  venus?  quelle  est  leur  origine? 

! comment  se  sont-ils  engagés  dans  les  transactions  quotidiennes  des 
affaires?  Il  est  sans  doute  fort  difficile  de  pénétrer  ces  questions 
obscures,  l’origine  de  l’argent  et  sa  nature  : les  écus  sont  anonymes 
et  n’ont  pas  d’état  civil.  Mais  c’est  sur  ce  point  que  les  derniers  évé- 
‘ nements  judiciaires  ont  donné  les  plus  curieuses  indications. 

Certains  financiers  attribuaient  cette  surabondance  de  richesses  né- 
gociables et  négociées  au  concours  des  capitaux  étrangers.  Cette  opi- 
• nion  a quelque  raison  d’être.  La  Bourse  de  Paris  est  européenne;  ses 
( cours  sont  étudiés  dans  tous  les  pays,  depuis  Dublin  jusqu’à  Constan- 
r tinople,  et  depuis  Lisbonne  jusqu’à  Moscou.  Les  agents  de  change  ont 
i fait  beaucoup  d’opérations  pour  des  clients  qui  résident  en  pays  étran- 
' gers.  « Que  l’on  consulte,  à cet  égard,  les  correspondances  de  banque, 
« dit  M.  Bailleux  de  Marizy  {Revue  des  Deux-Mondes,  l®"”  février  1858), 
« les  carnets  des  courtiers  et  des  agents,  et  l’on  se  convaincra  de 
î « l’importance  , chaque  jour  plus  grande  depuis  l’établissement 
; « de  la  télégraphie  électrique,  de  la  clientèle  étrangère  près  des 
w « Bourses  françaises;  » et  il  ajoute  : « Après  Londres,  on  pourrait 
« dire  au  même  degré  que  Londres,  Paris  est  le  centre  où  affluent  tous 
« les  capitaux  de  l’ancien  monde,  où  viennent  se  négocier  tous  les 
« titres  allemands,  espagnols,  italiens,  russes,  etc.;  il  existe  sous  ce 
i « rapport  un  mouvement  d’attraction  vers  Paris.  » 

Jl  y a dans  cette  opinion  quelque  chose  de  vrai  : le  télégraphe  se 
charge  chaque  matin  d’apporter  les  ordres,  et  chaque  soir  de  reporter 
l’avis  des  exécutions.  Il  n’est  point  rare  de  trouver  des  capitalistes 
étrangers  dans  l’administration  de  nos  grandes  compagnies,  et  deux 


S 

! 


LA  SPECULATION. 


25  i 

ou  trois  Anglais  figurent,  si  je  ne  me  irompe,  parmi  les  administra- 
teurs du  chemin  de  fer  de  l’Est.  Les  capitaux  autrichiens , effrayés 
par  la  situation  financière  de  l’empire  allemand,  viennent  souvent  se 
placer  dans  des  entreprises  ouvertes  sous  la  surveillance  de  l’empire 
français,  et  on  a prétendu  que  l’emprunt  avait,  au  début  de  la  guerre 
d’Italie,  été,  dans  une  certaine  mesure,  rempli  par  des  capitaux  venus 
d’Allemagne  : singulière  contradiction  de  l’intérêt  et  du  patriotisme, 
preuve  éclatante  que  l’argent  n’a  pas  de  nationalité.  Néanmoins  le 
concours  des  capitaux  étrangers  n’est  pas,  à mes  yeux,  aussi  consi- 
dérable qu’on  le  croit,  et  la  raison  en  est  simple  : il  est  facile  de  trou- 
ver, pour  ces  capitaux,  des  débouchés  et  des  placements  dont  l’indi- 
cation n’est  pas  cotée  à la  Bourse  de  Paris,  et  qui  ne  les  font  pas  voyager 
pour  d'aussi  lointaines  spéculations.  Pourquoi,  par  exemple,  les  ca- 
pitaux belges  viendraient-ils  en  France  quand  ils  ont  en  Belgique 
leur  emploi?  Je  sais  bien  que  la  Belgique  a le  secret  de  faire  beaucoup 
de  grandes  choses  sans  bruit  et  sans  dépense  extraordinaire,  malgré 
le  régime  parlementaire,  si  funeste,  dit-on  quelquefois  dans  ce  pays-ci, 
au  développement  industriel  et  commercial.  Je  sais  bien  que  le  gou- 
vernement belge  a créé  des  chemins  de  fer,  établi  des  lignes  télégra- 
phiques, acheté  la  Sambre  canalisée,  pris  un  nombre  considérable 
d’actions  dans  le  chemin  de  fer  beige-rhénan,  achevé  l’entrepôt  royal 
d’Anvers,  lecanal  de  Zelzaëte,  celui  de  la  Campine,  le  canal  latéral  de  la 
Meuse,  amélioré  ses  routes,  creusé  ses  ports,  réparé  ses  places  fortes, 
modifié  le  régime  des  eaux  et  exécuté  d’immenses  travaux  d’irriga- 
tion et  de  défrichement,  et  que  tous  ces  importants  travaux  se  sont, 
jusqu’en  1860,  poursuivis  avec  les  ressources  ordinaires  du  budget. 
Ce  n’est  qu’en  1859  que,  suivant  l’exemple  de  la  France,  mais  avec 
une  prudence  pleine  de  l’éserve,  le  gouvernement  belge  a ouvert  un 
emprunt  de  45,000,000  fr.  Il  est  donc  vrai  que  les  placements  gou- 
vernementaux ne  s’offrent  pas,  comme  en  France,  aux  capitaux  belges; 
mais  les  placements  dans  les  compagnies  industrielles  sont  nom- 
breux et  avantageux.  La  Compagnie  générale  pour  favoriser  V industrie 
nationale  absorbe  à elle  seule  une  grande  quantité  de  valeurs;  sous 
son  patronage  se  groupent  un  certain  nombre  de  sociétés  anonymes 
dont  le  capital  dépasse  200  millions,  et  il  est  établi  que  cette  somme 
n’est  que  le  cinquième  du  capital  général  des  sociétés  anonymes 
existant  en  Belgique.  La  Belgique  trouve  donc  chez  elle,  et  sans  venir 
à la  Bourse  de  Paris,  un  emploi  régulier  de  ses  capitaux. 

Il  en  est  de  même  pour  les  Étals  allemands  : en  Prusse,  les  Banques 
privées  de  Posen,  de  Magdebourg,  de  Dantzig,  de  Cologne,  de  Kœnigs- 
berg,  la  banque  urbaine  de  Breslaw,  la  Banque  seigneuriale  de  Stettin, 
la  Cassen-Verein  de  Berlin,  sans  parler  de  la  Banque  de  Prusse,  justi- 
fiaient, au  51  décembre  1859,  d’un  encaisse  de  58,742,425  thalers. 


LA  SPÉCUL  VTION. 


235 


La  Banque  de  Leipzig,  celle  des  États  à Baulzen,  les  Banques  de  Des- 
sau,  de  Lubeck,  de  Rostock,  de  Brême,  de  Thuringe,  de  léna  , de 
Weimar,  de  Gotha,  de  Brunswick,  de  Hanovre,  de  Hambourg,  de 
Nassau,  la  Banque  d’hypothèque  et  de  change  à Munich,  la  Banque 
de  Francfort  enfin  , en  Autriche  la  Banque  nationale  ouvrent  aux 
capitaux  allemands  des  caisses  qui,  au  ol  décembre  1859,  ren- 
fermaient déjà  132,991,580  lhalers.  On  sait,  et  ce  n’est  pas  un  des 
épisodes  les  moins  curieux  de  l’histoire  financière  de  notre  temps, 
que  l’Allemagne  a traversé,  depuis  dix  ans,  un  mouvement  de  révo- 
lution financière  qui  a dû  retenir  chez  elle  tous  les  capitaux  dispo- 
nibles. 

L’Italie,  le  Piémont,  l’Espagne,  avaient,  il  est  vrai,  avant  les  derniers 
emprunts  piémontais  et  la  construction  des  chemins  de  fer  espagnols, 
moins  de  débouchés  ; aussi  était-ce  leurs  capitaux  qui  venaient  le  plus 
volontiers  se  placer  en  France  ; mais  la  richesse  mobilière  de  ces  con- 
trées étant  relativement  peu  considérable,  ce  n’est  pas  au  concours 
des  capitalistes  italiens  ou  espagnols  que  l’on  peut  attribuer  l’affluence 
des  valeurs  sur  le  marché  de  Paris. 

Admettrait-on,  en  dépit  de  ces  chiffres  et  de  ces  faits,  une  inter- 
vention considérable  du  capital  étranger  dans  les  opérations  qui  se 
poursuivent  sur  la  Bourse  de  Paris,  il  faudrait  reconnaître  qu’elle  est 
au  moins  balancée  par  l’intervention  du  capital  français  sur  les  mar- 
chés étrangers.  M.  Mirés  l’a  dit  avec  une  certaine  emphase  : « De  1852 
« à 1856,  la  France  a dominé  l’Europe  parla  puissance  du  capital, 
« en  commanditant  les  autres  nations.  » C’est  dire  pompeusement  une 
chose  vraie  ; le  gouvernement  l’a  si  bien  compris,  que  son  premier 
effort  pour  arrêter  les  excès  de  la  spéculation  a été  le  décret  du 
28  mai  1858  sur  les  valeurs  étrangères. 

Malgré  ce  décret  tardif,  on  peut  dire  que  les  valeurs  prêtées  aux 
spéculations  étrangères  par  la  France  balancent  les  valeurs  emprun- 
tées par  les  spéculations  françaises  aux  étrangers;  ce  n’est  donc  pas 
dans  une  importation  de  valeurs  mobilières  qu’il  faut  voir  la  source 
de  l’inondation  de  ces  valeurs,  et,  même  avant  le  démenti  que  les 
derniers  procès  ont  infligé  à cette  opinion,  elle  devait  être  repoussée 
après  un  coup  d’œil  rapide  jeté  sur  l’état  financier  de  l’Europe. 

Un  certain  nombre  d’esprits  expliquent  autrement  le  phénomène. 
L’accroissement  des  valeurs  négociables  est,  seloneux,  moins  réel  qu’on 
ne  le  suppose.  H en  est  de  lui,  disent-ils,  comme  de  ces  armées  de  théâ- 
tre où  vingt  figurants  tournent  autour  de  la  même  toile,  de  manière 
à faire  illusion  aux  spectateurs.  Les  mêmes  capitaux  jouent  des  rôles 
différents  dans  un  certain  nombre  d’entreprises  ; une  certaine  somme 
toujours  disponible  se  transporte  d’une  opération  à une  autre,  fournit 
l’appoint  des  spéculations,  et  sert  à former  des  couvertures;  puis. 


256 


LA  SPÉCULATION. 


les  jours  de  liquidation,  à payer  les  différences.  Le  reste  se  compose 
de  ces  valeurs  fictives  qui,  sous  forme  de  reports,  de  primes  et  d’en- 
gagements à terme,  restent  flottantes  sur  le  marché.  Cette  explica- 
tion n’explique  pas  tout,  et  les  derniers  procès  ont  bien  fait  voir  qu’elle 
n’était  pas  satisfaisante.  Sans  doute,  le  nombre  des  engagements  à 
terme  est  considérable  ; mais  celui  des  engagements  réalisés  l’est  plus 
encore.  Les  emprunts  de  l’État  ont  été  l’objet  de  versements  effectifs, 
sérieux  et  parfaitement  appréciables.  Il  en  est  de  même  des  em- 
prunts municipaux,  des  actions  et  des  obligations  de  chemins  de 
fer,  des  actions  des  grandes  compagnies  financières,  et  de  celles 
des  grandes  sociétés  industrielles  ou  commerciales  qui  ont  quelque 
consistance  et  jouissent  de  quelque  crédit.  Il  est  donc  impossible 
de  méconnaître  qu’un  capital  considérable,  très-réel  et  d’origine  fran- 
çaise, a été  engagé  dans  les  spéculations  de  Bourse.  D’où  venait-il? 
C’est  une  question  à laquelle  les  derniers  procès  font  précisément  la 
réponse  ; cet  argent  qui  abonde,  à la  grande  joie  des  spéculateurs 
dans  les  mains  de  qui  il  passe,  et  des  honnêtes -gens  crédules  de- 
vant les  yeux  de  qui  il  miroite,  vient  des  réservoirs  où  doivent  s’ac- 
cumuler les  ressources  d’un  pays,  l’épargne  domestique.  La  loi 
de  l’épargne  est  une  des  plus  belles  lois  économiques,  et  le  nom 
même  de  la  science  économique  ferait  croire  qu’elle  n’est  autre  chose 
que  la  science  de  l’épargne.  Chaque  année  l’homme,  quelque  position 
qu’il  occupe,  et  quelle  que  soit  sa  fortune,  voit  ses  ressources  dimi- 
nuer par  le  fait  même  du  progrès  du  temps.  L’ouvrier,  qui  n’a  pour 
vivre  que  ses  bras  et  son  travail,  est  chaque  année  plus  près  de  la  vieil- 
lesse, qui,  en  brisant  ses  forces,  réduira  les  revenus  de  son  labeur; 
le  manufacturier  voit  chaque  année  le  matériel  et  les  pacifiques  engins 
de  son  industrie  se  détériorer  par  l’usage,  et  le  progrès  même  de  l’in- 
dustrie générale  diminuer  le  profit  de  son  industrie  particulière.  Le 
capitaliste,  par  la  diminution  progressive  de  la  rente  foncière  et  de  la 
rente  mobilière,  assiste  à un  mouvement  qui  restreint  sa  fortune.  Le 
remède  à ce  mal  commun  à tous  est  dans  l’épargne,  qui  chaque  année 
prépare  des  ressources  contre  la  vieillesse,  la  mauvaise  fortune  ou  les 
chances  de  l’industrie.  L’ouvrier  met  à la  caisse  d’épargne  : le  manu- 
facturier améliore  son  matériel  ; le  capitaliste  s’efforce,  par  les  af- 
faires, de  faire  valoir  ses  capitaux.  Qu’un  accident  économique  vienne 
tout  à coup  détourner  de  l’épargne  le  capital  qui  chaque  année  allait 
en  former  les  réserves  ; que  cet  accident  n’affecte  pas  seulement  l’épar- 
gne domestique  de  quelques  ménages-,  qu’il  atteigne  la  fortune  natio- 
nale et  les  réserves  de  la  richesse  publique,  de  terribles  conséquences 
seront  le  résultat  de  cet  épuisement  de  l’épargne! 

La  spéculation  excessive,  qui  a opéré  de  1852  à 1856  de  si  prodi- 
gieuses révolutions,  a supprimé  l’épargne  et  suspendu  les  lois  éco- 


LA  SPÉCULATION. 


237 


nomiques  qui  en  alimentent  les  réserves  ; elle  a détourné  des  voies 
de  l’épargne  les  capitaux  qui  la  suivaient  autrefois,  et  les  a jetés  avec 
une  précipitation  fiévreuse  dans  les  jeux  et  les  combinaisons  de  l’agio- 
tage. Le  législateur  de  1856  avait  déjà  sous  les  yeux  le  triste  spectacle 
de  ces  honnêtes  ouvriers  séduits  aux  opérations  de  Bourse  et  dépouil- 
lés par  elles  du  modique  patrimoine,  fruit  de  leur  travail  et  de  leurs 
économies;  un  certain  nombre  de  sociétés,  suivant  un  exemple  donné 
par  les  souscriptions  ouvertes  pour  les  emprunts  gouvernementaux, 
avait  émis  des  titres  d’une  coupure  trés-modique.  « On  comprend 
« quelle  classe  de  personnes  on  voulait  exploiter,  et  à quelle  espèce 
« de  capitaux  on  fait  appel,  lorsqu’on  émet  de  pareilles  valeurs.  Les 
« actions  réduites  à de  si  misérables  proportions  sont  destinées  à ceux 
« qui,  par  leur  position  sociale,  sont  je  moins  capables  d’apprécier  les 
« chances  auxquelles  ils  s’exposent  ; elles  sont  faites  pour  s’introduire 
« dans  les  plus  petites  bourses,  celles  précisément  pour  lesquelles  les 
« pertes  sont  les  plus  cruelles  ; elles  sont  préparées  pour  s’emparer 
« des  modestes  économies,  qui,  au  lieu  de  se  hasarder  dans  les  périls 
« de  la  spéculation,  doivent  aller  s’accumuler  dans  les  caisses  d’épar- 
« gne.  » Ainsi  s’exprimait,  en  1856,  l’exposé  des  motifs  présenté  au 
Corps  législatif,  avec  le  projet  de  loi  sur  la  société  en  commandite,  et 
l’honorable  M.  Langlais,  rapporteur  de  la  commission,  disait  avec 
une  grande  vérité,  en  parlant  des  actions  de  50,  20,  5 , et  1 fr.  : « De 
« pareils  titres,  ce  ne  sont  plus  des  actions,  ce  sont  des  billets  de  lo- 
« terie.  » 

Cette  loterie,  où  quelques-uns  sont  devenus  riches,  était  ouverte 
pour  épuiser  les  forces  vives  de  l’épargne  nationale.  Un  éminent  éco- 
nomiste le  disait  : « Autrefois  il  y avait  des  épargnes  inactives,  au- 
« jourd’hui  il  n’y  en  a plus  ; la  thésaurisation  domestique  a fait  son 
« temps  ; toute  somme  se  place,  même  la  plus  modeste  ; le  billet  de 
« banque,  la  pièce  d’or,  tout  vient  s’échanger  contre  des  titres.  La 
« spéculation,  qui  n’avait  qu’un  théâtre,  est  devenue  universelle  ; 
« naguère,  c’était  Paris  seulement;  c’est  maintenant  la  France  entière, 
« et  non-seulement  les  villes,  mais  les  bourgs,  et  jusqu’aux  hameaux.  » 

Malgré  ces  révélations  ofhcielles  et  authentiques,  si  quelques  illu- 
sions avaient  pu  cacher  ce  mal  plein  de  gravité  aux  yeux  des  hom- 
mes d’Élat,  elles  s’évanouiraient  devant  les  tristes  témoignages  des 
derniers  procès.  Si  les  noms  qui  figurent  aux  comptes  courants  de 
la  Caisse  des  chemins  de  fer  sont  les  premiers  noms  du  pays,  en  revan- 
che, les  noms  des  actionnaires  sont  des  noms  parfaitement  obscurs. 
Il  était,  il  y a quelques  semaines , difficile  de  ne  pas  être  douloureu- 
sement ému  en  voyant  à la  6®  chambre  de  la  police  correctionnelle 
les  clients  delà  Caisse  des  chemins  de  fer.  C’étaient  de  petits  proprié- 
taires, de  malheureux  employés,  des  domestiques,  des  concierges. 


‘258 


LA  SPÉCULATION. 


des  garçons  de  bureau,  des  commissionnaires,  des  commis,  des  ou- 
vriers, des  garçons  de  magasin.  « J’avais  huit  actions  du  chemin  de 
fer  Victor-Emmanuel,  c’était  toute  ma  fortune  ; je  l’ai  perdue,  di- 
sait l’un. — J’avais  acheté  5 autrichiens  ; j’avais  employé  là  tout  mon 
disponible,  » disait  l’autre.  Une  pauvre  dame  n’avait  en  ce^monde  que 
.50,000  fr.;  elle  les  avait  confiés  à la  Caisse  des  chemins  de  fer  ; elle 
racontait  qu’elle  n’avait  pu  retirer  que  4,000  fr.  Une  autre,  plus  mal- 
heureuse encore,  était  réduite  à solliciter  une  place  aux  Incurables. 
Quelques-uns  de  ces  pauvres  gens  exprimaient  leur  douleur  dans  un 
français  plus  pittoresque  que  correct  : « Quand  j’ai  appris  queM.  Mi- 
rés était  en  défaillance,  disait  l’un,  j’ai  été  frappé  d’un  coup;  j’en  ai  été 
malade  pendant  trois  jours  sans  boire  ni  manger,  et  ma  femme  aussi  : 
je  n’étais  pas  gai;  j’avais  perdu  la  moitié  de  notre  fortune.  » Un  autre 
racontait  la  scène  dont  il  avait  été  témoin  chez  M.  Mirés,  le  jour  où 
les  clients  exécutés  étaient  venus  se  plaindre.  « C’était  un  grand  tu- 
multe dans  la  maison;  on  criait  ; une  dame  pleurait;  elle  disait  : « Je 
« n’avais  que  ça  pour  m’établir,  comment  vais-je  faire  maintenant?  » 
Il  n’est  pas  possible  de  conserver  le  moindre  doute.  Le  torrent  des 
spéculations  que  nous  voyons  rouler  depuis  dix  ans  sort  des  sources 
aujourd’hui  épuisées  de  l’épargne,  la  partie  la  plus  importante  de  la 
fortune  publique. 


IV 

En  vue  de  ces  ruines  et  de  ces  désolants  spectacles,  on  se  demande 
si  tous  les  moyens  ont  été  pris  qui  auraient  pu  les  prévenir. 

Quelques  esprits  soutiennent  que  la  législation  actuelle  donne 
au  gouvernement  un  pouvoir  trop  étendu  sur  les  transactions  qui  ont 
pour  objet  la  fortune  des  citoyens  ; ils  voient  dans  l’intervention  ad- 
ministrative un  mal  grave  qu’il  est  nécessaire  de  combattre  : ils  dé- 
clarent « que  l’échec  le  plus  grand  que  l’on  puisse  porter  à l’agiotage, 
« c’est  de  l’abandonner  à lui-même,  et  qu’il  n’est  point  de  règlement 
« administratif  qui  vaille  les  leçons  qu’il  s’infligerait  de  ses  propres 
« mains.  » Cette  théorie  est  peut-être  un  peu  absolue,  mais  tout  au 
moins  il  faut  reconnaître  que  la  législation  actuelle  donne  au  gouver- 
nement un  ensemble  de  droits  très-étendus  sur  toutes  les  matières 
qui  touchent  à l’ordre  financier. 

S’agit-il  d’une  compagnie  anonyme,  l’article  36  accorde  au  gou- 
vernement le  droit  d’autoriser  les  compagnies  anonymes,  et  ces  com- 
pagnies ne  peuvent  pas  se  former  sans  son  autorisation  : les  statuts 


LA  SPECULATION. 


239 


doivent  lui  être  soumis.  Dans  la  pensée  des  rédacteurs  du  Code  de 
commerce,  l’examen  du  gouvernement  ne  devait  porter  que  sur  les 
statuts  et  l’estimation  des  apports  sociaux;  mais  l’administration  a 
pensé  qu’elle  ne  pouvait  mieux  faire,  puisqu’on  lui  laissait  prendre 
un  pied  dans  la  formation  des  sociétés  anonymes,  que  d'en  prendre 
quatre.  Les  personnes  qui  veulent  former  une  société  anonyme  doivent 
donc  adresser  au  préfet  de  leur  département,  et  à Paris,  au  préfet 
de  police,  une  pétition  ; cette  pétition  doit  renfermer  la  désigna- 
tion de  l’affaire  ou  des  affaires  que  la  société  veut  entreprendre  , le 
temps  de  sa  durée , le  domicile  du  pétitionnaire , le  montant  du  ca- 
pital que  la  société  devra  posséder,  la  manière  dont  ils  entendent 
former  ce  capital,  soit  par  souscriptions  simples  ou  par  actions,  le 
délai  dans  lequel  ce  capital  devra  être  réalisé,  le  domicile  choisi  où 
sera  placée  l’administration,  le  mode  d’administration.  Voilà,  certes, 
bien  des  questions  posées.  Si  l’on  n’y  répond  pas,  l’autorisation  n’est 
pas  accordée.  Si  l’on  y répond,  tout  est- il  dit?  Non  certes.  « Les  pré- 
fets des  départements  et  le  préfet  de  police,  à Paris,  feront  sur  la  pé- 
tition à eux  adressée  toutes  les  informations  nécessaires  pour  vérifier 
les  qualités  et  la  moralité,  soit  des  auteurs  du  projet,  soit  des  péti- 
tionnaires; ils  donneront  leur  avis  sur  l’utilité  de  l’affaire,  sur  la  pro- 
babilité du  succès  qu’elle  pourra  obtenir;  ils  déclareront  si  l’entre- 
prise ne  paraît  pas  contraire  aux  bonnes  mœurs,  à la  bonne  foi  du 
commerce  et  au  bon  ordre  des  affaires  en  général  ; ils  feront  des  re- 
cherches sur  les  facultés  des  pétitionnaires.  » 

Voilà  toutes  les  précautions  que  l’administration  est  en  droit  de 
prendre,  et  toutes  les  garanties  qu’elle  est  en  droit  de  demander 
avant  d’accorder  à une  société  anonyme  l’autorisation  qu’elle  pourra 
toujours  révoquer. 

S’agit-il  d’une  société  en  commandite,  le  gouvernement  n’a  pas  les 
mêmes  pouvoirs  dans  l’intérieur  de  la  société  ; mais  la  société  en 
commandite  ne  peut  rien  faire  sans  aller  à la  Bourse,  et  là  le  gouver- 
nement est  le  maître.  Les  négociations  de  Bourse  ne  peuvent  être 
opérées  que  par  l’entremise  des  agents  de  change.  Les  agents  de 
change  sont  des  officiers  ministériels;  la  loi  a défini  leurs  fonctions 
avec  une  rigueur  singulière,  et  les  place  dans  la  dépendance  la  plus 
immédiate  de  l’administration. 

Le  Code  de  commerce  défend  aux  agents  de  change  de  faire,  dans 
aucun  cas  et  sous  aucun  prétexte,  des  opérations  de  banque  et  de 
commerce  pour  leur  propre  compte.  Si  l’agent  de  change  opère  pour 
son  compte,  l’administration  doit  le  destituer. 

Le  même  Code  leur  défend  de  s’intéresser  directement  ou  indirec- 
tement, sous  leur  nom  ou  sous  un  nom  interposé,  dans  aucune  so- 
ciété commerciale;  le  tout,  sous  peine  de  destitution. 


240 


LA  SPÉCULATION, 


Ce  n’est  pas  tout,  l’article  86  leur  défend  de  se  rendre  garants  de 
l’exécution  des  marchés  où  ils  servent  d’intermédiaires.  Violent-ils 
celte  disposition,  la  loi  impose  à l’administration  le  devoir  de  desti- 
tuer l’officier  ministériel  coupable  de  l’infraction. 

Enfin  l’article  15  de  la  loi  de  prairial  an  X leur  défend  de  vendre 
et  d’acheter  sans  avoir  reçu  les  titres  ou  l’argent,  et  l’article  421  et 
l'article  422  prohibent  les  opérations  de  Bourse  à terme.  Les  agents 
de  change  qui  oublient  les  devoirs  à eux  imposés  par  ces  dispositions 
doivent  être  destitués.  Sans  doute,  une  jurisprudence  récente  est  ve- 
nue affranchir  les  marchés  à terme  des  prohibitions  portées  contre 
eux;  mais,  en  dehors  de  cette  jurisprudence,  l’article  90  du  Code  de 
commerce  donne  au  gouvernement  un  droit  qui  domine  tous  les  au- 
tres, le  droit  de  régler,  par  un  règlement  d’administration  publique, 
tout  ce  qui  est  relatif  à la  négociation  et  à la  transmission  de  pro- 
priété des  effets  publics.  En  1857,  une  commission  du  Corps  législatif 
et  plusieurs  orateurs  à l’Assemblée  représentative  ont  demandé  que 
le  gouvernement  fît  usage  des  droits  que  lui  confère  l’article  90  du 
Code  de  commerce,  et  nul  n’eût  trouvé  à redire  s’il  avait  obéi  au  con- 
seil qui  lui  était  donné. 

Est-ce  tout?  Non  encore,  et  les  droits  de  l’État  à surveiller  les  né- 
gociations de  Bourse  sont  infinis.  Toute  valeur  négociable  n’est  pas 
négociée  à la  Bourse  ; pour  se  faire  admettre  sur  le  marché,  des  va- 
leurs, quelles  qu’elles  soient,  doivent  en  quelque  sorte  passer  un 
examen  et  subir  l’épreuve  d’un  contrôle.  L’examinateur  chargé  de  dis- 
tribuer les  faveurs  de  ce  privilège  est  le  syndic  des  agents  de  change; 
mais,  derrière^le  syndic  des  agents  de  change,  il  est  facile  de  voir  la 
main  du  gouvernement,  et  elle  se  découvre  souvent  de  la  manière  la 
plus  manifeste.  En  temps  ordinaire,  le  syndic  reçoit  les  demandes  qui 
lui  sont  adressées,  et  qui  tendent  à faire  admettre  à la  cote  certaines 
valeurs  qui  n’y  figurent  pas  encore;  il  examine  les  titres  que  ces  va- 
leurs présentent;  puis,  et  sans  avoir  à rendre  compte  d’une  décision 
souveraine,  il  accorde  ou  il  refuse  les  honneurs  de  la  cote.  Au  mois  de 
mars  1856,  une  note  insérée  au  Moniteur  fit  connaître  au  public  qu’au- 
cune valeur  nouvelle  ne  serait  plus  admise  à la  cote.  « Pour  contenir 
la  masse  des  valeurs  qui  montait  toujours,  on  imagina  de  leur  in- 
terdire l’accès  de  la  cote,  et  de  les  laisser  en  dehors,  comme  ces 
mânes  sans  sépulture  qui  rôdaient  autour  [de  l’Élysée  païen.  » Il  ré- 
sulte de  cette  note  que  c’est  au  gouvernement  qu’appartient  le  dernier 
mot  et  la  police  définitive  de  la  cote  : il  peut  y trouver  le  moyen  facile 
de  régler  la  Bourse  ; il  a sous  la  main  une  arme  bien  puissante  que 
les  efforts  des  économistes  tendent  à lui  retirer,  mais  dont  il  n’est 
pas  encore  dessaisi  ; s’il  la  conserve,  il  encourt  par  ce  fait  même  la 
responsabilité  des  valeurs  qui  figurent  sur  la  cote  officielle. 


LA  SPÉCULATION. 


241 


Le  Corps  législatif  ne  se  bornait  pas  à demander  au  gouvernement 
qu’il  usât  contre  l’agiotage  des  armes  à lui  confiées  par  la  loi  ; ses 
conseils  étaient  plus  précis. 

Les  opérations  à terme  se  font  à la  Bourse,  pour  la  rente,  à une  seule 
échéance,  aux  fins  de  mois;  pour  les  autres  valeurs,  à la  quinzaine;  à 
chaque  échéance,  il  y a liquidation;  à l’occasion  de  cette  liquidation, 
les  spéculations  les  plus  orageuses  agitent  le  marché  : ce  sont,  disait 
au  Corps  législatif  un  honorable  député,  le  20  mai  1857,  ce  sont 
vingt-quatre  accès  de  fièvre  chaude  par  année.  Le  gouvernement  au- 
rait incontestablement  le  droit  de  faire  déclarer  par  le  syndicat  des 
agents  de  change  qu’il  n’y  aura  pour  toutes  les  valeurs  qu’une  liqui- 
dation par  mois.  Ce  serait  assez  de  douze  accès  de  fièvre  chaude;  c’est 
du  moins,'  à en  croire  M.  Morin,  une  opinion  partagée  par  les  chefs 
d’importantes  compagnies  et  par  les  hommes  les  plus  autorisés  en 
matière  de  finances.  M.  Morin  se  fondait  sur  cet  accord  facile  à véri- 
fier pour  demander  au  gouvernement  de  remettre  au  mois  les  échéan- 
ces qui  tombent  tous  les  quinze  jours. 

Investi  de  tous  ces  pouvoirs,  pourquoi  le  gouvernement,  après 
avoir  tout  fait  pour  affranchir,  pour  déchaîner  l’esprit  d’entreprise, 
n’a-t-il  rien  fait  pour  mettre  un  frein  à l’esprit  d’agiotage? 

On  me  répondra  que,  dédaignant  les  moyens  que  lui  offrait  la  lé- 
gislation et  que  les  habitudes  financières  l’autorisaient  à prendre,  le 
gouvernement  est  sorti  de  son  indulgence  vers  1856,  et  s’est  montré 
très-sévère  pour  l’agiotage.  Je  le  reconnais,  et  MM.  Mirés  et  Calley- 
Saint-Paul  sont  à Mazas  pour  prouver  que  la  loi  de  1856  n’est  pas  une 
lettre  morte.  La  loi  de  1856  est  sortie  d’une  brusque  réaction  du  gou- 
vernement contre  les  spéculations  de  Bourse. 

Cette  loi  est  excellente  dans  celles  de  ses  dispositions  qui  ont 
pour  objet  de  réprimer  des  faits  frauduleux  et  de  leur  appliquer  le 
principe  général  de  l’article  1382  du  Code  civil.  Cette  loi  est  mau- 
vaise dans  celles  de  ses  dispositions  qui  restreignent  les  franchises  de 
l’intérêt  individuel,  et  renferment  pour  les  capitaux  ou  plutôt  contre 
eux  le  principe  d’une  certaine  tutelle  gouvernementale. 

La  loi  de  1856  impose  aux  membres  des  conseils  de  surveillance 
une  responsabilité  pénale  fort  lourde.  On  conçoit  que,  dans  une 
société  en  commandite,  le  gérant  disposant  des  pouvoirs  les  plus 
étendus  puisse,  s’il  est  inhabile  ou  malhonnête,  entraîner  par  son 
inexpérience  ou  son  improbité  la  ruine  de  la  société.  Habile  et  hon- 
nête, il  peut  être  imprudent,  et  engager  témairement  la  société  qu’il 
représente  dans  des  entreprises  dangereuses.  Les  associés  doivent,  par 
leur  contrôle  et  leur  surveillance,  défendre  le  gérant  contre  des  actes 
imprudents,  l’arrêter  dans  une  voie  malhonnête,  l’éclairer,  ou  le  faire 
remplacer,  s’il  est  inhabile  : le  plus  souvent,  dès  avant  la  loi  de  1856, 


242 


LA  SPÉCULATION. 


pour  exercer  utilement  ce  contrôle  sur  les  actes  du  gérant,  les  associés 
commanditaires  créaient  des  commissions  connues  sous  le  nom  de 
conseil  de  surveillance.  Avant  la  loi  de  1856,  les  membres  du  conseil 
de  surveillance  qui  ne  surveillaient  pas  ou  qui  surveillaient  mal 
n’étaient  guère  tenus,  vis-à-vis  des  associés  qui  les  avaient  nommés, 
que  d’une  responsabilité  morale.  Que  se  passait-il?  Les  conseils  de 
surveillance  étaient  « composés  le  plus  souvent  de  membres  para- 
« sites,  dont  plusieurs  pouvaient  avoir  l’honnête  pensée  d’accorder 
« un  patronage  honorable  à d’utiles  entreprises,  mais  dont  la  plu- 
« part  étaient  choisis,  afin  que  leurs  noms  servissent  en  quelque  sorte 
« d’enseigne  à la  société*.  » Le  mal  assurément  était  grave;  mais 
la  cause  n’en  était  pas  difficile  à découvrir. 

Sur  un  marché  où  la  spéculation  n’agit  pas  irrégulièrement,  où  les 
capitalistes  entrent  et  sortent  avec  ordre  et  sécurité  des  négociations 
financières,  il  se  forme  petit  à petit  une  sorte  d’aristocratie  aux 
membres  de  laquelle  s’attache  la  considération  publique.  Les  hommes 
qui  la  composent,  connus  du  public,  tiennent  à justifier  la  considéra- 
tion dont  ils  jouissent  ; c’est  parmi  ces  hommes  honorables  et  honorés 
que,  depuis  près  de  cinquante  ans,  ont  été  pris  les  régents  de  la 
Banque  de  France,  lignée  de  hauts  financiers  au-dessus  du  soupçon. 
Plus  exclusive  par  son  esprit,  quoique  plus  ouverte  par  sa  nature  que 
l’aristocratie  nobiliaire,  cette  aristocratie  financière  a certaines  habi- 
tudes qui  lui  sont  propres,  et  particulièrement  une  certaine  loyauté 
en  affaires  qui  est  comme  traditionnelle.  Les  Laffitte,  les  Périer,  les 
Roy,  pour  ne  citer  que  des  noms  aujourd’hui  sortis  des  affaires, 
représentent  assez  bien  cette  race  de  financiers  et  d’hommes  d’État. 
La  surveillance  des  grandes  sociétés  est  en  général,  sous  un  régime 
régulier,  confiée  à ces  hommes  par  le  choix  intelligent  de  l’intérêt 
privé.  Que  s’est-il  passé  il  y a dix  ans?  Cette  aristocratie  financière, 
tîère  de  ses  traditions  et  fidèle  à les  conserver,  les  a vu  rompre  par 
une  foule  de  spéculateurs  audacieux,  qui  ont  apporté  dans  les  affaires 
des  habitudes  et  un  esprit  nouveaux.  Les  anciens  financiers,  ceux  qui 
avaient  mis  la  main  à la  fortune  de  la  France,  pendant  cinquante  ans, 
étaient  peut-être  (M.  Mirés  le  leur  a reproché)  froids  et  méthodiques; 
cette  froideur  dans  les  affaires  était  une  des  conditions  de  leur  pru- 
dence, et  ils  agissaient  avec  méthode,  parce  que  la  méthode  est  la 
condition  de  toute  œuvre  durable,  et  qu’ils  ne  faisaient  pas  des  affaires 
bonnes  aujourd’hui,  mauvaises  demain.  Les  nouveaux  financiers  se 
vantent  d’avoir  « de  plus  nobles  instincts,  » ils  s’intéressent  au  bonheur 
des  peuples,  et  comme  les  Romains  mêlaient  la  religion  avec  l’em- 
pire, ils  mêlent  les  belles  actions  avec  les  spéculations  hardies.  Que 

* Voir  l’exposé  des  motifs  de  la  loi  sur  les  sociétés  par  actions. 


LA  SPÉCULATION. 


‘2-13 

s’est-il  passé  cependant?  Rien  que  de  très-simple!  Les  conseils  de 
surveillance  ont  été  désertés  par  les  financiers  de  la  vieille  roche,  et 
les  financiers  d’un  esprit  plus  nouveau  les  ont  remplacés. 

A côté  d’eux  sont  entrés  des  personnages  honorés  publiquement  de 
la  faveur  du  gouvernement.  L’État  intervenant  fréquemment  dans  les 
entreprises  industrielles  et  financières,  il  est  résulté  qu’on  a cherché, 
pour  mettre  en  tête  des  compagnies  de  finance  ou  d’industrie,  des 
hommes  revêtus  d’une  faveur  gouvernementale. 

Le  mal  étant  là,  que  fait  la  loi  de  1856?  Elle  frappe  d’une  peine  les 
membres  du  conseil  de  surveillance  qui  no  surveillent  pas  : remède 
impuissant  qui  ne  guérira  pas  le  mal.  Le  défaut  de  surveillance  ne 
peut,  en  effet,  constituer  un  délit  punissable,  par  la  raison  très- 
simple  qu’il  ne  résulte  et  ne  peut  résulter  d’aucun  fait  bien  précis. 

Que  veut  la  loi?  que  les  membres  du  conseil  de  surveillance  véri- 
fient l’exactitude  des  inventaires  et  qu’ils  s’assurent  de  la  sincérité 
des  dividendes.  Ce  n’est  pas  tout  ! la  loi  veut  qu’ils  soient  responsables 
des  inventaires  et  du  payement  des  dividendes!  C’est  là  une  disposi- 
tion chimérique,  et  les  derniers  procès  l’ont  bien  montré.  On  a vu, 
en  effet,  dans  les  affaires  Mires  et  Calley-Saint-Paul,  combien  la  fixa- 
tion précise  de  l’inventaire  est  difficile,  pour  ne  pas  dire  impossible. 
Établir  l’inventaire  serait  chose  très-simple,  si  on  n’avait  pas  à faire 
suivre  chacune  des  valeurs  de  son  estimation. 

Je  conçois,  malgré  ces  difficultés,  une  responsabilité  morale  ; je 
conçois  même  qu’une  responsabilité  pénale  puisse  incomber  au  gé- 
rant, qui  est  censé  l’auteur  de  l’inventaire  et  le  garant  de  ses  esti- 
mations ; mais  étendre  cette  responsabilité  aux  membres  du  conseil 
de  surveillance,  c’est  ce  qui  est  difficile.  La  loi  a été  jusque-là  ; 
cette  disposition  est  inapplicable;  MM.  Poret , de  Chassepot,  de  Pon- 
talba,  membres  du  conseil  de  surveillance  de  la  caisse  Mirés,  avaient 
été  poursuivis  comme  responsables  de  l’inexactitude  des  inventaires. 
Ils  ont  été  acquittés;  ils  ne  pouvaient  réellemenl  pas  être  condam- 
nés ; mais,  aux  yeux  de  l’opinion,  leur  acquittement  condamne  la  loi. 

Si  d’ailleurs  la  loi  était  applicable.,  les  capitalistes  sérieux  évite- 
raient avec  le  plus  grand  soin  des  fonctions  aussi  périlleuses  ; nul  ne 
voudrait  faire  partie  d’un  conseil  de  surveillance,  parmi  ceux  qui  au 
besoin  pourraient  répondre.  Désertés  parles  honnêtes  gens  solvables, 
les  conseils  de  surveillance  seraient  composés  par  ces  hommes  qui 
acceptent  toutes  les  responsabilités  parce  qu’ils  ne  peuvent  faire  hon- 
neur à aucune. 

La  loi  de  1856  impose  aux  membres  du  conseil  de  surveillance  la 
vérification  et  l’appréciation  des  apports.  Ici  encore,  qui  ne  com- 
prend qu’on  les  place  en  face  d’une  véritable  impossibilité,  et  qu’on 
les  rend  responsables  d’une  faute  qu’il  leur  est  quelquefois  près- 


244 


LA  SPÉCULATION. 


que  inévitable  de  commettre?  Comment,  en  effet,  apprécieront-ils 
les  apports,  de  telle  sorte  qu’il  ne  soient  pas  démentis  le  lende- 
main ? En  théorie,  il  est  facile  de  dire  : Les  apports  seront  appréciés 
à leur  juste  valeur.  En  pratique,  cette  condition  est-elle  aussi  facile  à 
remplir  ? 

Il  en  est  de  même  de  la  plupart  des  dispositions  de  la  loi  de  1856  : 
elles  sont  inefficaces;  elles  n’étaient  pasnécessaires;  quelques-unes  sont 
dangereuses.  Cette  loi,  faite  pour  une  circonstance,  sera  corrigée  par 
l’expérience  : on  a dit  qu’elle  avait  coupé  la  fièvre  de  spéculation  qui 
travaille  les  mœurs  publiques.  Il  faut  répondre  qu’en  bonne  méde- 
cine mieux  vaut  prévenir  par  un  sage  régime  les  maladies  que  de  les 
guérir  par  des  remèdes  violents.  Si  on  n’avait  pas  fait  respirer  au 
pays  un  air  dangereux  et  malsain , si  on  n’avait  pas  surexcité  ses 
forces  jusqu’à  l’excès,  peut-être  n’aurait-il  pas  eu  la  fièvre,  et  il  n’eut 
pas  été  nécessaire,  pour  l’en  guérir,  de  recourir  à des  remèdes  qui 
finissent  toujours  par  porter  une  atteinte  grave  aux  tempéraments 
sur  lesquels  ils  ont  une  action. 

Voulez-vous  avoir  des  conseils  de  surveillance  sérieux,  laissez  se 
former  une  classe  de  capitalistes  honnêtes,  étrangers  aux  spécula- 
tions, familiers  aux  jeux  réguliers  des  lois  économiques,  et  ne  sa- 
chant pas  vivre  dans  les  temples  de  l’agiotage.  Voulez-vous  que  les 
apports  sérieux  puissent  être  sainement  appréciés,  laissez  la  presse 
porter  partout  la  lumière,  éteindre  les  lanternes  du  charlatanisme  et 
crever  la  grosse  caisse  des  spéculateurs. 

Voulez-vous  que  les  affaires  des  particuliers  se  fassent  tranquille- 
ment, sans  ces  secousses  terribles  qui  troublent  les  fortunes  et  con- 
fondent tous  les  intérêts  pour  les  compromettre  tous  : laissez  les  ci- 
toyens poursuivre  librement  le  cours  de  leurs  négociations  et  com- 
biner, comme  ils  l’entendent,  les  jeux  de  leurs  différentes  activités; 
ne  mêlez  pas  la  politique  aux  affaires  î 

Il  y a dix  ans  vous  avez  dit  au  public  : « Commencez  de  grandes  en- 
« treprises,  engagez  vos  capitaux  dans  les  sociétés  qui  doivent  les  réa- 
« User,  déployez  toutes  vos  activités,  faites  usage  de  toutes  les  res- 
« sources  du  crédit,  vendez,  achetez,  agitez-vous,  agitez  vos  affaires, 

« agitez  vos  capitaux,  tentez  de  hardies  expériences  sur  les  valeurs 
« actuelles,  créez  de  nouvelles  valeurs,  donnez  à l’Europe,  qui  vous 
« regarde  et  qui  vous  juge,  le  spectacle  du  développement  prodigieux 
« de  l’esprit  financier  et  de  l’esprit  industriel.  » Vos  conseils  ont  été 
suivis,  le  public  a écouté  votre  parole,  il  a spéculé,  il  a tenté  de  pro- 
digieuses entreprises,  il  a jeté  à pleines  mains,  et  sans  regarder  où, 
les  capitaux  fruits  de  ses  épargnes,  et,  comme  il  est  sans  exemple  que 
des  capitaux  que  l’on  jette  ne  trouvent  personne  pour  les  recueillir, 
les  spéculateurs  sont  sortis  de  terre  de  toutes  parts  ; ils  ont  fondé  des 


LA  SPÉCULATION. 


a 45 


sociétés;  ils  ont  ouvert  des  caisses,  ils  les  ont  remplies;  on  leur  di- 
sait de  ne  pas  laisser  froides  ces  affaires,  ils  y ont  mis  le  feu,  et  leurs 
imprudentes  ardeurs  ont  allumé  l’incendie.  On  leur  disait  de  ne  pas 
ramper  paresseusement  dans  les  anciennes  ornières  : ils  ont  couru, 
et  si  rapidement,  sur  la  pente  des  spéculations,  qu’ils  ont  failli  en- 
traîner dans  l’abîme  ceux  qui  s’étaient  confiés  à eux. 

Aujourd’hui,  les  spéculateurs  se  retournent,  ils  demandent  qu’on 
les  glorifie,  on  ne  les  glorifie  pas  ; ils  croient  qu’on  va  bénir  leurs 
œuvres,  on  les  maudit  : leurs  entreprises  sont  des  intrigues,  leur 
habileté  des  manœuvres,  leurs  spéculations  un  vil  agiotage.  Tel  rêvait 
dans  l’avenir  le  portefeuille  du  ministre  des  finances,  qui  a affaire 
avec  Son  Excellence  le  garde  des  sceaux,  et  tel  autre  qui  demandait 
une  place  au  Sénat  est  envoyé  à Mazas.  Ces  retours  sont-ils  injustes? 
Non,  sans  doute  ; mais  ils  sont  trop  brusques  pour  que  leur  rapidité 
n’étonne  pas;  des  justices  si  promptes  ressemblent  à des  représailles; 
on  se  rappelle  tout  bas  certain  passage  de  la  Bruyère  : « Si  un  finan- 
« cier  manque  son  coup,  les  courtisans  disent  de  lui  : C’est  unbour- 
« geois,  un  homme  de  rien,  un  malotru;  s’il  réussit,  ils  lui  demandent 
« sa  fille  ! » 

François  Beslay. 


Octobre  1861. 


17 


LA 


STATUE  D’APOLLON 


I 

La  Spezzia,  assise  au  fond  de  son  golfe  et  au  pied  de  l’Apennin, 
ombragée  d’oliviers  centenaires,  de  pins  maritimes,  qui  s’élancent 
entre  les  villas  comme  de  gigantesques  parasols,  parfumée  des  Heurs 
des  citronniers  et  des  lauriers-roses,  est  bien  l’une  des  plus  déli- 
cieuses haltes  qui  s’échelonnent  le  long  de  cette  belle  route  de  la  Cor- 
niche, depuis  Nice  jusqu’à  Livourne. 

Napoléon,  en  admirant  la  disposition  merveilleuse  des  rochers  qui 
enserrent  la  baie  et  semblent  réunir  en  un  seul  port  plusieurs  ports 
capables  de  contenir  chacun  une  flotte  nombreuse , avait  résolu  de 
faire  de  la  Spezzia  son  principal  port  militaire  sur  la  Méditerranée. 
Mais  le  dieu  qui  préside  aux  splendeurs  de  la  nature  a défendu  la 
Spezzia  contre  l’invasion  des  ingénieurs  et  la  truelle  des  maçons.  On 
n’y  voit  point  encore  de  forts  ornés  de  leurs  canonnières,  ni  de  jetée 
bien  droite  fendant  les  flots  de  ses  murs  de  granit  et  portant  à la 
pointe  un  phare  polyèdre  comme  le  flambeau  de  la  civilisation  ; c’est 
toujours  le  port  de  Luni  tel  que  Strabon  le  dépeignit.  Seulement,  les 
villas  de  marbre  qui  s’accrochent  aux  rochers  et  font  descendre  leurs 
jardins  jusqu’à  la  mer  sont  habitées  par  des  sujets  de  Victor-Emma- 
nuel au  lieu  de  l’être  par  des  patriciens  romains  ; les  luxueux  hêieis 
qui  s élèvent  au  bord  de  la  plage  donnent  asile  aux  touri>ies  anglais 
qui  viennent  prendre  des  bains  de  mer  dans  des  fLota  ciiargés  de  plios- 


I 


! LA  STATUE  D’APOLLON.  247 

t phore  ; un  tir  au  pistolet  est  établi  au  bord  de  la  route  de  Sestri  di 
Levante.,  et,  çà  et  là,  sur  cette  route  ou  dans  la  belle  promenade  qui 
domine  la  mer  du  haut  de  ses  terrasses,  apparaissent  des  chapeaux 
marrons,  des  voiles  verts  et  des  robes  à volants. 

Un  soir  de  l’an  dernier,  à cette  heure  du  crépuscule  si  rapide  et  si 
i belle  en  Italie,  tandis  que  le  soleil  éblouissant  encore  lance  ses  der- 
! niers  rayons  derrière  la  bande  d’azur  de  la  mer,  et  que  la  lune  appa- 
raît en  face,  allumant  comme  un  incendie  son  grand  disque  rouge, 
le  comte  et  la  comtesse  de  Morelay  étaient  assis  sur  un  des  bancs  de 
marbre  de  la  promenade,  et  regardaient  le  splendide  panorama  qui 
! se  développait  à leurs  yeux,  entre  Porto  Venere  et  Lerici. 

Il  faisait  jour  encore,  mais  la  nuit  descendait  rapidement.  L’église 
et  le  château  de  Porto  Venere,  assis  sur  leur  rocher,  découpaient  sur 
le  ciel  leurs  profils  sombres  et  semblables,  de  loin,  à des  profils  de 
ruines  antiques.  Les  côtes  de  Lerici,  dorées  des  derniers  reflets  du 
couchant , déployaient  en  festons  la  luxuriante  richesse  de  leur  végé- 
tation tropicale.  Ici  les  oliviers  allongeaient  leurs  branches  jusque 
dans  la  mer  et  trempaient  dans  ses  flots  leur  feuillage  grisâtre  comme 
celui  des  saules.  Là  les  palmiers  arrondissaient  leurs  rameaux.  Entre 
I les  arêtes  aiguës  des  feuilles  d’aloès  s’échappait  parfois  une  tige 
^ fleurie  élégante  et  svelte  comme  un  arbre  de  Raphaël;  puis  les  vignes, 
les  figuiers,  les  grenadiers , s’enroulaient  en  longues  lianes  ou  se 
massaient  en  buissons;  plus  haut  et  s’échelonnant  par  degrés  sur  les 
flancs  des  montagnes,  apparaissaient  en  touffes  sombres  les  châtai- 
gniers et  les  pins. 

Quelques  barques  errent  sur  le  golfe,  ramenant  des  pêcheurs  ou 
conduisant  des  touristes  vers  la  source  d’eau  douce  qui  jaillit  de  la 
mer.  On  entend  sur  la  plage  les  appels  des  mariniers  et  les  cris 
joyeux  des  enfants,  et,  du  côté  de  la  ville,  les  cloches  qui  sonnent 
i* Ave  Maria.  De  temps  en  temps , sur  la  mer  unie  et  bleue,  un  dau- 
phin saute  entre  les  barques  et  envoie  une  cascade  de  gouttes  d’eau 
aux  visages  des  bateliers  ou  des  promeneurs.  Quelques  lumières  hâ- 
tives apparaissent  du  côté  de  la  ville,  quelques  étoiles  brillent  au  fir- 
mament. 

Lecomte  et  la  comtesse  se  laissent  aller  à ce  charme  délicieux 
qui  règne  dans  toute  la  nature  et  fait  si  bien  comprendre  le  dolce  far 
niente  des  peuples  aimés  du  soleil. 

M.  et  madame  de  Morelay  ne  sont  point  des  amants  qui  font  l’école 
buissonnière,  ni  de  jeunes  époux  qui  promènent  en  Italie  le  premier 
quartier  de  leur  lune  de  miel.  Ils  ont,  l’un  et  l’autre,  passé  les  plus 
belles  années  de  la  jeunesse  et  les  printanières  ivresses  de  l’amour. 
Le  comte  a quarante  ans  sonnés;  la  comtesse  a bien  trente  ans,  quoi- 
qu’elle soit,  en  ce  moment,  resplendissante  de  fraîcheur  et  de  beauté. 


248 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


Tous  deux  reviennent  de  Rome,  où  la  comtesse  a dû  passer  l’Iiiver 
pour  se  remettre  d’un  commencement  d’affection  pulmoriique  sur- 
venu après  une  seconde  couche.  A les  voir  ainsi  rêveurs  et  silen- 
cieux, on  ne  dirait  pas  des  amoureux  en  extase,  ni  des  époux  indif- 
férents et  ennuyés  ; mais  on  dirait  un  couple  heureux  et  dès  long- 
temps accoutumé  à une  vie  sans  secousses. 

En  effet,  ils  avaient  la  richesse,  cette  première  condition  qui  ne 
fait  pas  le  bonheur,  mais  qui  lui  permet  au  moins  d’approcher.  Ma- 
riés depuis  dix  ans,  ces  dix  années  leur  semblaient  un  rêve  tant  elles 
avaient  vite  passé.  Le  comte  était  regardé  comme  un  homme  d’un 
rare  mérite.  La  comtesse,  jolie,  intelligente,  pleine  de  grâce  et  » de 
talent,  n’avait  trouvé  dans  la  vie  que  des  fêtes  et  des  sourires.  Elle 
aimait  son  mari,  ou  du  moins  elle  n’avait  jamais  été  tentée  d’en 
aimer  un  autre,  — soit  que  son  cœur  eût  été  juste  assez  occupé  pour 
ne  pas  prendre  garde  aux  hommages  qu’on  lui  adressait,  soit  que 
ces  hommages,  contenus  dans  des  bornes  sévères  par  le  respect,  par- 
les barrières  morales  qui  entourent  et  défeiident  les  femmes  du 
monde,  n’aient  jamais  été  d'une  séduction  bien  puissante.  Pour  le 
comte,  il  aimait  sa  femme  d’un  amour  profond,  mais  calme,  parc-e 
qu’il  comptait  absolument  sur  elle,  et  n’avait  pas,  depuis  dix.  ans, 
éprouvé  deux  heures  de  jalousie  ; l’idée  même  d’un  doute  ne  lui  était 
pas  venue. 

Les  petites  maladies  de  deux  enfants  charmants,  la  mort  de  quel- 
ques grands  parents,  étaient  donc  les  seules  douleurs  qui  marquassent 
des  étapes  dans  cette  heureuse  et  facile  vie. 

Actuellement,  ils  reviennent  en  France  àpetites  journées;  le  voyage 
par  mer  fatiguant  la  comtesse,  ils  ont  repris  terre  à Livourne,  et  de 
Livourne  ils  sont  arrivés  à la  Spezzia,  passant  ici  une  matinée,  là 
deux  jours  ou  trois.  Rien  ne  les  presse  ; nulle  obligation  nelesattend; 
leurs  enfants  sont  aux  mains  d’une  grand’mère  vigilante  ; leur  hôtel 
de  Paris  sera  prêt  pour  les  recevoir  au  jour  de  leur  arrivée  ; leur 
château  de  Touraine  est  gouverné  par  un  régisseur  honnête. 

Ce  qui  les  absorbe,  à cette  heure  crépusculaire,  c’est  un  doux  mé- 
lange de  fatigue  et  de  repos,  un  sorte  d’engourdissement  dans  le  bien- 
être,  un  demi-sommeil  dont  les  rêves  sont  choisis  par  la  reine  fan- 
taisie. 

Un  couple  vint  s’asseoir  à côté  d’eux,  sur  le  même  banc.  Les  robes 
des  deux  femmes  se  touchaient,  d’un  mouvement  instinctif  elles 
écartèrent  leurs  jupes.  Ce  geste  rapide  leur  fit  tourner  à demi  la  tête, 
et,  malgré  l’ombre  des  grands  chapeaux  de  paille,  leurs  regards  se 
rencontrèrent  une  seconde. 

Ceux  de  madame  de  Morelay  devinrent  soudain  plus  secs  et  plus 


ïti 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


249 


froids  qu’un  miroir  d’acier,  tandis  que"ceux  de  sa  voisine  se  baissè- 
rent. La  comtesse  fit  un  second  mouvement  pour  ramener  sa  jupe 
encore  davantage  et  se  retourna  vers  son  mari,  à qui  elle  parla  du 
paysage  avec  affectation  et  à voix  haute.  L’autre  femme  devint  rouge, 
puis  pâle,  traça  des  hiéroglyphes  sur  la  poussière  du  bout  de  son 
ombrelle,  pour  se  donner  une  contenance,  puis  reprit  le  bras  de  son 
compagnon  et  quitta  la  place. 

C’était  une  amie  de  pension  de  madame  de  Morelay,  madame  Amé- 
lie de  Braciennes,  qui,  depuis  deux  ans,  avait  quitté  son  mari  et 
voyageait  en  Italie  avec  le  vicomte  d’Aury. 

L’orgueilleuse  comtesse,  d’un  geste  bien  rapide,  et  peut-être  plus 
spontané  que  volontaire,  venait  de  mettre  entre  elle  et  son  amie  dé- 
chue une  infï-ancliissable  distance. 

Jamais  elle  n’avait  failli,  et  elle  ne  comprenait  pas  qu’on  pût 
faillir.  Jamais  la  tentation  puissante  ne  l’avait  menée  au  bord  de 
l’abîme  pour  lui  en  montrer  les  profondeurs  fascinatrices,  et  elle  ne 
concevait  pas  qu’on  tombât.  Naïvement,  elle  regarda  madame  de  Bra- 
cienne  comme  les  brahmes  de  l’Inde  regardent  les  parias.  Quand  la 
femme  faible  eut  passé,  la  comtesse  de  Morelay  dit  simplement  à son 
mari  : 

— C’est  madame  de  Braciennes. 

Ce  fut  tout.  Le  jugement  était  rendu,  l’arrêt  prononcé;  le  mé- 
lange d’intérêt  et  de  curiosité  avec  lequel  M.  de  Morelay  répondit  : — 
Ah! se  perdit  dans  un  silence  glacé.  Et,  comme  on  dit,  « l’inci- 

dent n’eut  pas  de  suite  ; » mais  il  amena  dans  les  souvenirs  de  la 
comtesse  une  sorte  de  revue  rétrospective. 

Elle  revit  le  temps  où,  petite  fille,  elle  sautait  à la  corde  avec 
Amélie,  et  le  jardin  aux  allées  de  tilleuls,  et  les  dortoirs  aux  lon- 
gues files  de  lits  garnis  de  blanc  et  de  vert,  et  les  classes  aux  pu- 
pitres de  bois  noir,  et  les  parties  de  cordes,  et  les  leçons,  et  les  pen- 
sums; puis  vinrent  les  souvenirs  de  jeunesse  ; un  premier  bal,  une 
partie  de  spectacle...  la  lecture  d’un  roman. 

Ces  souvenirs  défilaient  lentement,  presque  avec  ordre,  mais  sans 
raviver  de  profondes  empreintes.  Enfin  elle  se  trouva  dans  le  salon  de 
sa  grand’ mère  et  revit  une  présentation,  la  signature  d’un  contrat,  les 
préliminaires  de  son  mariage 

l)o  temps  et  temps  elle  répondait  à son  mari,  qui  lui  exprimait  une 
pensée  sur  le  pays,  les  promeneurs,  le  climat,  etc.,  par  une  phrase 
courte;  et  la  conversation  retombait.  Bientôt  la  suite  de  son  passé  se 
perdit  dans  les  méandres  de  la  rêverie. 

Il  semblait  que  cette  brise  embaumée  emportât  toutes  les  im- 
pressions fatigantes  ou  vives,  pour  ne  laisser  qu’une  disposi- 


230 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


tion  infinie  au  bien-être  physique  et  à l’engourdissement  inora 


Tandis  que  la  comtesse  regardait  d’un  \ague  regard  le  paysage  à 
travers  les  franges  de  son  ombrelle,  qui,  en  se  balançant,  découpait 
capiicieusement  la  ligne  d’horizon  ; elle  croyait  entendre  chantera  1 
côté  d’elle  des  harmonies  délicieuses;  et,  en  respirant  l’arome  des  m 
orangers,  elle  rêvait  des  poèmes  sans  commencement  ni  fin  et  qu'elle  M 
''f aurait  pas  su  traduire  en  paroles.  ■ 

Peu  à peu  même,  elle  cessa  de  ressentir  des  impressions  définies,  m 
et  les  phrases  entrecoupées  qu’elle  échangeait  avec  son  mari  s’in-  Ê 
terrompirent  tout  à fait.  M.  de  Morelay,  sans  doute,  était  au  même  ■ 
diapason,  car  il  ne  chercha  pas  à ranimer  la  conversation  et  demeura  1 
aussi  perdu  dans  un  silence  contemplatif.  1 


11 


Pourquoi,  après  un  long  abandon,  la  comtesse  leva-t-elle  tout  à 
coup  la  tête  et  fixa-t-elle  sur  un  point  rapproché  scs  regards  vagues 
et  errants  jusqu’alors? 

Pourquoi?...  — -Qui  le  sait?...  Faut-il  croire  au  hasard?  à la  fata- 


lité? à l’intluence  des  sympathies?  au  pouvoir  de  certaines  volontés 


sur  d’autres?  au  perfide  appel  de  l’Ange  des  ténèbres? 

Toutefois  ses  yeux  s’arrêtèrent  sur  un  jeune  homme  qui  était  assis 
à trois  pas  d’elle  et  s’appuyait  au  tronc  d’un  vigoureux  chêne  vert. 
11  se  détachait  en  silhouette  sur  le  ciel  et  la  mer,  et  recevait  sur  les 
contours  de  ses  cheveux  flottants  les  derniers  reflets  du  soleil. 

Elle  rougit,  car  les  regards  ardents  de  ce  jeune  homme  étaient  évi- 
demment dirigés  vers  elle  ; mais  elle  ne  se  détourna  pas  soudain, 
car  jamais  l’expression  d’un  visage  humain  ne  l’avait  autant  frappée. 

L’inconnu  était  beau  comme  Antinous,  et  jeune  comme  lui,  car  il 
pouvait  avoir  vingt  ans,  vingt-deux  ans  au  plus.  Sa  taille  paraissait 
élégante  et  bien  prise  ; sa  pose  abandonnée  avait  cette  grâce  juvénile 
que  ne  remplacent  jamais  ni  l’art  ni  l’élude  ; ses  vêtements  simples 
n’accusaient  précisément  aucune  caste  sociale.  Son  teint  mat  avait 


cet  éclat  chaud  qui  fait  ressortir  la  régularité  des  traits  et  le  noir 


biâllant  des  cheveux.  Ses  lèvres  bien  rouges , ombragées  d’une 
moustache  naissante,  s’entr’ouvraient  et  montraient  des  dents  comme 
des  perles  ; ses  yeux , profonds  et  noirs,  semblaient  envelopper  la 
comtesse  tout  entière  d’un  regard  plein  d’admiration. 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


251 


— Depuis  combien  de  temps  est-il  là?  se  demanda  madame  de 
Morelay  troublée  par  ce  regard.  Elle  allait  se  lever  par  un  mouve- 
ment d’instinctive  pudeur  ; mais  je  ne  sais  quelle  tentation  ina- 
vouée la  retint.  Peut-être  aussi  ne  voulut-elle  pas  avoir  l’air  de 
prendre  garde  à cet  admirateur  de  rencontre  ; peut-être  ne  voulut- 
elle  pas  tirer  M.  de  Morelay  de  sa  douce  torpeur;  peut-être  enfin, 
étonnée  de  se  sentir  émue,  essaya-t-elle  de  réagir  contre  cette  émo- 
tion, de  la  dominer  et  de  regarder’  à nouveau  ce  jeune  homme, 
cet  enfant,  si  beau  et  si  bien  encadré  par  les  splendeurs  de  la  nature. 

Elle  avait  baissé  les  yeux  ; elle  les  releva.  Mais  elle  s’était  remise  ; 
ils  ne  trahirent  plus  la  surprise  ni  la  confusion.  Ils  n’exprimèrent 
qu’un  intérêt  froid,  à peu  près  celui  qu’elle  eût  témoigné  à la  statue 
du  Bacchus  antique. 

L’inconnu  la  regardait  toujours,  et,  cette  fois,  ses  regards  avaient 
une  expression  si  claire  et  si  expressive,  qu’elle  tressaillit  et  perdit 
contenance.  Elle  se  leva,  saisit  vivement  le  bras  de  son  mari,  et  l’en- 
traîna d’un  autre  côté  de  la  promenade. 

Si  la  comtesse  de  Morelay,  assise  au  bois  de  Boulogne  ou  aux 
Champs-Élysées,  avait  vu  se  fixer  sur  elle  le  lorgnon  impertinent 
d’un  jeune  fat,  à coup  sûr  elle  n’eût  éprouvé  que  du  mécontente- 
ment et  de  la  gêne  ; et,  si  ce  fat  eût  été  très-beau,  sa  colère  de  femme 
outragée  par  un  grossier  hommage  n’en  eût  été  probablement  que 
plus  grande. 

Mille  fois  il  était  arrivé  à la  belle  comtesse  de  sentir  près  d’elle,  au 
milieu  d’un  bal,  une  admiration  aussi  vive  et  plus  discrète;  jamais 
elle  n’avait  été  émue  ; jamais  elle  n’y  avait  pensé  un  instant  de  trop. 

D’où  vient  donc  que  cette  fois  elle  se  troubla?  L’heure  critique 
de  sa  destinée  avait-elle  sonné?  ou  bien  l’influence  des  choses  exté- 
rieures est-elle  donc  si  forte,  qu’elle  puisse  modifier  tout  à coup  le 
caractère  et  la  nature  d’une  femme  comme  madame  de  Morelay? 

Jamais  la  comtesse  n’avait  éprouvé  cette  étrange  émotion.  Elle  bais- 
sait les  yeux  tandis  que  son  mari  lui  montrait  les  échappées  de  vue  de 
la  promenade  sur  la  mer,  et  la  lune,  éclatante  maintenant  dans  son 
disque  d’argent,  qui  dominait  les  côtes  de  Lerici.  Elle  baissait  les  yeux 
et  ne  répondait  pas,  de  peur,  en  regardant  autour  d’elle,  d’y  revoir 
cet  inconnu,  et,  en  parlant,  de  trahir  son  agitation  par  le  tremblement 
de  sa  voix. 

D’ailleurs,  que  lui  importaient  maintenant  ces  spectacles  extérieurs 
dont  la  magie  l’enivrait  quelques  instants  auparavant?  Elle  regardait 
au  fond  de  son  cœur  un  spectacle  bien  plus  nouveau  : le  spectacle  de 
la  raison  aux  prises  avec  je  ne  sais  quoi  d’inconnu  et  de  violent  qu’elle 
ne  peut  ni  comprendre  ni  dompter. 

— Eh  quoi  ! se  disait  la  comtesse  en  serrant  instinctivement  le  bras 


2Ô2 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


de  son  mari,  et  en  pressant  le  pas  comme  sous  la  menace  d’un  dan- 
ger, eh  quoi  ! faut-il  donc  croire  au  pouvoir  de  la  jettatura  ou  bien 
à ces  amours  soudains  comme  les  dépeignaient  les  romans  que 
lisaient  nos  mères?... 

Elle  éprouvait  à la^fois  le  besoin  de  fuir  et  celui  de  rester;  elle  se 
disait  avec  soulagement  que  le  surlendemain  son  voiturin  l’entraîne- 
rait loin  de  la  Spezzia;  et,  si  un  revirement  soudain  dans  l’itinéraire 
du  comte  l’avait  obligée  de  monter  sur  l’heure  dans  ce  même  voiturin 
pour  gagner  Sestri,  elle  eût  ressenti  un  cruel  déchirement.  Chaque 
tour  de  roue  qui  l’eût  entraînée  loin  de  cette  vision  d’une  heure  lui 
eût  causé  des  regrets  amers. 

Et  quels  regrets  sont  ceux-là  qui  ne  sauraient  se  formuler  par  des 
paroles,  ni  même  par  une  conception  nette  de  ce  que  l’on  a perdu! 

Le  vague,  l’inconnu,  cette  félicité  sans  nom  à laquelle  nous  aspi- 
rons sans  la  définir,  semblent  cachés  derrière  l’image  que  nous  avons 
entrevue  un  instant.  Elle  a pour  elle,  cette  image,  la  puissance  du  : 
Peut-être.  Et,  lorsque  nous  appelons  le  bonheur  de  tous  les  cris  de 
notre  cœur  avide,  une  voix  nous  répond  en  évoquant  le  fantôme  dis- 
paru : 

— Qui  sait  s’il  n’était  pas  là? 

On  se  console  de  la  mort  d’un  excellent  ami,  et  l’on  ne  se  console 
pas  de  celle  d’un  enfant.  La  blessure  que  fait  au  cœur  un  amour  qui 
se  rompt  se  cicatrise  avec  le  temps  ; mais  celle  qui  provient  d’un 
amour  étouffé  dans  son  germe  et  défendu  par  l’impossible  comme 
le  paradis  terrestre  par  l’épée  de  l’ange,  se  creuse  et  saigne  toujours. 

C’est  que  les  ivresses  que  nous  rêvons  sont  mille  fois  plus  sédui- 
santes que  les  belles  ivresses  de  la  réalité.  Les  joies  que  nous  avons 
goûtées,  nous  en  savons  les  amertumes  et  les  douceurs  ; au  milieu 
des  plus  divins  transports  nous  avons  senti  la  piqûre  qui  nous  a rap- 
pelé que  nous  sommes  enfants  de  la  terre  et  condamnés  à la  dou- 
leur. 

Les  joies  entrevues  par  l’imagination,  au  contraire , sont  sans  li- 
mites et  sans  contre-poids.  L’àme  dégagée  de  ses  liens  de  chair  ne 
connaît  pas  de  barrière  qui  l’arrête  dans  son  essor,  ni  de  blessure 
qui  mélange  de  peine  ses  plus  délicieuses  voluptés. 

Madame  de  Morelay  ne  se  disait  pas  tout  cela.  Elle  n’en  était  pas  à 
la  philosophie  du  sentiment , mais  à l’étonnement  et  à la  terreur  qui 
précèdent  la  passion. 

Après  quelques  tours  de  promenade  silencieuse,  le  comte  lui  de- 
manda si  elle  se  sentait  fatiguée  du  voyage  et  si  elle  voulait  rentrer  à 
l’hôtel.  Sur  sa  réponse  affirmative,  il  reprit  le  chemin  de  la  plage; 
mais  tout  à coup  il  s’arrêta  : 

— Écoutez  donc!  quelle  belle  voix  1 s’écria-t-il. 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


En  effet,  tout  près  d’eux,  une  voix  d’homme  entonnait  avec  un 
admirable  accent  de  prière  et  de  tendresse  : 

Verrano  a te  suli’aura  i rriiei  sospiri  ardenti 
Adrai  nel  marclie  rriormora  l’eco  de  miei  lainenti. 


La  comtesse  frissonna  et  leva  la  tête  pour  voir  le  chanteur.  Mais, 
avant  de  l’avoir  vu,  elle  s’était  dit  ; 

— C’est  lui  ! 

C’était  lui  en  effet...  lui,  qui  sans  doute  avait  voulu  forcer  l’atten- 
tion de  la  comtesse  et  trouver  moyen  de  parler  d’amour. 

Dès  qu’elle  eut  levé  les  yeux,  il  se  tut,  comme  si,  son  appel  une  fois 
entendu,  il  ne  se  fût  pas  soucié  d’autre  chose. 

— C’est  dommage!  dit  le  comte. 

Madame  de  Morelay  hâta  le  pas  en  murmurant  : 

— Qu’importe  ! 

— Qu’avez-vous,  Louise?  seriez'- vous  vraiment  souffrante?  de- 
manda M.  de  Morelay,  qui  fut  frappé  de  l’état  singulier  de  sa  femme. 

— Rentrons  ! dit-elle  d’une  voix  brève. 

Elle  sentait  près  d’elle  l’audacieux  qui  la  poursuivait;  et,  tandis  que 
son  orgueil  se  cabrait  devant  cette  poursuite,  elle  éprouvait  une  folle 
tentation  de  se  retourner  pour  le  regarder  encore. 

Lorsqu’elle  fut  à l’hôtel  de^l’JEitrope,  dans  le  salon  qui  précédait  sa 
chambre,  elle  se  laissa  tomber  dans  un  fauteuil  et  porta  la  main  à son 
front,  pour  comprimer  l’exaltation  de  son  cerveau. 

M.  de  Morelay  s’empressait  à l’entourer  de  soins  affectueux.  Elle 
supportait  ces  marques  de  tendresse  avec  une  sorte  de  gêne  et  cher- 
chait en  vain  des  mots  pour  le  remercier. 

Cependant  elle  parvint  enfin  à lui  répondre  , en  s’efforçant  d’ou- 
blier la  vision  qui  l’avait  troublée  et  de  reprendre  la  vie  où  elle  l’a- 
vait laissée  quelques  heures  auparavant. 

Il  lui  sembla  qu’elle  sortait  d’un  rêve  ; mais,  chose  étrange!  la 
réalité  lui  apparut  tout  à coup  sombre  et  froide  comme  un  crépus- 
cule d’hiver.  Elle  frissonna. 

— Vous  avez  la  fièvre  I dit  M.  de  Morelay. 

Hélas!  non  !...  la  fièvre  venait  de  la  quitter  au  contraire.  Ce  mari, 
aimé  depuis  dix  ans,  lui  déplut  souverainement  tout  à coup.  Sans  y 
prendre  garde,  elle  le  détailla  comme  si  elle  le  voyait  pour  la  pre- 
mière fois  ; alors,  elle  lut  distinctement  les  quarante  ans  du  comte 
sur  son  front  dénudé , aux  cheveux  gris  de  ses  tempes,  à la  rudesse 
de  sa  barbe,  aux  plis  marqués  autour  de  ses  yeux  ; à ce  je  ne  sais 
quoi  qui  trahit,  par  les^soins  mêmes  delà  toilette,  le  besoin  de  culti- 
ver un  reste  de  jeunesse. 


254 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


Jusqu’alors,  pour  elle,  le  mari  jeune  et  charmant  qu’elle  avait 
épousé  était  resté  le  même  ; les  changements  successifs  qu’appor- 
taient les  années  passaient  inaperçus.  Elle  les  découvrit  alors 
d’un  seul  coup  ; et,  sans  songer  que  le  comte  et  elle  avaient  vieilli 
ensemble,  sans  se  souvenir  que  les  années  écoulées  avaient  été 
douces,  il  lui  prit  une  sorte  d’oubli  du  passé  et  de  dégoût  de  l’a- 
venir. 

La  perspective  de  retourner  à Paris,  d’y  passer  un  mois  à prendre 
quelques  arrangements  de  ménage,  à rendre  quelques  visites  pour 
faire  acte  de  présence,  puis  d’aller  passer  quatre  ou  cinq  mois  dans 
son  château  de  Touraine,  entre  son  mari  et  ses  enfants,  lui  parut  si 
dénuée  d’intérêt  et  d’imprévu,  qu’elle  ne  put  retenir  un  bâille- 
ment. 

— Excusez-moi,  mon  ami,  dit-elle;  j’ai  mal  aux  nerfs,  ce  sera  la 
fatigue,  ou  l’odeur  des  lauriers,  qui  est  très-forte  sur  la  promenade. 
Je  vais  me  coucher,  et  demain  matin  je  m’éveillerai  guérie. 

Le  comte  la  laissa  seule  après  l’avoir  affectueusement  embrassée. 
Elle  se  coucha,  en  effet,  mais  elle  demeura  longtemps  agitée  et  dans 
un  état  de  surexcitation  qui  n’était  ni  la  veille  ni  le  sommeil. 

Après  des  efforts  infructueux  pour  se  calmer  et  s’endormir,  elle 
se  releva  pour  aller  prendre  sur  le  guéridon  du  salon  un  des 
livres  français  qui  s’y  trouvaient  mêlés  aux  journaux  de  sport  et  de 
voyage. 

Si  un  observateur  se  fût  trouvé  là  et  eût  été  doué  pour  un  instant 
du  don  de  double  vue,  à coup  sûr  la  comtesse  lui  fût  apparue  entre 
son  bon  et  son  mauvais  ange,  et  suivant  instinctivement  l’impulsion 
du  second.  Oui,  c’était  un  démon,  sans  doute,  qui , de  son  doigt  de 
feu,  lui  montra  le  livre  qu’elle  prit — au  hasard  ! 

Elle  s’assit  dans  un  grand  fauteuil  à la  Voltaire,  avança  la  lampe, 
ouvrit  au  milieu  le  joli  volume  doré  sur  tranches  et  se  mit  à lire  : 
Paul  et  Virginie. 

Mais  d’où  vient  que  tout  à coup  elle  rougit  et  pâlit  et  sentit  l’orage 
de  son  cœur  augmenter  au  lieu  de  s’apaiser? 

Elle  ferma  les  yeux  un  instant , pour  rafraîchir  ses  paupières  fati- 
guées ou  pour  concentrer  et  analyser  ses  pensées  incohérentes.  Puis 
elle  se  remit  à lire,  et  tourna  les  pages  en  tremblant. 

Enfin  elle  rejeta  le  livre,  se  promena  longtemps  dans  sa  chambre, 
en  essayant  de  vaincre  par  l’agitation  physique  le  spasme  moral  qui 
la  tenait  éveillée.  Elle  ouvrit  même  la  fenêtre  et  avança  sur  le  balcon 
pour  respirer  l’air  de  la  mer  et  la  fraîcheur  de  la  nuit. 

A peine  en  avait-elle  senti  la  bienfaisante  influence,  à peine  ses 
yeux  avaient-ils  eu  le  temps  de  reconnaître  le  magnifique  panorama 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


255 


qui  se  découvrait  devant  eux,  qu’elle  entendit  une  voix,  trop  connue 
déjà,  chanter  sous  son  balcon  : 

Veriano  a te  suU’aura  i niiei  sospiri  ardenti... 


Elle  rentra  vivement  et  ferma  la  fenêtre.  L’orgueil  de  la  femme  se 
révolta. 

— Décidément,  dit-elle,  décidément  cette  poursuite  est  offensante. . . 
Cependant  la  voix  du  chanleurne  s’arrêta  pas  ; il  continuait  : 

Adrai  nel  marche  mormora  Teco  de  miel  lamenti... 


Mais  on  eût  dit  que  cette  voix,  tout  à l’heure  si  pleitie  et  si  sonore, 
devenait  tremblante.  Après  le  premier  mouvement  d’indignation,  la 
comtesse  se  remit  à marcher  dans  la  chambre.  Elle  écoutait  malgré 
elle,  et  peu  à peu  se  rapprochait  de  la  fenêtre...  Cette  voix  qui  trem- 
blait et  semblait  se  mouiller  de  larmes  fit  tomber  sa  colère.  Son  cœur 
se  serra  et  bientôt  ce  fut  elle  qui  pleura. 

— Ah  ! fit-elle  en  quittant  cet  angle  de  fenêtre  où  elle  s’était  blot- 
tie pour  écouter  sans  que  son  ombre  pût  la  trahir  et  en  allant  tom- 
ber sur  son  fauteuil;  ali!  quelle  étrange  fascination  me  poursuit? 
A quel  cauchemar  suis-je  en  proie?...  La  nature  humaine  a-t-elle  donc 
de  ces  faiblesses  imprévues...  de  ces  heui’es  de  vertige?... 

Elle  pleura  quelques  instants  et  ses  larmes  la  soulagèrent.  Le  chan- 
teur se  tut.  Cependant  madame  de  Morelay  se  sentit  encore  trop  agi- 
tée pour  trouver  le  sommeil.  Elle  prit  un  autre  livre;  celui-là  peut- 
être  était  Je  contre-poison  du  premier,  car,  après  un  moment  de 
lecture,  ses  yeux  encore  voilés  de  larmes  s’éclaircirent,  sa  physiono- 
mie reprit  une  expression  de  calme,  et  elle  parut  s’intéresser  au  récit 
du  conteur  sans  en  être  troublée. 

C’était  encore  un  livre  français~qui  lui  était  tombé  sous  la  main. 
Un  volume  de  Nouvelles  signé  d'un  nom  aimé  des  délicats  : Prosper 
Mérimée. 

Elle  lut  la  Double  Méprise. 

Son  esprit  fut  bientôt  captivé  par  cette  attachante  lecture.  Toute- 
fois elle  ne  songea  pas  un  instant  à en  faire  l’application,  ni  à en  ti- 
rer une  conséquence...  encore  moins  crut-elle  à une  sorte  de  hasard 
prophétique...  Mais  sa  pensée  avait  été  distraite  et  soulagée  d'une 
préoccupation  dévorante,  son  sang  coulait  plus  tranquille  dans  ses 
veines.  Elle  se  coucha  et  dormit. 


256 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


III 


Lorsque  la  comtesse  s’éveilla,  au  matin,  il  ne  lui  restait  plus  que  le 
vague  souvenir  d’un  rêve  fatigant  ; elle  retrouva  le  sentiment  habituel 
de  l’existence. 

Le  comte  entra  dans  sa  chambre  dès  qu’elle  eut  sonné. 

— Eh  bien,  comment  allez-vous,  ma  chère  Louise?  Êtes-vous  re- 
posée et  pourrez -vous  enfin  jouir  de  notre  séjour  dans  ce  charmant 
pays? 

— Oui,  oui,  je  vais  mieux,  dit-elle.  J’ai  eu  hier  au  soir  un  cauche- 
mar tout  éveillée.  J’avais  mal  aux  nerfs,  apparemment. 

— Voulez-vous  faire  aujourd’hui  une  excursion  à Carrare  pour  y 
voir  sauter,  à la  mine,  les  énormes  blocs  de  marbre  blanc  qui  four- 
nissent la  statuaire  européenne,  et  dont  une  grande  partie  vient 
débarquer  à Paris,  quai  d’Orsay,  en  face  de  vos  fenêtres?... 

— Et  comment  le  marbre  de  Carrare  peut-il  arriver  à Paris  par  la 
Seine?  il  me  semble  que  sa  voie  la  plus  directe  serait  le  chemin  de 
fer,  qui  le  prendrait  à Marseille  pour  le  déposer  boulevard  Mazas. 

— Oui;  mais,  ma  chère,  si  la  ligne  droite,  qui  estleplus  court  che- 
min d’un  point  à un  autre,  est  aussi  le  plus  logique,  il  n’est  pas  tou- 
jours le  plus  économique.  Or  vous  savez  l’énorme  différence  du  prix 
des  transports  par  eau  ou  par  terre.  Ces  blocs  énormes,  qui  pèsent 
plusieurs  milliers  de  kilogrammes,  ne  se  manœuvrent  qu’avec  des 
peines  infinies.  Les  frais  de  débarquement,  de  chargement,  de  trans- 
port, seraient  énormes,  et  doubleraient  le  prix  du  marbre,  déjà  si 
cher. .. 

— Mais  alors... 

— Alors,  vous  allez  voir  tout  à l’heure  des  montagnes  de  marbre 
blanc,  grandes  et  hautes  comme  des  alpes.  Il  y aurait  de  quoi  peu- 
pler toutes  les  capitales  de  palais  comme  ceux  de  Gênes;  et,  tenez  ! de 
votre  balcon,  en  vous  inclinant  un  peu  à gauche,  vous  pouvez  voir  les 
silhouettes  aux  angles  rigides  et  aux  cassures  nettes,  des  montagnes 
gigantesques  de  Carrare.  Aucune  végétation  ne  vient  en  rompre  les 
lignes  ni  en  nuancer  les  teintes  bleuâtres.  Tandis  que  les  montagnes 
couvertes  de  neige  arrondissent  les  angles  de  leurs  cimes,  celles-ci 
semblent  déchirer  le  ciel  de  leurs  arêtes  aiguës. 

Eh  bien,  la  mine,  que  vous  pouvez  aussi  entendre  en  prêtant  To- 
reille,  fait,  d’heure  en  heure,  sauter  d’énormes  quartiers  de  marbre. 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


257 


Ces  quartiers,  des  hommes  adroits  et  forts  les  font  rouier  jusqu’à  un 
torrent  qui  a tracé  son  lit  entre  les  deux  montagnes,  et  descend  à la 
mer,  comme  tous  les  torrents  qui  roulent  des  Alpes  à la  Méditerranée. 
Le  lit  de  ce  torrent,  c’est  le  chemin  que  prend  le  marbre  pour  arriver 
au  port.  Des  bœufs,  attelés  par  troupeaux,  remorquent  les  blocs  et 
les  traînent  jusqu’au  vaisseau  où  on  les  embarque.  Quelquefois  ces 
bœufs  restent  plusieurs  jours  attelés  à un  seul  morceau  de  marbre. 
Lorsqu’un  bateau  a son  chargement,  il  prend  le  large  et  va  pourtour- 
ner  l’Espagne  par  le  détroit  de  Gibraltar,  côtoie  le  Portugal,  traverse 
le  golfe  de  Gascogne  et  gagne  le  Havre.  Là,  il  entre  en  Seine  et  re- 
monte jusqu’à  Paris.  Voilà  comment  vous  voyez,  de  votre  balcon, 
fonctionner  la  grue  qui  enlève  les  blocs  sur  le  pont  du  bateau  et  les 
dépose  sur  la  berge. 

— Allons  voir  Carrare!  s’écria  la  comtesse  de  Morelay.  J’appren- 
drai avec  plaisir  tous  les  détails  de  ces  travaux  ; je  veux  avoir  vu  les 
bancs  ouverts  de  cette  montagne,  d’où  sortent  les  vierges  de  nos  cathé- 
drales et  les  statues  de  Pradier... 

— Et  les  baignoires  de  tous  les  hôtels  d’Italie...  interrompit  le 
comte.  Eh!  qu’est-ce  donc  que  la  matière  sans  l’esprit  qui  l’anime, 
le  génie  qui  la  transfigure  et  lui  transmet  le  reflet  divin.. . 

— Vous  avez  raison,  dit  la  comtesse;  mais  n’est-il  pas  intéressant  de 
réver  l’avenir  d’un  bloc  informe  que  la  mine  a taillé  au  hasard,  et  de 
se  dire,  comme  le  sculpteur  de  la  Fontaine, 

Sera-t-il  dieu,  table  ou  cuvette  ? 

Vous  riez,  mon  ami;  je  sais  bien  comme  vous  que  la  matière 
est  chose  vile,  et  ce  n’est  assurément  pas  le  marbre  que  j’adore  dans 
un  Christ  au  tombeau,  ni  le  marbre  que  j’admire  dans  les  œuvres 
de  Michel-Ange  ; cependant  cette  matière  transfigurée  ne  partici- 
pe-t-elle pas  un  peu  à notre  respect  pour  le  génie  qui  l’a  taillée  ou 
l’image  sacrée  qu’elle  représente  ? Soyez  franc,  si  un  coup  de  tonnerre 
réduisait  en  éclats  informes  les  quatre  figures  des  tombeaux  de  Lau- 
rent et  de  Julien  de  Médicis,  et  les  marches  du  péristyle  de  cet  hôtel, 
feriez- vous,  des  uns  et  des  autres,  môme  cas  et  môme  usage? 

— Non,  peut-être...  par  une  superstition  dont  je  ne  me  rendrais 
pas  compte. 

— Appellerez-vous  superstition  aussi  le  sentiment  inné  et  invin- 
cible qui  vous  ferait  respecter  les  tronçons  du  saint  de  pierre  ou  de 
bois  devant  lequel  des  générations  entières  ont  prié? 

— Quelle  différence  !...  Ici,  ce  n’est  plus  au  morceau  de  matière 
que  je  rends  une  sorte  de  culte;  c’est  à l’objet  béni  et  sanctifié  par 
la  religion... 


258 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


— Croyez-moi,  au  fond,  l’impression  vient  de  la  même  source.  Le 
génie  humain  sanctifie,  lui  aussi , les  morceaux  de  matière  qu’il  a 
façonnés,  et  tel  débris  qui  a représenté  le  type  de  la  beauté,  de  la 
force  ou  de  la  grandeur,  ne  saurait  être  avili  sans  profanalion.. . 

— Peut-être;  et,  si  je  discute,  c’est  pour  vous  donner  l’occasion  de 
développer  votre  pensée.  Mais,  puisque  vous  aimez  la  sculpture,  vous 
pourrez  voir,  dans  la  ville  de  Carrare,  en  descendant  de  la  montagne, 
des  statues,  des  groupes,  des  vases  taillés  par  les  plus  habiles  mar- 
briers. Tous  les  sculpteurs  de  l’Italie,  artistes  et  ouvriers,  viennent  y 
travailler.  On  n’y  voit  que  des  ateliers,  on  n’y  entend  que  la  masse 
frappant  sur  le  ciseau,  ou  la  râpe  polissant  ce  que  le  ciseau  a taillé. 
En  sorte  que  la  population  de  la  ville  de  Carrare  se  compose  par  moi- 
tié de  statues  et  de  statuaires.  L’une  active  et  l’autre  passive. 

— Commandez  la  voiture,  dit  la  comtesse,  nous  allons  nous  faire 
conduire  à Carrare.  Je  serai  habillée  dans  une  heure. 

Le  comte  sortit.  Une  femme  de  chambre  entra,  portant  sur  un  pla- 
teau le  déjeuner  de  la  comtesse  et  une  lettre  sans  timbre. 

— Qu’est-ce  que  cela?  demanda  madame  de  Morelay  en  prenant  la 
lettre  d'une  main  tremblante,  mais  sans  l’ouvrir. 

A la  vue  de  ce  papier  inattendu,  une  émotion  soudaine  avait  fait 
rougir  la  comtesse.  Pourquoi?...  Ce  pouvait  être  un  compte  envoyé 
par  le  maître  de  l’hôtel,  parle  voiturin,  ou  quelque  autre  chose  banale. 
Mais  non  ; une  intuition  secrète  avertissait  la  pauvre  femme  que  ce 
pli  blanc  et  portant  son  nom  seul  pour  suscription  allait  réveiller  ses 
impressions  orageuses  de  la  nuit  et  de  la  soirée. 

— C’est  sans  doute  une  lettre  que  quelqu’un  aura  remise  pour 
madame  la  comtesse,  répondit  simplement  la  femme  de  chambre. 

Ainsi  donc,  plus  de  doute...  ce  papier  venait  du  dehors  et  non  des 
maîtres  de  l’hôtel.  Et  de  qui,  à la  Spezzia,  madame  de  Morelay  pou- 
vait-elle attendre  une  lettre? 

Elle  voulut  la  rendre , mais  ses  doigts  ne  pouvaient  s’en  dessaisir. 
Une  curiosité  folle  s’emparait  de  la  comtesse  et  grandissait  de  seconde 
en  seconde. 

Pourtant  elle  ne  doutait  pas  que  ce  ne  fût  une  insulte  de  plus,  et 
qu’elle  ne  dût  jeter  au  feu  avec  mépris  cette  lettre  insolente. 

— Mais  que  pensera  ma  femme  de  chambre,  si  je  renvoie  une  lettre 
sans  l’ouvrir?  Quelles  inductions  ne  pourra-t-elle  pas  tirer  de  ce  pro- 
cédé? quels  commentaires  ne  se  trouvera-t-elle  pas  autorisée  à faire?. . . 
se  disait  madame  de  Morelay,  pour  se  donner  une  prétexte  et  garder 
la  lettre;  d’ailleurs,  qui  m’oblige  de  lire  cette  lettre  parce  que  je  la 
reçois?  je  la  brûlerai  tout  à l'heure,  sans  rien  dire... 

Cependant,  lorsqu’elle  fut  seule  et  qu’elle  se  fut  approchée  du  foyer 


LA.  STATUE  D’APOLLON. 


259 


avec  la  lettre  et  une  allumette  enflammée,  une  hésitation  lui  vint... 
un  nouveau  prétexte  sans  doute. 

Après  tout,  cette  lettre  pourrait  venir  d’une  autre  personne, 
pensa-t-elle;  peut-être  de  madame  de  Braciennes,  qui  m’ia  vue  hier  sur 
la  promenade...  Refuser  sa  lettre  sans  l’ouvrir,  ce  serait  bien  dur... 
bien  hautain...  Après  tout,  Amélie  de  Braciennes  a été  mon  amie... 

L’allumette  lui  brûlait  les  doigts  ; elle  la  jeta  dans  la  cheminée  et 
porta  sa  main  droite  au  cachet  de  la  lettre. 

— Eh!  d’ailleurs,  qui  saura  si... 

Elle  lança  autour  d’elle  un  regard  furtif. 

— ...  Tandis  que  je  m’exposerais  à faire  une  impertinence. . . à 
blesser  cruellement  une  femme  que  son  cœur  seul  a entraînée... 

Oh  ! comme  elle  devenait  indulgente  !... 

Le  cachet  sauta. 

— Ce  sont  des  vers!  dit-elle. 

Elle  replia  précipitamment  la  lettre  et  , la  glissa  dans  sa  poche. 
Quelqu’un  venait. 

C’était  sa  femme  de  chambre,  qui  lui  apportait  une  robe  fraîche. 

Soudain,  par  l’effet  d’une  décision  rapide,  elle  déjeuna  en  dix  mi- 
nutes et  hâta  les  préparatifs  de  sa  toilette. 

Une  sorte  de  surexcitation  nerveuse  lui  faisait  mettre  de  l’empres- 
sement à toutes  choses.  Depuis  qu’elle  avait  pris  le  parti  de  garder 
la  lettre,  elle  semblait  devenue  presque  joyeuse.  Elle  se  laissa  com- 
plaisamment coiffer  et  habiller;  et,  tout  en  se  prêtant  aux  soins  de  sa 
femme  de  chambre , elle  se  disait  avec  un  secret  sentiment  d’orgueil 
et  de  plaisir  : 

— Il  est  poète. 

D’abord,  elle  s’était  promis  d’attendre  jusqu’au  soir  pour  lire  les 
vers  de  son  jeune  amoureux.  Mais  elle  ne  put  y tenir,  et,  tandis  que 
sa  femme  de  chambre  descendait  appeler  la  voiture,  elle  tira  le  pa- 
pier de  sa  poche  et  dévora  le  sonnet  suivant,  qui  était  écrit  en  vers 
italiens  : 

« Que  béni  soit  le  jour,  le  mois,  l’année,  la  saison,  l’heure  et  l’in- 
« stant,  le  beau  pays , l’heureuse  rive  où  ses  yeux  m’ont  pris  le 
« cœur. 

« Béni  soit  aussi  le  coup  qui  m’a  blessé,  et  le  sourire,  et  le  regard 
« qui  me  séduisent  et  me  consument. 

« Bénis  soient  les  soupirs  que  je  jette  au  vent  pour  appeler  ma 
« dame,  et  mes  pleurs,  et  mes  cris  et  mes  vagues  désirs  ! 

« Et  bénis  encore  les  vers  qu’elle  m’inspire  et  où  sans  cesse  je  la 
« chante  sans  me  plaire  à plus  rien  autre  ! » 

— C’est  charmant!  se  dit-elle,  rouge  et  confuse. 

Puis,  comme  une  chatte  qui  veut  s’assurer  que  personne  ne  la  guette, 


260 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


avant  d’effleurer  de  son  museau  rose  une  jatte  de  crème,  elle  regarda 
de  nouveau  autour  d’elle,  et,  quand  elle  fut  bien  sûre  que  nulle  porte 
n’était  ouverte  et  que  les  jalousies  ne  s’écartaient  pas  trop,  elle  les 
relut  et  les  glissa  dans  sa  poche. 

— Je  les  brûlerai  ce  soir,  se  dit-elle,  et,  si  je  trouve  le  poëte  sur 
mon  chemin,  je  le  regarderai  de  telle  sorte  qu’il  aura  moins  d’au- 
dace. 

— Madame,  la  voiture  est  prête  et  monsieur  attend,  vint  dire  la 
femme  de  chambre. 

— Allons!  s’écria  la  comtesse  de  Morelay  en  descendant  d’un  pas 
léger  les  vastes  et  longs  escaliers  de  la  locancla  clelV  Eurojja. 

Au  milieu  de  l’escalier,  elle  rencontra  l’inévitable  moine  mendiant 
des  auberges  italiennes.  Elle  lui  jeta  une  pièce  d’or. 


IV 


Étranges  effets  des  préoccupations  morales,  ou  des  préliminaires 
de  la  passion  ! La  comtesse,  durant  le  voyage,  ne  fut  point  rêveuse  et 
troublée  comme  la  veille  au  soir,  mais,  au  contraire,  vive,  gaie,  cau- 
seuse, presque  loquace. 

Ainsi  elle  s’était  sentie  honteuse  d’une  émotion  involontaire , 
et  elle  n’éprouvait  aucun  remords  à la  pensée  qu’elle  gardait  dans  sa 
poche,  à coté  de  son  mari,  une  lettre  d’amour. 

11  est  vrai  qu’elle  se  promettait  de  jeter  les  vers  au  feu  et  de  fou- 
droyer le  poëte  d’un  regard  bien  hautain. 

Mais  alors,  pourquoi,  tandis  qu’elle  parlait  de  mille  choses  indif- 
férentes, écoutait-elle  une  voix  éloquente  et  douce  qui  lui  chantait  au 
cœur  les  premiers  vers  du  sonnet  : 

« Que  béni  soit  le  jour,  le  mois,  l’année,  la  saison,  l’heure  et  l’in- 
« stant,  le  beau  pays,  l’heureuse  rive,  où  ses  yeux  m’ont  pris  le 
« cœur!  » 

C’est  qu’elle  était  fille  d’Ève  et  qu’elle  contemplait  avec  plaisir  le 
fruit  défendu  de  l’amour  ; et,  tout  en  ne  voulant  pas  y mordre,  elle 
le  trouvait  beau,  appétissant,  parfumé. 

Elle  se  disait  : « Cette  rencontre  sera  un  petit  roman  dans  ma  vie 
si  monotone...  Lorsque  bientôt  je  serai  de  retour  à Paris  et  revenue  à 
mes  occupations  et  à mes  devoirs,  jerêverai  à cette  apparition  rapide 
et  séduisante...  » 

Et  elle  regardait,  guidée  par  les  observations  du  comte,  les  blocs 


LA  STATUE  D’AI'OLLON. 


261 


de  marbre  soulevés  par  la  mine,  détachés  à coups  de  levier,  puis 
scintillants  au  soleil  ; les  uns  descendant  lentement,  poussés  par  des 
efforts  liumains;  les  autres  roulant  avec  fracas  jusqu’au  torrent,  où 
les  attendaient  les  grands  bœufs  blancs,  impassibles,  avec  leurs 
yeux  fixes  et  leurs  naseaux  fumants.  De  temps  en  temps,  un  chant 
sonore  et  plein  partait  des  groupes  d’ouvriers  et  se  répercutait  en 
échos  infinis  dans  les  rochers  de  marbre  déchiquetés  par  la  mine. 
En  d’autres  moments  c’était  un  cri  — de  joie  si  le  bloc  s’était  dé- 
taché heureusement,  sans  trop  d’éclats  et  avec  une  bonne  forme;  — 
de  désappointement  si  la  mine  brisait  en  miettes  un  bloc  éblouissant 
et  irréprochable  de  pureté. 

Après  avoir  contemplé  quelque  temps  les  belles  lignes  des  mon- 
tagnes, le  travail  des  mineurs,  et  après  avoir  remarqué  que  la  forme 
donnée  aux  blocs  par  le  hasard  des  détonations  de  la  mine  déter- 
minait bien  souvent  leur  destination,  le  comte  et  la  comtesse  se  lais- 
sèrent conduire  par  leur  voiturin  à la  ville  de  Carrare  pour  s’y  reposer 
pendant  la  forte  chaleur  du  jour. 

Mais,  tandis  que  les  chevaux  et  le  cocher  faisaient  la  sieste  à Yal- 
bergo  delV  Aquila  nera^  M.  et  madame  de  Morelay  parcoururent  cette 
ville  blanche,  où  les  édifices  publics,  les  maisons,  les  murs  de  clô- 
ture, les  pavés,  le  cailloutage  môme  qui  macadamise  les  routes,  tout 
est  en  marbre  statuaire.  Ils  allèrent  voir  le  dôme,  le  théâtre,  et  jeter 
un  coup  d’œil  dans  les  ateliers  qui  s’ouvrent  à tous  venants  sur  les 
rues. 

Là,  ils  admirèrent  des  vierges,  des  christs  exécutés  avec  une  habileté 
de  main  extraordinaire  ; ici  des  statues,  gracieuses  copies  de  l’antique 
ou  des  œuvres  contemporaines  les  plus  célèbres;  ailleurs,  des  vases 
ornementés  avec  une  richesse  prodigieuse  ; des  fruits  rendus  avec 
perfection  et  coloriés  à la  cire;  enfin  des  groupes,  des  statues,  des  bas- 
reliefs  gigantesques,  sculptés  pour  la  première  fois  par  des  artistes 
illustres  français  et  italiens. 

— Souvent,  dit  M.  de  Morelay  à sa  femme,  souvent  nos  grands 
statuaires  viennent  exécuter  à Carrare  leurs  plus  importants  travaux; 
et,  si  vous  pénétriez  dans  quelques-uns  de  ces  ateliers,  vous  y verriez 
peu  t-être  l’ébauche  de  la  statue  que  vous  admirerez  au  prochainSalon. 

Mais  c’était  le  moment  de  la  forte  chaleur,  et,  par  conséquent, 
l’heure  de  la  sieste.  Les  marteaux  étaient  muets,  et  on  n’entendait 
qu’à  de  rares  intervalles  un  coup  frappé  ou  un  grincement  d’outils. 
Dans  les  ateliers  poudreux,  sous  les  auvents  des  portes,  tout  le  monde 
dormait  ou  restait  inactif.  La  comtesse  promenait  un  œil  distrait  des 
statues  aux  hommes  ; les  unes  blanches  et  sortant  à demi  taillées  de 
leurs  blocs  comme  un  beau  fruit  de  sa  gangue  ; les  autres  vêtus  de 
blouses  bariolées  et  coiffés  de  bérets  éclatants. 

Octobre  1861. 


18 


262 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


Tout  à coup  ses  yeux  errauls  se  fixèrent.  Au  milieu  d’un  de  ces 
ateliers  où  se  mêlaient  les  terres  fraîchement  modelées,  les  plâtres 
et  les  marbres,  elle  aperçut  une  statue  qui  la  frappa  comme  une  vi- 
sion. Plus  elle  regardait,  et  plus  elle  croyait  reconnaître  dans  cet 
Apollon  de  marbre  la  grâce  et  la  beauté  du  poète  qui  préoccupait 
sa  pensée. 

L’impression  fut  tellement  forte,  que  la  comtesse  demeura  en  con- 
templation devant  ce  marbre  d’une  si  étrange  ressemblance. 

Mais  le  comte  poursuivait  sa  marche  : il  fallait  le  suivre.  Elle 
passa. 

Cependant  une  diabolique  tentation  la  prit  de  revoir  encore  cette 
image  déjà  tant  aimée...  Elle  retourna  sur  ses  pas,  arriva  jusqu’à  la 
porte  de  l’atelier,  et  s’arrêta  sans  oser  s’avancer  jusqu’au  seuil... 

Fut-elle  le  jouet  d’une  hallucination,  ou  bien  la  statue  soudain  de- 
vint-elle vivante?  Il  était  là,  lui-même,  le  col  nu,  les  cheveux 
flottants,  la  poitrine  enroulée  dans  une  ample  draperie. 

Elle  recula  d’un  mouvement  plus  rapide  que  la  pensée.  Lui  pour- 
tant l’avait  vue,  et  s’élançait  vers  elle. 

Mais  déjà  la  comtesse,  pourpre  de  honte  et  de  colère,  s’était  jetée 
au  bras  de  son  mari. 

— Qu’est-ce?  dit  vivement  M.  de  Morelay  en  la  voyant  émue  et 
tremblante,  tandis  que  la  silhouette  d’un  homme  apparaissait  à quel- 
ques pas,  dans  l’embrasure  d’une  porte. 

— Rien...  rien...  reprit-elle  en  s’efforçant  de  rassurer  sa  voix; 
ce  monsieur,  sans  doute,  a cru  que  je  le  regardais... 

M.  de  Morelay  se  retourna,  fier  et  interrogateur,  ému  à son  tour, 
et  tout  prêt  à demander  compte  à cet  inconnu  d’une  démonstration 
audacieuse. 

Mais  l’inconnu  avait  disparu. 

Le  mari,  toutefois,  demeura  un  instant  immobile. 

Puis,  personne  ne  reparaissant,  la  comtesse  murmura  : 

— Ce  n’est  rien...  moi-même  peut-être  je  me  serai  trompée. 

— Ces  Italiens  sont  très-avantageu.\,  dit  le  comte,  en  manière  de 
conclusion  à l’incident. 

Un  moment  après  il  ajouta  : 

— Que  regardiez-vous  donc  là? 

— Oh  ! reprit  madame  de  Morelay,  mentant  pour  la  première  fois, 
je  ne  sais  trop . . . un  Bacchus,  je  crois. . . 

Quand  ils  arrivèrent  à Valbergo  clelV  Aquila,  ils  trouvèrent  leur 
voiture  attelée  et  leur  vetturino  prêt. 

— Voulez-vous  voir  Massa  ? dit  le  comte,  nous  en  sommes  bien 
près  ; mais  il  n’y  a rien  du  curieux,  sauf  peut-être  le  vieux  château 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


263 


* fort...  et  nous  n’aurions  guère  le  temps  d’y  grimper  et  d’être  à la 
Spezzia  pour  l’heure  du  dîner. 

— Retournons  à la  Spezzia,  dit  la  comtesse,  je  suis  fatiguée... 

La  voiture  roula  d’abord  dans  un  chemin  creux  entre  deux  haies 
de  grenadiers  où  çà  et  là  éclataient  des  fleurs  empourprées.  Quelques 
maisons  de  cultivateurs  se  rangeaient , de  distance  en  distance,  en- 
tourées de  leur  enclos  et  de  leur  jardin  comme  nos  chaumières  de 
Normandie.  Seulement,  les  chaumières  encore  étaient  de  marbre,  et 
les  oliviers,  les  figuiers  et  les  vignes  ombrageaient  l’humble  toit  que 
couvrent  là-bas  les  pommiers. 

Le  chemin,  ensuite,  longea  des  coteaux  incultes  comme  nos  landes, 
mais  où  les  buissons  de  myrtes  tenaient  lieu  d’ajoncs  ; les  châtai- 
gniers ombrageaient  le  sommet  des  coteaux  ; les  pins  maritimes  dé- 
coupaient sur  le  ciel!  leurs  élégants  parasols.  Enfin,  on  repassa  la 
douane  du  duché  de  Modéne  et  la  Magra,  une  large  rivière  sans  eau 
et  sans  pont. 

La  voiture  se  traînait  péniblement  dans  le  sable  elles  galets. 

— Mais,  dit  le  comte  au  velturino,  si  vous  allez  avec  tant  de  peine 
quand  la  rivière  est  à sec,  comment  faites-vous  quand  il  y a eu  de 
l’orage  et  que  l’eau,  descendant  des  montagnes  par  torrents,  emplit 
son  lit  et  roule  des  avalanches  de  sable  ? 

— Ah!  dit  le  vetturino,  il  faut  attendre... 

— Attendre  quoi? 

— Eh  I que  l’eau  ait  fini  de  couler. 

— Il  est  bon  de  ne  pas  être  pressé,  dans  ce  pays-ci. 

— Monsieur,  les  gens  de  Lerici  veulent  que  le  pont  se  fasse  à une 
certaine  place,  ceux  de  Pontremoli  le  veulent  à une  autre,  et  on  at- 
tend qu’ils  s’accordent.  Ce  sera  long. 

Cependant  on  regagna  cette  admirable  route  de  la  Corniche  qui 
borde  les  rivières  de  Gênes  au  levant  et  au  ponant,  et  réunit,  entre  Nice 
et  Sarzane,les  plus  beaux  points  de  vue  du  monde. 

La  voiture  allait  lentement,  tantôt  montant  les  rampes  escarpées 
qui  pourtournent  les  Apennins,  tantôt  descendant  jusque  sur  la  plage, 
et  si  près  du  bord,  que  les  courtes  vagues  de  la  Méditerranée  venaient 
en  laver  les  roues. 

Cette  fois,  le  voyage  était  silencieux.  La  comtesse  ne  trouvait  rien 
à dire,  et  toute  son  attention  suffisait  à peine  à dissimuler  sous  une 
sorte  de  somnolence  les  émotions  de  son  cœur. 

L’orgueil  et  la  terreur  se  disputaient  alors  ce  cœur  tourmenté.  Elle 
se  disait  : « Il  est  beau  comme  un  dieu...  il  chante...  il  est  poëte... 
il  est  statuaire...  » En  même  temps  elle  tremblait,  car  elle  sentait 
le  danger  et  elle  ne  pouvait  plus  réprimer  le  vertige  qui,  depuis  la 


264 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


veille,  la  conduisait  d’étape  en  étape  jusqu’à  la  passion.  « Il  a sur- 
pris mou  admiration  dans  mon  regard  !...  pensait-elle,  en  se  rappe- 
lant avec  confusion  la  preuve  involontaire  qu’elle  lui  avait  donnée 
de  sa  faiblesse...  Il  croit  que  je  l’aime!...  peut-être...  — Mais  c’est 
vrai!  » cria  soudain  la  voix  de  la  conscience. 


V 

Cette  découverte  la  laissa  consternée.  Elle  eut  un  moment  de  stu- 
peur. Puis,  rappelant  avec  énergie  toute  sa  dignité,  toute  sa  vertu, 
tous  ses  souvenirs  d’honneur  et  de  loyauté , elle  demanda  au 
comte  : 

— Quand  parlons-nous? 

— Êtes-vous  si  pressée,  Louise?  dit-il;  je  suis  à vos  ordres,  ma 
chère;  mais,  puisque  notre  temps  de  vacance  n’a  point  de  limites 
forcées,  il  me  semble  que  nous  aurions  pu  rester  ici  quelques  jours 
à prendre  les  bains  de  mer. 

— Nous  devions  être  à Paris  le  15_du  mois,  reprit  la  pauvre  femme 
avec  un  effort. 

— Il  est  bien  fâcheux  de  passer  si  près  des  plus  belles  villes  de 
l’If  alie  sans  les  voir  ; vous  ne  connaissez  pas  Pise  : c’eût  été,  d’ici, 
un  voyage  de  deux  jours,  en  comptant  l’aller  et  le  retour. 

— Ah! 

— Et  Florence!  Comment  n’avez-vous  pas  envie  de  voir  Florence? 
vous  si  artiste  par  vos  goûts  ! Je  pensais  tout  à l’heure  que  nous 
pourrions  faire  marchéavec  un  voiturin  qui  nous  mènerait  à Florence. 
— Ne  trouvez-vous  pas  charmant  de  voyager  en  voiturin?  — Nous 
verrions  Sienne,  Pistoïe,  Lucques. ..  et  nous  pourrions  revenir  par 
Modéne  , Mantoue  et  Milan. 

Madame  de  Morelay  accueillit  avec  empressement  l’idée  d’aller 
à Florence.  Partir  pour  Florence  ou  pour  Paris,  c’était  toujours  quit- 
ter ce  dangereux  pays  de  la  Spezzia,  que  la  conscience  lui  criait  de 
fuw;  et  l’idée  de  voir  la  patrie  de  Dante  et  de  Michel-Ange  lui  offrait 
une  diversion  toute-puissante,  tandis  qu’elle  avait  senti  comme  un 
deuil  lui  prendre  le  cœur  à la  pensée  de  revenir  tout  simplement, 
tout  prosaïquement  à Paris,  et  d’y  reprendre  cette  chaîne  sociale  dont 
les  habitudes  mornes,  les  tiraillements  intimes,  les  évolutions  régu- 
lières, sont  comme  les  anneaux. 

— Nous  partirons  donc  demain  pour  Florence,  puisque  vous  ne 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


265 

voulez  pas  rester  plus  longtemps  ici,  dit  le  comte.  J’enverrai  ce  soir 
nos  passe-ports  au  visa,  et  je  retiendrai  un  voiturin. 

Une  fois  ce  parti  arrêté,  la  comtesse  fut  plus  tranquille.  Elle  se  dit 
qu’elle  avait  satisfait  à sa  conscience  et  cessa  de  s’alarmer  des  batte- 
ments précipités  de  son  cœur.  Au  contraire  môme,  elle  accueillit  alors 
avec  une  sorte  de  plaisir  l’image  de  celui  qui  le  faisait  battre. 
« Encore  vingt-quatre  heures,  et  je  ne  le  verrai  plus!  » se  disait- 
elle... 

Le  silence  régna  de  nouveau  entre  les  deux  époux;  de  temps  en 
temps  M.  de  Morelay  risquait  une  remarque  ou  une  question;  mais 
les  réponses  qu’il  obtenait  étaient  rares  et  brèves.  Il  se  mit  à regar- 
der le  paysage  et  à penser  seul. 

Quant  à la  comtesse,  elle  regardait  aussi  le  paysage;  mais  c’était 
pour  en  fixer  le  souvenir  dans  sa  mémoire  comme  celui  d’un  mirage 
enchanteur.  Elle  voulait  en  faire  le  cadre  splendide  de  son  amour 
d’un  jour. 

Les  accidents  des  montagnes,  les  poétiques  ombrages  des  val- 
lées, les  anses  abritées  où  la  mer,  transparente  jusqu’au  fond,  for- 
mait comme  des  baignoires  mystérieuses,  les  plages  gazonnées  sur 
lesquelles  venaient  mollement  s’échouer  les  vagues,  lui  faisaient 
comme  des  points  de  repère  qui  devaient  lui  servir  un  jour  à recon- 
struire par  la  pensée  ce  décor  du  bonheur. 

Et,  loin  de  repousser  les  pensées  dangereuses,  elle  les  accueillait... 
elle  les  caressait... 

« Je  pars  demain,  qu’importe  I » se  disait-elle. 

Ils  arrivèrent.  La  Spezzia  parut  alors  à la  comtesse  un  coin  du  pa- 
radis oublié  sur  la  terre.  C’est  là  qu’elle  l’avait  vu. ..  Sur  cette  prome- 
nade, elle  avait  croisé  son  regard  avec  le  regard  amoureux  du  jeune 
poète...  Le  long  de  ce  chemin  il  avait  marché  près  d’elle...  enfin,  au 
pied  de  cette  fenêtre,  la  nuit,  il  avait  chanté...  « Reviendra-t-il  y chan- 
ter ce  soir?  se  demanda-t-elle;  s’il  n’allait  pas  revenir?...  » Mais  une 
voix  secrète  lui  répondit  : « Il  reviendra  !...  » Et  la  comtesse  se  dit  : 

« Je  l’écoulerai  encore  cette  fois.  Je  pars  demain.  » 

Le  comte  s’occupa,  dès  son  arrivée,  de  préparer  le  départ  du  len- 
demain. Le  patron  de  l’hôtel  de  l’Europe  lui  procura  sur-le-champ  un 
voiturin  avec  lequel  marché  fut  conclu  pour  tout  le  voyage.  On  donna 
l’ordre  au  garçon  chargé  du  visa  des  passe-ports  de  tenir  ceux  du 
comte  prêts  pour  le  lendemain  à midi,  de  passer  à la  poste  prendre 
les  lettres,  s’il  y en  avait,  et  de  commander  qu’on  dirigeât  celles  qui 
viendraient  sur  Florence. 

La  comtesse  secoua  un  instant  ses  rêveries,  pour  s’occuper,  elle 
aussi,  des  apprêts  du  départ;  mais  ce  fut  vite  fait;  les  malles,  d’ail- 


266 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


leurs,  avaient  à peine  eu  le  temps  d’être  débouclées.  Seulement,  par 
un  caprice  inattendu,  dont  maugréa  sa  femme  de  chambre,  elle  lui  fit 
chercher  au  fond  de  la  plus  grande  une  robe  toute  fraîche  quelle 
revôtil  après  dîner  pour  la  promenade  du  soir. 

Il  fallut  aussi  recréper  ses  cheveux  ; elle  les  avait  blonds  avec  des 
reflets  dorés,  et  n’ignorait  pas  que  le  soleil  couchanty  faisait  resplen- 
dir des  reflets  enflammés.  C’est  pourquoi  elle  ne  voulut  pas  porter  de 
chapeau  ce  jour-là,  s’autorisant  de  la  liberté  grande  que  prennent 
partout  les  voyageurs.  Une  ombrelle  à franges  qui  se  penche  ou  s’é- 
lève à volonté  pour  varier  les  jeux  de  l’ombre  et  de  la  lumière,  devait 
lui  suffire  tant  que  le  soleil  éclairerait  l’horizon;  et  après  elle  devait 
jeter  sur  sa  tête  le  capuchon  de  sa  mantille. 

Avant  de  partir,  comme  elle  se  mira  ! Elle  voulait  être  belle  de 
toute  sa  beauté  pour  cette  soirée...  cette  soirée  unique! 

Elle  aurait  voulu  hâter  l’heure  de  la  promenade  et  craignait  en 
même  temps  de  la  voir  arriver.  C’était  l’heure  où  elle  espérait  le  re- 
voir. . . Mais  aussi  chaque  minute  qui  s’écoulait  et  la  rapprochait  de 
cette  heure  la  rapprochait  en  même  temps  du  moment  du  dé- 
part !... 

Chose  étrange!  La  colère  éveillée  par  l’audace  du  jeune  homme, 
audace  qui  lui  avait  semblé  sur  le  moment  presque  grossière,  cette 
colère  naturelle  et  légitime  était  totalement  éteinte;...  madame  de 
Morelay  ne  songeait  qu’à  le  revoir... 

— Je  vais  partir. . . qu’importe  !... 

C’était  là  le  refrain  de  toutes  ses  pensées,  l’excuse  de  toutes  ses 
faiblesses. 

Le  cœur  lui  battait  bien  fort,  lorsqu’au  bras  de  son  mari  elle  sor- 
tit de  l’hôtel  pour  se  promener  sur  la  plage.  « Demain,  à pareil  mo- 
ment, où  serai-je?  pensait-elle;  sans  doute  sur  le  chemin  de  Florence, 
dans  quelque  bourgade  où  notre  voiturin  aura  décidé  de  faire 
halte.  » 

Elle  lançait  de  furtifs  regards  autour  d’elle,  mais  celui  qu’elle  at- 
tendait ne  paraissait  pas.  D’abord  elle  pensa  qu’il  était  peut-être  sur 
la  promenade,  à la  place  où  la  veille  elle  l’avait  aperçu  pour  la  pre- 
mière fois;  et  insensiblement  elle  y dirigea  les  pas  de  son  mari... 
— Rien  encore!...  Elle  était  impatiente,  et  regardait  parfois  sa 
montre... 

L’attente,  cependant  l’absorba  bientôt  tout  entière  : la  conversation 
que  jusqu’alors  elle  s’était  efforcée  de  soutenir  avec  son  mari  tomba. 
Elle  compta  les  minutes...  elle  suivit  sur  le  sable  les  lentes  dégra- 
dations des  ombres...  « Il  ne  viendra  pas  ! » se  dit-elle  avec  un  soudain 
effroi  qui  lui  glaça  le  cœur. 

Alors,  un  mortel  regret  la  prit  d’avoir  exigé  ce  départ.  Elle  en  vou- 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


267 


lut  au  comte  parce  qu’il  était  la  cause  indirecte  des  scrupules  de  sa 
conscience.  L’idée  que  maintenant  elle  se  trouvait  forcée  de  partir 
le  lendemain,  de  s’arracher  à la  Spezzia,  la  mettait  au  désespoir. 
Elle  se  reprochait  aussi  ce  mouvement  de  fierté,  plus  fort  que  la  pas- 
sion, et  qui,  le  matin,  l’avait  fait  s’enfuir  au  bras  de  son  mari  et 
lancer  à l’audacieux  un  regard  de  colère. 

Plus  le  temps  passait,  et  plus  son  angoisse  devenait  violente...  plus 
son  fol  amour  devenait  coupable.  En  ce  moment,  elle  se  sentait  prête 
à encourager  d’un  signe  cet  amant  si  dédaigneusement  traité  la  veille 
et  le  matin. 

Elle  ressentait  alors  une  rage  d’autant  plus  violente,  qu’elle  était 
forcée  de  la  contenir  ; enfin  elle  se  promit  que,  s’il  ne  venait  pas  ce 
soir-là,  elle  se  dirait  malade  le  lendemain  pour  ne  pas  partir;  car 
elle  voulait  le  revoir  une  fois...  échanger  avec  lui  un  regard  avant  de 
s’enfuir...  pour  toujours. 

Cette  résolution  prise,  elle  fut  plus  tranquille  et  parvint  à dominer 
ses  émotions  en  respirant  la  brise  parfumée,  en  regardant  les  barques 
glisser  sur  la  mer,  et  le  soleil  couchant  envelopper  toute  la  nature 
dans  une  atmosphère  qui  semblait  pleine  de  poussière  d’or. 

Elle  hasarda  môme  quelques  remarques  à haute  voix. 

— Oui,  dit  le  comte,  regardez  bien, Louise,  ce  panorama  splendide, 
un  des  plus  beaux  qui  soient  au  monde  ; à Florence,  vous  verrez  des 
monuments  fiers  et  grandioses,  des  peintures  et  des  sculptures  dignes 
d’admirations  éternelles  ; mais  vous  ne  verrez  plus  la  mer  limpide  et 
bleue  comme  un  saphir  immense...  les  Alpes  et  les  Apennins  cachant 
leurs  pieds  sous  les  oliviers  centenaires  et  portant  jusqu’au  ciel  les 
neiges  éclatantes  de  leurs  cimes. 

— C’est  vrai  qu’il  est  pénible  de  quitter  un  si  beau  pays,  dit  la 

comtesse,  répondant  plus  encore  à ses  pensées  qu’aux  paroles  du 
comte de  s’en  retourner  en  France  habiter  un  triste  château. 

— Triste!  vous  trouvez  le  séjour  de  Morelay  triste?  s’écria  le  mari 
avec  un  accent  d’étonnement  et  de  douleur.  Nous  y avons  pourtant 
passé  de  bien  belles  années,  Louise...  des  années  heureuses...  pour 
moi,  du  moins... 

— Pourquoi  me  conduisez-vous  dans  des  pays  enchantés?  vous  me 
gâtez,  mon  ami  ! Est-ce  qu’il  y a du  soleil  ailleurs,  quand  on  a vu  ce- 
lui-ci disparaître  derrière  la  mer,  avec  ce  fracas  et  cet  éclat  qui  fait 
songer  à l’incendie  des  villes  bibliques?  Est-ce  que  l’on  peut  trouver 
beaux  nos  horizons  bornés  et  doux  notre  air  natal,  quand  on  a vu 
cette  immensité  de  ciel  et  de  mer,  et  respiré  ces  brises  embaumées?. . 

— La  Touraine  a pourtant  de  magnifiques  parcs  et  de  riches  cam- 
pagnes. Louise,  n’oubliez  pas  trop  notre  nid  patrimonial  ; je  ne  sais 


268 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


pourquoi,  mais  vos  paroles  de  tout  à l’heure  m’ont  attristé.  N’aime- 
riez-vous plus  le  toit  béni  où  nous  nous  sommes  aimés  dans  le  re- 
cueillement et  dans  la  paix...  où  nos  enfants  sont  nés?... 

— S’ils  étaient  nés  ici,  quel  sang  plus  ardent  et  plus  riche  coule- 
rait dans  leurs  veines!  Ils  seraient  beaux  comme  des  dieux,  ils  au- 
raient du  génie  !... 

— Oh  ! reprit  le  comte  avec  un  sourire  demi-railleur,  j’espère  que 

notre  fils  sera  un  homme  de  cœur  et  d’intelligence...  qu’il  saura  ser- 
vir son  pays  et  tenir  son  rang  avec  honneur J’espère  que  notre 

fille  deviendra  une  bonne  et  charmante  femme...  comme  sa  mère... 
et  je  ne  désire  rien  de  plus...  Croyez-vous  donc  que  les  enfants  qui 
naissent  dans  ces  villas  de  marbre  et  jouent  sous  des  bosquets  de  lau- 
riers-roses valent  mieux  que  les  nôtres  ? 

La  comtesse  ne  répondit  pas  ; elle  n’aurait  d’ailleurs  ni  voulu,  ni 
pu  soutenir  son  absurde  exclamation  ; mais,  un  moment  après,  con- 
tinuant encore  de  suivre  ses  propres  pensées,  elle  ajouta,  par  cette 
habitude  de  causerie  intime  qu’elle  avait  contractée  : 

— La  beauté  va  bien  au  génie...  Il  semble  que  le  don  de  poésie 
doive  habiter  sous  un  front  aux  lignes  nobles  et  pures,  et  que 

l’homme  qui  sait  les  secrets  du  beau  doive  être  beau  lui-même 

Raphaël  était  beau...  Byron... 

— Et  ceux  qui  n’ont  pas  les  cheveux  abondants  et  lustrés,  le  front 
sans  rides,  les  muscles  richement  développés,  sont  des  brutes... 

La  comtesse  se  mit  à rire. 

— Vous  seriez  la  preuve  du  contraire,  s’écria-t-elle,  et  depuis 
une  heure  je  dis  des  sottises. 

Mais  le  soleil  venait  de  disparaître  derrière  la  ligne  d’horizon  et  le 
crépuscule  succédait  rapidement  au  jour.  Une  morne  tristesse  rem- 
plaça dans  le  cœur  de  madame  de  Morelay  l’angoisse  du  commence- 
ment de  la  soirée  et  le  moment  de  calme  qui  l’avait  suivie.  Elle  pen- 
sait avec  amertume  que  celui  qu’elle  attendait  ne  viendrait  sûrement 
plus.  Elle  tremblait  que  son  beau  roman  ne  finît  trop  vite. 

D’un  mouvement  rapide  elle  ferma  son  ombrelle,  releva  sur  son 
front  le  capuchon  de  sa  mantille  sans  prendre  garde  à ses  cheveux. 
Que  lui  importait  maintenant  leurs  boucles  soyeuses  et  leurs  brillants 
reflets?  Celui  pour  qui  elle  les  avait  crêpés  avec  tant  de  soin  ne  de- 
vait plus  les  voir  dorés  par  le  soleil... 

Les  étoiles  s’allumèrent  au  ciel  une  à une  ; V Angélus  sonna  , puis 
ne  sonna  plus.  Alors  le  cœur  de  la  pauvre  femme  se  serra  bien  fort, 
et  deux  larmes  perlèrent  au  bord  de  ses  cils.  Elle  abaissa  pour 
les  cacher  la  dentelle  de  son  capuclion  ; mais  bientôt  les  larmes  cou- 
lèrent abondantes  le  long  des  réseaux  de  tulle. 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


269 


Enfin,  était-ce  un  rêve  enfanté  par  ses  désirs?  il  lui  sembla  en- 
tendre, près  d’elle,  une  voix  chanter  doucenrfent,  doucement  : 


Verraiioate  sulll  aura  i miei  sospiri  ardenti.,. 


Son  cœur  bondit  d’une  joie  folle...  oui...  c’était  bien  cette  voix 
adorée  qui  chantait...  et  dont  le  timbre  s’élevait  peu  à peu... 

— Entendez-vous?  dit  la  comtesse  à son  mari,  assez  haut  pour  être 
entendue  à son  tour.  Entendez-vous?  C’est  la  voix  d’hier...  Quelle 
admirable  voix  !... 

Et  elle  osa  chercher  des  yeux  le  chanteur...  Mais  elle  ne  vit  rien 
auprès  d’elle  et  il  lui  sembla  même  qu’il  s’était  un  peu  éloigné.  Seu- 
lement il  chanta  bientôt  avec  toute  la  puissance  de  son  organe, 
comme  pour  justifier  l’exclamation  de  la  comtesse. 

Elle  eût  mieux  aimé  qu’il  se  tût  après  l’avoir  comprise,  ou,  du 
moins,  qu’il  continuât  de  chanter  pour  elle  seule...  Les  promeneurs 
s’arrêtaient  et  écoutaient.  Il  lui  sembla  qu’il  y avait  une  sorte  de  va- 
nité puérile  à chercher  ainsi  les  suffrages’de  la  foule...  en  ce  moment 
surtout... 

Mais  il  était  là...  sans  doute  il  allait  revenir  près  d’elle...  et  la 
regarder...  Quelles  idées  pouvaient  tenir  contre  de  pareilles  émo- 
tions? 

Elle  le  suivait,  elle  le  cherchait,  possédée  tout  entière  par  sa  cou- 
pable passion,  et  sans  remords.  11  lui  semblait  alors  qu’en  partant 
le  lendemain,  comme  elle  se  l’était  promis,  elle  accomplissait  un 
acte  de  suprême  vertu,  et  que  jamais  le  comte  ne  pourrait  payer  un 
tel  sacrifice. 

Certes!  elle  se  croyait  permis  d’accorder  une  soirée  d’ivresse  à son 
cœur...  Et  encore  se  trouvait-elle  bien  courageuse,  bien  loyale,  bien 
irréprochable... 

Maintenant  qu’elle  sentait  dans  son  atmosphère  le  poète,  l’artiste, 
le  chanteur  aimé  si  follement,  elle  aurait  voulu  demeurer  éternelle- 
ment là,  sur  cette  terrasse,  entre  le  ciel  et  la  mer;  cependant  le  temps 
marchait  avec  une  vitesse  désespérante...  Encore  quelques  instants, 
et  il  allait  falloir  s’arracher  de  ce  lieu  de  délices... 

La  soirée  s’avançait  ; les  derniers  promeneurs  disparaissaient,  les 
terrasses  devenaient  désertes  ; la  comtesse  sentit  que  la  position  était 
difficile  et  fausse  et  qu’il  fallait  partir.  « Déjà!  » se  disait-elle,  le  cœur 
serré... 

Il  s’était  accoudé , près  d’elle,  à la  balustrade  de  la  terrasse...  lis 
échangèrent  un  rapide  regard. 

Le  comte,  cependant,  adressait  de  temps  à autre  quelques  paroles 


270 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


à sa  femme.  Elle  répondaiEdistraiternent  et  s’efforçait  de  contenir  le 
tremblement  de  sa  voix*  Deux  ou  trois  fois  môme,  M.  de  Moreîay  tourna 
la  tête  et  regarda  l’étranger,  qui  seul  demeurait  à côté  d’eux.  Elle 
comprenait  que  le  moment  d’avoir  du  courage  était  venu,  et  ne  pou- 
vait cependant  prendre  sur  elle  de  donner  le  signal  du  départ.  Enfin, 
le  comte  tira  sa  montre  et  dit  : 

— Il  est  onze  heures. 

— Rentrons  I dit-elle. 

Ils  reprirent  le  chemin  de  l’hôtel  ; Louise  suivait  cette  fois  les  pas 
de  son  mari  et  ne  les  dirigeait  plus.  Elle  marchait  en  pleurant,  et 
pourtant  elle  sentait  encore  son  poète  auprès  d’elle... 

Mais  déjà  elle  ne  le  distinguait  plus  qu’à  peine  parmi  les  arbres  et 
sous  les  grandes  ombres  qu’ils  projetaient.  Comme  elle  descendait 
sur  la  place,  il  reparut  tout  près  d’elle,  tendant  une  branche  de 
laurier-rose... 

En  cet  instant  justement,  deux  jeunes  mendiants  se  précipitèrent 
au-devant  du  comte  en  criant  leur  psalmodie  de' misère  ; il  quitta  le 
bras  de  sa  femme  et  chercha  quelque  monnaie  pour  les  satisfaire. 

Alors,  d’un  mouvement  rapide,  la  comtesse  tendit  la  main  et  sai- 
sit la  branche. 

— Votre  nom?  dit-elle  d’une  voix  si  émue  et  si  basse,  que  le  jeune 
homme  devina  plus  qu’il  n’entendit. 

— Pietro. 

Elle  reprit  le  bras  de  son  mari  et  s’enfuit,  serrant  les  fleurs  de  lau- 
rier-rose comme  un  trésor... 

Ils  arrivèrent  à l’hôtel,  la  porte  se  referma.  Mais  alors  la  comtesse 
n’était  plus  triste  : désormais  sa  vie  aurait  au  moins  un  beau  jour. 

C’est  ce  qu’elle  avait  souhaité  de  toute  son  ardeur.  Maintenant 
elle  se  résignait  au  départ,  elle  le  sentait  nécessaire  ; car,  après  cette 
scène  d’une  minute,  il  fallait  quitter  la  Spezzia  et  ne  plus  se  trouver 
en  présence  d’un  homme  qui  pouvait  tout  oser. 


VI 


Le  lendemain,  au  moment  où  la  comtesse  de  Morelay  allait  faire 
descendre  ses  malles,  le  comte  entra  chez  elle,  tenant  à la  main  les 
passe-ports  et  une  lettre  qu’on  venait  de  trouver  pour  lui  à la  poste. 

— Voilà  qui  dérange  nos  projets,  dit-il. 

— Qu’ est -ce?  demanda  la  comtesse  soudainement  émue. 


LA.  STATUE  D’APOLLON, 


271 


— Oh  ! rien  de  grave.  Seulement  notre  avoué  m’écrit  que  je  dois 
me  présenter  en  personne  au  tribunal  pour  le  procès  que  vous  savez  ; 
et  l’affaire  est  appelée  pour  le  10  de  ce  mois.  Nous  sommes  au  5, 

— Eli  bien,  pourrons-nous  jamais  arriver  à temps? 

— Nous  deux,  c’est  impossible.  Je  ne  souffrirais  pas  d’ailleurs,  au 
prix  de  la  perte  de  n’importe  quel  procès,  que  vous  vous  exposassiez 
à la  fatigue  ; et  certes  elle  serait  grande  à courir  ainsi  la  poste  par 
mer  et  par  terre... 

— Pourquoi  donc?...  S’il  le  faut,  je  suis  toute  prête... 

— Oui.  Mais  moi,  je  ne  veux  point  risquer  votre  santé  à peine  re- 
mise . 

— Alors,  il  faut  donc  se  résigner  à perdre  ce  procès  par  défaut? 

— Nullement.  En  partant  aujourd’hui  môme,  j’arriverai  pour 
comparaître.  En  vingt-quatre  heures,  par  la  malle-poste,  je  puis  être 
à Gênes.  J’y  trouverai  toujours  un  paquebot  en  partance  pour  Mar- 
seille. De  Marseille  à Paris,  il  faut  encore  vingt-quatre  heures... Vous 
voyez  que  je  puis  être  rendu  dans  quatre  jours,  si  le  paquebot  ne  me 
fait  pas  attendre. 

— Alors,  moi 

— Vous  m’attendrez  ici.  Je  serai  de  retour  dans  neuf  ou  dix  jours, 
et  nous  exécuterons  alors  notre  projet  de  voyage  à Florence. 

La  comtesse  devint  toute  pâle.  Sa  conscience  lui  criait  impérieu- 
sement de  ne  point  s’exposer  au  danger. 

— J’aime  mieux  partir  avec  vous  ! s’écria-t-elle. 

— Et  pourquoi?...  qu’avez-vous?...  on  dirait  que  vous  avez  peur 
de  rester  ici...  Pourtant  vous  êtes  bien  restée  tout  l’hiver  à Rome, 
seule  avec  votre  femme  de  chambre. 

— J’y  avais  des  amis...  des  relations... 

— Ne  sauriez-vous  rester  dix  jours  à lire  et  à vous  promener  dans  le 
plus  beau  pays  du  monde?...  En  vérité,  Louise,  je  ne  reconnais  plus 
en  vous  la  femme  raisonnable  et  sensée  que  j’étais  accoutumé  à 
trouver. . . 

— Je  vous  assure,  reprit  la'^pauvre  femme  en  rappelant  tout  son 
courage,  que  je  suis  bien  en  état  de  supporter  ce  rapide  voyage. 

— C’est  de  la  folie... 

— Non,  c’est  une  sorte  de  pressentiment...  je  ne  sais  quoi  me 
dit  de  ne  pas  vous  quitter. 

Le  comte  embrassa  sa  femmejet  lui  dit  avec  un  ton  plein  de  pater- 
nelle bonté  : 

— Les  pressentiments  sont  des  enfantillages  ; restez  ici,  ma  chère 
Louise  ; et  je  m’arrangerai  pour  vous  revenir  vite...  Prenez  les  bains 
de  mer,  fai  tes- vous  promener  en  voiture...  allez  aux  environs. ..  lisez. 
Vous  savez  fort  bien  l’italien;  mais,  en  lisant  les  bons  auteurs,  vous 


272 


LA  STATUE  D’ APOLLON . 


pouvez  VOUS  perfectionner  encore  et  vous  distraire  en  même  temps. 
D’ailleurs,  une  ville  qui  a un  établissement  de  bains  doit  être  bien 
pourvue  ; vous  trouverez  sans  doute  ici  des  livres  français. 

Madame  de  Morelay  ne  répondit  pas.  Que  répondre,  à moins  de  se 
jeter  dans  les  bras  de  son  mari  et  de  lui  tout  avouer? 

Mais  l’étendue  du  mal  même  arrêta  l’aveu  sur  les  lèvres  delà  com- 
tesse. 

Comment  oser  dire  que,  depuis  deux  jours  à peine,  elle  s’était 
compromise  au  point  d’avoir  accepté  d’un  inconnu  des  gages  d’a- 
mour? Comment  oser,  pour  s’en  excuser,  déclarer  l’incroyable  ver- 
tige auquel  elle  était  en  proie?... 

Un  moment  elle  se  dit  que  cette  humiliation  terrible  serait  un  juste 
châtiment  du  coupable  égarement  de  son  cœur.  Mais  elle  vit  soudain 
la  douleur  de  son  mari...  sa  colère...  son  mépris  peut-être...  à coup 
sûr  la  perte  de  sa  confiance;  enfin  tout  bonheur  détruit. 

Elle  ne  pouvait  parler,  et  ne  le  devait  pas. 

A tout  prix,  cependant,  et  par  tous  les  moyens,  elle  se  résolut  à 
quitter  la  Spezzia  ; à s’en  aller  attendre  ailleurs  le  retour  du  comte, 
quitte  à lui  en  donner  ensuite  une  explication  quelconque.  Celte  idée 
calma  un  peu  ses  angoisses  ; elle  n’ajouta  plus,  pour  le  déterminer 
à la  laisser  partir  avec  lui,  ni  raisons  ni  prières. 

— Sitôt  qu’il  aura  quitté  le  pays,  je  m’arrangerai  pour  le  quitter  à 
mon  tour,  se  dit-elle.  J’aurai  l'énergie  de  me  mettre  moi-même  à 
l’abri  de  toute  poursuite... 

Quelques  heures  après,  madame  de  Morelay  restait  seule  à l’hôtel 
de  V Europe. 

Elle  s’y  enferma  et  s’interdit  d’en  sortir  jusqu’au  moment  où  elle 
pourrait  quitter  la  Spezzia  pour  n’y  plus  revenir. 

Mais  elle  ne  savait  où  se  faire  conduire.  Ce  fut  le  Guide  des  voyageurs 
qui  dirigea  ses  démarches.  Ap  rès  avoir  étudié  la  carte  routière  d’I- 
talie, elle  se  décida  pour  les  bains  de  Lucques,  qui  lui  semblèrent 
suffisamment  éloignés  de  la  Spezzia  pour  que  Pielro  perdît  ses  traces; 
suffisamment  fréquentés  par  une  société  d’opulents  baigneurs  pour 
qu’elle  n’y  eût  pas  à redouter  la  solitude,  trop  souvent  mauvaise  con- 
seillère; enfin,  d’un  assez  agréable  séjour  pour  que  le  comte,  à son 
retour,  ne  s’étonnât  pas  de  l’y  trouver.  Les  bains  de  Lucques,  d’ail- 
leurs, étaient  justement  sur  la  route  de  Florence. 

Aussitôt  son  parti  arrêté,  elle  sonna  sa  femme  de  chambre  et  l’en- 
voya chercher  la  maîtresse  de  l’hôtel,  afin  de  s’informer  des  moyens 
de  transport  et  de  la  durée  du  voyage. 

Comme  il  arrive  toujours  en  pareillle  circonstance,  l’hôtesse  s é- 
fonna  que  madame  la  comtesse  pût  préférer  les  bains  de  Lucques  et 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


‘273 


leurs  horizons  étroits  aux  splendides  vues  de  la  Spezzia  ; elle  lui  fit 
observer  que  le  pays  était  presque  entièrement  habité  par  les  An- 
glais, et  ajouta  que  les  zinzare  ^ y faisaient  rage. 

Ces  avertissements  n’ayant  pas  infiuencé  la  résolution  de  madame 
de  31orelay,  l’hôtesse  ajouta  que  l’on  allait  aux  bains  de  Lucques  en 
voiturin  et  non  autrement,  parce  qu’ils  se  trouvaient  en  dehors  de  la 
route,  et  qu’une  journée  de  voyage  ne  pouvait  suffire.  Elle  conseilla 
de  partir  le  lendemain  vers  le  milieu  du  jour,  pour  aller  coucher  à 
Massa  : le  surlendemain,  on  pourrait  aller  de  Massa  aux  bains  de  Luc- 
ques en  passant  par  Casa  di  Dei. 

La  comtesse  approuva  ce  plan.  Que  lui  importait?  Seulement,  elle 
ne  voulut  pas  attendre  au  lendemain. 

— Il  est  trois  heures,  dit-elle,  mes  malles  sont  prêtes,  je  désire 
partir  aujourd’hui. 

Pour  le  coup,  l’hôtesse  s’exclama  plus  fort  que  jamais.  Elle  de- 
manda si  madame  était  mécontente  du  service  et  déclara  que  trouver 
un  voiturin  prêt  à partir  sur  le  champ  était  chose  impossible.  L’in- 
sistance douce  et  bienveillante  de  la  comtesse  l'ayant  enfin  convain- 
cue que  rien  de  personnel  à l’hôtel  de  YEiirope  ne  décidait  ce  départ 
précipité,  elle  promit  de  faire  tous  ses  efforts  pour  embaucher  un 
voiturin  disposé  à partir  lé  soir  même,  mais  en  répétant  qu’elle  avait 
peu  d’espérance  de  réussir. 

— - Et  celui  que  nous  avions  retenu  pour  aller  à Florence  ? demanda 
la  comtesse. 

— Madame,  il  est  parti  pour  Gênes,  avec  d’autres  voyageurs. 

Lorsque  la  comtesse  se  retrouva  seule,  satisfaite  d’avoir  fait  con- 
sciencieusement tous  ses  efforts  pour  partir  de  la  Spezzia,  la  fièvre 
qui  l’agitait  depuis  le  matin  se  calma  un  peu.  Ce  jour-là  même, 
elle  attendit  sans  angoisse  le  résultat  des  démarches  de  l'hôtesse. 

— Après  tout,  se  dit-elle,  si  je  ne  puis  partir  aujourd’hui,  je  par- 
tirai demain...  Suis-je  donc  si  faible,  que  je  doive  redouter  de  passer 
ici  quelques  heures  de  plus?... 

Le  cœur  lui  sautait  dans  la  poitrine... 

— Oui!  je  dois  partir...  il  le  faut...  dit-elle. 

Elle  prit  un  journal  français  et  lut  la  même  ligne  dix  fois,  puis 
sauta  sans  ordre  et  sans  suite  d’une  colonne  à l’autre;  sa  pensée  ne 
pouvait  se  fixer. 

Le  temps  passait  pourtant. 

A quatre  heures  et  demie,  l’hôtesse  reparut  et  annonça  qu’il  fallait 
absolument  renoncer  à trouver  un  voiturin  disponible  et  des  chevaux 


* Les  cousins,  les  moustiques,  etc. 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


Irais  pour  le  jour  môme;  mais  elle  en  promit  un  pour  le  lendemain 
matin,  à l’heure  que  fixerait  la  comtesse. 

Cet  arrêt  remplit  l’ame  de  madame  de  Morelay  d’appréhensions 
funestes.  Et  cependant... — comment  scruter  au  fond  du  cœur  hu- 
main les  pensées  qui  y germent  toutes  seules  comme  les  mauvaises 
herbes  dans  les  champs?...  qui  bouillonnent  dans  ses  profondeurs  in- 
times comme  une  source  impure?... — cependant,  la  comtesse  eut 
un  secret  sentiment  de  joie  en  se  trouvant  là,  seule,  et  dans  l’impos- 
sibilité de  partir. 

Mais  elle  s’accrocha  plus  'encore  à sa  résolution  de  ne  pas  quit- 
ter l’hotel  ; et,  lorsqu’apixs  dîner  l’heure  de  la  promenade  fut  ve- 
nue, elle  fit  monter  sa  femme  de  chambre,  pour  lui  tenir  compa- 
gnie et  causer  avec  "elle.  C’était  assurément  la  première  fois  qu’elle 
se  trouvait  avoir  besoin  de  cette  distraction.  Mais,  la  lecture  lui  de- 
venant impossible  , il  lui  fallait  à tout  prix  occuper  son  attention  à 
quelque  chose.  Jamais  elle  ne  semblait  s’être  autant  inquiétée  de  la 
forme  de  ses  robes,  de  la  garniture  de  ses  bonnets  du  matin  et  de 
l’avenir  de  sa  toilette  d’hiver.  Plus  la  soirée  s’avançait,  plus  elle  met- 
tait de  feu  à discuter  ces  détails  infimes,  comme  s’il  lui  avait  fallu 
faire  du  bruit  pour  s’étourdir. 

La  femme  de  chambre  demanda  si  madame  ne  voulait  pas  s’habil- 
ler pour  sortir. 

— Non,  s’écria  la  comtesse,  je  ne  sortirai  pas. 

— J’avais  préparé  pour  madame  la  robe  d’organdi  blanc  avec  les 
rubans  mauves,  reprit  la  camériste. 

Quand  toutes  les  pensées  sont  tournées  vers  un  même  objet,  chaque 
incident  extérieur  y vient  donner  un  nouveau  choc.  C’est  ainsi  que 
l’idée  d’apparaître  dans  cette  fraîche  toilette  aux  yeux  ravis  de  Pie- 
tro  séduisit  un  instant  madame  de  Morelay,  et  la  tenta  avec  une  per- 
sistance singulière. 

Elle  en  triompha  pourtant;  et  combien,  parfois,  on  a plus  de  peine 
à vaincre  une  puérile  séduction  qui  vous  envahit,  vous  possède,  vous 
entraîne  soudain,  qu’une  passion  vraie! 

Elle  fit  emballer  la  robe,  et  jeta  dans  la  glace  un  rapide  regard  sur 
son  costume  de  voyage,  aux  teintes  grises. 

Pourtant  elle  voyait,  avec  un  amer  regret,  le  soleil  glisser  à travers 
les  fentes  de  ses  jalousies  les  rayons  empourprés  du  couchant.  Les 
promeneurs  se  massaient  sur  le  port,  au-devant  de  l’établissement 
des  bains  ; plusieurs  montaient  en  barques  pour  faire  une  prome- 
nade dans  la  baie,  caria  mer  était  si  unie  et  si  calme,  qu’elle  semblait 
un  miroir  de  cristal. 

Elle  se  demanda  enfin  pourquoi  elle  n’irait  pas  aussi  se  prome- 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


275 


ner  en  mer...  « Là,  se  dit-elle,  je  n’ai  point  à craindre  sa  rencontre  ; 
j’aurai  bien  vite  traversé  la  berge  et  gagné  la  barque...  » 

Elle  pensa  d’ailleurs  que  Pietro  devait  étre^sur  les  terrasses  comme 
les  jours  précédents. 

L’envie  la  prit  de  revoir,  de  la  mer,  le  pays  où  elle  allait  laisser  son 
cœur;  elle  se  dit  que  celte  soirée  cruelle  en  serait  abrégée...  que  le 
charme  de  la  rêverie,  sur  celte  belle  mer,  changerait  ses  regrets 
désespérés  en  mélancolie...  qu’elle  jouirait  une  dernière  fois  du  bon- 
heur de  s’abandonner  à sa  passion  sans  craindre  pourtant  les  fai- 
blesses dangereuses,  puisqu’elle  serait  à l’abri  des  attaques. 

Soudain  elle  se  décida. 

— Vous  m’accompagnerez,  dit-elle  à sa  femme  de  chambre  ; je 
vais  aller  faire  une  promenade  en  mer. 

Mais  la  femme  de  chambre  se  récria.  Elle  avait  peur  de  l’eau... 
Elle  allait  déjà  avec  bien  de  la  peine  sur  les  grands  vaisseaux  et  sup- 
pliait madame  la  comtesse  de  ne  point  la  contraindre  à monter  sur 
une  de  ces  petites  barques  qui  sont  si  fragiles...  etc. 

« Pourquoi  n’irais-je  pas  seule?  » se  demanda  la  comtesse. 

Et  elle  dit  à sa  femme  de  chambre  : 

— Eh  bien  î vous  viendrez  seulement  avec  moi  jusqu’à  l’embar- 
cadère. 

— Madame  ne  s’habille  pas?  reprit  la  camériste. 

La  comtesse  allait  partir  avec  son  costume  de  voyage.  Elle  pensa 
soudain  à sa  toilette  toute  pi'éte... 

C’était  un  charme  encore  que  d’être  belle  pour  cet  adieu  suprême 
au  bonheur.  Les  femmes  comprendront  cela. 

Elle  traversa  rapidement  la  plage,  descendit  dans  la  première 
barque  et  se  blottit  sous  la  tente  de  coutil,  tandis  que  le  batelier 
allait  dénouer  ses  amarres.  La  femme  de  chambre  remonta  vers 
l’hôtel. 

Tout  le  temps  que  la  barque  resta  prés  de  la  rive,  la  comtesse  de- 
meura les  yeux  baissés  et  le  visage  voilé  par  son  ombrelle,  qu’elle 
gardait  ouverte  malgré  l’ombre  de  la  tente.  Elle  faisait,  sans  s’en 
rendre  compte,  comme  ces  oiseaux  qui  cachent  leur  tête  sous  leur 
aile  pour  se  soustraire  aux  regards  des  chasseurs  ou  pour  attendre 
le  coup  mortel. 

- Mais,  lorsqu’elle  fut  à une  distance  d’où  elle  pût  voir  sans  être  vue 
et  découvrir  d’un  même  regard  la  promenade  et  la  ville,  la  comtesse 
osa  jeter  les  yeux  vers  la  terrasse. 

L’ombre  des  cbênes-verts  était  bien  épaisse...  Les  promeneurs 
étaient  nombreux.  Elle  ne  vit  rien...  qu’un  banc  vide...  ; et  son  cœur 
battit  pourtant. 

Elle  s’accouda  sur  l’un  des  appuis  de  la  tente,  vers  la  poupe,  tira 


276 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


de  son  carnet  les  vers  qui  enveloppaient  sa  fleur  de  laurier  encore 
fraîche  et  se  mit  à relire  le  sonnet  et  à contempler  la  fleur  en  envoyant 
vers  la  rive  les  plus  ardents  regrets.  Bientôt,  de  rêve  en  rêve,  sa  folie 
la  reprit  tout  entière.  Elle  s’y  abandonna  de  nouveau,  se  promettant 
bien  de  reprendre,  en  touchant  terre,  sa  raison  et  son  énergie... 

— Pourtant,  se  disait-elle,  si  pour  moi,  au  delà  de  cettë  mer  bleue 
et  profonde,  il  n’existait  pas  d’impérieux , d’imprescriptibles  de- 
voirs... 

La  barque  glissait  toujours  en  suivant  les  côtes  de  Porto-Venere. 

Déjà  on  avait  dépassé  la  source  d’eau  douce  que  viennent  voir  les 
touristes  ; madame  de  Morelay  jetait  un  dernier  regard  d’envie  sur 
les  villas  qui  échelonnent  leurs  terrasses  jusqu’à  la  mer  et  enclavent, 
sous  les  arbres  de  leurs  jardins,  un  golfe  en  miniature;  aux  villas  suc- 
cédèrent bientôt  de  pauvres  maisons  de  pêcheurs...  puis  des  rochers 
nus  et  sombres...  des  rochers  de  ce  marbre  rouge  veiné  de  jaune, 
que  nous  appelons  portor.  Ils  descendent  à pic  dans  des  flots  si  purs, 
qu’on  peut  suivre  les  veines  du  marbre  à des  brasses  de  profondeur. 
L’eau  n’a  depuis  le  commencement  des  siècles  ni  rongé,  ni  terni  le 
marbre.  Çà  et  là,  des  blocs  dorment  dans  la  mer  et  forment  comme 
des  récifs. 

On  eût  dit  que  la  barque  était  fée,  tant  elle  savait  se  frayer  sa 
route  sans  heurter  un  écueil... 

Le  soleil,  près  de  disparaître  à l’horizon,  rasait  la  mer  et  la  dorait 
de  ses  rayons  enflammés.  Il  fallait  songer  au  retour.  Mais  la  comtesse 
ne  pouvait  se  décider  à rappeler  sa  raison  obscurcie,  et  à dire  à son 
batelier  : « Retournons  à la  Spezzia  ! » 

N’était-ce  pas  se  dire  à elle-même  : « Allons!  assez  de  rêveries 
séduisantes  et  coupables  !...  reviens  à ton  devoir...  à ta  froide  cham- 
bre d'hôtel,  à tes  malles  bouclées  pour  le  départ...  au  voiturin  qui 
t’emmènera  demain...  » 

Le  cap  fut  doublé  comme  le  jour  baissait.  Une  végétation  splendide 
succéda  aux  rochers,  et  la  barque  approcha  du  rivage,  vers  une  anse 
abritée  sous  les  lauriers-roses. 

Au  moment  d’aborder,  la  comtesse  releva  les  rideaux,  se  tourna 
vers  le  marinier,  et  l’appela  pour  lui  demander  où  il  la  menait. 

Mais  la  parole  expira  sur  ses  lèvres.  Ce  fut  Pietro  qui  jeta  les  rames 
et  lui  répondit. 

Un  frisson  parcourut  tout  le  corps  de  Louise  de  Morelay.  Elle  ne 
put  articuler  un  mot  ni  repousser  l’audacieux  qui  tombait  à ses  pieds. 
Elle  se  sentit  perdue  et  saisie  par  le  vertige. 

— Mon  Dieu  ! murmura-t-elle,  ayez  pitié  de  moi  1 


LA  STATUE  D'APOLLON. 


277 


vii‘ 


Un  éclat  de  rire  et  une  double  exclamation  répondirent  à celte 
prière  désespérée. 

A trois  pas  d’elle,  au  bord  de  la  mer  et  sous  les  lauriers  chargés 
de  fleurs,  étaient  assis  Amélie  de  Braciennes  et  le  vicomte  d’Aury.  Ils 
toisèrent  Pietro  et  la  comtesse  d’un  étrange  regard. 

— Bravo,  Pietro  ! fit  Amélie  en  frappant  son  éventail  fermé  sur 
sa  main  gauche,  comme  elle  l’eût  fait  au  théâtre. 

Madame  de  Morelay  se  leva  éperdue,  frémissante.  Elle  voulut  par- 
ler pour  se  défendre,  mais  sa  voix  s’arrêta  dans  sa  gorge  ; elle  voulut 
sauter  à terre,  mais  ses  pieds  demeurèrent  rivés  à la  barque.  Elle 
resta  pétrifiée  en  présence  de  son  ancienne  amie. 

Celle-ci  éteignit  par  degré  son  sourire  railleur,  abaissa  ses  yeux  vers 
la  terre  d’un  air  froid,  ouvrit  son  éventail  d’un  coup  sec,  l’agita  lente- 
ment deux  ou  trois  fois...  Et,  en  dix  secondes,  elle  eut  triplé  la  dis- 
tance que  madame  de  Morelay  avait  mise  entre  elles  deux  l’avant- 
veille. 

— Ramenez-moi  î put  crier  enfin  la  comtesse,  terrible  d’orgueil  et 
de  colère. 

C’était  le  tour  de  Pietro  de  rester  consterné  de  ce  ton  altier. 

— Ramene^-moi,  vous  dis-je!  reprit  madame  de  Morelay  avec  un 
accent  plus  impérieux  encore. 

Pietro  courut  aux  rames.  La  comtesse  s’assit  au  bout  opposé  de  la 
barque  et  demeura  en  face  de  lui,  agitée  tout  entière  d’un  tremble- 
ment convulsif. 

Qui  pourrait  traduire  les  orages  qui  bouleversaient  en  ce  moment 
l’âme  de  l’orgueilleuse  comtesse  de  Morelay  ? Ses  yeux  jetaient  des 
flammes,  ses  lèvres  frémissantes  semblaient  maudire.  Tantôt  elle  lan- 
çait sur  Pietro  un  regard  chargé  de  haine  qui  l’eût  cent  fois  anéanti 
s’il  eût  porté  la  foudre  ; tantôt  ce  regard  semblait  se  dérober  sous 
ses  paupières,  et  fouiller  au  dedans  d’elle-même,  pour  y mesurer  la 
profondeur  du  mal. 

« Pourquoi  cet  homme  s’est-il  trouvé  sur  mon  passage?  » fut  sa 
première  pensée;  c’est  alors  qu’elle  souhaita  de  le  voir  réduit  en 

Octobre  ISOl.  '19 


278 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


poudre.  Mais  bientôt  sa  rage  se  reporta  sur  Amélie  : « Elle  m’a  vue 
tombant  à son  niveau...  elle  a pu  le  croire  du  moins...  elle  a osé 
me  flageller  de  son  mépris...  Suis-je  donc  si  bas?  » 

— Hâtez-vous  ! reprit-elle  d’une  voix  impérieuse... 

« Se  hâter? eh  1 à quoi  bon?  se  demanda-t-elle,  dés  que  le 

bateau  eut  repris  sa  course  sur  la  mer.  Quand  j’aurai  mis  entre  Amé- 
lie et  moi  quelques  brasses  de  distance,  aurai-je  donc  échappé  à mon 
déshonneur?  Ah!  désormais,  à ses  yeux,  je  suis  une  femme  sans  vertu , 
qui  cache  ses  plaisirs  sous  le  manteau  du  mariage.  Pourquoi  donc 
m’épargnerait-elle?  Est-ce  parce  que,  du  haut  de  mon  hypocrisie,  je 
l’ai  méprisée?...  » 

Elle  frissonna  en  apercevant,  par  une  vision  rapide,  les  incalcula- 
bles conséquences  de  la  rencontre  qu’elle  venait  de  faire. 

La  barque  glissait  rapidement.  Il  faisait  nuit.  La  nature  entière 
dormait;  et  le  clapotement  des  rames  sur  la  mer,  le  saut  rapide 
d’un  dauphin  au-devant  de  la  proue,  rappelaient  seuls  le  mouvement 
et  la  vie. 

Au  détour  du  cap  de  Porto-Venere,  elle  vit  briller  les  lumières  du 
port  de  la  Spezzia. 

Ce  fut  un  choc  qui  réveilla  sa  pensée,  perdue  dans  des  abîmes  de 
désespoir. 

« Voici  la  fin  de  tout,  se  dit-elle,  nous  allons  aborder  tout  à 
l’heure.  Demain,  au  lever  du  soleil,  je  quitterai  ce  funeste  pays... 
Mais,  à quoi  me  servira  de  fuir  maintenant  reprit  la  malheureuse, 
qui  sentit  enfin  ses  yeux  se  remplir  de  larmes.  Ne  suis-je  pas  per- 
due?... Qui  croira  que  je  suis  partie’pour  me  défendre  d’une  dernière 
faute?...  — Amélie  et  le  vicomte  d’Aury  se  diront  seulement  : « Elle 
a eu  peur  de  nous  »...  Grand  Dieu  1... 

« J’irai  trouver  Amélie;  je  lui  demanderai  pardon  de  mon  orgueil 
passé...  je  lui  jurerai  que... 

« Mais  elle  rira  de  mes  scrupules  ou  se  blessera  de  ma  méfiance. 
Si  je  nie  la  faute,  j’irai  lui  infliger  une  insulte  de  plus,  à elle,  qui 
est  franchement  coupable... — Et  d’ailleurs,  de  quel  front  oserai-je 
nier  ? Ai-je  donc  le  droit  d’être  fière  parce  qu’un  soufflet  appliqué  à 
temps  sur  ma  joue  par  la  Providence  m’a  sauvée  d’une  chute  com- 
plète ? » 

Les  larmes  ruisselaient  alors  sur  son  visage.  Elle  cherchait  en 

vain  un  moyen  de  salut  et  n’en  voyait  aucun Et  puis,  chaque 

coup  de  rame  qui  la  ramenait  au  rivage  lui  donnait  un  contre- 
coup au  cœur.  Quelle  triste  fin  au  beau  rêve  qui  depuis  trois 
jours  occupait  son  imagination. 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


279 


Ils  touchèrent  enfin  le  rivage  sans  IiruiL  Madame  de  Morelay  courut 
vers  l’hôtel  de  VEurope^  dont  la  porte  était  seulement  entr’ouverte. 
Une  petite  lampe,  posée  sur  une  corniche,  éclairait  à peine  le  vaste 
escalier  de  marbre.  Elle  monta  fort  vite,  en  étouffant  le  bruit  de  ses 
pas,  et  se  glissa  dans  sa  chambre  comme  une  coupable... 

Sa  camériste  veillait  en  l’attendant. 

— Ah  ! s’écria  celle-ci,  nous  avons  été  bien  inquiets  de  madame  ! 

A l’aspect  de  cette  tille,  fidèle  à son  poste,  et  qui  surprenait  ainsi 

son  furtif  retour,  la  comtesse  fut  prise  d’un  trouble  profond.  Elle 
devint  pâle  d’abord,  puis  pourpre. 

— Inquiets?  et  de  quoi?  pourquoi?  Faut-il  donc  que  je  m’as- 
treigne à rentrer  à une  certaine  heure,  que  je  rende  des  comptes  — 

— Pardon,  madame  ! mais  nous  craignions  que  quelque  acci- 
dent  

— Je  ne  vous  avais  pas  dit  do  m’attendre  ! reprit  la  comtesse  avec 
un  accent  altier  que  la  femme  de  chambre  ne  lui  connaissait  pas  en- 
core, et  qui  contrastait  infiniment  avec  le  ton  de  causerie  que  la 
grande  dame  avait  pris  quelques  heures  auparavant. 

C’est  que  la  comtesse,  comme  beaucoup  de  femmes  orgueilleuses, 
devint  tout  à coup  d’autant  plus  hautaine  avec  ses  inférieurs 
qu’elle  se  sentit  plus  humiliée  devant  elle-même. 

La  femme  de  chambre  sortit.  Madame  de  Morelay  se  jeta  dans 
un  fauteuil,  cacha  son  visage  dans  ses  mains  et  demeura  comme 
anéantie. 

Un  poëme  de  désespoir  se  développait  dans  le  cœur  de  cette  femme 
jusqu’alors  irréprochable,  et  qvie  la  tentation  même  n’avait  point  ef- 
fleurée... 

Elle  mesurait  l’étendue  de  sa  chute  et  ne  pouvait  y croire.  Le  re- 
mords s’éveillait,  lentement  d'abord,  puis  terrible. 

Alors  elle  se  souvint  de  toutes  les  femmes  faibles  qu’elle  avait 
connues...  et  flétries!... 

Toutes  défilèrent  devant  sa  mémoire  comme  un  cortège  de  fantô- 
mes...  Il  lui  semblait  qu’elles  ricanaient  et  la  montraient  au  doigt. 

Après  s’être  traduit  par  de  l’anéantissement,  le  désespoir  de  la 
comtesse  de  Morelay  s’exprima  par  des  sanglots.  Mais  la  nature 
humaine  ne  supporte  qu’une  certaine  dose  d’émotions.  Il  vint  un 
moment  où  la  pauvre  femme  ne  trouva  plus  dans  son  cœur  et  dans 
sa  tête  qu’une  fatigue  cruelle  qui  dominait  tout.  Elle  s’endormit  dans 
son  fauteuil,  s’agitant  péniblement  entre  la  réalité  et  le  rêve,  le  re- 
mords et  le  cauchemar. 


280 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


YIU 


Quand  elle  s’éveilla,  le  souvenir  de  sa  situation  lui  revint  avec  une 
inexorable  réalité.  La  honte,  l’effroi,  la  passion,  recommencèrent 
bientôt  leur  lutte  dans  son  cœur. 

Le  jour  était  levé;  elle  se  dit  que  bientôt  sa  voiture  serait  prête  et 
qu’elle  pourrait  partir.  Alors,  — ô mystère  incroyable  du  cœur  ! — 
elle  se  prit  à songer  à Pietro,  si  durement  traité. 

« Je  l’ai  blessé,  se  disait-elle;  et  de  quel  droit?,  n’avais-je  pas  en- 
couragé son  amour?  » 

Madame  de  Morelay  n’en  était  alors  qu’au  paroxysme  de  la  honte. 
Le  sentiment  du  devoir,  le  sentiment  chrétien,  ne  se  faisaient  pas 
jour  encore  dans  son  âme  troublée.  Avant  tout  il  lui  fallait  donc  se 
relever  à se  propres  yeux  : elle  n’en  avait  qu’un  moyen,  c’était  d’ad- 
mirer souverainement  l’homme  dont  son  imagination  s’était  un  mo- 
ment éprise  et  de  lui  croire  une  puissance  de  séduction  irrésistible  ; 
de  le  revêtir,  en  un  mot,  des  plus  splendides  draperies,  comme 
une  idole,  et  de  se  dire  que  toute  autre  à sa  place,  toute  autre  femme 
éprise  de  beauté,  d’art  et  de  poésie,  eût  aimé  Pietro. 

Les  révoltes  de  la  conscience  s’apaisaient  peu  à peu  sous  les  so- 
phismes. 

Mais  tout  à coup  elle  se  souvint  de  l’insolent  applaudissement 
d’Amélie  à Pietro...  Puis  un  mirage  rétrospectif  lui  montra  le  vicomte 
d’Aury  ne  saluant  pas  l’homme  que  sa  compagne  avait  appelé  d’um 
nom  de  baptême... 

« Qui  est-il?»  se  demanda-t-elle  dans  une  suprême  inquiétude... 

Elle  se  promenait  avec  agitation  dans  sa  chambre,  et,  de  temps  à 
autre,  soulevait  machinalement  sa  jalousie,  comme  si  elle  eût  été 
impatiente  de  voir  les  apprêts  du  départ,  ou  bien  comme  si  un  regard 
au  dehors,  avait  pu  lui  apprendre  quelque  chose. 

Tout  à coup  elle  laissa  brusquement  retomber  la  jalousie.  Pietro 
était  là.  Il  était  là,  fièrement  campé  sur  ses  hanches,  et  les  yeux  fixés 
sur  les  fenêtres,  comme  s’il  eût  attendu  un  signal. 

La  comtesse  éprouva  un  mouvement  de  révolte,  de  dégoût  et  de 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


28 1 

colère,  suivi  bientôt  d’une  curiosité  folle,  d’une  tentation  inavouée, 
d’une  inquiétude  invincible. 

« Mais  jusqu’à  quel  point  suis-je  tombée?  se  demandait-elle...  Je 
veux  savoir...  » 

Elle  sonna,  sa  femme  de  chambre  accourut. 

— Madame  veut-elle  monter  en  voiture?  demanda  la  jeune  fille; 
tout  est  prêt. 

— Non  î s’écria  vivement  madame  de  Morelay.  C’est-à-dire...  peut- 
être...  je  ne  sais  pas...  laissez-moi  ! 

Au  moment  où  la  jeune  fille  sortait,  la  comtesse  la  rappela. 

— Priez  la  maîtresse  de  l’hôtel  de  monter  tout  de  suite,  dit-elle 
d’une  voix  qu’elle  voulut  rendre  calme. 

Elle  se  promettait  d’engager  la  conversation  avec  l’hôtesse,  et  d’ar- 
river par  degrés  aux  questions  sur  l’homme  qui  attendait  aux  pieds 
de  ses  fenêtres.  Mais,  malgré  toutes  les  résolutions  dictées  par  son 
orgueil,  elle  ne  put  trouver  un  mot  de  lieu  commun,  ni  feindre  un 
intérêt  quelconque  pour  quoi  que  ce  soit.  Dès  que  la  porte  s’ouvrit, 
elle  marcha  au-devant  de  la  maîtresse  d’hôtel,  la  prit  par  le  bras  et 
l’amena  devant  la  fenêtre. 

— Savez-vous  quel  est  ce  jeune  homme?  demanda-t-elle  avec  un 
accent  contenu. 

Toute  sa  force  morale  fut  employée  pour  arriver  à cette  apparence 
de  calme. 

— Cekii  qui  s’appuie  à cette  barque  renversée  et  qui  regarde  par 
ici? 

— Oui. 

— C’est  Pietro. 

— Mais  que  fait-il?...  quelle  est  sa  profession?...  d’où  vient-il?... 

Cette  fois,  la  comtesse  ne  put  empêcher  sa  voix  d’avoir  une  légère 

vibration. 

L’hôtesse  la  regarda  avec  étonnement  ; mais  le  visage  de  madame 
de  Morelay  semblait  si  froid  et  si  fier,  qu’elle  baissa  les  yeux. 

— Il  est  arrivé  l’an  passé  de  Venise  avec  l’imprésario  qui  fit  la 
saison,  à notre  théâtre.  Comme  il  n’eut  guère  de  succès,  l’impresa- 
rio  ne  le  réengagea  pas.  Il  reste  ici,  où  on  le  rencontre  souvent  sur  la 
promenade  et  sur  le  port. ..  On  dit  qu’il  pose  aussi  chez  les  sculpteurs 
de  Carrare;  c’est-à-dire  qu’il  leur  sert  de  modèle.  Il  est  assez  beau 
pour  cela  ! 

La  main  tremblante  de  la  comtesse  avait  saisi  l’espagnolette  comme 
un  point  d’appui.  Mais,  en  ce  moment,  à ces  dernières  paroles,  elle 
se  sentit  défaillir,  tandis  qu’un  flot  de  sang  chaud  lui  montait  au 
cerveau. 


282 


LA  STATUE  D’ArOLLON. 


Un  fauteuil  était  près  de  là.  Elle  s’y  traîna  et  s’y  assit. 

— Sans  doute  il  a envoyé  son  sonnet  à madame  la  comtesse  ? 

— Pourquoi  cela?  répliqua  vivement  madame  de  Morelay  avec  un 
accent  si  terrible,  que  rhôtesse  en  pâlit. 

— Oh  ! madame,  il  n’y  aurait  rien  d’extraordinaire  ; il  a copié  un 
sonnet  de  Pétrarque,  qu’il  envoie  comme  cela  aux  dames.  On  dit 
qu’il  veut  profiter  de  ses  avantages  physiques  pour  faire  la  conquête 
d’une  riche  héritière...  ou  d’une  grande  dame...  A Florence,  derniè- 
rement, la  fille  de  lordX...  a épousé  son  maître  de  chant;  et  toutes 
les  fois  que  je  loge  ici  de  jeunes  Anglaises,  Pietro... 

L’hôtesse  s’interrompit  tout  à coup,  effrayée  par  les  yeux  blancs  de 
son  interlocutrice  et  par  sa  pâleur. 

— Madame!...  s’écria-t-elle. 

Mais  la  comtesse  de  Morelay  avait  perdu  connaissance. 


IX 


Je  pourrais,  je  devrais  peut-être  finir  ici  cette  histoire,  en  disant 
que  la  comtesse  de  Morelay  succomba  à la  fièvre  chaude  qui  la  sai- 
sit, ou  du  moins  à la  honte,  au  remords,  au  désespoir.  C’est  ainsi  que 
se  terminent  d’habitude  les  romans  et  les  drames.  Mais  la  vie  réelle  a 
peu  de  ces  dénoûments  simples  et  prompts. 

Lecomte,  en  arrivant,  trouva  sa  femme  au  lit  : il  la  soigna,  elle 
guérit. 

Nous  la  retrouvons  à Paris,  dans  son  hôtel  du  quai  d’Orsay,  au 
milieu  de  son  intérieur  jusque-là  si  heureux  et  si  calme.  Après  l’ou- 
ragan qui  venait  de  bouleverser  sa  vie,  cette  paix  fut  comme  un 
baume  rafraîchissant.  Sa  raison,  un  moment  ébranlée,  reprit  peu  à 
peu  son  calme. 

Rien,  sans  doute,  ne  pouvait  apaiser  la  douleur  de  madame  de 
Morelay,  mais  elle  trouva  les  forces  nécessaires  pour  en  supporter 
le  poids  : en  se  rendant  mieux  compte  de  son  égarement  d’un  jour, 
elle  comprit  l’expiation  qu’elle  devait  à Dieu,  à elle-même,  aux 
autres. 

Nul  n’avait  surpris  le  secret  de  sa  honte,  nul  ne  vit  son  repentir. 
Elle  ne  cria  point  sa  faute  au  monde  par  des  changements  apparents 
dans  sa  conduite.  Seulement,  elle  sembla  se  faire  plus  bienveillante 
et  plus  humble  que  par  le  passé,  trouva  de  l’indulgence  et  des  excuses 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


28". 


pour  toutes  les  faiblesses,  et  devint  de  plus  en  plus  sévère  pour  elle- 
même. 

Et,  si  quelque  curieux  l’eût  suivie  le  malin,  alors  que,  vêtue  d’une 
robe  de  laine,  enveloppée  d’un  cachemire  éteint,  coiffée  d’un  chapeau 
sombre,  et  voilée,  elle  sortait  à pieds  et  seule  de  son  hôtel,  il  aurait 
pu  la  voir  quitter  son  aristocratique  quartier,  s’engager  dans  des 
ruelles  obscures,  monter  dans  des  greniers  infects  et  visiter  des 
pauvres,  des  malades,  des  êtres  dégradés  par  le  vice  ou  la  misère, 
auxquels  sa  main  allait  verser  l’aumône,  tandis  que  sa  voix  devenait 
éloquente  et  persuasive  pour  leur  parler  d’éternité,  de  repentir  et  de 
pardon. 

Et,  si  la  patience  de  l’espion  ne  s’était  point  lassée  à rester  devant 
les  portes  des  noires  allées,  il  aurait  pu  la  voir  encore,  au  retour, 
entrer  à l’église,  y chercher  une  humble  chapelle,  s’agenouiller  dans 
un  coin  et  prier  longtemps...  longtemps,  en  se  frappant  la  poitrine. 

La  femme  de  chambre  que  la  comtesse  avait  ramenée  d’Italie,  la 
surprit  quelquefois,  la  nuit,  pleurant  aux  pieds  du  crucifix.  Elle  re- 
marqua aussi  que,  par  un  singulier  caprice,  sa  maîtresse  portait  des 
chemises  de  grosse  toile  bise  sous  des  robes  de  velours  et  de  dentelle. 
Vers  le  même  temps,  madame  de  Morelay  se  plaignit  d’une  maladie 
d’estomac  et  ne  mangea  presque  plus  que  des  légumes  cuits  au  sel  et 
à l’eau. 

Ah!  qtie  ces  mortifications  chrétiennes  étaient  peu  de  chose  pour 
le  repentir  de  la  comtesse  de  Morelay  ! Elle  aurait  voulu  les  multiplier 
mille  fois,  si,  à ce  prix,  elle  eût  pu  effacer  l’odieux  passé.  Combien 
de  veilles,  de  jeûnes,  de  macérations,  de  visites  dansdes  mansardes  in- 
fectes lui  faudrait-il  pour  la  racheter  à ses  propres  yeux?  Voilà  ce  qu’elle 
se  demandait  avec  angoisse.  Car  la  pécheresse  repentante  n’avait  point 
tué  la  femme...  et  qui  sait  quelle  inguérissable  blessure  d’orgueil 
saignait  encore  sous  cette  expiation? 

Oui,  il  y avait  pour  elle  un  plus  rude  châtiment  que  toutes  les  dou- 
leurs qu’elle  pouvait  volontairement  s’imposer;  et  celui-là,  il  était 
involontaire;  il  apparaissait  comme  un  fantôme  à chaque  accident  de 
la  vie...  il  venait  heurter  toutes  les  pensées  consolantes...  c’était  le 

SOUVENIR. 

Chaque  fois  que  le  comte  de  Morelay  ou  les  enfants  mêlaient  à leurs 
causeries  une  phrase  d’italien,  chaque  fois  que  la  comtesse,  en  li- 
sant, rencontrait  une  description  des  côtes  liguriennes  ou  de  la  belle 
Méditerranée,  il  se  dressait  devant  elle,  ce  mannequin  auquel  son 
cœur  avait  été  livré...  Elle  croyait  lire  dans  la  cervelle  creuse  du  beau 
chanteur  et  y voir  seulement  l’ignoble  sottise  entée -sur  une  vanité- 
grossière... 

Et,  lorsque  cette  idée  s’emparait  trop  puissamment  de  son  imagi- 


284 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


nation,  lorsque  la  malheureuse  femme  pensait  qu’un  jour  le  hasard 
impitoyable  pouvait  remettre  en  face  d’elle  cet  odieux  visage  de  Pie- 
tro,  elle  se  jetait  à genoux  et  criait  en  joignant  les  mains  : 

— Grâce,  mon  Dieu!  grâce!...  épargnez-moi  ce  supplice 

Mais  que  dis-je? — pour  évoquer  le  terrible  souvenir,  il  n’était 
besoin  ni  de  la  parole  ni  de  la  lecture.  Parfois  la  comtesse  s’appro- 
chait des  hautes  fenêtres  de  son  vieil  hôtel  et  regardait  couler  la 
Seine...  Alors  ses  yeux  voyaient  agir  la  grue  qui  débarque  les  marbres 
de  Carrare  sur  le  quai  d’Orsay...  et  elle  s’éloignait  avec  un  frisson. 

Une  fois,  — six  mois  environ  après  son  retour, — elle  s’imposa  la  loi 
de  rester  à son  balcon  tandis  qu’on  débarquait  une  cargaison.  Il  fal- 
lait en  même  temps,  pensait-elle,  triompher  de  la  faiblesse  qui  la 
faisait  pâlir  à la  vue  de  ces  pierres  inertes,  et  châtier  son  cœur  or- 
gueilleux et  coupable.  Ses  deux  enfants  étaient  près  d’elle  et  s’amu- 
saient à remarquer  les  mouvements  mécaniques  de  la  grue,  et  les 
efforts  intelligents  des  débardeurs.  Au  milieu  des  blocs  abrupts  et 
grossiers,  apparut  une  caisse  longue,  soigneusement  ajustée. 

Les  débardeurs  prirent  un  soin  particulier  de  cette  caisse,  qui  sem- 
blait bien  recommandée.  Lorsqu’elle  fut  déposée  sur  la  berge,  ils 
regardèrent  l’adresse  qu’elle  portait,  échangèrent  quelques  paroles  et 
se  montrèrent  le  quai;  et  sur  le  quai  un  hôtel,  l’hôtel  de  Morelay. 

La  comtesse  tressaillit  d’instinctive  terreur.  Elle  passa  la  main  sur 
ses  yeux  comme  pour  effacer  une  image  pénible,  regarda  de  nouveau 
en  se  demandant  si  elle  ne  s’était  point  trompée , puis  trembla  plus 
fort,  car  les  hommes  du  port  se  consultaient  toujours  en  montrant 
alternativement  sa  maison  et  la  caisse. 

Elle  rentra,  en  proie  à une  horrible  inquiétude.  Quel  rapport 
pouvait-il  y avoir  entre  elle  et  cette  caisse  inattendue?  d’où  venait 
cette  caisse?  car  elle  se  disait  bien  que  tous  les  bateaux  qui  débar- 
quent sur  le  quai  d’Orsay  n’arrivent  pas  de  Carrare... 

Et  pourtant,  je  ne  sais  quelle  voix  de  la  conscience  lui  criait  qu’un 
spectre  allait  sugir  du  fond  de  cette  boîte  comme  du  fond  d’un  cer- 
cueil. « Grand  Dieu  ! est-ce  mon  châtiment?  se  demandait- elle  ; n’a- 
vez-vous pas  assez.  Seigneur,  du  remords  qui  me  ronge?  faut-il  en- 
core que  ma  honte  devienne  publique?...  » 

Mille  suppositions,  plus  cruelles  les  unes  que  les  autres,  se  succé- 
dèrent pendant  deux  heures  dans  son  cerveau  encore  malade.  En  vain 
les  repoussait-elle  comme  des  chimères  ; en  vain  s’efforçait-elle  de 
se  persuader  que  les  regards  et  les  paroles  des  débardeurs  ne  dési- 
gnaient pas  sa  maison...  que  d’ailleurs  ils  avaient  pu  y porter  les 
yeux  pour  bien  des  causes  étrangères  à leur  travail... 

Vers  six  heures,  un  domestique  l’avertit  qu’un  camion  chargé  d’un 
lourd  colis  venait  d’arriver. 


LA  STATUE  D’APOLLON. 


285 


— Madame  veut-elle  signer?  ajouta-t-il  en  lui  présentant  le  livre 
d’expédition. 

Elle  resta  étourdie  sous  cette  demande,  comme  un  criminel  sous 
le  premier  coup  de  l’exécuteur,  et  ne  répondit  pas. 

Le  domestique  alla  discrètement  chercher  un  encrier  et  une  plume, 
les  arrangea  sur  un  guéridon,  à côté  du  livre,  et  posa  le  tout  devant  la 
comtesse  sans  rien  dire. 

Madame  de  Morelay,  froide”  pâle,  chercha  des  yeux  le  lieu  du  dé- 
part et  le  nom  de  l’expéditeur;  elle  vit  : La  Spezzia,  puis,  un  nom 
inconnu  et  peu  lisible. 

Elle  signa,  et  attendit  l’ouverture  de  la  caisse  et  l’arrivée  du  comte, 
dans  une  angoisse  inexprimable. 

L’attente  fut  courte  ; à peine  le  domestique  était-il  redescendu 
qu’elle  entendit  la  voix  du  comte  de  Morelay  qui  donnait  des  ordres 
dans  la  cour  relativement  à cette  terrible  caisse. 

Incapable  d’attendre  plus  longtemps  le  malheur  qui  allait  la  frap- 
per, elle  descendit  précipitamment  comme  pour  courir  au-devant. 

— Vous  attendiez  cette  caisse?  vous  savez  ce  qu’elle  contient? 
demanda-t-elle  d’une  voix  si  altérée  que  le  comte  se  retourna  épou- 
vanté. 

— Sans  doute;  une  statue  que... 

— Ah! s’écria-t-elle,  soudainement  soulagée  par  la  réponse 

simple  et  l’accent  tranquille  du  comte. — Et...  quelle  statue?  reprit- 
elle  après  un  instant,  pour  donner  un  sens  à sa  première  question. 

— IVe  le  savez-vous  pas?...  Mais  non!...  vous  étiez  alors  si  souf- 
frante!... et  depuis,  j’ai  oublié  de  vous  parler  de  mon  acquisition. 
Tandis  que  j’attendais  votre  rétablissement  à la  Spezzia,  et  lorsque 
vous  fûtes  hors  de  danger,  j’allai  un  jour,  par  désœuvrement,  revoir 
Carrare.  En  me  promenant,  en  examinant  les  ateliers,  j’ai  découvert 
une  statue  d’Apollon,  fort  bien  exécutée:,  ma  foi!  commetoutcequisort 
des  mains  de  ces  sculpteurs  italiens...  Mais  qu’avez-vous,  ma  chère?... 

Et  le  comte  courut  à sa  femme,  qui  semblait  près  de  se  trouver  mal. 

— Rien...  rien...  continuez...  Alors,  cette  statue... 

— Je  l’ai  achetée.  Nous  avons  dans  le  grand  salon  une  niche  que 
remplit  fort  mal  votre  étagère  de  bois  des  îles... 

— Et  vous  voulez  mettre  là...  votre  statue  d’Apollon?...  qui  y res- 
tera... toujours?... 

— Vous  verrez  qu’elle  fera  bien  dans  ce  salon,  dont  les  panneaux 
représentent  les  divinités  allégoriques  des  beaux-arts...  Et  puis,  ce 
sera  un  souvenir  de  notre  voyage  ! 


Claude  Vignon. 


CHATEAUBRIAND 

ET  LA  CRITIQUE 

DEUXIÈME  PARTIE 


I 

Nous  avons  exposé,  dans  un  précédent  article,  l’état  des  opinions 
relativement  à M.  de  Chateaubriand.  Nous  avons  recherché  les  causes 
générales  et  particulières  qui  expliquent  l’extrême  défaveur  que  ce 
nom,  tant  célébré  naguère,  rencontre  aujourd’hui  chez  un  grand 
nombre  de  critiques.  11  nous  reste  à discuter  cette  défaveur 
en  elle-même  et  à essayer  de  faire  la  part  du  juste  et  de  l’injuste  dans 
la  rigueur  avec  laquelle  on  apprécie  depuis  treize  ans  le  génie  et  le 
caractère  de  M.  de  Chateaubriand. 

Quoique  cet  homme  illustre  soit  actuellement  très-contesté,  même 
comme  écrivain,  nous  ne  croyons  pas  qu’il  soit  nécessaire  de  plaider 
bien  longuement  pour  établir  qu’il  est  le  plus  grand  génie  lit- 
téraire que  notre  pays  ait  produit  depuis  soixante  ans.  Ce  génie 
offre,  il  est  vrai,  plus  de  taches  que  le  soleil,  mais  il  est  encore  assez 
éclatant  pour  qu’il  ne  soit  permis  qu’aux  aveugles  de  ne  pas  le  voir. 
Nous  avons  d’ailleurs  pour  nous,  sur  ce  point,  l’autorité  d’un  juge 
considérable,  que  les  adversaires  les  plus  passionnés  de  M.  de  Cha- 
teaubriand aiment  à invoquer  contre  lui,  et  qu’ils  invoquent  à tort 
quand  il  s’agit  de  déprécier  sa  valeur  littéraire.  Les  esprits  dédai- 
gneux qui  prétendent  trouver,  dans  le  dernier  ouvrage  de  M.  Sainte- 
Beuve,  des  arguments  décisifs  contre  le  grand  écrivain , prou- 

* Voir  le  Correspondant  du  mois  de  septembre  1861. 


ClIAThAUBRIA^’D  ET  EA  CiaXIQUE. 


287 


vent  qu’ils  n’ont  pas  lu  cet  ouvrage  avec  l’atlcnlion  qu’il  mérite.  Si 
en  effet  on  le  parcourt  légèrement,  et  avec  le  parti  pris  de  n’y 
voir  que  ce  qu’on  cherche,  on  peut  s’y  tromper;  l’espèce  d’antipathie, 
suivant  nous  injuste,  que  M.  Sainte-Beuve  éprouve  aujourd’hui  pour  le 
caractère  de  M.  de  Chateaubriand  le  pousse  à résister  de  son  mieux  à la 
vive  admiration  que  lui  inspire  son  génie.  11  met  parfois  en  saillie  le  dé- 
faut secondaire  au  détriment  de  la  qualité  principale,  il  chicane  sur 
le  détail,  il  donne  et  relire  tour  à tour  son  suffrage  ou  le  tem- 
père par  mille  correctifs  ingénieux , où  se  déploie  la  hrillante  et 
mobile  subtilité  de  son  esprit.  On  le  voit  quelquefois  descendre,  de 
degré  en  degré,  aussi  avant  que  possible  dans  le  sens  de  la  restric- 
tion. Ainsi  il  dira  ; « Tel  a été  Chateaubriand,  non  pas  un  des  vérita- 
blement grands  artistes  des  beaux  siècles,  non  pas  un  des  tout  pre- 
miers ni  même  des  seconds  en  beauté,  mais  un  de  ceux  qui  viennent 
immédiatement  après  ceux-là.  » 

Ailleurs,  s’il  arrive  à Chateaubriand  de  porter  sur  Rousseau  un 
jugement  trop  sévère,  l’éminent  critique  éprouvera  en  quelque 
sorte  le  besoin  de  lui  rendre  la  pareille,  et  il  nous  dira  dans  une 
note  : « Et  lui  Chateaubriand,  à ce  taiix-là,  il  n’est  définitivement 
supérieur  que  dans  René,  dans  quelques  pages  du  Génie  du  Christia- 
nisme, dans  les  épisodes  des  Marty7's  et  dans  la  polémique  politique; 
en  un  mot,  ilades  pages  partout,  mais  rien  que  des  pages.  » Cette  note, 
à laquelle  s’accrochent  tous  les  écrivains  qui  considèrent  la  faculté 
d’admirer  comme  le  signe  de  l’impuissance,  se  change  en  la  formule 
sacramentelle  que  nous  retrouvons  partout  : « Chateaubriand  n’a  pas 
laissé  un  bon  livre,  il  ne  restera  de  lui  que  des  pages;  d’autres,  pour 
renchérir,  disent  « des  phrases.  » • 

Et  cependant , par  combien  d’autres  jugements  de  M.  Sainte- 
Beuve  ne  peut-on  pas  combattre  l’esprit  de  cette  note  isolée  dont  les 
démolisseurs  de  M.  de  Chateaubriand  abusent  ! Le  sens  du  beau 
est  trop  vif  chez  lui  pour  ne  pas  l’emporter  sur  les  entraîne- 
ments de  l’instinct  critique,  et,  en  définitive,  c’est  encore  dans 
son  livre  que  le  génie  de  Chateaubriand,  étudié  de  très-près,  sou- 
mis avec  les  éléments  divers  qui  le  constituent  à un  travail  d’ana- 
lyse minutieux,  sagace  et  sévère,  aura  reçu  la  consécration  la  plus 
éclatante  ; car,  si  les  parties  faibles  de  ce  magnifique  talent  n’y  sont 
point  épargnées,  on  y voit  plus  souvent  encore  le  critique  dompté 
par  son  sujet,  fasciné  en  quelque  sorte  par  la  splendeur  du  gé- 
nie qu’il  a évoqué  pour  le  juger,  s’incliner  devant  ce  génie  qu’il 
nomme  en  terminant  « un  grand  magicien,  un  grand  enchanteur, 
celui  que  notre  siècle,  jeune  encore,  salua  et  eut  raison  de  saluer 
comme  son  Homère.  » 

N’est-cc  pas  dans  l’ouvrage  de  M.  Sainte-Beuve  qu’il  est  dit  de 


Cn.\TE\l]rîRIAND 


£88 

M.  de  Chateaubriand  (t.  I,  p.  45)  « qu’il  est  et  demeurera  en  perspec- 
tive le  premier,  le  plus  grand  des  lettrés  français  de  son  âge?  N’est-ce 
pas  encore  M.  Sainte-Beuve  qui  répète  ailleurs  (t.  I,  p.  577),  en  citant 
une  des  dernières  pages  de  René  : « Ce  sont  de  ces  pages  qu’il  est  bon 
de  rappeler  à ceux  qui,  tout  fiers  d’avoir  surpris  en  défaut  le  vieillard, 
seraient  tentés  d’oublier  que  M.  de  Chateaubriand  est  et  demeure  en 
définitive  le  premier  écrivain  original  de  notre  âge.  » 

Qu’importe  que  le  critique  ait  dit  une  fois  dans  une  note  que,  sauf 
René,  Chateaubriand  n’a  écrit  que  des  pages,  s’il  reconnaît  ailleurs 
(t.  I,  p.  148)  que  non-seulement  René,  mais  Atala,  le  dernier  Aben- 
cerrage  et  les  Martyrs,  sont  des  ouvrages  véritablement  joints  et  con- 
sistants, et  si  ailleurs  encore  (t.  II,  p.  46),  en  jugeant  la  difficile  en- 
treprise tentée  par  Chateaubriand  de  doter  la  France  d’une  épopée, 
même  en  prose,  il  dit  : « Dans  les  Martyrs,  M.  de  Chateaubriand  a 
livré  la  plus  grande  bataille  que  le  talent  puisse  livrer,  la  bataille 
épique...  il  suffit  à sa  gloire  de  dire  qu’il  ne  l’a  point  perdue.  » 

N’est-ce  pasM.  Sainte-Beuve  qui,  comparant  Chateaubriand  comme 
peintre  de  la  nature  à Buffon  et  à Rousseau,  n’hésite  pas  à donner  la 
supériorité  au  premier?  « C’est  du  Buffon,  dit-il  (t.  I,  p.  129),  en  par- 
lant des  tableaux  de  Chateaubriand,  mais  du  Buffon  plus  animé,  moins 
ordonné  avec  majesté,  du  Buffon  plus  humain  et  moins  impassible; 
c’est  du  Rousseau,  mais  du  Rousseau  plus  vaste,  plus  étendu,  qui  a 
pénétré  plus  avant  dans  les  profondeurs  naturelles  et  dans  les  mys- 
tères du  génie  de  la  solitude.  » Comparant  ensuite  Bernardin  de 
Saint-Pierre  et  Chateaubriand  à Rousseau,  M.  Sainte-Beuve  nous 
dit  : « Ils  ont  plus  que  Jean-Jacques  l’expression  créée,  l’expression 
rare  et  impossible  pour  tout  autre  que  pour  eux  ; ils  ont  dérobé  la 
nuance,  la  demi-teinte,  le  reflet,  ils  ont  réussi  à saisir  et  à rendre  le 
sentiment  de  l’ineffable.  » Et,  arrivant  enfin  à mettre  en  présence  Ber- 
nardin de  Saint-Pierre  et  Chateaubriand,  M.  Sainte-Beuve  conclut  en 
faveur  de  ce  dernier.  « Chateaubriand,  nous  dit-il,  est  un  génie, 
un  talent  bien  plus  puissant  en  définitive  et  bien  autrement  varié  que 
Bernardin.  » 

Qu’importe  enfin  que  M.  Sainte-Beuve  se  moque  de  temps  en  temps 
des  questions  peu  modestes  que  Chateaubriand  pose  quelquefois  quand 
il  dit,  par  exemple  : « Mes  écrits  de  moins  dans  le  siècle,  y aurait-il 
eu  quelque  chose  de  changé  aux  événements  et  à l’esprit  de  ce  siè- 
cle? » ou  encore  des  rapprochements  qu’il  aime  à établir  entre  Na- 
poléon et  lui?  qu’importe  cela,  si  au  fond  le  critique  exprime  à peu 
près  les  mêmes  idées  que  M.  de  Chateaubriand  sur  ces  deux  points, 
pose  à son  tour  avec  plus  de  bienséance,  il  est  vrai,  les  mêmes  ques- 
tions et  fait  les  mêmes  rapprochements?  N’est-ce  pas  en  effet  M.  Sainte- 
B euve  qui  nous  dit  dans  son  dernier  ouvrage  : 


ET  LA  CRITIQUE. 


289 


« On  parle  toujours  coinine  d’une  force  fatale  et  comme  d’une  cause  sou- 
vei  aine,  de  Vesprit  du  siècle,  de  \' esprit  du  temps  : cet  esprit  du  temps,  à 
chaque  époque,  il  faut  bien  le  savoir,  n’est  qu’un  effet  et  un  produit.  Ce 
sont  quelques  hommes  supérieurs  qui  le  font  et  le  refont  sans  cesse  en 
grande  partie  et  qui  le  déterminent,  cet  esprit  de  tous,  en  s’appuyant  sans 
doute  sur  ce  qui  est  à l’entour,  et  en  partant  de  ce  qui  a précédé,  mais  eu 
renversant  aussi  d’ordinaire  tout  un  état  de  choses,  même  au  moral  et  en  le 
renouvelant.  A chaque  tournant  de  siècle  il  y a de  ces  hommes  puissants 
qui  donnent  le  signal  — c’est  trop  peu  dire,  — qui  donnent  du  coude  à 
l’humanité,  et  lui  font  changer  de  voie.  Supposez  Bonaparte  noyé  dans  la 
traversée  en  revenant  d’Égypte,  ou  Chateaubriand  mort  de  la  fièvre  à quel- 
ques lieues  de  Namur,  et  demandon.s-nous  ce  que  deviendra  la  double  force 
initiale  du  di.x-neuvième  siècle,  la  direction  nouvelle  dans  l’ordre  politique, 
et  subsidiairement  dans  l’ordre  poétique  et  littéraire ‘.  » 

On  ne  saurait  trop  faire  remarquer  que,  dans  les  moments  où  il 
SC  juge  avec  le  plus  de  confiance,  M.  de  Chateaubriand,  au  fond,  n’a 
jamais  dit  de  lui  autre  chose  que  ce  que  vient  de  nous  dire  M.  Sainte- 
Beuve.  Il  aurait  certainement  mieu.x  valu  que  l’illustre  écrivain  eût 
laissé  à d’autres  le  soin  de  constater  l’étendue  de  son  influence  et  le 
parallélisme  de  son  rôle  avec  celui  de  Napoléon;  mais  son  défaut  de 
modestie  ne  change  absolument  rien  à la  vérité  des  faits  : ce 
passage  de  M.  Sainte-Beuve,  qui  s’accorde  avec  un  passage  de  M.  Vil- 
lemain  précédemment  cité,  n’est-il  pas  la  meilleure  réponse  qu’on 
puisse  faire  à ceux  qui,  triomphant  de  quelques  moqueries  de  l’émi- 
nent critique  sur  la  fatuité  de  Chateaubriand,  n’en  reviennent  pas 
de  l’insolence  de  fauteur  du  Génie  du  Christianisme  et  des  Martyrs 
à se  croire  pour  quelque  chose  dans  le  mouvement  intellectuel  de 
son  siècle,  et  de  son  audace  à se  figurer  parfois  qu’il  existe  môme  à 
côté  de  Napoléon. 

Ce  serait  un  bien  pauvre  esprit  que  l'esprit  démocratique,  s’il  avait 
pour  conséquence  de  nous  faire  prendre  en  dédain  toute  supériorité 
autre  que  celle  du  génie  appuyé  sur  la  force.  Quiconque  admet,  comme 
31.  Sainte-Beuve,  que  Chateaubriand  est  le  plus  grand  écrivain  français 
de  son  siècle,  ne  doit  pas  plus  s’étonner  qu’il  se  nomme  ou  qu’on  le 
nomme  à côté  de  Napoléon  qu’il  ne  s’étonnerait  de  voir  figurer  Vir- 
gile à côté  d’Auguste,  Corneille  en  face  de  Richelieu,  et  ne  dût-il  res- 
ter à Chateaubriand  que  la  réputation  d’un  Lucain  en  prose,  le  nom 
de  Lucain,  après  tout,  vivra  autant  que  celui  de  Pompée  ou  celui  de 
César. 

* Chateaubriand  et  son  groupe  littéraire,  t.  I,  p.  139  et  140. 


200 


CHATEAUBRIAÎSD 


II 


11  est  bien  vrai  qu’après  avoir  ainsi  reconnu  et  la  grandeur  du  gé- 
nie et  du  rôle  de  Chateaubriand  et  sa  supériorité,  dans  Tordre  litté- 
raire, non-seulement  sur  tous  les  auteurs  français  de  son  temps,  mais 
sur  plusieurs  autres  écrivains  renommés  du  siècle  précédent, 
M.  Sainte-Beuve  n'accorde  néanmoins  à l’auteur  de  René  et  des  Mar- 
tijrs  que  le  troisième  rang  par  rapport  aux  grand  artistes  des  beaux 
siècles.  Cette  conclusion,  qui  n’affecte  en  rien  la  supériorité  relative 
de  M.  de  Chateaubriand  sur  ses  contemporains,  est  seulement  peu 
rassurante  pour  ces  derniers,  puisqu’elle  les  place  eux-mêmes  en  qua- 
trième ligne.  Nous  aurions  aimé  à voir  Téminent  critique  motiver  un 
peu  ce  classement,  qu’il  se  contente  d’indiquer. 

Soit  que  la  comparaison  porte  sur  la  forme,  soit  qu’elle  porte  sur 
le  fond,  ou  sur  les  deux  choses  en  môme  temps,  si  Ton  met  une  fois 
à part  les  plus  grands  génies  de  notre  littérature,  le  classement  de- 
vient difficile  à établir  entre  le  second  rang  et  le  troisième.  Pour  ne 
parler  ici  que  de  la  forme,  il  est  certain  que  si  Ton  compare  le  style 
de  Chateaubriand,  môme  dans  ses  meilleurs  ouvrages,  à celui  des 
grands  prosateurs  du  dix-septième  siècle,  dont  il  se  rapproche  le  plus, 
au  style  d’un  Bossuet  ou  d’un  Pascal,  on  a un  sentiment  très-net  de 
son  infériorité.  Quoique,  pour  nous  servir  d’une  expression  heureuse, 
empruntée  par  M.  Sainte-Beuve  à Ducis,  Chateaubriand  ait  aussi  le 
secret  des  mots  jouissants,  quoiqu’il  sache  trouver  les  formes.de  lan- 
gage à la  fois  les  plus  précises,  les  plus  nobles,  les  plus  fortes  et  les 
plus  colorées,  il  n’a  pas  reçu,  comme  Bossuet  ou  Pascal,  la  faculté 
de  s’élever  toujours  sans  effort  à cette  puissance  ou  à cet  éclat  d’ex- 
pression et  de  ne  jamais  dépasser  le  point  où  la  noblesse  devient  de 
l’emphase  et  où  la  couleur  s’exagère  et  s’étale  inutilement.  Là  môme 
où  il  a donné  toute  la  mesure  de  son  génie  comme  prosateur,  il  reste 
toujours  un  génie  plus  ou  moins  inégal  et  laborieux  auquel  manque 
plus  ou'  moins  le  don  suprême  du  naturel  dans  la  force  et  dans  la 
grandeur. 

Mais,  aussitôt  qu’on  écarte  les  prosateurs  de  premier  ordre  dans  le 
genre  de  style  où  Chateaubriand  a écrit  ses  plus  belles  pages,  on  ne 
voit  plus  bien  comment  il  pourrait  être  à la  fois  classé  au  troisième 
rang  et  au-dessus  de  Rousseau. 

Ce  (jui  reste  incontestable,  c’est  que  nul  écrivain  de  notre  pays  et 


ET  LA  CRITIQUE. 


!291 


de  notre  siècle  n’a  possédé  au  même  degré  que  M.  de  Chateaubriand 
les  deux  facultés  si  rarement  unies  du  dessin  et  de  la  couleur.  L’é- 
quilibre entre  le  jugement  et  l’imagination  n’est  pas  complet  chez 
lui  comme  il  l’est  chez  les  grands  artistes  des  beaux  siècles,  et  il  donne 
ainsi  le  droit  à tous  ceux  qui  croient  fermement  à la  loi  absolue  des 
décadences  de  le  qualifier,  si  cela  leur  plaît,  un  génie  de  décadence; 
mais,  si  l’on  rapproclie  de  lui  tous  les  talents  contemporains  qui  ont 
eu  le  don  de  peindre,  il  n’en  est  pas  un  qui  l’égale  pour  la  fermeté 
du  contour  et  qui  ne  pèche  plus  que  lui  par  l’exagération  criarde  ou 
la  mollesse  délayée  du  coloris.  Le  Phœbus  même  de  M.  de  Chateau- 
briand se  distingue  très-avantageusement  du  Phœbus  de  ses  plus  bril- 
lants émules. 

Tout  le  monde  connaît  la  phrase  de  Chactas  : « Orages  du  cœur,  est-ce 
une  goutte  de  votre  pluie?  » Qu’on  la  compare  à cette  autre  phrase 
de  même  famille  écfiappée  à la  plume  de  M.  de  Lamartine  : « Les 
larmes  sont  l’égouttement  de  la  pitié  par  l’éponge  du  cœur  et  l’on 
aura  la  différence  entre  ce  que  Voltaire  appellerait  probablement 
du  galimatias  simple  et  du  galimatias  double^.  La  supériorité  relative 
de  M.  de  Chateaubriand,  même  dans  ses  défauts,  ce  besoin  de  clarté 
et  de  précision  qui  se  reconnaît  jusque  dans  son  intempérance  ou 
ses  bizarreries  de  langage,  ont  été  parfaitement  constatés  par  un  cri- 
tique considérable,  trop  sévère  suivant  nous  pour  l’homme  , mais  qui 
a mieux  défini  que  nous  ne  pourrions  le  faire  le  génie  de  l’écrivain. 
« Le  style  de  M.  de  Chateaubriand,  dit  ce  critique,  est  net  avant  même 
d’être  brillant;  alors  même  que  le  fond  des  idées  est  parfois  vague,  le 
contour  de  la  phrase  est  toujours  précis  ; chaque  membre  a son  sens 
déterminé,  chaque  mot,  même  étrange,  a sa  valeur.  Les  combinaisons 
de  mots  sont  quelquefois  forcées , mais  jamais  jetées  à l’aventure. 
Parfois  le  style  même  a fait  à la  pensée  une  heureuse  violence  et  l’a 
forcée  de  s’éclaircir  en  s’exprimant^.  » 

Quant  à ceux  des  auteurs  de  nos  jours  qui,  doués  eux-mêmes  d’un 
talent  plus  ou  moins  facile  ou  plus  ou  moins  correct,  n’écrivent  plus 
guère  le  nom  de  M.  de  Chateaubriand  que  pour  signaler  son  défaut 
de  goût  et  insister  sur  la  distance  qui  le  sépare  des  grands  écrivains 
du  dix-septième  siècle,  nous  les  renvoyons  à quelques  pages  très-ju- 
dicieuses et  très-fines  où  M.  Sainte-Beuve  demande  qui  donc  aurait 
aujourd’hui  la  prétention  de  parler  la  langue  de  Louis  XIV,  et  conclut 
avec  beaucoup  de  sens  que,  quand  bien  même  nous  pourrions  repro- 

* Cours  de  littérature,  deuxième  entretien. 

- Dans  son  horreur  pour  l’affectation,  Voltaire  serait  ici  injuste  pour  la  phrase  de 
M.  de  Chateaubriand , qui  est  prétentieuse,  mais  qui  n’est  ni  obscure,  ni  incohé- 
rente. 

’ Études  morales  et  littéraires,  par  Albert  deBroglie,  p.  515. 


CIIATEAÜBIUAIND 


‘29'i 

duire  exactement  toutes  les  formes  de  style  du  dix-septième  siècle, 
cette  imitation  servile  luanquerail  de  vie.  « Tâchons,  dit-il,  d’éviter  les 
défauts  de  notre  temps,  mais  aussi  n’en  rejetons  pas  les  ressources, 
ne  nous  en  retranchons  pas  la  marque  propre  et  l’originalité^. 

Celte  préoccupation  trop  affichée  du  beau  langage  classique  du  siècle 
de  Louis  XIV  donne  envie  de  rire,  quand  on  la  rencontre  chez  quelques 
auteurs  qui  écrivent  avec  une  négligence  souvent  fabuleuse;  chez 
d’autres  qui  la  justifient  mieux,  elle  peut  n’aboutir,  comme  le  dit 
encore  très-bien  M.  Sainte-Beuve,  qu’à  l’absence  de  défauts.  Ce  genre 
de  mérite  ne  suffit  pas  pour  faire  vivre  un  ouvrage.  Un  puriste  qui 
éplucherait  les  sermons  de  Bossuet  trouverait  à y relever  plus  d’une 
infraction  aux  règles  du  goût  ; écrire  avec  correction  et  convenance 
est  un  grand  mérite,  assurément,  mais  qui,  seul,  ne  garantit  pas  les 
suffrages  de  la  postérité.  Lorsqu’un  ouvrage  pourvu  de  ce  mérite  est 
d’ailleurs  intéressant  par  les  idées  qu’il  exprime  ou  les  faits  qu’il  ex- 
pose, il  passe  dans  l’avenir  à l’état  de  document  à consulter;  les  au- 
teurs s’en  servent  pour  composer  d’autres  ouvrages,  mais  il  n’entre 
pas  dans  celte  universelle  et  éternelle  circulation  réservée  seulement 
aux  œuvres  qui  portent  l’empreinte  du  génie,  quand  bien  môme  ce 
génie  serait  entaché  de  quelques  défauts  de  goût. 

On  objecte  quelquefois  contre  la  renommée  de  Chateaubriand  (et 
M.  Sainte-Beuve  nous  paraît  attacher  une  certaine  importance  à cette 
objection)  que  son  génie  est  de  ceux  qui  ne  sont  pas  très-goûtés  à 
l’étranger.  Il  se  peut  que  l’auteur  de  René  et  des  Martyrs,  en  raison 
même  de  la  beauté  que  chez  lui  le  style  ajoute  à la  pensée,  perde  plus 
que  d’autres  à être  transplanté  hors  de  France;  mais  qui  ne  sait  que,  s’il 
a ce  malheur,  il  le  partage  avec  plusieurs  des  prosateurs  ou  des  poètes 
les  [>lus  originaux  de  notre  langue?  On  peut  dire  en  général  que  d’un 
idiome  à un  autre,  d’un  peuple  à un  autre,  les  appréciations  litté- 
raires, pour  ne  pas  s’égarer,  ont  besoin  de  tenir  grand  compte  des 
opinions  indigènes.  Tout  étranger  qui  ne  veut  s’en  rapporter  qu’à  lui 
est  exposé  à faire  des  choix  bizarres.  Personne  n’ignore  que  le  mérite 
de  la  Fontaine  a peu  de  prise  sur  un  étranger;  nous  doutons  que 
Bossuet  soit  admiré  bien  passionnément  hors  de  nos  frontières; 
quant  à Molière,  il  l’est  assez  peu  : on  sait  que  Schlegel  le  mettait  sans 
façon  au-dessous  de  M.  Scribe;  Goethe  considérait  du  Baria  s comme 
un  grand  poète  méconnu  dans  son  pays,  et  on  nous  assure  qu’il  y a 
des  Allemands  qui  prennent  M.  Capefigue  pour  un  Tacite  français. 
C’est  précisément  à l’occasion  de  l’erreur  de  Goethe  sur  du  Bartas  que 
M.  Sainte-Beuve,  dans  un  autre  de  ses  ouvrages,  discutant  la  com- 
pétence de  l’étranger,  disait  très-judicieusement  : « En  fait  de  poètes 


^ Chateaubriand  et  son  groupe  littéraire,  t.  II,  p.  1516. 


ET  LA  CRITIQUE. 


293 


«t  d’écrivains,  chaque  nation  est  le  premier  juge  des  siens.*  » 
Si  donc  Chateaubriand  est  moins  admiré  hors  de  son  pays  que  dans 
son  pays  même,  cela  prouve  tout  simplement  que  chez  lui,  comme 
chez  plusieurs  de  nos  grands  écrivains,  l’idée  ne  vaut  tout  son  prix  que 
par  la  forme  qu  elle  revêt.  Dans  ses  meilleurs  ouvrages,  le  fond  et  la 
forme  sont  inséparables,  ils  se  prêtent  un  mutuel  appui  et  composent 
un  tout  homogène  et  harmonieux  dont  M.  Guizot  a admirablement 
exprimé  le  charme  séducteur  lorsque,  parlant  dans  ses  Mémoires 
de  cette  passion  de  jeunesse  qu’il  a été  donné  à l’auteur  du  Génie  du 
Christianisme  et  des  Martyrs  d'inspirer  successivement  à trois  géné- 
rations, il  nous  dit  : « J’admirais  passionnément  M.  de  Chateaubriand, 
idées  et  langage;  ce  beau  mélange  de  sentiment  religieux  et  d’es- 
prit romanesque,  de  poésie  et  de  polémique  morale,  m’avait  puis- 
samment ému  et  conquis  » 

Un  dernier  mérite  qu’on  ne  saurait  également  refuser  à l’illustre 
écrivain,  et  qui  l’élève  au-dessus  de  tous  les  prosateurs  coloristes  de 
son  pays  et  de  son  temps,  c’est  la  faculté  qui  lui  a été  donnée  de 
pouvoir,  mieux  qu’aucun  d’entre  eux,  « assortir,  comme  dit  Voltaire, 
son  style  à la  matière  qu’il  traite,  se  rendre  maître  de  son  habitude 
et  ployer  son  génie  à son  gré.  » Demandez  à M.  de  Lamennais,  à M.  de 
Lamartine,  ou  à M.  Victor  Hugo  d’écrire  trois  ouvrages  aussi  diffé- 
rents par  le  style  que  les  Martyrs^  où  l’auteur  déploie  toute  la  pompe, 
tout  l’éclat,  toute  l’harmonie  de  son  langage;  V Itinéraire,  où  il  y a 
encore  de  l’éclat,  mais  où  domine  une  facilité  souple,  naturelle  et  va- 
riée; et  enfin  la  Monarchie  selon  la  Charte,  où  l’auteur  développe  ses 
théories  sur  le  gouvernement  représentatif  en  un  style  animé,  précis, 
mais  sobre,  dénué  d’ornements  et  de  figures,  et  qui  n’a  plus  rien  de 
commun  avec  la  langue  de  la  poésie.  Chacun  des  trois  écrivains  que 
nous  venons  de  nommer  se  retrouvera  partout  le  même,  avec  le  tour 
habituel  de  ses  périodes  et  le  choix  de  ses  figures;  il  portera  ses  qua- 
lités dominantes  même  dans  les  genres  où  il  aurait  le  plus  besoin  de 
s’en  préserver.  Nul  d’entre  eux,  soit  dans  la  discussion  des  affaires, 
soit  dans  la  polémique,  ne  parviendra,  comme  M.  de  Chateaubriand, 
à subordonner  complètement  le  rôle  de  l’imagination,  et  à ne  lui  lais- 
ser que  tout  juste  assez  d’influence  pour  vivifier  la  dialectique  sans  la 
fausser  ou  colorer  la  véhémence  sans  l’affaiblir  par  des  excès,  des  di- 
vagations ou  des  caprices. 

Nous  n’avons  parlé  jusqu’ici  que  du  style  de  Chateaubriand;  il  nous 
reste  à discuter  les  opinions  émises  depuis  sa  mort  sur  la  valeur  de  ses 
principaux  ouvrages. 

* Tableau  historique  et  critique  de  la  poésie  française  au  seizième  siècle, 
p.  393. 

* Mémoires  pour  servir  à l'histoire  de  mon  temps,  t.  I,  p.  9. 

OCTOBIUB  1801. 


20 


294 


CHATEAUBRIAND 


III 


Si  l’on  en  croyait  certains  critiques,  il  faudrait  admettre  que 
M.  Sainte-Beuve  a perdu  son  temps  en  écrivant  un  grand  nombre 
<!e  feilcs  pages  inspirées  par  l’étude  des  œuvres  de  Chateaubi iand. 
1)  après  ces  critiques,  les  productions  du  premier  écrivain  de 
notre  pays  et  de  notre  siècle  ne  forment  plus  qu’un  amas  de  ruines. 
Ou  peut  extraire,  à la  rigueur,  de  ce  monceau  de  débris  quelque  mi- 
nime Ira^imenl  assez  bien  conservé;  mais  aucune  partie  n’est  restée 
d(;i)out,  et  l’ensemble  n’a  plus  ni  corps,  ni  couleur,  ni  figure.  Les 
jii.iS  complaisants  veulent  bien,  par  condescendance  pour  la  passion 
(te  iennesse  que  M.  Sainte-Beuve  garde  à l’épisode  de  René,  consentir 
à laisser  suî)sistcr  cet  épisode  ; mais  Atala,  le  Dernier  Abencerage,  le 
Génie  t! a Christianisme,  les  Martyrs,  l'Itinéraire  de  Paris  à Jérusalem, 
les  Mémoires  d’outre-tombe,  en  y comprenant  les  autres  ouvrages 
moins  aclicvés  de  l’auteur,  ou  ceux  qui  sont  plus  ou  moins  des 
écrits  de  circonstance,  tout  cet  ensemble  de  productions  est  in- 
distinctement et  inllexiblement  condamné  à mort.  C’est  en  vain  que 
les  lihraiies  cassent  chaque  jour,  au  nom  du  public,  l’arrêt  des  cri- 
tiqncs,  en  réimprimant  sans  relâche,  soit  séparément,  soit  dans  leur 
totalité,  les  ouvrages  de  Chateaubriand;  rien  ne  peut  empêcher  ces 
Bracons  du  journalisme  de  renouveler  incessamment  leur  impitoyable 
sentence. 

Il  est  convenu  que  Chateaubriand  ne  doit  laisser  que  des  pages,  et 
qu  il  était  incapable  de  composer  , un  ouvrage  complet.  Il  serait  pour- 
tant bon  de  s’entendre  sur  ce  qu’on  appelle  un  ouvrage  complet.  Si  l’on 
n accorde  ce  titre  qu’aux  productions  littéraires  qui  n’offrent  aucune 
partie  faible,  et  qui  sont  également  belles  depuis  la  première  page  jus- 
qu'à la  de:nière,  nous  reconnaissons  sans  peine  que  la  condamnation 
portée  contre  Chateaubriand  est  juste;  l’épisode  même  de  René  ne 
peut  échapper  à cette  condamnation  que  parce  que,  de  tous  les  ou- 
vrag(>s  de  l’auteur,  cet  épisode  de  quelques  pages  est  le  plus  court. 

Mais,  si  celte  règle  terrible  doit  être  appliquée  aux  œuvres  de  Cha- 
teaubriand, il  faudra  l’appliquer  aussi  à toutes  les  productions  de  la 
htiéi  alure  ancienne  et  moderne,  et  il  en  résultera  un  massacre  épou- 
vantable. Combien  sera  petit,  en  effet,  le  nombre  des  chefs-d’œuvre 
qui  y échapperont!  Le  poème  de  l’Enéide,  par  exemple,  est-il  un  ou- 
vrage plus  complet  que  les  Martyrs?  Combien  de  gens  soutiennent  que 


ET  LA  CRITIQUE. 


‘295 


les  six  derniers  livres  sont  d’une  lecture  pénible,  et  cependant  l'ouvrage 
vit!  Meme  parmi  les  Italiens  les  plus  idolâtres  du  Dante,  combien 
reconnaissent  que  si  V Enfer  et  le  Purgatoire  offrent  un  attrait  irrésis- 
tible, le  Paradis  laisse  beaucoup  à désirer!  Cette  observation  ne  s’ap- 
plique-t-elle pas  également  au  poëme  de  Milton,  dont  bien  des  mor- 
ceaux sont  d’une  digestion  laborieuse,  même  pour  des  Anglais  7 Et 
dans  notre  lilléralure  combien  d’ouvrages  reconnus  comme  des 
chefs-d’œuvre,  offrent  des  parties  faibles,  ingrates,  et  plus  ou  moins 
fanées!  Toutes  les  Lettres  provinciales  de  Pascal  sont-elles  également 
intéressantes?  le  Télémaque^  qu’on  nous  fait  apprendie  par  cœur 
dans  notre  enfance,  nous  paraît-il  dans  notre  âge  mûr  également  at- 
trayant d’un  bout  à l’autre?  Combien  d’exemples  pourrions-nous 
joindre  encore  à ceux  que  nous  venons  de  citer!  Quand  on  ai-ia 
prouvé  contre  l’auteur  des  Martyrs  une  vérité  qu’il  a reconnue  très- 
expressémcnt  lui-même,  qu’il  s’était  trompé  en  obéissant  au  préjugé 
classique  et  en  se  livrant  à la  tentative  impossible,  ridicule  pour  les 
uns,  choiiuanle  pour  les  autres,  de  peindre  par  des  mots  et  avec  une 
rigoureuse  orthodoxie  un  enfer  et  un  paradis  chrétiens,  aura-t-on 
prouvé  que  son  livre  est  en  soi  moins  complet  que  la  trilogie  du  Dante 
ou  le  poëme  de  Milton?  Aura-t-on  prouvé  qu’une  grande  et  i>eile 
composition  perd  tout  son  prix,  paice  que  deux  parties  sur  vingt- 
quatre  y sont  défectueuses?  Quant  à nous,  nous  avons  relu  bien  des 
fois  les  Martyrs^  à des  âges  différents  et  avec  un  intérêt  toujours  très- 
vif;  nous  passons  tout  simplement  les  deux  chants  du  Paradis  et  de 
l’Enfer,  nous  glissons  rapidement  sur  les  quelques  pages  consaci  ées  au 
Purgatoire;  et  nous  avons  la  faiblesse  de  nous  laisser  toujoursebar  mer 
par  les  séductions  enchanteresses  d’un  ouvrage  où,  parmi  un  certain 
nombre  de  défauts,  on  rencontre  ù chaque  pas^  comme  le  dit  si  bien 
M.  Sainte-Beuve,  des  beautés,  des  miracles  à' imagination  et  d'har- 
monie. 

11  y a certainement  dans  les  Martyrs,  et  surtout  dans  le  Génie 
du  Christianisme,  plus  d’inégalités  que  dans  l’épisode  de  René. 
Cet  épisode  compose  un  petit  ensemble  mieux  distribué,  le  style  y 
est  d’une  perfection  plus  soutenue  que  dans  le  Génie  du  Christia- 
nisme et  moins  tendue  que  dans  les  Martyrs.  Mais  combien  les  deux 
grands  ouvrages  de  M.  de  Chateaubriand  offrent  d’aliments  plus 
variés  et  plus  substantiels  à l’admiration,  et  quelle  dilférence  entre 
la  donnée  large,  solide  et  féconde  qui  leur  sert  de  base,  et  le  thème 
fragile,  maladif,  exceptionnel,  sur  lequel  repose  l’épisode  de  René  ! 
Hésitant  devant  l’autorité  de  M.  Sainte-Beuve  et  de  plusieurs  autres 
appréciateurs  éminents  qui  tiennent  le  petit  roman  de  René  pour 
le  plus  vivace  des  ouvrages  de  Chateaubriand,  nous  venons  de  le 
relire  encore  une  fois,  et  nous  doutons  plus  que  jamais  qu’il  ré- 


'296 


CIIATEAUDRÎAISD 


sisle  aussi  bien  à l’action  du  temps  que  l’ouvrage  dans  lequel  il 
figurait  d’abord  assez  peu  convenablement,  et  dont  les  éditeurs  ont 
maintenant  l’idée  plus  lieureuse  de  le  détacher  pour  le  réunir  en  un 
volume  avec  Atala  et  le  Dernier  Abencerage. 

Tout  le  monde  sait  que  M.  de  Chateaubriand  a voulu  peindre  dans 
René  une  maladie  de  l’âme  ou  de  l’esprit,  la  maladie  de  l’ennui,  le 
tædium  vitæ,  la  mélancolie  à triple  dose.  D’autres  avant  lui  ont  connu 
et  décrit  cette  disposition  intellectuelle  et  morale,  mais  avec  moins 
d’insistance  que  lui,  et  en  l’isolant  moins  des  sentiments  plus  ordi- 
naires dont  se  nourrit  le  cœur  humain.  L’auteur  de  René  a fait  de  ce 
mal  une  sorte  de  spécialité,  et  il  l’a  peint  avec  d’autant  plus  de  com- 
plaisance, que  nul  ne  l’a  éprouvé  plus  vivement  et  plus  longtemps  que 
lui,  car  il  en  a souffert  jusqu’à  la  lin  de  ses  jours;  il  a pu  faire  aimer 
le  tableau  de  ce  mal  à sa  génération,  qui  le  ressentait  plus  ou  moins, 
et  à la  génération  suivante,  qui  y avait  encore  des  dispositions; 
mais,  pour  les  nations  plus  peut-être  que  pour  les  individus,  ce 
genre  de  maladie  constitue  un  état  passager.  M.  Sainte-Beuve  dit 
déjà  : « Vous,  jeunes  gens,  vous  ne  l’avez  plus.  » Et,  en  effet,  ils  ne 
l’ont  plus;  et  déjà  pour  eux  tous  les  types  romanesques  atteints  de 
celte  sorte  d’infirmité,  Werther,  René,  Child-Harold,  Oloermann,  Adol- 
phe, sont  comme  des  fleurs  soumises  à je  ne  sais  quelle  opération 
chimique  qui,  sans  les  flétrir  absolument,  leur  aurait  enlevé  leurs 
couleurs  naturelles  et  presque  tout  leur  parfum  ; tandis  que  d’autres 
fleurs,  très-diverses,  mais  qui  plongent  leurs  racines  dans  la  réalité 
universelle  et  humaine,  gardent  le  coloris  inaltérable  et  l’éternel  par- 
fum de  la  nature  et  de  la  vérité. 

A cet  inconvénient  de  représenter  un  type  maladif  et  exceptionnel 
se  joint,  pour  l’épisode  de  René,  le  désavantage  de  reposer  sur  une 
donnée  encore  plus  exceptionnelle,  qu’on  pourrait  même  dire  répu-  • 
gnante,  si  l’auteur  n’avait  mis  une  extrême  délicatesse  à la  voiler  le 
plus  possible.  Mais,  si  cette  délicatesse  adoucit  le  fond  répulsif  de  la 
situation,  elle  rend  cette  situation  plus  fausse  encore.  Rien  ne  prépare, 
rien  ne  motive,  rien  n’explique  le  sentiment  criminel  prêté  à Amélie. 
Ce  sentiment  est  incompatible  avec  la  pureté  de  son  âme,  de  son 
esprit  et  l’élévation  de  son  caractère.  Des  païens  seuls  auraient  pu 
l’admettre  comme  une  fantaisie  cruelle  et  soudaine  du  destin.  Pour 
des  chrétiens  il  ne  peut  avoir  que  la  signification  d’un  mauvais  rêve. 
On  est  tenté  de  se  révolter  quand  on  voit  une  créature  presque  angé- 
lique prendre  au  sérieux  ce  cauchemar,  et  l’auleur  recourir  à une 
invention  aussi  fâcheuse  pour  donner  à son  récit  une  moralité  qui 
n’en  ressort  pas,  car  il  n’y  a aucun  rapport  direct  entre  les  défauts  du 
caractère  de  René  et  le  sentiment  coupable  qu’à  son  insu  il  aurait  in- 
spiré à une  sœur  candide  et  innocente.  C’est  cette  conclusion  arbi- 


ET  LA  CRITIQUE. 


297 


traire  qui  mérite  bien  la  qualification  de  moralité  plaquée^  donnée 
suivant  nous  à tort  par  M.  Sainte-Beuve  au  discours  final  du  père 
Soüel.  Celui-ci,  au  contraire,  nous  paraît  complètement  dans  le  vrai, 
quand  il  dit  à René  : « Les  maux  dont  vous  vous  plaignez  sont  de  purs 
néants;y>  et  quand,  obligé  qu’il  est  par  l’auteur  de  prendre  pour  un  fait 
vrai  le  sentiment  faux  prêté  à Amélie,  le  père  Souël  ajoute  : « Toute 
la  pureté,  toute  la  vertu,  toute  la  religion  d’une  sainte  rendent  à peine 
tolérable  la  seule  idée  de  vos  chagrins,  » le  lecteur,  'qui  ne  fait  point 
paxlie  du  roman,  est  tenté  de  dire  au  père  Souël  qu’il  a bien  de  la 
bonté  de  croire  au  malheur  réel  de  René,  et  que  celte  idée,  à peine 
tolérable^  est  encore  un  pur  néant. 

Une  œuvre  d’art,  si  bien  exécutée  qu’elle  soit,  peut-elle  compter 
sur  un  long  avenir,  quand  elle  repose  sur  un  fond  tout  à la  fois 
si  faible  et  si  faux?  Nous  serions,  nous,  porté  à penser  qu’Ata/«, 
malgré  ses  bigarrures,  et  le  Dernier  Abencerage^  malgré  sa  roideur 
chevaleresque  un  peu  guindée,  passeront  peut-être  moins  que  Rene'; 
mais  nous  croyons  que  le  Génie  du  Christianisme  et  les  Martyrs  ne 
passeront  pas. 


IV 

Toutes  les  critiques  qu’on  dirige  aujourd’hui  contre  le  premier  de 
ces  deux  ouvrages  ont  été  répétées  cent  fois  depuis  soixante  ans.  Plan 
vicieux,  lieux  communs,  argumentation  frivole  et  profane  par  sa  frivo- 
lité même,  enfantillages,  absurdités.  Ces  reproches  divers,  qui  ne  sont 
pas  tous  dénués  de  quelque  fondement,  furent  adressés  à l’auteur  du 
Génie  du  Christianisme  dès  l’apparition  de  son  livre.  Dès  cette  époque, 
M.  de  Fontanes  faisait  spirituellement  justice  de  l’austère  indignation 
de  certains  philosophes,  qui,  tout  en  se  nourrissant  avec  délices  des 
bouffonneries  antireligieuses  de  Voltaire,  se  sentaient  profondément 
scandalisés  qu’on  osât  développer  avec  éclat  les  beautés  poétiques  d’une 
religion  destinée  exclusivement,  suivant  eux,  à édifier,  et  non  à plaire. 
Cette  classe  d’adversaires  du  Génie  du  Christianisme  s’est  perpétuée  en 
se  modifiant  plus  ou  moins.  S’efforcer  surtout  de  montrer  qu’une  reli- 
gion est  belle  au  lieu  de  s’attacher  uniquement  à prouver  qu’elle  est 
, vraie,  constitue,  suivant  eux,  une  profanation  et  une  puérilité.  Pour  que 
cet  argument  eût  quelque  valeur,  il  faudrait  prouver  qu’il  y a incom- 
patibilité entre  la  vérité  et  la  beauté  d’une  religion.  A défaut  de  cette 
démonstration,  l’argument  n’établit  qu’une  chose,  c’est  que  le  Génie 
du  Christianisme.,  en  tant  qu’apologétique,  est  un  ouvrage  très-incom- 


‘298 


CHATEAUBHIAND 


plet  : cela  est  incontestable;  mais  l’auteur  n’a  jamais  prétendu  traiter 
à fond  l’immense  sujet  qu’il  abordait.  Assez  d’autres  s’élaient  chargés 
avant  lui  de  démontrer  la  vérité  du  christianisme,  sans  avoir  pu  em- 
pêcher Vollaire  de  le  démolir  à coups  de  sarcasmes  dans  l’esprit  des 
classes  éclairées,  et  par  suite  dans  l’esprit  des  masses.  C’est  tout 
simplement  la  contre-partie  de  la  polémique  de  Vollaire  que  Cha- 
teaubriand eut  l’idée  de  tenter  ; partout  où  celui-ci  avait  excité  le 
rire  et  le  mépris  à l’aide  de  spirituelles  caricatures,  il  entreprit 
d’éveiller  l’intérêt,  le  respect,  l’admiration,  par  des  tableaux  tour 
à tour  gracieux,  imposants  ou  émouvants.  La  question  n’est  pas  de 
savoir  s’il  pouvait  faire  autre  chose  que  ce  qu’il  a fait,  mais  s’il  a bien 
fait  ce  qu’il  voulait  faire.  Or  il  suffit  d’ouvrir  les  yeux  pour  reconnaître 
que,  depuis  soixante  ans,  toute  une  partie  des  œuvres  de  Voltaire  ne 
s’est  jamais  relevée  des  coups  que  lui  a portés  le  Génie  du  Christia- 
nisme. 

Le  ton  voltairien  en  matière  de  religion,  ce  ton  d’écolier  ricaneur 
et  insolent,  qui,  malgré  l’influence  de  Rousseau,  était,  au  dix-hui- 
tième siècle,  le  signe  caractéristique  et  essentiel  du  bel  esprit,  classe 
aujourd’hui  un  écrivain  parmi  les  bohèmes.  Le  respect  non-seule- 
ment des  croyances  religieuses,  mais  des  cérémonies  et  des  formes 
par  lesquelles  se  manifeste  le  sentiment  religieux,  a gagné  même  les 
plus  sceptiques  et  fait  en  quelque  sorte  partie  de  la  tenue  de  tout 
homme  bien  élevé. 

Quelques-uns  nous  diront  que  ce  résultat  est  fort  insignifiant, 
qu’il  importe  peu  à la  religion  d’être  l’objet  d’un  respect  extérieur 
qui  ne  provient  pas  d’une  adhésion  intime  et  complète;  que  la  religio- 
sité n’est  pas  la  foi,  et  que  l’auteur  du  Génie  du  Christianisme  n’a  fait 
que  caresser  et  développer  le  premier  de  ces  deux  sentiments  aux 
dépens  du  second. 

Si  c’est  un  incrédule  qui  parle  ainsi,  qui  oppose  avec  complai- 
sance les  sévères  et  solides  croyances  du  dix-septième  siècle  aux 
croyances  plus  ou  moins  relâchées  du  dix-neuvième,  afin  de 
pouvoir  conclure  en  matière  de  religion  par  la  formule  tout  ou 
rien.,  on  remarquera  du  moins  que  l’influence  du  Génie  du  Christia- 
nisme est  encore  assez  forte  pour  l’empêcher  de  dire  franchement  : 
rien. 

Si  c’est  un  croyant  qui,  non  content  de  considérer  le  Génie  du  Chris- 
tianisme comme  un  ouvrage  insuffisant,  serait  disposé  à le  tenir  pour 
un  ouvrage  dangereux,  parce  qu’il  n’a  produit,  suivant  lui,  que  des 
velléités  religieuses,  dont  les  unes  peuvent  ne  pas  aboutir  et  les  autres 
se  pervertir  en  un  mélange  d'impiété  pratique  et  de  verbiage  arti- 
ficiel, on  peut,  sans  méconnaître  la  portion  de  vérité  que  ren- 
ferme celte  critique,  en  appeler  aux  faits,  et  prier  l’adversaire  de 


ET  LA  CRITIQUE. 


299 


considérer,  sans  parti  pris,  ce  qu’était  le  sentiment  religieux,  ou, 
pour  parler  net,  le  sentiment  catholique  avant  l’apparition  du  Gi’nie 
du  Christianisme,  et  ce  qu’il  est  devenu  depuis.  Si  le  catholicisme  n’a 
pas  reconquis  sur  les  âmes,  et  comme  règle  et  comme  frein,  l’empiie 
qu’il  exerçait  au  dix-septième  siècle  et  qu’il  avait  à peu  près  com- 
plélement  perdu  au  dix-huitième,  on  ne  peut  contester  du  moins  qu’il 
n’ait  fait  d’assez  notables  progrès  depuis  soixante  ans.  Nous  sommes 
loin  d’attribuer  uniquement  ce  résultat  à un  livre,  il  provient  avant 
tout  des  faits.  Les  crises  révolutionnaires,  qui  ébranlent  périodique- 
ment la  société,  ont  réveillé  dans  les  âmes  l’instinct  religieux,  comme 
la  tempête  le  ranime  au  cœur  des  matelots.  Les  grands  changements, 
les  grandes  catastrophes  imprévues,  dont  le  dernier  siècle  et  le 
nôtre  ont  été  les  témoins,  ont  fait  en  quelque  sorte  entrevoir  aux 
hommes  ce  bras  invisible,  qui,  pour  employer  une  expression  de 
l’ancien  Balzac,  « frappe  les  coups  que  le  monde  sent;  » et,  comme 
de  toutes  les  communions  chrétiennes  le  catholicisme  est  inconlesta 
blement  celle  qui  est  le  plus  une  religion,  c’est  le  catholicisme  sur- 
tout qui  a naturellement  gagné  à cette  disposition  générale  des  âmes. 
Mais,  quand  bien  même  on  refuserait  à l’ouvrage  de  M.  de  Chateau- 
briand toute  influence  motrice  dans  cette  impulsion,  quand  on  ne 
voudrait  voir  dans  son  ouvrage  que  l’expression  même  trop  frivole 
d’un  sentiment  produit  par  d’autres  causes,  comment  méconnaître 
sans  injustice  qu’en  donnant  à ce  sentiment  religieux  une  satisfac- 
tion vive,  quoique  incomplète,  le  Génie  du  Christianisme  n’ait  contri- 
bué, pour  sa  part,  à le  maintenir  et  à l’étendre? 

Quelques  adversaires  très-respectables  du  Génie  du  Christianisme 
raisonnent  autrement  : ils  accordent  à l’ouvrage  de  M.  de  Chateau- 
briand une  influence  momentanée,  mais  ils  lui  refusent  toute  in- 
fluence durable;  ils  reconnaissent  qu’au  début  ce  livre  a provoqué 
une  réaction  religieuse,  mais  ils  ajoutent  que  cette  réaction,  en  rai- 
son même  de  son  caractère  frivole,  n’a  pas  poussé  de  racines,  s’est 
bientôt  dénaturée  et  pervertie,  et  que  c’est  en  s’écartant  complète- 
ment de  la  voie  ouverte  par  le  Génie  du  Christianisme  que  le  senti- 
ment catholique  a gagné  tout  le  terrain  qu’il  a reconquis  aujourd’hui 
sur  l’esprit  du  dix-huitième  siècle. 

Ne  peut-on  pas  tirer  des  faits  une  explication  toute  différente? 
Quand  le  Génie  du  Christianisme  s’est  présenté  aux  hommes  de  1802, 
il  s’adressait  à une  génération  dégoûtée,  il  est  vrai,  des  doctrines 
antireligieuses  du  siècle  précédent  et  disposée  à accueillir  avec  joie 
un  livre  qui  les  combattait  avec  des  armes  nouvelles;  mais  cette  gé- 
nération était  cependant  trop  imbue  encore  des  préventions  au 
milieu  desquelles  elle  avait  été  élevée  pour  que  l’esprit  de  l’ouvrage 
qu’elle  admirait  pût  la  pénétrer  bien  profondément.  Le  Concordat 


3U0 


CHATEAUBRIAND 


lui-même,  qu’on  présente  avec  raison  comme  un  fait  plus  important 
que  la  publication  du  Génie  du  Christianisme,  ne  paraît  pas  avoir 
notablement  transformé  le  public  de  1802,  puisque  ce  môme  pu- 
blic, qui  avait  accueilli  avec  tant  d’enthousiasme  et  le  grand  événe- 
ment religieux  et  le  beau  livre  qui  en  était  comme  l’accompa- 
gnement poétique,  devait,  quelques  années  plus  tard,  se  montrer  sin- 
gulièrement indifférent  devant  les  faits  les  plus  contraires  au  sen- 
timent catholique  dont  il  paraissait  animé,  et  laisser,  sans  aucune 
émotion  appréciable  à distance,  confisquer,  parun  conquérant  irrité, 
non-seulement  le  pouvoir  temporel,  mais  la  personne  même  du  Pape. 

Si,  en  comparant  cette  indifférence  de  la  génération  qui  salua  le 
Concordat  et  le  Génie  du  Christianisme  au  trouble  manifeste  et  sincère 
qui  agite  aujourd’hui  tant  d’àmes,  en  présence  de  la  crise  où  se 
trouve  engagée  la  Papauté,  on  constate  que  le  sentiment  catholique 
est  en  progrès  depuis  le  premier  Empire,  peut-on  équitablement 
réserver  l’influence  du  livre  de  M.  de  Chateaubriand  pour  la  première 
de  ces  deux  situations  et  l’exclure  de  toute  participation  à la  se- 
conde? A-t-il  été,  en  un  mot,  indifférent  à la  cause  catholiqire  que,  de- 
puis le  Concordat,  deux  générations,  en  entrant  dans  la  vie,  aient  com- 
mencé par  lire  le  Génie  du  Christiatiisme  avant  d’ouvrir  le  Diction- 
naire philosophique  de  Voltaire;  qu’elles  aient  appris  dans  ce  livre  à 
s’intéresser,  ne  serait-ce  que  par  l’imagination,  à la  religion  qu’on 
leur  enseignait,  et  à l’aimer  déjà  pour  ses  beautés  avant  de  la  dis- 
cuter plus  ou  moins  dans  ses  dogmes  et  dans  ses  prescriptions? 

Que  ce  poétique  supplément  au  catéchisme  contienne  des  détails 
frivoles  ou  même  fautifs,  qu’il  soit  insuffisant,  que  l’esprit  ait  besoin 
de  secours  plus  puissants  pour  combattre  sa  propre  résistance  ou  la 
résistance  intéressée  des  passions,  nul  ne  peut  le  nier.  Mais  il  nous 
semble  qu’on  ne  peut  pas  nier  davantage  que  tout  jeune  homme  bien 
doué,  dont  le  cœur  se  sera  ému,  dont  l’imagination  se  sera  éveillée  en 
lisant  les  belles  pages  du  Génie  du  Christianisme,  ne  gardera  quelque 
chose  de  cette  première  impression  : des  causes  diverses  pourront  le 
détacher  plus  ou  moins  de  sa  religion,  mais  il  ne  deviendra  pas  pour 
elle  un  ennemi,  ou,  s’il  le  devient,  il  en  souffrira,  et  dans  tous  les  cas 
le  sens  religieux  sera  dès  sa  jeunesse  assez  développé  en  lui  pour  lui 
inspirer  le  dégoût  de  ce  genre  de  polémique  mesquine,  impertinente 
et  méprisante  qui  a joué  un  si  grand  rôle  au  dix-huitième  siècle. 

Il  serait  trop  facile  de  constater  l’inlluence  du  Génie  du  Christia- 
nisme sur  une  foule  de  productions  littéraires  de  notre  siècle,  écrites 
dans  le  même  esprit;  il  nous  semble  plus  intéressant  de  signaler  cette 
influence  même  dans  le  langage  de  plus  d’un  philosophe  de  nos  jours 
qui  se  place  à un  point  de  vue  d’indépendance  complète  par  rapport 
à la  religion. 


ET  LA  CRITIQUE. 


301 


Lorsqu’au  siècle  dernier  J.  J.  Piousseau,  repoussant  à la  fois  le 
matérialisme  de  d’Holbach  et  le  déisme  de  Voltaire,  qui  s’en  rappro- 
chait beaucoup,  osa  présfenter  l’autorité  du  sentiment  et  de  la  con- 
science, — ce  qu’il  appelle  le  jugement  interne,  le  diclamen  secret^  — 
comme  une  sauvegarde  en  matière  de  religion  et  de  morale  contre  les 
sophismes  de  la  raison  tous  les  encyclopédistes,  eny  comprenant  Vol- 
taire, qualifièrent  cette  déclaration  de  capucinade.  Que  diraient  donc 
aujourd’hui  Voltaire  et  les  encyclopédistes,  s’ils  voyaient  un  philo- 
sophe qui  passe  pour  très-hardi,  M.  Renan,  écrire  celte  phrase  bien 
plus  forte  que  toutes  celles  de  Rousseau  : « Dieu  est  le  produit  de  la 
« conscience,  et  non  de  la  science  et  de  la  métaphysique.  Ce  n’est  pas 
« la  raison,  c’est  le  sentiment  qui  détermine  Dieu.  Voilà  pourquoi 
« l’art,  la  poésie  et  la  religion  sont,  en  théodicée,  supéi'ieurs  à la  phi- 
« losophie  » Nous  ne  prétendons  pas  que  cette  phrase  ne  puisse 
soulever  des  objections  diverses  et  de  la  part  de  la  religion  et  de  la 
part  de  la  philosophie,  nous  disons  seulement  qu’elle  n’eût  jamais 
été  écrite  par  un  libre  penseur,  même  de  l’école  de  Rousseau,  avant 
l’apparition  du  Génie  du  Christianisme. 

N’est-ce  pas  aussi  sous  l’influence  visible  du  Génie  du  Christianisme 
que  M.  Michelet  a écrit  un  jour  cette  page  : 

« Faisons  les  fiers  tant  que  nous  voudrons,  philosophes  et  raisonneurs  que 
nous  sommes  aujourd’hui;  mais  qui  de  nous,  parmi  les  agitations  du  mou- 
vement moderne,  ou  dans  les  captivités  volontaires  de  l’étude,  dans  ses 
âpres  et  solitaires  poursuites,  qui  de  nous  entend  sans  émotion  le  bruit  de 
ces  belles  fêles  chrétiennes,  la  voix  louchante  des  cloches  et  comme  leur 
doux  reproche  maternel?...  Qui  ne  voit  sans  les  envier  ces  fidèles  qui  sortent 
à flots  de  l’église,  qui  reviennent  de  la  table  divine  rajeunis  et  renouvelés  ?... 
Uesprit  reste  ferme,  mais  l’âme  est  bien  triste. ..  Le  croyant  de  l’avenir,  qui 
n’en  tient  pas  moins  de  cœur  au  passé,  pose  alors  la  plume  et  ferme  le 
livre,  il  ne  peut  s’empêcher  de  dire  : « Ah  ! que  ne  suis-je  avec  eux,  un  des 
« leurs,  et  le  plus  simple,  le  moindre  de  ces  enfants^!  » 

On  nous  dira  peut-être  que  cette  page  prouve  précisément  contre 
l’influence  salutaire  que  nous  attribuons  au  Génie  du  Christianisme, 
puisqu’elle  n’a  pas  empêché  son  auteur  de  se  ranger,  peu  d’années 
après  l’avoir  écrite,  parmi  les  adversaires  les  plus  violents  de  l’Eglise 
catholique  ; mais,  avant  de  répondre  à cet  argument  exceptionnel,  nous 


^ Ce  sont  leurs  propres  expressions  que  J.  J.  Rousseau  emploie  dans  une  longue 
lettre  datée  du  15  janvier  1769,  où  il  expose  ses  idées  philosophiques  et  reli- 
gieuses. 

* Revue  des  Deux-Mondes  du  15  janvier  1860. 

* Histoire  de  France,  t.  V,  p.  245. 


302 


CHATEAUBRIAND 


demandons  à notre  tour  qu’on  nous  prouve  que  jamais  M.  Michelet 
ne  se  retrouvera  dans  la  disposition  d esprit  et  de  cœur  qui  lui  a 
dicté  cette  page  émue  et  sincère. 


V 


Voulût-on  absolument  refuser  à l’auteur  du  Génie  du  Christianisme 
le  mérite  d’avoir  aidé  à raviver  les  croyances  religieuses,  il  fau- 
drait au  moins  reconnaître  qu’il  a changé  les  allures  de  l’incrédulité  ; 
il  a enlevé  au  scepticisme  celte  parfaite  satisfaction  de  lui-même, 
cette  sorte  de  brevet  de  supériorité  intellectuelle  et  de  bon  goût 
qu’il  se  donnait  et  qu’on  lui  donnait  au  dix-huitième  siècle  ; il  l’a 
contraint  de  confesser  que  la  foi  n’était  pas  nécessairement  un  signe 
d’imbécillité  ou  d’hypocrisie;  il  a fait  plus,  il  lui  a en  quelque 
sorte  insinué  une  tendance  manifeste  à respecter  cette  foi  chez  les 
autres  et  à la  regretter  pour  lui.  Il  a ainsi  notablement  diminué  la 
distance  qui  sépare  les  sceptiques  des  croyants.  Les  hommes  pieux, 
qui  pensent  que  cette  distance  ne  saurait  être  diminuée  qu’au  détri- 
ment de  la  religion,  ont  peut-être  raison  de  ne  pas  faire  beaucoup  de  cas 
du  Génie  du  Christianisme;  ceux  qui  pensent  au  contraire  que  la  reli- 
gion n’est  en  rien  compromise  parce  qu’elle  peut  opposera  ses  ennemis 
non-seulement  les  enfants  dévoués  qui  lui  appartiennent  tout  entiers, 
mais  une  foule  d’enfants  plus  ou  moins  séparés  d'elle,  en  qui  s’est 
altéré -plus  ou  moins  le  sentiment  complet  de  son  autorité,  mais  qui 
ont  gardé  le  sentiment  de  sa  grandeur,  de  sa  beauté,  de  ses  bien- 
faits, de  son  importance  comme  pouvoir  générateur  du  dévouement  et 
préservateur  de  la  moralité  ; qui,  en  un  mot,  l’aiment  encore  et  la  res- 
pectent comme  une  mère,  même  en  ne  lui  obéissant  pas  toujours  ; 
ceux  qui  pensent  que  cette  légion  d’alliés  sincères  n’est  point  à dé- 
daigner, ceux-là  doivent  de  la  reconnaissance  à l’auteur  du  Génie  du 
Christianisme;  car  nul  écrivain  n’a  contribué  autant  que  lui  à main- 
tenir dans  ce  milieu  indécis  le  respect  et  la  sympathie  à défaut  delà 
foi,  et  à empêcher  tous  ceux  qui  ne  sont  religieux  qu’à  demi  de  deve- 
nir les  adversaires  de  la  religion. 

L’épreuve  que  traverse  en  ce  moment  le  catholicisme  peut  tromper 
des  esprits  superficiels  ou  prévenus.  Nous  avons  vu,  au  début  de  ce 
travail,  un  écrivain  grave,  un  professeur,  déclarer  morte  ou  à peu 
près  la  religion  catholique,  et  proposer  à la  France  de  la  remplacer 
par  une  nouvelle  méthode  de  lire  l’Évangile  sous  le  regard  de  Dieu  et 


ET  LA  CRITIQUE. 


303 


I 


loin  de  toute  influence  humaine.  Nous  pensons  que  ce  docteur  a vu 
moins  clair  dans  la  situation  que  M.  de  Tocqueville,  quand  il  écrivait 
il  y a vingt  ans  : « Si  le  catholicisme  parvenait  enfin  à se  soustraire  aux 
hai  nés  politiques  qu’il  a fait  naître,  je  ne  doute  presque  point  que  ce 
môme  esprit  du  siècle  qui  lui  semble  contraire  ne  lui  devînt  très-fa- 
vorable et  qu’il  ne  fît  tout  à coup  de  grandes  conquêtes  » 

Quiconque,  en  effet,  voudra  comparer  l’opposition  actuelle  contre 
le  catholicisme  avec  l’opposition  qu’il  a subie  au  dix -huitième 
siècle,  n’aura  pas  de  peine  à reconnaître  qu’il  y a entre  ces  deux 
oppositions  une  différence  radicale  : l’une  était  tout  à la  fois  poli- 
tique et  religieuse,  plus  acharnée  peut-être  encore  contre  les  dogmes 
et  la  puissance  morale  du  catholicisme  que  contre  sa  puissance  politi- 
que, tandis  que  l’autre  ne  s’alimente  plus  guère  que  de  récriminations 
plus  ou  moins  fondées  contre  l’esprit  politique  qu’elle  attribue  à 
l’Église.  Il  serait  presque  inconvenant  de  toucher  en  passant,  et  à 
propos  d’une  étude  littéraire,  à des  problèmes  imposants  et  redouta- 
bles. Disons  seulement  que,  quelle  que  puisse  être  la  solution  momen- 
tanée des  difficultés  actuelles,  le  jour  où  l’Église  catholique  pourra 
et  voudra  (et  nous  croyons  qu’elle  le  pourra  et  le  voudra)  ôter  tout 
prétexte  à ses  ennemis  de  l’accuser  d’être  vouée  à la  défense  des 
idées  et  des  institutions  politiques  de  l’ancien  régime  et  à l’amour  des 
gouvernements  absolus  ; le  jour  où  elle  accordera  aux  idées  politiques 
modernes  tout  ce  qui  n’est  pas  contraire  à ses  dogmes  fondamentaux  ; 
le  jour  où,  sans  se  laisser  effrayer  par  la  perversion  que  l’esprit  de 
violence  ou  de  fraude  peut  faire  subir  aux  principes  en  eux-mêmes 
les  plus  justes,  elle  n’hésitera  pas  à prononcer  les  paroles  que  pronon- 
çait, il  y a quinze  ans,  un  prêtre  déjà  notable,  devenu  aujourd’hui  une 
des  gloires  de  l’épiscopat  français  : « Nous  acceptons,  nous  invoquons 
les  principes  et  les  libertés  proclamés  en  1789®;  » le  jour  enfin  où 
disparaîtra,  entre  l’Église  catholique  et  la  société  moderne,  ce  mal- 
entendu politique  qui  fait  la  principale  force  des  ennemis  de  l’Église, 
le  temps  des  grandes  conquêtes  du  catholicisme  annoncé  par  M.  deToc- 
queville  sera  proche,  et  il  arrivera  un  moment  où  tout  homme  ayant 
le  sentiment  de  la  dignité  humaine  considérera  en  quelque  sorte 
comme  un  axiome  indiscutable  cette  vérité  que  tant  d’esprits  défiants 
méconnaissent  aujourd’hui,  savoir  : que,  de  tous  les  citoyens,  celui 
qui  ale  plus  besoin  d’indépendance  dans  ses  rapports  avec  le  pouvoir 
politique,  c’est  le  prêtre  ; et  que,  de  tous  les  prêtres,  celui  qu’il  im- 
porte le  plus  de  soustraire  à toute  pression  de  la  part  des  puissances 
de  la  terre,  c’est  le  pape. 


* De  la  Démocratie  en  Amérique,  t.  III,  p.  o4. 

- De  la  Pacification  religieuse,  par  l’abbé  Dupanloiip,  édit,  de  1845,  p.  306. 


CHATEAUBRIAND 


304 

Dans  cette  réconciliation  complète  de  l’Église  et  de  la  France  nou- 
velle sur  le  terrain  de  la  liberté,  il  y aura  encoi’e  une  part  à faire  à 
l’auteur  du  Génie  du  Christianisme,  et,  après  avoir  reconnu  avecM.Vil- 
lemain  qu’il  a ramené  la  littéi  ature  à la  l'eligion,  il  faudra  reconnaître 
aussi  avec  lui  qu’il  a ramené  l’esprit  religieux  à l’esprit  de  liberté. 
Ce  n’est  pas,  il  est  vrai,  dans  l’ouvrage  qui  nous  occupe  en  ce  moment 
que  le  libéralisme  religieux  de  M.  de  Chateaubriand  est  le  plus  accen- 
tué ; il  a déclaré  lui-même  dans  ses  Mémoires  que  l’esprit  public,  en 
1802,  obsédé  par  le  récent  souvenir  des  terribles  excès  de  la  Révolu- 
tion, ne  lui  avait  pas  permis  d’appuyer  beaucoup  sur  les  rapports  delà 
religion  et  de  la  liberté;  il  a même  tracé  un  aperçu  plus  ou  moins 
heureux  d’un  autre  Génie  du  Christianisme  qui,  s’il  eût  été  exécuté 
sur  ce  nouveau  plan,  eût  présenté  le  défaut  inverse  de  trop  sacrifier 
la  religion  à la  politique.  Mais,  quoiqu’il  y ait  des  lacunes  dans 
l’ouvrage  publié,  il  serait  souverainement  injuste  d’y  voir,  ainsi 
que  l’ont  fait  quelques  critiques,  une  sorte  de  plaidoyer  poétique 
et  religieux  destiné  à s’adapter  aux  idées  gouvernementales  du 
premier  consul.  Pour  détruire  cette  accusation,  il  suffît  de  rappeler 
que,  dans  le  chapitre  xi  du  V®  livre  de  la  IV®  partie,  l’auteur  s’attache 
à établir  que  c’est  au  christianisme  qu’on  doit  le  gouvernement  re- 
présentatif, « qu’on  peut  mettre,  dit-il,  au  nombre  des  trois  ou  quatre 
découvertes  qui  ont  créé  un  autre  univers;  » et,  pour  qu’on  ne  se 
trompe  pas  sur  sa  manière  d’entendre  le  gouvernement  représentatif, 
il  le  qualifie  un  gouvernement  « qui  ne  se  conserve  que  par  la  justesse 
des  contre-poids  ; » et  il  ajoute  ; « Ce  gouvernement  n’est  possible 
que  par  la  religion,  qui,  en  maintenant  l’équilibre  moral  le  plus  par- 
fait, permet  d’établir  la  plus  parfaite  balance  politique.  » Lorsqu’un 
écrivain  parle  ainsi  en  1802,  et  lorsqu’il  dit  de  l’auteur  de  V Esprit 
des  Lois  : « C’est  le  véritable  grand  homme  du  dix-huilième  siècle,  » 
peut-on,  en  conscience,  le  présenter  comme  le  complaisant  apologiste 
du  gouvernement  que  le  premier  consul,  devenu  empei  eur,  devait 
bientôt  établir  en  France’? 

L’idée  d’une  alliance  naturelle  et  possible  entre  la  religion  et  la 
liberté  n’est,  il  est  vrai,  qu’indiquée  dans  le  Génie  du  Christianisme ^ 
mais  elle  l’est  très  nettement.  Nous  verrons,  en  étudiant  la  carrière 
politique  de  M.  de  Chateaubriand,  que  cette  idée  s’est  de  plus  en  plus 
fortifiée  dans  son  esprit,  et  que,  même  à l’époque  où  il  a été  le  plus 
engagé,  non  pas,  comme  on  l a dit  et  répété  bien  à tort,  dans  les 
opinions  absolutistes  (on  ne  trouverait  pas,  je  crois,  à citer  de  Chateau- 
briand une  seule  page  qui  porte  positivement  ce  caractère),  mais 
dans  une  tentative  dangereuse  de  rendre  au  principe  aristocratique 
héréditaire  une  vie  qu’il  avait  perdue,  en  France,  bien  avant  la  Révo- 
lution; même  à l’époque  où  M.  de  Chateaubriand  appelait  le  clergé  à 


ET  LA  CRITIQUE. 


305 


concourir  à celte  entreprise , c’était  avec  le  désir  très-expressément 
formulé  de  voir  l’Église  adopter  sans  arrière-pensée  toutes  les  institu- 
tions qui  caractérisent  un  gouvernement  libre.  Mais  nous  ne  voulons 
pas  anticiper,  et  nous  rentrons  dans  l’examen  du  Génie  du  Christia- 
nisme, ou  plutôt  nous  le  terminons  en  empruntant  à M.  Sainte- 
Beuve  un  passage  où  il  résume  en  quelques  lignes,  après  l’avoir 
d’abord  mis  en  pleine  lumière  avec  autant  d’équité  que  d’agrément, 
un  des  mérites  les  plus  incontestables  de  cet  ouvrage,  celui  d’avoir 
introduit,  dans  l’esthétique,  dans  l’histoire  littéraire  et  même  dans 
l’histoire  nationale,  un  esprit  d’innovation  qui  a pu  s’étendre,  se 
rectitier  ou  s’affermir  depuis,  mais  qui  est  ingrat  lorsqu’il  s’au- 
torise de  ses  progrès  pour  méconnaître  ce  qu’il  doit  à Chateaubriand. 
« Littérairement,  dit  l’éminent  critique,  le  Génie  du  Christianisme 
ouvrit  une  foule  d’aspects  nouveaux  et  de  perspectives  qui  sont  de- 
venues de  grandes  routes  battues  et  même  rebattues  depuis;  goût 
du  moyen  âge,  du  gothique,  poésie  et  génie  de  l’histoire  nationale, 
il  donna  l’impulsion  à ces  trains  d’idées  modernes  où  la  science  est 
intervenue  ensuite,  mais  que  l’instinct  du  grand  artiste  avait  d’a- 
bord devinées.  » 

En  somme,  cet  ouvrage  tant  discuté  n’est  ni  un  ouvrage  de  philoso- 
phie, ni  un  ouvrage  de  théologie  ; on  aura  beau  prouver  qu’il  est  super- 
ficiel sur  bien  des  points,  ou  erroné  sur  quelques  autres,  nous  croyons 
qu’il  survivra,  non-seulement,  comme  on  l’a  dit,  à cause  des  circon- 
stances mémorables  auxquelles  il  se  rattache,  mais  parce  qu’il  a en  lui- 
même  assez  de  génie,  assez  de  flamme,  assez  de  beautés  de  pensée  et 
d’expression,  pour  captiver  toujours  les  esprits  jeunes,  non  encore 
desséchés  par  l’abus  de  la  vie,  ou  non  encore  gâtés  par  l’affectation 
pédantesque  de  l’omniscience  et  de  la  profondeur. 


VJ 

J.,es  chapitres  que  M.  Sainte-Beuve  a consacrés  à l’étude  du  poème 
des  Martyrs  comptent  parmi  ceux  où  l’éminent  écrivain  a le  mieux 
prouvé  qu’il  savait  allier  à la  sagacité  du  critique  en  éveil  sur  les  dé- 
fauts la  fraîcheur  et  la  vivacité  d’imagination  de  l’artiste  qui  ne  se 
dégoûte  jamais  de  ce  qui  est  beau,  quand  bien  même  ce  beau  serait 
plus  ou  moins  passé  de  mode.  Sa  sympathie,  il  est  vrai,  est  moins 
complète  et  moins  vive  pour  les  Martyrs  que  pour  René,  elle  est  plus 
mêlée  de  restrictions,  mais  elle  est  encore  assez  marquée  pour  raf- 


506 


CHATEAUBRIAND 


fcrmir  dans  leur  sentiment  ceux  qui  considèrent  cette  belle  composi- 
tion comme  le  chef-d'œuvre  littéraire  de  Chateaubriand.  M.  Sainte- 
Beuve  déclare  lui-mêrne  que  c’est  dans  cet  ouvrage  « que  l’illustre  écri- 
vain a atteint  en  quelque  sorte  la  perfection  classique  de  son  genre  et 
de  son  génie,  que  ce  livre  représente  certainement  le  moment  le 
plus  parfait  et  le  plusjuste  de  son  talent.  » Il  accompagne,  il  est  vrai, 
celle  déclaration  d’un  assez  grand  nombre  de  criliques  dont  la  plus 
grave,  celle  qui  porte  sur  le  fâcheux  emploi  (jue  l'anleur  a fait  du 
merveilleux  chrétien,  est  d’une  justesse  reconnue  par  tous  et  même, 
comme  nous  l’avons  ditplus  haut,  par  Chateaubriand,  qui  se  reproche 
avec  raison,  dans  ses  Mémoires,  d’avoir  cédé  à la  tentation  de  foire  du 
merveilleux  direct^  c’est-à-dire  de  peindre  un  ciel  et  un  enfer  quand 
il  aurait  pu  facilement  s’en  tenir  à l’intervention  des  bons  eldes  mau- 
vais anges  pour  la  conduite  de  l’action,  au  lieu  de  la  livrer  à des  ma- 
chines usées.  D’autres  observations  de  l’éminent  critique  sont  plus 
discutables;  il  en  est  que  l’on  pourrait  combattre  en  s’apprryanl  de 
ro{)inion  d’un  autre  critique  pour  lequel  M.  Sainte-Beuve  pi’ofcsse  à 
bon  droit  une  haute  estime,  et  dont  la  remarquable  étude  sur  Cha- 
teaubriand n’a  pas  été  inutile  à son  propre  travail;  nous  voulons  parler 
dcM.  Yinet.  Celui-ci  constate,  par  exemple,  que  dans  la  peinture 
d’Iliéroclès  l’auteur  des  Martyrs  a été  éneryique  sans  être  repoussant, 
sairf  irn  seul  trait.  M.  Sainte-Beuve  pense  au  contraire  que  ce  person- 
nage et  celui  de  Galerius  sont  constamment  foixés;  il  oppose  au  pro- 
cédé do  Chateaubriand  celui  de  Shakespeare,  chez  lequel  il  n’y  a ni 
monstres  ni  héros  complets;  mais  combien  d’autres  poètes  n’oirt  pas 
cru  devoir  admettre  le  mélange  de  la  laideur'  et  de  la  beauté  morales 
dans  le  meme  personnage  ! Nous  inclinerions  ici  pour  l’avis  de 
M.  Yinet. 

Ce  dernier  nous  présente  Demodocus  comme  un  caractère  qui  reste 
dans  l’imagination.  M.  Sainte-Beuve  ne  voit,  dans  lepèrede  Cymodo- 
cée,  cpi’une  yanache  homérique;  le  mot  est  un  peu  dur*.  En  revanche, 
M.  Sainte-Beuve  écar'te  judicieusement  quelques  autres  critiques  de 
M.  Virtel,  et  toutes  les  parties  les  plus  célébrées  des  Marï^rs,  le  séjour 

* L’auteur  des  Martyrs  a commis,  au  sujet  de  Demodocus,  une  singulière  inad- 
vertance qui  est  justement  relevée  par  M.  Vinet,  et,  après  lui,  par  M.  Sainte-Beuve. 
Rien  n’était  plus  facile  à Chateaubriand  que  de  nous  présenter  au  début  Cymodocée 
comme  l'unique  tille  restée  à un  vieillard  qui  aurait  perdu  avant  elle  d’autres 
enfants.  Au  lieu  de  cela,  il  fait  de  Cymodocée  la  tille  unique  d'un  homme  qui 
s’est  marié  très-jeune,  et  dont  la  femme  est  morte,  très-jeune  aussi,  peu  de  temps 
après  la  naissance  de  sa  tille;  de  sorte  que  Demodocus  peut  avoir  tout  au  plus  qua- 
rante ans.  Ce  qui  n’empêche  pas  l’auteur  de  lui  donner  si  bien  le  langage  d'un  vieil- 
lard, qu’il  est  impossible  de  le  voir  sous  un  autre  aspect.  Après  tout,  le  mal  n’est  pas 
grand  ; il  suffit  de  ne  tenir  aucun  compte  de  quelques  lignes  du  premier  chant,  et 
d’accepter  Demodocus  comme  un  vieillard. 


ET  LA  GUITIQUE. 


307 


à Naples,  l’arrivée  d’Eudore  à l’armée  des  Gaules,  la  veille  noctui’ne, 
la  balaille  des  Franks,  l’épisode  de  Velléda,  trouvent  en  lui  un  appré- 
ciateur qui  sait  non  seulement  admirer,  mais  communiquer  aux 
autres  son  admiration'.  11  a môme  quelquefois,  dans  l’expression  de 
ses  goûts,  des  mouvemenls  d’une  vivacité  originale,  qu’on  aime  en 
lui  quand  ils  tendent  à raviver  la  sympathie  au  lieu  de  chercher  à 
l’éteindre.  C’est  ainsi  qu’après  avoir  rappelé  que  l’excellent  Ballanche 
ne  pouvait  prononcer  le  nom  de  Cymodocée  sans  que  les  larmes  lui 
vinssent  aux  yeux,  il  s’écrie  ; « Générations  d’aujourd’hui,  ne  sau- 
riez-vous plus  comprendre  cela?  » 

Nous,  qui  ne  sommes  déjà  plus  de  la  génération’d’aujourd’hui,  nous 
le  comprenons  si  bien,  que  c’est  un  regret  pour  nous  de  ne  pas  trou- 
ver dans  l’ouvrage  de  M.  Sainte-Beuve  une  réhabilitation  plus  com- 
plète de  cette  délicieuse  figure  de  Cymodocée,  si  généralement  sacrifiée 
ou  négligée  par  les  critiques  môme  les  plus  favorables  au  poëme  des 
Martyrs;  n’est-ce  pas  dans  celte  création  charmante  que  Chateau- 
briand, si  habile  à peindre  la  passion,  la  gi’andeur  ou  la  mélancolie, 
a montré  qu’il  savait  aussi  combiner  les  couleurs  les  plus  douces,  les 
plus  riantes  et  les  plus  chastes,  pour  faire  en  quelque  sorte  vivre 
sous  nos  yeux  un  type  de  beauté  ingénue  sans  fadeur  et  originale 
sans  bizarrerie?  Nous  comprenons  que  la  beauté  tragique,  un  peu 
sauvage,  et  môme  un  peu  égarée  de  Velléda  attire  davantage  les  re- 
gards du  public  ; mais  combien  de  figures  consacrées  par  la  poésie 
ancienne  et  moderne,  depuis  Sapho,  Médée,  Phèdre,  Bidon,  jusqu’à 
Armide,  se  rapprochent  plus  ou  moins  de  Velléda!  Nous  n’en  trouvons 
point  qui  ressemble  à Cymodocée  et  qui  puisse  rivaliser  avec  elle.  11  y 
a certainement  dans  la  composition  de  celte  figure  le  môme  travail 
un  peu  laborieux,  un  peu  artificiel,  si  l’on  veut,  qui  se  retrouve  dans 
le  poëme  entier,  et  qui  tient  à sa  donnée  fondamentale.  Cette  donnée 
en  elle-môme  est,  suivant  nous,  admirablement  belle,  mais  très-dif- 
ficile à exécuter,  sans  que  l’effort  se  fasse  plus  ou  moins  sentir  dans 
l’exécution.  Quand  M.  Villemain  et  M.  Sainte-Beuve  s’accordent,  en 
employant  presque  les  mômes  expressions,  à dire,  l’un  « que  le  poëme 
des  Martyrs  est  une  œuvre  composite  et  dés  lors  artificielle,  » l’autre, 

« que  c’est  un  poëme  composite  où  toutes  les  beautés  païennes  et  chré- 
tiennes sont  artificiellement  ramassées  dans  un  étroit  espace,  » il  y 
aurait  de  l’outrecuidance  à ne  pas  reconnaître  une  vérité  établie  par 

* Nous  nous  demandons  seulement  pourquoi,  à propos  de  la  bataille  des  Franks, 

M.  Sainte-Beuve  ne  veut  pas  que  M.  Augustin  Thierry  ait  réellement  éprouvé  dans 
sa  jeunesse,  en  lisant  cette  page,  rimpi’ession  qu’il  a racontée  dans  un  récit  très- 
connu.  Que  cette  impression  d'adolescent,  oubliée  pendant  plusieurs  années,  ail 
reparu  très-vive  quand  l’écolier,  devenu  homme,  s’est  occupé  d'histoire,  nous  ne 
voyons  là  rien  d’invraisemblable. 


308 


CHATEAUBRIAND 


deux  juges  d’un  goût  aussi  fin  et  aussi  sûr.  11  est  incontestalde ’que 
l’enlreprise  tentée  par  Chateaubriand  de  réunir  dans  le  même  cadre 
tous  les  genres  de  beauté  qui  caractérisent  deux  civilisations,  deux 
poésies,  deux  religions,  en  personnifiant  ces  beautés  dans  diverses 
figures,  et  parfois  même  (comme  c’est  le  cas  pour  Cymodocée) 
en  les  réunissant  sur  une  seule  figure  ; il  est  incontestable  que  celte 
entreprise  conduisait  presque  nécessairement  l’auteur  à des  inven- 
tions, à des  rapprochements  plus  ou  moins  forcés  et  systématiques. 
Mais  n’est-il  pas  incontestable  également  que  cette  idée,  aussi  ori- 
ginale que  grandiose,  a fourni  et  devait  fournir  à une  imagination 
opulente  comme  celle  de  Chateaubriand,  fortifiée  et  contenue  à la 
fois  par  l’étude  des  faits,  des  monuments  et  deslieux,  une  foule  d’inspi- 
rations neuves  et  admirables  qui  feront  vivre  son  œuvre  et  l’empêche- 
ront de  se  confondre  jamais  dans  la  masse  des  épopées  manquées  ou 
médiocres  qui  encomlirent  l’histoire  des  littératures?  Les  Martyrs  se- 
ront peut-être  le  dernier  produit  vivant  d’un  genre  qui  semble  au- 
jourd’hui épuisé,  mais  ils  ne  périront  pas. 

Le  rapport  naturel  entre  deux  poèmes  en  prose  a fait  souvent  com- 
parer les  Martyrs  au  Télémaque.  Nous  n’entrerons  pas  dans  cette 
comparaison  un  peu  rebattue.  M.  Sainte-Beuve,  sans  y insister  beau- 
coup, donne  la  préférence  au  Télémaque,  comme  étant,  dit-il,  « le  pro- 
duit d’un  art  plus  facile,  moins  laborieux,  où  l’effort  dans  l’imitation 
de  l’antique  se  laisse  moins  apercevoir.  » L’éminent  critique  se  ren- 
contre encore  dans  cette  opinion  avec  M.  Villemain.  Peut-être  ne 
manque-t-il  au  poème  de  Chateaubriand  que  d’être  plus  âgé  d’un 
siècle  pour  pouvoir  soutenir  avantageusement  le  parallèle.  Il  y a cer- 
tainement plus  de  facilité  dans  le  poème  de  Fénelon,  mais  y a-t-il  plus 
de  puissance  et  d’originalité?  Sans  parler  de  la  différence  des  deux 
compositions  quant  au  sujet,  dont  l’un,  celui  des  Martyrs,  est  bien 
autrement  vaste  que  le  sujet  du  Télémaque,  l’auteur  des  Martyrs 
n’a-t-il  pas  rajeuni  et  ravivé  les  vieilles  formes  de  la  fiction  épique  par 
un  charme  nouveau  de  vérité  historique  dans  la  peinture  des  époques, 
des  mœurs,  des  caractères,  et  de  vérité  pittoresque  dans  les  tableaux 
de  la  nature,  qu’on  chercherait  vainement,  au  même  degré  du  moins, 
dans  le  poème  de  Fénelon? 

On  nous  assure  pourtant  que  la  génération  nouvelle  ne  lit  plus 
guère  les  Martyrs.  Si  cela  est  vrai,  nous  doutons  fort  qu’une  fois  hors 
du  collège  elle  lise  beaucoup  plus  le  Télémaque.  Et,  si  elle  ne  lit  plus 
les  Martyrs,  il  faut  le  regretter  pour  elle,  car,  étant  données  les  ten- 
dances de  la  littérature  actuelle,  nous  connaissons  peu  de  lecture 
qui,  au  point  de  vue  de  l’art,  puisse  être  plus  profitable  à la  nouvelle 
génération.  Cette  prose  admirable  n’est  certainement  pas  bonne 
à imiter  servilement  ; quoiqu’elle  n’offre  en  général  aucune  af- 


ET  LA  CRITIQUE. 


309 


fectation,  quoique  même  dans  l’occasion  elle  se  détende  plus  qu’on 
ne  Ta  dit,  elle  reste  cependant,  en  sa  qualité  de  prose  poétique, 
au-dessus  du  ton  moyen,  du  ton  littéraire  le  plus  naturel  ; défigu- 
rée par  un  copiste  maladroit,  elle  peut  tourner  au  genre  Marchangy 
ou  au  genre  d’Arlincourt.  Mais,  si  ces  deux  genres  conservent  er.core 
quelques  sectateurs,  ce  n’est  pas  sur  cette  pente  que  la  littérature  ac- 
tuelle, et  en  particulier  la  littérature  d’imagination,  semble  disposée 
à se  laisser  entraîner.  Ce  n’est  pas  le  goût  du  pompeux,  c’est  le  goût 
de  l’ignoble,  qui  nous  menace  en  ce  moment.  Pour  nous  déguiser  ap- 
paremment le  danger  de  cette  dépravation  du  goût,  nous  avons  donné 
au  genre  ignoble  un  nom  nouveau,  nous  l’appelons  le  genre  réaliste. 
L'ne  certaine  subtilité  prétentieuse  combinée  avec  une  dose  énorme 
de  grossièreté  et  de  platitude,  voilà  ce  qui,  dans  les  œuvres  d’imagi- 
nation, a trop  souvent  le  don  d’intéresser  le  public  d’aujourd’hui.  Eh 
bien,  de  même  qu’on  trouve  des  élixirs  composés  avec  des  plantes 
aromatiques  cueillies  sur  de  hautes  montagnes,  qui  pourraient  être 
dangereux  si  l’on  en  abusait  ; mais  qui,  employés  avec  modération, 
produisent  sur  l’organisme  un  effet  tonique  ou  dépuratif  très-puis- 
sant, de  môme  tout  écrivain  qui  voudra  se  préserver  ou  se  purifier 
des  miasmes  de  la  littérature  réaliste  fera  bien  de  lire  de  temps  en 
temps  quelques  pages  des  Martyrs.  Il  y trouvera  cette  merveilleuse 
abondance  d’inspirations  tour  à tour  gracieuses,  émouvantes,  impo- 
santes, que  M.  Sainte-Beuve  qualifie  si  heureusement  de  miracles  d'i- 
magination, il  y trouvera  presque  toutes  les  richesses  de  notre  langue, 
les  constructions  à la  fois  les  plus  élégantes,  les  plus  délicates,  les 
plus  harmonieuses,  les  plus  colorées,  les  plus  grandioses,  les  plus 
hardies,  sans  que  l’audace  y soit  presque  jamais  obtenue  aux  dépens  de 
la  précision  et  de  la  correction;  car  l’auteur  des  Mémoires  d’outre- 
tombe a eu  raison  de  dire,  en  parlant  des  Martyrs  : « C’est  celui  de 
tous  mes  écrits  où  la  langue  est  le  plus  correcte.  » 

S’il  est  vrai,  comme  on  nous  l’a  dit  aussi,  que  la  génération  actuelle, 
en  négligeant  les  Martyrs,  garde  plus  de  gcût  pour  cette  autre  épo- 
pée en  prose,  les  Natchez,  où  Chateaubriand,  jeune  et  fougueux,  a en- 
tassé en  quelque  sorte  toutes  les  bizarreries  d’une  verve  prodigieuse 
mais  déréglée,  celte  préférence  ne  saurait  être  qu’un  accident  passa- 
ger, et  l’on  peut  toujours  dire  à coup  sûr  des  Martyrs  ce  qu’en  di- 
sait M.  de  Fontanes,  au  moment  d’une  première  disgrâce  qui  fut  sui- 
vie d’une  grande  faveur  : On  y reviendra. 

Si  nous  passons  des  Martyrs  à l’Itinéraire  de  Paris  à Jérusalem, 
nous  cherchons  en  vain  sur  quel  argument  on  pourrait  se  fonder 
pour  appliquer  à ce  livre  la  sentence  qui  est  actuellement  5 l’ordre 
du  jour  au  sujet  de  Chateaubriand,  et  comment  on  prouverait  que 
cette  relation  de  voyage  n’est  pas  un  ouvrage  complet.  II  est  certaine- 

Octobre  1861  . 21 


510 


CHATEAUBRIAND 


ment  aussi  complet  que  les  meilleurs  du  même  genre,  ce  livre 
que  M.  Villemain  déclare  « un  livre  original  et  charmant,  le  plus  na- 
turel que  l’auteur  ait  écrit.  » 

Qu’à  partir  de  l’Itinéraire  M.  de  Chateaubriand  n'ait  plus  composé 
aucun  ouvrage  de  même'valeur  littéraire  que  les  précédents,  cela  est 
incontestable.  Ses  productions  politiques,  dont  le  fond  nous  occupera 
plus  tard,  brochures,  discours,  articles  de  journaux,  sont  en  général 
des  écrits  de  circonstance  qui  subiront  plus  ou  moins  la  fragilité  at- 
tachée à leur  origine.  Nous  admettons  sans  peine  qu’ici  l'avenir  ne 
réservera  que  des  pages;  mais  combien  d’admirables  pages  s’offri- 
ront à son  choix  ! Quel  polémiste  ne  trouvera  profit  à étudier  même 
la  collection  des  articles  du  Conservateur^  s’il  veut  apprendre  à con- 
cilier les  exigences  delà  polémique  quotidienne  avec  celles  delà  langue 
et  du  goût  ? N’y  a-t-il  pas  dans  la  partie  dogmatique  de  la  Monarchie 
selon  la  Charte^  dans  les  discours  et  les  écrits  de  M.  de  Chateaubriand 
en  faveur  de  la  liberté  de  la  presse,  assez  de  vérités  indestructibles, 
présentées  avec  une  assez  grande  puissance  de  talent,  pour  que  de 
telles  œuvres  survivent  aux  circonstances  ? 

La  vieillesse  de  l’illustre  écrivain  rendu  à la  littérature  n’a  pro- 
duit, il  est  vrai,  que  des  ébauches,  mais  quelles  puissantes  ébauches 
que  les  Études  historiques!  que  de  beaux  fragments!  que  d’idées 
hardies  et  neuves,  dont  plus  d’un  a profité  sans  le  dire,  se  détachent 
au  milieu  des  parties  faibles  de  cet  édifice  inachevé!  Le  Congrès  de 
Vérone  et  l’Ês.soi  sur  la  littérature  anglaise,  quoique,  suivant  nous,  de 
moindre  valeur  que  les  Études  historiques , offrent  encore  bien  des  pas- 
sages où  se  reconnaît  la  main  du  maître.  C’est  dans  la  Vie  de  Rancé 
que  l’affaiblissement  de  cette  robuste  intelligence  est  enfin  sensible. 


VII 

Quant  aux  Mémoires  d’outre-tombe,  que  nous  ne  voulons  considérer 
d’abord  que  sous  le  rapport  de  la  forme,  c’est  un  ouvrage  d’un  autre 
ordre.  Commencé  en  18H,  continué,  modifié,  corrigé  pendantplus  de 
trente  ans,  il  n’appartient  en  propre  ni  à la  maturité,  ni  à la  vieil- 
lesse de  l’auteur  ; il  se  rattache  également  à ces  deux  âges,  et  M.  de  Cha- 
teaubriand semble  y avoir  réuni  toutes  les  beautés  et  tous  les  défauts 
qui  se  peuvent  remarquer  dans  l’ensemble  de  ses  ouvrages  en  les 
prenant  depuis  le  premier  jusqu’au  dernier,  c’est-à-dire  depuis  l’Es- 
sai sur  les  révolutions  jusqu'à  la  Vie  de  Rancé.  Ceux  qui  ne  veulent 


ET  LA  CRITIQUE.  31  j 

voir  dans  cette  œuvre  inégale,  mais  étonnante,  rien  autre  chose  qu’une 
rapsodie  informe  où  l’on  peut  à la  rigueur  découvrir  quelques  dé- 
tails heureux,  ceux-là  ne  sauraient,  suivant  nous,  être  pris  au  sé- 
rieux ; nous  nous  en  référons  contre  eux  au  jugement  de  M.  Sainte- 
Beuve,  qui  dit  dans  son  dernier  ouvrage  : « Ces  Mémoires,  après  tout, 
sont  sa  grande  œuvre,  celle  où  il  se  révèle  dans  toute  sa  nudité  égoïste 

et  aussi  dans  son  immense  talent  d’écrivain Tel  qu’il  est,  ce  livre 

est  quelque  chose  d’unique.  » 

On  a essayé  de  distinguer  dans  cet  ouvrage  une  première  et  une 
seconde  manière;  la  plus  belle  serait  celle  des  trois  premiers  volumes, 
dont  la  rédaction  date  de  la  meilleure  époque  de  sentaient;  la  se- 
conde serait  surtout  marquée  dans  les  volumes  rédigés  les  derniers. 
Cette  distinction,  exacte  pour  l’ensemble,  ne  l’est  plus  quand  on  l’ap- 
plique aux  détails  du  style,  parce  que  M.  de  Chateaubriand  n’a  cessé, 
presque  jusqu’à  sa  mort,  de  retoucher  ses  Mémoires  ; parfois  même 
les  pages  qu'il  a le  plus  retouchées,  en  les  gâtant  plus  souvent  qu’il 
ne  les  perfectionnait,  appartiennent  précisément  à cette  rédaction 
primitive,  qui  ôtait  d’abord  la  plus  heureuse  ; tandis  qu’au  contraire 
il  est  telle  partie,  rédigée  plus  tard,  qui  a moins  souffert  de  ses  re- 
touches. Nous  croyons,  par  exemple,  que  si  on  examine  de  près  les 
cinq  ou  six  premiers  chapitres  de  la  vie  de  Chateaubriand  sous  le 
Consulat,  rédigés  en  1839,  on  y trouvera,  à la  vérité,  un  moins 
grand  nombre  de  belles  pages  que  dans  ses  récits  d’enfance  et  de  jeu- 
nesse, rédigés  de  1811  à 1822,  mais  on  y trouvera  aussi  beaucoup 
moins  de  ces  bizarreries  de  détail,  de  ces  tours  forcés,  trop  archaïques 
ou  trop  techniques  qui  compromettent  un  peu  l'effet  des  belles  pages 
de  la  première  partie.  Les  pages  écrites  plus  tard,  quoique  moins  bril- 
lantes, sont  parfois  plus  égales,  d’un^tour  plus  facile,  plus  simple, 
plus  coulant,  parce  qu’elles  ont  été  moins  gâtées  que  les  premières 
par  des  surcharges  qui  souvent  paraissent  daterde  l’extrême  vieillesse 
de  l’auteur,  du  temps  de  la  Vie  de  Raiice',  c’est-à-dire  du  temps  où 
la  main  du  grand  artiste  devenait  de  plus  en  plus  lourde. 

On  pourra  du  reste  faire,  quelque  jour,  au  sujet  des  Mémoires 
d' outre-tombe  y une  comparaison  assez  curieuse.  Il  existe  une  copie 
des  trois  premiers  livres  de  ces  Mémoires  qui  date  de  1826.  Cette 
copie  ayant  été  donnée  à cette  époque  par  M.  de  Chateaubriand  à 
madame  Récamier,  il  ne  s’en  occupa  plus,  il  n’y  pensa  même  plus, 
et  il  continua,  de  1820  à 1845,  à retoucher  incessamment  le  manu- 
scrit sur  lequel  avait  été  faite  cette  copie.  Quand  celle-ci  sera  publiée, 
elle  permettra,  en  la  confrontant  avec  l’édition  définitive,  de  saisir 
en  quelque  sorte  flagrante  delicto  les  modifications,  parfois  singu- 
lières, qui  s’opèrent  dans  les  idées  et  dans  le  style  de  l’auteur.  Pour 
ne  parler  ici  que  des  changements  de  son  style,  on  verra  le  vieillard. 


Ô12 


CHATEAUBRIAND 


en  présence  de  cette  rédaction  primitive  qui  se  rapproche  beaucoup 
du  style  de  VItineraire,  travailler  à tout  accentuer,  à tout  forcer,  à 
tout  préciser  souvent  jusqu’à  la  minutie.  Les  mots  les  plus  simples, 
qui  en  1826  lui  paraissaient  les  meilleurs,  lui  paraissent  trop  vagues 
ou  trop  faibles,  et  il  les  efface  pour  y substituer,  soit  des  expressions 
tombées  en  désuétude,  et  qu’il  veut  remettre  en  circulation,  soit  des 
expressions  techniques  qu’il  emprunte  aux  professions  diverses.  Les 
tours  de  phrase  qui  n’ont  d'autre  mérite  que  leur  netteté  ne  lui  plai- 
sentplus,  et  il  aime  souventà  les  remplacer  par  des  tours  bizarres  des- 
tinés à surpi'endre  le  lecteur.  Toute  description  courte  lui  semble  insuffi- 
sante,  et  il  n’en  laisse  passer  presque  aucune  sans  l’enrichir  ou  la 
charger. 

Quelques  citations  empruntées  à ce  texte  inédit  de  1826,  et  rap- 
prochées du  texte  imprimé  des  Mémoires  iV outre-tombe,  feront  mieux 
comprendre  que  ne  le  pourraient  toutes  nos  explications  le  genre 
de  changement  qui  s’opère  dans  le  goût  de  M.  de  Chateaubriand  à 
mesure  qu’il  vieillit. 

Dans  le  manuscrit  de  1826,  l’auteur,  en  nous  racontant  ses  rêve- 
ries d’enfant  au  bord  de  la  mer,  à Saint-Malo,  nous  dit  ; « J’allais 
m’asseoir  loin  de  la  foule,  auprès  de  ces  flaques  d’eau  que  la  mer  en- 
tretient et  renouvelle  dans  les  concavités  des  rochers  ; là  je  m’amusais 
à voir  voler  les  oiseaux  de  mer  ou  à ramasser  des  coquillages.» — Rien 
déplus.  — Dans  le  texte  publié  en  1848,  la  dernière  partie  de  ce 
passage  se  transforme  ainsi  : « Là,  je  m’amusais  à voir  voler  les  pin- 
gouins et  les  mouettes,  à béer  aux  lointains  bleuâtres,  à ramasser  des 
coquillages,  à écouter  le  refrain  des  vagues  parmi  les  écueils.  » Ce 
dernier  membre  de  phrase  constitue  un  supplément  heureux  ; mais 
on  n’en  peut  pas  dire  autant  du  reste.  Le  béer  aux  lointains  bleuâtres 
n’aurait  jamais  été  écrit  avant  1840;  le  mot  pingouins,  qui  est  là 
pour  la  précision,  ne  serait  pas  aussi  précis  que  le  mot  plus  vague 
d’oiseaux  de  mer,  si,  comme  nous  l’avons  entendu  dire,  il  n’y  a pas 
de  pingouins  à Saint-Malo. 

Le  récit  des  jeux  du  jeune  Chateaubriand  avec  les  autres  enfants 
de  la  ville,  le  long  du  sillon,  et  de  l’accident  arrivé  à la  petite  Hervine 
Magon,  était  rédigé  ainsi  dans  le  texte  de  1826  : « Toute  la  file  s’abat 
comme  des  moines  de  cartes;  il  n’y  eut  que  la  petite  fille  de  l’extré- 
mité de  la  ligne  sur  laquelle  je  tombai,  et  qui,  n’étant  retenue  par 
personne,  fut  jetée  dans  la  mer;  la  lame  l’entraîne  en  se  retirant.  » 
Dans  le  texte  définitif  et  imprimé,  l’auteur  a remplacé  le  mot  je  tom- 
bai, par  celui-ci,  je  chavirai,  apparemment  comme  plus  technique  et 
plus  en  rapport  avec  le  lieu  de  la  scène,  et  à cette  périphrase  : « La 
lame  l’entraîne  en  se  retirant , » il  a substitué  ces  mots  : « le  jusant 
l’entraîne.  » Le  tour  est  plus  précis,  sans  doute,  mais  est-il  aussi 


ET  LA  CRITIQUE. 


tj  1 

clair  pour  les  lecteurs  non  marilimes?  Racontant  la  mort  de  Gesril  à 
Quiberon,  le  texte  de  1826  disait  : « On  voulut  le  sauver  en  lui  jetant 
une  corde  ; » le  texte  de  1848  dit  : « On  le  voulut  sauver  en  lui  filant 
une  corde.  » En  décrivant  l’église  d(^  Notre-Dame  de  Nazareth,  où 
l’on  relève  l’enfant  du  vœu  de  sa  nourrice,  l’auteur  se  contentait 
d’abord  de  dire  : « L’église  était  placée  au  bord  du  chemin,  et  envi- 
ronnée de  grands  ormes;  » c’était  simple  comme  bonjour.  Dans  sa 
vieillesse,  il  trouve  cela  trop  simple  et  trop  vague,  il  change  la  phrase 
«ainsi  ; « Le  couvent,  placé  au  bord  du  chemin,  s’ envieillissait  d’un 
quinconce  d’ormes  du  temps  de  Jean  V de  Bretagne.  » 

Le  récit  du  départ  de  Saint-Malo  pour  Combourg  contenait  d’abord 
la  description  suivante  : « Nous  étions  dans  une  énorme  berline  dorée 
traînée  parhuit  chevaux,  parés  comme  des  mulets  en  Espagne,  avec  des 
sonnettes  et  des  houppes  de  laine  de  diverses  couleurs.  » Voici  main- 
tenant ce  que  devient  cette  description  dans  le  texte  imprimé:  « Nous 
étions  dans  une  énorme  berline  à l’antique,  panneaux  surdorés,  mar- 
chepieds en  dehors,  glands  de  pourpre  aux  quatre  coins  de  l’impé- 
riale. Huit  chevaux  pai  és comme  les  mulets  en  Espagne,  sonnettes  au 
cou,  grelots  aux  brides,  houppes  et  franges  de  laine  de  diverses  cou- 
leurs, nous  traînaient.  » 

La  description  du  pays  que  Fauteur  traverse  dans  ce  premier 
voyage  à Combourg  était  présentée  dans  le  texte  de  1826  sous  cette 
forme  brève  et  simple  : « Pendant  l’espace  de  six  lieues  nous  n’a- 
perçûmes que  des  landes  bordées  de  forêts,  des  champs  à peine  cul- 
tivés, des  paysans  qui  ressemblaient  à des  sauvages.  » Cette  simple  es- 
quisse avait  l’avantage  d’être  plus  vraie  qu’une  description  minutieuse, 
comme  représentant  mieux  les  impressions  d’un  enfant.  Mais  en  vieil- 
lissant l’auteur  a contracté  la  maladie  de  ses  disciples,  qui  consiste  à 
tout  décrire  en  forçant  tout,  et  il  remplace  cette  esquisse  par  le  tableau 
suivant  : « Durant  quatre  mortelles  lieues,  nous  n’aperçûmes  que  des 
bruyères  guirlandées  de  bois,  des  friches  à peine  écrêtées,  des  semailles 
de  blé  noir  court  et  pauvre,  et  d’indigentes  avénières;  des  paysans  à 
sayons  de  peau  de  bique,  à cheveux  longs,  pressaient  des  bœufs  maigres 
avec  des  cris  aigus  et  marchaient  à la  queue  d’une  lourde  charrue, 
comme  des  faunes  labourant.  ' 

La  plus  grande  partie  des  changements  de  forme  que  Chateau- 
briand a fait  subira  ce  texte  primitif  de  1826  porte  le  même  carac- 
tère; mais,  quoique  ce  goût  envahissant  d’archaïsme,  de  minuties 
techniques  et  descriptives,  de  mots  singuliers  et  de  comparaisons 
bizarres,  nuise  de  temps  en  temps  à l’effet  des  Mémoires,  il  y a dans 
cet  ouvrage  de  telles  beautés  de  style,  en  si  grand  nombre  et  si 
variées,  que  tous  les  défauts  qui  s’y  mêlent  ne  pourront  jamais  les 
obscurcir. 


514 


CHATEAUBRIAND  ET  LA  CRITIQUE. 


Il  est  d’ailleurs  juste  de  dire  que  l’auteur  ne  s’est  pas  toujours 
trompé  en  forçant  généralement  le  coloris  du  texte  de  1826  : nous 
pourrions  citer  plus  d’un  passage  où  la  rédaction  a gagné  à être  plus 
accentuée;  peut-être  même  plus  d’un  lecteur  préférera,  dans  le  der- 
nier rapprochement  présenté  plus  haut,  à l’esquisse  primitive  la  des- 
cription plus  détaillée,  quoique  un  peu  chargée,  du  texte  imprimé.  Il  est 
possible,  enfin,  que  les  défauts  des  Mémoires  d’ outre-tombe  contrïhuent 
pour  leur  part  à faire  vivre  cet  ouvrage  en  le  maintenant  dans  un  rap- 
port plus  intime  avec  les  goûts  des  générations  futures.  Autant  qu’on  en 
peut  juger  par  le'présent,  on"serait  tenté  de  croire  que  l’avenir  préfé- 
rera, en  littérature  comme' en  beaucoup  d’autres  choses,  la  singula- 
rité et  la  témérité  à la  justesse  et  à la  force.  L’auteur  des  Mémoires  se 
trouvera  ainsi  en  règle  avec  toutes  les  sortes  de  lecteurs  ; car  il  y a 
dans  son  livre  de  quoi  satisfaire  également  et  ceux  qui  n’aiment  les 
tons  éclatants  qu’à  la  condition  qu’ils  soient  distribués  avec  harmonie 
et  délicatesse,  et  ceux  qui  pardonnent  tout  à l’audace. 

Le  monument  posthume  de  Chateaubriand  ne  vivra  pas  seulement 
comme  une  œuvre  d’art  puissante  et  originale,  malgré  ses  inégalités 
et  ses  bizarreries,  il  vivra  aussi  comme  expression  d’un  caractère 
qu’on  peut  aimer  plus  ou  moins,  mais  dont  on  ne  saurait  également 
contester  la  puissance  et  l’originalité.  Ce  livre  ne  vivra  pas  seulement 
à cause  de  l’immense  talent  de  l’écrivain,  il  vivra  aussi  parce  qu’il  est 
souvent  empreint  de  ce  genre  d’éloquence  si  bien  défini  par  les  an- 
ciens : le  son  que  rend  une  grande  âme. 

Mais  Chateaubriand  avait-il  une  grande  âme,  avait-il  du  moins  une 
âme  foncièrement  grande  avec  des  défauts  naturels  et  acquis,  ou  n’é- 
tait-il, comme  on  se  plaît  à le  dire  aujourd’hui,  qu’un  comédien?  Cette 
question,  qui  va  nous  occuper  maintenant,  nous  semble  plus  intéres- 
sante que  celle  de  son  génie  littéraire,  d’abord  parce  qu’elle  est  plus 
discutée,  et  ensuite  parce  que,  si  nous  avons  bien  connu  l’homme, 
il  était  de  ceux  qui  préfèrent  de  beaucoup  la  considération  à la  célé- 
brité, et  il  ne  se  serait  jamais  consolé  d’être  admiré  pour  son  talent, 
s’il  eût  pu  prévoir  qu’on  mettrait  sérieusement  en  question  l’estime 
due  à son  caractère. 


Louis  de  Loménie. 


LES  FONDATEURS 


DE  UUlNIOiN  AMÉRICAINE 

KT  LA  CRISE  ACTUELLE. 


Vie  de  Washington  et  de  Thomas  Jefferson,  parM.  Cornelis  deWitt,  précédées  d’uiie 
Étude  sur  Washington,  par  M.  Guizot.  Paris,  1859  et  1861  ,'2  vol.  in-8,  Didier, 
libraire. 


1 

Les  États-Unis  traversent  en  ce  moment  une  crise  dont  il  est  diffi- 
cile de  prévoir ‘le  terme  et  les  résultats,  mais  qui,  quelle  qu’en  soit 
l’issue,  introduira  vraisemblablement  des  modifications  importantes 
dans  les  bases  fondamentales  de  la  confédération  établie  entre  les 
anciennes  colonies  anglaises  après  leur  rupture  avec  la  métropole. 
Lorsque  la  crise  a éclaté,  elle  a été  accueillie  par  l'étonnement  géné- 
ral en  France  et  en  Europe;  ses  causes  multiples,  son  caractère  et 
sa  gravité,  n’ont  d’abord  été  compris  que  par  un  petit  nombre  de  per- 
sonnes, qui  seules  connaissaient  la  situationintérieure  des  États-Unis. 
Sauf  ces  rares  exceptions,  l’hypothèse  d’une  guerre  de  quelque 
durée,  et  surtout  celle  d'une  scission  entre  les  Étals  du  Nord  et  ceux 
du  Midi,  ne  rencontrait  que  des  incrédules;  nous  croyions,  sans  nous 
engager  beaucoup,  pouvoir  promettre  plusieurs  siècles  d’existence  et 
de  prospérité  à la  confédération  fondée  par  l’homme  d’État  le  plus 
désintéressé  et  le  plus  accompli  des  temps  modernes;  nos  capitalistes 
les  plus  défiants  pensaient  même  avoir  enfin  rencontré,  dans  les  fonds 


516 


LES  FONDATEURS  DE  L’UNION  AMERICAINE 


publics  américains,  une  sécurité  que  la  perspective  des  révolutions  aux- 
quelles le  vieux  monde  est  exposé  les  empêchait  de  trouver  dans  la 
dette  publique  des  États  de  l’Europe. 

Cette  confiance  s’appuyait  sur  des  raisons  qui  n’étaient  pas  sans 
valeur.  Non-seulement,  disait-on,  la  société  américaine  ne  se  divisait 
pas  en  classes  qui,  dans  d’affreuses  guerres  civiles,  s’étaient  disputé 
la  prépondérance,  et  par  conséquent  n’avaient  pas  à redouter  les 
déchirements  de  l’ancien  continent;  mais  l’immense  étendue  et 
la  fertilité  du  sol  de  la  confédération  la  mettaient , pour  de 
longues  années,  à l’abri  des  dangers  que  l’agglomération  de  la  popu- 
lation entraîne  avec  elle.  Enfin,  le  lien  fédéral  était  si  peu  gênant 
pour  chaque  État,  que  jamais  aucun  d’eux  n’aurait  intérêt  à s’en 
affranchir*. 

L’attitude  et  le  langage  des  Américains  qui  vivaient  au  milieu  de 
nous  étaient  do  nature  à confirmer  une  appréciation  aussi  favo- 
rable. Qui  aurait  douté  de  la  stabilité  de  leurs  institutions,  en  les  en- 
tendant les  comparer  à celles  des  autres  peuples  dans  des  termes  qui 
prouvaient  plutôt  l’ardeur  de  leur  patriotisme  que  la  supériorité  de 
leur  éducation,  et  en  les  voyant  applaudir  à toutes  les  révolutions  des 
autres  pays  avec  la  tranquillité  parfaite  de  gens  qui  n’ont  rien  à 
craindre  de  semblable  pour  eux-mêmes? 

L’ignorance  de  la  situation  des  États-Unis  était  d’ailleurs  chose  na- 
turelle. En  effet,  dès  le  commencement,  la  fédération  américaine 
s’est  presque  fait  un  titre  de  gloire  de  vivre  en  dehors  de  la  grande 
famille  des  nations  chrétiennes;  elle  est  restée  étrangère  aux  débats 
qui  ont  agité  le  reste  du  monde,  elle  a volontairement  renoncé  à l’in- 
fluence extrême  que  devaient  lui  donner  sa  puissance,  sa  situation 
et  sa  richesse;  l’attention  s'est  promptement  détournée  d’elle. 

Aujourd’hui  le  voile  est  déchiré,  et  la  guerre  acharnée  que  se  font 
les  États  du  Nord  et  ceux  du  Sud  n’a  certainement  pas  les  caractères 
d’une  guerre  civile  ordinaire.  Les  armées  qui  sont  en  présence, 
aux  portes  de  Washington,  ne  sont  pas  levées  par  des  partis  qui 
se  disputent  le  pouvoir,  mais  par  des  États  dont  les  uns  veulent  le 
maintien,  les  autres  la  rupture  du  pacte  qui  les  a unis  pendant 
quatre-vingts  ans.  M.  Lincoln,  il  est  vrai,  est  arrivé  à la  présidence 

* « Chaque  partie  de  rUniori  doit  reconnaître  en  elle-même  les  raisons  les  plus 
fortes  pour  ne  point  s’isoler.  Le  Nord,  par  une  communication  libre  que  protègent 
les  lois  égales  d’un  même  gouvernement,  trouve  dans  les  productions  du  Sud  un 
surcroit  de  ressources  pour  les  entreprises  maritimes  et  commerciales  ainsi  que  des 
matériaux  pr,  cieux  pour  ses  manufactures.  Le  Sud,  par  cette  même  communication 
avec  le  Noi’d,  voit  prospérer  son  agriculture  et  s’étendre  son  commerce.  Attirant 
dans  ses  ports  une  partie  des  gens  de  mer  du  Nord,  il  augmente  sa  navigation  et 
prépare  les  voies  à l’établissement  d’une  marine  nationale.  » (Adresse  à'adiev,  de 
Washington,  17  septembre  1796.) 


ET  LA  CRISE  ACTUELLE. 


311 


en  vertu  de  la  constitution  de  1788;  il  occupe  encore  la  Maison- 
Blanche  à Washington,  il  est  seul  reconnu  orficiellcment  par  les  puis- 
sances étrangères,  le  Congrès  entin  siège  toujours  au  Capitole.  Mais, 
à quelques  lieues  de  là,  à Richmond,  M.  Jeflerson  Davis  prend  aussi 
le  titre  de  président  des  Etats  confédérés^  et  son  autorité  est  aussi  in- 
contestée dans  les  États  du  Sud  que  celle  de  M.  Lincoln  dans  les  États 
du  Nord;  il  est  comme  lui  assisté  par  un  congrès;  s’il  ne  peut  in- 
voquer le  pacte  de  1789  comme  base  de  son  pouvoir,  il  a le  droit  de  se 
prévaloir  de  la  volonté  du  peuple  des  États  confédérés,  et  il  a surtout 
pour  faire  respecter  son  autorité  une  armée  qui  ne  le  cède  à celle  de 
M.  Lincoln  ni  en  nombre  ni  en  valeur. 

Il  faut  donc,  au  moins  en  partie,  revenir  sur  nos  anciennes  appré- 
ciations, et,  pour  se  faire  une  véritable  idée  des  affaires  d’Amérique, 
lire  plusieurs  ouvrages  composés  avant  la  crise  actuelle,  en  dehors  de 
toute  préoccupatioji  d’esprit  de  parti,  et  dans  lesquels  sont  exposés 
avec  netteté  et  précision  les  avantages  et  les  vices  de  l’organisation 
politique  et  sociale  des  États-Unis.  Tel  est  le  livre  si  intéiessant  pu- 
blié récemment  par  notre  collaborateur,  M.  Augustin  Cochin,  sur  la 
question  spéciale  de  l’esclavage,  qui  est  une  des  causes  principales 
de  la  guerre  Tels  sont  aussi  les  deux  volumes  de  M.  Cornelis  de 
Witt,  qui  font  plus  particulièrement  l’objet  de  cette  étude,  et  qui  en 
ont  fourni  les  principaux  éléments. 


il 


M.  de  Witt  est  entré  dans  la  voie  largement  ouverte  par  la  magni- 
fique Etude  de  M.  Guizot  sur  Washington,  et,  en  écrivant  successive- 
ment 1 histoire  de  Washington  et  Jefferson,  il  a retracé  le  tableau  le 
plus  complet  des  origines  de  la  république  des  États-Unis  et  du  déve- 
loppement de  ses  institutions  démocratiques.  Washington  et  Jeffer- 
son tiennent,  à des  titres  divers,  le  premier  rang  parmi  les  fondateurs 
’de  l’Union,  ils  représentent  les  deux  nuances  politiques  qui  se  sont 
disputé  le  pouvoir;  ils  ont  enfin  l’un  et  l’autre,  dans  une  mesure 
dilférenle,  exercé,  jusqu’à  la  fin  de  leur  longue  carrière,  une  influence 
réelle  sur  ceux  qui  partageaient  leurs  principes  et  leurs  travaux. 
L’histoire  de  Washington  et  de  Jefferson  est  donc  aussi  celle  des 

* De  V Abolition  de  l'Esclavage,  par  M.  Augustin  Cochin.  Paris,  1861,  2 vol.  in-8. 
Il  sera  prochainement  rendu  compte  de  cet  ouvrage  dans  nos  colonnes. 


318 


LES  FONDATEURS  DE  L’UNION  AMÉRICAINE 

hommes  d’État  contemporains  et  de  leurs  luttes,  par  conséquent  de 
l’Amérique  du  Nord  pendant  près  de  soixante-quinze  ans. 

Le  récit  de  M.  de  Witt  offre  encore,  au  point  de  vue  politique,  un 
autre  intérêt  : il  nous  permet  non-seulement  de  juger  sainement  l’ac- 
tion des  deux  partis  sur  les  mœurs,  les  institutions  et  l’avenir  du 
pays,  mais  il  signale  avec  netteté  les  dangers  contre  lesquels  toute 
société  démocratique  doit  se  prémunir.  Esprit  juste,  ferme  et  plein 
de  mesure,  M.  de  Witt  ne  s’inspire  dans  ses  jugements  ni  de  souve- 
nirs ni  de  préférences.  Il  sait  que  la  société  française  est  irrévo- 
cablement acquise  aux  idées  démocratiques;  il  pense,  avec  raison,  que 
le  devoir  d’un  bon  citoyen  consiste  à faire  ressortir  ce  qu’il  y a dans 
ces  idées  d’équitable,  de  sensé,  de  vivifiant  et  de  compatible  avec 
nos  traditions  nationales,  puis  à combattre,  sans  trêve  ni  relâche,  les 
erreurs  ou  les  fraudes,  qui,  s’abritant  sous  leur  couvert,  portent 
atteinte  à la  sécurité,  à la  dignité  et  même  à la  liberté,  du  pays. 
Aussi,  s’il  admire  sans  réserve  le  caractère  et  la  politique  de  Wa- 
shington, il  juge  plus  sévèrement  Jefferson  et  ses  actes. 

Washington,  homme  dénué  d’ambition  personnelle,  chez  qui  une 
rare  droiture  de  cœur  et  d’esprit  s’alliait  à une  inébranlable  fermeté, 
se  voua  sincèrement  à l’établissement  et  au  maintien  d’institutions 
républicaines,  seules  conformes  aux  besoins  de  son  pays  et  aux  vœux 
de  la  nation;  il  était  vivement  frappé  de  la  nécessité  de  contenir  les 
passions  populaires  que  surexcite  particulièrement  le  système  démo- 
cratique. « De  tous  les  vices  du  gouvernement  démocratique,  écri- 
vait-il, le  plus  grand  peut-être  c’est  qu’il  faut  toujours  que  le 
peuple  sente  avant  de  consentir  a voir.  » Il  n’attendait  la  conserva- 
tion et  la  prospérité  de  la  république  que  de  la  constitution  d’un  pou- 
voir fédéral  respecté  de  tous;  aussi  consacra-t-il  tous  ses  efforts,  d’a- 
bord à organiser  ce  pouvoir,  puis,  quand  il  eut  réussi  dans  cette 
entreprise  si  difficile,  à le  consolider.  Quelle  que  fût  sa  fermeté,  il 
n’hésitait  pas  cependant  à donner  satisfaction  aux  sentiments  popu- 
laires quand  l’intérêt  public  ne  devait  pas  en  souffrir.  « Si  nous  ne 
pouvons,  disait-il,  convaincre  le  peuple  que  ses  craintes  ne  sont  pas 
fondées,  il  faut  lui  céder  dans  une  certaine  mesure.  » 

Jefferson,  homme  de  beaucoup  d’esprit,  écrivain  distingué,  me- 
neur politique,  plus  habile  que  scrupuleux,  était  démocrate  par  tem- 
pérament, comme  il  le  disait  lui-même,  et  avait  pour  règle  « de 
poursuivre  le  bien  public  en  marchant  avec  la  foule  le  long  des  che- 
mins battus.  » Il  croyait  que  le  premier  devoir  d’un  gouvernement 
républicain  était  « de  s’incorporer  avec  la  volonté  du  peuple.  Je  n’ai 
différé  de  Washington  qu’en  un  point  : j’avais  plus  de  confiance  que 
lui  dans  l’intégrité  et  la  discrétion  naturelle  du  peuple.  » L’état  social 
des  Indiens  semblait  à Jefferson  un  type  parfait.  « Je  suis  convaincu, 


ET  LA  CRISE  ACTUELLE. 


319 


écrivait-il,  que  les  sociétés  qui  vivent  sans  gouvernement  jouissent, 
à les  prendre  dans  leur  ensemble,  d’un  degré  de  bonheur  infiniment 
plus  grand  que  celles  qui  vivent  sous  les  gouvernements  européens. 
Je  me  demande  même  si  cette  forme  de  la  société  n’est  pas  la  meil- 
leure de  toutes. ..  Parmi  les  Indiens,  l’opinion  tient  lieu  de  loi,  et  elle 
est  pour  les  mœurs  un  frein  aussi  puissant  que  les  lois  aient  jamais 
pu  l’être  ailleurs.  En  Europe,  sous  prétexte  de  gouverner  on  a divisé 
les  nations  en  deux  classes  : les  loups  et  les  brebis.  Je  n’exagére  pas.» 
Jefferson  envisageait  aussi  d’une  manière  étrange  la  portée  des  en- 
gagements de  l’État,  et  nous  empruntons  à M.  de  Witt  l’analyse  de  sa 
théorie  : 

« Une  génération,  c’est-à-dire  une  société  tout  entière  qui  en  remplace 
une  autre,  entre  naturellement  en  possession  des  biens  laissés  par  ses  pré- 
décesseurs, mais  sans  succéder  aux  charges  dont  ils  pouvaient  l’avoir  gre- 
vée et  qui  sont  éteintes  avec  eux.  Cette  génération,  celte  société  nouvelle, 
n’est  soumise  à aucune  autorité  supérieure  en  état  de  créer  une  succession 
politique.  Une  génération  ne  peut  donc  en  engager  une  autre,  et  toute  loi 
dont  la  durée  dépasse  celle  de  la  génération  qui  l’a  faite  est  contraire  au 
droit.  La  durée  d’une  génération  peut  se  calculer  d’après  les  lois  de  la  mor- 
talité. En  suivant  les  tables  de  Buffon,  on  trouve  qu’au  bout  de  dix-neuf  ans 
la  majorité  des  hommes  arrivés  à l’âge  de  raison  et  capables  de  s’engager 
fait  place  à une  majorité  nouvelle.  Au  bout  de  dix-neuf  ans,  toute  constitu- 
tion, toute  loi,  tout  contrat  national,  est  donc  nul.  Tous  les  dix-neuf  ans, 
la  banqueroute,  la  révolution,  le  remaniement  de  la  société  est  nécessaire 
et  légitime.  » 

« De  semblables  paradoxes,  ajoute  M.  de  Witt,  sont  plus  dange- 
« reux  pour  les  badauds  qui  s’y  arrêtent  en  les  lisant  que  pour  les 
« gens  d’esprit  qui  les  écrivent  en  passant.  » Et,  quoique  Jefferson  se 
classât  modestement  parmi  « les  hommes  forts,  sains  et  hardis,  qui 
s’identifient  avec  le  peuple,  qui  ont  confiance  en  lui,  qui  l’estiment 
le  dépositaire  le  plus  honnête  et  le  plus  sûr,  sinon  le  plus  sage,  des 
intérêts  publics,  » il  avait  trop  d’esprit  de  conduite  pour  exposer  lui- 
même  au  grand  jour  de  pareilles  théories;  il  la  communiqua  à son 
ami  Madison,  qu’il  engagea  à la  développer  « avec  la  puissance  de 
logique  qui  lui  était  propre;  » mais  Madison  déclina  prudemment 
cette  invitation. 

Pendant  que  Washington  donnait  à son  pays  une  armée  avec  la- 
quelle il  tenait  en  échec  les  généraux  anglais,  Jefferson,  gouverneur 
de  la  Virginie,  faisait  la  guerre  aux  aristocrates,  et  s’efforçait  de  com- 
mencer la  mise  à exécution  de  ses  plans  de  réforme  sociale.  La  légis- 
lature virginienne,  par  sa  proposition,  supprima  le  droit  d’aînesse  et 
les  substitutions.  M.  de  Witt  regrette  qu'au  lieu  d’appliquer  son  éner- 


520 


LES  FONDATEURS  DE  L UNION  AMERICAINE 


gie  au  succès  de  mesures  dont  ropporlunité  au  moins  était  contes- 
table, il  n’ait  pas  poursuivi  l’abolition  de  l’esclavage  dont  il  recon- 
naissait les  dangers,  et  qui  est  resté  la  plaie  et  la  honte  de  la  société 
américaine.  Nous  nous  associons  de  grand  cœur  au  regret  de  M.  de 
Wilt,  mais  la  justice  nous  oblige  à reconnaître  qu’aucun  homme 
d’État,  pas  même  Washington,  ne  se  montra  plus  hardi  que  Jefferson 
et  ne  consentit  publiquement  à soulever  la  question  de  l’abolition. 

A peine  l’indépendance  des  États-Unis  eut-elle  été  reconnue  par 
l’Angleterre,  que  la  confédération  eut  à lutter  contre  les  périls 
intérieurs  qui  résultaient  de  sa  mauvaise  organisation.  En  1783,  dans 
son  adresse  d’adieu  aux  États  et  à l’armée,  Washington  s’expliquait 
nettement  sur  la  nécessité  d’une  réforme.  « Qu’il  me  soit  au  moins 
« permis  de  dire  que  si  les  États  ne  laissaient  pas  au  Congrès  le  libre 
« exercice  des  prérogatives  dont  il  est  revêtu  par  la  constitution,  tout 
« tomberait  bientôt  dans  la  confusion  et  le  désordre.  Nous  appren- 
« drions  alors  qu’il  y a un  enchaînement  naturel  et  nécessaire  entre 
« les  excès  de  l’anarchie  et  les  excès  du  despotisme,  et  que  le  pou- 
« voir  arbitraire  s’établit  sans  peine  sur  les  ruines  d’une  liberté  qui 
« dégénère  en  licence — L’honneur,  la  dignité,  la  justice  du  pays, 
« seront  à jamais  perdus  si  l’on  n’augmente  les  pouvoirs  de  l’Union.  » 
Les  prévisions  de  Washington  ne  tardèrent  pas  à se  justifier.  Une  insur- 
rection socialiste  éclata  dans  le  Massachusetts  et  fut  heureusement 
vaincue.  « Il  y a dans  tous  les  États,  disait  le  libérateur  de  l’Amé- 
« rique,  des  matières  inflammables  qu’une  étincelle  pourrait  allu- 
« mer....  Si  d’ici  au  printemps  on  ne  déploie  pas  la  plus  grande 
« sagesse,  nous  assisterons  à des  scènes  affreuses...  En  formant  notre 
« confédération,  nous  avions  eu  trop  bonne  opinion  de  la  nature  hu- 
« maine.  L’expérience  nous  a appris  que  sans  l'intervention  d’un 
« pouvoir  coercitif,  les  hommes  n’adoptent  et  n’exécutent  pas  les  me- 
« sures  les  mieux  calculées  pour  leur  propre  bonheur.  » Jefferson, 
alors  en  mission  à Paris,  n’envisageait  pas  précisément  les  choses  de 
la  même  manière.  « Dieu  nous  garde,  disait-il,  de  ne  jamais  rester 
« vingt  ans  de  suite  sans  une  semblable  insurrection...  Je  tiens  pour 
« avéré  que,  de  temps  en  temps,  une  petite  émeute  est  une  bonne 
« chose,  et  aussi  nécessaire  dans  le  monde  politique  que  les  orages 

« dans  le  monde  physique L’arbre  de  la  liberté  a besoin  d’être  ra- 

« fraîchi  quelquefois  dans  le  sang  des  tyrans  et  des  patriotes Il 

« est  vrai  qu’en  échouant,  les  rébellions  confirment  généralement  les 
« empiétements  de  droit  qui  les  ont  fait  naître.  L’observation  de  cette 
« vérité  doit  rendre  un  honnête  gouvernement  républicain  assez  mo- 
« déré  dans  la  compression  des  révoltes  pour  ne  pas  trop  décourager 
« le  peuple.  » Cette  argumentation  eut  assez  peu  de  succès  auprès 
des  correspondants  de  Jefferson,  et  l’opinion  publique  se  prononça 


ET  LA  CRISE  ACTUELLE. 


321 


> unanimement  dans  le  sens  des  projets  de  Washington.  Les  radicaux 
t-  eux-mêmes  avouaient  la  nécessité  de  l’élormer  la  loi  fédérale  et 
: d’organiser  un  pouvoir  fort.  Edmond  Randolph  regreltail  que  l’on 
ne  pût  copier  le  plan  de  la  constitution  anglaise,  qu’il  appelait  « un 
excellent  édifice.  » « J’ai  été  trop  républicain,  disait  de  son  côté 
Eldbridge  Gerry;  je  le  suis  cependant  encore;  mais  l’expérience  m’a 
appris  les  dangers  de  l’esprit  niveleur.  » Ce  fut  sous  de  pareilles  im- 
pressions que  se  réunit  la  Convention  qui  vola,  le  17  septembre  1787, 
la  constitution  qui  a régi  les  États-Unis  jusqu’à  ce  jour 
■;  Jefferson,  malgré  le  peu  de  conformité  de  la  Constitution  avec  ses 
V plans,  était  trop  ménager  de  l’opinion  pour  y faire  une  guerre  ou- 
verte ; il  la  déclara  donc  « la  plus  sage  qui  ait  jamais  été  présentée 
::  aux  hommes,  le  plus  grand  titre  de  gloire  des  illustres  législateur  s de 
Philadelphie  ; » et,  l’interprétant  à sa  guise,  ne  songea  plus  qu’à  en 
! faire,  dans  la  pratique,  une  application  assez  contraire  aux  intentions 
de  la  Convention,  de  qui  elle  émanait. 

Il  travailla  d’abord  à soustraire  son  parti  à l’impopularité  momen- 
tanée qui  le  frappait  sous  \c  nom  d'antifédéraliste,  et  à celte  désigna- 
tion il  substitua  celle  de  républicain^  qui  semblait  impliquer  la  néces- 
sité d’une  lutte  contre  un  parti  monarchique,  et  par  conséquent  hos- 
tile au  gouvernement  fédéral.  Le  parti  républicain,  dirigé  avec  habi- 
leté, sympathique,  fît  de  rapides  progrès,  et,  après  la  présidence  de 
John  Adams,  successeur  direct  de  Washington,  s’empara  du  pouvoir 
exécutif  par  l’élection  de  Jefferson  (1801),  qu’il  n’a  plus  perdu  de- 
puis. Jefferson  représentait  plus  tard  son  avènement  comme  « une 
« révolution  pacifique  aussi  réelle  que  celle  de  1776,  révolution,  non 
« dans  la  forme  du  pouvoir,  mais  dans  le  principe  du  gouvernement, 
« qui  avait  fait  sortir  le  vaisseau  de  l’État  du  courant  monarchique  où 
« l’avait  engagé,  pendant  le  sommeil  du  peuple,  une  faction  d’éner- 
« gumènes,  anglomanes,  royalistes  et  aristocrates,  et  qui  l’avait  re- 
« placé  dans  sa  voie  naturelle,  la  voie  républicaine  et  démocratique.  » 

Washington,  à son  arrivée  au  pouvoir,  s’était  considéré  moins 
comme  le  chef  d’un  parti  triomphant  que  comme  l’élu  de  la  nation 
toute  entière,  il  avait  donc  appelé  aux  fonctions  les  plus  élevées  des 
hommes  capables  de  les  remplir  avec  distinction,  sans  s’inquiéter 
s’ils  étaient  ou  non  fédéralistes.  C’est  ainsi  qu’il  tît  siéger  dans  son 

* L’Assemblée,  dit  M.  de  Witt,  se  séparait,  quelques  membres  retardataires  se 
pressaient  encore  autour  du  bureau  pour  signer.  Franklin,  montrant  du  doigt  une 
mauvaise  peinture  représentant  un  effet  de  soleil  qui  ornait  par  hasard  le  fauteuil  du 
président  ; « Dans  le  cours  de  cette  session,  et  au  milieu  de  mes  alternatives  de 
« crainte  et  d’espoir,  je  l'ai  regardé  bien  souvent  sans  jamais  pouvoir  découvrir  si 
« c’était  un  soleil  levant  ou  un  soleil  couchant;  je  vois  enfin,  grâce  à Dieu,  que 
« c’est  un  soleil  couchant.  » 


32‘2  LES  FONDATEURS  DE  L’UNION  AMÉRICAINE 

, t 

conseil,  à coté  de  Jefferson,  secrétaire  d’Etat  chargé  des  affaires  étran- 
gères, Hamilton,  qui  ne  disimulait  pas  sa  prédilection  pour  la  consti- 
tution britannique.  Jefferson  inaugura  sa  présidence  par  un  discours 
dans  lequel  il  promettait  aussi  la  conciliation;  mais  sa  fermeté  ne 
fut  pas  égale  à son  bon  vouloir,  il  ne  sut  rien  refuser  à ses  amis,  et 
le  nombre  des  destitutions  fut  exactement  proportionné  « au  degré 
d’exigence  des  républicains.  » 

Le  pouvoir  du  chef  de  l’État  s’amoindrit  entre  ses  mains;  Wa- 
shington consultait  ses  ministres  et  décidait  seul,  comme  la  Consti- 
tution lui  en  donnait  le  droit.  Sous  Jefferson,  au  contraire,  le  conseil 
des  ministres  se  transforma  en  une  espèce  de  directoire  qui  trancliait 
souverainement  et  dans  lequel  le  président  n’avait  que  sa  voix. 
Dans  la  pensée  de  Washington  et  de  la  Convention  de  1787,1e  gou- 
vernement fédéral  était  une  garantie  nécessaire  pour  le  maintien  de 
l’ordre  intérieur  et  le  développement  de  la  richesse  publique.  Jef- 
ferson au  contraire  prétendait  que  les  attributions  en  étaient  des  plus 
restreintes.  « La  clef  des  attributions  de  nos  divers  gouvernements, 
« c’est  le  fait  que  voici  : au  gouvernement  fédéral  ont  été  remis  tous 
« les  pouvoirs  extérieurs  et  fédéraux,  aux  États  tous  les  pouvoirs 

« purement  domestiques Le  gouvernement  fédéral  est,  à vrai  dire, 

« notre  gouvernement  diplomatique;  le  gouvernement  des  affaires 
« étrangères  est  le  seul  qui  ait  été  enlevé  à la  souveraineté  des  États 
« pris  individuellement.  » 

Lorsque  en  1798  le  Congrès  vota  V Alien  act  et  le  Sédition  act,  Jeffer- 
son, alors  vice-président  de  la  république,  inspira  secrètement  les 
résolutions  du  Kentucky  et  de  la  Virginie  qui,  posant  en  principe  que 
les  législatures  locales  avaient  droit  de  veto  sur  les  actes  du  congrès, 
annulaient  ces  mesures.  Si  cette  tentative  échoua  devant  le  bon 
sens  des  autres  législatures  locales,  elle  n’en  portait  pas  moins  une 
atteinte  profonde  au  principe  même  de  l'Union.  Jefferson,  devenu 
président,  se  mit  à la  tête  du  mouvement  qui  porta  les  États  à modi- 
fier leur  constitution  dans  un  sens  peu  favorable  à l'action  des  pou- 
voirs publics.  Cédant  à ses  conseils,  New-York  adopta  en  1801  une 
constitution  qui  réduisait  notablement  l’autorité  du  gouvernement, 
le  Maryland  en  1802  admit  le  suffrage  universel,  et  l’Ohio  substitua 
en  1803  à l’inamovibilité  des  tribunaux  leur  renouvellement  pério- 
dique à des  termes  assez  rapprochés. 

L’organisation  militaire  du  pays  parut  à Jefferson  susceptible  d’une 
transformation  complète.  Washington,  au  début  delà  guerre  de  l’Indé- 
pendance, avait  commandé  une  armée  de  volontaires  qui  avaient 
répondu  avec  une  ardeur  patriotique  à l’appel  du  congrès.  Mais  il 
avait  eu  bientôt  à lutter  contre  les  préjugés  d’un  gouvernement  qui, 
paraissant  redouter  l’établissement  d’une  armée  nationale  permanente 


ET  LA  CUISE  ACTUELLE. 


Ô‘i5 

presque  à l’égal  de  la  domination  anglaise,  ne  lui  accordait  que  des 
allocations  mesquines,  insignifiantes  pour  l’entretien  et  le  dévelop- 
pement de  ses  cadres.  Aussi  ses  soldats  improvisés,  promptement 
découragés  par  le  peu  de  compte  que  l’on  faisait  de  leurs  services, 
abandonnaient  les  drapeaux  même  à la  veille  d’une  bataille,  et  ne 
renouvelaient  point  des  engagements  qu’ils  n’avaient  d’ailleurs  con- 
tractés qu’à  terme.  Ces  circonstances  expliquent  comment,  jusqu’à  la 
fin,  la  guerre  se  traîna  misérablement,  l’avantage  appartenant  tantôt 
à l’une,  tantôt  à l’autre  des  parties  belligérantes;  si  le  succès  resta 
enfin  aux  Américains,  il  faut  l’attribuer  moins  à la  valeur  de  leur  ar- 
mée qu’à  l’incapacité  de  la  plupart  des  généraux  anglais,  à la  mol- 
lesse avec  laquelle  la  métropole  soutint  la  lutte,  au  concours  de  la 
France  et  de  l’Espagne,  et  surtout  à l’habileté  et  à la  persévérance 
du  général  en  chef.  Washington  obtint  pour  ses  compagnons  d’armes 
la  justice  qui  leur  avait  été  longtemps  et  si  impolitiquement  dénuée 
et  réussit  à doter  son  pays  d’une  armée  régulière,  trop  peu  nombreuse 
pour  menacer  les  libertés  publiques,  capable  cependant  de  faire  res- 
pecter l’indépendance  nationale. 

Un  des  premiers  actes  de  Jefferson  fut  d’anéantir  presque  entière- 
mentl’armée  fédérale.  11  désarmait  ainsi,  pensait-il,  le  pouvoir  exécutif 
« et  lui  enlevait  la  plus  grande  partie  de  son  patronage  par  la  sup- 
pression de  toutes  les  charges  inutiles;  » la  plupart  des  officiers 
étaient  dévoués  à la  politique  de  Washington  et  de  ses  amis,  la  sup- 
pression de  leur  emploi  devait  donc  avoir  pour  résultat  « de  plonger 
le  fédéralisme  dans  un  abîme  où  il  fût  condamné  à périr  à tout  prix.» 

La  marine  fédérale  ne  trouva  pas  non  plus  grâce  devant  Jefferson, 
qui,  pour  soustraire  la  flotte  américaine  au  danger  de  se  détériorer, 
dit  M.  de  Witt,  vint  proposer  au  Congrès  de  la  mettre  à terre, 
de  la  garder  en  magasin,  et  d’avoir  à l’avenir  une  marine  sans  marins 
renfermée  dans  des  ports  sans  eau.  Il  dut  renoncer  cependant  à l’exé- 
cution de  ce  plan  si  économique,  et  crut  faire  un  immense 
sacrifice  à l’intérêt  de  la  défense  du  pays  en  fixant  à neuf  cent 
vingt-cinq  matelots  le  personnel  d’une  flotte  composée  de  deux  cent 
cinquante  chaloupes  canonnières.  Ce  désarmement  généra] , au 
moment  même  où  le  monde  était  en  proie  à l’une  des  guerres  les 
plus  acharnées  des  temps  modernes,  n’était  pas  de  nature  à assurer 
la  neutralité  que  les  États-Unis  étaient  décidés  à garder  entre  les 
parties  belligérantes. 

Washington  avait  inauguré  une  politique  d’isolement  que  les  États- 
ont  toujours  fidèlement  observée. 

« J’espèrè,  écrivait-il  en  1788,  que  les  États-Unis  sauront  rester 
« dégagés  du  labyrinthe  de  la  politique  et  des  guerres  européennes,  et 
« qu’avant  longtemps  l’adoption  d’un  bon  gouvernement  national  les 


52 i LES  FONDATEEHS  DE  L’UNION  AMÉRICAINE 

« aura  rendus  assez  respectables  aux  yeux  du  inonde  pour  qu’aucune 
« des  puissances  inariliines,  et  surtout  aucune  de  celles  qui  ont  des 
« possessions  dans  le  nouveau  inonde,  ne  se  risque  à les  traitei  avec  in- 
« suite  ou  mépris.  Ce  devrait  être  la  politique  des  États-Unis  de  pour- 
« voir  à leurs  besoins  sans  prendre  part  à leurs  querelles.  Toutes  les 
« fois  qu’un  débat  important  s’élève  entre  elles,  si  nous  voulons  pro- 
« titer  des  avantages  que  la  nature  nous  a donnés,  nous  pouvons  pro- 
« liter  de  leur  folie.  » 

Les  rapports  diplomatiques  de  Washington  avec  les  puissances 
étrangères  étaient  marqués  au  coin  d’une  parfaite  loyauté.  « Tontes 
«les  fois  qu’on  se  montrera  inquiet  de  nos  vues  supposées  sur  la  do- 
« ininationdes  Indes  occidentales,  vous  resterez  dans  les  limites  delà 
« vérité  en  affirmant  que  nous  n’avons  aucune  pensée  de  ce  genre. 
« S’il  est  un  principe  plus  profondément  enraciné  que  tout  autre  dans 
w l’esprit  de  cliaque  Américain,  c’est  celui  de  rester  parl'aitement  étran- 
« ger  à tonte  conquête.  » Lorsqu’une  députation  delà  population  blan- 
che de  Saint-Domingue  vint  à Plnladelpbie  solliciter  des  secours,  le 
gouvernemeut  américain  les  lui  fournit,  en  s’attachant  à combattre 
tout  senlimeut  de  désaffection  à l’égard  de  la  France. 

Washington  eut  l’occasion  de  déployer  toute  la  fermeté  de  son  ca- 
ractère dans  ses  relations  avec  les  agents  du  gouvernement  révolu- 
tionnaire qui  pesait  alors  sur  la  France.  La  République  française 
avait  nommé  pour  plénipotentiaire  en  Amérique  le  citoyen  Genêt. 
Ce  diplomate  était  chargé,  par  ses  insti'uctions,  d’entraîner  l’Amé- 
rique dans  la  guei’re  que  la  Fi  ance  soutenait  contre  l’Angleterre  ; 
s’il  trouvait  des  résistances  dans  les  régions  officielles,  il  devait 
s’efforcer  de  les  vaincre  en  soulevant  les  passions  révolutionnaires. 
Le  citoyen  Genêt,  trompé,  comme  tant  d’autres  démagogues  étrangers 
l’ont  été  depuis  en  Amérique,  par  les  manifestations  triomphales  qui 
l’accueillirent,  se  crut  assez  fort  pour  braver  ouvertement  et  la  poli- 
tique de  W ashington,  qui  refusait  de  se  prêter  à ses  exigences,  et 
les  lois  des  États-Unis.  Nos  lecteurs  trouveront  dans  l’ouvrage  de  M.  de 
Witt  le  récit  curieux  des  divers  incidents  d’un  épisode  dont  W'a- 
shington  sut  précipiter  le  dénoùment. 

Le  président  avait  cependant  des  adversaires  dans  son  conseil  même, 
et  Jefferson  notamment  paraissait  disposé  à recommander  une  al- 
liance plus  étroite  avec  les  Jacobins.  Le  secrétaire  d’État  avait  appris 
sans  trop  d’horreur  les  massacres  de  septembre,  il  faisait  en  ces 
termes  l’apologie  des  meurtriers  dans  une  lettre  adressée  au  secré- 
taire de  la  légation  américaine  à Paris,  qui  ne  lui  avait  pas  dissimulé 
son  indignation  : 

« Depuis  quelque  temps  le  ton  de  vos  lettres  me  fait  de  la  peine. . . Il  est 


vrai,  dans  une  lutte  nécessaire,  beaucoup  de  coupables  sont  tombés  sans 
toutes  les  formes  de  procès,  et  avec  eux  quelques  innocents.  Mais  je  les 
pleure  comme  je  pourrais  le  faire  s’ils  étaient  tombés  dans  une  bataille.  11  a 
fallu  recourir  au  bras  du  peuple,  instrument  moins  aveugle  que  des  balles 
et  des  bombes,  mais  aveugle  à un  certain  degré.  Un  petit  nombre  de  ses 
plus  chauds  amis  a reçu  de  lui  le  sort  destiné  à rennerni;  mais  le  temps  et 
la  vérité  réhabiliteront  et  perpétueront  leur  mémoire;  leur  postérité  jouira 
de  cette  liberté  pour  laquelle  ils  n’auraient  pas  hésité  à donner  leur  vie.  La 
liberté  de  toute  la  terre  dépendait  de  l’issue  du  combat.  Une  telle  conquête 
a-t-elle  été  jamais  faite  au  prix  de  si  peu  de  sang  innocent?  Mes  propres  af- 
fections ont  eu  à souffrir  pour  le  triomphe  de  cette  cause;  mais,  plutôt  que 
de  la  voir  perdre,  j’aurais  assisté  à la  dévastation  d’une  moitié  du  monde  : 
ne  dût-il  rester  dans  chaque  pays  qu’un  Adam  et  qu’une  Eve,  un  Adam  et 
une  Eve  libre,  tout  serait  mieux  qu’aujourd’hui^  ! » 

4 Jefferson  n^a  pas  toujours  aussi  bien  mérité  des  démagogues.  Il  avait  trop 
d’^esprit  pour  parler  toujours  le  langage  que  nous  venons  de  transcrire.  Ainsi  il 
traitait  eu  1788  de  coquins,  brigands,  misérables,  les  gens  du  faubourg  Saint- 
Antoine  tués  devant  la  maison  de  Réveillon.  11  accueillit  avec  eiitliousiasnie  la 
Charte  de  1814,  et  s’efforça  de  convaincre  ses  amis  de  rancien  monde  que  toute  op- 
position dynastique  précipiterait  la  France  dans  de  nouvelles  révolutions  où  elle  per- 
drait sa  liberté.  Prenez  garde,  écrivait-il  à la  Fayette,  le  14  févj  ier  1815,  lorsque  la 
liberté,  au  heu  d’avoir  pris  racine  dans  les  esprits,  et  d'avoir  grandi  avec  la  raison 
publique,  est  recouvrée  par  la  violence  ou  par  quelque  cause  accidentelle,  elle  ne 
produit,  chez  un  peuple  qui  n’y  est  point  préparé,  qu'une  autre  sorte  de  tyrannie, 
celle  de  la  foule,  du  petit  nombre,  ou  d’un  seul.  » Et  à Dupont  de  iNemours,  le 
128  février:  « J’ai  à vous  féliciter,  et  je  le  fais  trés-sincérement,  d'être  revenu,  de 
Robespierre  et  de  Bonaparte,  à votre  situation  antirévolutionnaire;  vous  en  êtes  à 
peu  près  où  vous  en  étiez  au  Jeu  de  Faume  le  20  juin  1789.  Le  roi  vous  aurait  alors 
accordé  par  un  pacte  la  liberté  religieuse,  la  liberté  de  la  presse,  le  jugement  par 
jury,  Vhabeas  corpus,  et  une  législature  représentative.  A mes  yeux,  ce  sont  là  les 
éléments  généraux  qui  constituent  le  gouveriiemeiit  libre...  Et,  bien  que  la  dernière 
capitulation  du  roi  ne  me  paraisse  pas  aller  tout  à fait  jusque-là  ; j ai  l’espoir  que, 
par  une  pression  constante  et  prudente,  vos  patriotes  pourront  obtenir  de  lui  ce  qui 
vous  manque  encore  pour  vous  donner  une  mesure  modérée  de  liberté  et  de  sécurité. 
S’il  n’en  était  pas  ainsi,  je  craindrais  beaucoup  un  retour  à des  mécontentements 
qui  ramèneraient  Bonaparte.  » Le  retour  de  l’ile  d’Elbe  venait  donner  raison  à Jeffer- 
son et  le  consterner.  « Vous  désespérez  de  voire  pays,  et  moi,  j’en  désespère  comme 
vous,  disait-il  à Dupont  de  Nemours;  le  despotisme  est  maintenant  lixé  sur  lui  d’une 
façon  permanente.  » Après  la  catastrophe  de  Waterloo,  il  eut  une  ferme  confiance 
dans  rétablissement  en  France  d’un  gouvernement  libéral  et  modéré.  « Je  souffre 
pour  la  France,  écrivait-il  encore;  et  pourtant  on  ne  peut  nier  que,  par  les  afflictions 
dont  elle  a si  gratuitement  et  si  méchamment  accablé  les  autres  peuples,  elle  ifait 
mérité  de  dures  représailles;  car  c’est  une  mauvaise  excuse  que  de  rejeter  ces  énor- 
mités sur  l’homme  qui  l’y  a poussée,  et  qui  a été  l’auteur  de  plus  de  malheurs  et 
de  souffrances  dans  le  monde  qu’aucune  autre  créature  humaine  avant  lui.  Après 
avoir  détruit  les  libel  lés  de  son  pays,  il  a épuisé  toutes  ses  ressources  physiques  et 
morales  x^our  satisfaire  sa  folle  ambition  et  son  esprit  dominateur  et  tyrannique.  Ses 
souffrances  ne  peuvent  être  trop  grandes;  mais  je  déplore  celles  des  Français,...  et 
je  ne  puis  m’enqiêcher  d’espérer  qu’ils  finiront  par  établir,  pour  eux-njêmes,  un 
gouvernement  de  liberté  sage  et  tempérée...  L’idée  du  gouvernement  représentatif 
Octobre  1801.  22 


32G 


LES  FONDATEURS  DE  L’UNION  AMÉRICAINE 


Jefferson  avait  d’abord  professé  une  admiration  sans  réserve  pour 
Genêt,  dont  il  espérait  se  faire  uu  instrument.  « On  ne  peut  rien 
imaginer,  disait-il,  de  plus  affectueux  et  de  plus  magnanime  que  sa 
mission.  » Mais,  lorsque  Genêt,  par  son  mépris  pour  les  lois  et  le  gou- 
vernement des  États-Unis,  eut  soulevé  le  sentiment  national  et  rallié 
l’immense  majorité  de  la  nation  autour  du  président,  Jefferson  sui- 
vit la  masse  et  l’abandonna  peu  à peu.  « Le  choix  qu’on  a fait  de  cet 
« homme  pour  nous  l’envoyer,  écrivait-il  à Madison,  est  une  véritable 
« calamité.  C’est  un  cerveau  échauffé,  sans  imagination,  sans  juge- 
« ment,  passionné,  irrévérencieux  jusqu’à  l’indécence  dans  ses  com- 
« munications  écrites  ou  verbales  avec  le  président.  Placés  sous  les 
« yeux  du  Congrès  et  du  public,  ses  propos  exciteraient  l’indigna- 
« tion;  sa  conduite  ne  peut  être  défendue,  même  par  le  plus  forcené 
« jacobin...  Il  me  fait  une  position  horriblement  difficile,  non  qu’il 
« ne  me  rende  justice  à moi  personnellement,  pourvu  que  je  lui 
« donne  le  temps  de  décharger  sa  bile  et  de  se  refroidir.  Je  suis  avec 
« lui  sur  un  pied  à pouvoir  le  conseiller  librement  et  à lui  faire  tenir 
« compte  de  mes  avis  ; mais  il  éclate  de  nouveau  à la  première  occa- 
« sion;  il  est  incorrigible.  » Le  citoyen  Genêt  s’aperçut  des  inquié- 
tudes de  Jefferson.  « Dans  les  commencements,  écrivait-il  au  ministre 
« des  affaires  étrangères,  le.secrétaire  d’État  m’a  paru  disposé  à secon- 
« der  nos  vues;  cependant  j’ai  remarqué  dans  ses  déclarations  offi- 
« cielles  une  sorte  de  retenue  qui  m’a  convaincu  que  cet  homme  à 
« demi-caractère  voulait  se  tenir  en  mesure  de  conserver  sa  place, 
« quelle  que  fût  l’issue  des  événements.  » Le  pauvre  Genêt,  cette  fois, 
voyait  exceptionnellement  juste,  et,  lorsque  Washington  résolut  de 
faire  demander  son  rappel  au  gouvernement  français  par  le  ministre 
des  États-Unis  à Paris,  ce  fut  Jefferson  qui,  en  sa  qualité  de  secrétaire 
d’État,  transmit  les  instructions.  En  même  temps  il  envoyait  le  mot 
d’ordre  à Madison  : « Le  parti  républicain  ferait  sagement  d’ap- 
« prouver  sans  équivoque  l’état  de  neutralité,  d’éviter  toute  pe- 
« tite  chicane  sur  la  coiupétence  du  pouvoir  qui  l’a  déclaré  ; d’aban- 
« donner  entièrement  M.  Genêt  avec  force  protestations  d’amitié  pour 
« son  pays.  De  cette  façon,  nous  mettrons  le  peuple  de  notre  côté,  en 
« nous  mettant  nous-mêmes  de  son  côté.  » La  Convention,  après  un 
rapport  dans  lequel  Robespierre  déclina  toute  solidarité  « avec  un 
homme  nommé  Genêt,»  rappela  son  ministre. 

Lorsque  les  négociations  qui  précédèrent  la  ratification  du  traité 
d’amitié,  de  commerce  et  de  navigation  signé  à Londres  par  lord 


a pris  i^acine  en  Europe...  La  France  elle-même  atteindra,  malgré  tout,  le  gouver- 
nement représentatif...  quand  même  des  rivières  de  sang  devraient  encore  couler 
entre  les  Français  et  leur  but.  » 


ET  LA  CRISE  ACTUELLE. 


327 


Granville  et  John  Jay  soulevèrent  la  clameur  populaire,  Washington 
sut  montrer,  à l’encontre  d’un  grand  nombre  de  ses  concitoyens, 
une  fermeté  non  moins  digne  d’éloges  que  celle  qu’il  avait  opposée 
aux  manœuvres  des  agents  de  la  Convention  française.  Le  traité  avait 
pour  résultat  d’assurer  l’exécution  de  clauses  importantes  du  traité 
de  1782,  inobservées  jusqu’alors  par  l’Angleterre,  et  de  mettre  le 
commerce  américain  à l’abri  des  vexations  que  les  représailles  exer- 
cées avec  la  permission  du  gouvernement  fédéral  sur  la  marine  an- 
glaise ne  pouvaient  compenser.  La  signature  de  ce  traité  fut  due  aux 
concessions  réciproques  des  deux  puissances.  « J’espère  bien,  écrivait 
« Jefferson,  alors  retiré  des  affaires,  que  la  branche  populaire  de  notre 
« législature  désapprouvera  l’œuvre  de  Jay,  et  nous  débarrassera  de 
« cet  acte  infâme  qui  n’est  rien  autre  qu’un  traité  d’alliance  entre 
« l’Angleterre  et  les  anglomanes  de  ce  pays  contre  la  législature  et  le 
« peuple  des  États-Unis.  » La  populace  se  souleva  dans  presque  toutes 
les  villes  de  l’Union;  une  société  démocratique  de  la  Caroline  du  Sud 
déclara  qu’elle  était  « amenée  à regretter  l’absence  de  la  guillotine.  » 
Washington  n’était  pas  môme  épargné.  « L’homme  qui  filoute  la  li- 
« berté  à son  pays,  écrivait  un  publiciste  démocrate,  est  plus  détestable 
« que  celui  qui  force,  avec  de  fausses  clefs,  la  porte  de  son  voisin  et  le 
« dépouille  de  ses  richesses.  » On  l’accusa  aussi  de  piller  les  deniers 
publics.  « Le  monde  ne  sera-t-il  pas  amené  à reconnaître  que  le  mas- 
« que  de  l’hypocrisie  politique  a été  porté  également  par  un  César,  un 
« Cromwell  et  un  Washington?  » Le  président  ne  se  laissa  pas  intimider 
par  ces  clameurs,  et  ratifia  le  traité.  Quoique  le  parti  démocratique 
fût  en  majorité  dans  la  Chambre  des  représentants,  comme  l’opinion 
publique  un  instant  émue  se  prononçait  encore  cette  fois  pour  la  poli- 
tique de  Washington,  l’Assemblée  eut  la  prudence  de  renoncer  à toute 
opposition. 

Jefferson  n’imita  ni  la  sage  réserve  ni  la  fermeté  de  Washington. 
Toutefois  les  premières  années  de  sa  présidence  furent  marquées  par 
un  éclatant  succès,  qui  n’était  dû  en  aucune  façon  à l’habileté  de  sa 
politique. 

Washington  attachait  un  grand  prix  à obtenir  de  l’Espagne  la  re- 
connaissance de  la  libre  navigation  du  Mississipi,  et  même  la  cession 
de  quelques  territoires  voisins  du  fleuve.  Le  traité  du  27  octobre  1795 
assura  la  libre  navigation  du  Mississipi  et  donna  aux  États-Unis  le  droit 
d’entrepôt  à la  Nouvelle-Orléans.  Depuis  le  traité  de  1795,  l’Espagne 
avait  abandonné  la  Louisiane  à la  France.  Cette  transaction  avait  in- 
quiété Jefferson,  qui  avait  chargé  son  représentant  à Paris  de  nouer 
des  négociations  à ce  sujet.  M.  Livingston  ne  crut  pas  pouvoir  donner 
immédiatement  suite  aux  instructions  de  son  cabinet,  et,  tout  en 
exprimant  l’espérance  de  voir  la  France  prochainement  en  guerre 


c 


528 


LES  FONDATEURS  DE  L’UNION  AMÉRICAINE 

avec  l’Angleterre  et  obligée  de  vendre  la  Louisiane  à l’Union,  il  expli- 
quait en  ces  termes  les  diflicultés  que  présentaient  les  relations  di- 
plomatiques avec  le  gouvernement  du  premier  consul  Bonaparte.  « Il 
« n’y  a jamais  eu  de  gouvernement  avec  lequel  il  est  aussi  impossible 
<c  de  négocier  une  affaire  qu’avec  celui-ci.  Il  n’y  a ni  peuple,  ni  législa- 
« ture,  ni  conseillers.  Un  seul  homme  est  tout.  Il  demande  rarement 
« un  avis,  et  n’en  accepte  jamais  sans  le  demander.  Les  ministres  sont 
« de  purs  commis,  sa  législature  et  ses  conseillers  ne  sont  que  des 
« personnages  de  parade.  Bien  que  le  sentiment  de  presque  tous  les 
« hommes  sérieux  qui  l’entourent  soit  contraire  à cette  folle  expédi- 
« tion,  personne  n’ose  le  lui  dire...  L’insolence  extrême  de  ce  gou- 
« vernement  ne  permettra  pas  à la  paix  de  durer  longtemps.  » 

Une  nouvelle  guerre,  en  effet,  fut  bientôt  déclarée  entre  la  France 
et  l’Angleterre,  et  Bonaparte,  afin  d’empêcher  les  ennemis  de  s’em- 
parer d’une  magnifique  colonie  qu’il  se  croyait  impuissant  à dé- 
fendi’e,  n’hésita  pas  à transférer  la  Louisiane  aux  États-Unis  pour 
une  indemnité  pécuniaire.  Si  les  guerres  de  Napoléon  valurent  aux 
Etats-Unis  un  accroissement  considérable  de  territoire,  elles  exposè- 
rent leur  pavillon  à des  affronts,  et  causèrent  à leur  commerce  des 
pertes  que  Jefferson  ne  sut  ni  prévenir  ni  réparer. 

Washington  s’était  gardé  de  se  faire  le  champion  d’aucune  doctrine 
particulière  en  matière  de  droit  maritime  et  s’était  surtout  préoccupé 
de  défendre  les  intérêts  du  commerce  national.  Jefferson,  au  con- 
traire, professant  une  théorie  qui  refusait  aux  belligérants  toute  espèce 
de  droit  de  visite,  et  par  conséquent  la  recherche  de  la  contrebande  de 
guerre,  se  décida  à ne  reconnaître  aucun  traité  contraire  à cette  doc- 
trine et  préféra  ne  protéger  le  pavillon  américain  par  aucun  acte  di- 
plomatique plutôt  que  d’accepter  des  sûretés  incomplètes;  il  refusa 
même  sa  ratification  à un  traité  qui  reproduisait,  avec  quelques  mo- 
difications favorables  aux  États-Unis,  les  dispositions  du  traité  conclu 
par  Jay  avec  l’Angletei're. 

Cette  conduite  insensée  d’un  gouvernement,  qui,  d’ailleurs,  n’a 
■voit  ni  armée  ni  flotte  pour  appuyer  d’insolentes  prétentions,  ne 
tarda  pas  à porter  ses  fruits,  et,  à sept  ou  huit  milles  de  la  côte 
d’Amérique,  le  vaisseau  britannique  le  Léopard,  contrairement  à tous 
les  usages  admis,  visita,  après  un  engagement  de  courte  durée,  la 
frégate  américaine  la  Chesapeak,  navire  de  guerre,  et  s’empara  des 
matelots,  que  les  officiers  anglais  prétendirent  reconnaître  comme  dé- 
serteurs. A cet  acte  de  violence  et  de  mépris  Jefferson  répondit  par 
une  proclamation  qui  intimait  aux  navires  de  guerre  britanniques 
l’ordre  de  sortir  des  eaux  américaines;  mais  aucun  compte  ne  fut  tenu 
de  cet  ordre,  qu’aucune  démonstration  armée  et  par  conséquent  effi- 
cace ne  vint  appuyer. 


ET  LA  CRISE  ACTUELLE. 


329 


Pendant  que  le  cabinet  anglais  prétendait  punir  la  partialité  des 
États-Unis  pour  la  France  en  prescrivant  la  stricte  application  des  or- 
dres du  conseil  à la  marine  marchande  américaine,  le  gouvernement 
français  se  fondait  sur  ce  que  l’Amérique  se  montrait  trop  endurante 
vis-à-vis  de  l’Angleterre  pour  méconnaître  sa  neutralité  et  atitorisait 
la  saisie  des  navires  de  commerce,  en  vertu  du  décret  de  Berlin. 
Jefferson  n’avisa  rien  de  mieux,  pour  parer  aux  difficultés  de  la  situa- 
tion, que  de  proposer  au  congrès,  qui  y consentit,  une  loi  d’embargo 
défendant,  sous  peine  de  saisie,  à tout  navire,  quel  que  fût  son  pavillon, 
de  sortir  des  ports  américains  à destination  d’un  port  étranger.  11 
expliquait  ainsi  l’utilité  de  Vembrago  : « En  retenant  à l’intérieur  nos 
« vaisseaux,  nos  chargements  et  nos  marins,  V embargo  nous  fait  éviter 
« la  nécessité  d’etre  entraînés  par  leur  capture  à une  guerre  immédiate. 
« Jusqu’à  ce  que  les  belligérants  retrouvent  quelque  sens  moral, 
« nous  nous  renfermerons  chez  nous;  cela  donne  du  temps  : le  temps 
« peut  produire  la  paix  en  Europe,  et  la  paix  en  Europe  suspendra 
« toute  espèce  de  querelle,  jusqu’au  jour  où  une  nouvelle  guerre  écla- 
« tera.  Ce  jour-là  notre  dette  sera  payée,  notre  revenu  dégagé,  notre 
« force  augmentée.  » 

Contrairement  à ces  calculs  spécieux,  V embargo  ne  fit  de  tort  qu’aux 
États-Unis,  en  paralysant  leur  commerce  extérieur.  M.  deChampagny 
proclama  son  admiration  pour  « le  grand  et  courageux  sacrifice  que 
s’étaient  imposé  les  Américains,  » et  Napoléon  ordonna  la  saisie  et  la 
confiscation  des  navires  américains  qui  abordaient  en  France,  car  ils 
ne  naviguaient,  disait-il,  qu’au  mépris  des  lois  de  leur  pays,  et  il  était 
trop  l’ami  du  gouvernement  des  États-Unis  pour  ne  pas  prêter,  autant 
qu’il  dépendait  de  lui,  main  forte  à l’exécution  de  ses  décrets.  L’An- 
gleterre, de  son  côté,  accordait  des  faveurs  aux  navires  qui  échap- 
paient à V embargo.  M.  Canning  déclara  et  avec  ironie  à Jefferson  que, 
« s’il  avait  été  possible  à Sa  Majesté  de  faire  un  sacrifice  pour  amener 
« la  levée  de  l’embargo^  sans  se  donner  l’apparence  d’en  solliciter  la 
« révocation  en  tant  que  mesure  d’hostilité  contre  son  peuple,  le  roi 
« aurait  contribué  avec  joie  à en  faciliter  l’abandon  en  tant  que  me- 
« sure  de  contrainte  incommode  pour  le  peuple  américain.  » Le  con- 
grès se  décida  à lever  Y embargo  en  1809,  à la  veille  du  jour  où  Jeffer- 
son allait  quitter  les  affaires.  Le  président  appréciait  ainsi  la  valeur 
d’une  mesure  dont  il  avait  été  Tardent  promoteur.  « Nous  avons  sup- 
« primé  Y embargo.,  parce  que  le  sacrifice  annuel  de  nos  exportations 
« pour  une  valeur  de  cinquante  millions  représente  le  triple  de  ce 
« que  nous  coûterait  la  guerre,  sans  compter  qu’avec  la  guerre  nous 
« gagnerions  quelque  chose,  tout  en  perdant  moins  qu’aujourd’hui... 
« Du  reste,  ce  sont  là  des  affaires  que  je  laisse  à régler  à mon  ami 
« M.  Madison.  » 


330 


LES  FONDATEURS  DE  L’UNTON  AMERICAINE 


III 


Jefferson  ébranla  le  premier  la  digue  opposée  par  Washington  au 
débordement  de  la  démocratie  ; il  ne  se  sentit  pas  toujours,  il  est 
vrai,  rassuré  sur  l’avenir,  et,  comme  il  exprimait  un  jour  ses  inquié- 
tudes à un  diplomate  étranger,  celui-ci  lui  répondit  finement  : 
« Quel  dommage  que  vous  n’ayez  pas  bouché  le  trou  par  lequel  vous 
ôtes  passé!  » Les  successeurs  de  Jefferson  n’ont  rien  fait  pour  retenir 
leur  pays  sur  la  pente  dangereuse  où  il  était  entraîné  : choisis  pour 
leur  complaisance  présumée  aux  volontés  des  masses,  ils  ont  tous 
répondu  à l’attente  de  ceux  qui  les  avaient  élus. 

Le  triomphe  du  parti  ultra- démocratique  a exercé  une  fatale  in- 
fluence sur  la  société  américaine,  en  lui  donnant  pour  dogme  fonda- 
mental la  supériorité  absolue  du  nombre,  et  pour  principe  de  gou- 
vernement la  souveraineté  de  la  force  brutale.  Or,  lorsqu’un  pays 
obéit  à une  pareille  règle  de  morale,  il  sort  des  voies  normales  de  la 
civilisation;  l’idée  du  juste  s’y  altère,  l’utile  prend  peu  à peu  la  forme 
et  la  place  de  l’honnête,  et  devient  le  mobile  unique  de  toutes  les  ac- 
tions, le  succès  seul  est  apprécié,  la  soif  du  gain  domine  les  autres 
sentiments,  une  probité  moins  stricte  préside  aux  transactions, 
l’intimité  et  même  l’urbanité  disparaissent  des  rapports  des  hommes, 
les  caractères  s’affaissent,  les  lettres  et  les  arts  sont  abandonnés 
comme  choses  de  nul  prix.  Les  États-Unis  n’ont  pas  plus  échappé  aux 
tristes  conséquences  de  leurs  erreurs  politiques  que  n’y  échappera 
toute  nation  qui  consent  à les  partager  ou  à s’y  soumettre  sous  une 
forme  ou  sous  une  autre. 

Sous  l’action  du  parti  ultra-démocratique,  les  institutions  deTUnion 
ont  perdu  leur  force  et  leur  prestige.  Chaque  élection  a constaté 
l’abaissement  progressif  du  niveau  politique  et  social.  La  vertu,  le 
talent,  la  fortune  et  la  naissance,  au  lieu  de  fixer  le  choix  des  citoyens, 
sont,  au  contraire,  devenus  des  motifs  d’exclusion.  Le  peuple  s’est 
moins  attaché  à avoir  des  représentants  que  des  commis  dont  la  va- 
leur personnelle  ne  lui  porterait  aucun  ombrage,  et  qui,  n’étant  rien 
que  par  lui,  n’auraient  d’autre  volonté  que  la  sienne. 

Ce  résultat  s’était  déjà  produit  pendant  la  présidence  de  Jefferson, 
qui  s’en  plaignait  quelquefois  ; « La  majorité  du  sénat  a bonne  inten- 
tion, écrivait-il,  mais  les  fédéralistes  Tracy  et  Bayard  sont  trop  forts 
pour  elle  et  réagissent  beaucoup  sur  les  délibérations.  » La  chambre 


ET  LA.  GRISE  ACTUELLE. 


331 


des  représentants  lui  inspirait  les  mêmes  inquiétudes,  « sauf  les  fé- 
déralistes, qui  seront  vingt-sept,  et  la  petite  bande  des  schisma- 
tiques. qui  sera  réduite  à trois  ou  quatre  (mais  tous  des  langues), 
la  chambre  des  représentants  est  la  mieux  disposée  qu’on  puisse  voir. 
.Malheureusement  il  ne  s’y  trouve  personne  dont  le  talent  et  la  posi- 
tion réunis  aient  assez  de  poids  pour  en  faire  un  chef.  En  consé- 
quence, personne  ne  se  charge  de  faire  les  affaires  publiques,  et  elles 
ne  se  font  pas.  » 

Si  les  discussions  parlementaires  aux  États-Unis  ont  singulière- 
mont  perdu  en  éclat,  elles  n’ont  rien  gagné  du  côté  de  la  mo- 
dération et  de  la  dignité.  Les  personnalités  les  plus  violentes  y 
ont  acquis  droit  de  cité,  et  plus  d’une  fois  on  a vu  des  représentants 
ou  même  des  sénateurs  transformer  la  lutte  oratoire  en  un  véritable 
pugilat,  et  recourir  à la  raison  démonstrative  des  poings  ou  des 
armes  pour  corroborer  leur  argumentation  et  réduire  leurs  adver- 
saires au  silence.  Si  les  choses  se  passent  de  la  sorte  dans  les  assem- 
blées fédérales,  qui  sont  les  seules  dont  les  discussions  aient  un  peu 
d’écho  chez  nous,  il  serait  téméraire  d’affirmer  qu’il  en  est  autrement 
dans  les  assemblées  locales.  D’ailleurs,  ces  habitudes  de  violence  ont 
passé  des  assemblées  sur  la  place  publique,  et  trop  souvent  le  révol- 
ver  est  regardé  comme  un  accessoire  nécessaire  du  costume  des  par- 
ticuliers. De  là  des  crimes  dont  la  répression  elle-même  n’est  pas 
toujours  celle  qui  convient  à une  nation  civilisée.  A force  de  s'en- 
tendre répéter,  par  des  amis  mal  inspirés,  qu’elle  ne  peut  se  trom- 
per, la  multitude,  s’imaginant  qu’elle  devait  rendre  la  justice  elle- 
même,  a pratiqué,  sous  le  nom  de  loi  de  Lyncà,  une  coutume  qui  viole 
toutes  les  lois  du  pays,  et  en  vei*tu  de  laquelle,  lorsque  la  foule 
soupçonne  un  crime,  elle  s’empare  du  présumé  coupable,  le  juge  et 
l’exécute  sans  désemparer,  sous  les  yeux  de  magistrats  qui  n’ont  ni 
autorité  morale  ni  force  matérielle  pour  réprimer  une  scandaleuse  et 
barbare  usurpation  de  leurs  pouvoirs. 

La  puissance  incontestée  des  passions  populaires  a,  malgré  les 
sages  et  humaines  recommandations  de  Washington,  assuré  plus 
d’une  fois  l’impunité  aux  citoyens  américains,  qui  traquent  les  In- 
diens comme  des  bêtes  fauves.  « Nous  ne  pourrons,  écrivait  Washing- 
ton, vivre  en  paix  avec  eux  tant  que  les  habitants  des  frontières  con- 
serveront l’idée  qu’il  n’est  point  aussi  criminel  de  tuer  un  Indien  que 
de  tuer  un  blanc.  » 

Enfin,  la  démocratie  américaine  n’a  pas  toujours  su  échapper  à un 
défaut,  qui  est  propre  à toutes  les  démocraties,  l’ingratitude;  Jeffer- 
son en  fit  la  triste  expérience  à la  fin  de  sa  carrière.  Sa  fortune  étant 
très-obérée  ; il  sollicita  l’autorisation  de  mettre  scs  biens  en  loterie. 
« Tout  ce  que  je  demande,  disait-il,  c’est  la  permission  de  vendre  li- 


Z52 


LES  FOND\TEUr\S  DE  L’üNION  AMÉPaCÂI^'E 


breinent  mes  propres  biens  pour  payer  mes  dettes,  de  les  vendre,  dis- 
je,  non  de  les  sacrifier,  non  de  les  livrer  en  pâture  à des  spéculateurs 
qui  s’enrichiraient  de  mes  dépouilles,  sans  me  donner  les  moyens  de 
payer  ceux  qui  ont  eu  confiance  dans  ma  bonne  foi,  et  en  me  laissant 
moi-même  sans  ressources  dans  cette  dernière  phase  de  la  vie  où  la 
vigueur  s’éteint.  » Le  Congrès,  composé  presque  entièrement  de  gens 
qui  devaient  à Jefferson  leur  fortune  politique,  ne  sut  pas  compatira 
cette  grande  infortune,  et  marchanda  longtemps  son  autorisation.  On 
essaya  de  recourir  alors  à une  souscription  nationale  : on  parla  très- 
haut  des  services  rendus  au  pays  par  .Jefferson;  mais,  quand  il  fallut 
s’exécuter,  c’est  à peine  si  on  parvint  «à  atteindre  le  chiffre  insuffisant 
de  18,000  dollars. 

Malgré  tous  les  vices  de  leur  organisation  intérieure,  les  Américains 
se  proclament  le  premier  peuple  du  monde,  et  la  plupart  de  ceux 
qui  visitent  l’ancien  continent  affectent  généralement  un  profond 
dédain  pour  les  institutions  des  pays  où  ils  trouvent  l’hospitalité. 
Quelques  diplomates  du  nouveau  mon'ie  ont  mème  cherché  à plaire 
à la  populace,  en  méconnaissant  les  règles  de  politesse  et  d’étiquette 
observées  dans  les  Cours  auprès  desquelles  ils  étaient  accrédités. 

Si  l’attitude  des  Américains,  au  dehors  de  leur  pays,  n’a  pas  con- 
stamment mis  en  relief  leur  urbanité,  les  relations  extérieures  de  leur 
gouvernement  n’ont  pas  toujours  non  plus  démontré  sa  parfaite 
loyauté.  La  politique  étrangère  des  États-Unis  a eu  un  seul  but  : la 
substitution,  en  Amérique,  de  leur  domination  à celle  des  autres  puis- 
sances. « Notre  confédéi  ation,  écrivait  Jefferson,  dès  1786.  est  le  nid 
destiné  à peupler  l’Amérique  au  nord  et  au  sud;  .mais  gardons-nous 
d’exercer  trop  tôt  une  pression  sur  les  Espagnols.  L’immense  terri- 
ritoire  qu’ils  occupent  ne  peut  être  provisoii  ement  en  de  meilleures 
mains  ; toute  ma  crainte,  c’est  qu’ils  ne  soient  trop  faibles  pour  le 
conserver  jusqu’au  jour  où  notre  population  sera  en  état  de  le  leur 
enlever  pièce  à pièce.  » Les  successeurs  de  Jefferson  n’ont  rien  épar- 
gné pour  remplir  ce  vœu.  Ils  ont  imaginé,  pour  légitimer  leurs  pro- 
cédés diplomatiques,  deux  principes  qui,  malheureusement  pour  la 
paix  du  monde,  ne  sont  pas  restés  confinés  de  l’autre  côté  de  l’Atlan- 
tique. En  vertu  de  l’un,  connu  sous  le  nom  de  doctrine  de  Monroe,  du 
nom  du  président  qui  le  consigna  et  le  développa  le  pi’emier  dans 
un  document  officiel,  les  États-Unis  contestent  aux  puissances  euro- 
péennes le  droit  d’intervenir  dans  les  affaires  d’aucune  nation  améri- 
caine, tout  en  revendiquant  formellement  ce  droit  pour  eux.  Ce  prin- 
cipe n’est  qu’une  des  faces  du  principe  dit  de  non  intervention , sur  la 
moralité  duquel  de  récentes  applications  nous  ont  complètement  édi- 
fiés. Il  est  respecté,  si  celui  qui  le  formule  a une  armée  de  six  cent  mille 
hommes,  pour  l’imposer  de  force  à qui  serait  tenté  de  ne  pas  s’y  con- 


ET  LA  CRISE  ACTUELLE. 


335 


former;  il  n’est  qu’impndenl  lorsqu’il  est  mis  en  avant  par  une  puis- 
sance qui  n’a  ni  flotte  ni  armée. 

A côté  du  prétendu  principe  de  non  intervention,  les  hommes  d’É- 
tat  du  nouveau  monde  ont  donné  place  à celui  ^ annexion^  qui  en 
est  le  corrollaire  obligé.  Ils  ont  invoqué  tour  à tour,  pour  justifier 
l’annexion  des  pays  qu’ils  convoitaient,  les  prétextes  que  la  mauvaise 
foi  suggère  en  pareil  cas  : le  désir  évident,  ou  même  le  cri  de  douleur 
des  populations,  les  fautes  des  gouvernements  qu’ils  veulent  renver- 
ser, les  nécessités  de  rectifications  de  frontières,  les  convenances  géo- 
graphiques. Nous  retrouvons  toutes  ces  considérations  dans  les  mes- 
sages des  derniers  présidents  au  Congrès,  au  sujet  de  l’ile  de  Cuba. 

Quoique  les  États-Unis  fussent  en  paix  avec  l’Espagne,  le  chef  de 
la  confédération,  se  fondant  sur  une  sorte  d’expropriation  pour  cause 
d’utilité  publique,  n’a  pas  craint  de  déclarer  que  l’Union  serait  ré- 
duite à la  douloureuse  nécessité  de  prendre  Cuba  de  force,  si  le  gou- 
vernement espagnol  ne  consentait  à lui  vendre  sa  colonie.  Ces  me- 
naces, il  est  vrai,  n’ont  pas  été  exécutées,  mais  il  faut  s’en  prendre 
jdutôt  à la  faiblesse  des  États-Unis  qu’à  un  reste  de  respect  pour  le 
droit  international.  Le  langage  du  chef  de  l’État  était  un  encoura- 
gement pour  les  aventuriers  qui  v'oudraient  tenter  l’entreprise.  Plu- 
sieurs expéditions  se  sont  armées  dans  les  ports  de  l’Union;  elles  ont 
échoué  devant  l’antipathie  des  populations  pour  les  envahisseurs  et 
les  précautions  du  gouvernement  espagnol;  elles  ont  été,  comme  il 
fallait  s’y  attendre,  désavoués  avec  éclat.  Les  tentatives  de  Walker,  sur 
les  Étals  de  l’Amérique  centrale  ont  été  secondées  parla  môme  tolé- 
rance, mais,  n’ayant  pas  eu  plus  de  succès,  leur  auteur  n’a  été  consi- 
déré que  comme  un  flibustier  qui  ne  pouvait  engager  son  pays.  La  crise 
actuelle  détournera  sans  doute,  pour  quelque  temps,  les  hommes  d’État 
américains  de  l’application  des  principes  de  non-in tei’venti on  et  d’an- 
nexion en  dehors  de  leur  propre  territoire. 

Cette  crise,  comme  nous  l’avons  dit  en  commençant,  a des  causes 
multiples . 

Les  unes  sont  antérieures  à l’Union  elle-même  : nous  citerons  no- 
tamment, dans  le  nombre,  l’esclavage,  l’opposition  d’intérêts  com- 
merciaux, la  différence  de  climats  et  de  mœurs.  Washington  s’appliqua 
à conjurer  ces  éléments  de  dissolution.  Le  passage  de  son  adresse 
d’adieu  que  nous  avons  transcrit  pins  haut  dissimule  mal  ses  in- 
quiétudes, partagées  par  les  plus  éminents  de  ses  contemporains. 

« Les  vieilles  discussions,  disait  Jefferson  en  1 820,  entre  fédéralistes 
et  républicains  n’avaient  rien  de  menaçant,  parce  qu’elles  existaient  au 
sein  de  chaque  État,  parce  qu’elles  établissaient  entre  deux  sections  de 
l’Union  desliens  de  fraternité  et  départi;  mais  la  coïncidence  d’une  ligne 
de  démarcation  morale  et  politique  avec  une  ligne  géographique,  c’est 


534 


LES  FONDATEURS  DE  L’UNION  AMÉRICAINE 

là  une  idée  qui,  une  fois  conçue,  ne  pourra  plus,  j’en  en  bien  peur, 
s’effacer  jamais  de  l’esprit.  On  la  verra  reparaître  à chaque  occasion, 
renouveler  l’excitation,  allumer  enfin  des  haines  si  mortelles,  que  la 
séparation  deviendra  préférable  à d’éternelles  discordes.  J’ai  été  de 
ceux  qui  ont  eu  la  foi  la  plus  ferme  dans  la  longue  durée  de  notre 
Union  ; je  commence  à en  douter  beaucoup.  » 

A ces  causes  de  séparation  antérieures  au  pacte  fédéral,  et  en 
quelque  sorte  naturelles,  sont  venues  s’en  ajouter  d’autres  unique- 
ment imputables  à ceux  qui  depuis  Washington  ont  dirigé  les  affaires 
publiques. 

L’extension  du  territoire  de  l’Union  ne  lui  a pas  donné  un  accrois- 
sement de  force  équivalent,  et  y a augmenté,  au  contraire,  les  élé- 
ments de  dissolution.  Jefferson  en  eut  le  sentiment  dès  1805,  et,  peu 
de  jours  après  avoir  signé  le  traité  d’aquisition  de  la  Louisiane,  il  écri- 
vait ces  lignes  : 

« Si  jamais  les  nations  nouvelles  qui  vont  se  former  sur  les  bords 
du  Mississipi  trouvent  intérêt  à se  détacher  du  trône  ; si  jamais  leur 
bonheur  exige  assez  impérieusement  une  telle  opération  pour  qu’elles 
s’y  résignent,  pourquoi  les  États  atlantiques  la  craindraient-ils?  Et 
surtout  pourquoi,  nous  leurs  habitants  actuels,  prendrions-nous 
parti  dans  une  semblable  question?  Les  habitants  des  États  mariti- 
mes et  ceux  des  États  intérieurs  sont  également  nos  fils,  des  fils 
établis  dans  des  quartiers  divers,  mais  voisins.  Nous  croyons  que  leur 
bonheur  est  dans  leur,  union.  Les  événements  peuvent  prouver  le 
contraire,  et,  s’ils  trouvent  intérêt  à se  séparer,  pourquoi  prendrions- 
nous  parti  pour  nos  descendants  orientaux  contre  nos  descendants 
occidentaux?  C’est  la  querelle  du  frère  aîné  et  du  frère  cadet.  Que 
Dieu  les  bénisse  tous  deux  ; qu’il  maintienne  leur  union  si  cela  leur 
est  bon,  mais  qu’il  les  sépare  si  cela  leur  est  meilleur.  » 

Ces  doutes  étaient  fondés  sur  l’expérience  du  passé.  En  effet,  les 
seuls  États  qui  aient  réussi  à s’agrandir  d’une  manière  durable 
sont  ceux,  république  ou  monarchie,  dont  toutes  les  parties  dé- 
pendent également  d’un  pouvoir  central,  fort  et  respecté.  Tel  a été  le 
secret  de  la  grandeur  de  Rome  : c’est  précisément  parce  qu’ils  n’of- 
fraient pas  ce  caractère  que  les  empires  d’Alexandre  et  de  Charle- 
magne ne  leur  ont  pas  survécu.  Jefferson  et  ses  successeurs  auraient 
pu  éloigner  le  moment  de  la  catastrophe,  en  maintenant  soigneuse- 
ment le  lien  fédéral  tel  que  la  Constitution  l’avait  formé  ; ils  s’appli- 
quèrent, au  contraire,  à relâcher  ce  lien  et  ajoutèrent  ainsi  une  nou- 
velle cause  de  ruine  à toutes  celles  qui  existaient  déjà. 

Quelle  sera  l’issue  de  la  guerre?  Nul  ne  peut  le  prévoir.  Elle  pré- 
sente plus  d’un  trait  de  ressemblance  avec  la  guerre  de  l’Indépen- 
dance. Les  armées  qui  sont  en  face  l’une  de  l'autre  n’ont  pas  une 


ET  LA  GRISE  ACTUELLE. 


; organisation  meilleure  que  celle  des  treize  États  de  1776.  Des  régi- 
i inents  entiers,  aujourd’hui  comme  alors,  se  débattent  à la  veille  d’une 
bataille  : il  y a cette  différence  toutefois  que,  ni  d’un  côté  ni  de  l’autre, 
il  ne  s’est  encore  rencontré  un  Washington.  M.  Lincoln,  désespérant 
peut-être  d’en  trouver  un  dans  les  rangs  de  ses  compatriotes,  aurait, 
dit-on,  proposé  à Garibaldi  le  commandement  en  chef  de  ses  trois  cent 
mille  volontaires.  Quelque  crédit  que  cette  rumeur  ait  obtenue,  nous 
n’y  a joutons  aucune  foi,  nous  ne  pouvons  l’attribuer  qu’à  des  ennemis 
I de  rUnion.  M.  Lincoln  a le  sens  trop  droit  et  trop  patriotique  pour 
V confier  une  mission  qui  demande  l’habileté,  la  science  militaire,  le 
tact,  la  mesure  du  grand  citoyen  de  Mout-Vernon,  au  solitaire  de  Ca- 
j prera,  dont  la  figure  n’a  d’analogie  qu’avec  celle  de  l’invincible  che- 
valier de  la  Manche.  Supposons  que  les  armées  du  Nord,  môme  sans 
j le  concours  de  Garibaldi,  remportent  de  grands  avantages,  la  guerre 
i ne  sera  pas  finie,  il  faudra  occuper  militairement  les  États  du  Sud, 

■;  et  cette  occupation  devra  être  permanente,  car  les  derniers  événe- 
* ments  du  Maryland  nous  montrent  suffisamment  la  profonde  antipa- 
thie des  séparatistes  pour  le  pacte  fédéral. 

Nous  désirons  sincèrement  que  la  guerre  se  termine  le  plus  promp- 
tement possible,  par  une  transaction  durable  et  qui  laisse  subsister 
; de  l’autre  côté  de  l’Atlantique  une  puissante  marine  commerciale. 

Notre  politique  est  tracée  par  nos  traditions  mômes,  car  la  participa- 
I tion  de  la  France  à la  guerre  de  l’indépendance  ne  fut  pas  une  œuvre 
’ purement  chevaleresque,  ce  qu’on  appelle  la  guerre  pour  une  idée. 
L’existence  d’une  grande  puissance  commerciale  dans  le  nouveau 
monde,  en  effet,  importe  au  plus  haut  point  à la  France  et  à l’Europe 
■i  continentale;  elle  est  une  sérieuse  garantie  du  maintien  de  la  liberté 
des  mers  du  continent  européen.  Notre  diplomatie  doit  donc  veiller 
soigneusement  à ce  que  ces  grands  intérêts  ne  soient  point  com  - 
promis. 

Toutefois  nous  avons  la  ferme  confiance  que,  dans  le  cas  môme 
où  l’ordre  de  choses  établi  par  la  Constitution  de  1788  serait  par- 
tiellement atteint,  la  puissance  commerciale  de  l’Amérique  ne  rece- 
vrait pas  une  atteinte  mortelle.  Les  États  restés  fidèles  à TUnion  ne 
constitueraient-ils  pas  à eux  seuls  une  confédération  riche,  respec- 
table etrepectée?  Ne  trouveraient-ils  point  dans  certains  cas,  du  côté 
du  Nord,  des  compensations  avantageuses? 

Les  événements  actuels  nous  paraissent  d’ailleurs  entraîner  un  ré- 
sultat auquel  nous  ne  pouvons  qu’applaudir;  ils  favoriseront  les  efforts 
de  l’Espagne  pour  le  rétablissement  de  sa  puissance  maritime  et 
coloniale.  Déjà  l’Espagne  a été  appelée  à Saint-Domingue  par  le  vœu 
de  ses  anciens  colons;  le  Mexique,  à son  tour,  fatigué  d’une  indé- 
pendance qui  n’est  qu’une  série  interminable  de  révolutions,  se  jettera 


336  LES  FONDATEURS  DE  L’UNION  AMÉRICAINE  ET  LA  CRISE  ACTUELLE. 

peut-être  prochainement  dans  les  bras  de  sa  métropole  ; le  gouver- 
nement de  la  reine  Isabelle  profite  enfin  de  la  renaissî^nce  de  son 
crédit  pour  réorganiser  son  armée  et  sa  flotte  : puisse-f-^il  rendre  à 
son  pays  les  beaux  jours  de  Charles  III  ! Dégagé  des  obstacles  que  lui 
opposaient  les  États-Unis,  il  aura  certainement  à triompher  du  mau- 
vais vouloir  d’une  autre  puissance  ; mais  il  doit,  dans  cette  circon- 
stance, compter  sur  le  concours  de  la  France  : notre  concours  ne 
serait,  en  définitive,  pas  un  acte  de  pure  générosité,  puisque  la  res- 
tauration de  la  puissance  maritime  et  coloniaie  de  l’Espagne  nous 
ménagerait,  comme  au  siècle  dernier,  une  alliance  fondée  sur  des 
intérêts  communs  et  par  conséquent  durables. 


Henry  Moreau. 


MELANGES 


L’ÉGLISE  ET  LA  SOCIÉTÉ  CHRÉTIENNE  EN  1861 

PAR  M.  GUIZOT*. 

Je  ne  me  souviens  plus  de  qui  M.  Guizot  a dit:  « 11  trouve  sa  séré- 
nité dans  sa  hauteur.  » A personne  ce  mot  ne  convient  mieux  qu’à 
lui-même.  Impassible  autrefois  au  milieu  des  luttes  ardentes,  calme 
par  élévation,  jamais  par  indifférence,  exerçant  alors,  grâce  à cette 
vertu  si  rare,  un  véritable  empire  sur  ceux  mômes  qui  ne  partageaient 
pas  ses  opinions,  M.  Guizot  semble  avoir  gravi,  depuis  que  le  combat 
est  interrompu  pour  lui,  des  hauteurs  plus  sereines  encore,  et  tout 
ce  qui  tombe  de  sa  plume,  sans  parler  delà  majesté  du  langage,  porte 
à la  fois  l’empreinte  de  la  bienveillance  et  de  l’autorité.  Dans  le  livre 
qu’il  vient  de  publier  sous  ce  titre,  l’Église  et  la  société  chrétienne  en 
1861,  on  renêontre  ses  grandes  qualités,  mais  avec  un  accent  reli- 
gieux, ému,  solennel,  qui  commande  le  respect;  on  sent  que  l’illustre 
auteur  parle  à la  fois  de  tout  ce  qu’il  aime  le  mieux,  ses  croyances 
chrétiennes,  ses  convictions  libérales,  ses  espérances  patriotiques. 

Qu’a-t-il  jamais  écrit  de  plus  beau  que  cette  page  sur  la  prière? 

« Sans  la  foi  instinctive  des  hommes  au  surnaturel,  sans  leur  élan  spontané 
et  invincible  vers  le  surnaturel,  la  religion  ne  serait  pas. 

« Seul  entre  tous  les  êtres  ici-bas,  l’homme  prie.  Parmi  ses  instincts 

moraux,  il  n’y  en  a point  de  plus  naturel,  de  plus  universel,  de  plus  invin- 
cible que  la  prière.  L’enfant  s’y  porte  avec  une  docilité  empressée.  Le  vieil- 

* Un  vol.  in-8,  Michel  Lévy,  octobre  1861. 


338 


MÉLANGES. 


lard  s’y  replie  comme  dans  un  refuge  contre  la  décadence  et  l’isolement.  La 
prière  monte  d’elle-même  sur  les  jeunes  lèvres  qui  balbutient  à peine  le 
xiom  de  Dieu  et  sur  les  lèvres  mourantes  qui  n’ont  plus  la  force  de  le  pro- 
noncer. Chez  tous  les  peuples,  célèbres  ou  obscurs,  civilisés  ou  barbares, 
on  rencontre  à chaque  pas  des  actes  et  des  formules  d’invocation.  Partout 
où  vivent  des  hommes,  dans  certaines  circonstances,  à certaines  heures, 
sous  l’empire  de  certaines  impressions  de  l’âme,  les  yeux  s’élèvent,  les  mains 
se  joignent,  les  genoux  fléchissent,  pour  implorer  ou  pour  rendre  grâces, 
pour  adorer  ou  pour  apaiser.  Avec  transport  ou  avec  tremblement,  publi- 
quement ou  dans  le  secret  de  son  cœur,  c’est  à la  prière  que  l’homme  s’a- 
dresse, en  dernier  recours,  pour  combler  les  vides  de  son  âme  ou  porter 
les  fardeaux  de  sa  destinée;  c’est  dans  la  prière  qu’il  cherche,  quand  tout 
lui  manque,  de  l’appui  pour  sa  faiblesse,  de  la  consolation  dans  ses  douleurs, 
de  l’espérance  pour  sa  vertu.  » 

Lisez  encore  cette  belle  page  sur  la  liberté  en  Italie  ^ : 

« Il  y a des  mots  qui  réveillent  de  si  grandes  idées  et  de  si  belles  espéran- 
ces, qu’ils  sont  puissants  par  eux-mêmes,  et  presque  indépendamment  des 
faits  qui  leur  correspondent.  Le  mot  de  liberté  a ce  prestige  : rien  qu’à  l'en- 
tendre retentir,  les  hommes  sont  charmés  et  dominés  ; ils  se  croient  en 
possession  de  la  liberté  dès  qu’ils  en  parlent,  et  ils  se  figurent  aisément  qu’ils 
l’ont  donnée  parce  qu’ils  l’ont  promise.  Il  n’y  a point  d’illusion  plus  déce- 
vante pour  ceux  qui  s’y  livrent,  et  plus  irritante  pour  ceux  qui  ne  la  parta- 
gent pas.  F‘our  qu’elle  porte  ses  fruits,  il  faut  que  la  liberté  soit  réelle,  et 
elle  n’est  réelle  qu’à  des  conditions  auxquelles  les  mots  et  les  promesses  ne 
suffisent  point. 

« La  première  de  ces  conditions,  c’est  que  la  liberté  existe  pour  tous;  que 
tous  les  partis,  tous  les  citoyens,  en  jouissent  également,  en  fait  comme  en 
droit,  notamment  pour  la  défense  des  intérêts  établis,  car  de  tous  les  droits 
le  plus  respectable  est  celui  de  la  défense.  Tant  que  la  liberté  est  une  arme 
pour  les  uns,  plus  qu’un  rempart  pour  les  autres,  tant  qu’elle  n’est  pas  en- 
tourée des  garanties  générales  qui  en  assurent  l’exercice  aux  faibles  aussi 
bien  qu’aux  forts,  qu’on  ne  dise  pas  qu’elle  est  conquise  et  fondée;  qu’on  ne 
se  prévale  pas  de  son  nom  pour  éblouir  le  pays  qui  rattenà  et  célébrer  le 
pouvoir  qui  s’en  vante;  le  pouvoir  n’a  le  droit  de  se  dire  libéral  que  lors- 
qu’il accepte  sérieusement  la  liberté  au  lieu  de  s’en  faire  un  moyen  de  char- 
latanerie  et  de  mensonge  ; les  peuples  ne  sont  libres  que  lorsqu’ils  ne  sont 
pas  dupes,  et  il  n’y  a point  de  charlatanerie  plus  méprisable  ni  de  duperie 
plus  ridicule  que  l’invocation  continuelle  du  nom  de  la  liberté  quand  elle 
n’est  ni  également  répartie,  ni  efficacement  garantie.  » 

A ce  langage,  tour  à tour  si  tendre  et  si  fier,  on  sent,  je  le  répète, 
que  M.  Guizot  a mis  dans  ce  livre  sa  foi,  sa  politique,  sa  raison,  toute 


MÉLANGES. 


350 

son  àme.  Les  événements  dont  l’Ilaiie  est  le  théâtre  sont,  en  effet,  de 
nature  à agiter  l’âme  tout  entière.  Qui  donc,  en  France,  est  demeuré 
insensible  à la  cause  de  l’indépendance  italienne?  Qui  donc  a hésité 
dans  ses  sentiments,  lorsque  le  drapeau  de  la  France  a contraint  les 
armées  de  l’Autriche  à reculer?  Qui  donc,  môme  parmi  ceux  qui 
n’eussent  pas  conseillé  la  guerre,  a refusé  ses  applaudissements  à la 
victoire?  Mais  de  tous  les  cœurs  généreux  s’élevait  alors  cette  prière  : 
Que  Rome  soit  préservée,  que  Venise  soit  délivrée;  que  les  Italiens, 
rendus  à eux-mêmes  et  non  à d’autres  maîtres,  ne  déchirent  pas  leur 
magnifique  pays  comme  une  proie  disputée,  mais  le  possèdent  dans 
l’union  et  dans  la  liberté  comme  un  bien  retrouvé!  Où  est  ce  beau 
rêve?  Rome  n'est  pas  préservée,  Venise  n’est  pas  délivrée,  les  nations 
ont  été  supprimées  après  les  trônes,  la  plus  forte  a conquis  les  plus 
faibles,  l’Église  est  dans  le  deuil,  le  droit  dans  l’oubli,  l’œuvre  s’a- 
chève violemment,  et,  pendant  ce  temps,  le  contre-coup  de  ces  évé- 
nements remue  le  sol  de  la  France.  On  déclare  le  gouvernement  res- 
ponsable de  tout  ce  qu’il  pouvait  empêcher;  les  opinions  se  heurtent 
dans  une  polémique  enllammée  et  confuse  ; le  parti  libéral,  à peine 
reformé,  se  divise;  l’Église  voit  augmenter  ses  douleurs  avec  ses  com- 
bats. Chaque  matin,  à l’heure  même  où  dans  les  trente  mille  com- 
munes de  France  le  prêtre  monte  à l’autel,  la  poste  apporte  trente 
mille  journaux  qui  le  signalent  comme  un  ennemi  du  repos  public, 
et,  si  nos  régiments  sont  rentrés,  la  bataille  continue,  à armes  iné- 
gales, entre  les  ennemis  de  l’Église  et  le  petit  groupe  de  ses  chefs  et 
de  ses  défenseurs. 

Il  était  digne  de  M.  Guizot  de  se  porter  au  secours  des  plus  atta- 
qués. Deux  fois  il  a appelé  les  choses  par  leur  nom.  Il  a dit  aux  protes- 
tants : « Ce  qu’on  menace,  c’est  le  christianisme  tout  entier;  chrétiens 
séparés,  défendons  dans  le  Pape  le  christianisme.  » Il  a dit  aux  Ita- 
liens : ft  L’esprit  qui  vous  a conduits  à Naples  et  vous  pousse  à Rome 
n’est  pas  l'esprit  de  liberté,  c’est  l’esprit  d’usurpation  et  de  con- 
quête. » 

On  lui  a reproché  ces  deux  paroles;  les  protestants  ont  blâmé  la 
première,  par  haine  de  la  papauté;  les  Piémontais  ont  blâmé  la  se- 
conde, par  amour  de  leur  œuvre.  M.  Guizot  les  reprend,  les  démon- 
tre, et  les  confirme  foutes  deux,  en  élevant  le  débat  bien  au-dessus  de 
la  poussière  des  polémiques  de  la  presse.  Élevons-nous  avec  lui,  et 
tâchons  de  résumer  brièvement,  sans  suivre  l’ordre  des  chapitres, 
tout  ce  livre  nouveau. 

On  pourrait  grouper  tous  ces  chapitres  en  trois  parties  : Ce  qu’il 
faut  aux  sociétés  modernes;  — où  en  est  le  christianisme;  — en  quoi 
les  besoins  des  sociétés  et  les  intérêts  chrétiens  sont -ils  lésés  en 
Italie  ? 


340 


MÉLANGES. 


Il  est  beau  de  voir  M.  Guizot  peindre  à grands  traits  les  besoins  et 
les  espérances  des  sociétés  modernes,  les  causes  et  les  caractères  de 
leur  supériorité,  sans  qu’aucune  épreuve  ait  obscurci  dans  son  âme 
l’idéal  auquel  il  a consacré  sa  vie. 

La  force  présidait  seule  aux  rapports  des  sociétés  anciennes.  Le 
christianisme  a fait  deux  choses  également  grandes  et  nouvelles.  11  a 
placé  la  simple  qualité  d’homme  en  dehors  et  au-dessus  de  toute  cir- 
constance accidentelle  et  locale,  et  il  a considéré  tous  les  hommes, 
tous  les  peuples,  comme  liés  entre  eux  par  d’autres  liens  que  la  force  *; 
en  un  mot,  il  a créé  le  droit  individuel  et  le  droit  international.  La 
justice,  la  sympathie,  la  liberté,  ne  sont  pas  des  faits  nouveaux  dans 

le  monde mais,  jusqu’à  notre  Europe  chrétienne,  des  limites  fixes 

et  à peu  près  insurmontables  avaient  marqué  et  resserré  étroitement 

leur  sphère C’est  le  principe  et  le  fait  chrétien  par  excellence 

d’avoir  étendu  à l’humanilé  tout  entièie  ce  droit  à la  justice,  à la 
sympathie,  à la  liberté,  borné  jusque-là  à un  petit  nombre  et  subor- 
donné à d’inexorables  conditions.  Cette  grande  oeuvre  a rempli  notre 
histoire,  et,  à toutes  les  époques,  elle  a été  considérée  comme  le  plus 
éclatant  symptôme  du  progrès  de  la  civilisation,  comme  la  civilisation 
elle-même  *.  De  son  côté,  le  droit  des  gens,  d’abord  restreint  aux 
rapports  des  gouvernements  entre  eux,  s’est  peu  à peu  étendu  aux 
questions  que  soulèvent  les  relations  diverses  des  gouvernements  avec 
leurs  peuples,  les  droits  mutuels  du  pouvoir  et  de  la  liberté  grand 
progrès,  mais  grand  fardeau  de  plus  pour  la  politique. 

« Or  les  peuples  et  les  gouvernements  sont  placés  dans  une  alternative 
impérieuse;  il  faut  qu’ils  concilient  les  idées  elles  besoins  nouveaux  qui  les 
agitent  avec  les  principes  éternels  de  l’ordre  et  du  droit,  ou  qu’ils  tombent 
dans  une  ère  de  décadence.  Si  nous  ne  réussissons  pas  à fonder,  sous  des 
formes  diverses  selon  les  lieux  et  les  circonstances,  un  régime  libéral  capa- 
ble d’harmonie  et  de  durée,  nous  subirons  infiniment  ces  vicissitudes  de 
révolution  et  de  réaction,  d’anarchie  et  de  despotisme,  qui  peuvent  se  pro- 
longer, même  avec  éclat,  mais  qui  désorganisent,  démoralisent,  et  abaissent 
de  plus  en  plus  les  nations  *.  » 

Or,  qu’est-ce  qui  nous  a surtout  manqué  jusqu’ici  pour  fonder  ce 
régime  libéral,  capable  d’harmonie  et  de  durée? 

« La  liberté  a besoin  de  vertu.  Les  nations  ne  sont  capables  de  se  gouver- 
ner elles-mêmes  que  lorsque  les  âmes  se  gouvernent  fortement  elles-mêmes. 

* P.  102,  103. 

2 P.  241,  242,  243. 

= P.  110,  112. 

* P.  208. 


MÉLANGES. 


341 


Je  ne  crois  pas  calomnier  mon  temps  en  disant  que  ce  qui  lui  manque  pré- 
cisément, c’est  le  ferme  gouvernement  des  âmes  par  elles-mêmes.  Le  bien 
moral  n’a  pas  péri  parmi  nous,  mais  la  foi  morale  chancelle  en  nous...  Nous 
nous  sommes  laissé  endormir  par  l’apparence  de  l’ordre.  11  peut  arriver 
que  l’ordre  règne  à la  surface  de  la  société,  et  qu’en  même  temps  les  idées 
corruptrices,  les  sentiments  pervers,  se  répandent  au  fond,  et  pénètrent  dans 
ces  régions  intérieures  où  la  gangrène  gagne  rapidement,  si  elle  n’est  re- 
poussée par  la  piété  et  la  vertu Nous  avons  trop  compté  sur  la  moralité 

nationale  en  même  temps  que  nous  faisions  trop  peu  pour  la  défendre  et  la 
raffermir.  Ce  contre-poids  a manqué  à la  liberté*.  » 

Par  ces  belles  pages,  on  voit  qu’aux  yeux  de  M.  Guizot  toute  la 
supériorité  des  sociétés  modernes  en  Europe,  les  progrès  du  droit,  le 
perfectionnement  des  rapports  internationaux,  les  succès  trop  courts 
et  l’avenir  de  la  liberté,  reposent  non  pas  exclusivement,  mais  prin- 
cipalement, sur  le  christianisme. 

S’il  en  est  ainsi,  quoi  de  plus  important  que  de  connaître  l’état  des 
croyances,  la  situation  des  Églises  qui  les  répandent  et  les  conservent? 

En  commençant  son  livre  par  cet  examen,  M.  Guizot  débute  par 
une  profession  de  foi  protestante,  ferme  et  sincère.  Nous  n’avons  pas 
le  droit  d’en  être  surpris,  mais  il  nous  permettra  bien  de  contester 
cette  proposition  : 

« Je  ne  crois  pas  que  l’unité  religieuse  du  monde  soit  possible...  Quand 
Dieu  a créé  l’homme  pensant  et  libre,  il  ne  lui  a pas  livré  la  décision  de  ce 
qui  serait  ou  ne  serait  pas  la  vérité,  mais  il  a fait  de  la  variété  des  convictions 
la  condition  des  hommes  sur  la  terre,  comme  de  la  liberté  leur  droit.  La  paix 
permanente  des  esprits  dans  une  foi  unique  n’est  ni  dans  notre  nature  ni 
dans  notre  destinée.  Le  genre  humain  est  voué  au  travail  et  à la  lutte  dans 
la  recherche  de  la  vérité,  non  pas  au  repos  dans  le  sein  de  la  vérité^.  » 

Cette  opinion  peut  être  la  consolation  de  ceux  qui  douter.  .,  je  ne 
comprends  pas  qu’elle  soit  la  conviction  de  ceux  qui  croient,  qui 
croient  en  Celui  qui  a dit  : Fiet  unum  ovile  et  unus  pastor,  en  Celui 
qui  est  venu  nous  montrer  la  voie,  la  vérité  et  la  vie.  Il  est  parfaitement 
vrai  que  le  genre  humain  est  voué  au  travail  dans  la  recherche  de  toutes 
les  vérités  qu’il  n’est  pas  entièrement  nécessaire  de  découvrir  ici-bas. 
Mais  c’est  dans  l’étroite  limite  de  la  vie  qu’il  faut  absolument  avoir 
pris  son  parti  sur  l’éternel  lendemain,  et,  s’il  a plu  à Dieu  de  venir 
nous  éclairer,  comment,  quand  on  le  croit,  peut-on  supposer  qu’il 
nous  ait  laissé  nos  ténèbres?  C’est  l’incomparable  caractère  de  l’Église 
catholique  de  communiquer  la  même  règle,  la  môme  lumière,  la 

* P.  m,  227 
2 P.  9. 

Octobre  1861 . 


25 


7,  VI 


MÉLANGES. 


môme  paix,  à tous  ceux  qui  la  composent,  pliilosoplios,  patres  ou 
enfants.  Les  divisions  et  les  agitations  qui  déchirent  le  sein  de  l’Église 
protestante  \ nous  ne  les  connaissons  pas;  nous  n’avons  pas  des  ra- 
tionalistes, des  latudinaires,  des  séparatistes,  nous  ne  connaissons  pas 
« ceux  qui  s’obstinent  à vouloir  faire  partie  d’une  Église  sans  partager 
« sa  foi  et  même  en  travaillant  à y répandre  une  foi  contraire®.  » 
Encore  M.  Guizot  ne  parle-t-il  et  ne  peut-il  parler  que  de  l’Église 
protestante  de  France  ; pour  nous,  tels  nous  sommes  en  France,  tels 
nous  sommes  en  Chine. 

Mais,  à part  cette  réserve,  et  en  appelant  la  division  des  chrétiens 
un  immense  malheur,  leur  réunion  une  des  plus  vives  espérances, 
nous  sommes  pleinement  d’accord  avec  M.  Guizot,  lorsqu’il  affirme 
que,  catholiques  et  protestants,  nous  avons  les  mêmes  adversaires 
dans  les  rangs  de  l’incrédulité  savante,  les  mêmes  intérêts  vis-à-vis 
des  pouvoirs  civils.  La  science  religieuse,  la  liberté  religieuse,  sur  ces 
deux  terrains  nous  devons  être  alliés.  Nous  sommes  donc  prêts,  pour 
notre  humble  part,  à souscxire  à celte  belle  page®  : 

f(  Catholiques  ou  protestants,  un  danger  commun  menace  aujourd’hui  les 
Eglises  chrétiennes  ; les  bases  communes  de  leur  foi  sont  attaquées , elles 
ont  toutes  à défendre  le  même  intérêt  et  le  même  devoir,  car  elles  périraient 
également  dans  la  ruine  de  l’édifice  sous  lequel  elles  vivent  toutes.  C’est  de 
plus  aujourd’hui  leur  situation  à toutes,  qu’elles  ont,  pour  se  défendi’e  et 
pour  défendre  le  christianisme,  un  égal  besoin  de  la  liberté.  C’est  au 
nom  de  sa  constitution  générale  et  des  garanties  constitutionnelles  de 
son  indépendance  que  l’Église  catholique  peut  s’élever  contre  les  atteintes 
qui  la  frappent,  et  elle  ne  peut  réclamer  efficacement  ses  propres  libertés 
qu’en  acceptant  celle  des  autres  Églises  chrétiennes.  Le  protestantisme,  à 
son  tour,  pour  se  préserver  de  l’anarchie  en  restant  fidèle  à son  principe 
du  libre  examen,  a besoin  de  revendiquer  la  complète  organisation  de  son 
gouvernement  intérieur,  et  la  complète  liberté  des  dissidents  qui  peuvent 
se  détacher  de  l’Église  constituée.  Il  est  de  plus  appelé  aujourd’hui  à défendre 
ies  libertés  du  catholicisme  en  même  temps  que  les  siennes  propres;  il  a 
me  occasion  admirable  de  faire  acte  de  fidélité  libérale  comme  de  charité 
dirôtienne,  et  de  donner  ainsi  à l’Église  catholique  un  de  ces  exemples  qui 
•oafèrent  à ceux  qui  les  donnent  le  droit  de  réclamer  un  juste  retour.  Ca- 
holiques  et  protestants,  ceux  qui  méconnaîtraient  cette  situation  et  ne 
tendraient  pas  la  conduite  qu’elle  leur  prescrit  manqueraient  à leur  devoir 
eligieux  et  à leur  intérêt  durable,  pour  se  donner  les  satisfactions  aveugles 
t momentanées  de  la  passion.  » 

Or,  quoiqu’on  pense  du  pouvoir  temporel  de  la  papauté  au  point 
.,c  vue  politique,  il  est  certain  que  l’immense  majorité  des  calholi- 

‘ Chap.  IX. 

2 P.  57. 

' P.  98. 


MELAÎSGES. 


54^ 


ques  le  regardent  comme  faisant  partie  de  leur  liberté  spirituelle,  et 
demandent  vainement  par  quelle  garantie  équivalente  il  pourra  être 
remplacé.  C’en  est  assez  pour  que  les  protestants  leur  viennent  en 
aide,  s'ils  sont  impartiaux,  dans  celte  réclamation  légitime,  au  lieu  de 
se  féliciter  des  coups  que  reçoit  l’Église  catholique,  et,  avec  elle,  le 
christianisme  tout  entier.  C’enestassez  pour  que  tous  ceux  qui,  comme 
M.  Guizot,  vénèrent  dans  le  christianisme  l’arche  d’alliance  de  leur  foi 
et  le  berceau  des  sociétés  modernes,  s’affligent  et  s’effrayent  envoyant 
la  plus  grande  institution  chrétienne,  l’Église  catholique,  et  les  plus 
précieux  fruits  du  christianisme,  le  droit  des  gens,  la  liberté  civile, 
ébranlés  violemment  par  tout  ce  qui  se  passe  en  Italie.  Fidèle  à son 
ancienne  méthode  oratoire,  qui  consistait  à s’élever  et  à élever  ses 
auditeurs,  sur  les  ailes  de  l’éloquence,  vers  les  hautes  régions,  puis  à 
fondre  et  à retomber  sur  l’objet  particulier  de  son  discours,  comme 
sur  une  proie,  M.  Guizot  ne  se  sert  de  si  grands  motifs  que  pour  se 
replier  sur  la  question  italienne,  à laquelle  il  consacre  plusieurs  cha- 
pitres du  plus  pratique  intérêt. 

En  1848,  M.  Manin  écrivait  à M.  de  Cormenin  ; 

« Dans  les  conditions  actuelles,  Vunitéàa  l’Italie  n’est  pas  possible, 
« mais  il  est  nécessaire  qu’elle  soit  unifiée,  c’est-à-dire  qu’il  y ait  une 
« confédération  d’États  italiens,  et  pour  cela  qu’aucun  des  États  confé- 

« dérés  ne  soit  de  beaucoup  plus  fort  que  les  autres qu’on  ne 

M joigne  pas  ensemble  des  peuples  différents  de  mœurs  et  d’origine, 
« car  autrement  à la  guerre  de  l'indépendance  enverrait  succéder  la 
« guerre  civile  ‘ . » 

Ces  paroles  vraiment  prophétiques  résument  l’opinion  de  M.  Guizot. 
Il  n’admet  pas  qu’on  touche  violemment  aux  nationalités  diverses 
qui  se  partagent  l’Italie,  étourdiment  à la  Papauté,  tête  sacrée  du 
christianisme  dans  le  monde,  hypocritement  aux  maximes  repectées 
du  droit  des  gens.  Tous  ceux  qui  ont  mis  la  main  à la  politique,  quel 
que  soit  leur  parti,  sont  de  cet  avis.  Dans  un  discours  prononcé  à Du- 
blin, le  1 4 août  1 861 , par  lord  Brougham,  chaud  partisan  du  Piémont, 
je  lis  ces  lignes:  « Attaquer  et  saisir  un  territoire,  sous  le  prétexte 
qu’il  est  mal  gouverné,  c’est  répéter  le  plus  grand  crime  commis,  dans 
les  temps  modernes,  par  des  États  civilisés,  le  partage  de  la  Pologne  ®. 
Ami  de  l’indépendance  et  de  la  liberté  de  l’Italie,  M.  Guizot  ne  croit 
pas  que  l’unité  fût  nécessaire  et  devienne  favorable  ni  à l’une  ni  à 
l’autre,  et,  persuadé  que  l’œuvre  échouera,  il  propose  de  nouveau  la 
Confédération  italienne;  il  croit  qu’il  y faudra  revenir  comme  à la 
seule  solution  capable  d’assurer  l’indépendance  de  l’Italie,  de  main- 
* 

‘ P.  176. 

® Adress  to  the  National  Association  of  social  science  (London,  Miuray),  p.  25. 


S44 


MÉLANGES. 


tenir  les  droits  de  ses  nations  diverses,  de  respecter  la  Papauté,  d’é- 
viter à laFrance  une  grande  faute  et  une  sévère  responsabilité. 

Nousvoudrions  citer  le  chapitre  entier^  où  M.  Guizot  fait  avec  amour 
le  portrait  si  ressemblant  de  la  France,  toujours  libérale  et  non  révo- 
lutionnaire, au  point  de  sacrifier  la  liberté  pour  échapper  à la  révo- 
lution, pacifique  malgré  le  plaisir  qu’elle  prend  à la  guerre,  catholi- 
que et  aimant  la  liberté  religieuse  en  dépit  de  ses  inconséquences,  de 
ses  puériles  terreurs  et  de  ses  ingratitudes.  C’est  à la  France  ainsi 
dépeinte  qu’il  adresse  des  paroles  que  nous  reproduirons  comme 
conclusion  de  l’analyse  trop  incomplète  de  ce  livre,  digne  d’un  homme 
illustre,  éloquent  et  sincère,  qui,  dédaigneux  des  contradictions  et 
des  calomnies  qui  l’attendent,  ose  nous  dire  à tous  la  vérité  et  nos 
vérités 

« Ainsi  est  faite  la  France  au  dedans  et  pour  elle-même  ; ainsi  elle  doit 
se  montrer  et  se  conduire  au  dehors,  dans  ses  relations  avec  les  autres  États, 
spécialement  avec  les  Italiens,  de  tous  les  peuples  ses  voisins  celui  dont  les 
destinées  sont  aujourd’hui  le  plus  en  question  et  sur  qui  elle  est  naturelle- 
ment appelée  à exercer  le  plus  d’influence.  La  France  libérale,  mais  non 
révolutionnaire,  doit  sa  faveur  aux  efforts  de  l’Italie  pour  l’indépendance  et 
la  liberté,  mais  non  aux  révolutions  italiennes.  Il  convient  à la  France  pa- 
cifique et  dégagée  de  toute  vue  conquérante  qu’aucune  puissance  étrangère 
ne  domine  en  Italie,  mais  non  que  l’un  des  États  italiens  envahisse  et  ab- 
sorbe tous  les  autres.  LaFrance,  à la  fois  catholique  et  libérale,  doit  protéger 
en  Italie  la  liberté  religieuse,  mais  à cette  condition  que  l’Église  catholique 
aussi  sera  libre  et  conservera  son  indépendance,  sa  constitution  et  ses 
droits.  Pourquoi  aider  autrui  à violer  en  Italie  le  droit  des  gens,  quand  on 
fait  soi-même  profession  de  le  respecter  partout  en  Europe?  Pourquoi  favo- 
riser les  conquêtes  d’autrui,  quand  on  ne  veut  pour  soi-même  point  de  con- 
quêtes? Pourquoi  faire  à côté  de  soi  une  grande  puissance  sans  devenir  soi- 
même  plus  grand?  Je  ne  pense  pas  que,  même  pour  l’Italie,  cette  politique 
soit  bonne;  mais,  à coup  sûr,  ce  n’est  pas  la  politique  naturelle  et  nationale 
de  la  France  en  Italie.  » 

Augustin  Cochin. 


* Ch.  xxu,  la  France  en  Italie. 


MELANGES 


O <0 


LES  APOLOGISTES  DES  TURCS  ET  DU  CORAN. 


Que  les  hommes  d’État  qui,  après  tout,  portent  la  responsabilité  des  actes 
et  même  des  événements  avec  lesquels  ils  sont  aux  prises  hésitent,  s’ef- 
frayent, quand  ils  voient  se  dresser  devant  eux  la  question  orientale  si  formi- 
dable et  si  complexe;  qu’ils  prennent  ou  qu’ils  feignent  de  prendre  au  sérieux 
les  assurances  que  leur  donne  la  Porte  ottomane  de  marcher  d’un  pas  plus 
ferme  dans  la  voie  des  réformes  ; que  les  envoyés  ou  les  représentants  des 
gouvernements  chrétiens  à Constantinople  adressent  parfois  au  sultan  des 
discours  louangeurs  dans  lesquels,  cependant,  les  formes  courtoises  ne 
peuvent  pas  toujours  cacher  le  fond  de  la  pensée,  qui  est  celle  de  tout  le 
monde,  je  veux  dire  le  mauvais  état  de  l’empire  ottoman  et  sa  chute  plus  ou 
moins  prochaine,  mais  inévitable  : toutes  ces  marches  et  contremarches  de 
la  diplomatie  se  comprennent.  Ce  qui  se  comprend  moins,  ou,  plutôt,  ce 
qui  étonne,  c’est  que  des  hommes  qui  ne  sont  pas  Turcs,  des  gens  civili- 
sés, entreprennent,  de  propos  délibéré,  de  se  faire  les  apologistes  des  Turcs 
et  du  Coran.  Est-ce  illusion?  est-ce  ignorance  de  l’histoire,  ignorance  d'une 
situation  qui  crève  cependant  les  yeux?  Je  ne  sais;  mais  il  existe  de  ces 
hommes-là.  11  existe  même,  à Paris,  des  journaux,  peu  nombreux  heureu- 
sement, qui  consentent  à ouvrir  leurs  colonnes  aux  plaidoyers  en  faveur  des 
mahométans  et  du  mahométisme.  L’un  d’eux,  il  nous  faut  bien  le  nommer, 
est  le  Constitutionnel. 

A l’avénement  d’.Abdul-Azis,  ce  journal  entonna  des  chants  de  triomphe 
pour  les  Turcs,  qu’il  appela  un  grand  peuple  ; il  vit,  dans  le  nouveau  sultan, 
le  régénérateur  prédestiné  de  ce  peuple.  Son  intelligence  était  aussi  vigou- 
reuse que  son  corps:  il  n’avait  qu’une  femme,  et  n’en  devait  jamais  avoir 
davantage,  car  sa  première  pensée,  en  montant  au  pouvoir,  avait  été  de  ren- 
voyer du  sérail  les  huit  cents  odalisques  de  son  prédécesseur.  L’état  de 
l’empire  était,  d’ailleurs,  « satisfaisant;  » on  le  calomniait  en  répétant  le  mot 
de  l’empereur  Nicolas  : La  Turquie  est  malade.  Un  peu  plus  tard,  le  Consti- 
tutionnel'-., rappelant  la  réponse  du  sultan  au  discours  de  M.  de  Montebello, 
envoyé  à Stamboul  pour  complimenter  Sa  Hautesse  à l’occasion  de  son  avène- 
ment au  trône,  réponse  où  Abdul-Azis  promettait  la  prospérité,  le  bonheur 
à tous  ses  sujets,  mahométans  ou  non,  s’écriait:  « Les  prédictions  sinistres 
qui  s’étaient  fait  entendre  sur  le  cercueil  d’Abdul-Medjid  reçoivent,  par  la 
déclaration  du  nouveau  sultan,  un  démenti  solennel!  » 

On  ne  devait  plus  croire,  désormais,  au  dernier  jour  do  l’empire  ottoman. 
La  Turquie  pouvait,  sans  changer  de  religion,  se  régénérer  avec  la  morale 
du  Coran.  Et  puis,  le  harenj  congédié,  les  diamants  et  le  mobilier  somp- 


* Nuniêi’o  (hi  13  septembre  18<51. 


54(i  MÉLANGES. 

lueux  tltis  odalisques  couverlis  eu  espèces  soniiautes,  n’èlait  ce  pas  là  des 
preuves  suffisantes  delà  ferme  volonté  du  jeune  padiscliah  d’en  finir  avec  les 
détestables  habitudes  du  passé,  et  d’ouvrir  à la  Turquie  une  ère  de  splen- 
deur et  de  gloire?  Dans  le  vieux  sérail,  où  sa  jeunesse  s’était  écoulée,  Ab- 
dul-Azis  avait  tout  vu,  tout  étudié,  tout  appris,  elle  Constitutionnel,  ne  con- 
tenant plus  son  enthousiasme,  s’éciâait  encore  : « Heureux  les  Etats  dont 
les  chefs,  avant  de  monter  au  pouvoir,  ont  eu  le  temps  de  se  pénétrer  de  la 
grandeur  et  des  devoirs  de  leur  position  ! » 

Malgré  les  souvenirs  douloureux  et  sanglants  que  le  nom  de  Namik- 
pacha  réveillait  dans  les  coeurs  chrétiens,  le  sultan,  en  le  choisissant  pour 
ministre  de  la  guerre,  avait  (toujours  d’après  le  Constitutionnel)  prouvé 
jusqu’à  quel  point  Abdul-Azis  recherchait,  avant  tout,  un  réformateur  de 
l’armée.  Cependant,  les  nouvelles  qui  nous  arrivaient  de  Constantinople 
nous  représentaient  Namik-pacha  comme  un  administrateur  fort  médiocre, 
un  homme  sans  système,  brisant  tout,  n’édifiant  rien  et  excitant  contre  lui 
le  mécontentement  de  l’armée. 

Une  fête  militaire  avait  eu  lieu  à Constantinople  le  23  juillet  dernier;  le 
fils  d’Abdul-Azis,  un  enfant  de  quatre  ans,  dont  l’existence,  cela  soit  dit  en 
passant,  n’avait  été  révélée  qu’après  l’élévation  de  son  père  à la  souveraine 
puissance,  le  fils  d’Abdul-Azis  avait  été  solennellement  incorporé  dans  l’ar- 
mée avec  le  grade  de  caporal  ou  de  sergent;  les  troupes  avaient  poussé  des 
cris  d’enthousiasme  et  des  larmes  de  joie  avaient  coulé  des  yeux  des  sol- 
dats, quand  Namik-pacha,  prenant  cet  enfant  dans  ses  bras,  l’avait  présenté 
à l’armée  rangée  en  bataille.  Le  Constitutionnel  s’associait  à ce  délire  de  tout 
un  peuple;  il  reconnaissait  ici,  avec  bonheur,  qu’Ahdul-Azis  « cbei’chait 
son  inspiration  en  Occident,  dans  un  pays  et  dans  une  dynastie  dont  l’ami- 
tié lui  serait  précieuse  et  l’exemple  salutaire.  » 

Le  Constitution7iel  avait  été  heureux  d’entendre  l’ancien  gouverneur  de 
Candie  (il  voulait  dire  de  Djeddahj  parler  avec  des  paroles  de  flétrissure  des 
massacres  de  la  Syrie. 

Mais  où  donc  ce  journal  a-t-il  vu  que  dans  son  discours  du  23  juillet  Na- 
mik-pacha ait  flétri  les  tueries  du  Liban  et  de  Damas?  Nous  avons  ce  dis- 
cours sous  les  yeux  *,  et  nous  n’y  voyons  rien  de  pareil  ; nous  n’y  lisons,  à 
ce  sujet,  que  cette  phrase  : « L’honneur  du  drapeau  a été  hautement  relevé 
en  Syrie  et  sur  les  frontièi'es  de  l’Herzégovine.  » 

L'honneui'  du  drapeati otlornan  hautement  relevé  en  Syrie?  Mais  de  quelle 
manière,  s’il  vous  plaît?  Ivurchid-pacha,  le  grand  organisateur  des  massa- 
cres ; Thaër-pacha,  qui  avait  préparé  les  égorgements  de  Deir-el-Kamar  ; le 
colonel  Nourry-Bey,  le  traître  de  Zahlé,  et  d’autres  grands  scélérats,  n’ont- 
ils  pas  toujours  leur  tête  sur  leui’s  épaules  ? Ne  les  a-t-on  pas  exilés  à 
Chypre  et  à Rhodes,  munis  de  bonnes  rentes?  Ils  y conservent  leur  grade. 
Ils  attendent  tranquillement  dans  ces  îles  le  jour  où  ils  pourront  reprendre 
leurs  emplois.  Les  exemples  à cet  égard  ne  leur  manqueront  pas  ; condamné 
à la  détention  perpétuelle  pour  ses  crimes  contre  les  chrétiens  d’Alep 
en  ,1850,  Taki-Eddin-effendi  est  maintenant  pacha  et  gouverneur  d’Orfa,  en 


' Journal  de  Constant /nople  du  2i'  juillet 


MELANGES. 


5 <7 

Mésopotamie;  et  Namik  n’a-t-il  pas  été,  en  1861,  ministre  de  la  guerre, 
après  avoir  été,  en  1858,  l’homme  de  Djeddah? 

Je  dis  que  Namik-paclia  a été  ministre  de  la  guerre,  car  il  ne  l’est  plus 
depuis  un  mois.  Apparemment  qu’Abdul-Azis  et  le  Constitutionnel  s’étaient 
trompés  lorsqu’ils  avaient  cru  voir  en  lui  « un  réformateur  de  l’armée.  » 
Méhémet-Ruchidi-pacha  a remplacé  Namik  au  séraskiérat.  Fex’a-l-il  mieux 
que  son  prédécesseur?  Nous  avouons  que  ce  n’est  pas  là  pour  nous  une  bien 
vive  préoccupation.  Ces  nombreux  changements  de  ministres  et  de  fonc- 
tionnaires de  toute  espèce,  depuis  le  nouveau  règne,  ne  révèlent  pas  préci- 
sément une  situation  telle  que  le  disait  triomphalement  le  Constitutionnel. 
Mais  les  opinions  du  Constitutionnel  sur  les  hommes  d’État  de  la  Turquie 
et  peut-être  aussi  sur  la  Turquie  elle-même  ne  sont  pas  tellement  enracinées 
qu’elles  ne  puissent  changer.  Cela  dépend  des  circonstances.  Il  applaudis- 
sait, le  13  septembre,  à la  nomination  de  Namik-pacha  au  portefeuille  de  la 
guerre,  « malgré  le  souvenir  douloureux  et  sanglant  de  Djeddah.  » Le  5 oc- 
tobre, il  approuvait  également  la  destitution  de  ce  personnage.  Il  disait  : 
« Sa  retraite  (celle  de  Namik)  sera  accueillie  en  Europe  avec  satisfaction.  » 
Pourquoi  cela?  Parce  que,  répond  le  Constitutionnel,  on  s’était  généralement 
étonné  de  voir  figurer  dans  les  conseils  du  sultan  Abul-Azis  un  homme 
dont  la  participation  aux  massacres  de  Djeddah  ne  pouvait  être  oubliée;  » 
E sempre  hene! 

Un  trait  distinctif  du  caractèi’e  turc,  caractère  commun,  d’ailleurs,  aux 
Asiatiques  en  général,  c’est  la  facilité  avec  laquelle  les  Ottomans  font  croire 
à leur  bonne  foi,  à leur  désintéressement.  Ils  savent  cacher  leurs  intentions 
véritables,  leurs  idées  les  plus  immuables,  sous  des  dehors  attrayants.  Cette 
façon  de  traiter  avec  les  hommes  ne  choque  personne  en  Orient,  car  elle 
est  entrée  dans  les  mœurs,  dans  les  habitudes  du  pays. 

Aussi  qu’arrive-t-il  maintenant?  Les  magnifiques  espérances  fondées  sur 
Abdul-Azis  se  sont  à peu  près  évanouies  comme  s’évanouit  le  mirage  du 
désert  aux  regards  du  voyageur  attristé. 

Si  on  avait  été  moins  étranger  aux  mœurs  de  la  cour  ottomane,  on  n’au- 
rait pas  attribué  à « l’austérité  du  nouveau  sultan  » l’acte  par  lequel 
il  avait  renvoyé  les  femmes  qui  avaient  peuplé  le  harem  de  son  frère  : 
l’usage  veut  qu’à  chaque  changement  de  règne  le  sérail  soit  renouvelé  ; 
Abdul-Azis  s’est  tout  simplement  conformé  à cet  usage,  et,  à l’heure  où 
nous  écrivons,  le  sérail  se  renouvelle  : déjà  une  douzaine  de  jeunes  odalis- 
ques y sont  arrivées,  et  des  aimées  (danseuses)  égyptiennes  , dont  la  race 
n’est  pas  éteinte,  hien  qu’elle  existât  au  temps  des  Pharaons,  y sont  arrivées 
aussi.  Encore  un  peu  de  temps,  et  le  harem  impérial  sera  au  grand  com- 
plet*. Voici,  sans  y changer  un  iota,  la  phrase  qui  termine  une  lettre  que 
nous  avons  reçue  de  Constantinople  à la  fin  de  septembre  : « Ici,  les  choses 
rentrent  dans  l’antique  ornière.  Le  sultan  vient  de  s’arranger  avec  les  mar- 
chands d’esclaves  pour  qu’ils  aient  à fournir  au  sérail  cent  cinquante  jeunes 
Géorgiennes.  » 

A peine  Abdul-Azis  était-il  monté  sur  le  trône,  qu’il  pi’ononçait,  aux  ap- 


‘ Voir  lo  Salut  public  do  Lyon,  du  14  soptoinbro  1801. 


348  MÉLANGES. 

plaudissements  de  tous  les  vrais  croyants,  la  fermeture  du  théâtre  du  palais 
de  Dolma-Bakché,  construit  par  son  frère;  deux  mois  après,  le  théâtre  se 
rouvrait  par  ordre  de  Sa  Hautesse,  elle  assistait  à des  représentations  bril- 
lantes, et  commandait,  pour  cette  salle  déjà  splendide,  dit-on,  des  orne- 
ments de  grand  prix. 

Comme  l’avait  dit  exactement  le  Constitutionnel , le  sultan  avait  fait 
vendre,  à Londres,  au  mois  de  juillet  dernier,  des  objets  mobiliers  précieux, 
des  bijoux  qui  avaient  produit  plusieurs  centaines  de  mille  francs.  Le  divan 
avait  fixé  pour  la  Validé  sultane,  mère  d’Abdul-Azis , une  dotation  de 
500,000  piastres  par  mois,  environ 25,000  francs.  « Pourquoi  cette  somme? 
demanda  le  sultan  avec  une  sorte  d’indignation;  la  sultane  n’est-elle  pas  ma 
mère,  et  n’est-ce  pas  à moi  seul  de  pourvoira  ses  besoins?  » Et  la  dotation 
fut  réduite  à 8,000  francs^.  Mais  le  padischah  affecta,  un  mois  après, 
une  somme  de  trois  millions  de  piastres  (six  cent  mille  francs,  s’il  vous 
plaît)  à l’ameublement  d’un  kiosque  de  son  beau-frère  et  favori,  Mé- 
hémet-Ali  pacha,  grand  amiral.  Pourtant  il  nous  arrive  de  tous  les  côtés 
les  plus  tristes  nouvelles  sur  la  situation  financière  de  l’empire  ottoman.  Les 
économies  faites  jusqu’ici  sont  absorbées  par  l’équipement  de  l’armée,  à 
laquelle  on  fait  quitter  l’uniforme  semi-européen  pour  le  remplacer  par 
celui  de  nos  zouaves,  de  nos  spahis;  la  Turquie  retourne  vers  son  passé. 
Mais  cette  armée,  qu’on  rhabille  ainsi  à la  turque,  n’est  pas  payée,  plusieurs 
mois  de  solde  lui  sont  dus,  et  tous  les  journaux  ont  publié  la  dépêche  de 
Vienne  du  50  septembre,  par  laquelle  on  apprenait  les  tentatives  d’insu- 
bordination qui  avaient  eu  lieu  dans  le  camp  turc  de  l’Herzégovine  à cause 
de  la  solde  non  payée.  Depuis  le  mois  de  septembre,  Constantinople  est 
inondée  de  Bechiks  ou  pièces  de  cinq  piastres,  monnaie  de  mauvais  aloi  qui 
ne  contient  qu’un  alliage  à peine  appréciable  d’argent. 

Mais,  si  l’or  et  l’argent  manquent,  il  y a abondance  de  caïmès  ou  papier- 
monnaie,  lequel  est  tellement  déprécié  aujourd’hui,  qu’il  en  faut  cent  quatre- 
vingts  pour  représenter  une  livre  turque;  avant  le  règne  d'Abdul-Azis,  il  n’en 
fallait  que  cent.  C’est  une  perte  de  cinquante  pour  cent.  Les  tentatives 
d’emprunt  à l’étranger  ayant  partout  échoué,  le  gouvernement  turc  vient  de 
recourir  à un  expédient  : il  oblige  les  populations  à recevoir  ses  caïmès 
en  échange  d’espèces®.  11  a déjà  ramassé  de  cette  manière  trois  ou  quatre 
millions  de  francs  dans  la  Macédoine  et  dans  la  Thessalie.  C’est  un  em- 
prunt forcé  mal  déguisé!  Il  ne  saurait,  à coup  sûr,  se  renouveler  souvent  : 
et,  après,  que  devenir?  Est-ce  là  une  « situation  satisfaisante  » pour  un  em- 
pire qui  compte  plus  de  quarante  millions  d’habitants? 

On  fait  remonter  tout  ce  mal  à un  seul  homme,  à Mèhémet-Ali  pacha, 
dont  nous  avons  déjà  prononcé  le  nom,  comme  si  un  mal  pareil  n’avait  pas 
des  racines  plus  lointaines  et  plus  profondes.  A ce  compte , Méhémet  serait 
donc  le  mauvais  génie  de  Sa  Hautesse  ! 

On  avait  dit  que  dans  la  solitude  à laquelle  l’avaient  condamné  les  usages 
de  la  cour  ottomane,  Abdul-Azis  s’était  « pénétré  de  la  grandeur  et  des  de- 
« voirs  de  sa  position  future.  » Et  voilà  qu’une  autre  lettre  de  Constanti- 


* Voir  la  Pairie  du  13  juillet  1861. 

* Voir  le  Journal  de  Constantinople  du  17  sefitembre  1861 . 


WELArvGES. 


349 


nople  nous  apprend  qu’eu  s’asseyant  sur  le  trône  de  la  Turquie  le  succes- 
seur d’Âbdul-Medjid  s’est  trouvé  aussi  peu  au  fait  des  traités  qui  régissent 
aujourd’hui  les  relations  internationales  des  États  de  l’Europe  que  le  serait 
un  enfant  qui  vient  de  naître.  Alarmé  sans  doute  des  velléités  belliqueuses 
de  son  jeune  maître,  qui  emploie  la  plus  grande  partie  de  son  temps  à pas- 
ser des  revues,  et  de  ses  projets  ruineux  d’accroître  ses  flottes  et  ses  armées, 
sans  trop  se  soucier  de  savoir  par  quel  moyen  il  ferait  face  à ces  énormes 
dépenses,  Méhémet-Ali  pacha  a compris  cependant  la  nécessité  de  faire 
lire  au  sultan  le  traité  de  Paris  ; il  a particulièrement  appelé  son  attention 
sur  l’article  qui  défère  à une  conférence  européenne  tout  dissentiment 
qui  éclaterait  entre  quelques-unes  des  puissances  contractantes,  avant  d'en 
venir  aux  mains.  Le  sultan,  raconte-t-on,  après  l’avoir  écouté  attentive- 
ment, se  tourna  vers  son  grand-vizir  et  se  contenta  de  lui  répondre  ; 

« Quand  on  a la  fo7'ce  pout'  soi,  cette  clause  est  bien  peu  de  chose.  Donnez- 
moi  une  armée  et  une  flotte,  et  je  ferai  le  reste  ! » 

Les  Amurat,  les  Bajazet  et  les  Soliman  tenaient  ce  fier  langage,  la  main  sur 
leur  cimeterre,  et  la  terre  tremblait  sous  les  pas  de  leurs  escadrons.  Mais 
les  temps  sont  changés,  ce  semble  ! Au  commencement  du  quinzième 
siècle,  alors  que  les  Ottomans  entouraient  Constantinople  de  toutes  parts, 
car  tout  le  Bas-Empire  était,  à cette  époque,  à peu  près  renfermé  dans  les 
murailles  de  celte  ville.  Manuel  Paléologue  mourant  donna  à son  fils,  qui 
allait  devenir  Jean  Paléologue  11,  le  conseil  suivant  ; 

« Mon  fils,  notre  siècle  misérable  n’offre  aucun  champ  à l’héroïsme  ni  à 
la  grandeur.  Notre  situation  exige  moins  un  empereur  belliqueux  qu’un 
économe  circonspect  des  débris  de  notre  fortune.  11  ne  nous  reste  pour  toute 
ressource  contre  les  Turcs  que  la  crainte  de  notre  union  avec  les  Latins,  et 
la  terreur  qu’inspirent  à ces  Turcs  les  intrépides  nations  de  l’Occident.  Dès 
que  vous  serez  pressé  par  les  infidèles,  faites-leur  entrevoir  le  danger,  pro- 
posez un  concile,  entrez  en  négociations  avec  Rome,  mais  prolongez-les 
toujours,  évitez  la  convocation  de  cette  assemblée  et  faites  en  sorte  de  ne 
satisfaire  les  Latins  que  par  des  paroles^.  » 

L’histoire  s’en  va,  à travers  les  siècles,  se  répétant  sans  cesse  et  toujours 
La  situation  du  bas  empire,  en  1425,  au  moment  de  la  mort  de  Manuel  Pa- 
léologue, était  à peu  près  la  même  que  la  situation  de  l’empire  ottoman  en 
1861,  au  moment  de  la  mort  d’Abdul-Medjid,  et,  si  l’on  change  quelques 
mots  aux  paroles  de  l’empereur  byzantin,  que  nous  venons  de  citer,  on  y 
retrouvera  les  mêmes  idées  et  les  mêmes  tromperies  qui  remplissent  aujour- 
d’hui la  politique  ottomane  par  rapport  aux  gouvernements  de  l’Europe. 
Mais,  vingt-neuf  ans  après  la  mort  de  Manuel,  l’empire  fondé  par  Constantin 
n’existait  plus.  Combien  de  temps  encore  l’empire  fondé  par  Osman  durera- 
t-il?  Ce  ne  sont  plus  des  bandes  sauvages  qui  les  menacent.  II  se  disloque 
lui-même  par  les  vices  qui  lui  sont  propres.  Mais  qui  nous  dira  que  les  chré 
tiens  ne  prendront  pas  bientôt,  avec  les  Turcs,  la  revanche  de  1455? 

B.  POÜJOULXT. 


’ Pharang,  Ub.  II,  chap.  xxin. 


Octobre  1861. 


24 


BIBLIOGRAPHIE 


OUVRAGES  DE  MM.  DE  SARCUS,  — LEROY  — ET  MURY. 

I 

Ce  sont  d’utiles  travaux,  sans  doute,  que  les  études  de  détail  auxquelles 
on  se  livre  aujourd’hui  avec  tant  de  prédilection  sur  les  faits  et  les  monu- 
ments du  passé.  Ce  flot  de  monographies  que  le  patriotisme  de  clocher 
grossit  de  jour  en  jour  a certainement  son  prix,  et  j’en  fais  grand  cas  pour 
mon  compte;  mais  je  désespérerais  pour  l’histoire,  qui  avait  si  bien  com- 
mencé chez  nous,  si  je  la  voyais  s’absorber  plus  longtemps  dans  ces  investi- 
gations microscopiques.  L’histoire  ressemble  aux  chaînes  entre-croisées  et 
confuses  des  Alpes  ou  des  Cordillères  ; il  faut,  si  l’on  ne  veut  s’y  égarer, 
s’élever  de  temps  en  temps  sur  les  sommets  pour  en  étudier  les  grandes  di- 
rections. Aussi  doit-on  savoir  gré  aux  écrivains  qui,  se  soustrayant  au  goût 
général  pour  l’exploration  matérielle  des  faits,  consacrent  leurs  méditations 
à en  rechercher  et  à en  dégager  les  lois  : ils  empêchent  l’histoire  de  dévier 
oii  de  décheoir. 

Entre  ces  écrivains,  M.  le  vicomte  de  Sarcus  a pris  place,  il  y a un  an 
bientôt,  par  un  ouvrage  remarquable  à la  fois  par  l’élévation  des  vues, 
l’encViaînement  des  idées  et  la  mâle  sobriété  du  langage.  Cet  ouvrage,  in- 
titulé ; Étude  sur  la  philosophie  de  l’histoire  pendant  les  quinze  premiers 
siècles  des  temps  modernes^,  vient  d’être  suivi  d’un  second  qui  en  est  le 
complément  naturel,  et  qui  a pour  titre  : Étude  sur  le  développement  artis- 
tistique  et  littéraire  de  la  société  moderne  pendant  les  quinze  premiers 
siècles  de  l’ère  chrétienne'^.  La  marche  des  événements,  dans  leur  ensemble, 
était  l’objet  du  premier  ; celle  de  l’esprit  dans  les  libres  manifestations  de  la 
littérature  et  de  l’art  est  le  sujet  du  second. 

L’un  et  l’autre  ouvrage  est  le  fruit  d’études  sérieuses,  mais  qui  n’ont  pas 
commencé  par  le  doute  cartésien.  M.  de  Sarcus  professe  hautement  que, 
sans  une  doctrine  arrêtée,  on  ne  saurait  aborder  la  philosophie  de  l’histoire. 
<f  Pour  cela,  dit-il,  ce  n’est  pas  assez  d’avoir  une  idée  nette  de  l’existence 
personnelle  et  une  du  genre  humain,  et  de  connaître  les  faits  généraux  et 
particuliers  qui  constituent  la  vie  de  cet  être  collectif  qu’on  appelle  l’huma- 
nité : il  faut  quelque  chose  de  plus,  il  faut  une  philosophie,  c’est-à-dire  des 
idées  arrêtées  sur  la  cause  première,  sur  le  principe  générateur  de  l’exis- 

* 1 vol.  in-8“.  Paris,  chez  Hachette. 

* t vol.  in-S".  Ibid. 


BIBLIOGRAPHIE. 


351 


lence  et  de  l’ordre  ; car,  après  tout,  la  philosophie  de  l’histoire  n’est  que 
l’application  à l’histoire  d’une  doctrine  philosophique.  » (Page  10). 

Quant  à lui,  la  philosophie,  dont  il  a porté  le  flambeau  dans  l’étude  de 
l’histoire  des  quinze  premiers  siècles  de  notre  ère,  c’est  celle  de  l’Évangile- 
Le  point  de  vue  où  il  s’est  placé  pour  embrasser  du  regard  cette  période  est 
celui  môme  de  l’Église.  Cette  période  est  la  seconde  phase  du  mouvement  de 
gravitation  continue  qui  porte  l’humanité  tombée  vers  sa  réhabilitation. 
Faible  et  irrégulier  dans  les  temps  anciens,  ce  mouvement  ascensionnel  est 
devenu,  à l’avènement  du  christianismé,  plus  rapide  à la  fois  et  plus  ferme; 
car  un  Dieu  fait  homme  s’est  associé  aux  efforts  de  l’humanité,  et  lùi  a ap- 
porté des  secours  inconnus  jusque-là  ; uneexpiation  après  laquelle  le  monde 
antique  soupirait  instinctivement,  et  qu’il  cherchait  en  vain  dans  les  mille 
sacrifices  de  ses  religions  ; des  lumières  nouvelles  et  plus  sûres  que  celles 
de  la  raison  affaiblie  et  de  la  tradition  altérée  ; enfin  un  élément  qui  avait 
fait  jusque-là  défaut  à l’humanité,  la  force  morale.  Aussi,  à partir  de  celte 
époque,  l’humanité  se  relève-t-elle  d’une  façon  régulière  et  sensible;  le 
christianisme  s’assimile  le  monde  par  une  pénétration  lente  et  progressive,  et 
transforme,  en  s’en  emparant  peu  à peu,  soit  de  gré,  soit  de  vive  force,  tous 
les  principes  constitutifs  des  sociétés,  le  culte,  la  loi,  la  famille,  la  littéra- 
ture, l’art.  Longue  et  pénible  est  cette  conquête.  Le  vieil  espi  it  du  inonde 
lutte  avec  acharnement  et  sous  les  formes  les  plus  variées  contre  le  nouveau. 

L’ère  moderne  ainsi  envisagée  est  un  vrai  drame  dont  la  chute  de 
Rome , la  fondation  de  l’empire  carlovingien,  la  querelle  du  sacerdoce 
et  de  l’Empire,  sont  les  trois  actes,  actes  immenses  et  partagés  à leur 
tour  en  scènes  infinies,  mais  toutes  dans  le  sens  de  l’antagonisme  prin- 
cipal. Longtemps  débattue,  la  victoire  reste  en  définitive  à l’esprit  chrétien, 
qui  couvre  le  monde  de  ses  créations  et  l’organise  à son  point  de  vue. 
Mais,  au  moment  où  cette  transformation  paraît  complète,  où  l’édifice  du 
moyen  âge  louche  à son  couronnement,  des  craquements  profonds  s’y 
font  entendre.  « Ce  monde  du  moyen  âge,  ce  règne  de  Dieu  sur  la 
terre,  semble  atteint  d’un  mal  profond,  dit  M.  de  Sarcus,  il  souffre  et  dé- 
périt sans  que,  dans  ses  différentes  sphères  organisées,  son  regard  vaine- 
ment scrutateur  puisse  saisir  aucun  désordre  extérieur,  aucun  symptôme 
de  dissolution.  Tout  paraît  réglé  et  vivant;  et  cependant,  il  le  sent,  il  est 
frappé  de  mort.  C’est  que  le  mal  est  trop  intense  pour  que  l’œil  de  l’homme 
puisse  en  sonder  la  profondeur.  » 

Quel  est  ce  mal?  M.  de  Sarcus  n’essaye  pas  de  le  rechercher  ; il  s’arrête 
attristé  au  seuil  de  la  révolution,  dont  il  signale  les  premiers  symptômes,  et 
termine  par  un  regard  rétrospectif  sur  l’œuvre  dont  il  a vigoureusement, 
mais  un  peu  trop  complaisamment  peut-être,  crayonné  le  développement . 
Si,  en  ce  moment,  averti  par  l’insuccès  final  de  celte  œuvre,  il  en  avait 
examiné  de  plus  près  la  conception,  il  eût  reconnu,  selon  nous,  que  sa 
faiblesse  tenait  à l’abtence  d’un  élément  essentiel  dont  le  moyen  âge  n’avait 
pas  assez  compris  l’importance,  là  liberté. 

Mais,  cette  cause  du  définitif  échec  du  moyen  âge,  l’auteur  l’avoue  et  la 
proclame  lui-même  dans  son  second  ouvrage.  A la  fin  de  cette  Étude  SU7’  le 
développement  artistique  et  littéraire  des  quinze  premiers  siècles  de  Vère 


352 


BIBLIOGRAPHIE. 


chrétienne,  où  il  reprend,  sous  le  rapport  particulier  de  la  littérature  et  de 
l’art,  la  période  dont  son  premier  ouvrage  n’avait  offert  qu'une  synthèse  gé- 
nérale, M.  de  Sarcus,  moins  absolu,  celte  fois,  dans  son  admiration,  et 
peut-être  aussi  éclairé  par  des  recherches  plus  profondes,  reconnaît  que 
le  principe  divin  du  moyen  âge,  appliqué  par  des  mains  humaines,  produisit 
une  œuvre  fatalement  marquée  de  la  défectuosité  de  l instrument.  « Cédant 
à latendance  naturelle  de  l’humanité  qui  fait  que,  pareille  à un  cavalier  ivre, 
si  on  la  redresse  d’un  côté,  elle  penche  de  l’autre,  le  moyen  âge  exagéra, 
dit-il,  l’autorisé  en  haine  du  désordre,  et  l’idéal  en  haine  de  la  sensualité. 
Réclamant  impérieusement  l’empire  des  intelligences  ou  des  volontés  il 
comprimait  peut-être  trop  violemment  les  intérêts  de  la  liberté  que  Dieu  a 
mise  dans  l’âme  de  chaque  homme,  et  celle  indépendance  d’idées  qui  ap- 
partient à tous  en  dehors  du  cercle  delà  foi.  De  laces  protestations  conti- 
nuelles sans  cesse  étouffées  et  sans  cesse  renaissantes  qui  surgissent  à chaque 
page  sur  sa  route  ; de  là  ces  hérésies  multiples  qui  apparaissent  dès  les  pre- 
miers siècles  de  l’Église  ; de  là,  au  sein  même  de  la  société  organisée  du 
moyen  âge,  ces  querelles  acharnées  des  nominaux  et  des  universaux,  où, 
sous  des  formes  arides,  ergoteuses  et  pédantesques,  sous  des  mots  vides  et 
sonores  aux  yeux  du  vulgaire,  se  débattaient,  au  fond,, des  questions  de  la 
plus  haute  portée  et  s’agitait  le  problème  insoluble  d’un  principe  vital.  » 
(Page  248.) 

Mais,  de  ce  qu’il  admet  dans  une  certaine  mesure  la  légitimité  de  la  révo- 
lution qui  renversa  le  moyen  âge,  on  se  tromperait  si  l’on  supposait  qu’il 
s’abuse  sur  les  conséquences  où  cette  révolution  a été  conduite  aussi 
par  ses  excès.  Loin  de  fermer  les  yeux  sur  les  abîmes  vers  lesquels  nous 
sommes  poussés,  depuis  lors,  M.  de  Sarcus  les  signale  avec  éloquence. 
« De  nos  jours,  s’écrie-t-il,  au  nom  du  progrès  et  de  la  liberté  révolu- 
tionnaire, les  sociétés  chrétiennes  retournent  au  césarisme,  c’est-à-dire 
à la  domination  des  proconsuls  ou  des  armées  : système  précaire  qui  ral- 
lie les  intérêts  sans  les  convictions  et  fait  parler  la  peur  plus  haut  que 
les  consciences;  tendance  funeste  qui,  en  énervant  les  âmes,  nous  donne 
la  raison  des  aspirations  de  la  littérature  actuelle.  Proclamant  hautement 
l’apothéose  de  la  chair,  cette  littérature  fait  refluer  en  pleine  civilisation  l’é- 
cume du  paganisme  : non  plus  du  paganisme  poétique  de  la  Renaissance  ; 
mais  du  paganisme  grossier  de  la  société  romaine  en  sa  décadence,  alors 
que,  sans  croire  aux  dieux,  elle  les  imitait  dans  leurs  vices,  et  que,  ram- 
pant sous  le  pied  des  Césars,  elle  ne  réclamait  d’autre  droit  que  celui  de 
vivre  dans  l’orgie.  Quand  un  peuple  en  est  là,  il  est  mur  pour  la  servitude.  » 

C’est  dans  cet  esprit  élevé  et  ce  mâle  langage  qu’est  écrit  tout  entier  l’ou- 
vrage de  M.  de  Sarcus. 

Nous  surprendrons  peut-être,  mais  nous  n’étonnerons  pas,  en  apprenant 
au  lecteur  que  c’est  le  fruit  des  loisirs  d’un  ancien  capitaine  de  dragons 
qui  n’a  point  passé  la  quarantaine.  Nos  régiments  comptent  plus  d hommes 
sérieux  qu’on  ne  pense,  et  il  en  fut  toujours  ainsi  chez  nous.  Ne  sait-on 
pas  que  c’est  au  milieu  des  hasards  et  des  fatigues  d’une  campagne  au 
delà  du  Rhin  que  Vauvenargues  médita  et  écrivit  les  fragments  qui  l’ont 
immortalisé  ? 


BIBLLOGRAPHIE. 


r>57> 


(l 

Est-ce  bien  à la  philosophie  de  l’histoire  aussi  qu’appartient,  comme  le 
prétend  l’auteur,  le  livre  que  M.  l’abbé  Leroy  vient  de  publier  sous  ce  titre 
peut-être  un  peu  primitif,  mais  au  moins  très-explicite  ; Le  Règne  de  Dieu 
dans  la  grandeur , la  mission  et  la  chute  des  empires,  ou  les  vertus  ont 
fondé  les  empires  pour  le  Christ,  et  la  civilisation  et  les  vices  les  ont  dé- 
truits^. La  philosophie  de  l’histoire  prend  son  point  de  départ  dans  les 
faits  et  c’est  de  leur  développement  étudié  aux  lumières  de  l’intelligence 
qu’elle  déduit  les  lois  assignées  aux  évolutions  de  l’humanité.  M.  Leroy 
procède  tout  à l’inverse  ; c’est  des  hauteurs  d’une  doctrine  qu’il  envisage  et 
apprécie  la  marche  des  faits,  et  cette  doctrine  ne  relève  pas  de  la  raison. 
Qui  nous  dit,  en  effet,  que  la  succession  des  empires,  dans  le  cours  des 
âges,  n’a  été  qu’une  préparation  à l’avénement  et  au  règne  du  Christ?  La 
révélation.  Mais  la  science  qui  a la  révélation  pour  base  n’est  pas  la  philoso- 
phie ; elle  s’appelle  la  théologie.  C’est  donc  à un  ouvrage  de  théologie  que 
nous  avons  ici  affaire. 

A quelle  branche  de  la  théologie  se  rattache  précisément  cet  ouvrage? 
Nous  ne  saurions  le  préciser;  mais  nous  en  donnerons  toutefois  une  idée 
suffisamment  exacte  en  disant  que  c’est  une  démonstration,  par  l’histoire, 
de  la  grande  loi  des  temps  indiquée  par  saint  Paul  et  développée  par  saint 
Augustin,  dans  la  Cité  de  Dieu,  et  par  Bossuet,  dans  le  Discours  sur  Vhis 
toire  universelle. 

Cette  loi,  que  l’évêque  d’Hippone  et  celui  de  Meaux  ont  esquissée  en 
larges  traits,  M.  Leroy  nous  paraît  l’entendre  bien  étroitement,  lorsque,  au 
lieu  de  nous  la  montrer  se  dégageant  de  l’ensemble  des  révolutions  histo- 
riques, il  prétend  nous  la  faire  retrouver  dans  les  annales  des  moindres 
peuples.  Nous  ne  mettons  pas  en  doute  que  chaque  nation  ait  coopéré  à 
l’exécution  des  pians  de  la  Providence;  mais  ce  qui  ne  nous  paraît  pas  aussi 
certain,  c’est  que  l’on  puisse  déterminer  la  nature  et  la  mesure  de  leur 
participation  individuelle.  En  essayant  de  le  faire  et  en  sortant  de  la  réserve 
dans  laquelle  étaient  restés,  à cet  égard,  saint  Augustin  et  Bossuet,  M.  Leroy 
s’est  engagé  dans  une  entreprise  plus  hardie  que  prudente,  et  qui  l’a  conduit 
parfois  à des  conclusions  singulières  et  évidemment  sans  proportion  avec  la 
grandeur  de  son  sujet.  Nous  n’en  citerons  qu’un  exemple,  mais  en  prévenant 
qu’il  nous  serait  facile  d’en  apporter  d’autres.  Dans  la  revue  qu’il  fait  des 
peuples  de  l’antiquité  afin  de  montrer  en  quoi  chacun  d’eux  a concouru  à 
préparer  la  voie  au  Christ,  M.  Leroy  rencontre  naturellement  les  États  phé- 
niciens; et,  en  face  de  ces  races  sensuelles,  toutes  vouées  au  culte  de  l’or  et 
qui  n’ont  précisément  pas  d’histoire,  il  se  pose  la  même  question  que  pour 
les  Romains  ou  les  Grecs  : « Quelle  a été  leur  part  dans  l’œuvre  dont  Jésus- 
Christ  devait  être  le  couronnement?  » Voici  sa  réponse  en  substance  : les 
Phéniciens  ont  fourni  des  matériaux  précieux  et  des  artisans  habiles  à Salo- 
mon pour  la  construction  du  temple  de  Jérusalem  ! 


* 2 vol.  in-8.  Paris,  .Adrien  Leclère  et  C'®. 


351- 


BIBLIOGRAPHIE. 


Travailler  au  temple  qui  devait  être  la  figure  mystique  de  l’Église,  c’est 
sans  doute  une  façon  de  participer  à l’avénement  du  Christ  ; mais  cette  par- 
ticipation est  un  peu  lointaine,  il  faut  en  convenir.  Si,  dans  son  bilan  du  mé- 
rite et  du  démérite  des  peuples  vis-à-vis  du  christianisme,  M.  Leroy  ne 
pouvait  mettre  davantage  à Vavoir  de  Tyr  ou  de  Sidon,  autant  eût  valu,  en 
vérité,  ne  pas  les  y faire  figurer.  Le  rôle  des  empires  dans  l’ensemble  des 
destinées  humaines,  au  point  de  vue  religieux  surtout,  est  chose  si  mysté- 
rieuse, qu’il  n’y  a pas  d’humiliation  pour  l’histoire  à s’avouer  ignorante  en 
cet  endroit. 

A côté  de  cette  première  loi  de  l’histoire  : « Les  peuples  ont  vécu  pour 
le  Christ  et  la  civilisation,  » le  livre  de  M.  Leroy  en  formule  une  seconde 
que  voici  : « Les  vertus  ont  fondé  les  empires  et  les  vices  les  ont  détruits.  » 
Faut-il  l’avouer?  malgré  l’appareil  théologique  avec  lequel  l’auteur  cherche 
à établir  cette  proposition,  je  ne  la  crois  fondée  ni  en  principe  ni  en 
fait.  Qu’cst-ce  à dire,  en  effet?  Ce  monde  est  donc  le  triomphe  de  la  jus- 
tice? la  vertu  y reçoit  donc  sa  récompense,  et  le  vice  son  châtiment?  La 
sagesse  divine  ainsi  que  la  sagesse  humaine  a proclamé,  ce  semble,  le 
contraire,  au  moins  pour  les  individus.  Y aurait-il  pour  des  nations  une 
autre  morale?  L’histoire  nous  paraît  infliger  bien  des  démentis  à cette  théo- 
rie optimiste;  ce  n’est  que  dans  le  roman,  dans  l’épopée,  dans  les  fictions 
que  nous  inventons  pour  nous  consoler  de  la  réalité,  qu’on  voit  la  piété 
fonderies  empires,  et'la  justice  les  étendre.  Sans  doute,  on  peut  admettre, 
et  l’Écriture  sainte  autorise  à le  croire,  que  si  des  peuples  et  des  princes, 
d’ailleurs  coupables,  ont  joui  de  grandes  prospérités,  ils  les  ont  dues  à des 
vertus  perdues  pour  nous  au  milieu  de  leurs  crimes  et  que  la  souveraine 
équité  de  Dieu  n’a  pas  voulu  laisser  sans  récompense.  Mais  de  là  à poser  en 
axiome,  avec  M.  Leroy,  que,  chez  les  peuples,  le  succès  est  preuve  de  ver- 
tus, et  les  revers  signes  de  vices,  il  y a loin,  selon  nous. 

Quoi  qu’il  en  soit,  au  reste,  de  ces  grandes  maximes,  et  quelle  que  soit 
la  dose  de  vérités  qu’elles  renferment,  il  n’y  a pas  lieu,  ce  semble,  à s’y  ar- 
rêter plus  longtemps;  car  elles  font  moins  le  corps  que  le  cadre  de 
l’ouvrage  de  M.  Leroy.  Ce  qui  remplit  ces  deux  volumes,  en  effet,  c’est 
moins  le  développement  des  principes  à l’appui  desquels  ils  semblent  con- 
sacrés, que  le  tableau  de  l’esprit,  des  moeurs  et  des  institutions  du  monde 
ancien.  Ce  tableau,  qui,  à vrai  dire,  est  tout  l’ouvrage,  annonce  beaucoup 
de  lecture,  et  offre  sur  les  religions,  les  doctrines  philosophiques  et  mora- 
les, la  poésie  et  la  législation  des  peuples  de  l’antiquité,  des  notions  trop 
peu  coordonnées  peut-être,  mais  présentées  avec  intérêt  et  souvent  avec 
éclat.  Les  jeunes  gens  pour  qui  l’auteur  l’a  tracé  l’étudieront  avec  plaisir  et 
avec  fruit. 


III 

L’ouvrage  deM.  l’abbé  Mury  ; Précis  de  l'histoire  politique  et  religieuse  de 
la  France'^  ne  se  présente  que  comme  un  simple  livre  de  classe;  mais  il 

* Strasbourg  et  Paris,  chez  A.  Bray,  rue  des  Saints -Pères. 


BIBLlOGRArHlE. 


3S5 


tient  plus  que  ne  promet  son  titre.  Il  a d’un  précis  la  brièveté,  la  con- 
densation, la  méthode  ; mais  il  n’en  a pas  la  sécheresse.  D’habitude,  ces 
livros-là  s’apprennent  et  ne  se  lisent  pas;  celui-ci,  tout  en  ayant  les  quali- 
tés obligées  du  genre,  offre  une  lecture  attachante.  Cela  tient  à deux 
causes  : 1*  à ce  que  l’auteur,  rompant  avec  les  procédés  traditionnels  des 
faiseurs  de  résumés,  pour  qui  le  beau  idéal  consiste  à faire  entrer  dans 
le  moins  d’espace  possible  le  plus  possible  de  détails,  s’est  attaché  âne 
présenter  à son  élève  et  à son  lecteur  que  les  faits  dominants  de  no- 
tre histoire,  et,  dans  ces  faits,  que  les  circonstances  caractéristiques; 
2°  à ce  que,  au  lieu  de  répéter  comme  un  inepte  écho  les  banalités  que  se 
transmettent  les  historiens  de  seconde  et  de  troisième  main,  M.  Mury  est 
allé  droit  aux  sources,  ou  du  moins  aux  investigateurs  de  premier  ordre.  Il 
en  est  résulté  qu’avec  plus  de  rapidité  et  de  relief  dans  la  forme,  son  précis 
a,  dans  les  aperçus  généraux,  dans  les  vues  d’ensemble  et  dans  certaines 
appréciations  de  détail,  plus  d’originalité  que  n’en  ont  les  autres.  C’est  le 
premier,  à notre  connaissance,  qui  ait  initié  la  jeunesse  aux  travaux  de 
l’érudition  et  aux  progrès  de  la  critique  modernes.  Le  fécond  voisinage  de 
l’Allemagne,  avec  laquelle  l’auteur  est  en  relations  constantes,  se  fait  sen- 
tir à toutes  les  pages  de  son  livre,  mais  plus  naturellement  dans  la  période 
germanique  de  notre  histoire.  Les  travaux  auxquels  se  sont  livrés  les 
érudits  d’outre-Ilhin  sur  les  origines,  les  mœurs,  la  poésie  et  les  lois  des 
peuples  teutoniques,  dont  l’invasion  ou  le  contact  ont  eu  sur  nos  destinées 
une  si  grande  influence,  ont  été  fouillés  par  lui  avec  une  vigilante  mais  cii’- 
conspecte  ardeur.  Aussi,  sur  tous  ces  points,  son  travail  offre-t-il  des 
résultats  neufs,  au  moins  pour  les  écoles,  et  fait-il  bon  marché  des  banalités 
qu’on  y débite.  Nous  n’en  signalerons  que  deux  : la  trasmission  du  trône  de 
la  première  race  à la  seconde  et  la  révolution  qui  le  fit  passer  de  celle-ci  à la 
troisième.  Ces  événements,  objet  de  tant  de  contestations,  apparaissent  en- 
fin sous  leur  vrai  jour,  et  tels  qu’ils  ressortent  des  dernières  recherches. 

On  sait  combien  est  obscure,  vers  la  fin  de  la  première  race,  cette  lutte 
des  maires  du  palais,  qui  fut  l'origine  de  notre  première  révolution  dynas- 
tique. M.  Mury  la  fait  parfaitement  comprendre,  à toutes  ses  phases,  et 
principalement  au  moment  décisif  de  la  bataille  de  Testry.  « La  victoire  des 
Austrasiens  dans  cette  affaire  assura,  dit-il,  leur  triomphe  sur  les  Neustriens 
elles  .\quitains,  amis  de  la  civilisation  romaine.  Les  propriétaires  libres  de 
la  Neustrie,  privés  par  la  mort  de  Berlhaire  de  représentants  et  de  défen- 
seurs, durent  obéir  au  duc  héréditaire  d’Austrasie,  chef  des  grands  leudes  ; 
le  peuple  fut  dépouillé  de  tout  droit,  et  l’aristocratie,  affermissant  sa  pré- 
dominance, rétablit  les  assemblées  nationales,  depuis  longtemps  tombées 
en  désuétude  ; elle  substitua  en  meme  temps  la  langue  teutonique  à la  lan- 
gue romaine.  » 

M.  Mury  montre  l’avènement  de  la  famille  de  Pépin  au  trône  comme  la 
suite  naturelle  de  ce  mouvement  de  germanisation  de  la  Gaule.  « Pépin, 
dit-il,  possédait  le  pouvoir  depuis  plusieurs  années  : le  fait  fut  converti  en 
droit.  Nulle  résistance  ouverte  ne  lui  fut  opposée;  nulle  réclamation  n’eut 
assez  d’importance  pour  laisser  de  profondes  traces  dans  l’histoire.  Toutes 
choses  forcément  demeurèrent  les  mêmes  : un  seul  titre  était  changé,  v 


BIBLIOGRAPHIE. 


A5« 

Aussi  l’auteur  laisse-t-il  pour  ce  qu’elle  vaut  la  vieille  légende  de  la  con- 
sultalion  du  pape  Zacharie,  dont  Pépin  aurait  sollicité  l’agrément  pour 
prendre  la  couronne  de  Childéric  111.  Quand  elle  ne  serait  pas  apocryphe, 
cette  permission  demandée  par  le  chef  des  Austrasiens  pour  accepter  un 
titre  conféré  selon  les  usages  germaniques  serait  tout  au  moins  invraisem- 
blable. 

Le  mouvement  en  sens  presque  opposé  qui  se  fil  deux  cents  ans  plus  tard, 
à la  chute  des  Carlovingiens,  n’est  pas  exposé  avec  moins  de  sagacité  histo- 
rique. M.  Mury  prépare  l’esprit  des  jeunes  gens  à le  comprendre  par  une 
substantielle  élude  de  l’institution  féodale  que  nous  signalons  comme  un 
excellent  résumé  des  travaux  faits  en  ces  derniers  temps  sur  ce  sujet.  Cette 
constitution  bien  comprise,  la  révolution  qui  porta  la  couronne  sur  la  tête 
de  Hugues  Capet  s’explique  tout  naturellement. 

Ces  deux  premières  périodes  de  notre  histoire,  si  confuses,  si  dénuées 
d’intérêt  dans  la  plupart  des  livres  élémentaires,  qui  ne  savent  en  tirer  que 
des  récits  épisodiques,  s’offrent,  dans  le  Précis  de  M.  Mury,  comme  des 
phases  naturelles,  nécessaires  ou  inévitables  tout  au  moins,  et  qui  attachent 
par  leur  caractère  dramatique.  C’est  la  partie  vraiment  neuve  de  l’ouvrage. 
L’autre  partie,  c’est-à-dire  l’histoire  des  temps  féodaux  -et  monarchiques, 
n’a  pas  et  ne  pouvait  avoir  le  même  genre  de  mérite.  Toutefois  on  trou- 
vera là  même  plus  d’un  problème  historique  éclairé  de  lumières  nouvelles, 
et  plus  d’un  jugement  réputé  définitif  hardiment  et  victorieusement  réformé. 
Nous  n’entendons  pas  néanmoins  adopter  en  bloc  les  opinions  de  l’auteur,  et 
il  en  est,  notamment  sur  la  conduite  des  rois  dans  les  guerres  de  religion, 
dont  le  libéralisme  ne  nous  paraît  pas  suffisamment  accusé.  Cela  ne  nous 
empêche  pas  de  proclamer  le  Précis  de  V histoire  politique  et  religieuse  de 
la  France  comme  un  des  meilleurs  livres  d’enseignement  que  l’on  ait  faits 
chez  nous. 

P.  Dodhaire. 


HISTOIRE  DES  DUCS  DE  BOURBON  ET  DES  COMTES  DE  FOREZ,  par  Jean-Ma>'ie  delà 
Mure,  prêtre,  doctepir  en  théologie,  conseiller,  aumônier  du  roi,  sacrislain  et  chanoine 
de  Téglise  royale  de  Montbrison,  publiée  pour  la  première  fois  d’après  un  manuscrit 
de  la  Bibliothèque  de  Montbrison,  portant  la  date  de  1675. 

Vers  le  milieu  du  dix-septième  siècle,  à l’ombre  de  l'église  de  Notre-Dame 
d’Espérance,  à Montbrison,  vivait,  travaillait  et  priait  l’historien  du  Forez, 
le  bon  chanoine  de  la  Mure.  Sou  temps  se  partageait  entre  la  collégiale, 
dont  il  était  « sacristain,  » et  son  « cabinet  d’estude  et  de  piété,  » qu’il  ai- 
mait tant,  qu’il  nous  en  a laissé  la  naïve  et  fidèle  description.  Il  y avait  ras- 
semblé des  « desseins  tirés  de  l’Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  » des 
tableaux  qu’il  attribuait  « aux  meilleurs  et  plus  renommés  peintres  de 
Rome,  de  Paris  et  de  Flandre,  » les  portraits  des  anciens  comtes  du  Forez, 
du  roi  François  1®'",  qui  réunit  le  Forez  à la  couronne,  de  « notre  invincible 


lîlliLlüGUAPUfE. 


3b7 


monarque  Louis  XIV,  » de  (ous  les  Foréziens  « qui  ont  écrit  des  livres  cf 
qui  se  sont  rendus  recommandables  à la  postérité  par  leurs  doctes  ou- 
vrages,... des  saints  et  saintes  originaires  duForcz,...  de  plusieurs  illustres 
seigneurs  et  nobles  personnes  originaires  dudit  pays.  » 11  y avaitencorc  dans 
ce  cabinet  « trois  oratoires,...  plusieurs  raretez  naturelles,  comme  langues 
de  serpent  de  Malte  de  la  plus  notable  grosseur,...  écailles  de  tortues  de 
mer,  roses  de  Jéricho,  pierres  pétrifiées,  coquillages  de  la  plus  belle  sorte,  » 
des  antiquités,  la  plupart  spéciales  à la  province,  depuis  un  poids  romain 
qui  y fut  envoyé  après  la  conquête  des  Gaules,  jusqu’aux  monnaies  et 
aux  sceaux  des  comtes  de  Forez;  enfin  une  bibliolbèque  « très-bien  four- 
nie, « surtout  en  livres  composés  sur  diverses  sciences  par  des  auteurs 
originaires  du  pays  de  Forez,  et  en  manuscrits  relatifs  à l’histoire  tant  civile 
qu’ecclésiastique  de  ce  bien-aimé  pays.  » 

Si  rnessirc  de  la  Mure  s’éloignait  parfois  de  ce  « rare  cabinet  » et  du  cloître 
de  Notre-Dame,  c’était  pour  consulter,  çàet  là,  dans  les  abbayes  voisines,  des 
documents  inédits.  Rien  ne  pouvait  le  détourner  de  ses  longues, et  paisibles 
études.  Les  plus  grands  événements  de  sa  vie  étaient  de  temps  en  temps 
une  lettre  de  Guicbenon,  de  le  Laboureur,  de  d’Ilozier,  de  Cliarier,  savants 
illustres  alors,  qui  de  loin  consultaient  le  modeste  chanoine,  ou  rendaient 
témoignage  à l’autorité  de  ses  recherches.  Il  n’aspirait  pas  à une  renommée 
plus  bruyante,  content  de  vivre  dans  la  solitude  et  le  silence,  entre  le  sou- 
venir des  choses  passées  et  l’espérance  des  choses  qui  ne  passent  pas. 

11  a publié  plusieurs  ouvrages  fort  estimés  des  érudits  et  restés  jusqu’à  ce 
jour  à peu  prés  les  setds  monuments  que  puissent  consulter  sur  riiisloire 
de  leur  pays  les  compatriotes  de  la  Mure.  Cependant  la  plus  importante  des 
histoires  écrites  par  le  bon  chanoine  était  demeurée  inédite.  H l’avait 
d’avance  annoncée  au  public  en  ces  termes  religieux  et  solennels  ; « Sçaclie 
le  lecteur  que  ce  qui  m’a  poussé  à ce  laborieux  dessein  a été  la  gloire 
de  Dieu,  laquelle,  ainsi  que  je  l’espère,  éclatera  dans  la  manifestation  qui 
■y  sera  faite  de  sa  providence  sur  tout  ce  qui  est  ici-bas,  de  sa  fermeté  im- 
muable dans  les  changements  et  révolutions  des  choses  humaines,  de  sa 
souveraine  justice  à récompenser  les  bonnes  actions  et  punir  les  mauvaises, 
et  autres  telles  divines  merveilles  qui  éclateront  dans  la  très-curieuse  et 
jusqu’ici  très-inconnue  histoire  du  pays  de  Forets,  ma  très-chère  patrie.  » 
Il  avait  mis  vingt  ans  à préparer  cette  histoire,  il  l’avait  écrite  d’après  les 
titres  originaux  et  les  chartes  authentiques  ; elle  renfermait  les  recherches, 
les  découvertes  de  sa  vie  entière,  et,  au  moment  de  la  publier,  il  mourut. 

Dès  lors  le  manuscrit  passa  de  main  en  main  sans  voir  le  jour,  et  cent 
soixante-neuf  ans  après  la  mort  de  la  Mure,  en  1854,  un  Forézien  dévoué  à 
l’histoire  de  son  pays,  M.  Auguste  Bernard,  le  retrouva  intégralement  con- 
servé ou  du  moins  fidèlement  copié,  mais  enseveli  au  fond  de  la  bibliothèque 
d’Auxerre,  l’obtint,  non  sans  peine,  avec  d’autres  papiers  du  même  auteur 
pour  la  bibliothèque  de  Montbrison,  le  signala  comme  une  mine  inépuisable, 
et  commença  lui-même  à en  faire  usage  pour  ses  travaux  historiques.  Il 
restait  à le  publier.  Un  autre  compatriote  de  la  Mure,  M.  Régis  de  Chante- 
lauze,  s’est  voué  à cette  vaste,  modeste  et  méritoire  entreprise  ; il  a demandé 
à en  être  chargé  ; il  l’accomplit  avec  le  plus  noble  désintéressement  sous  les 


Ô58 


BIBLIOGRAPHIE. 


auspices  de  radministralion  municipale  de  Montbrison,  La  Mure  n’est  pas 
le  premier  personnage  de  sa  province  qui  ait  attiré  les  regards  pénétrants 
et  provoqué  les  recherches  fécondes  de  M.  de  Chant elauze.  Auteur  d’une 
intéressante  biographie  du  P.  de  la  Chaise, il  abordait  la  Mure  et  son  oeuvre 
avec  une  conscience  littéraire  délicate  et  rigide,  une  critique  patiente  et 
sagace,  enfin  un  amour  ardent  et  infatigable  pour  son  pays.  A tous  ces 
titres,  le  bon  chanoine  serait  fier  de  son  éditeur.  Et  cependant  M.  de 
Chantelauze  n’a  pas  voulu  élever  seul  ce  monument  de  patriotisme  provin- 
cial. En  Forez,  à Lyon,  en  Bourbonnais,  quand  il  s’est  agi  des  ducs  de  Bour- 
bon, à l’École  des  chartes  enfin,  il  s’est  associé  des  collaborateurs  intelli- 
gents et  zélés  qu’il  serait  injuste  de  ne  pas  nommer  avec  lui  : MM.  A.  Coste, 
de  la  Tour-Varan,  A.  Barban,  Henri  Gonnard,  l’abbé  Roux,  le  comte  de 
Soultrait,  Guignes  et  H.  de  l’Épinois.  M.  André  Steyer  surtout,  par  des  notes 
sur  la  numismatique,  la  chronologie,  le  blason,  a complété  ou  rectifié  le 
texte  de  la  Mure  sans  le  surcharger,  et  répandu  partout  dans  ce  livre  les 
lumières  de  la  plus  saine  et  de  la  plus  rare  érudition.  Enfin  M.  Perrin  a 
prêté  ses  presses,  d’où  ne  sortent  que  des  chefs-d’œuvre  de  typographie, 
et,  grâce  à ce  concours  d’efforts  à la  fois  savants  et  pieux,  nulle  province 
n’aura  son  histoire  mieux  éclaircie  que  le  Forez.  Mais  plus  loin  s’étend  l’in- 
térêt de  cet  ouvrage.  Par  les  ducs  de  Bourbon  l’histoire  du  comté  de  Forez 
touche  à notre  histoire  générale,  à l’histoire  de  France,  et  l’un  des  -maî- 
tres de  notre  école  historique  a singulièrement  enrichi  la  publication  dont 
nous  rendons  compte  ; M.  Mignet  a mis  à la  disposition  de  M.  de  Chante- 
lauze les  pièces  authentiques  et  secrètes  relatives  aux  arrangements  du 
coimétable  de  Bourbon  avec  Charles  V.  Elles  paraîtront  à la  fin  du  second 
volume.  Quand  ce  livre  sera  complet,  ne  prendra-t-il  pas  rang  à côté  des 
meilleurs  travaux  des  bénédictins? 

II  est  intitulé  : Histoire  des  ducs  de  Bourbon  et  des  comtes  de  Forez.  Les 
ducs  de  Bourbon  avaient  succédé  par  les  femmes  aux  premiers  comtes  de 
Forez.  Ils  ne  viennent  donc  qu’après  eux  dans  l’ordre  des  temps.  Mais  la 
Mure  n’admettait  pas  qu’aucun  nom  pût  passer  avant  le  nom  de  la  maison 
régnante,  et,  placé  entre  son  respect  pour  elle  et  son  respect  pour  la  chro- 
nologie, il  a,  dans  le  titre  de  son  livre,  donné  tort  à'  la  chronologie.  On  voit 
que  l’amour  du  Forézien  pour  sa  province  n’affaiblissait  pas  les  sentiments 
du  Français  pour  la  dynastie  qui  personnifiait  la  France. 

Par  là,  d’ailleurs,  non-seulement  la  Mure  obéissait  à l’esprit  dominant  de 
son  époque,  mais  encore  il  était  fidèle  aux  constantes  traditions  du  Forez. 
Tandis  que  les  archevêques  de  Lyon  rattachaient  à TEmpire  leur  puissance 
féodale  et  prétendaient,  sous  la  suzeraineté  lointaine  et  nominale  des  em- 
pereurs, garder  leur  indépendance,  les  comtes  de  Forez,  longtemps  en  con- 
flit avec  les  archevêques,  cherchaient  leur  soutien  dans  les  rois  de  France. 
La  royauté  commençait  à peine  à se  relever  sous  les  premiers  capétiens, 
qu’ils  invoquaient  ses  armes  et  son  patronage.  Ils  étaient  élevés  à la  cour 
des  rois,  les  servaient  de  leurs  conseils  et  de  leur  épée,  devenaient  leurs 
ministres,  et,  jusqu’à  la  malheureuse  trahison  du  connétable,  ils  n’avaient 
cessé  de  s'associer  fidèlement  aux  combats,  aux  grandeurs,  aux  épreuves 
qui  ont  fait  la  nation  française.  Lorsque  le  connétable,  dans  son  château  de 


BIBLIOGRAPHIE. 


559 


Montbrison,  eut  traité  avec  l’envoyé  de  Charles  V et  qu’il  fut  parti  pour  se 
joindre  aux  ennemis  de  son  pays,  il  n’entraîna  pas  le  Forez  du  côté  de  l’é- 
tranger. François  vint  en  personne  en  prendre  possession,  et  dés  lors 
riiistoire  de  cette  province  se  confondit  avec  l’histoire  de  la  France.  C’est  à 
ce  moment  que  s’est  arrêté  la  Mure. 

Le  moyen  âge  surtout  est  le  domaine  du  vieil  historien.  Sur  les  temps 
plus  anciens  sa  critique  est  parfois  en  défaut;  mais,  parvenu  à l’époque 
féodale,  il  en  éclaire  sans  s’égarer  les  ^obscurités.  Ces  siècles,  où  les  in- 
stincts barbares  et  les  inspirations  chrétiennes  se  déployèrent  avec  tant  de 
jeunesse  et  de  franchise,  sa  combattirent  avec  tant  de  vigueur  et  de  persé- 
vérance, ont  laissé  dans  les  chartes  poudreuses  explorées  par  la  Mure,  les 
traces  de  leurs  grandeurs  et  de  leurs  misères,  de  leurs  vertus  et  de  leurs 
crimes.  — On  y voit  une  humble  et  noble  fille  des  comtes  de  Forez,  sainte 
Prève,  périr  de  la  main  de  ses  propres  frères,  martyre  de  sa  virginité  ca- 
lomniée par  l’homme  dont  elle  avait  rejeté  les  poursuites.  Sa  tête  est  re- 
trouvée au  fond  d’un  puits,  sa  mémoire  est  conservée  de  génération  en  gé- 
nération par  le  culte  populaire,  et  les  femmes  stériles  viennent  invoquer 
ses  reliques,  qui  font  des  miracles.  — On  l’encontre  aussi,  à travers  les 
luttes  des  comtes  de  Forez  contre  les  archevêques  de  Lyon,  les  abbayes 
ravagées,  les  églises  ruinées  dans  le  feu  de  la  guerre,  puis  restaurées  et 
comblées  de  biens  à l’heure  du  repentir  et  de  la  réconciliation.  — On  re- 
trouve ailleurs  les  exploits  des  cinq  comtes  de  Forez  qui  méritèrent  le  titre 
de  Palmiers,  c’est-à-dire  qui  moururent  ou  furent  blessés  aux  croisades; 
enfin  la  charité  du  premier  de  ces  « généreux  palmiers  » qui,  avant  de  partir 
pour  la  terre  sainte,  voulut  établir  les  pauvres  malades  dans  son  propre 
château,  y fonda  un  hôpital,  et  le  dota  de  la  dîme  de  toutes  ses  provisions. 

L’histoire  du  Forez  n’est  donc  pas  dépourvue  d’intérêt.  Malheureusement 
le  naïf  et  consciencieux  la  Mure  n’est  pas  rapide  en  ses  récits  ; son  style  est 
suranné,  car  au  dix-septième  siècle,  au  fond  d’une  vieille  ville  de  province, 
au  milieu  des  vieux  titres  ensevelis  dans  d’obscures  archives,  on  n’écrivait 
pas  comme  à Paris,  comme  à la  cour,  et  l’art  ne  s’alliait  pas  alors  à l’érudi- 
tion pour  faire  renaître  les  générations  disparues.  La  lecture  de  la  Mure 
sera  donc  laborieuse  et  longue.  11  faut  louer  toutefois  son  éditeur  d’avoir 
religieusement  respecté  le  texte  qui  lui  était  confié;  toute  altération,  toute 
mutilation,  aurait  fait  perdre  à cet  ouvrage  sa  valeur  et  son  autorité;  mais, 
pour  compléter  la  Mure,  ne  faudrait-il  pas  le  résvrner,  coordonner  dans  un 
coup  d’œil  d’ensemble  ses  vastes  recherches,  dépasser  même  l’époque  où  il 
s’est  arrêté,  suivre  les  vicissitudes  de  l’ancien  comté  de  Forez  à travers  les 
guerres  de  religion,  et  jusqu’en  1789  retracer  ainsi  de  l’histoire  de  l’ancien 
comté  de  Forez  tout  ce  qu’il  est  nécessaire  d’en  savoir,  et  offrir  à ceux  que 
cette  histoire  intéresse  quelques  pages  à lire  à côté  de  documents  à consul- 
ter? Par  là  l’œuvre  de  la  Mure  et  de  son  éditeur  ne  serait  pas  moins  sa- 
vante, elle  deviendrait  plus  populaire;  l’histoire  du  Forez  serait  connue  et 
comprise  de  ceu.x  même  qui  ne  sont  pas  érudits,  et  le  but  de  cette  publica- 
tion serait  plus  complètement  atteint.  Quelques  notes  semées  par  l’éditeur 
à travers  le  premier  volume,  qui  seul  a paru  (notamment  page  41),  mon- 
trent avec  quelle  supériorité  il  pourrait  faire  ce  que  nous  lui  demandons.  Il 


560 


BIBLIOGRAPHIE. 


ne  l’a  pas  fait  encore,  cependant.  Son  excellente  introduction  ne  s'occupe 
que  de  la  Mure  et  de  ses  œuvres;  elle  tire  sa  vie  de  l’oubli  et  marque  avec 
une  grande  sûreté  de  critique  la  place  et  le  rang  de  ses  travaux  dans  le 
progrès  des  recherches  historiques.  Mais  qu’il  nous  soit  permis  d’espérer 
que,  dans  le  second  volume,  notre  vœu  sera  exaucé,  et  nous  n’aurons  alors 
que  des  remercîments  et  des  félicitations  à adresser  à M.  de  Chantelauze  et 
à ses  collaborateurs.  C.  de  Meaux, 


CHRTSTENTHUM  UND  KIRCHE  IN  DER  ZEIT  DER  GRUNDLEGUNG  {Le  Christianisme 

et  l’Église  à 1 époque  de  leur  foyidation),  par  M.  Docllinger.  — Ratisbonne,  1860,  in-8®. 

Paris,  chez  Boliné,  rue  de  Rivoli,  170. 

M.  l’abbé  Meignan  a fait  connaître  aux  lecteurs  de  ce  Recueil  les  essais  ten- 
tés depuis  une  vingtaine  d’années  par  un  certain  nombre  de  théologiens  de 
l’Allemagne  protestante,  formant  ce  qu’on  appelle  l’école  de  Tubingue, 
pour  détruire  radicalement  la  croyance  à la  divinité  du  christianisme.  Que 
d’esprit  n’a-t-on  pas  dépensé  pour  celte  œuvre  détestable,  et  que  d’art 
n’emploie-t-on  pas  pour  la  propager  chez  nous!  On  nous  infiltre  goutte  à 
goutte  le  poison  de  cette  exégèse,  dont  les  principes,  s’ils  venaient  à être 
admis  dans  ce  pays,  ruineraienUe  peu  qui  nous  reste  de  notre  ancien  bon 
sens,  de  notre  rectitude  de  jugement.  Espérons  que,  le  premier  ébaJiisse- 
ment  passé,  l’esprit  français  se  j évoltera  contre  l’outrecuidance  avec  la- 
quelle on  ose  présenter  , en  ces  matières  si  graves,  comme  les  résultats  de 
recherches  consciencieuses,  des  hypothèses  gratuites,  étayées  par  des  com- 
binaisons artificieuses  de  faits  secondaires  ou  douteu.x. 

Quels  sont,  en  effet,  les  procédés  de  critique  employés  par  cette  école  de 
Tubingue  si  prônée?  Trouvant  dans  le  Nouveau  Testament  quelques  traces 
d’une  discussion  passagère  entre  saint  Paul  et  les  autres  apôtres,  Baur  et 
ses  disciples  en  exagèrent  démesurémentla  portée,  accumulant  sur  ce  point 
tout  ce  qu’on  peut  imaginer  en  fait  de  sophismes  brillants,  de  conjectures 
ingénieuses  et  de  raisonnements  spécieux.  Et  c’est  dans  celte  Allemagne 
qui  applaudit  Kant  enseignant  l’impossibilité  pour  l’esprit  humain  de 
rien  savoir  du  fond  des  choses,  qu’on  acclame  comme  la  vérité,  sur  des 
faits  passés  il  y a dix-lmit  siècles,  des  suppositions  aventureuses  basées  sur 
des  procédés  d’argumentation  qui,  en  aucune  matière,  ne  pourraient  donner 
de  certitude  même  morale!  N’est-ce  pas  chose  plaisante  que  d’entendre  Baur 
et  ses  partisans,  gens  de  cabinet,  enfouis  dans  les  livres,  grisés  de  fausse 
dialectique  et  n’entendant  rien  ni  aux  convenances  ni  aux  besoins  des  choses 
de  ce  monde,  s’écrier  à tout  moment  ; « Mais  comment  saint  Paul  n’a-t-il 
pas  fait  telle  chose?  pourquoi  n’a-t-il  pas  parlé  de  ceci?  pourquoi  a-t-il 
écrit  cela?  » Et  ils  se  croient  autorisés  à donner  derrière  leur  pupitre 
l’explication  de  certaines  particularités,  qui  peuvent  avoir  pour  motifs  cent 
mille  et  une  circonstances  que  nous  sommes  hors  d’état  de  connaître  et 
d’apprécier. 

Après  avoir  torturé  sans  merci  le  texte  du  Nouveau  Testament,  l’école  de 


BIBLIOGRAPHIE. 


301 


Tubingue  îirrive  aux  conclusions  suivantes  : le  Clirist  n’a  jamais  entendu 
établir  qu’un  judaïsme  spiritualisé,  épuré  par  une  morale  élevée;  il  ne  vou- 
lait pas  fonder  une  religion  nouvelle  ; il  prescinvit  même  le  maintien  des 
cérémonies  de  l’ancien  culte.  Fidèles  exécuteurs  de  ses  idées,  les  apôtres 
ne  songèrent  qu’à  rester  sur  le  terrain  du  mosaïsme;  le  Messie  n’était,  selon 
eux,  venu  que  pour  la  famille  d’Israël  et  tout  au  plus  pour  ceux  d’entre  les 
païens  qui  s’en  feraient  les  fds  adoptifs  en  acceptant  la  loi  entière  du  ju- 
daïsme. Mais  les  juifs  hellénistes,  et  à leur  tête  saint  Paul,  interpr  étèrent 
d’une  façon  radicalement  différente  la  doctrine  du  Christ,  qui,  d’après  eux, 
aurait  appelé  sans  distinction  tous  les  hommes  à entrer  dans  la  nouvelle  al- 
liance, laquelle  aurait  complètement  aboli  l’ancien  culte.  Pour  Baur  et  ses 
partisans,  toute  l’histoire  du  premier  siècle  de  l’Église  se  résume  dans  la 
lutte  violente  entr  e ces  deux  tendances.  Tout  ce  qui,  dans  le  Nouveau  Testa- 
ment, contrarie  celte  asserlion,  est  immédiatement  déclaré  apocryphe  ; 
c’est  ainsi  que  l’école  de  Tubingue  s’accorde  à placer  dans  le  second  siècle 
la  composition  des  Actes  des  Apôtres,  qui  serait  une  tentative  pour  présen- 
ter, sous  le  faux  jour  d’une  concorde  qui  n’aurait  pas  existé  réellement,  les 
travaux  de  saint  Paul  et  des  autres  apôtres. 

(Juant  à l’authenticité  et  à la  date  de  la  rédaction  des  autres  parties  du 
Nouveau  Testament,  sauf  les  grandes  Épîtres  de  saint  Paul,  les  disciples  de 
Baur  ne  s’entendent  pas  du  tout  entre  eux.  Ce  qui  devait  être  leur  faiblesse 
est  devenu  leur  force;  par  suite  de  leurs  dissentiments,  ils  ont  mis  au  jour 
une  quantité  effrayante  d’élucubrations,  et  il  faut  un  grand  courage  pour 
pénétrera  travers  les  épaisses  broussailles  de  citations  érudites  et  de  raison- 
nements creux,  derrière  lesquelles  s’abrite  leur  doctrine.  Heureusement  un 
guide  des  plus  experts  vient  nous  aider  à nous  orienter  au  milieu  de  ce  docte 
fouillis.  C’est  M.  Doellinger,  le  célèbre  professeur  de  la  Faculté  de  théologie 
de  Munich,  qui  a jeté  une  si  vive  lumière  sur  toute  l’histoire  ecclésiastique, 
et  spécialement  sur  l’histoire  de  la  Réforme,  et  dont  nous  avons  déjà  signalé 
dans  ce  Recueil  (livraison  de  septembre  1 857)  l’excellent  travail  sur  les  reli- 
gions de  l'antiquité.  Cet  illustre  savant  a récemment  publié  sur  l’époque  apos- 
tolique un  livre  éminent  et  appelé  à d’autant  plus  de  succès  chez  nous,  qu’il 
est  pur  des  défauts  qu’on  pourrait  croire  inhérents  à l’esprit  germanique. 

Clair  et  méthodique,  bien  distribué,  sans  longueurs  ni  redites,  mettant  à 
leur  place  et  en  pleine  lumière  les  principaux  points  en  discussion,  ce  livre 
a de  plus  le  mérite  d’être  écrit  d’un  style  concis  et  animé,  toujours  à la  hau- 
teur du  sujet,  sans  redondance  et  sans  aucune  de  ces  disparates  qui  choquent 
même  chez  les  meilleurs  prosateurs  de  l’Allemagne.  Au  premier  abord,  il 
est  facile  de  reconnaître  que  l’auteur  possède  à fond  tous  les  textes  de  la 
matière,  et  qu’il  est  au  courant  des  discussions  ardentes  que  chaque  point 
de  l’histoire  des  premiers  temps  de  l’Église  a soulevées  récemment;  il  ne 
s’est  pas  cependant  laissé  entraîner  à faire  une  œuvre  de  polémique  dont  les 
proportions  nécessairement  énormes  auraient  effrayé  la  grande  majorité  du 
public. 

Dans  un  volume  d’un  peu  plus  de  quatre  cents  pages,  M.  Doellinger  a 
•condensé  l’exposé  complet  du  siècle  apostolique,  delà  fondation  de  l’Eglise, 
de  ses  institutions,  de  ses  dogmes  et  de  son  culte  jusqu’à  la  mort  de  saint 


562 


BIBLIOGRAPHIE. 


Jean.  Quoique  son  livre  soit  très-sobre  de  notes,  on  peut  aisément  juger  de 
l’étendue  des  recherches  qu’a  dû  coûter  chacune  de  ses  phrases  toutes 
nourries  de  faits. 

En  nous  présentant  un  tableau  si  bien  ordonnancé  de  cette  époque  du 
christianisme,  M.  Doellinger  a fait  implicitement  justice  des  suppositions  so- 
phistiques par  lesquelles  on  a cherché  à compliquer  à plaisir  l’histoire  de 
rétablissement  de  l’Église.  Quelle  différence  entre  son  récit,  si  calme  et  si 
sincère,  où  les  faits  s’enchaînent  d’une  manière  si  naturelle,  et  les  chimères 
péniblement  agencées  d’un  Baur  ou  d’un  Schwegler! 

Non,  mille  fois  non,  le  christianisme,  cette  doctrine  si  pure  qui  a fait  dis- 
paraître les  abominations  d’une  civilisation  ancienne,  n’est  pas  un  compro- 
mis diplomatique,  négocié  après  mille  pourparlers,  mille  intrigues,  et 
consolidé  à l’aide  de  fraudes  et  de  mensonges.  Dès  son  origine,  il  contenait, 
en  germes  tous  bien  reconnaissables,  l’ensemble  de  son  enseignement  ac- 
tuel. Il  restait  encore  quelques  points  à déterminer  d’une  façon  plus  pré- 
cise. Telle  particularité  secondaire  devait  disparaître  avec  les  circonstances 
qui  la  nécessitaient.  Mais  c’est  là  justement  un  des  privilèges  de  la  nouvelle 
religion,  qu’elle  avait  en  elle  un  principe  de  développement  et  de  vie  qui, 
sans  la  faire  dévier  de  son  esprit,  toujours  le  même,  décuplait  sa  force  en 
lui  permettant  de  s’adapter  aux  diverses  phases  de  l’humanité. 

.\insi,  à cette  époque  ou  il  s’agissait  de  lutter  contre  la  résistance  formi- 
dable du  paganisme  et  du  judaïsme,  l’enseignement  du  christianisme,  loin 
d’être  renfermé  dans  une  formule  écrite,  fut  confié  à la  parole  vivante,  qui 
persuade  les  cœurs,  et  pendant  un  quart  de  siècle  l’Eglise  ne  se  propagea 
que  par  la  seule  prédication.  « Aucun  des  apôtres,  dit  M.  Doellinger,  u’a  cru 
nécessaire,  aucun  d’eux  n’a  entrepris  de  déposer  dans  un  ou  plusieurs 
écrits  la  somme  des  doctrines  qu’il  transmettait  oralement;  encore  moins 
aperçoit-on  l’intention  que  l’ensemble  delà  foi  chrétienne  fût  contenue  dans 
leurs  écrits  réunis,  et  se  complétant  l’un  l’autre.  » Quand  ils  écrivent,  ce 
n’est  que  pour  suppléer  à un  manque  de  communication  personnelle,  que 
pour  trancher  telle  question,  telle  difficulté  particulière,  mais  non  pour  ré- 
sumer leur  doctrine  comme  en  un  code.  Toujours  ils  supposent  les  fonde- 
ments de  la  nouvelle  foi  connus  des  personnes  auxquelles  ils  s’adressent, 
ils  n’en  expliquent  que  tel  ou  tel  point  ; encore,  à la  fin  de  sa  vie,  saint  Paul 
charge  Timothée  de  répandre  les  doctrines  qu’il  lui  a communiquées  par  la 
parole,  et  il  ne  fait  mention  d’aucune  espèce  d’écrit. 

L’extrême  valeur  que  la  tradition  reçoit  ainsi  dès  les  premiers  temps  du 
christianisme  est  une  preuve  décisive  en  faveur  de  l’Église,  qid  seule  s’y 
appuie,  qui  seule  l’a  conservée  intacte,  comme  l’établit  l’exposé  lumineux 
que  .M.  Doellinger  a fait  de  l’enseignement  des  apôtres.  Ainsi  il  prouve  vic- 
torieusement que  la  participation  des  païens  aux  bienfaits  du  christianisme 
n’eut  jamais  ce  caractère  d’innovation  radicale  que  Baur  s’est  efforcé  de 
lui  attribuer.  Voici,  en  résumé,  comment  le  savant  historien  présente  cette 
importante  question. 

Le  christianisme  n’était  pas  venu  rompre  violemment  avec  l’ancienne  loi; 
il  devait  la  compléter,  réaliser  les  prédictions  et  les  promesses  de  l’Ancien 
Testament;  il  avait  donc  été  annoncé  aux  Juifs  avant  tous  les  autres  peuples. 


BlBLIOGRAPIIIli:. 


305 


Même  après  que  la  masse  de  cette  nation  se  fut  l’efusée  à reconnaître  le 
Messie,  un  temps  de  répitlui  fut  encore  donné  pour  accepter  la  mission  que 
Dieu  lui  avait  assignée  d’être  l’instrument  de  la  régénération  du  monde.  La 
rupture  complète  entre  la  Synagogue  et  l’Église  ne  devait  se  faire  qu’après 
l’événement  prédit  par  le  Christ  de  la  destruction  du  temple,  qui  mettait  fin 
à l’existence  du  judaïsme.  Les  premiers  chrétiens  continuèrent  donc  à ob- 
server les  prescriptions  de  la  loi,  qui  était  eu  même  temps  la  constitution 
civile  et  politique  de  leur  pays.  De  plus,  ils  ne  pouvaient  prendre  sur  eux  de 
donner,  par  le  mépris  des  cérémonies,  un  prétexte  aux  juifs  pour  repous- 
ser la  nouvelle  religion,  et  cela  avant  la  réalisation  des  faits  qui  devaient  in- 
diquer que,  selon  la  prédiction  du  Christ,  la  plus  grande  partie  du  peuple 
d’Israël  serait  exclue  du  royaume  de  Dieu,  et  que  d’autres  seraient  appelés  à 
sa  place. 

Survinrent  les  nombreuses  conversions  de  païens  opérées  par  saint  Paul 
et  saint  Barnabé.  Quelques  chrétiens  de  Jérusalem,  qui  avaient  conservé  un 
zèle  outré  pour  le  mosaïsme,  exigèrent  alors  que  ces  païens  se  fissent  cir- 
concire ; ils  ne  représentaient  pas  les  idées  dominantes  de  leur  commu 
nauté  ; saint  Paul  les  appelle  des  faux  frères,  qui  s’étaient  introduits  par  sur- 
prise. La  question  fut  réglée  par  le  concile  de  Jérusalem,  qui  dispensa  les 
païens  devenus  chrétiens  de  la  circoncision  et  de  l’observation  des  autres 
préceptes  de  la  loi  ; cependant,  par  mesure  transitoire,  et  pour  ne  pas  heur- 
ter de  front  les  préjugés  juifs  au  sujet  de  la  chair  d’animaux  étouffés,  il  leur 
fut  prescrit  de  s’en  abstenir,  ainsi  que  des  victimes  des  sacrifices  païens. 
Quaïit  à la  défense  qui  leur  fut  faite  de  se  livrer  au  péché  de  la  chair,  elle  éma- 
nait de  l’esprit  de  pureté  du  christianisme  même.  Cette  décision  si  sage  prou- 
vait que  tous  les  apôtres  et  non  pas  seulement  saint  Paul,  considéraient  le 
christianisme  comme  supérieur  au  mosaïsme,  et  devant  sous  peu  l’abolir  en- 
tièrement. Aussi  l’école  de  Tubingue  n’a-t-elle  pas  hésité  à nier  l’existence  du 
premier  concile  de  Jérusalem,  en  s’appuyant  surtout  sur  l’Épître  de  saint  Paul 
aux  Galates,  document  qui  est  une  des  bases  principales  de  son  système.  Or 
cette  épître  ne  peianet  pas  d’admettre  un  instant  que  saint  Paul  ait  jamais 
tenté  d’innovations  violentes,  qu’il  ait  joué  un  rôle  de  révolutionnaire,  si  je 
puis  m’exprimer  ainsi,  qu’il  ait  songé  à transformer  le  christianisme  en 
opposition  aux  idées  arrêtées  des  chrétiens  de  Palestine.  Il  raconte  que 
ceux-ci,  qui,  d’après  Baur,  l’auraient  persécuté  pendant  toute  sa  vie,  glori- 
fièrent Dieu  à cause  de  lui,  lorsqu’ils  apprirent  ses  efforts  pour  la  propa- 
gation de  la  foi.  Il  parle  avec  effusion  des  rapports  de  fraternité  et  d’amitié 
qu’il  eut  avec  les  autres  apôtres,  qui  sans  hésitation  lui  reconnurent  la 
mission  d’évangéliser  les  païens.  Et  qu’importe,  à côté  de  ces  témoignages 
irréfutables  de  son  entente  avec  les  chrétiens  palestiniens,  chefs  et  simples 
fidèles,  son  dissentiment  momentané  avec  saint  Pierre?  Ce  dernier,  se  trou- 
vant à Antioche,  avait  d’abord  accepté  sans  discussion  de  vivre  complète- 
ment en  commun  avec  les  païens  convertis,  ce  qui  constituait  à son  égard 
une  infraction  à la  loi  du  mosaïsme,  qu’il  avait  jusqu’ici  continué  à obser- 
ver. Mais,  à l’arrivée  de  quelques  chrétiens  de  Jérusalem,  il  crut,  pour  ne 
pas  les  scandaliser,  devoir  cesser  de  prendre  part  aux  repas  des  païens.  Ce 
scrupule  s’explique  de  sa  part,  puisqu’il  était  spécialement  chargé  de  con- 


564 


mBUOGRAPHlE. 


vertir  les  juifs,  et  qu’il  avait  à craindre  qu’on  ne  répandît  parmi  eux  qu’il  ne 
tenait  aucun  compte  de  leur  loi.  Le  décret  du  concile  de  Jérusalem  n’avait 
rien  spécifié  sur  la  conduite  qu’il  avait  à tenir  en  celle  occasion.  Mais  saint 
Paul  lui  démontra  publiquement  que  ce  respect  humain,  cette  timidité  était 
contraire  à l’esprit  de  l’Evangile,  et  qu’on  refusant  de  frayer  avec  les  païens 
convertis,  il  les  obligeait  indirectement  à se  soumettre  au  mosaïsme  pour 
l’ester  en  communauté  avec  les  chrétiens  judaïsanls. 

Si  M.  Doellinger  a réfuté  avec  une  force  de  logique  écrasante  Tardent  an- 
tagonisme qu’on  suppose  avoir  régné  entre  saint  Paul  et  les  autres  apôtres, 
il  a écai’té  avec  autant  de  vigueur  les  vaines  objections  qu’on  oppose  au  fait 
de  rétablissement  de  l’Église  de  Rome  par  saint  Pierre.  Dans  son  Épître 
aux  Romains,  dit  Téminent  historien,  saint  Paul  écrit  qu’il  ne  les  avait  pas 
visités  parce  qu’il  était  contraire  à ses  principes  d’aller  prêcher  l’Évangile  là 
où  l’Église  était  déjà  fondée  ; ce  qui,  d’après  ce  que  saint  Paul  fit  en  d’autres 
circonstances,  ne  peut  se  rapporter  qu’à  une  organisation  de  l’Église  par 
une  personne  ayant  pour  cela  une  pleine  autorité.  Or,  d’après  une  tradition 
unanime,  attestée  dès  le  second  siècle  par  Denys  de  Corinthe  et  Irénée,  cette 
personne  fut  saint  Pierre,  que  sa  position  appelait  en  effet  à répandre  la 
nouvelle  foi  dans  celle  Rome,  le  centre  du  monde,  et  où  les  Juifs  avaient 
une  colonie  des  plus  importantes.  Cajus,  à la  fin  du  deuxième  siècle,  dit 
qu’il  avait  vu  à Rome  les  monuments  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul,  qui 
avaient  fondé  l’Église  de  cette  ville.  Ignace  affirme  de  même  que  saint  Pierre 
et  saint  Paul  ont  donné  des  instructions  aux  chrétiens  de  Rome  ; et,  comme 
l’activité  de  Paid  en  ce  lieu  ne  date  que  d’une  époque  postérieure  à la  pre- 
mière organisation  de  l’Église,  celle-ci  doit  forcément  être  attribuée  à saint 
Pierre.  Ce  fait  est  encore  établi  par  l’attitude  inusitée  de  saint  Paul  dans  son 
Épître  aux  Romains  : il  s’excuse  en  quelque  sorte  de  leur  adresser  des  exhor- 
tations; il  loue  leur  foi  vive,  de  toutes  parts  connue,  ainsi  que  leur  union, 
ce  qui  indique  que  l’Évangile  leur  avait  été  prêché  par  un  homme  dont  Tas- 
cendant  égalait  l’expérience.  Enfin,  sans  parler  de  plusieurs  autre»  faits 
corroboratifs,  la  première  Épître  de  saint  Pierre  est  datée  de  Babylone;  or, 
d’après  une  tradition  qui  remonte  à Papias,  TApôtre,  en  parlant  ainsi,  se 
serait  ici  servi  d’une  façon  de  dire  habituelle  à cette  époque  pour  désigner 
Rome;  et,  en  effet,  il  est  impossible  que  saint  Pierre  se  fût  rendu  dans  la 
véritable  Babylone,  sur  TEuphrate,  dans  le  royaume  des  Parthes,  ville  entiè- 
rement déchue  à cette  époque,  et  dont  les  Juifs  avaient  été  expulsés  plusieurs 
années  auparavant. 

M.  Doellinger,  après  avoir  avec  tant  de  soin  réuni  et  développé  les  preuves 
que  la  première  organisation  de  l’Église  romaine  remonte  au  prince  des 
apôtres,  dont  il  établit  si  bien  les  grandes  prérogatives,  ne  pouvait  jamais 
manquer  de  dévouement  envers  les  successeurs  de  saint  Pierre;  les  faux 
bruits  qui  avaient  couru  à ce  sujet,  il  les  a réduits  à néant  par  l’éloquent 
discours  qu’il  a tenu  à la  réunion  des  catholiques  allemands  qui  vient  d’a- 
voir lieu  à Munich  ; là,  comme  dans  le  livre  dont  nous  parlons  ici,  comme 
dans  tant  d’autres  œuvres,  il  s’est  montré  un  des  plus  savants,  un  des  plus 
intelligents  défenseurs  de  la  vérité  catholique. 


Ernest  Grégoire. 


LES  EVENEMENTS  DU  MOIS 


J.a  Brochure  de  M.  l’abbé  Passaglia.  — La  Circulaire  deM.  de  Persigny  relative  à la  Société 

de  Saint-Vincent  de  Paul. 

On  nous  permettra  de  choisir,  entre  les  faits  que  ce  mois  nous  présente, 
ceux  qui  touchent  plus  directement  nos  croyances  catholiques  et  nos  prin- 
cipes libéraux.  On  trouvera  bon  que  nous  ne  nous  montrions  pas  trop  curieux 
de  savoir  quels  avantages  sont  résultés  de  l’entrevue  de  Compiégne  pour  le 
roi  de  Prusse,  quels  plaisirs  y a goûtés  le  roi  de  Hollande,  ce  que  coûtent  et 
ce  que  rapportent  aux  nations  les  baisers  des  rois,  et  on  souffrira  que  nous 
n’insistions  pas  sur  la  crise  alimentaire,  sur  la  crise  financière,  sur  la  crise 
industrielle,  qui  commencent  mal  cet  hiver,  et  que  nous  attachions  de  pré- 
férence notre  attention  sur  ce  qui  nous  regarde,  notamment  la  publication 
en  Italie  de  la  brochure  de  M.  l’abbé  Passaglia,  et  la  publication  en  France 
de  la  circulaire  de  M.  de  Persigny,  relative  à la  Société  de  Saint-Vincent  de 
Paul  et  à la  Franc-maçonnerie. 

L’apparition  du  livre  de  M.  Guizot  sur  V Église  et  la  Société  chrétienne  est 
aussi,  à nos  yeux,  un  événement  important  de  ce  mois.  Mais,  puisqu’un  de 
nos  collaborateurs  consacre  à ce  livre  une  analyse  séparée,  parlons  ici  seu- 
lement de  la  brochure  de  l’ancien  jésuite  italien,  et  de  la  circulaire  de  M.  le 
ministre  de  l’intérieur,  deux  écrits  dont  les  journaux  révolutionnaires  triom- 
phent à la  fois. 

I 

Les  ennemis  déclarés  du  catholicisme  en  France  s’étonnent,  s’indignent 
môme,  que  l’Église  soit  défendue  par  un  protestant;  mais,  tous  les  jours,  ils 
veulent  qu’elle  soit  réformée  par  des  impies;  et  quel  n’est  pas  surtout  leur 
bonheur  quand  elle  est  attaquée  par  un  prêtre  ! L’accueil  enthousiaste  qu’ils 
avaient  fait  aux  bavardages  de  monseigneur  Liverani,  ils  viennent  de  le  faire, 
plus  bruyant  encore,  aux  arguments  de  l’abbé  Passaglia. 

Avant  de  dire  ce  que  nous  pensons  du  dernier  écrit  de  ce  théologien  érudit, 
qu’il  nous  soit  permis  de  nous  séparer  hautement  de  ceux  qui  l’ont  poursuivi 
d’attaques  personnelles,  et  se  sont  crus  autorisés,  sur  les  anecdotes  d’un  petit 
journal,  le  Chroniqueur  de  Fribourg^  je  crois,  à incriminer  sa  vie  privée  et 
même  à prophétiser  quelle  serait  sa  mort.  Non-seulement  nous  avons  la 
plus  grande  répugnance  pour  cette  manière  de  raisonner  qui  consiste  à 
aller  chercher,  derrière  l’opinion  d’un  adversaire,  au  lieu  d’une  erreur  du 
jugement,  un  vice  de  la  conduite,  et  à certifier  qu’un  homme  va  aux  abîmes, 
parce  qu’il  quitte  notre  sentier. 

Toutefois  il  nous  semble  que  deux  choses  devaient  empêcher  M.  Passaglia 
Octobre  1861.  25 


566 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 


de  faire  ce  qu’il  a fait  et  rendent  sa  conduite  entièrement  inexcusable  : il 
est  prêtre  et  il  est  logicien. 

Il  est  prêtre,  et  voici  que  le  Pape,  tous  les  évêques,  l’immense  majorité 
du  clergé  et  des  fidèles,  sont  dans  un  sens;  Punanimité  des  ennemis  de 
l’Église  est  dans  l’autre.  Ce  n’est  pas  assez,  je  le  veux,  pour  modifier  son 
opinion  sur  une  question  libre,  c’est  assez  du  moins  pour  l'en  faire  douter» 
et  pour  lui  conseiller  le  silence,  au  lieu  d’un  acte  que  les  impies  ramassent 
et  placent  dans  leurs  journaux,  comme  une  pierre  dans  une  fronde  pour  la 
jeter  au  front  du  Souverain  Pontife.  C’en  est  assez  surtout  pour  qu’un 
prêtre  n’accompagne  pas  chacun  des  événements  dont  souffre  l’Église  d’une 
brochure  nouvelle;  car  M.  Passaglia  en  a écrit  ou  on  lui  en  attribue  quatre. 
Y a t-il  incompatibilité  entre  le  gouvernement  du  Pape  et  les  principes  libé- 
raux? Non,  a-t-il  répondu  dans  il  Pontefice  ed  il  Prikcipe,  et  chaque  fois  il  a 
eu  raison  de  ne  pas  craindre  de  signer  son  nom.  Le  Pape  a-t-il  fait  un  usage 
opportun  et  légitime  de  l’excommunication?  Non,  répond  l’écrit  anonyme  : 
DEI.LA  ScoMüNiCA,  uwertetizc  d'un  prete  cattolico.  Le  Pape  fera-t-il  bien  de 
quitter  Rome?  Non,  répond  l’écrit  pseudonyme  ; Obblioo  bel  Vescovo 
RoMANO  DI  RISIEDERE  in  RoMA  QÜAKTÜNQUE  METROPOLI  DEL  Regno  Italico,  jjer 
Ernesto  Filalete.  Enfin,  le  Pape  agira-t-il  sagement  en  abandonnant  son 
trône  au  roi  Victor-Emmanuel?  Oui,  répond,  cette  fois  en  latin,  comme  s’il 
convenait  à chaque  pas  de  prendre  un  voile  plus  épais,  la  brochure  : Pro 
Causa  Italica  ad  Episcopos  Catholicos,  auctore  presbytero  catholico.  Ainsi 
donc,  M.  l’abbé  Passaglia,  auteur  non  désavoué  de  ces  quatre  brochures, 
n’a  pas  seulement  laissé  échapper  de  son  cœur  ce  cri  de  douleur  et  d’an- 
goisse, il  suit  les  événements  pas  à pas,  il  est  le  théologien,  il  est  le  consul- 
teur  de  la  révolution  italienne,  il  se  charge  de  résoudre  un  â un  tous  les  cas 
de  conscience  de  l’ambition  piémonlaise.  A chaque  occasion  grave,  il  la 
confesse,  et  à chaque  confession  il  l’absout. 

A l’aide  de  quels  raisonnements?  Nous  l’avons  dit,  M.  l’abbé  Passaglia  est 
un  logicien  ; d’autres  gémissent,  il  raisonne  ; d’autres  hésitent,  il  conclut. 
Or  c’est  là  ce  qui  nous  rend  encore  plus  difficiles  à expliquer  ses  actes  et 
son  attitude.  Car  les  plus  indifférents  à la  cause  du  Pape  conviennent  du 
moins  que  le  Saint-Père  a pour  lui  la  logique,  le  droit,  la  justice,  la  con- 
science ; qu’en  un  mot,  si,  en  ce  monde,  la  raison  avait  toujours  raison, 
nous  aurions  cent  fois  raison.  Oui  ou  non,  est-il  juste  qu’un  souverain  puis- 
sant envahisse  en  pleine  paix  les  Étals  de  son  voisin  plus  faible?  Oui  ou  non 
est-il  juste  que  celui-ci  se  relire  et  cède  à la  force,  rompe  ses  serments, 
quitte  sa  couronne,  et  estime  heureux  et  prudent  de  partager  avec  son 
vainqueur  la  ville  sainte  que  ses  prédécesseurs  ont  pour  résidence  depuis 
l’an  42  après  Jésus-Christ?  Que  l’on  invoque  la  nécessité,  les  vicissitudes  de 
l’histoire,  des  fautes,  des  prétextes,  l’esprit  moderne,  le  caprice  des  peu- 
ples, l’intérêt  de  l’Italie,  tout  ce  qu’on  voudra;  mais  qu’on  ne  prétende  pas 
démontrer  que  cela  est  juste  et  que  cela  est  logique.  Ce  terrain  n’est  vrai- 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 


367 


ment  pas  tenable.  C’est  pourtant  celui  sur  lequel  M.  l’abbé  Passaglia  se 
campe  et  déploie  tout  le  bagage  de  sa  science  théologique  Raisonnons 
donc,  puisqu’il  veut  raisonner.  Voici  tout  le  résumé  de  sa  brochure  : 

Il  commence  par  établir  (p.  1-11),  à l’aide  de  saint  Paul,  de  saint  Alha- 
nase,  de  saint  Ambroise,  de  saint  Augustin,  de  saint  Justin,  de  Tertullien, 
de  Tliéophylacte,  de  Philippe,  qu’il  est  prêtre,  et  que,  comme  tel,  il  a le 
droit  d’avoir  son  avis  dans  l'Église.  Cela  n’est  pas  contesté. 

Puis  il  démontre,  par  des  textes  aussi  nombreux  et  vraiment  admirables 
(p.  1 1-18),  que  la  Papauté  a pour  but,  pour  mission,  de  foncier  l’unité  dans 
la  foi.  Or,  dit-il  (et  c’est  là  où  s’insinue  le  sophisme),  le  Saint-Siège,  les 
évêques,  le  clergé,  en  Italie,  ne  sont  pas  du  même  avis  que  la  nation;  donc 
l’unité  de  la  foi  est  en  péril,  donc  l’Église  manque  à sa  mission.  Eh  quoi! 
est-ce  la  faute  de  l’Église?  A-t-elle  commencé?  Qui  est  l’agresseur?  Qui  est 
la  victime  ? Est-ce  donc  sur  l’unité  de  la  foi  qu’il  y a désaccord,  ou  sur 
l’unité  de  l’Ilalie,  ce  qui  n’est  apparemment  pas  la  même  chose?  Suivent 
des  textes  multipliés  (p.  18-48),  pour  prouver  par  l’autorité  de  saint  Augus- 
tin, de  saint  Léon,  de  saint  Cyprien,  que  les  évêques  doivent  sauver  les 
âmes,  et  non  les  scandaliser,  réunir  le  troupeau,  et  non  le  disperser;  que 
l’évêque  des  évêques  a surtout  ce  devoir;  que  la  bonté,  la  condescendance, 
les  concessions,  ramènent  les  égarés,  etc.,  etc.  Cela  n’est  pas  contesté, 
mais  il  est  facile  d’aligner  des  textes  non  moins  nombreux  pour  prouver 
que  les  évêques  et  les  chrétiens  ne  doivent  pas  céder  à la  violence,  ni  faire 
le  plus  petit  mal  pour  le  plus  grand  bien,  ni  délaisser  la  justice,  le  droit, 
l’honneur.  Toutes  ces  règles  générales,  qu’on  peut  extraire  d’un  Diction- 
naire de  théologie  morale,  en  cherchant  aux  mots  : bonté,  fermeté,  douceur, 
caractère,  reviennent  à dire  : Il  faut  être  parfait,  ni  trop  dur  ni  trop  faible. 
Cela  ne  prouve  absolument  rien,  séparé  du  cas  particulier  qu’il  s’agit  d'ap- 
précier. Or,  oui  ou  non,  sont-ce  les  évêques  d'Italie  qui  ont  été  une  occasion 
de  scandale?  Devaient-ils  aller  au-devant  de  Garibaldi  ? Ou  bien  au-devant 
de  Cialdini?  Devaient-ils  refuser  leurs  prières  aux  soldats  de  Castelfidardo  ?' 
Les  réserver  à ceux  de  Calatafimi?  Le  Pape  devait-il  approuver  la  prise 
d’Ancône,  ou  celle  de  Gaëte? 

Mais  le  Pape  ne  s’est  pas  borné  à désapprouver,  il  a excommunié.  Or, 
selon  M.  l’abbé  Passaglia  (p.  48),  on  ne  doit  pas  excommunier  ceux  qui  ont 
tout  un  peuple  pour  complice,  et  l’excommunication  a pour  but  de  guérir  et 
non  de  brûler,  de  convertir  et  non  de  frapper.  Je  ne  rne  permets  pas  de 
m’innniscer  dans  cette  question  toute  spirituelle.  Cependant  deux  réflexions 
seront  ici  à leur  place.  On  n’a  pas  encore  attaqué  la  bonté  de  Pie  IX,  on  a 
entendu  ses  paroles.  Or  qui  ne  sait  que  son  cœur  et  ses  bras  demeurent  ou- 
verts à ceux  qu’il  censure?  qui  ne  sait  que,  dans  ses  allocutions  les  plus 
sévères,  il  a exprimé  de  toutes  les  façons  ce  sentiment  qui  domine  son  âme? 
En  second  lieu,  n’est-il  pas  plus  clément  d’excommunier  en  général  que  de 
désigner  quelques-uns  en  particulier?  Personne  n’est  flétri;  libre  à chacun 


068 


LES  ÉVÈNEMENTS  DU  MOIS. 

de  se  reconnaître  et  de  s’amender;  la  question  reste  entre  la  conscience 
avertie  et  le  jugement  secret  de  Dieu. 

Mais,  quoi  que  l’on  pense  sur  ce  point  dont  le  Saint-Siège,  on  en  convien- 
dra, est  le  maître  et  le  juge,  pourquoi  le  Pape,  pourquoi  les  évêques  ont-ils 
ainsi  résisté  à l’établissement  de  l’unité  italienne?  Pour  deux  raisons,  répond 
M.  Passaglia.: 

Cette  entreprise  est  injuste,  parce  qu’elle  s’accomplit  en  foulant  aux  pieds 
les  droits,  les  traités,  les  principes;  elle  est  impie,  parce  que  le  Saint-Père 
est  dépouillé  de  ses  États  et  menacé  dans  son  indépendance.  Or  il  appar- 
tient aux  évêques  plus  qu’à  personne  de  condamner  le  mal,  de  défendre  la 
justice,  de  protéger  la  liberté  de  l'Église  romaine  : « Ipsorum  maxime  est 
notare  flagitia,  justitiam  asserere  Ecclesiæque  imprimis  Romanæ  integram 
solutamque  libertatem  tueri.  » (P.  49.) 

Voilà  des  raisons  graves,  de  la  plus  extrême  gravité,  M.  Passaglia  en  con- 
vient. Voyons  comment  il  y répond  : 

Est-ce  que  l’Église  est  juge  des  frontières  des  princes,  elle  qui  ne  l’est  pas 
de  l’héritage  des  hommes?  Quis  vos  constituit  judicem  ? (P.  49-52.)  Elle  n’a 
pas  à s’occuper  de  Parme  ou  de  Modène,  sans  doute;  mais  elle  a à s’occuper 
d’Ancône  ou  de  Spolète,  de  sa  frontière  à elle.  Si  l’on  usurpait  le  bien  de 
M.  Passaglia,  souffrirait-il  que  l’usurpateur  lui  répondît  : Quis  vos  constituit 
judicem  ? Puis  l’Église  a essentiellement  à s’occuper  des  frontières  du  bien  et 
du  mal,  elle  est  chargée  de  les  garder;  dans  l’invasion,  elle  ne  voit  pas  le 
dommage,  mais  le  crime;  elle  ne  considère  pas  l’objet  pris,  mais  l’injustice  de 
le  prendre. 

Or  y a-t-il  eu,  oui  ou  non,  injustice  dans  les  invasions  du  Piémont? 

Distinguons,  répond  le  théologien,  serré  de  près,  et  réduit  à la  ressource 
suprême  de  la  subtilité  scolastique,  qui  est  de  passer  en  se  pliant  un  peu  en- 
tre les  deux  jambes  d’une  distinction.  On  peut  juger  la  question  (p.  53),  ad 
externam  normam,  c’est-à-dire  d’après  les  autorités  des  savants,  doctorum 
virorum  ; or  il  y en  a pour,  il  y en  a contre  le  Piémont  ; — ou  bien  ad  inter- 
nam normam,  c’est-à-dire  d’après  les  principes;  or  on  n’est  pas  fixé,  on 
n’est  pas  unanime  sur  les  droits  des  peuples,  des  gouvernements,  la  valeur 
des  plébiscites,  etc.  En  sorte  que  la  question  est  douteuse,  probable,  de  celles 
où  l’on  ne  peut  affirmer  qu’il  y ait  vraiment  justice,  ni  évidemment  injustice  : 
nec  liquida  injustum,  nec  perspicuejustum...  justitiam  injustitiamve  Italici 
regni  non  esse  nisi  probabilem.  (P.  55-56.) 

Dans  le  doute,  que  faire?  S’abstenir,  répond  le  bon  sens  et  aussi  saint 
Augustin. 

Oui,  continue  M.  l’abbé  Passaglia,  on  pourrait  s’abstenir,  s’il  n’y  avait  pas 
fait  accompli.  L’Italie  est  faite  et  même  reconnue.  De  qui  est  Peffigie  sur  les 
monnaies?  de  Victor-Emmanuel.  (P.  59.)  Rendez  à Victor-Emmanuel  ce  qui 
est  à Victor-Emmanuel.  Or,  Clément  V,  Jean  XXII,  Pie  II,  Sixte  IV,  Clé- 
ment XI,  Grégoire  XVI,  ont  écrit  que  l’Église  n’avait  pas  à se  mêler  des  dis- 


LES  EVENEMENTS  DU  MOIS. 


o69 


eussions  politiques,  et  devait  tenir  pour  valable  les  faits  accomplis,  et  c’est  ce 
qu’a  fait  saint  Augustin  à l’égard  du  comte  Boniface,  saint  Ambroise  à l’égard 
de  Maxime,  Grégoire  le  Grand  à l’égard  de  Pliocas,  exempla  episcoporum 
imitatione  dignissima.  (P.  55-64;.)  Les  évêques  suivraient  bien  ces  exemples, 
mais  ils  ne  peuvent  se  séparer  du  Pape. Or  le  Pape  a déclaré  qu’il  ne  céderait 
pas  ses  États,  et,  de  plus,  il  l’a  juré  en  montant  sur  le  trône;  enfin  il  ne  peut 
pas  céder  son  trône,  parce  que  ce  serait  perdre  son  indépendance. 

La  parole  d’un  pape,  le  serment  d’un  roi.  Dieu  pris  à témoin  par  son 
vicaire,  l’indépendance  du  Saint-Siège,  voilà  de  sérieux  obstacles.  Ils  n’ar- 
rêtent pas  M.  Passaglia. 

La  pai’ole  du  Pape,  en  ces  matières,  n’est  pas  infaillible;  donc  elle  n’est 
pas  incommutable,  il  peut  se  dédire.  Quant  à son  serment,  c’est  plus  grave; 
mais  quoi  ! un  serment  ne  saurait  être  vincuhim  iniquitatis;  on  n’a  pas  juré 
de  ne  pas  céder  à la  force,  la  foi  au  serment  est  vaincue  par  le  désir  d’un 
plus  grand  bien.  (P.  64-72.) 

Quant  à l’indépendance,  n’a-t-elle  pas  été  complète  pendant  sept  siècles, 
sans  pouvoir  temporel?  Sylvestre,  Clément,  Damase,  Léon,  furent-ils  sans 
indépendance?  La  tiare  ne  reçoit  de  la  couronne  aucune  force,  et  toute  la 
majesté  du  pontificat  vient  de  Dieu,  non  du  trône.  Qu’entend-on  par  la 
liberté  du  Pape?  Est-ce  son  jjouvoir  d’agir  ou  sa  facilité  d’agir?  Le  pouvoir 
de  Pie  E'’  dans  les  catacombes  était  aussi  grand  que  le  pouvoir  de  Pie  IX  sur 
le  trône.  Quant  à la  facilité,  le  sceptre  gêne  le  pontife,  saint  Bernard  l’a  dit, 
les  lois  de  défiance  l’entravent.  Plus  de  charge  étrangère  à celle  des  âmes, 
plus  de  barrières  légales,  l’Église  libre , sans  le  fardeau  de  la  royauté,  sans 
les  entraves  de  la  légalité,  voilà  ce  que  demandent  l’Italie,  les  âmes  et  le 
monde.  (P.  72-85.) 

On  voit,  par  ce  résumé  fidèle,  avec  quelle  aisance  M.  Passaglia,  passant  à 
travers  les  objections  et  les  réponses,  dénoue  toutes  les  objections,  adopte 
toutes  les  réponses,  oubliant  que  les  objections  reposent  sur  des  réalités,  les 
réponses  sur  des  hypothèses.  J’ai  analysé,  par  respect  pour  l'auteur,  ses 
arguments  : mais,  qu’il  me  permette  de  le  lui  dire  : cette  casuistique  d’école 
à coup  de  citations  et  de  distinctions  répugne,  on  ne  saurait  davantage,  à 
l’esprit  français.  11  fallait  aussi  demander  à Cialdini,  lorsqu’il  est  entré  dans 
les  Marches  ; « De  qui  est  l’effigie  sur  la  monnaie?  De  Pie  IX.  Donc  rendez 
à Pie  IX  ce  qui  est  à Pie  IX.  » Mais  ne  mêlons  pas  des  textes  de  l’Évangile  à 
ces  polémiques  et  n’amenons  pas  de  force  saint  Augustin  au  secours  da 
M.  Bicasoli.  Appelons  les  choses  par  leur  nom.  Une  injustice  est  une  injus- 
tice, une  parole  est  une  parole,  un  fait  est  un  fait,  une  hypothèse  n’est  rien. 
Que  M . Passaglia  me  dise  si  l’unité  italienne  est  un  pur  mouvement  natio- 
nal, ou  bien  un  produit  de  la  conquête  ou  de  la  force.  Là  où  il  me  montrera 
un  pur  mouvement  national,  je  serai  avec  lui  ; mais  là  où  je  verrai,  où  je 
vois  encore  la  conquête  et  l’usurpation,  je  m’écrierai  : « L’injustice  n’est 
pas  probable,  elle  est  certaine. 


370 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 

II  est  très-coanu  que  l’Église  respecte  les  faits  accomplis;  mais,  si  elle  n’y 
résiste  pas,  elle  ne  s’y  prêle  pas.  Or  on  lui  demande  d’y  consentir,  de  donner 
les  mains  à ce  qui  se  fait,  non  en  dehors  d’elle,  mais  contre  elle.  Il  est  très- 
évidentaussi  que  les  exemples  cités  par  le  théologien  nesont  pas,  bien  s’enfaut, 
tous  dignes  d’exemple.  Qui  nie  que  l’indépendance,  la  majesté,  l’autorité  du 
souverain  Pontife  ne  viennent  que  de  Dieu?  Mais  jusqu’à  ce  que  cette  fameuse 
liberté  tant  promise  soit  dans  les  lois,  et,  entendez-le  bien,  dans  les  lois  du 
monde  entier,  le  pouvoir  temporel,  avec  ses  inconvénients,  est  assurément 
un  soutien  del’indépendance  spirituelle,  bien  préférable  à un  vague  inconnu, 
à un  projet,  à une  parole  en  l’air,  placée  sur  les  lèvres  de  qui?  d’un  roi 
qui,  au  lendemain  de  cent  actes  de  violence,  supplie  qu’on  ait  confiance 
dans  sa  modération,  et  dit  à l’Église  ; « Faites  d’abord  tout  ce  que  je  veux, 
puis  vous  ferez  ensuite  ce  que  vous  voudrez,  sous  ma  protection.  » 

Ah  ! M.  Passaglia  conviendra  que  celle  indépendance  n’est  aussi  qu’une 
chose  probable,  qu’il  la  tourne  ou  qu’il  la  retourne  ad  externam  normam, 
sive  ad  internam. 

Mais  qu’est  toute  sa  thèse  elle-même,  qu’un  exercice  fatigant  de  probabi- 
lisme? N’est-il  pas  triste  et  plaisant  à la  fois  de  voir  les  farouches  libéraux, 
qui  ont  tant  de  fois  calomnié  les  jésuites,  la  casuistique,  la  scolastique,  s’en- 
richir avec  orgueil  des  subtilités  d’un  ancien  jésuite,  et  faire  un  si  gi^and 
bruit  d’une  dissertation  latine  dans  laquelle  Augustin  et  Cyprien  sont  char- 
gés de  démontrer  que,  quand  un  fait  est  accompli,  quand  une  entreprise  a 
réussi,  il  est  de  pieuses  raisons  de  s’y  accommoder,  d’accuser  d’être  l’au- 
teur de  tous  les  maux  celui  qui  en  souffre,  et  de  lui  persuader  que  céder  à 
la  force  et  sacrifier  à la  popularité,  c’est,  en  ce  bas  monde,  le  plus  sage 
parti? 

II  n’était  pas  besoin  de  l’appareil  d’une  science  si  rare  pour  nous  ap- 
prendre tout  cela.  Si  nous  voulons  adorer  le  succès,  nous  ne  manquons 
pas  d’exemples,  et  nous  n’avons  pas  besoin  d’arguments.  C’est  peine  per- 
due, et,  en  effet,  les  journaux  qui  vont  aux  quatre  coins  du  monde  bourrer 
leurs  armes  un  peu  épuisées  avec  la  brochure  de  M.  Passaglia,  ne  la  liront 
même  pas.  Mais  ils  répéteront  tous;  le  Moniteur  des  Communes , affiché  à la 
porte  des  mairies  ou  des  églises  de  toutes  les  communes  de  France,  redira 
partout  qu’un  des  prêtres  les  plus  érudits  de  l’Italie  a attaqué  le  Pape,  qu’on 
peut  bien  l’imiter,  et  lever,  après  lui  et  avec  lui,  la  main  contre  le  Saint- 
Siège,  dont  l'abbé  Passaglia  démontre  les  torts.  On  fera  de  ce  nom,  jusqu’ici 
tant  vanté,  un  trophée;  de  celte  plume,  consacrée  par  des  travaux  si  diffé- 
rents, une  flèche  empoisonnée.  Quel  résultat  aura  donc  atteint  M.  Passaglia? 
U aura  satisfait  des  hommes  tout  décidés  sans  lui,  il  aura  grossi  la  biblio- 
thèque du  probabilisme,  il  aura  peu  servi  l’Italie,  beaucoup  affligé  l’Église, 
aidé,  charmé  ses  ennemis,  il  aura  excité  la  douleur  et  provoqué  les  contra- 
dictions de  tous  les  catholiques,  contradictions  dont  il  sera,  j’aime  toujours 
à le  croire,  moins  désolé  que  de  certains  applaudissements. 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 


Ô7I 


II. 

Je  n’en  dirai  pas  autant  de  M.  de  Persigny.  Il  faut  croire  que  les  applau- 
dissements des  rédacteurs  du  Siècle  lui  sont  bien  agréables,  et  que  les  con- 
tradictions des  catholiques  lui  sont  bien  indifférentes,  car  il  est  difficile  de 
faire,  sans  motif,  plus  de  plaisir  aux  uns,  plus  de  peine  aux  autres,  qu’il  ne 
vient  de  le  faire,  par  sa  circulaire  aux  préfets  du  16  octobre  1861,  relative 
à la  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul  et  à la  Franc-maçonnerie. 

Qu’est-ce  donc  que  la  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul,  qui  excite  subite- 
ment de  si  furieuses  colères  et  des  alarmes  dont  nul  ne  se  doutait? 

C’est  en  1833  qu’a  été  fondée,  ou  plutôt  qu’a  commencé  d’exister  la  So- 
ciété de  Saint-Vincent  de  Paul;  à bien  dire,  elle  n’a  été  fondée  par  personne, 
caries  jeunes  gens  qui,  au  nombre  de  huit  ou  dix,  se  sont  réunis  alors  sous 
la  protection  du  plus  populaire  des  saints  français,  avec  la  volonté  de  faire 
la  charité  à quelques  pauvres  du  quartier  Latin,  ne  se  doutaient  pas  de  l’ac- 
croissement rapide  réservé  à leur  Société.  On  était  au  lendemain  d’attaques 
ardentes  contre  le  clergé,  moins  violentes  cependant  mais  plus  efficaces  sur 
l’opinion  et  sur  les  masses  que  les  attaques  qui  se  déchaînent  librement 
aujourd’hui.  On  était  à la  veille  des  lois  de  1834  contre  les  associations. 
Pourtant,  à mesure  que  la  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul  devint  plus  vaste 
et  plus  connue,  aucun  journal  n’eut  la  pensée  de  la  dénoncer,  aucun  mi- 
nistre n’eut  envie  de  la  frapper.  Les  mœurs  politiques,  l’esprit  libéral, 
étaient  fort  en  avant  des  lois;  on  ne  songeait  pas  à tourner  contre  les  bien- 
faiteurs des  pauvres  les  armes  préparées  contre  les  malfaiteurs  politiques. 
Après  dix  ans,  après  quinze  ans,  la  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul  avait 
publiquement  grandi  sans  obstacle  et  sans  abus.  Le  scrupule  de  ses  membres 
à éviter  la  politique  était  si  minutieux,  qu’ils  avaient  refusé  de  s’occuper  en 
aucune  manière  de  la  liberté  d’enseignement  et  des  pétitions  pour  la  liberté 
religieuse.  Mais,  quand  l’autorité  avait  réclamé  leur  concours  pour  secourir 
les  inondés,  ils  l’avaient  prodigué  ; quand  le  choléra  avait  sévi,  plusieurs 
d’entre  eux  avaient  mérité  la  croix  ; quand  la  famine  avait  désolé  l’Irlande, 
ils  avaient  provoqué  d’abondantes  souscriptions.  Après  1848,  le  gouverne- 
ment républicain  demanda  aux  membres  de  celte  Société,  de  porter  des  se- 
cours aux  ouvriers  sans  travail  ; ils  le  firent  avec  bonheur.  Plus  tard,  quand 
la  terrible  émeute  de  juin  ensanglata  Paris,  le  président  même  de  la  Société, 
blessé  grièvement  en  défendant  l’ordre,  fut  décoré  par  le  général  Gavaignac. 
Telle  était  l’estime  qui  entourait  cette  Société,  née  de  l’alliance  de  la  religion 
et  de  la  charité  à l’ombre  de  la  liberté  française,  que  des  réunions  formées  à 
l’étranger,  à Londres,  à Berlin,  à Genève,  à Madrid,  à Rome,  à New-York,  à 
Valparaiso,  et  jusqu’en  Australie,  demandèrent  à entrer  avec  elle  en  union  de 
prières  et  de  bonnes  œuvres.  Les  évêques  du  monde  entier  approuvèrent 
cette  floraison  de  la  charité  parmi  les  jeunes  gens,  le  Pape  la  bénit;  en  Es- 
pagne, le  gouvernement  l’autorisa;  en  Hollande,  le  roi  la  reconnut;  partout 


572 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 


ailleurs  elle  vécut  libre  et  tranquille,  et,  en  France,  elle  a traversé  trois  gou- 
vernements, deux  révolutions,  je  ne  sais  combien  de  surveillances,  contri- 
buant pour  une  large  part  à la  conservation  et  à la  diffusion  de  la  foi,  au 
soulagement  de  la  misère,  au  rapprochement  des  classes,  à la  pacification 
sociale.  « Les  révolutions  elles-mêmes,  » a dit  l’un  des  grands  bienfaiteurs 
de  cette  société,  le  P.  Lacordaire  , « les  révolutions,  qui  avaient  déraciné  tant 
((.d’autres  œuvres,  ont  respecté  celle-ci.  Le  parfum  sans  tache  de  la  charité  a 
((  écarté  d’elle  le  soupçon;  on  a cru  à sa  sincérité,  parce  qu’elle  était  sincère.» 

X quoi  donc  cette  Société  a-t-elle  dû  son  accroissement  et  son  caractère  ? 
A quatre  causes  principales  : 

La  première  est  la  bénédiction  visible  de  Dieu,  appelée  sur  cette  œuvre 
par  tous  les  pasteurs  de  l’Eglise.  Il  semble  que  cette  visite  régulière  et  res- 
pectueuse de  la  pauvreté  par  la  jeunesse,  pendant  trente  ans,  sur  presque 
tous  les  points  du  monde,  ait  mérité  un  regard  et  un  sourire  de  Dieu.  Quel- 
que chose  de  la  fécondité  toujours  renaissante  de  l’Église  catholique  s’est 
mêlé  aux  progrès  de  la  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul.  Vous  cherchez  là- 
dessous  la  main  de  la  politique;  nous,  nous  y voyons  le  doigt  de  Dieu. 

La  seconde  cause  de  ce  grand  accroissement,  c’est  Pesprit  français.  Tout 
ce  qui  naît  dans  ce  pays  « catholique  et  soldat  » se  signale  par  un  entrain,  un 
zèle,  un  besoin  d'union,  d’action,  de  progrès,  qui  sont  l’honneur  et  le  cachet 
de  notre  race.  Une  fois  la  jeunesse  française  lancée  sur  les  pas  de  la  misère, 
elle  ne  s’est  pas  arrêtée.  Dispersés,  on  s’est  écrit;  isolés,  on  a chei'ché  des 
confrères;  on  s’est  consulté,  excité,  imité,  les  uns  les  autres,  sur  les  meil- 
leurs moyens  de  fonder  ici  un  fourneau,  là  une  bibliothèque , ailleurs  un 
patronage  d’apprentis,  plus  loin  une  maison  de  vieillards  ; partout  on  s’est 
ingénié  pour  chasser,  abattre,  vaincre,  ces  redoutables  ennemis  des  hommes, 
l’ignorance,  le  dénûrnent,  le  vice,  l’impiété.  Ce  que  vous  redoutez,  cette 
vaste  émulation  à la  poursuite  d’un  même  but,  c’est  ce  que  j’admire,  c’est  ce 
qu’on  ne  voit  naître  qu’en  France. 

Cette  Société  me  paraît  encore  avoir  grandi,  parce  qu’elle  était  dans  le  vrai, 
dans  la  vraie  voie  de  la  charité.  La  charité  libre,  sur  laquelle  le  pauvre  ne 
peut  pas  compter  comme  sur  une  dette,  la  charité  à domicile,  qui  cause  un 
effort  à celui  qui  la  porte  et  n’inflige  ni  perte  de  temps,  ni  humiliation  à 
celui  qui  la  reçoit,  voilà,  de  l’avis  commun  des  chrétiens,  des  économistes 
et  des  gens  de  cœur,  voilà  la  meilleure  forme  de  l’assistance,  bien  préférable 
aux  enregistrements,  aux  distributions  à la  porte,  aux  crédits  budgéfaii'es 
de  la  bienfaisance  publique.  Enfin,  le  dernier  secret  du  progrès  et  de  l’es- 
prit de  cette  société,  c'est  son  organisation.  A mesure  que  les  membres  du 
premier  groupe  se  sont  dispersés,  ils  ont  continué  à s’adresser  à ceux  d’entre 
eux  qui  étaient  restés  à Paris,  et  ceux-ci  se  sont  ainsi  trouvés  à l’état  de 
conseillers  des  autres;  peu  à peu,  sans  qu’on  l’ait  voulu  d’abord,  ce  conseil 


• Notice  siu’  F.  Ozanam,  p.  33. 


373 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS, 

a été  le  fondateur  de  plusieurs  réunions,  le  devancier  et  le  guide  de  toutes. 
Jusqu’au  jour  où  le  Saint-Père  ayant  accordé  des  faveurs  spirituelles  aux 
Sociétés  qui  seraient  en  union  avec  la  Société  de  Paris,  le  conseil  général  est 
devenu  le  centre  de  toutes  les  conférences  anciennes  et  nouvelles.  Or  Dieu 
avait  permis  qu’il  fût  composé,  à l’origine,  d’hommes  de  toutes  les  opinions, 
tous  ayant  à cœur  d’éviter  les  exemples  de  Sociétés  anciennes  suspectes  de 
politique,  tous  convaincus  que  la  politique,  en  la  divisant,  en  la  dénaturant, 
tuerait  leur  œuvre,  tous  persuadés  aussi  que  la  foi  était  la  racine  de  la 
charité,  tous  attachés  à l’esprit  moderne  en  même  temps  qu’à  la  religion. 
Le  plus  connu  d’entre  ces  hommes  respectables,  qu’on  peut  nommer,  parce 
qu’il  est  mort,  et  parce  que  l’esprit  de  la  société  est  resté  personnifié  en  lui, 
c’était  Ozanam.  Animés  de  ces  craintes  et  de  ces  principes,  les  membres 
du  conseil  général  n’ont  pas  cessé  un  seul  jour,  par  des  correspondances 
multipliées,  dans  des  assemblées  publiques,  par  des  circulaires  imprimées, 
de  maintenir  la  ferveur  et  de  bannir  la  politique.  Si  la  Société  de  Saint- 
Vincent  de  Paul  a persévéré  dans  cet  esprit  primitif,  j’invoque  le  témoignage 
de  tous  ceux  qui  la  composent,  c’est  principalement  à ce  conseil  qu’elle  le  doit. 

Cela  est  si  vrai,  que  si  M.  le  ministre  de  l’intérieur  avait  la  patience  d’ou- 
vrir les  cartons  de  son  ministère,  il  verrait  que,  deux  ou  ti'ois  fois,  on  a si- 
gnalé comme  imprudentes  des  conférences  de  province,  le  conseil  supé- 
rieur jamais. 

C’est  avec  ces  renseignements  sous  la  main  qu’il  trouve  à propos  de 
déclarer  les  réunions  de  province  irréprochables,  et  le  conseil  supérieur 
suspect,  hypocrite,  infidèle,  presque  criminel.  Quels  motifs  le  poussent  donc 
à cette  sévérité? 

Des  raisons  politiques?  Il  n’y  en  a aucune . Est-il  un  fait,  un  acte,  un  mot,  une 
faute  qu’on  puisse  reprocher  à ce  conseil,  dont  on  ne  sait  pas  même  exac- 
tement le  nom,  le  conseil  général  (et  non  pas  sivpérieur)  de  la  Société  de 
Saint-Vincent  de  Paul?  Ni  le  ministre  de  l’intérieur  avec  ses  préfets,  ni  le 
ministre  de  la  justice  avec  ses  procureurs  généraux,  ni  le  préfet  de  police 
avec  ses  agents,  ne  pourraient  signaler  de  quoi  commencer  une  poursuite, 
de  quoi  motiver  une  crainte. 

Qu’est-il  donc  arrivé?  Depuis  trois  mois,  \e  Siècle,  la  Presse,  V Opinion 
nationale,  incpxieis  pour  la  Franc-maçonnerie,  dont  les  élections  bruyantes 
et  les  divisions  ridicules  avaient  attiré  l’attention,  ont  imaginé  de  la  couvrir 
en  attaquant  la  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul.  Manœuvre  odieuse , mais 
habile,  dans  un  pays  qui  aime  avant  tout  l’égalité,  dans  un  moment  où  les 
catholiques  ne  sont  pas  en  faveur.  Au  milieu  de  ce  débat,  le  ministre  inter- 
vient. Par  un  rapprochement  choquant,  qui  fait  rire  les  indifférents  et  gémir 
les  chrétiens,  il  place  sur  la  même  ligne  les  francs-maçons  et  les  membres 
de  Saint-Vincent  de  Paul. 

La  Franc-maçonnerie,  qui  écrit  en  chiffres,  qui  parle  par  signes,  qui  enve- 
loppe de  mystérieuses  initiations  xm  but  mystérieux,  qui  donne  à manger 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 


r>74 

à ses  membres  au  moins  autant  qu’à  ses  pauvres,  qui  ne  publie  pas  de 
comptes,  pas  de  rapports,  qui  n’admet  pas  d’étrangers  à ses  assemblées, 
qui  ne  peut  pas  se  mettre  d’accord  depuis  un  an  sur  le  choix  de  son  grand 
maître,  elle  est  déclarée  bienfaisante,  'publique,  fonctionnant  avec  calme, 
animée  d'un  excellent  esprit. 

La  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul  est  formée  d’hommes  étrangers  aux 
préoccupations  politiques,  appartenant  indistinctement  à totiles  les  opinions, 
comptant  parmi  eux  beaucoup  de  fonctionnaires  et  d’amis  dévoués  du  gou- 
vernement, poursuivant  avec  un  %èle  remarquable  un  but  qui  ne  saurait 
être  trop  loué. 

Voilà  qui  va  bien.  La  conséquence  devrait  être  la  liberté  des  deux  sociétés. 

Non,  non,  dans  la  Franc-maçonnerie,  V organisation  centrale  et  le  mode 
d’élection  réclameraient  quelques  modifications.  On  ne  les  impose  pas.  Il  est 
avantageux  de  reconnaître  V existence  de  cette  Société,  telle  qu’elle  est,  tout 
entière,  avec  ses  quatre  cent  soi.xante-dix  ateliers. 

Dans  la  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul,  qui  publie  ses  comptes,  ses  rap- 
ports, ses  fondations,  ses  œuvres  en  bon  français,  on  ne  comprend  pas  que 
la  charité  chrétienne  ait  besoin  pour  s’exercer  de  se  constituer  sous  la  for'me 
des  sociétés  secrètes.  On  comprend  que  la  loge  de  Marseille  dépende  du 
Grand-Orient  de  Paris  : on  ne  comprend  pas  que  des  hommes  bienfaisants 
à Bordeau.K  correspondent  avec  des  hommes  bienfaisants  à Paris. 

On  voudrait  que  l’élection  générale  fût  modifiée  dans  la  Société  philan- 
thropique : on  ne  s’explique  pas  pourquoi  le  conseil,  dans  la  Société  chré- 
tienne, n’est  pas  nommé  par  les  Sociétés  locales.  On  félicite  la  Société  phi- 
lanthropique de  se  montrer,  à part  sa  mission  de  bienfaisance,  animée  d’un 
patriotisme  qui  ne  fait  pas  défaut  dans  les  grandes  circonstances  : on  accuse 
la  Société  chrétienne  d’être  dirigée  vers  des  pensées  étrangères  à la  bienfai- 
sance. 

Entrant  dans  l’intérieur  de  cette  Société,  on  dit  que  les  membres  de  Bor- 
deaux sont  plus  en  état  que  le  conseil  de  Paris  de  savoir  à qui  distribuer  leurs 
aumônes  : or  le  conseil  de  Paris  ne  s’en  mêle  pas.  On  dit  que  les  comités 
provinciaux  dépouillent  les  sociétés  locales  du  droit  de  nommer  leurs  prési- 
dents : or  elles  les  nomment  sans  exception.  Enfin,  on  assure  que  le  conseil 
supérieur  s’arroge  le  droit  de  gouverner  les  réunions  locales  pour  en  faire 
une  sorte  dé  association  occulte  dont  il  étend  les  ramifications  au  delà  des 
froutières  de  la  France,  et  cpx  il  prélève  sur  les  conférences  un  budget  dont 
l’emploi  demeure  inconnu.  Or  l’association  est  publique;  le  budget,  qui 
s’élève  à quelques  milliers  de  francs,  n’est  pas  prélevé  sur  les  conférences; 
les  moins  pauvres  envoient  des  dons  volontaires  qui  servent  à aider  les  plus 
pauvres,  et  à publier  quelques  livres  estampillés  par  la  commission  du  col- 
portage ; l’emploi  du  budget  est  publié  chaque  année. 

C’est  assez  pour  montrer  qu’en  frappant  cette  Société,  dont  la  conduite  est 
si  pure  et  dont  la  direction  est  si  suspecte,  en  la  présentant,  tranchons  le 


375 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 

mot,  comme  un  ramassis  de  dupes  et  d’ambitieux,  d’innocents  et  d'hypo- 
crites, d’aveugles  et  de  factieux,  M.  le  ministre  de  l’intérieur  a été  mal  ren- 
seigné, mal  inspiré. 

Mais  quoi  ! dit-on,  il  ne  frappe  pas  la  Société,  il  la  fait  rentrer  dans  la  loi, 
en  la  soumettant  à la  nécessité  de  l’autorisation. 

Cela  n’est  pas  exact.  Si  la  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul  demandait 
tout  entière,  sous  sa  forme  vaste  et  collective,  à ôtï’e  autorisée,  comme  va 
l’être  la  Franc-maçonnerie,  cela  lui  serait  refusé.  Ordre  est  donné  aux  préfets 
de  dissoudre  le  conseil  supérieur  et  les  comités  provinciaux.  Ainsi,  telle 
qu’elle  est  avec  son  centre,  ses  règlements,  sa  communion  de  bonnes 
œuvres,  ses  relations,  la  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul  est  frappée  de 
mort,  elle  n’existe  plus. 

Seulement,  on  offre  aux  sociétés  locales  l’autorisation,  on  les  engage 
même  à demander  à être  représentées  auprès  du  gouvernement,  dont  on 
leur  Y>romot  les  faveurs.  Ainsi,  ou  autorisée  ou  dissoute;  ou  petite  Société 
locale,  ou  grande  Société  impériale,  voilà  l’alternative. 

El,  en  effet,  pourquoi  ces  réunions  refuseraient-elles  d’être  autorisées? 
Pourquoi  ne  le  sont-elles  pas  déjà?  N’est-ce  pas  un  signe  de  mauvais  vou- 
loir? 

Que  M.  de  Persigny  compulse  encore  ses  cartons,  et  il  verra  que  ce  n’est 
pas  la  Société  qui  a refusé  l’autorisation,  c’est  le  gouvernement  qui  a ré- 
pondu, depuis  vingt  ans,  toutes  les  fois  que  les  préfets  l’ont  consulté  sur 
des  demandes  d’autorisation  : « N’autorisez  pas,  ne  dissolvez  pas,  toléi’ez.  » 

Or  la  Société  ne  demandait  pas  autre  chose,  ne  voulant  pas  faire  de  poli- 
tique contre  l’Empereur,  mais  ne  voulant  pas  plus  en  faire  pour  l’Empereur, 
entendant  n’en  faire  pour  personne,  et  préférant  une  liberté  précaire,  dont 
elle  avait  la  conscience  de  ne  pas  abuser,  à toutes  les  estampilles  adminis- 
tratives, se  figurant  d’ailleurs  que  la  liberté  de  la  charité  était  de  plus  en 
plus  un  progrès  acquis  parle  respect  public  sur  la  sévérité  .surannée  des  lois. 

Cette  situation  est  détruite.  Un  simple  arrêté,  sans  tant  de  compliments, 
ainsi  conçu  : La  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul  est  dissoute;  chacune  des 
réunions  qui  la  composent  cessera  d'exister,  si  elle  n'obtient  pas  du  préfet 
une  autorisation,  comme  œuvre  purement  locale,  aurait  plus  nettement  que 
la  circulaire  de  M.  de  Persigny  montré  le  résultat  qu’il  veut  atteindre. 

Quel  bien  espêre-t-il  de  ce  résultat?  Acquérir  des  sympathies  au  gouver- 
nement? Du  côté  chrétien,  cela  n’est  pas  probable.  L'Ami  de  la  religion,  le 
Monde,  V Union,  tous  les  journaux  catholiques  protestent  fortement.  On 
aurait  dû  se  rappeler  le  mot  de  Royer-Collard  : « 11  ne  faut  pas  persécuter 
les  honnêtes  gens  pour  les  opinions  qu’ils  n’ont  pas;  on  les  leur  donne.  » 
De  l’autre  côté,  qu’obtient-on?  Le  Constitutionnel,  le  Pays,  sont  satisfaits; 
mais  ils  l’étaient  déjà,  ils  le  sont  toujours.  Le  Siècle  et  la  Presse  le  sont 
aussi;  est-ce  donc  à eux  qu’on  tient  à plaire? 

L'Opinion  nationale  n’est  pas  encore  contente.  Elle  est  habile,  elle  ne  se 


376 


LES  ÉVÈNEMENTS  DU  MOIS. 


paye  que  de  résultats  positifs.  Nous  autres  catholiques,  bonnes  gens,  de 
courte  vue,  aussitôt  qu’on  nous  dit  quelques  bonnes  paroles,  nous  voilà 
pâmés  d’aise  ; qu’on  nous  donne  une  cloche  ou  une  chasuble,  nous  sommes 
sédviits;  très-changés  d’ailleurs  en  cela  depuis  quelques  années,  car  de 
quelles  réclamations  n’avons-nous  pas  poursuivi  le  gouvernement  sous 
lequel  la  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul  est  née!  de  quelles  acclamations 
n’avons-nous  pas  entouré  celui  sous  lequel  elle  expire!  Pendant  le  temps  où 
nous  étions  flattés  et  flatteurs,  nous  n’avons  pas  demandé  le  plus  petit  décret, 
pas  la  moindre  garantie.  Mais  V Opinion  nationale  n’est  pas  si  innocente;  il 
lui  faut  des  bénéfices  nets;  la  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul  n’est  pas 
encore  assez  morte  pour  elle,  et  il  en  reste  d’autres. 

Piendons  justice  au  Temps,  aux  Débats,  et  surtout  au  Courrier  du  Dimanche, 
qui  a publié  deux  articles  si  franchement  libéraux  de  M.  Eugène  Pelletan. 
Ces  journaux  ont  appris  la  liberté  à la  même  école  que  M.  de  Persigny,  en 
Angleterre;  ils  ont  mieux  profité  de  la  leçon,  car  ils  s’étonnent  qu’un  gouver- 
nement fort  se  croie  menacé  parce  qu’une  Société  qui  donne  du  bouillon 
aux  pauvres  n’est  pas  autorisée,  et  rassuré  parce  qu’elle  l’est.  Ils  s’affligent, 
parce  qu’une  forme  innocente  de  la  liberté  tombe  encore  devant  notre  sys- 
tème de  centralisation  démesurée. 

M.  le  ministre  a donc  pour  lui  ses  serviteurs  et  de  tristes  auxiliaires;  il  a 
contre  lui  les  libéraux  sincères  et  tous  les  chrétiens,  sans  parler  des  pauvres 
gens. 

Comment  les  évêques,  les  prêtres,  les  chrétiens,  les  chrétiennes,  déjà  si 
affligés,  ne  se  sentiraient-ils  pas  de  nouveau  contristés,  que  dis-je,  blessés 
dans  leur  honneur,  en  entendant  calomnier  publiquement  des  hommes  irré- 
prochables; en  voyant  préférer  une  Société  généralement  hostile  à l’Église 
à une  Société  qu’elle  a bénie  cent  fois;  en  constatant  que  l’on  ne  sait  pas 
encore,  en  France,  supposer  que  dix  personnes  se  réunissent  au  nom  de 
Dieu  sans  croire  qu’elles  conspirent;  en  se  demandant  enfin  si  l’on  va  conti- 
nuer dans  cette  voie,  si  l’on  veut  menacer  toutes  les  autres  associations  reli- 
gieuses, et  cela  par  mesure  administrative,  sans  enquête,  sans  avis,  sans 
débat  contradictoire,  sans  jugement  l’égulier,  sans  défense?  Si  ces  Sociétés 
font  du  bien,  laissez-les  vivre  libres;  si  elles  font  du  mal,  prouvez-le.  On 
va  dire  que  nous  sommes  des  hommes  de  parti  parce  que  nous  tenons  ce 
langage  : des  hommes  départi  se  réjouiraient  d’une  faute  que  nous  ne  savons 
que  déplorer. 

Le  Secrétaire  de  la  rédaction  : P.  Doühaire. 

L'im  des  Gérants  : CHARLES  DOUNIOL. 


PARIS.  3MP.  SIKON  RAÇON  ET  COMP.,  RUE  d’eRFüRTH,  1. 


DÉCRET  DU  24  NOVEMBRE  1860 


ET  LA  LETTRE  IMPÉRIALE  DU  14  NOVEMBRE  1861 . 


Voici  un  an  qu’à  pareil  jour  un  décret  mémorable  rouvrait  pour 
la  France  les  sources  de  la  vie  politique  et  provoquait  la  nation  à re- 
prendre dans  la  conduite  de  ses  propres  affaires  la  part  qu’elle  avait 
abdiquée  sous  le  coup  d’une  crise  imminente.  A l’heure  même  où  la 
représentation  nationale  recevait  mission  d’exprimer  sans  réserve 
toute  sa  pensée  dans  le  débat  solennel  d’une  adresse,  une  circulaire 
ministérielle  rappelait  à l’administration  départementale  le  respect 
dû  aux  hommes  honorables  rejetés  dans  la  retraite  par  les  évén^ 
ments,  sans  s’y  désintéresser  des  destinées  de  leur  pays.  Des  mesures 
inspirées  par  le  même  esprit  laissaient  attendre  à la  presse  une  situa- 
tion moins  précaire,  et  l’appelaient  à l’examen  le  plus  assidu  de  tous 
les  actes  du  gouvernement,  en  ne  posant  pour  limite  au  vaste  champ 
de  ses  investigations  que  le  respect  du  principe  sur  lequel  s’est 
élevé  l’Empire.  Quelques  semaines  plus  tard,  la  parole  émue  des 
Chambres  faisait  courir  un  frisson  de  vie  dans  les  âmes  gla  cées  par 
dix  années  de  silence;  enfin  l’effet  des  premiers  débats  parlementaires 
était  si  puissant  sur  l’opinion  et  sur  le  pouvoir,  qu’au  dedans  le  Corps 
législatif  obtenait,  comme  par  droit  de  conquête,  l’engagement  de  re- 
venir au  vote  du  budget  par  chapitre,  qu’au  deliors  il  arrachait  à la 
révolution  italienne  des  perspectives  qui,  jusqu’à  la  veille  de  la  réunion 
des  Chambres  françaises,  n’avaient  semblé  téméraires  à personne. 

Bien  des  ombres  sont  venues  obscurcir  l’horizon  ouvert  par  les 

Tî  SÉR.  T.  XIX  (lV®  de  LA  COLLKCT.)  3®  LIVRAISON.  25  NOVEMBRE  1861.  26 


378 


LE  DÉCRET 


actes  de  1860  devant  la  pensée  publique.  La  session  n’était  pas  encore 
close  qu’un  éloquent  organe  du  gouvernement,  déclarant  les  institu- 
tions conslitutionelles  de  la  France  définitivement  fixées,  s’attachait 
à décourager  de  toutes  les  espérances  d’avenir  exprimées  par  l’Em- 
pereur lui-même  à l’inauguration  des  pouvoirs  nouveaux  espé- 
rances confirmées  par  de  mystérieux  commentaires,  à la  façon  des 
promesses  cacliées  au  fond  de  la  loi  mosaïque  pour  laisser  entrevoir 
l’avénement  de  la  loi  nouvelle.  L’administration  départementale  don- 
nait, d’un  autre  côté,  lors  de  l’élection  des  conseils  généraux,  la 
plus  étrange  application  aux  mesures  de  haute  convenance  recom- 
mandées par  M.  le  ministre  de  l’intérieur  ; enfin,  le  système  des  aver- 
tissements, qu’on  croyait  appartenir  désormais  à l’archéologie  ad- 
ministrative, revenait  tout  à coup  humilier  la  dignité  des  écrivains; 
et  MM.  les  préfets,  qui  avaient  naguère  protégé  avec  tant  d’éclat  le 
guano  et  le  coiffeur  Jasmin,  semblèrent  reprendre  la  vieille  habitude 
de  couvrir  leurs  actes  et  leurs  personnes  de  l’inviolabilité  départie  à 
la  dynastie  impériale. 

Nous  en  étions  là  voici  quinze  jours  ; et  au  lendemain  des  tristes 
mesures  qui  venaient  frapper  au  cœur  la  plus  sainte  des  libertés  hu- 
maines, celle  de  la  charité,  le  terrain  paraissait  appartenir  aux 
influences  répressives,  lorsque  la  lettre  de  l’Empereur  au  minis- 
tre d’État,  et  la  renonciation  absolue  du  chef  de  l’État  à un  droit  qui 
sous  le  régime  constitutionnel  appartient  à tous  les  princes,  sont 
venues  marquer  un  pas  aussi  hardi  qu’imprévu  dans  la  voie  des  ré- 
formes en  signalant  un  retour  vers  les  garanties  si  longtemps  insultées. 

C’est  ainsi  que,  aussitôt  après  les  actes  de  1860,  deux  courants  très- 
divers  se  sont  heurtés  l’un  contre  l’autre,  à ce  point  qu’on  n’éprou- 
verait aucun  embarras  pour  signaler  jour  par  jour,  dans  la  sphère 
administrative  et  diplomatique,  l’action  simultanée  de  la  main  droite 
et  delà  main  gauche  du  pouvoir.  Toutefois  nous  étions,  mêrtie  avant  la 
lettre  du  14  de  ce  mois,  sans  appréhension  sérieuse  pour  les  conquêtes 
du  24  novembre  dernier,  et  nous  demeurons  en  ce  moment  plus  per- 
suadé que  jamais  que,  lorsque  par  des  raisons  entre  lesquelles  son 
propre  intérêt  tient  légitimement  la  première  place , un  pouvoir 
jusqu’alors  sans  contrôle  s’engage  à donner  aux  grands  corps  de  l’État 
une  participation  directe  au  gouvernement,  lorsqu’il  a spontanément 
restreint  la  .sphère  de  son  action  personnelle,  afin  d’augmenter  sa 
force  morale,  il  a fait  un  acte  dont  il  ne  lui  est  plus  loisible  de  limiter 
à son  gré  les  conséquences. 

Si  mal  défini  que  puisse  être,  en  effet,  le  mode  nouveau  de  cette 
participation,  l’intervention  constitutionnelle  des  Chambres  conduit 

* Disscours  d’ouverture  de  la  session  législative  du  t5  février  t855. 


DU  24  NOVEMBRE  4860. 


379 


lorccnient  à substituer  à Tunité  d’impulsion  la  condition  du  bon  ac- 
cord, à la  soudaineté  des  résolutions  personnelles  la  temporisation 
provoquée  par  les  débats  de  pouvoirs  divisés.  Aurait-on  conservé  le 
droit,  qu’on  aurait  perdu  la  puissance  de  gouverner  seul,  et  qu’on 
demeurerait  placé  dans  l’alternative  ou  de  retirer  ses  concessions 
ou  de  les  compléter  par  leurs  conséquences.  De  toutes  les  diffi- 
cultés, la  plus  grande  certainement  serait  aujourd’hui  de  maintenir 
eh  l’air,  sans  en  poser  le  faite,  l’édifice  dont  on  a jeté  les  premières 
bases  et  auquel  on  vient  d’ajouter  si  soudainement  une  seconde 
assise.  Je  voudrais  donc  donner  confiance  aux  amis  de  la  liberté  en 
remontant  jusqu’aux  motifs  véritables  du  décret  du  24  novembre  ; 
je  voudrais  de  plus  l’étudier  dans  ses  conséquences  logiques  après 
en  avoir  pénétré  le  principe. 

Sans  médire  de  la  constitution  de  i 852,  l’on  peut  penser  que  si,  du- 
rant la  période  décennale  qu’elle  vient  de  traverser,  elle  n’a  rencontré 
devant  elle  aucune  sorte  de  résistance,  celte  heureuse  fortune  résulte 
moins  de  ses  propres  mérites  que  de  la  disposition  générale  de  l’es- 
prit public  au  lendemain  du  2 décembre.  Si,  au  milieu  des  terreurs 
universelles  provoquées  par  celte  sorte  de  rendez-vous  à jour  fixe 
qu’avaient  pris  les  plus  sauvages  passions,  terreurs  qui  avaient  assuré 
d’avance  le  succès  d’un  coup  d’État  plus  périlleux  à préparer  que 
difficile  à accomplir,  le  prince  président  de  la  République  avait  pro- 
clamé une  autre  constitution  que  celle  qui  nous  régit,  je  suis  porté  à 
croire  que  cette  loi  fondamentale  n’aurait  pas  eu  des  destinées  bien 
sensiblement  différentes. 

Il  en  a été  a peu  près  de  notre  constitution  comme  de  celle  de  l’an 
YIII,  qui  lui  a servi  de  modèle,  et  qui  fut  comme  elle  pour  peu  de  chose 
dans  les  œuvres  accomplies  pendant  les  quinze  années  de  sa  durée 
nominale.  Ayant  en  1799  la  lassitude  de  l’anarchie  comme  elle  en 
eut  l’effroi  en  1852,  la  France  remit  alors  aux  mains  d’un  grand 
homme  le  fardeau  de  ses  destinées,  sous  lequel  elle  fléchissait.  Si  le 
premier  consul  accomplit  une  série  de  miracles  dans  la  guerre  et 
dans  la  paix,  ce  fut  sans  rien  emprunter  ni  pour  sa  gloire  ni  pour 
sa  puissance  à la  creuse  métaphysique  de  son  collègue  Sieyès,  dont  il 
accepta  l’obscure  conception  avec  la  fière  indifférence  d’un  demi-dieu 
assuré  de  faire  toujours  parler  à son  gré  l’oracle. 

C’est,  en  effet,  calomnier  l’esprit  excessif  mais  droit  de  Napoléon, 
que  de  présenter  comme  son  œuvre  personnelle  ce  dédale  d’institu- 
tions incohérentes  pour  lesquelles  on  est  venu  nous  demander  une 
admiration  posthume.  Jamais  ce  grand  esprit  n’aurait  conçu  la  pensée 
d'un  Sénat  que  la  nature  môme  de  ses  attributions  rendait  forcément 
dans  l’avenir  ou  factieux  ou  servile;  jamais  il  n’aurait  imaginé  un 


380 


LE  DÉCRET 


Tribunal  bavard,  discourant  sans  aucun  pouvoir  effectif  en  face  d’un 
Corps  législatif  muet.  Si  Napoléon  ne  fit  porter  les  traits  de  sa  verve 
pittoresque  que  sur  le  grand  électeur,  installé  d'abord  par  Sieyès  au 
sommet  de  sa  pyramide,  c’est  qu’à  vrai  dire  il  ne  prenait  dans  tout 
cela  rien  au  sérieux  que  lui-même.  Le  mécanisme|politique  de  l’an  VIII, 
sorti  du  cerveau  d’un  métaphysicien,  eut  si  peu  le  caractère  d’une 
constitution  nationale,  comme  on  voudrait  le  laisser  croire,  que  le 
pays  le  vit  disparaître  pièce  à pièce  durant  l’Empire  avec  la  plus  par- 
faite indifférence,  et  que  le  seul  de  ces  corps  étiolés  qui  vécut  jusqu’à 
la  catastrophe  pour  élever  sa  honte  plus  haut  encore  que  nos  mal- 
heurs, revêtit  et  conserva  toujours  aux  yeux  de  la  France  le  caractère 
d’une  machine  à haute  pression  chargée  d’exprimer  les  forces  vives 
de  la  nation  pour  les  mettre  au  service  de  gigantesques  folies.  Napo- 
léon envisagea  l’œuvre  de  son  collègue  du  même  œil  que  la  France, 
prenant  comme  un  instrument  de  domination  ce  qu’il  convenait  à 
celle-ci  d’accepter  comme  un  moyen  de  repos. 

L’on  doit  donc  fort  bien  comprendre  que  lorsque  la  nation,  lasse 
d’un  régime  qui  n’avait  su  ni  la  protéger  contre  les  derniers  excès  du 
despotisme  militaire,  ni  défendre  le  pouvoir  lui-même  contre  le  péril 
de  ses  propres  entraînements,  reprit  le  cours  interrompu  des  géné- 
reuses aspirations  de  1789,  elle  ait  réjeté  dans  un  oubli  profond  et  les 
lois  de  l’an  VIII,  qui  n’avaient  pu  la  défendre  contre  le  pouvoir  ab- 
solu, et  celles  de  1791,  qui  l’avaient  encore  moins  défendue  contre 
l’anarchie.  L’on  comprend  également  que,  n’ayant  à faire  aucun  em- 
prunt à l’ancien  régime,  amas  confus  de  précédents  contradictoires, 
la  charte  de  1814,  sans  cesser  d’être  parfaitement  nationale,  ait  pro- 
clamé sur  la  division  et  la  responsabilité  des  pouvoirs  certains  prin- 
cipes d’expérience  et  de  bon  sens  qui  sont  si  peu,  quoiqu’on  veuille 
bien  le  dire,  l’apanage  particulier  de  l’Angleterre,  que,  consacrés 
aujourd’hui  à Vienne  comme  à Madrid,  à Berlin  comme  à Lisbonne, 
ils  sont  en  voie  de  passer  dans  le  droit  public  universel. 

La  constitution  du  14  janvier  1852  ressemble  heureusement 
beaucoup  moins  qu’elle  n’en  a la  prétention  à cette  loi  organique  de 
l’an  VIII,  que  son  préambule  attribue  fort  à tort  au  génie  de  Napo- 
léon, et  qu’  il  qualifie  d’œuvre  nationale,  malgré  le  peu  de  place 
qu’elle  occupait,  jusqu’en  1852,  dans  les  souvenirs  de  la  nation. 
Quoique  cette  constitution  ait  été  rédigée  au  lendemain  d’une 
grande  crise  et  dans  une  défaillance  momentanée  du  sentiment  pu- 
blic, l’on  y rencontre  partout  la  preuve  qu’un  demi-siècle  de  liberté 
n’a  pas  passé  vainement  sur  la  France.  Sans  ressusciter  ces  listes  ri- 
dicules de  notabilités  écrémées  par  un  Sénat  servile,  elle  établit,  en 
effet,  en  face  du  pouvoir  impérial,  une  Chambre  directement  élue, 
comme  ce  pouvoir  lui-même,  par  le  suffrage  universel  ; ajoutons 


DU  ‘24  NOVEMBRE  1860. 


38 1 

qu'en  investissant  cette  Chambre  du  droit  de  voter,  après  discussion 
publique,  les  lois  et  l’impôt,  elle  a implicitement  admis,  dans  la  me- 
sure où  il  conviendra  à la  représentation  nationale  de  le  faire  préva- 
loir, celui  d’intervenir  dans  la  conduite  de  toutes  les  affaires  et  d’en 
contrôler  souverainement  et  les  agents  et  la  direction.  Le  point  par 
lequel  cette  constitution  se  confondait  surtout  avec  celle  de  l’an  VllI 
jusqu’au  décret  du  24  novembre,  c’est  que  le  cercle  rigoureux  dans 
lequel  se  trouvaient  enlacées  les  délibérations  parlementaires  ne 
permettait  aucun  débat  efficace  sur  les  intérêts  généraux  du  pays, 
puisque  le  Corps  législatif,  privé  de  la  faculté  de  provoquer  des  ex- 
plications opportunes,  de  révéler  ses  craintes  ou  de  manifester  ses 
répugnances,  n’exerçait  son  veto  financier  qu’en  face  de  résolutions 
arrêtées  et  de  faits  irrévocablement  accomplis. 

Cette  stérile  loquacité  dépensée  en  présence  d’un  gouvernement 
investi,  et  usant  fort  du  droit  de  se  taire,  par  où  les  députés  de  1852 
se  rapprochaient  des  tribuns  de  l’an  VllI,  et  par  où  les  sénateurs  du 
second  Empire  rappelaient  tant  ceux  du  premier,  fut  pourtant,  entre 
toutes  les^  innovations  accomplies  au  lendemain  du  2 décembre, 
celle  qu’accueillit  une  certaine  presse  avec  l’enthousiasme  le  plus 
lyrique.  Les  Chambres  allaient  enfin  travailler  aux  affaires  du  pays, 
dont  elles  ne  s’étaient  nullement  occupées  durant  les  trente  années  du 
règne  des  avocats  ; une  haute  sollicitude  les  rendait  à l’étude  des  inté- 
rêts pratiques  en  les  arrachant  au  champ  de  cette  politique  euro- 
péenne, qu’elles  étaient  si  mal  jplacées  pour  connaître  ; inspirée  dés- 
ormais par  une  seule  pensée,  qui  passerait  avec  la  rapidité  delà  foudre 
de  la  conception  à un  accomplissement  simultané,  la  diplomatie  fran- 
çaise allait  unir  l’énergie  de  Richelieu  à la  souplesse  de  Mazarin  ; en 
supprimant  surtout  ces  discussions  d’adresse,  odieux  et  stérile  pugilat, 
la  prévoyance  du  gouvernement  avait  préparé  pour  la  France  l’ère  de 
toutes  les  grandeurs  et  de  toutes  les  prospérités;  l’on  moissonnerait 
la  gloire  sans  qu’il  fût  nécessaire  de  la  semer  dans  le  sang  et  dans  les 
larmes;  les  plus  gigantesques  entreprises  seraient  des  jeux  d’enfants 
pour  un  peuple  assuré  pour  jamais  contre  la  banqueroute  comme  une 
maison  contre  l’incendie  : tel  était  l’encens  qui  brûlait  dans  les  cas- 
solettes officielles  jusqu’au  23  novembre  1860  au  soir. 

Le  lendemain,  par  un  motu  proprio  qui  fit  mettre  au  pilon  plus  d’un 
article  composé  la  veille,  l’Empereur  prescrivait  au  Sénat  et  au  Corps 
législatif  d’ouvrir  chaque  année  leur  session  par  une  adresse;  et,  afin 
que  rien  ne  manquât  à cette  réhabilitation  soudaine  d’un  passé  si 
longtemps  maudit,  il  décidait  que  cette  adresse  serait  discutée  en 
présence  de  commissaires  reprenant  le  nom  de  ministres,  et  siégeant 
au  conseil,  « qui  donneraient  aux  Chambres  toutes  les  explications 


382 


LE  DÉCRET 


nécessaires  sur  la  politique  intérieure  et  extérieure  de  l’empire ^)> 
L’Empereur  ne  pouvait  cire  accusé,  en  étendant  ainsi  les  droits 
des  Chambres,  d’avoir  cédé  à leurs  sollicitations  trop  pressantes,  leur 
attitude  ne  laissant  pas  même  naître  un  pareil  soupçon.  Ces  corps 
ne  paraissaient  pas,  en  effet,  se  trouver  mal  à l’aise  dans  les  limbes 
politiques  où,  depuis  neuf  ans,  ne  pénétrait  pas  plus  le  regret  que 
l’espérance;  et,  s’ils  avaient  emprunté  au  régime  parlementaire  ses 
palais,  ses  banquettes  et  ses  huissiers,  ils  n’avaient  jamais  fait  mine 
d’aspirer  à lui  emprunter  ni  la  tribune  des  orateurs  ni  celle  des  jour- 
nalistes. Le  Corps  législatif  avait  passé  d’un  front  toujours  serein  de 
la  paix  à la  guerre  et  de  la  guerre  à la  paix,  de  la  lutte  contre  la  Rus- 
sie, entreprise  pour  maintenir  les  traités,  à la  lutte  contre  l’Autriche, 
entreprise  pour  les  renverser,  sans  témoigner,  même  en  présence  de 
la  brûlante  question  d’Italie,  plus  de  résistance  qu’il  n’en  avait  fallu 
pour  faire  ressortir  la  plénitude  de  son  dévouement.  Le  Sénat  n’avait 
pas  vécu  d’une  vie  moins  tranquille.  S’il  s’était  vu  gourmandé  par  le 
pouvoir,  c’était  pour  avoir  fait  un  usage  trop  discret  de  ses  préroga- 
tives, ne  s’étant  trouvé  jusqu’alors  dans  le  cas  de  défendre  les  insti- 
tutions dont  l’article  25  de  la  constitution  lui  commet  la  garde,  qu’en 
s’opposant  à la  promulgation  d’un  projet  de  loi  relatif  à une  imposi- 
tion sur  les  voitures.  Le  Luxembourg  était  assurément  le  lieu  du 
monde  où  l’on  songeait  le  moins  à réunir  des  matériaux  pour  préparer 
le  couronnement  de  l’édifice. 

En  1860,  les  corps  constitués  n’exerçaient  donc  aucune  sorte  de 
pression  sur  le  pouvoir  afin  de  le  contraindre  à étendre  le  champ 
d’une  action  qu’ils  ne  semblaient  pas  trouver  restreint.  Les  profes- 
sions libérales,  accoutumées  durant  si  longtemps  à s’associer  aux 
destinées  politiques  du  pays  par  le  mouvement  quotidien  de  la  pen- 
sée, souffraient  sans  doute  dans  leurs  instincts  refoulés  ; mais  les 
événements  avaient  tellement  amoindri  leur  influence,  qu’elles  n’é- 
taient point  en  mesure  de  hâter  le  moment  où  le  gouvernement  im- 
périal estimerait  convenable  de  procéder  à l’extension  des  libertés 
publiques.  Les  masses  enfin  ne  soupçonnaient  pas,  du  moins  quand 
la  récolte  était  bonne,  qu’il  pût  manquer  quelque  chose  à la  France. 
Lors  de  la  promulgation  si  imprévue  du  décret  du  24  novembre,  le 
pouvoir  a donc  joui  de  la  plus  entière  liberté.  C’est  l’acte  le  plus  spon- 
tané qu’aucun  gouvernement  ait  peut-être  jamais  fait,  et  rien  ne 
viendra  dans  l’histoire  diminuer  pour  lui  ni  l’honneur  ni  la  responsa- 
bilité de  cette  grande  mesure.  Par  quel  molif  a-t-elle  été  inspirée? 
C’est  ce  que  je  me  crois  le  droit  de  rechercher  et  de  dire  avec  la 
plus  entière  liberté. 


^ Décret  du  24  novembre,  art*  U. 


DU  24  NOVEMBRE  1860. 


385 


Il  est  une  observation  qui  ne  saurait  manquer  de  frapper  les  es- 
prits politiques  ; c’est  qu’en  agissant  par  sa  seule  initiative,  et  dans 
l’intérêt  sans  doute  très-réfléchi  de  son  propre  avenir,  l’Empire  a 
commencé  la  restauration  des  garanties  constitutionnelles  par  le  ré- 
tablissement de  ces  discussions  d’adresse,  contre  lesquelles  s’était 
si  longtemps  déployée  la  verve  ironique  d’écrivains  qui  ne  se  croyaient 
pas  appelés  à recevoir  un  démenti  tombé  d’aussi  haut.  En  substituant 
ainsi,  dans  une  situation  extérieure  des  plus  graves,  la  pensée  de  la 
France  à sa  pensée  personnelle,  en  laissant  sortir  la  parole  captive  du 
sépulcre  aux  portes  duquel  veillaient  tant  de  centurions  endormis, 
le  pouvoir  a fait,  je  crois,  une  chose  habile  autant  qu’opportune,  en- 
core que  cette  habileté  n’ait  pas  frappé  la  foule  de  ses  conseillers,  et 
que  le  public  ne  se  soit  pas  rendu  compte  des  motifs  véritables  sous 
l’influence  desquels  il  avait  agi. 

Quelle  était  en  effet , en  Europe,  aux  derniers  mois  de  l’année 
1860,  la  situation  du  gouvernement  français? La  question  d’Italie,  dont 
la  direction  lui  avait  échappé,  puisqu’elle  laissait  déjà  pressentir  un 
résultat  contraire  aux  premières  prévisions,  semblait  toucher  à une 
crise  décisive.  L’on  pouvait  prévoir  avec  une  vraisemblance  égale,  ou 
que  le  cabinet  de  Turin  se  jetterait  au  printemps  sur  la  Vénétie,  ou 
qu’il  détournerait  vers  Rome  le  courant  des  aspirations  révolutionnai- 
res, atin  de  l’empêcher  d’aller  se  briser  contre  les  remparts  du  quadri- 
latère. Si  ce  cabinet  attaquait  l’Autriche,  la  France,  quelles  que  fussent 
les  réserves  diplomatiques  prises  pour  cette  ^éventualité,  ne  pouvait 
manquer  de  se  trouver  engagée  dans  un  conflit  dont  il  demeurait 
impossible  de  circonscrire  le  champ  et  de  pressentir  l’issue  : der 
rière  la  guerre  recommençant  en  Italie,  se  déroulaient  donc  dans  un 
formidable  lointain,  du  Danube  à la  Vistule,  tous  les  problèmes  qu’est 
venu  poser  en  Europe  le  droit  reconnu  des  nationalités,  et  c’était 
pour  une  œuvre  de  Tamerlan  qu’il  s’agissait  de  se  préparer. 

Devant  une  pareille  perspective,  il  était  naturel  que  le  pouvoir, 
déjà  trompé  par  le  cours  qu’avaient  suivi  les  événements  au  delà  des 
Alpes,  s’efforçât  d’alléger  le  poids  d’une  responsabilité  terrible  en 
appelant  la  France  à le  porter  avec  lui.  L’autre  hypothèse  ne  ren- 
dait pas  moins  impérieux  un  appel  à l’opinion  publique  : car,  si  le 
gouvernement  du  roi  Victor-Emmanuel  détournait  vers  Rome  le  flot 
qui  menaçait  Venise,  s’il  estimait  plus  facile  d’éloigner  les  Français 
que  de  chasser  les  Autrichiens,  la  question  religieuse  allait  mo- 
difier, jusque  dans  ses  dernières  profondeurs,  toute  la  politique  in- 
térieure qui  avait  prévalu  depuis  le  commencement  du  règne. 
Avant  de  prendre  de  telles  résolutions  et  de  changer  à ce  point  de 
soutiens  et  d’adversaires,  un  pouvoir  soucieux  de  ses  destinées  y 
regarde  à deux  fois.  Il  devient  moins  jaloux  de  son  omnipotence  et 


38« 


LE  DÉCRET 

beaiitooup  plus  disposé  à partager  avec  autrui  le  fardeau  des  résolu- 
tions décisives.  Quand  il  faut  prendre  un  pareil  parti,  on  commence  à 
trouver  que  le  gouvernement  représentatif  a du  bon  ; l’on  a le  désir 
fort  nat  urel  d’interroger  le  pays;  et  l’on  comprend  très-bien  que  les 
débats  solennels  par  lesquels  se  forme  l’opinion  d’un  grand  peuple 
prêtent  à son  gouvernement  une  force  morale  à laquelle  les  canons 
rayés  ne  pourraient  suppléer. 

Voilà  probablement  ce  qui  s’est  révélé  au  sein  du  découragement  si 
franchement  confessé  dans  une  lettre  à jamais  célèbre^;  voilà  ce  qu’ont 
dû  penser  et  le  chef  de  TÉtat  et  le  ministre  dévoué  qui  avait  observé 
en  Angleterre  l’effet  des  institutions  politiques  à la  réhabilitation  des- 
quelles il  a eu  l’honneur  d’attacher  son  nom.  C’est  donc,  on  peut  le 
croire,  atin  de  substituer  aux  soudainetés  périlleuses  d'une  initiative 
solitaire,  un  système  de  débats  approfondis  et  de  concessions  mu- 
tuelles; c’est  afin  d’assurer  à la  politique  impériale,  en  présence  d’une 
grande  crise  diplomatique  et  religieuse,  le  contrôle  et  le  point  d’ap- 
pui dont  elle  manquait  jusqu’alors,  qu’on  a demandé  aux  Chambres 
la  loyale  expression  de  leur  pensée.  Nous  avons  donc  vu  au  24  no- 
vembre, pour  la  première  fois,  mais  non  pas  heureusement  pour  la 
dernière,  la  liberté  sortir  des  embarras  inextricables  du  pouvoir  absolu; 
et  ce  décret  mémorable,  si  important  par  ses  dispositions,  l’est  bien 
plus  encore,  à nos  yeux,  par  l’éclatante  confirmation  apportée  à nos 
doctrines  du  côté  où  l’on  pouvait  le  moins  l’attendre.  C’est  parce  que 
le  gouvernement  personnel  a douté  de  lui-même,  à la  fin  de  1860, 
en  présence  de  circonstances  difticiles,  que  sa  prévoyance  alarmée 
a rendu  à la  France  l’usage  du  gouvernement  représentatif. 

Ceci  bien  compris,  il  sera  plus  facile  de  pénétrer  les  conséquences 
de  la  résolution  impériale,  car  ces  conséquences  vont  se  dérouler 
d’elles-mêmes  ; pour  les  écarter,  il  faudrait  en  effet  retirer  un  acte 
que  l’ensemble  de  la  situation  politique  avait  rendu  nécessaire. 

Interroger  les  Chambres,  c’est  s’engager  à mettre  sa  conduite 
en  accord  avec  leur  pensée  régulièrement  manifestée.  Il  serait  moins 
blessant,  en  effet,  pour  de  grands  corps  politiques,  de  demeurer, 
comme  ils  l’ont  été  durant  dix  ans,  étrangers  au  gouvernement  et 
aux  relations  diplomatiques  du  pays,  que  de  voir  leurs  indications 
considérées  comme  non  avenues  après  avoir  été  solennellement  ré- 
clamées. Dans  le  cas  où  le  pouvoir  hésiterait  à déférer  aux  vceux  du 
pays,  dont  la  majorité  parlementaire  est  la  seule  expression  possible, 
la  Constitution  de  1852,  d’accord  avec  celles  de  tous  les  peuples 
libres,  ne  lui  réserve  qu'un  droit,  celui  de  dissoudre  le  CorpS  législatif 

* Lettre  de  l'Empereur  à M.  le  comte  de  Persiguy,  ambassadeur  à Londres, 
S9  juillet  V8&Ô. 


DU  24  NOVEMBRE  1860. 


585 


en  en  convoquant  un  autre  dans  le  délai  de  six  mois^.  Il  va  d’ailleurs 
de  soi,  sous  une  législation  émanée  du  suffrage  universel,  que  le 
dernier  mot,  en  cas  de  conflit,  ne  saurait  appartenir  qu'à  la  na- 
tion : celle-ci  n’abdique  jamais,  en  effet,  sa  souveraineté,  môme 
lorsqu’elle  la  délègue  ; et  c’est  sans  doute  à ce  principe  que  l’Empe- 
reur a entendu  rendre  hommage  en  se  déclarant,  par  l’article  5 de 
la  Constitution,  responsable  devant  la  France.  La  garantie  fondamen- 
tale du  gouvernement  représentatif,  ce  droit  définitif  de  faire  préva- 
loir la  pensée  de  la  nation,  se  retrouve  donc  dans  toute  sa  plénitude 
sous  les  institutions  actuelles,  et  celles-ci  y ont  ajouté,  par  la  respon- 
sabilité personnelle  du  chef  de  l’État,  une  sorte  de  sanction  théorique 
qui  n’existait  point  sous  les  Constitutions  antérieures.  Avec  une  telle 
garantie,  le  pays  est  en  mesure  de  reconquérir  toutes  les  autres,  et, 
s’il  laissait  fausser  le  mécanisme  de  ses  lois  fondamentales,  ou  s’il 
hésitait  à en  user  efficacement,  il  faudrait  bien  reconnaître  que, 
pour  être  libre,  la  volonté  lui  manque  désormais  plus  que  la  puis- 
sance. 

Quel  sens  attribuer  à la  responsabilité  du  chef  de  l’État  solennel- 
lement inscrite  en  tête  de  la  Constitution,  si  la  France  n’était  mise 
en  mesure  de  s'expliquer  à fond  à chaque  dissolution  de  la  Chambre 
élective  sur  la  direction  générale  imprimée  aux  affaires?  Depuis  que 
l’hérédité  a été  substituée  au  pouvoir  décennal  dont  la  Constitu- 
tion de  1852  avait  originairement  investi  le  président  de  la  Répu- 
blique, la  nation  ne  peut  exprimer  sa  pensée  qu’à  l’épreuve  pério- 
diquè  des  élections,  et  le  pouvoir  des  Chambres  puise  dans  ce  fait 
une  importance  toute  nouvelle.  Par  le  même  motif  qui  fait  que 
la  responsabilité  des  ministres  du  Président  n’est  point  aux  États- 
Unis  un  dogme  constitutionnel,  l’on  pouvait  comprendre,  à toute 
rigueur,  dans  le  système  primitif  de  la  Constitution  de  1852, 
qu’avec  un  chef  nommé  pour  dix  ans  et  déclaré  seul  responsable, 
les  Chambres  demeurassent  étrangères  à la  conduite  des  grandes 
affaires  : le  Président,  en  effet,  comparaissant  à époque  fixe  devant  la 
nation,  celle-ci  conservait,  bien  qu’à  des  termes  éloignés,  le  droit  de 
s’expliquer  sur  son  système  politique,  et  de  changer  radicalement 
ce  système  en  changeant  l’homme  qui  en  avait  été  la  personnifi- 
cation temporaire.  Mais  comment  comprendre  la  responsabilité  du 
chef  de  l’État  depuis  la  modification  fondamentale  introduite  dans 
la  Constitution  du  14  janvier  1852  par  le  plébiscite  du  22  novem- 
bre, qui  a rétabli  l’Empire  et  proclamé  sa  perpétuité?  Un  pouvoir 
à la  fois  perpétuel  et  responsable  a manifestement  le  devoir  comme 
l’intérêt  de  fournir  à la  nation  un  moyen  légal  de  prononcer  son  ver- 

ConstitutiôTi  de  1852,  titre  Vt  art  46. 


1 


386 


LE  DÉCRET 


dict.  Cette  déclaration  simultanée  donne  donc  à l’élection  du  Corps 
législatif  la  haute  portée  d’un  jugement  national  rendu  sur  l’ensemble 
de  la  politique  suivie  pendant  une  période  de  six  années;  car  le  scru- 
tin, ouvert  de  droit  après  ce  terme,  demeure  pour  le  pays  le  seul 
recours  régulier  ouvert  à sa  souveraineté  en  dehors  de  la  voie  des  ré- 
volutions. Dans  la  rigueur  des  principes,  une  élection  générale  a 
certainement,  sous  le  régime  actuel,  une  gravité  supérieure  à celle 
quelui  donnait , sous  la  Charte,  le  système  qui  ne  déclarait  la  royauté 
inviolable  qu’en  proclamant  la  doctrine  de  la  responsabilité  ministé- 
rielle. 

Mais  est- il  vrai  que  les  Chambres  aient  perdu  aussi  complètement 
qu’on  voudrait  bien  le  dire,  dans  l’économie  de  la  Constitution  ac- 
tuelle, l’action  que  leur  donnait  sur  les  membres  du  gouvernement 
le  principe  de  la  responsabilité  ministérielle?  La  chose  vaut  la  peine 
d’être  éclaircie.  Comme  notre  loi  fondamentale  est  moins  connue 
qu’elle  ne  devrait  l’être,  je  dois  rappeler  tout  d’abord  le  texte  de 
son  article  13,  le  seul  qui  détermine  la  situation  des  conseillers  de 
la  couronne  sous  le  régime  actuel  ; « Les  ministres  ne  dépendent  que 
« du  chef  du  gouvernement  ; il  n’y  a point  de  solidarité  entre  eux  ; ils 
« ne  peuvent  être  mis  en  accusation  que  par  le  Sénat.  » 

Ce  texte  fut  probablement  rédigé  sous  l’empire  d’une  pensée  fort 
restrictive;  je  doute  toutefois  qu’en  l’écrivant  l’on  ait  précisément 
atteint  le  but  qu’on  avait  pu  se  proposer.  Rappelons  tout  d’abord  que, 
sous  la  Charte  constitutionn  elle  comme  sous  la  Constitution  de  1852, 
les  ministres  ne  dépendaient  en  principe  que  du  chef  de  l’État,  puisque 
seul  il  avait  le  droit  de  les  choisir  et  qu’il  conservait  toujours  celui  de 
les  renvoyer.  J’ajoute  que,  si  loin  dans  le  passé  que  se  reportent  mes 
souvenirs  parlementaires,  depuis  le  procès  de  Strafford  jusqu’à  celui 
des  derniers  conseillers  du  roi^Charles  X,  je  ne  rencontre  aucun  mi- 
nistre solidairement  condamné,  soit  par  la  passion,  soit  par  la  jus- 
tice, pour  des  actes  auxquels  il  n’aurait  pas  personnellement  con- 
couru. La  situation  des  membres  du  cabinet,  sous  le  régime  actuel, 
n’est  donc  pas  sensiblement  différente,  au  point  de  vue  de  la  solida- 
rité, de  ce  qu’elle  était  antérieurement.  La  liberté  n’est  aucunement 
intéressée,  d’ailleurs,  à ce  que  les  ministres  ne  puissent  être  accusés 
que  par  le  Sénat  : une  pareille  disposition  est  rationnelle  sous  un 
régime  où  ce  corps  est  proclamé  le  gardien  des  lois  fondamentales, 
et  nul  ne  saurait  méconnaître  les  garanties  offertes  par  la  composition 
de  la  haute  cour  de  justice  à laquelle  le  sénatus-consulte  du  10  juil- 
let 1852  a déféré  les  crimes  commis  contre  la  sûreté  de  l’État.  Enfin, 
je  ne  crois  pas  me  tromper  en  disant  que  si  les  Chambres  en  viennent  à 
prendre  fort  au  sérieux  les  attributions  que  la  constitution  actuelle 
leur  confère,  les  conseillers  de  la  couronne,  quoique  ne  dépendant 


DU  24  NOVEMBRE  1860. 


387 

en  principe  que  du  chef  de  l’Elat,  devront  résigner  leurs  porte- 
feuilles, chaque  fois  que  l’attitude  de  l’une  ou  de  l’autre  conduira 
l’Empereur  à modifier  d’une  manière  sensible  la  politique  à laquelle 
les  représentants  de  la  nation  auraient  refusé  de  s’associer. 

La  question  ministérielle  est  si  étroitement  liée  à la  question  par- 
lementaire, que  le  pouvoir,  voulant  restituer  aux  corps  politiques 
une  partie  de  leurs  attributions,  a dû  commencer,  et  telle  est,  en 
effet,  l'une  des  dispositions  principales  du  décret  du  24  novembre, 
par  rendre  le  nom  et  le  rang  de  ministres  aux  commissaires  du  gou- 
vernement chargés  d’exposer  et  de  défendre  ses  actes  devant  eux. 
Cette  concession  est  très-importante  sans  aucun  doute;  mais  elle 
est  déjà  reconnue  si  manifestement  insuffisante  par  les  amis  les  plus 
dévoués  du  gouvernement,  qu’un  député,  bien  plus  autorisé  que  je 
ne  puis  l’être  à commenter  la  constitution  impériale,  n’hésite  pas  à 
penser  et  à dire  que  tous  les  ministres  à portefeuille  pourront  être 
appelés  désormais  au  sein  des  chambres,  pour  y porter  la  parole,  non 
comme  secrétaires  d’État,  mais  en  qualité  de  commissaires  du  gouver- 
nement^. Le  nom  ne  fait  rien  à l’affaire,  car  en  défendant  la  politique 
du  gouvernement,  il  sera  bien  difficile  que  ses  agents  ne  croient 
pas  défendre  aussi  la  leur.  Certains  ministres  sénateurs  ont  mis  déjà 
dans  les  explications  fournies  par  eux  au  Luxembourg  une  accentua- 
tion personnelle  des  plus  prononcées.  Si  la  politique  dont  les  minis- 
tres sont  les  organes  est  soutenue  par  l’adhésion  des  deux  grands 
corps  de  l’État,  nul  doute  que  ce  concours  ne  fortifie  auprès  de 
l’Empereur  la  position  des  membres  de  son  conseil,  quelque  soin 
qu’ait  pris  la  Constitution  pour  faire  des  conseillers  de  la  couronne  les 
instruments  passifs  de  la  pensée  impériale.  Mais  si,  après  avoir  été 
exposée  et  débattue  au  Palais-Bourbon  et  au  Luxembourg,  cette  po- 
litique était  au  contraire  reconnue  parla  majorité  ou  inhabile  ou  périi- 

* « La  question  de  savoir  si  tous  les  ministres  ont  ou  n’ont  pas  le  droit  de  sou- 
tenir en  personne  tes  projets  de  loi  devant  le  Corps  législatif,  et  les  projets  de 
sénatus-consulte  devant  le  Sénat  aurait  été  digne  d’examen.  L’Empereur  l’a,  selon 
moi,  implicitement  résolue  par  l’institution  des  ministres  sans  portefeuille  En  par- 
tant de  ce  principe  élémentaire  qu’on  peut  tout  ce  qui  n’est  pas  formellement  in- 
terdit parla  loi,  il  est  évident  que  le  droit  existe.  11  serait  trop  rigoureux  de  faire 
résulter  une  pareille  interdiction  de  l’article  de  la  Constitution,  qui  déclare  incompa- 
tible le  mandat  de  député  avec  les  fonctions  ministérielles.  Les  ministres  pairs  de 
France  portaient  la  parole  devant  la  Chambre  des  députés,  et  les  ministres  députés 
la  prenaient  à la  Chambre  des  pairs,  quoique  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  fissent  à la 
fois  partie  des  deux  Chambres.  N’est-on  pas  fondé  à dire  qu’en  l’absence  d’une 
disposition  formelle  tous  les  membres  du  cabinet,  ayant  les  mêmes  droits  que  les 
conseillers  d’État,  pourraient,  eux  aussi,  être  désignés  comme  commissaires  du 
gouvernement?  La  création,  par  un  simple  décret,  de  ministres  chargés  de  la  dé- 
fense des  projets  de  lois,  ne  me  semble  pas  laisser  de  doute  à ce  sujet.  » [Lettre 
sur  la  Constitution  de  1852,  par  M.  Latour  du  Moulin.) 


388 


LE  DÉCRET 


leuse,  si  le  gouvernement  se  trouvait  placé  en  face  d’un  Corps  légis 
latif  soutenu  par  l’opinion  publique,  et  d’un  Sénat  sur  lequel  il 
demeure  sans  moyens  réguliers  d’action,  puisque  ce  corps  est  ina- 
movible et  que  le  nombre  de  ses  membres  est  fixé  par  la  loi  fon- 
damentale nul  doute  aussi  que  la  couronne,  avertie  par  une  res- 
pectueuse adresse,  et  prenant  conseil  de  la  prudence,  ne  se  résolût, 
en  modifiant  sa  politique,  à en  changer  aussi  les  instruments.  Hési- 
terait-elle sur  ce  point-là,  que  ceux-ci  la  supplieraient  certainement 
de  s’y  résoudre  dans  l’intérôt  de  leur  propre  dignité.  A qui  persua- 
dera-t-on que  le  pouvoir  voudrait  inaugurer  un  autre  système  en  le 
faisant  appliquer  par  les  mêmes  hommes,  et  que  les  orateurs  qui 
auraient  solennellement  défendu  devant  la  représentation  nationale 
une  certaine  ligne  de  conduite  consentiraient  à venir  exposer  dans 
la  même  enceinte  un  plan  de  conduite  tout  contraire , en  ar- 
guant du  principe  que  le  gouvernement  n’appartient  qu’à  l’Empe- 
reur et  que  lui  seul  est  responsable  ? Une  telle  hypothèse  ne  serait- 
elle  pas  à la  fois  la  plus  sanglante  et  sans  nul  doute  aussi  la  plus 
gratuite  des  injures?  Des  ministres  pour  tout  faire^  comme  les  ser- 
vantes des  Petites  Affiches,  provoqueraient  une  telle  explosion  de 
sifflets,  qu’il  faudrait  bientôt  les  sacrifier  à l’honnêteté  publique. 
Grâce  à Dieu,  les  choses  ne  se  sont  pas  passées  ainsi,  même  durant  la 
période  antérieure  au  décret  du  24  novembre,  encore  que  la  direc- 
tion exclusive  des  grands  intérêts  nationaux  appartînt  alors  à l’Em- 
pereur seul.  Lorsque  M.  Drouyn  de  Lhuys  se  vit,  en  1855,  placé  dans 
l’impossibité  de  faire  agréer  à Paris  les  engagements  qu’il  avait  ac- 
ceptés à Vienne,  il  n’hésita  point  à résigner  son  portefeuille;  lorsque 
M.  le  comte  Walewski  vit  le  traité  de  Zurich  en  voie  d’aboutir  à l’u- 
nité italienne,  il  ne  crut  pas  pouvoir  demeurer  aux  affaires,  la  pratique 
corrigeant  la  théorie  et  venant  protéger  la  constitution  contre  une 
interprétation  révoltante.  Ce  n’est  pas  d’ailleurs  lorsqu’un  ministre 
des  finances  vient  de  faire,  aux  yeux  du  monde,  de  l’acceptation  sans 
réserve  de  son  programme  la  condition  de  son  concours,  qu’il  serait 
encore  possible  de  ne  lui  attribuer  que  l’importance  d’un  commis. 
Loin  de  rester  en  deçà,  M.  Fould  a dépassé  d’un  bond  les  respectueu- 
ses limites  où  se  tenaient  vis-à-vis  de  la  couronne  ses  ministres  res- 
ponsables. 

Nous  sommes  tellement  rentrés,  depuis  quelques  mois,  dans  l’at- 
mosphère des  idées  constitutionnelles,  qu’on  peut  voir  tous  les  jour- 
naux qui  réclament  chaque  matin  l’évacuation  de  Rome  par  l’armée 
française  provoquer  la  dissolution  de  la  Chambre  élective,  tant  ils 
sont  persuadés  qu’une  mesure  dont  la  pensée  a été  repoussée  par  une 

* Constitution  de  1 852,  art.  XIX. 


DU  24  NOVEMBRE  1860. 


389 


majorité  imposante,  et  qui  n’est  parvenue  à réunir  au  Corps  législatif 
que  cinq  suffrages,  ne  saurait  être  désormais  sanctionnée  que  par  une 
majorité  nouvelle.  C’est  là  un  retour  très-salutaire  de  l’opinion  vers 
la  vérité  du  gouvernement  représentatif.  Ajoutons  que  la  première 
discussion  d’adresse  a été  tellement  fructueuse,  la  chaîne  des  tradi- 
tions s’étant  vite  renouée  malgré  l’accumulation  des  sophismes,  que 
le  sénatus-consulte  du  25  décembre  1852,  par  lequel  le  vote  du 
budget  par  ministère  fut  subtitué  au  vote  par  chapitre,  n’a  pas 
rencontré  un  défenseur,  et  qu’il  est  devenu,[d’un  assentiment  unanime, 
la  première  victime  immolée  à la  liberté  renaissante.  Les  intérêts 
se  sont  alarmés  avant  les  intelligences,  et,  comme  il  est  juste  en  ce 
temps-ci,  ils  ont  passé  avant  elles. 

La  France  ne  s’arrête  jamais  au  milieu  d’un  bon  mouvement,  et 
le  bon  sens  y reprend  ses  droits  plus  vite  encore  qu’il  ne  les  perd. 
Tout  permettait  donc,  même  avant  la  lettre  du  14  de  ce  mois,  de 
considérer  comme  prochain  le  moment  où  les  ministres  de  l’Empe- 
reur viendraient  défendre  à la  tribune  les  actes  dont  la  responsa- 
bilité morale  leur  appartient  puisqu’ils  les  ont  contresignés,  sans 
l’interposition  d’un  sosie  politique  qu’ils  ont  toute  raison  d’appré- 
hender , soit  que  celui-ci  demeure  au-dessous  de  sa  tâche,  soit  qu’il 
l’accomplisse  avec  trop  d’éclat. 

Quelle  objection  élèverait-on  contre  un  usage  aujourd’hui  pratiqué 
dans  l’Europe  tout  entière,  si  l’on  en  excepte  la  Russie?  Lorsque 
l’empereur  d’Autriche  envoie  ses  ministres  au  Reichsrath,  pour- 
quoi l’empereur  des  Français  refuserait-il  d’envoyer  les  siens  au 
Corps  législatif?  Arguerait-on  des  manœuvres  pratiquées  en  d’autres 
temps  pour  la  conquête  des  portefeuilles?  Mais  la  constitution  de  1852 
a déclaré  le  mandat  de  député  incompatible  avec  les  fonctions  minis- 
térielles ; et,  afin  de  prévenir  jusqu’à  la  possibilité  de  toute  machina- 
tion ambitieuse  au  sein  de  la  Chambre  élective,  elle  a cru  devoir  en 
interdire  l’accès  à tous  les  fonctionnaires  publics. 

Des  ministres  choisis  par  l’Empereur  avec  la  plus  complète  liberté 
dans  le  Sénat,  le  Conseil  d’État  ou  le  Corps  diplomatique,  n’auront 
manifestement  aucun  moyen  de  nouer  avec  les  députés  des  intri- 
gues qui  ne  pourraient  d’ailleurs  profiter  à personne.  Rendre  les 
ministres  étrangers  au  Corps  législatif,  rendre  les  députés  étrangers 
à l’administration,  telle  a été  l’innovation  capitale  apportée  dans  la 
pratique  du  gouvernement  représentatif  par  la  constitution  de  1852. 
Si,  selon  la  loi  constante  de  l’esprit  français,  l’on  est  allé,  comme  je 
le  crains,  d’un  extrême  à l’autre,  je  n’ai  pourtant  ni  la  volonté  ni  le 
droit  de  condamner  cette  théorie  : la  liberté  n’y  est  aucunement  in- 
téressée, et  je  ne  vois  que  des  avantages  à tenter  loyalement  une 
pareille  épreuve. 


590 


LE  DÉCRET 

En  consacrant  les  derniers  efforts  de  leur  vie  à ranimer  dans  le 
pays  la  flamme  généreuse  qui  parut  quelque  temps  près  de  s’éteindre, 
les  amis  des  institutions  représentatives  n’entendent  pas  faire  dé- 
pendre la  possession  de  la  liberté  constitutionnelle  d’un  retour  ju- 
daïque à toutes  les  formes  dont  l’avaient  revêtue  les  institutions  pré- 
cédentes. Tout  en  croyant  que  nos  deux  chartes  présentaient,  à tout 
prendre,  un  ensemble  d’excellentes  combinaisons,  personne  n’en  tient 
assurément  le  texte  pour  sacramentel,  car  la  liberté  est  chose  trop 
vivante  pour  se  laisser  encadrer  dans  les  formules  d’un  symbole  im- 
muable.  Il  n’y  a qu’une  idée  essentielle  dans  le  système  parlementaire, 
c’est  de  substituer  les  résolutions  délibérées  aux  résolutions  sponta- 
nées, en  faisant  toujours  prévaloir  dans  la  direction  générale  des  af- 
faires publiques  l’avis  du  pays  loyalement  consulté,  quelles  que  soient 
d’ailleurs  les  attributions  plus  ou  moins  étendues  départies  selon  les 
temps  à la  puissance  exécutive. 

Qu’on  assure  donc  à la  France  des  élections  sincères,  à la  presse 
une  juridiction  régulière,  fût-ce  celle  des  tribunaux  correctionnels; 
qu’on  n’ait  à redouter  ni  l’arbitraire  pour  sa  personne,  ni  la  confis- 
cation pour  sa  propriété,  et  je  tiendrai  mon  pays  pour  rentré  au 
nombre  des  peuples  libres,  malgré  les  différences  qui  pourraient  sub- 
sister entre  le  texte  des  institutions  de  1852  et  celui  des  constitu- 
tions précédentes.  Je  passerais  volontiers,  je  l’avoue,  sur  les  res- 
trictions apportées  au  droit  d’amendement  si  le  droit  de  voter  les 
lois  s’exerçait  sans  entrave;  je  ne  trouverais  pas  mauvais  que  le 
Conseil  d’État  eût  un  caractère  politique  si  l’on  n’hésitait  plus  à 
rendre  hommage  à celui  de  la  représentation  nationale;  je  trouve 
excellent  qu’on  oppose  à l’inévitable  partialité  des  feuilles  publiques 
un  compte  rendu  officiel  des  débafs  parlementaires,  et  je  ne  sais 
rien  de  plus  piquant  et  de  plus  moral  que  d’imposer  à certaines 
feuilles  auxquelles  appartient  le  monopole  de  certains  lieux  l’o- 
bligation d’y  porter  la  vérité  qui  les  démasque  et  les  écrase.  Enfin, 
si  pour  ne  pas  paraître  suspect  de  prévention  contre  le  régime  ac- 
tuel, il  fallait  absolument  y découvrir  des  mérites  tout  neufs  dans 
l’ordre  politique,  j’irais  jusqu’à  reconnaître  qu’il  existe  dans  la  loi 
organique  certaines  dispositions  que  n’avaient  jamais  réclamées  les 
esprits  les  plus  avancés,  dispositions  dont  la  liberté  aura  dans  l’a- 
venir beaucoup  moins  à se  préoccuper  que  le  pouvoir. 

L’on  devine  tout  d’abord  qu’il  s’agit  de  ce  droit  départi  au  pre- 
mier venu  de  faire  délibérer  le  Sénat  sur  les  questions  les  plus 
brûlantes  en  le  saisissant  par  voie  de  pétition.  En  présence  de 
débats  ainsi  provoqués,  débats  auxquels  les  sénateurs  ne  paraissent 
pas  avoir  pris  moins  de  goût  que  le  public,  tant  est  prompte 
la  contagion  de  l’esprit  de  liberté,  l’on  peut  compter  que  les  dé- 


DU  24  NOVEMBRE  1860. 


391 


putés  ne  larderont  pas  à reconquérir  le  droit  d’interpellation,  d’un 
usage  beaucoup  moins  périlleux,  puisqu’il  est  toujours  réglé  par 
la  souveraine  intervention  de  la  Chambre.  L’on  ne  saurait  refuser 
longtemps  aux  représentants  du  pays  une  faculté  attribuée  au  dernier 
étudiant  de  nos  écoles,  sans  les  exposer  à la  piquante  tentation  de 
pétitionner  eux-mêmes,  afin  de  faire  dire  au  Luxembourg  ce  qu’ils 
seraient  dans  l’impossibilitéj-d’articuler  au  Palais-Bourbon. 

Il  est  un  droit  bien  plus  important  encore  accordé  par  la  constitu- 
tion au  Sénat,  droit  qui  rend  tous  les  agents  du  pouvoir,  si  élevés 
qu’ils  puissent  être,  justiciables  de  ce  corps  politique.  Ce  droit  suprême, 
qui  n’a  de  précédent  dans  aucune  institution  européenne,  résulte  de 
l’art.  29,  qui  permet  au  plus  obscur  citoyen  de  déférer  au  Sénat  tous 
les  actes  du  gouvernement  sans  exception,  même  ceux  qui  touchent 
à la  politique  extérieure.  « La  disposition  la  plus  grave  est  celle  qui 
donne  à ce  corps  le  droit  et  par  conséquent  le  devoir  d’ANNüLER  tout 
acte  inconstitutionnel  qui  lui  est  déféré  par  une  pétition.  Ce  n’est 
rien  moins  qu’une  haute  cour  de  cassation  politique.  Il  est  peu  de 
termes  plus  généraux  et  plus  larges.  Le  Sénat  peut-il  annuler  un  dé- 
cret impérial?  Sans  aucun  doute,  puisque  son  pouvoir  s’étend  sur  la 
loi  et  même  sur  la  constitution.  C’est  ici  surtout  que  la  définition 
des  principes  de  1789  devient  nécessaire,  car  tout  acte  contraire  à 
ces  principes,  étant  par  cela  môme  inconstitutionnel,  peut  et  doit  être 
annulé  par  le  Sénat.  Les  votes  du  Sénat  ayant  pour  but  d’interpréter 
et  de  réformer  la  constitution  sont  soumis  à la  sanction  du  pouvoir 
exécutif;  mais  celles  de  ses  décisions  qui  annulent  un  acte  inconsti- 
tionnel  en  sont  affranchies  ; il  est  investi  sur  ce  point  d un  pouvoir 
souverain.  Il  n’y  a jamais  eu  dans  aucune  constitution  de  garantie 
plus  formelle  contre  l’arbitraire,  pourvu  qu’on  en  use^.  u 

Ainsi  s’exprimait  M.  Léonce  de  Lavergne  au  lendemain  du  24  no- 
vembre, en  appréciant  la  portée  de  ce  nouvel  acte  additionnel  aux 
constitutions  de  l’Empire,  sans  que  rien  fit  pressentir  encore  l’événe- 
ment politique  et  financier  qui  occupe  en  ce  moment  l’Europe. 

Parmi  les  nombreux  amis  de  notre  éminent  collaborateur,  il  a pu 
s’en  rencontrer  qui  aient  trouvé  d’abord  plus  facile  de  se  croiser  les 
bras  sur  des  ruines  que  de  relever  laborieusement  avec  des  débris 
l’édifice  de  la  liberté  sur  des  bases  un  peu  différentes.  Mais  les  es- 
prits découragés  n’avaient  pas  compté  que  d’autres  fei’aient  bien- 
tôt, sous  le  coup  de  leurs  propres  embarras,  plus  de  la  moitié  du 
chemin,  de  telle  sorte  que  les  [partisans  du  régime  constitutionnel 
entendraient  proclamer,  en  matière  de  garanties  budgétaires,  des 
théories  que  l’opposition  la  plus  avancée  n’avait  encore  ni  défen- 
dues ni  soupçonnées. 

‘La  Constitution  de  1852,  décembre  1860.  Duminéray,  éditeur,  rue  de  Richelieu. 


C92 


LE  DÉCRET 


Lorsqu’en  décembre  1851  la  tribune  s’écroulait  au  milieu  de  l’in- 
différence générale,  les  hommes  doués  de  quelque  sagacité  purent 
prévoir  que  la  faveur  populaire^dont  se  trouvait  entouré  le  régime  de 
la  dictature,  se  prolongerait  tant  que  des  faits  nouveaux  n’auraient 
pas  démontré  que  cette  bruyante  tribune  était  depuis  trente  ans 
la  plus  sérieuse  garantie  de  la  paix  du  monde,  et  qu’il  faudrait  un 
jour  opter  entre  des  discours  peut-être  inutiles  et  des  armements 
certainement  ruineux.  L’on  eût  pu  prévoir  avec  non  moins  de  cer- 
titude que  les  abus  inévitables  dans  l’emploi  de  finances  non  con- 
trôlées provoqueraient  un  retour  de  l’esprit  public  vers  les  institutions 
parlementaires,  et  que  celles-ci  seraient  réputées  nécessaires  pour 
sauvegarder  les  seuls  biens  qui,  dans  notre  temps,  trouvent  encore 
quelque  énergie  pour  se  défendre.  Il  ne  fut  jamais  plus  évident  qu’en 
1852  que  la  faveur  rencontrée  par  le  régime  de  la  dictature  se  main- 
tiendrait tant  que  des  perspectives  nouvelles  n’auraient  pas  constaté 
que  l’intervention  parlementaire  avait  seule,  depuis  1815,  dirigé  les 
intérêts  européens  vers  la  paix,  et  que  celle-ci  ne  survivrait  pas  à la 
liberté,  plus  que  le  crédit  public  à l’absence  de  contrôle. 

Si  la  démonstration  s’est  fait  quelque  peu  attendre,  nous  venons 
de  la  voir  se  produire  avec  une  autorité  tellement  irrésistible,  qu’il 
n’est  demeuré  aux  apologistes  de  l’arbitraire  en  matière  de  finance 
qu’à  célébrer  le  désintéressement  avec  lequel  l’Empereur  déclare 
y renoncer  pour  jamais.  Admirant  beaucoup  la  conduite  du  prince, 
ces  écrivains  ne  tarderont  pas,  on  peut  l’espérer,  à admirer  un  peu 
les  idées  auxquelles  il  vient  de  donner,  par  la  lettre  à M.  Fould,  une 
sanction  si  éclatante;  et  les  crédits  supplémentaires,  qui  ont  été  si 
longtemps  à leurs  yeux  des  libéralités  sans  péril,  leur  apparaîtront 
sous  un  tout  autre  jour,  depuis  qu’un  ministre  a parlé  comme  au- 
raient pu  le  faire  les  mauvais  journaux,  s’ils  n’avaient  redouté  un 
avertissement. 

Que  si,  en  présence  de  l’acte  du  14  de  ce  mois,  les  hommes  de 
finances  s’inquiètent  des  proportions  élastiques  que  la  faculté  de  vi- 
rement pourrait  donner  à nos  budgets,  il  leur  faut  répondre  qu’on 
peut  s’en  rapporter  à la  terreur  qu’une  politique  d’aventure  inspire- 
rait aux  Chambres  pour  maintenir  toujours  les  prévisions  d’un  loud- 
get  pacifique;  que  si,  d’un  autre  côté,  les  hommes  d’État  s’étonnent 
en  voyant  le  gouvernement  impérial  abdiquer  la  faculté  d’ouvrir 
des  crédits  extraordinaires,  même  sur  les  chapitres  du  budget,  où,  en 
prévision  d’éventualités  essentiellement  flottantes  ce  droit  est  réservé 
à la  couronne  dans  toutes  les  monarchies  constitutionnelles,  il  faut 
leur  rappeler  qu’une  telle  interdiction  était  le  seul  moyen  logique  de 
faire  fonctionner  le  système  qui  nous  régit  encore.  Lorsque  des  mi- 
nistres responsables  se  présentent  devant  les  Chambres  pour  faire 


DU  24  NOVEMBRE  1860. 


393 


régulariser  des  crédits  ouverts  en  dehors  des  prévisions  budgétaires, 
les  députés  usent  de  leur  droit  dans  le  cas  où  ces  crédits  leur  parais- 
sent peu  justifiés,  en  faisant  tomber  les  ministres  ou  en  les  mettant 
en  accusation;  mais  une  telle  ressource  échappe  nécessairement  en 
présence  du  chef  de  l’État  déclaré,  par  la  constitution,  seul  respon- 
sable. Dans  cette  situation  sans  précédent  dans  les  deux  mondes, 
il  a semblé  que  la  meilleure  manière  d’empêcher  l’abus,  c’était  de 
supprimer;  l’usage  et,  quelque  difficulté  qui  se  rencontre  à régler 
l’avenir  à dix-huit  mois  de  distance,  il  a paru  que  le  plus  sûr,  afin 
que  le  pouvoir  demeurât  inviolable,  c’était  de  ïe  reconnaître  infail- 
lible. 

Quoi  qu’il  en  soit,  si  le  mécanisme  du  vaste  budget  normal  conçu 
par  le  nouveau  ministre  des  finances  peut  donner  à penser,  et  s’il 
n’est  pas  absolument  interdit  de  croire  que  son  mémorable  exposé 
sert  à masquer  un  emprunt  aussi  bien  qu’à  consacrer  le  droit  des 
Chambres,  comment  méconnaître  que  l’honorable  M.  Fould,  formu- 
lant, avant  de  reprendre  les  affaires,  ses  conditions  politiques  avec 
un  éclat  qui  n’avait  jamais  été  déployé,  a fait  faire  un  pas  décisif  vers 
la  proclamation  d’un  principe  fondamental?  comment  ne  pas  voir  que 
la  responsabilité  ministérielle  est  désormais  une  cause  gagnée  dans  le 
sentiment  du  pays?  L’instinct  très-justement  attribué  à l’Empereur  de 
tâter  le  pouls  de  la  France  afin  d’en  suivre  jour  par  jour  les  oscilla- 
tions, ne  manquera  pas  à l’auteur  de  la  constitution  de  1852,  dé- 
clarée par  lui-même  éminemment  perfectible;  il  comprendra  que  le 
moment  est  venu  où  la  pensée  publique  réclame  dans  son  ouvrage 
une  modification  profonde,  modification  parfaitement  compatible 
d’ailleurs,  je  crois  l’avoir  établi,  avec  le  texte  de  la  loi  fondamentale. 
Si  la  session  de  1860  a conquis  le  vote  du  budget  par  divisions,  celle 
de  1861  emportera  par  la  force  des  choses  la  responsabilité  ministé- 
rielle. Après  douze  années  d’un  pouvoir  sans  contrôle,  le  gouverne- 
ment impérial  va  donc  avoir  à compter,  pour  la  première  fois  avec 
les  intérêts,  avec  les  idées  et  avec  les  hommes. 

Je  voudrais  être  aussi  assuré  du  zèle  que  mettront  les  Chambres  à 
développer  les  droits  qui  ne  les  touchent  pas  directement  que  je  le  suis 
de  l’ardeur  avec  laquelle  elles  hâteront  le  retour  de  la  l’  i’ance  vers  une 
organisation  constitutionnelle  plus  complète;  mais  j’api)réhende  fort 
de  voir  la  liberté  de  la  presse,  peut-être  même  la  liherlé  électorale, 
réclamer  longtemps,  sans  rencontrer  dans  leur  sein  dos  interprètes 
bien  chaleureux,  la  plénitude  de  ces  garanties,  on  l’absence  desquelles 
il  n’y  a pourtant  ni  vie  publique  pour  la  nation,  ni  autorité  morale 
pour  les  assemblées  politiques.  La  presse  surtout,  quoi(ju’clle  soit  à 
la  fois  le  stimulant  et  le  reflet  de  la  ünbune,  apparaît  presque  tou- 
jours aux  Chambres  sous  la  forme  d’un  pouvoir  rival,  auquel  l’on 

r^OYEMBIVK  1801.  27 


LE  DÉCRET 


594 

doit  trop  pour  ne  pas  lui  en  vouloir  un  peu;  et  ce  n’est  pas  assuré- 
mont  du  Parlement  que  s’élèveront  aujourd’hui  en  sa  faveur  les  récla- 
mations pressantes  et  les  obsessions  périlleuses.  Mais  cette  réserve 
peu  habile  et  peu  généreuse  n’importe  guère  : que  la  tribune  re- 
lève le  pays  de  sa  longue  prostration,  et  celui-ci  ne  tardera  pas  à 
faire  le  reste. 

En  présence  du  décret  du  24  novembre  1860,  qui  a rendu  la  pa- 
role aux  deux  Chambres,  et  de  la  lettre  du  14  novembre  1861,  qui, 
eiü  acceptant  solennellement  à la  veille  d’une  session  législative  les 
conditions  tracées  par  un  ministre,  a fait  rentrer  le  pouvoir  dans  la 
donnée  fondamentale  du  gouvernement  représentatif,  il  reste  établi 
que,  pour  ne  plus  demeurer  en  Europe  au-dessous  de  l’Autriche  elle- 
même,  et  pour  faire  aboutir  à des  résultats  sérieux  le  culte  plato- 
nique professé  pour  les  idées  de  89,  la  France  n’a  plus  qu’à  le  vouloir, 
et  qu’il  lui  suffira  pour  cela  de  protéger  d’un  regard  vigilant  ses 
institutions  dans  leur  source  même,  l’élection  populaire. 

Ranimer  dans  un  pays  soumis  aux  influences  les  plus  énervantes 
le  sentiment  public,  c’est  là  une  œuvre  fort  ardue  sans  doute  ; mais, 
sans  trop  aspirer  à donner  à la  France  le  goût  du  self-government, 
qu’elle  n’a  jamais  possédé  qu’au  plus  faible  degré,  il  n’est  nullement 
impossible  aux  Chambres  et  à la  presse,  si  elles  marchent  d’accord, 
comme  leur  intérêt  manifeste  les  y convie,  de  rendre  à la  nation  le 
goût  immémorial  d’entendre  débattre  ses  propres  affaires  et  d’inter- 
venir dans  la  direction  de  son  gouvernement  par  le  mouvement  cha- 
leureux et  assidu  delà  pensée  publique. 

Ce  n’est  pas  sans  doute  en  un  jour  qu’on  rompra  sur  tous  les  points 
d’un  vaste  territoire  la  glace  solide  d’indifférentisme  entretenue  par 
une  administration  qui,  de  la  meilleure  foi  du  monde,  réputé  hostiles 
toutes  les  forces  qui  n’émanent  pas  d’elle-même.  Ce  n’est  pas  du 
premier  coup  qu’en  présence  d’une  presse  départementale  désar- 
mée par  la  double  combinaison  des  annonces  judiciaires  et  des 
avertissements,  on  fera  brèche  dans  un  système  où  la  puissance 
du  patronage  préfectoral  ne  pourrait  être  balancée  que  par  le 
concert  de  toutes  les  forces  morales;  cependant  les  opinions  indépen- 
dantes une  fois  entrées  en  campagne  n’auraient  pas  trop  à se  troubler 
de  l’avenir,  car  pour  elles  il  sera  moins  difficile  de  s’assurer  la  vic- 
toire que  de  se  résoudre  à la  disputer.  Il  faut  toujours  avoir  sous  les 
yeux,  pour  l’imiter  dans  l’habileté  de  ses  procédés  et  nullement  dans 
l’âpreté  de  ses  luttes,  l’opposition  des  dix-huit  membres  de  1824  qui 
disposèrent  en  1850  des  destinées  de  la  France.  Les  temps  sont  chan- 
gés sans  doute  comme  les  hommes;  aucune  des  susceptibilités  popu- 
laires de  cette  époque  n’est  aujourd’hui  excitée,  et  la  condition  su- 
prême pour  réveiller  en  France  le  sens  oblitéré  de  la  liberté  politique. 


DU  24  NOVEMBRE  1860. 


395 


c’est  de  ne  pas  heurter  les  dispositions  d’un  pays  où  tous  les  intérêts 
comme  tous  les  instincts  résistent  désormais  aux  luttes  inutiles  et 
aux  solutions  violentes. 

Voici  la  première  fois  peut-être  que  les  partis  se  trouvent  par  cal- 
cul condamnés  à demeurer  dans  la  mesure  de  la  vérité  et  de  la  mo- 
dération. Que,  selon  le  précepte  divin,  ils  cherchent  d’abord  la  justice, 
et  le  reste  leur  sera  donné  par  surcroît.  Dans  l’état  étrange  d’où  la 
la  France  se  rélève  à si  grand’peine,  l’œuvre  principale  à tenter,  c’est 
d’opposer  à l’innombrable  armée  de  ceux  qui  ne  pensent  plus  la  petite 
armée  de  ceux  qui  entendent  penser  encore.  Pour  moi,  j’éprouve  une 
telle  reconnaissance  envers  les  gens  qui  veulent  bien  conserver  au- 
jourd’hui des  opinions,  quelles  qu’elles  soient,  que  je  n’ai  jamais 
trouvé  ni  la  tolérance  plus  facile  ni  l’esprit  de  transaction  plus  natu- 
rel. La  France  est  soumise  en  effet  à une  telle  pression  d’amortisse- 
ment et  d’inertie,  que  si  le  travail  auquel  concourent  sur  tous  les 
points  de  son  territoire  des  agents  innombrables  n’y  provoquait  une 
réaction  par  ses  excès  mêmes,  elle  ne  larderait  pas  à devenir  et  la 
mieux  organisée  des  machines  et  la  plus  morte  des  nations.  Une  presse 
officieuse  dont  tout  le  souci  consiste  à varier  les  formes  de  son  ap- 
probation, une  administration  départementale  qui  enlace  toutes  les 
existences  et  s’enchevêtre  dans  tous  les  intérêts,  telle  est  la  double  bat- 
terie incessamment  dirigée  contre  l’intelligence  publique. 

Ici  s’élève  par  la  force  même  des  choses  cette  question  de  la  dé- 
centralisation administrative,  devenue  le  thème  des  écoles  les  plus 
diverses  et  qui  fait  dans  l’opinion  publique  des  progrès  que  je  vou- 
drais croire  sensibles.  Il  est  impossible,  en  effet,  den’être  point  frappé 
des  conséquences  d’un  système  qui  a placé  toutes  les  existences  sous 
la  main  du  pouvoir  et  tend  à paralyser  par  l’intervention  incessante 
de  celui-ci,  les  derniers  restes  de  vie  dans  les  localités  et  jusque  dans 
les  familles.  L’un  des  illustres  vétérans  de  la  tribune  française  a récem- 
ment rappelé  au  pays  avec  l’autorité  qu’il  y conserve  que  les  libertés 
administratives  sont  la  monnaie  de  la  liberté  politique.  Mais,  dans  l’é- 
loquent écrit  deM.  Odilon  Barrot,  les  remèdes  sont  moins  clairement 
indiqués  que  le  mal;  et,  si  d’autres  publicistes  appartenant  à une  école 
différente,  ont  formulé  des  plans  de  réorganisation  administrative, 
ces  plans-là  ont  le  tort  de  n’aller  à rien  moins  qu’à  renverser  de  fond 
en  comble,  non  pas  seulement  l’œuvre  de  la  Révolution  française, 
mais  l’œuvre  même  de  la  monarchie.  Rien  n’est  plus  difficile  pour  un 
peuple  que  de  réagir  contre  le  principe  qui  l’a  constitué,  quoiqu’un 
pareil  travail  soit  presque  toujours  rendu  nécessaire  par  les  besoins 
nouveaux  de  l’avenir. 

Afin  de  conserver  en  Europe  le  rang  élevé  qui  lui  appartient, 
l’Angleterre  s’est  vue  de  nos  jours  contrainte  d’organiser  dans  son 


59G 


LE  DÉCRET 


sein  une  administration  centralisée  dont  sa  vie  historique  lui  refusait 
jusqu’aux  premiers  éléments.  Afin  de  n’être  pas  étiolée  par  la  bureau- 
cratie, au  point  de  périr  étouffée  sous  les  langes  dont  son  adminis- 
ration  l’enveloppe,  la  France  aurait  un  intérêt  tout  contraire  ; et  le 
plus  grand  service  que  pût  lui  rendre  un  pouvoir  bien  avisé  serait  d’y 
ranimer  la  vie  sociale  en  provoquant  une  participation  plus  directe 
des  citoyens  au  règlement  de  leurs  propres  affaires. 

Mais  l’atonie  a si  profondément  pénétré  dans  l’organisme  d’un 
peuple  façonné  depuis  des  siècles  par  l’action  exclusive  du  pouvoir 
central,  la  France  a si  constamment  préféré,  d’ailleurs,  au  droit  d’agir 
le  droit  de  critiquer,  que  les  efforts  parfois  tentés  par  le  gouverne- 
ment lui-mème  afin  de  restreindre  la  sphère  de  sa  propre  action  ont 
abouti  à des  résultats  absolument  contraires.  Tel  a été,  par  exemple, 
le  sort  des  deux  décrets  du  25  mars  1852  et  12  avril  1861,  rendus 
dans  la  louable  pensée  de  hâter  l’expédition  de  certaines  affaires 
d’un  caractère  purement  local.  Ces  décrets,  à côté  de  quelques  avan- 
tages sans  importance,  ont  eu  pour  effet  principal  d’abaisser  tous  les 
servicés  administratifs  devant  l’omnipotence  des  préfets,  aux  mains 
desquels  ils  ont  remis  les  clefs  de  presque  toutes  les  carrières  pu- 
bliques. Cette  maladie  chronique  a pénétré  si  avant  dans  le  tempéra- 
ment du  pays,  qu’il  s’agit  moins  aujourd’hui  d’en  entreprendre  la 
guérison  que  de  lui  faire  toucher  au  doigt  le  danger.  La  France  résis- 
terait avec  énergie  à la  médecine  héroïque  de  l’honorable  M.  Raudot, 
par  exemple,  qui,  dans  ce  recueil  même,  a proposé  de  transformer  les 
conseils  généraux  en  administrations  provinciales  quasi  permanentes, 
et  de  leur  remettre  l’élection  de  la  presque  totalité  des  fonction- 
naires publics.  Il  faut  aujourd’hui  aux  amis  de  la  liberté  une  ambi- 
tion modeste  comme  leur  fortune,  et  leur  premier  intérêt,  c’est  de  ne 
pas  courir  des  aventures  que  les  habitudes  invétérées  du  pays  feraient 
tourner  contre  eux. 

Qu’on  demande  au  gouvernement  de  renoncer  au  droit  blessant  de 
choisir  ses  maires  hors  d’un  conseil  municipal  dans  lequel  ceux-ci  n’au- 
raient pas  assez  d’influence  pour  se  faire  admettre;  qu’on  lui  demande 
de  rendre  aux  conseils  généraux  le  droit  si  convenable  de  placer  à 
leur  tête  les  hommes  de  leur  propre  confiance  ; qu’on  aille  jusqu’à 
souhaiter,  pour  ces  grandes  assises  administratives,  la  publicité  de 
leurs  séances,  publicité  pratiquée  sans  aucune  sorte  d’inconvé- 
nient de  1848  à 1852,  de  tels  vœux  seront  accueillis  par  les  corps 
électifs,  dont  la  vie  tend  à se  retirer  depuis  quelques  années.  Mais 
proposez  aux  conseils  généraux  des  départements  de  prolonger  leur 
session  durant  plusieurs  semaines,  lorsqu’ils  usent  à peine  de  la 
moitié  du  délai  légal  ; demandez  pour  cès  corps  le  droit  de  choisir 
dans  leur  sein  une  délégation  permanente,  afin  d’assister  pu  de  con- 


DU  24  NOVEMBRE  1860. 


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trôler  l’administration  préfectorale,  et  de  statuer  sur  le  contentieux, 
ainsi  que  cela  se  pratique  en  Belgique,  comme  cela  se  voyait  môme 
avant  1789  dans  divers  pays  d’états,  et  vous  rencontrerez  probable- 
ment bien  vite  les  limites  de  leur  bon  vouloir  et  de  leur  dévouement 
aux  intérêts  publics.  Qu’on  lise  en  effet  avec  quelque  attention  l’ana- 
lyse des  vœux  émis  par  les  conseils  généraux  depuis  douze  ans,  et 
l’on  verra  qu’ils  se  montrent  moins  touchés  du  soin  d’étendre  leurs 
attributions  que  de  celui  de  faire  passer  au  compte  de  l’État  les  ser- 
vices dont  la  charge  financière  les  accable. 

Ce  n’est  pas  par  une  intempestive  extension  d es  attributions  dé- 
férées aux  corps  électifs  que  peut  être  efficacement  tempérée  notre 
excessive  centralisation.  La  digue  la  plus  sûre  à opposer  à ses  abus, 
jusqu’à  ce  que  les  mœurs  en  comportent  une  autre,  c’est  encore,  à 
tout  prendre,  la  publicité  de  la  tribune  et  celle  de  la  presse.  Des 
Chambres  où  tout  vient  aboutir  et  s’éclairer,  des  feuilles  départemen- 
tales qui  n’aient  point  à rencontrer  devant  elles  des  magistrats 
juges  et  parties  dans  leur  propre  cause,  telles  sont  les  armes  dont 
la  nation  connaît  déjà  l’usage , et  qu’elle  peut  employer  sans  renverser 
dans  ses  bases  la  puissante  unité  dont  l’ont  dotée  les  siècles.  Laissons 
là  les  romans  pour  revenir  à l’histoire,  à cette  histoire  de  1789,  qui 
fut  au  fond  le  dernier  mot  de  l’œuvre  accomplie  par  nos  pères,  et 
dont  les  douloureuses  péripéties  n’auront  pour  dernier  terme,  ni 
rimpasse  de  la  constitution  de  l’an  VIIT,  ni  les  institutions  locales  des 
États-Unis. 

Reprendre  sous  la  direction  d’un  pouvoir  qui  se  déclare  lui-même 
responsable,  et  qui  bientôt  aura  dû  reconnaître  cette  même  qualité 
à ses  agents,  la  pratique  de  ce  gouvernement  représentatif  que  nos 
leçons  et  nos  actes  ont  importé  dans  toute  l’Europe,  c’est  pour  nous 
une  question  d’honneur,  autant  que  d’influence.  Soumise  à la  puis- 
sance d’un  seul,  la  France  pourrait  à coup  sûr  faire  trembler  l’Eu- 
rope , mais  elle  n’y  rencontrerait  ni  sympathie  ni  respect;  et,  pour  se 
relever  du  discrédit  moral  provoqué  par  la  désertion  de  ses  prin- 
cipes, il  faudrait  qu’elle  recommençât  le  cours  de  ses  glorieuses 
aventures.  Répudier  l’usage  de  la  vie  publique  serait  pour  elle  se 
vouer  d’avance  à la  vie  militaire,  car  il  n’est  pas  aujourd’hui 
d’axiome  mieux  établi  que  la  corrélation  directe  entre  la  guerre  et  le 
despotisme,  entre  la  paix  et  la  liberté.  En  suspicion  aux  intérêts 
qu’elle  protégeait  de  son  ombre,  la  tribune  a maintenu  durant  un 
demi-siècle  le  repos  du  monde  : le  jour  où  elle  sera  relevée  dans  son 
indépendance,  l’Europe,  qui  s’agite  du  Sund  au  Bosphore,  aura  re- 
trouvé le  seul  gage  de  sécurité  qu’elle  puisse  attendre  encore  de  la 
prudence  des  hommes  dans  la  redoutable  incertitude  des  événe- 
ments. 


398 


LE  DÉCRET 


Mais  c’est  ici  qu’on  oppose  triomphalement  à nos  idées  le  spectacle 
de  leurs  revers,  et  qu’on  prétend  déshériter  la  France  démocratique, 
exclusivement  préoccupée,  dit-on,  d’égalité,  du  droit  d’aspirer  à la 
liberté,  dont  la  nature  et  l’histoire  lui  auraient  refusé  les  conditions 
essentielles. 

Ni  nos  traditions,  ni  nos  mœurs,  ni  nos  lois  civiles,  n’ont,  en  effet, 
constitué  aristocratiquement  la  France,  et  je  reconnais  que  de  ce 
côté-ci  de  la  Manche  l’on  comprend  aussi  peu  le  droit  d’aînesse  que 
l’on  comprend  peu,  de  l’autre  côté,  l’égalité  des  partages.  Sous  ce 
rapport-là,  la  Virginie  et  tout  le  sud  de  l’Amérique  républicaine 
ressemblent  plus  à l’Angleterre  que  ne  peut  le  faire  la  France. 
Il  est  donc  très-naturel  que  le  gouvernement  et  les  mœurs  revêtent 
chez  nous  une  physionomie  différente  de  celle  qu’ils  ont  chez  nos  voi- 
sins. C’est  une  chose  que  je  voudrais  voir  comprise  partout,  fût-ce 
même  au  Jockey- Club.  Mais  la  liberté  politique  n’a  rien  à démêler 
dans  tout  cela,  quoi  qu’en  disent  les  écrivains  qui  ont  si  profondément 
médité  sur  la  démocratie  romaine  au  temps  des  empereurs.  Un  pays 
peut  n’avoir  ni  la  possibilité  ni  la  fantaisie  d’engager  des  millions 
aux  courses  d’Epsom  et  trouver  mauvais  qu’on  dépense  son  argent 
sans  son  autorisation  préalable. 

Prétendre  que  les  peuples  façonnés  par  l’aristocratie  peuvent  seuls 
pratiquer  la  liberté,  c’est  à la  fois  commettre  une  hérésie  historique 
et  fermer  les  yeux  au  spectacle  de  l’Europe  contemporaine.  L’école  de 
Caton  défendit  sans  doute  héroïquement  les  vieilles  institutions  ro- 
maines, mais  celles-ci  n’étaient  pas  précisément  libérales  ; à Venise, 
l’on  était  peu  fanatique  de  garanties  et  de  publicité.  Enfin  ce  n’est  pas 
à ce  que  l’Europe  compte  encore  aujourd’hui  de  grands  seigneurs 
allemands  ou  même  hongrois  que  je  confierais  sans  réserve  les  des- 
tinées de  la  liberté  moderne.  Quelques  nobles  russes  peuvent  bien 
souhaiter  aussi  une  constitution  pour  n’être  point  exposés  au  voyage 
de  Sibérie,  mais  je  voudrais  un  stage  avant  de  les  faire  passer  maîtres 
en  liberté. 

Si  le  régime  constitutionnel  s’est  fondé  à travers  de  longues  et  san- 
glantes péripéties  dans  les  deux  royaumes  de  la  péninsule  ibérique, 
je  crois  que  ni  la  Grandesse  espagnole,  ni  la  Fidalgie  portugaise  n’ont 
pris  à cette  fondation  la  part  prépondérante  qu’avait  eue  l’aristo- 
cratie britannique  dans  l’établissement  de  1688;  j’ajoute  enfin  que  ni 
la  Hollande,  ni  la  Belgique,  ni  les  petits  cantons  de  la  Suisse,  ni  la 
démocratique  Norvège,  ne  me  paraissent  disposés  à se  rapprocher 
du  type  britannique,  quoiqu’ils  entendent  très-bien  garder  leurs 
nobles  institutions.  Si  loin  que  portent  mes  regards,  je  ne  découvre 
point  cette  opposition  naturelle  entre  la  démocratie  moderne  et  l’actif 
exercice  des  droits  politiques,  entre  le  progrès  social  dans  ce  qu’il  a 


DU  24  NOVEMBRE  18GO. 


399 


de  légitime,  et  le  respect  des  droits  d’autrui  dans  ce  que  ceux-ci  ont 
de  sacré,  opposition  que  certains  publicistes  avaient  érigée  en  doc- 
trine d’État  avant  le  décret  du  24  novembre. 

Ceux-ci  tiennent  d’ailleurs  en  réserve  un  dernier  argument  qu’ils 
considèrent  comme  irréfutable.  Le  gouvernement  parlementaire  est 
tombé,  donc  il  était  impossible.  J’oserai  répondre  que  le  gou- 
vernement absolu  a eu  le  même  sort,  et  que,  si  l’on  dit  le  second 
Empire,  c’est  apparemment  parce  qu’il  y en  a eu  un  premier.  Au  sur- 
plus, en  témoignant  aujourd’hui  pleine  confiance  dans  le  pro- 
chain triomphe  de  notre  vieille  foi  politique,  nous  nous  trouvons 
avec  autant  d’étonnement  que  de  satisfaction  installés  en  plein  terrain 
quasi  officiel.  C’est  une  justice  à rendre  au  gouvernement  actuel 
qu’il  a tiré  de  ses  mécomptes  tout  le  fruit  que  les  écrivains  ascétiques 
nous  invitent  à faire  produire  à nos  propres  fautes.  Lorsqu’une  mé- 
thode ne  lui  réussit  point,  il  a la  sagesse  d’en  appliquer  une  autre  ; 
et,  lorsqu’il  s’est  trouvé  au-dessous  de  ses  propres  difficultés,  il  n’a 
jamais  hésité  à appeler  le  pays  afin  qu’il  en  prît  sa  part.  Nous  avons 
vu,  l’année  dernière,  les  insolubles  problèmes  sortis  de  la  question 
d’Italie  aboutir  au  décret  du  24  novembre  ; nous  venons  de  voir, 
cette  année,  la  crise  financière  provoquer  l’acte  décisif  du  14  de  ce 
mois  ; ce  serait  à souhaiter  d’autres  fautes,  afin  que  leur  réparation 
profitât  encore  à la  liberté. 


L.  DE  Carné. 


JACQUES  CALLOT 

SON  GÉNIE  ET  SES  ŒUVRES  ^ 


La  Lorraine  a eu  comme  la  France,  et  en  même  temps  qu  elle,  ses 
grandes  époques  artistiques.  Allez  à Nancy,  qui  fut  à la  fois  le  Paris 
et  le  Versailles  de  la  vieille  province,  vous  y trouverez  partout  les 
œuvres  de  l’Académie  fondée  par  Léopold  au  commencement  du  dix- 
huitième  siècle,  les  sculptures  de  Vassé,  des  trois  Adam,  de  Barthé- 
lemy Guihal;  les  tableaux  de  Jacquart,  de  Claudot,  de  J.  Girardet,  les 
admirables  grilles  du  serrurier  Lamour,  — tous  de  fort  habiles  gens, 
quelques-uns  comparables  aux  plus  illustres,  quoique  condamnés  à 
une  sorte  d’obscurité  par  le  patriotisme  qui  les  enchaînait  à leur 
pays  natal.  Dans  les  rues,  sur  les  places,  dans  les  jardins,  jusque 
dans  les  cours  des  maisons,  vous  verrez  s’épanouir  en  son  manié- 
risme d’une  élégance  chiffonnée  le  style  Stanislas,  qui  est  le  super- 
latif du  style  Pompadour  : des  fontaines  qui  eussent  fait  les  délices  du 
cavalier  Marin,  avec  leurs  tritons  coquets,  leurs  dauphins  à la  bouche 
en  cœur,  leurs  naïades  semblables  à des  modistes  en  déshabillé; 
des  Neptunes  à la  barbe  en  coup  de  vent;  des  Hercules  matamores 
étalant  leurs  biceps  et  leurs  tibias  avec  une  fatuité  naïve;  des  Jupi- 
ters  campés  en  beaux  Dunois;  des  Apollons  qui  font  vaguement 
rêver  à M.  Mélingue;  enfin  toute  une  mythologie  rococo  où  triom- 
phent les  lignes  courbes  et  bouffies,  dans  les  fières  attitudes  des  han- 

* Edouard  Meaume,  Recherches  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  Jacques  Callot,  2 vol. 
in-8,  chez  veuve  J.  Renouard. 


JACQUES  CALLOT. 


401 


ches,  les  cambrures  du  poitrail,  et  les  victorieuses  ondulations  du 
torse. 

Le  bon  duc  Stanislas  fut  le  Louis  XIV  en  miniature  de  la  Lorraine, 
mais  le  dix-septième  siècle  n’en  reste  pas  moins  pour  elle,  comme 
pour  la  France,  l’âge  d’or  des  beaux-arts.  C’est  au  dix-septième  siècle 
qu’elle  a produit  deux  de  ces  hommes  qui  suffisent  à immortaliser 
une  époque  et  un  pays,  Jacques  Callot  et  Claude  Lorrain.  Par  une  sin- 
gularité remarquable  et  significative,  où  se  trahit,  si  je  ne  me  trompe, 
le  génie  positif,  net  et  précis  de  la  race,  la  plupart  de  ces  grands  ar- 
tistes du  dix-septième  siècle  sont  des  graveurs  : les  Woeiriot,  les  Bel- 
lange,  les  Spierre,  les  Israël  Ilenriet,  bien  connus  des  amateurs;  les 
Israël  Silvestre  et  les  Sébastien  Leclerc,  bien  connus  de  tous;  enfin 
Callot,  dont  le  nom  domine  et  absorbe  les  autres.  Claude  Gelée  lui- 
même  a laissé  d’admirables  eaux-fortes.  Ainsi  les  meilleurs  et  les 
plus  nombreux  des  artistes  lorrains  sont  des  graveurs,  et  ces  gra- 
veurs, grâce  à Sébastien  Leclerc  et  à Callot,  sont  les  premiers  de 
France. 

Mais  ni  Sébastien  Leclerc  ni  surtout  Callot  ne  peuvent  être  re- 
gardés comme  de  simples  graveurs,  c’est-à-dire  des  copistes.  Sauf  en 
ses  premières  années  de  tâtonnements  et  d’études,  Callot  n’a  jamais 
copié  que  lui.  Ainsi  s’explique  particulièrement  la  popularité  persis- 
tante de  son  nom.  Qu’on  cherche  dans  la  longue  liste  des  graveurs 
illustres,  on  n’en  trouvera  pas  un  seul  qui  puisse,  de  si  loin  que  ce 
soit,  lui  disputer  le  privilège  de  cette  gloire,  dont  l’habileté  de  sa 
pointe  ne  suffirait  pas  à donner  la  raison.  C’est  que  Callot  est  un 
créateur,  d’une  richesse,  d’une  imagination,  d’une  verve  incompa- 
rables, et,  tandis  que  la  gloire  écha^ipe  à ses  rivaux  pour  remonter 
jusqu’à  l’auteur  de  l’œuvre  originale  dont  ils  se  font  les  patients  in- 
terprètes, il  recueille  et  multiplie  l’une  par  l’autre  la  double  célébrité 
de  l'inventeur  et  du  traducteur. 

Nous  ne  voulons  point  suivre  pas  à pas  la  biographie  de  Callot, 
que  M.  Meaume  a retracée  d’une  plume  sobre  et  sûre  en  tète  de  son 
récent  ouvrage,  mais  simplement  poser  quelques  faits  et  quelques 
dates  indispensables,  en  guise  de  jalons.  Jacques  Callot  naquit  à Nancy 
en  1592,  d’un  hérault  d’armes  du  duc  de  Lorraine.  On  a souvent  ra- 
conté les  épisodes  de  son  aventureuse  enfance,  qui  est  entrée  dans  le 
domaine  de  la  légende.  On  sait  comment  il  s’échappa  de  la  maison 
paternelle,  à l’âge  de  douze  ans,  pour  aller  à Rome,  et  comment,  à 
demi-mort  de  fatigue  et  de  faim,  il  dut  se  joindre  à une  troupe  de 
bohémiens  en  voyage.  Ce  premier  épisode,  où  les  esprits  amoureux 
de  symboles  sont  libres  de  voir  un  présage  allégorique  et  comme  une 
image  de  son  génie  indépendant,  laissa  pour  toujours  une  trace  dans 
l’esprit  de  l’artiste,  et  ne  fut  pas  sans  influence  sur  la  direction  de  son 


402 


JACQUES  CALLOT. 


talent.  Lui-môme  a raconté  plus  tard  avec  le  burin  les  souvenirs  de 
cette  époque  de  sa  vie,  qui  fut  la  première  étape  de  sa  carrière  artis- 
tique; et  ses  Bohémiens,  en  même  temps  qu’ils  sont  des  tableaux  de 
mœurs  et  d’histoire,  pourraient  servir  d’illustration  à sa  biographie. 
Il  ne  serait  pas  impossible,  avec  un  peu  de  bonne  volonté,  de  retrouver 
le  jeune  Callot  lui-même  dans  les  quatre  planches  où  il  nous  a 
peint 

Ces  pauvres  gueux,  pleins  de  bonadvertures. 

Ne  portant  rien  que  des  choses  futures, 

les  hommes  fièrement  drapés  dans  des  <ihâles  tramants,  avec  le  mous- 
quet à l’épaule  et  la  cuiller  à pot  en  sautoir;  les  enfants  coiffés  d’une 
marmite  et  le  chaudron  sur  le  dos;  les  rosses  et  les  roussins  ployant 
sous  le  faix  des  plus  bizarres  ustensiles  de  ménage,  et,  à côté  de  ces 
grands  gaillards  lestement  découplés,  de  ces  malandrins  de  belle 
humeur,  aux  airs  crânes  et  fendants,  les  femmes,  vieilles  sibylles 
édentées  ou  jeunes  princesses  du  royaume  d’Égypte,  pâles,  épuisées, 
chétives,  affublées  d’une  couverture  de  lit,  parées  d’une  guenille 
d’oripeau  où  brille  encore  quelque  paillette,  et  traînant  à leur  suite 
des  nuées  de  marmots,  dans  un  inextricable  tohu-bohu  de  volailles 
étiques,  de  chiffons  et  de  casseroles  Regardez  dans  la  planche  du 
Festin  : ce  petit  bonhomme  aux  cheveux  blonds  perché  sur  l’arbre  du 
centre,  il  m’a  toujours  semblé  y reconnaître  Callot.  Autour  de  lui,  la 
bande  prépare  ses  noces  de  Gamache.  C’est  jour  de  bombance  au 
camp.  Un  bohémien  de  svelte  encolure  éventre  un  chevreau,  d’autres 
plument  des  poules,  vident  des  canards,  pillent  le  bois  voisin  pour 
alimenter  le  foyer,  préparent  la  table  et  les  brocs,  tandis  que  le  cuisi- 
nier, d’un  air  de  béatitude  ineffable,  enfile  au  bout  d’une  longue  per- 
che un  gigot  qui  tout  à l’heure  va  tourner  sur  lui-même  en  nombreuse 
compagnie.  Il  faut  voir  de  quel  air  absorbé  et  avec  quel  entrain  joyeux 
s'acquittent  de  leur  douce  besogne  ces  honnêtes  gens  à qui  l’estomac 
tient  lieu  de  conscience.  Et  cependant  la  marmaille,  en  chemises  courtes 
et  en  longs  cheveux  mal  peignés,  contemple  de  tous  ses  yeux  les  pré- 
paratifs du  fricot;  les  chiens  dorment  ou  lèchent  le  sang  qui  coule  à 
terre;  dans  un  coin,  quelques  drôles  à grandes  rapières  jouent  aux 
cartes;  sur  le  devant,  une  impératrice  de  Galilée  épouille  consciencieu- 
sement la  tête  de  son  empereur,  mollement  couché  sur  le  gazon,  et, 

* M.  Ch,.  Blanc  fait,  remarquer,  dans  l’excellente  notice. qu’il  a consacrée  à Callot 
{Hist.  des  j^sinlres  de  toutes  les  écoles),  que  Scarron  a dû  emprunter  à cette  estampe 
les  détails  de  la  fameuse  entrée  des  comédiens  dans  la  ville  du  Mans,  au  début  du 
Roman  comique.  La  description  de  Scarron  semble,  en  effet,  calquée  sur  l’estampe 
de  Callot. 


JACQUES  CALLOT. 


403 


dans  le  fond,  les  matrones  entourent  une  bohémienne  en  mal  d’en- 
fant. Je  passe  un  épisode  scabreux,  qui  sent  le  réalisme  à plein  nez. 

J’imagine  que  Callot,  quel  que  fût  son  goût  précoce  pour  le  pitto- 
resque, dut  quitter  sans  trop  de  peine  de  tels  camarades  en  arrivant 
à Florence.  Reconnu  à Rome  par  des  marchands  lorrains,  qui  le  ra- 
menèrent avec  eux,  il  s’échappa  une  seconde  fois  de  la  maison  pater- 
nelle, et  fut  ramené  encore.  Enfin  le  hérault  d’armes  céda  à une  voca- 
tion si  déterminée,  et,  vers  la  fin  de  1608,  Callot  put  reprendre  en 
paix  le  chemin  de  Rome.  Il  resta  en  Italie  de  1609  à 1622,  et  passa 
les  dix  dernières  années  à Florence,  dont  les  Médicis  avaient  fait  l’une 
des  grandes  capitales  de  l’art.  Ce  génie  original,  et  qui  semble  si  in- 
dépendant de  toute  tradition,  n’a  donc  conquis  son  originalité  qu’à 
force  d’études,  et  l’on  peut  dire  de  lui,  par  une  légère  variante 
d’un  mot  célèbre,  qu’il  a appris  longuement  et  laborieusement  à im- 
proviser ces  compositions  d’une  abondance  si  facile,  qu’il  jetait 
sur  le  cuivre  avec  la  rapidité  d’un  dessinateur  prenant  un  croquis 
à la  plume.  On  le  voit  successivement  commencer  à copier  au  burin 
les  dessins  d’un  autre,  puis  ses  propres  dessins,  mais  d’après  le 
tableau  d’un  peintre;  puis  d’après  ses  compositions  personnelles; 
enfin,  abandonner  le  burin,  où  il  n’eût  jamais  été  qu’au  second  rang, 
pour  l’eau-forte,  où  il  n’a  pas  de  maître. 

L’eau-forte  convient  surtout  aux  créateurs,  à ceux  qui  écrivent  leur 
propre  pensée  sur  le  cuivre  comme  le  peintre  l’écrit  sur  la  toile,  aux 
esprits  féconds  et  aux  mains  légères  qui  ont  besoin  d’improvisation. 
Tandis  que  le  burin  patient,  qui  sillonne  le  métal  avec  une  laborieuse 
et  pénible  lenteur,  s’accommode  principalement  au  travail  du  copiste, 
ou  tout  au  moins  à la  reproduction  méthodique  d’un  tî/pe  arrêté 
d’avance,  la  pointe  du  graveur  à l’eau-forte,  qui  court  librement  sur 
le  vernis  noirci,  égratignant  à peine  la  planche  de  raies  légères  où  la 
liqueur  corrosive  va  mordre  et  creuser,  est  l’outil  de  l’artiste  que 
séduit  l’imprévu,  que  la  fantaisie  emporte,  qui  cède  au  caprice  de 
l’heure  présente,  de  l’artiste  moins  préoccupé  du  grand  style  et  des 
lignes  sévères  que  de  la  couleur,  du  mouvement  et  de  la  vie.  Par  sa 
lenteur  et  ses  difficultés  matérielles,  la  gravure  au  burin  s’oppose  à 
toute  création  spontanée;  elle  refroidirait  cette  fièvre  d’inspiration 
qui  pousse  à fixer  aussitôt  d’une  manière  indélébile  une  idée  subite- 
ment entrevue,  un  motif  pittoresque  aperçu  dans  une  promenade, 
un  éclair,  une  lueur  d’un  moment.  Il  faut  à cette  impatience  de  pro- 
duire, au  lieu  du  roide  et  solennel  burin,  la  pointe  agile  et  rapide 
faite  pour  une  exécution  nerveuse,  accentuée,  toute  frémissante  de 
l’impression  qu’on  veut  rendre  dès  qu’on  l’a  ressentie  et  telle  qu’on 
l’a  ressentie.  Rentré  chez  lui,  l’artiste  primesautier  qu’une  image  a 
frappé,  jette  à la  hâte  son  croquis  sur  la  planche,  comme  un  métal 


404 


JACQUES  CALLOT. 


en  fusion  dans  le  moule;  le  cuivre,  apparaissant  à travers  les  mor- 
sures de  la  pointe,  marque  la  composition  à la  sanguine  sur  la  feuille 
noire  du  vernis,  et  dans  le  même  temps  qu’il  eût  mis  à crayonner  un 
dessin  unique  sur  du  papier  blanc,  le  graveur  a façonné,  quitte  à la 
coi'riger  tranquillement  plus  tard  avec  le  burin,  la  planche  qui  va  re- 
produire ce  dessin  à dix  mille  exemplaires.  A qui  ne  fait  que  traduire 
la  pensée  et  l’œuvre  d’un  autre,  l’eau-forte  est  inutile.  Il  y aurait 
presque  un  contre-sens  à lui  demander  de  rendre  le  style  élevé  des 
maîtres  austères  de  la  peinture.  Ce  qu’il  lui  faut,  c’est  une  pensée  vi- 
vante à traduire  sans  intermédiaire,  en  lui  gardant  toute  sa  chaleur 
et  sa  liberté,  en  communiquant  à chaque  détail  la  hardiesse  légère, 
la  saveur  et  l’accent  d’une  œuvre  originale.  Elle  est  excellente  pour 
les  scènes  de  genre,  les  fantaisies,  les  sujets  familiers  tirés  de  la  vie 
de  chaque  jour;  pour  tout  ce  qui  se  préoccupe  moins  des  grandes 
lignes  et  de  l’idéal  que  du  pittoresque,  de  la  nature  et  de  la  vérité; 
pour  tout  ce  qui  a plus  besoin  d’esprit  et  de  verve  que  de  majesté. 
Il  fallait  le  buiin  à Gérard  Audran,  mais  il  fallait  l’eau-forte  à 
Callot. 

Les  débuts  de  Callot  ont  encore  quelque  chose  de  la  roideur  et  de 
la  dureté  des  graveurs  primitifs  sur  bois.  C’est  à partir  de  1617  qu’il 
commence  à se  révéler  par  ses  Caprices.  En  1620,  il  donne  la  pre- 
mière de  ses  grandes  pièces  originales,  la  Foire  de  V Impruneta.  Tout 
un  monde  s’agite  et  fourmille  dans  cette  composition,  où  Callot  mon- 
tre déjà  au  plus  haut  point  les  richesses  de  son  imagination  merveil- 
leuse, et  cet  art  de  semer  sur  le  cuivre  des  centaines  de  groupes  et 
des  milliers  de  figures,  sans  confusion  pour  l’œil  du  spectateur.  Rien 
ne  manque  au  tableau,  ni  les  buveurs  sous  la  tente,  ni  les  batailles  à 
coups  de  poing,  ni  les  colporteurs  amassant  la  foule  à leurs  boutiques 
de  bric-à-brac,  ni  les  charlatans  jonglant  avec  des  couleuvres  et  fai- 
sant des  tours  de  passe-passe  au  milieu  d’un  cercle  de  badauds;  mais 
tout  cela  est  encore  d’un  arrangement  un  peu  compassé,  où  l’on  sent 
la  réflexion  plus  que  la  verve,  et  sa  pointe  n’a  pas  ce  diable  au  corps 
qui  va  bientôt  la  prendre  pour  ne  la  plus  lâcher. 

Florence  était  alors  une  ville  merveilleuse  et  faite  à souhait  pour  un 
artiste  : non-seulement  il  y trouvait  honneurs  et  pensions,  mais  des 
fêtes,  des  spectacles,  des  entrées,  des  carrousels,  des  feux  d’artifice, 
des  allégories  en  action,  une  continuité  de  plaisirs  et  de  pompes  à 
enchanter  les  regards  et  à tenir  en  haleine  les  peintres  et  les  poètes 
les  plus  infatigables.  Callot  fit  des  prodiges  dans  cette  ville  enchantée 
des  Médicis;  il  suffit  à tout,  il  reproduisit  tout,  il  perpétua  pour  la 
postérité  tous  ces  jeux  d’un  jour  dont  le  souvenir  eût  péri  sans  lui.  La 
Florence  du  dix-septième  siècle  revit  dans  son  œuvre  avec  ses  éblouis- 
sements évanouis,  futile  et  parée,  amoureuse  de  faste  et  d’éclat,  en- 


JACQUES  CALLOT. 


405 


core  tout  affolée  des  enivrements  sensuels  de  la  Renaissance,  qu’elle 
traduisait  en  féeries  magnifiques  dans  ses  rues  inondées  de  soleil,  ou 
sur  les  flots  transparents  de  l’Arno. 

En  1622,  Callot  revint  s’établira  Nancy,  qu’il  ne  quitta  plus  que 
pour  d’assez  courts  voyages.  Dès  lors  il  dit  un  adieu  sans  retour 
à la  bohème.  Il  se  marie  et  vit  en  bon  bourgeois,  en  bon  chré- 
tien et  en  époux  modèle.  Peut-être  n’est-il  pas  hors  de  propos 
d’appuyer  sur  ce  point.  Oui,  l’auteur  des  BalU  et  des  Gobbi  fut  un 
homme  rangé,  un  homme  d’intérieur  et  du  coin  du  feu,  se  délassant 
d’un  travail  par  un  autre,  et  de  celui-là  par  la  promenade  et  la  cau- 
serie, se  couchant  de  bonne  heure,  se  levant  matin,  allant  à la  messe 
tous  les  jours.  Il  est  probable  qu’il  disait  son  chapelet,  et  il  est  sûr 
qu’il  faisait  ses  Pâques.  Quatre  de  ses  frères  et  l’une  de  ses  sœurs 
étaient  entrés  en  religion  : J.  Callot  ne  fit  pas  mentir  le  bon  sang  de 
sa  race.  Caractère  aimable  et  doux,  incapable  de  rancune,  inacces- 
sible à la  jalousie,  il  fut  aussi  un  excellent  citoyen,  comme  le  prouve 
sa  noble  réponse  à Louis  Xlll,  qui  lui  demandait  de  graver  la  prise  de 
Nancy-.  Ces  grands  faiseurs  de  théories  à l’usage  de  leurs  propres 
vices,  qui  veulent  que  le  désordre  soit  le  compagnon  et  le  cachet  du 
génie,  en  seront  pour  leurs  frais  avec  Callot.  Il  resta  sans  doute 
quelque  chose  à l’artiste  de  la  bohème  qu’il  avait  traversée,  mais, 
grâces  à Dieu,  il  n’en  resta  rien  à l’homme.  « Il  a dit  souvent  à ses 
amis,  lorsqu’il  leur  racontait  les  aventures  de  sa  jeunesse,  écrit  l’hon- 
nête Félibien,  qu’en  ce  temps-là  il  demandait  à Dieu  dans  ses  prières 
de  vouloir  le  conserver  et  lui  faire  la  grâce  d’être  homme  de  bien,  le 
suppliant  que,  quelque  profession  qu’il  embrassât,  il  y excellât  au- 
dessus  des  autres,  et  qu’il  pût  vivre  jusqu’à  l’âge  de  quarante-trois 
ans.  » Le  triple  vœu  du  petit  Lorrain  égaré  parmi  les  fils  d’Égypte  fut 
exaucé  : il  traversa  cette  fange  sans  en  remporter  de  souillure,  il 
excella  dans  son  art  par-dessus  tous  ses  rivaux,  et  il  mourut  à qua- 
rante-trois ans,  comblé  de  jours,  si  les  jours  de  l’homme  se  me- 
surent à ses  œuvres. 

M.  Meaume  distingue  trois  périodes  dans  la  carrière  artistique  de 
Callot:  de  1609  à 1617,  celui-ci  étudie  et  cherche  sa  voie;  dans  la 
deuxième,  il  l’a  trouvée  et  la  suit  avec  toute  la  verve  et  l’entrain  de 
son  âge,  créant  par  milliers  ces  figures  fantasques  et  capricieuses, 
que  son  nom  rappelle  aux  plus  ignorants.  Dans  sa  troisième  période, 
à partir  surtout  de  1625,  son  talent  s’épure  et  s’élève  : il  renonce 
presque  complètement  au  grotesque,  non  par  épuisement, — sa  seconde 
Tentation  de  saint  Antoine  le  prouve  dix  fois  pour  une,  — mais  par 
suite  d’une  transformation  salutaire  qu’il  devait  à la  vie  de  famille  et 
à la  maturité  de  l’âge.  L’opinion  vulgaire  qui  ne  voit  en  Callot  qu’un 
auteur  de  grotesques,  un  caricaturiste,  quelque  chose  comme  le  Saint- 


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.UCQUES  CALLOT. 


Airiant  ou  le  Cyrano  du  burin,  lui  fait  tort  tout  simplement  des  neuf 
dixièmes  de  son  œuvre.  Oui,  les  neuf  dixièmes  de  l’œuvre  de  Callot 
se  composent  de  pièces  fort  sérieuses,  empruntées  les  unes  à la  vie 
privée,  les  autres  à l’histoire,  d'autres  encore,  et  non  les  moins  nom- 
breuses ni  les  moins  belles,  à l’hagiographie.  On  ne  sait  pas  assez 
que  l’illustre  graveur  a fait  sur  le  Nouveau  Testament,  la  Passion  du 
Cluist,  les  martyres  des  Apôtres,  la  vie,  les  miracles  et  les  vertus  de 
la  Vierge,  une  grande  variété  d’eaux-fortes  qui  comptent  parmi  ses 
chefs-d’œuvre,  et,  naturellement,  parmi  les  chefs-d’œuvre  du  genre. 

Toutefois  je  m’étonne  moins  que  M.  Meaume  de  ce  que  ce  juge- 
ment a d’incomplet  et  d’erroné  : la  foule,  qui  n’aime  pas  les  réputa- 
tions complexes,  simplifie  toujours  ses  arrêts;  elle  prend  d’un  artiste 
ou  d’un  poète  ce  qui  la  frappe  le  plus,  et  en  forme  comme  une  clô- 
ture autour  de  son  nom.  Pour  elle  Napoléon,  quoiqu’il  ait  fait  dix 
fois  plus  de  lois  qu’il  n’a  livré  de  batailles,  est  le  type  exclusif  du 
grand  général;  Voltaire,  qui  a écrit  Zaïre  et  la  Henriadey  est  un  rail- 
leur; Callot  est  cl  restera  l’auteur  des  figures  grotesques.  Ce  sont 
celles-là  qui  ont  fait  sa  popularité  et  qui  la  maintiennent,  non-seu- 
lement parce  qu’elles  sont  plus  amusantes  que  les  autres  et  d’un 
charme  plus  accessible  à lous,  mais  aussi,  il  faut  le  dire,  parce  qu’elles 
le  monti'cnt  avec  scs  plus  étonnantes  facultés  d’imagination,  de 
verve  et  d’esprit.  Que  de  fois  meme  ses  sujets  les  plus  élevés  ne 
trahissent- ils  pas  en  quelques  points,  par  le  mélange  de  certaines 
attitudes,  par  le  choix  et  la  disposition  de  certains  épisodes,  un  res- 
souvenir de  scs  vieilles  habitudes  de  jeunesse  I II  lui  arrive  de  retom- 
ber dans  la  caricature  sans  le  savoir  et  sans  le  vouloir,  comme  lors- 
qu’il donne  aux  deux  premières  personnes  de  la  Trinité,  dans  V Arbre 
de  saint  FrauçoiSy  ces  physionomies  inquiétantes  où  l’on  reconnaît 
un  crayon  plus  habitué  jusqu’alors  à dessiner  des  gueux  que  des 
dieux.  Plus  souvent  il  se  rejette  sur  les  ligures  secondaires,  comme 
s’il  voulait  s’y  dédommager  de  la  gravité  du  sujet  : c’est  ainsi  que  le 
Martyre  de  saint  Sébastieiiy  d’ailleurs  composé  avec  une  sorte  de 
grandeur,  et  encadré  dans  des  fonds  magnifiques,  n’est  guère  pour 
lui  qu’un  prétexte  à peindre  les  bourreaux,  et  comme  un  prélude  à 
sa  grande  planche  des  Supplices;  c’est  ainsi  encore  que,  dans  le  Sawi 
Nicolas,  il  s’est  attaché  surtout  aux  paysans  qui  entourent  le  pieux 
évêque,  et  leur  a donné  une  telle  variété  d’altitudes  pittoresques  et 
d’expressions  naïvement  familières,  qu’on  y reconnaît  sans  peine  le 
Callot  de  la  tradition.  Dans  la  plupart  des  sujets  qu’il  a empruntés  à 
la  Bible,  les  Juifs  sont  une  précieuse  ressource  pour  son  imagination 
burlesque,  toujours  en  éveil;  il  se  cramponne  à eux,  et  ne  les  lâche 
qu’aprés  avoir  épuisé  toutes  leurs  laideurs  physiques  et  morales.  Je  ne 
sais  s’il  existe  nulle  autre  part  une  plus  riche  galerie  de  Juifs,  cloués 


JACQUES  GALLOT. 


407 


sur  le  cuivre  d’une  pointe  plus  agile  et  plus  aiguë,  dans  toutes  les 
poses  et  sous  tous  les  costumes,  grimaçants,  hideux,  enragés,  four- 
millant comme  des  légions  de  diables,  couchés  ventre  à terre  ou  éta- 
gés sur  les  arbres  et  sur  les  toits,  tirant  la  langue  au  Christ  couronné 
d’épines,  ou  s’élançant  sur  lui  pour  le  flageller  des  mains,  des  pieds, 
de  tout  le  corps.  On  trouvera  sans  peine  d’assez  nombreuses  excep- 
tions : Callot,  quand  il  le  veut  bien,  s’élève  jusqu’à  la  noblesse,  et 
quelques-unes  de  ses  pièces  prouvent  même  qu’il  était  capable  d’at- 
teindre à la  majesté  sévère;  maisda  vérité  générale  de  notre  observa- 
tion n’en  subsiste  pas  moins  dans  toute  sa  force. 

Est-ce  à dire  que  Callot  fasse  du  grotesque  sans  but  et  par  amour 
de  l’art,  et  que,  là  même  où  il  se  borne  à la  caricature,  il  ne  soit 
qu’un  amuseur,  bon  tout  au  plus  à distraire  un  moment  le  regard  et 
l’esprit?  Non  pas.  Le  grotesque  de  Callot  n’a  généralement  rien  de 
commun  avec  ces  fantaisies  d’une  imagination  qui  ne  s’inspire  pas  de 
la  nature,  avec  ces  cauchemars  d’un  esprit  isolé  du  réel  et  vivant 
dans  le  monde  des  rêves.  C’est  l’œuvre  d’un  homme  qui  a vu  ce  qu’il 
montre,  et  qui  le  montre  en]  l’accentuant,  mais  sans  le  dénaturer. 
Sa  caricature  donne  le  relief  aux  objets,  souligne  leurs  côtés  bizarres, 
appuie  sur  leurs  lignes  pittoresques  et  excentriques,  pour  les  couler 
en  types  qui  se  gravent  dans  la  mémoire.  De  la  sorte  il  fait  des  ta- 
bleaux puisés  dans  la  nature  et  l’histoire,  où  la  pensée  se  détache  et 
se  marque  sous  les  saillies  du  burin,  où  la  satire  et  la  comédie  s’ac- 
cusent par  l’accentuation  des  contours,  où  enfin  son  crayon  se  com- 
mente et  s’explique  lui-même. 

Callot  est  à la  fois,  dans  la  mesure  qu’indiquera  cette  étude,  un 
peintre  de  mœurs  et  un  historien  de  son  temps.  Je  voudrais  particu- 
lièrement appuyer  sur  ce  point.  L’historien  apparaît  dans  ses  ou- 
vrages sous  plusieurs  formes  : directement  et  matériellement,  si  je 
puis  ainsi  dire,  dans  un  grand  nombre  de  pièces  où  il  a représenté 
les  fêtes  et  tournois  de  Florence  et  de  la  cour  de  Lorraine,  les  jardins, 
les  monuments  et  les  rues  de  sa  ville  natale,  des  chasses,  des  revues, 
des  exercices  militaires,  tous  les  types  de  la  noblesse  et  toutes  les 
variétés  des  costumes  contemporains  ; plus  directement  encore  par 
ses  vues  de  Paris,  et  ses  vastes  planches  des  sièges  de  Bréda,  de  la 
Rochelle  et  de  l’île  de  Ré,  dessinées  sur  les  lieux  avec  toutes  les  garan- 
ties d’exactitude  stratégique  et  topographique.  Mais,  à côté  de  l’his- 
torien des  faits,  de  l’homme  qui  a dressé  en  quelque  sorte  le  procès- 
verbal  et  la  statistique  en  gravures  du  règne  de  Louis  XIII,  il  y a 
l’historien  des  mœurs,  celui  qui  nous  montre  sans  cesse  en  action  et 
qui  grave  en  types  immortels  la  vie  intime  de  son  temps;  l’historien 
indirect  qui,  sans  prétendre  à l’exactitude  mathématique  de  l’anna- 
liste, s’est  tellement  pénétré  de  la  physionomie  morale  de  l’époque 


408 


JACQUES  CALLOT. 


et  du  pays  où  il  vif,  que  son  œuvre,  de  quelque  côté  qu'on  la  regarde, 
en  offre  un  reflet  fidèle. 

C’est  surtout  ainsi  que  Callot  est  un  historien,  et  à la  fois  l’un  des 
plus  complets,  des  plus  amusants  et  des  plus  sûrs.  A mesure  qu’il 
avance  en  vie  et  en  talent,  cette  faculté  se  développe  en  lui.  Dans  sa 
jeunesse,  le  peintre  de  mœurs  s’entrevoit  à peine,  mais  il  s’entrevoit 
pourtant  sous  la  fantaisie  exubérante  du  caricaturiste.  Il  s’enivre  de 
sa  propre  verve,  dans  l’ardeur  de  son  âge  et  le  feu  de  la  composition. 
L’artiste  émancipé  jette  sa  gourme  en  spirituelles  esquisses,  où  la 
pointe  du  graveur  court  et  danse  comme  un  feu  follet  sur  le  cuivre. 
Mais  dans  cette  abondante  et  fourmillante  galerie  des  Caprices,  des 
Balli,  des  Gobbi,  des  Baroni,  les  bas-fonds  de  la  société  revivent  avec 
leurs  misères  et  leurs  laideurs;  Callot  est  descendu,  la  lanterne  en 
main,  dans  ces  ténèbres  visibles,  et  il  a exhumé,  si  je  puis  m’expri- 
mer ainsi,  le  sous-sol  de  l’humanité.  Tout  ce  qu’il  a rencontré  dans 
ses  excursions  vagabondes  à travers  l’Italie,  alors  qu’il  voyageait  en 
compagnie  des  bohémiens,  ou  qu’il  allait,  le  sac  sur  le  dos,  de  Rome 
à Florence  et  de  Florence  à Rome,  — le  gardeur  de  vaches  du  champ 
voisin,  le  gentilhomme  donnant  la  main  à une  damoiselle,  le  gueux 
demandant  l’aumône,  le  duelliste  ferraillant  du  poignard  et  de  l’épée, 
le  lourd  paysan  qui  passe  au  détour  du  chemin  ou  qui  s’empiffre  de 
viande  et  de  vin  dans  les  fêtes  publiques,  les  commères  qui  dansent 
au  son  du  tambour  de  basque,  les  bouffons  de  tréteaux  dont  les  gri- 
maces l’ont  réjoui  un  soir,  tout  cela  s’est  gravé  dans  son  esprit  et  se 
retrouve  sous  son  crayon  dès  qu'il  commence  à dessiner  par  lui-même. 

Et  quelle  vie,  quelle  variété,  quelle  flamme,  surtout  dans  ses  Balli 
di  Sfessania  et  ses  Baroni!  Tous  ces  types  saisis  en  plein  vol  d’une 
pointe  souple  et  preste,  trempée  comme  l’acier  d’une  bonne  épée, 
semblent  encore  s’agiter  et  battre  de  l’aile  sur  la  planche  où  ils  sont 
fixés!  Regardez  ces  gueux  épiques,  bossus,  bancals,  borgnes  ou 
aveugles,  la  jambe  ou  le  bras  en  écharpe,  s’étayant  de  béquilles,  le  pied 
emmitouflé  de  linges  sales,  le  visage  envahi  d’emplâtres,  la  barbe 
moisie,  la  chair  en  guenilles  comme  l’habit,  puant  la  misère  et  l’oi- 
siveté fétides,  à l’œil  narquois,  au  ventre  redondant,  avec  toute  une 
batterie  de  cuisine  pendue  à la  ceinture  et  autour  du  cou  un  rosaire  de 
cinq  pieds  de  long  ; — la  vieille  en  enfance  qu’on  nourrit  de  bouillie,  la 
bohémienne  portant  suspendus  à son  sein,  à ses  épaules,  aux  plis  de 
sa  robe,  les  fruits  de  sa  déplorable  fécondité;  les  mendiants  rébarbatifs 
drapés  dans  l’orgueil  de  leur  manteau  troué,  et  toute  la  cour  des  mi- 
racles, tous  les  truands, iles  coquillards  et  les  malingreux  de  France  et 
d’Italie,  hôpitaux  ambulants,  ruines  vivantes,  étalant  leurs  infirmités 
postiches,  piteux,  menaçants,  goguenards,  criant  la  faim  et  la  soif, 
tendant  la  main  et  traînant  le  pied!  Regardez  aussi,  dans  la  série  des 


JACQUES  GÂLLOT. 


iO‘J 

Pantalons  et  des  Balli  di  Sfessania,  ces  types  incroyables,  où  revit  en  sa 
licencieuse  bouffonnerie  la  vieille  comédie  italienne,  — le  Capitan, 
beau  garçon  au  sourire  vainqueur,  la  main  sur  la  garde  de  sa  flam- 
berge,  et  décrochant  les  étoiles  avec  son  plumet;  le  Zani,  barbouillé 
de  noir,  d’une  laideur  joyeuse  et  triomphante,  avec  son  pantalon  large 
et  son  épée  de  bois,  et  toute  cette  légion  de  grotesques,  demi-singes 
et  demi-démons,  Cassandre,  Jean  Farine,  Francatrippa,  Mala-Gamba, 
Mezzetin,  Scapin,  Pascariel,  Scaramouche,  le  capitaine  Cocodrille  et 
le  capitaine  Fi’acasse,  taillés  en  satyres,  contournés  en  attitudes  im- 
possibles, coiffés  de  chapeaux  comme  on  n’en  voit  qu’en  rêve,  cou- 
verts d’accoutrements  à donner  le  vertige,  pinçant  des  guitares 
fantastiques,  roucoulant  des  chansons  nasales  sur  des  mandolines 
extravagantes,  ou  raclant  d’un  gril  en  guise  de  violon  ! Dans  ses 
Balli,  Callot  a atteint  le  nec  plus  ultra  de  la  laideur;  il  en  a posé  les 
colonnes  d’IIercule,  qu’on  ne  dépassera  pas.  C’est  l’idéal  de  la  gri- 
mace, et  il  est  telle  de  ces  ligures  qui  vous  obsède  et  vous  poursuit  de 
perpétuels  cauchemars.  J’apprécie  ce  mérite  à sa  juste  valeur,  et  ne 
mets  pas  cet  idéal  plus  haut  qu’il  ne  sied.  Malgré  une  verve  incom- 
parable qu'il  n’a  jamais  dépassée,  les  Balli  di  Sfessania,  par  le  choix 
des  sujets  et  les  audaces  d’une  bouffonnerie  que  rien  n’arrête,  n’oc- 
cupent qu’un  rang  inférieur  dans  l’œuvre  de  Callot.  L’artiste  s’est  ou- 
blié dans  l’ivresse  de  son  inspiration  burlesque  ; la  licence  fescen- 
nienne  anime  ces  danses  extravagantes  qui  portent  bien  leur  litre. 
Partout  ailleurs,  Callot  a respecté  son  talent  ; il  est  quelquefois  hasardé 
et  d’assez  mauvaise  compagnie,  mais  rien  de  plus,  et  on  l’a  calomnié 
en  lui  attribuant  des  sujets  inconvenants,  en  dehors  de  ces  figures  de 
Pantalons  et  de  Scaramouches,  qui  sont  les  scories  de  sa  bouillante 
jeunesse.  C’est  déjà  trop  de  ceux-là. 

Tous  ces  sujets  purement  grotesques,  débauches  d'un  talent  tou- 
jours original  et  vigoureux,  ont  été  faits  en  Italie  ou  d’après  des  sou- 
venirs et  des  études  rapportés  d’Italie.  Voilà  pourquoi  l’on  n’y  trouve 
pas  les  types  de  la  vieille  farce  gauloise,  les  joyeux  grimaciers  des 
tréteaux  du  pont  Neuf  ou  de  l’hôlel  de  Bourgogne,  tous  ces  opéra- 
teurs, marchands  d’orviétan,  comédiens  nomades,  promenant  sur  le 
tombereau  de  Thespis  l’art  naissant  des  Bellerose  et  des  Floridor, 
et  qui  semblaient  si  bien  faits  pour  la  pointe  de  Callot.  Mais  déjà  ces 
bouffonneries  sont  mêlées  d’études  de  mœurs  d’une  portée  plus 
haute,  de  sujets  puisés  dans  la  vie  rurale  et  la  vie  militaire,  de  petits 
tableaux  qui  permettent  de  reconstituer  cette  vie  intime  et  privée, 
cette  physionomie  familière  d’une  nation,  dont  la  plupart  des  histo- 
riens ne  s’occupent  pas.  Après  avoir,  dans  la  première  année  qui  suit 
son  retour  d’Italie,  vidé  le  fond  du  tiroir  où  il  avait  accumulé  ses  cro- 
quis burlesques,  il  se  relève  immédiatement  par  les  Figures  variées. 

Novembre  1861.  28 


410 


JACQUES  CALLOT. 


les  Seconds  Caprices^  la  Noblesse^  les  Supplices,  etc.,  et  il  arrive  enfin  à 
cette  gronde  page  d’histoire  : les  Malheurs  et  les  Misères  de  la  guerre^ 
qui  éclaire  d’une  vive  et  sinistre  lueur  tout  un  côté  du  temps,  et  qui 
parut,  comme  une  revanche,  à la  suite  de  la  prise  de  Nancy,  en  1655. 
Quand  Louis  XIII  et  Richelieu  demandaient  à Callot  de  graver  le  siège 
de  sa  ville  natale,  ils  ignoraient  sans  doute  cette  réponse  qui  allait  leur 
venir  de  Paris,  où  elle  était  encore  enfouie  sous  les  presses  d’Israël! 

Nancy  n’ayant  ouvert  ses  portes  que  le  25  septembre,  il  faut  re- 
noncer à croire  que  les  Malheurs  et  les  Misères  de  la  guerre,  publiés  à 
Paris  la  môme  année,  et  qui,  d’ailleurs,  ne  font  que  reproduire,  en 
la  complétant,  une  série  analogue  entreprise  l’année  précédente, 
soient  les  représailles  du  vaincu  contre  le  vainqueur.  Mais  la  prise  de 
Nancy  n’était  que  le  couronnement  d’une  longue  suite  de  ravages 
subis  par  la  Lorraine,  et  l’insistance  même  de  Callot,  qui  traite  son 
sujet  à deux  reprises  différentes,  abandonnant  son  premier  travail 
pour  le  recommencer  sur  des  bases  plus  larges  et  avec  des  dévelop- 
ments  nouveaux,  prouve  qu’il  y a là  autre  chose  et  plus  qu’une 
œuvre  d’une  signification  purement  générale,  et  qu’il  y faut  voir 
l’accent  d’une  douleur  et  d’une  indignation  toutes  patriotiques. 

Depuis  1650,  les  temps  étaient  durs  pour  la  Lorraine,  qui  avait  eu 
sa  large  part  dans  les  désasti’es  de  la  guerre  de  Trente  Ans.  Après  la 
famine  et  la  peste,  contre  lesquelles  le  P.  Fourier,  cet  admirable 
précurseur  de  saint  Vincent  de  Paul,  avait  armé  les  milices  de  la  cha- 
rité, il  lui  avait  fallu  subir  une  double  invasion,  qui,  en  1652,  força 
le  duc  Charles  IV  à courber  la  tête  sous  un  humiliant  traité.  Les 
Lorrains  avaient  vu  avec  épouvante  les  hordes  semi-barbares  des 
Suédois  arriver  jusqu’à  leurs  frontières.  Ils  ne  soulfraient  pas  seule- 
ment des  troupes  françaises  et  étrangères,  mais  aussi  des  levées  de 
leur  propre  duc  et  des  aventuriers  des  deux  ai  mées,  qui  traitaient 
le  pays  en  terre  conquise.  Sur  cette  triste  période,  Callot  doit  être 
consulté  aussi  bien  que  dom  Calmet  et  les  autres  historiens  de  la  Lor- 
raine ; et,  si  l’on  veut  écrire  l’histoire  des  paysans  et  celle  des  maux 
produits  par  la  guerre,  il  faut  le  consulter  encore. 

Dès  la  première  planche,  qui  nous  montre  la  manière  dont  les  sol- 
dats accommodent  les  pauvres  gens  des  champs,  la  pensée  de  Callot 
éclate  en  tout  son  jour.  Le  village  est  en  flammes  ; la  soldatesque  dé- 
vaste greniers  et  granges,  entasse  les  sacs  sur  les  chariots,  pousse  les 
troupeaux  hors  de  l’établc.  Un  trompette  à cheval  sonne  le  départ,  et 
les  soudards  s’en  vont,  piquant  de  la  pointe  de  leurs  lances  les  villa- 
geois qui  marchent  devant  eux,  les  mains  liées  au  dos.  Des  cadavres 
étendus  çà  et  là  en  travers  du  chemin  disent  le  sort  qui  attend  les 
rebelles.  Plus  loin,  voici  une  scène  d’une  effroyable  énergie.  Dans 
une  vaste  salle  où  Callot  s’est  plu  à réunir  les  épisodes  les  plus  divers 


JACQUES  CALLOT. 


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pour  y résumer  en  quelque  sorte  toutes  les  faces  du  sujet,  une  bande 
de  malandrins  a lait  irruption.  Pendant  que  les  uns  s’amusent  aux 
menues  bagatelles  du  pillage,  saignant  les  moutons,  ravageant  les 
armoires,  défonçant  les  tonneaux,  d’autres  égorgent  quiconque  es- 
saye de  la  résistance.  Un  paysan  têtu,  qui  s’obstine  à cacher  son  tré- 
sor, est  maintenu  à terre,  les  jambes  exposées  à un  feu  violent;  au- 
dessus  de  lui  son  compagnon  suspendu  par  les  pieds  à la  cheminée  et 
la  tête  jusque  dans  la  flamme,  rôtit  comme  un  pourceau.  Dans  le  fond 
et  par  les  portes  entr’ ouvertes,  on  devine  des  épisodes  plus  affreux  en- 
core, que  Callot  a eu  le  bon  goût  de  rejeter  à demi  dans  l’ombre. 
Puis  l’impitoyable  série  continue  à se  dérouler  : ici  les  soldats,  — sans 
doute  ces  grossiers  huguenots  suédois  dont  les  sacrilèges  avaient  dé- 
solé la  catholique  Lorraine,  — brûlent  couvents  et  églises,  enlèvent 
moines  et  religieuses,  revêtent  par  dérision  les  ornements  sacerdo- 
taux et  boivent  dans  les  vases  consacrés;  là  ils  ont  roulé  jusqu’au 
bout  sur  la  pente  de  leurs  crimes,  et  ils  sont  devenus  voleurs  et 
meurtriers  de  grand  chemin. 

Faut-il  ne  voir  là  dedans  qu’une  fantaisie  qui  ne  sait  pas  s’arrêter 
à temps,  et  tombe  dans  l’exagération  en  cherchant  l’énergie?  Callot 
n’a-t-il  pas  dépassé  les  bornes  dans  l’ûpre  et  généreux  emportement 
de  son  indignation?  On  le  voudrait,  mais  l’histoire  confirme  en  leurs 
moindres  détails  les  révélations  de  cet  impitoyable  burin.  Les  au- 
teurs du  temps  sont  remplis  de  détails  sur  les  concussions  et  les  mal- 
vei’sations  de  tout  genre  dont  se  rendaient  coupables  les  officiers  des 
armées,  à tous  les  degrés  de  la  hiérarchie.  Les  registres  des  « eceveura 
lorrains  pour  1635,  cités  par  des  historiens  modernes,  abondent  en 
demandes  d’exemptions  d’impôts,  fondées  sur  la  ruine  des  paysans, 
par  suite  du  triple  fléau  de  la  peste,  de  la  famine  et  de  la  guerre. 
Deux  ou  trois  ans  plus  tard,  cette  situation  arrivait  à son  apogée  : sur 
le  sol  de  la  Lorraine,  foulé  par  sept  armées  à la  fois,  on  ne  trouvait  plus 
que  des  villages  déserts  et  des  habitants  réduits  à l’état  de  squelettes, 
fies  mères  mangeaient  leurs  enfants  pour  vivre,  des  filles  dévoraient 
leurs  mères,  et  le  P.  Caussin  pouvait  écrire,  sans  être  soupçonné  de 
faire  de  la  rhétorique  : Sola  Lotharingia  Hierosolymam  calamitate 
vincit.  — On  a le  texte  de  plusieurs  ordonnances  royales  de  ce  temps 
contre  les  pillages  et  hostilités  des  gens  de  guerre,  accusés  d’avoir 
« pris  et  détroussé  les  ornements  d’église,  et  les  provisions  de  vivres, 
d’habits  et  d’autres  choses,  » préparés  dans  les  campagnes  pour  le 
soulagement  des  pauvres.  « Partout  où  les  armées  ont  passé,  écrivait  à 
la  môme  époque  saint  Vincent  de  Paul  à l’évêque  de  Dax,  elles  y ont 
commis  les  sacrilèges,  les  vols  et  les  impiétés  que  votre  diocèse  a 
soufferts.  » Callot  ne  s’exprime  pas  autrement  dans  les  vers  placés  au 
bas  de  ses  estampes  : 


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JACQUES  CALLOT. 


Et  tous  d’ua  même  accord  commettent  méchamment 
Le  vol,  le  rapt,  le  meurtre  et  le  violement. 

Ainsi  l’histoire  sert  de  commentaire  à l’œuvre  de  Callot,  et  cette 
œuvre  à son  tour  confirme  et  complète  les  détails  de  l’histoire. 

A la  suite  du  crime,  Callot  n’a  garde  d’oublier  Injustice,  au  pied 
lent,  mais  sûr,  qui  finit  toujours  par  atteindre  le  coupable.  C’est  la 
moralité  du  drame.  Voici  d’abord  la  justice  des  hommes  : le  prévôt 
du  camp  se  met  à la  recherche  des  scélérats;  on  leur  donne  l’estra- 
pade, on  les  pend,  on  les  arquebuse,  on  les  brûle,  on  les  roue  par- 
devant  l’armée  entière.  Une  fois  sur  ce  terrain,  il  ne  peut  plus  s’ar- 
rêter, et  l’on  dirait  qu’il  s’enivre  de  la  volupté  de  la  vengeance.  II 
consacre  six  pièces  à montrer  le  châtiment  sous  toutes  ses  formes, 
redoublant  à chaque  fois  de  verve  et  de  furie.  Voici  ensuite  la  justice 
delà  Providence.  Ces  soldats,  jadis  implacables  dans  leur  force,  main- 
tenant infirmes  et  éclopés,  ils  mendient  leur  pain,  se  traînent  sur  les 
genoux,  se  pressent  à la  porte  de  l’hôpital  comme  une  procession  de 
fantômes,  objets  à leur  tour  de  raillerie  et  d’insulte  pour  ceux  qu’ils 
ont  opprimés,  ou  meurent  sur  un  fumier  consolés  par  le  prêtre,  tandis  ; 
qu’un  vieux  villageois  agenouillé,  le  cœur  plein  de  pardon  devant  la  f 
mort,  retrouve  une  prière  pour  ses  bourreaux,  et  que  sa  femme,  | 

d’un  geste  expressif,  semble  admirer  la  main  de  Dieu  appesantie  sur  1 

le  coupable.  | 

Entre  toutes  ces  compositions  puissantes  qui  débordent  leur  cadre  | 

étroit,  il  en  est  une  plus  terrible  encore  que  les  autres  : c’est  celle  où  | 

Callot  a peint  la  revanche  tardive  des  paysans  poussés  à bout.  Ils  se  f 

révoltent  enfin,  ces  animaux  farouches,  noirs  et  livides,  comme  f 

parle  la  Bruyère;  ils  sortent  de  leurs  tanières^  « où  ils  vivent  de  pain  { 

noir,  d'eau  et  de  racines,  » et  se  souviennent  qu’  « ils  sont  des  horn-  | 

mes.  » Armés  de  bâtons  et  de  fourches,  ils  traquent  ces  brigands  en-  f 

rôlés  sous  la  bannière  du  roi,  les  assomment  et  les  broient  sous  | 

leurs  pieds.  De  toutes  les  haies  et  de  tous  les  arbres  on  voit  dépasser  | 

le  canon  d’un  fusil  rouillé.  La  moisson  de  vengeance  est  mûre,  et  % 

partout  le  fléau  se  lève  et  voltige  en  l’air,  défonçant  les  poitrines  et  | 

brisant  les  crânes.  Heureusement  ce  n’est  pas  là  le  dernier  mot  de  | 

Callot;  après  cette  grande  explosion,  il  semble  qu’il  se  calme  et  se  | 

repente.  Les  Malheurs  et  les  Misères  de  la  guerre  se  ferment  sur  un  f? 

appel  à l’autorité  souveraine,  où,  dans  une  sorte  d’apothéose  finale, 
nous  voyons  le  monarque  assis  sur  son  trône,  et,  par  une  image 
anticipée  de  la  Justice  divine,  récompensant  les  bons  et  punissant  les 
méchants. 

Voilà,  dans  son  ensemble,  cotte  épopée  semi-héro'ique,  semi- 
familiérc,  mais  où  l’on  entend  d’un  bout  à l’autre  le  gémissement 


JACQUES  GALLOT. 


415 


d’un  peuple  opprimé.  Je  ne  prétends  pas  transformer  Callot  en  un 
grand  philosophe  et  un  historien  profond;  mais  qui  pourrait  ne  pas 
comprendre  la  haute  signification  d’une  pareille  œuvre,  surtout  dans 
les  circonstances  où  elle  se  produisit?  Une  fois  au  moins  dans  sa  vie, 
ce  graveur  d’une  pointe  incomparable,  cet  artiste  d’une  abondance, 
d’une  variété,  d’une  vie,  d’un  mouvement  qui  défient  toute  rivalité, 
a été  soulevé  par  le  patriotisme  jusqu’à  l’éloquence,  et  derrière  la 
main  qui  tenaille  crayon  on  a senti  battre  l’âme  du  citoyen. 

Callot  ne  survécut  que  deux  ans  à la  défaite  de  sa  patrie,  et  presque 
tout  ce  qu’il  a produit  dans  ces  dernières  années  rentre  dans  sa  ma- 
nière la  plus  sérieuse,  et  semble  indiquer  en  lui  le  progrès  des  idées 
graves  et  chrétiennes.  Pourtant  il  se  laissa  reprendre  encore  aux  sé- 
ductions du  grotesque,  et  ce  fut  pour  donner  le  chef-d’œuvre  du 
genre.  Sa  Tentation  de  saint  Antoine,  qui  parut  l’année  même  de  sa 
mort,  peut  être  regardée  comme  le  testament  suprême  de  l’auteur 
des  Gneux  et  des  Bohémiens  * il  y a versé  d’un  coup  tout  ce  que  sa  tête 
contenait  encore  de  chimères  et  de  monstres  bouffons  ; il  semble 
avoir  voulu  y épuiser  tout  ce  que  la  fantaisie  la  plus  désordonnée  a 
jamais  vu  passer  dans  ses  rêves  de  visions  impossibles.  Ici,  nous  ne 
touchons  plus  terre  ; le  monde  réel  a disparu,  nous  voguons  on  plein 
cauchemar.  Et  ce  n’est  pas  seulement  une  figure  ou  un  simple  épi- 
sode, c’est  tout  un  poème,  c’est  le  genre  lui-même  incarné  dans  une 
œuvre-type  et  élevé  à sa  dernière  expression. 

Comme  la  plupart  de  ses  autres  compositions  grotesques,  la  Ten- 
tation de  saint  Antoine  se  rattache  encore  à son  séjour  en  Italie  : il 
l’avait  déjà  traitée  à Florence,  et  dans  cette  éclosion  définitive  d’un 
sujet  qui  l’obséda  toute  sa  vie,  on  retrouve  le  premier  germe  mûri  et 
développé.  Nous  ne  décrirons  pas  ici  ce  que  tout  le  monde  connaît. 
Et  quelle  plume,  d’ailleurs,  oserait  s’aventurer  parmi  ces  myriades 
de  diables  que  l’œil  le  plus  alerte  a peine  à examiner  en  un  jour 
entier,  dans  cette  planche  de  trente  centimètres  de  hauteur  sur  qua- 
rante de  large?  Qui  pourrait  se  reconnaître  au  milieu  de  ce  prodi- 
digieux  fourmillement  de  monstres,  que  Callot  semble  s’être  amusé 
toute  sa  vie  à réunir  et  à classer,  comme  un  naturaliste  qui  fait  collec- 
tion d’insectes  bizarres  ; à combiner  dans  les  attitudes  les  plus  étour- 
dissantes, dans  les  allures  les  plus  incongrues,  dans  les  expressions  les 
plus  comiques,  dans  les  plus  exhilarantes  métamorphoses.  La  Tenta- 
tion de  saint  Antoine  est  un  ressouvenir  lointain  de  cet  Enfer  du 
Dante,  où,  parmi  les  pleurs  et  les  grincements  de  dents,  on  entend 
retentir  l’impertinente  trompette  de  Barbariccia  ; mais  Callot  y a mêlé 
a fortes  doses  des  ressouvenirs  de  l’Arioste,  ou  plutôt  de  Folengo  et 
du  Berni. 

On  peut  trouver  sans  doute  que  la  fantaisie  a cette  fois  dépassé  la 


414 


JACQUES  GALLOT. 


mesure  ; néanmoins,  qu’on  y fasse  bien  attention,  et  l’on  verra  qu’elle 
est  toujours  dominée  par  l’artiste,  et  réglée  jusque  dans  ses  écarts. 
Si  la  raison  lâche  parfois  la  bride  à l’imagination,  jamais  elle  ne  l’a- 
bandonne entièrement.  Callot  sait  ce  qu’il  veut  et  ne  se  laisse  pas 
emporter  au  delà.  Sans  s’égarer  dans  l’obscurité  du  rêve,  comme  ces 
visionnaires  de  bonne  foi  qui  sont  les  premières  dupes  de  leurs  pro- 
pres inventions,  il  met  de  l’ordre  et  de  la  méthode  au  milieu  du  chaos, 
il  ne  perd  jamais  le  fil  conducteur  dans  cet  inextricable  labyrinthe 
du  monde  des  ténèbres.  Cette  discipline,  qu’il  n’a  pas  voulu  deman- 
der au  mot  d’ordre  d’une  école,  il  la  trouve  en  lui-même,  dans  les 
habitudes  et  les  besoins  de  son  esprit.  Hoffmann,  qui  l’a  si  bien  appré- 
cié, s’est  mépris  en  l’appelant  son  maître  : Callot  n’est  point  un  man- 
geur de  haschisch,  se  lançant  à la  poursuite  des  apparitions  qui  tour- 
billonnent au  fond  de  son  cerveau  envahi  par  l’ivresse,  par  ce  vertige 
intense  et  lucide  que  le  conteur  allemand  communique  à ses  lecteurs; 
c’est  un  artiste  de  sang-froid,  qui  ne  croit  pas  à ses  chimères,  parce 
qu’il  sait  qu'il  les  a créées,  et  qui  s’amuse  de  ses  monstres  au  lieu  de 
s’en  troubler. 

Ainsi,  fût-ce  en  ses  plus  bizarres  caprices,  Callot  garde  les  carac- 
tères de  sa  race,  il  reste  du  pays  de  Boileau  et  de  Voltaire,  de  ce  pays 
où  la  précision  et  la  clarté  ne  perdent  jamais  leurs  droits.  C’est  un 
Français,  et,  de  plus,  un  Français  de  la  Lorraine.  Le  génie  particulier 
de  la  nation  éclate,  de  sa  première  à sa  dernière  planche,  dans  leti’ait 
ferme  et  correct  du  dessin,  dans  la  simplicité  lumineuse  de  la  compo- 
sition, dans  l’harmonie,  l’équilibre,  la  proportion  de  l’ensemble,  la 
correction,  la  convenance  et  l’élégante  sobriété  de  chaque  détail.  A 
le  considérer  spécialement  comme  graveur,  il  présente  la  même  al- 
liance de  qualités  contraires  : le  mélange  de  la  liberté,  de  l’aisance 
légère , de  la  vivacité  pittoresque  de  l’eau-forte,  avec  la  pureté  de 
contours,  la  netteté  de  travail,  et  quelquefois  le  style  qui  sont  propres 
au  burin.  Ses  eaux-fortes  n’ont  pas  assurément,  même  dans  les  sujets 
qui  s’y  prêtent,  la  mystérieuse  poésie  de  celles  de  Rembrandt,  et 
il  ne  l’a  pas  cherchée.  Esprit  d’une  tout  autre  nature,  plus  positif  que 
rêveur,  plus  épris  du  dessin  que  du  coloris,  il  n’a  ni  la  variété  et  la 
complication  des  merveilleux  procédés  matériels  du  maître  hollan- 
dais, ni  cette  profondeur  d’expression,  d’autant  plus  puissante  qu’elle 
est  plus  vague  et  qu’elle  laisse  plus  de  latitude  à la  pensée  du  spec- 
tateur, provoquée  sans  être  satisfaite.  Le  but  de  Callot  était  beau- 
coup plus  simple,  et  son  génie  aussi. 

Pour  mieux  faire  comprendre  la  nature  particulière  et  vraiment 
gauloise  de  cet  esprit  tempéré,  qui  n’a  rien  de  nébuleux,  mais  rien 
non  plus  d’aride  et  de  pesant,  et  qui  sut  toujours  se  tenir  à égale  dis- 
tance des  excès,  dans  le  parfait  équilibre  du  tempérament  national,  il 


JACQUES  CALLOT. 


415 


suffît  de  le  comparer  un  moment  à deux  illustres  graveurs,  satiriques, 
historiens,  peintres  de  mœurs,  quelquefois  caricaturistes  comme  lui, 
comme  lui  aussi  créateurs,  et  qui  représentent  les  deux  tendances  op- 
2Dosées  de  l’art.  Entre  la  satire  méthodique  et  un  peu  lourde  du  Nord 
et  la  fantaisie  désordonnée  du  Midi,  entre  l’Anglais  Hogarth  etl’Espa- 
gnol  Goya,  dont  le  génie  et  le  style  sont  si  différents,  bien  qu’ils  se  res- 
semblent par  l’âpreté  de  l’ironie,  la  meilleure  place  reste  à Callot. — 
Goya  est  une  sorte  de  visionnaire  fariatique  dont  l’inspirai  ion  touche 
parfois  à la  folie  furieuse.  Dans  la  chambre  obscure  de  son  cerveau,  l’ap- 
parition se  détache  au  milieu  d’une  lumière  factice  et  fantastique;  elle 
éclate  en  traits  tumultueux  et  confus  sur  le  fond  noir  sillonné  d’éclairs. 
Çà  et  là  des  taches  blanches,  des  jjoints  qui  luisent,  des  raies  rougeâtres, 
quelque  chose  de  vague  et  d’horrible  qui  passe  mystérieusement  dans 
la  nuit.  On  dirait  que  Goya  manie  la  pointe  comme  ce  terrible  Iler- 
rera  le  vieux,  son  compatriote,  maniait  sur  ses  toiles  le  balai  qui  lui 
servait  de  pinceau.  Il  a fait,  sur  l’invasion  des  Français  en  Espa- 
gne, une  série  d’estampes  qui  appellent  naturellement  la  comparai- 
son avec  les  Malheurs  et  les  Misères  de  la  guerre  : rien  n’y  manque 
plus  complètement  que  les  qualités  essentielles  de  Callot,  cette  net- 
teté que  Vauvenargues  appelle  le  vernis  des  maîtres,  et  celte  correc- 
tion qui  rattache  le  caricaturiste  des  Gueux  aux.grands  dessinateurs. 
Il  a pour  lui  sans  doute  une  fougue  et  une  énergie  incroyables,  où 
jjasse  comme  un  souffle  plein  de  terreurs  et  de  frissonnements  ; mais 
que  de  confusion,  que  d’inégalités,  souvent  quel  inextricable  fouillis, 
quoiqu’il  n’ait  généralement  que  quatre  ou  cinq  personnages,  tandis 
que  Callot  reste  clair  avec  des  milliers  de  petites  figures!  Enfin,  Goya 
ne  donne  que  des  à peu  près;  presque  toujours  outré,  il  manque 
le  but  en  le  dépassant,  et  ses  effets  se  détruisent  par  leur  exagération 
môme.  Quand  il  aborde  le  grotesque,  il  perd,  comme  dans  certaines 
planches  de  ses  Proverbes,  tout  sentiment  de  mesure  et  d’harmonie, 
et  là  où  Callot  déploie  sa  science  le  plus  consommée,  Goya  tombe  dans 
un  dévergondage  de  caricature  qui  fatigue  et  décourage  le  rire. 

Pour  Hogarth,  à de  grandes  qualités  que  je  ne  veux  diminuer  en 
rien,  à un  humour,  à une  force,  quelquefois  à une  profondeur  admi- 
rables, il  joint  les  défauts  de  sa  nation  : tantôt  appuyant  lourdement 
sur  les  traits  qu’il  veut  faire  saillir,  et  tantôt  déduisant  sa  pensée 
d’une  façon  mathématique,  dans  des  séries  où  chaque  planche  est 
un  théorème  qui  ap23elle  son  corollaire  ; ici  déployant  une  raillerie 
pesante,  qui  sent  encore  le  rosbif  et  la  bière  dont  elle  fut  nourrie,  là 
faisant  un  discours  en  trois  points  comme  un  pédagogue.  Voyez,  par 
exemple,  les  quatre  gravures  où  il  nous  montre  les  divers  degrés  de 
la  cruauté,  et  son  châtiment  final,  avee  des  détails  d’un  réalisme 
systématique,  capables  de  donner  des  attaques  de  nerf  ; voyez  surtout 


416 


JACQUES  CALLOT. 


la  longue  historiette  morale  où  il  a développé  sur  deux  lignes  paral- 
lèles, en  passant  alternativement  de  l’une  à l’autre , la  vie  de  l’ap- 
prenti laborieux  et  celle  de  l’apprenti  fainéant,  partis  du  même  point 
pour  arriver  en  même  temps,  le  premier  au  poste  de  lord-maire,  le 
second  au  pilori  de  Tyburn.  — Combien  la  manière  de  Callot  n’est- 
elle  pas  plus  légère,  et  sa  marche  plus  libre  ! Le  tempérament  fran- 
çais, dont  il  est,  en  son  genre,  un  des  types  les  plus  vrais  et  les  plus 
vivants,  se  tient,  dans  son  heureux  mélange  de  raison  et  d'imagina- 
tion, de  bon  sens  et  de  fantaisie,  à égale  distance  de  cette  ivresse  de 
la  fougue  méridionale,  de  cette  pesanteur  et  de  ce  méthodisme  du 
Nord . 

Je  deviens  un  moment  complice  de  l’ignorance  populaire,  j’oublie 
les  neuf  dixièmes  de  l’œuvre  de  Callot,  pour  ne  penser  qu’à  ses  Bohé- 
miens^ à ses  Gueux,  à ses  excursions  dans  le  domaine  de  la  vie  fami- 
lière et  triviale.  Même  à ce  point  de  vue  restreint,  on  se  tromperait 
en  ne  voyant  en  lui  qu’un  réaliste  doué  au  plus  haut  degré  du  génie 
grotesque.  Il  a le  sentiment  de  la  beauté  et  le  goût  de  l’élégance  jus- 
que dans  ses  caricatures.  Sa  manière  svelte,  vive  et  fîère.  la  finesse 
et  la  légéreté  de  sa  pointe,  son  dessin  spirituel  et  savant,  sa  compo- 
sition adroite,  d’une  aisance  et  d’une  variété  parfaites,  et  où  la  com- 
plication n’enlève  jamais  rien  à la  clarté  , relèvent  ses  moindres  fan- 
taisies à la  hauteur  de  l’art,  dont  leurs  sujets  sembleraient  les  ex- 
clure. Personne  peut-être  n’aime  plus  les  lignes  harmonieuses,  les 
formes  élancées,  les  ajustements  pittoresques  ; personnelle  sait  mieux 
saisir  la  justesse  des  attitudes  et  des  expressions  sous  les  difformités 
de  la  charge.  Maître  de  son  instrument,  avec  lequel  il  ne  fait  plus 
qu’un,  comme  le  Centaure  avec  son  cheval,  il  s’amuse  à l’aventurer 
dans  les  passes  les  plus  difficiles,  à lui  faire  exécuter  mille  tours  de 
force  et  de  souplesse  d’où  il  sort  toujours  vainqueur.  Il  lui  suffit  de 
toucher  le  cuivre,  comme  en  se  jouant,  pour  atteindre  l’effet  qu’il 
veut  produire.  D’un  coup  de  pointe,  il  trace  un  contour,  et  ce  contour 
exprime  à lui  seul  un  caractère,  une  passion,  une  vie.  Dans  V Enfant 
prodigue,  les  Martyres  des  Apôtres,  les  Siéyès,  les  Exercices  militaires, 
les  Fantaisies  de  1655,  il  a prodigué  les  petites  figures,  merveilleuses 
d’exactitude  et  de  dextérité.  Prenez  une  loupe,  et  vous  verrez  des 
centaines  de  points  presque  imperceptibles,  semés  çà  et  là,  qui  se 
battent,  qui  crient,  qui  se  démènent,  qui  participent  à l’élan  du  i-este 
de  la  composition  et  semblent  entraînés  par  le  mouvement  général, 
semblables  à ces  atomes  qu’on  voit  tourbillonner  dans  un  rayon  de 
soleil. 

Je  ne  puis  me  résoudre,  quant  à moi,  à noter  comme  des  défauts 
cette  clarté  et  cette  précision,  qui  sont  des  qualités  artistiques,  en 
même  temps  que  des  qualités  françaises.  Quoi  qu’en  aient  pu  dire 


JACQUES  CAL LOT. 


417 


fî  certains  amateurs  effrénés  de  l’eau-forte  mystérieuse  et  romantique, 
I la  netteté  n’est  pas  la  sécheresse,  la  correction  ne  nuit  pas  à l’esprit, 
J et  la  sobriété  n’a  rien  de  commun  avec  l’aridité.  Il  ne  faut  pas  inter- 
9'  vertir  les  rôles  et  changer  ainsi  des  vertus  en  crimes.  Les  côtés  faibles 
>1  de  Callot  sont  ailleurs.  Son  imagination  est  plus  vive  qu’étendue;  il 
/ a plus  de  franchise  et  de  feu  que  d'élévation;  il  amuse,  il  charme,  il 
ïi  instruit,  il  va  jusqu’à  l’esprit  mais  rarement  jusqu'à  l’âme.  Inven- 
teur  inépuisable,  dessinateur  et  graveur  de  première  force,  sans  rival 
5 dans  l’art  de  distribuer  naturellement  et  de  mettre  à leur  place  les 
) divers  épisodes  d’une  composition,  il  lui  manque  quelques-unes  des 
» qualités  du  peintre,  surtout  l’art  de  tirer  parti  de  la  lumière  et  l’en- 
t tente  du  clair-obscur.  Ses  ligures,  avec  une  égale  netteté,  se  décou- 
pent comme  à l’emporte-pièce  sur  un  fond  d’une  valeur  uniforme  : 
on  dirait  qu’il  dédaigne  ces  artifices,  parce  qu’il  n’en  a pas  besoin. 

Tel  est  cet  artiste  étonnant,  calomnié  par  la  popularité  môme  qui 
a restreint  et  rabaissé  sa  gloire  en  s’attachant  aux  parties  inférieures 
de  son  œuvre.  Par  ses  productions  les  plus  connues,  il  occupe  une 
place  isolée,  en  dehors  de  l’art  classique  et^  majestueux  de  la  grande 
époque  dont  il  a pu  voir  les  débuts.  Placé  entre  la  fin  de  la  Renais- 
sance et  le  commencement  du  siècle  de  Louis  XIV,  il  échappe  à ces 
deux  influences  et  se  tient  à l’écart.  Callot  appartient  à celte  race 
* d’esprits  indisciplinés,  qui  traversa  le  siècle  en  gardant  son  indépen- 
dance comme  une  protestation  contre  l’art  dominant.  L’auteur  des 
BalU  et  des  Baroni  est  à le  Brun  à peu  près  ce  que  Scarron  est  à Ra- 
cine. Mais  Scari’on  ne  sortit  pas  du  burlesque,  et  Callot  ne  fit  qu’y 
passer.  Scarron  n’est  qu’un  bourgeois  positif  et  railleur  qui  se  con- 
tente de  nous  égayer;  Callot,  môme  en  plein  grotesque,  est  toujours 
un  artiste,  qui  excite  l’admiration  en  excitant  le  rire.  Par  là,  comme 
par  ses  autres  côtés  moins  connus,  que  nous  avons  tâché  de  mettre 
en  lumière,  il  se  rapproche  du  groupe  classique  et  lui  tend  la  main, 
sans  se  mêler  à lui. 

Dans  cette  rapide  étude,  nous  avons  pu  à peine  aborder  la  partie 
technique  du  sujet  : ce  n’était  pas  notre  affaire.  Nous  renvoyons  au 
livre  de  M.  Meaume,  qui  a accumulé  dans  ses  deux  in-octavo  les  ré- 
sultats d’un  commerce  de  toute  sa  vie  avec  son  artiste  de  prédilec- 
tion. L’exactitude,  la  critique  et  l’érudition  que  l’auteur  a montrées 
dans  ses  laborieuses  recherches,  font  de  son  ouvrage  un  travail  défi- 
nitif. M.  Meaume  nous  pardonnera  de  ne  l’avoir  pas  suivi  de  plus 
près  : notre  but  était  tout  différent  du  sien,  et  nous  nous  adressions 
à un  autre  public.  Nous  n’avons  voulu  que  donner  une  vue  d’en- 
semble sur  ce  grand  artiste,  rare  assemblage  des  qualités  en  appa- 
rence les  plus  contradictoires,  classique  jusque  dans  les  plus  bizarres 
caprices  de  son  imagination  de  feu,  original  sans  effort  et  par  tem- 


il  8 


JACQUES  GALLOT. 

pérament,  qui  enfin  ne  se  rattache  à aucune  école  et  qui  n'en  a pas 
formé  lui-même,  parce  que  la  simplicité  puissante  de  sa  manière 
exclut  tout  procédé,  et  qu’on  ne  pouvait  l’imiter  qu’en  lui  dérobant 
son  génie.  Nous  serons  heureux  si  nous  avons  pu  résumer,  assez  clai- 
rement pour  nous  faire  comprendre  de  tous,  les  traits  distinctifs  de 
cette  physionomie,  unique  dans  l’art  français,  et  pourtant  si  fran- 
çaise. 


Victor  Fournel. 


LE  BARON  DE  STEIN 


Des  Dcchtes  Grund-Stein  ; 
Dem  Ünreclit  ein  Eck-Stein  ; 
Der  Deutsclien  Edel-Stein. 


Vous  êtes  à Ems;  votre  santé  peut  se  passer  des  vertus  thérapeu- 
tiques du  Kesse/6rîm?ien  et  du  Kræhnchen;  vous  dédaignez  le  vain  bruit 
et  le  faux  luxe  du  Kî«’/tcms.  Eh  bien,  puisqu’il  en  est  ainsi  et  que  le  ciel 
vous  a fait  d’heureux  loisirs,  allez  contempler  à Limbourg,  en  suivant 
la  délicieuse  vallée  de  la  Lahn,  la  basilique  de  Saint-Georges,  un  des 
plus  grandioses  monuments  catholiques  du  dixième  siècle.  Après 
avoir  admiré  la  Baeclerlei,  examiné  les  cavernes  de  Hanselman  et 
visité  la  tour  octogone  de  Dausenau,  vous  arriverez  à Nassau,  localité 
qui  a donné  son  nom  à ce  petit  paradis  terrestre,  comblé  de  tant  de  fa- 
veurs par  la  nature,  riiistoire,  la  légende  et  même  la  fashion  mo- 
derne. En  face  de  cette  charmante  petite  ville,  au  sommet  de  la  mon- 
tagne qui  se  dresse  sur  la  rive  gauche  de  la  Lahn,  vous  apercevrez, 
au  milieu  des  broussailles,  les  ruines  du  château  de  Nassau,  berceau 
de  la  famille  régnante  de  ce  nom.  Un  peu  plus  bas,  sur  une  seconde 
crête,  entourée  d’un  beau  parc,  vous  irez  parcourir  les  restes  d’un 
autre  château,  non  moins  célèbre  que  le  premier  dans  les  chroniques 
du  pays. 

Là  vivaient  et  «régnaient,  » dès  1235,  les  hommes  libres  (freiherrn) 
de  Stein.  Chevaliers  immédiats  (unmittelbar)  du  Saint-Empire  romain 
de  nation  germanique,  ils  ne  relevaient  que  du  chef  élu  de  la  nation. 
Leur  nom,  fièrement  porté  pendant  six  cents  ans,  s’est  éteint  dans  ce 
siècle  qui  a vu  s'éteindre  tant  de  choses. 


420 


LE  DA.RON  DE  STEIN. 


L’histoire  et  les  légendes  de  Rheingau  font  souvent  mention  des 
maîtres  souverains  de  Stein.  C’est  ainsi  que  la  Chronique  de  Lim- 
bourg  raconte  qu’en  1380  deuxfchevaliers,  fils  de  sire  Jean  de  Stein, 
guerroyaient  contre  ceux  de  Limbourg  : 

« Leur  mère,  qui  était  de  noble  lignée,  vivait  encore;  elle  avait  en  outre 
quatre  filles,  toutes  mariées  à des  chevaliers  ; et,  quand  les  quatre  chevaliers 
étaient  dans  la  maison  de  leur  belle-mère,  et  que  les  deux  chevaliers  de 
Stein,  ses  fils,  étaient  aussi  auprès  d’elle,  assis  à sa  table,  elle  prenait  ses 
repas  avec  six  chevaliers,  dont  quatre  étaient  ses  gendres  et  deux  ses  fils  : 
et  son  mari  avait  aussi  été  chevalier.  Un  jour  donc  qu’ils  étaient  tous  réu- 
nis à sa  table,  la  noble  femme  dit  ; Trop  d’honneur  comme  cela!  Personne 
ne  fit  attention.  Peu  de  temps  après  cette  scène,  la  même  femme  se  leva  et 
alla  secrètement  son  chemin,  de  telle  sorte  que  jamais  personne  ne  put 
savoir  où  elle  était  allée.  » 

Ce  fut  une  forte  et  vaillante  race  que  celle  des  descendants  de  cette 
châtelaine  légendaire.  Vers  le  milieu  du  dix-huitième  siècle,  le  ba- 
ron Charles-Philippe  n’habitait  plus  le  castel  depuis  longtemps  ruiné 
de  sire  Jean,  mais  bien  le  château  moderne  que  l’on  aperçoit  de  la 
route  en  venant  d’Ems.  L’aménagement  de  ses  forêts,  la  culture  de 
ses  terres,  la  chasse  et  l’éducation  de  ses  enfants,  absorbaient  tous 
les  instants  de  ce  descendant  d’une  noble  race.  L’air  coi’rompu  des 
cours  du  dix-huitième  siècle  n’avait  eu  aucune  influence  sur  son 
esprit  forlement  trempé.  Loin  de  l’intrigue,  du  philosophisme  et  de  la 
littérature  Pompadour,  il  avait  adopté  la  vie  au  grand  air,  la  vie  ru- 
rale. On  sait  èue  les  petites  cours  électorales  du  Rhin,  oubliant  les 
traditions  natipnales,  et  entraînées  par  un  ridicule  esprit  d’imitation, 
étaient  devenues  de  mauvaises  petites  copies  de  Versailles  : on  affec- 
tait d’y  parler  français;  on  aimait  à y répéter  les  propos  politiques  de 
Frédéric  II;  on  y disait  volontiers  que  le  saint  Empire  romain,  ce 
dernier  vestige  des  vieilles  libertés  du  monde  germanique,  « avait 
fait  son  temps;  » le  fébronianisme  y était  à la  mode  comme  les  ha- 
bits à paillettes.  Leurs  hommes  d’État,  aussi  vains  que  coupables, 
préparaient,  sans  s’en  douter,  l’invasion  des  armées  françaises,  et 
forgeaient  stupidement  des  arguments  pour  les  faiseurs  de  frontières 
naturelles  de  ce  temps. 

Le  baron  de  Stein  et  sa  femme  n’étaient  pas  de  monde-15;  quoique 
protestants,  ils  étaient  restés  plus  chrétiens  que  certains  catholiques 
de  leur  voisinage  si  bien  dépeints  par  le  cardinal  Pacca.  Ils  étaient 
restés  Allemands.  Au  château  de  Stein-Nassau,  on  conservait  les 
habitudes  saines  et  simples  des  anciens  jours  ; fidèle  à l’empe- 
reur, qu’il  considérait  avec  raison  comme  le  chef  élu  de  la  na- 
tion, le  vieux  baron  ne  plaisantait  ni  sur  Dieu,  ni  sur  l’honneur,  ni 


LE  BARON  DE  STEIN. 


421 


sur  la  morale.  11  aimait  l’indépendance,  la  respectait  clioz  les  autres. 
Cet  homme  honnête,  franc,  ouvert,  naïf  même,  aurait  fait  triste  figure 
dans  la  société  de  M.  de  Soubise.  Le  soir,  après  la  chasse,  il  condui- 
sait ses  chiens  au  chenil,  accrochait  son  fusil  à côté  de  l’épée  de  ses 
ancêtres,  allait  donner  une  dernière  caresse  à ses  chevaux,  s’infor- 
mait des  rentrées  de  la  ferme,  lisait  la  Bible  en  famille,  et  allait  se 
coucher  à l’heure  où  commençaient  les  bals  de  Mayence.  Sur  sa 
tombe,  la  piété  filiale  burina  celte  inscription  : Son  sceau,  c était  sa 
parole. 

Dieu  lui  avait  donné  dix  enfants.  Le  neuvième,  Ilenri-Frédéric- 
Charles,  naquit  le  26  octobre  1757,  dix  jours  avant  la  bataille  de 
Rosbach . 

C’est  la  vie  de  ce  dernier  que  je  me  propose  d’esquisser.  Elle  offre  un 
grand  intérêt,  non-seulement  en  elle-même,  mais  encore  au  point  de 
vue  de  la  politique  allemande  au  commencement  de  ce  siècle;  elle  est 
surtout  pleine  d’utiles  enseignements  pour  notre  temps.  Charles  de 
Stein,  le  plus  grand  ministre  qu’ait  possédé  la  Prusse  et  l’âme  de  la 
grande  coalition  qui  renversa  Napoléon,  donna  la  première  impulsion 
au  mouvement  patriotique  de  1815;  il  fut  le  créateur  des  Mo7iU7nenta 
Ge7'7na7iife  historica,  et  un  des  principaux  fondateurs  de  l’École  histo- 
rique allemande. 

Je  ne  pourrai  retracer  qu’à  grands  traits  la  vie  active  et  si  rem- 
plie de  cet  homme  illustre,  qui  personnifia  un  instant  le  génie  de  sa 
patrie,  et  qui  est  resté  pour  les  Allemands  de  nos  jours  le  type  du 
patriote  et  du  grand  citoyen.  Un  de  ses  protégés,  peut-être  plus 
connu  en  France  que  lui-même,  M.  Pertz,  lui  a élevé  un  monument 
littéraire  qui  jouit  au  delà  du  Rhin  d’une  légitime  popularité.  Le 
portrait  que  j’offre  aux  lecteurs  de  ce  recueil  n’est  qu’une  réduc- 
tion du  grand  tableau,  peint  par  la  main  savante  et  exercée  du  célè- 
bre bibliothécaire  de  Berlin.  Je  le  confie  à l'indulgente  appréciation 
des  lecteurs  français,  et  aussi  à leur  générosité;  car  il  s’agit  d’un  ad- 
versaire de  la  France  et  d’un  ennemi  acharné  de  son  gouvernement 
au  commencement  de  ce  siècle. 


I 

Je  me  suis  arrêté  à dessein  sur  l’intérieur  du  château  de  Nassau, 
parce  que  la  vie  qu’on  y menait  a influé  profondément  sur  les  mœurs 
et  les  idées  de  Stein. 

« J’ai  été  élevé  à la  campagne,  >»  dit-il  dans  son  Autohiograj  hie,  « sous 
l’influence  éminemment  religieuse  de  mes  dignes  parents,  de  leurs  senti- 


422 


tE  BARON  DE  STEIN. 


ments  vraiment  allemands  et  vraiment  chevaleresques.  Les  idées  de  piété  et 
d’amour  de  la  patrie,  le  sentiment  de  la  dignité  du  rang  et  de  l'honneur  du 
nom,  le  devoir  de  diriger  sa  vie  vers  un  but  utile,  et  d’acquérir  par  le  tra- 
vail et  l’effort  la  capacité  nécessaire  pour  atteindre  ce  but,  tout  cela  fut 
déposé  dans  les  profondeurs  de  mon  jeune  cœur  par  les  enseignements  et 
les  exemples  de  mes  parents.  Ayant  passé  mon  enfance  et  mon  adolescence 
au  milieu  de  la  solitude  de  la  vie  rurale,  c’est  dans  l’histoire  ancienne  et 
dans  l’histoire  moderne,  mais  surtout  dans  l’histoire  si  agitée  de  l’Angle- 
terre, que  je  puisai  la  connaissance  du  monde  et  de  ses  aûaires^.  » 

En  1 775,  lejeune  Slein  suivait  avec  zèle  à FUniversité  de  Goeltingen 
les  cours  de  l’école  de  droit,  et  montrait  une  ardeur  particulière  pour 
les  études  économiques  et  pour  l’histoire.  Quoique  tout  fût  martial 
dans  sa  robuste  nature,  des  convenances  de  famille  no  lui  permet- 
taient pas  d’entrer  au  service  militaire.  En  1777,  le  descendant  de 
sire  Jean  faisait  donc  bravement  « par  obéissance  pour  la  volonté  pa- 
tei'nclle  » son  stage  judiciaire  à Wetzlar,  siège  du  tribunal  suprême 
de  l’empire  d’Allemagne.  Cej)endant  la  volonté  paternelle  n’allait 
pas  jusqu’à  faire  violence  aux  goûts  irrésistibles  du  jeune  référen- 
daire; aussi  bientôt  lui  laissa-t-on  choisir  une  carrière  plus  digne  de 
son  activité  et  plus  conforme  à sa  vocation.  De  1777  à 1780,  il  sé- 
journa successivement  à Mayence,  à Vienne,  à Berlin,  où  il  compléta 
son  éducation.  Un  pacte  do  famille  l’avait  institué  le  chef  futur  de  la 
maison  de  Stein  et  l’héritier  universel  doses  biens  immobiliers.  Riche 
comme  il  l’était,  Charles  de  Stein,  imitant  la  foule  des  jeunes  gens  de 
son  temps  et  du  nôtre,  aurait  pu  suivre  l’ornière  commode  creusée 
par  son  père,  et  perpétuer  ses  traditions  domestiques,  en  menant  la 
vie  plus  ou  moins  passive  de  gentilhomme  campagnard.  Mais  son 
cœur  et  scs  éludes  lui  faisaient  entrevoir  une  plus  utile  et  plus 
noble  destinée.  Le  nom,  la  richesse  et  les  talents  n’avaien!  à ses  yeux 
d'autre  mérite  que  de  pouvoir  servir  à la  gloire  de  la  pali  ic.  Aussi,  à 
vingt-trois  ans,  il  cherchait  une  position  dans  laquelle  il  pût  se  rendre 
utile  à son  pays.  Ce  sentiment  si  précoce  du  devoir  civique  resta  tou- 
jours un  des  traits  particuliers  de  son  caractère  et  l’habitua  aux  plus 
grands  sacrifices. 

Ses  parents,  qui  avaient  conservé  un  respect  religieux  pour  les  an- 
ciennes traditions  de  l’empire  et  une  tîdélilé  héréditaire  à la  maison 
d’IIapsbourg,  auraient  désiré  qu’il  entrât  au  service  de  l’Autriche. 
Mais  Stein,  sans  nourrir  contre  cette  puissance  les  préjugés  déplora- 
bles et  la  haine  impolititiue  de  beaucoup  de  Prussiens  d’alors  et  d’au- 
jourd’hui, était  attiré  vers  la  Prusse  par  le  prestige  de  Fiédéiâc  11, 

* Autobiographie  de  Stein,  dans  J.  II.  Pehtz,  tlas  Leben  d'’s  Ministers  Freiherrn 
von  Stein,  6 vol.  in-8.  Berlin,  1849—1855.  Voy.  t.  VI,  p.  157-197. 


LE  BARON  DE  STEIN. 


425 


vers  lequel  le  poussaient  aussi  son  éducation  religieuse,  la  mauvaise 
impression  que  lui  avait  laissée  son  séjour  à V'^ienne  et  la  protection 
du  ministre  de  Heinitz,  intime  ami  de  son  père.  Rêvant  déjà  alors 
pour  l’Allemagne  une  renaissance  grandiose,  il  croyait,  comme 
beaucoup  d’autres  protestants  de  bonne  foi,  que  la  Prusse  serait  l’ar- 
bitre des  nouvelles  destinées  de  la  patrie  allemande.  Telle  fut,  je  crois, 
la  première  erreur  politique  de  Stein,  erreur  d’autant  plus  inconce- 
vable que  ses  études  historiques  auraient  dû  la  lui  faire  éviter. 

Il  entra  donc,  sous  les  auspices  du  ministre  Heinitz,  dans  l’admi- 
nistration des  finances  et  des  travaux  publics,  section  des  mines. 
Certes,  aujourd’hui,  peu  de  jeunes  gens  de  son  rang  et  de  sa  fortune 
feraient  choix  d’une  carrière  qui  demande  tant  d’études  préparatoires 
et  spéciales.  Stein  ne  recula  pas  devant  le  travail  opiniâtre  qu’elle 
exigeait,  et,  après  deux  années  de  surnumérariat  au  ministère,  il 
fut  envoyé  en  Westphalie,  où  il  s’acquitta,  pendant  vingt  ans,  des  de- 
voirs de  son  emploi  avec  une  assiduité  et  une  ardeur  soutenues. 
Aujourd’hui  encore* on  admire  et  l’on  cite  dans  le  pays  ses  règlements 
sur  les  fabriques  et  les  corporations  d’ouvriers.  Rien  ne  caractérise 
mieux  la  lin  du  dix-huitième  siècle  que  celte  sollicitude  d’un  descen- 
dant des  croisés  pour  les  classes  industrielles.  Très-certainement 
la  mystérieuse  châtelaine,  dont  nous  citions  plus  haut  la  légende, 
n’avait  pas  prévu  qu’un  de  ses  rejetons,  le  dernier  mâle  de  sa  race^ 
considérerait  comme  un  honneur  nouveau  pour  sa  famille  les  fonc- 
tions d’inspecteur  des  mines  de  la  Ruhr  et  des  fabriques  de  ia  West- 
phalie. 

Cependant  le  jeune  fonctionnaire  était  fier  de  ses  ancêtres,  et  il 
préconisa  même  toute  sa  vie  la  noblesse  comme  une  institution  civile 
nécessaire  aux  États  qui  veulent  être  réellement  libres;  mais,  dans  sa 
pensée,  le  fils  de  famille  se  devait  tout  entier  au  bien  de  l’État,  et  ne 
dérogeait  pas  en  le  servant,  dans  quelque  emploi  que  ce  fût.  L’in- 
dustrie, cet  élément  vraiment  moderne  de  la  civilisation,  lui  parais- 
sait digne  des  premières  préoccupations  de  l’homme  d’État.  Lecteur 
assidu  des  écrits  d’Adam  Smith,  il  avait  même  fait,  en  1786,  un  long 
séjour  en  Angleterre,  pour  mieux  s’initier  aux  secrets  de  la  prospé- 
rité matérielle  de  ce  pays,  qu’il  aimait  non  .à  la  façon  de  quelques 
seigneurs  de  la  cour  de  Louis  XV,  mais  en  vrai  patriote  allemand. 
Enthousiaste  de  toutes  les  traditions  germaniques,  il  considérait  le 
Royaume-Uni  comme  une  colonie  de  la  grande  nation  allemande,  et 
portait  le  jugement  de  Montesquieu  sur  la  constitution  anglaise,  ce 
« beau  système  sorti  des  forêts  de  la  Germanie.  » 

Ap  rès  plusieurs  années  de  pratique  et  d’études  non  interrompues, 
le  protégé  de  M.  de  Heinitz  devint  un  des  premiers  ingénieurs  des 
mines  de  son  temps.  C’est  à lui,  dit  A.  de  Humboldt,  qu’on  doit  en 


LE  BARON  DE  STEIN. 


42t 

Allemagne  la  première  application  scientifique  de  la  chimie  à la  fa- 
brication du  sel.  Son  goût  pour  ses  fonctions  était  devenu  si  vif,  qu’en 
1785,  à l’âge  de  vingt-sept  ans,  il  avait  refusé  d’entrer  dans  la  car- 
rière diplomatique.  Le  gouvernement  de  Frédéric  11  l’avait  chargé  de 
négocier  auprès  de  l’archevêque  électeur  de  Mayence,  à Deux-Ponts 
et  à Darmstadt,  un  traité  d’alliance  contre  l’empereur.  MgrdeErthal 
s’alliait  à Pami  de  Voltaire  contre  le  chef  du  Saint-Empire  romain, 
avoué  de  l’Église,  et  cela  à la  veille  de  la  Révolution  française  ! Aussi 
M.  de  Custine  entra-t-il  à Mayence  presque  sans  coup  férir. 

« Ce  fut  une  étrange  chose,  s’écrie  Stein  lui-même,  de  voir  l’archichan- 
celier de  l’empire,  le  premier  prince  électeur  ecclésiastique,  se  séparer  de 
l’empereur  et  de  la  maison  d’Autriche.  » 

Son  honnêteté  naturelle  en  était  révoltée.  Aussi,  quoique  très-heu- 
reux dans  ses  négociations,  n’aspirait-il  qu’au  moment  où  il  pourrait 
retourner  à ses  chères  mines  de  la  Westphalie.  C’est  de  cette  époque 
que  date  l’invincible  répugnance  qu’il  éprouva  toute  sa  vie  pour  la 
diplomatie  : 

« A cause,  dit-il,  de  la  versatilité  des  cours,  de  cette  alternative  d’oisiveté 
et  d’activité  adroitement  calculée  et  imposée  au  diplomate,  de  la  nécessité 
pour  lui  de  chasser  tous  les  joui’S  aux  nouvelles  etau.v  secrets,  de  l’obligation 
de  vivre  dans  le  grand  monde,  avec  ses  jouissances  et  ses  entraves,  ses  pe- 
titesses et  ses  ennuis,  enfin  à cause  de  mon  goût  personnel  pour  l’indépen- 
dance et  le  franc  parler  ; — à cause  aussi  de  mon  irritabilité.  » 

Celte  répugnance  n’avail  d’égale  que  son  antipathie  contre  les 
« paperassiers  » et  la  bureaucratie.  Et  cependant  c’est  dans  la  bureau- 
cratie que  devaient  se  révéler  ses  talents  et  se  préparer  son  élé- 
vation. 


II 


En  1804,  Stein,  qui  passait  non  sans  raison  pour  un  des  meilleurs 
fonctionnaires  de  l’État,  fut  appelé  au  ministère,  en  remplacement 
de  M.  de  Struensée.  Son  département,  nouvellement  créé  (accises, 
douanes,  commerce,  etc.),  était  un  démembrement  de  l’ancien  minis- 
tère de  feu  M.  de  Heinitz,  son  protecteur.  Chose  curieuse  à noter, 
Stein  ne  fut  pas  appelé  au  ministère  comme  homme  d’Élat,  comme 


LE  BARON  DE  STEIN. 


425 


homme  politique,  pour  renforcer  le  prestige  et  l’action  du  gouverne- 
ment au  milieu  des  graves  circonstances  du  temps  : sa  nomination 
était  considérée  comme  un  simple  avancement  hiérarchique.  Il  devint 
chef  du  département  vacant  des  finances,  parce  qu’il  en  était  le  meil- 
leur employé.  Ses  plus  chauds  protecteurs,  entre  autres  Beym,  alors 
ministre  de  la  justice,  ne  croyaient  trouver  en  \uï  qu’une  sjiéci alite 
administrative.  Cependant,  dès  qu’il  eut  prêté  serment  entre  les  mains 
du  roi,  le  nouveau  ministre  fit  sentir  l’irrésistible  énergie  de  sa  vo- 
lonté et  l’initiative  vigoureuse  de  son  esprit,  non-seulement  dans  son 
département,  mais  encore  et  surtout  dans  le  gouvernement  de  la  mo- 
narchie. Déjà,  en  1806,  Gentz,  qui  l’avait  rencontré  à Dresde,  écri- 
vait de  cette  ville  à Jean  de  Müller  : 

« Le  ministre  de  Stein,  qui  a passé  quelques  jours  ici,  est  le  preiniei 
homme  d’État  de  rAllemagne.  Si  je  vivais  à Berlin,  je  ne  laisserais  certaine- 
ment pas  cet  homme-là  à l’arrière-plan.  Mais,  à cause  de  ses  vues  profondes 
et  de  son  grand  caractère,  il  y aurait  une  difficulté,  celle  de  lui  assurei’ 
par  son  ejitourage  un  concours  efficace  ; car  il  est  fermement  décidé  à 
agir. . . » 


Il  était  difficile  d’amener  les  hommes  d’État  prussiens  à agir.  La 
monarchie  prussienne,  militaire  et  conquérante,  à moitié  épuisée  par 
les  grands  efforts  de  Frédéric  II,  n’avait  qu’un  gouvernement  civil 
mal  organisé,  ou,  ce  qui  revient  au  môme,  trop  organisé  : son  action, 
subordonnée  au  pouvoir  militaire  et  à un  formalisme  suranné,  était 
faible  ou  entravée  par  la  puissance  occulte  de  l’entourage  du  roi.  A 
la  cour  régnaient  d’ailleurs  de  funestes  ambitions,  servies  par  une 
grande  timidité  politique,  un  manque  presque  total  d’initiative  et 
des  vices  nombreux.  Stein  nous  a laissé,  sur  la  situation  du  minis- 
tère prussien  à cette  époque,  un  Mémoire  qu’il  eut  le  noble  courage 
d’adresser  au  roi  lui-même.  En  voici  une  page  qui  nous  montre  un 
émule  de  Juvénal  dans  le  fonctionnaire  prussien. 

(f  Si  l’on  fait  abstraction  de  l’administration  militaire,  le  cabinet  se  com- 
pose de  deux  conseillers  de  cabinet,  Beym  et  Lombard,  et  du  niinistio 
comte  de  llaugwitz,  leur  allié  et  leur  serviteur. 

« Le  conseiller  intime  de  cabinet  Beym...  a des  connaissances  juridiques, 
mais  celles  qui  sont  requises  pour  l’administration  intérieure  de  l’État  lui 
font  complètement  défaut.  La  position  nouvelle  que  lui  a donnée  son  titre  de 
conseiller  de  cabinet  l’a  rendu  orgueilleux  et  insupportable  autant  que  la 
vulgaire  boursouflure  de  sa  femme.  Sa  liaison  intime  avec  la  famille  Lom- 
bard lui  a enlevé  sa  pureté  de  mœurs,  son  amour  du  bien  et  diminué  son 
zèle  pour  le  travail. 

« Le  conseiller  intime  de  cabinet  Lombard  est  physiquement  etmoralemenî 
Novembhe  1801»  29 


usé  et  paralysé.  Ses  connaissances  se  réduisent  à une  teinture  de  bel  esprit 
français;  car  les  sciences  austères  que  méditent  l’homme  d’État  et  le  savant 
n’ont  jamais  préoccupé  cet  homme  frivole.  Sa  participation  précoce  aux  or- 
gies de  la  famille  Uictz  et  sa  rapide  initiation  aux  intrigues  de  ces  individus 
ont  étouffé  son  sens  moral,  en  lui  substituant  une  parfaite  indifférence  pour 
le  bien  et  pour  le  mal. 

« Dans  les  mains  faibles  et  impures  d’un  poétereau  français  de  bas  lieu, 
d’un  roué,  qui  unit  à la  corruption  morale  la  caducité  et  la  plus  complète 
paralysie  physique,  qui  dilapide  son  temps  dans  la  société  d’hommes  frivoles, 
au  jeu  et  dans  les  polissonneries,  la  direction  des  affaires  diplomatiques  de 
cet  État  est  entrée  dans  une  voie  qui  n’a  pas  sa  pareille  dans  l’histoire  des 
Etats  modernes. 

« La  vie  du  ministre  de  Ilaugwitz,  affilié  au  cabinet,  est  une  suite  non  in- 
terrompue de  désordres  et  de  perversions.  Dans  ses  années  académiques, 
il  traita  les  sciences  avec  tiédeur  et  mollesse;  son  altitude  était  doucereuse 
et  llexible.  11  s’attacha  ensuite  aux  sols  qui  s’occupaient  en  Allemagne,  il  y 
a trente  ans,  de  spiritisme,  aspira  au  nimbe  de  sainteté  qui  entourait  Lava- 
ter,  fut  Ihéosophe,  visionnaire,  et  finit  par  prendre  part  aux  soupers  et  aux 
intrigues  de  la  Uietz;  il  dépensa  le  temps  qui  appartenait  à l’État  au  jeu  de 
riiombrc  et  son  énergie  dans  des  jouissances  de  toute  sorte.  11  mérite  d’étre 
stigmatisé  du  nom  d’homme  rusé,  menteur,  infidèle  à sa  compagne  quoti- 
dienne, et  de  voluptueux  usé.  » 

Telles  élaient,  selon  Slein,  les  gens  qui  devaient  combattre  la  sau- 
vage énci  gie  de  la  Révolution  française  et  le  génie  du  vainqueur  d’Ar- 
cole. Faut-il  encore  tant  s’étonner  des  succès  inouïs  de  la  politique 
française  en  présence  du  genre  d’obstacles  qu’elle  avait  à renverser? 
Ainsi  on  discutait  encore  longuement  à Berlin  et  l’on  pesait  avec  un 
soin  grotesque  les  événementsqui  précédèrent  la  journée  de  Marengo, 
quand  déjùNapoléon  se  présentaitsur  les  champs  deSaalfeld  et  d’Iéna. 
Stein,  bâtons-nous  de  lui  rendre  cette  justice,  souffrait  de  cette  inertie 
et  n’était  nullement  partisan  de  cette  politique  égoïsteet  imprévoyante  ; 
dès  son  entrée  au  ministère,  il  avait  insisté  sur  la  nécessité  de  Fac- 
tion immédiate  et  d’une  union  intime  avec  l’Autriche.  Mais  déjà  il 
était  trop  tard.  En  une  seule  journée,  se  décida  la  destinée  de  la 
Prusse.  Les  armées  françaises  occupèrent  la  moitié  du  royaume. 
M.  Daru,  « laborieux,  adroit,  instruit,  formé  à la  pratique  par  son 
expérience  des  révolutions,  connaissant  les  affaires,  confident  des 
sentiments  de  Napoléon,  froid,  inexorable  et  exercé  à l’art  de  l’op- 
pression » (jugement  de  Stein  dans  son  Autobioy.,  p.  164),  M.  Daru 
alla  gouverner  à Berlin  au  nom  du  conquérant. . . La  cour  s’était  ré- 
lugiée  à Kœnigsberg,  où  Stein  l’avait  suivie,  malgré  une  grave  ma- 
ladie et  non  sans  avoir  sauvé  la  plus  grande  partie  du  trésor  public. 

Le  comte  de  Ilaugwitz,  ministre  des  affaires  étrangères,  si  bien 
dépeint  plus  haut,  était  accusé  d’étre  favorable  aux  Français,  ainsi 


LE  BAROiS  DE  STEIN. 


t27 

queBeym  et  Lombard.  Son  portefeuille  ayant  été  offert  à Stein,  ce- 
lui-ci le  refusa  eu  se  fondant  sur  son  inexpérience  des  affaires  diplo- 
matiques; en  réalité,  il  hésitait  à engager  sa  responsabilité  dans  des 
fonctions  entièrement  dépendantes  des  fluctuations  nombreuses  de 
l’opinion  dominante  à la  cour.  Après  avoir  proposé  le  baron  de  llar- 
denberg,  qui  vivait  alors  dans  la  retraite  à Kœnigsberg,  il  osa  soumettre 
au  roi  tout  un  plan  de  réorganisation  de  l’administration  centrale, 
qu’il  voulait  simplifier,  rendre  plus  indépendante  des  caprices  de  la 
cour  et  plus  dépendante  de  l’opinion  publique.  Il  demandait  en  outre 
l’éloignement  de  l’ancien  ministre  Beym. 

La  franchise  de  Stein  et  ses  plans  de  réforme  blessèrent  à la  fois  les 
intérêts  de  quelques  courtisans  elles  pi'éjugés  du  roi.  Frédéric-Guil- 
laume III  écrivit  le  3 janvier  1807  à son  ministre  une  lettre  fort 
dure,  à laquelle  Stein  riposta  le  même  jour  en  ces  termes  : 


« L’ordre  de  cabinet,  en  date  du  5 janvier  courant,  que  Votre  Majesté  a 
daigné  me  faire  signifier,  je  le  reçois  à l’instant  où  j'allais  entreprendre  le 
voyage  de  Memel  (où  se  réfugiait  la  cour),  voyage  désagréable  sous  plus 
tl’un  rapport  et  que  je  devais  commencer  cette  nuit  même. 

« Puisque  vous  avez  la  bonté,  sire,  de  me  regarder  comme  un  serviteur 
rebelle,  insubordonné^  opiniâtre  et  désobéissant qui,  ne  se.  fiant  qu’à  son 
qénie  et  à ses  talents,  et  loin  d’avoir  en  vue  le  bien  de  l’État,  ne  se  laisse 
guiderlque  par  ses  caprices,  ses  passions  et  ses  haines  personnelles,  et  que, 
d’un  autre  côté,  j’ai  l’insigne  honneur  de  penser  comme  vous  que  des  fonc- 
tionnaires de  cette  espèce  ne  peuvent  que  porter  préjudice  à la  chose  publique, 
je  me  vois  dans  la  pénible  nécessité  de  déposer  au  pied  du  trône  la  démission 
de  mes  fonctions;  j’attendrai  ici  avec  d’autant  moins  d’impatience  que  le  peu 
de  promptitude  que  vous  mettez  à l’admettre  me  procurera  l’avantage  inap- 
préciable de  me  dispenser  de  mon  voyage  à Memel. 

« 5 janvier  1807  (sept  heures  et  demie). 


« Stein.  » 


La  dureté  des  citations  étranges,  mais  authentiques,  que  rapporte 
celte  lettre  curieuse  ne  fut  nullement  atténuée  par  les  termes  du  res- 
crit  qui  acceptait  la  démission  offerte.  L’énergique  ministre,  déjà 
cruellement  atteint  par  la  goutte,  se  consola  de  l’ingratitude  de  la 
cour  en  reprenant  le  chemin  de  son  château  de  Nassau. 

Cependant  la  paix  de  Tilsit  (9  juillet  1807),  qui  enlevait  à la  Prusse 
la  moitié  de  ses  provinces,  avait  jeté  la  cour  dans  le  plus  profond  dé- 
couragement. Tout  le  monde,  les  Français  eux-mêmes,  se  deman- 
daient comment  il  avait  été  possible  au  feld-maréchal  de  Kalkreuth  de 
se  laisser  imposer  d’aussi  dures  conditions. 

On  cherchait  un  sauveur.  De  toutes  parts,  on  demandait  le  rappel 
de  Stein,  le  seul  homme  en  qui  l’opinion  publique  eut  confiance.  Le 


428 


LE  BARON  DE  STEIN. 


jour  même  de  la  conclusion  de  la  paix,  la  spirituelle  et  patriotique 
princesse  Louise  Radzivill,  tille  du  prince  Ferdinand  de  Prusse,  et  le 
général  Blücher  lui  adressaient  des  lettres  suppliantes  pour  le  décider 
à accepter  de  nouveau  le  portefeuille  ministériel  que  lui  offrait  M.  de 
Hardenberg,  au  nom  du  roi  lui-même.  N’oublions  pas  cette  particu- 
larité, qu’avant  la  signature  du  traité  avec  Napoléon  les  plénipoten- 
tiaires français  avaient,  au  nom  de  leur,  maître,  insisté  sur  la  nécessité 
du  renvoi  deM.  de  Hardenberg.  Le  roi  ayant  répondu  qu’il  lui  était 
impossible  de  se  priver  de  l’expérience  de  cet  homme  d’État,  Napo- 
léon répondit  que  Sa  Majesté  pouvait  le  remplacer  par  le  comte  de 
Schulenburg-Kehnert  ou  par  Stein.  « Prenez  le  baron  de  Stein,  c’est 
un  homme  d’esprit,  » aurait  dit  le  vainqueur  d’Iéna.  Napoléon,  qui 
n’avait  aucun  intérêt  à donner  au  roi  de  Prusse  des  ministres  émi- 
nents, se  trompait  tout  au  moins  sur  un  des  deux  hommes 
qu’il  recommandait;  quant  au  général  comte  de  Schulenburg,  ancien 
ministre  de  Frédéric  II  et  beau-père  du  prince  de  Hatzfeld,  c’était 
autre  chose  : il  devint  plus  lard  conseiller  d’État  au  service  du  nou- 
veau roi  de  Westphalie,  Jérome  Napoléon. 

Quelques  difficutés  qu’il  entrevît,  Stein,  dominé  par  son  patrio- 
tisme, quitta  de  nouveau  le  château  de  ses  pères  pour  se  rendre  à 
l’appel  du  roi  qui  l’avait  offensé.  La  maladie  l’avait  tellement  miné, 
qu’il  dut  faire  écrire  sa  réponse  par  sa  femme.  A la  fin  de  septembre 
il  arrivait  à Memel.  Dans  sa  première  entrevue  avec  le  roi,  celui-ci  lui 
manifesta  l’intention  de  lui  confier  la  direction  supérieure  de  toutes 
les  affaires  civiles  de  l’État.  Stein  posa  à son  acceptation  deux  condi- 
tions ; l’éloignement  de  Beym  et  l’approbation  de  son  programme  poli- 
tique. Il  ne  sera  pas  sans  intérêt  de  dire  rapidement  en  quoi  consistait 
ce  programme.  Stein  n’avait  sur  les  questions  de  gouvernement  aucune 
des  idées  mises  à la  mode  depuis  la  révolution  du  seizième  siècle,  que 
l’on  prétendait  avoir  été  accomplie  au  bénéfice  de  la  vérité  religieuse, 
de  la  liberté  politique  et  de  l’émancipation  des  peuples.  Il  neprofes- 
sait  pas  la  doctrine  du  PH/Jce  et  des  Pandectes,  remise  en  honneur  par- 
les juristes  et  les  souverains  pseudo-libéraux,  absolutistes  ou  protes- 
tantsde  la  renaissance . Pourlui,  l’autorité  politique  n’étaitqu’une  éma- 
nation de  la  nation,  et  toute  réforme,  pour  être  vraie  et  féconde,  devait 
avoir  ses  racines  dans  les  entrailles  mêmes  du  peuple.  Aussi  ne  cessa- 
t-il,  en  se  basant  sur  l’histoire  des  nations  germaniques,  de  recom- 
mander le  retour  aux  institutions  représentatives.  Et,  par  représenta- 
tion, il  entendait,  non  pas  celle  des  multitudes,  de  la  force  brutale,  du 
nombre,  comme  dans  les  cinq  ou  six  constitutions  engendrées  par  la 
Révolution  française,  mais  celle  des  droits  et  des  intérêts,  comme  dans 
la  constitution  anglaise  et  dans  les  anciennes  constitutions  alle- 
mandes. 


LE  BARON  DE  STEIN. 


429 

Pour  sauver  l’État,  il  croyait  avec  raison  qu’il  fallait  trouver  un 
appui  dans  la  nation,  sans  laquelle  l’État  n’est  rien,  absolument  rien. 
Il  fit  donc  appel  à la  Prusse,  à ses  traditions,  à son  esprit  religieux 
et  à son  enthousiasme  patriotique;  il  chercha  à lui  rendre  le  cou- 
rage et  la  confiance  en  elle-même,  sans  lui  cacher  cependant  que 
son  honneur  et  son  indépendance  ne  pourraient  se  racheter  qu’au 
prix  des  plus  grands  sacrifices.  Sûr  du  concours  de  l’Angleterre,  il  ne 
désespérait  pas  de  celui  de  la  Russie,  attendait  beaucoup  des  circon- 
stances, et  comptait  avant  tout  sur  le  patriotisme  des  Allemands. 

Pour  mettre  le  gouvernement  prussien  à même  d’appuyer  le  grand 
mouvement  national  dont  il  avait  formé  le  plan,  il  prit  l’initiative  de 
toute  une  série  de  réformes  administratives,  financières  et  militaires. 

« Quand  on  sera  convaincu,  disait-il,  qu’exclure  la  nation  de  toute  partici- 
pation aux  affaires,  c’est  étouffer  l’esprit  public,  et  que  le  concours  du  peuple 
ne  se  remplace  pas  par  celui  des  fonctionnaires  salariés,  on  mettra  la  main 
à une  réforme  de  la  constitution  de  la  monarchie.  Les  envahissements  pro- 
gressifs des  employés  de  l’État  dans  les  affaires  privées  des  citoyens  et  dans 
les  affaires  communales  doivent  cesser.  L’âme  du  citoyen  ne  sait  pas  vivre 
dans  les  formules  ou  les  paperasses  d’un  bureau  ; elle  ne  se  déploie  que 
dans  l’action  énergique  de  la  vie  civile.  On  doit  donc  s’efforcer  de  diriger 
l’énergie  des  citoyens  vers  le  soin  des  affaires  publiques  ; car  la  nation  con- 
naît mieux  que  personne  et  sa  propre  situation  et  ses  besoins. 

« Toute  législation  sortie  de  la  tête  des  hommes  d’affaires  ou  des 
savants  est  incomplète.  Les  hommes  d’affaires  sont  tellement  préoccu- 
pés de  soins  particuliers,  qu’ils  perdent  de  vue  l’ensemble  des  choses 
publiques;  ils  sont  tellement  habitués  à raisonner  par  expérience  et  à re- 
chercher le  côté  positif  des  choses,  qu’ils  sont  naturellement  hostiles  à tout 
progrès.  Quant  aux  savants,  ils  sont  trop  éloignés  du  mouvement  réel  des 
affaires  pour  pouvoir  lui  donner  une  direction  vraiment  utile.  Quand  une 
nation  s’est  élevée  au-dessus  des  idées  matérielles,  quand  elle  a acquis  une 
certaine  somme  de  connaissances,  quand  elle  sait  jouir,  à un  degré  modéré, 
de  la  liberté  d’exprimer  sa  pensée,  hâtez- vous  de  diriger  son  attention  vers 
ses  propres  affaires,  nationales  ou  communales.  Dès  que  vous  lui  aurez  ac- 
cordé une  certaine  participation  à ces  affaires,  vous  verrez  se  produire  les 
manifestations  les  plus  bienfaisantes  de  patriotisme  et  d’esprit  public.  Si,  au 
contraire,  vous  lui  refusez  toute  part  dans  la  direction  des  affaires,  vous 
verrez  naître  dans  son  sein  un  mécontentement  et  une  mauvaise  volonté  qui 
se  feront  jour,  à moins  qu’on  ne  les  réprime  violemment,  de  façons  aussi 
diverses  que  désastreuses.  Vous  avilirez  ainsi  les  classes  laborieuses  et  les 
classes  moyennes,  et  vous  serez  obligé  de  diriger  exclusivement  leur  activité 
vers  la  richesse  et  les  jouissances  matérielles.  Quant  aux  classes  supérieures, 
elles  perdront  l’estime  publique  dans  l’oisiveté  et  le  plaisir  ou  agiront  contre 
l’intérêt  public  en  accablant  le  gouvernement  de  reproches  déraisonnables 
et  arbitraires  L » 

‘ Pertz,  1.  c.,  II,  p.  10  sq. — Vingt  ans  plus  tard  Stein  écrivait  à la  princesse  Louise 


Î30 


LE  BARON  DE  STEIN. 


Au  moment  où  un  si  noble  et  si  fier  langage  trouvait  de  l'écho  en 
Allemagne,  la  France  était  aux  mains  toutes-puissantes  de  Napoléon, 
le  véritable  organisateur  de  la  Révolution.  L'Empereur  avait  succédé 
aux  tribuns  du  peuple,  le  despotisme  de  l'Empire  au  despotisme  de  la 
République.  Stein,  faisant  allusion  à la  Révolution  française,  que  conti- 
nuait Napoléon,  reprenait  ; 

« En  France,  la  nation  n’est  appelée  qu’en  apparence  à la  gestion  des 
choses  publiques.  Son  Corps  législatif  n’est  qu’un  des  corps  administratifs 
chargés  d’enregistrer  les  affaires.  Sa  bureaucratie  est  une  immense  machine 
très-compliquée,  très-coûteuse,  se  mêlant  de  tout  et  dirigée  par  la  volonté 
arbitraire,  inflexible  et  illimités  d’un  seul.  » 


Quoi  qu’il  en  soit  de  ces  dernières  assertions,  on  peut,  sans  dimi- 
nuer la  gloire  de  Stein,  dire  que  son  programme  était  trop  avancé^ 
pour  la  Prusse  plus  encore  que  pour  le  reste  de  l’Allemagne.  Le 
pseudo-libéralisme  protestant  avait  effacé  partout,  autant  que  pos- 
sible, les  institutions  communales  et  les  libertés  provinciales.  Le 
Dieu-État,  enseigné  dans  les  écoles  par  les  juristes  et  les  sophistes, 
était  adoré  à côté  des  temples  élevés  par  les  mains  robustes  et  libres 
des  disciples  de  saint  Boniface  et  des  auteurs  du  Saclisenspieyel  et  du 
Schwab enspiegel.  Les  excès  de  la  renaissance,  l’exemple  de  Louis  XIY 
et  le  joséphisme  avaient  entraîné  les  pays  catholiques  dans  la  même 
voie  liberticide. 

Stein,  qui  avait  fait  de  l'histoire  son  étude  favorite,  connaissait  par- 
faitement les  obstacles  qu’il  avait  à surmonter,  mais  il  n’était  pas 
homme  à rcculêr.  Au  moment  même  où  l’Allemagne  était  humiliée, 
la  Prusse  réduite  à quelques  provinces,  Berlin  occupé  par  un  corps 
d’armée  français,  l’énergique  ministre  réalisa  des  réformes  qui  n’a- 
vaient pu  être  obtenues  ailleurs  qu’au  prix  de  torrents  de  sang.  Je  ne 
connais  pas  dans  l’histoire  politique  de  ce  siècle  de  spectacle  plus 
noble  et  plus  fait  pour  relever  la  dignité  humaine  que  celui  des  luttes 
du  ministre  de  Stein.  Il  était  entré  au  ministère  au  mois  de  septem- 
bre, et  déjà,  le  9 octobre,  paraissait  le  fameux  édit  royal  qui  procla- 
mait l’affranchissement  de  la  propriété  immobilière  et  des  classes  ru- 
rales; le  28  du  môme  mois  était  publié  l’ordre  de  cabinet  sur  l’abo- 
lition du  servage  {glebae  adscriptio) . Cette  salutaire  réforme,  en 
abaissant  les  barrières  civiles  qui  séparaient  les  divers  ordres,  donnait 
à la  nation  de  nouvelles  forces,  améliorait  matériellement  la  fortune 

Radzivill  : « D’après  moi,  la  vie  publique  agit  plus  sur  le  perfectionnement  de  Fédu- 
cation  populaire  que  les  Universités  et  les  Gymnases,  dont  je  ne  conteste  pas  d’ail- 
leurs la  nécessité.  » das  Leben  des  Ministers  Freiliery^nvon  Steiriy  par  Wilhelm 
P.aur  1 vol.  in-1 2.  Gotha,  1860,  p.  554. 


LE  BARON  DE  STEIN. 


451 


de  la  noblesse,  créait  une  classe,  jusqu’alors  inconnue  en  Prusse,  celle 
des  paysans  libres,  et  ouvrait  à la  richesse  immobilière  de  l’État  un 
splendide  avenir.  L’espace  me  manque  pour  parler  des  autres  reformes 
accomplies  par  le  génie  actif  et  entreprenant  de  cet  homme  d’Étal  : 
simplification  de  l’administration  centrale,  relation  des  divers  ordres 
entre  eux  et  avec  l’État,  instruction  publique,  etc.  La  convoca- 
tion des  États  généraux  devait  être  le  couronnement  de  l’œuvre  si 
bien  commencée,  mais  entravée  bien  souvent  par  des  obstacles  venus 
de  la  cour.  Aussi  Stein,  qui  a écrit  de  si  belles  pages  sur  l’éducation 
des  souverains,  se  préoccupait-il  avec  raison  de  l’éducation  du  jeune 
prince  royal  (Frédéric-Guillaume  IV),  alors  ûgé  de  douze  ans.  Le  sec 
et  incapable  Delbruck,  qui  était  son  gouverneur,  fut  remplacé,  sur  les 
instances  du  ministre,  par  l’austère  et  savant  Ancillon.  C’est  princi- 
palement à Stein  que  Frédéric-Guillaume  IV  dut  ce  précepteur,  qu’il 
chérissait  tant. 

tt  C’est  aussi  dans  cet  esprit,  dit  Stein,  que  les  membres  de  la  commission 
militaire,  le  colonel  de  Scharnhorst,  Gneisenau,  le  major  Grollmann,  conti- 
nuèrent l’organisation  militaire.  Colberg  fut  fortifiée  pour  maintenir  les 
communications  avec  l’Angleterre.  On  choisit  des  officiers  capables  pour 
commander  les  corps,  on  éloigna  les  mous,  les  tièdes,  les  malintentionnés, 
satisfaits  de  l’esclavage  du  pays,  à leur  tête  le  feld-inaréchal  Kalkreuth,  le 
négociateur  de  la  malheureuse  paix  de  Bâle,  soldat  distingué  et  expérimenté, 
mais  rusé,  ambitieux,  envieux  et  émoussé  par  la  routine,  l’âge  et  la  domi- 
nation d’une  femme  méchante  et  avare.  A ce  parti  s’étaient  adjoints  tous  les 
hommes  du  monde  aimant  la  jouissance,  par  exemple,  le  prince  de  llatzfeld, 
tous  les  juifs,  quelques  hobereaux  au  cœur  étroit,  tous  les  fonctionnaires 
égoïstes  et  ossifiés  par  la  routine,  quelques  savants  sophistes.  Ils  firent  tout 
au  monde  pour  amener  une  alliance  avec  la  France,  ji 

On  voit  par  ce  passage  que  Stein  se  mêlait  de  tout,  môme  de  l’ar- 
mée, autre  chose  nouvelle  en  Prusse,  où  jamais  un  ministre  non  mi- 
litaire n’avait  osé  parler  des  affaires  du  département  de  la  guerre. 
Stein  peut  même  être  considéré  comme  un  des  auteurs  de  la  réorga- 
nisation de  l’armée  prussienne  après  1806.  Dans  ses  relations  avec  le 
général  de  Scharnhorst  et  le  colonel  Gneisenau,  ses  conseillers  et 
amis  intimes,  il  ne  cessait  d’insister  sur  la  nécessité  de  donner  à l’ar- 
mée une  base  populaire,  nationale,  et  d’y  introduire  le  principe  de 
l’égalité  des  conditions  et  de  la  supériorité  du  mérite  seul.  « Je  ne 
connais  que  deux  hommes  sans  peür,  disait  Scharnhorst  : le  ministre 
Stein  et  le  général  Blücher.  » 

De  jeunes  enthousiastes  et  quelques  professeurs  avaient  cherché  à 
créer  à côté  de  l’armée  et  du  gouvernement  actif  de  Stein  une  force 
occulte  sous  le  nom  de  Fédération  de  la  vertu,  (Tugendhund)  Stein, 


432 


LE  BARON  DE  STEIN. 


qui  était  trop  franc  pour  agir  dans  l’ombre,  trouvait  cette  associa  lion 
« peu  pratique.  » Ni  lui,  ni  Scharnhorst,  ni  Niebuhr,  n’en  firent 
partie.  Des  hommes  comme  eux,  disaient- ils  avec  Schleiermacher,  des 
gens  de  cœur  dévoués  à leur  pays  et  à leur  serment,  « n’avaient  pas 
besoin  de  signes  extérieurs  ou  maçonniques  de  reconnaissance.  » Pour 
repousser  l’invasion  française,  ils  comptaient  beaucoup  plus  sur  le 
courage  civique  manifesté  publiquement,  sur  l’union  de  tous  les 
Allemands  et  surtout  sur  une  alliance  étroite  entre  la  Prusse  et  l’Au- 
triche^. Cette  opinion,  souvent  développée  par  Gneisenau,  Scharnhorst 
et  Stein,  se  trouve  parfaitement  exprimée  dans  le  Mémoire  sur  la  si- 
tuation de  la  Prusse  vis-à-vis  de  la  Russie  et  de  V Autriche,  adressé  par 
Stein  au  roi  et  à la  reine  Louise,  le  8 septembre  1808.  Ce  Mémoire 
méi'ite  encore  aujourd’hui  une  sérieuse  attention.  J’en  citerai  quel- 
ques passages  : 

« L’Allemagne  est  assez  forte,  disait-il,  pour  résister  à la  France;  sa  dés- 
union seule  est  la  cause  de  sa  chute  et  de  son  esclavage L’attitude  tiède 

et  équivoque  de  la  Prusse  en  4794  força  l’Autriche  d’abandonner  les  Pays- 
Bas  jusqu’à  la  Meuse,  sans  nécessité  et  sans  avoir  perdu  réellement  une  seule 
bataille.  La  malheureuse  paix  de  Bâle,  acceptée  par  Frédôric-buillaume  II 
sur  les  représentations  déraisonnables  de  ses  ministres,  a pour  la  pre- 
mière fois  sanctionné  la  fatale  division  de  l’Allemagne.  L’Allemagne  du 
Nord  assista  tranquillement  à la  dévastation  de  l’Allemagne  du  Sud,  sans 
prévoir  qu’un  jour  celle-ci  pourrait  se  venger  de  cette  conduite  inconstitu- 
tionnelle et  déloyale.  Une  des  suites  de  l’indifférence  de  la  Prusse  pour  le 
maintien  de  l’indépendance  et  de  la  liberté  de  l’Allemagne,  fut  l’emploi  par 
la  France  des  forces  du  Midi  pour  l’asservissement  du  Nord.  Le  même  prin- 
cipe d’apathie  appliqué  à l’Autriche  aura  pour  la  Prusse  les  mêmes  consé- 
quences, sa  complète  dissolution  et  la  chute  de  sa  dynastie.  Si  l’Autriche  est 
subjuguée,  la  France  trouvera  dans  ses  ruines,  dans  l’obéissance  passive 
des  misérables  princes  allemands  préoccupés  uniquement  de  leur  existence 
personnelle,  dans  l’esprit  révolutionnaire  de  douze  millions  de  Polonais,  les 

moyens  de  diminuer  encore  la  Russie Après  la  chute  de  l’Autriche,  la 

Piussie  sera  incapable  de  résister  sérieusement  à la  France,  qui  a le  projet 
de  détruire  la  Prusse.  L’Allemagne  ne  peut  être  sauvée  que  par  l’Allemagne  : 
voilà  pourquoi  il  s’agit  de  mettre  en  mouvement  toutes  les  forces  de  la  patrie. 
Je  conclus  qu’il  faut  se  rapprocher  de  l’Autriche  et  lui  faire  part  sincèrement 
de  toutes  les  vues  de  la  Prusse.  Dès  que  la  guerre  contre  l’Autriche  éclatera,  il 
faudra  mettre  en  œuvre  tous  les  moyens  militaires  et  insurrectionnels  que 
nous  avons  à notre  disposition,  pour  briser  le  joug  français  ; car,  si  l’on 
regarde  tranquillement  faire,  nous  ne  récolterons  que  l’anéantissement  ou 
l’esclavage  le  plus  intolérable...  » 

Les  faits  ont  montré  combien  Stein  avait  raison. 

‘ Pertz,  1.  c.,  t.  II,  p.  197, 201,  205,  210,  219. 


LE  BARON  DE  STEIN. 


455 


Napoléon  demandait  à la  Prusse  de  s’adjoindre  à la  Confédération 
du  Rhin,  et,  en  outre,  de  payer  d’immenses  sommes  d’argent,  que 
Stein  était  chargé  d’amasser  et  Daru  d’encaisser.  L’empereur  Alexan- 
dre, en  allant  à Erfurth,  s’était  arrêté  à Kœnigsberg  pour  conseiller 
la  prudence,  la  temporisation,  la  patience,  etc.,  et  offrir  ses  bons 
offices  auprès  de  Napoléon  (18  septembre  1808).  Pour  mener  toutes 
les  négociations  à bonne  fin,  il  fut  même  convenu  que  Stein  suivrait 
Alexandre  à Erfurth.  Mais,  le  jour  (21  septembre)  où  le  ministre 
prussien  devait  quitter  Koenigsberg,  le  Moniteur  français  du  8 septem- 
bre reproduisait  en  tête  de  ses  colonnes  une  lettre  écrite  par  Stein 
au  prince  de  Sayn- Wittgenstein,  le  15  août,  avant  la  reprise  des  né- 
gociations avec  Napoléon.  Dans  cette  lettre,  Stein  s’exprimait,  comme 
d’habitude,  avec  une  grande  liberté  d’esprit  et  cette  brusque  fran- 
chise qui  fut  toujours  un  des  traits  principaux  de  son  caractère.  Il  di- 
sait, par  exemple,  qu’il  fallait  entretenir  l’esprit  de  mécontente- 
ment dans  le  royaume  de  Westphalie.  Un  certain  assesseur,  nommé 
Kopp,  chargé  de  la  lettre,  avait  été  arrêté,  on  ne  sait  sur  quelles  indi- 
cations, par  la  police  du  maréchal  Soult,  qui  l’avait  envoyé  à Span- 
dau.  La  lettre  ayant  été  publiée  dans  le  Journal  de  V Empire^  Stein  fut 
réclamé,  par  les  journaux  bonapartistes,  comme  sujet  du  royaume  de 
Westphalie  et  menacé  de  la  confiscation  de  ses  biens.  La  lettre  fut 
repi'oduite  aussi  par  le  Télégraphe,  feuille  berlinoise  antiallemande. 

Stein,  ne  sc  faisant  aucune  illusion  sur  toutes  les  difficultés  qu’on 
allait  soulever  à cause  de  lui,  offrit  sa  démission.  Le  roi,  qui  ne  vou- 
lait rien  décider  avant  le  retour  de  l’empereur  Alexandre,  la  refusa 
provisoirement  et  envoya  à Erfurth  son  ministre  des  affaires  étran- 
gères, le  comte  Goltz,  qui  accepta  toutes  les  conditions  imposées. 
Quant  à Alexandre,  il  n’avait  rien  fait,  ni  pour  la  Prusse,  ni  pour 
rAliemagne. 

Cependant  Davoust,  Daru  et  le  « parti  français»  de  Berlin  ne  ces- 
saient de  se  plaindre  de  Stein,  qui,  disaient-ils,  « compromettait 
le  roi.  » Au  mois  d’octobre,  Daru  lit  même  emprisonner  M.  de 
Troschke,  copropriétaire  avec  Stein  de  la  terre  de  Birnbaum.  Le  con- 
quérant et  ses  alliés  allemands  savaient  employer  parfois  des  moyens 
moins  violents.  Ainsi,  le  professeur  Suvern  ayant  fait  paraître  des 
vers  en  l’iionneur  de  Stein  dans  la  Gazette  de  Kœnigsberg,  le  juif 
Lange,  l’insulteur  de  la  reine  Louise,  reproduisit  ces  poésies  dans  la 
Gazette  de  Voss  avec  un  commentaire  dans  lequel  il  était  parlé  de 
Stein  comme  d’un  fauteur  d’anarchie  et  d’un  niveleur! 

Ce  n’est  pas  ici  le  lieu  de  parler  ni  de  tous  les  abus  de  pouvoir 
de  Davoust  à Berlin,  ni  même  des  graves  accusations  portées  par  ce 
maréchal  contre  le  perroquet  de  la  vieille  comtesse  de  Voss,  accusée 
depropos  inconvenants  contre  Napoléon.  Disons  cependant  que  la  con- 


434 


LE  BARON  DE  STEIN. 


duite  du  général  français  était  si  dure,  que  Bernadotte  lui-même  ^ 
s’écria  un  jour  en  pleine  table  à Hambourg  : « Ces  gredins  (sic)  font 
à Berlin  un  tort  infini  à l’Empereur  ! » Ce  jugement  ne  paraîtra  pas 
trop  sévère  à ceux  qui  savent  que  Davoust  se  permit  d’adresser  à Na-  > 
poléon  une  prétendue  justification  de  Stein  pour  la  lettre  citée  3 
plus  haut,  justification  qui  n’était  qu’une  pièce  apocryphe  fabriquée  ê 
par  les  ennemis  de  l’intrépide  patriote. 

Grande  était,  par  suite  de  tout  cela,  la  colère  de  Napoléon  contre  >'i 
Stein  et  son  parti.  Cette  colère  éclata,  de  la  façon  la  plus  étrange,  U 
dans  le  5®  bulletin  de  l’armée  d’Espagne  du  15  novembre  1808,  qui  ii 
annonçait  la  prise  sanglante  de  Burgos.  « Il  faudrait,  disait  Napoléon,  , 
que  les  hommes  comme  M.  de  Stein,  qui,  au  défaut  des  troupes  de 
ligne  qui  n’ont  pu  résister  à nos  aigles,  méditent  le  sublime  projet 
de  lever  les  masses,  fussent  témoins  des  malheurs  qu’elles  entraînent  ; 
et  du  peu  d’obstacles  que  cette  ressource  peut  offrir  à des  troupes  j 
réglées.  » {Moniteur  de  1 808,  21  nov.)  Aussi  ne  fut-on  pas  trop  étonné 
d’apprendre  qu’à  Erfurth  M.  de  Champagny  avait  donné  à entendre 
au  comte  Goltz  que  Stein  devait  quitter  le  ministère.  Déjà  Soult  avait 
dit  au  capitaine  de  Thiele,  aide  de  camp  de  Blücher,  que  « les  minis- 
tres du  roi  perdraient  le  pays.  » Davoust,  Daru,  Bignon,  Saint-Hilaire, 
étaient  dans  les  meilleurs  termes  avec  M.  de  Voss  et  le  prince  de 
Hatzfeld,  qui  détestaient  Stein  et  ses  idées,  et  espéraient  le  remplacer 
par  l’influence  des  chefs  français,  qui  le  traitaient  aussi  de  « re'vo- 
lutionnaire,  » et  demandaient  sa  destitution  immédiate.  Le  roi,  com- 
prenant qu’il  serait  obligé  d’abandonner  son  ministre,  attendait 
pour  se  décider  le  retour  de  Goltz.  Ce  prince,  irrésolu  et  fantasque, 
avait  placé,  un  peu  tard,  il  est  vrai,  sa  confiance  dans  l’énergie  de 
Stein;  aussi  sanctionna-t-il,  avant  de  l’abandonner,  presque  toutes  les  | 
réformes  que  celui-ci  lui  proposa.  Ce  ne  fut  que  le  24  novembre  1808  . 

que  Stein  quitta  le  ministère,  à la  grande  joie  des  fonctionnaires  fran-  ■ 
çaiset  du  parti  delà  vieille  Prusse.  «Stein  est  un  bon  ministre...  pour  I 
le  peuple,  disaient  ces  hommes  désintéressés,  mais  non  pour  le  roi.» 

La  retraite  de  Stein  produisit  une  immense  sensation  dans  toute 
l’Allemagne  : en  Prusse,  elle  fut  considérée  comme  l’évanouissement 
des  dernières  espérances  de  la  nation,  dont  le  ministre  déinission- 
sionnaire  avait  fàit  vibrer  une  dernière  fois  les  fibres  patriotiques. 
Quant  à lui,  il  quittait  simplement  le  pouvoir  comme  il  y était 
monté  : par  devoir,  et  en  citant,  dans  une  admirable  lettre  adressée 
à la  princesse  Guillaume  de  Prusse,  ces  paroles  du  Caton  d’Addison  : 

The  firm  patriol 

Who  made  the  Avelfare  of  mankind  his  care, 

Though  still  by  faction  vice  and  fortune  cross'd,  j 

• Shall  fînd  his  gen’rous  labour  vvas  not  lost. 


LE  BARON  DE  STEIN. 


455 


Il  écrivit  aussi  une  sorte  de  testament  politique  qu’il  adressa,  le  jour 
de  son  départ,  on  peut  le  dire,  à l’Allemagne  tout  entière.  Voici  le 
résumé  des  points  principaux  de  celte  fameuse  circulaire,  divisée  en 
neuf  chapitres  : 

« ...  4“  Une  représentation  nationale  générale.  — Les  droits  et  le  pouvoir 
de  notre  roi  sont  et  seront  toujours  sacrés  pour  moi.  Mais,  pour  que  ces  droits 
et  ce  pouvoir  jusqu’ici  illimités  produisent  le  bien  dont  ils  sont  capables,  il 
m’a  toujours  paru  nécessaire  de  donner  à l’autorité  suprême  un  moyen  de  con- 
naître à lafois  les  désirs  du  peuple  et  de  donner  de  reffîcacitèà  ses  décisions. 
Quand  le  peuple  est  privé  de  toute  participation  aux  actes  de  l’État,  quand 
on  va  jusqu’à  lui  ôter  l’administration  des  affaires  communales,  il  se  livre 
bientôt  à l’indifférence  et  même  à l’opposition  contre  le  gouvernement.  Là 
où  la  représentation  du  peuple  a été  accordée  parmi  nous  jusqu’ici,  elle  était 
trés-mal  organisée,  aussi  mon  plan  était  de  donner  un  droit  de  représenta- 
tation  à toiit  citoyen  actif  de  l’État,  qu’il  fût  propriétaire  de  cent  arpens  ou 
d’un  seul,  agriculteur,  fabricant  ou  commerçant,  qu’il  eût  une  fonction •«ivile 
ou  qu’il  fût  attaché  à l’État  par  des  liens  purement  moraux.  Plusieurs  plans 
m’ont  été  communiqués  ou  ont  été  par  moi  mis  à l’étude.  De  la  réalisation  ou 
de  l’ajournement  de  ces  plans  dépend  le  bonheur  on  le  malheur  de  l’État, 
car  ce  n’est  que  dans  cette  voie  constitutionnelle  que  l’esprit  national  peut 
être  réveillé  ou  ranimé. 

« 5“  Entre  nos  deux  principaux  ordres,  la  noblesse  ou  la  bourgeoisie,  il  n’y 
a aucune  relation.  Celui  qui  passe  d’un  ordre  à un  autre  se  dépouille  tota- 
lement de  son  ancienne  condition.  C’est  ce  qui  a amené  naturellement  la 
crise  dont  nous  sommes  témoins.  La  noblesse,  pour  revendiquer  la  valeur 
qu’on  peut  lui  donner,  est  trop  nombreuse,  et  elle  augmente  chaque  jour. 
Dans  l’intérêt  général,  on  a dû  établir  la  libre  concurrence  pour  les 
fonctions  publiques  dont  la  noblesse  avait  le  monopole.  C’est  pourquoi  la 
noblesse  aujourd’hui  doit  s’occuper  d’affaires  et  de  métiers  qui  sont  en 
contradiction  avec  la  distinction  à laquelle  elle  prétend  par  droit  de  nais- 
sance; elle  devient  ainsi  un  objet  de  raillerie,  et,  naturellement,  perd 
de  sa  considération...  Je  suis  donc  convaincu  de  la  nécessité  d’une  réforme 
sur  ce  point...  Par  le  rapprochement  de  la  noblesse  avec  les  autres  ordres, 
lu  nation  sera  vraiment  unifiée,  et  alors  le  souvenir  des  actions  nobles,  di- 
gnes de  l’immortalité,  pourra  être  mieux  conservé. 

« G"  Obligation  générale  du  service  militaire. 

((  7"  Abolition  légale  des  corvées. 

« 8“  Mais,  pour  que  toutes  ces  institutions  atteignent  complètement  leur 
but,  c’est-à-dire  le  développement  interne  du  peuple;  pour  qu’elles  forti- 
fient réellement  la  fidélité  et  la  foi,  l’amour  du  roi  et  do  la  patrie,  le 
sentiment  religieux  du  peuple  doit  être  de  nouveau  vivifié.  Des  prescriptions 
et  des  réglements  officiels  ne  suffisent  pas  pour  atteindre  ce  but.  Cependant 
il  est  du  devoir  du  gouvernement  de  prendre  à cœur  cet  objet  important, 
de  restaurer  la  dignité  de  l’ordre  sacerdotal,  en  éloignant  les  ecclésiastiques 


® Pertz,  t.  c.,  II,  509. 


436 


LE  BARON  DE  STEIN. 


indignes,  en  repoussant  les  candidats  légers  ou  ignorants,  en  améliorant  les 
écoles  préparatoires  de  théologie,  en  excitant  l’amour  des  institutions  reli- 
gieuses, en  réorganisant  largement  les  redevances  paroissiales  et  en  entou- 
rant le  culte  d’une  solennité  convenable. 

9°  Mais  ici,  comme  pour  tout  le  reste,  c’est  de  l’éducation  et  de  l’instruc- 
tion de  la  jeunesse  qu’il  faut  attendre  le  plus  de  fruits.  » 


Au  moment  même  où  Slein  quittait  le  ministère,  la  garnison  fran- 
çaise de  Berlin  partait  pour  l’Espagne  (le  3 décembre).  Déjà,  le  10  du 
même  mois,  le  major  do  Schill  entrait  triomphalement  dans  la  capi- 
tale de  la  Prusse  à la  tête  de  ses  partisans.  Stein  voulait  rester  avec  sa 
famille  à Berlin  jusque  vers  le  milieu  de  janvier  1809;  mais  il  ignorait 
encore  les  instructions  du  nouveau  ministre  de  France.  M.  de  Saint- 
Marsan  apportait  en  effet  le  décret  suivant  : 

« f.  Le  nommé  Stein,  cherchant  à exciter  des  troubles  en  Allemagne,  est 
déclaré  ennemi  de  la  France  et  de  la  Confédération  du  Rhin. 

« 2.  Les  biens  que  ledit  Stein  posséderait  soit  en  France,  soit  dans  les  pays 
de  la  Confédération  du  Rhin,  seront  séquestrés.  Ledit  Stein  sera  saisi  de  sa 
personne,  partout  où  il  pourra  être  atteint  par  nos  troupes  ou  celles  de  nos 
alliés. 

« En  notre  camp  impérial  de  Madrid,  le  1 6 décembre  1808. 

« Napoléon.  » 

M.  de  Saint-Marsan,  qui  avait  ordre  de  rompre  toute  relation 
avec  la  Prusse  si  Stein  était  encore  dans  les  États  du  roi,  se  condui- 
sit en  Jiomme  d’honneur.  Prévenu  par  un  des  amis  de  l’ambassa- 
deur français,  M.  de  Goldberg  , ministre  de  Hollande,  le  proscrit 
put  quitter  Berlin  sain  et  sauf,  après  avoir  écrit  ce  billet  à la  prin- 
cesse Louise  Radzivill  ; 

« Dans  peu  d’heures,  je  quitte  un  pays  que  j’ai  servi  pendant  trente  ans 
et  dans  lequel  j’ai  trouvé  ma  perte.  Les  biens  qui  depuis  six  cent  soixante- 
quinze  ans  sont  la  propriété  de  ma  famille,  sont  confisqués,  et  les  liens  de 
toute  espèce  qui  se  rattachaient  à toutes  les  circonstances  de  ma  vie  sont 
brisés.  Je  suis  banni  de  mon  pays,  sans  être  certain  de  trouver  un  asile  pour 
moi  et  les  miens. 

« Puisse  ma  perte  être  utile  à ma  malheureuse  patrie  ! » 


III 

Grâce  à ses  amis  les  comtes  O’Donnell-Tyrconnell  et  de  Stadion, 
ministres  de  l’empereur  d’Autriche,  Stein  obtint  de  pouvoir  résider 
à Brünn,  en  Moravie.  C’est  alors  que  Gentz  lui  écrivait  : 


LE  BAROÎS  DE  STEIN. 


457 


« ...  Je  le  déclare,  s’il  m’était  donné  de  décerner  à Votre  Excellence  la 
dictature  dans  le  sens  romain  du  mot,  pour  toutes  les  entreprises  capables 
d’affranchir  l’Allemagne,  je  consentirais  à quitter  le  lendemain  la  vie,  con- 
tent de  mon  œuvre,  rassuré  sur  le  succès  et  l’avenir.  ;» 

Gentz  ne  se  trompait  pas  ; Stein,  devenu,  par  la  faute  môme  de 
Napoléon,  son  ennemi  personnel ^ fut,  après  Dieu,  un  des  principaux 
auteurs  de  sa  chute-  C’est  dans  l’exil,  dans  la  retraite  de  Brünn, 
que  furent  médités,  par  le  ministre  proscrit,  les  plans  que  nous  le 
verrons  accomplir,  quelques  années  plus  tard,  avec  une  si  éner- 
gique et  parfois  une  si  âpre  persévérance.  Il  faudrait  plus  d’es- 
pace que  n’en  comporte  le  cadre  de  cette  étude  pour  retracer  la  vie 
à la  fois  studieuse  et  active  que  mena  l’illustre  patriote  sur  le  ter- 
ritoire autrichien  pendant  trois  longues  années.  Je  dis  longues;  car 
Stein  rongeait  le  frein  qui  lui  était  imposé  : il  souffrait  de  son  inac- 
tion, autant  que  des  humiliations  essuyées  par  sa  patrie.  La  perle  de 
la  bataille  de  AVagram  le  força  de  quitter  Brünn  et  de  se  réfugier  à 
Troppau  (juillet  1809),  où  il  demeura  jusqu’à  la  paix  de  Vienne.  Au 
mois  de  juin  1810,  il  se  fixa  à Prague.  « De  1809  à 1810,  dit-il  dans 
son  Autobiographie^  je  vécus  d’un  restant  d’argent  et  de  la  vente  de 
mon  argenterie.  En  1810,  je  reçus  du  roi  une  pension  de  cinq 
mille  thalers.  » 

Les  succès  inouïs  de  Napoléon,  la  lâcheté  des  cabinets  européens, 
la  servilité  de  quelques  princes,  la  faiblesse  coupable  de  la  Prusse, 
les  lettres  désespérées  de  Gneisenau  et  des  autres  patriotes,  remplis- 
saient Stein  d’un  profond  découragement.  Il  mandait,  le  5 juin  1811, 
à sa  sœur  Marianne  : 

« Pour  gagner  le  repos  et  l’indépendance,  le  mieux  serait  d’émigrer  en 
Amérique,  dans  le  Kentucky  ouïe  Tenessee,  où  l’on  trouve  un  climat  et  une 
terre  splendides,  de  magnifiques  cours  d’eau,  de  la  tranquillité  et  de  la  sé- 
curité pour  un  siècle.  On  y trouve  aussi  une  foule  d’Âllemands.  La  capitale 
du  Kentucky  s’appelle  Francfort.  » 

Le  2 octobre  suivant  : 

« Je  vis  dans  le  souvenir  du  passé  et  dans  l’espérance  d’un  prochain  pas- 
sage à une  vie  meilleure  ; car  celle-ci  me  dégoûte  à un  haut  degré.  » 

Le  8 décembre  : 

« Cependant  ne  nous  plaignons  pas,  la  Providence  nous  a secourus  jus- 
qu’ici, elle  nous  aidera  encore.  Puis,  nous  trouverons  enfin  la  paix  au  delà 
du  tombeau  ; ici-bas,  on  peut  jeter  les  yeux  où  l’on  veut,  partout  on  ne  voit 
qu’oppression,  arbitraire,  violence,  pusillanimité  et  décadence  continuelle.  » 


4 58 


LE  BARON  DE  STEIN. 


Au  fond,  Stein  n’était  pas  si  découragé  qu’il  l’écrivait  dans  ses 
« moments  de  goutte.  » Ainsi  il  avait  adressé  à M.  de  Ilardenberg, 
son  successeur  à Berlin,  deux  Mémoires  : l’un  sur  la  réorganisciliou 
(les  finances  ; l’autre  (1812)  sur  V organisation  de  V armée  et  la  né- 
cessité pour  la  Prusse  de  jjrendre  part  à la  guerre  contre  Napoléon. 

Vains  efforts!  la  Prusse  ne  cessait  d’hésiter  ou  de  jeter  la  sonde, 
suivant  une  expression  du  temps.  « Nulle  part,  ni  force,  ni  vie, 
écrivait  Merkel,  un  des  amis  de  Stein,  partout  on  so7ide,  on  compte 
les  maux,  mais  le  médecin  manque.  » En  Autriche,  il  en  était  autre- 
ment ; le  Tyrol  tout  entier  était  soulevé. 

« En  Bohême  et  en  Moravie,  raconte  Stein  {Autohiogr.^  175),  régnaient  un 
admirable  esprit  de  patriotisme,  i\ne  ardeur  brûlante  de  venger  les  maux 
accumulés  par  un  orgueilleux  ennemi.  Ces  sentiments  animaient  toutes  les 
classes,  tous  les  âges.  Dans  la  Landivehr,  on  trouvait  des  hommes  et  des 
adolescents  des  premières  familles,  supportant  toutes  les  privations,  allant 
gaiement  au-devant  de  tous  les  dangers.  Les  blessés  et  les  malades  étaient 
reçus  partout  avec  affection.  La  guerre  était  une  manifestation  nationale,  et 
non  une  mesure  de  cabinet.  » 


Tel  est  l’unique  secret  de  l’opiniâtre  et  admirable  résistance  de 
l’Autriche,  qui  supporta  pour  ainsi  dire  seule  le  poids  de  la  guerre 
contre  les  armées  de  la  République  et  de  Napoléon  jusqu’en  1810. 
(juant  au  gouvernement  prussien,  il  ne  sortit  de  ses  hésitations  que 
pour  prendre  part  à la  guerre  contre  la  Russie,  c’est-à-dire  pour  com- 
mettre une  véritable  tentative  de  suicide. 

Cette  résolution,  qui  pai'alysait  complètement  l’action  de  l’Autriche, 
découragea  les  meilleurs  patriotes  prussiens.  Blücher,  Scharnhorst, 
Gneisenau,  Boyen,  quittèrent  l’armée,  à la  grande  joie  de  M.  de  Saint- 
Marsan,  qui  n’avait  cessé  de  réclamer  leur  éloignement.  Chazot, 
Clausewitz,  Dohna,  Goltz,  Lutzow,  et  plus  de  deux  cents  officiers  d’é- 
lite, imitant  cet  exemple,  allèrent  en  grande  partie  en  Russie  former 
le  noyau  de  l’armée  dite  de  l’indépendance.  Après  l’entrevue  de 
Dresde,  où  l’empereur  François  d’Autiâche  refusa  la  Silésie,  que 
lui  offrait  Napoléon,  celui-ci  partit  pour  la  campagne  de  Russie. 
C’est  alors,  au  moment  où  tout  semble  perdu,  que  se  réveille  com- 
plètement l’énergie  de  Stein. 

George  III  lui  avait  offert  autrefois  d’entrer  dans  le  ministère  ha- 
novrien,  représenté  à cette  époque  à Londres  par  le  comte  de  Mün- 
ter.  Stein,  qui  était  en  relation  avec  ce  dernier,  depuis  janvier  I8II, 
s’était  plaint  à lui  de  son  inaction  forcée,  et  lui  avait  demandé  s’il  ne 
pourrait  pas  être  adjoint  à la  légation  anglaise  auprès  du  quartier  gé- 
néral russe. 


LE  BARON  DE  STEIN. 


459 


« L’empereur  Alexandre,  ajoutait-il,  m’a  témoigné  sa  confiance  en  1807, 

m m’offrant  du  service,  et  je  suis  en  relation  avec  beaucoup  de  personnes 
; rjui  se  trouvent  en  Russie.  Je  ne  demande  que  les  frais  de  route,  mon  entre- 
tien et  les  passe-ports  nécessaires.  Quand  la  guerre  sera  terminée,  je  revien- 
'>  drai  ici.  Puisse-t-elle  avoir  une  issue  heureuse  ou  puissé-je  y troviver  ma 
. fin!  » 

Une  lettre  ne  franchissait  alors  la  distance  entre  Prague  et  Londres 
! qu’en  plusieurs  mois.  Stein  ne  devait  cependant  pas  attendre  une  ré- 
:*  ponse  aussi  longtemps  : car  ses  désirs  avaient  été  prévenus. 

L’empereur  Alexandre  avait  conservé  la  plus  haute  estime  pour  le 
; caractère  et  les  capacités  de  Stein.  Les  événements  de  1812  lui  avaient 
aussi  remis  en  mémoire  la  note  prophétique  que  le  ministre  prus- 
sien lui  avait  remise  en  1808,  sur  les  conséquences  de  la  politique  du 
cabinet  de  Saint-Pétersbourg  à l’entrevue  d’Erfurth. 

L'auteur  de  celte  note  fort  curieuse  concluait  ainsi  : 

a {a)  Que  la  Russie  prenne  des  mesures  pour  mettre  ses  forces  au  service 
de  la  grande  cause  de  l’affranchissement  de  l’Europe. 

« (b)  Que  la  Russie,  l’Autriche  et  la  Prusse  s’allient  étroitement  pour  atta- 
quer la  France,  occupée  en  Espagne,  et  délivrer  l’Allemagne. 

« (c)  Que  les  négociations  d’Erfurth  soient  dirigées  de  manière  à obtenir, 
aux  conditions  les  plus  avantageuses,  l’évacuation  de  la  Prusse  par  les  trou- 
pes françaises  et  l’exécution  de  la  paix  de  Tilsit.  » 

Sans  doute  le  faible  Alexandre  se  souvint  encore  de  cet  autre  pas- 
sage de  la  note  citée  : 

« Les  princes  qui  se  mettent  à la  tête  d’une  nation  doivent  s’entourei' 
d’hommes  énergiques  capables  de  tous  les  sacrifices,  et  éloigner  les  hommes 
mous  et  amis  du  repos  et  de  la  jouissance,  afin  de  donner  aux  peuples  un 
témoignage  non  équivoque  de  la  fermeté  de  leurs  desseins.  » 

Alexandre  invita  Stein  à se  rendre  auprès  de  lui  à Wilna.  L’impor- 
tance de  cet  événement  m’engage  à reproduire  ici  complètement  le 
texte  original  français  de  la  lettre  autographe  du  czar  ; la  voici  : 

« L’estime,  monsieur,  que  je  vous  ai  toujours  portée  n’a  reçue  (sic)  au- 
cune altération,  par  les  événements  qui  vous  ont  éloigné  du  timon  des  af- 
faires. C’est  l’énergie  de  votre  Charactere  (sic)  et  vos  talents  éminents  qui 
vous  l’ont  acquise. 

« Les  circonstances  décisives  du  moment  doivent  ralier  (sfc)  tous  les  êtres 
bien  pensants,  amis  de  l’humanité  et  des  idées  libérales.  Il  s’agit  de  les  sau- 
ver de  la  barbarie  et  de  l’esclavage  qui  se  préparent  à les  engloutir. 

« Napoléon  veut  achever  l’asservissement  de  l’Europe,  et,  pour  y attein- 
dre, il  lui  faut  abattre  la  Russie.  — Depuis  longtemps  l’on  s’y  prépare  à la 


LE  BARON  DE  STEIN. 


440 

résistance  et  les  moyens  les  plus  énergiques  y sont  rassemblés  de  longue 
main. 

« Les  amis  de  la  Vertu  et  tous  les  êtres  animés  du  sentiment  d’indépendance 
et  d’amour  pour  riiumanité  sont  tous  intéressés  au  Succès  de  cette  lutte. 
Vous,  monsieur  le  Baron,  qui  avez  marqué  d'une  manière  si  brillante  entre 
eux,  Vous  ne  pouves  nourrir  d’autre  sentiment  que  celui  de  conlribuer  à faire 
réussir  les  efforts  qu’on  va  faire  dans  le  Nord  pour  triompher  du  despotisme 
envahissant  de  Napoléon. 

« Je  vous  invite  de  la  manière  la  plus  instante  à me  communiquer  vos 
idées,  soit  par  écrit  d’une  manière  sûre,  soit  de  bouche  en  venant  me  joindre 
à Wilna.  Le  comte  de  Lieven  vous  communiquera  à cet  effet  un  passe-port 
d’entrée.  Votre  présence  en  Bohême,  il  est  vrai,  pourrait  être  d’une  grande 
utilité,  étant  placé  pour  ainsi  dire  au  dos  des  armées  françaises.  Mais  la  fai- 
blesse de  l’Autriche  la  mettant  d’une  manière  à peu  près  certaine  sous  les 
drapeaux  de  la  France,  pourrait  compromettre  votre  sûreté,  du  moins  celle 
de  votre  correspondence  (sic).  Je  vous  engage  donc  à réfléchir  mûrement 
sur  l’importance  de  toutes  ces  circonstances,  et  de  choisir  le  parti  qui  vous 
paraîtra  le  plus  propre  à l’utilité  de  la  grande  cause  à laquelle  nous  appar- 
tenons tous  deux.  Je  n’ai  pas  besoin  de  vous  assurer  que  vous  serés  reçu  en 
Russie  à bras  ouverts.  Les  Sentiments  sincères  que  je  vous  porte  vous  en 
sont  un  sûr  garant. 

« Saint-Pétersbourg,  le  27  mars  1812. 

« Alexandre.  » 

Stein  arriva  malade  à Wilna,  le  12  juin.  L’empereur  lui  ayant  fait 
demander  par  M.  de  Nesselrode  ce  qu’il  désirait,  il  répondit  qu’en 
aucun  cas  il  ne  voulait  entrer  au  service  de  la  Russie  ; qu’il  ne  dési- 
rait prendre  part,  d’une  manière  utile  à sa  patrie,  qu’aux  affaires  al- 
lemandes qui  se  présenteraient  dans  le  cours  de  la  guerre.  Stein  fai- 
sait taire  immédiatement  toutes  les  jalousies  par  cette  déclara- 
tion, à laquelle  il  attribua  les  excellentes  relations  qu’il  conserva  en 
Russie. 

Dès  le  18  juin,  Stein  adressait  à l’Empereur  son  premier  Mémoire 
sur  la  situation  de  l’Europe  et  les  moyens  de  préparer  en  Allemagne 
un  soulèvement  national.  Les  limites  de  cet  article  et  une  réserve 
qui  sera  comprise  ne  me  permettent  pas  d’entrer  dans  tous  les  dé- 
tails de  ce  plan.  «A  chaque  occasion  favorable  qui  surgit,  disait-il, 
on  voit  les  peuples  s’apprêter  à secouer  leurs  chaînes.  Il  faut  profiter 
de  ces  dispositions  et  les  développer.  » Comme  moyens  d’atteindre  ce 
but,  il  recommandait  vivement  la  presse,  les  brochures,  les  livres,  et 
surtout  la  deuxième  partie  du  célèbre  livre  d’Arndl,  l’Esprit  du  temps ^ 
Après  avoir  obtenu  qu’on  ferait  venir  Arndt  lui-même  pour  rédiger 
sous  sa  propre  direction  des  pamphlets  de  circonstance,  il  proposa 
encore  de  répandre  à profusion  les’écrits  de  Fabre  et  de  sir  Fi’ancis 


LE  BARON  DE  STEIN. 


441 


d’Yvernois  sur  la  situation  intérieure  de  la  France  ; de  créer  une 
Gâchette  sous  la  direction  du  conseiller  Grüner  pour  réfuter  les  bul- 
letins de  Napoléon;  d’organiser  un  vaste  réseau  d’espions  pour  arrê- 
ter les  courriers  français,  etc.  , etc-  Le  Mémoire  proposait  enfin 
d'adresser  des  proclamations  aux  soldats  allemands  qui  servaient 
dans  l’armée  française,  pour  les  engager  à accourir  sous  les  drapeaux 
d’Alexandre  et  à voler  au  secours  de  leur  patrie.  A la  tête  de  ses  sol- 
dats, Stein  conseillait  de  placer  des  hommes  connus  par  leur  dévoue- 
ment et  leurs  services,  par  exemple,  les  dues  de  Brunswick  et  d’Ol- 
denbourg, entourés  du  colonel  Gneisenau,  du  comte  de  Chazot,  etc. 
Alexandre  accepta  toutes  les  propositions  de  son  nouveau  conseiller. 
Un  comité  allemand.,  dont  il  était  l’âme,  fut  créé,  et  composé  du  prince 
Georges  d’Oldenbourg,  beau-frère  d’Alexandre,  du  conseiller  privé 
comte  Kotcliubey  et  du  général  comte  Licven. 

Ernest-Maurice  Arndt  arriva  à Saint-Pétersbourg  au  mois  d’août 
1812.  Stein  conseilla  immédiatement  à l’empereur  de  l’employer  à 
la  composition  d écrits  et  de  chants  patriotiques  qui  seraient  répan- 
dus en  Allemagne,  et  de  l’adjoindre  à la  légion  allemande,  à la- 
quelle il  inspirerait,  par  tous  les  moyens  de  l’éloquence  populaire, 
un  enthousiasme  et  un  dévouement  semblables  à ceux  qu’on  avait  vus 
dans  les  corps  du  duc  de  Brunswick  et  de  Schill. 

Rien  ne  démontre  mieux  que  ce  simple  fait  l’immense  transforma- 
tion que  les  idées  politiques  avaient  subie  en  1842.  Pour  combattre 
et  anéantir  la  force  matérielle  dont  disposait  Napoléon,  on  en  appe- 
lait à la  force  morale,  à un  gazetier,  à un  poète,  à un  pamphlétaire! 
C’est  par  l’emploi  de  cette  force  purement  morale,  à une  époque  de 
fer,  que  Stein  se  distingua  de  presque  tous  les  hommes  de  son 
temps  et  de  ceux  qui  l’avaient  précédé.  Telle  est  aussi  la  cause  du 
merveilleux  succès  de  sa  politique  en  1813  et  de  la  popularité  dont 
son  nom  jouit  en  Allemagne  depuis  cette  époque. 

Quant  au  président  du  comité  allemand^  le  duc  d’Oldenbourg,  il 
n’était  pas  tout  à fait  un  homme  d’Étal  de  cette  école.  Formaliste, 
étroit  dans  ses  idées,  entêté , ne  voyant  jamais  qu’une  seule  face  d’une 
situation  et  toujours  la  plus  petite,  ce  prince,  très-brave  homme  du 
reste,  était  l’antithèse  vivante  de  Stein,  qui  nous  a laissé  de  lui  un 
portrait  très-piquant  : 

« Dépêchez-vous  de  repasser  votre  histoire  politique  et  juridique  deFem- 
pire  d’Allemagne,  disait-il  à Arndt,  le  jour  où  il  devait  le  présenter  au 
prince,  et  exercez-vous  à vous  tenir  debout  et  droit  à la  même  place  pendant 
plusieurs  heures.  Cet  homme-là  sait  par  cœur  tous  les  noms,  dates  et  tables 
généalogiques  de  l’empire,  et,  quand  il  est  debout  sur  ses  longues  et  droites 
jambes  de  Westphalie,  il  est  capable  de  tuer  de  fatigue  l’homme  le  plus 
solide,  et  cela  malgré  la  diète  de  Ratisbonne  !...  — Cet  homine-là,  disait-il 
Novembre  1861.  30 


442 


LE  BARON  DE  STEIN. 


encore,  me  représente  admirablement  l’ancienne  procédure  civile  de  l’Rm- 
pire  : il  peut  dogmatiser  pendant  deux  ou  trois  heures,  stans  pede  in  iino.  » 

Arndt  ne  quitta  plus  Stein  jusqu’en  1815  et  resta  toute  sa  vie  son 
ami  fidèle  et  dévoué.  Il  a popularisé  la  mémoire  du  grand  ministre 
prussien  dans  un  charmant  opuscule  intitulé  ; Meine  Wanâernn<ien 
und  Wandehmyen  mit  dem  Reichsfreiherrn  Heinrich  Karl  Friederich 
von  Stein,  lequel  passe,  non  sans  raison,  pour  son  meilleur  écrit. 

Le  nom  d’Arndt,  mort  récemment  à Bonn,  à un  âge  très-avancé,  est 
moins  connu  aujourd’hui  pour  le  rôle  qu’il  joua  sous  les  ordres  de 
Stein,  en  1815,  que  par  la  fameuse  chanson  si  souvent  répétée  de- 
puis 1848  : Was  ist  des  Dentschen  Vaterïand?  chanson  qu’on  pour- 
rait appeler  la  Marseillaise  des  Allemands.  Sa  réputation  comme  j 
écrivain  est  fort  contestable.  Son  plus  grand  mérite  est  d’avoir  été  é 
le  Tyrtée  du  mouvement  de  1813.  Son  patriotisme,  tant  vanté,  ne  £ 
valait  pas  à beaucoup  près  celui  de  Stein  et  de  Goerres  : sa  haine  c 
pour  l’Autriche  n’était  égalée  que  par  ses  préjugés  grossiers  contre  ; 
l’Église  catholique,  et  sa  réputation  politique,  en  Allemagne,  peut 
être  comparée  à celle  de  Béranger  en  France. 

Pendant  que  Stein  mettait  ses  plans  à exécution,  le  vieux  Kutusow 
ne  cessait  de  battre  en  retraite  devant  les  masses  triomphantes  de 
Napoléon.  Après  la  bataille  de  Borodino  (7  septembre),  Stein,  dont 
la  perspicacité  et  le  calme  énergique  égalaient  la  prodigieuse  acti- 
vité, écrivait  à sa  femme  (née  comtesse  de  Walmoden-Gimborn), 
restée  en  Moravie  avec  ses  enfants  : 

« .l’aperçois  un  meilleur  avenir  ; je  tiens  la  chute  de  cet  homme  pour  plus 
que  probable;  les  deux  absurdes  guerres  menées  par  lui  de  front  aux  deux 
extrémités  de  l’Europe,  avec  la  folle  pensée  de  pouvoir  pjroduire  une  révo- 
lution en  Russie,  seront  les  causes  de  sa  perte...  » 

Stein  avait  compris  que  le  plus  sûr  moyen  de  combattre  Napo- 
léon était  de  soulever  contre  lui  l’esprit  des  peuples;  et,  quand  il 
vit  la  guerre  d’Espagne  et  la  campagne  de  Russie  prendre  un  carac- 
tère national,  il  ne  douta  plus  de  la  défaite  du  vainqueur  de  l’Eu- 
rope. 

Les  Allemands  appellent  la  bataille  de  Leipzig  la  bataille  des  peu- 
ples {Vœlkersclilacht).  Stein  attribuait  tous  les  succès  des  armées  de 
la  République  française  et  du  Consulat  à l’inspiration  nationale  pro- 
voquée partout  par  les  Français,  et  à l’absence  de  ce  sentiment  chez 
les  Allemands,  enlacés  par  des  gouvernements  bureaucratiques  et 
rendus  indifférents  par  l’égoïsme  de  leurs  princes.  Le  spectacle  de  la 
Russie,  où  il  avait  accompagné  Alexandre,  et  qu’il  avait  vue  frémis- 


LE  BARON  DE  STEIN. 


U5 


santé  de  patriotisme,  malgré  raljsolulisme  asiatique  qui  la  compri- 
mait, avait  fortifié  ses  convictions. 

Là  même  cependant  beaucoup  de  conseillers  et  même  de  géné- 
raux étaient  d'un  autre  avis  : ils  parlaient  hautement  de  demander  la 
paix.  Stein,  au  contraire,  soutenait  avec  énergie  qu’il  ne  fallait  dépo- 
ser les  armes  qu’après  avoir  « anéanti  la  puissance  de  l’oppresseur 
des  peuples.  » Alexandre,  suivant  ce  conseil,  chargea  le  comte  Lieven 
d’annoncer  aux  cours  de  Berlin  et  de  Vienne  qu’il  ne  cesserait  pas 
de  résister  même  après  avoir  perdu  ses  deux  capitales. 

L’une  d’elles,  la  ville  sainte^  était  déjà  perdue.  Le  jour  où  la  nou- 
velle en  parvint  à Saint-Pétersbourg,  toute  la  ville  fut  plongée  dans  la 
stupeur.  Stein  déjeunait  « avec  son  petit  pain  quotidien,  » quand 
Arndt  entra  comme  d’habitude;  la  conversation  roula  sur  les  événe 
ments  du  jour,  et  surtout  sur  les  exploits  de  Roslopschin  à Moscou. 

« A propos,  dit  Stein,  vous  savez  que  le  feu  a été  mis  aux  quatre  coins  de 
!a  ville  : une  masse  de  fugitifs  sont  déjà  arrivés  ici.  Il  n’esf  pas  impossible 
que  nous  soyons  obligés  de  prendre  un  fie  ces  cjuatre  matins  le  ebemin  d’O- 
rel  ou  d’Orenbourg.  En  ma  vie,  j’ai  déjà  perdu  quatre  fois  mes  bagages. 
Qu’est-ce  que  cela  fait?  ÎN’ost-il  donc  pas  écrit  que  nous  devons  tous  mourir 
une  fois?  En  vérité,  la  majorité  des  hommes  forme  un  véritable  troupeau. 
Vous  ne  croiriez  pas  combien  il  se  trouve  déjà  ici  de  figures  peureuses. 
N.  sort  à l’instant  d’ici,  il  se  tirait  la  barbe  comme  si  l’univers  avait  été  in- 
cendié à Moscou.  Je  voulais  l’inviter  à dîner,  mais'il  m’en  a ôté  l’envie  pour 
toujours.  Quant  à nous,  n’est-ce  pas?  nous  allons  être  gais  aujourd’hui.  » 

Effectivement,  au  dîner,  il  fut  d’une  gaieté  folle  et  trinqua  entre 
autres  avec  le  brave  Dornberg,  un  de  ses  invités,  à l’Espagne  et  à 
l’Angleterre.  Stein  se  révèle  tout  entier  dans  cette  petite  scène  : 
plus  le  danger  était  grand  et  pressant  , plus  sa  conversation  était 
enjouée  : le  péril,  loin  de  le  décontenancer,  donnait  au  coTitraireà 
son  esprit  une  jovialité  communicative.  Dans  les  heures  décisives, 
si  nombreuses  en  sa  vie,  où  se  jouèrent  la  destinée  des  empires 
et  sa  propre  existence,  son  calme  n’avait  rien  de  solennel  : sa  con- 
versation, caustique  et  mordante,  était  pleine  d’abondance  et  de 
saillies.  Aussi,  dans  ces  moments-là,  son  inlïnence,  servie  par  son 
indomptable  énergie,  était  toute-puissante  sur  tons  ceux  qui  l’entou- 
raient. 

L’impératrice  mère,  le  grand-duc  Constantin,  le  général  Arack- 
cheïew  et  surtout  le  chancelier  Romanzow,  dont  les  Français  avaient 
respecté  les  biens  au  milieu  de  la  dévastation  générale,  continuaient 
à désirer  vivement  la  paix.  Stein  seul  portait  la  tête  haute  et  ne  ces- 
sait de  soutenir  la  fermeté  et  la  résolution  d’Alexandre  et  de  l’impéra- 


444 


LE  BARON  DE  STEIN. 


trice  régnante.  Aussi,  quand  le  colonel  Michaud  apporta  le  rapport 
de  Kutusow  sur  l’incendie  de  Moscou,  l’empereur  lui  répondit  : 

« Napoléon  ou  moi,  moi  ou  lui!  nous  ne  pouvons  plus  régner  en 
même  temps.  J’ai  appris  à le  connaître.  Il  ne  me  fera  plus  prendre 
le  change.  » 

Dans  un  second  article,  nous  parlerons  du  rôle  que  Stein  joua  dans 
le  drame  annoncé  par  ces  paroles  de  l’autocrate  russe.  Qu’il  me  soit  ' 
permis  de  placer  ici  quelques  traits  assez  intéressants,  relatifs  à la': 
société  russe  à cette  époque,  et  à la  vie  que  le  baron  de  Stein  mena  ^ 
à Saint-Pétersbourg,  immédiatement  avant  la  retraite  de  l’armée 
française. 

On  était  au  commencement  de  septembre  1812.  L’hiver  annon- 
çait son  approche  et  rappelait  à Saint-Pétersbourg  les  familles  qui 
avaient  passé  la  belle  saison  dans  leurs  villas  des  environs  ou  dans 
les  châteaux  éloignés  du  théâtre  de  la  guerre.  Stein  voyait  beaucoup 
les  familles  des  comtes  Kotchubey,  Orlow,  Narischkin,  Ouwaroff,  etc. 
Calme  au  milieu  des  dangers,  froid  et  énergique  dans  le  conseil, 
résolu  après  une  décision  prise,  l’illustre  proscrit  était  à table  un 
gai  convive  et  dans  le  monde  un  « causeur  » charmant.  Mais  il  dé- 
testait l’oisiveté  et  la  flânerie  et  souffrait  de  perdre  son  temps  dans 
d’inutiles  visites.  Pendant  les  loisirs  que  lui  laissaient  ses  devoirs 
politiques  et  les  obligations  impérieuses  du  monde,  il  entretenait  une 
immense  correspondance  et  lisait  Thucydide  en  grec  ! C’est  à Saint- 
Pétersbourg  aussi  qu’il  fît  la  connaissance  de  madame  de  Staël.  Sa 
correspondance  avec  sa  femme  nous  permettra  de  donner  quelques 
détails  intéressants  sur  ses  rapports  avec  l’auteur  du  livre  De  l’Alle- 
magne^ qu’il  rencontrait  souvent  chez  le  comte  Narischkin. 

Voici  ce  qu’il  écrivait  le  17  août  : 


« J’ai  vu  madamede  Staël.  Elle  a une  apparence  de  bonté  et  de  simplicité, 
quoiqu’elle  ne  veuille  pas  se  donner  la  peine  de  plaire.  Un  certain  art  de 
laisser  aller  et  son  air  d’abandon  expliquent  les  nombreuses  imprudences  de 
sa  conduite  et  de  son  langage,  excusables  d’ailleurs  par  sa  position  au  mi- 
lieu d’une  capitale  comme  Paris,  et  d’un  peuple  gâté  et  excité  par  toutes  les 
passions.  Fille  d’un  homme  entraîné  lui-même  dans  le  tourbillon  des  af- 
faires et  des  agitations  politiques,  sa  figure  n’offre  pas  l’expression  com- 
plète de  la  dignité  féminine  : il  y a même  quelque  chose  de  commun  dans 
sa  bouche,  et  son  regard  est  un  peu  trop  passionné.  Elle  est  accompagnée 
de  sa  fille,  qui  est  excellente  et  sans  prétention.  Elle  se  propose  de  conduire 
son  fils  en  Suède  ; peut-être  elle  fera  imprimer  dans  ce  pays  son  ouvrage 
sur  la  littérature  allemande.  Je  crois  qu’elle  ne  plaira  pas  ici;  car  le  goût 
littéraire  fait  défaut  en  Russie  et  les  femmes  y sont  extraordinairement  pa- 
resseuses. » 


LE  BARON  DE  STEIN. 


445 


Le  51  août,  il  écrit  encore  : 

« J’ai  passé  une  bien  agréable  journée  chez  le  comte  Orlow;  nous  étions 
en  très-petite  société  sur  son  île  ; après  dîner,  madame  de  Staël  a lu  quel- 
ques chapitres  de  son  livre  sur  V Allemagne,  elle  en  a sauvé  un  exemplaire 
des  griffes  de  Savary  et  le  fera  imprimer  en  Angleterre  ; — elle  nous  a lu  le 
chapitre  sur  l’enthousiasme.  Cette  lecture  m’a  fortement  ému  tant  par  la  pro- 
fondeur et  la  noblesse  des  sentiments  l’élévation  que  par  celle  de  la  pensée, 
qu’elle  exprime  avec  une  éloquence  qui  va  au  cœur.  Peut-être  pourrai-je  en 
copier  quelques  passages,  pour  les  joindre  à cette  lettre  : tu  en  seras  émue 
et  édifiée.  » 

Le  chapitre  dont  parle  Stein  avait  été  biffé  à Paris  par  la  cen- 
sure. 

Stein  fit  une  profonde  impression  sur  l’esprit  de  madame  de  Staël, 
qui  lui  donna  son  portrait,  à la  condition  qu’il  le  placerait  dans  son 
cabinet  de  travail  à Nassau.  Je  doute  cependant  que  le  grand  patriote 
ait  apparu  à fauteur  de  Corinne  sous  son  vérital3le  aspect.  Madame 
de  Staël  vit  en  lui  l’homme  du  monde,  le  littérateur,  V ennemi  de 
Napoléon,  plutôt  que  le  ministre  réformateur  et  libéral,  le  promo- 
teur de  la  restauration  des  anciennes  institutions  germaniques,  l’en- 
nemi des  coteries  politiques,  l’énergique  défenseur  du  droit  national, 
l’adversaire  intègre  de  la  bureaucratie,  en  un  mot,  le  grand  citoyen. 
Entre  la  fille  de  Necker  et  l’énergique  baron  de  l’empire  teutonique, 
il  y avait  toute  la  distance  qui  sépare  le  livre  De  V Allemagne  des  Mo- 
nument a Germanise  historica. 

Comme  trait  caractéristique  de  l’époque,  citons  encore  ce  passage 
d’Arndt  : 

« Elle  (madame  de  Staël)  était  allée  avec  le  Vaudois  (Fontana)  et  son  fils 
au  Théâtre-Français,  pour  juger  comment  on  jouait  Phèdre  sur  les  planches 
russes.  C’était  le  temps  où  se  livraient  les  premières  batailles  sanglantes  ; 
naturellement,  nos  rapports  en  parlaient  toujours  comme  de  brillantes  vic- 
toires et  s’étendaient  sur  les  horreurs,  les  dévastations  et  les  incendies 
dont  les  Français  se  rendaient  coupables.  Aussi  le  peuple  était-il  excité  au 
plus  haut  degré.  Juste  au  moment  où  la  Staël  (sic)  s’apprêtait  à en- 
tendre dire  les  vers  doux  et  mélodieux  de  Racine,  la  salle  retentit  de  coups 
de  sifflets,  de  cris,  de  malédictions  ët  même  de  la  menace  : Dehors, 
dehors  les  maudits  Français  l La  représentation  fut  forcément  inter- 
rompue, et  les  acteurs,  pour  échapper  à de  mauvais  traitements,  furent 
obligés  de  se  sauver  au  plus  vite.  Cette  « colère  russe  » fut  telle,  qu’à  par- 
tir de  cette  représentation  de  Phèdre,  le  Théâtre-Français  dut  rester  long- 
temps fermé.  Dans  cette  soirée,  la  Française  (madame  de  Staël)  se  montra 
tout  entière,  comme  par  les  Russes  de  l’auditoire  on  avait  pu  juger 
complètement  de  cette  nation.  Elle  rentra  chez  elle  troublée,  non-seule- 
ment comme  si  elle  avait  assisté  à la  représentation  d’une  tragédie,  mais 


MG 


LE  BAlîON  DE  STP:iN. 

encore  comme  si  elle  avait  été  elle-même  actrice  dans  une  tragédie 
réelle.  Elle  se  roulait  sur  le  sofa,  pleurait,  sanglotait,  sans  s’arracher  cepen- 
dant les  cheveux,  et  s’écriait  sans  cesse  : Oh  ! les  barbares!  ô mon  Racine! 
C.ette  scène,  qui  nous  stupéfia,  nous  parut  pourtant  plus  qu’étonnunle  de  la 
'part  d’une  femme  de  cette  prestance  et  de  plus  de  quarante  ans.  Nous  ne 
comprenons  guère  cela,  nous  autres  Allemands.  Une  femme  ou  une  jeune 
personne  allemande,  verserait-elle  autant  de  larmes,  sangloterait-ellej  se 
démènerait-elle  ainsi,  gémiiait-elle  autant,  si  elle  entendait  maudire,  con- 
spuer, siffler  et  bombarder  une  pièce  de  Schiller  ou  de  Goethe  sur  quelque 
scène  de  Londres  ou  de  Paris?  Al’occasion,  cependant,  un  peu  de  français  et 
un  peu  de  russe  de  celte  espèce  ne  gâteraient  rien  chez  nous.  » 

A côté  de  cette  esquisse  morale  du  caractère  et  des  œuvres  de  la 
célèbre  lille  deNecker,  jugée  au  fond  de  la  Russie  par  deux  Allemands, 
ii  est  assez  piquant  de  placer  le  portrait  physique  de  Stein  à cetfc 
époque,  d’aptès  les  dessins  originaux  de  son  compagnon  et  ami 
Arndt  : 

« Le  baron  Charles  de  Stein  était  de  taille  moyenne,  plutôt  court  et  replet 
que  grand  et  élancé.  Le  corps  était  solide  avec  deux  larges  épaules  alle- 
mandes, les  jambes  et  lés  cuisses  bien  arrondies,  le  cou-de-pied  apparent,  le 
tout  fort  et  fin  comme  il  appartient  aux  vieilles  races,  dont  il  était  issu.  Sa 
pose  et  sa  marche  étaient  fermes  et  égales.  Sur  ce  corps  reposait  une  superbe 
tête,  surmontée  d’un  front  large  et  très-renversé.  Sous  son  nez,  qui  était 
plutôt  un  hec  [cl  rostro) , impuissant  bec  d’aigle,  se  développait  une  bouche 
finement  fermée  et  un  menton , qui  était  vraiment  trop  long  et  trop 
pointu, 

« Qu’il  soit  dit  ici  une  fois  pour  toutes  et  notamment  à ceux  qui  regar- 
dent une  peau  fine  et  blanche  et  des  yeux  bleu-clair-argent  comme  le 
cachet  primitif  du  noble  de  race  et  le  signe  par  excellence  du  génie,  que  h s 
deux  plus  grands  Allemands  du  dix-neuvième  siècle,  Goethe  et  Stein,  regar- 
daient le  monde  à travers  des  yeux  bruns,  avec  cette  différence,  toutefois, 
que  l’œil  de  Goethe  planait  autour  delui  et  s’abaissait  surleshommes,  large, 
ouvert,  et  d’ordinaire  avecun  doux  éclat,  tandis  quel’œil  de  Stein,  plus  petit 
et  plus  perçant,  ne  brillait  pas  autant  qu’il  étincelait.  ') 

Voilà  l’homme  que  les  destinées  malheureuses  de  sa  patrie  condui- 
saient depuis  cinq  ou  six  ans  à travers  le  monde,  che7'chant  avec  son 
âme  un  pays  de  liberté  et  d’honneur.  Voilà  l’homme  qui  représentait 
alors  à Saint-Pétersbourg  l’avenir  de  l’Europe  et  de  l’Allemagne. 

« Quand  j’énumère  dans  mon  esprit,  dit  Arndt,  tous  les  lieux  où  j’ai  vu 
agir  et  marcher  cet  homme  fort,  à Saint-Pétersbourg,  à Kœnigsberg,  à Bres- 
lau,  à l)resde,àFrancfort,  etc.,  jene  me  rappelle  pas  l’avoir  vu  nulle  partplus 
heureux  et  plus  courageuxque  dans  notre  petite  maison  des  bords  de  laNéva. 
Sa  figure,  son  attitude,  son  langage,  sa  marche,  tout  respirait  chez  lui  une 


LE  BARON  DE  STEIN. 


447 


fraîcheur  et  une  force  juvéniles.  Il  était  animé  et  éclairé  par  des  rayons  si 
éclatants  de  courage  et  d’espérance,  que  j’oubliais  toutes  les  petites  circon- 
stances de  sa  vie  et  les  défauts  de  son  individu,  ses  cheveux  déjà  gris,  et  sa 
mai'che  parfois  embarrassée  et  raccourcie  par  la  goutte  ; il  traversait  les  sa- 
lons des  princes  et  les  palais  des  rois,  comme  un  triomphateur  heureux... 

« Quand  il  avait  des  accès  de  goutte,  il  devenait  parfois  terrible Stcin 

n’était  pas  seulement  un  homme  vif,  emporté,  colère,  mais  il  avait  encore 
malgré  les  disproportions  physiques  de  son  corps,  ce  que  les  gens  de  salon 
appellent  un  air  de  baron.  Il  était,  par  la  grâce  de  Dieu,  intrépide  et  in- 
vincible. De  par  l’arbre  généalogique  de  ses  ancêtres,  il  était  né  chevalier 
immédiat  de  l’Empire,  et  avait  aussi  réellement  quelque  chose  de  cette  qua- 
lité, un  je  ne  sais  quoi  qui  ne  le  quittait  avec  personne,  malgré  la  fidélité  de 
son  cœur,  la  rectitude  de  son  jugement  et  de  ses  nobles,  germaniques  et 
chrétiens  senliments  d’égalité.  Pour  ma  part,  cela  ne  me  troubla  jamais  ; 
mais  les  Schœn,  les  Niebuhr,  deu.x  homines  novi  ou  novissimi,  s’y  irotlèrent 
plusieurs  fois  et  s’eti  plaignirent  souvent.  » 

Arndt,  qui  avait  « attrapé  le  ton,  » lui  plaisait  : « Bien,  lui  di- 
sait-il; vous  êtes  toujours  bref  et  allez  droit  au  but  ; je  n’aime  pas  les 
sculpteurs  de  mots,  et  les  prolixes  enveloppeurs,  développeurs,  dé- 
rnailloteurs  de  choses;  ils  frappent  ordinairement  l’air  au  lieu  de  tou- 
cher le  but...  » 

Parmi  les  nombreuses  maisons  où  Stein  pouvait  aller  passer  la  soi- 
rée jusqu’à  minuit,  il  aimait  de  préférence  celles  des  comtesses 
Kotschubey;  Tolstoy,  tille  de  la  duchesse  de  Holstein;  Orlow,  née  Sol- 
tikoff,  Guriew,  belle  -mère  du  comte  de  Nesselrode  ; des  princesses 
Dolgoroukow,  Ouwarow,  etc.  On  le  rencontrait  le  plus  souvent  à l’ho- 
tel  Kotchubey  ou  chez  madame  Orlow.  C’est  dans  ces  salons  qu’il  fit  la 
connaissance  du  voyageur  Krusenstern;  du  docteur  Rehmann,  le  com- 
pagnon de  Golowkin  dans  l’ambassade  de  ce  dernier  en  Chine;  de  la 
princesse  de  Tarenle,  célèbre  par  le  courage  avec  lequel  elle  avait 
échappé  aux  massacres  de  septembre;  de  l’économiste  anglais  sir 
Francis  d Yvernois,  etc.  11  ne  parle  pas  du  comte  de  Maistre.  Le  duc 
de  Serra-Capriola,  ministre  des  Deux-Siciles,  lui  plaisait  infiniment  : 
« Charmant  vieillard,  dil-il,  que,  pour  un  homme  de  mon  âge,  il  est 
consolant  de  voir.  » 

11  trouvait  le  ton  de  la  société  très-légei'  et  la  conversation  des  salons 
russes  peu  instructive.  Le  luxe  y était,  selon  lui,  excessif,  et  l’éduca- 
tion déplorable.  Il  le  disait  d'ailleurs  avec  une  rude  fi  anchise  dans  les 
maisons  qu’il  fréquentait. 

La  retraite  des  Français  après  l’incendie  de  Moscou  avait  natui  cl- 
mcnt  produit  à Saint-Pétersbourg  une  grande  joie.  L i nouvelle  en 
parvint  à la  cour  au  moment  où  l’on  y célébrait  une  fête  de  la  mille  à 
laquelle  Stein  avait  été  invité.  Vers  la  fin  du  repas,  rimpéralrice  mère. 


448 


LE  BARON  DE  STEIN. 


née  princesse  de  Wurtemberg,  qui  naguère  avait  fait  tant  de  démarches 
pour  amener  la  conclusion  de  la  paix,  se  réjouit  beaucoup  de  l’événe- 
ment du  jour.  Après  avoir  fait  diverses  réflexions  sur  les  conséquences 
de  la  retraite  des  Français,  elle  se  retourna  versStein,et  conclut  en  ces 
termes  : « Bref,  si  un  seul  soldat  français  parvient  à repasser  les 
frontières  de  l’Allemagne,  je  serai  honteuse  d’être  née  Allemande.  » 
A ces  mots,  dit  Ouwarow,  qui  était  présent,  Stein,  la  figure  rouge  et 
« son  long  nez  blanc  de  colère,  » se  leva  brusquement,  fit  une  profonde 
révérence  et  répondit  en  se  redressant  ; « Votre  Majesté  Impériale  a 
« tort  de  s’exprimer  ainsi  sur  un  peuple  aussi  grand,  aussi  fidèle,  aussi 
« intrépide,  auquel  vous  avez  le  bonheur  d’appartenir  par  la  naissance, 
« et  cela  devant  les  Russes,  qui  lui  doivent  tant.  Vous  ne  devriez  pas 
« dire  : Je  serai  honteuse  des  Allemands,  mais  : Je  serai  honteuse  de 
« mes  cousins,  les  princes  allemands.  Madame,  dans  les  années 
« 1791, 1792,  r793,  1794,  j’ai  vécu  sur  les  bords  du  Rhin.  Le  peuple 
« n’était  pas  coupable.  On  ne  savait  pas  l’employer.  Si  les  princes  al- 
« lemands  avaient  fait  leur  devoir,  jamais  un  Français  n’aurait  passé 
« l’Elbe,  l’Oder,  la  Vistule,  et  à plus  forte  raison  le  Dniester.  » 
L’impératrice,  vivement  émue  d’abord  de  cette  énergique  apostrophe, 
se  remit  bientôt  de  son  trouble  et  répliqua  avec  dignité  : « Vous  avez 
« peut-être  raison,  monsieur  le  baron  : je  vous  remercie  de  m’avoir 
« donné  cette  leçon.  » (Arndt,  88,  p.  III,  199.) 

A côté  de  celte  scène  non  dépourvue  de  grandeur,  j’en  rapporterai 
une  autre,  qui  est  postérieure  pour  la  date,  mais  non  moins  caracté- 
ristique. Après  que  les  Français  eurent  quitté  l’Allemagne  en  passant 
par  Lutzen  et  BaUtzen,  Stein  se  trouvait  un  jour  à Cologne  « la  sainte  » 
avec  le  grand-duc  régnant  de  Saxe-Weimar,  le  Mécène  de  Goethe. 
Le  prince,  qui  revenait  de  Stuttgard,  où  il  était  grandement  question 
à cette  époque  des  droits  constitutionnels  des  divers  ordres,  approu- 
vait fort  le  roi  de  ne  pas  céder  aux  intimidations  des  « écrivains  poin- 
tus ef  des  avocats.  » — « Votre  Altesse  Royale  a peut-être  raison  en 
« quelques  points,  interrompit  Stein  : je  ne  défendrai  pas  tous  les 
« artifices  et  manigances  des  écrivassiers  et  des  avocats  qui  pullulent 
« dans  le  monde;  mais  Votre  Altesse  me  permettra  de  lui  dire 
« qu’elle  parle  et  raisonne  ici  comme  un  prince.  Le  roi  de  Wurtem- 
« berg  ne  doit  pas  oublier  que  Napoléon  ne  pouvait  pas-  lui  faire  ca- 
« deau  de  ce  qui  ne  lui  appartenait  pas.  Les  Wurtembergeois,  les 
« villes  et  leurs  bourgmestres  et  écrivains  ont  fait  duc  le  petit  comte 
« de  Teck,  après  avoir  acheté  toutes  les  terres  de  là  noblesse  impé- 
« riale  et  les  fiefs  immédiats,  et  avoir  acquis  et  arrondi  le  territoire. 

« Ils  possédaient  leurs  droits  et  privilèges  d’ordre,  et  ils  les  revendi- 
« quent  aujourd’hui.  » Après  celte  réplique,  le  duc  continua  la  con- 
versation sur  un  ton  assez  léger.  Il  parla  entre  autres  choses,  en  termes 


LE  BARON  DE  STEIN. 


449 


déplacés,  de  diverses  circonstances  de  la  vie  du  poêle  Zacharie  Wer- 
ner  (mort  curé  catholique  de  Francfort),  qui  venait  de  rentrer  dans  le 
giron  de  l’Église  catholique  et  de  recevoir  les  ordres  sacrés.  Son  Al- 
tesse termina  sa  plaisanterie  par  ces  mots  : « C’était  là  son  enseigne- 
« ment  poétique  sur  la  nature.  » — Stein,  interrompant  de  nouveau  : 
« Vous  devriez  dire  princier.  » Le  duc,  ayant  ajouté  qu’en  définitive 
chaque  homme  avait  de  petites  peccadilles  de  cette  espèce  à se  repro- 
cher, se  tourna  vers  Stein  : « Et  vous,  avez-vous  toujours  vécu  comme 
« un  Joseph?  — Et  quand  cela  serait,  répliqua  vivement  le  baron 
« de  Nassau,  cela  ne  regarderait  personne.  J’ai  toujours  eu  horreur, 
ft  monseigneur,  des  conversations  sales,  et  j’estime  que  de  pareilles 
« phrases  sont  fort  déplacées  dans  la  bouche  d’un  prince  allemand  par- 
ce lant  devant  de  jeunes  officiers  ! » Plusieurs  jeunes  gens  étaient  effec- 
tivement présents.  Le  duc  devint  muet,  et  son  silence  fut  imité  par  tout 
le  monde.  Après  quelques  minutes  le  duc,  passant  la  main  sur  sa  figure, 
reprit  la  conversation  comme  si  rien  n’était  arrivé.  La  société,  au 
contraire,  se  trouvait  dans  le  plus  cruel  embarras.  Le  colonel  von 
Ende,  commandant  de  la  place  de  Cologne,  avoua  en  sortant  qu’il 
aurait  mieux  aimé  se  trouver  sous  le  feu  de  deux  batteries  d’artillerie. 
Quant  à M.  de  Solms-Laubach,  président  de  la  province  rhénane,  qui, 
avant  l’invasion  française  avait  eu  le  temps  d'oublier  au  conseil  au- 
lique  la  dignité  des  anciens  comtes  du  Saint-Empire,  il  s’écria  : «Gui- 
dai comme  cet  homme  traite  les  princes!  J’en  ai  encore  chaud!  Je 
tremblais  toujours  qu’il  n’y  eût  des  scènes^!  » Il  y eut  effectivement 
une  scène,  ajoute  le  vieux  Arndt,  et  elle  fut  délicieuse. 

Quant  aux  dynasties,  elles  n’étaient  rien  pour  Stein,  lorsqu’elles  ne 
devaient  pas  servir  les  intérêts  de  la  nation.  Les  deux  anecdotes  que 
je  viens  de  rapporter  nous  en  offrent  la  preuve.  Cette  disposition  se 
trouve  plus  clairement  marquée  dans  une  lettre  qu’il  écrivit  de 
Saint-Pétersbourg,  le  10  décembre  1812,  et  dont  les  idées,  très- 
neuves  alors,  sur  l’unité  de  l’Allemagne,  frapperont  sûrement  aujour- 
d’hui. 11  s’était  plaint  souvent  à Münster  et  à Gneisenau,  qui  vivait 
alors  à Londres,  de  Castheart,  l’ambassadeur  anglais  à Saint-Péters- 
bourg, « mélange  de  pédantisme  militaire  et  de  taciturnité  de  cour 
qui  rappelle  le  vieux  feld-maréchal  Kalkreuth,  lequel  faisait  fermer 
à double  tour  trois  portes  pour  demander  si  le  roi  était  allé  de  Berlin 
à Potsdam.  » Il  ajoutait  ici  : 

« Je  regrette  que  Votre  Excellence  ne  voie  en  moi  que  le  Prussien  et 

ne  montre  chez  elle-même  que  le  Hanovrien.  Moi,  je  n’ai  qu’une  patrie,  elle 

* Le  franc  parler  de  Stein  avec  les  petits  souverains  de  l’Allemagne  prenait  sa 
source  dans  l’indépendance  de  son  caractère,  mais  aussi  dans  l’idée  qu’il  avait  de 
son  rang.  11  ne  se  croyait  tenu  à la  soumission  qu’envers  Vempereur  d’Autriche  et 


450 


LE  BARON  DE  STEIN. 


s’appelle  l’Allemagne.  De  même  que,  d’après  l'ancienne  constitution,  j’appar- 
tenais à elle  seule  et  non  à une  de  ses  parties,  de  même  je  suis  dévoué  exclu- 
sivement, et  de  tout  cœur  à elle  seule  et  non  à une  de  ses  parties  déterminées. 
Pour  moi,  dans  ce  moment  de  grand  développement  politique,  les  dynas- 
ties sont  complètement  indifférentes.  Elles  sont  de  simples  instruments. 
Mon  désir  est  de  voir  l’Allemagne  grande  et  forte,  pour  reconquérir  sa  li- 
berté, son  indépendance  et  sa  nationalité,  et  les  maintenir  aus.si  bien  contre 
la  Russie  que  contre  la  France.  Tel  est  l’intérêt  de  la  nation  et  de  l’Eu- 
rope. L’.4llemagne,  pour  durer,  doit  renoncer  aux  formes  vieillies,  usées, 
pourrries  {sic).  Vouloir  les  conserver,  ce  serait  essayer  d’établir  un  système 
defrontières  militaires  artificielles  sur  les  ruines  des  anciens  châteaux  forts 
des  chevaliers  de  l’empire  et  sur  les  villes  entourées  de  murs  et  de  tours- 
en  repoussant  les  idées  nouvelles  de  Vauban,  de  Eohorn  et  de  Monta- 
lembert. 

((  Ma  professian  de  foi.  Votre  Excellence  la  trouvera  dans  ce  seul  mot, 
l’unité.  Si  celle-ci  n’est  pas  possible,  je  demande  qu’on  ait  recours  à un 
expédient,  à un  système  transitoire.  Mettez  à la  place  de  la  Prusse  tout  ce 
que  vous  voudrez,  effacez-la  de  la  carte,  fortifiez  l’Autriche  en  lui  donnant 
la  Silésie,  la  Marche  de  Brandebourg.  l’Allemagne  du  Nord,  en  excluant 
définitivement  les  princes  qui  ont  été  chassés  ; réduisez  la  Bavière,  le  Wur- 
temberg, Baden,  protégés  de  la  Russie,  à leurs  territoires  d’avant  1802,  et 
faites  de  l’Autriche  la  maîtresse  de  l’Allemagne  : je  le  veux  bien,  cela  sera 
bon,  si  cela  est  réalisable.  Seulement,  ne  pensez  pas  aux  vieux  Montaigus 
et  aux  vieux  Capulets,  ni  à tous  les  ornements  des  vieilles  salles  de  nos  châ- 
teaux féodaux.  Si  je  devais  voir  se  terminer  par  une  mascarade  {Possenspiel) 
la  lutte  sanglante  que  l’Allemagne  soutient  depuis  vingt  ans  avec  tant  du 
malheur,  et  à laquelle  elle  est  de  nouveau  conviée,  je  rentrerais  volontiers  el 
bien  vile  dans  la  vie  privée.  » 

Il  y avait  là  un  instinct  prophétique.  La  « lutte  sanglante  » se  ter- 
mina en  effet  par  une  « mascarade;  » mais  du  moins  Stein  n’y  prit 
point  part. 

C est  de  cette  lutte,  qui  devait  si  pitoyablement  finir,  que  nous 
allons  parler  maintenant. 

P.  DE  HauiXEVILLE. 


La  suite  à un  prochain  numéro. 


les  anciens  princes  électeur  s.  (inan\.  aux  autres  princes,  il  les  considérait,  en  sa  qua- 
lité de  baron  immédiat  de  Tancien  empire,  comme  ses  égaux.  Ainsi  il  ne  voulut 
jam  ais  prêter  serment  de  fidélité  au  duc  de  Nassau,  dont  il  était  le  pair  avant  la 
Révolution  française. 


L’ÉMàNGIPAÏION  ET  L’ESCLAVAGE’ 


Ah  ilitwn  de  l'EscLavage,  par  M.  Augustin  Cociun  , ancien  maire  et  conseiller  mu- 
nicipal de  la  ville  de  Paris.  ■ — Jacques  Lecoffre,  éditeur,  1861,  2 vol.  in-8. 


I 

(/'abolition  de  l’esclavage  a été  soudaine  en  France.  Elle  a été  ré- 
solue presque  au  lendemain  de  la  Révolution  de  Février,  et  décrétée 
quelquesjours  avant  la  réunion  de  l’Assemblée  constituante  : en  moins 
de  temps  qu’il  n’en  avait  fallu  pour  que  la  France  envoyât  ses  repré- 
sentants à la  nouvelle  Assemblée,  la  commission  instituée  par  le  dé- 
cret du  5 mars  avait  accompli  son  œuvre.  Mais,  si  soudain  que  ce 
grand  acte  ait  paru  être,  il  était  préparé  dès  longtemps.  Il  était  pré- 
paré, je  ne  dis  pas  seulement  par  le  vœu  de  tous  les  hommes  vrai- 
ment chrétiens  et  par  le  mouvement  de  l’opinion;  il  était  préparé 
par  toutes  les  mesures  qui,  depuis  la  grande  agitation  excitée  à la 
voix  de  Wilberforce,  attaquaient  l’esclavage  dans  ses  sources,  dans 
ses  développements,  dans  sa  constitution  : par  l’abolition  de  la  traite 

* Le  résumé  si  complet  que  M.  Wallon  présente  du  livre  de  notre  collaborateur', 
M.  Augustin  Gochin,  contient  une  seule  lacune,  que  nous  voulons  combler.  Il  ne 
rappelle  pas  la  part  si  grande  que  M.  Wallon  lui-même  a prise  à l’abolition  de  l’es- 
clavage par  la  publication  de  son  admirable  ouvrage  : V Histoire  de  V esclavage  dans 
l'antiquité;  par  d’autres  écrits  encore;  puis  comme  secrétaire  et  rapporteur  de  la 
Commission  de  1848,  et  comme  représentant  des  Colonies.  M.  Wallon  nous  pardon- 
nera si,  par  reconnaissance  et  pour  faire  honneur  à notre  Recueil,  nous  rompons  le 
silence  qu’avait  gardé  sa  modestie.  (Note  de  la  Rédaction). 


•452 


L’ÉMANCIPATION  ET  L'ESCLAVAGE. 

proclamée  dès  1807  en  Angleterre  et  inscrite  dans  le  droit  public 
européen  au  congrès  de  Vienne  (1815),  à Aix-la-Chapelle  (1818),  et 
à Vérone  (1822)  : — quel  démenti  plus  éclatant  donné  aux  théories  qui 
faisaient  de  l'esclavage  comme  un  acheminement  de  la  barbarie  à la 
civilisation? — par  l’abolition  de  l’esclavage  en  Angleterre,  conséquence 
légitime  de  l’abolition  de  la  traite,  grande  mesure  provoquée  par  la 
motion  de  M.  Buxton  le  15  mai  1823,  et  accomplie  à dix  ans  d’inter- 
valle par  le  bill  de  lord  Stanley  (1833).  Il  était  préparé  par  tous  les 
livres,  les  discours,  les  projets  de  loi,  qui  battaient  en  brèche  les  der- 
niers réduits  de  l’esclavage,  et  ne  laissaient  plus  que  le  choix  entre 
les  divers  modes  d’affranchissement. 

La  Restauration  avait  adhéré  à l’abolition  de  la  traite.  Le  gouver- 
nement de  1830  se  devait  à lui-même  d’accomplir  l’émancipation. 
Cette  cause  rallia  dès  l’origine  nos  orateurs  les  ^us  éminents  et  nos 
premiers  hommes  d’État  : INIM.  de  Broglie,  Guizot,  Berryer,  Lamar- 
tine, Passy,  de  Tracy,  de  Tocqueville,  de  Beaumont,  de  Rémusat,  de 
Montalembert,  et  bien  d’autres  encore.  Tout  d’abord,  la  traite  fut  sup- 
primée en  fait  comme  en  droit,  l’esclavage  mieux  surveillé,  l’affran- 
chissement rendu  plus  facile,  les  voies  frayées  à l’émancipation  géné- 
rale. Mais  il  fallait  arriver  au  but,  et  l’exemple  de  l’Angleterre  était 
comme  un  reproche  et  un  aiguillon  pour  tous.  L’apprentissage  de 
sept  ans,  que  le  bill  du  28  août  1833  avait  établi,  comme  transition, 
entre  le  don  et  la  jouissance  de  la  liberté,  n’avait  pas  même  duré 
jusqu’au  terme  fixé.  Le  20  février  1838,  lord  Brougham  avait  de- 
mandé qu’il  fût  supprimé  à partir  du  1®’’  août  suivant,  et  le  bill  fut 
voté  le  11  avril.  L’Angleterre  avait  achevé,  que  la  France  n’avait  pas 
commencé  encore!  On  résolut  de  peser  sur  le  gouvernement  par 
tous  les  moyens  d’action  qu’offrait  le  régime  parlemenaire , les 
interpellations,  les  propositions  : M.  le  duc  de  Broglie,  M.  Isam- 
bert,  mirent  en  demeure  le  ministère  dans  les  deux  Chambres  ; 
M.  Passy  fit  prendre  en  considération  un  projet  de  loi  qui  déclarait 
libre  tout  enfant  né  d’esclave,  et  donnait  à chacun  le  droit  de  se  ra- 
cheter (10  février  1838),  proposition  qui  fut  l’objet  d’un  beau  rapport 
de  M.  de  Rémusat  : on  tarissait  les  sources  de  l’esclavage  et  l’on  aidait 
à en  sortir,  mais  on  n’en  tirait  pas  ; on  se  bornait  à le  réduire,  pour 
dernier  terme,  aux  générations  présentes.  C’était  l’émancipation  par 
la  naissance,  le  rachat  ou  la  mort.  On  pouvait  donc  faire  davantage  : 
sous  ce  prétexte,  on  ajourna  encore.^  Une  commission  fut  nommée 
pour  examiner  la  question  dans  son  ensemble,  et  on  lui  doit  le  grand 
et  célèbre  rapport  de  M.  le  duc  de  Broglie.  Le  rapporteur  établissait 
d’abord  que  l’esclavage'devait  être  aboli,  et  que  la  question  ne  pou- 
vait plus  être  ajournée  sans  péril  pour  les  colons  eux-mêmes.  Entre 
les  trois  systèmes  qui  se  présentaient  à la  discussion,  l’émancipation 


L’EMANCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE. 


452 


simultanée  et  immédiate,  l'émancipation  simultanée  mais  différée,  et 
l’émancipation  progressive,  la  commission  se  prononçait  pour  le 
second  : l’émancipation  générale  après  un  délai  de  dix  ans  ; et  le  reste 
du  rapport  était  consacré  aux  mesures  qui  devaient  préparer  le  gou- 
vernement, les  maîtres  et  les  esclaves  eux-mêmes,  aux  conditions 
nouvelles  faites  à chacun. 

Comment  des  conclusions  si  fortement  étudiées,  si  réservées  et  si 
prudentes,  n’ont-elles  pas  été  immédiatement  suivies  d’un  vote?  Si 
l’exemple  de  l’Angleterre,  si  l’abolition,  non-seulement  décrétée  mais 
déjà  accomplie  dans  les  colonies  voisines  des  nôtres,  nous  faisaient 
un  devoir  et  une  nécessité  de  la  décréter  aussi  chez  nous,  n’était-il 
pas  urgent  de  commencer,  du  moins  sans  plus  attendre,  cette  période 
de  dix  années  jugée  nécessaire  pour  préparer  les  esclaves  à la  liberté? 
On  différa  pourtant;  on  attendit  : on  attendait  encore  lorsqu’éclata 
la  Révolution  de  Février. 

On  le  voit  donc,  la  question  était  mûre  quand  elle  fut  résolue  : on 
n’en  pourrait  pas  dire  autant  de  tous  les  actes  de  ce  temps-là. 

Treize  ans  se  sont  écoulés,  et  voici  un  ouvrage  nouveau  qui  s’ap- 
pelle V Abolition  de  l’esclavage.  N’est-ce  donc  pas  chose  consommée, 
et  ce  livre  n’est-il  point  étrangement  en  arrière  ? Ce  serait  se  trom- 
per que  de  le  croire  : nul  au  contraire  ne  paraît  mieux  venir  en  son 
temps.  L’esclavage,  aboli  en  France  comme  en  Angleterre,  est  loin 
d’être  supprimé  dans  le  reste  du  monde;  et  la  question  a-t-elle  jamais 
eu  plus  d’urgence,  quand  on  voit  l’Union  américaine  se  rompre  pour 
ne  l’avoir  pas  résolue?  Mais,  dans  les  pays  même  où  l’esclavage  est 
aboli,  un  point  de  morale  reste  fà  décider.  Le  droit  naturel,  la  reli- 
gion, la  justice,  réclamaient  l’affranchissement  des  esclaves.  L’in- 
térêt public  en  a-t-il  souffert?  L’émancipation  générale  était  un  bien  : 
a-t-elle  entraîné  tous  les  maux  que  prédisaient  les  patrons  de  l’es- 
clavage? Le  débat  restait  ouvert  au  lendemain  de  l’abolition.  Aujour- 
d’hui, treize  ans  sont  révolus,  treize  ans  passés  sous  les  régimes 
les  plus  divers.  On  a donc  le  moyen  déjuger  la  chose  par  ses  effets. 
C’est  ce  que  M.  Cochin  a compris  et  ce  qu’il  a voulu  faire  par  son 
livre.  Il  a ouvert  une  enquête  « sur  les  résultats  comparés  de  l’é- 
mancipation dans  les  pays  qui  l’ont  prononcée,  et  de  l’esclavage  dans 
les  pays  qui  l’ont  maintenu  » (t.  I,  p.  xvi),  et  cette  enquête  prouvera 
aux  esprits  les  moins  bien  disposés  que  la  pratique  ne  dément  point 
la  théorie,  et  qu’ici,  comme  en  bien  d’autres  choses,  le  parti  le  plus 
honnête  est  encore  le  plus  utile  et  le  plus  sûr. 

Le  livre  de  M.  Cochin  est  tout  à la  fois  un  résumé  de  l’histoire  de 
l’esclavage  dans  les  colonies,  et  l’analyse  la  plus  complète  des  docu- 
ments qui  peuvent  jeter  de  la  lumière  sur  le  grand  acte  de  l’éman- 


404 


L'EMANCIPATION  ET  L'ESCLAVAGE. 


cipuli.-n.  L’ordre  qu  il  suit  est  simple,  et  le  cadre  où  les  îuntières 
sont  rangées  se  prête  à toutes  les  recherches.  Après  une  introduc- 
tion générale,  où  les  questions  sont  posées  et  les  réponses  indiquées 
sommairement,  l’auteur  les  reprend  en  particulier,  afin  de  les  dé- 
battre et  de  les  résoudre  plus  à loisir,  tant  pour  les  pays  où  l’escia- 
vage  est  aboli  (France,  Angleterre,  Danemark  et  Suède)  que  pour 
le  reste  des  colonies  euronéenrics  où  il  subsiste  encore  ; ce  sont  les 
deux  parties  de  son  livre.  Dans  chaque  partie,  et  pour  chacune  de 
divisions  régionales,  après  un  tableau  rapide  des  colonies  qui  s’y 
rapportent,  il  y fait  l’Iiistoire  de  l’esclavage,  retraçant  les  actes  divers 
qui  l’ont  établi  ou  réformé,  maintenu  ou  aboli,  et  s’attachant  en  par- 
ticulier aux  suites  de  l’abolition  chez  les  uns  ou  du  maintien  de  ce 
l'égime  chez  les  autres. 

Il  aurait  dû,  je  crois,  commencer  par  l’Angleterre.  Puisque  l’acte 
de  la  Convention  qui  proclama  l’abolition  de  l’esclavage  dans  nos 
colonies  (1794)  n’a  été  appliqué  que  dans  une  seule,  la  Guadeloupe, 
pour  y être  sitôt  supprimé  par  le  Consulat  (1802), c’estàl’Angleterre 
que  revient  la  primauté  dans  cette  question  : car  c’est  le  pays  où  l’es- 
clavage a été  le  plus  tôt  et  le  plus  sérieusement  attaqué  dans  sa 
principale  source,  la  traite,  et  dans  toutes  ses  conditions  d’existence; 
le  pays  qui.  Payant  aboli  le  premier,  offre  à l’étude  des  suites  de 
l’émancipation  les  résultats  les  plus  nombreux  et  les  plus  complets. 
Et  la  France  n’a  procédé  à l’émancipation  qu’en  s’appuyant  de  l’ex- 
périence anglaise.  M.  Cochin,  dans  son  chapitre  sur  l’Angleterre,  a 
repris,  en  les  résumant,  ces  résultats,  et  il  y joint  les  faits  nouveaux 
donnés  par  l’épreuve  des  années  subséquentes.  Les  Anglais  avaient 
établi  une  période  d’apprentissage  entre  l’octroi  et  l’entrée  en  pos- 
session de  la  liberté;  mais  ils  finirent  par  y couper  court  : en  sorte 
q\ie,  si  leur  loi  d’émancipation  peut  être  invoquée  par  les  défenseurs 
de  l’affranchissement  à long  terme,  leur  résolution  finale  est  un 
argument  pour  l’émancipation  immédiate;  car  c’est  à cela  qu’en  fin 
de  compte  ils  se  sont  ralliés,  et  c’est  de  cette  manière  que  leurs  es- 
claves ont  été  affranchis.  M.  Cochin  en  prend  acte,  et  il  montre  l’in- 
fluence heureuse  de  l’émancipalion  et  sur  la  condition  des  affranchis 
et  sur  l’état  des  colonies,  au  milieu  même  des  circonstances  les  plus 
capables  de  compromettre  l’œuvre  commencée  ; 

« L’Angleterre,  dit-il,  tenta  deux  expériences  hardies  à la  fois,  la  liberté 
des  esclaves  et  la  liberté  du  commerce.  Ces  deux  libertés  passèrent  de  l’opi- 
nion dans  les  Chambres,  des  livres  dans  les  lois,  des  esprits  dans  les  faits, 
presque  au  même  moment.  C’est  de  1820  à 1831  que  la  liberté  commerciale 
se  personnifie  dans  M.  Huskisson,  et  c’est  en  4823  que  M.  Buxton  fait  la 
première  motion  pour  l’abolition  de  l’esclavage.  Lorsqu’après  la  mort  de 


455 


L ÉMANCIPATION  ET  L KSCEAVACE,. 

Georges  IV  et  l’avéneinenl  de  Guillaume  IV  (juin  1830),  lord  Grey  arriva 
aux  affaires  avec  les  whigs,  la  réforme  sociale  fait  de  nouveaux  pas  en  1831 
et  en  18'>2,  et  c’est  précisément  en  1831  que  M.  Robinson,  appelé  au  pou- 
voir par  M.  Canning  avec  M.  lluskisson,  et  devenu  lord  Goderich,  propose 
rémancipation  des  esclaves  appartenant  à la  couronne,  et  c’est  en  1835  que 
lord  Stanley  apporte  le  bill  d’émancipation  à la  Chambre  des  communes.  » 
(T.  I,  p.  424). 

L’abolition  décrétée,  l’Angleterre  ne  s’arrêta  point  dans  la  voie  de 
la  liberté  commerciale;  et  les  colonies,  qui  en  usaient  pour  acheter  à 
meilleur  prix,  pouvaient  en  souffrir,  n’ayanl  plus,  faute  de  protec- 
tion, l’avantage  de  vendre  plus  cher.  Avec  cet  abaissement  des  tarifs 
le  travail  libre,  dans  les  premiers  temps,  semblait  devoir  soutenir 
difticilement  la  conc  irrencc  du  travail  servile  au  Brésil  et  à Cuba  ; 
néanmoins  il  dura  et  il  triompha. 

« En  vingt'Cinq  ans,  les  colonies  anglaises,  après  deux  épreuves  aussi 
graves  que  l’abolition  du  travail  forcé  et  celle  du  tarif  protecteur,  sont  reve- 
nues à peu  prés  exactement  au  chiffre  de  leur  production  avant  ces  deux 
épreuves.  La  première  a diminué  la  quantité  produite,  mais  elle  a élevé  les 
prix;  la  seconde  a augmenté  la  quantité  produite,  mais  elle  a diminué  les 
prix.  La  seconde  a été  plus  nuisible  aux  colonies  que  la  première;  mais,  en 
ne  les  séparant  pas,  qui  donc,  de  bonne  foi,  aurait  pu  prévoir  que  deux  si 
radicales  tentatives  ne  coûteraient  pas  plus  cher?  » (P.  447.) 

En  résumé,  l’expérience  anglaise  a réussi.  On  l’avait  pu  constater 
dès  1848. 

« Quatre  ans,  dix  ans,  vingt  ans  après  l’abolition  de  l’esclavage,  on  a le 
droit  de  répéter  ; La  liberté  n’a  pas  mené  huit  cent  mille  hommes  à la  barba- 
rie. Leur  amélioration  morale,  religieuse  et  intellectuelle,  est  incontestable  ; 
laterre  porte  plusieurs  milliers  de  propriétaires  de  plus,  l’humanité  compte 
plusieurs  centaines  de  milliers  d’hommes  élevés  d’un  degré  dans  l’échelle 
des  êtres.  Une  grande  action  a été  accomplie  par  un  grand  peuple.  » 
(P.  397.) 

On  avait  dit  que  l’expérience  anglaise  aboutirait  à un  échec,  et, 
comme  on  ne  concevait  pas  qu’une  nation  aussi  avisée  que  l’Angle- 
terre se  ruinât  de  gaieté  de  cœur,  on  prétendait  qu’en  sacrifiant 
ses  colonies  d’Amérique,  elle  comptait  bien  entraîner  les  colonies 
des  autres  peuples  dans  la  même  ruine,  et  demeurer  maîtresse  du 
marché  européen  grâce  à ses  établissements  sans  rivaux  dans  les 
Indes.  Channing  a noblement  vengé  l’Angleterre  de  cette  accusation 
d’égoïsme  L M.  Cochin  cite  le  grand  publiciste  américain,  et  il  ajoute 

‘ « D’autres  nations,  s’écrie-t-il,  se  sont  acquis  une  gloire  immortelle  par  la  dé- 


456 


L ÉMANCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE. 


avec  raison  : « Redisons-le  à la  gloire  éternelle  de  l’Angleterre,  l’abo- 
lition de  l’esclavage  n’a  pas  été  un  calcul,  mais  elle  n’a  pas  davantage 
été  un  échec.  » Les  colonies  anglaises  ont  souffert  d’abord  : quelle  tran- 
sition d’un  régime  à l’autre,  même  quand  elle  tend  à l’amélioration, 
n’amène  pas  de  souffrance?  Mais  laquelle  a le  plus  souffert  entre  toutes? 
M.  Cochin  constate  que  c’est  celle  qui  a le  plus  résisté,  la  Jamaïque; 
et  que  celle  qui  a le  plus  promptement  pris  son  parti  a,  presque  sans 
intervalle  de  ralentissement  dans  la  production,  doublé,  triplé  même 
aujourd’hui  sa  richesse.  Qu’est-ce  donc  si,  en  ne  se  bornant  point  à 
supputer  la  fortune  des  anciens  maîtres,  on  fait  entrer  en  ligne  de 
compte  l’état  de  leurs  anciens  esclaves?  Près  d'un  million  d’hommes, 
de  femmes  et  d’enfants  élevés  de  la  condition  de  la  brute  au  rang  de 
créatures  raisonnables  ; le  mariage  succédant  à la  promiscuité  ; les 
églises,  les  écoles,  se  multipliant;  les  terres  vagues  mises  en  culhire, 
bien  loin  que  le  vagabondage  ait  augmenté  aux  dépens  du  travail  : 
« En  deux  mots,  dit  M.  Cochin,  la  richesse  a peu  souffert,  la  civilisa- 
tion a beaucoup  gagné  : voilà  le  bilan  de  l’expérience  anglaise.  » 
(T.  I,  p.  453). 

De  l’Angleterre,  passons  à la  France,  dont  M.  Cochin  a préféré 
s’occuper  d’abord  comme  étant  le  principal  objet  de  son  étude.  La 
France,  on  le  sait,  a présenté  ce  singulier  contraste,  que  nulle  part 
le  débat  ne  fut  plus  prolongé  et  la  conclusion  finale  plus  subite.  C’est 
qu’entre  le  débat  et  la  conclusion  finale,  une  chose  était  interve- 
nue, sur  laquelle  nul  ne  comptait,  la  Révolution.  M.  Cochin  exprime 
le  regret  que  l’abolition  de  l’esclavage  n’ait  point  été  accomplie  par 
ceux  qui  l’avaient  préparée;  et  en  cela  il  plaint  plus  le  gouverne- 
ment de  1830  qu’il  ne  l’accuse  : a Pour  avoir  trop  tardé,  dit-il,  le 
gouvernement  de  Juillet  fut  cruellement  puni,  puisqu’il  eut  la  peine 

fense  héroïque  de  leurs  droits  ; mais  on  n’avait  pas  d’exemple  d’une  nation  qui,  sans 
intérêt  et  au  milieu  des  plus  grands  obstacles,  épouse  les  droits  d’autrui,  les  droits  de 
de  ceux  qui  n’ont  d’autre  titre  que  d’être  aussi  des  hommes,  les  droits  de  ceux  qu 
sont  les  plus  déchus  de  la  race  humaine.  La  Grande-Bretagne,  sous  le  poids  d’une  dette 
sans  pareille,  avec  des  impôts  écrasants,  a contracté  une  nouvelle  dette  de  100  mil- 
lions de  dollars  pour  donner  la  liberté  non  à des  Anglais,  mais  à des  Africains  dégra- 
dés. Ce  ne  fut  pas  un  acte  de  politique  ; ce  ne  fut  pas  l’œuvre  des  hommes  d’Etat.  Le 
Parlement  n’a  fait  qu’enregislrer  l’édit  du  peuple.  La  nation  anglaise,  avec  un  seul 
cœur,  une  seule  voix  , sous  une  forte  impulsion  chrétienne  et  sans  distinction  de 
rang,  de  sexe,  de  parti  ou  de  communion,  a décrété  la  liberté  de  1 esclave.  Je  ne 
sache  pas  que  l’histoire  rapporte  un  acte  plus  désintéresé,  plus  sublime.  Dans  la 
suite  des  âges,  les  triomphes  maritimes  de  l’Angleterre  occuperont  une  place  de  plus 
en  plus  étroite  dans  les  annales  de  1 humanité.  Ce  triomphe  moral  remplira  une 
page  plus  large  et  plus  brillante...  » {Lettre  à M.  Clay,  1®’  août  1857,  p.  502  de  la 
traduction  de  M.  Laboulaye.) 


L’ÉMANCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE. 


457 


de  préparer  rémancipation,  et  qu’il  n’eut  pas  l’honneur  de  la  pro- 
clamer : tant  il  est  rare,  ici-bas,  que  les  progrès  découlent  pacifique- 
ment de  la  raison!  » Nous  partageons  ces  regrets;  mais,  le  gouverne- 
ment de  Juillet  n’ayant  pas  achevé  son  œuvre,  n’était-il  possible  de 
la  reprendre  dans  les  termes  où  l’avait  laissée  la  commission  de  1840, 
d’accepter,  pour  l’affranchissement,  les  délais  préparatoires  qu’elle 
avait  jugés  nécessaires  et  qui  ne  couraient  pas  même  encore?  Nul 
ne  l’osera  dire.  Une  chose  incontestable,  c’est  que,  parle  fait  de  la  Ré- 
volution de  Février,  la  question  de  l’abolition  de  l’esclavage  était 
tranchée  dans  tous  les  esprits.  Dès  lors,  tout  attermoiement  devenait 
impossible;  et  ceux  mêmes  qui,  la  veille,  se  seraient|ralliés  volontiers 
aux  conclusions  de  M.  de  Broglie,  devaient,  pour  rester  fidèles  à l’es- 
prit de  son  rapport  et  au  résultat  de  l’expérience  anglaise,  se  pro- 
noncer pour  l’abolition  immédiate.  Ce  fut  une  des  premières  réso- 
lutions du  Gouvernement  provisoire,  et  il  a eu  l’honneur  insigne 
d’accomplir  ce  qu’il  avait  résolu  : honneur  auquel  il  est  bien  juste 
d’associer  le  président  de  la  commission,  M.  Victor  Schœlcher,  qui, 
lui  aussi,  avait,  par  ses  voyages,  par  ses  écrits,  travaillé  à ce  grand 
acte,  sans  autre  ambition  que  de  le  voir  accompli  au  plus  vite,  et 
qui,  porté  au  pouvoir  par  l’avénement  inopiné  de  son  parti,  n’y 
chercha  qu’une  seule  chose,  le  triomphe  de  la  grande  cause  à laquelle 
il  s’était  consacré  tout  entier,  oubliant,  parmi  les  travaux  qu’il  diri- 
geait et  hâtait  de  toute  son  ardeur,  jusqu’au  soin  de  ses  intérêts  poli- 
tiques. 

M.  Cochin  se  prononce  aussi  pour  l’abolition  immédiate;  et  une 
chose  prouve  que  l’émancipation  ne  pouvait  plus  s’accomplir  autre- 
ment, c’est  que  dans  la  moitié  de  nos  colonies,  on  n’attendit  même 
pas  l’arrivée  du  décret  et  des  commissaires  du  Gouvernement  provi- 
soire. L’abolition  de  l’esclavage  fut  proclamée  à la  Martinique  le 
25  mai  : le  commissaire  général,  M.  Perrinon,  n’y  débarqua  que  le 
5 juin.  A la  Guadeloupe,  elle  fut  proclamée  de  môme  le  27  mai,  sur 
le  vœu  du  conseil  municipal  de  la  Pointe-à-Pitre,  par  l’ancien  gou- 
verneur, M.  le  capitaine  de  vaisseau  Layrle.  On  connaissait,  il  est 
vrai,  la  première  déclaration  du  Gouvernement  provisoire,  et  on  ne 
faisait  que  prévenir  un  acte  qui  était  en  voie  de  préparation.  Mais  les 
colonies  danoises,  que  les  actes  du  Gouvernement  provisoire  ne  liaient 
pas,  n’en  subirent  pas  moins  le  contre -coup  de  la  Révolution  de  Février. 
Dans  ces  colonies,  où  l’émancipation  avait  été  décrétée  le  27  juil- 
let 1847,  sur  les  bases  de  la  loi  anglaise,  le  gouverneur  Van  Shotten 
proclama  la  liberté  immédiate  le  5 juillet  1848,  interrompant  brus- 
quement, dès  la  première  année,  une  période  d’apprentissage  qui 
devait  durer  douze  ans. 

Quoi  que  l’on  pense  théoriquement  des  deux  systèmes,  l’abolition 

Novembre  186 K 31 


438 


L’ÉMANCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE. 

immédiate  était  donc  la  seule  possible  alors;  et,  si  des  troubles  écla- 
tèrent, elle  n’en  fut  point  la  cause  : ils  eussent  été  beaucoup  plus 
graves  si  l’esclavage  n’eùt  point  été  aboli  sans  plus  tarder.  Témoin 
encore  les  îles  danoises.  La  révolte  qui  les  ensanglanta  eut  son  prin- 
cipe non  dans  l’effort  des  noirs  pourobtenir  la  liberté,  mais,  la  liberté 
étant  donnée,  dans  l’effort  des  blancs  pour  y faire  résistance. 

Mais  l’abolition  ne  supprima  point  toute  agitation  parmi  les  nou- 
veaux affranchis;  et  le  travail  subit  une  notable  interruption.  A qui 
faut-il  s’en  prendre?  M.  Cochin  en  disculpe  l’émancipation,  il  en  ac- 
cuse la  politique. 

L’émancipation  s’était  accomplie  dans  des  circonstances  vraiment 
étranges.  La  République,  en  mettant  les  esclaves  en  liberté,  ne  les 
avait  pas  distingués  de  ceux  qui  déjà  étaient  libres.  En  les  faisant 
libres,  elle  les  faisait  donc  citoyens;  et  elle  les  faisait  citoyens  à unp 
cpoqiîe  où  elle  venait  de  décider  que  tout  citoyen  serait  électeur.  Au 
sortir  de  l’esclavage,  les  nègres  se  trouvèrent  donc  de  plein  droit  sou- 
verains, appelés  à contribuer  pour  leur  part  à donner  une  nouvelle 
constitution  à la  France  ! Assurément,  ils  étaient  mal  préparés  à un 
tel  acte  ; et  ce  droit,  si  haut  qu’il  pût  être,  n’était  pas  ce  qu’ils  con- 
voitaient le  plus.  Le  décret  qui  les  faisait  électeurs  fût-il  bon,  toute 
autre  chose  eût  bien  mieux  fait  leur  affaire.  Pour  dire  le  vrai,  plus 
d’un  doute  s’éleva  sur  leur  capacité  au  sein  de  la  commission  ; mais 
n’y  en  eut-il  aucun  dans  le^conseil  où  fut  conféré  le  droit  de  suffrage, 
sans  distinction,  à tous  les  Français?  C’est  un  autre  doute  que  j’émets; 
cl,  quoi  qu’il  en  soit,  il  faut  bien  en  convenir,  le  suffrage  universel 
étant  donné,  et  les  colonies  appelées,  sur  la  demande  des  colons  eux- 
mêmes,  à nommer  des  représentants  comme  le  reste  de  la  France, 
il  était  difficile  d’agir  autrement.  Ce  n’est  pas  au  lendemain  de  la  Ré- 
volution qu’on  pouvait  établir  des  catégories  parmi  les  hommes  li- 
bres : la  République  était  liée  par  sa  devise  ; liberté^  égalité.  L’égalité 
dans  la  liberté  était  d’ailleurs  sans  péril  ; si  les  affranchis  en  abu- 
saient, ils  s’exposaient  à n’en  point  user  longtemps,  et  rien  de  fâcheux 
n’en  pouvait  résulter  ni  pour  la  France,  ni  pour  les  colonies  elles- 
mêmes  : l’Assemblée  était  assez  nombreuse  pour  ne  pas  être  à leur 
merci., Mettre  hors  du  droit  commun  ceux  qu’on  venait  de  mettre 
en  liberté,  ce  n’était  pas  sans  doute  leur  refuser  une  chose  d’où 
cette  liberté  dépendît  et  à quoi  ils  dussent  tenir  beaucoup  ; mais 
c’était  peut-être  offrir  une  arme  plus  redoutable  que  le  suffrage 
même  aux  instigateurs  de  désordre.  Qu’on  se  rappelle  la  premiêie 
Assemblée  constituante  et  Saint-Domingue  : Saint-Domingue  fut  en- 
sanglantée et  perdue  pour  la  France,  non  point  à cause  de  l’éman- 
cipation, mais  à cause  du  droit  de  suffrage  refusé  aux  noirs  par  les 
blancs. 


459 


L’ÉMANCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE. 

Les  noirs  eurent  donc  le  droit  d’élire  comme  les  blancs,  et,  après 
tout,  en  ont-ils  plus  mal  usé?  Élu  successivement  par  le  suffrage 
des  uns  et  des  autres,  je  n’ai  pas  le  droit  de  l’attaquer,  ni  peut-être 
de  le  défendre;  mais  M.  Cochin  constate  que  dans  ces  élections  « les 
agitations  et  les  irrégularités  furent  loin  d’égaler  celles  qui  avaient 
troublé  tant  de  villes  de  France  quelques  mois  auparavant.  » Et  quel 
enfui  après  tout  le  résultat?  Est-ce  le  triomphe  complet  des  listes 
patronnées  soit  par  l’administration,  soit  par  l’un  des  partis  ? Non  : 
on  vit  ces  nouveaux  électeurs  unir  dans  le  môme  scrutin  M.  Schœl- 
cher  et  son  adversaire  le  plus  déclaré,  M.  Bissette;  leur  enseignant 
la  réconciliation  par  cet  accord  de  leurs  suffrages,  et  prouvant  tout 
à la  fois  qu’ils  avaient  su  se  soustraire  à des  influences  trop  exclu- 
sives, faire  à chacun  sa  part,  et  ne  sacrifier  l’un  à l’autre,  ni  celui 
qui  avait  tant  souffert  de  l’esclavage,  ni  celui  qui  avait  tant  fait  pour 
leur  liberté. 

Ne  nous  arrêtons  point  aux  apparences.  Il  y a eu  de  l’agitation  aux 
colonies  après  l’émancipation,  il  y a eu  suspension  du  travail  ; mais, 
si  l’on  en  veut  une  autre  cause  que  l’émancipation  elle -même,  ce  n’est 
pas  le  suffrage  universel  qu’il  en  faut  accuser,  c’est  la  Révolution. 
Comment  d’ailleurs  s’en  étonner?  La  Révolution  avait  agité  la  France, 
elle  y avait  interrompu  le  travail  ; peut-on  concevoir  qu’elle  eût  laissé 
paisiblement  à leur  ouvrage  des  hommes  qui  se  trouvaient  jetés  tout  à 
coup  de  l’esclavage  dans  la  liberté?  Il  y eut  des  troubles  aux  colonies 
comme  il  y en  eut  chez  nous;  fui  ent-ils  plus  graves?  Les  incendies  qui 
ont  éclaté  sur  quelques  points  de  la  Martinique  et  de  la  Guadeloupe 
ont-ils  rien  qui  égale  les  incendies  de  Neuilly,  de  Suresne,  et  la  des- 
truction sauvage  des  ponts  et  des  gares  de  chemins  de  fer,  en  pro- 
vince comme  aux  portes  des  Paris?  La  suspension  du  travail  y a-t-elle 
produit  rien  qui  ressemble  aux  désordres  des  ateliers  nationaux  et 
aux  sanglantes  journées  de  juin?  L’agitation  électorale  elle-même, 
M.  Cochin  en  est  convenu,  ne  fut  pas  là  plus  grave  qu'en  France, 
ni  en  résultat  plus  mauvaise.  Dans  les  secondes  élections , aux  amis 
de  l’émancipation,  on  vit  adjoints  ses  adversaires  : notamment  un 
ancien  propriétaire  d’esclaves.  Qui  pourrait  dire  môme  si  celte  agi- 
tation électorale  n’a  pas  prévenu  des  troubles  de  pire  espèce,  et  si,  en 
retenant  les  nouveaux  affranchis  autour  des  urnes  du  scrutin,  elle 
ne  les  a point  empêchés  de  se  disperser  plus  généralement  ou  plus 
tôt?  Or  c’était  là  le  vrai  péril  de  l’émancipation;  c’était  là  ce  qui 
menaçait  le  plus  de  désorganiser  les  ateliers  et  de  ruiner  les  co- 
lonies. 

Disons-le  donc,  la  Révolution  au  milieu  de  laquelle  s’accomplit 
l’émancipation  fut  une  cause  d’agitation  et  de  trouble.  Mais  quelle 
plus  grande  révolution  que  celle  qui  fait  passer  les  hommes  de  l’es- 


4ü0  L’ÉMANCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE. 

clavage  à la  liberté?  Elle  seule  suffisait  pour  amener  les  conséquences 
que  toute  révolution  traîne  après  soi.  Rien  n’arriva  aux  colonies  que 
ce  qu’il  était  facile  de  prévoir,  rien  ne  dépassa  ce  qu’il  était  permis 
de  craindre,  rien  ne  se  produisit  que  l’on  n’ait  eu  résolument  la  pen  - 
sée d’affronter  et  la  certitude  de  vaincre  en  appelant  les  esclaves  à la 
liberté.  Si  ces  hommes,  dégagés  des  liens  qui  les  attachaient  à l’ha- 
bitation des  maîtres,  ont  tardé  quelque  peu  à y reprendre  domicile 
ou  à se  fixer  ailleurs,  ils  ont  fini  pourtant  par  se  rasseoir,  et  le  vaga- 
bondage, cet  antique  refuge  des  races  asservies,  ne  s’est  point  accru 
par  la  liberté.  L’ordre  n’est  pas  moins  assuré  pour  n’être  plus  établi 
sous  la  sanction  du  fouet  des  commandeurs,  et  la  force  publique,  qui 
répond  de  tout,  a pu  être  réduite  loin  de  s’accroître.  A la  Martinique, 
eu  1840,  il  y avait  trois  mille  vingt-six  hommes  de  troupes  diverses; 
en  1861,  il  n’y  en  a plus  que  treize  cent  quatre-vingt-quatre  ; même 
nombre,  en  1861,  pour  la  Guadeloupe,  qui,  en  1840,  en  avait  deux 
mille  neuf  cent  douze;  la  Guyane,  en  1840,  comptait  neuf  cent 
quatre-vingt-cinq  hommes;  en  1860,  ayant  reçu  les  bagnes,  c’est-à- 
dire  quatre  raille  condamnés,  elle  n’a  vu  porter  sa  garnison  qu’au 
chiffre  de  treize  cent  trente-deux;  la  Réunion,  enfin,  avait  dix- 
sept  cent  dix-neuf  hommes  de  garnison  en  1840,  elle  en  a six 
cent  quatre-vingt-onze  aujourd’hui.  Les  tribunaux  ont  été  augmen- 
tés, car  la  liberté  agrandissait  le  ressort  de  la  justice;  et  il  n’y  a point 
lieu  de  s’étonner  qu’ils  aient  eu  plus  d’affaires  à juger,  plus  de  fautes 
à punir,  puisque,  grâces  à Dieu,  les  délits  n’ont  plus  d’autre  jugei 
« Mais,  dit  M.  Cochin,  en  résumant  les  tableaux  qu’il  a donnés,  le 
nombre  même  que  révèle  la  statistique  va  décroissant  ou  reste  à peu 
près  stationnaire  ; il  est  proportionnellement  inférieur  à celui  des 
délits  et  crimes  en  France;  et  la  société  coloniale,  au  lendemain 
d'une  transformation  inouïe,  qui  a mis  en  liberté  les  penchants,  les 
vengeances,  les  cupidités,  dort  plus  tranquille  que  les  populations 
civilisées  de  la  métropole.  Les  crimes  encore  commis  sont  des  fautes 
individuelles  ; l’esclavage  était  un  crime  social  : celui-là,  du  moins, 
n’existe  plus.  » (T.  I,  p.  143.) 

L’ordre  public  s’est  donc  raffermi  : l’ordre  économique  est-il  resté 
en  souffrance? 

Si,  par  le  fait  de  l’émancipation,  le  travail  a été  compromis,  sus- 
]>endu,  ce  n’est  pas  la  faute  de  la  liberté,  mais  de  l’esclavage.  L’es- 
clavage flétrit  le  travail  ; il  en  fait  un  signe  de  servitude.  Il  était  donc 
naturel  que  la  première  pensée  des  esclaves  devenus  libres  fût  de  s’en 
affranchir  : ils  ne  se  fussent  point  réputés  libres,  s’ils  ne  s’étaient 
pas  sentis  maîtres  de  ne  point  travailler.  Le  premier  usage  qu’ils 
dussent  faire  de  la  liberté,  c’était  donc  de  prendre  tout  au  contre-pied 
de  l'esclavage,  de  ne  travailler  qu’en  proportion  de  leurs  besoins  et 


L’ÉMANCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE. 


461 


selon  leur  convenance  ; or  quels  si  grands  besoins  avaient-ils,  avec 
les  habitudes  qui  leur  étaient  faites  et  sous  un  climat  où  il  est  si  facile 
de  les  satisfaire?  et  quelle  répugnance  ne  devaient-ils  point  avoir  pour 
la  grande  culture,  si  intimement  unie  au  régime  du  fouet? 

Voilà  ce  qu’on  savait  bien  à l’avance,  et  ce  que  l’expérience  des 
autres  avait  confirmé.  Il  s’agissait  de  savoir  si  l’on  sortirait  de  la  crise, 
et  si,  après  une  interruption  nécessaire,  le  travail,  affranchi  et  régé- 
néré, reprendrait  son  cours  pour  le  plus  grand  bien  des  anciens  es- 
claveset  des  anciens  maîtres.  Tous  les  amis  delà  liberté  avaient  affirmé 
qu’il  en  serait  ainsi.  Le  livre  de  M.  Cochin  a pour  résultat  de  mon- 
trer qu'ils  ne  se -sont  pas  trompés.  Les  circonstances  étaient,  il  faut 
en  convenir,  particulièrement  difficilesjdans  nos  colonies.  Pour  que  le 
travail  pût  se  soutenir,  il  n’était  pas  sans  importance  que  le  colon,  à 
qui  on  retirait  le  prétendu  droit  d’user  des  bras  de  l’homme  comme 
d’un  instrument  à lui,  eût  le  moyen  de  les  louer;  que  l’indemnité  fût 
jointe  à la  dépossession,  et  qu’elle  fût  calculée,  je  ne  veux  pas  dire 
sur  la  valeur  de  l’homme  en  tant  qu’esclave,  mais  au  moins  sur  le 
dommage  qui  résultait  de  l’affranchissement.  Or  l’émancipation  s’é- 
tait faite  dans  une  crise  où  il  n’avait  pas  été  possible  de  joindre  les 
deux  choses  : car  le  Gouvernement  provisoire  ne  pouvait  pas  ajourner 
l’émancipation,  et  ce  n’était  pas  à la  veille  de  la  réunion  de  l’Assem- 
blée constituante  qu’il  pouvait  trancher  la  question  d’indemnité  ; il 
suffisait  que,  par  l’acte  d’abolition,  il  en  eût  fait  une  question  d’ur- 
gence. De  plus,  rindèmnité,  vu  le  moment  où  le  débat  était  ouvert, 
ne  put  atteindre  le  chiffre  proposé  par  l’ancienne  commission  de  l'es- 
clavage : et  pourtant,  si  la  considération  des  maîtres  aidait  peu  à le 
soutenir  (à  qui,  en  bonne  justice,  l’indemnité  était-elle  due,  au  maî- 
tre ou  à l’esclave?),  l’intérêt  du  travail  voulait  qu’on  ne  le  réduisît 
pas;  car  comment  y suppléer  par  le  crédit,  quand  le  crédit  n’existait 
pour  ainsi  dire  plus  depuis  longtemps  aux  colonies,  etqu’en  France  il 
était  ruiné?  Ce  fut  donc  une  rude  épreuve  pour  l’établissement  du  ré- 
gime nouveau;  d’autant  plus  rude,  que  la  somme  votée  devait,  pour 
une  plus  forte  part,  au  lieu  d’aider  au  développement  du  travail  libre, 
solder  l’arriéré  du  régime  de  l’esclavage.  Et  cependant  quels  sont  les 
résultats  constatés?  Une  forte  réduction  dans  la  production  et  dans  les 
échanges  d’abord,  mais  ensuite  une  augmentation  toujours  en  progrès 
et  qui  dépasse  notablement  aujourd’hui  les  résultats  du  régime  de 
l'esclavage.  C’est  ce  que  M.  Cochin  a établi  dans  ses  chapitres  sw  la 
production  et  le  commerce,  le  salaire  et  la  propriété  ; sur  ta  question 
des  sucres.  Le  mouvement  du  commerce,  pour  nos  quatre  colonies, 
a été  , de  1843  à 1847,  de  115  millions;  de  1853  à 1857,  de 
171  millions  : augmentation  de  56  millions.  Pour  le  sucre  en  parti- 
culier, la  moyenne  quinquennale  de  1843  à 1847,  avait  été  de 


462 


L’ÉMANCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE. 

80  millions  de  kilogrammes;  de  1848  à 1853,  elle  fut  de  58  millions. 
En  1854,  la  production  s’élevait  déjà  au-dessus  de  la  moyenne  des 
cinq  dernières  années  de  l’esclavage;  en  1859,  elle  dépassait 
112  millions.  Ajoutez  à cela  le  crédit  rendu  plus  facile,  le  salaire  à 
peine  supérieur  à ce  que  coûtait  l’esclave,  le  prix  de  vente  plus  ré- 
munérateur, même  avant  le  dégrèvement  de  1860. 

Nous  ne  pouvons  analyser  ici  ce  qui  déjà  n’est  qu’une  analyse  des 
nombreux  documents  publiés  par  la  statistique;  nous  renvoyons  au 
livre  de  M.  Cochin,  et  on  ne  regrettera  point  d’y  avoir  recouru.  Les 
chiffres,  ici,  ont  leur  éloquence,  ils  jettent  la  plus  vive  lumière  sur  la 
question;  et,  s’ils  présentent  des  anomalies,  l’auteur,  par  une  dis- 
cussion intelligente,  les  ramène  à la  loi  générale. 

Tout  le  travail  ne  vient  pas  des  esclaves  affranchis  : il  en  faut  fair^ 
une  part  aux  émigrants  ; l'introduction  de  travailleurs  étrangers  est 
même  regardée  comme  une  condition  nécessaire,  non-seulement  au 
progrès,  mais  au  maintien  de  la  production  dans  nos  colonies.  C’est 
un  fait  que  M.  Cochin  ne  conteste  pas,  mais  il  en  cherche  la  cause. 
L’émigration  est  une  conséquence  non  de  l’émancipation,  mais  de 
l’esclavage.  De  tout  temps,  les  colonies  ont  réclamé  un  supplément 
de  bras;  et,  malgré  la  disproportion  primitive  du  nombre  de  la  po- 
pulation à l’étendue  du  territoire,  ce  qu’elles  en  ont  reçu  y aurait 
amplement  suffi  sans  l’action  destructive  de  l’esclavage  et  le  mauvais 
système  de  culture  né  du  travail  servile.  Ce  besoin  de  travailleurs 
nouveaux  qui  existait  avant  l’abolition  s’est  fait  sentir  plus  vivement 
depuis,  et  il  n’y  a pas  lieu  encore  de  s’en  étonner  : le  premier  mou- 
vement de  l’affranchi,  nous  l’avons  dit,  devait  être  de  quitter  le  lieu 
de  son  esclavage  et  de  chercher,  sur  un  sol  qui  fût  à lui,  par  un  tra- 
vail qui  lui  fût  propre,  ce  que  la  grande  culture  ne  lui  offrait  qu’eu 
lui  rappelant  son  ancien  état*  Ce  qui  pourrait  surprendre,  c’est  qu’un 
si  grand  nombre  ait  résisté  à ce  premier  mouvement  ou  en  soit  re- 
venu. Or  l’immigration  n’a  pu  ajouter  d’une  manière  notable  au  tra- 
vail des  colonies  que  depuis  1857  ; et,  dans  la  période  quinquennale 
de  1852  à 1857,  le  mouvement  général  des  affaires  était  déjà  supé- 
rieur, pour  toutes  les  colonies,  à ce  qu’il  était  dans  les  cinq  dernières 
années  de  l’esclavage,  de  1843  à 1847.  « Il  est  donc,  dit  justement 
M.  Cochin,  impossible  de  sortir  de  ce  dilemme  : puisque  les  produits 
du  travail  ont  augmenté,  ou  bien  la  plupart  des  esclaves  ont  travaillé, 
et,  dans  ce  cas,  il  est  injuste  d'accuser  l’émancipation  d’avoir  tué  le 
travail;  ou  bien  le  nombre  de  travailleurs  a diminué,  et,  dans  ce  cas, 
moins  de  bras  ayant  suffi  à plus  de  produits,  c’est  la  meilleure  preuve 
de  la  supériorité  du  travail  libre  sur  le  travail  esclave.»  ^T.  I,  p.235). 

Cela  n’a  pas  empêché  de  recourir  à l’immigration,  et  on  y peut 
trouver  certains  avantages;  mais  elle  offre  de  grands  périls  aussi. 


L’ÈMAîîClPATtON  ET  L’ESCLAVAGE.  465 

que  M.  Cochin  signale  : l^En  ce  qui  touche  ses  sources  mêmes. 
Qu’importe  que  les  émigrants  soient  libres,  s’ils  sont  achetés,  et 
si,  par  l’appât  du  gain  promis  à ce  trafic,  ils  sont  enlevés  de  force 
à leurs  familles,  à leur  pays?  C’est  renouveler  pour  eux,  jusqu  à 
rembarquement,  tous  les  maux  de  la  traite.  Aussi  vient-on,  dans  un 
traité  conclu  avec  l'Angleterre,  de  supprimer  ce  mode  de  recrutement 
sur  les  côtes  de  l’Afrique,  pour  le  borner  soit  aux  Chinois,  soit  aux 
coolies  indiens.  2“  En  ce  qui  touche  la  nature  même  des  travailleurs 
nouveaux  et  leurs  conditions  d’existence.  Ces  races  asiatiques  sont 
moins  disposées  à se  fixer  dans  le  pays  au  delà  du  terme  de  leur  en- 
gagement, et  à s’y  mêler  aux  populations  qu’elles  y trouvent;  leur  re- 
ligion même  y fait  obstacle  : car  autant  l’Africain  est  prompt  à em- 
brasser notre  foi  et  nos  coutumes,  autant  l’Asiatique  s’en  tient  éloigné. 
Point  d’avenir  donc  pour  les  colonies  dans  ce  mode  de  recrutement; 
c’est  un  flux  et  un  reflux  perpétuel  où  se  doit  perdre  le  meilleur  du 
profil  que  l'on  en  tire.  Ajoutez  que  la  disparité  énorme  du  nombre  des 
hommes  et  des  femmes  amenés  par  l’immigration  est  un  obstacle  à 
la  constitution  des  familles  et  une  cause  permanente  d’immoralité. 

L’avenir  de  nos  colonies  est  donc  toujours  dans  la  race  africairje, 
dans  celle  de  nos  affranchis  : ce  sont  eux  qui  restent  la  pierre  angu- 
laire de  nos  ateliers  et  le  principal  fondement  du  travail  libre  ; et  I on 
ne  peut  pas  dire  qu’ils  y aient  absolument  fait  défaut.  On  doit  espérer 
qu’ils  y reviendront  de  plus  en  plus,  pourvu  que  l’immigration  leur 
soit  un  stimulant  et  une  aide,  et  non  pas  un  obstacle.  Mais  ce  n’est 
pas  l’œuvre  d’un  jour,  et  l’on  n’a  pas  le  droit  de  s’en  prendre  à la 
liberté.  Il  ne  faut  qu’un  jour  pour  supprimer  l’esclavage,  il  en  faut 
plus  pour  en  supprimer  les  conséquences.  L’esclavage,  cette  préten- 
due école  de  civilisation,  détruisait  dans  les  noirs  tous  les  principes 
d’une  société  véritable.  On  tâchait  bien  de  les  multiplier  par  la  gé- 
nération; mais  on  supprimait  parmi  eux  la  base  de  la  familie,  en 
les  abandonnant  à la  promiscuité,  en  les  détournant  du  mariage  par 
des  abus  qui  en  l'ompaient  les  liens  les  plus  sacrés  et  en  méprisaient 
tous  les  droits,  par  ces  ventes  qui  séparaient  la  femme  du  mari,  qui 
arrachaient  l’enfant  à sa  mère.  On  leur  imposait  le  travail;  mais  on 
leur  en  inspirait  l’horreur,  en  faisant  de  ce  devoir  commun  à tous 
les  hommes  l’apanage  de  la  servitude.  Gomment  donc  s’étonner  qu’il 
faille  du  temps  pour  changer  leurs  idées  sur  ce  point  et  les  rame- 
ner à d’autres  maximes?  De  tout  ce  qu’ils  ont  appris,  tout  esta  dés- 
apprendre: voilà  le  résultat  le  plus  net  de  cet  apprentissage  tant 
vanté  ! C’est  donc  toute  une  société  nouvelle  à former.  Avant  de  de- 
mander compte  à la  liberté  de  son  œuvre,  il  faut  attendre  les  gé- 
nérations qui  n’auront  pas  connu  l’esclavage.  Il  faut  attendre  au 
moins  que  l’impression  du  travail  (servile  soit  effacée  ; que  l’homme 


464 


L’ÉMANCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE. 


ait  repris  le  sentiment  de  la  responsabilité  personnelle,  et  que,  par 
l’exercice  des  droits  de  la  famille,  il  en  rapprenne  les  devoirs.  La 
liberté  seule  pouvait  introduire  les  affranchis  dans  cette  voie  qui  seule 
mène  à la  civilisation  ; et,  la  religion  aidant,  on  peut  espérer  qu’ils 
s’y  affermiront,  qu’ils  en  goûteront  les  avantages,  et  qu’éprouvant  par 
là  des  besoins  nouveaux,  ils  se  réconcilieront  avec  le  travail  comme 
avec  le  moyen  le  plus  honorable  d’y  satisfaire.  La  famille  rétablie , 
l’instruction  donnée  aux  enfants,  la  religion  enseignée  à tous,  voilà  ce 
qui  substituera  à une  situation  toujours  précaire,  même  dans  la  plus 
grande  prospérité  du  régime  antérieur,  un  état  plein  d’avenir  pour 
nos  colonies  ; et  tout  cela  est  en  progrès  parmi  nos  affranchis. 
La  loi  de  la  population  a repris  sa  marche  régulière  avec  le  ré- 
gime de  liberté  ; l’esclavage  dépeuplait  : le  nombre  des  4écès  le  cède 
maintenant  au  nombre  des  naissances.  Le  nombre  des  mariages  s’est 
considérablement  accru  : en  dix  ans,  de  1838  à 1847,  il  y en  avait  eu 
mille  sept  cent  cinquante-quatre  entre  esclaves  ; en  neuf  ans,  de  1848 
à 1856,  il  y en  a eu  trente-huit  mille  quatre  cent  soixante- huit  entre 
affranchis.  Le  nombre  des  établissements  religieux  et  des  écoles  s’est 
augmenté  ; des  associations  se  sont  formées  où  les  blancs  et  les  noirs 
se  confondent,  et  les  progrès  sont  d’autant  plus  étonnants  que  les 
moyens  d’action  des  évêques,  quoi  qu’on  ait  fait,  laissent  encore  beau- 
coup à désirer. 

L’abolition  de  l’esclavage  dans  nos  colonies  n’a  donc  justifié  aucune 
des  craintes  que  l’on  avait  voulu  répandre.  Tout  s’est  passé  contraire- 
ment à ce  qu’on  avait  projeté  pour  l’amener  à bonne  fin,  et,  malgré 
cela,  elle  a dépassé^toutes  les  espérances.  Mais  nous  ne  saurions  mieux 
faire  que  d’emprunter  plusieurs  passages  de  la  conclusion  de  ce  cha- 
pitre : 

« Les  prophéties  sinistres , dit  M.  Cochin,  troublaient  ceux  mêmes  qu’elles 
n’arrêtaient  pas,  et  les  partisans  les  plus  résolus  de  l’émancipatien,  dans  le 
gouvernement,  dans  les  Chambres,  prenaient  des  précautions  infinies,  mar- 
chaient lentement  et  comme  un  homme  qui  porte  une  lumière  près  d’un 
baril  de  poudre. 

« Les  événements  se  jouèrent  de  ces  résistances  et  de  ces  lenteurs.  On 
voulait  un  délai  préparatoire  : il  n’y  eut  pas  de  délai. 

« On  voulait,  par  l’application  préalable  de  la  loi  sur  l’émancipation,  une 
liquidation  régulière  de  l’énorme  dette  coloniale  ; elle  fut  soudaine  et  vio- 
lente. 

« On  voulait  que  l’indemnité  fut  préalable  : elle  ne  fut  payée  qu’aprés 
l’émancipation;  qu’elle  fût  au  moins  prompte:  on  l’attendit  deux  ans; 
qu’elle  fût  large,  on  avait  repoussé  1,200  francs  ; on  toucha  500  francs  à 
peine;  qu’elle  servît  de  subvention  au  travail  salarié  : elle  fut  absorbée  par 
les  dettes. 


L'ÉMANCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE. 


4(55 


« On  voulait  fonder  des  hospices,  des  écoles,  des  prisons;  les  crédits 
étaient  volés  : on  n’eut  pas  le  temps  de  les  augmenter,  à peine  celui  de  les 
appliquer. 

« On  voulait  une  large  effusion  de  christianisme  et  d’instruction,  sorte  de 
retraite  préparatoire  à la  dignité  d’homme  libre,  et  on  demandait  un  clergé 
mieux  gouverné,  plus  nombreux  et  plus  pur  : les  évêchés  coloniaux  ne  furent 
établis  que  trois  ans  après. 

« On  voulait  fortifier  les  garnisons  et  les  tribunaux,  ne  proclamer  la  liberté 
qu’en  pleine  paix  armée  : elle  fut  proclamée  en  pleine  révolution  dé- 
chaînée. 

On  voulait,  par  l’introduction  d’ouvriers  libres,  conjurer  d’avance  la 
désertion  des  ateliers,  et  donner  l’exemple  du  travail  sans  contrainte  : les 
crédits  restèrent  sans  emploi  ; on  eut  à organiser  le  travail  aux  colonies 
pendant  qu’on  essayait  le  socialisme  en  France. 

« On  voulait,  par  un  large  dégrèvement  sur  les  impôts,  encourager  la  pro- 
duction et  dédommager  les  producteurs  : le  dégrèvement  ne  fut  obtenu 
qu’après  quatre  ans,  et  ne  devint  complet  qu’après  douze  ans. 

« On  voulait  initier  lentement  l’affranchi  à la  vie  civile  : l’esclave,  à peine 
fait  homme,  fut  fait  électeur,  et  on  le  gratifia,  sans  transition,  de  la  liberté 
illimitée  de  la  presse  et  du  suffrage  universel. 

« En  un  mot,  l’abolition  de  l’esclavage  fut  contemporaine  de  l’abolition 
de  l’ordre  et  de  l’abolition  du  commerce. 

« Dans  de  telles  circonstances,  si  la  société  coloniale  eût  été  bouleversée, 
ensanglantée,  couverte  deruinesj  qui  donc  eût  été  surpris? 

« Or  à la  Martinique,  en  1848,  a la  Guadeloupe  en  1849,  le  sang  a coulé, 
le  feu  a été  mis.  Mais  la  Révolution  est  responsable  de  ces  désordres  rapides, 
et  non  pas  l’émancipation.  Que  serait-il  arrivé  sans  elle?  Voilà  ce  qu’il  est 
juste  de  se  demander.  Elle  fut  invoquée  d’une  commune  voix,  comme  le 
seul  moyen  de  calmer  la  Révolution  et  de  transformer  la  vengeance  en  gra- 
titude, la  colère  en  douceur.  Où  sont,  depuis  les  premiers  moments,  les 
victimes  que  la  liberté  a faites  ? Où  sont  les  représailles  qu’elle  a déchaî- 
nées ? Où  sont  les  prisons  qu’elle  a obligé  de  construire  ? Où  sont  les  régi- 
ments dont  elle  a rendu  la  présence  nécessaire?  A la  Martinique,  à la  Gua- 
deloupe, la  révolution  sociale  a fait  moins  de  mal  que  dans  trente  départe- 
ments de  la  France.  A la  Guyane,  aucun  trouble,  malgré  la  facilité  de  fuir 
et  de  se  cacher  ; à Bourbon,  pas  un  incendie,  pas  une  vengeance,  pas  une 
faillite.  Partout  des  élections  bruyantes,  mais  partout  conservatrices...» 

M.  Cochin,  ici,  va  plus  loin  que  nous  n’avons  été  en  le  reprenant. 
Il  continue  : 

« Sans  doute  la  production  a été  réduite,  mais  jamais  elle  n’a  tari;  le 
travail  a été  diminué,  mais  jamais  il  n’a  cessé  tout  à fait  ; la  propriété  a 
souffert,  ce  dernier  coup  a consommé  la  ruine  de  propriétaires  endettés, 
cela  est  incontestable  ; mais  ces  souffrances  étaient  ressenties  en  France  et 
dans  le  reste  du  monde  en  même  temps  qu’aux  colonies.  Elles  ont  duré  plus 
longtemps  ; cependant,  cinq  ans  s’étaient  à peine  écoulés,  et  le  mouvement 


466 


L’ÉMANCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE. 

total  des  affaires  avait  dépassé,  dans  les  quatre  colonies,  les  chiffres  anté- 
rieurs à 1848;  après  dix  ans,  le  chiffre  de  l'exportation  seule  était  triplé  à 
la  Réunion,  dépassé  d’un  tiers  à la  Martinique,  atteint  à la  Guadeloupe.  » 
(P.  333.) 


L’auteur,  sans  nier  la  diminution  du  travail  dans  les  habitations, 
rappelle  à qui  l’on  s’en  doit  prendre. 

« Prenez- Yous-en  surtout  à l’esclavage.  D’où  donc  vient  l’horreur  des  an- 
ciens esclaves  pour  leur  ancien  travail?  La  liberté  en  est  l’occasion,  mais  la 
servitude  en  est  la  cause.  Un  homme  visitait  une  habitation  abandonnée  ; 
des  affranchis  dormaient  oisifs  non  loin  de  là.  « Voilà,  lui  dit-on,  ce  que  la 
« liberté  a fait  du  travail.  Voilà,  répondit-il,  ce  que  la  servittTde  a fait  des 
i(  travailleurs.  » (P.  334.) 


Il  rappelle  que  le  travail  a diminué  d’ailleurs  beaucoup  moins  qu’on 
ne  l’a  dit,  qu'il  a été  plutôt  déplacé  que  diminué  : « Le  paysan  est 
devenu  artisan  ou  plutôt  propriétaire;  il  n’est  pas  toujours  devenu 
vagabond.  » En  outre,  la  production  s’étant  accrue,  si  le  travail  a 
diminué,  rien  n’est  plus  capable  de  constater  la  supériorité  du  tra- 
vail libre  sur  le  travail  servile;  et  cela  est  vrai  des  blancs  comme  des 
noirs  : ce  n’est  pas  seulement  l’activité  du  travailleur  qui  est  en  pro- 
grès ; les  procédés  de  la  fabrication  et  de  la  culture  se  sont  perfec- 
tionnés sous  l’aiguillon  de  la  liberté. 

Mais  l’émancipation  n’est  pas  seulement  une  question  de  culture 
et  de  commerce,  de  café  et  de  sucre,  c’est  une  question  morale.  Or, 
à ce  point  de  vue,  dit  M.  Cochin,  le  succès  de  l’émancipation  est 
complet. 

« Le  nombre  des  mariages,  des  reconnaissances,  des  légitimations,  a é!é 
énorme.  Le  concubinage  est  loin  d’avoir  disparu;  mais,  après  tout,  le  mouve- 
ment a duré  ; l’homme  libre  a repris  son  rang  dans  l’estime  de  la  femme, 
que  tout,  autrefois,  le  désir  de  la  liberté,  le  besoin  de  protection,  le  goût  de 
la  toilette  et  du  bien-être,  les  satisfactions  de  la  vanité  autant  que  l’ascen- 
dant de  la  dépendance,  poussait  au  concubinage.  Les  enfants  ne  sont  plus 
abandonnés.  La  famille  est  constituée.  Le  goût  de  la  propriété  consolide  la 
famille  ; la  petite  propriété  s’étend  ; le  noir  paye  l’impôt,  comprend  f s 
institutions  françaises  et  s’y  plie  aisément,  entre,  à la  Réunion,  dans  les  so- 
ciétés de  secours  mutuels,  et  placerait  à la  caisse  d’épargne,  si  elle  était 
établie. 

« Les  écoles  sont  pleines,  bien  que  l’instruction  ne  soit  pas  obligatoire  ni 
gratuite.  La  religion  est  respectée,  goûtée,  pratiquée,  et,  sous  la  haute  di- 
rection des  évêques,  elle  a reconquis  sa  dignité  en  étendânt  sa  bienfaisante 
influence.  » (P.  338.) 


L’ÉMANCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE. 


467 


M.  Cochin  ne  prétend  pas  que  tout  soit  pour  le  mieux  ; mais  il  voit 
dans  les  faits  accomplis  le  principe  de  toute  amélioration,  et,  si  on  lui 
demande  quel  est  le  meillleur  mode  d’émancipation,  il  n’hésite 
point,  et  son  jugement  a de  l’autorité  après  cette  minutieuse  en- 
quête : 

« L’exemple  des  colonies  françaises  nous  répond  : C’est  l’émancipation 
immédiate  et  simultanée.  A attendre,  on  n’obtient  rien  ; à oser,  on  ne  risque 
rien.  Deux  siècles,  on  a attendu  que  l’heure  sonnât,  et  jamais  l’heure  n’a 
sonné.  Deux  fois  la  liberté  a été  lancée  sur  les  colonies  avec  la  Dévolution, 
deux  fois  la  Révolution  a fait  beaucoup  de  mal;  la  liberté,  trés-peu.  » 

Il  termine  ce  qu’il  dit  de  la  France  par  ces  remarquables  pa- 
roles : 

« L’esclavage  était  si  peu  fondé  sur  la  nature,  que,  créé  par  la  force  bru- 
tale, il  ne  se  maintenait  que  par  la  force  légale,  c’est-à-dire,  parla  contrainte 
d’une  infinie  quantité  de  lois  et  de  règlements.  Pour  préparer  la  transition 
vers  la  liberté,  une  quantité  non  moindre  a été  rédigée;  pour  diriger  la  li- 
berté naissante,  on  avait  promulgué  dix-huit  décrets.  Or  toutes  les  lois 
contre  les  dangers  de  la  servitude  ont  été  impuissantes,  toutes  les  mesures 
contre  les  périls  de  la  liberté  ont  été  inutiles.  Sans  doute,  les  anciens  rois, 
qui  étaient  chrétiens,  humains,  sincères,  se  sont  dit,  en  permettant  l’es- 
clavage : « Prenons  les  plus  grandes  précautions  pour  que  le  bien  ne  fasse 
« pas  de  mal.  » Double  erreur!  le  mal  engendre  le  mal,  le  bien  ne  fait  que 
du  bien. 

Mais  on  ne  passe  pas  du  mal  au  bien  sans  expiation,  et  on  n’expie  pas 
sans  souffrances.  L’histoire  de  l’abolition  de  l’esclavage  dans  les  colonies 
françaises  est  une  preuve  presque  scientifique  de  ces  grandes  lois  de  la  mo- 
rale. » (P.  347.) 


II 


La  cause  de  l’émancipation  est  donc  cause  gagnée,  si  l’on  en  juge 
par  les  pays  où  l’esclavage  est  aboli.  Peut-on  lui  opposer  victorieuse- 
ment ceux  où  il  subsiste  encore?  C’est  la  question  que  M.  Cochin 
aborde  dans  sa  seconde  partie,  et  elle  n’est  pas  moins  importante;  car 
elle  a un  intérêt  tout  actuel.  Il  ne  s’agit  pas  seulement  d’une  théorie 
à juger,  mais  d’une  application  à faire,  d’où  dépend  le  sort  des 
États. 

L’auteur  suit,  dans  cette  seconde  partie,  le  même  ordre  que  dans 


468 


L’ÉMANCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE. 


la  première.  Il  passe  en  revue  les  différents  pays  qui  maintiennent 
l’esclavage  : les  États-Unis,  l’Espagne,  le  Portugal,  le  Brésil,  la  Hol- 
lande. On  doit  s’étonner  de  trouver  encore  sur  cette  liste  le  Portugal, 
client  de  l’Angleterre,  et  la  Hollande  surtout,  où  l’abolition  de  l’escla- 
vage, après  avoir  été  réclamée  par  les  hommes  d’État,  l’a  été  par  les 
colonies  elles-mêmes,  où  elle  a fait  l’objet  de  nombreux  projets  de  loi, 
où  elle  ne  tient  plus,  on  le  peut  dire,  qu’à  un  fil.  Quelle  était  donc 
la  pensée  des  colons  de  Surinam,  quand,  après  l’émancipation  de  nos 
esclaves,  ils  allaient  au-devant  des  projets  du  gouvernement,  et  que  la 
question  d’indemnité  semblait  être  la  seule  à débattre  ? Était-ce  la 
peur  de  ne  pouvoir  retenir  leurs  esclaves  entre  les  esclaves  émanci- 
pés^ de  la  France  et  ceux  de  l’Angleterre  “?  Mais,  les,  esclaves  ayant  eu  la 
patience  d’attendre,  on  attendit  aussi.  Ils  attendent  encore!  Espérons 
qu’ils  n’auront  point  à s’en  repentir.  Le  Portugal,  la  Hollande,  ont 
déjà  aboli  l’esclavage  dans  la  plupart  et  dans  les  plus  importantes  de 
leurs  colonies  : il  est  temps  qu’ils  se  mettent  d’accord  avec  eux- 
mêmes,  en  répudiant  absolument  en  fait  ce  qu’ils  ont  condamné  en 
principe.  , 

Au  Brésil,  en  Espagne  et  dans  les  États-Unis,  la  question  reste  en- 
tière, et  c’est  là  qu’il  est  le  plus  int&ressant  de  l’étudier,  le  plus  ur- 
gent de  la  résoudre.  A ne  juger  les  deux  régimes  que  par  leurs  pro- 
duits, on  pourrait  croire  qu’elle  est  tranchée  et  que  nul  ne  peut  con- 
tester ici  la  supériorité  du  régime  de  l’esclavage.  Tandis  que  les  colo- 
lonies  où  la  liberté  était  rendue  aux  noirs  voyaient  chez  elles  le  travail 
se  réduire  et  la  production  tomber  brusquement,  les  autres  ont  vu 
s’accroître  leur  prospérité  : au  nom  de  l’intérêt,  il  semble  qu’elles  doi- 
vent plus  que  jamais  maintenir  la  servitude.  Le. fait  est  certain,  mais 
les  conséquences  que  l’on  en  tire  sont  illusoires  et  pourraient  être 
funestes.  Nul  n’a  jamais  prétendu  que  le  passage  de  l’esclavage  à la 
liberté  ne  fût  une  crise  et  ne  se  dût  faire  sans  de  véritables  souf- 
frances ; et  c’est  en  raison  même  de  cette  crise  des  colonies  où  l’es- 
clavage était  supprimé  que  les  autres  ont  dû  prospérer  davantage  : 
tout  ce  malaise  des  nôtres  tournait  nécessairement  à leur  profit.  Mais 
en  sera-t-il  de  même  quand  le  travail  sera  pleinement  rétabli  sur  ses 
bases  nouvelles,  et  pourront-elles  se  tenir  plus  longtemps  sans  péril 
en  dehors  du  droit  cnmmun  de  l’humanité?  Non,  car  l’esclavage  se 
trouve  désormais,  là  comme  ailleurs,  atteint  dans  sa  principale  source. 
La  traite,  depuis  si  longtemps  déjà  proscrite,  est  aujourd’hui  plus 
sérieusement  réprimée.  Or  l’esclavage,  ne  peut  pas  se  soutenir  sans 
elle  ; car,  là  comme  partout,  il  dévore  les  races  qu’on  lui  livre.  A 
moins  de  rétablir  la  traite  (et  nul  ne  le  souffrira  aujourd’hui),  les  pays 
où  le  travail  reste  servile  sont  condamnés  à le  voir  se  réduire,  et 
à suivre  à leur  tour  un  mouvement  de  décadence  d’autant  plus  rapide 


L’ÉMANCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE.  469 

que  seront  plus  grands  les  progrès  des  colonies  où  l’esclavage  a dis- 
paru . 

Mais  il  y a d’autres  raisons,  qui,  pour  chacun  de  ces  pays,  doivent 
hâter  l’abolition  de  l’esclavage. 

Pour  le  Brésil;,  par  exemple,  le  maintien  de  ce  régime  est  sans 
excuse.  Dans  les  trois  quarts  de  l’pmpire,  la  race  blanche,  comme  la 
race  indigène,  n’a  rien  à craindre  du  climat.  La  proclamation  de  la 
liberté  pourra  y attirer  l’émigration  que  l’esclavage  en  détourne. 
D’ailleurs,  l’expérience  de  nos  colonies  le  prouve  : l’émancipation  ne 
sera  point  une  destruction,  mais  une  transformation  du  travail;  et 
les  exemples  donnés  par  l’empereur  dans  sa  nouvelle  ville  de  Pétro- 
polis,  à quelques  lieues  de  Rio,  par  le  prince  de  Joinville  sur  les  terres 
de  la  princesse  sa  femme,  montrent  combien  elle  sera  facile.  L’éman- 
cipation ouvrira  donc  au  Brésil  une  ère  nouvelle  pleine  des  plus  légi- 
times espérances  ; elle  ne  sera  point  un  péril  politique,  elle  ne  me- 
nace pas  d’être  une  charge  supérieure  à ce  que  peut  supporter  le 
pays  ; et  chaque  jour  de  retard  rendra  la  solution  plus  onéreuse  et 
plus  difficile,  sans  la  rendre  moins  nécessaire. 

On  en  peut  dire  autant  des  colonies  espagnoles. 

Sans  doute,  Cuba  et  Porto-Rico  sont  aujourd’hui  plus  florissantes 
qu’elles  ne  l’ont  jamais  été.  La  ruine  de  Saint-Domingue  avait  depuis 
longtemps  laissé  sans  conteste  à Cuba  le  titre  de  reine  des  Antilles, 
et  sa  prospérité,  nous  l’avons  dit,  a dû  s’étendre  par  la  crise  passagère 
que  les  colonies  de  l’Angleterre  et  de  la  France  viennent  de  traverser. 
Mais  cette  prospérité  cache  mal  le  germe  de  mort  qp’elle  porte  en  soi. 
Si  l’esclavage  avait  pu  réussir  quelque  part,  c’est  à Cuba  ; les  lois  sont 
favorables,  les  mœurs  douces;  la  population  esten  progrès.  Et  pourtant, 
si  l’on  consulte  les  chiffres  de  la  douane  tant  que  la  traite  a été  avouée, 
si  l’on  tient  compte  de  tout  ce  qui  s’est  fait  subrepticement  depuis 
qu’elle  est  défendue,  on  verra  que  cet  accroissement  recèle  au  fond 
une  rapide  destruction  de  la  race  asservie.  On  manque  de  bras;  et  des 
gouverneurs  déclarent  que  la  répression  de  la  traite  en  est  la  cause. 
Le  fait  est  donc  bien  avéré,  l’esclavage  ne  peut  pas  se  suffire  à lui- 
même;  et,  comme  nous  le  disions,  comme  l’avouent  les  gouverneurs 
espagnols,  à moins  de  rétablir  la  traite,  il  faut  se  résigner  au  déclin 
de  cet  état  de  choses  qu’on  oppose  aujourd’hui  au  régime  de  la  liberté. 
Les  esclaves  périssent  : et  qui  oserait  alléguer  leurs  progrès  dans  la 
civilisation  , quand  ce  qui  devrait  les  civiliser,  la  religion  elle-même 
et  la  justice,  sont  corrompues  par  le  contact  de  l’esclavage?  Qui  ose- 
rait vanter  les  progrès  de  la  colonie,  quand  le  luxe  seul  s y est  accru, 
et  qu’une  terre  si  heureuse  n’offre  à ces  colons  privilégiés  que  le  pé- 
i‘il  de  la  révolte  à la  maison  et  le  despotisme  dans  l’État,  seule  garan- 
tie et  juste  châtiment  du  despotisme  domestique? 


4i(> 


L’ÉMA.NGIPATIÜN  ET  L’ESCLAVAGE. 


« En  résumé,  dit  M.  Cochin,  avec  un  esclavage  adouci,  continuellement 
renouvelé  par  la  traite,  l’île  ne  s’est  pas  peuplée;  avec  de  magnifiques  élé- 
ments de  richesse,  la  propriété  est  en  général  obérée  par  les  dettes,  dévorée 
par  le  luxe;  la  terre  est  devenue  une  fabrique  ; une  force  militaire  considé- 
rable, un  pouvoir  supérieur  illimité,  n’ont  pas  empêché  des  révoltes,  l’état 
de  siège,  le  bannissement;  la  religion  s’est  corrompue  au  lieu  de  civiliser; 
la  justice  est  abaissée  ; les  mœurs  dissolues  ; les  blancs  soumis,  sans  aucune 
liberté  politique,  au  pouvoir  absolu  dont  ils  ont  besoin  pour  se  protéger 
contre  la  révolte.  » (T.  II,  p.  215.) 

Pourquoi  donc  l’Espagne  ne  cherche-t-elle  point  à cette  situation 
le  remède  que  nous  y avons  cherché  pour  nous-mêmes  ? et  comment 
l’exemple  de  nos  colonies,  se  relevant  et  s’avançant  dans  la  voie  du 
progrès  après  une  crise  nécessaire,  ne  l’encourage-t-elle  point  à en- 
trer hardiment  dans  cette  voie  à son  tour?  L’épreuve  serait  pour 
elle  moins  longue  et  moins  pénible  par  le  fait  de  notre  expé- 
rience ; et,  avant  même  notre  expérience,  le  succès  en  était  assuré 
par  les  résultats  que  donne  depuis  1815,  à Porto-Rico,  le  travail  libre 
non-seulemeut  des  noirs  mais  des  blancs,  même  en  regard  de  l’escla- 
vage. L’obstacle  serait-il  politique?  et  faudrait-il  en  chercher  la  raison 
dans  des  dangers  de  voisinage,  qui,  là,  feraient  maintenir  la  servitude 
comme  ailleurs  ils  poussent  à l’émancipation?  M.  Cochin  dit,  en  par- 
lant de  l’esclavage  aux  États-Unis  : 

« Aujourd’hui,  l’Espagne  ne  peut  pas  émanciper  : l’affranchissement  se- 
rait le  signal  d’une  insurrection  ou  d’une  trahison  ; ou  bien  les  esclaves 
feraient  de  Cuba  un  nouveau  Saint-Domingue  ; ou  bien  les  propriétaires  de 
Cuba,  doublement  désireux  de  garder  leurs  esclaves  et  de  se  débarrasser  des 
fonctionnaires  et  des  impôts,  tendraient  la  main  à l’Amérique  du  Nord.  Or 
celle-ci  ne  veut  pas  que  l’Espagne  émancipe  ses  esclaves,  de  peur  que 
l’exemple  ne  soit  contagieux  dans  les  États  du  Sud;  elle  propose  d’acheter, 
elle  se  réserve  de  prendre.  L’Espagne  est  en  quelque  sorte  enfermée  dans 
un  crime  par  un  autre  crime.  » (T.  II,  p.  42.) 

C'est  un  péril  et  une  objection  en  même  temps.  Mais  plus  bas,  en 
parlant  des  dangers  de  l'Espagne  devant  les  convoitises  de  cette  même 
nation,  l’auteur  ajoute  : 

« Heureusement  pour  l’Espagne,  la  Providence  lui'accorde  un  répit  et  une 
occasion  de  se  relever.  A la  faveur  de  la  crise  qui  déchire  les  États-Unis, 
par  une  démarche  hardie,  l’Espagne  a recouvré  Santo-Domingo,  et  elle  est 
sans  doute  disposée  à placer  sa  main  dans  les  révolutions  du  Mexique.  Maî- 
tresse ou  protectrice  de  deux  terres  sans  esclaves,  comment  conserve- 
ra-t-elle la  troisième  et  la  plus  belle,  comment  s’assurera-t-elle  la  posses- 
sion de  Cuba?  Le  seul  moyen,  c’est  d’émanciper  les  esclaves!  Le  Sud  des 


471 


L’ÉMANCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE. 

Etats-Unis  n’aura  plus  le  même  intérêt  à l’annexion  ; s’il  la  tente,  l’asser- 
vissement d’une  terre  libre  pour  y établir  l’esclavage  fera  horreur  au  monde 
entier,  et  l’Espagne  obtiendra  plus  aisément  l’appui  de  l’Europe.  Quatre 
cent  mille  noirs  et  deux  cent  mille  mulâtres  défendront  le  droit  de  l’Es- 
pagne avec  leur  liberté.  L’émancipation  lui  enlèvera  des  esclaves  et  lui  don- 
nera des  défenseurs...  Je  le  répète  avec  un  écrivain  distingué  (M.  Cucheval- 
Clarigny),  l’abolition  de  l’esclavage  est  le  moyen  le  plus  infaillible  d’assurer 
à l’Espagne  la  possession  de  Cuba.  » (P.  220-221 .) 

Nous  sommes  complètement  de  ce  dernier  avis. 

Oui,  la  crise  est  grave,  et  la  guerre  allumée  dans  les  États-Unis 
n’est  qu’un  répit  plein  de  dangers,  à bien  voir  ce  qui  doit  suivre. 
Séparés  du  Nord,  les  États  du  Sud  ne  seront  que  plus  portés  à s’a- 
grandir de  Cuba  ; reliés  au  Nord  par  l’accord  ou  par  la  défaite,  Cuba 
sera  encore  comme  le  gage  de  la  réconciliation.  Tant  de  soldats,  im- 
provisés pour  la  guerre  civile,  ne  se  sépareront  pas  sans  chercher 
quelque  satisfaction  dans  la  guerre  étrangère;  ils  voudront  se  payer  de 
leurs  frais  ; ils  se  payeront  par  un  agrandissement  convoité  au  point 
de  vue  américain  comme  au  point  de  vue  de  l’esclavage.  Mais,  au  mi- 
lieu de  ces  périls  que  l’Espagne  a rendus  plus  graves  en  différant  l’é- 
mancipation jusqu’aujourd’hui,  le  plus  grand  espoir  de  salut  qui  lui 
reste,  c’est  encore  l’émancipation.  Abolir  l’esclavage,  c’est  pour  elle 
la  meilleure  chance  de  détourner  de  la  conquête  et  le  plus  sûr  moyen 
d’y  résister. 


Nous  venons  d’indiquer  la  crise  des  États-Unis  : c’est  peut-être  le 
plus  grand  enseignement  que  puisse  donner  l’histoire  de  l’esclavage. 
Pour  le  bien  entendre,  il  faut  reprendre,  avec  M.  Cochin,  cette  his- 
toire de  l’Amérique  du  Nord  depuis  l’époque  où  l’Union  s’est  formée, 
jusqu’à  ce  jour  où  elle  est  à la  veille  de  se  dissoudre.  Leçon  terrible  : 
l’esclavage,  que  les  plus  sages  auteurs  de  la  Constitution  voulaient 
en  bannir,  qu’une  voix  de  plus  en  aurait  expressément  repoussé, 
qu’aucune  voix  n’y  fit  inscrire,  l’esclavage  maintenu  par  le  seul  fait 
qu’on  le  passait  sous  silence,  est  ce  qui  menace  de  rompre  aujour- 
d’hui, dans  la  période  de  ses  plus  grands  développements  et  de  sa 
force,  cette  république  fondée  au  nom  de  la  liberté  ! Et  cette  crise 
n’est  pas  un  accident,  mais  le  dénoûment  d’une  situation  dès  long- 
temps préparée.  M.  Cochin  montre  comment,  dès  l’origine,  elle  se 
prépare,  et  il  rappelle  les  actes  divers  qui  marquent  comme  autant 
d’étapes  dans  cette  marche  fatale.  La  traite,  prohibée  en  1794,  mais 
remplacée  immédiatement  par  V élève  des  nègres,  sorte  d’industrie 
moins  sanglante  sans  doute,  mais  peut-être  plus  dégradante  encore; 
car,  là,  rien  ne  distingue  plus  l’homme  de  la  brute;  — le  compro- 


472 


L’ÉMAÎSCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE. 

mis  du  Missouri  (1820),  qui  emprunte  à la  mécanique  céleste  un 
terme  d’accommodement  sur  le  terrain  de  l’esclavage,  et  marque 
le  cercle  de  latitude  où  s'arrêtera  la  servitude  et  où  commencera  la 
liberté;  — le  bill  des  fugitifs  en  1850  : compromis  acceptés  (non 
sans  plus  d’une  infraction)  tant  que  les  États  à esclaves,  inférieurs 
aux  autres  par  le  nombre  comme  par  la  richesse,  gardèrent,  grâce  à 
la  division  de  leurs  adversaires  et  au  jeu  de  la  constitution,  le  moyen 
de  nommer  parmi  les  leurs  le  président  de  la  république;  mais  qui  sont 
devenus  insuffisants  à leurs  yeux, 'du  jour  où,  en  perdant  cette  posi- 
tion, ils  purent  craindre,  à tort  ou  à raison,  que  leur  institution  par- 
ticulière^ comme  ils  appellent  l’esclavage,  fût  menacée.  M.  Cochin, 
après  avoir  rapidement  tracé  ce  cadre  historique,  entre  au  cœnr  de 
son  sujet,  met  en  présence  et  discute  le  Nord  et  le  Sud  par  tous  les 
moyens  de  comparaison  que  lui  fournit  la  statistique;  puis  il  reprend 
la  question  générale  de  l’esclavage,  et  examine,  pour  les  réfuter 
l’un  après  l’autre,  les  arguments  généraux  ou  les  raisons  spéciales 
qu’on  fait  valoir  dans  les  États-Unis  en  sa  faveur  : si  l’esclavage  est 
une  voie  qui  mène  le  barbare  à la  civilisation,  le  païen  au  christia- 
nisme; si  la  race,  si  le  climat,  si  l’intérêt  bien  entendu,  imposent 
l’esclavage  : toutes  questions  qu’il  semblerait  vraiment  bien  superflu 
de  discuter  encore,  si  l’on  ne  se  trouvait  en  présence  d’un  fait  toujours 
subsistant  à la  honte  du  christianisme  et  de  la  raison.  Aux  théories 
de  ceux  qui  vantent  la  douceur  de  l’esclavage  il  oppose  des  faits  que 
tout  le  monde  appréciera;  à ceux  qui  disent  que  les  esclaves  sont 
heureux,  il  oppose  ce  que  les  esclaves  eux-mêmes  en  pensent  : té- 
moignages recueillis  dans  un  livre  curieux  qui  a été  écrit,  en  quelque 
sorte,  sous  la  dictée  des  noirs  réfugiés  au  Canada.  M.  Cochin  examine 
ensuite  quels  sont  les  moyens  qui  peuvent  mener  à l’abolition  de 
l’esclavage  aux  États-Unis.  Il  montre  que  l’abolition  ne  serait  en 
aucune  sorte  contraire  à la  constitution  ; que  le  Congrès  aurait  le 
droit  de  la  prononcer  pour  l’Union  tout  entière  ; que  les  législatures 
particulières  pourraient  au  moins  le  supprimer  successivement 
dans  chaque  État  : mais  en  verrait-on  jamais  la  fin?  Aussi  croit-il 
que  le  meilleur  mode  serait  l’abolition  immédiate  avec  l’indemnité 
que  le  droit  strict  ne  commande  pas,  mais  que  l’équité  réclame. 
II  ne  nie  pas  que  la  transition  ne  soit  plus  difficile  et  la  crise  plus 
grave  dans  un  pays  où  tant  de  bras  sont  retenus  en  servitude,  où  tant 
d’espace  est  ouvert  à la  liberté.  Mais,  si  nulle  part  il  n’y  a plus  d’es- 
claves, nulle  part  aussi  il  n’y  a plus  d’ émigrants,  de  ces  émigrants 
volontaires  qui  ne  se  détournent  des  États  du  Sud  que  parce  qu’ils 
y trouvent  l’esclavage  ; et,  du  reste,  au  mal  possible  et,  dans  tous 
les  cas  temporaire,  de  l’abolition,  il  oppose  les  inévitables  consé- 
quences du  maintien  de  l’esclavage  : « La  religion  profanée,  anéan- 


r.’ÉMANCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE. 

lie;  la  première  république  du  monde  déshonorée  ; au  sein  d’un 
grand  peuple  libre,  la  décadence  certaine,  la  séparation  imminente, 
l’extermination  possible.  » 

Mais  ce  n’est  plus  dans  ces  termes  que  la  question  est  posée  au- 
jourd’hui. Le  sanglant  drame  de  Harper’s  P’erry  l’a  transportée  sur 
un  autre  terrain;  et  le  vieux  Brown,  pendu  comme  en  trophée  par  les 
partisans  de  l’esclavage  qu’il  attaquait  à force  ouverte,  a remué,  du 
haut  de  son  gibet,  les  cœurs  de  tous  les  citoyens  attachés  à la  cause 
dont  il  a été  le  martyr.  C’est  lui  qui  a ramené  tous  les  esprits  des 
hommes  du  Nord  à cet  oubli  de  leurs  divisions  de  partis,  à cet  accord 
parfait,  d’où  est  sortie  l’élection  du  président  Lincoln.  On  sait  quelles  en 
ont  été  les  suites.  Sans  attendre  aucun  acte  d’agression,  sans  deman- 
der d’autre  prétexte,  les  États  à esclaves  se  séparent,  et  la  guerre  est 
ouverte  entre  ceux  qui  rompent  l’Union  et  ceux  qui  la  veulent  main- 
tenir. La  grande  question  de  l’émancipation  se  trouve  par  là  forcément 
engagée  : comment  et  après  quelles  vicissitudes  sera-t-elle  résolue? 
Nul  ne  le  peut  dire.  Mais,  grâces  à Dieu,  l’esclavage  ne  peut  rien 
gagner  à cette  lutte.  La  victoire  du  Nord,  c’est  la  destruction  de  cet 
odieux  régime.  La  victoire  du  Sud  n’en  serait  pas  la  consécration;  elle 
ne  serait  qu’un  ajournement  où  s’aggraveraient  toutes  les  difficutés. 
Quant  à la  séparation,  ce  serait  la  suppression  de  tous  les  compro- 
mis que  les  États  à esclaves  n’ont  pas  même  jugés  suffisants  pour 
maintenir  l’esclavage  : on  verrait  alors  combien  de  temps,  sans  ces 
lois  honteusement  protectrices,  durerait  une  confédération  fondée 
sur  l’esclavage,  en  présence  des  États  restés  fidèles  à la  loi  comme  à 
l’esprit  de  leur  première  institution. 

M.  Cochin  n’a  pas  voulu  terminer  son  livre  sans  parler  plus  spécia- 
lement de  la  traite,  cette  institution  universellement  proscrite  au- 
jourd’hui, mais  si  intimement  liée  à la  théorie  comme  à la  pratique 
de  l’esclavage.  Si  l’esclavage  était  cette  excellente  école  que  l’on  dit, 
cet  apprentissage  de  religion  et  de  travail,  sources  de  toute  civilisa- 
tion, la  traite  rivaliserait  avec  l’œuvre  de  nos  missionnaires,  et  les 
traitants  pourraient  un  jour  revendiquer  quelque  place  sur  nos  au- 
tels! Il  est  bon  de  déchirer  une  dernière  fois  ce  masque  de  philan- 
thropie que  prenait  l'esclavage  pour  se  faire  accepter  du  temps  pré- 
sent. Après  la  traite,  l’auteur  revient  encore  sur  l’immigration,  cette 
sorte  de  traite  libre  que  les  ruines  amoncelées  par  l’esclavage  ont 
fait  regarder  comme  un  auxiliaire  indispensable  à l’affermissement 
de  l’ordre  nouveau;  mais  en  l’acceptant,  il  demande  qu’on  la  sur- 
veille et  qu’on  la  dirige;  il  ne  veut  pas  qu’elle  ressuscite  l’ancienne 
traite  dans  ses  violences  et  l’esclavage  dans  son  immoralité. 

Malgré  l’importance  des  documents  de  toutes  sortes  si  patiemment 

Novembre  1861.  32 


474 


L’ÉMANCIPATION  ET  L’ESCLAVAGE. 

recueillis  et  si  utilement  rapprochés  dans  ce  livre,  M-  Cochin  aurait 
fait  une  œuvre  incomplète  si,  en  opposant  l’esclavage  et  la  liberté,  et 
en  montrant  l’accord  de  la  raison,  du  droit  et  de  l’intérêt  pour  justi- 
fier et  pour  rendre  général  le  passage  de  l’un  à l’autre,  il  n’avait 
indiqué  la  pensée  qui  doit  présider  à la  transformation.  Cette  pensée, 
ridée  chrétienne,  est  celle  qui  l’a  conduit  lui-même  à cette  grave 
étude,  et  elle  domine  dans  tout  son  ouvrage;  elle  respire,  sans  avoir 
besoin  d’être  exprimée  autrement,  dans  ces  lignes  si  vraies  et  si  tou- 
chantes : 

« Une  si  longue  étude  serait  une  fatigue  si  elle  ne  réservait  d’immenses 
compensations.  Il  en  est  de  l’affranchissement  d’un  esclave  comme  de  l’é- 
ducation d’un  enfant;  rien  de  plus  monotone  à suivre  dans  le  détail;  mais, 
quand  on  voit  que  tant  de  soins  fastidieux  ont  fait  un  homme,  on  ne  regrette 
rien  de  l’ennui  qu’ils  ont  causé,  .le  ne  me  plains  point  de  la  peine  qui  m’a 
conduit  à des  conclusions  irréfragables,  élevées,  en  dépit  de  dénégations 
intéressées  ou  d’objections  tirées  d’observations  partielles,  à la  hauteur  de 
vérités  historiques.»  (T.I,  p.  385.) 

C’est  le  christianisme  qui  assurera  les  destinées  nouvelles  de  la 
liberté,  comme  c’est  lui  qui  a conduit  à l’abolition  de  l’esclavage. 
M.  Cochin  a voulu  plus  spécialement  exposer  cette  origine  et  marquer 
ce  but  d’abord  dans  son  introduction,  qui  est  elle-même  un  hom- 
mage à M.  le  duc  de  Broglie,  comme  au  plus  digne  modèle  de  l’abo- 
litionniste chrétien;  puis  dans  une  conclusion  étendue,  sous  ce  titre: 
le  Christianisme  et  l’Esclavage.  Ce  livre,  dans  son  ensemble,  pourra 
servir  de  pendant  au  beau  rapport  de  celui  à qui  il  est  dédié;  avec 
cette  différence  pourtant,  que  l’un,  venant,  à la  veille  de  l’émancipa- 
tion, dresser  le  bilan  de  l’ancien  régime  colonial,  n’est  point  à refaire  : 
il  demeurera  comme  un  monument  élevé  chez  nous  aux  frontières  de 
l’esclavage  et  de  la  liberté;  l’autre,  au  contraire,  pourra  toujours  être 
remanié  avec  profit,  non  qu’il  s’agisse  d’en  changer  les  conclusions, 
mais  afin  de  les  étendre  et  de  les  affermir  par  des  résultats  nouveaux. 
Mais  cela  n’est  pas  refaire  un  livre,  c’est  en  donner  une  édition  nou- 
velle. Puisse  l’auteur,  dans  l’une  des  plus  prochaines,  être  mis  en 
demeure  de  supprimer  toute  sa  seconde  partie,  et,  au  lieu  de  mettre 
en  regard  des  colonies  où  l’esclavage  est  aboli  les  États  où  il  subsiste 
encore,  n’avoir  plus  à constater  partout  que  les  heureux  effets  de 
l’émancipation  ! 


H.  W ALLON. 


MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER 


ET  LES  PRÉCIEUSES. 


La  Galei'ie  des  portraits  de  mademoiselle  de  Montpensier,  nouvelle  édition  avec 
des  notes,  par  M.  Édouard  de  Barthélemy.  Paris,  Didier,  1860.  — Précieux  et 
Précieuses,  caractères  et  mœurs  littéraires  du  dix-huitième  siècle,  par  M.  Ch. 
L.  Livet.  Paris,  Didier,  1860. 


I 

C’est,  je  crois,  M.  Rœderer  qui,  dans  son  Histoire  de  la  société  po- 
lie^ a commencé  la  réhabilitation  des  précieuses.  Depuis,  cette  thèse 
a fait  fortune  ; l’hôtel  de  Rambouillet  est  devenu  pour  beaucoup  de 
lettrés  et  de  savants  une  sorte  de  sanctuaire  qu’on  ne  peut  attaquer 
sans  passer  pour  profane.  On  a prétendu  que  ces  réunions  célèbres 
avaient  exercé  sur  la  littérature  française  la  plus  heureuse  influence, 
que  la  langue  leur  devait  sa  grâce,  l’esprit  son  élégance,  le  goût  sa 
pureté.  On  a su  habilement  diviser  les  précieuses  en  deux  classes, 
celles  de  la  chambre  bleue  et  des  autres  cercles  aristocratiques,  celles 
de  la  bourgeoisie  et  de  la  province.  On  a volontiers  abandonné  les 
secondes  à Molière,  et,  une  fois  ce  sacrifice  accompli,  on  s’est  cru 
libre  de  voir  les  précurseurs  du  grand  siècle  et  les  modèles  du  bon 
style  dans  les  amis  de  l’illustre  Arthénice  et  dans  les  familiers  du  sa- 
lon de  Mademoiselle. 

Faut-il  accepter  aveuglément  cet  enthousiasme,  qui  me  fait  l’effet 
d’être  plutôt  une  passion  d’antiquaire  qu’un  jugement  de  critique? 
J’en  doute  f:  on  ne  peut  nier  assurément  que  la  finesse  du  sens  litté- 
raire n’ait  fait  quelques  progrès  durant  cette  période,  que  l’bôtel  de 


MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER 


4l*i 

Rambouillet  n’ait  contribué  adonner  au  langage  une  certaine  délica- 
tesse. Dans  cette  mesure  on  est,  il  me  semble,  bien  près  de  la  réa- 
lité. Mais  aller  au  delà,  et  attribuer  aux  précieux  et  précieuses  de  la 
chambre  bleue,  et  plus  tard  du  Luxembourg,  l’honneur  insigne  d’a- 
voir dégagé  la  littérature  des  entraves  de  la  bai’barie,  d’y  avoir  in- 
troduit la  grâce  et  l’esprit,  n’est-ce  pas  s’exagérer  singulièrement 
l'importance  d’une  curiosité  littéraire  et  mondaine?  Tout  cela,-  en 
somme,  n’a-t-il  pas  été  étonnamment  surfait,  et  l’hôtel  de  Rambouillet 
peut-il  se  vanter  d’avoir  formé  l’élégance  d’une  langue  qui  était  déjà 
celle  de  Montaigne,  d’avoir  civilisé  une  poésie  qui  avait  été  illustrée 
par  Malherbe?  J’avoue  qu’il  me  serait  difficile  d’en  convenir  : je  vais 
plus  loin,  et  demeure  persuadé,  même  après  tant  d’éloquentes  apo- 
logies, que  si  l’esprit  précieux  a poli  certaines  aspérités  du  style, 
on  a payé  bien  cher  ce  progrès  que  le  temps  eût  naturellement 
amené.  Fléchier,  il  est  vrai,  dans  son  oraison  funèbre  de  l’abbesse 
d’Hyères,  fille  de  madame  de  Rambouillet,  parle  avec  éloge  de  « ces 
cabinets  où  l’esprit  se  purifiait,  où  se  rendaient  tant  de  personnes  de 
qualité  et  de  mérite  qui  composaient  une  cour  choisie,  nombreuse 
sans  confusion,  modeste  sans  contrainte,  savante  sans  orgueil,  polie 
sans  affectation.  » Mais  la  Bruyère,  qui  n’est  pas,  comme  Fléchier, 
asservi  aux  formes  du  panégyrique,  parle  tout  autrement  de  ces 
mêmes  réunions,  et  peint  les  précieux  sous  d’autres  couleurs  ; « Par 
tout  ce  qu’ils  appelaient,  dit-il,  délicatesses,  sentiment  et  finesse 
d’expression,  ils  étaient  enfin  parvenus  à n’être  plus  entendus  et  à ne 
s’entendre  pas  eux-mêmes.  II  ne  fallait,  pour  servir  à ces  entretiens, 
ni  bon  sens,  ni  mémoire,  ni  la  moindre  capacité  : il  fallait  de  l'esprit, 
non  pas  du  meilleur,  mais  de  celui  qui  est  faux,  et  où  l’imagination  a 
trop  de  part.  » Cette  satire  est  bien  sévère,  sans  doute  : est-elle  méri- 
tée? Je  le  crains,  si  je  considère  d’abord  les  écrits  notoirement  admi- 
rés par  la  coterie  précieuse,  les  œuvres  de  Voiture,  les  tragédies  de 
Mairet,  la  Guirlande  de  Julie  et  les  poésies  de  tant  d’auteurs  mainte- 
nant peu  connus , mais  alors  célèbres,  ensuite  l’enthousiasme  que  la 
littérature  italienne  et  espagnole  du  temps  inspirait  chez  l’illustre  Ar~ 
thénice  et  chez  mademoiselle  de  Montpensier,  enfin  les  traces  que  ce 
genre  d’esprit  a laissées  dans  la  littérature  française. 

Je  parlerai  plus  loin  et  plus  longuement  du  salon  de  Mademoiselle. 
L’hôtel  de  Rambouillet  a été  le  premier  théâtre  où  la  recherche,  l’em- 
phase, la  métaphore  ampoulée,  la  galanterie  littéraire  et  la  pointe, 
aient  reçu  les  applaudissements  de  la  bonne  compagnie.  11  n’en  est  pas 
moins  l’objet,  aujourd’hui  surtout,  d’une  admiration  passionnée, 
grâce  à l’ingénieuse  distinction  dont  nous  avons  parlé  entre  les  vé- 
ritables précieuses  et  les  précieuses  ridicules.  Il  ne  faut  pas,  il  est 
vrai,  les  confondre  : les  premières  étaient  de  bonne  compagnie  ; les 


477 


ET  LES  PRÉCIEUSES. 

secondes,  comme  le  dit  Molière,  « de  mauvais  singes  qui  méritent 
d’être  bernés.  » Mais  de  ce  que  ces  dernières  ont  exagéré  certains 
defauts,  s’ensuit-il  qu’il  faille  se  dissimuler  ces  défauts  eux-mêmes? 
Je  puis  citer  sur  ce  point  un  écrivain  qui  n’est  pas  suspect,  M.  Livet. 
11  a consacré  tout  un  agréable  volume  à l'éloge  de  l’holel  de  Ram- 
bouilet  et  des  précieuses,  où  il  nous  déclare  avec  une  vénération 
un  peu  forcée  n’aborder  le  portrait  de  l’illustre  marquise  « qu’en 
tremblant.  » Libre  à lui;  mais  il  n’en  avoue  pas  moins  que  « le  goût 
équivoque  des  ruelles  engagea  de  plus  en  plus  un  grand  nombre  des 
écrivains  de  ce  temps  dans  une  voie  funeste  dont  il  fut  plus  tard  fort 
difficile  de  sortir.  » Il  se  garde  bien,  il  est  vrai,  d’appliquer  ce  mot 
dédaigneux  de  « ruelles  » au  sanctuaire  d’Arthénice  : il  craindrait 
trop  d’être  impie  ; mais,  comme  c’était  sous  les  yeux  de  cette  divinité 
que  ce  goût  nouveau  s’était  consacré,  était  devenu  une  mode,  il  nous 
est  impossible  de  ne  pas  en  faire  remonter  jusqu’à  l’hôtel  de  Ram- 
bouillet la  triste  responsabilité. 

D’ailleurs,  il  y a un  fait  que  je  crois  incontestable,  et  qui  n’a  pas 
une  médiocre  importance  dans  la  question,  c’est  le  goût  passionné 
de  la  chambre  bleue  pour  l’italien  et  l’espagnol.  Ces  deux  langues, 
dit  encore  M.  Livet,  « étaient  alors  nécessaires  à l’honnête  homme,  à 
l’homme  du  monde.  » Auprès  d’Arthénice  et  de  la  princesse  Julie,  on 
s’extasiait  devant  les  œuvres  de  Marini  et  de  Gongora.  Or  il  était 
difficile  de  choisir  deux  auteurs  dont  l’influence  fût  plus  pernicieuse 
pour  le  goût.  Marini  n’avait  d’autre  but,  selon  ses  propres  expres- 
sions, que  de  faire  pâmer  de  surprise  : 

Che  non  sa  far  stupir  vada  alla  striglia. 

Et  il  réalisait  d’avance  l’idéal  des  femmes  savantes  : 

On  n’en  peut  plus,  on  pâme,  on  se  meurt  de  plaisir. 

Gongora  était  l’inventeur  du  style  « culto,  » qui  est  le  père  du  style 
précieux  : Nacla  vulgar^  telle  est  sa  devise,  fidèlement  suivie  par  ses 
disciples  : « Ils  laissaient  au  vulgaire,  dit  la  Bruyère,  l’art  de  parler 
d’une  manière  intelligible.  » L’hôtel  de  Rambouillet  avait  donc  érigé 
en  règle  le  mot  de  Gongora,  et  en  avait  fait  une  tradition. 

Je  n’avance  point  ceci  à la  légère  : on  est  frappé,  en  lisant  Marini 
ou  Gongora  dans  sa  seconde  manière,  des  rapports  qui  existent  entre 
ce  prétendu  style  « culto»  et  celui  des  écrivains  précieux.  Ce  sont 
les  mêmes  l'affinements,  les  mêmes  expressions  recherchées,  la 
môme  affectation  mythologique,  le  même  déploiement  de  tournures 
bizarres,  de  comparaisons,  d’équivoques  et  de  jeux  d’esprit,  si  bien 


478 


MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER 

qu’on  en  arrive  en  effet,  comme  disent  les  critiques,  à ne  les  compren- 
dre qu’avec  peine.  C’est  dans  ce  style  que  Voiture  écrit,  non  pas  tou- 
jours, il  est  vrai,  mais  trop  souvent  pour  l’honneur  de  sa  renommée; 
c’est  dans  ce  style  que  Ménage  composait  les  sonnets  italiens  qu’il  dé- 
diait à Arthénice,  et  où  il  comparait  les  yeux  de  la  marquise  à l’étoile  de 
l’amour;  enfin  que  les  divers  auteurs  de  la  Guirlande  de  Julie  faisaient 
parler  les  fleurs  à leur  belle  souveraine.  Ne  retrouve-l-on  pas  cette 
manie  de  la  pointe,  de  la  louange  emphatique,  des  expressions  con- 
tournées, dans  les  diverses  pièces  de  ce  recueil  écrit  par  les  plus 
beaux  esprits  de  l’hôtel? 

La  rose,  en  face  de  Julie,  imagine  de  s’écrier  : 


Devant  ce  teint  d’un  beau  sang  animé 
Je  n’apparais  que  pour  ne  plus  paraître. 

Le  narcisse,  heureux  de  rencontrer  une  idée  ingénieuse,  ajoute  : 

Ce  n’est  plus  moy,  c’est  vous  que  j’ayme. 

Le  lis,  tout  aussi  galant,  mais  plus  fier,  ne  souhaite  pas  moins  que 
la  royauté  à l’incomparable  Julie  : 

Pour  rendre  ce  qu’on  doit  aux  lys  de  ton  beau  teint. 

Il  t’en  faut  mettre  sur  la  tête  ! 

Et  l’héliotrope,  dégoûté  désormais  de  l’astre  vers  lequel  il  se  tourne 
d’ordinaire,  rend  hommage  à un  astre  plus  beau  : 

Je  quitte  le  soleil  des  deux 
Pour  suivre  celui  de  la  terre. 

Philinte,  peut-être,  aurait  dit  ici  : 

Ah  ! qu’en  termes  galants  ces  choses-là  sont  mises  ! 

Mais  je  doute  fort  qu’elles  eussent  plus  charmé  Alceste  que  le  sonnet 
d’Oronte,  Oronte,  un  échappé  de  l’hôtel  de  Rambouillet,  où  cer- 
tainement il  aurait  obtenu  le  plus  brillant  succès.  Je  ne  sais  pas  ce 
que  louaient  les  « mauvais  singes  » des  « véritables  précieuses,  » 
mais  voilà  ce  qu’on  portait  aux  nues  dans  la  chambre  bleue. 

Pour  ma  part,  je  reconnais  là  les  plus  mauvais  côtés  du  style  italien 
et  espagnol  de  l’époque  : sans  doute,  ce  n’est  pas  l’hôtel  de  Ram- 
bouillet qui  a imaginé  d’imiter  ce  genre  d’esprit  équivoque;  mais 
il  faut  reconnaître  que  les  hôtes  de  la  marquise  lui  ont  donné  chez 


ET  LES  PRÉCIEUSES. 


479 


nous  droit  de  cité,  grâce  à l’influence  que  leur  naissance  illustre, 
la  haute  position  qu’ils  occupaient  dans  le  monde,  exerçaient  sur  les 
contemporains.  Lorsque  je  lis  dans  Marini  ou  dans  Gongora  les 
façons  de  dire  chères  à la  chambre  bleue,  les  yeux  comparés  à 
« deux  soleils,  » les  œillets  nommés  les  « rubis  printaniers  d’avril,  » 
les  bergères,  des  « roses  vêtues,  » et  autres  locutions  pareilles,  il  est 
évident  pour  moi  que  ce  sont  là  les  modèles  des  écrivains  dont  on  a 
longtemps  imposé  les  œuvres  à l’admiration  des  gens  du  monde.  Oui, 
l’hôtel  de  Rambouillet  est  italien  et  espagnol  de  la  mauvaise  époque. 
Par  le  sentiment  et  par  les  idées,  rarement  il  est  français.  Il  a usé 
de  la  redoutable  puissance  de  la  mode  pour  inoculer  chez  nous  le 
faux,  le  maniéré,  pour  nous  enseigner  je  ne  sais  quelle  mythologie 
empruntée  aux  écarts  les  plus  ridicules  d’imaginations  étrangères, 
pour  égarer  bon  nombre  d’excellents  esprits  dans  la  voie  des  inven- 
tions puériles,  hors  du  bon  sens  et  de  la  vérité;  il  s’est  fait  le  centre 
de  cette  littérature  galante  contre  laquelle  nos  plus  grands  écrivains 
ont  eu  à lutter  et  qui  n’est  pas  sans  avoir  laissé  quelques  taches  sur 
leurs  plus  belles  œuvres.  Molière,  qui  aurait  redoutéd’attaquer  de  front 
une  tradition  représentée  alors  par  tant  de  hauts  personnages,  et  qui 
s’en  défend  dans  la  préface  des  Précieuses  avec  plus  d’adresse  que  de 
sincérité,  a toujours  réagi  contre  elle.  Lorsque  Oronle  vient  lire  son 
sonnet,  certainement,  quoi  qu’on  en  ait  dit,  Alceste  n’est  pas  Montau- 
sier,  car  Montausier  avait  commis  lui-même  une  trop  grande  quantité  de 
sonnets  pareils  pour  les  traiter  si  rudement  de  « sottises.  » Alceste  est 
le  bon  goût  outragé  par  des  productions  que  la  chambre  bleue  aurait 
certes  louées  de  son  temps.  Trissotin  aurait  recueilli  pour  son  « nou- 
veau-né » autant  d’éloges  auprès  d’Arthénice  qu’ auprès  des  femmes 
savantes,  et  qui  sait  même  s’il  n’y  avait  pas,  au  fond  de  la  pensée  de 
Molière  traçant  le  portrait  de  Philaminte  et  d’Armande,  quelque  vague 
ironie  et  quelque  irrespectueux  souvenir? 

Je  ne  puis  donc  partager  l’admiration  générale  pour  l’esprit  de 
rilôtel  de  Rambouillet.  Peut-être  suis-je  sacrilège,  mais  je  crois  qu’il 
eût  été  heureux  pour  la  littérature  française  que  ces  réunions  n’eussent 
jamais  eu  lieu.  On  aurait  su  un  peu  plus  tard  qu’il  faut  prononcer 
Rome  et  non  Roume,  homme  et  non  pas  houme,  mais  j’ose  espérer 
qu’avec  le  temps  un  tel  progrès  eût  été  réalisé.  Il  existerait  beaucoup 
moins  de  sonnets,  de  dizains  et  de  madrigaux,  Molière  n’aurait  peut- 
être  pas  écrit  Mélicerte,  la  carte  de  Tendre  n’eût  peut-être  jamais  été 
inventée,  les  jeunes  premiers  de  Racine  n’auraient  pas  tourné  avec 
tant  d’élégance  des  compliments  à leur  princesse,  le  César  de  la  Mort 
de  Pompée  n’aurait  pas  demandé  à Antoine  : 

Avez-vous  vu  cette  reine  adorable  ? 


480 


MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER 


Et  Antoine  n’aurait  pas  répondu  : 

Oui,  seigneur,  je  l’ai  vue  : elle  est  incomparable. 

Voilà,  j’en  conviens,  les  belles  choses  que  nous  aurions  à regretter, 
car  elles  sont  bien  évidemment  dues  à l’influence  de  l’hôtel  sur  le  pu- 
blic et  sur  les  gens  de  lettres.  Eh  bien,  quant  à moi,  je  me  résigne- 
rais à’ ces  pertes,  quelque  grandes  qu’elles  soient  sans  doute,  et  suis 
frès-persuadé  que  nous  n’aurions  pas  perdu  autre  chose. 


H 


Je  suis  inexact  ici  : nous  aurions  encore  perdu  les  portraits. 

Mademoiselle  de  Montpensier,  lassée  de  ses  mécomptes  politiques, 
cherchait  à se  consoler,  avant  de  songer  à Lauzun  — nous  sommes  en 
1658  — par  le  goût  des  arts  et  de  la  littérature.  Bien  que  ce  goût  ne 
fût  pas  parfaitement  éclairé,  il  faut  lui  en  savoir  gré,  car  en  somme, 
et  dans  une  certaine  mesure,  il  sied  bien  aux  femmes  et  particuliè- 
rement aux  princesses.  « Sa  petite  cour,  dit  M.  le  duc  de  Noailles 
dans  son  Histoire  de  madame  de  Maintenons  avait  été  l’un  des  centres 
du  bel  esprit.  Ce  fut  elle  qui  inventa,  au  milieu  de  son  cercle  presque 
entièrement  composé  du  grand  monde,  le  genre  des  portraits,  qui  de- 
vint fort  à la  mode.  » Ce  genre,  qui  avait  été  inconnu  à l’hôtel  de  Ram- 
bouillet, naquit  néanmoins  sous  l’influence  de  l’esprit  précieux  qui 
avait  survécu  au  salon  d’Arlhénice.  Depuis  longtemps,  il  était,  si  j’ose 
le  dire,  en  puissance  dans  la  société.  D’une  part,  au  fond  l’esprit  pré- 
cieux était  éminemment  descriptif;  d’autre  part,  il  était  extrêmement 
répandu  parmi  des  gens  qui,  sans  cesse  réunis,  n’avaient  rien  de  mieux 
à faire  que  de  s’étudier,  de  s’analyser  les  uns  les  autres.  L’avénement 
de  ce  genre  n’eut  donc  rien  d’inspiré,  il  réalisa  au  contraire  bien  des 
aspirations  confuses,  il  favorisa  des  inclinations  préconçues.  Aussi 
fut-il  compris  sur-le-champ  et  accepté  avec  enthousiasme.  C’était 
pour  l’esprit  précieux  une  occasion  longtemps  attendue  de  déployer 
ce  luxe  de  comparaisons,  d’épithètes,  d’antithèses,  ces  tours  de  phra- 
ses prétentieux,  ces  rafiinements  de  galanterie  empruntés  à l’Italie  et 
à l’Espagne,  dont  les  gens  du  monde  usaient  jusqu’alors  seulement 
dans  la  conversation,  et  qu’ils  furent  heureux  de  pouvoir,  à leur  tour, 
aussi  bien  que  les  écrivains  autorisés  alors,  déposer  dans  de  petits 
ouvrages  admirés.  C’est  pourquoi,  selon  les  expressions  de  M.  Victor 


481 


ET  LES  PRÉCIEUSES. 

Cousin,  ce  genre  devint  « toute  une  littérature,  » conserva  droit 
de  cité  à la  cour  pendant  une  partie  du  grand  siècle,  se  mêla  même 
aux  œuvres  littéraires,  fut,  entre  autres,  cultivé  avec  talent  par  ma- 
demoiselle de  Scudéry,  obtint  enfin  une  vogue  si  durable,  qu’on  le  re- 
trouve, plus  de  trente  ans  plus  tard,  là  où  l’on  ne  supposerait  guère 
qu’il  eût  pu  pénétrer,  — parmi  les  divertissements  des  élèves  de  Saint- 
Cyr,  avant  l’austère  réforme  de  1692.  Chacun  voulut  avoir  son  portrait 
de  sa  propre  main  ou  de  la  main  de  ses  amis  ; on  se  décrivait  récipro- 
quement; on  s’envoyait  ces  productions,  qui  ne  coûtaient  ni  beaucoup 
de  temps  ni  beaucoup  de  peine  ; on  échangeait  complaisamment  ces 
études,  qui,  faites  d’après  nature,  auraient  pu  être  intéressantes,  mais 
dont,  par  malheur,  l’esprit  des  ruelles  affadissait  le  sens  et  dénaturait 
les  formes.  Cette  mode,  naturellement,  descendit  de  le  cour  à la  ville, 
et  de  même  qu’aulrefois  les  fantaisies  de  l’hôtel  de  Rambouillet  avaient 
été  exagérées  par  les  précieuses  de  la  bourgeoisie  et  de  la  province, 
des  mains  inhabiles  et  des  esprits  moins  élégants  s’exercèrent  à leur 
tour  dans  le  portrait.  Il  n’y  eut  si  petite  bourgeoise  lettrée  qui  ne  vou- 
lût avoir  le  sien  et  qui  ne  prît  sur  les  soins  de  sa  maison  le  temps  de 
l’écrire.  On  vit  naître  partout  ces  écrits  futiles,  absolument  comme 
aujourd’hui  les  innombrables  photographies  que  toute  personne  un 
peu  versée  dans  le  monde  a reçues  par  douzaines.  Mais  il  faut  avouer 
que,  sur  ce  point,  le  dix-septième  siècle  avait  plus  de  coquetterie  que 
le  nôtre  : tandis  qu’aujourd’hui  nous  présentons  fièrement  à nos  amis 
ce  que  j’ai  bien  de  la  peine  à ne  pas  nommer  notre  caricature;  au 
dix-septième  siècle,  la  galanterie,  ce  peintre  bien  appris,  embellissait 
toutes  les  physionomies  qu’elle  se  plaisait  à décrire.  On  ne  reconnais- 
sait pas  aisément,  il  est  vrai,  la  personne  qui  avait  posé  pour  le  por- 
trait, mais,  j’ai  regret  de  le  dire,  nos  photographes,  bien  souvent, 
n’évitent  point  ce  défaut-là,  et  du  moins,  tandis  qu’une  collection  de 
nos  caries  de  visite  donne  une  triste  idée  de  la  beauté  moderne,  la 
collection  de  portraits  du  dix-septième  siècle  que  j’ai  sous  les  yeux 
nous  présente  un  assemblage  heureux  de  grâces  et  de  perfections. 
Laquelle  vaut  mieux  de  ces  infidélités? 

La  petite  cour  de  Mademoiselle,  où  ce  genre  était  né,  prit  un 
grand  plaisir  à cette  nouveauté  ; ce  fut  à qui  écrirait  son  portrait 
ou  celui  des  autres,  et  bientôt  un  recueil  manuscrit  se  trouva 
composé.  Segrais,  secrétaire  de  la  princesse,  « espèce  de  savant, 
disait-elle,  tourné  vers  le  bel  esprit,  » fut  chargé  de  le  faire  im- 
primer. On  sauva,  il  est  vrai,  les  apparences  , et  Segrais  parut 
avoir  pris,  de  son  chef,  la  belle  résolution  de  publier  le  manuscrit. 
Cette  collèction  ne  fut  tirée  d’abord  qu’à  trente  exemplaires,  mais 
elle  tomba  bientôt  dans  le  domaine  public  ; elle  était  un  type,  un 
modèle,  l’expressioii  la  plus  parfaite  d’un  genre  cher  à la  mode;  les 


i82 


MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER 


éditions  s’en  multiplièrent.  Depuis  longtemps,  toutefois,  ce  recueil 
était  oublié.  M.  Ed.  de  Barthélemy  en  a donné  une  édition  nou- 
velle, où  il  cherche  à lever  l’incognito  de  la  plupart  des  person- 
nages ; il  faut  lui  savoir  gré  d’efforts  souvent  heureux  : un  travail 
sérieux  sur  les  écrivains  du  temps  lui  a été  nécessaire  pour  déter- 
miner au  juste  tant  de  noms  incertains.  Quelques  portraits  cependant 
ont  résisté  à ses  recherches  ; il  avait,  il  est  vrai,  fréquemment 
deux  anonymes  à connaître,  l’auteur  du  portrait  et  la  personne 
que  l’auteur  a voulu  peindre.  On  doit  regretter  ces  lacunes,  bien  que, 
le  plus  souvent,  l’indication  d’un  nom  à peu  près  inconnu  présente 
peu  d’intérêt,  et  qu’au  fond  il  nous  soit  parfaitement  indifférent  que 
telle  ou  telle  dame  qui  évidemment  n’a  pas  laissé  trace  dans  l’his- 
toire ait  eu  les  yeux  noirs  ou  bleus  et  se  soit  vu  peindre  par  un 
ami  également  inconnu.  Mais  il  y a çà  et  là  certains  portraits 
sous  lesquels  on  pressent  une  individualité  plus  ou  moins  célèbre, 
dont  le  style  accuse  un  écrivain  habile  et  dont  les  noms  ont  échappé 
à la  patiente  investigation  de  M.  de  Barthélemy.  Peut-être  une  étude 
plus  longue  encore  et  plus  suivie  eCit-elle  triomphé  de  ces  résistances, 
et  ce  qui  me  le  fait  croire,  c’est  la  singulière  distraction  que  j’ai  re- 
marquée en  deux  endroits  du  livre,  au  portrait  de  la  comtesse  de 
Fiesque,  dont  M.  de  Barthélemy  confesse  ignorer  l’auteur,  au  por- 
trait de  la  comtesse  de  M.  G.,  qu’il  déclare  ne  pas  reconnaître,  et 
dont  le  peintre  a également  déjoué  la  sagacité.  Or  le  dernier  de  ces 
portraits  se  trouve,  presque  mot  pour  mot,  bien  que  moins  développé, 
dans  l’Histoire  amoureuse  de  Bussy-Rabutin,  et  la  comtesse  de  M.  G. 
n’est  autre  que  la  trop  fameuse  madame  de  Monglas.  Quant  au  pre- 
mier, quelques  expressions  se  rapportent  trop  exactement  à l’un  des 
passages  du  même  livre,  pour  qu’on  puisse  hésiter  à lui  attiâbuer  le 
même  auteur.  M.  de  Barthélemy  a montré  beaucoup  de  pénétration 
en  disant  que  ces  deux  portaits  littéraires  lui  semblent  de  la  même 
main.  Ils  sont  de  la  même  main  en  effet;  mais  il  fallait  aller  plus  loin 
et  reconnaître  Je  trait  tin,  l’expression  nette,  le  tour  dégagé  du  style 
de  Bussy. 


III 

Il  y a dans  cette  Galerie  de  mademoiselle  de  Montpensier,  des  por- 
traits de  deux  sortes.  Les  uns  sont  faits  par  les  personnes  elles-mêmes 
qu’on  y voit  représentées,  les  autres  sont  l’œuvre  de  l’amitié.  Nous 
parlerons  d’abord  des  premiers,  et,  avant  tout,  un  mot  de  Segrais, 
dans  la  préface  du  volume,  exige  une  courte  réfutation.  Le  secrétaire 


ET  LES  PRÉCIEUSES. 


483 


de  Mademoiselle,  enthousiasmé,  comme  un  courtisan  bien  élevé  doit 
l’être  en  présence  des  fantaisies  qui  charment  une  princesse,  se  livre 
à un  pompeux  éloge  de  cette  mode  nouvelle.  S’il  s’était  borné  à nous 
apprendre  que  « le  plus  long  de  ces  ouvrages  n’a  jamais  coûté  à son  Al- 
tesse royale  plus  d’un  quart  d’heure,»  tout  en  songeant  au  mot  d’Oronte, 
prononcé  sur  le  théâtre  huit  ans  plus  tard,  et  emprunté  peut-être  à ce 
panégyrique,  nous  n’aurions  pu  raisonnablement  nous  plaindre  que 
son  Altesse  ou  ses  collaborateurs  aient  employé  plus  de  temps  à un 
tel  divertissement.  Si  le  même  Segrais  s’ était  borné  à nous  représenter 
ces  portraits  comme  un  jeu  de  salon  curieux  pour  des  amis  et  désireux 
seulement  de  plaire  un  instant  à l’oisiveté  élégante  des  gens  d’esprit, 
nous  n’aurions  qu’à  applaudir  sans  réserve  à ce  plaisir,  après  tout 
fort  innocent.  Mais  l’imprudent  secrétaire  va  plus  loin:  dans  son  avis 
au  lecteur,  il  le  prévient  qu’il  faut  voir  autrement  les  choses  et  leur 
attribuer  une  importance  toute  particulière.  Ces  portraits,  dit-il,  «dé- 
.couvrent  l’intérieur  et  s’attachent  à l’àme.  On  peut  les  appeler  des 
historiens  en  raccourci,  des  abrégés  de  notre  vie  et  des  espèces  de 
confessions  générales,  s’il  m’est  permis  de  me  servir  de  cette  compa- 
raison. » Oh  ! non,  certainement,  cette  comparaison  ne  saurait  ici  lui 
être  permise,  et  pas  davantage  la  transformation  d’un  amusement 
frivole  et  superficiel  en  oeuvres  psychologiques  ou  historiques.  Il  n’y  a 
malheureusement  pas,  sauf  dans  trois  ou  quatre  portraits  vraiment 
remarquables  et  dont  je  parlerai  plus  loin,  trace  de  psychologie  dans 
tout  le  recueil.  Quant  à l’histoire,  cette  muse  sévère  se  soucie  peu  du 
plus  grand  nombre  de  personnages  qui  prétendent  à l’insigne  hon- 
neur de  poser  devant  elle  : enfin,  quant  à la  confession  générale, 
comme  les  peintres  de  leurs  amis  sont  gens  qui  savent  vivre,  ils  ont 
soin  de  ne  rapporter  que  des  sujets  de  louange,  et,  comme  les  pein- 
tres d’eux-mêmes  s’admirent  naïvement,  ils  ne  confessent  guère  que 
leurs  bonnes  qualités  ou  ces  défauts  qu’on  aime  souvent  plus  que  des 
vertus.  Us  avouent  quelque  chose,  il  est  vrai,  mais  sans  le  vouloir; 
c’est,  s’il  est  possible  d’employer  ici  des  mots  un  peu  sérieux  pour  un 
tel  badinage,  leur  amour-propre  et  leur  vanité.  Écartons  donc  entiè- 
rement l’appréciation  maladroitement  complaisante  de  Segrais.  11  ne 
s’agit  que  de  productions  légères  dues  à une  coquetterie  ou  à une 
galanterie  gracieuse  parfois,  mais  fade  souvent.  La  critique  doit  trai- 
ter en  se  jouant  de  pareilles  bagatelles,  qui  n’ont  ni  attrait  philoso- 
phique ni  attrait  historique,  et  demeurent  seulement  un  indice  cu- 
rieux d’un  certain  ton, d’une  certaine  manière  de  dire,  d’une  certaine 
tradition  littéraire  qui,  après  avoir  survécu  à l’hotel  de  Rambouillet, 
devaient  garder  longtemps  encore,  au  sein  d’une  cour  polie,  une 
influence  réelle  sur  les  esprits. 

L’abbesse  de  Caen,  Éléonore  de  Rohan,  en  commençant  à écrire 


4S;4 


MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER 


son  portrait,  que  Mademoiselle  lui  avait  demandé,  expose  avec  autant 
d’esprit  que  de  sens  le  défaut  essentiel  du  genre  : « Je  suis  prévenue, 
dit-elle,  que  nous  sommes  de  forts  méchants  juges  de  nous-mêmes, 
qu’il  n’y  a point  de  défaut  si  universel  que  celui  de  se  méconnaître, 
que  nous  avons  beau  avoir  des  miroirs  fidèles,  notre  amour-propre 
en  gâte  les  plus  pui  es  glaces.  » Ce  jugement,  qui  est  une  condamna- 
tion évidente  du  genre  au  nom  de  la  sincérité,  était,  paraît-il,  dans 
l’esprit  de  bien  des  gens,  en  dépit  de  l’engouement  qui  avait  accueilli 
la  nouvelle  mode,  car  je  le  retrouve  exprimé  plus  en  détail  par  l’au- 
teur du  portrait  de  madame  de  la  Calprenède  ; « Ce  qui  me  semble 
admirable  dans  ce  nouveau  genre  d’écrire,  dit-il,  c’est  que  ceux  qui 
pensent  faire  leur  portrait  s’attribuent  tout  ce  qu’ils  ont  ouï  dire  de 
beau  ou  pour  les  lumières  de  l’esprit  ou  pour  les  nobles  sentiments 
du  cœur.  Le  moindre  petit  écolier  se  sent,  dit-il,  généreux,  chaud 
ami,  libéral,  éclairé  plus  qu’il  ne  paraît,  et  la  moindre  petite  femme 
assure  qu’elle  aime  ses  amis  avec  une  constance  inébranlable,  qu’elle 
hait  la  médisance  et  la  coquetterie  plus  que  la  mort,  et  qu’elle  ne  con- 
naît dans  son  cœur  nul  mouvement  d’envie  et  d’avarice.  Enfin,  tous 
les  hommes  sont  des  Catons  ou  des  Césars  pour  le  moins,  et  les  femmes 
des  Lucrèces  ou  des  Octavies.  » Voici  du  moins  un  auteur  qui  ne  se 
fait  pas  d’illusion!  Mais  les  peintres  de  leur  propre  physionomie  ne 
couraient  pas  seulement  le  risque  de  se  flatter  prodigieusement,  ce 
qui  ne  les  eût  que  médiocrement  inquiétés  : madame  de  Motteville  as- 
sure avec  quelque  malice  « n’avoir  jusqu’à  cette  heure  guère  vu  de 
ces  portraits  par  lesquels  il  lui  fût  facile  de  reconnaître  l’original.  » 
N’être  pas  reconnu,  c’est  un  écueil  sans  doute,  mais  la  malignité  du 
public  allait  plus  loin  encore,  et  je  rencontre  dans  un  autre  auteur 
cet  arrêt  redoutable  : « C’est  une  entreprise  bien  délicate  que  de  par- 
ler de  soi-même.  Ce  qu’on  en  dit  de  mal  (avouons  que  ce  point-là  n’a 
guère  lieu  d’effrayer  les  belles  précieuses),  ce  qu’on  en  dit  de  mal  est 
facilement  persuadé;  mais  les  choses  avantageuses  attirent  la  raille- 
rie et  ne  gagnent  la  créance  de  personne.  » Ce  mot  est  assurément 
d’un  misanthrope,  mais,  je  ne  sais  comment,  il  est  vrai,  et  la  postérité 
pense  comme  il  prétend  que  pensaient  alors  les  gens  du  monde. 

Toutefois,  on  le  doit  reconnaître,  il  semble  que  ces  auteurs  de  por- 
traits personnels  n’aient  guère  redouté  le  ridicule,  car  il  est  impos- 
sible de  se  vanter  avec  une  plus  merveilleuse  naïveté.  Il  en  est  « jus- 
qu’à trois  que  je  pourrais  citer,  » qui  essayent  de  montrer  quelque 
impartialité,  sans  se  soucier  du  danger  de  « persuader  trop  facile- 
ment. » Madame  de  la  Trémouille,  par  exemple,  l’avoue  avec  ingé- 
nuité ; « Ma  taille  s’est  courbée  par  l’âge  et  par  la  négligence  ; » il 
est  vrai  qu’elle  garde  encore  une  coquetterie  rétrospective,  et  qu’elle 
a grand  soin  d’ajouter  en  manière  de  correctif  : « ma  taille...  que 


ET  LES  PRÉCIEUSES. 


485 


j’avais  belle;...  mon  teint,  continue-t-elle,  qui  était  blanc  et  délié, 
s’est  jauni  par  mes  maladies...  mes  dents,  qui  étaient  assez  blanches, 
se  sont  noircies,  » et  enfin,  impitoyablement  véridique,  elle  termine 
ce  crayon  en  disant  : « La  petite  vérole  a achevé  la  laideur  de  mon  nez.» 
C’est  ainsi  que  la  Palatine  parlera  d’elle-même  quarante  ans  plus  tard, 
en  envoyant  son  portrait  à ses  amis  d’Allemagne;  mais  l’exemple  de 
madame  de  la  Trémouille,  on  le  devine  aisément,  ne  fut  point  conta- 
gieux. J’ai  encore  sous  les  yeux  un  autre  échantillon  de  modestie, 
mais  celui-là  est  loin  d’être  aussi  édifiant  : mademoiselle  Desjardins, 
une  précieuse  fort  célèbre  alors,  paraît-il,  parle  d’elle-même  avec  la 
complaisance  du  Cléonte  du  Bourgeois  Gentilhomme  défendant  Lucile 
contre  les  plaisantes  accusations  de  Covielle  : « Elle  a les  yeux  petits, 
dit  le  valet.  — Cela  est  vrai,  répond  l’amant,  mais  elle  les  a pleins 
de  feu. — Elle  a la  bouche  grande,  reprend  Covielle. — Oui,  dit  Cléonte, 
mais  on  y voit  des  grâces  qu’on  ne  voit  point  aux  autres  bouches.  » 
Mademoiselle  Desjardins,  et  c’est  là  une  nuance  agréable  d’un  spiri- 
tuel amour-propre,  se  décrit  presque  dans  les  mêmes  termes  : « J'ai 
la  physionomie  heureuse,  dit-elle...  les  yeux  petits,  mais  pleins  de 
feu...  la  bouche  grande,  mais  les  dents  belles  pour  ne  pas  rendre  son 
ouverture  désagréable.  » Voilà  une  sincérité  qui  n’est  point  du  tout 
périlleuse,  et  c’est  de  l’adresse,  vraiment,  que  d’avouer  des  défauts 
que  tout  le  monde  voit,  lorsqu’on  sait  leur  donner,  grâce  à la  com- 
plaisante conjonction  « mais,  » une  aimable  tournure.  J’ai  bien  encore 
sous  les  yeux  la  modestie  de  Linière,  l’athée  de  Senlis,  que  Boileau 
appelait  brutalement 

De  Senlis  le  poëte  idiot, 

et  qu’on  nomme  dans  les  portraits  « monsieur  de  Lignière.  » Mais  cette 
modestie-là  ne  lui  servira  guère,  je  suppose,  pour  le  salut  de  son  âme. 
11  est  en  vérité  de  mœurs  très-légères,  inconstant,  infidèle,  médio- 
crement pieux,  mais  quoi...  ce  sont  vices  à la  mode,  et  qu’il  confesse 
avec  un  sourire  sur  les  lèvres...  ces  lèvres  aussi  vermeilles,  nous 
apprend-il,  « que  celles  de  la  belle  Philis,  » ce  qui  ne  nous  apprend 
pas  grand’chose. 

C’est  à peu  près  là  ce  que  j’ai  pu  trouver  de  plus  beau,  en  fait  de 
modestie,  dans  ce  recueil,  car  je  n’appelle  pas  de  ce  nom  deux  on 
trois  peintures  grotesques,  comme  celles  du  marquis  de  R***  ou  de 
madame  de  la  Grenouillère.  Il  y a là  un  parti  pris  de  cynisme  Ibrt 
dégoûtant  qui  ressemble  à une  plaisanterie  de  mauvais  goût,  et  snr 
quoi  on  ne  peut  insister.  Mais  quant  aux  autres  personnages,  ils  sont 
satisfaits  d’eux-mêmes  avec  une  curieuse  naïveté.  La  marquise  du 
Fresnoy  nous  déclare  qu’elle  a « le  port  haut,  l’abord  sérieux  et  dou\, 


486 


MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER 


l’air  fier  sans  l’avoir  mélancolique,  le  teint  blanc,  uni,  et  animé  de  ce 
bel  incarnat  qui  anime  les  roses,  » puis,  dans  son  imperturbable  sé- 
rénité, elle  ajoute  : « Je  suis  d’un  éclat,  sans  vanité,  à parer  assez 
bien  une  portière  au  Cours  et  un  fauteuil  dans  une  assemblée.  » Sans 
vanité  n’est-il  pas  charmant?  mais  voici  qui  est  mieux  encore,  et  la 
trop  aimable  marquise  proclame  que  « ses  yeux  sont  vifs  et  pleins 
d’un  feu  qui  n’est  pas  moins  beau  qu’il  est  dangereux.  >»  Une  autre 
reconnaît  ingénument  « que  ses  yeux  sont  aussi  beaux  que  des  yeux 
le  peuvent  être.  » Après  cela,  il  semble  qu’il  n’y  ait  plus,  comme  on 
dit,  qu’à  tirer  l’échelle;  mais  voici  venir  une  « dame  de  condition 
de  la  ville  de  Caen,  » qui  voit  « quelque  chose  de  magnifique  et  de 
superbe  dans  la  grâce  de  toute  sa  personne.  » Madame  de  Châtillon 
« est  tellement  satisfaite  de  sa  personne  et  de  son  humeur,  qu’elle 
ne  porte  envie  à qui  que  ce  soit.  » Elle  aurait  cependant,  paraît-il, 
quelque  chose  à envier  sur  la  question  de  la  vertu;  mais  ce  sont  là 
réflexions  médisantes  des  chansonniers  et  des  Mémoires  contempo- 
rains, et  l’on  se  garde  bien  d’être  si  impertinent  vis-à-vis  de  soi-même. 
M.  de  Beuvron  se  trouve  « de  l’esprit  comme  un  démon,  » et,  s’il  met 
les  enfers  à contribution  pour  se  louer,  mademoiselle  de  Mélac,  mieux 
inspirée,  se  contente  d’y  mettre  le  ciel,  et  d’avouer  que  « ses  yeux 
brillent  d’un  feu  divin.  » Aller  plus  loin  serait  difficile,  et,  pour  ne 
point  être  monotone  en  manquant  d’ailleurs  aux  règles  de  la  progres- 
sion, il  faut  que  sur  ce  point-là,  négligeant  les  innombrables  louan- 
ges plus  banales  dont  s’accable  la  foule,  nous  n’en  disions  pas  da- 
vantage. 

Je  voudrais  cependant  m’arrêter  devant  deux  portraits  charmants 
comme  travail  et  comme  style,  celui  de  mademoiselle  de  Montpen- 
sier  et  celui  de  la  Rochefoucauld,  par  eux-mêmes.  On  y voit  claire- 
ment, outre  infiniment  d’espiât,  la  confirmation  de  cette  parole  de 
madame  Eléonore  de  Rohan  que  je  citais  tout  à l’heure  : « Nous 
sommes  de  fort  mauvais  juges  de  nous-mêmes.  » Croirait-on  qu’au 
milieu  de  beaucoup  d’éloges,  fort  élégamment  tournés  du  reste,  dont 
Mademoiselle  ne  craint  pas  de  s’accabler,  on  y trouve  cette  prétention 
singulière  : « Je  n’ai  point  l’âme  tendre.  » Il  faut  que  la  fille  de  Gaston 
ne  se  soit  pas  très-attentivement  étudiée,  ou  bien  que  ce  soient  là  de 
ces  choses  dont  il  ne  sied  pas  de  se  vanter  trop  tôt.  Patience  : Lauzun 
va  venir,  et  madame  de  Sévigné,  l’historien  ému  et  émouvant  de  cette 
aventure,  s’inscrira  en  faux  contre  cette  prétendue  insensibilité  : 
« Elle  me  parla  avec  tendresse  du  mérite  et  de  la  reconnaissance  de 
M.  de  Lauzun  ; elle  me  parut  transportée  de  joie  de  faire  un  homme 
bien  heureux...  elle  était  aise  de  parler  à quelqu’un,  son  cœur  était 
trop  plein.  » Un  peu  plus  loin.  Mademoiselle  ajoute  : « Je  ne  suis 
point  intrigante  ; j’aime  à savoir  ce  qui  se  passe  dans  le  monde, 


ET  LES  PRÉCIEUSES.  487 

plutôt  pour  m’en  éloigner  que  par  l’envie  de  m’en  mêler.  » Voilà 
qui  va  fort  bien  sans  doute  et  cela  plaît  à dire.  Mais  que  penseront 
ceux  qui  ont  lu  ses  Mémoires,  et  qui  l’ont  vue  « mêlée  » au  contraire, 
et  fort  indûment,  à la  plupart  des  épisodes  de  la  Fi’onde,  cherchant  trop 
peu  à « s’en  éloigner,  » et  « escaladant  la  ville  d’Orléans,  comme 
s’écrie  Scarron^  enthousiasmé,  avec  ses  deux  dames  d’honneur, 

Deux  jeunes  et  belles  comtesses. 

Ses  deux  maréchales  de  camp, 

dit  à son  tour  la  muse  historique  de  Loret,  reprenant  le  mot  de  Mon- 
sieur lorsqu’il  écrivit  aux  deux  héroïnes  qui  suivaient  sa  fille,  mes- 
dames de  Fiesque  et  de  Frontenac? 

Chez  Mademoiselle,  ces  prétentions  ne  sont  évidemment  qu’un  caprice 
passager  : elle  écrit  en  consultant  beaucoup  moins  son  naturel  que  son 
inspiration  du  moment.  Ce  portrait  est  de  fantaisie,  et  peut-être  huit 
jours  plus  tard,  si  elle  avait  voulu  en  écrire  un  autre,  celui-ci  eût 
été  fort  dissemblable  de  celui-là.  Mais  elle  est  tout  à fait  franche  dans 
son  erreur  : sa  tête  impétueuse  et  légère  se  persuade  aisément  et  vite 
ce  qu’il  lui  plaît  de  croire,  et  l’on  ne  peut  accuser  Mademoiselle  que 
d’une  étourderie  innocente.  Mais  pour  la  Rochefoucauld,  c’est  autre 
chose;  il  a très-longuement  médité  les  quelques  pages  qu’il  intitule 
son  portrait;  il  n’a  rien  écrit  à l’aveugle,  et,  s’il  n’est  pas  toujours  vé- 
ridique, son  artifice,  comme  dirait  Saint-Simon,  est  profondément 
« pourpensé.  » llâtons-nous  de  reconnaître,  toutefois,  qu’il  a bien  trop 
d’esprit  pour  se  louer  avec  emphase  : il  fait  bon  marché  de  sa  figure, 
avoue  sans  détour  qu’il  a les  yeux  « petits  et  enfoncés  » que  son  nez 
« est  grand  et  descend  un  peu  trop  bas.  » Mais,  qu’on  ne  s’y  trompe 
pas  ; ce  n’est  là  chez  lui  qu’une  prétention;  il  trouve  bienséant,  pour 
un  homme  tel  que  lui,  d’avoir  l’air  préoccupé  de  choses  plus  graves, 
dédaigneux  de  telles  misères  auxquelles,  du  reste,  il  ne  connaît  rien  : 
« On  m’a  dit  autrefois  que  j'avais  un  peu  trop  de  menton;  je  viens 
de  me  tâter  et  de  me  regarder  dans  un  miroir  pour  savoir  ce  qui  en, 
est,  et  je  ne  sais  pas  trop  bien  qu’en  juger.  Pour  le  tour  du  visage,  je 
l’ai  en  carré  ou  en  ovale;  lequel  des  deux,  il  me  serait  fort  difficile 
de  le  dire.  » IN’est-ce  pas  bien  affecté  pour  être  sincèrement  modeste? 
La  Rochefoucauld,  comment  dirais-je,  me  semble  avoir  eu,  en  écri- 
vant ces  curieuses  pages,  l’intention  de  « poser  » devant  ses  contem- 
porains et  devant  la  postérité.  Beaucoup  d’autres,  sans  doute,  s’a- 
dressent de  plus  grands  éloges,  et  ne  se  reconnaissent  pas  tant  de  dé- 
fauts ; mais  le  philosophe  qui  a écrit  les  Maximes  se  garde  bien  de 

* Dernières  œuvres  de  Scarron.  Paris,  1701,  I,  i. 


488 


MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER 


cette  emphase  banale;  d’abord,  il  sait  combien  celte  coquetterie  pué- 
rile obtient  peu  de  créance  parmi  les  gens  sensés  ; ensuite,  et  surtout, 
son  imagination  chagrine  n’avait  point  placé  son  idéal  dans  les  hautes 
régions  de  la  beauté  et  de  la  vertu. Lors  môme  qu’il  n’eût  pas  redouté  le 
rire  et  les  indiscrétions  de  ses  contemporains,  il  n’eût  pas  tenu  à pa- 
raître sous  des  traits  irréprochables,  et  préférait  de  beaucoup  un  cer- 
tain type  moyen,  plus  original  que  la  perfection,  plus  acceptable 
comme  fidèle,  et,  à ses  yeux,  tout  aussi  flatteur  pour  l’amour-propre. 
Il  trace  donc  de  lui-même  un  portrait  fort  habile  où  il  môle  avec  un 
art  singulier  ce  qu’il  a vu  en  effet  dans  son  cœur  et  ce  qu’il  prétend 
y faire  voir  aux  autres;  où  il  est,  à la  fois,  très-faux  et  très-sincère, 
caressant  les  défauts  réels  dont  il  est  fier,  tantôt  avec  une  sereine 
complaisance,  tantôt  avec  une  sorte  de  confusion  souriante  qui  ne 
coûte  rien  à la  vanité,  affirmant  avec  une  imperturbable  assurance 
les  vertus  qu’il  s’attribue,  jetant  sur  tout  cela  je  ne  sais  quelle  appa- 
rence de  modestie  qui  fait  croire  à la  fois,  — et  c’est  son  but,  — aux 
qualités  dont  il  est  jaloux  et  aux  vices  confessés  par  son  humilité 
équivoque.  Il  croit  faire  tout  passer  d’un  bloc,  à la  faveur  de  ce  ma- 
nège, et,  sans  avoir  jamais  l’air  d’ écrire  un  panégyrique,  il  présente 
à ses  amis  et  à la  postérité  le  portrait,  sincère  ici,  là  mensonger, 
qui  satisfait  son  ambition  bizarre. 

Malheureusement  pour  lui,  il  est  trop  connu  par  les  Mémoires  du 
temps  et  les  nombreux  travaux  dont  il  a été  l’objet,  pour  que  la  cri- 
tique puisse  être  sa  dupe.  Lorsqu’il  nous  affirme  « que  l’ambition  ne 
le  travaille  point,  » ce  patelinage  nous  fait  sourire.  L’histoire  impar- 
tiale est  là  qui  dit  le  contraire  et  démontre  son  dire.  Lorsqu’il  pro- 
clame superbement  « aimer  ses  amis,  et  d’une  telle  façon,  qu’il  ne 
balancerait  pas  un  moment  à sacrifier  ses  intérêts  aux  leurs,  » nous 
demeurons  seulement  étonnés  d’une  si  prodigieuse  audace.  Combien 
j’excuse  davantage  ces  jeunes  femmes  dont  j’ai  parlé,  qui  ne  peuvent 
se  résoudre  à n’ôtre  pas  l’idéal  du  beau  et  de  la  grâce  ! Mais  que  le 
grand  moraliste,  après  s’être,  selon  ses  propres  expressions,  « assez 
étudié  pour  se  bien  connaître,  » s’adresse  un  éloge  si  peu  mérité, 
comme  je  ne  puis  croire  à une  illusion,  il  me  faut  admettre  là  un 
parti  pris  de  tromper  les  autres.  Quant  aux  défauts  qu’il  avoue, 
comme  celui,  par  exemple,  « d’exprimer  assez  mal  ce  qu’il  veut  dire,  » 
il  est  impossible  de  ne  se  pas  rappeler  cette  pensée,  si  bien  exprimée 
au  contraire  dans  le  livre  des  Maximes  : « La  modestie  qui  semble 
refuser  des  louanges  n’est  en  effet  qu’un  désir  d’en  avoir  de  plus 
délicates.  » En  cette  rencontre,  l’excès  d’adresse  se  laisse  trop  aperce- 
voir; mais  la  Rochefoucauld  va  plus  loin,  et,  avec  la  plus  originale 
hypocrisie,  il  transforme  un  vice,  l’insensibilité  du  cœur,  en  vertu, 
et  condescend  jusqu’à  se  confesser  ingénument  de  n’avoir  pas  encore 


ET  LES  PRÉCIEUSES.  48» 

pu  en  ^reni^  sur  ce  point  à la  perfection  nécessaire.  Il  sait  bien 
« qu’il  faut  se  contenter  d’avoir  de  la  pitié,  et  se  garder  d’en  avoir;  » 
mais  quoi?  il  est  assez  faible  pour  ne  pouvoir  encore  atteindre  un  si 
admirable  idéal.  Étrange  tour  de  passe-passe  devant  lequel  il  est  dif- 
ficile de  garder  son  sérieux.  On  est  stupéfait  en  lisant  ce  curieux  pas- 
sage où  l’auteur,  avec  une  incroyable  dextérité,  joue  avec  toutes  les 
idées  reçues,  se  loue  en  paraissant  se  blâmer,  et,  aussi  sévèrement 
que  s’il  était  de  bonne  foi,  blâme  en  lui  ce  qui  mérite  des  louanges. 
On  peut  rassurer  toutefois  cette  pieuse  inquiétude  : sa  conscience  est 
ici  vraiment  trop  délicate  et  ce  scrupule  est  vain.  Dans  ce  cas  ou  ja- 
mais, il  aurait  pu  se  vanter  de  la  plus  complète  vertu,  et  personne 
n’aurait  été  même  tenté  de  le  contredire. 


IV 

Il  est  difficile,  on  le  voit,  d’ajouter  foi  aux  portraits  écrits  par  les 
modèles  eux-mêmes  ; trouve-t-on  plus  de  véracité  dans  ceux  qui  sont 
dus  à la  plume  des  amis  du  modèle?  Certes,  si  ces  portraits  avaient  été 
destinés  à rester  cachés  dans  le  secrétaire,  de  leur  auteur,  quelque 
vive  qu’eût  été  l’amitié  dans  le  cœur  du  peintre,  on  y rencontrerait 
des  traits  de  mœurs  curieux,  de  fines  critiques,  des  appréciations  sé- 
vères peut-être  mêlées  aux  éloges  que  le  sentiment  aurait  dictés.  Mais, 
ici,  on  écrivait  ces  légers  ouvrages  soit  pour  les  lire  au  milieu  d’un 
cercle  où  se  trouvait  la  personne  représentée,  soit  pour  les  lui  en- 
voyer comme  un  gage  d’affectueux  souvenir.  La  politesse,  et  plus 
souvent  la  galanterie,  imposait  donc  d’ingénieux  mensonges  ou  des 
exagérations  non  moins  ingénieuses.  L’auteur,  obligé  d’être  avant  tout 
agréable  à son  modèle,  ne  tient  pas  à savoir  au  juste  la  vérité,  et, 
quand  il  la  sait,  il  a bien  soin  de  la  taire  dès  que  le  bon  goût  l’or- 
donne. C’est  pourquoi  très-peu  de  physionomies  se  détachent  sur  ce 
fond  uniforme  de  perfections.  Quant  au  style,  il  est  quelquefois  élé- 
gant, mais  le  plus  souvent  l’expression  ne  s’adapte  pas  exactement  à 
l’idée,  et  la  phrase  est  embarrassée.  Quelques-uns  de  ces  portraits 
cependant,  et  j’en  parlerai  plus  loin, "dus  à des  plumes  exercées,  sont 
de  nature  à nous  satisfaire  ; ce  sont  des  joyaux  qui  ont  leur  prix  et 
qui  plaisent  d’autant  plus  que  le  ton  général  du  recueil  est  plus  fai- 
ble et  plus  languissant. 

Vraiment  cette  galanterie  est  bien  fade  ; il  faut  que  ces  gens  d’es- 
prit,— car  il  yen  avait  beaucoup  dans  la  bonne  compagnie  d’alors, — 

NoYEsiniiE  1801. 


490 


MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER 


aient  été  singulièrement  subjugués  par  de  funestes  traditions  pour 
n’avoir  pas  su  varier  un  peu  leur  ton,  donner  aux  compliments  un 
tour  moins  vulgaire,  et  modérer  un  peu  la  violence  de  l’hyperbole. 
Mais  non  ; il  y a certaines  ornières  où  ils  vont  tomber  les  uns  après 
les  autres  à la  suite  des  auteurs  de  la  Guirlande  de  Julie,  qui  ne  s’é- 
tait malheureusement  pas  fanée  encore.  Quelques-uns,  en  outre,  sont 
épris  de  souvenirs  classiques  : ils  s’imaginent  apercevoir  leur  mo- 
dèle au  milieu  d’une  vision  mythologique  ou  bien  dans  un  rêve  non 
moins  émaillé  de  nymphes,  de  déesses  ou  d’allégories.  Ce  sont  là  des 
réminiscences  des  divertissements  d’Arthénice  etde  ses  hôtes,  en  ces 
beaux  jours  où  Voiture,  au  milieu  d’un  parc,  découvrait,  « dans  une 
niche  qui  estoit  dans  une  palissade,  une  Diane  de  onze  à douze  ans 
et  plus  belle  que  les  forêts  de  Grèce  et  de  Thessalie  ne  l’avoient  ja- 
mais vûe,  » où  les  invités  de  la  célèbre  marquise  étaient  reçus  par 
mademoiselle  de  Rambouillet  et  les  demoiselles  de  sa  maison,  « vê- 
tues en  nymphes  qui,  assises  sur  des  rochers,  dit  Tallemant,  faisaient 
le  plus  agréable  spectacle  du  monde.  » Les  auteurs  de  portraits  my- 
thologiques songeaient  encore  à ce  temps  passé.  Aussi,  dans  le  por- 
trait de  celle-ci,  Vénus  apparaît  aussi  bien  que  Diane;  l’Amour  « dé- 
robe subtilement  les  traits  du  carquois  de  Diane  et  met  les  siens  en 
leur  place;»  l'essaim  « des  Ris  ^^t  des  Jeux  » se  joue  dans  les  cheveux 
de  celle-là,  et  le  portrait  de  la  marquise  de  Richelieu  est  supporté 
parla  Gloire  et  par  la  Vertu. 

Toutefois  le  compliment  ordinaire,  sans  le  secours  de  la  Fable,  est 
plus  généralement  adopté,  et  la  galanterie  se  donne  pleine  carrière 
dans  ce  bienheureux  genre  qu’elle  a créé  pour  son  plus  grand  usage. 
Madame  de  Brégis  dira  de  la  reine  mère  que  « l’ambre  et  le  jasmin 
sont  entrés  dans  la  composition  de  son  beau  corps.  » L’abbé  Cotin 
s’écriera,  en  proie  à un  transport  dont  je  laisse  au  lecteur  à juger  le 
lyrisme  : 


Que  ce  grand  jour  fut  un  jour  favorable. 

Où  je  vis  les  beaux  yeux  d’iris  incomparable! 


Un  autre  avertira  charitablement  une  précieuse  des  maux  que 
peuvent  amener  ses  regards  et  lui  dira  en  termes  ingénieux  : « Il  fau- 
dra se  résoudre,  en  s’exposant  à vos  yeux,  à quelque  embrasement  ou 
quelque  langueur  mortelle,  si  vous  n’avez  la  bonté  de  retenir  ou  de 
modérer  la  violence  de  vos  charmes.  » Cet  autre  déclarera  que  le  pin- 
ceau « tombe  des  mains,  lorsqu’on  veut  peindre  le  moindre  trait  » de 
la  « miraculeuse  personne  » qu’il  prétend  décrire.  Une  dame  s’entend 
dire  qu’elle  est  « un  des  rares  présents  que  Dieu  ait  faits  à la  terre  et 
une  des  plus  parfaites  images  de  la  Divinité.  » Une  autre  apprend  du 


ET  LES  PRÉCIEUSES. 


401 


peintre  que  « ses  yeux  ont  un  feu  contre  lequel  on  oppose  vainement 
tout  ce  qui  sert  à défendre  un  cœur,  » Perrault,  célébrant  en  vers  la 
bouche  d’une  Iris  quelconque,  se  demande  pourquoi  celte  bouche  est 
si  petite  : c’est  là  un  bien  grave  problème,  j’en  conviens  ; mais  notre 
homme  n’est  point  embarrassé,  et  il  découvre  la  raison  de  ce  prodige 
avec  une  sagacité  qui  lui  fait  bien  de  l’honneur.  « C’est,  dit-il,  que  le 
rubis  et  le  corail  n’ont  point  de  si  admirables  couleurs,  de  sorte  que, 
à bon  droit  économe, 

La  nature  judicieuse 
La  fit  aussi  petite  afin  de  ménager 
Une  couleur  si  précieuse  ! 

Combien  Calhos  et  Madelon  auraient  été  heureuses  de  répéter  cette 
jolie  phrase  qui  caractérise  si  bien  le  printemps  : « Cette  saison  où 
l’incarnat  des  roses  est  encore  dans  l’enclos  des  boutons!  » Cela  est 
du  dernier  goût,  et,  puisque  j’en  suis  sur  les  roses,  il  faut  ajouter 
qu’elles  jouent,  en  compagnie  des  lis,  le  plus  charmant  rôle  dans  ces 
portraits.  « Les  roses  et  les  lis  tiennent  si  bien  leur  rang  sur  son 
teint,  s’écrie  un  des  auteurs  stupéfait  lui-même  de  celte  admirable 
discipline,  que  l’on  dirait  qu’elles  y ont  été  placées  par  les  savantes 
mains  de  l’Amour.  » Cet  autre,  non  moins  empressé  de  plaire,  affirme 
que  le  teint  de  son  modèle  « dispute  la  blancheur  [au  lis,  » et  quant 
à ses  lèvres,  elles  sont  « d’une  couleur  à faire  honte  à celle  du  plus 
beau  corail.  » Je  plains  assurément  ce  malheureux  corail,  mais  je 
regrette  que  l’auteur,  s’arrêtant  en  si  beau  chemin,  n’ait  pas  dit  de 
lui,  comme  Théophile  de  son  poignard:  « Il  en  rougit,  le  traître  ! » Du 
reste,  les  lys  n’ont  pas  un  moindre  sujet  de  désespoir  : il  nous  faut  ad- 
mirer une  dame  dont  le  visage  « ferait  honte  à leur  blancheur,»  si  fort 
heureusement  pour  eux,  « les  roses  ne  s’y  étaient  mêlées»  pour  obte- 
nir la  « dernière  perfection.  » Mais  voici  un  autre  objet  d’inquiétude, 
une  lutte  qui  a lieu  sur  un  visage  dont  le  teint  est  tel,  qu’on  y voit 

Les  roses  et  les  lis 
Disputer  toujours  l’avantage. 

Sans  jamais  obtenir  le  prix  ! 

Ces  fleurs,  du  reste,  ne  combattent  pas  seulement  les  unes  contre 
les  autres.  Nous  assistons  à une  bataille  dont  l’issue  n'est  pas  moins 
douteuse  ni  les  incidents  moins  dramatiques  : « Le  coloris  de  ses 
joues  est  si  beau,  qu’on  dirait  que  la  neige  y veut  ensevelir  les  roses, 
et  que  les  roses  y rougissent  de  dépit  et  de  honte  de  se  voir  ensevelies 
par  la  neige  ! » Quelle  abominable  prétention  de  la  neige!  qui  l’aurait 
crue  capable  d’un  tel  forfait?  Décidément,  le  style  piécieux  est  bien 


49-2 


MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER 


émouvant  et  les  portraits  n’ont  rien  à envier  à Théophile,  que  je  citais 
tout  à l’heure.  Et  quelle  est  la  conséquence  de  ces  charmes  merveil- 
leux que  chaque  peintre  tour  à tour  soutient  être  incomparables?  Évi- 
demment, c’est  le  plus  affreux  ravage  dans  les  âmes  sensibles.  En 
présence  de  « ces  yeux  qui  savent  dérober  les  cœurs,  » que  faire  sinon 
s’écrier  comme Mascarille...  Mais  je  n’ai  pas  besoin  de  citer  Molière  : 
les  portraits  parlent  ici  comme  l’illustre  ami  de  Jodelet  : 

Hélas  ! (s’écrie  Linière)  à propos  de  franchise, 

La  mienne,  en  vous  voyant,  fut  impunément  prise. 

Je  criais  vainement  : Au  secours  ! au  voleur  ! 

Faut-il,  en  présence  de  ces  diverses  citations,  couronnées  par  la 
dernière,  croire  que  le  peintre  des  Précieuses  ridicules  n’a  pris  ses 
modèles  que  parmi  les  « pecques  provinciales?  » Je  demeure  per- 
suadé, quant  à moi,  qu’il  visait  beaucoup  plus  haut  sans  oser  le  dire, 
qu’il  connaissait  même  la  collection  des  portraits,  sans  ignorer  com- 
bien leurs  auteurs  appartenaient  au  grand  monde,  et  que,  selon  sa 
maxime,  excellente  celte  fois,  il  prenait  son  bien  où  il  le  trouvait,  à 
savoir  dans  les  meilleurs  salons  et  chez  les  gens  les  plus  à la  mode. 

Segrais,  dans  sa  préface,  ai -je  dit,  parlait  d’histoire.  Il  n’est  pas 
besoin,  je  crois,  de  réfuter  une  prétention  pareille  ; assurément  de 
tels  ouvrages  ne  sauraient  avoir  la  moindre  importance  histori- 
que, mais  nous  saurions  quelque  gré  a leurs  auteurs,  s’ils  n’avaient 
pas  affirmé  avec  tant  d’audace  des  mensonges  que  la  politesse  même 
ne  leur  demandait  pas.  C’est  ce  qu’ils  font  néanmoins  sans  reculer. 
Celui-ci  vante  la  vertu  de  madame  de  Gouville  que  Bussy-Rabutin, 
lui,  pertinemment  informé,  nomme  brutalement  « l’impudique,  » 
et  qui  fut  plus  lard  l’objet  de  nombreuses  chansons  fort  peu  édi- 
fiantes. L’auteur  admire  néanmoins  « l’innocence  de  ses  mœurs  » et 
affirme  « que  la  raison  étant  la  maîtresse,  tout  cela  se  convertit  en 
pure  amitié.  » Celui-là  dit  de  madame  d’Olonne,  la  vénale  beauté  de 
V Histoire  amoureuse  « que  personne  ne  peut  se  vanter  qu’elle  lui  ail 
fait  la  moindre  libéralité  de  ses  charmes,  » et  Saint-Évremond,  qui 
montre  du  tact  en  blâmant  dans  les  portraits  « les  louanges  géné- 
rales aussi  vieilles  que  les  siècles,  » n’en  accuse  pas  moins  la  même 
dame  du  crime  « de  demeurer  seule  insensible.  » Hélas! 

Un  autre  malheur  de  ces  portraits,  c’est  d’accumuler  des  détails 
inutiles  et  qui  ne  décrivent  en  rien  la  physionomie  des  gens.  Il  est 
vrai  qu’un  de  ces  peintres  apprend  à je  ne  sais  laquelle  d’entre  ces 
innombrables  précieuses  « qu’elle  a été  reconnue  sans  qu’on  ait  été 
obligé  de  décliner  son  nom.  » J’en  doute  fort,  je  l’avoue,  et  je  suis 
bien  certain  qu’aujourd’hui  la  plupart  de  ces  figures  se  ressemblent. 


ET  LES  PRÉCIEUSES. 


495 


Il  n’y  a guère  là  qu’un  type  unique  de  beauté,  de  bonté,  de  perfec- 
tion. Que  nous  dit  par  exemple  ce  portrait-ci,  et  il  y en  a bon  nom- 
bre de  cette  espèce  : « Elle  a le  son  de  la  voix  le  plus  agréable  que  l’on 
puisse  imaginer,  le  visage  du  plus  parfait  ovale , des  traits  fort  ré- 
guliers, la  bouche  bien  taillée,  les  lèvres  vermeilles  et  les  dents 
belles.  » Tout  cela  peut  être  exact;  mais  où  est  le  mot  caractéristique, 
où  est  cette  lumière  intense,  cette  expression  originale  que  connais- 
sent si  bien  les  spirituels  peintres  de  portraits  comme  Bussy,  ou  les 
grands  peintres  comme  Saint-Simon?  Je  les  cherche  en  vain  : de  là 
une  inévitable  monotonie.  Je  parlais  des  détails  : les  écrivains  dont  je 
viens  de  prononcer  le  nom  savent  en  user  pour  le  plus  grand  éclat  de 
l’ensemble;  mais,  si  les  auteurs  du  recueil  de  Mademoiselle  rapportent 
les  particularités  les  plus  insignifiantes  avec  exactitude,  leur  talent  ne 
va  pas  au  delà.  Ils  nous  apprennent  que  l’une  « porte  parfaitement 
bien  les  pieds,  » que  l’autre  est  d’un  tempérament  bilieux,  » que 
cette  autre  « aime  fort  le  lit,  » que  Climène  n’est  ni  grande  ni  petite 
et  ne  met  point  de  souliers  hauts,  » qu’Isabelle,  « saute  bien,  et  joue 
fort  bien  au  volant,  » que  madame  de  L***  « fait  ses  lettres  en  une 
demi-heure  de  temps,  » que  madame  la  comtesse  de  ***  « a le  men- 
ton assez  gentil,  » que  la  marquise  de  B***  « a au  nez  une  déman- 
geaison continuelle.  » C’est  ainsi  que  de  nombreuses  pages  s’accu- 
mulent sans  parvenir  à intéresser  et  nous  laissent  une  invincible  im- 
pression de  fatigue  et  d’ennui.  Je  n’en  fais  pas  un  crime  aux  auteurs 
de  ces  portraits  : ils  les  ont  écrits,  je  le  sais  très-bien,  pour  la  récréa- 
tion d’un  cercle  restreint.  Je  regrette  seulement  que  Segrais  et  Ma- 
demoiselle n’aient  pas  fait  un  choix,  et  nous  aient  laissé  un  si  gros 
volume,  imprimant  tout  vifs  des  gens  qui  n’y  pensaient  pas  et  ne  s’é- 
taient jamais  attendu  à un  tel  excès  d’honneur.  J’en  veux  surtout  à 
cet  esprit  précieux  qui  avait  su  mettre  ainsi  son  jargon  à la  mode  et 
qui  aurait  affadi  pour  longtemps  peut-être  le  style  français,  si  fort  heu- 
reusement Molière,  l’année  même  qui  suivit  la  publication  des  por- 
traits, ne  s’était  armé  contre  lui  du  ridicule. 


V 

11  ne  faut  pas  cependant  se  montrer  injuste  envers  ce  recueil.  Çà 
et  là  on  y rencontre  des  passages  qui  plaisent.  Plusieurs  de  ces  por- 
traits sont  dus  à d’habiles  esprits,  qui,  soit  qu’ils  fassent  ou  non  pro- 
fession d’écrire,  avaient  les  uns  beaucoup  d’art  et  de  finesse,  les  au- 
tres beaucoup  d’éclat  et  de  distinction  dans  le  style.  Le  portrait  de  la 


494 


MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER 


reine  mère,  par  madame  de  Brégis,  est  un  de  ceux  qui  méritent 
d’être  cités  : ce  n'est  et  ce  ne  pouvait  être  qu’un  panégyrique,  mais 
ce  panégyrique  est  écrit  en  bons  termes.  Sans  doute  son  auteur  reste  la 
plupart  du  temps  sous  l’influence  du  faux  goût  dont  il  était  si  difficile 
de  se  dégager  et  qui  ne  pouvait  être  vaincu  que  par  de  rudes  cham- 
pions, mais  parfois  elle  sait  être  énergique  et  sobre.  C’est  alors 
qu’elle  dit  d'Anne  d’Autriche  : « Son  cœur  est  aussi  noble  que  sa 
naissance,  et,  la  faisant  trouver  plus  grande  que  toutes  choses,  dans 
les  plus  contraires  elle  ne  parut  jamais  abattue,  et  dans  les  plus  fa- 
vorables, elle  conserva  tant  de  modération,  que  dans  l’une  et  l’autre 
fortune,  elle  ne  parut  pas  seulement  reine  des  autres,  mais  d’elle- 
même.  » C’est  alors  aussi  qu’elle  dit  de  Mazarin  : « Voilà  à peu  près 
la  personne  de  celui  que  les  destinées  empêchèrent  d’être  un  prince 
seulement  afin  qu’il  eût  la  gloire  de  le  devenir,  et  qu’étant  monté  aux 
dignités  elles  fussent  plus  honorées  par  luiquelui  par  elles.»  Ces  ex- 
pressions sont  concises  et  énergiques  et  elles  annoncent  déjà  une  ten- 
dance du  style  à sortir  des  traditions  de  l’hôtel  de  Rambouillet  pour 
devenir  ferme  et  clair. 

Un  autre  ouvrage  agréable,  et  cette  fois  d’un  bout  à l’autre,  c’est 
le  portrait  de  madame  de  Sévigné  par  madame  de  la  Fayette.  J’y  re- 
trouve cette  pureté,  cette  élégance  qui  caractérisent  les  meilleures 
pages  delà  Princesse  de  Clèves.  Ce  portrait  est  connu  et  mérite  en 
effet  de  l’être.  Il  est  d’un  bout  à l’autre  sur  un  ton  aimable;  l’enjoue- 
ment y prend  des  formes  gracieuses  ; l’exactitude  du  tableau  est  par- 
faite. L’éloge  n’est  plus  de  la  flatterie  ici,  mais  de  la  vérité  simple  : 
« Sachez,  madame,  si  par  hasard  vous  ne  le  savez  pas,  que  votre  es- 
prit pare  et  embellit  si  fort  votre  personne,  qu’il  n’y  en  a point  au 
monde  de  si  agréable...  Vous  êtes  naturellement  tendre  et  passion- 
née, mais,  à la  honte  de  votre  sexe  (madame  de  la  Fayette  écrit  sous 
le  nom  d’un  inconnu),  celte  tendresse  nous  a été  inutile,  et  vous  l’a- 
vez renfermée  dans  le  vôtre...  Votre  cœur,  madame,  est  sans  doute 
un  bien  qui  ne  se  peut  mériter  jamais  : jamais  il  n’y  en  eut  un  si  géné- 
reux, si  bien  fait  et  si  fidèle.  » Madame  de  Grignan  put  voir  plus  lard 
si  ces  louanges  si  délicates  ne  dépeignaient  pas  parfaitement  cette 
âme  charmante,  plus  charmante  encore  s’il  est  possible  que  cet  esprit 
tant  admiré. 

Le  portrait  de  la  reine  mère  par  madame  de  Motteville  est  bien  tel 
qu’on  le  suppose  venant  de  la  femme  dévouée  qui  entoura  toujours 
Anne  d’Autriche  d’un  culte  fervent,  et  qui  nous  a laissé  ces  Mémoires 
où  l’anecdote  se  mêle  heureusement  à l’histoire  pour  mieux  mettre 
en  lumière  les  personnages  et  le  récit.  Ce  portrait  est  une  œuvre 
finement  nuancée,  d’une  lecture  facile,  capable  d’intéresser  et  de 
plaire.  On  sent  que  madame  de  Motteville  ne  cherche  pas  à flatter  la 


495 


ET  LES  PRÉCIEUSES. 

princesse  si  chère  à sa  fidélité  pieuse  : elle  dit  ce  qu'elle  pense,  et, 
quelque  brillantes  que  soient  les  couleurs  du  tableau,  c'est  ainsi 
qu’elle  voit  Anne  d’Autriche.  On  aime  aussi  y reconnaître  les  inquié- 
tudes d’une  affection  profonde  qui  craint  de  n’être  pas  suffisamment 
appréciée.  Tl  lui  semble  que  la  reine  n’est  pas  « assez  tendre  pour 
ceux  qui  ont  l’honneur  de  l’approcher,  » qu’elle  n’est  pas  « assez  tou- 
chée de  l’amitié  qu’on  a pour  elle  » et  ces  légers  reproches  viennent 
droit  de  son  cœur.  En  somme,  quelques  plaintes  timides  et  du  reste 
un  éloge  senti,  mesuré,  sincère,  jamais  intéressé,  tout  cela  sur  un 
ton  de  familiarité  respectueuse  et  à la  fois  de  dévouement  passionné, 
voilà  ce  portrait,  que  l’on  aime  à étudier  parce  qu’il  révèle  à chaque 
ligne  les  sentiments  de  la  femme,  la  vénération  de  la  sujette,  l’esprit 
et  le  style  d’un  écrivain  distingué. 

Je  citerai  encore  le  portrait  de  la  duchesse  de  Créquy,  « le  modèle 
d’une  femme  mariée  parfaite,  » le  seul  de  toute  la  galerie  qui  con- 
sidère la  femme  comme  destinée  avant  tout  à faire  le  bonheur  de  son 
mari  et  de  ses  enfants,  et  qui  s’arrête  sur  les  qualités  exigées  pour 
un  si  noble  rôle.  Il  est  dû  au  marquis  de  Sourdis,  lequel  n’est  pas  un 
maître,  sans  doute,  dans  l’art  d’écrire,  mais  à qui  il  faut  bien  tenir 
compte  d’une  intention  excellente  et  originale.  Il  nous  donne  une  figure 
sinon  achevée,  du  moins  un  peu  différente  des  Chloris,  Iris  ou  Cli- 
mène,  ces  belles  images  dont  le  livre  est  rempli.  Quant  aux  deux 
portraits  écrits  par  Bussy  et  dont  j’ai  parlé  plus  haut,  celui  de  ma- 
dame de  Fiesque  et  celui  de  madame  de  Monglas,  ils  sont  d’un  maître 
qui  sait  mettre  en  saillie  les  traits  principaux,  donner  de  la  grâce  aux 
moindres  détails,  placer  à propos  le  mot  décisif,  animer  le  regard, 
varier  la  pose,  indiquer  du  bout  de  son  crayon  habile  les  particula- 
rités significatives,  accuser  les  nuances  avec  deux  ou  trois  touches  spi- 
rituelles, jeter  enfin  sur  l’ensemble  de  son  travail  cet  éclat  pitto- 
resque qui  est  la  vie  des  œuvres  d’art.  C’est  de  madame  de  Fiesque 
et  de  madame  de  Monglas  qu’on  pourrait  dire  qu’on  les  voit  et  qu’il 
est  aisé  de  les  reconnaître.  La  première,  avec  « son  petit  menton  pointu 
si  agréable,  qu’il  n’y  en  a guère  de  ronds  qui  ne  lui  cèdent,  » avec  cet 
esprit  vif  que  Bussy  a décrit  en  quelques  mots  : « Jamais  il  n’y  en  a 
eu  de  si  aisé  que  le  sien  ; elle  rit  avec  les  gens  gais,  elle  pleure  avec 
les  tristes,  enfin  elle  hurle  avec  les  loups  : elle  est  pourtant  née  pour 
la  joie,  elle  aime  les  festins,  les  promenades,  un  peu  d’intrigue  et 
beaucoup  de  bruit.  » La  seconde  n’est  pas  moins  finement  peinte  : 
son  portrait,  dans  cette  galerie,  est  plus  achevé  que  celui  de  l’histoire 
amoureuse,  et  par  suite,  supérieur,  car  Bussy  n’est  point  prolixe.  Il 
nous  fait  donc  admirer  celte  beauté  dont  « les  yeux  sont  petits,  noirs 
et  brillants,  la  bouche  agréable,  le  nez  un  peu  troussé,  les  dents  belles 
et  nettes,  le  teint  un  peu  trop  vif,  les  traits  fins  et  délicats,  et  le  tour 


496 


MADEMOISELLE  DE  MOKTPENSIER 


du  \isage  admirable,  » qui  est  « propre  au  dernier  point  » et  dont 
Bussy,  dans  les  deux  portraits,  a dit  dans  les  mêmes  termes  : « L’air 
qu’elle  souffle  est  plus  pur  que  celui  qu’elle  respire.  » 

Le  panégyrique  de  madame  d’Olonne  par  Saint-Évremond  est 
agréable  sans  doute,  mais  ne  vaut  pas  ces  deux  derniers  ouvrages.  On 
voit  qu’il  est  écrit  par  un  homme  du  métier,  habile  à balancer  ses 
phrases;  mais  ce  n'est  point  là  l’œuvre  d’un  peintre.  Ce  même  re- 
proche peut  être  adressé  aux  portraits  faits  par  Mademoiselle,  et  il 
y en  a beaucoup  dans  ce  recueil.  En  vérité,  il  n’y  a pas  grand’chose  à 
dire  de  ceux  de  madame  de  Brienne , du  marquis  d’Entragues,  de 
madame  de  Choisy,  de  madame  d’Épernon,  de  madame  de  Thianges  : 
ils  sont  faits  spirituellement  sans  doute,  mais  ils  manquent  générale- 
ment de  couleur  et  de  relief.  C’est  une  réunion  d’observations  plus 
ou  moins  justes,  et  non  pas  des  individus.  Je  dois  citer,  cependant, 
celui  du  prince  de  Condé,  qui,  relativement  aux  autres,  me  paraît 
hors  ligne;  il  est  écrit  avec  une  fougue  digne  d’un  peintre  de  bataille  : 
« Je  le  peindrai,  dit  Mademoiselle,  comme  je  l’ai  vu  au  retour  d’un 
combat  ; » et  elle  entre  dans  un  détail  où  chaque  mot  porte  coup  et  où 
le  style  brisé  même,  avec  ses  allures  irrégulières,  n’est  pas  sans 
charme  et  sans  éclat  ; «La plus  belle  tête  du  monde...  ses  cheveux  ne 
sont  pas  tout  à fait  noirs,  mais  il  en  a en  grande  quantité  et  bien 
frisés...  ils  étaient  fort  poudrés,  quoiqu’ils  ne  le  fussent  que  de  la 
poussière...  sa  mine  haute  et  relevée,  ses  yeux  vifs  et  fiers...  vous 
croirez  bien  qu’il  était  armé...  » Mademoiselle  continue  sur  ce  ton  et 
nous  montre  le  prince  « l’épée  à la  main  » avec  « les  courroies  de  la 
cuirasse  coupées  de  toutes  sortes  de  coups.  » Elle  se  plaît,  on  le  voit, 
dans  ce  portrait  qui  réjouit  son  imagination  belliqueuse,  passionnée 
qu’elle  est  pour  les  conquérants,  et  persuadée  que  « les  feux  et  la  fu- 
mée du  canon  servent  de  beaux  rembrunissements  à la  peinture  aussi 
bien  que  le  sang  et  le  carnage.  » On  retrouve  là  les  passions  et  la  main 
de  l’une  des  héroïnes  de  la  Fronde. 


VI 

Tels  sont  les  rares  bons  écrits  que  j’ai  pu  rencontrer  dans  cet  épais 
volume.  Échappant  quelquefois  à force  d’esprit,  et  sans  lesavoir  eux- 
mêmes,  aux  traditions  précieuses,  les  quelques  personnages  que  j’ai 
cités  parlent  la  véritable  langue  française,  celle  qui  est  claire,  nette, 
concise,  et  qui,  avec  l’aide  de  Molière,  va  se  dégager  de  plus  en  plus 
de  la  galanterie,  de  la  pointe,  de  l’emphase,  de  la  métaphore  outrée^ 


ET  LES  PHÉCTEUSES. 


497 


de  ces  vices  déplorables  que  l’hôtel  de  Rambouillet  aimait  tant  à ap  - 
plaudir. Si  j’accuse  ici  franchement  l’influence  de  la  chambre  bleue, 
ce  n’est  pas  que  j’ignore  — on  l’a  répété  à satiélé  — que  les  hôtes 
d’Arthénice  savaient  admirer  aussi  parfois  les  bonnes  choses  : ils  ont 
loué,  ils  ont  défendu  Corneille;  mais  ce  que  je  regrette,  c’est  qu’ils 
aient,  en  môme  temps,  si  obstinément  admiré  les  mauvaises.  Il  est 
toujours  plus  facile,  je  le  crains,  de  mettre  momentanément  à la 
mode  le  faux  esprit  que  le  vrai,  et  l’hôtel  de  Rambouillet  a abusé  de 
de  cette  disposition.  Heureusement  le  vrai  et  le  beau  finissent  toujours 
par  triompher.  C’est  une  affaire  de  temps,  et  le  temps  ne  coûte  pas  à 
ce  qui  est  immortel.  En  revanche,  les  sottises  n’ont  jamais  qu’une 
vogue  éphémére.  Aussi  les  enthousiasmes  de  la  chambre  bleue  pour 
ce  qu’on  appelait  alors  le  bel  esprit  (expression  qui  maintenant  sonne 
comme  une  ironie),  s’ils  ont  un  moment  égaré  le  goût  général,  n’ont 
pu  dominer  l’irrésistible  puissance  du  sens  commun.  Ils  ont  encou- 
ragé, il  est  vrai,  de  tristes  formes  littéraires  ; du  salon  de  madame 
de  Rambouillet,  ils  ont  envahi  celui  de  mademoiselle  de  Montpensier; 
après  les  poètes  de  la  Guirlande,  sont  venus  les  prosateurs  et  les 
poètes  des  Portraits,  mais  quoi,  dans  les  Portraits  eux-mêmes,  déjà, 
chez  quelques  écrivains  du  moins,  une  réaction  se  manifeste,  bientôt 
cette  réaction  devient  de  plus  en  plus  audacieuse.  Si  la  destinée  des 
précieuses  a été  malheureusement  de  laisser  dans  la  langue  quelques 
traces  ineffaçables,  du  moins  n’ont-elles  pas  eu  le  pouvoir  d’énerver 
les  grands  génies  qui  naquirent  après  elles  et  qui  ont  réduit  leur  lit- 
térature, un  moment  triomphante,  à n’être  plus  qu’un  objet  de  curio- 
sité. Cette  lutte  et  cette  victoii’e  sont  la  gloire  du  siècle  de  Louis  XIV. 
Quant  au  genre  des  Portraits,  il  a eu  le  rare  bonheur  de  se  transfor- 
mer, et  du  mal  est  sorti  le  bien.  Du  domaine  de  la  galanterie,  il  passe 
dans  celui  de  l’histoire  et  de  la  philosophie.  Apres  avoir  séjourné  un 
instant  dans  les  romans  de  mademoiselle  de  Scudéry  dont  une  cri- 
tique subtile  et  éloquente  a si  étrangement  exagéré  le  mérite,  il  de- 
viendra, généralisé  par  la  Bruyère,  une  des  formes  les  plus  délicates 
et  les  plus  nobles  de  la  morale  ; renouvelé  et  rapproché  du  vrai  par 
Saint-Simon,  une  des  plus  grandes  forces  de  l’histoire  satirique.  Com- 
bien un  teldénoûment  eût  étonné  les  premiers  qui,  dans  les  salons  de 
Mademoiselle,  imaginèrent  ces  agréables  fadaises  et  ces  emphatiques 
divertissements. 


Charles  de  Mouy. 


CONFESSION 


Je  suis  seule  et  je  suis  triste...  Il  n’y  a là  rien  qui  doive  m’éton- 
ner, car,  depuis  longues  années,  tristesse  et  solitude  sont  mes  com- 
pagnes habituelles...  Il  paraît  qu’on  ne  s’y  habitue  pas  cependant,  et 
que  la  soif  de  bonheur,  qui  s’éveille  en  nous  avec  la  vie,  se  prolonge 
à travers  les  années,  et  devient  peut-être  plus  vive  et  plus  amère. 
Certaines  époques  aussi  redoublent  le  sentiment  de  l’isolement. 

Nous  sommes  en  hiver,  à la  fin  de  l’année  ; aujourd’hui  c’est  la 
Saint-Etienne,  jour  de  ma  fête,  et  plus  que  jamais  je  sens  la  mélan- 
colie me  serrer  le  cœur  en  me  trouvant  seule  auprès  de  mon  feu,  en 
voyant,  à peine  éclairé  par  la  lampe,  ce  vaste  salon  qui  semble  fait 
pour  des  réunions  de  famille,  et  où  je  ne  reçois  que  des  visites.  Je 
ne  puis  dire  mes  pensées  à personne;  il  me  prend  envie  de  les  confier 
au  papier  et  de  me  reporter  en  arrière  vers  les  scènes  écoulées  de  ma 
vie.  Les  grand’mères  racontent  volontiers  leur  passé  aux  petits  en- 
fants, assis  à leurs  genoux  ; elles  aiment  à dire  : « Ma  mère  disait 
ceci...  c’était  en  tel  temps...  j’avais  tel  âge...  » 

Moi,  quoique  grand’mère,  jen’ai  pas  d’enfant  qui  m’écoute  : je  me 
bercerai  moi-même  avec  les  souvenirs  d’autrefois.  Que  dis-je,  me 
bercer?  Ah!  quand  la  mémoire  me  retrace  le  cours  des  années  écou- 
lées, je  n’y  retrouve  que  des  images  cruelles,  le  regret  de  n’avoir  pas 
été  heureuse,  le  remords  de  n’avoir  pas  donné  de  bonheur  aux  autres. 
J’ai  lu  quelque  part  : Il  est  peu  de  nos  malheurs  dont  nous  ne  devions 
demander  pardon  à Dieu.  C’est  trop  vrai,  et  je  le  sens,  mais  trop 
tard. 


CONFESSION. 


499 


Enfant  encore,  j’ai  perdu  mon  père,  mais  son  souvenir  m’est 
resté  présent.  Je  vois  encore  sa  grande  taille,  son  visage  beau  quoique 
impérieux,  son  teint  blanc  qui  se  colorait  à la  moindre  émotion,  ses 
yeux  d’un  bleu  clair  qui  se  mouillaient  facilement,  mais  qui  facilement 
aussi  s’animaient  d’un  éclair  d’impatience  et  de  dédain.  Mon  miroir 
me  renvoie  cette  image;  j’ai  hérité  des  traits  de  mon  père  et  du  carac- 
tère dont  ils  étaient  le  reflet  fidèle.  Tout  enfant,  ma  mère  cherchait 
sans  cesse  à me  calmer,  car,  à la  moindre  contradiction,  je  sentais 
(je  sens  encore,  hélas  !)  un  bouillonnement  intérieur;  mon  cœur  bat- 
tait à coups  pressés,  une  flamme  me  montait  au  visage,  et  alors, 
d’une  âme  profondément  remuée,  s’exhalaient  des  paroles  d’amer- 
tume et  de  violence.  L’étude,  les  jeux,  tout  en  moi  soulevait  ces  orages, 
et,  quoique  j’eusse  un  grand  besoin  d’être  aimée,  ma  mère  seule  et 
ma  sœur  avaient  de  l’affection  pour  moi.  Les  domestiques  me  haïs- 
saient, mes  petites  compagnes  me  fuyaient,  et  l’institutrice,  qui,  à 
grand’peine  parvint  à m’instruire,  n’acquit  nul  empire  sur  ma  vo- 
lonté. Je  convenais  parfois  de  mes  torts  quand  ma  mère  m’adressai! 
quelques  reproches  doux  et  sérieux,  ou  lorsqu’elle  se  bornait  à me 
regarder  avec  tristesse;  je  pleurais  alors  entre  ses  bras,  mais  je  suc- 
combais à la  plus  prochaine  tentation,  car  la  force  qui  dompte  les 
passions  me  manquait  absolument.  Comme  tous  les  gens  passionnés, 
j’étais  faible. 

L’enfance,  l’adolescence,  se  passèrent  ainsi  ; le  monde  ignorait  les 
peines  dont  s’assombrissait  notre  foyer  domestique;  il  me  recher- 
cha, car  j’étais  riche,  jeune,  et,  maintenant  que  toute  grâce  s’ést 
éclipsée,  je  puis  dire  que  j’étais  belle.  On  me  demanda  en  mariage; 
ma  mère  et  mon  tuteur  me  présentèrent  un  jeune  homme  qui  parais- 
sait leur  offrir  pour  moi  de  gi’andes  garanties  de  paix  et  de  bonheur  : 
je  l’acceptai.  Quelques  jours  avant  mon  mariage  ma  mère  me  prit  à 
part,  et , après  m'avoir  donné  de  bons  conseils,  graves  et  tendres, 
elle  me  dit  enfin  : 

— Mon  enfant,  ton  futur  mari  nous  est  surtout  recommandable 
par  la  douceur  et  l’aménité  de  son  caractère.  Un  homme  plus  brillant 
peut-être,  mais  d’une  humeur  vive  et  emportée,  ne  t’eût  point  con- 
venu, et  la  vie  commune  eût  été  une  guerre  continuelle.  N'abuse  pas 
de  la  facilité  d’Édouard,  ne  le  tourmente  pas,  ne  le  blesse  pas  par  les 
aspérités  de  ton  caractère. ..  Tu  es  orgueilleuse,  ma  pauvre  Stéphanie, 
et,  quand  tu  te  crois  sûre  de  ton  droit,  tu  ne  ménages  rien.  Cependant 
tu  es  capable  d’aimer... 

— Y,ûU^il§  savez  bien,  maman,  dis-je. 

— Oui^n chère  petite,  et  je  prie  Dieu  que  tu  aimes  ton  mari  de 
tout  ton  cœur,  dût  ma  part  dans  ton  affection  en  être  affaiblie;  car 


500 


CONFESSION. 


j'espérerais  que,  pourrie  pas  l’offenser,  tu  te  corrigerais,  tu  pren- 
drais sur  toi. . . 

— Je  suis  donc  bien  méchante?  interrompis-je  avec  inquiétude. 

Ma  mère  soupira  et  me  répondit  : 

— Sans  méchanceté  ; on  peut  faire  des  actions  méchantes,  sauf 
à s’en  repentir  longtemps  et  amèrement.  Veille  sur  loi,  mon  en- 
fant! 

Cette  conversation  s’est  gravée  dans  un  coin  de  ma  mémoire  ; 
pourtant  alors  elle  ne  me  fit  qu’une  impression  passagère.  Je  fus 
mariée. 

Les  premiers  temps  du  mariage  sont  toujours  assez  doux  : on  est 
en  observation,  et  des  égards  mutuels  couvrent  l’étude  que  l’on  fait 
l’un  de  l’autre.  Les  incidents  d’un  voyage,  puis,  au  retour,  les  essais 
de  la  vie  de  ménage,  la  nouveauté  de  la  situation,  la  fraîcheur  des 
sentiments  et  des  espérances,  le  charme  de  la  liberté,  contribuent  à em- 
bellir ces  premiers  mois,  imparfait  noviciat  de  la  vie  à deux,  et  la  dou- 
ceur du  caractère  d’Édouard,  l’attrayante  (Sérénité  de  ses  manières,  ren- 
rent  l’aube  de  notre  union  paisible  et  même  heureuse.  Mariés  après 
Pâques,  nous  habitions  la  campagne.  Édouard  aimait  singulièrement 
les  plaisirs  champêtres,  je  ne  partageais  pas  ce  goût,  et  il  devint  le 
sujet  de  notre  premièi’e  querelle.  Mon  mari  était  allé  à la  chasse; 
l’heure  du  dîner  avait  sonné  depuis  longtemps,  la  soirée  s’avançait,  et 
il  ne  revenait  pas.  Une  sourde  irritation  me  gagnait;  je  me  sentais 
froissée  de  ce  manque  d’égards  et  je  me  promis  de  le  lui  faire  sentir. 

' Il  revint,  et  s’arrêta  au  seuil  du  salon,  le  front  riant,  en  me  di- 
sant gaiement  : 

— Pardon,  mille  pardons,  ma  chère  petite  femme. 

Je  l’interrompis. 

— Vous  tenez  peu  compte  de  mon  inquiétude  ; je  vous  ai  attendu, 
toute  la  maison  est  en  désarroi;  je  vous  avoue  que  je  trouve  ce  manque 
d’égards  inqualifiable.  Me  laisser  seule  à la  campagne,  la  nuit,  et 
pourquoi  ? pour  le  sot  plaisir  de  pourchasser  un  lièvre  ou  un  lapin, 
plaisir  d’oisif  s’il  en  fut... 

— Tu  plaisantes?  répondit  mon  mari  d’un  air  de  doute,  et  comme 
s’il  croyait  n’avoir  pas  bien  entendu. 

— Je  ne  plaisante  pas  du  tout;  votre  conduite  est  odieuse  pour 
un  homme  marié,  et  vous  me  faites  jouer,  à moi,  un  rôle  ridicule  : 
n’ai-je  pas  l’air  d’une  Ariane  aux  yeux  de  ma  femme  de  chambre? 

— Mais  il  n’est  pas  question  de  cela,  ma  femme. .. 

— Si,  monsieur,  et  je  vous  préviens  que  j’ai  la  faiblesse  de  tenir 
à la  régularité  de  mes  habitudes,  et,  quand  vous  voudrez  dîner  au  ca- 
baret, eh  bien,  vous  m’en  préviendrez. 

— Tu  es  admirable!  reprit  mon  mari  d’un  ton  de  douce  plai-san- 


CONFESSION. 


501 

lerie,  tu  n’es  pas  une  Ariane,  non,  non,  mais  une  magicienne,  une 
vraie  Circé,  tu  devines  tout  : j’ai  en  effet  diné  au  cabaret  avec  André 
de  la  Tour,  que  j’avais  rencontré,  un  vrai  dîner  de  chasseurs  : de  la 
piquette  et  un  lièvre  au  chaudron. 

Et  il  voulut  m’embrasser  ; je  l’évitai  et  je  sortis  de  la  chambre, 
jetant  la  porte  et  le  laissant  stupéfait. 

Après  de  belles  et  riantes  journées  d’été,  on  voit  quelquefois  se 
' lever  dans  le  ciel  azuré  un  léger  nuage;  le  nuage  se  résout  en  pluie, 
le  vent  se  lève,  les  feuilles  jaunissent  et  tombent,  les  beaux  jours 
fuient  à tire-d’aile,  et  la  saison  des  chants  et  des  fleurs  n’est  plus 
qu’un  souvenir.  Ainsi  en  fut-il  de  notre  bonheur  : cette  première 
querelle  renfermait  tous  les  orages  de  l’avenir.  Je  pris  en  antipathie 
la  chasse,  les  chasseurs,  la  meute,  les  filets,  les  fusils,  les  haltes,  les 
rendez-vous,  les  déjeuners,  tous  ces  plaisirs  animés  qui  faisaient  la 
joie  d’Edouard;  je  ne  manquais  pas  une  occasion  de  parler  avec  mépris 
et  sarcasme  de  ces  amusements,  des  amis  qui  y prenaient  part  et  de 
l’oisiveté  agitée  dans  laquelle  il  semblait  se  complaire.  Souvent  à ces 
attaques  il  opposait  le  silence,  quelquefois  il  me  parlait  raison,  mais 
une  raison  douce  et  affectueuse;  pourtant  jamais  il  ne  renonça  à son 
fusil  ni  à ses  chiens,  pauvres  bêtes  auxquelles  je  faisais  le  plus  maus- 
sade accueil.  Je  m’obstinai  dans  mes  railleries  impatientes,  il  s’obs- 
tina dans  sa  placide  résistance, 

La  saison  s’avançait,  et  je  désirais  beaucoup  retourner  à la  ville 
et  prendre  part  aux  fêtes  de  l’hiver  : Édouard  n’en  parlait  pas;  un 
jour  enfin,  après  beaucoup  de  ménagements,  il  me  dit  ; 

— Ma  chère  Stéphanie,  aurais-tu  quelque  répugnance  à passer 
notre  hiver  ici,  et,  s’il  faut  te  le  dire,  à nous  y fixer  tout  à fait?  A la 
ville,  je  n’ai  aucune  occupation;  ici  j’en  ai  mille,  et  qui  sont  de  vrais 
plaisirs  pour  moi;  la  résidence  est  fort  agréable,  j’inviterai  ta  mèi^e 
et  ta  sœur  à nous  donner  chaque  année  un  mois  que  nous  passerons 
joyeusement;  dis,  ce  plan  te  sourit-il? 

— Pas  du  tout,  lui  répondis-je,  et  je  sentais  le  sang  me  monter 
au  front,  et,  si  vous  aviez  ces  projets  de  retraite,  vous  auriez  bien  fait 
de  les  stipuler  au  contrat, 

— Bah  î bah  ! dit-il  avec  bonhomie,  marche-t-on  toujours  le  Code 
à la  main?  J’espérais  obtenir  cela  de  ton  attachement  pour  moi. 

— Par  exemple!  n’y  comptez  pas,  m’écriai-je,  et  rien  que  de  le 
I proposer  me  semble  un  mauvais  procédé;  car  vous  savez  fort  bien  que 
I je  ne  vous  ai  pas  épousé  pour  passer  ma  vie  aux  champs,  n’ayant 

I d’autre  distraction  que  le  récit  des  exploits  de  vos  chiens  et  de  votre 

cheval. 

Je  brodai  sur  ce  thème  ; comme  tous  les'  gens  emportés,  je  m’eni- 
vrais de  mes  propres  paroles,  je  me  montais  de  plus  en  plus,  et  je 


Ô02 


CONFESSION. 


fouillais  dans  les  moindres  détails  de  la  vie  d’Édouard  pour  donner 
raison  à ma  violence.  La  passion,  si  insensée  qu  elle  soit,  cherche  à 
se  justifier  à ses  propres  yeux. 

Il  me  laissa  parler,  et,  quand  le  torrent  fut  à jieu  près’  écoulé,  il 
me  dit  d’un  ton  froid  ; 

— Nous  partirons  dans  trois  jours.  Tout  à l’heure  vous  parliez 
du  Gode;  vous  semblez  ignorer,  ma  chère  amie,  que,  le  Code  en  main, 
je  pourrais  vous  contraindre  à habiter  le  lieu  que  j’aurais  choisi  pour 
résidence;  mais  de  tels  procédés  ne  me  conviennent  point,  et  je  sais 
faire  à la  paix  quelques  sacrifices. 

J’acceptai  ce  sacrifice,  car  je  me  croyais  dans  mon  droit,  et  nous 
partîmes  pour  la  ville.  Mais  l’habitude  salutaire  de  me  contraindre 
pour  Édouard  n’existait  plus,  et,  me  livrant  à ma  nature  irritable, 
je  ne  ménageai  ni  ses  goûts,  ni  ses  amis,  ni  sa  famille  même.  Nous 
avions  souvent,  et  à propos  des  moindres  choses,  des  altercations  où 
il  finissait  toujours  par  céder,  car  autant  j’avais  l’humeur  batailleuse, 
autant  il  avait  le  culte  de  la  concorde  et  de  la  paix.  Tout  est  sujet  de 
querelles  alors  que  les  caractères  ne  se  conviennent  pas  : une  parure, 
une  invitation,  un  léger  oubli,  une  marque  de  froideur  d’un  de  ses 
parents,  le  choix  d’un  convive  ou  le  renvoi  d’un  domestique,  que 
sais-je?  les  moindres  futilités  servent  de  prétexte  aux  escarmouches. 
Parfois,  à charge  à moi-même,  sans  repos  et  sans  joie,  fatiguée  des 
orages  que  je  provoquais,  il  m’arriva  de  regretter  le  calme  de  cette 
maison  de  campagne  où  nous  avions  passé  quelques  jours  de  bonheur; 
mais  je  n’eus  pas  l’humilité  de  le  dire  et  de  ramener  mon  mari  aux 
lieux  où  il  se  plaisait.  11  n’aimait  pas  le  monde,  et,  dépourvu  d’occu- 
pations fixes,  il  passait  son  temps  au  club,  dans  une  oisiveté  plus 
réelle  que  celle  que  je  lui  reprochais  jadis.  Unjour  j’appris  qu’il  jouait, 
et  jouait  gros  jeu;  je  lui  en  parlai. 

— Ce  sont  les  plaisirs  de  la  ville,  répondit-il  froidement. 

La  naissance  de  nos  deux  enfants  jumeaux  nous  rapprocha  un 
instant;  nous  étions  en  extase  devant  ce  berceau  où  reposaient  le  frère 
et  la  sœur,  si  beaux,  si  semblables  l’un  à l’autre;  que  deux  lis  éclos 
sur  la  même  tige  ne  se  ressemblent  pas  davantage.  Mais,  quand  le 
temps  des  premiers  et  délicieux  enfantillages  fut  passé,  quand  nous 
fûmes  habitués  à notre  nouvelle  dignité  de  père  et  de  mère,  nos  dis- 
cussions recommencèrent.  Édouard  prétendait  que  je  gâtais  mes  en- 
fants, et  ses  plus  innocentes  observations  à ce  sujet  se  trouvaient  mal 
accueillies  et  devenaient  trop  souvent  le  prélude  d’une  scène.  Il  cessa 
de  m’en  faire  et  reprit  son  train  de  vie  habituel,  qu’avaient  inter- 
rompu, pendant  près  d’une  année,  la  présence  de  nos  enfants  et  le 
charme  qui  nous  retenait  auprès  d’eux.  Et  je  l’aimais  cependant!  Il 
fut  atteint,  vers  cette  époque,  d’une  grave  maladie;  je  sentis  alors 


CONFESSION. 


503 


qu’il  m’était  cher,  je  le  soignai  avec  zèle,  avec  sollicitude,  et  quelque- 
fois il  me  disait  en  me  serrant  la  main  : 

— Ah  1 Stéphanie  , si  tu  voulais , combien  nous  serions  heu- 
reux ! 

i Que  n’ai-je  voulu! 

Il  se  mêlait  au  caractère  d’Édouard,  si  doux  et  si  indulgent, 
une  certaine  fermeté  pour  les  choses  essentielles  : j’en  acquis  la 
preuve.  Pendant  longtemps  il  se  borna  à me  faire  des  réflexions  sur 
l’éducation  de  mes  enfants,  mais  il  vint  un  jour  (ma  fille  et  mon  fils 
venaient  de  se  disputer  sous  nos  yeux)  où  il  me  dit  : 
ï — Je  mettrai  ces  enfants  en  pension  ; vous  ne  suffisez  pas  à votre 
; tâche,  Stéphanie  ! 

( Jamais  mouvement  plus  impétueux  ne  bouleversa  mon  âme.  M’ar- 
racher mes  enfants  ! Je  me  répandis  en  reproches,  en  imprécations, 
en  paroles  d’outrage,  qu’Édouard  écouta  d’un  air  impassible;  mais  je 
remarquai,  même  au  milieu  de  mes  transports,  que  son  visage  n’avait 
plus  cette  expression  de  douceur  attristée  avec  laquelle  il  m’écoutait 
jadis.  11  semblait  un  juge  prêt  à rendre  sa  sentence.  Ma  femme  de 
chambre,  attirée  par  mes  cris,  me  disait  d’un  ton  effrayé  : 

— Madame  ! madame!  vous  vous  ferez  mal  1 

Elle  m’entraînai  enfin  dans  mon  cabinet,  et  Édouard,  élevant  la 
voix  pour  la  première  fois,  me  dit  : 

— ^ Stéphanie,  vous  saurez  demain  ce  que  j’ai  résolu. 

Il  sortit,  et  ne  revint  pas  de  la  journée  ni  de  la  nuit.  J’attendais 
avec  une  certaine  angoisse.  Le  lendemain  je  reçus  un  billet  de  lui  : 

« Nous  ne  pouvons  vivre  ensemble,  Stéphanie,  et  je  viens  de  de- 
« mander  au  tribunal  la  séparation  judiciaire.  Les  mots  injurieux 
« proférés  hier  par  vous  m’en  donnent  le  droit.  Je  rends  justice  à vos 
« vertus,  mais  il  vous  manque  ce  qui  fait  parfois  excuser  des  faiblesses  : 
« la  douceur  et  la  bonté.  » 

Ces  mots  me  foudroyèrent  ; j’étais  blessée  dans  les  œuvres  vives, 
dans  l’affection  et  dans  l’orgueil;  déjà  je  me  représentais  le  blâme  et 
les  railleries  que  le  monde  n’épargne  pas  aux  femmes  séparées  de 
( leur  mari,  et  je  versais  des  larmes  brûlantes.  Ah!  si  j’avais  osé  les 
laisser  voir  à Édouard,  il  eût  été  temps  encore;  un  mot  eût  suffi  à le 
désarmer  peut-être;  mais  ce  mot,  mon  cœur  altier  ne  put  se  résoudre 
; à le  prononcer. 

I Je  laissai  la  procédure  suivre  son  cours;  je  subis,  en  frémissant 
de  colère,  l’humiliation  des  enquêtes,  des  contre-enquêtes,  de  l’in- 
vestigation des  juges  et  des  plaidoiries  des  avocats,  et  l’arrêt  me  fut 
enfin  signifié.  Il  me  bouleversa  jusqu’au  fond  de  l’âme  : le  tribunal 
nous  séparait,  il  me  laissait  ma  fille,  mais  il  m’obligeait  à rendre 
mon  fils  à son  père,  dès  que  l’enfant  aurait  atteint  l’âge  de  sept  ans. 


CONFESSION. 


r)ü4 

J’étais  frappée  dans  les  entrailles,  et  ni  la  haine  d’Édouard  ni  la 
désapprobation  du  monde  ne  me  touchaient  plus,  en  présence  de 
cette  séparation  imminente  de  l’enfant  d’avec  la  mère.  Oh  ! que  j’étais 
punie  ! 

Albert  avait  six  ans  et  demi;  il  ne  me  restait  plus  que  six  mois. 
Combien  j’essayai,  à force  de  tendresse,  de  graver  mon  image  dans  ce 
cœur  qu’on  allait  me  dérober  ! Il  me  semblait  que  j’aurais  servi  à 
genoux  Édouard,  s’il  avait  consenti  à me  le  laisser...  Je  complais  avec 
angoisse  les  semaines,  les  jours,  et  enfin  les  heures.  La  dernière 
sonna.  Le  frère  de  mon  mari  vint,  armé  de  la  sévère  autorité  de  la 
loi;  je  tenais  Albert  sur  mes  genoux.  L’enfant,  par  un  mouvement  vif 
et  joyeux,  s’élança  vers  lui  en  s’écriant  : 

— 0 mon  oncle,  qu’il  y a longtemps  que  je  ne  t’ai  vu  ! 

— Je  viens  te  chercher,  mon  petit  ami,  répondit-il,  et  je  te  con- 
duirai vers  ton  père. 

— Et  moi  aussi!  s’écria  ma  fille. 

Je  la  saisis  fortement  et  la  serrai  contre  moi. 

— Tout  est-il  prêt,  ma  sœur?  demanda-t-il  ; puis-je  emmener 
Albert  ? 

Je  ne  pouvais  répondre;  j’étais  noyée  dans  les  larmes,  et  j’em 
brassais  mon  fils  avec  une  telle  passion,  qu’il  en  était  effrayé.  Mon 
beau-frère  s’émut  un  peu  et  il  me  dit  : 

— Voilà  une  sensibilité  qui  nous  aurait  tous  rendus  heureux,  si 
vous  l’aviez  montrée  plus  tôt,  Stéphanie  î 

Autrefois,  ces  cruelles  paroles  auraient  excité  mon  indignation; 
en  ce  moment,  j’étais  toute  à la  plus  poignante  douleur.  L’enfant 
partit,  et  dès  cet  instant  il  fut  perdu  pour  moi. 

J’essayai  de  concentrer  toutes  mes  affections  sur  Clotilde,  l’en- 
fant qui  m’appartenait  pour  toujours.  Je  l’élevai  avec  soin,  avec  vigi- 
lance, avec  une  tendresse  jalouse;  pour  l’amour  d’elle,  je  veillai  même 
sur  mon  humeur,  afin  que  ma  fille  ne  souffrît  pas  du  fatal  défaut  qui 
m’avait  coûté  un  époux  et  un  fils;  je  crois  qu’elle  fut  heureuse  avec 
moi,  et  cependant,  à mesure  que  sa  raison  se  forma,  je  m’aperçus, 
surtout  après  les  courtes  visites  qu’elle  faisait  à son  père,  qu’elle  était 
moins  mienne  que  je  ne  l’aurais  désiré.  Albert,  lui,  était  tout  à son 
père,  dont  la  grâce  et  l’attrayante  douceur  l’avaient  captivé.  Je  ne 
trouvais  ainsi  qu’un  retour  insuffisant  dans  le  cœur  de  ces  deux  en- 
fants si  chers  : j’avais  détruit  le  faisceau  de  la  famille,  et  je  restais 
isolée.  Je  me  flattais  que  ma  fille  me  donnerait  de  nouveaux  enfants 
dont  je  pourrais  me  faire  aimer,  et,  dès  que  son  éducation  fut  finie,  je 
la  mariai  à un  jeune  homme  rempli  de  qualités  et  d’avenir.  Il  était 
réglé  que  ce  jeune  ménage  habiterait  chez  moi,  et  je  me  crus  fixée 
dans  une  situation  paisible,  en  voyant  ma  fille  heureuse  et  reconnais- 


CONFESSION. 


50 


santé  de  ce  bonheur  que  je  lui  avais  préparé.  J’aimais  mon  gendre, 
je  goûtais  son  esprit  et  son  caractère  digne  et  lier;  mais  il  arriva  que 
le  sérieux  précoce  de  ce  jeune  homme  ne  s’accorda  pas  toujours  avec 
la  gaieté  vive  et  un  peu  enfantine  de  ma  fille.  Elle  lui  cédait  dans  ces 
légères  discussions,  car  elle  l’aimait,  et  son  père  lui  avait  légué  une 
précieuse  part  de  ses  qualités;  une  fois  cependant,  une  discussion  de  ce 
genre  fut  plus  longue  et  plus  animée  que  de  coutume,  et  malheureu- 
sement j’y  pris  part.  Le  vieux  levain  fermentait  en  moi  en  voyant  que 
mon  gendre  traitait  Clotilde  en  enfant  gâtée,  quoique  toujours  chérie, 
et  je  lui  parlai  avec  véhémence.  Il  me  répondit  d’un  ton  ému;  je  ne 
fus  pas  satisfaite  : j’ajoutai  quelques  mots  amers,  et  je  fis  allusion  à 
l’infériorité  de  sa  naissance  et  de  sa  fortune,  que  ses  talents  avaient 
jusqu’alors  compensées  à mes  yeux.  11  pâlit,  sa  femme  lui  prit  la  main; 
ils  se  regardèrent  : leur  querelle  était  oubliée,  moi  seule  je  n’étais  pas 
comprise  dans  le  traité  de  paix. 

Le  lendemain,  Clotilde  me  dit  avec  un  peu  d’embarras  et  beau- 
coup de  larmes  que  son  mari  était  décidé  à quitter  ma  maison,  parce 
qu’il  craignait  que  nos  rapports  ne  devinssent  difficiles.  Je  voulus 
lutter,  j’échouai,  car  les  deux  époux  étaient  fortement  unis,  et  je  res- 
tai seule.  Depuis  cette  époque,  nos  rapports  sont  réguliers,  hono- 
rables, mais  l’intimité  en  est  absente.  Je  ne  suis  pas  la  confidente  de 
ma  fille,  je  ne  suis  pas  l’amie  de  mon  gendre;  mes  petits-enfants  ont 
un  peu  peur  de  moi,  et  ils  ne  viennent  sur  mes  genoux  que  par  obéis- 
sance ou  par  l’attrait  d’un  jouet  ou  d’une  friandise.  Clotilde  semble 
heureuse  : je  dois  me  tenir  pour  satisfaite. 

Mon  mari  n’a  survécu  que  de  deux  ans  au  mariage  de  sa  fille  ; il 
est  mort  à la  campagne  sans  que  je  l’aie  revu,  et,  quoiqu'il  m’ait  fait 
apporter,  par  un  ami  commun,  un  mot  de  regret  et  d’amitié,  je  ne 
me  suis  pas  consolée  de  la  triste  fin  d’une  si  triste  union.  Albert  est 
entré  dans  la  marine;  il  voyage  en  ce  moment  au  bout  du  monde,  dans 
l'archipel  Indien  : aurait-il  embrassé  cette  carrière  pleine  d’inquié- 
tudes et  de  sacrifices,  s’il  avait  trouvé  dans  la  maison  paternelle  repos, 
affection,  honneur  et  bonheur?  il  s’est  exilé  sur  les  flots  faute  d’un 
abri  paisible  pour  y planter  sa  tente  ! 

C’est  ainsi  que  se  sont  écoulés  ma  jeunesse  et  mon  âge  mûr;  je 
souffrais,  mais  je  ne  m’accusais  pas,  car  il  me  semblait  que  dans  les 
graves  circonstances  de  ma  vie  j’avais  soutenu  mon  droit,  avec  ri- 
gueur peut-être,  mais  avec  justice.  Un  autre  événement  projeta  une 
lumière  dans  ma  conscience.  Ma  sœur  était  depuis  longues  années 
heureusement  mariée;  elle  habitait  une  ville  à trente  lieues  de  la 
mienne.  Un  jour,  je  reçus  d’elle  un  billet  court  et  énigmatique  dans 
lequel  elle  me  suppliait  d’aller  la  voir.  Rien  ne  me  retenait  ; j étais 
si  tristement  libre!  Je  partis  sur-le-champ.  A mi-chemin  de  nos  deux 

?ÎOVEMBRE  1861. 


50G 


CONFESSIOiS. 


villes  reliées  par  un  chemin  de  fer,  les  voyageurs  devaient  descendre, 
et  attendre  un  autre  train  qui  les  entraînait  à sa  suite  jusqu’à  la  desti- 
nation. Je  quittai  la  voiture,  et  j’attendis,  debout,  sous  une  brume  de 
novembre,  que  le  convoi  arrivât  dans  la  gare.  11  tarda  longtemps,  et 
je  pensais  avec  inquiétude  à ma  sœur  qui  comptait  sur  moi  ; des 
groupes  nombreux  et  impatients  attendaient  aussi  en  piétinant;  enfin, 
le  sifflet  se  fit  entendre,  le  train  glissa  devant  nous  sur  les  rails,  et  la 
foule  se  précipita  vers  les  voitures.  J’arrivai  trop  lard;  toutes  les  places 
semblaient  prises,  et,  voyant  auprès  de  moi  un  employé  subalterne  de 
la  gare,  je  lui  dis  mon  embarras.  C’était  un  homme  d’une  figure 
sombre  et  dure,  et,  avec  un  accent  qui  répondait  à sa  physionomie, 
il  me  dit  : 

— Il  y a une  place  là-bas,  prenez-la  ! 

Je  m’empressai  ; mais  un  jeune  homme  aux  pieds  légers  m’avait 
devancée . 

— Vous  voyez,  dis-je  à l’employé,  toutes  les  places  sont  prises; 
il  faudrait  faire  attacher  une  autre  voiture. 

— Ah!  bien  oui!  s’écria-t-il  brusquement,  je  vais  m’amuser  à 
cela  ! 

— Je  m’en  plaindrai  au  chef  de  gare. 

— Plaignez-vous!  plaignez-vous!  allez!  le  voilà  sur  le  convoi! 
courez  après  ! 

Je  restai  stupéfaite;  le  convoi  partait  et  s’élançait  sur  les  rails  à 
toute  vapeur.  L’employé  s’éloigna  en  grommelant,  et,  pleine  d’indi- 
gnation, je  me  tournai  vers  un  ouvrier  : 

— Le  nom  de  cet  homme  ! dis-je. 

— Ah!  celui-là,  c’est  Jean  Duquesne  ; il  n’est  pas  commode  tous 
les  jours. 

J’annotai  le  nom  sur  mon  calepin,  car  j’étais  résolue  à dénoncer 
la  conduite  de  cet  homme  à ses  chefs;  il  me  semblait  que  j’étais  dans 
mon  droit,  et  même  que  je  remplissais  une  espèce  de  devoir. 

Après  quatre  heures  d’attente,  je  pus  partir  enfin,  et,  dès  que  je 
fus  arrivée  chez  ma  sœur,  j’écrivis  ab  irato  à un  des  employés  supé- 
rieurs du  chemin  de  fer  de que  je  connaissais  particulièrement, 

et,  sûre  d’avance  du  succès  de  ma  démarche,  je  n’y  pensai  plus.  Je 
passai  l’hiver  et  le  printemps  auprès  de  ma  sœur,  et  je  retournai  avec 
peine  dans  ma  maison  déserte,  où  personne  ne  m’attendait.  Je  re- 
trouvai ma  fille,  je  fis  quelques  visites,  j’en  reçus,  et,  un  dimanche 
soir,  après  les  offices,  mon  curé,  avec  sa  politesse  ordinaire,  me 
rendit  la  visite  que  je  lui  avais  faite.  J’avais  l’habitude,  lorsqu’il  ve- 
nait me  voir,  de  lui  remettre  une  légère  offrande  pour  les  pauvres;  il 
me  remercia  et  me  dit  incidemment  : 

— J’ai  vu  tantôt  de  près  une  grande  misère  I un  homme  ma- 


CONFESSION. 


507 

lade  depuis  six  mois,  épuisé  de  souffrance  et  de  chagrin;  sa  malheu- 
reuse femme  et  trois  petits  enfants,  sans  pain,  sans  vêtements,  carie 
mobilier  et  les  habits  ont  été  vendus,  et  demain  peut-être  on  les  chas- 
sera delà  misérable  chambre  qui  leur  sert  de  refuge.  C’est  un  spec- 
tacle fait  pour  émouvoir  une  âme  charitable,  d’autant  plus  que  ce  sont 
d’honnêtes  gens  et  qui  ont  connu  des  jours  meilleurs... 

— Monsieur  le  curé,  répondis-je,  je  voudrais  bien  aller  les  voir, 
afin  de  les  aider  de  science  certaine.  Vous  dites  qu’il  y a des  en- 
fants ? 

Cette  idée  m’avait  remué  le  cœur  ; des  enfants  qui  souffrent  sous 
les  yeux  maternels  ont  des  droits  sur  toutes  les  mères. 

— Ce  sera  une  bien  bonne  œuvre,  madame,  répondit  le  curé; 
vous  trouverez-là  trois  petites  créatures  dénuées  de  tout,  et  à la  veille 
de  perdre  leur  père.  Cette  pauvre  famille  demeure  rue  ...,  n"  ...,  au 
second. 

Le  lendemain,  de  bonne  heure,  je  me  rendis  à l’adresse  indi- 
quée, je  franchis  un  corridor  étroit  et  sombre,  j’atteignis  l’escalier,  et 
je  montai  lentement,  dans  une  obscurité  presque  effrayante,  deux 
étages  qui  me  conduisirent  à une  porte  entr’ouverte.  Je  la  poussai  avec 
précaution,  et  je  me  trouvai  dans  une  mansarde  assez  vaste,  mais  nue, 
affreuse,  et  dépourvue  des  meubles  les  plus  indispensables,  à l’excep- 
tion d’un  grabat  placé  en  face  de  la  fenêtre,  et  d’un  berceau  délabré 
où  vagissait  un  petit  enfant.  Une  femme  vint  à moi,  elle  était  couverte 
et  non  vêtue  de  quelques  haillons,  un  enfant  maigre  et  débile  se  tenait 
assis  sur  son  bras  et  me  regardait  avec  de  grands  yeux  clairs  et 
atones;  un  autre  se  suspendait  à sa  robe.  J’étais  embarrassée,  car  je 
n’avais  pas  l’habitude  de  ces  visites  charitables. 

— Je  viens  vous  voir,  dis-je  assez  gauchement. 

— Asseyez-vous,  madame,  me  dit-elle  à voix  basse  en  m’avan- 
çant une  chaise  délabrée,  et  excusez-moi  si  je  n’ose  parler  haut  : c’est 
que  mon  mari  dort... 

Elle  me  désigna  le  lit,  et  je  vis  une  forme  humaine  roulée  dans 
une  couverture  en  lambeaux  et  la  tête  tournée  vers  le  mur. 

— Il  est  bien  malade?  dis-je  aussi  à voix  basse. 

— Bien  malade,  et  depuis  cinq  mois.  Nous  venions  d’enterrer 
notre  chère  petite  Rose,  notre  aînée,  une  belle  enfant,  madame,  morte 
d’une  fièvre  typhoïde;  le  bon  Dieu  nous  l’a  prise  bien  vite...  Mon 
mari,  le  lendemain,  a perdu  son  emploi  : on  dit  qu’un  malheur  n’ar- 
rive jamais  seul...  Il  s’est  fait  des  révolutions,  il  a vomi  le  sang,  et 
depuis  ce  temps-là  il  languit,  et  je  crains  qu’il  ne  soit  bien  mal... 
Nous  n’avons  plus  rien...  une  si  longue  maladie  et  pas  de  travail... 

Elle  ne  put  achever;  j’essayai  de  la  consoler,  et  je  lui  offris  un  peu 
d’argent,  afin  de  pourvoir  aux  plus  pressants  besoins.  Malheureuse- 


508 


CONFESSION. 


ment,  une  pièce  de  monnaie  tomba  par  terre,  et  l’iiomme  s’éveilla 
en  sursaut.  Tl  se  dressa  sur  son  séant,  promenant  autour  de  lui  des 
yeux  hagards,  laissant  voir  sa  poitrine  décharnée  et  son  visage  livide 
sur  lequel  la  mort  avait  déjà  gravé  le  sceau  fatal.  J’allai  vers  lui. 

— Mon  ami,  lui  dis-je... 

Il  m’interrompit,  en  me  regardant  fixement  avec  une  expression 
effrayante. 

— C’est  vous!  s’écria-t-il  d’une  voix  caverneuse,  c’est  vous!  ah  I 
je  vous  reconnais!  c’est  vous  qui  m’avez  fait  perdre  mon  emploi,  c’est 
vous  qui  tuez  ma  famille,  c’est  vous  qui  m’assassinez  ! Vous  venez 
faire  la  doucereuse  après  avoir  perdu  un  honnête  homme,  pour  un 
mot  dit  en  colère!  Mon  enfant  était  dans  son  cercueil,  ce  jour-là,  il 
m’était  bien  permis  de  ne  pas  faire  le  gentil,  peut-être!  Hors  d’ici, 
je  ne  veux  pas  vous  voir;  hors  d'ici,  homicide! 

A chaque  mot  d’imprécation  qui  se  pressait  sur  ses  lèvres  mou- 
rantes, je  reculais,  et,  pleine  d’épouvante,  je  sortis  de  la  chambre, 
comme  si  un  esprit  infernal  m’eût  poursuivie. 

— Rendez-lui  son  argent!  je  ne  veux  l'ien  d’elle!  cria  la  voix. 

Et  les  pièces  d’or  et  d’argent  bondirent  sur  les  escaliers. 

Je  m’enfuis,  je  n’avais  pas  de  colère;  les  paroles  de  ce  malheu- 
reux n’avaient  pas  fait  bouillonner  mon  sang,  elles  l’avaient  glacé. 

Rentrée  chez  moi,  je  me  réfugiai  dans  ma  chambre,  et  mon 
cœur  oppressé  se  déchargea  dans  les  larmes.  Le  voile  se  déchirait 
enfin;  je  voyais  ce  que  causaient  ces  funestes  violences;  je  revoyais  à 
la  fois  mon  digne  mari  que  j’avais  sevré  d’affection  et  de  bonheur, 
mon  fils  errant  loin  du  toit  maternel,  ma  fille  dont  l’âme  était  fermée 
pour  moi,  et  enfin  cet  ouvrier,  à qui  ma  colère  avait  ôté  le  pain  et  la 
vie,  et  qui  mourait  en  m’accusant,  en  me  traînant,  coupable,  aux  pieds 
du  souverain  Juge! 

Quand,  vers  le  soir  , je  fus  revenue  à moi-même,  j’écrivis  au 
curé;  je  lui  dis  en  peu  de  mots  ma  première  rencontre  avec  Jean  Du- 
quesne, le  résultat  de  la  lettre  que  j’avais  cru  devoir  écrire;  je  le 
suppliais  d’obtenir  mon  pardon  de  ce  malheureux  perdu  par  ma 
faute,  et  je  m’engageais  à pourvoir  à tous  les  besoins  de  sa  famille. 

J’attendis  longtemps  ; le  curé  m’apprit  que  Duquesne,  ulcéré  par 
la  souffrance,  ne  pouvait  même  entendre  nommer  celle  qui  l’avait 
précipité  dans  cet  abîme  de  maux,  et  que,  dans  sa  méfiance  vindi- 
cative, il  repoussait  tous  les  soulagements  qui  lui  étaient  offerts. 

— Priez  pour  lui,  madame,  ajoutait  le  prêtre,  car  il  a bien  besoin 
du  secours  de  la  grâce  divine,  lui  qui  ne  peut  pardonner  et  qui  va 
mourir  ! 

Je  priai  pour  lui  et  pour  moi.  La  haine  de  cet  infortuné  pesait 
sur  mon  cœur,  et  il  me  semblait  que,  si  ma  victime  ne  m’absolvait. 


CONFESSION. 


509 


je  n’oserais  plus  espérer  en  la  miséricorde  de  Dieu.  Ces  jours  qui  s’é- 
coulèrent dans  l’attente  furent  pleins  de  tristesse  et  de  réflexion;  sans 
doute,  la  divine  bonté  me  les  ménageait  pour  faire  pénétrer  la  lu- 
mière dans  ma  conscience,  avant  cette  nuit  terrible,  pendant  laquelle 
on  ne  pourra  plus  rien  faire^  ni  agir,  ni  expier  ! 

Je  savais  que  Duquesne  était  arrivé  au  dernier  terme  de  la  ma- 
ladie, et  je  tremblais  pour  lui,  tout  en  m’inquiétant  pour  moi;  le 
pardon  ne  venait  pas.  Enfin,  je  reçus  un  billet  du  curé,  qui  m’é- 
crivait ; «Je  vous  attends,  madame,  cliez  Duquesne.  » 

J’y  courus,  et  jamais,  aux  plus  beaux  jours  de  ma  jeunesse,  mon 
cœur  n’avait  palpité  avec  autant  de  force  que  lorsque  je  franchis  le 
seuil  de  cette  chambre.  Un  rayon  du  soleil  couchant  en  éclairait  la 
sombre  profondeur;  on  aurait  dit  une  voie  lumineuse  ouverte  à cette 
âme  qui  allait  partir.  La  femme  et  les  petits  enfants  étaient  à genoux 
au  pied  du  lit  ; au  chevet  se  tenait  le  curé;  un  crucifix  à la  main,  il 
exhortait  le  mourant  et  lui  parlait  du  ciel.  Il  était  donc  réconcilié 
avec  Dieu  ! Je  restai  immobile  devant  ce  grand  spectacle  de  la  mort  du 
chrétien  ; le  curé  dit  un  mot  à Duquesne,  qui  souleva  sa  tête  appe- 
santie, me  chercha  de  ses  yeux  voilés,  et  me  dit  d’une  voix  qui  res- 
semblait à un  souffle  : 

— Madame,  je  vous  pardonne  de  tout  mon  cœur!  pardonnez-moi 
aussi,  j’en  ai  besoin;  priez  pour  moi,  et  pensez  à ma  pauvre  femme 
et  à mes  orphelins... 

— Je  le  jure  ! m’écriai-je. 

Et  je  tombai  à genoux  l’orgueil  était  vaincu  ; je  baisai  la  main 
qui  s’étendait  vers  moi  et  qui  se  refroidit  dans  la  mienne. 

Duquesne  est  mort,  et  moi,  jusqu’alors  chrétienne  de  nom,  je 
suis  revenue  à Dieu  pour  toujours,  et,  quelque  coupable  que  je  sois, 
j’ose  espérer.  Je  ne  suis  pas  heureuse,  ma  vieillesse  est  isolée  et 
triste;  mais  maintenant  au  moins  les  larmes  que  je  verse  sont  de 
celles,  comme  le  dit  saint  Augustin,  qu'on  est  heureux  de  ré- 
pandre ! 

Mathilde  Bourdon. 


CHARITE  LIBRE  EN  ANGLETERRE 


ET  LA  CIJARIÏÉ  PUBLIQUE. 


Toutes  les  fois  qu’en  France  on  touche  à la  liberté  ou  qu’on  y pense, 
on  reporte  involontairement  les  yeux  vers  l’Angleterre,  qui  est  déci- 
dément notre  devancière  et  notre  exemple,  en  fait  de  liberté  pratique, 
comme  nous  sommes  scs  maîtres  sous  tant  d’autres  rapports,  « Je 
« voudrais  bien  savoir,  disait  Sterne  au  début  de  son  Voyage  senti- 
« mental^  comment  la  chose  se  passe  dans  ce  pays-là.  » 

Or  les  apologistes  des  mesures  inattendues  autant  qu’imméritées 
qui  viennent  d’atteindre  une  grande  société  charitable,  libre,  fran- 
çaise, universelle,  la  Société  de  Saint-Yincent  de  Paul,  ont  cru  ne  pou- 
voir rien  faire  de  mieux  pour  les  justifier  que  d’invoquer  l'exemple 
prétendu  de  l’Angleterre.  Us  ont  avoué  que  là  les  institutions  de  cha- 
rité « sont  surveillées  par  un  bureau  composé  de  commissaires  spé- 
ciaux qui  remplissent  les  fonctions  d’inspecteurs  de  charité  et  qui 
ont  la  haute  surveillance  de  toutes  les  fondations  charitables^.  » Us 
ont  ajouté  que  « cette  commission  a gi’aduellement  revivifié  toutes 
les  institutions  de  cet  ordre,  en  réformant  les  abus,  en  les  ramenant 
aux  intentions  des  fondateurs  et  en  les  conduisant  à s’organiser  con- 
formément aux  besoins  de  l’époque  où  nous  vivons.  » 

Les  défenseurs  de  la  circulaire  ministérielle  ne  s’en  sont  pas  tenus 
à ces  assertions  ; ils  ont  hasardé  une  foule  de  propositions  toutes 

* Moniteur  d'ocioihre  I8G1. 


' LA  CHARITÉ  LIBRE  EN  ANGLETERRE  ET  LA  CHARITÉ  PUBLIQUE.  5il 

plus  étranges  les  unes  que  les  autres,  et  qui  dénotent  chez  leurs  au- 
teurs une  ignorance  à peu  près  complète  de  la  matière.  Suivant  eux, 
on  impose  aux  sociétés  la  nomination  de  leurs  présidents  par  la  reine, 
et  elles  sont  toutes  locales. 

Ce  sont  autant  d’erreurs,  comme  nous  espérons  bien  le  prouver, 
en  exposant  purement,  et  simplement  mais  en  entier,  quoique  en 
termes  sommaires,  le  mécanisme  divers  de  ces  institutions  et  la  na- 
ture véritable  des  rapports  avec  le  gouvernement  des  sociétés  où  il  in- 
tervient, la  situation  légale  de  la  charité  publique,  de  la  charité  auto- 
risée et  de  la  charité  libre. 


I 

11  y a en  Angleterre  deux  sortes  d’institutions  de  charité  et  de  bien- 
faisance bien  distinctes. 

Ce  sont,  d’une  part,  les  institutions  créées  dans  le  principe  par  le 
gouvernement  et  entretenues  au  moyen  d’un  impôt  levé  sur  les  con- 
tribuables, sous  le  nom  de  taxe  des  pauvres  {poor  rate);  de  l’autre, 
les  institutions  qui  doivent  leur  existence  et  leur  maintien  à la  gé- 
néreuse initiative,  à la  libéralité  des  particuliers. 

On  a parlé  de  ces  deux  sortes  d’institutions  comme  si  elles  for- 
maient une  seule  et  môme  classe.  On  a confondu  celles  qui  dépendent 
du  gouvernement  avec  celles  qui  relèvent  des  particuliers,  et  on  a 
attribué  indistinctement  à celles-ci  la  législation  qui  régit  celles-là, 
et  vice  versa.  Il  existe  pourtant  entre  ces  deux  classes  d’insti- 
tutions une  différence  aussi  grande,  une  démarcation  aussi  profonde 
qu’elle  peut  l’être  entre  choses  concourant  à des  buts  analogues.  Il 
suffira,  pour  s’en  convaincre,  de  savoir  que  tout  individu  qui  reçoit 
assistance  de  la  part  du  gouvernement  est  par  ce  fait  frappé  d’inca- 
pacité en  matière  d’élection  de  quelque  nature  qu’elles 

soient,  nomination  de  députés  aux  communes  ou  autres,  et  cela 
pendant  l’année  où  il  aura  été  secouru  ; au  contraire,  on  peut  exer- 
cer librement  et  intégralement  ses  droits  d’électeur  tout  en  étant  pen- 
sionnaire des  institutions  de  charité  ou  de  bienfaisance  privées. 
Il  importerait  donc,  ne  fût-ce  que  par  celte  raison,  de  ne  point  con- 
fondre les  deux  classes  d’institutions  en  une  seule. 

Ceux  de  ces  établissements  dont  les  dépenses  sont  défrayées  par 
l’impôt  (c’est  de  ceux-là  que  nous  traiterons  maintenant)  relèvent  du 
gouvernement  au  même  titre  que  les  autres  branches  du  service  pu- 
blic, et  il  existe  à leur  sujet  toute  une  législation  pour  nous  fort  eu- 


512 


LA  CHARITE  LIBRE  EN  ANGLETERRE 


rieuse,  dont  les  premières  dispositions,  encore  en  vigueur  aujour- 
d’hui, remontent  jusqu’au  règne  d’Élisabeth.  C’est  cette  légis- 
lation d’abord  que  nous  nous  proposons  de  faire  connaître.  Mais, 
comme  elle  concerne  les  officiers  civils  chargés  de  la  gestion  de 
l’impôt,  nous  ne  pouvons  faire  comprendre  les  dispositions  de  la 
loi  sans  avoir  spécifié  la  nature  des  attributions  de  ces  officiers  et 
avoir  exposé  la  manière  dont  ils  sont  appelés  à leurs  postes  res- 
pectifs. 

Dans  chaque  paroisse  ^ deux  juges  de  paix  ou  plus  ont  pouvoir  et 
mission  de  choisir  à époques  déterminées,  parmi  les  grands  proprié- 
taires de  l’endroit,  les  churchwarclens  ou  rnarguilliers  et  les  overseers 
ou  surveillants  dont  la  tâche  est  de  percevoir  l’impôt  des  pauvres,  dans 
les  formes  prescrites  par  la  loi.  Les  fonds  provenant  de  cet  impôt,  n’é- 
tant point  centralisés,  mais  particuliérement  affectés  au  soulagement 
des  malheureux  et  à l’entretien  des  établissements  de  bienfaisance 
des  paroisses  dans  lesquelles  ils  ont  été  levés,  sont  réunis  dans  les 
mains  des  churchwarclens  et  des  overseers  responsables;  mais  ceux-ci 
n’en  ont  point  la  libre  disposition.  Cette  faculté  appartient  aux  guar- 
dians  ou  curateurs  de  l’impôt.  Ces  officiers  ne  sont  point  nommés  par 
les  juges  de  paix,  mais  élus  par  les  contribuables.  L’impôt  des  pauvres 
étant  perçu  d’après  les  bases  et  suivant  les  formes  arrêtées  par  la  loi*,  il 
est  procédé  par  les  rate-payers  à la  nomination  pour  un  an  des  guar- 
dians  et  des  visiteurs  des  pauvres.  Là  manière  dont  se  font  ces  élec- 
tions mérite  d’être  rapportée.  Les  contribuables  y ont  un  nombre  de 
voix  proportionné  au  chiffre  de  leur  impôt  : une  voix  pour  les  sommes 
de  moins  de  deux  cents  livres  (5,000  fr.),  deux  voix  pour  deux  cents 
livres  à quatre  cents  ; trois  voix  pour  celles  au-dessus  de  quatre  cents 
livres . 

Remarquons  en  passant  combien  est  libérale  cette  législation  an- 
glaise. Môme  là  où  le  gouvernement  pourrait  se  prévaloir  de  son  om- 
nipotence pour  disposer  de  fonds  en  toute  liberté,  il  laisse  se  ma- 
nifester les  volontés  individuelles.  C’est  par  des  agents  choisis  par 
voie  d’élection,  par  des  mandataires  directs  des  contribuables  pris 
parmi  eux,  que  cet  impôt  est  administré. 

Les  guardians  une  fois  élus,  le  comité  se  constitue  et  entre  eu 
fonctions. 

Les  guardians  ont  l’initiative  de  toutes  les  mesures  que  l’on  juge 
bon  de  prendre  dans  l’intérêt  des  pauvres;  seuls  ils  ont  le  droit  de 


Par  ce  mot  de  paroisse  {parish)  ou  entend  toute  localité  qui  entretient  séparée 
ment  et  à ses  frais  ses  propres  pauvres,  et  qui  a ses  overseers  des  pauvres  et  ses 
churchvjarde7is  ou  chapelwardens  particuliers. 

® 43  Elisabeth,  cap.  ii,  et  6 et  7 William  IV  cap.  xcvi. 


✓ 


515 


ET  LA  CHARITÉ  PUBLIQUE. 

leur  porter  secours;  pourtant,  dans  le  cas  d’urgence  extrême,  les  over- 
seers  peuvent  exercer  cette  prérogative. 

Aux  guardians  est  reconnu  exclusivement  le  droit  de  vendre , 
échanger,  louer,  disposer  de  quelque  façon  que  ce  soit  des  work- 
houses  ou  dépôts  de  charité,  dépendances,  bâtiments,  terres,  effets  et 
autres  propriétés  appartenant  à la  paroisse  ou  à l’union  (de  deux  ou 
plusieurs  paroisses).  Ils  ont  le  droit  de  prescrire  à tout  individu 
admis  dans  les  work-houses  une  certaine  tâche  de  travail,  et  de 
l’exiger  en  échange  de  la  nourriture  et  du  logement  qui  lui  sont  pro- 
curés. Les  churchwardens  et  les  overseers  doivent  leur  remettre  contre 
reçu  telles  sommes  qu’ils  déclarent  nécessaires  pour  l’acquit  des 
dépenses  des  maisons  des  pauvres  {poor  houses)  ou  l’assistance  à 
domicile  des  pauvres  de  la  paroisse,  et  cela  à la  charge  en  outre 
par  les  guardians  de  spécifier  dans  les  reçus  l’usage  qu’ils  ont  fait 
des  fonds  qui  leur  ont  été  remis. 

Tous  les  mois,  les  comptes  des  guardians  aussi  bien  que  ceux  des 
churchwardens  et  des  overseers  sont  examinés  aux  réunions  publiques, 
et,  tous  les  trimestres,  ils  sont  présentés  aux  visiteurs  des  pauvres, 
après  avoir  été  vérifiés  par  un  juge  de  paix^. 

Les  overseers^  quoique  ayant  des  attributions  encore  assez  éten- 
dues, ont  moins  d’autorité  que  les  guardians . Outre  le  droit  de  per- 
cevoir l’impôt,  ils  ont  certains  autres  droits  beaucoup  moins  impor- 
tants, et  ils  ont  de  nombreux  devoirs  à remplir;  tel  est  celui 
d’enregistrer  les  noms  de  tous  les  pauvres  dignes  de  l’assistance.  Il  y 
a cette  différence  entre  les  overseers  et  les  guardians,  que  les  pre- 
miers ne  peuvent  que  fort  rarement  suppléer  ceux-ci,  tandis  que  les 
guardians  sont  investis  de  la  même  autorité  que  les  overseers, 
excepté  en  matière  d’argent.  Ainsi  ils  peuvent  remplir  les  fonctions 
d’ overseers,  c’est-à-dire  de  surveillants  pour  les  pauvres  de  la  pa- 
roisse ou  de  la  commune  {township)  pour  laquelle  ils  ont  été  nom- 
més guardians.  Les  overseers  peuvent  encourir  certaines  peines  pour 
négligence  de  leurs  devoirs  ; les  guardians  sont  passibles  des  mêmes 
sévérités  auxquelles  sont  sujets  les  overseers  eux-mêmes.  Notez  que 
toutes  ces  fonctions  sont  gratuites. 

Mais  il  paraît  que  ces  divisions  de  pouvoirs  n’ont  point  paru  au 
gouvernement  anglais  offrir  des  garanties  suffisantes  de  bonne  gestion. 
Comme  l’impôt  est  considérable®,  bien  qu’il  ne  soit  levé  qu’en  An- 
gleterre et  dans  le  pays  de  Galles  (l’Irlande  et  l’Écosse  étant  étran- 
gères à ce  système  de  charité),  et  qu’il  soit  perçu  au  nom  du  gouver- 
nement et  distinctement  des  autres  impôts,  la  responsabilité  de  l’Etat 


* 22  Georges  III,  cap.  lxxxhi. 

- Il  s’est  élevé  pour  l’année  1860  à la  somme  de  5,454,964  liv.,  soit  186,374,100. 


514 


LA  CHARITÉ  LIBRE  EN  ANGLETERRE 


est  trop  engagée  pour  qu’il  néglige  d’en  contrôler  la  gestion  : de  là 
l’institution  d’officiers  chargés  de  vérifier  les  comptes,  de  recevoir 
tes  réclamations,  d’entendre  les  plaintes,  enfin  de  tous  les  pou- 
voirs nécessaires  pour  l’administration  ou  contrôle  de  toutes  les 
opérations.  C’est  ce  qu’on  appelle  les  commissaires  de  la  loi  des 
pauvres  : Poor  law  commissionners . En  vertu  de  divers  acts  du 
parlement  la  couronne  a le  droit  de  nommer  par  lettres  patentes 
ou  par  commissions  délivrées  sous  le  grand  sceau  de  la  Grande-Bre- 
tagne, et  pour  autant  de  temps  qu’il  peut  convenir  à Sa  Majesté, 
« trois  personnes  capables  {fit)  de  remplir  les  fonctions  de  commis- 
saires pour  la  mise  à exécution  des  lois  concernant  l’assistance  des 
pauvres,  en  Angleterre  et  dans  le  pays  de  Galles.  » Le  prince  a de 
plus  le  droit  de  changer  tel  de  ces  commissaires  qu’il  lui  plaît 
{at  pleaseure)  et  à chaque  vacance  de  l’un  d’eux,  soit  par  retrait  d’em- 
ploi, soit  par  décès,  soit  autrement,  de  nommer  telle  autre  personne 
de  son  choix  à sa  place. 

Outre  les  trois  personnes  nommées  au  poste  de  commissaires  par  le 
pouvoir  royal,  sont  commissaires  d’office  : le  Lord  président  du 
conseil,  le  Lord  du  sceau  privé,  le  principal  Secrétaire  d’État  de 
Sa  Majesté  au  ministère  de  l’intérieur  {home  department)  et  le  Chan- 
celier de  l’Échiquier.  Et  il  leur  est  reconnu  la  même  autorité  et  des 
pouvoirs  égaux  à ceux  dont  sont  investis  les  commissaires  nommés 
par  lettres  patentes  ou  commissions. 

Nous  touchons  maintenant  à ce  point  délicat  et  épineux  des  « pré- 
sidents, » sur  lequel,  par  ignorance  sans  doute,  on  a accumulé  tant 
d’assertions  étranges,  tant  de  notions  fausses  et  confuses.  On  a 
avancé,  affirmé,  soutenu  que  la  reine  nommait  les  présidents  des 
institutions  de  charité.  Nous  allons  voir  immédiatement  ce  qu’il  en 
est.  Nous  citons  textuellement  l’article  de  la  loi*  : « Et  il  est  arrêté 
que  le  commissaire  nommé  le  premier  par  lettres  patentes  ou  com- 
mission pour  le  temps  présent  prendra  le  titre  de  « président;  » et 
n’importe  où,  en  l’absence  du  président,  deux  commissaires  ou  plus 
se  réuniront  pour  l’exercice  des  pouvoirs  dont  ils  sont  investis  par  la 
présente  loi  {act)\  le  commissaire  suivant  dans  l’ordre  de  la  nomi- 
nation dans  la  commission  ou  cet  act  de  ceux  qui  seront  présents, 
deviendra  par  ce  fait  président  ; et,  si  les  commissaires  présents  sont, 
dans  une  réunion,  divisés  d’opinion  en  nombre  égal  sur  une  question 
pendante,  le  président,  ou,  en  son  absence,  le  commissaire  présidant 
la  réunion,  aura  droit  à deux  voix.  » 

Voilà  en  entier,  y compris  ce  qui  n’a  aucun  rapport  avec  le  point 


‘ Notamment  des  statuts  4 et  5 Will.  IV,  cap.  lxxvi,  et  15  et  41  Vict.  cap.  cix. 
2 10  et  11  Victoria,  cap.  cix,  § 4. 


ET  LA  CHARITÉ  PUBLIQUE. 


515 


en  discussion,  l’article  relatif  à la  nomination  des  présidents  par  la 
reine.  Tout  le  monde  n’ayant  pas  à portée  de  la  main  le  texte  de  la 
loi  anglaise,  nous  avons  voulu  le  rapporter  sans  y rien  changer,  afin 
de  ne  point  encourir  l’accusation  de  n’en  présenter  que  ce  qu’il  nous 
plaît  pour  les  besoins  de  la  cause. 

On  peut  voir  si,  entre  ces  présidents  des  commissaires  nommés  par 
le  gouvernement  anglais  pour  procéder  au  contrôle  de  l’administra- 
tion des  impôts  pour  l’assistance  des  pauvres  et  des  présidents  qui 
seraient  placés  en  France  à la  tête  de  sociétés  privées  (particulières) 
de  charité,  il  y a la  moindre  analogie  à établir. 

Mais  ce  n’est  pas  tout  : on  a parlé  d’une  manière  si  étrange  des 
commissaires,  de  leurs  pouvoirs  en  quelque  sorte  discrétionnaires,  que 
nous  sommes  bien  obligé  de  faire  arriver  aussi  la  lumière  sur  ce  point, 
en  disant  au  juste,  la  loi  à la  main,  quelles  sont  les  attributions  véri- 
tables de  ces  officiers.  Voici  ce  que  nous  apprend  la  loi  relativement 
aux  commissaires  en  question  ; ils  sont  nommés  pour  cinq  ans,  mais 
révocables  ainsi  que  nous  l’avons  déjà  vu,  et  leurs  fonctions  sont  gra- 
tuites. Mais,  comme  trois  personnes  ne  pourraient  suffire  à la  direc- 
tion et  au  contrôle  de  l’administration  de  l’assistance  publique,  les 
commissaires  nomment,  de  leur  chef,  autant  de  personnes  aux  fonctions 
de  commissaires  adjoints  ou  inspecteurs  qu’il  est  autorisé  à le  faire 
par  le  Lord  haut  trésorier  ou  les  commissaires  de  la  Trésorerie  de  Sa 
Majesté. Le  devoir  de  ces  officiers  auxiliaires  est  de  seconder  les  com- 
missaires royaux  dans  l’exécution  des  lois  en  vigueur  pour  l’assis- 
tance des  pauvres.  Les  commissaires  ont  le  droit  de  les  révoquer 
et  d’en  nommer  d’autres  à leur  place.  Enfin,  il  est  alloué  à ces  inspec- 
teurs une  rémunération  dont  le  chiffre  est  déterminé  par  le  Lord 
haut  trésorier  et  les  commissaires  de  la  Trésorerie  de  Sa  Majesté. 
Comme  les  commissaires,  les  inspecteurs,  les  secrétaires  et  tous 
autres  officiers  ne  peuvent  demeurer  en  fonctions  plus  de  cinq  ans, 
lesdits  commissaires,  ou  deux  d’entre  eux,  peuvent  siéger  de  temps 
en  temps  ensemble  et  quand  ils  le  jugent  convenable,  et  se  former  en 
bureau  pour  travailler  à l’exécution  de  la  loi.  Ils  ont  le  droit  de  man- 
der toute  personne  dont  ils  jugent  la  déposition  nécessaire  dans 
toute  affaire  en  corrélation  avec  l'assistance  des  pauvres;  ils  ont 
aussi  celui  de  se  livrer  à des  enquêtes,  d’obtenir  des  éclaircissements 
sur  tout  ce  qui  leur  paraît  le  mériter;  de  se  faire  représenter  les 
comptes,  livres,  contrats,  écrits,  pièces  ou  copies  de  pièces  de  toute 
nature  se  rapportant  de  près  ou  de  loin  à la  gestion  du  fonds  des  pau- 
vres. Ils  sont  autorisés,  en  vertu  des  pouvoirs  qui  leur  sont  conférés 
par  les  lois,  et  toutes  les  fois  qu’il  le  croiront  opportun  et  utile,  de 
rédiger,  émettre,  publier  tels  avis,  ordres,  règlements  pour  la  direc- 
tion et  administration  des  work-houses  et  l’éducation  des  enfants 


516 


LA  CHARITÉ  LIBRE  EN  ANGLETERRE 


qui  y sont  entretenus,  et  pour  les  soins  à donner  aux  enfants  pauvres 
des  paroisses,  l’inspection  et  le  gouvernement  des  maisons  où  ces 
enfants  pauvres  sont  gardés,  la  règle  de  conduite  et  le  contrôle  des 
guardians,  et  vestries  ou  sacristies  et  officiers  des  paroisses,  aussi 
longtemps  que  cela  se  rapporte  à l’assistance  des  pauvres,  à la  tenue, 
l’examen,  l’audition  et  l’autorisation  des  comptes,  les  engagements 
écrits,  tels  que  contrats  pour  toutes  affaires  se  rapportant  à ladite 
administration  ou  assistance,  et  de  décider  de  faire  toutes  dépenses 
qu’ils  jugeront  convenables  pour  le  soulagement  des  pauvres. 

Les  commissaires  royaux  ont  aussi  le  pouvoir  de  décider  l’union, 
pour  une  plus  facile  application  des  lois  d’assistance,  d’autant  de 
paroisses  qu’ils  le  jugent  convenables,  et  de  régler  que  les  work- 
houses  d’une  de  ces  paroisses  où  leurs  diverses  work-houses  leur 
deviendront  communes.  Ils  peuvent  arrêter  encore  que  l’assistance 
sera  donnée  sous  forme  et  à titre  de  prêt,  etc.,  etc. 

Leurs  devoirs  ne  sont  pas  moins  bien  déterminés  que  leurs  droits 
ou  pouvoirs.  Le  président  des  commissaires  royaux  et  un  de  leurs 
secrétaires  seulement  peuvent  siéger  en  même  temps  à la  Chambre 
des  communes.  Ils  sont  tenus  de  dresser  de  leurs  séances  et  décisions 
un  procès-verbal  dans  lequel  est  détaillée  la  mention  de  toute  lettre 
reçue  par  eux,  indiquant  son  point  de  départ,  sa  date,  la  date  de  sa 
réception,  le  sujet  dont  elle  traite  ; de  même  que  de  donner  copie  de 
toute  lettre  écrite  et  de  tout  ordre  donné  par  eux  en  réponse  à des 
lettres  reçues  ou  non,  avec  la  date  dudit  écrit,  avec  la  mention  dé- 
taillée de  l’opinion  de  chacnn  des  membres  du  bureau  dans  le  cas  où 
ils  auraient  jusqu’à  la  fin  différé  d’opinion  sur  un  ordre  à donner  ou 
un  acte  quelconque  à accomplir,  et  ce  procès-verbal  doit  être  soumis 
à l’un  des  principaux  secrétaires  d’État  de  Sa  Majesté,  une  fois  par  an 
et  plus  s’il  l’exige. 

Ces  procès-verbaux  des  commissaires  doivent  être  soumis  aux  deux 
chambres  du  parlement,  après  que  le  principal  secrétaire  d’État  en  a 
pris  connaissance. 

Comme  on  en  peut  juger  déjà  par  ce  que  nous  venons  de  dire,  ces 
commissaires  sont  un  peu  différents  de  ceux  qu’on  nous  a dépeints. 
Cependant  ce  n’est  pas  tout,  et  nous  tenons  à mettre  encore  quelques 
traits  en  lumière. 

Eux  et  leurs  secrétaires  ont  le  droit  d’assister  aux  réunions  des 
bureaux  des  paroisses  et  de  prendre  part  aux  débats  ; mais  ils  n’y 
ont  pas  celui  de  voter.  Ils  n’ont  pas  non  plus  le  droit  d’ordonner  la 
construction  ou  la  location  de  work-houses  pour  les  pauvres,  de  chan- 
ger leurs  dispositions,  de  les  agrandir,  ni  d’acheter  ou  louer  quelque 
terre  que  ce  soit,  pour  l’usage  de  n’importe  quelle  paroisse  ou  union, 
à moins  du  consentement  écrit  de  la  majorité  des  guardians  d’une 


ET  LA  CHARITÉ  PI  BLIQÜE.  517 

union,  ou  du  consentement  de  la  majorité  des  contribuables  et  des 
propriétaires  qualifiés  pour  manifester  leur  opinion.  En  ces  cas,  les 
commissaires  n’ont  qu’à  s’entendre  avec  les  promoteurs  de  la  mesure 
sur  les  moyens  de  la  mettre  à exécution.  Enfin  les  commissaires  n’ont 
à exiger  de  qui  que  ce  soit  la  production  de  titres  et  aucun  papier 
se  rapportant  à des  terres,  tenures,  etc.,  qui  ne  seraient  point  la 
propriété  d’une  paroisse  ou  d’une  union.  Il  serait  trop  long,  il  serait 
fastidieux,  si  ce  n’était  impossible,  de  rapporter  ici  en  détail  les  attri- 
butions des  commissaires  du  Poor  law  board. 

Qu’il  nous  suffise  de  dire  que  ces  commissaires  qui,  suivant  les 
avocats  de  la  circulaire  ministérielle,  « revivifient  » les  institutions 
de  charité  et  semblent  arranger  toutes  choses  suivant  leur  inspira- 
tion, sont,  en  réalité,  les  trés-humbles  serviteurs  d’une  succession 
de  deux  cent  soixante  et  quelques  acts,  aujourd’hui  en  pleine  vigueur 
et  se  rapportant  tous  à l’assistance  des  pauvres,  promulgués  depuis 
le  règne  d’Élisabeth  jusqu'à  nos  jours.  Si  l’on  veut  se  donner  la  peine 
de  compulser  le  recueil  de  ces  acts,  on  se  convaincra  facilement  que 
les  droits  et  devoirs  des  commissaires  y sont  minutieusement  consi- 
gnés, et  qu’il  n’y  a pas  d’issue  possible  à l’arbitraire  ; qu’il  y a loin 
de  ces  officiers  royaux,  nommés  par  la  reine,  à ces  commissaires  de 
fantaisie  qui  organiseraient  les  institutions  de  charité  « conformé- 
ment aux  besoins  de  l’époque  où  nous  vivons,  » c’est-à-dire  selon 
leur  bon  plaisir. 

Passons  maintenant  aux  institutions  d’assistance  des  pauvres  qui 
se  soutiennent  autrement  que  par  l’argent  fourni  par  la  contribution 
obligatoire,  et  voyons  à quelle  législation  elles  sont  soumises. 


II 

Les  institutions  de  charité  qui  existent  et  subsistent  du  fait  de  la 
libre  volonté  des  particuliers  sont  de  trois  sortes,  savoir  ; 

1"  Les  institutions  dotées  {endowed),  dont  les  ressources  provien- 
nent de  fondations  charitables  faites  par  des  individus,  soit  de  leur 
vivant,  soit  à leur  mort  ; 

2°  Les  institutions  qui  subsistent  partie  au  moyen  de  ressources 
de  même  origine,  partie  au  moyen  de  souscriptions  particulières; 

5“  Les  institutions  qui  ne  réalisent  des  fonds  que  par  la  cotisation 
et  les  contributions  volontaires. 

De  ces  institutions,  les  unes  sont  strictement  locales  (c’est  la  pres- 
que totalité);  d’autres  étendent  leurs  branches  par  tout  le  pays. 


518 


r.A  CHARITÉ  LIBRE  EN  ANGLETERRE 


Les  institutions  qui  doivent  leur  création  à des  dotations,  à des 
legs,  à des  dons,  sont  ce  qu’on  appelle  des  charities;  c’est  le  terme 
légal.  Cette  dénomination  s’étend,  mais  improprement,  à celles  qu’on 
pourrait  appeler  institutions  mixtes.  On  entend  enfin,  par  la  dénomi- 
nation de  société,  les  institutions  de  charité  qui  pourvoient  à leurs 
dépenses  au  moyen  seulement  de  cotisations  et  de  contributions  vo- 
lontaires. Occupons-nous  d’abord  des  premières,  des  « cliarities  » 
proprement  dites. 

Les  charities  ne  se  proposent  pas  seulement  d’exercer  la  bienfai- 
sance sous  les  formes  que  nous  venons  de  rapporter  ; il  en  est  qui, 
fondées  par  des  corporations  de  marchands,  ont  d’autres  buts 
encore,  tels  que  de  faire  des  pensions  aux  membres  des  com- 
pagnies qui  sont  arrivés  à un  grand  âge;  des  prêts  de  diverse  nature 
aux  jeunes  gens  qui  débutent  dans  le  commerce.  Celles-ci  ont  des 
fonds  pour  les  hôpitaux  et  les  écoles  ; celles-là  pour  les  exhibitors  dans 
les  universités  et  pour  des  séances  de  lectures  et  de  sermons,  etc. 
Depuis  les  pharmaciens,  les  boulangers  et  les  tailleurs,  jusqu’aux 
forgerons,  aux  tisserands  et  aux  corroyeurs,  toutes  les  professions, 
tous  les  états,  ou  pr  esque  tous,  sont  représentés  dans  les  institutions 
de  charité.  La  richesse  des  fondations  de  quelques-unes  est  considé- 
rable. La  compagnie  des  oifévxes  débourse  annuellement,  seulement 
pour  ses  propres  pauvres,  plus  de  5,000  livres  (125,000  fr.)  ; celle 
des  poissonniers  ^fishmongers) , la  somme  énorme  de  9,000  a 10,000 
livres  (225  à 250,000  fr.),  qu’elle  répartit  en  différentes  parties  de 
l’Angleterre  et  de  l’Irlande. 

Jusque  vers  l’année  1855,  on  n’avait  que  des  informations  fort  in- 
complètes l’elativement  à la  condition  réelle  des  diverses  donations 
administrées  par  les  corporations  des  marchands.  Tout  ce  qu’on  sa- 
vait, c’est  que  la  plupart  des  donations  (trusts)  avaient  reçu  des 
destinations  et  des  emplois  bien  étrangers  aux  vœux  des  fondateurs. 
Cette  sorte  d’abus  provenait  principalement  de  l’extinction  du  mal  ou 
du  genre  de  misère  que  ces  dons  avaient  été  destinés,  dans  le  prin- 
cipe, à combattre  où  à soulager.  De  ce  jour,  les  revenus  des  dota- 
tions avaient  commencé  par  être  inactifs,  puis,  s’étant  accumulés  peu 
à peu,  avaient  fini  par  constituer  de  grandes  valeurs.  Était  arrivé  un 
moment  enfin  où  elles  avaient  été  tirées  de  leur  immobilité,  mais 
pour  recevoir  des  applications  autres  que  celles  qu’avaient  eues  en  vue 
les  donataires,  et  même  absolument  sans  aucun  rapport  avec  la  bien- 
faisance. Le  gouvernement  avait  essayé,  à plusieurs  reprises,  de 
contrôler  cet  état  de  choses  et  de  le  rectifier.  Il  avait  institué  des 
commissions  d’enquête,  qui  étaient  entrées  en  opération  dans  diverses 
parties  du  pays  ; mais  ces  louables  tentatives  d’ordre  n’avaient  amené, 
jusqu’à  l’année  1852,  aucun  résultat  satisfaisant.  Au  commencement 


ET  LA  CHARITÉ  PUBLIQUE.  519 

de  cette  année-là,  une  court  fut  tenue  à Londres,  en  vertu  d’une  loi 
du  règne  de  George  IV  % pour  arriver  judiciaii’eincnt  à la  connais- 
sance de  l’emploi  des  fondations  confiées  à des  compagnies  de  la 
Cité,  au  profit  des  malheureux  retenus  en  prison  pour  dettes,  fonda- 
tions consistant  principalement  en  immeubles,  maisons  et  terres, 
rapportant  de  forts  intérêts  et  qui  n’étaient  pourtant  point  employés 
à des  fins  charitables.  On  attendait  beaucoup  dans  le  public  de  cette 
enquête,  et  les  magistrats  qui  en  étaient  chargés  continuaient  de  s’a' 
livrer  régulièrement,  lorsqu’un  beau  jour,  au  milieu  de  leurs  inves- 
tigations, ils  décident  tout  à coup  de  s’ajourner,  — pour  ne  plus  se 
réunir.  Cette  prorogation  étrange  et  même  mystérieuse  n’a  pas  con- 
tribué pour  peu,  est-il  permis  de  croire,  à l’adoption  des  mesures 
légales  que  le  gouvernement,  sous  la  pression  de  l’opinion,  crut  de- 
voir proposer  aux  Chambres,  dès  l’année  suivante,  pour  réglementer 
la  matière  et  mettre  fin  à des  abus  aussi  criants.  Des  nombreuses 
commissions  d’enquête  qui  avaient  été  instituées  pendant  les  vingt 
années  antérieures,  aucune  n’avait  proposé  un  bon  moyen  de  ré- 
forme. Ce  qu’il  fallait  à un  pareil  état  de  choses,  ce  n’étaient  point 
des  palliatifs,  mais  un  remède  énergique.  Un  projet  de  loi,  ayant 
pour  objet  de  soumettre  les  charities  à la  juridiction  du  gouverne- 
ment, existait,  qui  avait  été  plusieurs  fois  rejeté  par  le  parlement. 
Le  ministère  le  reprit  et  le  présenta  de  nouveau,  et  cette  fois  il  fut 
adopté.  C’est  le  Charitable  trusts  act  de  1855.  La  même  année 
on  put  en  éprouver  les  effets.  L’exécution  de  cette  loi,  confiée  à 
des  esprits  éclairés  et  à des  mains  énergiques,  a depuis  lors  porté 
ses  fruits,  et  l’on  peut  croire  que  tous  les  intérêts  qu’embrassent  les 
fondations  charitables,  de  quelque  nature  qu’elles  soient,  seront  soi- 
gneusement sauvegardés  à l’avenir.  On  avait  reculé  longtemps  devant 
l’idée  de  soumettre  les  charities  à une  législation;  les  adversaires  de 
cette  idée  soutenaient  qu’on  l’encontrerait  dans  son  application  des 
difflcultés  insurmontables.  L’événement  n’a  pas  justifié  leurs  craintes, 
et  quand  surgissent  des  obstacles  dans  sa  mise  en  pratique,  l’admi- 
nistration s’efforce  de  les  aplanir,  tout  en  respectant  autant  que  pos- 
sible les  intentions  des  fondateurs.  On  comprend  s’il  était  nécessaire 
et  urgent  que  des  associations  possédant  des  fonds  qui  leur  permettent 
de  pratiquer  la  charité  et  la  bienfaisance  sur  une  échelle  aussi  large 
que  celle  dont  nous  avons  parlé,  fussent  soumises  à un  contrôle  gou- 
vernemental. Depuis  l’année  1855,  date  de  la  promulgation  du  pre- 
mier act  concernant  la  matière,  il  a été  adopté  par  le  parlement 
quatre  nouveaux  acts  qui  complètent  le  précédent  ; de  sorte  qu’à  ce 
moment,  la  législation  relative  aux  charities  est  considérée  comme  en 


4 Georges  IV,  cap.  i.xiv. 


520 


LA  CHARITÉ  LIBRE  EN  ANGLETERRE 


mesure  de  pourvoir  à toutes  les  difücultés.  Voyons  maintenant  en 
quoi  cette  législation  consiste,  ou  du  moins  quelles  sont  les  disposi- 
tions qui  se  rapportent  au  point  du  débat. 

En  vertu  des  divers  actes  du  parlement  concernant  la  matière,  il 
est  nommé  par  la  reine  quatre  commissaires,  un  secrétaire  et  deux 
inspecteurs,  et,  en  cas  de  vacance  causée  par  la  mort,  la  démission  ou 
le  retrait  d’emploi  d’un  ou  plusieurs  de  ces  officiers,  la  reine  a éga- 
lement le  droit  de  pourvoir  à leur  remplacement.  Trois  desdits  com- 
missaires demeurent  en  fonctions  aussi  longtemps  qu’ils  s’acquittent 
de  leur  lâche  d’une  manière  convenable  (diiring  good  behaviour);  le 
quatrième,  ainsi  que  le  secrétaire  et  les  deux  inspecteurs,  reste  en 
place  tout  le  temps  qu’il  plaît  à Sa  Majesté.  Les  commissaires  pren 
nent  le  titre  de  commissaires  de  charité  pour  l’Angleterre  et  le  pays 
de  Galles  {charity  commissionners  for  England  and  Wales).  Ils  peuvent 
siéger  de  temps  en  temps  et  former  un  bureau  pour  la  mise  à exé- 
cution des  actes  relatifs  à l’administration  des  donations  ou  fonda- 
tions charitables.  Il  est  légal  pour  le  bureau  des  commissaires  (deux 
suffisent  à la  rigueur  pour  constituer  un  bureau)  de  prendre  de 
temps  en  temps,  et  toutes  les  fois  qu’ils  le  jugeront  convenable,  des 
informations  détaillées  à l’égard  des  charities  de  l’Angleterre  et  du 
pays  de  Galles,  de  s’enquérir  de  leur  nature,  de  leur  objet,  de  leur  mode 
d’administration  et  de  gouvernement,  de  même  que  de  leur  situation 
véritable,  du  genre  d’emploi  de  leurs  fonds,  biens,  propriétés  et  revenus 
à elles  appartenant.  Le  bureau  des  commissaires  peut  ordonner  que 
l’examen  et  l’enquête  de  toute  affaire  en  corrélation  avec  tout  ce  qui 
les  concerne  directement  soient  entamés  et  poursuivis  par  les  in- 
specteurs agissant  de  concert  ou  séparément,  dans  telles  circon- 
stances et  à telles  époques  que  le  bureau  pensera  propres,  et  lesdits 
inspecteurs  seront  tenus  d’adresser  de  temps  en  temps  le  compte 
rendu  de  leurs  opérations  au  bureau  des  commissaires.  Le  bureau 
des  commissaires  peut  requérir  tous  les  syndics  (trustées)  et  en  géné- 
ral toutes  personnes  concourant  ou  intéressées  n’importe  comment  à 
l’administration  et  au  gouvernement  des  charities,  de  leurs  biens-fonds 
on  propriétés,  de  lui  adresser  ou  à ses  inspecteurs  des  comptes  et  des 
situations  écrites  se  rapportant  à la  charity^  à ses  biens,  fonds,  proprié- 
tés ou  encaisse,  revenus,  ou  à leur  administration  et  emploi.  Ils  peu- 
vent de  même  requérir  lesdits  syndics  et  les  personnes  sus-indiquées 
répondre  par  écrit  à toutes  les  questions  qu’ils  peuvent  leur  adresser 
sur  les  matières  précitées.  De  même  tous  agents  ayant  la  garde  des 
archives,  décisions,  rapports,  procès-verbaux  et  autres  documents  re- 
latifs à des  fondations  charitables,  doivent  fournir  des  copies  ou  ex- 
traits de  ces  pièces,  sur  la  demande  qui  leur  en  est  faite. 

Comme  les  Charities  ne  tirent  pas  les  fonds  qui  leur  sont  néces- 


521 


ET  LA  CHARITÉ  PUBLIQUE. 

saires  de  l’impôt,  mais  qu’ils  proviennent  de  fondations,  et  que  ces 
fondations  trouvent  plus  ou  moins  souvent  des  contradicteurs  et  des 
opposants,  comme  la  matière  enfin  est  sujette  à procès,  le  gouverne- 
ment, voulant  veiller  à la  bonne  administration  des  charities,  ne 
pouvait  manquer  tout  d’abord  de  chercher  à prévenir  les  procès.  La 
première  conséquence  de  ce  désir  s’est  traduite  par  la  différence  des 
qualités  entre  les  commissaires  du  charity  board  et  ceux  du  poor  law 
board.  Il  n’a  plus  suffi  de  gens  « capables,  » il  a fallu  s’adresser  à des 
gens  spéciaux.  De  procès  il  n’y  a pas  sans  avocats,  aussi  deux  des 
charity  commissionners  doivent-ils  non-seulement  être  avocats,  mais 
avoir  douze  ans  au  moins  d’exercice  dans  leur’profession  le  jour  de 
leur  nomination.  Une  différence  à noter  entre  les  commissaires  du 
charity  board  et  ceux  du  poor  law  board,  c’est  que,  parmi  les  premiers, 
trois  sur  les  quatre  sont  rétribués,  tandis  que  les  commissaires  de  la 
loi  des  pauvres  ne  le  sont  pas.  Le  gouvernement,  voulant  éviter  au- 
tant que  possible,  en  matière  de  dotations  pour  des  fins  charitables, 
des  procès  dont  la  conséquence  est  de  faire  dévorer  le  legs  ou  le  don 
en  entier,  quand  il  est  de  petite  valeur,  par  les  frais  de  justice,  la 
moitié  de  la  législation  relative  aux  trusts  eiendowements  est  consacrée 
à les  rendre  impossibles.  Ainsi,  avant  qu’un  procès,  qu’une  pétition  ou 
toute  autre  démarche  pour  obtenir  assistance,  ordre  ou  mesure 
contre  une  fondation  quelconque  de  charité,  ses  biens,  fonds,  pro- 
priétés ou  revenus,  soit  intenté,  présenté  ou  commencé,  la  personne 
intéressée  à agir  de  la  sorte  doit  adresser  au  bureau  de  la  charity 
commission  un  avertissement  écrit  de  son  projet  de  procès,  de  pétition 
ou  de  démarches,  en  l’accompagnant  de  tels  détails  ou  explications 
qu’elle  jugera  utile  de  donner.  Le  bureau,  après  examen  de  l’affaire, 
peut,  sur  un  ordre  ou  attestation  signé  par  le  secrétaire,  déclarer 
qu’il  y a lieu  effectivement  à ce  que  le  procès,  pétition  ou  démarche 
puisse  être  commencé,  présenté  ou  commencé  contre  la  charity,  dé- 
signée soit  pour  les  objets  et  dans  la  manière  spécifiés  dans  l’aver- 
tissement, soit  pour  d’autres  que  ceux  qui  y sont  mentionnés,  mais 
cela  de  la  manière  et  dans  les  formes  en  rapport  avec  la  législation 
de»  institutions  dotées,  pour  garantir  la  charity  contre  aucune  obliga- 
tion de  frais  et  dépens  que  le  bureau  des  commissaires  croira  le 
plus  convenable  et  le  plus  utile  d’adopter.  Une  seule  personne,  et 
c’est  un  magistrat,  est  dispensée  de  ces  formalités  imposées  aux  par- 
ticuliers dans  le  cas  en  question  ; c’est  l’Attorney  général.  Seul,  il 
peut  intenter  un  procès  à une  charity  sans  en  informer  le  bureau  des 
commissaires. 

Une  majorité  des  deux  tiers  des  curateurs  ou  syndics  {trustées) 
de  toute  charity,  en  assemblée  de  leur  corps  dûment  constitué  et 
ayaiiA  pouvoir  de  se  prononcer  sur.  la  vente,  l’échange,  le  partage, 

NoVEMBRfc.  AS61,  35 


o22 


LA  CHARITÉ  LIBRE  EN  ANGLETERRE 


rhypothèque,  la  location  ou  autres  dispositions  de  n’importe  quelle 
propriété  de  la  charity,  ont  tout  pouvoir,  dans  leur  intérêt  et  dans  ce- 
lui des  cosyndics  et  aussi  des  syndics  officiels  des  biens  de  l’institu- 
tion, de  faire,  contracter  et  exécuter  tous  actes,  engagements,  etc., 
nécessaires  pour  rendre  la  vente,  l’échange,  le  partage,  l’hypothèque, 
la  location  ou  autres  dispositions  légalement  effectives,  et  il  est  dit 
que  lesdits  actes,  engagements,  contrats,  ont  le  même  effet  légal 
que  si  ces  diverses  opérations  étaient  respectivement  accomplies  par 
tous  les  syndics  et  les  syndics  officiels. 

Le  bureau  des  commissaires  sanctionne  tout  ce  qui  semble  aux 
syndics  et  autres  personnes  chargées  de  l’administration  des  churities 
de  nature  à tourner  à leur  avantage  : location  des  terres  pour  la  con- 
struction de  maisons,  ouverture  et  exploitation  de  mines,  coupe  de 
bois;  comme  aussi  la  création  de  routes  ou  rues,  l’érection  de  nou- 
veaux bâtiments,  la  réparation,  altération  ou  reconstruction  d’anciens, 
enfin  telles  améliorations  ou  changements  dans  les  conditions  des 
terres  qui  sembleraient  profitables  à l’institution.  En  vue  de  ces 
fins,  le  bureau  peut  autoriser  l’emploi  des  fonds  possédés  par  la  cha- 
rity,  et  même,  si  cela  est  nécessaire,  des  emprunts  sur  hypothèque 
de  la  totalité  ou  d’une  partie  des  biens  qui  lui  appartiennent.  Sur  la 
demande  des  syndics,  ils  peuvent  autoriser  la  vente  ou  l’échange-  des 
terres  toutes  les  fois  qu’il  y aura  avantage  pour  la  charity  à vendre 
ou  échanger. 

Voilà  quels  sont  les  principaux  pouvoirs  des  commissaires.  Vouloir 
rapporter  dans  ces  détails  l’autorité  que  la  loi  leur  confère  nous  en- 
traînerait trop  loin  ; nous  ne  le  pourrions  d’ailleurs  qu’en  citant  les 
Acts  m extenso  ; ce  serait  en  outre  s’écarter  du  point  qu’il  s’agit  d’é- 
clairer. Mais  nous  le  ferions,  que  nous  ne  verrions  dans  leur 
disposition  rien  d’étranger  à leur  titre.  Tout,  dans  ces  acts,  porte 
sur  l’administration  des  fondations.  On  n’a  qu’à  les  lire  pour  s’en 
convaincre.  On  se  convaincrait  aussi  de  cette  vérité,  que  tous  les 
pouvoirs  des  commissaires  aussi  bien  que  leurs  devoirs  y sont  soi- 
gneusement déterminés  ; que  ces  commissaires  enfin  ne  peuvent 
être  dans  l’exercice  de  leurs  fonctions  que  les  instruments  dociles'  de 
la  loi. 


III 


Les  institutions  ou  sociétés  de  charité,  de  nature  mixte,  nous  vou- 
lons dire  tirant  leurs  ressources  en  partie  de  fondations  et  en  partie 
de  contributions  volontaires,  sont  aussi  nombreuses  que  variée»?  sous 


ET  LA  CHARITÉ  PUBLIQUE.  523 

la  dénomination  collective,  mais  non  reconnue  par  la  loi,  de  cJia- 
rities. 

Ces  institutions,  qui  cherchent  à atténuer  toutes  sortes  de  misères 
et  de  malheurs,  comprennent  des  hôpitaux,  des  infirmeries  et  des 
dispensaires.  Il  y a des  sociétés  fondées  pour  la  conservation  de  la  vie 
(par  exemple  pour’'porter  secours  aux  noyés),  pour  la  sauvegarde  de  la 
morale  publique,  la  correction  des  filles  déchues,  la  conversion  des 
criminels,  l’aide  à donner  aux  naufragés,  le  bon  traitement  des  ani- 
maux, l’amélioration  et  l’assainissement  du  logement  des  classes  la- 
borieuses, la  poursuite  et  la  destruction  des  livres  et  des  gravures  obs- 
cènes. Il  en  est  qui  entretiennent  des  maisons  de  refuge  et  de  travail 
pour  les  femmes  malheureuses;  d’autres  se  proposent  la  suppression 
de  la  mendicité,  l’amélioration  du  sort  des  veuves,  des  orphelins,  des 
prisonniers  pour  dettes,  des  marins  pauvres.  Il  y a des  sociétés  de 
bienfaisance  pour  secourir  les  individus  industrieux  mais  sans  argent, 
des  sociétés  de  prêt,  d’émigration,  etc. 

D’autres  tiennent  des  caisses  de  retraite  pour  les  vieillards,  les 
bourgeois  et  les  gens  de  la  petite  noblesse,  les  négociants,  professeurs 
et  institutrices,  et  généralement  toutes  les  personnes  qui,  ayant  exercé 
des  professions  libérales  ou  ont  occupé  un  rang  assez  élevé  dans  la 
société  sont  tombées  dans  la  misère  sur  la  fin  de  leurs  jours.  Voilà 
seulement  (la  complète  énumération  en  serait  interminable)  quelques- 
unes  des  sociétés  de  charité  et  de  bienfaisance  qui  participent  de  la 
nature  des  autres  institutions.  Pour  celles-là,  la  législation  fait  une 
distinction  entre  les  sources  de  leurs  revenus,  et  les  dispositions  des 
acts  relatifs  aux  Charities  s’appliquent  seulement  au  revenu  dotal, 
à l’exclusion  du  revenu  provenant  des  souscriptions  volontaires. 

Le  bureau  de  ces  sortes  d’institutions  de  charité  se  compose  d’un 
président,  d’un  trésorier,  d’un  secrétaire,  et,  lorsque  les  dotations  sont 
importantes,  de  curateurs  ou  syndics  (trustées)  . Le  président  n’est  ja- 
mais nommé  par  la  reine,  ni  par  les  ministres.  Le  gouvernement,  en 
un  mot,  n’intervient  pas  dans  sa  nomination,  qui  se  fait  uniquement 
par  voie  d’élection. 

Voilà  ce  que  l’on  voit  dans  les  Acts  des  années  1853, 

1855  et  1860.  En  vain  y chercherait- on  la  mention  de  la  nomination 
des  présidents  des  sociétés  ou  Charities  par  la  reine  : le  mot  môme  de 
président  ni  aucun  mot  ayant  la  môme  signification  ne  s’y  rencontre 
une  seule  fois.  On  voit  que  nous  sommes  encore  plus  éloignés  avec  le 
genre  d’institutions  dont  il  est  question  en  ce  moment  qu’avec  les  in- 
stitutions de  charité  dépendant  du  gouvernement,  de  la  similitude 
que  l’on  s’est  efforcé  d’établir  entre  les  sociétés  de  charité  françaises 
et  les  sociétés  analogues  de  l’Angleterre.  Mais  nous  n’avons  pas  fini 


LA.  CHARITÉ  LIBRE  EN  ANGLETERRE 


5‘2i 


IV 

Venons-en  maintenant  à ces  sociétés  qui  exercent  la  charité  au 
moyen  de  fonds  provenant  uniquement  de  cotisations  et  de  contribu- 
lions  volontaires  ; de  ces  sociétés  auxquelles  on  peut  à bon  droit 
comparer  la  société  de  Saint-Vincent  de  Paul. 

Ces  sociétés,  aussi  nombreuses  que  les  Endowed  Charities  elles  socié- 
tés que  nous  nous  permettrons  d’appelermixtes,  se  proposent,  celles-ci 
d’assister  les  pauvres,  les  aveugles,  les  sourds-muets,  les  femmes 
sans  travail;  celles-là,  de  secourir  les  malheureux  surpris  par  les  in- 
cendies, les  mariniers  et  les  pêcheurs  qui  ont  fait  naufrage  et  ont 
perdu  leurs  instruments  de  travail.  Il  en  est  pour  encourager  le  peu- 
ple à la  tempérance,  par  des  sermons  prononcés  en  réunions  publi- 
ques, des  lectures,  des  distributions  de  traités  et  de  gravures  où  sont 
représentées  les  désastreuses  conséquences  de  l’ivrognerie.  D’autres  se 
onnent  pour  mission  la  création  de  classes  du  soir  pour  les  jeunes 
gens,  l’instruction  des  jeunes  filles  sans  éducation,  l’émigration  des 
femmes.  Il  y a des  sociétés  d’hygiène  pour  les  habitations  des  ou- 
vriers; d’autres  qui  fournissent  aux  malades  et  aux  nécessiteux  des 
remèdes,  du  charbon,  du  pain,  de  la  soupe,  de  la  AÛande,  des  vête- 
ments, spécialement  pendant  les  mois  d’hiver  ; d’autres  encore  qui 
prêtent  aide  et  assistance  aux  convalescents  sortant  des  hôpitaux,  aux 
malades  qui  attendent  pour  leur  admission , aux  gens  sans  amis, 
sans  connaissances  dans  les  grandes  villes,  notamment  à Londres;  à 
tous  les  individus  qui  ont  besoin  d’assistance  ou  de  scours  urgents.  Il 
y a jusqu’à  des  sociétés  de  charité  dont  l’occupation  est  de  recueillir 
les  individus  sans-abri  et  qui,  sans  leur  bienfaisante  intervention,  pas- 
seraient la  nuit  dans  les  rues,  exposés  à toutes  les  intempéries.  A 
cette  nomenclature  on  pourrait  ajouter  celle  que  nous  avons  faite 
précédemment,  car  il  y a des  institutions  de  toutes  les  sortes  pour  les 
maux  et  les  misères  diverses  que  nous  énumérons,  et  ces  institutions 
ne  diffèrent  que  par  les  moyens  dont  elles  usent  pour  atteindre  leur 
but. 

Eh  bien, — faut-il  le  dire? — cette  classe  de  sociétés  de  charité 
rapports  d’aucune  espèce  avec  le  gouvernement.  L’État  n’exerce  et  n’a  le 
droit  d’exercer  sur  elles  aucun  contrôle.  Il  en  est  dont  la  situation 
financière  tenue  secrète  est  absolument  inconnue.  Puisque  l’on  veut 
à tout  prix  trouver  des  analogies  entre  les  sociétés  de  Saint-Vin- 
cent de  Paul  et  les  institutions  de  charité  de  l’Angleterre,  que  ne 


525 


ET  LA.  CH\  ITÉ  PUBLIQUE. 

s’empresse-t-on  de  comparer  les  sociétés  françaises  avec  les  sociétés 
anglaises  dontnous  parlons?...  Les  sociétés  en  question  ont  toutes  un 
bureau  qui  se  compose  d’un  président,  d’un  trésorier  et  de  secré- 
taires. Il  ne  s’y  trouve  naturellement  pas  de  syndic  ou  de  curateur, 
puisqu’il  n’y  a pas  de  dotation  à administrer.  Mais  le  président  de  ces 
sociétés!,  de  même  que  les  présidents  des  autres  institutions,  est 
nommé  par  les  associés  ou  souscripteurs,  seulement  par  eux  et  par 
voie  d’élection.  C’est  par  le  même  mode  que  l’on  procède  à la  nomi- 
nation du  trésorier,  du  secrétaire,  et,  si  la  nature  de  l’association 
l’exige,  des  visiteurs.  Quant  au  droit  de  réunion  des  associés  ou  sous- 
cripteurs, il  est  entier  et  absolu.  Les  membres  de  la  société  s’assem- 
blent aussi  souvent  qu’ils  le  souhaitent,  sans  consulter  autre  chose, 
à défaut  de  leur  bon  plaisir,  que  la  nécessité  de  prendre  des  déci- 
sions. 

A l’égard  donc  de  ces  sortes  de  sociétés  de  charité,  la  législation, 
on  peut  le  dire  sans  hésiter  est  on  ne  saurait  plus  simple,  puisqu’il  y a 
absence  complète  de  législation. 

Ces  sociétés  se  gouvernent  comme  elles  l’entendent,  disposentde  leurs 
fonds  selon  leur  gré,  et  ne  sont  sujettes  ni  à examen  ni  à aucun  con- 
trôle. Il  n’est  pas  possible  d’en  douter  quand  on  lit  dans  les  charitable 
trusts  Acts  l’article  consacré  à reconnaître  cette  complète  indépen- 
dance ; « N’ont  aucun  compte  à rendre  au  bureau  des  commissaires 
de  charité  {Board  of  charity  commissions  ers)  les  sociétés  d’amis  (par 
là  on  entend,  les  sociétés  mutuelles,  les  clubs,  les  litterary  societies 
et  autres),  les  caisses  d’épargne  et  tous  les  établissements,  toutes  les 
institutions  ou  sociétés  ayant  des  fins  religieuses  et  charitables  (il  en 
est  de  même  pour  les  sociétés  qui  dépendraient  d’elles  et  seraient 
comme  leurs  succursales),  dont  les  subventions  proviennent  de  con- 
tributions volontaires.  N’ont  pas  davantage  de  comptes  à rendre  les 
sociétés  qui  publient  des  livres  ou  des  journaux  pour  le  compte  des 
associations  ou  établissements  susdits  aussi  longtemps  que  la  publi- 
cation de  ces  livres  et  journaux  sera  faite  au  moyen  de  contributions 
volontaires  ou  d’un  capital  constitué  pour  l’entreprise  L » 

Ici,  pas  l’ombre  d’un  commissaire  royal,  moins  encore  celle  de 
présidents  nomméspar  la  reine.  Si,  fatigué  de  chercher  dans  le  recueil 
des  lois  ces  présidents  introuvables,  vous  demandez  à des  Anglais  bien 
placés,  placés  mieux  que  personne,  ce  qu’il  en  est  de  ces  présidents, 
ce  qu’il  en  est  aussi  du  droit  de  réunion,  ils  vous  disent  qu’ils  ne 
comprennent  pas  plus  la  possibilité  de  la  nomination  de  leur  prési- 
dent parla  reine,  ou  la  demande  d’une  autorisation  pour  s’assembler, 
qu’il  ne  leur  vient  à l’esprit  de  demander  au  gouvernement  la  per- 
mission de  se  mettre  au  lit,  à table,  ou  d’aller  se  promener. 

* 16  et  17  Vict.,  cap.  cxxxvii,  § 62. 


526  LA  CHARITÉ  LIBRE  EN  ANGLETERRE  ET  LA  CHARITÉ  PUBLIQUE. 

Encore  deux  mois,  et  nous  aurons  fini. 

On  a affirmé  qu’en  Angleterre  toutes  les  institutions  de  chanté 
étaient  locales;  en  d’autres  termes,  qu  elles  n’étaient  reliées  par  aucun 
lien.  Nous  avons  à faire  pour  cette  assertion  la  môme  réponse  qu’aux 
précédentes  : c’est  une  erreur. 

Parmi  les  institutions  de  charité,  celles  qui  dépendent  du  gou- 
vernement et  celles  qui  relèvent  des  particuliers  sont  assuré- 
ment locales  ; et  il  serait  difficile  que  pour  celles  qui  sont  placées 
sous  la  juridiction  du  poor  law  hoarcl  il  en  fût  autrement.  Mais  il  en 
est  un  certain  nombre  qui  étendent  librement  leurs  rameaux  par  toute 
la  Grande-Bretagne;  ce  sont: 

Les  sociétés  pour  la  distribution  de  traités  religieux  : autant  de 
sectes,  autant  de  sociétés  générales,  immenses,  riches,  actives, 
libres  ; 

Les  sociétés  de  tempérance  ; < 

Les  sociétés  pour  l’acquittement  des  dettes  d’individus  retenus  en 
prison  pour  des  sommes  au-dessous  de  90  livres  (2,250  fr.).  L’action 
de  ces  sociétés  s’étend  sur  l’Angleterre  et  le  pays  de  Galles; 

Les  sociétés  pour  l’assistance  des  clergymen  pauvres  ; 

Les  immenses  sociétés  pour  la  fondation  des  écoles.  — Toutes  les 
écoles  en  Angleterre  ont  été  établies  sans  le  concours  de  l’État  ; 

Enfin  une  multitude  d’autres  sociétés,  dont  les  membres  sont  in- 
nombrables, et  les  ressources,  comme  la  liberté,  sans  limites. 

Telles  sont  les  dispositions  principales  de  la  législation  des  sociétés 
de  charité  et  de  bienfaisance  en  Angleterre.  Nous  l’avons  vu,  toutes 
celles  qui  subsistent  au  moyen  de  fondations  sont  maintenant  placées 
sous  la  surveillance  protectrice^de  la  loi;  les  autres,  celles  que  l’on  peut 
comparer  à la  société  française  de  Saint-Vincent  de  Paul,  sont  au  con- 
traire affranchies  de  tous  rapports  avec  le  gouvernement;  elles  sont 
entièrement,  universellement,  indistinctement  libres;  personne  ne 
les  autorise,  personne  ne  les  contrôle,  personne  ne  les  suspecte. 


Justin  Améro. 


LES  MUSES  D’ÉTAT 


Circenses, 


Muses,  les  dieux  s’en  vont!...  et  les  badauds  arrivent. 
Soyez  de  votre  temps,  vivez  pour  ceux  qui  vivent. 
Assez  prêché  ; voici  les  trois  coups  de  marteau  : 

Vous  montiez  à l’autel  ; grimpez  sur  le  tréteau. 
Descendez  à jamais  de  ces  hauteurs  glacées  ^ 

Qu’attristent  la  prière  et  les  mâles  pensées  ; 

Où  l’homme  sent  toujours  un  dieu  peseï;  sur  lui  ; 

Où  règne  la  pudeur...  je  veux  dire  l’ennui. 
Amusez-nous  ! Veillez  aux  plaisirs  de  l’empire  ; 

I 

C’est  à vous  de  trouver  le  petit  mot  pour  rire. 

Les  nouveaux  arrivants  se  montrent  délicats  ; 

De  grâce,  épargnez-nous  tous  les  mots  à fracas  : 
L’honneur,  la  liberté,  le  droit  que  l’on  supprime  ; 

Tout  cela  dans  les  vers  n’est  bon  que  pour  la  rime. 


528 


LES  MUSES  D’ÉTAT. 


11  s’agit  d’être  gai  ! l’art,  cet  aimable  jeu, 

Proscrit  également  le  diable  et  le  bon  Dieu. 

Boileau  l’a  dit  : le  front  tout  barbouillé  de  lie. 

Vous  avez  commencé,  Muses,  par  la  folie. 

Tâchez  de  rire  encore  au  déclin  de  vos  ans. 

D’accrocher  des  quarts  d’heure  et  des  sous  aux  passants; 
Sur  le  char  de  Thespis,  orné  du  bouc  obscène, 

Dans  le  nouveau  Paris  roulez  de  scène  en  scène  ; 

Aiguisez  là,  pour  plaire  à nos  sens  excités. 

De  clinquant  et  de  fard  vos  vieilles  nudités. 

Des  salons  pleins  de  fleurs  aux  trottoirs  pleins  de  crotte, 
Que  l’art  danse  aux  grelots  et  porte  la  marotte. 

Vous  verrez  qu’il  est  bon  de  s’adoucir  parfois. 

D’être  un  peu  de  son  siècle  et  de  quitter  les  bois. 
Toujours  sur  le  trépied  et  toujours  dans  la  chaire  1 
Sur  vos  sommets,  vraiment,  vous  faisiez  maigre  chère; 
Servez  ! et  vous  pourrez,  chez  quelque  potentat, 

Gagner  bonne  pitance  et  place  dans  l’État. 

Chacun  ses  fonctions  : les  Muses,  quoi  qu’on  die. 

Ont  leur  utilité,  surtout  la  Comédie. 

Un  peuple  d’électeurs,  aménagé  dûment. 

De  suffrage  et  de  pain  ne  vit  pas  seulement  ; 

Pour  rester  bons  amis,  compères,  camarades. 
Donnons-lui  quelquefois  Bobèche  et  des  parades. 

Nous  n’avons  plus  le  cirque  et  les  gladiateurs  : 

Des  cochers  bleus  et  verts,  des  tigres  pour  acteurs  ; 


LES  MUSES  D’ÉTAT. 


529 


Nous  avons  le  roman,  la  chronique,  les  drames  : 
On  peut  avec  cela  contenter  bien  des  âmes. 

Dans  un  État  réglé  tout  sert,  dorénavant , 

Tout,  le  poète  môme  et  le  singe  savant. 

Pour  que  l’on  pense  bien  il  faut  que  l’on  s’amuse  ; 
C’est  là  ta  raison  d’être  et  ta  noblesse,  ô Muse! 

El  c’est  pourquoi,  munis  d’un  visa  du  parquet. 
Nous  t’élevons  un  temple,  Apollon-Bilboquet  ! 


Les  dieux  sur  le  retour  entrent  dans  la  police. 

O groupe  des  neuf  Sœurs,  si  vieux  et  si  novice. 

Qui  descendez  du  Pinde  en  rêvant  d’un  héros... 

Allez  chez  l’inspecteur  prendre  vos  numéros. 

O Muses  ! quels  honneurs,  sans  compter  le  salaire, 
L’État  vous  garderait,  — un  État  populaire,  — 

Si  l’on  s’était  rangé  ! si  l’on  avait  voulu 
Aider  discrètement  le  pouvoir  absolu  ; 

Si  la  plume  en  vos  doigts,  marchant  à la  baguette. 
Chargeait  en  douze  temps,  comme  la  baïonnette  ; 

Si  vos  lyres,  d’accord  avec  les  tympanons. 

Répétaient  à l’envi  l’Hosannah  des  canons; 

Si  le  penseur,  docile  et  toujours  sous  le  charme. 

Le  Critique,  au  besoin,  remplaçaient  le  gendarme  ; 

Et,  l’œil  toujours  ouvert  aux  merveilles  du  temps. 

D’un  crayon  venimeux  notaient  les  mécontents. 

O grand  siècle  ! ô bonheur  dont  nous  ferons  l’épreuve  I 
Un  jour  viendra,  ce  jour  rêvé  par  Sainte-Beuve, 


550 


LES  MUSES  D’ETAT. 


Où  les  Muses  d'État,  nous  tenant  sous  la  main, 
Enrégimenteront  chez  nous  l’esprit  humain. 

Selon  le  numéro,  selon  l’arme  et  le  grade, 

Nous  verrons  les  'beaux-arts  défiler  la  parade. 

Tels,  conscrits  aujourd’hui',  marchant  les  pieds  déchaux, 
Qui  seront  colonels,  peut-être  maréchaux, 

Suivant  qu’ils  useront,  dans  le  panégyrique, 

De  prose  tempérée  ou  de  prose  lyrique. 

On  bat  déjà  l’appel  sur  les  doctes  hauteurs  ; 

J’entends  la  voix  sucrée  et  l’or  des  recruteurs. 

Tout  s’émeut  dans  l’azur  : un  bataillon  de  cygnes 
Se  forme  en  éélàireurs,  vedettes  et  consignes  ; 

Pégase,  tout  bridé,  piaffe  dans  le  décor. 

En  caparaçon  bleu  semé  d’étoiles  d’or  ; 

Et  Philomèle  aussi,  d’une  voix  attendrie. 

Entonne  sur  l’ ormeau  : « Nourris  par  la  patrie.  »*' 

f 

Le  hussard-Vaudeville  a poussé  des  hourras  ; 

Le  Roman-voltigeur  s’avance  l’arme  au  bras. 

Artilleur  à cheval  et  muni  de  fusées. 

Le  Feuilleton  pétillé  et  s'échappe  en  risées  , 

Et  les  Premiers-Paris,  gros  canonniers  du  camp, 

Font  feu  sur  le  Kremlin  ou  sur  le  Vatican. 
L’Historien-sapenr,  lavant  le  lîh^é  èale. 

Médite  un  coup  de  hache  aux  vaincus  de  Pharsale. 

La  carabine  en  main,  de  tous  les  trous  sortis. 

Les  Chroniqueurs  font  feu  sur  les  anciens  partis  ,• 

Et  la  Philosophie,  en  Muse  qui  s’observe, 


LES  MUSES  D’ÉTAT, 


531 


Forme  des  cuirassiers  la  prudente  réserve. 

Tout  est  prêt;  on  attend  la  voix  qui  dit  : « Allons!...  » 
Et  tout  doit  manœuvrer  comme  au  camp  de  Châlons. 

Partez  I j’entends  la  voix  du  Critique  avant-garde 
Balayant  les  abords  et  traînant  sa  bombarde  ; 

Et  nous  invitant  tous,  prosateurs  et  rimeurs, 

Pour  gagner  du  terrain,  à démolir  les  mœurs. 

Place  aux  Muses  d’État  ! et  brisons  les  obstacles  : 

Il  faut  aux  braves  gens  du  pain  et  des  spectacles. 

Mais,  vraiment,  les  beaux-arts,  dans  leur  nouvel  essor. 
Par  la  morale  et  Dieu  sont  entravés  encor  : 
Supprimons  Dieu,  poète,  et  que  ton  œuvre  entière 
Chante,  sur  tous  les  tons,  un  hymne  à la  matière. 

> 'a  mi 

Le  réel  avant  tout.  Fi  du  vieil  idéal  ! 

Donnez  à vos  romans  une  odeur  d’hôpital  ; 

Faites-en  des  charniers  peuplés  de  bêtes  fauves  ; 

Allez  fouiller  du  nez  dans  toutes  les  alcôves  ; 
Peignez-nous  chaque  ulcère  et  chaque  exploit  galant, 
Comme  dit  le  Critique,  « en  style  truculent  ; » 

Et,  pour  féconder  l’art,  dans  ce  nouveau  domaine 
Traînez  tout  le  fumier  de  la  nature  humaine. 

mm'' 

A vous,  heureux  auteurs,  les  croix,  les  missions. 

Les  succès  consacrés  par  vingt  éditions  ; 

Et  dans  le  Moniteur^  en  six  longues  colonnes. 

Le  Causeur  du  Lundi  vous  tressant  des  couronnes  , 


53‘2 


LES  MUSES  DETAT. 


Qui  sait  même,  à l’école  où  se  font  nos  penseurs, 
Enseignant  ce  beau  style  aux  futurs  professeurs. 

Que  si,  légers  de  plume  et  d’humeur  militante, 

De  Voltaire  enterré  la  défroque  vous  tente. 

Aux  princes,  comme  lui,  tournez  le  compliment, 

11  vous  sera  permis  de  penser  librement. 

Vous  pourrez  vous  donner,  à l’abri  des  poursuites. 

Le  plaisir,  toujours  neuf,  de  la  chasse  aux  Jésuites, 

Et  dire  avec  fierté,  sans  cacher  votre  jeu, 

A César  qu’il  est  Pape,  au  peuple  qu’il  est  Dieu. 

Noble  temps,  et  sur  qui  mon  vers  ne  saurait  mordre  ! 
Où  la  plume  demande  au  sabre  son  mot  d’ordre; 

Où  les  canons  rayés  vomissent  des  pamphlets  ; 

Où  l’on  fait  souffleter  son  Dieu  par  ses  valets  ; 

Où  les  proscrits,  tous  ceux  qu’une  injure  aiguillonne. 
Sont  insultés  encore  après  qu’on  les  bâillonne  ; 

Où  le  joug  est  nié  par  qui  s’attelle  au  char  ; 

Où  l’on  se  croit  tribun,  quand  on  n’est  que  mouchard 

Allons,  gladiateurs  armés  de  l’écritoire. 

Au  cirque  !...  Non,  j’ai  tort,  je  veux  dire  : A la  foire. 
Histrions  ! le  licteur  vous  défend  des  sifflets. 

Gagés  par  le  préteur,  applaudis  des  valets, 

Dites,  — en  vous  rangeant  chacun  par  rang  de  taille 
« César,  sois  salué  par  ceux  qui  font  ripaille  ! » 
Gambadez  maintenant,  et  donnez  de  la  voix  ; 


LES  MUSES  D’ÉTAT. 


Ô55 


Tirez  vos  mirlitons  et  vos  sabres  de  bois  , 

Et  rabâchez  encore  à la  foule  attroupée 
Votre  vieux  mélodrame,  en  singeant  l’épopée  : 

Et  l’Europe,  et  la  dîme,  et  les  droits  féodaux  , 

Et  les  rois  essuyant  vos  pieds  de  leurs  bandeaux  ; 

La  gloire  et  la  victoire,  et  plus  d’aristocrates; 

Égalité mais  tout  pour  les  gens  sans  cravates; 

Plus  de  bavards,  et  place  aux  muets  travailleurs; 

A nous  l’Escaut,  le  Rhin — J’en  passe,  et  des  meilleurs. — 

Poussez  ferme,  poussez  ! Bientôt  vos  adversaires 
N’auront  plus  de  journal,  d’imprimeurs,  de  libraires  — 

Faute  de  combattants  le  combat  est  fini  ; 

Et  vous  êtes  vainqueurs...  comme  chez  Franconi. 

Or  maintenant  faisons,  pour  nous  calmer  la  bile. 

Le  tour  de  l’assemblée  et  tendons  la  sébile. 

D’abord  nous  commençons  par  monsieur  le  Préfet, 

L’homme  créé  du  ciel  pour  être  satisfait  ; 

« Bien  ! très-bien  ! » dit  la  voix  auguste  et  circonspecte. 

Voici  le  bon  quart  d’heure  ; oh  ! quelle  ample  collecte  ! 

Des  rouleaux,  des  billets,  des  croix  et  des  galons. 

Une  épée  en  verrouil  qui  vous  bat  les  talons. 

Jusqu’à  des  parchemins  et  des  manteaux  d’hermine, 

Si  le  nom  sonne  bien,  si  l’on  a bonne  mine  • 

Et  parfois,  — respectons,  Muse,  de  tels  cadeaux,  — 
Quelques  gros  sous,  tribut  des  honnêtes  badauds. 

Donc,  nantis  largement  de  l’or  qui  vous  allèche, 

Accourus  en  sabots,  repartez  en  calèche. 


534 


LES  MUSES  D’ÉTAT. 


Et  si,  du  haut  du  char  qui  porte  vos  splendeurs, 

Vous  rencontrez  là-bas  quelqu’un  de  ces  boudeurs. 

De  ces  gens  obstinés  à garder  leur  cocarde. 

L’un  dans  son  âpre  exil,  l’autre  dans  sa  mansarde  ; 

Et  cet  autre,  moins  lier,  mais  non  moins  ulcéré, 
Qu’enchaîne  à ses  outils  quelque  devoir  sacré... 

D’un  ton  facétieux  célébrant  vos  bamboches, 

Vous  lui  ferez  la  nique  en  frappant  sur  vos  poches. 

— Reposons-nous,  amis,  dans  un  cher  souvenir  ; 

Fuyons  dans  le  passé,  fuyons  dans  l’avenir. 

Voici  l’ombre  et  le  soir!  Rappelez-vous  l’aurore 
Qui  nous  éveilla  tous,  nous  qui  chantons  encore  , 

Quand  notre  âme  embrassait,  dans  sa  virginité. 

Et  jeune  poésie  et  jeune  liberté. 

Comme  nous  écoutions  aux  portes  du  cénacle  ! 

Comme  un  lambeau  de  vers  nous  semblait  un  oracle  ! 
Comme  nous  adorions  ces  demi-dieux  rivaux 
Dont  la  voix  nous  ouvrait  tant  de  mondes  nouveaux  ! 

■ I 

C’était  l’heure  où  l’on  croit,  où  l’on  aime  sans  trêves. 
Pour  la  France  et  pour  nous  que  d’espoirs,  que  de  rêves  ! 
Comme  nous  marchions  fiers  et  portant  au  grand  jour 
Ces  nobles  amitiés,  belles  comme  l’amour  ; 

Et  ces  belles  amours  si  pures,  si  parfaites. 

Que  les  anges  du  ciel  enviaient  aux  poètes  ! — 


Rentrons  dans  le  présent  ; d’obliques  délateurs 
Au  coin  des  bons  journaux  surveillent  les  auteurs. 


LES  MUSES  D’ÉTAT. 


Tout  prêts  à souligner,  quand  leur  zèle  s’alarme, 

Le  mot  qui  peut  donner  quelque  prise  au  gendarme. 

Il  fautêtre  content  siil  pleut,  s’il  fait  soleil,  i ' 

S’il  fait  chaud,  s’il  fait  froid.  « Ayez  le  teint  vermeil  » 
« Je  déteste  ces  gens  maigres,  à face  pâle  i 

Celui  qui  ne  rit  point  mérite  qu’on  l’empale,  » 

— Dit  l’ombre  qui  vous  suit  en  comptant  tous  vos  pas, 
« Empoignez-moi  ce  gueux,  qui  ne  s’amuse  pas  ! » 


O progrès!  quelque  jour  nous  atteindrons  la  Chine. 

Quel  art  dans  notre  presse,  admirable  machine  : 

C haque  discussion  pleine  de  traquenards. 

Les  lions  aux  chasseurs  vendus  par  les  renards, 

Et  tout  ce  monde-là,  fait  pour  bourrer  des  pipes, 
Signant  : « Quatre-vingt-neuf,  » et  parlant  de  principes 


Soyons  gais!  O railleurs!  vous  avez  bien  raison. 
Les  colères  ici  ne  sont  pas  de  saison  ; 

La  satire  est  absurde,  et,  de  plus,  ennuyeuse. 
Qui  s’indigne  aujourd’hui  d’une  voix  sérieuse. 
Oh!  le  plaisant  nigaud,  qui  forme  en  tribunal. 
Pour  Macaire  et  Bertrand,  Tacite  et  Juvénal  ! 

Qui  dénonce  Tartufe  aux  fureurs  de  Camille, 

Et  réveille  le  Cid  pour  rosser  Mascarille  ! 

Muse,  retourne  alors  sous  les  murs  d’Ilion, 

Chez  ces  héros  nourris  de  moelle  de  lion  , 

Priant  Minerve  et  Mars  de  t’accorder  leur  aide  ; 


LES  MUSES  D’ÉTAT. 


Fais  lancer  par  Achille,  Ajax  ou  Diomède, 

Ces  quartiers  de  rochers,  aussi  gros  que  des  tours, 
Qu'à  peine  ébranleraient  vingt  hommes  de  nos  jours  ! 
Et  ces  traits  que  Vulcain  tordit  dans  ses  fournaises  ; 
Fais  tonner  Jupiter  ! . . . . pour  tuer  des  punaises. 

Victor  de  Laprade  , 


de  l’Académie  française. 


CHANT  DE  LA  POLOGNE 


{BOZE  COS  POLSKE) 

IMITÉ  Dü  TEXTE  DONNÉ  DANS  UNE  NATION  EN  DEUIL  PAR  M.  LE  COMTE  DE  MONT.ALEMBERT 


O Dieu,  qui,  si  longtemps,  dans  sa  lutte  guerrière. 

Fus  de  notre  Pologne  et  le  guide  et  l’appui  ; 

Qui  préservas  son  front,  paré  de  ta  lumière. 

Du  joug  humiliant  qui  l’accable  aujourd’hui  ; 

Tends-nous  la  main  du  haut  de  ton  trône  sublime, 
Rappelle  devant  toi  les  jours  de  ta  bonté. 

Fais-nous,  Seigneur,  fais-nous  remonter  notre  abîme... 
Rends-nous  notre  patrie  et  notre  liberté  ! 

Dieu  très-saint,  qui,  plus  tard,  calmant  notre  souffrance, 
A notre  sainte  cause  accordas  des  héros, 

Généreux  pionniers,  qui  de  la  délivrance 
Ont  souvent  aplani  le  chemin  de  leurs  os  ; 

Tu  donnas  pour  témoin  le  monde  à leur  courage  ; 

Le  flot  envahisseur  en  fut  épouvanté — 


Novembre  18(51. 


oO 


o58 


CHANT  DE  LA  POLOGNE. 


Mais  la  mer  de  nouveau  dévore  le  rivage... 
Rends-nous  notre  patrie  et  notre  liberté  ! 

Dieu,  dont  le  bras  vengeur  ne  connaît  point  l’espace, 
Dont  le  jour  éternel  renferme  tous  les  jours, 

Écoute  un  peuple  en  deuil  qui  te  demande  grâce 
Et  contre  l'injustice  implore  ton  secours. 

Tu  peux  en  un  clin  d’œil  désarmer  la  puissance, 
Briser  le  long  travail  de  la  perversité  : 

Dans  les  cœurs  polonais  réveille  l’espérance  ; 
Rends-nous  notre  patrie  et  notre  liberté  ! 

Baume  vivifiant  des  angoisses  mortelles. 

Que  la  vertu  du  sang  de  ton  Fils  bien-aimé 
Ouvre  la  région  des  clartés  éternelles 
A tous  ceux  qui  sont  morts  pour  le  peuple  opprimé. 
La  gloire  d’ici-bas  n’est  que  peine  et  ténèbres. 

Pour  hâter  leur  repos  dans  la  sainte  cité, 

Daigne  accepter  nos  pleurs  et  nos  hymnes  funèbres, 
Rends-nous  notre  patrie  et  notre  liberté  I 

Que  ton  souffle  divin  dise  à notre  jeunesse, 

Quoique  près  d’expirer  sous  des  nœuds  étouffants, 
Qu’il  faut  que,  tôt  ou  tard,  la  Pologne  renaisse. 

Et,  libre,  sur  son  sein  presse  tous  ses  enfants. 
Jusqu’au  dernier  tronçon  bénis  son  cimeterre  ; 
Précipite  l’espoir  vers  la  réalité. 

Dieu!  nous  t’en  conjurons  la  face  contre  terre, 
Rends-nous  notre  patrie  et  notre  liberté  ! 


CHANT  DE  LA  POLOGNE. 


539 


Ah  ! si  l’exil  s’abreuve  à si  grande  amertume, 

Si  la  patrie  humaine  a de  si  doux  attraits, 

Qu’il  faut,  pour  y rentrer,  que  l’homme  se  consume 
Et  jette  à la  moisson  tant  de  sang  pour  engrais  ; 
Malheur  à qui  perdra  la  patrie  immortelle  I 
En  attendant  ce  jour  de  terrible  équité, 

O Dieu  compatissant!  couvre-nous  de  ton  aile, 
Rends-nous  notre  patrie  et  notre  liberté  ! 


Jean  Reboul 


Nîmes,  ce  29  septemlnv,  jour  de  saint.  Michel,  ])alron  des  saints  comhals. 


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MÉLANGES 


BEAUX-ARTS  ET  VOYAGES 

PAR  CHARLES  LENORMANT,  PRÉCÉDÉS  D’ÜNE  LETTRE  DE  M.  GUIZOT». 

Le  Correspondant  vient  bien  tard  entretenir  ses  lecteurs  d’une  publica- 
tion qui  leur  appartient  à tant  de  titres  divers.  11  semble  même  qu’il  pour- 
rait s’en  dispenser  tout  à fait;  car  c’est  parler  de  lui-même  que  de  parler 
deM.  Lenormant,à  qui  ce  recueil  doit  plus  qu’à  personne,  et  qui  pendant  tant 
d’années  y a dépensé  l’indomptable  ardeur,  le  courage,  la  science,  et  le  ta- 
lent dont  Dieu  l’avait  si  richement  doué.  Toutefois  il  ne  saurait  nous  conve- 
nir de  laisser  passer  cette  occasion  de  constater  la  fidélité  de  notre  recon- 
naissance et  de  notre  admiration  pour  l’ami  qui  nous  a été  si  subitement  en- 
levé. On  ne  risque  rien  d’ailleurs  en  cédant  au  sentiment  si  bien  exprimé  par 
M.  Guizot  dans  sa  réponse  aux  questions  que  lui  adressait  M.  Foisset  sur  leur 
ami  commun.  « Parmi  toutes  les  expériences,  dit  l’illustre  homme  d’État,  que 
j’ai  faites  de  la  légèreté  humaine,  une  des  plus  pénibles  a été  de  voir  avec 
quelle  rapidité  les  souvenirs  s’effacent,  et  le  peu  de  traces  qui  restent,  au 
bout  de  peu  de  jours,  des  vies  les  meilleures  et  les  plus  honorées.  J’ai  quel- 
quefois défendu  contre  les  mauvaises  passions  du  temps  l’honneur  et  le 
repos  des  vivants  ; maintenant  que  je  suis  vieux,  je  me  complais  à prendre 
en  main  la  cause  des  morts,  et  à ranimer  dans  l’âme  des  générations  nou- 
v 'iles  la  mémoire  de  leurs  pères  qu’elles  ignorent  ou  qu’elles  oublient.  )’ 
Jusqu’à  présent  du  moins  la  mémoire  de  M.  Lenormant  ne  saurait  se 
plaindre  ni  de  l’ingratitude  ni  de  l’oubli  de  ses  contemporains.  Je  ne  connais 


* 2 vol.  Michel  Lévy.  t86i. 


MÉLANGES. 


54i 


pas  d’homme  de  noire  temps  dont  la  perte  ait  excité  plus  de  regrets  et  dont 
le  mérite  ait  reçu  des  hommages  plus  nombreux  et  plus  imposants. 

M.  Foisset,  dans  la  Notice  instructive  et  touchante  qui  ouvre  ces  deux  vo- 
lumes, et  M.  de  Witle,  qui  vient  de  tracer  devant  l’Académie  de  Belgique  le 
tableau  complet  des  travaux  si  variés  et  si  solides  de  son  éminent  collabo- 
rateur; M.  Vitet  et  M.  Mérimée,  M.  de  Carné  et  M.  Wallon,  M.  Guizot  lui- 
même  * et  M.  Édouard  Laboulaye,  dans  les  pages  noblement  émues  que  nous 
a données  la  Revue  nationale  y ont  successivement  témoigné,  avec  la  grande 
autorité  qui  leur  appartient,  de  la  douleur  suscitée  dans  des  rangs  bien  di- 
vers par  celte  perte  si  prématurée,  et  de  la  trace  profonde  qu’avait  laissée 
parmi  ses  contemporains  cet  esprit  généreux  et  infatigable.  Venir  parler 
après  cette  foule  de  juges  si  compétents,  c’est  une  tâche  aussi  difficile  que 
superflue.  Aussi  serons-nous  très-court  et  nous  occuperons-nous  plutôt  de 
bien  renseigner  nos  lecteurs  que  d’honorer  notre  auteur. 

Ces  volumes,  qui  traitent  en  courant  de  tant  de  sujets,  qui  ouvrent  tant 

* Ce  rapprochement  des  noms  deM.  Guizot  et  de  M.  Lenormant  nous  rappelle  une  page 
cliarmante  des  Mémoires^  qui  n'est  peut-être  pas  connue  de  tous  les  lecteurs  du  Corres- 
pondant, et  que  ceux-là  môme  qui  l’ont  déjà  lue  et  admirée  nous  sauront  gré  de  leur 
l'emettre  sous  les  yeux  : 

cc  Lorsque,  après  de  longues  années,  on  recueille  ses  souvenirs,  on  est  étonné  des  rap- 
prochements qui  s’opèrent  dans  la  mémoire  et  qu’on  n’avait  pas  remarqués  au  moment 
où  s’accomplissaient  les  laits.  A la  même  époque,  peut-être  le  même  jour  (octobre  1830) 
où  éclatèrent  dans  les  rues  de  Paris,  à la  suite  de  la  mesure  prise  sur  le  Panthéon,  ces 
désordres  dont  une  impression  désagréable  m’est  restée,  M.  Lenormant  m’amena  à dé- 
jeuner M.  Rossini,  à qui  la  Révolution  de  Juillet  avait  causé  des  déplaisirs  que  j’aurais 
voulu  lui  faire  oublier.  Le  roi  Charles  X l’avait  traité  avec  une  juste  faveur;  il  était  in- 
specteur général  du  chant,  recevait,  outre  ses  droits  d’auteur,  un  traitement  de  7,000  fr. 
et, quelques  mois  auparavant,  après  l’éclatant  succès  de  GuUlaume  Tell,  la  liste  civile  avaif 
signé  avec  lui  un  traité  par  lequel  il  s’engageait  à écrire  pour  la  scène  française  deux: 
grands  ouvrages.  Je  désirais  que  le  pouvoir  nouveau  lui  témoignât  la  même  bienveillance, 
et  qu’en  retour  il  nous  tînt  ses  promesses  de  chefs-d’œuvre.  Nous  causâmes  avec  aban- 
don. Je  fus  frappé  de  son  esprit  animé,  varié,  ouvert  à toutes  choses,  gai  sans  vulgarité, 
et  moqueur  sans  amertume.  Il  me  quitta  après  une  demi-heure  de  conversation  agréable, 
mais  qui  n’eut  point  de  suite,  car  je  ne  tardai  point  à sortir  des  affaires.  Je  restai  avec 
ma  femme,  que  la  personne  et  la  conversation  de  M.  Rossini  avaient  intéressée.  On  amena 
dans  le  salon  ma  fille  Henriette,  petite  enfant  qui  commençait  à marcher  et  à jaser.  Ma 
femme  se  mit  au  piano,  et  joua  quelques  passages  du  maître  qui  venait  de  nous  quitter, 
de  Tancrède  entre  autres.  Nous  étions  seuls;  je  passai  ainsi  je  ne  sais  quel  temps,  oubliant 
toute  préoccupation  extérieure,  écoutant  le  piano,  regardant  ma  fille,  qui  s’essayait  a cou- 
rir, parfaitement  tranquide  et  absorbé  dans  la  présence  de  ces  objets  de  mon  affection. 
Il  y a près  de  trente  ans;  il  me  semble  que  c’était  hier.  Je  ne  suis  pas  de  l’avis  de  Dante  ; 

Nessiim  inaggior  dolore 
Che  ricordarsi  del  tempo  felice 
Nella  miseria. 

« Il  n’y  a point  de  douleur  plus  amère  que  de  se  souvenir  du  temps  heureux  quand  on 
< est  dans  le  malheur.  » 

« Un  grand  bonheur  est,  au  contraire,  à mon  sens,  une  lumière  dont  le  reflet  se  pro- 
longe sur  les  espaces  même  qu’elle  n’éclaire  plus;  quand  Dieu  et  le  temps  ont  apaisé  les 
xiolents  efforts  de  l’ànie  contre  le  malheur,  elle  s’arrête  et  se  complaît  encore  à con- 
templer dans  le  passé  les  biens  charmants  qu’elle  a perdus.  » [Mémoires  de  M.  Guizot, 
lomc  TT,  p.  73.) 


5i-2  MÉLANGES. 

de  perspectives  et  abordent  tant  de  rivages  différents,  ne  donnent  qu’une 
idée  bien  incomplète  de  la  sphère  immense  où  s’est  déployée  la  perspi- 
cacité laborieuse  de  M.  Lenormant.  Pour  s’en  donner  un  aperçu,  il  faut  par- 
courir la  nomenclature  vraiment  effrayante  qu’a  dressée  M.  de  Witte  des 
travaux  publiés  par  M.  Lenormant  de  1827  à 1859,  et  à laquelle  on  doit 
a'^oxxier  encore  le  Commentaire  sur  le  Cratyle  de  Platon,  œuvre  posthume 
qui  vient  d’être  imprimée  à Athènes,  sa  seconde  patrie,  et  qui,  bien  qu’in- 
aclievée,  met  le  sceau  à ses  recherches  si  savantes  et  si  originales  sur  la 
symbolique  et  les  dogmes  du  paganisme. 

Plus  accessibles  au  commun  des  mortels , qu’effraye  si  facilement 
l’érudition  philologique  et  archéologique,  les  Beaux-Arts  et  Voyages 
nous  initient  à toutes  les  qualités  du  talent  et  du  caractère  de  l’auteur. 
Je  sais  quel  est  le  préjugé  vulgaire  contre  ces  recueils  de  travaux  écrits 
à diverses  époques  et  offerts  une  seconde  fois  en  groupe  au  public, 
qui  croit  les  avoir  déjà  dégustés  isolément;  mais  je  sais  aussi  qu’il  doit 
y avoir  dans  nos  habitudes  littéraires  quelque  chose  de  propice  à ce 
genre  de  réimpression,  puisque  tous  nos  écrivains  s’y  laissent  aller,  et 
que  leurs  œuvres  ainsi  réunies  rencontrent  ou  réveillent  presque  toujours 
l’attention  ou  la  discussion.  M.  Ampère,  qui,  je  crois,  est  du  petit  nombre  de 
ceux  qui  n’ont  pas  cédé  à cette  tentation,  et  à qui  l’on  ne  peut  pas  dire  par 
conséquent  : Monsieur  Josse,vousêtes  orfèvre,  a très-spirituellement  soutenu 
les  avantages  de  ce  genre  de  publication,  dont  les  Essais  de  Macaulay  four- 
nissent l’exemple  le  plus  célèbre.  11  a montré,  en  parlant  précisément  des 
Mélanges  de  M.  Lenormant,  que  rien  ne  servait  mieux  à constater  celte 
unité  dans  la  variété  qui  est  le  propre  des  esprits  élevés,  et  à faire  valoir, 
en  les  rapprochant,  les  qualités  diverses  d’un  même  esprit. 

S’il  me  fallait  indiquer  les  qualités  dominantes  de  l’auteur  de  ces  deux 
volumes,  je  nommerais  d’abord  la  sincérité,  puis,  et  au  même  degré,  la  fer- 
meté, cette  rare  vertu  dont  il  a si  bien  parlé,  en  disant  ; « La  fermeté  est 
aujourd’hui  ce  qui  manque  le  plus  aux  âmes,  et  nous  connaissons  bien  des 
vertus  de  l’ordre  théologal,  ou  stériles,  ou  déviées  par  le  défaut  de  toute 
virilité  dans  les  sentiments.  » 

Il  avait  plus  que  personne  le  droit  de  s’exprimer  ainsi,  l’homme  droit  et 
courageux  qui  ne  baissa  jamais  ni  le  regard  ni  la  voix  devant  l’oppression 
de  ce  parti  dont  les  clameurs  brutales  étoulfèrent  un  jour  la  liberté  de  sa 
parole,  au  nom  des  mêmes  passions  et  des  mêmes  hypocrisies  qui  viennent 
de  provoquer  et  d’applaudir  à la  suppression  de  la  charité  libre. 

Dans  une  région  moins  périlleuse,  sinon  moins  élevée,  ces  deux  qualités 
éclatent  à l’envi  d’un  bout  à l’autre  du  volume  consacré  aux  Beaux-Arts. 
Personne  n‘a  été  moins  dupe  et  moins  compère  que  M.  Lenormant  sur  ce 
terrain  où  s’étalent  tous  les  jours  tant  de  complaisance  et  tant  de  mauvaise 
foi.  Quand  on  jette  les  yeux  sur  les  produits  d’une  certaine  critique  et  sur  les 
tableaux  que  vante  cette  critique;  quand  on  voit  quels  sont,  dans  le  do- 


MÉLANGES. 


543 


maille  de  l’art,  les  noms  qui  possèdent  aujourd’hui  la  popularité  et  sur 
quelles  œuvres  misérables,  dans  toutes  les  acceptions  du  mot,  se  fonde 
cette  popularité,  on  jouit  de  se  trouver  en  face  d’un  vrai  juge.  C’est  là  ce 
qu’est  au  suprême  degré  M.  Lenormant;  un  juge  non-seulement  compétent 
et  éclairé,  mais  encore  intègre  et  convaincu.  11  se  préoccupe  avant  tout  de 
la  dignité  de  l’art  et  des  artistes.  11  réagit  de  toutes  ses  forces  centre  l’abais- 
sement incontestable  où  ils  sont  retombés.  II  pousse  l’impartialité  jusqu’à 
sembler  quelquefois  se  contredire  lui-même,  à force  de  vouloir  louer  et  blâ- 
mer, avec  une  infatigable  recherche  d’équité,  ce  qui,  dans  le  même  artiste, 
mérite  le  blâme  et  la  louange.  On  aime  à le  voir  passionnément  fidèle  à ses 
admirations  comme  à ses  affections,  et  tel  que  nous  le  peint  M . Laboulaye, 
« hors  de  lui-même  dans  une  séance  académique,  » parce  qu’on  n’avait  pas 
parlé  avec  assez  de  respect  de  son  maître  Champollion,  mort  depuis  vingt- 
cinq  ans,  mais  qui  vivait  toujours  dans  son  cœur.  « Ami  sans  égal,  ajoute 
son  digne  confrère,  et  dont  la  plus  grande  joie  était  de  tendre  la  main,  non 
pas  au.v  habiles  qui  réussissent  toujours  et  qu’il  n’aimait  guère , mais  à 
ceux  qui  luttaient  courageusement  pour  défricher  quelque  coin  perdu.  » Ce- 
pendant on  sent  et  on  voit  que  la  passion  ne  l’aveugle  jamais;  que  le  culte 
de  la  justice  l’emporte  sur  tous  les  autres  dans  son  âme.  On  est  donc  à 
l’aise  pour  admirer  avec  lui,  comme  aussi  pour  contester  quelques-unes  de 
ses  impressions  et  de  ses  préférences. 

Dans  ce  volume  où  règne  un  peu  de  désordre  dans  le  classement  des  di- 
vers travaux,  et  où  l’on  peut  regretter  de  ne  pas  les  voir  rangés  dans  un 
ordre  strictement  chronologique,  j’ai  dû  être  surtout  attiré  par  les  apprécia- 
tions consacrées  au  livre  si  original  et  si  puissant  de  M.  Rio  sur  l’art  chré- 
tien et  aux  peintures  d’Orsel  et  d’Overbeck,  qui  ont  été,  de  nos  jours,  les 
plus  puissants  régénérateurs  de  cet  art  chrétien.  Ici  je  me  trouve  en  pays  de 
connaissance,  mais  sur  un  terrain  où  je  n’ai  pas  toujours  été  d’accord  avec 
notre  cher  et  savant  directeur.  Si  unis  par  la  foi  et  par  la  pratique,  nous 
étions  partis  d’une  origine  diverse  et  nous  avons  longtemps  vécu  dans  des 
camps  séparés  sur  les  questions  d’art  et  d’histoire;  cependant  nous  avons 
fini  par  nous  trouver,  même  sur  celles-ci,  à peu  près  d’accord.  S’était-il 
plus  rapproché  de  moi,  ou  bien  était-ce  moi  qui  avais  fait  le  plus  de  che- 
min vers  lui?  Je  ne  saurais  trop  le  dire.  Je  crois  toutefois,  et  je  m’en  ho- 
nore, que  c’est  moi  qui  ai  le  plus  marché  dans  son  sens.  Toujours  est-il 
que,  devenus  l’un  et  l’autre  moins  exclusifs,  nous  avons  pu  nous  entendre, 
si  ce  n’est  sur  fous  les  détails,  du  moins  sur  le  fond  des  choses  et  sur  les 
grandes  lignes  du  domaine  de  l’art  religieux.  J’aime  à suivre,  dans  plu- 
sieurs des  fragments  qui  composent  ce  volume,  le  travail  de  la  pensée  qui 
se  débat  contre  une  routine  et  une  tradition  exclusive  : c’est  le  même 
travail  que  nous  avons  dû  faire  pour  arriver  à une  juste  intelligence  des 
beautés  de  l’art  classique  et  de  la  Renaissance,  nous  tous  partisans  à ou- 
Uanc‘ide  l’art  du  moyen  âge,  par  esprit  de  réaction  contre  l’inexprimable 


o44 


MÉLANGES. 


abaissement  de  ce  qu’on  appelait  les  beaux-arts  sous  le  premier  Empire. 

Si  M.  Lenormant  avait  assez  vécu  pour  connaître  le  grand  ouvrage  de 
M.  Rio  sous  sa  forme  nouvelle  et  complète,  et  surtout  cette  introduction  où 
l’auteur  a si  heureusement  rapproché  l’idéal  poétique  et  plastique  des  Grecs 
de  l’idéal  du  moyen  âge  chrétien,  je  suis  convaincu  qu’il  aurait  profité  de 
cette  occasion  pour  proclamer,  avec  l’autorité  qui  lui  appartenait  entre  tous, 
les  conditions  et  les  règles  de  la  seule  et  vraie  esthétique  qui  convienne  à 
notre  temps.  N’ayant  connu  q lf  le  premier  aspect  dont  M.  Rio  avait  revêtu 
sa  pensée,  il  n’en  avait  pas  i ^ins  rendu  pleine  justice  à l’action  de  cet 
écrivain  sur  l’esprit  de  ses  lecteurs  dans  toute  l’Europe,  et  à l’empreinte 
vigoureuse  dont  il  a marqué  ses  idées,  même  aux  yeux  de  ceux  qui  les  con- 
testent. Sans  pouvoir  lui  concéder  que  « le  moyen  âge  présente  mille  exem- 
ples de  force,  mais  presque  aucun  de  beauté  ; » ni  que  les  images  de  Mu- 
rillo  soient  aussi  religieuses  dans  leur  genre  que  celles  de  fi  û Angelico  dans 
le  leur;  ni  surtout  que  la  troisième  manière  de  Raphaël  nous  ait  valu  les 
tableaux  les  plus  parfaits  qui  soient  jamais  sortis  de  la  main  d’un  homme  ; 
sans  admettre  non  plus  qu’il  y ait  des  critiques,  même  en  Allemagne,  assez 
exagérés  dans  un  sens  opposé  pour  reconnaître  dans  le  bienheureux  de  Fie* 
sole  le  premier  des  peintres,  je  reconnais  comme  M.  Lenormant  que,  dans 
le  domaine  de  l’art,  le  beau  n’est  pas  nécessairement  le  vassal  du  bon,  et 
qu’il  y a d’étranges  contradictions  entre  certaines  apparences  d’inspiration 
religieuse  et  le  caractère  des  temps  ou  des  auteurs  dont  elles  émanent, 
.l’admire  la  finesse  et  la  justesse  de  son  appréciation  des  mérites  relatifs  de 
Léonard  de  Vinci,  de  Raphaël  et  de  Michel- Ange,  et  je  maintiens  avec 
lui,  contre  M.  Rio,  la  supériorité  de  Raphaël  sur  Léonard.  Mais  je  regrette 
qu’il  ait  tenu  si  peu  de  compte  de  Luini,  si  supérieur,  lui  aussi,  à son  maî- 
tre Léonard,  et  des  autres  peintres  de  l'école  lombarde,  que  M.  Rio  a seul 
remis  en  pleine  lumière  ; et,  en  admettant  que  la  mission  de  l’Italie,  du  qua- 
torzième au  seizième  siècle  a été  d’effacer  de  l’art  chrétien  la  convention 
pour  y substituer  l’idéal,  je  lui  reprocherai  de  n’avoir  pas  suffisamment  in- 
diqué à quel  point  cette  même  Italie,  grâce  au.x  élèves  de  Raphaël,  a mé- 
connu et  trahi  sa  mission.  Il  était  d’autant  plus  compétent  pour  exercer  cette 
justice,  que  nul  n’a  émis  un  jugement  plus  hardi  et  plus  sincère  que  le 
sien  sur  Michel-Ange  et  le  Jugement  dernier,  dans  cet  excellent  article  sur 
Benvenuto  Cellini,  où  il  montre  une  connaissance  si  approfondie  de  l’art, 
de  l’histoire  et  de  la  langue  du  seizième  siècle. 

En  descendant  de  ces  hauteurs  vers  l’art  contemporain,  nous  trouvons 
dans  M.  Lenormant  un  guide  toujours  sûr  et  intègre  qu’il  nous  importe  et 
qu’il  nous  plaît  de  retrouver,  même  après  avoir  refusé  pendant  quelques 
instants  de  le  suivre  dans  certains  écarts  de  son  enthousiasme  excessif. 

Dans  la  foule  des  appréciations  diverses  qu’il  a énoncées  pendant  vingt- 
cinq  ans  sur  les  expositions  publiques  ou  spéciales,  et  parmi  tous  ces  noms 
qui  apparaissent  successivement  dans  ces  pages,  les  uns  pour  rentrer  aus- 


sitôt  dans  l’oubli,  les  autres  pour  être  promus  à la  gloire,  on  distingue  sur- 
tout l’hoininage  rendu  à nos  trois  grands  peintres  religieux,  M.  Ary  Schef- 
fer,  M.  Ilippolyte  Flandriii,  et  M.  Paul  Delaroche. 

On  ne  me  reprochera  pas  de  décerner  à celui-ci  un  titre  si  rarement  mé- 
rité, si  l’on  veut  bien  se  souvenir  de  sa  Jeune  Martyre  et  de  ces  Scènes  de 
la  Passion  que  la  mort  ne  lui  a pas  permis  d’achever,  mais  qui  ont  laissé 
une  impression  ineffaçable.  Quant  à M.  Ary  Scheffer,  nul  n’a  signalé  plus 
tôt,  nul  n’a  compris  plus  complètement  que  M.  Lenormant  la  noblesse  et  la 
pureté  de  ce  talent  hors  ligne.  La  Francesca  de  Uimini  et  la  Sainte  Monique 
jont  rencontré  en  lui,  non  pas  un  admirateur  banal  et  indulgent,  mais  un 
juge  aussi  ému  que  sincère,  .lamais  on  n’a  mieux  étudié  les  œuvres  diverses 
de  ce  peintre,  le  plus  noble  et  le  plus  pur  de  nos  artistes  contemporains; 
jamais  on  n’a  mieux  justifié  sa  popularité  auprès  de  toutes  les  âmes  géné- 
reuses et  délicates  ; jamais  enfin  on  n’a  mieux  retracé  la  marche  progres- 
sive qui  a conduit  cette  belle  âme  de  la  peinture  familière  et  romanesque 
jusqu’aux  sommets  de  la  vérité  poétique  et  religieuse,  et  en  a fait  le  digne 
interprète  du  Dante  et  de  saint  Augustin.  Je  sais  un  gré  infini  à M.  Lenor- 
mant d’avoir  insisté  sur  tout  ce  qu’il  y a dans  la  carrière  d’Ary  Scheffer  de 
propre  à consoler  et  à élever  l’âme.  .\  ceux  qui  seraient  tentés  de  mettre  en 
doute  le  progrès  incontestable  de  la  pensée  chrétienne  parmi  nous,  dans  cei- 
taines  régions  et  malgré  tant  de  misères  et  de  faiblesses,  il  faut  remettre 
sous  les  yeux  les  productions  de  ce  pinceau  qui  a su  trouver  dans  la  noble 
mélancolie  d’une  conscience  droite  des  inspirations  dont  la  France  avait 
perdu  le  secret  depuis  Lesueur. 

En  parlant  de  M.  Paul  Delaroche  et  de  M.  Ary  Scheffer,  notre  auteur  a 
expliqué,  avec  autant  de  tact  que  de  délicatesse,  pourquoi,  au  moment 
même  où  s’opérait  chez  eux  la  transformation  définitive  qui  devait  les 
placer  au  premier  rang,  ils  se  sont  abstenus  des  expositions  publiques,  et 
comment  ils  ont  protesté  contre  la  vogue  d’un  réalisme  effronté  et  contre  le 
charlatanisme  de  la  critique,  en  faisant  appel  â l’élite  du  public  européen. 
Un  autre  peintre  fameux,  M.  Ingres,  a,  lui  aussi,  décliné  la  compétence  pé- 
riodique de  la  foule  parisienne;  mais,  malgré  la  supériorité  incontestable  de 
ses  procédés  techniques,  je  ne  vois,  chez  lui,  de  commun  avec  ses  illustres 
rivaux,  que  ce  noble  dégoût  du  vulgaire.  Après  avoir  joui  de  pouvoir  mettre 
mes  sympathies  personnelles  sous  le  couvert  du  goût  exquis  et  sévère  de 
M.  Lenormant,  je  me  sens  plus  libre  de  me  tenir  à l’écart  de  l'admiration 
exagérée  que  lui  inspire  le  peintre  de  la  Stratonice  et  du  Vœu  de  Louis  XlJf. 
Au  risque  de  passer  pour  hérétique  aux  yeux  de  beaucoup  de  monde,  il  me 
faut  bien  avouer  que  je  suis  sorti  de  l’exposition  des  œuvres  réunies  de 
M.  Ingres,  en  1855,  sans  la  moindre  émotion.  A part  un  ou  deux  portraits  jus- 
tement célèbres,  mais  où  l’idée  n’a  rien  à voir,  je  n’y  avais  rien  trouvé,  ab- 
solument rien  qui  parlât  à l’âme  ou  môme  à l’imagination,  rien  qui  répondît 
à ce  que  je  regarde  comme  la  vraie  définition  de  la  peinture  : 

Il  parlar  cîio  noll'  anima  si 


5ie 


MÉLANGES. 

Je  remarque  d’ailleurs  que  les  éloges  démesurés  de  M.  Lenormant  re- 
montent à 1821  ; et  j’en  appelle  de  ces  jugements  d’un  temps  où  lui- 
même  n’avait  pas  encore  donné  toute  sa  mesure  à l’aveu  qui  lui  échappe 
en  1851,  quand  il  dit  : « Le  sensualisme  ne  quitte  pas  M.  Ingres  dans  la 
peinture  religieuse  » J’imagine  qu’il  eût  trouvé  d’autres  réserves 
à faire,  et  sur  un  autre  terrain  que  celui  de  la  seule  peinture  reli- 
gieuse, s’il  avait  voulu  juger  certaines  œuvres  récentes  de  cet  artiste,  entre 
autres  ce  plafond  de  l’Hôtel  de  Ville,  où  il  représente  la  France  à genoux 
devant  un  Napoléon  l®*",  debout  et  tout  nu  dans  un  char  de  triomphe,  avec 
cette  inscription  : In  nepote  reclivivus . 

Ce  jugement  de  1 851 , que  je  viens  de  citer,  se  trouve  dans  une  excellente 
étude  consacrée  à Victor  Orsel,  à cet  éléve  de  M.  Ingres  qui  s’est  élevé 
tellement  plus  haut  que  son  maître  dans  les  régions  supérieures  de  l’art. 

M.  Lenormant  raconte  avec  chaleur  les  luttes  de  ce  grand  artiste,  non- 
seulement  contre  l’indifférence  publique,  mais  contre  les  vexations  subal- 
ternes de  l’administration  paroissiale  dont  dépendait  l’avenir  de  son  œuvre. 
U nous  le  montre  épuisant  ses  forces  et  consumant  sa  vie  dans  l’accomplis- 
sement de  la  tâche  qu’il  s’était  imposée,  dès  1815,  comme  une  sorte  d’apo- 
stolat, celle  de  la  restauration  sérieuse  et  profonde  de  la  peinture  chrétienne. 
11  a parfaitement  saisi  et  expliqué  le  caractère  de  cet  homme  d’une  foi  an- 
tique, pieux  et  fervent  comme  frà  Angeîico,  mais  attentif  à combiner,  dans 
l’intérêt  même  de  la  cause  qu’il  voulait  servir,  l’étude  de  la  nature  et  de 
l’antique  avec  le  sens  chrétien.  « N’oubliez  pas,  » écrivait  Orsel  à un  de  ses 
élèves  engagé  dans  les  ordres  sacrés,  « n’oubliez  pas  d’étudier  souvent  l’an- 
« tique,  non  comme  esprit  religieux,  mais  comme  science  de  la  forme  et 
« grand  goût  dans  les  ajustements.  Les  écrivains  chrétiens  étudiaient  beau- 
« coup  les  auteurs  païens  de  la  Grèce  et  de  Rome  ; les  artistes  doivent  agir 
<f  comme  eux,  non  pour  faire  des  ouvrages  semblables  aux  temples,  aux  sta- 
« tues  ou  aux  peintures  païennes,  mais  pour  traiter  d’une  manière  plus  sa- 
i(  vante  et  plus  vraie  les  sujets  chrétiens  dans  l’esprit  religieux.  » Et  plus 
tard  il  disait  : « Quand  je  me  figure  toute  cette  foule  venant  s’agenouiller 
« devant  mon  tableau  pour  prier  la  sainte  Vierge,  je  me  sens  électrisé,  je  re- 
« double  d’efforts  pour  que  mon  talent  arrive  à la  hauteur  du  sujet.  » Tout 
le  maître  et  tout  son  enseignement  sont  là.  Il  a eu  le  bonheur  de  trouver 
dans  M.  Périn  un  ami  qui,  après  avoir  travaillé  seize  ans  à côté  de  lui,  sans 
distraction  et  sans  relâche,  s’est  voué  en  même  temps  à continuer  son  œu- 
vres et  à glorifier  sa  mémoire  par  la  publication  d’un  ouvrage  de  luxe  des- 
tiné à reproduire  tous  les  dessins  et  jusqu’aux  moindres  esquisses  du  maître 
chéri.  Cette  collection,  qui  touche  à sa  fin,  et  dont  la  munificence  de  M.  Pé- 
rin a seule  fait  les  frais,  restera  comme  un  monument  aussi  instructif  que 
touchant  de  l’art  contemporain.  Vasari,  dans  toute  son  Histoire  des  peintres,  ne 


* Page  20G. 


MÉLANGES.  547 

nous  a rien  montré  de  plus  intéressant  que  ces  deux  frères  et  amis,  ce  David 
et  ce  Jonathas  de  la  peinture  chrétienne,  si  fidèlement  unis  par  la  vie,  et  plus 
unis  encore  par  la  mort. 

Signalons  encore  le  dernier  morceau  sorti  de  la  plume  de  M.  Lenormant,  la 
Notice  sur  M.  le  comte  Turpin  de  Crissé,  inspecteur  général  des  Beaux-Arts 
dans  la  maison  du  roi  Charles  X,  à l’époque  où  M.  Lenormant  débuta  lui- 
même  dans  cette  administration.  Quoi  de  plus  attrayant  que  cet  hommage 
rendu,  sous  forme  de  portrait,  par  la  fidèle  reconnaissance  d’un  ancien  sub- 
ordonné, au  chef  dont  il  était  devenu  le  confrère  à l’Institut,  et  qu’il  devait 
suivre  de  si  près  dans  la  tombe? 

« Je  voyais  mon  chef  toujours  attentif,  scrupuleusement  impartial,  plein 
d’admiration  pour  les  grands  artistes,  de  sollicitude  pour  les  jeunes  et  pour 
les  faibles,  incapable  du  moindre  retour  sur  lui-même,  envisageant  les  choses 
de  haut,  et  ne  considérant  aucun  détail  comme  au-dessous  de  lui,  ménageant 
tous  les  intérêts  tant  que  les  ménagements  étaient  permis,  et  ferme  comme 
un  roc  lorsqu’il  sentait  sa  conscience  engagée.  Je  trouvais  dans  ses  supé- 
rieurs les  plus  grands  égards  pour  ses  avis,  et  je  ne  pouvais  surprendre 
chez  lui  la  moindre  propension  à exagérer  son  influence;  et,  comme  j' étais 
très-jeune,  tout  cela  me  semblait  bon,  mais  naturel  ; je  ne  pouvais  me  figurer 
qu’au  sortir  de  celte  atmosphère  de  justice,  d’intelligence  et  de  générosité, 
je  ne  trouverais  plus  dans  le  reste  de  ma  vie  rien  de  compai  able  ou  d’ap- 
prochant. Pourtant,  comme  les  épines  ne  manquaient  pas  dans  cette  diffi- 
cile carrière,  je  remarquais  que  les  obstacles  à l’influence  de  mon  chef 
étaient  en  raison  inverse  du  mérite  des  personnes  sur  lesquelles  il  devait 
exercer  son  action » 

M.  Lenormant  est  resté  toujours  jeune,  comme  il  l’était  en  1825,  si  tant 
est  que  la  jeunesse  consiste  surtout  à se  complaire  dans  une  « atmosphère 
de  justice,  d’intelligence  et  de  générosité.  » Il  a toujours  été  respectueux  et 
reconnaissant  envers  les  rois  qu’il  avait  servis;  il  a toujours  honoré  le  mal- 
heur et  la  vertu,  et  son  volume,  qui  contient  plus  d’une  justice  discrètement 
rendue  à la  mémoire  du  roi  Charles  X,  se  termine  par  un  noble  et  pieux 
hommage  à ce  Pio  nono  lïberatore,  dont  l’intelligente  protection  accordée 
aux  arts  et  à l’archéologie  lui  est  apparue,  à travers  l’ingratitude  et  l’injus- 
tice des  Romains,  au  fond  des  catacombes  de  Rome,  savamment  et  pieuse- 
ment explorées  par  notre  ami  quelques  mois  avant  sa  mort. 

Ce  sont  ces  dispositions  indépendantes  et  généreuses  qui  sont,  à nos  yeux, 
plus  encore  que  la  fidélité  des  descriptions  et  l’éclat  du  coloris,  le  principal 
attrait  des  récits  de  voyages  qui  remplissent  tout  le  second  volume. 

' 11  parcourt  tour  à tour  et  à plusieurs  reprises  l’Egypte,  la  Grèce  et  la 
'furquie.  Dès  son  début  en  Orient,  à l’époque  où  l’on  commençait  déjà  à 
subir  en  France  cette  fascination  exercée  par  le  despotisme  soi-disant  éclairé 
pe  Méhémet  sur  tant  de  bons  esprits,  et  qui  nous  a valu  en  1840  une  si  fâ- 
cheuse déconvenue,  M.  Lenormant  juge  les  choses  et  les  hommes  avec  une 


548 


MÉLANGES. 

élévation  dont  la  conscience  seule  a le  secret,  avec  une  sûreté  de  coup  d’œil 
que  les  événements  n’ont  que  trop  justifiée.  Il  se  moque  de  cette  prétendue 
régénération  de  l’Orient  par  le  pouvoir  absolu  dont  on  nous  berce  depuis  si 
longtemps  ; il  proclame  que  la  civilisation  n’existe  qu’au  prix  de  la  liberté, 
qui  seule  en  ouvre  les  chemins;  il  trace  du  musulman  moderne,  sous  son 
déguisement  d’Européen  civilisé,  un  portrait  qui  est  aussi  vrai  en  1861  qu’il 
l’était  en  1828;  il  le  montre  incapable  d’avoir  la  moindre  intelligence  des 
besoins  de  l’homme,  le  moindre  respect  de  sa  dignité,  la  moindre  croyance 
à la  possibilité  d’une  émancipation  graduelle  des  nations  vaincues.  « Il  faut, 
dit-il,  quoi  qu’il  arrive,  un  fonds  de  conscience  aux  réformes  qu’on  em- 
brasse; les  choses  que  le  sentiment  intérieur  ne  dicte  pas  n'ont  de  force 
ni  dans  celui  qui  les  prépare,  ni  à l’égard  de  ceux  pour  qui  elles  sont  faites. 
Et  c’est  bien  le  moins,  quand  tant  de  générations  esclaves  ont  expié  dans  les 
larmes  les  fautes  de  leui's  pères,  que  la  violence  succombe  enfin  sous  son 
propre  poids,  et  que  le  tyran  ne  recueille  pas  les  premiers  fruits  de  l’éman- 
cipation, lentement  préparée  au  profit  de  sa  victime.  » 

Mis  en  présence  de  Méhéinet-Ali , de  ce  Bonaparte  de  V Égypte  y il  ne  voit 
en  lui  qu’un  « homme  couvert  de  crimes,  décoré  du  titre  de  vice-roi*.»  Puis, 
remontant  le  cours  des  âges,  et  au  milieu  même  de  l’ardeur  de  ses  études, 
à la  suite  de  Champollion,  sur  l’art  égyptien,  son  âme  se  révolte  contre  le 
hideux  régime  dont  les  monuments  des  Pharaons  et  de  Sésostris  sont  le 
produit.  « Je  veux,  dit-il,  que  les  arts  racontent  le  bien  de  l’espèce 
humaine,  et  c’est  pour  cela  surtout  que  je  les  aime.  Ici  leur  langage  ne 
m’a  l’ôvélé  presque  partout  que  les  efforts  de  l’orgueil  et  du  despotisme... 
On  a beau  se  dire  que  rien  n’est  mieux  exécuté  que  l’ensemble  de  ces  pro- 
portions gigantesques,  que  pas  un  chapiteau  n’y  perd  de  sa  grâce,  pas  un 
ornement  de  sa  précision  ; on  croit  par  instants  faire  un  rêve  pénible  ; les 
bornes  de  l’imagination  humaine  semblent  dépassées  : on  succombe  à une 
force  exagérée  comme  celle  du  soleil  de  ces  climats.  Ce  n’est  pas  seulement 
qu’on  se  sente  humilié  de  l’immensité  de  ces  ouvrages  ; mais,  si  la  concep- 
tion en  est  prodigieuse  dans  une  seule  tête,  l’exécution  ne  s’en  peut  com- 
prendre que  par  l’asservissement  d’un  nombre  d’hommes  tel,  que  la  pensée 
recule  et  s’épouvante  devant  le  spectacle  d’une  si  monstrueuse  violation  de 
la  liberté.  On  voudrait  voir  s’ébranler,  au  milieu  de  ce  silence  de  l’esclavage, 
une  seule  opposition,  une  seule  protestation,  et  l’on  ne  trouve  malgré  soi 
que  les  images  d’une  grande  nation  de  castors,  mue  par  deux  ou  trois  in- 
telligences. » 

* .Te  ne  prétends  pas  étendre  la  l'éprobation  qu’ont  si  bien  inériléeMéhéinet-Ali  et  le  ré- 
gime introduit  par  lui  en  Egypte  jusqu’à  son  petit-fils,  qui  gouverne  aujourd’hui  ce  mal- 
heureux pays.  D’après  les  derniers  récits,  Saïd-pacha  sait  concilier  les  devoirs  de  l’huma- 
nité avec  le  progrès  matériel  ; il  admet  aux  emplois  civils  et  militaires  les  fellahs 
dont  Méliéinct-Ali  n’avait  su  faire  que  des  bêtes  de  somme  et  de  la  chair  à canons;  il 
iiore  autant  par  l’appui  qu’il  donne  au  percement  de  l’isthme  de  Suez  que  par  sa  géné- 
reuse hospitalité  envers  les  princes  exilés.  Voir  Une  caravane  française  en  Egypte,  par  Louis 
de  Ségur,  Revue  des  Deiar- Mondes,  5 oct.  1801. 


MÉLANGES. 


549 


Ce  passage  est  extrait  d’une  série  de  lettres  publiées  dans  le  Gto&edel828  » 
et  qui  obtinrent  un  grand  et  légitime  succès  auprès  du  jeune  public  de 
cette  feuille,  car  c’était  ainsi  qu’il  fallait  penser  et  parler  pour  plaire  à la 
jeunesse  de  ce  lemps-là,  si  différente  par  ses  passions  comme  par  ses  goûts 
de  la  jeunesse  qui  a pour  oracles  littéraires  les  familiers  de  César,  et  à qui 
l’on  enseigne,  au  nom  des  principes  de  1789,  que  le  type  de  l’État  libre  est 
une  société  industrielle  dont  le  gérant  paye  de  gros  dividendes  aux  action- 
naires. 

D’Égypte,  notre  voyageur  passe  en  Grèce,  y arrive  pendant  que  durait 
encore  la  lutte  glorieuse  des  Hellènes  insurgés  contre  les  Turco-Égyptiens, 
et  débarque  à Navarin,  six  mois  après  la  victoire  émancipatrice  des  flottes 
chrétiennes.  Il  s’exalte  à la  vue  de  ce  grand  triomphe  de  la  justice  et  de  la 
civilisation,  qui  lui  rappelle  la  journée  de  Lépante,  sans  prévoir  qu’un  jour 
viendrait  où  deux  de  ces  flottes  se  coaliseraient  pour  détruire  la  troisième, 
afin  de  maintenir  en  Europe  la  honteuse  domination  du  croissant.  L’armée 
française  en  Grèce,  la  Morèe  dévastée  et  dépeuplée  par  les  hordes  égyptien- 
nes, cette  poignée  de  familles  encore  éparses  sur  ce  sol  calciné  par  tous  les 
genres  d’oppression;  ces  rares  jeunes  femmes  dérobées  à la  servitude  des 
harems  de  Constantinople  ou  d’Alexandrie,  et  chez  qui  il  cherche  en  vain 
des  réminiscences  du  type  sculptural  d’Athènes;  ces  ruines  antiques  recou- 
vertes de  tant  de  ruines  modernes  ; ces  sites  immortels  dans  la  mémoire  des 
hommes  ; celte  jeunesse  enfin  d’une  nation  à peine  affranchie  qui  germe  au 
milieu  des  souvenirs  les  plus  glorieux  et  les  plus  anciens  de  l’histoire  euro- 
péenne ; tout  exalte  sa  pensée,  tout  lui  fait  respirer,  comme  il  dit,  « un  air 
de  liberté  et  de  restauration,  » et  tout  aussi  est  reproduit  par  sa  plume  avec 
une  chaleureuse  exactitude.  Ce  philhellénisme  qurnous  animait  tous  alors 
et  qui  avait  fini,  grâce  à M.  de  Chateaubriand,  par  gagner  jusqu’au  parti 
royaliste,  d’abord  si  entiché  de  la  légitimité  du  Grand-Turc,  M.  Lenor- 
mant  l’a  toujours  professé,  il  lui  est  resté  fidèle  à travers  toutes  les  pi- 
toyables variations  de  l’opinion  en  France.  Il  a vigoureusement  tenu  tête  au 
revirement  aussi  injuste  qu’universel  qui  a mis  les  voltairiens  d’accord 
avec  les  admirateurs  de  l’inquisition  pour  déplorer  l’émancipation  de  l’Hel- 
lade.  Dans  ses  deux  voyages  subséquents  en  Grèce  (1841  et  1859),  il  ne  se 
borne  pas  à étudier  les  monuments,  à admirer  cette  beauté  des  lignes,  de 
la  forme  et  de  la  couleur  du  paysage,  qui  font  préférer  par  tant  de  voya- 
geurs l’Altique  à l’Italie  ; il  s’attache  surtout  à constater  les  progrès  éton- 
nants et  incontestables  de  ce  petit  royaume,  si  follement  amoindri  par  les 
défiances  et  les  tâtonnements  de  la  diplomatie  européenne,  et  qui  n’en  ren- 
ferme pas  moins  le  foyer  de  la  régénération  du  Levant.  A la  différence 
de  la  plupart  des  visiteurs,  il  échappe  à tous  les  mirages  du  séjour  de 
Constantinople,  pour  plonger  au  fond  de  la  tristesse  mesquine  de  ce  grand 
cadavre  ; il  défend  avec  une  inébranlable  constance,  comme  il  y a trente  ans, 
la  cause  grecque,  qui  est,  en  Orient,  la  vraie  cause  chrétienne,  la  cause  du 


î)5D 


MÉLANGES. 


progrès,  de  la  civilisation  et  de  la  liberté.  11  venge  noblement  la  Grèce  des 
calomnies  d’un  « écrivain  léger  et  corrompu,  qui  n’a  pas  craint  de  violer 
« les  devoirs  de  l’hospitalité  et  de  récompenser  par  une  odieuse  ingratitude 
« le  pays  qui  lui  a ouvert  les  bras.  » Si  les  Grecs,  qui  se  sont  tant  honorés 
par  leur  reconnaissance  envers  M.  Lenormant,  avaient  trouvé  parmi  les  ca- 
tholiques occidentaux  beaucoup  de  partisans  aussi  déterminés  que  lui,  il 
ne  faut  pas  douter  que  leur  intolérance  surannée  à l’égard  de  leurs  coreli- 
gionnaires du  rit  latin  n’en  eût  été  heureusement  modifiée. 

M.  Lenormant  avait  tout  ce  qu’il  fallait  pour  faire  reconnaître  les  droits 
de  la  foi  dont  il  était  devenu  l’enfant  docile  et  l’apôtre  éloquent.  Jamais  néo- 
phyte n’eut  moins  d’intolérante  âpreté  envers  les  complices  de  ses  an- 
ciennes erreurs;  mais  jamais  aussi  soldat  de  la  vérité  ne  tint  d’une  main  plus 
ferme  son  drapeau. 

A côté  de  tant  d’autres  litres  à notre  attention,  ces  volumes  ont  l’avan- 
tage de  nous  montrer  comment  l’influence  chrétienne  s’est  développée  dans 
son  âme.  On  le  voit  commencer  ses  études  et  ses  voyages  en  investigateur 
curieux,  mais  indifférent  aux  questions  religieuses;  puis  arriver  pas  à pas, 
par  le  seul  effort  de  la  volonté  et  de  l’intelligence,  à la  conviction  qui  lui  dé- 
couvre la  nécessité  de  la  Révélation  et  de  l’Église.  Une  fois  cette  conviction 
reconnue,  il  n’hésite  pas  à la  déclarer  et  à la  soutenir,  sans  fracas  et  sans 
jactance,  mais  avec  une  indomptable  résolution  ; elle  lui  a donné  la  force  de 
mourir,  loin  des  siens,  et  dans  toute  la  plénitude  de  sa  force,  sans  qu’une 
plainte  ait  troublé  la  sérénité  de  son  douloureux  sacrifice. 

Ceux  qui  liront  ces  volumes,  même  sans  avoir  connu  l’écrivain,  se  re- 
porteront souvent  par  la  pensée  vers  cette  hauteur  de  Colone,  immortalisée 
par  les  souvenirs  de  Socrate,  de  Platon  et  de  Sophocle,  où  repose,  sous  la 
garde  d’un  peuple  affranchi  et  reconnaissant,  le  noble  cœur  de  celui  qui 
restera  dans  l’histoire  de  notre  temps  comme  le  type  du  bon  chrétien,  du 
vrai  savant  et  de  l’homme  d’honneur. 


Ch.  de  Moktalembert. 


I 


REVUE  CRITIQUE 


I.  Voyage  à Pé-kiii,  par  M.  Georges  de  Kéroulée.  — 11.  Ua  voyage  à Naples,  scènes  de  la 
vie  napolitaine,  par  M”"*  de  Bassanville.  — III.  Histoire  de  la  Terreur,  par  M.  Mortimer- 
Ternaux.  — IV.  Lettres  de  M“®  Swefcliine,  publiées  par  M.  le  comte  de  Falloux. 


J 

L’expédition  scientifique  envoyée  en  Chine  à la  suite  de  notre  expédition 
militaire  n’a  rien  publié  encore,  au  moins  que  nous  sachions.  Nous  ne  le  re- 
marquons pas  pour  nous  en  plaindre,  au  contraire  : on  n’improvise  que 
trop  dans  les  travaux  officiels  aujourd’hui.  Ceux  dont  la  commission  de 
Chine  est  chargée  ne  sont  pas  de  ceux  qui  se  livrent  à jour  fixe,  comme 
une  bâtisse  impériale;  pour  faire  quelque  chose  qui  mérite  de  prendre 
place  à la  suite  des  mémoires  de  nos  missionnaires  du  dix-septième  et  du 
dix-huitième  siècle,  il  faudra  du  temps  à nos  savants  d’aujourd’hui. 

Un  jeune  homme  qui  ne  faisait  point  partie  du  docte  corps  placé  sous  la 
direction  de  M.  d’Escayrac  de  Lauture,  mais  qui  n’en  observait  pas  moins 
avec  beaucoup  de  soin,M.  Georges  de  Kéroulée,  attaché  à l’ambassade  de 
M.  Bourboulon,  ne  s’est  pas  cru  obligé  d’imiter  les  laborieux  retards 
des  savants,  et,  dès  le  lendemain  de  son  retour,  il  nous  livre  une  partie 
de  ses  notes  de  voyage.  Comme  ces  notes,  au  fond,  bien  qu’un  peu  mi- 
nutieuses parfois,  sont  intéressantes  et  présentées  sans  aucune  prétention 
à la  science  et  au  style,  nous  l’approuvons  de  les  avoir  données  au  pidjlic, 
et  nous  engageons  même  l’auteur  à les  compléter.  Son  Voyage  à Pé-kiii  ■ 
n’est  en  effet  qu’un  épisode  de  l’expédition  à laquelle  M.  de  Kéroulée  a pris 
part,  et,  il  nous  le  dit  lui-même,  un  fragment  du  journal  qu’il  a rédigé.  La 
portion  que  nous  en  avons  ici  ne  comprend  que  la  relation  de  l’expédition 


* 1 vol.  in-12.  Paris,  Brvmet,  rue  Bonaparte,  31. 


REVUE  CRIIIQUË. 


de  Tien-tsin  à Pé-kin,  c’est-à-dire  le  récit  des  derniers  efforts  de  la  France 
et  de  l’Angleterre  pour  amener  la  Chine  à prendre  de  sérieux  engagements, 
le  dernier  coup  de  clef,  si  l’on  ose  ainsi  s’exprimer,  pour  ouvrir  cette  porte 
difficile.  Ce  moment  de  l’expédition  est  le  plus  curieux  et  le  plus  fer- 
tile en  événements  de  toutes  sortes.  L’armée  sent  qu’elle  touche  à quel- 
que chose  de  définitif,  et  qu’à  Pékin  où  elle  marche,  l’attendent,  avec  la 
paix,  de  fantastiques  dédommagements  à ses  fatigues.  Dés  le  jour  de  leur 
débarquement  sur  le  sol  chinois,  nos  soldats,  avec  cette  crânerie  spirituelle 
qui  les  distingue  encore,  avaient,  dit  M.  de  Kéroulée,  dressé  un  poteau  à 
l’entrée  de  leur  camp  portant  cet  écriteau  en  grosses  lettres  ; Route  impériale 
de  Paris  à Pékin.  Et  voilà  qu’en  effet  ils  allaient  réaliser  leurs  présomptueux 
engagements.  Il  n’est  pas  sûr  que  le  sentiment  de  l’honneur,  près  d’être  sa- 
tisfait, fit  seul  battre  tous  les  cœurs,  car  le  pays  devenait  singulièrement 
riche  à mesure  qu’on  approchait  de  la  capitale;  mais  enfin  tous  battaient. 

Cependant  la  plus  sévère  discipline  était  observée  dans  nos  rangs,  au 
grand  étonnement  des  riches  Chinois,  qui  ne  s’attendaient  à rien  moins  qu’à 
voir  leurs  maisons  pillées  de  fond  en  comble  à l’arrivée  de  nos  troupes.  Le 
12  septembre  1860,  le  corps  avec  lequel  marchait  M.  de  Kéroulée  prenait 
position  près  d’une  petite  ville  ouverte;  les  officiers,  parmi  lesquels  se  trou- 
vait le  narrateur,  furent  logés  dans  la  maison  d’un  bourgeois  qui  s’était  en- 
richi dans  l’exploitation  d’un  mont-de-piété,  sorte  d’industrie  que  le  gou- 
vernement du  Céleste  Empire,  grand  monopoliseur  cependant,  ne  s’est  pas 
encore  réservée.  C’était  une  magnifique  maison,  une  sorte  de  château  à lu 
campagne.  Le  maître  y était  seul,  toute  sa  famille  ayant  évacué  à l’appro- 
che de  l’armée  : il  voulait  voir  jusqu’à  quel  point  les  barbares  maltraiteraient 
les  merveilles  dont  il  l’avait  laissée  remplie.  « Or,  à notre  • arrivée,  dit 
M.  de  Kéroulée,  on  lui  expliqua  que  nous  devions  seulement  loger  chez  lui 
pour  un  jour,  que  tout  ce  qui  se  trouvait  dans  sa  maison  serait  respeté  scru- 
puleusement, du  moins  par  nous  barbares,  et  que  l’on  surveillerait  sévère- 
ment les  coolies  chinois  qui  nous  suivaient.  » Cette  promesse  consola  un 
peu  le  pauvre  homme,  qui  installa  nos  officiers  avec  mille  marques  de  res- 
pect. 

Cette  halte  chez  l’usurier  de  Nou-Tsaï-Tsen,  qui,  bien  différent  de  nos  usu- 
riers classiques,  se  faisait  honneur  du  fruit  de  ses  rapines,  est  pour  M.  de 
Kéroulée  l’occasion  d’une  description  curieuse  des  maisons  de  campagne  chi- 
noises; cela  mérite  d’être  lu  : on  y verra  que  nos  habitations  des  champs  les 
plus  coquettes  auraient  à emprunter  beaucoup  à celles  des  mandarins. 
Leurs  propriétaires  seraient  nos  maîtres  dans  la  science  du  confort  et  l’art 
du  bric-à-brac.  Ils  nous  ont  devancés  dans  le  goût  pour  les  vieilleries  et  en 
ornent  admirablement  leurs  demeures.  Nous  nous  moquons  de  ces  magots, 
mais  ils  nous  le  rendent  bien.  Entre  notre  expédition  de  1858  et  celle  de  1860, 
ils  ont  fait  sur  nous  des  caricatures  fort  spirituelles,  et  qui  paraissent  avoir 
eu  beaucoup  de  popularité,  puisque  M.  de  Kéroulée  les  a retrouvées  dans 


ïtEVUE  CRITIQUE.  553 

des  bourgs  perdus  sur  la  route  de  Tien-tsin  à Pékin.  « Les  caricaturistes 
chinois,  dit-il,  avaient,  à cette  époque,  représenté  la  signature  du  traité  en 
reproduisant  et  chargeant  à leur  manière  nos  soldats  et  nos  marins.  Leurs 
satiriques  pinceaux  avaient  trouvé  à s’exercer  sur  ces  habits  rouges  et 
bleus,  ces  favoris  et  ces  barbes  étranges,  et  surtout  sur  les  fantastiques  in- 
struments de  nos  musiques  européennes.  Je  me  rappelle  principalement  cer- 
tain ophicléide  qui,  gigantesque  et  menaçant,  déroulait  entre  les  bras  de  l’in- 
strumentiste ses  anneau.x  de  cuivre,  et  dont  la  bouche  béante  semblait  celle 
d’une  chimère  ou  d’un  dragon.  Le  trombone,  lui  aussi,  avait  inspiré  la 
verve  de  l’Hogarth  tien-tsinois,  qui  n’avait  pas  oublié  les  joues  rebondies  et 
gonflées  de  vent  des  malheureux  qui  soufflaient  dans  ces  étonnantes  ma- 
chines. Dirai-je  encore,  pour  prouver  que  la  caricature  est  la  même  par- 
tout, que  rien  n’égalait  dans  cette  image  le  grotesque  chapeau  triangulaire 
surmonté  d’un  panache  vertical  des  diplomates  anglais?  Et  le  chapeau  à 
claque  de  nos  officiers  de  marine,  comme  il  était  comiquement  rendu  ! » 

Les  notes  deM.  deKéroulée  abondent  en  observations  de  ce  genre.  Citons 
encore  ce  détail  sur  la  toilette  des  dames  chinoises,  il  îTest  pas  d’un  esprit 
futile  : « En  faisant  l’examen  des  localités,  j’ai  découvert  l’appartement  des 
femmes,  que  personne  d’entre  nous  n’occupera,  car  nous  voulons  éviter  tout 
ce  qui  pourrait  blesser  notre  hôte.  Ce  que  j’ai  remarqué  de  plus  saillant  dans 
ce  gynécée  chinois, c’est  une  profusion  de  pâtes, de  farines  et  de  fards  de  toutes 
espèces,  objets  de  pi’emière  nécessité  pour  ces  femmes,  qui  ne  paraissent  en 
public  que  peintes  et  enluminées  comme  nos  coquettes  d’Europe.  J’ai  trouve 
aussi  des  jeux  de  cartes  et  de  dominos  sur  toutes  les  tables,  ainsi  que  des  in- 
struments de  musique  à cordes  et  à grelots  : gongs,  tambourins,  guitares, 
violes,  etc.  Les  principales  occupations  des  dames  chinoises  seraient  donc 
onformes  à celles  de  toutes  les  femmes  que  la  civilisation  orientale  a taiiî 
annihilées.  La  toilette,  le  jeu,  les  chants  et  les  danses,  voilà  les  seuls  travaux 
réservés  à ces  êtres  dont  l’intelligence  est  atrophiée  par  la  claustration  eî 
la  servitude  ! » 

C’est  un  grand  fureteur  que  notre  attaché  d’ambassade,  un  amateur  pas- 
sionné de  curiosités,  qui,  souvent  détaché  par  son  chef  auprès  des  colonnes  ' 
d’opération,  met  à profit,  pour  satisfaire  ses  goûts  artistiques,  la  liberté  que 
lui  fait  le  protocole  ou  la  correspondance.  Partout  où  il  s’arrête  on  le  trouve 
rôdant  aux  temples,  aux  marchés,  aux  écoles,  dans  tous  les  lieux  où  l’on 
peut  saisir  dans  ce  qu’elle  a de  plus  individuel  et  de  plus  particulier,  la  ci- 
vilisation du  monde  chinois.  Son  journal  écrit  en  courant  et  qu’il  nous  donne 
à peu  près  tel  qu'il  l’a  relevé  sur  ses  tablettes,  n’est  que  crayonné  et  four- 
inille  d’incorrections,  de  répétitions  et  de  négligences;  mais  il  nous  plaît 
plus  ainsi  que  s’il  était  rédigé  après  coup  et  à froid.  En  le  lisant  dans  sa  ré- 
daction première,  on  assiste  en  quelque  sorte  aux  scènes  qu’il  décrit,  au.v 
événements  qu’il  raconte,  aux  découvertes  qu’il  fait.  Parmi  ces  scènes, 
nous  voulons  en  citer  une,  parce  qu’elle  toucha  l’armée  et  qa’elle  t*st  en 

NovErtPRE  1861.  57 


uni  REVUE  CRITIQUE. 

elïet  touchante.  C’était  le  dimanche  14  septembre  1860.  On  marchait  su)' 
Pékin.  Ce  jour-là  on  s’était  arrêté  dans  la  petite  ville  de  Ho-su-wo.  L’abbé 
Delainarre  célébra  la  messe  dans  une  salle  de  la  maison  qu’habitait  l’am- 
bassadeur, et  dont  on  n’avait  pas  eu  le  temps  ou  la  pensée  d’enlever  l’autel 
des  ancêtres  qui  la  décorait. 

<<  L’officiant,  dit  M.  deKéroulée,  est  un  vieux  missionnaire  de  soixante  ans 
et  qui  depuis  trente  ans  est  dans  les  missions  du  Su-Chouen,  province  de 
l’ouest  de  la  Chine.  11  partit  de  France  avant  que  les  bateaux  à vapeur 
fassent  en  usage,  et  n’a  quitté  son  district  depuis  ce  laps  de  temps  qu’à  de 
longs  intervalles  et  jamais  sans  dépasser  Hong-Kong.  Sa  connaissance  appro- 
fondie de  l’idiome  chinois  et  des  mœurs  du  pays  l’ont  désigné  comme  in- 
terprète à raml)assadeur,’qui  a obtenu  du  supérieur  des  missions  étrangères 
en  Chine  l’appoint  de  ses  talents  et  de  son  zèle  désintéressé.  Le  Père  est 
encore  tout  étonné  de  se  retrouver  au  milieu  des  Français  et  des  usages  eu- 
ropéens. Il  a quitté  le  costume  chinois  qu’il  portait  jusqu'ici  pour  endosser  des 
habits  plus  civilisés,  mais  qu’il  ne  porte  qu’avec  répugnance,  tant  son  corps 
s’est  habitué  à l’aisance  des  robes  souples  et  légères  qui  sont  la  base  du  cos- 
tume du  sexe  masculin  en  Chine.  Il  a emmené  avec  lui  son  élève  Aloysius, 
jeune  Chinois  du  Su-Chouen,  dernier  descendant,  paraît-il,  de  celte  fameuse 
dynastie  des  Chings,  que  renversa  la  dynastie  tartare  actuellement  sur  le 
trône.  Aloysius  est  un  des  rares  Chinois  qui  se  soient,  à notre  contact,  tant 
soitpeu  européanisés  et  qui  cherchent  à prendre  nos  habitudes.  Il  sait  et  parle 
le  latin  de  Cicéron  et  des  Pères,  et  se  fait  comprendre  à merveille  en  fran- 
çais. Seulement  son  gosier,  comme  celui  de  tous  ses  compatriotes,  est  re- 
belle à l’émission  de  la  consonne  r et  il  tourne  la  difficulté  en  la  prononçant 
comme  l.  Nous  nous  sommes  remis  au  latin  en  conversant  avec  lui;  mais 
»nalheur  à celui  qui  commet  une  infraction,  quelque  petite  qu’elle  soit  au 
rudiment;  sa  faute  est  promptement  relevée  et  il  lui  faut  faire  amende  hono- 
rable devant  le  latiniste  du  Su-Chouen 


C’est  toujours  avec  une  vive  émotion  et  un  plaisir  partagé  par  tout  le  monde 
que  nous  nous  retrouvons  à cette  messe  du  dimanche;  il  y a dans  la  célé- 
bration du  service  religieux  un  parfum  de  la  France  qui  ne  manque  pas 
d’impressionner  vivement  notre  imagination.  » 

A côté  du  récit  de  cette  messe  célébrée  sur  la  route  de  Pékin,  nous  vou- 
drions pouvoir  rapporter  celui  du  Te  Deum  chanté  à Pékin  môme  après  la 
prise  de  la  ville;  ce  fut  une  solennité  imposante,  nonobstant  les  quiproquo 
amusants  auxquels  elle  donna  lieu  et  qu’on  lira  dans  l’ouvrage.  On  lira 
aussi  avec  un  vif  sentiment  d’intérêt  les  détails  de  la  reprise  de  possession 
par  la  France  dos  établissements  religieux  fondés  autrefois  par  les  mission- 
naires français,  la  visite  aux  monuments  de  ces  savants  hommes  et  aux  re- 
liques scientifiques  et  littéraires  que  Pékin  conserve  de  plusieurs  d’entre 
< ux.  f>curs  livres,  leurs  instruments  de  physique  et  d’astronomie,  sont  là 


REVUE  CRITIQUE. 


555 


depuis  deux  cents  ans  portant  leur  nom  et  la  date  de  leurs  travaux,  mais 
rouillés,  couverts  dépoussiéré  ; vénérables  débris  du  premier  naufrage  de  la 
foi  sur  ces  côtes;  semences  saintes  abattues  par  l’orage,  mais  destinées,  il 
faut  l’espérer,  à porter  aujourd’hui  de  brillantes  et  durables  moissons.  Nous 
eussions  désiré  que  M.  de  Kéroulée  entrât  dans  plus  de  détails  sur  ce  point. 
Espérons  qu’il  y reviendra  dans  la  partie  encore  inédite  de  son  Journal. 


Il 

Un  voyageur  qui  viendrait  nous  dire  franchement  et  sans  parti  pris  d’o- 
pinion ce  que  fait  Naples  sous  la  domination  piémontaise  serait  écouté  avec 
intérêt.  Il  n’est  personne,  en  effet,  qui  ne  se  demande  comment  ce  peuple 
de  grands  enfants  s’arrange  de  la  vie  que  lui  font  ses  libérateurs  du  Nord, 
en  l’absence  de  cette  cour  dont  il  aimait  à voir  manœuvrer  l’armée  et  passer 
les  grands  carrosses,  et  de  ces  Excellences  étrangères  des  mains  de  qui  tom- 
baient volontiers  les  bajoques  et  les  carolini.  Le  Piémontais  leur  a succédé, 
il  est  vrai,  et  fait  autant  de  bruit  au  moins  sur  le  môle  et  dans  la  rue  de  To- 
lède; mais  le  Piémontais  est  chiche,  et  l’on  ne  gagne  rien  avec  lui  à le 
câliner  du  regard  et  de  la  voix.  Il  n’épargne  pas,  j’en  conviens,  les  mouve- 
ments de  troupes,  les  défilés,  les  revues  : mais  quelle  différence  avec  les 
pacifiques  parades  des  soldats  royaux  ! On  y faisait  beaucoup  de  musique  et 
l’on  n’y  brûlait  presque  pas  de  poudre  ; tandis  que  ces  diables  de  Piémon- 
tais tirent  pour  rien.  Ajoutez  qu’ils  sont  aussi  mécréants  que  des  Anglais^ 
et  ne  se  gênent  pas  pour  mal  parler  de  saint  Janvier,  tout  ladres  et  tout 
pleutres  qu’ils  sont.  11  serait  donc  piquant  de  savoir  quelle  mine  fait  Naples 
en  ce  moment,  ef  bienvenu  serait  le  voyageur  qui  nous  le  dirait  avec  fran- 
chise. 

Un  instant,  nous  avons  cru  que  madame  de  Bassanville  serait  ce  voya- 
geur. Le  petit  volume  qu’elle  vient  de  publier  sous  le  titre  de  ; En  voyage  à 
Naples,  scènes  de  la  vie  napolitaine^^  débiite  en  effet  par  quelques  scènes 
de  la  vie  d’aujourd’hui  et  quelques  anecdotes  contemporaines  assez  pi- 
quantes, celle-ci  par  exemple  : « Dernièrement,  arrivait  à Naples  un  géné- 
ral piémontais;  sur  le  pont  se  trouvaient  plusieurs  lazzaroniqui  cherchaient 
fortune.  S’il  s’agit  pour  le  lazzarone  de  porter  un  fardeau,  quelque  léger  que 
soit  celui-ci,  il  appelle  tous  ses  camarades  pour  l’aider,  et,  si  vous  vous  fâ- 
chez, il  rira  de  vous  avec  une  verve  digne  du  gamin  de  Paris.  A la  vue  de 
l’arrivant,  nos  drôles  se  précipitent  donc  tous  vers  la  barque  et  s’empa- 
rent des  effets  du  général  pour  les  transporter  à leur  destination.  Puis, 

* 1 vol.  in-12.  Brvinet,  éditeur,  rue  Bonaparte. 


556 


REVUE  CRITIQUE. 


une  fois  à l’hôtel,  ils  demandent  leur  salaire;  mais  ils  tarifent  si  haut  leur 
peine,  que  le  général,  furieux,  les  traite  de  voleurs. 

« — Voleurs  !...  pas  plus  que  vos  compatriotes,  répond  tranquillement  sans 
se  fâcher  un  de  la  bande. 

« Car  vous  pouvez  dire  au  lazzarone  tout  ce  que  vous  voudrez  sans  qu’il 
s’emporte,  pourvu,  toutefois,  que  vos  propos  n’offensent  ni  la  Madone,  ni 
saint  Janvier,  ni  le  Vésuve. 

« — Mes  compatriotes!...  s’écria  le  général  d’un  air  scandalisé.  Sachez, 
drôles,  qu’il  n’y  a pas  de  voleurs  en  Piémont  ! 

« — Là  ! fit  un  des  lazzarone  en  frappant  sur  l’épaule  de  celui  de  ses 
camarades  qui  avait  parlé  : je  t’avais  bien  dit  qu’ils  étaient  tous  venus  chez 
nous — » 

Le  mot  est  excellent.  C’esl  dommage  qu’il  n’y  en  ait  pas  plus  dans  le  livre, 
et  que  l’auteur,  s’il  a vu  Naples  dans  ces  derniers  temps, — ce  dont  on  serait 
tenté  de  douter,  — ne  nous  l’ait  pas  montré  plus  souvent  dans  ses  rapports 
avec  ses  nouveaux  maîtres.  Les  tableaux  de  mœurs  tracés  par  madame 
de  Bassanville  sont  fins,  spirituels,  et  parfois  même  touchants,  témoin  la 
Tarentelle  de  Pie  di  grotta  (p.  142),  ou  l’histoire  de  Rito  et  de  l’Anglais 
M.  Simpson  (p.  70  et  suiv.),  remplie  de  traits  naïfs  et  gracieux;  mais,  en 
général,  ils  n’ont  pas  de  date,  tandis  que  quelques  anecdotes,  en  revanche, 
en  ont  une  trop  ancienne.  C’est  toutefois  une  lecture  fort  agréable  que 
celle  de  ce  petit  volume,  pour  ceux  du  moins  à qui  la  politique  est  in- 
différente, et  qui  ne  veulent  que  se  faire  une  idée  des  mœurs  publiques  et  de 
la  vie  extérieure  du  peuple  napolitain. 


111 

11  y a dans  notre  nistoire  une  époque  qui  doit  être  à jamais  maudite, 
non-seulement  à cause  des  crimes  et  du  sang  dont  elle  s’est  souillée,  mais 
à cause  du  mal  qu’elle  a fait  à la  liberté  : c’est  la  Terreur.  Si  la  liberté 
est  compromise  en  France  peut-être  pour  toujours,  c’est  à la  Terreur  qu’il 
faut  l’attribuer.  En  faussant  les  principes  de  89,  les  hommes  de  92  les  ont 
tellement  rendus  suspects,  qu’il  faut  une  grande  force  d’esprit  et  une 
grande  élévation  d’idées  pour  les  aimer  et  les  défendre  encore.  Nul 
spectacle  n’est  plus  pénible  dans  nos  annales,  où  il  y en  a beaucoup  de 
tristes,  que  celui  de  la  déviation  violente  imprimée,  presque  aussitôt  après 
son  explosion,  au  mouvement  de  renaissance  politique  inaugurée  par  les 
États  généraux  ; mais  nul  aussi  n’est  plus  instructif.  11  y a un  intérêt  pro- 
fond à voir  comment  et  pourquoi  le  mal,  toujours  mêlé  au  bien  dans  les 
choses  de  ce  monde,  l’a  si  vite  emporté,  à celte  époque;  à rechercher  le.'î 


5Ô7 


HEVUK  CRITIQUE. 

causes  pour  lesquelles  une  révolution  commencée  dans  un  esprit  si  noble  et 
si  pur  fut  si  promptement  et  si  facilement  exploitée  par  les  mauvaises 
passions. 

C’est  ce  qui  fait  l’attrait  du  grave  et  curieux  travail  dont  M,  Morlimcr- 
Ternaux  publie  en  ce  moment  le  premier  volume,  V Histoire  de  la  Terreur 

L’auteur,  quia  figuré  avec  distinction  dans  nos  assemblées  représentatives, 
et  que  sa  fidélité  à ses  principes  politiques  en  tient  éloigné  depuis  dix 
ans,  a consacré  tout  ce  temps  à recueillir  les  matériaux  de  cet  important 
travail.  Et  tel  a été  le  bonheur  de  ses  investigations,  qu’il  a répandu  un 
jour  vif  et  souvent  nouveau  sur  la  période,  déjà  bien  fouillée  cependant, 
à laquelle  il  s’est  attaché.  C’est  que,  il  faut  le  dire,  l’histoire  de  la  Ré- 
volution, celle  de  la  Terreur  en  particulier,  n’est  pas  où  l’on  s’est  obs- 
tiné à la  chercher,  dans  le  Moniteur,  odieusement  tronqué  et  falsifié 
(M.  Mortimer-Ternaux  en  fournit  des  preuves  irréfragables),  dans  les  écrits 
du  temps,  presque  tous  altérés  par  l’esprit  de  parti  : elle  est  dans  les  greffes 
des  tribunciux  et  des  prisons,  dans  les  archives  des  municipalités,  dans  les 
correspondances  officielles  ou  privées  qui  ont  échappé  aux  accidents  d’une 
période  d’incurie  ou  de  désordre.  C’est  là  que,  grâce  au  temps,  au  travail, 
à l’argent,  M.  Mortimer-Ternaux  a puisé.  Prés  de  la  moitié  de  son  premier 
volume  est  remplie  de  pièces  rares  et  dont  les  trois  quarts  sont  idédites. 
Nous  signalerons,  parmi  ces  documents,  bon  nombre  de  lettres  du  général 
ta  Fayette,  non  imprimées  jusqu’ici  et  relatives  aux  élections  et  aux  premières 
discussions  de  l’Assemblée  constituante;  des  rapports  secrets  sur  la  journée 
du  20  juin  1792  ; les  états  de  service  de  Santerre  et  sa  correspondance  avec 
le  premier  consul  Bonaparte;  des  détails  curieux  sur  Jourdan  Coupe-têtes» 
sur  la  fête  donnée  aux  Suisses  du  l égiment  de  Châteautieux;  des  renseigne- 
ménts  peu  connus  sur  la  constitution  civile  du  clergé  et  son  application; 
enfin  une  relation  du  retour  de  Yarennes  par  Pétion,  où  l’odieux  le  dispute 
à la  fatuité. 

Ce  volume  ne  contient  encore  que  le  prélude  de  la  sinistre  époque  que 
M . Mortimer-Ternaux  doit  nous  raconter.  Il  s’ouvre,  après  une  introduction 
rapide  sur  la  marche  de  la  Révolution  depuis  la  clôture  de  l’Assemblée  consti- 
tuante, par  le  récit  des  fêtes  de  la  Liberté  et  de  la  Loi,  et  se  ferme  sur  la  jour- 
née du  20  juin,  au  moment  où  surgit  Santerre  et  où  la  Fayette  décline.  Nous 
nous  bornons  pour  aujourd’hui  à ces  indications  sommaires  ; le  moment 
viendra  d’apprécier  cet  important  travail  lorsqu’il  sera  plus  avancé.  Ajou- 
tons pourtant  dés  aujourd’hui  que  jamais  les  terribles  événements  qu  U 
retrace  n’ont  été  peints  d’une  façon  plus  dramatique  et  jugés  d’un  point 
de  Vue  plus  élevé.  M.  Mortimer-Ternaux  est  un  esprit  mâle  dont  les  convic- 
tions ne  chancellent  pas  en  face  des  échecs  et  des  malheurs  que  peut  éprou- 
ver sa  cause.  P-  Bophaire. 


* 1 vol.  in-8.  l’aris,  Michel  liévy,  édit. 


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REVUE  CRITIQUE. 


LETTRES  DE  MADAME  SWETCHINE,  publiées  par  le  comte  de  Falloux,  de  l’Académie 

française.  — Paris,  Vaton  et  Didier. 

Les  amis  de  madame  Swetchine  ne  sont  plus  seuls  à remercier  M.  de  Fal- 
loux de  l’avoir  rendue  à ceux  qui  la  pleuraient.  En  publiant  ses  écrits,  il  l’a 
donnée  aussi  à ceux  qui  ne  l’avaient  point  connue.  Cinq  éditions  des  deux 
premiers  volumes,  épuisées  en  deux  ans,  prouvent  assez  quel  public  large 
et  reconnaissant  se  groupe  maintenant  autour  du  nom,  naguère  inconnu, 
de  cette  personne  supérieure,  et  jusqu’où  s’est  étendue  l’influence  bienfai- 
sante qu’elle  exerçait  autour  d’elle. 

- Les  deux  volumes  de  Lettres  qui  viennent  de  paraître  et  que  nous  nous 
bornons  à annoncer,  avec  intention  d’y  revenir,  vont,  comme  le  dit  M.  de 
Falloux  dans  une  Préface  ingénieuse  et  touchante,  « nous  rendre  madame 
« Swetchine  sous  un  aspect  encore  plus  intime,  en  nous  révélant  non  plus 
a ses  pensées  méditées,  mais  ses  sentiments  dans  leur  abandon  le  plus  sin- 
« cère,  dans  leur  forme  absolument  spontanée,  et  répondant  à l’effusion 
«^également  confiante  des  cœurs  qui  s’ouvraient  à elle.  » 

D’autres  volumes  de  lettres  suivront  ceux-ci,  qui  se  trouvent  comme  na- 
turellement divisés  entre  les  lettres  adressées  par  madame  Swetchine  à des 
amis  de  Russie,  et  des  lettres  adressées  à des  amis  de  France;  le  cœur  de 
madame  Swetchine  appartenait  à ces  deux  patries. 

Il  est  inutile  d’exprimer  avec  quelle  joie  respectueuse  ceux  qui  ont  connu 
madame  Swetchine  reçoivent  ces  volumes,  et  quels  remercîments  ils  adres- 
sent à l’éditeur  et  au  possesseur  de  ces  précieuses  correspondances.  Pour 
nous,  ce  sont  de  longues  années  de  souvenirs  ranimées  et  ressuscitées. 
Ranimer  le  souvenir,  c’est  rendre  à une  fleur  desséchée  sa  couleur,  son 
parfum,  presque  sa  vie.  C’était  hier!  Voilà  bien  les  hôtes  que  nous  rencon- 
trions chez  elle;  voilà  bien  les  mots  que  nous  avons  entendus.  Que  dis-je? 
voilà  tous  ceux  que  nous  avons  tant  regretté  de  ne  pas  entendre,  et  la  cvi- 
riosité  se  mêle  à la  réminiscence.  Des  lettres,  ce  sont  des  conversations 
écrites.  En  les  ouvrant,  un  ami  ressent  ce  petit  frémissement  de  joie  qu’il 
éprouvait  à décacheter  les  billets  qu’il  a reçus  lui-même.  A peine  les  a-t-il 
feuilletées,  et  déjà,  sous  l’empire  d’une  illusion  mêlée  de  charme  et  de 
tristesse,  il  est  tenté  de  se  retourner  pour  voir  si  celle  qui  les  écrivit  n’est 
pas  là,  si  elle  vit,  si  elle  parle. 

Que  le  public  éprouve  la  môme  émotion,  c’est  ce  dont  il  faut  évidemment 
désespérer.  Peut-être  même  se  laissera-t-il  aller  d'abord  à l’impression  con- 
traire. Dans  les  détails  de  ces  lettres  qui  touchent  des  personnes  encore 
vivantes,  il  trouvera  peut-être  le  compte  de  sa  malignité.  Les  amis  de 
madame  Swetchine  y trouveront  le  compte  de  leur  amitié,  et  tous  les  noms 
propres  prononcés  par  elle  seront  entre  ceux  qui  les  portent  un  lien  d’af- 
fection, La  vraie  tendresse  n’est  précisément  satisfaite  que  par  les  particu- 


REVUE  CRITIQUE. 


larités  qui  n’intéressent  pas  les  indifférents;  elle  sait  le  secret  de  ce  qu’ils 
appellent  des  défauts.  Telle  lettre  paraît  obscure  qui  n’est  que  discrète.  Une 
lettre  dont  on  ne  connaît  pas  la  réponse,  c’est  un  demi-jour,  une  demi- 
clarté;  l’autre  moitié  est  dans  la  réponse. 

Mais  je  calomnie  peut-être  le  public.  J’ai  la  confiance  qu’il  se  laissera 
volontiers  prendre  aux  séductions  de  ce  langage,  qu’il  se  laissera  volontiers 
admettre  dans  l’intimité  d’une  si  belle  âme.  Le  public  ne  déteste  pas  le-s 
détails.  Il  est,  quand  on  arrange  un  auteur  pour  le  lui  présenter,  bien 
moins  reconnaissant  de  ce  qu’on  lui  montre  que  curieux  et  inquiet  de  ce 
qu’on  lui  cache.  Lorsqu’il  connaît  les  pensées , il  n’est  pas  fâché  de  péné- 
trer les  arrière-pensées.  Il  n’accorde  même  qu’à  ce  prix  un  sentiment  donS 
il  est  justement  avare,  le  respect  ; il  ne  l’accorde  qu’après  avoir  constaté 
dans  ceux  qu’il  admire  une  sincérité  absolue  et  cette  énergique  et  perma- 
nente conformité  de  la  vie  avec  l’âme,  qu’on  nomme  le  caractère.  Les 
lettres  de  madame  Swetchine  réservent  au  public  cette  incomparable  jouis- 
sance ; il  n’y  eut  pas  d’âme  plus  une,  plus  conséquente  et  plus  limpide,  il 
n’y  en  eut  pas  en  même  temps  de  plus  consolatrice  et  de  plus  fortifiante 
et  ces  bienfaits  vont  s’étendre  de  ses  amis  à ses  lecteurs.  Ceux-ci  aime- 
ront bientôt  cette  forme  originale,  pleine  de  force,  de  trait,  de  grâce,  de 
variété,  nonobstant  quelques  expressions  uii  peu  recherchées,  mais  qui 
servent  presque  toujours  à traduire  d’adorables  recherches  de  bonté,  de 
politesse  et  d’affection.  Ils  aimeront  surtout,  ils  goûteront  ce  mélange 
d’autorité  et  de  tendresse,  d’élévation  et  d’indulgence,  ce  don  de  s’inté- 
resser, de  s’appliquer  même  aux  moindres  affaires  des  autres,  de  com- 
patir, de  concourir  à leurs  moindres  désirs,  de  toujours  se  répandre  sans, 
jamais  se  tarir,  d’élever  les  idées,  de  relever  les  courages,  de  pacifier,  d’é- 
clairer, d’édifier  les  esprits  et  les  consciences  les  plus  dissemblables,  à peu 
près  comme  ces  pierres  solides  et  perméables  qui  ont  la  vertu  de  clarifiet 
toutes  les  eaux  qui  les  traversent. 

Ces  lettres,  comme  toutes  les  choses  d’un  véritable  prix,  gagneront  à 
vieillir.  En  les  lisant  aujourd’hui,  on  se  promettra  le  plaisir  de  les  relire  en- 
core dans  vingt  ans.  Elles  sont  des  Mémoires  sur  le  temps  présent,  elles 
seront  alors  une  page  vraie  et  pure  de  l’histoire  du  passé.  Les  événements 
seront  vus  à distance;  le  temps  aura  cassé  ou  confirmé  les  jugements,  la 
passion  qui  murmure  autour  des  vivants  se  sera  apaisée  devant  la  mort.  Les 
sentiments  et  les  traits  exprimés  par  cette  âme  sincère  et  clairvoyante, 
prendront  alors  un  caractère  nouveau  de  finesse,  d’élévation  et  de  vérité 
Nous  en  avons  déjà  la  preuve.  Avec  quelle  émotion  ne  lisons-nous  pas  au- 
jourd’hui ce  que  madame  Swetchine  a toujours  prédit;  ce  qu’elle  a toujours 
pensé  de  l’illustre  religieux  dont  l’Église  est  en  deuil!  Ses  Lettres  arrivent 
et  semblent  tomber  d’en  haut  pour  commencer  sur  le  cercueil  du  P.  Lacor 
daire  la  justice  de  la  postérité. 


Augustin  Cochin. 


LES  EVENEMENTS  DU  MOIS 


I 

Le  14  novembre  1861  a été  marqué  comme  l’avait  été  le '24  novembre  1860, 
par  un  événement  d’une  véritable  importance.  Les  anniversaires  portent 
bonheur.  Les  lettres  de  l’Empereur  au  ministre  d’État  et  à M.  Fould,  le  Mé- 
moire de  M.  Fould  au  conseil  privé,  sa  rentrée  aux  affaires,  la  convocation 
du  Sénat  pour  le  2 décembre,  autre  anniversaire,  à l’effet  de  modifier  le 
sénatus-consulte  du  25  décembre  1852,  sont  des  faits  considérables  et  heu- 
reux. Ils  sont,  dans  ce  numéro  même,  l’objet  d’une  étude  approfondie. 
Nous  n’avons  qu’à  indiquer  sommairement  ici  quelle  satisfaction  ils  nous 
causent,  et  ce  qui  manque  à cette  satisfaction,  en  traitant,  selon  notre  ha- 
bitude, les  questions  pour  les  questions  elles-mêmes,  avec  une  entière  sin- 
cérité. 

Sous  le  régime  actuel,  les  grandes  mesures  entrent  en  scène  d’une  façon 
subite  et  pompeuse  qui  contraste  singulièrement  avec  les  lentes  préparations 
et  les  débats  minutieux  d’autrefois.  Nous  n’aimons  pas  beaucoup  ces  réveils 
en  sursaut,  quelque  effet  qu’ils  produisent  sur  les  imaginations,  et  nous  pré- 
férons les  plaisirs  de  la  persuasion  aux  plaisirs  de  la  surprise.  Mais  nous  con- 
venons que  cette  manière  d’agir  est  une  conséquence  naturelle  des  institu- 
tions. Libres  des  inconvénients,  privés  aussi  des  avantages  de  ces  discussions 
de  la  presse  et  de  la  tribune  qui,  sous  d’autres  régimes,  éclairent  d’avance 
et  permettent  de  prévoir,  nous  confiant  à la  grande  habileté  du  cocher, 
mais  ayant  éteint  les  lanternes,  nous  sommes  dans  la  situation  d’une  per- 
sonne qui  ne  voit  pas  de  loin  les  obstacles,  mais  qui  les  touche  quand  elle  s’y 
heurte,  et  qui  recule  alors  brusquement.  Cela  étant,  on  doit  à l’Empereur 
cette  justice  qu’il  s’arrête  promptement,  nettement.  Il  l’a  fait  devant  la 
guerre  générale,  à Villafranca;  il  le  fait  devant  une  crise  financière  considé- 
rable. Je  ne  sais  plus  quel  historien  a dit  de  Louis  XI  : « Il  excellait  à se 
tirer  des  embarras  où  il  s’était  mis.  » Le  pays  applaudit  quand  on  serre 
ainsi  le  frein  à temps,  mais  il  éprouve  cependant  une  satisfaction  mêlée 
d’épouvante;  car  la  même  clarté  subite  lui  a tout  à coup  révélé  que  le  chaj- 
est  enrayé,  mais  que  l’abîme  était  profond  et  qu’il  est  encore  voisin. 

Après  la  première  émotion,  la  réflexion  doit  s’appliquer  aux  actes  du 
14  novembre,  et  ils  méritent  d’être  analysés  au  point  de  vue  financier  et  au 
point  de  vue  politique,  car  ils  ont  cette  double  importance. 

Dans  son  Mémoire,  M.  Fould  a porté  sur  la  situation  financière  de  I* 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS.  56i 

France  le  même  jugement  qui,  sous  Ja  plume  de  M.  Périer,  de  M.  For- 
cadeou  de  M.  Bonnet,  comme  sur  les  lèvres  de  M.  Gouin  ou  de  M.  d’Ande- 
larre,  avait  paru  exagéré,  presque  factieux.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les 
accidents  momentanés,  la  crise  des  subsistances,  la  guerre  d’Amérique,  la 
transition  amenée  par  le  traité  de  commerce,  les  engagements  de  l’emprunt 
piémontais,  qui  ont  provoqué  la  crise  qui  pèse  sur  nous,  elle  vient  de  plus 
loin,  elle  naît  d’un  vice  profond  de  nos  institutions  : le  droit  d’ouvrir  sans 
contrôle  et  sans  limite  des  crédits  supplémentaires  et  extraordinaires.  C’est 
à peine  si,  sous  un  gouvernement  contrôlé,  la  responsabilité  des  ministres, 
la  vigilance  des  Chambres,  la  liberté  de  la  presse,  mettent  une  borne  aux 
entraînements  de  cette  faculté,  très-naturelle,  mais  très-dangereuse,  de 
pourvoir  aux  besoins  imprévus  par  des  dépenses  imprévues  ; il  arrive  que 
ceux  qui  devraient  arrêter  les  dépenses  les  provoquent,  et  on  crée  chaque 
jour  de  nouveaux  besoins;  cependant  il  y a un  frein.  Mais  sous  un  gouverne- 
ment absolu  il  n’y  en  a pas,  et  la  nécessité  d’agir,  de  paraître,  de  faire 
beaucoup,  partout,  toujours,  inhérente  à cette  forme  de  gouvernement,  en 
traîne  sur  une  pente  effrayante.  Tentations,  obsessions  imposées  au  gouver- 
nement, exemple  funeste  donné  aux  départements  et  aux  communes,  pa- 
nique imprimée  aux  puissances  étrangères;  vider  les  caisses,  remplir  les 
cadres,  mettre  dehors  tous  les  écus  et  tous  les  hommes,  tel  est  le  chemin 
glissant  où  le  pouvoir  absolu  s’engage  et  engage,  sans  moyen  de  résister, 
son  pays  et  ses  voisins.  Plus  il  est  et  plus  il  veut  être  populaire;  plus  il  est  et 
plus  il  veut  être  militaire  ; plus  il  est  et  plus  il  veut  être  initiateur;  plus  il 
est  entraîné,  plus  il  entraîne  ; si  bien  qu’en  dix  ans  la  France  a vu  sa  dette 
augmentée  déplus  de  deux  milliards.  Il  n’y  a qu’un  moyen  découper  court, 
c’est  de  renoncer  radicalement  au  droit  d’ouvrir  des  crédits  extraordi- 
naires. L’Empereur  le  fait,  et  il  fait  bien. 

. Mais,  si  nous  savons  lire  le  rapport  de  M.  Fould,  nous  voyons  que  cette 
renonciation  n’a  lieu  qu’à  trois  conditions  qui  nous  inquiètent  : 

La  première,  c’est  l’accroissement  des  budgets.  11  faut,  est-il  dit,  doter 
largement  les  services.  On  dira  au  Corps  législatif  ; « Donnez-moi  tout  ce 
que  je  vous  demande,  à condition  que  je  vous  le  demande.  » Ces  paroles 
ont  besoin  d’éclaircissements.  Si  l’on  prend  pour  base  les  chiffres  dépensés 
dans  les  dernières  années,  si  l’on  enfle  tous  les  crédits,  si  l’on  se  borne  à 
transformer  en  crédits  ordinaires  les  crédits  extraordinaires,  si  l’on  consent 
à donner  ti'op  aux  ministres  dans  l’espoir  qu’ils  auront  assez,  je  ne  vois  pas 
trop  ce  que  nous  y gagnerons. 

La  seconde  est  la  faculté  de  virements,  que  M.  Magne  et  le  conseil  d’Etat 
trouvaient  si  dangereux,  au  moment  où  furent  faits  la  loi  du  5 mai  1855  et 
le  décret  du  10  novembre  1856.  Nous  sommes  toujours  de  l’avis  de  M.  Ma- 
gne. En  Angleterre,  les  ministres  de  la  guerre  et  de  la  marine  ont  seuls  la 
faculté  de  virement,  et  on  conçoit  qu’elle  soit  nécessaire  à deux  départe- 
ments dont  l’un  a des  besoins  soudains,  l’autre  des  services  lointains  et 


562 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 


dispersés.  Mais  les  virements  rendent  illusoires  les  votes  du  Corps  législatif; 
ce  sont  des  crédits  supplémentaires  déguisés,  ouverts  à un  chapitre  sur  un 
autre  chapitre.  Ce  sont  de  mauvais  instruments  de  comptabilité;  le  plus 
pressé  n’est  pas  toujours  le  plus  utile. 

La  troisième,  c’est  la  création  de  nouvelles  ressources.  Car  on  arrête  les 
dettes  pour  l’avenir,  mais  le  passé?  Or  on  parle  déjà  de  nouveaux  impôts, 
de  nouveaux  emprunts.  Pourquoi  pas  des  économies?  Il  n’y  en  a qu’une 
sérieuse,  c’est  le  désarmement.  Si  l’on  veut  faire  ou  si  l’on  craint  la  guerre, 
un  emprunt  sera  impossible  ou  ruineux,  car,  c’est  M.  Fould  qui  le  disait  en 
1847,  le  premier  effet  de  la  guerre,  c’est  l’anéantissement  du  crédit.  Si  l’on 
veut  faire  uu  emprunt,  c’est  donc  qu’on  ne  veut  pas  et  que  l’on  ne  craint 
pas  la  guerre.  Dès  lors  pourquoi  ne  pas  désarmer?  Quelle  bénédiction  pour 
la  France,  pour  l’Europe,  et  pour  le  monde,  si  les  grandes  puissances  re- 
nonçaient, au  moins  pour  un  certain  délai,  à la  guerre  ! Qu’a  coûté  la  guerre 
de  Crimée?  M.  Fould  nous  répond  : un  milliard  trois  cent  quarante-huit  mil- 
lions. Et  combien  déviés  humaines  ! 

On  le  voit,  les  mesures  du  14  novembre  ne  sont  encore,  au  point  de  vue 
financier,  que  des  promesses.  Le  plan  d’ensemble  ne  saurait  être  complète- 
ment jugé  avant  d’être  complètement  connu. 

Au  point  de  vue  politique,  au  contraire,  le  progrès  annoncé  est  accompli, 
et  il  est  considérable.  Ce  n’est  rien  moins  que  la  restitution  au  Corps  légis- 
latif de  l’une  des  piâncipales  prérogatives  qu’il  possédait  sous  le  régime 
constitutionnel.  Déjà  l’on  ne  contestait  pas  que  ce  régime,  c’était  la  paix. 
On  reconnaît  aujourd’hui  que  ce  régime,  c’est  l’économie.  Quel  plus  bel 
hommage  et  quel  aveu,  quelle  justice  rendue  à cette  opinion  libérale,  qui 
est  la  nôtre,  dont  on  dédaigne  les  conseils  et  dont  on  épouse  les  idées!  On 
ne  s’en  tiendra  pas  là;  on  ne  se  soucie  pas  d’être  logique,  mais  on  se  soucie 
d’être  sauvé.  La  force  des  choses  se  charge  de  vaincre  ces  résistances  que 
la  force  des  arguments  n’avait  pas  surmontées.  Ayez  donc  patience  ! On  s a- 
percevra  que,  dans  l’intérêt  du  pouvoir,  la  responsabilité  ministérielle  est  un 
bien,  en  ce  qu’elle  évite  au  chef  du  gouvernement  le  poids  des  mécontente 
ments  et  la  facilité  des  erreurs.  Qu’est-ce  donc  déjà  queM.Forcade,  sinonun 
ministre  responsable  de  n’avoir  pas  réussi?  Qu’est  donc  queM.  Fould,  sinon 
un  ministre  responsable  du  succès  de  l’initiative  qu’il  a prise?  On  s aperce- 
vra que  rendre  au  Corps  législatif  le  droit  de  contrôle,  et  persévérer  dans 
l’usage  de  nommer  indirectement  tous  ses  membres,  c’est  une  contradiction 
peu  digne  d’un  gouvernement  sincère.  On  s’apercevra  que  demander  à ce 
corps  un  contrôle  sérieux,  sans  lui  donner  le  moyen  de  s éclairer  par  les 
discussions  d’une  presse  libre,  c’est  une  autre  contradiction,  comme  si  1 on 
éteignait  d’une  main  les  flambeaux  que  l’on  veut  allumer  de  1 autre. 

Attendons  patiemment  ces  conséquences  inévitables,  mais  sans  cesser  de 
les  patiemment  demander  et  redemander.  Espérons  que  ce  ne  sera  pas  jus- 
qu’à la  mi- novembre  prochaine,  et  félicitons-nous  si  la  rentrée  <1  un  finan— 


Î>î35 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 

cier  aux  finances,  la  restitution  d’un  droit  au  pays,  la  renonciation  du  pou- 
voir à un  abus,  n’aboutissent  pas  à de  nouveaux  mécomptes,  mais  nous 
conduisent  enfin  à la  paix,  en  attendant  la  libei’té. 

Il 

A la  faveur  du  bruit  causé  par  l’avènement  aux  affaires  de  M.  Fould,  la 
circulaire  de  M.  de  Persigny  sur  la  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul  s’exécute 
à la  lettre.  Le  conseil  général  de  cette  Société,  composé  d’hommes  qui 
viennent  assurément  de  donner  une  grande  preuve  de  leur  caractère  paci- 
fique en  ne  réclamant  pas,  en  ne  protestant  pas,  en  se  bornant  à de  con- 
fiantes et  inutiles  démarches,  a été  dissous.  La  Société  collective  n’existe 
plus  comme  un  seul  corps;  elle  vit  çà  et  là,  coupée  en  petits  morceaux  qui 
seront,  s’il  faut  en  croire  les  journaux  officieux,  autant  d'êtres  florissants,  à 
l’image  de  fragments  de  je  ne  sais  plus  quel  animal. 

Les  rédacteurs  de  ces  journaux  et  ceux  des  journaux  révolutionnaires, 
dont  l’hymen  est  de  plus  en  plus  étroit,  font,  en  vérité,  preuve  d’une  con- 
fiance en  eux-mêmes  qui  passe  toute  mesure. 

D’éloquents  évêques  s’écrient  que  la  circulaire  du  16  octobre  est  funeste 
et  injurieuse  à la  religion.  A Mgr  de  Nîmes  ces  journalistes  répondent,  avec 
M.  Rouland,  qu’il  devrait  être  plus  calme.  Sage  et  facile  conseil  de  ceux  qui 
attaquent!  Vous  me  blessez,  je^^riposte,  vous  vous  écriez  : Soyez  moins  vif! 
Et  pourquoi  m’avez-vous  blessé?  C’est  vous  qui  êtes  responsables  de  ma 
colère,  parce  que  vous  l’avez  provoquée. 

A Mgr  d’Orléans,  très-calme,  très-net,  très-pressant,  ils  ne  répondent 
rien,  si  ce  n’est  qu’il  se  trompe,  et  que,  bien  loin  de  tuer  la  Société  de  Saint- 
Vincent  de  Paul,  on  la  sauve 

D’autres  écrivains,  M.  Poujoulat,  si  prompt  à relever  tout  ce  qui  touche 
l’honneur  chrétien;  M.  de  Grisenoy,  si  bien  renseigné  et  si  judicieux;  le  pré- 
sident d’une  conférence  de  province, M.  d’Aboville;  le  président  d’un  conseil 
à Avignon,  M.  d’Olivier;  un  mexnbre  d’une  conférence  de  Paris,  M.  Boische- 
valier,  dans  une  lettre  touchante  de  sincérité  et  de  cœur,  tous  très-autorisés 
à parler  de  cette  Société,  puisqu’ils  en  sont  membres,  viennent  à l’envi  ré- 
péter ; « On  ne  nous  nomme  pas,  on  ne  nous  gouverne  pas,  on  ne  nous 
tyrannise  pas,  le  conseil  général  se  borne  à nous  fortifier  par  ses  conseils, 
ses  exemples  et  ses  services.  » 

Mais  les  mêmes  journalistes,  qui  ne  font  pas  partie  de  la  Société  de  Saint- 
Vincent  de  Paul,  la  connaissent  bien  mieux  , et  ils  écrivent  derechef  ; « On 
vous  nomme,  on  vous  gouverne,  on  vous  tyrannise,  vous  serez  affranchis.» 

Puis  ils  s’extasient  devant  la  belle  invention  administrative  qui  va  être 
mise  en  action.  Il  paraît  que  les  préfets  vont  consulter  les  conférences  une 


* Constitutionnel  cUi  19  novembre. 


5 4 


Mis  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 


à une,  pour  savoir  si  elles  désirent  avoir  un  conseil  central.  Le  seul  reproche 
que  la  circulaire  adressait  à la  lotiahle  et  patriotique  institution  de  la  franc- 
maçonnerie,  c’était  que  ses  élections  générales  étaient  fort  bruyantea,  et 
ces  élections,  on  les  avait  ajournées.  A la  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul, 
qui  n’avait  pas  d’élections  générales,  on  les  lui  impose.  Supposez  que 
M.  le  ministre  des  travaux  publics  déclare  que  le  conseil  d’administration 
d’un  chemin  de  fer  va  être  dissous,  mais  que  les  préfets  vont  consulter  le 
personnel  de  chacune  des  stations  pour  savoir  si  un  conseil  est  nécessaire. 
Telle  est  la  situation.  La  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul  va  donc,  comme 
un  nouveau  saint  Denis,  porter  sa  tête  dans  ses  mains,  et  être  consultée  sui- 
la  question  de  savoir  si  elle  désire  qu’on  la  replace  sur  ses  épaules  ; attitude, 
quoi  qu’on  en  dise,  peu  commode.  Mais  ce  n’est  pas  tout  : à cette  question  , 
il  sera  fait  une  réponse,  et  elle  est  indubitable.  Comme  dans  les  assemblées 
de  chemins  de  fer,  on  criera  : Les  mêmes  ! les  mêmes  ! On  redemandera  un 
conseil,  et  le  même  conseil.  Or  n’est-il  pas  probable  que  le  gouvernement, 
pour  ne  pas  se  déjuger,  répliquera  : Un  conseil,  oui,  mais  le  même  con- 
seil, non.  Vous  allez  en  recevoir  de  mes  mains  un  nouveau. 

Eh  bien,  nous  le  demandons,  etaprès  nous  être  efforcés  de  calmer  les  sen- 
timents que  nous  éprouvons  sous  la  siinplicilé  d’un  langage  familier,  lors- 
que l’administration,  après  avoir  usé,  sans  donner  de  motifs,  d’un  droit 
rigoureux,  s’immisce  dans  l’organisation  d’une  société  libre  et  s’arroge  le 
droit  de  la  reconstituer  à sa  guise,  en  lui  donnant  des  chefs  de  son  choix, 
est-ce  bien  à des  rédacteurs  de  journaux,  c’est-à-dire  à des  chefs  d’autres 
institutions  qui  tiennent  à se  dire  libres,  est-ce  à eux  qu’il  convient  de  trou- 
ver cette  intervention  légitime,  raisonnable  et  salutaire?  Ne  nous  révèlent- 
ils  pas  ainsi  une  fois  de  plus  qu’ils  sont,  en  ce  qui  les  touche,  peu  dif- 
ficiles sur  les  conditions  de  leur  indépendance?  malgré  les  distinctions  bouf- 
fonnes qu’après  des  virements  d’antichambre  dans  leur  personnel,  ils  ont 
si  confusément  essayé  d’établir  entre  la  dépendance  du  dévouement  et  le 
dévouement  de  l’indépendance. 

Dans  un  pays  où  les  esprits  auraient  le  sens  de  la  liberté,  on  serait  d’ac- 
cord pour  déclarer  la  loi  sur  les  associations  trop  sévère,  on  serait  d’accord 
pour  affirmer  que  la  faculté  de  se  réunir  est  un  droit,  on  serait  d’accord 
pour  soutenir  ceux  qui  l’exercent,  francs-maçons  ou  chrétiens,  tant  qu’ils 
ne  commettent  pas  de  délit,  on  serait  d’accord  pour  s’élever  du  fait  au 
droit,  de  l’usage  à la  liberté,  et,  après  trente  années  de  tolérance  acceptée 
parles  mœurs,  on  serait  d’accord  pour  demander  que  la  loi  se  conformât 
aux  mœurs  et  s’élargît  enfin,  au  lieu  de  se  refermer  brusquement  sur  de.‘i 
tentatives  innocentes,  et  d’effacer  d’un  trait  de  plume  une  légitime  espé- 
rance et  un  progrès  acquis.  En  France,  quand  la  liberté  fait  un  pas  en 
avant,  au  lieu  de  lui  tendre  la  main  pour  qu’elle  en  fasse  deux,  tout  d’un 
coup  le  pouvoir  se  fâche,  l’opinion  se  débande,  les  intéressés  se  déconcer- 
tent, et  il  faut  reculer. 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS,  5U5 

Hâtons-nous  d’ajouter  que,  comme  Mgr  l’évêque  d’Orléans  l’a  si  juste- 
ment signalé,  il  s’est  fait,  à cette  occasion,  scission  entre  le  parti  démocra- 
tique et  le  parti  libéral,  dans  la  presse.  Les  démocrates  ont  préféré  leurs 
haines  à leurs  prétendus  principes,  les  libéraux  ont  mis  les  principes  au- 
dessus  de  leurs  antipathies.  Les  Débats,  le  Courrier  du  Dimanche,  le 
Temps,  suivis  par  presque  toute  la  presse  libérale  de  province,  et  de  loin, 
avec  de  fâcheuses  restrictions,  par  l'Indépendance  belge,  ont  courageuse- 
ment brisé  avec  la  Presse,  le  Siècle,  l’Opinion  Nationale.  Leur  conduite 
mérite  de  notre  part,  selon  le  mot  de  Mgr  Dupanloup,  gratitude  et  réci- 
procité. 

Nous  lisons  dans  le  Temps  du  29  octobre  ces  remarquables  paroles  : 

« En  France,  nous  excellons  dans  l’égalité;  mais  quand,  par  fortune,  il  se 
montre  quelqvie  part  un  germe  de  liberté,  nous  prenons  peur,  et  nous  crions 
au  monstre,  au  nom  de  l’égalité.  C’est  l’histoire  de  ce  qui  vient  de  se 
passer.  » 

Le  même  journal  contenait  ailleurs  ce  passage  non  moins  frappant  de 
vérité  : 

« Nous  avons  eu  en  France  des  gouvernements  bien  divers  : ils  se  sont 
tous  ressemblé  par  le  goût  de  la  restriction,  de  la  limitation,  de  l’autorisa- 
tion; ce  goût  a trouvé  sa  formule  dans  nos  lois,  il  s’est  même  incrusté  dans 
nos  préjugés.  Il  y a un  mot  qu’on  n’entend  que  chez  nous,  qui  ne  signifie 
rien,  et  avec  lequel  on  a raison  de  tout;  ce  mot,  c’est  l’État  dans  l’État.  Dès 
qu’on  l’a  appliqué  à une  institution,  à une  association  quelconque,  cette  in- 
stitution, cette  association,  est  condamnée  sans  remise.  Et  cependant,  tout 
est,  ou  du  moins  tout  devrait  être  un  État  dans  l’État.  L’individu  n’est  rien 
s’il  ne  se  meut  aussi  librement  dans  sa  sphère  que  l’État  dans  la  sienne. 
La  famille,  base  de  tous  les  États,  est  elle-même  l’Etat  le  plus  ancien,  et 
restera,  il  faut  l’espérer,  leplus  inviolable  de  tous.  La  commune  devrait  être 
un  État,  et  la  liberté  a tout  juste  autant  de  supports  et  d’éléments  dans  un 
pays  qu’il  s’y  trouve  d’États  dans  l’État. 

« Les  déshérités  ont,  en  principe,  le  droit  de  demander  qu’on  les 

traite  aussi  bien  que  les  favorisés;  cela  n’est  pas  douteux;  mais  la  question 
est  de  savoir  s’ils  ont  le  droit  de  se  plaindre  des  gens  qui  sont  plus  libres 
qu’eux 

« Si  le  droit  de  se  réunir  et  de  s’associer  est  un  droit  naturel,  réclamons, 
par  toutes  les  voies  légales  et  constitutionnelles,  lafacnlté  d’exercer  ce  droit; 
mais  ne  réclamons  pas  contre  ceux  qui  l’exercent,  car,  ne  fussent-ils  que  deux, 
il  ne  font  pas  autre  chose  que  d’user  d’un  droit.  Demander  qu'on  les  place 
sous  l’empire  d’un  droit  commun,  c’est  commettre  une  erreur  de  mots, 
puisque  c’est  eux  qui  sont  sous  l’empire  du  droit  commun,  et  nous  qui  som- 
mes sous  l’empire  du  droit  exceptionnel. 

« Ainsi  l’égalité  devant  la  liberté  n’implique  pas  l’égalité  devant  la  res- 
triction : l’une  est  la  vérité,  l’autre  est  un  non-sens.  » 


560 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 


Quand  ces  excellentes  choses  auront  fait  leur  chemin,  alors  nous  aurons 
en  France  de  vrais  libéraux  et  une  vraie  liberté.  Jusque-là,  ce  grand  nom 
erre  sur  toutes  les  lèvres,  mais  il  ne  vit  pas  au  fond  des  cœurs,  et  c’est  avec 
un  profond  dégoût  qu’on  le  lit  tous  les  jours  invoqué,  tous  les  jours  trahi, 
dans  les  colonnes  de  journaux  de  toute  couleur  qui  sont  toujours  prêts,  les 
uns  à déserter  la  liberté,  les  autres  à lui  faire  violence. 

A la  fin  du  mois  d’octobre,  l’illustre  professeur  de  chimie,  M.  Dumas,  a fait 
connaître  dans  le  Moniteur  un  nouveau  procédé  d’analyse  chimique,  dû  à 
deux  savants  allemands,  MM.  Bunsen  et  Kirchhoff,  et  qui  tient  vraiment  du 
prodige.  Un  corps  écrit  dans  sa  flamme  les  éléments  dont  il  se  compose. 
Dispersez  par  le  prisme  le^  couleurs  et  les  ombres  d’un  rayon  de  soleil,  et 
vous  pouvez  en  conclure  lés  substances  qui  constituent  son  noyau.  Autant 
de  couleurs,  autant  de  substances.  Elles  sont  écrites,  comme  les  couleurs 
du  jeu  de  cartes  que  vous  tenez  dans  la  main,  dans  chacune  des  nuances  qui 
diaprent  et  diversifient  celte  ombre  fugitive  et  brillante  qu’on  appelle  une 
flamme.  Les  services  que  cette  merveilleuse  découverte  réserve  à la  science, 
les  analogies  qu’elle  Offre  à l’imagination,  nous  n’avons  pas  à les  dire.  Mais 
pourquoi  ne  peut-on  lire  ainsi  les  pensées  dans  les  paroles?  Pourquoi  ne 
peut-on  pas  analyser  la  couleur  des  journaux  ! Quel  malheur?  il  ne  suffit  pas 
de  jeter  le  Siècle  au  feu,  ce  qui  est  facile  et  si  tentant,  pour  lire  dans  sa 
flamme  le  fond  vulgaire  de  ses  secrètes  inspirations  ! 

Il  est  vrai  que  nous  avons  une  autre  pierre  de  touche;  voulez-vous  juger 
de  la  valeur  des  promesses  du  Siècle  et  de  ses  pareils?  Remarquez  la  direc- 
tion de  ses  conseils,  attendez-le  à la  première  occasion  de^  se  montrer  con- 
séquent. Il  est  pour  le  peuple,  pour  la  religion,  pour  l’association,  pour  la 
liberté.  Voilà  qu’on  attaque  une  association,  libre,  religieuse  et  populaire* 
Croyez-vous  qu’il  va  la  défendre?  Non,  c’est  lui  qui  la  dénonce,  qui  la  pour- 
suit, qui  l’enterre  ; s’il  pouvait,  il  la  frapperait  de  sa  main,  le  grand  héros 
de  liberté  ! . ..  Il  y a ainsi,  de  par  le  monde,  plus  d’un  farouche  ennemi  de  l’in- 
quisition sans  cesse  occupé  de  faire  appel  au  bras  séculier  pour  la  satisfac- 
tion de  ses  haines. 


III 

Le  temps  et  l’espace  nous  manquent,  sans  quoi  nous  aurions  aimé  à parler 
de  plusieurs  grands  intérêts  lointains  de  la  France,  qui  tiennent  dans  nos 
préoccupations  une  place  considérable.  C’est  au  loin  que  se  prépare  mainte- 
nant l’avenir  de  l’Europe,  de  la  civilisation,  du  christianisme. 

Nous  ne  saurions  répéter  assez  haut  de  quels  vœux  sympathiques  et  ar- 
dents nous  avons  suivi  et  nous  suivons  encore  le  drapeau  français  au  Liban, 
en  Chine,  en  Cochinchine,  à Madagascar,  au  Mexique. 

Les  nouvelles  du  Liban  sont  douloureuses,  et,  s’il  faut  en  croire  une  cor- 
respondance publiée  par  Y Ami  de  la  Religion  du  19  novembre,  lebey  Joseph 


567 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 

Karam  aurait  été  obligé  d’adresser  au  gouverneur  Daoud-Pacha  une  protes- 
tation contre  le  désarmement  et  les  vexations  imposées  aux  chrétiens,  aus- 
sitôt après  le  départ'des  Français. 

On  sait  quels  sont  nos  droits  et  nos  intérêts  à Madagascar.  Si  nous  les 
faisons  valoir,  à la  faveur  de  l’avénement  de  Racout,  successeur  de  la  reine 
llanavala,  préparé  à rinfïuence  chrétienne  et  française  par  nos  compatriotes, 
le  P.  Jouen,  MM.  Laborde  et  Lambert,  nous  pouvons  devenir  dans  ces 
mers  lointaines,  où  nous  possédons  la  Réunion,  Sainte-Marie,  Mayotte, 
Nossi-Bé,  la  puissance  prépondérante.  Or  nous  avons  tort  d’appeler  ces 
mers  lointaines;  après  le  percement  de  l’isthme  de  Suez,  elles  seront  à 
quelques  semaines  de  Marseille.  Ne  nous  laissons  pas  devancer  par  l’active 
Angleterre . 

L’expédition  pour  le  Mexique,  combinée  avec  l’Espagne  et  l’Angleterre, 
est  formidable,  tellement  formidable,  qu’on  se  demande  qui  elle  rencontrera 
devant  elle.  Si  elle  est  uniquement  destinée  à demander  justice  et  à rétablir 
l’ordre  dans  les  magnifiques  et  malheureuses  provinces  du  Mexique,  on  ne 
peut  qu’approuver  celte  exception  légitime  et  salutaire  âu  jjrétendu  principe 
de  non-intervention.  11  y a longtemps  que  des  politiques  prévoyants  ont  con- 
seillé à l’Europe  d’installer  une  monarchie  llorissante  en  face  de  la  répu- 
blique triomphante,  et  de  ne  pas  permettre  que  les  États-Unis,  mettant  en 
pratique  le  fameux  axiome  du  président  Monroé,  Y Amérique  aux  Améri- 
cains, s’emparassent  du  Mexique,  de  Panama,  de  Cuba,  des  Antilles,  par 
des  empiétements  successifs.  L’occasion  était  bonne,  et  l’Espagne  en  avait 
déjà  profité,  de  faire  voir  le  drapeavi  et  de  faire  sentir  l’ascendant  de  l’Eu- 
rope à l’Atnérique  du  Nord.  Mais  faut-il  croire  certains  journaux  anglais  qui, 
rapprochant  le  traité  relatif  au  Mexique  de  la  circulaire  de  M.  Seward,  pour 
la  mise  des  ports  en  état  de  défense,  et  de  l’envoi  d’une  flotte  fédérale  dans 
le  Sud,  ont  insinué  que  l’expédition  européenne  profiterait  d’un  incident 
facile  à faire  naître,  et  débloquerait  le  Sud,  afin  d’en  tirer  le  coton,  dont  la 
disette  désole  les  manufacturiers  anglais?  Nous  ne  voulons  pas  croire  à ce 
but  indirect  d’une  entreprise  qui  deviendrait  ainsi  entièrement  opposée,  se- 
lon nous,  ^’a  politique  et  aux  intérêts  de  la  France.  11  serait  facile  de  le  dé- 
montrer; mais  comment  croire  à cette  hypothèse? 

Les  nouvelles  de  la  Cochinchine  sont  assez  bonnes  ; celles  de  la  Chine 
meilleures  encore.  Nous  voudrions  citer  tout  entière  une  lettre  du  supérieur 
général  des  Missions,  insérée  en  tête  du  dernier  numéro  des  Annales  de  la 
Propagation  de  la  Foi , qui  atteste  les  heureux  résultats  de  l’expédition 
française  : « Les  résultats  du  traité  de  Pékin,  dit-il,  ont  dépassé  nos  espé- 
« rances;  notre  sainte  religion  est  enfin  sortie  de  ses  catacombes;  les  pré- 
« dicateurs  de  l’Évangile  se  montrent  au  grand  jour,  et  bientôt  des  églises, 
« surmontées  du  signe  sacré  de  notre  rédemption,  naguère  encore  traîné 
« dans  la  boue,  vont  s’élever  dans  toutes  les  provinces  du  vaste  empire  chi- 
« nois.  » Un  autre  missionnaire,  M.  Delarnare,  écrit  de  Tchen-Fou,  le  8 avril 


;>6î} 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 


1861  ; « J’ai  porté  vingt-sept  passe-ports,  destinés  aux  missionnaires  du  Zu- 
« Tchuen,  du  Yun-Nan,  du  Koui-Tcheou  et  du  Thibet,  depuis  le  1®’' dé- 

« cembre En  Chine,  chaque  voyageur  de  distinction  arbore  un  petit 

« drapeau,  sur  lequel  il  inscrit  ses  titres,  pour  faire  respecter  sa  personne 
« et  ses  bagages.  Mon  choix  ne  fut  pas  un  instant  douteux  ; j’arborai  les  cou- 
« leurs  nationales;  aucun  étendard  n’était  plus  capable  d’inspirer  le  respect, 
« et  j’étais  heureux  de  le  montrer  aux  populations  des  quatre  provinces 
« que  j’avais  à traverser  comme  un  signe  de  paix  et  un  gage  d’affranchis- 
« sernent.  Avec  les  missionnaires  catholiques,  le  drapeau  français,  bientôt, 
« aura  fait  pacifiquement  le  tour  de  toute  la  Chine.  » 

Voilà  de  quoi  nous  consoler  un  peu  de  tant  de  petites  misères  subies  par 
les  catholiques  en  France  ; mais  aussi  de  quoi  les  rendre  plus  singulières  ! 
Je  suppose  qu’un  mandarin,  préfet  du  Su -Tchuen  ou  du  Koui-Tcheou,  en- 
tretenant avec  notre  illustre  sinologue,  M.  Stanislas  Julien,  une  correspon- 
dance régulière,  lui  ait  demandé  : Que  font  en  ce  moment  mes  collègues 
les  mandarins  français,  les  préfets  de  l'Empire?  M.  Julien  lui  aura  répondu  ; 
Ils  sont  en  train  de  dissoudre  des  réunions  de  chrétiens  suspects.  — Tiens  ! 
se  sera  dit  avec  surprise  le  mandarin  chinois,  nous  sommes,  nous  autres, 
précisément  en  train  de  les  permettre  ! 

P.  S.  Au  moment  où  ces  pages  sont  mises  sous  presse,  une  dépêche 
télégraphique  de  Sorrèze  vient  d’éteindre  la  dernière  lueur  d’espérance  à la- 
quelle nous  voulions,  hier  encore,  obstinément  nous  rattacher.  Le  P.  Lacor- 
daire  a succombé  ce  matin,  22,  au  mal  cruel  dont  il  était  atteint  depuis 
plusieurs  mois.  Ce  que  perdent  avec  un  tel  homme  l'Église,  la  France,  la 
foi,  la  liberté  et  les  lettres,  bien  des  voix,  sans  doute,  s’élèveront  dans  le 
deuil  universel  pour  le  dire.  Pour  nous,  dont  le  P.  Lacordaire  a si  souvent 
honoré  les  travaux  en  les  partageant,  et  qui  avons  entendu  de  sa  bouche  la 
plus  brillante  expression  de  toutes  les  idées  qui  nous  sont  chères,  notre 
perte  est  sans  mesure,  et  nous  ne  trouvons  pas,  dans  cet  instant  de  saisis- 
sement, de  termes  pour  la  peindre.  Mais  le  Cm'respondant  compte  parmi  ses 
collaborateurs  des  amis  du  P.  Lacordaire,  ses  égaux  en  renommée,  associés 
à toutes  les  peines  de  sa  vie;  d’autres  ont  été  les  témoins  de  cette  fin  toute 
sainte  qui  l’a  si  dignement  couronnée  ; c’est  à ceux-là,  quand  ils  auront 
triomphé  de  leur  première  douleur,  de  nous  entretenir  de  ses  exemples  et 
de  ses  leçons.  C’est  un  devoir  qu’ils  ont  à remplir  envers  ceux  qui  survivent 
autant  qu’envers  celui  qui  n’est  plus  ; ils  ne  voudront  pas  y manquer. 

Le  Secrétaire  de  la  rédaction  .-  P.  Douhaibe. 

L'un  des  Gérants  : CHAULES  DOUNIOL. 


PARIS.  ’.m-.  SIKON  ÜAÇON  ET  COMP.  , RCB  II  FJtFÜRTH.  1. 


L’an  mil  huit  cent  soixante-un,  le  mercredi  dix-huit  décembre. 

Nous,  Armand  Marseille,  commissaire  de  police  de  la  ville  de  Paris, 
officier  de  police  judiciaire,  auxiliaire  de  M.  le  Procureur  impérial; 

En  exécution  des  instructions  de  M.  le  Préfet  de  police,  chargé  de 
la  direction  générale  de  la  sûreté  publique; 

Notifions  à M.  Douniol,  gérant  du  journal  le  Correspondant^  et  à 
M.  Victor  de  Laprade,  membre  de  l’Académie  française,  l’arrêté 
ministériel  ainsi  conçu  : 

« Le  Ministre,  secrétaire  d’État  au  département  de  l’Intérieur, 

« Vu  le  numéro  du  25  novembre  du  journal  le  Cop'espondant, 
« contenant  une  pièce  de  vers  intitulée  les  Muses  d’Etat,  sous  la 
« signature  de  M.  de  Laprade,  de  l’Académie  française; 

« Considérant  que  la  pièce  de  vers  susvisée  est  une  diatribe  inju- 
« rieuse  contre  l’ordre  de  choses  établi  et  contre  le  souverain  que  la 
« France  s’est  donné  ; 

« Considérant,  en  outre,  que  ces  attaques,  inspirées  par  un  déni- 
« grement  haineux,  ont  pour  but  évident  de  provoquer  au  mépris  des 
« institutions  impériales  et  de  porter  atteinte  au  respect  dû  au  chef 
« de  l’État  ; 

« Vu  l’article  32  du  décret  organique  de  la  presse  du  17  février 
« 1852  ; 

« Arrête  : 

« Art.  l®*".  Un  premier  avertissement  est  donné  au  journal  le  Cor- 
« respondant,  dans  la  personne  de  M.  Douniol,  gérant  de  cette  feuille, 

N.  SÊR.  T.  SIX  (lV®  de  DA.  COLLECT.)  4®  LIVRAISON.  25  DÉCEMBRE  1861.  38 


560 


AVERTISSEMENT. 


« et  dans  celle  de  M.  Victor  de  Laprade,  auteur  de  la  pièce  de  vers 
« incriminée. 

« Art.  2.  Le  Préfet  de  police,  chargé  de  la  direction  générale  de  la 
« sûreté  publique,  pourvoira  à l’exécution  du  présent  arrêté. 

« Fait  à Paris,  le  14  décembre  1861. 

« Le  Ministre  de  l’intérieur, 

« Signé  : F.  de  Persigny. 


« Pour  ampliation  : 

- « Le  Directeur  de  l’Imprimerie  et  de  la  Librairie, 

« Signé  : G.  Imhâus.  » 


Pour  copie  conforme  : 


Le  Préfet  de  police,  chargé  de  la  direction  générale  de  la  sûreté 
publique, 


Signé  : Boittelle. 


Et  pour  que  MM.  Douniol  et  V.  de  Laprade  n’en  prétendent  cause 
d’ignorance,  nous  leur  avons  laissé,  en  parlant  comme  il  est  dit  en 
l’original,  la  présente  copie  tant  de  l’arrêt  é ministériel  que  de  notre 
procès-verbal  de  notification,  les  prévenant  que  ledit  arrêté  devra  être 
inséré  en  tête  du  plus  prochain  numéro  du  journal. 

Le  Commissaire  de  police, 


A.  Marseille. 


( 


LE  NATURALISME 

DE  LA  RENAISSANCE 


I 

L’univers  visible  n’existe  pas  par  lui-même  et  pour  lui-même;  il  a 
son  principe  et  satin  dans  l’Esprit.  En  proclamant  un  Dieu  créateur  et 
distinct  de  son  œuvre,  le  christianisme  constate  ce  rôle  subordonné 
du  monde  extérieur  et  garantit  les  arts  des  excès  du  naturalisme. 

Pour  le  Créateur  ainsi  que  pour  l’homme,  la  nature  n’est  qu’un 
moyen  ; Dieu  se  manifeste  à l’homme  dans  la  nature,  l’homme  cherche 
Dieu  à travers  elle.  Toute  pensée  qui  s’arrête  à la  nature  sans  aller 
au  delà  a manqué  le  but.  L’artiste  qui  prend  pour  fin  de  son  art  la 
reproduction,  si  parfaite  qu’elle  soit,  du  monde  visible;  l’homme  qui 
prend  pour  fin  de  sa  vie  les  satisfactions  de  la  nature,  si  délicates 
qu’on  les  suppose,  méconnaissent  la  vraie  destination  de  l’art  et  celle 
de  la  vie. 

On  connaît  et  l’on  explique  mal  la  matière  si  l’on  s’obstine  à l’in- 
terpréter indépendamment  des  besoins  et  des  révélations  de  l’esprit. 
Dieu  seul  et  notre  âme  peuvent  nous  rendre  raison  de  la  nature  et  lui 
communiquer  la  poésie.  Ce  beau  livre  de  l’univers  n’est  qu’une  lettre 
morte  à qui  ne  cherche  pas  à lire  dans  le  monde  invisible. 

Mais,  si  la  création  n’est  entre  Dieu  et  nous  qu’un  intermédiaire,  si 
elle  n’est  que  la  figure  de  la  réalité  et  non  pas  sa  véritable  substance, 
le  symbole  transparent  de  l’être  et  non  pas  l’être  lui-même,  tout  frêle 


572 


LE  NATURALISME 


et  variable  que  soit  ce  milieu,  il  oppose  un  obstacle  infrancliissable  à 
qui  voudrait  ici-bas  plonger  directement  dans  la  vie  et  la  vérité  absolue 
sans  tenir  compte  des  enseignements  et  des  impérieuses  prescriptions 
de  la  nature.  Pas  d’artiste  si  pénétré  de  l’idéal  qui  puisse  l’exprimer 
sans  une  connaissance  approfondie  de  la  vérité  visible.  Pas  d’âme 
sainte  si  altérée  d’infini,  si  impatiente  de  la  possession  de  Dieu,  qui 
ne  doive  subir  les  lenteurs  et  les  fécondes  exigences  de  la  vie.  Tout 
voir  et  tout  chercher  dans  la  nature  est  une  erreur  monstrueuse  ; ne 
regarder  et  ne  désirer  qu’au  delà,  c’est  déserter  la  vie  réelle,  c’est 
abdiquer  toute  action  sur  ce  monde  où  nous  sommes  emprisonnés 
par  notre  corps,  sans  accélérer  d’une  heure  la  connaissance  et  la  pos- 
session d*une  autre  vie  et  d’un  autre  monde.  Les  retards,  les  travaux 
et  les  souffrances  de  notre  voyage  terrestre  sont  l’indispensable  prépa- 
ration de  nos  destinées  futures. 

Tant  que  l’on  reste  bien  convaincu  d’une  réalité  supérieure  à la 
réalité  sensible,  bien  pénétré  de  l’omniprésence  de  l’esprit  divin,  on 
peut,  sans  rien  risquer  de  sa  vie  morale,  se  plonger  dans  l’élude  de  la 
nature.  Le  moyen  âge  chrétien  a eu  dans  l’art  ses  accès  de  réalisme; 
la  familiarité  avec  la  nature  n’a  fait  courir  un  danger  à l’idéal  qu’à 
partir  du  moment  où  la  foi  religieuse  a faibli  dans  les  consciences. 

Il  n’y  pas  eu,  à l’issue  du  moyen-âge,  ainsi  qu’on  l’a  prétendu  de 
nos  jours,  une  brusque  invasion  du  sentiment  de  la  nature  dans  les 
âmes  jusque-là  murées  par  l’ascétisme,  et  comme  une  brusque  révé- 
lation. Mais,  à partir  du  seizième  siècle,  l’étude  du  monde  visible  s’est 
séparée  chaque  jour  davantage  de  la  pensée  du  monde  supérieur,  dont 
la  nature  n’est  que  la  forme  et  le  symbole.  Si  la  science  moderne,  à 
mesure  qu’elle  a grandi,  a paru  de  plus  en  plus  hostile  à la  religion, 
ce  n’est  pas  que  la  nature  plus  familièrement  étudiée  donne  à l’homme 
des  leçons  d’impiété;  les  schismes,  les  hérésies,  les  philosophies  dis- 
sidente, sont  précédé  les  temps  où  l’on  placerait  le  véritable  réveil  du 
sentiment  de  la  nature.  L’homme  porte  au  dedans  de  lui-même  le 
principe  de  ses  évolutions,  de  ses  erreurs  et  de  ses  chutes;  et,  depuis 
qu’il  est  sorti  de  l’Éden,  c’est  dans  son  propre  cœur  qu’il  a toujours 
cueilli  le  fruit  défendu.  La  nature  peut  être  l’occasion,  mais  non  pas 
l’instigatrice  de  nos  déchéances  ; loin  d’enseigner  le  matérialisme  et 
l’oubli  de  Dieu,  elle  nous  ramène  à chaque  instant  à la  pensée  de  l’in- 
visible. Toutes  les  idées,  tous  les  sentiments  légitimes,  peuvent  se 
développer  sans  s’exclure  dans  l’âme  humaine.  Ce  n’est  pas  l’accrois- 
sement des  sciences  de  la  nature  qui  a porté  le  premier  coup  à l’esprit 
religieux  ; la  foi  fléchissait,  avant  le  seizième  siècle,  par  des  causes 
tout  intérieures  aux  âmes  et  à l’Église  ; il  ne  faut  en  accuser  ni  la 
résurrection  des  lettres  antiques,  ni  les  découvertes  et  les  conquêtes 
de  cette  époque  dans  les  choses  de  la  nature. 


DE  LA  RENAISSANCE, 


II 

Un  seul  fait  a frappé  d’abord  les  esprits  dans  le  mouvement  de  la 
flRenaissance  et  lui  a donné  son  nom  : l’étude  ravivée  des  lettres  et  de 
sla  philosophie  helléniques.  Éhlouispar  le  soleil  de  la  Grèce,  les  contem- 
^porains  de  celte  aube  nouvelle  lui  ont  rapporté  toutes  leurs  lumières, 
set  ne  semblent  pas  se  douter  de  l’immense  révolution  qui  s’accomplit 
ç autour  d’eux  par  l’agrandissement  du  domaine  de  l’homme  sur  le 
jglobe  terrestre,  La  postérité,  jusqu’à  nos  jours,  a fait  comme  eux  ; 
i Homère,  Platon,  Phidias,  ont  paru  longtemps  les  seules  découvertes 
ide  la  Renaissance.  Ce  furent,  en  effet,  les  premières,  et  longtemps  les 
i seules,  qui  portèrent  des  fruits  dans  la  sphère  de  l’imagination.  Plus 
[tard  seulement  et  presque  de  nos  jours,  l’Amérique  et  l’Inde  devaient 
contribuer  au  renouvellement  de  la  pensée. 

Pour  les  philosophes,  pour  les  artistes  du  seizième  siècle,  la  Grèce 
retrouvée  fut  si  exclusivement  l’école  de  toute  science  et  le  sanctuaire 
de  toute  inspiration,  que  le  retour  même  à l’étude  du  monde  extérieur 
ne  se  fît  d’abord  qu’à  travers  les  doctrines  et  les  œuvres  de  l’antiquité. 
C’est  par  les  statues  antiques  que  les  peintres  furent  initiés  à l’intelli- 
gence du  modèle  vivant.  Les  poètes  ne  fréquentèrent  longtemps  les 
forêts,  la  mer,  les  jardins  et  les  terres  labourées  que  dans  les  descrip- 
tions de  Virgile  et  d’Homère,  En  France,  du  moins  jusqu’à  Bernardin 
de  Saint-Pierre  et  Chateaubriand,  les  lettrés  n’ont  jamais  fait  d’autres 
voyages,  essuyé  d’autres  tempêtes  et  d’autres  naufrages  que  ceux 
d’Ulysse  et  d’Énée, 

Merveilleux  triomphe,  mais  trop  exclusif,  de  la  muse  antique  : les 
voyageurs  de  YÉnéicle  et  de  V Odyssée  firent  oublier  pendant  trois  siè- 
cles, à nos  poètes,  Colomb  et  Vasco  de  Gama, 

C’était  là,  pourtant,  au  sein  de  ces  mondes  vierges  do  l’Amérique 
et  des  Indes,  que  devait  éclore  et  grandir  le  sentiment  moderne  de  la 
nature,  A part  Camoèns,  la  poésie  de  la  Renaissance  ne  porte  encore 
aucun  témoignage  de  cet  accroissement  du  chami>  des  contemplations 
de  l’âme.  Nul  ne  franchit  l’étroit  domaine  parcouru  par  la  muse 
ionienne  autour  du  Pinde  et  de  l’Œta  et  dans  les  campagnes  de  Sicile, 
Tout  va  se  développer  dans  les  lettres,  excepté  le  vrai  sentiment  de 
la  nature,  ajourné  de  trois  siècles  pour  la  France  et  presque  tout 
l’Occident, 

Un  ancien  monde  retrouvé,  un  nouveau  monde  découvert,  sont 


574 


LE  NATURALISME 


ainsi  opposés  l’un  à l’autre  dans  les  imaginations  pendant  la  Renais- 
sance. Tant  est  parfaite  et  si  profondément  humaine  cette  poésie  des 
Grecs,  que  le  vieux  monde  triomphe  par  elle  du  nouveau  ; il  faudra, 
pour  ébranler  le  sentiment  hellénique,  deux  faits  modernes  analogues 
à ceux  de  la  Renaissance  : la  découverte  de  la  poésie  de  l’Inde,  et  la 
prise  de  possession  par  nos  voyageurs-poëtes  de  ces  terres  nouvelles 
de  l’Amérique  et  de  l’Asie  qui,  pendant  trois  siècles,  n’avaient  été 
ouvertes  qu’au  génie  mercantile  ou  militaire. 


III 


La  poésie  qui  succède  en  France  à celle  du  moyen  âge  porte  encore  i 

— J,,  4.  Ii 


moins  de  traces  du  vrai  sentiment  de  la  nature  que  nos  vieilles  épo-  j 
pées  et  que  les  chansons  des  troubadours  et  des  trouvères.  Populaire  ^ 
ou  pèdantesque,  railleuse  ou  emphatique,  gauloise  ou  gréco-latine,  la  1 
muse  du  seizième  siècle  fréquente  peu  ces  régions  à la  fois  simples  et  | 
sérieuses,  religieuses  et  mélancoliques,  où  l'àme  s’imprègne  du  souffle  | 
poétique  de  la  création.  A nos  poètes,  depuis  Yillon  jusqu’à  Malherbe,  |j 
le  gros  rire  èt  les  grosses  joies  de  la  chair  cachent  la  sereine  beauté  du 
monde  visible  ; la  matière  voile  à leurs  yeux  la  nature.  \ 

Ailleurs,  les  splendides  peintures  des  maîtres  classiques  leur  font  | 
oublier  l’original  en  face  du  tableau  ; ils  ne  contemplent  les  grandes  j 
scènes  de  l’univers,  ils  ne  les  sentent,  ils  ne  les  décrivent  que  d’après  | 


ces  paysages  rétrécis;  et,  comme  toutes  les  imitations,  leurs  pages  ] 
sont  dépourvues  à la  fois  de  fraîcheur  et  de  vérité.  Un  petit  nombre  ' 
d’écrits  échappent  à ces  mensonges  depuis  le  Roman  de  la  Rose  jus-  1 
qu’à  celui  de  Y Astrée. 

Quelques  notes  printanières,  renouvelées  des  chansons  adressées 


au  mois  de  mai  par  les  troubadours,  rompent  seules,  dans  Charles 
d’Orléans,  l’ennuyeuse  monotonie  des  couleurs  allégoriques  mises  à 
la  mode  par  Jean  de  Meung;  une  seule  fois  peut-être,  dans  un  petit 


rondel  au  Renouveau,  le  royal  poète,  si  délicat,  du  reste,  et  si  élégant 
en  matière  d’amour  et  de  galanterie,  s’est  pris  directement  au  paysage, 
non  sans  doute  avec  un  sentiment  bien  sincère  et  bien  vif,  mais  avec 
certaine  grâce  et  certaine  fraîcheur  : 


Le  temps  a laissé  son  manteau 
De  vent,  de  froidure  et  de  pluie. 
Et  s’est  yestu  de  broderie , 

De  soleil  luisant,  clair  et  beau. 


DE  IA  RENAISSANCE. 


5‘:5 

Il  n*'y  a beste  ni  oiseau 

Qu’en  son  jargon  ne  chante  ou  crie. 

Le  Temps  a laissé  son  manteau 
De  vent,  de  froidure  et  de  pluie. 

Rivière,  fontaine  et  ruisseau 
Portent  en  livrée  jolie, 

Gouttes  d’argent,  d’orfèvrerie; 

Chacun  s’habille  de  nouveau; 

Le  Temps  a laissé  son  manteau 
De  vent,  de  froidure  et  de  pluie. 

Villon^  de  qui  Boileau  fait  dater  la  poésie  française,  et  qui  repré- 
sente, en  effet,  avec  un  certain  éclat,  ce  qu’on  a nommé  le  génie 
gaulois,  cette  raillerie  sans  fin,  ce  rire  cynique  nuancé  par  in- 
stants d’une  mélancolie  d’ivrogne,  Villon  n’a  que  faire  d’un  autre 
paysage  que  la  tonnelle  du  cabaret;  il  n^a  jamais  trempé  ses  pieds  ni 
ses  mains  dans  d’autre  ruisseau  que  ceux  des  rues  de  Paris  ; mais,  à 
défaut  de  la  poésie  de  la  nature,  que  son  genre  ne  comporte  pas,  il  a 
du  moins  un  sentiment  assez  vif  de  la  vérité  pittoresque  et  certains 
coups  de  pinceau  énergiques  qui  devancent  le  moderne  réalisme,  et, 
comme  lui,  affectionnent  les  peintures  grossières  et  repoussantes. 

La  mort  le  fait  frémir,  pallir. 

Le  nez  courber,  les  veines  tendre. 

Le  col  enfler,  la  chair  mollir, 

Joinctes  et  nerfs  croistre  et  étendre. 

Une  potence  ornée  de  cadavres  apparaît  fréquemment  dans  la 
perspective  de  ses  tableaux  : 


La  pluye  nous  a debuez  et  lavés 
Et  le  soleil  desséchés  et  noircis  ; 

Pies  et  corbeaux,  nous  ont  les  yeux  cavés 
Et  arraché  la  barbe  et  les  sourcils. 

Jamais  nul  temps  nous  ne  sommes  rassis. 

Puis  ça,  puis  la,  comme  lèvent  varie 
A son  plaisir,  sans  cesse  nous  charrie 
Plus  becquetez  d’oiseaux  que  dés  a coudre. 

C’est  encore  le  génie  gaulois,  mais  transporté  des  tavernes  de  la 
Basoche  dans  une  cour  polie  et  lettrée,  qui  fait  tous  les  frais  de  la 
poésie  de  Marot;  sans  être  jamais  ni  élevée  ni  passionnée,  son  inspi- 
ration est  toujours  franche  et  de  verte  allure.  Aimable  et  piquante, 
elle  remplace  par  la  grâce  et  la  vivacité  du  trait  ce  qui  lui  manque  du 
côté  du  sentiment.  Une  vie  de  souffrances  réelles  donne  aux  éclairs  de 
mélancolie  qui  traversent  le  cynisme  de  Villon  leur  teinte  sérieuse;  il 


57G 


LE  NATURALISME 


a parfois  le  rire  lugubre,  et  il  a trouvé  quelques  notes  d’une  émotion 
pénétrante.  La  gaieté  sans  amertume  de  Marot  est  celle  d’un  caractère 
aimable  et  peu  profond,  d'un  homme  accueilli  et  protégé,  et  n’ayant 
connu  que  des  souffrances  avouables.  Inférieure  par  l’émotion  à celle 
de  Villon,  sa  poésie  se  rachète  par  l’épanouissement  et  l’élégance  et 
par  une  insouciante  gaieté  que  n’entache  aucun  bas  instinct.  A tra- 
vers les  châteaux  et  les  cours,  pas  plus  que  Villon  dans  les  halles  et 
les  cabarets,  Marot  n’a  le  temps  ni  le  goût  et  guère  plus  d’occasion  de 
rencontrer  le  vrai  monde  champêtre  et  de  le  regarder  avec  les  yeux  de 
l’ame. 

Mais,  si  calme  et  si  raisonnable  qu’elle  soit,  son  imagination  franche 
et  sans  pédantisme,  son  caractère  heureux  et  sans  fiel,  le  rendent 
capable  de  sentir  par  leur  côté  gracieux  les  choses  de  la  nature  et  de 
les  peindre  sainement.  Encore  peu  enlichô,  et  assez  ignorant  de  l’an- 
tiquité, il  ne  verra  pas  du  moins  son  jardin,  sa  prairie  et  ses  paysans 
à travers  Théocrite  et  Virgile;  qu’il  aborde  une  fois  le  genre  pastoral, 
et  il  appellera  tout  simplement  ses  bergers  des  noms  de  Thenot  et  de 
Colin. 

COLIN. 

De  tes  chansons  plus  suis  émerveillé 
Qu'à  écouter  en  la  verte  campagne 
Dli  frais  matin,  le  linot  éveillé 
Ou  Teau  qui  bruit  tombant  cfune  montagne. 

THENOT. 

Le  rossignol  de  chanter  est  le  maître. 

Taire,  convient,  devant  lui  les  pivers; 

Aussi,  étant  là  où  lu  pourras  être. 

Taire  ferai  mes  chalumeaux  divers. 

Mais,  si  tu  veux  chanter  dix  fois  des  vers. 

En  déplorant  la  bergère  Loyse, 

Des  coings  aura  six  jaunes  et  six  vers. 

Les  mieux  sentant  qu'mon  vit  depuis  Moyse. 

COLIN. 

Mettez  vos  monts  et  pins  en  mon  chaloir, 

Venez  en  France,  ô nymphes  de  Savoie, 

Pour  honorer  celle  qui  fît  valoir 
Par  ses  vertus,  son  pays  et  sa  voie. 

Portez  rameaux  parvenus  à croissance. 

Laurier,  lierre  et  lys  blancs  honorés. 

Romarin  vert,  roses  en  abondance. 

Jaunes  soucis  et  bassinest  dorés, 

< Passe-veloux  de  pourpre  colorés. 

Lavande  fraîche,  œillets  de  couleur  vive, 

Aubepins  blancs,  aubepins  azurés. 

Et  toutes  fleurs,  de  grand’  beauté  naïve. 

Cette  beauté  naïve  ou  plutôt  cette  jeune^grâce  de  la  muse  de  Marot 
disparaîtra  sous  le  fard  classique,  duraiil  la  seconde  moitié  du  seizième 


DE  LA  RENAISSANCE. 


577 


siècle.  Mais,  sous  cette  influence  grecque  et  latine,  d’inappréciables 
richesses  nous  seront  préparées  par  Ronsard  et  son  école.  Sans 
compter  tout  ce  qu’ils  ont  fait  pour  ennoblir  la  langue,  fixer  la  pro- 
sodie, élever  l’inspiration  lyrique,  créer  le  vrai  style  de  l’ode  et  de 
l’épopée  et  préparer  celui  du  drame  héroïque;  sans  compter  tant  de 
chefs-d’œuvre  dans  l’élégie  amoureuse,  Ronsard  et  la  Pléiade,  en  ce 
qui  touche  au  sentiment  de  la  nature,  nous  offrent  les  pages  les  plus 
importantes  de  la  poésie  de  leur  siècle.  Ce  n’est  pas  seulement  dans 
les  quelques  pièces  dont  le  paysage  est  le  sujet  direct,  comme  certaines 
descriptions  de  la  campagne,  certaines  peintures  de  scènes  rustiques, 
ou  même  encore  dans  cette  belle  élégie  Contre  les  Bûcherons  de  la  forêt 
de  Gastines,  que  Ronsard  témoigne  de  l’âme  d’un  poète  et  des  yeux 
d’un  artiste  en  face  de  la  nature,  c’est  dans  l’ensemble  de  son  œuvre, 
dans  sa  manière  de  peindre  et  dans  tous  les  détails  de  son  style. 

On  trouverait  chez  lui,  sans  les  compter,  des  pièces  charmantes, 
comme  celle  A un  auhesjnn,  et  dont  l’amour  des  scènes  champêtres  a 
fait  toute  l’inspiration.  Ces  pièces  sont  nouvelles  dans  notre  poésie, 
non  pas  seulement  après  Villon  et  Marot  et  la  lignée  gauloise,  mais  en 
remontant  jusqu’aux  troubadours  provençaux.  Jamais,  avant  Ronsard, 
un  des  accidents,  si  gracieux  ou  si  grandiose  qu’il  fût  de  la  nature, 
n’avait  été  peint  dans  notre  langue  pour  lui-même  et  pour  sa  beauté 
propre.  C’était,  au  seizième  siècle,  une  création  tout  originale  qu’une 
pièce  comme  celle-ci  : 


Bel  aubespin  florissant. 
Verdissant 

Le  long  de  ce  beau  rivage , 

Tu  es  veslu  jusqu’au  bas 
Des  longs  bras 

D’une  lambrunche  sauvage. 

Deux  camps  de  rouges  fourmis 
Se  sont  mis 

En  garnison  sous  ta  souche. 

Dans  les  pertuis  de  ton  tronc. 
Tout  du  long. 

Les  avettes  ont  leur  couche. 

Le  chantre  rossignolet, 
Nouvelet, 

Courtisant  sa  bien-aimée. 

Pour  ses  amours  alléger. 

Vient  loger 

Tous  les  ans  en  ta  ramée 

Sur  ta  cyme  il  fait  son  ny 
Tout  uny 


578 


LE  NATURALISME 


De  mousse  et  de  fine  soye. 

Où  ses  petits  esclorront, 

Qui  seront 

De  mes  mains  la  douce  proye. 

Or  vy,  gentil  aubespin, 

Vy  sans  fin  ; 

Vy  sans  que  jamais  tonnerre. 
Ou  la  coignée,  ou  les  vents. 
Ou  les  temps, 

Te  puissent  ruer  par  terre. 


De  cette  odelette,  et  des  morceaux  analogues  chez  Ronsard  et  ses 
amis,  date  le  paysage  comme  genre  distinct  dans  la  poésie  française. 
Mais  c'est  surtout  dans  la  mise  en  scène  de  tous  les  sujets  poétiques 
et  dans  les  conditions  de  son  langage  que  Ronsard  se  montre  nova- 
teur. Une  transformation  complète  du  style  s'est  opérée  entre  Marot  et 
lui;  et  cette  transformation  ne  provient  pas  moins  du  sentiment  de  la 
nature  que  de  l’élude  des  anciens. 

Il  faut  le  reconnaître  pour  être  exact,  c’est  par  les  anciens  que  Ron- 
sard et  tout  le  seizième  siècle  ont  été  initiés  à la  nature.  Mais,  con- 
duit par  Homère,  Anacréon  et  Virgile,  en  face  du  monde  champêtre, 
Ronsard  l’aima  bientôt  pour  lui-même,  et  sut  le  peindre  sans  copier 
les  Latins  et  les  Grecs.  Par  leur  abondance,  leurs  vives  couleurs  et 
leur  vérité,  les  comparaisons  et  les  images  que  prodigue  Ronsard  en 
toute  occasion  font  de  lui  dans  le  style  un  créateur  sans  précédents 
chez  nous.  Le  premier  il  a compris  la  valeur  poétique  et  pittoresque 
des  accidents  du  paysage,  et  le  parti  qu’ôn  pouvait  tirer  de  la  forme, 
de  la  couleur  et  de  la  vie  matérielle  pour  l’expression  plus  saisissante 
du  monde  moral. 

Les  exemples  fourmillent  chez  lui  de  splendides  et  transparentes 
métaphores,  de  figures  hardies  et  profondément  prises  sur  le  vif.  Dis- 
ciple des  anciens  dans  cet  art  des  images,  il  y devient  maître  et  créa- 
teur; il  prend  ses  comparaisons,  ses  traits  pittoresques,  ses  descrip- 
tions, non  point  dans  la  tradition  classique  et  dans  les  livres  grecs, 
mais  dans  la  nature  qu’il  voit,  dans  nos  campagnes,  à nous,  dans  notre 
paysage  de  France.  11  ne  se  contente  pas,  comme  les  classiques  qui  le 
suivront,  d’accommoder  à tous  les  sujets  une  douzaine  de  comparai- 
sons transcrites  de  Virgile  et  d’Homère;  il  regarde  autour  de  lui,  il 
sait  voir,  il  sait  découvrir;  ses  figures  et  ses  couleurs  germent  dans 
notre  sol;  il  ne  transplante  pas  dans  l’Ile-de-France  et  la  Touraine 
la  Faune  et  la  Flore  de  l’Italie  et  de  la  Grèce.  C’est  là  surtout,  dans 
cette  vérité  pittoresque,  et,  si  l’on  peut  le  dire,  dans  cette  natio- 
nalité de  ses  couleurs,  qu’éclate  la  richesse  supérieure  de  son  imagi- 


DE  LA  RENAISSANCE.  579 

f nation  quand  on  le  compare  aux  poëtes  réformés  à partir  de  Mal~ 
herbe - 

Ceux-ci  décidément  n’ont  jamais  vu  d’arbres,  de  fleurs  et  de  fon- 
taines que  dans  les  hexamètres  latins;  ils  placeraient  au  besoin  les 
oliviers  de  l’Attique  dans  les  plaines  de  la  Beauce,  et  feraient  bondir 
les  lions  dans  la  forêt  de  Fontainebleau,  en  mémoire  de  celle  de  Né- 
mée.  Tout  le  pittoresque  du  dix-septième  siècle  est  défrayé  par  quel- 
ques images  empruntées  d’abord  du  grec  par  les  Latins  et  trans- 
portées chez  nous  d’un  sujet  dans  un  autre  pour  les  usages  les  plus 
divers. 

L’exception  que  demande  la  Fontaine  traducteur,  dans  son  admi- 
rable langue,  des  apologues  et  fabliaux  des  quinzième  et  seizième 
siècles,  est  moins  notable  qu’on  ne  l’a  faite  dans  ces  derniers  temps;  et 
l’on  pourrait  soutenir  que,  de  Ronsard,  à André  Chénier,  la  cou- 
leur prise  sur  nature,  et  le  pittoresque  proprement  dit,  se  sont  à peine 
montrés  dans  le  vers  français. 

Mais,  quoique  Ronsard  et  la  Pléiade  soient  dans  tout  notre  seizième 
siècle  les  seuls  qui  témoignent  d’une  certaine  attention  donnée  à la 
nature,  leur  sentiment  du  monde  extérieur  ne  pénètre  guère  au  delà 
du  pittoresque  proprement  dit  et  de  ce  qui  est  nécessaire  pour  colorer 
et  animer  le  style.  C’est  par  les  Grecs  qu’ils  ont  été  instruits  à la  ré- 
colte des  belles  images,  et  leur  travail,  dans  la  sphère  champêtre,  ne 
dépassera  pas  les  limites  que  la  muse  d’Homère  s’est  assignées.  La 
nature  à leurs  yeux  reste  toujours  subordonnée  à l’homme,  ils  ne 
cherchent  dans  le  paysage  qu’un  simple  ornement,  un  fond  plus  ou 
moins  varié  et  lumineux  sur  lequel  doit  se  détacher  la  figure  humaine. 

Ils  n’aperçoivent  dans  la  nature  ni  sa  vie  pi'opre,  ni  l’élément  divin, 
la  pensée  qui  forme  sa  substance.  Ils  s’en  tiennent  à ce  qui  chez  elle 
diminue  le  moins  l’importance  de  l’homme,  à sa  forme,  en  tant  qu’elle 
peut  traduire  notre  propre  pensée,  mais  sans  y chercher  l’expression 
d’un  monde  supérieur. 


IV 

Il  y a bien  des  nuances  et  des  degrés  divers  dans  les  impressions 
que  nous  fait  éprouver  la  nature;  déterminons  leur  place  sur  l’é- 
chelle poétique.  Au  moment  d’assister  près  du  berceau  de  la  musique 
à l’éclosion  du  plus  moderne  des  arts,  de  la  nouvelle  et  suprême  forme 
du  sentiment  de  la  nature,  nous  devons,  avant  de  caractériser  cette 
révolution  qui  date  du  seizième  siècle,  établir  certaines  distinctions 


580 


LE  NATURALISME 


métaphysiques  en  les  appropriant  à la  classification  des  arts,  qui  sup- 
pose toujours  une  classification  de  nos  facultés  et  de  nos  sentiments. 

L’histoire  des  arts  est  l’histoire  même  des  divers  états  de  notre 
âme,  qui  comportent  tous  une  expression  différente,, qui  ont  tous  leur 
langage,  c’est-à-dire  leur  art  particulier,  et  qui  tous  correspondent 
à une  certaine  façon  de  comprendre  le  monde  extérieur. 

Le  sentiment  de  la  nature  le  plus  profond,  le  plus  religieux,  est 
celui  qui  s’adresse  en  elle,  à la  substance  même,  c’est-  à-dire  à la  pen- 
sée, à la  volonté  divine.  Sentir  et  adorer  Dieu  dans  la  nature,  c’est 
l’instinct  des  races  et  des  sociétés  primitives;  et  ce  sentiment  trouve 
sa  forme  dans  le  plus  ancien,  le  plus  religieux,  le  plus  noble  de  tous 
les  arts,  l’architecture.  Comme  l’architecture  renferme  et  subor- 
donne tous  les  autres  arts,  le  sentiment  du  divin  dans  la  nature  com- 
prend toutes  les  formes  légitimes  de  la  contemplation  du  monde  exté- 
rieur. 

Selon  les  époques,  selon  le  degré  de  pureté  de  la  doctrine  reli- 
gieuse, cet  art  incline  vers  tel  ou  tel  mode  plus  ou  moins  noble,  plus 
ou  moins  héroïque;  tantôt  c’est  l’homme  ou  le  demi-dieu,  tantôt  c’est 
le  monde  animal  ou  végétal  qui  lui  fournissent  ses  principaux  motifs 
et  ses  ornements  : il  fait  la  place  plus  grande  soit  à la  sculpture,  soit 
à la  peinture,  soit  à la  musique. 

La  nature  peut  être  envisagée,  abstraction  faite  de  la  pensée  divine 
qui  en  est  le  support  et  comme  la  substance,  sans  tenir  compte  des 
révélations  qu’elle  nous  apporte  sur  l’être  en  lui-même,  en  dehors 
par  conséquent  de  tout  symbolisme  religieux.  L’artiste,  sans  se  péné- 
trer de  ce  qui  fait  la  vie  propre  de  la  création,  de  ce  qui  la  sépare  et 
de  Dieu  et  de  l’homme,  de  ce  qui  constitue  ses  harmonies  à elle,  peut 
n’y  voir  qu’un  théâtre,  un  domaine  préparé  pour  l’homme,  un  fond 
de  tableau  pour  cette  figure  souveraine.  Négligeant  alors  et  l’idée  de 
la  substance  par  où  la  nature  tient  à Dieu,  et  l’idée  de  la  vie  qui  semble 
la  constituer  indépendante,  l’artiste  s’attache  à la  seule  forme  des 
choses  étudiées  pour  elles-mêmes  et  pour  le  seul  amour  de  la  beauté 
pure.  Tel  est  le  sentiment  qui  se  réfléchit  dans  la  sculpture  et  dans  la 
peinture,  affranchit  ces  deux  arts  des  traditions  hiératiques  et  leur 
donne  en  dehors  des  temples  leur  destination  et  leur  objet.  C’est  là, 
si  l’on  peut  s’exprimer  ainsi,  la  phase  humaine  du  sentiment  de  la 
nature,  celle  qui  caractérise  l’antiquité  classique  et  se  prolonge  après 
la  Renaissance  jusqu’au  dix-huitième  siècle.  Cet  âge  saisit  l’homme 
au  point  où  l’ont  laissé  les  religions  de  l’Égypte  et  de  l’Inde,  et  le 
conduit  à travers  l’hellénisme  et  le  christianisme  jusqu’à  l’époque 
de  dissolution  religieuse  dont  la  Révolution  française  est  le  prélude. 

Mais,  dans  cette  façon  de  sentir  qui  subordonne  pleinement  la  nature 
à l’homme  et  le  paysage  à la  figure  humaine,  il  y a deux  modes  bien 


DE  LA  RENAISSANCE. 


381 


distincts,  correspondant  à deux  manières  d’étre  de  l’homme.  Ne  faut-il 
pas  reconnaître  dans  l’homme  et  un  animal  et  un  dieu,  ou,  pour  être 
plus  exact,  un  demi -dieu  et  une  demi-brute?  Vérité  qui  se  traduit  dans 
l’histoire  par  l’existence  du  héros  ou  du  saint  et  par  celle  de  l’homme 
vulgaire.  L’histoire  de  toutes  les  sociétés  a sa  période  héroïque  avant 
d’avoir  sa  période  humaine;  chacune  de  ces  périodes  trouve  son  in- 
terprète plus  particulier  dans  l’un  des  deux  arts  plastiques  : la  sculp- 
ture reproduit  le  demi-dieu,  la  peinture  représente  l’homme  dans  ce 
qu’il  a de  plus  variable,  de  moins  religieux,  de  moins  idéal.  Or,  par 
analogie  avec  ce  degré  du  sentiment  de  la  nature  auquel  ils  corres- 
pondent, les  deux  arts  plastiques  regardent  à laTois  et  du  côté  de  l’art 
supérieur,  l’architecture,  expression  de  la  pensée  religieuse,  et  du 
côté  de  l’art  inférieur,  la  musique,  interprète  de  la  passion  et  de  la 
sensibilité  sans  liberté!  La  statuaire  est  encore  un  dérivé  de  l’archi- 
tecture et  participe  de  sa  solidité  et  de  sa  grandeur,  comme  le  héros 
participe  de  la  grandeur  divine.  La  peinture  entre  déjà  par  les  colo- 
ristes et  tombe  tout  en  plein  par  les  paysagistes  purs  sous  la  dépen- 
dance de  l’art  musical.  Là  ne  se  combinent  plus  des  pensées,  des 
sentiments  libres,  des  formes  éternelles,  mais  des  valeurs  toutes  rela- 
tives, des  tons  et  des  nuances  subordonnés  à la  place  qu’ils  occupent, 
des  harmonies  et  des  chiffres  régis  par  leurs  lois  indépendantes  de 
l’ordre  moral. 

Qu’on  le  sache  bien,  aujourd’hui  que  la  musique  a saisi  la  prépon- 
dérance, cet  art  est,  dans  son  essence  et  sitôt  qu’il  a conquis  sa  liberté, 
le  plus  sensuel  et  par  cela  môme  le  plus  envahissant  et  le  plus  dan- 
gereux de  tous  les  arts,  celui  qui  devrait  être  tenu  vis-à-vis  des  autres 
dans  la  plus  stricte  soumission.  C’est  un  art  antihéroïque  et  antiso- 
cial; la  musique  livrée  à elle-même  est  un  dissolvant;  elle  n’a  pas 
son  type,  comme  l’architecture,  dans  l’idée  de  Dieu,  comme  la  sta- 
tuaire et  la  grande  peinture,  dans  la  personnalité  humaine,  en  qui  la 
liberté  subsiste  toujours  à défaut  de  l’héroïsme  : la  musique  se  rap- 
porte directement  au  monde  matériel  ; elle  exprime  simplement  les 
rhythmes  et  les  palpitations  de  la  vie.  Avec  elle  s’introduit  et  domine 
dans  l’art  le  mode  le  plus  étroit  du  sentiment  de  la  nature,  celui  qui 
ne  tient  compte  ni  de  l’âme  ni  de  Dieu;  son  effet  est  physiologique 
plutôt  que  moral;  elle  sollicite  en  nous  par  les  nerfs  le  principe  vital 
et  jamais  l’âme  par  les  idées. 

Nous  la  voyons  naître  au  seizième  siècle,  au  moment  où  la  foi 
chrétienne  s’affaiblit,  où  meurt  l’héroïsme  chevaleresque  avec  la  féo- 
dalité, où  la  Réforme  prélude  à la  Révolution,  où  l’avénement  du  tiers 
état  prépare  la  démocratie. 

Applicables  à la  philosophie  de  l’histoire,  ces  théories  le  sont  éga- 
lement aux  plus  minces  questions  littéraires,  et  nous  ramènent  sans 


582 


LE  NATURALISME 


autre  transition  à notre  poésie  française  du  seizième  siècle  et  à l’école 
de  Ronsard.  Cherchons  à caractériser  d’un  de  ces  mots  dont  nous  ve- 
nons de  déterminer  le  sens,  ce  nouveau  mode  du  sentiment  de  la 
nature,  qui  nous  semble  introduit  chez  nous  par  les  poètes  de  la  Re- 
naissance et  dont  le  développement  reste  ajourné  dans  notre  littéra- 
rature  jusqu’à  la  fin  du  dix-huitième  siècle.  Ronsard  et  ses  amis  sont 
avant  tout  des  élèves  de  l’antiquité;  ils  en  gardent  encore  en  partie  le 
génie  héroïque.  Mais  les  rares  paysages  qu’ils  donnent  pour  fond  à 
leurs  tableaux  ont  déjà  une  valeur  par  eux-mêmes;  ils  ne  sont  plus 
de  famille  sculpturale;  la  vraie  peinture  y apparaît  déjà,  elle  éclate 
dans  les  détails  du  style,  dans  les  comparaisons,  les  métaphores,  les 
épithètes  pittoresques.  Le  paysage  de  genre  est  déjà  né  sous  le  pin- 
ceau de  Ronsard,  comme  on  le  voit  dans  mainte  pièce,  notamment 
celle  un  aubespin;  et  par  lui  la  poésie,  en  France,  a marqué  sa  pre- 
mière étape  de  l’ordre  héroïque  à l’orde  naturaliste  et  musical. 


V 

Quoique  l’Italie  soit  le  point  de  départ  du  mouvement  de  la  Renais- 
sance, sa  littérature  s’estpréservée  des  excès  du  naturalisme.  Les  grands 
poètes  de  Fltalie  au  seizième  siècle  subissent  moins  que  les  nôtres  l'in- 
fluence naissante  du  paysage.  On  s’étonne  ainsi  de  trouver  qu’à  la  veille 
du  siècle  de  Louis  XIV,  où  le  sentiment  delà  nature  disparaîtra  si  com- 
plètement de  notre  poésie  devant  celui  de  la  beauté  morale,  l’imagi- 
nation française,  si  peu  portée  par  elle-même  à s’occuper  d’autre 
chose  que  de  l’homme,  ait  fait  au  paysage  plus  de  concessions  que  la 
littérature  italienne,  à l’époque  où  les  peintres  vénitiens  laissaient 
prendre  au  monde  extérieur  la  prépondérance,  et  où  le  matérialisme 
débordait  par  tant  de  côtés  dans  leur  pays. 

Il  faut  s’attacher,  comme  nous  le  faisons  dans  ce  moment,  à une 
question  toute  spéciale,  pour  oser,  ne  fût-ce  qu’un  moment,  mettre 
en  parallèle  notre  Ronsard  et  ses  contemporains  avec  des  poètes 
comme  l’ Arioste  et  le  Tasse.  Et  cependant, — étrange  destinée  des  noms 
littéraires  ! — le  Tasse  enviait  un  moment  la  gloire  de  Ronsard,  et 
venait  lui  rendre  hommage  dans  un  voyage  de  France,  comme  on  eût 
fait  plus  tard  à Voltaire  ou  à Chateaubriand. 

C’est,  du  reste,  par  la  supériorité  même  de  leur  génie,  essentielle- 
ment épique,  que  les  auteurs  du  Roland  et  de  la  Jérusalem  échappent 
à cette  séduction  de  la  nature  à laquelle  se  livre  parfois  Ronsard. 


DE  LA.  RENAISSANCE. 


583 


L’auteur  de  la  Franciacle  vaut  surtout  dans  l’élégie  et  s’y  montre  vrai- 
ment grand  poëte.  Moins  un  genre  est  héroïque,  plus  il  comporte  la 
préoccupation  du  monde  extérieur.  L’âme  humaine,  peinte  dans  les 
grandes  proportions  du  saint  et  du  demi-dieu,  ne  laisse  plus  autour 
d’elle  qu’une  faible  importance  au  paysage. 

Quand  on  relit  l’épopée  de  l’Arioste  et  celle  du  Tasse,  avec  les  habi- 
tudes d’esprit  que  nous  devons  à soixante  ans  de  poésie  descriptive, 
on  s’étonne  de  la  rareté,  nous  pourrions  dire  de  l’absence  totale  du 
paysage.  Dans  un  sujet  où  la  fantaisie  avait  aussi  libre  carrière  que 
dans  le  poëme  de  TArioste  ou  celui  du  Tasse,  comme  un  poëte  venu 
après  Bernardin  de  Saint-Pierre  et  Chateaubriand  eût  prodigué  les 
tableaux  de  la  nature  et  les  symphonies  pittoresques!  Bien  de  pareil 
dans  le  Roland  ou  la  Jérusalem  ; jamais  la  peinture  des  sites  n’y  usurpe 
un  moment  l’attention,  concentrée  tout  entière  sur  les  personnages; 
très-souvent  le  lieu  de  l’action  est  à peine  indiqué  en  quelques  syl- 
labes; comme  sur  le  théâtre,  dans  son  enfance,  un  poteau  avec  ces 
mots  : Ceci  est  une  for  est,  remplaçait  tout  l’appareil  décoratif  des 
drames  de  nos  jours.  C’est  plutôt  dans  la  description  des  costumes, 
des  armures,  des  palais,  surtout  dans  celle  des  beaux  visages  et  des 
belles  formes  humaines,  que  se  fait  sentir  l’influence  naissante  du 
génie  de  la  couleur  et  du  matérialisme  pittoresque,  et  que  l’on  devine 
le  voisinage  de  l’école  vénitienne.  Mais  le  paysage  proprement  dit  est 
encore,  dans  les  tableaux  de  ces  deux  poëtes,  à cet  état  de  sévère 
subordination  où  le  retiennent  les  maîtres  religieux  de  Florence,  de 
rOmbrie  et  Raphaël  lui-même.  Le  site  est  esquissé  à grands  traits 
autour  des  personnages,  parce  qu’il  faut  bien  que  les  pieds  du  héros 
se  posent  quelque  part.  Mais  sous  leur  teinte  d’uniforme  azur,  dans 
leurs  lignes  élégantes,  calmes  et  idéales,  destinées  à échapper  au  re- 
gard plutôt  qu’à  le  solliciter,  ces  paysages  sans  modèle  ne  trahissent 
pas  le  moindre  souci  de  la  vérité  locale.  Le  poëte  les  a tirés  du  ca- 
ractère de  ses  héros  plutôt  que  de  la  nature  elle-même.  Le  monde 
extérieur  n’est  là  qu’un  accessoire  de  leurs  sentiments  et  de  leurs 
actes;  il  ne  devient  jamais  une  source  d’inspiration  originale.  Quelles 
que  soient  la  grâce  de  ces  perspectives  et  l’harmonie  de  leurs  couleurs, 
le  paysage,  dans  ces  épopées,  est  vu  pour  ainsi  dire  à l’état  abstrait, 
sans  rien  d’individuel  et  par  conséquent  de  franchement  pittoresque; 
il  est  esquissé  dans  ses  linéaments  primitifs. 

Dans  l’Arioste  et  dans  le  Tasse,  comme  dans  Giotto,  Gozzoli,  Péru- 
gin,  André  del  Sarte  et  Raphaël,  le  sentiment  de  la  nature  en  est  en- 
core à son  époque  héroïque  et  sculpturale;  la  peinture  n’y  vise  pas 
plus  à la  couleur,  à l’expression  individuelle  des  sites,  à la  physiono- 
mie propre  du  monde  extérieur,  que  ne  l’a  fait  la  sculpture  elle-même 
lorsque,  dans  sa  corruption  première  et  par  une  abusive  extension  du 


584 


LE  NATURALISME 


bas-relief,  elle  a voulu  se  prendre  à la  représentation  du  paysage. 

Dès  le  quinzième  siècle  et  dans  les  plus  beaux  jours  de  l’austérité 
florentine,  le  premier  souffle  du  naturalisme  avait  touché  l’art  qui  se 
refuse  le  plus  à représenter  autre  chose  que  l’homme,  l’art  héroïque 
par  excellence,  la  statuaire.  Le  paysage  apparaît  sur  les  fameuses 
portes  de  bronze  du  Baptistère  de  Saint-Jean;  le  chef-d’œuvre  de  Ghi- 
bertî,  dangereux  modèle  pour  les  sculpteurs,  empiète  sur  le  domaine 
de  la  peinture,  et  marque  une  sorte  de  transition  et  de  compromis 
entre  les  deux  grands  arts  plastiques.  La  peinture  et  la  poésie  imite- 
ront plus  lard  cet  exemple,  par  leur  ambition  à reproduire  ce  qui  est 
du  domaine  propre  de  la  musique.  Mais  chez  les  grands  peintres  reli- 
gieux et  chez  les  grands  poètes  épiques  des  premiers  temps  de  la 
Renaissance,  le  sentiment  de  la  nature  restera  toujours  subordonné 
au  génie  héroïque,  et  leurs  paysages  ne  dépasseront  pas  les  conditions 
du  bas-relief.  Ce  qui,  dans  Ghiberti,  est  une  première  atteinte  portée 
à la  sévérité  de  la  statuaire,  n’est,  chez  l’Arioste  et  Raphaël,  qu’un 
légitime  et  nécessaire  usage  des  droits  de  la  poésie  et  de  la  peinture. 

Le  seul  Arioste,  dans  la  glorieuse  famille  que  nous  venons  de  citer, 
emporté  par  sa  libre  et  voluptueuse  fantaisie,  conduira  la  description 
jusqu’à  ces  limites  où  le  pittoresque  devient  un  danger.  Les  somp- 
tueuses draperies  et  les  chairs  splendides  arrêteront  parfois  trop  lon- 
guement son  pinceau  rival  du  Titien.  Mais  là  se  bornera  son  natura- 
lisme : il  conserve  à la  personne  humaine,  sinon  toute  sa  majesté 
religieuse,  au  moins  son  héroïsme  et  sa  royauté  sur  les  choses.  Ce 
merveilleux  poëte,  le  plus  grand  peut-être  de  l’Italie,  le  seul  de  l’Europe 
moderne  qui,  pour  l’invention,  puisse  être  opposé  à Sliakspeare,  s’est 
montré  dans  sa  capricieuse  épopée  'plus  sévère  pour  les  fantaisies  du 
naturalisme,  mieux  armé  contre  la  sirène  musicale,  que  le  grand  tra- 
gique anglais  dans  certains  de  ses  drames,  et  dans  un  genre  à qui 
semble  interdite  toute  autre  peinture  que  celle  de  l’homme. 

Ce  n’est  donc  point  par  l’exubérance  du  sentiment  poétique  qu’é- 
clate au  seizième  siècle  ce  naturalisme  qui,  combiné  avec  l’imitation 
classique,  vient  accélérer  en  Italie  le  progrès  et  la  décomposition  des 
arts.  L’équilibre  y est  rompu  d’abord  entre  la  chair  et  l’esprit,  plutôt 
qu’entre  l’homme  et  la  nature  ; le  mot  de  matérialisme  est  celui  qui 
convient  le  mieux  à la  révolution  qui  s’opère  alors  dans  la  peinture 
et  qui  commence  dans  la  poésie.  L’art  italien  de  la  Renaissance  prodi- 
gue les  nudités,  s’inspire  avec  amour  de  l’anatomie  à la  suite  de  Michel- 
Ange,  inaugure  avec  les  Vénitiens  le  paysage  et  le  règne  de  la  couleur; 
il  substitue  peu  à peu  l’excitation  des  sens  à l’émotion  de  l’esprit. 
Mais,  si  c’est  l’homme  sensuel  au  lieu  de  l’homme  moral,  c’est  tou- 
jours l’homme  en  lui-même  qui  reste  l’objet  exclusif  de  ses  préoccu- 
pations. Tout  le  génie  italien  est  empreint  d’une  forte  individualité. 


DE  LA.  RENAISSANCE.  585 

jusque  dans  la  plus  grossière  décadence;  tant  il  est  étranger  à la 
rêverie  des  races  du  Nord  et  de  l’Orient  et  incapable  de  se  laisser 
absorber  dans  ces  contemplations  du  monde  extérieur,  où  la  person- 
nalité s’oublie  en  face  de  l’infini  I On  sent  que  cet  art  est  profondé- 
ment imbu  du  paganisme  des  Grecs  et  de  l’implacable  héroïsme  des 
Romains.  L’imagination  italienne  a pu  se  vautrer  dans  la  matière, 
elle  ne  se  répandra  jamais  pleinement  au  sein  de  la  nature  ; elle  en 
ignore  les  côtés  divins,  n’explorant  que  la  région  la  plus  voisine  de 
l’homme,  celte  chair  qui  adhère  si  étroitement  à notre  personnalité, 
qu’elle  semble  se  confondre  avec  elle. 


VI 


Pour  que  le  vrai  sentiment  de  la  nature,  l’amour  du  paysage,  l’ex- 
pression des  harmonies  du  monde  extérieur,  prenne  une  plus  grande 
place  dans  la  poésie,  il  faut  que  la  nature  elle-même,  le  globe  que 
nous  habitons,  les  régions  célestes  qui  nous  entourent,  se  soient  agran- 
dis au  regard  et  dans  les  imaginations  des  peuples,  à la  suite  des 
grands  voyages  ou  des  grandes  inventions  astronomiques. 

On  peut  en  toute  exactitude  affirmer  que  chaque  développement 
du  sentiment  de  la  nature  depuis  le  moyen  âge  correspond  à quelque 
pérégrination  sur  une  terre  inconnue,  à quelque  navigation  de  la 
pensée  à travers  des  astres  nouveaux . 

L’épopée  de  Camoëns,  inspirée  des  découvertes  de  Vasco  de  Gama 
et  des  premiers  éblouissements  d’une  âme  européenne  en  face  du 
paysage  oriental,  est  le  plus  ancien  monument  de  notre  poésie  chré- 
tienne où  la  nature  tienne  une  grande  place  et  joue  un  rôle  indépen- 
dant. Inhérent  au  sujet  lui-même,  imposé  au  poète  par  la  scène  où 
se  passe  l’action,  ce  caractère  des  Lusiacles  n’en  est  que  plus  frap- 
pant. Camoëns,  pas  plus  que  l’Arioste  et  le  Tasse,  n’est  un  génie  con- 
templatif et  rêveur  imprégné  de  panthéisme  comme  le  génie  allemand. 
Il  a fallu  cette  splendeur,  cette  nouveauté,  cette  immensité  du  monde 
qu’il  a parcouru  pour  le  forcer  à s’arrêter  un  instant  dev^mt  le  pay- 
sage, pour  détourner  son  attention  des  faits  héroïques  et  des  grands 
tableaux  de  l’histoire.  Plus  entièrement  que  les  deux  épiques  italiens 
de  la  Renaissance,  Camoëns  est  un  génie  héroïque;  son  œuvre  reflète 
sa  vie  elle-même,  la  plus  errante  et  la  plus  tourmentée  entre  toutes 
les  vies  de  poëte.  Nulle  part  mieux  que  dans  les  Lusiades  ne  revit  la 
grande  épopée  antique  à la  façon  de  VOdyssée.  Camoëns  dispose  plus 
librement  que  ses  rivaux  du  temps  et  de  l’espace  ; ce  n’est  pas  en 

Décembre  1861.  59 


586 


LE  NATURALISME 


vain  qu’il  a parcouru  plus  de  pays  et  visité  comme  le  vieil  Homère  des 
multitudes  de  peuples  et  de  villes. 

Une  secrète  affinité  d’esprit  avec  les  anciens,  plus  encore  que  l’en- 
gouement commun  à tous  les  hommes  de  la  Renaissance,  portait  Ca- 
moëns  à mélanger  si  étrangement  son  poëme  chrétien  de  la  mytho- 
logie hellénique.  L’imagination  du  poète  portugais  est  sœur  de  celle 
d’Homère  pour  la  façon  de  sentir  et  de  peindre  le  monde  extérieur; 
il  n’est  pas  allé  plus  avant  que  les  Grecs  dans  la  peinture  du  paysage, 
il  n’est  pas  resté  en  deçà . Homère  etVirgile  étaient  plus  paysagistes  que 
leurs  successeurs  italiens  et  plus  épiques  cependant.  L’auteur  des  Lm- 
siades,  dont  le  poëme  comportait  une  si  large  part  faite  à la  peinture 
du  monde  extérieur,  ne  lui  concède  rien  de  trop  ; il  décrit  la  nature 
avec  beaucoup  de  vérité  et  de  pittoresque,  et  pourtant  avec  plus  de 
grandeur  que  les  Italiens.  Arioste  et  Tasse  peignent  de  fantaisie  un 
paysage  imaginaire,  abstrait,  tout  de  convention  et  sans  individualité. 

Homère  ne  peint  que  ce  qu’il  a vu,  et  de  façon  que  tout  le 
monde  reconnaisse  d’après  lui  les  lieux  qu’il  a visités.  La  réalité  des 
paysages  d’Homère  est  admise  par  tous  les  critiques.  Ceux  de  Camoëns 
sont  loin  de  porter  au  même  clegré  le  cachet  de  l’exactitude;  ils  n’en 
sont  pas  moins  évidemment  faits  par  un  obsei'vateui^  de  la  nature. 
Comme  l’auteur  de  l’Odyssée,  le  chantre  des  Lusiades  excelle  dans 
ce  qu’on  pourrait  appeler  le  tableau  géographique,  la  description 
sommaire,  et  pourtant  pittoresque,  d’une  suite  de  pays  vus  pour  ainsi 
dire  à vol  d’oiseau.  Tels  sont  par  exemple  le  début  du  chant  III,  lors- 
que Gama  trace  dans  son  récit,  aux  yeux  du  roi  de  Mélinde,  une  sorte 
de  carte  d’Europe  pour  lui  faire  connaître  la  place  qu’y  occupe  le 
Portugal;  une  partie  du  chant  X,  quand  Théthys,  après  avoir  splendi- 
dement ébauché  un  système  du  monde  mi-parti  chrétien,  mi-parti 
homérique  et  déjà  un  peu  éclairé  de  la  science  moderne,  peint  à 
grands  traits  l’Afrique  et  l’Asie  et  toutes  ces  nouvelles  contrées  dont 
l’héroïsme  des  Portugais  doit  o.uvrir  les  portes  aux  peuples  d’Occi- 
dent.  Cette  sorte  d’énumération  qui  est  à la  fois  une  topographie,  une 
histoire  et  une  description  pittoresque  des  lieux,  n’a  jamais  été, 
même  dans  l’Odyssée,  plus  admirablement  traitée  que  par  Camoëns. 
Moins  exact  qu’Homère  et  moins  soucieux  de  la  vérité  locale  dans  la 
peinture  d’pn  paysage  restreint,  il  est  cependant  plus  vrai  que  les 
poëtes  italiens  et  plus  franch(unent  pittoresque.  Ce  n’est  plus  chez  lui, 
comme  dans  l’Arioste,  des  bas-reliefs  ou  un  fond  de  tableau  avec  une 
campagne  sans  perspective  et  d’une  teinte  conventionnelle  à la  ma- 
nière des  peintres  d’Église,  c’est  une  peinture  faite  avec  un  certain 
souci  donné  à la  couleur  propre  du  site,  sans  rien  lui  ôter  de  sa  signi- 
fication générale;  c’est  un  premier  essai  du  paysage  historique.  Ainsi 
celte  description  de  l’ile  de  Vénus  au  chant  IX  : 


DE  LA  RENAISSANCE. 


587 

« Elle  présente  aux  Lusitaniens  une  large  baie  dont  les  eaux  tranquilles 
viennent  mourir  sur  un  sable  blanc  parsemé  de  coquillages  aux  mille  cou- 
leurs. 

« Trois  collines  d’un  aspect  aussi  gracieux  qu’imposant  étalent  leur  ver- 
dure émaillée  de  fleurs  et  dominent  ce  riant  séjour.  De  leur  sommet  jaillis- 
sent de  clairs  ruisseaux,  les  ondes  fugitives  murmurent  à travers  les  rochers 
et  de  cascade  en  cascade  vont  se  réunir  dans  un  vallon  délicieux. 

« Une  verte  chevelure  couronne  le  front  des  collines,  là  s’élèvent  à la  fois 
les  peupliers  d’Alcide,  les  lauriers  d’Apollon,  les  myrtes  de  Vénus,  les 
pins  de  Cybèle,  témoins  autrefois  de  l’inconstance  d’Atys;  le  cyprès  enfin 
qui  dirige  vers  le  ciel  sa  tête  pyramidale. 

« Sous  un  si  beau  ciel  la  nature  ne  vend  point  ses  bienfaits,  là  se  re- 
produisent sans  culture  la  cerise  aux  teintes  vermeilles,  la  mure  qui  rap- 
pelle de  funestes  amours,  la  pomme  de  Perse,  qui,  transplantée  sur  un  sol 
étranger,  n’en  devient  que  plus  chère  à Pomone. 

« Ils  y forment  un  lac  dont  l’étendue  égale  la  beauté,  autour  de  ce  vaste 
bassin  sont  groupés  des  arbres  charmants,  leur  tête  couronnée  de  verdure 
flotte  suspendue  sur  le  cristal  liquide  : on  dirait  qu’amoureux  de  leur  feuil- 
lage, ils  se  plaisent  à le  répéter  dans  ce  fidèle  miroir. 

« D’autres  portent  dans  les  airs  leurs  rameaux  chargés  de  fruits  odorifé- 
rants : l’oranger,  dont  les  pommes  d’or  ont  l’éclat  de  la  chevelure  de  Daphné; 
le  cédrat,  qui  plie  sous  son  brillant  fardeau  ; le  citronnier,  dont  le  fruit 
jaunissant  parfume  le  verger  qu’il  embellit. 

« La  grenade  vient  de  s’ouvrir,  elle  efface  l’éclat  des  rubis,  dans  les  bras 
de  l’ormeau  se  balance  la  vigne  amoureuse  avec  ses  grappes  de  pourpre  et 
d’émeraude,  et  toi  qui  sur  la  tige  où  tu  reposes  as  reçu  les  atteintes  de  l’avide 
passereau,  poire  au  corsage  élancé,  sois  fière  de  tes  blessures,  elles  ont  ré- 
vélé ta  saveur  et  ton  prix.  » 

Dans  la  peinture  d’une  trombe  sur  l’Océan,  l’exactitude  homérique 
est  dépassée  ; nous  voyons  poindre  une  sorte  de  réalisme  et  de  pré- 
cision scientifique.  La  seule  attention  donnée  à cet  accident  de  la 
nature  dénote  une  âme  plus  occupée  du  monde  extérieur. 

Le  paysage  classique  comportait  la  peinture  d’une  tempête,  mais 
non  pas  celle  d’un  phénomène  aussi  rare  et  aussi  local  : 

« J’ai  vu  se  former  sur  nos  têtes  un  nuage  épais  qui,  par  un  large  tube, 
aspirait  les  vagues  profondes  de  l’Océan. 

« Le  tube,  à sa  naissance,  n’était  qu’une  légère  vapeur  rassemblée  par 
les  vents j elle  voltigeait  à la  surface  de  l’eau.  Bientôt  elle  s’agite  en  tour- 
billon, et,  sans  quitter  les  flots,  s’élève  en  long  tuyau  jusqu’aux  cieux,  sem- 
blable au  métal  obéissant  qui  s’arrondit  et  s’allonge  sous  la  main  de  l’ou- 
vrier. 

« Substance  aérienne,  elle  échappe  quelque  temps  à la  vue  ; msos,  à me- 
sure qu’elle  absorbe  les  vagues,  elle  se  gonfle,  et  sa  grosseur  surpasse  la 
grosseur  des  mâts;  eUe  suit,  en  se  balançant,  les  ondulations  des  flots,  un 


588 


LE  NATURALISME 


nuage  la  couronne,  et,  dans  ses  vastes  flancs,  engloutit  les  eaux  qu'elle 
aspire. 

« Telle  on  voit  l’avide  sangsue  s’attacher  aux  lèvres  de  l’animal  impru- 
dent qui  se  désaltérait  au  bord  d’une  claire  fontaine  ; brûlée  d’une  soif  ar- 
dente, enivrée  du  sang  de  sa  victime,  elle  grossit,  s’étend,  et  grossit  en- 
core. Telle  se  gonfle  l’humide  colonne,  tel  s’élargit  et  s’étend  son  énorme 
chapiteau. 

« Tout  à coup  la  trombe  dévorante  se  sépare  des  flots  et  retombe  en  tor- 
rents de  pluie  sur  la  plaine  liquide.  Elle  rend  aux  ondes  les  ondes  qu’elle  a 
prises,  mais  elle  les  rend  pures  et  dépouillées  de  la  saveur  du  sel.  » 

Un  poêle  voyageur  et  guerrier  comme  Ulysse,  errant  et  pauvre 
ainsi  qu’ Homère,  frappé  du  spectacle  des  grandes  mers  de  l’Orient 
ef  des  grands  sites  de  l’Inde,  voilà  le  premier  paysagiste  épique, 
chez  les  modernes.  Il  inaugure  la  description  vraie  dans  la  poésie  de 
la  Renaissance.  Sans  doute  le  paysage  n’est  chez  lui  qu’accessoire 
comme  il  doit  l’être  dans  une  œuvre  héroïque,  il  est  loin  d’avoir 
conquis  sur  la  toile  cette  importance  exubérante  qui  diminue  celle 
des  personnages,  mais  il  est  déjà  autre  chose  qu’un  simple  fond  sans 
couleur  locale  et  sans  réalité  comme  dans  l’Arioste  ou  le  Tasse. 

Un  monde  nouveau,  de  longues  navigations  et  d’interminables 
combats  avec  les  peuples  sauvages  offraient  à l’auteur  espagnol  de 
V Araucana  cette  occasion  d’innover  dans  la  description  pittoresque  si 
bien  saisie  par  le  poète  portugais;  mais  son  œuvre,  un  moment  trop 
vantée,  n’atteste  en  rien  le  génie  pittoresque.  Alonzo  de  Ercilla  est 
un  soldat  parfois  éloquent,  jamais  un  peintre,  et  jamais  un  poêle  à 
mettre  au  rang  des  Calderon  et  des  Lope  de  Vega. 


VII 

Le  génie  héroïque  est  si  fortement  accusé  dans  la  race  espagnole, 
la  personnalité  humaine  s’y  montre  si  fière,  si  peu  portée  à rien 
céder  à ce  qui  constitue  le  non  moi,  qu’on  ne  doit  pas  s’attendre  à 
trouver  dans  l’art  de  ce  peuple  de  grandes  concessions  au  sentiment 
de  la  nature.  Qu’est-ce  autre  chose  pourtant  que  le  réalisme  et  la 
chaude  couleur  de  ses  peintres,  sinon  un  gage  donné  au  monde 
extérieur,  un  naturalisme  qui  déjà  touche  à l’excès,  qui  dépasse  tout 
ce  que  l’Italie  s’est  permis  en  ce  genre  et  qui  menace  d’étouffer  sous 
la  splendeur  pittoresque  l’expression  de  l’idée  morale?  La  pénitence 
et  l’ascétisme  représentés  par  les  peintres  espagnols  prennent  chez 


DE  LA  RENAISSANCE. 


589 

eux  le  caractère  d’une  passion  charnelle;  c’est  une  fureur  du  tempé- 
rament comme  l’extase  et  la  prière,  qui  se  confondent  sous  leurs  pin- 
ceaux avec  la  volupté. 

Cette  énergie  de  la  peinture  qui  excelle  à reproduire  l’ardeur  de 
la  vie  par  celle  de  la  couleur,  et  donne  un  relief  saisissant  à tous  les 
objets  visibles  sans  rien  ôter  de  son  éloquence  à leur  expression  mo- 
rale, est  un  mérite  commun  aux  poètes  et  aux  peintres  de  l’Espagne. 
On  ne  songe  guère  à louer  pour  ce  mérite  secondaire  et  comme 
œuvre  descriptive  le  livre  le  plus  admirable  et  le  plus  populaire  de  la 
littérature  castillane,  le  Don  Quichotte . Chez  tout  autre  que  chez  un 
compatriote  de  Murillo,  de  Velasquez  et  de  Ribeira,  le  génie  du  pitto- 
resque n’eût  pas  réussi  à se  faire  jour  dans  un  sujet  à la  fois  héroïque 
et  ironique  comme  l’histoire  de  V ingénieux  hidalgo.  Les  ironiques  à 
la  façon  de  Voltaire,  les  poètes  de  la  grandeur  morale,  comme  Cor- 
neille, n’ont  que  faire  du  pittoresque  ; le  sentiment  du  monde  exté- 
rieur, le  paysage,  la  couleur  môme,  leur  semblent  interdits.  Le  cheva- 
leresque Cervantes  est  loin  d’être  un  railleur  à la  n>ode  française;  il 
n’a  de  Rabelais,  de  Molière  et  de  Voltaire  que  la  franchise  du  trait 
comique,  jamais  leur  venin  ; mais  il  est  aussi  lier,  aussi  grand  mora- 
liste que  l’auteur  du  Cid  et  de  Polyeucte. 

Un  livre  analogue  au  Don  Quichotte,  écrit  en  France  au  commence- 
ment du  dix-septième  siècle,  n’eût  pas  atteint  sans  doute  le  style 
abstrait  et  limpide  des  contes  de  Voltaire,  mais  il  eût  été  moins  chargé 
de  ce  gros  matérialisme  sans  pittoresque  qui  caractéiâse  le  style  du 
Pantagruel.  Rabelais  énumère,  agglomère,  entasse  les  épithètes,  il 
fait  d’interminables  nomenclatures  d’objets  à peindre,  mais  il  ne 
peint  jamais.  Nous  ne  parlons  pas  ici  du  paysage,  que  son  œuvre  ne 
comportait  guère  ; mais  les  buffets,  les  garde-manger,  les  longues 
ripailles  qui  reparaissent  dans  tous  les  chapitres,  n’y  sont  pas  dé- 
crits à la  façon  du  poète  et  du  peintre;  ce  n’est  pas  même  un  tableau 
de  nature  morte;  il  semble  qu’on  feuillette  le  livre  de  compte  d’un 
majordome. 

Cervantes,  ce  fin  et  profond  moraliste,  ce  courtois  et  chevaleresque 
railleur,  est  aussi  un  peintre,  un  coloriste,  et,  en  sa  qualité  d’Espa- 
gnol, presque  un  réaliste.  Le  paysage  n’est  sans  doute  qu’un  mince 
accessoire  dans  son  amusante  épopée.  L’historien  du  chevalier  d»  la 
Manche  ne  perd  jamais  son  temps,  même  dans  la  pastorale,  à peindre 
un  site  pour  lui-même  et  pour  son  charme  propre;  et  cependant  si 
vif  est  en  lui  le  sentiment  pittoresque,  qu’il  a fait  de  son  roman  la 
première  œuvre  écrite  où  nous  apparaisse  le  paysage  réel,  où  la  des- 
cription soit  locale  et  vraie,  où  chaque  site  ait  son  caractère  et  sa 
couleur;  chaque  figure  et  chaque  costume,  sa  physionomie,  son  exac- 


590 


LE  NATURALISME 


titude.  Ses  rares  paysages,  sobrement  peints,  sont  bien  de  l’Espagne; 
on  ne  saurait  les  placer  ailleurs  que  sous  ce  ciel  splendide  et  brûlant. 
Tous  les  romans  de  chevalerie,  qu’il  a imités  en  les  raillant,  dessi- 
naient leurs  paysages  dans  l’imaginaire;  le  lecteur  ne  savait  jamais 
sous  quelle  zone,  dans  quelle  latitude  il  voyageait  avec  le  héros.  Cer- 
vantes fait  autre  chose  que  des  fonds  de  cadre,  il  peint  le  paysage  et 
plus  que  le  paysage  historique,  il  décrit  la  nature  avec  toute  sa  cou- 
leur et  sa  réalité. 

Mais  il  fait  mieux  que  du  pittoresque  pur  et  du  réalisme,  il  fait  de 
la  poésie  ; il  ne  donne  pas  seulement  aux  objets  leur  couleur  et  leur 
forme  vraie;  il  leur  donne  une  expression,  une  vie,  une  signification 
morales.  Il  associe  déjà  la  nature  aux  sentiments  humains;  c’est  en 
cela  qu’il  devance  l’esprit  de  son  temps  et  se  relie  presque  à notre 
époque.  Dans  les  occasions  trop  rares  où  il  suspend  son  récit  et  les 
dialogues  de  ses  personnages  pour  décrire  à grands  traits  les  sites 
environnants,  il  sait,  en  conservant  au  paysage  toute  sa  physionomie 
locale,  le  faire  concourir  à la  situation  qu’il  veut  rendre  et  à l’expres- 
sion d’un  sentiment,  lui  donner  ce  qu’on  pourrait  appeler  une  valeui 
subjective  et  morale,  et  c’est  là  proprement  le  rôle  du  paysage  en 
littérature. 

Le  monde  matériel  n’obtient  un  rôle  dans  la  poésie  qu’à  la 
condition  d’exprimer  à sa  manière  l’âme  humaine,  Dieu,  l’idéal 
et  tout  le  monde  invisible. 


viir 

Peindre  l’âme  humaine  à travers  les  harmonies  des  objets  exté- 
rieurs, associer  la  nature  à nos  passions,  en  faire  un  interprète  et  un 
complice  de  la  vie  du  cœur,  c’est  là  le  don  du  merveilleux  poète  placé 
comme  Cervantes  entre  le  seizième  et  le  dix-septième  siècle,  et  qui 
vient  à la  fois  résumer  le  génie  du  moyen  âge  et  inaugurer  la  poésie 
de  nos  siècles  de  maturité,  Shakespeare.  Shakespeare  est  l’Homère  de 
l’Europe  moderne;  il  a de  moins  que  le  divin  aveugle  cette  pureté  de 
goût,  cette  perfection  de  la  forme  qui  n’appartient  qu’aux  Grecs;  mais, 
en  tant  que  peintre  de  l’âme  et  des  choses,  il  est  varié,  universel,  pro- 
fond, éternel  comme  lui.  Dans  un  genre  devenu  ailleurs  le  plus  étroit  de 
tous,  parce  qu’il  exclut  à la  fois  Dieu  et  la  nature,  le  merveilleux  et  le 
pittoresque,  le  monde  invisible  et  le  monde  extérieur,  pour  ne  laisser 
subsister  que  l’homme  réel  et  Thomme  dépouillé  de  1 auréole  du 
demi-dieu,  dans  le  drame,  en  un  mot,  Shakespeare  a été,  comme  Ho- 


DE  LA  RENAISSANCE. 


591 


mère  dans  le  poème  épique,  un  immense  miroir  de  tout  ce  qui  peut 
devenir  poésie  dans  la  création.  Plus  dramatique  que  les  Grecs,  dont 
là  tragédie  n’est  encore  que  l’épopée  dialoguôc,  il  est  comme  eux 
épique  et  lyrique,  sans  sortir  jamais  des  véritables  conditions  du 
théâtre.  Nul  autre  poète  n’existe  dont  on  puisse  dire  d’une  façon  aussi 
absolue  que  rien  d’humain  ne  lui  est  étranger.  Chez  un  tragique,  dans 
un  esprit  qui  semble  être  le  plus  beau  fruit  du  moyen  âge  touché  du 
soleil  delà  Renaissance,  on  n’aurait  pas  le  droit  de  chercher  ce  qui  con- 
stitue le  génie  particulier  delà  poésie  lyrique  de  notre  époque,  et  pour- 
tant l’on  y rencontre  jusqu’à  ces  emprunts  faits  à la  peinture,  jusqu’à 
ces  échos  du  monde  musical  qui  font  un  des  plus  grands  charmes  et 
un  des  plus  grands  dangers  de  l’esprit  poétique  moderne. 

Le  sentiment  de  la  nature,  sous  ses  deux  formes  les  plus  avancées, 
le  paysage  et  la  symphonie,  joue  un  rôle  considérable  dans  Shakes- 
peare. Le  théâtre,  tel  que  nous  le  concevons  en  France,  exclut  cet 
ordre  de  sentiment.  Pour  laisser  le  paysage  prendre  ainsi  une  voix  et 
la  musique  des  objets  visibles  s’exprimer  sur  le  théâtre,  il  fallait 
un  poète  de  nature  profondément  germanique  comme  l’auteur 
A’Hamlet. 

Parler  de  Shakespeare  comme  d’un  paysagiste  et  d’un  symphoniste 
à la  façon  de  nos  élégiaques  modernes,  après  ses  grands  drames  sur 
l’histoire  d’Angleterre  et  sur  l’histoire  romaine  — de  véritables  épo- 
pées — et  ses- tragédies  de  passion,  c’est  paraître  l’amoindrir;  mais  le 
génie  musical  et  pittoresque  est  chez  lui  trop  évident  pour  ne  pas 
nous  saisir  dès  l’abord. 

A-t-on  remarqué  combien  Shakespeare  affectionne  pour  lieu  de 
scène  et  décorations  de  son  théâtre  les  sites  champêtres,  le  paysage, 
la  nature  au  grand  soleil?  Tout  à fait  opposé  en  cela  aux  habitudes  du 
drame  classique,  qui  ne  sort  guère  des  palais  et  des  temples,  il  nous 
conduit  à chaque  instant  dans  une  forêt,  sur  une  bruyère  en  pleine 
campagne,  au  bord  de  la  mer.  On  dirait  là  que  sa  poésie  s’étudie  à 
suppléer  par  l’abondance,  parla  justesse,  par  la  vivacité  des  couleurs, 
à ce  qui  manque  à l’art  du  décorateur  de  son  temps  pour  nous  rendre 
visibles  les  lieux  où  le  drame  s’accomplit.  A force  de  variété  dans  le 
style  et  de  profusion  lyrique,  il  a fait  d’un  grand  nombre  de  ses 
pièces  des  sortes  d’opéras  qui  n’ont  rien  à demander  au  compositeur 
et  dont  les  paroles  portent  avec  elles  leur  mélodie  et  leur  accompa- 
gnement; il  est  musicien  comme  il  est  peintre. 

Ne  craignez  pas  que  cette  intervention  du  lyrisme,  de  l’élément  pit- 
toresque et  musical,  ralentisse  la  marche  du  drame  et  la  peinture  de 
la  passion.  Jamais,  dans  Shakespeare,  de  ces  hors-d’œuvre  descrip- 
tifs, comme  le  poème,  le  roman,  le  théâtre,  même  de  nos  jours,  s’en 
permettent  jusqu’à  l’exubérance.  La  nature  n’est  pas  en  scène  pour 


592 


LE  NATURALISME 


son  propre  compte;  le  paysage  ne  s’exprime  que  par  la  bouche  des 
acteurs,  il  intervient  comme  un  auxiliaire  dans  l’expression  de  la 
passion  qui  domine;  le  site  concourt  par  son  accent  à la  peinture  de 
la  situation  morale.  Un  seul  mot,  parfois,  sur  les  lèvres  du  person- 
nage trahit  cette  impression  de  la  nature  extérieure  qui  vient  doubler 
l’émotion  intime  en  s’y  associant.  Plus  rarement  la  nature  joue  un 
rôle  direct;  c’est  l’orage,  c’est  l’éclair,  c’est  le  bruit  des  vagues,  c’est 
une  brise  harmonieuse  qui  font  leur  partie  dans  le  concert  et  donnent 
la  réplique  à la  passion  humaine.  Le  poète  les  fait  entendre  soit  dans 
un  passage  lyrique  confié  à l’un  des  acteurs  humains — et  ce  poétique 
moyen  est  le  plus  habituel  à Shakespeare  — soit  dans  une  indication 
de  scène  pour  le  décorateur  et  le  machiniste. 

Mais  ce  rôle  du  monde  extérieur,  ainsi  subordonné  aux  person- 
nages comme  l’exige  la  loi  du  drame  et  comme  l’ont  toléré  les  Grecs 
eux-mêmes,  ne  suffit  pas  à l’esprit  germanique.  Shakespeare  aime  à 
se  reposer  de  l’épopée  et  des  passions  héroïques  dans  une  vague  et 
fantastique  symphonie,  dans  un  concert  chanté  par  des  figures  dia- 
phanes, par  des  esprits  à peine  revêtus  d’un  corps,  capricieuses  divi- 
nités empruntées  toutes  à la  mythologie  de  la  nature. 

Que  font  sur  ce  théâtre  Ariel,  Obéron,  Titania?  N’y  viennent-ils  pas 
représenter  la  nature  elle-même  au  milieu  des  acteurs  humains  et 
traduire,  par  leur  présence  au  milieu  du  drame,  cette  intime  asso- 
ciation des  phénomènes  du  monde  visible  avec  nos  pensées  et  nos 
sentiments,  cette  harmonie  préétablie  entre  les  battements  de  notre 
cœur  et  les  palpitations  de  tout  ce  qui  vit  et  végète  autour  de  nous? 
La  Tempête,  le  Songe  d’une  nuit  d’été,  genre  à part  dans  la  riche 
diversité  des  pièces  de  Shakespeare,  relèvent  moins  du  génie  drama- 
tique pjroprement  dit  que  du  génie  musical  et  pittoresque. 

Hormis  le  mode  architectural  et  religieux,  interdit  à Shakespeare 
par  le  temps  où  il  a vécu,  par  son  génie  avant  tout  dramatique,  par 
sa  forte  personnalité  et  par  l’influence  protestante,  ce  grand  poète  par- 
court, excellant  sur  tous  les  degrés,  l’échelle  entière  des  arts  auxquels 
peuvent  correspondre  les  inépuisables  variétés  de  la  poésie.  Dans  cer- 
taines de  ses  créations,  dans  ses  drames  romains,  il  est  par  moment 
sculptural  comme  le  génie  antique;  mais  c’est  là,  il  faut  le  dire,  un 
degré  qu’il  atteint  rarement;  poète  chrétien,  poète  dramatique,  ses 
héros  relèvent  de  la  peinture;  le  ciseau  ne  pourrait  rendre  leur  phy- 
sionomie trop  mobile  et  trop  complexe;  inférieur  en  ceci  à Michel- 
Ange,  il  n’a  fait  que  peindre;  sa  sculpture  n’est  qu’une  peinture  plus 
solide.  Mais  sa  peinture  embrasse  toutes  les  innombrables  variétés  de 
cet  art,  jusqu’au  paysage  ; elle  touche  en  raffinant  ce  dernier  genre 
au  monde  indescriptible,  à l’ordre  indéfinissable  des  sentiments,  aux 
vagues  aspirations,  aux  rapides  intuitions  de  l’infini,  qui  ne  peu- 


DE  LA  RENAISSANCE. 


593 

vent  prendre  une  forme  et  se  traduire  que  dans  les  productions 
musicales. 

Comme  coloriste  par  le  style  et  comme  peintre  de  physionomie, 
Shakespeare  atteste  une  époque  plus  mûre  que  celle  des  maîtres  ita- 
liens; il  creuse  plus  avant  qu’eux  dans  le  détail  du  caractère,  il  est 
plus  voisin  de  Rembrandt  que  de  Raphaël.  Comme  paysagiste,  Titien, 
qui  l’a  précédé.  Poussin  et  Claude  Loi’rain,  qui  l’ont  suivi,  le  sur- 
passent par  l’élévation  du  style;  mais  leurs  paysages,  moins  indivi- 
duels, plus  classiques,  lui  sont  inférieurs  dans  l’expression  du  sen- 
timent et  de  la  vie.  Par  la  profondeur  et  la  vivacité  du  sentiment 
de  la  nature,  Shakespeare  enjambe  le  dix -septième  et  le  dix- 
huitième  siècle;  il  est  contemporain  de  Schiller,  de  Goethe,  de 
Chateaubriand,  de  Lamartine.  L’auteur  de  la  Tempête  et  du  Songe 
d'tine  nuit  d'été  dépasse  de  beaucoup  ce  degré  du  genre  pittoresque 
où  le  sentiment  de  la  nature  se  traduit  par  l’éclat  des  images,  l’abon- 
dance et  la  richesse  des  métaphores.  Cette  façon  de  décrire,  qui  est  le 
propre  de  la  poésie  grecque,  en  dehors  de  laquelle  ne  s’aventurent 
pas  l’Arioste  et  le  Tasse,  que  franchit  à peine  Camoëns  lui-meme, 
correspond  dans  sa  forme  la  plus  sévère  au  bas-relief  et  dans  sa  plus 
large  mesure  à la  peinture  proprement  dite.  L’homme  en  lui-méme, 
non  plus  seulement  le  héros  et  le  demi-dieu,  est  devenu  le  centre  de 
la  poésie  de  Shakespeare  ; l’objet  par  excellence  de  ses  tableaux, 
comme  il  est  l’objet  par  excellence  de  la  peinture.  Mais  cette  âme, 
essentiellement  moderne,  affectionne  aussi  le  monde  extérieur  pour 
lui-même,  pour  ce  côté  des  choses  dont  la  traduction  dans  l’art  ne 
peut  se  faire  pleinement  que  par  la  musique. 

C’est  bien  autre  chose  qu’un  paysagiste  comme  Claude  Lorrain, 
c’est  un  symphoniste  comme  Beethoven.  En  même  temps  qu’il  nous 
ouvre  de  vagues  perspectives  dans  le  paysage,  et  qu’il  lance  notre 
regard  à travers  des  horizons  sans  fin  à la  suite  des  fées  et  des  génies, 
il  nous  fait  entendre  ces  vagues  rumeurs  qui  semblent  venir  des 
mondes  encore  à naître,  ces  mélodies  indéfinissables  qui  nous  bercent 
entre  la  rêverie  et  la  pensée.  Il  suscite,  pour  nous  reposer  de  l’hé- 
roïsme ou  des  passions  tumultueuses,  ces  émotions  qui  sont  le  propre 
effet  de  la  musique,  qui  ne  s’adressent  pas  exclusivement  à nos  sens, 
mais  dont  nous  jouissons  comme  d’une  sensation,  sans  aucun  travail 
de  l’intelligence;  qui  suffisent  parfois  pour  imprimer  une  direction  à 
la  volonté,  mais  sans  jamais  éclairer  sa  route  et  sans  nous  rendre  ca- 
pables d’un  effort.  La  poésie  lyrique  moderne,  dans  ce  qu’elle  a de 
plus  rêveur,  de  plus  indéterminé,  de  plus  musical,  est  en  germe  à 
certains  endroits  des  drames  de  Shakespeare. 

En  considérant  l’art  dans  son  ensemble  à la  fin  du  seizième  siècle, 
Shakespeare  en  résume  les  tendances  les  plus  voisines  de  nous.  11 


594 


LE  NATURALISME  DE  LA  RENAISSANCE. 


exprime  bien  dans  sa  richesse  merveilleuse  cette  époque,  qui  conduit 
la  peinture  depuis  la  mosaïque  sur  fond  d’or  jusqu'au  paysage  de 
genre,  et  qui,  au  lendemain  des  dernières  œuvres  de  la  grande  archi- 
tecture, a vu  naître  la  musique  d’opéra. 


Victor  de  Lapbade  , 

de  rAcadéiïiie  française. 


La  suite  à un  prochain  numéro. 


LITTÉRATURE  DRAMATIQUE 


M.  VICTORIEN  SARDOU 

ET  LE  THÉÂTRE  EN  186i. 


Il  en  est  du  théâtre  contemporain  comme  de  ces  États  mal  ordonnés 
qui  changent,  à tous  moments,  de  constitution  et  de  maître.  Souvent 
il  semble  qu’on  y entre  (c’est  des  États  que  je  parle)  dans  une  nou- 
velle ère  de  solidité  et  de  splendeur  : tout  est  prospère  et  brillant  au 
dehors;  la  richesse  publique  déborde;  les  fortunes  privées  s’accroissent; 
les  édifices  se  multiplient  : ce  ne  sont  partout  qu’hymnes  victorieux, 
entreprises  gigantesques,  acclamations  populaires,  découvertes  fé- 
condes, chefs-d’œuvre  financiers,  prouesses  administratives;  — puis, 
tout  à coup,  voilà  un  petit  ressort  qui  se  détraque,  un  petit  secret 
qui  s’échappe,  un  grain  de  sable  qui  se  dérange,  un  atome  qui  change 
de  place,  et  adieu  le  beau  rêve  d’avenir  et  de  durée!  Les  pou- 
voirs tombent  en  faiblesse,  les  statueSi-inontrent  leurs  pieds  d’argile, 
les  idoles  chancellent  sur  leur  base,  les  millions  font  faillite,  les 
masques  tombent,  les  dettes  restent,  et  les  héros  s’évanouissent  : la 
pièce  est  finie,  et  le  rideau  s’abaisse  au  milieu  de  la  consternation  du 
public  payant  et  de  la  confusion  des  claqueurs;  car  je  me  trompais  : 
c’est  du  théâti’e  que  je  parle,  et  ma  digression  même  me  ramène  à 
mon  sujet. 

Depuis  trente-trois  ans,  depuis  la  préface  de  Cromwell,  combien 
n’en  avons-nous  pas  vu  naître  et  mourir,  de  ces  royautés  dramatiques 
dont  les  sceptres  de  carton  et  les  couronnes  de  papier  doré  gisent 


596 


M.  VICTORIEN  SARDOU 


aujourd’hui  dans  quelque  magasin  à’ accessoires^  pêle-mêle  avec  la 
coupe  de  poison  et  la  bonne  dague  de  Tolède  ! que  de  rois,  ou,  si  l’on 
veut,  que  de  prétendants  ! Nous  avons  assisté  d’abord  au  grand  mouve- 
ment romantique,  si  beau,  si  fécond  sur  d’autres  points,  si  stérile  au 
théâtre,  où  il  aboutissait,  après  huit  ou  dix  ans,  à je  ne  sais  quel 
compromis  démocratique  entre  le  lyrisme  et  le  mélodrame.  M.  Dumas 
père,  le  tempérament,  sinon  le  génie  le  plus  dramatique  de  son 
époque,  avait  eu  son  heure  de  souveraineté  : nul  ne  répondait  mieux 
que  lui  à cette  fougue,  à ces  aspirations,  à ces  ardeurs,  à ces  faux 
semblants  de  passion  et  de  poésie,  à tous  ces  alliages  que  remuent  et 
surexcitent  les  révolutions  : un  quart  de  siècle  s’est  écoulé,  et,  de 
folie  en  folie,  de  chute  en  chute,  M.  Dumas  est  devenu  un  person- 
nage, — un  acteur,  — plus  comique  à lui  seul  que  tous  ceux  de  ses 
comédies,  — si  comique,  qu’on  est  désarmé,  et  qu’on  lui  pardonne 
même  sa  politique  et  ses  amitiés.  Puis  est  arrivée,  comme  réaction  et 
contraste,  l’école  dite  du  bons  sens.  Elle  s’intitulait  ainsi  par  mo- 
destie pure,  et  pour  bien  nous  avertir  qu’elle  n’avait  pas  de  génie. 
Par  une  singulière  bonne  fortune,  son  avènement  coïncida  avec  celui 
de  la  tragédienne  la  plus  parfaite  qui  ait  jamais  servi  d’interprète  aux 
correctes  beautés  de  Part  classique.  Mais  remarquez  l’étrange  fatalité 
d’avortement  qui  pèse  sur  le  lliéâtre  moderne  ! Ces  deux  forces,  au 
lieu  de  s’entr’aider,  se  contrarièrent;  leur  alliance  fut  aussi  impro- 
ductive que  celle  du  pauvre  Diable  et  de  l’abbé  Trublet;  si  bien  qu’au 
bout  de  dix  autres  années,  l’actrice  mourait  prématurément,  après 
s’être  en  vain  débattue  entre  un  répertoire  immobile  et  un  répertoire 
impossible,  tandis  que  l’école,  entraînée  vers  le  réalisme  et  la  fan- 
taisie, faisait  songer  à la  fable  de  V Ane  et  le  petit  Chien.  Dès  long- 
temps déjà  il  n’existait  plus  de  drapeaux,  de  doctrines,  ni  même  de 
groupes  : il  n’y  avait  plus  (pour  parler  notre  affreux  style)  que  des 
individualités;  individualités  parfois  brillantes,  qui  avaient  aussi  leur 
année,  leur  saison  ou  leur  jour,  mais  qui  ne  pouvaient  laisser  de  traces 
profondes,  parce  qu’au  lieu  de  s’implanter  vigoureusement  au  cœur 
même  de  la  société  contemporaine,  elles  se  bornaient  à en  exprimer 
les  goûts  fugitifs,  les  réactions  passagères  et  les  mobiles  surfaces. 
C’est  ainsi  que  nous  avons  vu  tour  à tour  le  règne  de  M.  Ponsard,  de 
M,  Émile  Augier,  de  M.  Dumas  fils,  de  M.  Octave  Feuillet,  de  M.  Bar- 
rière : combien  de  temps  régnera  M.  Victorien  Sardou? 

M.  Sardou  est  l’idole  du  moment  ; il  a passé,  sans  transition,  de 
l’obscurité  la  plus  complète  aux  périlleux  honneurs  d’un  premier 
rôle.  En  moins  de  deux  ans,  quatre  pièces  presque  également  ap- 
plaudies, quoique  de  valeur  inégale,  les  Pattes  de  mouche^  les  Femmes 
fortes^  PiccolinOy  et  enfin  Nos  intimes  / ont  appris  son  nom  à tout  l’uni- 
vers; à tout  cet  univers  du  moins  qui  va  de  la  colonne  de  la  Bastille 


597 


ET  LE  THÉÂTRE  EN  1861. 

au  fronton  de  la  Madeleine  et  a pour  soleil  une  infinité  de  becs  de 
gaz.  Cette  popularité  sera-t-elle  plus  solide  et  plus  durable  que  les 
autres?  La  manière  de  M.  Victorien  Sardou  nous  révéle-t-elle  un 
nouvel  aspect  de  l’art  dramatique  ? Est-ce  une  originalité  qui  se  des- 
sine, une  physionomie  qui  s’accentue,  ou  bien  faut-il  seulement  y 
voir  la  fusion  plus  ou  moins  ingénieuse  de  talents  déjà  connus,  un 
composé  plus  ou  moins  heureux  de  traits  déjà  remarqués  sur  d’autres 
visages?  Nous  ne  prétendons  pas  résoudre  ces  questions  : nous  vou- 
drions seulement,  avant  de  résumer  les  réflexions  que  nous  suggère 
sa  dernière  pièce,  son  plus  grand  succès,  essayer  d’esquisser,  non 
pas  d’après  nature,  — nous  n’avons  pas  l’honneur  de  connaître  M.  Sar- 
dou, — mais  d’après  une  sorte  d’analyse  conjecturale,  quelques  dé- 
tails de  cette  nouvelle  figure. 

M.  Sardou,  à ce  qu’on  nous  assure,  a commencé  par  le  spiritisme  : 
il  a été  un  des  fidèles  et  probablement  un  des  lévites  de  la  religion 
des  tables  tournantes.  Son  ingéniosité  très-remarquable  s’est  exercée 
d'abord  dans  ce  monde  bizarre  qui  associe  les  objets  les  plus  maté- 
riels aux  rêveries  les  plus  subtiles  : en  effet,  si  nos  souvenirs  ne 
nous  trompent  pas,  nous  croyons  avoir  vu,  à l’époque  où  M.  Sardou 
n’était  encore  qu’un  simple  mortel,  un  dessin  de  lui  représentant  la 
maison  céleste  de  Mozart,  bâtie  en  songe  d’après  un  système  d’induc- 
tions surnaturelles  et  musicales,  aussi  attrayant  qu’un  joli  paradoxe 
ou  une  bonne  histoire  de  revenants.  Or  le  spiritisme  nous  arrive  en 
grande  partie  d’Amérique.  La  société  et  la  littérature  américaines 
nous  offrent,  par  bien  des  points,  ce  singulier  mélange  de  merveilleux 
et  de  positif  où  se  complaisent  les  civilisations  qui  n’ont  pas  eu  d’en- 
fance, qui  n’ont  point  de  passé,  point  de  monuments,  point  de  poésie, 
chez  lesquelles  le  sentiment  religieux  se  subdivise  à l’infini,  et  qui 
pourtant  veulent  satisfaire  aux  instincts  contradictoires  de  notre  double 
nature.  Voilà  le  point  de  départ,  et  l’on  nous  permettra  d’y  attacher 
quelque  importance.  M.  Victorien  Sardou  est,  à nos  yeux,  un  Pa- 
risien de  race  inventive  et  pleine  de  ressources,  greffé  sur  un  Améri- 
cain; il  y a en  lui  du  Yankee^  mais  du  Yankee  imbu  de  Dumas  fils,  de 
M.  Scribe,  et  même  de  Beaumarchais.  Sa  meilleure  pièce,  les  Pattes 
de  mouche,  est  un  rêve  d’Edgar  Poë,  raconté  par  M.  Scribe,  emprunté 
aux  créations  fantasques  d’un  cerveau  halluciné,  pour  prendre 
pied  au  Gymnase  et  se  mettre  en  contact  avec  quelques-unes  des 
réalités  brutales  de  la  vie  moderne.  Une  toile  d’araignée  délicatement 
enroulée  autour  d’une  solive,  telle  serait  l’image  que  nous  applique- 
rions volontiers  à ce  genre  de  pièces.  Nous  avons  peu  pratiqué  Edgar 
Poé,  n’éprouvant  pas  une  bien  vive  passion  pour  l’extraordinaire,  qui 
est  trop  souvent  le  désordonné;  mais  enfin,  si  nous  essayons  de  nous 
former  une  idée  juste  de  l’auteur  du  Scarabée  d'or,  et  de  lui  chercher. 


698 


M.  VICTORIEN  SARDOU 


par  exemple,  des  points  de  comparaison  avec  Hoffmann,  nous  trou- 
verons entre  ces  deux  sortes  de  fantastique  les  différences  des  deux 
nations  et  des  deux  génies  : chez  le  conteur  allemand,  le  fantastique 
n’a  d'autre  foyer  que  l’imagination,  et  cette  imagination  s’exerce  sur 
les  objets  les  plus  chers  à la  race  germanique,  la  musique.  Fart,  la 
poésie,  le  passé,  et  les  capricieux  mystères  de  ce  monde  intérieur 
qu’Hoffman  parcourt  comme  un  veilleur  de  nuit,  une  lanterne  sourde 
à la  main.  Chez  EdgardPoë,  l’imagination,  dans  ses  évolutions  les 
plus  déliées,  se  met  au  service  de  l’analyse,  ou  plutôt  de  l’algèbre  et 
du  calcul;  elle  procède  du  connu  à l’inconnu  avec  une  force  d’induc- 
tion et  de  concentration  qui  arrive  souvent  à des  effets  saisissants; 
mais  le  but  qu’elle  se  propose,  les  objets  vers  lesquels  elle  tend  tous 
ses  fils  au  risque  de  les  casser,  sont  très-réels,  très -tangibles  et  tout 
à fait  du  ressort  de  l’esprit  américain  ; ce  ne  sont  plus  des  rêves,  ce 
sont  des  choses  : c’est  un  trésor  à découvrir,  un  parchemin  à dé- 
chiffrer, une  lettre  à retrouver,  les  éléments  d’une  instruction  crimi- 
nelle à rendre  visibles  et  palpables.  11  en  résulte,  — et  nous  voilà  de 
nouveau  bien  près  de  M.  Victorien  Sardou,  — que  les  objets  maté- 
riels jouent  un  grand  rôle  et  prennent  une  valeur  parfois  excessive 
dans  celte  littérature,  qui  semblerait  devoir  être  le  triomphe  des  fa- 
cultés les  plus  subtiles,  les  plus  impondérables  de  l’intelligence.  Un 
critique  spirituel  avait  déjà  remarqué,  à propos  des  Femmes  fortes^ 
la  quantité  à’ accessoires  (comme  on  dit  en  langue  de  théâtre)  qui  y 
donnent  la  réplique  aux  acteurs,  et  sans  lesquels  la  pièce  ne  mar- 
cherait pas.  De  même,  dans  JSos  intimes  l nous  avons  noté  un  cactus, 
une  paire  de  pantoufles,  un  verre  d’eau  sucrée,  une  chaise,  un  cordon 
de  sonnette,  un  cigare,  un  flacon,  et  enfin  un  renard,  qui  font  évi- 
demment concurrence  à Gaussade  et  à ses  amis.  Aussi  bien,  ceci 
s’accorderait  à merveille  avec  la  vocation  primitive  de  M.  Sardou  et 
ses  antécédents  d’esprit  frappeur.  Si  vous  vous  souvenez  du  temps 
où  florissaient  les  tables  tournantes,  vous  n’avez  sans  doute  pas  oublié 
que,  quand  on  entrait  dans  un  salon,  la  première  impression  était 
celle-ci  : un  certain  nombre  de  créatures  raisonnables,  civilisées  et 
baptisées,  complètement  absorbées  et  effacées  par  un  nouveau  per- 
sonnage, lequel  avait  tous  les  honneurs  de  la  soirée  : ce  person- 
nage était  une  table,  à moins  que  ce  ne  fût  un  guéridon  ou  un  cha- 
peau. Appliqué  au  théâtre,  cet  effet  d’optique  dénoterait  un  pas  de 
plus  sur  une  route  qui  n’est  pas  précisément  ascendante.  Les  héros 
et  les  oeuvres  de  Corneille,  de  Molière  et  de  Racine,  exprimaient  les 
sentiments  de  l’homme  dans  ce  qu’ils  ont  de  plus  général,  de  plus  in- 
dépendant des  détails  du  monde  matériel  : c’étaient  des  âmes,  des 
cœurs,  des  passions,  des  caractères,  des  travers,  des  vices,  des  ridi- 
cules, s’agitant  dans  une  sphère  où  l’homme  était  tout,  où  les  accès- 


ET  LE  THEATRE  EN  1861.  599 

soires  de  théâtre  disparaissaient  absolument.  Avec  Marivaux  les  hori- 
zons s’abaissent,  les  aperçus  s’amoindrissent;  ce  n’est  plus  l’âme,  ce 
sont  quelques-uns  de  ses  replis;  ce  n’est  plus,  comme  on  l’a  dit,  le 
grand  chemin,  ce  sont  de  petits  sentiers.  Pourtant  ces  raffinements, 
ces  altérations  du  sentiment  primitif,  appartiennent  encore  au  monde 
idéal  ; c’est  l’homme  encore,  bien  que  compliqué  et  abâtardi  par  une 
civilisation  corruptrice,  qui  se  joue  parmi  ces  intrigues  légères;  tissu 
diaphane  à travers  lequel  scintillent,  non  plus  les  clartés,  mais  les 
phosphorescences  du  cœur  humain.  Sur  le  théâtre  moderne,  on  sent 
que  l’âme  se  retire  peu  à peu  et  que  la  matière  avance.  Le  décor,  le 
spectacle,  l’effet  sensuel,  le  travail  de  la  mise  en  scène,  acquiérent 
une  importance  toujours  croissante.  L’homme  se  fait  petit,  dominé 
par  ces  forces  visibles  de  la  nature  et  de  la  fortune,  qui  donnent  aux 
passions  et  aux  caractères  l’air  d’une  substance  malléable,  pressée  et 
amincie  sous  un  laminoir.  Enfin  voici  un  nouveau  procédé  drama- 
tique où  la  matière  s’anime,  prend  rang'^de  personnage,  et  intervient 
directement  dans  l’action  ; peu  s’en  faut  que  l’ingénue  et  le  cactus, 
le  raisonneur  et  le  flacon,  l’amoureux  et  le  cigare,  le  mari  et  le  re- 
nard, ne  se  placent  sur  la  même  ligne  et  n’obtiennent  ex  æquo  les 
applaudissements  des  claqueurs  : ce  progrès,  si  c’en  est  un,  n’est  pas 
de  nature  à réconcilier  les  amants  de  l’idéal  avec  le  théâtre  contem- 
porain. 

Arrivons  maintenant  à ces  Intimes,  puisque  aussi  bien  ils  représen- 
tent à peu  près  tout  l’effectif  dramatique  d’une  année  dont  rien 
n’égale,  en  ce  genre,  l’inanité  et  la  misère.  Le  succès  est  éclatant, 
incontestable,  bien  que  l’on  puisse  encore  y reconnaître  cette  extrême 
disproportion  que  nous  avons  déjà  remarquée,  à propos  des  pièces  de 
M.  Dumas  fils,  entre  l’effet  du  premier  soir  et  celui  des  soirées  sui- 
vantes. Nous  n’aurons  pas  la  naïveté  risible  d’analyser,  après  cinq 
semaines,  une  pièce  que  tout  le  monde  aura  vue  au  moment  où  pa- 
raîtront ces  pages,  excepté  ceux  de  nos  lecteurs  assez  arriérés  pour 
ne  pas  vouloir  croire  que  la  représentation  de  Nos  intimes  ! soit  l’évé- 
nement culminant  de  ces  deux  derniers  mois.  Nous  sommes  cependant 
bien  forcé  d’en  indiquer  ou  d’en  rappeler  le  sommaire,  afin  de  pou- 
voir en  montrer  les  côtés  vulnérables. 

M.  Caussade,  bourgeois  enrichi,  homme  crédule  et  confiant  (pour 
ne  rien  dire  de  plus) , livre  son  cœur  à tout  venant.  Il  n’est  content 
que  quand  sa  maison  est  pleine  à’intimes.  — et  non  pas  d'amis 
(M.  Sardou  tient  beaucoup  à cette  distinction).  Naturellement,  ses 
intimes  le  molestent,  le  torturent  et  le  trahissent.  L’un  essaye  de 
séduire  sa  femme  ; les  autres  ourdissent  autour  de  lui  toutes  sortes 
de  trames  odieuses.  Parmi  ces  personnages  malfaisants  et  équivoques, 
il  n’en  est  qu’un,  à quiM.  Eaussade  commence  par  refuser  sa  fille, 


600 


M.  VICTORIEN  SARDOU 


SOUS  prétexte  qu’il  nest  pas  son  ami  ; et  celui-là  est,  comme  de  raison, 
le  bon  génie  de  la  pièce  : il  défend  pied  à pied  l’honneur  et  le  repos 
de  Caussade,  sauve  sa  femme,  déjoue  les  complots  des  faux  amis,  et 
finalement  les  met  en  fuite.  Le  triomphe  de  l’amitié  vraie  sur  l’inti- 
mité factice,  fortuite  ou  perfide,  voilà  le  dénoûment  et  la  moralité 
de  l’ouvrage. 

Nous  comprenons  que  ce  contraste  puisse  fournir  le  sujet  d’une 
comédie,  mais  à une  condition  ; c’est  que  l’auteur  ne  la  détruira  pas, 
dès  les  premières  scènes,  en  la  laissant  tomber  dans  la  caricature. 
M.  Victorien  Sardou  dit  : nos  intimes  ! à savoir  les  siens,  les  miens, 
les  vôtres  : grand  merci  pour  lui  et  pour  nous  ! des  intimes  tels  que 
ceux-là  ne  peuvent  être  dangereux  que  pour  un  idiot.  Leur  premier 
et  leur  plus  léger  défaut  est  de  n’étre  pas  et  de  ne  pouvoir  être  des 
intimes  ; Maurice  a trente  ans  de  moins  que  Caussade  ; Marécat,  son 
ancien  camarade  de  collège,  avoue  lui-même  l’avoir  complètement 
perdu  de  vue  depuis  longues  années  ; le  zouave  Abdallah,  absolument 
inconnu  à Caussade,  qui  ne  sait  pas  même  son  nom,  ne  s’installe  chez 
lui  que  par  suite  d’un  quiproquo.  Vigneux  seul  paraît  avoir  eu  avec 
lui  quelques  relations  assez  suivies,  et,  semble-t-il,  assez  onéreuses 
pour  la  bourse  du  trop  confiant  propriétaire.  Voilà  donc,  tout  compte 
fait,  sur  quatre  intimes.,  trois  impossibilités.  Pour  s’y  prêter  il  faut 
admettre,  ou  que  ces  intimes  de  contrebande  et  de  hasard  en  rempla- 
cent d’autres  plus  sérieux,  au  moins  d’apparence,  qui  forment  les 
véritables  amitiés  de  Caussade  ; et  alors  que  devient  l’idée  de  M.  Sar- 
dou? — ou  bien  que  ce  brave  homme,  ce  quinquagénaire  si  bon,  si 
généreux,  si  expansif,  a traversé  sa  vie  presque  entière  sans  rencontrer 
un  semblant  d’ami.  11  faut  admettre  que  sa  jeune  femme,  qu’il  adore, 
qu’on  nous  donne  pour  une  nature  distinguée  et  délicate,  et  qui  est 
irréprochable  au  lever  du  rideau,  a vécu  et  vit  encore  dans  sa  maison 
comme  une  étrangère,  sans  déclarer  une  seule  fois  à son  mari  que 
de  pareilles  sociétés  la  mettent  au  supplice,  sans  rien  tenter  pour 
l’éclairer  sur  le  péril  et  l’ennui  de  ces  liaisons  hasardeuses  avec  des 
gens  insupportables.  Ceci  nous  mène  à un  défaut,  bien  autrement 
grave,  de  la  pièce  de  M.  Sardou.  Pour  que  ces  intimités  fussent  dan- 
gereuses, il  faudrait  qu’elles  fussent  séduisantes  par  quelque  côté  : il 
faudrait  que  les  intimes  fussent  des  flatteurs,  que  leur  jalousie,  leur 
méchanceté,  leur  astuce,  se  déguisassent  sous  des  airs  de  courtisans 
mielleux  ou  au  moins  de  parasites  polis.  C’est,  nous  dira-t-on,  la 
donnée  vulgaire  : soit!  mais  c’est  la  bonne:  tout  au  plus  consen- 
tirions-nous à rencontrer  sous  ce  miel  un  arrière-goût  de  fiel  ou  de 
verjus.  OrM.  Victorien  Sardon,  pour  mieux  s’accommoder  sans  doute 
aux  brutalités  du  théâtre  moderne,  a pris  le  contre-pied  de  cette 
donnée.  Marécat  et  Vigneux,  ses  deux  intimes  en  titre,  mettent,  dès 


ET  LE  THÉÂTRE  EN  1801.  601 

leur  entrée  en  scène,  leur  amphitryon  à un  tel  régime  de  duretés, 
d’épigrammes,  de  coups  de  boutoir,  d’allusions  blessantes  ou  veni- 
meuses, que  l’homme  qui,  au  lieu  de  les  faire  cliasser  par  ses  do- 
mestiques, les  supporte  patiemment,  ne  peut  ôire  qu’un  imbécile,  et 
cesse  dès  lors  d’intéresser  le  spectateur.  Ce  n’est  plus  de  la  bonté, 
de  la  confiance,  de  la  faiblesse  même  ou  de  l’aveuglement  : c’est  du 
crétinisme.  Comment  voulez-vous  que  je  plaigne  Caussade,  que  son 
honneur,  son  repos,  son  bonheur,  sa  dignité  de  mari  et  de  maître  de 
maison  me  paraissent  un  enjeu  de  bon  aloi,  si  vous  en  faites  un  niais 
de  vaudeville  ou  de  mélodrame,  propre  à subir  toutes  les  avanies, 
comme  Pierrot  reçoit  les  coups  de  pied?  Et  plus  tard,  quand  il  se  re 
lève,  quand  il  parle  noblement  le  langage  de  l’honnête  homme  trahi, 
quand  vous  nous  le  montrez  se  débattant  entre  les  instincts  de  sa 
nature  confiante  et  les  soupçons  que  ses  faux  amis  lui  versent  goutte 
à goutte,  comment  voulez-vous  que  cette  émotion  soit  communicative, 
que  cette  transformation  me  semble  possible?  Passe  encore  pour 
Marècat,  le  vieil  égoïste  dont  les  boutades  sont  parfois  assez  amu- 
santes ; mais  cet  affreux  drôle  de  ’Vigneux,  l’obligé  de  Caussade? 
N’est-ce  pas  reculer  toutes  les  bornes  de  l’invraisemblance  que  de 
placer  sur  les  lèvres  de  cet  envieux  de  bas  étage  des  paroles  diamé- 
tralement contraires  au  véritable  esprit  de  son  rôle?  Vigneux,  qui  a 
eu  souvent  recours  à Caussade,  qui  peut  avoir  encoi'e  besoin  de  lui, 
commence  par  l’humilier  dans  ses  souvenirs  de  collège;  ensuite  il 
déprécie  sa  chère  maison  de  campagne,  et  cela  en  des  termes  tels,  que 
Caussade,  intelligence  médiocre,  mais  propriétaire  passionné  comme 
tous  les  parvenus,  devrait  le  jeter  par  la  fenêtre.  Il  lui  fait  claire- 
ment comprendre  que  l’accroissement  rapide  de  sa  fortune  cl  l’acqui- 
sition de  celte  belle  sont  autant  d’indices  accablants  pour  sa  pro- 
bité. Enfin  il  a le  bonheur  de  s’entendre  demander  un  service  par 
Caussade,  son  bienfiîiteur  : et,  au  lieu  de  lui  répondre  par  une  pro- 
messe, sauf  à être  bien  résolu,  in  petto,  à ne  pas  la  tenir,  il  lui 
oppose  un  refus  brutal.  Nous  le  demandons,  est-ce  ainsi  que  M.  Sar- 
doLi  a prétendu  prouver  sa  thèse?  Est-ce  de  cette  façon  que  parlent 
et  agissent  les  faux  amis,  les  parasites,  toujours  empressés  de  cacher 
sous  d’obséquieux  deliors  leurs  arrière-pensées  malfaisantes  et  per- 
fides? Que  dirions-nous  d’Abdallah  le  zouave,  l'intime  que  Caussade 
n’a  jamais  vu,  dont  il  ignore  le  nom,  et  que  sa  femme  et  sa  fille  sup- 
portent dans  la  maison  pendant  deux  jours,  en  dépit  de  ses  incartades 
et  de  ses  allures  de  caserne  ? Ici  la  caiâcature  baisse  encore  d’un  cran, 
et  descend  au  niveau  des  scènes  les  plus  infimes  du  boulevard. 

Tout  le  comique  de  cette  pièce  des  Intimes  repose  donc  sur  des 
invraisemblances  et  des  exagérations.  Nous  savons  bien  qu’il  faut 
au  théâtre  le  verre  grossissant,  et  que  Molière  lui-même  est  exagéré; 

DÉCE5115RE  1861.  46 


602 


M.  VICTORIEN  SARDOU 


mais  quelle  différence!  L’exagération  chez  Molière  est  toujours  dans 
le  sens  même  du  rôle,  de  ce  qu’il  est,  de  ce  qu’il  doit  être  pour  me  bien 
pénétrer  de  la  pensée  de  l’auteur  ; elle  fait  saillie  sur  le  tableau,  et 
cette  saillie  est  justement  ce  qui  accroche,  ce  qui  retient,  ce  qui  force 
à l’attention  les  esprits  superficiels  ou  distraits.  Quand  le  mot  ou 
l’effet  de  scène  se  répète,  c’est  pour  parvenir  dans  tous  les  coins  de 
la  salle  et  donner  à l’intention  comique  plus  de  vigueur  et  de  carrure. 
Si  Harpagon  exagère  l’avarice.  Tartuffe  l’hypocrisie,  Alceste  la  misan- 
thropie, ce  n’en  est  que  mieux  la  misanthropie,  l’hypocrisie  et  l’ava- 
rice. Dans  les  Intimes,  et,  en  général,  dans  les  œuvres  du  théâtre  mo- 
derne, l’exagération  est  en  sens  inverse  de  la  vérité  des  caractères. 
Pourvu  que  l’on  fasse  rire  un  moment,  pourvu  que  l’on  fouette  le  sang 
du  spectateur  blasé,  tout  est  dit  : aussi,  où  sont  aujourd’hui  les 
pièces  de  1860?  où  sont  les  neiges  d’antan! 

Si  nous  ne  pouvons  accepter  la  partie  comique  des  Intimes,  serons- 
nous  plus  heureux  avec  la  partie  sentimentale  et  romanesque?  Deux 
personnages  sont  en  présence  : le  jeune  Maurice  et  Cécile,  la  femme 
de  Caussade.  Maurice,  à qui  l’auteur  donne  vingt-cinq  ans,  est  un 
mauvais  lycéen  qui  a lu  Faublas  et  qui  apporte  dans  ses  plans  de 
séduction  un  mélange  de  lyrisme  bâtard,  de  corruption  précoce  et  de 
fatuité  novice.  Ce  rôle  manque  absolument  d’originalité.  Cécile  est 
une  créole  ennuyée,  de  vingt  ans  plus  jeune  que  son  mari,  chez  la- 
quelle la  passion  sincère  et  le  sens  moral  sont  également  absents.  I! 
ne  s’agit  pas  ici  de  faire  de  la  morale,  encore  moins  du  rigorisme  : 
nous  constatons  seulement  le  procédé  de  M.  Sardou.  Dans  l’égare- 
ment de  Cécile  comme  dans  sa  résistance,  il  ne  nous  fait  pas  assister 
un  seul  moment  à cette  lutte  intérieure  de  la  passion  et  du  devoir, 
qui  est  le  plus  émouvant  de  tous  les  drames.  Qu’elle  s’abandonne  ou 
se  défende,  coupable  ou  sauvée,  entraînée  vers  Maurice  ou  brusque- 
ment éveillée  au  bord  de  l’abîme,  Cécile  semble  constamment  en 
proie  à une  sorte  de  somnambulisme  ou  de  cauchemar  : cela  est 
si  vrai,  qu’elle  n’a  jamais  l’air  de  se  souvenir  qu’elle  est  maî- 
tresse de  maison , et  d’une  maison  que  remplissent  jusqu’aux 
bords  des  hôtes  importuns,  exigeants  et  curieux.  Non-seulement 
elle  ne  s’occupe  pas  un  instant  des  nombreux  commensaux  de  son 
mari;  non-seulement  cette  créole,  qui  a dépassé  la  trentaine,  se  fait 
les  illusions  les  plus  puériles  sur  la  nature  de  ses  relations  avec 
Maurice  et  des  sentiments  qu’elle  lui  inspire;  mais,  dans  toutes  ses 
scènes  d’amour  avec  lui,  — et  quelles  scènes  ! — on  dirait  qu’elle  se 
croit  à deux  cents  lieues  de  tout  regard  indiscret.  Cette  maison  est 
transparente,  peuplée  d’êtres  dangereux,  en  quête  de  médisances  et 
de  scandales;  cet  appartement  a cinq  ou  six  portes,  qui  ressemblent 
à des  yeux  d’ Argus,  toujours  près  de  s’ouvrir,  et  Cécile  se  conduit 


ET  LE  THÉÂTRE  EN  1861.  C03 

comme  si  elle  habitait  avec  Maurice  une  petite  maison  Louis  XV,  portes 
et  fenêtres  bien  closes,  bien  verrouillées,  et  sans  aucune  communi- 
cation avec  le  reste  du  monde.  (]eci  n’est  que  l’invraisemblance  ma- 
térielle ; que  dirons-nous  de  l’invraisemblance  morale?  Les  passions, 
les  caractères,  ont  leur  perspective  comme  le  paysage;  l’optique  théâ- 
trale a ses  lois  comme  l’optique  pittoresque.  Il  n’est  pas  plus  permis 
à un  auteur  dramatique  de  se  contredire,  d’un  acte  à l'autre,  dans  la 
peinture  d’un  de  ses  personnages,  qu’il  n’est  permis  à un  peintre 
d’attacher  à un  torse  de  nain  des  bras  de  géant.  Cécile,  pendant  toute 
la  première  partie  des  Intimes,  se  livre  avec  un  tel  laisser-aller  a ses 
sentiments  pour  Maurice,  elle  accepte  avec  tant  d’aveuglement  volon- 
taire ces  vieux  mensonges  d’amitié  et  d’amour  pur,  que  plus  tard,  au 
moment  du  péril,  elle  n’a  plus  le  droit  de  reprendre  une  attitude 
d’honnête  femme  et  de  femme  indignée;  de  même  que  son  mari, 
à force  de  niaiserie  et  de  confiance  grotesque,  a perdu  le  droit  de  se 
montrer,  âi  l’heure  de  la  crise,  pathétique  et  éloquent.  Nous  n’insis- 
terons pas,  et  pour  cause,  sur  la  grande  scène  du  troisième  acte.  Cette 
scène  est  traitée  et  jouée  avec  un  si  fougueux  réalisme,  il  y a là  de 
tels  effets  de  trouble  et  de  vertige  sensuel,  qu’ils  ne  sauraient  être 
rachetés  par  le  salut  définitif  de  madame  Caussade.  Le  mal  est  fait, 
l’impression  est  produite,  et  la  victoire  obtenue  par  Cécile  sur  Mau- 
rice et  sur  elle-même  ressemble  par  trop  à celle  dont  un  général  disait  : 
« Encore  une  victoire  comme  celle-là,  et  je  suis  perdu!  » — Tout 
est  fortuit,  accidentel,  imprévu,  et,  pour  ainsi  dire,  matériel  dans  ce 
réveil  tardif  de  l’épouse  coupable.  Encore  une  fois,  ce  n’est  pas  une 
âme,  une  conscience,  une  volonté,  douloureusement  partagées  entre 
la  passion  et  le  devoir,  qui  retrouvent  au  moment  suprême  le  senti- 
ment de  leur  honneur  et  de  leur  force  : c’est  une  femme  endormie 
dont  le  rêve  s’interrompt  par  hasard,  une  somnambule  qui  se  réveille 
en  sursaut  avant  d'être  tout  à fait  tombée.  Au  reste,  il  s’est  passé  pour 
cette  scène  ce  que  nous  avons  signalé  déjà  pour  d’autres  chefs-d’œuvre 
du  même  genre.  Le  public  spécial  de  la  première  représentation, 
friand  de  haut  goût  et  de  inment  dramatique,  trop  raffiné  et  trop 
blasé  pour  s’effaroucher  de  si  peu,  s’amuse  et  applaudit  d’autant  plus 
que  la  pièce  ou  la  scène  est  plus  montée  de  ton.  Aux  représentations 
suivantes,  cette  pauvre  morale  revendique  timidement  ses  droits: 
quelques  spectateurs  isolés  essayent  de  protester  ; mais  le  branle 
e.st  donné  ; le  succès  carillonne  de  toutes  parts.  Les  murmures  indi- 
viduels n’ôtent  rien,  bien  au  contraire,  à l’empressement  collectif,  et 
les  chiffres  du  caissier  achèvent  de  confondre  les  scrupules  du  vrai 
public. 

Nous  voici  arrivés  au  rôle  favori,  à ce  docteur  Tholosan,  qui  exerce 
auprès  de  M.  et  de  madame  Caussade  les  fonctions  de  sauveteur 


604 


M.  VICTORIEN  SARDOU 


\ 


de  chien  de  Terre-Neuve , et  qui  fait  acheter  ses  services  par  de 
bonnes  et  piquantes  vérités  , formulées  en  mots,  en  allégories,  en 
paraboles  et  en  tirades.  Nous  avons  tous  connu  ceTholosan;  nous 
l’avons  vu,  en  1853,  dans  les  Filles  de  marbre,  où  il  s’appelait  Des- 
genais;  en  1855,  dans  le  Demi-Monde,  où  il  se  nommait  Olivier  de 
Jalin;  il  donnait,  en  je  ne  sais  quelle  année,  la  réplique  aux  Parisiens 
de  la  Décadence  ; il  faisait  la  leçon,  en  1857,  aux  Faux  Bonhommes, 
ces  proches  parents  de  Nos  Intimes  ! Il  est  devenu , dans  ce  théâtre 
moderne,  dont  toutes  les  productions,  à vrai  dire,  se  ressemblent 
effroyablement,  un  personnage  proverbial,  classique,  obligé,  comme 
le  confident  de  tragédie,  comme  le  traître  de  mélodrame.  C’est  le 
chœur  antique  résumé  dans  un  seul  acteur,  et  habillé  à la  Belle 
Jardinière  : c'est  le  raisonneur  de  l’ancienne  comédie,  brodant  de 
paillettes  à la  mode  le  manteau  brun  des  Arisle  et  des  Cléante  : sin- 
guliers inventeurs  qui  n’inventent  rien!  bizarres  originaux,  dont  les 
imaginations  sont  plus  vieilles  que  Théramène  ! LeTholosan  de  M.  Sar- 
dou  offre  cependant  quelques  traits  qui  le  distinguent  de  ses  devan- 
ciers; il  est  médecin  homœopathe,  phrénologue  et  disciple  du  docteur 
Gall  ; il  croit  à la  métempsycose,  ce  qui  lui  fournit  d’excellents  pré- 
textes à tirades  sur  l’existence  antérieure  de  Caussade  et  de  ses  amis  ; 
mais  surtout  il  abuse  du  hors-d’œuvre,  au  point  de  faire  regretter  le 
songe  et  le  récit  tragiques.  Il  y en  a presque  à toutes  les  scènes  et  pour 
tous  les  goûts.  Puisqu’il  est  avéré  que  ce  type  traditionnel  n’est,  de- 
puis dix  ans  et  sous  différents  noms,  qu’un  seul  et  même  personnage, 
nous  devons  ajouter  que  ce  personnage  commence  à se  répéter  d’une 
façon  désastreuse  et  qu’il  se  gâte  en  se  répétant.  On  avait  applaudi  chez 
M.  Dumas  fils  la  tirade  dite  des  pêches  à quinze  sols  : celle  des  poires, 
chez  M.  Victorien  Sardou,  n’a  pas  eu  autant  de  succès:  il  faut  môme 
que  l’heureux  auteur  des  Intimes  tienne  bien  obstinément  à ses  idées, 
pour  avoir  maintenu  cette  tirade  malgré  l’unanime  réprobation  de  la 
critique  et  du  public.  Nous  n’en  parlons,  après  tous  les  autres,  que 
pour  faire  voir,  parce  seul  exemple,  à quelles  énormités  de  style  nos 
jeunes  lauréats  dramatiques  sont  entraînés  par  ce  système  des  hors- 
d’œuvre  qui  inspirait  au  moins  de  beaux  vers  à Racine.  Tholosan 
compare  les  cœurs  déclassés  par  un  mariage  inégal  à des  poires  cou- 
pées en  deux  et  dont  chaque  moitié  cherche  sa  moitié  correspondante, 
et  il  ajoute  : « 11  se  trouve  toujours  par  là  un  fragment  de  poire  céli- 
bataire, qui  profite  du  déplaisir  causé  à la  dame  (une  poire!)  par  cette 
découverte,  pour  se  jeter  à ses  pieds  (les  pieds  d’une  poire)  en  lui 
criant  (une  poire  qui  crie!),  » etc.,  etc.  — Ma  cassette  trop  honnête! 
— Les  beaux  yeux  de  ma  cassette!  » dirait  Harpagon. 

Il  y a dans  Nos  Intimes!  un  petit  rôle  épisodique,  qui  s’accordj 
assez  bien  avec  le  ton  général  de  la  pièce.  C’est  celui  de  Raphaël,  le 


605 


ET  LE  THÉÂTRE  EN  1861 

fils  rie  cet  affreux  Marécat,  adolescent  dont  l’éducation  virginale  fait 
la  joie  et  l’orgueil  de  son  père,  et  qui,  tout  naturellement,  lit  Boc- 
cacc  en  cachette  et  embrasse  la  servante.  Ce  Raphaël  est  un  Chérubin 
bourgeois  qui  mériterait  d’ôtre  le  page  d’un  Almaviva  agioteur  et  cou- 
lissier;  Chérubin,  moins  ce  grain  de  poésie  qui  a suffi  au  génie  ailé 
de  Mozart  pour  emporter  vers  l’idéal  le  ferfalone  amoroso  de  Beau- 
marchais. Nous  n’aurions  pas  relevé  ce  détail,  s’il  ne  concourait  dans 
sa  mesure  à l’effet  essentiellement  matérialiste  de  la  pièce.  Tout,  en 
effet,  dans  ies Litimes , le  bien  et  le  mal,  le  dévouement  et  l’égoïsme, 
la  vertu  et  le  vice,  la  faiblesse  et  la  résistance,  porte  le  cachet  du 
matérialisme;  non  pas  de  ce  matérialisme  philosophique  et  laisonné 
qui  n’a  rien  à démêler  avec  le  théâtre  et  qui  ne  serait  pas  de  notre 
compétence,  mais  de  ce  matérialisme  qui  s’infiltre  de  plus  en  plus 
dans  une  certaine  littérature  et  recouvre  comme  d’une  poussière 
impalpable  tous  les  ressorts  de  l’imagination  et  de  la  pensée.  Cet  art 
sent  le  renfermé  : il  n’y  a ni  ciel,  ni  horizon,  ni  air  sur  la  tête  de  ces 
personnages;  ces  passions,  ces  bons  mots,  cet  esprit,  sont  entretenus 
au  calorifère.  Les  vices  de  Marécat  et  de  Vigneux  vivent  raz  de  terre; 
nous  avons  dit  ce  que  nous  pensions  de  Maurice  et  de  Cécile.  L’hon- 
nêteté et  la  bonté  de  Caussade  sont  purement  animales  : dérangé  un 
moment  dans  sa  quiétude,  il  déclare  ne  voir  pour  Tépoux  trahi 
d’autre  refuge  que  le  suicide.  L’adolescence  de  Raphaël  s’acclimate 
au  libertinage  et  à l’ordure.  Tholosan  croit  que  nous  avons  tous  été 
des  bêtes  avant  d’avoir  pour  intimes  les  Vigneux  et  les  Marécat.  Il 
aime  Benjamine,  la  charmante  tille  de  Caussade,  et  il  finit  par 
l’épouser  au  dénoûment.  Ces  jeunes  et  gracieuses  amours  auraient 
pu  rafraîchir  un  peu  l’atmosphère,  former  un  heureux  contraste  avec 
les  scènes  orageuses  de  Cécile  et  de  Maurice,  avec  les  méchants 
complots  des  intimes  : mais  M.  Victorien  Sardou  ne  s’en  est  pas  sou- 
cié; il  s’est  borné,  de  ce  côté-là,  à l’indication  la  plus  sommaire,  et 
Benjamine  est  restée,  dans  sa  pièce,  à l’état  de  comparse.  Une  réalité 
brutale,  entremêlée  çà  et  là  de  quelques  nuances  d’hallucination, 
une  journée  étouffante,  coupée  de  somnolences  et  de  rêves,  telle  est 
l’impression  d’ensemble  que  produit  cette  comédie. 

Faut-il  conclure  que  le  succès  des  Intimes  soit  inexplicable,  que 
l’auteur  n’ait  pas  beaucoup  de  talent?  Assurément  non.  Si  les  Intimes 
ne  sont  pas  une  bonne  pièce,  ils  sont  au  moins  une  agréable  soirée, 
pourvu  qu’on  ne  s’expose  ni  à les  revoir,  ni  surtout  à les  lire.  Ce 
n’est  pas  nous  qui  contesterons  les  qualités  de  cette  démocratie,  d’al- 
lure un  peu  exotique,  à laquelle  nous  nous  obstinons  à rattacher 
M.  Sardou.  S’il  ne  faut  pas  lui  demander  l’élégance,  la  délicatesse, 
la  poésie,  elle  a la  force,  l’esprit  inventif,  la  hardiesse,  et  un  certain 
art  de  combiner  le  positif  et  le  chimérique.  M.  Victorien  Sardou  est 


GOG 


M.  VICTORIEN  SARROU 


de  ces  auteui’s  dramatiques  qui,  une  fois  acceptés,  vont  loin.  Il  ne 
doute  de  rien,  et  nous  sommes  toujours  portés  à suivre  l’homme 
qui  paraît  sûr  de  son  chemin  et  de  lui-meme.  Il  y a dans  les  Intimes 
de  ces  audaces  qui,  lorsqu’elles  ne  tuent  pas  roide,  font  vivre  une 
pièce  six  mois,  ce  qui  est  l’immortalité  d’aujourd’hui.  M.  Sardou  a de 
la  ficelle,  nous  allions  dire  delà  corde  de  M.  Scribe  dans  sa  poche;  il 
est  arrivé,  en  moins  de  deux  ans,  à dominer  si  bien  son  public,  qu’il 
le  mystifie  impunément  ; car  c’est  une  spirituelle  mystification  que 
cette  angoisse  de  Caussade,  ce  soupçon,  ce  trouble,  cette  menace  de 
suicide,  ce  coup  de  pistolet,  finissant,  non  pas  in  piscem,  mais  par  le 
meurtre  d’un  renard.  C’est  ici  qu’éclate  l’heureux  dédain  de  l’auteur 
pour  les  règles  les  plus  élémentaires  de  l’art  dramatique.  Nous  ne 
blâmons  pas  absolument  cette  periprfie  dit  rcM«rd;  mais  encore  fal- 
lait-il la  rendre  admissible,  et  rien,  ce  nous  semble,  n’eût  été  plus 
facile,  si  M.  Sardou  avait  voulu  se  donner  la  peine  d’y  réfléchir.  Dans 
le  courant  de  la  pièce,  Caussade  s’est  montré,  à plusieurs  reprises, 
fort  préoccupé  des  ravages  de  cette  vilaine  bête  dans  son  poulailler 
et  ses  plates-bandes.  Sm  viennent  les  grandes  émotions  du  troisième 
acle.  Les  alarmes  du  mari  font  oublier  les  contrariétés  du  pro- 
priétaire; ce  n’est  plus  un  renard  que  Caussade  sent  dans  sa  poitrine 
comme  l’enfant  de  Sparte;  ce  sont  tous  les  tigres  et  toutes  les  hyènes 
de  la  jalousie.  Frappé  au  cœur  par  les  révélations  de  ses  intimes,  il  se 
prête  très-sèrieusement  au  vieux  stratagème  qu’on  lui  indique;  il 
simule  un  départ  pour  Paris  et  un  retour  précipité.  Rassuré,  ou  à 
peu  près,  grâce  aux  ingénieuses  inventions  de  Tholosan,  il  rentre 
immédiatement  dans  son  rôle  de  propriétaire  acharné  contre  son 
renard  ; mais  il  reste  encore  tant  d’indices  qui  peuvent  le  remettre  en 
plein  drame  conjugal,  Maurice  a sauté  si  maladroitement  du  balcon, 
il  a brisé,  en  tombant,  tant  de  cactus,  Caussade  a si  obstinément 
passé  la  nuit  à sa  fenêtre,  que  le  spectateur  est  tenu  en  suspens  jus- 
qu’à la  fin  et  ne  sait  pas  s’il  doit  trembler  ou  s’il  doit  rire.  Seule- 
ment, pour  qu’il  y eût  dans  tout  cela  un  peu  de  vraisemblance,  il 
ne  faudrait  pas  que  Caussade  eût  ressenti  si  vivement  les  premières 
morsures  de  la  jalousie.  Cette  immense  émotion  a dû  nécessairement 
étouffer  les  petites  : juxtaposer  en  lui  deux  sensations  d’un  ordre  si 
différent,  sans  même  indiquer  une  soudure,  vouloir  nous  faire  croire 
qu’il  redevient  immédiatement  le  Caussade  des  premiers  actes,  et  cela 
au  moment  môme  où  il  rentre  chez  lui  en  se  demandant  s’il  n’y  trou- 
vera pas  le  déshonneur,  c’est  peut-être  commode,  mais  c’est  absurde. 
Il  y avait,  pour  tout  concilier,  un  moyen  bien  simple  : il  suffisait  que 
Caussade  restât  toujours  le  même,  propriétaire  presque  maniaque, 
mari  plein  de  sécurité  et  de  confiance;  il  ne  se  serait  prêté  au  strata- 
gème conseillé  par  ses  intimes  qu’à  titre  de  gageure  et  de  plaisan- 


607 


ET  LE  THÉÂTRE  EN  1861. 

terie.  Sa  rentrée,  quand  Maurice  est  encore  sur  le  balcon,  n’en  eût 
produit  que  plus  d’effet.  Rassuré  d’autant  plus  vite  qu’il  n’aurait  jamais 
été  sérieusement  inquiet,  il  se  remet  aussitôt  à la  poursuite  de  son 
renard  ; mais  les  spectateurs  peuvent  croire  qu’il  a aperçu  Maurice 
en  se  penchant  à la  fenêtre;  son  agitation,  son  air  effaré,  sa  boîte  de 
pistolets,  l’inquiétude  des  autres  acteurs,  tout  achève  de  donner  le 
change,  et  l’incertitude,  l’intérêt,  se  soutiennent  ainsi  jusqu’au  dé- 
noûment.  Voilà  ce  qu’exigeaient  la  logique  et  la  vraisemblance,  ces 
pauvres  délaissées  du  théâtre  contemporain.  M.  Victorien  Sardou  a 
fait  tout  autrement,  et  il  a réussi.  En  littérature  comme  en  politique, 
vive  le  succès! 

Nous  nous  sommes  arrêté  bien  longuement  — trop  longuement 

— sur  cette  pièce  des  Intimes^  parce  que  l’année  dramatique  s’y  ré- 
sume, selon  nous,  comme  se  résumaient  les  années  précédentes, 
tantôt  dans  \e  Demi-Monde,  tantôt  dans  les  Faux  Bonshommes,  tantôt 
dans  Un  Père  prodigue,  tantôt  dans  les  Effrontés.  L’ouvrage  de 
M.  Sardou  et  M.  Sardou  lui-même  nous  semblent,  pour  le  moment, 
l’expression  la  plus  complète,  non  pas  d’un  art  nouveau,  mais  d’une 
phase  de  cet  art,  qui,  pour  s’accommoder  au  goût  de  son  public,  a 
rarement  à monter,  souvent  à descendre.  En  mettant  à part  la  ques- 
tion de  talent,  désobligeante  et  inexacte,  les  Intimes,  dans  l'ordre  des 
créations  dramatiques,  ou,  si  l’on  veut,  sur  l’échelle  théâtrale,  nous 
paraissent  inférieurs  aux  bonnes  pièces  de  M.  Dumas  fils,  lesquelles 

— toujours  talent  à part  — nous  avaient  paru  abaisser  de  beaucoup 
l’idéal  de  l’école  du  bon  sens,  qui  n’était  elle-même  qu’une  diminu- 
tion notable  de  l’esprit  poétique,  condamné  à vivre  de  mortifications 
et  de  régime  pour  expier  les  excès  du  romantisme.  On  le  voit,  nous 
avons  fait  en  trente  ans  bien  du  chemin,  et  le  mouvement  de  des- 
cente ne  semble  pas  près  de  finir  ; cette  comédie  des  Intimes,  qui 
résiste  si  mal  à l’analyse,  gagnerait  énormément  à s’appliquer  le 
procédé  du  cardinal  Maury  : très-contestable  si  on  la  juge,  elle  devient 
excellente  si  on  la  compare.  Elle  vaut  bien  mieux  que  Piccolino, 
pièce  d’été  du  même  auteur,  qui  avait  cependant  réussi  à faire 
accepter  la  fable  la  plus  nulle  et  la  plus  vulgaire  en  la  déguisant 
adroitement  sous  une  série  d’épisodes  assez  bien  ajustés  au  plaisir 
des  yeux  et  des  oreilles  plutôt  encore  que  de  l’esprit.  Mais  iYos  Inti- 
mes! sont  surtout  un  chef-d’œuvi’e,  une  merveille,  un  Polyeucte,  un 
Misanthrope,  si  on  les  compare  à un  Mariage  de  Paris,  la  dernière 
pièce,  c’est-à-dire  la  dernière  chute  de  M.  Edmond  About.  Ce  Mariage 
de  Paris  a même  été  pour  M.  About  une  double  catastrophe.  Il  a fait, 
non  pas  relire,  mais  regarder  d’un  peu  plus  près  le  volume  de  nou- 
velles qui  en  avait  fourni  le  texte  et  le  titre  et  qui  formait  jusqu’à 
présent,  dans  le  répertoire  romanesque  de  l’auteur  de  Rome  con- 


608 


M.  VICTORIEN  SARDOU 


temporaine,  la  fleur  du  panier,  le  morceau  de  résistance.  Devant  cette 
pauvreteté  inouïe,  cette  incroyable  exiguïté  d’invention,  cet  esprit 
asthmatique  qui  ne  peut  arriver  à un  semblant  d’intérêt  ou  de  gaieté 
sans  s’essouffler,  il  n’y  a eu  qu’un  cri,  un  cri  de  surprise  et  de  détresse  : 
Quoi  ! c’est  là  ce  qu’on  lisait,  ce  qu’on  achetait,  ce  dont  on  s’amu- 
sait il  y a un  siècle,  il  y a quatre  ans  1 Le  Buste  et  Gorçjeon  ! Terrains 
à vendre  et  les  Jumeaux  de  V hôtel  Corneille  ! Pas  même  la  sciure  de 
bois  de  ces  grands  arbres  que  l’on  a appelés  Balzac,  Frédéric  Soidié, 
Alexandre  Dumas,  George  Sand  ! — O Athéniens  ! Athéniens  d’Athènes 
et  des  gares!  à quoi  donc  songiez-vous,  et  comme  il  suffit  de  peu 
pour  vous  abuser  ou  vous  distraire  ! Telle  imagination  de  M.  About  a 
fait  vos  délices  de  Tonnerre  à Dijon;  telle  autre,  d’Étampes  à Orléans; 
telle  autre,  d’Enghien  à Compiègne...  Hélas!  hélas!  dix  minutes 
d’arrêt,  et  adieu  la  gloire,  le  génie,  la  verve,  l’efoi/e  de  M.  About! 
Aujourd’hui  il  est  réduit  à être  sa  propre  réclame,  à faire  lui-même 
sa  quête,  à apitoyer  le  public  rebelle  en  l’informant,  comme  d’une 
chose  d’importance,  qu’il  est,  lui,  Edmond  About,  de  la  religion  de 
Stendhal,  de  M.  Littré  et  de  M.  Mérimée  ; religion  plus  facile  à pra- 
tiquer qu’à  définir,  mais  qui  lui  inspirera  tôt  ou  tard  — espérons-le 
— une  Colomba  ou  une  Chartreuse  de  Parme.  Sérieusement,  il  n’y  a 
pas,  dans  le  demi-monde  littéraire,  d’homme  qui  nous  paraisse  plus 
à plaindre  que  M.  About  : car  il  a du  bon  ; il  a fait  d’excellentes 
études  ; il  a su  le  grec  mieux  que  Vadius,  et,  au  fond,  il  n’est  pas 
méchant.  Il  a voulu  réussir,  réussir  très-vite,  faire  parler  de  lui,  ar- 
river en  chemin  de  fer,  — c’est  là  sa  littérature,  — au  bruit,  au 
succès,  à la  célébrité,  à la  fortune  ; où  est  le  mal?  Quand  tout  se  fait 
aujourd’hui  à la  vapeur,  pourquoi  l’art  de  devenir  célèbre  resterait-il 
en  arrière  ? S’il  avait  fallu,  pour  atteindre  le  but,  prendre  parti  pour 
le  Pape,  respecter  les  causes  vaincues,  dire  crûment  leurs  vérités  aux 
princes  de  la  terre,  il  en  eût  remontré,  nous  en  sommes  sûr,  au 
papiste  le  plus  fervent,  au  frondeur  le  plus  incorrigible  ; il  a cru 
parvenir  par  les  moyens  contraires;  n’est-ce  pas  bien  naturel  ? Ce 
but  tant  désiré,  il  y touchait,  il  y était  presque  ; ces  biens  si  ardem- 
ment convoités,  il  les  tenait  ; il  n’avait  plus  pour  les  saisir  qu  a étendre 
la  main  ; en  cet  instant  même  la  roue  a tourné,  et  voilà  notre  homme 
à bas.  Encore  une  fois,  pauvre  M.  About!  lous  les  sentiments  qu  il 
a pu  inspirer  jusqu’à  ce  jour  doivent  s absorber  et  se  fondre  dans 
une  commisération  sincère.  Lorsqu’on  tombe  de  très-haut,  on  a au 
moins  pour  consolation  le  plaisir  de  mesurer  sa  cliute  : mais  tom  ^er 
du  haut  des  Échasses  de  maître  Pierre,  tomber  des  cimes  de  Corrjeon, 
àeslmviieuYs  Ae  Madame  Chermuhj , des  sommets  du  Capitaine  Lit- 
terlin,  des  glaciers  de  Trente-et-Quarante , voilà  un  désastre 
lequel  l'illustre  docteur  du  Constitutionnel  n’aura  jamais  assez  d em- 
plâtres. 


G09 


ET  LE  THÉÂTRE  EK  18G1 . 

Telles  sont,  ou  à peu  près,  les  richesses  présentes  du  théâtre  con- 
temporain : dirons-nous,  avant  de  finir,  un  mot  de  son  passé?  Il 
s’offrait  à nos  yeux,  récemment,  sous  la  forme,  à demi  baignée  déjà 
dans  l’ombre,  d’un  poète  aimé.  La  Comédie-Française  vient  de  jouer 
On  ne  badine  pas  avec  V amour ^ un  des  proverbes  les  plus  étincelants, 
les  plus  poétiques,  mais  les  plus  fantasques,  de  la  premièi  e manière 
d’Alfred  de  Musset.  C’a  été  un  succès  crépusculaire,  qui  ne  fera  ni 
bien  ni  mal  à la  gloire  du  poète.  Il  n’est  pas  inutile  peut-être  de  rap- 
j)eler  comment  se  publiaient  dans  l’origine  et  comment  réussissaient 
ces  proverbes.  Ils  paraissaient  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes;  cet 
esprit  charmant,  cette  imagination  de  fée  jouant  entre  ciel  et  terre, 
cette  fantaisie  aux  ailes  d’abeille,  tout  cet  ensemble  ravissait  un  certain 
nombre  de  lecteurs  d’élite,  dont  Alfred  de  Musset  était  dès  lors  l’en- 
fant gâté,  mais  qui,  à coup  sûr,  ne  se  figuraient  pas  que  ces  créations 
aériennes  et  légères  pussent  jamais  prendre  corps  et  être  attachées 
par  une  épingle  de  régisseur  aux  planches  massives  d’un  théâtre. 
Cependant  ces  scènes  exquises,  comme  les  beaux  vers  de  Rolla  ou  des 
Nuits,  circulaient,  passaient  de  main  en  main  et  devenaient  quasi- 
proverbiales  dans  ces  groupes  choisis  dont  nous  parlons  et  qui  gros- 
sissaient d’année  en  année;  car  la  poésie  et  l’esprit  peuvent  avoir 
leurs  moutons  de  Panurge  comme  la  bêtise.  C’est  ainsi,  on  le  sait, 
que  le  Théâtre  d’Alfred  de  Musset  est  i^eu  à peu  devenu  populaire. 
A l’époque  où  se  décidait  cette  popularité  si  légitime,  la  Comédie- 
Française  eut  l’heureuse  idée  de  jouer  le  Caprice.  Ce  Caprice, 
bien  qu’il  datât  de  1837,  appartenait  déjà  à la  seconde  manière  de 
l’auteur,  plus  voisine  de  Marivaux  que  de  Sliakspeare.  Soit  qu’il  son- 
geât dès  lors  à se  rapprocher  du  théâtre,  ce  grand  tentateur  des 
enfants  du  siècle,  soit  que  les  fantaisies  de  pure  imagination  cédassent 
désormais  le  pas,  chez  le  poète,  aux  grâces  et  aux  finesses  de  l’esprit, 
il  ne  fut  plus  dans  le  Caprice,  et  surtout  dans  Une  Porte  ouverte  ou 
fermée  (qu’il  publia  huit  ans  plus  tard),  qu’un  écrivain  infiniment 
spirituel,  délicat,  exquis,  rompu  à toutes  les  nuances,  nous  allions 
dire  à toutes  les  recherches  d’un  dialogue  mondain  ; un  poète  des- 
cendu des  nuages  d’or  de  Titania  et  de  Cymbeline  pour  se  laisser 
prendre  entre  deux  paravents,  dans  un  salon  du  faubourg  Saint- 
Honoré;  à peu  près  comme  ces  dieux  de  l’Olympe  qui  s’exilaient 
parmi  les  hommes  et  finissaient  par  leur  ressembler.  11  faut  se 
représenter  le  talent  ou  le  génie  d Alfred  de  Musset  comme  un 
flacon  plein  d’une  essence  rare,  dont  le  parfum  délicieux  nous  charme 
et  nous  grise  ; peu  à peu,  le  flacon  se  vide,  l’essence  s évapore; 
mais  en  s’évaporant  elle  laisse,  pendant  quelque  temps  encore,  une 
odeur  plus  douce,  plus  humaine,  moins  capiteuse,  jusqu  à ce  que  tout 
ait  disparu,  le  parfum  violent  et  l’odeur  légère.  Or  qu’est-il  advenu? 


CIO 


M.  VICTORIEN  SARDOU  ET  LE  THÉÂTRE  EN  1861. 


Mis  en  goût  par  le  succès  très-vif  des  deux  premiers  proverbes,  — 
lesquels  étaient  en  réalité  les  derniers,  — le  Théâtre-Français  a voulu 
les  jouer  tous,  remonter  ce  ruisseau  clair  et  charmant  jusqu’à  ses 
sources  plus  profondes,  plus  larges,  mais  moins  limpides,  nous  faire 
applaudir  les  proverbes  poétiques  après  les  proverbes  mondains . Ainsi 
qu’on  devait  s’y  attendre,  le  succès  est  allé  en  diminuant  à mesure 
qu’on  est  entré  plus  avant  dans  la  poésie.  Il  ne  faut  jure}'  de  rien  et 
les  Caprices  de  Mai'ianne  avaient  réussi  beaucoup  moins  qu’un  Caprice 
et  Une  Porte  ouverte.  On  ne  badine  pas  avec  V amour  a réussi  un  peu 
moins  encore,  et  la  décroissance  se  marquerait  de  plus  en  plus  si  l’on 
allait  jusqu’à  Fantasio.  L’imagination  au  théâtre  est,  en  France  sur- 
tout, un  luxe  inutile,  souvent  dangereux  ; la  bouffonnerie  shakspea- 
rienne,  telle  que  les  rôles  de  Blasius,  de  Bridaine  et  de  dame  Pluche, 
ne  vaut  pas,  pour  les  spectateurs  de  1861,  les  gaïuh'ioles  grossières 
du  Palais-Boyal.  Les  amours  de  Perdican,  de  Camille  et  de  Ro- 
sette habitent  un  monde  idéal,  un  ciel  de  fantaisie  dont  les  étoiles  pâ- 
lissent et  s’effacent  au  contact  des  réalités  théâtrales.  Ce  dialogue  a 
des  finesses,  des  légèretés  de  tissu  qui  se  consument  au  feu  de  la 
rampe.  N’importe!  ce  proverbe  d’Alfred  de  Musset,  accueilli  assez 
froidement,  nous  a donné  un  de  ces  mélancoliques  plaisirs  qui  ne 
sont  plus,  au  déclin  de  l’âge,  que  le  souvenir  ou  le  reflet  d’un  plaisir 
plus  jeune  et  plus  doux.  Si,  parmi  les  idoles  de  la  jeunesse,  il  en  est, 
et  en  trop  grand  'nombre,  qu’il  faut  oublier  ou  briser,  nous  deman- 
dons grâce  pour  celle-là,  pour  ce  rêve,  pour  cette  poésie,  qui  exprima 
un  moment,  sous  leur  forme  la  plus  brillante,  nos  ivresses,  nos  amours, 
nos  doutes,  nos  aspirations  passionnées,  nos  vagues  alternatives  d’en- 
thousiasme et  de  lassitude.  Elle  a été  coupable;  elle  a eu,  nous  le 
savons,  ses  périls,  ses  folies  et  ses  fautes  ; mais  elle  les  a si  vite  et  si 
chèrement  expiés  ! Aujourd’hui,  celui  qui  en  fut  l’interprète  le  mieux 
doué  ne  nous  apparaît  plus  que  comme  une  ombre  lointaine,  pen- 
chée sur  les  ruines  de  tout  ce  que  nous  avons  aimé.  On  ne  badine  pas 
avec  l'amour  et  son  pâle  succès,  c’est  l’ère  poétique  qui  s’en  va  : les 
Intimes  et  leur  vogue  bruyante,  c’est  l’ère  bourgeoise  qui  continue, 
l’ère  démoci  atique  qui  commence. 


Arm.\nd  de  Pontmartin. 


'LES 


FINANCES  DE  LA  FRANCE 


I 

Les  documents  publiés  par  le  Moniteur  du  14  novembre  ont 
éveillé  au  plus  haut  degré  l’attention  publique.  Que  disent-ils  en 
effet?  Une  lettre  impériale  remercie  M.  Fould  d’avoir  fait  ressortir 
un  danger  du  gouvernement  dans  un  Mémoire  où  se  trouvent  ces 
lignes  ; 

« La  situation  des  finances  préoccupe  tous  les  esprits...  Le  Corps 
législatif  et  le  Sénat  ont  déjà  exprimé  leur  inquiétude  à ce  sujet.  Ce 
sentiment  pénètre  dans  la  classe  des  hommes  d’affaires,  qui  tous  pré- 
sagent et  annoncent  une  crise  d’autant  plus  grave,  qu’à  l’exemple  de 
l’État,  et  dans  un  but  d’amélioration  et  de  progrès,  peut-être  trop 
précipité,  les  départements,  les  villes  et  les  compagnies  particulières 
se  sont  lancées  dans  des  dépenses  très-considérables...  » 

L’auteur  du  Mémoire,  recherchant  ensuite  la  cause  de  ces  inquié- 
tudes et  de  la  situation  qui  les  détermine,  indique  notamment  l’in- 
suffisance du  contrôle  législatif. 

« La  Constitution,  dit-il,  a réservé  le  droit  de  voter  l’impôt  au  Corps 
législatif  ; mais  ce  droit  serait  presque  illusoire  si  les  choses  demeu- 
raient dans  la  situation  actuelle.  En  effet,  qu’est-ce  qu’un  contrôle  qui 
s’exerce  sur  une  dépense  dix-huit  mois  après  qu’elle  est  faite?  Et  que 
peut-il  atteindre,  si  ce  n’est  le  chef  de  l’État,  puisque  les  ministres 


612 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


ne  sont  responsables  qu’envers  lui  seul  ? Ne  pourrait-on  pas,  d’ailleurs,  / 
mettre  en  question  l’utilité  même  de  la  discussion  du  budget  au  i 
conseil  d’État  et  au  Corps  législatif,  si,  en  dépit  des  réductions  con-  i 
senties  ou  imposées,  le  gouvernement  peut,  après  la  session,  aug-  i 
menter  les  dépenses  de  toute  nature?  » 

Il  insiste  enfin  sur  l’urgence  d’une  solution. 

« En  étudiant  la  question  financière,  il  est  facile  de  prévoir  qu’à  b 
moins  d’un  changement  de  système  nous  nous  trouverons  bientôt  en  r 
présence  d’embarras  très-graves.  » 

Nous  ne  saurions  trop  féliciter  M.  Fould  de  cet  exposé  sincère,  el  : 
nous  nous  rendons  compte  des  regrets  intimes  qu’ont  dû  éprouver 
ceux  qui  s’étaient  appliqués  à rassurer  le  pays  et  le  souverain  quand  |; 
ils  ontentendul’Empereur  se  rallier,  en  ces  termes,  à l’avis  de  M,  Fould  ; j; 

« L’opinion  émise  ce  matin  sur  notre  situation  financière  par  I 
M.  Fould  dans  la  réunion  du  conseil  privé  et  du  conseil  des  ministres 
a toute  mon  approbation.  » 

L’éclatant  témoignage  d’un  si  haut  assentiment  a imposé  silence 
aux  critiques,  mais  n’a  pu  suffire  à faire  partager  par  tous  les  appré- 
ciations et  les  appréhensions  de  M.  Fould;  nous  nous  bornons  à en 
chercher  la  preuve  dans  le  langage  de  cette  partie,  chaque  jour  plus 
nombreuse,  de  la  presse  qui  parle  avec  tant  d’assurance  de  l'indépen- 
dance de  son  dévouement.  En  même  temps  qu’elle  prodigue  au  nou-  i 
veau  ministre  des  finances  les  éloges  qu  elle  s’imagine  devoir  à son 
rang  et  qu’elle  n’a  refusés  à aucun  de  ses  prédécesseurs,  elle  soutient  ^ 
que  tout  est  pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des  mondes,  et  que  S 
les  légères  difficultés  qui  pourraient  rester  ont  été  léguées  au  gou-  \ 
vernement  actuel  par  ses  devanciers.  1 

Cette  persistance  dans  une  manière  de  voir  dont  le  péril  vient  ! 
d’être  officiellement  constaté  nous  inquiète,  et,  sans  avoir  la  prétention  j 

d’opérer  des  conversions  là  où  M.  Fould  aurait  échoué,  nous  croyons 
qu'il  n’est  pas  sans  utilité  d’exposer,  même  après  lui,  la  situation 
dont  il  nous  a esquissé  les  traits  principaux. 

Mais,  avant  d’aborder  cet  examen,  nous  avons  pensé  qu’il  y avait  lieu 
d’indiquer  les  bases  sur  lesquelles  repose  notre  système  financier,  et 
de  préciser  les  ressources  et  les  charges  que  les  administrations  pré- 
cédentes ont  laissées  à celle  qui  nous  régit  depuis  le  2 décem- 
bre 1851.  Que  nos  lecteurs  se  rassurent,  d’ailleurs,  nous  n’irons 
demander  ni  à Tribonien  ni  aux  légistes  compilateurs  du  moyen 
âge  leur  opinion  sur  les  procédés  qui  conviennent  à la  confection 
ou  à la  discussion  de  nos  budgets  modernes.  Nous  nous  efforcerons 
de  résumer,  le  plus  succinctement  qu’il  nous  sera  possible,  les  phases 
diverses  de  notre  organisation  financière  depuis  soixante  ans,  et  le 
développement  progressif  des  dépenses,  des  revenus  et  des  charges 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE.  G13 

de  l’État  pendant  la  môme  période.  Après  ce  travail,  il  nous  semble 
iplus  facile  d’asseoir  un  jugement  équitable  sur  la  situation  actuelle. 

Nous  avons  puisé  les  éléments  do  notre  exposé  dans  les  documents 
: officiels,  les  rapports  des  commissions  des  budgets,  et  les  discussions  si 
I remarquables,  où,  aux  différentes  époques  de  la  monarchie  parlemen- 
: taire,  M.M.  Louis,  Pasquier,  Royer-Collard,  Corvetto,  de  Yillèle,  Laffitte, 
Foy,  Tbiers,  Berrycr,  Ducluilel  et  Duinon  ont  été  les  organes  si  nets 
et  souvent  si  éloquents  des  griefs  et  des  vœux  de  la  Franco  : personne, 
nous  l’affirmons,  n’aura  le  droit  do  nous  reprocher  d’avoir,  à l’aide 
de  quelques  citations  incomplètes,  prêté  à ces  hommes  politiques 
des  opinions  contraires  à celles  qu’ils  ont  professées. 

Nous  n’avons  pas  non  plus  demandé  aux  faits  généraux,  dont 
nous  retraçons  rencliaîncment,  les  arguments  plus  ou  moins  spécieux 
d’un  plaidoyer  en  faveur  de  tel  ou  tel  système  financier;  nous  n’avons 
pas  voulu  davantage'y  chercher  le  prétexte  de  stériles  récriminations 
qui  accroissent  les  dissentiments  sans  remédier  au  mal,  et  que  nous 
n’approuverons  jamais,  alors  môme  qu’elles  n’auraient  pas  le  tort 
d’émaner  d’hommes  qui  ont  eu  une  large  part  dans  les  faveurs  des 
régimes  déchus. 

Cette  étude,  nous  l’espérons,  aura  pour  résultat  de  démontrer  à 
ceux  qui  la  liront  sans  prévention  que  le  maintien  du  crédit  de 
l’État,  l’ordre  et  l’économie  des  finances,  le  juste  équilibre  entre  les 
dépenses  et  les  ressources  du  pays,  dépendent  entièrement  de  l’exis- 
teuce  d’vm  contrôle  législatif  sérieux  et  permanent. 


il 


La  loi  des  13-17  juin  1791  a précisé  les  conditions  dans  les- 
quelles nos  budgets  modernes  doivent  être  établis  pour  faire  une  ap- 
plication sincère  des  grands  principes  de  1789. 

« Le  Corps  législatif,  y est-il  dit,  fixera  les  dépenses  de  l’adminis- 
tration, déterminera  le  taux  des  contributions  nécessaires,  leur  na- 
ture et  leur  perception,  en  fera  la  répartition  entre  les  départements 
du  royaume,  en  surveillera  l’emploi,  et  s’en  fera  rendre  compte. 
(Art.  93.) 

« Les  comptes  de  dépense  et  l’emploi  des  deniers  publics  dans 
l’année  qui  a précédé,  ainsi  que  les  états  des  besoins  pécuniaires  de 
chaque  département  ministériel  pour  l’année  suivante,  seront  soumis 


614 


LES  FlîS\\îsXES  DE  LA  FRANCE. 


au  Corps  législatif  dans  chacune  de  ses  sessions  annuelles,  et  rendus 
publics  par  la  voie  de  l’impression^.  » (Art.  96.) 

Les  budgets  , d’abord  appelés  aperçus  des  recettes  et  des  dépenses^ 
ne  réalisèrent  pas  immédiatement  l’idéal  tracé  par  la  loi  de  1791; 
la  régularité  et  l’exactitude,  seules  bases  solides  de  l’ordre  finan- 
cier, ne  pouvant  convenir  à la  dictature  qui,  sous  une  grande  variété 
de  formes  et  de  désignations,  a régi  la  France  jusqu’en  1814/. 

Nous  ne  nous  attachons  pas  ici  à l’examen  des  mesures  financières 
de  la  première  République,  qui  n’ont  d’ailleurs  pour  la  plupart  qu’un 
caractère  transitoire;  nous  nous  bornerons  à rappeler  la  mémorable 
loi  du  24  août  1793,  par  laquelle  la  Convention  nationale  substitua  à 
la  variété  des  titres  de  notre  ancienne  dette  publique  l’uniformité  des 
inscriptions  détachées  du  grand-livre  dont  elle  décrétait  la  création. 
Cette  mesure,  qui,  dans  la  pensée  de  ses  auteurs,  répondait  surtout 
à des  nécessités  politiques,  assurait  aux  créanciers  de  l’État  les  plus 
grands  avantages,  et  leur  donnait  de  nouvelles  garanties  en  rendant 
leurs  intérêts  solidaires.  Mais,  on  ne  saurait  trop  le  rappeler,  les 
garanties  de  ce  genre  sont  sans  efficacité  lorsqu’elles  ne  sont  pas 
fortifiées  par  un  respect  scrupuleux  des  engagements  publics  et  par 
une  sage  administration;  aussi,  quelques  années  api’ès , les  embarras 
financiers  étaient  tels,  que  la  loi  du  9 vendémiaire  an  VI  annula  les 
deux  tiers  de  la  dette  publique,  et  prescrivit  la  formation  d’un  nouveau 
grand-livre  pour  la  consolidation  du  tiers  respecté. 

La  dette  perpétuelle  se  trouva,  à la  suite  de  cette  banqueroute,  ré- 
duite, en  l’an  VIII,  à un  peu  plus  de  40  millions  de  rente  5 pour  100 

Le  gouvernement  consulaire  s’efforça  d’améliorer  la  situation  finan- 
cière du  pays  et  les  conditions  de  la  gestion  de  la  fortune  publique. 
Mais  son  chef  avait  voué  la  toute-puissance  de  son  génie  et  de  sa  vo- 
lonté au  triomphe  d’un  régime  politique,  où  les  intentions  les  plus 
généreuses  étaient  fatalement  dénaturées.  Napoléon  désirait  sincère- 
ment d’abord,  nous  en  sommes  convaincu,  faire  régner  l’ordre  dans 
les  différentes  branches  de  l’administration,  puis  il  finit  par  confondre 


* L’Assemblée  constituante  fixa  les  bases  de  la  plupart  de  nos  impôts,  et  notam- 
ment des  contributions  foncière,  personnelle  et  mobilière,  des  patentes,  de  l’enre- 
gistrement et  du  timbre.  Elle  supprima  ou  réduisit  dans  des  proportions  considérables 
les  impôts  de  consommation  sur  les  boissons,  le  tabac,  le  set,  que  les  abus  des  an- 
ciennes régies  avaient  frappés  d’une  impopularité  imméritée. 

® L’arrêté  consulaire  du  4 thermidor  an  X donna  pour  la  première  fois,  à l’aperçu 
des  recettes  et  des  dépenses,  la  dénomination  anglaise  de  budget.  Le  budget  était 
primitivement  le  sac  de  cuir  qui  renfermait  les  pièces  Présentées  au  Parlement  an- 
glais pour  lui  exposer  les  besoins  et  les  ressources  du  pays.  11  n’y  a pas  en  Angle- 
terre de  budget  général.  Des  bills  séparés  sont  présentés  au  Parlement  pour  les 
divers  impôts,  comme  pour  les  grandes  sections  des  dépenses  publiques. 

5 Voir  infra,  page  618,  note  4 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


G15 


l’ordre  avec  les  expédients  qui  lui  permettaient  de  disposer  à son 
gré,  et  avec  promptitude,  des  forces  de  la  France.  Il  ne  put  jamais  se 
décider  à accepter  un  contrôle  indépendant,  sérieux,  capable  en  un 
mot  de  l’éclairer  et  de  le  protéger  contre  ses  propres  entraînements; 
or,  sans  ce  contrôle,  il  lui  était  impossible  d’assurer  un  ordre  parfait 
au  maniement  des  deniers  de  l’État. 

Nous  avons  cru  trouver  une  description  fidèle  de  la  politique  finan- 
cière du  premier  Empire  dans  les  écrits  de  M.le  marquis  d’Audiffret, 
ordinairement  chargé  par  le  Sénat  actuel  des  rapports  sur  les  lois  des 
finances,  et  dont  par  conséquent  on  ne  contestera  ni  la  compétence 
ni  l’impartialité.  Nous  nous  permettrons  donc  de  nous  approprier 
quelquefois  les  jugements  de  cet  administrateur  distingué. 

11  apprécie  en  ces  termes  la  iiatLiie  et  l’étendue  du  pouvoir  im- 
périal. 

« Le  maître  de  notre  généreuse  patrie,  désormais  enchaînée  à la 
victoire  et  désabusée  de  la  République,  s’était  rendu  le  seul  arbitre  des 
ressources  et  des  besoins  de  l’État,  en  fixait  à son  gré  l’étendue  et  la 
répartition  entre  les  différents  services,  et  remaniait  à sa  volonté 
souveraine  le  budget  de  l’empire,  selon  les  exigences  d’une  politique 
belliqueuse,  dont  les  vicissitudes  dérangeaient  incessamment  l’éva- 
luation primitive  des  recettes,  et  renversaient  par  les  mêmes  causes 
les  limites  nominales  des  crédits  ouverts  aux  dépenses L » 

La  constitution  de  l’an  YÏII,  il  est  vrai,  avait  placé  à côté  du  pou- 
voir exécutif  des  assemblées  délibérantes,  mais,  dans  la  pratique, 
l’action  de  ces  assemblées  était  à peu  près  nulle. 

« Le  nouveau  souverain  étouffa  la  voix  de  la  presse  par  la  censure, 
et  celle  de  la  législature  par  des  traitements,  par  des  honneurs  et 
f influence  d’une  épée  qui  venait  de  triompher  de  nos  discordes,  cl 
dont  le  poids  comprimait  toute  l’Europe.  Il  ne  voulut  établir  qu’un 
simulacre  de  représentation  nationale  qui  excluait  toute  intervention 
réelle  du  pays,  et  tout  contrôle  légal  des  combinaisons  politiques  et 
des  actes  de  son  administration'^...  Aucun  vote  préalable  d’une  législa- 
’ture  indépendante  n’acceptait  les  calculs  de  l’avenir,  n’approuvait  les 
opérations  du  présent,  et  ne  sanctionnait  les  résultats  définitifs  du 
passé.  L’arbitraire  du  pouvoir  était  la  loi  suprême  de  cette  époque. . . Le 
souverain  créait  les  revenus  et  les  charges,  et  soldait  les  comptes  de 
chaque  exercice  par  desi-ejetsà  l’arriéré  et  par  des  actes  de  déchéance. 
Sa  par  ole  impérieuse  ouvrait  et  fermait  le  trésor,  et  faisait  inscrire  ou 
effacer  les  ci  éances  sur  les  pages  du  grand-livre  de  la  dette  natio- 
nale ®...  Le  concours  des  Chambres  n’était  alors  qu’une  homologation 

1 ü’Audiffrel,  Système  financier,  t.  V,  p.  7. 

- Système  financier,  d’Aiidiffret,  t.  I,  p.  580. 

3 D’Audifiret,  t.  V,  p.  7. 


616 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


pure  et  simple  des  actes  de  la  volonté  souveraine  ; le  tableau  annuel  des 
revenus  et  des  charges  ne  se  publiait  que  d’une  manière  incomplète. 
Les  tixa lions  législatives  des  impôts  et  des  crédits  de  chaque  exercice 
étaient  modifiées  en  vertu  de  déci’els  ultérieurs,  selon  les  vicissi- 
tudes d’une  administration  militaire  qui  n’avait  d’autre  sanction  que 
l’approbation  du  chef  de  l’Étal;  les  frais  de  régie  d’exploitation  et  de 
perception  des  revenus  n’entraient  ni  dans  les  résultats  des  recettes, 
ni  dans  ceux  des  dépenses,  pour  les  100  millions  qu’ils  prélevaient 
annuellement  sur  les  versements  des  contribuables;  200  millions  de 
fonds  spéciaux  appliqués  à certains  services  publics,  mais  laissés  à la 
disposition  exclusive  du  souverain,  étaient  également  distraits  de  ce 
simulacre  de  budget  général,  qui  ne  faisait,  d’ailleurs,  aucune  men- 
tion des  riches  tributs  de  la  conquête  reçus  et  employés  par  le  do- 
maine extraordinaire  de  la  couronne-  Toutes  les  garanties  de  l’ordre 
constitutionnel  et  du  contrôle  national  avaient  donc  été  retirées  à 
l’administration  des  finances  par  le  règne  absolu  de  l’Empire  L » 

Les  institutions  les  mieux  conçues  pour  favoriser  le  développe- 
ment du  crédit  de  l’État  étaient  détournées  de  leur  but,  ou  ne  don- 
naient que  des  garanties  illusoires. 

Ainsi,  dès  le  lendemain  du  18  brumaire,  on,  avait  proclamé  la  né- 
cessité d’appliquer  chaque  année  une  partie  du  produit  des  impôts 
au  remboursement  progressif  de  la  dette  publique.  Une  caisse  d’amor- 
tissement fut  même  créée  à cet  effet.  Cependant  cet  établissement 
ne  répondit  jamais  à la  pensée  de  sa  fondation;  il  n’amortit  rien,  et 
devint  môme  un  instrument  de  véritables  désordres  financiers,  et) 
servant  au  trésor  « de  succursale  ou  de  comptoir  intermédiaire  pour 
« faciliter  le  dépôt,  et  souvent  jnôme  la  confiscation  des  deniers  des 
« communes  et  des  départements®.  » La  caisse  d’amortissement 
prêtait  aussi  son  concours  à l’aliénation  des  domaines  de  l’État,  en 
émettant  des  bons  et  des  délégations  donnés  en  payement  aux  four- 
nisseurs. 

La  cour  des  comptes,  organisée  parla  loi  du  27  septembre  1807,^ 
n’avait  pas  une  surveillance  absolue  et  indépendante  sur  l’adminis- 
tration des  deniers  de  l’État. 

« Le  pouvoir  despotique  et  ombrageux  de  1807,  qui  ne  voulut  to- 
lérer qu’un  simulacre  de  représentation  nationale,  en  instituant  deux 
Chambres  composées  de  fonctionnaires  choisis  par  l’Empereur,  et  ré- 
tribuées par  le  trésor,  et  en  conférant  les  plus  sérieuses  attributions 
au  conseil  d’État,  se  réservait  encore  à lui  seul  la  muette  surveillance 
de  la  cour  des  comptes,  et  réduisait  au  coup  d’œil  du  maître  le  con- 

* Dictionnaire  général  d'administration,  v°  Budget,  par  M.  d'Audiffret. 

® D’Audiffret,  t.  I,  p.  398. 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


617 


trôle national  promis  parles  lois  des  17  septembre  1 791 , 24  juin  1795, 
22  août  1795,  28  pluviôse  an  III,  et  20  juillet  1800,  mais  qu’il  re- 
douta toujours  de  livrer  à l’opinion  publique  ^.» 

Affranchi  de  tout  contrôle.  Napoléon  avait  recours  aux  expédients 
les  plus  onéreux  pour  accroître  les  ressources  instantanément  réa- 
lisables avec  lesquelles  il  improvisait  ses  campagnes.  Il  escomp- 
tait notamment,  à de  fort  mauvaises  conditions,  les  produits  des 
impôts,  qui  n’étaient  ni  perçus,  ni  même  exigibles,  en  créant  des 
bons  à vue  sur  les  receveurs  généraux. 

« On  ne  doit  pas  douter  que  les  obligations  et  les  bons  à vue  des 
receveurs  généraux  n’eussent  été  supprimés  longtemps  avant  1814, 
si  le  chef  du  gouvernement  d’alors  ne  s’y  était  opposé,  sans  doute 
parce  qu’il  espérait  trouver  dans  ees  valeurs  d’anticipation  des 
moyens  d’escompte  et  de  négociation  qui  pouvaient  seconder  ses 
projets®.  >» 

La  souveraineté  du  but  faisait  méconnaître  les  droits  les  plus  sa- 
crés : les  créanciers  de  l’État  n’étaient  pas  payés  régulièrement. 

« Les  payements  effectués  en  effets  publics  au  pair  à d’anciens 
fournisseurs  et  entrepreneurs  de  services,  dont  les  liquidations  s’é- 
taient arbitrairement  prolongées,  et  subissaient  ainsi  d’injustes  dimi- 
nutions, témoignent  assez  de  l’indifférence  du  chef  du  gouvernement 
de  cette  époque  pour  le  crédit,  presque  toujours  sacrifié  dans  une  lutte 
continuelle  entre  la  volonté  du  pouvoir  et  les  ruses  d’une  mauvaise  foi 
plus  habile  » 

La  propriété  des  communes  reçut  de  graves  atteintes. 

« Les  revenus  des  communes  supportaient  môme  des  prélève- 
ments fréquents  et  considérables  en  exécution  de  décisions  souve- 
raines, qui  les  affectaient  arbitrairement  à des  besoins  généraux,  non 
prévus  par  le  budget  de  l’État  : déplorables  expédients  qui  ont 
provoqué  les  dissimulations  de  recettes  et  les  abus  de  caisses  oc- 
cultes * •*.  » 

Il  n’y  avait  d’ailleurs  point  d’unité  dans  l’administration  des  re- 
venus publics.  Le  ministre  des  finances  n’était  en  réalité  que  le  ré- 
dacteur du  budget  et  le  directeur  général  des  contributions  directes. 
Les  autres  impôts  échappaient  presque  entièrement  à son  contrôle  et 
étaient  régis  par  des  directeurs  généraux  indépendants  en  fait.  Les 
opérations  de  la  trésorerie  étaient  dévolues  au  ministre  du  trésor- 
public.  Il  serait  injuste  de  ne  pas  mentionner  les  services  rendus  à la 
• France  dans  cette  dernière  fonction  par  M .le  comte  Mollien,  qui  retira 

* D’Audiffret,  t.  V,  p.  6. 

2 D’Audiffret,  t.  III,  p-  7- 

5 D’AudilTret,  t.  III,  p.  226. 

•*  D’Audiffret,  t.  III,  p.  225. 

Décembre  1861. 


41 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


«18 

aux  compagnies  financières  le  recouvrement  des  fonds  du  trésor,  dé- 
truisit l’agence  centrale  établie  par  les  receveurs  généraux,  et  y sub- 
stitua dans  la  trésorerie  même  la  caisse  de  service  (aujourd’hui  la  di- 
rection du  mouvement  des  fonds),  qui  fut  chargée  de  réaliser  les 
engagements  des  comptables  et  d’en  appliquer  les  produits  aux  diffé- 
rentes dépenses  de  l’État.  Cette  mesure  fit  descendre  les  frais  de  né- 
gociation de  cinquante-cinq  millions  à onze,  et  la  réduction  aurait 
été  plus  considérable  encore  si  l’Empereur  eût  consenti  à abandonner 
le  système  des  bons  à vue. 

L’organisation  de  la  comptabilité  se  ressentit  de  l’absence  d’un  vé- 
ritable contrôle.  « L’administration  n’avait  reconstitué  qu’une  compta- 
« bilité  tardive  et  insuffisante,  qui  ne  lui  a jamais  permis  ni  d’éclairer 
« sa  marche,  ni  de  justifier  ses  actes,  ni  d’exposer  ses  opérations  avec 
« clarté  par  des  publications  dignes  de  confiance... 

« La  spécialité  des  chapitres  était  complètement  inconnue,  la  dis- 
« tinction  des  exercices  n’était  pas  mieux  observée.  Aucun  rayon  de 
« lumière  ne  pénétrait  à travers  les  obscurités  qui  cachaient  les  abus 
« insaisissables  de  ce  gouvernement  militaire,  dont  l’apurement  a exigé 
« plus  de  dix  années  de  persévérance  pour  révéler  à la  bonne  foi  du 
« pays  toutes  les  dettes  antérieures  à 1814  » 

L’Empire,  à première  vue,  ne  paraît  pas  avoir  notablement  augmenté 
la  dette  publique.  « Il  se  servait  peu  du  crédit,  dit  M.  Dumon,  il  n’en 
aimait  pas  l’usage,  il  n’en  pratiquait  pas  les  deux  conditions  essen- 
tielles, l’exactitude  et  la  bonne  foi  » 

Les  désastres  qu’il  attira  sur  la  France  laissèrent  cependant  des 
traces  ineffaçables  au  grand-livre. 

« Il  est  vrai,  remarque  avec  raison  M.  de  Chasseloup-Laubat,  au- 
« jourd’hui  ministre  de  la  marine,  que  si  cette  période  ne  laissait 
« que  63,507,637  fr.  de  rentes  inscrites,  elle  léguait  à l’époque  qui 
« la  suivait  de  bien  lourdes  charges  résultant  de  nos  malheurs  de 
« 1814  et  1815  » Nous  croyons  donc  avec  MM.  de  Chasseloup-Laubat 

et  d’Audiffret  qu’il  serait  souverainement  injuste  de  retirer  ces  charges 
du  bilan  de  l’Empire  pour  les  porter  à celui  delà  Restauration,  qui  les 
acquitta  sans  leur  avoir  donné  naissance.  La  liquidation  du  régime 
impérial  porta  la  dette  inscrite  à 172,899,114  fr.  *. 

* D’Audiffret,  Système  financier,  t.  V,  p.  8. 

® De  V équilibre  des  budgets  sotis  la  monarchie  de  1830. 

^ Rapport  du  budget  des  dépenses  de  1853,  Moniteur  du  22  juin  1852. 

La  dette  inscrite  sur  le  grand-livre  lors  de  sa  création  s’élevait  à.  127,803,000 
Le  montant  des  inscriptions  de  1793  à l’an  VIII  la  porta  à.  . . . 46, 913, 000 

Total.  174,716,000 

La  banqueroute  consacrée  par  la  loi  du  2 vendémiaire  an  VI,  qui 


LES  FINANCES  DE  LA.  FRÂÎSCE. 


619 


Napoléon  n’avait  pu  donner  à celte  partie  de  la  dette  publique,  que 
nous  appelons  dette  flottante,  le  développement  qui  se  serait  natu- 
rellement concilie  avec  son  désir  d’accumuler  le  numéraire.  La  dette 
flottante,  on  le  sait,  sert  à couvrir  les  dépenses  auxquelles  il  n’a  pas 
été  pourvu  par  les  ressources  de  l’impôt  ou  par  des  émissions  de  rente, 
et  est  alimentée  non-seulement  par  les  versements  obligatoires  des 
cautionnements,  les  fonds  disponibles  des  communes  et  des  établis- 
sements publics,  mais  encore  par  des  prêts  temporaires  dont  la  res- 
titution peut  être  réclamée  à des  échéances  fixes  et  peu  éloignées.  La 
confiance  dans  le  crédit  de  l’État  n’était  pas  alors  assez  grande  pour 
déterminer  le  public  à prendre  en  grande  quantité  les  bons  du  tré- 
sor qui  représentaient  ces  prêts  temporaires. 

Les  budgets  de  l’Empire  s’élevaient  en  moyenne  à 800,000,000; 
et  laissaient  au  l*""  avril  1814  un  arriéré  de  650,000,000.  Quoique  le 
chiffre  des  impôts  alors  perçus  puisse  nous  paraître  minime  en  com- 
paraison de  celui  que  nous  acquittons,  il  était  excessivement  lourd  pour 
un  pays  dont  le  commerce,  l’agriculture  et  l’industrie  étaient  ruinés 
par  des  guerres  perpétuelles,  et  l’impopularité  qui  frappait  la  con- 
scription atteignait  aussi  les  contributions  indirectes,  désignées  sous  le 
nom  de  Droits  réunis.  Enfin  la  rente  resta  toujours  fort  au-dessous 
du  pair;  le  cours  de  88  francs,  qu’elle  atteignit  pendant  quelques 
jours,  en  1808,  fut  promptement  perdu. 

réduisit  les  deux  tiers  de  la  dette  inscrite,  et  l’annulation  des  rentes 
confisquées  sur  les  émigrés  et  les  mainmortaliles  ou  échangées  con- 


tre des  domaines  nationaux,  ne  laissa  subsister  au  grand-livre  que.  40,216,000 
auxquels  vinrent  s’ajouter  du  1®'"  janvier  1800  au  l*’’  avril  1814  : 

1°  La  dette  des  pays  réunis  à la  France  sous  le  Consulat  et  l’Em- 
pire  6,086,000 

2“  Pour  le  remboursement  de  l’arriéré  antérieur  à 1809 11,254,000 

5°  Pour  les  avances  de  la  caisse  d’amortissement  et  du  domaine 
extraordinaire 6,751,657 

Total  au  1“'^  avril  1814 65,507,637 

LIQUIDATION  DES  CHARGES  DE  l’eMPIRE. 

Arriéré  créé  avant  J810 2,127,627 

Arriéré  de  1810  à 1816 8,777,629 

Rentes  remises  aux  commLines  en  échange  de  leurs  biens  vendus 

en  exécution  de  la  loi  de  1815 2,400,000 

Indemnités  aux  gouvernements  étrangers 71,529,577 

Rentes  remises  pour  les  créances  des  étrangers 24,250,168 

Total  de  la  dette  inscrite 172,899,114 


Il  importe  de  remarquer  que  la  France  resta  chargée  des  6,086,000|fr.  de  rentes 
qui  représentaient  la  dette  des  pays  momentanément  réunis  à son  territoire,  même 
après  leur  séparation. 


%2i) 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


III. 

Le  gouvernement  de  la  Restauration  eut  le  double  mérite  de  recon- 
naître les  véritables  principes  sur  lesquels  devait  reposer  notre  sys- 
tème financier,  et  de  les  appliquer  en  sanctionnant  les  améliorations 
successivement  signalées  par  la  pratique  des  affaires  et  les  discussions 
des  Chambres.  La  plupart  des  mesures  adoptées  à cette  époque  sont 
encore  en  vigueur  aujourd’hui,  les  changements  qui  y ont  été  apportés 
n’ont  été  généralement  que  le  développement  progressif  et  naturel  de 
leurs  principes  fondamentaux,  à l’exception  toutefois  de  quelques 
dérogations  que  l’on  a considérées  comme  la  conséquence  nécessaire 
des  modifications  survenues  dans  nos  institutions  politiques,  et  qui, 
au  point  de  vue  financier,  le  seul  dont  nous  nous  occupions  ici,  ont 
donné  d’assez  tristes  résultats. 

Dès  le  début,  Louis  XVIII  et  ses  conseillers  comprirent  que  le  crédit 
pourrait  seul  leur  procurer  le  moyen  de  liquider  l’arriéré  impérial,  et 
s’efforçèrent  de  le  relever  en  inspirant  au  pays  le  sentiment  de  ses 
propres  ressources  et  de  l’inviolabilité  des  engagements  de  l’État.  Des 
partisans  dévoués  du  nouvel  ordre  de  choses,  qui  n’écoutaient  que 
l’amertume  de  leurs  ressentiments,  proposaient  d’apurer  la  situation 
financière  par  l’annulation  de  l’énorme  arriéré  dû  aux  fournisseurs 
de  l’Empire.  Ces  avis  furent  repoussés.  »«  Le  roi,  dit  le  baron  Louis, 
ministre  des  finances,  veut  payer  tout  ce  qu’il  doit  et  môme  ce  qu’il 
ne  doit  pas.  » La  confiance  générale  l épondit  peu  à peu  à ce  langage 
sensé  qu’on  n’était  plus  habitué  à entendre  dans  les  régions  officielles, 
et  surtout  aux  actes  qui  en  démontraient  la  sincérité  ; une  certaine 
quantité  de  bons  du  trésor  rapportant  un  intérêt  calculé  sur  la  dépré- 
ciation des  fonds  publics  trouva  des  preneurs,  et  défraya  les  dépenses 
les  plus  urgentes  de  l’État.  L’encaisse  métallique  du  trésor,  qui  n’était 
au  1”  avinl  1814  que  de  259,000  francs,  dépassait  28,000,000  le 
20  mai,  malgré  les  nombreux  payements  effectués  dans  l’intervalle. 

M.  de  Talleyrand  indiquait  en  ces  termes  le  système  financier  que 
les  Bourbons  entendaient  suivre  : 

« Le  gouvernement  a l’intention  non-seulement  de  pourvoir  im- 
« médiatement  aux  besoins  du  service  en  établissant  un  équilibre 
« convenable  entre  les  recettes  et  les  dépenses,  mais  encore  de  créer 
« dans  l’administration  des  finances  de  la  France  un  régime  nouveau 
« par  son  but  et  par  ses  moyens,  le  régime  du  crédit  public;  pour  y 


C21 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANGE. 

« parvenir,  les  ministres  du  roi  abjurent  solennellement  et  proscidvent 
« à jamais  toutes  les  conceptions  misérables,  toutes  les  opérations 
« désastreuses,  à l’aide  desquelles,  depuis  cent  ans,  l’État  a frustré 
« ses  créanciers^.  » 

« C’est  surtout,  disait  le  baron  Louis,  aux  gouvernements  représen- 
« latifs  et  vraiment  libres  que  le  crédit  peut  convenir  : presque  tou- 
« jours  le  crédit  et  la  libel  lé  se  montrent  unis  et  se  servent  mutuelle- 
« ment  d’appui  et  de  sauvegarde.  » 

Le  baron  Louis  et  ses  collègues,  instruits  par  l’expérience  des  quinze 
dernières  années,  savaient  que  ce  résultat  ne  pourrait  être  obtenu 
qu’autant  qu’un  sérieux  contrôle  contiendrait  l’administration  à tous 
ses  degrés,  la  suivrait  dans  tous  ses  actes  et  serait  également  redou- 
table pour  tous  les  agents  du  pouvoir,  depuis  le  plus  modeste  comp- 
table jusqu’aux  conseillers  de  la  couronne.  La  Charte  de  1814  don- 
nait à ce  contrôle  sa  base  la  plus  solide,  en  investissant  les  Chambres 
du  vote  de  l’impôt  et  de  son  emploi,  et  sa  sanction  la  plus  sérieuse  en 
créant  la  responsabilité  ministérielle. 

Plus  préoccupé  du  danger  de  rester  sans  défense  contre  ses  propres 
entraînements  que  de  l’inconvénient  d’une  contradiction  souvent 
mesquine,  tracassière  et  môme  injuste,  le  gouvernement  usa  constam- 
ment de  son  initiative  pour  aider  la  représentation  nationale  à 
porter  ses  investigations  sur  les  divers  services  et  à connaître  à fond 
les  charges  et  les  ressources  de  la  France. 

Le  baron  Louis  exposait  en  ces  termes,  le  22  juillet  1814,  la 
mission  qui  venait  d’être  dévolue  aux  Chambres.  « En  vous  occupant 
« des  budgets  de  l’État,  messieurs,  votre  première  fonction  sera  de 
« reconnaître  l’étendue  de  ses  besoins  et  d’en  fixer  les  limites  ; votre 
« attention  se  portera  ensuite  sur  la  fixation  des  moyens  qui  devront 
« être  établis  et  employés  pour  y faire  face.  » 

Le  budget  devait  présenter  l’ensemble  des  prévisions  des  dépenses 
et  des  recettes  pour  l’année  suivante.  Le  budget  de  1815  fut  voté  en 
1814.  Mais  la  catastrophe  des  Cent-Jours  causa  de  tels  embarras  à 
l’administration,  que  pendant  plusieurs  années  elle  ne  put  arrêter  le 
budget  que  dans  le  cours  de  l’année  môme  à laquelle  il  s’aj^pliquait, 
et  dut  solliciter  de  la  Chambre  l’autorisation  de  percevoir  provisoi- 
rement les  impôts  jusqu’au  vote  définitif  de  la  loi  des  finances. 

Le  régime  impérial  se  contentait  de  proposer  au  Corps  législatif  le 
chiffre  total  du  budget  des  dépenses,  et  refusait  ainsi  à celte  assem- 
blée le  droit  d’en  vérifier  la  répartition  entre  les  divers  ministères. 
Le  premier  budget  de  la  Restauration  fut  rédigé  sur  un  tout  autre 
plan.  La  division  par  ministères  et  par  chapitres  permit  aux  Cliambres 

* Discours  de  M.  de  Talleyrand  le  8 septembre  181  i à la  Chambre  des  prûrs. 


6Ü2 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 

d’apprécier  plus  exactement  les  sacrifices  demandés  au  pays,  et  de  ma- 
nifester son  opinion  par  des  votes  séparés.  Les  ministres  néanmoins 
conservaient  le  droit  de  répartir  définitivement,  en  vertu  d’une  ordon- 
nance royale  rendue  avant  l’ouverture  de  l’exercice,  les  sommes  votées 
par  les  Chambres  entre  les  différents  chapitres  de  leurs  ministères, 
à la  condition  pour  chaque  ministre  de  ne  pas  excéder,  dans  l’ordon- 
nancement de  ses  dépenses,  le  chiffre  total  des  crédits  alloués  pour  le 
budget  de  son  département.  Les  ministres  étaient  guidés  et  contenus 
dans  l’usage  de  ce  droit  par  la  crainte  d’encouiâr  la  disgrâce  des 
Chambres,  s’ils  avaient  lésé  des  intcrôls  sérieux,  en  détournant 
spontanément  les  dépenses  de  certains  chapitres  ou  s’ils  en  avaient 
exécuté  d’autres  qui  auraient  été  en  quelque  sorte  blâmées  à l’avance 
par  le  rejet  des  allocations  qui  leur  étaient  destinées.  M.  Royer- 
Collard  expliquait  ainsi  à la  Chambre  des  députés,  qu’il  présidait, 
la  véritable  valeur  des  chapitres  : « Cette  division  n’affectait  point  la 
spécialité,  mais  elle  facilitait  la  délibération,  et  il  faut  reconnaître 
aussi  qu’elle  créait  des  spécialités  parlementaires,  qui,  sans  avoir  le 
caractère  de  sjDécialités  légales,  formaient  cependant  wie  sorte  de  con- 
trat entre  les  ministres  et  les  Chambres’.  » 

Ces  explications  de  M.  Royer-Collard  étaient  précisément  motivées 
par  l'extension  que  l’ordonnance  du  septembre  1827  avait  spon- 
tanément donnée  au  contrôle  législatif.  D’après  cette  ordonnance,  le 
budget  de  chaque  ministère  devait  être  désormais  présenté  aux  Cham- 
bres divisé,  par  branches  principales  de  service,  en  sections  spéciales 
auxquelles  les  crédits  votés  resteraient  invariablement  affectés.  La 
répartition  par  ordonnance  royale  ne  pouvait  plus  modifier  que  les 
chapitres  ou  subdivisions  de  chaque  section. 

Ce  progrès  incontestable  dans  le  sens  de  la  spécialité  des  crédits 
était  dû  à M.  de  Vilièle,  qui  répétait  souvent  : «'Nous  ne  saurions  trop 
nous  prémunir  contre  rentraînement  des  ordonnateurs  à l’exagéra- 
tion des  dépenses.  » 

Les  ministres  savaient  d’ailleurs  qu’ils  ne  pouvaient  dépasser  la 
limite  des  crédits  fixés  parie  budget;  la  responsabilité  ministérielle 
était  la  meilleure  garantie  de  l’observation  de  cette  règle.  M.  de  Pey- 
ronnet, qui  n’en  avait  pas  tenu  un  compte  suffisant  lors  de  l’exécu- 
tion de  certains  travau.x  dans  l’hôtel  de  son  ministère,  fut  en  butte  à 
des  attaques  assez  vives  pour  décourager  ceux  de  ses  successeurs  qui 
eussent  été  disposés  à s’engager  dans  une  voie  si  périlleuse  sous  un 
gouvernement  représentatif. 

Il  ne  suffisait  pas,  pour  constituer  le  contrôle  législa  tif  sur  ses  véri- 
tables bases,  d’établir,  au  moins  dans  une  certaine  limite,  la  spécia- 


* Moniteui'  du  5 juillet  1828. 


G25 


LES  FINANCES  DE  LA  FUANCE. 

lilé  des  crédits  et  de  rattacher  au  budget  la  plupart  des  services  qui 
en  avaient  été  distrails  sous  l’Empire,  comme  les  produits  bruts  des 
revenus,  les  frais  de  perception,  les  fonds  spéciaux  de  toute  nature, 
et  représentaient  plus  de  150  millions  soustraits  aux  investigations 
du  Corps  législatif  ^ Il  fallait  aussi  appeler  l’examen  des  Cham- 
bres sur  les  modifications  que  leurs  prévisions  avaient  dû  forcément 
subir  pendant  le  cours  de  chaque  exercice. 

Ces  modifications  pouvaient  se  produire  dans  une  double  hypo- 
thèse. Des  événements  imprévus,  la  guerre,  l’inondation,  l’insuffisance 
des  récoltes,  des  réparations  urgentes  aux  édifices  publics,  récla- 
maient des  dépenses  immédiates,  et  pour  lesquelles  il  n’y  avait  pas 
d’allocations  législatives;  il  y avait  lieu  alors  à l’ouverture  de  crédits 
extraordinaires  par  ordonnances  royales  qui  devaient  être  converties 
en  lois  à la  plus  prochaine  session  des  Chambres 

D’un  autre  coté,  dans  un  certain  nombre  de  services  votés,  le  chiffre 
définitif  de  la  dépense  dépendait  uniquement  d’éventualités  incer- 
taines, et  pouvait  par  conséquent  dépasser  les  prévisions  budgétaires; 
nous  en  donnons  comme  exemple  les  achats  de  fourrages  pour  la  ca- 
valerie, les  primes  d’encouragement  pour  l’exportation,  la  pèche  ma- 
ritime, etc.  Si  cet  accroissement  imprévu  d’une  dépense  prévue  n’étail 
pas  couvert  par  les  excédants  d’autres  chapitres  de  la  môme  section 


* Pour  mieux  faire  apprécier  Timportance  de  cette  mesure,  nous  empruntons  au 
Compte  général  de  V administration  des  finances  pour  Vannée  1800,  la  nomen- 
clature des  services  qui  rentrèrent  ainsi  dans  les  budgets  de  la  Restauration. 


EXERCICES 
à partir  desquels 
les  services 
ont  été  rattachés 
au  budget. 

DÉSIGNATION  DES  SERVICES. 

Frais  de  régie,  de  perception,  d’e^loitation  des  impôts 

1818  i 

indirects ^ 

Achat  et  vente  de  poudre  à feu 

1820 

Recettes  et  produit  des  amendes  et  conOscalions  de  Tenre- 
gistreinent  des  douanes  etdes  conlribulions  indirectes. 

1821 

Piecettes  et  dépenses  du  produit  delà  ferme  des  jeux.  . 

1822 

Non-valeurs,  remboursements  sur  les  impôts  et  primes  de 
douanes 

1824 

Produits  et  compensations  de  valeurs  donnés  en  primes  et 
dépenses  publiques 

1826 

1829  ^ 

Service  de  la  vérilication  des  poids  et  mesures 

' Ressources  facultatives  des  départements 

Ressources  et  dépenses  facultatives  du  cadastre 

Fonds  des  contributions  directes  attribués  aux  dépenses 

des  communes 

Complément  de  frais  de  perception  et  des  non-valeurs 
des  cordribulions  directes 

Total 

MOPH'ANT 

des  services  pour 
la  première  année 
où  ils  ont  été 
rattachés  aux  hudg. 


117,597,000 

3.266.000 

4.163.000 

5.500.000 

16.192.000 

1,000,000 

900,000 

11.570.000 

5.900.000 

18.200.000 

1.640.000 


185,528,000 


^ Loi  du  25  mars  1817. 


624 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANGE. 


spéciale,  il  y avait  lieu  à l’ouverture  de  C7'édits  compléme^itaires  ou 
supplémentaires^  dans  la  loi  de  règlement  définitif  du  budget  dont 
nous  allons  parler  tout  à l’heure Les  inconvénients  inhérents  à la 
fixation  d’un  délai  aussi  éloigné  pour  la  régularisation  des  crédits 
supplémentaires  n’apparaissaient  guère  sous  un  gouvernement  éco- 
nome et  rigoureusement  contrôlé  qui  avait  rarement  recours  à ces 
expédients  pour  accroître  les  Allocations  législatives. 

Les  Chambres  apportaient  un  soin  particulier  à l’examen  de  cette 
partie  des  dépenses  publiques.  Nous  trouvons  dans  un  des  discours 
du  général  Foy  des  renseignements  précieux  sur  la  nature  des  justi- 
fications dont  la  production  était  exigée. 

« Cette  partie,  disait-il,  provoquera  de  la  part  des  ministres  ordon- 
« nateurs  non  pas  seulement  un  compte  arithmétique,  mais  un  rap- 
« port  minutieux  et  par  articles  sur  tous  les  services  faits  autrement 
« qu’on  ne  l’avait  annoncé  au  budget,  sur  la  nécessité  qu’il  y avait  de 
« les  entreprendre,  sur  les  causes  de  la  différence  entre  les  évaluations 
« et  les  résultats.  Alors,  messieurs,  il  vous  appartiendra  de  connaître 
« si  les  dépenses  qu’on  vous  présente  comme  improvisées  n’avaient 
« pas  été  préméditées  depuis  longtemps,  s’il  n’y  a pas  eu  des  motifs 
« illégitimes  pour  qu’elles  restassent  cachées  jusqu’à  leur  accomplis- 
« sement;  si  elles  ne  dépassent  pas  dans  l’application  les  attributions 
« de  l’autorité  exécutive;  si  la  faculté  de  disposer  des  fonds  d’écono- 
« mie  n’a  pas  été  un  appel  aux  caprices  du  pouvoir;  si  l’excédant  des 
« dépenses  sur  le  crédit  est  justifié  par  l’observation  des  formes  im- 
« posées  pour  les  opérations  hors  ligne.  Après  un  sévère  examen,  vous 
« légitimerez  ceux  des  actes  de  l’administration  pour  lesquels  les  rè- 
« glements  préexistants  sur  la  spécialité  rendraient  cette  sanction  né- 
« cessaire;  vous  livrerez  au  blâme  public,  ou  même  vous  accuserez, 
« conformément  aux  articles  55  et  56  de  la  Charte,  le  ministre  qui 
« aurait  mal  employé  ou  diverti  à son  profit  la  fortune  de  l’Etat  *.  » 

Les  ministres  savaient  que  ce  n’étaient  pas  là  de  vaines  paroles, 
inspirées  uniquement  par  le  désir  de  se  mettre  en  règle  à l’endroit  de 
certaines  éventualités,  et  démenties  à l’instant  même  par  des  votes 
complaisants;  aussi  dirigeaient-ils  leur  administration  dans  les  voies 
de  la  légalité,  de  l’ordre  et  de  l’économie. 

Le  contrôle  législatif  qui  s’était  déjà  exercé  sur  le  budget,  puis  sur 
les  crédits  extraoi'dinaires,  recevait  son  complément  dans  la  loi  des 
comptes,  et  embrassait  ainsi  successivement  la  prévision,  l’exécution 
et  le  règlement  des  recettes  et  des  dépenses.  Pour  atteindre  ce  dernier 
terme,  il  avait  fallu  fixer  une  limite  légale  à la  durée  de  Y exercice,  c’est- 

* Ordonnance  du  1“  septembre  1827. 

^ Discours  du  général  Foy,  t.  I,  p.  86. 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


625 


i à-dire  au  temps  pendant  lequel  les  crédits  ouverts  pouvaient  recevoir 
[ leur  application  au.v  dépenses  publiques.  Sous  l’Empire,  la  durée  de 
i l’exercice  était  illimitée,  aussi  le  sort  des  budgets  était-il  toujours  resté 
en  suspens,  et  tous  les  services  des  années  antérieures  à 1814  avaient 
laissé  un  arriéré  à solder  ou  môme  à régler.  L’exercice  fut  désormais 
limité  à deux  années.  Pendant  la  première,  les  faits  de  la  recette  et  de 
la  dépense  s’accomplissaient.  Les  neuf  premiers  mois  de  la  seconde 
année  étaient  employés  à compléter  les  opérations  de  liquidation  et 
d’ordonnancement;  les  payements  s’effectuaient  jusqu’au  1"' décembre, 
et  les  résultats  des  comptes  définitifs  étaient  fixés  à la  fin  de  ce  dernier 
mois.  L’exercice  était  alors  clos,  et  les  crédits  dont  il  n’avait  pas  été 
fait  usage  étaient  annulés  de  plein  droit,  sans  préjudice  toutefois  des 
droits  acquis  aux  créanciers  de  l’État,  (jui  étaient  payés  sur  les  allo- 
cations affectées  par  les  budgets  suivants  à cet  effet 

Dans  ces  nouvelles  conditions,  l’exercice  clos  pouvait  donner  lieu 
à un  véritable  règlement  définitif.  Ce  règlement  fut  d’abord  con- 
fondu dans  la  loi  du  budget  dont  il  formait  une  section,  puis  il  de- 
vint l’objet  d’une  loi  spéciale  dite /oi  des  comptes  portée  aux  Cliambres, 
dans  l’année  môme  qui  suivait  l’expiration  de  l’exercice,  avec  les 
pièces  justificatives  et  la  déclaration  de  la  cour  des  comptes  qui  attes- 
tait la  conformité  de  ses  arrêts  avec  les  comptes  de  chaque  ministère 
La  présentation  de  la  loi  des  comptes  devait  précéder  celle  du  budget 
afin  d’éclairer  sa  discussion  par  l’expérience  des  faits  acquis.  De  cette 
sorte  le  budget  était  délibéré  en  connaissance  de  cause,  aucune  illusion 
ne  se  cachait  derrière  les  formalités  législatives,  la  situation  finan- 
cière du  pays  et  les  opérations  de  chaque  ministère  étaient  exposées 
aux  pairs  et  aux  députés  par  des  documents  volumineux  et  authen- 

* Ordonnance  du  14  septembre  1822. 

® Les  ministres  étaient  astreints  à présenter  à chaque  session  les  comptes  dé- 
taillés de  leurs  opérations  pendant  l’année  précédente;  ces  documents  devaient  être 
complétés  par  le  Compte  rendu  général  de  l'administration  des  finances,  contenant  : 

1“  Le  compte  des  contributions  et  revenus  publics  constatant  l’assiette  légale  des 
droits  fixes  pour  les  tarifs,  les  recettes  à effectuer  et  les  reliquats  à recouvrer. 

2“  Le  compte  des  dépenses  publiques  récapitulant  les  droits  constatés  au  profit 
des  créanciers  de  l’État,  dans  chaque  ministère,  et  les  suivant  à travers  tous  les 
degrés  de  la  liquidation. 

3“  Le  compte  des  budgets  établissant  par  exercice  et  par  nature  de  “recettes  et  de 
dépenses  la  comparaison  des  évaluations  et  des  allocations  législatives  avec  les  re- 
couvrements opérés  et  les  payements  effectués  ou  restant  à faire. 

4°  Enfin  les  comptes  distincts  de  la  trésorerie,  du  mouvement  des  fonds,  de  la 
dette  inscrite,  et  de  la  dette  flottante,  apportant  le  complément  et  la  preuve  aux  ré- 
sultats généraux  de  tous  les  services.  (Loi  du  27  mars  1817.) 

Afin  de  faciliter  l’étude  de  ces  documents  qui  analysent  l’administration  du  pays 
jusque  dans  ses  détails  les  plus  minimes,  ils  durent  être  rédigés  par  tous  les  minis- 
tres, d’après  un  système  uniforme  de  divisions.  (Ordonnance  du  10  décembre  1825.) 


626 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 

tiques,  à l’aide  desquels  ils  pouvaient  se  former  une  opinion  person- 
nelle sur  la  marche  des  finances,  rechercher  par  eux-mêmes  les  éco- 
nomies à réaliser,  ou  les  abus  à détruire,  et  suppléer  enfin  au  défaut 
de  l’initiative  ministérielle  par  la  proposition  d’amendements. 

L’organisation  d’un  contrôle  législatif  sérieux  entraînait,  comme 
conséquence  nécessaire,  une  réforme  fondamentale  dans  la  compta- 
bilité administrative.  Les  hommes  d’État  qui  furent  chargés  du  dé- 
partement des  finances  sous  la  Restauration  s’appliquèrent  à perfec- 
tionner un  service  où  l’Empire,  après  avoir  effectué  quelques  amélio- 
rations réelles,  laissait  tant  d’abus  à détruire  ou  de  lacunes  à com- 
bler. M.  de  Villèle  surtout  fit  de  cette  réglementation  l’objet  de  ses 
préoccupations  constantes,  et  c’est  à son  énergique  et  patiente  initia- 
tive que  nous  devons  ces  belles  ordonnances,  à la  suite  desquelles 
l’ordre  et  la  lumière  ont  pénétré  dans  toutes  les  parties  de  l’admi- 
nistration de  la  fortune  publique. 

Nous  nous  bornerons  à indiquer  les  traits  principaux  de  cette  ré- 
forme. 11  importait  d’abord  de  faire  rentrer  sous  l’action  immédiate  du 
ministre  des  finances,  responsable  devant  les  Chambres,  tous  les  ser- 
vices qui  intéressaient  directement  le  trésor.  Le  maniement  des  deniers 
publics  lui  fut  donc  exclusivement  réservé  ou  confié  à des  agents  qui 
relevaient  de  lui  seul.  Les  autres  ministres  ne  pouvaient  qu’ordonner 
la  dépense,  et  le  ministre  des  finances  ne  faisait  droit  à ces  ordonnan- 
cements qu’autant  qu’ils  ne  dépassaient  pas  la  limite  des  crédits  ouverts 
à chaque  département.  Le  nombre  des  services  spéciaux  exceptés  de 
cette  loi  générale  tendait  à se  restreindre.  Les  payeurs,  chargés  d’agir 
dans  les  départements  pour  le  compte  des  différents  ministres,  avaient 
été  réduits  à un  seul,  qui,  à son  tour,  veillait  à l’observation  rigoureuse 
des  crédits,  n’acquittait  les  mandats  délivi’és  sur  lui  qu’autant  qu’ils 
étaient  accompagnés  de  pièces  établissant,  d’une  part,  la  dette  de 
l’État,  et,  de  l’autre,  sa  libération  par  le  payement  qui  était  réclamé. 

Les  agents  délégués  par  les  divers  ministres  sur  tous  les  points  de 
la  France  devaient  avoir  des  écritures  rédigées  sur  un  plan  uniforme, 
et  constatant  jour  par  jour  les  degrés  d’avancement  de  la  dépense  qui 
leur  était  confiée.  Ils  adressaient  en  outre,  tous  les  mois,  des  borde- 
reaux de  ces  opérations  à la  comptabilité  centrale,  instituée  spécia- 
lement dans  le  sein  de  chaque  ministère,  pour  recueillir  les  résultats 
et  les  classer  sur  un  journal  et  un  grand-livre  où  ils  devenaient  la 
base  des  comptes  annuels  publiés  par  les  ministres.  Enfin,  une  cor- 
respondance régulière  était  établie  entre  chaque  comptabilité  centrale 
et  la  comptabilité  générale  au  ministère  des  finances  et  permettait  de 
vérifier  l’exactitude  des  agents  chargés  de  la  délivrance  et  de  l’acquit- 
tement des  mandats. 

Le  ministre  des  finances  n’avait  pas  seulement  recouvré  celles  de 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANGE.  627 

ses  attributions  que  ses  collègues  s’étaient  arrogées,  il  n’était  pas 
seulement  devenu  le  contrôleur  général  de  l’exécution  de  toutes  les 
lois  de  finances,  il  avait  fait  cesser  l’anarchie  qui  existait  dans  le  sein 
de  sa  propre  administration.  Les  grandes  régies  des  impôts  étaient 
rentrées  sous  sa  direction. 

La  gestion  des  percepteurs,  trop  peu  surveillée  sous  l’Empire,  fut 
soigneusement  réglementée.  Aux  divers  rôles  spéciaux  qui  leur 
étaient  remis  pour  chaque  nature  de  contribution,  fut  substitué,  en 
1818,  un  rôle  unique  pour  toutes  les  cotes  à recouvrer  sur  les  quatre 
contributions  directes,  qui  ouvrait  et  maintenait  constamment  à jour 
le  compte  de  chaque  contribuable.  En  outre,  les  quittances  délivrées 
aux  contribuables  se  détachèrent  d’un  journal  à souche,  qui  consta- 
tait les  versements  successifs.  Enfin,  le  percepteur  dut  tenir  un  livre 
qui  récapitulait  les  résultats  de  sa  gestion  et  en  faisait  ressortir  la 
situation  à l’époque  de  chaque  versement  à la  recette  particulière. 
La  comptabilité  des  percepteurs  était  donc  désormais  à jour,  et  prête 
à donner  instantanément  son  bilan  à la  fin  de  chaque  mois. 

Tous  les  actes  des  percepteurs,  comme  agents  du  trésor,  des  com- 
munes et  des  établissements  publics,  furent  placés  sous  la  surveillance 
immédiate  et  la  responsabilité  des  receveurs  particuliers  et  des  rece- 
veurs généraux. 

La  nature  des  rapports  des  receveurs  généraux  avec  le  trésor  pu- 
blic s’était  heureusement  modifiée.  Les  engagements  et  les  rescrip- 
tions  qui  escomptaient  l’avenir  et  procuraient  à Napoléon  des  res- 
sources secrètes  au  prix  de  sacrifices  considérables  ne  pouvaient 
être  admis  par  un  gouvernement  qui  voulait  la  paix  et  le  dévelop- 
pement du  crédit  public.  Les  encaissements  ou  les  versements  des 
receveurs  généraux  furent  soumis  aux  règles  du  compte  courant  et 
devinrent  productifs  d’intérêt. 

La  sollicitude  du  gouvernement  ne  se  bornait  pas  aux  revenus  de 
l’État,  elle  appliquait  les  mêmes  règles  générales  de  comptabilité  à 
l’administration  des  revenus  des  communes  ou  des  établissements  de 
bienfaisance  ' . 

La  stricte  observation  des  lois  et  ordonnances  était  garantie  par  la 
surveillance  incessante  et  éclairée  de  la  cour  des  comptes.  Des  me- 
sures furent  d’abord  prises  pour  mettre  ce  corps  judiciaire  en  état 
de  liquider  promptement  l’immense  arriéré  que  l’imperfection  des 
procédés  de  vérification  avait  laissé  s’accumuler.  Puis  la  communica- 
tion successive  et  régulière  des  opérations  de  la  nouvelle  administra- 
tion, éclairée  par  l’adjonction  des  pièces  qui  établissaient  la  libération 
des  comptables,  permit  à la  cour  de  tenir  désormais  son  contrôle  à 


* Ordonnances  des  23  mars  1823  et  24  décembre  1826. 


628 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


jour.  En  outre,  ses  travaux  étaient  facilités  par  deux  résumés  géné- 
raux, rédigés  au  ministère  des  finances,  et  indiquant  par  comptable, 
ordre  des  matières,  exercice,  chapitre  ou  article  du  budget,  les  résul- 
tats compris  dans  les  comptes  individuels  des  receveurs  généraux  et 
des  payeurs. 

La  loi  du  27  juin  1819,  en  ordonnant  que  l’état  des  travaux  de  la 
cour  des  comptes  serait  remis  aux  Chambres  avec  les  comptes  annuels 
des  ministres,  donna  le  signal  de  nouvelles  améliorations.  Sous  l’Em- 
pire, les  ministres  avaient  le  droit  de  déterminer  les  pièces  justifica- 
tives qui  accompagnaient  leurs  mandats,  aussi  le  plus  souvent  n’en 
joignaient-ils  aucune,  et  privaient-ils  la  cour  des  éléments  matériels 
de  son  examen,  «L’administration,  dit  la  Cour  dans  son  rapport  des 
« comptes  de  1 838,  répondant  au  vœu  des  Chambres  exprimé  par  la  loi 
« du  27  juin  1819,  s’est  empressée  dès  1822  de  renoncer  d’elle-rncme, 
« et  par  une  simple  ordonnance,  ainsi  qu’elle  en  avait  le  droit,  à la 
« faculté  exorbitante  que  l’article  28  de  la  loi  du  16  septembre  1807 
« laissait  aux  ordonnateurs.  Elle  a prescrit  aux  comptables  de  n’ac- 
« quitter  que  des  dépenses  appuyées  des  titres  et  des  documents 
« propres  à démontrer  la  réalité  et  la  légalité  de  la  dette  de  l’État  et 
« les  a obligés  à les  soumettre  à notre  jugement...  L’ordonnance  du 
« 14  septembre  a indiqué  les  bases  des  justifications  à produire;  et 
« des  nomenclatures  méthodiques  de  ces  pièces  converties  entre  les 
« ordonnateurs  et  le  ministre  des  finances  ont  bientôt  dirigé  la  ges- 
« tion  des  payeurs  et  secondé  nos  propres  vérifications.» 

Enfin , malgré  ces  mesures  d’ordre  et  ces  communications  fré- 
quentes, la  cour  des  comptes  rencontrait  des  différences  et  des  lacunes 
dans  les  éléments  de  chacun  des  services  qu’elle  devait  recomposer 
pour  en  vérifier  l’exactitude.  Un  résumé  des  virements  des  comptes, 
rédigé  par  la  comptabilité  générale,  mit  un  terme  à ces  difficultés  en 
portant  à la  connaissance  de  la  cour  les  changements  d’imputations, 
les  mouvements  des  comptes  courants  et  les  régularisations  d’écritu- 
res, qui  n’avaient  d’autre  effet  que  de  modifier  en  égale  proportion 
la  recette  et  la  dépense.  L’ordonnance  qui  complétait  par  ce  dernier 
document  tous  les  moyens  d’investigation  qui  venaient  d’être  fournis 
à la  cour  des  comptes  établissait  un  lien  encore  plus  étroit  entre  les 
tr  avaux  de  ce  corps  et  ceux  de  la  législature.  La  cour  devait  à chaque 
session  prononcer  deux  déclarations  générales.  Dans  la  première,  elle 
établissait  la  conformité  de  ses  arrêts  avec  les  comptes  présentés  par 
les  ministres  pour  l’année  précédente.  La  seconde  certifiait  la  concor- 
dance des  résultats  de  ses  arrêts  avec  ceux  du  règlement  légal  de 
l’exercice  expiré^.  Ainsi,  grâce  à ces  précautions,  pas  un  denier  ne  sort 


^ Ordonnance  du  9 juillet  1826. 


LES  FINANCES  BE  LA  FRANCE. 


G-9 

des  mains  des  contribuables,  sans  que  son  passage  à travers  tant  de 
caisses  diverses  ne  soit  reeherché  et  signalé  jusqu’à  son  emploi  dé- 
finitif, et  sans  que  la  légalité  de  cbacune  de  ces  opérations  multiples 
n’ait  été  complètement  démontrée. 

Tel  est  dans  ses  points  principaux  le  système  de  comptabilité  pu- 
blique donné  à la  France  par  les  hommes  d’État  de  la  Restauration, 
et  surtout  par  M.  de  Villèle.  Si  nous  y découvrons  l’auxiliaire  fécond  d’un 
régime  de  libre  examen  et  de  publicité  sans  réserve,  nous  savons 
aussi  que,  malgré  son  admirable  régularité,  il  ne  suffirait  jamais  à lui 
seul  pour  maintenir  l’ordre  et  l’économie  dans  nos  finances.  En  effet, 
loin  de  pouvoir  suppléer  un  contrôle  législatif  indépendant,  c’est  de 
ce  contrôle  qu’il  tire  sa  force  et  son  autorité;  s’il  devait  en  tenir  lieu, 
il  ne  servirait  plus  qu’à  constater  timidement  des  abus  qu’il  serait 
impuissant  à détruire. 

Celle  série  de  mesures  sagement  calculées  pour  développer  le  con- 
trôle de  la  cour  des  comptes  et  de  la  législature,  sans  apporter  des 
entraves  fâcheuses  à la  liberté  d’action  du  pouvoir  exécutif,  donnè- 
rent à l’État  un  crédit  qui  fut  employé  avec  autant  d’habileté  que  de 
ménagement,  d’abord  à l’acquittement  des  charges  extraordinaires 
léguées  par  la  dictature,  ensuite  à des  améliorations  réelles. 

La  dette  flottante,  nous  l’avons  vu,  avait  d’abord  pourvu  aux  pre- 
miers besoins,  mais  elle  ne  constituait  qu’un  secours  temporaire; 
aussi,  dès  que  les  circonstances  le  permirent,  fut-elle  immédiatement 
soulagée  de  la  plus  forte  partie  de  ses  engagements,  soit  par  des  con- 
tributions extraordinaires,  soit  par  l’aliénation  de  certains  domaine^ 
soit  surtout  par  des  émissions  et  des  négociations  de  rente  propor- 
tionnées aux  ressources  de  la  place. 

En  même  temps  que  le  gouvernement  rejetait  ainsi  sur  l’avenir 
une  partie  notable  des  charges  du  passé,  il  s’appliquait  à en  alléger 
le  fardeau.  La  caisse  d’amortissement  reprenait  son  véritable  caractère; 
ses  opérations  étaient  désormais  séparées  de  celles  de  la  caisse  des 
dépôts  et  consignations,  avec  lesquelles  elles  avaient  été  confondues 
à dessein.  Enfin,  une  dotation  considérable,  40,000,000,  lui  était 
affectée  annuellement,  et  était  employée  en  rachats  de  rentes  au 
cours  de  la  bourse,  qui  avaient  le  double  avantage  d’éteindre  progres- 
sivement une  partie  de  la  dette  inscrite,  et  de  contribuer  à relever  le 
cours  des  fonds  publics.  Si  nous  voulons  nous  faire  une  idée  exacte 
de  l’importance  qui  était  alors  attachée  à l’amortissement,  il  nous 
suffira  de  nous  reporter  au  texte  de  l’art.  186  de  la  loi  du  28  avril 
1816  : « Il  ne  pourra,  y est-il  dit,  dans  aucun  cas  et  sous  aucun  pré- 
texte, être  porté  atteinte  à la  dotation  de  la  caisse  d’amortissement. 
Cet  établissement  est  placé,  de  la  manière  la  plus  spéciale,  sous  la 
surveillance  et  la  garantie  de  l’autorité  législative.  » 


630 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANGE. 

La  loi  du  25  mars  1817  accrut  encore  la  dotation  de  la  caisse  d’a-  s' 
mortissement  des  produits  de  l’aliénation  d’une  partie  des  forets  de 
l’État  Elle  donnait  en  même  temps  au  ministre  la  faculté  de  créer  lé 
oO  millions  de  rente  pour  acquitter  les  dettes  exigibles,  et  fixait  un  n 
dernier  terme  à la  liquidation  de  l’arriéré  impérial. 

Malgré  l’accumulation  de  ces  charges,  le  crédit  de  l’État  se  dévelop- 
pait progressivement.  Les  négociations  de  rentes  s’opéraient  à des  con- 
ditions chaque  jour  moins  onéreuses.  En  1821,  le  gouvernement 
sentit  son  crédit  assez  affermi  pour  introduire  dans  le  régime  des 
emprunts  de  l’État  la  publicité  et  la  concurrence.  Les  conséquences 
financières  de  nos  désastres  s’effaçaient  progressivement,  la  richesse 
du  pays  se  développait  sous  l’impulsion  d’une  administration  con- 
stamment stimulée  elle-même  par  les  discussions  des  Chambres;  les 
transactions  privées  trouvaient  des  facilités  qui  ne  leur  avaient  jamais 
été  accordées  ; le  commerce  extérieur,  interrompu  par  une  guerre 
de  plus  de  vingt  années  avec  l’Angletei’re,  se  relevait  de  ses  ruines, 
en  même  temps  que  l’industrie  nationale  recevait  des  lois  de  douanes  | 
et  de  certaines  allocations  budgétaires  la  protection  et  les  encoura-  1 
gements  indispensables  à ses  débuts.  L’affluence  de  l’argent  vers  les  i ? 
caisses  publiques  permettait  de  réduire  peu  à peu  le  taux  de  l’intérêt 
de  la  dette  flottante.  En  1824  la  rente  s’éleva,  pour  la  première  fois 
depuis  1789,  au-dessus  du  pair;  M.  de  Villèle,  qui  réunissait  à un 
rare  esprit  d’ordre  et  d’économie  la  connaissance  profonde  des 
ressources  du  pays  et  la  volonté  énergique  de  les  mettre  à profit, 
réussit  plus  que  tout  autre  à obtenir  d’aussi  importants  l ésultats. 

Un  acte  de  justice  et  de  bonne  politique  restait  à accomplir  ; il 
fallait  indemniser  les  propriétaires  révolutionnairement  dépossédés, 
et  mettre  ainsi  un  terme  à la  dépréciation  qui  persistait  à frapper  la 
partie  considérable  de  la  propriété  foncière  qui  avait  été  confisquée 
et  aliénée  par  l’État.  M.  de  Villèle  voulut  payer  cette  dernière  charge 
de  la  dictature  révolutionnaire,  sans  grever  le  ti’ésor  ni  le  grand- 

* L’aliénation  des  forêts  avait  été  vigoureusement  combattue  par  l’extrême  droite. 

-AI.  de  Donald,  l’un  de  ses  orateurs  les  plus  éloquents,  se  plaignait  d’une  mesure  qui 
atteignait  « les  forêts,  berceau  des  peuples  naissants,  asile  des  peuples  malheureux, 
le  plus  précieux  trésor  des  peuples  policés,  filles  des  temps  plutôt  qu’ouvragé  de 
i’homme.  » Ce  style,  fortement  imagé,  était  alors  très  en  vogue.  M.  Lainé,  dans  la 
discussion  du  budget  de  1817,  jugeait  ainsi  l’administration  impériale;  « Sous 
l’Empire,  l’administration  était  un  char  armé  de  faux.  » Le  changement  de  mode, 

<iui  a fait  justice  de  ces  figures  ambitieuses,  n’est  pas  de  nature  à attrister  ceux 
qui  regrettent  le  régime  parlementaire,  car  c’était  certainement  par  ses  beaux 
côtés  qu’il  avait  obtenu  leur  adhésion.  Quant  aux  rares  admirateurs  de  ce  style  su- 
ranné, ils  ont  dû  se  pâmer  d’aise  envoyant  reparaître,  dans  des  documents  récents, 
le  char  écrasant  des  révolutions , le  pilote,  le  gouvernail,  les  ecueils,  et  d autres 
réminiscences  de  leur  école  favorite. 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE.  631 

livre;  la  conversion  des  rentes  lui  parut  la  combinaison  la  plus  favo- 
rable pour  atteindre  ce  but.  Après  avoir  assuré  le  succès  de  son  plan 
par  des  traités  conclus  avec  les  principaux  banquiers  de  Paris,  il  pro- 
posa aux  Chambres  une  loi  qui  offrait  aux  rentiers  l’alternative  du 
remboursement  au  pair,  ou  de  l’écliange  de  leur  rente  5 pour  100 
contre  une  rente  5 pour  1 00  au  cours  de  75  fr.  L’option  des  rentiers 
pour  le  dernier  terme  de  l’alternative  n’était  pas  douteuse  ; mais  l'o- 
pération , qui  devait  procurer  une  réduction  annuelle  d’environ 
1 pour  100  sur  les  arrérages  de  la  dette  publique,  fut  repoussée 
dans  la  Chambre  des  pairs  par  une  coalition  formée  des  ennemis 
du  cabinet.  Le  vénérable  M.  de  Quélen,  archevêque  de  Paris,  fut  l’in- 
strument involontaire  de  cette  intrigue,  et  contribua  au  rejet  de  la 
mesure  en  prononçant  un  discours  où  les  souffrances  imaginaires 
qui  devaient  résulter  de  son  adoption  étaient  retracées  avec  une 
chaleureuse  émotion. 

Il  fut  nécessaire  de  recourir  à une  autre  combinaison  moins  avan- 
tageuse. Du  l"juin  181G  au  25  juin  1825,  c’est-à-dire  pendant  neuf 
ans,  la  caisse  d’amortissement  avait  racheté,  pour  une  somme  de 
605,733,455  fr.,  57,505,104  fr.  de  rente,  et  avait  presque  ainsi 
doublé  sa  dotation  primitive.  L’action  de  ses  rachats  fut  désormais 
limitée  à ceux  des  fonds  publics  qui  n’atteindraient  pas  le  pair,  et  l’an- 
nulation des  rentes  ainsi  rachetées  du  22  juin  1825  au  22  juin  1830 
fut  ordonnée  à l’avance.  En  même  temps  le  ministre  des  finances  était 
autorisé  à offrir  aux  porteurs  de  rente  5 0/0  la  conversion  de  leurs 
inscriptions  en  titres  de  création  nouvelle,  soit  à 4 1/2  pour  100  au  pair, 
garantis  pendant  dix  ans  contre  tout  remboursement,  soit  à 3 pour 
100  à raison  de  75  fr.  L’annulation  des  rentes  qui  devaient  être  ra- 
chetées par  la  caisse  d’amortissement  et  la  réduction  d’intérêts  ré- 
sultant de  la  conversion  facultative  atténuèrent  singulièrement  le 
poids  des  charges  que  l’allocation  de  30,000,000  de  rente,  3 . pour 
100,  aux  propriétaires  dépossédés,  plus  connue  sous  le  nom  du  mil- 
liard des  émigrés,  ajoutait  à celles  déjà  inscrites  sur  le  grand-livre.  En 
effet,  l’indemnité  n’atteignit  pas  26  millions  de  rente;  la  conversion 
facultative  procura  d’abord  une  réduction  de  6 millions  dans  les  inté- 
jêts  de  la  dette  publique,  puis  le  chiffre  des  rentes  annulées  par  l’a- 
mortissement de  1825  à 1830  s’éleva  à 14,665,078  francs  de  rente 
3 pour  100. 

Ala  fin  delà  Restauration,  les  contributions  indirectes  témoignaient 
de  la  prospérité  générale  par  l’accroissement  de  leurs  produits,  qui, 
sans  modification  de  tarif,  dépassaient  de  212  millions  les  chiffres 
précédemment  acquis.  Les  contributions  directes,  qui  sont  pour  ainsi 
dire  à l’abri  de  ces  variations,  atteignaient  presque  la  moitié  du  bud- 
get de  recette.  Les  hommes  sages  qui  dirigeaient  alors  nos  finances 


G32 


LKS  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


ne  croyaient  pas  que  les  dépenses  publiques  dussent  nécessaire- 
ment suivre  une  progression  plus  forte  ou  même  égale;  ils  s’appli- 
quaient au  contraire  à réaliser  d’imporlantcs  économies.  Les  dépenses 
des  services  relevant  immédiatement  du  ministre  des  finances  avaient 
à elles  seules  subi  une  réduction  de  plus  de  20  millions , celles  des 
contributions  indirectes  et  de  l’enregistrement  avaient  été  diminuées 
de  7,815,000  fr.  Les  contribuables  avaient  profité,  dans  une  large 
proportion,  de  ces  excédants  de  recette  et  de  ces  économies  ; les  sa- 
crifices extraordinaires  qu’ils  avaient  dû  supporter  après  la  chute  de 
l’Empire  étaient  compensés  par  des  dégrèvements  successifs  sur  les 
contributions  directes,  dont  le  chiffre  total  atteignit  92  millions  h 


* Voici,  d’après  le  rapport  au  roi  du  15  mars  1850,  le  résumé  de  ces  économies 


Service  de  la  perception  des  contributions  directes . 

Intérêts  de  la  dette  flottante 

— des  cautionnements.  ....... 

Service  du  trésor. { — sur  le  recouvrement  des  contrib’  dir® 

Jlouvement  des  fonds 

Service  des  payeurs  extérieurs 

iPcrsonn  g1 

" 


Matériel . 


Total. 


2.420.000 

7.100.000 
1,000,000 
3,000,000 

5.489.000 

500.000 

2.550.000 

700.000 

20,759,000 


Ces  économies  avaient  amené  la  suppression  de  huit  cents  employés 
En  outre,  les  différentes  régies  des  revenus  publics  avaient  réduit  leurs  dépenses 
dans  les  proportions  suivantes. 

La  direction  générale  de  1 enregistrement.  | jgg  départements 


! 


— des  forêts 

— des  douanes,  à Paris. 

— des  contributions  indirectes . | 

L’administration  de  la  loterie | 

Celle  de  la  monnaie  dans  les  départements 

Total 


A Paris 
Dans  les  départements 


A Paris 

Dans  les  départements 

A Paris 

Dans  les  départements 


591.000 

252.000 

227.000 
1,861,000 

290.000 

2.151.000 

4.859.000 

800.000 
800,000 

85,000 


11,674,000 

Le  service  départemental  des  douanes  et  de  l’administration  des  postes  avait,  il 
est  vrai  exigé  un  supplément  de  7,294,000  fr.,  mais  cet  accroissement  de  charges 
était  l’heureuse  conséquence  du  développement  de  ces  deux  services  et  de  l’augmen- 
tation de  leurs  produits.  , , , r 

Nous  empruntons  au  même  document  le  calcul  des  dégrèvements  successifs  ac- 
cordés à la  propriété  foncière  ; i 1 o 990 

Sur  le  principal  de  l’impôt  foncier.  . ...... 

A la  contribution  foncière.  . . 58,6o5,24oj 

A la  contribution  personnelle  et  ( po  fZAn 

mobilière 18,741,221  t>8,3li,u// 

V Des  portes  et  fenêtres 10,890,610) 

X frais  de  perception 5,429,048 

Total 91,865,347 


Centimes  additionnels.^ 


Centimes  affectés  aux 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE.  633 

Cependant  les  services  publics  étaient  largement  rétribués.  Les 
pertes  de  notre  matériel  militaire  étaient  réparées,  un  contingent 
annuel  de  60,000  hommes  ^ suffisait  pour  recruter  l’armée  sans  pri- 
ver l’agriculture  de  ses  bras  ni  imposer  aux  familles  les  sacrifices 
qui  avaient  rendu  la  conscription  impériale  si  odieuse.  Les  établisse- 
ments maritimes,  si  injustement  délaissés  sous  l’Empire,  se  relevaient 
peu  à peu  : la  France  avait  retrouvé  son  influence  et  son  rang  en  Europe. 
Elle  avait  pu,  sans  déranger  l’équilibre  de  ses  finances,  envoyer  ses 
troupes  partent  où  sa  politique  l’exigeait,  en  Espagne,  en  Morée,  et, 
malgré  le  mauvais  vouloir  de  l’Angleterre,  préparer  une  puissante 
expédition  contre  la  régence  d’Alger.  Pour  acquitter  les  frais  de  ces 
deux  dernières  guerres,  un  emprunt  de  80  millions  4 pour  100  avait 
été  mis  en  adjudication  et  soumissionné  au  prix  extraordinaire  de 
102  fr.  07  c.  1/2  par  M.  de  Rothschild,  dont  le  nom  est  si  honorable- 
ment lié  au  développement  de  notre  crédit  public.  Les  budgets 
de  1828  et  de  1829  se  réglaient  par  un  excédant  final  de  re- 
cettes; celui  de  1850  atteignait  à peine  985  millions  ; sur  ce  chiffre, 
le  gouvernement  se  proposait,  à l’aide  de  la  conversion  des  rentes  et 
d’emprunts  momentanés  à une  partie  des  ressources  de  la  caisse 
d’amortissement,  de  prélever  annuellement  80  millions  pour  les  em- 
ployer à l’exécution  de  grands  travaux  publics,  quand  la  Révolution 
qui  le  renversa  sortit  des  fatales  ordonnances  du  26  juillet  1850. 

La  Restauration  avait  trouvé  la  France  appauvrie  et  affaissée  sous 
le  poids  de  ses  charges;  elle  la  laissait  riche  avec  des  finances  admi- 
rablement réglées  et  un  crédit  éprouvé.  Quelques  chiffres  compléte- 
ront cette  démonstration.  Malgré  les  guerres  d’Espagne,  de  Morée 
d’Algérie,  malgré  le  milliard  des  émigrés,  la  dette  inscrite  au  profit 
des  particuliers,  après  avoir  dépassé  195  millions,  n’était  plus  que 
de  164  millions.  En  moins  de  quatorze  ans  la  caisse  d’amortissement 
avait  racheté  ou  annulé  52  millions  de  rentes,  représentant  un  capital 
d’environ  955  millions,  soit  le  quart  même  de  la  dette.  Quant  à la 
dette  flottante,  elle  ajoutait  fort  peu  de  chose  aux  charges  de  l’État  ; 
elle  était  seulement  de  250  millions,  sur  lesquels  174  millions 
constituaient  des  découverts  qui  provenaient,  pour  87  millions,  d’un 
déficit  antérieur  à 1814,  et  qui,  pour  le  surplus,  étaient  garantis  par 
une  créance  sur  l’Espagne,  remboursable  par  annuités  dont  les  ter- 
mes n’ont  cessé  d’être  acquittés  qu’à  partir  de  1854, 


* Loi  du  9 juin  1824.  La  loi  du  10  mars  1818  n’avait  tlAè  le  contingent  qu’à 
40,000  hommes. 


Décembre  18C1. 


42 


634 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


IV 


Une  crise  générale  éclata  immédiatement  après  la  Révolution  dejuil- 
let  1830.  En  présence  des  incertitudes  de  l’avenir,  les  ateliers  se  fer- 
maient, les  affaires  étaient  presque  suspendues,  les  fonds  publics  su- 
bissaient une  forte  dépréciation.  L’État  s’imposait  de  grands  sacrifices 
pour  accorder  des  subventions  au  commerce  et  à l’industrie,  pour  ve- 
nir, par  l’entreprise  de  travaux  publics  extraordinaires,  au  secours 
des  classes  ouvrières  et  pour  se  mettre  en  état,  par  des  armements 
coûteux  sur  terre  et  sur  mer,  de  faire  face  aux  menaces  des  éven- 
tualités extérieures.  Au  moment  même  où  les  charges  du  trésor 
devenaient  plus  lourdes,  ses  ressources  étaient  notablement  amoin- 
dries; soit  par  la  diminution  des  produits  des  contributions  indi- 
rectes, soit  par  la  concession  intempestive  qui,  en  réduisant  le  droit 
de  détail  sur  les  boissons  de  15  à 10  pour  100,  imposait  à nos  finan- 
ces une  perte  annuelle  de  30  à 40  millions,  atteignait  un  impôt 
parfaitement  justifié  et  donnait  l’exemple  trop  suivi  depuis  de  dégrè- 
vements dont  le  premier  résultat  est  d’aggraver  la  crise  financière 
au  milieu  de  laquelle  ils  sont  décrétés. 

Le  gouvernement  du  roi  Louis -Philippe  pourvut  de  diverses  ma- 
nières aux  excédants  de  dépenses  et  aux  insuffisances  de  recettes  que 
nous’^  venons  de  signaler.  Une  aliénation  des  bois  de  l’État  produisit 
près  de  115  millions.  En  outre,  une  surtaxe  extraordinaire  de  trente 
centimes  par  franc  était  ajoutée  à la  contribution  foncière  de  l’année 
1831,  des  retenues  proportionnelles  étaient  opérées  sur  les  traitements 
des  fonctionnaires  publics,  les  contingents  de  la  contribution  mobi- 
lière et  des  portes  et  fenêtres  étaient  augmentés  de  20  millions,  les 
droits  d’enregistrement  sur  les  successions  collatérales  ou  dévolues  à 
des  personnes  non  parentes  du  testateur  étaient  portés  à un  taux 
plus  élevé.  On  eut  également  recours  au  crédit;  un  emprunt  na- 
tional au  pair  fut  ouvert,  alors  que  le  cours  de  la  Bourse  était  infé- 
rieur au  pair  de  la  rente.  20  millions  seulement  répondirent  à cet 
appel,  qui  fut  suivi  d’autres  emprunts  moins  exclusivement  fon- 
dés sur  le  patriotisme  des  capitalistes,  mais  qui  furent  négociés  avec 
plus  de  succès,  parce  que  j^les  conditions  en  étaient  plus  conformes 
aux  vrais  principes  du  crédit  public.  Les  charges  extraordinaires  des 
années  1830,  1831,  1832  et  1833  dépassèrent  726  millions. 

La  gestion  financière  des  ministres  de  la  Restauration  avait  été 


635 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 

l’objet  d’attaques  aussi  violentes  qu’injustes,  auxquelles  leurs  suc- 
cesseurs n’avaient  pas  même  toujours  le  bon  goût  de  rester  étrangers. 
L’expérience  des  affaires  ne  tarda  pas  à convaincre  ces  derniers  que 
les  économies  qui  devaient  constituer  la  chimcre  du  gouvernement  à 
bon  marché  étaient  irréalisables,  que  ces  récriminations  passionnées 
ne  les  aidaient  nullement  à surmonter  les  difficultés  de  la  situation, 
et  qu’ils  devaient,  comme  leurs  devanciers,  réserver  toute  leur  éner- 
gie à contenir  le  progrès  des  dépenses  extraordinaires,  en  demandant 
de  nouvelles  garanties  au  contrôle  législatif  et  à la  sévérité  des  règles 
de  la  comptabilité. 

La  première  mesure  de  ce  genre  fut  la  disposition  de  la  loi  du 
25  janvier  1831  qui  consacrait  un  nouveau  triomphe  de  la  spécialité 
des  crédits,  en  l’appliquant  à chaque  chapitre  de  budget  ministériel, 
qui  ne  dut  comprendre  à l’avenir  que  des  services  corrélatifs  et  de 
même  nature. 

Cette  disposition  a été  vivement  attaquée  depuis  le  sénatus-consulte 
du  25  décembre  1852,  qui  l’a  abrogée,  et  de  nombreux  documents 
officiels  se  sont  efforcés  d’en  démontrer  les  inconvénients.  On  a pré- 
tendu que  le  vote  du  budget  par  chapitre  entraînait,  comme  consé- 
quence nécessaire,  l’absorption  du  pouvoir  exécutif  parla  législature. 
Or  il  n’en  est  rien.  11  n’est  pas  vrai  que,  sous  le  régime  de  la  spécia- 
lité, les  Chambres  pénètrent  les  détails  les  plus  intimes  des»  services 
publics,  entravent  la  liberté  d’action  de  ceux  qui  les  dirigent,  ou 
disposent  des  emplois.  Veut-on  dire  seulement  que  ce  système  as- 
sure aux  assemblées  législatives  une  influence  sérieuse  sur  la  mar- 
che des  affaires,  en  les  appelant  non-seulement  à juger  si  le  chiffre 
total  des  dépenses  est  en  rapport  avec  les  ressources  du  pays,  mais 
encore  si  chaque  grand  service  est  convenablement  doté  : on  constate 
alors  un  fait  naturel  sous  un  gouvernement  représentatif,  la  mise  en 
pratique  d’un  des  grands  principes  de  1789  h II  est  impossible 
de  concilier  le  libre  vote  de  l’impôt  et  de  son  emploi  avec  l’inter- 
diction absolue  par  la  législature  d’approuver  souverainement  la  ré- 
partition des  crédits  entre  les  diverses  branches  des  services  publics. 
Le  système  qui,  après  avoir  reconnu  la  nécessité  d’un  contrôle  lé- 
gislatif, prononcerait  cette  interdiction  ne  serait  pas  conséquent  avec 
lui-même;  il  réussirait  certainement  à mettre  l’administration  à l’abri 
des  empiétements  de  la  représentation  nationale,  mais  il  n’aurait  pas 
donné  à celte  dernière  des  garanties  réciproques,  et  l’aurait  réduite 
au  rôle  le  plus  effacé. 

* Chaque  citoyen  a le  droit,  par  lui-même  ou  par  ses  représentants,  de  constater 
la  nécessité  de  la  contribution  publique,  de  la  consentir  librement,  d en  suivvc  l etn— 
plot  et  à'en  détermiTier  la  quotité,  l’assiette  et  la  durée.  (Arl.  XIV  de  la  Déclaration 
des  droits.) 


636 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


Que  les  principes  de  spécialité  posés  par  la  loi  de  1851  aient  été 
un  peu  exagérés  par  l’application  minutieuse  qu’ils  ont  souvent 
reçue,  nous  l’admettons  sans  hésiter;  nous  reconnaissons  aussi  que 
des  oppositions  mesquines  ou  même  tracassiéres  ont  pu  en  profiter 
pour  créer  quelques  embarras  à l’administration;  néanmoins  ces 
embarras  ont  toujours  été  surmontés,  et,  comme  nous  nous  préoc- 
cupons plutôt  des  intérêts  des  administrés  que  de  la  commodité  des 
administrateurs,  nous  n’bésitons  pas  à préférer  ces  inconvénients 
aux  dangers  plus  réels  des  témérités  que  le  système  contraire  peut 
autoriser. 

L’extension  du  régime  de  la  spécialité  devait  donner  lieu  à l’ouver- 
ture plus  fréquente  de  crédits  supplémentaires  pour  les  services  qui  ne 
pouvaient  être,  comme  nous  l’avons  dit  plus  haut,  fixé  avec  précision 
quant  au  chiffre,  au  moment  du  vote  du  budget,  et  dont  les  excédents 
de  dépenses,  généralement  couverts  parles  excédants  de  recettes  des 
autres  chapitres  de  la  même  section  spéciale,  n’exigeaient,  à l’époque 
de  la  présentation  de  la  loi  des  comptes,  que  des  crédits  complé- 
mentaires peu  importants.  La  faculté  d’ouvrir  des  crédits  supplémen- 
taires pouvait  fournir  aux  ministres  le  moyen  de  s’affranchir  de  la 
gêne  que  la  spécialité  des  chapitres  leur  imposait  et  devenir  ainsi 
la  source  de  désordres  financiers;  elle  fut  l’objet  d'une  réglementa- 
tion nouvelle.  Les  ordonnances  royales  ne  durent  accorder  ces  crédits 
que  « pour  subvenir  à l’insuffisance  dûment  justifiée  d’un  service 
porté  au  budget  ; » elles  devaient  être  insérées  au  Bulletin  des  Lois  et 
réunies  en  un  seul  projet  de  loi  soumis  à la  sanction  de  la  législa- 
ture à sa  prochaine  session.  Enfin  elles  devaient  s’appliquer  exclusi- 
vement à certains  chapitres  dont  la  loi  du  budget  contenait  la  nomen- 
clature et  que  l’on  appelait  services  votés^  par  opposition  aux  services 
définitifs,  qui  ne  pouvaient  recevoir  aucun  complément^. 

Quant  aux  dépenses  urgentes  et  imprévues,  on  continuait  d’y 
pourvoir  par  des  crédits  extraordinaires,  qui,  conformément  aux 
règles  précédemment  établies,  étaient  également  régularisés  par  les 
Chambres,  dans  la  session  qui  suivait  leur  ouverture.  Les  ordonnan- 
ces royales  qüi  les  autorisaient  devaient  indiquer  les  moyens  de  les 
couvrir.  On  a prétendu  à tort  que  la  distinction  entre  les  crédits 
supplémentaires  et  extraordinaii'es  n’était  que  fictive.  Les  ministres 
responsables  qui  se  faisaient  ouvrir  les  uns  et  les  autres  étaient  peu 
exposés  à se  tromper  sur  leur  nature. 

Au  moment  même  où  les  travaux  publics  allaient  recevoir  une  vi- 
goui'euse  impulsion,  de  sages  précautions  étaient  prises  pour  que  les 
ressources  de  l’État  ne  fussent  pas  inconsidérément  engagées  dans 


* Loi  du  24  août  1855. 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE.  CZ)7 

un  trop  grand  nombre  d’entreprises,  ou  qu’elles  ne  fussent  pas  dé- 
tournées de  celles  qui  étaient  d’une  incontestable  utilité  publique 
au  profit  de  travaux  de  pur  embellissement,  vers  lesquels  la  vanité 
des  administrateurs  aurait  pu  se  sentir  portée.  « Nulle  création,  aux 
frais  de  l’État,  d’une  route,  d’un  canal,  d’un  grand  pont  sur  un  lleuve 
ou  sur  une  rivière,  d’un  ouvrage  important  dans  un  port  maritime, 
d’un  édifice  ou  d’un  monument  public,  ne  pouvait  avoir  lieu  qu’en 
vertu  d’une  loi  spéciale.  La  demande  du  premier  crédit  devait  être 
nécessairement  accompagnée  de  l’évaluation  de  la  dépense  totale.  » 
Les  lois  de  1833  et  de  1841,  qui  réglementaient  l’expropriation  pour 
cause  d’utilité  publique  donnaient  de  nouvelles  garanties  à l’exécution 
de  cetledisposition,  en  même  temps  qu’elles  accordaient  une  protection 
plus  efficace  à la  propriété  privée. 

Les  renseignements  les  plus  variés  sur  la  situation  des  ressoui*ces 
de  l’État  et  les  causes  des  dépenses  durent  être  communiqués  aux 
Chambres  et  leur  donnèrent  le  moyen  d’étendre  sur  les  actes  de  l’ad- 
ministration une  surveillance  qui  était  le  meilleur  garant  de  l’exécu- 
tion des  lois.  C’est  ainsi  que  les  ministres  remettaient  annuellement 
à la  législature  les  états  détaillés  de  tous  les  marchés  au-dessus  de 
50,000  fr.;  des  logements  accordés  dans  les  bâtiments  domaniaux; 
des  souscriptions  à divers  ouvrages;  des  pensionnaires  admises  dans 
les  maisons  d’éducation  de  la  Légion  d’honneur;  des  bourses  dans 
les  établissements  universitaires  et  les  écoles  relevant  du  ministère  de 
la  guerre;  le  compte  spècial  des  travaux  militaires  extraordinaires 
effectués  en  Algérie  ; celui  de  l’inscription  maritime,  des  équipages 
de  ligne,  de  l’état  des  bâtiments  de  la  Hotte  , des  approvisionnements 
des  arsenaux  et  des  constructions  navales  ; le  tableau  des  emprunts 
contractés  par  les  départements  et  les  communes  et  les  établissements 
publics;  enfin  le  compte  des  matières  appartenant  à l’État  dans  cha- 
que service. 

Le  rapport  annuel  que  la  cour  des  comptes  adi’cssait  au  roi  sur 
l’ensemble  et  les  détails  de  la  comptabilité  publique,  et  qui  appelait 
l’attention  du  souverain  sur  les  réformes  suggérées  par  un  examen 
approfondi,  ne  resta  plus  secret,  fut  distribué  aux  membres  des 
Chambres  et  leur  permit  d’exercer  avec  moins  d’incertitude  leur  ini- 
tiative constitutionnelle  sur  les  matières  financières’.  La  fixation  du 
30  septembre  de  la  seconde  année,  au  lieu  du  30  novembre,  pour  la 
clôture  de  l’exercice,  donna  à l’administration  des  finances  et  à la  cour 
des  comptes  plus  de  temps  pour  coordonner  les  éléments  épars  du 
règlement  définitif  des  dépenses  et  des  recettes.  Enfin  le  trésor  pu- 
blic était  pour  toujours  mis  à l’abiâ  des  charges  que  l’arriéré  des 


* Loi  du  21  avril  1852. 


<338 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


exei’cices  clos  pouvait  faire  peser  sur  lui  par  la  prescription  des  dettes 
de  chaque  exercice,  cinq  années  après  son  règlement  définitif. 

A la  suite  des  malversations  de  Kessner,  caissier  central  au  trésor, 
les  mesures  les  plus  propres  à empêcher  les  détournements  des  de- 
niers publics  par  les  comptables  avaient  été  adoptées.  La  pu- 
blicité et  la  concurrence  devenaient  les  conditions  essentielles  des 
marchés  conclus  par  l’administration.  Les  actes  des  receveurs  géné- 
raux, receveurs  particuliers,  percepteurs  et  payeurs,  étaient  désormais 
soumis  à un  contrôle  périodique.  Le  zèle  des  agents  chargés  de  la 
perception  des  impôts  était  énergiquement  stimulé  par  la  disposition 
qui  les  rendait  responsables  du  montant  des  recouvrements  qui  leur 
étaient  confiés,  à moins  qu’ils  ne  justifiassent  que  leurs  efforts  pour 
opérer  ces  recouvrements  avaient  été  infructueux.  Des  règlements  sur 
la  comptabilité  des  matières  étaient  élaborés  dans  les  différents  mi- 
nistères, et  l’ordonnance  du  51  mai  1838,  qui  régit  encore  aujour- 
d’hui la  comptabilité  publique,  révisait  celles  des  dispositions  de  l’ad- 
mirable ordonnance  du  14  septembre  1822  qui  n’étaient  plus  en 
harmonie  avec  les  perfectionnements  obtenus  depuis  quinze  ans. 

Le  gouvernement  de  Louis-Philippe  continuait  les  traditions  d’or- 
dre de  la  Restauration;  il  ne  tarda  pas  [à  en  recueillir  les  fruits. 
Dès  1835,  les  fonds  publics  se  relevaient  de  leur  dépréciation,  et  la 
rente  5 pour  100  atteignait  le  pair,  qu’elle  dépassa  toujours  jusqu’au 
24  février  1848.  Les  rentes  4 1/2  et  4 pour  100,  malgré  les  diffé- 
rences d’intérêt,  suivaient  d’assez  près  le  5 pour  100.  Quant  à la 
rente  5 pour  100,  son  cours  moyen,  de  1834  à 1847,  flotta  entre 
78  et  84  fr.,  et  en  1847,  année  exceptionnellement  défavorable,  il 
était  encore  de  77  fr.  4 1/2.  Chaque  exercice  attestait  les  progrès 
de  la  fortune  du  pays  par  l’augmentation  des  revenus  des  contri- 
butions indirectes.  La  suppression  de  la  loterie  et  des  jeux  faisait 
cesser  une  cause  de  démoralisation  et  enlevait  au  trésor  15  mil- 
lions, qui  se  retrouvaient  dans  l’accroissement  normal  des  autres 
impôts.  Des  travaux  d’utilité  publique  s’exécutaient  sur  toute  la 
surface  du  territoire.  La  voirie  prélevait  des  sommes  considéra- 
bles sur  le  budget,  et  les  améliorations  qu’elle  recevait  embras- 
saient les  chemins  vicinaux  comme  les  routes  et  les  canaux.  La  con- 
quête de  l’Algérie,  ce  legs  glorieux  de  la  Restauration,  exigeait  cha- 
que année,  pour  son  achèvement  et  sa  consolidation,  des  sommes 
énormes,  dont  l’avenir  seul  devait  procurer  la  compensation.  Malgré 
toutes  ces  dépenses,  le  budget  fut  en  équilibre  de  1835  à 1840,  et 
l’amortissement  avait  presque  entièrement  effacé  du  grand  livre  les 
conséquences  financières  de  la  crise  de  1830.  ^ 

L’équilibre  ne  put  se  maintenir  longtemps  dans  les  conditions  où  il 
avait  été  établi.  Les  complications  survenues  en  1840  dans  la  question 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE.  639 

d’Orient  avaient  porté  les  budgets  de  la  guerre  et  de  la  marine  pour 
1 840  et  1 841 , à un  chiffre  exceptionnellement  élevé,  et  ajouté  pour  les 
exercices  suivants,  aux  charges  résultant  des  travaux  pacifiques  ordon- 
nés par  les  lois  de  1833  et  1837,  l’énorme  dépense  des  fortifications 
de  Paris,  ainsi  que  celle  de  la  mise  en  état  de  défense  de  nos  ports  et  de 
nos  frontières.  La  loi  du  25  juin  1841  affecta  à ces  divers  objets 
500  millions  à répartir  entre  plusieurs  exercices.  En  outre,  la  con- 
struction des  lignes  les  plus  importantes  du  réseau  de  nos  chemins 
de  fer  ne  pouvait  plus  être  ajournée,  et  l’industrie  privée  n’était  ni 
assez  confiante  ni  assez  puissante  pour  en  faire  seule  les  frais.  Après 
plusieurs  années  d’une  discussion  approfondie,  la  loi  du  11  juin  1842 
posa  les  bases  du  concours  de  l’État  à la  construction  des  chemins 
de  fer,  et  accorda  un  premier  crédit  de  126  millions. 

L’administration  ne  pouvait  différer  ces  dépenses,  qu’elle  était 
obligée  d’accumuler  sur  quelques  exercices;  elle  demanda  donc  à des 
ressources  extraordinaires  les  moyens  que  ne  pouvaient  lui  fournir 
les  excédants  réguliers  des  recettes  sur  les  prévisions  budgétaires.  Des 
emprunts  autorisés  en  1837  et  en  1841  procurèrent  550  millions.  La 
caisse  d’amortissement,  de  son  côté,  consacra  une  partie  de  ses  reve- 
nus annuels  à l’extinction  de  ces  charges.  Dès  1825,  nous  l’avons  vu, 
elle 'n’opérait  plus  ses  rachats  que  sur  les  fonds  qui  étaient  cotés 
au-dessous  du  pair.  Sa  dotation  s’augmentait  depuis  l’emprunt 
de  1829  de  1 pour  100  du  capital  de  chaque  emprunt  pour  son 
amortissement  spécial.  La  dotation  ainsi  enrichie,  et  les  rentes  ra- 
chetées depuis  1 816  furent  réparties  entre  les  divers  fonds  et  les  parts 
affectées  à ceux  qui  avaient  dépassé  le  pair  formèrent  une  réserve 
constituée  en  bons  du  trésor,  destinée  soit  au  rachat  à la  Bourse  si 
le  pair  était  perdu,  soit  à couvrir  partiellement,  jusqu’à  due  concur- 
rence, les  emprunts  mis  en  adjudication*^.  Une  combinaison  ingénieuse 
simplifia  cette  dernière  opération,  en  prescrivant  de  consolider  tous 
les  six  mois  le  montant  de  la  réserve  en  renies  au  profit  de  la  caisse*. 
Les  capitaux  dégagés  par  cette  consolidation  servirent  d’abord  de 
fonds  extraordinaire  pour  les  travaux  publics®,  puis,  à dater  du  1®'^  jan- 
vier 1842,  furent  employés,  sous  une  forme  un  peu  différente,  à une 
fin  presque  identique,  c’est-à-dire  à l’extinction  des  découverts  des 
budgets  depuis  1840*.  C’est  ainsi  que  de  1833  à la  fin  de  1847,  les 
réserves  de  l’amortissement  ont  pu  à la  fois  solder  des  travaux  extraor- 
dinaires et  atténuer  les  découverts  du  trésor  pour  une  somme  de 
plus  de  910  millions. 

* Loi  du  10  juin  1853. 

® Loi  du  17  avril  1855. 

5 Loi  du  17  mai  1837. 
du  25  juin  1841. 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


GiO 

Néanmoins  l’action  libératrice  de  l’amortissement  n’avait  pas  été 
suspendue,  le  montant  de  ses  rachats,  du  22  juin  1853  au 
mars  1848,  s’éleva  à 14,568,87G  fr.  de  [rentes,  représentant  un  ca- 
pital de  570,078,425  f‘r.  lifi  outre,  52  millions  de  rentes  avaient  été 
annulés  de  1855  à 1855. 

La  partie  des  dépenses  extraordinaires  qui  n’avait  pas  été  acquittée 
par  les  emprunts  ou  la  réserve  de  l’amortissement  était  restée  à la 
charge  de  la  dette  flottante,  qui  s’élevait,  au  l®"^  janvier  1848,  à 
650  millions,  en  y comprenant  l’excédant  de  l’actif  du  trésor,  un  peu 
supérieur  à 50  millions.  Le  chiffre  total  des  découverts  des  budgets 
était  donc  alors  de  580  millions,  dont  174,  ainsi  que  nous  l’avons  dit 
plus  haut,  étaient  antérieurs  à laRévolution  de  1850. 

Depuis  le  24  février  1848,  on  a cherché  plus  d’une  fois,  soit  à 
faire  remonter  la  responsabilité  des  difficultés  financières  à la  situa- 
tion de  la  dette  flottante  laissée  par  le  gouvernement  du  roi  Louis- 
Philippe,  soit  à assimiler  les  découverts  des  derniers  budgets  de  la 
monarchie  constitutionnelle  à ceux  qui  se  sont  produits  plus  tard.  Il 
importe  donc  d’examiner  les  charges  définitives  que  la  dette  flottante 
faisait  peser  sur  le  pays,  et  la  situation  financière  dans  laquelle  les 
découverts  s’étaient  produits. 

Dans  le  chiffre  total  de  la  dette  flottante  figuraient,  au  24  février, 
comme  éléments  remboursables,  à des  termes  dont  le  plus  éloigné  ne 
dépassait  pas  une  année,  les  bons  du  trésor,  pour  environ  318  mil- 
lions, et  le  crédit  du  compte  courant  des  caisses  d’épargne,  s’éle- 
vant à 65  millions.  Mais  là  ne  se  bornaient  pas  les  engagements 
du  trésor,  qui  pouvait  encore  être  mis  en  demeure  de  rembourser 
295  millions  aux  déposants  des  caisses  d’épargne. 

Ces  caisses,  fondées  sous  la  Restauration,  avaient  pris  un  grand  dé- 
veloppement sous  la  monarchie  de  Juillet.  Au  moment  môme  où  il  fer- 
mait les  maisons  de  jeux,  le  gouvernement,  voulant  encourager  les 
classes  laborieuses  à la  prévoyance  et  à l’économie,  présenta  aux 
Chambres,  qui  l’adoptèrent,  un  projet  de  loi  destiné  à généraliser 
dans  toute  la  France  les  opérations  des  caisses.  Par  l’entremise  de 
ces  établissements,  les  moindres  épargnes  pouvaient  s’accumuler  et 
fructifier,  sous  la  garantie  de  l’État,  tout  en  restant  à la  libre  disposi- 
tion des  déposants.  On  espérait  en  outre  que  ces  petits  capitaux,  ainsi 
accumulés,  se  convertiraient  au  bout  d’un  certain  temps  en  rentes  sur 
l’État,  et  que  la  répartition  progressive  des  titres  de  la  dette  publique 
dans  les  classes  les  moins  aisées  les  attacherait  davantage  à la  conser- 
vation de  l’ordre  social.  Les  dépôts  rapportaient  un  intérêt  fixe 
de  4 pour  100,  payé  par  la  caisse  des  consignations,  chargée  de  cen- 
traliser les  fonds  des  caisses.  Telle  était  la  loi  du  5 juin  1835.  Le 
succès  de  cette  mesure  dépassa  toute  attente,  et,  dès  1837 , une  loi  venait 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANGE. 


641 


au  secours  du  trésor,  surchargé  par  les  dépôts,  en  autorisant  la  conso- 
lidation en  rente  4 pour  100  de  100  millions  au  pair  au  profit  de  la  caisse 
des  consignations.  Mais  un  fort  petit  nombre  de  déposants  convertissait 
ses  capitaux  en  rentes;  l’administration  ne  tarda  pas  à s’apercevoir 
que  les  modestes  versements  des  ouvriers  ou  des  domestiques  étaient 
singulièrement  dépassés  par  ceux  des  familles  riches  ou  aisées,  qui, 
povivant  disposer  de  plusieurs  livrets,  considéraient  comme  défi- 
nitif un  placement  où  elles  trouvaient  le  double  avantage  d’un  revenu 
au  moins  égal  à celui  des  rentes  et  de  la  libre  disposition  de  leur 
capital.  La  loi  du  5 mai  1845  s’était  proposé  de  conjurer  les  em- 
barras que  cet  état  de  choses  pouvait  créer  au  trésor  public,  en  facili- 
tant la  conversion  en  rentes  des  dépôts  et  en  fixant  en  même  temps 
un  maximum  au  chiffre  du  crédit  de  chaque  compte.  Ces  améliorations 
étaient  trop  timides  pour  remplir  pleinement  leur  but  ; il  avait  fallu 
recourir  de  nouveau  au  système  de  consolidation  inauguré  en  1837. 
« C’est  avec  ces  ressources,  disait  le  rapporteur  de  la  Chambre  des 
pairs,  que  la  caisse  des  consignations,  et  à son  défaut  le  trésor,  de- 
vraient donc  dans  un  temps  de  crise  faire  face  à tous  les  rembourse- 
ments demandés.  » Ainsi,  en  outre  de  ses  bons,  s’élevant  un  peu  au- 
dessus  de  500  millions  au  24  février  1848,  le  Trésor  pouvait  être 
mis  en  demeure  de  rembourser,  à bref  délai,  355  millions,  mon- 
tant des  dépôts  faits  aux  caisses  d’épargne. 

Cette  situation  de  trésorerie  peu  normale  ne  causait  pas  de  vives 
inquiétudes,  car  elle  n’était  pas  l’indice  d’un  déficit  réel.  A l’exception 
des  65  millions  qui  rentraient  dans  la  dette  flottante,  le  surplus  des 
dépôts  des  caisses  d’épargne  était  représenté  dans  le  portefeuille 
de  la  caisse  des  consignations  par  des  contre- valeurs  de  premier  or- 
dre. Quant  aux  630  millions  qui  formaient  l’ensemble  de  la  dette  flot- 
tante, ils  ne  constituaient  pas  un  arriéré  irréductible.  11  fallait 
en  déduire  immédiatement  l’excédant  de  l’actif  du  trésor,  qui  rédui- 
sait, au  l®' janvier  1848,  les  découverts  du  budget  à 580  millions,  sur 
lesquels  il  y avait  à recouvrer,  à des  époques  plus  ou  moins  rappro- 
chées, 152  millions  avancés  aux  compagnies  de  chemins  de  fer, 
plus  de  80  millions  dus  par  l’Espagne  et  une  créance  de  15  millions 
environ  sur  la  Belgique  pour  l’expédition  d’Anvers. 

Ainsi  la  dette  flottante  et  les  découverts  n’imposaient,  à titre  de 
charge  définitive  à nos  finances,  qu’une  somme  de  333  millions. 
Cette  charge  pouvait  être  considérée  comme  légère,  quand  on  ré- 
fléchissait que  le  chiffre  des  rentes  inscrites  au  profit  des  particu- 
liers, qui  atteignait  164  millions  en  1830,  ne  dépassait  pas  176  mil- 
lions, et  que  l’on  avait  traversé  dix-huit  années  pendant  lesquelles 
on  avait,  avec  l’aide  de  l’amortissement  et  de  l’accroissement  annuel 
des  contributions  indirectes,  réussi  à effacei-  complètement  les  traces 


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LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


(le  la  crise  financière  de  1830,  à défrayer  les  armements  extraordi- 
naires de  1840  à 1841,  et  à se  procurer  un  milliard  pour  l’achève- 
ment de  la  conquête  de  l’Algérie,  et  près  d’un  milliard  et  demi  pour 
l’exécution  de  grandes  entreprises  d’utilité  générale,  sans  autre  aug- 
mentation d’impôts  que  celle  qui  avait  eu  lieu  en  1852,  et  sans  léguer 
d’autres  charges  à l’avenir  que  12  millions  de  rentes,  et  533  millions 
pour  la  partie  des  découverts  qui  n’était  pas  susceptible  de  recouvre- 
ment. 

L’état  des  finances  en  lui-même  était  excellent  et  autorisait  à envi- 
sager l’avenir  avec  sécurité.  Les  budgets  étaient  rédigés  dans  des 
conditions  qui  permettaient  au  pays  de  connaître  les  éléments  de  la 
situation  financière.  On  ne  cherchait  pas  à dissimuler  les  déficits 
prévus  pour  les  exercices  pendant  lesquels  des  travaux  extraordi- 
naires s’exécutaient,  par  Fatténuation  fictive  de  la  dépense,  ou  l’exa- 
gération de  la  recette;  on  n’attachait  aucun  prix  à un  équilibre  appa- 
rent entre  les  dépenses  et  les  recettes,  qui  se  serait  évanoui  dès  les 
premiers  jours  de  l’exercice.  L’accroissement  des  contributions  indi- 
rectes et  les  réserves  de  l’amortissement  devaient  former  la  plus 
grande  partie  des  ressources  néêessaires  pour  terminer  le  réseau 
des  chemins  de  fer  (dont  les  grandes  lignes  étaient  toutes  achevées 
ou  concédées  et  en  cours  d’exécution),  jusqu’au  jour  prochain  où 
l’industrie  se  serait  sentie  assez  forte  pour  agir  par  elle-même. 

En  présence  de  toutes  ces  considérations  et  de  l’affluence  toujours 
croissante  avec  laquelle  les  capitaux  se  portaient  vers  les  bons  du  tré- 
sor, on  n’attachait  pas  assez  d’importance  aux  charges  de  la  dette 
flottante.  Les  précécients  qui  nous  éclairent  aujourd’hui  n’existaient 
pas  alors,  on  ne  pouvait  admettre  qu’une  panique  se  déclarerait  à la 
suite  de  laquelle  les  demandes  de  remboursement  viendraient  de 
toutes  parts.  Un  scrupule  honorable,  mais  souvent  exagéré,  éloignait 
le  gouvernement  de  mesures  financières  parfaitement  légitimes,  re- 
commandées par  les  circonstances,  mais  qui  lui  paraissaient  de  nature 
à atteindre  des  situations  faites.  Ainsi  il  avait  accueilli  avec  une  froi- 
deur qui  en  avait  empêché  le  succès  la  conversion  des  rentes,  si  impé- 
rieusement réclamée  et  qui  lui  aurait  procuré  les  ressources  néces- 
saires pour  éteindre  une  partie  de  la  dette  flottante  et  abaisser  la  taxe 
des  lettres.  Il  hésitait  de  même  à augmenter  le  chiffre  de  la  dette 
inscrite  par  la  création  de  nouvelles  rentes  qui  auraient  imposé  au 
trésor  des  charges  plus  lourdes  que  le  service  des  modiques  intérêts 
exigés  par  la  dette  flottante. 

Cependant,  en  1847,  le  gouvernement  se  préoccupa  davantage  de 
ces  éventualités,  etM.  Dumon,  peu  de  temps  après  son  entrée  au  mi- 
nistère des  finances,  avait  obtenu  l’autorisation  d’émettre  un  em- 
prunt de  250  millions,  destiné  à faire  disparaître  ce  qu’il  y avait  d anor* 


LES  FINANCES  DE  I.A  FRANCE.  645 

mal  dans  le  chiffre  momentanément  élevé  de  la  dette  flottante.  Cet 
emprunt  fut  souscrit  aux  conditions  les  plus  avantageuses  pour  l’État 
quoiqu’on  ait  plus  d’une  fois  insinué  le  contraire.  Le  gouvernement 
avait  si  peu  d’appréhensions  pour  les  finances,  qu’il  consentait,  moyen- 
nant un  faible  intérêt  de  5 et  demi  pour  100,  à différer  de  trois  mois 
le  remboursement  de  20  millions  dus  par  la  compagnie  du  chemin 
de  fer  du  Nord  le  1"  janvier  1818.  Le  crédit  de  l’État  inspirait  une 
telle  confiance,  que  les  adjudicataires  de  l’emprunt  du  10  novembre 
1847  avaient  versé,  au  10  janvier  1848,  82  millions  au  lieu  de  58,  et 
qu’ils  proposaient  au  ministre  des  finances  un  nouveau  payement  de 
1 8 millions  qui  n’était  pas  accepté.  Le  simple  bon  sens  suffit  donc  pour 
réfuter  ceux  qui,  à diverses  reprises,  ont  prétendu  qu’un  emprunt 
de  550  millions  ne  pouvait  se  couvrir. 

La  monarchie  tempérée  à laquelle  la  Révolution  de  1848  mettait 
fin  avait,  pendant  trente-quatre  années,  fait  régner  l’ordre  et  l’éco- 
nomie dans  les  finances  et  fondé  le  crédit  public  sous  l’action  féconde 
d’un  contrôle  législatif  indépendant.  Dans  certaines  circonstances, 
l’exercice  mal  inspiré  de  ce  contrôle  a pu  jusqu’à  un  certain  point 
entraver  la  marche  des  affaires.  Ainsi  la  conversion  de  la  rente  5 pour 
100  a toujours  été  empêchée,  sous  Charles  X comme  sous  Louis-Phi- 
lippe, par  la  Chambre  des  pairs.  Toutefois,  si  le  contrôle  législatif 
n’eût  pas  existé  ou  eût  été  illusoire,  jamais  le  crédit  public  n’aurait 
été  asssez  solidement  t établi  pour  que  cette  mesure  pût  réussir,  ou, 
si  elle  s’était  accomplie,  elle  aurait  pu  être  accompagnée  d’une  série 
d’opérations  qui,  après  en  avoir  absorbé  tout  le  profit,  auraient  en- 
core augmenté  les  charges  de  l’État.  On  a aussi  cru  découvrir  dans  la 
liberté  absolue  avec  laquelle  ce  contrôle  s’exerçait  alors  une  cause 
d’excitation  à la  dépense.  Que  certains  chiffres  présentés  isolément 
puissent  être  invoqués  à l’appui  de  cette  assertion,  nous  ne  le  mécon- 
naissons pas.  Mais,  pour  apprécier  la  véritable  signification  et  la 
valeur  de  cette  critique,  il  faut  examiner  le  résultat  final.  Or,  comme 
l’a  fait  remarquer  avec  tant  d’à-propos  M.  de  Chasseloup-Laubat  dans 
son  rapport  du  budget  de  1855,  la  monarchie  représentative  laissait  la 
dette  publique  à peu  près  au  point  où  l’avait  mise  la  liquidation  des 
désastres  de  l’Empire;  ce  n’est  donc  pas  à elle  qu’il  faut  demander 
compte  des  embarras  du  trésor. 

* Au  prix  de  75  fr.  25  en  rentes  5 pour  100. 


ou 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


V 


Le  gouvernement  provisoire  improvisé  le  24  février  1848,  à la  suite 
de  l’abdication  de  tous  les  pouvoirs  publics,  se  trouva  immédiatement 
en  présence  des  difficultés  politiques  les  plus  graves.  Composé 
d’hommes  presque  tous  étrangers  les  uns  aux  autres,  il  n’avait 
pas  l’unité  de  vues  et  de  volontés  qui  est  la  base  essentielle  de  l’ini- 
tiative et  de  la  puissance.  La  société,  ébranlée  par  un  tel  changement, 
avait  besoin  avant  tout  d’être  rassurée.  Les  efforts  courageux  et  pa- 
triotiques de  quelques  membres  distingués  et  honorables  du  gouver- 
nement provisoire  furent  paralysés  par  des  documents  rédigés  par  plu- 
sieurs de  leurs  collègues  dans  un  langage  emphatique,  qui  trahissait 
une  profonde  ignorance  des  affaires  et  surexcitait  les  alarmes  et  la  dé- 
fiance d’un  pays  à qui  l’on  promettait  chaque  jour  le  bouleversement 
complet  des  lois,  des  usages  et  des  rapports  sociaux.  La  suspension 
des  affaires  et  des  travaux,  loin  de  déconcerter  les  auteurs  de  ces 
publications  anarchiques,  paraissait  répondre  à leurs  désirs  les  moins 
cachés.  Aussi  la  crise  financière  ne  tarda-t-elle  pas  à prendre  des 
proportions  plus  inquiétantes  que  celle  qui  avait  suivi  la  Révolution 
de  4850. 

La  baisse  des  fonds  publics  devint  chaque  jour  plus  significative,  les 
déposants  aux  caisses  d’épargne,  les  porteurs  de  bons  du  trésor,  de- 
mandèrent leur  remboursement,  et  l’encaisse  du  trésor  public,  qui, 
le  24  février,  s’élevait  à 195  millions,  subit  une  rapide  décroissance. 

Dix-huit  années  auparavant,  les  premiers  ministres  des  finances  du 
gouvernement  de  Juillet  avaient  accusé  la  Restauration  d’avoir  dila- 
pidé les  deniers  de  la  France;  l’un  d’eux  s’était  même  résigné  à ap- 
poser sa  signature  sur  l’ordonnance  royale  qui  annulait  rétroactive- 
ment la  pension  accordée  àMM.  deVillèle,de  CorbièreetdeFrayssinous. 
A son  tour,  le  ministre  des  finances  du  gouvernement  provisoire  ne 
craignait  pas  de  dire,  contre  toute  évidence  : « Ce  qui  est  certain,  ce 
« que  j’affirme  de  toute  la  force  d’une  conviction  éclairée  et  loyale, 
« c’est  que  si  la  dynastie  d’Orléans  avait  régné  quelque  temps  encore, 
« la  banqueroute  était  inévitable.  La  République  a sauvé  la  France  de 
« la  banqueroute.  » Tristes  exemples  des  extrémités  auxquelles  la 
passion  ou  la  faiblesse  entraînent  parfois  des  hommes  honnêtes. 

Si  le  gouvernement  provisoire  ne  se  sentit  pas  assez  maître  de  la 
position  pour  faire  de  la  bonne  politique,  il  n’y  suppléa  pas  par  une 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANGE.  645 

habile  gestion  des  finances  de  l’État.  Il  se  garda  d’imiter  les  sages 
mesures  prises,  en  temps  de  crise,  par  le  baron  Louis  pour  retenir  les 
capitaux  dans  les  caisses  publiques,  ou  les  y appeler  par  l’appât  d’un 
intérêt  en  rapport  avec  la  dépréciation  de  toutes  les  valeurs.  Il  se 
montra,  il  est  vrai,  nous  ne  saurions  trop  l’en  féliciter,  le  déposi- 
taire vigilant  de  l’honneur  du  pays,  en  écartant  ceux  qui  lui  conseil- 
laient une  banqueroute  plus  ou  moins  déguisée;  mais  c’est,  au  point 
de  vue  financier,  le  seul  éloge  que  la  justice  nous  permette  de  lui 
adresser;  nous  sommes  obligé  de  reconnaître  que  les  expédients 
auxquels  il  eut  recours  attestaient  une  inexpérience  complète  des 
conditions  du  crédit,  et  étaient  de  nature  à redoubler  l’intensité  de 
la  crise. 

On  affc<iLa  d’abord  une  confiance  sans  bornes  dans  le  rétablisse- 
ment immédiat  du  crédit.  Malgré  les  demandes  de  rembourse- 
ment qui  assaillaient  lé  trésor,  malgré  le  reti-ait  inouï  de  numéraire 
qui  s’effectuait  chaque  jour  à la  Banque  de  France,  un  arrêté  du 
4 mars,  se  fondant  sur  ce  que  « de  toutes  parts  la  manifestation  d’un 
véritable  patriotisme  faisait  espérer  des  l’entrées  continues  et  fruc- 
tueuses, » autorisait  le  payement  par  anticipation  du  semestre  échéant 
le  22  mars.  L’effet  de  cette  déclaration  fut  singulièrement  atténué 
par  une  proclamation  du  même  jour,  qui,  dans  les  termes  les  plus 
pressants,  invitait  les  citoyens  à acquitter  à l’avance  les  impôts  de 
l’année.  L’offre  du  gouvernement  provisoire  fut  accueillie  avec  vm  em- 
pressement qui  dépassait  ses  prévisions  ; peu  de  personnes  au 
contraire  répondirent  à la  demande  qui  l’accompagnait  : aussi,  le 
7 mars,  une  autre  proclamation  plus  modeste  ne  réclamait  que 
le  payement  anticipé  du  premier  semestre  des  impôts.  « Le  gouver- 
nement provisoire  attendait  avec  une  confiance  résolue  le  résultat  de 
cet  appel  au  patriotisme  de  la  France.  » Toutefois  l’attente  ne  fut 
pas  longue,  et,  le  9 mars,  le  Moniteur  publiait  un  rapport  du  ministre 
des  finances,  qui,  s’appliquant  uniquement  à récriminer  contre  le 
gouvernement  déchu,  décrivait  la  situation  sous  des  couleurs  si  som- 
bres, que  cette  peinture  aurait  suffi  à elle  seule  pour  produire  une 
crise,  si  elle  n’eût  pas  déjà  existé. 

En  même  temps  le  ministre  des  finances,  s’imaginant  qu’il  allait 
être  mis  immédiatement  en  demeure  de  rembourser  intégralement  les 
355  millions  dus  parles  caisses  d’épargne,  avait  recours  à une  combi- 
naison également  ruineuse  pour  le  trésor  public  et  ses  créanciers. 
« Après  une  étude  rapide  et  minutieuse  de  la  situation,  » il  s’était 
convaincu  « que  les  petits  dépôts  appartenaient  en  général  à des 
citoyens  nécessiteux,  et  que  les  dépôts  élevés  (ceux  qui  dépassaient 
100  fr.)  appartenaient  au  contraire  à des  personnes  généralement 
aisées,  » qui  faisaient  « preuve  d’une  malveillance  coupable  et  d’une 


G46 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


défiance  injurieuse  envers  le  gouvernement  républicain.  » Aussi  « pour 
concilier  l’intérêt  de  la  justice  avec  l’intérêt  du  trésor,  » n’autorisait-il 
plus  le  remboursement  des  dépôts  que  jusqu’à  concurrence  de  100  fr., 
et  convertissait-il  le  surplus,  partie  en  bons  du  trésor  à 5 pour  100  pour 
six  mois,  partie  en  rente  au  pair  et  par  conséquent  perdant  30  pour 
100.  Les  déposants  ne  devaient  guère  s’attendre  à un  pareil  acte  après 
la  déclaration  solennelle  qui  leur  avait  été  faite  deux  jours  auparavant. 
« De  toutes  les  propriétés,  était-il  dit  dans  un  arrêté  du  7 mars, 
« la  plus  inviolable  et  la  plus  sacrée,  c’est  l’épargne  du  pauvre.  Les 
« caisses  d’épargne  sont  placées  sous  la  garantie  de  la  loyauté  natio- 
« nale.  Le  trésor  tiendra  tous  ses  engagements.  » Une  mesure  ana- 
logue fut  prise  pour  les  bons  du  trésor. 

Ces  actes  portaient  une  atteinte  tellement  grave  au  crédit  de  l’État, 
que  les  soumissionnaires  de  l’emprunt  de  1847  s’exposèrent  à perdre 
un  cautionnement  considérable  plutôt  que  de  remettre  les  200  mil- 
lions qui  restaient  à recouvrer.  Pour  remplacer  cette  ressource,  le 
gouvernement  provisoire,  oubliant  sans  doute  l’insuccès  d’un  pre- 
mier essai  tenté  en  1831  dans  des  conditions  plus  favorables,  ouvrit 
un  emprunt  national  au  pair  qui  donna  un  résultat  dérisoire.  Il  se 
décida  enfin  à employer  un  moyen  qui,  s’il  eût  été  pris  dès  le  début 
de  la  crise,  en  aurait  pu  diminuer  l’intensité  : il  donna  cours  forcé 
aux  billets  de  la  Banque  de  France,  dont  la  réserve  métallique  était 
presque  complètement  épuisée  par  les  demandes  de  numéraire,  sous 
la  pression  desquelles  on  l’avait  laissée  pendant  plus  de  vingt  jours. 
Un  impôt  de  45  centimes  par  franc  fut  ajouté  au  principal  des 
quatre  contributions  directes.  Ce  dernier  acte,  commandé  par  la 
situation,  conforme  au  principe  d’une  sage  administration  et  aux 
précédents  de  crises  antérieures,  valut  au  gouvernement  provi- 
soire une  impopularité  qui  a survécu  à son  règne  éphémère  et  contre 
laquelle  il  essaya  vainement  de  réagir  en  décrétant,  dans  les  derniers 
jours  de  sa  dictature,  l’achèvement  du  Louvre,  qui  devait  s’appeler  le 
palais  du  Peuple  , l’ouverture  de  la  rue  de  Rivoli,  des  fêtes  renou- 
velées des  Grecs  et  des  Romains,  la  suppression  de  l’impôt  du  sel,  du 
droit  d’exercice  sur  les  boissons  et  une  forte  réduction  des  droits 
d’octroi Avant  de  remettre  le  pouvoir  à l'Assemblée  nationale,  il  lui 
laissait  l’alternative  d’encourir  l’impopularité  en  rétablissant  ces  der- 
niers impôts  ou  de  souscrire  à la  désorganisation  des  services  publics. 

L’action  de  l’amortissement,  qui,  depuis  1816,  avait,  même  dans  les 

* L’un  des  motifs  sur  lesquels  se  fonde  la  suppression  du  droit  d’exercice  est  ce- 
lui-ci : 

« Voulant  introduire  l’esprit  de  justice  jusque  dans  la  fiscalité; 

« Considérant  que  l’exercice  est  attentatoire  à la  dignité  des  citoyens  qui  5 . 
(k>nnent  au  commerce  des  boissons,  » etc. 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


647 


circonstances  les  plus  critiques,  soutenu  le  cours  des  fonds  publics, 
fut  entièrement  paralysée.  La  commission  de  surveillance,  instituée 
par  la  loi  du  21  avril  1816,  se  montra  fidèle  à son  mandat  et  pro- 
testa contre  la  décision  du  ministre  des  finances  qui  interdisait  d’ap- 
pliquer au  rachat  des  rentes  5 et  4 1/2  pour  100,  tombées  au- 
dessous  du  pair,  les  ressources  qui  leur  étaient  propres;  elle  fut  dis- 
soute. Après  s’étre  débarrassé  de  ce  contrôle  importun,  on  sus- 
pendit en  fait  l’amortissement,  en  ordonnant  que  les  fonds  afférents 
aux  rentes  5 et  4 pour  100  seraient  exclusivement  employés  à re- 
tirer du  portefeuille  de  la  caisse  des  consignations  les  rentes  appar- 
tenant aux  caisses  d’épargne. 

Nous  avons  apprécié  sévèrement  la  gestion  financière  du  gouverne- 
ment provisoire,  comme  notre  impartialité  l’exigeait;  nous  n’hésitons 
pas  toutefois  à reconnaître  l’injustice  des  attaques  que  l’esprit  de 
parti  souleva  contre  la  probité  de  quelques-uns  des  membres  et  des 
agents  de  ce  gouvernement.  Une  enquête  minutieuse,  et  dirigée  par 
les  sentiments  les  plus  hostiles,  n’a  pu  établir  que  ces  liommes,  qui 
ont  été  les  maîtres  absolus  de  la  France  pendant  une  dictature  de  plus 
de  deux  mois,  aient  profité  de  leur  immense  pouvoir  pour  accroître  leur 
fortune  personnelle  ou  détourner  les  deniers  publics.  Si  quelques  irré- 
gularités de  peu  d’importance  ont  été  signalées,  elles  trouvent  leur 
explication  dans  les  circonstances  mêmes  au  milieu  desquelles  elles 
se  sont  produites 

Dès  ses  premières  réunions,  l’Assemblée  constituante  se  préoccupa 
de  liquider  les  charges  créées  par  la  Révolution  de  février.  En  vain 
M.  Garnier-Pagès  affirma-t-il  que  « la  République  ne  donnerait  jamais 
le  spectacle  de  l’État  passant  sous  les  fourches  caudines  de  V emprunt;  » 
en  vain  M.  Duclerc  proposa-t-il  un  plan  financier  qui  reposait  sur  le 
rachat  des  chemins  de  fer  et  des  compagnies  d’assurances,  facilité 
par  l’ouverture  d’un  crédit  de  150  millions  que  la  Banque  de  France 
avait  eu  la  faiblesse  de  consentir  ; l’Assemblée  comprit  qu’elle  de- 
vait demander  toutes  ses  ressources  au  crédit  établi  sur  des  bases  si 
solides  par  la  monarchie  représentative,  et  reçut  avec  plus  de  faveur 
les  projets  en  ce  sens  que  lui  soumit  M.  Goudchaux,  dont  l’arrivée 
au  ministère  des  finances  avait  été  accueillie  par  une  hausse  consi- 
dérable des  fonds  publics  ; le  monde  des  affaires  savait  gré  à eet 
homme  honorable  de  l’énergie  avec  laquelle,  dès  le  lendemain  de  la 
Révolution,  il  avait  soutenu  l’inviolabilité  des  engagements  de  l’État  ®. 

* Le  rapport  de  M.  Duces,  qui  a été  depuis  l’Empire  ministre  de  la  marine,  lU' 
proposait,  sur  la  dépense  totale  de  174  millions,  que  le  rejet  de  200,159  fr.  50  c. 
dépensés  irrégulièrement. 

® La  rente  5 pour  100,  du  20  juin  au  7 juillet,  monta  de  68  à 80;  le  5 pour  100, 
pendant  la  même  période,  gagna  6 fr.  de  45  à 51 . 


648 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


Conformément  à ses  propositions,  l’Assemblée  décréta  la  consoli- 
dation des  bons  du  trésor,  des  dépôts  des  caisses  d’épargne  et  des 
fonds  des  tontines,  pon  plus  au  pair  comme  avait  prétendu  le  faire 
le  gouvernement  provisoire,  mais  à un  taux  qui  était  plus  en  rapport 
avec  la  dépréciation  des  effets  publics.  Néanmoins  cette  mesure  était 
encore  entachée  d’arbitraire  : elle  n’avait  pas  tenu  un  compte  suffisant 
de  la  baisse  des  rentes,  et  dut  être  complétée,  quelques  mois  plus 
lard,  par  une  dernière  compensation.  Le  ministre  des  finances  par- 
venait en  outre  à négocier,  avec  les  soumissionnaires  de  l’emprunt 
de  1847,  une  convention  sanctionnée  par  la  législature,  qui  mettait  à 
la  disposition  du  trésor  le  reliquat  considérable  de  l’emprunt  de  1847, 
qui  n’avait  pas  été  versé.  Enfin  l’État  reprenait  le  chemin  de  fer 
de  Lyon,  dont  la  construction  était  interrompue,  et  indemnisait  les 
actionnaires  par  la  remise  d’inscriptions  de  rente  pour  une  valeur 
égale  aux  versements.  Ces  différentes  lois  élevaient  déplus  de  47  mil- 
lions le  chiffre  de  la  dette  inscrite 

Il  fallait,  d’un  autre  côté,  pourvoir  aux  charges  qu’imposaient,  soit 
le  service  des  intérêts  de  ces  nouvelles  rentes,  soit  les  dépenses  ex- 
traordinaires nécessitées  par  la  situation,  et  suppléer  en  même  temps 
aux  pertes  provenant  de  la  suppression  de  quelques  impôts  indirects, 
et  de  la  diminution  notable  des  produits  de  ceux  qui  avaient  été 
conservés.  Un  projet  d’emprunt  hypothécaire  fut  rejeté.  Le  môme  sort 
échut  à la  proposition  de  M.  Proudhon  relative  à l’établissement 
d’une  contribution  équivalente  au  tiers  du  revenu,  dont  un  rapport  re- 
marquable deM.  Thiers  avait  préalablement  fait  une  éclatante  justice. 
Le  décret  qui  abaissait  dans  de  fortes  proportions  le  droit  sur  les 
boissons;  celui  qui  supprimait  l’impôt  du  sel,  furent  rapportés;  ces 
deux  grandes  branches  du  revenu  public  reçurent  néanmoins  une  at- 
teinte partielle  que  rien  ne  justifiait,  alors  surtout  que  les  modifica- 

‘ Voici  le  détail  des  rentes  créées  en  1848  : 


Emprunt  national  5 pour  100 1,309,104  » 

Consolidation  des  dépôts  des  caisses  d’épargne  5 pour  100.  19,619,118  » 

— des  bons  du  trésor  5 pour  100 13,541,574  » 

Diverses  compensations  accordées  aux  porteurs  des  bons  du 

trésor  . 520,975  » 

Consolidation  des  fonds  des  tontines  et  des  établissements 

publics 447,476  » 

Empruntdu  24  juillet  1848,  5 pour  100.  13,107,000  » 

Rachat  du  chemin  de  Paris  à Lyon  5 pour  100 6,817,548  60 


Total 55,362,593  60 

D’où  il  faut  déduire  les  rentes  appartenant  aux  caisses  d’é- 
pargne qui  furent  annulées  soit 8,092,000  » 


47,270,593  60 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE, 


« 


649 

lions  si  nécessaires  apportées  à la  laxe  des  lettres  augmentaient 
encore  la  pénurie  du  trésor. 

L’Assemblée,  il  est  vrai,  réalisait  quelques  économies  insignifiantes 
en  acceptant  les  réductions  sur  les  traitements  des  fonctionnaires 
proposées  par  M.  Bineau,  rapporteur  du  budget  l'cclifié  de  1848, 
Mais  ces  économies  mesquines,  inspirées  par  des  sentiments  étroits, 
furent  plutôt  contraires  que  favorables  à l’intérêt  général.  A la  tin  de 
l’année  1848,  les  revenus  indirects  étaient  en  diminution  de  141  mil- 
lions sur  ceux  de  l’année  précédente. 

En  1849,1a  Constituante  ordonnait  l’inscription  sur  le  grand-livre 
de  6 millions  de  rentes  destinées  à indemniser  les  colons  dont  les 
esclaves  avaient  été  affranchis.  Quelques  jours  avant  de  se  séparer, 
cette  Asssernblée  imitait  les  procédés  du  gouvernement  provisoire, 
et  suscitait  des  embarras  à l’Assemblée  législative,  qui  lui  succédait, 
en  décrétant  l’abolition  de  l’impôt  des  boissons  à dater  du  1^*^  jan- 
vier 1850. 

Pendant  la  session  de  1850,  l’Assemblée  législative  chercha  de 
nouvelles  ressources  dans  l’aliénation  des  bois  de  l’État,  l’augmenta- 
tion des  droits  d’enregistrement,  de  timbre  et  des  patentes.  Elle  limita 
à 75  millions  la  somme  que  le  gouvernement  pouvait  emprunter  à la 
Banque  de  France.  Mais  elle  ne  se  montra  guère  plus  sage  que  sa  devan- 
cière en  accordant,  d’après  la  proposition  de  M.  Fould,  alors  ministre  des 
finances,  un  dégrèvement  d’environ  28  millions  à la  propriété  foncière 
sur  les  contributions  directes,  au  moment  même  où  elle  proclamait  les 
besoins  du  Trésor.  Nous  applaudissons,  au  contraire,  sans  réserve  à la 
loi  du  18  juin  1851  sur  les  caisses  d’épargne,  qui,  mettant  à protit  la 
récente  expérience  de  1848,  abaissait  à 1,000  francs  le  maximum  du 
compte  créditeur  de  chaque  déposant,  et  prescrivait  l’achat  d’office 
de  dix  francs  de  rente  pour  tout  compte  qui,  après  avoir  dépassé  le 
maximum,  n’y  aurait  pas  été  ramené  dans  un  délai  de  trois  mois. 
Cette  dernière  mesure  devait  contribuer  à la  division,  cliaque  jour 
plus  grande,  des  titi’es  de  la  dette  inscrite  depuis  la  consolidation 
de  juillet  1848.  La  loi  du  18  juin  1851  n’a  pas  toutefois  entièrement 
dissipé  les  dangers  résultant  de  l’accumulation  des  dépôts  aux  Caisses 
d’épargne,  et  nous  verrons  plus  tard  que,  sans  atteindre  le  cliiffre 
excessif  qui  existait  au  24  février  1848,  la  somme  des  dépôts  dont  le 
Trésor  public  est  responsable,  est  encore  devenue  très-considérable. 

La  caisse  d’amortissement,  à partir  du  14  juillet  1848,  n’opéi  a plus 
que  d’une  manière  fictive,  et  le  produit  de  ses  dotations  et  de  ses  ré- 
serves fut  entièrement  absorbé  par  les  dépenses  du  budget.  Une  loi 
du  12  décembre  1849  annula  les  rentes  rachetées  depuis  1816  ou 
consolidées  sous  le  régime  de  la  loi  de  1835. 

La  législation  des  crédits  supplémentaires  et  extraordinaires  avait 

Décembre  1861.  43 


650 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANGE. 

été  mise  en  harmonie  avec  la  souveraineté  à peu  près  absolue  que  la 
constitution  de  1848  attribuait  à la  représentation  nationale.  Le  bud- 
get de  1849,  ne  prévoyant  même  pas  qu’il  y eût  lieu,  de  la  part  du 
président  de  la  République,  à l’allocation  de  crédits  supplémentaires, 
n’avait  pas  reproduit  la  nomenclature  usuelle  des  services  votés.  11 
reconnaissait  toutefois  au  chef  du  pouvoir  exécutif  le  droit  de  pour- 
voir aux  besoins  urgents  et  imprévus  pendant  la  prorogation  de  l’As- 
semblée, par  des  crédits  extraordinaires  qui  devaient  être  soumis  à 
celle-ci  dans  les  dix  jours  de  la  reprise  de  ses  travaux.  L’Assemblée 
législative  se  montra  moins  exclusive  et  rétablit,  dans  le  budget 
de  1850,  la  nomenclature  des  services  votés,  pour  lesquels  le  pré- 
sident avait  le  droit  d’ouvrir  des  crédits  supplémentaires  pendant 
les  prorogations.  Les  crédits  supplémentaires  ainsi  accordés  devaient 
être  réunis,  par  le  ministre  des  finances,  en  un  seul  projet  de  loi, 
proposé  à la  ratification  législative  au  plus  tard  dans  le  mois  de  dé- 
cembre. 

Il  ne  nous  reste  plus,  pour  achever  ce  résumé  des  principaux  actes 
financiers  du  gouvernement  républicain,  qu’à  signaler  deux  excellentes 
mesures  d’ordre. 

Un  arrêté  du  chef  du  pouvoir  exécutif,  approuvé  par  une  loi,  pres- 
crivit l’envoi  mensuel,  à la  cour  des  comptes,  des  états  de  recettes 
et  de  dépenses  publiques  du  mois  expiré,  avec  les  pièces  justifica- 
tives. La  cour  des  comptes  devait  dorénavant  résumer  ses  jugements 
successifs  dans  des  arrêtés  trimestriels.  Un  décret  présidentiel 
du  11  août  1860  abrégea  la  durée  de  l’exercice,  et  avança  l’époque 
de  la  clôture  des  faits  de  recettes  et  de  dépenses,  de  l’ordonnan- 
cement et  des  payements.  Les  faits  de  recettes  et  de  dépenses  de- 
vaient désormais  se  terminer,  pour  le  personnel,  au  31  décembre 
'de  la  première  année  de  l’exercice,  et,  pour  le  matériel,  au  31  janvier 
de  la  seconde  ; la  limite  extrême  des  ordonnancements  fut  fixée  au 
31  juillet  de  la  seconde  année  de  l’exercice,  et  celle  des  payements 
au  31  août. 

Il  nous  a semblé  utile,  en  terminant, cette  première  partie  de  notre 
travail,  de  résumer  la  situation  financière  de  la  France  au  2 décembre 

1851,  date  de  l’origine  du  gouvernement  actuel. 

A cette  époque,  la  dette  inscrite  au  profit  des  particuliers  était  de 
230,768,863  fr.  La  dette  flottante,  qui,  à la  suite  des  consolidations 
opérées  en  juillet  1848,  avait  été  ramenée,  au  1®''  janvier  1849,  à 
227,656,361  francs  47  centimes,  s’était  grossie  des  découverts  des 
budgets  de  1848,  1849,  1850  et  1851.  Elle  s’élevait,  au  l®""  janvier 

1852,  d’après  les  chiffres  officiels  du  Compte  rendu  de  V administration 
des  finances  pour  1860,  p.  449,  à 614,980,561  fr.,  dont  il  est  indis- 
pensable de  déduire  l’excédant  de  l’actif  du  trésor,  soit  63,856,797  fr.. 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


651 


pour  établir  le  compte  des  découverts-  Les  découverts,  loin  d’at- 
teindre 652,000,000  francs,  comme  on  l’a  affirmé  ré<‘,emment,  ne 
dépassaient  donc  pas  551,123,763  francs,  et  cette  dernière  somme 
d’ailleurs  ne  correspondait  pas  intégralement  à un  déficit  définitif.  Le 
trésor  devait  se  libérer  dans  une  assez  forte  proportion  par  le  recou- 
vrement tant  des  avances  faites  aux  compagnies  de  chemins  de  fer 
avant  1848,  que  de  la  valeur  d’une  parlie  des  travaux  exécutés  pen- 
dant la  République,  sur  les  lignes  qui  furent  concédées  en  1852. 

Du  janvier  1852  au  l^*^  janvier  1861,  219,421,924  francs  ont 
été  payés  de  ce  chef  par  les  diverses  compagnies  de  chemins  de  fer 
qui  étaient  encore  redevables  de  32,914,721  francs*.  Ainsi,  sur  les  dé- 
couverts antérieurs  au  1"  janvier  1 852,  le  trésor  a reçu  ou  recevra  dans 
un  bref  délai,  des  compagnies  de  chemins  de  fer,  252,386,145  francs, 
ce  qui  réduit  la  masse  de  ces  découverts  à 298,787,118  francs,  et 
cette  masse  pourrait  encore  décroître  d’environ  100  millions,  si  le 
gouvernement  obtenait  le  remboursement  de  nos  anciennes  créances 
sur  l’Espagne  et  la  Belgique 

Il  résulte  donc  de  cette  récapitulation  que  le  passif  définilive- 


* Nous  empruntons  au  Compte  rendu  de  V administration  des  finances,  p-  400  e( 
408,  le  détail  annuel  des  remboursements  effectués  par  les  compagnies  de  chemin 
de  fer. 

Années.  Montant  des  remboursements. 


1852  58,707,070 

1853  54,894,946 

1854  55,684,041 

1855  54,935,256 

1856.  6,295,250 

1857  1,129,287 

1858  4,129,287 

1859  4,315,564 

1860  1,333,363 


Total 


219,421,9^4 


Il  restait  à réaliser  au  1®*^  janvier  1861,  d’après  le  même  document  : 

Compagnie  du  chemin  de  fer  du  Nord,  son  compte  d’obligation  à 

réaliser 2,699,066  96 

Compagnie  du  chemin  de  fer  de  Paris  à Rouen,  idem, 1,217,882  72 

— — de  Paris  à Strasbourg,  idem.  . . . 23,285,615  67 

— — de  jonction  du  Rhône  à la  Loire,  id.  5,714,156  » 

Total 32,914,721  35 

® Nous  n’avons  pas  besoin  de  dire  que  nous  ne  faisons  figurer  ici  que  our  mé- 
moire les  rentrées  opérées  sur  les  débets,  créances  litigieuses,  et  es  prêts  ans  au 
commerce,  en  1830,  et  aux  associations  ouvrières  en  1848. 


G52 


LES  FINANCES  DE  LA  FRANCE. 


ment  acquis  au  2 décembre  1851  s’élève,  pour  la  dette  inscrite,  à 
250,768,863  fr.  de  rentes,  et,  pour  les  découverts  soldés  par  la  dette 
flottante,  à un  capital  de  298  millions,  que  certaines  éventualités 
pourraient  réduire  à 198. 

Henry  Moreau. 


La  suite  au  prochain  numéro. 


UN  HOMME  A MARIER 


l 

Il  était  assis  en  face  du  feu,  dans  la  salle  au  plancher  gris  fraîche- 
ment arrosé  et  balayé,  aux  chaises  de  paille  symétriquement  rangées 
le  long  des  murs,  aux  rideaux  de  calicot  trop  petits,  mais  bien  tirés, 
entre  lesquels  apparaissait  la  campagne.  Son  bonnet  de  soie  noire  ne 
tenait  déjà  plus  droit  sur  sa  tête,  et  son  pantalon  de  gros  drap  marron 
remontait  surses  genoux,  faisant  voir  par  un  large  intervalle  ses  chaus- 
sons de  Strasbourg  et  ses  bas  bleus.  Ses  lunettes,  cependant,  étaient 
parfaitement  assujetties,  et  ses  mains  potelées  maniaient  avec  l’aisance 
qui  trahit  une  longue  habitude  un  livre  illustré  de  nombreuses  mar- 
ques. Bientôt  il  s’agita  sur  son  fauteuil,  regarda  autour  de  lui  avec 
une  sorte  d’étonnement,  et  murmura  quelque  chose  entre  ses  deux 
bonnes  grosses  lèvres. 

Au  môme  instant  on  entendit  au-dessous,  puis  dans  un  escalier, 
puis  dans  un  corridor,  une  charge  d’infanterie  légère,  plus  tapageuse 
d’ailleurs,  et  surtout  plus  inégale  que  ne  l’eût  été  celle  d’un  bataillon. 
Une  porte  s’ouvrit,  et  cinq  ou  six  écoliers  débouchèrent  vêtus  de 
costumes  divers,  mais  chargés  de  livres  identiques.  Ils  saluèrent  le 
digne  magister,  qui  hocha  légèrement  la  tête  en  manière  de  re- 
proche, et  murmura  : 

— Toujours  en  retard,  messieurs!...  AlKtns,  nous  allons  voir  si  la 


654 


UN  HOMME  A MARIER. 


leçon  est  sue,  au  moins!  De  Torcil,  mon  ami,  je  ne  sais  pas  pourquoi 
vous  continuez  de  porter  celte  veste  de  coutil  à la  fin  d’octobre.  Votre 
père  vous  a donné  un  vêtement  plus  chaud.  Et  vous,  de  Varesne, 
je  vous  ai  déjà  dit  de  prendre  des  bas  de  laine  ! 

Il  ouvrit  son  livre,  chercha  une  page,  et  continua  ; 

« Nous  disions  donc,  messieurs,  que  Cicéron...  » 

Je  fais  grâce  aux  lecteurs  de  la  leçon.  J’aime  mieux  leur  dire  qui 
était  l’excellent  M.  Audebert,  maître  de  pension  au  village  de  Saint- 
Mesme,  depuis  vingt  ans. 

François  Audebert  avait  été  dans  sa  jeunesse  précepteur  dans  une 
des  meilleures  familles  du  Périgord.  Lorsque,  après  avoir  conduit 
l’éducation  de  ses  élèves  de  manière  à s’attirer  l'estime  générale,  il 
les  eut  mis  en  état  d’entrer  aux  écoles  spéciales,  il  lui  fallut  penser  à 
s’enquérir  d’une  nouvelle  condition. 

Cette  idée  lui  fut  pénible.  La  famille  de  la  Fare  l’avait  toujours 
traité  comme  un  de  ses  membres,  et,  de  même,  lui  s’élait  accoutumé 
à croire  qu’il  en  faisait  partie  ; tandis  qu’une  maison  étrangère  l’ef- 
frayait. 

Un  moment  il  songea  que  l’état  ecclésiastique  pourrait  être  un 
abri  pour  le  reste  de  sa  jeunesse,  et  lui  assurer  cette  liberté  qu’il 
souhaitait  de  mettre  au  service  d’une  bonne  œuvre.  Mais  les  habitudes 
de  la  vie  de  famille  qu’il  avait  contractées  au  château  de  la  Fare,  la 
facile  bonté  de  son  caractère,  l’attachaient  au  rivage  laïque. 

Un  soir  qu’il  rêvait  à son  avenir  dans  un  chemin  creux  qui  menait 
de  la  Fare  à Saint-Mesme,  il  vit  passer  quelques  écoliers  qui  revenaient 
de  l’école  communale.  Ce  fut  un  choc  qui  donna  une  direction  nou- 
velle à ses  rêves.  Il  se  dit  que  les  familles  du  pays  envoyaient  avec 
bien  du  regret  leurs  enfants  aux  collèges  de  Périgueux  ou  d’Angou- 
lême,  dès  que  la  classe  trop  élémentaire  de  l’instituteur  de  village  ne 
leur  suffisait  plus,  et  pensa  qu’un  pensionnat  dirigé  par  un  maître 
instruit  et  dévoué,  un  pensionnat  où  les  jeunes  gens  pourraient  rece- 
voir une  instruction  aussi  forte  et  plus  complète  qu’au  collège,  en 
même  temps  qu’une  haute  éducation  religieuse  et  morale,  trouverait 
sans  nul  doute  des  sympathies.  Cette  idée,  qu’il  communiqua,  fut 
goûtée  par  quelques  personnes  d’un  jugement  sûr.  On  lui  conseilla  de 
se  marier  et  de  s’établir.  Voilà  comment  l’ancienne  métairie  du  Guet 
était  devenue  un  pensionnat  qui  recevait  une  douzaine  d’élèves  in- 
ternes et  quelques  externes. 

La  maison  vieille  et  grise  s’élevait  à l’entrée  du  village.  Au  devant, 
une  petite  cour  sablée  la  précédait;  par  derrière,  un  grand  jardin  qui 
joignait  les  bois  la  suivait.  La  porte  à claire-voie  qui  fermait  la  cour 
sur  la  rue  ou  sur  le  chemin,  — nous  dirions  le  chemin  communal, 
nous  autres  Parisiens,  mais  les  gens  du  bourg  de  Saint-Mesme  disaient 


UN  HOMME  A MARIER. 


C5r> 


hautement  « la  rue  : » ne  les  offensons  pas; — la  porte  à claire-voie, 
donc,  s’ouvrait  sur  la  rue  par  un  loquet,  et  joignait  une  grille  en  bois, 
jadis  peinte  et  maintenant  délabrée,  mais  maintenue  par  les  lianes 
entrelacées  d’un  jasmin,  d’une  clématite  et  d’un  chèvrefeuille.  Au 
milieu  de  la  cour,  un  boulingrin  irrégulièrement  planté  de  toutes 
sortes  de  fleurs,  marguerites-reines  et  mauves  roses,  belles-de-nuit 
et  onagres,  éclatait  comme  un  bouquet  mal  attaché.  Le  long  des  bâti- 
ments, de  vieux  grenadiers  tordaient  leurs  troncs  rabougris  sous 
leurs  branches  touffues  et  chargées  de  fruits.  Au-dessus  des  fenêtres, 
à volets  pleins  et  déjetés,  courait  une  treille  de  muscat  d’Alexandrie. 
La  maison  avait  seulement  deux  étages.  Elle  était  bâtie  en  pierres  de 
taille  juxtaposées,  sans  saillies  aux  angles,  sans  moulures  autour  des 
ouvertures,  et  couverte  de  ce  toit  aplati,  en  tuiles  creuses  et  forte- 
ment avancé,  qui  est  le  principal  caractère  des  constructions  méri- 
dionales . 

Le  jardin  proprement  dit,  qui  s’étendait  de  l’autre  côté  de  la  maison, 
était  un  potager.  Au  fond  du  jardin,  un  coin  de  bois  de  futaie  borné  par 
un  ruisseau  servait  aux  élèves  de  préau  pour  leurs  jeux.  Deux  larges 
allées  d'ormeaux  et  de  grands  buis  taillés  en  charmille,  au  travers 
desquelles  ne  passaient  point,  l’été,  les  rayons  ardents  du  soleil,  et 
que  la  brise  d’hiver  respectait  comme  des  murailles,  coupaient,  en  se 
croisant,  le  potager. 

C’est  par  l’allée  du  milieu,  qui  faisait  face  à la  porte  du  logis,  que 
débouchèrent  les  écoliers,  leur  goûter  en  mains,  quand  ils  eurent  fini 
d’expliquer  Cicéron. 

Audebert  apparut  derrière  eux,  mais  s’arrêta  sur  le  seuil.  Il  y 
demeura  un  instant  et  enveloppa  dans  un  regard  placide  et  vague  le 
jardin  et  les  enfants;  puis  il  tira  sa  tabatière,  aspira  une  prise  et 
s'assit  sur  un  banc  à l’entrée  de  la  maison. 

Presque  au  même  instant  la  sonnette,  que  la  porte  de  la  rue  agitait 
en  se  refermant,  retentit,  et  deux  visiteurs  apparurent  dans  le  couloir 
qui  traversafit  la  maison  de  part  en  part.  Ils  ouvrirent  d’abord  la  porte 
du  parloir,  et,  n’y  voyant  personne,  s’avancèrent  dans  le  jardin. 

— Bonjour,  monsieur  le  baron!  s’écria  soudain  le  brave  professeur 
en  se  levant  tout  d’une  pièce,  et  en  s’adressant  au  moins  grand  des 
deux  personnages  qui  se  trouvaient  devant  lui.  Vous  allez  bien?  Et 
madame  la  baronne?  Sans  doute  vous  venez  voir  le  cher  enfant? 
Mais  asseyez-vous  donc,  messieurs  ! 

— Je  vous  présente  mon  ami,  M.  le  marquis  Édouard  de  Crémant, 
dit  le  baron  de  Torcil  en  prenant  une  des  chaises  de  jardin  qu’a- 
vançait le  maître  de  pension.  Mon  cher  monsieur  Audebert,  le  mar- 
quis et  moi  avons  un  service  à vous  demander. 


650 


UN  HOMME  A MARIER. 


^ — Trop  heureux,  monsieur  le  baron  ! Mais  je  vais  appeler  Paul, 
n’est-ce  pas?  ’ 

— Non,  non!  tout  à l’heure.  Il  s’agit  de  choses  sérieuses;  il  faut 
causer  à nous  trois,  et...  sans  crainte  d’être  dérangés  ou  écoutés. 

Tout  en  parlant,  le  baron  jetait  autour  de  lui  un  regard  investiga- 
teur, comme  si  la  petite  terrasse  sur  laquelle  on  se  trouvait,  entre  le 
jardin  et  la  maison,  ne  lui  avait  pas  paru  un  endroit  assez  clos  et  assez 
sûr  pour  qu’il  osât  s’y  expliquer  librement. 

— Oh  ! dit  le  professeur,  qui  comprit  ce  regard,  soyez  tranquille!.. . 
Mais,  au  surplus,  nous  pouvons  rentrer  au  parloir. 

Le  baron  se  leva  pour  profiter  de  cette  autorisation,  et  le  marquis 
de  Crémanl  l’imita  avec  empressement. 

Le  marquis  était  un  homme  d’un  âge  incertain.  D’aucuns  disaient  : 
d’un  certain  âge.  D’ailleurs,  grand,  mince,  vêtu  d’habits  de  campagne 
larges,  mais  bien  coupés,  sa  figure,  aux  traits  irréguliers,  avait  un 
grand  air  de  noblesse  et  de  bonté.  En  ce  moment,  elle  exprimait  un 
certain  embarras. 

— Voilà  ce  dont  il  s’agit,  cher  monsieur  Audebert,  dit  le  baron  dès 
qu’on  fut  installé  dans  les  fauteuils  de  paille,  devant  la  cheminée 
garnie  de  fleurs  en  papier  passées  et  de  fruits  figurés  en  laine.  Mon 
ami  que  vous  n’avez  point  encore  vu  chez  moi,  parce  qu’il  habite 
son  château,  à quelque  cent  lieues  d’ici,  sur  les  bords  du  Rhône; 
mon  ami  donc  désire  se  marier.  On  lui  a parlé  de  mademoiselle 
de  Chéruy,  la  nièce  et  la  pupille  de  votre  voisine,  madame  de  la  Fare. 
Mademoiselle  de  Chéruy,  par  sa  naissance  et  sa  fortune  au  moins, 
conviendrait  au  marquis  de  Crémanl.  Ce  que  j’ai  pu  apprécier  du 
caractère  particulier  de  celte  demoiselle  est  très-favorable.  Mais  les 
relations  de  bon  voisinage  que  nous  avons  avec  la  famille  de  la  Fare 
ne  nous  permettent  pas  cependant  de  juger  de  cette  jeune  personne 
absolument  à fond  ; vous  savez  que  telles  qualités,  précieuses  à un 
mari,  deviennent  des  défauts  pour  un  autre;  vous  savez,  enfin,  que 
l’entente  mutuelle  des  qualités  et  des  défauts  est  plus  précieuse  en 
mariage  que  la  perfection  même  de  l’un  des  époux...  Vous  connaissez 
beaucoup  mademoiselle  de  Chéruy,  qui  a été  la  compagne  de  votre 
fille...  Vous  connaissez  aussi  son  frère,  qui  vit  à Paris  et  qui,  disent  les 
malintentionnés  sans  doute,  dépense  un  peu  plus  qu’il  ne  devrait... 
Nous  voudrions,  mon  cher  monsieur,  votre  avis  sur  tout  ceci. 

— Mais,  répondit,  d'une  voix  émue  par  la  gravité  de  la  circonstance, 
le  brave  instituteur,  mademoiselle  de  Chéruy  est  une  personne  ac- 
complie et  excellente...  une  personne  dont  j’estime  particulièrement 
le  caractère...  Quant  à son  frère...  je  l’ai  élevé.  C’est  un  cœur  géné- 
reux, une  tête  un  peu  faible...  ce  qu’on  appelle  un  hon  garçon...  Et 
puis,  il  est  bien  jeune  ! M.  et  madame  de  la  Fare,  leur  oncle  et  leur 


UN  HOMME  A MARIER.  657 

lantc,  sont,  vous  le  savez  mieux  que  moi,  l’honneur  et  l’exemple  du 
pays  I 

— Monsieur,  dit  le  marquis,  prenant  à son  tour  la  parole  et  la  pre- 
nant tout  à coup  avec  une  franclûse  singulière,  je  suis  un  prétendant 
un  peu  mûr,  et  même  je  suis  un  prétendant  ridicule... 

— Monsieur  !... 

— Oh  ! dispensez-vous  de  dénégations  polies,  mais  qui  n’infirme- 
raient point  un  fait  malheureusement  trop  positif.  J’ai  cinquante  ans, 
je  suis  encore  garçon,  et  voilà  quinze  ans  que  je  cherche  à me  marier. 
J’ai  manqué  une  vingtaine  de  mariages.  Ainsi,  monsieur,  vous  le 
voyez,  si  j’étais  fataliste,  je  me  tiendrais  pour  averti  par  la  destinée 
que  le  mariage  ne  veut  pas  de  moi  ; mais,  comme  je  suis  tout  simple- 
ment chrétien,  et  que  j’ai  mes  raisons  pour  vouloir  entrer  en  ménage, 
je  persiste.  Donc  je  recherche  mademoiselle  de  Chéruy,  que  je  n’ai 
point  encore  vue,  qui  ne  m’a  point  vu  davantage,  — et  voilà  un  point 
délicat  ! — Eh  bien,  il  est  fort  probable  que,  quand  même  je  trouve- 
rais mademoiselle  de  Chéruy  charmante  autant  que  bonne  et  spiri- 
tuelle... que,  quand  même  elle  serait  assez  indulgente  pour  m’agréer, 
je  ne  l’épouserai  point! 

— Mais,  monsieur  le  marquis,  cependant...  je  ne  comprends  pas... 

— Ni  moi  non  plus!  Mais,  j’en  ai  le  pressentiment,  voyez-vous,  je 
ne  me  marierai  pas. . . Et  pourtant  il  faut  absolument  que  je  me  marie, 
et  tout  de  suitè  ! 

— Tout  de  suite  ! 

— Mais  sans  doute!  Ne  vous  ai-je  pas  dit  que  j’avais  cinquante 
ans?  Il  y en  a vingt-cinq,  monsieur,  que  je  devrais  être  marié  et 
père  de  famille  ! C’est-à-dire  qu’en  ce  moment  je  devrais  marier  mon 
fils  ! 

— Mais...  mais...  balbutiait  le  bon  Audebert,  complètement  mis 
hors  de  sens  par  ces  étranges  aveux  ; mais  faites  votre  demande,  alors, 
le  plus  tôt  possible... 

— Ma  demande!  Doucement,  doucement,  monsieur;  je  ne  fais 
point  ainsi  de  demande  à la  légère...  je  serais  engagé  ensuite!  Heu- 
reusement, c’est  presque  toujours  avant  la  demande  que  j’ai  renoncé 
à mes  mariages  ! 

Le  pauvre  professeur  était  tellement  dépassé,  qu’il  ne  répondait 
plus,  mais  qu’il  lançait  vers  le  baron  de  Torcil  des  regards  anxieux 
qui  semblaient  dire  : « Votre  ami  ne  serait-il  pas  fou?  » Une  sorte 
d’inquiétude  commençait  à le  prendre  pour  sa  jeune  voisine,  made- 
moiselle de  Chéruy.  Il  se  repentait  presque  d’en  avoir  dit  assez  de 
bien  pour  la  mettre  en  danger  d’être  épousée  par  cet  original. 

Le  baron  jugea  prudent  d’intervenir. 

— L’histoire  de  ces  mariages  manqués,  dit-il,  est  assez  caractéris- 


658 


UN  HOMME  A MARIER. 


tique  et  assez  singulière.  Puisque  le  marquis  a voulu  vous  mettre 
à moitié  au  fait  de  sa  situation,  mon  cher  Audebert,  il  faut  que 
vous  y soyez  tout  à fait  ; je  liens  à ce  que  vous  connaissiez  surtout  le 
côté  qui  l’honore.  Le  marquis  est  le  dernier  représentant  d’une 
famille  de  pure  noblesse  ; d’une  de  ces  familles  trop  rares,  même 
parmi  les  nôtres,  dont  rincorruptible  honneur  n’a  jajnais  été  enta- 
ché par  la  moindre  faiblesse  d’un  de  ses  membres.  Si  loin  qu’on  re- 
monte le  cours  des  siècles,  on  ne  trouve  chez  les  Crémant  ni  un 
homme  félon,  ni  une  femme  indigne.  Leurs  alliances  aussi  ont  été 
irréprochables;  jamais  une  jeune  fille  appartenant  à une  famille 
compromise  n’est  entrée  dans  la  maison  de  Crémant.  Jugez  à quoi 
engage  un  pareil  passé!  Ajoutez-y  les  aspirations  personnelles  du 
marquis,  dont  le  caractère  particulièrement  tendre,  sensible  et  che- 
valeresque, a toutes  les  délicatesses,  et  par  conséquent  toutes  les  répu- 
gnances et  tous  les  scrupules...  vous  verrez  qu’en  effet  le  mariage 
pour  M.  de  Crémant  n’est  point  une  affaire  facilement  léalisable! 
Il  avait  dix-huit  ans  lorsque  lui  naquit  une  cousine  qui  lui  fut 
dès  lors  destinée.  Il  attendit  qu’elle  devînt  jeune  fille,  et  il  devint 
vieux  garçon.  Elle  mourut  d’une  fièvre  typhoïde  au  moment  où  le 
mariage  allait  se  conclure.  Voilà  le  premier  mariage  manqué dxx  mar- 
quis. Il  avait  eu  le  temps  d’appécier  les  adorables  perfections  de  sa 
cousine,  et  n’en  fut  que  plus  difficile  à satisfaire  lorsqu’il  lui  fallut 
chercher  une  épouse  dans  des  familles  étrangèi’es... 

— Oui,  monsieur,  interrompit  le  marquis,  je  suis  vieux,  je  ne  suis 
pas  ce  qui  s’appelle  riche,  je  n’ai  jamais  été  beau.  — De  l’esprit? — Ma 
foi!  j’ai  vécu  jusqu’à  ce  jour  sans  savoir  si  j’étais  spirituel!  — je  ne 
crois  pas.  Comme  je  comprends  d’ailleurs  à peu  près  tout  ce  qui  s’é- 
crit, que  j’ai  une  opinion  faite  sur  toutes  les  questions  à l’ordre  du 
jour,  que  j’ai  des  élans  vers  la  lumière,  la  justice  et  la  vérité;  comme 
j’ai  surtout  l’horreur  de  la  platitude  et  de  la  sottise,  j’en  conclus  que 
je  possède  une  intelligence  relative  et  telle  que  je  me  contenterais 
d’en  savoir  une  égale  à mon  fils.  — Je  vis  toute  l’année  avec  une 
vieille  tante  dans  un  château  beaucoup  plus  vieux  et  plus  ruiné.  — 
Voilà  pourquoi  il  me  faut  une  femme  jeune,  — je  désire  avoir  des 
enfants,  étant  le  dernier  de  ma  maison  ! — belle,  c’est-à-dire  agréable 
et  bien  faite,  parce  que  je  veux  aimer  ma  femme  et  que  je  veux  aussi 
que  mes  enfants  soient  beaux  et  forts  ! — riche,  c’est-à-dire  dotée 
d’une  fortune  au  moins  égale  à la  mienne,  parce  que  les  maisons 
tombent  par  la  pauvreté,  parce  qu'un  père  doit  léguer  à ses  fils  un 
état  semblable  à celui  qu'il  a reçu  du  sien  ; — intelligente  : — com- 
ment, si  elle  ne  l’était  pas,  pourrait-elle  se  résigner  à vivre  entre  ma 
tante  et  moi,  dans  un  château  solitaire  dont  sa  dot  est  destinée  à re- 
lever les  tours?  — et  noble,  bien  entendu,  car  une  fille  noble  seule 


UN  HOMME  A MARIER. 


659 


peut  comprendre,  accepter  et  aimer  le  sort  et  les  devoirs  que  je  pro- 
pose à la  marquise  de  Crémant. 

François  Audebert  regarda  le  gentilhomme  avec  étonnement, 
mais  avec  sympathie  ; il  pensa  un  instant  que  si,  au  lieu  d’être  un 
grave  pmfesseur,  il  avait  été  femme  et  pourvu  de  toutes  les  qualités 
requises  par  le  marquis,  il  eût  accueilli  peut-être  l’offre  de  sa  main. 
Il  y a des  hauteurs  où  les  cœurs  d’élite  se  retrouvent  et  se  com- 
prennent. 

— Mademoiselle  de  Chéruy,  dit-il,  me  semble  douée  de  toutes  les 
perfections  désirables,  et  je  la  crois  capable,  monsieur  le  marquis, 
d’apprécier  votre  caractère. 

Cette  réponse  fut  faite  d’un  ton  digne  et  avec  l’accent  qui  convenait 
à une  affirmation  consciencieuse  et  presque  solennelle. 

— Eh  bien,  mon  cher  baron,  je  la  verrai  donc!  s’écria  le  mar- 
quis avec  un  soupir  en  se  tournant  vers  son  ami. 

— Je  l’ai  toujours  pensé,  moi,  que  je  te  marierais!  dit  le  baron. 

— Henry,  ne  t’avance  pas  trop!  Ah!  qui  sait!...  qui  sait!...  — Al- 
lons voir  ton  fils  ! 

Les  deux  gentilshommes  se  levèrent  et  se  dirigèrent  vers  le  jar- 
din, accompagnés  du  maître  de  pension,  dont  le  bonnet  de  soie  noire, 
bien  souvent  agité  pendant  cette  grave  conversation,  avait  pris  une 
position  tout  à fait  invraisemblable. 

— Paul  ! cria  le  baron  en  s’arrêtant  au  seuil  de  la  terrasse. 

— Paul  ! répéta  M.  Audebert. 

On  entendait  de  là  les  rires  et  les  cris  des  enfants  qui  jouaient  au 
fond  du  jardin.  Les  regards,  même,  en  plongeant  sous  l’allée  des 
grands  buis,  apercevaient  comme  un  rayon  de  soleil  traversé  par  des 
ombres  qui  s’entre-croisaient  en  courant.  Bien  que  la  saison  fût  avan- 
cée, il  faisait  doux  dans  ce  jardin  bien  abrité,  où  couraient  çà  et  là, 
dans  le  milieu  des  carrés  de  légumes,  quelques  pampres  rougis,  où 
se  détachaient  en  bouquets  éclatants,  sur  le  fond  sombre  des  buis, 
les  rameaux  des  cerisiers  empourprés  par  les  premières  gelées.  Au 
bout  de  l’allée,  dont  le  dôme  de  feuillage  s’éclaircissait  par  place,  ce 
qui  permettait  au  soleil  de  faire  dans  la  voûte  ombreuse  de  larges 
trouées  de  lumière,  apparut  un  beau  garçon  de  douze  ans,  bien  dé- 
couplé, agile,  hardi,  nerveux.  Le  marquis  le  regarda,  traversant,  les 
cheveux  au  vent,  les  zones  d’ombre  et  de  lumière,  riant  à la  vie,  riant 
à son  père. 

— Ah!  murmura-t-il,  dans  treize  ans  d’ici  aurai-je  un  fils  comme 
celui-là,  moi? 

Il  était  ému.  Le  baron  crut  voir  ses  yeux  briller  comme  si  une 
larme  y passait. 


UN  HOMME  A MARIER. 

— Tu  l’appelleras  Paul,  tu  le  feras  élever  par  M.  Audebert-  la 
femme,  la  nièce  de  madame  de  la  Fare,  ne  s’y  opposera  pas. 

Le  marquis  fit  un  signe  mélancolique  intraduisible,  tandis  que 
Paul  embrassait  son  père  ; puis  il  ajouta  : 

— Comme  je  serai  vieux,  dans  treize  ans  d’ici  ! 

Mais  soudain  un  sourire  chassa  la  mélancolie  et  éclaira  la  physio- 
nomie austère  du  gentilhomme. 

— Bah  ! s’écria-t-il,  il  m’appellera  grand-papa  ! 

Et  ses  regards  vagues  et  rêveurs  continuèrent  à plonger  dans  l’allée 
profonde. 

Une  cloche  retentit.  Aussitôt  un  groupe  se  forma  au  bout  de 
l’allée. 

C est  la  rentrée  des  petits,  dit  Paul.  Nous  autres,  nous  avons  un 
quart  d’heure  encore. 

En  effet,  les  écoliers  qui  apparaissaient  pouvaient  avoir  de  six  à 
neuf  ans.  Ils  se  rangèrent  autour  d’une  femme,  d’une  jeune  tille, 
comme  une  nichée  de  poussins  autour  de  leur  mère.  Ce  groupe  fixa 
le  regard  du  marquis.  Il  suivit  des  yeux  la  marche  élégante  de  la 
jeune  fille,  comme  tout  à l’heure  il  avait  suivi  la  course  bondissante 
de  Paul  de  Torcil.  Mais  alors  il  n’éprouvait  plus  des  sentiments  définis 
et  vifs;  il  contemplait  ce  tableau  avec  un  intérêt  vague,  un  mélange 
de  charme  et  de  curiosité. 

La  jeune  tille  était  belle,  remarquablement  belle  même,  se  disait 
le  marquis,  à mesure  qu’elle  avançait  dans  l’allée.  Elle  avait  un  grand 
air  de  douceur  et  de  bonté;  mais  la  grâce  de  l’ensemble  de  sa  per- 
sonne prévenait  surtout  en  sa  faveur.  — 11  semble  que  cet  accord 
parfait  des  propoidions  et  des  mouvements  qui  fait  la  grâce  soit  l'in- 
dice d’une  belle  âme.  — La  jeune  fille  avait  d’abondants  cheveux 
châtains  relevés  en  nattes;  elle  portait  une  robe  de  toile  grise  unie, 
et  simplement  bordée  d’un  lacet  vert,  en  laine.  Un  col  bien  blanc  en- 
tourait son  cou  rond,  qu’une  ligne  à la  fois  élégante  et  ferme  attachait 
aux  épaules.  Au  bord  de  ses  poignets,  ses  manches  fermées  étaient 
bordées  d’une  manchette  assortie  au  ,’col.  Mais  on  la  distinguait  à 
peine,  car  les  mains  étaient  enfouies  dans  de  longs  et  larges  gants  de 
Suède. 

— Et  comment  allez-vous,  mademoiselle  Françoise?  Madame  de 
Torcil  se  plaint  de  ne  pas  vous  voir  au  château. 

La  jeune  fille  échangea  quelques  compliments  avec  le  baron, 
puis  entra  dans  la  maison,  suivie  de  sa  nichée  d’écoliers.  M.  de  Cré- 
mant  avait  remarqué  l’harmonieuse  douceur  de  sa  voix,  en  même 
temps  que  la  fraîcheur  veloutée  de  ses  joues  pleines  et  roses  ; cette 
fraîcheur  qui  est  aux  jeunes  visages  comme  est  aux  fruits  la  brume 


ÜN  HOMME  A MARIER. 


661 


légèi’c  qui  les  couvre  quand  ils  pendent 
le  soleil  et  la  rosée  les  ont  touchés. 


encore  à l’arbre,  et  que  seuls 


— C’est  ma  fille,  monsieur  le  marquis,  dit  François  Audebert, 
avec  une  modcsiieque  le  brave  professeur  semblait  étendre,  comme 
un  voile,  sur  un  bien  grand  orgueil.  — Oui,  c’est  ma  fille...  et  l’un 
de  mes  professeurs.  C’est-à-dire,  pour  parler  plus  juste,  mon  seul 
, professeur. 

Le  marquis  avait  sans  doute  provoqué  cette  réponse  par  quelque 
involontaire  interrogation  du  regard;  mais  alors  sa  curiosité  devint 
de  l’étonnement.  Toutefois  il  ne  répondit  rien  autre  que  ce  compli- 
ment banal  : 

— Charmante  personne  ! 

Puis,  après  quelques  réflexions  sympathiques  à cet  intérieur  de 
collège  patriarcal  et  une  courte  causerie  avec  Paul  de  Torcil,  les 
deux  gentilshommes  saluèrent  François  Audebert,  lui  dirent  « Au  re- 
voir, » et  reprirent  le  chemin  du  château  de  l’Estang. 

Le  château  de  l’Estang,  bien  pati  imonial  des  barons  de  Torcil,  était  à 
une  demi-lieue  de  Saint-Mesme,  à peu  près  comme  le  château  de  la 
Fare;  seulement,  du  côté  opposé.  Pour  franchir  une  aussi  courte  dis- 
tance, le  baron  et  son  bote  n’avaient  pas  trouvé  nécessaire  de  faire 
seller  leurs  chevaux;  d’ailleurs,  il  faisait  un  de  ces  temps  d’automne, 
frais  et  ensoleillés,  qui  invitent  à la  promenade  pédestre;  et  puis  la 
route  était  si  pittoresque  et  si  jolie! 

Après  avoir  gravi  une  côte  et  gagné,  par  une  rapide  descente,  le 
bord  d’une  rivière  qui  serpente  entre  de  vastes  et  ombreuses  prairies, 
la  route  s’enfonçait  dans  un  bois  taillis  que  l’extrême  automne  nuan- 
çait de  mille  teintes  éblouissantes;  puis  venait  une  châtaigneraie 
aux  arbres  séculaires,  étendant  leurs  grandes  ombres  sur  une  nappe 
de  mousse.  Des  vignes  grimpaient  le  long  des  coteaux  ; des  saules  et 
des  peupliers,  dans  les  vallées,  inclinaient  au  vent  leur  panache  ar- 
genté. 

C’était  enfin  ce  riche  pays  du  Périgord,  vert,  plantureux,  touffu, 
où  l’on  trouve,  en  même  temps  que  les  champs  fertiles,  les  vignes 
rocailleuses,  les  landes  brunes,  les  pâturages  frais.  Çà  et  là,  les 
hameaux  sont  semés  dans  la  campagne  à une  portée  de  fusil  les 
uns  des  autres.  Le  château,  crénelé,  flanqué  d’un  balcon  tout  brodé 
d’armoiries,  couronne  le  sommet  d’une  colline  boisée  et  apparaît 
entre  ces  habitations  bourgeoises  et  rustiques  comme  un  roi  au  mi- 
lieu de  sa  cour. 

De  temps  à autre  le  marquis  faisait  une  remarque  admirative  sur 
les  points  de  vue  et  les  paysages;  mais  il  était  facile  de  voir  que  la 
majorité  de  ses  pensées  allaient  à la  grande  préoccupation  de  sa  vie. 


♦562 


UN  HOMME  A MARIER. 


— ...  Et,  dit-il  après  un  long  silence,  cette  jeune  Françoise  Aude- 
bert  est  l’amie  de  mademoiselle  de  Chéruy? 

— Elles  ont  été  élevées  ensemble  ; madame  de  la  Fare  est  la  mar- 
raine de  Françoise;  elles  sont  à peu  près  du  même  âge... 

— Comment!  du  même  âge?  Tu  m’as  dit  que  mademoiselle  de  Ché- 
ruy avait  vingt-six  ans? 

— Oui.  — Eh  bien,  Françoise  en  a vingt-cinq. 

— Vingt-cinq  1 je  lui  en  aurais  donné  seize  ou  dix-huit! 

— C’est  que  la  vie  humble  et  retirée  qu’elle  mène  dans  la  maison 
de  son  père,  c’est  que  le  calme  de  son  âme  candide  l’ont  conservée 
comme  une  Heur  bien  abritée.  L’âme  se  reflète  sur  le  visage,  tu 
sais? 

Il  y eut  encore  un  moment  de  silence,  puis  le  marquis  reprit  : 

— ...  Et  ma  future  ressemble  à mademoiselle  Françoise? 

. — Pas  précisément];  c’est  tout  autre  chose,  même  ; mais  elle  est 
belle  aussi. 

— Alors,  mon  ami,  dis-moi,  — comment,  à vingt-cinq  ans,  ma- 
demoiselle de  Chéruy  n’est-elle  pas  mariée? 

— Et  comment  ne  l’es-tu  pas  à cinquante,  toi? 

— C’est  juste...  — Tu  disais  donc  que  mademoiselle  de  Chéruy  et 
Françoise  s’aiment  beaucoup? 

— Peut-être  à cause  des  contrastes  de  leurs  caractères.  — Et  puis 
qui  n’aimerait  pas  Françoise? 

— Elle  est  donc  bien  charmante? 

— Oui  ; bonne  et  forte  en  même  temps,  dévouée  par  nature,  rési- 
gnée sans  tristesse,  propre  à tout,  aux  choses  de  l’intelligence  comme 
aux  choses  de  ménage, — faisant  à la  fois  la  classe  aux  plus  jeunes  élèves 
de  son  père,  — qui  l’adorent  ! — demande  à Paul,  qui  était  encore,  il  y 
deux  ans,  sous  sa  douce  férule!  — et  tenant  la  maison  pour  soulager 
sa  mère  infirme.  — Et  si  tu  la  voyais  au  bal  ! Elle  y a bien  été  cinq  ou 
six  fois,  à l’occasion  des  noces  brillantes  du  pays.  — Quand  elle 
danse,  vois-tu,  on  dirait  un  enfant  heureux... 

Le  marquis  commença  une  phrase,  s’arrêta,  abattit  de  sa  canne 
une  herbe  haute,  soupira  et  dit  : 

— Alors,  mademoiselle  de  Chéruy... 

Mais  il  n’acheva  pas  : la  baronne  était  venue  au-devant  de  son  mari 
et  de  son  hôte,  et  les  rencontra  au  détour  de  l’avenue  du  château. 


UN  HOMME  A MARIER. 


663 


IJ 


Huit  jours  oprGS,  au  chatoau  de  1 Estaug',  la  table  était  dressée  pour 
une  dizaine  de  convives  î ou  attendait  a dinei*  le  comte  et  la  comtesse 
de  la  Fore  et  mademoiselle  de  Chéruy;  Paul  se  trouvait  en  vacances, 
et  1 instituteur  et  sa  fille  avaient  été  priés.  Ils  faisaient,  comme  on 
sait,  presque  partie  de  la  famille  de  la  Fare,  et  puis  leur  présence 
et  celle  de  Paul  donnaient  un  caractère  moins  officiel  à ce  dîner  de 
présentation. 

Dès  le  matin  le  marquis  se  promenait  avec  agitation  dans  le  parc. 
Sa  belle  et  sereine  figure  se  chargeait  de  nuages  ; parfois  ses  yeux 
fixes  et  vagues  semblaient  interroger  les  insondables  profondeurs  de 
la  destinée. 

Pendant  la  semaine,  le  nom  de  mademoiselle  de  Chéruy  était  re- 
venu souvent  dans  la  conversation  , et  chaque  fois  il  avait  été  accom- 
pagné de  tant  d’éloges,  que  le  marquis  commençait  sérieusement  à 
croire  à l’accomplissement  de  ^e  mariage.  « A moins  qu  elle  ne  me 
refuse!  » se  disait-il.  Mais  cette  dernière  supposition  semblait  bien 
invraisemblable  ; jamais  le  marquis  n’avait  laissé  ce  loisir  à aucune 
de  ses  prétendues!  — Jamais!  Alors  il  cherchait  à se  représenter 
la  jeune  fille  d’après  ce  qu’il  avait  entendu  dire,  et  d’après  surtout  l’idéal 
qu’il  se  formait  peu  à peu.  Chose  étrange  ! la  figure  qui  passait  tou- 
jours devant  ses  yeux  à l’heure  de  ces  évocations,  c’était  celle  de  Fran- 
çoise. L’imagination  de  M.  de  Crémant  avait  peut-être  besoin  d’un 
objet  réel  pour  servir  de  point  d’appui  à ses  rêves;  ou  bien  cette 
amitié  des  deux  jeunes  filles,  cette  conformité  d’âge  et  d’éducation,  les 
confondaient  pour  lui  en  un  seul  être,  auquel  il  donnait  naturelle- 
ment la  forme  dont  ses  yeux  gardaient  le  souvenir. 

Quoi  qu’il  en  fut,  ce  jour- là,  dès  que  l’heure  approcha  où  les  con- 
vives pouvaient  arriver,  le  marquis  tressaillit  chaque  fois  qu’il  enten- 
dait un  roulement  de  voiture  dans  l’avenue. 

Il  allait  donc  se  trouver  en  pi  ésence  de  la  femme  qui  devait  parta- 
ger sa  destinée,  devenir  la  mère  de  ses  enfants  ! — Car,  c’en  était  fait, 
cette  fois,  il  fallait  en  finir  avec  les  hésitations,  les  tei'reurs,  les  aspi- 
rations trop  sublimes  qui  avaient  successivement  anéanti  tous  ses 
projets  d’union,  — et  d’ailleurs  mademoiselle  de  Chéruy  ne  devait- 
elle  pas  répondre  aux  nobles  exigences  du  vieux  gentilhomme, 
puisque  le  baron  et  la  baronne  de  Torcil,  deux  cœurs  d’élite,  deux 


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UN  HOMME  A MARIER. 


arbitres  en  fait  d honneur  et  de  délicatesse,  la  lui  présentaient?  puis- 
qu’elle  appartenait  à cette  excellente  famille  de  la  Fare,  à laquelle  la 
vieille  et  difficile  demoiselle  de  Crémant  ne  pouvait  refuser  un  blason 
sans  taches?  puisque  ce  brave  Audebert,  tenu  en  estime  particulière, 
par  toute  la  noblesse  d’alentour,  regardé  par  elle  comme  un  allié,  et, 
pour  ainsi  dire,  comme  l’écuyer  de  confiance  auquel  jadis  les  vieux 
chevaliers  confiaient  leurs  enfants,  puisque  cet  homme,  simple  et 
bon,  clairvoyant  et  circonspect,  lui  avait  répondu  de  ses  qualités  mo- 
rales?... et  enfin,  puisqu’elle  était  l’amie,  la  compagne,  la  sœur  in- 
tellectuelle d’une  jeune  fille  aussi  accomplie  que  Françoise’? 

De  temps  en  temps  le  marquis  rentrait  au  château,  montait  à sa 
chambre  et  jetait  un  coup  d’œil  dans  la  glace  sur  l’ensemble  de  sa  per- 
sonne et  de  sa  toilette.  Certes,  le  sentiment  qui  l’y  portait  ne  ressem- 
blait en  rien  à de  la  prétention  , encore  moins  à de  la  fatuité, — est-il 
be.soin  de  le  dire?  — Mais  précisément  il  avait  sa  coquetterie  de  vieil- 
lard à marier.  Au  lieu  de  s’efforcer 


De  réparer  des  ans  l’irréparable  outrage 

à l’aide  des  corsets  et  des  cosmétiques,  il  voulait  porter  franchement 
son  âge,  sans  qu’un  seul  pli  de  sa  cravate  indiquât  une  affectation  de 
de  jeunesse,  et  sans  qu’une  négligence  non  plus  vînt  révéler  l’homme 
désintéressé  de  la  vie  qui  s’abandonne. 

Il  voulait  être  lui-même,  en  un  mot,  par  un  sentiment  de  loyauté 
fîère  et  d’exquise  délicatesse,  lui  qui  venait  offrir  à une  jeune  fille  un 
cœur  flétri  par  les  années,  non  pas  usé  par  la  débauche;  une  âme 
attiédie  peut-être,  non  pas  desséchée.  — Oh!  non;  — une  âme  riche 
encore  de  toutes  ses  richesses,  parce  qu’elle  ne  les  a point  éparpillées 
le  long  du  chemin  de  la  vie  ; un  cœur  qui  n’a  point  connu  les  orages, 
parce  qu’il  a toujours  été  gardé  par  la  grande  loi  du  devoir,  mais  dont 
le  chaud  foyer  conserve  des  trésors  de  tendresse. 

Chaque  fois  donc  que  le  trot  d’un  cheval  résonnait  sur  le  sol  des 
avenues,  que  l’aboiement  d’un  chien  semblait  annoncer  le  passage 
d’un  étranger,  le  marquis  de  Crémant  tressaillait. 

Car  précisément  ce  cœur  neuf  avait  des  appréhensions  singu- 
lières. Peut-être  pressentait-il  instinctivement  sa  faiblesse...  En  tous 
cas,  il  savait  par  expérience  combien  il  était  facile  à blesser... 

Enfin  les  convives  arrivèrent,  bien  qu’il  fût  de  bonne  heure  encore; 
mais  à la  campagne  il  n’est  pas  d’usage  d’arriver,  comme  à la  ville, 
au  moment  de  se  mettre  à table. 

Le  marquis  sortait  précisément  de  sa  chambre  pour  retourner  dans 
le  parc.  Il  entendit  les  portes  s’ouvrir  et  se  fermer,  et  les  pas  em- 
pressés de  Paul  qui  courait  saluer  les  arrivants. 


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I 


UN  HOMME  A MARIER.  605 

(c  C Gst  elle  ! )i  SG  dil-il.  îi/l  il  Gut  GnviG  dG  pflssGr  devant  1g  salon  sans 
y entrer.  Mais  ce  mouvement  puéril  était  indigne  du  marquis  de  Cré- 
mant  ; il  s’avança  bravement,  comme  au  feu,  ouvrit  la  porte  et  salua. 

Ce  ne  fut  pas  sa  future,  mademoiselle  de  Cliéruy,  ce  fut  Françoise 
qui  lui  rendit  son  inclination  de  tête. 

Quel  sentiment  lit  tressaillir  le  marquis?  Était-ce  le  désappointe- 
ment? Était-ce,  au  contraire,  une  sorte  de  joie  de  sentir  la  terrible 
rencontre  remise  encore  de  quelques  instants?  Était-ce  enfin  de 
trouver  dans  la  réalité,  comme  dans  ses  rêves,  la  figure  de  Fran- 
çoise en  face  de  lui,  quand  il  attendait  celle  de  mademoiselle  de 
Chéruy? 

Qui  le  sait?  et  lui,  surtout,  ne  le  savait  pas.  D’ailleurs,  ce  fut  un 
éclair.  Bientôt  il  se  sentit  à l’aise  entre  ses  hôtes  et  M.  et  mademoi- 
selle Audebert. 

— Je  croyais,  Françoise,  que  vous  seriez  venue  en  voiture  avec  Clé- 
mence de  Chéruy,  dit  la  baronne  de  Torcil.  — Vous  n’avez  pas  craint 
de  gâter  dans  les  chemins  votre  jolie  toilette? 

Françoise  avait  une  simple  robe  de  taffetas  noir,  bordée  au  col  d'une 
ruche  blanche,  qui  faisait  mieux  ressortir  encore  la  jeunesse  et  la 
candeur  de  sa  physionomie. 

— Oh  ! les  chemins  sont  secs,  dit-elle.  J’ai  mieux  aimé  venir  avec 
mon  père.  D’ailleurs,  vous  le  savez,  la  berline  de  ma  marraine,  bien 
que  fort  grande,  se  trouvera  pleine,  et  nous  n’eussions  pu,  sans  gêner, 
y monter  tous  les  deux.  Précisément,  nous  sommes  venus  de  bonne 
heure  pour  éviter  de  lui  causer  un  embarras. 

Le  marquis  était  allé  s’asseoir  à côté  de  Françoise.  Elle  l’intéressait 
alors  comme  un  reflet,  comme  une  émanation,  comme  une  partie,  pour 
ainsi  dire,  de  la  future  marquise  de  Crémant.  Et,  certes,  c’était  un 
type  à part  que  celui  de  cette  jeune  fille  intelligente,  instruite,  te- 
nant par  un  côté  de  sa  vie  à toutes  les  religions  aristocratiques,  par 
l’autre,  aux  humbles  devoirs  des  instituteurs  primaires  ; femme  du 
monde,  — il  suffisait  d’échanger  avec  elle  un  salut  et  une  phrase 
pour  voir  qu’elle  devait  l’être,  — et  religieuse.  — Pouvait-on  contem- 
pler le  milieu  où  tournait  le  vide  de  son  existence  quotidienne,  entre 
une  mère  infirme,  un  père  absorbé  par  une  profession  laborieuse  et 
austère,  des  petits  élèves  qui  l’initiaient,  par  le  côté  difficile,  aux 
charges  de  la  maternité,  sans  penser  à ces  femmes  qui  cachent  leur 
beauté  sous  un  voile  et  dont  la  vie  se  dit  en  deux  mots  : renoncia- 
tion, — dévouement? 

Le  marquis  aurait  voulu  causer  avec  elle,  entrer  un  peu  dans  celte 
âme,  dont,  après  tout,  il  ne  voyait  encore  que  la  surface.  Mais  il  cher- 
chait en  vain  la  phrase  par  laquelle  il  entamerait  cette  surface.  Il  était 
tellement  étranger  encore  pour  Françoise!  Et  puis  quoi  dire?  Lui 
Décembre  1861,  44 


666 


« 


UN  HOMME  A MARIER. 

parlerait-il  de  ses  petits  élèves?  — Il  craignait  de  lui  faire  croire  qu’il 
voyait  en  elle  d’abord  un  pédagogue.  — De  son  amie,  mademoiselle 
de  Chéruy?  — C’eût  été  brutal,  c’eût  été  trop  clairement  dire  à la 
jeune  fille  qu’elle  n’intéressait  que  par  rapport  à une  autre.  — Quoi, 
alors? 

Il  en  était  là  et  regardait  Françoise  d’un  regard  interrogateur, 
quand  la  berline  de  la  comtesse  de  la  Fare  déboucha  de  l’avenue, 
entra  dans  la  cour,  et  vint  tourner  devant  le  balcon  blasonné. 

Cette  fois,  plus  de  doute,  plus  de  désappointement,  plus  de  soucis... 
c’était  bien  mademoiselle  de  Chéruy  qui  arrivait.  Le  marquis  lui- 
même  vit  à travers  les  rideaux  de  mousseline  du  salon  la  portière  de 
la  voilure  s’ouvrir  et  des  formes  féminines  apparaître. 

Le  baron  et  la  baronne  de  Torcil  se  levèrent  pour  aller  au-devant 
de  leurs  invités;  par  un  premier  mouvement,  Françoise  les  imita; 
mais,  en  rencontrant  le  regard  du  marquis,  elle  s’arrêta,  craignant 
peut-être  de  se  montrer  peu  polie  en  désertant  le  salon. 

— Vous  êtes  impatiente , mademoiselle,  de  saluer  votre  amie?  dit 
le  marquis.  — On  m’a  dit,  ajouta-t-il  en  manière  d’explication,  que 
mademoiselle  de  Chéruy  avait  le  bonheur  d’être  beaucoup  aimée  de 
vous? 

— Le  bonheur  est  pour  moi,  monsieur  le  marquis...  Il  est  vrai 
que  mon  premier  mouvement  a été  tout  à l’heure  de  courir  au-devant 
d’elle  comme  pour  lui  souhaiter  la  bienvenue...  c’était  un  enfantil- 
age.  Sa  bienvenue  est  toute  prêle  dans  nos  cœurs,  à nous  qui  la  con- 
naissons, et,  quant  à vous,  je  sens  que  les  voies  sont  ouvertes... 
comme  pour  l’entrée  d’une  reine. 

Le  marquis  n’eut  pas  le  temps  de  répondre.  — Madame  de  la  Fare 
et  sa  nièce  arrivaient.  Son  cœur  se  serra,  il  pâlit  en  se  levant  pour 
saluer  et  affronter  ce  terrible  premier  coup  d’œil  qui  contient,  en  un 
seul  éclair,  la  révélation  de  deux  destinées. 

Ce  coup  d’œil  ne  fut  ni  sympathique  ni  répulsif.  Il  fut,  de  part  et 
d’autre,  embarrassé. 

Mademoiselle  de  Chéruy  était  de  taille  moyenne,  mince,  bien  prise; 
son  visage,  assez  pâle,  régulier,  beau  plus  que  gracieux,  annonçait  la 
douceur  et  la  fermeté.  Ses  cheveux  noirs  avaient  des  reflets  bleus 
qui  faisaient  étrangement  valoir  la  blancheur  nacrée  de  sa  peau. 
— Certes,  sa  figure  annonçait  la  jeunesse  encore  dans  sa  lïeur; 
cependant,  en  la  voyant  près  de  Françoise,  on  aurait  mis  entre  elles 
d’eux  une  grande  différence  d’âge  : l’une  gardait  encore  dans  le 
galbe  et  dans  le  velouté  des  contours  quelque  chose  d’adolescent; 
l’autre  avait  la  beauté  de  la  femme  faite;  une  beauté  à laquelle  on 
aurait  pu  difficilement  donner  un  âge  précis...  mais  qui  devait  rester 
longtemps  inaltérée. 


UN  HOMME  A MARIER. 


667 

Après  les  présentations  et  les  compliments  échangés,  la  baronne 
proposa  une  promenade  au  parc,  en  attendant  le  dîner,  afin  de  sauver 
l’embarras  d’un  premier  cercle.  Mais  la  comtesse  de  la  Tare  s’excusa; 
elle  était  fatiguée;  déjà  le  baron  et  le  marquis  s’étaient  levés  ainsi 
que  les  deux  jeunes  fdles.  L’incident  et  la  courte  incertitude  qui  le 
suivit  fit  naître  cette  conversation  facile  et  sans  portée  qui  est,  après 
tout,  la  grande  ressource  des  champions  en  présence,  le  prélude  et 
le  voile  qui  pr  écède  ou  protège  les  escarmouches. 

Le  résultat  fut  que  l’on  se  rassit  sans  embarras,  sans  ordre,  et  que 
la  cordialité  s’établit.  Entre  gens  de  bonne  compagnie  les  moments 
difficiles  durent  peu.  Mademoiselle  de  Chéruy  retrouva  vite  l’aisance 
que  donne  aux  jeunes  filles  du  grand  monde  l’habitude  des  salons  et 
des  situations  délicates  qui  s’y  coudoient  sans  s’y  heurter. 

Le  marquis,  que  son  âge  pourtant  — et  la  grande  habitude  de  ces 
sortes  de  rencontres,  — eussent  ajouté  les  personnes  malicieuses  — 
devaient  défendre  de  l’émotion  et  de  la  timidité,  ne  retrouva  pas  sa 
liberté  d’esprit  apparente  aussi  vite  que  mademoiselle  de  Chéruy. 
Après  avoir  contemplé  sa  future  d’un  regard  intérieur,  profond  et 
en  même  temps  si  discret,  qu’il  ne  semblait  pas  passer  par  les  yeux, 
M.  de  Crémant  tourna  son  attention  vers  la  famille  qui  allait  devenir 
la  sienne. 

Le  comte  de  la  Fare,  oncle  et  tuteur  de  mademoiselle  de  Chéruy, 
officier  de  Saint-Louis,  ancien  page  de  Louis  XVI,  était  un  des  types 
les  plus  purs  de  l’ancienne  noblesse  française.  Il  avait  la  sérénité 
fière  et  douce  qui  convient  aux  vieillards  dont  la  vie  s’est  modelée 
sur  ce  principe  : « Fais  ce  que  dois,  advienne  que  pourra  ! » 

La  comtesse,  à soixante  ans  passés,  avait  encore  pour  elle  la  grâce, 
cette  beauté  des  femmes  qui  n’en  ont  plus.  Sa  figure  longue,  un  iieu 
maigre,  d’un  blanc  mat  comme  le  vieil  ivoire,  s’encadrait  de  che- 
veux blancs  crépés  en  boucles,  et  d’un  bonnet  de  vieux  point  d’Alençon, 
relevé  de  nœuds  de  satin  bleu  pâle.  Sa  taille  avait  encore  la  richesse 
et  l’élégance  de  la  trentième  année,letla  coupe  de  sa  robe  de  soie  grise 
la  faisait  valoir  sans  la  dessiner  trop  juste.  Les  mains  étaient  belles 
sous  l’ombre  des  dentelles  qui  retombaient  du  poignet.  Madame  de 
la  Fare,  enfin, appartenait  à cette  classe  si  peu  nombreuse,  hélas!  des 
vieilles  femmes  qui  ont  le  secret  d’être  charmantes  sous  la  neige  fran- 
chement arborée  de  leurs  hivers. 

Nulle  famille  n’avait  encore  aussi  complètement  réalisé  l’idéal  du 
marquis,  et,  quand  il  étendait  ses  regards  à tout  le  cercle  qui  formait 
l’entourage  habituel  de  sa  future  femme,  il  éprouvait  un  sentiment  de 
bien-èti’e,  de  rafraîchissement,  de  repos,  qui  rassurait  toutes  les 
craintes  de  son  cœur  tremblant. 

C’étaient  d’abord  ses  amis  le  baron  et  la  baronne  de  Torcil,  — l’un 


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UN  HOMME  A MARIER. 


l’honneur,  la  loyauté,  la  générosité  môme,  — l’autre,  la  bonté,  la 
délicatesse  personnifiées.  Puis  c’était  le  respectable  et  sûr  François 
Audebert;  puis  c’était  Françoise.  Enfin,  c’était  Paul  de  Torcil,  le 
gentil  écolier  qui  parcourait  ce  cercle,  allant  de  l’un  à l’autre,  fami- 
lier avec  tous,  mais  comme  il  convient  à ces  enfants  qu’un  bon 
exemple  perpétuel  a nourris  dans  le  respect. 

Chose  étrange!  de  toutes  ces  figures  que  le  marquis  de  Crémant 
comprenait  et  aimait,  celle  de  sa  fiancée  restait  la  plus  étrangère 
pour  lui.  Il  s’efforçait  en  vain  de  pénétrer  l’âme  qui  se  cachait 
sous  ce  visage,  et  demeurait  en  arrêt  devant  une  sorte  de  muraille 
morale  qui  lui  en  fermait  l’accès. 

Le  dîner,  — cette  agape  mondaine  où  s’échappent  des  révélations 
sur  les  caractères,  — et  les  heures  de  la  soirée  s’écoulèrent  sans  ou- 
vrir pour  le  marquis  la  cella  de  ce  temple  de  marbre  blanc. 

Mademoiselle  de  Chéruy  pourtant  n’avait  rien  de  mystérieux  ni  de 
fatal.  Non,  son  être  moral  semblait  comme  revêtu  d’une  armure, 
comme  défendu  contre  l’émotion  par  un  parti  pris  de  ne  connaître 
de  la  vie  que  les  devoirs,  non  les  joies. 

Vers  dix  heures,  on  se  sépara.  La  berline  de  madame  de  la  Fare 
ne  pouvant  contenir  que  quatre  personnes,  il  fut  convenu  que  l’insti- 
tuteur y monterait,  et  que  Françoise  coucherait  au  château,  comme 
Paul.  Un  domestique  reçut  l’ordre  d’atteler  à sept  heures  du  matin  le 
lendemain,  pour  les  reconduire  tous  les  deux.  Ils  promirent  d’arriver 
à Saint-Mesme  au  premier  coup  de  la  cloche. 

— Et  pour  être  plus  sûrs  de  notre  diligence,  dit  Françoise,  Paul, 
montons  nous  coucher  tout  de  suite  ! 

— Eh  bien,  que  penses-tu  de  ta  future?  demanda  le  baron  au  mar- 
quis quand  la  porte  du  salon  se  fut  refermée. 

— Elle  m’a  peu  parlé,  mais  j’ai  compris  qu’elle  me  disait  : « Je  vous 
épouserai,  monsieur  le  marquis,  j’habiterai  votre  vieux  château,  entre 
vous  et  votre  tante,  je  serai  la  mère  de  votre  héritier  et  je  garderai 
votre  vieillesse,  dans  le  repos  et  dans  l’honneur.  » 

— Eh  bien?...  demanda  le  baron. 

Le  marquis  de  Crémant  abaissa  ses  paupières  sur  ses  beaux  yeux 
bleus,  comme  pour  voiler  l’éclair  de  jeunesse  qu’ils  trahissaient, 
étouffa  un  soupir,  et  murmura  : 

— C’est  tout  ce  que  puis  espérer. 

11  y eut  un  silence  ; puis  le  baron  reprit  : 

— Mademoiselle  de  Chéruy  et  sa  famille  t’offrent  plus  de  qualités 
réunies  que  tu  n’en  as  jamais  rencontré. 

— Oui. 

— Vous  reverrez  mademoiselle  de  Chéruy  dimanche  au  château 


UN  HOMME  A MARIER. 


CGO 

de  la  Fare,  dit  la  baronne,  qui  comprit  le  vague  sentiment  que  le  mar- 
quis n’exprimait  pas  par  des  paroles.  Cette  fois,  elle  sera  chez  elle, 
et  une  femme  se  révèle  toujours  mieux  à son  foyer. 

— Madame,  je  n’ai  pas  besoin  de  revoir  mademoiselle  de  Chéruy 
pour  reconnaître  qu’elle  possède  beaucoup  plus  de  perfections  que  je 
n’en  mérite  assurément;  d’abord  elle  a pour  elle  la  résignation, 
puisqu’elle  consent  à devenir  ma  femme. . . Ah  ! ce  sera  une  vie  austère 
pour  elle  1 . . . et  pour  moi . 

— Pour  vous  ! monsieur  le  marquis?  s’écria  la  baronne,  qui  ne  put 
retenir  un  geste  d’étonnement. 

— Eh!  madame...  croyez-vous  donc  que  ce  soit  le  bonheur  que 
de  se  dire  tous  les  jours  : «J’accepte  un  sacrifice,  j’immole  une  victime 
humaine,  je  suis  la  croix  que  porte  une  chrétienne  sa  vie  durant?  » 
et  de  la  voir  pâle,  triste,  essuyant  peut-être  une  larme  furtive  au 
sortir  de  la  chambre  nuptiale,  — ou  bien,  — ce  serait  pire  encore! 
— de  sentir  qn’après  avoir  montré  tout  le  jour  une  figure  placide, 
elle  dit  le  soir,  lorsqu’elle  s’agenouille  devant  son  prie-Dieu  ; — 
«Seigneur,  je  vous  offre  mon  cœur  en  holocauste!  » 

— Mais  pourquoi  penser,  mon  cher  marquis,  que  votre  femme 
n’appréciera  pas  toutes  vos  nobles  qualités  morales  et  qu’elle  ne 
trouvera  pas,  près  de  vous,  le  bonheur  tranquille  et  pur  qui  procède 
du  devoir  accompli? 

— Je  suis  insupportable,  mes  amis,  et  vous  êtes  mille  fois  trop 
bons  de  prendre  encore  quelque  intéi’ét  à moi  ! s’écria  impétueuse- 
ment le  gentilhomme,  qui  voulut  couper  court  à des  pensées  impor- 
tunes.— Enfin,  reprit-il,  je  crois  que  cette  fois  vos  soins  ne  seront 
pas  perdus!... 

La  baronne  sourit  d’un  bienveillant  et  malicieux  sourire,  et  dit  : 

— Vous  ne  partirez  pas  la  veille  de  faire  votre  demande,  comme 
lorsqu’il  fut  question  de  votre  mariage  avec  mademoiselle  de  Piou- 
vray  ? 

— J’ai  été  bien  honteux  et  bien  attristé,  madame;  mademoiselle  de 
Rouvray  avait  de  précieuses  qualités.  Je  crois  que  je  l’eusse  aimée, 
mais...  vous  savez  comment  je  sus  que  sa  mère  était  morte  de  la  poi- 
trine, et  que  la  maladie  se  transmettait  dans  la  famille...  Je  ne  pou- 
vais mêler  un  sang  appauvri  au  sang  pur  que  j’ai  reçu  de  mes  ancê- 
tres, et  risquer  de  léguer  un  germe  de  mort  à mes  descendants. 

— Pour  quelle  cause  donc  a manqué  votre  mariage  avec  mademoi- 
selle de  Gérandie?  demanda  le  baron.  Il  me  semble  que  la  comtesse 
de  Sinons  avait  arrangé  cette  union. 

— Mademoiselle  de  Gérandie  est  encore  une  fort  gracieuse  per- 
sonne, et  je  lui  crois  un  estimable  caractère;  mais...  le  suicide  de 


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UN  HOMME  A MARIER. 


son  frère  - . . . Mon  cher  Henri,  un  vrai  gentilhomme  ne  se  suicide  pas  !... 
Un  suicide  dans  une  famille,  c’est  une  tache! 

— Allons  ! je  veux  croire  que  tu  feras  cette  année  la  Noël  au  châ- 
teau de  Crémarit  avec  une  dame  châtelaine.  Il  en  est  temps,  Édouard, 
dit  M.  de  Torcil,  en  manière  de  conclusion. 

On  couvrit  le  feu  du  salon,  la  baronne  roula  sa  tapisserie,  sonna 
pour  demander  les  bougies,  et  chacun  gagna  sa  chambre.  Il  était 
onze  heures. 


III 


Le  lendemain  matin,  le  marquis  de  Grémant  se  leva  dès  le  jour, 
car  il  se  sentait  plus  disposé  à chercher  le  calme  au  grand  air  qu’à 
l’attendre  du  sommeil.  Ses  pensées  tournaient  toujours  dans  le  même 
cercle  et  ne  lui  laissaient  pas  de  repos.  D’une  part,  il  reconnaissait 
les  mérites  de  sa  future  femme  et  l’excellence  des  conditions  dans 
lesquelles  se  ferait  le  mariage,  et  il  fatiguait  son  esprit  à les  énu- 
mérer, à les  combiner,  à les  établir  comme  de  solides  bases  pour  y 
fonder  l’édifice  de  son  avenir;  de  l’autre,  il  était  dominé  par  une  tris- 
tesse involontaire  et  vague  dont  il  ne  pouvait  triompher. 

La  campagne  pourtant,  illuminée  des  rayons  roses  de  la  Saint- 
Martin,  chamarrée  des  couleurs  éclatantes  de  l’automne,  avait  des 
aspects  éblouissants  qui  devaient  chasser  les  mélancolies;  çà  et  là, 
sur  les  prés  ou  dans  la  profondeur  des  vallées,  on  voyait  passer  les 
dernières  nuées  du  brouillard  matinal,  et  il  semblait  que  les  vagues 
appréhensions  de  l’âme  tourmentée  du  marquis  auraient  dû  s’effacer 
comme  elles  devant  les  lumineux  horizons  de  l’avenir. 

Pourquoi  donc  ni  les  fêtes  de  la  nature,  ni  les  espérances  si  long- 
temps déçues  et  si  près  d’être  comblées  ne  pouvaient-elles  rasséréner 
le  cœur  troublé  du  gentilhomme? 

Il  se  le  demandait  en  se  gourmandant  lui-même,  quand,  au-devant 
du  château,  sur  une  pelouse  qui  précédait  le  parc,  il  aperçut  Fran- 
çoise appuyée  au  tronc  d’un  vieil  orme,  tandis  que  Paul  faisait  garnir 
de  diverses  provisions  sa  valise  d’écolier,  et  qu’un  domestique  attelait 
le  tilbury  qui  devait  les  ramener  tous  deux  à Saint-Mesme. 

Le  rafraîchissement  que  cherchait  le  marquis  de  Grémant  pénétra 
tout  à coup  dans  son  cœur.  Sans  chercher  d’explication  à ce  mouve- 
ment intérieur,  il  s’avança  vers  la  jeune  fille,  lui  souhaita  le  bonjour 
et  la  félicita  sur  son  exactitude  matinale. 


UN  HOMME  A MARIER. 


671 

— Et  mes  enfants  qui  m’attendent  ! dit-elle  en  souriant.  Il  ferait 
beau  voir,  quand  les  écoliers  sont  exacts,  la  maîtresse  paresseuse  ! 

— Ils  sont  donc  exacts?  Il  n’y  a vraiment  qu’en  cet  heureux  pays 
où  les  magisters  sont  si  bons  et  si  gracieux,  que  les  marmots  s’em- 
pressent pour  apprendre  à lire  î — Savez-vous  que  c’est  une  vraie 
fortune  pour  un  petit  enfant  de  recevoir  de  vous  ses  premières  le- 
çons?— Si  Dieu  m’envoie  un  fils,  je  veux  vous  le  donner  pour 
élève. 

Le  marquis  eut  à peine  achevé  cette  phrase  qu’un  remords  lui 
coupa  la  parole  et  le  laissa  interdit  devant  la  jeune  fille,  qui  le  re- 
merciait. 

— Quelle  naïveté  d’égoïsme  je  viens  de  trahir  ! pensa-t-il;  ne  dirait- 
on  pas  que  celte  belle  fille  n'est  faite  que  pour  élever  les  enfants 
d’autrui  ! — Malheureusement,  reprit-il , malheureusement  pour 
moi,  quand  j’aurai  un  fils  vous  serez  maman  à votre  tour,  et  n’aurez 
pas  besoin  de  faire  la  petite  classe  au  pensionnat  de  Saint-Mesme. 

— Qui  sait?  je  ne  vois  guère  pour  moi  de  probabilités  de  mariage, 
dit-elle  avec  une  simplicité  où  ne  se  mêlaient  ni  amertume,  ni  affec- 
tation d’indifférence. 

— Pourquoi  donc  ? 

— C’est  que  je  ne  suis  pas  assez  riche  pour  trouver  un  mari  dont 
l’éducation  réponde  aux  goûts  que  j’ai  pris  en  vivant  près  de  mon 
père  et  dans  l’intimité  de  ma  chère  marraine,  et  que  je  ne  voudrais 
pas  descendre...  Mais,  reprit-elle  après  une  courte  interruption,  je 
m’accoutume  à n’être  mère  que  par  procuration...  et  je  veux  avoir 
beaucoup  d’enfants! 

Le  marquis  la  contemplait,  adossée  au  grand  orme,  souriante  en 
plein  soleil,  fraîche,  le  front  pur  et  illuminé  par  les  reflets  de  quel- 
ques petits  cheveux  dorés  qui  s’échappaient  de  ses  bandeaux,  volti- 
geaient au  vent  et  appelaient  la  lumière. 

Qu’elle  était  jolie  ! 

Et  pourtant,  dans  ce  cœur  aussi  régnait  le  renoncement!  Dans  ce 
cœur  comme  dans  celui  de  Blanche  de  Ghéruy . Mais  quelle  différence  ! 
pensa  le  marquis. 

Le  renoncement  de  Blanche  donnait  froid;  celui-ci,  au  contraire, 
semblait  fait  de  bienveillance,  de  tendresse  et  de  dévouement.  Dans  la 
vie,  Françoise  devait  toujours  donner,  et  jamais  ne  rien  prendre  pour 
elle.  Mais  elle  pouvait  donner  de  bon  cœur  : elle  était  si  riche  ! 

— Mademoiselle,  la  voiture  est  prête,  vint  dire  le  domestique. 

— A revoir,  monsieur  le  marquis  ! s’écria- t-elle;  et  souvenez-vous 
que  dans  cinq  ou  six  ans  la  maîtresse  d’école  vous  rappellera  votre 
promesse. 


672 


UN  HOMME  A MARIER. 


Elle  courut  au  tilbury,  au-devant  duquel  Paul  de  Torcil  l’attendait. 
Le  marquis  la  suivit. 

— Voulez-vous  me  permettre  de  vous  servir  de  cocher?  demanda- 
t-il  vivement,  au  moment  où  le  domestique  allait  prendre  les  guides. 
— Paul,  mon  enfant,  dis  à mademoiselle  Françoise  que  je  sais  suffi- 
samment conduire,  et  qu’elle  me  fera  plaisir  en  me  donnant  l’occasion 
d’une  promenade  matinale. 

Françoise,  bien  entendu,  ne  refusa  pas;  le  marquis  s’élança  sur  le 
siège,  saisit  les  guides,  et  lança  le  cheval  dans  l’avenue. 

Pourquoi  son  cœur,  tout  à l’heure  si  profondément  triste,  s’ouvrit-il 
à des  fêtes  inconnues  ? Pourquoi  donc  cette  belle  matinée  d’automne, 
tout  à Fheure  inaperçue,  s’éclaira-t-elle  de  splendeurs  dès  longtemps 
oubliées  ? 

Le-marquis  ne  songea  ni  à s’étonner,  ni  à se  réjouir.  Il  ne  lit  même 
pas  de  retour  sur  lui-même,  mais  il  aspira  l’air  frais  à pleins  pou- 
mons ; se  plut,  comme  un  enfant,  à faire  caracoler  le  cheval  et 
glisser  le  tilbury  dans  les  pentes  et  causa  beaucoup  avec  Paul. 

En  arrivant  à Saint-Mesme,  il  trouva  pour  sauter  à terre  et  offrir  la 
main  à Françoise  une  agilité  juvénile  qu’il  ne  se  connaissait  plus; 
non  qu’elle  fût  paralysée  par  les  glaces  de  l’âge,  mais  parce  que  Pha- 
bitude  d’une  vie  austère  l’avait  ralentie. 

Que  cette  maison  grise  et  vieille  lui  sembla  charmante  sous  son 
manteau  de  vigne  et  de  grenadiers  ! Que  la  palissade  de  roses,  de 
clématites  et  de  jasmins  qui  garnissait  la  grille  vermoulue  lui  parut 
pittoresque  et  jolie!  Çà  et  là  une  rose  de  Bengale  éclatante  perçait  à 
travers  les  rameaux  serrés  des  plantes  grimpantes;  une  étoile  de 
jasmin  s’épanouissait  à côté.  Quelques  volubilis  avaient  trouvé  moyen 
de  se  glisser  parmi  les  arbrisseaux  et  mêlaient  encore,  au  matin, 
leurs  cornets  de  pourpre  aux  panaches  d’automne  de  la  viorne- 
clématite. 

Au  roulement  de  la  voiture,  et  surtout  au  bruit  de  la  sonnette  de 
la  porte  de  la  rue,  le  vieux  professeur  apparut  dans  l’embrasure  de 
celle  de  la  maison.  Le  soleil  détacha  au  clair,  sur  le  fond  d’ombre  de 
l’intérieur,  sa  large  et  placide  figure,  puis  son  corps  grassement 
charpenté.  Il  tenait  d’une  main  sa  tabatière,  de  l’autre  il  massait 
une  prise. 

— Allons  ! dit-il,  voilà  les  enfants  ! Bien  ! huit  heures  ne  sont  pas 
encore  sonnées  !...  Comment  ! c’est  vous,  monsieur  le  marquis  ? 

— Ne  faut-il  pas  qu’un  jeune  homme  à marier  se  montre  galant 
pour  les  dames?  dit  M.  de  Crémant  avec  ce  sourire  demi-mélanco- 
lique, demi-railleur,  qu’il  prenait  volontiers  en  parlant  de  lui-même 
et  de  ses  intentions  matrimoniales.  — Mais,  reprit-il  avec  son  aisance 
et  sa  dignité  naturelles,  c’est  mademoiselle  Françoise  qui  m a fait 


673 


UN  HOMME  A MARIER. 

une  faveur  en  me  permettant  de  la  conduire.  Je  ne  me  serais  pas 
avisé  tout  seul  de  cette  promenade,  et  voici  la  plus  belle  matinée  que 
j’aie  vue  depuis  longtemps  ! 

Françoise  et  Paul  remercièrent  le  marquis,  saluèrent  et  disparurent 
dans  l’ombre  du  corridor.  Aussitôt  la  cloche  sonna.  Le  marquis  prit 
congé  du  digne  magister  par  une  poignée  de  main. 

— A dimanche,  monsieur  le  marquis;  Françoise  et  moi  nous 
sommes  invités  aussi  à la  Fare...  Mille  bons  souhaits  ! 

— Ah  ! dit  le  marquis,  comme  s’il  n’avait  entendu  qu’un  nom, 
vous  êtes  un  heureux  père...  Mademoiselle  Françoise...  quel  trésor  ! 

Il  monta  en  tilbury,  fouetta  le  cheval  et  revint  au  grand  trot  vers 
le  château,  le  cœur  plus  vivant  et  plus  jeune  qu’il  ne  l’avait  eu  lors 
de  sa  vingtième  année. 

Quatre  jours  seulement  séparaient  du  dimanche.  Le  marquis  les 
passa  dans  une  activité  qui  surprit  le  baron  de  Torcil,  mais  lui  parut 
cependant  d’heureux  augure.  Cette  ardeur  à la  chasse,  cette  disposition 
verveuse  à la  causerie  n’étaient-elles  pas  des  indices  que  M.  de  Cré- 
mant  se  prenait  à la  vie  comme  un  homme  qui  a beaucoup  encore  à 
en  attendre  ? 

Quelquefois,  en  battant  les  bois  et  les  brandes,  les  deux  amis  cau- 
saient; ils  causaient  encore  le  soir  dans  le  petit  salon  boisé,  près  de  la 
baronne;  et  la  conversation,  quel  que  fût  l’incident  qui  l’avait  fait 
naître,  ne  continuait  pas  longtemps  sans  que  le  grave  sujet  qui  de- 
meurait au  fond  de  la  préoccupation  générale  ne  fût  abordé. 

Le  marquis  alors  répondait  en  homme  décidé  à marcher  droit  dans 
la  voie  ouverte  et  à ne  s’arrêter  qu’à  l’autel.  Il  parlait  d’après  un 
parti  pris,  sinon  d’après  une  conviction;  mais  ni  le  baron  ni  sa 
femme  ne  voulaient  creuser  le  fond  de  sa  pensée,  de  peur  d’y  remuer 
les  hésitations  et  les  doutes. 

Et  qu’y  eussent-ils  trouvé?  rien  peut-être;  car  M.  de  Crémant  s’était 
interdit  la  réflexion.  — Il  laissait  aller  sa  destinée,  et,  en  attendant, 
s’abandonnait  à une  sorte  de  rêverie  sans  formes  et  sans  couleui's  qui 
n’avait  pas  d’objet  ni  de  but,  mais  qui  le  rendait  heureux. 


IV 

Il  vint  donc,  ce  dimanche  ! Le  marquis  allait  faire  un  pas  de  plus 
dans  la  voie  du  mariage  : un  pas  décisif  peut-être  ! Son  cœur  se 
serra.  Et  pourtant  il  avait  attendu  le  jour  ! — Oui,  involontairement. 


074 


UN  HOMME  A MARIER. 


sans  y prendre  garde,  il  s’était  dit  depuis  deux  jours,  en  s'éveillant  : 
« C’est  après-demain!  » puis  : « C’est  demain!  » 

On  était  convenu  que  l’on  prendrait,  en  passant  à Saint-Mesme, 
M.  et  mademoiselle  Audebert.  Jusqu’à  Saint-Mesme,  le  marquis  trouva 
qiïe  le  breek  de  la  baronne  de  Torcil  n’allait  pas  assez  vite;  puis, 
après  que  l’instituteur,  sa  fille  et  Paul  y furent  montés,  il  lui  sem- 
blait qu’il  roulait  vers  la  Fare  avec  une  vélocité  surprenante. 

Françoise  avait  la  même  toilette  que  le  dimanche  précédent;  c’était 
sa  plus  belle,  son  unique.  Pour  son  visage  si  pur  et  si  doux,  il  expri- 
mait une  joie  intérieure  qui  le  faisait  resplendir. 

— Vous  avez  l’air  tout  content,  ma  mignonne,  lui  dit  à demi-voix 
madame  de  Torcil,  à qui  cette  disposition  n’échappàpoint;  que  m’ap- 
prendrez-vous de  bon  ? 

— J’espère,  dit-elle  à l’oreille  de  la  baronne,  que  Blanche  sera 
heureuse...  Je  pense  beaucoup  de  bien  du  marquis  de  Crémant. 


La  famille  de  la  Fare  était  réunie  dans  le  parc,  au  milieu  d’une  clai- 
rière que  baignait  encore  le  soleil  vers  quatre  heures,  quand  la  famille 
de  Torcil,  le  marquis  de  Crémant,  Audebert  et  sa  fille  arrivèrent. 
On  reçut  le  baron,  la  baronne  et  le  marquis  comme  des  amis  de  vingt 
ans  qu’on  aurait  vus  la  veille,  et  le  meilleur  accueil  que  l’on  pouvait 
faire  au  marquis  était  assurément  celui-là.  Quant  au  vieux  professeur 
et  à Françoise,  on  ne  les  reçut  pas  du  tout  : ils  faisaient  partie  de  la 
famille. 

Mademoiselle  de  Chéruy  avait  ce  jour-là  une  robe  blanche  qui  lui 
seyait  à merveille.  M.  de  Crémant  le  remarqua.  Tl  remarqua  aussi 
que  la  jeune  fille  silencieuse  et  froide  du  dimanche  précédent  s’ani- 
mait et  trouvait,  pour  faire  les  honneurs  de  chez  elle,  une  aisance, 
une  mesure,  une  dignité  parfaites.  Madame  de  la  Fare  était  âgée;  sa 
santé  délicate  ne  lui  permettait  plus  de  tenir  sa  maison  comme  autre- 
fois. Depuis  quelques  années  elle  comptait  un  peu  sur  sa  nièce  pour 
l’aider  à remplir  son  rôle  de  châtelaine.  Mademoiselle  de  Chéruy  en 
avait  pris  une  valeur  personnelle,  si  Ton  peut  s’exprimer  ainsi,  dans 
un  pays  où  les  mœurs  veulent  que  les  jeunes  filles  soient  dans  la  société 
comme  des  zéros  auxquels  donnent  seulement  leur  valeur  les  chiffres 
qui  les  accompagnent.  Elle  semblait  moitié  femme  déjà,  et  cependant 
gardait  toutes  les  réserves  de  la  jeune  fille.  Enfin  c’était  une  per- 
sonne accomplie,  et  à laquelle  chaque  instant  qui  s’écoulait,  chaque 
incident  qui  survenait,  donnait  l’occasion  de  révéler  une  perfection 
de  plus. 

Le  marquis  donc  remarquait  tout  cela;  et  il  le  remarquait  d au- 
tant plus,  il  l’évaluait  d’autant  mieux,  hélas  ! qu’il  demeurait  froid 


UN  HOMME  A MARIER. 


675 


et  que  nulle  impression  vive,  à l’esprit  ou  au  cœur,  n influençait  son 
jugement. 

Tl  pensait  certainement  que  ce  serait  une  fortune,  de  mener  une 
telle  épouse  au  château  de  Crémant;  mais,  si  le  mariage  n’avait  point 
été  pour  lui  un  devoir,  il  eût  mieux  aimé  y retourner  seul  que  d’y  in- 
troduire entre  sa  tante  et  lui  une  personne  nouvelle,  inconnue. 

Que  s’il  jetait  les  yeux  sur  Françoise,  au  contraire,  il  lui  semblait 
voir  en  elle  une  amie  sûre,  éprouvée,  quelqu’un  dont  le  cœur  lui 
était  ouvert.  Il  aurait  voulu  lui  parler  de  Blanche,  savoir  si...  Mais 
quoi  ? Françoise  pouvait-elle  servir  de  truchement  entre  ces  deux 
âmes  étrangères? 

Dès  que  le  soleil  baissa,  madame  de  la  Fare  se  leva  pour  reprendre 
le  chemin  du  château.  M.  de  Crémant  lui  offrit  le  bras,  tandis  que 
le  comte  de  la  Fare  donnait  le  sien  à la  baronne.  M.  de  Torcil  et  Au- 
debert  cheminaient  à côté  des  deux  jeunes  filles;  Paul  avait  depuis 
longtemps  pris  sa  volée  on  ne  savait  où. 

Mais  les  allées  du  parc,  dessiné  à l’anglaise,  serpentaient  en  faisant 
des  détours  à travers  les  massifs.  Bientôt  la  société  se  divisa  au  gré 
des  accidents  du  chemin  et  des  incidents  de  la  causerie.  Les  deux 
jeunes  filles  s’éloignèrent  peu  à peu  du  groupe  principal,  et  le 
marquis  de  Crémant  les  regarda  passer  appuyées  au  bras  l’une  de 
l’autre  en  se  parlant  à voix  basse,  avec  un  inexprimable  sentiment 
de  curiosité. 

Arrivés  au  perron,  la  comtesse,  prétextant  quelques  ordres  à donner, 
rendit  la  liberté  à son  cavalier.  La  soirée  était  si  belle,  si  douce  en- 
core malgré  la  saison,  que  le  comte  et  la  baronne  demeurèrent  un 
instant  indécis  sur  le  seuil  du  château,  puis  finirent  par  s’asseoir 
au  dehors.  Un  moment  après,  MM.  de  Torcil  et  de  Crémant,  rebrous- 
sant chemin,  s’enfoncèrent  dans  les  massifs  du  jardin  anglais.  Les 
méandres  n’en  étaient  point  tellement  inextricables,  que  les  rencon- 
tres y fussent  impossibles.  Les  deux  gentilshommes  ne  tardèrent 
point  à se  trouver  en  face  des  jeunes  filles. 

— Il  y a de  l’indiscrétion  à troubler  votre  tête-à-tête,  mesdemoi- 
selles? demanda  le  baron. 

— Point  du  tout,  dit  Blanche  en  quittant  soudain  le  bras  de  sa 
compagne  pour  prendre  celui  de  son  vieil  ami.  — Et  nous  vous  avons 
donné  le  mauvais  exemple?  Vous  désertez  le  salon? 

— Personne  n’est  encore  au  salon,  je  crois,  chère  mademoiselle, 
répondit  le  marquis.  Madame  votre  tante  nous  a quittés,  et  M.  de  la 
Fare  est  assis  sur  la  terrasse  avec  madame  de  Torcil  et  M.  Audebert. 

— Alors  nous  pouvons  prolonger  notre  promenade  et  aller...  à la 
rencontre  de  Paul,  par  exemple. 


G7C 


UN  HOMME  A MARIER. 


Les  allées  étaient  étroites  : naturellement  le  marquis  se  trouva  au 
côté  de  Françoise;  naturellement  encore  il  lui  offrit  le  bras. 

La  conversation,  d’abord  générale,  devint  bientôt  particulière  à 
cause  de  la  gène  qu’il  y a,  en  pareil  cas,  à se  retourner  pour  se  parler 
d’un  groupe  à l’autre.  Insensiblement  aussi,  la  distance,  d’abord 
très-courte,  qui  séparait  ces  deux  couples  s’allongea;  et  ce  fut  ainsi 
que  les  infiniment  petits  incidents  qui  précipitent  les  destinées  ame- 
nèrent le  marquis  et  Françoise  à se  trouver  au  bras  l’un  de  l’autre, 
et  presque  seuls,  à cette  heure  du  jour  où  les  épanchements  viennent 
facilement  du  cœur  aux  lèvres. 

Par  quelle  pente  douce,  ou  rapide,  le  marquis  en  arriva-t-il  à parler 
lui-même  de  ses  projets  de  mariage  qui  n’étaient  un  secret  pour  per- 
sonne, mais  qu’aucune  démarche  significative  ne  rendaient  encore 
avouables? 

Peut-être  ni  lui  ni  Françoise  n’auraient-ils  pu  citer  la  parole  qui 
avait  entre  eux  rompu  la  glace  ; toutefois,  après  une  demi-heure  de 
promenade,  le  marquis  en  vint  à dire  : 

— Vous  le  voyez,  mademoiselle,  ma  position  est  difficile  et  cruelle. 
Je  ne  puis  offrir  à une  femme  qu’un  avenir  de  résignation,  et  moi, 
moi,  vieil  enfant,  je  ne  puis  pas  me  résigner!...  Me  résigner!  Com- 
prenez-vous que  j’ose,  comprenez-vous  que  je  puisse  employer  un 
pareil  terme  en  parlant  de  votre  amie?  Je  suis  fou,  complètement  fou, 
et,  après  avoir  entrevu  la  plaie  de  mon  âme  exigeante,  vous  devriez 
conseiller  à mademoiselle  Blanche  de  me  refuser  ! 

— Non  pas,  certes  1 Ah  ! monsieur  le  marquis,  les  âmes  exigeantes 
sont  les  âmes  riches  !...  et  c’est  parce  que  l’on  donne  beaucoup  que 
Bon  demande  aussi!...  Vous  voulez  une  famille  sans  tache,  parce 
que  la  vôtre  est  une  des  plus  pures  de  France!  Vous  voulez  un  cœur 
d’élite,  parce  que  le  vôtre  a toutes  les  générosités,  toutes  les  délica- 
tesses... Enfin,  vous  voulez  une  âme  capable  de  tendresse  et  d’en- 
thousiasme, parce  que  la  vôtre  a gardé  sa  jeunesse...  et  puis,  et  puis, 
vous  pensez  que  votre  femme  sera  mère,  et  vous  voulez  encore  que 
vos  enfants  aient  toutes  les  beautés  comme  toutes  les  noblesses... 

Le  marquis  regardait  Françoise,  tremblant  et  ravi.  Une  sorte 
d’ivresse  pure  et  délicieuse  lui  montait  au  cerveau,  comme  s’il  eût 
entendu  un  chef-d’œuvre  musical.  Un  moment  il  s’arrêta  et  demeura 
devant  elle,  muet  et  plein  de  pensées  tumultueuses,  interdit  et  prêt 
à laisser  échapper  un  torrent  de  questions. 

— Mais...  dit-il  enfin  d’une  voix  qu’il  s’efforçait  en  vain  d’assurer; 
— Mais...  comment  savez-vous  si  bien... 

— Ah!...  c’est  que...  moi  aussi,  je  serais  exigeante! 

Il  y eut  un  silence.  Le  marquis  fit^appel  à toute  sa  puissance  sur  lui- 
même  pour  contenir  l’explosion  de  sentiments  qui  éclatait  dans  son 


UN  HOMME  A MARIER. 


677 


cœur.  Il  ne  voulait  rien  dire  de  trop.  Après  une  minute  d’efforts,  il 
répondit  avec  un  accent  pénétré  qui  fit  vibrer  sa  voix  émue  et  donna 
une  étrange  valeur  à ses  paroles  : 

— Yous  en  avez  le  droit,  mademoiselle. 

Ce  fut  tout.  Françoise  se  sentit  embarrassée  par  le  silence  du 
marquis  d’abord,  puis  par  le  regard  respectueux  et  tendre  dont  il 
l’enveloppa  tout  entière,  enfin  par  la  conviction  passionnée  de  ses 
réponses. 

Ils  firent  quelques  pas  en  silence,  Françoise  cherchant  des  paroles 
pour  ramener  la  conversation  sur  un  terrain  moins  troublant,  le 
marquis  s’abandonnant  au  bonheur  imprévu  et  intense  dont  les 
douces  effluves  montaient  de  son  cœur  à sa  tête.  Cette  muette  extase, 
il  aurait  voulu  la  prolonger  des  heures;  mais  sa  délicatesse  lui  disait 
qu’il  ne  devait  point  attarder  Françoise  loin  de  son  ami... 

Ce  fut-elle  qui  dit  : 

— Nous  avons  perdu  Blanche  et  M.  de  Torcil...  peut-être  sont-ils 
rentrés? 

— Rentrons  donc,  répondit  courageusement  le  marquis. 

Mais  un  serrement  de  cœur  douloureux  éteignit  soudain  sa  joie. 
S’il  avait  pu  au  moins  s’échapper  pour  aller  seul  à travers  la  cam- 
pagne!... Il  fallait,  au  contraire,  tenir  sa  place  et  son  personnage  au 
milieu  d’un  salon...  Il  fallait...  il  fallait  revoir  Blanche  de  Chéruy, 
et  cette  idée  lui  devenait  plus  pénible  de  seconde  en  seconde. 

Les  deux  couples,  comme  s’ils  se  fussent  avertis,  débouchèrent  des 
massifs  en  même  temps  et  se  rencontrèrent  au  pied  du  perron.  La 
conversation  aussi  avait  retenu  Blanche  et  le  baron  dans  les  allées.  Ma- 
demoiselle de  Chéruy  semblait  rêveuse.  Précisément  elle  accueillit 
le  marquis  d’un  mot  obligeant  qui  le  trouva  presque  interdit. 

Au  retour  de  cette  seconde  entrevue,  quand  le  breek  eut  déposé  à 
la  porte  du  pensionnat  Audebert,  sa  fille  et  Paul,  le  marquis  et  le 
baron,  qui  étaient  descendus  aussi,  manifestèrent  le  désir  de  passer 
une  côte  à pied,  tandis  que  la  voiture  était  au  pas. 

— Quand  fais-tu  ta  demande?  dit  M.  de  Torcil. 

— Jamais  î répondit  le  marquis  d’une  voix  brève  et  tremblante. 

— Comment?  Qu’est-ce  encore?...  Mon  cher  Grémant,  deviens- 
tu  fou  ? 

— Oui. 

— Ah  !...  Et  pourrais -je  te  demander,  balbutia  le  baron  devenu 
froid,  quel  nouveau  prétexte... 

— Mon  ami,  je  suis  le  plus  malheureux  des  hommes!  s’écria  im- 
pétueusement le  marquis.  Oui,  certes,  il  faut  croire  à la  fatalité... 


678 


UN  HOMME  A MARIER. 


Abandonne-moi...  On  ne  réagit  point  contre  le  sort...  Une  divinité 
implacable  a rayé  le  nom  de  ma  famille  sur  le  livre  d’or  de  la  no- 
blesse. Je  ne  me  marierai  point. 

Le  marquis  était  si  ému,  si  sincèrement  malheureux,  que  M.  de 
Torcil  eut  pitié  de  ses  angoisses  insensées. 

— Mais,  reprit-il,  quel  reproche  fais-tu  à mademoiselle  de  Ché- 
ruy? 

— Des  reproches?...  Elle  est  parfaite!...  mais  je  ne  l’épouserai 
point...  Vois-tu,  Henri,  ce  que  je  vais  te  dire  est  étrange...  ridicule; 
je  te  prie  d’avance  de  me  pardonner...  d’avoir  pitié  de  moi... 

Et  la  main  que  M.  de  Crémant  tendit  au  baron  tremblait , une 
larme  brillait  dans  les  yeux  fiers  du  gentilhomme. 

— ...  J’en  aime  une  autre,  murmura-t-il  d’une  voix  éteinte... 
Oui,  moi,  presque  vieillard;  moi,  je  suis  amoureux...  comme  si 
j’avais  vingt  ans  ! 

— De  Françoise,  alors? 

— Elle  a pris  tout  mon  cœur.  Tiens,  je  sentais,  depuis  que  je  l'ai 
vue,  quelque  chose  d’étrange  se  passer  en  moi,  comme  un  rajeunisse- 
ment, comme  un  retour  inavoué  à ces  beaux  rêves  printaniers  que 
nous  ne  saurions,  quand  ils  sont  passés,  ni  évoquer  ni  traduire...  Et, 
cependant...  vrai!  je  ne  songeais  à rien...  je  n’avais  pas  la  première 
idée  de...  Eh  bien,  ce  soir,  quand,  en  nous  promenant  dans  le  jardin 
anglais,  tu  sais?  nous  avons  échangé  quelques  paroles...  indifférentes 
d’abord...  ah!  mon  ami!  j’ai  senti  mon  cœur  et  ma  confiance  aller 
à elle  irrésistiblement.  J’ai  parlé  de  mes  projets  de  mariage,  de  mes 
folles  ambitions...  Elle  m’a  répondu...  Chacune  de  ses  paroles  tom- 
bait comme  une  goutte  de  baume  sur  la  plaie,  ou  bien  comme  une 
lueur,  comme  un  éclair,  comme  les  doux  et  chauds  rayons  du  soleil 
dans  une  froide  nuit.  C’était  une  révélation.  Un  cri  s’est  échappé  de 
toutes  mes  facultés  aimantes  et  pensantes.  Je  me  suis  dit  : «Voilà  ma 
femme I...  » — ...  Tu  vois  bien,  Torcil,  que  je  ne  me  marierai 
point,  reprit,  après  une  interruption,  le  gentilhomme,  dont  la  voix, 
tout  à l’heure  vibrante,  passionnée,  devint  austère  et  sourde...  Oh! 
je  suis  malheureux  ! 

Le  baron,  ému  et  consterné,  ne  savait  que  répondre.  Il  écoutait  son 
ami  avec  colère  et  avec  pitié.  Il  cherchait  des  paroles  pour  lui  repro- 
cher sa  folie,  et  n’en  trouvait  point.  Que  lui  dire?  Rien  qui  ne  fût 
dur  et  ne  fût  mérité;  mais  rien  aussi  qui  ne  détonnât  comme  une 
vulgarité  au  milieu  de  ses  purs  sentiments  d’honneur  et  de  déli- 
catesse. 

Les  deux  gentilshommes  se  pressèrent  la  main  en  silence.  La  voi- 
ture avait  gravi  la  côte,  et  descendait  maintenant.  Le  cocher^  ralentis- 
sait l’allure  de  ses  chevaux  pour  demeurer  à la  portée  des  piétons 


UN  HOMME  A MARIER. 


679 


qui  la  suivaient.  Mais  ni  l’un  ni  l’autre  ne  songeaient  à remonter  en 
voiture.  Il  semble  que  la  marche  soit  un  soulagement  aux  agitations 
intérieures  et  que  la  dépense  de  forces  musculaires  qu’elle  provoque 
atténue  la  violence  des  passions. 

— Et,  dit  enfin  M.  de  Torcil,  et,  alors,  tu  vas  encore  refuser  ma- 
demoiselle de  Chéruy? 

— Non;  je  mettrai  un  terme  à mon  ridicule  en  le  comblant.  Je 
me  ferai  refuser  ; ceci  achèvera  mon  personnage. 

— Au  moins,  je  t’en  prie,  mon  ami,  ne  précipite  rien... attends... 
réfiéchis...  Le  temps  modifie  bien  ces  impressions  soudaines  ! A nos 
âges,  l’amour  ne  peut  être  qu’une  folie  dangereuse... 

— Oui,  quand  c’est  une  folie,  une  passion...  Non,  quand  il  vient 
d’une  profonde  et  complète  estime,  d’un  sentiment  absolu,  d’une 
mutuelle  sympathie. 

— Et,  interrompit  froidement  le  baron,  quand  il  en  est  ainsi, 
l’amour  aplanit  tous  les  obstacles , efface  toutes  les  inégalités 
sociales  ! 

— Il  empêche  au  moins  certaines  mésalliances  de  cœur,  reprit 
tristement  le  marquis.  Je  retournerai  à Crémant  rêver  au  passé,  au 
bonheur,  au  devoir,  à l’impossible...  Je  méditerai  longuement  les 
mystères  de  la  destinée,  en  contemplant  mon  vieil  écusson  de  fils 
des  croisés!..  Au-dessous...  après  la  devise  de  ma  maison,  tout  à 
l’heure  abandonnée  aux  archéologues,  j’écrirai  ; Væ  soit  ! 

— Je  te  demande  huit  jours  d’épreuve,  dit  le  baron  ; huit  jours  de 
patience  ! 

Le  marquis  secoua  la  tête. 

— Hélas!  dit-il,  je  voudrais,  crois-moi,  pouvoir  m’éveiller  de  ce 
rêve  et  redevenir  indifférent  et  froid. 

Il  s’ arrêta  court  ; puis  : 

— Non,  s’écria-t-il,  je  ne  le  voudrais  pas  1 

Le  baron  eut  un  mouvement  de  dépit  et  de  chagrin. 

— Remontons  en  voiture,  dit-il  ; je  perds  mes  paroles  comme  mes 
droits  de  vieille  amitié. 

— Henri  ! 

— Tu  ne  veux  pas  seulement  écouter  un  avis,  exaucer  une 
prière  ! 

— Eh  î je  resterai...  j’attendrai  tant  que  tu  voudras.  Mais  ce  sera 
rendre  la  position  d’autant  pltis  délicate... 

Le  baron  avait  hélé  son  cocher.  La  voiture  s’arrêta  ; ils  mon- 
tèrent. 

— La  causerie  ou  le  beau  temps  m’ont  fait  du  tort,  dit  madame 
de  Torcil,  Eh  bien  ! marquis,  que  vous  disais-je?  N’est-ce  pas 


C80 


UN  HOMME  A MARIER. 


que  Blanche  de  Chéruy  est  mieux  encore  dans  son  rôle  de  châte- 
laine? 

— Charmante  ! 

— Et  que  c’est  la  femme  qu’il  vous  faut.  Point  gauche  comme  ces 
filles  maintenues  trop  longtemps  sous  la  domination  maternelle; 
en  même  temps,  digne,  réservée,  raisonnable,  incapable  de  ces  exal- 
tations sentimentales  qui  troubleraient  votre  vie... 

— L’épouse  prédestinée  d’un  vieillard,  enfin!  — oui,  madame! 

Le  baron  interrompit  d’un  signe  M.  de  Crémant,  qui  se  tut.  Il  ne 

demandait  qu’à  s’enfermer  dans  ses  pensées. 


V 


Les  jours  qui  suivirent  s’écoulèrent  pour  le  marquis  dans  une 
étrange  disposition  de  cœur  et  d’esprit.  Il  ne  voulait  point,  pour  ainsi 
dire,  donner  audience  à ses  pensées  et  les  livrer  à l’analyse  de  sa 
raison.  Pour  lui,  la  question  ne  cessa  pas  un  seul  instant  d’être  ré- 
duite à ces  termes  : éteindre  son  amour  pour  Françoise  et  demander 
mademoiselle  de  Chéruy,  ou  quitter  le  pays,  s’enfermer  dans  son 
manoir  et  renoncer  pour  jamais  au  mariage. 

Que  si  quelquefois  un  parti  moyen  se  présentait  à son  esprit,  il  le 
repoussait  comme  une  mauvaise  pensée.  Dans  les  crises  du  cœur,  les 
plus  nobles  natures  s’égarent.  Il  craignait  les  compositions  de  con- 
science. 

Mais  pouvait-il  étouffer  les  élans  de  son  amour,  d’autant  plus  ardent, 
d’autant  plus  inspiré  qu’il  avait  hérité  tous  les  instincts  de  sa  jeu- 
nesse comprimée? 

Ah  ! ces  explosions  tardives  sont  parfois  plus  terribles  que  les  fou- 
gueux entraînements  de  la  vingtième  année.  « Et  d’ailleurs,  pensait 
le  marquis,  comment  fermer  les  yeux  quand  on  s’est  dit  : « Voilà  la 
« lumière  ! » et  quand  on  s’est  dit  : « Voilà  le  bonheur  ! » comment 
en  défendre  son  âme?  » 

Son  amour,  au  lieu  de  s’éteindre,  s’avivait  chaque  jour,  et,  par 
instants,  M.  de  Crémant  s’en  réjouissait  comme  d’un  triomphe.  Il  y 
avait  de  telles  joies  pour  lui  à sentir  son  cœur  vivre  d’une  robuste 
vie!  C’était  la  jeunesse  ! Et  la  jeunesse  I quel  trésor  pour  ceux  qui, 
ayant  achevé  de  gravir  le  premier  versant  de  la  vie,  se  sentent  en- 
traînés par  l’irrésistible  loi  de  nature  à descendre  la  pente  sombre  ! 

Radieux  horizons,  évoqués  par  la  jeunesse,  — fêtes  intimes,  dont 


UN  HOMME  A MARIER. 


681 


les  décors,  les  harmonies,  les  richesses,  ne  sont  rendus  ni  par  les 
pages  éloquentes  des  poètes,  — ni  par  les  magiques  peintures  de 
l’Opéra,  — ni  même  par  les  plus  exquises  expressions  musicales; 
joies  délicieuses  épanouies  tout  à coup  dans  le  cœur  comme  un 
bouquet  de  fleurs  printanières  au  premier  soleil  d’avril,  qui  pour- 
rait donc  vous  vaincre,  quand  un  coup  de  baguette  féerique  vous 
évoque,  alors  qu’on  croyait  vous  avoir  dit  adieu  pour  jamais! 

Le  marquis  faisait  de  longues  promenades  solitaires,  qui  le  diri- 
geaient instinctivement  vers  le  pensionnat  de  Saint-Mesme.  Il  don- 
nait pour  prétexte  quelque  message  ou  quelque  emplette  qui  l'appe- 
laient dans  le  bourg  et  passait  devant  la  vieille  maison,  sans  entrer., 
ou  bien  il  s’arrêtait  dans  la  campagne,  pour  contempler  de  loin  ce 
temple  qui  renfermait  son  trésor... 

Ah!  qu’il  aurait  voulu  saisir  Françoise  comme  l’nigle  sa  proie, 
l’emporter,  la  cacher  au  fond  de  son  château  et  dire  adieu  au  monde 
entier! 

Un  jour,  il  se  surprit  à dire  : « Mais  pourquoi  pas?...  » 

Ce  fut  un  éclair,  après  lequel  il  enferma  ses  pensées  dans  l’in- 
llexible  rempart  qu’il  leur  avait  défendu  de  franchir. 

Cependant  il  désirait  ardemment  la  revoir,  et  nulle  occasion  ne 
semblait  prochaine.  Assurément,  rien  n’était  plus  facile  que  d’aller 
au  pensionnat  seul,  ou  avec  son  hôte.  — Mais  pour  les  âmes  timorées 
combien  les  choses  faciles  ne  sont-elles  pas  parfois  les  choses  impos- 
sibles! — Aller  seul?  et  que  dire  pour  expliquer  la  visite?  D’ailleurs, 
la  loyauté  du  marquis  de  Crémant  pouvait-elle  s’abaisser  au  subter- 
fuge? — Aller  avec  le  baron,  qui  savait  son  secret,  dont  le  regard 
sévère  eût  interrogé  le  fond  de  son  âme?  — jamais. 

Ainsi  M.  de  Crémant  demeurait  en  vue  du  paradis  de  son  cœur, 
comme  si  des  fortifications  inexpugnables  lui  en  eussent  défendu 
l’entrée.  Cette  petite  porte  à claire-voie,  qui  s’ouvrait  à l’impulsion 
d’un  doigt  d’enfant,  était  gardée  par  ses  scrupules,  plus  sûrement 
que  par  des  sentinelles. 

Comment  donc  ses  pas  le  portèrent-ils  d’eux-mêmes  au  pensionnat, 
un  matin  qu’il  errait  se  laissant  aller  à cette  ivresse  morale  dont  il 
craignait  la  fin,  comme  instinctivement  on  craint  le  réveil  en  faisant 
un  beau  rêve?  Quelle  puissance  le  conduisit  jusque  dans  la  petite 
cour,  où  François  Audebert  taillait  les  rosiers  du  boulingrin? 

Il  se  le  demanda  effrayé,  quand  l’instituteur,  fermant  son  sécateur, 
ôtant  son  bonnet  de  soie  noire,  fit  un  pas  en  avant  pour  lui  dire  : 

— Monsieur  le  marquis,  j’ai  bien  l’honneur  de  vous  saluer  ! 

Le  gentilhomme  demeura  court,  une  rougeur  légère  et  rapidement 
effacée  colora  ses  joues  pâles  d’ordinaire.  — Je  passais,  balbutia- 
t-il,  j’ai  voulu  vous  serrer  la  main,  monsieur  Audebert! 

Décembre  1861. 


45 


G82 


UN  HOMME  A MARIER. 


— C’est  bien  de  la  bonté,  monsieur  le  marquis.  Vous  voyez, 
pendant  la  récréation  des  enfants,  je  prends  la  mienne  et  j’accommode 
mon  petit  jardin  pour  l’année  prochaine...  Je  vais  appeler  ma  fille, 
qui  sera  heureuse  de... 

— Non  ! interrompit  M.  de  Crémant  par  un  mouvement  d’honnêteté 
qui  fut  sublime,  par  un  de  ces  triomphes  de  conscience  qui  sont  un 
secret  entre  l’homme  et  Dieu,  et  qui  rachètent  bien  des  faiblesses 
peut-être; — non,  je  repars  à l’instant. 

Il  se  reprit  pour  dire  d’une  voix  mal  assurée;  — Comment  va-t-elle? 

— Oh!  toujours  bien.  Permettez-moi  de  vous  présenter  un  de  mes 
anciens  élèves,  le  neveu  de  madame  la  comtesse  delaFare,  qui  vient 
d’arriver  de  Paris  : M.  Armand  de  Chéruy.  — Mon  cher  Armand, 
M.  le  marquis  de  Crémant. 

Le  marquis  aperçut  alors,  pour  la  première  fois,  un  jeune  homme 
dont  le  regard  le  toisait  discrètement  et  qui  paraissait  se  disposer  à 
prendre  congé  de  l’instituteur. 

Les  deux  gentilshommes  se  saluèrent  avec  une  courtoisie  froide. 
M.  de  Crémant,  au  nom  du  frère  de  Blanche,  avait  éprouvé  un  léger 
saisissement.  Le  jeune  homme  semblait  interroger  mentalement  le 
prétendant  de  sa  sœur.  Tous  deux  se  trouvaient  l’un  devant  l’autre 
comme  embarrassés  de  la  rencontre. 

L’intention  manifestée  par  le  marquis  de  ne  pas  s’arrêter  long- 
temps à Saint-Mesme  ne  retint  pas  le  jeune  homme,  qui  sortit  aussitôt 
qu’il  le  put  faire  sans  impolitesse. 

— Bon  et  brave  cœur!  dit  Audebert  en  le  regardant  s’éloigner 
dans  la  direction  de  la  Fare. 

— Oui,  sa  physionomie  est  heureuse,  — mais  il  ne  ressemble  pas 
à sa  sœur.  — On  le  dit  fort  mondain,  un  peu  dissipateur... 

— Il  a cherché  le  plaisir...  pour  oublier  peut-être.  — Il  est  géné- 

reux naturellement  comme  tous  ceux  qui  n’ont  vu  encore  autour 
d’eux  que  le  désintéressement  et  la  bonne  foi...  — Monsieur  le  mar- 
quis, demanda  vivement  Audebert,  comme  par  l’effet  d’une  décision 
soudaine,  monsieur  le  marquis,  vous  qui  ôtes  un  juge  admirable  des 
délicates  questions  qui  touchent  aux  points  d’honneur  de  la  noblesse, 
croyez-vous  qu’un  gentilhomme  fasse  une  faute,  en  épousant  une 
fille  d’humble  naissance,  qui  aurait,  d’ailleurs,  toutes  les  qualités  du 
cœur  et  de  l’esprit?  ' 

M.  de  Crémant  pâlit  et  regarda  fixement  l’instituteur.  Cette  ques- 
tion directe,  imprévue,  pressante,  lui  alla  droit  au  cœur  et  déchira 
d’un  trait  le  voile  que  n’osait  soulever  sa  conscience.  — Il  baissa  les 
yeux  comme  devant  un  juge  clairvoyant  et  demeura  muet. 

— Nous  discutions  ce  point  tout  à l’heure  avec  mon  ancien  élève, 
reprit  Audebert  pour  motiver  l’impromptu  de  sa  question. 


C83 


UN  HOMME  A MARIER. 

— Mais,  cela  dépend...  balbutia  M.  de  Grémant,  qui  eut  une  sorte 
d'effroi  do  ce  qu’il  allait  dire  et  qui  pour  la  première  fois,  depuis 
qu’il  aimait  Françoise,  se  posa  en  face  ce  cas  de  conscience. 

— Cela  dépend?... 

— Si  c’est  une  affaire  d’argent,  le  gentilhomme  déroge!  s’écria- 
l-il  résolument. 

— Mais,  fortune  à part? 

— Et  pourquoi,  — s’il  n’y  a point  d’indiscrétion  à s’en  informer, 
— M.  Armand  de  Chéruy  discutait-il  avec  vous  là-dessus  ? 

— Le  vicomte  de  Chéruy  a un  attachement  profond  et  vif  pour  une 
jeune  fille  qui  n’est  point  noble. 

— Eh  bien,  alors,  que  lui  répondiez-vous?  reprit  vivement  le  mar- 
quis, heureux  de  changer  de  rôle  et  de  faire  fixer  par  l’honnête  vieil- 
lard l’incertitude  où  le  jetait  le  trouble  de  son  cœur. 

— Je  lui  disais  de  s’efforcer  de  vaincre  un  sentiment  difficile  à 
légitimer  ; je  lui  représentais  que  la  position  fausse  des  personnes 
déclassées  est  pénible,  et  que,  pour  celle  qu’il  aime  surtout,  il  ne  de- 
vrait point  battre  en  brèche  à cet  égard  les  répugnances  de  sa 
famille...  Une  jeune  fille  qu’il  y ferait  entrer  sans  un  consentement 
sincère  n’y  serait  pas  heureuse...  et  qui  sait  môme. si  ce  mariage  pro- 
jeté ne  nnirait  pas  à l’établissement  de  sa  sœur?..  Enfin,  monsieur  le 
marquis,  accepteriez-vous  pour  belle-sœur  une  jeune  fille  char- 
mante, bien  élevée,  mais...  d’origine  plébéienne?  Voilà  ce  qu’il  s’agit 
de  vous  demander. 

— Est-ce  que  vous  tenez  à savoir  mon  sentiment  personnel  là- 
dessus? 

— Certainement,  monsieur  le  marquis.  Votre  opinion  est  trop  con- 
sidérable pour  qu’on  ne  tienne  pas  beaucoup  à la  connaître,  et... 
je  ne  doute  pas,  qu’en  cette  circonstance  elle  ne  pèse  d’un  grand 
poids  sur  la  résolution  du  vicomte  de  Chéruy...  bien  qu’il  soit  fort 
épris. 

— C’est  trop  d’honneur  me  faire.  La  jeune  fille  appartient  à une 
famille  honorable?  demanda  M.  de  Grémant. 

— Oh  î certes,  et  elle  est  remplie  de  qualités  bonnnes  et  char- 
mantes ; et  le  jeune  Armand  de  Chéruy  a pour  elle  une  affection  qui 
date  de  plusieurs  années,  qu’il  a vainement  combattue... 

Le  marquis  devint  pâle,  ses  jambes  fléchirent,  puis  se  roidirent 
comme  pour  prendre  racine  au  sol.  Il  voulut  parler,  et  la  voix  lui 
manqua.  Soudain  une  idée  avait  traversé  son  cerveau.  En  une  se- 
conde elle  s’y  installa  et  y produisit  un  effrayant  ravage. 

Armand  de  Chéruy  avait  fait  ses  éludes  au  petit  pensionnat  de 
Saint-Mesme. . . Il  était  de  deux  ou  trois  ans  seulement  plus  âgé  que 
Françoise...  Comment  aurait-il  pu,  alors  que  le  cœur  adolescent 


684 


UN  HOMME  A MARIER. 


s’ouvre  aux  impressions  tendres,  voir,  sans  l’aimer,  cette  jeune  com- 
pagne? Et  comment,  l’ayant  aimée  un  jour,  l’oublier  jamais  ? 

Oui.  Et  plus  M.  de  Crémant  y pensait,  plus  ce  doute  devenait  cer- 
titude... plus  chaque  détail  de  la  conversatiou  semblait  en  accuser 
l’évidence.  Comment  ne  pas  avoir  senti  plus  tôt  que  c’était  un  père 
qui  consultait  en  pensant  à sa  fille?... 

Une  douleur  intense  tordit  le  cœur  du  gentilhomme...  Avec  un 
grand  effort  de  volonté,  il  balbutia  enfin,  répondant  à sa  pensée  plus 
qu’aux  paroles  d’Audebert  : 

— Oui...  elle  est  charmante...  il  a vainement  combattu! 

Puis,  sentant  qu’il  ne  pouvait  se  contenir  plus  longtemps,  craignant 
de  se  trahir  s’il  demeurait  une  seconde  de  plus,  il  quitta  brusque- 
ment la  place  en  s’écriant  d’une  voix  brève  : 

— Pardon  ! je  suis  attendu  I 

François  Audebert  fit  quelques  pas  pour  l’accompagner;  mais  le 
marquis  ne  se  retourna  pas.  Arrivé  sur  le  seuil  de  sa  porte,  le  brave 
professeur  s’arrêta,  ajusta  ses  lunettes,  regarda  son  interlocuteur 
et  s’éloigna  d’un  pas  rapide  et  saccadé. 

— Singulier  homme!  se  dit-il,  singulier  homme!...  Je  ne  sais  trop 
si  Blanche  de  Chéruy  fera  un  heureux  mariage... 


VI 

M.  de  Crémant  marchait  vite,  en  effet.  Jamais  une  douleur  pareille 
à celle  qu’il  venait  de  ressentir  ne  l’avait  terrassé.  Il  lui  semblait  que 
l’horizon  tournait  autour  de  lui,  que  la  terre  rebondissait  sous  ses  pieds, 
que  le  vent,  en  tourbillonnant,  le  secouait  comme  un  roseau.  Arrivé 
en  rase  campagne,  il  voulut  rappeler  sa  clairvoyance,  interroger  sa 
raison...  Vains  efforts  ! Tout  son  être  était  bouleversé. 

Il  aimait  bien  Françoise  depuis  quelques  jours!  Mais  la  pensée 
qu’un  autre  aussi  l’aimait...  un  autre  qui  était  jeune...  qui  pouvait 
offrir  un  beau  nom  aussi...  qui  l’offrait...  qui  avait  sans  doute, 
depuis  plusieurs  années  déjà,  fait  pressentir...  fait  partager  ses  senti- 
ments! cette  pensée  décupla  son  amour  en  une  heure. 

— C’est  un  trésor  enfoui,  avait  pensé  le  gentilhomme  en  décou- 
vrant à Saint-Mesme  Françoise,  avec  sa  beauté,  son  charme,  sa  haute 
valeur  morale.  — Le  trésor  est  découvert,  apprécié,  se  disait-il  alors. . . 
Un  autre  va  l’enlever  peut-être... 

Ah  ! quelle  différence  entre  ces  deux  situations!  Comme  l’une  lais- 
sait la  liberté  du  sacrifice!  Comme  l’autre  était  fiévreuse,  entraînante, 
cruelle  ! 


085 


UN  HOMME  A MARIER. 

Cette  angoisse,  le  secret  de  presque  toutes  les  folies  des  passions, 
ravagea  le  noble  cœur  du  marquis  de  Crémant  et  fit  chanceler  sa  foi 
de  gentilhomme.  Il  erra  longtemps  par  les  champs  et  les  chemins. 
Enfin,  à la  nuit  tombante,  il  revint  au  château  de  l’Estang. 

Eh  bien,  Henri,  dit-il  au  baron,  je  pars  décidément  demain 
matin.  Je  ne  puis  vaincre  cet  amour,  l’illusion  ne  m’est  plus  permise. 
Me  fiatter  de  triompher,  ce  serait  mentir  à ma  conscience,  ce  serait 
m’accorder  lâchement  un  subterfuge. 

— Mais. . . 

— Je  vois  la  force  de  cette  passion  à la  jalousie  qui  me  dévore. 
Ah!  mon  ami!  ce  malin,  poussé  par  une  impulsion  du  cœur  que  je 
n’ai  pu  dompter,  — qui  m’a  conduit  sans  le  consentement  de  ma  vo- 
lonté pour  ainsi  dire,  — je  suis  allé  chez  Audebert... 

— Tu  as  revu  Françoise? 

— Non!...  j’ai  refusé  de  la  voir!...  ÎNfeiis  j’ai  rencontré  Armand 
de  Chéruy. 

— Eh  bien  ? 

— Eh  bien,  Audebert  m’a  fait  une  question.. . Il  m’a  demandé  à 
brûle-pourpoint  ce  que  je  pensais  de  la  mésalliance  d’un  gentil- 
homme...— Comprends-tu? 

— Non...  — Tu  crois  qu’il  a lu  dans  ton  cœur,  et... 

— Je  l’ai  craint  d’abord;  mais  bientôt  la  lumière  s’est  faite.  J’ai  vu 
qu’ Armand  de  Chéruy  aimait  Françoise,  qu’il  voulait  l’épouser,  et 
qu’on  interrogeait  en  moi  le  futur  de  mademoiselle  Blanche...  Ah! 
quel  coup  ! 

— Mon  pauvre  cher  Édouard  ! Eh  bien,  tu  t’es  trompé...  ton  ima- 
gination t’égare...  Armand  n’a  jamais  songé  à Françoise,  son  amie 
d’enfance,  sa  sœur.  Il  aime  à Paris  une  jeune  fille  de  famille  bour- 
geoise fort  jolie  et  très-recommandable,  dit-on. 

— Ah  ! interrompit  le  marquis  avec  une  joie  dont  il  ne  put  arrêter 
l’élan.  Ah  ! il  aime  une  jeune  fille  de  Paris  ! 

— Oui.  Et  il  voulait  sans  doute,  au  moment  où  tu  recherches  sa 
sœur,  faire  une  tentative  près  de  toi.  Par  une  loyauté  que  tu  appré- 
cieras, il  chargeait  Audebert  de  pressentir  ton  avis  avant  de  renou- 
veler, auprès  de  M.  et  madame  delaFare,  une  démarche  déjà  infruc- 
tueuse une  fois.  Car  lu  comprends  que  la  pensée  d’établir  sa  sœur 
d’abord,  puis  de  se  marier  ensuite  au  gré  de  sa  seule  conscience  — 
cette  pensée  qui  viendrait  tout  simplement  à un  homme  né  d’hier  — 
ne  peut  pas  être  un  seul  instant  celle  d’Armand  de  Chéruy. 

— Ah!  reprit  mélancoliquement  le  marquis  de  Crémant,  c’est  là  ce 
qui  nous  distingue,  nous  autres  gentilshommes,  des  fils  de  la  Révolu- 
tion. Si  nous  avons  la  gloire,  nous  avons  les  charges  aussi  de  notre 
passé.  Ils  ne  relèvent  que  d’eux-mêmes...  nous,  nous  relevons  de 


686 


UN  HOMME  A MAHIEH. 

vingt  générations  couchées  clans  la  poussière. — Pauvre  jeune  homme! 
pauvre  enfant!...  Et  le  comte  de  la  Fare,  dis-tu,  ne  veut  pas...  — Si 
tu  incercédais,  Henri... 

— Oh  ! s’écria  le  baron,  marquis  de  Crémant,  il  faut  partir! 

Le  lendemain,  M.  et  madame  de  Torcil  accompagnèrent  leur  hôte 
jusqu’au  cheval  qui  devait  le  porter  au  chemin  de  fer.  Les  deux  gen- 
tilshommes se  serrèrent  la  main. 

— Tu  expliqueras,  dit  le  marquis  au  baron  d’une  voix  sourde, 
qu’une  affaire  pressante  m’appelait  à Crémant...  Yous  ajouterez,  ma- 
dame, que  je  vais  revenir. . . Et  puis,  tu  conçois,  Henri,  une  fois  là-bas, 
je  tomberai  malade...  Que  sais-je?...  Tu  choisiras  le  prétexte...  Ah! 
tiens,  je  suis  frappé,  vraiment  ! Je  crois,  mon  cher  ami,  mon  vieux 
camarade,  que  nous  ne  nous  reverrons  plus  ! 

— Allons  donc  !...  J’espère  encore,  moi,  que  tu  nous  reviendras,  le 
cœur  guéri  ! 

Le  marquis  secoua  la  tête,  sauta  en  selle,  envoya  un  dernier  salut 
à madame  de  Torcil,  et  piqua  des  deux. 

En  passant  devant  le  pensionnat  de  Saint-Mesme,  il  ne  ralentit  pas 
le  trot  de  son  cheval  ; mais  il  eut  des  larmes  dans  les  yeux. 


VIÏ 


Trois  jours  après,  dans  la  grande  salle  do  son  vieux  château,  le 
marquis,  assis  en  face  de  sa  vénérable  tante,  semblait  avoir  pris  dix 
ans  de  plus.  Une  seule  lampe  surmontée  d’un  abat-jour  traçait  au 
milieu  de  la  pièce  une  zone  de  lumière.  La  vieille  fille  filait  au  rouet, 
le  marquis  regardait  d’un  œil  atone  le  fond  de  l’âtre  où,  sur  une  large 
plaque  de  fonte,  rebondissaient  les  armoiries  de  sa  maison  estompées 
par  la  suie  et  çà  et  là  avivées  d’une  étincelle. 

« Édouard,  il  faut  te  marier,  mon  enfant  !»  avait  dit  la  nonagénaire 
au  retour  de  son  neveu. 

Depuis  longtemps  déjà,  la  douairière  ne  sortait  de  son  mutisme 
que  pour  lancer  comme  un  oracle  ce  clelenda  Carthago,  qui  réveillait 
les  échos  des  grandes  salles.  Elle  était  sourde;  le  marquis  ne  lui  ré- 
pondit rien  ; mais  elle,  en  hochant  la  tête,  ajouta  comme  si  elle  avait 
entendu  une  réponse  : — Oui,  oui,  je  serai  contente  de  la  voir  avant 
de  mourir,  ta  femme  ! 

Hélas!...  sa  femme!... 

Jamais,  non,  jamais,  son  parti  en  était  pris  alors,  jamais  il  ne  de- 
vait ramener  une  épouse  sous  ce  vieux  toit  croulant. 


UN  HOMME  A MARIER. 


087 


Quelles  tristesses  infinies  il  promena  le  long  des  sombres  corri- 
dors en  répétant  : — Non,  jamais! 

Parfois  il  s’arrêtait  comme  en  proie  à des  luttes  qui  ramenaient  sur 
son  visage  un  éclair  de  jeunesse.  La  jeunesse,  c’est  l’espoir.  Quand  il 
abandonnait  sa  destinée,  ces  lueurs  s’éteignaient  ; il  devenait  vieil- 
lard. 

Mais  ce  cœur,  qu’il  s’efforçait  d’étouffer,  protestait  et  voulait  au 
moins  crier  ses  angoisses,  ses  doutes,  ses  tentations,  ses  sacrifices  et 
ses  désespérances.  Mentalement  le  marquis  s’épanchait  en  longues 
confidences  dans  le  cœur  du  baron  de  Torcil.  Il  voulut  lui  écrire, 
commença  une  lettre  et  se  dit  : « A quoi  bon?  » Puis  il  jeta  sa  plume, 
la  reprit  le  lendemain,  laissa  encore  inachevée  la  page  en  se  disant  : 
« Pourquoi  faire  ? » Ainsi  furent  écrits  en  quelques  semaines  ces 
feuillets  émus  et  incohérents. 


« 20  novembre. 

« ...  Maintenant  que  me  voici  rendu  à moi-même,  Henri;  que  je 
me  retrouve  en  présence  de  ma  destinée,  telle  que  l’ont  tracée  les  lois 
du  monde  et  faite  la  Providence,  j’éprouve  une  lourde  tristesse.  La 
solitude  froide  et  austère  de  mon  vieux  château  pèse  sur  moi  et 
m’étouffe.  Ah  ! quel  faix  pour  nous,  que  le  passé  !...  Il  nous  écrase, 
mon  ami,  et  c’est  sous  son  poids  que  nous  succombons  tous...  Les 
uns,  parce  que,  pactisant  avec  l’esprit  moderne  et  acceptant  les  avan- 
tages qu’il  dispense  libéralement  à l’individu,  nous  renonçons  par 
là  même  à la  succession  de  ce  passé  dont  nous  abandonnons  les  char- 
ges.— Et  alors,  je  te  le  demande,  ne  tombons-nous  pas  au-dessous  de 
ces  fils  de  leurs  œuvres,  fiers  conquérants  d’une  noblesse  nouvelle, 
qui,  partis  de  bas,  s’élèvent  et  tiennent  tout  de  leur  propre  valeur? 
— Les  autres,  et  ceux-là  sont  plus  rares,  parce  qu’ayant  accepté  la 
succession  avec  toutes  ses  charges,  ils  ne  peuvent  les  remplir  dans  la 
société  moderne  et  succombent  à la  peine  ! » 


« 27  novembre. 

« Je  me  demande,  en  faisant  un  retour  sur  ma  vie  et  en  considérant 
aussi  bien  d’autres  vies  que  j’ai  vues  s’éteindre  stériles,  je  me  demande 
si  les  mystérieux  secrets  qui  renouvellent  la  face  du  monde  n’ont  pas 
condamné  nos  vieilles  races  à périr?  s’il  n'y  a pas  une  fatalité  qui  se 
joue  de  nos  efforts  et  enveloppe  les  débris  d’une  société  morte  dans 
les  plis  de  son  linceul  ?.. . 

« 3 décembre. 

« On  dit  que  les  races  qui  ne  se  mêlent  point  s’abâtardissent.  N’en 


688 


UN  HOMME  A MARIER. 


serait-il  pas  au  moral  comme  au  physique?...  Il  me  semble  que  les 
principes  immuables  qu’on  défend  contre  toute  atteinte...  qu’on  ne 
laisse  modifier  par  aucune  idée  nouvelle,  perdent  par  là  môme  leur 
force  et  leur  puissance.  11  me  semble  que  parfois  les  lois  ont  besoin 
d’être  transgressées!  que  des  audaces  heureuses  rajeunissent  les  races 
et  les  cœurs...  11  me  semble...  — Mais  tant  de  choses!...  Henri  ! je 
suis  fou  I » 

« 15  décembre. 

«Oh!  oui,  je  suis  fou!  Ces  spéculations  philosophiques  ne  sont 
qu’un  masque  pour  les  tentations  et  les  révoltes  de  mon  cœur.  — 
Mais  j’étais  de  bonne  foi;  je  me  trompais  moi-même.  La  vérité,  c’est 
que  j’aime  Françoise  aujourd’hui  plus  qu’hier,  et  que  je  l’aimais  hier 
plus  qu’en  te  quittant.  Vois-tu,  à chaque  pas  que  je  fais  dans  ma  so- 
litude,. je  me  dis  ; Si  elle  était  là!  comme  ces  vieux  échos  se  plai- 
raient à répéter  son  joli  rire  ! Comme  elle  illuminerait  tout  ce  qui  est 
sombre!  comme  elle  réchaufferait  tout  ce  qui  est  froid!  Ce  serait 
la  vie.  Tandis  que  je  vois  au  contraire  commencer  la  vieillesse  triste 
et  solitaire...  le  stage  de  la  mort! 

« Tout  à coup,  il  me  prend  des  besoins  de  protestation,  des  élans 
de  jeunesse.  J’ai  envie  de  courir  à Saint-Mesme,  de  demander  Fran- 
çoise à son  père,  à elle-même  ; d’en  faire  la  plus  charmante,  la  plus 
adorée  des  marquises  de  Crémant  ! 

«...  Mais...  voudrait-elle  consentir?...  Pourrait-elle  m’aimer?... 
Ohl  je  l’aime  tant,  moi!...  — Et,  vois-tu»...  je  crois  qu’elle  m’ai- 
merait ! 

«Son  père...  — Il  n’avait  point  l’air,  le  brave  professeur,  d’être  fa- 
vorable aux  projets  d’Armand  de  Chéruy. . . Il  regarde  une  mésalliance 
comme  un  malheur,  surtout  pour  celui  des  deux  époux  qui  en  est 
l'objet...» 

« 26  décembre. 

« Une  mésalliance?  dire  que  c’est  moi  qui  ferais  une  mésalliance 
en  épousant  cette  adorable  Françoise  ? » 

« 5 janvier. 

« Plusieurs  fois  par  jour,  tandis  que  j’arpente  le  château  en  tous  sens 
pour  dominer  mes  agitations  intérieures,  je  me  surprends  à m’ar- 
rêter devant  ma  vieille  tante,  qui  me  regarde  avec  des  yeux  interro- 
gateurs et  profonds.  Elle  est  sourde,  et  cette  infirmité,  autant  que  sa 
solitude  accoutumée,  l’a  rendue  silencieuse.  Assise  dans  sa  bergère, 
devant  son  rouet,  toujours  au  même  coin  du  foyer,  il  me  semble  voir 
en  elle  une  fée  Mélusine,  une  Sibylle  du  temps  passé,  grand  juge  en 


UN  HOMME  A MARIER. 


689 

fait  des  droits  et  des  devoirs  du  gentilhomme.  Je  m’arrête  donc  à la 
regarder  comme  elle  me  regaide,  et  prêt  à lui  crier  l’aveu  de  mes 
tortures;  mais  les  paroles  ne  viennent  pas  à mes  lèvres.  J’ai  trop 
peur  que  l’oracle  ne  condamne  le  vœu  de  mon  cœur  ! » 

« 15  janvier. 

« Ce  matin,  le  soleil  a percé  les  brumes  neigeuses  qui  chargeaient 
l’atmosphère  depuis  quelques  jours.  Je  suis  allé  me  promener  sur  la 
terrasse  du  château.  Il  y avait  longtemps  que  je  n’y  étais  monté.  Les 
ravages  du  temps  m’en  ont  paru  plus  sensibles;  et  puis,  l’hiver  a 
dénudé  les  figuiers  et  les  vignes,  les  gelées  ont  grillé  les  giroflées. 
Le  gai  manteau  que  l’été  jette  sur  les  vieilles  pierres  ne  déguise  plus 
les  appuis  disjoints,  les  balustres  renversés-  J’ai  ressenti  un  ser- 
rement de  cœur  à voir  cette  tristesse,  cet  abandon-  Les  souvenirs 
sont  revenus  en  foule...  jeune  homme  je  m’asseyais  sur  celte  terrasse 
pour  faire  de  longues  lectures  et  regarder  la  vallée  du  Rhône  ; 
adolescent,  j’y  faisais  des  armes  sous  les  yeux  de  mon  père  ; enfant, 
j'y  jouais  sur  les  genoux  de  ma  mère... 

« Ail!  mon  cher  Henri  ! à l’évocation  de  ce  passé,  mon  cœur  s’est 
fondu  de  douleur...  — Je  n’aurai  donc  pas  d’enfant,  moi! 

« Avoir  des  enfants  de  Françoise!..,  Voir  mon  fils  dans  ses  bras  ! 
Comprends-tu  quel  bonheur? 

« Ses  enfants,  ils  seraient  bons,  ils  seraient  beaux,  ils  seraient  in- 
telligents!... Qui  donc  oserait  trouver  qu’il  leur  manque  des  quar- 
tiers de  noblesse?  » 

Le  marquis  avait  écrit  souvent  pour  se  débarrasser  des  pensées  qui 
l’obsédaient;  quelquefois,  pour  les  examiner,  les  prendre  à partie,  les 
discuter,  il  adressait  au  baron  de  Torcil  ces  aveux  et  ces  cris  du 
cœur  comme  à un  être  de  raison  qu’il  voulait  pi'endre  à témoin  de 
ses  douleurs;  mais  jusqu’alors  il  ne  songeait  point  à fermer  ce  journal 
et  à l’envoyer  à son  ami  ; cela  lui  eût  semblé  puéril.  Au  contraire,  il 
avait  répondu  quelques  mots  vagues  à une  lettre  significative  du 
baron. 

Tout  à coup,  sur  la  dernière  pensée  qu’on  vient  déliré,  il  s’arrêta, 
possédé  par  une  tentation,  par  une  espérance...  Il  ajouta  en  post- 
scriptum  : 

« Conseille-moi,  Henri!  » 

Puis  il  fît  jeter  à la  poste. 

Mais,  lorsque  ce  fut  fait,  il  se  trouva  plus  agité  encore.  Une  fièvre 
dévorante  s’empara  de  son  cerveau.  H craiguit  la  réponse  que  deman- 
dait son  post-scriptum;  il  craignit  aussi  le  vertige,  car  les  lois  et  les 


000 


UN  MOMME  A MAP.  1ER. 


croyances  qui  jusqu’alors  avaient  gouverné  sa  vie  ne  lui  apparais- 
saient plus  que  comme  des  fantômes,  tandis  que  les  protestations  de 
son  amour  s’élançaient  de  son  cœur  de  plus  en  plus  incompréhen- 
sibles. La  grave  et  sereine  figure  de  sa  tante  lui  apparut  comme  le 
secours,  le  point  d’appui,  le  refuge... 

Quelques  heures  après,  une  nouvelle  lettre  partit  pour  le  baron 
de  Torcil. 

« Henri,  disait  M.  de  Crémant,  ne  me  réponds  pas,  ne  me  conseille 
rien.  — Va  voir  Audebert...  Françoise...  fais-leur  pressentir  ma  de- 
mande. — Ah  ! pourvu  qu’ils  l’agréent!  — Ma  tante,  sainte  femme  ! 
n’a  pas  attendu  un  aveu  que  je  n’osais  lui  faire.  Quelle  puissance  d’in- 
tuilion  n’ont  pas  ces  âmes  repliées  sur  elles-mêmes!  Elle  m’a  vu 
souffrir...  — Henri,  ces  quelques  semaines  m’ont  beaucoup  changé... 
— Peut-être  en  me  répétant  ; « Édouard,  il  faut  te  marier,  » son 
perpétuel  conseil,  a-t-elle  compris  à mon  émotion  d’où  venait  le 
mal...  Enfin,  enfin,  elle  vient  d’ajouter  : « Eh  bien,  épouse  celle  que 
« lu  aimes...  si  tu  l’estimes  ! » Un  tel  avis,  venu  de  cette  noble  part, 
c’est  la  loi  du  devoir,  de  l’honneur!  J’arrive  ! » 


VllI 

A la  station  du  chemin  de  fer,  le  marquis  de  Crémant  ne  trouva  ni 
cheval  ni  domestique  pour  l’attendre.  Des  bords  du  Rhône  à ceux  de 
la  Dordogne,  le  service  postal  n’est  pas  direct  ; le  marquis  comprit 
qu’il  arrivait  avant  sa  seconde  lettre.  H prit  un  cheval  de  louage. 

Pendant  le  voyage,  ses  rêves,  ses  joies,  ses  doutes  (il  s’en  cachait 
encore  dans  la  conscience  timorée  du  gentilhomme),  avaient  marché. 
Je  ne  sais  quelle  agitation  étrange  s’était  installée  dans  son  cœur  et 
n’en  voulait  point  sortir.  La  joie,  la  crainte,  y luttaient  avec  quelque 
chose  d’inconnu,  comme  l’appréhension  confuse  d’un  coup  de  la 
destinée. 

Il  souhaitait  tout  à la  fois  de  dévorer  l’espace  qui  le  séparait  du 
château  de  l’Estang,  et  il  aurait  voulu  retarder  son  arrivée  jusqu’à  la 
distribution  du  courrier. 

Tantôt  il  poussait  son  cheval  en  avant,  et  la  bête  s’élançait  ventre 
à lezre;  — tantôt,  soudain  retenu  par  je  ne  sais  quel  pressentiment, 
il  serrait  la  bride,  et  l’animal,  mordant  le  frein,  se  cabrait  en  écu- 
mant. 

Le  marquis  atteignit  Saint-Mesme,  et  une  inexprimable  émotion  le 
cloua  devant  la  pension...  il  ne  voulait  point  entrer...  ce  n’était  pas 


UN  HOMME  A MAHIEU. 


G9l 


ainsi  et  seul  qu’il  devait  arriver  devant  Françoise  ! Non  ! il  ne  voulait 
point  entrer...  Mais  quoi?...  il  pouvait  bien  regarder...  la  maison  ! 

Elle  lui  sembla  plus  silencieuse  et  plus  solitaire  que  d’habitude. 

— Ah  ! se  dit-il,  c’est  jeudi  1 11  y aies  congés... 

Il  continua  son  chemin. 

Justement  il  fallait  monter  la  côte.  Au  sommet,  le  marquis  jeta  un 
premier  regard  vers  le  château.  Alors,  au  balcon,  près  de  la  ba- 
ronne, il  crut  reconnaître  Françoise  vêtue  de  blanc  comme  une  fian- 
cée; Françoise,  qu’un  rayon  de  soleil  éclairait  et  faisait  resplendir  sur 
un  sombre  fond  de  lierre. 

Ah  ! cette  fois,  d’un  seul  coup  il  enfonça  ses  éperons  dans  les  flancs 
de  sa  monture  ; il  cingla  l’épaule  avec  sa  cravache. . . 

Le  cheval  se  cabra. 

— Vous  allez  vous  faire  désarçonner,  monsieur  le  marquis  ! lui 
cria  le  garde  du  baron  do  Torcil,  qui  traversait  le  chemin.  Vous  avez 
un  cheval  vicieux  ! 

— Merci  ! répondit  le  marquis,  la  lettre  où  j’annonçais  mon  arrivée 
no  sera  pas  parvenue  au  baron  assez  à temps  pour  qu’il  ait  pu  en- 
voyer au-devant  de  moi,  ajouta-t-il  : j’ai  loué  la  seule  monture  que 
j’ai  trouvée. 

— Avec  cela  précisément  que  tous  les  chevaux  du  château  sont  oc- 
cupés pour  la  noce  ! 

— La  noce  ! 

— Ah!  monsieur  le  marquis  ne  sait  pas?  Le  jevme  chirurgien  de  ma- 
rine épouse  mademoiselle  Françoise  Audebert. . , Aujourd’hui  on  signe 
le  contrat  au  château  de  l’Estang;  demain  il  y a bal  au  château  de  la 
Fare...  C’est  M.  Armand  de  Chéruy  qui  a fait  ce  mariage-là.  Il  aimait 
beaucoup  mademoiselle  Françoise  et  le  médecin  est  son  ami... 

Le  marquis  n’interrompait  pas  le  garde.  Il  lui  semblait  qu’une 
avalanche  de  neige  l’enveloppait  tout  entier  en  toui’billonnant,  l’a- 
veuglait, le  glaçait  jusqu’à  la  moelle.  — En  môme  temps,  il  sentait 
se  briser  en  lui  pour  toujours  le  puissant  ressort  de  la  jeunesse.  Mais 
le  gentilhomme  ne  se  donna  point  en  spectacle.  Une  minute  seule- 
ment, il  resta  devant  le  garde,  les  yeux  troubles  et  fixes,  puis  il  mur- 
mura ; 

— Ah!  bien...  merci,  mon  ami. 

Et  il  passa. 

Il  passa  !...  Mais  celte  fois  il  ne  précipita  pas  l’allure  de  son  cheval. 
Il  se  borna,  dès  qu’il  eut  perdu  de  vue  le  paysan,  à tourner  bride, 
puis  il  laissa  le  cheval  de  louage  errer  à l’aventure  par  les  champs 
nus  et  froids.  De  temps  à autre  il  imprimait  à la  bride  un  mouve- 
ment machinal  qui  dirigeait  la  bête  vers  la  droite  ou  la  gauche...  Il 
traversait  un  champ,  coupait  un  chemin,  tournait  dans  un  pré,  s’é- 


69‘2 


UN  HOMME  A MARIER. 


garait  dans  un  bois...  A la  fin,  il  arriva,  conduit  par  sa  monture,  à la 
station  du  chemin  de  fer. 

La  destinée  lui  montrait  son  chemin.  11  revint  à Crémant,  vieilli, 
brisé. 

Au  printemps  dernier,  il  est  mort  d’une  sorte  de  consomption. 
Mademoiselle  de  Crémant  l’a  enseveli. 


Claude  Vignon. 


REVUE  CRITIQUE 


OUVRAGES  I)E  MM.  DURUY,  LÉOUZON-LEDUC,  MOLÉ-GENTILHOMME,  FERNAN  CAB.\L- 
LERO,  DU  PRINCE  GALITZIN,  DU  MARQUIS  DE  POMPONNE,  ETC. 

I 

Il  est  unprofesseurheureux  entre  tous  ceux  que  TUniversité  compte  dans  son 
sein  : c’est  M.  Duruy.  Depuis  bientôt  vingt  ans,  M.  Duriiy  jouit  à peu  près  exclu- 
sivement de  l’honneur  d’enseigner  Thistoire  à la  jeunesse  française.  Ses  divers 
Précis  sont  le  texte  obligé  de  presque  toutes  les  leçons  qui  se  donnent  dans  les 
collèges  de  l’État.  Il  n’est  pas  d’heure  dans  le  jour,  pendant  onze  mois  de  l’an- 
née, qu’on  ne  les  apprenne  ou  qu’on  ne  les  récite.  Nous  ne  les  connaissons  pas 
et  n’avons  point  l’injustice  de  les  juger  d’après  l’érudition  officielle  des  ba- 
cheliers de  notre  connaissance  ; nous  sommes  au  contraire  tout  disposé  à 
admettre  qu’ils  doivent  à leur  mérite  seul  le  privilège  donQls  sont  en  posses- 
sion. Mais  leur  savant  auteur  n’a-t-il  pas  été  pris  d’une  ambition  un  peu 
irréfléchie,  quand  il  s’est  mis  à rêver  pour  eux  un  autre  genre  de  succès? 
Voici  en  effet  que  M.  Duruy,  non  content  de  la  gloire  du  collège,  aspire  à 
celle  du  monde;  il  traite  ses  Précis  en  lycéens  émancipés,  les  revêt  du 
format  in-8  et  sollicite  pour  eux  l’entrée  des  bibliothèques.  Après  avoir  été 
appris,  il  aspire  à l’honneur  d’être  lu,  et  il  entreprend,  dans  ce  but,  la 
refonte  de  toute  sa  collection.  En  ce  moment  nous  avons  sous  les  yeux  son 
précis  remanié  de  l’histoire  grecque,  récemment  publié  sous  ce  titre  : His- 
toire de  la  Grèce  ancienne  *.  L’auteur  n’y  dissimule  pas  son  désir  : « 11  y a un 

* 2 vol.  in-8.  Chez  Hachette. 


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fait  que  je  n’ai  pas  encore  pu  m’expliquer,  dit-il,  c’est  qu’en  France,  où  i’on 
a si  laborieusement  et  depuis  si  longtemps  étudié  la  littérature,  les  sciences, 
la  religion,  les  arts  et  l’archéologie  de  la  Grèce,  personne  n’ait  songé  à dres- 
ser un  tableau  général  de  la  vie  historique  du  peuple  grec.  Nous  avons  beau- 
coup d’ouvrages  spéciaux  à consulter,  nous  n’avons  pas  une  seule  histoire  à 
lire.  J’ai  essayé  de  combler  cette  lacune  regrettable.  » 

Le  motif  est  louable,  mais  la  tâche  est  difficile  à remplir.  L’enseignement 
professoral  n’est  peut-être  même  pas  une  bonne  préparation.  Il  y a dans  les 
procédés  des  professeurs,  surtout  si,  comme  ici,  ils  sont  invétérés,  quelque 
chose  d’incompatible  avec  ceux  de  l’écrivain.  C-est  d’ailleurs  une  idée  peu 
heureuse,  que  celle  de  prendre  un  livre  de  classe  pour  en  faire  un  livre  de 
lecture.  Quelque  art  que  l’on  metteàl’accommoderà  sa  nouvelle  destination, 
ce  livre  portera  toujours  la  trace  de  l’ancienne.  Donc,  s’il  se  sentait  de  force 
à devenir,  de  professeur,  historien  (et  rien  ne  nous  défend  de  croire  qu’il 
le  soit),  au  lieu  de  remanier  ses  livres,  M.  Duruy  aurait  mieux  fait,  selon 
nous,  de  les  écrire  à nouveau;  il  eût  pins  sûrement  atteint  son  but.  L’His- 
toire de  la  Grèce  ancienne  qui  ouvre  aujourd’hui  la  série  de  ses  Précis  modi- 
fiés, n’est  pas,  malgré  la  science  incontestable  qu’elle  accuse  et  l’intelligence 
historique  qu’elle  révèle,  un  échantillon  très-heureux.  Nous  n’aurions  pas  été 
prévenu  que  ces  deux  beaux  volumes  de  bibliothèque  ont  été  primitive- 
ment un  manuel  universitaire,  que  nous  l’eussions  deviné  avant  la  cen- 
tième page,  à la  condensation  laborieuse  des  faits,  à l’aridité  didactique  de 
la  narration,  surtout  à la  disparité  des  parties  du  travail. 

L’ouvrage,  en  effet,  est  à la  fois  long  et  court;  il  y a des  dissertations  trop 
étendues  et  des  récits  trop  sommaires.  On  n’y  sent  point  d’ailleurs  circuler  ce 
souffle  de  poésie  qui  semblerait  devoir  animer  tout  ce  qui  touche  à la  Grèce. 
Ce  sont  de  savants  chapitres,  sans  doute,  que  ceux  que  M.  Duruy  consacre 
à l’ethnographie,  à la  religion  et  aux  œuvres  de  la  Grèce  primitive;  il  y ex- 
plique d’une  façon  au  moins  très-plausible  les  légendes  dont  le  peuple  grec 
avait  enveloppé  son  berceau;  mais  le  résultat  le  plus  clair  de  son  exégèse  est 
de  déflorer  le  gracieux  tableau  de  ces  origines. Lavéritable  introduction  à 1 his- 
toire de  la  Grèce,  ce  sont  les  poèmes  d’Homère.  Les  cent  pages  de  M.  Duruy 
là-dessus,  toutes  bourrées  qu’elles  soient  d’érudition,  feront  moins  com- 
prendre et  moins  goûter  le  génie  hellénique  que  la  lecture  de  l’Iliade  et  de 
l’Odyssée.  Tout  ce  début  peut  convenir  aux  savants,  mais  ne  va  pas  aux  lec- 
teurs à qui  l’ouvrage  à la  prétention  d’arriver.  C’est  avec  les  poètes  grecs 
sobrement  commentés  qu’il  faut  enseigner  l’histoire  des  premiers  temps  de 
la  Grèce  aux  gens  du  monde. 

Quant  aux  temps  historiques,  c’est  aux  historiens  grecs  aussi  qu’il  faut 
en  demander  directement  l’histoire,  en  les  complétant  sans  doute  et  en  les 
contrôlant  par  les  travaux  de  la  critique,  mais  en  leur  donnant  habituelle- 
ment la  parole. 

C’était  la  méthode  de  nos  vieux  maîtres,  de  ce  bon  Rollin  surtout,  qui  a 


REVUE  CRITIQUE.  695 

eiiclianto  notro  enfance.  Un  petit  retour  à sa  manière,  quand  on  écrit  pour 
ce  public,  chaque  jour  plus  nombreux,  qui  ne  sait  ni  le  grec  ni  le  latin,  ne 
serait  pas,  à notre  avis,  un  si  mauvais  moyen  do  succès.  M.  Duruy  n’en  a pas 
assez  usé.  Ce  n’est  pas  lui  qu’on  accusera  de  propager  le  Ver  rongeur  hors 
des  écoles  ! Sa  narration,  conçue  en  vue  du  collège,  a gardé  une  sobriété 
qui,  par  suite  du  changement  de  lecteurs,  cesse  d’être  un  mérite. 

Toutefois,  nonobstant  ces  défauts,  dont  la  gravité  est  surtout  relative, 
l’Histoire  de  la  Grèce  ancienne  est  un  ouvrage  de  valeur.  M.  Duruy  y a ré- 
solu un  problème  difficile,  celui  de  présenter  dans  son  unité  le  mouvement 
si  complexe  et  si  divers  du  monde  grec.  Il  lui  a fallu  beaucoup  d’étude  et 
d’art  pour  faire  saisir,  dans  la  multiplicité  des  incidents  locaux,  cet  ensem- 
ble réel  mais  peu  apparent,  et  relier  l’une  à l’autre  l’histoire  de  ces  répu- 
bliques, dont  la  personnalité,  à certains  moments,  est  si  vive,  et  dont  le 
développement  est  si  individuel. 

L’histoire  des  colonies  est  aussi  fort  habilement  rattachée  à celle  des 
métropoles  et  au  courant  général  des  événements.  Cette  partie  est  la  meil- 
leure et  la  plus  neuve  de  l’ouvrage.  L’influence  de  l’Orient  sur  la  philosophie 
et  les  arts  des  cités  grecques  de  l’Asie  Mineure  nous  semble  également  bien 
comprise  et  bien  appréciée.  Jusqu’à  l’intervention  de  Rome  dans  les  affaires 
de  la  Grèce,  la  marche  des  événements  se  déroule  avec  assez  de  largeur;  mais, 
à partir  de  cette  époque,  le  récit  n’est  plus  qu’un  maigre  sommaire.  C’est 
pourtant  un  moment  grave  et  plein  d’importantes  leçons,  que  cette  agonie 
de  la  liberté  grecque.  Quel  tableau  mérilerait  mieux  d’être  offert  aux  ré- 
flexions de  nos  sociétés  démocratiques?  Mais  sont-elles  capables  de  réflé- 
chir? 


Il 

En  ôtant  Tuniforme  du  collège  à ses  Précis,  M.  Duruy  aurait  eu,  ce  nous 
semble,  en  vue  de  leur  ménager  un  plus  facile  accès  auprès  des  jeunes 
filles.  Pour  nous,  nous  souhaiterions  qu’il  réussît  et  qu’il  contribuât 
à ramener  l’usage  qui  a longlemps  prévalu  chez  nous  de  donner,  en 
dehors  des  langues  anciennes,  le  même  enseignement  aux  filles  qu’aux 
garçons.  Cet  usage  était  excellent,  et  nous  sommes  de  ceux  qui  re- 
grettent qu’on  n’y  soit  pas  resté  fidèle.  Il  est  bon,  en  effet,  que  dans 
les  parties  de  l’éducation  qui  leur  sont  communes,  telles  que  l’histoire 
et  la  littérature,  l’enseignement  des  deux  sexes  ne  diffère  pas  trop  ; il 
est  bon  qu’en  ces  matières  la  sœur  sache  les  mêmes  choses  que  le  frère, 
et  que  la  mère  n’ignore  pas  ce  qu’apprendra  son  fils  un  jour.  Jadis,  dans 
nos  vieilles  familles  bourgeoises,  où  les  enfants  étaient  nombreux,  filles  et 
garçons  étudiaient  ensemble  et  recevaient  les  mêmes  leçons,  sans  que  les 
unes  en  fussent  plus  pédantes  et  les  autres  plus  efféminés. 


69G  REVUE  CRITIQUE. 

On  a changé  tout  cela  : les  femmes  n’étudient  plus  dans  les  livres  des 
hommes.  On  en  a fait  exprès  pour  elles  sur  toutes  les  matières  et  avec  des 
titres  qui  feraient  croire,  en  vérité,  que  les  sciences  et  les  arts  ont  aussi  des 
sexes  : la  Rhétorique  des  demoiselles,  la  Physique  des  dames,  etc.,  etc.  La 
médiocrité  la  plus  insigne  est  le  caractère  habituel  de  ces  mièvreries, 
et  souvent,  comme  dans  certain  volume  dont  la  troisième  édition  est  sous 
nos  yeux,  — V Art  de  converser  et  d'écrire  chez  la  femme^  in-12,Dentu,  — 
l’exactitude  des  principes  y va  de  pair  avec  la  correction  du  langage. 
Tout  cela  néanmoins,  tant  est  grande  chez  nous  l’incurie  qui  règne  à l’en- 
droit de  l’éducation  des  femmes,  tout  cela  se  débite  ; les  pensionnats,  les 
familles  surtout,  en  sont  infestés.  C’est  un  scandale  aux  yeux  des  étran- 
gers, mais  que  nous  n’avons  pas  l’air  de  soupçonner;  nous  sommes 
pleins  de  sollicitude  à l’endroit  des  livres  d’agrément,  mais  nous  n’en 
exerçons  aucune  vis-à-vis  des  livres  didactiques.  On  fait  bien  assurément  de 
se  montrer  sévère  pour  les  écrits  qui  ont  une  action  immédiate  sur  le  cœur; 
mais  ceux  qui  doivent  former  l’intelligence  ne  réclament-ils  pas  quelque 
surveillance  aussi?  Est-il  indifférent  que  l’esprit  des  jeunes  filles  se  meuble 
sur  les  questions  de  littérature,  de  science  ou  d’art,  de  notions  fausses  ou 
de  traditionnels  préjugés?  N’est-il  pas  bon  d’autre  part  que,  comme  celui 
des  hommes,  il  s’aguerrisse  de  bonne  heure  et  se  discipline  à l’étude? 
« Toute  femme,  dit  avec  raison  l’auteur  d’uli  livre  récent,  — V Éducation 
des  jeunes  filles  sous  l’influence  de  la  foi,  par  madame  de  G.  R.  — 
12,  chez  Douniol,  toute  femme  est  destinée  à instruire  ; il  n’en  est  pas  qui, 
dans  le  cours  de  leur  vie,  ne  soient  appelées  à contribuer  à l’éducation  des 
autres.  Apprenons-leur  donc  à bien  penser,  à bien  parler  et  à bien  écrire. 
Donnons-leur  tous  les  moyens  de  s’employer  efficacement  à la  gloire  de 
Dieu  et  au  salut  des  autres,  seule  raison  de  leur  existence.  » (Pag.  307.)  Les 
femmes,  observe  encore  avec  justesse  madame  de  G.  R.,  sont  d’autant  plus 
exposées  à cette  prédominance  du  sentiment,  qui  devient  souvent  la  source 
de  leurs  malheurs,  que  la  culture  intellectuelle  a été  moindre  et  moins  forte 
chez  elles.  Aussi,  ajoute -t-elle,  « si  nous  trouvons  dans  une  élève  le  don  de 
goûter  le  beau  et  le  vrai,  attachons-nous  à enrichir  et  à fortifier  son  juge- 
ment par  les  règles  d’une  saine  logique  à sa  portée,  et  exerçons-la  à 
s’exprimer  avec  raison  et  avec  calme.  » 

Nous  aimons  à entendre  ces  conseils  pleins  de  sens,  et  notamment  ces 
recommandations  d’exercices  de  logique.  Cela  sent  son  dix-septième  siè- 
cle. Madame  de  G.  R.,  on  le  voit,  n’a  pas  emprunté  que  son  titre  à Fénelon, 
elle  s’est  inspirée  de  son  esprit.  Mais,  en  sa  qualité  de  femme  et  de  mère  de 
famille  dont  la  raison  s’est  enrichie  d’un  long  tribut  d’expérience,  elle  est 
entrée  dans  des  détails  que  l’auteur  du  Télémaque  n’aurait  pu  même  songer 
à aborder.  Son  ouvrage  prend  la  jeune  fille  sur  les  genoux  de  sa  mère  et 


* 1 vol.  in-12,  chez  Douniol. 


REVUE  CRITIQUE.  097 

la  conduit  jusqu’au  jour  où  elle  est  appelée  à devenir  mère  elle-même.  Cette 
période  de  la  vie  de  la  femme  ne  comprend  pas  moins,  selon  madame  de 
G.  R.,  de  cinq  âges  différents  qui,  tous  réclament  une  surveillance  et  une 
direction  particulières.  Observer  et  décrire  ces  phases;  signaler  les  dévelop- 
pements intellectuels  et  moraux  auxquels  elles  prêtent  et  les  périls  du 
même  ordre  auxquels  elles  exposent;  présenter  les  moyens  d’aider  les  uns  et 
de  combattre  les  autres,  tel  est  le  but  que  s’est  proposé  l’auteur.  Ses  pein- 
tures de  caractère,  où  il  y a parfois  du  trait  etquiaccusent  une  étude  attentive 
etsagacedu  cœur  et  de  l’esprit  des  enfants,  n’ont  point  la  fine  sobriété  du  livre 
de  Fénelon;  mais  c’est  le  défaut  de  notre  temps.  Qui  écrit  aujourd’hui  dans 
cette  langue  élégamment  concise  et  sait  se  défendre  du  vain  goût  de  l’orne- 
ment? C’est  donc  à son  insu,  nous  le  jurerions,  que  les  tableaux  parasites  du 
Rêve  d’une  jexine  mère  et  de  la  Danse  des  enfants  (page  124),  par  exemple, 
se  sont  glissés  dans  le  chapitre  où  madame  de  G.  R.  décrit  la  puissance 
de  l’imagination  chez  les  femmes,  et  que  la  ballade  allemande  du  jour  des 
Morts  (page  297)  est  venue  se  placer  dans  la  page  dirigée  contre  l’habitude 
dangeureuse  des  récits  merveilleux.  Quoi  qu’on  fasse,  on  est  toujours  de 
son  siècle,  et  on  en  prend,  malgré  soi,  les  façons  de  dire.  Nous  n’appuyons 
donc  pas  sur  ce  reproche,  nous  en  ferons  un  plus  grave  à l’auteur.  La 
partie  de  son  livre  relative  à \’ instruction  des  femmes  n’est  ni  assez  déve- 
loppée, ni  assez  pratique.  Madame  de  G.  R.,  qui  explique  si  bien  dans  quel 
esprit  les  jeunes  personnes  doivent  étudier,  ne  dit  pas  assez  ce  qu’elley 
doivent  étudier.  L’énumération  et  l’appréciation  des  objets  qu’il  faut  faire 
entrer  dans  le  programme  de  leurs  études  laisse  beaucoup  à désirer.  Le 
principe,  à cet  égard,  a été  posé  par  Fénelon  dans  ce  passage  du  chapi- 
tre XII  de  son  livre  ; « On  doit  considérer,  pour  l’éducation  d’une  jeune  fille, 
sa  condition,  le  lieu  où  elle  doit  passer  sa  vie  et  la  profession  qu’elle  doit 
embrasser  selon  les  apparences.  » Il  convenait  d’en  faire  l’application  à notre 
époque.  C’est  une  lacune  que  nous  conseillons  à l’auteur  de  combler,  si  son 
livre  arrive  à une  seconde  édition,  comme  il  le  mérite. 


III 

Il  est  dit  beaucoup  de  mal  des  romans  en  général  et  des  nôtres  en  parti- 
culier dans  le  livre  que  nous  quittons.  Nous  ne  le  remarquons  pas  pour  y 
contredire,  mais  seulement  pour  ajouter  à la  liste  trop  incomplète,  et,  selon 
nous,  trop  exclusive  de  ceux  que,  nonobstant  sa  sévérité,  l’auteur  permet 
aux  jeunes  personnes. 

Il  n’y  a pas,  comme  on  l’a  trop  dit,  que  la  protestante  Angleterre  dont  la 
littérature  actuelle  offre  des  romans  moraux  sans  ennui  ; la  catholique  Es- 
pagne nous  a fourni  dans  ces  derniers  temps  des  fictions  charmantes,  où 
Décembae  1861.  i 


698  REVUE  CRITIQUE. 

l’inspiration  religieuse  s’allie,  sans  lui  nuire,  à la  peinture  la  plus  intéres- 
sante et  la  plus  dramatique  des  passions.  On  comprend  que  nous  voulons 
parler  des  Nouvelles  de  Fernand  Caballero;  connues  depuis  quelques  années 
seulement  en  deçà  des  Pyrénées,  elles  ont  aujourd’hui  une  réputation  euro- 
péenne. Les  lecteurs  du  Correspondant  connaissent,  pour  en  avoir  lu  ici 
plusieurs,  ces  récits  à la  fois  si  simples  et  si  dramatiques,  et  où  ce  qui  reste 
des  vieilles  mœurs  de  l’Espagne  se  peint  en  traits  si  naïfs  et  si  vrais.  Il  nous 
suffira  donc  de  leur  en  signaler  deux  nouveaux  dont  la  traduction  a passé 
presque  inaperçue  au  milieu  des  préoccupations  politiques  de  la  presse,  et 
dont  nous  venons  parler  nous-même  un  peu  tard. 

L’un  de  ces  récits  est  une  sorte  de  romancero  dont  le  sujet  est  la  dernière 
expédition  des  Espagnols  en  Afrique,  et  a pour  titre  ; Une  croisade  au  dix- 
neuvième  siècle i les  dettes  acquittées*^ . Il  y a comme  un  écho  des  vieux 
chants  de  guerre  de  l’Espagne  dans  le  tableau  de  cette  guerre  qui  a été 
elle-même  un  retour  aux  luttes  traditionnelles  de  la  nation.  Le  tissu  des 
faits  est  historique,  les  incidents  principaux  sont  réels  ; l’action  qui  les  rat- 
tache est  seule  fictive.  Quant  aux  héros,  ce  sont  des  hommes  du  peuple, 
quelques  pauvres  paysans  jetés,  comme  soldats,  au  milieu  des  événements 
dont!  leurs  aventures  concentrent  le  récit  et  en  peignent  la  physionomie. 
Deux  frères  qui  veulent  partir  l’un  pour  l’autre  et  qui,  en  définitive,  par- 
tent tous  les  deux;  leur  père  qui,  dévoré  d’inquiétude  à leur  sujet,  s’en  va 
les  rejoindre  en  Afrique  et  fait  bravement,  quoique  vieux,  le  coup  de  fusil 
à leurs  côtés  ; ajoutez  quelques  femmes,  une  mère,  une  fiancée,  et  vous  au- 
rez tout  le  personnel  de  cette  petite  épopée. 

Si  petite  et  si  humble  qu’elle  soit  dans  ses  acteurs,  l’expédition  d’Afrique 
s’y  reflète  tout  entière.  Si  l’on  veut  en  bien  apprécier  l’esprit,  c’est  là  qu’un 
jour  il  faudra  l’étudier.  Il  appartenait  à l’écrivain  ingénieux  qui  a si  bien 
peint  ce  qui  reste  des  antiques  mœurs  de  son  pays  de  raconter  cette  guerre, 
qui  en  a,  un  moment,  réveillé  tous  les  vieux  sentiments.  Félicitons-le 
d’avoir  trouvé  pour  le  faire  connaître  en  France  une  plume  aussi  élégam- 
ment fidèle  que  celle  de  M.  Antoine  de  Latour. 

L’autre  récit  de  Fernand  Caballero  dont  nous  voulons  parler  est  une 
nouvelle  dans  le  genre  de  celle  qui  lui  ont  acquis  tant  de  renommée,  mais 
plus  curieuse  encore  pour  nous  peut-être,  parce  qu’elle  nous  introduit 
dans  un  monde  où  les  autres  ne  nous  avaient  pas  conduits  encore.  C’est  la 
province,  la  bourgeoisie,  le  peuple,  que  Fernand  Caballero  nous  avait  mon- 
trés jusqu’ici;  a.yec  Lagrimas^,  nous  entrons  dans  la  société  de  Madrid, 
société  aussi  mêlée  aujourd’hui,  à ce  qu’il  paraît,  que  celle  des  autres  ca- 
pitales de  l’Europe,  où  les  usuriers  et  les  grands  seigneurs  se  coudoient,  où 
les  étudiants  en  droit  font  de  la  politique  et  des  vers,  où  les  pensionnats 
réunissent  les  filles  de  toutes  les  classes,  et,  comme  ailleurs,  leur  munis- 

* Paris,  Douniol. 

* 1 volume  in-12,  chez  Maillet,  rue  Tronche!. 


REVUE  CRITIQUE.  ^99 

sent  l’esprit  d’une  assez  mince  dose  de  connaissances  et  le  cœur  d’un  plus 
médiocre  fonds  de  sentiment.  C’est  de  l’un  de  ces  pensionnats  que  sort, 
mais  sans  y avoir  rien  perdu  de  sa  céleste  nature,  l’ange  terrestre  qui  ap- 
paraît (ici  sous  le  nom  malheureusement  trop  symbolique  de  Lagrimas 
(larmes).  Lagrimas,  créature  douce,  frêle  et  presque  incorporelle,  est  la 
fille  d’un  grossier  planteur  dont  la  femme  est  morte  de  tristesse,  et  qui, 
ayant  fait  d’assez  mauvaises  affaires  en  Amérique,  s’en  revient  sur  le  conti- 
nent tenter  la  fortune  dans  les  spéculations  de  ^la  bande  noire.  Jetée  dans 
un  pensionnat,  sa  fille,  dont  la  débilité  physique,  l’impatiente  grandit  sans 
joie  au  milieu  des  vulgaires  amitiés  que  lui  concilient  son  affectueuse  com- 
plaisanco  et  son  désintéressement  de  toutes  les  vanités  féminines.  Ses  com- 
pagnes l’emmènent  à Madrid,  où  son  séjour  est,  pour  Fernand  Caballero,  ' 
l’occasion  de  trés-piquantes  esquisses  du  grand  monde.  De  Madrid,  elle  est 
conduite  par  son  -père  chez  des  parents  de  province,  où  elle  retrouve  un 
avocat  manqué  qu’elle  a vu  rôder  quelques  mois  plus  tôt  autour  de  ses 
amies,  nature  impuissante  et  haineuse,  type  du  libéral  espagnol,  importé 
de  chez  nous,  avec  lequel  on  veut  la  marier.  La  phthisie  qui  la  consume  à 
l’insu  de  son  père,  trop  occupé  de  ses  affaires  pour  songer  à la  santé  de  sa 
fille,  l’arrache  par  une  mort  prévue  aux  obsessions  qui  l’accablent  et  aux 
malheurs  qui  la  menacent. 

Comme  les  précédentes,  cette  nouvelle  ne  brille  pas  précisément  par  l’art 
des  combinaisons  et  l’habileté  de  la  mise  en  scène;  mais,  comme  les 
autres,  elle  touche  profondément  et  révèle  chez  l’auteur  une  finesse  et  une 
vigueur  de  trait  satirique  qu’on  n’eût  pas  soupçonnée. 


IV 

hes  Couronnes  sanglantes . Voilà  certes  un  beau  titre  de  roman!  Anne  llad- 
cliffe,  en  son  temps,  en  eût  été  jalouse.  Que  les  amateurs  du  genre  ne  s’y  laissent 
pas  prendre,  cependant;  ce  n’est  pas  pour  eux  que  l’auteur  de  cet  ouvrage 
a écrit.  Du  moins  le  volume  qu’il  publie  aujourd’hui,  comme  échantillon 
sans  doute  d’une  série  à venir,  n’a-t-il  rien  du  roman.  Gustave  III,  roi  de 
Suède  (1746-1792)  est  purement  de  l’histoire,  de  l’histoire  comme  on 
l’aime  aujourd’hui,  prise  aux  sources  et  faite  sur  les  documents  officiels, 
avec  accompagnement  d’anecdotes  et  de  traits  inédits.  Nous  ne  concevons 
pas  qu’avec  un  tel  sujet  l’auteur  ait  cru  avoir  besoin  de  réclame.  La  des- 
tinée tragique  de  l’avant-dernier  des  Wasa  auffisait,  à notre  avis,  pour  exciter 
l’intérêt. 

Tout  le  monde  connaît  l’histoire  de  ce  règne  orageux  de  Gustave  III  com- 
mencé par  une  violation  audacieuse  de  la  constitution  du  pays,  poursuivi  au 

* Les  Couronnes  sanglantes.  — Gustave  lll  (1746-1792),  par  M.  Léonzon -Leduc.  1 vol. 
in-12.  Amyot,  édit. 


700 


REVUE  CRITIQUE. 

milieu  d’intrigues  honteuses,  de  tentatives  impuissantes,  et  brusquement 
fermé  par  le  poignard  d’un  fanatique.  Les  recherches  de  M.  Loouzon-Leduc 
n’ont  pu  avoir  d’autre  but  que  d’en  éclaircir  certains  épisodes  restés  obscurs 
malgré  la  proximité  des  temps  et  les  investigations  des  premiers  historiens. 
Des  travaux  considérables  ont  été  faits  dans  ces  dernières  années  par  les  Sué- 
dois sur  cotte  période  déplorable  de  leur  histoire.  C’est  d’après  eux  et  aussi, 
paraît-il,  d’après  certains  documents  inédits,  qu’a  écrit  le  nouvel  historien 
de  Gustave  III.  Il  n’est  pas  cependant  sorti  de  ces  informations  autant  de 
lumière  qu’on  aurait  pu  en  attendre.  Nous  ne  savons  si  le  coffret  fermé  de 
trois  clefs  par  la  main  de  Gustave  mourant,  et  qui  ne  devait  être  ouvert 
qu’en  1842  a livré  les  secrets  qu’il  renfermait;  mais  ce  qu’il  y a de  cer- 
tain, c’est  que  le  livre  de  M.  Léouzon-Leduc  n’en  révèle  véritablement  aucun. 
Le  mystère  qui  couvre  la  naissance  du  fils  de  Gustave,  par  exemple,  mal- 
gré le  curieux  chapitre  qui  lui  est  ici  consacré,  reste  encore  aussi  obscur 
qu’auparavan  :. 

Mais,  s’il  ne  produit  aucune  révélation,  ce  livre  fournit  sur  les  faits  connus 
des  détails  nouveaux  et  parfois  très-piquants.  Rien  de  plus  curieux,  par 
exemple,  que  le  récit  du  séjour  de  Gustave  à Paris,  avant  son  avènement  au 
trône.  Il  vivait  là , avec  son  frère,  dans  la  familiarité  des  gens  de  lettres  et 
des  gens  de  cour,  alors  fort  mêlés  comme  on  sait,  et  tenait  aussi  bien  sa 
place  avec  les  uns  qu’avec  les  autres.  Avec  les  encyclopédistes  il  philoso- 
phait, parlait  des  droits  des  peuples  et  des  devoirs  des  princes,  et,  par 
moments,  faisait  des  vers,  qui  n’étaient  pas  tout  à fait  des  vers  de  roi,  s’il  faut 
en  juger  par  ceux-ci,  qui  font  partie  d’une  pièce  composée  par  le  roi  au 
moment  de  monter  au  trône  de  Suède  ; 

Le  passé  m'épouvante  et  le  présent  m'accable  ; 

Je  lis  dans  T avenir  un  sort  épouvantable, 

Et  les  malheurs  partout  semblent  suivre  mes  pas. 

Avec  les  dames,  c’était  un  cavalier  parfait,  et  les  plus  illustres  de  l’époque 
par  leur  esprit  et  leur  beauté  se  disputaient  ses  hommages  ; madame  de  La- 
mark,  madame  de  Boufflers  et  madame  d’Egmont.  C’est  dans  la  loge  de 
cette  dernière,  à l’Opéra,  qu’il  apprit  la  nouvelle  de  la  mort  de  son  père  et 
de  sa  proclaniation  à Stokholm.  « Sachez,  sire,  lui  dit  la  comtesse  d’Egmont 
dans  ce  langage  sentencieux  qui  était  de  mode  alors  en  France,  sachez  vous 
montrer  absolu  dans  votre  manière  de  traiter  les  honimes,  mais  ne  ré- 
clamez jamais  cet  absolutisme  comme  un  droit.  » 

On  ignore  ce  qu’il  répondit, — quelque  maxime  du  répertoire  philosophi- 
que, sans  doute; — mais  ses  idées  étaient  dès  lors  arrêtées  sur  ce  point,  et  la 
révolution  qu’il  accomplit  un  an  plus  tard  devait  être  déjà  en  projet  dans  sa 
pensée  : autrement  aurait-il  obtenu  si  facilement  le  renouvellement  des  sub- 
sides de  Louis  XV,  et  « gagné  le  cœur  du  roi,  » comme  il  s’en  flattait  lui- 
même  en  sortant  de  sa  dernière  audience  de  Versailles? 


REVUE  CRITIQUE.  701 

Cela  ne  l’empècha  pas  de  prêter  serment,  quelques  mois  après,  à la  con- 
stitution dont  il  méditait  la  ruine,  et  d’accuser,  lui  qui  revenait  les  mains 
pleines  de  l’or  de  la  France,  l’aristocratie  suédoise  de  vendre  la  patrie  à l’é- 
tranger. Nous  n’entendons  aucunement  défendre  la  constitution  qui 
succomba  en  1772;  c’était  un  triste  régime  que  celui  qui  livrait  le  pays  à la 
tyrannie  alternative  des  bonnets  et  des  chapeaux.  Mais  elle  avait  pour  elle  la 
sanction  du  pays,  les  mœurs  et  la  foi  jurée  du  roi.  Ne  pouvait-elle  être  ré- 
formée d’ailleurs  ? Nous  ne  comprenons  pas  le  plaisir  avec  lequel  le  nou- 
vel historien  de  Gustave  raconte  cet  altenlat.  L’immoralité  do  ce  prince 
qui  viole  son  serment  sans  scrupule  ne  le  frappe  point,  il  applaudit 
des  deux  mains  à sa  victoire,  et  parce  que  ses  adversaires  sont  des  lâ- 
ches, il  le  proclame  un  héros.  « Ah!  il  pouvait  tout  oser,  s’écrie-t-il, 
le  royal  triomphateur  ; on  se  fût  courbé  de  toutes  parts  et  avec  le  même 
entraînement  devant  une  dictature  qui,  en  définitive,  sauvait  le  pays  et  as- 
surait son  indépeiieance.  Gustave  ne  le  voulut  pas.  Du  haut  de  sa  royauté 
transfigurée,  il  se  contente  d’être  clément  pour  les  autres  et  modéré  pour 
lui  -même.  » 

Cet  hymne  à l’astuce  heureuse,  à la  perfidie  triomphante,  est  un  des  plus 
tristes  symptômes  moraux  de  ce  temps.  Au  lieu  de  se  faire  une  arme  de 
l'histoire  contre  les  vices  du  présent,  on  l’embauche  au  service  de  la  force 
et  l’on  en  fait  une  complice. 

Nous  l’avouons,  ce  n’est  pas  sans  effort  qu’après  ce  panégyrique  du 
18  brumaire  suédois,  nous  avons  poursuivi  la  lecture  du  volume.  Mais  com- 
ment s’arrêter  au  début  d’un  tel  drame? 

Oui,  drame,  et  drame  antique,  débutant  par  le  crime  et  finissant  par 
l’expiation.  Ne  voyez-vous  pas,  en  effet,  la  lutte  s’engager  dès  le  principe  : 
le  parti  constitutionnel  a une  crainte  instinctive  du  fils  d’Adolphe-Frédéric; 
il  place  auprès  de  lui,  pour  l’élever,  un  homme  sorti  de  son  sein;  celui-ci 
échoue.  Le  prince  héritier  se  rend  en  France,  où  son  antipathie  native  pour 
la  loi  qui  régit  son  pays  se  fortifie  du  spectacle  qu’il  a sous  les  yeux.  L’heure 
sonne  de  son  avènement  au  trône  : il  y monte,  et  le  premier  usage  qu’il  fait 
de  son  pouvoir  est  de  renverser  la  constitution  qui  le  lui  a donné.  Le  parti 
vaincu  courbe  la  tête,  mais  l’idée  que  ce  parti  représente  survit  et  s’incarne 
dans  l’âme  d’un  fanatique.  Vingt  ans  le  poignard  qui  se  levait  sur  la  tête  du 
roi  parjure  demeura  invisible;  mais  tout  à coup,  au  moment  où  succombait, 
en  France,  la  royauté  que  Gustave  s’était  proposée  pour  modèle,  le  poignard 
frappe,  et  c’en  est  fait  du  déscendanf  de  Gustave  Wasa  et  de  sa  dynastie. 

La  marche  ni  la  moralité  de  ce  drame  n’ont  été  senties  ici.  De  là,  malgré 
l’entraînement  des  faits,  une  certaine  pesanteur  dans  le  récit;  de  là  sur- 
tout le  vide  où  ce  récit  laisse  l’âme,  qu’aucune  grande  leçon  ne  vient  éle- 
ver ni  remplir. 


70-2 


REVUE  CRITIQUE . 


V 

Il  n’en  est  pas  ainsi  du  volume  où  MM.  Molé-Gentilhomme  et  Saint-Germain 
Leduc  racontent  la  fin  non  moinstragique  d’un  autre  prince,  voisin  et  contem- 
porain de  Gustave  III,  et  dont  la  couronne  éphémère  fut  aussi  une  couronne 
sanglante.  Les  sentiments  les  plus  élevés  respirent  dans  Catherine  II,  ou  la 
Russie  au  dix-huitième  siècle Les  auteurs  y flétrissent  avec  énergie  la 
princesse  impudique  et  cruelle  qui  arriva  au  souverain  pouvoir  en  passant 
sur  le  corps  de  son  époux  étranglé;  ils  déchirent  hardiment  ce  qui  reste  du 
masque  derrière  lequel  se  cacha  trente  ans  l’hypocrite  femme  de  Pierre  III, 
devant  qui  tout  le  dix-huitième  siècle  fit  fumer  son  encens  mercenaire,  et 
que  Voltaire  appelait  du  nom  sacrilège  de  Notre-Dame  de  Pétersbourg.  Mal- 
heureusement, si  leur  ouvrage  a la  noble  inspiration  de  l’histoire,  il  n’en  a pas 
l’imposante  autorité.  Au  lieu  de  faire  de  la  catastrophe  dePierrelIl  le  sujet  d’un 
récit  austère,  MM.  Molé-Gentilhomme  et  Saint-Germain  Leduc  ont  eu  la  déplo- 
rable idée  d’y  chercher  le  sujet  d’un  roman.  Les  études  auxquelles  ils  se  sont 
livrés  sur  cet  événement  n’ont  abouti,  pour  eux,  qu’à  leur  fournir  des  noms 
dont  ils  ont  fait  des  types  où  la  réalité  disparaît  pour  faire  place  à un  idéal  de 
pure  fantaisie.  Les  Orloff,  les  Worontzoff,  les  Ismaïloff,  sont  des  créations  qui 
ne  manquent  pas  de  valeur  au  point  de  vue  littéraire,  peut-être,  mais  qui  n’ont 
d’historique  que  le  fond  de  l’intrigue  où  ils  jouent  leur  rôle.  Le  feld-maré- 
chal  iMunich  reste  peut-être  plus  près  de  la  vérité,  mais  il  ne  figure  qu’au 
second  plan.  Quant  à la  princesse  Daschkoff,  qui  y pose  au  premier,  en  dépit 
de  tout  ce  que  l’on  sait,  et  de  ce  qu’elle  nous  a dit  elle-même  de  (son  carac- 
tère, au  fond  très-positif,  M.  Molé-Gentilhomme  et  son  collaborateur  l’ont 
transformée  en  une  sorte  d’illuminée  dont  l’exaltation  impose  aux  courti- 
sans les  plus  serviles  et  fascine  l’impératrice  elle-même.  Toutefois  le  person- 
nage le  moins  reconnaissable,  à coup  sûr,  c’est  Pierre  III.  Sous  la  plume  de 
nos  deux  écrivains,  le  stupide  Holstenois,  dont  la  rebutante  dépravation 
sera,  devant  l’histoire,  |une  circonstance^  atténuante  au  procès  de  Cathe- 
rine, se  trouve  changé  en  un  Allemand  rêveur,  au  cœur  tendre,  à l’âme 
douce,  un  peu  trop  épris  seulement  pour  l’exercice  à la  prussienne,  et 
auquel  il  ne  manqua,  pour  faire  le  bonheur  de  .ses  peuples,  'qu’une 
femme  qui  l’aimât  et  le  doublât  avec  une  affectueuse  discrétion.  Cette 
métamorphose  a-t-elle  eu  pour  objet  de  rendre  Catherine  plus  odieuse? 
Cela  était  bien  inutile  ; la  froide  perversité  de  cette  femme  suffit  à la  rendre 
exécrable. 

^ 1 vol.  in-12.  Paris,  Arnaud  de  Vresse,  rue  de  Rivoli 


REVUE  CRITIQUE. 


VI 

Cetto.  orgueilleuse  monarchie  des  tzars  moscovites,  qui,  depuis  trois 
cents  ans,  mais  depuis  Catherine  II  surtout,  aspire  à se  faire  le  centre 
du  monde  slave,  est-elle  slave  elle-même,  appartient-elle  par  le  sang  à ce 
groupe  de  peuples  braves  mais  malheureux,  dont  la  destinée  mystérieuse 
semble  avoir  été  de  lutter  toujours  contre  l'oppression  étrangère?  C’est  une 
prétention  qu’ont  toujours  repoussée  les  représentants  authentiques  de 
cette  race,  les  Polonais,  les  Bohèmes,  et  que  combat  énergiquement  encore 
l’auteur  anonyme  d’un  livre  intitulé  : Pologne  et  Rutliénie^.  Aujourd’hui 
que  les  questions  de  nationalité  sont  agitées  partout,  qu’on  cherche  à en 
faire  la  base  d’un  nouveau  droit  des  gens  et  que  les  nations  de  l’Europe 
vont  peut-être  bientôt  s’égorger  en  leur  nom,  il  rf’est  pas  sans  intérêt  d’étu- 
,dier  celle-ci  : peut-être  en  ce  moment  fait-elle  couler  le  sang  à Varsovie. 

Les  Slaves,  comme  les  Germains,  comme  les  Grecs  et  bien  d’autres  peu- 
ples, sont  originaires  de  l’Inde;  tout  porte  à croire  que  leur  arrivée  en  Eu- 
rope remonte  au  huitième  siècle  avant  notre  ère,  et  se  rattache  au  mou- 
vement de  migration  que  l’histoire  signale  à cette  époque  dans  la  haute  Asie. 
Néanmoins  les  Slaves  ne  datent  pour  nous  que  du  cinquième  siècle  après 
Jésus-Christ;  lorsqu’après  la  mort  d’Attila  le  tourbillon  de  l’invasion  s’é- 
claircit, on  les  voit  apparaître  à l’arrière-garde  des  envahisseurs  germains, 
moins,  toutefois,  comme  envahisseurs  que  comme  envahis  eux-mêmes 
et  entraînés  par  ^le  mouvement  de  l’invasion.  Les  contrées  qu’ils  occu- 
paient alors,  et  où  probablement  les  avaient  rencontrés  les  Germains, 
sont  celles  mêmes  où  nous  les  retrouvons  aujourd’hui,  c’est-à-dire 
l’espace  circonscrit  entre  la  mer  Noire,  le  Don,  l’Oka,  l’Elbe,  la  Saale, 
les  Alpes  carinthiennes  et  la  mer  Adriatique.  Enveloppés,  traversés  quel- 
quefois par  les  bandes  qui,  de  l’Orient  ou  du  Nord,  descendaient  sur  l’em- 
pire romain,  ils  n’en  furent  pas  déplacés;  car,  au  neuvième  siècle,  nous  les 
retrouvons  aux  mêmes  lieux.  Le  régime  sous  lequel  ils  vivaient  est  peu 
connu  ; ce  que  l’on  sait,  c’est  qu’ils  étaient  partagés  en  de  nombreux  États, 
qui  se  faisaient  des  guerres  fréquentes. 

A l’époque  dont  nous  parlons,  vers  850,  un  événement  se  passa  chez  les 
Slaves  du  nord  et  de  l’est,  qui  devait  avoir  pour  toute  la  race  les  plus 
graves  conséquences.  Des  aventuriers  Scandinaves,  connus  sous  le  nom  df 
Varègues,  c’est-à-dire  de  brigands,  qui  leur  fut  donnéparles  populations  qu’il:, 
ravagèrent,  se  montrèrent  successivement  àNovogorod,  à Polotsket  à Kieff, 

* 1 vol.  in-12.  Poris,  Firmin  Diclot. 


704 


REVUE  CRITIQUE. 


OÙ  ils  s’établirent  de  gré  ou  de  force  et  fondèrent  des  principautés.  Sortis  de 
la  province  de  Roslagen,  en  Suède,  ces  aventuriers  portaient  les  noms  de 
Boss  ou  de  Rouss,  qu’ils  imposèrent  peu  à peu  aux  contrées  où  ils  s’étaient 
établis.  De  ce  nom  latinisé  est  venu  celui  de  Ruthènes,  Ruthéniens  ou  Rus- 
siens,  sous  lequel,  à partir  du  douzième  siècle,  sont  désignés  chez  les  his- 
toriens les  Slaves  soumis  aux  Varègues. 

Le  régime  féodal  qu’avaient  importé  les  Varègues  n’avait  pas  introduit 
la  paix  chez  les  Slaves;  la  succession  de  leurs  princes  et  les  partages  qui 
en  étaient  la  suite  donnaient  lieu  à des  guerres  fréquentes  dans  lesquelles 
les  prétendants  prenaient  souvent  à leur  solde  des  mercenaires  de  races 
étrangères. 

Les  plus  redoutables  de  ces  étrangers,  et  en  môme  temps  les  plus  voisins, 
étaient  les  Tchoudes  ou  Finois,  peuples  de  race  ouralienne,  d’où  sont 
sortis  les  Toui'anes  ou  Turcs,  dont  la  guerre  a toujours  été  l’exclusif 
instinct.  Ces  barbares  touchaient  aux  confins  orientaux  des  Ruthènes, 
avec  lesquels  ils  avaient  de  fréqueiats  rapports.  Plusieurs  princes  varègues 
avaient  fait  chez  eux  de%  conquêtes  et  y avaient  recruté  des  auxiliaires 
formidables.  De  ce  nombre  fut  George  Dolgorouky,  fils  de  Wladimir  II, 
qui  fonda  sur  leur  territoire,  vers  le  milieu  du  douzième  siècle,  la  forteresse 
de  Moscou.  A partir  de  ce  moment,  les  princes  moscovites,  bien  que  de  même 
origine  que  les  autres  princes  ruthènes,  et,  comme  eux,  descendants  de 
Rourik,  devinrent  étrangers  aux  populations  sur  lesquelles  avait  régné 
leur  aïeul.  Leur  ambition,  leurs  entreprises  incessantes  sur  leurs  voisins, 
la  barbarie  sauvage  de  leurs  soldats  ouraliens,  païens  encore  pour  la  plu- 
part, les  rendaient  odieux  aux  Ruthènes,  depuis  longtemps  convertis  au 
christianisme.  La  prise  de  la  ville  sainte  de  Kieff,  livrée  durant  trois  jours, 
par  André  Bogolubsky,  le  fils  du  fondateur  de  Moscou,  à ses  bandes  sauvages, 
amena  une  rupture  définitive  entre  la  Moscovie  et  la  Ruthénie.  L’invasion 
mongole  qui  suivit  de  près,  et  rendit  les  Moscovites  tributaires  de  la  horde, 
consomma  la  séparation.  Les  Ruthènes  se  rejetèrent  vers  les  Slaves  occi- 
dentaux, vers  la  grande  et  chrétienne  république  de  Pologne.  Celle-ci  s’unit 
à la  Lithuanie,  prit  sous  sa  protection  l’Oukraine,  et  devint  le  centre  vivant 
du  monde  slave. 

Cependant  l’ambition  moscovite  ne  s’était  pas  éteinte  dans  la  servitude; 
à peine  délivrés  des  Mongols,  les  grands-ducs  de  Moscou  reprirent  leurs 
desseins  contre  les  États  formés  par  les  descendants  de  Rourik,  et,  le  nom 
de  Russie  ayant  prévalu  peu  à peu  sur  celui  de  Ruthénie,  Ivan  III  (1481)  se 
donna,  à défaut  de  mieux,  le  titre  de  tsar  de  toutes  les  Russies,  qui  dessinait 
nettement  ses  projets.  Les  revendications  implicitement  contenues  dans  ce 
titre  étaient  fondées  en  droit,  il  faut  le  reconnaître,  Ivan  III  étant  le  dernier 
des  princes  Rourikovitches . Du  reste,  il  argua  moins  de  ce  droit  que  de 
sa  force  : on  sait  par  quels  (moyens  il  s’annexa  la  république  slave  de 
Novogorod. 


IIEVÜE  CRITIQUE. 


705 


Ivan  IV  poursuivit  les  entreprises  de  son  père  et  engagea  contre  la  Po- 
logne, alors  en  possession  de  toutes  les  Rulhénics,  une  guerre  longue,  mais 
sans  résultats  importants. 

Les  révolutions  qui  suivirent,  à Moscou,  la  mort  de  ce  monstre,  purent 
faire  espérer  à la  Pologne  que  ce  serait  à elle  que  reviendrait  le  protectorat 
de  toutes  les  Russies.  En  1610,  la  Moscovie,  épuisée  par  la  guerre  civile,  et 
ayant  vu  périr  le  dernier  descendant  direct  de  Rourik,  avait  demandé  un 
souverain  à la  Pologne,  et  Sigismond  III  lui  avait  donné  sou  fils  Ladislas. 
Mais  la  Pologne  ne  triompha  pas  avec  assez  de  discrétion  ; l’esprit  mosco- 
vite se  réveilla,  et  une  réaction  à la  fois  politique  et  religieuse  éclata,  qui 
porta  au  trône  une  famille  indigène,  dans  le  génie  de  laquelle  se  person- 
nifia promptement  celui  du  pays. 

Avec  les  Romanoff,  recommencèrent  les  entreprises  de  la  Moscovie  contre 
les  provinces  ruthéniennes.  Une  persévérance  astucieuse,  une  merveilleuse 
adresse  à saisir  les  prétextes  ou  à les  faire  naître,  unehabileté  rare  à exploiter 
les  fautes  ou  les  imprudences  de  leurs  adversaires,  ont  conduit  les  princes  de 
cette  famille  à un  succès  qu’ils  n’eussent  point  osé  concevoir.  La  Moscovie 
possède  aujourd’hui,  après  deux  siècles  et  demi  d’intrigues,  de  violences 
et  de  perfidies,  non-sevüeinent  tous  les  pays  ruthènes,  c’est-à-dire  onze 
gouvernements  sur  les  quarante-trois  dont  se  compose  l’empire  russe,  mais 
la  Lilliuanie  entière  et  le  cœur  de  la  Pologne.  Son  regard  ambitieux  s’étend 
plus  loin  encore  : elle  convoite  les  Bohèmes,  les  Serbes,  les  Moraves,  les 
Slovaques,  tous  les  rameaux  épars  du  tronc  slave,  pour  les  fondre,  à la 
plus  grande  gloire  du  principe  des  nationalités,  dans  une  de  ces  unités 
monstrueuses  dont  la  génération  présente  appelle  la  réalisation  et  où  doit 
s’abîmer  la  liberté  du  monde. 

Mais  ce  prestigieux  principe  que  les  souverains  moscovites  arborent  avec 
un  si  beau  zèle,  les  Ruthènes  et  les  Polonais  le  retournent  contre  eux.  « Oui, 
s’écrient-ils,  le  temps  est  venu  pour  les  Slaves  de  vivre  par  eux-mêmes  et 
de  s’affranchir  du  joug  étranger.  Et  c’est  pour  cela  qu'ils  repoussent  le 
vôtre.  Le  nom  de  Slave  dont  vous  vous  parez  est  une  usurpation.  Le  sang 
qui  coule  dans  vos  veines  n’est  pas  le  nôtre;  mœurs,  instincts,  génie,  tout, 
même  les  traits  du  visage,  trahit  chez  vous  une  autre  origine » 

Nous  n’entrerons  pas  avec  l’auteur  du  livre  que  nous  avons  résumé  jus- 
qu’ici dans  l’examen  de  cette  question  d’ethnographie  : les  limites  de  cette 
revue  ne  le  pei’mettent  pas,  mais  nous  en  reconnaissons  la  légitimité.  Dans 
un  moment  où  le  droit  à l’indépendance  nationale  est  déclaré  le  plus  sacré 
de  tous,  les  Polonais  et  les  Ruthènes  sont  bien  autorisés,  ce  semble,  à pré- 
senter leurs  titres  et  à demander  la  révision  de  ceux  que  la  Russie  apporte 
à l’appui  de  ses  prétentions.  Nous  ne  voulons  pas  dire  que,  dans  le  cas 
où  il  ne  serait  pas  démontré  que  la  Moscovie  est  ouralienne,  elle  serait 
autorisée  à traiter  comme  elle  le  fait  les  Ruthènes  et  les  Polonais  : nous 
soutenons  au  contraire  que,  quelle  que  soit  son  origine,  elle  leur  doit  la  li- 


70G 


REVUE  CRITIQUE. 

berté  : comme  à des.  frères,  si  elle  est  slave,  — comme  à des  étrangers , si 
elle  ne  l’est  pas. 

Puisque  nous  en  sommes  à la  Russie,  et  n’avons  presque  pas  quitté  le  do- 
maine de  l’histoire,  nous  en  profiterons  pour  signaler  un  petit  volume  plein 
d’intérêt  que  M.  le  prince  Augustin  Galitzin  vient  d’ajouter  à sa  Bibliothèque 
russe  ; c est  l'Histoire  d'Eudoxie  Féodorovna,  première  épouse  de  Pierre 
le  Grand,  publiée  d’après  un  manuscrit  entièrement  inédit.  On  y trouvera 
des  particularités  nouvelles  sur  la  vie  de  cette  belle  et  malheureuse  femme, 
sur  la  condamnation  de  son  fils  le  tzarévitch  Alexis  , sur  les  mœurs 
de  la  cour  de  Russie,  et  même  sur  celte  famille  des  de  Lacroix,  dont  nous 
avons  raconté  ici  même,  il  y a quelques  mois,  l’étrange  et  pourtant  véridi- 
que histoire. 


VII 

Parmi  les  documents  historiques  qui  se  publient  en  si  grand  nombre,  nous 
avons  déjà  signalé  les  Mémoires  du  marquis  de  Pomponne  Le  deuxième 
volume  de  cette  importante  publication  vient  de  paraître,  accompagné 
comme  le  premier  d’une  introduction  excellente  et  de  notes  sobres  mais 
substantielles.  Ce  volume  contient  l’histoire  d’une  négociation  secondaire 
en  apparence,  mais  qui  se  rattachait  de  près  à la  politique  générale  de 
Louis  XIV,  dont  elle  éclaire  par  un  côté  les  vastes  perspectives.  Le  grand 
roi,  qu’on  n’appelait  pas  encore  ainsi,  car  il  n’était  qu’au  début  de  son  règne 
effectif  (on  était  en  1666),  avait  déjà  conçu  les  vastes  desseins  auxquels 
il  consacra  sa  vie,  et  qui  n échouèrent  pas  tous,  malgré  les  fautes  et  les 
malheurs  de  son  long  règne.  11  voulait  assurer  la  prédominance  de  la  France 
en  Europe,  et  veillait  de  près  à ce  que,  ni  sur  le  continent,  ni  sur  les  mers, 
il  ne  s’élevât  unç  puissance  capable  de  contre-balancer  la  sienne.  La  mer 
alors  était  aux  mains  de  l’Angleterre  et  de  la  Hollande,  qui  s’en  disputaient 
l’empire.  Ce  n’était  pas  directement,  mais  grâce  à leurs  alliances,  qu’elles 
pouvaient  l’emporter  l’une  sur  l’autre;  aussi  en  cherchaient-elles  partout, 
et  convoitaient-elles  particulièrement,  entre  autres,  celle  de  la  Suède,  qui, 
par  sa  marine  et  ses  possessions  en  Allemagne,  était  l’un  des  plus  considé- 
rables États  de  second  ordre.  Si  l’.Angleterre  l’obtenait,  elle  écrasait  la 
Hollande  et  devenait  maîtresse  de  l’Océan.  C’est  ce  qu’il  importait  à 
Louis  XIV  d’empêcher.  H résolut  donc  de  seconder  les  tentatives  des  Pro- 
vinces-Unies,  et,  dans  ce  but,  il  envoya  une  ambassade  extraordinaire  à 
Stockholm.  Le  marquis  de  Pomponne  fut  choisi  pour  cette  mission,  dont 

* Paris,  Frank,  l’ue  Richelieu. 

® Mémoires  du  marquis  de  Pomponne,  publiés  d’après  un  manuscrit  inédit  de  la  biblio- 
thèque du  Corps  législatif,  par  M.  Mavidal.  In-S”,  Paris,  Benjamin  Duprat,  cloître  Saint- 
Benoît. 


REVUE  CRITIQUE.  707 

l’affaiblissement  de  notre  ancienne  influence  en  Suède  rendait  le  succès  dif- 
ficile. La  France  n’avait  plus  guère  là  pour  elle  que  le  grand  chancelier  du 
royaume,  Magnus  de  la  Gardie,  qui  se  faisait  gloire  de  son  origine  française, 
et  jouissait  d’un  grand  crédit  auprès  de  la  reine  régente  ; homme  de  beau- 
coup d’esprit,  qui  était  né  éloquent  et  l’était  presque  en  toutes  sortes  de 
langues,  dit  le  marquis  de  Pomponne,  bien  fait  de  sa  personne,  adroit, 
civil,  honnête,  avec  un  air  de  grandeur  et  de  magnificence  qui  le  distinguait 
de  tout  ce  qu’il  y avait  de  plus  grand  à la  cour.  Contre  elle,  la  France  avait 
un  homme  qui  exerçait  une  action  presque  égale  à celle  de  la  Gardie  sur  les 
affaires,  le  sénateur  Bierenklau,  personnage  de  basse  naissance,  mais  instruit, 
laborieux,  entêté,  amoureux  de  son  opinion,  dont  il  ne^se  départait  presque 
jamais,  dit  le  maréchal  de  Gramont,  grand  et  prolixe  écrivain,  faisant  en  latin, 
sur  toutes  matières,  des  mémoires  qui  ne  finissaient  point,  et  qu’il  regardait 
néanmoins  comme  fort  nécessaires.  Bieranklau  avait  pénétré  avec  beaucoup 
de  sagacité  les  projets  ambitieux  du  roi  de  France,  et  pensait  qu’il  y avait 
danger  pour  la  Suède  à les  seconder.  Il  avait  entraîné  à son  avis  plusieurs 
des  régents  du  royaume  (le  roi  de  Suède  était  alors  mineur)  et  presque  tout 
le  sénat.  11  fallut  au  marquis  de  Pomponne  toute  sa  modération,  toute  sa 
grâce,  toute  son  habileté,  pour  ramener  ces  esprits  susceptibles  et  prévenus. 
La  relation  si  désintéressée  et  si  simple  qu’il  nous  a laissée  des  efforts  qu’il 
dut  faire  et  des  ménagements  qu’il  dut  garder,  pendant  trois  ans  que  dura 
cette  négociation,  pour  la  mener  à bonne  lin,  est  une  des  plus  intéressantes 
leçons  qu’on  puisse  offrir  à la  méditation  des  diplomates. 

Cette  relation  qui  pivote  autour  de  la  Suède,  mais  avec  un  large  dévelop- 
pement de  rayon,  touche  à tous  les  événements  contemporains  de  l’Europe, 
et  fournit  sur  la  plupart  des  renseignements,  sinon  toujours  neufs,  au 
moins  toujours  intéressants  : d’abord  et  naturellement  sur  l’alliance  de  la 
Hollande  avec  le  Danemark,  ménagée  parla  France;  sur  la  campagne  des 
Hollandais  contre  l’Angleterre;  sur  la  bataille  des  quatre  jours  et  la  défaite 
de  Buyter  ti’ahi  par  Tromp,  après  son  audacieuse  expédition  dans  la  Ta- 
mise; sur  l’incendie  de  Londres;  sur  les  efforts  de  Louis  XIV  pour  donner 
le  prince  de  Condé  pour  roi  à la  Pologne,  dont,  par  une  divination  de  gé- 
nie, il  prévoyait  et  redoutait  le  futur  partage-,  enfin  sur  l’invasion  des  Pays- 
Bas  et  le  traité  d’Aix-la-Chapelle.  Tous  ces  événements  s’enchaînent  si  natu- 
rellement sous  la  plume  du  diplomate,  et  s’éclairent  si  bien  l’un  par  l’autre, 
qu’on  est  conduit  du  premier  au  dernier  sans  presque  s’en  apercevoir.  Ce 
qui,  outre  l’ensemble  et  le  lien  des  faits,  ajoute  à l’attrait  de  cette  revue 
politique  de  l’Europe,  c’est  la  piquante  nouveauté  de  certains  détails  et 
l’originalité  de  certaines  révélations  sur  les  personnages  du  temps. 

Il  nous  semble  que,  dès  ce  moment,  les  Mémoires  du  marquis  de  Pom- 
ponne sont  jugés,  et  que,  pour  être  différents  de  la  plupart  de  ceux  que 
nous  possédons  sur  le  dix-huitième  siècle,  ils  n’en  sont  pas  moins  précieux. 

P.  Douhaire. 


MÉLANGES 


Lk  PHILOLOGIE  COMPARÉE. 

De  l’Origine  du  langage,  par  M.  Ernest  Renan. 

Au  nombre  des  sciences  que  l’on  cultive  avec  le  plus  d’ardeur  aujour- 
d’hui, il  en  est  une  qui  date  à peine  de  quarante  ans  et  qui  déjà  a pris  rang 
parmi  les  plus  importantes  : c’est  la  philologie  comparée.  L’estime  dont 
elle  jouit  est  légitime.  Cette  science,  en  effet,  est  appelée  à servir  les  inté- 
rêts les  plus  chers  et  les  plus  élevés  de  l’humanité;  elle  touche  aux  ques- 
tions qui  préoccupent  le  plus  en  ce  moment  le  monde  ; l’origine  et  l’unité 
du  genre  humain,  le  droit  à la  liberté  et  la  légitimité  de  l’esclavage,  sont  des 
problèmes  qui  relèvent  d’elle  et  dont  la  solution  dépendra  des  principes 
qu’elle  pourra  poser.  En  effet,  si  la  philologie  comparée  établit  que,  loin 
d’être  sortie  d’une  première  et  unique  langue,  Iqs  idiomes  humains  appar- 
tiennent à des  familles  radicalement  séparées,  il  s’ensuivra  qu’il  n’y  a pas 
de  communauté  entre  les  diverses  races  d’hommes,  qu’il  en  existe  de  con- 
stitutivement  inférieures  aux  autres,  et  que,  par  conséquent,  l’esclavage  est 
de  droit  naturel!  D’autre  part,  si  les  langues  n’ont  pas  une  identité  d’ori- 
gine, le  dogme  de  la  création  de  l’homme  disparaît  pour  faire  place  au  sys- 
tème des  naissances  spontanées,  qui  rabaisse  l’humanité  au  niveau  des 
animaux  et  des  plantes.  Enfin,  si  le  langage  n’est  pas  originellement  un,  la 
source  divine  de  la  raison  est  anéantie,  et  la  sensation  progressivement 
élaborée  devient  le  principe  générateur  des  idées. 

On  voit,  par  ce  simple  aperçu,  que  nous  n’avons  commis  aucune  exagé- 
ration en  classant  la  philologie  comparée  au  nombre  des  sciences  qui 


MÉLANGES. 


709 

intéressent  le  plus  rhumanité,  et  l’on  peut  connaître  combien  il  importe- 
rait qu’elle  ne  quittât  pas  les  régions  sérieuses  de  l’étude  et  ne  descendît 
point,  comme  l’ont  fait  trop  souvent  chez  nous  les  autres,  dans  l’arène  pas- 
sionnée des  systèmes  et  des  intérêts  privés.  Il  n’en  est  rien,  malheureuse- 
ment, et,  si  une  chose  ressort  clairement  du  livre  dont  nous  avons  inscrit  le 
titre  en  tête  de  ce  travail,  c’est  qu’à  peine  née,  la  philogogie  comparée  s’est 
dcyà  enrôlée  au  service  d’opinions  et  de  ressentiments  individuels. 


I 

Au  fond,  le  livre  de  M.  Renan  a pour  objet  l’origine  du  langage.  C’est  là 
un  beau  sujet  et  bien  digne,  ce  semble,  des  recherches  de  la  linguistique 
comparée.  Mais,  dans  l’état  en  quelque  sorte  embryonnaire  où  elle  se 
trouve,  peut-elle  avoir  la  prétention  de  l’aborder  avec  autorité?  Pour  nous 
permettre  aucune  généralisation  sur  le  langage,  nous  savons  encore  trop 
peu  de  langues,  relativement  au  nombre  de  celles  qu’on  parle  sur  la  surface 
du  globe,  et  même  celles  que  nous  connaissons  déjà,  le  sanskrit,  par 
exemple,  et  l’hébreu,  nous  ne  les  connaissons  pas  encore  d’une  manière 
assez  approfondie  dans  leur  structure  et  leur  génie.  On  n’a  pas  encore  ex- 
pliqué d’une  manière  pleinement  satisfaisante  la  raison  du  jeu  des  organes 
dans  l’articulation  si  infiniment  délicate  des  combinaisons  des  consonnes 
indiennes,  comme  aussi  on  n’a  pas  résolu  le  problème  des  racines  trilittères 
dans  la  formation  des  langues  sémitiques. 

Puis,  il  faut  bien  le  dire,  l’origine  du  langage  échappe,  au  fond,  à toute 
investigation  scientifique^  elle  se  dérobe  à nos  recherches  dans  une  région 
où  la  science  proprement  dite  n’a  pas  d’accès.  En  effet,  si  le  langage,  comme 
il  faut  bien  le  reconnaître,  est  naturel  à l’homme  au  même  titre  que  la  pen- 
sée, l’homme  a parlé  dès  qu’il  a pensé;  d’où  il  suit  que  l’origine  du  langage 
se  confond  avec  celle  de  l’homme  même,  et  que,  par  conséquent,  elle  pré- 
sente une  question  antihistorique  dans  le  sens  le  plus  rigoureux  du  mot. 
L’homme  ne  s’est  pas  vu  créer,  et  c’est  ainsi  que,  faute  de  pouvoir  opérer 
sur  le  terrain  positif  des  données  historiques  ou  expérimentales,  la  science 
sera  à jamais  impuissante  à démontrer  le  comment  de  l’origine  du  langage. 

Cependant  cette  difficulté  n’en  est  pas  une  pour  M.  Renan.  Pour  lui,  le 
langage  est,  dans  son  origine  aussi  bien  que  dans  ses  développements,  une 
œuvre  qui  exclut  la  coopération  de  Dieu;  c’est  le  résultat  des  forces  de  la 
nature.  Tout  ce  qui  concerne  cette  faculté  rentre  dans  l'histoire  naturelle  et 
forme  un  nouveau  paragraphe  à ajouter  au  chapitre  de  l’homme.  Selon 
M.  Renan,  le  langage  s’est  manifesté  spontanément  dans  l’homme  et  sur 
autant  de  points  qu’il  y a,  suivant  lui,  de  familles  ethniques  « irréductibles 
l’une  à l’autre;  » le  langage  naquit  à un  certain  degré  de  développement 


710 


MÉLANGES. 


de  la  vie  psychologique,  d’une  manière  nécessaire  et,  pour  ainsi  dire,  aveugle, 
comme  la  fleur  dans  le  bouton,  le  chêne  dans  le  gland,  l’être  dans  son 
germe.  « 11  y aurait  à créer,  dit-il,  une  embryogénie  de  l’esprit  humain.  » 

Cependant  il  est  un  fait,  c’est  que  l’enfant  apprend  sa  langue,  que  la  vo- 
lonté de  l’enfant  a part  dans  cet  apprentissage,  et  que  l’humanité  naît  dans 
l’enfant  d’une  manière  toujours  identique  à elle-même.  Ce  fait,  si  facile  à 
constater,  aurait  dû  faire  réfléchir  M.  Renan  et  lui  enseigner  que  le  langage 
a dû  se  produire  à l’origine  d’une  manière  analogue  à celle  que  nous  obser- 
vons aujourd’hui!  Le  premier  homme  a donc  appris  sa  langue.  Mais,  s’il 
l’a  apprise,  si  quelqu’un  la  lui  a enseignée,  qui  est-ce?  En  disant  que  c’est 
Celui  qui  a la  parole  par  essence,  qui  est  la  Parole  même,  le  Verbe,  il 
me  semble’ qu’on  [émet  une  proposition  assez  philosophique,  et  que,  au 
lieu  de  rejeter  comme  un  mythe  poétique,  le  récit  de  la  Genèse,  M.  Re- 
nan aurait  dû  le  méditer  plus  profondément.  Du  reste,  nous  convenons 
que  l’enseignement  du  langage  ne  s’est  pas  fait  par  la  révélation,  c’est-à- 
dire  par  une  communication  purement  surnaturelle.  Ce  qu’on  voit  dans  le 
récit  génésiaque,  c’est  « l’homme  agissant  par  ses  propres  forces,  sous 
la  présidence  de  Dieu.  » Saint  Paul  nous  confirme  dans  cette  interprétation, 
car  il  dit  que  les  manifestations  primitives  de  Dieu  se  sont  opérées  par  des 
agents  naturels,  par  le  moyen  des  choses  visibles  : per  ea  quæ  facta  sunt. 

Il  convient  de  rester  sur  ce  terrain.  Rappelons-y  M.  Renan,  qui  le  déserte 
sans  cesse  avec  une  habile  dextérité.  C’est,  selon  lui,  la  raison  spontanée, 
l’action  spontanée,  l’activité  spontanée  (p.  98  étal.},  qui  est  la  puissance 
créatrice  du  langage.  Mais  qu’est-ce  que  la  spontanéité?  Écoutons  l’élégant 
écrivain  ; « La  spontanéité,  c’est  le  Dieu  caché,  la  force  infinie,  qui,  agissant 
en  l’absence  ou  durant  le  sommeil  de  l’âme  individuelle,  produit  de 
merveilleux  résultats  et  défie  la  science  de  comprendre  ce  que  la  nature 
a produit  sans  effort.  » 

Cette  plu’ase  est  curieuse  à plus  d’un  titre.  D’abord  M.  Renan  y confond 
et  brouille  les  notions  les  mieux  définies  et  les  plus  universellement  accep- 
tées. Le  Dieu  caché,  la  force  infinie  et  la  nature,  sont  pour  lui  une  seule  et 
même  chose.  Si  ce  n’est  pas  là  du  panthéisme  et  du  panthéisme  matérialiste, 
je  ne  sais  ce  que  c’est.  Puis,  dans  son  ensemble,  la  phrase  nous  offre  un 
spécimen  de  cette  théosophie  mystique  qui  a été  de  tout  temps  fort  connue 
dans  l’Inde  et  dont  la  mâyâ-yôga  des  Upaiiishats  est  le  pivot  en  même  temps 
que  l’agent.  La  phrase  a un  tel  parfum  "de  terroir,  qu’on  la  croirait  prise 
dans  quelque  passage  de  la  Rhagavad-Gîtâ  ou  de  la  Çvetâçvatara-üpanishat, 
où  l’absence  et  le  sommeil  de  l’âme  jouent  un  rôle  considérable.  Dans  cet 
état,  on  n’agit  pas  plus  qu’on  ne  fait  agir  ; l’âme  ne  fait  quoi  que  ce  soit, 
naîva  kintchit,  elle  est  dans  le  brahmanirvdnam,  l’absorption  en  Brahma. 

Prenons  cependant  la  définition  telle  quelle,  et  demandons-nous  si  la 
spontanéité  comprise  ainsi  est  possible.  On  ne  saurait  l’admettre.  Qui  ne  voit 
en  effet  que  cette  spontanéité-Ià  est  la  mort  de  la  liberté  humaine?  Or  cette 


MÉLANGES.  711 

liberté,  qui  est  un  attribut  inaliénable  de  l’homme,  a eu  certainement  un  rôle 
à remplir,  sinon  dans  l’origine  du  langage  en  tant  que  faculté  linguistique, 
du  moins  dans  l’application  de  cette  faculté.  M.  Renan,  tout  rempli  de  l’idée 
de  sa  spontanéité  inconsciente,  énonce  donc  une  erreur  capitale  en  compa- 
rant le  développement  du  langage  à celui  de  la  plante  ou  de  l’animal,  sans 
compter  qu’il  contredit  cette  erreur  par  une  autre  non  moins  grave  en  pré- 
tendant que  l’humanité  a créé  le  langage. 

L’homme,  créé  avec  la  faculté  du  langage,  a parlé  naturellement  et  non 
nécessairement,  et  parler'  n’est  pas  une  variété  de  caqueter,  de  glousser,  de 
croasser  ou  de  crier.  Sans  doute,  il  n’y  a point  eu  dans  la  mise  en  œuvre  de 
la  faculté  linguistique  l’emploi  d’un  procédé  réfléchi  au  sens  rigoureux  de 
ce  mot;  il  n’y  a pas  eu  « de  perception  claire  du  but  à atteindre  et  des 
moyens  à employer.  » Néanmoins,  comme  tout  est  motivé,  comme  tout  est 
intelligent  dans  le  langage,  il  faut  bien  convenir  que  rien  ne  s’y  est  fait  aveu- 
glément et  par  cette  sorte  d’impulsion  fatale  qui  se  manifeste  dans  le  langage 
des  animaux.  La  liberté  humaine  est  intervenue  à un  degré  quelconque  dans 
l’origine  du  langage  humain,  et  parce  qu’il  est  impossible  de  détenniner  ce 
degré  avec  une  rigeur  mathématique,  on  n’est  pas  excusable  de  nier  le  fait. 


11 

Il  y a un  fait  positif,  nous  l’avons  vu  déjà,  c’est  que  l’enseignement  du 
langage  aux  premiers  hommes  s’est  fait  par  l'intermédiaire  de  la  nature, 
per  ea  quae  facta  sunt.  C’est  en  présentant  à l’homme  le  spectacle  de  la  na- 
ture, en  le  plaçant  en  face  de  cette  vie  et  de  ce  mouvement  qui  animent  in- 
cessamment la  création,  que  le  Créateur  sut  engager  l’homme  à la  réflexion. 
C’est  dans  ce  retour  de  l’homme  sur  lui-même  qu’il  faut  voir,  selon  moi , le 
moment  déterminant  de  l’enseignement  divin.  Il  semble  évident  en  effet 
que  [la  manière  d’intéresser  la  pensée  humaine  n’a  pu  dépendre  que  de 
Dieu  seul.  Lui  seul,  en  outre,  pouvait  savoir  à quel  degré  il  fallait  inciter 
l’esprit  de  sa  créature  intelligente  poui‘  que  l’activité  intérieure  réagît  avec 
mesure  sur  la  faculté  linguistique  et  laissât  à la  liberté  une  latitude  suffi- 
sante pour  imprimer  au  langage,  résultat  naturel  du  contact  de  la  pensée 
et  delafaculté  linguistique,  le  caractère  d’une  œuvre  personnelle.  Et,  quel- 
que court  qu’ait  été  l’instant  de  cette  opération  complexe,  il  suffît  à la  li- 
berté humaine  pour  marquer  le  langage  de  son  cachet  propre.  Tout  en  ad- 
mettant donc  avec  M.  Renan  que  le  langage  s’est  « formé  d’un  seul  coup,  » 
en  apparence  du  moins,  et  qu’il  a eu  dès  l’abord  « le  plus  haut  degré  de  syn- 
thèse, » nous  ne  pouvons  accorder  que,  à cause  de  cette  sorte  d’instanta- 
néité et  de  cette  synthèse,  il  y ait  eu,  du  côté  de  l’homme,  « absence  de 
toute  réflexion.  » S’il  en  avait  été  ainsi,  l’homhie  aurait  été  ni  plus  ni  moins 


712 


MÉLANGES. 


qu’une  machine,  il  aurait  agi  aveuglément  ou  par  instinct,  et  le  ttirpe  pecus 
d’Horace  lui  serait  parfaitement  applicable. 

Or  le  document  biblique,  d’accord  avec  la  voix  de  notre  conscience  elle 
sentiment  universel,  est  positif;  « Dieu  créa  l’homme  selon  son  image:  c’est 
à l’image  de  Dieu  qu’il  le  créa  ‘ obàin, 

Si  la  première  langue  avait  eu  le  caractère  impersonnel,  spontané 
ou  nécessaire,  si  elle  avait  été  l’œuvre  de  « l’instinct  » de  « l’aveugle  fa- 
talité, » qui  ne  voit  qu’elle  aurait  eu  le  même  caractère  constitutif  que  les 
cris  des  animaux,  qu’elle  aurait  été  invariable  à tout  jamais  ? Les  lions,  les 
chevaux,  etc.,  rugissent  ou  hennissent  aujourd’hui  comme  ils  ont  rugi  ou 
henni  au  premier  jour,  je  suppose.  Mais  la  langue  humaine,  et  c’est  là 
une  démonstration  invincible  de  l’intervention  de  la  liberté  morale  dans 
l’acte  qui  la  constitua,  la  langue  humaine  est  susceptible  d’une  diversité 
radicale  si  complète,  que  parfois  on  dirait,  en  comparant  deux  idiomes,  le 
toltèque  par  exemple  et  le  sanskrit,  qu’on  a pris  à tâche  de  les  différencier 
l’un  de  l’autre.  Or,  si  ces  langues,  si  dissemblables,  qu’elles  ne  semblent  pas 
appartenir  à la  même  espèce  d’êtres,  sont  le  fruit  de  la  spontanéité  incon- 
sciente et  instinctive;  pourquoi  la  spontanéité  ou  l’instinct  n’opère-t-elle  pas 
le  même  résultat  chez  les  animaux,  suivant  leur  espèce?  Est-ce  qu’il  y aurait 
deux  spontanéités?  une  spontanéité  pour  les  hommes  et  une  spontanéité 
pour  les  brutes?  Si|vous  admettez  [le  principe  du  dualisme  sur  ce  point, 
soyez  conséquent,  établissez-le  aussi  pour  le  contraire  de  la  spontanéité, 
pour  la  conscience,  et  dites  qu’il  y a deux  consciences. 


III 

L’inconséquence  est  d’ailleurs  le  vice  capital  des  ouvrages  ,théoriques  de 
M.  Renan  et  en  particulier  de  celui-ci;  l’auteur  y soutient  le  oui  et  le  non. 
Ainsi  il  voit  dans  la  parole  « l’œuvre  de  l’homme  » et  « l’impression  vivante 
de  la  Divinité.  » Qu’est-ce  à dire,  sinon  que  l’homme  a coopéré  par  sa  liberté 
à l’enseignement  de  Dieu?  On  le  croirait,  mais  voilà  que  cette  parole  qui  est 
l’œuvre  de  l’homme  est  en  même  temps  « l’œuvre  des  forces  internes  de  la 
nature  humaine,  agissant  sans  conscience.  » Ensuite,  combattant  la  théorie 
du  dix-huitième  siècle,  qui  présentait  les  langues  comme  une  œuvre  faite  de 
propos  délibéré,  ce  qui  est  exagérer  la  part  que  prit  la  conscience  à la 
mise  en  œuvre  de  la  faculté  linguistique,  il  revient  à « l’activité  spontanée,  » 
qu’il  considère  dans  l’homme  comme  la  « force  brute  » qui  a amené  le  ré- 
sultat sous  la  « direction  d’en  haut,  » 

Voilà  donc  encore  l’intervention  divine  fort  clairement  indiquée  dans  les 
origines  du  langage,  et  on  s’attend  à voir  l’auteur  arriver  enfin  à distinguer 
nettement  l’élément  divin,  l’élément  humain  et  l’élément  spontané.  On  se 


I MÉLANGES.  ' 743 

I trompe;  il  n aboutit  qu’à  ce  nuage  philosophique  ; « Le  véritable  auteur 
I des  œuvres  spontanées  de  la  conscience,  c’est  la  nature  humaine,  ou,  si  Von 


j aime  mieux,  la  cause  supérieure  de  la  nature.  A cette  limite,  ü devient 
1 indifférent  d'attribuer  la  causalité  ci  Dieu  ou  ci  l'homme.  Le  spontané  est  à 
^ La  fois  divin  et  humain.  Là  est  le  point  de  conciliation  d’opinions  incom- 


plètes plutôt  que  contradictoires,  qui,  selon  qu’elles  s’attachent  à une  face 
du  phénomène  plutôt  qu’à  l’autre,  ont  tour  à tour  leur  part  de  vérité  » 
(P.  94.) 

Ce  (V  tour  à tour  » est  charmant!  Si  les  quelciues  lignes  que  nous  venons 
de  citer  pouvaient  jamais  acquérir  force  d’autorité,  il  n’y  aurait  plus  ni 
religion,  ni  philosophie,  ni  science  d’aucune  sorte;  nous  pouvons,  ce 
semble,  nous  dispenser  de  le  démontrer. 


IV 


Nous  avons  dit  que  la  conscience  ou  la  liberté  est  intervenue  dans  l’origine 
du  langage;  mais  nous  ne  songeons  pas  à soutenir  c^ue  cette  intervention  ait 
eu  lieu  aussi,  quant  aux  détails  linguistiques.  Pour  être  l’œuvre  de  la  con- 
science humaine,  il  suffit  que  le  langage  ait  reçu  l’empreinte  de  la  con- 
science, au  moment  où  il  naquit.  Marqué  au  coin  de  la  liberté,  le  moment 
principal  rejaillit  avec  son  caractère  sur  tous  les  moments  successifs  ; le  pli 
est  pris  et  se  retrouvera  dans  tout  ce  qui  en  sortira  jusqu’à  l’épanouissement 
complet  de  l’œuvre.  Ceci  peut  se  vérifier  par  l’observation.  N’est-il  pas  vrai, 
en  effet,  que  le  caractère  de  toute  langue  se  retrouve  dans  chacune  de  ses 
parties  essentielles?  La  philologie  comparée  détermine  avec  certitude  le 
caractère  d’une  langue  entière,  dès  qu’elle  aura  pu  en  examiner  un  trait 
essentiel.  C’est  ce  trait  essentiel,  produit  instantané  du  contact  de  la  faculté 
linguistique  avec  l’agent  providentiel,  qui  constitue  la  part  delà  liberté  dans 
les  origines  du  langage,  et  ce  trait  se  développant  ensuite  comme  un  germe 
de  vie,  sous  l’influence  d’une  infinité  de  circonstances  tant  extérieures 
qu’intérieures,  il  en  résulte  une  variété  de  procédés  si, grande,  que  F.  Schlegel 
a pu  dire  avec  vérité  que,  « dans  le  nombre  des  langues, ^on  en  trouverait  à 
peine  une  qui  ne  pût  être  employée  comme  exemple  pour  confirmer  Lune 
des  hypothèses  imaginées  sur  l’origine  des  langues.  » 

Mais  nous  voilà  sur  le  terrain  des  langues,  qu’il  convient,  dans  l’intérêt  de 
la  vérité,  de  distinguer  du  langage,  dans  la  première  acception  du  mot. 
Dans  l’origine,  la  langue  se  confond  avec  le  langage  en  une  complète  iden- 
tité ; il  n’y  eut  qu’une  seule  langue  et  une  seule  manière^  de  s’en  servir,  un 
seul  langage.  Mais  ensuite,  et  quoique  le  langage  restât  toujours  le  même, 
parce  que  l’être  humain  demeure  identique,  il  y eut,  par  la  force  d’un 
événement  historique  allant  toujours  en  se  développant  dans’ ses  consé- 


Décembre  1861. 


47 


714  MÉLANGES. 

quences,  a autant  de  dialectes  que  de  familles,  je  dirais  presque  d’indi- 
vidus. » Je  me  sers,  comme  on  voit,  d’une  phrase  de  M.  Renan,  parce 
qu’elle  exprime  le  fait  que  je  veux  énoncer;  seulement,  ce  fait,  qui  pour 
nous  découle  de  l’abus  que  l’homme  fit  de  sa  liberté  morale,  est  pour 
M.  Renan  le  fait  principiel. 

Pour  ne  vouloir  pas  reconnaître  la  cause  historique  du  trouble  qui  dé- 
truisit la  beauté  et  l’harmonie  de  l’humanité  primitive  et  se  manifesta 
nécessairement  aussi,  par  contre-coup,  dans  le  langage,  M.  Renan  est  obligé 
de  placer  fort  gratuitement  les  premiers  hommes  aux  plus  bas  échelons  de 
la  nature  et  de  les  assimiler  anx  sauvages.  Toutefois  le  tu7ye  pecus  lui 
répugne,  et  il  dote  ses  premiers  hommes  « créateurs  du  langage  » d’un  état 
sensitif  exempt  du  « grossier  matérialisme,  ne  comprenant,  ne  sentant  que 
le  corps.  » fP.  130.)  « La  sensibilité,  dit-il,  était  chez  eux  d’autant  plus 
délicate  que  les  facultés  rationnelles  étaient  moins  développées.  Les  sens 
du  sauvage  saisissent  mille  nuances  imperceptibles  qui  échappent  aux  sens 
ou  plutôt  à l’attention  de  l’homme  civilisé.  » (P.  140.)  L’auteur  cite  cepen- 
dant un  passage  de  F.  Schlegel  qui  aurait  dû,  à défaut  de  la  Rible,  le  dé- 
tourner de  rapprocher  les  premiers  hommes  des  sauvages.  « L’intelligence 
la  plus  claire  et  la  plus  pénétrante,  dit  M.  Schlegel,  a existé  dès  le  commen- 
cement parmi  les  hommes.  » C’étaient  donc  des  hommes  parfaits,  et,  alors 
même  qu’ils  déchurent,  ils  ne  devinrent  pas  pour  cela  des  sauvages,  ni 
comparables  aux  sauvages.  De  longs  siècles  ont  dû  se  passer  avant  qu’une 
branche  de  l’humanité  descendît  assez  has  pour  ne  vivre  plus  que  de  la  vie 
sensitive.  L’homme,  constitué  en  société  dès  l’abQrd,  a dû  résister  à une 
telle  métamorphose  de  toute  la  vertu  des  traditions  du  foyer,  et  ce  n’est 
que,  dispersé  dans  les  solitudes  par  petits  groupes  ou  par  familles  morce- 
lées çà  et  là,  qu’il  succomba  enfin  aux  assauts  incessants  de  la  nature  maté- 
rielle. 

Il  y a ainsi  amplement^à  reprendre  chez  M.  Renan,  même  dans  les  cha- 
pitres qui  offrent  un  intérêt  scientifique  incontestable.  Au  chapitre  V, 
l’auteur  explique  d’une  manière  fort  lucide  la  formation  linguistique  qui 
s’accomplit  par  la  métaphore,  qui,  comme  il  le  dit,  est  le  grand  procédé. 
La  démonstration  qu’il  en  fait  sur  l’hébreu  et  sur  d’autres  langues  ne  laisse 
presque  rien  à désirer. 

Le  chapitre  VI,  qui  traite  de  la  formation  par  onomatopée,  est  certes  aussi 
d’une  lecture  attrayante;  mais  ici,  comme  ailleurs,  la  science  ne  réussit 
à M.  Renan  qu’autant  qu’il  reste  sur  le  terrain  technique,  et  encore  ! Ce 
qu’il  dit,  par  exemple,  du  sanskrit,  dont  certains  mots,  suivant  lui,  sem- 
blent n’avoir  eu  qu’un  sens  métaphysique  (p.  144,  155),  est  erroné,  bien 
qu’il  s’appuie  d’un  passage  de  F.  Schlegel.  Le  sanskrit  n’est  pas  plus  « im- 
médiat » de  formation  que  les  autres  langues,  même  en  le  prenant  dans  les 
hymnes  les  plus  anciens  des  Védas.  Le  « reflet  si  pur  du  génie  arien  pri- 
mitif, » en  cherchant  son  expression  linguistique,  a dû  s’accommoder  à 


MELANGES, 


715 

une  image  sensible  tout  autant  que  dans  l’hébreu,  qui  possède  du  moins,  et 
c est  beaucoup,  le  nom  le  plus  métaphysique  qu’aucune  langue  ait  jamais 
formé,  le  nom  de  Jéhovah.  Celle  appellation  est  vraiment  le  clief-d’œuvre  de 
langue  humaine,  car  non-seulement  elle  désigné  Dieu  comme  l’üitre,  mais 
encore  elle  détermine  et  personnifie  l’Être  sans  l’aide  d’aucune  image  im- 
médiatement sensible  : Siim  qui  sum . 


V 

Le  chapitre  VII,  qui  traite  delà  synthèse  des  langues  primitives,  ne  me 
paraît  pas  toujours  répondre  aux  données  de  la  science.  Ce  que  l’auteur  dit 
de  la  marche  des  langues  anciennes  de  la  synthèse  vers  l’analyse  est  trop 
systématique.  Les  trois  pages,  entre  autres,  sur  le  sanskrit  et  les  idiomes 
qui  en  seraient  dérivés,  offrent  bien  des  inexactitudes  de  linguistique  histo- 
rique. 11  n’est  nullement  probable  que  les  langues  prâkrites  soient  dérivées 
du  sanskrit  ; c’est  bien  plutôt  le  contraire  : le  sanskrit  est  une  langue  prâ- 
krite  populaire  ou  perfectionnée  et,  partant,  plus  moderne  . C’est  une  grande 
question  (et  que,  pour  ma  part,  je  résous  négativement)  que  de  savoir  si 
nous  avons  les  hymnes  les  plus  anciens  et  les  plus  authentiques  des  Védas 
dans  l’idiome  où  ils  furent  composés.  Je  crois  que  nous  ne  les  possédons 
que  dans  la  langue  du  temps  où  ils  furent  recueillis,  temps  qui  est  celui 
du  brâhmanisme,  postérieur  et  de  beaucoup  à la  religion  des  pasteurs  aryens 
ou  védiques.  Il  en  est  de  même  sans  doute  aussi  des  premiers  documents 
de  la  Bible.  L’auteur  appelle  l’hébreu  le  type  le  plus  ancien  des  langues  sémi- 
tiques (p.l64).  lime  semble  que  le  type  le  plus  ancien  connu  de  ces  langues 
doit  être  évidemment  la  langue  que  parlaient  les  Térachites,  l’araméen  par 
conséquent.  Quand  Abraham  vint  en  Chanaan,  il  parlait  l’araméen,  puis- 
qu’il venait  d’Aram  ; mais  lui  .et  ses  descendants  durent  forcément  adopter 
la  langue  du  peuple  au  milieu  duquel  ils  s’établirent,  la  langue  des  Chana- 
néens.  On  parle  toujours  la  langue  du  pays  où  l’on  vit.  Or,  le  chananéen 
était,  smvant  toute  apparence,  du  phénicien  pur.  La  langue  des  Israélites, 
l’hébreu,  était  donc  du  phénicien,  ou  du  moins  un  dialecte  phénicien,  un 
idiome  chamite,  par  conséquent,  et  ne  peut  être,  dès  lors,  le  type  des 
langues  sémitiques. 

Relevons  encore  ce  que  M.  Renan  dit  à la  page  155  : « L’agglutination 
dut  être  le  procédé  dominant  du  langage  des  premiers  hommes,  comme  la 
synthèse,  ou  plutôt  le  syncrétisme,  fut  le  caractère  de  leur  pensée.  » Il  y a 
là  une  erreur  évidente.  L’agglutination  correspond  bien  au  syncrétisme, 
mais  elle  n’a  aucun  rapport  avec  la  synthèse.  Le  caractère  de  la  synthèse 
est  la  perfection  de  la  composition,  et  elle  correspond  ainsi  à la  plénitude 
morale  de  la  pensée.  La  synthèse  la  mieux  constituée  fut  donc  un  des  carac- 


716  MÉLANGES. 

tères  les  plus  marquants  du  langage  des  premiers  hommes,  parce  que  ces 
hommes  étaient  hommes  dans  l’acception  la  plus  parfaite  du  mot.  Dans 
l’agglutination,  au  contraire,  qui  correspond  au  syncrétisme  de  la  pensée, 
à un  rapprochement  d’éléments  hétérogènes,  nous  reconnaissons  les  carac- 
tères de  la  perversion,  la  barbarie  ; d’où  il  suit  qu’elle  n’a  pas  de  place  dans 
la  langue  des  premiers  hommes. 

Le  chapitre  VIll  est  encore  d’un  grand  intérêt  scientifique,  sauf  toujours  la 
confusion  que  fait  l’auteur  de  la  langue  des  premiers  hommes  avec  les  lan- 
gues qui  se  sont  constituées  ensuite.  « L’exubérance  des  formes,  dit-il,  l’indé- 
termination, l’extrême  variété,  la  liberté  sans  contrôle,  caractères  qui,  si  on 
sait  les  entendre,  sont  étroitement  liés  entre  eux,  durent  ainsi  constituer  un 
des  traits  distinctifs  de  la  langue  des  premiers  hommes.  » (P.  169.)  Non, 
certes.  L’homme,  créé  dans  un  état  parfait,  parla  d’abord  une  langue  qui 
était  à l’unisson  de  cet  état  ; cela  est  tout  naturel.  Il  ne  pouvait  donc  y avoir 
dans  cette  langue  première  ni  exubérance  de  formes,  ni  indétermination, 
ni  liberté  sans  contrôle  ; on  rentre  dans  la  vérité  dès  qù’on  reporte  ces 
caractères  sur  les  langues  qui  se  sont  formées  des  épaves,  pour  m’exprimer 
ainsi,  du  langage  que  la  déchéance  morale  de  l’homme  avait  brisé  dans  ses 
ressorts  les  plus  intimes.  Si  nous  insistons  sur  ce  point,  c’est  que  là  est 
toute  la  différence  entre  le  système  naturiste  de  M.  Renan  et  le  système 
historique  de  l’âge  primitif  de  l’humanité.  Ce  n’est  pas  que  M.  Renan  en- 
tende bannir  de  la  linguistique  primitive  l’élément  moral  ou  spirituel  ; il 
constate  expressément  « le  merveilleux  accord  de  la  psychologie  et  de  la 
linguistique»  (p.  187);  mais,  outre  qu’il  modifie  et  révoque  même  cet  aveu 
en  plusieurs  endroits  de  son  ouvrage,  quant  aux  origines,  comme,  par 
exemple,  lorsqu’il  dit  qu’il  ne  faut  pas  placer  l’unité  à l’origine  des  choses 
(p.  181);  que  l’esprit  humain  a débuté  par  le  syncrétisme,  la  confusion 
(p.  184),  où  dominait  « l’aveugle  fatalité  » (p.247);  on  voit  manifeste- 
ment, par  le  livre  tout  entier,  que,  pour  M.  Renan,  l’élément  moral  ou 
spirituel  n’est  autre  chose  que  l’instinct,  le  sentiment  et  le  mouvement 
irréfléchis  ou  spontanés  qui  dirigent  la  nature  animale.  C’est  sur  cette  don- 
née, qui  ravale  si  tristement  l’humanité  dans  son  origine  et  la  fait  appa- 
raître comme  un  produit  de  la  nature  inconsciente,  que  repose  en  dernière 
analyse  le  système  de  notre  auteur.  On  comprend  alors  fort  bien  qu’il  ne 
peut  plus  être  question  d’unité  pour  quoi  que  ce  soit  dans  nos  origines, 
moins  encore  pour  la  psychologie  que  pour  la  physiologie  ; on  comprend 
encore  mieux  que  toute  morale,  outre  celle  de  la  force  brutale,  est  impos- 
sible ou  n’est  qu’une  convention  humaine,  périssable,  par  conséquent. 
M.  Renan,  je  regrette  qu’il  faille  le  dire,  est  un  génie  dissolvant. 


MELANGES. 


717 


VI 

Pour  démontrer  sa  thèse,  « que  le  langage  n’a  point  une  origine  unique,» 
M.  Renan  a recours  à tous  les  arguments  qui  prouvent  cette  origine  unique. 
Ainsi,  par  exemple,  il  dit,  page  202  : « On  n’explique  pas,  dans  l’état 
actuel  de  la  science,  comment  le  sanskrit  aurait  pu  devenir  l’hébreu,  ou 
1 hébreu  le  sanskrit;  mais  surtout  on  n’expliquera  jamais  comment  le  sanskrit 
ou  1 hébreu  auraient  pu  devenir  le  chinois,  l’annamique  ou  le  siamois.  » 
Disons  d’abord  que  c’est  se  donner  raison  à trop  bon  marché  que  de  parler 
ainsi  ; personne  n’a  jamais  songé  à soutenir  que  n’importe  quelle  langue 
se  soit  changée  en  une  autre.  Il  y a là  un  abîme  qu’aucun  effort  scientifique 
ne  saurait  combler,  cela  est  très-vrai  ; aussi,  sans  nous  arrêter  à la  proposi- 
tion précitée  telle  qu’elle  est  énoncée,  constatons  seulement  la  pensée  de 
l’auteur,  qui  est,  que  des  langues  aussi  diverses  que  le  sanskrit,  l’hébreu,  le 
chinois,  etc. , n’ont  pu  sortir  d’une  source  identique,  n’ont  pu  avoir  une  origine 
unique.  C’est  là  sans  aucun  doute  la  pensée  de  M.  Renan.  Eh  bien,  elle  est 
erronée;  c’est  précisément  cette  extrême  diversité  des  langues  qui  prouve, 
plus  victorieusement  que  tout  autre  argument,  l’origine  unique  du  langage, 
puisqu’elle  converge  si  naturellement  dans  l’unité  humaine,  que  tout  homme 
est  apte  à s’approprier  toute  langue,  et  qu’il  pourrait,  si  des  circonstances 
purement  extérieures  et- la  brièveté  de  la  vie  ne  l’en  empêchaient,  se  les 
approprier  toutes  sans  exception  et  sans  plus  de  peine  que  l’enfant  n’en  prend 
pour  parler  la  langue  de  sa  mère.  Il  y a dans  les  hôtels,  en  Allemagne,  beau- 
coup de  kellner  (garçons),  qu’on  appelle  sprachgewandt,  habiles  dans  les 
langues,  et  ils  le  sont  uniquement  parce  qu’ils  ont  occasion  d’entendre 
parler  sans  cesse  beaucoup  de  langues  differentes.  On  sait  que  le  cardinal 
Mezzofanti  parlait,  je  crois,  une  trentaine  de  langues.  Prolongez  sa  vie  et 
fournissez-lui  l’occasion,  il  doublera  et  décuplera  son  trésor  linguistique 
avec  autant  et  plus  de  facilité  qu’il  n’a  mis  à acquérir  un  fonds  déjà  si  res- 
pectable. 

Cette  facilité  d’acquisition  de  langues  différentes  démontre  expérimenfa- 
lement  que  la  diversité  des  langues  découle  d’un  centre  unique,  que  l’unité 
du  langage  est  un  attribut  constitutif  de  l’humanité.  11  faut,  de  plus,  admettre 
qu’il  n’y  a qu’un  centre  unique  qui  ait  pu  pcoduire  cette  diversité  ; car, 
comme  les  familles  de  langues  se  comptent  par  centaines,  il  faudrait,  si  on 
contestait  ce  centre  unique,  soutenir  que  l’espèce  humaine  a été  scindée,  dès 
son  origine,  en  plusieurs  centaines  de  branches.  11  ne  servirait  de  rien  de 
dire,  comme  le  fait  M.  Renan,  qu’elle  ôtait  scindée  en  plusieurs  branches 
seulement  (p.  204);  c’est  déplacer  la  difficulté  et  non  la  résoudre.  « Plu- 
sieurs branches  » humaines  ne  sont  certainement  pas  plus  propres  à produire 


718 


MÉLANGES. 


plusieurs  milliers  de  langues  que  ne  l’est  une  souche  unique,  et,  puisque 
cette  soublie  unique  suffit,  sous  tous  les  rapports,  pour  expliquer  la  diversité 
des  langues,  cette  diversité  est  un  argument  pour  l’unité  d’origine  du 
langage. 

C’est  vouloir  donner  le  change  sur  un  fait  que  l’histoire  aussi  bien  que 
l’économie  de  la  logique  nous  forcent  d’admettre,  que  de  présenter  le  rap- 
port de  l’origine  unique  et  de  la  diversité  subséquente  du  langage  comme,  la 
justification  du  principe  de  l’ancienne  école  ; toutes  les  langues  sont  des 
dialectes  d’une  seule.  (P.  203.)  Non,  toutes  les  langues  ne  sont  pas  des  dia- 
lectes d’une  seule;  disons,  de  plus,  qu’aucune  langue  n’est  le  dialecte  de  la 
langue  première,  parce  qu’aucune  langue  n’est  avec  cette  langue  première 
dans  un  rapport  de  dérivation  directe  et  normale.  De  dialectes  il  ne  peut 
être  question  ici  ; s’il  en  pouvait  être  question,  il  y aurait  possibilité  aussi 
de  reconstruire  la  langue  première.  Mais  cela  n’est  pas  possible;  la  langue 
première,  la  langue  que  l’humanité  a parlée  aux  jours  de  sa  perfection  native, 
cette  langue  s’est  perdue  à jamais  dans  le  naufrage  de  cette  perfection.  Si  on 
veut  présenter  la  question  sous  son  vrai  jour,  il  faut  dire  que  l’humanité,  en 
sauvant  du  naufrage  de  sa  perfection  morale  les  quelques  débris  sur  lesquels 
nous  vivons  depuis,  a sauvé  aussi  et  par  une  corrélation  nécessaire,  puisque 
la  pensée  et  le  langage  sont  naturellement  unis,  quelques  épaves  de  la 
langue  première,  et  ce  sont  ces  restes  plus  ou  moins  défigurés  qui  ont  servi 
à la  construction  de  toutes  les  langues  que  les  peuples  ont  parlées  depuis, 
chacun  suivant  sa  manière,  selon  que,  dans  son  indépendance  naturelle,  il 
s’est  senti  porté  pour  tels  procédés  formatifs  plutôt  que  pour  tels  autres. 

Voilà  l’explication  aussi  simple  qu’historique  de  la  diversité  des  langues 
avec  l’origine  unique  du  langage.  A ne  la  prendre  qu’en  elle-même,  pour 
sa  valeur  scientifique,  elle  vaut  bien  celle  de  M.  Renan,  qu’elle  surpasse  en 
clarté,  et  dont  elle  n’a  pas  les  contradictions. 


SCHŒBEL. 


MÉLANGES. 


749 


LA  DISCUSSION  DE  L’ADRESSE  A LA  CHAMBRE  DES  REPRESENTANTS  EN  BELGIQUE. 


On  nous  écrit  de  Bruxelles  : 

La  Chambre  des  représentants  de  Belgique  vient  de  terminer,  après  des 
débats  qui  ont  duré  au  delà  de  trois  semaines,  la  discussion  du  projet  de 
réponse  au  discours  du  Trône  par  lequel  s’est  ouverte  la  présente  session. 
Cette  discussion  a été  remarquable  par  la  scission  qu’elle  a fait  de  nouveau 
éclater  entre  les  deux  partis,  qui,  malheureusement,  partagent  ce  pays.  Là 
encore  le  parti  qui  usurpe  si  souvent  le  nom  de  libéral,  met  en  péril  par  sa 
conduite  la  liberté  au  dedans,  la  sécurité  au  dehors. 

On  se  souvient  que  le  cabinet  actuel,  où  figurent  au  premier  rang  MM.  Ro- 
gier  et  Frère,  est  sorti  de  l’agitation  révolutionnaire  de  1857,  si  singulière- 
ment excitée  à cette  époque  par  le  parti  libéral,  à l’occasion  de  la  loi  sur  la 
charité,  qu’il  avait  astucieusement  représentée  comme  la  restauration  de  la 
mainmorte  et  des  couvents.  Ces  événements  déplorables,  qui  suspendirent, 
on  peut  le  dire,  la  constitution  belge  et  en  altérèrent  l’essence,  peuvent  être 
comparés  à une  véritable  révolution,  moins  les  barricades. 

Quoique  leur  opinion  fût  dans  une  évidente  minorité  au  sein  du  parlement 
MM.  Rogier  et  Frère  prononcèrent  une  dissolution  qui  leur  valut  une  majo- 
rité de  surprise  et  leur  permit  de  conserver  le  pouvoir.  Depuis  lors  les  gra- 
ves événements  qui  ont  tenu  tout  en  suspens  en  Europe,  l’attentat  du 
14  janvier,  la  guerre  d’Italie,  les  douloureuses  inquiétudes  que  cette  guerre 
a léguées  à l’avenir,  la  vivacité  même  des  passions  qui  avaient  été  sou- 
levées en  Belgique  par  l’avénement  du  cabinet  libéral,  avaient  engagé  le 
parti  conservateur  à suivre  une  ligne  de  prudente  modération.  Il  n’avait  pas 
cessé  d’être  dans  l’opposition,  mais  il  s’y  était  maintenu  avec  une  mesure, 
une  réserve  dont  il  espérait  les  meilleurs  résultats  pour  la  paix  et  l’union. 
Le  grand  projet  de  loi  concernant  les  fortifications  d’Anvers  avait  reçu  de 
la  majorité  de  ses  membres  un  vote  négatif,  mais  presque  silencieux.  L’abo- 
lition des  octrois  n’eut  pas  davantage  son  approbation;  cette  mesure,  dont 
un  article  de  M.  F.  Passy  a signalé  ici  avec  force  tous  les  vices,  fut  con- 
damnée par  tous  les  conservateurs. 

Telle  était  la  situation  des  partis,  rései'vée,  expectante,  et  sans  que  rien 
parût  devoir  susciter  de  violents  conflits.  Mais  une  partie  de  la  Chambre  dut 
être  renouvelée  au  mois  de  juin  dernier,  car  on  sait  que  les  membres  de  la 
législature  belge  ne  sont  nommés  que  pour  quatre  ans,  et  qu’ilyades  élections 
partielles  tous  les  deux  ans.  Les  élections  de  cette  année  ont  été  défavorables 
au  ministère;  il  a perdu  une  grande  partie  de  la  députation  gantoise,  qui 
représente  une  des  principales  villes  du  royaume,  et  le  parti  conservateur 
a vu,  au  contraire,  grossir  ses  rangs  de  quelques  voix;  il  en  a maintenant 


720 


MÉLANGES. 


quarante-neuf  contre  soixante-sept  que  possède  Je  ministère.  Il  ne  faut  donc 
qu’un  déplacement  de  très-peu  de  voix  pour  altérer  la  majorité.  La  position 
du  cabinet  est  d’autant  plus  précaire,  qu’il  ne  peut  se  soutenir  qu’à  l’aide  de 
l’extrême  gauche,  dont  les  membres  prennent  aussi  le  nom  de  « jeunes  libé- 
raux, » et  sont,  sur  une  infinité  de  questions,  toujours  prêts  à rompre  avec 
lui.  C’est  l’élément  doctrinaire  qui  a été  surtout  affaibli  parles  dernières  élec- 
tions. Cette  considération  n’a  pas  inspiré  au  ministère  actuel  la  pensée  d’at- 
tirer à lui  le  parti  conservateur  et  de  conquérir  sa  sympathie,  du  moins 
relative,  ce  qui  ne  lui  eût  pas  été  difficile  en  face  des  événements  qui  re- 
muent l’Europe  : il  a préféré  se  rapprocher  davantage  de  la  fraction  extrême 
de  son  parti.  Aussi  s’est-il  lancé  dans  la  politique  d’aventures. 

Au  dehors,  il  s’est  décidé  à reconnaître  le  royaume  d’Italie,  au  mépris  de 
la  réserve  que  prescrivait  à la  Belgique  sa  position  de  puissance  neutre,  au 
mépris  surtout  de  la  prudence,  qui  lui  commandait  de  ne  pas  accor- 
der une  aussi  éclatante  et  si  prompte  sympathie  au  funeste  système  des 
annexions. 

Quant  à la  politique  intérieure,  il  a cru  devoir  en  revenir  à ses  vieilles 
habitudes  antireligieuses.  Il  a donc  repris  la  thèse  surannée  de  la  domina- 
tion du  clergé,  avec  tout  le  cortège  d’accusations  que  les  démentis  les  plus 
persistants  et  les  faits  les  plus  convaincants  ne  peuvent  l’empêcher  de  re- 
produire. 

En  conséquence,  le  discours  du  trône  a annoncé  qu’on  proposerait  des 
modifications  dans  l’administration  des  fabriques  des  églises,  réglée  par  le 
décret  impérial  de  1809,  et  qu’il  serait  introduit  des  changements  dans 
l’administration  des  bourses  instituées  pour  les  étudiants.  Il  y a en  effet  en 
Belgique  un  grand  nombre  d’anciennes  fondations  particulières,  et  parti- 
culièrement administrées,  et  faites  en  faveur  de  l’université  de  Louvain,  la 
seule  qui  existât  en  Belgique  avant  1789.  L’État  en  possède  actuellement 
deux,  et  le  parti  philosophique  et  libre  penseur  en  a fondé  une  à Bruxelles, 
qui  porte  le  nom  d’université  libre,  mais  qui  est  largement  subventionnée  par 
la  province  et  la  commune.  Le  gouvernement  paraît  vouloir  répartir  éga- 
lement les  bourses  entre  les  quatre  universités;  violation  manifeste  de  la 
volonté  des  fondateurs,  presque  tous  dignitaires  de  l’Église.  Ce  serait  une 
manière  directe  de  frapper  l’université  de  Louvain,  dont  la  prospérité  et  les 
excellentes  doctrines  l’offusquent  depuis  longtemps.  Enfin,  il  propose  quel- 
ques modifications  pour  la  répression  des  fraudes  électorales,  qui  ne  sem- 
blent pas,  jusqu’à  présent,  avoir  la  gravité  qu’on  leiir  supposait. 

Le  parti  conservateur,  par  la  voix  de  MM.  Dumortier,  de  Theux  et  No- 
thomb,  avivement  attaqué  la  reconnaissance  du  royaume  d’Italie.  Il  ne  lui 
a pas  été  difficile  de  montrer  ce  que  l’approbation  de  ce  système  de 
ruse,  de  violence,  d’usurpation,  offrait  de  périls  pour  la  Belgique,  qui 
semblait  courir  au-devant  de  sa  perte  en  sanctionnant  ces  façons  nou- 
velles de  conquêtes.  D’ailleurs,  il  y avait  dans  cette  adhésion  anticipée 
donnée  à la  spoliation  du  Saint-.Siége,  puisque  le  parlement  de  Turin  a 
itérativement  déclaré  que  Borne  était  la  capitale  du  royaume  d Italie,  un 
hommage  rendu  à la  force  et  un  oubli  tellement  irrespectueux  des  droits 
du  Saint-Père,  que  la  nation  belge,  qui  est  éminemment  catholique,  ne 


MÈIANGES. 


721 


peut  qu’cn  être  profondément  blessée.  Le  nouveau  ministre  des  affaires 
étrangères,  M.  Rogier,  a fait  dans  toute  cette  discussion  assez  pauvre  figure, 
et  n’a  su  ni  s’appuyer  sur  des  faits,  ni  invoquer  une  seule  raison  de  droit 
public,  .lamais  plus  mauvaise  cause  n’a  été  plus  pitoyablement  défendue. 

Le  § 4 du  projet  d’adresse  portait  ; « Nous  nous  félicitons,  Sire,  des  bons 
« rapports  maintenus  entre  la  Belgique  et  les  pays  étrangers.  Ce  maintien 
« prouve  avec  quelle  intelligente  loyauté  la  Belgique  pratique  les  devoirs  de 
« droit  public  qu’impose  la  neutralité.  » 

Le  parti  conservateur  avait  proposé  de  substituer,  par  voie  d’amen- 
dement, le  paragraphe  suivant,  signé  par  MM.  B.  Dumortier,  de  Theux,  de 
Liedekerke,  Nothomb,  Landeloos.  « Dans  la  situation  où  se  trouve  l’Europe, 
« il  importe  qne  la  Belgique  neutre  s’abstienne  d’encourager  le  système 
« d’annexions  des  États  secondaires.  » 

Le  parti  libéral  et  ministériel  a été  fort  embarrassé  par  cette  rédaction. 
11  ne  voulait  pas  reconnaître  qu’il  avait  imprudemment  enfreint  les  devoirs 
de  la  neutralité,  et  il  ne  pouvait  pas  consentir  à paraître  admettre  le  système 
des  annexions.  Aussi  s’est-il  débattu  sous  les  étreintes  de  cet  amendement 
en  essayant  de  faire  passer  des  sous-amendements  qui  en  atténuaient  la 
portée;  mais  il  n’a  pas  réussi  à combler  la  distance  qui  le  séparait  du  parti 
conservateur.  Soixante-deux  voix  ont  approuvé  la  politique  du  cabinet,  qua- 
rante-sept ont  volé  pour  l’amendement. 

La  lutte  a de  nouveau  éclaté  et  avec  la  plus  extrême  vivacité  au  sujet  des 
bourses  d’étude  et  de  l’administration  du  temporel  du  culte.  Une  phrase 
du  projet  de  réponse  a excité  une  véritable  tempête;  elle  disait  : « Les  biens 
« affectés  aux  études  et  au  temporel  des  cultes  sont  laïques.  » On  y a vu 
une  pensée  de  spoliation  et  de  confiscation,  une  ingérence  despotique  du 
pouvoir  civil  dans  le  gouvernement  des  biens  spécialement  affectés  aux  be- 
soins du  culte  et  qui  dès  lors  sont  plus  particulièrement  placés  sous  la  direc- 
tion du  clergé,  sans  que  cependant  l’intervention  de  l’Etat  en  soit  complète- 
ment exclue.  On  sait,  en  effet,  qu’aujourd’hui  les  conseils  de  fabrique  sont 
constitués  d’un  commun  accord  par  l’évêque  et  le  préfet,  et  se  renouvel- 
lent eux-mêmes.  Le  ministère  belge  paraît  vouloir  déclarer  de  nouveau  que 
toutes  les  propriétés  qui  ont  une  destination  spéciale  et  religieuse  sont  des 
biens  nationaux,  et  faire  ensuite  renouveler  tous  les  conseils  de  fabrique 
par  les  administrations  communales  exclusivement. 

Cette  déplorable  tendance  forme  toute  la  politique  soi-disant  libérale  qui 
ne  vise  qu’à  un  seul  but,  celui  d’enchaîner  dans  les  entraves  multipliées 
des  lois  secondaires  les  généreuses  libertés  octroyées  par  la  constitution 
belge.  On  se  garde  bien  de  détruire  la  constitution,  mais  on  la  paralyse. 

Nous  croyons  devoir  donner  le  paragraphe  du  projet  d’adresse  et  le  texte 
même  de  l’amendement  proposé  par  le  parti  conservateur. 

Le  § 18  portait  ce  qui  suit  : 

« Les  biens  affectés  aux  études  et  au  temporel  des  cultes  sont  laïques.  Le 
« pouvoir  civil  est  comptable  envers  la  société  de  leur  bonne  gestion.  Les 
« lacunes  que  présente  la  législation  qui  les  régit  aujourd’hui,  une  fois  con- 
« statées,  ne  peuvent  être  tolérées  davantage  sans  défaillance  vis-à-vis  d’un 
« devoir  social.  » 


722 


MÉLANGES. 


On  le  voit,  la  théorie  est  complète;  c’est  évidemment  l’oppression  de 
l’Église  par  le  pouvoir  civil,  c’est  la  domination  de  celui-ci  réalisée  par  voie 
de  tracasseries. 

L’opposition  présentait  contre  ce  paragraphe  l’amendement  suivant  ; 

'<  Les  mesures  qui  nous  seront  soumises  pour  combler  les  lacunes  dont 
« l’existence  serait  constatée  dans  la  législation  relative  à l’administration 
« des  fondations  affectées  aux  études  et  des  biens  consacrés  aux  cultes  se- 
« ront  examinées  avec  la  plus  sérieuse  attention,  afin  de  concilier  le  respect 
« dû  à la  propriété  avec  les  nécessités  d’une  bonne  gestion.  » 

MM.Notbomb,  de  Theux,  de  Liedekerke,  Dechamps,  Dumortier,  Thibaut, 
l’avaient  signé. 

11  fut  vigoureusement  défendu,  et,  au  vote,  fut  repoussé  par  57  voix  con- 
tre 44. 

Une  dernière  lutte  s’est  engagée  vers  la  fin  de  l’adresse  sur  un  paragra- 
phe qui  contenait  un  témoignage  de  confiance  à la  politique  ministérielle. 

MM.  de  Theux  et  Dechamps  surtout  ont  fait  valoir  l’inanité  et  le  danger 
de  cette  politique,  qui  divise  le  pays  sur  les  questions  religieuses,  qui  confond 
toutes  les  notions  de  la  vraie  liberté,  qui  n’ose  regarder  en  face  aucune  de 
ses  œuvres,  qui  appelle  à son  aide  les  munificences  du  budget  et  l’interven- 
tion de  plus  en  plus  formidable  de  l’État.  Ils  ont  avec  une  haute  raison  mon- 
tré le  ministère  privé  de  ses  appuis  naturels,  faisant  de  la  passion  à froid, 
pour  se  concilier  passagèrement  la  sympathie  de  l’extrême  gauche,  qui  dans 
les  dernières  sessions  n’a  pas  cessé  de  lui  chercher  querelle.  Rappellant  en- 
suite les  principes  de  la  Constitution  de  1830,  l’esprit  dans  lequel  ils  ont 
été  formulés,  le  respect  qu’ils  méritent,  la  pente  rapide  sur  laquelle  on 
glisse  en  s’en  éloignant,  ils  n’ont  pas  hésité  à montrer  l’union  dans  la  liberté 
comme  le  gage  du  salut  et  la  seule  vraie  garantie  de  l’avenir  de  leur  pays. 

Le  discours  de  M.  Dechamps  mériterait  d’être  mis  en  entier  sous  les  yeux 
de  vos  lecteurs.  C’est  un  vrai  chef-d’œuvre  de  tact,  de  perspicacité,  de  mo- 
dération et  d’habileté  oratoire.  U Indépendance  belge,  toujours  si  hostile  aux 
orateurs  catholiques,  dont  elle  tronque  systématiquement  les  discours,  n’a 
pu  s’empêcher  de  constater  l’immense  valeur  de  ce  grand  plaidoyer  en  fa- 
veur de  la  liberté  et  de  la  dignité  humaine  contre  l’omnipotence  bureaucra- 
tique de  l’État,  qui  sert  un  faux  libéralisme  pour  étouffer  partout  la  vie  et 
la  conscience. 

Il  y a dans  ces  appels  comme  dans  ces  prophétiques  craintes  d un  loyal 
patriotisme  quelque  chose  de  douloureux,  et  nous  ne  savons  pas  si  1 on  doit 
être  plus  attristé  qu’indigné,  en  voyant  les  funestes  tendances  du  parti  libé- 
ral, qui  ne  sait  jouir  d’aucune  liberté  et  qui  sacrifie  les  plus  fécondes  en 
bienfaits  à son  insatiable  besoin  de  domination,  à sa  jalousie  de  toute  force 
morale  indépendante,  enfin  à des  inimitiés  religieuses  sans  prétexte  et  sans 
excuse. 


Pour  extrait:  P.  Douhaire. 


BIBLIOGRAPHIE 


LES  VERTUS  CHRÉTIENNES  EXPLIQUÉES  PAR  DES  RÉCITS  TIRÉS  DE  LA  VIE  DES 

SAINTS,  par  leu  madame  la  princesse  Albert  de  Broglie.  — Didier,  35,  quai  des 

Augustins. 

Un  touchant  usage  permet  d’exposer,  le  visage  découvert,  celles  dont  un 
voile  avait  caché  les  traits  vivants.  La  mort  donne  de  saintes  libertés.  11  est, 
en  dehors  du  cloître  et  jusqu’au  milieu  du  monde  le  plus  brillant,  des  âmes 
recueillies  qui  ont  aussi  pris  le  voile,  un  voile  invisible  de  modestie  et  de 
silence.  Elles  vivent  ignorées.  Épouses  et  mères,  elles  répandent  sur  le  tra- 
vail et  les  joies  du  foyer  une  clarté  bienfaisante  et  douce,  elles  laissent  en 
s’éteignant  une  nuit  inconsolable.  Le  monde  les  a vues  sans  les  regarder, 
et  lorsque,  averti  par  l’émotion  qui  suit  leur  perte,  il  fixe  enfin  les  yeux  sur 
ces  physionomies  suaves  dont  le  voile  est  tombé , il  regrette  de  n’en  avoir 
.pas  assez  goûté  le  charme,  il  remercie  les!  mains  pieuses  qui  s’efforcent  d’en 
ranimer  du  moins  l’image  et  d’en  recueillir  les  touchantes  reliques.  Ces  re- 
mercîments , cette  attention  et  ces  respects  sont  assurés  aux  œuvres  de 
madame  la  princesse  de  Broglie. 

Elle  n’a  écrit  que  pour  ses  enfants.  Nul  n’a  lu  son  nom  sur  les  Récits  tirés 
de  V Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  déjà  si  répandus  dans  les  familles  et 
dans  les  écoles  chrétiennes;  elle  vivait  alors,  elle  effaça  son  nom.  Il  était 
juste  qu’il  reparût  sur  le  livre  des  Vertus  chrétiennes,  publié  depuis  qu’elle 
n’est  plus. 

Il  était  juste  aussi  qu’une  Introduction,  due  à une  main  amie  qui  est  en 
même  temps  une  main  délicate  et  exercée,  nous  fit  connaître  un  peu  plus 
l’auteur,  qui,  dans  son  œ-uvre  comme  dans  sa  vie,  a voulu  toujours  s’effacer. 
Que  de  retenue,  d’émotion  et  de  vérité  dans  le  début  que  nous  voulons 
citer  ! 

« Ce  livre,  commencé  il  y a deux  ans,  dans  la  plénitude  des  joies  les  plus 
saintes  que  la  vie  puisse  donner,  a été  achevé  au  milieu  des  souffrances, 


724 


BIBLIOGRAPHIE. 


quelques  jours  avant  le  sacrifice  le  plus  entier  que  Dieu  ait  jamais  demandé 
à une  âme,  après  l’avoir  comblée  de  ses  dons.  Rien  n’y  porte  l’empreinte 
d’une  émotion  personnelle  : les  pages  que  nous  avons  sous  les  yeux  restent 
silencieuses,  et  nous  leur  demanderions  en  vain  ce  qu’avec  une  ardeur  d’es- 
pérance toujours  déçue  nous  demandons  sans  cesse  aux  objets  matériels 
eux-mêmes,  quelque  chose  de  ceux  qui  les  ont  approchés.  « Pourquoi  cher- 
« cher  parmi  les  morts  celui’qui  est  vivant?  » nous  répond  une  voix  intérieure 
qui  nous  console  et  nous  abat  tout  à la  fois.  Ces  prières,  ces  ardentes  actions 
de  grâces , puis  ces  troubles  secrets , et  enfin  ces  efforts  énergiques  que  la 
princesse  de  Broglie  offrit  sans  doute  à Dieu,  nous  les  retrouvons  confondus 
avec  les  prières  des  saints  dont  elle  nous  raconte  l’histoire,  unis  au  récit  de 
leurs  épreuves  et  de  leur  héroïque  soumission.  Nous  ne  soulèverons  pas  le 
voile  étendu  sur  les  pensées  intimes  de  ses  derniers  jours,  et  nous  ne  voulons 
la  rappeler  que  par  l’esquisse  d’une  vie  chrétienne,  commencée  et  finie  sous 
l’œil  de  Dieu,  sans  un  oubli  de  sa  présence,  sans  une  déviation  de  la  route 
tracée  par  lui,  et  dans  l’accomplissement  de  ces  devoirs  simples  qui  appor- 
tent avec  eux  leur  ample  récompense. 

« Une  telle  vie,  il  est  vrai,  semble  échapper  à l’observation  ; elle  ressemble 
à ces  beaux  jours  d’été  qui  s’écoulent  paisibles  et  lumineux,  n’offrant  d’au- 
tres alternatives  que  la  succession  régulière  des  heures,  et  qui  se  gravent 
seulement  dans  le  souvenir  par  la  joie  dont  ils  ont  inondé  l’âme.  L’ordre  de 
la  nature  n’attire  pas  les  yeux,  et  le  monde  passerait  souvent  près  de  ces 
lumières  cachées  sans  se  douter  qu’elles  brillent  près  de  lui,  si  dans  sa 
bonté  Dieu  n’avait  mis  quelque  signe  qui  fixe  le  regard  des  plus  indifférents. 
C’est  alors  vraiment  que  la  beauté  extérieure  est  un  don  précieux  de  sa 
main,  et  qu’il  semble  avoir  pris  soin  de  former  lui-même  l’enveloppe  d’une 
âme,  pour  qu’en  la  voyant  le  cœur  soit  attiré  vers  le  bien.  Alors  la  beauté 
des  traits  n’est  plus  une  vaine  apparence,  une  fleur  d’un  moment,  mais  la 
forme  même  de  la  beauté  intérieure,  que  l’esprit  n’en  sépare  plus,  et  on 
bénit  Dieu  de  nous  avoir  avertis  par  la  pureté  angélique  répandue  sur  un 
visage,  par  l’expression  suave  et  brillante  qui  fait  penser  au  ciel,  que  là 
était  une  de  ses  créatures  chéries.  » 

Suivent  quelques  pages  graves,  attendries,  sincères,  couronnes  de  fleurs 
naturelles,  sans  banalité,  sans  emphase,  comme  il  convient  à l’éloge  délicat 
d’une  femme  par  une  femme,  entremêlées  de  citations  touchantes.  Je  suis  de 
ceux  qui  aiment  les  lettres,  et  croient  que  rien  n’est  plus  digne  d’être  lu  que 
ce  qui  n’a  pas  été  écrit  pour  être  publié,  du  moins  quand  on  préfère  aux 
jouissances  littéraires  un  simple  regard  jeté  sur  le  fond  d’une  âme.  Deux 
sentiments  principaux  ont  animé  cette  âme  trop  vite  envolée  : la  reconnais- 
sance de  son  bonheur,  l’amour  de  ses  enfants.  Ils  parlent  tous  les  deu.x  dans 
les  lignes  suivantes  : 

« Nous  avions  repris  nos  charmantes  promenades  de  l’été,  ét,  pour  leur 
donner  un  but  précis,  nous  suivions  ce  qu’on  appelle  les  stations,  qui  con- 
sistent dans  un  pèlerinage  à une  petite  église  isolée  ou  à une  chapelle  de  cou- 
vent écartée,  qui  s’ouvrent  ce  seul  jour-là  pour  l’adoration  du  saint  sacre- 
ment; elles  offrent  presque  toujours  quelque  chose  de  curieux  à voir  : une 
belle  peinture,  un  tombeau  souterrain,  des  marbres  précieux.  Le  silence,  la 


BIBLIOGRAPHIE. 


725 


paix  qui  les  environnent,  le  recueillement  de  ceux  qui  s’y  trouvent , tous 
agenouillés  pêle-mêle,  riches,  pauvres,  enfants,  vieillards,  sur  la  pierre  re- 
couverte de  branches  de  buis  et  de  romarin,  qui,  foulées  aux  pieds,  y ré- 
pandent une  odeur  champêtre  ; leur  air  d’abandon,  qui  les  fait  ressembler 
à ces  ricoveri  qu’on  aperçoit  de  loin  en  loin  sur  la  neige  en  passant  le  mont 
Cenis  ou  le  Simplon  ; tout  cela,  qui  contraste  avec  l’animation  de  vos  pen- 
sées et  l’agitation  de  votre  vie,  rend  délicieux  les  quelques  instants  que  l’on 
passe  dans  ces  retraites  pieuses.  On  y est  loin  du  bruit  et  comme  à l’ombre 
du  sanctuaire  pendant  les  feux  du  jour.  Ces  visites  laissaient  dans  notre  âme 
une  impression  délicieuse.  Tout  est  poésie  pour  les  jeunes  cœurs  qui  s’ai- 
ment et  sont  heureux;  l’émotion  qu’ils  ressentent  tient  plus  à eux  qu’aux 
objets  extérieurs  qui  la  (-ausent  ; mais,  comme  le  sentiment  qui  les  unit  au- 
dessus  de  celte  terre,  qui  les  confond  dans  Celui  qui  leur  a tout  donné,  et 
auquel  ils  rendent  grâce  sans  cesse,  épure  ce  bonheur  même,  lui  ôte  l’é- 
goïsme, le  rend  doux,  égal  et  bienfaisant!  Le  bonheur  ainsi  compris  n’est 
plus  concentré  en  lui-même,  ses  ailes  s’étendent,  et  il  embrasse  un  autre 
monde  dans  ses  craintes  et  ses  espérances  ; il  s’associe  à la  gloire  de  Celui 
qui,  maître  de  l’univers,  se  retrouve  partout  et  toujours,  a droit  â nos  hom- 
mages et  ne  les  force  pas  ; il  devient  amour  de  Dieu,  charité,  reconnaissance. 
Heurs  délicates,  parfums  exquis  de  l’âme;  il  n’est  plus  à lui-même  son 
propre  guide  et  son  maître;  quelque  chose  borne  ses  caprices,  les  soumet  â 
une  loi  plus  sainte  que  lui  â ses  propres  yeux,  et  ainsi  il  dure  autant  que 
cette  foi  qui  triomphe  des  misères  de  la  vie. 

« En  sortant  de  ces  stations,  la  nature  nous  paraissait  plus  imposante,  le 
ciel  plus  coloré,  cette  terre  brûlée  plus  magnifique;  nous  sentions  nos  âmes 
élargies  vibrer  au  moindre  souffle,  et  nos  yeux  comme  dilatés  embrasser 
plus  d’espace.  Home,  dès  que  nous  rapercevious,  nous  apparaissait  comme 
une  grande  figure,  image  de  l’autre  vie;  nous  voyions  sortir  des  ruines  et 
pianer  sur  ses  restes  le  corps  des  basiliques,  les  dômes  et  les  croix  ; et  cette 
parole  de  l’Apocalypse  nous  semblait  accomplie  dès  ce  monde  : Sur  les 
« ruines  de  la  grande  Babylone  s’élèvera  le  temple  de  l’Agneau.  » 

Dans  cette  jeune  âme,  on  le  voit,  le  bonheur  n’était  pas  ingrat;  on  va  le 
voir  aussi,  l’amour  maternel  n’était  pas  amolli  : 

« Je  connais  une  mère,  qui , au  moment  de  la  mort  de  son  fils,  qui  lui  était 
ravi  par  une  longue  et  pénible  maladie,  au  moment  où  sa  tête  se  penchait 
et  où  il  rendait  le  dernier  soupirj  au  lieu  de  pleurer  et  de  pousser  des  cris 
déchirants,  restait  à genoux  près  de  son  lit,  la  main  dans  la  main  de  son  en- 
fant et  le  regard  vers  le  ciel,  où  elle  suivait  son  âme  qui  paraissait  devant 
Dieu.  Tout  entière  à ce  redoutable  moment,  elle  oubliait  sa  douleur  et 
croyait  assister  au  jugement  de  cette  âme  qui  lui  avait  été  confiée  et  de  la- 
quelle elle  se  sentait  appelée  à répondre,  de  sorte  qu’il  lui  semblait  que  son 
propre  jugement  était  commencé...  Le  jugement  d’une  mère  est  prononcé 
par  Dieu  chaque  fois  qu’un  de  ses  enfants  paraît  devant  lui.  Prenons  donc 
soin  de  ces  chères  et  bien-aimées  âmes , et  donnons-leur  aussitôt  et  aussi 
longtemps  que  nous  le  pourrons  tout  l’aliment  dont  nous  sommes  ca- 
pables. » 

« Cette  touchante  histoire,  continue  l’auteur  de  l'Introduction,  nous 


72G 


BIBLIOGRAPHIE. 


semble,  mieux  que  des  paroles,  raconter  l’âme  maternelle  de  la  princesse 
de  Broglie.  On  ne  s’étonne  pas  de  cette  tendresse  si  grave  à l’âge  où  toutes 
les  pensées  prennent  naturellement  une  teinte  sérieuse,  mais  elle  frappe  à 
cette  époque  de  la  vie  où,  pour  la  plupart  des  mères,  un  enfant  n’est  qu’une 
gaieté  de  plus.  » 

Il  me  semble  que  nous  pressentons  déjà  ce  qu’une  mère,  ayant  une  idée 
si  haute  de  sa  mission,  une  idée  si  austère  et  si  tendre,  a dû  faire  pour  ses 
enfants,  le  jour  où  elle  voulut  leur  destiner  un  livre  sur  les  Vertus  chré- 
tiennes. 

La  méthode  suivie  dans  ce  livre  est  simple  et  ingénieuse.  Une  courte  in- 
struction sur  chacune  des  vertus  principales  est  suivie  de  la  vie  d’un  saint 
qui  pratiqua  spécialement  cette  vertu.  La  foi,  c’est  saint  Paul.  Le  mépris 
du  respect  humain,  c’est  l’admirable  soldat  saint  Sébastien.  La  charité, 
c’est  saint  Vincent  de  Paul.  L’espérance,  la  confiance  filiale  en  Dieu,  c’est 
saint  François  de  Sales.  Le  respect  pour  les  Écritures  divines,  c’est  sainte 
Irène,  brûlée  vive  parce  qu’elle  les  conserva  pieusement.  Ainsi  se  déroule  et 
s’entrelace  la  série  des  vertus  avec  la  galerie  des  saints.  On  sait  combien 
le  petit  drame  des  fables  fait  aisément  passer  dans  l’esprit  des  enfants  la 
morale  qui  les  termine.  Ici,  la  morale  est  la  première,  le  récit  vient  aus- 
sitôt l’animer,  la  rendre  vivante,  et  le  précepte  entre  à l’aide  de  l’admira- 
tion. Rien  n’est  mieux  fait  pour  fixer  l’attention  des  enfants,  élever  leur 
âme,  attacher  leur  souvenir. 

La  morale  est  enseignée  avec  simplicité  dans  de  petits  chapitres  dont 
voici  un  exemple  : 


« DE  l’eSPÉIIANCE. 

a Qu’est-ce  qu’espérer  en  général?  C’est  désirer  une  chose  et  avoir  en 
même  temps  l’idée  qu’on  pourra  l’obtenir.  Nous  espérons  sans  cesse  quel- 
que chose;  notre  cœur,  trop  faible  ou  trop  ardent  pour  se  plaire  ici-bas, 
cherche  le  bonheur  et  le  poursuit  en  souhaitant  ce  qu’il  n’a  pas.  Cette  espé- 
rance humaine,  toujours  accompagnée  d’incertitudes  et  souvent  de  cruelles 
déceptions,  occupe  l’esprit  sans  le  satisfaire.  L’espérance  chrétienne  est 
tout  autre,  car  elle  porte  avec  elle  la  certitude  ; elle  remplit  l’âme  de  con- 
fiance et  de  paix. 

« La  vertu  d’espérance  est  un  don  de  Dieu,  une  grâce  qu’il  daigne  nous  ac- 
corder gratuitement  comme  la  foi,  et  par  laquelle  nous  attendons  avec  une 
ferme  confiance,  de  sa  bonté  infinie,  la  vie  éternelle  et  les  moyens  néces- 
saires pour  y arriver. 

« Le  fondement,  le  motif  de  notre  espérance,  c’est  la  promesse  de  Dieu,  qui 
ne  peut  et  ne  veut  nous  tromper,  et  qui  a confirmé  cette  promesse  par  ser- 
ment. Ce  sont  aussi  les  mérites  de  Jésus-Christ,  qui  n’est  venu  sur  la  terre, 
qui  n’est  mort  que  pour  nous  procurer  la  vie  éternelle.  « Celui,  dit  saint 
« Paul,  qui  n’a  point  épargné  son  propre  Fils,  mais  qui  l’a  livré  à la  mort 
« pour  nous  tous,  que  ne  nous  donnera-t-il  pas  après  nous  l’avoir  donné?  » 

« Par  l’espérance  nous  rendons  à Dieu  cet  hommage  que  nous  reconnais- 
sons qu’il  est  souverainement  fidèle  à ses  promesses,  et  que  lui  seul  peut 


BIBLIOGRAPHIE. 


727 


nous  rendre  heureux.  Nous  reconnaissons  qu’il  est  seul  infiniment  puis- 
sant et  infiniment  bon,  et  que  tout  autre  appui  est  un  appui  fragile  et 
trompeur.  » 

A la  suite  de  ces  pages,  la  vie  du  saint  est  plus  développée;  c’est  l’exem- 
ple à côté  de  la  régie.  Les  enfants  sont  surtout  attirés  par  les  détails;  les 
plus  touchants  ont  été  réunis  pour  leur  plaire  sans  les  fatiguer;  le  choix  est 
excellent,  la  manière  de  dire  plus  excellente  encore.  Détachons  une  page  de 
la  vie  de  saint  François  de  Sales  : 

((  La  nature  et  la  situation  du  diocèse  que  François  de  Sales  avait  à gou- 
verner exigeaient  de  sa  part  les  qualités  les  plus  diverses.  Le  duc  de  Savoie 
en  possédait  la  plus  grande  partie,  mais  le  bailliage  de  Gex,  qui  y était  com- 
pris, obéissait  au  roi  de  France.  Partagé  ainsi  entre  deux  souverains  habi- 
tuellement jaloux  l’un  de  l’autre,  entouré  par  le  protestantisme  dont  le 
centre  et  la  capitale,  Genève,  était  à ses  portes,  il  ne  lui  fallait  pas  seule- 
ment, pour  se  démêler  au  travers  d’intérêts  différents  et  de  juridictions  di- 
verses, une  prudence  et  un  jugement  peu  communs,  il  lui  fallait  aussi  une 
fermeté  d’âme  qui  allait  quelquefois  jusqu’à  l’intrépidité.  Ainsi,  un  jour 
que  le  gouverneur  du  pays  de  Gex  lui  fit  dire  qu’il  l’attendait  pour  des  af- 
faires qui  ne  pouvaient  souffrir  de  retard,  il  partit  en  hâte  en  compagnie 
d’une  dizaine  de  personnes  environ;  mais,  le  Rhône  ayant  débordé  et  le 
pont  qu’il  fallait  traverser  étant  impraticable,  il  ne  vit  d’autre  alternative 
que  de  retourner  sur  ses  pas,  ou  de  traverser  Genève,  où  de  mémoire 
d’homme  un  évêque  catholique  n’était  entré.  François  n’hésita  pas  uninstant, 
malgré  les  représentations  de  ceux  qui  l’accompagnaient  et  qui  craignaient 
que,  s’il  était  reconnu,  on  ne  lui  fît  quelque  mauvais  parti.  11  se  présenta 
avec  sa  suite  à la  porte  de  la  ville  ; l’officier  qui  commandait  lui  demanda 
son  nom  pour  l’écrire  sur  le  registre;  il  répondit  qu’il  était  l’évêque  du 
diocèse  ; le  gardien  ne  fit  aucune  réflexion  sur  cette  réponse,  qu’il  ne  com- 
prit pas,  et  le  laissa  passer.  La  petite  troupe  traversa  donc  paisiblement 
toute  la  ville;  mais,  arrivée  à l’autre  extrémité,  elle  trouva  la  porte  fermée, 
parce  que  c’était  l’heure  du  prêche  ; il  fallut  entrer  dans  une  hôtellerie  pour 
attendre  que  le  moment  fût  venu  de  la  rouvrir.  François,  toujours  occupé 
de  Dieu,  était  impassible,  tandis  que  ses  amis,  déconcertés,  mouraient  de 
peur  d’être  découverts.  Enfin,  après  deux  mortelles  heures,  la  sortie  fut 
libre,  et  François,  remontant  à cheval,  sortit  de  Genève  avec  sa  suite  sans 
le  moindre  obstacle.  Le  baron  de  Lutz  (c’était  le  nom  du  gouverneur)  fut 
un  peu  effrayé  quand  il  apprit  ce  qui  s’était  passé,  et  il  ne  put  s’empêcher 
d’en  faire  des  reproches  au  saint,  qui  lui  répondit  : « Vous  ne  m’apprenez 
« rien  de  nouveau  ; j’avais  tout  prévu  et  j’étais  avec  des  gens  plus  sages  que 
« moi  ; mais  un  peu  de  confiance  en  Dieu  ferait  faire  de  plus  grandes  cho- 
« ses.  » — On  ne  fut  pas  non  plus  peu  surpris  à Genève  quand  on  lut  sur  le 
registre  ces  mots  : « Évêque  du  diocèse.  » Ce  n’était  pas  une  énigme  pour 
tout  le  monde  comme  pour  l’officier  de  garde.  Les  magistrats  admirèrent  la 
hardiesse  de  François  ; mais  ils  écrivirent  sur  le  registre,  au-dessous  du 
nom  : « Qu’il  y revienne  ! » 11  n’y  revint  pas  ; toutefois  ce  voyage  avait  été 
utile  aux  catholiques,  auxquels  il  fit  rendre  plusieurs  églises  qui  leur  étaient 
disputées. 


728 


I BIBLIOGRAPIIIE. 

« François  rencontrait  dans  la  nature  du  pays  qu’il  avait  à parcourir  d’au- 
tres dangers  encore  que  ceux  qui  viennent  de  la  malveillance  et  de  la  mé- 
chanceté. Chacune  de  ses  tournées  diocésaines  était  une  véritable  campa  - 
gne. Son_diocèse,  situé  le  long  du  lac  de  Genève  et  se  prolongeant  jusqu’au 
delà  du  Rhône  en  France,  était  fort  étendu  et  traversé  par  les  plus  hauts 
pics  des  Alpes.  Là  les  glaces  et  les  neiges  ne  fondent  jamais,  tandis  qu’on 
sent  dans  les  plaines  l’influence  d’un  soleil  méridional.  Ces  variétés  de  tem- 
pérature rendaient  ses  courses  fort  pénibles;  mais  il  ne  semblait  pas  y son- 
ger : toujours  à pied,  ne  se  laissant  rebuter  par  aucun  obstacle,  il  faisait 
souvent  les  marches  les  plus  pénibles  et  ne  trouvait,  pour  se  reposer^ 
qu’une  pauvre  chaumière  sans  lit  et  souvent  sans  pain.  Dans  ces  occasions, 
bien  loin  de  se  troubler,  il  se  montrait  plus  joyeux  que  de  coutume;  il 
était  vraiment  pauvre,  et  s’en  réjouissait,  tandis  que  ceux  qui  l’accompa- 
gnaient étaient  beaucoup  plus  tentés  de  se  plaindre  de  son  zèle  que  de 
l’admirer. 

« François  donnait  l’exemple  de  toutes  les  vertus;  il  était  humble  et  doux 
de  cœur;  sa  foi,  sa  charité  et  son  espérance  étaient  admirables.  Voici  com- 
ment il  pratiquait  cette  dernière  vertu,  qui  est  celle  dont  nous  nous  occu- 
pons spécialement  dans  ce  chapitre  ; son  espoir  tendait  continuellement 
vers  l’éternité  bienheureuse.  « Ob,  ! disait-il,  qu’il  fait  bon  vivre  saintement 
« en  cette  vie  mortelle!  Mais  qu’il  fera  b on  vivre  glorieusement  dans  le  ciel  ! » 
Parmi  les  afllictions  de  cette  vie  il  disait  souvent  : « Il  faut  prendre  cou- 
<(  rage,  nous  irons  bientôt  là-haut;  oui,  il  nous  faut  espérer  fort  assurément 
« que  nous  vivrons  éternellement.  Qu’est-ce  que  ferait  Notre-Seigneur  de  sa 
« vie  éternelle,  s’il  ne  la  donnait  au.x  pauvres  petites  et  chétives  âmes  comme 
« nous?  » — Il  dit  un  jour  à l’évêque  de  Belley,  qui  était  son  plus  cher  ami, 
qu’il  fallait  mourir  entre  deux  oreillers,  l’un  de  l’humble  confession  que 
nous  ne  méritons  que  l’enfer;  l’autre  d’une  entière  et  parfaite  confiance  en 
la  miséricorde  de  Dieu,  qui  nous  donnera  son  paradis. — Il  écrivit  une 
autre  fois  à madame  de  Chantal  que,  passant  le  lac  de  Genève  sur  une  pe- 
tite barquette,  « il  avait  une  aise  fort  grande  de  n’avoir  qu’un  ais  de  trois 
« doigts  sur  lequel  il  pût  assurer  sa  vie,  sinon  en  la  sainte  Providence.  Mon 
« âme  n’a  point  de  rendez-vous  qu’en  cette  providence  divine.  Mon  Dieu, 
« vous  me  l’avez  enseigné  dès  ma  jeunesse,  et  jusqu’à  présent  j’en  annon- 
« cerai  vos  louanges.  » 

Les  écrivains  de  profession,  enclins  à dénigrer  ce  qui  est  écrit  par  d’au- 
tres que  des  littérateurs  attitrés,  pourront  discuter  les  mérites  de  ce  style 
si  simple;  les  mères  ne  s’y  tromperont  pas.  Oui,  c est  bien  là  un  livre  écrit 
par  une  mère  pour  ses  enfants;  nous  la  bénissons  de  le  prêter  aux  nôtres. 
Ce  langage,  celte  manière,  ces  proporlions,  ce  choix,  sont  admirablement 
faits  pour  eux  ; ce  n’est  pas  un  ouvrage  enfantin,  c’est  un  ouvrage  maternel. 
Nous-mêmes,  si  nous  ne  goûtons  plus  cette  simplicité  limpide,  la  faute  est 
nôtre;  où  est  l’ingénuité  de  notre  âme,  et  que  n’avons-nous  gardé  la  pureté 
des  enfants?  A de  courts  intervalles,  nous  y revenons.  L’esprit  le  plus  blasé 
a soif  par  moments  de  la  vérité  pui’e,  comme  on  demande  le  rafraîchisse- 
ment à l’air  des  champs.  Alors  on  reprend  les  sentiers  qui  mènent  aux  au- 
tels, on  goûte  la  piété,  on  la  désire  au  moins,  et,  si  Dieu  vient  en  aide  à 


BIBLIOGRAPHIE. 


72» 


l’âine,  dans  la  piété  de  l’enfant  on  découvre  le  plus  haut  degré  de  perfec- 
tion humaine.  Car  on  n’a  pas  nommé  tous  les  arts,  quand  on  oublie  la  piété. 
Elle  est  vraiment  l’une  des  sources  du  beau,  elle  mérite  d’être  mise  au 
rang  des  arts,  des  beaux-arts.  Le  pinceau,  le  marbre,  la  lyre,  nous  élévent 
à la  contemplation  de  la  beauté  sensible.  De  la  piété  naît  le  beau  moral. 
L’homme,  il  est  vrai,  n’est  plus  l’artiste  : c’est  Dieu;  l’homme  est  l’argile» 
Dieu  modèle  et  pétrit  l’àine  pieuse,  il  la  colore,  il  y répand  l’harmonie,  et^ 
l’élevant  avec  son  libre  concours  au-dessus  de  ses  misères  natives,  il  y réa- 
lise la  merveille  de  la  sainteté,  qui  est  la  perfection  de  la  beauté  morale. 
La  vie  des  saints,  modèles  de  la  piété,  ne  nous  est  donc  pas  moins  utile  qu’à 
nos  enfants.  Ouvrons-la  souvent,  choisissons  de  préférence  la  plus  simple,. 

moins  ornée. 

Lisons  avec  nos  enfants  ces  simples  récits  tracés  pour  eux  par  la  main 
d’une  mère;  ah!  je  défie  les  plus  endurcis  de  n’être  pas  émus  et  rendus 
meilleurs.  Nous  penserons  aux  saints,  à l’auteur  qui  n’est  plus,  à nos  en- 
fants, aux  siens,  à leur  père,  et,  même  au  milieu  de  la  vie  la  plus  distraite, 
nous  entendrons  au  fond  de  nos  âmes,  comme  un  écho  de  ce  livre  et  du 
ciel,  cette  phrase  divine  ; « Bienheureux  ceux  qui  ont  le  cœur  pur,  car  ils 
verront  Dieu  ! » 

Augustin  Cociiin. 


MÉMOIRES  D’UN  HOMME  DU  MONDE,  par  M.  Antonin  Rondelet,  professeur  de  philosophie^ 
à la  Faculté  des  lettres  de  Clermont-Ferrand.  Paris,  Adrien  Leclère,  29,  rue  Cassette, 
et  Dentu,  13,  galerie  d’Orléans. 

M.  Antonin  Rondelet,  professeur  de  philosophie  à la  Faculté  des  lettres 
de  Clermont,  est  déjà  connu  du  public  par  les  travaux  en  apparence  les 
plus  divers.  Il  est  l’auteur  des  Mémoires  d'Antoine,  charmant  récit  popu- 
laire, qui  présente  les  problèmes  les  plus  élevés  de  l’économie  politique 
sous  une  forme  intelligible  (j’en  ai  fait  l’expérience)  aux  plus  simples  en- 
fants des  villages.  Mais,  presque  le  même  jour,  il  publiait,  sous  le  titre  res- 
pectable de  Théories  des  'propositions  modales,  une  dissertation  qui  semble 
mieux  faite  pour  la  Sorbonne  d’autrefois,  avec  ses  maîtres  en  bonnet  carré, 
que  pour  celle  d’aujourd’hui,  où  la  philosophie  elle-même  prétend  au  bel 
air  du  monde. 

Ce  n’est  pas  seulement,  j’imagine,  par  flexibilité  d’esprit  et  par  variété 
de  goût  que  M.  Rondelet  aime  à parcourir  ainsi  rapidement  toute  la  gamme 
des  connaissances  humaines.  11  paraît  dominé  par  une  idée  fort  juste 
qu’il  a exposée  ici  même  avec  d’heureux  développements.  C’est  que, 
dans  une  société  comme  la  nôtre,  ce  qu’il  importe  surtout  de  mettre  en  lu- 
mière, c’est  le  lien  qui  unit  la  théorie  à la  pratique,  et  les  idées  les  plus 
hautes  aux  plus  humbles  détails  de  la  vie  des  peuples.  Dans  un  temps  si 
pressé  d’agir,  la  pensée,  pour  se  faire  accepter,  a besoin  de  démontrer 

Décejibre  1861.  48 


730 


BIBLIOGRAPHIE, 


qu’elle  est  utile  et  môme  nécessaire  à l’action.  C’est  cet  art  de  démêler  et 
de  faire  comprendre  les  rapports  de  la  spéculation  pure  avec  la  vie  réelle, 
dont,  sous  le  nom  ûq  morale  sociale,  M.  Rondelet  veut  faire  une  branche 
nouvelle  de  science,  prenant  naissance  au  point  de  rencontre  de  la  philoso- 
phie et  de  l’économie  politique.  C’est  une  route  de  plus  ouverte  dans  le 
fameux  quadrivium  si  fort  découpé  de  chemins  nouveaux,  et  comme  percé 
à jour  depuis  le  moyen  âge.  A vrai  dire,  et  non  sans  raison,  M.  Rondelet 
en  voudrait  faire  le  centre  du  carrefour. 

Dans  un  tel  plan,  on  conçoit  la  place  que  peuvent  tenir  d’une  part  les 
travaux  qui  se  rattachent  aux  questions  les  plus  hautes  de  la  philosophie, 
de  l’autre,  des  fictions  consacrées  à dépeindre  par  un  modèle  vivant  le 
caractère  de  chacune  des  conditions  sociales  de  l’humanité.  Les  Mémoires 
d’Antoine  ont  été  un  premier  essai  de  ce  genre;  ils  nous  ont  montré  à 
l’œuvre,  dans  la  vie  d’un  artisan,  les  lois  de  la  conscience  et  celles  de  la  dis- 
tribution de  la  richesse;  ils  nous  ont  fait  voir  comment  les  règles,  en  elles- 
mêmes  immuables,  qui  président  aux  rapports  du  travail  et  du  capital,  peu- 
vent être  pourtant  modifiées  dans  l’application  par  le  bon  emploi  de  l’un 
de  ces  deux  éléments,  conduisant  à l’acquisition  de  l’autre;  comment  les 
bornes  de  l’inégalité  des  conditions,  que  ne  peuvent  déplacer  ni  la  violence 
populaire,  ni  les  chimères  socialistes,  cèdent  cependant  devant  la  patience, 
l’industrie  et  l’honnêteté.  L’ouvrier  Antoine,  devenu  chef  de  sa  fabrique  et 
maire  de  sa  commune,  après  avoir  passé  par  tous  les  degrés  de  sa  profes- 
sion, en  avoir  éprouvé  toutes  les  tentations  et  vu  se  poser  devant  lui  tous 
les  problèmes,  est  une  application  en  chair  et  en  os  des  principes  de  la 
Morale  sociale.  Si  on  ose  se  servir  d’un  des  mots  les  plus  mal  faits  de 
la  langue  de  la  librairie,  c’est  l’illustration  d’un  texte. 

Les  Mémoires  d’un  homme  du  monde  répondent,  nous  n’en  doutons  pas, 
à quelque  pensée  du  même  genre,  bien  qu'elle  soit  plus  difficile  à dé- 
terminer. Ce  sont  encore  des  leçons  de  morale  sociale,  si  on  entend  par 
là  la  morale  appliquée  à tous  les  genres  de  devoirs  que  la  société  fait  naî- 
tre. Mais  les  devoirs  imposés  aux  gens  du  monde  et  les  principes  qui 
doivent  régler  leur  vie  sont  plus  complexes,  plus  variés,  peuvent  être 
rapportés  à des  termes  moins  simples  que  ceux  qui  pèsent  sur  les  classes 
laborieuses.  Par  cela  même  que  la  nécessité  se  fait  sentir  par  des  étreintes 
moins  rudes,  la  voix  delà  conscience  fait  aussi  entendre  des  accents  moins 
clairs.  La  liberté  du  choix  est  plus  grande  dans  les  rangs  supérieurs  que 
dans  les  rangs  inférieurs  de  la  société,  ce  qui  ne  rend  pas  la  responsabilité 
moindre,  bien  au  contraire,  mais  ce  qui  rend  la  lâche  de  celui  qui  veut  ensei- 
gner plus  vaste,  donne  nécessairement  aux  préceptes  quelque  chose  déplus 
vague,  et  ne  permet  surtout  pas  de  les  personnifier,  de  les  incarner  aussi 
heureusement  en  un  exemple  vivant,  placé  dans  un  cadre  restreint. 

C’est  là  peut-être  le  défaut  de  la  nouvelle  composition  de  M.  Rondelet. 
Voulant  donner  aux  gens  du  monde,  sous  une  forme  vive,  des  conseils 
applicables  à toutes  les  variétés  de  leur  situation,  prétendant  les  guider  dans 
leurs  délibérations  sur  le  choix  d’une  carrière,  sur  le  mariage,  sur  l’édu- 
cation des  enfants,  etc.,  il , n’a  pu  s’astreindre  à suivre  le  fil  d’un  roman 
proprement  dit.  Car  un  bon  roman  n’a  qu’un  héros;  et  c’eût  été  trop 


BlBLIOGRAniIE. 


751 


peu  pour  tous  les  lecteurs  dont  M.  Rondelet  a le  droit  d’être  écouté.  Il 
a donc  choisi  un  cadre  vaste,  où  les  divers  incidents  de  la  vie  du  monde 
se  déroulent  l’un  après  l’autre  sous  les  yeux  d’un  observateur  intelligent, 
à peu  près  comme  les  scènes  se  succèdent  dans  une  pièce  à tiroir.  C’est 
tantôt  celui  qui  parle,  tantôt  son  frère,  tantôt  sa  sœur,  tantôt  quelques- 
uns  des  siens,  et  même  un  inconnu  qu’il  rencontre,  qui  fournit  le  sujet  d’un 
petit  apologue,  accompagné  d’une  petite  dissertation  morale.  Delà  une  com- 
position un  peu  décousue  qui  réveille  l’attention  par  des  détails  piquants,  mais 
ne  la  soutient  pas  par  un  intérêt  continu.  C’est  une  promenade  à travers 
la  vie  du  monde,  faite  d’un  pas  indécis  et  sans  but  bien  déterminé.  Qu’im- 
porte? quand  le  paysage  plaît,  les  meilleures  promenades  ne  sont-elles  pa»' 
celles  où  l’on  n’est  pas  pressé  d’arriver? 

Ne  pouvant  analyser  une  fable  de  ce  genre,  dont  le  tissu  fuit  sous 
main,  nous  voudrions  donner,  par  quelques  citations,  l’idée  du  charme 
qu’on  y peut  trouver  et  qui  tient  tout  entier  à la  finesse  de  certaines  obser- 
vations. Quoi  de  plus  piquant,  par  exemple,  que  les  premières  scènes  de 
l’arrivée  de  l’auteur  des  Mémoires  dans  une  petite  ville  de  province?  M.  de 
Lavaur,  c’est  son  nom,  vient  en  province  comme  membre  de  cette  société 
« curieuse  et  bizarre  qui  reproduit  en  pleine  civilisation  les  phénomènes 
« primitifs  de  la  horde  tartare  ou  de  la  smala  des  Arabes  ; de  ce  troupeau 
((  administratif  que  les  besoins  de  l’État  et  quelquefois  le  caprice  des  mi- 
« nistères  font  voyager  d’un  bout  de  la  France  à l’autre,  et  qui  campe  dans 
« les  villes  comme  le  soldat  sous  la  tente  et  le  sauvage  à l’ombre  du  pal- 
« mier.»  En  un  mot,  M.  de  Lavaur  est  fonctionnaire  public.  Qui  ne  l’est  pas 
en  France,  à moins  qu’il  ne  regrette  de  ne  l’être  plus  ou  désire  de  le  de- 
venir? Lequel  de  nous  ne  l’a  été  une  fois  en  sa  vie?  C’est  bien  de  l’admi- 
nistration que  l’on  peut  dire  parmi  nous  encore  plus  que  de  l’amour  : 

• 

• Qui  que  tu  sois,  c’est  là  ton  maître, 

Il  Test,  le  fut  ou  le  doit  être. 


M.  de  Lavaur  est  donc  substitut  dans  une  petite  ville,  et,  en  fréquentant 
ses  collègues,  il  apprend  à connaître,  à sa  grande  surprise,  ce  mélange  d’es- 
prit de  dénigrement  et  de  soumission,  de  révolte  intérieure  et  d’obéis- 
sance passive  qui  caractérise  les  rapports  d’un  bon  fonctionnaire  avec  ses 
chefs.  Il  voit  passer  le  cortège  qui  se  rend  à l’église  un  de  ces  jours 
officiels  où  les  prêtres  chantent  le  Te  Deuni  et  où  le  Moniteur  distribue  les 
croix  d’honneur. 

« Je  m’étais  installé,  dit-il,  de  bonne  heure  contre  les  grilles,  au  milieu 
d’une  foule  curieuse  que  ce  vieux  spectacle  ne  lasse  jamais.  Cette  mise  en  scène 
est  la  partie  immuable  des  gouvernements;  tout  le  reste  varie  : il  n’y  a que 
les  uniformes  qui  ne  changent  pas.  On  voyait  ces  messieurs  s’aborder  en  se 
serrant’les  deux  mains,  et,  suivant  les  personnes,  le  même  homme  passait 
tour  à tour  de  l’aplomb  du  supérieur  à l’humilité  du  subalterne.  Les  rangs 
et  la  hiérarchie  étaient  scrupuleusement  observés  ; nul  ne  se  fût  permis  de 
prendre  la  droite  ou  de  franchir  la  porte  hors  de  son  tour.  Ce  profond  res- 
pect, ce  haut  sentiment  des  convenances,  faisaient  plaisir  à voir;  ajoutez-y 


■7  32  BIBLIOGRAPHIE. 

un  air  de  satisfaction  et  de  contentement  universels  répandu  sur  tous  les 
visages,  et  vous  comprendrez  l’impression  à la  fois  majestueuse  et  douce 
que  me  fit  éprouver  au  premier  aspect  ce  monde  inconnu  dans  lequel  j’al- 
lais entrer. 

« Précisément,  ce  jour-là,  le  Moniteur  universel  avait  apporté  plusieurs 
croix  d’honneur  aux  fonctionnaires  de  la  ville.  C’était  pour  moi  un  heureux 
début,  dans  les  visites  que  j’allais  faire,  d’avoir  à rencontrer  tant  d’hommes 
satisfaits. 

« Le  premier  chez  lequel  je  me  rendis  fut  un  vieux  capitaine  dont  le  frère 
était  greffier,  je  ne  sais  trop  où,  dans  Paris.  Des  relations  de  voisinage,  et 
peut-être  bien  de  parenté  très-éloignée,  quelque  chose  comme  le  quinzième 
ou  le  vingtième  degré  du  cousinage  en  Écosse,  m’appelaient  à le  voir  en 
premier  lieu.  Il  venait  d’être  décoré.  J’augurais  de  la  vivacité  de  sa  joie  par 
l’impatience  de  son  désir;  sa  seule  frayeur,  aux  approches  de  sa  retraite,  qui 
allait  sonner,  était  de  quitter  le  service  sans  emporter  Je  droit  de  «^arder  au 
civil  un  ruban  rouge  à sa  boutonnière.  ° 

« Eh  bien,  me  dit-il,  monsieur  de  Lavaur,  ils  ont  donc  fini  par  se  souve- 
((  nir  dé  moi  probablement,  ei  probablement  ils  m’ont  envoyé  la  croix.  S’ils 
« attendent  que  je  les  remercie,  il  se  passera  quelque  temps",  probablement. 
<(  Si  j’avais  eu  la  croix  le  jour  où  elle  a été  donnée  à Schilder,  qui  la  méri- 
« tait  moins  que  moi,  je  serais  commandeur  coinmeJui,  et,  comme  lui,  des- 
« tiné  à devenir  davantage  encore,  probablement.  Ce  n’est  pas  qu’on  y 
« tienne;  mais  la  croix  pousse  le  grade,  et  le  grade  appelle  une  autre  dé- 
« coration.  Aujourd’hui,  c’est  presque  humiliant  d’être  nommé,  puisque 
« tout  le  monde  s’aperçoit  ainsi  que  vous  ne  l’étiez  pas.  Du  moment  que 
«j’avais  commencé  à m’en  passer  et  que  tout  le  régiment  savait  si  je  m’en 
« moque,  je  m’en  serais  bien  passé  encore,  pj'obablement.  » 

« Je  ne  savais  que  dire  au  capitaine  pour  le  consoler  de  sa  nomination. 
Le  pauvre  homme  avait  l’air  si  mécontent,  il  tordait  sa  moustache  avec 
tant  d’impatience,  que  je  me  hâtai  de  le  quitter. 

« En  traversant  la  salle  à manger  qui  servait  de  vestibule  au  salon,  je  ne 
fus  pas  peu  surpris  d’apercevoir  une  couturière  à la  journée,  tout  occupée 
à ajuster  un  ruban  rouge  à une  robe  de  chambre  et  à une  veste  de  jardin. 
La  mauvaise  humeur  passe,  la  décoration  reste.  Le  cher  homme  pensait 
déjà  à la  rosette  ; il  trouvait  plus  politique  de  mettre  le  brevet  de  chevalier 
sous  ses  pieds  depuis  qu’il  s’en  voyait  pourvu. 

« La  liste  que  j’avais  dressée  me  conduisait  en  deuxième  lieu  chez  un 
jeune  ingénieur.  C’était  non  pas  précisément  mon  camarade  de  classe,  mais 
mon  contemporain;  il  avait  été  au  collège  avec  moi  ; il  sortait  de  philosophie 
alors  que  j’entrais  en  septième,  et  nos  noms  avaient  ainsi  figuré  à la  même 
distribution  de  prix.  Lui  aussi  venait  d’être  décoré.  Si  jeune,  sitôt,  je  m’at- 
tendais à le  trouver  dans  la  dernière  des  satisfactions. 

« Vous  le  voyez,  me  dit-il,  ils  n’ont  pu  refuser  cela  à mon  cousin,  qui  est 
« inspecteur  général  des  ponts  et  chaussées.  C’est  en  vain  que,  l’année  der- 
« nière,  mon  chef  de  service  avait  demandé  la  croix  pour  mon  travail  d’en- 
« semble  sur  les  irrigations,  on  ne  lui  avait  pas  répondu  ; et,  lorsque  mon 
« cousin  a parlé  pour  moi,  on  ne  lui  a pas  même  demandé  ce  que  j’avais 


DTni.TOGRAPllIE.  733 

« fait.  On  aurait  tout  aussi  bien  décoré  un  imbécile,  si  cet  imbécile  avait  eu 
« un  parent  inspecteur.  Allez,  mon  cher  Francis,  ménagez-vous  des  protec- 
« tiens  et  moquez-vous  du  reste.  » 

« Je  n’avais  plus  à voir  qu’un  troisième  chevalier.  Celui-là  n’était  ni  jeune 
ni  vieux;  il  n’avait  été  décoré  ni  trop  tôt  ni  trop  tard.  C’était  un  juge 
de  la  première  chambre.  J’espérais  le  trouver  content.  Je  n’avais  encore 
vu  personne  d’aussi  furieux  que  lui.  « Ils  me  prennent  donc  pour  un 
« sot,  pour  une  brute!  répétait-il  les  poings  fermés,  en  arpentant  son 
« cabinet  sans  prendre  garde  que  j’étais  là.  Depuis  le  temps  que  j’attends 
« après  cette  place  de  président,  ils  vont  nommer  un  étranger,  un  homme 
« qu’ils  font  revenir  des  colonies,  qui  plaidait  encore  il  y a trois  ans  ! Et  à 
« moi,  ils  m envoient  la  croix  d’honneur!  C’est  à la  leur  renvover,  ma  pâ- 
te rôle!  Monsieur  de  Lavaur,  me  dit-il  d’un  ton  concentré,  rappelez-vous 
<(  1 injustice  que  vous  voyez  aujourd’hui  ; qv\’elle  vous  serve  d’avertissement 
<(  pour  toutes  les  iniquités  qu’il  vous  faudra  subir  à votre  tour.  » 

« Je  ne  veux  point  raconter  ici  le  reste  de  mes  visites  et  de  mes  stupé- 
factions. Il  me  semblait  que  les  fonctionnaires  les  plus  récemment  avancés 
ne  devaient  point  être  fâchés  d’être  montés  en  grade.  Si  l’on  n’avait  fait  que 
rendre  justice  à la  supériorité  de  leur  mérite,  encore  est-il  agréable  de  ne 
pas  se  voir  méconnu.  Je  n’entendis  que  plaintes  et  que  lamentations.  Cha- 
cun d’eux  avait,  disait-il,  contre  lui  toutes  les  chances  de  la  fortune  et  toute? 
les  inimitiés  du  hasard. 

« La  vie  est  très-instructive  : il  suffit  de  s’y  laisser  un  peu  aller  pour  ap- 
prendre bien  des  choses,  comme  il  suffit  de  se  confier  à un  chemin  de  fer 
pour  parcourir  vite  bien  du  pays.  Huit  jours  ne  s’étaient  pas  écoulés  que 
j’eus  à expédier  au  garde  des  sceaux  une  lettre  de  remercîment,  envoyée  à 
Paris  par  l’intermédiaire  de  M.  le  premier  président.  La  fureur  du  juge 
était  sans  doute  bien  calmée,  car  le  langage  de  sa  lettre  ne  ressemblait 
guère  à celui  qu’il  m’avait  tenu.  J’avais  d’abord  la  bonhomie  de  croire  que 
dans  l’intervalle  il  avait  fait  ses  réflexions,  et  je  fus  tout  surpris  de  l’enten- 
dre, à une  table  de  whist,  répéter  ses  lamentations  et  ses  plaintes,  à l’heure 
même  où  le  courrier  emportait  à Paris  ses  remercîments  hyperboliques.  » 

Je  suis  bien  trompé,  si  le  lecteur  ne  trouve  pas  dans  ces  divers  dialogues 
les  qualités  d’une  bonne  scène  de  comédie.  Mais  les  observations  morales 
de  M.  Rondelet  ne  sont  pas  toutes  de  ce  ton  piquant.  Il  en  est  de  sérieuses, 
de  profondes,  qu’il  emprunte  non  à sa  connaissance  du  monde,  mais  au 
grand  révélateur  du  mystère  du  cœur  humain,  à l’Évangile.  La  profondeur  et 
la  clairvoyance  sont,  en  général,  on  le  sait,  les  qualités  des  grands  moralistes 
chrétiens,  formés  par  l’habitude  de  s’examiner  soi-même  et  les  enseigne- 
ments d’une  doctrine  qui  ne  ménage  pas  les  faiblesses  humaines.  M.  Ron- 
delet est  souvent  de  leur  école,  et  surtout  de  celle  de  celui  dont  il  dit  lui- 
même  par  une  remarque  éloquente  : « Je  n’ai  jamais  pu  lire  sans  un 
tressaillement  ces  mots  tant  de  fois  répétés  par  l’Évangile  : Jésus,  con- 
naissant letirs  pensées,  leur  dit  : Quel  est  l’homme  qui  oserait  se  présenter 
le  front  haut  à cette  épreuve  divine  ? » 


Albert  de  Broglie. 


LES  EVENEMENTS  DU  MOIS 


22  décembre  1861. 


I 

Les  événements  d’Amérique  offrent  à la  France  un  noble  rôle  à jouer, 
et  nous  sommes  toujours  fiers,  quand  la  Providence  met  dans  les  mains  du 
gouvernement  qui  dirige  notre  pays  une  grande  mission. 

Quel  est,  dans  la  crise  américaine,  l’intérêt  français  ? 

Je  parle  de  Vintérôt,  je  ne  parle  pas  du  penchant.  On  peut  avoir  une 
petite  idée  des  mœurs  américaines,  de  la  littérature  de  ce  pays,  de  sa  loyauté 
commerciale,  de  ses  institutions  politiques  ; mais,  malgré  tout,  il  faut  bien 
se  rappeler  que  la  nation  puissante,  populeuse  et  opulente,  qui  n’a  pas  encore 
définitivement  perdu  le  nom  d’États-Unis,  est  en  partie  l’œuvre  delà  France, 
qu’elle  a toujours  été  l’alliée  de  la  France,  qu’elle  est  le  meilleur  client 
commercial  de  la  France,  client  bien  moins  important  pour  nous  par  le  coton 
qu’il  nous  vend  que  par  l’immense  quantité  de  produits  qu’il  nous  achète, 
par  l’argent  qu’il  nous  envoie.  Si  les  États-Unis  sont  ruinés,  amoindris  et 
divisés,  nous  perdons  un  grand  souvenir  historique,  une  alliance  fidèle,  un 
puissant  acheteur.  Ceux  même  qui,  antipathiques  aux  institutions  améri- 
caines, voient  dans  leur  ruine  la  chute  d’un  établissement  révolutionnaire , 
ne  doivent  pas  oublier  que  le  Nord  défend,  en  défendant  l’Union,  le  principe 
d’autorité,  et  que  le  Sud  s’est  insurgé  au  nom  du  principe  révolutionnaire 
par  excellence,  le  prétendu  droit  de  se  séparer  quand  on  veut  d’un  corps 
de  nation,  de  renverser  un  scrutin  régulier,  de  violer  la  loi  qui  déplaît, 
de  changer  par  un  vote  et  par  un  coup  de  main  le  pouvoir,  le  drapeau,  te 
territoire  de  la  patrie.  Ajoutons  que  si  les  États-Unis  tombent,  si  leur  puis- 


7">r> 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 

sauce  maritime  est  anéantie,  l’Angleterre  n’a  plus  de  contre-poids  sur  les 
mers,  notre  marine  est  seule  contre  la  marine  d’une  puissance  établie  avant 
nous  sur  tous  les  points  du  monde,  et  prête,  on  le  sait  trop,  à user,  en  cas 
de  guerre,  de  procédés  bien  autrement  violents  que  celui  qui  excite  en  ce 
moment  son  indignation  passionnément  intéressée. 

A toutes  ces  considérations  utilitaires,  il  n’est  pas  inutile  de  joindre  les 
raisons  de  justice  et  d’humanité.  C’est  le  4 novembre  1860  que  M.  Lincoln 
a été  nommé  président  des  États-Unis,  après  un  scrutin  parfaitement  régu- 
lier, avec  une  majorité  incontestable.  C’est  le  17  décembre,  il  y a à peu  prés 
un  an,  que  la  Caroline  du  Sud  a déclaré  publiquement  qu’elle  se  relirait  de 
l’Union,  et  qu’elle  a poussé  les  autres  États  du  Sud  à la  révolte,  lia  été  prouvé  à 
satiété  que  ces  États  n’avaient  aucun  droit,  à quelque  point  de  vue  qu’on  se 
place  ; ou  l’Union,  en  effet,  est  une  nation,  et  une  partie  ne  peut  pas  se  séparer 
du  tout,  ou  elle  est  un  contrat,  et  il  faut  pour  le  briser  tous  les  consentements 
qui  l’ont  fait  ; si  cela  est  vrai  des  deux  Carolines  ou  de  la  Virginie,  à combien 
plus  forte  raison  du  Texas  quia  été  conquis  en  commun,  de  la  Lousiane  qui  a 
été  payée  en  commun,  de  la  Floride  qui  a été  payée  en  commun?  Tout  cela  est 
fort  connu.  On  ne  sait  pas  moins  que  la  question  brûlante  de  l’esclavage  a 
été  tout  le  nœud  de  l’élection;  que,  pour  la  première  fois,  les  abolition- 
nistes l’ont  emporté;  que  le  Sud,  sachant  bien  pourtant  que  ni  le  Président 
ni  le  Congrès  n’ont  le  droit  constitutionnel  d’abolir  V institution  'particulière, 
n’a  pas  toléré  une  victoire  qui  lui  enlevait  la  prédominance  dans  la  direction  du 
pays,  a préféré  renoncer  à l’union  plutôt  qu’à  la  domination,  et,  après  avoir 
ouvert  la  rébellion  par  la  déclaration  de  la  Caroline,  a ouvert  la  guerre  par 
la  prise  du  fort  Sumter.  Mauvaise  cause  ! mauvaise  au  point  de  vue  du  droit, 
mauvaise  au  point  de  vue  de  l’humanité,  mauvaise  au  point  de  vue  de  la 
provocation  : telle  paraît  sous  toutes  ses  faces  la  cause  des  États  du  Sud. 
Quoi  qu’on  puisse  penser  des  torts,  des  grossièretés,  des  maladresses  ou 
des  inconséquences  des  États  du  Nord,  la  justice,  l’humanité,  la  légitime 
défense,  sont  de  leur  côté.  L’intérêt  de  la  France  est  d’accord  avec  ces 
grands  motifs. 

Il  faut  bien  avouer  qu’il  n’en  est  pas  ainsi  de  l’intérêt  de  l’Angleterre.  Il 
y a une  toison  d’or  qu’on  appelle  le  coton,  qui  excite  tous  les  désirs  de  ces 
fiers  Argonautes.  Le  Sud  le  sait  bien  ; c’est  le  Nord  qu’on  accuse,  mais  c est 
le  Sud  qui  interdit  l’exportation,  en  espérant  gagner  des  amitiés  par  la 
famine.  Ce  n’est  pas  que  le  coton  manque  aussi  absolument  que  l’on  se  plait 
à le  crier  bien  haut.  Le  Times,  très-dévoué  à la  politique  cotonneuse,  pu- 
bliait, ces  jours-ci,  le  stock  de  coton  existant  en  Angleterre  au  1®'  décem- 
bre 1861  ; il  est  supérieur  au  stock  de  1860.  Les  Anglais,  avec  une  admi- 
rable énergie,  se  sont  procuré  du  coton  dans  l’Inde, en  Égypte,  en  Afrique; 
ils  ont  fondé  des  sociétés  {Cotton  suppl-y  society),  publié  des  journaux,  en- 
voyé des  agents,  établi  des  consuls  au  Dahomey,  donné  des  subventions 
à leurs  possessions  des  Indes  et  à leur  colonie  de  Natal;  ils  ont  même 


736 


LES  ÈVÈNKMENTS  DU  MOIS. 


profilé  de  l’occasion  pour  prendre,  sur  la  côte  d’Afrique,  le  royaume  de 
Lagos.  Ils  espèrent,  avant  peu  d’années,  n’être  plus  tributaires  des  États 
du  Sud,  ce  qui  ne  prépare  pas  à ces  États,  s’ils  s’organisent,  une  prospérité 
croissante.  En  attendant,  la  souffrance  est  grande  sans  doute,  mais  passa- 
gère. Le  blocus  des  côtes  du  Sud  est  loin  d’être  effectif,  le  prétexte  ne  man- 
quera pas  pour  l’ouvrir;  le  Nord  a déjà  occupé  quatre  points  par  lesquels 
le  coton  sortira  bientôt.  Ce  serait  donc  une  illusion  d’attribuer  à la  seule 
question  du  coton  l’humeur  de  l’Angleterre  ; cette  question  entretient  les 
cris,  parce  qu’elle  occasionne  une  vraie  souffrance  ; mais  une  autre  passion 
vit  au  fond  des  cœurs  ; le  colon  soulève  l’opinion  banale  et  bruyante;  une 
autre  envie  pousse  la  politique.  Cette  passion,  cette  envie,  est  si  forte,  qu’elle 
étouffe  le  sentiment  abolitionniste,  pourtant  si  généreux,  si  vivant  en  An- 
gleterre. C’est  la  passion  de  prendre  une  éclatante  revanche  delà  révolution 
des  États-Unis,  c’est  l’envie  de  profiter  de  la  situation  périlleuse  de  ce 
peuple,  autrefois  le  sujet,  aujourd’hui  le  rival  de  l’Angleterre,  pour  le  couper 
en  morceaux,  pour  détruire  sa  puissance  nationale,  commerciale,  maritime. 
Ce  peuple  est  notre  œuvre,  notre  allié,  notre  client;  il  est,  au  contraire,  le 
rebelle,  l’ennemi,  le  rival  de  l’Angleterre.  Il  est  tout  simple  que  son  exis- 
tence soit,  au  fond,  aussi  odieuse  à l’Angleterre  qu’elle  devrait  nous  être 
chère . 

On  ne  saurait  expliquer  autrement  que  par  l’intensité  de  cette  tentation, 
mal  dissimulée  yd’abord,  très-visible  aujourd’hui,  la  violence  avec  laquelle 
l’opinion  anglaise  s’est  exprimée,  et  le  gouvernement  anglais  s’est  conduit, 
dès  que  l’on  a connu  en  Europe  l’arrestation  faite,  le  8 novembre,  par  le 
steamer  de  guerre  fédéral  le  San  Jacinto,  à bord  du  paquebot  de  poste  an- 
glais le  Trent,  des  commissaires,  MM.  Mason  et  Slidell,  envoyés  par  les  États 
du  Sud  auprès  des  gouvernements  de  Londres  et  de  Paris,  afin  d’obtenir 
leur  concours. 

Dans  une  lettre  adressée  aux  journaux  anglais,  M.  Georges  Sumner  a fort 
à propos  rappelé  que,  pendant  la  guerre  de  la  révolution  américaine,  un 
ancien  président  du  congrès,  Henry  Laurens,  s’embarqua  sur  le  navire  hol- 
landais le  Mercure,  pour  aller  demander  à la  Hollande  la  reconnaissance 
des  États-Unis  et  un  emprunt.  Le  Merctire  fut  arrêté,  Laurens  pris  et  en- 
feimé  à la  Tour  de  Londres.  Ce  qui  n’empêche  pas  les  Anglais  d’appeler 
un  outrage  l’opération  opérée  par  le  capitaine' Wilkes. 

Assurément  cette  arrestation  est  une  faute  ; mais  est-elle  un  crime*?  Le 
droit  de  visite  n’est  pas  contesté.  Le  droit  de  saisir  les  dépêches  n est  pas 
contesté.  Le  droit  de  conduire  le  navire  suspect  dans  un  port  pour  soumet- 
tre le  cas  aux  juges  compétents  n’est  pas  contesté.  Quel  a donc  été  le  tort 
du  capitaine  Wilkes?  il  a eu  tort  de  se  faire  juge,  et  d’arrêter  MM.  Mason 
et  Slidell  au  lieu  d’arrêter  le  navire.  Mais,  s’il  l’eût  fait,  s il  eût  remorqué 
dans  un  port  du  Nord  le  pavillon  britannique,  quelle  n’eût  pas  été  la  colère  ! 
Comme  l’a  si  bien  dit  le  vénérable  général  Scott  dans  la  lettre  sensée  et 


1 

î 

I 

s 

LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS.  757 

conciliante  publiée  dans  \e  Journal  des  Débats  du  5 décembre,  « quoi!  l’offense 
I eût  été  plus  petite,  si  elle  eût  été  plus  grande!  le  mal  fait  au  pavillon  bri- 

I tannique  eût  été  mitigé  si,  au  lieu  de  saisir  quatre  rebelles,  on  avait  saisi  le 

I navire,  détenu  les  passagers,  confisqué  la  cargaison!...  Le  capitaine  Wilkes 

I a tâché  de  rendre  l’exercice  d’un  devoir  trés-pénible  aussi  peu  vexatoire 

r que  possible  pour  toutes  les  parties  innocentes.  » Dans  le  meme  Journal 
I des  Débats  (11,  12,15  décembre),  qui  a eu  seul  avec  le  Temps  ^ l’honneur  d’a- 
I voir  dés  le  premier  jour  sur  c*elte  question  une  politique  à lui,  sans  l’emprunter 
I aveuglément  aux  journaux  anglais,  M.  Agénor  de  Gasparin  a posé  les  vraies 
I questions,  avec  une  intelligente  promptitude.  Est-ce  que  le  capitaine  Moor 
I du  Trent  est  sans  reproche?  Les  neutres  doivent  rester  neutres.  Dans  sa 
I déclaration  de  neutralité,  au  début  de  la  guerre  américaine,  la  reine  d’An- 
I gleterre  a expressément  déclaré  que  « ceux  qui  transporteront  des  officiers, 

I « des  soldats,  des  dépêches,  etc.,  pour  le  service  de  l’un  ou  de  l’autre  des 

I « contendants,  le  feront  à leurs  périls  et  risques.  » Le  capitaine  du  Trent 

f savait  parfaitement  quels  personnages  il  avait  à son  bord.  Si  le  navire  arrê- 

I tant  a violé  le  droit  des  neutres,  le  navire  arrêté  ne  l’a  donc  pas  moins  violé. 

I Le  capitaine  Wilkes  a déclaré  avoir  agi  sous  sa  propre  responsabilité,  et  cela 
I devient  évident,  lorsqu’on  lit  le  Message  du  président  Lincoln,  en  date  du 
^ 3 décembre.  Il  serait  fou,  s’il  eût  voulu  se  mettre  l’Angleterre  sur  les  bras; 

[ il  ne  dit  pas  un  mot  de  l’incident;  il  paraît  ne  pas  se  douter  de  l’effet  produit 

1 en  Angleterre,  pas  plus  que  l’antiprésident  Davis  ne  paraît  se  douter,  dans 
son  message  du  18  novembre,  du  haussement  d’épaules  que  provoquera  sa 
I péroraison  « sur  la  liberté,  la  grandeur , la  justice  de  sa  cause.  » La  cause 
[ des  possesseurs  d’esclaves! 

f Ces  faits,  ces  raisonnements,  parleraient  bien  haut,  s’il  n’était  pas  une 

I raison  qui  parle  plus  haut  encore,  la  raison  du  plus  fort.  Le  cabinet  anglais 

j attendait  un  prétexte;  on  le  lui  a fourni.  L’attaque  de  l’Autricbe  contre  le 
Piémont  fut  une  faute  semblable.  Lord  John  Russell  a pris  à la  hâte  une  con- 
sultation des  juges  de  la  couronne  nullement  compétents  sur  une  ques- 
! tion  internationale;  le  lendemain,  elle  était  délibérée,  rédigée,  publiée; 
c’est  une  sorte  de  certificat  d’orthodoxie  diplomatique,  à l’appui  d’un 
ultimatum  déjà  précédé  par  des  forces  considérables  envoyées  au  Ca- 
nada, et  par  une  escadre]  en  route  vers  le  Mexique,  et  qu’il  ne  sera  pas 
difficile  de  faire  un  peu  dévier.  Les  États  du  Sud,  dit-on,  ne  seront  pas  re- 
connus, oui,  mais  ils  seront  secourus;  que  peut-il  leur  arriver  de  plus 
heureux  qu’une  formidable  guerre  tombant  sur  leur  ennemi,  guerre  me- 
née par  une  puissance  qui  réprouve  l’esclavage,  mais  qui  n’en  dédaigne 
pas  les  prodnits,  qui  déteste  l’esclavage  américain,  mais  qui  déteste  encore 
plus  la  grandeur  américaine? 

i * Voir  la  remarquble  Lettre  de  Jjtndres,  publiée  dans  ce  journal  le  12  décembre.  Les 

lettres  excellentes  de  M.  de  Gasparin  ont  été  tirées  à part  et  publiées  chez  Lévy  sous  ce 
titre  : Une  parole  de  paix  sur  le  différend  entre  V Angleterre  et  les  États-Unis. 


758  LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 

Dans  cette  situation,  quel  peut-être  le  rôle  de  la  France?  L’alliance  an- 
glaise, la  médiation,  ou  la  neutralité? 

Résister  à la  petite  tentation  d’un  avantage  présent  pour  assurer  de  sé- 
rieux résultats  dans  l’avenir,  c’est  la  grande  politique.  Si  la  France,  dans 
l’intérêt  de  ses  plans  inconnus,  se  réjouit  de  voir  l’Angleterre  occupée  dans 
le  nouveau  monde  et  un  peu  distraite  de  l’ancien,  si  elle  profère  le  cri  de 
Manchester  : Périsse  l’Amérique  plutôt  qu’une  filature  ! la  France  aidera  ou 
approuvera  l’Angleterre,  blâmera  les  États  du. Nord,  et  laissera  grossir  et 
éclater  l’orage  sur  l’œuvre  de  Washington.  Rôle  à peine  agréable  à l’Angle- 
terre, qui  est  assez  forte  pour  ne  recevoir  de  personne  un  secours  dans  ses 
querelles,  rôle  abaissé  qui  consisterait  à se  mettre  trois  contre  eux,  et  à se 
procurer  une  victoire  trop  facile  et  sans  gloire  ! 

Un  des  articles  du  congrès  de  Paris  offre  à la  France  une  plus  noble 
tâche  ; elle  peut  être  médiatrice  ; elle  peut  éviter  au  monde  les  horreurs  de 
la  guerre,  et,  si  elle  réussit,  son  ascendant  lui  permettra  peut-être  d’inter- 
venir aussi  entre  ces  États  séparés,  entre  ces  époux  divorcés  qu’il  paraît 
si  difficile  de  rapprocher,  surtout  à'coups  de  fusil.  Car,  depuis  sept  mois,  ils 
essayent  de  ce  moyen  de  se  convaincre  ou  de  se  contraindre  sans  grand  pro* 
grès,  bien  que  la  guerre  ait  eu  au  moins  pour  effet,  sans  provoquer  aucune 
insurrection  lamentable  de  noirs,  de  rallier  au  Nord  les  États  intermédiai- 
res, le  Kentucky,  le  Maryland,  le  Missouri,  une  partie  de  la  Virginie,  du 
Tennesse  et  de  la  Caroline  du  Nord. 

La  médiation  entre  l’Angleterre  et  les  États-Unis,  entre  les  États  du 
Nord  et  les  États  du  Sud,  voilà  le  rôle  glorieux  que  nous  souhaitons  à 
notre  pays.  Pas  de  médiation,  il  est  vrai,  sans  que  les  intéressés  y consen- 
tent. Or  l’Angleterre  paraît  bien  décidée,  bien  ardente  à la  guerre.  Le  pré- 
sident Lincoln  garde  un  langage  fier,  arrogant  même,  vis-à-vis  des  puis- 
sances continentales.  Ils  sont  bien  rares,  les  Anglais  qui  professent  les  sen- 
timents si  noblement  exprimés  à Rochdale  par  M.  Bright,  lorsqu’il  a pro- 
noncé ces  éloquentes  paroles  : 

« L’Union  sera-t-elle  rétablie,  oui  ou  non?  Le  Sud  obtiendra-t-il,  oui  ou 
non,  une  indépendance?  Je  ne  le  sais  pas,  et  je  ne  le  veux  pas  prédire.  Mais 
ce  que  je  pense  et  ce  que  je  sais,  c’est  que,  d’ici  à peu  d’années,  les  20  mil- 
lions d’hommes  libres  du  Nord  seront  portés  à 30  millions  ou  même  à 
50  millions,  population  égale,  sinon  supérieure,  à la  population  de  ce 
royaume.  Quand  ce  jour  arrivera,  fasse  Dieu  que  les  hommes  du  Nord  ne 
puissent  pas  dire  entre  eux  qu’à  l’heure  la  plus  sombre  des  épreuves  de  leur 
patrie,  l’Angleterre,  le  pays  de  leurs  aïeux,  a considéré  d’un  œil  froid  et  vu 
sans  émotion  les  périls  et  les  calamités  de  ses  enfants.  J’ajoute,  en  ce  qui 
me  touche  personnellement  : Je  ne  suis  qu’un  membre  de  cette  assemblée 
et  qu’un  des  nombreux  habitants  de  l’Angleterre;  mais,  alors  même  que  tous 
les  autres  se  retrancheraient  dans  le  mutisme,  moi,  je  continuerai  de  prê- 
cher la  politique  donnant  de  l’espérance  aux  esclaves  du  Sud,  la  politique 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS.  759 

tendant  à de  généreuses  pensées,  de  généreuses  expressions  et  de  géné- 
reux actes  entre  les  deux  grandes  nations  qui  parlent  la  langue  anglaise,  et 
qui,  à raison  de  leur  origine,  méritent  également  le  nom  d’Anglais.  » 

On  assure  que  M.  Bright,  quaker  comme  William  Penn,  veut  partir  pour 
Washington  avec  une  députation  d'amis  de  la  paix  pour  porter  des  paroles 
d’apaisement.  Démarche  inutile  peut-être,  et  que  d'autres  nommeront  chi- 
mérique, mais  que  nous  appellerions  généreuse,  admirable  et  chrétienne! 

Si  la  passion,  comme  cela  arrive  si  souvent  ici-bas,  prévaut  sur  la  raison, 
il  est  possible  que  les  bons  offices  de  la  France  soient  refusés.  Elle  aura  eu 
du  moins  la  gloire  de  les  offrir,  si,  comme  on  le  suppose,  l’illustre  général 
Scott  est  parti  de  Paris,  malgré  l'hiver,  malgré  ses  soixante-dix-sept  ans, 
pour  porter  aussi  des  paroles  de  conciliation  inspirées  par  le  gouvernement 
français.  A défaut  de  la  médiation,  la  France  doit  professer  la  neutralité, 
rôle  moins  élevé,  mais  très-conforme  à son  histoire,  et,  on  le  devine,  très- 
utile  à ses  intérêts. 

La  médiation  serait  glorieuse,  la  neutralité  serait  utile,  la  coopération 
avec  l’Angleterre  serait  folle.  Telle  nous  paraît  être  la  conclusion  raison- 
nable, sur  cette  affaire,  parfaitement  jugée,  à notre  avis,  par  le  Journal  des 
Débats. 


II 

Nous  n’accordons  pas,  on  le  sait,  la  même  adhésion  à ce  journal,  dans  ses 
excentricités  à propos  delà  question  italienne  et  romaine.  Les  débats  du  par- 
lement de  Turin  sont  loin  d’avoir  jeté  sur  la  situation  la  moindre  lumière  ou 
le  moindre  éclat.  M.  de  Cavour  n’est  plus  là,  les  causes  de  désunion  y sont 
toujours,  et  la  tribune  n’a  guère  été  qu’une  arène  de  justifications,  de  récri- 
minations et  d’altercations.  L’union  passagère  de  M.  Batazziet  deM.Ricasoli 
a entraîné  la  majorité.  Les  discours  ont  continué  à plaider  l’expropriation  du 
Pape  pour  cause  d’unité  italienne.  Si  l’opinion  n’était  pas  blasée  sur  les  inquali- 
fiables procédés  de  la  politique  piémontaise,  que  n’aurions-nous  pas  à dire 
sur  les  révélations  de  M.  Ricasoli?  Un  plan  purement  théorique  de  dépos- 
session du  Pape  a été  rédigé.  On  a prié  la  France  de  le  soumettre  au  Saint- 
Père;  la  France  s’y  est  refusée.  Ce  plan,  quel  qu’en  soit  la  valeur  ou  la  fai- 
blesse, est  donc  resté  le  brouillon  d’une  lettre  qui  n’est  pas  parvenue  à son 
adresse  et  qui,  mise  au  rebut,  a été  renvoyée  à son  auteur.  Ce  n’est  ni  un 
projeté  l’étude,  ni  une  pièce  diplomatique.  M.  Ricasoli  étale  ce  projet  devant 
le  parlement  de  Turin,  et  déclare  qu’il  le  propose  à l’adhésion  des  catholi- 
ques, dont  il  attendra,  dont  il  espère,  dit-il,  la  conversion.  Que  dirait-on,  si 
la  Prusse  priait  l’Autriche  de  transmettre  à l’empereur  Alexandre  un  projet 
de  détrônement,  puis  le  livrait  à la  discussion  de  l’opinion  européenne,  en  dé- 


740 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 


clarant  qu’il  espère  ramener  les  Russes  à ce  plan?  Il  est  des  procédés  qu’on 
ne  se  permet  qu’envers  les  faibles.  Voilà  donc  le  projet  Ricasoli  affiché  pour 
la  première  ou  la  seconde  publication,  jusqu’à  ce  que  les  catholiques  l’é- 
pousent, comme  on  dépose  une  somme  litigieuse  à la  caisse  des  consigna- 
tion, jusqu’à  ce  que  les  intéressés  soient  d’accord.  Sur  quoi  M.  Yung,  du 
Journal  des  Débats,  s’écrie  (10  décembre)  : « Il  demeure  entendu  que  c'est 
l’Église  qui  repousse  la  liberté.  » Quelle  liberté?  qui  la  lui  offre?  quand  lui 
fut-elle  offerte?  quand  l’a-t-elle  repoussée?  La  France  a refusé  de  soumettre 
le  projet  à la  cour  de  Rome.  Elle  n’a  rien  reçu,  donc  rien  repoussé.  Ne  se- 
rait-il pas  plus  prompt,  au  lieu  de  chercher  à convertir  les  catholiques  pas- 
sablement obstinés,  de  convertir  les  gouvernements  à l’idée  de  l'Église 
libre,  qui  ne  paraît  pas  en  faveur  à Naples,  à Varsovie  et  ailleurs,  puis  à 
l’idée  d’un  congrès,  sans  lequel  on  ne  sortira  pas  de  cette  formidable  diffi- 
culté ? 

Avec  quel  regret  ne  voyons-nous  pas  M.  John  Lemoinne,  allant  plus  loin 
que  M.  Yung,  parler  de  schisme  et  s’écrier  : « Si  l’Église  empêche  l’unité 
matérielle,  on  brisera  l’unité  spirituelle,  et  ce  sera  sa  faute!  » Ah!  laissez  ces 
misérables  menaces  au  Siècle  ; il  est  descendu  là  par  des  degrés  naturels  ; 
on  respectera  l’Église,  disait-il  au  début  de  la  guerre  italienne,  puis  succes- 
sivement il  a ajouté  : On  la  persuadera,  on  la  contraindra,  on  la  réformera» 
on  la  partagera;  il  ne  lui  resteplus  qu’à  dire  : onia  supprimera.  Mais,  quand 
on  a souci  des  croyances,  quand  on  adhère  à la  vérité  chrétienne,  quand  on 
croît  que  l’Église  a les  clefs  de  la  vie  éternelle,  de  la  vie  qui  nous  attend  tous, 
après  un  rapide  passage  ici-bas,  comment  mettre  en  balance  un  seul  instant 
des  intérêts  de  cet  ordre  avec  une  convenance  géographique  ou  politique? 
Nous  aurons  Rome  pour  capitale,  ou  nous  quitterons  la  foi  ; notre  ministre 
de  l’intérieur  aura  ses  bureaux  au  Quirinal,  ou  bien  nous  renoncerons  aux 
sacrements  et  à la  grâce  de  Dieu  ! Quel  choix  ! Est-il  possible  de  rapprocher 
de  pareilles  choses?  N’ est- ce  pas  mêler  le  spirituel  et  le  temporel  bien  au- 
trement que  ne  le  fait  le  gouvernement  clérical,  selon  ceux  qui  l’attaquent? 
Si  le  schisme  est  une  simple  menace,  il  est  dangereux  de  la  propager.  S’il 
est  par  malheur  une  possibilité,  il  est  coupable  de  la  seconder.  Bannissons 
de  pareils  arguments,  et  employons  tous  nos  efforts  à éviter  ces  malheurs, 
au  lieu  de  les  prédire. 


III 

L’Église  libre  dans  un  État  libre,  cela  ne  s’est  pas  encore  vu,  cela  se  verra, 
nous  l’espérons  fermement.  Mais  l’Église  tyrannisée  dans  un  État  tyran- 
nique, cela  s’est  vu,  cela  se  voit  ; la  Russie  notamment  nous  donne  beau- 
coup trop  souvent  ce  spectacle.  Un  vieillard  de  soixante-dix-sept  ans, 
M.  Bialobreski,  administrateur  du  diocèse  de  Varsovie,  a été  mis  en  prison. 


741 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 

dans  une  prison  où  on  ne  lui  a pas  même  donné  un  lit;  puis  il  a été 
condamné  à dix  ans  de  déportation  en  Sibérie.  Fort  de  son  innocence,  et 
fièrement  résigné  à son  sort,  iln’a  pas  voulu  appeler  de  celte  sentence  violente, 
qui  a excité  une  indignation  unanime  en  Furope. 

Une  émotion  non  moins  vive  a accueilli  la  nouvelle  d’une  autre  violence 
accomplie  sur  une  terre  catholique  et  persécutée  comme  la  Pologne,  au 
Liban,  l’arrestation  par  surprise  de  Joseph  Karam,  le  chef  populaire  maro- 
nite, qui  représente  avec  tant  d’énergie  et  de  vertu  l'influence  chrétienne  e* 
française.  Depuis  que  l’on  n’a  pas  voulu  le  nommer  Mudir  du  Kesrouan, 
ou  le  suspectait  et  on  le  dénonçait  sans  relâche.  Ce  dernier  coup  de  force 
commis  par  Fuad-Pacha,  à Beyrouth  môme,  où  Karam  s’était  rendu  sur 
son  appel,  laisse  tristement  à réfléchir  sur  les  faiblesses  inattendues  de  la 
commission  européenne,  et  sur  les  dispositions  vraies  de  ces  bons  chrétiens 
turcs, 'comme  Daoud-Pacha,  que  l’on  a préposés  au  gouvernement  du  Liban, 
parce  qu’ils  sont  chrétiens,  comme  si  l’or  du  Divan  n’avait  pas  laissé  plus 
de  traces  sur  leur  front  que  l’eau  du  baptême.  Nous  ne  doutons  pas  que  le 
gouvernement  de  l’Empereur  ne  prenne  des  précautions  contre  le  renouvel- 
lement de  pareils  actes,  et  n’en  exige  la  réparation. 


IV 

La  revue  de  la  politique  extérieure  nous  entraînerait  trop  loin  de  la  poli- 
tique intérieure,  si  nous  voulions  parler  d’un  très-grave  événement  dont  les 
effets  sur  l’état  de  l’Europe  ne  tarderont  peut-être  pas  à se  produire,  la 
nomination  d’une  Chambre  presque  démocratique  en  Prusse,  à si  peu  de 
distance  du  jour  où  le  roi  invoquait  le  droit  divin;  — ou  bien  encore  des 
difficultés  entre  la  Suède  et  la  Norvège,  qui  ont  subitement  obligé  le  roi  à 
partir  une  seconde  fois  pour  Christiania;  — ou  enfin  des  débats  de  la  Chambre 
belge,  si  remarquable  par  les  pressantes  argumentations  de  MM.  de  Theux 
et  Dechamps,  qui  ont  si  éloquemment  démontré  que  la  liberté  vraie  est  du 
côté  de  ceux  qui  croient  aux  droits  individuels  et  aux  intérêts  moraux, 
plutôt  que  du  côté  de  ceux  qui  donnent  tout  à l’Etat.  Mais  nous  avons  hâte 
de  revenir  aux  affaires  de  la  France. 

Nous  ne  le  ferons  pas  cependant  sans  avoir  adressé  un  hommage  de  respect 
profond  à la  mémoire  du  prince  Albert,  enlevé  à quarante-deux  ans  à sa  famille 
auguste  et  à sa  patrie  d’adoption,  l’Angleterre;  prince  séduisant  et  digne 
d’estime,  dont  l’action  se  faisait  sentir  sans,  se  laisser  voir,  qui  porta  vingt 
ans  avec  aisance  ce  rôle  singulier  d’un  homme  placé  à un  degré  au-dessous 
de  la  reine  dont  il  est  l’époux,  sur  les  marches  d’un  des  premiers  trônes  du 
monde,  prince  assez  modeste  pour  ne  pas  sortir  de  son  rang,  assez  digne  pour 
n’en  pas  souffrir,  assez  influent  pour  diriger  souvent  en  paraissant  servir,  in- 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 


742 

vesti  par  le  respect  public  comme  d'une  sorte  de  royauté  sans  couronne.  Il 
laisse  autour  de  la  reine  une  famille  nombreuse  et  brillante,  et  le  malheur 
vient  ajouter  sur  le  front  de  la  souveraine  une  majesté  de  plus  à la  majesté 
royale.  Il  se  mêle  dans  les  sentiments  des  Anglais  pour  leur  reine  quelque 
chose  de  tendrement  respectueux  et  réservé;  aux  hommages  que  mérite  le 
monarque  se  mêlent  les  hommages  qui  s’adressent  à la  femme,  puis  à la 
mère,  maintenant  à la  veuve.  Touchante  alliance,  dans  un  peuple  naturelle- 
ment peu  sensible,  des  délicatesses  du  cœur  avec  les  habitudes  de  la  fidélité 
politique  ! La  reine  Victoria  inspire  également  au  delà  des  vastes  frontières 
de  son  royaume  une  déférence  sans  réserve,  et  son  deuil  accablant  ne  laisse 
en  Europe  aucune  âme  indifférente  à sa  peine,  aucune  inattentive  aux  gra- 
ves conséquences  de  cette  infortune  courageusement  supportée,  aucune  in- 
sensible à la  leçon  du  malheur,  qui  a toujours  pour  le  commun  des  hom- 
mes quelque  chose  de  plus  solennel  quand  il  tombe  sur  de  plus  grands 
qu’eux. 


V 

Nous  ne  ferons  que  changer  de  tristesse,  en  parlant  de  quelques  événe- 
ments de  ce  mois  qui  ont  particulièrement  affligé  les  catholiques  en 
France. 

Si  nous  avions  envie  de  rire,  nous  n’aurions  qu’à  mentionner  l’idée 
étrange  des  agents  de  change  voulant  élever  une  statue  à l’Empereur, 
parce  qu’ayant  établi  les  tourniquets,  il  les  avait  supprimés,  idée  à laquelle 
le  chef  de  l’État  a spirituellement  répondu  en  promettant  son  portrait;  on 
ne  dit  pas  s’il  sera  gravé  sur  une  pièce  de  cinq  francs.  Nous  pourrions  aussi 
étaler  les  révélations  du  procès  si  justement  terminé  par  la  condamnation 
de  ce  misérable  M.  Plassiart,qui  avait  fait  du  village  de  Collonges,  comme  dit 
le  Temps,  un  bourg  pourri.  Nous  pourrions  enfin  raconter  avec  M.  Véron 
les  vicissitudes  de  cette  Revue  européenne,  fondée  pour  tuer  la  Revue  con- 
temporaine, et  qui  vient  d’être  rachetée  par  sa  rivale,  en  sorte  que  les  écri- 
vains qui  avaient  quitté  l’une  pour  entrer  à l’autre  ont  dignement  quitté 
celle-ci  pOur  ne  pas  rentrer  à celle-là,  ayant  vainement  tenté  de  rendre 
européenne  une  Revue  qu’il  est  plus  juste,  convenons-en,  de  continuer  à 
nommer  contemporaine. 

Mais  nous  nous  sentons  plutôt  en  disposition  sérieuse  et  triste,  et,  puis- 
qu’un article  spécial,  publié  dans  ce  numéro,  nous  dispense  de  parler  de  la 
situation  financière,  du  décret  du  l®""  décembre,  utile  complément  de  celui 
du  14  novembre,  du  rapport,  plus  savant  que  calme,  de  M.  le  président 
'froplong,  et  de  la  discussion  à laquelle  il  a donné  lieu  dans  le  Sénat,  nous 
finirons  par  quelques  mots  consacrés  aux  questions  qui  touchent  plus  spé- 
cialement les  catholiques. 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS, 


7.i3 


VI 

Nous  ne  nous  permettrons  aucune  réflexion  sur  V avertissement  que  le 
Correspondant  a reçu  de  M.  le  Ministre  de  l’intérieur.  La  veille,  M.  le  Ministre, 
de  l’instruction  publique  avait  obtenu  la  deslitiition  de  notre  collaborateur, 
M.  de  Laprade,  queM.  de  Salvandy  avait  nommé,  en  1847,  professeur  à la 
Faculté  des  lettres  de  Lyon.  Le  cours  n’a  pas  été  suspendu,  comme  l’avaient 
été  celui  de  M.  Cousin  sous  la  Restauration,  celui  de  M.  Michelet  sous  la 
monarchie  de  Juillet.  Le  professeur  a été  révoqué,  privé  de  sa  chaire,  de 
son  titre,  de  son  traitement,  à la  suite  d’un  rapport  où  M.  le  Ministre  expose 
la  moralité  des  devoirs  qui  résultent  du  salaire  en  des  termes  auxquels 
nous  aurions  plusieurs  choses  à répondre,  si  nous  étions  libres  de  le  faire. 

Il  s'agissait,  on  le  sait,  d’un  querelle  littéraire,  d’une  pièce  de  vers,  dont 
la  vivacité,  provoquée  par  un  article  d’un  des  confrères  de  M.  de  Laprade 
à l’Académie,  dans  le  Constitutionnel,  avait  déjà,  quelques  jours  avant  la 
mesure  insérée  au  Moniteur,  reçu  le  double  feu  d’une  réplique  due  à un 
autre  collègue,  lui-même  autrefois  professeur,  mais  rédacteur  du  même 
Constitutionnel,  et  d’un  article  écrit  par  un  troisième  professeur,  rédacteur 
de  V Opinion  nationale.  UUnion  a dit  que  cette  révocation  était  sans  pré- 
cédents ; je  ne  lésais  pas;  mais  ce  qui  est  sans  précédents  dans  l’histoire 
de  l’Université,  disons-le  à son  honneur,  ce  sont  des  professeurs  demandant 
la  démission  d’un  collègue. 

D’autres  rigueurs,  un  procès,  puis  un  avertissement,  étaient  tombés,  au 
commencement  de  ce  mois,  sur  un  journal  catholique,  V Ami  de  la  Religion. 

Ce  journal  représentait,  dans  la  presse  périodique,  la  même  cause  à la- 
quelle le  Correspondant  est  dévoué  depuis  plus  de  trente  ans  sans  y avoir 
mêlé  à travers  tous  les  régimes  aucune  préoccupation  étrangère,  la  cause 
des  croyances  catholiques  et  des  convictions  libérales.  Nous  n’oublierons 
jamais  les  services  que  ce  journal,  devenu  quotidien  depuis  plus  de  deux 
ans,  a rendus  pendant  ce  temps  difficile,  grâce  au  concours  d’hommes  de 
cœur  et  de  talent.  Presque  tous  ces  écrivains,  M.  de  Carné,  M.  Lavedan,  le 
prince  Augustin  Galitzin,  M.  Audley,  MM.  Charles  et  Hilaire  Mercier  de  La- 
combe,  M.  François  Lenormant,  M.  H.  Moreau,  M.  Bonnier,  viennent  de 
quitter  V Ami  de  la  Religion,  et  ce  journal,  en  annonçant  cet  incident  si 
grave,  déclare  qu’il  n’y  a rien  de  changé  dans  sa  ligne.  Lorsqu’un  roi  pro- 
nonça ce  mot  ingénieux  Il  n'y  a rien  de  changé  : il  n'y  a qu'un  Fran- 
çais de  plus,  » ce  Français  était  le  maître  de  tous  les  autres.  De  même,  i^ 
n’y  arien  de  changé  à Y Ami  de  la  Religion,  il  n’y  a qu’un  propriétaire  de 
plus.  A quoi  bon  déclarer  subtilement  que  le  Journal  n’est  pas  vendu,  si 
la  plus  grande  partie  de  ses  actions  est  entre  les  mains  du  gérant  et  d’un 


744 


LES  EVENEMENTS  DU  MOIS. 


nouveau  souscripteur  choisi  par  lui,  que  l’on  ne  nomme  pas?  A quoi  bon 
dans  une  profession  de  foi,  déclarer  que,  « de  plus  en  plus  dégagé  de  pré- 
occupations dynastiques,  on  sera  catholique  avant  tout,  indépendant,  dé- 
fenseur du  pouvoir  temporel,  dévoué  à la  conciliation  de  l’Église  et  de  la 
société  moderne?  » Est  ce  que  VAmiasoM,  la  veille,  des  préoccupations 
dynastiques?  Est-ce  que  M.  de  Carné  l’empêchait  d’être  indépendant? 
M,  Galitzin  d’être  catholique  avant  tout?  MM.  Mercier  de  Lacombe  de  dé- 
fendre le  pouvoir  temporel?  MM.  Lavedan,  Moreau,  Audley  ou  Lenormant, 
de  comprendre  la  société  moderne  ? Tous  ces  noms  représentent  avec  tant 
d’éclat,  avec  tant  d’honneur,  les  principes  que  V Ami  déclare  être  les  siens, 
que  leur  retraite  laisse  sa  transformation  inexpliquée,  ou  malheureusement 
trop  facilement  explicable.  11  est  trop  évident  qu’il  y a incompatibilité  entre 
les  nouveaux  auxiliaires  de  VAmi  de  la  Religion  et  ses  anciens  rédacteurs. 
Nous  n’avons  pas  besoin  de  dire  que  notre  confiance,  nos  regrets,  nos  sym- 
pathies, suivent  dans  leur  retraite  les  écrivains,  catholiques  avant  tout,  et 
indépendants,  qui  ont  eu  le  profond  chagrin  de  ne  plus  pouvoir  comprendre 
ces  termes  de  la  même  façon  que  le  journal  dont  ils  se  séparent. 

Nous  aimerions  à donner  de  bonnes  nouvelles  de  la  Société  de  Saint - 
Vincent  de  Paul.  Toutes  les  conférences  ont  insisté  chaleureusement  pour 
la  reconstitution  du  conseil  général,  dont  les  membres  dispersés  n’ont  pas 
cessé  de  demander  ce  qu’on  leur  reprochait  sans  obtenir  de  réponse. 
Mgr.  l’évêque  d’Arras  a joint  ses  graves  réclamations  à celles  de  ses  collègues 
de  Nîmes  et  d'Orléans.  Mais  les  conférences  ont  continué  à être,  les  unes  dis- 
soutes, les  autres  autorisées,  toutes  déçues  dans  leur  espoir  et  dans  leur 
vœu  formel  de  voir  reconnu  le  conseil  qui  leur  servait  de  centre  religieux 
et  de  lien  indispensable.  Quelques  conférences  ont  préféré  se  dissoudre  que 
de  vivre  ainsi  décapitées.  Mgr.  l’évêque  d’Orléans,  dans  une  lettre  pleine 
de  charité,  violemment  attaquée  par  le  Siècle,  qui,  peu  de  jours  après,  ne 
traitait  pas  mieux  la  modération  de  Mgr  le  cardinal  Morlot,  a conseillé  aux 
réunions  de  son  diocèse  de  ne  pas  se  laisser  décourager  et  détruire,  de  pen- 
ser à leurs  pauvres,  de  demeurer  près  d’eux,  et  de  se  venger  du  mal  en  fai- 
sant plus  de  bien.  C’est  par  ce  conseil  chrétien  que  se  termine  également 
un  écrit,  admirablement  opportun,  le  recueil  des  Lettres  et  discours  dé 
Frédéric  Ozanam  sur  la  Société  de  [Saint-Vincent  de  Paul.  Nous  voudrions 
que  ces  lettres  arrivassent  à l’adresse  de  tous  les  membres,  de  tous  les  amis, 
et  aussi  de  tous  les  ennemis  de  cette  Société.  La  voix  aimable  et  forte  de  celui 
qui  les  a écrites  à vingt  ans  semble  tomber  du  ciel  pour  relever  et  exciter 
au  bien  ceux  que  l’on  frappe,  et  désarmer,  à force  de  sincérité  touchante, 
les  hommes,  s’il  en  est.  qui  applaudissent  de  bonne  foi  à une  persécution 
imméritée. 

Cette  année  1801,  qui  va  disparaître,  que  de  tristesses  elle  nous  aura 
causées!  Les  peines  du  souverain  Pontife  n’ont  pas  diminué,  plusieurs  de 
nos  institutions  les  plus  chères  ont  été  frappées,  d’autres  se  sont  transfor- 


LES  ÉVÉNEMENTS  DU  MOIS. 


745 


niées,  et  à ces  épreuves  se  sont  ajoutées  des  pertes  irrépfirables.  Nous  avons 
perdu,  qui  nous  le  rendra  jamais?  l’illustre  P.  Lacordaire.  Peu  de  jours 
après,  nous  perdions  un  ami  dont  nous  serions  ingrats  de  ne  pas  prononcer 
le  nom  respectable,  le  baron  d’Ekstein,  le  plus  vieux  d’entre  nous  et  tou- 
jours le  plus  jeune,  le  plus  savant  et  toujours  le  plus  studieux,  le  plus  an- 
ciennement dévoué  et  toujours  le  plus  humble,  serviteur  exemplaire  de  la 
religion,  de  la  science,  de  la  liberté,  de  la  jeunesse.  Tant  d’épreuves  mêlées 
à tant  de  chagrins  accableraient  nos  âmes,  si  elles  n’étaient  chrétiennes. 
Les  coups  de  la  vie  peuvent  ébranler  des  principes  moins  solides,  ils  enfon- 
cent plus  avant  les  nôtres.  Bien  faibles  seraient  ceux  d’entre  nous  qui  ne 
sentiraient  pas  mieux  que  jamais,  surtout  aux  approches  de  la  grande  fête 
qui  promet  la  paix  aux  hommes  de  bonne  volo7ité,  quel  est  le  bonheur  de 
la  foi,  quel  est  le  prix  de  la  liberté. 

Le  Secrétaire  de  la  rédaction  : P.  Douhaike. 


40 


Décembre  1801, 


LE  PÈRE  LAEORDAIRE 


s 


\ 


I 

Abion  un  rey,  Vaben  perdut!  «Nous  avions  un  roi  et  nous  l’avons 
perdu,  '»  disait  en  son  dialecte  albigeois  une  bonne  femme  d’entre 
ces  vingt  mille  chrétiens  rassemblés  à Sorèze,  pour  faire  au  PèreLacor- 
dairede  si  magnifiques  et  de  si  populaires  obsèques.  Ce  cri  d’une  naïve 
admiration  mêlée  à la  douleur  répond  bien  au  sentiment  qui  do- 
mine tous  ceux  qui  ont  subi  de  près  ou  de  loin  l’influence  de  Lacor- 
daire.  Mais  comment  rendre  ce  que  doivent  éprouver  ceux  qui  ont 
vécu  de  sa  vie,  et  qui  ont  suivi  cet  astre  depuis  ses  premiers  rayons 
jusqu’à  son  splendide  couchant? 

J’éprouve,  en  voulant  parler  de  lui,  autant  de  trouble  que  de  tris- 
tesse, Le  silence  seul  convient  à une  grande  douleur,  surtout  quand 
il  s’y  mêle  un  grand  respect.  C’est  lui,  je  crois,  qui  me  disait  un 
jour  : « L’homme  est  si  impuissant  pour  l’homme!  c'est  sa  plus 
douloureuse  misère,  » Je  ne  l'ai  jamais  mieux  compris  que  devant 
cette  tâche  que  l’on  m’impose,  de  rendre  un  hommage  superflu  à 
celui  que  tant  d’hommes  ont  aimé,  que  moi  aussi  j’ai  tant  aimé  et 
qui  a tant  aimé  mon  âme.  Je  suis  sûr  d’avance  de  ne  pas  faire  ce 
que  je  voudrais,  de  ne  pas  rendre  justice  à cette  vie  si  grande,  si 
pure  et  si  pleine,  La  voilà  donc  finie,  cette  vie  qui  nous  semblait  la 
plus  précieuse,  la  plus  nécessaire  de  toutes  ! Il  est  mort,  mais  nous 
sommes  tous  frappés,  « Sa  mort  nous  rapetisse  tous,  » disait  Arago 
sur  la  tombe  de  Cuvier,  Ce  n’est  pas  assez  dire  pour  ses  vieux  amis. 
Nous  gisons  autour  de  ce  grand  chêne  tombé,  quelques-uns  écrasés, 
d’autres  déracinés,  tous  étourdis  par  sa  chute. 

Ah  ! ce  que  nous  perdons,  c’est  bien  plus  qu’un  roi,  L’Évangile 
dit  de  la  mère  qui  vient  d’enfanter,  qu’elle  se  console  de  ses  an- 
goisses, parce  qu’il  est  né  un  homme  pour  le  monde  : Quia  natus 


LE  PÈRE  LACORDAIRE.  747 

est  homo  in  mnndum.  Et  nous,  nous  sommes  désolés,  parce  que,  dans 
le  monde,  il  est  mort  un  homme;  oui,  avant  tout,  un  homme,  un 
véritable  homme.  Et  quel  homme!  Est-ce  trop  de  dire  qu’il  fut  un  des 
plus  grands  orateurs,  des  plus  grands  religieux,  et  des  plus  grands 
serviteurs  de  Dieu  en  ce  siècle?  Non  certes,  et  j’ajoute,  sans  craindre 
de  blesser  ses  plus  illustres  émules,  que  parmi  les  morts  et  les  vi- 
vants de  notre  temps,  l’histoire  ne  saura  pas  découvrir  un  person- 
nage plus  singulier  et  plus  attrayant. 

Cet  orateur,  ce  religieux,  ce  libéral  qui  a été  parmi  nous  le  descen- 
dant et  le  continuateur  de  Bossuet,  de  saint  Dominique  et  d’O’Con- 
nell,  appartient  à toutes  les  grandes  familles  de  la  pensée  humaine. 
Il  appartient  surtout  à cette  race  d’hommes  rares  et  forts  qui,  venue 
sur  les  confins  de  deux  siècles,  a,  malgré  plus  d’une  faute  et  plus 
d’une  misère,  racheté  la  France  de  ses  forfaits  et  de  ses  abaissements; 
qui  a honoré,  servi  et  relevé  l’esprit  français  ; qui  a substitué  aux 
triomphes  de  l’esprit  d’usurpation  et  de  conquête  une  époque  de  lu- 
mières, de  liberté,  de  vie  publique  et  intellectuelle,  de  renaissance 
catholique.  Devant  aucun  des  grands  noms  qui  ont  présidé  à ce  grand 
réveil  politique  et  religieux,  celui  de  Lacordaire  ne  pâlira. 

Né  avec  ce  siècle,  il  en  a connu  toutes  les  douleurs  et  toutes  les 
grandeurs.  Né  démocrate  et  presque  révolutionnaire,  il  a comprimé, 
sans  l’étouffer  jamais,  cette  lave  qui  de  temps  à autre  faisait  explo- 
sion dans  sa  parole,  non  plus  pour  semer  la  ruine  et  l'effroi,  mais 
pour  illuminer  la  nuit  d’alentour. 

Devenu  chrétien,  catholique,  prêtre  et  religieux,  il  ne  trahit  aucune 
des  généreuses  convictions  de  sa  jeunesse,  aucune.  Sans  jamais 
abaisser  son  drapeau,  il  a pu  tCTidre  la  main  aux  honnêtes  gens  qui 
n’étaient  pas  ses  frères  par  la  foi,  parce  qu’il  était  lui-même  resté 
l’honnête  homme  avant  tout,  c’est-à-dire  l’homme  avec  lequel  tous 
peuvent  traiter,  et  que  tous  respectent,  et  dont  il  célébrait  l’honneur 
par  un  des  derniers  éclats  de  sa  victorieuse  parole. 

«Ah!  s’écriait-il,  je  suis  chrétien,  et  pourtant  je  m’attendris  à ce 
nom  d’honnête  homme.  Je  me  représente  l’image  vénérable  d’un 
homme  dont  le  cœur  n’a  jamais  conçu  l’injustice  et  dont  la  main  no 
l’a  point  exécutée...  qui  fut  observateur  de  sa  parole,  fidèle  dans  ses 
amitiés,  sincère  et  ferme  dans  ses  convictions  ; à l’épreuve  du  temps 
qui  change  et  qui  veut  entraîner  tout  dans  ses  changements,  égale- 
ment éloigné  de  l’obstination  dans  l’erreur  et  de  cette  insolence  parti- 
culière à l’apostasie  qui  accuse  la  bassesse  de  la  trahison  ou  la  mobi- 
lité honteuse  de  l’inconstance...  Ce  n’est  pas  encore  là  le  héros,  mais 
c’est  déjà  une  noble  chose,  et  peut-être,  hélas!  une  chose  rare,  du 
moins  dans  sa  plénitude.  Saluez  donc  en  passant,  et,  qui  que  vous 
soyez , chrétien  et  même  saint,  aimez  entendre  à votre  oreille,  et 


748 


LE  PÈRE  LACORDAIRE. 


surtout  au  fond  de  votre  conscience,  cette  belle  parole,  que  vous  êtes 
un  honnête  homme » 

Il  y a plus.  Le  chrétien  héroïque,  qui  nous  parlait  ainsi,  me  re- 
présentait un  de  ces  barbares,  que  la  main  maternelle  de  l’Église 
allait  choisir  au  sein  des  hordes  ennemies  et  victorieuses  dont  s’é- 
pouvantaient ses  enfants,  et  qui,  une  fois  baptisés,  oints  et  sacrés  par 
elle,  devenaient,  comme  saint  Martin,  saint  Boniface,  ou  saint  Colom- 
ban,  des  médiateurs  tout-puissants  entre  elle  et  un  monde  nouveau, 
et  lui  ramenaient  en  foule  des  fidèles  nés  liors  de  son  sein,  nés  pour  la 
combattre,  mais  transformés  soudain  en  soldats  dociles  de  la  vérité- 

Miraturque  novas  frondes  et  non  sua  poma. 


Cet  Achille  chrétien,  trempé  dès  le  berceau  et  tout  entier  dans  l’es- 
prit moderne  et  rendu  ainsi  invulnérable  aux  regrets  et  aux  engage- 
ments du  passé,  n’est  sorti  de  cette  onde  stygienne,  que  pour  s’é- 
prendre des  seuls  biens  de  l’âme,  pour  ne  tourner  ses  regards  pen- 
dant quarante  ans  que  vers  le  ciel,  et  pour  en  montrer  le  chemin  à 
des  générations  éperdues. 

Il  a été,  à coup  sûr,  dans  l’Église,  la  personnification  la  plus  écla- 
tante de  cet  esprit  nouveau- que  les  chrétiens  sont  impérieusement 
condamnés  à accepter  et  à employer,  sous  peine  de  laisser  la  vérité 
désarmée  et  enchaînée  sur  des  rives  oubliées.  Et  cependant,  chose 
tristement  étrange,  lui,  le  plus  grand  des  prêtres  et  le  plus  pur  des 
démocrates,  n’a  jamais  été  accepté  par  la  démocratie ^ n’a  jamais  été 
complètement  goûté  ni  compris  par  le  clergé. 

Parlez  donc  alors,  me  dit-on,  vous  qui  avez  été  le  témoin  de  sa  vie. 
La  postérité  commence  pour  lui;  dites-lui  ce  que  vous  en  savez. 
Oui,  je  le  reconnais,  j’aiété  ce  témoin;  et,  bien  convaincu,  comme  je  le 
suis,  que  sa  gloire  ne  fait  que  débuter,  et  que,  dans  un  siècle  tout  au 
plus,  elle  atteindra  son  apogée,  je  ne  puis  luirefuser  mon  témoignage. 

‘ O®  conférence  de  Toulouse. 

- Disons,  pour  montrer  l’usage  qu’on  fait  parmi  nous  de  la  publicité,  qu'il  s’esî 
trouvé  un  journal  français  (le  Temps  du  24  novembre  1861)  pour  accuser,  entre 
guillemets  et  en  spécifiant  la  date,  le  P.  Lacordaire  d’avoir,  en  1858,  qualifié  la  rai- 
son humaine  de  « fille  du  néant,  et  de  puissance  ejui,  venant  du  démon,  est  incon- 
ciliable avec  la  foi  qui  vient  de  Dieu.  » Les  e.vpressions  que  l’on  cite,  en  les  altérant, 
lî’ont  été  appliquées  par  Lacordaire  cpi’au  rationalisme  et  non  à la  raison.  Encore, 
dit-il,  dans  la  seule  publication  faite  par  lui  en  1858,  que  tous- les  rationalistes  ne  le 
sont  pas  de  la  même  façon.  Lacordaire,  c[ui  a dit  de  la  raison  qu’elle  était  la  sœur 
de  la  foi,  est  certainement  de  tous  les  orateurs  chrétiens  celui  qui  a le  plus  vanté,  le 
plus  caressé  la  raison  humaine. 

Cette  ridicule  calomnie  a été  aussitôt  répétée  à l'infini,  et  surtout  en  Angleterre, 


LE  PÈRE  LACORDAIRE.  749 

Avant  de  quitter  à son  tour  cette  terre  où  il  est  si  dur  de  survivre  à 
ses  amis,  il  convient  de  leur  préparer  l’accès  de  ce  tribunal  qu’on 
doit  à la  Ibis  attendre  et  redouter,  quoiqu’il  ne  soit  ni  universel  ni 
infaillible. 

J’apporterai  donc  une  déposition  que  je  crois  indépendante  et 
impartiale.  Il  est  vrai  que,  s’il  n’a  pas  été  mon  maître,  il  a été  mon 
ami;  mais  trente  ans  d’amitié  suffisent  et  au  delà  pour  dissiper  toute 
illusion,  pour  écarter  les  rêves  de  l’imagination,  pour  purifier  l’ar- 
deur de  l’enthousiasme. 

Nous  n’avons  pas  toujours  été  d’accord.  Parfaitement  unis  par  le 
cœur,  nous  différions  par  l’esprit  ; constamment  unis  sur  le  but  à 
poursuivre,  nous  différions  souvent  sur  la  conduite  à tenir.  C’est  dans 
CCS  dissentiments  même  que  je  puise  la  liberté  nécessaire  pour  le 
contempler  sans  être  ébloui  et  pour  le  louer  sans  le  flatter. 

Entre  tous  les  grands  côtés  que  présente  sa  vie,  je  voudrais  faire 
surtout  comprendre  quel  a été  son  caractère  et  quelle  a été  son  âme. 
Je  le  louerai  d’abord  d’être  resté  fidèle  à lui-même,  sans  une  heure 
d’éclipse  dans  toute  sa  vie  ; d’avoir,  à travers  tant  de  régimes  et  au 
milieu  de  la  défaillance  universelle,  « eu  un  égal  souci  du  salut  et  de 
l’honneur»  et  donné  un  immortel  exemple  d’immobile  persévérance. 

Mais  je  chercherai  encore  plus  à montrer  sous  son  vrai  jour  cette 
âme  qui  a eu  cela  de  commun  avec  Pieu  qu’elle  a surtout  aimé  nos 
âmes:  Domine,  qui  amas  animas;  cette  âme,  dont  la  trempe  austère 
et  forte  s’alliait  à une  si  merveilleuse  douceur,  où  la  tendresse  et  la 
fierté  marchaient  de  front,  où  la  candeur  d’un  enfant  se  mariait  à 
une  sincère  et  intense  mélancolie.  Il  a été  de  ceux  à qui,  comme  parle 
Bossuet,  la  lumière  de  la  raison  et  l’honneur  de  la  liberté  ne  sont 
point  à charge  b Mais  il  a été  aussi  de  ceux  qui  ont  cette  pente  natu- 
relle vei’s  le  cœur  d’autrui,  celte  pitié  infinie  pour  les  misères  d’au- 
trui, que  lui-même  appelait  la  bonté  et  qu’il  préférait  à tout.  C’est 
ce  souvenir  qui  m’encourage  à entamer  un  récit  qui  ne  sera  guère 
que  le  pleur  d’un  ami.  Que  d’autres  honorent  en  lui  le  génie,  la 
sainteté,  les  grands  discours  et  les  grandes  œuvres.  Sous  le  puis- 
sant écrivain,  sous  l’incomparable  orateur  , sous  l’austère  religieux, 
ma  faiblesse  cherchera  l’homme,  et,  dans  l’homme,  le  cœur  pur 
et  généreux,  doux  et  intrépide,  que  j’ai  senti  battre  pendant  trente 
ans  comme  le  mien.  Et  pour  cela,  je  parlerai  bien  moins  que  je  ne 
le  ferai  parler  lui-même.  C’est  lui  qui  nous  montrera  comment  il 
y a dans  la  bonté,  « outre  le  don  gratuit  de  soi-même,  une  manière 

par  un  organe  très-répandu  {Saturday  Review  du  30  novembre)  : il  y ajoute  de 
son  cru  que  Lacordaire  est  le  type  d’un  genre  qui  n’échap;ie  à la  monstruosité  que 
par  le  ridicule  {Only  notmomtruous  because  so  very  ludicrous). 

* Sermon  sur  les  fondements  de  la  vengeance  divine. 


750  LE  PÈRE  LACORDAIRE. 

de  se  donner,  un  charme  qui  déguise  le  bienfait,  une  transparence 
qui  permet  de  voir  le  cœur  et  de  l’aimer,  je  ne  sais  quoi  de  simple,  de 
doux  et  de  prévenant,  qui  attire  tout  riiomme  et  lui  fait  préférer  au 
spectacle  môme  du  génie  celui  de  la  bon  té » 


11 

Ce  fut  en  novembre  1850  que  je  le  vis  pour  la  première  fois  dans 
le  cabinet  de  l’abbé  de  Lamennais,  quatre  mois  après  la  Révolution, 
qui  avait  paru  un  moment  confondre  dans  une  ruine  commune  le 
trône  et  l’autel,  et  un  mois  après  la  création  du  journal  V Avenir . Ce 
journal  avait  pour  épigraphe  : Dieu  et  la  liberté l 11  devait,  dans  la 
pensée  de  scs  fondateurs,  régénérer  l’opinion  caOiolique  en  France 
et  sceller  son  union  avec  le  progrès  libéral.  J’accourais  pour  prendre 
part  à cette  œuvre,  avec  l’ardeur  de  mes  vingt  ans  et  du  fond  de  l’Ir- 
lande, où  j’avais  vu  O’Connell  à la  tôte  d’un  peuple  dont  l’invincible 
fidélité  à la  foi  catliolique  avait  lassé  trois  siècles  de  persécution,  et 
dont  la  presse  libre  et  la  libre  parole  venaient  de  conquérir  l’éman- 
cipation religieuse.  Un  très-petit  groupe  de  laïques  s’était  associé  à la 
pensée  de  M.  de  Lamennais,  avec  un  nombre  encore  plus  restreint  de 
prêtres.  Parmi  ceux-ci,  on  me  nomma  l’abbé  Lacordaire,  que  nul  ne 
connaissait  encore.  Non-seulement  il  n’était  pas  de  ceux  qui  s’étaient 
fait  un  nom  en  reproduisant  les  doctrines  du  célèbre  auteur  de  l'Essai 
sur  l'indifférence^  mais  il  n’était  à aucun  titre  son  élève.  Il  écrivait, 
le  7 juin  1825  : « Je  n’aiine  ni  le  système  de  M.  de  Lamennais,  que 
je  crois  faux,  ni  ses  opinions  politiques,  que  je  trouve  exagérées. 
Depuis  lors  quelques  jours  passés  à la  Chesnaie  l’avaient  rapproché 
du  grand  polémiste,  devenu  peu  à peu  aussi  révolutionnaire  qu’il 
avait  été  monarchique,  et  resté  aussi  excessif  et  aussi  absolu  dans  son 
libéralisme  qu’il  l’avait  été  dans  son  royalisme.  Mais  il  n’avait  fallu 
rien  moins  que  la  Révolution  de  juillet  et  l'Avenir  pour  engager  dans 
une  œuvre  coniinune  ces  deux  natures  si  pi  ofondément  distinctes. 

Je  les  voyais  tous  les  deux  pour  la  première  fois  : ébloui  et  dominé  par 
l’un,  je  me  sentis  plus  doucement  et  plus  naturellement  attiré  vers 
l’autre.  Que  ne  m’est-il  donné  de  le  peindie  tel  qu’il  m’apparut  alors 
dans  tout  l’éclat  et  le  charme  de  la  jeunesse!  11  avait  vingt-huit  ans  : 
il  étaitvôtu  en  laïque  (l’état  de  Paris  ne  permettant  pas  alors  aux  prêtres 
de  porter  leur  costume)  ; sa  taille  élancée,  ses  traits  fins  et  réguliers, 
son  front  scuptural,  le  port  déjà  souverain  de  sa  tête,  son  œil  noir 
et  étincelant,  je  ne  sais  quoi  de  fier  et  d’élégant  en  même  temps  que 


< Panégyrique  du  B.  Fourier. 


LE  PÈRE  LACORDAIRE.  751 

de  modeste  dans  toute  sa  personne,  tout  cela  n’était  que  l’enveloppe 
d’une  ame  qui  semblait  prête  à déborder,  non-seulement  dans  les 
libres  combats  de  la  parole  publique,  mais  dans  les  épanchements  de 
la  vie  intime.  La  flamme  de  son  regard  lançait  à la  fois  des  trésors 
de  colère  et  de  tendresse  ; elle  ne  cherchait  pas  seulement  des  enne- 
mis à combattre  et  à renverser,  mais  des  cœurs  à séduire  et  à inspi- 
rer. Sa  voix,  déjà  si  nerveuse  et  si  vibrante,  prenait  souvent  des 
accents  d’une  infinie  douceur.  Né  pour  combattre  et  pour  aimer,  il 
portait  déjà  le  sceau  de  la  double  royauté  de  l’àme  et  du  talent.  Il 
m’apparut  charmant  et  terrible,  comme  le  type  de  l’enthousiasme  du 
bien,  de  la  vertu  armée  pour  la  vérité.  Je  vis  en  lui  iin  élu  prédestiné 
à tout  ce  que  la  jeunesse  adore  et  désire  le  plus  : le  génie  et  la  gloire. 
Mais  lui,  plus  épris  encore  des  suaves  joies  de  l’amitié  chrétienne 
que  des  lointains  échos  de  la  renommée,  me  fit  comprendre  que  les 
plus  grandes  luttes  ne  nous  émeuvent  qu’à  demi;  qu’elles  nous  laissent 
la  force  de  songer  avant  tout  à la  vie  du  cœur  ; que  les  jours  commen- 
cent et  finissent  selon  qu’un  souvenir  aimé  se  lève  ou  se  tait  dans  une 
âme.  C’est  lui  qui  me  parlait  ainsi  ; il  ajoutait  aussitôt  : « Hélas  ! nous 
ne  devrions  aimer  que^l’infini,  et  voilà  pourquoi,  quand  nous  aimons, 
ce  que  nous  aimons  est  si  accompli  dans  notre  âme.  » 

Le  lendemain  de  cette  première  rencontre,  il  me  mena  entendre  sa 
messe,  qu’il  disait  dans  la  chapelle  d’un  petit  couvent  de  Visitandines, 
au  pays  latin,  et  déjà  nous  nous  aimions,  comme  on  s’aime  dans  ces 
purs  et  généreux  élans  de  la  jeunesse  et  sous  le  feu  de  l’ennemi.  1]^ 
daigna  jouir  de  cette  rencontre  qu’il  avait  désirée  et  dont  il  se  félici- 
tait en  termes  qui  répondaient  à sa  pensée  classique  et  démocratique. 
Il  écrivait  quelque  temps  auparavant  : « Mon  âme,  comme  Iphigénie, 
attend  son  frère  au  pied  des  autels.  » Puis,  parlant  de  son  nouvel  ami 
à un  plus  ancien,  il  disait  : « Je  l’aime  comme  un  plébéien^.  » 

Rien  du  reste  de  plus  simple  et  de  plus  banal  que  la  vie  de  ce  jeune 
prêtre  jusque-là.  Ceux  qui  recherchent  dans  la  vie  des  personnages 
historiques,  ou  au  moins  dans  leur  jeunesse,  les  romans  et  les  orages, 
doivent  se  pourvoir  ailleurs  Aucune  aventure,  aucun  coup  du 
sort  ou  de  la  passion,  ne  vint  troubler  le  cours  de  ses  premières 
années.  Fils  d’un  médecin  de  village,  élevé  par  une  mère  pieuse  et 
bénie,  il  avait,  comme  presque  tous  les  jeunes  gens  de  ce  temps-là, 
perdu  la  foi  au  collège,  et  ne  l’avait  retrouvée  ni  à l’école  de  droit 
ni  au  barreau,  où  il  compta  pendant  deux  ans  parmi  les  avocats  sta- 

* Lorain,  Biographie  du  P.  Lacordaire.  [Correspondant,  t.  XVIII,  p.  19.) 

® II  faut  voir,  pour  tout  ce  qui  touche  la  jeunesse  du  P.  Lacordaire,  l’excellente 
et  très-intéressante  notice,  publiée  dans  le  Correspondant  en  1847  (tomes  XVII  et 
XVIII),  par  M.  Lorain,  l’un  de  ses  anciens  amis  et  condisciples.  Elle  renferme  beau- 
coup de  lettres  de  lui. 


752 


LE  PERE  LACORDAIRE. 


giaires.  En  apparence,  rien  ne  le  distinguait  de  ses  contemporains  : il 
était  déiste,  comme  l’était  alors  toute  la  jeunesse;  il  était  surtout 
libéral,  comme  la  France  entière,  mais  sans  excès.  Il  partageait 
les  convictions  et  les  généreuses  illusions  que  nous  respirions  tous 
alors  dans  l’air  qu’avait  purifié  la  chute  du  despotisme  impérial.  Mais 
il  ne  voulait  qu’une  liberté  forte  et  légitime;  et,  sans  être  encore  éclairé 
des  lumières  de  la  foi,  il  pressentait  déjà  le  danger  suprême  des  sociétés 
modernes,  car  il  écrivait,  à vingt  ans  ; « L’impiété  conduit  à la  dépra- 
« vation.  Les  moeurs  corrompues  enfantent  les  lois  corruptrices,  et  la  li- 
ft cence  emporte  les  peuples  vers  l’esclavage.»  Lui-même  resta  toujours 
digne  et  régulier  dans  ses  mœurs,  sans  autre  passion  que  celle  de  la 
gloire.  Avant  même  d’être  chrétien  il  se  respectait  lui-même.  Il 
n’eut  pas  besoin  de  traverser  le  désordre  pour  arriver  à l’ordre.  Il  le 
disait  dès  lors  : Je  suis  rassasié  de  tout  sans  avoir  rien  connu.  Il 
l’a  sans  cesse  répété  : aucun  homme  ni  aucun  livre  ne  fut  l’instrument 
de  sa  conversion.  Un  coup  subit  et  secret  de  la  grâce  lui  ouvrit  les 
yeux  sur  le  néant  de  l’irréligion.  En  un  seul  jour,  il  devint  chrétien, 
et,  le  lendemain,  de  chrétien  il  voulut  être  prêtre. ^Séminariste  à Saint- 
Sulpice  en  1824,  ordonné  prêtre  en  1827,  aumônier  de  couvent 
en  1828,  aumônier  de  collège  en  1829,  il  semblait  ne  sortir  par  aucun 
côté  du  train  ordinaire  des  choses  et  des  hommes. 

Il  n’y  avait  de  singulier  chez  lui  que  son  libéralisme.  Par  un  phé- 
nomène alors  inouï,  ce  converti,  ce  séminariste,  cet  aumônier  de 
religieuses,  s’obstinait  à rester  libéral  comme  aux  jours  où  il  n’était 
qu’étudiant  et  avocat. 

ft  Je  ne  veux  pas,  disait-il,  perdre,  en  devenant  chrétien,  ces  idées 
d’ordre,  de  justice,  de  liberté  forte  etlégitime,  qui  ontétémespremières 
conquêtes.  Le  christianisme  n’est  pas  une  loi  d’esclavage...  Il  n’a 
pas  oublié  que  ses  enfants  furent  libres  à l’époque  où  le  monde  gémis- 
sait dans  les  fers  de  tant  d’horribles  Césars,  et  qu’ils  avaient  créé  sous 
terre  une  société  d'hommes  qui  parlaient  d’humanité  sous  le  palais 
de  Néron...  L’Église  a parlé  de  raison  et  de  liberté,  quand  les  droits 
imprescriptibles  du  genre  humain  étaient  menacés  d’un  naufrage 
commun*.  » Il  comprenait  donc  dans  sa  jeunesse  et  dans  sa  solitude 
ce  que  personne  autour  de  lui  ne  semblait  entrevoir  : d’abord  que 
l’Église,  après  avoir  donné  la  liberté  au  monde  moderne,  avait  à 
son  tour  le  droit  et  l’impérieuse  obligation  de  l’invoquer;  ensuite 
qu’elle  ne  pouvait  plus  l ’invoquer  à titre  de  privilège,  mais  seulement 
comme  sa  part  dans  le  patrimoine  commun  de  la  société  nouvelle. 

M.  de  Lamennais,  alors  le  plus  célèbre  et  le  plus  vénéré  des  prêtres 
français,  parti  du  pôle  opposé,  était  arrivé  à la  même  conclusion. 


* Lettre  à Lorain,  p.  833. 


LE  PÈRE  L.VCORDATRE.  753 

C’était  là  ce  qui  rapprochait  de  lui  l’obscur  aumônier  du  collège 
Henri  IV.  Ce  lût  sur  ce  terrain  que  tous  deux  plantèrent  la  bannière 
de  V Avenir. 

Ni  l’ancien  clergé  ni  le  nouveau  gouvernement  n’étaient  disposés 
à goûter  cette  nouvelle  docti'ine,  mais  on  pouvait  compter  sur  les  vio- 
lences et  les  maladresses  de  celui-ci,  pour  éclairer  peu  à peu  et  ra- 
mener celui-là.  Il  fallait  donc  à la  fois  signaler  les  actes  arbitraires 
de  certains  fonctionnaires  contre  la  religion,  et  enseigner  aux  catho- 
liques à puiser  dans  les  institutions  et  dans  les  idées  libérales  des 
armes  que  la  chute  d’une  dynastie  ne  pourrait  plus  briser  entre  leurs 
mains.  Le  talent,  jusqu’alors  inexpérimenté  et  complètement  inconnu 
du  jeune  Henri  Lacordaire,  se  consacra  à cette  double  tâche.  Du  pre- 
mier coup  il  égala,  et,  à dire  vrai,  il  éclipsa  la  fougueuse  éloquence 
du  grand  écrivain  dont  on  le  croyait  à tort  le  disciple. 

Quelques  jours  après  notre  première  rencontre,  je  lus  dans  V Avenir 
un  article  qui  portait  les  initiales  de  ce  nom  désormais  voué  à la  pu- 
blicité. Il  s’agissait  d’un  refus  de  sépulture,  qui  avait  eu  lieu  à Aubus- 
son,  et  à la  suite  duquel  le  sous-préfet  avait  fait  introduire  dans  l’é- 
glise, par  la  force  armée,  la  dépouille  d’un  homme  mort  sans  avoir 
réclamé  les  secours  de  la  religion.  Le  prêtre  Lacordaire  en  prenait 
acte  pour  parler  aux  autres  prêtres  de  France  en  ces  termes  : 

« Un  de  vos  frères  a refusé  à un  homme  mort  les  paroles  et  les 
prières  de  l’adieu  suprême  des  chrétiens  ; il  a laissé  le  soin  d’ honorer 
des  cendres  étrangères  à ceux  qui  pouvaient  leur  dire  ; Vous  nous 
avez  aimés  pendant  la  vie,  recevez-nous  encore  au  delà.  Votre  frère 
a bien  fait  : il  s’est  conduit  en  homme  libre,  en  prêtre  du  Seigneur, 
résolu  à garder  ses  lèvres  pures  de  bénédictions  serviles.  Malheur  à 
qui  bénit  contre  la  conscience,  à qui  parle  de  Dieu  avec  un  cœur 
vénal  ! Malheur  au  prêtre  qui  murmure  des  mensonges  au  bord  d’un 
cercueil!  qui  conduit  les  âmes  au  jugement  de  Dieu  par  crainte  des 
vivants  et  pour  une  vile  monnaie  ! Votre  frère  a bien  fait  : sommes-nous 
les  fossoyeurs  du  genre  humain?  Avons-nous  fait  un  pacte  avec  lui 
pour  flatter  ses  dépouilles,  plus  malheureux  que  les  courtisans  à qui 
la  mort  du  prince  rend  le  droit  de  le  traiter  comme  le  méritait 
sa  vie?  Votre  frère  a bien  fait  ; mais  une  ombre  de  proconsul  a cru  que 
tant  d’indépendance  ne  convenait  pas  à un  citoyen  si  vil  qu’un  prêtre 
catholique.  Il  a ordonné  que  le  cadavre  serait  présenté  devant  les  au- 
tels, fallût-il  employer  la  violence  pour  l’y  conduire,  et  crocheter  les 
portes  de  l’asile  où  repose,  sous  la  protection  des  lois  de  la  patrie, 
sous  la  garde  de  la  liberté,  le  Dieu  de  tous  les  hommes  et  du  plus 
grand  nombre  des  Français. 

« Sa  volonté  a été  accomplie,  un  peloton  de  garde  nationale  a in- 
troduit le  cercueil  dans  l’intérieur  de  l’église  ; la  force  et  la  mort  ont 


754 


LE  PÈRE  LACORDAIRE. 


violé  le  domicile  de  Dieu,  en  pleine  paix,  sans  émeute  populaire,  par- 
les ordres  de  l’administration.  On  ne  peut  violer  le  domicile  du  ci- 
toyen qu’avec  l’intervention  de  la  justice  ; la  justice  n’a  pas  même  été 
appelée,  pour  dire  à la  religion  : Voile  un  moment  ta  face  devant 
mon  épée.  Un  simple  sous-préfet,  un  salarié  amovible,  du  sein  de  sa 
maison,  gardée  contre  l’arbitraire  par  trente  millions  d’hommes,  a 
envoyé  dans  la  maison  de  Dieu  un  cadavre  ! 11  a fait  cela,  tandis  que 
vous  dormiez  tranquilles  sur  la  foi  jurée  dans  la  Charte  du  7 août, 
tandis  que  l’on  exigeait  de  vous  des  prières  pour  bénir,  dans  le  roi, 
le  chef  de  la  liberté  d’une  grande  nation.  Il  a fait  cela  devant  la  loi, 
qui  déclare  que  les  cultes  sont  libres,  et  qu’est-ce  qu’un  culte  libre, 
si  son  temple  ne  l’est  pas,  si  son  autel  ne  l’est  pas,  si  l’on  peut  y ap- 
porter de  la  boue  les  armes  à la  main?  11  a fait  cela  à la  moitié  des 
Français,  lui,  ce  sous-préfet! 

« Or,  l’homme  qui  a bravé  tant  de  Français  dans  leur  reli- 

gion, qui  a traité  un  lieu  où  les  hommes  plient  le  genou  avec  plus 
d’irrévérence  qu’il  ne  s’en  serait  permis  à l’égard  d’une  étable,  cet 
homme,  il  est  au  coin  de  son  feu,  tranquille  et  content  de  lui.  Vous 
l’auriez  fait  pâlir,  si,  prenant  votre  Dieu  déshonoré,  le  bâton  à la  main 
et  le  chapeau  sur  la  tête,  vous  l’eussiez  porté  dans  quelque  hutte, 
faite  avec  des  planches  de  sapin,  jurant  de  ne  pas  l’exposer  une  se- 
conde fois  aux  insultes  des  temples  de  l’État’.  » 

Ces  derniers  mots  indiquaient  la  conséquence  extrême,  injuste  et 
dangereuse,  devant  laquelle  Y Avenir  ne  reculait  pas.  Il  disait  crûment 
au  clergé  qu’il  fallait  savoir  renoncer  au  budget  du  culte,  seul  débris 
de  son  antique  et  légitime  patrimoine,  seule  garantie  de  son  existence 
matérielle,  renoncer  même  aux  églises  dont  l’État  se  prétendait  pro- 
priétaire, pour  entrer  en  pleine  possession  des  forces  invincibles  et 
des  inépuisables  ressources  de  la  liberté  moderne.  Quant  à cette  li- 
berté, voici  sous  quelle  parure,  après  l’avoir  arrachée  du  camp  des 
révolutionnaires,  il  la  présentait  resplendissante  et  enflammée  aux 
catholiques  ahuris. 

« Aujourd’hui,  la  censure  civile  peut-elle  être  exercée  par  l’Église? 
Non.  L’Etat  peut-il  et  veut-il  confier  la  censure  à l’Église?  Non.  Reste 
donc  la  liberté,  et  Dieu  soit  béni  ! Dieu  soit  béni  d’avoir  fait  de  l’homme 
une  créature  si  élevée,  que  la  force  conspire  vainement  contre  son  in- 
telligence, et  que  la  pensée  n’ait  ici-bas  d’autre  juge  que  la  pensée! 
Loin  que  l’ordre  soit  détruit  parle  libie combat  de  l’erreur  contre  la 
vérité,  c’est  ce  combat  même  qui  est  l’ordre  primitif  et  universel... 

« On  pouvait  objecter  aussi  au  souverain  Créateur  que  le  mal 
serait  plus  fort  que  le  bien  dans  le  régime  libéral  qu’il  choisissait. 
Il  l’a  néanmoins  choisi,  sachant  que  la  liberté  est  le  bien  par  ex- 

* Avenir  du  29  novembre  1830. 


755 


LE  PÈRE  LAGORDAIRE. 

cellence,  contre  lequel  le  crime  ne  prévaut  pas,  puisque  le  crime  est 
une  preuve  môme  de  la  liberté,  et  qu’il  atteste  la  présence  d’une  créa- 
ture divine  partout  où  il  se  commet. 

« Il  n’est  pas  vrai  d’ailleurs,  dans  aucun  sens,  que  le  mal  soit 

plus  fort  que  le  bien,  et  que  la  vérité  combatte  sur  la  terre  avec  des 
armes  dont  l’inégalité  ait  besoin  d’être  réparée  par  le  secours  du  pou- 
voir absolu.  S’il  en  était  ainsi,  la  vérité  serait  bien  malheureuse,  carie 
pouvoir  absolu  n’a  jamais  travaillé  que  pour  lui-même.  Est-ce  à l’aide 
du  pouvoir  absolu  que  le  christianisme  s’est  fondé?  Est-ce  à l’aide  du 
pouvoir  absolu  que  les  hérésies  du  Bas-Empire  ont  été  surmontées? 
Est-ce  à l’aide  du  pouvoii*  absolu  que  les  peuples  ariens  de  l’Occident 
ont  été  convertis?  Est-ce  à l’aide  du  pouvoir  absolu  que  la  philoso- 
phie du  dix-huitième  siècle  tombe  en  poussière  aujourd’hui?  La  vé- 
rité persécutée  a triomphé  partout  de  l’erreur  pr  otégée  et  puissante  : 
voilà  l’bistoire.  Et  aujourd’hui  l’on  vient  nous  dire  que,  si  la  vérité 
est  réduite  à combatti'e  l’erreur  par  ses  seules  armes,  librement,  en 
plein  air,  tout  est  perdu.  Insensés!  il  n’y  a qu’une  preuve  que  tout 
ne  soit  pas  mensonge  et  jeu  de  l’esprit,  c’est  que  quelque  chose,  haï 
depuis  l’origine,  esclave  depuis  l’origine,  blessé  et  sanglant  depuis 
l’origine,  a pourtant  triomphé  depuis  l’origine  de  tous  les  obstacles 
humains,  et  ce  quelque  chose  battu  des  flots,  vous  croyez  qu’il  périra  par 
la  liberté.  Beaucoup  d’hommes  ont  secoué  la  tête  en  passant  devant  le 
Christ;  mais,  je  vous  le  jure,  je  n’en  ai  point  rencontré  dans  l’histoire 
dont  le  blasphème  égale  le  vôtre.  Vous  ne  connaissez  pas  le  Galiléen. 

« Catholiques,  croyez-moi,  laissons  à ceux  qui  n’ont  foi  qu’aux 
princes  de  la  terre  les  espérances  de  la  servitude.  Laissons-les  dire  que 
tout  est  perdu  si  la  presse  parle,  et  s’enfoncer  dans  des  conséquences 
lamentables  où  ils  n’auront  plus  qu’à  choisir  entre  la  destruction  de 
l’ordre  et  celle  de  la  raison.  Ce  sont  des  enfants  d’un  jour  qui  n’ont 
pas  encore  vu  d’éclipse  et  qui  se  tordent  les  mains  en  invoquant  je 
ne  sais  quels  dieux.  Pour  nous,  voyageurs  depuis  longtemps  sur  cette 
terre,  ne  nous  troublons  pas  de  si  peu,  et,  notre  crucifix  sur  la  poi- 
trine, prions  et  combattons  : les  jours  ne  tuent  pas  les  siècles,  la  li- 
berté ne  tue  pas  Dieu^.  » 

A-insi  écrivait,  avec  un  singulier  mélange  de  déclamation  classique 
et  de  puissante  originalité,  ce  prêtre,  cet  inconnu  de  la  veille,  à 
vingt-huit  ans!  et  il  ne  se  contentait  pas  d’écrire,  il  parlait  comme 
il  écrivait.  11  avait  compris  que,  dans  les  pays  déjà  libres,  ou  qui 
aspirent  à le  devenir,  les  grandes  causes  se  traduisent  toujours, 
comme  à Rome  et  en  Angleterre,  en  procès  débattus  au  grand  jour 
de  la  publicité  judiciaire.  Une  série  de  contestations  dont  le  détail 
allongerait  trop  ce  récit,  mais  qui  toutes  avaient  pour  objet  l’éman- 

* Avenir  du  \'i  juin  1851. 


75G 


LE  PÈRE  LAGORDAIRE. 

cipalion  du  prêtre  et  du  citoyen  catholique,  l’amena  plus  d’une  fois  à 
l’audience  de  la  police  correctionnelle,  soit  comme  prévenu,  soit 
comme  partie  civile,  soit  enfin  comme  avocat,  car  jusqu’à  ce  qu’il  en 
eût  été  débouté  par  une  décision  du  conseil  de  discipline,  il  eut  la 
prétention  de  plaider  en  cette  qualité,  et  je  me  rappelle  la  surprise 
d’un  président  de  chambre,  en  découvrant  un  jour,  sous  la  robe 
d’avocat,  ce  prêtre  dont  le  nom  commençait  déjà  à poindre.  En  fouil- 
lant dans  les  journaux  du  temps,  on  trouverait  bien  quelques  rayons 
de  cette  parole  déjà  si  virile,  qui  semait  le  trouble  dans  les  rangs  des 
substituts,  et  qui  électrisait  l’auditoire. 

Un  jour,  en  répondant  à un  avocat  du  roi,  qui  s’était  hasardé 
à dire  que  les  prêtres  étaient  les  ministres  d’un  pouvoir  étranger, 
Lacordaire  s’était  écrié  : « Nous  sommes  les  ministres  de  quel- 
qu’un qui  n’est  étranger  nulle  part,  de  Dieu.  » Sur  quoi  l’audi- 
toire, rempli  de  ce  peuple  de  Juillet  si  hostile  au  clergé,  se  mi 
à applaudir;  on  lui  criait  : « Mon  prêtre,  mon  curé,  commen 
vous  nommez-vous?  Vous  êtes  un  brave  homme  ! » Je  ne  sais 
quel  attrait  l’entraînait  toujours  vers  ces  contlits  de  parole  : on 
eût  dit  qu’il  éprouvait  la  trempe  de  son  arme,  en  s’essayant  à assurer 
ses  coups.  « Je  me  suis  convaincu,  » écrivait-il  au  sortir  d’une  de  ces 
escarmouches,  « que  le  sénat  romain  ne  serait  pas  capable  de  m’ef- 
frayer. » Et,  de  fait,  jamais  homme  ne  sembla  moins  souffrir  de  ce 
qu’il  a lui-même  appelé  les  « tourments  de  la  parole  publique  » 

Bientôt  le  pouvoir  lui  rendit  le  service  de  lui  ouvrir  une  arène  plus 
digne  de  lui.  Le  roi  Louis-Philippe,  usant  pour  la  première  fois  de  la 
prérogative  que  le  concordat  avait  consacrée,  venait  de  nommer  trois 
nouveaux  évêques.  Irrité,  non  sans  raison,  par  deux  articles  qui  lui 
imputaient  à cette  occasion  des  intentions  perverses,  avec  une  intem- 
pérance de  langage  que  Lacordaire  sut  plus  tard  avouer  et  regretter, 
le  gouvernement  le  fit  traduire,  en  même  temps  que  l’abbé  de  La- 
mennais, devant  le  jury,  comme  accusés  d’excitation  à la  haine  et  au 
mépris  du  gouvernement,  et  de  provocation  à la  désobéissance  aux 
lois.  Ils  comparurent  devant  la  cour  d’assises  le  51  janvier  1851 . M.  de 
Lamennais  fut  défendu  avec  un  grand  talent  par  M.  Janvier.  L’abbé 
Lacordaire  se  défendit  lui-même  : il  sut  émouvoir  ses  juges  en  entre- 
mêlant à la  hardiesse  de  ses  doctrines  un  touchant  et  modeste  retour 
sur  lui-même.  Nos  lecteurs  nous  sauront  gré  de  leur  citer  quelques 
fragments  de  ce  discours,  quin’a  jamais  été  réimprimé  depuis  1851. 

« Je  me  lève,  dit-il  en  commençant,  avec  un  souvenir  qui  ne  saurait  passer 
de  mon  esprit.  Quand  le  prêtre  autrefois  se  levait  au  milieu  des  peuples, 
quelque  chose  qui  excitait  un  profond  amour  se  levait  en  même  temps  que 

‘ Notice  sur  Ozanam. 


LE  PÈRE  LACORDAIRE.  757 

sa  personne.  Aujourd’hui,  tout  accusé  que  je  sois,  je  sais  que  mon  nom  de 
prêtre  est  muet  pour  ma  défense,  et  je  m’y  résigne.  Les  peuples  ont  dé- 
pouillé le  prêtre  de  cet  amour  antique  qu’ils  lui  portaient,  lorsque  le  prêtre 
s’est  dépouillé  lui-même  d’une  part  auguste  de  son  caractère,  lorsque 
l’homme  de  Dieu  a cessé  d’être  l’homme  de  la  liberté. 

« Je  ne  suis  qu’un  jeune  homme,  qu’un  catholique  obscur  ; mes  souve- 
nirs publics  ne  remontent  pas  au  delà  de  trois  mois...  Et  pourtant,  mes- 
sieurs, j’éprouve  le  besoin  de  vous  raconter  les  secrets  sentiments  de  mon 
âme,  qui  ne  seront  une  preuve  de  ma  bonne  foi  qu’autant  que  vous  y 
reconnaîtrez  l’accent  de  ma  sincérité... 

« J’étais  bien  jeune  ; Dieu  avait  péri  dans  mon  âme,  et  la  liberté  ne 
régnait  pas  dans  nia  patrie.  Dieu  avait  péri  dans  mon  âme,  parce  que  mon 
berceau  avait  été  placé  à l’aurore  de  ce  dix-neuvième  siècle,  dans  le  bruit 
et  les  orages  ; la  liberté  ne  régnait  pas  dans  ma  patrie,  parce  qu’àprès  de 
grands  malheurs  Dieu  avait  donné  à la  France  un  homme  plus  grand  encore 
que  ces  malheurs... 

« J’étais  bien  jeune  encore  : je  vis  cette  capitale  où  la  curiosité,  l'imagi- 
nation, la  soif  d’apprendre,  me  faisaient  croire  que  les  secrets  du  monde  me 
seraient  révélés.  Son  poids  m’accabla,  et  je  fus  chrétien;  chrétien, je  fus 
prêtre.  Laissez-moi  m’en  réjouir,  messieurs  ; car  je  ne  connus  jamais 
mieux  la  liberté  que  le  jour  où  je  reçus  avec  Fonction  sainte  le  droit  de 
parler  de  Dieu.  L’univers  s’ouvrit  alors  devant  moi,  et  je  compris  qu’il  y 
avait  dans  l’homme  quelque  chose  d’inaliénable,  de  divin,  d’éternellement 
libre  : la  parole!  La  parole  du  prêtre  m’était  confiée,  et  il  m’était  dit  de 
la  porter  aux  extrémités  du  monde,  sans  que  personne  eût  le  droit  de 
sceller  mes  lèvres,  un  seul  jour  de  ma  vie.  Je  sortis  du  temple  avec  ces 
grandes  destinées,  et  je  rencontrai  sur  le  seuil  les  lois  et  la  servitude... 

« Si  j’ai  provoqué  à la  désobéissance  aux  lois,  j’ai  commis  une  faute 
grave  ; car  les  lois  sont  sacrées.  Elles  sont,  après  Dieu,  le  salut  des  nations, 
et  nul  ne  doit  leur  porter  un  respect  plus  grand  que  le  prêtre,  chargé  d’ap- 
prendre aux  peuples  d’où  leur  vient  la  vie  et  d’où  leur  vient  la  mort. 
Cependant,  je  l’avoue,  je  n’éprouve  pas  pour  les  lois  de  mon  pays  cet  amour 
célèbre  que  les  peuples  anciens  portaient  aux  leurs.  Quand  Léonidas  mou- 
rut, on  grava  ceci  sur  sa  tombe  ; Passant,  va  dire  à Sparte  que  nous  sommes 
morts  pour  obéir  à ses  saintes  lois.  Et  moi,  messieurs,  je  ne  voudrais  pas 
qu’on  gravât  cette  inscription  sur  ma  tombe  ; je  ne  voudrais  pas  mourir 
pour  les  saintes  lois  de  mon  pays.  Car  le  temps  n’est  plus  où  la  loi  était  l’ex- 
pression vénérable  des  traditions,  des  mœurs  et  des  dieux  d’un  peuple  : 
tout  est  changé.  Mille  époques,  mille  opinions,  mille  tyrannies,  la  hache  et 
l’épée  se  heurtent  dans  noire  législation  confuse,  et  ce  serait  adorer  ensemble 
la  gloire  et  l'infamie  que  de  mourir  pour  de  telles  lois.  11  en  est  une  que 
je  respecte,  que  j’aime,  que  je  défendrai,  c’est  la  Charte  de  France;  non 
pas  que  je  m’attache  aux  formes  variables  du  gouvernement  représentatif 
avec  une  immobile  ardeur,  mais  parce  que  la  Charte  stipule  la  liberté  et 
que,  dans  l’anarchie  du  monde,  il  ne  reste  plus  aux  hommes  qu’une  patrie, 
la  liberté... 

« J’ai  protesté  contre  les  nominations  d’évêques  émanées  du  pouvoir 
civil,  j(;  me  trompe,  émanées  de  nos  oppresseurs,  c’est  le  terme  dont  je 


758 


LE  PERE  LACORDAIRE. 


me  suis  servi;  et,  comme  M.  l’avocat  général  s’y  est  arrêté  longtemps,  je 
m’y  arrête  aussi  ; nos  oppresseurs  ! Ce  mot  vous  a fait  peine.  Vous  m’en  avez 
demandé  compte  ; vous  avez  regardé  mes  mains  pour  voir  si  elles  étaient 
meurtries  par  l’empreinte  des  fers.  Mes  mains  sont  libres,  monsieur  l’avocat 
général,  mais  aussi,  mes  mains,  ce  n’est  pas  moi.  Moi,  ce  qui  est  moi,  c’est 
ma  pensée,  c’est  ma  parole,  et,  pour  que  vous  le  sachiez,  je  le  trouve 
opprimé  dans  ma  patrie,  ce  moi  divin,  ce  moi  de  l’homme,  cette  pensée, 
celte  parole,  moi,  enfin  ! Oui,  vous  ne  garrottez  pas  mes  mains,  et  peu 
m'importerait;  car  ce  serait  justice  ou  ce  serait  violence  : justice  ne  serait 
pas  oppression,  etla  violence, il  resterait  contre  elle  la  violence. Mais,  sivousne 
garrottez  pas  mes  mains,  vous  garrottez  ma  pensée;  vous  ne  me  permettez  pas 
d’enseigner,  moi  à qui  il  a été  dit  : Docete.  Le  sceau  de  vos  lois  est  sur  mes 
lèvres;  quand  sera-t-il  brisé?  Je  vous  ai  donc  appelés  mes  oppresseurs  et  je 
redoute  des  évêques  de  votre  main  ! 

« J’ai  reproché  au  gouvernement  des  torts  réels;  je  les  lui  ai  reprochés 
avec  énergie,  mais  sans  avoir  l’intention  d’exciter  les  catholiques  à le 
mépriser  et  à le  haïr.  Croyez-le,  messieurs,  du  sein  de  la  Providence,  où  la 
foi  reporte  incessamment  nos  pensées,  nous  regardons  les  empires  qui 
tombent  et  ceux  qui  s’élèvent  avec  des  pensées  plus  pures  que  celles  qui 
agitent  l’homme,  quand  il  ne  voit  dans  ces  catastrophes  souveraines  que  le 
combat  des  intérêts  hnmains.  La  liberté  de  l’Église  et  du  monde  nous  paraît 
être  le  terme  des  desseins  secrets  de  Dieu,  et  c’est  aussi  par  là  que  nous 
jugeons  des  événements  qui  ont  changé  la  face  de  la  France.  S’ils  contri- 
buent à l’affranchissement  de  la  conscience  humaine,  nous  leur  accorderons 
une  place  dans  notre  amour  ; s’ils  trahissent  leurs  propres  destinées,  ils 
ne  peuvent  exiger  de  nous  des  serments  éternels  qui  ne  sont  dus  qu’à  la 
patrie,  à la  liberté,  à Dieu  : trois  choses  qui  ne  meurent  pas.  Ce  sont  mes 
sentiments... 

« Mon  devoir  est  accompli.  Le  vôtre,  messieurs,  est  de  me  renvoyer 
absous  de  cette  accusation;  ce  n’est  pas  pour  moi  que  je  vous  le  demande. 

Il  n’y  a que  deux  choses  qui  donnent  du  génie  : Dieu  et  un  cachot.  Je  ne 
dois  donc  pas  craindre  l’un  plus  que  l’autre.  Mais  je  vous  demande  mon 
acquittement  comme  un  pas  vers  l’alliance  de  lu  foi  et  de  la  liberté,  comme 
un  gage  de  paix  et  de  réconciliation.  Le  clergé  catholique  a fait  son 
devoir;  il  a crié  vers  ses  concitoyens,  il  leur  a jeté  des  paroles  d’amour; 
c’est  à vous  d’y  répo-ndre.  Je  vous  le  demande  encore,  afin  que  ces  des- 
potes subalternes,  ressuscités  de  l’Empire,  apprennent  au  fond  de  leur  pro- 
vince qu’il  y a aussi  une  justice  en  France  pour  les  catholiques  et  qu’on  ne 
peut  plus  les  sacrifier  à de  vieilles  préventions,  à des  haines  d’un  siècle 
désormais  fini. 

« Voilà  donc,  messieurs.  Je  vous  propose  d’acquitter  Jean-Baptiste-Henri 
Lacordaire,  attendu  qu’il  n’a  point  failli,  qu’il  s’est  conduit  en  bon  citoyen, 
qu’il  a défendu  son  Dieu  et  sa  liberté,  et  je  le  ferai  toute  ma  vie, 
messieurs.  » 

Les  deux  accusés  furent  acquittés. 

L’arrêt  ne  fut  rendu  qu’à  minuit.  Une  foule  nombreuse  entourait 


LE  PÈRE  LACORDAIRE.  759 

et  applaudissait  les  vainqueurs  delà  journée.  Quand  elle  se  fut  écoulée, 
nous  revînmes  seuls,  dans  l’obscurité,  le  long  des  quais.  Sur  le  seuil 
de  sa  porte,  je  saluai  en  lui  l’orateur  de  l’avenir  : il  n’était  ni  enivré 
ni  accablé  de  son  triomphe;  je  vis  que  pour  lui  ces  petites  vanités  du 
succès  étaient  moins  que  rien,  de  la  poussière  dans  la  nuit.  Mais  je  le 
vis  avide  de  répandre  la  contagion  du  dévouement  et  du  courage,  et 
ravi  par  ces  témoignages  échangés  de  tendresse  désintéressée  et  de 
foi  mutuelle  qui  valent  mieux  dans  les  cœurs  jeunes  et  chrétiens  que 
toutes  les  victoires. 

Une  victoire  si  imprévue  n’était  pas  faite  pour  abattre  nos  courages. 
Une  nouvelle  campagne  fut  entreprise.  On  résolut  de  concentrer  le 
principal  effort  de  la  lutte  sur  la  question  de  la  liberté  d’enseigne- 
ment. Déjà  soulevée  sous  la  Restauration,  cette  question  avait  obtenu 
droit  de  cité  dans  la  Charte  de  1850,  qui,  dans  son  dernier  article, 
promettait  qu’il  serait  « pourvu,  dans  le  plus  court  délai  possible,  à 
« l’instruction  publique  et  à la  liberté  d’enseignement.  » Le  gouver- 
nement ne  se  montrait  nullement  pressé  de  tenir  la  main  à l’exécu- 
tion de  cette  promesse;  et  l’administration  universitaire,  par  la  ru- 
desse qu’elle  déployait  dans  l’exécution  des  décrets  impériaux  qui 
avaient  fondé  son  monopole,  augmentait  l’irritation  et  l’impatience 
des  catholiques.  Le  recteur  de  Lyon  alla  jusqu’à  enjoindre  aux  curés 
de  cette  ville  de  renvoyer  les  enfants  de  cliœur  auxquels  ils  donnaient 
gratuitement  des  leçons.  A cette  nouvelle,  les  rédacteurs  de  Y Avenir, 
qui  s’étaient  constitués  en  agence  pour  la  défense  de  la  liberté  reli- 
gieuse, annoncèrent  publiquement,  « attendu  que  la  liberté  se  prend 
et  ne  se  donne  pas,  » que  trois  d’entre  eux  ouvriraient  à Paris  une 
école  libre  et  gratuite.  « L’Université,  disaient-ils,  poursuit  la  liberté 
de  l’enseignement  jusque  dans  les  enfants  de  chœur  ; eh  bien,  nous 
la  mettrons  aux  prises  avec  des  hommes.  » L’école  fut  ouverte  le  7 mai 
1851,  après  qu’avis  préalable  en  eut  été  donné  au  préfet  de  police. 
L’abbé  Lacordaire  fit  un  court  et  énergique  discours  d'inauguration; 
nous  fîmes  chacun  notre  classe  à une  vingtaine  d’enfants.  Le  surlen- 
demain, un  commissaire  vint  nous  sommer  de  déguerpir.  Il  s adressa 
d’abord  aux  enfants  : Au  nom  de  la  loi,  je  vous  somme  de  sortir  ! L abbé 
Lacordaire  dit  aussitôt  : Au  nom  de  vos  parents  dont  j’ai  l’autorité,  je 
vous  ordonne  de  rester!  Les  enfants  s’écriaient  unanimement:  Nous 
resterons!  Sur  quoi  des  sergents  de  ville  firent  sortir  élèves  et  maî- 
tres, sauf  Lacordaire,  qui  protesta  que  l’école  louée  par  lui  était  son 
domicile,  et  qu’il  y passerait  la  nuit,  à moins  qu’il  n’en  fût  tiré  par 
la  force.  "«  Laissez-moi,  nous  disait-il  en  s’asseyant  sur  un  lit  de  sangle 
qu’il  y avait  fait  transporter,  je  reste  ici  seul  avec  la  loi  et  mon  droit.  » 
Il  ne  céda  qu’à  l’attouchement  des  sergents  de  ville  : après  quoi  les 
scellés  furent  posés  et  une  instruction  judiciaire  s’engagea  aussitôt 


LE  PERE  LACORDAIRE. 


iüO 

contre  le  maître  d’école.  Pendant  que  se  vidaient  les  incidents  divers 
de  la  poursuite,  la  mort  prématurée  de  mon  père  m’ayant  revêtu  de 
la  pairie  héréditaire,  et  l’action  contre  les  prévenus  étant  indivisible, 
nous  devînmes  tous  deux  justiciables  de  la  Cour  des  Pairs,  qui  nous 
jugea  le  15  septembre,  et  nous  condamna  aune  amende  de  cent  francs. 
Tel  fut  le  premier  acte  de  ce  grand  procès,  qui  ne  devait  être 
gagné  que  vingt  ans  plus  tard.  C’était  acheter  à bien  bon  compte 
l’honneur  et  l’avantage  d’avoir  contraint  l’opinion  publique  à s’oc- 
cuper d’une  question  vitale  pour  notre  cause,  et  les  catholiques  à re- 
connaître le  seul  terrain  où  il  pouvait  leur  être  donné  de  vaincre  un 
jour. 

L’abbé  Lacordaire  conquit  ce  jour-là  une  nouvelle  couronne.  Il 
comprit  très-bien  la  différence  des  hommes  et  des  choses.  Ardent  et 
sans  frein  devant  le  jury,  il  se  montra  politique  et  modéré,  sans  être 
moins  éloquent  ou  moins  hardi,  devantles  quatre-vingt-quatorze  pairs 
de  France  qui  représentaient  tant  de  services  et  tant  d’illustration 
civile  et  militaire,  mais  aussi  tant  d’idées  diverses  et  tant  de  pou- 
voirs tombés.  Me  pardonnera- t-on  de  le  citer  encore?  Je  l’espère;  car 
il  me  sjemble  qu’on  ne  doit  pas  se  lasser  de  recueillir  ces  premiers 
accents  d’une  voix  prédestinée  à un  si  glorieux  et  si  souverain  ascen- 
dant. 

Son  exorde  fit  tout  d’abord  dresser  l’oreille  à l’auditoire. 


« Nobles  pairs, 

« Je  regarde  et  je  m’étonne.  Je  m’étonne  de  me  voir  au  batic  des  pré- 
venus, tandis  que  M.  le  procureur  général^  est  au  banc  du  niinistèie  public; 
je  m’étonne  que  M.  le  procureur  général  ait  osé  se  porter  mon  accusateur, 
lui  qui  est  coupable  du  même  délit  que  moi  et  qui  l’a  commis  dans  l’enceinte 
où  il  m’accuse,  devant  vous,  il  y a si  peu  de  temps.  Car  de  quoi  m’accuse- 
t-il?  d’avoir  usé  d’un  droit  écrit  dans  la  Charte  et  non  encore  réglé  par  une 
loi  : et  lui  vous  demandait  naguère  la  tête  de  quatre  ministres  en  vertu  d’un 
droit  écrit  dans  la  Charte  et  non  encore  réglé  par  une  loi  ! S’il  a pu  le  faire, 
j’ai  pu  le  faire  aussi,  avec  la  différence  qu’il  demandait  du  sang  et  que  je 
voulais  donner  une  instruction  gratuite  aux  enfants  du  peuple.  Tous  deux 
nous  avons  agi  au  nom  de  l’art.  69  de  la  Charte  : si  M.  le  procureur  géné- 
ral est  coupable,  comment  m’accuse-t-il?  et,  s’il  est  innocent,  comment 
m’accuse-t-il  encore  ? 

« J’ai  d’autres  raisons  de  m’étonner,  nobles  pairs  ; car  la  garde  d’honneur 
qui  est  à vos  portes  a violé  comme  moi  et  dans  le  même  sens  les  lois  e.xis- 
tantes.  Longtemps  avant  que  Tannée  nationale  eût  reçu  l’organisation  qui 

* M.  Persil,  depuis  garde  des  sceaux,  et  aujourd’hui  conseiller  dÉtat. 


LE  l'ÈRE  LA.CORDAIRE. 


761 


lui  avait  été  promise  par  la  Charte,  et  lorsqu’elle  était  encore  sous  le  coup 
de  l’ordonnance  qui  l’avait  détruite,  elle  s’est  formée,  elle  a élu  ses  chefs, 
elle  a paru  sous  les  armes,  non  pas  dans  un  point  de  la  France,  mais  dans 
toute  l’étendue  du  pays.  Comment  suis-je  coupable,  si  elle  est  innocente? 
Comment  se  fait-il  que,  quelque  part  que  tombent  ici  mes  regards,  ils  ren- 
contrent des  complices,  et  que  pourtant  moi  et  mes  amis  nous  soyons  seuls 
au  banc  des  prévenus  ? L’on  a pu  demander  la  tête  des  ministres  en  vertu 
d’un  principe  de  liberté  non  organisé  par  une  loi  ; on  a pu  s’armer  sur 
toute  la  France  en  vertu  d’un  principe  de  liberté  non  organisé  par  une  loi  ; 
et,  lorsque  nous  avons  voulu,  en  vertu  d’un  principe  de  liberté  non  organisé 
par  une  loi,  mais  écrit  à la  même  page  et  dans  le  même  article  de  la  Charte, 
rassembler  quelques  enfants  de  familles  pauvres  pour  leur  apprendre  les 
éléments  des  lettres  divines  et  humaines,  on  est  venu  contre  nous  comme 
contre  des  perturbateurs  de  la  paix  publique;  on  a chassé  nos  enfants,  on 
m’a  ravi  mon  domicile,  ma  porte  est  encore  sous  le  scellé.  Je  n’ai  rien  vu 
dans  tout  ce  qu’a  dit  M.  le  procureur  général  qui  m’explique  tant  d’impunité 
d’une  part  et  tant  de  rigueur  de  l’autre,  à moins  que  l’impunité  n’ait  été 
justice  et  que  la  rigueur  ne  soit  persécution.  Alors  je  les  comprends  toutes 
deux,  et,  après  la  persécution,  nobles  pairs,  j’ose  réclamer  la  justice....  » 


Voici  maintenant  un  fragment  de  sa  discussion  : 


« Partant  de  là,  nobles  pairs,  je  ne  puis  m’étonner  assez  du  sang-froid 
avec  lequel  M.  le  procureur  général  vous  a dit  ; Le  décret  de  1811  a été  exé- 
cuté, donc  il  a force  de  loi.  Mais  a-t-il  été  exécuté  librement?  a-t-il  été  exé- 
cuté du  consentement  commun?  a-t-il  été  exécuté  d’une  telle  façon,  qu’il  soit 
une  liberté  pour  la  France?  Ah!  nobles  pairs,  quelle  dérision  ! Et  c’était  avec 
complaisance  que  M.  le  procureur- général  vous  suppliait  de  remarquer  que 
le  décret  avait  été  exécuté  sous  l’Empire.  Puis  donc  qu’il  a bien  voulu  pren- 
dre mon  rôle,  il  faut  que  je  me  résigne  à répéter  après  lui  ; C’était  sous 
l’Empire,  c’était  du  temps  où  la  France  ne  consentait  à rien  parce  qu’on  ne 
lui  soumettait  rien;  c’était  du  temps  où  les  restes  de  la  République,  descen- 
dus de  l’échafaud,  adoraient  à genoux  la  fortune  impériale;  c’était  du  temps 
où  il  n’y  avait  en  France  que  la  gloire  et  le  silence.  Mais  encore,  l’esclavage 
a-t-il  été  assez  long  pour  qu’on  puisse  dire  au  moins  qu’il  a eu  la  puissance 
et  la  majesté  de  la  durée  ? Comptez  les  jours,  nobles  pairs,  et  remerciez  la 
Providence  qui  les  abrégea.  Entre  le  15  novembre  1811  elle  l®*"  avril  1814, 
entre  le  décret  qui  mit  l’Université  sous  la  protection  d’une  pénalité  arbi- 
traire et  Pacte  qui  précipita  Napoléon  du  trône,  il  s’est  écoulé  deux  ans,  trois 
mois  et  vingt-six  jours.  Est-ce  là  de  quoi  couvrir  la  servitude  du  voile  que 
le  temps  jette  sur  tout? 

Le  décret  de  1811  a eu  force  de  loi  sous  l’Empire  : c’est  vous  qui  l’avez 
dit,  monsieur  le  procureur  général,  c’est  vous  qui  avez  mis  là  toute  la  cause, 
ou  du  moins  son  principal  fondement,  et  qui  faisiez  remarquer  tout  à l’heure 
à la  Cour,  avec  une  sorte  d’orgueil,  que  personne  n’avait  été  si  hardi  sous 
l’Empire,  que  de  s’opposer  à la  volonté  de  Napoléon.  Je  place  volontiers  la 

Dkcembre  *1861 . î)0 


A 


762  LE  PÈUE  LACORDAIRE. 

cause  où  vous  la  placez  vous-même,  et  je  suis  curieux  de  répéter  la  preuve 
par  laquelle  vous  établissez  que  le  décret  de  1811  a eu  force  de  loi  sous  le 
sceptre  impérial.  C’est,  dites-vous,  qu’il  a été  exécuté;  mais  tout  s’exécute 
par  l’épée,  et,  si  nulle  autre  condition  n’est  nécessaire  pour  qu’une  volonté 
d homme  devienne  une  loi,  la  violence  est  la  suprême  législatrice  du  genre 
humain  ; un  fait  est  un  droit;  le  silence  de  la  peur  est  la  voix  de  Dieu.  S’il 
faut  d’autres  conditions,  quelles  sont-elles?  Ont-elles  été  remplies  à l’égard 
du  décret  de  1811  ? M.  le  procureur  général  ne  nous  eu  a rien  dit.  Il  s’est 
borné  à ce  mot  superbe  ; Le  décret  a été  exécuté,  en  ajoutant  avec  intention 
que  c’était  sous  l’Empire.  En  effet,  sous  l’Empire!  Il  y avait  alors  tant  de  li- 
berté  et  de  courage  civil,  que  l’exécution  d'une  volonté  impériale  lui  donnait 
nécessairement  la  force  de  la  loi,  c’est-à-dire  le  caractère  du  consentement  de 
la  nation  ou  de  ses  représentants,  c’est-à-dire  le  caractère  de  la  justice  ! Aon, 
si  la  doctrine  du  ministère  public  était  vraie,  s’il  était  possible  qu’en  France 
un  décret  exécuté  devînt  une  loi,  par  cela  seul  qu’il  est  exécuté,  il  faudrait 
fuir  notre  patrie  et  aller  demander  aux  civilisations  les  plus  abjectes  un  peu 
de  cette  liberté  qui  ne  se  perd  jamais  tout  entière,  si  ce  n’est  chez  les  peu- 
ples où  l’on  parle  de  violence  comme  d’une  chose  sacrée,  et  où  l’ordre  du 
maître  s’appelle  une  loipoui’vu  que  l’esclave  ait  répondu:  J’obéis...  » 

Après  avoir  ainsi  parlé  de  l’Empire  devant  tant  d’anciens  servi- 
teurs du  pouvoir  impérial,  il  terminait  par  ces  mots  : 

« Si  le  temps  ne  me  manquait  pas,  j’aurais  accordé  au  ministère  public 
tout  ce  qu’il  aurait  voulu,  ef,  supposant  que  nous  étions  coupables  de  la, 
violation  d’un  décret  sanctionné  par  une  peine,  j’aurais  tiré  de  notre  culpa- 
bilité même  la  preuve  de  notre  innocence.  Car,  nobles  pairs,  il  est  de  sain- 
tes fautes,  et  la  violation  d’une  loi  peut  être  quelquefois  l’accomplissement 
d’une  loi  plus  élevée.  Dans  la  première  cause  de  la  liberté  d’enseignement, 
dans  cette  cause  célèbre  où  Socrate  succomba,  il  était  évidemment  coupable 
contre  les  dieux,  et  par  conséquent  contre  les  lois  de  son  pays.  Cependant 
la  postérité  des  peuples  païens  et  la  postérité  des  siècles  venus  depuis  le 
Christ  ont  flétri  ses  juges  et  ses  accusateurs  ; ils  n’ont  absous  que  le  coupable 
et  le  bourreau,  le  coupable  pai’ce  qu’il  avait  manqué  aux  lois  d’.àthènes 
pour  obéir  à des  lois  plus  grandes,  le  bourreau  parce  qu’il  n’avait  présenté 
la  coupe  au  condamné  qu’en  pleurant.  Et  moi,  nobles  pairs,  je  vous  aurais 
prouvé  qu’en  foulant  aux  pieds  ce  décret  de  l'Empire,  j’avais  bien  mérité 
des  lois  de  ma  patrie,  bien  servi  sa  liberté,  bien  servi  la  cause  et  l’avenir 
de  tous  les  peuples  chrétiens.  Mais  le  temps  me  ravit  ma  pensée,  et  je  lui 
pardonne  puisqu’il  me  laisse  votre  justice.  C’est  donc  assez.  Quand  Socrate, 
dans  celte  première  et  fameuse  cause  de  la  liberté  d’enseignement,  était  prêt 
à quitter  ses  juges,  il  leur  dit  : « Nous  allons  sortir,  vous  pour  vivre,  moi 
«pour  mourir.  » Ce  n’est  pas  ainsi,  mes  nobles  juges,  que  nous  vous  quitte- 
=rons.  Quel  que  soit  votre  arrêt,  nous  sortirons  d’ici  pour  vivre  : car  la  li- 
berté et  la  religion  sont  immortelles,  et  les  sentiments  d’un  cœur  pur  que 
vous  avez  entendus  de  notre  bouche,  ne  périssent  pas  davantage.  » {Moniteur 
du  20  septembre  1831.) 


LE  PÈRE  LACORDAIRE.  765 

C’est  à peine  s’il  existe  encore  cinq  ou  six  des  nobles  pairs  à qui 
l’on  parlait  ainsi  ; mais  ils  ne  me  démentiront  pas  si  j’aftirme  que  la 
Chambre  entière,  qui,  avec  son  mémorable  respect  pour  la  liberté  illi- 
mitée de  la  défense,  avait  froidement  et  patiemment  écouté  les  autres 
plaidoiries,  resta  sous  le  charme  de  la  parole  et  de  la  personne  du 
jeune  orateur.  L’heureuse  audace  de  son  improvisation  avait  éveillé 
l’attention  des  moins  sympathiques.  Et,  lorsque  plus  tard  mon  âge 
m’eut  appelé  à siéger  parmi  nos  juges,  je  retrouvais,  vivant  encore, 
le  souvenir  du  prêtre  qui,  au  milieu  des  ciuels  orages  de  l’année 
1831,  les  avait  un  instant  émerveillés  par  son  éloquence  enchan- 
teresse. 

On  me  pardonnera  de  m’être  étendu  sur  les  événements  de  celte 
année,  si  mémorables  pour  nous.  Il  n’est  personne,  quelque  obscure 
et  inutile  qu’ait  été  sa  vie,  qui,  au  déclin  de  ses  jours,  ne  se  sente 
entraîné  par  un  invincible  courant  vers  le  moment  où  les  premiers 
feux  de  l’enthousiasme  s’allumèrent  dans  son  âme  et  sur  ses  lèvres  ; 
personne  qui  ne  respire  avec  une  sorte  d’ivresse  le  parfum  de  ces 
souvenirs,  et  qui  ne  soit  tenté  d’en  vanter  outre  mesure  le  charme 
ét  l’éclat.  « Jours  à la  fois  heureux  et  tristes,  » disait-il,  « jours 
dévorés  par  le  travail  et  l’enthousiasme;  jours  comme  on  n’en  voit 
qu’une  fois  dans  sa  vie.  » Je  ne  crains  pas  d’exagérer  la  valeur  et 
l’intensité  de  ces  luttes  qui,  pour  le  fond  des  choses  en  question,  ont 
prévalu  et  qui  décidèrent  de  l’attitude  des  catholiques  en  France  et 
ailleurs,  depuis  la  Révolution  de  juillet  jusqu’au  second  Empire.  La 
génération  actuelle  ne  saurait  se  faire  une  idée  des  fortes  et  géné- 
reuses passions  qui  enflammaient  alors  tous  les  cœurs.  Il  y avait  bien 
moins  de  journaux  et  bien  moins  de  lecteurs  qu’aujourd’hui  {V Avenir 
ne  compta  jamais  trois  mille  abonnés).  Les  communications  postales 
et  autres  étaient  bien  plus  difficiles;  il  n’y  avait  ni  chemin  de  fer  ni 
télégraphie  privée,  et  dans  nos  voyages  de  propagande  nous  mettions 
trois  jours  et  trois  nuits  pour  aller  de  Paris  à Lyon  dans  d’exécrables 
diligences.  Mais  quelle  vie  dans  les  âmes!  quelle  ardeur  dans  les 
intelligences!  quel  culte  désintéressé  de  son  drapeau,  de  sa  cause! 
Que  de  sillons  profonds  et  féconds  creusés  dans  les  jeunes  cœurs 
d’alors  par  une  idée,  par  un  dévouement,  par  un  grand  exemple, 
par  un  acte  de  foi  ou  de  courage  ! Celui  qui  a pris  place  entre  les 
premiers  de  nos  poètes  vivants,  l’illustre  et  cher  confrère  que 
l’Académie  française  a appelé  dans  ses  rangs,  comme  un  digne 
précurseur,  bien  peu  de  temps  avant  de  les  ouvrir  à Lacordaire, 
M.  de  Laprade,  décrit,  dans  des  vers  mémorables,  ce  que  valait 
alors  cette  jeunesse  dont  il  était  : 

Ah  ! j’ai  connu  des  jours  et  je  tes  ai  vécu 
' Où  les  droits  désarmés,  où  l idéal  vaincu. 


70 i LE  PÈRE  LACORDAIHE. 

Le  penseur  qu’on  proscrit  et  le  Dieu  qu’on  délaisse, 
Avaient  au  moins  pour  eux  les  cœurs  de  la  jeunesse!... 
Tous,  alors,  adoptant  nos  poètes  [)our  guides, 

Nous  mentions,  dédaigneux  des  intérêts  sordides. 

Fiers,  a térés  du  beau  plutôt  que  du  bonheur, 
Amoui*eux  de  l’amour,  du  droit,  du  vieil  honneur, 

Et  tous  pi’êts  à mourir,  [lurs  de  toute  autre  envie. 

Pour  ces  biens  qui  font  seuls  les  causes  de  la  vie. 


Pour  savoir  ce  qu’il  ôclala  alors  d’enthousiasme  pur  et  désinté- 
ressé dans  les  preshylères  du  jeune  clergé  et  dans  certains  groupes 
de  francs  et  nobles  jeunes  gens,  il  faut  avoir  vécu  dans  ce  temps,  lu 
dans  leurs  yeux,  écouté  leurs  confidences,  serré  leurs  mains  frémis- 
santes, contracté,  dans  la  chaleur  du  combat,  des  liens  que  la  mort 
seule  a pu  briser;  il  faut  surtout  lire  les  discours  et  les  lettres  intimes 
de  Lacordaire,  qui  écrivait  un  mois  après  son  apparition  devant  la 
Cour  des  pairs  : « Si  cruel  que  soit  le  temps,  il  n’otera  rien  aux  dé- 
« lices  de  l’année  qui  vient  de  passer;  elle  sera  éternellement  dans 
« mon  cœur  comme  une  vierge  qui  vient  de  mourir.  » 

Elle  allait  mourir,  en  effet,  cette  année  qui  avait  passé  comme  un 
de  ces  jours  saints  et  glorieux  dont  le  crépuscule  est  encoi’c  plein  de 
lumière  et  de  joie.  L'Avenir  touchait  à la  fin  de  son  aventureuse  car- 
rière. Les  ardentes  et  généreuses  sympathies  qu’il  excitait  n’étaient 
que  trop  contrebalancées  par  la  violente  répulsion  que  lui  témoignaient 
à la  fois  les  partisans  de  l'absolutisme  démocratique  et  les  fidèles  de 
l’autorité  monarchique.  La  défiance  de  plus  en  plus  prononcée  de 
l’épiscopat  était  un  obstacle  bien  autrement  sérieux.  A des  idées  pra- 
tiques neuves,  justes  et  honnêtes  en  elles-mêmes,  et  qui  sont  deve- 
nues pendant  vingt  ans  le  pain  quotidien  de  l’apologétique  catholique, 
nous  avions  eu  le  tort  d’ajouter  des  théories  excessives  et  téméraires, 
puis  de  soutenir  les  unes  et  les  autres  avec  celte  logique  absolue  qui 
perd  toutes  les  causes  quand  elle  ne  les  déshonore  pas.  La  renonciation 
à l’indemnité  stipulée  par  le  concordat  était  une  des  aberrations  de 
celte  logique,  comparable  à celle  qui  porte  aujourd’hui  certains  es- 
prits à réclamer  l’abolition  du  pouvoir  temporel  par  amour  pour  la 
liberté  du  Pape.  De  plus,  notre  œuvre  était  comi^romise  aux 
du  clergé  : d’un  côté,  par  le  système  philosophique  de  M.  de  Lamen- 
nais sur  la  certitude,  dont  il  prétendait  faire  la  base  de  sa  politique 
comme  de  sa  théologie;  de  l’autre,  par  l’ultramontanisme  excessif  du 
grand  écrivain  et  de  ses  premiers  disciples,  car  il  est  bon  d’ajouter, 
pour  l’instruction  de  ceux  qui  n’ont  pas  sondé  les  abîmes  de  la  mobilité 
française,  qu’à  celle  époque  les  doctrines  ultramontaines  rencon- 
traient auprès  de  l’immense  majorité  du  clergé  précisément  la  môme 
impopidarité  que  celle  dont  le  gallicanisme  est  aujourd’hui  l’objet. 


765 


LE  PÈRE  LA.CORDAIRE. 

Enfin  les  ressources  matérielles,  épuisées  non-seulement  par  un 
journal  quotidien,  mais  par  tant  de  procès  et  de  publications  diverses, 
nous  faisaient  défaut.  Il  fallait  donc  se  taire,  au  moins  pour  un  temps. 
Mais  en  annonçant  la  suspension  du  journal,  le  15  novembre  1851, 
treize  mois  après  son  apparition,  on  annonça  en  même  temps  le  départ 
de  ses  trois  principaux  rédacteurs  pour  Rome,  afin  de  soumettre  au 
Pape  les  questions  controversées  entre  nos  adversaires  et  nous,  et  en 
promettant  d’avance  une  soumission  absolue  à la  décision  pontificale. 
C’était,  je  crois,  Lacordaire  qui  avait  eu  cette  idée  ; je  la  trouve 
d’abord  énoncée  dans  un  article  de  lui  qui  avait  été  poursuivi  un  an 
auparavant  et  qui  se  terminait  ainsi  : « Nous  confions  notre  protes- 
tation au  souvenir  de  tous  les  Français,  en  qui  la  foi  et  la  pudeur 
n’ont  pas  péri;  à nos  frères  des  États-Unis,  de  l’Iilande  et  de  Bel- 
gique ; à tous  ceux  qui  sont  en  travail  de  la  liberté  du  monde,  quelque 
part  qu’ils  soient.  Nous  la  porterons  s’il  le  faut  à la  ville  des  Apôtres, 
aux  marches  de  la  confession  de  Saint-Pierre,  et  on  verra  qui  arrêtera 
les  pèlerins  de  Dieu  et  delà  liberté^.  » 

Personne  n’avait  la  moindre  envie  de  les  arrêter,  et  c’était  vraiment 
dommage,  car  ce  voyage  était  une  faute.  Forcer  Rome  à s’expliquer 
sur  des  questions  qu’elle  laissait  librement  débattre  depuis  plus  d’un 
an,  c’était  au  moins  une  prétention  singulière.  Ne  pas  lui  savoir  un 
gré  infini  de  son  silence,  c’était  méconnaître  à la  fois  toutes  les  exi- 
gences et  tous  les  avantages  de  la  situation.  Une  pareille  aberration 
pouvait  se  comprendre  chez  des  jeunes  gens  sans  expérience  des 
choses  du  monde  et  de  l’Église  ; mais  comment  l’expliquer  et  surtout 
l’excuser  chez  un  prêtre  illustre,  déjà  mûri  par  l’âge,  comme  l’était 
l’abbé  de  Lamennais,  qui  avait  alors  plus  de  cinquante  ans,  et  qui 
avait  déjà  séjourné  à Rome,  où  Léon  XII  l’avait  accueilli  avec  la  plus 
grande  distinction?  Aussi,  dès  notre  arrivée,  il  fut  visible,  à l'accueil 
réservé  qui  nous  était  fait  partout,  que  nous  n’obtiendrions  pas  la 
réponse  que  nous  désirions.  Après  nous  avoir  demandé  un  Mémoire 
explicatif,  qui  fut  rédigé  par  Lacordaire,  on  nous  laissa  deux  mois 
sans  mot  dire.  Puis  le  cardinal  Pacca  écrivit  à M.  de  Lamennais  que  le 
Pape,  tout  en  rendant  justice  à ses  services  et  à ses  bonnes  intentions, 
nous  avait  vus  avec  mécontentement  remuer  des  controverses  et  des 
opinions  au  moins  dangereuses,  qu’il  ferait  du  reste  examiner  nos 
doctrines,  et  que,  comme  cet  examen  pourrait  être  long,  nous  pou- 
vions retourner  dans  notre  patrie.  Le  Pape  consentit  ensuite  à nous 
recevoir;  il  nous  traita  avec  la  bonté  familière  qui  lui  était  naturelle, 
il  ne  nous  fit  pas  l’ombre  d’un  reproche,  mais  ne  fit  pas  non  plus  la 
moindre  allusion  à l’affaire  qui  nous  avait  amenés  à Rome. 


* Avenir  du  25  novembre  1850. 


766 


LE  PÈRE  LACORDAIRE 


C’était  une  solution  peu  brillante  et  peu  flatteuse,  mais  à coup  sûr 
la  plus  favorable  qu’il  nous  fût  permis  d’espérer.  Lacordaire  y était 
tout  préparé.  Il  n’y  vit  avec  raison  qu’un  avertissement  paternel,  le 
plus  doux  qu’on  pût  imaginer,  celui  qui  laissait  le  moins  de  trace, 
qui  ne  décidait  rien  et  ne  compromettait  personne.  Pendant  ces  deux 
mois  et  demi  de  séjour  dans  la  ville  éternelle,  une  grande  paix  et  une 
grande  lumière  s’étaient  levées  dans  son  âme.  Je  le  vois  encore  errant 
pendant  de  longues  journées  à travers  les  ruines  et  les  monuments, 
s’arrêtant  comme  éperdu  pour  admirer,  avec  ce  sentiment  exquis  de 
la  vraie  beauté  qui  ne  l’a  jamais  quitté,  tout  ce  que  Rome  offre  de 
profond  et  d'unique;  épris  surtout  du  charme  tranquille  et  incompa- 
rable de  ses  horizons;  puis  revenant,  auprès  du  foyer  commun,  pour 
prêcher  à M.  de  Lamennais  la  réserve,  la  résignation,  la  soumission, 
et,  pour  tout  dire,  en  un  mot,  la  raison.  Les  misères,  les  infirmités 
inséparables  de  tout  ce  qui  se  mêle  d’humain  aux  choses  divines  ne 
lui  échappaient  pas,  mais  elles  lui  app'araissaient  comme  noyées  dans  la 
mystérieuse  splendeur  de  la  tradition  et  de  l’autorité.  Lui  journaliste, 
lui  bourgeois  de  1850,  lui  démocrate  libéral,  avait  compris  du  premier 
coup  non-seulement  la  majesté  inviolable  du  Pontificat  suprême,  mais 
ses  difficultés,  ses  longs  et  patients  desseins,  ses  indispensables  mé- 
nagements pour  les  hommes  et  les  choses  d’ici -bas.  La  foi  du  prêtre 
catholique  et  le  devoir  l’avaient  emporté  sur-le-champ  dans  ce  noble 
cœur  sur  toutes  les  fumées  de  l’orgueil,  sur  toutes  les  séductions,  sur 
tous  les  entraînements  du  talent,  sur  toutes  les  ivresses  de  la  lutte. 
Avec  la  pénétration  que  donnent  la  foi  et  1 humilité,  il  portait  d’a- 
vance sur  nos  prétentions  le  jugement  qu’a  ratifié  le  temps,  ce  grand 
auxiliaire  de  l’Église  et  de  la  vérité.  Ce  fut  alors,  j’ose  le  croire,  que 
Dieu  le  marqua  pour  toujours  du  sceau  de  sa  grâce,  et  qu’il  lui  assura 
la  récompense  due  à l’indomptable  fidélité  d’une  âme  vraiment 
sacerdotale. 

Cependant  le  grand  écrivain,  qu’on  avait  nommé  à la  tribune  le 
dernier  des  Pères  de  l’Église,  le  docteur  éloquent  et  célèbre,  le  prêtre 
vieilli  et  couronné  depuis  vingt  ans  par  l’admiration  et  la  confiance 
du  monde  catholique,  regimbait  de  toutes  ses  forces  contre  le  bon 
sens  et  contre  l’évidence,  en  même  temps  que  contre  son  devoir  de 
fidèle  et  de  prêtre.  Lejeune  homme  avait  tout  compris  : 1 homme  ^‘^it, 
l’homme  de  génie, voulait  tout  ignorer.  La  prudence,  la  perspicacité, 
la  dignité,  la  bonne  foi,  avaient  passé  toutes  ensemble  du  côté  du 
disciple,  et  par  sa  bouche  elles  semblaient  adresser  au  maître  chéri  de 
solennelles  et  pathétiques  remontrances.  Vaine  jet  douloureuse  tenta- 
tive! Loin  d’écouter  la  voix  respectueuse  et  tendre,  mais  ferme  et 
franche,  de  son  jeune  acolyte,  il  se  livrait  inconsidérément  à son 
humeur,  il  s’enfonçait  de  plus  en  plus  dans  une  aigre  dissonance 


LE  PÈRE  LA.CORDAIRE. 


767 


avec  tout  son  passé,  avec  tout  ce  qui  devait  le  retenir  et  l’é- 
clairer. 11  ne  prêtait  l’oreille  qu’à  deux  ou  trois  détracteurs  clan- 
destins de  l’autorité  pontificale.  Il  rêvait  déjà  les  alliances  contre 
nature  qui  l’ont  perdu.  De  vaines  chimères  commençaient  déjà 
à remplacer  la  foi  dans  son  âme.  Après  la  lettre  du  cardinal  et 
l’audience  du  Pape,  Lacordaire  lui  posa  résolûment  cette  alterna- 
tive : Ou  bien  il  fallait  ne  pas  venir,  ou  bien  il  faut  nous  soumettre 
et  nous  taire.  L’abbé  de  Larnennais  refusa  de  l’accepter,  il  répondait: 
Je  veux  hâter  et  provoquer  une  décision  immédiate,  et  je  veux  l’at- 
tendre à Rome,  après  quoi  j’aviserai.  Alors,  le  vrai  prêtre  prit  son 
parti;  sans  sortir  de  la  plus  respectueuse  déférence,  et  déchiré,  comme 
il  me  le  disait,  « par  les  tourments  de  la  conscience  qui  lutte  contre 
le  génie;  » il  annonça  la  résolution  de  retourner  en  France  et  d’y 
attendre  en  silence,  mais  sans  rester  oisif,  les  arrêts  de  l’autorité. 
« Le  silence,  disait-il,  est,  après  la  parole,  la  seconde  puissance  du 
monde.  » 

M.  de  Lamennais,  qui  savait  être,  à certains  moments,  le  plus 
caressant  et  le  plus  paternel  des  hommes,  ne  fut  jamais  tendre  pour 
Lacordaire  : il  le  vit  partir  de  Rome  sans  regret,  débarrassé,  comme 
il  le  croyait,  d’un  censeur  incommode  et  d’un  disciple  infidèle.  Avant 
comme  après  son  départ,  ce  fidèle  ami  fit  des  efforts  persévérants 
pour  me  délivrer  comme  lui.  « Il  n’existe,  entre  nous,  » m’écrivait-il 
à peine  revenu  en  France,  « aucune  désunion  spirituelle  ; toute  ma 
vie  je  défendrai  la  liberté,  et,  avant  que  M.  de  Lamennais  dît  un  seul 
mot  pour  elle,  la  liberté  était  le  fond  de  mes  pensées  et  déjà  toute 
ma  vie.  S’il  exécute  son  nouveau  plan,  souviens-toi  que  tous  ses  plus 
anciens  amis  et  tous  ses  plus  ardents  collaborateurs  l’abandonneront, 
et  que,  traîné  par  les  faux  libéraux  dans  une  action  sans  possibilité 
de  succès,  il  n’y  a rien  dans  le  langage  d’assez  triste  pour  dire  ce  qui 
arrivera  ^...  N’enchaînons  pas  nos  coeurs  à nos  idées;  car  les  idées  de 
l’homme,  semblables  aux  nuages  que  traverse  le  soleil,  sont  lumi- 
neuses et  fugitives  comme  eux.  » Je  restai  sourd  à sa  voix.  Il  me  plai- 
gnit et  m’excusa.  « Tu  es  plus  jeune  que  moi;  par  cela  seul  tu  te 
trompes  plus  souvent  que  moi  ! » Et  cependant,  en  ce  moment  même, 
il  traçait  la  voie  de  la  vérité  à l’abbé  de  Lamennais,  qui  avait  presque 
deux  fois  son  âge. 

On  sait  ce  qui  suivit.  M.  de  Lamennais,  après  quatre  mois  d’at- 
tente, et  sans  comprendre  que  ces  longs  délais  sauvaient  à la  fois  son 
honneur  et  son  avenir,  perdit  patience,  et  partit  de  Rome  en  annon- 
çant publiquement  l’intention  de  rentrer  en  France  pour  y reprendre, 
sans  autre  forme  de  procès,  l’Avenir.  A cette  nouvelle,  Lacordaire 


* 22  avril  1832. 


768 


LE  PÈRE  LACORDAIRE. 

résolut  de  quitter  la  France  pour  aller  \ivre  quelque  temps  dans  une 
solitude  studieuse  en  Allemagne.  Nous  aussi,  nous  avions  pris  par 
l’Allemagne  pour  retourner  en  France.  La  Providence  nous  fit  ren- 
contrer tous  les  trois  à Munich,  où  nous  fûmes  atteints  par  la 
fameuse  encyclique  du  15  août  1852,  directement  provoquée  par 
les  dernières  menaces  de  l’abbé  de  Lamennais,  et  où,  sans  qu’il  y 
fût  nommé,  ses  nouvelles  doctrines  étaient,  pour  la  plupart,  manifes- 
tement condamnées. 

Notre  soumission  fut  immédiate  et  sans  réserve.  Elle  fut  aussitôt 
publiée  et  nous  revînmes  à Paris  « en  vaincus,  victorieux  d’eux- 
mômes,  » selon  l’expression  de  celui  d’entre  nous  qui  avait  si  bien 
prévu  et  accepté  la  défaite.  Il  ajoutait,  avec  Montaigne  .*  « Il  y a des 
défaites  triomphantes  à l’envi  des  victoires.  » 

Lacordaire,  qui  croyait  à la  bonne  foi  de  M.  de  Lamennais,  voulut 
l’accompagner  jusqu’en  Bretagne,  pour  y habiter  avec  lui  la  solitude 
de  la  Chesnaie,  et  s’y  préparer  dans  la  retraite  à faire  ce  que  Dieu  lui 
indiquerait  pour  son  Église  et  pour  les  événements.  Dans  ce  lieu 
d’une  mélancolie  terne  et  sauvage,  il  découvrit  bientôt  l’illusion  qu’il 
s’était  faite  en  se  figurant  que  l’abbé  de  Lamennais  se  résignait  à sa 
défaite  et  saurait  en  profiter  pour  servir  l’Église  et  sa  propre  gloire.  Il 
vit  grandir  chaque  jour  l’espace  qui  les  séparait  dans  leurs  jugements 
sur  le  passé  et  sur  l’avenir.  Lamennais  rongeait  son  frein,  le  cœur 
ulcéré  par  de  sombres  ressentiments  ; il  rêvait  la  guerre  générale, 
un  bouleversement  rapide  et  universel  qui  remettrait  toutes  choses 
à leur  place  et  lui  à la  sienne.  La  vie  commune  devenait  impossible 
par  ce  désaccord  perpétuel  sur  des  choses  qui  embrassaient,  dans  leurs 
conséquences,  toute  la  vie  présente  et  toute  la  vie  future.  Enfin,  n’y 
pouvant  pas  plus  tenir  qu’à  Rome,  Lacordaire  brisa  pour  la  seconde 
et  dernière  fois  le  lien  qui  l’enchaînait  au  grand  infortuné  dont  il 
prévoyait  et  ne  voulait  pas  partager  le  naufrage.  Le  11  décembre  1832, 
il  partit  en  adressant  à M.  de  Lamennais  la  lettre  que  voici  : 

« Je  quitterai  la  Chesnaie  ce  soir.  Je  la  quille  par  un  motif  d’hon- 
« neur,  ayant  la  conviction  que  désormais  ma  vie  vous  serait  inutile 
« à cause  de  la  différence  de  nos  pensées  sur  l’Église  et  la  société; 
« différence  qui  n’a  fait  que  s’accroître  tous  les  jours,  malgré  mes 
« efforts  sincères  pour  suivre  le  développement  de  vos  opinions.  Je 
« crois  que,  duiant  ma  vie,  et  bien  au  delà,  la  lépublique  ne  f ...rra 
« s’établir  ni  en  France,  ni  en  aucun  autre  lieu  de  l’Europe,  et  je  ne 
« pouriais  prendre  part  à un  système  qui  aurait  pour  base  une  per- 
te suasion  contraire.  Sans  renoncer  à mes  idées  libérales,  je  com- 
te prends  et  je  crois  que  l’Église  a eu  de  li’ès-sages  raisons  dans  ia 
« profonde  corruption  des  partis,  pour  refuser  d’aller  aussi  vite  que 
tt  nous  l'aurions  voulu.  Je  respecte  ses  pensées  et  les  miennes. Peut- 


LE  PÈRE  LACORDAIRE.  769 

« être]vos  opinions  sont  plus  justes,  plus  profondes,  et,  en  considérant 
« votre  supériorité  naturelle  sur  moi,  je  dois  en  être  convaincu  ; 
« mais  la  raison  n’est  pas  tout  l’homme,  et,  dès  que  je  n’ai  pu  déraciner 
« de  mon  être  les  idées  qui  nous  séparent,  il  est  juste  que  je  mette 
« un  terme  à une  communauté  de  vie  qui  est  tout  à mon  avantage 
« et  tout  à votre  charge.  Ma  conscience  m’y  oblige  non  moins  que 
« l’honneur,  car  il  faut  bien  que  je  fasse  de  ma  vie  quelque  chose 
« pour  Dieu;  et,  ne  pouvant  vous  suivre,  que  ferais-je  ici  que  vous 
« fatiguer,  vous  décourager,  mettre  des  entraves  à vos  projets,  et 
« m’anéantir  moi-même? 

« Vous  ne  saurez  jamais  que  dans  le  ciel  combien  j’ai  souffert  de- 
« puis  un  an  par  la  seule  crainte  de  vous  causer  de  la  peine.  Je  n’ai 
« regardé  que  vous  dans  toutes  mes  hésitations,  mes  perplexités, 
« mes  retours,  et,  quelque  dure  que  puisse  être  un  jour  mon  existence, 
« aucun  chagrin  du  cœur  n’égalera  jamais  ceux  que  j’ai  ressentis 
« dans  cette  occasion.  Je  vous  laisse  aujourd’hui  tranquille  du  côté 
« de  l'Église,  plus  élevé  dans  l’opinion  que  vous  ne  l’avez  jamais  été, 
« si  au-dessus  de  vos  ennemis,  qu’ils  ne  sont  plus  rien;  c’est  le  meil- 
« leur  moment  que  je  puisse  choisir  pour  vous  faire  un  chagrin,  qui, 
« croyez-moi,  vous  en  épargne  de  bien  plus  grands.  Je  ne  sais  pas 
« encore  ce  que  je  deviendrai,  si  je  passerai  aux  États-Unis  ou  si  je 
« resterai  en  France,  et  dans  quelle  position.  Quelque  part  que  je  sois, 
« vous  aurez  des  preuves  du  respect  et  de  l’attachement  que  je  vous 
« conserverai  toujours,  et  dont  je  vous  prie  d’agréer  cette  expression 
« qui  part  d’un  cœur  déchiré.  » 

Cette  séparation,  qui  n’était  cependant  que  le  prélude  de  celles  qui 
finirent  par  ôter  à M.  de  Lamennais  jusqu’au  dernier  des  disciples  que 
fascinaient  encore  sa  gloire  et  son  génie,  ne  fut  d’abord  ni  comprise 
ni  approuvée.  Lacordaire  subit  l’injustice  de  plusieurs  de  ses  plus 
chaleureux  admirateurs,  celle  môme  de  son  meilleur  ami , avec  une 
résignation  simple  et  une  confiance  lumineuse  dans  l’avenir.  C’est 
dans  une  lettre  de  ce  temps-là  qu’il  est  bon  de  prendre  sur  le  fait  les 
inspirations  à la  fois  honnêtes  et  élevées  qui  seules  le  guidaient. 
J’ai  autant  que  personne,  » écrivait-il,  « le  sentiment  profond  du 
respect  que  l’on  doit  aux  souvenirs,  et  M.  de  Lamennais  se  séparât-il 
un  jour  de  l’Église,  devînt-il  le  plus  fatal  hérésiarque  qui  fût  jamais, 
entre  ses  ennemis  et  moi  il  y aurait  encore  une  distance  infinie,  et 
personne  ne  lirait  ce  que  je  serais  obligé  d’écrire  sans  reconnaître 
la  douleur  de  ma  position,  la  durée  de  mon  respect,  le  désintéres- 
sement et  la  fidélité  de  ma  conscience.  Ce  sont  là  les  grands  moments 
de  l’homme,  quand  il  est  aux  prises  avec  des  circonstances  contra- 
dictoires, avec  de  grands  devoirs  s’entre-déchirant. ..  On  saura  dans 


770 


LE  PÈRE  LACORDAIRE. 


le  ciel  si  j’ai  agi  avec  la  légèreté  d’un  homme  qui  rompt  sans  cause 
et  sans  douleur  les  liens  qu’il  a contractés  ^ ! » 

L’attitude  du  jeune  prêtre  qui,  à trente  ans,  avait  montré  une  pru- 
dence si  consommée,  ne  fut  que  trop  vite  justifiée.  M.  de  Lamennais 
a lui-même  écrit,  dans  ses  Affaires  de  Rome,  l’histoire  lamentable  de 
la  marche  qui,  pendant  ti’ois  années,  à travers  une  série  inouïe  de 
tergiversations  et  de  rétractations,  de  feintes  soumissions  et  de  décla- 
rations contradictoires,  conduisit  l’apôtre  excessif  de  l’infaillibilité 
absolue  et  universelle  du  Pape  jusqu’à  la  révolte  ouverte  contre 
l’exercice  le  plus  simple  et  le  plus  légitime  de  l’autorité  pontificale, 
mise  en  demeure  par  lui-même  de  s’expliquer  sur  des  questions  mo- 
rales et  théologiques.  Lacordaire  contemplait  ce  douloureux  spectacle 
d’un  œil  triste  mais  serein,  suivant  pas  à pas  les  anneaux  de  cette 
chaîne  qui  se  déroulait  d’elle-même. Très-réservé  en  public,  il  confiait 
souvent  au  secret  de  l’intimité  ses  impressions.  « M.  de  Lamennais,  » 
disait-il  après  une  des  plus  étranges  manifestations  de  ce  génie  déjà 
mortellement  atteint,  « déclare  que,  par  beaucoup  de  motifs  et  prin- 
cipalement parce  qiiil  appartie7it  au  Saint-Sie'ge  de  décider  ce  qui  est 
bon  et  utile  à l'Église,  U est  résolu  de  rester  étranger  aux  affaires  qui 
la  touchent.  Sur  quoi  je  remarque  que  rien  n’est  plus  anticatho- 
lique que  cette  phrase...  S’il  en  était  ainsi,  l’Église  serait  bien  mal- 
heureuse. Jamais  ses  enfants,  sous  aucun  prétexte,  ne  doivent  être 
étrangers  à ce  qui  la  touche  ; ils  doivent  y prendre  part  selon  leur 
position  et  leurs  forces,  comme  M.  de  Lamennais  l’avait  fait  jusqu’à 
présent,  mais  ils  doivent  y prendre  part  en  se  soumettant  à la  di- 
rection du  Saint-Siège,  et  non  pas  en  voulant  le  conduire  eux- 
mêmes...  Aucun  talent,  aucuns  services,  ne  compensent  le  mal  que 
fait  à l’Église  une  séparation,  quelle  qu’elle  soit,  une  action  en 
dehors  de  son  sein.  J’aimerais  mieux  me  jeter  à la  mer  avec  une 
meule  de  moulin  au  cou,  que  d’entretenir  un  foyer  d’espérances, 
d’idées,  de  bonnes  œuvres  même,  à côté  de  l’Église  » Un 
peu  plus  tard,  et  après  un  nouvel  épisode  de  cette  lutte  entre  la 
Papauté  et  son  ancien  champion  : « Le  malheur  de  M.  de  La- 
mennais n’est  pas  tant  dans  son  caractère  altier,  dans  son  peu 
d’instinct  des  affaires  humaines  et  divines , que  dans  s^^n  mépris 
pour  l’autorité  pontificale  et  pour  la  situation  douloureuse  du 
Saint-Siège.  Il  a blasphémé  Rome  malheureuse  : c’est  le  crime 
de  Cham,  le  crime  qui  a été  puni  sur  la  terre  de  la  manière  la 
plus  visible  et  la  plus  durable,  après  le  déicide...  Malheur  à qui 
trouble  l’Église!  Malheur  à qui  blasphème  les  apôtres!  La  destinée 

* 19  août  1835. 

® 6 octobre  1833. 


LE  PÈRE  LACORDAIRE.  771 

de  l’Église  est  d’être  victorieuse  encore  : les  temps  de  l’Antéchrist 
ne  sont  pas  venus;  M.  de  Lamennais  n’arrêtera  pas  par  sa  chute  ce 
mouvement  formidable  de  la  vérité  : cette  chute  même  y servirai. . » 
On  m’accuse  d’être  impitoyable  envers  lui!  Ah!  si  j’avais  jamais 
découvert  dans  le  cœur  de  l’abbc  de  Lamennais  une  seule  larme 
vraie,  un  seul  sentiment  d’humilité,  quelque  chose  de  touchant  que 
donne  le  malheur,  je  n’aurais  pu  le  voir  et  y penser  sans  être 
attendri  jusqu’au  plus  vif  de  mes  entrailles.  Quand  nous  étions  en- 
semble, et  que  je  croyais  découvrir  en  lui  de  la  résignation , des 
sentiments  dénués  d’orgueil  et  d’emportement,  je  ne  saurais  dire 
ce  qu’il  me  faisait  éprouver.  Mais  ces  moments  ont  été  bien  rares  ; 
et  tout  ce  dont  je  me  souviens  porte  un  cachet  d’opiniâtreté  et 
d’aveuglement  qui  tarit  ma  pitié.  Je  te  plains,  toi,  parce  que  tu 
souffres  par  la  volonté  d’un  autre,  parce  que,  bien  qu’il  y ait  en  toi 
beaucoup  d’illusions  personnelles  et  des  fautes  que  Dieu  t’imputera 
un  jour,  néanmoins  tu  es  victime,  victime  de  ce  qu’il  y a de  bon 
dans  ton  cœur.  Mais  lui  I Enfin,  puisque  mon  ami  me  rend  si  peu 
de  justice,  il  ne  faut  l’attendre  que  de  Dieu.  C’est  lui  qui  rendra 
témoignage  de  la  pureté  de  mes  intentions,  qui  dira  pourquoi  j’ai 
pris  le  parti  de  l’Église  contre  un  homme,  qui  montrera  où  fut  la 
simplicité  de  la  foi,  la  candeur,  une  conduite  conséquente  à elle- 
même;  qui  montrera  quel  était,  entre  tous,  le  véritable  ami  de 
l’abbé  de  Lamennais  et  quels  conseils  auraient  élevé  sa  gloire  et  sa 
vertu  plus  haut  que  jamais.  Le  moment  de  la  justice,  j’en  ai  le  pres- 
sentiment, viendra  plus  tôt  qu’on  ne  le  pense;  mais,  s’il  ne  vient  pas 
en  ce  monde,  je  n’en  adresserai  pas  de  reproches  à la  Providence. 
Il  me  suffit  d’avoir  accompli  mon  devoir  » 

Ce  moment  ne  tarda  pas,  en  effet  : trois  mois  après  la  date  de  ces 
lignes,  M.  de  Lamennais  mit  un  terme  à tous  les  doutes  que  pouvaient 
encore  laisser  ses  actes  et  ses  protestations  si  contradictoires,  en  pu- 
bliant les  Paroles  d'un  Croyant.  Lacordaire  se  crut  obligé  de  répondre 
à cette  démonstration  par  des  Considérations  sur  le  système  philoso- 
phique de  M.  de  Lamennais,  car  c’était  à ce  système  qu’il  se  plaisait  à 
ramener  toutes  les  erreurs  du  maître.  Je  ne  sais  pourquoi  cet  écrit 
n’eut  ni  le  retentissement  ni  le  succès  qu’il  méritait  si  bien,  car  il 
renferme  quelques-unes  des  plus  belles  pages  qui  soient  sorties  de  sa 
plume  ; par  exemple,  celle  que  voici  et  qui  le  termine  : 

« La  vérité  n’est  pas  un  auxiliaire  toujours  suffisant  pour  rétablir  l’équi- 
libre des  forces  ; autrement  jamais  l’erreur  ne  triompherait  de  la  vérité.  II 
faut  donc  qu’il  y ait  dans  le  monde  une  puissance  qui  soutienne  les  intelli- 

* 2 décembre  1833. 

® 5 février  ISSi. 


772 


LE  PÈRE  LAGORDAIRE. 

gences  faibles  contre  les  intelligences  fortes,  et  qui  les  délivre  de  l’oppres- 
sion la  plus  terrible  de  toutes,  celle  de  l’esprit.  Cette  puissance,  en  effet, 
est  venue  à mon  secours;  ce  n’est  pas  moi  qui  me  suis  délivré,  c’est  elle! 
Arrivé  à Rome  au  tombeau  des  saints  apôtres  Pierre  et  Paul,  je  me  suis 
agenouillé,  j’ai  dit  à Dieu  : « Seigneur,  je  commence  à sentir  ma'  faiblesse, 
« ma  vue  se  couvre;  l’erreur  et  la  vérité  m’échappent  également;  ayez  pitié 
« de  votre  serviteur  qui  vient  à vous  avec  un  cœur  sincère;  écoutez  la  prière 
« du  pauvre.  » Je  ne  sais  ni  le  jour,  ni  l’heure,  mais  j’ai  vu  ce  que  je  ne  voyais 
pas,  je  suis  sorti  de  Rome  libre  et  victorieux.  J’ai  pris  de  ma  propre  expé- 
rience que  l’Église  est  la  libératrice  de  l’esprit  humain;  et  comme  de  la  li- 
berté de  l’intelligence  découlent  nécessairement  toutes  les  autres,  j’ai 
aperçu  sous  leur  véritable  jour  les  questions  qui  divisent  le  monde  d’au- 
jourd’hui. 

« Oui,  le  monde  cherche  la  paix  et  la  liberté  ; mais  il  les  cherche  sur  la 
route  du  trouble  et  de  la  servitude.  L’Église  seule  en  fut  la  source  pour  le 
genre  humain,  et  seule,  dans  ses  mamelles  outragées  par  ses  fils,  elle  en 
conserve  le  lait  intarissable  et  sacré.  Quand  les  nations  seront  lasses  d’être 
parricides,  elles  retrouveront  là  le  bien  qu’elles  ne  possèdent  plus.  C’est 
pourquoi  le  prêtre  ne  se  mêlera  pas  aux  querelles  sanglantes  et  stériles  de 
son  siècle;  il  priera  pour  le  présent  et  pour  l’avenir...,  il  prédira  sans  se 
lasser  aux  générations  contemporaines  qu’il  n’y  a ni  paix  ni  liberté  possible 
hors  de  la  vérité...  ; il  remerciera  Dieu  de  vivre  dans  un  temps  où  l’ambi- 
tion n’est  plus  même  possible;  il  comprendra  que  plus  les  hommes  sont 
agités,  plus  la  paix  qui  règne  sur  le  front  et  dans  l’âme  du  prêtre  est  une 
puissante  chose  ; que  plus  les  hommes  sont  dans  l’anarchie,  plus  l’unité  de 
l’Église  est  une  puissante  chose;  que  plus  les  hommes  sont  forts  en  appa- 
rence, plus  la  faiblesse  extérieure  de  l’Église  qui  vit  de  la  seule  force  de 
Dieu  est  une  puissante  chose;  que  plus  le  siècle  prophétise  la  mort  du 
christianisme,  plus  le  christianisme  en  sera  glorieux  un  jour,  lorsque  le 
temps,  fidèle  à l’éternité,  aura  balayé  cette  orgueilleuse  poussière  qui  ne  se 
doute  pas  que  pour  être  quelque  chose  dans  l’avenir  il  faut  être  quelque 
chose  dans  le  présent  et  que  rien  ne  mène  à rien.  Le  prêtre  enfin  sera  ce 
qu’est  l’Église,  désarmé,  pacifique,  charitable,  patient,  voyageur  qui  passe 
en  faisant  le  bien,  et  qui  ne  s’étonne  pas  d’être  méconnu  du  temps,  puis- 
qu’il n’est  pas  du  temps. 

« O Rome!  c’est  ainsi  que  je  t’ai  vue.  Assise  au  milieu  des  orages  de  l’Eu- 
rope, il  n’y  avait  en  toi  aucun  doute  de  toi-même,  aucune  lassitude;  ton 
regard,  tourné  vers  les  quatre  faces  du  monde,  suivait,  avec  une  R’cidité 
sublime,  le  développement  des  affaires  humaines  dans  leur  liaison  ctvec  les 
affaires  divines  : seulement  la  tempête,  qui  te  laissait  calme  parce  que  l’es- 
prit de  Dieu  soufflait  en  toi,  te  donnait,  aux  yeux  du  simple  fidèle,  moins 
accoutumé  aux  variations  des  siècles,  quelque  chose  qui  rendait  son  admi- 
ration compatissante O Rome  ! Dieu  le  sait,  je  ne  t’ai  point  méconnue 

pour  n’avoir  pas  rencontré  des  rois  prosternés  à tes  portes  ; j’ai  baisé  ta 
poussière  avec  une  joie  et  un  respect  indicibles;  tu  m’es  apparue,  ce  que  tu 
es  véritablement,  la  bienfaitrice  du  genre  humain  dans  le  passé,  l’espé- 
rance de  son  avenir,  la  seule  grande  chose  aujourd’hui  vivante  en  Europe, 


LE  PÈRE  LACOUÜAIRE.  773 

la  captive  d’une  jalousie  universelle,  la  reine  du  monde O Rome  ! un  de 

tes  fds  à qui  tu  as  rendu  la  paix,  de  retour  dans  sa  patrie,  a écrit  ce  livre. 
11  le  dépose  à tes  pieds  comme  une  preuve  de  sa  reconnaissance,  il  le  sou- 
met à ton  jugement  comme  une  preuve  de  sa  foi.  » 

Dans  tout  le  cours  de  ce  livre  il  n’y  avait  pas  une  expression  inju- 
rieuse ou  violente  contre  M.  de  Lamennais  : il  semblait  même  que  la 
contrainte  inaccoutumée  que  s’imposait  le  jeune  écrivain  eût  légère- 
ment déteint,  en  certains  endroits,  sur  son  style  et  sur  sa  pensée. 

Il  se  rencontra  néanmoins  des  écrivains  catholiques  qui  blâmèrent 
publiquement  ce  qu’ils  appelaient  une  agression  de  Lacordaire  contre 
son  ancien  maître;  tels  furent  notre  savant  et  regrettable  baron 
d’Eckstein  et  le  Père  Ventura,  qui  avait,  lui,  tant  à se  reprocher  les 
encouragements  qu’il  avait  prodigués  à M.  de  Lamennais  pendant  les 
derniers  temps  de  son  séjour  à Rome.  Lacordaire  ne  se  laissa  pas  dé- 
concerter par  les  critiques.  « Maintenant,  écrivait-il,  j’ai  accompli 
mon  devoir  tout  entier  à l’égard  de  M.  de  Lamennais.  J’ai  dit  ce 
qu’une  expérience  personnelle  de  dix  années  m'a  appris  sur  l’école 
qu’il  avait  voulu  fonder,  et,  n’eussé-je  fait  que  cela  dans  ma  vie,  je 
mourrais  content.  Ma  conscience  est  à l’aise,  elle  respire  enfin; 
après  une  oppression  de  dix  ans,  je  commence  à vivre  ^ Quel- 

ques-uns au  moins  me  comprennent;  ils  savent  que  je  ne  suis  de- 
venu ni  républicain,  ni  juste-milieu,  ni  légitimiste,  mais  que  j’ai  fait 
un  pas  vers  ce  noble  caractère  du  prêtre,  supérieur  à tous  les  partis, 
quoique  compatissant  à toutes  les  misères.  Ils  savent  que  le  fruit  re- 
tiré de  mon  voyage  à Rome  a été  d’adoucir  ma  pensée,  de  me  tirer 
du  tourbillon  fatal  de  la  politique  pour  ne  plus  me  mêler  que  des 
choses  de  Dieu,  et  par  les  choses  de  Dieu  au  iDonheur  lent  et  futur 
des  peuples.  Ils  saveni  que  je  ne  me  suis  séparé  d’un  homme  célèbre 
que  pour  ne  pas  me  jeter  plus  avant  avec  lui  dans  cette  politique 
quotidienne  et  malheureuse,  et  par  l’impossibilité  où  j’étais  de  l’ame- 
ner lui-même  sur  une  ligne  où  les  acclamations  de  l’Église  l’atten- 
daient, et  où  il  aurait  plus  fait  pour  l’affranchissement  de  l’humanité 
qu’il  ne  fera  jamais  sur  la  route  où  il  est  resté*... 

« Je  ne  suis  pas  un  saint,  je  le  sens  trop,  mais  je  porte  en  moi  un 
amour  désintéressé  du  vrai,  et,  quoique  j’aie  cherché  à me  tirer  ho- 
norablement de  l’abîme  où  j’étais,  jamais  une  pensée  d’ambition 
ou  d’orgueil  n’a  été  un  instant  la  source  de  ma  conduite  en  celte 
occasion.  L’orgueil  m’a  toujours  dit  : Reste  où  tu  es,  ne  change  pas, 
ne  t’expose  pas  aux  reproches  de  tes  anciens  amis.  La  grâce  divine 
m’a  crié  plus  fort  : Foule  aux  pieds  le  respect  humain,  rends  gloire 

* 3 juin  1834. 

^17  avril  1834. 


774 


LE  PÈRE  LACORDAIRE. 


au  Saint-Siège  et  à Dieu.  Ma  soumission  franche  a seule  fait  mon 
habileté.  Si’  tout  a tourné  comme  je  Favais  prévu,  je  ne  l’avais 
prévu  qu’à  force  d’oublier  mon  propre  sens.  Je  ne  me  réjouis  pas 
de  l’abîme  creusé  par  l’opiniâtreté  sous  un  homme  qui  a rendu  de 
grands  services  à l’Église,  j’espère  que  Dieu  l’arrêtera  à temps; 
mais  je  me  réjouis  de  ce  que  le  souverain  Pontife,  père  non 
pas  d’un  seul  chrétien  mais  de  tous,  ait  enfin  fixé  par  sa  divine  au- 
torité des  questions  qui  déchiraient  mon  Église  natale  en  sa  fleur, 
qui  détournaient  de  la  vraie  route  une  foule  d’âmes  sincèrement 
trompées,  et  dont  j’avais  senti  si  longtemps  et  si  amèrement  le 
charme  malheureux.  Périsse  mon  triomphe  personnel,  s’il  y en  a 
un  à quelque  degré,  et  puisse  l'Église  de  France,  après  cette  haute 
et  mémorable  leçon,  fleurir  dans  la  paix  active  de  l’unité!  Puis- 
sions-nous tous  nous  pardonner  les  erreurs  de  notre  jeunesse, 
et  prier  ensemble  pour  celui  qui  les  causa  par  un  excès  d’imagi«a- 
tion,  trop  belle  pour  n ôtre  pas  pleurèe^  » 

Ces  prières,  hélas!  ne  furent  pas  exaucées.  Elles  sortirent  pendant 
vingt  ans  d’une  foule  de  cœurs  invinciblement  enchaînés  à l’espérance, 
mais  ce  fut  en  vain.  Nul  gage  de  réconciliation,  nul  signe  de  repentir 
n’est  venu  consoler  ceux  qui  auraient  mille  fois  donné  leur  vie  d’ici- 
bas  pour  la  vie  de  cette  âme.  Il  n’est  resté  à leur  confiance  d’autre 
asile  que  l’impénétrable  immensité  de  la  miséricorde  divine.  Du  moins, 
M.  de  Lamennais,  en  s’enfonçant  de  plus  en  plus  dans  l’abîme,  n’y 
entraîna  personne  avec  lui,  absolument  personne.  C’est,  si  je  ne  me 
trompe,  le  seul  exemple  dans  l’histoire  du  christianisme,  d’un  homme 
qui,  ayant  en  lui  toute  l’étoffe  du  plus  redoutable  hérésiarque,  n’a  pas 
même  réussi  à détacher  du  centre  de  l’unité  le  moindre  des  acolytes. 

Mais,  parmi  les  âmes  sincèrement  trompées  et  profondément  trou- 
blées par  l’empire  de  ce  fatal  génie,  il  y en  avait  une  que  Lacordaire 
aimait  par-dessus  toutes,  et  qui  s’obstinait,  après  toutes  les  autres, 
dans  une  fidélité  désintéressée,  moins  peut-être  à la  personne  de 
l’apôtre  déchu  qu’à  la  grande  idée  qui  semblait  ensevelie  dans  sa 
chute.  Du  milieu  de  ses  luttes  et  de  ses  contradictions  personnelles, 
c’était  sur  cette  âme  qu’il  reportait  l’ardeur  suprême  de  son  zèle, 
la  plus  pure  et  la  plus  violente  passion  de  son  cœur.  C’ét  pour 
elle  qu’il  dépensait,  à l’insu  du  monde  entier,  les  plus  riches  trésors 
de  son  éloquence  : Vadit  ad  illam  quæ  perierat^  donec  inveniat  eam.  Que 
ne  m’est-il  donné  de  tout  dire  et  de  citer  les  lettres  nombreuses 
qui,  pendant  près  de  trois  années  entières,  poursuivirent  cette  lâche 
ingrate!  Un  jour  peut-être,  quand  tous  les  témoins  et  tous  les  acteurs 
de  cette  lutte  auront  disparu  comme  lui,  ces  lettres  tomberont-elles 


‘ 2 août  1834. 


775 


LE  PÈRE  LACORDAIRE. 

ntre  des  mains  qui  y puiseront  de  quoi  écrire,  dans  l’histoire  de  cette 
glorieuse  vie,  une  page  qui  n’en  sera  pas  la  moins  touchante.  Je 
viens  de  les  relire,  après  tant  d’années  écoulées,  avec  une  émotion 
que  nulle  parole  ne  peut  rendre.  Je  ne  sais  si  son  génie  et  sa  bonté 
ont  jamais  jeté  un  plus  pur  éclat  que  dans  cette  lutte  obscure 
et  opiniâtre  pour  le  salut  d’une  âme  aimée.  Je  m’étais  réfugié  en  Al- 
lemagne, où  j’étais  poursuivi  par  les  appels  de  M.  de  Lamennais. 
Tout  en  se  croyant  encore  obligé,  comme  prêtre,  de  signer  des  for- 
mulaires, l’infortuné  répondait  à mes  craintes,  à mes  filiales  repré- 
sentations, en  me  félicitant  de  l’indépendance  que  je  possédais 
comme  laïque;  il  m’exhortait  à la  maintenir  à tout  prix  et  m’affir- 
mait que  l’autorité  pontificale  irait  en  s’affaiblissant  toujours,  et  ne 
vaudrait  bientôt  plus  celle  d’un  maître  d’école.  Mais  les  mêmes  cour- 
riers qui  m’apportaient  ces  lettres  empoisonnées  m’en  apportaient 
d’autres  bien  plus  nombreuses,  où  le  vrai  prêtre,  où  le  véritable  ami 
rétablissait  les  droits  de  la  vérité,  en  me  montrant  les  sommets  tou- 
jours accessibles  de  la  lumière  et  de  la  paix.  Il  vint  même  de  sa  per- 
sonne me  chercher  et  me  prêcher,  auprès  du  tombeau  de  sainte  Éli- 
sabeth. Avant  comme  après  ce  trop  court  voyage,  il  revenait  sans 
cesse  à la  charge  avec  une  inépuisable  énergie,  avec  une  indomptable 
persévérance.  Sacrifié,  méconnu,  repoussé,  il  n’en  prodiguait  pas 
moins  des  avertissements  toujours  infructueux,  des  prédictions  tou- 
jours vérifiées;  mais  avec  quelle  raison,  quelle  spirituelle  et  tou- 
chante éloquence,  quel  charmant  mélange  de  sévérité  et  d’humble 
affection,  quelles  salutaires  alternatives  d’impitoyable  franchise  et 
d’irrésistible  douceur  ! Non,  la  plus  tendre  des  Providences  n’aurait 
pu  faire  plus  ou  mieux.  Après  avoir  assis  la  vérité  dans  son  austère 
et  inviolable  majesté,  il  la  parait  de  toutes  les  fleurs  de  sa  poésie, 
et,  usant  tour  à tour  de  la  supplication  et  du  raisonnement,  il  en- 
tremêlait à des  arguments  sans  réplique  le  cri  d’un  cœur  sans  pareil 
dans  son  fraternel  et  infatigable  dévouement.  Qu’on  en  juge  par  cette 
page  prise  entre  cent  autres  du  même  ton  ; 

« L’Église  ne  te  dit  pas  : Vois.  Ce  pouvoir  ne  lui  appartient  pas. 
Elle  te  dit  : Crois.  Elle  te  dit,  à vingt-trois  ans,  attaché  que  tu  es  à 
certaines  pensées,  ce  qu’elle  te  disait  à ta  première  communion  : 
Reçois  le  Dieu  caché  et  incompréhensible  ; abaisse  ta  raison  devant 
colle  de  Dieu  et  devant  l’Église  qui  est  son  organe.  Eh  ! pourquoi 
l’Église  nous  a-t-elle  été  donnée,  sinon  pour  nous  ramener  à la  vé- 
rité, quand  nous  prenons  l’erreur  pour  elle?...  Tu  t’étonnes  de  ce 
que  le  Saint-Père  exige  de  M.  de  Lamennais...  Certes,  il  est  plus  dur 
de  se  soumettre  quand  on  s’est  prononcé  devant  les  hommes  que 
lorsque  tout  se  passe  entre  le  cœur  et  Dieu.  C’est  là  l’épreuve  parti- 
culière réservée  aux  grands  talents.  Les  plus  grands  hommes  de 


P Ci;- 

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m 


l’Église  ont  eu  à briser  leur  \ie  en  deux,  et,  dans  un  ordre  intérieur, 
toute  conversion  n’est  que  cela...  — Écoute  cette  voix  trop  dé- 
daignée, car  qui  t’avertira,  si  ce  n’est  moi?  qui  t’aimera  assez  pour 
te  traiter  sans  pitié?  qui  mettra  le  feu  dans  tes  plaies,  si  ce  n’est 
celui  qui  les  baise  avec  tant  d’amour,  et  qui  voudrait  en  sucer  le 
poison  au  péril  de  sa  vie?  » 

Je  n’étais  pas  rebelle,  comme  on  pourrait  le  croire,  d’après  ces 
ardentes  remontrances.  Je  n’étaisjqu’hésitant  et  troublé.  Pendant  que 
je  résistais  opiniâtrément  aux  pressantes  sollicitations.de  Lacordaire, 
j’invoquais  auprès  de  Lamennais  la  fidélité  de  mon  dévouement,  le 
plus  obstiné  de  tous  ceux  qu’il  avait  suscités,  pour  obtenir  de  lui  la 
patience  et  le  silence.  Mais  j’en  voulais  à mon  ami  d’avoir  suivi  une 
autre  voie,  plus  publique  et  plus  décisive.  Je  lui  reprochais  téméraire- 
ment l’oubli  apparent  des  convictions  libérales,  dont  le  souffle  nous 
avait  tous  deux  enflammés.  Quand  je  cédai,  enfin,  ce  ne  fut  que  len- 
tement, comme  à regret,  et  non  sans  avoir  Tiavré  ce  cœur  généreux. 
Cette  lutte  avait  trop  duré.  J’en  parle  avec  confusion,  avec  remords, 
car  je  ne  lui  rendis  pas  alors  toute  la  justice  qu’il  méritait.  J’expie 
cette  faute  en  l’avouant,  et  je  fais  de  cet  aveu  un  hommage  à la  grande 
âme  qui  a maintenant  trouvé  le  Juge  qu’elle  invoquait  avec  une  si  lé- 
gitime confiance.  C’est  ainsi  que  j’ai  pu  plonger  dans  les  derniers  re- 
plis de  cette  âme  un  regard  d’abord  distrait  et  irrité,  mais  depuis  et 
aujourd’hui  baigné  des  larmes  d’une  reconnaissance  immortelle.  C’est 
d’elle  que  j’ai  appris  à comprendre  et  à vénérer  le  seul  pouvoir  de- 
vant lequel  on  grandit  en  s’inclinant.  Captif  de  l’erreur  et  de  l’orgueil, 
j’ai  été  racheté  par  celui  qui  atteignit  alors  l’idéal  du  prêtre,  tel  qu’il 
l'a  lui-même  défini  : Fort  comme  le  diamant,  et  plus  tendre  qu’une 
mère. 

Ch.  de  Montalembert. 


La  suite  à la  prochaine  livraison. 


ERRATA. 

Bans  Tarlicle  de  M.  le  comte  de  Montalembert  sur  les  Beaux-Arts  et  Voyages  de  Le- 
normant  : 

Page  543,  ligne  29,  au  lieu  de  : ce  si  unis  parla  foi  et  la  pratique,  » lisez  : « par  la 
politique»  » 

Page  546,  ligne  2,  au  lieu  de  « 1821,  » lisez  : « 1833  et  1842.  » 

Vun  des  Gérants  : CHARLES  DOUlNIOL. 


PARIS. 


IMP.  SIMON  RAÇON  ET  COMP.,  RUE  D ERFÜRTH , 1. 


I ABJ.E  A W AL  Y HOUE 


ET  Al,l>HAHÉTÏQUE 


niî  TOME  CINQTJANTE-QTJATRIEME 


(dtx-huitième  de  la  nouvelle  série*) 


INota. — Les  noms  en  capitales  grasses  sont  ceux  des  collal3orateurs  du  IL'cueil  dont  les  travaux  ont  paru 
dans  ce  volume  ; les  autres,  ceux  des  auteurs  ou  des  objets  dont  il  est  question  dans  les  articles. 
Arréviations  : — C.  B.,  compte  rendu;  Art.,  article. 


Abd-ei -Kader,  34.  F.  Afrique. 

Abdul-Azis,  345.  F.  Turquie. 

Aholilion  (L’)  de  V esclavagCy  par  M.  Au- 
gustin Cochin.  Art.  deM.  H.  Wallon.  451 . 
About  (Edmond),  607.  F.  Théâtre. 
Afrique.  La  nouvelle  Eglise  d’Afrique.  Art. 

de  M.  l’abbé  Marty,  34. 

Alexandre  (L’empereur),  439. 

Algérie,  34. 

Amérique.  Les  fondateurs  de  l’union  amé- 
ricaine et  la  crise  actuelle.  Art.  de  M.  II. 
Moreau,  315. 

AMÉRO.  ( Justin  ).  La  Charité  libre  en  An- 
gleterre et  la  charité  publique,  510. 
Angleterre.  Le  Rationalisme  en  Angleterre. 
91.  — La  Charité  libre  en  Angleterre  et 
la  charité  publique,  510. 

Apologistes  (Les)  des  Turcs  et  du  Coran. 

Art.  de  M.  Baptistin  Poujoulat.  545. 
Arndt  (Ernest-Maurice),  419  et  suiv. 

Art  (Do F)  chrétien^  par  M.  Rio.  Art.  de 
M.  Albert  du  Boys,  76. 


Art  (L’)  de  converser  et  d'écrire  chez  la 
femme.  C.  R.,  696. 

Barthélemy  (Ed.  de),  475.  F.  Montpensier. 

Bassanville  (Comtesse  de).  555.  F.  Naples. 

Baüvoy  (L’abbé),  38. 

Beaux-arts  et  voyages,  précédé  d’une  in- 
troduction par  M.  Guizot,  par  Ch.  Le- 
normant.  Art.  de  M.  le  comte  de  Mon- 
talembert. 

Belgique. — La  discussion  de  l’adresse  à la 
chambre  des  représentants,  749. 

BESL.AY  (François).  La  spéculation  à pro- 
pos des  derniers  procès  financiers.  219. 

Beym  (le  conseiller),  425. 

Bourbon.  — Histoire  des  ducs  de  Bourbon 
et  des  comtes  de  Forez,  par  Jean-Marie 
de  la  Mure,  publiée  pour  la  première 
fois  d’après  un  manuscrit  de  la  biblio- 
thèque de  Montbrison,  portant  la  date 
de  1675,  356. 

BOURDON  (Mathilde).  Confession,  nou- 
velle, 498. 

BouRMONT(Le  maréchal  de),  34  et  suiv. 


^ Cette  table  et  la  suivante  doivent  se  joindre  au  numéro  de  décembre  1861. 
Décembre  1861 . 


51 


778 


TABLK  ANALYTrQUii 


BOYS  (Albert  du),  d<»  l'Arl  dirélien,  76. 

BROGLiIE  (Le  prince  Albert  de).  La  souve- 
raineté pontificale  et  la  liberté,  181. — 
Mémoires  d’un  homme  .du  monde.  C.  H., 
l‘29 

BaocLiK  (La  princesse  Albert  de),  725.  V. 
Vertus. 

BauMAULT  (le  P.),  34  et  suiv. 

Brunelleschi,  76  et  suiv. 

Bugeaud  (Le  général),  34  et  suiv. 

Caballero  (Fernan),  698.  V.  Dettes  et  La- 
grimas. 

Callot  (Jacques),  son  génie  et  ses  œuvres. 
Art.  de  M.  Victor  Fournel,  400. 

— Recherches  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de 
Jacques  Callot,  par  M.  Méaume,  400. 

GAXiNË  (Le  comte  L.  de) . Le  décret  du  24 
novembre  1860  et  la  lettre  impériale  du 
14  novembre  1861,  377. 

Catherine  If  ou  la  Russie  au  dix-huitième 
siècle,  par  MM.  Molé  - Gentilhomme  et 
Saint-Gerinain-Leduc.  C.  R.,  702. 

Charité  (La)  libre  en  Angleterre  et  la  charité 
publique.  Art.  de  M.  Justin  Améro,  510. 

Ch-ateaübriand  et  la  critique,  par  M.  L.  de 
Loménie.  l®''art.,  151. — 2"®  art.,  286. 

Christenthum  und  Kirche  in  der  Zeit 
der  Grundlegung,  von  Doellinger.  C.  R. 
360. 

GOGHIN  (Augustin).  Les  Principes  de  1 789 
et  la  Doctrine  catholique.  G.  R.,  163. — 
Les  Soirées  canadiennes.  C.  R.,  167. — 
L'Église  et  la  Société  chrétienne  en  1861 , 
C.  R.,  537. — 451.  F.  Abolition. — Lettres 
de  madame  Swetchirie.  C.  R.,  558. — 
Les  vertus  chrétiennes  expliquées  par  des 
récits  tirés  de  la  vie  des  saints,  C.  R., 
723. 

Coniession,  nouvelle,  par  madame  Mathilde 
Bourdon,  498. 

Couronnes  (Les)  sanglantes,  par  M.  Léouzon- 
Leduc.  C.  R.,  699. 

Cruice  (Mgr),  évêque  de  Marseille,  105,  ci- 
tation. 

Décret  (JLe)  du  24  novembre  1861  et  la  lettre 
impériale  du  14  novembre  1861.  Art.  de 
M.  L.  de  Carné,  377. 

Dettes  (Les)  acquittées,  par  Fernan  Cabal- 
lero, C.  R , 698. 

Doellinger,  360.  F.  Christenthum. 

DOUHAIRE  (P.).  Étude  sur  la  philosophie 
de  Phistoire  pendant  les  quinze  premiers 
siècles  des  temps  modernes.  — Étude 
sur  le  développement  artistique  et  litté- 


raire de  la  société  moderne  pendant  les 
qninze  premiers  siècles  de  Père  chré- 
tienne. C.  R.,  550.  — Le  règne  de  Dieu 
dans  la  grandeur,  la  mission  ou  la  chute 
des  empires,  ou  les  vertus  ont  fondé  les 
empires  pour  le  Christ  et  la  civilisation,  et 
les  vices  les  ont  détruits.  C.  R.,  353.— 
Précis  de  Phistoire  politique  et  religieuse 
de  la  France.  C.  R.,  354  — Voyage  à Pé- 
kin.C.  R.,  551.  — Voyage  à Naples.  C.  R., 
555. — Histoire  de  la  Terreur,  tome  î®^ 
C.  R.,  556. — Histoire  de  la  Grèce  contem- 
poraine.C.  R.,  695. — L’art  de  converser 
et  d’écrire  chez  la  femme.  C.  R.,  696. — 
L’éducation  des  jeunes  filles  sous  Pin- 
fluencede  la  foi.  G.  R.,  696.— Les  Dettes 
acquittées,  Lagrimas.  C.  R.,  698.  — Les 
Couronnes  sanglantes.  G.  R.,  699.  — Ca- 
therine II  ou  la  Russie  au  dix-huitième 
siècle.  C.  R.,  702. — Pologne  et  Ruthénie 
C.  R.,  703. — Histoire  d’Eudoxie  Feo- 
dorovna,  première  femme  de  Pierre  le 
Grand,  C.  R.,  706. — Mémoires  du  mar- 
quis de  Pomponne.  C.  R.,  706. 

Düccto,  76  et  suiv. 

Dupuch  (Mgr),  évêque  d’Alger,  54  et  suiv. 

Düruy,  693.  F.  Grèce. 

Éducation  {U)  des  jeunes  filles  sous  l'in- 
fluence de  la  foi,  par  madame  de  G.  R. 
C.  R.,  696. 

Église  {V) et  laSociété  chrétienne  en  1861 , 
par  M.  Guizot.  C.  R.,  337. 

Église  (La  nouvelle)  d’Afrique,  34.  Art.  de 
M.  Marty. 

Émancipation  (L’)  et  l’esclavage.  Art.  de 
M.  H.  Wallon,  451 . 

Essays  and  Review  s,  91 . 

Étude  sur  la  philosophie  de  V histoire  pen- 
dant les  quinze  premiers  siècles  des 
temps  modernes. 

Étude  sur  le  développement  artistique  et 
littéraire  de  la  Société  moderne  pendant 
les  quinze  prem  iers  siècles  de  T ère  chré- 
tienne, par  M.  de  Sarcus.  C.  R.,  3r  . 

Événements  du  mois. 

Septembre.  Les  discours  académiques. — Le 
discours  de  Mgr  de  Nîmes  au  comice  hor- 
ticole.— Les  discours  et  les  adresses  des 
conseils  généraux. — Une  élection  dans  le 
département  de  la  Vaucluse.  — La  Revue 
Européenne,  le  Constitutionnel  et  M.  le 
comte  de  Montalembert.  — La  question 
romaine,  le  Constitutionnel,  . Forcade, 
de  la  Revue  des  Deux-Mondes,  171. 


779 


DU  TOME  CINQUANTE-QUATRIÈME. 


Octobre.  — La  bi  ocliure  du  P.  Passaglia  sui* 
la  question  italienne. — Le  Moniteur  des 
communes.  — Circulaire  de  M.  de  Per- 
signy  contre  la  société  de  Saint-Vincent 
de  Paul. — Ce  qu’est  cette  société. — Atti- 
tude de  la  presse  à ce  sujet,  565. 

Novembre.  — La  lettre  impériale  du  14  et 
le  Mémoire  de  M.  Fould. — Les  virements. 
— Réponses  à la  circulaire  de  M.  de  Per- 
signy  : Mgr  de  Nîmes,  Mgr  d’Orléans. — 
La  société  de  Saint-Vincent  de  Paul  et  les 
journaux.  — Extérieur  : Liban,  Mada- 
gascar, Mexique,  Cochinchine,  Chine.  — 
Lettre  de  l’abbé  Delarnare. — Le  R.  P.  La- 
cordaire,  560. 

Décembre.  — La  question  américaine  : 
l’intérêt  de  la  France  et  l’intérêt  de  l An- 
gleterre. — Arrestation  de  MM.  Mason  et 
Slidell. — Lettre  de  M.  G.  Summer. — Le 
Temps — Le  Journal  des  Débats  etM.  Agé- 
nor  de  Gasparin. — M.  Briglit.  — Conclu- 
sion. — Question  italienne  : le  projet 
Ricasoli. — Déportation  deM.  Bialobreski, 
administrateur  du  diocèse  de  Varsovie. 
— Arrestation  de  Joseph  Karam. — Mort 
du  prince  Albert. — Les  agents  de  change 
et  les  tourniquets. — La  Revue  européenne 
— le  Constitutionnel  y V Opinion  natio- 
nale et  la  révocation  de  M.  de  Laprade. 
— Scission  entre  la  rédaction  et  la  direc- 
tion de  Y Ami  de  la  Religion. — Un  mot  cé- 
lèbre à ce  sujet. — La  société  de  Saint-V in- 
cent de  Paul. — Mgr  d’Arras. — Mgr  d’Or- 
léans.— Lettres  et  discours  de  Frédéric 
Ozanam  sur  la  société  de  Saint-Vincent 
de  Paul. — Le  baron  d’Ekstein,  754. 

Fx\LLoux(Le  comte  A de),  558.  F.  Swetchine. 

F eodorovna . Histoire  d^Eudoxie  Feodorovna 
première  épouse  de  Pierre  le  Grande 
par  le  prince  A.  Galitzin,  706. 

Finances  (Les)  de  la  France,  par  M.  H.  Mo- 
reau, art.,  660. 

Financiers  (Les  derniers  procès),  219. 

Fondateurs  (Les)  de  l’union  américaine  et 
la  crise  actuelle.  Art.  deM.  IL  Moreau, 
515. 

Forez,  556.  V.  Bourbon. 

FOUKNEL.  (Victor).  Jacques  Cahot,  son 
génie  et  ses  œuvres,  400. 

France. — La  Spéculation  à propos  des  der- 
niers procès  financiers,  219.  — Le  décret 
du  24  novembre  1860  et  la  lettre  impé- 
riale du  14  novembre  1861,  577. — Les 
finances  de  la  France,  660. 


Galitzin  (Le  pi  ince  A.).  706.  V.  Feodoioviia. 

Gejntz,  457. 

Ghibeutï,  76  et  suiv. 

Giotto,  76  et  suiv. 

Godwin,  91  et  suiv. 

Goldberg  (De),  456. 

Goya,  400.  F.  Cahot. 

Gr.ÊCE-  Histoire  de  la  Grèce  ancienne,  par 
Diiruy.  G.  R.,  695. 

GRÉGOIRE  (Ernest).  Christenthum  und 
Kirche  in  der  Zeit  der  Grundlegung. 
C.  R.,  560. 

Guizot,  515,  557.  F.  Église. 

Uardenberg  (De),  457. 

IIaugwitz  (Lecomte  de),  426. 

HAULLEVILEE  (Léopold  de).  Le  baron  de 
Stein.  art.,  419. 

Hogarth,  400.  F.  Cahot. 

Intimes  {Nos),  595.  Art.  deM.  de  Pontmai- 
tin 

Jefferson  (Thomas),  515  F.  Washington. 

JuLiA  Cæsarea,  46. 

Kéroülée  (G.  de),  551.  F- Pékin. 

Lacordaire  (Le  P.),  par  M.  le  comte  de  Moii- 
talembert,  art.,  746. 

Lagrimas,  par  FernanCaballero.  G.  R.,  698. 

Lamennais  (L’aVjbé  de),  746  et  suiv. 

Langlois,  219  et  suiv. 

LAPRADE  (Victor  de).  Du  sentiment  de  la 
nature  dans  la  poésie  du  moyen  âge,  5. 
— Les  Muses  d’État,  poésie,  527.  — Le 
naturalisme  de  la  Renaissance,  571 . 

Latour  du  Moulin,  587.  Citation. 

Lavergne  (Léonce  de),  591.  Citation. 

Lenormant  (Charles),  540.  F.  Beaux-arts. 

Léouzon-Leduc,  699.  F.  Couronnes. 

Leroy  (L’abbé),  555.  F.  Règne. 

Littérature.  Du  sentiment  de  la  nature 
dans  la  poésie  du  moyen  âge,  5. — Cha- 
teaubriand et  la  critique,  P*^  art,  151. 
II“®  art.,  286. --Mademoiselle  de  Mont- 
pensier  et  les  précieuses,  475. — Le  na- 
turalisme de  la  Renaissance,  571. — Le 
théâtre  en  1861,  595. 

Livet  ( Ch.  ),  475.  F.  Précieux  et  pré- 
cieuses. 

Lombard.  (Le  conseiller),  425. 

L.03IÉNIE  (Louis  de).  Chateaubriand  et 
la  critique,  P'  art,  151  ; II“®  art,  286. 

Marcey  (Madame  de),  168.  F.  Vie  de  fa- 
mille. 

MARTY  (L’abbé).  La  nouvelle  Église  d’A- 
frique, 54. 

Mavidal,  70C.  F.  Pomponne. 


780 


TABLE  ANALYTIQUE 


Méaumk  (Ëd.),  400.  V.  Callot. 

MEAUX  (C.  de) . Histoire  des  ducs  de  Bour- 
bon et  des  comtes  de  Forez,  C.  R,  556. 
MEIGNAN  (Fabbé).  Le  rationalisme  en 
Angleterre,  lY™®  et  dernier  art.,  91. 
Mémoires  d'un  homme  du  monde,  par 
A.  Rondelet.  C.  R.,  729. 

Mirés  (J.),  219.  F.  Spéculation. 
Molé-Ge]ntiliiomme,  702.  V.  Catherine  II. 
MONTALEMBERT  (Ch.  de).  Beaux-arts  et 
Aloyages.  C.  R.,  540. — Le  P.  Lacordaire, 


POUJOULAT  (Baptislin).  Les  Apologistes 
des  Turcs  et  du  Coran,  545. 

Précieux  et  pré  cieuses , caractères  et  mœurs 
littéraires  du  dix-huitième  siècle,  par 
Ch.  Livet.  Art.  de  M.  deMouy,  475. 

Précis  de  Vhistoire  j^oliticjue  et  religieuse 
Za France, par  Fabbé  Mury,  C.  R.,  551. 

Prmcipes  (Les)  de  1789  et  la  doctrine  ca- 
tholique, par  un  professeur  de  grand 
séminaire.  C.  R.,  168. 

Procès  (Les  derniers)  financiers.,  219. 


• art.,  746. 

Montera,  54  et  suiv. 

Montpensier  (Mademoiselle  de)  et  les  pré- 
cieuses. Art  de  M.  de  Mouy,  475. 

— Galerie  en  portraits  de  mademoiselle 
de  Montpensier,  nouvelle  édition,  par 
Ed.  de  Barthélemy,  475. 

MOREAU  (Henry).  Les  fondateurs  de  Fu- 
nion  américaine  et  la  crise  actuelle, 
515.  — Les  finances  de  la  France,  611 . 
Mortimer-Ternaux,  556.  V.  Terreur. 

MOUY  (Ch.  de).  Mademoiselle  de  Montpen- 
sier  et  les  précieuses,  475. 

Mure  (Jean-Marie  de  la),  556.  V.  Bourbon. 
Mury  (L’abbé),  554.  F.  Précis. 

Muses  (Les)  d’État,  poésie,  527. 

Musset  (xVlfred  de),  609. 

Naples.  Un  Voyage  à Naples,  par  madame 
la  comtesse  de  Bassan ville.  C.  R.,  555. 
Naturalisme  (Le)  de  la  Renaissance.  Art.  de 
M.  de  Laprade,  571 

Nouvelles.  La  Statue  d’Apollon,  par  C.  Vi- 
gnon,  246. — Confession,  par  M.  Bour- 
don, 498. — Un  Homme  à marier,  par 
C.  Vignon,  655. 

Origine  (De  F)  du  langage,  par  Ernest  Re- 
nan. Art.  de  M.  Schœbel,  708. 

Pavy  (Mgr),  évêque  d’Alger,  54  et  suiv. 
Pékin.  — U7i  voyage  à Pékin,  par  G.  de- 
Kéroulée.  C.  R.,  551. 

PERREYVE  (L’abbé  Henri).  De  la  Vie  de  fa- 
mille. C.  R.,  168. 

Philologie  (La)  comparée.  Art.  de  M.  Schœ- 
bel, 708. 

Poésie.  Les  Muses  d’État,  par  V.  de  La- 
prade, 517.— Chantde  la  Vo\ogne{Boze 
cos  polske),  par  Jean  Reboul,  587. 
Pologne  et  Buthénie,  G.  R.,  705. 

Pomponne.  Mémoires  du  marquis  de  Pom- 
ponne, publiés  par  M.  Mavidal.  C.  R., 
706. 

PONTMARTIN  (Le  comte  A.  de).M.  Vic- 
torien Sardou  et  le  théâtre  en  1861,595. 


Question  romaine.  La  souveraineté  pontifi- 
cale et  la  liberté,  par  le  prince  A.  de 
Broglie,  181. 

Rambouillet  (L'hôtel),  475. 

Rationalisme  (Le)  en  Angleterre,  par  M. 

fabbé  Meignan,  IV™®  art.,  91. 

REBOUL  (Jean).  Chantde  la  Pologne,  poé- 
sie, 557. 

Règrje  (Le)  de  Dieu  dans  la  grandeur,  la 
mission  et  la  chute  des  empires,  ou  les 
ver  Lus  ont  fondé  les  empires  pour  le 
Christ  et  la  civilisation  et  les  vices  les  ont 
détruits,  par  Fabbé  Leroy.  C.  R.,  555. 
Renan  (Ernest),  708.  F.  Origine  du  lan- 
gage. 

Rio,  76.  F.  Art.  chrétien. 

Rondelet  (A.),  729.  F.  Mémoires. 
Sainte-Beuve,  151, 286.  F.  Chateaubriand. 
Sarcus  (De),  550.  F.  Étude. 

Sardou.  M.  Victorien  Sardou  et  le  théâtre 
en  1861.  Art.  de  M.  de  Pontmartin, 
595. 

SCHŒBEL  (Ch.).  La  philologie  comparée, 
708. 

Sentiment  (Du)  de  la  nature  dans  la  poésie 
du  moyen  âge.  Art.  deM.  de  Laprade,  5. 
SÉviGNÉ  (Madame  de),  494. 

Soirées  (Les)  canadiennes,  C.  R.,  167. 
Souveraineté  (La)  pontificale  et  la  hberté. 

Art.  de  M.  le  prince  A.  de  Broglie,  181 . 
Spéculation  (La)  à propos  des  derniers  pro- 
cès financiers.  Art.  de  M.  Beslay,  2;19. 
Staël  (Madame  de),  419  et  suiv. 

Statue  (la)  d’Apollon,  nouvelle,  par  C.  Vi- 
gnon, 246. 

Stein  (Le  baron  de).  Art.  deM.  L.  dellaul- 
leville,  419. 

SucHET  (L’abbé  de),  54  et  suiv. 

SwETCHiNE.  Lettres  de  madame  Swetchine, 
publiées  par  le  comte  A.  de  Falloux,  558 . 
Terreur  [Histoire  de  la)^  par  M.  Mortimer— 
Ternaux.  C,  B.,  556 > 


781 


DU  TOxME  CINQUANTE-QUATRIÈME. 


Théâtre.  M.  Victorien  Sardou  et  le  lliéàlre 
en  1861,  595. 

Turquie.  Les  apologistes  des  Turcs  et  du 
Coran.  Art.  de  M.  B.  Poujoulal,  545. 
Valée  (Le  maréchal),  51  et  suiv. 

Vaîmjni  (Andréa),  76  et  suiv. 

Vertus  (Les)  chrétiennes  expliquées  par  des 
récits  tirés  de  la  vie  des  saints,  par  feu 
madame  la  princesse  Albert  de  Bi  oglie. 
C.  R.,  725. 

Vie  ( De  la  ) de  famille  et  des  moyens  d\j 
revenir,  par  madame  de  Marcev,  C.  R., 

168. 


VIGNOT  (Claude).  La  Statue  d’Apollon, 
nouvelle,  246.  — Un  Homme  à marier, 
nouvelle,  655. 

I WALî^ON  (H.).  L’émancipation  et  Tescla- 
vage,  451 . 

Washington.  Vies  de  Washington  et  de  Tho- 
mas Jefferson,  par  M.  Cornélis  de  Witt, 
précédées  d’une  Étude  sur  Washington, 
par  M.  Guizot.  Art  de  M.  Moreau,  515. 

Wilson,  91  et  suiv. 

WiTT  (Gornélis  de),  515.  V,  Washington. 


FIN  UE  LA  TAULE  ANALYTIQUE  DU  TUiVlE  CINQUAN  J E-QU ATRlÈ.ME. 


TABLE 

DU  TOME  DIX-HUITIÈME  DE  LA  NOUVELLE  SÉRIE 

(CINQUANTE—QUATUIÈME  DE  LA  COLLECTION.) 


SEPTEMBRE. 

Du  Sentiment  de  la  nature  dans  la  poésie  du  moyen  âge,  par  M.  V.  de  La- 

PRADE,  de  l’Académie  française 5 

La  nouvelle  Église  d’Afrique,  par  M.  l’abbé  Marty 54 

De  l’Art  chrétien,  par  M.  Albert  du  Boys 76 

Le  Rationalisme  en  Angleterre  ( suite  et  fin  ),  par  M.  l’abbé  Meignan  ....  91 

Chateaubriand  et  la  critique,  par  M.  L.  de  Loménte 131 

Bibliographie  : 

Les  Principes  de  1789,  d’un  professeur  de  séminaire;  les  Soirées  cana- 
diennes, par  M.  Augustin  Cochin 165 

De  la  Vie  de  famille  et  des  moyens  d’y  revenir,  de  madame  de  Marcey, 

par  M.  l’abbé  Henri  Perreyve 168 

Les  Événements  du  mois 171 

OCTOBRE. 

La  Souveraineté  pontificale  et  la  liberté,  par  M.  Albert  deBroglie 181 

La  Spéculation,  à propos  des  derniers  procès  financiers,  par  M.  F.  Beslay.  . 219 

La  Statue  d’Apollon,  — Nouvelle,  par  M.  Claude  Vignon 246 

Chateaubriand  et  la  critique  (2®  art.),  par  M.  L.  de  Loménie.  . 286 

LesFondateurs  de  l’union  américaine,  et  la  crise  actuelle,  par  M.  Henry  Moreau.  315 
Mélanges.  — L’Église  et  la  Société  française  en  1861,  de  M.  Guizot,  par  M.  Au- 
gustin CocHiN 557 

Les  Apologistes  des  Turcs  et  du  Coran,  par  M.  B.  Poujoulat 545 

Bibliographie  : 

Philosophie  de  Phistoire,  de  M.  F.  de  Sarcus 550 

Le  règne  de  Dieu  dans  Phistoire,  de  M.  Leroy 553 

Précis  de  Phistoire  de  France,  de  l’abbé  Mury.  par  M.  P.  Doühaire.  , 554 

Histoire  des  ducs  de  Bourbon  et  des  comtes  de  P’orez,  de  M.  Jean- 

Marie  de  la  Mure,  par  M.  de  Meaux 556 

Christenthnm  und  Kirche  in  der  Zeit  der  Gruiidlegung,  de  M.  Doellin- 

ger,  par  M.  Ernest  Grégoire 560 

TiCs  Événements  du  mois. — La  brochure  de  M.  l’abbé  Passaglia. — La  circulaire 

de  M,  de  Persigny,  relative  à la  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul.  . 365 


18i 


TABLE  DES  MATIÈRES 


, NOVEMBRE. 

Le  Décret  de  novembre  I 800  et  la  lettre  de  novembre  1861,  par  M.  le  comte 

DE  Carné 577 

Jacques  Callot,  par  M.  Victor  Fournel 40O 

Le  Baron  de  Stein,  par  M.  de  IIaulleville 41 8 

L’Émancipation  et  l’Esclavage,  par  M.  II.  Wallon.  451 

Mademoiselle  de  Montpensier  et  les  Précieuses,  par  M.  Cn.  de  Mouy 475 

Confession,  — Nouvelle,  p ïr  madame  Bourdon 498 

La  Charité  libre  et  la  Charité  publique  en  Angleterre,  par  M.  Justin  Améro.  . . 510 

Les  Muses  d’État. — Poésie,  par  M.  V.  de  Laprade,  de  l’Académie  française.  . . 527 

Chant  de  la  Pologne  (Bozé  cos  Polske).  — Poésie,  par  M.  J.  Reboul 537 

Mélanges.  — Beaux-Arts  et  Voyages,  de  M.  Ch.  Lenormant,  par  M.  le  comte 

DE  Montalembert  de  l’Académie  française 540 

Revue  critique. — Ouvrages  de  M.  de  Kéroulée;  de  madame  de  Bassanville  ; de 
M.  Mortimer-Ternaux  ; de  madame  Swetchine,  par  M.  P.  Douhaire.  . . . 550 

Les  Événements  du  mois 560 

• DÉCEMBRE. 

Le  Naturalisme  de  la  Renaissance,  par  M.  V.  de  Laprade,  de  F Académie  franç.  571 

Le  Théâtre  en  1861,  par  M.  A.  de  Pontmartin 595 

Les  Finances  de  la  France,  par  M.  Henry  Moreau 611 

Un  Homme  à marier.  — Nouvelle,  par  M.  Claude  Vignon 655 

Revue  critique.  — Ouvrages  de  MM.  Duruy;  Molé-Gentilhomme ; Léouzon-Le- 
duc;  Fernan  Caballero;  du  marquis  de  Pomponne;  du  prince  Galitzin,  etc., 

par  M.  P.  Douhaire 695 

Mélanges.  — La  Philologie  comparée;  M.  Renan,  par  M.  Schoebel 708 

Discussion  de  l’Adresse  à la  Chambre  des  représentants  en  Belgique  , . 719 

Bibliographie  : 

Les  Vertus  chrétiennes,  de  feu  madame  la  princesse  de  Broglie,  par  M.  Au- 
gustin COGHIN.  . 725 

Mémoires  d’un  homme  du  monde,  de  M.  Antonin  Rondelet,  par  M.  A.  de 

Broglie 729 

Les  Événements  du  mois 754 

Le  Père  Lacordaire,  par  M.  le  comte  de  Montalembert,  de  l’Académie  franç.  . 746 


fin  de  la  table  des  matières. 


PARIS.  IMP.  SIMON  RAÇON  ET  COMP.,  1,  RUE  D ERFURTU. 


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