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\-
SCIENCE ET PHILOSOPHIE
AUTRES OUVRAGES DE M. BERTHELOT
».
OUVRAGES GéNÉRAUX
La synthèse chimique. 5* édition, 1883. in-8. — Chez Germer-
Baillière.
Tbaité élémentaire de chimie organiûde, 2 vol. ini8, 2* édition,
avec la collaboration de M. Jungileisch, 1881. -^ Chez Dunod.
Essai de mécanique chimique, 2 forts vol. in-8, 1879. — Chez
Dunod.
Sur la force des matières explosives d'après la thermochimie,
2 vol. in-8. 3* édition, 1883. — Chez Gauthier-Villars.
Les origines de l*alchimie, un beau volume in-8. 1885. — Chez
Georges Steinheil.
LEÇONS PROFESSÉES AU COLLÈGE DE FRANCE^
Leçons sur les méthodes générales de synthèse en chimie orga-
nique, professées au Collège de France en 1864, in-8. — Chez
Gauthier-Villan.
Leçons sur la thermochimie, professées au Collège de France en
1865, publiées dans la Revue des cours public». — Chez Germer-
Baillière.
Même sujet en 1880, Revue scientifique, chez Germer-Baillière.
Leçons sur la synthèse organique et la thermochimie, professées
au Collège de France en 1882-1883, publiées dans la Revue
scientifique. — Chez Germer-Baillière.
OUVRAGES ÉPUISÉS
Chimie organique fondée sur la synthèse, 2 forts volumes in-8,
1860. — Publiée chez Mallet-Bachelier.
Leçons sur les principes sucrés, professées devant la Société
chimique de Paris en 1862, in-8. — Chez Hachette.
Leçons sur l'isomérie, professées devant la Société chimique de
Paris en 1863, in-8. — Chez Hachette.
BouROTON. Imprimeriet rëonUs, B.
,\ SCIENCE ^
'V ET
PHILOSOPHIE
M. BERTHELOT
sinATIUR, MIMBRI DB L'INBTITUT
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CALMANN LÉVT, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉTT FRERES
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1886 ^
Droits de roprodaction et de traduction rééonrés
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I
PRÉFACE
La vie d'un savant d'aujourd'hui est multiple,
et son activité s'exerce dans des directions fort
diverses : ce n'est pas qu'il y soit poussé par un
vain désir d'agitation ou de popularité; peut-
être aimerait-il mieux rester enfermé dans son
laboratoire et consacrer tout son temps à ses
études favorites. Mais il ne lui est pas permis de
s'y confiner, sans qu'il s'ingère pourtant en rien
de sa propre initiative. On vient l'y chercher et ses
services sont demandés, souvent même sollicités
d'une manière impérative et au nom de l'intérêt
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II PRÉFACE.
public^ dans les ordres les plus différents : appli*
cations spéciales à l'industrie ou à la défense
nationale, enseignement public, entin politique
générale. Solon disait déjà que nul citoyen ne
doit se désintéresser et rester neutre dans les
j^' affaires de la cité. Aujourd'hui, ce devoir est
plus imposé que jamais; car chaque Français,
comme chaque Athénien, concourt à la défense
militaire aussi bien qu'à la direction politique
de la République.
De là la variété des essais contenus dans ce
volume. Il est formé par la réunion d'articles
que j'ai publiés depuis trente ans, dans diverses
revues et journaux, tels que la Revue germa-
nique, la Revue des Deux Mondes , la Nouvelle
Revue, la Revue scientifique et littérairey le
Journal des Savants, les Revues spéciales de
l'Instruction publique, enfin le journal le Temps,
auquel je suis rattaché par de vieilles amitiés,
depuis l'époque déjà lointaine où il débuta sous
les auspices du regretté Nefftzer, jusqu'aux jours
présents, où mon ami A. Ilébrard préside à sa
PRÉFACE. m
direction. Ces essais ne sont pas d'ailleurs isolés
et absolument indépendants les uns des autres.
Ils ont été inspirés par certaines vues philoso-
phiques, dont le lecteur pourra retrouver la
trace. En effet, quelques personnes, trop indul-
gentes peut-être, ont pensé qu'il y avait lieu de
mettre ces essais sous les yeux du public, en un
volume qui les réunirait tous et en montrerait le
caractère général et la direction commune.
Leur suite et leur enchaînement constituent
une sorte de biographie intellectuelle et morale
de l'auteur, la seule qui puisse intéresser les
personnes étrangères à sa famille privée. Qu'il
me soit permis d'entrer dans quelques détails
à cet égard.
Les morceaux compris dans ce volume se rat-
tachent à quatre ordres principaux : philosophie
scientifique; histoire de la science; enseigne*
ment public; enfin politique el défense natio*
nales. Non certes que je prétende embrasser et
remplir un semblable cadre dans ces quelques
pages ; je n'ai pas de si hautes visées. Mais je me
It PRÉFACE.
borne à énumérer les sujets auxquels mes articles
se réfèrent et dont ils touchent, avec une compé-
tence spéciale, quelques points particuliers.
C'est ainsi que le présent volume débute par
une lettre à M. Renan sur la Science idéale et la
Science positive^ dans lequel j'expose mes vues
personnelles sur la méthode scientifique et phi-
losophique, sur le caractère et le degré de cer-
titude de ses résultats dans les divers ordres de
nos connaissances. En conformité avec ces vues,
je présente ensuite les conclusions philosophi-
ques des travaux de science pure qui ont occupé
ma vie. Telle est d'abord la Synthèse chimiqm
et la formation des composés organiques par
les méthodes de la chimie, découverte qui a
démontré l'identité des lois de la chimie orga-
nique et de la chimie minérale, écarté définiti-
vement de notre science l'intervention de la
force vitale, et manifesté pleinement le caractère
créateur en vertu duquel la chimie réalise en
acte les conceptions abstraites de ses théories
et de ses classifications : c'est là une prérogative
PRÉFACE. V
que ne possèdent jusqu'ici ni les sciences natu-
relles, ni les sciences historiques.
J'ai reproduit un article de la Revue gemia^
nique (1859), rédigé dans ce sens, et la leçon
d'ouverture du cours qui fut créé au Collège de
France en 1864 pour ce nouvel enseignement.
Non seulement les phénomènes chimiques
sont identiques, en principe et en fait, dans la
nature vivante et dans la nature minérale; mais
ils peuvent être ramenés eux-mêmes aux lois
plus générales de la mécanique ; lois qui régissent
aussi bien les astres qui nous entourent que les
atomes ou dernières particules des corps. Cette
doctrine, développée et précisée par des milliers
d'expériences dans mon grand ouvrage sur la
Mécanique chimique (1879), est trop abstraite et
trop difficile à présenter en détail dans le lan*
gage ordinaire pour être exposée ici : mais j'ai
cru cependant utile d'en marquer la place, par
un court article qui en reproduit les conclusions
philosophiques.
Entre les applications sans nombre de la
icaniquechimique,ruQe desplus intéressaiiles
VÊtude théorique et pratique (les matières
slosives, élude également importante pour te
'ant et pour le patriote, et à laquelle j'ai été
pelé à donner mon concours pendant le siège
Paris d'abord, et depuis comme président de
Commission des substances eiplosives. On
tuvera dans ce volume un article qui renferme
a fois l'Histoire de la découverte de ta poudre et
! matières explosives, et les vues philosophiques
latives à leur emploi, soit comme puissances
uvelles dans l'histoire des peuples civilisés,
it comme agents susceptibles de montrer les
tts extrêmes de la matière, modifiée par des
npératures et des pressions inconnues dans
s expériences ordinaires.
Ce n'est pas seulement l'histoire de la poudre
'il importe de connaître, si l'on veut comparer
tat intellectuel de l'antiquité à celui des
uples modernes. Cette histoire ne constitue
l'un chapitre spécial de celle des sciences.
ïi traité la question d'une façon plus large
PRÉFACE. VU
pour la science que je connais le mieux, dans un
livre intitulé les Origines de V Alchimie ; j'en repro-
duis ici quelques pages, destinées à mettre en
évidence l'existence et l'importance, dans l'évo-
lution de l'esprit humain, des sciences intermé-
diaires, demi-mystiques et demi-rationnelles,
telles que l'alchimie et l'astrologie. Au même
ordre de notions se rattache un article histo-
rique sur les rapprochements entre lés métaux
et les planètes, rapprochements qui jouent un si
grand rôle dans les écrivains du moyen âge.
Le tableau des sociétés animales n'est pas sans
quelques analogies avec celui des cités humaines,
sous le rapport des instincts qui président à leur
fondation et à leurs péripéties ; c'est ce que j'ai
eu occasion de développer dans un article relatif
aux cités des fourmis^ article que l'on retrouvera
ici.
On ne saurait séparer la philosophie scienti-
fique de l'histoire des institutions et de celle
des savants en particulier. C'est ce point de vue
que j'avais exposé (1867), comme collaborateur
VIII PREFACE.
d'un ouvrage intitulé Paris-Guide, ouvrage com-
posé d'articles des littérateurs et des savants du
tempSj en racontant la constitution et tes fonc-
tions de notre Académie des sciences, depuis la
Révolution; j'ai reproduit ce morceau, dont la
date ne doit pas êtr& oubliée.
On trouvera ensuite des notices biographiques
sur divers savants contemporains, membres de
cette Académie, tels que : Balard, mon ancien
maître; V. Regnault, mon maître aussi, puis
mon collègue au Collège de France; H. Sainte-
Claire-Devilîe, BiA. Wùrlz, mes émules pendant
trente ans d'existence scientifique. Je me suis cru
appelé à résumer leur vie et leurs découvertes et
à honorer leur mémoire. Peut-être ces souvenirs
émus d'un contemporain sympathique conserve-
ront-ils quelques traces des impressions per-
sonnelles faites par de tels hommes, traces effa-
cées plus tard pour ceux qui ne les ont pas connus.
Des hommes, il convient de revenir aux insti-
tutions, dont l'œuvre est plus durable. Dans la
période la plus récente de ma carrière, mon
PRÉFACE. IX
autorité augmentant par le cours naturel de
l'âge, je me suis efforcé de faire attribuer à la
culture scientifique de la France les ressources
matérielles, ainsi que le personnel, qui lui sont
nécessaires. J'ai usé pour cela de la compétence
spéciale que me fournissaient mes fonctions
d'inspecteur général de l'instruction publique
et de l'autorité due au titre de sénateur, partici-
pant à la confection des lois. En effet, la Répu-
blique a plus fait en quelques années pour les
divers ordres d'enseignement, que les régimes
qui l'avaient précédé en trois quarts de siècle.
Sous le second empire en particulier, vers son
début du moins, l'instruction publique était tenue
pour suspecte, voire même aux yeux de quelques-
uns, pour hostile, et c'est à peine si quelques
hommes plus éclairés avaient réussi à en mainte-
nir le principe. De là un retard immense dans
l'ordre primaire et dans l'ordre supérieur, par ,
rapport aux développements donnés à ces ensei-
gnements dans les pays voisins. Je n'ai cessé pour
ma faible part de signaler ce retard, chaque jour
X PRËFâCE.
plus dangereux, dans le développement de l'en-
seignement supérieur de la France et de récla-
mer le concours des pouvoii'S publics, pour le
réparer et nous ramener au même niveau que
nos rivaux. Peut-être mes efforts dans celte
direction n'ont-ils pas été stériles : ainsi, par
exemple, la reconstruction des bâtiments de
notre enseignement supérieur est assurée désor-
mais par une loi, dont j'ai sollicité pendant
trois ans la promulgation, avec une obstina-
tion finalement couronnée de succès. Qu'il me
soit permis de rappeler aussi l'aide que j'ai ap-
portée à l'accroissement des subventions des
facultés des sciences et de leurs laboratoires,
ainsi qu'à la création et au maintien de l'institu-
tion des boursiers de l'enseignement supérieur.
Le présent volume porte la trace de ce con-
cours aux progrès de la science et de la culture
française. Sans reproduire les rapports officiels
et les écrits purement techniques, il m'a paru
cependant utile de donner ici quelques articles
rédigés sous une forme plus générale et publiés
PRÉFACE. XI
dans le temps, à roccasion des débats qui ont
décidé la reconstitution de notre outillage scien-
tifique. On y trouvera aussi des extraits de mes
rapports annuels sur les conférences de la Fa-
culté des sciences de Paris et un article destiné
à exposer l'utilité de l'institution des boursiers
des Facultés et à la défendre contre certaines
attaques dont elle avait été l'objet.
Au même ordre de renseignements se rattache
une étude sur la nouvelle Université de Genève^
récemment constituée et pourvue des ressources
les plus modernes. Elle est fort intéressante à
divers égards, spécialement comme intermé-
diaire entre le système français et le système
allemand.
S'il importe de perfectionner et de développer
les ressources et l'organisation de notre ensei-
gnement supérieur, ce n'est pas une raison
cependant pour déclarer que cet enseignement
même soit abaissé dans son état actuel et de-
venu inférieur à celui des peuples voisins, par
ses doctrines et par ses professeurs. Ce serait là
XII PRÉFACE.
une erreur et une grave injustice. En elDFet, si nous
reconnaissons avec sincérité nos imperfections,
il ne faut pas laisser tirer de nos propres cri-
tiques des conséquences excessives contre nous-
mêmes. Il importe d'autant plus demain tenir la
vérité sur ce point, qu'elle tend aujourd'hui à
être obscurcie de parti pris par la haine persis-
tante et Tesprit de dénigrement systématique
d'un certain nombre de publicistes allemands :
non contents de voir grandir dans le monde
l'influence matérielle et intellectuelle de l'Alle-
magne, ils sont impatients de la rendre exclu-
sive. Ils ne supportent pas de rencontrer en-
core des influei^ces rivales et de trouver tou-
jours devant eux la France vivante, malgré ses
défaites militaires, et réclamant encore sa part
dans l'empire de l'esprit humain. Je sais que
tous les Allemands ne partagent pas ces préju-
gés étroits et qu'il en est beaucoup qui se réjouis-
sent comme nous de tout progrès fait pour la
découverte de la vérité, pour la grandeur et le
bonheur de la race humaine, quelle que soit la
PRÊFACK. xni
nationalité des hommes qui Taccomplissent. Il
n'en est pas moins certain que la notion de la
solidarité des peuples européens et de leur fra-
ternité, si longtemps soutenue par la France
depuis le xviii'' siècle, a subi un certain affai*
blissement. On y reviendra; je n'ai aucun doute
à cet égard : car toutes les inventions de la
science moderne tendent à rendre de plus en
plus fatale cette unité morale de l'humanité. En
attendant, il est plus utile que jamais d'en mon-
trer le caractère dans le passé et d'en affirmer
la nécessité dans l'avenir. J'ai essayé de le faire
dès 187^2, dans un article sur les Relations scien-
tifiques entre la France et V Allemagne.
Les articles qui suivent ont un caractère plus
spécialement politique et patriotique. Ils débu-
tent par une notice biographique sur F. Uérold,
le sénateur et préfet de la Seine, auquel j'ai été
rattaché par les liens d'une étroite amitié. J'y
raconte comment un groupe déjeunes hommes,
dévoués à la liberté sous toutes ses formes, ont
vécu sous l'Empire, malgré l'oppression des pre-
.f "v
..-i-
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I.
.r
ZIT PRÉFACE.
miëres années, et comment ils se sont trouvés
engagés dans les péripéties de l'histoire de notre
temps : chute deTEmpire, siège de Paris, établis-
sement de la République. J'y insiste sur la lutte
entamée depuis dix ans et qui se poursuit, pour
séparer les organes de la société civile de ceux des
églises et associations religieuses; j'expose la
part que Hérold a prise à cette lutte et dans
quelle mesure elle est légitime.
C'est au 5%^ de Paris que sont consacrés les
deux derniers morceaux. J'ai été appelé à con-
courir, comme tous les bons Français, à la dé-
fense nationale et j'y ai apporté, dans la mesure
de mes forces, ma part de dévouement. Président
du Comité scientifique de Défense, j'ai été mêlé à
une multitude de tentatives, faites dans les
ordres les plus divers, pour défendre la ville assié-
gée. L'exposé complet de ces tentatives présen-
terait plus d'un point d'un intérêt général, tant
pour l'histoire de notre temps que pour celle de
la science ; mais il serait trop mêlé au récit des
malheurs et des défaillances de cette époque,
PRÉFACE. XV
pour qu'il fut opportun de le faire aujourd'hui,
ni peut-être jamais.
J'ai cependant signalé quelques-unes de ces
entreprises, relatives à la fabrication et aux
emplois de la dynamite au sein de Paris assiégé,
dans mon traité des matières explosives. J'ai
reproduit ici un morceau plus étendu, tiré de
la Nouvelle Revue j sur les Essais scientifiqtiespour
rétablir les communications avec la province et
la correspondance électrique par la Seine; essais
organisés par notre comité et poursuivis avec
un dévouement persistant par d'Alméida, l'un
de mes amis de jeunesse, ravi depuis à la patrie
française, après avoir donné, lui aussi, l'exemple
de l'alliance de la science et du patriotisme.
SCIENCE ET PHILOSOPHIE
LA SCIENCE IDÉALE
ET LA SCIENCE POSITIVE
A M. E. RENAN
Novembre 1863.
Votre exposition du système ou plutôt de Tbistoire
du monde, telle que vous l'entendez, a dû exciter,
j'en suis sûr, l'étonnement de bien des] gens. Les
uns n'admettent point qu'il soit permis de traiter de
pareilles questions, parce qu'ils oniapriori des solu-
tions complètes sur l'origine et sur la fin de toutes
eboses. Les autres, au contraire, ne conçoivent même
pas que l'on puisse les aborder à aucun point de vue
d'une manière sérieuse et parvenir à des solutions qui
aient le moindre degré de probabilité. Ils rejettent
s SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
complètement les expositions de ce genre et les re-
gardent comme étrangères au domaine scientifique.
En fait, la légitimité et surtout la certitude de sem-
blables conceptions peuvent toujours être contro-
versées, parce que les données positives d'un ordre
général et impersonnel et les aperçus poétiques d'un
ordre particulier et individuel concourent à en
former la trame.
C'est des premières données que les systèmes de
cette espèce tirent leur force, ou plutôt leur degré de
vraisemblance; c'est par les autres qu'ils prêtent le
flanc et sont exposés à être traités de pures chi-
mères. Mais, si l'on n'accepte le mélange de ces deux
éléments, toute théorie régulière, toute conception
d'ensemble de la nature est impossible. Et cepen-
dant l'esprit humain est porté par une impérieuse
nécessité à affirmer le dernier mot des choses, ou
tout au moins à le chercher. C'est cette nécessité
qui rend légitimes de semblables tentatives ; à la
condition toutefois de leur assigner leur vrai carac-
tère, c'est-à-dire de montrer explicitement quelles
sont les données positives sur lesquelles on s'appuie
et quelles sont les données hypothétiques que Ton
a introduites pour rendre la construction possible.
En un mot, il faut bien marquer que l'on procède
ici par une tout autre méthode que celle de la vieille
» •
» *
SCIEKCE ïûtkLÏ. ET SCIENCE POSITIVE. 3
mêla physique, et qae les solutions auxquelles on ar-
rive, loin d'être les plus certaines dans l'ordre de la
coQDaissance, et celles dont on déduit a priori tout
le reste par voie de syllogisme, sont, au contraire,
les plus flottantes. Bref, dans les tentatives qui ap-
partieanent à ce que j'appellerai la science idéale,
qu'il s'agisse du inonde physique ou du monde
moral, il n'y a de probabilité qu'à la condition de
s'appuyer sur les mêmes méthodes qui font la
force el la certitude de la science positive.
I
La science positive ne poursuit ni les causes pre-
mières ni la fin des choses; mais elle procède en
établissant des faits et en les rattachant les uns
aux autres par des relations immédiates. C'est la
chaîne de ces relations, chaque jour étendue plus
loin par les eiïorts de Tintelligence humaine, qui
constitue la science positive. Il est facile de montrer
pans quelques exemples comment, en partant des
faits les plus vulgaires, de ceux qui font l'objet de
l'observation journalière, la science s'élève, par une
suite de pourquoi sans cesse résolus et sans cesse re-
naissants, jusqu'aux notions générales qui repré-
SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 5
sentent Texplicalion commune d'un nombre im-
mense de phénomènes.
Commençons par des notions empruntées à Tordre
physique. Pourquoi une torche, une lampe éclairent-
elles? Voilà une question bien simple, qui s'est pré-
sentée de tout temps à la curiosité humaine. Nous
pouvons répondre aujourd'hui: parce que la torche,
en brûlant, dégage des gaz mêlés de particules so-
lides de charbon et portés à une température très
élevée. — Cette réponse n'est pas arbitraire ou
fondée sur le raisonnement; elle résulte d'un
examen direct du phénomène. En effet, les gaz con-
courent à former cette colonne brûlante qui s'échappe
de la cheminée des lampes ; la chimie peut les re-
cueillir et les analyser dans ses appareils. Le charbon
se déposera, si l'on introduit dans la flamme un
corps froid. Quant à la haute température des gaz,
elle est manifeste, et elle peut être mesurée avec les
instruments des physiciens. — Voilà donc la lumière
de la torche expliquée, c'est-à-dire rapportée à ses
causes prochaines.
Mais aussitôt s'élèvent de nouvelles questions.
Pourquoi la torche dégage-t-elle des gaz? Pourquoi
ces gaz renferment-ils du charbon en suspension?
Pourquoi sont-ils portés à une température élevée?
— On y répond en soumettant ces faits aune observa-
C SCIENGK ET PHILOSOPHIE.
lion plus approfondie. La torche renferme du char-
bon et de rhydrogène, lous deux éléments combus-
tibles. Ce sont là des faits observables : le charbon
peut être isolé en chauffant très fortement la ma-
tière de la torche; l'hydrogène fait partie de l'eau
qui se produit lorsqu'on brûle la torche. Ces deux
éléments combustibles de la torche enflammée
s'unissent avec l'un des éléments de l'air, l'oxygène ;
ce qui est un nouveau fait, établi par l'analyse des
gaz dégagés. Or cette union des éléments de la torche,
charbon et hydrogène, avec un élément de l'air,
l'oxygène, produit, comme le prouve l'expérience
faite sur les éléments isolés, une très grande quan-
tité de chaleur. Nous avons donc expliqué l'élévation
de la température. En même temps, nous expliquons
pourquoi la torche dégage des gaz. C'est surtout
parce que ses éléments unis à l'oxygène produisent,
l'un (le charbon) de l'acide carbonique, naturelle-
ment gazeux; l'autre (l'hydrogène) de l'eau, qui, à
cette haute température, se réduit en vapeur, c'est-
à-dire en gaz. Enfin le charbon pulvérulent et sus-
pendu dans la flamme, à laquelle il donne son éclat,
se produit parce que l'hydrogène, plus combustible
que le charbon, brûle le premier aux dépens de l'oxy-
gène, tandis que le charbon mis à nu arrive à l'état
solide jusqu'à la surface extérieure de la flamme :
SCIENCE IDÉALE ET SCIEKCE POSITIVE. 7
selon qu'il y brûle plus ou moins complètement, la
flamme est éclairante ou fuligineuse. — Voilà donc la
série de nos seconds pourquoi résolue, expliquée,
c'est-à-dire ramenée par l'observation des faits à des
notions d'un ordre plus général.
Ces notions se réduisent en définitive à ceci : la
combinaison avec l'oxygène des éléments de la
torche, c'est-à-dire du carbone et de l'hydrogène,
produit de la chaleur. — Elles sont plus générales
que le fait particulier dont nous sommes partis. En
effet, elles expliquent non seulement pourquoi la
torche est lumineuse, mais aussi pourquoi la com-
bustion du bois, de la houille, de l'huile, de l'es-
prit-de-vin, du gaz de l'éclairage, etc., produit
de la lumière. L'observation de ces effets divers
prouve qu'ils dérivent d'une'même cause prochaine.
Presque tous les phénomènes de lumière et de cha-
leur que nous produisons dans la vie commune
s'expliquent de la même manière. On voit ici com-
ment la science positive s'élève à des vérités géné-
rales par l'étude individuelle des phénomènes. Avant
d'insister davantage sur le caractère de sa méthode,
poursuivons-en les applications jusqu'à des vérités
d'un ordre plus élevé.
Pourquoi le charbon, l'hydrogène, en se combi-
nant avec l'oxygène, produisent-ils de la chaleur?
ti SCIENCE ET PIIILOSOI-Hlt.
Telle est la question qui se présenle mainlenant à
nous. L'expérience des chimistes a répondu que c'esi
là UQ cas particulier d'une loi (générale, en vcriu de
laquelle toute combinaison chimique dégage de la
chaleur. Le soufre de l'allumelte qui brûle, c'esl-à-
dire qui s'unît à l'oxygène, le phosphore qui se
combine A ce même oxygène avec une lueur éblouis-
sante, le fer détaché des pieds des chevaux qui brûle
en étincelles, le zinc qui produit cette lumière
bleuâtre et aveuglante des feux d'artifice, fournis-
sent de nouveaux exemples, connus de tout le
monde et propres à démontrer cette loi générale.
Elle embrasse des milliers de phénomènes qui se
développent chaquejour devantnos yeux. La chaleur
de nos foyers et de nos calorifères, celle qui fait
marcher les machines à vapeur, aussi bien que celle
qui maintient la vie et l'activité des animaux, sont
produites, l'expérience le prouve, par la combinai-
son des éléments. Nous voici donc arrives à l'une
des notions fondamentales de la chimie, à l'une des
causes qui produisent les effela les plus nombreux
et les plus importants dans l'univers.
Nous ne sommes cependant pas encore au bout
de DOS pourquoi. Derrière chaque problème résolu,
l'esprit humain soulève aussitôt un problème nou-
veau et plus étendu. Pourquoi la combinaison chi-
SCIE!«CE IDËALC ET SCIENCE POSITIVE. Il
mique dégage-t-elle de la chaleur? Voilà ce que Ton
se demande maintenant. Les expériences les plus
récentes tendent à établir que la réponse doit être
tirée des laits qui réduisent la chaleur à des expli>
calions purement mécaniques. La chaleur parait
n'être autre chose qu'un mouvement, ou plus exac-
tement un travail spécial des dernières particules
des corps; en effet, ce mouvement peut être trans-
formé à volonté et d'une manière équivalente dans
les travaux ordinaires, produits par Faction de la
pesanteur et des agents mécaniques proprement
dits. Telle est précisément Torigine du travail des
machines à vapeur. Or, dans l'acte de la combinai-
son chimique, les particules des corps changent de
distance et de position relatives : de la résulte un
travail, qui se traduit par un dégagement de chaleur.
C'est en vertu d'un eQet analogue, mais aussi pal-^
pable, que le fer frappé par le marteau s'échauffe ;
le rapprochement des particules du fer et le genre
de mouvement qu'elles ont pris donnant lieu à celte
même transformation équivalente d'un phénomène
mécanique en un phénomène caloriûque. Tout dé-
gagement de chaleur produit, soit par une action
chimique, soit par une action de tout autre nature,
devient ainsi un cas particulier de la mécanique. La
physique et la chimie se ramènent dès lors à la mé-
/
?>^'
10 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
canique : non en vertu d'aperçus obscurs el incer-
tains, non à la suite de raisonnements a priori^
mais au moyen de notions indubitables, toujours
fondées sur l'observation et sur l'expérience, et qui
tendent à établir par l'étude directe des transforma-
tions réciproques des forces naturelles leur identité
fondamentale.
Pour atteindre à de si grands résultats, pour en-
chaîner une multitude de phénomènes par les liens
d'une même loi générale et conforme à la nature
des choses, l'esprit humain a suivi une méthode
simple et invariable. Il a constaté les faits par l'ob-
servation et par l'expérience; il les a comparés, et
' il en a tiré des relations, c'est-à-dire des faits plus
généraux, qui ont été à leur tour, et c'est là leur
seule garantie de réalité, vérifiés par l'observation
et par l'expérience. Une généralisation progressive,
j déduite des faits antérieurs et vérifiée sans cesse par
de nouvelles observations, conduit ainsi notre con-
naissance depuis les phénomènes vulgaires et parti-
culiers jusqu'aux lois naturelles les plus abstraites
et les plus étendues. Mais, dans la construction de
celte pyramide de la science, toutes les assises, de la
base au sommet, reposent sur l'observation et sur
l'expérience. C'est un des principes de la science
positive qu'aucune réalité ne peut être établie par le
1
^
'H
t
SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. Il
raisonnement. Le monde ne saurait être deviné.
Toutes les fois que nous raisonnons sur des exis-
tences, les prémisses doivent être tirées de l'expé-
rieuce et non de notre propre conception; déplus,
la conclusion que Ton tire de telles prémisses n'est
que probable et jamais certaine : elle ne devient
certaine que si elle est trouvée, à Taide d'une obser-
vation directe, conforme à la réalité.
Tel est le principe solide sur lequel reposent les
sciences modernes; Torigine de tous leurs dévelop-
pements véritables, le fil conducteur de toutes les
découvertes si rapidement accumulées depuis le
commencement du xvn* siècle dans tous les ordres _
de la connaissance humaine.
Cette méthode est tard venue dans le monde; son
triomphe, sinon sa naissance, est Tœuvre des temps
modernes. L'esprit humain d'abord avait procédé
autrement. Lorsqu'il osa pour la première fois
s'abandonner à lui-même, il chercha à deviner le
monde et à le construire, au lieu de l'obsener. C'est
par la méditation poursuivie pendant des années,
par la concentration incessante de leur intelligence,
que les sages Indiens s'efforçaient d'arriver h la con-
ception souveraine des choses, et par suite à la domi-
nation sur la nature. Les Grecs n'eurent pas moins )
de conâance dans la puissance de la spéculation, ^
\ 1
SCIENCE ET l-MlLOSOPHiK.
en lémoigneot l'histoire des philosoplies de
ide-Grèce et celle des néo-platoniciens. Le
progrès des sciences malhémaliques entre-
;ette illusion. A l'aide de quelques axiomes,
itde l'esprit humain, soit de l'observation, et
lédant uniquement par voie de raisonnement,
létrie availcommencé, dès le temps des Grecs,
■ ce merveilleux édifice, qui a subsisté et qui
:ra toujours sans aucun changement esserï-
logique règne ici en souveraine, mais c'est
! monde des abstractions. Les déductions
latiques ne sont certaines que pour leur
lème; elles n'ont aucune existence effective
trs de la logique. Si on les applique à l'ordre
alités, elles y constituent un instrument
,t, mais elles ne sont pas autre chose ; leurs
lions tombent aussitôt sous la condition com-
c'est-à-dire que les prémisses doivent être
e l'observation, et que la conclusion doit être
ie par cette même observation. Tous les
ins sont aujourd'hui d'accord à cet égard :
vrai caractère de ces applications mathéma-
te fut pas reconnu d'abord, et l'on a cru en
, jusque dans les temps modernes, pouvoir
ire le système du monde par voie de déduc*
i l'image de la géométrie.
SCIENCE ID2ALE ET SCIENCE POSITIVE. 13
Au commenceiiient du xvi' siècle, le changement
de mélhode s'opère d'une manière décisive dans les
travaux de Galilée et des académiciens de Florence.
Ce sont les véritables ancêtres de la science positive :
ils ont posé les premières assises de Tédifice, qui
depuis n'a pas cessé de s'élever. Le xviii* siècle a vu
le triomphe de la nouvelle méthode : des sciences
physiques, où elle était d'abord renfermée, il l'a
transportée dans les sciences politiques, écono-
miques, et jusque dans le monde moral. Diriger la
société conformément aux principes de la science et
de la raison, tel a été le but final du xviir siècle.
L'organisation primitive de l'Institut est là pour en
témoigner. Mais l'application de la science aux
choses morales réclame une attention particulière;
car cette extension universelle de la méthode positive
est décisive dans l'histoire de l'humanité.
Jusqu'ici j'ai parlé surtout des sciences physiques,
et j'ai dit que l'on ne saurait arriver à la con-
naissance des choses autrement que par l'obser-
vation directe. Ceci est vrai pour le monde des
êtres vivants comme pour celui des êtres inorga-
niques, pour le monde moral comme pour le monde
physique.
Dans l'ordre moral, comme dans Tordre matériel,
il s'agit d'abord d'établir les faits et de les contrôler
li SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
par Tobservatioa, puis de les enchaîner, en s'ap-
puyant sans cesse sur cette même observation. Tout
raisonnement qui tend à les déduire a priori de
quelque axiome abstrait est chimérique ; tout raison-
nement qui tend à opposer les unes aux autres des
vérités de fait, et à en détruire quelques-unes en
vertu du principe logique de contradiction, est égale-
ment chimérique. C'est l'observation des phéno-
mènes du monde moral, révélés soit par la psycho-
logie, soit par l'histoire et l'économie politique ;
c'est l'étude de leurs relations graduellement géné-
ralisées et incessamment vérifiées, qui servent de
fondement à la connaissance scientifique de la nature
humaine. La méthode qui résout chaque jour les
problèmes du monde matériel et industriel est la
seule qui puisse résoudre et qui résoudra tôt ou tard
les problèmes fondamentaux relatifs à l'organisation
des sociétés.
C'est en établissant les vérités morales sur le fon-
dement solide de la raison pratique que Kant leur a
donné, à la fin du siècle dernier, leur base véritable
et leurs assises définitives. Le sentiment du bien et
du mal est un fait primordial de la nature humaine;
il s'impose à nous en dehors de tout raisonnement,
de toute croyance dogmatique, de toute idée de peine
ou de récompense. La notion du devoir, c'est-à-dire
SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIYIl. 15
la règle de la vie pratique, est par là même reconnue
comme un fait primitif, en dehors et au-dessus de
toute discussion. Elle ne peut plus désormais être
compromise par Técroulement des hypothèses méta-
physiques, auxquelles on l'a si longtemps rattachée.
Il en est de même de la liberté, sans laquelle le devoir
ne serait qu'un mot vide de sens. La discussion abs-
traite, si longtemps agitée entre le fatalisme et la
liberté, n'a plus de raison d'être. L'homme sent qu'il
est libre : c'est là un fait qu'aucun raisonnement ne
saurait ébranler. Voilà quelques-unes des conquêtes
capitales de la science moderne.
Ainsi la science positive a conquis peu à peu dans
Thumanité une autorité fondée, non sur des raisonne-
ments abstraits, mais sur la conformité nécessaire de
ses résultats avec la nature même des choses. L'en-
fant se plaît dans le rêve, et il en est de même des
peuples qui commencent ; mais rien ne sert de rêver,
si ce n'est à se faire illusion à soi-même. Aussi tout
homme préparé par une éducation suffisante ac-
cepte-t-il d'abord les résultats de la science positive
comme la seule mesure de la certitude. Ces résultats
sont aujourd'hui devenus si nombreux, que, dans
l'ordre des eonnaissances positives, l'homme le plus
ordinaire, pourvu d'une instruction moyenne, pos-
sède une science infiniment plus étendue et pluspor-
16 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
fonde que les plus grands hommes de Tântiquité et
du moyen âge.
Les anciennes opinions, nées trop souvent de
rignorance et de la fantaisie, disparaissent peu à
peu pour faire place à des convictions nouvelles,
fondées sur l'observation de la nature; j'entends de
la nature morale, aussi bien que de la nature
physique. Les premières opinions avaient sans cesse
varié, parce qu'elles étaient arbitraires ; les nou-
velles subsisteront, parce que la réalité en devient
de plus en plus manifeste, à mesure qu'elles trouvent
leur application dans la société humainCi depuis
Tordre matériel et industriel jusqu'à Tordre moral
et intellectuel le plus élevé. La puissance qu'elles
donnent à Thomme sur le monde et sur Thomme
lui-même est leur plus solide garantie. Quiconque
a goûté de ce fruit ne saurait plus s'en détacher.
Tous les esprits réfléchis sont ainsi gagnés sans re-
tour, à mesure que s*efface la trace des vieux pré-
jugés, et il se constitue dans les régions les plus
hautes de Thumanité un ensemble de convictions
qui ne seront plus jamais renversées.
II
J'ai dit ce qu'était la science positive, son objet,
sa méthode, sa certitude ; je vais maintenant parler
de la science idéale. Commençons par son objet.
La science positive n*embrasse qu'une partie du
domaine de la connaissance, telle que l'humanité Ta
parcouru jusqu'à présent. Elle assemble les faits
observés et construit la chaîne de leurs relations ;
mais cette chaîne n'a ni commencement ni fin,
je ne dis pas certains, mais même entrevus. La
recherche de l'origine et celle de la fin des choses
échappent à la science positive. Jamais elle n'aborde
les relations du fini avec l'infini. Cette impuis-
sance doit*elle être regardée comme inhérente à
18 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
l'intelligence humaine? Faul-il, avec une école qui
compte en France et ailleurs d'illustres partisans,
faut-il regarder comme vaine toute curiosité qui
s'étend au delà des relations immédiates entre les
phénomènes? Faut-il rejeter parmi les stériles dis-
cussions de la scolastique tous les autres problèmes,
parce que la solution de ces problèmes ne comporte
ni la même clarté, ni la même certitude?
La réponse doit être cherchée dans l'histoire de
l'esprit humain : c'est la seule manière de rester
fidèle à la méthode elle-même. Or la science des
relations directement observables ne répond pas
complètement et n'a jamais répondu aux besoins de
l'humanité. En deçà comme au delà de la chaîne
scientifique, l'esprit humain conçoit sans cesse de
nouveaux anneaux ; là où il ignore, il est conduit
par une force invincible à construire et à imaginer,
jusqu'à ce qu'il soit remonté aux causes premièras.
Derrière le nuage qui enveloppe toute fin et toute
origine, il sent qu'il y a des réalités qui s'imposent
à lui, et qu'il est forcé de concevoir idéalement, s'il
ne peut les connaître. Il sent que là résident les
problèmes fondamentaux de sa destinée. Ces réalités
cachées, ces causes premières, l'esprit humain les
rattache d'une manière fatale aux faits scientifiques,
et, réunissant le tout, il en forme un ensemble, un
SCIE5CE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 19
système embrassant runiversalité des choses maté-
rielles et morales.
Ce procédé de Tesprit humain représente donc
un fait d'observation, prouvé par Télude de chaque
époque, de chaque peuple, de chaque individu; il
n'est pas permis de refuser de rapercevoir. C'est ici
un fait comme tant d'autres : son existence nécessaire
dispense d'en discuter la légitimité. II se passe dans
Tordre intellectuel et moral quelque chose d'analogue
i ce qui existe dans l'ordre politique. L'existence
actuelle d'un gouvernement idéal et absolument
parfait a toujours été i bon droit regardée comme
chimérique; et cependant jamais peuple n'a pu
subsister un seul moment sans un système gouver-
nemental plus ou moins imparfait. De même, dans
l'ordre de l'intelligence, la connaissance rigoureuse
de l'ensemble des choses est inaccessible à l'esprit
humain, et cependant chaque homme est forcé de se
construire — ou d'accepter tout fait — un système
complet, embrassant sa destinée et celle de l'univers.
Gomment ce système doit-il être construit? C'est
la question de la méthode dans la science idéale.
Nous allons rappeler quel procédé scientifique les
hommes ont en général suivi jusqu'ici dans cette
construction; puis nous dirons quelle est, à notre
avis, la méthode qui résulte de l'état intellectuel
T
»
20 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
présent et du développement acquis par les sciences
positives.
Interrogeons les premiers philosophes : « Thaïes
regarde l'eau comme premier principe*. Anaximène
et Diogène établissent que Tair est antérieur à l'eau
et qu'il est le principe des corps simples. Hippase
de Métaponte et Heraclite d'Ëphèse admettent que
le feu est le premier principe. Empédocle reconnaît
quatre éléments, ajoutant la terre aux trois que nous
avons nommés. Ânaxagore de Clazomène prétend
que le nombre des principes est infini. Presque
toutes les choses formées de parties semblables ne
sont sujettes à d'autre production, à d'autre destruc-
tion que l'agrégation ou la séparation ; en d'autres
termes, elles ne naissent ni ne périssent, elles sub-
sistent éternellement'. »
La plupart de ces systèmes ne sont pas fondés
seulement sur la considération de la matière, mais
ils font appel en même temps à des notions morales
intellectuelles. Parménide invoque comme principe
c l'Amour, le plus ancien des Dieux > ; Empédocle
introduit « l'Amitié et la Discorde », causes opposées
des effets contraires, c'est-à-dire du bien et du mal,
1. Métaphysique d^AristoUt livre I", l. ï, p. 44 et suiv., traduc-
tion de MM. Picrron et Zévort.
2. C'est à peu près la doctrine des corps simples de la chimie
moderne»
SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 21
de Tordre et da désordre, qui se trouvent dans la
nature. Anaxagore recourt à c F Intelligence » pour
expliquer Tordre universel, tout en préférant d'or-
dinaire rendre raison des phénomènes par t des
airs, des éthers, des eaux et beaucoup d'autres choses
déplacées >, au jugement de Platon ^
Voici maintenant le monde expliqué-par des con-
sidérations purement logiques, c Du temps de ces
philosophes et avant eux*, ceux qu'on nomme pytha-
goriciens s'appliquèrent d'abord aux mathéma-
tiques. Nourris dans cette étude, ils pensèrent que
les principes des mathématiques étaient les prin-
cipes de tous les êtres. Les nombres sont de leur
nature antérieurs aux idées, et les pythagoriciens
croyaient apercevoir dans les nombres, plutôt que
dans le feu, la teiTe et Teau, une foule d'analogies
avec ce qui est et ce qui se produit. Telle combinai-
son des nombres leur semblait la justice, telle autre
Tâme et Tintelligence. > C'est pourquoi c ils pen-
sèrent que les nombres sont les éléments de tous
les êtres ».
Hais je ne veux pas retracer ici Thistoire de la
métaphysique. Il me suffira d'avoir montré par
1. PhédoD, XCTII.
2. Âristote, Méîaphyiique, livre I*; trad. de MM. Pierron et
Zévort, p. 13.
U SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
quelques exemples comment elle a procédé à Tori-
gine. Le vrai caractère dé sa méthode se manifeste
sans déguisement dans ces premiers essais naïfs,
où chaque philosophe, frappé vivement par un phé-
nomène physique ou moral, le généralise, en tire
par voie de raisonnement une construction complète
et l'explication de l'univers. Depuis lors jusqu'aux
temps modernes, quels qu'aient été l'art et la pro-
fondeur de ses constructions systématiques, la mé-
taphysique n'a guère changé de procédé. Elle pose
un ou plusieurs axiomes, empruntés soit au sens
intime, soit à la perception extérieure; puis elle
opère par voie rationnelle et conformément aux
règles de la logique. Elle poursuit la série de ses
déductions jusqu'à ce qu'elle ait constitué le système
complet du monde; car, comme dit Aristote, c le
philosophe qui possède parfaitement la science du
général a nécessairement la science de toutes choses. . .
Ce qu'il y a de plus scientifique, ce sont les prin-
cipes et les causes. C'est par leur moyen que nous
connaissons les autres choses, tandis qu'eux, ce
n'est pas par les autres choses que nous les con-
naissons ^ >
1. Métaphysique, livre I*% traduction déjà citée. Le texte est
plus énergique :.Aià yàp laOTOi xal éx totStwv xfiXXa yvcopiÇerai,
dXX* où ToOia àià t£)v 07rox8i(iév(ov.
SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 23
Le triomphe de cette méthode est dans Térection
des grandes machines scolastiques du moyen âge,
où le syllogisme, partant de certains axiomes im-
posées dogmatiquement et au-dessus de toute dis-
cussion, règne ensuite en maître de la base au som-
met. Jusque dans les temps modernes, Descartes,
qui renverse l'ancien édifice de l'autorité philoso-
phique, demeure fidèle à la méthode déductive.
€ J'ai remarqué, dit-il S certaines lois que Dieu a
tellement établies dans la nature, et dont il a im-
primé de telles notions en nos âmes, qu'après y
avoir fait assez de réflexions, nous ne saurions douter
qu'elles ne soient exactement observées en tout ce
qui est ou qui se fait dans le monde. » Et plus loin ^ :
€ Hais l'ordrQ que j'ai tenu en ceci a été tel. Pre-
mièrement j'ai taché de trouver en général les prin-
cipes ou premières causes de tout ce qui est ou qui
peut être dans le monde, sans rien considérer pour
cet efiet que Dieu seul qui l'a créé, ni les tirer
d'ailleurs que de certaines semences de vérité qui
sont naturellement dans nos âmes. Après cela, j'ai
examiné quels étaient les premiers et les plus ordi-
naires effets qu'on devait déduire de ces causes, et
il me semble que, par là, j'ai trouvé des cieux, des
1. Discours sur la Méthode, y* partie.
2. Discours sur la Méthode, vi* partie.
1
24 SGIENGK.ET PHILOSOPHIE.
astres, une terre, et même sur la terre de l'eau, de
de l'air, du feu, des minéraux, et quelques autres
telles choses, qui sont les plus communes de toutes
et les plus simples, et par conséquent les plus aisées
à connaître. Puis, lorsque j'ai voulu descendre à
celles qui étaient plus particulières, il s'en est tant
présenté à moi de diverses, que je n'ai pas cru qu'il
fût possible à l'esprit humain de distinguer les
formes ou espèces de corps qui sont sur la terre —
d'une infinité d'autres qui pourraient y être, si
c'eût été le vouloir de Dieu de les y mettre, ni par
conséquent de les rapporter à notre usage, — si
ce n'est qu'on vienne au-devant des causes par les
effets, et qu'on se serve de plusieurs expériences
particulières. » J'ai cru devoir rapporter ce passage,
quoique un peu long, à cause de la netteté avec
laquelle Descartes y caractérise sa méthode. Ce
grand mathématicien, que l'on a souvent présenté
comme l'un des fondateurs de la méthode scientir
fique moderne, place, au contraire, le raisonnement
et la déduction au début et dans tout le cours de sa
construction. L'expérience n'y intervient que comme
accessoire et pour démêler les complications extrêmes
du raisonnement.
Il n'est pas jusqu'au dernier des métaphysiciens,
Hegel, qui n'ait voulu à son tour reconstruire le
SCIENCE IDÉALE ET SCIBHCE POSITIVE. 25
monde a priori^ en identifiant les principes des
choses avec ceux d'one logique transformée. Lldéal
des philosophes a presque toujours été c un s^tème
de principes et de conséquences qui soit vrai par
lui-même et par Tharmonie qui lui est propre' ».
Eh hien, il faut le dire sans détour, cet idéal est
chimérique : Texpérience des siècles Ta prouvé.
Dans le monde moral aussi bien que dans le monde
physique, toutes les constructions de systèmes ab-
solus ont échoué, comme dépassant la portée de la
nature humaine. Bien plus, une telle prétention
doit être regardée désormais c comme la chose la
plus opposée à la connaissance du vrai dans le
monde physique, aussi bien que dans le monde
moral' >. Aucune réalité, je le répète encore une
fois, ne peut être atteinte par le raisonnement pur.
Les mathématiques, dont la méthode avait séduit les
anciens aussi bien que Descartes, sont ici hors de
cause : elles ne contiennent — tous les géomètres
sont aujourd'hui d*accord sur ce point — d'autre
réalité que celle que Ton y a mise à l'avance sous
forme d'axiome ou d'hypothèse, et cette réalité
1. Teanemanii, Mënwel de VHutoire de U PhUasaphie, tradoe-
tion de M. Cousin, t. I*'.. p. 43, 1830.
2. LeUres à M. VUUmain, par M. E. ChcTreul. Sur U Méthode
ea géméreiy p. 36, 1856.
26 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
traverse le jeu des symboles sans cesser de demeurer
identique à elle-même. Au contraire, pour passer
d'un fait réel à un autre fait réel, il faut toujoui*s
recourir à l'observation.
La métaphysique cependant n'est pas un simple
jeu de Tesprii humain; elle renferme un certain
ordre de réalités, mais qiii n'ont pas d'existence
démontrable en dehors du sujet. La véritable signi-
ûcation de cette science a été clairement établie par
Kant dans sa Critique de la raison pure. Elle étudie
les conditions logiques de la connaissance, les caté-
gories de l'esprit humain, les moules suivant les-
quels il est obligé de concevoir les choses. Par là, la
métaphysique aussi peut être regardée comme une
science positive, assise sur la base solide de l'obser-
vation. Hâtons-nous d'ajouter cependant que ces
moules, envisagés indépendamment de toute autre
réalité, sont vides, aussi bien que ceux des mathé-
matiques, lesquelles d'ailleurs dérivent des mêmes
notions, quoique dans un ordre plus restreint.
Non seulement la critique directe de la raison
prouve qu'il en est ainsi, mais on arrive au même
résultat par l'examen des systèmes qui se sont suc*
cédé dans l'histoire de la philosophie. Tout système
métaphysique, quelles que soient ses prétentions,
n'a de portée que dans l'ordre logique; dans l'ordre
SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. !7
réel, il ne fait autre chose qu'exprimer plus ou moins
parfailemenl l'état de la science de son temps ; c'est
une nécessité àlaquetle personne n'a jamais échappé.
Examinons en effet quelques-unes des conceptions
que nous avons indiquées tout à l'heure. Les sys-
tèmes de l'école ionienne répondent à un premier
coup d'oeil jeté sur la nature. La notion des lois du
monde physique commence à apparaître avec Anasa-
gore, comme en témoignent ces explicalions qui
scandalisaient si fort Platon. L'école de Pythagore
transporte dans ses théories générales les découvertes
merveilleuses qu'elle vient de faire en géométrie, en
astronomie, en acoustique. Platon lui-même, lorsqu'il
nous explique a priori, par la bouche de Timée, le
plan suivi par Dieu dans l'ordonnance du monde,
expose une astronomie, une physique et une physio-
logie qui répondent précisément à l'état fort impar-
fait des connaissances de l'époque où il vivait. Dans
l'ordre social, sa République nous représente une
construction imaginaire, dont la plupart des maté-
riaux sont empruntés à des données contemporaines.
Cette notion de la beauté, qui donne tant de charme
et d'éclat aux écrits du philosophe grec, est la même
que celle des artistes de son temps. En face du mer-
veilleux développement de l'art grec, la théorie du
beau s'élève : théorie a priori et absolue en appa-
28 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
renée, en réalité conçue à l'aide de données exté-
rieures présentes sous les yeux du philosophe.
Descartes, pour arriver à la réforme de la philoso-
phie, n'échappe pas à la loi commune. Il termine le
Discours sur la Méthode en annonçant qu'il a exposé
les lois de la nature c sans appuyer ses raisons sur
aucun autre principe que sur les perfections infinies
de Dieu » ; d'où il pense déduire les propriétés de la
lumière, les systèmes des astres, la distribution de
l'air et de l'eau à la surface de la terre, la formation
des montagnes, des rivières, des métaux, des plantes,
et jusqu'à la structure de l'homme. — Mais le raison-
nement fondé sur les attributs de Dieu le conduira-t-il
à quelque découverte nouvelle? Nullement; ses résul-
tats sont tout simplement conformes aux connais-
sances positives que l'on avait acquises par l'expé-
rience au milieu du xvir siècle. Descartes supprima
son livre à cause de la condamnation de Galilée,
dont il partageait les opinions sur le système du
monde. S'il avait vécu cinquante ans plus tôt, nous
n'aurions pas éprouvé cette perte. Descartes, resté
fidèle aux opinions astronomiques du xvr siècle,
eût été orthodoxe : il aurait démontré a priori que
le soleil tourne autour de la terre.
Hegel enfin, pour terminer par un contemporain,
n'échappe pas à la nécessité commune de la meta-
SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 29
physique : Tunivers, qu'il croit avoir construit uni-
quement à l'aide de la logique transcendante, se
trouve conforme de point en point aux connaissances
a posteriori. C'est ainsi qu'il dresse a priori toute la
philosophie de l'histoire de son temps, non sans en
grossir les derniers événements, par un effet d'optique
naturel à un contemporain. S'il fallait pénétrer plus
avant dans son système, je pourrais montrer com-
ment la vue profonde qui fait tout reposer sur le pas-
sage perpétuel de l'être au phénomène et du phéno-
mène à l'être est sortie des progrès mêmes des
sciences expérimentales. Il suffit pour le concevoir de
jeter un coup d'oeil sur le développement des con-
naissances scientifiques relatives au feu et à la lu-
mière. A l'origine, le feu était regardé comme un élé-
ment, comme un être, à un titre aussi complet, aussi
absolu que n'importe quel autre. Aujourd'hui ce n'est
plus qu'un phénomène, un mouvement spécial des
particules matérielles. Il y a plus : après avoir établi
une distinction entre la flamme et les particules
enflammées, on a voulu pendant quelque temps don-
ner à la première pour support un être, un fluide
particulier, le calorique, dont la combinaison avec
les éléments constituerait les corps tels que nous les
connaissons. C'était l'opinion de Lavoisier. Mais
voici aujourd'hui que l'être calorique s'évanouit à
•' i* .
30 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
son tour et se résout en un pur phénomène de mou-
vement. Le principe de contradiction absolue entre
l'être et le phénomène, sur lequel reposait la vieille
logique abstraite, cesse d'être applicable aux réalités.
Pour la science moderne, aussi bien que pour le
langage ligure de nos aïeux, les Aryas et les Hel-
lènes, l'être et le phénomène se confondent dans leur
perpétuelle transformation.
Cette impuissance de la logique pure tient à une
cause plus générale. Pour raisonner, nous sommes
forcés de substituer aux réalités certaines abstrac-
tions plus simples, mais dont l'emploi enlève aux
conclusions leur rigueur absolue. Telle est la cause
qui rend illusoires toutes les déductions des systèmes
philosophiques. Malgré leurs prétentions, ils n'ont
jamais fait et ils n'ont pu faire autre chose que
retrouver, au moyen d'un a priori prétendu, les con-
naissances de leur temps.
Cependant, si leur méthode doit être abandonnée,
en sera-t-il de même des problèmes qu'ils ont abor-
dés? Doit-on renoncer à toute opinion sur les fins et
sur les origines, c'est-à-dire sur la destinée de l'in-
dividu, de l'humanité et de l'univers? Chose étrange 1
cette science a été la première qui ait excité la cu-
riosité humaine, et c'est elle aujourd'hui qui a be-
soin d'être justifiée. L'obstination de l'esprit humain
SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 31
à reproduire ces problèmes prouve qu'ils sont fon-
dés sur des sentiments généraux et innés au cœur
humain, sentiments qui doivent être distingués soi-
gneusement des constructions échafaudées à tant de
reprises pour les satisfaire. Ils sont donc légitimes
en tant que sentiments. Faut-il les chasser du do-
maine de la science, parce quMIs ne peuvent être
résolus avec certitude, et en abandonner la solution
au mysticisme? Je ne le pense pas.
La méthode véritable de la science idéale résulte
clairement des données inscrites dans l'histoire
même de la philosophie. Il s'agit de faire mainte-
nant avec méthode et pleine connaissance de cause
ce que les systèmes ont fait avec une sorte de dissi-
mulation inconsciente. En unmot, dans cesproblèmes
comme dans les autres, il faut accepter les conditions
de toute connaissance, et, sans prétendre désormais
à une certitude illusoire, subordonner la science
idéale à la même méthode qui fait le fondement
solide de la science positive. Pour construire la
science idéale, il n'y a qu'un seul moyen, c'est d'ap-
pliquer à la solution des problèmes qu'elle pose tous
les ordres de faits que nous pouvons atteindre, avec
leurs degrés inégaux de certitude, ou plutôt de pro-
babilité.
Ici chaque science apportera ses résultats les plus
\
32 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
généraux. Les mathématiques mettent à nu les mé-
canismes logiques de l'intelligence humaine; la
physique nous révèle l'existence, la coordination,
la permanence des lois naturelles; l'astronomie
non montre réalisées les conceptions abstraites de
la mécanique, l'ordre universel de l'univers qui en
découle, enfîn la périodicité qui est la loi générale
des phénomènes célestes.
C'est l'étude de ces sciences qui nous conduit
d'abord à exclure du monde l'intervention de toute
volonté particulière, c'est-à-dire l'élément surna-
turel. Aux débuts de l'humanité, tout phénomène
était regardé comme le produit d'une volonté par-
ticulière. L'expérience perpétuelle nous a, au con-
traire, appris qu'il n'en était jamais ainsi. Toutes les
fois que les conditions d'un phénomène se trouvent
réalisées, il ne manque jamais de se produire.
Avec la chimie s'introduisent pour la première
fois les notions d'être ou de substance individuelle.
La plupart des vieilles formules de la métaphysique
s'y trouvent en quelque sorte réalisées sous une
forme concrète ; mais en même temps apparaissent
des notions nouvelles, relatives aux transformations
perpétuelles de la matière, à ses combinaisons et à
ses âécompositions, aux propriétés spécifiques inhé-
rentes à son existence même. C'est ici que la puis-
SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 33
sance créatrice de l'homme se manifeste avec le plus
d'étendue, soit pour reproduire les êtres naturels
par la connaissance des lois qui ont présidé à leur
formation, soit pour en fabriquer, en vertu de ces
lois mêmes, une infinité d'autres que la nature
n'aurait jamais enfantés.
Au delà de la chimie commencent les sciences de
la vie, c'est-à-dire la physiologie, cette physique des
êtres vivants, qui poursuit la connaissance de leurs
mécanismes ; puis la science des animaux et celle
des végétaux, concentrées jusqu'à présent dans
l'étude des classifications. C'est cette dernière étude
que l'on appelle la méthode naturelle en zoologie et
en botanique : elle manifeste à la fois certains cadres
nécessaires de la connaissance humaine et certains
principes généraux qui paraissent régler l'harmonie
de structure et la formation même des êtres vivants.
La science arrivera-t-elle un jour à une connais-
sance plus claire de ces derniers principes, de façon
à s'emparer de la loi génératrice des êtres vivants,
comme elle a réussi à s'emparer de la loi génératrice
des êtres minéraux? Il est facile de comprendre
quelle serait l'importance philosophique d'une pa-
reille découverte. L'affirmation peut passer à juste
titre p6ur téméraire ; mais peut-être la négation l'est-
elle encore davantage, comme exposée à être ren-
34 SCIENCE £T PHILOSOPHIE.
versée demain par quelque découverte inattendue.
Nous voici parvenus dans un ordre nouveau, celui
des phénomènes historiques. A révolution néces-
saire du système solaire et des métamorphoses
géologiques succède un monde où la liberté est ap-
parue avec la race humaine : celle-ci a introduit dans
les choses un élément nouveau et changé le cours
des fatalités naturelles. A ce point de vue, l'histoire
forme parmi les sciences un groupe à part. Malheu-
reusement les lois de Thistoire sont plus difticiles à
découvrir que celles du monde physique, parce que,
dans l'histoire, l'expérimentation n'intervient guère
et que l'observation est toujours incomplète. Jamais
nous ne pourrons connaître un passé que nous ne
pouvons restituer, pour le faire apparaître encore
une fois devant nos yeux, je dis avec la même certi-
tude qu'une série de phénomènes physiques. Vous
savez mieux que personne par quels merveilleux
artifices de divination, appuyés sur les indices les
plus divers, l'historien supplée à cette éternelle im-
puissance, et reconstitue, en partie par les faits, en
partie par l'imagination, un monde qu'il n'a pas
connu, que personne ne reverra jamais.
Parmi les résultats généraux qui sortent de l'étude
de l'histoire, il en est un fondamental, au point de
vue philosophique : c'est le fait du progrès incessant
SCIENCE IDEALE ET SCIENCE POSITIVE. 85
des sociétés humaines, progrès dans la science, pro-
grès dans les conditions matérielles d'existence,
progrès dans la moralité, tous trois corrélatifs. Si
Ton compare la condition des masses, esclaves dans
l'antiquité, serves dans le moyen âge, aujourd'hui
livrées à leur propre liberté sous la seule condition
d'un travail volontaire, on reconnaît là une évo^
lution manifestement progressive. En s'attachant
aux grandes périodes, on voit clairement que le rôle
de Terreur et delà méchanceté décroît, à proportion
que Ton s'avance dans l'histoire du monde. Les
sociétés deviennent de plus en plus policées, et j'ose-
rai dire de plus en plus vertueuses. La somme du
bien va toujours en augmentant, et la somme du
mal en diminuant, à mesure que la somme de vérité
augmente et que l'ignorance diminue dans l'huma-
nité. C'est ainsi que la notion du progrès s'est
dégagée comme un résultat a posteriori des études
historiques.
Enfin, au sommet de la pyramide scientifique
viennent se placer les grands sentiments moraux de
l'humanité, c'est-à-dire le sentiment du beau, celui
du vrai et celui du bien, dont l'ensemble constitue
pour nous l'idéal. Ces sentiments sont des faits
révélés par l'étude de la nature humaine : derrière
le vrai, le beau, le bien, l'humanité a toujours senti.
36 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
sans la coonaltre, qu'il existe une réalité souve-
raine dans laquelle réside cet idéal, c'est-à-dire Dieu,
le centre et Tunilé mystérieuse et inaccessible vers
laquelle converge Tordre universel. Le sentimentseul
peut nous y conduire; ses aspirations sont légitimes,
pourvu qu'il ne sorte pas de son domaine avec la
prétention de se traduire par des énoncés dogmati-
ques et a priori dans la région des faits positifs.
Sciences physiques, sciences morales, c'est-à-dire
sciences des réalités démontrables par l'observation
ou par le témoignage, telles sont donc les sources
uniques de la connaissance humaine. C'est avec
leurs notions générales que nous devons ériger la
pyramide progressive de la science idéale. Aucun
problème n'est interdit à celle-ci : loin de là, elle seule
a qualité pour les résoudre tous, car la méthode que
je viens d'exposer est la seule qui conduise à la
vérité.
Quelle est la certitude des résultats fournis par la
méthode qui nous sert de guide dans la science
idéale, voilà ce qui nous reste à examiner. La vérité,
nous devons l'avouer, ne saurait être atteinte par la
science idéale avec la même certitude que par
la science positive. Ici éclate l'imperfection de la
nature humaine. En effet, la science idéale n'est pas
entièrement formée, comme la science positive, par
SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 37
une trame continue de faits enchaînés à Taide de
relations certaines et démontrables. Les notions
générales auxquelles arrive chaque science particu-
lière sont disjointes et séparées les unes des autres
dans une même science, et surtout d'une science à
l'autre. Pour les réunir et en former un tissu
continu, il faut recourir aux tâtonnements et à l'ima-
gination, combler les vides, prolonger les lignes.
C'est en quelque sorte un édifice caché derrière un
nuage et dont on aperçoit seulement quelques con-
tours. Cette opération est nécessaire, car chaque
homme l'accomplit à son tour, et construit à sa
manière, d'après son intelligence et son sentiment,
le système complet de l'univers; mais il ne faut pas
se faire illusion sur le caractère d'une telle construc-
tion. Plus on s'élève dans l'ordre des conséquences,
plus on s'éloigne des réalités observées, plus la cer-
titude, ou, pour mieux dire, la probabilité diminue.
Ainsi, tandis que la science positive une fois con-
stituée l'est à jamais, la science idéale varie sans cesse
et variera toujours. C'est la loi même de la connais-
sance humaine. Ce qu'il s'agit de faire aujourd'hui,
c'est de constater cette loi et de s'y conformer, en
sachant à l'avance que tout système n'a de vérité
qu'en proportion, non de la rigueur de ses raison-
nements, mais de la somme de réalités que l'on y
38 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
introduit. Il ne s'agit plus désormais de choisir le
système, le point de vue le plus séduisant par sa
clarté ou par les espérances qu'il entretient. Rien ne
sert de se tromper soi-même. Les choses sont, d'une
manière déterminée, indépendantes de notre désir et
de notre volonté.
Parmi les hommes distingués qui font aujourd'hui
profession de métaphysique, beaucoup ne paraissent
pas encore avoir compris cette nouvelle manière de
poser le problème; ils discutent contre des faits qui
ne sauraient être attaqués par le syllogisme; ils affir-
ment comme des réalités ce qu'ils ont emprunté au
seul raisonnement. Faute de comprendre le point de
vue des savants, ils argumentent contre le matéria-
lisme, le spiritualisme, le panthéisme, etc. ; ils
fabriquent des définitions et^en déduisent des con-
séquences pour les combattre. Il est plus d'un phi-
losophe qui crée des chimères pour avoir le mérite
de les dissiper, sans s'apercevoir que le progrès de
l'esprit humain a changé les pôles de la démonstra-
tion, et qu'il s'escrime contre ses propres fantômes
dans l'arène solitaire de la logique abstraite. Tous
ces procédés sont précisément l'opposé de la philo-
sophie expérimentale, qui déclare toute définition
logique du réel impossible, et qui repousse toute
déduction absolue et a priori.
SCIE NCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 39
Enrésumé, la science idéale reprend les problèmes
de l'ancienne métaphysique, au point de vue des
existences réelles et par une méthode empruntée à
la science positive; mais elle ne peut arriver à la
même certitude. Si elle par^'ent à certains grands
traits généraux, tirés de la connaissance de la
nature humaine et du monde extérieur, elle assemble
ces traits par des liens individuels. A côté des faits
démontrés, la fantaisie tient et tiendra toujours ici
la part la plus large. La même chose arrivait dans
les anciens systèmes; seulement on exposait a prtort,
et comme les résultats nécessaires du raisonnement,
ce même assemblage de réalité et d'imagination que
nous devons désormais présenter sous son véritable
caractère.
Vous avez exposé votre manière de comprendre
le système général des choses, en vous appuyant
sur l'ensemble des faits que vous connaissez, et en
achevant la construction à votre point de vue per-
sonnel. Peut-être aussi composerai-je un jour mon
De Naturâ rerum^ qui, malgré notre accord sur la
méthode, différera sans doute à quelques égards du
vôtre : aujourd'hui, j'ai préféré mettre en évidence
le caractère de la méthode nouvelle, dire en quoi
elle diffère de la méthode ancienne, et montrer com-
ment, à côté de la science positive et universelle,
/
40 SCIENCE ET PHILOSO PHIE.
qui s'impose par sa certilude propre, puisqu'elle
n'affirme que des réalités observables, on peut élever
la science idéale, — tout aussi nécessaire que la
science positive, mais dont les solutions, au lieu
d'être imposées et dogmatiques comme autrefois,
ont désormais pour principal fondement les opinions
individuelles et la liberté.
t .
LA SYNTHÈSE
DES MATIÈRES ORGANIQUES
A partir du jour où Lavoisier Tonda la chimie
sur la base définitive des corps simples, le domaine
minéral de celte science ne tarda pas à être parcouru
dans tous les sens, ses limites furent tracées, ses lois
générales découvertes. Bientôt on put à volonté dé-
composer toute substance minérale, la résoudre par
l'analyse dans les éléments qui la constituent; puis,
à rinverse, on réussit presque toujours à reconsti-
tuer le composé primitif par Tunion des corps
i. Cet article résame les idées générales développées en 1860 dans
mon livre intitulé : Chimie organique fondée sur la Synthèse chi-
mique, livre dont j*ai reproduit l'introduction dans un ouvrage spécial
faisant partie de la Bibliothèque internationale, publiée chez Alcan.
42 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
simples que l'analyse avait mis en évidence; il devint
en général facile d'expliquer et de reproduire les
conditions naturelles dans lesquelles ce composé
pouvait avoir pris naissance.
Lorsqu'on essaya d'aborder par les mêmes mé-
thodes l'étude des matières organiques, on reconnut
aussitôt une différence radicale. A la vérité, on par-
vint aisément à décomposer ces matières et à les
ramener à leurs éléments. Ceux-ci se trouvèrent
même bien moins nombreux que les éléments des
minéraux; car ils se réduisent presque exclusive-
ment à quatre corps, savoir : le carbone, l'hydrogène,
l'oxygène et l'azote. Mais, dès qu'il s'agit de recom-
poser les matières organiques à l'aide des éléments
mis en évidence par l'analyse, dès que l'on teala de
reproduire, par l'art, la variété infinie de leurs étals
et de leurs métamorphoses naturelles, tous les efforts
demeurèrent infructueux. Une barrière, en appa-
rence insurmontable, s'éleva dès lors entre la chimie
organique et la chimie minérale.
Pour bien saisir toute la difficulté d'un semblable
problème, il suffit de savoir que les composés orga-
niques se rencontrent exclusivement au sein des
êtres vivants, qu'ils résultent de l'association d'élé-
ments peu nombreux, suivant des proportions fixes
pour chacun de ces composés, et cependant variées
SYNTHÈSR DES MATIÈRES ORGANIQUES. 43
presque à Finfini, quant à la multitude et aux pro-
priétés de ces mêmes composés. Ces derniers consti-
tuent des groupements mobiles, instables, qui se
forment et subsistent seulement dans des conditions
délicates et compliquées, conditions qui n'avaient
point été réalisées jusqu'ici, si ce n'est dans le sein
des êtres oi^anisés. L'ensemble de ces circonstances,
et surtout l'impuissance de la chimie à reproduire
l'association du carbone avec l'hydrogène et les
composés si divers auxquels cette association donne
naissance, tout avait concouru à faire regarder, par
la plupart des esprits, la séparation entre la chimie
minérale et la chimie organique comme infranchis-
sable.
En effet, rien de plus étrange en apparence que
les idées chimiques, dans leur application à un ani-
mal ou à un végétal. A la place de ces organes si
divers et disposés cependant pour une fin commune
et déterminée, à la place de ces tissus élémentaires
formés de fibres et. de cellules, & la place de ces
derniers éléments visibles, dans lesquels l'analyse
microscopique résout les diverses parties d'un être
vivant, la chimie conçoit un assemblage indéfini de
principes immédiats définis, tels que les acides et les
alcalis végétaux, le ligneux et l'amidon, les sucres,
la stéarine, l'oléine et les autres corps gras, l'albu-
U SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
mine, la fibrine, les essences volatiles, etc. ; sortes
d'êtres abstraits dont les caractères et les propriétés
sont envisagés indépendamment des apparences
qu'ils peuvent affecter dans l'être vivant. A la vérité,
ces apparences et ces formes ne dépendent point
des lois chimiques proprement dites; mais les en-
sembles déterminés qui résultent de leur assem-
blage, c'est-à-dire les êtres vivants eux-mêmes ne sont
plus conçus, au point de vue chimique, que comme
des sortes de laboratoires, où les principes matériels
s'assimilent, s'éliminent, se transforment sans cesse,
suivant des lois invariables que l'analyse s'efforce
de pénétrer.
L'étonnement redouble si l'on songe que les prin-
cipes immédiats des êtres vivants , premiers termes iso
lés par l'analyse chimique, peuvent être à leur tour
détruits par une analyse ultérieure et ramenés à trois
ou quatre corps élémentaires, pareils à ceux que ré-
vèle l'anal Ysc minérale. Combien ces éléments ressera-
blent peu aux êtres qui les fournissent en se décom-
posant ! Sur quatre corps simples constitutifs des
êtres vivants, trois sont gazeux, savoir l'oxygène et
l'azote, éléments de l'air, l'hydrogène, partie con-
stitutive de l'eau; tandis que le quatrième est solide
•
et fixe : c'est le carbone, le plus caractéristique de
tous les éléments qui concourent à la formation des
SYNTHÈSK DES MATIÈRES ORGANIQUES. 45
substances organiques. Ces quatre corps simples
fondamentaux, unis à de faibles proportions de
soufre, de phosphore et de diverses autres matières,
sont les seuls éléments que la nature mette en œuvre
dans la génération de Tinfinie variété des substances
végétales et animales. Leur combinaison donne nais-
sance à des millions de substances distinctes et dé-
unies.
Il est maintenant aisé de comprendre combien sont
délicats et difficiles les problèmes de synthèse en
chimie organique; car il s'agit, pour le chimiste, de
reproduire, parles moyens dont il dispose et à l'aide
des seuls corps simples, réduits au nombre de quatre,
la multitude immense des principes immédiats qui
constituent les êtres vivants; il s'agit en même temps
d'imiter la suite des métamorphoses pondérales
subies par ces principes et en vertu desquelles les
animaux et les végétaux .se nourrissent, subsistent
et se développent. Dans ce nouvel ordre de recher-
ches, les obstacles sont si grands, que Ton avait même
refusé pendant longtemps d'admettre la possibilité
du succès, et que l'on avait tracé, je le répète, une
démarcation presque absolue entre la chimie miné-
rale et la chimie organique.
Une telle démarcation était conforme à la marche
progressive suivie par la science jusqu'à l'époque de
46 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
mes travaux, et à la nature des méthodes qu'elle sa-
vait employer alors. Cette marche avait été essentielle-
ment analytique. Partis de l'étude des principes im-
médiats qui entrent dans la constitution des végétaux
et des animaux, les chimistes se sont bornés d'abord
à les extraire, aies définir, à les étudier en eux-
mêmes et à reconnaître la nature des produits
extrêmes de leur décomposition : carbone, hydro-
gène, azote, eau, acide carbonique, ammoniaque,
etc. Plus tard, ils ont cherché à les transformer les
uns dans les autres et à produire de nouvelles ma-
tières, analogues aux principes organiques naturels,
en détruisant ceux-ci par les réactifs, à l'aide de pro-
cédés systématiquement ordonnés. Des composés
complexes, fixes et souvent incristallisables, formés
sous rinfluence de la vie, on passait aux substances
volatiles et définies, plus simples que les premières ;
de celles-ci, à des corps plus simples encore; puis
enfin aux éléments.
Tous ces changements, dus à l'influence des réac-
tifs, présentaient un caractère commun: les élé-
ments des corps qui les éprouvent se trouvaient de
plus en plus rapprochés de leur séparation finale. En
un mot, au lieu de décomposer complètement et du
premier coup les combinaisons organiques formées
sous l'influence de la vie, on les décomposait par
SYNTHÈSE DES MATIÈRES ORGANIQUES. f
degrés successifs et suivant une échelle régulière, en
passant du composé primitif à des composés moins
compliqués, de ceux-ci à d'autres, et ainsi de proche
en proche, jusqu'à ce qu'on eût atteint les termes
simples d'une destruction totale. De là cette belle
série de travaux poursuivis pendant trente années,
de 1830 à 1860, qui ont permis d'obtenir tant d'êtres
artificiels par la voie des décompositions ménagées,
et qui ont jeté les bases analytiques de la classifica-
tion des substances organiques. Mais on ne savait
point remonter cette échelle, partir des corps élé-
mentaires pour former, par le seul jeu des affinités
que l'on a coutume de mettre en œuvre dans la
nature inorganique, des carbures d'hydrogène, puis
des alcools et des composés de plus en plus compli-
qués. ,
Aussi les lois de la combinaison observées en
chimie minérale semblaient-elles insuffisantes pour
expliquer les faits observés dans la nature orga-
nique : comme si quelque chose de vital demeurait
jusqu'au bout dans les principes organiques et leur
imprimait ce cachet originel, qui donne à ces corps
un air de famille et les fait reconnaître à l'instant.
Celte dififérence fondamentale entre l'état d'a-
vancement de la chimie organique et celui de la
chimie minérale se retrouvait jusque dans le mode
* »
4g
SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
d'exposition suivi dans renseignement de ces deux
sciences. Tandis que la chimie minérale part des
corps simples et s'élève graduellement aux compo-
sés binaires, ternaires, etc., qui résultent de la com-
binaison de ces corps simples, pris deux à deux,
trois à trois, etc. ; tandis qu'elle va toujours du
simple au composé; la chimie or ganique procédait
en général inversement. Jusque vers 1860, tous les
auteurs qui Tont exposé, en marchant du connu à
l'inconnu et sans autre point d'appui que les consi-
dérations expérimentales, ont du prendre leur point
de départ dans les produits immédiats de Torganisa-
tion. En général, ils ont procédé du ligneux et de
l'amidon au sucre, du sucre et l'alcool, de l'alcool
enfin aux carbures d'hydrogène ; c'est-à-dire qu'ils
sont partis des corps les plus composés, parmi ceux
que nous rencontrons dans les êtres vivants, puis ils
sont descendus par une analyse successive, se con-
formant d'ailleurs à la marche de l'expérience elle-
même, et traversant l'étude d'êtres de plus en plus
simples, jusqu'aux composés binaires et jusqu'aux
éléments. Mélange singulier, quoique nécessaire, de
chimie et d'histoire naturelle, qui ôtait à la science
une partie de sa rigueur abstraite.
La science se trouvait dès lors comme suspendue
dans le vide et privée d'une base indépendante. ,
SYNTHÈSE DES MATIÈRES ORGANIQUES. 49
On voit par ces développements quelles différences
ont séparé d'abord la chimie organique et la chimie
minérale, sous le Iriple rapport de la marche géné-
rale des découvertes, de la nature des méthodes et
de la manière d'enseigner Tensemble de la science.
Ces différences tenaient essentiellement à Timpuis-
sance de la synthèse en chimie organique, opposée à
sa puissance en chimie minérale.
Pour expliquer cette impuissance, on tirait une
raison spécieuse de l'intervention de la force vitale,
seule apte jusque-là à composer les substances orga-
niques. C'était, disait-on, une force particulière,
qui réside dans la nature vivante et qui triomphe
des forces moléculaires propres aux éléments de la
matière inorganique. Et l'on ajoutait : c C'est celte
force mystérieuse qui détermine exclusivement les
phénomènes chimiques observés dans les êtres
vivants; elle agit en vertu de lois essentiellement
distinctes de celles qui règlent les mouvements de
la matière purement mobile et quiescible. Elle im-
prime à celle-ci des états d'équilibre particuliers, et
qu'elle seule peut maintenir, car ils sont incompa-
tibles avec le jeu régulier des affinités minérales. »
Telle était l'explication au moyen de laquelle Berze-
lius justiffait l'imperfection de la chimie organique
et la déclarait pour ainsi dire sans remède.
50 ' SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Mais, dans Tétude des sciences, et surtout de
celles qui touchent aux origines, il faut se garder
également des affirmations téméraires et des décla-
rations prématurées d'impuissance ; il ne faut point
restreindre a priori la portée des connaissances
futures dans le cercle étroit des connaissances
actuelles, ni surtout poser des bornes absolues, qui
n'expriment autre chose que notre ignorance pré-
sente. Combien de fois ces bornes ont été renversées,
ces limites dépassées I
En proclamant ainsi notre impuissance absolue
dans la production des matières organiques, deux
choses avaient été confondues : la formation des
substances chimiques, dont l'assemblage constitue
les êtres organisés, et la formation des organes eux-
mêmes. Ce dernier problème n'est point du domaine
de la chimie. Jamais le chimiste ne prétendra former
dans son laboratoire, et avec les seuls instruments
dont il dispose, une feuille, un fruit, un muscle, un
organe. Ce sont là des questions qui relèvent de la
physiologie; c'est à elle qu'il appartient d'en discuter
les termes, de dévoiler les lois du développement des
organes, ou, pour mieux dire, les lois du déve-
loppement des êtres vivants tout entiers, sansles-
lesquels aucun organe isolé n'aurait ni sa raison
d'être, ni le milieu nécessaire à sa formation.
ST5THÊSE DES MATIÈRES ORGANIQUES. 51
Mais ce que la chimie ne peut faire dans Tordre de
Toi^anisation, elle peut Tentreprendre daos celui de
la fabrication des substances renfermées au sein des
êlres vivants. Si la structure même des végétaux et
des animaux échappe à ses applications; au contraire
elle a le droit de prétendre former les principes
immédiats, c'est-à-dire les matériaux chimiques qui
constituent les organes, indépendamment de la
structure spéciale en fibres et en cellules que ces
matériaux affectent dans tes animaux et dans les
végétaux. Cette formation même et Texplication des
métamorphoses pondérales que la matière éprouve
dans les êtres vivants constituent un champ assez
vaste, assez beau : la synthèse chimique doit le
revendiquer tout entier.
C'est ce nouveau point de vue général que j'ai
développé par vingt ans d'études et d'expériences,
consacrées à la découverte des méthodes par les
quelles j'ai réalisé la formation des principes immé-
diats, sans le concours de forces particulières à la
nature vivante. J'ai entrepris de procéder en chimie
organique comme on sait le faire depuis près d'un
siècle en chimie minérale, c'est-à-dire de composer
les matières organiques en combinant leurs éléments,
à l'aide des seules forces chimiques; j'ai prouvé
que les afSnilés chimiques, la chaleur, la lumière.
52 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
rélectricité suffisent pour déterminer les éléments à
s'assembler en composés organiques. Or nous dispo-
sons de ces forces à notre gré, suivant des lois régu-
lières et connues; entre nos mains, elles donnent
lieu à des combinaisons infinies par leur nombre et
par leur variété. Voilà comment j'ai établi les lois
générales de la synthèse, demeurées si longtemps
obscures. Cette voie a été féconde: un grand nombre
de savants y sont entrés depuis. Les corps gras
naturels d'abord, puis les carbures d'hydrogène et
les alcools, d'après mes proj)res travaux; puis,
à la suite et comme conséquence, leurs dérivés:
les acides organiques, les aldéhydes, les camphres,
les essences oxygénées, enfin les alcalis, les amides
et les matières colorantes ont été obtenus par
ces méthodes. Aujourd'hui, nous savons repro-
duire une multitude de principes naturels, et
nous avons l'espoir légitime de fabriquer tous les
autres.
Le succès de ces expériences permet désormais
de présenter l'ensemble de la science avec toute ri-
gueur, en marchant du simple au composé, du
connu à l'inconnu, et sans s'appuyer sur d'autres
idées que celles qui résultent de l'étude purement
physique et chimique des substances minérales. Au
lieu de prendre son origine dans les phénomènes de
SYNTHÈSE DES MATIÈRES ORGANIQUES. 53
la vie, la chimie organique se trouve maintenant
posséder une base indépendante ; elle peut rendre
à son tour à la physiologie les secours qu'elle en a
si longtemps tirés.
Cette marche nouvelle de la chimie organique
s'efTectue en procédant d'après les mêmes idées qui
ont fondé la synthèse en chimie minérale. Dans les
deux casy il suffit de suivre une marche inverse de
celle de l'analyse. Or l'analyse organique conduit
à décomposer les principes naturels, à former d'abord
les corps volatils et principalement les alcools et les
acides; de ceux-ci, l'analyse passe aux carbures
d'hydrogène, et des carbures aux éléments.
Renversant les termes du problème,j'ai pris pour
point de départ les corps simples, le carbone, l'hy-
drogène, l'oxygène, l'azote, et j'ai reconstitué parla
combinaison de ces éléments des composés orga-
niques, d'abord binaires, puis ternaires, etc., les
uns analogues, les autres identiques avec les prin-
cipes immédiats contenus dans les êtres vivants
eux-mêmes. Quelques développements sont ici néces-
saires pour montrer la suite progressive des forma-
tions synthétiques.
Les substances que l'on forme d'abord, par des
méthodes purement chimiques, sont les principaux
carbures d'hydrogène, c'est-à-dire les composés
\
54 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
binaires fondamenlauxde la chimie organique. Pour
les produire de toutes pièces, on part des élé-
ments. Ainsi j'ai réalisé la combinaison directe des
éléments, et formé, par l'union du carbone et de l'hy-
drogène libres, associés sous l'influence de l'électri-
cité, un premier carbure fondamental, l'acétylène ;
puis à l'aide de ce carbure, par la voie méthodique des
synthèses progressives, j'ai constitué tous les autres
carbures d'hydrogène, gaz des marais, gaz oléfiant,
benzine, naphtaline, anthracène, etc., etc. J'ai ob-
tenu encore les mêmes résultats par d'autres voies,
particulièrement à partir des composés binaires les
plus simples, tels que l'acide carbonique, l'oxyde de
carbone et l'eau ; méthode qui offre cet intérêt parti-
culier de procéder à partir des mêmes origines que
la nature vivante, quoique suivant des artifices bien
différents. Car c'est à partir de l'eau et de l'acide
carbonique que les végétaux et les animaux forment
les principes si variés qui constituent la trame de
leurs tissus. Mais poursuivons notre exposé général
des méthodes synthétiques.
Les carbures d'hydrogène sont devenus à leur
tour le point de départ de la synthèse des alcools :
nouvelle classe de composés non moins importants
et qui en dérivent par l'introduction des éléments
de l'eau dans la molécule hydrocarbonée. C'est ainsi
SYNTHÈSE DES MATIÈRES ORGANIQUES. 55
qu'avec le gaz des marais et Toxygèiie, j'ai formé
Talcool méthylique ; avec le gaz oléfiant et les élé-
ments de Teau, j'ai formé l'alcool ordinaire ; avec
le propylëne et les éléments de Teau^un alcool pro-
pylique, etc.
Voilà par quelles méthodes générales j'ai opéré la
synthèse des carbures d'hydrogène et celle des al-
cools. Ce sont les premiers produits de la synthèse,
et les plus difficiles à réaliser. Les carbures d'hydro-
gène et les alcools, en effet, sont les plus caracté-
ristiques parmi les composés organiques. Ils n'ont
point d'analogues en* chimie minérale, ils consti-
tuent la base de notre édifice, et ils deviennent le
point de départ de toutes les autres formations.
L'intervention des actions lentes, celle des affinités
faibles et délicates, suffisent pour les obtenir. En
s'appuyant sur les mêmes méthodes, on peut pousser
plus avant; en effet, i mesure que l'on s'élève i des
composés plus compliqués, les réactions deviennent
plus faciles et plus variées, et les ressources de la
synthèse augmentent i chaque pas nouveau. En un
mot, dans l'ordre de la synthèse organique, le point
essentiel réside dans la formation des premiers
termes au moyen des éléments, c'est-à-dire dans
celle des carbures d'hydrogène et des alcools : c'est
elle qui efface en principe toute ligne de démarca-
56 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
lion entre la chimie minérale et la chimie orga-
nique.
Cette formation est d'autant plus décisive qu'elle a
permis de rattacher les nouveaux résultats avec les
découvertes accomplis jusqu'alors en chimie orga-
nique. En eflet, les chimistes savent produire,
au moyen des alcools et des carbures, une multitude
d'autres composés : tels sont les aldéhydes, premiers
termes d'oxydation qui comprennent la plupart des
huiles essentielles oxygénées ; tels sont encore les
acides organiques, si répandus dans les végétaux et
dans les animaux. En combinant ces mêmes alcools
et ces mêmes carbures avec les acides, on obtient les
éthers composés et les corps gras neutres, nouvelle
catégorie de substances propres à la chimie organique
et qui se retrouvent dans la végétation. L'ensemble de
ces résullatfe comprend la plupart des composés ter-
naires. On j eul a Jer plus loin. Les alcools, les aldé-
hydes, les acid^iï, étant unis avec l'ammoniaque,
donnent naif^ance à leur tour aux substances qua-
ternaires, formées de carbone, d'hydrogène, d'oxy-
gène et d'azote, c'est-à-dire aux corps désignés sous
les noms d'amides et d'alcalis.
La synthèse étend ainsi ses conquêtes, depuis les
éléments jusqu'au domaine des substances les plus
compliquées, sans que l'on puisse assigner de
ST5TH£SE DES HlTIÈftES OEGASIvriS. d7
limite i ses progrès. Si Ton enrisage par la f t'nsee
la mullilade presque infinie des composés orga-
niques, depuis les corps que Fart sait reproduire, tels
que les carbures, les alcools et leurs dérivés, jus-
qu*à ceux qui n'existent encore que dans la nature^
tels que les matières sucrées et les principes azotés
d'origine animale, on passe d'un terme à Taulre par
des d^rés insensibles, et Ton n'aperçoit plus de
barrière absolue, tranchée, insurmontable. On peut
donc affiimer que la chimie oi^:anique est désormais
assise sur la même base que la chimie minérale. Dans
ces deux sciences, la synthèse, aussi bien que Fana-
lyse, résultent du jeu des mêmes forees, appliquées
aux mêmes éléments.
On Toil ici quelle est la marche successive de la
synthèse, comment elle permet de construire les fon-
dements de rédifice, et d'en asseoir les premières
assises, en coordonnant les résultats nouveaux et les
résultats acquis sous un même point de vue et par
une même méthode, comparable à celle de la chimie
minérale. On voit aussi conmient aux nouvelles mé-
thodes de formation synthétique répondent une ma-
nière nouvelle d'envisager la science et des liens
nouveaux et généraux entre les faits qu'elle em-
brasse. Ce qui caractérise surtout ces nouveaux liens,
ce nouveau point de vue, ce qui les distingue essen*
58 ' SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
tiellement des opinions passagères qui se sonl suc-
cédé dans la science, c'est qu'ils ne reposent pas sur
des conjectureSySurdes présomptions plus ou moins
incertaines, mais sur des faits réalisés. Aussi les
découvertes synthétiques permettent-elles de consti-
tuer la science en dehors des systèmes incomplets
et incertains qui avaient été construits auparavant,
d'après l'étude des décompositions progressives.
Enfin l'application aux substances naturelles des
précédés généraux, qui résultent de ce vaste en-
semble d'idées et de travaux, fournit aux travaux
synthétiques une base chaque jour plus assurée. Elle
permet dès aujourd'hui de former de toutes pièces
un nombre immense de substances organiques, et
elle a ouvert aux découvertes de la science, comme
à celles de l'industrie, un champ illimité.
Une démonstration capitale, au point de vue phi-
losophique, résulte de cette introduction de la mé-
thode synthétique en chimie organique. En effet, par
le fait de la formation des composés organiques et
par l'imitation des mécanismes qui y président dans
les végétaux et dans les animaux, on peut établir que
les effets chimiques de la vie sont dus au jeu des forces
chimiques ordinaires ; au même titre que les effets
physiques et mécaniques de la vie ont lieu suivant
le jeu des forces purement physiques et mécaniques.
SYNTHÈSE DES MATIÈRES ORGANIQUES. 5»
Dans les deux cas, les forces moléculaires mises en
œuvre sont les mêmes, car elles donnent lieu aux
mêmes effets. La chimie organique, développant
chaque jour cette démonstralion, a poursuivi et pour-
suivra désormais sa marche dans la voie synthétique,
jusqu'à ce qu'elle ait parcouru tout son domaine et
qu'elle en ait défini les limites, aussi complètement
que peut le faire aujourd'hui la chimie minérale. Par
là, elle forme avec cette dernière un ensemble continu,
procédant des mêmes méthodes et des mêmes lois
générales; en même temps qu'elle constitue à la
physiologie une base et des instruments pour
s'élever plus haut.
L'étude de la formation des matières organiques
et la recherche des causes qui déterminent cette for-
mation ne sont pas seulement fécondes au point de
vue de l'interprétation chimique des phénomènes
vitaux ; mais elles nous conduisent à une connais-
sance plus profonde des forces moléculaires et des
lois qui président au jeu de ces forces. Cette con-
naissance s'applique à deux ordres de prévisions
essentiellement distinctes : les unes concernent les
effets généraux de la combinaison chimique et les
relations qui existent entre les propriétés des com-
posés et celles des corps qui concourent aies former;
les autres sont relatives à la création d'êtres nou-
4
60 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
veaux et inconnus, dont la nature extérieure ne pré-
sente aucun exemple.
Plaçons-nous d'abord au premier point de vue. La
formation des matières organiques fournit les
données les plus précieuses pour la théorie méca-
nique des forces moléculaires. En efiTet, elle donne
lieu à des séries nombreuses et régulières de com-
binaisons, engendrées suivant une même loi géné-
rale, mais avec une variation progressive dans leur
composition. D'un terme à un autre, on peut obte-
nir telle gradation que l'on désire, et observer quel
en est Teffet sur les propriétés physiques et chi-
miques des substances que l'on compare.
Ce sont là de? avantages que l'on ne rencontre
guère en chimie minérale : chaque substance y est le
plus souvent seule de son espèce, ou du moins sans
analogue prochain. Elle est le signe isolé de quelque
loi générale, dont elle constitue Tunique expression.
En l'absence de tout terme de comparaison, on ne
peut guère ressaisir la trace de l'idée généra» rice
dont chaque corps représente la réalisation. Au con-
traire, en chimie organique, le composé artificiel ob-
tenu par les expérimentateurs, le principe naturel
qu'ils cherchent à reprodui re n'est point un être isolé ,
mais le fragment d'un tout plus étendu, l'expression
particulière d'une fonction commune, qui se traduit
STKTHËSE DES MATIÈRES ORGANIQUES. 61
encore par une multitude d'autres expressions ana-
logues. L'étude des corps semblables permet de
reconstruire toute la série par la pensée et de remon-
ter à l'idée mère qui préside à son développement.
Enfin la connaissance complète du tout conduit à son
tour à établir avec certitude les origines et la filia-
tion des cas individuels.
Nous arrivons par là au second point de vue : il
est relatif à la puissance que la loi scientifique met
entre nos mains. Les méthodes en effet par lesquelles
on reproduit tel ou tel principe isolé comportent une
extension singulièrement féconde ; car elles reposent
presque toujours, je le répète, sur une loi plus géné-
rale ; or la connaissance de cette loi permet de réa-
liser une infinité d'autres effets semblables à ceux
que la nature offrait à nos observations ; de former
une multitude d'autres substances, les unes iden-
tiques avec les substances naturelles déjà connues,
les autres nouvelles et inconnues, et cependant com-
parables aux premières. Ce sont là des êtres artifi-
ciels, existant au même titre, avec la même sta-
bilité que les êtres naturels : seulement, le jeu des
forces nécessaires pour leur donner naissance ne
s'est point rencontré dans la nature. La synthèse des
corps gras neutres, par exemple, ne m'a pas permis
seulement de former artificiellement les quinze ou
62 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
vingt corps gras naturels connus jusque-là, maiselle
m'afait encoreprévoir la formation de plusieurs cen-
taines de millions de corps gras analogues ; subs-
tances qu'il est désormais facile de produire de toutes
pièces,en vertu duprincipequi préside àleur composi-
tion. C'est le développement nécessaire de ces séries
générales de lois et de composés qui rend si difficile la
solution de chaque problème synthétique envisage
isolément: la formation de la stéarine naturelle, par
exemple, n'est devenue possible que le jour où j'ai
réussi à y rattacher par une relation universelle
la formation de toutes les autres combinaisons, soit
naturelles, soit artiQcielles, de la glycérine. Tout
corps, tout phénomène représente, pour ainsi dire,
un anneau compris dans une chaîne plus étendue
de corps, de phénomènes analogues et corrélatifs.
Dès lors on ne saurait le réaliser individuellement,
à moins d'être devenu maître de toute la suite des
effets et des causes dont il représente une manif^ista-
tion particulière; mais par là même chaque solution
acquiert un caractère de fécondité extraordinaire.
Voilà comment nous saisissons le sens et le jeu des
forces éternelles et immuables qui président dans la
nature aux métamorphoses de la matière, et comment
nous arrivons à les faire agir à notre gré dans nos
laboratoires. Le mode suivant lequel s'exerce celte
SYiNTHËSE DES MATIËRES ORGANIQUES. 03
puissance mérite quelque attention. Ce qu'il est
surtout essentiel de savoir, c'est la succession
fatale des changements que la matière éprouve, la
filiation précise des substances qui se transforment,
et rinfluence du milieu et des circonstances dans
lesquelles s'effectuent les métamorphoses. Ces choses
4tant exactement connues, nous devenons les maîtres
du mécimisme naturel et nous le faisons fonctionner
à notre gré : soit pour reproduire les mômes effets
qui nous ont appris à le pénétrer, soit pour déve-
lopper des effets semblables conçus par notre intel-
ligence. Dans tous les cas, il est essentiel de remar-
quer que notre puissance va plus loin que notre
connaissance. En effet, étant données un certain
nombre de conditions d'un phénomène imparfaite-
ment connu, il suffit souvent de réaliser ces condi-
tions pour que le phénomène se produise aussitôt
dans toute son étendue; le jeu spontané des lois
naturelles continue à se développer et complète les
effets, pourvu que l'on ait comm3ncé à le mettre en
œuvre convenablement. Voilà comment nous avons
pu former les substances organiques, sans avoir
besoin de calculer complètement les lois des actions
intermoléculaires. Il est mêm3 vrai de dire que, si
les forces une fois mises en jeu ne poursuivaient
pas elles-mêmes l'œuvre commencée, nous ne pour-
6i SCIENCE ET PUILOSOPHIE.
rions imiter et reproduire par l'art aucun phénomène
naturel ; car nous n'en connaissons aucun d'une
manière complète, attendu que la science parfaite de
chacun d'eux exigerait celle de toutes les lois, de
toutes les forces qui concourent à le produire, c'est-
à-dire la connaissance parfaite de l'univers.
C'est ici le fait capital sur lequel nous appelons
particulièrement l'attention : il est destiné à influer,
non seulement sur le progrès spécial des scienccb
expérimentales, mais aussi sur la philosophie géné-
rale des sciences et sur les conceptions les plus essen-
tielles de l'humanité. Nous touchons, en effet, au
trait fondamental qui distingue les sciences expéri-
mentales des sciences d'observation.
La chimie crée son objet. Cette faculté créatrice,
semblable à celle de Tart lui-même, la dislingue essen-
tiellement des sciences naturelles et historiques. Les
dernières ont un objet donné d'avance et indépen-
dant de la volonté et de l'action du savant : les rela-
tions générales qu'elles peuvent entrevoir ou établir
reposent sur des inductions plus ou moins vraisem-
blables; parfois môme sur de simples conjectures,
dont il est impossible de poursuivre la vérification
au delà du domaine extérieur des phénomènes
observés. Ces sciences ne disposent point de leur
objet. Aussi sont-elles trop souvent condamnées à
SYNTHESE DES MATIERES ORGASIIQnES. 65
une impuissance éternelle dans la recherche de la
vérilé, ou doivent-elles se contenter d'en posséder
quelques fragments épars et souvent incertains.
Au contraire, les sciences expérimentales ont le
pouvoir de réaliser leurs conjectures. Ces conjectures
servent elles-mêmes de point de départ pour la
recherche de phénomènes propres à les confirmer
ou à les détruire : en un mot, les sciences dont il
s'agit poursuivent Fétude des lois naturelles, en
créant tout un ensemble de phénomènes artificiels
qui en sont les conséquences logiques. A cet ^ard,
le procédé des sciences expérimentales n*est pas
sans analogie avec celui des sciences mathématiques.
Ces deux ordres de connaissances procèdent égale-
ment par voie de déduction dans la recherche de l'in-
connu. Seulement, le raisonnement du mathémati-
cien, fondé sur des données abstraites ei établies par
définition, conduit à des conclusions abstraites,
également rigoureuses; tandis que le raisonnement
de l'expérimentateur, fondé sur des données réelles
et dès lors imparfaitement connues, conduit à des
conclusions de fait qui ne sont point certaines,
mais seulement probables, et qui ne peuvent jamais
se passer d'une vérification efiective. Quoi qu'il en
soit, il n'en est pas moins vrai de dire que les sciences
expérimentales créent leur objet, en conduisant à
66 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
découvrir par la pensée et à vérifier par l'expérience
les lois générales des phénomènes.
Voilà comment les sciences expérimentalesarrivent
à soumettre toutes leurs opinions, toutes leurs
hypothèses, à un contrôle décisif, en cherchant à les
réaliser. Ce qu'elles ont rêvé, elles le manifestent en
acte. Les types conçus par le savant, s'il ne s'est
point trompé, sont les types mêmes des existences.
Son objet n'est point idéal, mais réel. Par là, en
même temps que les sciences expérimentales pour-
suivent leur objet propre, elles fournissent aux autres
sciences des instruments puissants et éprouvés et
des ressources souvent inattendues.
La chimie possède cette faculté créatrice à un
degré plus éminent encore que les autres sciences,
parce qu'elle pénètre plus profondément et atteint
jusqu'aux éléments naturels des êtres. Non seule-
ment elle crée des phénomènes, mais elle a la puis-
sance de refaire ce qu'elle a détruit; elle a même la
puissance de former une multitude d'êtres artificiels,
semblables aux êtres naturels, et participant de
toutes leurs propriétés. Ces êtres artificiels sont les
images réalisées des lois abstraites, dont elle poursuit
la connaissance. C'est ainsi que, non contents de
remonter par la pensée aux transformations maté-
rielles qui se sont produites autrefois et qui se pro-
SYNTHESE DES HATIËKES ORGAHEQDES. 67
duisent tous les jours dans le monde miaéral et
dans le monde oi^anique, non contents d'en ressaisir
les traces fugitives par l'observation directe des phé-
nomènes et des existences actuelles, nous pouvons
prétendre, sans sortir du cercle des espérances légi-
Urnes, à concevoir les types généraux de toutes les
substances possibles et à les réaliser ; nous pouvons,
dis-je, prétendre à former de nouveau toutes les
matières qui se sont développées depuis l'origine
des choses, â les former dans les mêmes conditions,
en vertu des mêmes lois, par les mêmes forces que
la nature fait concourir à leur formation.
^ . X
LES
MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE
EN CHIMIE ORGANIQUE
LEÇON D'ODV BRTURB DU COURS Dl CHIMIB ORGANIQUE
créé au Collage de France; leçon professée le 2 férrier 18d4
Messieurs,
En montant dans cette chaire qui vient d'être
instituée par la libérale initiative du ministre de
l'instruction publique S mon premier devoir est de
vous expliquer pourquoi elle a été instituée, c'est-
à-dire à quels besoins cette chaire répond dans la
science et dans l'enseignement.
La chimie organique, messieurs, est par ses ori-
gines aussi vieille que la chimie minérale. Dès les
1. M. Duniy.
MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 69
premiers jours de la civilisation, rhomme a eu le
sentiment confus des problèmes chimiques, et il les
a conçus sous des formules imparfaites, d*où notre
science devait se dégager un jour. U poursuivait un
double résultat : d'une part, la toute-puissance de
transformation sur la nature minérale, c'est-à-dire
la pierre philosophale, la transmutation des métaux,
l'art de faire de For, comme on disait déjà du temps
des Romains; d'autre part, la toute-puissance de
transformation sur la matière animée, exprimée par
ces formules étranges : labrication des êtres vivants,
élixir de longue vie, c'est-à-dire art de se rendre
immortel.
Ces deux rêves, ces deux chimères, pierre philoso-
phaUf élixir de longue vie, sont les deux origines de
la chimie. Dans la poursuite des grandes entre-
prises, l'homme a souvent besoin d'être animé et
soutenu par des espérances surhumaines. C'est ainsi
que Christophe Colomb voulait découvrir le paradis
terrestre, alors qu'il naviguait vers l'Amérique. De
même en chimie : la poursuite de la pierre philoso-
phale et celle de l'élixir de longue vie ont excité
une longue suite d'efforts, qui ont fini par aboutir
aux plus grandes découvertes.
A l'une de ces poursuites, celle de la pierre philo-
sophale, répond la chimie minérale, réduite en sys-
70 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
tëme régulier à la fin du siècle dernier par Lavoi-
sier et ses contemporains. L'autre chimère, Télixir
de longue vie^ a donné naissance à la chimie orga-
nique.
Les éléments des matières organiques ont été dé-
finitivement connus il y a quatre-vingts ans, précisé-
ment à la même époque que les éléments des ma-
tières minérales. C'est vers 1780 que cette première
assise de l'édifice a été posée. La nature simple du
carbone, de l'hydrogène et de l'oxygène, et la con-
servation absolue de leur poids à travers la suite
infinie des métamorphoses étant établies pour la
première fois, on reconnut aussitôt que toute ma-
tière organique renferme ces trois éléments. Peu
d'années après, Berthollet constata l'existence géné-
rale de l'azote dans les matières animales.
Ainsi fut démontré ce résultat surprenant : tous
les êtres vivants, végétaux et animaux, sont essen-
tiellement formés par les quatre mêmes corps élé-
mentaires, carbone, hydrogène, oxygène et azote;
en d'autres termes, et pour prendre uneformule plus
saisissante, les êtres vivants sont constitués par du
charbon uni avec trois gaz, qui sont les éléments de
l'eau et les éléments de l'air.
Cette première découverte fut suivie, comme de
raison, par celle des méthodes d'analyse, destinée
MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 71
à reconnaître la proportion des éléments orga-
niques. Gay-LussaCy Tbéoard et Berzélius donnèrent
les premiers procédés rigoureux. Après vingt ans
d'efforts, accomplis par les principaux chimistes de
répoque, MM. Liebig et Dumas fixèrent les procé-
dés dont nous nous servons encore.
Par ces méthodes, on parvint à un résultat philo*-
sophique d'une haute importance : on reconnut, en
effet, que les matières organiques obéissent aux
mêmes lois de proportions définies que les matières
minérales. Wollaston, et surtout Berzélius, mirent
ce point hors de doute par leurs expériences. -
Gay-Lussac arriva au même résultat sous .une
autre forme, en prouvant que les corps naturelle-
ment gazeux, ou réduits à l'état gazeux par la cha-
leur, se combinent suivant des rapports simples de
volume. Il appliqua aussitôt cette loi, en 1813, à
divers corps organiques, tels que l'alcool, l'éther, le
gaz oléfiant, les composés du cyanogène, etc.
On vit bien l'importance de la loi des proportions
définies en chimie organique, à la suite des travaux
de M. Ghevreul, qui fixèrent dans ce domaine la no-
tion du principe immédiat défini. Les Recherches sur
les corps gras d'origine animalOy commencées il y
a cinquante ans, prouvèrent, en effet, que les sub-
stances organiques, quelle que soit la variation
72 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
apparente de leurs propriétés, peuvent toujours être
représentées par le mélange et l'association en pro-
portion indéfinie d'un certain nombre de principes
immédiats définis ou espèces chimiques. C'est ainsi,
pour prendre un exemple, qu'une maison est for-
mée par des matériaux, tels que la pierre à bâtir, le
plâtre, la brique, le fer, le bois, assemblés diverse-
ment par l'art de l'architecte. La chimie examine
ces matériaux indépendamment de leur forme; mais
elle ne se propose pas de construire la maison.
En chimie organique, nous étudions les matériaux
ou principes dont l'assemblage forme les êtres vi-
vants ; nous cherchons, soit à les isoler, soit à ana-
lyser leurs actions chimiques réciproques, soit
même à reproduire synthétiquement les réactions
des principes immédiats et les principes eux-
mêmes; mais nous ne nous préoccupons ni de
décrire leur structure, ni de définir les conditions
qui les déterminent à s'organiser : ce sont là des
éludes d'un autre ordre, qui relèvent de l'anatomie
et de la physiologie, mais non de la chimie organique.
Les premières bases de la science se trouvèrent
ainsi établies, il y a quarante ans : cette date vous
montre combien notre science est jeune. Elle prit
aussitôt un développement rapide, tant par l'étude
des réactions générales que par celle des fonctions
MÉTHODES GÉHÊftALES DE SY5THËSE. 73
chimiques. Leeadre de celle leçon m^obligei passer
rapidement snr la merveilleuse suite de découvertes
qui se sont succédé depuis deux générations, et qui
ont cond uit la chimie organique au point où elle se
trouve aujourd'hui. Il me suffira de rappeler com-
ment une notion nouvelle, celle des alcalis végétaux,
si précieux, soit au point de vue de la science pure,
soit au point de vue de ses applications, fut intro-
duite en chimie, vers 1830, principalement par les
travaux de MM. Pelletier et Gaventou; comment
M. Dumas, après avoir établi sur des lois définitives
la connaissance de l'alcool et celle des éthers, éten-
dit ses premières études par de nouvelles décou-
vertes, et fonda la théorie générale des alcools,
c'est-à-dire de cette fonction nouvelle, caractéris-
tique de la chimie oi^anique, et doat l'importance
va tous les jours grandissant. Pour vous en donner
une idée, il suffira de rappeler ce root : que la dé-
couverte d'un nouvel alcool a la même importance
que la découverte d'un métal nouveau; car elle
donne naissance à des séries de combinaisons aussi
riches, aussi étendues, dont les propriétés générales
sont prévues avec la même probabilité. M. Dumas
jeta également, il y a trente ans, les bases de la
théorie des amides et celles de la théorie des sub-
stitutions.
74 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
M. Pelouze établissait en même temps les lois de
la distillation sèche des acides organiques.
Cependant MM. Liebig et Wôhler étudiaient les
aldéhydes, et démontraient l'existence de cette fonc-
tion nouvelle, spéciale comme les alcools à la chimie
organique. M. Liebig, par une multitude de travaux
sur les points les plus divers et par Técole de chi-
mistes formée autour de lui, concourait également
à la vive impulsion que la chimie organique ne
cessait de recevoir.
Au même moment Laurent, dans son laboratoire
solitaire, pourguivant l'élude des carbures d'hydro-
gène, donnait un développement immense à la
théorie des substitutions. Il prouva que le chlore
peut non seulement remplacer l'hydrogène, équiva-
lent par équivalent, en engendrant des composés nou-
veaux ; mais que ceux-ci conservent un grand nombre
des propriétés essentielles du composé primitif. En
d'autres termes, les propriétés d'un système molé-
culaire dépendent plutôt de son arrangement que
de la nature même dés éléments qui concourent à
cet arrangement : notion capitale, et qui porta un
coup fatal à la théorie électro-chimique, telle qu'elle
était alors comprise par les chimistes. Laurent, étu-
diant les phénomènes d'oxydation, mit également
en lumière cette échelle de combustion, de décom-
MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 75
position successive, qui descend peu à peu, et par
degrés ménagés, depuis les corps les plus compli-
qués jusqu'à Teau et à l'acide carbonique. Cette
échelle de combustion allait prendre bientôt une
importance énorme dans le système de Gerbardt.
Gerhardt, en effet, et nous touchons ici à nos con-
temporains, Gerhardt, outre des travaux spéciaux
fort intéressants, tels que la production des acides
anhydres, s'est surtout illustré par sa classification
générale des substances organiques, fondée sur la
théorie des homologues : c'était la conséquence des
travaux relatifs à la destruction graduelle des sub-
stances oi^aniques par les réactifs. Je ne puis que
rappeler ici combien cette classification a mis en
relief d'analogies et à combien de résultats féconds
elle a conduit.
Ce serait le moment de vous parler des radicaux
métalliques composés , inventés par M. Bunsen, et
des travaux de MU. Frankland, Kolbe et Lôwig sur
cette question; de la découverte des éthers mixtes
par M. Williamson, découverte féconde en consé-
quences ; et de tant d'autres recherches qui ont étendu
si rapidement le domaine de la science. Mais le
temps me manque pour ce récit : je le reprendrai
peut-être quelque jour avec les développements q u'il
mérite.
76 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Je ne puis cependant passer sous silence les mé-
thodes générales par lesquelles nous avons appris
à former les alcalis artificiels. La première est due
à M. Zinin (1842) ; elle permet de transformer en
alcalis une multitude de carbures d'hydrogène :
Taniline, devenue si intéressante par la production
des matières colorantes artificielles, est le fruit de
cette méthode. En 1848, M. Wùrtz, par une décou-
verte très importante, rattacha la formation des
alcalis artificiels aux alcools eux-mêmes, c'est-à-
dire aux séries fondamentales de la chimie organi-
que. Presque aussitôt M. Hofmann formula la théo-
rie générale de ces nouveaux composés.
C'est ainsi que la chimie organique s'est accrue
sans cesse par la conquête de nouveaux domaines.
En 1854, j'ai moi-même introduit dans la science la
théorie des alcools polyatomiques, théorie féconde
et qui a pris aussitôt d'immenses développements.
Elle m'a conduit d'abord à reproduire synthéti-
quement les corps gras naturels et à en établir
la constitution véritable; elle définit également
la constitution des principes sucrés ; elle permet de
concevoir, sinon de reproduire encore, celle des
principes fixes qui constituent les tissus végétaux.
Enfin j'ai été, depuis quinze ans, le promoteur des
idées de synthèse, jusque-là négligées en chimie
MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 77
organique, et que je développerai devant vous dans
le cours de celte année.
En résumé, la chimie oi^anique est une science
née d'hier, en voie de développements continuels.
Aussi comprendrez-vous facilement pourquoi elle
n'est pas encore parvenue à ce degré de maturité et
de fixité qui caractérise les sciences faites et finies,
telles que la géométrie élémentaire, ou bien les
théories physiques de la pesanteur et de Tattraction
universelle. Elle n'est même pas arrêtée à ce point
de stabilité relative, suffisante pour un enseigne-
ment élémentaire, et qui appartient à la chimie
minérale. En chimie organique, les notions géné-
rales sont en état d'évolution incessante : chacun
a son système, c'est-à-dire un certain ensemble
d'idées personnelles et qu'il applique à la science
tout entière. C'est là ce qui caractérise une science
en voie de formation. Et gardez-vous de regarder
cet état comme une preuve d'infériorité : les
sciences où toute discussion a cessé sont des sciences
épuisées. Nous sommes loin de là. Depuis quatre-
vingts ans, on ne cesse de fonder en chimie orga-
nique : à l'heure présente nous sommes encore
dans l'ère des fondateurs.
A ces progrès dans la science proprement dite
répondent des progrès continuels dans deux ordres
8 SCIENCE ET PHILOSOPHIE
opposés, dans Tordre des idées philosophiques et
dans Tordre des applications.
Vous parlerai-je, dans Tordre philosophique, de
ces notions profondes que donne la chimie sur la
constitution de la matière, éternellement durable
au milieu du perpétuel changement des apparences?
Quoi de plus saisissant que cette conception des êtres
vivants comme résultant de Tassemblage de certaines
substances définies, comparables par leurs propriétés
fondamentales aux substances minérales, constituées
par les mêmes éléments, obéissant aux mêmes
affinités, aux mêmes lois chimiques, physiques et
mécaniques? Quoi de plus capital que la reproduc-
tion de ces substances, matériaux premiers sur
lesquels opèrent les organismes vivants, par le seul
jeu des forces minérales, et par la simple réaction
du carbone sur les éléments de Tair et de Teau?
Toute vérité est féconde, tout développement des
notions générales enfante une infinité de consé-
quences dans les diverses sciences théoriques et
dans les applications. Dans Tordre des autres
sciences, il suffira de citer la physiologie : ceux qui
la cultivent savent quelles lumières elle tire chaque
jour de la chimie organique, et à quel point les
progrès de ces deux sciences sont corrélatifs. Les
problèmes généraux de la nutrition dans les êtres
MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 79
vivants sont des problèmes chimiques ; il en est de
même de ceux de la respiration. L'étude de tous ces
problèmes s'appuie sur les données fournies par la
chimie organique. Dans les tissus animaux, aussi-
tôt que les solides, les liquides et les gaz ont été mis
en contact réciproque, sous Tinfluence de certains
mouvements qui relèvent du système nerveux, et
d'une structure spéciale que nous ne savons pas
imiter, il se développe entre ces solides, ces liquides
et ces gaz des afiinités purement chimiques; les
combinaisons auxquelles elles donnent naissance
relèvent exclusivement des lois de la chimie orga-
nique.
Dans un ordre plus éloigné, rappellerai-je quelles
lumières la chimie a souvent apportées à l'histoire
de l'humanité, par l'étude des produits des civilisa-
tions antiques, et à l'histoire des êtres vivants qui se
sont succédé à la surface de la terre, par l'analyse
de leurs débris ; rappellerai-je comment, par l'exa-
men des aérolithes, elle semble nous révéler l'exis-
tence de la vie dans des mondes étrangers et peut-
être antérieurs au nôtre ?
En nous bornant aux applications industrielles,
c'est-à-dire à quelques-unes des conséquences de la
chimie dans l'ordre social, il faudrait retracer l'his-
toire de l'industrie tout entière pour vous montrer
80 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
à quel point les découvertes de notre science ont
servi les intérêts matériels de la civilisation. Citons
seulement les travaux relatifs aux savons, à la bou-
gie, aux acides organiques, aux alcools, au gaz de
l'éclairage, aux huiles minérales, aux alcaloidesi si
précieux par leurs applications médicales, aux
matières colorantes et à tant d'autres produits,
issus de la chimie organique et qui transforment
incessamment les conditions de la vie humaine. Rap-
pelons encore les recherches si précieuses qui ont
éclairé et éclairent chaque jour davantage Tagricul-
ture.
Bref, il est peu de sciences qui n'empruntent
quelque secours de la chimie organique, il est peu
d'industries qui ne tirent une lumière plus ou
moins complète de ses découvertes.
En raison de ces progrès incessants de la chimie
organique, comme science pure et comme science
appliquée, la plupart des chimistes de l'Institut et
des professeurs du Collège de France, dans l'ordre
des sciences physiques et mathématiques, ont été
frappés de l'utilité qu'il y aurait à instituer une
chaire destinée à exposer cette science, non seule-
ment au point de vue ordinaire des résultats acquîsde-
puis longtemps et consacrés dans les programmes et
dans les examens professionnels, mais à un point de
MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 81
vue progressif, de façon à saisir la science dans son
développement actuel et en s'altachant de préfé-
rence aux découvertes et aux idées les plus nou-
velles.
Ils ont pensé que c'était au Collège de France
qu'une telle chaire devait être instituée. En effet,
cet établissement est placé en dehors des exigences
des programmes et des examens spéciaux. Dès sa
fondation par François I", il a été destiné à repré-
senter précisément les sciences nouvelles, ou les
parties des sciences trop récentes pour être intro-
duites encore dans renseignement dogmatique des
Écoles et des Facultés. Le propre du Collège de
France, c'est d'exposer surtout les idées scienti-
fiques au moment même de leur évolution. C'est
ainsi qu'à titre de sciences nouvelles Tétude du
grec et la culture antique y furent représentées lors
de sa fondation; c'est ainsi que, depuis le commen-
cement du XIX* siècle, le Collège de France a élé le
principal théâtre de la transformation opérée dans
les études historiques et philologiques.
A ce titre, une chaire de chimie organique, con-
sacrée de préférence aux idées nouvelles qui s'agi-
tent dans cette science, est éminemment dans la
donnée générale du Collège de France.
Le ministre éclairé qui dirige l'instruction
6
«A
..•
83 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
publique, empressé à accueillir toute idée libérale
et progressive, a pris Tinitiative de l'exécution : il a
institué dans cette enceinte un cours de chimie orga-
nique, et il m'a fait l'honneur de confirmer le choix
des professeurs en me confiant ce nouvel enseigne-
ment.
Un mol encore, messieurs : j'ai un devoir, un devoir
bien doux à remplir envers mon maître, M. Balard.
Parmi les professeurs qui ont réclamé celte nou-
velle création, il en est un dont la situation était
particulière. M. Balard, en effet, professe la chimie
au Collège de France depuis quatorze ans ; il a formé
plusieurs générations de chimistes. Dans cette cir-
constance, ce que l'on proposait aurait pu paraître
à quelque esprit jalouse un empiétement sur ses
droits, car il s'agissait de dédoubler sa chaire. Mais,
loin de s'y opposer, par quelque crainte, peu fondée
d'ailleurs, car vous connaissez tous sa parole facile
et brillante et l'excellence de son enseignement;
loin de s'y opposer, M. Balard s'est empressé de
prendre l'initiative de la demande, donnant ainsi
une nouvelle preuve de ce dévouement à la science,
de cette bienveillance généreuse que connaissent si
bien tous ceux qui l'ont entendu, tous ceux qui ont
été en rapport avec lui. Après avoir été son élève
et son préparateur pendant dix ans, j'ai plus que
MÉTHODES GÉSÊRÀLES DE STKTHËSK. 83
personne le droit et le devoir de lui rendre un
témoignage public !
Voilà, messieurs, comment cette chaire a été in-
stituée, quelle en est la destioalion.
Parlons maintenant du cours de cette année. Ce
cours sera consacré à Texposition des méthodes
générales de synthèse en chimie organique.
La chimie organique a pour objet Tétude des
matières contenues dans les êtres vivants. Elle peut
être présentée sous deux points de vue, tous deux
nécessaires et fondamentaux : au point de vue de
l'analyse et au point de vue de la synthèse. Ces mots :
analifse et synthèse^ ont en chimie une signification
spéciale, siagulièrement précise et plus complète
que dans aucun autre ordre d'idées. En général, ces
mots expriment des procédés logiques de Tesprit
humain, qui tantôt décompose une notion complexe
en une suite de notions plus simples, tantôt et inver-
sement reconstitue une notion générale i Taide de
tout un ensemble de notions particulières. Eh Lien,
changez le mot notion en celui de substance, et
vous comprendrez ce que signifient, en chimie, les
mots aHUdyse et synthèse. Ils représentent une
action réelle, effective, sur la nature. Pour vous
montrer toute Timportance de l'analyse et de la
synthèse dans la philosophie naturelle, il suffira de
84 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
rappeler l'analyse de l'eau, décomposée par Texpé-
rience en hydrogène et en oxygène, et la synthèse
de Teau reconstituée, toujours par l'expérience et
non par une simple conception de l'esprit, à l'aide
de ces deux éléments : double découverte qui a joué
le plus grand rôle dans l'institution de la chimie
scientifique, il y a quatre-vingts ans.
En chimie organique, l'analyse procède par deux
degrés successifs : d'abord les principes immédiats,
puis les éléments. Elle commence par démontrer
que les êtres vivants sont formés par l'association et
le mélange d^un nombre immense de principes im-
médiats définis, très peu stables, très facilement
altérables sous l'influence de la chaleur et des agents
ordinaires de la chimie minérale. Ces principes si
nombreux résultent presque tous de l'union de
quatre éléments fondamentaux : le carbone, l'hy-
drogène, l'oxygène et l'azote. Opposez ce petit
nombre des éléments des matières organiques à
la multitude des principes immédiats qui en sont
composés et au peu de stabilité de ces principes,
et vous comprendrez aussitôt quelles difficultés
s'opposent à la synthèse des matières organiques,
et comment celte synthèse, envisagée d'une ma-
nière générale, est demeurée si longtemps contro-
versée. Cependant la nature la réalise tous les jours
MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 85
SOUS nos yeux; chaque jour nous voyons les végé-
taux former leurs principes immédiats avec les élé-
ments de Teau et de Tacide carbonique, et les
animaux engendrer de nouveaux principes par la
métamorphose de ceux que les végétaux ont produits
de toutes pièces.
Serait-il donc vrai que l'organisation exerce
quelque influence sur les ailQnités chimiques exer-
cées dans son sein, qu'elle seule ait la vertu de dé-
terminer ces synthèses naturelles, opérant par des
forces différentes de celles auxquelles a recours la
chimie minérale?
Buifon avait émis, au siècle dernier, une opinion
encore plus radicale : il supposait qu'il existe une
matière organique animée, universellement répan-
due dans les substances végétales et animales. Mais
cette opinion fut renversée le jour où Ton démontra
que les éléments chimiques des êtres organisés
sont les mêmes que les éléments chimiques des êtres
minéraux.
 cette première conception, grossière dans sa
subtilité même, on substitua bientôt celle d'une
action propre de la force vitale, intervenant pour
modifier le jeu des aflinités chimiques. Cette idée
commença à être ébranlée le jour où Wohler, en
1829, reproduisit artificiellement l'urée, c'est-à-dire
86 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
l'un des principes immédiats les pins importants des
animaux. Cependant cette première synthèse portait
sur une substance très simple; elle demeura presque
isolée, malgré quelques belles expériences de
M. Pelouze sur la transformation de Tacide cyanhy-
drique en acide formique, et de M. Kolbe sur la pro-
duction du chlorure de carbone et de Tacide acé-
tique au moyen du sulfure de carbone, à tel point
que Berzélius pouvait encore écrire ces paroles
en 4849 :
c Dans la nature vivante, les éléments paraissent
obéir à des lois tout autres que dans la nature inorga-
nique... Si Ton parvenait à trouver la cause de cette
différence, on aurait la clef de la théorie de la chimie
organique ; mais cette théorie est tellement cachée,
que nous n'avons aucun espoir de la découvrir,
du moins quant à présent. > Et il ajoutait, faisant
allusion à la reproduction de l'urée et à quelques
travaux plus récents : < Quand même nous parvien-
drions avec le temps à produire avec des corps
inorganiques plusieurs substances d'une composi-
tion analogue à celle des produits organiques, cette
imitation incomplète est trop restreinte pour que
nous puissions espérer produire des corps orga-
niques, comme nous réussissons dans la plupart des
cas à confirmer l'analyse des corps inorganiques en
MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 87
faisant leur synthèse. » Quelques années aupara-
vant, Gerhardt avait écrit, dans un sens analogue,
c que la Tormation des matières organiques dépen-
dait de Faction mystérieuse de la force vitale, action
opposée, en lutte continuelle avec celles que nous
sommes habitués à regarder comme la cause des
phénomènes chimiques ordinaires... Je démontre,
disait-il encore en parlant de sa classification, que
le chimiste fait tout l'opposé de la nature vivante,
qu'il brûle, détruit, opère par analyse; que la
force vitale seule opère par synthèse, qu'elle re-
construit l'édifice abattu par les forces chimiques. »
Ces citations répondent à l'état de la science, il y
a quinze ans; si j'ai cru nécessaire de les faire, c'est
que, les progrès une fois accomplis, les vérités démon-
trées paraissent si évidentes, que l'on croit les avoir
toujours connues; oubliant souvent combien ces pro-
grès sont récents et combien d'eiforts il a fallu pour
faire prévaloir un point de vue nouveau.
La science, en effet, depuis dix ans, a éprouvé un
changement considérable : les idées sur la constitu-
tion des matières organiques et sur leur synthèse se
sont profondément modifiées; les découvertes dans
cet ordre ont été telles, qu'à l'heure présente il est
peu de chimistes qui ne se préoccupent des questions
de synthèse; elles ont été telles, que j'ai pu prendre
88 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
pour sujet du cours de cette année les méthodes gé-
nérales de synthèse en chimie organique : là où il
n'y avait que quelques faits épars et isolés, nous pos-
sédons aujourd'hui des méthodes générales. Les
travaux de celui qui vous parle^ la longue suite
d'expériences par lesquelles il a réalisé la synthèse
des corps gras neutres, la synthèse totale des car-
bures d'hydrogène et des alcools les plus simples,
alcools et carbures dont aucun n'avait été formé
jusque-là avec les éléments; enfin l'ouvrage dans
lequel il a formulé l'ensemble des problèmes de
synthèse, réduits pour la première fois en un corps
de doctrine, en mettant sous les yeux de tous le but
qu'il s'agissait d'atteindre, les résultats déjà acquis
et la voie qu'il convenait de suivre pour aller plus
loin, n'ont sans doute pas été sans influence sur
cette évolution nouvelle de la chimie organique.
Messieurs, voici le moment de vous signaler quelle
est l'importance et le rôle de la synthèse en chimie
et particulièrement en chimie organique. La syn-
tlièse, en effet, peut être envisagée : soit comme vé-
rifiant l'analyse, soit comme donnant lieu à un nouvel
ordre de problèmes, réciproques à ceux de l'analyse;
soit comme démontrant l'identité des forces qui ré-
gissent les phénomènes chimiques dans la nature
minérale et dans la nature organique; soit enfin
MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 89
comme conduisant spécialement à la connaissance
des lois générales qui régissent la formation des
combinaisons chimiques.
La conséquence de la synthèse qui se présente
d'abord, c'est la vérification des résultats de l'ana-
lyse. Toutes les fois que nous réussissons à repro-
duire un composé chimique, au moyen des éléments
manifestés par l'analyse, nous acquérons la preuve
que nous connaissons bien réellement ces éléments
et leurs proportions, c'est-à-dire que l'analyse n'avait
rien oublié. Hais c'est là la moindre des consé-
quences produites par les recherches synthétiques.
En eifet, en généralisant ces recherches, nous
sommes conduits à envisager la science et ses mé-
thodes sous un point de vue nouveau. Tout un
nouvel ordre de problèmes prend ici naissance : ce
sont les problèmes inverses. Il s'agit maintenant de
recomposer tout ce qui a été décomposé, d'opposer
à toute action, é toute métamorphose, l'action, la
métamorphose réciproque. De là un point de vue
général et fécond, applicable à l'ensemble de la
chimie organique. Les méthodes de la synthèse, dans
leur opposition aux méthodes d'analyse, représen-
tenty en quelque sorte, le calcul intégral opposé au
calcul différentiel.
A un corps de méthodes générales de cette espèce
90 SCIENCK ET PHILOSOPHIE.
répond nécessairement tout un ordre d'idées scien-
tifiques et philosophiques. En effet, en même temps
que nous vériûons les analyses par les synthèses,
en même temps que nous en déduisons la concep-
tion des problèmes inverses, nous arrivons à des
notions d'un ordre extrêmement élevé, spéciale-
ment tirées de la synthèse. Les vues générales con-
çues par l'analyse sont toujours plus ou moins per-
sonnelles; elles ne s'imposent pas d'une manière
nécessaire à l'esprit humain, tant qu'elles n'ont pas
trouvé leur contrôle, c'est-à-dire démontré par la
synthèse leur conformité avec la nature des choses,
laquelle ne se plie point au gré de nos théories.
€'est donc par la synthèse que nous reconnaissons
que nous sommes parvenus aux lois mêmes qui ré-
gissent la composition des choses, et non à de pures
conceptions de notre esprit, propres tout au plus à
servir de base à des classifications artificielles.
La synthèse nous conduit également à la démons-
tration de celte vérité capitale, que les forces chimi-
ques qui régissent la matière organique sont réelle-
ment et sans réserve les mêmes que celles qui
régissent la matière minérale. Un tel résultat est
acquis dès que l'on a prouvé que les dernières forces
développent les mêmes effets que les premières et
reproduisent les mêmes combinaisons : notion
MÉTHODES GÊ5ÊEALES DE SYNTHÈSE. 91
yraiment Tondainenlale, que l'analyse peut faire
pressentir, mab qu'elle est évidemme nt impuissante
à établir. Ainsi, les lois chimiques qui régissent les
substances organiques sont les mêmes que celles
qui régissent les substances minérales. J'appelle
votre attention sur la simplicité de ce résultat : il
est conforme à cette tendance générale en yertu de
laquelle les sciences se simplifient à mesure qu'elles
deviennent plus parfaites, et tendent de plus en plus
à rendre compte des phénomènes encore inexpli-
qués par l'intervention des forces déjà connues.
Cest ainsi que la géol(^ie s'efforce de représenter
tous les changements du monde passé par le seul
jeu des causes actuelles.
La synthèse, je viens de vous le dire, est spéciale-
ment propre à nous faire connaître les lois généra-
les qui régissent les combinaisons chimiques. A ce
point de vue, elle offre une fécondité spéciale. En
effet, tandis que l'analyse se borne nécessairement
aux composés naturels et à leur dérivés, la syn-
thèse, procédant en veilu d'une loi génératrice,
reproduit non seulement les substances naturelles,
qui sont des cas particuliers de cette loi, mais aussi
une infinité d'autres substances^ qui n'auraient
jamais existé dans la nature. Ainsi, par exemple, on
connaissait par Tanalyse quinze ou vingt corps gras
92 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
neutres, extraits des végétaux et des animaux: la
synthèse, après avoir découvert et établi la loi géné-
rale qui préside à leur composition, s'appuie sur
cette loi même pour former aujourd'hui, non seule-
ment ces quinze ou vingt substances naturelles,
mais près de deux cents millions de corps gras, ob-
tenus par des méthodes prévues et dont les princi-
pales propriétés sont annoncées d'avance. Pour
prendre un exemple plus hardi, si la chimie réussit
quelque jour à dépasser cette limite jusqu'ici infran-
chissable que lui opposent les corps réputés simples,
si elle parvient à les décomposer et à les recom-
poser à son gré, la loi générale de cette synthèse
nous permettra sans doute de former, à côté des élé-
ments actuels, une infinité d'éléments analogues.
Le domaine où la synthèse exerce sa puissance
créatrice est donc en quelque sorte plus grand que
celui de la nature actuellement réalisée.
La chimie organique, messieurs, est parvenue
aujourd'hui à un degré assez avancé pour réduire
tous les problèmes de synthèse à un petit nombre
d'idées simples, et qui se classent sous deux catégo
ries, savoir :
l"" Les classifications, fondées sur les types ou fono-
lions organiques, et sur les séries qui reproduisent
chacun de ces types avec les mêmes caractères chi-
TIODES Gt3KÉRALES ftE STSTItSL »
iniques, mais sons divers étals de coiideii«atioo;
^ Les méthodes de métamorphoses, oa cycles de
réactions, qui permettent de produire â rolonlé tel
type chimique et tel composé déterminé, soit natu-
rel, soit artificiel.
Entre ces deux ordres de notions, nous devons
signaler une distinction fondamentale au point de
Tue de la philosophie scientifique : les unes sont
communes a toutes les sciences naturelles, tandis
que les autres caractérisent plus spécialement la
chimie. En effet, les notions de séries et de fonc*
lions, c^est'à-dire les notions de dassîikation,
existent dans toutes les sciences naturelles : la zoolo-
gie et la botanique procèdent â cet e^ard de la ffi«^me
manière que la chimie. Elles commencent égale-
ment par établir entre les différents êtres qu'elles
envisagent des relations générales, i Taide des-
quelles on partage ces êtres en classes, familles,
genres, etc. ; c^est-i-dire en catégories, tantôt pu-
rement couTenlionnelles, tantôt fondées sur un sen-
timent plus ou moins net de leurs analogies vérita-
bles. A un certain point de vue, ces classifications
peuvent être envisagées comme des instruments
nécessaires i la faiblesse de Tintelligence humaine
et sans lesquels elle serait incapable d'embrasser
Tensemble des êtres particuliers que les sciences
*
94 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
naturelles se proposent de connaître. Ce point de
vue appartient à la fois à la chimie et à l'histoire
naturelle.
Mais notre esprit n'est point entièrement satis-
fait par cette manière de comprendre les classifica-
tions. Il est toujours enclin à croire que les cadres
tracés par elles ne sont pas de simples conceptions
de la pensée humaine, mais qu'ils doivent avoir un
fondement dans l'essence même des choses. En un
mot, nous imaginons qu'une classification ne sau-
rait être naturelle que si elle rassemble tous les
êtres produits de la même manière et par une
même cause génératrice. Une classification ne peut
même prétendre à contenter complètement notre
esprit que si elle parvient à nous faire comprendre
le caractère et le mode d'action de cette cause géné-
ratrice. Telle est, ce me semble, la vraie philosophie
des notions relatives aux classifications naturelles et
artificielles; c'est au fond la même idée qui était
cachée sous les vieilles discussions des nominalistes
et des réalistes.
Or la chimie possède à cet égard un caractère
propre, et digne du plus haut intérêt. Non seule-
ment elle construit des classifications, mais elle les
fonde sur la connaissance immédiate et sur la mise
enjeu des causes génératrices. Elle transforme ses
HÉTHODBS GENERALES DE SÏHTHËSE. 9S
conceptions générales en réalités, parce qu'elle peut
former de toutes pièces et métamorphoser les uns
dans les autres les êtres dont elle s'occupe. Au con-
traire, les autres sciences naturelles n'ont pu jus-
qu'ici ni reproduire leurs espèces de toutes pièces,
ni les li-ansformerà volonté les unes dans les autres.
Quel que soit l'intérêt de ces problèmes, et sans af-
firmer ou nier que l'avenir leur réserve une solu-
tion, nous devons avouer que dans tout autre ordre
que celui de la chimie ils sont restés inaccessibles à
la science positive. Lachimieest laseulebradchede
nos connaissances dans laquelle de telles questions
aient pu dépasser les spéculations de la science
idéale.
La chimie tire donc de la synthèse un caractère
propre. Elle donne à l'homme sur le monde une
puissance inconnue aux autres sciences naturelles.
Par là même, elle imprime à ses conceptions et à ses
classifications un degré plus complet de réalité ob-
jective. En effet, les lois générales que la science at-
teint ici ne sont pas de simples créations de l'esprit
humain, des vues dont la conformité av(
généralrices des choses puisse être loujc
quée en doute. Les lois et les classificati
chimie sont vivantes dans^Ie monde extéri
engendrent chaque jour entre nos mains
» ^
96 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
tout pareils à ceux que produit la nature elle-même.
Or, telle est la seule démonstration rigoureuse de
l'identité entre les lois conçues par notre esprit et
les causes nécessaires qui agissent dans l'univers.
C'est en raison de cette faculté créatrice que la chi-
mie a conquis un rôle si considérable dans l'ordre
matériel : de là découlent toutes ses applications à
l'industrie et à la société. C'est ce même caractère
qui donne à ses méthodes et à ses résultats une in-
fluence capitale sur le développement général de
l'esprit humain. .
LA
THEORIE MÉCANIQUE DE LA CHALEUR
ET LU CHIMIE^
Une révolation générale s^est produite dans les
sciences physiques depuis trente ans, par suite de
la nouvelle conception à laquelle la philosophie expé-
rimentale a été conduite sur la nature de la chaleur :
au lieu d'enrisager celle-ci comme résidant dans un
fluide matériel, plus ou moins étroitement uni aux
corps pondérables, tous les physiciens s'accordent
aujourd'hui à regarder la chaleur comme un mode
de mouvement. La notion de phénomène a ainsi
f . Cei article résinne llntrodaction et U coodasion de moo
ownge intitulé : Estëi de Mécmùque Chhniqme, i ▼. i»-S*, 1879.
7
98 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
remplacé la notion de substance, attribuée naguère
à la chaleur et exprimée par le mot calorique. Cette
conception nouvelle, déjà entrevue autrefois dans
l'étude du frottement et du dégagement indéfini de
chaleur qui peut en résulter, a été démontrée vraie
par Mayer, Colding et Joule vers 1842, et établie
d'une manière plus complète par Helmholtz, Clau-
sius, Rankine et W. Thomson. Les travaux de ces
savants ont prouvé d'une manière irréfragable
Viquivalence mécanique de la chaleur, c'est-à-dire
la proportionnalité entre la quantité de chaleur dis-
parue dans les machines et la quantité de travail
mécanique développé simultanément.
Ainsi il est démontré que, dans tes machines pro-
prement dites, il existe une relation directe entre la
chaleur disparue et le travail produit. Toutes les fois
qu'une certaine quantité de chaleur disparait dans
un système de corps, sans pouvoir être retrouvée
dans les corps environnants, on observe dans le sys-
tème soit un accroissement de force vive, soit une
production de travail correspondante. Réciproque-
ment, s'il y a perte de force vive ou dépense de travail
dans un système, sans que cette perte ou cette dé-
pense s'explique par un phénomène du même ordre
et corrélatif dans un autre système, on observe le
dégagement d'une quantité de chaleur proportion-
CHIMIE ET THÉORIE DE LA CHALEUR. 99
nelle à cette dimination. Les deux ordres de phéno-
mènes sont donc équivalents.
Ce principe d'équivalence est démontré, je le
répète, par des expériences directes, lorsqu'il s'agit
des forces vives immédiatement mesurables et du
travail extérieur et visible des macbines. On est dés
lors conduit à appliquer le même principe aux
changements de force vive moléculaire, et aux tra»
vaux des dernières particules des corps, changements
accomplis dans un ordre de mouvements et de parties
matérielles que Ton ne peut ni voir ni mesurer di-
rectement, n s'agit en particulier de rediercher si
les mouvements insensibles qui règlent les phéno-
mènes chimiques obéissent aux mêmes lois que les
mouvements sensibles des machines motrices. Mais
on rencontre ici une difficulté fondamentale : les
mouvements insensibles développés pendant les ac-
tions chimiques ne pouvant être ni décrits, ni me-
surés directement, conune ceux des machines propre-
ment dites. C'est pourquoi la question ne saurait être
décidée que par voie indirecte; je veux dire par la
conformité constante des expériences avec des résul-
tats prévus par la théorie. Réciproquement, une
telle conformité étant supposée établie, il en résulte
cette conséquence capitale, queles travaux des forces
chimiques sont ramenés à une même définition et à
100 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
une même unité , communes à toutes les forces
naturelles.
De là résuite une science nouvelle, plus générale
et plus abstraite que la description individuelle des
propriétés, de la fabrication et des transformations
des espèces chimiques. Dans cette science, on se
propose d^envisager les lois mêmes des transforma-
tions, et de rechercher les causes, c'est-à-dire les
conditions prochaines qui les déterminent. On
démontre d'abord que les quantités de chaleur déve-
loppées par les actions réciproques des corps simples
et composés donnent la mesure des travaux des
forces moléculaires. Par là, les énergies chimiques se
trouvent nettement caractérisées et mises en opposi-
tion avec les autres énergies naturelles : les unes et
les autres obéissent d'ailleurs également aux lois de
la mécanique rationnelle.
Les conditions qui président à l'existence et à la
stabilité des combinaisons étant définies d'abord
pour chaque corps traité séparément, on en déduit
les conditions qui président aux actions réciproques.
C'est ici le résultat fondamental de la nouvelle
science. En effet, nous avons réussi à découvrir un
principe nouveau de mécanique chimique, à l'aide
duquel les actions réciproques des corps peuvent être
prévues avec certitude, dès que l'on sait les condi-
CHIMIE ET THÉORIE HE LA CHALEUR. 101
tions propres de l'existenoe de diacon d'eu enrisagé
isolémenL Le piiocipe da trafail maximum, aussi
simple que facUe à oomprradre, ramène loot i mie
douMe connaissance : celle de la chaleur dragée
par les transformations et celle de la stabilité propre
de chaque composé.
Nous arons énoacé le principe et nous Tavons
démontré expérimentalement, par la discussion des
phénomènes généraux de la chimie; puis nous en
a¥ons déyeloppé l'application aux actions réciproques
des principaux groupes de substances.
Le tableau général des actions chimiques des corps
pris sous leurs divers états, gazeux, liquide, solide,
dissous, peut être ainsi présenté d'une manière
générale et réduit i une r^e unique de statique
moléculaire. Non seulement cette règle fournit des
données nouTclles et fécondes pour la théorie, aussi
bien que pour les applications ; mais la figure même
de la chimie et la forme de ses enseignements se
trouvent par là changées.
Telle est la destinée de toute connaissance humaine.
Nulle œuvre théorique n'est définitive; les principes
de nos connaissances se transforment, et les points
de vue se renonveUent par une incessante évolution.
La chimie des espèces, des séries et des construc-
tions symboliques, qui a formé jusqu'ici presque
102 SCIENCE £T PHILOSOPHIE.
toute la science, se trouvera désormais, sinon
écartée, — nulle science véritable ne peut ainsi
disparaître du domaine de Tesprit humain, — du
moins rejetée sur le second plan par la chimie plus
générale des forces et des mécanismes : c'est celle-ci
qui doit dominer celle-là ; car elle lui fournit les
règles et les mesures de ses actions.. -
La matière multiforme dont la chimie étudie la
diversité obéit aux lois d'une mécanique commune,
et qui est la même pour les particules invisibles des
cristaux et des cellules que pour les organes sensi-
bles des machines proprement dites. Au point de vue
mécanique, deux données fondamentales caracté-
risent cette diversité en apparence indéfinie des sub-
stances chimiques, savoir : la masse des particules
élémentaires, c'est-à-dire leur équivalent, et la nature
de leurs mouvements. La connaissance de ces deux
données doit suffire pour tout expliquer. Voilà ce
qui justifie l'importance actuelle, et plus encore
l'importance future de la thermochimie, science qui
mesure les travaux des forces mises en jeu dans les
actions moléculaires.
Certes, je ne me dissimule pas les lacunes et les
imperfections de l'œuvre que j'ai tentée; mais cette
œuvre, si limitée qu'elle soit, n'en représente pas
moins un premier pas dans la voie nouvelle, que
CHIMIE ET TEtORIE DE LA.CHALEUR. 103
tous sont invilés à agrandir et à pousser plus ayant,
jusqu'à ce que la science chimique entière ait été
transformée. Le but est d'autant plus haut que, par
une telle éTolution, la chimie tend à sortir de Tordre
des sciences descriptives, pour rattacher ses prin-
cipes et ses problèmes à ceux des sciences purement
physiques et mécaniques. Elle se rapprodie ainsi de
plus en plus de cette conception idéale, poursuivie
depuis tant d'années par les efforts des savants et
des philosophes, et dans laquelle toutes les spécu-
lations et toutes les découvertes concourent vers
Tunité de la loi universelle des mouvements et des
forces naturelles.
LES MATIÈRES EXPLOSIVES
LEUR DÉCOUVERTE ET LES PROGRÈS SUCCESSIFS
DE LEUR CONNAISSANCE
Les anciens n'ont pas connu les matières explo-
sives, ni leur emploi pour la guerre ou pour l'in-
dustrie. Ils n'avaient pas soupçonné les réserves
d'énergie que les forces chimiques peuvent fournir
à l'homme et, dans la guerre, ils se bornaient à
utiliser le travail de ses muscles. C'est ce que montre
l'étude des engins, constituant une artillerie véri-
table, qu'ils avaient imaginés pour l'attaque et la
défense des places ; elle comprend tout un ensemble
de machines, balistes et catapultes, destinées à
LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 105
lancer sur l'ennemi des projectiles de nature diverse :
flèches et balles métalliques, pierres et boulets,
matières incendiaires attachées à l'extrémité des
traits ou déposées dans des pots, des carcasses ou
des barils.
On voit déjà le dessin de plusieurs de ces ma-
chines sur les monuments assyriens. Les Grecs en
ont fait un grand emploi, surtout depuis Alexandre
et ses successeurs. Les Romains et les Sassanides
les ont perfectionnées et transmises au moyen âge,
qui en avait encore développé et agrandi l'emploi,
sous le nom de mangonneaux, arbalètes à tour, etc.
Toutes ces machines, fondées sur la tension des
cordes, avaient, je le répète, un caractère commun :
elles se bornaient à mettre en œuvre la force de
l'homme, accumulée peu à peu par un système
plus ou moins ingénieux de leviers et de contre-
poids, dont la détente subite communiquait aux
projectiles l'impulsion et la force vive. On conçoit
dès lors quelle révolution dut se produire dans l'art
des guerres, lorsqu'on découvrit le moyen de déve-
lopper la force vive sans machine spéciale, sans
travail humain et par le ressort d'une énergie chi-
mique, latente dans le mélange de certains ingré-
dients.
Cette découverte ne fut pas la conséquence d'une
106 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
théorie préconçue : on y parvint par l'empirisme,
comme il est arrivé dans la plupart des industries,
du moins avant le siècle présent, qui a marqué Tère
des inventions déterminées par la pure théorie.
L'histoire de l'origine de la poudre, la plus an-
cienne des matières explosives, est des plus curieuses
et des plus caractéristiques pour celui qui cherche
à se rendre compte de la marche de l'esprit humain :
il s'agit d'ailleurs ici d'une découverte capitale; car
nul n'ignore le rôle que la poudre a joué dans les
développements de la civilisation moderne.
II
La connaissance de la poudre est sortie peu à
peu de l'emploi des matières incendiaires dans la
guerre.
Les projectiles incendiaires des anciens, fondés
d*abord sur l'emploi de torches et de morceaux de
bois enflammés, n'avaient pas tardé A être perfec-
tionnés par l'usage de la poix, du soufre et des
résines, substances faciles à enflammer, difficiles à
éteindre. Une fois fondues, elles adhèrent forte-
ment, en raison de leur viscosité, aux corps sur
lesquels elles sont tombées ; d'autre part, la chaleur
produite par leur combustion même les rend de
plus en plus fluides et les fait couler à la surface de
108 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
ces mêmes corps, en y propageant partout l'in-
cendie; enfin l'eau versée à leur surface ne les
éteint qu'avec difficulté, parce qu'elle ne les dissout
pas et ne s'y mélange point.
Cependant ces avantages n'ont rien d'absolu; on
peut parvenir à éteindre les résines enflammées, si
Ton réussit à les noyer sous l'eau, ou bien à les
refroidir à l'aide d'une aifusion abondante et subite
d'eau ou de sable, laquelle en abaisse la tempéra-
ture jusqu'à ce degré où la combustion cesse. Les
projectiles mêmes, qui leur servaient de supports,
ne pouvaient guère être lancés avec une très grande
vitesse, sans risquer de voir éteindre par l'action
réfrigérante de l'air l'inflammation communiquée
au départ.
Ce sont ces inconvénients que la découverte du
feu grégeois tendait à faire disparaître et qui lui
donnèrent tout d'abord une si grande réputation et
un si grand avantage sur les anciens procédés incen-
diaires.
On a beaucoup discuté sur la nature et sur les
effets du feu grégeois. Le mystère dont sa fabrication
et son emploi étaient entourés à Constantinople, le
caractère magique de ce feu, que rien ne semblait
pouvoir éteindre et qui, disait-on, communiquait la
même propriété aux incendies allumés par lui, frap-
LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 109
pèrent fortement les imaginations des contempo-
rains, et le retentissement de leur épouvante est
venu jusqu'à nous. En réalité, le secret dont la com-
position du feu grégeois a été longtemps entourée
est aujourd'hui complètement éclairci. On peut dire
même, et je le montrerai plus loin, qu'il n'a jamais
été perdu. Les projectiles incendiaires, tels que les
obus munis d'évents par où s'échappaient de longs
jets de feu, projectiles que l'armée allemande a
jetés sur Paris en 1870, et dont j'ai eu entre les
mains des exemplaires recueillis à Villejuif; ces
projectiles, dis-je, ne différaient probablement des
marmites à feu décrites par les historiens arabes que
par l'épaisseur plus grande des parois et par la pro-
jection des obus au moyen d'un canon, au lieu d'une
arbalète à tour; mais la matière incendiaire était à
peu près la même. Les obus proprement dits, tombés
sur Paris'par milliers, en décembre 1870 et janvier
1871, lançaient de tous côtés, dans l'acte de leur
explosion, des cartouches remplies de roche à feu,
c'est-à-dire d'un mélange incendiaire presque iden-
tique au feu grégeois. Mais les effets mêmes de ces
cartouches, une fois l'explosion produite, n'étaient
guère plus redoutables que n'ont dû l'èlre autrefois
ceux des traits à feu des Arabes. Il était facile, comme
j'en ai été témoin, d'éteindre ces cartouches et d'ar-*
ItO SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
rèter l'incendie qu'elles étaient destinées à provo-
quer : je possède encore celles que j'ai ramassées
dans une maison de la rue Racine, au moment même
où elle venait d'être traversée par un obus. La sub-
stance inflammable dont elles sont remplies est un
mélange de salpêtre, de soufre et d'un corps rési-
neux.
C'était surtout lorsqu'il agissait sur des bâtiments
en bois, navires, galeries de défense, tours rou-
lantes ou machines de siège, que le feu grégeois
exerçait ses effets les plus redoutables, et qu'il jus-
tifiait la terreur inspirée aux peuples ignorants de
son usage. Yis-à-vis des constructions de pierre, il
n'était guère plus efficace que les obus à pétrole de
la Commune, et son action sur les guerriers cou-
verts de fer était si facile à éviter ou si peu dange-
reuse, que Joinville, au milieu des descriptions
effrayées qu'il nous en retrace, ne nous dit pas
qu'un seul homme notable de l'armée des croisés
ait péri victime de l'attaque directe de ce feu.
Pour avoir une idée exacte du feu grégeois et de
ses effets, il suffit de lire les ouvrages classiques de
M. Ludovic LalanneS qui a reproduit et discuté les
1. Recherches sur le feu grégeois, 2« édition, i8i5. — Voir aussi
Joly de Haizeroy, Mémoires de l'Académie des Inscriptions, 1778.
^ Voir encore Tortel, le Spectateur militaire,^, b3, août 1841.
LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 111
principaux passages des auteurs byzantins, source
fondamentale en cette matière ; le livre de MM. Rei-
naud et FavéS qui ont exécuté le même travail sur
les auteurs arabes ; les extraits des auteurs chinois,
par le P. Gaubil ; et Touvrage magistral de M. Laca-
bane : De la poudre à canon '.
Nous allons résumer ces documents authentiques,
retrouvés par les érudits de notre temps, mais en
les commentant et les éclairant à l'aide des lumières
nouvelles qui résultent de la connaissance expéri-
mentale des effets des matières explosives et des lois
de la chimie.
C'est la découverte du salpêtre (sal pelrœ) et de
ses propriétés qui a servi de point de départ.
Les efOorescences salines qui se forment à la sur-
face de certaines roches et de certains terrains étaient
connues des anciens. Rappelons, pour l'intelligence
de ce qui suit, que la composition n'en est pas tou-
jours la même : le sulfate de soude, le carbonate de
soude, le chlorure de sodium, en particulier, pouvant
donner lieu à des formations analogues à celle du
véritable sel de pierre. Cependant la fleur delà
pierre d'Assos, ville de Mysie, décrite par Dioscoride
et par Pline, parait bien identique à Tazotate de
1. Du feu grégeoU et des origines de la poudre à canon, 1845.
2. Biblioihéque de VEcole des chartes, V série, 1. 1«, p. 28, 1845.
Ht SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
potasse. La neige de Chine était constituée par le
même sel, el le nom de baroxid (c'est-à-dire grêle),
employé par les Arabes, semble rappeler la struc-
ture rayonnée de ce sel recristallisé dans Teau.
Les anciens s'en servaient en matière médicale,
pour ronger les excroissances charnues et déter-
miner la cicatrisation des ulcères indolents.
La connaissance de ces propriétés corrosives
a-t-elle conduit, par une assimilation grossière, mais
de Tordre des raisonnements que font les peuples
primitifs, à envisager le salpêtre comme une matière
comburante? Ou bien sa propriété d'entretenir la
combustion, en fusant sur les charbons ardents,
a-t-ellc été découverte par hasard? C'est ce qu'il
n'est guère possible de décider. En tout cas, cette
aptitude comburante du nilre ne parait pas avoir été
connue des Grecs et des Romains.
Ce sont les Chinois qui semblent avoir eu les pre-
miers l'idée d'en tirer parti, principalement pour la
fabrication des arliûces, comme en témoignent les
noms de sel de Chine et de neige de Chine^ donnés
au salpêtre par les écrivains arabes. Mais il est dif-
ficile de préciser l'époque de cette découverte, anti-
datée d'ailleurs, comme beaucoup d'autres, par les
premiers Européens qui ont traduit les livres chi-
nois. Il est douteux que son application à la guerre
LES MATIERES^ EXPLOSIVES. lia
soit plos ancienne en Chine qa*en OccideDl; le»
documents exacts cités au siècle dernier par les
jésuites de Pékin % en réponse à une contes lation
de Corneille de Fauw, disent seulement : t L'an 969
de Jésus-Christ, deuxième année du règne de Taî*
Tsou, fondateur de la dynastie desSong, on présenta
à ce prince une composition qui allumait les flèches
et les portait fort loin. L'an 1002, sons son succes-
seur Tchin-Tsong, on fit usage de tubes qui lançaient
des globes de feu et des flèches allumées à la dis-
tance de 700 et même de 1000 pas*. » Les. mission-
naires ajoutent que, suivant plusieurs savants, ces
inventions remonteraient avant le viiT siècle. (M>ser-
vons qu'il s'agit ici de la fusée, et non des canons,
ni même de la poudre à canon, comme le montrent
les détails qui suivent.
En 1259, c on fabriqua une arme appelée Iho-ho-
Uiang^ c'est-à-dire lance à feu impétueui ; on intro-
duisit un nid de grains ' dans un long tube de bam-
bou, auquel on mettait le feu ; un jet de flamme en
sortait, puis le nid de grains était lancé avec bruit i .
1. Je tire cette ciUtioa de roarraje de MX. Reinaud ei FaTé,
p. ]IS7.
t. Ces distances sool probablement fort exagérées.
3. Sorte de cartoaciie reniennant des grains de matières expl<»-
s
lU SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
C'est la lance de guerre à feu ; mais il n*est question
ni du fusil ni du canon.
Le siège de la ville de Kai-lbung-fou par les Mon-
gols, en 1332, a été cité comme fournissant un
exemple de l'emploi du canon, quoiqu'il ne donne
pas un renseignement plus décisif. En effet, le
P. Gaubil a fait observer avec raison que la machine,
employée dans ce siège et désignée sous le nom de
ho'paoy n'est probablement pas le canon, mais plutôt
une machine à fronde, lançant des pots à feu dont
la flamme s'étendait au loin. Au siège de Siang-yang
par les Mongols, soldats de Koublai-Khan, en 1271,
les machines d'attaque furent construites non par
les Chinois, mais par des ingénieurs occidentaux,
Italiens et Arabes, ou plutôt Persans. C'étaient des
machines à fronde, mues par des contrepoids et lan-
çant des projectiles pesants, ainsi qu'il résulte des
récits concordants des historiens chinois et de Marco
Polo.
Les Chinois ne possédaient donc alors, pas plus
qu'aujourd'hui, le génie des inventions mécaniques,
et ils étaient obligés d'emprunter les ingénieurs
compétents à l'Europe et à la Perse. En 1621, les
canons étaient encore inconnus en Chine.
Cependant, d'après une tradition constante, bien
qu'elle n'ait peut-être pas été soumise à une cri-
LES X4TltftKS EXPLOSltES. 115
lique approfondie, les Chinois, je le répète, pands*
senl aToir connu les premiers les comportions sal-
pèlrées; mais ils en ignoraient la force expansive,
et les dxamenls aulhentîqaes semblent conduire à
leur refuser la découirerte des canons ei de la poudre
de gaerre proprement dite. La date même attribuée
plus haut i rinrention des fosées de guerre en Chine,
c'est-â-dire la fin da x* siècle de notre ère, ne re-
monte pas au delà de la date de cette même inven-
lion dans TOccident.
Cest trois siècles auparafant, c'est-i-dire vers67d,
que le feu grec ou grégeois apparaît pour la pre-
mière fois dans l'histoire, comme inTcnté par Tin-
g^nieor Callinicus. La flotte des Arabes, qui assié-
geait alors Coostantinople, fut détruite i Cyzique par
son emploi, et pmdant plusieurs siècles le feu gré-
geois assura la Tictoire aux Byzantins dans leurs
batailles nafales contre les Arabes et contre les
Russes. Cette composition incendiaire, que l'eau
ii'étei^ait point, était particulièrement efûcace à
une é:<«!pe ou les narires étaient obligés de se rap-
pr»>:her pjor combattre. Sa propriété de traverser
Tair arec vitesse, en produisant un grand bruit et
une flimme éclatante, frappait vivement les imagi-
lutivQS et augmentait la terreur que produisaient
ses e:Tets deslruoleurs. L'empereur Léon le Philo-
116 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
sophe en décrit remploi, dans ses Institutions mili-
taireSf comme celui d'une matière disposée dans
des tubes, d'où elle part avec un bruit de tonnerre
et une fumée enflammée, et va brûler les navires sur
lesquels on Tenvoie. On la lançait par de longs tubes
de cuivre, placés à la proue des navires, au travers
de la gueule des tètes d'animaux sauvages destinés
par leuraspect à augmenter l'effroi de l'ennemi. Jus-
qu'à quel point la force impulsive des gaz émis par
la matière enflammée s'ajoutait-elle à celle des cordes
tendues dont le ressort constituait la force motrice
initiale? C'est ce que le vague intentionnel des des-
criptions des auteurs grecs ne permet pas de décider.
Les Byzantins parlent aussi des tubes à main
(chirosiphons), destinés à être lancés au visage de
l'ennemi avec la composition enflammée qu'ils rea-
ferment. Enfin, ils insistent, comme sur un phéno-
mène extraordinaire, sur la propriété de la flamme
du feu grégeois de pouvoir être dirigée en tous
sens, même de haut en bas, au lieu de s'élever tou-
jours de bas en haut, comme la flamme ordinaire.
Cette propriété, due aux propriétés fusantes du mé-
lange nitrate, n'a plus rien de surprenant pour
nous; mais elle frappait alors les hommes d'étonné*
ment, et elle concourait aux effets destructeurs de la
nouvelle matière.
LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 117
Les Grecs se réservèrent pendant longtemps le
secret de cet agent : un ange Pavait donné, disait-on,
à Vempereur Constantin, et il était interdit, sous
les anathèmes les plus effrayants, d'en faire part à
Tennemî. Cependant, par trahison ou corruption, la
connaissance du feu grégeois finit par se répandre
parmi leurs adversaires. S'il est douteux qu'il ait
été employé lors des premières croisades, il est cer-
tain que remploi en était en pleine vigueur lors de
la cinquième croisade et des suivantes. Ces dates
mêmes semblent indiquer que ce n'est pas de la
Chine, mais de Constantinople, que la communica-
tion de la découverte se fit aux musulmans, con-
fondus sous le nom impropre d'Arabes à cause de
la langue employée par leurs historiens.
Ces musulmans, c'est-à-dire les peuples turcs et
persans combattus par les croisés, cultivèrent le
nouvel art et lui donnèrent des développements con-
sidérables. Ils attachèrent des compositions incen-
diaires à tous leurs traits, armes d'attaque et ma-
chines de guerre. Tantôt ils lançaient à la main des
pots métalliques, ou des balles de verre, qui se rom-
paient sur l'ennemi en le couvrant de matières
incendiaires; ou bien ils les attachaient à Textré-
mité de bâtons et de massues, qu'ils brisaient sur
l'adversaire en l'aspergeant de feu. Ils lançaient la
118 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
matière enflammée au moyen dé tubes; ils en gar-
nissaient aussi des tubes placés à l'exlrémité des
lances tenues par les cavaliers, des flèches projetées
par les arcs, des carreaux lancés par les machines;
ils la plaçaient dans des pots à feu, des carcasses
incendiaires, envoyés à de grandes distances par
des arbalètes à tour et des machines à fronde. C'est
ainsi que l'armée de saint Louis, en Egypte, fut
assaillie par de gros tonneaux ou carcasses remplis
de matières incendiaires.
a Ung soir advint que les Turcs amenèrent ung •
engin qu'ilz appeloient la perrière, ung terrible
engin à mal faire... par lequel engin ils nous get-
toient le feu grégois à planté, qui estoit la plus
horrible chose que oncques jamès je veisse... la
matière du feu grégois estoit telle qu'il venoit bien
devant aussi'gros que ung tonneau, et de longueur
la queue en duroit bien comme d'une demie canne
de quatre pans. 11 faisoit tel bruit à venir, qu'il
sembloit que ce fust fouldre qui cheust du ciel et me
sembloit d'un grant dragon voilant par l'air... et
getloit si grant clarté qu'il faisoit aussi cler dedans
nostre host comme le jour, tant y avoit grant flamme
de feu. » (Joinville, Histoire du roy sainciLoys.)
On trouve tout le détail de cet emploi dans un
manuscrit arabe, pour\'u de peintures, dont l'auteur
LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 119
est mort en 1S95, manuscrit traduit par Reinaud
pour Fouvrage cité plus haut, lequel reproduit en
même temps les figures dans un allas extrêmement
curieux.
Le feu devint ainsi un moyen de blesser directe-
ment Tennemi et un agent universel d'attaque,
usages auxquels la combustion vive des compositions
nilratées les rendait éminemment propres.
Au même ordre d'engins paraissent appartenir
les traits tonnants et enflammés et les globes de feu
lancés par les assiégés au siège de Niébla, en Espagne,
à la même époque. Les divers faits, rapportés à tort
par Casîri comme attestant l'emploi des canons en
Espagne au xm' siècle, ainsi que les instruments rais
en œuvre par les Mongols en Chine à la même
époque, et que nous avons relatés plus haut, se rap-
portent aussi à l'emploi du feu projeté par les an-
ciennes machines de guerre.
Une remarque essentielle trouve ici sa place. Les
Grecs tiennent soigneusement cachée la composi-
tion du feu grégeois : dans les descriptions les plus
minutieuses, celle d'Anne Comnène par exemple,
au XI* siècle, ils nous parlent de la poix, du naphte,
du soufre, toutes matières incendiaires que les an-
ciens connaissaient déjà, mais sans dire un mot de
l'ingrédient fondamental qui distinguait le feu gré-
m SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
geois des anciennes compositions, je veux dire le
salpêtre : c'était là le secret.
Mais il n'existe plus pour les auteurs arabes, et le
caractère véritable des compositions qu'ils emploient
ressort pleinement de leurs descriptions. Ainsi, dans
le traité cité plus haut, les compositions qui y sont
données renferment en général du salpêtre, associé
en différentes proportions à des matières combus-
tibles, dont la nature varie suivant les effets qu'on
voulait produire.
Vers la même époque paraît avoir été écrit le cé-
lèbre livre de Marcus Grœcus : Liher ignium ad
comburendos hostes; ouvrage dont la date incertaine
a été tantôt avancée, tantôt reculée entre le ix* et le
xiip siècle. Il renferme un grand nombre de recettes
de compositions incendiaires à base de nitre, parmi
lesquelles il en est de fort voisines de la poudre à
canon. Mais, de même que les auteurs arabes, l'au-
teur parle surtout des propriétés incendiaires; il
décrit seulement la fusée et le pétard, sans aller plus
loin : on y reviendra fout à l'heure.
Le salpêtre lui-même n'avait pas, à cette époque,
le degré de pureté qui assure des propriétés inva-
riables aux matières explosives dont il constitue la
base. Extrait d'abord par simple récolte à la surface
du sol et des pierres, on n'avait pas tardé à chercher
â le pcrli-îT par Li i^ti^iniiatiira îl=5 r-*.!*: ; r' iT? La
?irî3iK« lins; cct-^c-:-» «t tîi d-êlinr* •:•? r'.isi-rir?
«cires p-nr le pirlfer: «>? «t::* b:-2S j-ftiiras
iT/ardli-ii pir!a pr-^^rc*!*» di «iton'i? d-* p«>-
tiii*?, çîi pr^'îp::* le? «ris -^laîr^ eC mi^rsî-îns.
Tiit v-amir defprorii's de p-ireiê fort irê-;i>: pir
drTi'cD? varier eitr-niemenl. Tac*.!t la ica'.ière
fi-aû; !an:04 eîle doociit Meu à une cxr'.rsîon 5ul;te
^ re'^O'i-.iêe. q^iî bri^sit I':s réirîpenls ei les armes.
Acfsi coT»prend-on Topinion de ces autcirs, d'.'iprês
îa ;^e;Ie Temploi de telles matières éta'l parioîs
plos din^er-?ax p-3or ceux qni les inettaienl en
œcTre qae p»>ar lenrs ennernis.
Cef-?ndanL Femploî même du feu gréçeo^is aTaii
mU sar la v»>ie d'une nouvelle pr:priélé : la force
împ'JÎsiTe des in»-ianpes sa'pèlrês. En plaçanl ceux-
ci ^ans an lube el en les enOaramanl du côle fermé
on rétréci de ce tube, ils étaient chassés en avant
avec Tiolence. Au contraire, la flèche garnie d'un
tube incendiaire, i laquelle on mettait le feo, ne
tardait pas i perdre une portion de sa vitesse initiale.
122 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
sinon même à reculer en arrière. De celle observa-
lion naquit la fusée, ou feu volant (ignis volatilisy
tunica ad volandum)^ décrite par les Arabes et par
Marcus Grsecus. Ce dernier indique même une for-
mule de composition explosive (1 partie de soufre,
3 parties de charbon de tilleul ou de saule, et 6 par-
lies de salpêtre), fort voisine de celle de la poudre
de chasse et des poudres de guerre anglaises. Si le
salpêtre de cette époque avait été de l'azotate de
potasse sec et pur, cette composition aurait même
détoné^ au lieu de fuser, ce qui en aurait rendu
remploi presque impossible; mais nous avons dit
que le salpêtre d'alors était fort impur.
Les Arabes construisirent, d'après ce principe,
des engins de guerre plus compliqués, tels que
Vœu f qui se meut et qui brûle; deux ou même trois
fusées y poussaient en avant un projectile incen-
diaire, également enflammé.
L'explosion fut aussi utilisée, mais plutôt pour
épouvanter l'adversaire par le bruit du pétard
{tunica tonitmum faciens de Marcus Graecus), que
pour exercer une action directe.
C'est à cet état des connaissances et à cet usage des
mélanges nitrates que se rapportent les phrases célè-
bres de Roger Bacon (1214-1292), si souvent citées,
mais dont on a tiré des conséquences excessives :
LES MATIERES EXPLOSIVES. 113
* On peot produire dans les airs, dit cet auteur,
dn tonnerre el des éclairs, beaucoup plus violenlB que
cens de la nature. Il sufTit d'une petite quantité de
matière de la grosseur du pouce pour produire
on bruit épouvantable et des éclairs effrayants.
On peut détruire ainsi une ville et une armée'.
Cest un vrai prodige pour qui ne connaît pas par-
faitement les substances et les proportions néces-
saires. >
Bacon dit encore que f certaines choses ébranlent
l'ouïe si violemment que, si on les emploie subite-
ment, pendant la nuit et avecune habileté sufflsante,
il n'y a ni ville ni armée qui puisse y résister. Le
fracas du tonnerre n'est rien en comparaison, et les
éclairs des nuages sont loin de produire une pareille
épouvante. On en a un exemple dans ce jouet
d'enfant très répandu qui se compose d'un sac en
parchemin assez épais, de la grosseur du pouce et
contenant du salpêtre : la violence de l'explosion
produit un craquement plus formidable que les rou-
lements du tonnerre, et un éclat qui efface les éclairs
les plus puissants. >
On voit qu'il s'agit ici surtout des effets du pétard
et de ta fusée, mais non, comme on l'a cru, de
I. par la (erreur qu'inipire U dflonaliiin. Voir plus loin.
\U SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
quelque invention ou prédiction propre à Bacon. La
composition qui produit ces effets est désignée par
une anagramme, sous laquelle on entrevoit une for-
mule analogue à celle de Marcus Graecus.
Albert le Grand (H 93-1280), ou l'auteur anonyme
qui se cache sous son nom, dans son traité De Mira-
bilibuSy qui est de la même époque, reproduit les
descriptions et les formules de Marcus Graecus sur
la fusée et sur le pétard. Mais la force élastique pro-
prement dite des mélanges explosifs et son applica-
tion régulière au lancement des projectiles demeu-
rent ignorées de tous ces auteurs.
Le feu grégeois et les compositions congénères
étaient surtout redoutables comme agents incen-
diaires vis-à-vis des navires et des tours de bois et
autres machines de guerre, mais bien moins dan-
gereux pour les hommes, ainsi qu'il a été dit plus
haut : leur emploi était plus atroce qu'efficace à la
guerre. Le sentiment d'effroi produit par le bruit et
la flamme une fois émoussé par l'habitude, on se
garait assez facilement de la matière enflammée.
Nous lisons dans Joinville que des hommes et des
chevaux, bardés de fer à la vérité, furent couverts de
feu grégeois sans en avoir été blessés.
Les effets psychologiques de ce genre ont été fort
recherchés autrefois en Orient, comme l'atteste l'em-
LES MATIERES EXPLOSIVES. 125
ploi des chars armés de faux, celui des éléphants ,
etc. Noos avons vu reparaître ce même sentiment
lorsqu'on a proposé, pendant la Commune, la mise
en avant des bêtes féroces, déjà lâchées contre les
Romains par les derniers défenseurs de Tindépen-
dance grecque à Sicyone ; l'emploi plus moderne des
obus chargés avec du sulfure de carbone renfermant
du phosphore, mélange qui s'enflamme spontané-
ment i Tair; celui des obus chargés d'acide cyanhy-
drique, etc. De tels procédés, après la première sur-
prise passée, cessent d'être efQcaces vis-à-vis des races
courageuses et réOéchies comme les nôtres, parce
que leurs effets sont moraux plutôt que matériels. Si
quelques individus peuvent en être cruellement
atteints, il est cependant facile aux armées de
les éviter, avec un peu de sang-froid et de réso-
lution.
Les terreurs récentes excitées en Angleterre et en
France, par l'emploi de la dynamite comme agent
révolutionnaire sont nées des mêmes illusions et
tomberont bientôt. S'il est vrai que l'on peut assas-
siner quelques hommes et exercer des vengeances
individuelles avec de tels engins, il n'est pas moins
certain que des imaginations surexcitées ont seules
pu y voir les instruments efficaces des promoteurs
des revendications sociales : de tels agents ne sau-
1'^
•> K^ :
i26 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
raient produire que des effets localisés et limités,
incapables d'exercer une influence matérielle tant
soit peu étendue.
Mais revenons à Thistoire des matières explosives.
III
De nooTelles propriélés plus puissantes que les
andennes ne lardèrent pas i être découvertes dans
les eoraposîtions salpètrées; elles menèrent à l'em-
ploi définitif de la pondre à canon et à l'abandon de
raocienne artillerie de guerre.
Vers la fin du xui* siècle, on voit apparaître la
première notion claire de l'application de la force
propulsive de la poudre pour lancer des projectiles.
L*usage de la fusée conduisit à placer dans le même
tube que celle-ci, et en avant d'elle, un projectile
lancé par la force impulsive de la fusée elle-même.
Dans un manuscrit arabe, dont la date est rapportée
128 SCiËiNCE ET PU1L0S0PU1£.
au çommencemenl du xiv* siècle, on trouve le pas-
sage suivant ^ :
« Description du mélange que Ton fait dans le
medfaa :
COMPOSITION NORMALE.
10 drachmes de salpêtre;
2 drachmes de charbon ;
1 drachme et demie de soufre.
c Le mélange est broyé en poudre fine et l'on en
remplit le tiers du medfaa, mais pas plus; autrement
il ferait sauter (le medfaa). On fait faire autour un
(second) medfaa en bois, ayant pour diamètre Tou-
verture du (premier) medfaa ; on Ty enfonce (le
second) en frappant fortement; on place dessus la
balle ou la flèche et Ton met le feu à Tamorce. On
donne au (second) medfaa la mesure exacte jus-
qu'au-dessous du trou; s'il descend plus bas, le
tireur reçoit un coup dans la poitrine. Qu'on y fasse
attention ! >
Qu'une invention pareille soit appliquée au pot à
feu, et nous arriverons à la découverte du canon.
C'est ainsi que la force explosive de la poudre, redou-
1. Traité de la poudre, par Upmaan et von Meyer, traduit par
Oésortiaux, p. 7.
LES MATIERES EIPLOSIYES. fS9
lie d'abord comme incoercible et évitée comme dan-
gereuse au plus haut degré, s*est tournée en un agent
balistique. Nous touchons à la découverte fondamen-
tale qui a changé Tari de la guerre.
D'après les documents précis que nous possédons
aujourd'hui, cette découverte fat faite dans TEurope
occidentale^ au commencement du xiv* siècle ; elle se
répandit très rapidement : dés la seconde moitié de
ce siècle, nous la trouvons appliquée chez les prin-
cipales nations.
Suivant Libri, on aurait fabriqué en 1326, à Flo-
rence, des canons métalliques ; mais cet auteur a
trop souvent antidaté et falsifié les documents quMl
dérobait pour les vendre, pour que son témoignage
soit accepté sans nouvelle vérification.
M. Lacabane a relevé, dans les registres de la
chambre des comptes en France, une série de ren-
seignements plus authentiques. En 1338, il y est fait
mention de bombardes, i Foccasion de préparatifs
faits pour une descente en Angleterre.
c Pots de fer pour traire (lancer) carreaux à feu ;
48 carreaux empennés; une livre de salpêtre, une
demi-livre de soufre vif pour traire ces carreaux. >
Ces carreaux étaient de grandes Qèches à pelotes
incendiaires, que Ton dirigeait contre les construc-
tions en bois pour y mettre le feu. On voit par le
9
130 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
poids du salpêtre que le nouvel engin était encore
compté pour bien peu de chose ; mais on voit aussi
d'une façon certaine la substitution commençante de
la force balistique de la poudre à celle des arbalètes
à tour et des mangonneaux.
En 4339 (1338 vieux style), Barthélémy Drach,
commissaire des guerres, présente à la chambre des
comptes une note pour avoir poudre et choses néces-
saires aux canons qui étaient devant Puy-Guillem»
en Périgord; Du Gange citait déjà cette note, il y a
deux siècles.
A la défense de Cambrai (1339) figurent dix ca-
nons, cinq de fer, cinq de métal (bronze), ainsi que
la poudre pour les servir. C'étaient des engins de
faible calibre, car ils coûtaient seulement deux li-
vres dix sous trois deniers chacun. On fabrique à
Cahors, en 1345, toute une artillerie : vingt-quatre
canons de fer, deux mille six cents flèches, soixante
livres de poudre; Tusage des balles ou boulets de
plomb est également cité à cette époque.
Nous arrivons ainsi à la bataille de Crécy (1346),
où les Anglais mettent en ligne trois canons lançant
des petits boulets de fer et du feu.
A la même époque, nous voyons en Allemagne
signaler les poudreries d'Augsbourg (1340), de
Spandau (1344), de Liegnitz (1348). En 1360, on
LES MATIÈRES EIPLOSIVES. 131
attribue à la fabrication de la poudre Tiacendie de
rbôtel de ville de Lubeck .
Ce serait ici le lieu de citer le fabuleux Berthold
SchwartZy réputé autrefois avoir découvert la poudre
par hasard, dans le cours d'opérations alchimiques.
Mais la date la plus probable de son existence, si
celle-ci repose sur d'autres bases que des légendes
populaires, ne le placerait pas avant le milieu du
XIV* siècle, époque à laquelle des documents authen-
tiques établissent que l'usage de la poudre était
déjà en pleine vigueur.
En 1351, il est aussi question en Espagne, au
siège d'Alicante, de boulets de fer lancés par le feu.
La Russie commença à mettre en œuvre l'artillerie
en 1389, la Suède en 1400.
Dès 1356, Froissard nous montre les canons et
bombardes couramment employés. L'usage s'en
répandit rapidement, et toutes les grandes villes et
châteaux forts ne lardèrent pas à en être pourvus.
En même temps, le calibre des canons jetant de
grosses pierres et des boulets de fer s'augmentait de
jour en jour.
Les nouveaux engins ne s'établirent pas sans
quelque résistance; outre que la difficulté de con-
struire des tubes métalliques capables de résister à
l'explosion rendait dangereux l'emploi des gros
132 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
canons, les gens de guerre habitués aux anciennes
armes méprisaient ces nouveaux procédés, qui ten-
daient à faire disparaître la supériorité due à la
force personnelle des combattants ; ils les regardaient
même comme déloyaux. Le passage célèbre de
l'Arioste, où Roland jette à la mer la première arme
à feu, après en avoir vaincu le possesseur, nous
montre la trace de ces préjugés. Les peuples qui
avaient brillé par la supériorité de leurs archers,
tels que les Anglais, résistèrent surtout pendant
longtemps à l'abandon de leurs vieilles armes,
naguère si efQcaces. En 1573, ils refusaient encore
d'abandonner leurs arcs et leurs flèches; ces engins
figurent même, en 1627, au siège de Tile de Ré.
La difficulté de fabriquer les mousquets en grande
quantité s'est opposée pendant longtemps à leur
emploi général; Tinfanterie demeure armée de
piques jusqu'au temps de Louis XIV.
La substitution de l'artillerie nouvelle des canons
et bombardes à l'artillerie ancienne des mangon-
neaux, balistes et arbalètes à tour, était alors faite
depuis longtemps, à cause de la grande simplifica-
tion qu'elle avait apportée dans l'art de la guerre.
Les machines nouvelles étaient à la fois plus faciles
à construire, à transporter, à manier, et plus puis-
santes dans leurs effets. C'est avec l'artillerie de Jean
LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 133
Bureau que Charles VU acheva de chasser les Anglisa
de France au xv* siècle; et la puissante artillerie de
Charles VIII joua un rôle très important dans les
guerres d'Italie. L'artillerie des Turcs contribua
également beaucoup à la prise de Constanlinople
en 1453.
Ce n'est pas ici le lieu de retracer les progrès suc-
cessifs de rartillerie. Mais 11 convient de dire quel-
ques mots des derniers usages du feu grégeois et
d'insister sur l'application de la poudre aux mines»
pour la guerre et pour l'industrie.
Le feu grégeois ne disparut pas tout d'un coup, à
la façon d'un secret qui se serait perdu, comme on
le supposait naguère. Son usage s'est poursuivi jus-
qu'au XVI* siècle ; il y figure alors dans les Traités
de pyrotechnie^ sous le même nom et avec les
mêmes formules qu'au xiii* siècle. Mais cet agent,
réputé si formidable à l'origine, avait cessé de
frapper les imaginations, en même temps que sa
formule avait été connue de tous et qu'il devenait
d'une pratique courante. Ses effets étaient d'ailleurs
surpassés par ceux de la poudre de guerre, dont il
avait été le précurseur. Il tomba peu & peu en
désuétude, sans être cependant jamais tout à fait
inconnu, sa composition s'étant perpétuée dans
celle des matières incendiaires employées jusqu'à
134 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
no% jours par rartillerie; matières peu efficaces
d'ailleurs, si Ton en compare les effets destructeurs
à ceux des projectiles creux et des substances explo-
sives nouvelles.
En effet, remploi de la poudre, une fois bien
établi, ne fut pas limité à lancer des projectiles; les
artilleurs se familiarisèrent de plus en plus avec
Texpiosion, dont le bruit seul mettait jadis les
bataillons en fuite. Ils apprirent à en régler les
effets et l'appliquèrent, dès le xv' sièclci à faire
sauter les bâtiments et à augmenter les effets des
mines souterraines. Jadis on faisait écrouler les
fortifications par Tembrasement des étais des
galeries percées sous les fondations; on trouva plus
efficace de placer dans ces galeries des amas de
poudre confinés, dont l'explosion déterminait la
chute soudaine des murailles.
L'explosion fut encore utilisée dans la guerre
sous une autre forme et appliquée aux anciens pro-
jectiles incendiaires. Au lieu d'y placer des compo-
sitions fusantes, destinées simplement à propager le
feu, on eut l'idée de renforcer les parois du projec-
tile et d'y enfermer de la poudre, en s*arrangeant
pour que l'inflammation de celle-ci ne se produisît
pas en même temps que celle de la poudre du canon
destiné à lancer le projectile. De là la bombe et
LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 135
Fobus, donl Fexplosion, reproduite au loin, aug-
mente les effets destructeurs des boulets.
L'usage de la bombe, proposé au xvi* siècle, n'a
pris une véritable importance qu'au xvii* siècle, et
cet engin n'a pas cessé d'être perfectionné, jusqu'à
remplacer presque entièrement, de nos jours, les
anciens boulets pleins.
C'est également vers la 6n du xvii* siècle que l'in-
dustrie des mines osa se servir de la force explosive
de la poudre, comme d'un moyen régulier pour
abattre les rochers et déblayer les obstacles.
Jusque-là, on avait eu recours seulement pour ces
effets à la force des bras de l'homme, combinée avec
l'action du feu, qui désagrège les rochers; et parfois
avec celle de l'eau, versée ensuite sur la pieire
incandescente, qui se brise par l'effet d'un brusque
refroidissement, — réactions utilisées encore aujour-
d'hui chez certaines populations sauvages des mon-
tagnes de l'Inde et auxquelles parait se rapporter ce
vers de Lucrèce :
Disf iliuntque fero fervenlia taxa vapore,
ainsi que l'antique tradition des rochers des Alpes
fendus à l'aide du vinaigre par Annibal :
Rupes dissoivit aceto.
iâ6 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
L'emploi de la poudre noire a fait oublier ces
vieilles pratiques. C'est à sa puissance et à l'énergie
plus grande encore des nouvelles matières explosives
que sont dus les immenses développements donnés
dans notre siècle aux travaux des mines, des routes,
des tunnels, des ports et des chemins de fer ; travaux
presque impraticables, en raison de leur coût et de
leur difficulté, s'il avait fallu les exécuter comme
autrefois à l'aide des bras humains. G'estla force des
agents chimiques qui les accomplit aujourd'hui.
Ainsi la découverte du salpêtre a conduit à in-
venter les artifices et les compositions diverses
désignées sous le nom de feu grégeois; l'emploi de
ceux-ci a conduit à découvrir la fusée; enfin les
Occidentaux ont passé de ces compositions, par des
changements gradués, à des formules douées d'une
force projective de plus en plus caractérisée, c'est-
à-dire à la poudre à canon . L'emploi balistique de
la poudre fit alors tomber tout à coup les anciennes
machines de guerre, devenues inutiles par suite de
la découverte d'une substance qui contient en elle-
même, sans le secours d'aucun travail extérieur, une
force propulsive incomparablement plus grande.
IV
Aux débuts, les progrès de la nouvelle artillerie
sont nés principalement de Tétude attentive des
conditions des phénomènes, conditions fortuite-
ment révélées par l'usage. Aussi ces progrès demeu-
rèrent-ils d'abord lents et incertains. Hais une nou-
velle ère s'est ouverte à cet égard, depuis deux
siècles, par suite du développement incessant des
sciences mécaniques, physiques et chimiques, et par
l'effet de l'application dans la pratique des consé-
quences les plus hardies de la théorie.
Les premières notions précises que Ton ait eues
sur les vrais caractères de l'explosion furent la con-
séquence des lois physiques des gaz, au xv!!"" siècle.
138 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Mais c'est seulement vers la fin du siècle dernier
que la découverte de la véritable théorie des phéno-
mènes chimiques, fournit Texplicaiion de la combus-
tion et spécialement de la combustion explosive de la
poudre, jusque-là si obscure. On reconnut que l'azo-
tate de potasse y joue le rôle d'un véritable magasin
d'oxygène, qui brûle les matières combustibles sans
le concours de l'air extérieur. L'intelligence de ce
phénomène jeta le plus grand jour sur les conditions
de l'explosion de la poudre, en même temps qu'elle
mit en évidence ce fait que l'explosion est due à la
tension des produits gazeux qu'elle développe : azote,
acide carbonique, oxyde de carbone, hydrogène sul-
furé.
On entrevit dès lors la théorie physico-chimique
de la poudre, et les artilleurs, exercés au maniement
des formules mathématiques, s'efforcèrent d'expli-
quer et de prévoir les conditions générales des
réactions qui s'accomplissent dans-leurs armes.
Deux groupes de découvertes nouvelles ont donné
à cette science, depuis un demi-siècle, un essor
immense et qui s'étend encore tous les jours : les
unes sont dues aux progrès de la chimie organique,
les autres aux progrès de la théorie mécanique de la
chaleur.
Jusqu'en 1846, on n'était guère sorti de la compo-
LES MATIERES EXPLOSIVES. 139
sition des poudres salpéirées. A la vérilé, Berlhollet,
aux débuts do xix* siècle , guidé par la nouvelle
théorie de la combustion, avait tenté de remplacer
Tazotate de potasse par un autre agent oxydant, plus
actif encore, le chlorate de potasse. Mais cet agent
manifesta des propriétés si dangereuses, il commu-
niqua aux poudres qu'il concourait à former une
telle aptitude à détoner, que son emploi ne réussit
pas à passer dans la pratique.
Il y a quarante ans, une notion nouvelle apparut.
Jusque-là, on n'avait formé des matiëi'es explosives
que par un seul procédé : le mélange mécanique
d*un corps comburant avec un corps combustible.
On découvrit alors qu'il est possible et même facile
de combiner l'acide azotique avec les composés
organiques, de façon à constituer des combinaisons
complexes, ou les composants sont associés chimi-
quement et de la façon la plus intime. On obtient
ainsi des agents explosifs d'une puissance excep-
tionnelle : la poudre-coton, la nitroglycérine, l'acide
picrique, le picrate de potasse, etc.
Ainsi le progrès, dans cet ordre comme dans beau-
coup d'autres, a pris un essor inattendu, par suite
des inventions théoriques de la chimie organique;
inventions qui ont permis de fabriquer à volonté
une multitude de substances explosives inconnues
140 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
jusque-là, et dont les propriétés varient à l'infini.
On tenta tout d'abord de les appliquer à Tart de
la guerre. Si ces efforts n'ont pas encore complète-
ment abouti dans les applications au canon et au fu*
sil» cependant les nouveaux agents sont définitive-
ment restés dans l'art des mines de guerre, après
bien des tâtonnements et des catastrophes.
Il y a vingt ans, on osa même les employer dans
l'industrie, où ils manifestèrent une puissance
exceptionnelle dans la plupart des cas et une apti-
tude spéciale à briser le fer forgé et les rochers les
plus tenaces, sur lesquels la poudre ancienne n'avait
guère d'action.
De là les applications les plus intéressantes pour
la civilisation. Les dangers particuliers que présente
l'emploi de la nitroglycérine ont été en grande
partie conjurés dans son adjonction à la silice, ce
qui constitue le mélange appelé dynamite. Ce mé-
lange s'est répandu chaque jour davantage, de façon
à supplanter en grande partie la vieille poudre de
mine.
On reconnut par là l'infériorité des anciennes
poudres de guerre et de mine. Tout l'avantage de
ces mélanges grossiers, transmis par la tradition des
âges barbares, réside dans le caractère gradué de
leur détente explosive; car la réaction chimique
LES MATIËRBS EXPLOSIVES. U\
e]le-méme n'utilise gaère, comme je Tai établi,
qae la moitié de Ténergie de Tacide azotique suscep-
tible d'être mis eu œuvre dans la fabrication des
matériaux de la pondre. Espérons que celle-ci sera
remplacée quelque jour par des substances mieux
définies, où Ténei^e de Tacide azotique sera mieux
ménagée, enfin dont la combustion plus simple et
plus complète deviendra susceptible d'être mieux
réglée, suivant les besoins des applications et par les
principes de la théorie.
Ici, comme dans bien d'autres champs d'applica-
dons, le caractère scientifique des industries mo-
dernes et la poursuite systématique par la théorie des
effets pratiques les plus utiles se caractérisent chaque
joar davant^e. Non seulement on procède par une
méthode régulière à la découverte de matières que
l'empirisme n'aurait jamais conduit à soupçonner,
telles que la nitroglycérine, ou la poudre-coton ; mais
l'emploi même de ces matières $i puissantes ne peut
avoir lieu avec sécurité, s'il n'est dirigé par ime
théorie certaine.
C'est cette théorie que les progrès récents des
sciences modernes et surtout ceux de la thermo-
chimie permettent de construire. En effet, l'empi-
risme demeurait à peu près le seul guide dans la
prévision exacte des propriétés de chacune de ces
142 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
substances, lorsque la thermo -chimie est venue, il
y a treize ans à peine, établir les principes généraux
qui définissent les matières explosives nouvelles,
d'après leur formule et leur chaleur de formation.
Elle marque ainsi i la pratique les horizons que
celle-ci peut espérer atteindre, et elle lui fournit
cette lumière des règles rationnelles, seules
capables de lui permettre de prendre tout son déve-
loppement.
C'est cette transformation de Tétude empirique
des matières explosives en une science proprement
dite, fondée, je le répète, sur la thermo-chimie, que
je poursuis depuis 1870. Elle résulte de la notion de
rénergie présente dans les matières explosives;
énergie dont le rôle est bien plus général que ne
Taurait fait supposer Tancienne notion purement
chimique des corps comburants opposés aux com-
bustibles. En effet, Féoergie d'une matière explosive
exprime le plus grand travail qu'elle puisse effec-
tuer, c'est-à-dire qu'elle touche à une notion pra-
tique fondamentale. Or, la théorie nous enseigne
que l'énergie n'est ici autre chose que la différence
entre la chaleur mise en jeu dans la formation
depuis les éléments et la chaleur dégagée par la
transformation explosive. Mais celle-ci n'est point
assujettie à être une combustion proprement dite,
LES MATIERES EXPLOSIVES. 143
comme on le croyait autrefois. La puissance de
chaque matière explosive, les différences qui existent
entre les composés en apparence analogues, tels que
les éthers azotiques (nitroglycérine) et les corps
nitrés (picrate de potasse), résultent de cette théorie.
Elle permet de retracer a priori le tableau général
des matières explosives, — je dis non seulement les
matières actuellement connues, mais même toutes
les matières possibles, — et elle assigne à l'avance
rénergie propre de chacune d'elles.
Plaçons-nous maintenant à un point de vue plus
élevé et cherchons à dégager la philosophie des ma-
tières explosives.
LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 145
santé des races savantes et civilisées sur les races bar-
bares. L'écart entre le mode d'armement des unes et
des autres n'était pas suffisant jusque-là pour ne pas
être parfois surmonté par Teffort surexcité des éner-
gies individuelles. C'est là, en effet, ce qui avait per-
mis aux barbares de renverser la savante organisa-
tion de l'empire romain. C'est par là que les tribus
nomades de l'Arabie, fanatisées par l'islamisme,
avaient détruit, au vu' siècle, l'empire persan et
enlevé à l'empire byzantin ses plus belles provinces.
Un tel effort a suffi pour que les hordes sauvages
des cavaliers mongols, sortis des déserts de l'Asie
centrale, aient réussi à établir, au xiii* siècle, de
la Pologne aux mers de Chine, sur les débris des
civilisations chinoise et arabe, le plus vaste empire
qui ait été connu jusqu'ici.
Au contraire, depuis l'emploi régulier des matières
explosives ^ la guerre, les retours offensifs, jus-
qu'alors périodiques, de la barbarie ont cessé de
se produire. Si de telles catastrophes paraissent dé-
sormais impossibles, si la puissance des races eu-
ropéennes s'étend partout à la surface de la terre,
nous devons en savoir gré à la prépondérance insur-
montable que les instruments scientifiques assurent
aux races civilisées. Ce sont là des instruments que
les races barbares ne sauraient ni construire, faute
10
146 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
de connaissances théoriques suffisantes, ni main-
tenir longtemps en état, alors même qu'elles au-
raient réussi à se les procurer à prix d'or et à en
connaître le maniement. Dès son apparition, la
poudre de guerre a produit des effets comparables
à ceux de Timprimerie; elle a mis fin à la féodalité
et assuré la prépondérance des pouvoirs centralisés,
seuls capables de former les approvisionnements
nécessaires et de fabriquer les engins nouveaux,
aptes à détruire aisément les plus puissantes des
anciennes forteresses.
Cette forme rationnelle et scientiGque de la ci-
vilisation s'accentue chaque jour davantage. Le
xvm* siècle en avait proclamé l'avènement prochain ;
le xix« l'a réalisée et étendue à tous les ordres d'ac-
tivité.
Mais de là résulte une nouvelle conséquence
qu'il importe de ne jamais oublier. En effet, tous les
peuples civilisés sont obligés, pour augmenter leur
puissance matérielle, c'est-à-dire sous peine de
déclin, de maintenir chacun chez soi le niveau des
connaissances théoriques au point le plus élevé.
Dans tous les ordres, dans celui des matières explo-
sives en particulier, les armées se sont doublées de
groupes de savants, principalement occupés à déve-
lopper incessamment la théorie et à en contrôler
LES UATlGHES EIPLOSIVES. Ul
continuellement les conséquences a priori par des
vérifications espéri mentales.
Aucune force peut-être, à cet égard, n'est plus
étonnante que celle que l'on lire des matières esplo>
sires; puissance également utile ou dangereuse,
selon la direction que lui donne la volonté hu-
maine ; car la matière est indifférente à nos inten-
tions.
Cest ainsi que nous avons vu de notre temps,
à calé des applications tes plus utiles à l'industrie
ou les plus efficaces pour la guerre, l'emploi de
ces matières proposé par des esprits exaltés dans
le but de changer par la force révolutionnaire et
par la politique de la dynamite l'oi^anisation des
sociétés humaines. De grandes illusions se sont
même élevées à cet égard : la force des matières
explosives peut servir d'agent à des actes de ven-
geance personnelle; mais elle n'est guère suscep-
tible d'être mise en œuvre d'une façon générale
par des individus isolés, je dis de façon à produire
des effets généraux sur la^ société. De tels résultats
exigent des engins^ coûteus,Jlenlsi construire, mis
en œuvre par des bataillons disciplinés, bref une
organisation savante et compliquée, oi^anisalion
qu'un gouvernement seul peut coordonner et
mettre en branle.
lis SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Il est un aulre intérêt, plus grand peut-être au
point de vue purement abstrait, qui se présente
dans rétude des substances explosives ; cette étude
nous montre les états extrêmes de la matière,
comme pression, température, force vive, états
que nous ne sommes pas accoutumés à mettre en
jeu dans nos expériences ordinaires. En général,
nous opérons sous la pression atmosphérique,
pression voisine d'un kilogramme par centimètre
carré, c'est à dire, après tout, peu éloignée du
vide. Nous agissons sur des substances maintenues
à la température ordinaire, qui est fort voisine
du zéro absolu, c'est-à-dire une température à
laquelle les gaz ne possèdent qu'une force vive
bien faible, si on la compare à celle qu'on peut
leur communiquer. C'est à cette limite inférieure
des phénomènes que se rapportent la plupart de
nos connaissances chimiques et la plupart des lois
de notre physique.
Or, ce sont là des conditions bien éloignées de
celles que la matière réalise effectivement, soit
dans la profondeur de la terre, où les pressions
peuvent grandir jusqu'à un million d'atmos-
phères; soit à la surface des astres qui nous en-
tourent, où les températures se comptent par
milliers de degrés; soit encore dans le mouvement
LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 149
des projectiles lancés par les volcans et dans les
révolutions des étoiles, des planètes et des comètes,
astres animés de vitesses qui atteignent des cen-
taines de kilomètres par seconde.
Sans prétendre arriver i ces limites extrêmes,
placées hors de la portée de nos expériences et
dont Tanalyse spectrale nous permet seule d'entre-
voir les effets chimic^es, nous pouvons cependant
étendre nos études bien au delà des données de
nos expériences ordinaires, en nous attachant aux
phénomènes offerts par les matières explosives. Les
pressions qu'elles développent se mesurent par
milliers d'atmosphères; leur température semhle
approcher de celle des astres eux-mêmes; enfin,
la vitesse avec laquelle se propagent leurs mou-
vements peut atteindre plusieurs milliers de mètres
par seconde. Nous saisissons ainsi sur le vif une
multitude de phénomènes, inaccessibles par toute
autre méthode. De là une physique, une chimie,
une mécanique spéciales, qui sortent de nos habi-
tudes et de nos conceptions ordinaires. Dans l'ordre
des actions naturelles, cependant, elles ne sont
pas plus extraordinaires. Nous avons été habitués
à construire nos théories et nos conceptions d'après
un certain milieu, enfermé dans d'étroites limites.
Or, ce nouvel ordre de phénomènes change le
150 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
milieu, et cela suffit. Par là même, cette élude est
éminemment intéressante pour le philosophe qui
cherche à se rendre compte de la portée réelle et
de la généralité absolue des lois naturelles.
LES ORIGINES DE L'ALCHIMIE
ET LES SCIENCES MYSTIQUES
Le monde est aujourd'hui sans mystère : la con-
ception rationnelle prétend tout éclairer et tout com-
prendre; elle s'efforce de donner de toute chose
une explication positive et logique, et elle étend son
déterminisme fatal jusqu'au monde moral. Je ne sais
si les déductions impératives de la raison scien-
tifique réaliseront un jour cette prescience divine,
qui a soulevé autrefois tant de discussions et que Ton
n*a jamais réussi à concilier avec le sentiment non
moins impératif de la liberté humaine. En tout cas,
l'univers matériel entier est revendiqué par la science,
et personne n'ose plus résister en face à cette reven-
152 SCIENCE £T PHILOSOPHIE.
dication. La notion du miracle et du surnaturel s'est
évanouie comme un vain mirage, un préjugé suranné.
Il n'en a pas toujours été ainsi ; cette conception
purement rationnelle n'est apparue qu'au temps des
Grecs; elle ne s'est généralisée que chez les peuples
européens, et seulement depuis le xviu* siècle. Même
de nos jours, bien des esprits éclairés demeurent
engagés dans les liens du spiritisme et du magnétisme
animal.
Aux débuts de la civilisation, toute connaissance
affectait une forme religieuse et mystique. Toute
action était attribuée aux dieux, identifiés avec les
astres, avec les grands phénomènes célestes et ter-
restres, avec toutes les forces naturelles. Nul alors
n'eût osé accomplir une œuvre politique, militaire,
médicale, industrielle, sans recourir à la formule
sacrée, destinée à concilier la bonne volonté des
puissances mystérieuses qui gouvernaient l'univers.
Les opérations réfléchies et rationnelles ne venaient
qu'ensuite, toujours étroitement subordonnées.
Cependant ceux qui accomplissaient l'œuvre elle-
même ne tardèrent pas à s'apercevoir que celle-ci se
réalisait surtout par le travail efficace de la raison
et de l'activité humaines. La raison introduisit à son
tour, pour ainsi dire subrepticement, ses règles
précises dans les recettes d'exécution pratique, en
ORIGINKS DE L*ÂLCH1MIE. 153
attendant le jour où elle arriverait à tout dominer.
De là une période nouveile, demi-rationaliste et demi-
mystique, qui a précédé la naissance de la science
pure. Alors fleurirent les sciences intermédiaires,
s'il est permis de parler ainsi : Fastrologie, l'alchimie,
la vieille médecine des vertus des pierres et des
talismans, sciences qui nous semblent aujourd'hui
chimériques et charlalanesques. Leur apparition a
marqué cependant un progrès immense à un certain
jour et fait époque dans l'histoire de l'esprit humain.
Elles ont été une transition nécessaire entre l'ancien
état des esprits, livrés à la magie et aux pratiques
théurgiques, et l'esprit actuel, absolument positif,
mais qui, même de nos jours, semble trop dur pour
beaucoup de nos contemporains.
L'évolution qui s'est faite à cet égard, depuis les
Orientaux jusqu'aux Grecs et jusqu'à nous, n'a pas
été uniforme et parallèle dans tous les ordres. Si la
science pure s'est dégagée bien vite dans les mathé-
matiques, son règne a été plus retardé dans l'astro-
nomie, où l'astrologie a subsisté parallèlement
jusqu'aux temps modernes. Le progrès a été surtout
plus lent en chimie, où l'alchimie, science mixte, a
consente ses espérances merveilleuses jusqu'à la fin
du siècle dernier.
L'étude de ces sciences équivoques, intermédiaires
154
SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
entre la connaissance positive des choses et leur
interprétation mystique, offre une grande importance
pour le philosophe. Elle intéresse également les sa-
vants désireux de comprendre l'origine et la filiation
des idées et des mots qu'ils manient continuellement.
Les artistes, qui cherchent à reproduire les œuvres
de l'antiquité, les industriels, qui appliquent à la
culture matérielle les principes théoriques, veulent
aussi savoir quelles étaient les pratiques des anciens,
par quels procédés on t été fabriqués ces métaux, ces
étoffes, ces produits souvent admirables qu'ils nous
ont laissés. L'étroite connexion qui existe entre la
puissance intellectuelle et la puissance matérielle
de l'homme se retrouve partout dans l'histoire : c'est
le sentiment secret de cette connexion qui fait com-
prendre les rêves d'autrefois sur la toute-puissance
de la science. Nous aussi, nous croyons à cette toute-
puissance, quoique nous l'atteignions par d'autres
méthodes.
LES SEPT MÉTAUX
ET LES SEPT PLANÈTES
c Le monde est un animal unique, dont toutes le
parties, quelle qu'en soit la distance, sont liées
entre elles d'une manière nécessaire . » Cette phrase
de Jamblique le néoplatonicien ne serait pas désa-
vouée par les astronomes et par les physiciens mo-
dernes, car elle exprime l'unité des lois de la nature
et la connexion gêné raie de l'univers. La première
aperceplion de cette unité remonte au jour où les
hommes reconnurent la régularité fatale des révo-
lutions des astres; ils cherchèrent aussitôt à en
étendre les conséquences à tous les phénomènes
matériels et même moraux, par une généralisation
156 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
mystique, qui surprend le philosophe, mais quMi
importe pourtant de connaître, si Ton veut com-
prendre le développement historique de Tesprit
humain. C'était la chaîne (Tor qui reliait tous les
êtres, dans le langage des auteurs du moyen âge.
Ainsi rinfluence des astres parut s'étendre à toute
chose, à la génération des métaux, des minéraux et
des êtres vivants, aussi bien qu'à l'évolution des
peuples et des individus. 11 est certain que le soleil
règle, par le flux de sa lumière et de sa chaleur, les
saisons de l'année et le développement de la vie vé-
gétale; il est la source principale des énergies ac-
tuelles ou latentes à la surface de la terre. On attri-
buait autrefois le même rôle, quoique dans des or-
dres plus limités, aux divers astres, moins puissants
que le soleil, mais dont la marche est assujettie à
des lois aussi régulières. Tous les documents histo-
riques prouvent que c'est à Babylone et en Chaldée
que ces imaginations prirent naissance; elles ont
joué un rôle important dans le développement de
Tastronomie, étroitement liée avec l'astrologie, dont
elle semble sortie. L'alchimie s'y rattache également,
au moins par l'assimilation établie entre les métaux
et les planètes, assimilation tirée de leur éclat , de
leur couleur et de leur nombre même.
Attachons-nous d'abord à ce dernier : c'est le
SEPT MÉTAUX ET SEPT PLANETES. 157
nombre sept, chiffre sacré que Ton retrouve par-
tout, dans les jours de la semaine, [dans Ténuméra-
tion des planètes, dans celle des métaux, des cou-
leurs, des tons musicaux.
L'origine de ce nombre paraît être astronomique
et répondre aux phases de la lune, c'est-à-dire au
nombre des jours qui représentent le quart de la
révolution de cet astre. Le hasard fit que le nombre
des astres errants (planètes), visibles à TœU nu, qui
circulent ou semblent circuler dans le ciel autour de
la terre, s'élève précisément à sept : la Lune, le
Soleil, Mercure, Yénus, Mars, Jupiter et Saturne. A
chaque jour de la semaine un astre fut attribué : les
noms même des jours que nous prononçons main-
tenant continuent à traduire, à notre insu, cette
consécration babylonienne.
Le nombre des couleurs fut pareillement fixé à
sept ; cette classification arbitraire a été consacrée
par Newton, et elle est venue jusqu'aux physiciens
de notre temps. Elle remonte i une haute antiquité.
Hérodote rapporte que la ville d'Ecbatane (C/to, 98)
avait sept enceintes, peintes chacune d'une couleur
différente : la dernière était dorée; celle qui la pré-
cédait, argentée. C'est, je crois, la plus ancienne
mention qui établisse une relation du nombre sept
avec les couleurs et les métaux. La ville fabuleuse
158 SCIENCE ET PHIEOSOPHIE,
des Atlantes, dans le roman de Platon, est pareille-
ment entourée par des murs concentriques, dont les
derniers sont revêtus d'or et d'argent; mais on n'y
retrouve pas le' mystique nombre sept.
Ce même nombre était aussi, nous l'avons dit,
caractéristique des astres planétaires. D'après
M. François Lenormant, les inscriptions cunéiformes
mentionnent les sept pierre! noires, adorées dans le
principal temple d'Ouroukh en Chaldée, bétyles
personnifiant les sept planètes. C'est au même sym-
bolisme que se rapporte, sans doute, un passage du
roman de Philostrate sur la vie d'Apollonius de
Tyane (III, 41), passage dans lequel il est ques-
tion de sept anneaux donnés à ce philosophe par le
brahmane larchas.
Entre les métaux et les planètes le rapprochement
résulte, non seulement de leur nombre, mais surtout
de leur couleur. Les astres se manifestent à la vue
avec des colorations sensiblement distinctes : Sam
cuiqtie color est, dit Pline (II, xvi). La nature
diverse de ces couleurs a fortifié le rapprochement
des planètes et des métaux. C'est ainsi que Ton
conçoit aisément l'assimilation de l'or, le plus écla-
tant et le roi des métaux, avec la lumière jaune du
soleil, le dominateur du ciel. La plus ancienne indi-
cation que l'on possède à cet égard se trouve dans
SEPT MÉTAUX ET SEPT PLANËTES. 159
Piodare. La cinquième ode des hthméennes débute
par ces mots : c Hère du soleil, Thia, connue sous
beaucoup de noms, c'est à toi que les hommes doi-
vent la puissance prépondérante de For. »
MSrep *AX{ou, iroXu€i>v*j{t£ 6 eta,
Xpvaév avôpcDiroi icEpuoaiov 5)Ab>v.
Dans Hésiode, Tliia est une divinité, mère du so-
leil et de la lune, c'est-à-dire génératrice des prin-
cipes de la lumière {Théogonie, 371-374). Un vieux
socialiste commente ces vers en disant : c De Thia
et d'Hypérion vient le soleil, et du soleil Tor. A
chaque astre une matière est assi$^née : au Soleil
For, à la Lune l'argent, à Mars le fer, à Saturne le
plomb, à Jupiter Félectrum, à Hermès Fétain, à
Vénus le cuivre ^ » Cette scolie remonte à Fépoque
alexandrine. Elle reposait, à Forigine, sur des assi-
milations toutes naturelles.
En effet, si la couleur jaune et brillante du soleil
rappelle celle de For :
orbem
Per duodena régit moadi sol aureus astra',
la blanche et douce lumière de la lune a été de tout
1. Piodare, édition de Bsckb, L II, p. 5i0, 1819.
2. Vi gile, Géorgiques, l, 232.
160 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
temps assimilée à la teinte de Targent. La lumière
rougeâtre de la planète Mars, igneus d'après Pline,
wpôîtç d'après les alchimistes, a rappelé de bonne
heure celle du sang et celle du fer, consacrés à la
divinité du même nom. C'est ainsi que Didyme,
dans un extrait de son commentaire sur VIliade
(1. V), commentaire un peu antérieur à l'ère chré-
tienne, parle de Mars, appelé l'astre du fer. L'éclat
bleuâtre de Vénus, l'étoile du soir et du matin, rap-
pelle pareillement la teinte des sels de cuivre, métal
dont le nom même est tiré de celui de l'ile de Chy-
pre, consacrée à la déesse Cypris, nom grec de
Vénus. De là le rapprochement Tait par la plupart
des auteurs. Entre la teinte blanche et sombre du
plomb et celle de la planète Saturne, la parenté est
plus étroite encore, et elle est constamment invoquée
depuis l'époque alexandrine. Les couleurs et les
métaux assignés à Mercure « l'étincelant » {frr'àew^
radians, d'après Pline) et à Jupiter c le resplendis-
sant » (racO«i>v) ont varié davantage, comme je le dirai
tout à l'heure.
Toutes ces attributions sont liées étroitement à
l'histoire de l'astrologie et de l'alchimie. En effet,
dans l'esprit des auteurs de l'époque alexandrine,
ce ne sont pas là de simples rapprochements ; mais
il s'agit de la génération même des métaux, supposés
SEPT MÉTAUX ET SEPT PLANÈTES. 161
produits sous Tinfluence des astres dans le sein de
la terre.
ProcluSi philosophe néoplatonicien du v' siècle
de notre ère, dans son commentaire sur le Timée de
Platon, expose que c For naturel et l'argent et chacun
des métaux, comme chacune des autres substances,
sont engendrés dans la terre, sous Tinfluence des
divinités célestes et de leurs effluves. Le Soleil pro-
duit l'or; la Lune, l'argent; Saturne, le plomb, et
Mars, le fer. »
L'expression définitive de ces doctrines astrolo-
gico-chimiques et médicales se trouve dans l'auteur
arabe Dimeschql, cité par Chwolson {Sur les SabéenSj
l. II, p. 380, 396, 4H, 544). D'après cet écrivain,
les sept métaux sont en relation avec les sept astres
brillants, par leur couleur, leur nature et leurs pro-
priétés : ils concourent à en former la substance.
Notre auteur expose que, chez les Sabéens, héritiers
des anciens Chaldéens, les sept planètes étaient ado-
rées comme des divinités ; chacune avait son temple
et, dans le temple, sa statue, faite avec le métal qui
lui était dédié. Ainsi le Soleil avait une statue d'or;
la Lune, une statue d'argent; Mars, une statue de
fer; Vénus, une statue de cuivre ; Jupiter, une statue
d*étain; Saturne, une statue de plomb. Quant à la
planète Mercure, sa statue était faite avec un assem-
11
162 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
blage de tous les métaux, et dans le creux on versait
une grande quantité de mercure. Ce sont là des
contes arabes, qui rappellent les théories alchimi-
ques sur les métaux et sur le mercure, regardé
comme leur matière première. Mais ces contes repo-
sent sur de vieilles traditions défigurées, relatives à
Tadoration des planètes à Babylone et en Chaldée,
et à leurs relations avec les métaux.
Il existe, en eiïet, une liste analogue dès le second
siècle de notre ère : on la trouve dans un passage
de Celse, cité par Origène {Opera^ t. I, p. 646;
Contra Celsum, 1. VI, 22; édition de Paris, 1738).
Celse expose la doctrine des Perses .et les mystères
mithriaques, et il nous apprend que ces mystères
étaient exprimés par un certain symbole, représen-
tant les révolutions célestes et le passage des âmes
à travers les astres. C'était un escalier, muni de sept
portes élevées, avec une huitième au sommet.
La première porte est de plomb; elle esl assignée
à Saturne, la lenteur de cet astre étant exprimée par
la pesanteur du métal *.
La seconde porte est d*étain ; elle est assignée à
Vénus, dont la lumière rappelle l'éclat et la mollesse
de ce corps.
1. « Saturni sidus gelid® ac rigentis esse natura;. » (Pline, II, ti.
SEPT MÉTAUX ET SEPT PLANÈTES. 163
La troisième porte est d'airain, assignée à Jupiter,
à cause de la résistance du métal.
La quatrième porte est de fer, assignée à Hermès,
parce que ce métal est utile au commerce, et se
prête à toute espèce de travail.
La cinquième porte, assignée à Mars, est formée
par un alliage de cuivre monétaire, inégal et mé-
langé.
La sixième porte est d'argent, consacrée à la
Lune.
La septième porte est d'or, consacrée au Soleil ;
ces deux métaux répondant aux couleurs des deut
astres.
Les attributions des métaux aux planètes ne sont
pas ici tout à fait les mêmes que chez les néoplato-
niciens et les alchimistes. Us semblent répondre à
une tradition un peu différente et dont on retrouve
ailleurs d'autres traces. En effet, d'après Lobeck
(Aglaophamm, p. 936, 1829), dans certaines listes
astrologiques, Jupiter est de même assigné à l'airain,
et Mars au cuivre.
On rencontre la trace d'une diversité plus pro-
fonde et plus ancienne encore dans une vieille liste
alchimique, reproduite à la fin de plusieurs manu-
scrits, et où le signe de chaque planète est suivi du
nom du métal et des corps dérivés ou congénères.
164 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
La plupart des planètes répondent aux mêmes
métaux que dans les énumérations ordinaires, à
Texceplion de la planète Hermès, à la suite du signe
de laquelle se trouve le nom de Témeraude. Or,
chez les Égyptiens, d'après Lepsius, la liste des
métaux comprenait, à côté de Tor, de l'argent, du
cuivre et du plomb, les noms des pierres précieuses,
telle que le mafek ou émeraude et le chesbet ou
saphir, corps assimilés aux métaux, à cause de leur
éclat et de leur valeur'. Il y a là le souvenir de
rapprochements très différents des nôtres, mais que
rhùmanité a regardés autrefois comme naturels, et
dont la conoaissance est nécessaire pour bien con-
cevoir les idées des anciens. Toutefois l'assimilation
des pierres précieuses aux métaux a disparu de
bonne heure, tandis que Ton a pendant longtemps
continué à ranger dans une même classe les métaux
purs, tels que l'or, l'argent, le cuivre et certains
de leurs alliages, par exemple l'électrum et l'airain.
De là des variations importantes dans les signes des
métaux et des planètes.
Retraçons l'histoire de ces variations ; il est inté-
ressant de la décrire pour l'intelligence des vieux
textes.
1. Voir les métaux égyptiens dans mon ouvrage sur les Originei
de Valckimie, p. 221 et 233, Steinheil, 1885.
SEPT MÉTAUX ET SEPT PLANÈTES. 165
Olympiodore, néoplatonicien du vi* siècle, attribue
le plomb à Saturne; rélectrum, alliage d'or et d'ar-
gent, regardé comme un métal distinct, à Jupiter;
le Ter à Mars, For au Soleil, Tairain ou cuivre à
Vénus, rétain à Hermès (planète Mercure), Targent
à la Lune. Ces attributions sont les mêmes que celles
du scoliaste de Pindare cité plus haut; elles ré-
pondent exactement et point pour point à une liste
initiale du manuscrit alchimique de Saint-Marc,
écrit au xi® siècle, et qui renferme des documents^
très anciens.
Les symboles alchimiques consignés dans les ma-
nuscrits comprennent les métaux suivants, dont
Tordre et les attributions sont constants pour la
plupart.
!• L'or correspondait au Soleil, relation que j'ai
exposée plus haut.
Le signe de Tor est presque toujours celui du
soleil, et il est déjà exprimé ainsi dans les papyrus
de Leide.
2* L'argent correspondait à la Lune et était exprimé
toujours par le même signe planétaire.
3* L'électrum, alliage d'or et d'argent, était réputé
un métal particulier chez les Égyptiens, qui le dési-
gnaient sous le nom d'osem, nom qui s'est confondu
plus tard avec le mot grec asemon, argent non
166 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
marqué. Cet alliage fournit à volonté, suivant les
traitements, de l'or ou de l'argent. Il est décrit par
Pline, et il fut regardé jusqu'au temps des Romains
comme un métal distinct. Son signe était celui de
Jupiter, attribution que nous trouvons déjà dans
Zosime, auteur alchimique du m' ou iv* siècle de
notre ère.
Quand l'éleclrum disparut de la liste des métaux,
son signe fut aflecté à Tétain, qui jusque-là répondait
à la planète Mercure (Hermès). Nos listes alchimiques
portent la trace de ce changement ^ En effet, la liste
du manuscrit de Venise porte (fol. 6) : c Jupiter, res-
plendissant électrum. % Et ces mots se retrouvent,
toujours à côté du signe planétaire, dans le manu-
scrit 2327 de la Bibliothèque nationale de Paris
(fol. 17 recto, ligne 16), la première lettre du mot
Zeus figurant sous deux formes différentes (majus-
cule et minuscule). Au contraire, un peu plus loin,
dans une autre liste du dernier manuscrit (fol. 18
verso, ligne 5), le signe de Jupiter est assigné à
l'élain.
4» Le plomb correspondait à Saturne : cette attri-
bution n'a éprouvé aucun changement, quoique le
plomb ait plusieurs signes distincts dans les listes.
1. Voir les Origines de Valchimie, pi. II, p. 112. — Annales de
chimie et de physique, mars 1885, p. 382.
SEPT MÉTAUX ET SEPT PLANÈTES. 167
•
Le plomb était regardé par les alchimistes égyptiens
comme le générateur des autres métaux et la matière
première de la transmutation. Ce qui s'explique par
ses apparences, communes à divers autres corps.
En effet, ce nom s'appliquait, à Torigine, à tout
métal ou alliage métallique blanc et fusible ; il em-
brassait rétain (plomb blanc et argentin, opposé au
plomb noir ou plomb proprement dit, dans Pline)
et les nombreux alliages qui dérivent de ces deux
métaux, associés entre eux et avec l'antimoine, le
zinc, le nickel, le bismuth, etc. Les idées que nous
avons aujourd'hui sur les métaux simples ou élémen-
taires, opposés aux métaux composés ou alliages,
ne se sont dégagées que peu à peu dans le cours des
siècles. On conçoit d'ailleurs qu'il en ait été ainsi, car
rien n'établit à première vue une distinction absolue
entre ces deux groupes de corps.
5* Le fer correspondait à Mars. Cette attribution
est la plus ordinaire. Cependant dans la liste de
Celse le fer répond à la planète Hermès.
Le signe même de la planète Mars se trouve par-
fois donné à l'étain dans quelques-unes des listes.
Ceci rappelle encore la liste de Celse qui assigne à
Mars Talliage monétaire. Mars et le fer ont deux
signes distincts, quoique communs au métal et à la
planète, savoir : une flèche avec sa pointe, et un 3,
168 SCIENCE ET PHILOSOPHIE
abréviation du mot Bovpaç^ nom ancien de la planète
Mars, parfois même avec adjonction d'un w, abrévia-
tion de nvpéttç^ c l'enflammé », autre nom ou épi-
thète de Mars.
6" Le cuivre correspondait à Vénus, ou Cypris,
déesse de l'ile de Chypre, où l'on trouvait des mines
de ce métal, déesse assimilée elle-même à Hathor,la
divinité égyptienne multicolore, dont les dérivés
bleus, verts, jaunes et rouges du cuivre rappellent
les colorations diverses.
Toutefois la liste de Celse attribue le cuivre à
Jupiter et Talliage monétaire à Mars. La confusion
entre le fer et le cuivre, ou plutôt l'airain, aussi
attribués à la planète Mars, a existé autrefois; elle
est attestée par celle de leurs noms : le mot œs, qui
exprime l'airain en latin, dérive du sanscrit ayas,
qui signifie le fer^ C'était sans doute, dans une
haute antiquité, le nom du métal des armes et des
outils, celui du métal dur par excellence.
7<>L'étain correspondait d'abord à la planète Hermès
ou Mercure. Quand Jupiter eut changé de métal et
fut affecté à l'étain, le signe de la planète primitive
de ce métal passa au mercure.
La liste de Celse attribue l'étain à Vénus, ce qui
Originei de l'alchimie, p. 225.
SEPT MÉTAUX ET SEPT PLANÈTES. .169
rappelle aussi l'antique confusion du cuivre et du
bronze (airain, alliage d'étain).
8' Mercure. Le mercure, ignoré, ce semble, des
anciens Égyptiens, mais connu à l'époque alexan-
drine, fut d'abord regardé comme une sorte de
contre-argent et représenté par le signe de la lune
retourné. Il n'en est pas question dans la liste de
Celse (il* siècle). Entre le vi* siècle (liste d'Olympio-
dore le philosophe, citée plus haut) et le vn* siècle
de notre ère (liste de Stephanus d'Alexandrie^ qui
sera donnée tout à l'heure), le mercure prit le signe
de la planète Hermès, devenu libre par suite des
changements d'affectation relatifs à l'étain.
Ces attributions nouvelles et ces relations astrolo-
gieo-chimiques sont exprimées danslepassage suivant
de Stephanus : « Le démiurge plaça d'abord Saturne,
et vis-à-vis le plomb, dans la région la plus élevée
et la première; en second lieu, il plaça Jupiter vis-
à-vis de l'étain, dans la seconde région; il plaça
Mars le troisième, vis-à-vis le fer, dans la troisième
région; il plaça le Soleil le quatrième, et vis-à-vis
l'or, dans la quatrième région; il plaça Vénus la
cinquième, et vis-à-vis le cuivre, dans la cinquième
région ; il plaça Mercure le sixième, et vis-à-vis le
vif-argent, dans la sixième région ; il plaça la Lune
la septième, et vis-à-vis l'argent, dans la septième
( >
170- SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
et dernière région ^ » Dans le manuscrit, au-dessus
de chaque planète, ou de chaque métal, se . trouve
son symbole. Mais, circonstance caractéristique, le
symbole de la planète Mercure et celui du métal ne
sont pas encore Jes mêmes, malgré le rapprochement
établi entre eux, le métal étant toujours exprimé
par un croissant retourné. Le mercure et Tétain ont
donc chacun deux signes différents dans nos listes,
suivant leur époque.
Voilà les signes fondamentaux des corps simples
ou radicaux, comme nous dirions aujourd'hui.
Ces signes sont le point de départ de ceux d'un
certain nombre de corps, dérivés de chaque métal et
répondant aux différents traitements physiques
ou chimiques qui peuvent en changer l'état ou
l'apparence.
Tels sont : la limaille, la feuille, le corps calciné
ou fondu, la soudure, le mélange, les alliages, le
minerai, la rouille ou oxyde. Chacun de ces dérivés
possède dans les listes des manuscrits un signe
propre, qui se combine avec le signe du métal,
exactement comme on le fait dans la nomenclature
chimique de nos jours.
Les principes généraux de ces nomenclatures on
1 . Ms. 2327, folio 73 verso.
SEPT MÉTAUX ET SEPT PLANÈTES. 171
donc moins changé qu'on ne serait porté à le croire,
Tesprit humain procédant suivant des règles et des
systèmes de signes qui demeurent à peu près les
mêmes dans la suite des temps. Mais il convient
d'observer que les analogies fondées sur la nature
des choses, c'est-à-dire sur la composition chimique,
démontrée par la génération réelle des corps et par
leurs métamorphoses réalisées dans la nature ou
dans les laboratoires, ces analogies, dis-je, subsistent
el demeurent le fondement de nos notations scienti-
fiques ; tandis que les analogies chimiques d'autrefois
entre les planètes et les métaux, fondées sur des
idées mystiques sans base expérimentale, sont tom-
bées dans un juste discrédit. Cependant leur connais-
sance consen e encore de Tintérèt pour Tintelligence
des vieux textes et pour l'histoire de la science.
LES CITÉS ANIMALES
ET LEUR ÉVOLUTION
Beuzeval-sur-Dives (Calvados).
18 août 1877.
La Revue scieniifiqite a publié, il y a quelque
temps, une savante lecture de sir J. Lubbock Sur les
habitudes des fourmis^; c'est un sujet qui n'a cessé
de préoccuper les savants et les philosophes, à cause
des analogies entre les sociétés animales et les
sociétés humaines. Je demande la permission de
soumettre aux lecteurs quelques réflexions et obser-
vations que j'ai eu occasion de faire sur le même
sujet.
1. Yoy. Revue scientifique, numéro du 21 juillet 1877.
LES CITÉS AHIMALBS. 173
Je suis, en effet, da nombre de ceux qoi pensent
que Ton pent tirer de là quelque lumière sur les
causes naturelles qui ont conduit les hommes à
s'assembler en tribus, en cités, en nations. Un même
instinct de sociabilité agit sur les races humaines et
sur diverses espèces animales.
Rien n'est plus chimérique que cette célèbre hy-
pothèse d'un Contrai social^ soit imposé, soit libre-
ment consenti, et en vertu duquel les hommes, iso-
lés et errants à l'origine, se seraient assemblés en
sociétés. En ceci, conune en bien d'autres choses,
nous sommes dupes d'un mirage qui fait reporter
dans le passé, comme représentant un état antérieur,
Tobj^ idéal dont les hommes poursuivent l'accom-
plissement et dont l'avenir se rapprochera sans doute
de plus en pins. Au lieu d'être le point de départ,
an contraire le contrat sodal, c*est-à-dire le règne
de la science et de la raison, établi sur le consente-
ment volontaire du plus grand nombre, représente
le but final vers lequel tend l'humanité. C'est du
moins ce que semble attester l'histoire de la civilisa-
tion européenne.
Vais les origines de Thumanité, telles que nous
pouvons les entrevoir, soit par le vague écho des
lointaines traditions de l'histoire, soit par l'étude
des tribus sauvages, soit par l'examen des débris et
174 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
des instruments laissés par les anciens hommes, les
origines de Thumanité, dis-je, ne semblent avoir eu
presque rien de rationnel. Les agrégations des an-
ciens hommes ressemblaient fort à celles des castors
et des autres animaux sociables. Or, si les sociétés
animales sont le produit fatal d'un instinct hérédi-
taire, pourquoi en aurait-il été autrement des pre-
mières sociétés humaines ?
On allègue comme une différence fondamentale
l'organisation même des sociétés animales, qui a
toujours semblé invariable aux naturalistes et aux
philosophes observateurs, depuis plus de vingt
siècles.
Je ne sais si les sociétés des castors et celles des
grands singes anthropoïdes ont été réellement exami-
nées avec assez de précision pour que Ton puisse en
affirmer l'invariabilité absolue, surtout si on les
compare avec les villages des nègres ou des Peaux-
Rouges qui vivent dans leur voisinage. Les fourmis
mêmes, dont l'observation est plus facile, n'ont guère
été étudiées avec un détail exact que depuis deux
cents ans. Sait-on quels ont été, quels pourront être
encore les changements successifs de leur industrie?
Dès à présent, il existe des faits qui nous per-
mettent d'afïirmer que les sociétés animales ne sont
pas absolument immobiles : elles se développent, se
LES CITÉS ANIMALES. 175
propagent, sd renouvellent suivant des procédés
originaux y appropriés aux milieux particuliers dans
lesquels elles sont obligées de vivre. Voici Thistoire
de Tune de ces sociétés, qui n*est pas sans quelque
analogie avecThisloire des agglomérations humaines.
J'ai observé pendant vingt-cinq ans, dans un coin
écarté des bois de Sèvres, une société de fourmis.
Quand je la découvris, c'était un petit monticule, de
la forme conique que chacun sait, peuplé par des
milliers d'habitants. Ceux-ci se répandaient tout au-
tour, à travers Therbe, les cailloux, le sable, où ils
traçaient mille sentiers régulièrement parcourus;
d'autres routes s'élevaient sur les arbres; bref, la
fourmilière avait mis en exploitation régulière toute
une petite colline boisée, sur laquelle j'ai souvent
suivi les chemins des fourmis, prolongés au milieu
des herbes et des feuilles mortes sur des longueurs
de plus de cent mètres : distance énorme si on la
compare aux dimensions de l'animal.
La cité animale était en pleine prospérité, lorsque
je la vis pour la première fois; sa fondation remon-
tait à plusieurs années. Elle eut sans doute ses luttes
contre' la nature et contre les animaux, ses catas-
trophes provoquées par le pied d'un promeneur,
par la chute de quelque grosse branche d'arbre, par
la brusque invasion d'un filet d'eau pendant un
176 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
orage. Mais je n'assistai à aucune de ces vicissitudes.
J'observai cependant,, dans une autre région du
bois, une émigration en masse, Tun des phénomènes
les plus remarquables de la vie des peuples. C'était
à la fin de Tété. Une fourmilière située au bord
d'un chemin fréquenté par les promeneurs avait été
souvent ravagée par leur curiosité malveillante.
Obligées sans cesse de reconstruire leurs édifices, les
fourmis se lassèrent. Un jour, en parcourant la
route, je la vis traversée obliquement par une longue
colonne de fourmis. Le lendemain et les jours suivants,
la colonne noire marchait toujours. Surpris de cette
persévérance, je suivis la colonne; elle se dirigeait au
milieu du bois, ne parcourant aucun sentier déjà
battu, même par des fourmis; elle marchait sans
se diviser, au milieu des feuilles mortes, des herbes
et des racines d'arbres, vers un but évidemment fixé
àravance. Le trajet dura trois centsmètres : il aboutis-
sait au milieu des arbres, au pied d'un arbuste, en
haut d'un petit escarpement sablonneux, difficilement
accessible, et dominant une vieille route pavée. Là,
une nouvelle fourmilière se formait, en partie sous la
terre, en partie à sa surface. L'émigration dura tout
l'automne. Au printemps suivant, la ville ancienne
était déserte et la ville neuve en pleine activité. Le
site actuel d'ailleurs n'était pas bien choisi. S'il se
LES GITES ANIMALES.
177
ti*ouvait à Tabri des promeneurs, en raison de sa
situation, par contre il était au bas d'une pente
herbagée, par laquelle s'écoulaient les eaux d'orage.
La fourmilière, inondée à plusieurs reprises, ne reprit
jamais sa prospérité première, elle dépérit et finit,
après quelques années, par disparaître d'elle-même :
comme aurait pu le faire une ville trop souvent
ravagée par les eaux, ou par la malaria.
Pendant ce temps, l'autre cité dont j'ai parlé
d'abord demeurait toujours prospère. J'observai
cependant au bout de dix ans, que la cité avait dé-
taché une colonie à quelques mètres de distance, au
pied d'un jeune chêne. La colonie, faible et peu éten-
due à ses débuts, grandit d'année en année. Elle tra-
versa sans accident une époque critique, celle de la
coupe périodique de la portion du bois où elle était
établie.
Vers le temps de la guerre de 4870, mes observa-
tions furent suspendues pendant près d'une année.
A mon retour, la colonie était devenue une grande
fourmilière, tandis que la cité fondatrice commen-
çait à décroître. D'année en année, son déclin s'ac-
cusa; le nombre des habitants diminua; ils sem-
blaient en même temps devenus moins actifs, moins
empressés à apporter des matériaux et des provi-
sions, moins prompts à réparer les dommages causés
12
VT — T
178
SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
à leurs demeures. Celles-ci prirent peu à peu un
aspect de vétusté et s'affaissèrent en partie sous les
influences atmosphériques, combattues avec moins
d'énergie qu'autrefois.
Aujourd'hui, la colonie est devenue la cité princi-
pale; elle a fait périr Tarbuste qui l'avait protégé à
ses débuts contre les intempéries atmosphériques et
elle étale en pleine lumière ses édifices, formés de
pailles sèches et de fragments de bois en bon état,
dont la teinte contraste avec celui des toits grisâtres
et en décomposition de la vieille fourmilière. Depuis
quatre ans, un troisième centre de population s'est
même fondé dans le voisinage; mais il n'atteint pas
encore l'état de prospérité de la première colonie.
Cependant la vieille ville n'a pas été complètement
abandonnée. Elle sert de refuge à des familles, après
tout nombreuses encore. Mais son état demi-ruiné
rappelle celui de Babylone, subsistant pendant les
premiers siècles de l'ère chrétienne, au voisinage de
Séleucie et de Clésiphon, successivement fondées par
des civilisations plus modernes.
Depuis la première époque où j'écrivais ces lignes
(1877), le groupe de cités dont je rapporte l'histoire
a éprouvé une catastrophe. Lâchasse dans les bois de
Sèvres ayant été louée à des bourgeois parisiens, ceux-
ci se bont mis à élever des faisans dans leurs réserves :
L£S CITES ANIMALES. 179
or les faisans sont fort avides d'œufs de fourmis, si
bien qu'un jour, des gardes sont venu s avec des pioches
et des sacs; ils ont enlevé les larves et détruit la four-
milière : toutes les fourmilières florissantes des bois
de Sèvres ont été anéanties en une année. C'est ainsi
que Tameiian extermina les cités de l'Asie centrale et
construisit une pyramide avec les 90 000 têtes des
habitants de Bagdad. A peine quelques rares habi-
tants échappèrent à ce désastre; mais, avec unzèîe
infatigable, ils se mirent aussitôt à reconstituer
leurs cités. Celle quej'observe spécialement s'est ainsi
reformée au voisinage, de même que la Bagdad mo-
derne, héritière de Babylone. A nos yeux grossiers,
les mœurs et les édifices de la nouvelle fourmilière
paraissent semblables à ceux de l'ancienne. Mais c'est
là sans doute une illusion, née d'une vue trop loin-
taine des choses.
Un être colossal, dans le rapport de l'homme à la
fourmi, c'est-à-dire dont la hauteur approcherait de
celle du Mont-Blanc et dont la vie durerait dans la
même proportion, en un mot l'habiUint de Sirius
dont parle YoUaire, aurait peut-être jugé les civi-
lisations de Babylone et des autres capitales qui
l'ont remplacée, comme aussi uniformes que nous
jugeons celles des fourmilières.
Mais, par compensation, nous sommes obligés d'ad-
180 SCIENCE KT PHILOSOPHIE.
mettre, aussi bien que le Sirien de Micromégas, que
les cités animales ont une origine, un progrès, une
décadence, comme les cités humaines : leur durée
n'est courte que pour nous; mais elle égale celle des
États humains, si Ton compte par générations comme
le faisait Homère. L'intervalle d'une année, de deux
au plus, semble mesurer la vie d'une fourmi. Le
nombre de leurs générations, depuis Aristote, répond
donc à près de quarante mille années, évaluées
d'après les générations humaines; ce qui nous
reporte à une époque contemporaine des premiers
êtres dignes du nom d'hommes, si elle ne leur est
antérieure.
Si Jes vicissitudes des cités des fourmis rappellent
celles des cités humaines, il n'en est pas moins vrai
que la structure générale, l'aspect, les usages de ces
cités ne semblent guère avoir changé depuis que
nous les observons* Mais en a-t-il toujours été ainsi?
les premières fourmis ont-elles construit tout d'abord
une ville, pareille à celles qu'elles élèvent mainte-
nant? Ou bien y a-t-il eu une évolution dans l'orga-
nisation de ces cités ? les progrès des cités animales
n'auraient-ils pas été accomplis autrefois, pendant
des périodes trop anciennes pour avoir pu être ob-
servées ?
On pourrait soutenir que, depuis une époque très
>~
LES CITÉS ANIMALES.
181
reculée, et qui a peut-être précédé les commence-
ments des races humaines, les races des fourmis ont
terminé leur évolution; elles ont maintenant par-
couru le cycle des combinaisons intellectuelles com-
patibles avec leurs organes et les milieux qui les ont
sollicitées à l'action; en un mot, la civilisation des
fourmis a atteint depuis de longs siècles les limites
compatibles avec leur nature. Depuis lors, l'organi-
sation générale de leurs cités se transmet sans chan-
gement notable d'une génération à l'autre, cette
transmission s'opérant en partie par l'éducation, en
partie par les habitudes héréditaires devenues des
instincts. Le type commun de leurs sociétés n'éprouve
plus désormais que des variations légères, dues à la
fois aux circonstances locales et à l'activité plus ou
moins grande des tribus. D'après cette manière de
voir, le progrès des cités animales aurait été exécuté
dans le passé et serait parvenu à des limites, au
voisinage desquelles il est condamné à osciller dé-
sormais tant que la race subsistera.
En est-il donc autrement des races humaines?
Sommes-nous autorisés à regarder leurs progrès
comme indéfinis ? ou bien les races humaines sont-
elles destinées à obéir à la même loi fatale ? Leur
évolution parviendra-t-elle aussi à un état station-
naire, dont les limites seront déterminées par celle
X -• * •■ .. -
\
182 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
des connaissances que rhomme peut acquérir et
combiner, en vertu des facultés intellectuelles qui
résultent de son organisation? Ces limites atteintes,
les races humaines ne présenteront-elles pas le spec-
tacle d'une civilisation à peu près uniforme, oscil-
lant entre certains états alternatifs de trouble et
d'équilibre, mais s'efforçant désormais de revenir
toujours à une organisation type, réputée la plus
convenable au bonheur et à la dignité de l'espèce
humaine?
Une semblable opinion serait peut-être la plus
conforme aux leçons de l'histoire. L'Egypte a duré
cinq mille ans; c'est la civilisation la plus longue
qui ait encore existé. Trois mille ans avant notre ère,
les monuments et les inscriptions nous révèlent
des arts, une industrie, une culture peu différents de
ceux qui subsistaient en Egypte au temps des Ptolé-
mées et des Romains. L'organisation du peuple lui-
même ne semble pas avoir été différente, du moins
vue en gros et de loin, comme nous le faisons pour
les cités animales. A travers les catastrophes des
invasions, des conquêtes, des guerres civiles et étran-
gères, l'Egypte a subsisté sans grands changements
intérieurs, jusqu'au jour où elle a péri tout entière
et presque d'un seul coup, au dernier siècle de l'em-
pire romain , mais sans avoir pu sortir des limites que
LKS CITES ANIMALES. 183
ta race égyptienne avait conçues comme l'idéal su-
prême de la civilisation.
La Chine ne nous offre-t-elle pas, même de nos
jours, un spectacle analogue? La race qui habile
cette vaste région de l'Asie a conçu un certain idéal
de ia société; elle paraît y être arrivée peu à peu, il
y a bien des siècles; elle s'y tient désormais, à tra-
vers les désastres des conquêtes lartares et des ré*
bellions intérieures. Si elle cherche à apprendre
quelque chose au contact de la civilisation euro-
péenne, ce sont plutôt des formules, des pratiques
industrielles, qu'une conception nouvelle de la cul-
ture humaine. La race chinoise en un mot, de même
que la race égyptienne, est parvenue, après une cer-
taine évolution historique, à un état limite, qui
semble vouloir durer autant que la société elle-
même. Le changement de cet état marquera proba-
blement le terme Talal et la dissolution de la société
chinoise tout entière.
Ainsi les races hujmainesdont la civilisation est la
plus ancienne semblent avoir possédé une certaine
réserve d'énergie intellectuelle et morale, pour em
ployer le langage des sciences physiques. Cette éner-
gie dépensée les a conduites à un état stationna'
oscillant entre des limites, et dans lequel t
seraient peut-être demeurées indéQniment, si i
184 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
n'avaient subi le contact destructeur de races ani-
mées d'une énergie supérieure. N'est-ce point là
l'histoire des cités.animales ?
Ne sera-ce point aussi Thistoire des races euro-
péennes, lorsqu'elles auront couvert et dominé la
surface du globe terrestre, mis en exploitation toutes
ses ressources, embrassé tous les éléments de con-
naissances que son étendue comporte, épuisé les
combinaisons fondamentales compatibles avec la
puissance, limitée aussi, de l'intelligence indivi-
duelle de l'homme? en un mot consommé toute la
réserve d'énergie inhérente au globe terrestre et à
l'espèce humaine?
L'ACADÉMIE DES SCIENCES
I
1867.
t Le 15 frimaire de Fan IV de la République fran-
çaise S les quarante-huit membres nommés par le
Directoire exécutif pour faire partie de l'Institut
national des sciences et des arts se sont réunis à cinq
heures du soir dans la salle d'assemblée de la ci-
devant Académie des sciences ; le ministre de l'inté-
rieur a donné lecture des titres IV et V de la loi
rendue le 3 brumaire * par la Convention natio-
1. 6 décemre 1795.
î. f.5 octobre 1795.
186 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
nale sur Torganisation de rinstruction publique.
> Les 18, 19 et 21 du même mois, l'assemblée a
procédé successivement à l'élection de quarante-huit
membres; elle en a élu deux dans chaque section,
savoir: le premier jour, dix-huit, le second, seize,
et le troisième, quatorze ; total quarante-huit.
) Les 22, 23 et 24 suivants, l'assemblée a continué
les élections pour compléter l'Institut : elle a élu le
premier jour, vingt membres, le second jour, qua-
torze, et le troisième, quatorze ; total quarante-huit.
» Le 1*' nivôse de la même année, les cent qua-
rante-quatre membres de l'Instilut national des
sciences et des arts se sont rendus à six heures du
soir dans le local ci-devant désigné et ils ont com-
mencé à s'occuper de leur organisation inlcrieure. >
Tel est le procès-verJbal de la fondation de l'Aca-
démie des sciences actuelle, partie intégrante d'un
tout plus considérable, l'Institut. Dans la loi de fon-
dation, elle est désignée comme la première classe
DE l'Institut, sous le titre de sciences physiques et
mathématiques. Sur les cent quarante-quatre mem-
bres relatés dans ce procès-verbal, l'Académie des
sciences en comptait soixante, c'est-à-dire unnombre
supérieur à celui de chacune des deux autres classes,
formées, l'une (sciences morales et politiques) de
trente-six membres, Tautre (littérature et beaux-arts)
'<r
L'âCâDÊMIE des sciences. 187
de quaranle-huit membres. Ces chiffres tendaient à
assurer une certaine prépondérance à la première
classe sur les autresdans les délibérations comm unes,
circonstance qui accuse la préoccupation des idées
purement rationnelles dans la nouvelle organisation
de la société française.
D'après la loi de fondation, l'Académie des sciences
(classe des sciences physiques et mathématiques)
était formée de dix sections, savoir :
Membres Associés
résidents, dans les départements.
1. Halhématiques 6 6
2. ArU mécaniques 6 6
3. AstroDomie 6 6
4. Physique expérimentale 6 6
5. Chimie 6 6
6. Histoire naturelle et minéralogie. 6 6
7. Botanique et physique générale.. 6 6
8. Anatomie et zoologie 6 6
9. Médecine et chirurgie 6 6
10. Économie rurale et art vétérinaire. 6 6
On reconnaît, à la vue de cette liste, l'esprit de
règle symétrique et les idées absolument arrêtées
des hommes de la fin du xviii* siècle. Cet esprit
s^est perpétué plus qu'ailleurs dans TÂcadémie des
sciences. Seule, en effet, dans l'Institut, elle est
demeurée la même. Tandis que les autres classes ou
académies, suivant la loi commune de toutes les
institutions, ont changé par le cours de nos révolu-
■: - .'V^^^
188 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
lions, tandis qu'elles ont subi, dans leurs attributions,
dans leur titre et jusque dans leur nombre, des
changements considérables, qui ont altéré profondé-
ment le système général de Tlnstitut; au contraire,
l'Académie des sciences n'a guère varié depuis sa
fondation.
Les modifications les plus notables qu'elle ait
éprouvées datent de 1803 : elles ont consisté dans la
création de deux secrétaires perpétuels, l'un pour
les sciences physiques, l'autre pour les sciences ma-
thématiques; dans la création de huit associés
étrangers; dans l'extension du nombre des corres-
pondants nationaux, porté à cent ; enfin dans l'addi-
tion d'une demi-section de géographie et de naviga-
tion, laquelle a été complétée il y a deux ans : toutes
dispositions qui étendaient les cadres académiques,
sans les transformer. J'excepte cependant l'institu-
tion des secrétaires perpétuels, substitués aux secré-
taires annuels : cette institution établissait dans la
classe une autorité supérieure à celle des simples
membres, et elle assurait à l'Académie les avantages
et les inconvénients de l'esprit traditionnel.
Même en 1816, la classe des sciences physiques et
mathématiques, mutilée par quelques proscriptions
individuelles (Carnot, Monge), n'en conserva pas
moins son organisation intérieure, sous le nom
r> ^r=-
L'ACADÊMIE DES SCIENCES. 189
d\4cADÉxiB ROYALE DES sciE!fCES. Les changements
les plus importants qu'elle subit alors furent Tintro-
doction du système hétérogène des académiciens
libres, renouvelé de l'ancien régime, et surtout la
rupture presque complète des liens qui assemblaient
les diverses classes de Tlnstitut enun corps solidaire.
Jusqu'à quel point minutieux l'Académie des
sciences a maintenu son organisation d'il y a soixante-
dix ans, c'est ce dont on pourra juger, en comparant
an tableau des sections originaires, le tableau suivant
qui représente l'état actuel :
Deux secrétaires perpétuels ;
Onze sections sous les titres de : Géométrie, Méca-
nique, Astronomie, Géographie et Navigation, Phy-
sique générale, Chimie, Minéralogie, Botanique,
Économie rurale, Anatomie et zoologie. Médecine
et chirurgie.
Comptant chacune six membres titulaires, en tout
soixante^ix ;
Huit associés étrangers ;
IHx académiciens libres ;
Cent correspondants, inégalement répartis entre
les sections.
Telle est la composition présente de l'Académie
des sciences.
190 , SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Durantrintervallequînoussépare de sa fondation*,
rAcadémie a compté deux cent trente-trois titulaires,
la durée moyenne du titre ayant été de trente- deux
ans par tête.
Héritière de Tancienne Académie des sciences,
(1666-1793), la nouvelle Académie avait à continuer
de grandes traditions : d'Alembert, BuiTon, les Jus-
sieu, Lavoisier, comptent parmi les fondateurs des
sciences mathématiques, physiques et naturelles. Un
grand nombre des membres de l'ancienne Acîadémie,
parmi lesquels je citerai Lagrange, Laplace,Lamarck,
Monge, Haûy, BerthoUet, faisaient d'ailleurs partie
de la nouvelle. Elle n'a pas été inférieure à son aînée.
Les noms de Fourier,Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire,
Ampère, Gay-Lussac, Fresnel, pour ne désigner
aucun vivant, témoignent de l'éclat du nouveau corps
et de l'influence que ses membres ont exercée, par
leurs travaux individuels, sur la direction générale
des sciences et de la civilisation. Mais l'Académie des
sciences n'a pour ainsi dire pas d'histoire générale,
puisqu'elle s'est perpétuée sans changement sensible
dans ses cadres, depuis l'époque de sa fondation.
Cependant je veux essayer de donner une idée des
travaux de l'Académie, afin de faire comprendre
1. 1795-1867.
L'ACADtHIE DES SCIENCES.
comment elle exerce son ioQuence collecti
développement des sciences et comment se
bilité même, au milieu des sociétés humaii
sammeat renouvelées, a Qni par reslreiii
rdle et menace, si elle n'y prend garde, à
passer un jour à l'élal de ces mécanisme
que l'on conserve plutôt comme de vénéra
numents du passé que comme des machîi
saotes etelQcaces.
[I
Dès rorigine, l'objet et les attributions de TAca-
démie des sciences avaient été fixés dans les termes
suivants, qu'il est utile de rappeler, aQn de mieux
caractériser son état actuel :
c Perfectionner les sciences et les arts par des
recherches non interrompues, par la publication
des découvertes, par la correspondance avec les
sociétés savantes françaises et étrangères;, suivre les
travaux scientifiques qui auraient pour objet l'utilité
générale et la gloire de la République ^
En somme, dans la grande pensée de ses fonda-
teurs, rinstitut était destiné à centraliser l'ensemble
1. Loi du 3 brumaire an IV, titre iv.
L-ICAAÉMIE DBS SCIESCES. 191
des traraax de l'ioteUigeoce bumaioe, et la pre-
m\ae classe avait pour sa part les sciences phy-
aqoes et maUiéniatiqDes. Jusqa'à quel point cette
conception absolue d'une organisation, construite
Ic^quemeot d'après des principes rationnels, était-
dle favorable à l'édocalioa générale et i la perpé-
tuité des traditions scientifiques ; jusqu'à quel point
poorrait-elle être contraire au développement spon-
tané de l'esprit d'invention, c'est ce que je ne veux
pas examiner ici. Ce sont d'ailleurs les sciences pro-
prement dites qui ju^fient le plus aisément une
telle conceplioD a priori ; et c'est là qu'elle a produit,
en effet, les Truits les plus brillants.
Entrons dans les détails.
D'après les lois de fondation de 1795 et f 796, la
classe des sriences pbjniqnes et mathématiques
devait:
1' S'assembler en particulier six Tois par mois,
trms de ces séances étant publiques; tenir chaqae
mois une séance commune avec les autres classes;
enfin se réunir à l'Institut tout entier, chaque année,
dans quatre séances publiques et solennelles;
i" Publier tous les ans ses travaux et découvertes ;
Les pièces qui avaient remporté les prix ;
Les mémoires des savants étrangers qui lui étaient
présentés;
194 SCIENCE £T PHILOSOPHIE.
EûÛQ la description des inventions nouvelles les
plus utiles;
S"* Elle était chargée de toutes les opérations rela-
tives à la fixation des poids et mesures ;
k"* Deux de ses membres, désignés par l'Institut,
devaient faire chaque année des voyages utiles aux
progrès des arts et des sciences ;
5"" La classe proposait et adjugeait deux prix
annuels, distribués en séance publique de Tlustitut
tout entier;
6"" Elle nommait au concours, en commun avec
rinstitut, vingt citoyens chargés de voyager pendant
trois ans et de faire des observations relatives à
l'agriculture * ;
7o Elle devait posséder (en commun avec l'Institut)
une collection des productions de la nature et des
arts, ainsi qu'une bibliothèque relative aux arts ou
aux sciences dont elle s'occupait;
8*" < L'Institut rendra compte, tous les ans, au
Corps législatif, des progrès des sciences et des tra-
vaux de chacune de ses classes. >
En 1802, le premier Consul ajouta à ces attribu-
tions la présentation de l'un des trois candidats qui
devaient être désignés au choix du gouvernement
1. Loi du 8 brumaire an iv, titre V.
• -
L'AGADËMIE DES SCIENCES. 195
pour les places de professeurs vacantes dans les
écoles spéciales (enseignement supérieur). Cette
dernière attribution était en apparence la consé-
quence logique de la constitution de l'Institut, établi
comme autorité suprême en matière scientifique.
Cependant elle avait un caractère tout différent des
autres ; car elle faisait sortir TAcadéniie de sa sphère
abstraite pour la mêler à l'administration de l'in-
struction publique. Elle est venue jusqu'à nous, sauf
de légères modifications; mais on ne saurait mécon-
naître que l'exercice de cette attribution a exercé
une funeste influence sur l'opinion publique et créé,
à tort ou à raison, une multitude de préventions
contre un corps dont les membres, candidats natu-
rels aux places de l'enseignement supérieur, se sont
trouvés juges et parties dans leur propre cause :
nulle prérogative de l'Académie n'a soulevé plus de
jalousies et parfois même plus de haines.
Ainsi furent réglés, à l'origine, les rapports de
l'Académie avec le public et le gouvernement.
A cet état initial de l'Académie, opposons son
état présent : on jugera ainsi à première vue des
analogies et des différences.
Les assemblées particulières de l'Académie sont
aujourd'hui, comme autrefois, sa principale affaire :
elles se tiennent une fois par semaine, le lundi. On
196 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
y expose, comme autrefois, les travaux des membres
deFAcadémie, les rapports sur les travaux des savants
étrangers, les correspondances, les communications
des personnes étrangères à TAcadémie, le tout devant
ce public limité qui s'intéresse aux recherches scien-
tifiques. Les séances non publiques, qui alternaient
d'abord avec les autres, sont devenues des comités
secrets, tenus à la fin des séances ordinaires. En
somme, toutes les apparences réglementaires son
demeurées les mêmes.
Et cependant, si Laplace ou Berthollet revenaient
au monde pour assister à nos séances, ils s'étonne-
raient ajuste titre des profonds changements éprou-
vés par l'esprit de l'institution. Dès l'entrée, et
avant d'avoir entendu une seule parole, on peut
apercevoir vis-à-vis du bureau une estrade séparée
du public et où siègent les journalistes, appelés à
rendre compte des travaux académiques dans les
journaux quotidiens. C'est une innovation due à
Arago, il y a trente ans. Elle manifeste l'introduction
de l'opinion générale comme juge souverain de
toutes choses, même de l'Académie.
Cette publicité absolue, jointe à l'institution des
comptes rendus hebdomadaires, a d'abord grandi
singulièrement l'Académie des sciences, en raison
de l'immense notoriété donnée à tous ses actes.
L'ACADÉMIE DES SCIENCES. 197
Hais, par ce reloor étrange propre à toute évolutioiiy
rAcadémie érigée en oracle n'a pas tardé à perdre,
comme force véritable et comme vitalité, ce qu'elle
avait acquis comme autorité nouvelle. En présence
de journalistes d'une compétence parfois douteuse
et plus prompts à recueillir l'incident ou l'anecdote
qu'à signaler la découverte abstraite et théorique, les
membres de l'Académie commencèrent à s'observer :
ils visèrent davantage à l'effet apparent et ils perdi-
rent dans leurs conversations publiques cet aban-
don, cette liberté indispensables à l'échange des
idées et à la critique amicale des travaux scienti-
fiques.
Biot, hostile aux journalistes, se plaisait à raconter
l'historiette suivante : L'un des premiers géomètres
de ce siècle, Lagrange, à l'apogée de sa réputation,
se leva un jour et exposa devant ses collègues une
démonstration de la théorie des parallèles, théorie
célèbre qui repose depuis Euclide sur un postula-
ium que personne n'a pu démontrer par voie élé-
mentaire : c'est un écueil sur lequel se sont brisés
des centaines de géomètres. Lagrange, ce jour-li,
n'avait pas échappé à l'illusion qui en a déçu tant
d'autres. Il lut sa démonstration, au milieu du
silence général, et s'aperçut, avant d'avoir fini, de
son insuffisance, c Je ne connais qu'Euclide, » dit-il
198 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
en s'inteiTompaDt ; puis il replie son papier et
retourne s'asseoir. Personne n'ajoula rien et ne fil
depuis la moindre allusion à cette mésaventure, qui
tomba dans l'oubli. « Que fut-il arrivé, ajoutait Biot,
si la chose s'était passée en séance publique et devant
les journalistes, prompts à tourner en dérision une
erreur si grossière en apparence et si élémentaire?
Lagrange eût été perdu de réputation devant le
public. Doué d'un caractère craintif et modeste, il
aurait désormais gardé le silence et enseveli dans
l'oubli ses plus belles découvertes. >
En fait, les discussions scientifiques et désinté-
ressées, si nécessaires aux progrès de la science, sont
devenues graduellement plus rares et ont fini par
tombera peu près en désuétude; les communications
abstraites et dirigées par le seul esprit de la science
pure sont également devenues plus restreintes, bien
que, grâce à Dieu, la vieille tradition sur ce point se
conserve encore assez fortement.
La reproduction de.s séances dans les journaux
quotidiens et surtout l'institution des comptes
rendus hebdomadaires ont eu encore d'autres con-
séquences. Elles ont fait disparaître presque entière-
ment les rapports que l'on avait coutume de faire
sur les travaux et mémoires présentés à l'Académie.
A l'origine, tout travail, même d'un membre et
L'ACADÉMIE DES SCIENCES. 199
surtout d'un savant étranger, était soumis à une
commission qui l'examinait, répétait au besoin les
expériences, les calculs ou les observations et pro-
nonçait un jugement souverain. Le rapport avait
principalement pour but de décider l'insertion des
mémoires dans le Recueil de l'Académie. Aujour-
d'hui, les rapports ont perdu toute leur importance :
la publicité immédiate des journaux et surtout des
comptes rendus hebdomadaires fait parvenir les dé-
couvertes à la connaissance de tous ceux qu'elles
peuvent intéresser, sans qu'il soit besoin d'attendre
plusieurs années la lente impression des mémoires
officiels de l'Académie. Le résumé des travaux scien-
tifiques est ainsi publié sans retard. Ils paraissent
ensuite in extenso dans les nombreux journaux de
science pure qui existent aujourd'hui. En somme,
les mémoires officiels représentent un rouage vieilli,
qui fonctionne à peine et à grands frais : ils ne
peuvent désormais offrir d'avantages que pour la
publication des travaux étendus, et, là même, ils
seraient être aisément remplacés par des moyens
pins faciles et plus économiques.
La conséquence indirecte de cette prompte et fruc-
tueuse publicité, par laquelle Arago a réussi à faire
converger tous les travaux vers l'Académie, a donc
été en même temps de soustraire ces travaux au juge-
200
SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
gement de rAcadémie, pour les remettre immédia-
tement à celui des hommes compétents disséminés à
la surface du monde entier. Je ne parle pas ici des
appels au public général , par lesquels cette nouvelle
création a souvent fourni une voie trop facilement
ouverte au charlatanisme : toute innovation a
sa contre-partie et les inconvénients de celle-ci ne
sont qu'éphémères. Mais elle a eu, je le répète, un
résultat d'une haute gravité, en ce qui touche l'in-
fluence de l'Académie. Les rapports officiels, c'est-à-
dire les jugements académiques, devenus désormais
inutiles, ont disparu. A peine, à de rares intervalles,
en voit-on apparaître quelques-uns, témoignages de
bienveillance individuelle, plutôt que de direction
générale delà science.
Les rapports annuels sur la marche des sciences,
si célèbres du temps de Fourier et de Cuvier, ont
également cessé depuis longtemps, par suite de
l'immense développement pris par le mouvement
scientifique général et de l'impossibilité pour une
intelligence, si forte qu'elle soit, de l'embrasser
solidement et de la juger à la fois dans son ensemble
et dans ses détails.
Le système des travaux collectifs de l'Académie a
vieilli plus rapidement encore. C'est une idée fort
ancienne, et qui se présentait tout naturellement,
L'ACADÉMIE DES SCIENCES. 901
que celle d'employer un corps scientifique à exécuter
des travaux d'ensemble. La belle collection de
FAcadémie del Cimento^ à Florence, nous fournit
l'exemple le plus frappant de la réalisation de cette
idée. Mais, en France, les recherches collectives et
officiellement tracées n'ont presque jamais eu le
même succès. On peut voir dans V Histoire de Van-
tienne Académie des sciences j par H. Haury,
comment, presque à ses débuts, ce corps fut occupé
par Louis XIV à tracer les aqueducs et les bassins
de Versailles et à faire des expériences sur l'artil-
lerie; comment Sauveur dut écrire des traités sur
la bassette, le quinquenove, le hoca, le lansquenet,
jeux de hasard à la mode à la cour. Même dans
l'ordre des travaux volontaires, les recherches collec-
tives n'ont pas toujours été heureuses. Ainsi l'an-
cienne Académie poursuivit pendant trente ans
l'étude chimique des plantes, en les analysant par
la distillation sèche; avant de s'apercevoir qu'elle
ramenait ainsi tous les corps à des produits de des-
truction généraux, communs i la ciguë comme au
blé, à l'aliment comme au poison, et qui ne jetaient
aucune lumière sur la nature propre des substances
primitives. Mémorable exemple de l'impuissance des
recherches collectives appliquées à la découverte des
vérités nouvelles! Plus tard, l'ancienne Académie
202 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
s'était tournée avec plus de i^ison vers les travaux
encyclopédiques, c'est-à-dire vers la description des
faits connus et des vérités acquises. C'est ainsi qu'elle
commença à publier, de 1761 à 1793, une descrip-
tion raisonnée des arts et métiers : art du charbon-
nier, de l'épinglier, du cirier, du cartier, du tonne-
lier, du carrier, du confiseur, du fumiste, etc. Elle
publia également le recueil des Machines de l'Aca-
démie. Mais c'est surtout dans les travaux d'astrono-
mie et de géodésie (Carte de France de Cassini, Méri-
dienne, Détermination de degrés terrestres, Con-
naissance des temps) que l'ancienne Académie avait
rendu les services les plus utiles à la société.
La nouvelle Académie fut d'abord désignée comme
l'héritière de l'ancienne à cet égard, et chargée de la
description des inventions nouvelles, des opérations
relatives à la fixation des poids et mesures; elle
devait choisir deux de ses membres pour voyager au
profit des sciences et de l'industrie, etc.
Toutes ces attributions sont tombées presque
aussitôt en désuétude; ou bien elles ont passé à
d'autres corps, tels que le Bureau des longitudes,
chargé désormais de la connaissance des temps et
de ce qui concerne les poids et mesures. Sous ce
rapport une différence profonde existe aujourd'hui
entre la nouvelle Académie des inscriptions, qui
L'ICADiMIE DES SCIENCES. 203
par ses commissioiis les tra?aux d'érudition
coileeti& de rancieiuie Académie dont elle a hérité,
et la noQTeDe Académie des sciences, qui abandonne
i FinitiatiTe îndiTiduelle de ses membres et des
saiaots étrangers le soin de poursuivre à leur gré
rasemble des traTaux dont elle était primitivement
dbrgée.
Les missions scientifiques, remises â la conduite
eidnsive de l'Institut par les lois de fondation, ont
également échappé i TÂcadémie des sciences. Si elle
est encore consultée de temps à autre, et à juste
tilre, an sujet de Futilité de ces missions et de la
direction qu*il convient de leur donner, il n*en est
pas moins vrai qu'elles dépendent aujourd'hui des
dÎTers ministres, qui les confient directement et
sans contrôle i qui bon leur semble. Cette séparation
esire les attributions scientifiques et les attribu-
tions administratives est d'ailleurs dans la nature
des choses.
La correspondance de l'Académie avec les savants
français et étrangers est encore un legs suranné du
passé. Die avait sa raison d'être à une époque telle
que celle de Louis XIY, où les savants étaient peu
nombreux, les relations rares et difficiles, où les
{HiMications scientifiques avaient lieu par lettres jl'
pmées que l'on se communiquait réciproquement.
204 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
en Tabsence à peu près complète de jouinaux et de
recueils périodiques. Aujourd'hui, toutes ces condi-
tions sont changées : les découvertes arrivent plus
rapidement par les journaux spéciaux que par toute
correspondance privée à la connaissance des milliers
de personnes capables de les comprendre ou de 8*y
intéresser. Les comptes rendus hebdomadaires de
l'Académie des sciences sont l'un des plus frappants
témoignagnes de cette prompte publication des tra-
vaux scientifiques, si favorable à leur diffusion et si
propre à encourager les inventeurs, en les mettant
aussitôt et sans entrave en relation avec le public
compétent. Aussi le titre de correspondant de l'Aca-
démie n'est-il plus aujourd'hui qu'un titre honori-
fique.
On voit que les travaux propres de l'Académie ont
diminué graduellement d'importance, par suite du
cours naturel des choses et de la généralisation de
la publicité. Cependant elle exerce encore une
grande influence sur le mouvement de la science, par
les récompenses qu'elle décerne et par ses élections.
Ce sont les sujets qu'il convient d'aborder main-
tenant.
L*institutîon des prix académiques a joué un rôle
essentiel au xviii' siècle. Les questions proposées,
comme sujets de prix de mathématiques par exemple,
L'ACADÉMIE DES SCIEllfCES. 205
ont porté saccessivement sur les points les plus
intéressants de la mécanique céleste, et ont eu beau-
coup d'utilité. Aujourd'hui cette forme a vieilli. A la
vérité un certain nombre des prix décernés actuelle-
ment par l'Académie portent encore sur des ques-
tions définies et posées à l'avance : c'est une sorte de
concours ouvert entre les personnes du métier. Mais>
pour être vraiment utiles, ces questions doivent être
relatives à des discussions actuelles, à des problèmes
susceptibles d'une solution prochaine, et capables
d'être résolus par l'effort continu du travail, plutôt
que par le développement inattendu de l'esprit d'in-
vention. Les questions proposées dans l'ordre des
sciences naturelles proprement dites ont presque
toujours satisfait à ces conditions. Aussi ont-elles
rencontré en général des concurrents et des solutions.
Hais il n'en a pas toujours été de même dans l'ordre
des sciences mathématiques. On a vu trop souvent
des questions soit d'un intérêt très particulier, soit
presque insolubles, demeurer pendant dix ou quinze
ans à l'ordre du jour, sans trouver de réponse, ni
parfois même de concurrent.
Les prix sans sujet déterminé tendent à prévaloir
aujourd'hui, partout où les règlements le permettent.
Préférables en principe, car ils permettent d'encou-
rager le mérite sous toutes ses formes, ils offrent
206 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
cependant l'inconvénient de soulever des prétentions
illimitées, et de donner lieu à des appréciations
extrêmement délicates. A mon avis, ces prix sont
surtout efficaces pour l'encouragement des talents
naissants, et il conviendrait de les réserver aux
savants qui commencent, à l'exclusion de ceux dont
la position faite et la réputation assise échappent
à tout jugement autre que celui de l'opinion géné-
rale. Il arrive un jour où l'homme ne relève plus
que du but idéal qu'il a donné à sa vie, sans qu'au-
cune récompense scolastique puisse le grandir ou
lui imprimer une impulsion nouvelle. Â plus forte
raison devrait-on éviter ces prix de complaisance,
distribués à une certaine époque clandestinement ^
selon l'expression de Thénard, avec interdiction de
se dire lauréat; ou bien encore ces prix décernés
quelquefois, dit-on, aux éloges des journalistes,
plutôt qu'aux travaux scientifiques véritables.
III
De toutes les récompenses qu'une Académie puisse
accorder, la nomination d'un savant comme membre
de cette Académie a toujours été réputée la plus
importante : c'est le sujet qui intéresse le plus la
considération de l'Académie et son influence véri-
table. En eflet, pour qu'une Académie ait pleine
autorité, il faut qu'elle compte dans son sein tous
les hommes distingués; il faut surtout qu'elle les
appelle dès que leur valeur propre est suffisamment
établie et dans l'âge de leur activité. En procédant
ainsi, tous les travaux importants de l'époque seront
autant que possible accomplis par les membres de
la Compagnie. Tel serait l'état le plus désirable et
208 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
celui qui profilerait le plus à rillustration des aca-
démies. Mais, il faut le dire, c'est là un état de choses
dont il semble qu'on s'éloigne tous les jours davan-
tage, par suite de TaiTaiblissement de l'esprit général
de corps et de la prépondérance croissante des cote-
ries particulières.
Le mécanisme primitif des élections était foi^
compliqué : la section présentait les candidats à a
classe, et la classe faisait une présentation à l'Institut,
qui seul décidait la nomination. On croyait assurer
par là le mérite des choix ; mais ces garanties étaien'
illusoires. L'expérience de chaque jour prouve que
les corps permanents ratifient en général les déci-
sions proposées par leurs commissions; à plus forte
raison celles que proposent leurs grandes divisions.
Aussi le système des doubles présentations a-t-il été
supprimé avec raison. Aujourd'hui, la section pré-
sente et l'Académie nomme, sauf la ratification du
gouvernement, laquelle n'a fait défaut qu'une ou
deux fois, à l'époque de la Restauration. La présen-
tation par la section est donc en fait, et sauf de rares
exceptions, équivalente à la nomination. C'est à ce
système que doivent s'adresser les élqges ou les
blâmes dont le recrutement de l'Académie peut être
l'objet.
La première et la principale conséquence du sys-
L'ACADÉMIE DES SCIENCES. ^9
tenue des sections a été de partager le corps de TAca-
demie des sciences en onze divisions permanentes
OQ petites académies» souveraines chacune dans son
ordre, et se garantissant mutuellement, par une
convention tacite^ l'exercice à peu prés sans contrôle
de leur pouvoir. Ce pouvoir ne s'étend pas seulement
aux élections, il comprend aussi la plupart des prix
el la présentation aux chaires vacantes d'enseignement
supérieur; c'est-à-dire qu'il s'exerce d'une manière
continue sur toutes les attributions essentielles qui
ont survécu à la suppression graduelle des travaux
actifs de l'Académie.
L'autonomie de chaque section, dans la sphère de
sa compétence spéciale, fut acceptée tout d'abord
par l'Académie entière, d'autant plus aisément
qu'elle rehaussait singulièrement l'importance indi-
TÎduelle des membres de l'Académie. En effet, les
questions, au lieu d'être décidées par un corps de
soixante-huit membres, le sont presque toujours en
réalité par une petite Académie secondaire, aussi
permanente que l'Académie principale, mais com-
posée seulement de six personnes, voire même de
cinq, lorsqu'il s'agit de pourvoir à une vacance. Le
poids de chaque vote se trouve ainsi plus que décu-
plé, et l'influence personnelle de chaque membre
est accrue dans la même proportion.
14
2i0 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
De là le tour étrange pris par les candidatures,
tour si préjudiciable à la dignité des savants fran-
çais et à la direction indépendante de leurs travaux.
Au lieu d'être posées à un jour donné, et par un
simple appel à l'opinion générale des hommes de
science, les candidatures sont devenues la préoccu-
pation incessante de la vie des savants en France.
Ce n'est plus tant l'opinion générale qu'il s'agit de
gagner, que les sympathies individuelles d'un très
petit nombre d'hommes. On ne fait pas le siège de
soixante-huit personnes; mais il n'est pas très diffi-
cile d'en séduire cinq : trois même suffisent, puisque
ce chiffre constitue la majorité et que, par une autre
convention tacite, les sections dissimulent presque
toujours leurs divisions intérieures, afm de donner
à leurs présentations le caractère trompeur d'une
unanimité officielle. C'est ainsi que l'on a vu souvent
l'homme médiocre, qui ne donne d'ombrage à per-
sonne et qui s'enferme dans une étroite spécialité,
prévaloir sur le savant indépendant et philosophe,
qui sait embrasser les rapports des diverses parties
de la science. Non seulement l'étendue de l'esprit et
l'aptitude à concevoir des vues d'ensemble et des
théories générales ont cessé d'être regardées comme
des titres aux yeux des sections ; mais ces qualités
ont été parfois tournées en'objections contre les
L'ACADÉMIE DES SCIENCES. 211
hommes qui briguaient le suffrage de rAcadémic.
La responsabilité collective du corps couvre d'ailleurs
aux yeux du public bien des abus d'influence indi-
viduelle, que TAcadémie entière n'aurait jamais
commis si elle avait pris ses décisions directe-
ment.
Signalons ici l'un des effets les plus frappants de
ce système des sections permanentes. Je veux parler
de l'élimination, à peu près complète aujourd'hui,
des hommes jeunes du sein de l'Académie. Les
chiffres suivants sont décisifs à cet égard.
Au XVIII* siècle, on rencontre une multitude d'aca-
démiciens nommés avant l'âge de trente ans : ainsi
Buffon fut nommé à vingt-sept ans, Laplace à vingt-
quatre ans, Glairaut même avant vingt ans; Bernard
de Jussieu à vingt-six, Antoine de Jussieu à vingt-
quatre, Lavoisier à vingt-cinq, Vicq d'Azyr à vingt-
six; le dernier desCassini, dont la carrière presque
centenaire s'est prolongée jusqu'en 1845, était entré
dans l'Académie à vingt-deux ans. L'introduction
d'hommes aussi jeunes donne à un corps une éner-
gie, une vitalité singulière, et une initiative qui se
pondère avec avantage par l'âge et la gravité des
vénérables vétérans de la science.
Dans la nouvelle Académie, de tels choix sont de-
venus de plus en plus rares : depuis 1850, on n'a
'/, --• -
212 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
pas nommé un seul académicien qui eût moins de
trente ans. En 1815, l'Académie comptait huit
membres au-dessous de quarante ans ; en 1835, elle
en comptait sept. Mais, en 1850, ce chiffre était
tombé à quatre. ËnHu, dans la présente année 1867,
il n'y a point d'académicien qui soit âgé de moins
de quarante-cinq ans.
Jadis on était jeune à vingt-cinq ans et homme
mûr à trente-cinq. Aujourd'hui, on est réputé jeune
à cinquante ans et même au delà. Mais ce change-
ment dans les mots ne rend pas aux hommes l'éner-
gie et l'esprit d'invention éteints par le progrès de
rage. Le corps académique entier a donc singulière-
ment vieilli, et Ton peut affirmer que cet état de
choses est la conséquence naturelle de la prépondé-
rance des sections, dont l'influence personnelle
d'Arago avait pendant longtemps tempéré les incon-
vénients. Dans ces derniers temps, l'opinion géné-
rale de l'Académie s'est effacée chaque jour davan-
tage. Le lien collectif, de plus en relâché, a laissé
chacun en butte aux étroites inspirations de l'intérêt
personnel, masqué sous le nom convenu des prin-
cipes académiques. Aussi les sections ont-elles plus
d'une fois préféré des hommes médiocres et âgés à
des savants plus jeunes et désignés par l'opinion
publique. Déûance naturelle et fatale des hommes
L'ACADÉMIE DES SCIENCES. 213
qui vieillissent pour les idées et les personnes des
générations nouvelles qui vont les remplacerl
Les elTels du système des sections ont donc été
funestes à l'Acadéinie et à la science, et ils menacent
de le devenir chaque jour davantage. Le principe
même de ce système est d'ailleurs contestable, car
il repose sur une classification absolue et définitive-
ment arrêtée des connaissances humaines. Or c l'es-
prit souffle où il veut»; cette classification, contro-
versable dès son origine, est devenue de plus en plus
arriérée, par le progrès naturel des inventions. Des
sciences nouvelles, ou oubliées dans les cadres pri-
mitifs, se sont manifestées; d'autres ont pris un
développement immense; tandis que certaines
sciences comprises dans ces mêmes cadres se sont
atrophiées. La division de 1795, équilibrée en sec-
tions d'égale importance, se trouve de plus en plus
contraire à l'état présent des découvertes. Tel est le
sort de toutes les classifications dans les choses
humaines; souvent logiques et utiles au début, elles
ne tardent pas à devenir des entraves. Aussi plu-
sieurs académies, celles des inscriptions notamment,
dont les spécialités sont cependant comparables à
celles de l'Académie des sciences, ont-elles supprimé
les sections instituées à l'origine.
En réalité, les spécialités sont représentées aujour-
214 SCIENGK ET PHILOSOPHIE.
d'hui par tout un ensemble de sociétés savantes par*
ticulières : Société de biologie, Société de géologie,
Société chimique. Société botanique, etc., toutes
créées spontanément parce qu'elles étaient rendues
nécessaires par le nombre croissant des hommes
instruits et compétents. La création de ces sociétés
spéciales a restreint le rôle de TÂcadémie, en offrant
une publicité plus facile et qui s'adresse plus direc-
tement aux gens du métier; en même temps qu'elle
a enlevé au partage de l'Académie en sections sa
principale raison d'être.
Cependant l'Académie des sciences conserve jus-
quMci son éclat apparent : si elle ne s'empresse plus
guère d'appeler à elle les hommes de talent dans
l'âge de leur activité et de leur initiative, elle finit
d'ordinaire par les accepter, lorsque leur réputation
est consacrée depuis longtemps par l'opinion pu-
blique. Si elle n'a plus l'initiative des découvertes,
elle offre du moins une certaine digue contre le char-
latanisme et elle ouvre libéralement sa large publicité
aux travaux des savants français et étrangers. Elle
subsiste avec la majesté d'une vieille institution,
forte de la gloire de ses membres, et du souvenir
des services que la science a rendus et rend tous les
jours aux sociétés humaines.
BALARD
f avril 1876.
La science Trançaise vient de faire une nouvelle
perte et des plus douloureuses : M. Balard, membre
de rinstitut (Académie des sciences), professeur de
chimie au Collège de France, est mort hier soir,
dans sa soixante-quatorzième année, à la suite d'une
courte maladie, précédée par un affaiblissement
graduel de plusieurs mois.
Né à Montpellier en 1802; d'abord pharmacien,
puis professeur au collège, à l'école de pharmacie
et à la faculté des sciences de cette \ ille, il Gt en
1826 la découverte du brome; découverte capitale,
non seulement parce qu'elle enrichissait la science
- .» «1
>
216 SClËIfGË ET PHILOSOPHIE.
d'un corps simple nouveau, mais par l'importance
de ce corps simple qui constituait avec le chlore une
famille spéciale, et qui fournissait ainsi le point de
départ des idées actuelles sur la classification des
éléments.
Balard n'avait pas fait cette découverte au hasard,
et il sut tout d'abord en développer par ses expé-
riences toutes les conséquences théoriques. Le brome
d'ailleurs a pris dans la pratique un intérêt tout par-
ticulier, tant par son application à la photographie,
qu'il a permis de rendre presque instantanée, que
par les emplois thérapeutiques du bromure de potas-
sium, corps employé en médecine dans les maladies
du cœur et les maladies nerveuses.
Mais je ne veux pas retracer ici l'histoire de toutes
les découvertes que la science doit à M. Balard, non
plus que le récit des travaux par lesquels il réussit à
extraire de l'eau de la mer le sulfate de soude et les
sels de potasse, travaux devenus le point de départ
d'une industrie intéressante. Il suffira de dire que,
nommé en 1842 professeur de chimie à la faculté
des sciences de Paris, en remplacement de Thénard,
il devint, deux ans après, membre de l'Académie des
sciences, puis, au commencement de 1851 , profes-
seur au Collège de France.
C'est à ce moment que je l*ai conau pour la pre*
BALAKD. Î17
mière fois, empressé i encourager toutes les vocations
naissantes, et non moins sympathique aux réputa-
tions déjà faites. Tout ceux qui l'ont connu n'oublie-
ront jamais combien il était bon, serriable, dévoué
à la science, toujours prêt a aider ceux qui la culti-
vaient, sans être jamais effleuré par le moindre
soupçon d'aivie ou de jalousie. C'était là, on peut
le dire, son principal souci, et ce qui grave son sou-
venir en traits ineffaçables dans le cœur de ses
amis et de ses élèves.
VICTOR REGNAULT
1878.
C'est en 4849 que je le connus et que je reçus de
lui une impression et des conseils dirpiciles à oublier.
La science était pleine de sa gloire, son nom répété
dans tous les cours à Tégal des plus grands physi-
ciens. Il semblait que le génie même de la précision
se fût incamé dans sa personne. La célébrité des
Gay-Lussac, des Dulong, des Faraday, acquise par
tant de belles découvertes, avait d*abord semblé
pâlir devant celle de Victor Regnault : gloire pure,
acquise par la seule force du travail, sans intrigue,
sans réclamé, sans recherche de popularité poli-
tique ou littéraire.
VICTOR REGNAI3LT. 219
L'homme que j'abordais avec respect était de
petite taille, maigre, à tête fine et caractéristique,
encadrée par de longs cheveux blonds, qui ont gardé
leur couleur jusqu'en 1870; ses yeux, d'un bleu
pâle, vous fixaient nettement, sans vous témoigner
une sympathie spéciale, mais aussi sans vous écraser
par le sentiment hautain de sa supériorité. Sa parole
claire et un peu cassante ne vous entretenait guère
que des questions de physique qui le préoccupaient :
toujours prompte à fixer le point exact qu'il conve-
nait de discuter ; à critiquer, parfois avec une subti-
lité un peu âpre, quoique impersonnelle, les expé-
riences de ses prédécesseurs. Il était dévoué à la
recherche de la vérité pure; mais il l'envisageait
comme consistant surtout dans la mesure des con-
stantes numériques; il était hostile à toutes les théo-
ries, empressé d'en marquer les faiblesses et les
contradictions : à cet égard il était intarissable, con-
naissant sans doute le point faible de son propre
génie et disposé, par un instinct secret, à mécon-
naître les qualités qu'il ne possédait pas.
Ce n'était pas que l'esprit de Regnault fût ren-
fermé complètement dans les études abstraites et
arides de la physique expérimentale. Comme il
arrive fréquemment chez les savants, il avait un goût
très vif pour les arts, goût partagé dans sa famille,
220 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
et qui a exercé de bonne heure une grande influence
sur la vocation de son fils, le peintre Henri Re-
gnault, enlevé ^si prématurément à la France. La
grande habileté de main d'Henri Regnault était due
à une éducation acquise sous Tinfluence paternelle.
Le contraste entre l'esprit froid et méthodique du
père et la fougue éclatante du fils a peut-être été pro-
duit par quelque réaction morale involontaire dans
l'esprit du dernier.
Y. Regnault accueillait les jeunes gens avec une
bienveillance réelle, quoique un peu froide; mais
sans chercher à les entraîner dans la carrière scien-
tifique, dont il ne leur dissimulait ni les lenteurs ni
les difficultés. Plus d'un physicien devenu célèbre
s'est formé sous sa discipline: discipline utile et
fortifiante à ceux qui l'acceptaient comme instrument
d'éducation, sans abdiquer devant le maître leur
personnalité propre. Ce qu'il enseignait, ce qu'il
communiquait, ce n'étaient pas des idées nouvelles,
des vues générales sur la science, c'étaient les mé-
thodes et Tart de l'expérimentation. Parmi ceux de
ses élèves qui ont acquis depuis de la réputation, on
doit citer d'abord William Thomson, l'illustre phy-
sicien et mathématicien anglais, l'un des esprits les
plus étendus et les plus puissants de notre époque.
Tout récemment encore, dans une lettre de remer-
VICTOR REGrrAULT. S21
ciements à notre Académie des sciences qui Tavait
nommé associé étranger, il se plaisait à rappeler
qu'il avait été élève de M. Regnault au Collège de
France. M. Bertin, aujourd'hui directeur de la par-
tie scientifique à l'École normale; M.Lissajoux,dont
tout le monde a vu les élégantes démonstrations d'a-
coustique; M. Soret, de Genève, connu par des tra-
vaux si exacts sur l'optique, M. Bède, de Liège;
M. Lubimof, de Moscou; M. Blaserna, en Italie;
M. Pfaundler, à Inspruck; M. Isarn, de Rouen;
M. Reiset, son collaborateur dans un grand travail
sur la respiration animale; M. Descos, l'ingénieur si
laborieux, si modeste, si dévoué à son pays pendant
ce funeste siège de Paris, dont les fatigues l'ont
épuisé et ont amené. Tannée suivante, sa mort
prématurée; bien d'autres que j'oublie, ont été
aussi les élèves de Victor Regnault. Il a marqué sa
forte et pénétrante empreinte sur les esprits de
tous les physiciens de son temps, en France et à
l'étranger.
Son œuvre a un côté philosophique, sans la con-
naissance duquel on ne comprendrait ni son rôle, ni
l'influence qu'il a exercée. Jusque-là, chaque physi-
cien, accoutumé par Laplace et Fourier à la recti-
tude artificielle des représentations mathématiques,
s'efforçait de tirer de ses recherches quelque exprès-
«
m SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
sion générale, qu'il proclamait aussitôt une loi uni-
verselle de la nature.
Regnault a concouru plus que personne à faire
disparaître de la science de telles conceptions abso-
lues, pour y substituer la notion de relations ap-
proximatives, vraies seulement entre certaines li-
mites, au delà desquelles elles se transforment ou
s'évanouissent. Cette nouvelle manière de com-
prendre les sciences physiques répondait aux pro-
grès qui s'accomplissaient en même temps dans
les sciences historiques et économiques. Elle ne
s'est plus effacée dans l'esprit de ceux à qui il l'a
enseignée.
Né en 1810 à Aix-la-Chapelle, où son père, oftîcier
dans l'armée française, tenait garnison, orphelin de
père et de mère dés l'âge de huit ans, Victor Re-
gnault eut une adolescence pénible et embarrassée
par la pauvreté. A un certain moment, il était com-
mis de magasin et portait lui-même les paquets chez
les clients. Cependant, il surmonta ces difficultés
par l'effort de son travail et entra l'un des premiers
à l'École polytechnique, en 1830. Il en sortit comme
élève des mines en 1832.
Les premiers de ses travaux qui aient marqué
dans la science sont des travaux chimiques, d'abord
d'ordre technique, sur les houilles et combustibles
VICTOR REGNAULT. 223
minéraux; puis d'ordre théorique, sur les substitu-
tions. La possibilité de remplacer l'hydrogène par
le chlore à volumes égaux dans les combinaisons
organiques avait été établie par M. Dumas vers
1835; et Laurent n'avait pas tardé à développer cette
loi de réaction et à y introduire des idées nouvelles
sur l'analogie des propriétés physiques et chimiques
des corps substitués avec celles de leurs générateurs.
Mais Laurent avait surtout travaillé sur un carbure
d'hydrogène de composition compliquée, la naph-
taline. Sous rimpulsion de M. Dumas, Y. Regnault,
reprenant quelques essais qu'il avait commencés
dès 1835, entreprit d'appliquer les réactions de
substitution aux deux carbures d'hydrogène les plus
simples qui fussent alors connus, le gaz des marais
et le gaz oléfiant. Son travail, demeuré classique,
devint un des principaux titres à sa nomination
comme professeur de chimie à l'École polytechnique
et comme membre de l'Académie des sciences, dans
la section de chimie, en 1840. Il atteignait ainsi à
trente ans, et dès ses débuts, une situation qui est
«
d'ordinaire le couronnement d'une longue vie scien-
tifique.
Cependant, à ce moment, il avait déjà abandonné
la chimie pour se livrer à sa véritable vocation,
Tétude de la physique. C'est l'étude des chaleurs
m SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
spécifiques des corps isomères, obtenus dans le cours
de ses recherches de chimie, qui semble avoir été
l'origine de ce changement de direction, à partir
duquel la carrière de Regnault se développe avec
unité et suivant une formule défmitive. Sa nomina-
tion comme professeur de physique au Collège de
France (1841) en fut tout d'abord le signe et comme
la consécration originelle. Ce fut là qu'il vécut dé-
sormais; ce fut là qu'il organisa son laboratoire,
qu'il installa ses instruments de travail : c'est là que
nous l'avons tous connu et admiré, au milieu de ces
appareils ingénieux et compliqués, qu'il disposait et
mettait en œuvre avec une merveilleuse adresse.
Appuyé sur une connaissance également profonde
de la chimie et de la physique, il continuait ainsi les
traditions et le double point de vue de la science
française; c'était par le concours des deux sciences
et par la recherche de leurs rapports que Gay-Lussac
et Dulong avaient établi les lois qui ont conservé
leurs noms : c'était avec le même concours de res-
sources que Y. Regnault allait contrôler et critiquer
les lois élablies par ses prédécesseurs.
Ce fut d'abord la loi des chaleurs spécifiques des
éléments qu'il soumit à une nouvelle étude. I^ ques-
tion est d'une grande importance. Dulong et Petit,
vingt ans auparavant, avaient reconnu que la même
«•
VICTOR REGNAULT. 22S
quantité de chaleur est nécessaire pour échauffer
au même degré les divers corps simples, pris sous
les poids suivant lesquels ils se remplacent les uns
les autres dans les réactions chimiques. C'était une
relation remarquable et inattendue entre les pro-
priétés physiques des éléments et leurs propriétés
chimiques. 11 en résulte que les atomes des éléments
ont la même capacité pour la chaleur, si Ton con-
sent à employer ce mot d'atome, malgré l'incorrec-
tion de l'hypothèse fondamentale qu'il exprime.
Quoi qu'il en soit, la relation énoncée par Duloug et
Petit n'était vérifiée que d'une façon fort imparfaite
par leurs observations, sans que l'on pût distinguer
quelle part dans cette incerlitude il convenait d'at-
tribuer à l'impureté des corps mis en œuvre, aux
erreurs des expériences, ou à l'inexactitude de la
loi elle-même. 11 était nécessaire de la reviser, avec
les ressources acquises i la science en 4840.
C'est ce que 'fit Regnault avec un soin et une pa-
tience admirables. Il réussit ainsi à écarter beau-
coup d'exceptions et à ramener les chaleurs spéci-
fiques des éléments solides à des valeurs voisines
les unes des autres. 11 conclut avec prudence que
la chaleur spécifique des corps [dépendait de plu-
sieurs données, entre lesquelles le poids atomique
jouait un rôle prépondérant, mais qui n'était pas
15
226 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
exclusif; dans ces conditions, il ne saurait exister
une loi absolue.
Sages réserves que Ton a trop oubliées, jusqu'au
jour où les théories nouvelles de la thermodyna-
mique ont montré que c'était dans l'état gazeux seu-
lement que la loi des chaleurs spécifiques pouvait
m
être manifestée avec toute sa rigueur. Elle est alors
exacte, parce qu'elle exprime l'identité des travaux
accomplis par la chaleur sur les particules dernières
des éléments gazeux. Ce sont, d'ailleurs, les expé-
riences mêmes de Regnault sur l'oxygène, l'hydro-
gène et l'azote qui démontrent cet énoncé de la loi
transformée. Mais il fut étranger à la découverte de
la thermodynamique et ne l'accueillit d'abord
qu'avec une défiance et je dirai presque une hostilité
à peine déguisées.
La loi des chaleurs spécifiques représente seule-
ment un point particulier dans le progrès général
des connaissances physiques, tandis que la nouvelle
science est devenue aujourd'hui le véritable fonde-
ment de la mécanique moléculaire, parce qu'elle
fournit une mesure commune aux travaux accomplis
par toutes les forces naturelles. Les recherches de
Regnault ont fourni à cet égard les matériaux les
plus précieux, sinon comme théories propres à Re-
gnault, qui s'est toujours refusé à en construire au-
VICTOR REGNAULT. 227
cune, du moins comme données exactes, obtenues
sans vue préconçue et susceptibles de fournir à la
discussion des hypothèses modernes tout un en*
semble de documents incontestables.
Trois volumes des Mémoires de V Académie des
sciences renferment à peu près toute l'œuvre de
Regnault sur la chaleur. A quelle occasion cette
œuvre fut entreprise, avec quelles ressources et dans
quel but pratique elle fut poursuivie, c'est ce qu'in-
dique le titre même des deux premiers volumes :
Relation des expériences entreprises par ordre de
M. le ministre des travaux publics, pour déterminer
les principales lois et les données numériques qui
entrent dans le calcul des machines à vapeur.
Regnault étudia d'abord les lois de la dilatation et
de la compressibilité des fluides élastiques , c'est-
i-dire les lois de Mariotte et de Gay-Lussac : ces
grandes lois simples et uniformes, qui tendent à
faire admettre une constitution physique identique
dans tous les gaz, ne sont pas rigoureuses. Une pre-
mière étude des phénomènes conduit à les admettre ;
mais elles ne résistent point, du moins dans leur
expression absolue, à un examen expérimental plus
approfondi. En réalité, chaque gaz se dilate par la
chaleur et diminue de volume par la pression, sui-
vant des lois qui lui sont propres. Il s'écarte d*autant
228 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
plus des lois de Mariotte et de Gay-Lussac qu'il est
plus voisin du degré de froid et de pression néces-
saire pour le transformer en liquide : relation re-
marquable, sur laquelle Regnault insistait beau-
coup, et qui a permis, dans ces derniers temps,
d'annoncer avec certitude que l'oxygène et les
autres gaz réputés incoercibles allaient prendre
l'état liquide, dans les conditions nouvelles d'expé-
rimentation réalisées par M. Cailletet.
Cependant Regnault, toujours occupé de l'examen
des lois des vapeurs, poursuivait un immense tra-
vail. Pour définir ces lois, il fallait définir les tempé-
ratures, et celles-ci reposaient elles-mêmes sur la
connaissance des lois de la dilatation de l'air. Ces
dernières une fois établies par ses expériences, il
dut comparer à la dilatation de l'air la dilatation du
mercure, matière première de nos thermomètres
usuels; il étudia la compressibilité des liquides,
l'hygrométrie, l'eudiométrie, toutes questions con-
nexes avec son sujet principal ; il exécuta un long et
dangereux travail sur les forces élastiques de la
vapeur d'eau, depuis les plus faibles tensions que
l'on puisse observer jusqu'à une pression de vingt-
huit atmosphères. 11 mesura enfin les chaleurs spéci-
fiques de l'eau liquide, solide et gazeuse, et la cha-
leur nécessaire pour réduire l'eau en vapeur sous
TICTOB BEG5AULT. 229
diverses pressions. Ce sont les données fondaman-
laies des calculs relatifs anx machines i Tapeur.
L'objel technique proposé i son effort était rempli;
mais Regnault ne s'arrêta pas là. Il entreprit de
fournir aux physiciens les données fondamentales
d'une étude générale des vapeurs et des gaz, et il
accomplit, de 1847 à 186^, une vaste série d'eipé-
riences sur la compressibilité des principaux gaz,
sur la force élastique d'une vingtaine de liquides,
sur les chaleurs spéciflques et les chaleurs latentes
d'un nombre non moins grand de gaz, de vapeurs et
de liquides. Il accumulait sans relâche les matériaux
les plus précieux, recueiUis par les méthodes les
plus délicates et les plus parfaites; matériaux ré-
servés à l'érection d'un édifice que lui-même refu-
sait de construire et que personne jusqu'ici n'a osé
entreprendre d'élever dans toute son étendue.
Cependant, tandis que Regnault poursuivait ses
expériences avec un zèle infatigable, la science avait
changé de point de vue. Au delà et au-dessus de cette
description purement empirique des lois physiques
de la matière, qui paraissait l'objet définitif de la
physique il y a quarante ans, des conceptions nou-
velles ont apparu, un nouvel horizon s'est ouvert, et
la théorie a repris ses droits imprescriptibles. Mayer,
Joule et quelques autres ont imaginé, — et leurs
Tf * . * ■ (i • ^." • '»
- • ' ".;•?•;:" ^Ji
230 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
idées sont aujourd'hui acceptées de tous, — ils ont
imaginé que la chaleur contenue dans les gaz n'est
autre chose que leur force vive. Les gaz, disent-ils,
sont constitués par des particules très petites, lancées
dans toutes les directions, rebondissant, tournoyant
et vibrant sans cesse. On déduit de là, par un calcul
facile, les lois de Mariotte el de Gay-Lussac, de-
meurées si longtemps sans interprétation précise.
Cette température, que Regnault ne savait comment
définir, est proportionnelle à la force vive des gaz.
Lorsque les gaz prennent l'état liquide, puis l'état
solide, certains travaux moléculaires s'accomplis-
sent, et ces travaux ont pour mesure exacte les quan-
tités de chaleur dégagées ou absorbées pendant les
changements d'état. La chaleur est devenue ainsi
une sorte de mesure universelle des travaux molécu-
laires.
La théorie même des machines à vapeur, point de
départ des recherches de Regnault, a reçu par là
une lumière inattendue. En effet, ces machines n'ont
d'autre objet que d'accomplir certains travaux mé-
caniques sensibles; elles en sont l'instrument le
plus puissant qu'ait été mis en œuvre jusqu'à ce
jour. Or ces travaux mécaniques sensibles résultent
de la transformation des travaux moléculaires insen-
sibles, produits par la chaleur. Entre les deux ordres
VICTOR REGNAULT. 231
de travaux il y a équivalence, et celte équivalence est
le fondement même de la théorie actuelle des
machines àvapeur.
C'est là ce que rêmpirisme pur ne pouvait pres-
sentir, ce que Regnault n'avait pas vu, alors qu'il
croyait établir les bases et les règles définitives de
rétude physique des machines à vapeur. La notion
de l'équivalence thermique des travaux mécaniques
lui avait complètement échappé, comme le montrent
les premières pages de son grand ouvrage. Ce fut
pour lui une première diminution de sa primauté,
jusque-là incontestée dans la physique. En vain il
chercha d'abord à se débattre; il ne tarda pas à
être entraîné par le nouveau courant, et son dernier
ouvrage, publié en 1870, est un long et important
mémoire sur la détente des gaz et sur les relations
réelles qui s'y manifestent entre la chaleur con-
sommée et le travail produit. 11 avait poursuivi dans
cette voie, et nous posséderions aujourd'hui tout un
ensemble de recherches de Regnault, non moins
importantes, peut-être, que la portion relative aux
vapeurs, si elles n'avaient disparu dans les cata-
strophes qui ont marqué la fin d'une existence si
brillante et si heureuse à ses débuts.
Hérodote rapporte que Crésus, roi de Lydie,
célèbre entre tous par sa richesse et par sa puis-
* \
232 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
sance, après de longues années de prospérité, fut
vaincu, dépouillé de ses États et fait prisonnier par
les Perses. Condamné à mourir par le feu, le bûcher
déjà allumé, il s'écria par trois fois : c Solon ! SolonI
Solon! > Au temps de sa grandeur, Crésus avait
reçu la visite de FAthénien Solon ; il lui avait montré
ses trésors et demandé avec orgueil quel était
rhomme le plus heureux qu'il eût vu. Crésus faisait
cette question, ajoute l'historien, parce que Crésus
se croyait le plus heureux des hommes. Mais Solon
lui cita d'abord Tellus, d'Athènes, puis Cléobis et
Biton, et fmit par lui dire que la Divinité, jalouse
du bonheur des hommes, se plaisait à le troubler.
€ Personne, avant sa n\prt, ne peut élre appelé
heureux; car il arrive souvent que les dieux, après
avoir fait entrevoir la félicité à quelques hommes, la
détruisent ensuite de fond en comble. >
Jamais peut-être cette mélancolique philosophie
de la destinée humaine ne trouva une application
plus douloureuse que dans la vie de V. Regnault.
Ceux qui l'ont connu il y a vingt ans se rappellent
cette existence heureuse et sereine qu'il menait au
sein d'une famille qui l'adorait. Entouré d'une
femme délicate et charmante, de quatre beaux en-
fants, de vieilles parentes de sa femme, non moins
empressées à Taimer ; honoré et respecté de l'Europe
V. .
VICTOR REGNAULT. 233
entière y se livrant tout entier à ses travaux favoris,
pour lesquels les ressources de l'État lui étaient pro-
diguées; satisfait enfin des résultats certains aux-
quels le conduisaient chaque jour des méthodes
rigoureuses, Regnault était au comble du bonheur
réservé à la nature humaine, bonheur que rien ne
paraissait devoir troubler désormais.
En peu d'années, tout fut anéanti. Madame Re-
gnault mourut en 1866; madame Clément, sa mère,
ne tarda pas à la suivre au tombeau. Ainsi, Regnault
se trouva privé de l'affection des siens, dans sa mai-
son solitaire, délaissée par son fils Henri, qui voya-
geait en Italie et en Espagne, et déjà hantée par la
folie de son autre fils Léon, atteint à vingt-cinq ans,
au début d'une carrière que tout annonçait devoir
être celle d'un homme distmgué. Il se plongea de
plus en plus dans ses travaux de laboratoire ; con-
solation suprême que rien ne semblait devoir lui
arracher.
Mais il devait être frappé jusqu'au bout. L'année
1870. si fatale à la France, le fut plus encore peut-
être à Regnault. Directeur de la Manufacture de
Sèvres, il avait cru pouvoir y rester avec ses appa-
reils, ses livres et ses manuscrits, jusqu'au moment
de Tarrivée des armées allemandes. Il ne croyait
pas à la résistance de Paris, et il regardait comme
234 SCIENCE ET PHFLOSOPHIE.
un devoir de sauvegarder rétablissement qui lui
était confié. Il en fut presque aussitôt chassé par les
assiégeants. Après de vaines tentatives pour y ren-
trer, il dut se retirer en Suisse, chez quelques-uns
de ces élèves dévoués qu'il n'a cessé d'avoir. Quand
il revint, après l'armistice, son désastre était con-
sommé. Son fils Henri, le seul qui eût échappé à la
fatalité morale acharnée sur ses autres enfants, son
fils Henri avait été tué à Buzenval, en défendant la
patrie. La gloire de l'avenir et les espérances delà
famille.saccombèrent avec Lii.
Ce n'est pas tout : le laboratoire de Sèvres avait
été saccagé ; les instruments de précision, fruits de
toute une vie de travail, avaient élé détruits. Quand
Regnault père rentra à Sèvres, il y trouva ses appa-
reils brisés à coups de marteau, ses thermomètres
cassés méthodiquement en morceaux d'égale lon-
gueur, ses registres d'expériences brûlés et déchirés,
avec la précaution d'une haine que Ton ne peut
s'empêcher de soupçonner intentionnelle. Les ré-
sultats de six cents expériences sur les gaz , exé-
cutées avec l'exactitude d'un maître dont l'habileté
croissait avec l'âge, ont ainsi disparu sans retour.
On ne recommence pas la vie à soixante ans; Re-
gnault, dans son laboratoire, eût vécu peut-être, ren.
fermant ses douleurs privées dans le fond de son
-^^-.^\ TY- ^ '^' . -'^ .r-" •' - V "•
VICTOR REGNAULT. 235
cœur, et continuant à remplir courageusement son
devoir de savant. Mais rien ne lui restait. Il quitta sa
chaire du Collège de France, et se retira près de
Bourg, dans le département de l'Ain, au sein d'une
retraite où il comptait passer ses dernières années.
Il n'en avait pas fini avec le malheur. Un jour, sa
sœur était venue le visiter; elle mourut en quelques
heures, sous ses yeux. Cette fois, Regnault n'y résista
pas et sa santé, ébranlée par le contre-coup d'anciens
accidents, fut frappée d'une manière irréparable.
Quelques amis l'ont encore revu dans sa maison de
Passy, entouré des ruines de sa famille, paralysé lui-
même, mais gardant jusqu'au bout, même avec une
intelligence affaiblie, cette humeur singulière, mé-
lange de gaieté égoïste, d'ironie et de stoïcisme, qui
l'avait toujours distingué. Aujourd'hui, la mort l'a
délivré. Son œuvre nous reste, œuvre considérable,
qui fournira pendant longtemps les renseignements
les plus solides aux théories de la physique et de la
mécanique moléculaire.
H. SAINTE -CLAIRE-DEVILLE
2 juillet 1881.
C'est avec une vive douleur que nous annonçons
au monde scientifique la mort de M. Henry Sainte-
Claire-Deville, membre de l'Académie des sciences,
professeur de chimie à la faculté des sciences de Paris
et à rÉcole normale supérieure, enlevé avant Tâge à
ses amis et à la patrie française. Peu d'hommes
ont marqué davantage entre leurs contemporains par
la variété et l'importance de leurs travaux scienti-
fiques, aussi bien que par l'étendue et la vivacité de
leurs sympathies personnelles : la profonde émotion
que j'éprouve en écrivant ces lignes, dernier témoi-
gnage d'une amitié de trente années, sera partagée
• ; • -
H. SAINTE-GLAIRE-DEVILLË. 237
par ses nombreux amis, par les élèves qu*il a formés
depuis un tiers de siècle à TÉcole normale, par tous
ceux qui prennent à cœur Thonneur de la science
universelle.
Rappelons en peu de mots sa vie et ses travaux :
l'existence d'un savant ne comporte pas en général
de péripéties éclatantes, en dehors de ses décou-
vertes.
Les Sainte-Glaire-Deville, comme leur nom l'in-
dique, étaient créoles, originaires de Saint-Thomas
(Antilles) : la vivacité expansive et un peu agitée
de Henry aurait sufiQ pour rappeler son origine.
Entre les trois frères de cette famille qui vinrent
s'établir en France, deux surtout ont marqué dans
la science : Charles Sainte-Claire-Deville, le géo-
\ogiie, et Étienne-Henry Sainte-Claire-Deville, le
chimiste. Tous deux sont morts, à Feutrée de la
vieUlesse, d'une mort prématurée, avant l'âge que
semblaient promettre leur santé, leur énergie per-
sistante et le calme environné d'honneurs et d'affec-
Uons qui marque ordinairement la fin des existences
scientifiques.
Henry était né en 1818; il fit ses études en France.
Au sortir du collège, il hésita, dit-on, un moment
entre la vocation musicale et la vocation scientifique,
et se décida pour la chimie. Comme le font beaucoup
238
SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
de jeunes gens, il organisa un petit laboratoire, où
il travaillait sous les conseils de M. Dumas, qui don-
nait alors à la chimie organique cette grande et
brillante impulsion qui en a marqué les débuts. Dès
1839, Henry Deville commençait à publier des re-
cherches originales : d'abord sur l'essence de téré-
benthine, dont les états isomériques multiples atti-
raient alors l'attention de beaucoup de chimistes,
puis sur le toluène, carbure d'hydrogène qui a pris
depuis un extrême intérêt, parce qu'il est l'un des
générateurs des matières colorantes du goudron de
houille.
En 4844, il fut envoyé comme professeur de
chimie à la faculté des sciences de Besançon, nou-
vellement créée, et dont il devint le doyen, malgré
sa jeunesse.
La première découverte qui le mit hors de pair
fut celle de l'acide nitrique anhydre, en 1849. Ger-
hardt et l'école dont il était le chef avaient proclamé
impossible l'existence des acides anhydres monoba-
siques, au nom des nouvelles théories. M. Deville,
en découvrant l'acide nitrique anhydre, corps inté-
ressant à bien des titres, força ces théories à se mo-
difier, et devint ainsi le promoteur indirect de nou-
velles inventions.
Cependant sa jeune réputation avait attiré l'atten-
\
H. SâINTE-CLAIRE-DEVILLE. 23»
tion sur lui, au point de le faire nommer en 1851
maître de conférences à TÉcole normale, à la place de
M. Balard, appelé lui-même au Collège de France.
Ce fut à ce moment que je le connus, et je ne me
rappelle pas sans quelque émotion le jour où
M. H. Deville, suppléant M. Dumas à la faculté des
sciences (1853), me pria de Taider à montrer à son
auditoire sa brillante préparation de l'acide nitrique
anhydre.
H. Deville, entraîné à la fois par la haute curiosité
et par le désir d'une gloire légitime, cherchait sa
voie de tous côtés. Après quelques essais heureux
pour créer une nouvelle méthode d'analyse miné-
rale, il s'attacha à l'étude de Taluminium.
Ce nouveau métal, extrait de l'argile, avait été à
peine entrevu par Woehler, qui l'avait observé le
premier en 1827. M. Deville le prépara en grandes
quantités, par des méthodes nouvelles et le fit à
proprement parler connaître. Il en montra la légè-
reté, la ductilité, la ténacité, et surtout l'inaltérabi-
lité au contact de l'air et de l'eau ; il pensa qu'un
pareil métal, doué à la fois de propriétés si différentes
de celles des métaux usuels, en raison de sa légèreté»
et en même temps si pareilles, en raison de sa sta-
bilité, devait jouer un rôle inattendu dans l'écono-
mie domestique et dans l'industrie; il dépensa pen-
1
240 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
dant bien des années tous les efforts de sa vive
intelligence et de sa rare habileté à populariser le
nouveau métal, qui semblait appelé à prendre une
place importante dans le matériel des civilisations
modernes.
Malgré tant d'efforts, secondés par les pouvoirs
publics et accueillis avec bienveillance par Topinion,
Taluminium ne semble pas avoir répondu encore aux
premières espérances qu'il avait excitées. Quelques-
uns de ses alliages présentent cependant des pro-
priétés spéciales, qui en maintiendront remploi
industriel.
En réludiant à fond, M. Deville fut conduit à déve-
lopper le champ de ses expériences et de ses concep-
tions et à les porter dans une sphère plus élevée.
Son action devient en même temps plus étendue,
grâce aux aides qu'il sut former autour de lui.
Entouré dans son laboratoire de la rue d'Ulm de
l'élite de la jeunesse française qui se destine à l'en-
seignement des sciences, jeunesse qu'il animait
d'une ardeur sympathique, il fit école à son heure,
et prit pour collaborateurs les principaux de ses
élèves, MM. Debray, Troost, Fouqué, Hautefeuille;
il y joignit même le concours de savants d'autre
origine, tels que M. Caron, le savant officier d'artil-
lerie, et M. Damour, le minéralogiste.
H. SAIHTE-CLÂIRB-DETILLE. âil
n aborda ainsi Tétode de la reproduclion arliC-
cielle des minéraax, principalement par la voie
sèche ; celle des hantes températures, celle des mé-
taux rares, spécialement du platine et des corps con-
génères ; enfin Fétude des densités des vapeurs des
corps élémentaires, question à laquelle se rattachent
les plus hauts problèmes de philosophie naturelle.
Le cadre de cet article ne me permet pas d'exposer,
même d^une manière sommaire, ces longs et im-
portants travaux, qui ont rempli les vingt dernières
années de la vie de H. Sainte-Glaire-Deville. Mais il
convient de mettre en lumière la notion générale
nouvelle, qui se dégagea pour lui de la vue de ces
phénomènes si variés et si curieux, accomplis i de
hautes températures : je veux parler de la dissocia-
tion^ Tune des découvertes les plus originales de
notre époque en chimie, découverte qui constitue le
titre de gloire le plus durable du savant professeur
de rÉcole normale.
Les réactions accomplies vers le rouge sont par-
fois, en apparence, contradicloires avec celles qui
se produisent à la température plus basse : par
exemple le plomb ella vapeur d'eau formentau rouge
blanc, de Toiyde de plomb, qui se volatilise; tandis
qu'à une température plus basse l'hydrogène réduit
Toxyde de plomb; l'argent même semble décomposer
16
242 . SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
la vapeur d'eau, en en dissolvant l'oxygène; la prépa-
ration du potassium au moyen de rhydrate de potasse
fondu et du fer, au rouge vif, est également contra-
dictoire avec les réactions connues du potassium sur
l'oxyde de fer, à moindre température. Bref, l'étude
des réactions opérées par voie sèche offre de conti-
nuelles antinomies.
En réfléchissant sur ces antinomies, que ses
études actuelles mettaient chaque jour devant ses
yeux, H. Deville fut frappé tout d'un coup, vers 1857,
par une idée nouvelle et féconde, à savoir que les
corps qui réagissent à haute température avaient
changé de nature, ou plutôt de constitution. Les
corps composés sont d'abord résolus en leurs élé-
ments par la chaleur, et les réactions nouvelles qu'ils
produisent alors sont dues, non aux corps composés,
mais à leurs éléments, coexistant à l'état libre et exer-
çant leurs actions séparément sur les autres corps
mis en leur présence. Ainsi ce n'est pas la vapeur
d'eau qui oxyde le plomb, c'est Toxygène résultant
de sa décomposition préalable; ce même oxygène se
dissout dans l'argent fondu, qu'il fera rocher plus
tard, au moment de sa solidification, tandis que
l'hydrogène s'écoule au dehors, etc.
Cette nouvelle manière d'envisager les réactions
de la voie sèche explique une multitude de pbéno-
EL SAINTE-CLAIRE-DEVILLE. £43
mèoes, de formations de minéraux, de volatilisa-
tions apparentes de corps Gxes, phénomènes jusque-
la inconcevables. Toutefois elle ne constitue que le
premier pas dans la nouvelle découverte ; celle-ci ne
se dégagea dans toule son étendue que peu à peu, et
non sans quelque confusion, par la suite des recher-
ches incessantes de H. Deville: ce fut le fruit mérité
de cette longue patience, que l'on a pu regarder à
juste titre comme équivalant au génie.
En effet, non seulement les corps composés sont
résolus en éléments à une haute température, élé-
ments qui se recombinent pendant le refroidisse-
ment; mais la décomposition, aussi bien que la
recombinaison, sont graduelles et variables dans
leur proportion, avec la température, la pression et
diverses autres circonstances. En un mot, pendant
un intervalle de température plus ou moins étendu,
un composé peut coexister avec ses éléments ; le
tout constituant un système en équilibre, entre les
actions calorifiques, qui tendent à le résoudre en
éléments, et les actions chimiques, qui tendent à le
transformer entièrement en une combinaison dé-
finie. Telle est la notion fondamentale de la disso-
dation^ notion simple et féconde, qui a changé les
idées des chimistes et est devenue Torigine d'une
multitude de découvertes.
244 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
H. Deville avait été nommé membre de T Académie
des sciences en 1861 ; il était devenu, en 1867, titu-
laire de la chaire de chimie de la Sorbonne, qu'il
occupait depuis quatorze ans à titre de suppléant.
Administrateur du chemin de fer de l'Est et de la
Compagnie parisienne du gaz, il occupait dans le
monde des affaires une situation non moindre que
dans la science pure. Les satisfactions morales' et les
joies privées de la famille, au milieu de ses cinq fils et
de ses nombreux amis, auraient mis le comble à son
bonheur, sans quelques ennuis, nés des discussions
relatives au mètre international, et auxquelles son
imagination impressionnable attacha peut-être trop
d'importance.
Quoi qu'il en soit, je me reprocherais de tracer un
tableau incomplet de la vie de H. Sainte-Claire-
Deville, si je ne le montrais maintenant, tel que ses
contemporains l'ont connu, actif, affairé, sympa-
thique, dans ces réunions du dimanche à l'École
normale, où nous ne le verrons plus. Toujours prêt
à s'intéresser à ses amis, jeunes et vieux, à leur
donner un conseil scientifique et au besoin un coup
d'épaule; usant des influences multiples que son
caractère et sa position lui avaient acquises pour
servir les uns et les autres; prêt à s'associer à vos
plaisirs et à vos peines avec une chaleur de cœur inu-
H. SAIKTE-CLAIRE-DEYILLE. 245
silée dans la froideur ordinaire de nos relations
modernes, il était devenu le centre de tous les hommes
de science. Qui ne se le rappelle assis vis-à-vis de ce
lai^e poêle autour duquel nous étions rangés, et
racontant quelque gai récit qui nous faisait sourire,
ou quelque histoire aimable pour Tun des assistants?
Depuis près d'un an, sa santé s*était affaiblie peu à
peu ; une affection du cœur dont il avait éprouvé
déjà quelques atteintes avait reparu en s'aggi*avant.
II avait dû interrompre son coiurs de la Sorbonne au
mois de janvier, et n'avait pas tardé à descendre
vers le midi de la France, chercher à retarder le
déclin de ses forces sous un climat plus doux. Mais U
était frappé sans ressources, et il est revenu mourir
au milieu de ses amis, en conservant jusque dans son
agonie ces préoccupations affectueuses qui avaient
tenu tant de place dans sa vie.
ADOLPHE WURTZ
limai 1884.
Voici l'une des pertes les plus douloureuses et les
plus inattendues pour la science et pour le pays. Il
y a douze jours à peine, Wurtz était debout, parlant
et agissant, avec ce feu communicatif, cette autorité,
cette activité un peu inquiète, que tous se plaisaient
à regarder comme le témoignage d'une individua-
lité puissante et d'une vitalité inépuisable. De longs
jours semblaient encore promis à sa famille, à ses
amis, à ses élèves. Qui eût dit que ce discours ému
prononcé par lui sur la tombe de son maître, Dumas,
devait être le dernier? Hier, en entrant à la séance
ordinaire de l'Académie, nous avons appris avec slu-
IDOLPBB TCRTZ. 3IT
peur qae noas ne le rererrioiu plus : Wuiiz Tenait
de s'éteindre, fra{^ tout à coup par une maladie
iDTsIérieuse qni avait tari sourdemenl les sources de
celte roboïte existence. Entre les amis et les con-
frères qui raimaîeot et l'adDiiraient, nal peat>étre
n'a la Tacnlté plus spéciale, et par là même le devoir
ptDs étroit, d'apprécier l'œurre de Wurtz que celui
qui écrit ces lignes. Uoeémolalion de trente ans, sou-
tenue par l'amour commun d'une science que nous
cuIiîtIods parallèleoienl, émulation qui n'a jamais
Doi à la courtoisie des relations personnelles, me
permet, hélas ! déjuger toute la grandeur de la car-
rière parcourue par l'homrae que nous venons de
Toir disparaître, toute l'étendae do vide que sa mort
produit dans la science, toute l'amertume de la perte
que la France éprouve en œ moment !
Né à Strasbotti^, il y a 3oisante>sept ans, Wurtz a
été l'nn des plus brillants représentants de cette
benrense alliance entre le génie germanique et le
génie français, alliance trois fois féconde que nous
aiions sa réaliser pleinement en Alsace dans le
xar siècle !
La cmelle séparation accomplie par la guerre de
1870 n*a guère proGté jusqu'ici au développe""*"*
inielleetuel de TAUeniagne, et elle menace de
perdre i jamus les fruits de cette association Ti
248 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Délie des esprits, consacrée par deux siècles d'union,
et qui fut si féconde pour la civilisation générale.
Wurtz réalisait Talliance morale des deux races,
non seulement par sa naissance, mais par son édu-
cation, ses tendances doctrinales, et par ses décou-
vertes mêmes. Élève à la fois de Liebig, qui dirigea
ses débuts, et de Dumas, qui l'accueillit dans ce labo-
ratoire où venait de se former Henry Sainte-Claire-
Deville, il ne tarda pas à s'engager à son tour dans
une voie originale.
Ainsi fut poursuivie et soutenue la tradition natio-
nale de la chimie, si brillamment cultivée en France
depuis un siècle. À la génération créatric de Lavoi-
sier ont succédé Berthollet, puis Gay-Lussac et Thé-
nard, puis Chevreul, qui conserve encore parmi
nous, après un siècle d'existence, le souvenir de cette
grande époque. Laurent et Gerhardt sont morts pré-
maturément; Dumas vient de s'éteindre chargé
d'années, Wurtz et Deville ont eu leur jour, qui est
le nôtre, et leur grandeur; ils ont été, eux aussi, les
chefs de la chimie française. Puisse cette filiation
éclatante se poursuivre encore pendant plusieurs
générations I
Nul de nos contemporains ne laissera, à cet égard,
une trace plus profonde que Wurtz. Deux grandes
découvertes, particulièrement, ont illustré son nom
ADOLPHE WURTZ. 249
et montré Tactivilé créatrice de son esprit : la décou-
verte des ammoniaques composées et la découverte
des glycols.
Les ammoniaques composées ont donné la clef de
la constitution de ces alcaloïdes organiques, poisons
et remèdes, que les végétaux fabriquent sous nos
yeux et que la médecine emploie continuellement.
H. Wurtz nous a appris à Taide de quelles méthodes
et en vertu de quelles règles on peut espérer les
reproduire.
Les glycols sont le fruit d'une généralisation non
moins capitale. Leur formation synthétique et la
connaissance de leurs propriétés sont venues se
joindre aux découvertes que j'avais faites moi-même
.sur la glycérine, pour établir la théorie générale des
alcools polyatomiques. C'est à cette occasion que
s'est élevée entre nous une rivalité féconde, où
chacun a développé les ressources variées d'un
esprit aussi différent par son point de vue que par
son évolution. Des travaux sans nombre sont sortis
de ces théories et ont transformé depuis trente ans
la chimie organique. M. Wurtz a eu une part de
premier ordre dans celte transformation. M. Wurtz
réclamait aussi parmi ses titres de gloire l'influence
qu'il avait eue sur le développement des doctrines et
des notations de la nouvelle théorie atomique.
/
250 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Sa carrière officielle s'accomplit avec la facilité
due à son mérite hors ligne, et avec la régularité
qui accompagne ordinairementla carrière des savants.
Docteur en médecine en 1843, il succéda dix ans
après à son maître, M. Dumas, comme professeur de
chimie médicale à la faculté de médecine de Paris;
nommé membre de l'Académie de médecine en 1856,
il devint doyen de la faculté en 1866. il y fonda une
puissante école de chimie, qui attira autour de lui
de nombreux élèves français et étrangers et fit l'édu-
cation de savants nombreux et d'un très grand mé-
rite. Parmi ceux-ci, qui pourrait oublier M. Friedel,
lié à son maître par le dévouement d'une affection
sans limite?
En 1867, Wurlz devint membre de l'Académie des
sciences; en 1875, professeur de chimie organique
à la faculté des sciences de Paris. Professeur élo-
quent, sa parole ardente entraînait les esprits de la
jeunesse. Enfin, en 1881, son illustration le fit dési-
gner par le centre gauche au choix du Sénat comme
sénateur inamovible.
Sa vie privée fut heureuse et tranquille. Les
personnes, aujourd'hui peu nombreuses, qui l'ont
vu arriver à Paris, se rappellent encore ce jeune
homme vif et actif, plein d'enthousiasme pour la
science et partout accueilli. Marié à une femme in-
ADOLPHE WURTZ. 351
telligenle et dévouée, enioiiré, comme un patriarche
d'autrefois, par l'essaim de ses nombreui enrants, de
ses gendres, de ses neveux et nièces qu'il avait éle-
vés, il est mort comblé dejoui's et d'honneurs, et sans
longes souiïraaces. Moins âgé que Dumas, dont il
parlnit hier encore en termes si sympathiques, il a
eu nne vie aussi remplie, aussi glorieuse pour les
siens et pour son pays. C'est là ce qui doit adoucir
sa perle pour sa famille, si quelque chose peut alté-
Duer une semblable douleur I
Naguère, nous comptions à Paris cette brillante
pléiade des trois écoles de la chimie française :
l'École normale, l'École de médecine, le Collège de
France; la se sont formés depuis vingt ans les initia-
teurs des générations nouvelles, qui se sont partagé
la science et l'enseignement. Aujourd'hui, voici deux
des maîtres de la chimie disparus, deux des fleurons
de la couronne nationale !
La seule consolation de ceux qui survivent, en
attendant leur tour, c'est de pouvoir proclamer hau-
tement la gloire de leurs émules et les services qu'ils
ont rendus à la patrie et à l'humanité.
L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR
ET SON OUTILLAGE^
C'est une histoire déjà bien vieille et souvent ra-
contée : il y a trente ans, un ministre de Tinstruction
publique, M. Fortoul, et un préfet de la Seine,
M. Haussroann, vinrent en grande solennité inau-
1. M. Borthelot avait fait précéder cet article de la lettre sui-
vante, adressée à M. A. Hébrard, directeur politique du Tenip$:
Mon cher ami.
Vous savez combien est misérable Tétat matériel de notre ensei-
gnement supérieur; je ne parle pas des hommes, dont le mérite
n*est surpassé nulle part, mais de l'outillage.
Les peuples voisins ont marché, tandis que nous restions sta-
ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR. iô3
gurer la construction de la nouvelle Sorbonne. Ils
en posèrent la première assise et annoncèrent qu'une
ère nouvelle s'ouvrait pour le développement des
sciences et des lettres. L'État et la ville de Paris
associés allaient fournir les ressources nécessaires
pour élever renseignement supérieur à un niveau
plus élevé que celui des régimes précédents et supé-
rieur à celui des autres peuples.
Ce furent de vaines promesses, un jour sans lende-
main. La pierre posée par MM. Fortoul et Uaussmann
ne fut suivie d'aucune autre; elle a même disparu,
Uonnaîres, avec des instnimeots TieiUis et des laboratoires mes-
quins ou suranoés. Depuis quelques années, je ne Tignore pas, de
notables efforts ont été faits dans ce sens; mais un arriéré de trente
ans ne se répare pas en un jour. Un concours énergique des pou-
voirs publics est indispensable.
Pavais espéré pouvoir faire inscrire des crédits spéciaux pour cet
objet dans le projet de loi relatif à la caisse des écoles, actuelle-
ment soumis au Sénat. U parait que la cbose n*est pas possible. Mais
M. Ferry, avec le zèle généreux qu'il porte dans toutes les ques-
tions relatives à rinstruction publique, nous a promis de comprendre
les besoins de renseignement supérieur à côté de ceux des travaux
publics — il s'agit de sommes incomparablement moindres — dans
les prochaines propositions relatives au budget extraordinaire.
C'est pour lui venir en aide devant l'opinion que j'ai réuni quel-
ques notes, destinées à montrer nos nécessités, qui sont celles de
l'intérêt national. Je connais trop la sympathie que le Temps porte
à ces questions pour ne pas compter sur votre appui.
Votre dévoué,
H. Berthelot.
15 mars 1883.
254 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
ainsi que les médailles officielles, scellées dans son
intérieur, sans qu'on ait pu en retrouver aucune
trace.
Les fondateurs de la nouvelle Sorbonne n'avaient
pensé qu'à la cérémonie d'inauguration ; ils avaient
négligé d'assurer les ressources nécessaires pour
accomplir l'œuvre elle-même. M. Fortoul s'était borné
à déclarer que, dans l'ère nouvelle, la prospérité de
l'enseignement public serait telle et les examens si
nombreux, que les produits universitaires suflii-aient
à la dépense projetée. Est-il besoin de dire qu'il n'en
fut rien? L'instruction publique est la semence, mais
la récolte se fait ailleurs : dans Tordre moral, par
l'élévation générale du niveau de la civilisation; dans
Tordre matériel, par la multiplication des découvertes
industrielles et par Taccroissement de science et
d'habileté des ingénieurs et des ouvriers.
Mais on s'obstinait alors, — et ce préjugé n'est pas
encore dissipé dans les régions financières où se
règle le budget, — on s'obstinait à rechercher vis-
à-vis de chaque dépense réclamée par Tinstruction
publique une recelte strictement corrélative. Or,
Tunique recette des établissements d'enseignement
supérieur consiste dans les inscriptions et les exa-
mens, à moins que Ton n'en vende les terrains pour
en tirer parti au profit de TÉtat et des municipalités ;
ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR. 255
ce que fit plus d'une fois, prétend-on, Tancienne admi-
nistration de la ville de Paris. A ce point de vue étroit,
il est même des établissements, tels que le Collège de
France et le Muséum d'histoire naturelle, qui ne
rapportent rien ; ce sont des objets de luxe, dirait-on
volontiers, et cette opinion subsiste peut-être aujour-
d'hui dans l'esprit de plus d'un membre du Parle-
ment.
Pendant que les nations voisines développaient
réellement, et non par de stériles inaugurations,
Toutillage de leurs universités, laboratoires et bi-
bliothèques, et tendaient ainsi à prendre la tête de
la civilisation et du progrès matériel ; nous autres,
nous demeurions stationnaires et nous avions la
douleur de voir la France perdre peu à peu son rang :
arrêtée dans son développement par l'étroitesse de
vues de son gouvernement, si ce n'est par une sourde
et secrète hostilité contre l'esprit d'indépendance,
inséparable de la forte culture scientifique.
Ce n'étaient pas toujours des refus formels que
Ton opposait à nos demandes. Sans en contester le
principe, on répondait toujours : t Mais vous ne pro-
duisez rien ! vos études sont, il est vrai, l'honneur
du pays ; mais en ce moment nous avons des dépenses
plus urgentes ; dès qu'il y aura des excédents, on
avisera. »
256 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Rusticus expectat dum defluat amnis; at ille,
Labttur et labetur in omne volubilis œvum.
En attendant, les travaux publics absorbaient tout.
Et nous avons vu jusqu'à la un de TEmpire la voirie
de la ville de- Paris dépenser jusqu'aux centimes
additionnels destinés par la loi à l'instruction pu-
blique. A peine M. Duruy, qui le premier — nous
ne l'avons pas oublié — essaya de remonter le cou-
rant, put-il obtenir cette maigre obole de l'École des
hautes études : jamais ressource ne fut mieux em-
ployée ; elle a produit cent pour un. Mais ce n'était
pas avec trois cent mille francs que l'on pouvait à la
fois suffire aux besoins de chaque jour et reconstituer
le matériel de l'enseignement supérieur.
Sans doute, me dira-t-on; mais les temps sont
bien changés. La République a triplé le budget de
rinstruction publique ; elle a donné à l'enseignement
80US toutes ses formes une impulsion inconnue
jusque-là. Elle est en train de consacrer 700 millions
à la construction des maisons d'écoles. Les lycées et
les collèges s'élèvent de toutes parts. Déjà trente
à quarante millions ont été dépensés pour la recon-
struction des facultés et une somme égale est engagée
dans le même but. Je le sais; je sais ce que l'on doit
à la bonne volonté des pouvoirs publics, Parlement
et conseils municipaux, aux efforts des ministres qui
ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR. 257
se sont succédé, et particulièrement à H. Ferry, qui
a marqué une grande étape et donné à Tinstruction
publique une impulsion que Ton n'avait jamais
connue jusque-là.
Je le sais d'autant mieux que mon humble rôle de
conseiller m'a permis de voir ces progrès de plus
près que personne. €'est en raison de ce rôle que je
demande la permission de signaler à l'opinion l'état
actuel des choses, les difficultés du présent, les
obligations qui s'imposent, si nous voulons conserver
notre rang parmi les nations civilisées et reprendre,
dans notce organisation matérielle, un niveau que
nous avons perdu depuis plus de trente ans et que
«ous sommes exposés à ne regagner jamais, — les
peuples voisins se développant sans cesse autour de
nous, — si nous ne faisons promptement im effort
exceptionnel pour nous mettre définitivement sur le
pied d'égalité. Certes, à partir de ce jour-là, les
efforts ne seront pas finis — le combat pour la vie
est incessant parmi les peuples, comme parmi les
individus ; — mais il suffira d'une dépense annuelle
relativement modérée pour nous maintenir.
Je parle seulement ici du matériel. N'oublions pas
qu'il ne faut pas une moindre attention pour former
et rémunérer convenablement un personnel qui
maintienne la France au premier rang parmi les
17
•V
S58 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
États : sinon, les hommes^supérieurs chercheraient
des carrières plus lucratives et feraient bientôt défaut ;
la démocratie ne saurait sans [déchoir méconnaître
cette nécessité.
Mais je veux me borner aujourd'hui à la question
de l'outillage scientifique.
1
L'inslructioD supérieure ne vaut pas seulemeot,
même aubudgel, par le produit des examens, comme
on ministre des finances le soutenait encore il y a
dix ansà M. Batbie, alors qu'il cherchait et trouvait
les ressources pour fonder cette utile institulion des
bibliothèques universitaires. En réalité, l'instruction
rapporte à l'État dans tous les ordres et sous toutes
tes formes. Les ministres des finances de la Répu-
blique ont l'esprit trop élevé pour ne pas le com-
prendre tout d'abord.
DiTers genres de considérations peuvent être pré-
sentés & cet égard. Le sujet est vaste : je demande
la permission, non de le développer sous t(
260 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
faces, ce qui nous conduirait trop loin, mais d'in-
diquer quelques-unes des vues qui s'y rattachent :
au point de vue de la culture générale ; au point de
vue du développement même de Tinstruction pu-
blique dans les autres degrés, secondaire et primaire ;
enûn, au point de vue de la production matérielle et
industrielle du pays.
III
L'imporlance de renseignement supérieur pour la
culture générale a toujours été proclamée par les
peuples civilisés. Son développement est, pour ainsi
dire, la mesure du niveau intellectuel, moral et
artistique des nations. C'est la science qui a affranchi
l'esprit humain des anciennes servitudes; ce sont
ses découvertes qui ont changé la condition maté-
rielle des peuples et qui ont amené l'ouvrier et le
paysan à un degré relatif de prospérité et de bien-
être, incomparablement plus haut que celui de l'anti-
quité et du moyen âge. Mais il ne parait pas nécessaire
de s'étendre là-dessus ; car ces vérités, partout re-
connues, constituent le mobile essentiel du grand
développement donné aujourd'hui aux universités
262 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
dans tous les pays qui nous entourent, dans TÂlle-
magne et TAngleterre particulièrement, qui ont tenu
jusqu'ici avec nous la tète de la civilisation. Aui
États-Unis même, sous un régime démocratique par
excellence, les fondations privées, faites sur une
échelle inconnue parmi nous, comblent chaque jour
les lacunes qui ont longtemps existé sous ce rapport.
Sans retracer le tableau de ces efforts qui éclatent
partout, je me bornerai à reproduire ici les chiffres
des dépenses relatives à l'université de Strasbourg,
chiffres plus douloureux que tous autres, mais qui
n'en seront que plus significatifs.
UNIVERSITÉ DE STRASBOURG
, 59 professeurs ordinaires.
19 professeurs extraordinaires, sans compter les
privat'docent.
DÉPENSES MATÉRIELLES
«
Bâtiments académiques 9.375.000 fr»
Cliniques, instituts anatomique et physiolo-
gique...., 3.375.000
Installation provisoire do l'institut pharma-
ceutique, etc •. 187.500
Frais de bureau de construction pour la pré-
paration des objets, etc 187.500
Bibliothèque 1 30.000
13.2^.000 fr.
ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR. 263
Donnons encore le chiffre des dépenses matérielles
pour Toutillage scientifique inscrit au budget de
1880-4881, en Prusse:
marks.
Kœnigsberg. — Clinique chirargicale. . . . 825.000
Berlin. —Cliniques 1.833.000
— Clinique obstétricale l.&iO.OOO
— Nouveau laboratoire de chimie. 1.033.000
Halle. — Nouveau bâtiment pour Tlnstitut
physiologique 180.000
GœUingen. — On a déjà dépensé 450.000
Pour la bibliothèque, troi-
sième annuité • 200.000
Marbourg. — Chimie 220 . 000
Ce sont là les principales dépenses de construc-
tion pour cette année — plusieurs par annuités.
Je n'insisterai pas davantage sur ce premier point,
relatif au rôle fondamental de renseignement supé-
rieur dans la prépondérance des peuples civilisés les
uns par rapport aux autres.
-. '
IV
Il est un second ordre d'idées qui touche d'une
façon plus directe aux intérêts de l'instruction géné-
rale. En effet, les développements de rinstruclion
secondaire et ceux de Tinstruclion primaire sont liés
de la façon la plus étroite avec ceux de Tinstruction
supérieure, sous le double rapport des maîtres et
des doctrines.
Nous n'enseignons pas une science immobile et
des dogmes invarlablesi un catéchisme fixé d'une
façon définitive. Nous enseignons des sciences pro-
gressives et qui se développent continuellement :
telle est la matière de l'enseignement dans les écoles
de tous les degrés.
. ENSEIGHEHENT SUPËRtEUR. !65
Or, c'est dans les facultés, au Collège de France,
an Muséum, dans les observatoires, bibliothèques,
collections, musées, instituts pratiques et labora-
toires de tout genre que les sciences sont culti-
vées et effectuent leurs progrès. Fermez les labora-
toires el les bibliothètiues, arrêtez les recherches
originales, et nous retournerons à la scolastique.
Tant vaut l'instruction supérieure dans un pays,
tant valent les autres degrés de l'enseignement ; la
chose est si bien comprise, que les pays les plus
démocratiques, tels que la Suisse, font de grosses
dépenses pour leurs universités de Genève, de Zurich
et autres.
Ce n'est pas tout.
Nos facultés ne sont pas seulement des instru-
ments de haute culture; mais ce sont aussi les
instruments mêmes de l'éducation, les sémi-
naires laïques des professeurs de l'enseignement
secondaire. Autrefois l'École normale supérieure
en était la principale pépinière; quelques élèves
libres venaient s'y joindre. Hais, à cette époque,
qni date de dix ans i peine, tes facultés étaient
regardées comme devant donner des cours d'un
caractère purement académique, attirant un pu-
blic rare ou nombreux, suivant le talent d" —
fesseur; |niais sans qu'il en résultât une util
266 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
recte pour renseignement secondaire ou primaire.
Depuis cinq à six ans, tout cela a été changé.
Grâce à Tinstilution des boursiers de licence et
d'agrégation et des maîtres de conférences, nos
facultés sont devenues une nouvelle pépinière, et
même la principale, au moins comme quantité, pour
la formation des licenciés, agrégés, professeurs
de rinstruction secondaire. L'enseignement des
facultés répond aux développements nouveaux
donnés à l'instruction secondaire et à l'instruction
primaire, dont les sujets les plus distingués vien-
nent aujourd'hui alimenter nos auditoires de
facultés. Les ressources qui lui ont été attribuées,
quoique déjà considérables, ne suffisent cependant
pas encore pour fournir un personnel qui ali-
mente complètement les besoins grandissants de
l'enseignement secondaire. Il manque près de trois
mille licenciés es lettres et es sciences aux lycées
et aux collèges, sans parler de l'enseignement libre.
Mais, pour former ces professeurs réclamés de
toutes parts, il est indispensable de fournir aux
facultés les ressources matérielles : outillage et
bâtiments.
Le tableau suivant montre les principaux de nos
besoins, ce qui a été dépensé, ce qui est en cours
d'exécution et ce qui reste à faire :
ENSEIGHEHENT SUPÉRIEUR. 267
De Iftes a mai IS8t, sominet yolées par les
conseils municipaux 31.U6.253 tr.
SubteniioDi de* conteils gtaéranx 430.000
Subventions de l'Elal 15.161.705
TotjiL 46.657.957 fr.
De mii IBSt à man 1883, toDimei Tolées par
tes conicilt municipaux 15.414.Si3 fr.
SnbTention de l'ÉUl 15.3IS.157
Total 30 . 76! . 9iiO fr.
Ces derniers chilTres, ainsi qu'une portion des
premiers, se rapportent à des travaux en cours
d'exécution. Tels sont :
La faculté des sciences de Marseille, 2 180 000 fr.,
dont tes deux tiers doivent être fournis par le conseil
municipal, un tiers par l'État;
L'agrandissement du palais universitaire de Caen,
100000 fr., fournis par l'Élal;
La faculté des sciences de Clermont, 140000 fr.,
moitié par la municipalité, moitié par l'État;
Les facultés des sciences et de médecine de Lille,
500 000 fr.
Je cite pour mémoire les facultés de Lyon, qui
ont coûté plusieurs millions à la municipalité ;
Les facultés de Bordeaux dont la dépense n'est
guère moindre;
La Sorbonne, évaluée i 33 millions, dont moitié
268 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
fournie par le conseil municipal de Paris, moilié
par l'Étal;
L'École pratique de la faculté de médecine de
Paris, 2821 490 fr., même répartition.
Voici maintenant les dépenses à faire :
Collège de France (conatruclion et outillage). 10.000.000 fr.
Ëcole des Chartes 1 .200 000
Mobilier du Muséum. — Laboratoires 5.000.000
École des langues vivantes 1 .500 000
Facultés dp. Lyon I.WoOO
18.900.000 fr.
AugmenteUon minimum pour la Sorbonne... 5.000.000
23.900.000 fr.
Amélioration des Facultés de médecine 2.000.000 fr.
Faculté de Rennes I 000 000
Faculté de Poitiers [[,][[[ I.WoOO
Améliorations dans diverses facultés : Cler-
niont, Besançon, Nancy, etc 1 .500.000
A Rouen, Nantes, en supposant le concours
des villes. Amélioration de six écoles de
plein exercice ou préparatoires 6.000.000
Matériel (construction et outillage) .* 2.00o!oOO
T. . , ^ . 13.000.000 fr.
iotal : matériel (construction et outillage).. . 36.900.000 fr.*
Tel est le chiffre qui nous placera au point voulu,
1; Diverses dépenses, telle, que Tagrandissement de FÉcole de
droit de Pans, ont été omises danscette évaluation, qui ne comprend
pas, d ailleurs, le concours des villes, corrélatif de celui de rÊUt.aax
dépenses des facultés. «».«»*
E5SEIG!(ESC3fT SUPÉRIEUR. tt9
lorsque les constmctions et dépenses projetées
aaroDt été exécutées. On Toit qa*il n^a rien d'excesaf.
Remarquons, poor être juste, que FinitiatÎTe des
ministres^ la bonne Tolonté des pouroirs publics,
enfin la générosité des conseils municipaux de
PlriSy de Lyon, de Lille, de Marseille, de Bordeaux
ei de la plupart de nos grandes villes, ont permis de
commencer la reconstruction de n*>s établissements.
Hais cette construction menace aajoard*hai d*ètre
arrêtée, â cause du dêâcit créé par le développement
excessif donné à li construction des voies f-errées. Et
c'est la ce qui m'oblige à insister pour sî^aler les
bcunes qui existent et qui menacent, si Ton n'avise,
de subsister indéfiniment.
Les besoins de renseîgnem^it supérieur, je le
r^^ète, sont en somme limités etbors de proportion
avec les milliards ré*:Iamés par les travaux publics.
Mais il iaut faire un effort considérable, quoique de
courte durée, pour nous mettre au niveau, si nous
ne voulons demeurer dl-finitiveraent en arriére.
Chaque jour perdu nous attarde davantage. Il s^agit
pour la Fran«:e d*un intérêt de premier ordre. La
défense nationale a réclamé à juste titre son compte
de liquidation. Pt:is de deux milliards ont été con-
sacrés a la construction de nos forteresses et â la
reconstitution de notre matériel de guerre. Celait
"■• 1
270 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
là une dépense urgente et de nécessité absolue.
Mais il n'y a guère moins d'urgence et il faut un
effort analogue pour constituer Tinstruction publi-
que dans tous ses degrés.
La République Ta bien compris, en principe du
moins. Et cet effort se poursuit aussi énergique et
prompt que possible dans l'inslruction primaire.
Mais il n'est pas moins indispensable pour Tinstruo
tion supérieure que dans les deux autres degrés ; ne
fût-ce que parce qu'elle leur fournit leurs maîtres et
leur direction. Tant que cet effort n'aura pas été
fait, notre instruction supérieure demeurera boi-
teuse et languissante.
Jusqu'ici, j'ai îavoqué surloul des considéi'atioDs
d'ordre moral. Je sais que ce sont celles auxquelles
le Parlemeot elle paysaltachent le pi us haut intérêt.
Cependant il parait utile d'en appeler i un autre
ordre d'idées, se rattachant aux intérêts matériels de
nos industries et de nos manoTactures nationales :
cet ordre d'idées frappera sans doute particulière-
ment les financiers.
Ceft en effet des laboratoires de l'enseignement
supérieur que sortent aujourd'hui les ^andes décou-
vertes qui Lransformeut l'industrie, et c'est là sur-
lont que se fait l'éducation des savants ingénieurs
qui la dirigent; là aussi se Tonnent des manipula-
S7S SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
teurs, des analystes, qui dirigent la production des
usines. Les professeurs mêmes des maîtres d*alelier,
qui n'appartiennent pas à l'enseignement supérieur
et qui dirigent des écoles spéciales, se sont formés
dans nos établissements.
L'Allemagne a parfaitement compris ce point de
vue. Ce n'est pas par une vaine ostentation que
cette nation économe et avisée consacre chaque année
des millions à la construction de vastes instituts,
laboratoires : elle y voit des sources effectives de
profit national, des sortes d'usines intellectuelles,
où l'on poursuit à la fois les travaux de découvertes
scientifiques et la formation des élèves, qui se con-
sacreront bientôt à l'induslrie privée.
La reconstitution de l'outillage scientifique de
l'Allemagne sur une vaste échelle ne date guère de
plus de vingt ans ; elle se poursuit chaque jour et les
fruits matériels et palpables de ces sacrifices n'ont
pas tardé à se manifester, à s'accentuer pour le
profit de l'Allemagne, et même parfois pour le
détriment de la France. Peut-être serait-il facile de
montrer l'importance de cet ordre d'idée par
l'examen détaillé de nos exportations, qui éprouvent
un affaiblissement signalé par les chambres de com-
merce, et de nos importations de produits manufac-
turés, qui vont au contraire en croissant.
]
ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR. 273
Sans discuter les causes, complexes d'ailleurs, de
ce phénomène économique, je demande la permis •
sion de signaler celles de ces causes qui se ratla-
chenl au grand développement donnné à l'outillage
scientifique de l'enseignement supérieur en Alle-
magne.
Je citerai en particulier les matières colorantes
tirées du goudron de houille, les produits dérivés de
l'aniline et de Tanthracène, etc. Leur découverte
est le triomphe de la science pure. Elle résulte des
grands travaux, purement scientifiques, accomplis
depuis quarante ans dans les laboratoires de chimie,
sur les carbures pyrogénés, sur les alcalis et sur
4
les composés organiques en général. Les per-
sonnes qui ont suivi les progrès de la chimie orga-
nique depuis quarante ans savent que la France,
par les travaux de ses savants, a concouru, au
moins au même degré que les peuples voisins, à
l'accomplissement de ces brillantes découvertes.
Notre état intellectuel n'est inférieur à celui d'aucun
peuple, au point de vue des sommités scientifiques.
Mais la France n'en a pas tiré le même profit maté-
riel que ses voisins, parce que nos laboratoires,
trop petits et trop mal outillés, n'ont pu fournir aux
fabriques et aux ateliers ces nombreux ingénieurs
et chimistes qui font la force des usines allemandes.
18
274 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Nous sommes des généraux sans soldats. Nous sou-
tenons la lutte, comme pourrait le faire un peuple
qui aurait conservé l'usage des routes ordinaires
contre une nation pourvue de chemins de fer.
Dans cet état de choses, il n'est pas surprenant cpie
TAllemagne produise aujourd'hui pour 50 à 60 mil-
lions de francs de matières colorantes; tandis que
la production annuelle de la France est tombée à 5 ou
6 millions. L'indifférence avec laquelle nos produc-
teurs de garance ont regardé pendant longtemps les
progrès de la chimie moderne et l'organisation des
laboratoires de T Allemagne. est aujourd'hui frappée
de la façon la plus cruelle par la ruine de l'une de
nos industries les plus fructueuses 1 Je ne veux pas
insister davantage sur ce point douloureux.
J'insiste seulement sur la question générale. 11
n'est pas possible de méconnaître le rôle économi-
que de la science pour quiconque a suivi les pro-
grès de la métallurgie, les méthodes nouvelles de la
fabrication de l'acier, qui onl'transformé l'industrie
des chemins de fer; les travaux de mécanique théo-
rique et pratique, qui président à l'emploi des
machines à vapeur; les progrès incessants apportés
à l'art de la guerre par la chimie et par la mécani-
que; et ces merveilleuses applications de l'électri-
cité que nous voyons chaque jour. Tous ces progrès
ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR.
275
ne sont pas les fruits d'un empirisme aveugle,
appuyé sur la lente expérience des siècles ; ils
résultent du développement subit et inattendu des
connaissances scientifiques et de la théorie pure.
Chaque peuple s'efforce aujourd'hui d'être au pre-
mier v^ng sous ce rapport.
Ce n'est pas seulement une question d'honneur et
d'amour-propre national, — je suis loin d'y être
insensible, — mais c*est là une question de lutte
incessante, sur le terrain économique, entre les
nations civilisées. Ace point de vue technique, l'ou-
tillage scientifique est d'une importance capitale ; la
nation qui cesserait de former des ingénieurs et des
artisans, initiés aux résultats de la culture scienti-
fique la plus haute et la plus exacte, ne tarderait
pas à être débordée et vaincue par les nations voi-
sines. C'est notre force productrice qui menace
d'être atteinte et bientôt tarie dans ses sources fon-
damentales.
Il faut nous décider sans retard à y pourvoir et agir
avec la même énergie que nous avons mise à recon-
stituer notre outillage de défense nationale. Nous
sommes arrivés sous ce rapport à un moment cri-
tique, et c'est ce qui m'a décidé à prendre la plume.
En effet, les travaux publics ont été entrepris sur
une échelle immense et peut-être avec une précipi-
i
276 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
talion que je n'ai pas à discuter ici. Aujourd'hui,
toutes nos ressources vont être absorbées pour long-
temps, et, comme il y a vingt ans, on nous répond
déjà : € Plus tard; quand il y aura des excédents. Or,
il faut empêcher à tout prix que le travail de recon-
stitution de notre matériel scientiCque, entrepris
depuis cinq ans à peine sur une large échelle, soit
arrêté par .des délais indéfinis qui risquent de de-
venir excessifs et ruineux pour le bien général de la
France.
Certes, je ne prétends pas qu'il faille arrêter la
co struction des chemins de fer, des ports et des
canaux. Mais, entre tous les besoins, [il convient
d'établir une balance et une répartition légitime ; il
convient surtout de ne pas oublier que tout indus-
triel qui conserve un outillage de production insuf-
fisant ou vieilli, et qui ne le maintient pas au même
niveau que son compétiteur, ne tarde pas à être
ruiné. 11 en est de même des peuples, au point de
vue intellectuel et moral, aussi bien qu'au point
de vue matérieU
LA CAISSE DES ÉCOLES
ET l'enseignement SUPÉRIEUR
LETTRE à M. A. HÊBliARD, DIRECTEUR DU TEMPS
3 féTrier 1885.
Mon cher ami,
J'apprends que la commission du budget, chargée
d^examiner le nouveau projet présenté par le gou-
vernement pour la caisse des écoles, propose d*en
supprimer renseignement supérieur.
Sommes-nous donc condamnés à une infériorité
sans remède dans la haute culture de l'esprit?
Sommes-nous destinés à manquer à jamais, sinon
d'hommes, — ils ne font certes pas défaut, — au
moins d'outils, dans le haut enseignement? Notre
jeune démocratie est-elle jalouse de rester dans une
278 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
infériorité inlellecluelle définitive vis-à-vis des
empires et des monarchies qui nous entourent? Veut-
elle rompre sans retour avec la tradition intellec-
tuelle, scientifique et artistique de la France?
La question est aujourd'hui posée et va être
résolue pour de longues années. On s'obstine à igno-
rer, de parti pris, que l'enseignement primaire et
l'enseignement secondaire tirent leur substance et
leurs méthodes de l'enseignement supérieur. On
s'obstine à ignorer que la production industrielle et
agricole d'un pays dépend de la façon la plus directe
des découvertes scientifiques qui se font dans les
laboratoires de ses hautes écoles et de ses facultés.
L'exemple de la puissance chaque jour croissante de
l'Allemagne, dans l'ordre matériel aussi bien que
dans l'ordre industriel, n'a-t-il pas ouvert nos
yeux? L'enquête si laborieuse, à laquelle la Chambre
Vient de se liver sur la crise que nous traversons,
n'a-t-elle pas montré que les causes en tiennent à
notre défaut d'éducation scientifique, autant qu'à des
raisons économiques? J'aurais bien long à vous dire
sur Cette matière, navré que je suis par tant d'impré-
voyance et d'aveuglement sur les conditions qui
règlent la grandeur des peuples et le développement
de la civilisation. Mais le temps presse, le danger
est imminent; un nouvel effort va être tenté, et je
LA CAISSE DES ËCOLES. 27»
dois me borner aujourd'hui à jeter ce cri d'alarme
et à réclamer voire aide dans cette œuvre patrio-
tique.
A la suile de cette lettre, la commission, sous l'impulsioD
des honorables députés, HH. J. Roche et A. Dobost, revint
(UT ses premières décisions; elle fit i In Chamhre des propo-
sitions TTaimenl libérales, et lui demaada d'affecter i9 mil-
lions à la construction des laboratoires et des bâtiments de
l'enseignement supérieur. Ces propositions furent acceptées
par le Parlement et elles sont aujourd'hui en cours d'exécu-
tion.
* •♦
LES CONFÉRENCES
DE LA FACULTÉ DES SCIENCES DE PARIS EN 1881*
9 mai 1881.
J*ai visité, à plusieurs reprises, les conférences et
manipulations organisées près la faculté des sciences
de Paris, dans le but de préparer les élèves aux
licences es sciences mathématiques, physiques et
naturelles, ainsi qu'à l'agrégation. Voici quelques
observations relatives à la marche des études pen-
dant le premier semestre (1880-1881).
La'nouvelle institution a traversé, comme il arrive
toujours, divers tâtonnements, attribuables, en
partie, à h nouveauté de renseignement, et, plus
encore, à Tinsurfisance des locaux. Ce que je dois
1. Extrait d*uD rapport au ministre de Tinstruction pablique.
• ■
FACDLTË des sciences de paris. X8I
reconnaître et déclarer hautement, dès le début,
c'est l'extrême bonne volonté des maitres de confé-
rences, qui ont eu à lutter sans relâche contre les
diflicultés résultant de Tabsence ou de l'étroitesse
des salles de conférences et des laboratoires; je
signalerai également le zèle des professeurs qui
consacrent à ces travaux nouveaux un grand nombre
d'heures, en dehors de leurs cours réglementaires.
MM. Dcsains, Hébert, Lacaze-Duthiers, Duchartre,
Troost témoignent à cet égard d'un dévouement
tout particulier ; enfin, j'ai remarqué avec une vive
satisfaction l'assiduité, le travail sérieux et continu
des boursiers et des élèves ordinaires admis aux
conférences. Cette institution produit à la faculté
des sciences de Paris les fruits les plus utiles, an
delà même des prévisions que l'on avait pu former.
S'il y a quelques critiques à faire, comme il arrive
inévitablement, elles portent sur l'excès de zèle des
maîtres, sur la part peut-être insuffisante laissée i
l'initiative des élèves et sur le détail excessif des
exigences des examinateurs. J'y reviendrai, mais
auparavant je dois signaler l'extrême insuffisance
des locaux.
L'administration s'efforce, depuis le commence-
ment de l'année, de parer à cette insuffisance par la
construction de vastes baraquements, qui <
282 SCIENCE £T PHILOSOPHIE.
aujourd'hui une portion des terrains réservés à la
construction de la future Sorbonne. Hais cet expé-
dient, indispensable en ce moment, ne saurait être
regardé comme une solution durable du problème
de renseignement pratique de nos élèves. Comparé
à la vaste organisation des laboratoires de TAUe-
magne et des grands États civilisés, il nous mettrait
dans une infériorité permanente et honteuse. Je ne
saurais trop insister sur ce point.
Je vais rappeler d'abord la liste des maîtres de
conférences, le nombre des élèves proprement dits,
les précautions prises pour assurer l'assiduité des
élèves et les résultats effectifs constatés, tant au
début du premier semestre (décembre 1880) qu'à
la fin du même semestre et au commencement du
deuxième (avril 1881).
I. — LES MAITRES DE CONFÉRENCES
Les maîtres de conférences sont au nombre de
onze, savoir :
!• Deux maîtres pour les sciences mathématiques:
MM. Lemonnier et Gourzat; ils font chacun deux
conférences par semaine, l'un sur le calcul intégral,
l'autre sur la mécanique. La préparation à la licence
es sciences mathématiques, qui ne comporte pas
FACULTÉ DES SCIENCES DE PARIS. 28$
d*exercices pratiques et de manipulations, se trouve
ainsi assurée. Cependant, le jour où Tastronomie
viendrait à prendre dans les examens une part effec-
tive, correspondant à celle qu'elle occupe dans les
programmes d'eiamens, il serait nécessaire d'insti-
tuer une troisième série de conférences, avec exer-
cices pratiques correspondants ; mais l'utilité de cet
ordre d'études n'a pas encore paru asse2 manifeste
dans l'examen de licence pour rendre indispensable
un semblable complément. Actuellement, il y a donc
deux maîtres et quatre conférences par semaine.
3* Six maîtres pour les sciences physiques, savoir :
MM. Mouton et Lippmann pour la physique;
Joly, Salet et Riban pour la chfmie;
Jannettaz pour la minéralogie.
Le service est ainsi assuré dans des conditions
excellentes, quant au mérite et à l'assiduité des
maîtres; l'empressement des élèves y a répondu,
comme je le constaterai plus loin. Mais ce qui a fait
défaut jusqu'ici, spécialement pour la chimie, ce
sont les locaux. Les baraques actuellement en con-
struction permettront de combler cette lacune, au
moins provisoirement, dès la rentrée prochaine; les
fruits que l'on peut attendre de la bonne volonté des
maîtres seront ainsi plus complètement obtenus.
J'observe aussi que les conférences de MM. Joly
; ^
284 SCIENCE £T PHILOSOPHIE.
et Salet ont été jusqu'ici plus spécialement théo-
riques. M. Mouton, continuelleroenl soutenu et
dirigé par le professeur, M. ûesains, qui suit les
travaux avec un zèle extrême, donne jusqu'à quatre
conférences et exercices pratiques par semaine.
Actuellement, il y a donc pour la licence es
sciences physiques, six maîtres et quatorze confé;
rences par semaine : ces chiffres n'ont rien d'exa-
géré, en raison de la grande affluence des élèves.
3** Trois maîtres pour les sciences naturelles :
MM. Cbatin, Joliet, Velain;ils sont chargés de faire,
les uns, deux conférences, l'autre, trois conférences
par semaine sur la zoologie et la géologie, confé-
rences en partie théoriques, en partie pratiques.
Un maître de conférences, réclamé par la botanique,
n'a pu être institué. Cependant, des leçons et exer-
cices, qui ne figurent pas sur le programme officieU
ont été donnés, sous la direction du professeur,
M. Duchartre, par M. Flahaut, tout récemment
chargé d'un cours à la faculté des sciences de
Montpellier.
En somme, pour la licence es sciences naturelles,
il y a trois maîtres de conférence et sept conférences
par semaine.
Ainsi, le service des trois licences es sciences a
comporté, pendant le premier semestre 1880-1881,
rACDLTË DES SCIENCES DE TARIS. SSS
douze professeurs et onze maitres de conférences,
faisant par semaine vingt-quaire leçons el vingt-
cinq conférences. On ne parle pas des excursions
botaniques et géologiques, qui ont lieu spécialement
dans le second semestre.
Le caractère général de ces divers travaux est le
suivant :
Les cours des professeurs sont publics et ouverts
à tous ; ils sont accompagnés, dans le cas des sciences
physiques et naturelles, par des expériences et
démonstrations préparées à t'avance dans les labo-
ratoires ;
Les conférences sont réservées aux élèves in-
scrits : elles consistent, d'une part, en leçons pro-
prement dites et explications orales, accompagnées
de démonstrations expérimentales faites par les
maUres de conférences ;
D'autre part, en manipulations et exercices pra-
tiques, dirigés à la fois par les professeurs el par
les maîtres de conférences ;
Enfin, eo exercices oraux et écrits des élèves,
faits sous la direction des maUres de conférences,
spécialement pour les mathématiques.
La préparation à l'agrégation es sciences a été
paiement organisée pendant le cours du pi-f^mipr
semestre.
286 SCI£NG£ ET PHILOSOPHIE.
M. Lemonnier fait tous les jeudis une conférence
pour les mathématiques.
MM. Duter et Joly donnent une conférence de
chimie.
Cette préparation consiste spécialement en exer-
cices oraux faits par les candidats, exercices complé-
tés, quant à l'instruction générale, par les confé-
rences de licence.
II. ~ DES BOURSIERS
L'institution des boursiers est Tune des plus fruc-
tueuses créations dues aux pouvoirs publics, au
double point de vue de la culture des sciences et du
recrutement de renseignement secondaire : elle
fonctionne très bien, sous la surveillance attentive
de la faculté. Je me suis assuré que des feuilles spé-
ciales et nominatives étaient signées à l'entrée de
chaque conférence par les boursiers. Leur petit
nombre, et la connaissance effective de leurs per-
sonnes par les agents de la faculté, rendent cette
surveillance effective. J'ai fait moi-même des appels,
afin de vérifier la présence des boursiers aux con-
férences. Bref, cette institution est tout à fait
sérieuse ; elle mérite les éloges de toute façon.
Cette année, il y a :
FACULTÉ DES SCIE5GES DE PARIS. 287
14 boonien pour la licence es wâmtit% matbéiiiatiqaes :
13 — pour U lience es sciences physiques ;
7 — pour la lience es sciences naturelles.
En outre, 3 boursiers d'agrégation pour les mathématiques;
t — poor la phjsiqae.
Ces boursiers forment on noyau solide et labo-
rieux pour les conférences ; mais ils ne représentent
que le pins petit nombre des assistants, un grand
nombre d'élèves studieux étant Tenus du dehors se
grouper autour des nouveaux enseignements.
III. — OES ÉLiTBS PftOPBEflEIT ftirs
Void le chiffre des élèves inscrits au 8 décembre
1880, c'est-i-dire au début des conférences du
premier semestre ;
Et celui des élèves inscrits au 30 avril 1881, c'est-
à-dire au début du second semestre.
J'entends par là le nombre des élèves inscrits pour
chaque conférence (nombre comportant nécessaire-
ment des doubles emplois, puisqu'il y a plusieurs
conférences pour chaque licence).
Enfin, je mettrai en regard de ce dernier chiffre le
nombre moyen des auditeurs réels des conférences,
constaté pendant le premier semestre, nombre
nécessairement inférieur à celui des inscrits; la
288
SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
comparaison des deux chiffres permet de juger de
Tassiduité effective.
ÉLÈVES INSCRITS AU 8 DÉCEMBRE 1880
Licence es sciences ( Analyse 43) dont5boursiert»2« année.
43 ^ don
43) -
math<^matiques . . ) Mécanique 43 ^ . g _ lr« ~
Licence es sciences ( Moiiton-Desains.... 88 \
physiques i Lippmann 47 1 donl 3 licenciés es sciences
Chimie j Joly 56 ^ matbématiqnes.
1 Salel 28 ( 3 boursiers 2» année.
Manipulation Riban 67*3 — |f« —
Minéralogie Jaiinettaz 90
,, - . [ Milne-Edwards.... 41 \
Licence es sciences V^^^j^ ^ \
naturelles. Zoologie. ( Laca^e-Dulhlers ... 30 ' ^^nt 2 boursiers. 2- année.
Géologie Hébert 53 \ ~ * "" *" ~
Botanique Duchartre 30
ÉLÈVES IlïSCRITS AU 30 AVRIL 1881
Le nombre total des élèves inscrits pour les trois
licences s'élève à 354, savoir :
Sciences mathématiques. 58
Sciences physiques 178
Sciences naturelles 1 18
Voici les chiffres ;des élèves inscrits pour chaque
conférence et le nombre moyen des élèves réelle-
ment présents :
FACULTÉ DES SCIENCES DE PARIS. 289
Inscription générale. Inscription spéciale. Assiduitô réelle.
Licence èfl sciences j Analyse 35 33
mathématiquei.. 58 ( Mécanique 45 99
il Mouton-Desjins. 92 2 a6r. de 40 ehM.
^•"I"** I Lippmann 48 91
...
/ Joly 6i 63
Chimie... \ Ribaii 73 56
( Salet (malade).
Minéralogie 93 64
^ ^ , . I Chalin 24 20
Licence es sciences L Zooloeie. {
. Il i4fi y ^""*"»'"* joliet 43 18
naturelles 118 l
i Géologie 58 64
f Bol
(7 bDorâers).
Botanique 30
Le nombre des assistants surpasse, dans certains
caSy celui des inscrits pour la licence, parce qu'il
comprend, par exception, quelques élèves non in-
scrits.
Ces résultats doivent être regardés comme très
satisfaisants, le nombre des élèves qui suivent réel-
lement les conférences étant voisin du nombre des
élèves qui y sont spécialement inscrits. J'ai pu d'ail-
leurs m'assurer, de vi^u, que cette assiduité est réelle :
les élèves sont sérieux et attentifs.
Leur travail sera plus fructueux encore, lorsque
les baraquements en construclion seront terminés
et mis à la disposition des professeurs et maîtres de
conférences.
19
290 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Tels sont les résultats généraux et particuliers de
mon inspection des conférences de la faculté des
sciences de Paris. Ils témoignent du zèle des profes-
seurs et des maîtres de conférences; ils montrent
surtout que les élèves ont répondu à Fappel qui
leur avait été fait, avec un empressement prévu par
tous ceux qui suivent le mouvement des esprits
dans la jeunesse française.
Une nouvelle et vaste pépinière pour l'enseigne-
ment secondaire et pour renseignement supérieur a
été ainsi formée. Des ressources précieuses ont été
mises à la disposition de ceux qui veulent concourir
aux progrès de la science.
En somme, les nouvelles institutions répondent
aux espérances qu'elles avaient excitées et aux sacri-
fices que les pouvoirs publics ont faits pour les éta-
blir. Toutefois, pour que ce zèle se soutienne, pour
que les efforts des professeurs et des élèves donnent
tous leurs fruits, il importe que les laboratoires pro-
mis soient construits et pourvus dans le plus bref
délai. Autrement nous serions exposés à voir ce zèle
se ralentir et l'insuffisance des moyens provoquer le
découragement. Mais on connaît assez le dévouement
des pouvoirs publics à l'instruction publique et à la
science pour être certain que nos laboratoires ne
tarderont pas à être mis au même niveau que ceux
FACULTÉ DES SCIENCES DE PARIS. f91
des universités étrangères ; niveau que le zèle de
nos professeurs, de nos maîtres de conférences et
de nos élèves a déjà su atteindre et parfois surpasser
dans Tordre des études théoriques, malgré l'état
m
parfois misérable de notre organisation matérielle.
LES CONFÉRENCES DE LA FACULTÉ
DES SCIENCES DE PARIS EN 1882
Mai 1882.
L^institution des conférences a fonctionné régu-
lièrement et avec un grand succès en 1882, grâce
au zèle des professeurs et à l'empressement toujours
croissant des élèves. C'est une véritable École nor-
male supérieure libre, qui fait à TÉcoIe normale
proprement dite une concurrence très vive, égale-
ment proûlable aux deux institutions. Elle tend à
relever le niveau des études et elle empêche la
maison de la rue d'Ulm de s'endormir dans la jouis-
sance d'un privilège dont elle s'est d'ailleurs mon-
trée digne jusqu'à présent. Mais les développements
incessants donnés à l'instruction publique, dans tous
FACULTÉ DES SCIENCES DE PARIS. «93
ses degrés, obligent à élai^ir les cadres et excitent
entre les étudiants, comme entre les professeurs,
une émulation féconde pour la science et pour l'en-
seignement.
Peut-être môme y aurait-il lieu d'étendre cette
fructueuse rivalité au delà des limites universitaires.
La création des bourses du Muséum a été un premier
pas dans cette voie, et il serait utile de tracer dès à
présent quelques lignes d'ensemble, afin de per-
mettre à cette création de fournir ses fruits complets,
en la généralisant, en l'étendant à tous les établisse-
ment d'enseignement supérieur, et en donnant aux
professeurs chargés de diriger les nouveaux boursiers
le moyen de participer d'une manière efficace, non
seulement à leur instruction, mais encore aux exa-
mens qu'ils subissent : je veux parler des examens de
licence, lesquels forment le contrôle nécessaire du
travail des élèves et des maîtres. Ceci pourrait être
accordé, sans sortir des règlements, à ceux des pro-
fesseurs qui sont pourvus du litre de docteur et qui
en feraient la demande. On soulagerait ainsi les
professeurs de la faculté des sciences, et on trouve-
rait en même temps par là le procédé le plus certain
pour prévenir ces directions trop étroites et trop
systématiques qui ont été parfois, à tort ou à raison,
reprochées à l'enseignement de la Sorbonne.
^1
f94 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
J'ai égalemect visité les baraquements construits
Tannée dernière pour fournir aux maîtres de confé-
rences les amphithéâtres et les laboratoires indis-
pensables : expédient fort insuifisant sans doute et
qui ne saurait être que momentané, mais dont la
nécessité s'impose, tant que les grandes construc-
tions, votées en principe par les Chambres, n'auront
pas été exécutées. Leur érection demandera d'ail-
leurs bien des années. Elle devra être complétée
par la reconstruction du Collège de France et elle
ne pourra profiter qu*à des générations d'élèves
encore éloignées de nous par leur âge. En attendant,
il faut pourvoir aux nécessités présentes, au jour le
jour; c'est à ce point de vue que je me suis placé dans
mes visites.
I. — MAITRES DE CONFÉRENCES
Les maîtres de conférences sont, comme l'an der-
nier, au nombre de onze, les mêmes pour la plupart.
Peut-être n'est-il pas déplacé de regretter cette
permanence absolue des maîtres de conférences. En
principe, la place de maftre de conférences devrait
être transitoire, comme représentant une étape
nécessaire entre la situation d'élève et celle de pro-
fesseur dans renseignement supérieur. Un jeune
FACULTE DES SCIENCES DE PARIS. *&
homme de mérite, dès qu'il aurait fait sus premières
preuves par les travaux originaux qui conduisent
au grade de docteur, pourrait devenir maître de
conférences ; et, s'il donnait les garanties de travail
et de capacité, il serait alors élevé au titre de pro-
fesseur de Faculté. C'est précisément ce qui s'est
passé jusqu'ici pour les maîtres de conférences de
maihémaliques, et peut-être est-il regrettable que la
même règle ne se soit pas établie pour les autres
ordres.
La jeunesse du maiire de conférences répond
mieux d'ailleurs à celle des élèves; elle trouve son
contrepoids dans la maturité des professeurs titu-
laires, etelleestéminemmentpropre ^communiquer
aux jeunes gens l'ardeur et l'élan, le feu sacré,
comme on disait autrefois. Au contraire, l'homme
qui vieillit dans une situation secondaire, quel qu'ait
été son mérite à l'origine, perd de plus en plus ces
premières qualités d'initiative et de spipathie.
Toutes les conférences d'ailleurs sont faites avec
un très grand zèle, peut-être même avec trop de
lèle, s'il est permis de le dire. Sous ce rapport, on
pourrait se plaindre de la direaion un peu exclusive
donnée aujourd'hui aux examens de la licence es
sciences naturelles ÂlaFaculté des sciences de Paris.
Les professeurs, entraînés par une ardeur
296 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
en principe, ne se sont-ils pas exposés à dépasser le
le but ? Ils réclament des aspirants à la licence, — non
seulement les connaissances générales, indispensa-
bles pour leur permettre soit d'enseigner dans les
lycées, soit de pousser eux-mêmes la science plus
avant, — mais les connaissances techniques, dont le
détail indéfini relève plutôt des savants spéciaux. Il
en résulte que la préparation de cette licence exige
jusqu'à trois années, deux au moins, indépendamment
des années consacrées à la licence es sciences
physiques. Un si long stage ne fournit cependant
aucune garantie exceptionnelle d'intelligence, ou
d'aptitude à l'enseignement des sciences naturelles,
ou de capacité pour les recherches scientifiques.
Mais un tel état de choses écarte et rebute beaucoup
déjeunes gens qui auraient formé d'excellents pro-
fesseurs de lycée; il écarte également les licenciés
es sciences physiques, qui auraient pu être tentés
de donner à leurs études une direction mixte, mais
qui ne sauraient y consacrer les quatre ou cinq années
rendues obligatoires par le système actuellement
suivi dans les examens de la licence es sciences natu-
relles. Nul ne reconnaît plus que moi la haute impor-
tance des sciences naturelles dans l'enseignement à
tous les degrés, et je crois en avoir donné des preuves
par l'insistance que j'ai mise récemment à faire
FACULTÉ DES SCIENCES DE PARIS. 297
rendre i cel ordre de connaissances la part qui leur
est due dans les programmes de l'enseignement
secondaire. Mais il est toujours à craindre que les
professeurs de chaque science particulière, pénétrés
de l'importance de leur spécialité, n'en exagèrent le
rôle dans les examens.
Si ces prétentions devenaient communes à tous les
examinateurs, il en résulterait pour les élèves des
difficultés excessives et Tobligation d'acquérir une
multitude de connaissances détaillées, quoique peu
utiles au fond pour la culture de l'esprit. Un tel état
de choses va contre le but même que les examina-
teurs se sont proposé ; car il diminue le nombre des
aspirants et contrarie les vocations.
Deux remèdes différents pourraient être apportés
i un semblable excès. L'un d'eux consisterait à rema-
nier les programmes, en les simplifiant, et à engager
par des circulaires les professeurs à plus de modé-
ration. Mais il est à craindre qu'on ne se heurte ici i
des habitudes prises, peut-être même à des préjugés
absolus de spécialistes. L'autre remède consisterait
dans le système des équivalences facultatives, système
que j'ai déjà eu occasion de développer dans les
commissions du Conseil supérieur de l'instruction
publique. D'après ce système, l'examen consisterait
en deux ordres d'épreuves : les unes générales et
i98 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
soigneusement restreintes; les autres portant sui
une spécialité au choix du candidat, et où il pourrait
faire la preuve de connaissances approfondies, sans
que celles-ci dussent avoir un caractère encyclopé-
dique. L'admission aux examens de licence des pro-
fesseurs de renseignement supérieur du Muséum et
du Collège de France, pourvus du litre de docteur
es sciences, serait aussi une bonne mesure sous ce
rapport.
Quoi qu*il en soit, le service des maîtres de confé-
rences se résume ainsi :
Onze maîtres en titre, seize professeurs en réalité,
y concourent. Ils donnent vingt-huit conférences pai
semaine, tant pour les licences que pour les agréga-
tions. Il y a, en outre, un certain nombre de mani-
pulations et travaux pratiques pour la physique, la
chimie et l'histoire naturelle.
Je rappellerai que les professeurs titulaires de la
Faculté des sciences ont donné, de leur côté, vingt-
quatre leçons par semaine; ces dernières publiques
«t ouvertes à tous, tandis que les conférences n'ad-
mettent que les élèves inscrits.
rxczLjt DES scie:<ces de paris.
C*e5l là la grande lacune et la grande infériorilé
de noire organisation actuelle, et il est à craindre
qu'il ne faille bien des années encore avant que la
reconstruction de la nouvelle Sorbonne nous per-
mette de meure l'enseignement au niveau réclamé
par l'élat actuel des sciences, lequel est atteint d'ores
et déjà en Allemagne et dans d'autres États de l'Eu-
rope. En attendant, on travaille dans les vieilles
maisonsde lame Saint-Jacques, accommodées d'une
façon telle quelle, et dans les nouveaux baraque*
ments construits l'an dernier sur les terrains des-
tinés à la construction définitive : baraquements
qui devront disparaître d'ici quelques années. Dans
lenr étal présent, ils constituent après tout une
grande amélioration et ils ont permis de porter un
remède, au moins provisoire, à nos misères. J'ai
"nâté avec soin ces baraquements; ils offrent l'avan-
ta^ d'être bien éclairés, bien aérés, et denepas être
élonfiës dans ces constructions massives, où les ar-
chitectes ont trop souvent entassé les pierres de taille
comme s'il s'agissait d'^ever des Torteresses. Gar-
doos-nous surtout de ravir aux laboratoires et aux
salles de collections l'air et la lumière. Évitons, pai
300 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
exemple, ces vasles portiques, destinés en apparence
à la circulation des élèves, qui ne devraient jamais
avoir le loisir d'y séjourner et d'y perdre leur
temps; portiques derrière lesquels on rejetait au-
Irefois, au grand détriment de ces mêmes élèves, les
objets et les instruments de l'enseignement lui-même,
c'est-à-dire le but définitif et réel de leur circulation
et de leur présence dans les établissements. Espérons
que ces désastreuses pratiques, plus funestes que
partout ailleurs dans une ville comme Paris, où
l'espace est si étroitement mesuré, seront évitées
dans la nouvelle Sorbonne.
Les baraquements destinés aux sciences sont com-
pris entre la rue Saint-Jacques, la rue des Écoles
et la rue de la Sorbonne. Ils comprennent quatre
parties principales, savoir :
V Salles de mathématiques. Une grande salle
d'études, a ec tables, chaises, bibliothèque de livres
courants, pouvant contenir quarante-six élèves;
salle d'attente du professeur et petite salle d'entrée.
2" Salle de géologie. Salle d'études et de collec-
tion très bien organisée. Soixante-cinq élèves dis-
tribués en trois séries viennent y travailler à tour
de rôle. M. Velain, qui dirige ces exercices de con-
férences, a pris le soin de faire autographier, ou
plutôt, d'autographier lui-même, avec le concours
FiCULTfi DES SCIENCES DE PARIS. 301
d'an garçon de laboratoire, ses conférences : excel-
lent usage, pourvu qu'il ne dégénère pas en rédac-
tions systématiques qui absorberaient tout le temps
de M. Yelain, l'un de nos savants les plus distingués.
Il a son cabinet de travail personnel à côté, ce qui
est très proGtable pour les élèves.
L'amphithéâtre lui est commun avec les mathé-
maticiens, et avec M. Chatin.
3"* Salle de botanique^ avec tables, chaises, etc.;
elle n'entrera en activité qu'à partir du 16 mars.
Elle est bien éclairée et bien disposée pour les tra-
vaux microscopiques. Le cabinet du professeur est à
côté.
4* Salle de chimie. Amphithéâtre pour une cen-
taine d'élèves, avec très petit laboratoire annexe et
cabinet. M. Joly y donne des conférences de licence
et d'agrégation, avec un soin exemplaire.
En dehors et à côté, se trouve un laboratoire de
travaux pratiques, construit pour les élèves qui
travaillent sous la direction de H. Riban. J'y ai vu
de nombreux élèves, parmi lesquels quelques jeanes
gens d'un véritable avenir scientifique.
M. Troost, professeur, s'est installé récemment
dans une salle basse, donnant rue Saint-Jacques.
M. Debray, professeur, n'a qu'un misérableet vieux
cabinet pour la préparation de son cours. Mais on
302 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
promet de lui construire un laboratoire sur
terrains vacants (toujours un baraquement), et la
même promesse est faite à M. Friedel, professeur de
minéralogie.
Ces savants professeurs, connus dans l'Europe
entière, auront alors, sinon des laboratoires dignes
d'eux, du moins des asiles pour poursuivre leurs
recherches, préparer leurs cours et former des
élèves, enattendant lejourlointaiti des constructions
définitives, destinées à eux ou à leurs successeurs.
LES CONFÉRENCES DE LA FACULTE
DES SCIENCES DE PARIS EN 1883
Mai 1883.
Les conférences de la Faculté des sciences ont été
données cette année, comme la précédente, avec un
zèle, qui ne se ralentit pas de la part des professeurs,
et avec une assiduité croissante de jour en jour de
la part des élèves. Le nombre de ces derniers,
déjà considérable, s'est encore accru, jusqu'à dou-
bler même dans certaines conférences, telles que
celles de physique et de chimie. Les boursiers for-
ment un noyau régulier et obligatoire, autour
duquel viennent se grouper des élèves libres beau-
coup plus nombreux, empressés à profiter des
304 SGIICNGE ET PHILOSOPHIE.
leçons des maîtres et des instruments de travail
pratique mis à leur disposition.
Le nombre des élèves est même devenu si grand,
que les conférences tendent à changer de caractère
et à se transformer en leçons proprement dites.
Gomment pourrait-il en être autrement, lorsqu*un
maître est chargé de diriger quarante, cinquante
et soixante élèves, sinon davantage : ce qui est le
cas de la plupart de nos maîtres, dans Tétat actuel
de ce mode d'enseignement? C'est là une cfrcon-
stance fâcheuse, il faut le dire en passant; car elle
restreint l'efficacité des conférences, surtout utiles
lorsqu'elles s'appliquent à un petit nombre déjeunes
gens, sur chacun desquels le maître peut exercer
une influence personnelle.
Mais cet inconvénient, né de l'excès du bien en
quelque sorte, ne saurait trouver un terme que si
les pouvoirs publics, frappés de l'utilité des confé-
rences pour le recrutement de l'enseignement se-
condaire, aussi bien que pour le développement de la
science, se décident à fournir les ressources indis-
pensables. Il faudrait, dès à présent, dédoubler un
certain nombre de conférences et augmenter à la
fois le personnel dirigeant, l'étendue des salles de
travaux pratiques, ainsi que les subventions néces-
saires à leur entretien.
FAGULTË DES SCIENCES DE PARIS. 305
Au point de vue des bâtiments, je ne reviendrai pas
sur les renseignements donnés dans mon rapport de
Tannée dernière. L'état matériel, en effet, n'a guère
changé depuis cette époque. Nous attendons toujours
la reconstruction de l'antique Sorbonne. Les Cham-
bres et le Conseil municipal ont accordé les mil-
lions nécessaires; un concours a fourni des plans
savants et brillants, surtout au point de vue artis-
tique. Il nous a désigné l'architecte destiné à accom-
plir cette grande œuvre : M. Nenot, dont le talent
hors ligne saura se prêter sans doute aux conditions
multiples et parfois presque contradictoires que
réclame la nouvelle installation. Les plans nouveaux
sont donc à l'étude, et, si les surfaces convenables
sont mises à la disposition de la Faculté, nous pour-
rons espérer sortir enfin, nous ou nos successeurs,
de la trop grande infériorité matérielle où nous
avait maintenus jusqu'à ce jour l'infériorité de notre
outillage scientifique.
En attendant, nous continuerons pendant bien
des années à vivre dans ces baraquements, qui ont
été un premier soulagement à nos misères, et qui
ont permis l'installation des travaux pratiques des
conférences. Les baraquements que j'ai visités l'an
dernier comprenaient : une salle de mathématiques,
une salle de géologie, une salle de botanique, une
306 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
salle de chimie, et un laboratoire de travaux pra-
tiques. L'aroeublement de ces diverses salles et labo-
ratoire s'est complété. Le laboratoire de M. Rîban
en particulier, avec ses nombreux élèves, a été
étendu et doublé, et les nouvelles pièces dont il
s'est enrichi renferment le mobilier varié et bien
ordonné nécessaire aux élèves. La sage direction
du professeur, M. Troost,et du directeur, M. Riban,
se fait sentira première vue dans celte organisation.
Le laboratoire de M. Debray est dressé, clos et
couvert ; mais il attend encore ses ameublements et
ses aménagements intérieurs.
Le laboratoire de M. Friedel, bâti sur une surface
convenable, est moins avancé. Je ne puis que signa-
ler cet état d'imperfection des nouvelles construc-
tions, ne pouvant les apprécier avant leur complet
achèvement.
LES BOURSIERS
DE L E^SEIGNE1IE^T SUPERIEUR
L'institution des boursiers de renseif^n^^ment
supérieur auprès des Facultés des lettres, des
sciences et de médecine, a été l'une des créations les
plus démocratiques et les plus fructueuses pour
t'eoseig:neineDt public qui aient été faites dans ces
huit dernières années. Elle a proGté largement à
l'instruction secondaire, auquel elle a concouru i
fournir les maîtres qui lui manquaient, — plus de
trois mitlelicenciésà l'origine, — aussi bienqu'àl'en-
seignement des Facultés. Cependant, comme toute
institution nouvelle, elle présente quelques imper-
fectiom; elle n'a pas encore trouvé exactemeu* '"
908 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
conditions de son équilibre entre les deux ordres
d'enseignement, supérieur et secondaire, et elle a
donné lieu à diverses critiques. Peut-être n*est-il pas
inutile de rechercher jusqu'à quel pointées critiques
sont fondées, afin d'en tirer parti pour perfectionner
rinslitution elle-même. Rappelons d'abord l'objet
de cette fondation et les services qu'elle rend chaque
jour à l'Etat et aux divers ordres d'enseignement, ser-
vices que l'on est parfois enclin à oublier.
Les bourses d'enseignement supérieur ont pour
destination de fournir aux jeunes gens capables les
moyens de compléter leurs études et d'acquérir les
grades de licencié et d'agrégé, ou équivalents^ sans
imposer à leur famille ou à eux-mêmes des sacrifices
excessifs. C'est en effet un sacrifice considérable que
de poursuivre pendant plusieurs années, sans salaire
ni profit d'aucun genre, des études scientifiques ou
littéraires. Cependant l'Etat a intérêt à ce que ces
études soient cultivées, tant pour le bénéfice com-
mun de la société que pour le recrutement spécial
de ses services.
Au point de vue général des études, l'institution
des boursiers fournit aux Facultés des lettres et des
sciences des élèves, désignés par un concours public
et préalable. Ces élèves choisis^ astreints à l'assi-
duité et soumis à une certaine discipline, forment
BOURSIERS DES FACULTÉS. 309
autour des professeurs et des maîtres de cooférence
une élite, un noyau exceptionnel qui entraîne les
autres, c'est-à-dire les élèves des Facultés de droit
et les élèves volontaires, dont H. Lavisse parlait
naguère en termes excellents; ils les excitent au
travail, en même temps qu'ils soutieAnent les maîtres
par le témoignage incessant des effets utiles de leur
enseignement. Aussi nos Facultés, jusque-là lan-
guissantes parfois, ont-elles reçu de rétablissement
des bourses de licence une impulsion considérable.
Diminuer aujourd'hui le nombre des boursiers, ce
serait.amoindrir les^Facultés et leur porter un grave
préjudice. Tel est le rôle des boursiers dans notre
enseignement supérieur, il n'est pas moindre dans
l'enseignement secondaire.
En effet, les études des boursiers ont une sanc-
tion : ils doivent se présenter aux examens et ils
prennent l'engagement de concourir aux services
publics de renseignement secondaire. C'est là un
droit légitime que l'État exerce, en retour des avan-
tages qu'il assure à ces jeunes gens. Mais peut-être
l'exercice de ce droit a-t-il été l'origine secrète de
quelques-unes des attaques dirigées contre la nou-
velle institution et des tentatives faites pour la res-
treindre. Il existe déjà une grande école, l'École
normale supérieure, entretenue par l'État, pour
310 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
le recrutement des professeurs de renseignement
secondaire. L'instruction qui y est donnée est excel-
lente, les élèves sont laborieux et capables, digne
de tout rintérèt des pouvoirs publics. Cependant^
depuis les développements donnés à l'instruction
publique par la République, TÉcole normale est
devenue insuffisante, non certes par l'affaiblisse
ment des études, qui y sont aussi élevées que jamais
mais par le nombre de ses élèves. De là la nécessité
de former des élèves en dehors de l'Kcole normale.
La chose a été d'autant plus facile que cette École ne
possède aucun monopole comparable à celui de
l'École polytechnique. Elle a seulement le privilège
d'un système régulier de conférences et d'exercices
intérieurs. Mais les grades mêmes qui mènent au
professorat, tels que celui d'agrégé, sont donnés par
un concours public, ouvert à tous.
L'institution des boursiers a eu en partie pour
objet de pourvoir à l'insuffisance numérique des
élèves de l'École normale; mais, en même temps,
elle leur a créé une concurrence. Elle a permis, en
effet, à un certain nombre de jeunes gens une pré-
paration libre aux examens, constituant un système
très libéral et qui rappelle à certains égards les Écoles
centrales de la première République. U y a même ce
développement nouveau, que les boursiers sont in-
-■V
BOURSIERS DES FACULTÉS. 3tt
stitués en province, aussi bien qu'à Paris, et concou-
rent ainsi à la prospérité de nos Facultés départe-
mentales. Cette concurrence, cette préparation libre,
sont éminemment utiles et fructueuses pour le bien
de renseignement.
Hais abordons la question la plus délicate que
soulève cette concurrence. Le nombre des boursiers
n'est-il pas trop considérable, et l'État peut-il les
employer tous? Observons d'abord que l'État, en
leur assurant certains privilèges pour leur éducation,
leur constitue un avantage durable et dont ils profi-
teraient, même si aucune situation officielle ne leur
était donnée. A cet égard, ces jeunes gens, rompus
à l'habitude du travail et susceptibles de se rendre
utiles de mille manières en tirant parti de leurs
connaissances acquises, ne concourent pas plus à
grossir le nombre des déclassés que ne peuvent le
faire ceux des élèves de l'École normale qui aban-
donnent les services de l'État pour entrer dans
d'autres carrières. Les uns et les autres peuvent ser-
vir la France par des voies différentes.
L'argument des déclassés est celui que Ton em*
ployait naguère sous l'Empire pour s'opposer au
développement des études, dans l'ordre primaire
aussi bien que dans l'ordre supérieur. C'est celui que
l'on met encore en avant dans plus d'un pays des-
312 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
potique pour combattre les progrès de Tinstruction
publique. Cessons de l'employer : il n*est pas de bon
aloi dans une nation démocratique.
On a dit aussi: c Mais pourquoi l'État oblige-t-il les
boursiers à se lier envers lui par l'engagement dé-
cennal, sans savoir s'il pourra plus tard les employer
tous ? Ne vaudrait-il pas mieux qu'il leur donnât
gratuitement ses services^ sans s'assujettir de son
côté à aucune promesse? > La réponse est facile. Je
ne sais si des jeunes gens, exempts de toute obliga-
tion, suivraient leurs études avec la même énergie.
Mais, en tout cas, l'engagement décennal est corrélatif
de l'exemption du service militaire, dans notre légis-
lation présente. Supprimez l'un, l'autre tombe, et
les boursiers disparaissent : les ennemis de Tinsti-
tution, s'il y en a, atteindraient ainsi leur but par
une voie détournée. Il serait étrange d'ailleurs que les
bénéficiaires d'un double privilège, bourse et exemp-
tion du service militaire, prétendissent s'en prévaloir
pour se déclarer mécontents. L'État échange un ser-
vice public contre un autre; mais il est certain que
par là même les administrateurs de l'instruction
publique se trouvent tenus d'employer ces jeunes
gens, soit comme professeurs, soit comme répéti-
teurs.
Les boursiers trouvent un premier ordre d'emplois
BOURSIERS DES FACULTÉS. 313
publics dans les coocoars d'agrégation : TÉtat fiie
d'aOIears chaqne année le nombre des agrégés dont
il a besoin poor ses lycées. Il ne saurait y avoir
plétbore à cet égard. Qaant aux boursiers qui
obtiennmt le grade de licencié, la plupart doivent
trouver un emploi dans les collèges communaux. 0
y a quelques années, rappelons-le, il y manquait
trois mille licenciés, nécessaires|ponr remplir les em-
plois de professeurs. Or, à peine quelques centaines
de boursiers ont-ils été pourvus, qu'un phénomène
singulier s*est produit : on cessa de leur donner un
emploi dans les collèges. Les maîtres de ceux-ci,
pourvus josque-li d'une délégation provisoire, en
raison de rinsuRtsance de leurs grades, avaient reçu
subitement l'investiture d'un titre définitif.
Heureusement, le recrutement des professeurs
tiœndés, arrêté ainsi momentanément, a repris
depuis, et rien ne prouve qu'il ne suffise pas à absor-
ber tous nos boursiers, quand ce service aura pris
une règle définitive. S'il en reste quelques-uns, il est
facile d*ailleurs de leur donner un emploi fructueux
pour l'enseignement secondaire. Pourquoi ne pas
utiliser les plus capables comme professeurs sur-
numéraires et dédoubler avec leur concours les classes
trop nombreuses denos grands lycées. Sans créer pour
cet objet des chaires trop onéreuses au budget, telles
3U SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
que celles de professeurs définilifs, pourquoi encore
ne pas établir dans nos principaux lycées de vrais el
sérieux maîtres répétiteurs des classes supérieures,
rhétorique, philosophie, mathématiques : maîtres
chargés non plus de surveiller seulement les élèves,
mais de les aider efficacement dans leurs exercices;
chargés, en un mot, de jouer vis-à-vis d'eux le rôle
de frères aînés, qui les dirigent dans leurs éludes el
leur apportent le concours de celte instruction supé-
rieure, puisée pendant leur séjour dans les Facultés?
Au bout opposé de Téchelle des études, on a
déjà introduit des instituteurs primaires, et des
femmes pourvues de diplômes, non sans un extrême
profit pour réducation intellectuelle et morale des
petits enfants qui fréquentent les classes inférieures
des lycées. Pourquoi ne pas faire une chose équi-
valente pour les classes supérieures? Ce devoir
n'aurait rien d'humiliant ni de pénible pour les
boursiers parvenus au grade de licenciés. Ils ne
sauraient d'ailleurs s'y refuser : c'est le prix du
double service qui leur a été rendu.
On dit que des essais ont déjà été faits dans cette
voie : ce serait la solution tant cherchée du problème
des maîtres d'études.
. Si l'on veut bien continuer à chercher dans celte
direction, avec la ferme volonté d'arriver à un résul-
K0CBSICR5 RES PACCLTÉS. ]I5
Ut.les nofnbreoi lycées de France offriront lous les
délMucbés nécessaires, avec grand proGt pour leurs
élèTes, et l'on résoudra en même temps les quelques
difficollés que peut oEbir le Dombre des boursiers
d'ensei^emenl sopérieur.
En tout cas, oe demandons jamais aux pouToirs
publics de restreindre ou de mutiler les institutions
dues k leur libéralité. Tante de saroir les perfeclion-
KT et en tirer le parti le plus utile pour la culture
natitMule.
LES ECOLES PRIMAIRES
DE MORCENX (LANDES)
septembre 1872.
Parmi les établissements visités par les membres
de V Association française pour V avancement des
sciences, dans sa session tenue à Bordeaux, aucun
peut-être n'est plus intéressant que celui des écoles
primaires de Morcenx, fondées et soutenues par la
compagnie des chemins de fer du Midi. Ces écoles
datent de douze ans. Établies dans un pays presque
désert et au milieu des Landes, elles s'adressaient
à des populations clairsemées, ignorantes et misé-
rables, demeurées à peu près étrangères à toute cul-
ture, et que l'immensité des distances à parcourir
semblait devoir priver de toute éducation régulière.
ÉCOLES DE M0RCE3(1. 317
Xon sealement ces difficultés ont été Taincaes, à
force de bonne volonté, et, il Tant le dire, de sacri-
tices matériels, i tel point que les trois lignes ferrées
qui concourent à Morcenx amènent, chaque jour,
aux écoles plus de deux cents enfants des deux sexes,
recueillis dans toutes les directions, et transportés,
à titre gratuit, depuis des distances qui s'élè¥ent
jusqu'à cinquante kilomètres ; mais ce qu'il y a de
plus remarquable sans contredit, c'est l'organisation
intérieure de ces écoles, organisation due en grande
partie i M. Surell, ancien ingénieur en chef de la
compagnie. Elle en a fait un tj-pe véritable d'écoles
primaires, à la fois pratique, facile à installer partout
à peu de frais, et qui réalise en même temps tous les
perfectionnements les plus récents et les plus réputés
d?> écoles primaires modernes de la Suisse, des
Etats-Unis et de la Suède. Yoici ce que nous avons
TU et ce dont nous avons constaté l'utilité effective,
soit de visu y soit par des interrogations.
En arrivant sur la pelouse devant l'école, des ap-
pareils gymmastiques : trapèzes, cordes à nœuds,
anneaux, etc., simples et appropriés à l'âge des
enfants, qui nous ont démontré aussitôt Futilité de
ces appareils par leurs exercices. La gymnastique
élait, dans Fantiquité, une des grandes occupations
des hommes de tout âge. Disparue an moyen âge, au
318 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
moins dans les classes populaires, sa pi^tique est
redevenue classique en Angleterre, en Suisse, en
Allemagne : rien n'est plus efGcace comme hygiène
de rindividu et de la race; rien n'est plus nécessaire
comme enseignement militaire. Le beau gymnase de
M. Berlini, à Bordeaux, nous avait montré les appa-
reils les plus perfectionnés, appliqués à l'éducation
des adultes. Le modeste gymnase des écoles de
Morcenx offre le type de ce qui peut et doit être fait
sans retard, dans toutes les écoles primaires de
France : l'amélioration physique de la race est un
intérêt social de premier ordre.
A côlé du gymnase et comme suite et complément
de l'éducation physique, l'école militaire, les enfants
les plus âgés manœuvrant au pas, par peloton, etc.,
avec des fusils schématiques; j'entends par là des
bâtons à apparence de fusil, très convenables pour
ce genre d'exercice, qui s'est accompli sous nos
yeux avec Tentrain que la jeunesse met dans ses
amusements. C'est encore là un exercice non moins
utile au moral qu'au physique, et qu'il faut intro*
duire dans les écoles primaires.
L'éducation du corps, l'éducation de l'esprit
doivent marcher de concert. Nous entrâmes aussitôt
dans le modeste bâtiment consacré à l'esprit. C'est
un ancien atelier de dépôt du matériel, construit en
ÉCOLES DE MORGEMl. 319
planches et transformé en école. Il n'en faut pas
davantage. Je ne décrirai pas les grandes salles, des-
•
tinées soit aux garçons, soit aux filles de divers âges,
soit à Tasile des petits enfants. Ce sont là des dispo-
sitions communes à toute école primaire. Je ne dé-
crirai pas non plus les instruments d'étude relatifs
à la lecture, à récriture, au calcul, au dessin, aux
travaux d'aiguille, à la géographie et à l'histoire élé-
mentaire, etc. Ces instruments sont connus de toute
personne qui a inspecté ou simplement visité les
écoles primaires de Paris et des villes, et je me plais
à croire que leur introduction dans toute école pri-
maire, même du plus humble hameau, est accomplie
ou va l'être.
Mais ce qui distingue les écoles primaires de
Morcenx de nos écoles primaires réputées les plus
perfectionnées, de celles de Paris, par exemple, ce
sont les collections d'objets destinés à l'enseigne-
ment réel des éléments des sciences, soit en géné-
ral, soit dans leurs applications spéciales aux pro-
duits du pays.
Sur une table figurent les matières premières :
résine, essence, huiles de résine, colophane, etc.,
produites par les pins des Landes. Puis les minerais
de fer et les combustibles. Auprès sont les modèles
réduits du matériel des chemins de fer. Un peu plus
320 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
loin, les matières premières de rindustrie, au moins
les plus importantes : coton, toile, papier, tissus,
métaux, substances colorantes. Le maître montre ces
matières et indique à la fois leur usage et sur la
carte leur lieu de provenance. Plus loin encore, les
appareils les plus élémentaires de la physique : une
machine électrique et une petite pile, que Ton ex-
plique en montrant aux élèves les fils télégraphiques
de la voie placés toujours sous leurs yeux. De même
quelques appareils de chimie, un alambic, tel que
ceux dans lesquels on distille l'essence de térében-
thine. Ces appareils servent de point de départ
aux notions les plus indispensables sur la composi-
tion de l'eau et de l'air, sur la nature du feu, sur les
eaux potables, sur les sources minérales si abon-
dantes dans le voisinage, par exemple aux Pyrénées,
et déjà à Dax, dont les thermes fournissent un
modèle accompli des ressources de l'hydrothérapie.
Ces notions, ces appareils, tous simples, peu
coûteux, sont complétés par des études d'histoire
naturelle et par un petit jardin botanique.
Voilà ce que l'on voit à Morcenx, et nous avons
vérifié par des interrogations que ce n'est pas là un
vain étalage; mais que les enfants apprennent et
retiennent ces choses, dans la juste mesure qui con-
vient à leur âge.
L'UNIVERSITÉ DE GENÈVE
I
G^est un devoir pour nous autres Français, jadis
accusés d'infatuation et d'ignorance à l'égard des
autres peuples, c'est un devoir de nous enquérir
sans relâche de ce qui se passe autour de nous, afin
de comparer, de réformer et de perfectionner sans
cesse nos propres institutions. A ce titre, peut-être
est-il utile de mettre sous les yeux des lecteurs de
ce livre quelques notes recueillies sur Tuniversité de
Genève, grâce à l'obligeance du recteur actuel,
M* Soret, l'un des physiciens les plus distingués de
notre époque.
Genève, placée eatre la France et l'Italie, aui dé-
21
I»!
822 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
bouchés de la Suisse aUemande, tire de sa position
un caractère mixte et un intérêt particulier : cet
intérêt s'accroît, si Ton réfléchit aux raisons histo-
riques qui ont fait de Genève un des foyers de la
Réforme au xvi* siècle, et qui y ont développé au
XIX* cet esprit semi-anglais, remarqué par tous les
observateurs. Genève et ses soixante mille habitants
feraient en France une ville de second ordre, telle
que Caen ou Montpellier. En Suisse, avec son auto-
nomie et ses traditions libérales et républicaines,
c'est l'un des nœuds, l'un des points d'assemblage
de la civilisation européenne.
Partagée entre l'influence française et rinflueace
allemande, comme la Suisse tout entière, Genève
concourt pour sa part à maintenir certains liens in-
tellectuels entre deux grandes nations, sœurs enne-
mies, si tristement séparées aujourd'hui par la folie
des gouvernements césariens de la France, et par
Tâpre et imprévoyante ambition des chefs féodaux
de l'empire germanique.
Genève est d'ailleurs engagée dans une évolution
intérieure, qui n'est pas sans rappeler la nôtre, sous
le double point de vue politique et religieux ; elle a
été, cette année même (1880), le théâtre d'une tenta-
tive pour séparer complètement l'Église de l'État, ei
les problèmes qui nous préoccupent sous le rapport
L'UMIYERSITÉ DB GENÈTE 3S3
de rinstraction publique y ont été abordés à plu-
sieurs reprises dans ces derniers temps.
La loi du 19 octobre 1872 a résolu à Genève plus
d*iine question encore pendante chez nous : conçue
dans un esprit éminemment laïque et rationnel, elle
a rencontré les facilités que comporte une organisa-
tion démocratique ancienne et affermie, ainsi qu'un
milieu d'action étroitement limité : nous avons là
phis d'un enseignement i recueillir, plus d'une ten-
tative originale à méditer, plus d'une leçon dont il
convient de faire notre profit.
Mais je neveux m'occuper ni des écoles primaires,
ni des écoles secondaires de Genève, malgré l'inté-
rêt que présente leur comparaison avec celles de la
France; je reviendrai peut-être sur l'école secon-
daire et supérieure des jeunes filles, type capital à
connaître pour les écoles de même ordre que nous
nous proposons d'instituer.
Aujourd'hui, je me bornerai à l'université de Ge-
nève, en insistant surtout sur la faculté des sciences,
que j'ai examinée avec plus de détail et de compé-
tence. Les Genevois parlent avec une complaisance
patriotique de ces institutions, pour lesquelles ils se
sont imposé de grands sacrifices et dont ils sont
fiers ajuste titre. Voici les remarques les plus essen-
tielles qu'il m'a été donné de faire, dans une visite
;«4 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
rapide, sur les cadres, les hommes, rinstallation
matérielle ; j'insisterai sur les innovations et com-
binaisons curieuses qui distinguent le système de
cette université de celui des universités allemandes
et des facultés françaises : il est intéressant de
connaître, afin d'en profiter, les essais nouveaux et
les expériences tentées pour sortir des moules tra-
ditionnels.
/ •
II
On sait que les quatre facultés proverbiales du
moyen âge se sont résolues en cinq facultés dans
les universités modernes, par suite du dédouble-
ment de la faculté des arts en faculté des lettres et fa-
culté des sciences ; les facultés de théologie, de droit
et de médecine ayant conservé leur unité propre.
L'université de Genève, constituée sous ce nom en
1873, à la place de l'ancienne Académie, ne s'écarte
pas de la règle commune : tout au plus a-t-elle re-
tenu cette trace des vieux systèmes, que l'on re-
trouve en toutes choses, dans le diplôme de maître
es arts, conféré aux jeunes gens qui ont obtenu le
double titre de bachelier es lettres et bachelier es
sciences.
826 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Chacune des facultés est présidée par un doyen ;
l'ensemble, par un recteur, nommé pour deux ans
par les professeurs et non rééligible. Ainsi, M. Soret
a succédé, cette année, à M. Marc-Monnier, dont le
nom n*est pas ignoré des amateurs de littérature.
C'est là une rotation qu'il conviendrait peut-être
d'adopter en France pour les directeurs de nos
grands établissements scientifiques; le système des
présidences indéfinies, qui prévaut chez nous, n'est
pas sans inconvénient.
Rappelons que le titre de recteur a conservé dans
l'université de Genève son sens traditionnel : il ne
doit pas être assimilé à notre recteur d'académie,
fonctionnaire d'ordre administratif, et dont les
pouvoirs plus étendus embrassent à la fois l'instruc-
tion supérieure, l'instruction secondaire et l'instruc-
tion primaire. Dans cet ordre, comme dans bien
d'autres choses, les noms primitifs se sont conser-
vés, malgré des changements profonds dans leur
signification. Le rouage administratif, que nous dé-
signons sous le nom de recteur, n'est pas d'ailleurs
nécessaire dans un milieu aussi restreint que celui
du canton de Genève : ses attributions y seraient les
mêmes que celle du ministre de l'instruction publi-
que. Elles sont remplies par le conseiller d'État,
présidant le département de l'instruction publique,
I
L'UNIVERSITÉ DE GENÈVE. 327
H. Carterety homme remarquable, auquel on doit
un grand nombre des réformes effectuées dans ce
département, et dont le rôle et Tinfluence politique
sont trop connus pour qu'il convienne d'y insister.
Vers répoque où Tuniversité de Genève se con-
stituait, des circonstances inattendues vinrent lui
fournir les ressources considérables, nécessaires
ison installation matérielle : grâce à ces ressources,
on a pu construire des bâtiments et des labora-
toires magnifiques, sur une échelle que les finances
de la ville de Genève auraient pu dificilement at-
teindre.
Les donations et fondations privées ne sont pas
rares dans les États démocratiques ; les États-Unis
en offrent de nombreux exemples. En Suisse mèmOi
l'initiative d'un professeur de physique amoureux
du bien public, M. Hagenbach, a déterminé à Bâle
la création du Bemouillianumy institut de physique
et de chimie, établi par les ressources d'une asso-
ciation particulière. Mais les millions qui ont servi
i élever les laboratoires et les amphithéâtres de
Genève ont une source moins rationnelle.
C'est ici l'un des exemples les plus curieux du
rôle que les accidents jouent dans l'histoire humaine.
Le duc de Brunswick, vieux prince féodal, dont
nous avons pu entrevoir à Paris les ridicules,
328 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
s'élant résolu à déshériter ses compatriotes, a lé'
gué son immense fortune (près de vingt millions)
à la République de Genève. Le voyageur surpris
peut contempler sur le quai du Mont-Blanc un mo-
nument bizarre, construit à grands frais d'après les
plans posthumes du noble duc, et dont l'exécution
a dû paraître une lourde charge esthétique aux
hommes de goût qui abondent à Genève. Ils ont pu,
du moins, disposer du reste des millions pour des
monuments d'utilité publique, conçus dans un meil*
leur style, et élevés sur de vastes emplacements
demeurés libres au pied des anciens remparts.
Au-dessous de la rue de la Treille, là où j'avais
connu autrefois des fondrières et des masures,
s'élèvent maintenant un vaste théâtre, réduction de
l'Opéra de Garnier, un élégant Conservatoire de
musique et divers édifices d'utilité publique, dont le
principal est l'université, située entre deux jardins.
Un peu au delà, on aperçoit le laboratoire de chi-
mie, avec sa haute cheminée de briques. De lon-
gues lignes de maisons neuves en calcaire gris, d'un
style sobre et sévère, ont été construites et se multi-
plient chaque jour dans ce quartier jadis perdu. La
faculté de médecine, avec ses instituts anatomique
et physiologique, est encore plus loin, au bord de
TArve. Enfin l'observatoire d'astronomie, à l'autre
L'TiniVEKSlTÉ DE GEHËVE. 3i»
extrémité de la TÎIIe, domine une colline au-dessos
de Saint-Pierre.
Tout cet ensemble date d'hier; il^n'y a que deux
ans que l'université s'y est installée.
Dirigeons-noas vers ces bâtiments, et résumons-
eo l'économie générale.
III
Un escalier monumental conduit au principal
corps de bâtiments, situé entre deux larges ailes.
Celles-ci renferment le Muséum d'histoire naturelle,
la Bibliothèque de la Ville et divers annexes. Dans le
corps principal, on trouve les amphithéâtres spé-
ciaux de mathématiques, de physique, de théologie,
de droit ; ainsi que Xkula^ grand salle de leçons pu-
bliques, analogues à nos conférences de la Sor-
bonne ; enfin, les laboratoires.
Ceux-ci ont un développement inégal, correspon-
dant à rimportance des sujets et des professeurs.
Ainsi M. Yogt, professeur de zoologie, occupe huit
salles, près de la moitié d'un étage; le laboratoire
;L*UNIY£RS1TÊ de GENËVE. 331
d'embryogénie de M. Fol se distribue entre cinq
salles, etc. Ces salles, construites d'une façon simple
et uniforme, dans de belles dimensions, se prêtent
fort bien aux appropriations spéciales : Aquarium,
élevage de petils animaux pour les expériences;
cbambrettes photographiques; tables disposées pour
les microscopes, etc., etc. Un moteur à eau permet
d'actionner une lampe électrique, destinée aux pro-
jections. La physique n'est pas moins bien traitée :
chaque professeur y dispose de collections et d'in-
struments, complétés par les ressources privées de la
Société de construction des instruments de physique
de Plain-Palais. J'ai remarqué dans les amphi-
théâtres un arrangement qu'il serait fort utile d'in-
troduire chez nous : devant les bancs destinés aux
étudiants se trouvent des tables, sur lesquelles on
peut prendre des notes.
Le second étage est réservé aux cours de la fa-
culté des lettres et à ceux du gymnase, dont la con-
nexion avec l'université se trouve ainsi établie jus-
que dans les dispositions matérielles.
Le laboratoire de chimie est, je l'ai déjà dit, sé-
paré du reste de l'université, et installé dans un
vaste édifice, construit à part, suivant les artiCces
les plus récents des laboratoires allemands. Une
machine à vapeur de vingt-cinq chevaux en est
832 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
l'organe fondamental; elle y distribue la chaleur,
sous forme d'eau chaude et de vapeur d'eau, et la
ventilation, destinée à aspirer les gaz délétères et
les produits de combustion. Elle actionne en outrQ
une machine Gramme, qui fournit la lumière élec-
trique.
Quarante-six élèves, répartis autour de tables
munies d'armoires, au milieu de grandes salles,
trouvent chacun à sa disposition, l'eau, le gaz, les
étuves, les pompes & vide et les réactifs. A côté de
chaque table, entre deux fenêtres, est une petite
chapelle, ou appareil d'aspiration; au bout, une cu-
vette de lavage. Chaque élève est responsable de sod
matériel.
Ce système, imité de l'Allemagne, envisage le la-
boratoire comme une sorte de vaste usine, ou Ton
se propose de produire des chimistes exercés à l'ana-
lyse. Je doute cependant qu'il soitiiussi favorable à
l'instruction complète des élèves que nos vieux la-
boratoires français, avec leurs paillasses et leurs
hottes, destinées aux grandes préparations de la
chimie minérale. Certes, la forme en est aujour-
d'hui arriérée, la surface misérablement restreinte,
les aménagements insuffisants. Mais, par contre, la
pratique un peu brutale de la chimie minérale ne
doit plus guère être enseignée avec détail dans ces
L'UNIVERSITÉ DB GENÈYE. 333
laboratoires nouveaux, propres et clos comme un
appartemeni, et où la place nécessaire aux grandes
préparations fait défaut. Ce n'est pas là leur seul
inconvénient. Le professeur, absorbé par les soucis
de Fadministration d'une si grosse machine, doit
avoir moins de loisirs pour faire avancer la soience
par ses travaux personnels et ceux de ses élèves les
plos intimes. Enfin, je crains que la dépense n*y
soit considérable. Aujourd'hui, l'État genevois
fournit au laboratoire le gaz, l'eau, le combustible;
flpaye le mécanicien et les aides, et donne en outre
10 000 francs par an pour achats d'appareils et de
produits. Le total des dépenses n'a pu m'ètre fixé,
à cause de la date récente de l'installation. C'est une
expérience qu'il nous convient de suivre, afin de
nous en approprier, s'il se peut, les avantages en
évitant les inconvénients, dans les laboratoires
agrandis que nous reconstruisons chaque jour.
Quelques mois enfin sur les bâtiments de la
iacalté de médecine. J'y ai visité les instituts de
physiologie et d'anatomie, disposés parallèlement
au bâtiment principal .
La physiologie est enseignée par M. Schiff, savant
expérimentateur, dont nous connaissons bien à
Paris la tète intelligente. Je l'ai retrouvé au milieu
de ses appareils et de ses opérations, plus actif et
334 SCIENCE ET PHILOSOPHE.
plus vivant que jamais. Il a une fort belle installa-
tion, avec des salles spéciales pour chaque groupe
d'appareils, et des cages saines, bien ventilées, bien
lavées et bien disposées, pour les animaux.
Les salles de dissection et le musée pathologique
m'ont été montrés par M. Laskowski, professeur
d'anatomie, homme distingué, sorti de TÉcole de
Paris, et qui a réalisé des progrès remarquables
dans la préparation des pièces anatomiques par rem-
ploi de la glycérine phéniquée. L'odeur fade, écœu-
rante et malsaine des salles de dissection a disparu.
Les pièces anatomiques gardent, même après plu-
sieurs années, leurs formes, leur aspect, leurs di-
mensions, leurs rapports, leur souplesse, h un de-
gré extraordinaire. Il y a là un progrès intéressant,
et que je ne doute pas de voir se répandre bientôt
dans toutes les écoles de médecine.
Mais je ne puis m'étendre ici, comme je le vou-
drais, sur le détail des dispositions dont l'université
de Genève nous présente les types les plus modernes.
Voilà un matériel neuf, et très bien adapté. Les
élèves et les ressources financières annuelles ne
sauraient faire défaut; ils permettront aux hommes
de mérite qui composent l'université d'en tirer
tout le parti convenable pour le profit de la science
et l'enseignement des jeunes générations.
lY
Noos avons parlé jasqa*ici des bâtiments et des
laboratoires : il convient maintenant de signaler les
cadres généraux de l'enseignement, en passant en
revue les cinq facultés qui forment le corps univer-
sitaire.
La faculté de théologie {Ab Jove principium)^
&culté protestante bien entendu, semble peu floris-
sante. Pour cinq professeurs donnant huit cours,
elle comptait seulement, dans le semestre 1879-1880,
quinze élèves, dont treize étrangers, deux Suisses
et aucun Genevois. Il doit y avoir là quelque cir-
constance locale, analogue i celles qui font le vide
autour de nos facultés françaises de théologie ca-
t -
^6 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
tholique; car le protestantisme à Genève est vivace
et ardent : j'ai lu une affiche du consistoire, apposée
dans les rues, qui célébrait le vote récent par lequel
la séparation entre l'Église et l'État a été repoussée,
dans des termes exaltés et dignes des vieux calvi-
nistes du xvi* siècle.
La faculté des sciences fournit renseignement
par treize professeurs, savoir : trois mathématicieas,
•cinq naturalistes, cinq physiciens et chimistes, ils
donnent dix-huit cours et quatre séries d'exercices
pratiques. En outre, il y a trois cours libres. Cent
six élèves, dont trente- neuf Genevois, vingt-six
Suisses et quarante et un étrangers ont suivi celte
faculté en 1879-1880; mais elle ne comptait que
quarante étudiants proprement dits.
Elle est en pleine activité et munie de labora-
toires, collections et instruments de travail, dans
les conditions les plus modernes. Elle trouve d'ail-
leurs une grande aide dans le musée d'histoire na-
turelle, institution municipale, et dans une fonda-
tion privée, demi-scientifique, demi-industrielle, la
Société de construction des instruments de physique
de Plain-Palais, société dirigée par plusieurs des
professeurs de la faculté; ses ateliers ont été le
théâtre des célèbres expériences de M. Raoul Pictet
sur la liquéfaction de Toxygène.
L'UNIVERSITÉ DE GENÈVE. 337
La liste des professeurs de la faculté des sciences
présente des noms bien connus en Europe : la phy-
sique y est enseignée par MM. Wartmann, Soret et
R. Pictet. Nous avons vu à Paris ce dernier savant,
honune singulier, plein de jeunesse, d'ardeur et
d'initiative, inventeur partagé entre la théorie pure,
qu'il entend i sa façon, et les applications indus-
trielles ; c'est un mélange de Français et d'Améri-
cain, qui n'a pas encore dit son dernier mot.
M. Soret, ancien élève de M. Regnault, est un es-
prit plus tempéré : il poursuit depuis plusieurs an-
nées, sur les liquides, des recherches spectrosco-
piques qui lui ont permis de pénétrer fort avant
dans l'étude de ce groupe de métaux rares, voisins
de l'alumine, et multipliés chaque jour comme les
planètes télescopiques. Ces recherches semblent
susceptibles d'ailleurs d'applications plus générales :
elles montrent qu'aucun liquide n'est absolument
incolore, c'est-à-dire susceptible de transmettre
uniformément toute espèce de lumière. Les données
numériques qui caractérisent l'absorption inégale
des diverses lumières conduiront peut-être prochai-
nement à une méthode d'analyse chimique univer-
selle.
Deux professeurs enseignent la chimie : BI. D. Mon-
nier, travailleur modeste et assidu, et M. Graebe,
838 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
savant renommé par la découverte de ralizarine ar-
tificielle ; séparé des Allemands, ses compatriotes,
pour des raisons que je ne connais pas, les Genevois
Tout appelé parmi eux; c'est l'une des illustrations
de leur université.
Je citerai encore M. Ch. Yogt, le naturaliste sympa-
thique et original, dont nous avons serré la main
plus d'une fois à Paris et dans nos congrès scienti-
fiques : ses laboratoires et son enseignement occu-
pent dans la faculté des sciences une place propor-
tionnée à sa grande notoriété.
Relevons l'un des traits qui distinguent l'univer-
seté de Genève (aussi bien que les universités alle-
mandes) du système de nos facultés françaises.
Tandis qu'en France les traitements sont uniformes
à Paris, et variables par classes peu écartées en pro-
vince, les traitements des professeurs genevois sont
compris entre les limites les plus étendues : depuis
1 200 francs, je crois, jusqu'à 12 000 francs. On y
tient compte à la fois du mérite et de la situation de
fortune personnelle : c'est un compromis entre le
système général de l'enseignement supérieur en Eu-
rope et son mode ancien à Genève.
En effet, autrefois, dans l'Académie de Genève, le
professorat était regardé comme un honneur, très
recherché des iils de famille et des hommes les plus
L'UNIVERSITÉ DE GENÈVE. 339
riches, et dès lors i peine rémunéré. Il était tenu
par une sorte d'aristocratie intellecluelley qui s'est
perpétuée pendant trois ou quatre générations : les
de la Rive, les de Gandolle, les de Saussure, les de
Marignac, les Hareet, les Pictet se transmettaient les
chaires et la tradition scientifique. Cet état de choses
exceptionnel, et qui donnait naguère à la science
genevoise un cachet tout spécial, tend à disparaître,
en même temps que l'influence politique de l'aristo-
cratie à la fois financière et intellectuelle qui a do-
miné si longtemps la cité. Gomme il est arrivé sou-
vent dans l'histoire du monde, le zèle des familles
riches pour les choses de l'esprit est tombé en même
temps que leurs privilèges. Si leurs représentants
ne sont pas étrangers et même hostiles à l'intelli-
gence et au prc^rès, et tels que la plupart des mem-
bres des aristocraties de race et d'argent, si forte-
ment imprégnées d'esprit clérical et rétrograde en
France ; cependant on do i t constater, non sans quelque
regret, que les descendants des vieilles familles gene-
voises comptent aujourd'hui parmi eux bien des ama-
teurs, occupés surtout de leurs amusements privés
et de leurs plaisirs discrets. La plupart sont devenus
indifférents à cette science, dont ils ont perdu le mo-
nopole, n ne faut cependant pas aller trop loin dans
ces reproches : il est incontestable que les facultés
I 340 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
enregistrent dans leur sein plus d'un représentant
des anciens noms; mais il n'en est pas moins vrai
qu'elles se sont ouvertes à tous, et qu'elles ont pris
une forme générale et administrative! semblable i
celle des pays voisins.
Poursuivons la revue des facultés de l'université
de Genève.
La faculté des lettres possède onze professeurs,
donnant vingt-huit cours, plus six cours libres,
d'après les programmes que j'ai entre les mains. Elle
a été fréquentée en 1880 par deux cent huit élèves,
parmi lesquels vingt-huit étudiants proprement dits ;
les cent quatre-vingts autres auditeurs appartenant
à la catégorie dite des assistants. Nous rencontrons
ici une distinction qui mérite d'être notée.
Les Facultés en général ont une double destina-
tion : elles distribuent l'instruction supérieure et
elles en constatent l'acquisition par des examens et
des diplômes. A cette double destination répondent
deux classes plus ou moins distinctes d'élèves : les
étudiants proprement dits, qui se proposent de sou-
tenir les examens, et les auditeurs bénévoles. La
présence de ces derniers expose souvent à abaisser
le niveau de l'enseignement, et à lui communiquer
une certaine frivolité, surtout dans les cours litté-
raires. Cependant, en France, nous avons cru devoir
L'UNIVERSITÉ DE GENÈVE. 3ii
conserver le principe de la publicité et de la gra-
tuité absolue des cours de renseignement supérieur.
En Allemagne, il en est autrement : les personnes
inscrites et payantes peuvent seules assister aux
cours. Les fondateurs de l'université de Genève ont
adopté un système mixte ; ils ont eu l'idée de déli-
vrer des livrets d'études : non seulement aux étu-
diants, assujettis à justifier de leur aptitude préa-
lable par des certificats d'études, par des diplômes ou
par un examen spécial, et obligés ensuite de faire
constater leur présence par des inscriptions; mais
aussi aux auditeurs bénévoles, désignés sous le
nom d'assistants. Je doute que les simples auditeurs
acceptassent ainsi en France de voir leur nom et
leur adresse inscrits sur des listes imprimées et pu-
bliques. En effet, assistants et étudiants, les uns et
les autres, doivent être pourvus d'un livret, payer
des inscriptions et faire signer le livret par les pro-
fesseurs ei privat'docent dont ils suivent les cours,
ainsi que par les autorités universitaires. Les étu-
«
diants seuls sont tenus en principe à des examens
de passage.
Mais ce système, dans la pratique, parait être
revenu à un état de choses fort analogue au sys-
tème français. En effet, les examens de passage sont
déjà, paraît-il, tombés en désuétude; le tarif des
342 SGIENGB ET PHILOSOPHIE.
inscriptions est si faible (2 fr. 50 par heure de cours
semestriel, à l'exception des cours de médecine
pour lesquels IMascription est double), qu'il ne
constitue ni une rémunération sérieuse pour les
professeurs qui reçoivent, ni un frein sufGsant pour
les étudiants qui payent. Enfin, les assistants suisses
et genevois âgés de plus de vingt-trois ans sont ac*
ceptés gratuitement dans les facultés des lettres et
des sciences.
Ajoutons que les femmes sont admises à suivre les
cours des facultés : le nombre des assistantes de la
faculté des lettres s'élève à soixante environ, pour
la plupart Genevoises ou Suisses. Près la faculté des
sciences, neuf dames russes : on sait qu'elles ont un
goût spécial pour ce genre d'études.
Les grades délivrés par les facultés des lettres et
des sciences sont à peu près les mêmes qu'en France ;
à cela près que nos trois licences es sciences sont
remplacées par trois doctorats équivalents, de moin-
dre valeur que nos doctorats es sciences, mais plus
en harmonie avec le niveau du doctorat en médecine.
A côté des facultés des lettres et des sciences, et
comme une sorte d'annexé, fonctionne la section
dite de philosophie, comptant trente-cinq élèves,
dont treize étudiants, lesquels choisissent dans ces
facultés les cours qu'ils veulent suivre et font deux
L'UNIVERSITÉ DE GENÈVE. 343
années d^études, suivies chacune d'un examen. C'est
un cadre spécial à Genève, préparatoire aux facultés
de droit et de théologie, mais dont je n'ai pas bien
compris ie'fonclionneraent.
Un autre caractère propre à la faculté des lettres
de Genève, c'est son partage en deux sections, Tune
dite des lettres, l'autre dite des sciences sociales,
comprenant l'histoire, la philologie, l'économie poli-
tique, la législation comparée, l'étude des systèmes
sociaux et l'histoire des religions. Cette institution
fort originale trouve sa sanction dans un ordre parti-
culier de grades et d'examens. En effet, à côté de la
licence èslettres, analogue àla nôtre, figure la licence
es sciences sociales, dont l'examen comprend les ob-^
jets enseignés dans la section correspondante. Il serait
intéressant de savoir combien d'étudiants acquièrent
ce diplôme et quelle en est la destination. En tou
cas, il répond jusqu'à un certain point à la conve-
nance, signalée chez nous plus d'une fois, mais sans
résultat jusqu'à présent, de diviser le titre trop géné-
ral de la licence es lettres. Je ne sais si le nom de la
licence es sciences sociales serait accepté en France,
et si les programmes en sont bien limités ; mais
l'idée même est ingénieuse, et il faudra bien un jour
ou l'autre adopter quelque partage analogue dans
nos examens.
344 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
La faculté de droit a huit professeurs, qui donnent
treize cours officiels, plus deux cours libres et des
exercices de plaidoirie. Quelques-uns de ses profes-
seurs font aussi des cours dans la section des sciences
sociales; c'est-à-dire qu'il y a un certain enchevêtre-
ment entre les deux ordres d'enseignement : on sait
qu'une portion des cours de la section de science
sociale sont donnés en France dans les facultés de
droit.Cinquante-quatre élèves, dont trente et un étu-
diants proprement dits (treize Genevois, huit Suisses,
dix étrangers), suivent la faculté de droit.
La faculté de médecine est de création plus récente
que les autres facultés. Elle compte quatorze pro-
fesseurs, donnant dix-sept cours, plus treize cours
libres. Il conviendrait d'y joindre les cours et exer-
cices pratiques de physique, de chimie et d'histoire
naturelle de la faculté des sciences, qui ne sont pas
plus reproduits en double dans la faculté de méde-
cine de Genève qu'ils ne le sont en général dans les
universités allemandes. Ce doublement des cours
de sciences pures, nécessaire peut-être à Paris, est
un des plus graves défauts de nos facultés françaises
de médecine récemment instituées; il y aurait eu
tout avantage à fortifier les unes par les autres et i
rendre solidaires nos facultés des sciences et nos
facultés de médecine, en leur donnant des élèves
L'UNIV£RSIT£ de GENÈVE. 345
communs par un système de règlements convenables,
au lieu de disperser les ressources et de recourir à
un personnel affaibli par sa multiplication même.
Les hommes qui ont fondé l'université de Genève
n'ont pas commis cette faute.
La faculté de médecine est la plus fréquentée de
toutes par les étudiants proprement dits. En effet,
sur cent sept élèves qui la suivent, on compte quatre-
vingt-cinq étudiants, dont quatorze Genevois, qua-
rante-six Suisses, vingt-cinq étrangers (Russes,
Italiens, Allemands). Elle délivre deux diplômes :
celui de bachelier es sciences médicales, comprenant
les sciences dites accessoires, et celui de docteur,
acquis par cinq examens analogues aux nôtres. Ce
titre coafère, m'a-t-on dit, le plein exercice, comme
chez nous ; tandis que les diplômes des universités
allemandes et des universités suisses de même type,
conférés à la suite d'épreuves de moindre valeur, ne
dispensent pas de l'examen d'État.
La composition des jurys d'examen de la faculté
de médecine comprend non seulement des profes-
seurs de la faculté, mais aussi des docteurs ayant le
droit de pratique dans le canton de Genève et désignés
par le département de l'instruction publique : c'est
là une innovation souvent réclamée en France, mais
fort contestable i divers égards.
Tel est le système général des cinq facultés de
r université de Genève. Mais ce système est complété
par celui du Gymnase, qui mérite au plus haut degré
notre attention.
Le Gymnase est une des institutions les plus origi-
nales de Genève : c'est un établissement intermédiaire
entre le collège et l'université, qui prépare les ado-
lescents aux examens, aux écoles spéciales, et qui
parait jouer aussi dans une certaine mesure le rôle
d'école normale ; les élèves y sont admis à la suite
d'examens spéciaux, et ils en sortent avec des certifi-
cats d'étude. Bref, il remplace nos classes de rhéto-
rique, philosophie, mathématiques. Entrons dans
L'CNIYERSITÉ de GEKËYE. 347
quelqnes détails, à cause de rimportance de cet
oi^ane spécial d'instruction.
c n comprend cinq sections :
c Une section classique, — de deux ans pour les
élèves sortis de la section classique du collège, et
conduisant au grade de bachelier es lettres;
c Une section technique, préparatoire pour le
Polytechnicum (institution de Zurich, analogue à
notre École centrale de Paris), — de trois années
pour les élèves sortis de la section classique, et de
deux années pour les élèves sortis de la section
industrielle *;
c Une section commerciale, — de trois années
pour les élèves sortis de la section classique du col-
lège, et de deux années pour les élèves sortis de la
section industrielle ;
€ Une section de pédagogie classique, — de trois
années pour les élèves sortis de la section classique
du collège;
< Une section de pédagogie non classique, — de
deux années pour les élèves sortis de Tune ou de
l'autre des deux sections du collège. »
Le Gymnase n'a pas d'internes.
On voit que Genève a opéré, entre l'enseignement
1. Cette section répond à peo près à notre enseignement dit spé-
cial.
34a SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
des enfants donné au collège, et celui des adoles-
cents, réservé au gymnase, cette séparation réclamée
chez nous partant de bons esprits. L'énorme machine
des grands lycées français, avec leurs milliers
d'élèves, de tout âge et de toute destination, leurs
classes surchargées, leurs internais encombrés,
leurs professeurs et leurs proviseurs surmenés, aurait
besoin d'être dissoute et résolue en un certain
nombre d'institutions distinctes, appropriées aux
destinations spéciales. Déjà, les petits lycées de
campagne, réservés aux jeunes enfants, ont marqué
un premier pas dans cette division. S'il était pos-
sible maintenant de mettre à part les classes d'adoles-
cents, dans des établissements spéciaux, sous le nom
de gymnases, ou sous tout autre, comme on le fait à
Genève, on rendrait sans doute les réformes et les
améliorations de tout genre plus aisées; on rétabli-
rait dans les établissements mieux spécialisés cette
unité de direction intellectuelle et morale que
l'extrême complexité du système actuel permet diffi-
cilement de maintenir. On pourrait en outre aborder
l'un des grands desiderata de notre système d'en-
seignement : la transition entre le régime de l'ensei-
gnement secondaire et celui de l'enseignement supé-
rieur.
En somme, et sans compter le gymnase, Tuniver-
L'UNIVERSITÉ DE GENÊTE. 319
silé de Genève a été fréquentée, en 1879-1880,
par deux cent douze étudiants proprement dits
et trois cent treize auditeurs, dits assistants. Ces
chiffres ne sont pas trop éloignés de ceux des
g;roupes de facultés de nos Académies départemen-
tales, qui ambitionnent aujourd'hui le titre d'uni-
versités.
Fondée avec le concours de ressources exception-
nelles, au sein d'un milieu très libre et très intelli-
gent^ dirigée par des professeurs réputés devant
l'Europe entière, pourvue de bibliothèques, de
musées, d'instituts expérimentaux et de laboratoires
conformes aux conditions les plus modernes, l'uni-
versité de Genève entre dans la carrière avec les
présomptions de succès les plus légitimes. Dans une
sorte de statistique géographique des hommes de
science, publiée il y a quelques années, M. A. de
CandoUe observait, avec un orgueil patriotique bien
légitime, que la ville de Genève a produit plus
d'hommes distingués, pour un chiiTre de population
donné, qu'aucun centre européen. Sa situation entre
trois grands pays, dont elle a recueilli les proscrits
aux diverses époques de son histoire, explique peut-
être cette fécondité exceptionnelle. Mais, si nous
devons désirer qu'une telle source soit tarie dans
Tavenir, cependant tous nos vœux et toute notre
'-r
850
SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
sympathie sont pour le succès delà jeune université.
Espérons qu'elle maintiendra Thonneur scientiGque
et littéraire de Genève au niveau conquis par les
professeurs qui faisaient la gloire de son ancienne
Académie I
LES RELATIONS SCIENTIFIQUES
ENTRE LA FRANCE ET L'ALLEHAGNE
»
A H. A. HÉBRARD
21 féTrier 1872.
Vous avez désiré savoir à roccasion mon sentiment
sur les choses de ce temps, dans la pensée d'en tirer
quelque proG l pour notre malheureuse patrie : au*
jourd'huiy chacun a le devoir, parmi les gens qui
réfléchissent, de dire son opinion; le concours de
toutes les bonnes volontés est nécessaire.
C'est des relations morales entre la France et
l'Allemagne que je veux vous entretenir. Nul su-
jet n'est plus brûlant; nul n'est plus pénible. Il
faut cependant l'aborder; car les Allemands, nos
vainqueurs, semblent comprendre aujourd'hui, je
parle des philosophes et des esprits sérieux, que
852
SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
rhumanité ne peut vivre de haine, et que tout pro-
grès est impossible désormais, sans le concours
volontaire et amical des grandes nations qui repré-
sentent la civilisation moderne : l'Allemagne, la
France et,j'ajouterai, l'Angleterre, dontils ne parlent
pas : ce sont là les trois grands facteurs du progrès
universel.
Peut-être avons-nous le droit, autant que personne,
d'élever la voix aujourd'hui, nous qui, vous le savez,
avons réprouvé cette funeste guerre dès son début
et en principe , sans nous préoccuper de l'opportu-
nité qui a déçu tant de gens en juillet i870. Nous
savions, je le répète, que la civilisation moderne
repose sur trois peuples, qui devraient rester unis
à tout jamais et à tout prix : la France, l'Allemagne
et l'Angleterre ; chacune avec son génie propre et sa
part dans le développement historique de la race
humaine.
Dès le xvu* siècle, chaque peuple marque son rôle.
Pour ne parler que des sciences mathématiques
et physiques, l'initiative de leurs progrès dans les
temps modernes est due principalement à quel-
ques hommes : un Italien d'abord, Galilée, héritier
de ces grandes traditions du xvi* siècle, que les
jésuites et l'Inquisition ont fini par éteindre presque
complètement en Italie. Avec le Polonais Copernic
FRANCE ET ALLEMAGNE. 353
(car il ne faut être ingrat envers aucun peuple dans
ce concours universel), Galilée est le fondateur de
rastronomie et de la mécanique modernes. Mais le
développement scientifique se concentre bientôt en
France, en Angleterre et en Allemagne.
En France, Descartes découvre les méthodes de la
géométrie analytique, plus durables encore que ses
théories philosophiques et cosmogoniques. En Alle-
magne, Kepler invente les lois du mouvement plané-
taire, et Leibnitz, esprit français plus qu'allemand
peut-être, par son éducation et par la clarté de ses
conceptions, institue les règles du calcul différentiel,
sous une forme et avec une philosophie qui sont
encore les nôtres. Allemand ou Français, Leibnitz est
Texeniple le plus éclatant sans doute de la hauteur à
laquelle peut atteindre un homme dans lequel con-
courent ces deux génies ethniques, que tant de gens
voudraient aujourd'hui nous faire croire inconci-
liables.
Cependant, à la même époque, TAnglelerre a
produit Newton, plus grand peut*être que Descartes,
Leibnitz et Kepler, dans la science de la nature : car
Newton a trouvé à la fois les nouvelles méthodes de
calcul (sous une forme de langage moins parfaite que
Leibnitz, à la vérité) et les lois de l'astronomie;
nous n*avons guère fait depuis que développer ses
23
I
\
1
351 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
idées et ses doctrines dans Tétude des mouvements
des astres.
Ce même concours des trois grands peuples roo'
dernes se retrouve lors de la fondation de la science
chimique, qui joue un si grand rôle aujourd'hui,
soit dans les théories relatives aux atomes et i
la constitution de la matière, à la formation des
astres, à celle des couches successives du globe
terrestre, et à Torigine de la vie elle-même; soil
dans les applications de l'industrie humaine, qui
concernent les métaux, les matières colorantes,
les remèdes, l'agriculture et tant d'autres fabrica-
tions.
Vers la fin du xvin* siècle et au commencement
du xix% la chimie a été fondée sur une base durable,
après avoir flotté près de deux mille ans à travers
des notions mystiques, obscures et incohérentes.
C'est un Français, disons-le hardiment, c'est Lavoi-
sier qui a fixé ces notions indécises par le principe
définitif de. la stabilité de la matière, invariable dans
la nature et le poids de ses corps simples. Lavoisier
a'a découvert peut-être aucun fait particulier, comme
l'ont, rappelé dernièrement quelques auteurs alie-
mands dans une intention de dénigrement. Mais
coe qu'ai y a de plus scientifique, dit Aristote, ce
senties* principes et les causes; car c'est par leur
FRANCE ET ALLEMAGNE. 355
moyen que nous connaissons les autres choses > ^
Or Lavoisier a découvert le principe fondamental
de la chimie : la science date de lui.
Est-ce donc à dire qu'il ait toutaperçu, tout deviné,
tracé à tout jamais le plan de la science chimique?
Non, sans doute, pas plus que Newton n'a fondé à
lui seul Tastronomie. Ici encore se retrouve le con-
cours inévitable des trois grandes nations. Tandis
que Lavoisier publiait ses immortelles recherches,
les Anglais Priestley et Cavendish découvraient les
principaux gaz, ainsi que la nature de l'eau ; inven-
tions dont Lavoisier s'emparait immédiatement pour
affermir sa théorie. Le Suédois Scheele apporta
aussi son précieux contingent à l'œuvre commune.
Quelques années après, un Anglais de génie, H. Davy,
complétait l'édifice par la découverte des métaux al-
calins, obtenus à l'aide d'une méthode nouvelle,
d'une fécondité indéfinie; je veux dire par l'applicar
lion aux décompositions chimiques de la pile récem-
ment découverte par un grand Italien, Volta.
L'AIIema gne a marqué également sa place dans la
fo ndation de la science nouvelle. C'est dans les lois de
nombre que son œuvre a été surtout caractérisée :
Richter, Wenzel et le grand Berzelius (un Suédois)
1 .Métaphysique, livra I**.
356 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
ont établi les équivalents chimiques, c'est-i-dire
une loi aussi générale et aussi absolue en chimie
que la loi de Newton en astronomie. Chose remar-
quable, la part des Allemands dans cette découverte
a été surtout expérimentale et pratique, contrai-
rement à l'opinion qu'on se fait en général du génie
allemand. Au contraire, la théorie atomique propre-
ment dite, d'un caractère plus abstrait et plus liti-
gieux, est due à un Anglais, Dalton; tandis que sa
démonstration par l'étude physique des gaz a été
donnée par un Français, Gay-Lussac. C'est que le
génie des races européennes n'est pas si différent
qu'on a bien voulu le dire. Donnez-leur une culture
commune et aussi haute, et vous verrez partout sur-
gir des inventions également originales.
Le concours de l'Allemagne, de la France et de
l'Angle te iTe se retrouve donc à chaque grande épo«
que dans l'histoire de la science moderne. Je pour-
rais poursuivre cette démonstration jusque dans les
temps présents, et montrer conmient aucun des trois
peuples n'a jusqu'ici dégénéré de son passé ; conmient
les substitutions, la théorie des éthers, celle des
alcools polyatomiques, la dissociation, la notion des
ferments organisés, les méthodes de synthèse des
principes organiques ont été surtout établies par
des découvertes françaises ; tandis que la théorie des
FRANCE ET ALLEHAGNE. 357
radicaux et celle des éléments polyatomiques sont
plutôt des découvertes allemandes ; la Ihéorie électro-
chimique et la méthode des doubles décompositions
ont été inventées en Angleterre. Enfin, la grande
doctrine de Téquivalence des forces naturelles, plus
spécialement désignée sous le nom de théorie méca-
nique de la chaleur, a été aperçue d'abord par un
Allemand (Mayer) et par un Anglais (Joule). Déve-
loppée depuis par des mathématiciens allemands
(Clausius et Helmholtz), elle a été établie en chimie
principalement par les expériences des savants fran-
çais, aidés des savants anglais et danois. Mais je ne
veux pas m'étendre sur cette histoire de la science
présente : nous en sommes trop près et nous y
sommes trop engagés personnellement, nous et nos
amis, pour que nos appréciations ne soient pas ré-
putées, à tort sans doute, suspectes de partialité.
En retraçant cette histoire abrégée des progrès de
la science que je connais le mieux, je ne prétends,
certes, ni méconnaître le rôle de l'Italie, qui fut si
grand dans le passé : plaise à Dieu qu'il reprenne
son importance dans l'avenir ! ni le rôle des États-
Unis, ou celui de la Russie, dans ce même avenir.
Mais, en £iit, je le répète, l'initiative des idées et des
découvertes réside depuis plus de deux cents ans au
sein des trois peuples : Anglais, Français, Allemand.
858 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Leur union et leur sympathie réciproque est indis-
pensable, sous peine d'un abaissement général dans
la civilisation.
Combien sommes-nous loin, hélas! de cette union
et de cette sympathie I De là le profond sentiment
de tristesse avec lequel nous avons vu se former ces
grandes organisations guerrières de la France et de
la Prusse, entre lesquelles un choc terrible était iné-
vitable. Nous aurions préféré, nous autres rêveurs,
le désarmement universel, qui aurait réduit le sys-
tème militaire de chaque peuple aux proportions
indispensables pour la protection de l'ordre intérieur.
L'Europe n'y marche guère : un conflit terrible a
eu lieu; de nouveaux conflits plus terribles encore et
plus étendus se préparent. L'extermination univer-
selle, est-ce donc là l'idéal de la race humaine?
Je ne sais si nos voix seront entendues ; et j'en
doute fort; mais je n'en regarde pas moins comme
un devoir pour les gens sensés de dire aujourd'hui
toute leur pensée. C'est, d'ailleurs, aux Allemands
qu'il faut s'adresser; ils sont l&s plus forts ; ils pré-
tendent être les plus sages. C'est à eux de prévenir,
par leur modération, les scènes de carnage que r<m
entrevoit dans l'avenir.
Aussi bien les plus raisonnables parmi les Alle-
mands semblent-ils faire un retour sur le passé, et
FRANCE ET ALLEMAGIIE. 960
être disposés, siaoa à faire quelque concession ikt
France, du moins à comprendre la nécessité de son
concours dans Tordre moral européen.
Déjà M. Dubois- Reymond, recteur de TUniversilé
de Berlin, après avoir fait entendre en août 1870
les cris d'un patriotkme exalté jusqu'à la férocité, a
eiprimé depuis quelques regrets du bombardement
de Paris. Sachons-lui en gré : tant d'autres savants
allemands Tout réclamé avec obstination.
Yoici que M. Bluntsdili, professeur à Heildelberg,
professe, aunom du droit desgensS que les Prussiens
se sont écartés plus d'une fois pendant cette guerre
des règles adoptées par les peuples civilisés; qu'ih
ont commis des cruautés excessives envers des
Français qui -défendaient leur pays, brûlé des vil-
lages parfois inoffensifs ; je ne sais s'il a parlé du
système des otages, contraire à toute saine notion- de
la morale, etc., etc.
Nous n'avons jamais dit autre chose. Que le sang
versé dans les combats retombe sur la tète des cbefe
et des rois qui ont entrepris ces guerres I Les soldats
et les généraux en sont innocents. Les itiis eus-
mêmes peuvent invoquer, à défaut de la Providence
chrétienne, l'antique fatalité, qui voue Tespèce ha«-
f . Voir sa leçon, reproduite dans la Revue de$ amn publie», pu-
bliée ebez Germer BaiUière, p. 632, 1871.
860 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
maine à la guerre sanglante. Mais nous n'acceptons
pas cette excuse pour les violences arbitraires que
nous venons de rappeler, et dont l'Europe n'avait
pas connu depuis bien des années l'emploi systéma-
tique. Les gens cultivés et les philosophes parmi
nous, depuis Voltaire, n'ont jamais cessé de maudire
de tels crimes. En voyant ces pratiques exaltées par
les adresses des universités et des docteurs, il sem-
blait vraiment que l'Allemagne eût perdu la grande
notion de la morale universelle, et qu'elle voulût
substituer à l'amour de l'humanité, prêché par nos
philosophes du xviii* siècle, l'amour de la ger^
manité. C'était de vies allemandesj de souffrances
allemandes qu'il s'agissait toujours dans leurs procla-
mations et dans leurs adresses; comme si la vie de
tous les hommes n'avait pas une égale valeur et ne
devait pas être également respectée, en dehorsde la
lutte des soldats armés!
Saluons donc avec espérance ces voix venues
d'Allemagne qui font appel à la réconciliation. Le
recteur de l'université de Munich, M. Dœllinger, à
son tour, vient de s'adresser à la France, et la con-
vier à reprendre sa part dans l'œuvre commune des
intelligences.
La société chimique de Berlin a refusé de s'asso-
cier aux violences de MM. Kolbe et Volhard, contre
FRAHCE ET ALLBMAGHE. XI
laTiMsier et les sabrants français; elle a semUé, par
son sOence, reconnaître la justice de la protestation
élevée par les chimistes russes contre ces excès,
et elle a déclaré par la bonche de son président,
M. Baejer, c qu'elle n'avait cessé d'honorer les
savants firançais et les services qu'ils avaient rendus
i la science, sans aucun sentiment de jalousie na-
tionale».
Nous l'en remercions, e^ nous nous associons de
grand cœur à ses désirs. Mais il faut qu'il sache en
retour, lui et les Allemands de bonne volonté, à
quel prix le concours réciproque des deux peuples
peut être désormais acheté par l'Allemagne. Certes,
je n'avais personnellement, avant cette guerre
néfaste, que sympathie et admiration pour FAlle-
magne savante. J'y comptais des amis tels que
M. liebig, M. Helmholtz, M. Bunsen et bien d'autres
encore ; ils sont demeurés étrangers, à ma connais-
sance, i l'exaltation fanatique dans laquelle tant de
professeurs allemands se sont oubliés. Mais les cir-
constances présentes réclament un témoignage plus
clair que le silence.
Les Allemands, entraînés par TÉtat conquérant qui
les a conduits à la victoire, ont renié leurs anciennes
vertus de modération et d'humanité. Us ont péché
contre Tamour, contre le Saint Esprit, le plus grave
361 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
et le plus irrémiâsible des péchés, au dire des vieux
théologiens catholiques. Eu un mot, ils ont pris par
la force un peuple malgré lui ; ils ont annexé TAlsace
et la Lorraine, contrairement au droit moderne des
peuples, qui tendait à se fonder de plus en plus sur
le libre consentement des hommes. C'est là leur
grand crime, celui qu'ils expieront tôt ou tard, s'ils
ne s'en repentent volontairement : car on n'évite
pas la Némésis. Peu d'entre eux, et ce sont les démo-
crates, je dois le dire à leur honneur, peu d'Alle-
mands ont compris, peu d'AUemandssemblent com-
prendre encore aujourd'hui ce qui rend la haine
fatale et le passé irrémissible.
c Le fer et le feu > ne procurent point de garantie
solide; ils détruisent les empires, aussi vite qu'ils les
élèvent ; ce sont là des vérités banales, pour nous
surtout qui venons d'en faire la triste expérience.
Cependant ce n*est pas le trésor du Rhin, ravi i
main armée, quel qu'en soit l'énormité ; ce n'est pas
l'amertume de la défaite; ce n'est ni le sang versé,
ni les villages brûlés, ni les maisons pillées et dévas-
tées qui nous font redouter l'avenir; tout cela s'ou-
blie d'une génération à l'autre dans la mémoire des
hommes, et surtout dans la mémoire des Français,
les moins rancuniers des humains. Sans doute, nous
avons repris, les uns et les autres, les paisibles tra-
FRAHCE ET ALLEMAGNE. 363
¥aox de Tesprit; nous poursuivons, chaque peuple
pour son propre compte, les œuvres commencées
avanl la guerre.
Mais ce qui ne s'oublie pas, c'est le principe
moral violé, la force mise à la place du droit mo-
derne, c'est-i-dire, je le répète, la force mise à la
place du libre consentement des hommes. Ce sera là,
si les Allemands ne comprennent pas que le vain-
queur doit faire les avances et rendre ce qu^il a
pris i tort, ce sera là, malgré tous nos efforts pour
éteindre la haine et calmer les esprits animés, ce
sera la un jour la ruine commune de la France et
de FAIlemagne, et peut-être la destruction de la
civilisation occidentale.
LES SIGNES DU TEMPS
ET l'État de la science allemande
O'aPRÂS m. KOLBB, PAOrB88BUR DB CHIMIi
à l*UniYcrsit4 de Leipzig.
23 novembre 1876.
On se rappelle encore les violentes attaques diri-
gées contre la culture française par certains savants
allemands, il y a quelques années. L'esprit français,
disaient-ils, était devenu incapable de toute appli-
cation suivie et de tout travail approfondi : sa frivo-
lité irrémédiable, sa légèreté spirituelle, prompte à
efQeurer et à abandonner aussitôt les problèmes, lui
interdisaient désormais de produire une œuvre sé-
rieuse. Ces défauts étaient d'ailleurs propres à la
race française, on les retrouvait jusque dans ses
LES SIGNES DU TEMPS. 365
grands hommes les plus réputés ; et les attaques de
nos critiques remontaient alors jusqu'aux noms les
plus illustres y tels que ceux de Lavoisier et des
savants philosophes qui ont joué un si grand rôle au
xvm* siècle dans la fondation des sciences natu-
relles.
Telles étaient les accusations dirigées contre nous :
on en retrouverait encore l'écho, sans aller bien loin.
Hais nous préférons mettre sous les yeux de nos
lecteurs un article publié récemment dans le Jour-
nal de chimie pratique (octobre ISTô), par le pro-
fesseur Kolbe, de Leipzig, l'un des savants les plus
autorisés de rAUemagne, et qui s'était distingué, il
y a peu de temps, par l'énergie de ses déclarations
contre la science française. Aujourd'hui, la colère
passée, il semble revenu à des appréciations plus
équitables. Yoici ce qu'il écrit :
SIGNES DU TEMPS, PAR H. KOLBE
c Ce n'est pas la première fois que je fais ressortir
et que je déplore les tendances actuelles de la chimie
allemande.
» Aux recherches expérimentales exactes et à
l'étude approfondie des phénomènes réels, elle
substitue de plus en plus les vagues spéculations de
i
366 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
la philosophie de la nature et un schématisme vide
de sens ; tout cela au grand détriment de la netteté
et de la précision dans les idées et de la claité dans
l'expression.
» Je ne puis m'empècher de prédire à mes corn*
patriotes un avenir peu enviable pour notre sdence
chimique. Je le dis avec douleur, mais avec convic-
tion, si l'on ne parvient pas à arrêter la chimie
allemande sur la pente fatale où elle glisse depuis
quelques années, si Ton ne peut la faire remonter
vers un courant meilleur, nous verrons se repro-
duire vers la fin du siècle ce que nous avons observé
au commencement.
1 Pour les études sérieuses en chimie, nos jeunes
gens devront reprendre la route de Paris, comme
autrefois Rose, Runge, Mitscherlich, Liebig et
autres, parce qu'en Allemagne on n'enseignera plus
la chimie, mais la philosophie de la nature.
> Que celui qui trouve ce pronostic trop pessi-
miste veuille bien parcourir les journaux scienti-
fiques allemands et français. Il verra que les derniers
contiennent beaucoup de mémoires et de recherches
intéressantes, et que la liste des chimistes français
connus s'est accrue de beaucoup de noms nouveaux.
C'est là une preuve certaine qu'après une période
de marasme, et malgré les moyens matériels insuf*
LES SIGNES DU TEMPS. 367
lisants et mesquins dont on dispose chez nos voisins,
l'étude de la chimie est en voie ascendante chez eux.
» Mais il y a plus, et la chose mérite d'être rele-
vée : les chimistes français, jeunes ou vieux, à peu
d'exceptions près, sont restés fidèles aux saines tra-
ditions des sciences exactes.
> L'indépendance de leur esprit et la justesse de
leur coup d'œil ne sont pas faussées comme chez
nous ; ils se tiennent loin des spéculations philoso-
phiques modernes sur la position relative des atomes,
et sur la manière dont ils sont reliés entre eux, ainsi
que sur l'atomicité des éléments, questions sur les-
quelles la majeure partie des chimistes allemands
usent inutilement leur temps et leurs forces.
» C'est ainsi que nous avons vu, il y a soixante
ans, les savants français accueillir avec peu d'en-
thousiasme les idées de la philosophie de la nature
et de la métaphysique allemande. Si la France réussit
un jour à s'affranchir du joug de la hiérarchie
romaine, ennemie jurée des sciences naturelles, si
elle brise les liens dont l'enlace le jésuitisme, qui,
sous un gouvernement faible, a su devenir menaçant
pour l'État et la science; si, de notre côté, nous
continuons à cultiver la philosophie de la nature, au
lieu de faire des rechorches exactes en chimie, nous
serons bientôt distancés par nos voisins.
368 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
» Ce n'est certes pas poussé par des sympathies
françaises, ni par esprit de dénigrement de la science
allemande que je me vois contraint de dire que nos
mémoires scientifiques en chimie portent actuelle-
ment la même étiquette que certains produits de
notre industrie nationale : Bon marché et mau-
vais; car certainement les produits de notre méta-
physique chimique moderne sont bon marché et
montrent la corde.
1 Une des principales causes de la décadence de
la chimie allemande est, comme je Tai déjà révélé
ailleurs, un défaut d'instruction générale chez le
plus grand nombre des jeunes chimistes. Il y a plus :
non seulement on ne sait guère rien au delà de la
chimie, mais là encore on n'a étudié plus spéciale-
ment qu'une des branches de la chimie, la chimie
organique, et un nombre assez considérable de nos
Docents en chimie ont une somme de connaissances
insuffisantes. »
Nous ne savons pas si tous les jugements de
M. Kolbe sont fondés. Et peut-être manquerions-
nous de justice à l'égard de nos voisins, comme de
modestie à notre propre égard, en nous associant
absolument à ses appréciations.
Le lecteur saura faire, sous ce rapport, la part de
chacun ; nous nous bornons à lui signaler la publi-
LES SIGNES DU TEMPS. 369
cation du savant professeur de Leipsig. Il en tirera
sans doute la conséquence que l'esprit scientiBque
français n'est pas tombé si bas qu*on l'a prétendu
quelquefois; il verra que les efforts tentés dans
notre pays pour soutenir renseignement supérieur,
depuis la fondation de TÉcoIe des hautes études par
M. Duruy, n'ont pas été perdus; et il sera porté à
bien augurer des plans de réforme d'ensemble que
M. Waddington propose en ce moment à nos Assem-
blées.
u
F. HÉROLD
I
LES ORIGINES
1881
Je Tai connu aux Ternes, il y a vingt-huit ans,
dans la maison de sa mère, ta vivaient trois nobles
femmes: la veuve d'Hérold, le grand musicien, mort
en 1833, dans le plein épanouissement du génie; sa
grand'mëre, nonagénaire spirituelle, qui avait été
présentée dans son enfance à la cour de Louis XY et
qui nous apportait comme un dernier reflet de l'an-
cien régime; enfin madame RoUet, la mère de
madame Héroid. Ces (rois femmes étaient unies
F. HÊROLD. 371
étroitement dans un même sentiment : pour le
passé, par le culte du grand homme qu'elles avaient
perdu; pour l'avenir , par l'éducation de ses enfants.
La fille de la maison venait d'épouser un de mes
amis d'enfance, le plus ancien de tous aujourd'hui,
J. Clamageran, maintenant conseiller d'État. C'était
lui qui m'avait introduit dans ce milieu tout intime,
où les sympathies pour les personnes étaient ren-
dues plus fortes et plus hautes par le culte de la li-
berté, de l'art et de l'idéal.
La plupart de ceux qui étaient reçus dans ce
cénacle de famille avaient dès lors ou se sont fait
un nom. C'étaient Barbereau, le compositeur, mort
récemment dans une extrême vieillesse ; Scudo, le
critique d'art; Demesmay, le sculpteur; Lesage;
Nuitter, aujourd'hui archiviste de l'Opéra; Emile
Ollivier et sa première femme Blandine, les favoris
du logis, si charmants dans la fleur de leur jeunesse;
Ernest Picard, avec son esprit incisif et bienveillant;
Saligny, depuis sénateur, d'autres que j'oublie;
enfin, les enfants de la maison : Clamageran, sé-
rieux, sensé, dévoué à la chose publique, qu'il en-
tendait un peu à la façon américaine; Ferdinand
Hérold, vif, gai, au courant de tout, toujours prêt à
donner sans compter son temps et son argent pour
la cause libérale.
872 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Tels nous nous retrouvions les dimanches» auprès
de ce foyer hospitalier, pour nous fortifier contre
les misères et les abaissements du temps présent :
les uns prêts à entrer dans la politique active et à
revendiquer les franchises publiques; les autres
plus particulièrement attachés au culte de la science
et delà pensée; tous réunis par notre amour com-
mun de la liberté. 0 jours de jeunesse attristée et
persévérant malgré tout dans l'espérance 1 0 compa-
gnons séparés par la mort ou par les discordes de la
vie, plus cruelles encore I votre image flotte sans
cesse devant mes yeux ; mais ceux qui ne vous ont
pas connus ne sauraient retrouver les pensers com-
muns qui nous agitaient alors et le charme de ces
amitiés, rendues plus concentrées par la compres-
sion universelle qui a marqué les débuts de l'Em-
pire.
Dans la maison des Ternes, la musique était sur-
tout en honneur, bien entendu ; mais on y causait
aussi d'art et de philosophie, d'histoire et de poli-
tique, en se promenant dans les longues allées du
jardin, dévasté et ruiné depuis, lors du siège de
Paris. Madame Hérold animait tout par sa bonne
grflce» sa bonté naïve et sa chaleur de cœur, prompte
à s'exciter pour les causes généreuses. Après le long
deuil de sa vie, accablée dès ses débuts par la mort
F. HÊROLD. 373
de son mari, elle revivait enfin sur ses derniers
jours, en s*enlourant des jeunes amis de son fils et
de son gendre. Tous deux venaient de se marier, et
chacun de nous amena à son tour sa jeune femme
dans cette maison bénie. On trouvait là comme un
écho de Tardeur et du dévouement politiques des
libéraux de la Restauration, ainsi que de la largeur
d'esprit des femmes intelligentes du xyiii* siècle. Les
hommes de ma génération ont connu les derniers
représentants de cette période, dont la tradition est
maintenant éteinte.
Il en est ainsi dans l'histoire : les sentiments in-
times et les passions qui ont animé chaque époque
et qui en expliquent la vie cessent d'être compris au
bout de deux ou trois générations. Les récits écrits
ne transmettent guère que les faits; mais la tradi-
tion orale, de sympathie et d'éducation, est néces-
saire pour bien comprendre les sentiments, c'est-
à-dire les vrais mobiles de l'activité qui a produit ces
faits, les vraies causes de la grandeur des hommes
et des peuples, aussi bien que de leurs faiblesses et
de leurs défaillances. Une fois la tradition des sen-
timents perdue, il se crée dans le monde de nou-
veaux courants d'opinion, meilleurs ou pires, — ce
n'est pas la question, — mais autres.
Ceux d'entre nous qui ont été en rapport avec les
37i SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
hommes de 1830 et de la Restauration, ceux qui ont
pu entrevoir dans leur enfance les survivants ex-
trêmes du grand empire et de la Révolution, avec
leur élan, leur énergie parfois brutale, leur enthou-
siasme ardent jusqu'à Taveuglement, leur hautaine
indépendance, ceux-là n'ont pas sur les choses hu-
maines les mêmes idées, les mêmes jugements, les
mêmes directions que la génération suivante, élevée
dans un esprit plus positif, plus pratique, plus
égoïste peut-être, au milieu de Taflaissement moral
du second empire et du culte effréné des intérêts
matériels, surexcités sans relâche depuis Fépoque
déjà lointaine de Louis-Philippe. La tradition de la
Révolution fut alors rompue, de même que l'orgie
et la bassesse de Louis XV avaient fait oublier les
hautes visées du règne de Louis XIY.
Un abtme se creuse ainsi par intervalles entre les
époques qui se succèdent et sépare les jeunes gens
de leurs pères et de leurs aînés. Mais, en 1854, le
monde libéral et le monde même de la Révolution,
dont celui-là procédait, n'étaient pas encore tombés
dans le gouffre de l'oubli. Leurs sentiments survi*
valent à la chute des institutions, dans un certain
nombre de milieux clairsemés par la France et tels
que celui que je viens de décrire.
Le feu sacré de la liberté fut entretenu, même aux
p. HÊROLD. 375
plus mauvais jours, dans ces milieux intimes, où il
était si doux de se retrouver pendant les époques de
défiance et de proscription. Plus tard, quand la ter-
reur aveugle des intérêts commença à se calmer,
quand l'Empire, engagé dans les entreprises exté-
rieures de la guerre d'Italie, eut besoin à son tour du
soutien des opinions libérales, une certaine détente
se fit et l'on vit se former des centres de pensée
plus étendus, tels que ce salon de madame d'Âgoult
où se sont rencontrés la plupart des hommes qui
ont marqué depuis en politique. Mais, avant 1860
et au moment où la loi de sûreté générale renou-
velait les violences de l'origine, des réunions si
libres n'eussent pas été tolérées. La petite réunion
des Ternes était mieux sauvegardée, parce qu'elle
n'élevait pas de si hautes prétentions, au sein de ce
cercle de jeunes gens et de jeunes femmes, amis des
enfants de la maison et serrés autour de la chère
maîtresse du logis .
C'est là que Ferdinand Hérold reçut la forte et
durable impression des sentiments de sa mère. Par
le milieu où il fut élevé s'expliquent ce caractère
dévoué et résolu que l'on a connu depuis, cette
bonté, cette simplicité de cœur qui le rendaient si
cher à ses amis. C'était une nature sans fiel, sans
haine personnelle, uniquement attachée aux prin*
876 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
cipes, OU plutôt à leurs applications, c'est-à-dire à
la recherche pratique du bien général ; car il était
peut-être plus clair que profond et il n*aiinait guère
les abstractions. Par là s'explique aussi son goût
pour la politique active, où il ne tarda guère à cher-
cher sa place.
II
sous l'empire
La vie publique d'Hérold nous fournit comme un
tableau des péripéties et des traverses des hommes
d'État de notre temps, ayant préludé par une longue
et ferme protestation contre l'usurpation impériale;
puis, après les folies de la fm et la catastrophe, sai-
sissant le pouvoir au milieu de la tempête, plutôt
pour essayer de relever la France d'une chute presque
désespérée, que par une vue d'ambition person-
nelle; rejetés de nouveau dans l'opposition, par la
réaction triomphante, après la défaite finale de la
patrie ; mais venant à bout, à force de patience et de
sagesse politique, de dominer leurs adversaires et
de prendre enfin, sous une forme tout à fait régu-
878 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Hère, ce pouvoir si longtemps désiré et dont la pos-
session dure si peu.
Toutefois la carrière dellérold se distingue de celle
de la plupart de ses contemporains par la direction
générale de sa vie et par la nature de ses services.
On retrouve dans les préliminaires qu'il crut devoir
donner à sa carrière officielle l'influence morale
exercée sur lui par son éducation et son milieu de
famille.
Héroldy en effets a pensé qu'un homme politique
devait se désigner à ses concitoyens, non par de
vaines déclamations, mais par les services réels,
rendus aux misérables et aux opprimés, par les sa-
crifices faits à la chose commune. C'étaient là autre-
fois les commencements obligés; l'opinion publique
étant réputée a priori devoir préférer l'homme qui
a rendu les services les plus éclatants.
Je ne veux pas prétendre que cette méthode ne
soit pas la plus digne; mais il n'en est pas moins
certain qu'en fait, ce n'est pas la plus profitable. On
arrive plus vite et plus facilement par le charlata-
nisme des manifestes et des promesses sans limites,
par l'explosion éclatante des intransigeances. C'était
l'une des faiblesses de la démocratie athénienne, et
c'est encore la nôtre. Mais Ilérold était trop honnête
et nourri dans de trop sérieuses traditions pour
F. HÉROLD. 379
suivre une pareille voie , moins frayée d'ailleurs il
y a vingt-cinq ans qu'aujourd'hui. Peut-être les
lenteurs de sa carrière , les difficultés et parfois
les échecs qui en ont marqué le cours ont-ils été la
conséquence de cette intelligence incomplète des
procédés efBcaces.
Retraçons en peu de mots la suite et les incidents
de cette première période, consacrée aux services
obscurs de l'opposition légale.
Reçu docteur en droit en 1851, après des études
dirigées par un maître, M. Valette, dont il ne parlait
jamais sans un vif souvenir d'affection, Hérold prit
en 1854 une charge d'avocat à la cour de cassation
et au conseil d'État, charge qu'il conserva pendant
seize ans. En même temps qu'il exerçait fidèlement
ses devoirs professionnels, il ne ménageait ni son
talent de juriste, ni ses ressources personnelles, dans
les procès politiques qui se succédèrent jusqu'à la
fin de l'empire. C'étaient surtout les appels électo-
raux et les procès des Sociétés ouvrières que Hérold
excellait à soutenir. Cette aide accordée aux amis de
la liberté de tous degrés lui valut ces sympathies po-
pulaires, retrouvées plus tard à Charonne, lorsqu'il
y devi nt conseiller municipal, et qui se sont mani-
festées d'une façon si touchante, au dernier jour, le
long de son convoi funèbre.
380 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
La revendication des principes de liberté politique
contre l'Empire ne commença guère que vers i8v7.
Les temps étaient sombres et presque sans espoir.
L'altentat d'Orsini avait amené un redoublement de
compression et des proscriptions nouvelles (loi de
sûreté générale, 1858). Vacherot était condamné en
police correctionnelle pour son livre purement
théorique de La Démocratie^ et son défenseur, Emile
Ollivier, frappé d'une interdiction de trois mois.
Pendant cette première phase, tous les amis de la
liberté politique et philosophique étaient tenus pour
ennemis et confondus dans la solidarité d'un même
soupçon par la réaction cléricale et autocratique qui
dirigeait le gouvernement. C'est dire combien Ten-
treprisede Hérold était courageuse et désintéressée.
Trop jeune encore pour paraître aux premiers
rangs, il fit partie d'abord des comités électoraux
qui préparèrent l'élection des Cinq, premiers repré-
sentants de la liberté dans le Corps législatif. Il
excellait dans l'organisation de ces comités. Quand
il s'agissait de les former, il y apportait les ressources
morales des sympathies groupées autour de lui et le
concours matériel de sa fortune privée. Sa grande et
étonnante mémoire des faits et des hommes lui per-
mettait d'ailleurs d'y rendre des services tout parti-
culiers. Au moment même de l'action, il marquait
F. Hi^ROLD. 381
avec netlelé, soit par des consultations, soit par des
publications {Manuel électoral, 1863), la limite dans
laquelle on pouvait se mouvoir ; limite stricte, en
dehors de laquelle les tribunaux, dévoués alors au
pouvoir établi, ne permettaient à personne de
s'avancer. Plus tard, il défendait devant les tribunaux
d'appel ceux qui avaient pris part à la lutte.
C'est au milieu de ces préoccupations qu'il ne
tarda pas à être éprouvé par des deuils privés, qui
produisirent pour quelque temps la séparation de
notre petite société des Ternes. Il adorait les siens
et il fut cruellement frappé. La perte d'un premier
enfant fut suivie à dix jours d'intervalle par une
perte plus funeste encore, celle de sa mère, qui
n'avait pu résister au chagrin et aux fatigues amenés
par la maladie et la mort de son petit-fils. Hérold en
éprouva une douleur extrême et il en parut long-
temps accablé ; à tel point que ses amis en conçu-
rent pour lui-même quelques craintes. Un chagrin
analogue d'Ernest Picard, qui perdit aussi son
premier-né, la mort de madame OUivier, survenue
presque en même temps, tout contribua i nous dis-
perser. Cependant, après deux ans, les besoins
d'une affection commune et l'accord général de nos
pensées nous réunirent de nouveau, plus nombreux
même que par le passé, autour de madame Clama-
382 SCIENCE ET PHILOSOPHIK.
geran, qui avait remplacé sa mère, avec non moins
de bonne grâce et de tendresse délicate.
Pendant ce temps, l'horizon s'était entr'ouvert et
Taffranchissement de l'Italie avait eu lieu : satisfac-
tion donnée à des sympathies , dont l'ingratitude
même des obligés ne saurait nous faire renier la
générosité ; elle avait modéré l'amertume des dix
premières années de l'Empire et adouci les es-
prits.
On put entrevoir dès lors la séparation qui allait
se faire dans l'opposition. Tandis que les uns de*
meuraient irréconciliables et ne cessaient de pour-
suivre la restauration de Tordre légal et de la Repu-
blique, abattus par la force en 1851 ; d'autres
pensaient qu'il valait mieux profiter de l'état présent
pour constituer, sans violence et sans révolution, une
nouvelle forme de gouvernement : l'Empire libéral.
Le duc de Morny encourageait cette scission, et il
ne tarda pas à exercer une influence personnelle et
croissante sur Emile Ollivier, qu'il jugeait, non sans
raison, appelé à devenir le représentant de cette
évolution. Ces divisions trouvaient leur écho jusque
dans notre petit groupe des Ternes.
Cependant Emile Ollivier se laissait chaque jour
entraîner plus loin et il prenait (1864-1867) le rôle
d'intermédiaire entre le gouvernement et l'opposi*
F. HÊROLD. 383
lion; il rêvait, je le répète, un empire libéral, qui
aurait eu peut-être son jour et sa grandeur, sans la
trahison du plébiscite et la folie de la guerre étran-
gère. Les contradictions internes entre cette con-
ception et Torigine violente du régime auraient sans
doute fini par en amener la ruine; mais ces causes
eussent été lentes à se développer dans une France
enrichie et engourdie par la prospérité matérielle.
Quoi qu'il en soit, la plupart de nos amis refusèrent
de s'associer à cette entreprise; Picard, Hérold,
Clamageran repoussèrent tout contact avec un ré-
gime dont la tache d'origine leur semblait ineffa-
çable, et ils persistèrent dans l'unité de leur
conduite et dans la logique de leurs sympathies
républicaines.
Ainsi se divisèrent les hommes de liberté, et
cette division funeste, quoique inévitable, nous a
privés au jour de la catastrophe de quelques-unes
de nos énergies les plus précieuses. Je ne prétends
pas ici devancer le jugement de l'histoire, ni pro-
noncer des paroles de blâme; mais aucun de ceux
qui ont connu intimement Emile OUivier ne me
désavouera dans l'expression du regret profond
que nous a causé à tous cette grande puissance
morale, cette grande force oratoire, vibrante et
sympathique, désormais perdue pour la France.
1
384 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Jusque-là, l'opposition avait été rassemblée par
les liens d'une haine commune; elle se partagea
donc, et Ton vit commencer la vraie campagne des
républicains purs contre l'Empire, campagne sou-
tenue par les comités et les journaux et renfermée
dans la mesure étroite de la légalité. Les juriscon-
sultes y jouèrent un rôle capital, et Hérold au pre-
mier rang parmi eux.
Les débuts de cette campagne furent marqués
par le procès des Treize (1864), procès dans lequel
Hérold fut représenté par le ministère public
comme le principal organisateur du mouvement et
condamné à 500 francs d'amende, en compagnie
de Garnier-Pagès, de Carnot et de leurs amis. Il
avait donné dans cette affaire la mesure de ce carac-
tère sincère et résolu, qui Ta toujours conduit à
accepter la pleine responsabilité des ses actes. Sa
popularité au dehors, sa considération parmi ses
pairs mêmes en furent accrues, et il fut presque
aussitôt élu membre du conseil de son ordre. En
1868^ il concourut avec Pelletan à fonder le journal
la Tribune. Ainsi se poursuivait sa carrière, con-
sacrée par des services incessants, qu'il était tou-
jours prêt à rendre avec un zèle égal, de quelque
lumière u de quelque obscurité qu'ils fussent
entourés.
♦ ■" - . -
F. HÊROLD. 385
Pendant ce temps, la notoriété d'Hérold avait
grandi avec l'âge, et le moment était venu pour lui
d'entrer dans l'arène politique proprement dite,
en passant par une nouvelle étape : la fonction de
député. Tant de services rendus à la cause de la
liberté justifiaient cette ambition, qui n'était autre,
d'ailleurs, que celle de rendre de plus grands ser-
vices. Elle exigeait même un sacrifice nouveau,
celui d'une carrière assurée, honorée, lucrative.
Hérold n'hésita pas.
Deux voies, alors comme aujourd'hui, s'ouvraient
pour parvenir. On pouvait se présenter à Paris, ou
dans une grande ville, en se couvrant de l'éclat
d'une réputation faite, autour de laquelle l'opinion
se rallie; ou bien en brusquant les sympathies par
l'ardente manifestation de ces opinions simples
et excessives qui séduisent les masses. On pouvait
encore se faire nommer dans un département, après
y avoir lentement conquis cette influence qu'assu-
rent les services rendus et les relations personnelles.
Hérold devait tenter tour à tour les deux voies,
sans jamais sortir des bornes légitimes.
Appelé dans le département de l'Ardèche, par
les sympathies de ses amis politiques, il s'y pré-
senta aux élections de 1869; mais il obtint seule*
ment 12400 voix au second tour de scrutin, contre
t5
w
886 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
19000 données au marquis de la Tourrette, can-
didat officiel .
Ce fut ainsi qu'Hérold fut conduit à se faire dans
l'Ardèche une situation locale : il y acquit une
modeste propriété et groupa autour de lui Toppo-
sition protestante et libérale. Il poursuivait len-
tement cette campagne électorale, appuyée sur les
dévouements publics et privés, lorsque éclatèrent
le coup de foudre de la guerre de 1870 et les dés-
astres de rinvasion.
»'.
III
sous LA RÉPUBLIQUE
Les jours étaient venus : l'Empire était tombé
sans gloire dans la guerre qu'il avait provoquée ,
et la France menaçait de s'abîmer avec lui, lorsque
quelques hommes courageux saisirent le gouvernail
abandonné. Aucun d'entre eux n'avait d'illusion
sur l'étendue de la catastrophe ni sur l'impossibilité
d'un retour déflnitif de la fortune ; mais, dans les
cas extrêmes, le désespoir est parfois le meilleur
conseiller. Il était nécessaire de relever la patrie
et de tâcher de sauver au moins l'honneur par une
résistance héroïque, il fallait montrer que la honte
et la lâcheté des chefs de la nation n'avaient pas
flétri tous les cœurs. Ce sont les dévouements et les
888 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
énergies suscités dans ce moment suprême qui ont
fourni à la France le ressort moral de sa régéné-
ration. La République a puisé dans les profondeurs
du sentiment national surexcité cette force souve-
raine qui a fini par vaincre tous les artifices des
politiciens réactionnaires.
Hérold fut au premier rang parmi les derniers
défenseurs de la patrie. Dès le 4 septembre, il
était, à THôtel de Ville, Tun des secrétaires du gou-
vernement delà Défense nationale, et, presque aussi-
tôt, il fut nommé secrétaire général du ministère
de la justice, c'esl-à-dire, en réalité, ministre en
l'absence du titulaire, M. Crémieux ; après le siège»
il eut un moment le titre de ministre de l'intérieur.
Son caractère et ses antécédents ne le tournaient
pas vers les affaires militaires, qui ne jouèrent
d'ailleurs dans Paris assiégé qu'un rôle négatif et
parfois désastreux. Mais il s'occupa dès lors de
cette réforme judiciaire, qui n'a pas cessé de faire
obstacle à la République, et il eut au moins la satis-
faction de faire établir la liberté de l'imprimerie
et abroger l'article 75 de la Constitution de l'an viii,
article depuis longtemps attaqué, sur la responsa-
bilité des fonctionnaires. Ces réformes sont restées.
Cependant les services mêmes qu'il avait rendus,
tandis qu'il était enfermé dans Paris, devinrent
\i n
F. HÉROLD. 389
fatals à ses ambitions. Lors des élections générales
à l'Assemblée nationale, il ne put soutenir en per-
sonne sa candidature, proposée de nouveau dans le
département de l'ArdèchCy et il échoua avec
30000 voix contre une liste de fusion. En ces
heures de défaillance le pays, épuisé par la guerre
et démoralisé par la défaite, ne recherchait plus
que les partisans de la paix à tout prix.
Hérold ne fut pas plus heureux à Paris, lors des
élections complémentaires du 2 juillet. La situation
même de conseiller d'État, que lui avait donnée
H. Thiers dans la commission provisoire (avril 1871),
tomba à son tour au jour des élections définitives,
faites par TAssemblée nationale en juillet 1872.
La réaction grandissante, fortiGée par la double
terreur de l'étranger et de la Commune, se tour-
nait contre ceux qui avaient défendu la patrie aux
jours de nos malheurs; elle les poursuivait avec un
acharnement d'ingratitude, que l'on retrouve trop
souvent dans l'histoire et que Hérold devait encore
rencontrer, à sa dernière heure, jusque parmi ceux
pour qui il avait lutté toute sa vie.
Ainsi repoussé des premiers rôles, alors que
l'intérêt même de l'État aurait dû, au contraire,
le faire rechercher, Hérold revint à son point de
départ et il se retrouva dans Topposition. Là, comme
890 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
toujours, il s'associa à l'œuvre commune, plutôt
qu'il n'y apporta une initiative inattendue ou des
inventions personnelles.
Il fut l'un des plus méritants dans cette longue
et tenace lutte légale contre la réaction monarchique
et cléricale; lutte qui a fondé définitivement la
République, parce que les républicains ont réussi
à convaincre la France que le nouvel établissement
était à la fois la dernière étape de la Révolution et
l'espérance suprême de la patrie, en dehors de
laquelle on ne pouvait plus rencontrer que les
aventures et les convulsions, Tanarchie intérieure
et l'intervention de l'étranger.
Aumoisde décembre 1872, Hérold était élu con-
seiller municipal par l'arrondissement de Charonne.
Il joua dans le conseil un rôle de quelque impor-
tance, par la fermeté et la modération de son allure
républicaine, qu'il maintenait à la fois contre les
réactionnaires et les intransigeants. Il répondait si
bien à l'esprit moyen de cette assemblée, qu'il fut élu
cinq fois vice-président. Il soutint avec les citoyens
sensés la candidature de Rémusat contre Barodet; et,
lorsque le succès de ce dernier eut amené la chute
de M. Thîers, Hérold fut le premier signataire de la
protestation contre les tentatives de restauration
monarchique (novembre 1873).
»
F. HËROLD. 391
Parmi ses actes comme conseiller municipal, je
signalerai sa proposition d'attribuer une subven-
tion annuelle de 300 000 francs aux établissements
d'enseignement supérieur du département de la
Seine (novembre 4875) : proposition généreuse,
qui aurait associé la ville de Paris aux plus hautes
directions philosophiques et scientifiques de l'esprit
humain. C'est là, d'ailleurs, un ordre de dépenses et
d'encouragement auquel la plupart des grandes
capitales de l'Europe tiennent à honneur de partici-
per. La ville de Paris y était restée trop étrangère
sous l'administration matérialiste d'Haussmann, tout
entière concentrée dans des préoccupations de voirie
publique. Le Paris républicain a eu l'honneur de
remettre l'instruction primaire à sa place et d'y con-
sacrer un budget digne de cette grande cité : ni par
la dépense, ni parles résultats, Paris aujourd'hui ne
le cède sous ce rapport à personne. Mais il eût été
digne d'en faire autant pour l'enseignement supé-
rieur, qui est la véritable source de toute initiative
sérieuse, de tout progrès matériel et moral dans
l'humanité. Hérold comprenait mieux que personne,
en raison de son éducation et de l'élévation naturelle
de son esprit, qu il dût en être ainsi, et ses collègues
adoptèrent sa proposition. Mais elle rencontra l'obs-
tacle toujours présent des sourdes oppositions réac-
892 bClENGE ET PHILOSOPHIE.
tionnaires. Il fallait, pour que la proposition devint
définitive, l'approbation du ministre de Tintérieur:
or l'un des derniers actes de M. Buffet, au moment
de quitter le ministère, fut d*annuler le crédit. Ainsi
tomba une idée large et généreuse, et il est regret-
table qu'elle n'ait pas été reprise depuis : à la condi-
tion, toutefois, qu'elle ne soit pas soustraite au con-
trôle des hommes compétents et détournée de sa
large destination par Tarbitraire du favoritisme et
les prétentions jalouses des vanités individuelles.
Mais revenons à la carrière politique d'Hérold. Sa
situation grandissait de jour en jour. La République
était sortie du provisoire, par la proclamation de la
Constitution de 1875. Les élections sénatoriales de
la Seine en 1876 se firent en vertu de la nouvelle
Constitution; Hérold y fut porté, sous le double
patronage de MM. Thiers et Gambetta. Il fut élu un
des premiers et il vint siéger dans la gauche répu-
blicaine, à laquelle il devait rester associé jusqu'au
dernier jour. Là, il ne devait pas larder à retrouver,
encore une fois, son rôle d'organisateur de la résis-
tance légale, rôle dans lequel il excellait par la
modération de son esprit et la netteté avec laquelle
il traçait les limites de l'action qu'il s'agissait de
poursuivre.
Le 16 mai avait interrompu le développement
F. HËROLD. 393
régulier et paçiûque des idées républicaines, et le
Président de la République avait entraîné le Sénat à
Toter la dissolution de la Chambre des députés (juin
1877) : faute grave qui a été l'origine d'un certain
affaiblissement dans l'autorité morale de ce grand
corps. Hérold Tut, avec MM. Calmoo et Peyrat, l'un
des trois présidents du comité des gauches du Sénat,
comité chaîné de soutenir la lutte. Ce fut peut-être
là le point culminant de la carrière d'Hérold, celai
où il exerça le plus d'influence. Avec quel zèle et
quelle activité, sans ménager ni sa fortune ni sa
santé, il agit dans cette circonstance et sut soutenir
dans la France entière la résistance aux pressions
administratives, surexcitées par la passion politique
et le désir de réussir à tout prix : c'est ce que savent
les témoins de sa vie. Cependant il n'abusa jamais
du pouvoir presque discrétionnaire que son parti
lui avait conûé. Je me rappelle un incident singulier
et caractéristique de ces temps troublés, où le sen-
timent du juste et de l'injuste faiblissait dans cer-
taines âmes sous les ardeurs des passions politiques.
Un jour, l'un des défenseurs de la République dans
les déparlements du Midi, employé dans la magis-
trature coloniale, vint faire à Hérold une étrange
proposition, t Le département de "*, où j'ai mes
amis, est terrorisé en ce moment par des bandes
du SCIENCE ET HHILOSOPHIE.
légitimistes qui parcourent les villages,; si vous voulez
mettre à ma disposition quelques milliers de francs,
je me charge d'organiser une contre-bande, qui
opérera en sens contraire au nom de la République. »
Je n'ai pas besoin de dir« quel accueil Hérold fit à
cette proposition, qui atteste l'état d'excitation et
d'anarchie où le 16 mai avait jeté la France.
J'avais pu voir, quelques années auparavant, pen-
dant un petit voyage que nous limes ensemble, en
1873, dans la vallée du Rhône, avec quelle sagesse
Hérold savait à la fois grouper les sympathies et
maintenir dans les limites de l'action légale l'énergie
des convictions républicaines, si chaudes dans ces
régions. J'entends encore ses entretiens avec les
gens d'Aubenas, dévoués à la cause ; et j'ai présente
notre rencontre à Rochemaure, au pied du volcan
éteint de Chenavari, devant les aiguilles basaltiques
qui portent les ruines du château féodal : nous
fûmes abordés par un boucher, républicain ardent,
dont le langage exubérant et la défiance naïve
rappelaient la violence des passions démocratiques
de Marseille.
Tant de zèle et de dévouement ne resta pas stérile.
Nul peut-être n'eut plus de part qu'Hérold à l'élec-
tion de la majorité républicaine qui sortit des urnes
d'octobre 1877. Ce ne fut pas, comme on sait, le
F. HÉROLD. 89
5
terme de la lutte; mais, tant que se poursuivit
refibrt de la réaction monarchique, tant qu'elle
refusa de reconnaître sa défaite et qu'elle persista
dans ses rêves de coup d'État, Hérold demeura sur
la brèche, prêt à tout et disposé à pousser la résis-
tance jusqu'aux extrémités. Heureusement cette
douleur nous fut épargnée ; la réaction recula, au
moment d'allumer dans la France un incendie plus
général et plus terrible que celui de 1830.
II semblait que Hérold dût être appelé aussitôt
dans le nouveau ministère, ou parmi ses auxiliaires
les plus prochains. Mais le maréchal Mac-Mahon,
alors même qu'il renonçait honnêtement aux résolu-
tions fatales, n'avait pas abdiqué toutes ses répu-
gnances contrôles amis de la République. En jan-
vier 1879 seulement, au moment de se retirer, il
contresigna à regret la nomination de Hérold comme
préfet de la Seine.
IV
LA PRÉFECTURE DE LA SEINE
C'est dans ses fonctions de préfet que Hérold a
donné toute sa mesure, en manifestant sous un
nouveau jour ses capacités d'homme d'État : la
mesure eût été plus large encore si son activité
n'avait pas été subordonnée à la pleine possession
d'une santé déjà ruinée par tant d'eflbrts, d'émotions
et de sacrifices. Trois choses ont caractérisé la pré-
fecture de Hérold : sa sympathie pour les idées
modernes, son accord sincère avec le conseil muni-
cipal et la population parisienne, enfin sa grande
habileté d'administrateur. — De celle*ci, il ne
m'appartient pas de parler ; mais les deux premiers
points veulent être relevés.
p. HÉROLD. 397
Le rôle du préfet de la Seine, on le sait, n'est pas
un rôle ordinaire. Non seulement il représente le
pouvoir central, qui Ta délégué; mais il remplace le
chef de la municipalité, le maire, choisi dans toute
autre commune parmi les élus de la cité. Ce double
rôle engendre une certaine délicatesse dans les
rapports du préfet de la Seine avec le conseil muni-
cipal. Cette population parisienne, si mobile, si
généreuse, si avide de progrès et de changements,
est par là même difficile à gouverner ; elle est
prompte à entrer en opposition contre ceux qui la
dirigent. Elle oublie volontiers la continuité néces-
saire des institutions, pour réclamer l'exécution
immédiate des réformes. De là sa méfiance instinc-
tive contre les administrateurs, même les plus
honnêtes et les mieux intentionnés. Trop souvent
ceux-ci sont amenés à entourer leur action de mys-
tère, afin d'éviter qu'elle ne soit paralysée, soit par
l'intervention des intérêts privés, soit par des oppo-
sitions, nées d'une vue partielle des choses à leurs
débuts et que leur développement complet dissipera.
Au contraire, les citoyens réclament que tout se
fasse au grand jour. Ils craignent, et cette crainte n'a
peut-être pas toujours été sans fondement, que le
secret administratif ne masque la poursuite de vues
contraires à la liberté ou au bien public.
308 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Par une rare prérogative, à force de droiture dans
ses intentions, de franchise et de bonne foi dans ses
décisions, de netteté dans Texécution, Hérold avait
réussi à désarmer ces méfiances et à marcher
presque toujours d'accord avec un conseil maoi-
cipal dont il partageait les convictions généreuses,
sinon même les passions et les préjugés. Cependant
la facilité de son caractère a fait parfois illusion sur
l'énergie morale de sa nature. Il ne faisait aucun
sacriGce à une vaine popularité ; mais il avait pour
principe de laisser la volonté du conseil se développer
et régler les choses de sa compétence en toute li-
berté; sans autre limite que la loi, ce régulateur et
cette condition suprême de la stabilité dans les
régimes démocratiques. Celte limite, d'ailleurs, Une
la révélait pas après coup, comme par surprise et
presque en trahison, pour arrêter brusquement un
courant auquel on s'était abandonné avec confiance.
Au contraire, il prévenait d'avance et dès les pre-
miers mots ; puis, si le conseil persistait, le moment
venu, sans vain défi et conformément à ce qu'il
avait annoncé d'abord, il faisait annuler la délibé-
ration. C'est ainsi qu'il maintenait avec fermeté dans
la pratique les principes généraux de notre droit
public et de notre organisation centralisée, prin-
cipes en dehors desquels l'unité française ne tarde-
F. H£ROLD 899
rait pas à se relâcher et i se dissoudre, au milieu
de la lutte anarchique des iaiérâts contraires des
communes.
Son principal appui, le motif fondamental de la
confiance réciproque qui exista toujours entre
Hérold et le conseil municipal, ce fut la communauté
de sentiments sur les matières religieuses, spéciale-
ment en ce qui touche les relations de l'Église catho-
lique avec la ville de Paris.
La lutte qui s'est engagée sur ce point sera jugée
plus tard comme l'un des traits les plus frappants
de notre époque; c'est elle peut-être qui imprimera
- à la Gn du xix* siècle son principal caractère dans
l'histoire de l'humanité. 11 s'agit, en effet, d'un pro-
blème qui n'a jamais été posé si haut dans l'ordre
social et philosophique. Une société peut-elle vivre
sans religion oFQcielle, sans appui surnaturel, sans
préjugés, comme aurait dit Voltaire, en un mot en
tirant tous ses principes d'action de la seule autorité
de la science et de la raison? Une telle conception,
entrevue dès le xvii' siècle, faisait frémir d'horreur
Bossuel et les hommes de son temps. Jusqu'à notre
époque, peu de politiques en aucun pays ont osé
l'envisager de sang-froid. Tel est cependant l'avenir
Ters lequel la France et bientôt sans doute avec elle
toute l'Europe civilisée sont entraînées par ui
400 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
rant chaque jour plus irrésistible. Les mobiles fon-
damentaux des actions des hommes semblent avoir
changé; les dogmes positifs des religions établies
ont perdu toute créance, aussi bien parmi les gens
instruits que dans les masses ouvrières qui remplis-
sent nos villes.
Qu*on l'approuve ou qu'on le blâme, qu'on s'en
réjouisse ou que l'on s'en afflige, il n^en est pas
moins certain que les croyances religieuses ne sont
plus, comme autrefois, la base de l'ordre social et
de la moralité humaine ; et cependant les sociétés
ne se sont pas écroulées dans le désordre et la cor-
ruption. La somme de vertu et de dévouement qui
est dans le monde n'a pas diminué. Loin de là :
rhistoire de notre temps prouve que l'amour du
bien, l'honneur, le goût des devoirs de famille, aussi
bien que le respect des devoirs publics, ne sont ni
moins répandus dans les masses, ni moins efûcaces
dans les âmes d'élite : elles y ont même pris comme
une dignité et une noblesse plus haute, en rejetant
l'appui trompeur des opinions chimériques et des
superstitions d'autrefois. Certes, il y a et il y aura
toujours bien des défaillances, bien des fautes, bien
des crimes dans les sociétés humaines. Mais la popu-
lation de nos grandes villes n'a pas perdu le sens de
rhonneur et du dévouement, pour s'être détachée
F. HÊROL0. 401
des vieux dogmes. Au contraire, il semble que la
moralité soit surtout une question de race et d'édu-
cation générale, plutôt que de croyances positives :
les pratiques superstitieuses des vieilles religions
n'empêchent guère les défaillances de leurs parti-
sans. En fait, parmi les races du midi de TEurope,
elles paraissent plutôt diminuer la moralité que la
fortifier, en affaiblissant le sentiment de la respon-
sabilité. Mais la séparation entre la société purement
civile de l'avenir et les sociétés théocratiques du
passé n'est pas facile à accomplir.
Les naturalistes ont reconnu dans ces derniers
temps qu'il existe uiie classe de végétaux, les lichens,
êtres complexes, formés par l'association d'une
algue, qui pourrait subsister par elle-même, et d'un
champignon parasite, étroitement entrelacés. Ces
deux êtres en sont venus à vivre d'une vie commune,
dans laquelle l'algue, dépouillée de son autonomie,
sufGt par sa matière verte à entretenir la vie com-
mune d'un être hybride.
On pourrait dire que c'est là l'image des sociétés
humaines, envahies depuis tant de siècles par le
parasitisme des religions. Le grand et original effort
de notre temps est d'opérer le départ entre les élé-
ments primordiaux de l'humanité vivante, active et
laborieuse, et ceux du parasite, greffés sur elle et
26
r
402 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
entrelacés jusque dans les dernières profondeurs de
noire vie publique et privée. Certes, un tel résultat
ne saurait être atteint sans quelque déchirement, et
sa poursuite exige la lenteur et la prudence métho-
dique d'une opération chirurgicale.
Le succès déûnilif de Tenlreprise, engagée depuis
le xvr siècle, par des forces morales et intellectuelles
de plus en plus prépondérantes, ne paraîtra guère
douteux au philosophe. Mais il faut éviter à tout
prix la violence, qui est contraire à la justice et qui
provoque les réactions; il faut surtout éviter de
froisser ces âmes délicates et pures, qui ont identifié
leur cire moral avec la vieille organisation théocra-
tique, aussi bien que ces esprits honnêtes, prompts
au vertige et hostiles aux brusques changements.
Aux uns, il faut faire comprendre que la société
laïque est établie sur des bases plus larges et moins
sujettes à trembler que les vieilles théocraties. Aux
autres, plus respectables encore à mes yeux, il con-
vient d'expliquer que la pureté morale qui les do-
mine existe par elle-même, indépendamment de
toute afrirmalion arbitraire et dogmatique. Ils seront
à nous, le jour où ils seront convaincus que la soli-
darité et la fraternité humaines constituent un idéal
plus haut et plus profond que la charité tant vantée
des vieux âges. Mais évitons à tout prix de les blesser
l
par la violence des compressions, ou par la brutalité
des calomnies.
Étrange retour de l'histoire I Le catholicisme est
aujourd'hui poursuivi des mêmes accusations de
bassesse et d'immoralité; il est, disons-le fi'anche-
meat, victime de ces mêmes calomnies qu'il a invo-
quées autrefois contre le vieux culte poétique et
naturaliste de l'antiquité. Dans les déclamations de
la presse anticléricale, on croirait parfois entendre
comme un écho des infamies reprochées au pa^-
nisme par Lactance et par Tertullten. Les Pères de
l'Église, eus aussi, ont abusé de ce procédé de polé-
mique, qui consiste à reprocher à un culte les sot-
tises et les crimes de quelques-uns de ses adeptes,
à s'armer de l'ineptie des supersltlions locales contre
des croyances longtemps respectées, qui ont eu leur
grandeur et leur rôle dans l'histoire de l'humanité.
Les mensonges à l'aide desquels le catholicisme a
ameuté les peuples pendant tant de siècles contre
les savants el les philosophes, les accusations ima-
ginaires au nom desquelles il a immolé tant de mil-
liers de victimes au moyen âge, sont aujourd'hui
retournées contre lui. Si la voix qui demande du
sang retentit encore parmi ses partisans l
fanatiques, cependant les vrais libres penseu
tenus à montrer plus d'impartialité qu'il
i
'
404 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
jamais eu et à reconnaitre le rôle utile qu'il a pu
jouer autrefois dans le développement moral de
rhumanité. Mais cette haute justice fait partie des
résultats théoriques de la science moderne. Dans la
pratique, Theure de la laïcisation est venue, et notre
société est sur le point de rompre ses derniers liens.
Hérold le comprit mieux que personne. Héritier
des traditions philosophiques et politiques de notre
siècle, il se jeta avec ardeur dans le mouvement des-
tiné à assurer à l'instruction populaire son auto-
nomie.
Ce mouvement a soulevé les protestations les plus
vives de la part des catholiques menacés dans une
longue possession, qui jusque-là avait été à peine
troublée, même au temps de la monarchie consti-
tutionnelle de Louis-Philippe. En 1850, ils avaient
fait consacrer légalement l'oppression de l'enseigne-
ment populaire. Non contents de ce succès et prompts
à saisir toute circonstance favorable, ils avaient
cimenté leur pouvoir, après 1870, par de nouveaux
artifices, abusant de l'afTaiblissement du gouverne-
ment central et profitant de nos désastres mêmes.
Un tel pouvoir ne pouvait durer, et le principe
même de leur réclamation ne saurait être accepté.
On ne saurait regarder comme une persécution la
perte du droit de tyranniser les consciences, 11 y a
F. HÉROLD. 405
là une méprise, une duperie singulière, qui s'est
produite trop souvent dans l'histoire contemporaine
et dans laquelle notre génération, éclairée par les
événements de 1850, ne saurait retomber, c Nous
?ous avons demandé la liberté, s'écriait alors l'un
des défenseurs les plus autorisés du cléricalisme,
nous vous l'avons demandée, quand vous étiez au
pouvoir, parce que c'était votre principe; aujour-
d'hui nous vous la refusons, parce que c'est le nôtre ;
nous ne devons tolérer que la liberté du bien. »
Laisser l'indépendance à toutes les opinions, c'était,
à l'écouter, insulter, opprimer la religion, et cette
plainte s'entend encore à Rome. Rome, en effet, est
troublée par là dans ses pratiques traditionnelles
d'oppression. Le Compelle intrare a toujours été
l'une des maximes fondamentales de TÉglise ; inter-
rogez, même à l'heure présente, ses chefs les plus
autorisés, et vous ne tarderez guère à les amener
à avouer que c la dureté des temps » les oblige seule
à y renoncer.
Telle n'est pas la devise de la civilisation mo-
derne ; mais elle a, au contraire, le devoir de sau-
vegarder les pauvres, les enfants, les malades, les
mourants, contre des habitudes traditionnelles d'op-
pression. C'est au nom de la liberté des consciences
qu'il importe de mettre un terme à une trop longue
406 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
intolérance et de cesser d'imposer à tous les pra-
tiques religieuses par le concours du bras séculier,
c*est-à-dire du pouvoir civil.
A ce point de vue, disons-le hautement, la cam-
pagne entreprise par Hérold et parles municipalités
des grandes villes est légitime. Mais on doit veiller
avec le plus grand soin à ce que l'exclusion des pra-
tiques religieuses obligatoires, dans toute la série
des actes de la vie civile, ne dégénère pas en provo-
cation ou en persécution contre des sentiments sin-
cères, et dont on ne saurait méconnaître ni la légi-
timité ni la grandeur morale. La limite est parfois
délicate à tracer, et peut-être sous ce rapport des
fautes ont-elles été commises. Je veux parler de Ten-
lèvement public des crucifix dans les écoles. Sur ce
point, les ordres de Ilérold avaient été dépassés, par
zèle ou par maladresse : il le reconnaissait; la ma-
ladie l'avait empêché de surveiller les détails d'une
exécution intempestive. La chose une fois faite, avec
sa résolution naturelle, il eut la générosité de cou-
vrir des agents qui l'avaient compromis. Mais, en
désavouant quelques abus regrettables, il convient
de maintenir le principe.
Posons nettement la question.
Il ne s'agit pas de s'opposer à des actes religieux
que la conscience d'un citoyen regarde comme né-
cessairef!, quelque opinion que l'on puisse avoir
soî-mème à cet égard; mais il convient d'empêcher
qu'on en imposeà tous indistinctement la pratique
dans les lieux publics. Nous oublions trop vite le
passé. Jusqu'à la fin du xviii* siècle, cette pratique
était obligatoire, même dans la vie privée : chacun
devait faire ses P&ques et recevoir les derniers sa-
crements; et la liberté du reîas n'a pas été entière
sous la Restauration. Aujourd'hui, ia vie privée est
devenue libre; mais les actes de. la vie publique sont
demeurés enchaînés jusqu'à ces derniers temps. La
mairie, l'école, l'hôpital, le cimetière doivent être
séparés de toute attache religieuse obligatoire, c'est-
à-dire qu'ils doivent être purement laïques. Il con-
vient de prévenir désormais l'oppression du faible,
du malade, de l'enfant, si longtemps érigée en prin-
cipe et en maxime d'État dans les pays catholiques.
Voilà l'œuvre à laquelle Hérold s'était voué et qu'il
a poursuivie et à peu près entièrement accomplie à
Paris : ce sera l'un des caractères les plus marquants
de son administration dans l'histoire de notre temps.
11 y fut ûdèle jusqu'à la mort.
\
LA FIN
Ainsi, après une longirc suite de services rendus
à la patrie, à la liberté, à la démocratie, Ilérold était
arrivé à Tune de ces situations élevées qui permet-
tent à un homme de jouer un rôle dans Tbistoire et
d'intervenir dans les destinées de son pays: ses
ambitions étaient satisfaites, ambitions légitimes
qui avaient eu pour mobile, non la poursuite de
vains honneurs et le désir stérile d'une autorité pré-
poterne, mais l'amour du bien public et la volonté
d'y conformer la direction des choses administra-
tives. Mais, éternelle vanité des desseins et des féli-
cités humaines ! à peine avait-il eu le temps d'exercer
cette direction, depuis si longtemps désirée, que
v
F. HÉROLD. 409
les signes précurseurs d'une fin prochaine apparu-
rent, signes trop visibles pour ses amis comme pour
lui-même.
Le mal venait de loin. Dès 1875, une maladiegrave
Tobligea de subir une suite d'opérations, auxquelles
il eût succombé sans Thabileté consommée de son
ami, le D' Labbé. Sa fermeté ne fut jamais troublée
par un danger dont il avait pleine conscience, c Mon
ami, me disait-il plus tard, vous ne savez pas dissi-
muler; je lisais jour par jour sur votre visage inquiet
la gravité de mon état. > C'était le signe d'une affec-
tion organique profonde, le diabète, dont il était
atteint à son insu depuis plusieurs années.
Il se rétablit pourtant, et il ne tarda pas à être mis
en demeure de déployer une activité plus grande que
jamais, lors des événements du 16 mai. L'excitation
de cette lutte sans relâche, où il fut comme le centre
du mouvement électoral de la France entière, le
soutint contre des fatigues accumulées; mais non
sans user davantage les ressorts d'une constitution
faiblissante. Une fois préfet, il se donna tout entier
au travail de sa nouvelle fonction, prolongeant jus-
qu'au milieu de la nuit la lecture des dossiers et
l'examen des affaires.
C'est dans cet état de tension d'esprit qu'il fut
frappé au cœur par la maladie et la mort de l'un de
410 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
ses enfants, son jeune ûls Georges, le préféré peut-
être, à cause de sa ressemblance avec son grand-
père le musicien. Cette jeune existence fut fauchée
dans sa fleur, à la suite d'une longue et douloureuse
maladie.
Hérold ne se consola jamais de cette perte. Depuis,
sa santé demeura toujours languissante. Il s'enfonça
dans un travail redoublé, pour étourdir sa douleur,
c Je le vois sans cesse devant moi, disait-il, dès que
je cesse de travailler. »
En vain, il chercha à relever ses forces par des
séjours aux eaux de Vais, la vallée aux volcans
éteints, aux chaussées basaltiques. Tune des régions
les plus pittoresques de la France ; par des voyages
en Italie, pays de prédilection pour cet esprit artis-
tique, et où il avait retrouvé plus d'une fois le calme
intellectuel et moral, si difficile à conserver dans les
surexcitations incessantes de la vie parisienne.
L'hiver de 1879 à 1880 amena un déclin déGnilif.
Atteint d'une bronchite grave et tenace, il consentit
à peine, vers le printemps, sur les instances réité-
rées des siens, à prendre quelques semaines de
congé qu'il passaà Arcachon. Cette nature diligente,
peu encline à la contemplation philosophique, ne
pouvait supporter la solitude. H ne savait pas s'ab-
sorber dans la nature et retremper dans la vue une et
F. hÉROLD. 411
changeante des choses les ressorts de sa vie morale.
11 avaity pour se soutenir, besoin d'une activité obli-
gatoire.
Il revint bientôt à Paris, un peu ranimé par le
repos et la douceur du climat du Midi, mais sans se
faire d'illusion sur la gravité d*un état physiologique
qui devenait chaque jour plus menaçant.
Il eût pu vivre sans doute quelques années de plus,
s'il eût consenti alors à tout quitter, avant que l'afTai-
blissement de ses organes, minés sourdement par la
maladie, devint irréparable. A ce moment critique,
quelques-uns de ses amis, sollicités par le calme avec
lequel il envisageait son état, osèrent lui dire fran-
chement la pénible vérité.
€ Non, sans doute, répondit-il, il ne me plaitpas de
mourir avant Theure, en laissant ma famille sans
appui, mes enfants non élevés. Mais j'ai entrepris
une œuvreque je veux poursuivre jusqu'au bout. Je
resterai et j'altendrai ma destinée, i Parmi ceux
qui ont goûté cet âpre fruit de la politique active,
il en est peu qui aient eu la résignation de s'en
détacher d'eux-mêmes et sans y être obligés par la
nécessité.
Ainsi Hérold refusait de se retirer de l'arène où
il avait combattu ce grand combat, qui dure et qui
durera éternellement entre l'esprit nouveau et les
y
s
412 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
I
vieilles tyrannies, entre la science moderne et l'igno-
rance traditionnelle, entre la libre pensée et la su-
perstition. A dater de ce jour, la funèbre question
ne fut plus posée entre nous. Quelques allusions
voilées, parfois réchange d'un sourire attristé mon-
traient cependant que cette pensée était toujours
présente au fond de son esprit. Cette nature vail-
lante n'en jouissait pas moins jusqu'au bout des
derniers jours de son activité. 11 sentait la mort
venir lentement, avec cet esprit résolu qu'il avait
porté dans tous ses actes; ce n'était pas sur lui-
même qu'il s'affligeait, mais sur sa femme, sur sa
sœur, qui contemplaient les progrès du mal avec
une tristesse inexprimable. Mais pour lui-même il
avait la sérénité du sage, qui accomplit son devoir et
poursuit son œuvre jusqu'au bout, prêt à se coucher
dans le sillon pour y mourir, sans vaine plainte et
sans vaine espérance.
Cependant son esprit pratique et naturellement
optimiste ne s'arrêtait pas longtemps sur ses som-
bres perspectives; il ne croyait pas d'ailleurs le
terme si prochain. Ce terme apparut dès le com-
mencement de décembre aux compagnons affectueux
qui observaient le malade avec la sollicitude d'une
tendresse inquiète. L'échec même de sa candidature
de sénateur inamovible ne l'affecta pas plus qu'il ne
convient, et nul mot ne sortit de sa bouche, q
trahit l'amertume causée par la trahison d'anciei
amis et la méconnaissance des longs services rendi
à la cause républicaine. Il regardait son avenir po!
tique avec plus de confiance peut-ëlre que la durt
même de sa vie. Quelques jours avant sa mort, il n
partait encore de sa candidature dans les Pyrénée.
Orientales, dernier sourire d'espérance qui éclai:
son intelligence près de s'obscurcir.
Il travaillait encore ce jour-là, courbé sur di
dossiers que ses yeux affaiblis avaient peine à lin
et s'occupant^ du personnel des hôpitaux conQés
ses soins. Mais ce fut le suprême éclair de voloot
VI
LES FUNÉRAILLES
II s'éteignit le 1" janvier 4882, vers le matin,
attristant à jamais cet anniversaire pour sa famille
et ses amis désolés. Il avait demandé que ses
obsèques fussent accomplies en écartant la pompe
des cérémonies officielles : son vœu a été respecté,
sans pourtant refuser à sa mémoire une consécra-
tion en harmonie avec la direction et la logique
générale de sa carrière. Pour la première fois, Tarméc
de Paris fut associée dans ses principaux représen-
tants à un enterrement civil. L'approbation sympa-
thique du peuple parisien, dont il avait été le ser-
vileur dévoué, s'y joignit avec une touchante spon-
tanéité. De temps en temps, du sein de cette popu-
• HP--*
F. HÉROLD. 415
lation aceoonie pour rendre un dernier hommage
au préfet qu'elle aimait, il s'échappait sur le
trajet du convoi le cri de Vive la République !
comme pour attester jusqu'au bout la cause à la-
quelle Hérold s'était dévoué. Un dernier mot d*adieu,
par Peiletan, a rappelé sur sa tombe que ce répu-
blicain, ce philosophe, cet homme politique ennemi
de tout préjugé, avait été le modèle des vertus pu-
bliques et privées. C'est là, en effet, Fun des carac-
tères de notre époque ; le dévouement, le désinté-
ressement, l'élévation morale dans leur plus haute
expression, loin d'accompagner d'une manière
nécessaire les partisans des anciennes croyances,
sent de jour en jour pins rares parmi eux, pour
devenir le patrimoine des amis du progrès et de
rhumanité.
L£S SAVANTS
PENDANT LE SIÈGE DE PARIS
t87î.
Quand vint le siège de Paris, dernière étape de
nos défaites, on se tourna vers la science, comme on
appelle un médecin au chevet d'un malade agonisant.
Le concours de Tesprit et de la méthode scientifiques
eût été sans doute plus efficace si on l'eût invoqué
depuis de longues années pour organiser les forces
matérielles et morales de la France : nos ennemis
l'ont fait, mais on n'a pas encore su leur ravir le
secret de leur puissance.
Quoi qu'il en soit, le dévouement des savants aux-
quels on faisait appel in extremis n'a pas manqué à
LES SATA5TS FCSftAST LE SIÈGE DE FAEIS. 417
h pairie. Les nombreux comités inslitoés dans ce
péril sapréme ont donné leur temps, leor santé
et lenr intelligence, sans mesure ni réserre. S'ils
n*ont pas sauvé la patrie d'un désastre, rendu inéTÎ-
tabh par la destruction déjà accomplie de notre
organisation militaire, ils ont pourtant imprimé au
siè^e de Paris quelques-uns des caractères qui le
distingueront dans rhbtoire.
On n'avait pas encore vu cette merveille d'une cor-
respondaoce méthodique, entretenue par une rille
investie, à l'aide des ballons et des pigeons, avec le
concours de la photographie microscopique : œ sera
la légende de l'avenir, comme ce fut Tobjet de l'éton-
sèment et de la fureur de Tennemi, attestés par de
cmelles et impuissantes menaces.
(Test griœ i la scioce que Fou a pu fondre dans
Faris ces quatre cents canons de campagne d'un
nouveau modèle, supérieurs en portée aux canons
prussiens et qui, du haut du plateau d'Avron, tinrent
pendant un mois les Allemands en échec sur la route
de Cbelles.
(Test grice i la science que la Ead)rication de la
dynamite, presque ignorée en France, a pu être im-
provisée, sans ressources spéciales et dans les con-
ditions en apparence les plus défavorables; c'est
grice i la science que la lumière électrique a joué,
27
418 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
dans réclairage nocturne des travaux de défense, un
rôle inattendu et dont remploi méthodique a rendu
toute surprise impossible. C'est grâce à la science et
aux moyens nouveaux enseignés par elle pour la
défense des brèches que toute tentative d'assaut fut
épargnée à la ville assiégée : cette tentative eût sans
doute abouti à quelque grand désastre pour nos
adversaires.
Mais il faudrait un volume tout entier pour énumé-
rer les efforts et le dévouement de tant de savants
patriotes.
Efforts infructueux ! Tœuvre de la faim
saevior armit
accomplit ce que la force armée n'avait pas osé faire.
J'ai présidé l'un des comités, appelés dans le dan-
ger suprême : c le r4omité scientifique pour la défense
de Paris,» institué le 2 septembre 1870 près le minis
tère de l'instruction publique, par M. Brame, main-
tenu^ et encouragé par M. Jules Simon, après la pro-
clamation de la République.
Nous avons fourni comme les autres, jour par
1. Le Comité se composait de MM. d*Àlméïda, Breguet, Frémy,
JamÎD, Ruggierî, Schutzeiiberger. Sur ma demande, on nous ad-
joignit un second comité, dit de Mécanique, composé de MM. Delau-
nay, président ; Cail, Claparëde, Gévelot et Rolland.
LES SAVANTS PENDANT LE SIËGE IiE PARIS. MO
jour et sans nous lasser, notre contingent de bonne vo-
lonté, de labeur et de patriotisme. Je pourrais racon-
ter nos travaux; mais il ne convient guère après la
défaite, de faire l'histoire détaillée des efforts qui
n^ont pas abouti.
Si j'ai cru devoir rappeler ces faits, c'est afin d'ex-
pliquer comment nous nous sommes trouvés écartés
de la direction première de nos expériences. Adonné,
dès mes débuts dans la vie, au culte de la vérité pure,
je ne me suis jamais mêlé à la lutte des intérêts
pratiques qui divisent les hommes : j'ai vécu dans
mon laboratoire solitaire, entouré de quelques élèves,
mes amis. Mais, pendant la crise suprême traversée
par la France, il n'était permis à personne de de-
meurer indifférent ; chacun a dû apporter son con-
cours, si humble qu'il pût être. Voilà comment j'ai
été arraché à mes études abstraites et j'ai dû m'occu-
per de la fabrication des canons, des poudres de
guerre et des matières explosives. J'ai tâché de faire
mon devoir, sans partager les haines étroites de
quelques-uns contre l'Allemagne, dont je respecte la
science, en maudissant l'ambition impitoyable de ses
chefs.
Nos travaux mêmes ont été présentés au public
sous cette forme générale et purement rationnelle,
qu'un savant doit s'efforcer de donner à ses publica-
420 SCIENGH ET PHILOSOPHIE.
lions, convaincu que la grandeur de la civilisation
consiste à n'être assujettie à aucun préjugé de per-
sonne, de race ou de nationalité. Toute vérité, dé-
couverte sur un point du globe, profite à l'humanité
tout entière. Puisse cette guerre funeste, et les ini-
quités qui en ont marqué la déclaration comme le
dénouement, n'avoir pas affaibli dans les intelligences
la notion du rôle idéal de la science !
UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS
LES ESSAIS SCIENTIFIQUES
POUB RÉTABLIR LES COU MUHICATIOHS ATEC LA PROYINCB
ET LA COBRESPOHDANCE ÉLECTBIQDE PAR LA SEIHE
La mort de M. Desains, professeur de physique à
la Sorbonne, a réveillé, il y a quelques mois, le sou-
venir déjà lointain de l'un des épisodes les plus cu-
rieux et les moins connus du siège de Paris, celui
des tentatives pour établir une correspondance élec-
trique par la Seine entre la ville bloquée et le reste
de la France. Les récits qui en ont été faits jusqu'ici
sont obscurs et presque légendaires : peut-être n'est-
il pas inutile d'en donner une idée plus exacte. L'his-
toire de ces essais présente, en effet, un double inté-
Att SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
rêt : d'un côté, elle soulève un problème scientifique,
qu'ils n'ont pas résolu et qui n'est même pas éclairci
à l'heure présente; tandis que, à un autre point de
vue, elle est caractéristique de l'état moral étrange
que la France et Paris offraient dans cette triste et
terrible époque.
Si la pensée m'est venue de retracer cette histoire,
c'est que j'en ai une connaissance toute personnelle.
J'étais président du Comité scientifique de défense,
qui proposa au gouvernement d'envoyer en province
M. d'Alméida pour tenter l'aventure; et j'étais l'ami
particulier de ce savant patriote, qui risqua sa vie
pour poursuivre la solution pratique d'un problème
à peine ébauché en théorie, mais dont le résultat
pouvait être capital : nous étions réduits à un état
trop critique pour laisser perdre aucune chance, si
chimérique qu'elle eût pu paraître en temps ordi-
naire. Ce n'est pas la seule que nous ayons tentée;
mais il ne convient de parler aujourd'hui que des
essais ayant pour but de rétablir les communications
entre la province envahie et Paris investi. Je possède
des documents précis à cet égard, dans mes notes
recueillies au jour le jour, depuis le 2 septembre 1870
jusqu'à la fin du siège, ainsi que dans le rapport iné-
dit par lequel d'Alméida rendit plus tard compte de
sa mission au gouvernement : M. Janet, notre ami
.T
UN CHAPITRE DU SIË6E DE PARIS. 423
commua, a bien voulu m*en communiquer la minute.
Rappelons d'abord l'objet de cette mission et les
conditions matérielles et morales dans lesquelles elle
fut accomplie. Il s'agit du siège de Paris, l'une des
entreprises de résistance les plus désespérées qui
aient jamais eu lieu dans l'histoire des peuples. Cette ,
entreprise, qui frappa l'Europe d*étonnement, s'ex-
plique par le caractère des hommes appelés à suc-
céder à l'Empire.
/ I
u
La génération qui entre aujourd'hui dans la vie et
qui se précipite ardemment dans l'action politique et
dans les âpres compétitions du présent a déjà quel-
que peine à se représenter l'état psychologique de
celle qui l'a précédée et la douleur profonde qui a
empoisonné notre vie. Nous aussi^ nous avions rêvé
d'avoir notre jour et notre heure de direction. Vain-
cus dans notre jeunesse, le cœur tout rempli des
grandes espérances déçues de 1848, après le long
abaissement moral de la France, nous voyions enfin
arriver le moment où l'énergie indestructible des
forces libérales qui entraînent le monde amenait le
terme du régime d'oppression et de réaction qui
1
UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 425
nous avait accablés. Mais, plutôt que décéder au cou-
rant intérieur de l'opinion, le parti obstiné qui en-
tourait Napoléon III préféra jeter la nation, peut-être
malgré la volonté même d'un souverain indécis, dans
la guerre étrangère. On sait ce qui suivit. Hélas I
l'héritage qui nous était mainteucint laissé, c'était
l'horreur de la défaite et la ruine de la patrie ! Quinze
ans sont écoulés depuis : l'amertume de ces souvenirs
est restée aussi brûlante dans nos cœurs qu'aux pre-
miers jours. Quand TEmpire disparut de lui-même,
comme un décor englouti, son chef était prisonnier,
et nul de ses partisans ne se présenta pour reven-
diquer un pouvoir déshonoré. C'est alors que la Ré-
publique fut proclamée, comme le seul gouvernement
qui pût encore défendre la patrie. Â ce moment, la
lutte contre l'ennemi était à peu près sans espérance.
Nous la poursuivîmes cependant. Notre race est trop
Gère pour se résigner à l'humiliation sans jeter un
suprême défi à la destinée. Mais il fallait justiGer
cette témérité, sinon par le succès, du moins par la
grandeur héroïque des derniers sacriGces. Plus d'une
illusion se mêla sans doute aux entreprises sérieuses :
celles-ci, même les plus réfléchies, n'étaient pas
destinées à une réussite Gnale. Aussi le récit des
épisodes de cette période n'est-il guère que l'histoire
des forces inutiles et des dévouements perdus : per-
426 SCIENCE ET PHILOSOPHIE
dus en apparence du moins, et quant à leur objet
prochain.
Que d'actes admirables accomplis en silence pen-
dant le siège de Paris I J'ai vu un ingénieur des
mines, d'une haute instruction et d'un esprit très
cultivé, s'installer au sommet de l'une des tours de
Saint-Sulpice, y vivre dans la solitude austère d'un
stylite d'autrefois, sans autre espérance que d'aper-
cevoir un signal lointain, qu'il avait l'ordre de guet-
ter et qui n'est jamais venu. J'ai \u l'ingénieur
Descos, qui était naguère l'aide dévoué du physicien
Regnault dans ses recherches les plus délicates, et
qui mourut un an après, des suites des misères du
siège stoïquement supportées, — j'ai vu Descos
passer sa vie au milieu des boyaux des champignon-
nières, établies dans les galeries abandonnées des
carrières de pierre de taille, sous la plaine de Cla-
mart. II avait relevé le plan de ce réseau souterrain
et il s'occupait d'en percer les impasses irrégulières
et de les relier en un système continu, dans l'espé-
rance de pouvoir quelque jour surprendre l'assié-
geant ou détruire ses travaux. Un jour même, il
crut avoir réussi . En compagnie du colonel Laussedat,
nous cheminâmes ensemble sous terre, pendant
plusieurs kilomètres, dans la pensée de faire sauter
les batteries de Châtillon. J'ai assisté à bien des
X -
UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 427
dévouements obscurs, qui n'attendaient et n'ont
jamais recherché d'autre satisfaction que celle d'une
conscience désintéressée. Nulle part ce désintéresse-
ment ne s'est mieux manifesté que dans les essais
de correspondance entre Paris et la province : on y
jouait continuellement sa vie en silence; nulle part ne
se retrouve davantage le sentiment du devoir patrio-
tique qui animait les Français. Pourquoi donc ces
essais obstinés, cette volonté infleiible de réussir à
tout prix ? C'est que le salut de la patrie dépendait
du rétablissement des communications.
III
C'est dans son unité et sa forte centralisation que
réside surtout la puissance de la France. Un méca-
nisme savant, organisé et perfectionné sans cesse
depuis des siècles, en réunit les provinces à la capi-
tale. Les citoyens les plus habiles et les plus instruits,
appelés de toutes les parties du pays par le jeu des
institutions, se trouvent réunis à Paris. Ils donnent
l'impulsion et le reste suit, façonné par une longue
habitude. Séparer Paris des départements, c'est en
quelque sorte étrangler la France; c'est l'opération
la plus terrible et la plus efficace que Ton puisse
exécuter contre nous. Dès la fin du règne de
Louis XIV, Vauban redoutait la prise de la capitale.
UN CflÂPITRK DU SIËGE DE PARIS. 4:20
Hais nul ennemi n'était parvenu à en tenter l'inves-
tissement jusqu'à l'année 1870.
Les Prussiens osèrent l'entreprendre, enhardis par
la destruction et par le blocus de toutes nos armées.
Ils espéraient d'abord que Paris, abandonné sans
défense, se rendrait à leur arrivée, comme l'avaient
fait Vienne, Berlin, et Paris lui même, au début de
ce siècle : c'était la nouvelle tactique inaugurée par
Napoléon !•'. Au temps de Louis XIV, on n'eût pas
osé attaquer une capitale, avant d'avoir conquis tout
le pays dont elle était le centre. Les grands sièges
d'autrefois, ceux de Carthage, de Jérusalem, de Con-
slantinople, avaient toujours été précédés par cette
conquête préliminaire, qui assurait le succès, en
rendant impossible la formation de puissantes armées
de secours. Napoléon P' eut l'audace de marcher
droit sur les capitales, deux fois avec succès ; la troi-
sième tentative amena sa ruine. Mais ni Vienne, ni
Berlin, ni Moscou n'ont résisté à l'agresseur. C'était
une chose nouvelle dans l'histoire du monde que de
prétendre à la fois assiéger la capitale d'un pays et
tenir tête à la nation en armes. Les Prussiens n'y
pensaient pas au début. Ils croyaient, je le répète,
soumettre Paris et terminer la guerre d'emblée.
Surpris de celte résistance inattendue d'une ville sans
année, ils résolurent d'isoler Paris du reste de la
7 I f
w
iaO SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
France, de façon à rendre impossible toute nouvelle
organisation militaire. En effet, au moment de Tin-
vestissement, les cadres matériels et les derniers
officiers étant enfermés dans Paris, il n'existait plus
au dehors ni armées constituées, ni administration
pour en former de nouvelles. Voilà où la criminelle
inaction de Tarmée de Metz et la folle tentative de
l'armée de Sedan nous avaient réduits !
Pour les Français, au contraire, la résistance de
Paris ouvrait une nouvelle période. C'était un coup
de désespoir, qui permettrait peut-être de tirer parti
des ressources nationales, affaiblies mais non anéan-
ties; de lever tous les hommes en état de com-
battre et de les organiser en nouvelles armées. La
chose aurait pu se faire suivant des r^les établies
d'avance, si l'action de Paris sur la France s'était
exercée sans discontinuité. Cette impulsion centrale
interceptée par le blocus, il s'agissait de la rétablir
à tout prix.
La nécessité de la correspondance entre la capitale
et la province n'était pas moins grande, au point de
vue même du maintien de l'énergie morale et de
Tordre intérieur dans Paris. Chacun se rappelle
combien fut douloureuse cette privation des nou-
velles générales et privées, prolongée pendant des
mois. Les événements du dehors ne nous étaient
ty CHAPITRE DE Sl£CE DE PARIS. Ul
cominaBiqaés que par des débris de journaux, re-
cueillis aux avaal-postes et dont on publiait les
moindres Tragmeats^en les commenlanl avec la sub-
tilité des épigrapbistes étudiant une inscription an-
tique. Le-^ Prussiens comptaient bien surTeffet d'une
semblable épreuve pour troubler et démoraliser les
esprits.
On voit par là comment le premier et le plus grave
problème qui se posa devant le Gouvernement de ta
Défense nationale Tut le proUème des conmiunica-
tions et de la correspondance réciproque entre Paris
et la province. Tout devait être essayé dans cet
ordre, même l'impossible et le chimérique.
IV
Autrefois, pour alteindre un tel but^on ne con-
naissait guère qu'un seul procédé : celui des exprès
se glissant à travers les lignes, transportant les
ordres au dehors et rapportant les nouvelles. Mais
c'est là un procédé lent, peu sûr et peu efficace. Un
ennemi vigilant a toujours réussi à intercepter pres-
que complètement ce genre de communication. S'il
est incontestable que quelques individus — j'en ai
connu moi-même — ont réussi à rentrer dans Paris
à travers les lignes prussiennes, il n'est pas moins
sûr que le nombre a été fort petit, et tout à fait in-
suffisant pour entretenir des communications ré-
gulières. Certaines personnes avaient pourtant gardé
UN CBAPITRE DU SIKGE DE PARIS. 433
à cet égard des doiiles pendant le siège, convaincues
que le gouverneur de Paris conservait quelque mode
secret de communication avec le dehors, mais qu'il
le dissimulait à ses collègues, dans la crainte de le
compromettre par suite des indiscrétions. J*ai eu
Toccasion d'interroger à cet égard, il y a peu
d'années, le général Trochu à Tours, où il vit dans
la dignité stoîque d'une retraite silencieuse; mais
il m*a affirmé n'avoir jamais eu de système d'es«
pionnage oi^anisé à travers les lignes d'investisse-
ment. La chose était, d'ailleurs, à peu près impos«
sible.
Les procédés d'autrefois étant paralysés, il s'agis-
sait de savoir si l'on pouvait trouver dans la science
moderne quelque méthode nouvelle, pour commu-
niquer au loin et à travers l'ennemi. Ce fut la pre-
mière question soumise par le gouvernement au Co-
mité scientifique de défense, le 3 septembre, jour
de sa constitution. Le siège de Paris était imminent
et la ferme résolution des Parisiens déjà déclarée de
toutes parts; la proclamation de la République, qui
eut lieu le lendemain, afQrma hautement cette réso-
lution.
Nous nous mimes à l'œuvre aussitôt, pour exami-
ner les procédés de correspondance déjà proposés et
pour en imaginer nous-mêmes de nouveaux. Ce sont
iS
4Si SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
ces essais persévérants dont je vais retracer Tbis-
toire.
Parmi les diverses méthodes de correspondance
scientifique, il en est une, en effet, proposée de di-
vers côtés, qui fut bientôt adoptée et mise en pra-
tique. On reconnut qu'il était facile de sortir de la
ville et de s'en éloigner au moyen des ballons, qui
transmettraient à la province les avis et les ordres.
L'ennemi, furieux de voir ainsi forcer le blocus,
tenta en vain de s'opposer au départ des ballons;
mais on ne manqua pas un seul jour d'hommes in-
trépides, prêts à braver les dangers de l'air et les
menaces de l'ennemi.
Le retour des nouvelles était plus difficile : pour
l'obtenir par la même voie, il eut fallu savoir diriger
les ballons. Des essais furent exécutés dans ce sens et
Ton construisit même un ballon spécial, en forme de
poisson, diaprés les indicafions d'un aéronaute
nommé Vert. Mais il ne se pressait guère, et le bal-
lon n'était pas fini quand Paris capitula. Le pro-
blème, d'ailleurs, n'est pas encore résolu, bien qu'il
ait fait depuis de grands progrès, par suite des tra-
vaux de Dupuy de Lôme et du capitaine Renard.
Ce fut par un autre procédé que l'on réalisa le retour
des dépêches, fort incomplètement à la vérité : ce
fut à l'aide des pigeons voyageurs, porteurs de pho-
UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 435
tographies microscopiques. L'emploi des pigeons
avait déjà eu lieu dans des sièges anciens, mais acci-
dentellement et sans établir un échange régulier de
correspondances. Quant aux photographies micro-
scopiques, nous les proposâmes dès le 3 septembre
et elles ne tardèrent pas à être réalisées, principale-
ment grâce à Thabileté d'un artiste dévoué, M. Da-
gron. Le problème des communications trouva ainsi,
par le concours des ballons, des pigeons et de la pho-
tographie, une première solution : ce fut môme la
seule qui réussit à être mise en pratique ; malheu-
reusement elle était imparfaite, rare et irrégulière.
Nous tentâmes autre chose et nous poursuivîmes
des essais variés dans quatre directions principales :
les engins flottants, les systèmes acoustiques, les
systèmes optiques, les systèmes électriques.
On essaya d'utiliser par des engins flottants le
fleuve qui traverse Paris et d'y introduire des nou-
velles. Les intérêts particuliers avaient précédé : il
parait que la maison Menier a reçu par cette voie
des bouteilles cachetées, expédiées de son usine de
Noisiel, sur la Marne. Mais les Prussiens établirent
bientôt des barrages superficiels et des ûlels, de fa-
çon à mtercepter ce genre primitif de correspon-
dance. Les crues subites du fleuve mirent plus
VS CaiPITRE DD SIECB DE PARIS. 437
d'une fois les barrages en déraut. Cependanl ce pro-
cédé eut en somme peu d'eilicacilé.
On avait pensé aussi à jeter, à la surface de la
Seine, de légers bâtons flottants, dont les formes
et les longueurs relatives, réglées à l'avance,
auraient représenté un système de signaux con-
venus. En raison de leur multitude et des varia-
lions continuelles du niveau du Qeuve, uu certain
nombre auraient eu chance d'échapper aux barra-
ges de l'ennemi. Les employés de la navigation, mu<
nis d'instructions spéciales, devaient les récoller à
Port-à-l'ÀDglais, au-dessus de Paris. Le temps
manqua pour étudier et régulariser un procédé fa-
cile à mettre en pratique, mais d'uosuccès douteux.
Un perfectioDoemenl plus ingénieux consista à
construire des boules creuses, munies d'aubes des-
tinées à leur communiquer l'impulsion du courant.
En les lestant convenablement, de façon à les main-
tenir au fond de l'eau, avec une densité presque
égale A ce liquide, on obtient un système d'une ex-
trême mobilité, que la moindre impulsion soulève et
fait nager entre deux eaux. En fait, la boule suit en
général le fond. Or, en raison des irrégularités de
celui-ci, irrégularités sans cesse variables, par '~ '' *'
du courant même qui creuse incessamment le
tour de chaque obstacle, ces boules sont irè:
438 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
elles à arrêtera Taide des filets ou des barrages. Elles
cheminent toujours ; tantôt elles finissent par pas-
ser sous les filets, ou bien elles remontent, par l'im-
pulsion même de Teau, au-dessus des barrages sub-
mergés. Les variations de niveau provenant des
crues en favorisent le passage. Un système de pieux
resserrés et s'élevant au-dessus de l'eau, de façon à
dominer les plus hautes crues, serait seul efficace
pour les intercepter. Mais ce système est long à
installer. Malheureusement ces boules ne furent fa-
briquées que très tard : à l'époque où on les eut en
mains, la Seine, déjà gelée, n'aurait guère pu les
transporter. Elles offrent, d'ailleurs, les mêmes diffi-
cullés pour l'assiégé qui veut les récolter que pour
l'assiégeant qui se propose de les arrêter. Quelques
boules de ce genre ont été lancées, en effet, sur la
Seine ; mais je ne sache pas qu'une seule soit parve-
nue à destination. Par contre, on en a retrouvé
une, dix mois après, près du Havre, à l'embouchure
de la Seine; rien n'avait pu la fixer en route.
Les barrages et les filets retiennent les objets flot-
tants, même entre deux eaux; mais rien n'arrête les
matières dissoutes. De là le projet d'un procédé chi-
mique de correspondance. S'il était possible de jeter
dans la Seine, à des intervalles réglés, deux ou trois
substances solubles différentes, n'existant pas natu-
I
UN CHAPITRE DU SiEGK DE PARIS. 439
rellement daas les rivières, et susceptibles d'être
accusées par des réactifs suflisamment sensibles, on
pourrait espérer constituer par le jeu de ces alterna-
tives un système de signaux et, par suite, de lan*
gage que personne ne saurait empêcher. La chose
fut étudiée. Peut-être serait-elle possible sur un
étroit cours d'eau; mais la masse des eaux roulées
par la Seine est trop grande. Il en résulte que la
matière soluble est disséminée bientôt dans une
quantité de liquide telle, qu'elle arrive à une atté-
nuation échappant à toute analyse. D'après les cal-
culs exécutés à cette occasion, il eût fallu jeter dans
la Seine à Corbeil, chaque fois, plusieurs centaines
de kilogrammes de la matière soluble, choisie par-
mi les solutions métalliques les plus sensibles, pour
pouvoir la reconnaître facilement et sans retard à
Paris. Encore les intervalles de ces projections au-
raient-ils dû être très longs, la diffusion mélangeant
les eaux, de telle façon que le passage de la masse
principale dissoute à travers Paris eût exigé plusieurs
heures, peut-être plus d'un jour. C'était encore là
un espoir sans réalité.
Les systèmes acoustiques furent aussi étudiés. Le
bruit de la canonnade et des explosions peut être en-
tendu jusqu'à une certaine distance. Les signaux
fondés sur le nombre de coups de canon et leurs in-
1
440 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
tervalles sont usités dans la marine. Toutefois,
lorsque le bruit est transmis par Pair, cette distance
ne s'élève pas au delà de quelques dizaines de kilo-
mètres, dans les conditions les meilleures. Or le pays
ne tarda pas à être occupé autour de Paris par Ten-
nemi dans un rayon si étendu, que le son même du
canon ne pouvait plus parvenir par l'air. Il arrive
cependant encore par Teau des cours d'eau et sur-
tout par la terre, et il arrive de distances incompa-
rablement plus grandes que pur l'air : surtout
quand il est produit par le tir simultané de batteries
entières. On prétend que la bataille de Waterloo a
été ainsi connue à Paris, le jour même où elle fut
livrée. Un renseignement qui parait plus certain,
c'est que l'on perçut à Paris, pendant le siège de
1870, le bruit lointain de la canonnade, le jour de la
bataille d'Orléans. On avait donc pensé à utiliser ce
mode de communication. Mais les circonstances ne
permirent pas de le soumettre à un examen systé-
matique et de définir les règles de son emploi. Peut-
être aurait-il abouti à quelque résultat.
Les signaux optiques donnèrent des espérances
moins vagues. S'ils eussent été étudiés à l'avance,
et surtout s'ils eussent été mis en œuvre avec un dé-
vouement complet et une discrétion inflexible, il
n'est pas douteux qu'ils n'eussent réussi. On sait, en
DN CHAPITRE DU SIËGE DE PAKIS. 441
effet, qu'à la suite du siège de Paris, ils sont entrés
dans la pratique courante des expéditions mili-
taires.
Le problème se pose à cet égard de deux ma-
nières bien différentes, suivant que les communica-
tions ont lieu entre deux points dont on est maître;
ou bien qu'elles sont destinées à être transmises à
travers un pays occupé par l'ennemi.
Dans le premier cas, rien n'est plus simple, du
moins quand le temps est clair. Les signaux de feu,
visibles surtout la nuit à plusieurs dizaines de kilo-
mètres, étaient déjà usités chez les Gaulois et chez
chez les anciens; les Arabes en Algérie les emploient
encore couramment. Les phares ne sont autre chose
que le perfectionnement de ce procédé.
Les signaux de jour, plus faciles encore à instituer,
avaient abouti à l'ancien télégraphe, transmettant
des signaux méthodiques à des stations établies à
l'avance.
Mais, au moment du siège les points voisins de
Paris étaient occupés jusqu'à des distances telles,
que les procédés anciens cessaient d'être praticables.
On proposa d'abord de les étendre à des dislances
plus grandes et sans stations spéciales, par une
autre méthode, qui consiste à lancer au zénith le
rayon d'un puissant foyer électrique. L'illumination
I
I
^ -
442 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
qui en résulte est visible, la nuit, par un beau ciel,
jusqu'à une distance de 80 kilomètres. Ija succession
de ces éclairs et la durée de leurs alternances peu-
vent dès lors donner lieu à un système de signaux,
d'après des conventions faciles à concevoir. — Dans
les premiers temps du siège, et tant que le cercle du
blocus ne fut pas trop étendu, ce système eût été
encore praticable. Mais Tagrandissement croissant
du cercle envahi obligea à diriger les recherches dans
un autre ordre d'idées.
Au lieu de lancer à travers l'atmosphère, à partir
d'une station connue, des signaux optiques visibles
de tous, on proposa, au contraire, d'échanger ces
signaux d'une façon secrète et telle que nul, en
dehors des initiés, ne pût les soupçonner. On con-
çoit qu'en temps ordinaire, il serait facile à un
homme de se placer sur la terrasse de Saint-Germain
ou sur quelque autre point découvert des coteaux
qui entourent Paris, et d'échanger des signes ar-
rêtés à Tavance avec une personne placée sur le
mont Yalérien, par exemple. Chacun des deux ob-
servateurs, muni d'une longue vue, apercevra les
gestes de son interlocuteur, et les objets convenus,
qu'il pourra tour à tour cacher ou mettre en évi-
dence. En temps de guerre même, ce procédé sérail
encore praticable. La terrasse de Saint-Germain n'a
UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 443
pas cessé d'être ouverte aux promeneurs pendant
le siège de Paris, et alors que la ville de Saint-Germain
était occupée par les Prussiens. Toutefois, c'eût été
supposer à l'ennemi une étrange naïveté et un grand
défaut de prudence que de croire qu'un tel échange
de signes, fait dans un lieu public, fût demeuré long-
temps inaperçu; son auteur n'eût pas tardé à être
arrêté et fusillé. A la vérité, on eût peut-être pu
l'organiser avec une personne habitant sa propre
maison et correspondant de l'une de ses fenêtres,
si le secret eût été susceptible d'être gardé.
Ce fut, en effet, à une idée analogue mais plus
parfaite que l'on s'arrêta; je dis plus parfaite, parce
que les précautions étaient prises pour correspondre
à longue distance, sans qu'aucun intermédiaire pût
apercevoir ou même soupçonner les signes de cette
correspondance. Elle reposait sur le système des lu*
nettes conjuguées, proposé par M. Maurat, profes-
seur an lycée Saint-Louis. En deux endroits situés,
l'un dans l'intérieur de la ville assiégée et spéciale-
ment dans un fort, l'autre au dehors et dans une mai-,
son privée, on installe deux bonnes lunettes et on les
règle en sens invei'se, suivant le même axe optique,
de façon à conjuguer leurs foyers. Cela fait, il suflit
de faire apparaître un point brillant, une lampe,
par exemple, en arrière de l'une des lunettes et de
m SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
transmettre un pinceau de rayons parallèles émis
par ce point et limités par des diaphragmes, pour
que l'image du point se manifeste au Toyer de
l'autre lunette. En arrêtant à l'avance les conven-
tions relatives au nombre des apparitions de l'image
et à la durée des intervalles, il est facile d'obtenir un
système complet de signaux. Si Ton place la lunette
dans la profondeur d'une chambre, les signaux sont
invisibles pour tout autre que les deux observateurs ;
sauf le cas où la ligne optique suivant laquelle ils
sont dirigés viendrait à raser le sol. Or cette condi-
tion défavorable peut être, en général, évitée. Dans
le cas même où elle aurait lieu, par malechance, il
suftirait de masquer par un étroit diaphragme la
ligne de visée de l'observateur placé en ce point du
sol : du moment où il cesse d'être aperçu de la per-
sonne qui regarde dans la lunette, il cesse en même
temps de pouvoir apercevoir le rayon lumineux lancé
par celle-ci.
Ce procédé de correspondance est excellent et
praticable les jours clairs, jusqu'à dix ou quinze kilo-
mètres au moins. Mais il exige une discrétion ab-
solue de part et d'autre, si l'on veut éviter que l'ob-
servateur situé dans l'intérieur des lignes ennemies
soit soupçonné et saisi. Deux circonstances surtout
rendent celte discrétion difficile. L'une, c'est la né-
ON GBAPITRE DU SIËGE DE PARIS. 445
cessilé pour les agents du gouvernement situés au
dehors, de transmettre régulièrement la correspon-
dance à la personne qui opère dans les lignes de
Tennemi, Cette transmission, si elle a lieu par des
exprès, sera bientôt soupçonnée et interceptée. Ce-
pendant on pourrait la faire par les journaux du
dehors, qui vont partout, même dans les régions
occupées, en opérant à l'aide d*un système de con-
ventions, connu seulement de la personne chargée
de la correspondance. Toutefois c'est là une compli-
cation et une cause de retards. Une autre circon-
stance dangereuse, c'est la difGculté de soustraire
aux journaux de la ville investie l'existence de ce
mode de correspondance. Pendant le siège de Paris,
toute nouvelle communiquée au conseil de la Dé-
fense nationale, dans ses séances de nuit de l'Hôtel
de Ville, était publiée aussitôt dès le lendemain
matin, par plusieurs journaux. Les moyens d'infor-
mation organisés par la presse sont aujourd'hui si
nombreux et si puissants, que le secret d'une sem-
blable correspondance serait presque impossible à
garder. Or, dès qu'elle serait soupçonnée par l'en-
nemi, les moindres indices surpris par ses espions,
voire même publiés par l'indiscrétion des feuilles pu-
bliques, amèneraient des perquisitions fatales à
l'opérateur. Il y aurait donc un grand risque à
U6 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
courir pour se faire Tagent d'une telle correspon-
dance. Cependant on pensa dans Paris qu'il ne
serait pas difficile de trouver des patriotes assez
dévoués pour s*y exposer.
Après une étude méthodique, et cette fois suffi-
sante, du procédé optique fondé sur Temploides lu-
nettes conjuguées , une mission fut envoyée en pro-
vince. M. Lissajoux partit en ballon, pour tenter
d'appliquer ce procédé, avec l'indication du lieu
voisin de Paris ou il devait s'établir, et du système
des signaux qu'il devait employer.
Par suite de quelles circonstances cette tentative
échoua-t-elle ? pourquoi M. Lissajoux, au lieu de
chercher à s'installer à l'endroit désigné, s'en alla-
t-il à Marseille fonder une école de télégraphie op-
tique, destinée à former des élèves capables d'ap-
pliquer plus tard la méthode, école qui n'était pas
encore organisée lors de la capitulation de Paris?
C'est ce qui n'a pas été suffisamment éclairci. La
personne chargée de la mission recula-t-elle devant
les risques qu'elle présentait? ou bien rencontra-
t-elle des difficultés insurmontables pour s'installer
au point convenu, lequel d'ailleurs n'était pas et n'a
jamais été occupé en fait par les Prussiens? Le Gou-
vernement de la Défense nationale, installé à Tours,
lui refusa-t-il, comme il parait l'avoir fait i d'autres,
DN CHAPITRE DE SIËCE DE PARIS. Ul
la protectioD et les moyens d'action indispensables?
Aucun rapport ofGciel, à ma connaissance, n'a été
fait sur la mission de M. Lissajoux, qui permette de
savoir pourquoi ce mode de communication, si fa-
cile en principe et si bien défini, n'a pas donné de
résultats pratiques. Depuis lors, le génie militaire a
repris le système que nous avions proposé pendant
le siège de Paris, il l'a perfectionné, et il en a fait
de nombreuses applications, auTonkin notamment.
VI
Les signaux électriques furent discutés aussi avec
méthode et c'est des travaux entrepris pour les mettre
en œuvre que nous allons maintenant nous occuper.
La forme la plus simple de leur emploi consiste dans
rétablissement d'un Gl entre les deux points mis
en correspondance. Nous possédions, en effet, un fil
aérien, qui fut coupé par Tennemi, dès le premier
jour de son arrivée. 11 existait aussi un fil caché, im-
mergé dans la Seine enlre Paris et Rouen. Ce dernier,
d'abord inaperçu, continua à fonctionner pendant
quelques jours. Mais il ne pouvait guère durer long-
temps. Les journaux en parlèrent, et une trahison
inévitable en livra le trajet. L'ennemi le coupa près
VJH CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS.
449
deBougival. Cependant nous verrons que d'Alméida
pensa à en tirer parti dans ses nouveaux essais.
Ceux-ci eurent pour origine une idée plus hardie,
celle de prendre la Seine même comme Ql conducteur
et de s'en servir pour transmettre les dépèches
entre la province et Paris investi. En théorie, la
chose est faisable. L'eau^ en effet, conduit l'électri-
cité; quoique sa conductibilité soit incompara-
blement plus faible que celle des métaux. Avec Teau
distillée, à la vérité, Télectricité transmise ne peut
être accusée que par les procédés les plus délicats.
Mais l'eau des fleuves n'est pas de l'eau absolument
pure; elle contient en dissolution des substances
salines; or, la moindre quantité d'une matière de
cet ordre, étant dissoute dans l'eau, en accroît la
conductibilité dans une proportion relative consi-
dérable. Au lieu de transmettre l'électricité par un
Gl métallique de quelques millimètres de section, on
peut d'ailleurs la faire circuler par un conducteur
d'eau, dont la section s'élève à quelques dizaines de
mètres carrés : dans un cas, comme dans l'autre, il
se produit un courant susceptible d'agir sur le gal-
vanomètre, et par conséquent de fournir par ses al-
ternatives réglées des signaux et une correspondance.
A la vérité, une portion considérable de l'électricité
lancée dans l'eau se perd à mesure, en se transmel-
450 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
tant à la terre qui forme le lit du fleuve. Mais il en
reste assez, si la quantité initiale a été assez grande,
et si Ton sait recueillir ce qui reste, même à des
distances considérables.
En fait, au lieu d'origine, il est facile de lancer
dans le fleuve une assez grande quantité d'électricité
à Taide d'une pile suffisamment puissante. La tension
de cette électricité n'a pas besoin d'être énorme;
mais il est bon de la conduire dans l'eau à une dis-
tance notable du fond, à l'aide de fils métalliques de
forte section, et d'instituer la communication avec
l'eau sur une large étendue. On peut, par exemple,
établir un flotteur métallique de grande dimension.
C'est surtout à l'arrivée qu'il convient de recueil-
lir l'électricité sur de vastes surfaces. Pour recueillir
toute l'électricité qui subsiste dans le fleuve en un
point donné de son cours, il serait nécessaire de faire
passer le fleuve entier dans un tube métallique isolé
et convenablement disposé, ou tout au moins d'em-
ployer des dispositions équivalentes; dispositions
que certains canaux, transportés sur des points mé-
talliques, permettraient peut-être de réaliser. Mais
cette condition n'existant pas pour la Seine, il n'est
possible de récolter qu'une fraction de l'électricité
contenue dans le fleuve en un lieu donné, fraction
proportionnelle à la section de l'eau mise en contact
UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 451
avec le condacteurmétallique. Gedernier eonducteur
fonne en réalité une dérivation et dès lors Télectri-
cité se partage entre le fleuve et le conducteur, sui-
vant les lois physiques des courants dérivés.
Un bateau doublé de métal, fer ou cuivre, ou à son
défaut, une grande plaque métallique flottante rem-
plit cette condition. On y attache un fil de cuivre,
qui ne doit toucher immédiatement ni Teau ni le
sol, et qui est réuni à un galvanomètre, commu-
niquant d'autre pai't avec la terre afin de fermer le
circttiL
Telles étaient les disposition qui furent reconnues
les plus favorables en principe pour établir une cor-
respondance électrique par la Seine, lorsque la pro-
position en fut faite au comité par M. Bourbouze,
préparateur à la faculté des sciences de Paris.
Il s'agissait maintenant de savoir si ces disposi-
tions pouvaient être réalisées en pratique; si les
quantités d'électricité transmises étaient suffisantes
pour fournir des signaux et jusqu'à quelle distance
ceux-ci seraient perceptibles ; enfin, s'il n'existait
pas de cause perturbatrice, capable de troubler le
jeu de ces derniers. Nous nous mimes à l'étude im-
médiatement. M. Desains plaça une pile sur le pont
Napoléon à Bercy, au milieu de la neige et des gla-
çons du mois de novembre, et les essais commen-
452 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Gèrent, avec le concours des deux professeurs de la
Sorbonne, MM.Desains et Jamin, qui seplacèrent,
avec un désintéressement admirable, sous les ordres
de leur préparateur. Ces premiers essais ayant été
satisfaisants, j'obtins du Gouvernement de la Dé-
fense nationale les facilités nécessaires. Nous nous
installâmes dans une salle souterraine, située à
l'extrémité du pont au Change ; c*est l'un des points
centraux des égouts parisiens. Il n'y faisait pas
froid et l'odeur fade et nauséeuse des égouts qui y
régnait ne tarda pas à nous devenir tolérable par
l'habitude. 11 était facile d'ailleurs de communiquer
de la salle à la Seine, sans être incommodé par celte
foule de curieux qui ne tardaient guère à entourer
et à entraver toute opération exécutée à l'air libre.
M. Desains, avec ce dévouement modeste et silencieux
bien connu de ses collègues et de ses amis, se hâta
de disposer dans cette première station ses appareils,
pile, galvanomètre, plaques métalliques plongées
dans le cours du fleuve. L'autre station fut établie à
Saint-Denis, dans l'usine de M. Glaparède, si je ne
me trompe. L'intervalle des deux stations, allongé
par les méandres de la Seine, s'élevait à une ving-
taine de kilomètres. On trouva que les signaux, en-
voyés par des piles d'énergie moyenne et recueillis
par des galvanomètres très sensibles, étaient trans-
UN CHAPITRE DU SIÈGK DE PARIS. 45S
mis avec une facilité qui donnait les plus grandes
espérances de succès, même pour des intervalles
notablement plus considérables, tels que Poissy,
situé au delà de la ligne d'investissement, et peut-
être même Rouen. Nous ne pouvions pousser nos
essais à de plus longues distances; nous proposâmes
au Gouvernement de la Défense nationale de tenter
Tentreprise, et une mission fut décidée et placée
sous les ordres de M. Rampont, directeur général
des postes. Mais il s'agissait, avant tout, de trouver
un homme capable et dévoué pour l'accomplir. Ce
fut l'un de nos physiciens les plus distingués,
M. d'Alméida, professeur de physique au lycée
Henri lY, membre du Comité scientifique de défense,
qui s'en chargea.
VII
Nul choix ne pouvait être meilleur. Non seulement
d'Alméida possédait les connaissances pratiques
nécessaires et était rompu à la pratique de Texpéri-
mentation; mais son caractère personnel offrait
toute garantie. Il avait gardé quelque chose de l'ar-
deur aventureuse de la noble race portugaise du duc
d'Alméida, son père. Privé de tout appui, il s'était
fait sa place à force de travail. Il avait beaucoup
souffert dans sa jeunesse. C'était une nature distin-
guée, inquiète, mélancolique, bienveillante cepen-
dant et dévouée à ses amis, quoique ne se livrant i
eux que par parties; chacun ne connaissait qu'un
côté de sa vie. Son buste, exécuté par M. Guillaume,
UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS.
455
exposé au siège des séances de la Société de phy-
sique, exprime admirablement sa physionomie
morale. Ce qui le caractérisait surtout, c'était sa
préoccupation d'être utile aux hommes, et son désir
de faire quelque chose de grand, désir qui le tour-
menta jusqu'au jour où la disproportion entre sa
volonté et la force des choses et la révolte contre les
amertumes de sa destinée le conduisirent à une fin
tragique : le douloureux souvenir n'en est pas éteint
dans les cœurs qui l'ont connu. Cependant il avait
accompli plus d'une création féconde. C'est ainsi
qu'après la guerre, il fonda le Journal de Physique
et organisa la Société de physique de Paris, sur les
bases à la fois les plus solides et les plus désinté-
ressées. D'AIméida était dévoué, et il savait se tirer
d'affaire dans les conjonctures les plus difficiles. Un
jour, fatigué de la routine journalière, il était parti
seul et sans mission pour voir de près la guerre de
sécession en Amérique. Il y avait passé une année,
tantôt chez les Sudistes, tantôt chez les gens du Nord,
assistant au siège de Yicksbourg, puis emprisonné
comme espion à Washington. On ne pouvait com-
prendre là-bas comment la curiosité avait suffi pour
pousser un tel homme à travers tant de dangers.
Enfermé dans Paris en 1870, il était dévoré d'un
besoin impatient d'action et l'absence de famille lui
■^.\
456 ' SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
permettait de donner libre carrière à son dévoue-
ment. Il se proposa pour essayer d'établir la corres-
pondance électrique et fut accepté volontiers. Cette
mission était entreprise dansdes conditions presque
désespérées.
En effet, le cercle de ^occupation ennemie,
d'abord voisin de Paris, avait reculé successivement,
d*abord jusqu'à Rouen, puis jusqu'au Havre. Au
moment où d'Alméida quittait Paris, le Havre était
le seul point où Ton pût s'établir en pleine sécurité
et avec la libre disposition des ressources de l'État.
Mais le courant électrique irait-il de Paris jusqu'au
Havre? La déperdition d'électricité ne serait-elle pas
trop grande sur la route, et surtout dans la vaste
embouchure du fleuve? Jusqu'à quel point les essais
faits entre le pont au Change et Saint-Denis pou-
vaient-ils s'appliquer à des distances vingt fois plus
considérables? A supposer que le courant envoyé de
Paris arrivât jusque-la, n'existait-il pas des causes
perturbatrices, des courants terrestres, aggravés par
la distance et susceptibles de fausser toutes les indi-
cations? Il y a plus : tout nous accablait à la fois,
et une cause de difficultés nouvelles s'était élevée en
raison de la saison. La Seine avait gelé à Paris : il
fallait donc mettre les appareils destinés à recueillir
les dépèches électriques en contact avec les couches
un CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 457
inférieures de la rivière, c'est-à-dire au voisinage
du sol où réieetricité se perd. Jusqu'à quel point
d'ailleurs un fleuve recouvert d'une couche de glace
transmet-il r^lièrement l'électricité? C'est un pro-
blème non résolu. En raison de ces incertitudes, il
n'était pas possible de s'installer au Havre pour
opérer, et il devenait indispensable de se placer au
sein même de la région envahie et de se rapprocher
aussi près que possible des lignes d'investissement.
Poissy ou Corbeil étaient naturellement désignés.
Mais dès lors le problème devenait singulièrement
difficile et périlleux. En effet, il fallait transporter et
installer un matériel considérable dans un pays
occupé par l'ennemi et y organiser, à son insu, le
service des correspondances.
D'Âlméida parvint en effet, après de longs efforts,
à établir son matériel à Poissy. Mais ce ne fut qu'au
moment même de la capitulation de Paris. Eût-il
réussi à transmettre ses correspondances, sans être
soupçonné et arrêté par l'ennemi? Nous ne pou-
vons répondre à cette question, puisqu'il était alors
trop tard pour poursuivre l'expérience. Les longs
délais qui l'avaient ainsi retardée furent dus en
partie à des difficultés d'ordre moral, quelques-unes
inattendues et sur lesquelles d'Alméida insiste avec
amertume dans son rapport : il était envoyé par le
458 SGIENGK ET PHILOSOPHIE.
Gouvernement de la Défense nationale, siégeant i
Paris : il trouva peu d'aide officielle en province et
demeura convaincu, à tort ou à raison, que le con-
cours du Gouvernement de la Défense nationale,
siégeant à Bordeaux, lui avait fait défaut. En fait,
il n'opéra guère qu'avec ses propres forces et le
concours des sympathies personnelles qu'il excitait.
Reproduisons, d'après son rapport, le récit de son
voyage en province, et celui des traverses au milieu
desquelles il poursuivit son entreprise. Il y a toujours
intérêt à suivre la lutte d'un homme contre la des-
tinée, comme à rappeler le souvenir des dévoue-
ments patriotiques que l'on rencontrait alors de
toutes parts en France.
VIII
Le 14 décembre 1870, sur la proposition officielle
de M. Rampont, directeur général des postes, un
déoret chargeait d'Alméida d'une mission ayant pour
objet de rétablir les communications entre Paris et
la prorince. Cette mission était demandée depuis
plus d'un mois par le Comité scientifique de défense.
Un mois avait donc été perdu, pendant un siège
dont les jours étaient nécessairement comptés. La
saison de plus en plus froide, la surface envahie par
Tennemi de plus en plus étendue, aggravaient encore
les difficultés. Il était déjà bien tardi Quoiqu'il en
soit, le décret définitif était rendu et la mission insti-
tuée i Paris ; il restait à la faire réussir en prorince.
460 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
et à réussir en temps utile, dans des délais que
chaque heure raccourcissait. Elle s'appliquait prin-
cipalement à la correspondance électrique par la
Seine. Mais elle avait été étendue à d'autres objets.
Dans le même ballon partaient avec d'ÂIméida:
M. Lévy, photographe habile, chargé de réduire à de
petites dimensions les correspondances destinées à
être expédiées par des flotteurs lancés dans la Seine;
M. Reboul, homme d'action, chargé de lancer le
plus près possible de Paris ces flotteurs attendus à
Port-à-I* Anglais ; M. Luizzi, homme de lettres,
chargé de faire un résumé des journaux de pro-
vince, pour les flotteurs et la correspondance élec-
trique.
D'AIméida s'était muni en conséquence des appa-
reils électriques et photographiques convenables.
Il emportait en outre, conformément à l'usage des
ballons du siège, un certain nombre de pigeons
voyageurs. On verra qu'ils ne furent pas l'un des
moindres embarras du voyage. Quelques kilo-
grammes de dynamite, fabriqués dans Paris, lui
avaient été confiés pour faire connaître cette substance
en province : précaution inutile, car la dynamite
avait été aussi fabriquée au dehors. L'échantillon
confié à d'AIméida ne devait pas d'ailleurs arriver à
destination. Au moment de la descente du ballon et
OH CHAPITRE D« SlE.CE DE PARIS. 461
du voyage précipité qui suivit, cette matière encom-
braote fut enterrée dans un bois oii l'on devait l'en-
voyer reprendre. Elle y est encore à l'heure présente.
Le missionnaire parisien était en outre chaîné de
diverses missions spéciales, telle que celle de pré-
parer, pour sa part, le ravitaillement de Paris, et de
porter au général Faidherbe un nouveau chiffre de
correspondance, en remplacement d'un chiffre
perdu, précédemment convenu avec le Gouver-
nement. Nous avions préparé à cet objet un système
très sûr, dont il n'est pas superflu de dire quelques
mots. Il consistait dans l'emploi d'un double exem-
plaire d'un petit dictionnaire de poche, renfermant
les mots principaux de la langue française. Six
chiffres dont trois représentent la page, deux la*
ligne, un la colonne, permettent d'exprimer un mot
quelconque. Ces chiffres sont additionnés chacun
d'un nombre convenu, pour dérouter plus complè-
tement les interprétations. Ils sont transcrits h. la
suite, sans solution de continuité. Celui qui reçoit
une page ainsi écrite commence par partager les
chiffres, en groupes de six chacun. Il en retranche le
nombre convenu, puis il cherche dans son dictio
naire. Le tout se fait rapidement, sâremenl. Hais
arriva de ce nouveau chiffre la même chose que de
dynamite; ilneparvintpasàdestination.D'Alméid
462 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
une fois descendu de ballon, gagna Lyon et Bor-
deaux : il ne vit jamais le général Faidberbe.
Les flotteurs, non plus, ne purent être ni pourvus
du système de correspondance convenu i Paris ni
lancés utilement et d'une manière régulière, malgré
le dévouement audacieux de M. Reboul, qui s^avança
aussi près que possible de Paris, sur la haute Seine.
Quelques-uns seulement furent lancés en fait vers le
20 janvier; mais ils ne furent pas recueillis. J'ai dit
plus baut comment l'un d'eux a été retrouvé au
Havre, près d'un an plus tard.
En ce qui touche la correspondance électrique,
objet principal de la mission, des conventions pré-
cises avaient été arrêtées avecd*Alméida, conventions
auxquelles la force des choses l'empêcha de se con-
former. Un groupe d'employés du télégraphe avaient
reçu l'ordre de veiller aux signaux pendant dix jours,
à une heure déterminée, à partir du 35 décembre.
Nous verrons plus loin ce qu'il advint de cette sur-
veillance, prolongée jusque vers les derniers jours
du siège, et quels furent les obstacles imprévus et
les incertitudes, dus à des causes physiques, qu'elle
rencontra. Les appareils de d'Alméida, retardé par
mille difficultés, ne furent pas prêts d'ailleurs i
l'époque convenue; ils ne furent en état de fonc-
tionner que vers le 23 janvier, époque à laquelle la
U^ CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 463
capilolalion de Paris, devenue inévitable, en rendait
remploi inutile.
Le 17 décembre, à une heure du matin, le ballon
qui portait notre ami partit de la gare d'Orléans ;
nous nous serrâmes la main une dernière fois, après
qu'il m'eut confié quelques recommandations su-
prêmes, au cas où il ne reviendrait pas ; et je ren-
trai seul, le cœur gros, en traversant la ville
silencieuse et glacée, à la lueur incertaine des rares
lampes i pétrole qui remplaçaient le gaz. Pendant ce
temps, le ballon, entraîné par un vent d'ouest,
poursuivait sa marche. Â huit heures du matin, par
un léger brouillard, il atterrit sans accident dans les
plaines désertes de la Champagne pouilleuse. Yers
midi, après cinq heures de marche, les voyageurs
découvrirent le village de Montepreux, hameau de
63 habitants, où le maire se mit à leur disposition
avec un dévouement patriotique, qu'ils rencontrèrent
à peu près partout et malgré les dangers de ce
dévouement, dans une région déjà enveloppée et
dépassée par Fenvahisscur. Cinq journées de voyage,
à travers un pays également occupé, les conduisirent,
le ai décembre, à Nevers. L'interruption des chemins
de fer et des diligences ramenait ainsi la circulation
aux lenteurs d'une course faite au ivi* siècle et avec
les ressources d'un particulier.
464 SGIE!«C£ ET PHILOSOPHIE.
Quelques détails montreront les difficultés el les
périls de la route : on y verra comment on voyage
dans un pays occupé par Fennemi. Il fallait d*abord
passer par Troyes, ville dangereuse à traverser. Le
maire de Plancy partit en avant, prévint le directeui-
des postes, M. Poinsot, qui envoya deux employés
au-devant des voyageurs, à une lieue de la ville. Tous
y entrèrent ensemble, comme revenant de prome-
nade; tandis que d'autres employés rapportaient
les bagages, les pigeons, les appareils photogra-
phiques et électriques : il y avait entente univer-
selle de la population et dévouement commun
pour la patrie. L'administration française conti-
nuait à fonctionner, avec sa méthode ordinaire,
par les ordres et au profit du gouvernement natio-
nal, au milieu des cantonnements de l'ennemi. Une
voiture, donnée par le directeur des postes, et
dirigée par le conducteur Pierre, qui connaissait
le pays, conduisit les missionnaires de Troyes i
Nevers, en voyageant jour et nuit à travers mille
péripéties.
Ainsi, en arrivant à Tonnerre à deux heures du
matin, on trouva la ville envahie depuis les dernières
heures de la soirée précédente. Dès l'entrée, il fallut
s'expliquer avec un capitaine prussien : les explica-
tions données d'un ton de bonne humeur écartèrent
OH CHAPITRE DU SlECE DE PiRIS. US
les soupçons. Mais, en arrivanl chez le maître dâ
poste, au premier mot de confidence:
— Emportez-moi tout ça! s'écria-t-il d*une voii
rude, je n'ai pas envie de me faire fusiller.
Par malechance, les pigeons réveillés par tout
ce mouvement roucoulaient à l'envi. On passa ainsi
devant les seDtinelles disséminées dans la ville, jus-
qu'à ce qu'on parvint à un autre hôtel, celui de la
Ville de Lyon, rempli de soldats et de chevaux. Le
maître d'hôtel fui plus dévoué que son collègue. Mis
au courant par un mot, il n'hésita pas; il emporta
les pigeons dans un local reculé et donna aux voya-
geurs fatigués une chamhre pour dormir, t Je me
couchai, dit d'Alméida, aux ronflements sonores de
deux olQciers allemands, mes voisins : l'un d'eux
était un collègue ; il était attaché i la télégraphie
militaire. >
Le 20 décembre, il s'agissait de continuer sa
route, en passant entre les régiments en marche,
au milieu desquels les voyageurs s'étaient laissés
prendre. Le receveur des postes s'en chargea; il
les confia à M. Ëmery, qui conduisit la voiture par
des routes de traverse, en mauvais état, mais libre
et demeurées en dehors du mouvement ennemi
C'est ainsi que l'on parvint à Nevers, le 21 d^
cembre, l'après-midi. On était enfin en pays fran
1^
I I
r
r
466 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
çais 1 Mais Nevers n'était pas le siège du Gouver-
nement. Il fallut gagner Lyon, où se trouvait alors
Gambetta. D'Alméida l'atteignit à neuf heures du
matin. Là commencèrent de nouvelles difficultés.
C'était un état vraiment étrange que celui de la
France, séparée entre deus gouvernements natio-
naux et dirigée dans des sens divergents, devenus
peu à peu étrangers l'un i l'autre, je n'oser
hostiles.
Paris avait résisté à l'ennemi, avec un a^
ment que'la famine seule réussit & domptei
ministralion centrale enfermée dans Paris o
au Gouvernement de la Défense nationale
tinuait à fonctionner à vide, formant des i
des projets, qu'elle ne pouvait exécuter elli
et pour lesquels elle envoyait par ballons des
souvent inexécutables. Pendant ce temps, i
468 SCIENCE ET PUILOSOPHIE.
constitué en province, sous Timpulsion énergique
de Gambetta, une seconde administration, celle-ci
sans documents et sans traditions, mais tout en-
tière occupée à Taction , et qui s'efforçait de lever
des armées, de les pourvoir d'armes et de provi-
sions, et de lancer aussitôt contre Tennemi ces
forces improvisées.
Dans une situation aussi désespérée que la nôtre,
livrés à un ennemi organisé de longue main et
docile aux ordres d'une dictature unique , cette
double résistance de Paris et de la province avait
quelque chose d'héroïque : elle avait développé de
part et d'autre un sentiment d'estime réciproque.
Paris admirait les armées de province formées par
Gambetta et Freycinet et applaudissait à leurs
succès, dont il s'exagérait, hélas! l'étendue et la
portée.
Pendant ce temps, la province, elle aussi, applau-
dissait à la résistance de Paris : elle dénombrait les
centaines de milliers de gardes nationaux formés
en bataillons de marche ; elle grossissait outre me-
sure leurs plus petites actions; elle croyait à l'effi-
cacité de leurs efforts, même isolés, pour débloquer
Paris,
Mais, tandis que l'opinion se livrait à ces illusions
réciproques, les inconvénients pratiques d^lne
DU CHAPITRE DU SIEGE DE PARIS. 469
double direction se faisaient sentir de jour en jour.
Le gouvernement de Paris, mal renseigné et
ignorant Télat réel des choses, envoyait eo province
des ordres impraticables; tandis que le gouverne-
ment de province, simple délégation deParis, à l'ori-
gine, avaitété amené, par la force des choses, à agir
de lui-même et à cesser d'obéir à des injonctions
parfois mal digérées ou nuisibles. De là une gène
réciproque entre les chefs et une hostilité sourde,
qui faillit s'accentuer d'une façon tragique au mo-
ment de l'armistice, lorsque Gambelta hésita à se
soumettre aux ordres du gouvernement central
transmis par Jules Simon.
Dans ces conditions, toute mission envoyée de
Paris devait rencontrer peu de facilités pour son
accomplissement.
— Soyez assuré, disait à d'Alméida, dès Lyon,
un familier de Gambetta, soyez assuré, monsieur,
que les Parisiens n'ont rien trouvé qui n'ait été
déjà découvert et essayé en province. Vous ne pouvez
rien nous apporter de nouveau. >
Un mot cruel fut même prononcé à cette occasion :
— Une ville assiégée doit être rationnée de i
velles.
Cependant Gambelta, supérieur à ces petite
lousies, accueillit avec beaucoup de cordialité
470 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
sonnelle notre missionnaire. Mais il refusa les
services de M. Luizzi, n'admettant pas l'envoi, à
Paris, d'un compte rendu de journal autre que celui
du Monileury c sufûsant, disait-il, pour la connais-
sance des faits i ; c'est la prétention de tous les dic-
tateurs. Il fit également interdire à MM. Lévy et
Reboul, sous menace de cour martiale, d'expédier
directement des dépêches photographiques micro-
scopiques au gouvernement de Paris, par flotteurs
ou pigeons. Néanmoins M. Janet de l'Institut, alors
à Bordeaux, fit poursuivre l'entreprise de ces envois
avec zèle et ténacité, dans certaines conditions per-
mises par le Gouvernement. Mais les photographies,
mêmes celles du Journal officiel du mois de dé-
cembre, ne furent pas prêtes avant le milieu de
janvier 1871.
Quant aux procédés destinés à rétablir les corres-
pondances, il est clair que Gambelta n'avait pas le
temps de s'en occuper lui-même. Il renvoya d'Aï-
méida à M. Steenackers, directeur général des postes
et télégraphes en province.
Il fallut donc reprendre le voyage et le pousser
jusqu'à Bordeaux, ce qui prit jusqu'au 29 décembre.
Le directeur se montra très aimable pour d*Âlméida,
mais peu favorable aux nouveaux essais.
— Oui, dit-il familièrement, je comprends,
l
UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 471
monsieur d'Alméida, ¥008 ¥enez ici pour nous prou-
Ter que nous sommes des imbéciles ; mais vous allez
Toir que nous avons fait tout ce qu'il était possible
de faire pour donner à Paris des nouvelles.
n lui communiqua, en effet, toutes ses dépêches et
toutes ses tentatives, et lui demanda d'écrire à
H. E. Picard, pour en témoigner. En attendant, il
n'essaya rien de ce qu'on lui apportait, pas plus la
tél^aphie électrique qui méritait un effort spécial,
que la télégraphie optique dont le succès était cer*
taiQ. Nous avons dit plus haut comment, au lien
de se conformer aux prescriptions précises envoyées
de Paris, et de faire parvenir au lieu désigné un
agent chaîné de se mettre en mesure de corres*
pondre avec Paris, on n'y envoya personne et on
prit cette décision étrange, d'organiser à Marseille
une école de télégraphie optique !
Le procédé même des pigeons voyageurs souflrait
d'étranges retards. Au lieu de les faire partir au
voisinage de Paris, pour en assurer le retour dans
cette ville, on les expédiait de Tours, et même de
Bordeaux. Dans cette saison brumeuse et glacée,
la plupart se perdaient. Aussi le gouvernement de
Paris recevait-il peu de nouvelles. Pour les particu-
liers, c'était bien pis. Les dépêches privées ne pou*
vaut être transmises vers Paris que sous la forme de
472 SCI£NGE ET PHILOSOPHIE.
photographies microscopiques, on imagina d'abord
qu'il fallait en faire une impression typographique
préalable, impression que les imprimeurs de Bor-
deaux, absorbés par des travaux sans nombre, ajour-
naient de jour en jour. De là ces cruels retards, dont
les familles parisiennes ont tant souffert. Ils étaient
dus en partie à des circonstances indépendantes de
volontés individuelles.
C'était, en effet, une rude besogne que celle de l'ad-
ministration des postes et télégraphes, au milieu de
la perturbation de tous les services, due à la guerre
et à l'investissement de Paris. Il fallait sans cesse
modifier les dispositions réglementaires, construire
de nouvelles lignes, établir des stations, prévoir les
progrès incessants de l'invasion. Joignez à cela le
pédantisme involontaire de toute hiérarchie, trou-
blée par des propositions nouvelles et imprévues, et
l'hésitation bien naturelle d'un gouvernement à qui
Ton propose d'organiser un système de correspon-
dance autonome, susceptible de fonctionner indé-
pendamment des ordres venus d'en haut.
A cet égard, un sentiment spécial, et qui n'a peut-
être pas été suffisamment compris, se manisfestait.
Le gouvernement de la province ne désirait pas au
fond avoir avec le gouvernement de Paris des rela-
tions trop directes et trop continues; de crainte
nit CHAPITRE DD SIËGE DE PARIS. 473
sans doule d'être subordonné et entravé. C'est là un
sentiment humain et peut-être justifiable, dans lès
cas oà il s'agit d'accomplir une initiative immédiate
et puissante. On prétend que le général Pélissier,
avant de livrer les derniers assauts qui enlevèrent
Sébasiopol, Ht couper sur la cdtede Crimée lec&bte
télégraphique par lequel il recevait i chaque heure
les injonctions parfois intempestives du ministère de
la guerre et de l'empereur. Quelque chose d'ana-
Ic^e dut arriver ici.
X
Cependant d'Alméida ne cessait d'insister pour
accomplir sa mission. Le directeur des postes fiait
par le laisser libre d'organiser sa correspondance
comme il Tentendrait, en lui donnant tous les per-
mis de circulation nécessaires, joints à une recom-
mandation spéciale pour M. Guy on, inspecteur du
télégraphe au Havre; et en mettant sous ses ordres
un jeune employé, M. Xambeu, qui se montra aussi
dévoué que courageux.
Il partit ainsi le 30 décembre de Bordeaux, pour
se rapprocher de Paris, avec ce dernier encourage-
ment c qu'il ne serait pas trois jours sans être dé-
couvert et fusillé » .
UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 475
Il y avait déjà deux semaines qu'il avait quitté
Paris, et rien n'était même ébauché pour réaliser
l'objet de sa mission. Le concours officiel, sans lui
être refusé, ne lui apportait presque aucune aide.
Bref, il était livré à lui-même et aux concours patrio-
tiques qu'il pourrait susciter par son zèle person-
nel. En attendant, la Seine était gelée à Paris et
dans une notable partie de son cours, la saison tout
à fait défavorable ; l'invasion avançait sans cesse :
on mangeait à Paris du pain d'avoine, qui n'allait
même pas tarder à manquer. Bref, la fin du siège
approchait. D'Alméida ne se découragea pas. Le
1*' janvier 4871, il arriva à Honfleur, où il trouva
les bons ofSces de M. Sorel, grand industriel de la
localité, pour lequel il avait une lettre de son fils,
attaché à cette époque au ministère des affaires
étrangères et depuis secrétaire du Sénat. Le concours
de tous les hommes de cœur lui fut aussitôt acquis,
notamment celui de M. Van Blaremberghe, ingé-
nieur en chef des ponts et chaussées; de M. AUard,
ingénieur ordinaire de la Seine; de M. Guyon, ingé-
nieur du télégraphe au Havre, qui alla lui-même à
Londres acheter les appareils nécessaires. Cet achat
fut encore un nouveau retard, inévitable d'ailleurs
comme les précédents.
D'Alméida avait désormais à sa disposition le
476 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
câble télégraphique de la Seine, intact depuis le
Havre jusqu'à Bougival, où les Prussiens Tavaient
coupé. Il sufBsait de le saisir en quelque point, là
où Ton organiserait les appareils, pour communi-
quer librement par le Havre avec le gouvernement
de Bordeaux: opérations difficiles et dangereuses
d'ailleurs, car elles devaient être exécutées sous les
yeux des Prussiens. Peut-être même aurait-on pu
utiliser ce câble pour lancer directement des dé-
pêches sur Paris à partir du Havre, dans le cas où
le bout coupé eût été plongé dans la rivière, ou
bien si Ton avait réussi à immerger quelque part
un bout de câble où le fil eût été mis à nu. A
la vérité, les dépêches de retour n'auraient pu
être recueillies par cette voie ; mais c'eût été déjà
un grand point que de communiquer dans un
sens, d'autant plus que l'essai n'exigeait aucun
appareil, et qu'il eût pu être fait dès les premiers
jours de janvier. D'Alméida ne semble pas y avoir
songé.
En tout cas, il fallait disposer des appareils spé-
ciaux pour recueillir les dépêches de Paris, et des
appareils les plus voisins possibles de cette ville. Il
s'agissait donc d'avancer vers Paris. M. Sorel
d'Évreux, neveu de celui de Honfleur, accueillit d'Aï-
méida avec le même empressement que son oncle.
UH CHAPITRE DD SEËGE DE PARIS. J77
Ud autre membre de la même famille, M. Chevrier,
lui chercha une maison à Poissy. Il y trouva un
industriel habile et patriote, que nous connaissions
de longue main, M. Coupler, réputé dans la fabri-
cation des matières colorantes dérivées du goudron
de houille. M.Goupîermît sa personne et son usine
à la disposition de d'Alméida : bravant ainsi les
risques que la découverte de la correspondance par
l'ennemi entraînerait pour lui-même menacé d'être
fusillé, et pour sa fortune e:iposée à être anéantie
par la destruction certaine de son usine.
Pendant ce temps, un lourd chariot, contenant
quinze énormes caisses d'appareils, traversait les
lignes prussiennes et tout le pays, grâce au concours
de M. l'ingénieur Van Blarembei^he et de H. Ho-
noré, directeur de la papeterie de Pont-Âudemer,
Pour réaliser ces trajets audacieux, accomplis au
milieu des troupes etdes agents de l'ennemi, on eut
besoin du dévouement obscur et méritoire d'un
charretier, qui risquait sa vie par patriotisme. [
dant la route, on était à la merci du premier ve
mais on était assuré de trouver partout un c
cours désintéressé et le risque de trahison éta
peu près nul. Ainsi chacun était heureux de se
la patrie opprimée et acceptait le danger comme
honneur.
478 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
Ce qui rendait d'ailleurs la circulation possible, et
même assez facile, c'était la nécessité d'approvi-
sionner l'armée prussienne, campée autour de
Paris. Le droit de saisie et de réquisition exercé sur
les grandes routes eût affamé Versailles. Il suffisait
d'éviter la traversée des lignes en mouvement, en
s'arrètant jusqu'à ce qu'elles eussent dépassé les
voyageurs. La surveillance ennemie était fort impar-
faite. Les Allemands laissaient échapper l'imprévu,
se bornant à opérer avec une méthode toute méca-
nique; de telle sorte qu'il était facile, après tout,
et avec du sang-froid , de passer à travers leurs
rouages.
Citons un incident de ce voyage, qui témoigne à
la fois de l'audace du charretier français et de la
bonhomie du soldat germanique. La charrette
chargée des instruments arrivant à Évreux, le char-
retier a besoin d'aide : la maltresse de la maison
appelle quatre soldats prussiens logés chez elle et
leur dit de prêter leurs bras au déchargement; ils
s'empressent, rangent le tout sous un hangar, sans
avoir la curiosité de visiter le contenu.
c Ailleurs, dit d'Alméida, à la sortie des lignes, à
Totes, on procédait à l'examen attentif des voyageurs.
Un sous-officier exigeait un passeport signé du
quartier général pour laisser continuer. H arrête
UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. A19
un monsieur du coupé et examine très longuement
les voyageurs de l'impériale; mais il n'a pas l'idée
de soulever la bâche ou nous étions six. » La circula-
tion devenait une question de psychologie.
*j /, ./ . j
1 ' / ri
■1
XI
C'est ainsi que d'Âlméida arriva le 14 janvier à
Poissy, par un froid très intense , sous la protection
de M. Coupier et du docteur Doumic, qui connaissait
tous les habitants. Pour éviter les soupçons^ il fut
présenté aux gens de la ville comme un Parisien
pressé de rentrer à Paris et venant attendre la fin de
l'investissement. 11 était à 60 kilomètres seulement
de Paris par la Seine , il avait avec lui une pile de
1200 éléments et des instruments puissants. Il
avait d'ailleurs pris soin, autant que possible, de
faire perdre ses traces, afin de se mettre à l'abri de
l'indiscrétion des journaux. Le procédé électrique
offre cet avantage de pouvoir être mis en pratique
UN CBAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 481
sans qu'on sache où est Topérateur; celui-ci est dès
lors à l'abri des indications des journaux : à une
condition grave cependant, c'est de ne pas se mettre
directement en communication avec le Gouverne-
ment, ce qui l'expose à expédier seulement des
nouvelles banales. Autrement, toute relation régu-
lière et méthodique risque d'être surprise par les
recherches que Tennemi, une fois prévenu, ne tar--
dera guère à entreprendre.
Il semble donc que l'on touchait au but. En réalité,
il n'en était rien ; rien n'était fait encore au moment
où d'Alméida parvenait à Poissy : je veux dire que
l'expérience proprement dite de la correspondance
électrique restait tout entière à tenter, et cela dans
des conditions singulièrement défavorables. Les
efforts nécessaires pour en triompher exigèrent neuf
jours et conduisirent l'opérateur jusqu'au 23 jan-
vier, c'est-à-dire presque jusqu'au jour de l'armis-
tice. Ainsi la tentative était déjà devenue inutile, au
moment même où elle aboutissait. Décrivons rapide-
ment ces derniers travaux, rendus extrêmement pé-
nibles par la saison et par la présence de l'ennemi.
Il s'agissait de faire flotter sur la Seine, à une
certaine distance du bord, et sans contact avec le
fond, une plaque ou un ensemble de plaques métal-
liques de grande surface, destinées à établir une
31
482 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
communication étendue entre Teau du fleuve et les
appareils de transmission ou de réception élec-
trique. La communication même entre la plaque et
la pile ou le galvanomètre devait avoir lieu par des
fils isolants. Ces conditions, en temps ordinaire,
sont aisées à remplir. Mais elles ofiraient de
grandes difficultés à Poissy, à la fin du mois de jan-
vier 1871. En effet, le travail devait être exécuté sur
le fleuve et sur le chemin de halage sous les yeai
des habitants et de Tennemi, dans une ville remplie
d'agents occupés au ravitaillement de Tarmée prus-
sienne, et cependant sans exciter ni soupçons ni
étonnement de la part de personne. Or, chacun sait
comment toute démonstration, toute manipulation
sur la voie publique attire à Tinstant les curieux et les
indiscrets. En outre, les berges du fleuve étaient
couvertes de glaçons, qui formaient une muraille
épaisse, retenant les herbes et les arbrisseaux. Le
sol était partout durci par la gelée ; les travaux d'ail-
leurs ne pouvaient pas être exécutés par des ouvriers
ordinaires, mais seulement par un petit nombre de
personnes sûres et initiées. Ajoutons que la santé
de d'Âlméida, homme déjà mûr, était très délicate,
et éprouvée par un mois de voyages pénibles; il
souffrait beaucoup du froid et craignait chaque jour
de n'être pas en état de continuer le lendemain. C'est
UN CHAPITRE DU SIËGE DE PAKIS 483
ainsi qu'il monta lui-même sa pile, sous un hangar
ouvert, par un temps de brouillard glacé. Cepen-
dant on acheta un canot, on le plaça devant l'usine,
on fixa à sa coque et le long de ses bords des tuyaux
de cuivre, submergés en dessous et reliés au bord
du fleuve par un fil isolé et invisible, également im-
mergé. Ce travail fut exécuté à la brune, pour dé-
pister les curieux, par un froid vif et dur à suppor-
ter.
Restait à faire parvenir le fil depuis la rivière jus-
qu'au hangar, à travers le chemin de halage. Prati-
quer une tranchée n'était pas possible sans susciter
l'intervention des agents de la voirie, les soupçons
de tous et une demande d'explication. On résolut de
passer par une conduite de décharge de l'usine, lon-
gue de quinze mètres. Ici nouvel obstacle : l'orifice
était obstrué de glaçons, qu'il fallut écarter, tou-
jours secrètement. « Nous profitions du brouillard
et des heures du soir, pour donner sans bruit de
bonnes impulsions aux fragments disposés à se sé-
parer. »
Cependant le dégel vient et seconde les opéra-
teurs : les liquides colorés commencent à passer
par la conduite, de l'usine à la Seine. Mais le fil, in-
troduit aussitôt dans la conduite, y rencontre un
obstacle infranchissable. En désespoir de cause, on
4SI SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
allait tout risquer et tenter de faire une rigole à la
surface du chemin, lorsque Ton réussit à dégager le
conduit, à l'aide d*un levier de fer de quinze mètres,
formé de trois barres assemblées sur commande
par un serrurier. Deux jours encore s'étaient
écoulés pendant ces tentatives. Le 32 janvier au soir,
l'appareil fut enfin prêt à fonctionner, et l'opérateur
commença ses essais de correspondance.
Il était trop tard! Paris, épuisé, traitait des condi-
tions de la capitulation, et la correspondance avec
le dehors n'avait plus d'objet. Aussi nul signal de
Paris ne répondit à ceux de l'expérimentateur dés-
espéré. Tant de dévouement et d'énergie obstinée
avaient été perdus I
Après avoir résisté pendant quatre mois et demi
à l'investissement et au bombardement, après avoir
mangé H 000 chevaux et consommé tous les ali-
ments jusque-là destinés aux animaux, la ville était
forcée de se rendre par la famine. La correspon-
dance avec la province était inutile, car on avait
commencé à traiter de la capitulation. Cependant
les conventions faites avec d'Alméida, lors de son dé-
part le 17 décembre, avaient été Odèlement obser-
vées. Un bateau armé de fer fut disposé v
quai d'Orsay et mis en communication avt
central de la direction télégraphique, m
nelle. J'étais allé moi-même, muni d'i
486 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
M. Proust, alors délégué au ministère de l'intérieur,
veiller à l'organisation du service. Celui-ci fut fait
par des gens habiles et avec un entier dévoue-
ment.
 partir du 29 décembre, on observa chaque jour
aux heures convenues, c'est-à-dire entre une heure
et deux heures de l'après-midi, en épiant et notant
les moindres mouvements du galvanomètre. Ces
mouvements étaient enregistrés à mesure. J'ai sur-
veillé jour par jour ces observations et j'ai eu pen-
dant longtemps en mains les papiers quadrillés sur
lesquels elles étaient reportées; je les ai remises
depuis à M. Bourbouze, l'auteur de la proposition
scientifique que nous nous étions efforcés de mettre
en œuvre.
Il était convenu avec d'Âlméida que ce travail se-
rait poursuivi pendant dix jours consécutifs. A partir
du 25 décembre, pensait-il, il aurait échoué ou
réussi; mais un délai plus long lui paraissait super-
flu. On a vu combien il s'était Tait illusion à cet
égard sur les lenteurs inévitables de l'exécution.
Malgré toute son activité, il lui fallut trente-sept
jours pour être en mesure de correspondre. Mais
les télégraphistes parisiens avaient prévu ce relard.
Les observations furent poursuivies bien au delà du
terme convenu. Le 10 janvier, on observait encore et
UN CHAPITRE DU SIËGE DE PARIS. W
Ton continua presque jusqu'aux derniers jours : tant
qu'il resta quelque espérance de secours à la ville
assiégée, et quelque utilité au rétablissement de la
correspondance. On cessa seulement au moment où
commencèrent les négociations pour la capitulation
de Paris. A cette époque, l'entreprise devenait su-
perflue. D'ailleurs, le bombardement de la rive
gauche de la Seine désorganisait de jour en jour tous
les services, et il n'était plus possible d'obtenir les
mêmes sacrifices d'un personnel exposé à un dan-
ger continuel, épuisé par les privations, et qui
avait perdu comme tout le monde l'espérance du
succès.
Ce n'est pas tout : Les obsei^vations électriques
poursuivies pendant plusieurs semaines avaient ré-
vélé des perturbations, qui jetaient une grande in-
certitude sur la possibilité même d'une correspon-
dance régulière et contribuaient à décourager les
observateurs. En effet, les signes notés pendant
cette période d'attente ne répondirent pas à un
silence absolu de l'expéditeur placé en province : ils
étaient tels que l'on ne pouvait distinguer nette-
ment s'il existait ou non des dépêches envoyées du
dehors.
A prioriy on pourrait croire que l'aiguille du gal-
vanomètre, dont les mouvements sont destinés à te-
488 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
nir lieu de signaux, demeure immobile tant qu'au-
cune dépèche électrique n*est lancée dans la Seine :
ses mouvemeniSy au contraire, doivent traduire fi-
dèlement les courants alternatifs envoyés par les ap-
pareils du dehors. Mais, en fait, il n'en esf pas ainsi.
Il circule sans cesse dans le sol terrestre des cou-
rants électriques, qui font osciller l'aiguille ai-
mantée. La plupart de ces oscillations étaient fort
petites, à la vérité; mais, de temps en temps il s'en
produisait de considérables. A dix ou vingt kilo-
mètres, on distingue encore aisément les oscillations
dues aux dépêches véritables, de celles qui résultent
des courants terrestres ; mais à cinquante ou cent
kilomètres, la certitude cesse.
Pendant les premiers jours des observations,
faites à la fin de décembre et au commencement de
janvier, nous attribuâmes d'abord ces fortes oscil-
lations à l'envoi effectif de dépèches par d'Alméida.
Mais les essais tentés pour en tirer quelque inter-
prétation ne donnèrent aucun résultat et démon-
trèrent l'irrégularité arbitraire des signaux trans-
mis à l'appareil. Cela constaté, un doute s'éleva.
Y avait-il réellemen t envoi de dépêches ? Si ces envois
avaient lieu, comment en séparer les signes de ceux
des courants irréguliers? Aucune nouvellei d'ail-
leurs, ne venait par pigeons sur la mission de d'Al-
UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 489
roéida, pour aider et diriger les observateurs pari-
siens.
En somme, d'Âlméida arriva trop tard à installer
ses appareils; malgré son dévouement, il fut vaincu
par la force des choses. La méthode même à la-
quelle il avait consacré tant d'efforts est restée in-
certaine. Il y a quelque chose de plus triste à dire
à cet égard : son succès n'eût rien changé à notre
destinée. Alors même que la découverte improvisée
au moment du danger eût atteint son but, alors que
la correspondance électrique eût été rétablie avec la
province et que l'opérateur eût réussi à accomplir
son œuvre sans être découvert, la marche générale
des événements n'aurait guère été modifiée. Ce
n'était pas la correspondance seule qu'il eût fallu ré-
tablir, c'est l'approvisionnement même de Paris,
afin de pouvoir faire durer la lutte jusqu'au jour
où le succès militaire du dehors serait devenu
possible.
Ne poussons pas trop loin ce douloureux scepti-
cisme. Il y avait, malgré tout, quelque chose d'utile
et de grand d'accompli. Si les sacrifices faits à la pa-
trie par d'Âlméida et par tant d'autres n'ont pas eu
de résultats immédiats, ces sacrifices, disons-le hau-
tement, n'ont pas été stériles. C'est l'effort moral
des sentiments généreux développés dans cette
400 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
crise suprême qui a relevé si vite la France après sa
défaite. Les forces morales, on Ta dit bien souvent,
sont le principal ressort qui maintient les hommes
et les nations.
KIN
TABLE DES MATIÈRES
Préface i
La science idéale et la science positive; à M. E. Renan 1
La synthèse des matières organiques 41
Les méthodes générales de synthèse (leçon d*ouverture du
cours du Collège de France, créé en 1864) 68
La théorie mécanique de la chaleur et la chimie 97
Les matières explosives : leur découyerte et les progrès succès-
sift de leur connaissance 104
Les origines de Talchimie et les sciences mystiques 151
Les sept métaux et les sept planètes 155
Les cités animales et leur évolution 172
L'Académie des sciences 185
Balard 215
Victor Regnault 218
H. Sainte- Ckiire Deville 236
Adolphe Wurtz... 246
L'enseignement supérieur et son outillage 252
La Caisse des écoles et renseignement supérieur ; lettre à
M. A. Hébrard 277
Les conférences de la Faculté des sciences de Paris en 1881.. 280
Même sujet en 1882 292
492 TABLE DES MATIÈRES.
Même sujet en 1883 303
Les boursiers de l'enseignement supérieur 907
Les écoles primaires de Morcenx (Landes) 316
L'université de Genève 3tl
Les relations scientifiques entre la France et l'Allemagne;
lettre à M. A. Hébrard \ 351
Les signes du temps et l'état de la science allemande 364
F.liérold 370
Les savants pendant le siège de Paris 416
Un chapitre du siège de Paris : les essais scientifiques pour
rétablir les communications avec la province et la correspon-
dance électrique par la Seine 4Si
riN DE LA TABLE DES MATIÈRES
BOUIU.OT0lf.'<— Imprimeries réooiet B.
i\^ v'
m 3 1 «44