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Full text of "Science et philosophie"

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SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE 


AUTRES  OUVRAGES  DE  M.  BERTHELOT 


». 


OUVRAGES   GéNÉRAUX 

La  synthèse  chimique.  5*  édition,  1883.  in-8.  —  Chez  Germer- 

Baillière. 
Tbaité  élémentaire  de  chimie  organiûde,  2  vol.  ini8,  2*  édition, 

avec  la  collaboration  de  M.  Jungileisch,  1881.  -^  Chez  Dunod. 
Essai  de  mécanique  chimique,  2  forts  vol.  in-8,  1879.  —  Chez 

Dunod. 
Sur  la  force  des  matières  explosives  d'après  la  thermochimie, 

2  vol.  in-8.  3*  édition,  1883.  —  Chez  Gauthier-Villars. 
Les  origines  de  l*alchimie,  un  beau  volume  in-8.  1885.  —  Chez 

Georges  Steinheil. 


LEÇONS  PROFESSÉES  AU  COLLÈGE  DE  FRANCE^ 

Leçons  sur  les  méthodes  générales  de  synthèse  en  chimie  orga- 
nique, professées  au  Collège  de  France  en  1864,  in-8.  —  Chez 
Gauthier-Villan. 

Leçons  sur  la  thermochimie,  professées  au  Collège  de  France  en 
1865,  publiées  dans  la  Revue  des  cours  public».  —  Chez  Germer- 
Baillière. 

Même  sujet  en  1880,  Revue  scientifique,  chez  Germer-Baillière. 

Leçons  sur  la  synthèse  organique  et  la  thermochimie,  professées 
au  Collège  de  France  en  1882-1883,  publiées  dans  la  Revue 
scientifique.  —  Chez  Germer-Baillière. 


OUVRAGES   ÉPUISÉS 

Chimie  organique  fondée  sur  la  synthèse,  2  forts  volumes  in-8, 

1860.  —  Publiée  chez  Mallet-Bachelier. 
Leçons  sur  les  principes  sucrés,  professées  devant  la  Société 

chimique  de  Paris  en  1862,  in-8.  —  Chez  Hachette. 
Leçons  sur  l'isomérie,  professées  devant  la  Société  chimique  de 

Paris  en  1863,  in-8.  —  Chez  Hachette. 


BouROTON.  Imprimeriet  rëonUs,  B. 


,\        SCIENCE  ^ 

'V  ET 

PHILOSOPHIE 


M.  BERTHELOT 

sinATIUR,   MIMBRI   DB   L'INBTITUT 


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PARIS 

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CALMANN  LÉVT,  ÉDITEUR 
ANCIENNE  MAISON  MICHEL  LÉTT  FRERES 

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3,   KDE  AOBEB,  3 

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1886    ^ 

Droits  de  roprodaction  et  de  traduction  rééonrés 

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PRÉFACE 


La  vie  d'un  savant  d'aujourd'hui  est  multiple, 
et  son  activité  s'exerce  dans  des  directions  fort 
diverses  :  ce  n'est  pas  qu'il  y  soit  poussé  par  un 
vain  désir  d'agitation  ou  de  popularité;  peut- 
être  aimerait-il  mieux  rester  enfermé  dans  son 
laboratoire  et  consacrer  tout  son  temps  à  ses 
études  favorites.  Mais  il  ne  lui  est  pas  permis  de 
s'y  confiner,  sans  qu'il  s'ingère  pourtant  en  rien 
de  sa  propre  initiative.  On  vient  l'y  chercher  et  ses 
services  sont  demandés,  souvent  même  sollicités 
d'une  manière  impérative  et  au  nom  de  l'intérêt 


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II  PRÉFACE. 

public^  dans  les  ordres  les  plus  différents  :  appli* 
cations  spéciales  à  l'industrie  ou  à  la  défense 
nationale,  enseignement  public,  entin  politique 
générale.  Solon  disait  déjà  que  nul  citoyen  ne 
doit  se  désintéresser  et  rester  neutre  dans  les 
j^'  affaires  de  la  cité.  Aujourd'hui,  ce  devoir  est 

plus  imposé  que  jamais;  car  chaque  Français, 
comme  chaque  Athénien,  concourt  à  la  défense 
militaire  aussi  bien  qu'à  la  direction  politique 
de  la  République. 

De  là  la  variété  des  essais  contenus  dans  ce 
volume.  Il  est  formé  par  la  réunion  d'articles 
que  j'ai  publiés  depuis  trente  ans,  dans  diverses 
revues  et  journaux,  tels  que  la  Revue  germa- 
nique,  la  Revue  des  Deux  Mondes ,  la  Nouvelle 
Revue,  la  Revue  scientifique  et  littérairey  le 
Journal  des  Savants,  les  Revues  spéciales  de 
l'Instruction  publique,  enfin  le  journal  le  Temps, 
auquel  je  suis  rattaché  par  de  vieilles  amitiés, 
depuis  l'époque  déjà  lointaine  où  il  débuta  sous 
les  auspices  du  regretté  Nefftzer,  jusqu'aux  jours 
présents,  où  mon  ami  A.  Ilébrard  préside  à  sa 


PRÉFACE.  m 

direction.  Ces  essais  ne  sont  pas  d'ailleurs  isolés 
et  absolument  indépendants  les  uns  des  autres. 
Ils  ont  été  inspirés  par  certaines  vues  philoso- 
phiques, dont  le  lecteur  pourra  retrouver  la 
trace.  En  effet,  quelques  personnes,  trop  indul- 
gentes peut-être,  ont  pensé  qu'il  y  avait  lieu  de 
mettre  ces  essais  sous  les  yeux  du  public,  en  un 
volume  qui  les  réunirait  tous  et  en  montrerait  le 
caractère  général  et  la  direction  commune. 
Leur  suite  et  leur  enchaînement  constituent 
une  sorte  de  biographie  intellectuelle  et  morale 
de  l'auteur,  la  seule  qui  puisse  intéresser  les 
personnes  étrangères  à  sa  famille  privée.  Qu'il 
me  soit  permis  d'entrer  dans  quelques  détails 
à  cet  égard. 

Les  morceaux  compris  dans  ce  volume  se  rat- 
tachent à  quatre  ordres  principaux  :  philosophie 
scientifique;  histoire  de  la  science;  enseigne* 
ment  public;  enfin  politique  el  défense  natio* 
nales.  Non  certes  que  je  prétende  embrasser  et 
remplir  un  semblable  cadre  dans  ces  quelques 
pages  ;  je  n'ai  pas  de  si  hautes  visées.  Mais  je  me 


It  PRÉFACE. 

borne  à  énumérer  les  sujets  auxquels  mes  articles 
se  réfèrent  et  dont  ils  touchent,  avec  une  compé- 
tence spéciale,  quelques  points  particuliers. 

C'est  ainsi  que  le  présent  volume  débute  par 
une  lettre  à  M.  Renan  sur  la  Science  idéale  et  la 
Science  positive^  dans  lequel  j'expose  mes  vues 
personnelles  sur  la  méthode  scientifique  et  phi- 
losophique, sur  le  caractère  et  le  degré  de  cer- 
titude de  ses  résultats  dans  les  divers  ordres  de 
nos  connaissances.  En  conformité  avec  ces  vues, 
je  présente  ensuite  les  conclusions  philosophi- 
ques des  travaux  de  science  pure  qui  ont  occupé 
ma  vie.  Telle  est  d'abord  la  Synthèse  chimiqm 
et  la  formation  des  composés  organiques  par 
les  méthodes  de  la  chimie,  découverte  qui  a 
démontré  l'identité  des  lois  de  la  chimie  orga- 
nique et  de  la  chimie  minérale,  écarté  définiti- 
vement de  notre  science  l'intervention  de  la 
force  vitale,  et  manifesté  pleinement  le  caractère 
créateur  en  vertu  duquel  la  chimie  réalise  en 
acte  les  conceptions  abstraites  de  ses  théories 
et  de  ses  classifications  :  c'est  là  une  prérogative 


PRÉFACE.  V 

que  ne  possèdent  jusqu'ici  ni  les  sciences  natu- 
relles, ni  les  sciences  historiques. 

J'ai  reproduit  un  article  de  la  Revue  gemia^ 
nique  (1859),  rédigé  dans  ce  sens,  et  la  leçon 
d'ouverture  du  cours  qui  fut  créé  au  Collège  de 
France  en  1864  pour  ce  nouvel  enseignement. 

Non  seulement  les  phénomènes  chimiques 
sont  identiques,  en  principe  et  en  fait,  dans  la 
nature  vivante  et  dans  la  nature  minérale;  mais 
ils  peuvent  être  ramenés  eux-mêmes  aux  lois 
plus  générales  de  la  mécanique  ;  lois  qui  régissent 
aussi  bien  les  astres  qui  nous  entourent  que  les 
atomes  ou  dernières  particules  des  corps.  Cette 
doctrine,  développée  et  précisée  par  des  milliers 
d'expériences  dans  mon  grand  ouvrage  sur  la 
Mécanique  chimique  (1879),  est  trop  abstraite  et 
trop  difficile  à  présenter  en  détail  dans  le  lan* 
gage  ordinaire  pour  être  exposée  ici  :  mais  j'ai 
cru  cependant  utile  d'en  marquer  la  place,  par 
un  court  article  qui  en  reproduit  les  conclusions 
philosophiques. 

Entre  les  applications  sans  nombre  de  la 


icaniquechimique,ruQe  desplus  intéressaiiles 
VÊtude  théorique  et  pratique  (les  matières 
slosives,  élude  également  importante  pour  te 
'ant  et  pour  le  patriote,  et  à  laquelle  j'ai  été 
pelé  à  donner  mon  concours  pendant  le  siège 
Paris  d'abord,  et  depuis  comme  président  de 
Commission  des  substances  eiplosives.  On 
tuvera  dans  ce  volume  un  article  qui  renferme 
a  fois  l'Histoire  de  la  découverte  de  ta  poudre  et 
!  matières  explosives,  et  les  vues  philosophiques 
latives  à  leur  emploi,  soit  comme  puissances 
uvelles  dans  l'histoire  des  peuples  civilisés, 
it  comme  agents  susceptibles  de  montrer  les 
tts  extrêmes  de  la  matière,  modifiée  par  des 
npératures  et  des  pressions  inconnues  dans 
s  expériences  ordinaires. 
Ce  n'est  pas  seulement  l'histoire  de  la  poudre 
'il  importe  de  connaître,  si  l'on  veut  comparer 
tat  intellectuel  de  l'antiquité  à  celui  des 
uples  modernes.  Cette  histoire  ne  constitue 
l'un  chapitre  spécial  de  celle  des  sciences. 
ïi  traité  la  question  d'une  façon  plus  large 


PRÉFACE.  VU 

pour  la  science  que  je  connais  le  mieux,  dans  un 
livre  intitulé  les  Origines  de  V  Alchimie  ;  j'en  repro- 
duis ici  quelques  pages,  destinées  à  mettre  en 
évidence  l'existence  et  l'importance,  dans  l'évo- 
lution de  l'esprit  humain,  des  sciences  intermé- 
diaires, demi-mystiques  et  demi-rationnelles, 
telles  que  l'alchimie  et  l'astrologie.  Au  même 
ordre  de  notions  se  rattache  un  article  histo- 
rique sur  les  rapprochements  entre  lés  métaux 
et  les  planètes,  rapprochements  qui  jouent  un  si 
grand  rôle  dans  les  écrivains  du  moyen  âge. 

Le  tableau  des  sociétés  animales  n'est  pas  sans 
quelques  analogies  avec  celui  des  cités  humaines, 
sous  le  rapport  des  instincts  qui  président  à  leur 
fondation  et  à  leurs  péripéties  ;  c'est  ce  que  j'ai 
eu  occasion  de  développer  dans  un  article  relatif 
aux  cités  des  fourmis^  article  que  l'on  retrouvera 
ici. 

On  ne  saurait  séparer  la  philosophie  scienti- 
fique de  l'histoire  des  institutions  et  de  celle 
des  savants  en  particulier.  C'est  ce  point  de  vue 
que  j'avais  exposé  (1867),  comme  collaborateur 


VIII  PREFACE. 

d'un  ouvrage  intitulé  Paris-Guide,  ouvrage  com- 
posé d'articles  des  littérateurs  et  des  savants  du 
tempSj  en  racontant  la  constitution  et  tes  fonc- 
tions de  notre  Académie  des  sciences,  depuis  la 
Révolution;  j'ai  reproduit  ce  morceau,  dont  la 
date  ne  doit  pas  êtr&  oubliée. 

On  trouvera  ensuite  des  notices  biographiques 
sur  divers  savants  contemporains,  membres  de 
cette  Académie,  tels  que  :  Balard,  mon  ancien 
maître;  V.  Regnault,  mon  maître  aussi,  puis 
mon  collègue  au  Collège  de  France;  H.  Sainte- 
Claire-Devilîe,  BiA.  Wùrlz,  mes  émules  pendant 
trente  ans  d'existence  scientifique.  Je  me  suis  cru 
appelé  à  résumer  leur  vie  et  leurs  découvertes  et 
à  honorer  leur  mémoire.  Peut-être  ces  souvenirs 
émus  d'un  contemporain  sympathique  conserve- 
ront-ils quelques  traces  des  impressions  per- 
sonnelles faites  par  de  tels  hommes,  traces  effa- 
cées plus  tard  pour  ceux  qui  ne  les  ont  pas  connus. 

Des  hommes,  il  convient  de  revenir  aux  insti- 
tutions, dont  l'œuvre  est  plus  durable.  Dans  la 
période  la  plus  récente  de  ma  carrière,  mon 


PRÉFACE.  IX 

autorité  augmentant  par  le  cours  naturel  de 
l'âge,  je  me  suis  efforcé  de  faire  attribuer  à  la 
culture  scientifique  de  la  France  les  ressources 
matérielles,  ainsi  que  le  personnel,  qui  lui  sont 
nécessaires.  J'ai  usé  pour  cela  de  la  compétence 
spéciale  que  me  fournissaient  mes  fonctions 
d'inspecteur  général  de  l'instruction  publique 
et  de  l'autorité  due  au  titre  de  sénateur,  partici- 
pant à  la  confection  des  lois.  En  effet,  la  Répu- 
blique a  plus  fait  en  quelques  années  pour  les 
divers  ordres  d'enseignement,  que  les  régimes 
qui  l'avaient  précédé  en  trois  quarts  de  siècle. 
Sous  le  second  empire  en  particulier,  vers  son 
début  du  moins,  l'instruction  publique  était  tenue 
pour  suspecte,  voire  même  aux  yeux  de  quelques- 
uns,  pour  hostile,  et  c'est  à  peine  si  quelques 
hommes  plus  éclairés  avaient  réussi  à  en  mainte- 
nir le  principe.  De  là  un  retard  immense  dans 
l'ordre  primaire  et  dans  l'ordre  supérieur,  par  , 
rapport  aux  développements  donnés  à  ces  ensei- 
gnements dans  les  pays  voisins.  Je  n'ai  cessé  pour 
ma  faible  part  de  signaler  ce  retard,  chaque  jour 


X  PRËFâCE. 

plus  dangereux,  dans  le  développement  de  l'en- 
seignement supérieur  de  la  France  et  de  récla- 
mer le  concours  des  pouvoii'S  publics,  pour  le 
réparer  et  nous  ramener  au  même  niveau  que 
nos  rivaux.  Peut-être  mes  efforts  dans  celte 
direction  n'ont-ils  pas  été  stériles  :  ainsi,  par 
exemple,  la  reconstruction  des  bâtiments  de 
notre  enseignement  supérieur  est  assurée  désor- 
mais par  une  loi,  dont  j'ai  sollicité  pendant 
trois  ans  la  promulgation,  avec  une  obstina- 
tion finalement  couronnée  de  succès.  Qu'il  me 
soit  permis  de  rappeler  aussi  l'aide  que  j'ai  ap- 
portée à  l'accroissement  des  subventions  des 
facultés  des  sciences  et  de  leurs  laboratoires, 
ainsi  qu'à  la  création  et  au  maintien  de  l'institu- 
tion des  boursiers  de  l'enseignement  supérieur. 
Le  présent  volume  porte  la  trace  de  ce  con- 
cours aux  progrès  de  la  science  et  de  la  culture 
française.  Sans  reproduire  les  rapports  officiels 
et  les  écrits  purement  techniques,  il  m'a  paru 
cependant  utile  de  donner  ici  quelques  articles 
rédigés  sous  une  forme  plus  générale  et  publiés 


PRÉFACE.  XI 

dans  le  temps,  à  roccasion  des  débats  qui  ont 
décidé  la  reconstitution  de  notre  outillage  scien- 
tifique. On  y  trouvera  aussi  des  extraits  de  mes 
rapports  annuels  sur  les  conférences  de  la  Fa- 
culté des  sciences  de  Paris  et  un  article  destiné 
à  exposer  l'utilité  de  l'institution  des  boursiers 
des  Facultés  et  à  la  défendre  contre  certaines 
attaques  dont  elle  avait  été  l'objet. 

Au  même  ordre  de  renseignements  se  rattache 
une  étude  sur  la  nouvelle  Université  de  Genève^ 
récemment  constituée  et  pourvue  des  ressources 
les  plus  modernes.  Elle  est  fort  intéressante  à 
divers  égards,  spécialement  comme  intermé- 
diaire entre  le  système  français  et  le  système 
allemand. 

S'il  importe  de  perfectionner  et  de  développer 
les  ressources  et  l'organisation  de  notre  ensei- 
gnement supérieur,  ce  n'est  pas  une  raison 
cependant  pour  déclarer  que  cet  enseignement 
même  soit  abaissé  dans  son  état  actuel  et  de- 
venu inférieur  à  celui  des  peuples  voisins,  par 
ses  doctrines  et  par  ses  professeurs.  Ce  serait  là 


XII  PRÉFACE. 

une  erreur  et  une  grave  injustice.  En  elDFet,  si  nous 
reconnaissons  avec  sincérité  nos  imperfections, 
il  ne  faut  pas  laisser  tirer  de  nos  propres  cri- 
tiques des  conséquences  excessives  contre  nous- 
mêmes.  Il  importe  d'autant  plus  demain  tenir  la 
vérité  sur  ce  point,  qu'elle  tend  aujourd'hui  à 
être  obscurcie  de  parti  pris  par  la  haine  persis- 
tante et  Tesprit  de  dénigrement  systématique 
d'un  certain  nombre  de  publicistes  allemands  : 
non  contents  de  voir  grandir  dans  le  monde 
l'influence  matérielle  et  intellectuelle  de  l'Alle- 
magne, ils  sont  impatients  de  la  rendre  exclu- 
sive. Ils  ne  supportent  pas  de  rencontrer  en- 
core des  influei^ces  rivales  et  de  trouver  tou- 
jours devant  eux  la  France  vivante,  malgré  ses 
défaites  militaires,  et  réclamant  encore  sa  part 
dans  l'empire  de  l'esprit  humain.  Je  sais  que 
tous  les  Allemands  ne  partagent  pas  ces  préju- 
gés étroits  et  qu'il  en  est  beaucoup  qui  se  réjouis- 
sent comme  nous  de  tout  progrès  fait  pour  la 
découverte  de  la  vérité,  pour  la  grandeur  et  le 
bonheur  de  la  race  humaine,  quelle  que  soit  la 


PRÊFACK.  xni 

nationalité  des  hommes  qui  Taccomplissent.  Il 
n'en  est  pas  moins  certain  que  la  notion  de  la 
solidarité  des  peuples  européens  et  de  leur  fra- 
ternité,  si  longtemps  soutenue  par  la  France 
depuis  le  xviii''  siècle,  a  subi  un  certain  affai* 
blissement.  On  y  reviendra;  je  n'ai  aucun  doute 
à  cet  égard  :  car  toutes  les  inventions  de  la 
science  moderne  tendent  à  rendre  de  plus  en 
plus  fatale  cette  unité  morale  de  l'humanité.  En 
attendant,  il  est  plus  utile  que  jamais  d'en  mon- 
trer le  caractère  dans  le  passé  et  d'en  affirmer 
la  nécessité  dans  l'avenir.  J'ai  essayé  de  le  faire 
dès  187^2,  dans  un  article  sur  les  Relations  scien- 
tifiques entre  la  France  et  V Allemagne. 

Les  articles  qui  suivent  ont  un  caractère  plus 
spécialement  politique  et  patriotique.  Ils  débu- 
tent par  une  notice  biographique  sur  F.  Uérold, 
le  sénateur  et  préfet  de  la  Seine,  auquel  j'ai  été 
rattaché  par  les  liens  d'une  étroite  amitié.  J'y 
raconte  comment  un  groupe  déjeunes  hommes, 
dévoués  à  la  liberté  sous  toutes  ses  formes,  ont 
vécu  sous  l'Empire,  malgré  l'oppression  des  pre- 


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I. 


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ZIT  PRÉFACE. 

miëres  années,  et  comment  ils  se  sont  trouvés 
engagés  dans  les  péripéties  de  l'histoire  de  notre 
temps  :  chute  deTEmpire,  siège  de  Paris,  établis- 
sement de  la  République.  J'y  insiste  sur  la  lutte 
entamée  depuis  dix  ans  et  qui  se  poursuit,  pour 
séparer  les  organes  de  la  société  civile  de  ceux  des 
églises  et  associations  religieuses;  j'expose  la 
part  que  Hérold  a  prise  à  cette  lutte  et  dans 
quelle  mesure  elle  est  légitime. 

C'est  au  5%^  de  Paris  que  sont  consacrés  les 
deux  derniers  morceaux.  J'ai  été  appelé  à  con- 
courir, comme  tous  les  bons  Français,  à  la  dé- 
fense nationale  et  j'y  ai  apporté,  dans  la  mesure 
de  mes  forces,  ma  part  de  dévouement.  Président 
du  Comité  scientifique  de  Défense,  j'ai  été  mêlé  à 
une  multitude  de  tentatives,  faites  dans  les 
ordres  les  plus  divers,  pour  défendre  la  ville  assié- 
gée. L'exposé  complet  de  ces  tentatives  présen- 
terait plus  d'un  point  d'un  intérêt  général,  tant 
pour  l'histoire  de  notre  temps  que  pour  celle  de 
la  science  ;  mais  il  serait  trop  mêlé  au  récit  des 
malheurs  et  des  défaillances  de  cette  époque, 


PRÉFACE.  XV 

pour  qu'il  fut  opportun  de  le  faire  aujourd'hui, 
ni  peut-être  jamais. 

J'ai  cependant  signalé  quelques-unes  de  ces 
entreprises,  relatives  à  la  fabrication  et  aux 
emplois  de  la  dynamite  au  sein  de  Paris  assiégé, 
dans  mon  traité  des  matières  explosives.  J'ai 
reproduit  ici  un  morceau  plus  étendu,  tiré  de 
la  Nouvelle  Revue  j  sur  les  Essais  scientifiqtiespour 
rétablir  les  communications  avec  la  province  et 
la  correspondance  électrique  par  la  Seine;  essais 
organisés  par  notre  comité  et  poursuivis  avec 
un  dévouement  persistant  par  d'Alméida,  l'un 
de  mes  amis  de  jeunesse,  ravi  depuis  à  la  patrie 
française,  après  avoir  donné,  lui  aussi,  l'exemple 
de  l'alliance  de  la  science  et  du  patriotisme. 


SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE 


LA  SCIENCE  IDÉALE 


ET  LA  SCIENCE  POSITIVE 


A  M.  E.  RENAN 

Novembre  1863. 

Votre  exposition  du  système  ou  plutôt  de  Tbistoire 
du  monde,  telle  que  vous  l'entendez,  a  dû  exciter, 
j'en  suis  sûr,  l'étonnement  de  bien  des]  gens.  Les 
uns  n'admettent  point  qu'il  soit  permis  de  traiter  de 
pareilles  questions,  parce  qu'ils  oniapriori  des  solu- 
tions complètes  sur  l'origine  et  sur  la  fin  de  toutes 
eboses.  Les  autres,  au  contraire,  ne  conçoivent  même 
pas  que  l'on  puisse  les  aborder  à  aucun  point  de  vue 
d'une  manière  sérieuse  et  parvenir  à  des  solutions  qui 
aient  le  moindre  degré  de  probabilité.  Ils  rejettent 


s  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

complètement  les  expositions  de  ce  genre  et  les  re- 
gardent comme  étrangères  au  domaine  scientifique. 
En  fait,  la  légitimité  et  surtout  la  certitude  de  sem- 
blables conceptions  peuvent  toujours  être  contro- 
versées, parce  que  les  données  positives  d'un  ordre 
général  et  impersonnel  et  les  aperçus  poétiques  d'un 
ordre  particulier  et  individuel  concourent  à  en 
former  la  trame. 

C'est  des  premières  données  que  les  systèmes  de 
cette  espèce  tirent  leur  force,  ou  plutôt  leur  degré  de 
vraisemblance;  c'est  par  les  autres  qu'ils  prêtent  le 
flanc  et  sont  exposés  à  être  traités  de  pures  chi- 
mères. Mais,  si  l'on  n'accepte  le  mélange  de  ces  deux 
éléments,  toute  théorie  régulière,  toute  conception 
d'ensemble  de  la  nature  est  impossible.  Et  cepen- 
dant l'esprit  humain  est  porté  par  une  impérieuse 
nécessité  à  affirmer  le  dernier  mot  des  choses,  ou 
tout  au  moins  à  le  chercher.  C'est  cette  nécessité 
qui  rend  légitimes  de  semblables  tentatives  ;  à  la 
condition  toutefois  de  leur  assigner  leur  vrai  carac- 
tère, c'est-à-dire  de  montrer  explicitement  quelles 
sont  les  données  positives  sur  lesquelles  on  s'appuie 
et  quelles  sont  les  données  hypothétiques  que  Ton 
a  introduites  pour  rendre  la  construction  possible. 
En  un  mot,  il  faut  bien  marquer  que  l'on  procède 
ici  par  une  tout  autre  méthode  que  celle  de  la  vieille 


»   • 
»  * 


SCIEKCE  ïûtkLÏ.  ET  SCIENCE  POSITIVE.  3 

mêla  physique,  et  qae  les  solutions  auxquelles  on  ar- 
rive, loin  d'être  les  plus  certaines  dans  l'ordre  de  la 
coQDaissance,  et  celles  dont  on  déduit  a  priori  tout 
le  reste  par  voie  de  syllogisme,  sont,  au  contraire, 
les  plus  flottantes.  Bref,  dans  les  tentatives  qui  ap- 
partieanent  à  ce  que  j'appellerai  la  science  idéale, 
qu'il  s'agisse  du  inonde  physique  ou  du  monde 
moral,  il  n'y  a  de  probabilité  qu'à  la  condition  de 
s'appuyer  sur  les  mêmes  méthodes  qui  font  la 
force  el  la  certitude  de  la  science  positive. 


I 


La  science  positive  ne  poursuit  ni  les  causes  pre- 
mières ni  la  fin  des  choses;  mais  elle  procède  en 
établissant  des  faits  et  en  les  rattachant  les  uns 
aux  autres  par  des  relations  immédiates.  C'est  la 
chaîne  de  ces  relations,  chaque  jour  étendue  plus 
loin  par  les  eiïorts  de  Tintelligence  humaine,  qui 
constitue  la  science  positive.  Il  est  facile  de  montrer 
pans  quelques  exemples  comment,  en  partant  des 
faits  les  plus  vulgaires,  de  ceux  qui  font  l'objet  de 
l'observation  journalière,  la  science  s'élève,  par  une 
suite  de  pourquoi  sans  cesse  résolus  et  sans  cesse  re- 
naissants, jusqu'aux  notions  générales  qui  repré- 


SCIENCE  IDÉALE  ET  SCIENCE  POSITIVE.  5 

sentent  Texplicalion  commune  d'un  nombre  im- 
mense de  phénomènes. 

Commençons  par  des  notions  empruntées  à  Tordre 
physique.  Pourquoi  une  torche,  une  lampe  éclairent- 
elles?  Voilà  une  question  bien  simple,  qui  s'est  pré- 
sentée de  tout  temps  à  la  curiosité  humaine.  Nous 
pouvons  répondre  aujourd'hui:  parce  que  la  torche, 
en  brûlant,  dégage  des  gaz  mêlés  de  particules  so- 
lides de  charbon  et  portés  à  une  température  très 
élevée.  —  Cette  réponse  n'est  pas  arbitraire  ou 
fondée  sur  le  raisonnement;  elle  résulte  d'un 
examen  direct  du  phénomène.  En  effet,  les  gaz  con- 
courent à  former  cette  colonne  brûlante  qui  s'échappe 
de  la  cheminée  des  lampes  ;  la  chimie  peut  les  re- 
cueillir et  les  analyser  dans  ses  appareils.  Le  charbon 
se  déposera,  si  l'on  introduit  dans  la  flamme  un 
corps  froid.  Quant  à  la  haute  température  des  gaz, 
elle  est  manifeste,  et  elle  peut  être  mesurée  avec  les 
instruments  des  physiciens.  — Voilà  donc  la  lumière 
de  la  torche  expliquée,  c'est-à-dire  rapportée  à  ses 
causes  prochaines. 

Mais  aussitôt  s'élèvent  de  nouvelles  questions. 
Pourquoi  la  torche  dégage-t-elle  des  gaz?  Pourquoi 
ces  gaz  renferment-ils  du  charbon  en  suspension? 
Pourquoi  sont-ils  portés  à  une  température  élevée? 
—  On  y  répond  en  soumettant  ces  faits  aune  observa- 


C  SCIENGK  ET  PHILOSOPHIE. 

lion  plus  approfondie.  La  torche  renferme  du  char- 
bon et  de  rhydrogène,  lous  deux  éléments  combus- 
tibles. Ce  sont  là  des  faits  observables  :  le  charbon 
peut  être  isolé  en  chauffant  très  fortement  la  ma- 
tière de  la  torche;  l'hydrogène  fait  partie  de  l'eau 
qui  se  produit  lorsqu'on  brûle  la  torche.  Ces  deux 
éléments  combustibles  de  la  torche  enflammée 
s'unissent  avec  l'un  des  éléments  de  l'air,  l'oxygène  ; 
ce  qui  est  un  nouveau  fait,  établi  par  l'analyse  des 
gaz  dégagés.  Or  cette  union  des  éléments  de  la  torche, 
charbon  et  hydrogène,  avec  un  élément  de  l'air, 
l'oxygène,  produit,  comme  le  prouve  l'expérience 
faite  sur  les  éléments  isolés,  une  très  grande  quan- 
tité de  chaleur.  Nous  avons  donc  expliqué  l'élévation 
de  la  température.  En  même  temps,  nous  expliquons 
pourquoi  la  torche  dégage  des  gaz.  C'est  surtout 
parce  que  ses  éléments  unis  à  l'oxygène  produisent, 
l'un  (le  charbon)  de  l'acide  carbonique,  naturelle- 
ment gazeux;  l'autre  (l'hydrogène)  de  l'eau,  qui,  à 
cette  haute  température,  se  réduit  en  vapeur,  c'est- 
à-dire  en  gaz.  Enfin  le  charbon  pulvérulent  et  sus- 
pendu dans  la  flamme,  à  laquelle  il  donne  son  éclat, 
se  produit  parce  que  l'hydrogène,  plus  combustible 
que  le  charbon,  brûle  le  premier  aux  dépens  de  l'oxy- 
gène, tandis  que  le  charbon  mis  à  nu  arrive  à  l'état 
solide  jusqu'à  la  surface  extérieure  de  la  flamme  : 


SCIENCE  IDÉALE  ET  SCIEKCE  POSITIVE.  7 

selon  qu'il  y  brûle  plus  ou  moins  complètement,  la 
flamme  est  éclairante  ou  fuligineuse. — Voilà  donc  la 
série  de  nos  seconds  pourquoi  résolue,  expliquée, 
c'est-à-dire  ramenée  par  l'observation  des  faits  à  des 
notions  d'un  ordre  plus  général. 

Ces  notions  se  réduisent  en  définitive  à  ceci  :  la 
combinaison  avec  l'oxygène  des  éléments  de  la 
torche,  c'est-à-dire  du  carbone  et  de  l'hydrogène, 
produit  de  la  chaleur.  —  Elles  sont  plus  générales 
que  le  fait  particulier  dont  nous  sommes  partis.  En 
effet,  elles  expliquent  non  seulement  pourquoi  la 
torche  est  lumineuse,  mais  aussi  pourquoi  la  com- 
bustion du  bois,  de  la  houille,  de  l'huile,  de  l'es- 
prit-de-vin,  du  gaz  de  l'éclairage,  etc.,  produit 
de  la  lumière.  L'observation  de  ces  effets  divers 
prouve  qu'ils  dérivent  d'une'même  cause  prochaine. 
Presque  tous  les  phénomènes  de  lumière  et  de  cha- 
leur que  nous  produisons  dans  la  vie  commune 
s'expliquent  de  la  même  manière.  On  voit  ici  com- 
ment la  science  positive  s'élève  à  des  vérités  géné- 
rales par  l'étude  individuelle  des  phénomènes.  Avant 
d'insister  davantage  sur  le  caractère  de  sa  méthode, 
poursuivons-en  les  applications  jusqu'à  des  vérités 
d'un  ordre  plus  élevé. 

Pourquoi  le  charbon,  l'hydrogène,  en  se  combi- 
nant avec  l'oxygène,  produisent-ils  de  la  chaleur? 


ti  SCIENCE   ET  PIIILOSOI-Hlt. 

Telle  est  la  question  qui  se  présenle  mainlenant  à 
nous.  L'expérience  des  chimistes  a  répondu  que  c'esi 
là  UQ  cas  particulier  d'une  loi  (générale,  en  vcriu  de 
laquelle  toute  combinaison  chimique  dégage  de  la 
chaleur.  Le  soufre  de  l'allumelte  qui  brûle,  c'esl-à- 
dire  qui  s'unît  à  l'oxygène,  le  phosphore  qui  se 
combine  A  ce  même  oxygène  avec  une  lueur  éblouis- 
sante, le  fer  détaché  des  pieds  des  chevaux  qui  brûle 
en  étincelles,  le  zinc  qui  produit  cette  lumière 
bleuâtre  et  aveuglante  des  feux  d'artifice,  fournis- 
sent de  nouveaux  exemples,  connus  de  tout  le 
monde  et  propres  à  démontrer  cette  loi  générale. 
Elle  embrasse  des  milliers  de  phénomènes  qui  se 
développent  chaquejour  devantnos  yeux.  La  chaleur 
de  nos  foyers  et  de  nos  calorifères,  celle  qui  fait 
marcher  les  machines  à  vapeur,  aussi  bien  que  celle 
qui  maintient  la  vie  et  l'activité  des  animaux,  sont 
produites,  l'expérience  le  prouve,  par  la  combinai- 
son des  éléments.  Nous  voici  donc  arrives  à  l'une 
des  notions  fondamentales  de  la  chimie,  à  l'une  des 
causes  qui  produisent  les  effela  les  plus  nombreux 
et  les  plus  importants  dans  l'univers. 

Nous  ne  sommes  cependant  pas  encore  au  bout 
de  DOS  pourquoi.  Derrière  chaque  problème  résolu, 
l'esprit  humain  soulève  aussitôt  un  problème  nou- 
veau et  plus  étendu.  Pourquoi  la  combinaison  chi- 


SCIE!«CE  IDËALC  ET  SCIENCE  POSITIVE.  Il 

mique  dégage-t-elle  de  la  chaleur?  Voilà  ce  que  Ton 
se  demande  maintenant.  Les  expériences  les  plus 
récentes  tendent  à  établir  que  la  réponse  doit  être 
tirée  des  laits  qui  réduisent  la  chaleur  à  des  expli> 
calions  purement  mécaniques.  La  chaleur  parait 
n'être  autre  chose  qu'un  mouvement,  ou  plus  exac- 
tement un  travail  spécial  des  dernières  particules 
des  corps;  en  effet,  ce  mouvement  peut  être  trans- 
formé à  volonté  et  d'une  manière  équivalente  dans 
les  travaux  ordinaires,  produits  par  Faction  de  la 
pesanteur  et  des  agents  mécaniques  proprement 
dits.  Telle  est  précisément  Torigine  du  travail  des 
machines  à  vapeur.  Or,  dans  l'acte  de  la  combinai- 
son chimique,  les  particules  des  corps  changent  de 
distance  et  de  position  relatives  :  de  la  résulte  un 
travail,  qui  se  traduit  par  un  dégagement  de  chaleur. 
C'est  en  vertu  d'un  eQet  analogue,  mais  aussi  pal-^ 
pable,  que  le  fer  frappé  par  le  marteau  s'échauffe  ; 
le  rapprochement  des  particules  du  fer  et  le  genre 
de  mouvement  qu'elles  ont  pris  donnant  lieu  à  celte 
même  transformation  équivalente  d'un  phénomène 
mécanique  en  un  phénomène  caloriûque.  Tout  dé- 
gagement de  chaleur  produit,  soit  par  une  action 
chimique,  soit  par  une  action  de  tout  autre  nature, 
devient  ainsi  un  cas  particulier  de  la  mécanique.  La 
physique  et  la  chimie  se  ramènent  dès  lors  à  la  mé- 


/ 

?>^' 


10  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

canique  :  non  en  vertu  d'aperçus  obscurs  el  incer- 
tains, non  à  la  suite  de  raisonnements  a  priori^ 
mais  au  moyen  de  notions  indubitables,  toujours 
fondées  sur  l'observation  et  sur  l'expérience,  et  qui 
tendent  à  établir  par  l'étude  directe  des  transforma- 
tions réciproques  des  forces  naturelles  leur  identité 
fondamentale. 

Pour  atteindre  à  de  si  grands  résultats,  pour  en- 
chaîner une  multitude  de  phénomènes  par  les  liens 
d'une  même  loi  générale  et  conforme  à  la  nature 
des  choses,  l'esprit  humain  a  suivi  une  méthode 
simple  et  invariable.  Il  a  constaté  les  faits  par  l'ob- 
servation et  par  l'expérience;  il  les  a  comparés,  et 
'  il  en  a  tiré  des  relations,  c'est-à-dire  des  faits  plus 

généraux,  qui  ont  été  à  leur  tour,  et  c'est  là  leur 
seule  garantie  de  réalité,  vérifiés  par  l'observation 
et  par  l'expérience.  Une  généralisation  progressive, 
j  déduite  des  faits  antérieurs  et  vérifiée  sans  cesse  par 

de  nouvelles  observations,  conduit  ainsi  notre  con- 
naissance depuis  les  phénomènes  vulgaires  et  parti- 
culiers jusqu'aux  lois  naturelles  les  plus  abstraites 
et  les  plus  étendues.  Mais,  dans  la  construction  de 
celte  pyramide  de  la  science,  toutes  les  assises,  de  la 
base  au  sommet,  reposent  sur  l'observation  et  sur 
l'expérience.  C'est  un  des  principes  de  la  science 
positive  qu'aucune  réalité  ne  peut  être  établie  par  le 


1 


^ 


'H 


t 


SCIENCE  IDÉALE  ET  SCIENCE  POSITIVE.         Il 

raisonnement.  Le  monde  ne  saurait  être  deviné. 
Toutes  les  fois  que  nous  raisonnons  sur  des  exis- 
tences, les  prémisses  doivent  être  tirées  de  l'expé- 
rieuce  et  non  de  notre  propre  conception;  déplus, 
la  conclusion  que  Ton  tire  de  telles  prémisses  n'est 
que  probable  et  jamais  certaine  :  elle  ne  devient 
certaine  que  si  elle  est  trouvée,  à  Taide  d'une  obser- 
vation directe,  conforme  à  la  réalité. 

Tel  est  le  principe  solide  sur  lequel  reposent  les 
sciences  modernes;  Torigine  de  tous  leurs  dévelop- 
pements véritables,  le  fil  conducteur  de  toutes  les 
découvertes  si  rapidement  accumulées  depuis  le 
commencement  du  xvn*  siècle  dans  tous  les  ordres  _ 
de  la  connaissance  humaine. 

Cette  méthode  est  tard  venue  dans  le  monde;  son 
triomphe,  sinon  sa  naissance,  est  Tœuvre  des  temps 
modernes.  L'esprit  humain  d'abord  avait  procédé 
autrement.  Lorsqu'il  osa  pour  la  première  fois 
s'abandonner  à  lui-même,  il  chercha  à  deviner  le 
monde  et  à  le  construire,  au  lieu  de  l'obsener.  C'est 
par  la  méditation  poursuivie  pendant  des  années, 
par  la  concentration  incessante  de  leur  intelligence, 
que  les  sages  Indiens  s'efforçaient  d'arriver  h  la  con- 
ception souveraine  des  choses,  et  par  suite  à  la  domi- 
nation sur  la  nature.  Les  Grecs  n'eurent  pas  moins  ) 
de  conâance  dans  la  puissance  de  la  spéculation,                        ^ 


\  1 


SCIENCE  ET  l-MlLOSOPHiK. 

en  lémoigneot  l'histoire  des  philosoplies  de 
ide-Grèce  et  celle  des  néo-platoniciens.  Le 
progrès  des  sciences  malhémaliques  entre- 
;ette  illusion.  A  l'aide  de  quelques  axiomes, 
itde  l'esprit  humain,  soit  de  l'observation,  et 
lédant  uniquement  par  voie  de  raisonnement, 
létrie  availcommencé,  dès  le  temps  des  Grecs, 
■  ce  merveilleux  édifice,  qui  a  subsisté  et  qui 
:ra  toujours  sans  aucun  changement  esserï- 

logique  règne  ici  en  souveraine,  mais  c'est 
!  monde  des  abstractions.  Les  déductions 
latiques  ne  sont  certaines  que  pour  leur 
lème;  elles  n'ont  aucune  existence  effective 
trs  de  la  logique.  Si  on  les  applique  à  l'ordre 
alités,  elles  y  constituent  un  instrument 
,t,  mais  elles  ne  sont  pas  autre  chose  ;  leurs 
lions  tombent  aussitôt  sous  la  condition  com- 
c'est-à-dire  que  les  prémisses  doivent  être 
e  l'observation,  et  que  la  conclusion  doit  être 
ie  par  cette  même  observation.  Tous  les 
ins  sont  aujourd'hui  d'accord  à  cet  égard  : 
vrai  caractère  de  ces  applications  mathéma- 
te  fut  pas  reconnu  d'abord,  et  l'on  a  cru  en 
,  jusque  dans  les  temps  modernes,  pouvoir 
ire  le  système  du  monde  par  voie  de  déduc* 
i  l'image  de  la  géométrie. 


SCIENCE  ID2ALE  ET  SCIENCE  POSITIVE.         13 

Au  commenceiiient  du  xvi'  siècle,  le  changement 
de  mélhode  s'opère  d'une  manière  décisive  dans  les 
travaux  de  Galilée  et  des  académiciens  de  Florence. 
Ce  sont  les  véritables  ancêtres  de  la  science  positive  : 
ils  ont  posé  les  premières  assises  de  Tédifice,  qui 
depuis  n'a  pas  cessé  de  s'élever.  Le  xviii*  siècle  a  vu 
le  triomphe  de  la  nouvelle  méthode  :  des  sciences 
physiques,  où  elle  était  d'abord  renfermée,  il  l'a 
transportée  dans  les  sciences  politiques,  écono- 
miques, et  jusque  dans  le  monde  moral.  Diriger  la 
société  conformément  aux  principes  de  la  science  et 
de  la  raison,  tel  a  été  le  but  final  du  xviir  siècle. 
L'organisation  primitive  de  l'Institut  est  là  pour  en 
témoigner.  Mais  l'application  de  la  science  aux 
choses  morales  réclame  une  attention  particulière; 
car  cette  extension  universelle  de  la  méthode  positive 
est  décisive  dans  l'histoire  de  l'humanité. 

Jusqu'ici  j'ai  parlé  surtout  des  sciences  physiques, 
et  j'ai  dit  que  l'on  ne  saurait  arriver  à  la  con- 
naissance des  choses  autrement  que  par  l'obser- 
vation directe.  Ceci  est  vrai  pour  le  monde  des 
êtres  vivants  comme  pour  celui  des  êtres  inorga- 
niques, pour  le  monde  moral  comme  pour  le  monde 
physique. 

Dans  l'ordre  moral,  comme  dans  Tordre  matériel, 
il  s'agit  d'abord  d'établir  les  faits  et  de  les  contrôler 


li  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

par  Tobservatioa,  puis  de  les  enchaîner,  en  s'ap- 
puyant  sans  cesse  sur  cette  même  observation.  Tout 
raisonnement  qui  tend  à  les  déduire  a  priori  de 
quelque  axiome  abstrait  est  chimérique  ;  tout  raison- 
nement qui  tend  à  opposer  les  unes  aux  autres  des 
vérités  de  fait,  et  à  en  détruire  quelques-unes  en 
vertu  du  principe  logique  de  contradiction,  est  égale- 
ment chimérique.  C'est  l'observation  des  phéno- 
mènes du  monde  moral,  révélés  soit  par  la  psycho- 
logie, soit  par  l'histoire  et  l'économie  politique  ; 
c'est  l'étude  de  leurs  relations  graduellement  géné- 
ralisées et  incessamment  vérifiées,  qui  servent  de 
fondement  à  la  connaissance  scientifique  de  la  nature 
humaine.  La  méthode  qui  résout  chaque  jour  les 
problèmes  du  monde  matériel  et  industriel  est  la 
seule  qui  puisse  résoudre  et  qui  résoudra  tôt  ou  tard 
les  problèmes  fondamentaux  relatifs  à  l'organisation 
des  sociétés. 

C'est  en  établissant  les  vérités  morales  sur  le  fon- 
dement solide  de  la  raison  pratique  que  Kant  leur  a 
donné,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  leur  base  véritable 
et  leurs  assises  définitives.  Le  sentiment  du  bien  et 
du  mal  est  un  fait  primordial  de  la  nature  humaine; 
il  s'impose  à  nous  en  dehors  de  tout  raisonnement, 
de  toute  croyance  dogmatique,  de  toute  idée  de  peine 
ou  de  récompense.  La  notion  du  devoir,  c'est-à-dire 


SCIENCE  IDÉALE    ET  SCIENCE  POSITIYIl.        15 

la  règle  de  la  vie  pratique,  est  par  là  même  reconnue 
comme  un  fait  primitif,  en  dehors  et  au-dessus  de 
toute  discussion.  Elle  ne  peut  plus  désormais  être 
compromise  par  Técroulement  des  hypothèses  méta- 
physiques, auxquelles  on  l'a  si  longtemps  rattachée. 
Il  en  est  de  même  de  la  liberté,  sans  laquelle  le  devoir 
ne  serait  qu'un  mot  vide  de  sens.  La  discussion  abs- 
traite, si  longtemps  agitée  entre  le  fatalisme  et  la 
liberté,  n'a  plus  de  raison  d'être.  L'homme  sent  qu'il 
est  libre  :  c'est  là  un  fait  qu'aucun  raisonnement  ne 
saurait  ébranler.  Voilà  quelques-unes  des  conquêtes 
capitales  de  la  science  moderne. 

Ainsi  la  science  positive  a  conquis  peu  à  peu  dans 
Thumanité  une  autorité  fondée,  non  sur  des  raisonne- 
ments abstraits,  mais  sur  la  conformité  nécessaire  de 
ses  résultats  avec  la  nature  même  des  choses.  L'en- 
fant se  plaît  dans  le  rêve,  et  il  en  est  de  même  des 
peuples  qui  commencent  ;  mais  rien  ne  sert  de  rêver, 
si  ce  n'est  à  se  faire  illusion  à  soi-même.  Aussi  tout 
homme  préparé  par  une  éducation  suffisante  ac- 
cepte-t-il  d'abord  les  résultats  de  la  science  positive 
comme  la  seule  mesure  de  la  certitude.  Ces  résultats 
sont  aujourd'hui  devenus  si  nombreux,  que,  dans 
l'ordre  des  eonnaissances  positives,  l'homme  le  plus 
ordinaire,  pourvu  d'une  instruction  moyenne,  pos- 
sède une  science  infiniment  plus  étendue  et  pluspor- 


16  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

fonde  que  les  plus  grands  hommes  de  Tântiquité  et 
du  moyen  âge. 

Les  anciennes  opinions,  nées  trop  souvent  de 
rignorance  et  de  la  fantaisie,  disparaissent  peu  à 
peu  pour  faire  place  à  des  convictions  nouvelles, 
fondées  sur  l'observation  de  la  nature;  j'entends  de 
la  nature  morale,  aussi  bien  que  de  la  nature 
physique.  Les  premières  opinions  avaient  sans  cesse 
varié,  parce  qu'elles  étaient  arbitraires  ;  les  nou- 
velles subsisteront,  parce  que  la  réalité  en  devient 
de  plus  en  plus  manifeste,  à  mesure  qu'elles  trouvent 
leur  application  dans  la  société  humainCi  depuis 
Tordre  matériel  et  industriel  jusqu'à  Tordre  moral 
et  intellectuel  le  plus  élevé.  La  puissance  qu'elles 
donnent  à  Thomme  sur  le  monde  et  sur  Thomme 
lui-même  est  leur  plus  solide  garantie.  Quiconque 
a  goûté  de  ce  fruit  ne  saurait  plus  s'en  détacher. 
Tous  les  esprits  réfléchis  sont  ainsi  gagnés  sans  re- 
tour, à  mesure  que  s*efface  la  trace  des  vieux  pré- 
jugés, et  il  se  constitue  dans  les  régions  les  plus 
hautes  de  Thumanité  un  ensemble  de  convictions 
qui  ne  seront  plus  jamais  renversées. 


II 


J'ai  dit  ce  qu'était  la  science  positive,  son  objet, 
sa  méthode,  sa  certitude  ;  je  vais  maintenant  parler 
de  la  science  idéale.  Commençons  par  son  objet. 

La  science  positive  n*embrasse  qu'une  partie  du 
domaine  de  la  connaissance,  telle  que  l'humanité  Ta 
parcouru  jusqu'à  présent.  Elle  assemble  les  faits 
observés  et  construit  la  chaîne  de  leurs  relations  ; 
mais  cette  chaîne  n'a  ni  commencement  ni  fin, 
je  ne  dis  pas  certains,  mais  même  entrevus.  La 
recherche  de  l'origine  et  celle  de  la  fin  des  choses 
échappent  à  la  science  positive.  Jamais  elle  n'aborde 
les  relations  du  fini  avec  l'infini.  Cette  impuis- 
sance  doit*elle  être  regardée  comme  inhérente  à 


18  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

l'intelligence  humaine?  Faul-il,  avec  une  école  qui 
compte  en  France  et  ailleurs  d'illustres  partisans, 
faut-il  regarder  comme  vaine  toute  curiosité  qui 
s'étend  au  delà  des  relations  immédiates  entre  les 
phénomènes?  Faut-il  rejeter  parmi  les  stériles  dis- 
cussions de  la  scolastique  tous  les  autres  problèmes, 
parce  que  la  solution  de  ces  problèmes  ne  comporte 
ni  la  même  clarté,  ni  la  même  certitude? 

La  réponse  doit  être  cherchée  dans  l'histoire  de 
l'esprit  humain  :  c'est  la  seule  manière  de  rester 
fidèle  à  la  méthode  elle-même.  Or  la  science  des 
relations  directement  observables  ne  répond  pas 
complètement  et  n'a  jamais  répondu  aux  besoins  de 
l'humanité.  En  deçà  comme  au  delà  de  la  chaîne 
scientifique,  l'esprit  humain  conçoit  sans  cesse  de 
nouveaux  anneaux  ;  là  où  il  ignore,  il  est  conduit 
par  une  force  invincible  à  construire  et  à  imaginer, 
jusqu'à  ce  qu'il  soit  remonté  aux  causes  premièras. 
Derrière  le  nuage  qui  enveloppe  toute  fin  et  toute 
origine,  il  sent  qu'il  y  a  des  réalités  qui  s'imposent 
à  lui,  et  qu'il  est  forcé  de  concevoir  idéalement,  s'il 
ne  peut  les  connaître.  Il  sent  que  là  résident  les 
problèmes  fondamentaux  de  sa  destinée.  Ces  réalités 
cachées,  ces  causes  premières,  l'esprit  humain  les 
rattache  d'une  manière  fatale  aux  faits  scientifiques, 
et,  réunissant  le  tout,  il  en  forme  un  ensemble,  un 


SCIE5CE  IDÉALE  ET  SCIENCE  POSITIVE.         19 

système  embrassant  runiversalité  des  choses  maté- 
rielles  et  morales. 

Ce  procédé  de  Tesprit  humain  représente  donc 
un  fait  d'observation,  prouvé  par  Télude  de  chaque 
époque,  de  chaque  peuple,  de  chaque  individu;  il 
n'est  pas  permis  de  refuser  de  rapercevoir.  C'est  ici 
un  fait  comme  tant  d'autres  :  son  existence  nécessaire 
dispense  d'en  discuter  la  légitimité.  II  se  passe  dans 
Tordre  intellectuel  et  moral  quelque  chose  d'analogue 
i  ce  qui  existe  dans  l'ordre  politique.  L'existence 
actuelle  d'un  gouvernement  idéal  et  absolument 
parfait  a  toujours  été  i  bon  droit  regardée  comme 
chimérique;  et  cependant  jamais  peuple  n'a  pu 
subsister  un  seul  moment  sans  un  système  gouver- 
nemental plus  ou  moins  imparfait.  De  même,  dans 
l'ordre  de  l'intelligence,  la  connaissance  rigoureuse 
de  l'ensemble  des  choses  est  inaccessible  à  l'esprit 
humain,  et  cependant  chaque  homme  est  forcé  de  se 
construire  —  ou  d'accepter  tout  fait  —  un  système 
complet,  embrassant  sa  destinée  et  celle  de  l'univers. 

Gomment  ce  système  doit-il  être  construit?  C'est 
la  question  de  la  méthode  dans  la  science  idéale. 
Nous  allons  rappeler  quel  procédé  scientifique  les 
hommes  ont  en  général  suivi  jusqu'ici  dans  cette 
construction;  puis  nous  dirons  quelle  est,  à  notre 
avis,  la  méthode  qui  résulte  de  l'état  intellectuel 


T 
» 


20  SCIENCE   ET  PHILOSOPHIE. 

présent  et  du  développement  acquis  par  les  sciences 
positives. 

Interrogeons  les  premiers  philosophes  :  «  Thaïes 
regarde  l'eau  comme  premier  principe*.  Anaximène 
et  Diogène  établissent  que  Tair  est  antérieur  à  l'eau 
et  qu'il  est  le  principe  des  corps  simples.  Hippase 
de  Métaponte  et  Heraclite  d'Ëphèse  admettent  que 
le  feu  est  le  premier  principe.  Empédocle  reconnaît 
quatre  éléments,  ajoutant  la  terre  aux  trois  que  nous 
avons  nommés.  Ânaxagore  de  Clazomène  prétend 
que  le  nombre  des  principes  est  infini.  Presque 
toutes  les  choses  formées  de  parties  semblables  ne 
sont  sujettes  à  d'autre  production,  à  d'autre  destruc- 
tion que  l'agrégation  ou  la  séparation  ;  en  d'autres 
termes,  elles  ne  naissent  ni  ne  périssent,  elles  sub- 
sistent éternellement'.  » 

La  plupart  de  ces  systèmes  ne  sont  pas  fondés 
seulement  sur  la  considération  de  la  matière,  mais 
ils  font  appel  en  même  temps  à  des  notions  morales 
intellectuelles.  Parménide  invoque  comme  principe 
c  l'Amour,  le  plus  ancien  des  Dieux  >  ;  Empédocle 
introduit  «  l'Amitié  et  la  Discorde  »,  causes  opposées 
des  effets  contraires,  c'est-à-dire  du  bien  et  du  mal, 

1.  Métaphysique  d^AristoUt  livre  I",  l.  ï,  p.  44  et  suiv.,  traduc- 
tion de  MM.  Picrron  et  Zévort. 

2.  C'est  à  peu  près  la  doctrine  des  corps  simples  de  la  chimie 
moderne» 


SCIENCE  IDÉALE  ET  SCIENCE  POSITIVE.        21 

de  Tordre  et  da  désordre,  qui  se  trouvent  dans  la 
nature.  Anaxagore  recourt  à  c  F  Intelligence  »  pour 
expliquer  Tordre  universel,  tout  en  préférant  d'or- 
dinaire rendre  raison  des  phénomènes  par  t  des 
airs,  des  éthers,  des  eaux  et  beaucoup  d'autres  choses 
déplacées  >,  au  jugement  de  Platon  ^ 

Voici  maintenant  le  monde  expliqué-par  des  con- 
sidérations purement  logiques,  c  Du  temps  de  ces 
philosophes  et  avant  eux*,  ceux  qu'on  nomme  pytha- 
goriciens s'appliquèrent  d'abord  aux  mathéma- 
tiques. Nourris  dans  cette  étude,  ils  pensèrent  que 
les  principes  des  mathématiques  étaient  les  prin- 
cipes de  tous  les  êtres.  Les  nombres  sont  de  leur 
nature  antérieurs  aux  idées,  et  les  pythagoriciens 
croyaient  apercevoir  dans  les  nombres,  plutôt  que 
dans  le  feu,  la  teiTe  et  Teau,  une  foule  d'analogies 
avec  ce  qui  est  et  ce  qui  se  produit.  Telle  combinai- 
son des  nombres  leur  semblait  la  justice,  telle  autre 
Tâme  et  Tintelligence.  >  C'est  pourquoi  c  ils  pen- 
sèrent que  les  nombres  sont  les  éléments  de  tous 
les  êtres  ». 

Hais  je  ne  veux  pas  retracer  ici  Thistoire  de  la 
métaphysique.  Il  me  suffira  d'avoir  montré  par 


1.  PhédoD,  XCTII. 

2.  Âristote,  Méîaphyiique,  livre  I*;  trad.  de  MM.  Pierron  et 
Zévort,  p.  13. 


U  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

quelques  exemples  comment  elle  a  procédé  à  Tori- 
gine.  Le  vrai  caractère  dé  sa  méthode  se  manifeste 
sans  déguisement  dans  ces  premiers  essais  naïfs, 
où  chaque  philosophe,  frappé  vivement  par  un  phé- 
nomène physique  ou  moral,  le  généralise,  en  tire 
par  voie  de  raisonnement  une  construction  complète 
et  l'explication  de  l'univers.  Depuis  lors  jusqu'aux 
temps  modernes,  quels  qu'aient  été  l'art  et  la  pro- 
fondeur de  ses  constructions  systématiques,  la  mé- 
taphysique n'a  guère  changé  de  procédé.  Elle  pose 
un  ou  plusieurs  axiomes,  empruntés  soit  au  sens 
intime,  soit  à  la  perception  extérieure;  puis  elle 
opère  par  voie  rationnelle  et  conformément  aux 
règles  de  la  logique.  Elle  poursuit  la  série  de  ses 
déductions  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  constitué  le  système 
complet  du  monde;  car,  comme  dit  Aristote,  c  le 
philosophe  qui  possède  parfaitement  la  science  du 
général  a  nécessairement  la  science  de  toutes  choses. . . 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  scientifique,  ce  sont  les  prin- 
cipes et  les  causes.  C'est  par  leur  moyen  que  nous 
connaissons  les  autres  choses,  tandis  qu'eux,  ce 
n'est  pas  par  les  autres  choses  que  nous  les  con- 
naissons ^  > 


1.  Métaphysique,  livre  I*%  traduction  déjà  citée.  Le  texte  est 
plus  énergique  :.Aià  yàp  laOTOi  xal  éx  totStwv  xfiXXa  yvcopiÇerai, 
dXX*  où  ToOia  àià  t£)v  07rox8i(iév(ov. 


SCIENCE  IDÉALE  ET  SCIENCE  POSITIVE.  23 

Le  triomphe  de  cette  méthode  est  dans  Térection 
des  grandes  machines  scolastiques  du  moyen  âge, 
où  le  syllogisme,  partant  de  certains  axiomes  im- 
posées dogmatiquement  et  au-dessus  de  toute  dis- 
cussion, règne  ensuite  en  maître  de  la  base  au  som- 
met. Jusque  dans  les  temps  modernes,  Descartes, 
qui  renverse  l'ancien  édifice  de  l'autorité  philoso- 
phique, demeure  fidèle  à  la  méthode  déductive. 
€  J'ai  remarqué,  dit-il  S  certaines  lois  que  Dieu  a 
tellement  établies  dans  la  nature,  et  dont  il  a  im- 
primé de  telles  notions  en  nos  âmes,  qu'après  y 
avoir  fait  assez  de  réflexions,  nous  ne  saurions  douter 
qu'elles  ne  soient  exactement  observées  en  tout  ce 
qui  est  ou  qui  se  fait  dans  le  monde.  »  Et  plus  loin  ^  : 
€  Hais  l'ordrQ  que  j'ai  tenu  en  ceci  a  été  tel.  Pre- 
mièrement j'ai  taché  de  trouver  en  général  les  prin- 
cipes ou  premières  causes  de  tout  ce  qui  est  ou  qui 
peut  être  dans  le  monde,  sans  rien  considérer  pour 
cet  efiet  que  Dieu  seul  qui  l'a  créé,  ni  les  tirer 
d'ailleurs  que  de  certaines  semences  de  vérité  qui 
sont  naturellement  dans  nos  âmes.  Après  cela,  j'ai 
examiné  quels  étaient  les  premiers  et  les  plus  ordi- 
naires effets  qu'on  devait  déduire  de  ces  causes,  et 
il  me  semble  que,  par  là,  j'ai  trouvé  des  cieux,  des 

1.  Discours  sur  la  Méthode,  y*  partie. 

2.  Discours  sur  la  Méthode,  vi*  partie. 


1 


24  SGIENGK.ET  PHILOSOPHIE. 

astres,  une  terre,  et  même  sur  la  terre  de  l'eau,  de 
de  l'air,  du  feu,  des  minéraux,  et  quelques  autres 
telles  choses,  qui  sont  les  plus  communes  de  toutes 
et  les  plus  simples,  et  par  conséquent  les  plus  aisées 
à  connaître.  Puis,  lorsque  j'ai  voulu  descendre  à 
celles  qui  étaient  plus  particulières,  il  s'en  est  tant 
présenté  à  moi  de  diverses,  que  je  n'ai  pas  cru  qu'il 
fût  possible  à  l'esprit  humain  de  distinguer  les 
formes  ou  espèces  de  corps  qui  sont  sur  la  terre  — 
d'une  infinité  d'autres  qui  pourraient  y  être,  si 
c'eût  été  le  vouloir  de  Dieu  de  les  y  mettre,  ni  par 
conséquent  de  les  rapporter  à  notre  usage,  —  si 
ce  n'est  qu'on  vienne  au-devant  des  causes  par  les 
effets,  et  qu'on  se  serve  de  plusieurs  expériences 
particulières.  »  J'ai  cru  devoir  rapporter  ce  passage, 
quoique  un  peu  long,  à  cause  de  la  netteté  avec 
laquelle  Descartes  y  caractérise  sa  méthode.  Ce 
grand  mathématicien,  que  l'on  a  souvent  présenté 
comme  l'un  des  fondateurs  de  la  méthode  scientir 
fique  moderne,  place,  au  contraire,  le  raisonnement 
et  la  déduction  au  début  et  dans  tout  le  cours  de  sa 
construction.  L'expérience  n'y  intervient  que  comme 
accessoire  et  pour  démêler  les  complications  extrêmes 
du  raisonnement. 

Il  n'est  pas  jusqu'au  dernier  des  métaphysiciens, 
Hegel,  qui  n'ait  voulu  à  son  tour  reconstruire  le 


SCIENCE  IDÉALE  ET  SCIBHCE  POSITIVE.        25 

monde  a  priori^  en  identifiant  les  principes  des 
choses  avec  ceux  d'one  logique  transformée.  Lldéal 
des  philosophes  a  presque  toujours  été  c  un  s^tème 
de  principes  et  de  conséquences  qui  soit  vrai  par 
lui-même  et  par  Tharmonie  qui  lui  est  propre'  ». 
Eh  hien,  il  faut  le  dire  sans  détour,  cet  idéal  est 
chimérique  :  Texpérience  des  siècles  Ta  prouvé. 
Dans  le  monde  moral  aussi  bien  que  dans  le  monde 
physique,  toutes  les  constructions  de  systèmes  ab- 
solus ont  échoué,  comme  dépassant  la  portée  de  la 
nature  humaine.  Bien  plus,  une  telle  prétention 
doit  être  regardée  désormais  c  comme  la  chose  la 
plus  opposée  à  la  connaissance  du  vrai  dans  le 
monde  physique,  aussi  bien  que  dans  le  monde 
moral'  >.  Aucune  réalité,  je  le  répète  encore  une 
fois,  ne  peut  être  atteinte  par  le  raisonnement  pur. 
Les  mathématiques,  dont  la  méthode  avait  séduit  les 
anciens  aussi  bien  que  Descartes,  sont  ici  hors  de 
cause  :  elles  ne  contiennent  —  tous  les  géomètres 
sont  aujourd'hui  d*accord  sur  ce  point  —  d'autre 
réalité  que  celle  que  Ton  y  a  mise  à  l'avance  sous 
forme   d'axiome  ou  d'hypothèse,  et  cette  réalité 


1.  Teanemanii,  Mënwel  de  VHutoire  de  U  PhUasaphie,  tradoe- 
tion  de  M.  Cousin,  t.  I*'..  p.  43,  1830. 

2.  LeUres  à  M.  VUUmain,  par  M.  E.  ChcTreul.  Sur  U  Méthode 
ea  géméreiy  p.  36, 1856. 


26  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

traverse  le  jeu  des  symboles  sans  cesser  de  demeurer 
identique  à  elle-même.  Au  contraire,  pour  passer 
d'un  fait  réel  à  un  autre  fait  réel,  il  faut  toujoui*s 
recourir  à  l'observation. 

La  métaphysique  cependant  n'est  pas  un  simple 
jeu  de  Tesprii  humain;  elle  renferme  un  certain 
ordre  de  réalités,  mais  qiii  n'ont  pas  d'existence 
démontrable  en  dehors  du  sujet.  La  véritable  signi- 
ûcation  de  cette  science  a  été  clairement  établie  par 
Kant  dans  sa  Critique  de  la  raison  pure.  Elle  étudie 
les  conditions  logiques  de  la  connaissance,  les  caté- 
gories de  l'esprit  humain,  les  moules  suivant  les- 
quels il  est  obligé  de  concevoir  les  choses.  Par  là,  la 
métaphysique  aussi  peut  être  regardée  comme  une 
science  positive,  assise  sur  la  base  solide  de  l'obser- 
vation. Hâtons-nous  d'ajouter  cependant  que  ces 
moules,  envisagés  indépendamment  de  toute  autre 
réalité,  sont  vides,  aussi  bien  que  ceux  des  mathé- 
matiques, lesquelles  d'ailleurs  dérivent  des  mêmes 
notions,  quoique  dans  un  ordre  plus  restreint. 

Non  seulement  la  critique  directe  de  la  raison 
prouve  qu'il  en  est  ainsi,  mais  on  arrive  au  même 
résultat  par  l'examen  des  systèmes  qui  se  sont  suc* 
cédé  dans  l'histoire  de  la  philosophie.  Tout  système 
métaphysique,  quelles  que  soient  ses  prétentions, 
n'a  de  portée  que  dans  l'ordre  logique;  dans  l'ordre 


SCIENCE  IDÉALE  ET  SCIENCE  POSITIVE.         !7 

réel,  il  ne  fait  autre  chose  qu'exprimer  plus  ou  moins 
parfailemenl  l'état  de  la  science  de  son  temps  ;  c'est 
une  nécessité  àlaquetle  personne  n'a  jamais  échappé. 
Examinons  en  effet  quelques-unes  des  conceptions 
que  nous  avons  indiquées  tout  à  l'heure.  Les  sys- 
tèmes de  l'école  ionienne  répondent  à  un  premier 
coup  d'oeil  jeté  sur  la  nature.  La  notion  des  lois  du 
monde  physique  commence  à  apparaître  avec  Anasa- 
gore,  comme  en  témoignent  ces  explicalions  qui 
scandalisaient  si  fort  Platon.  L'école  de  Pythagore 
transporte  dans  ses  théories  générales  les  découvertes 
merveilleuses  qu'elle  vient  de  faire  en  géométrie,  en 
astronomie,  en  acoustique.  Platon  lui-même,  lorsqu'il 
nous  explique  a  priori,  par  la  bouche  de  Timée,  le 
plan  suivi  par  Dieu  dans  l'ordonnance  du  monde, 
expose  une  astronomie,  une  physique  et  une  physio- 
logie qui  répondent  précisément  à  l'état  fort  impar- 
fait des  connaissances  de  l'époque  où  il  vivait.  Dans 
l'ordre  social,  sa  République  nous  représente  une 
construction  imaginaire,  dont  la  plupart  des  maté- 
riaux sont  empruntés  à  des  données  contemporaines. 
Cette  notion  de  la  beauté,  qui  donne  tant  de  charme 
et  d'éclat  aux  écrits  du  philosophe  grec,  est  la  même 
que  celle  des  artistes  de  son  temps.  En  face  du  mer- 
veilleux développement  de  l'art  grec,  la  théorie  du 
beau  s'élève  :  théorie  a  priori  et  absolue  en  appa- 


28  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

renée,  en  réalité  conçue  à  l'aide  de  données  exté- 
rieures présentes  sous  les  yeux  du  philosophe. 

Descartes,  pour  arriver  à  la  réforme  de  la  philoso- 
phie, n'échappe  pas  à  la  loi  commune.  Il  termine  le 
Discours  sur  la  Méthode  en  annonçant  qu'il  a  exposé 
les  lois  de  la  nature  c  sans  appuyer  ses  raisons  sur 
aucun  autre  principe  que  sur  les  perfections  infinies 
de  Dieu  »  ;  d'où  il  pense  déduire  les  propriétés  de  la 
lumière,  les  systèmes  des  astres,  la  distribution  de 
l'air  et  de  l'eau  à  la  surface  de  la  terre,  la  formation 
des  montagnes,  des  rivières,  des  métaux,  des  plantes, 
et  jusqu'à  la  structure  de  l'homme.  —  Mais  le  raison- 
nement fondé  sur  les  attributs  de  Dieu  le  conduira-t-il 
à  quelque  découverte  nouvelle?  Nullement;  ses  résul- 
tats sont  tout  simplement  conformes  aux  connais- 
sances positives  que  l'on  avait  acquises  par  l'expé- 
rience au  milieu  du  xvir  siècle.  Descartes  supprima 
son  livre  à  cause  de  la  condamnation  de  Galilée, 
dont  il  partageait  les  opinions  sur  le  système  du 
monde.  S'il  avait  vécu  cinquante  ans  plus  tôt,  nous 
n'aurions  pas  éprouvé  cette  perte.  Descartes,  resté 
fidèle  aux  opinions  astronomiques  du  xvr  siècle, 
eût  été  orthodoxe  :  il  aurait  démontré  a  priori  que 
le  soleil  tourne  autour  de  la  terre. 

Hegel  enfin,  pour  terminer  par  un  contemporain, 
n'échappe  pas  à  la  nécessité  commune  de  la  meta- 


SCIENCE  IDÉALE  ET  SCIENCE  POSITIVE.        29 

physique  :  Tunivers,  qu'il  croit  avoir  construit  uni- 
quement à  l'aide  de  la  logique  transcendante,  se 
trouve  conforme  de  point  en  point  aux  connaissances 
a  posteriori.  C'est  ainsi  qu'il  dresse  a  priori  toute  la 
philosophie  de  l'histoire  de  son  temps,  non  sans  en 
grossir  les  derniers  événements,  par  un  effet  d'optique 
naturel  à  un  contemporain.  S'il  fallait  pénétrer  plus 
avant  dans  son  système,  je  pourrais  montrer  com- 
ment la  vue  profonde  qui  fait  tout  reposer  sur  le  pas- 
sage perpétuel  de  l'être  au  phénomène  et  du  phéno- 
mène à  l'être  est  sortie  des  progrès  mêmes  des 
sciences  expérimentales.  Il  suffit  pour  le  concevoir  de 
jeter  un  coup  d'oeil  sur  le  développement  des  con- 
naissances scientifiques  relatives  au  feu  et  à  la  lu- 
mière. A  l'origine,  le  feu  était  regardé  comme  un  élé- 
ment,  comme  un  être,  à  un  titre  aussi  complet,  aussi 
absolu  que  n'importe  quel  autre.  Aujourd'hui  ce  n'est 
plus  qu'un  phénomène,  un  mouvement  spécial  des 
particules  matérielles.  Il  y  a  plus  :  après  avoir  établi 
une  distinction  entre  la  flamme  et  les  particules 
enflammées,  on  a  voulu  pendant  quelque  temps  don- 
ner à  la  première  pour  support  un  être,  un  fluide 
particulier,  le  calorique,  dont  la  combinaison  avec 
les  éléments  constituerait  les  corps  tels  que  nous  les 
connaissons.  C'était  l'opinion   de  Lavoisier.  Mais 
voici  aujourd'hui  que  l'être  calorique  s'évanouit  à 


•'  i* . 


30  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

son  tour  et  se  résout  en  un  pur  phénomène  de  mou- 
vement. Le  principe  de  contradiction  absolue  entre 
l'être  et  le  phénomène,  sur  lequel  reposait  la  vieille 
logique  abstraite,  cesse  d'être  applicable  aux  réalités. 
Pour  la  science  moderne,  aussi  bien  que  pour  le 
langage  ligure  de  nos  aïeux,  les  Aryas  et  les  Hel- 
lènes, l'être  et  le  phénomène  se  confondent  dans  leur 
perpétuelle  transformation. 

Cette  impuissance  de  la  logique  pure  tient  à  une 
cause  plus  générale.  Pour  raisonner,  nous  sommes 
forcés  de  substituer  aux  réalités  certaines  abstrac- 
tions plus  simples,  mais  dont  l'emploi  enlève  aux 
conclusions  leur  rigueur  absolue.  Telle  est  la  cause 
qui  rend  illusoires  toutes  les  déductions  des  systèmes 
philosophiques.  Malgré  leurs  prétentions,  ils  n'ont 
jamais  fait  et  ils  n'ont  pu  faire  autre  chose  que 
retrouver,  au  moyen  d'un  a  priori  prétendu,  les  con- 
naissances de  leur  temps. 

Cependant,  si  leur  méthode  doit  être  abandonnée, 
en  sera-t-il  de  même  des  problèmes  qu'ils  ont  abor- 
dés? Doit-on  renoncer  à  toute  opinion  sur  les  fins  et 
sur  les  origines,  c'est-à-dire  sur  la  destinée  de  l'in- 
dividu, de  l'humanité  et  de  l'univers?  Chose  étrange  1 
cette  science  a  été  la  première  qui  ait  excité  la  cu- 
riosité humaine,  et  c'est  elle  aujourd'hui  qui  a  be- 
soin d'être  justifiée.  L'obstination  de  l'esprit  humain 


SCIENCE  IDÉALE  ET  SCIENCE   POSITIVE.        31 

à  reproduire  ces  problèmes  prouve  qu'ils  sont  fon- 
dés sur  des  sentiments  généraux  et  innés  au  cœur 
humain,  sentiments  qui  doivent  être  distingués  soi- 
gneusement des  constructions  échafaudées  à  tant  de 
reprises  pour  les  satisfaire.  Ils  sont  donc  légitimes 
en  tant  que  sentiments.  Faut-il  les  chasser  du  do- 
maine de  la  science,  parce  quMIs  ne  peuvent  être 
résolus  avec  certitude,  et  en  abandonner  la  solution 
au  mysticisme?  Je  ne  le  pense  pas. 

La  méthode  véritable  de  la  science  idéale  résulte 
clairement  des  données  inscrites  dans  l'histoire 
même  de  la  philosophie.  Il  s'agit  de  faire  mainte- 
nant avec  méthode  et  pleine  connaissance  de  cause 
ce  que  les  systèmes  ont  fait  avec  une  sorte  de  dissi- 
mulation inconsciente.  En  unmot,  dans  cesproblèmes 
comme  dans  les  autres,  il  faut  accepter  les  conditions 
de  toute  connaissance,  et,  sans  prétendre  désormais 
à  une  certitude  illusoire,  subordonner  la  science 
idéale  à  la  même  méthode  qui  fait  le  fondement 
solide  de  la  science  positive.  Pour  construire  la 
science  idéale,  il  n'y  a  qu'un  seul  moyen,  c'est  d'ap- 
pliquer à  la  solution  des  problèmes  qu'elle  pose  tous 
les  ordres  de  faits  que  nous  pouvons  atteindre,  avec 
leurs  degrés  inégaux  de  certitude,  ou  plutôt  de  pro- 
babilité. 

Ici  chaque  science  apportera  ses  résultats  les  plus 


\ 


32  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

généraux.  Les  mathématiques  mettent  à  nu  les  mé- 
canismes logiques  de  l'intelligence  humaine;  la 
physique  nous  révèle  l'existence,  la  coordination, 
la  permanence  des  lois  naturelles;  l'astronomie 
non  montre  réalisées  les  conceptions  abstraites  de 
la  mécanique,  l'ordre  universel  de  l'univers  qui  en 
découle,  enfîn  la  périodicité  qui  est  la  loi  générale 
des  phénomènes  célestes. 

C'est  l'étude  de  ces  sciences  qui  nous  conduit 
d'abord  à  exclure  du  monde  l'intervention  de  toute 
volonté  particulière,  c'est-à-dire  l'élément  surna- 
turel. Aux  débuts  de  l'humanité,  tout  phénomène 
était  regardé  comme  le  produit  d'une  volonté  par- 
ticulière. L'expérience  perpétuelle  nous  a,  au  con- 
traire, appris  qu'il  n'en  était  jamais  ainsi.  Toutes  les 
fois  que  les  conditions  d'un  phénomène  se  trouvent 
réalisées,  il  ne  manque  jamais  de  se  produire. 

Avec  la  chimie  s'introduisent  pour  la  première 
fois  les  notions  d'être  ou  de  substance  individuelle. 
La  plupart  des  vieilles  formules  de  la  métaphysique 
s'y  trouvent  en  quelque  sorte  réalisées  sous  une 
forme  concrète  ;  mais  en  même  temps  apparaissent 
des  notions  nouvelles,  relatives  aux  transformations 
perpétuelles  de  la  matière,  à  ses  combinaisons  et  à 
ses  âécompositions,  aux  propriétés  spécifiques  inhé- 
rentes à  son  existence  même.  C'est  ici  que  la  puis- 


SCIENCE  IDÉALE  ET  SCIENCE  POSITIVE.        33 

sance  créatrice  de  l'homme  se  manifeste  avec  le  plus 
d'étendue,  soit  pour  reproduire  les  êtres  naturels 
par  la  connaissance  des  lois  qui  ont  présidé  à  leur 
formation,  soit  pour  en  fabriquer,  en  vertu  de  ces 
lois  mêmes,  une  infinité  d'autres  que  la  nature 
n'aurait  jamais  enfantés. 

Au  delà  de  la  chimie  commencent  les  sciences  de 
la  vie,  c'est-à-dire  la  physiologie,  cette  physique  des 
êtres  vivants,  qui  poursuit  la  connaissance  de  leurs 
mécanismes  ;  puis  la  science  des  animaux  et  celle 
des  végétaux,  concentrées  jusqu'à  présent  dans 
l'étude  des  classifications.  C'est  cette  dernière  étude 
que  l'on  appelle  la  méthode  naturelle  en  zoologie  et 
en  botanique  :  elle  manifeste  à  la  fois  certains  cadres 
nécessaires  de  la  connaissance  humaine  et  certains 
principes  généraux  qui  paraissent  régler  l'harmonie 
de  structure  et  la  formation  même  des  êtres  vivants. 
La  science  arrivera-t-elle  un  jour  à  une  connais- 
sance plus  claire  de  ces  derniers  principes,  de  façon 
à  s'emparer  de  la  loi  génératrice  des  êtres  vivants, 
comme  elle  a  réussi  à  s'emparer  de  la  loi  génératrice 
des  êtres  minéraux?  Il  est  facile  de  comprendre 
quelle  serait  l'importance  philosophique  d'une  pa- 
reille découverte.  L'affirmation  peut  passer  à  juste 
titre p6ur  téméraire  ;  mais  peut-être  la  négation  l'est- 
elle  encore  davantage,  comme  exposée  à  être  ren- 


34  SCIENCE  £T  PHILOSOPHIE. 

versée  demain  par  quelque  découverte  inattendue. 

Nous  voici  parvenus  dans  un  ordre  nouveau,  celui 
des  phénomènes  historiques.  A  révolution  néces- 
saire du  système  solaire  et  des  métamorphoses 
géologiques  succède  un  monde  où  la  liberté  est  ap- 
parue avec  la  race  humaine  :  celle-ci  a  introduit  dans 
les  choses  un  élément  nouveau  et  changé  le  cours 
des  fatalités  naturelles.  A  ce  point  de  vue,  l'histoire 
forme  parmi  les  sciences  un  groupe  à  part.  Malheu- 
reusement les  lois  de  Thistoire  sont  plus  difticiles  à 
découvrir  que  celles  du  monde  physique,  parce  que, 
dans  l'histoire,  l'expérimentation  n'intervient  guère 
et  que  l'observation  est  toujours  incomplète.  Jamais 
nous  ne  pourrons  connaître  un  passé  que  nous  ne 
pouvons  restituer,  pour  le  faire  apparaître  encore 
une  fois  devant  nos  yeux,  je  dis  avec  la  même  certi- 
tude qu'une  série  de  phénomènes  physiques.  Vous 
savez  mieux  que  personne  par  quels  merveilleux 
artifices  de  divination,  appuyés  sur  les  indices  les 
plus  divers,  l'historien  supplée  à  cette  éternelle  im- 
puissance, et  reconstitue,  en  partie  par  les  faits,  en 
partie  par  l'imagination,  un  monde  qu'il  n'a  pas 
connu,  que  personne  ne  reverra  jamais. 

Parmi  les  résultats  généraux  qui  sortent  de  l'étude 
de  l'histoire,  il  en  est  un  fondamental,  au  point  de 
vue  philosophique  :  c'est  le  fait  du  progrès  incessant 


SCIENCE  IDEALE  ET  SCIENCE  POSITIVE.  85 

des  sociétés  humaines,  progrès  dans  la  science,  pro- 
grès dans  les  conditions  matérielles  d'existence, 
progrès  dans  la  moralité,  tous  trois  corrélatifs.  Si 
Ton  compare  la  condition  des  masses,  esclaves  dans 
l'antiquité,  serves  dans  le  moyen  âge,  aujourd'hui 
livrées  à  leur  propre  liberté  sous  la  seule  condition 
d'un  travail  volontaire,  on  reconnaît  là  une  évo^ 
lution  manifestement  progressive.  En  s'attachant 
aux  grandes  périodes,  on  voit  clairement  que  le  rôle 
de  Terreur  et  delà  méchanceté  décroît,  à  proportion 
que  Ton  s'avance  dans  l'histoire  du  monde.  Les 
sociétés  deviennent  de  plus  en  plus  policées,  et  j'ose- 
rai dire  de  plus  en  plus  vertueuses.  La  somme  du 
bien  va  toujours  en  augmentant,  et  la  somme  du 
mal  en  diminuant,  à  mesure  que  la  somme  de  vérité 
augmente  et  que  l'ignorance  diminue  dans  l'huma- 
nité. C'est  ainsi  que  la  notion  du  progrès  s'est 
dégagée  comme  un  résultat  a  posteriori  des  études 
historiques. 

Enfin,  au  sommet  de  la  pyramide  scientifique 
viennent  se  placer  les  grands  sentiments  moraux  de 
l'humanité,  c'est-à-dire  le  sentiment  du  beau,  celui 
du  vrai  et  celui  du  bien,  dont  l'ensemble  constitue 
pour  nous  l'idéal.  Ces  sentiments  sont  des  faits 
révélés  par  l'étude  de  la  nature  humaine  :  derrière 
le  vrai,  le  beau,  le  bien,  l'humanité  a  toujours  senti. 


36  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

sans  la  coonaltre,  qu'il  existe  une  réalité  souve- 
raine dans  laquelle  réside  cet  idéal,  c'est-à-dire  Dieu, 
le  centre  et  Tunilé  mystérieuse  et  inaccessible  vers 
laquelle  converge  Tordre  universel.  Le  sentimentseul 
peut  nous  y  conduire;  ses  aspirations  sont  légitimes, 
pourvu  qu'il  ne  sorte  pas  de  son  domaine  avec  la 
prétention  de  se  traduire  par  des  énoncés  dogmati- 
ques et  a  priori  dans  la  région  des  faits  positifs. 

Sciences  physiques,  sciences  morales,  c'est-à-dire 
sciences  des  réalités  démontrables  par  l'observation 
ou  par  le  témoignage,  telles  sont  donc  les  sources 
uniques  de  la  connaissance  humaine.  C'est  avec 
leurs  notions  générales  que  nous  devons  ériger  la 
pyramide  progressive  de  la  science  idéale.  Aucun 
problème  n'est  interdit  à  celle-ci  :  loin  de  là,  elle  seule 
a  qualité  pour  les  résoudre  tous,  car  la  méthode  que 
je  viens  d'exposer  est  la  seule  qui  conduise  à  la 
vérité. 

Quelle  est  la  certitude  des  résultats  fournis  par  la 
méthode  qui  nous  sert  de  guide  dans  la  science 
idéale,  voilà  ce  qui  nous  reste  à  examiner.  La  vérité, 
nous  devons  l'avouer,  ne  saurait  être  atteinte  par  la 
science  idéale  avec  la  même  certitude  que  par 
la  science  positive.  Ici  éclate  l'imperfection  de  la 
nature  humaine.  En  effet,  la  science  idéale  n'est  pas 
entièrement  formée,  comme  la  science  positive,  par 


SCIENCE  IDÉALE  ET  SCIENCE   POSITIVE.         37 

une  trame  continue  de  faits  enchaînés  à  Taide  de 
relations  certaines  et  démontrables.  Les  notions 
générales  auxquelles  arrive  chaque  science  particu- 
lière sont  disjointes  et  séparées  les  unes  des  autres 
dans  une  même  science,  et  surtout  d'une  science  à 
l'autre.  Pour  les  réunir  et  en  former  un  tissu 
continu,  il  faut  recourir  aux  tâtonnements  et  à  l'ima- 
gination, combler  les  vides,  prolonger  les  lignes. 
C'est  en  quelque  sorte  un  édifice  caché  derrière  un 
nuage  et  dont  on  aperçoit  seulement  quelques  con- 
tours. Cette  opération  est  nécessaire,  car  chaque 
homme  l'accomplit  à  son  tour,  et  construit  à  sa 
manière,  d'après  son  intelligence  et  son  sentiment, 
le  système  complet  de  l'univers;  mais  il  ne  faut  pas 
se  faire  illusion  sur  le  caractère  d'une  telle  construc- 
tion. Plus  on  s'élève  dans  l'ordre  des  conséquences, 
plus  on  s'éloigne  des  réalités  observées,  plus  la  cer- 
titude,  ou,  pour  mieux  dire,  la  probabilité  diminue. 
Ainsi,  tandis  que  la  science  positive  une  fois  con- 
stituée l'est  à  jamais,  la  science  idéale  varie  sans  cesse 
et  variera  toujours.  C'est  la  loi  même  de  la  connais- 
sance humaine.  Ce  qu'il  s'agit  de  faire  aujourd'hui, 
c'est  de  constater  cette  loi  et  de  s'y  conformer,  en 
sachant  à  l'avance  que  tout  système  n'a  de  vérité 
qu'en  proportion,  non  de  la  rigueur  de  ses  raison- 
nements, mais  de  la  somme  de  réalités  que  l'on  y 


38  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

introduit.  Il  ne  s'agit  plus  désormais  de  choisir  le 
système,  le  point  de  vue  le  plus  séduisant  par  sa 
clarté  ou  par  les  espérances  qu'il  entretient.  Rien  ne 
sert  de  se  tromper  soi-même.  Les  choses  sont,  d'une 
manière  déterminée,  indépendantes  de  notre  désir  et 
de  notre  volonté. 

Parmi  les  hommes  distingués  qui  font  aujourd'hui 
profession  de  métaphysique,  beaucoup  ne  paraissent 
pas  encore  avoir  compris  cette  nouvelle  manière  de 
poser  le  problème;  ils  discutent  contre  des  faits  qui 
ne  sauraient  être  attaqués  par  le  syllogisme;  ils  affir- 
ment comme  des  réalités  ce  qu'ils  ont  emprunté  au 
seul  raisonnement.  Faute  de  comprendre  le  point  de 
vue  des  savants,  ils  argumentent  contre  le  matéria- 
lisme, le  spiritualisme,  le  panthéisme,  etc.  ;  ils 
fabriquent  des  définitions  et^en  déduisent  des  con- 
séquences pour  les  combattre.  Il  est  plus  d'un  phi- 
losophe qui  crée  des  chimères  pour  avoir  le  mérite 
de  les  dissiper,  sans  s'apercevoir  que  le  progrès  de 
l'esprit  humain  a  changé  les  pôles  de  la  démonstra- 
tion, et  qu'il  s'escrime  contre  ses  propres  fantômes 
dans  l'arène  solitaire  de  la  logique  abstraite.  Tous 
ces  procédés  sont  précisément  l'opposé  de  la  philo- 
sophie expérimentale,  qui  déclare  toute  définition 
logique  du  réel  impossible,  et  qui  repousse  toute 
déduction  absolue  et  a  priori. 


SCIE  NCE  IDÉALE  ET  SCIENCE  POSITIVE.        39 

Enrésumé,  la  science  idéale  reprend  les  problèmes 
de  l'ancienne  métaphysique,  au  point  de  vue  des 
existences  réelles  et  par  une  méthode  empruntée  à 
la  science  positive;  mais  elle  ne  peut  arriver  à  la 
même  certitude.  Si  elle  par^'ent  à  certains  grands 
traits  généraux,  tirés  de  la  connaissance  de  la 
nature  humaine  et  du  monde  extérieur,  elle  assemble 
ces  traits  par  des  liens  individuels.  A  côté  des  faits 
démontrés,  la  fantaisie  tient  et  tiendra  toujours  ici 
la  part  la  plus  large.  La  même  chose  arrivait  dans 
les  anciens  systèmes;  seulement  on  exposait  a prtort, 
et  comme  les  résultats  nécessaires  du  raisonnement, 
ce  même  assemblage  de  réalité  et  d'imagination  que 
nous  devons  désormais  présenter  sous  son  véritable 
caractère. 

Vous  avez  exposé  votre  manière  de  comprendre 
le  système  général  des  choses,  en  vous  appuyant 
sur  l'ensemble  des  faits  que  vous  connaissez,  et  en 
achevant  la  construction  à  votre  point  de  vue  per- 
sonnel. Peut-être  aussi  composerai-je  un  jour  mon 
De  Naturâ  rerum^  qui,  malgré  notre  accord  sur  la 
méthode,  différera  sans  doute  à  quelques  égards  du 
vôtre  :  aujourd'hui,  j'ai  préféré  mettre  en  évidence 
le  caractère  de  la  méthode  nouvelle,  dire  en  quoi 
elle  diffère  de  la  méthode  ancienne,  et  montrer  com- 
ment, à  côté  de  la  science  positive  et  universelle, 


/ 


40  SCIENCE  ET  PHILOSO  PHIE. 

qui  s'impose  par  sa  certilude  propre,  puisqu'elle 
n'affirme  que  des  réalités  observables,  on  peut  élever 
la  science  idéale,  —  tout  aussi  nécessaire  que  la 
science  positive,  mais  dont  les  solutions,  au  lieu 
d'être  imposées  et  dogmatiques  comme  autrefois, 
ont  désormais  pour  principal  fondement  les  opinions 
individuelles  et  la  liberté. 


t  . 


LA  SYNTHÈSE 


DES  MATIÈRES  ORGANIQUES 


A  partir  du  jour  où  Lavoisier  Tonda  la  chimie 
sur  la  base  définitive  des  corps  simples,  le  domaine 
minéral  de  celte  science  ne  tarda  pas  à  être  parcouru 
dans  tous  les  sens,  ses  limites  furent  tracées,  ses  lois 
générales  découvertes.  Bientôt  on  put  à  volonté  dé- 
composer toute  substance  minérale,  la  résoudre  par 
l'analyse  dans  les  éléments  qui  la  constituent;  puis, 
à  rinverse,  on  réussit  presque  toujours  à  reconsti- 
tuer le  composé  primitif  par  Tunion  des  corps 

i.  Cet  article  résame  les  idées  générales  développées  en  1860  dans 
mon  livre  intitulé  :  Chimie  organique  fondée  sur  la  Synthèse  chi- 
mique, livre  dont  j*ai  reproduit  l'introduction  dans  un  ouvrage  spécial 
faisant  partie  de  la  Bibliothèque  internationale,  publiée  chez  Alcan. 


42  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

simples  que  l'analyse  avait  mis  en  évidence;  il  devint 
en  général  facile  d'expliquer  et  de  reproduire  les 
conditions  naturelles  dans  lesquelles  ce  composé 
pouvait  avoir  pris  naissance. 

Lorsqu'on  essaya  d'aborder  par  les  mêmes  mé- 
thodes l'étude  des  matières  organiques,  on  reconnut 
aussitôt  une  différence  radicale.  A  la  vérité,  on  par- 
vint aisément  à  décomposer  ces  matières  et  à  les 
ramener  à  leurs  éléments.  Ceux-ci  se  trouvèrent 
même  bien  moins  nombreux  que  les  éléments  des 
minéraux;  car  ils  se  réduisent  presque  exclusive- 
ment à  quatre  corps,  savoir  :  le  carbone,  l'hydrogène, 
l'oxygène  et  l'azote.  Mais,  dès  qu'il  s'agit  de  recom- 
poser les  matières  organiques  à  l'aide  des  éléments 
mis  en  évidence  par  l'analyse,  dès  que  l'on  teala  de 
reproduire,  par  l'art,  la  variété  infinie  de  leurs  étals 
et  de  leurs  métamorphoses  naturelles,  tous  les  efforts 
demeurèrent  infructueux.  Une  barrière,  en  appa- 
rence insurmontable,  s'éleva  dès  lors  entre  la  chimie 
organique  et  la  chimie  minérale. 

Pour  bien  saisir  toute  la  difficulté  d'un  semblable 
problème,  il  suffit  de  savoir  que  les  composés  orga- 
niques se  rencontrent  exclusivement  au  sein  des 
êtres  vivants,  qu'ils  résultent  de  l'association  d'élé- 
ments peu  nombreux,  suivant  des  proportions  fixes 
pour  chacun  de  ces  composés,  et  cependant  variées 


SYNTHÈSR  DES  MATIÈRES  ORGANIQUES.         43 

presque  à  Finfini,  quant  à  la  multitude  et  aux  pro- 
priétés de  ces  mêmes  composés.  Ces  derniers  consti- 
tuent des  groupements  mobiles,  instables,  qui  se 
forment  et  subsistent  seulement  dans  des  conditions 
délicates  et  compliquées,  conditions  qui  n'avaient 
point  été  réalisées  jusqu'ici,  si  ce  n'est  dans  le  sein 
des  êtres  oi^anisés.  L'ensemble  de  ces  circonstances, 
et  surtout  l'impuissance  de  la  chimie  à  reproduire 
l'association  du  carbone  avec  l'hydrogène  et  les 
composés  si  divers  auxquels  cette  association  donne 
naissance,  tout  avait  concouru  à  faire  regarder,  par 
la  plupart  des  esprits,  la  séparation  entre  la  chimie 
minérale  et  la  chimie  organique  comme  infranchis- 
sable. 

En  effet,  rien  de  plus  étrange  en  apparence  que 
les  idées  chimiques,  dans  leur  application  à  un  ani- 
mal ou  à  un  végétal.  A  la  place  de  ces  organes  si 
divers  et  disposés  cependant  pour  une  fin  commune 
et  déterminée,  à  la  place  de  ces  tissus  élémentaires 
formés  de  fibres  et.  de  cellules,  &  la  place  de  ces 
derniers  éléments  visibles,  dans  lesquels  l'analyse 
microscopique  résout  les  diverses  parties  d'un  être 
vivant,  la  chimie  conçoit  un  assemblage  indéfini  de 
principes  immédiats  définis,  tels  que  les  acides  et  les 
alcalis  végétaux,  le  ligneux  et  l'amidon,  les  sucres, 
la  stéarine,  l'oléine  et  les  autres  corps  gras,  l'albu- 


U  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

mine,  la  fibrine,  les  essences  volatiles,  etc.  ;  sortes 
d'êtres  abstraits  dont  les  caractères  et  les  propriétés 
sont  envisagés  indépendamment  des  apparences 
qu'ils  peuvent  affecter  dans  l'être  vivant.  A  la  vérité, 
ces  apparences  et  ces  formes  ne  dépendent  point 
des  lois  chimiques  proprement  dites;  mais  les  en- 
sembles déterminés  qui  résultent  de  leur  assem- 
blage, c'est-à-dire  les  êtres  vivants  eux-mêmes  ne  sont 
plus  conçus,  au  point  de  vue  chimique,  que  comme 
des  sortes  de  laboratoires,  où  les  principes  matériels 
s'assimilent,  s'éliminent,  se  transforment  sans  cesse, 
suivant  des  lois  invariables  que  l'analyse  s'efforce 
de  pénétrer. 

L'étonnement  redouble  si  l'on  songe  que  les  prin- 
cipes immédiats  des  êtres  vivants ,  premiers  termes  iso 
lés  par  l'analyse  chimique,  peuvent  être  à  leur  tour 
détruits  par  une  analyse  ultérieure  et  ramenés  à  trois 
ou  quatre  corps  élémentaires,  pareils  à  ceux  que  ré- 
vèle l'anal  Ysc  minérale.  Combien  ces  éléments  ressera- 
blent  peu  aux  êtres  qui  les  fournissent  en  se  décom- 
posant !  Sur  quatre  corps  simples  constitutifs  des 
êtres  vivants,  trois  sont  gazeux,  savoir  l'oxygène  et 
l'azote,  éléments  de  l'air,  l'hydrogène,  partie  con- 
stitutive de  l'eau;  tandis  que  le  quatrième  est  solide 

• 

et  fixe  :  c'est  le  carbone,  le  plus  caractéristique  de 
tous  les  éléments  qui  concourent  à  la  formation  des 


SYNTHÈSK  DES  MATIÈRES  ORGANIQUES.        45 

substances  organiques.  Ces  quatre  corps  simples 
fondamentaux,  unis  à  de  faibles  proportions  de 
soufre,  de  phosphore  et  de  diverses  autres  matières, 
sont  les  seuls  éléments  que  la  nature  mette  en  œuvre 
dans  la  génération  de  Tinfinie  variété  des  substances 
végétales  et  animales.  Leur  combinaison  donne  nais- 
sance à  des  millions  de  substances  distinctes  et  dé- 
unies. 

Il  est  maintenant  aisé  de  comprendre  combien  sont 
délicats  et  difficiles  les  problèmes  de  synthèse  en 
chimie  organique;  car  il  s'agit,  pour  le  chimiste,  de 
reproduire,  parles  moyens  dont  il  dispose  et  à  l'aide 
des  seuls  corps  simples,  réduits  au  nombre  de  quatre, 
la  multitude  immense  des  principes  immédiats  qui 
constituent  les  êtres  vivants;  il  s'agit  en  même  temps 
d'imiter  la  suite  des  métamorphoses  pondérales 
subies  par  ces  principes  et  en  vertu  desquelles  les 
animaux  et  les  végétaux  .se  nourrissent,  subsistent 
et  se  développent.  Dans  ce  nouvel  ordre  de  recher- 
ches, les  obstacles  sont  si  grands,  que  Ton  avait  même 
refusé  pendant  longtemps  d'admettre  la  possibilité 
du  succès,  et  que  l'on  avait  tracé,  je  le  répète,  une 
démarcation  presque  absolue  entre  la  chimie  miné- 
rale et  la  chimie  organique. 

Une  telle  démarcation  était  conforme  à  la  marche 
progressive  suivie  par  la  science  jusqu'à  l'époque  de 


46  SCIENCE   ET  PHILOSOPHIE. 

mes  travaux,  et  à  la  nature  des  méthodes  qu'elle  sa- 
vait employer  alors.  Cette  marche  avait  été  essentielle- 
ment analytique.  Partis  de  l'étude  des  principes  im- 
médiats qui  entrent  dans  la  constitution  des  végétaux 
et  des  animaux,  les  chimistes  se  sont  bornés  d'abord 
à  les  extraire,  aies  définir,  à  les  étudier  en  eux- 
mêmes  et  à  reconnaître  la  nature  des  produits 
extrêmes  de  leur  décomposition  :  carbone,  hydro- 
gène, azote,  eau,  acide  carbonique,  ammoniaque, 
etc.  Plus  tard,  ils  ont  cherché  à  les  transformer  les 
uns  dans  les  autres  et  à  produire  de  nouvelles  ma- 
tières, analogues  aux  principes  organiques  naturels, 
en  détruisant  ceux-ci  par  les  réactifs,  à  l'aide  de  pro- 
cédés systématiquement  ordonnés.  Des  composés 
complexes,  fixes  et  souvent  incristallisables,  formés 
sous  rinfluence  de  la  vie,  on  passait  aux  substances 
volatiles  et  définies,  plus  simples  que  les  premières  ; 
de  celles-ci,  à  des  corps  plus  simples  encore;  puis 
enfin  aux  éléments. 

Tous  ces  changements,  dus  à  l'influence  des  réac- 
tifs, présentaient  un  caractère  commun:  les  élé- 
ments des  corps  qui  les  éprouvent  se  trouvaient  de 
plus  en  plus  rapprochés  de  leur  séparation  finale.  En 
un  mot,  au  lieu  de  décomposer  complètement  et  du 
premier  coup  les  combinaisons  organiques  formées 
sous  l'influence  de  la  vie,  on  les  décomposait  par 


SYNTHÈSE  DES  MATIÈRES  ORGANIQUES.         f 

degrés  successifs  et  suivant  une  échelle  régulière,  en 
passant  du  composé  primitif  à  des  composés  moins 
compliqués,  de  ceux-ci  à  d'autres,  et  ainsi  de  proche 
en  proche,  jusqu'à  ce  qu'on  eût  atteint  les  termes 
simples  d'une  destruction  totale.  De  là  cette  belle 
série  de  travaux  poursuivis  pendant  trente  années, 
de  1830  à  1860,  qui  ont  permis  d'obtenir  tant  d'êtres 
artificiels  par  la  voie  des  décompositions  ménagées, 
et  qui  ont  jeté  les  bases  analytiques  de  la  classifica- 
tion des  substances  organiques.  Mais  on  ne  savait 
point  remonter  cette  échelle,  partir  des  corps  élé- 
mentaires pour  former,  par  le  seul  jeu  des  affinités 
que  l'on  a  coutume  de  mettre  en  œuvre  dans  la 
nature  inorganique,  des  carbures  d'hydrogène,  puis 
des  alcools  et  des  composés  de  plus  en  plus  compli- 
qués. , 

Aussi  les  lois  de  la  combinaison  observées  en 
chimie  minérale  semblaient-elles  insuffisantes  pour 
expliquer  les  faits  observés  dans  la  nature  orga- 
nique :  comme  si  quelque  chose  de  vital  demeurait 
jusqu'au  bout  dans  les  principes  organiques  et  leur 
imprimait  ce  cachet  originel,  qui  donne  à  ces  corps 
un  air  de  famille  et  les  fait  reconnaître  à  l'instant. 

Celte  dififérence  fondamentale  entre  l'état  d'a- 
vancement de  la  chimie  organique  et  celui  de  la 
chimie  minérale  se  retrouvait  jusque  dans  le  mode 


*  » 


4g 


SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 


d'exposition  suivi  dans  renseignement  de  ces  deux 
sciences.  Tandis  que  la  chimie  minérale  part  des 
corps  simples  et  s'élève  graduellement  aux  compo- 
sés binaires,  ternaires,  etc.,  qui  résultent  de  la  com- 
binaison de  ces  corps  simples,  pris  deux  à  deux, 
trois  à  trois,  etc.  ;  tandis  qu'elle  va  toujours  du 
simple  au  composé;  la  chimie  or  ganique procédait 
en  général  inversement.  Jusque  vers  1860,  tous  les 
auteurs  qui  Tont  exposé,  en  marchant  du  connu  à 
l'inconnu  et  sans  autre  point  d'appui  que  les  consi- 
dérations expérimentales,  ont  du  prendre  leur  point 
de  départ  dans  les  produits  immédiats  de  Torganisa- 
tion.  En  général,  ils  ont  procédé  du  ligneux  et  de 
l'amidon  au  sucre,  du  sucre  et  l'alcool,  de  l'alcool 
enfin  aux  carbures  d'hydrogène  ;  c'est-à-dire  qu'ils 
sont  partis  des  corps  les  plus  composés,  parmi  ceux 
que  nous  rencontrons  dans  les  êtres  vivants,  puis  ils 
sont  descendus  par  une  analyse  successive,  se  con- 
formant d'ailleurs  à  la  marche  de  l'expérience  elle- 
même,  et  traversant  l'étude  d'êtres  de  plus  en  plus 
simples,  jusqu'aux  composés  binaires  et  jusqu'aux 
éléments.  Mélange  singulier,  quoique  nécessaire,  de 
chimie  et  d'histoire  naturelle,  qui  ôtait  à  la  science 
une  partie  de  sa  rigueur  abstraite. 

La  science  se  trouvait  dès  lors  comme  suspendue 
dans  le  vide  et  privée  d'une  base  indépendante. , 


SYNTHÈSE  DES  MATIÈRES  ORGANIQUES.         49 

On  voit  par  ces  développements  quelles  différences 
ont  séparé  d'abord  la  chimie  organique  et  la  chimie 
minérale,  sous  le  Iriple  rapport  de  la  marche  géné- 
rale des  découvertes,  de  la  nature  des  méthodes  et 
de  la  manière  d'enseigner  Tensemble  de  la  science. 
Ces  différences  tenaient  essentiellement  à  Timpuis- 
sance  de  la  synthèse  en  chimie  organique,  opposée  à 
sa  puissance  en  chimie  minérale. 

Pour  expliquer  cette  impuissance,  on  tirait  une 
raison  spécieuse  de  l'intervention  de  la  force  vitale, 
seule  apte  jusque-là  à  composer  les  substances  orga- 
niques. C'était,  disait-on,  une  force  particulière, 
qui  réside  dans  la  nature  vivante  et  qui  triomphe 
des  forces  moléculaires  propres  aux  éléments  de  la 
matière  inorganique.  Et  l'on  ajoutait  :  c  C'est  celte 
force  mystérieuse  qui  détermine  exclusivement  les 
phénomènes  chimiques  observés  dans  les  êtres 
vivants;  elle  agit  en  vertu  de  lois  essentiellement 
distinctes  de  celles  qui  règlent  les  mouvements  de 
la  matière  purement  mobile  et  quiescible.  Elle  im- 
prime à  celle-ci  des  états  d'équilibre  particuliers,  et 
qu'elle  seule  peut  maintenir,  car  ils  sont  incompa- 
tibles avec  le  jeu  régulier  des  affinités  minérales.  » 
Telle  était  l'explication  au  moyen  de  laquelle  Berze- 
lius  justiffait  l'imperfection  de  la  chimie  organique 
et  la  déclarait  pour  ainsi  dire  sans  remède. 


50  '    SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

Mais,  dans  Tétude  des  sciences,  et  surtout  de 
celles  qui  touchent  aux  origines,  il  faut  se  garder 
également  des  affirmations  téméraires  et  des  décla- 
rations prématurées  d'impuissance  ;  il  ne  faut  point 
restreindre  a  priori  la  portée  des  connaissances 
futures  dans  le  cercle  étroit  des  connaissances 
actuelles,  ni  surtout  poser  des  bornes  absolues,  qui 
n'expriment  autre  chose  que  notre  ignorance  pré- 
sente. Combien  de  fois  ces  bornes  ont  été  renversées, 
ces  limites  dépassées  I 

En  proclamant  ainsi  notre  impuissance  absolue 
dans  la  production  des  matières  organiques,  deux 
choses  avaient  été  confondues  :  la  formation  des 
substances  chimiques,  dont  l'assemblage  constitue 
les  êtres  organisés,  et  la  formation  des  organes  eux- 
mêmes.  Ce  dernier  problème  n'est  point  du  domaine 
de  la  chimie.  Jamais  le  chimiste  ne  prétendra  former 
dans  son  laboratoire,  et  avec  les  seuls  instruments 
dont  il  dispose,  une  feuille,  un  fruit,  un  muscle,  un 
organe.  Ce  sont  là  des  questions  qui  relèvent  de  la 
physiologie;  c'est  à  elle  qu'il  appartient  d'en  discuter 
les  termes,  de  dévoiler  les  lois  du  développement  des 
organes,  ou,  pour  mieux  dire,  les  lois  du  déve- 
loppement des  êtres  vivants  tout  entiers,  sansles- 
lesquels  aucun  organe  isolé  n'aurait  ni  sa  raison 
d'être,  ni  le  milieu  nécessaire  à  sa  formation. 


ST5THÊSE  DES  MATIÈRES  ORGANIQUES.         51 

Mais  ce  que  la  chimie  ne  peut  faire  dans  Tordre  de 
Toi^anisation,  elle  peut  Tentreprendre  daos  celui  de 
la  fabrication  des  substances  renfermées  au  sein  des 
êlres  vivants.  Si  la  structure  même  des  végétaux  et 
des  animaux  échappe  à  ses  applications;  au  contraire 
elle  a  le  droit  de  prétendre  former  les  principes 
immédiats,  c'est-à-dire  les  matériaux  chimiques  qui 
constituent  les  organes,  indépendamment  de  la 
structure  spéciale  en  fibres  et  en  cellules  que  ces 
matériaux  affectent  dans  tes  animaux  et  dans  les 
végétaux.  Cette  formation  même  et  Texplication  des 
métamorphoses  pondérales  que  la  matière  éprouve 
dans  les  êtres  vivants  constituent  un  champ  assez 
vaste,  assez  beau  :  la  synthèse  chimique  doit  le 
revendiquer  tout  entier. 

C'est  ce  nouveau  point  de  vue  général  que  j'ai 
développé  par  vingt  ans  d'études  et  d'expériences, 
consacrées  à  la  découverte  des  méthodes  par  les 
quelles  j'ai  réalisé  la  formation  des  principes  immé- 
diats, sans  le  concours  de  forces  particulières  à  la 
nature  vivante.  J'ai  entrepris  de  procéder  en  chimie 
organique  comme  on  sait  le  faire  depuis  près  d'un 
siècle  en  chimie  minérale,  c'est-à-dire  de  composer 
les  matières  organiques  en  combinant  leurs  éléments, 
à  l'aide  des  seules  forces  chimiques;  j'ai  prouvé 
que  les  afSnilés  chimiques,  la  chaleur,  la  lumière. 


52  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

rélectricité  suffisent  pour  déterminer  les  éléments  à 
s'assembler  en  composés  organiques.  Or  nous  dispo- 
sons de  ces  forces  à  notre  gré,  suivant  des  lois  régu- 
lières et  connues;  entre  nos  mains,  elles  donnent 
lieu  à  des  combinaisons  infinies  par  leur  nombre  et 
par  leur  variété.  Voilà  comment  j'ai  établi  les  lois 
générales  de  la  synthèse,  demeurées  si  longtemps 
obscures.  Cette  voie  a  été  féconde:  un  grand  nombre 
de  savants  y  sont  entrés  depuis.  Les  corps  gras 
naturels  d'abord,  puis  les  carbures  d'hydrogène  et 
les  alcools,  d'après  mes  proj)res  travaux;  puis, 
à  la  suite  et  comme  conséquence,  leurs  dérivés: 
les  acides  organiques,  les  aldéhydes,  les  camphres, 
les  essences  oxygénées,  enfin  les  alcalis,  les  amides 
et  les  matières  colorantes  ont  été  obtenus  par 
ces  méthodes.  Aujourd'hui,  nous  savons  repro- 
duire une  multitude  de  principes  naturels,  et 
nous  avons  l'espoir  légitime  de  fabriquer  tous  les 
autres. 

Le  succès  de  ces  expériences  permet  désormais 
de  présenter  l'ensemble  de  la  science  avec  toute  ri- 
gueur, en  marchant  du  simple  au  composé,  du 
connu  à  l'inconnu,  et  sans  s'appuyer  sur  d'autres 
idées  que  celles  qui  résultent  de  l'étude  purement 
physique  et  chimique  des  substances  minérales.  Au 
lieu  de  prendre  son  origine  dans  les  phénomènes  de 


SYNTHÈSE  DES  MATIÈRES  ORGANIQUES.         53 

la  vie,  la  chimie  organique  se  trouve  maintenant 
posséder  une  base  indépendante  ;  elle  peut  rendre 
à  son  tour  à  la  physiologie  les  secours  qu'elle  en  a 
si  longtemps  tirés. 

Cette  marche  nouvelle  de  la  chimie  organique 
s'efTectue  en  procédant  d'après  les  mêmes  idées  qui 
ont  fondé  la  synthèse  en  chimie  minérale.  Dans  les 
deux  casy  il  suffit  de  suivre  une  marche  inverse  de 
celle  de  l'analyse.  Or  l'analyse  organique  conduit 
à  décomposer  les  principes  naturels,  à  former  d'abord 
les  corps  volatils  et  principalement  les  alcools  et  les 
acides;  de  ceux-ci,  l'analyse  passe  aux  carbures 
d'hydrogène,  et  des  carbures  aux  éléments. 

Renversant  les  termes  du  problème,j'ai  pris  pour 
point  de  départ  les  corps  simples,  le  carbone,  l'hy- 
drogène, l'oxygène,  l'azote,  et  j'ai  reconstitué  parla 
combinaison  de  ces  éléments  des  composés  orga- 
niques, d'abord  binaires,  puis  ternaires,  etc.,  les 
uns  analogues,  les  autres  identiques  avec  les  prin- 
cipes immédiats  contenus  dans  les  êtres  vivants 
eux-mêmes.  Quelques  développements  sont  ici  néces- 
saires pour  montrer  la  suite  progressive  des  forma- 
tions synthétiques. 

Les  substances  que  l'on  forme  d'abord,  par  des 
méthodes  purement  chimiques,  sont  les  principaux 
carbures  d'hydrogène,  c'est-à-dire  les  composés 


\ 


54  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

binaires  fondamenlauxde  la  chimie  organique.  Pour 
les  produire  de  toutes  pièces,  on  part  des  élé- 
ments. Ainsi  j'ai  réalisé  la  combinaison  directe  des 
éléments,  et  formé,  par  l'union  du  carbone  et  de  l'hy- 
drogène libres,  associés  sous  l'influence  de  l'électri- 
cité, un  premier  carbure  fondamental,  l'acétylène  ; 
puis  à  l'aide  de  ce  carbure,  par  la  voie  méthodique  des 
synthèses  progressives,  j'ai  constitué  tous  les  autres 
carbures  d'hydrogène,  gaz  des  marais,  gaz  oléfiant, 
benzine,  naphtaline,  anthracène,  etc.,  etc.  J'ai  ob- 
tenu encore  les  mêmes  résultats  par  d'autres  voies, 
particulièrement  à  partir  des  composés  binaires  les 
plus  simples,  tels  que  l'acide  carbonique,  l'oxyde  de 
carbone  et  l'eau  ;  méthode  qui  offre  cet  intérêt  parti- 
culier de  procéder  à  partir  des  mêmes  origines  que 
la  nature  vivante,  quoique  suivant  des  artifices  bien 
différents.  Car  c'est  à  partir  de  l'eau  et  de  l'acide 
carbonique  que  les  végétaux  et  les  animaux  forment 
les  principes  si  variés  qui  constituent  la  trame  de 
leurs  tissus.  Mais  poursuivons  notre  exposé  général 
des  méthodes  synthétiques. 

Les  carbures  d'hydrogène  sont  devenus  à  leur 
tour  le  point  de  départ  de  la  synthèse  des  alcools  : 
nouvelle  classe  de  composés  non  moins  importants 
et  qui  en  dérivent  par  l'introduction  des  éléments 
de  l'eau  dans  la  molécule  hydrocarbonée.  C'est  ainsi 


SYNTHÈSE  DES  MATIÈRES  ORGANIQUES.         55 

qu'avec  le  gaz  des  marais  et  Toxygèiie,  j'ai  formé 
Talcool  méthylique  ;  avec  le  gaz  oléfiant  et  les  élé- 
ments de  Teau,  j'ai  formé  l'alcool  ordinaire  ;  avec 
le  propylëne  et  les  éléments  de  Teau^un  alcool  pro- 
pylique,  etc. 

Voilà  par  quelles  méthodes  générales  j'ai  opéré  la 
synthèse  des  carbures  d'hydrogène  et  celle  des  al- 
cools. Ce  sont  les  premiers  produits  de  la  synthèse, 
et  les  plus  difficiles  à  réaliser.  Les  carbures  d'hydro- 
gène et  les  alcools,  en  effet,  sont  les  plus  caracté- 
ristiques parmi  les  composés  organiques.  Ils  n'ont 
point  d'analogues  en*  chimie  minérale,  ils  consti- 
tuent la  base  de  notre  édifice,  et  ils  deviennent  le 
point  de  départ  de  toutes  les  autres  formations. 
L'intervention  des  actions  lentes,  celle  des  affinités 
faibles  et  délicates,  suffisent  pour  les  obtenir.  En 
s'appuyant  sur  les  mêmes  méthodes,  on  peut  pousser 
plus  avant;  en  effet,  i  mesure  que  l'on  s'élève  i  des 
composés  plus  compliqués,  les  réactions  deviennent 
plus  faciles  et  plus  variées,  et  les  ressources  de  la 
synthèse  augmentent  i  chaque  pas  nouveau.  En  un 
mot,  dans  l'ordre  de  la  synthèse  organique,  le  point 
essentiel  réside  dans  la  formation  des  premiers 
termes  au  moyen  des  éléments,  c'est-à-dire  dans 
celle  des  carbures  d'hydrogène  et  des  alcools  :  c'est 
elle  qui  efface  en  principe  toute  ligne  de  démarca- 


56  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

lion  entre  la  chimie  minérale  et  la  chimie  orga- 
nique. 

Cette  formation  est  d'autant  plus  décisive  qu'elle  a 
permis  de  rattacher  les  nouveaux  résultats  avec  les 
découvertes  accomplis  jusqu'alors  en  chimie  orga- 
nique. En  eflet,  les  chimistes  savent  produire, 
au  moyen  des  alcools  et  des  carbures,  une  multitude 
d'autres  composés  :  tels  sont  les  aldéhydes,  premiers 
termes  d'oxydation  qui  comprennent  la  plupart  des 
huiles  essentielles  oxygénées  ;  tels  sont  encore  les 
acides  organiques,  si  répandus  dans  les  végétaux  et 
dans  les  animaux.  En  combinant  ces  mêmes  alcools 
et  ces  mêmes  carbures  avec  les  acides,  on  obtient  les 
éthers  composés  et  les  corps  gras  neutres,  nouvelle 
catégorie  de  substances  propres  à  la  chimie  organique 
et  qui  se  retrouvent  dans  la  végétation.  L'ensemble  de 
ces  résullatfe  comprend  la  plupart  des  composés  ter- 
naires. On  j  eul  a  Jer  plus  loin.  Les  alcools,  les  aldé- 
hydes, les  acid^iï,  étant  unis  avec  l'ammoniaque, 
donnent  naif^ance  à  leur  tour  aux  substances  qua- 
ternaires, formées  de  carbone,  d'hydrogène,  d'oxy- 
gène et  d'azote,  c'est-à-dire  aux  corps  désignés  sous 
les  noms  d'amides  et  d'alcalis. 

La  synthèse  étend  ainsi  ses  conquêtes,  depuis  les 
éléments  jusqu'au  domaine  des  substances  les  plus 
compliquées,   sans  que  l'on  puisse  assigner  de 


ST5TH£SE  DES  HlTIÈftES  OEGASIvriS.         d7 

limite  i  ses  progrès.  Si  Ton  enrisage  par  la  f  t'nsee 
la  mullilade  presque  infinie  des  composés  orga- 
niques, depuis  les  corps  que  Fart  sait  reproduire,  tels 
que  les  carbures,  les  alcools  et  leurs  dérivés,  jus- 
qu*à  ceux  qui  n'existent  encore  que  dans  la  nature^ 
tels  que  les  matières  sucrées  et  les  principes  azotés 
d'origine  animale,  on  passe  d'un  terme  à  Taulre  par 
des  d^rés  insensibles,  et  Ton  n'aperçoit  plus  de 
barrière  absolue,  tranchée,  insurmontable.  On  peut 
donc  affiimer  que  la  chimie  oi^:anique  est  désormais 
assise  sur  la  même  base  que  la  chimie  minérale.  Dans 
ces  deux  sciences,  la  synthèse,  aussi  bien  que  Fana- 
lyse,  résultent  du  jeu  des  mêmes  forees,  appliquées 
aux  mêmes  éléments. 

On  Toil  ici  quelle  est  la  marche  successive  de  la 
synthèse,  comment  elle  permet  de  construire  les  fon- 
dements de  rédifice,  et  d'en  asseoir  les  premières 
assises,  en  coordonnant  les  résultats  nouveaux  et  les 
résultats  acquis  sous  un  même  point  de  vue  et  par 
une  même  méthode,  comparable  à  celle  de  la  chimie 
minérale.  On  voit  aussi  conmient  aux  nouvelles  mé- 
thodes de  formation  synthétique  répondent  une  ma- 
nière nouvelle  d'envisager  la  science  et  des  liens 
nouveaux  et  généraux  entre  les  faits  qu'elle  em- 
brasse. Ce  qui  caractérise  surtout  ces  nouveaux  liens, 
ce  nouveau  point  de  vue,  ce  qui  les  distingue  essen* 


58  '     SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

tiellement  des  opinions  passagères  qui  se  sonl  suc- 
cédé dans  la  science,  c'est  qu'ils  ne  reposent  pas  sur 
des  conjectureSySurdes  présomptions  plus  ou  moins 
incertaines,  mais  sur  des  faits  réalisés.  Aussi  les 
découvertes  synthétiques  permettent-elles  de  consti- 
tuer la  science  en  dehors  des  systèmes  incomplets 
et  incertains  qui  avaient  été  construits  auparavant, 
d'après  l'étude  des  décompositions  progressives. 
Enfin  l'application  aux  substances  naturelles  des 
précédés  généraux,  qui  résultent  de  ce  vaste  en- 
semble d'idées  et  de  travaux,  fournit  aux  travaux 
synthétiques  une  base  chaque  jour  plus  assurée.  Elle 
permet  dès  aujourd'hui  de  former  de  toutes  pièces 
un  nombre  immense  de  substances  organiques,  et 
elle  a  ouvert  aux  découvertes  de  la  science,  comme 
à  celles  de  l'industrie,  un  champ  illimité. 

Une  démonstration  capitale,  au  point  de  vue  phi- 
losophique, résulte  de  cette  introduction  de  la  mé- 
thode synthétique  en  chimie  organique.  En  effet,  par 
le  fait  de  la  formation  des  composés  organiques  et 
par  l'imitation  des  mécanismes  qui  y  président  dans 
les  végétaux  et  dans  les  animaux,  on  peut  établir  que 
les  effets  chimiques  de  la  vie  sont  dus  au  jeu  des  forces 
chimiques  ordinaires  ;  au  même  titre  que  les  effets 
physiques  et  mécaniques  de  la  vie  ont  lieu  suivant 
le  jeu  des  forces  purement  physiques  et  mécaniques. 


SYNTHÈSE  DES  MATIÈRES  ORGANIQUES.    5» 

Dans  les  deux  cas,  les  forces  moléculaires  mises  en 
œuvre  sont  les  mêmes,  car  elles  donnent  lieu  aux 
mêmes  effets.  La  chimie  organique,  développant 
chaque  jour  cette  démonstralion,  a  poursuivi  et  pour- 
suivra désormais  sa  marche  dans  la  voie  synthétique, 
jusqu'à  ce  qu'elle  ait  parcouru  tout  son  domaine  et 
qu'elle  en  ait  défini  les  limites,  aussi  complètement 
que  peut  le  faire  aujourd'hui  la  chimie  minérale.  Par 
là,  elle  forme  avec  cette  dernière  un  ensemble  continu, 
procédant  des  mêmes  méthodes  et  des  mêmes  lois 
générales;  en  même  temps  qu'elle  constitue  à  la 
physiologie  une    base    et  des  instruments    pour 
s'élever  plus  haut. 

L'étude  de  la  formation  des  matières  organiques 
et  la  recherche  des  causes  qui  déterminent  cette  for- 
mation ne  sont  pas  seulement  fécondes  au  point  de 
vue  de  l'interprétation  chimique  des  phénomènes 
vitaux  ;  mais  elles  nous  conduisent  à  une  connais- 
sance plus  profonde  des  forces  moléculaires  et  des 
lois  qui  président  au  jeu  de  ces  forces.  Cette  con- 
naissance s'applique  à  deux  ordres  de  prévisions 
essentiellement  distinctes  :  les  unes  concernent  les 
effets  généraux  de  la  combinaison  chimique  et  les 
relations  qui  existent  entre  les  propriétés  des  com- 
posés et  celles  des  corps  qui  concourent  aies  former; 
les  autres  sont  relatives  à  la  création  d'êtres  nou- 


4 


60  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

veaux  et  inconnus,  dont  la  nature  extérieure  ne  pré- 
sente aucun  exemple. 

Plaçons-nous  d'abord  au  premier  point  de  vue.  La 
formation  des  matières  organiques  fournit  les 
données  les  plus  précieuses  pour  la  théorie  méca- 
nique des  forces  moléculaires.  En  efiTet,  elle  donne 
lieu  à  des  séries  nombreuses  et  régulières  de  com- 
binaisons, engendrées  suivant  une  même  loi  géné- 
rale, mais  avec  une  variation  progressive  dans  leur 
composition.  D'un  terme  à  un  autre,  on  peut  obte- 
nir telle  gradation  que  l'on  désire,  et  observer  quel 
en  est  Teffet  sur  les  propriétés  physiques  et  chi- 
miques des  substances  que  l'on  compare. 

Ce  sont  là  de?  avantages  que  l'on  ne  rencontre 
guère  en  chimie  minérale  :  chaque  substance  y  est  le 
plus  souvent  seule  de  son  espèce,  ou  du  moins  sans 
analogue  prochain.  Elle  est  le  signe  isolé  de  quelque 
loi  générale,  dont  elle  constitue  Tunique  expression. 
En  l'absence  de  tout  terme  de  comparaison,  on  ne 
peut  guère  ressaisir  la  trace  de  l'idée  généra» rice 
dont  chaque  corps  représente  la  réalisation.  Au  con- 
traire, en  chimie  organique,  le  composé  artificiel  ob- 
tenu par  les  expérimentateurs,  le  principe  naturel 
qu'ils  cherchent  à  reprodui  re  n'est  point  un  être  isolé , 
mais  le  fragment  d'un  tout  plus  étendu,  l'expression 
particulière  d'une  fonction  commune,  qui  se  traduit 


STKTHËSE  DES  MATIÈRES  ORGANIQUES.         61 

encore  par  une  multitude  d'autres  expressions  ana- 
logues. L'étude  des  corps  semblables  permet  de 
reconstruire  toute  la  série  par  la  pensée  et  de  remon- 
ter à  l'idée  mère  qui  préside  à  son  développement. 
Enfin  la  connaissance  complète  du  tout  conduit  à  son 
tour  à  établir  avec  certitude  les  origines  et  la  filia- 
tion des  cas  individuels. 

Nous  arrivons  par  là  au  second  point  de  vue  :  il 
est  relatif  à  la  puissance  que  la  loi  scientifique  met 
entre  nos  mains.  Les  méthodes  en  effet  par  lesquelles 
on  reproduit  tel  ou  tel  principe  isolé  comportent  une 
extension  singulièrement  féconde  ;  car  elles  reposent 
presque  toujours,  je  le  répète,  sur  une  loi  plus  géné- 
rale ;  or  la  connaissance  de  cette  loi  permet  de  réa- 
liser une  infinité  d'autres  effets  semblables  à  ceux 
que  la  nature  offrait  à  nos  observations  ;  de  former 
une  multitude  d'autres  substances,  les  unes  iden- 
tiques avec  les  substances  naturelles  déjà  connues, 
les  autres  nouvelles  et  inconnues,  et  cependant  com- 
parables aux  premières.  Ce  sont  là  des  êtres  artifi- 
ciels, existant  au  même  titre,  avec  la  même  sta- 
bilité que  les  êtres  naturels  :  seulement,  le  jeu  des 
forces  nécessaires  pour  leur  donner  naissance  ne 
s'est  point  rencontré  dans  la  nature.  La  synthèse  des 
corps  gras  neutres,  par  exemple,  ne  m'a  pas  permis 
seulement  de  former  artificiellement  les  quinze  ou 


62  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

vingt  corps  gras  naturels  connus  jusque-là,  maiselle 
m'afait  encoreprévoir  la  formation  de  plusieurs  cen- 
taines de  millions  de  corps  gras  analogues  ;  subs- 
tances qu'il  est  désormais  facile  de  produire  de  toutes 
pièces,en  vertu  duprincipequi  préside  àleur  composi- 
tion. C'est  le  développement  nécessaire  de  ces  séries 
générales  de  lois  et  de  composés  qui  rend  si  difficile  la 
solution  de  chaque  problème  synthétique  envisage 
isolément:  la  formation  de  la  stéarine  naturelle,  par 
exemple,  n'est  devenue  possible  que  le  jour  où  j'ai 
réussi  à  y  rattacher  par  une  relation  universelle 
la  formation  de  toutes  les  autres  combinaisons,  soit 
naturelles,  soit  artiQcielles,  de  la  glycérine.  Tout 
corps,  tout  phénomène  représente,  pour  ainsi  dire, 
un  anneau  compris  dans  une  chaîne  plus  étendue 
de  corps,  de  phénomènes  analogues  et  corrélatifs. 
Dès  lors  on  ne  saurait  le  réaliser  individuellement, 
à  moins  d'être  devenu  maître  de  toute  la  suite  des 
effets  et  des  causes  dont  il  représente  une  manif^ista- 
tion  particulière;  mais  par  là  même  chaque  solution 
acquiert  un  caractère  de  fécondité  extraordinaire. 
Voilà  comment  nous  saisissons  le  sens  et  le  jeu  des 
forces  éternelles  et  immuables  qui  président  dans  la 
nature  aux  métamorphoses  de  la  matière,  et  comment 
nous  arrivons  à  les  faire  agir  à  notre  gré  dans  nos 
laboratoires.  Le  mode  suivant  lequel  s'exerce  celte 


SYiNTHËSE  DES  MATIËRES  ORGANIQUES.         03 

puissance  mérite  quelque  attention.  Ce  qu'il  est 
surtout  essentiel  de  savoir,  c'est  la  succession 
fatale  des  changements  que  la  matière  éprouve,  la 
filiation  précise  des  substances  qui  se  transforment, 
et  rinfluence  du  milieu  et  des  circonstances  dans 
lesquelles  s'effectuent  les  métamorphoses.  Ces  choses 
4tant  exactement  connues,  nous  devenons  les  maîtres 
du  mécimisme  naturel  et  nous  le  faisons  fonctionner 
à  notre  gré  :  soit  pour  reproduire  les  mômes  effets 
qui  nous  ont  appris  à  le  pénétrer,  soit  pour  déve- 
lopper des  effets  semblables  conçus  par  notre  intel- 
ligence. Dans  tous  les  cas,  il  est  essentiel  de  remar- 
quer que  notre  puissance  va  plus  loin  que  notre 
connaissance.  En  effet,  étant  données  un  certain 
nombre  de  conditions  d'un  phénomène  imparfaite- 
ment connu,  il  suffit  souvent  de  réaliser  ces  condi- 
tions pour  que  le  phénomène  se  produise  aussitôt 
dans  toute  son  étendue;  le  jeu  spontané  des  lois 
naturelles  continue  à  se  développer  et  complète  les 
effets,  pourvu  que  l'on  ait  comm3ncé  à  le  mettre  en 
œuvre  convenablement.  Voilà  comment  nous  avons 
pu  former  les  substances  organiques,  sans  avoir 
besoin  de  calculer  complètement  les  lois  des  actions 
intermoléculaires.  Il  est  mêm3  vrai  de  dire  que,  si 
les  forces  une  fois  mises  en  jeu  ne  poursuivaient 
pas  elles-mêmes  l'œuvre  commencée,  nous  ne  pour- 


6i  SCIENCE  ET   PUILOSOPHIE. 

rions  imiter  et  reproduire  par  l'art  aucun  phénomène 
naturel  ;  car  nous  n'en  connaissons  aucun  d'une 
manière  complète,  attendu  que  la  science  parfaite  de 
chacun  d'eux  exigerait  celle  de  toutes  les  lois,  de 
toutes  les  forces  qui  concourent  à  le  produire,  c'est- 
à-dire  la  connaissance  parfaite  de  l'univers. 

C'est  ici  le  fait  capital  sur  lequel  nous  appelons 
particulièrement  l'attention  :  il  est  destiné  à  influer, 
non  seulement  sur  le  progrès  spécial  des  scienccb 
expérimentales,  mais  aussi  sur  la  philosophie  géné- 
rale des  sciences  et  sur  les  conceptions  les  plus  essen- 
tielles de  l'humanité.  Nous  touchons,  en  effet,  au 
trait  fondamental  qui  distingue  les  sciences  expéri- 
mentales des  sciences  d'observation. 

La  chimie  crée  son  objet.  Cette  faculté  créatrice, 
semblable  à  celle  de  Tart  lui-même,  la  dislingue  essen- 
tiellement des  sciences  naturelles  et  historiques.  Les 
dernières  ont  un  objet  donné  d'avance  et  indépen- 
dant de  la  volonté  et  de  l'action  du  savant  :  les  rela- 
tions générales  qu'elles  peuvent  entrevoir  ou  établir 
reposent  sur  des  inductions  plus  ou  moins  vraisem- 
blables; parfois  môme  sur  de  simples  conjectures, 
dont  il  est  impossible  de  poursuivre  la  vérification 
au  delà  du  domaine  extérieur  des  phénomènes 
observés.  Ces  sciences  ne  disposent  point  de  leur 
objet.  Aussi  sont-elles  trop  souvent  condamnées  à 


SYNTHESE  DES  MATIERES  ORGASIIQnES.         65 

une  impuissance  éternelle  dans  la  recherche  de  la 
vérilé,  ou  doivent-elles  se  contenter  d'en  posséder 
quelques  fragments  épars  et  souvent  incertains. 

Au  contraire,  les  sciences  expérimentales  ont  le 
pouvoir  de  réaliser  leurs  conjectures.  Ces  conjectures 
servent  elles-mêmes  de  point  de  départ  pour  la 
recherche  de  phénomènes  propres  à  les  confirmer 
ou  à  les  détruire  :  en  un  mot,  les  sciences  dont  il 
s'agit  poursuivent  Fétude  des  lois  naturelles,  en 
créant  tout  un  ensemble  de  phénomènes  artificiels 
qui  en  sont  les  conséquences  logiques.  A  cet  ^ard, 
le  procédé  des  sciences  expérimentales  n*est  pas 
sans  analogie  avec  celui  des  sciences  mathématiques. 
Ces  deux  ordres  de  connaissances  procèdent  égale- 
ment par  voie  de  déduction  dans  la  recherche  de  l'in- 
connu. Seulement,  le  raisonnement  du  mathémati- 
cien, fondé  sur  des  données  abstraites  ei  établies  par 
définition,  conduit  à  des  conclusions  abstraites, 
également  rigoureuses;  tandis  que  le  raisonnement 
de  l'expérimentateur,  fondé  sur  des  données  réelles 
et  dès  lors  imparfaitement  connues,  conduit  à  des 
conclusions  de  fait  qui  ne  sont  point  certaines, 
mais  seulement  probables,  et  qui  ne  peuvent  jamais 
se  passer  d'une  vérification  efiective.  Quoi  qu'il  en 
soit,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  de  dire  que  les  sciences 
expérimentales  créent  leur  objet,  en  conduisant  à 


66  SCIENCE   ET  PHILOSOPHIE. 

découvrir  par  la  pensée  et  à  vérifier  par  l'expérience 
les  lois  générales  des  phénomènes. 

Voilà  comment  les  sciences  expérimentalesarrivent 
à  soumettre  toutes  leurs  opinions,  toutes  leurs 
hypothèses,  à  un  contrôle  décisif,  en  cherchant  à  les 
réaliser.  Ce  qu'elles  ont  rêvé,  elles  le  manifestent  en 
acte.  Les  types  conçus  par  le  savant,  s'il  ne  s'est 
point  trompé,  sont  les  types  mêmes  des  existences. 
Son  objet  n'est  point  idéal,  mais  réel.  Par  là,  en 
même  temps  que  les  sciences  expérimentales  pour- 
suivent leur  objet  propre,  elles  fournissent  aux  autres 
sciences  des  instruments  puissants  et  éprouvés  et 
des  ressources  souvent  inattendues. 

La  chimie  possède  cette  faculté  créatrice  à  un 
degré  plus  éminent  encore  que  les  autres  sciences, 
parce  qu'elle  pénètre  plus  profondément  et  atteint 
jusqu'aux  éléments  naturels  des  êtres.  Non  seule- 
ment elle  crée  des  phénomènes,  mais  elle  a  la  puis- 
sance de  refaire  ce  qu'elle  a  détruit;  elle  a  même  la 
puissance  de  former  une  multitude  d'êtres  artificiels, 
semblables  aux  êtres  naturels,  et  participant  de 
toutes  leurs  propriétés.  Ces  êtres  artificiels  sont  les 
images  réalisées  des  lois  abstraites,  dont  elle  poursuit 
la  connaissance.  C'est  ainsi  que,  non  contents  de 
remonter  par  la  pensée  aux  transformations  maté- 
rielles qui  se  sont  produites  autrefois  et  qui  se  pro- 


SYNTHESE  DES  HATIËKES  ORGAHEQDES.         67 

duisent  tous  les  jours  dans  le  monde  miaéral  et 
dans  le  monde  oi^anique,  non  contents  d'en  ressaisir 
les  traces  fugitives  par  l'observation  directe  des  phé- 
nomènes et  des  existences  actuelles,  nous  pouvons 
prétendre,  sans  sortir  du  cercle  des  espérances  légi- 
Urnes,  à  concevoir  les  types  généraux  de  toutes  les 
substances  possibles  et  à  les  réaliser  ;  nous  pouvons, 
dis-je,  prétendre  à  former  de  nouveau  toutes  les 
matières  qui  se  sont  développées  depuis  l'origine 
des  choses,  â  les  former  dans  les  mêmes  conditions, 
en  vertu  des  mêmes  lois,  par  les  mêmes  forces  que 
la  nature  fait  concourir  à  leur  formation. 


^    .       X 


LES 


MÉTHODES  GÉNÉRALES  DE  SYNTHÈSE 

EN    CHIMIE   ORGANIQUE 

LEÇON    D'ODV  BRTURB   DU    COURS    Dl    CHIMIB    ORGANIQUE 

créé  au  Collage  de  France;  leçon  professée  le  2  férrier  18d4 

Messieurs, 

En  montant  dans  cette  chaire  qui  vient  d'être 
instituée  par  la  libérale  initiative  du  ministre  de 
l'instruction  publique  S  mon  premier  devoir  est  de 
vous  expliquer  pourquoi  elle  a  été  instituée,  c'est- 
à-dire  à  quels  besoins  cette  chaire  répond  dans  la 
science  et  dans  l'enseignement. 

La  chimie  organique,  messieurs,  est  par  ses  ori- 
gines aussi  vieille  que  la  chimie  minérale.  Dès  les 

1.  M.  Duniy. 


MÉTHODES  GÉNÉRALES  DE  SYNTHÈSE.  69 

premiers  jours  de  la  civilisation,  rhomme  a  eu  le 
sentiment  confus  des  problèmes  chimiques,  et  il  les 
a  conçus  sous  des  formules  imparfaites,  d*où  notre 
science  devait  se  dégager  un  jour.  U  poursuivait  un 
double  résultat  :  d'une  part,  la  toute-puissance  de 
transformation  sur  la  nature  minérale,  c'est-à-dire 
la  pierre  philosophale,  la  transmutation  des  métaux, 
l'art  de  faire  de  For,  comme  on  disait  déjà  du  temps 
des  Romains;  d'autre  part,  la  toute-puissance  de 
transformation  sur  la  matière  animée,  exprimée  par 
ces  formules  étranges  :  labrication  des  êtres  vivants, 
élixir  de  longue  vie,  c'est-à-dire  art  de  se  rendre 
immortel. 

Ces  deux  rêves,  ces  deux  chimères,  pierre philoso- 
phaUf  élixir  de  longue  vie,  sont  les  deux  origines  de 
la  chimie.  Dans  la  poursuite  des  grandes  entre- 
prises, l'homme  a  souvent  besoin  d'être  animé  et 
soutenu  par  des  espérances  surhumaines.  C'est  ainsi 
que  Christophe  Colomb  voulait  découvrir  le  paradis 
terrestre,  alors  qu'il  naviguait  vers  l'Amérique.  De 
même  en  chimie  :  la  poursuite  de  la  pierre  philoso- 
phale et  celle  de  l'élixir  de  longue  vie  ont  excité 
une  longue  suite  d'efforts,  qui  ont  fini  par  aboutir 
aux  plus  grandes  découvertes. 

A  l'une  de  ces  poursuites,  celle  de  la  pierre  philo- 
sophale, répond  la  chimie  minérale,  réduite  en  sys- 


70  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

tëme  régulier  à  la  fin  du  siècle  dernier  par  Lavoi- 
sier  et  ses  contemporains.  L'autre  chimère,  Télixir 
de  longue  vie^  a  donné  naissance  à  la  chimie  orga- 
nique. 

Les  éléments  des  matières  organiques  ont  été  dé- 
finitivement connus  il  y  a  quatre-vingts  ans,  précisé- 
ment à  la  même  époque  que  les  éléments  des  ma- 
tières minérales.  C'est  vers  1780  que  cette  première 
assise  de  l'édifice  a  été  posée.  La  nature  simple  du 
carbone,  de  l'hydrogène  et  de  l'oxygène,  et  la  con- 
servation absolue  de  leur  poids  à  travers  la  suite 
infinie  des  métamorphoses  étant  établies  pour  la 
première  fois,  on  reconnut  aussitôt  que  toute  ma- 
tière organique  renferme  ces  trois  éléments.  Peu 
d'années  après,  Berthollet  constata  l'existence  géné- 
rale de  l'azote  dans  les  matières  animales. 

Ainsi  fut  démontré  ce  résultat  surprenant  :  tous 
les  êtres  vivants,  végétaux  et  animaux,  sont  essen- 
tiellement formés  par  les  quatre  mêmes  corps  élé- 
mentaires, carbone,  hydrogène,  oxygène  et  azote; 
en  d'autres  termes,  et  pour  prendre  uneformule  plus 
saisissante,  les  êtres  vivants  sont  constitués  par  du 
charbon  uni  avec  trois  gaz,  qui  sont  les  éléments  de 
l'eau  et  les  éléments  de  l'air. 

Cette  première  découverte  fut  suivie,  comme  de 
raison,  par  celle  des  méthodes  d'analyse,  destinée 


MÉTHODES  GÉNÉRALES  DE  SYNTHÈSE.     71 

à  reconnaître  la  proportion  des  éléments  orga- 
niques. Gay-LussaCy  Tbéoard  et  Berzélius  donnèrent 
les  premiers  procédés  rigoureux.  Après  vingt  ans 
d'efforts,  accomplis  par  les  principaux  chimistes  de 
répoque,  MM.  Liebig  et  Dumas  fixèrent  les  procé- 
dés dont  nous  nous  servons  encore. 

Par  ces  méthodes,  on  parvint  à  un  résultat  philo*- 
sophique  d'une  haute  importance  :  on  reconnut,  en 
effet,  que  les  matières  organiques  obéissent  aux 
mêmes  lois  de  proportions  définies  que  les  matières 
minérales.  Wollaston,  et  surtout  Berzélius,  mirent 
ce  point  hors  de  doute  par  leurs  expériences.  - 

Gay-Lussac  arriva  au  même  résultat  sous  .une 
autre  forme,  en  prouvant  que  les  corps  naturelle- 
ment gazeux,  ou  réduits  à  l'état  gazeux  par  la  cha- 
leur, se  combinent  suivant  des  rapports  simples  de 
volume.  Il  appliqua  aussitôt  cette  loi,  en  1813,  à 
divers  corps  organiques,  tels  que  l'alcool,  l'éther,  le 
gaz  oléfiant,  les  composés  du  cyanogène,  etc. 

On  vit  bien  l'importance  de  la  loi  des  proportions 
définies  en  chimie  organique,  à  la  suite  des  travaux 
de  M.  Ghevreul,  qui  fixèrent  dans  ce  domaine  la  no- 
tion du  principe  immédiat  défini.  Les  Recherches  sur 
les  corps  gras  d'origine  animalOy  commencées  il  y 
a  cinquante  ans,  prouvèrent,  en  effet,  que  les  sub- 
stances organiques,  quelle  que  soit  la   variation 


72  SCIENCE  ET    PHILOSOPHIE. 

apparente  de  leurs  propriétés,  peuvent  toujours  être 
représentées  par  le  mélange  et  l'association  en  pro- 
portion indéfinie  d'un  certain  nombre  de  principes 
immédiats  définis  ou  espèces  chimiques.  C'est  ainsi, 
pour  prendre  un  exemple,  qu'une  maison  est  for- 
mée par  des  matériaux,  tels  que  la  pierre  à  bâtir,  le 
plâtre,  la  brique,  le  fer,  le  bois,  assemblés  diverse- 
ment par  l'art  de  l'architecte.  La  chimie  examine 
ces  matériaux  indépendamment  de  leur  forme;  mais 
elle  ne  se  propose  pas  de  construire  la  maison. 

En  chimie  organique,  nous  étudions  les  matériaux 
ou  principes  dont  l'assemblage  forme  les  êtres  vi- 
vants ;  nous  cherchons,  soit  à  les  isoler,  soit  à  ana- 
lyser leurs  actions  chimiques  réciproques,  soit 
même  à  reproduire  synthétiquement  les  réactions 
des  principes  immédiats  et  les  principes  eux- 
mêmes;  mais  nous  ne  nous  préoccupons  ni  de 
décrire  leur  structure,  ni  de  définir  les  conditions 
qui  les  déterminent  à  s'organiser  :  ce  sont  là  des 
éludes  d'un  autre  ordre,  qui  relèvent  de  l'anatomie 
et  de  la  physiologie,  mais  non  de  la  chimie  organique. 

Les  premières  bases  de  la  science  se  trouvèrent 
ainsi  établies,  il  y  a  quarante  ans  :  cette  date  vous 
montre  combien  notre  science  est  jeune.  Elle  prit 
aussitôt  un  développement  rapide,  tant  par  l'étude 
des  réactions  générales  que  par  celle  des  fonctions 


MÉTHODES  GÉHÊftALES  DE  SY5THËSE.  73 

chimiques.  Leeadre  de  celle  leçon  m^obligei  passer 
rapidement  snr  la  merveilleuse  suite  de  découvertes 
qui  se  sont  succédé  depuis  deux  générations,  et  qui 
ont  cond  uit  la  chimie  organique  au  point  où  elle  se 
trouve  aujourd'hui.  Il  me  suffira  de  rappeler  com- 
ment une  notion  nouvelle,  celle  des  alcalis  végétaux, 
si  précieux,  soit  au  point  de  vue  de  la  science  pure, 
soit  au  point  de  vue  de  ses  applications,  fut  intro- 
duite en  chimie,  vers  1830,  principalement  par  les 
travaux  de  MM.  Pelletier  et  Gaventou;  comment 
M.  Dumas,  après  avoir  établi  sur  des  lois  définitives 
la  connaissance  de  l'alcool  et  celle  des  éthers,  éten- 
dit ses  premières  études  par  de  nouvelles  décou- 
vertes, et  fonda  la  théorie  générale  des  alcools, 
c'est-à-dire  de  cette  fonction  nouvelle,  caractéris- 
tique de  la  chimie  oi^anique,  et  doat  l'importance 
va  tous  les  jours  grandissant.  Pour  vous  en  donner 
une  idée,  il  suffira  de  rappeler  ce  root  :  que  la  dé- 
couverte d'un  nouvel  alcool  a  la  même  importance 
que  la  découverte  d'un  métal  nouveau;  car  elle 
donne  naissance  à  des  séries  de  combinaisons  aussi 
riches,  aussi  étendues,  dont  les  propriétés  générales 
sont  prévues  avec  la  même  probabilité.  M.  Dumas 
jeta  également,  il  y  a  trente  ans,  les  bases  de  la 
théorie  des  amides  et  celles  de  la  théorie  des  sub- 
stitutions. 


74  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

M.  Pelouze  établissait  en  même  temps  les  lois  de 
la  distillation  sèche  des  acides  organiques. 

Cependant  MM.  Liebig  et  Wôhler  étudiaient  les 
aldéhydes,  et  démontraient  l'existence  de  cette  fonc- 
tion nouvelle,  spéciale  comme  les  alcools  à  la  chimie 
organique.  M.  Liebig,  par  une  multitude  de  travaux 
sur  les  points  les  plus  divers  et  par  Técole  de  chi- 
mistes formée  autour  de  lui,  concourait  également 
à  la  vive  impulsion  que  la  chimie  organique  ne 
cessait  de  recevoir. 

Au  même  moment  Laurent,  dans  son  laboratoire 
solitaire,  pourguivant  l'élude  des  carbures  d'hydro- 
gène, donnait  un  développement  immense  à  la 
théorie  des  substitutions.  Il  prouva  que  le  chlore 
peut  non  seulement  remplacer  l'hydrogène,  équiva- 
lent par  équivalent,  en  engendrant  des  composés  nou- 
veaux ;  mais  que  ceux-ci  conservent  un  grand  nombre 
des  propriétés  essentielles  du  composé  primitif.  En 
d'autres  termes,  les  propriétés  d'un  système  molé- 
culaire dépendent  plutôt  de  son  arrangement  que 
de  la  nature  même  dés  éléments  qui  concourent  à 
cet  arrangement  :  notion  capitale,  et  qui  porta  un 
coup  fatal  à  la  théorie  électro-chimique,  telle  qu'elle 
était  alors  comprise  par  les  chimistes.  Laurent,  étu- 
diant les  phénomènes  d'oxydation,  mit  également 
en  lumière  cette  échelle  de  combustion,  de  décom- 


MÉTHODES  GÉNÉRALES  DE  SYNTHÈSE.  75 

position  successive,  qui  descend  peu  à  peu,  et  par 
degrés  ménagés,  depuis  les  corps  les  plus  compli- 
qués jusqu'à  Teau  et  à  l'acide  carbonique.  Cette 
échelle  de  combustion  allait  prendre  bientôt  une 
importance  énorme  dans  le  système  de  Gerbardt. 
Gerhardt,  en  effet,  et  nous  touchons  ici  à  nos  con- 
temporains, Gerhardt,  outre  des  travaux  spéciaux 
fort  intéressants,  tels  que  la  production  des  acides 
anhydres,  s'est  surtout  illustré  par  sa  classification 
générale  des  substances  organiques,  fondée  sur  la 
théorie  des  homologues  :  c'était  la  conséquence  des 
travaux  relatifs  à  la  destruction  graduelle  des  sub- 
stances oi^aniques  par  les  réactifs.  Je  ne  puis  que 
rappeler  ici  combien  cette  classification  a  mis  en 
relief  d'analogies  et  à  combien  de  résultats  féconds 
elle  a  conduit. 

Ce  serait  le  moment  de  vous  parler  des  radicaux 
métalliques  composés ,  inventés  par  M.  Bunsen,  et 
des  travaux  de  MU.  Frankland,  Kolbe  et  Lôwig  sur 
cette  question;  de  la  découverte  des  éthers  mixtes 
par  M.  Williamson,  découverte  féconde  en  consé- 
quences ;  et  de  tant  d'autres  recherches  qui  ont  étendu 
si  rapidement  le  domaine  de  la  science.  Mais  le 
temps  me  manque  pour  ce  récit  :  je  le  reprendrai 
peut-être  quelque  jour  avec  les  développements  q  u'il 
mérite. 


76  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

Je  ne  puis  cependant  passer  sous  silence  les  mé- 
thodes générales  par  lesquelles  nous  avons  appris 
à  former  les  alcalis  artificiels.  La  première  est  due 
à  M.  Zinin  (1842)  ;  elle  permet  de  transformer  en 
alcalis  une  multitude  de  carbures  d'hydrogène  : 
Taniline,  devenue  si  intéressante  par  la  production 
des  matières  colorantes  artificielles,  est  le  fruit  de 
cette  méthode.  En  1848,  M.  Wùrtz,  par  une  décou- 
verte très  importante,  rattacha  la  formation  des 
alcalis  artificiels  aux  alcools  eux-mêmes,  c'est-à- 
dire  aux  séries  fondamentales  de  la  chimie  organi- 
que. Presque  aussitôt  M.  Hofmann  formula  la  théo- 
rie générale  de  ces  nouveaux  composés. 

C'est  ainsi  que  la  chimie  organique  s'est  accrue 
sans  cesse  par  la  conquête  de  nouveaux  domaines. 
En  1854,  j'ai  moi-même  introduit  dans  la  science  la 
théorie  des  alcools  polyatomiques,  théorie  féconde 
et  qui  a  pris  aussitôt  d'immenses  développements. 
Elle  m'a  conduit  d'abord  à  reproduire  synthéti- 
quement  les  corps  gras  naturels  et  à  en  établir 
la  constitution  véritable;  elle  définit  également 
la  constitution  des  principes  sucrés  ;  elle  permet  de 
concevoir,  sinon  de  reproduire  encore,  celle  des 
principes  fixes  qui  constituent  les  tissus  végétaux. 
Enfin  j'ai  été,  depuis  quinze  ans,  le  promoteur  des 
idées  de  synthèse,  jusque-là  négligées  en  chimie 


MÉTHODES  GÉNÉRALES  DE  SYNTHÈSE.  77 

organique,  et  que  je  développerai  devant  vous  dans 
le  cours  de  celte  année. 

En  résumé,  la  chimie  oi^anique  est  une  science 
née  d'hier,  en  voie  de  développements  continuels. 
Aussi  comprendrez-vous  facilement  pourquoi  elle 
n'est  pas  encore  parvenue  à  ce  degré  de  maturité  et 
de  fixité  qui  caractérise  les  sciences  faites  et  finies, 
telles  que  la  géométrie  élémentaire,  ou  bien  les 
théories  physiques  de  la  pesanteur  et  de  Tattraction 
universelle.  Elle  n'est  même  pas  arrêtée  à  ce  point 
de  stabilité  relative,  suffisante  pour  un  enseigne- 
ment élémentaire,  et  qui  appartient  à  la  chimie 
minérale.  En  chimie  organique,  les  notions  géné- 
rales sont  en  état  d'évolution  incessante  :  chacun 
a  son  système,  c'est-à-dire  un  certain  ensemble 
d'idées  personnelles  et  qu'il  applique  à  la  science 
tout  entière.  C'est  là  ce  qui  caractérise  une  science 
en  voie  de  formation.  Et  gardez-vous  de  regarder 
cet  état  comme  une  preuve  d'infériorité  :  les 
sciences  où  toute  discussion  a  cessé  sont  des  sciences 
épuisées.  Nous  sommes  loin  de  là.  Depuis  quatre- 
vingts  ans,  on  ne  cesse  de  fonder  en  chimie  orga- 
nique :  à  l'heure  présente  nous  sommes  encore 
dans  l'ère  des  fondateurs. 

A  ces  progrès  dans  la  science  proprement  dite 
répondent  des  progrès  continuels  dans  deux  ordres 


8  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE 

opposés,  dans  Tordre  des  idées  philosophiques  et 
dans  Tordre  des  applications. 

Vous  parlerai-je,  dans  Tordre  philosophique,  de 
ces  notions  profondes  que  donne  la  chimie  sur  la 
constitution  de  la  matière,  éternellement  durable 
au  milieu  du  perpétuel  changement  des  apparences? 
Quoi  de  plus  saisissant  que  cette  conception  des  êtres 
vivants  comme  résultant  de  Tassemblage  de  certaines 
substances  définies,  comparables  par  leurs  propriétés 
fondamentales  aux  substances  minérales,  constituées 
par  les  mêmes  éléments,  obéissant  aux  mêmes 
affinités,  aux  mêmes  lois  chimiques,  physiques  et 
mécaniques?  Quoi  de  plus  capital  que  la  reproduc- 
tion de  ces  substances,  matériaux  premiers  sur 
lesquels  opèrent  les  organismes  vivants,  par  le  seul 
jeu  des  forces  minérales,  et  par  la  simple  réaction 
du  carbone  sur  les  éléments  de  Tair  et  de  Teau? 

Toute  vérité  est  féconde,  tout  développement  des 
notions  générales  enfante  une  infinité  de  consé- 
quences dans  les  diverses  sciences  théoriques  et 
dans  les  applications.  Dans  Tordre  des  autres 
sciences,  il  suffira  de  citer  la  physiologie  :  ceux  qui 
la  cultivent  savent  quelles  lumières  elle  tire  chaque 
jour  de  la  chimie  organique,  et  à  quel  point  les 
progrès  de  ces  deux  sciences  sont  corrélatifs.  Les 
problèmes  généraux  de  la  nutrition  dans  les  êtres 


MÉTHODES  GÉNÉRALES  DE  SYNTHÈSE.  79 

vivants  sont  des  problèmes  chimiques  ;  il  en  est  de 
même  de  ceux  de  la  respiration.  L'étude  de  tous  ces 
problèmes  s'appuie  sur  les  données  fournies  par  la 
chimie  organique.  Dans  les  tissus  animaux,  aussi- 
tôt que  les  solides,  les  liquides  et  les  gaz  ont  été  mis 
en  contact  réciproque,  sous  Tinfluence  de  certains 
mouvements  qui  relèvent  du  système  nerveux,  et 
d'une  structure  spéciale  que  nous  ne  savons  pas 
imiter,  il  se  développe  entre  ces  solides,  ces  liquides 
et  ces  gaz  des  afiinités  purement  chimiques;  les 
combinaisons  auxquelles  elles  donnent  naissance 
relèvent  exclusivement  des  lois  de  la  chimie  orga- 
nique. 

Dans  un  ordre  plus  éloigné,  rappellerai-je  quelles 
lumières  la  chimie  a  souvent  apportées  à  l'histoire 
de  l'humanité,  par  l'étude  des  produits  des  civilisa- 
tions antiques,  et  à  l'histoire  des  êtres  vivants  qui  se 
sont  succédé  à  la  surface  de  la  terre,  par  l'analyse 
de  leurs  débris  ;  rappellerai-je  comment,  par  l'exa- 
men des  aérolithes,  elle  semble  nous  révéler  l'exis- 
tence de  la  vie  dans  des  mondes  étrangers  et  peut- 
être  antérieurs  au  nôtre  ? 

En  nous  bornant  aux  applications  industrielles, 
c'est-à-dire  à  quelques-unes  des  conséquences  de  la 
chimie  dans  l'ordre  social,  il  faudrait  retracer  l'his- 
toire de  l'industrie  tout  entière  pour  vous  montrer 


80  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

à  quel  point  les  découvertes  de  notre  science  ont 
servi  les  intérêts  matériels  de  la  civilisation.  Citons 
seulement  les  travaux  relatifs  aux  savons,  à  la  bou- 
gie, aux  acides  organiques,  aux  alcools,  au  gaz  de 
l'éclairage,  aux  huiles  minérales,  aux  alcaloidesi  si 
précieux  par  leurs  applications  médicales,  aux 
matières  colorantes  et  à  tant  d'autres  produits, 
issus  de  la  chimie  organique  et  qui  transforment 
incessamment  les  conditions  de  la  vie  humaine.  Rap- 
pelons encore  les  recherches  si  précieuses  qui  ont 
éclairé  et  éclairent  chaque  jour  davantage  Tagricul- 
ture. 

Bref,  il  est  peu  de  sciences  qui  n'empruntent 
quelque  secours  de  la  chimie  organique,  il  est  peu 
d'industries  qui  ne  tirent  une  lumière  plus  ou 
moins  complète  de  ses  découvertes. 

En  raison  de  ces  progrès  incessants  de  la  chimie 
organique,  comme  science  pure  et  comme  science 
appliquée,  la  plupart  des  chimistes  de  l'Institut  et 
des  professeurs  du  Collège  de  France,  dans  l'ordre 
des  sciences  physiques  et  mathématiques,  ont  été 
frappés  de  l'utilité  qu'il  y  aurait  à  instituer  une 
chaire  destinée  à  exposer  cette  science,  non  seule- 
ment au  point  de  vue  ordinaire  des  résultats  acquîsde- 
puis  longtemps  et  consacrés  dans  les  programmes  et 
dans  les  examens  professionnels,  mais  à  un  point  de 


MÉTHODES  GÉNÉRALES  DE  SYNTHÈSE.     81 

vue  progressif,  de  façon  à  saisir  la  science  dans  son 
développement  actuel  et  en  s'altachant  de  préfé- 
rence aux  découvertes  et  aux  idées  les  plus  nou- 
velles. 

Ils  ont  pensé  que  c'était  au  Collège  de  France 
qu'une  telle  chaire  devait  être  instituée.  En  effet, 
cet  établissement  est  placé  en  dehors  des  exigences 
des  programmes  et  des  examens  spéciaux.  Dès  sa 
fondation  par  François  I",  il  a  été  destiné  à  repré- 
senter précisément  les  sciences  nouvelles,  ou  les 
parties  des  sciences  trop  récentes  pour  être  intro- 
duites encore  dans  renseignement  dogmatique  des 
Écoles  et  des  Facultés.  Le  propre  du  Collège  de 
France,  c'est  d'exposer  surtout  les  idées  scienti- 
fiques au  moment  même  de  leur  évolution.  C'est 
ainsi  qu'à  titre  de  sciences  nouvelles  Tétude  du 
grec  et  la  culture  antique  y  furent  représentées  lors 
de  sa  fondation;  c'est  ainsi  que,  depuis  le  commen- 
cement du  XIX*  siècle,  le  Collège  de  France  a  élé  le 
principal  théâtre  de  la  transformation  opérée  dans 
les  études  historiques  et  philologiques. 

A  ce  titre,  une  chaire  de  chimie  organique,  con- 
sacrée de  préférence  aux  idées  nouvelles  qui  s'agi- 
tent dans  cette  science,  est  éminemment  dans  la 
donnée  générale  du  Collège  de  France. 

Le    ministre   éclairé    qui    dirige    l'instruction 

6 


«A 


..• 


83  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

publique,  empressé  à  accueillir  toute  idée  libérale 
et  progressive,  a  pris  Tinitiative  de  l'exécution  :  il  a 
institué  dans  cette  enceinte  un  cours  de  chimie  orga- 
nique, et  il  m'a  fait  l'honneur  de  confirmer  le  choix 
des  professeurs  en  me  confiant  ce  nouvel  enseigne- 
ment. 

Un  mol  encore,  messieurs  :  j'ai  un  devoir,  un  devoir 
bien  doux  à  remplir  envers  mon  maître,  M.  Balard. 

Parmi  les  professeurs  qui  ont  réclamé  celte  nou- 
velle création,  il  en  est  un  dont  la  situation  était 
particulière.  M.  Balard,  en  effet,  professe  la  chimie 
au  Collège  de  France  depuis  quatorze  ans  ;  il  a  formé 
plusieurs  générations  de  chimistes.  Dans  cette  cir- 
constance, ce  que  l'on  proposait  aurait  pu  paraître 
à  quelque  esprit  jalouse  un  empiétement  sur  ses 
droits,  car  il  s'agissait  de  dédoubler  sa  chaire.  Mais, 
loin  de  s'y  opposer,  par  quelque  crainte,  peu  fondée 
d'ailleurs,  car  vous  connaissez  tous  sa  parole  facile 
et  brillante  et  l'excellence  de  son  enseignement; 
loin  de  s'y  opposer,  M.  Balard  s'est  empressé  de 
prendre  l'initiative  de  la  demande,  donnant  ainsi 
une  nouvelle  preuve  de  ce  dévouement  à  la  science, 
de  cette  bienveillance  généreuse  que  connaissent  si 
bien  tous  ceux  qui  l'ont  entendu,  tous  ceux  qui  ont 
été  en  rapport  avec  lui.  Après  avoir  été  son  élève 
et  son  préparateur  pendant  dix  ans,  j'ai  plus  que 


MÉTHODES  GÉSÊRÀLES  DE  STKTHËSK.  83 

personne  le  droit  et  le  devoir  de  lui  rendre  un 
témoignage  public  ! 

Voilà,  messieurs,  comment  cette  chaire  a  été  in- 
stituée, quelle  en  est  la  destioalion. 

Parlons  maintenant  du  cours  de  cette  année.  Ce 
cours  sera  consacré  à  Texposition  des  méthodes 
générales  de  synthèse  en  chimie  organique. 

La  chimie  organique  a  pour  objet  Tétude  des 
matières  contenues  dans  les  êtres  vivants.  Elle  peut 
être  présentée  sous  deux  points  de  vue,  tous  deux 
nécessaires  et  fondamentaux  :  au  point  de  vue  de 
l'analyse  et  au  point  de  vue  de  la  synthèse.  Ces  mots  : 
analifse  et  synthèse^  ont  en  chimie  une  signification 
spéciale,  siagulièrement  précise  et  plus  complète 
que  dans  aucun  autre  ordre  d'idées.  En  général,  ces 
mots  expriment  des  procédés  logiques  de  Tesprit 
humain,  qui  tantôt  décompose  une  notion  complexe 
en  une  suite  de  notions  plus  simples,  tantôt  et  inver- 
sement reconstitue  une  notion  générale  i  Taide  de 
tout  un  ensemble  de  notions  particulières.  Eh  Lien, 
changez  le  mot  notion  en  celui  de  substance,  et 
vous  comprendrez  ce  que  signifient,  en  chimie,  les 
mots  aHUdyse  et  synthèse.  Ils  représentent  une 
action  réelle,  effective,  sur  la  nature.  Pour  vous 
montrer  toute  Timportance  de  l'analyse  et  de  la 
synthèse  dans  la  philosophie  naturelle,  il  suffira  de 


84  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

rappeler  l'analyse  de  l'eau,  décomposée  par  Texpé- 
rience  en  hydrogène  et  en  oxygène,  et  la  synthèse 
de  Teau  reconstituée,  toujours  par  l'expérience  et 
non  par  une  simple  conception  de  l'esprit,  à  l'aide 
de  ces  deux  éléments  :  double  découverte  qui  a  joué 
le  plus  grand  rôle  dans  l'institution  de  la  chimie 
scientifique,  il  y  a  quatre-vingts  ans. 

En  chimie  organique,  l'analyse  procède  par  deux 
degrés  successifs  :  d'abord  les  principes  immédiats, 
puis  les  éléments.  Elle  commence  par  démontrer 
que  les  êtres  vivants  sont  formés  par  l'association  et 
le  mélange  d^un  nombre  immense  de  principes  im- 
médiats définis,  très  peu  stables,  très  facilement 
altérables  sous  l'influence  de  la  chaleur  et  des  agents 
ordinaires  de  la  chimie  minérale.  Ces  principes  si 
nombreux  résultent  presque  tous  de  l'union  de 
quatre  éléments  fondamentaux  :  le  carbone,  l'hy- 
drogène, l'oxygène  et  l'azote.  Opposez  ce  petit 
nombre  des  éléments  des  matières  organiques  à 
la  multitude  des  principes  immédiats  qui  en  sont 
composés  et  au  peu  de  stabilité  de  ces  principes, 
et  vous  comprendrez  aussitôt  quelles  difficultés 
s'opposent  à  la  synthèse  des  matières  organiques, 
et  comment  celte  synthèse,  envisagée  d'une  ma- 
nière générale,  est  demeurée  si  longtemps  contro- 
versée. Cependant  la  nature  la  réalise  tous  les  jours 


MÉTHODES  GÉNÉRALES  DE  SYNTHÈSE.     85 

SOUS  nos  yeux;  chaque  jour  nous  voyons  les  végé- 
taux former  leurs  principes  immédiats  avec  les  élé- 
ments de  Teau  et  de  Tacide  carbonique,  et  les 
animaux  engendrer  de  nouveaux  principes  par  la 
métamorphose  de  ceux  que  les  végétaux  ont  produits 
de  toutes  pièces. 

Serait-il  donc  vrai  que  l'organisation  exerce 
quelque  influence  sur  les  ailQnités  chimiques  exer- 
cées dans  son  sein,  qu'elle  seule  ait  la  vertu  de  dé- 
terminer ces  synthèses  naturelles,  opérant  par  des 
forces  différentes  de  celles  auxquelles  a  recours  la 
chimie  minérale? 

Buifon  avait  émis,  au  siècle  dernier,  une  opinion 
encore  plus  radicale  :  il  supposait  qu'il  existe  une 
matière  organique  animée,  universellement  répan- 
due dans  les  substances  végétales  et  animales.  Mais 
cette  opinion  fut  renversée  le  jour  où  Ton  démontra 
que  les  éléments  chimiques  des  êtres  organisés 
sont  les  mêmes  que  les  éléments  chimiques  des  êtres 
minéraux. 

  cette  première  conception,  grossière  dans  sa 
subtilité  même,  on  substitua  bientôt  celle  d'une 
action  propre  de  la  force  vitale,  intervenant  pour 
modifier  le  jeu  des  aflinités  chimiques.  Cette  idée 
commença  à  être  ébranlée  le  jour  où  Wohler,  en 
1829,  reproduisit  artificiellement  l'urée,  c'est-à-dire 


86  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

l'un  des  principes  immédiats  les  pins  importants  des 
animaux.  Cependant  cette  première  synthèse  portait 
sur  une  substance  très  simple;  elle  demeura  presque 
isolée,  malgré  quelques  belles  expériences  de 
M.  Pelouze  sur  la  transformation  de  Tacide  cyanhy- 
drique  en  acide  formique,  et  de  M.  Kolbe  sur  la  pro- 
duction du  chlorure  de  carbone  et  de  Tacide  acé- 
tique au  moyen  du  sulfure  de  carbone,  à  tel  point 
que  Berzélius  pouvait  encore  écrire  ces  paroles 
en  4849  : 

c  Dans  la  nature  vivante,  les  éléments  paraissent 
obéir  à  des  lois  tout  autres  que  dans  la  nature  inorga- 
nique... Si  Ton  parvenait  à  trouver  la  cause  de  cette 
différence,  on  aurait  la  clef  de  la  théorie  de  la  chimie 
organique  ;  mais  cette  théorie  est  tellement  cachée, 
que  nous  n'avons  aucun  espoir  de  la  découvrir, 
du  moins  quant  à  présent.  >  Et  il  ajoutait,  faisant 
allusion  à  la  reproduction  de  l'urée  et  à  quelques 
travaux  plus  récents  :  <  Quand  même  nous  parvien- 
drions avec  le  temps  à  produire  avec  des  corps 
inorganiques  plusieurs  substances  d'une  composi- 
tion analogue  à  celle  des  produits  organiques,  cette 
imitation  incomplète  est  trop  restreinte  pour  que 
nous  puissions  espérer  produire  des  corps  orga- 
niques, comme  nous  réussissons  dans  la  plupart  des 
cas  à  confirmer  l'analyse  des  corps  inorganiques  en 


MÉTHODES  GÉNÉRALES  DE  SYNTHÈSE.     87 

faisant  leur  synthèse.  »  Quelques  années  aupara- 
vant, Gerhardt  avait  écrit,  dans  un  sens  analogue, 
c  que  la  Tormation  des  matières  organiques  dépen- 
dait de  Faction  mystérieuse  de  la  force  vitale,  action 
opposée,  en  lutte  continuelle  avec  celles  que  nous 
sommes  habitués  à  regarder  comme  la  cause  des 
phénomènes  chimiques  ordinaires...  Je  démontre, 
disait-il  encore  en  parlant  de  sa  classification,  que 
le  chimiste  fait  tout  l'opposé  de  la  nature  vivante, 
qu'il  brûle,  détruit,  opère  par  analyse;  que  la 
force  vitale  seule  opère  par  synthèse,  qu'elle  re- 
construit l'édifice  abattu  par  les  forces  chimiques.  » 

Ces  citations  répondent  à  l'état  de  la  science,  il  y 
a  quinze  ans;  si  j'ai  cru  nécessaire  de  les  faire,  c'est 
que,  les  progrès  une  fois  accomplis,  les  vérités  démon- 
trées paraissent  si  évidentes,  que  l'on  croit  les  avoir 
toujours  connues;  oubliant  souvent  combien  ces  pro- 
grès sont  récents  et  combien  d'eiforts  il  a  fallu  pour 
faire  prévaloir  un  point  de  vue  nouveau. 

La  science,  en  effet,  depuis  dix  ans,  a  éprouvé  un 
changement  considérable  :  les  idées  sur  la  constitu- 
tion des  matières  organiques  et  sur  leur  synthèse  se 
sont  profondément  modifiées;  les  découvertes  dans 
cet  ordre  ont  été  telles,  qu'à  l'heure  présente  il  est 
peu  de  chimistes  qui  ne  se  préoccupent  des  questions 
de  synthèse;  elles  ont  été  telles,  que  j'ai  pu  prendre 


88  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

pour  sujet  du  cours  de  cette  année  les  méthodes  gé- 
nérales de  synthèse  en  chimie  organique  :  là  où  il 
n'y  avait  que  quelques  faits  épars  et  isolés,  nous  pos- 
sédons aujourd'hui  des  méthodes  générales.  Les 
travaux  de  celui  qui  vous  parle^  la  longue  suite 
d'expériences  par  lesquelles  il  a  réalisé  la  synthèse 
des  corps  gras  neutres,  la  synthèse  totale  des  car- 
bures d'hydrogène  et  des  alcools  les  plus  simples, 
alcools  et  carbures  dont  aucun  n'avait  été  formé 
jusque-là  avec  les  éléments;  enfin  l'ouvrage  dans 
lequel  il  a  formulé  l'ensemble  des  problèmes  de 
synthèse,  réduits  pour  la  première  fois  en  un  corps 
de  doctrine,  en  mettant  sous  les  yeux  de  tous  le  but 
qu'il  s'agissait  d'atteindre,  les  résultats  déjà  acquis 
et  la  voie  qu'il  convenait  de  suivre  pour  aller  plus 
loin,  n'ont  sans  doute  pas  été  sans  influence  sur 
cette  évolution  nouvelle  de  la  chimie  organique. 

Messieurs,  voici  le  moment  de  vous  signaler  quelle 
est  l'importance  et  le  rôle  de  la  synthèse  en  chimie 
et  particulièrement  en  chimie  organique.  La  syn- 
tlièse,  en  effet,  peut  être  envisagée  :  soit  comme  vé- 
rifiant l'analyse,  soit  comme  donnant  lieu  à  un  nouvel 
ordre  de  problèmes,  réciproques  à  ceux  de  l'analyse; 
soit  comme  démontrant  l'identité  des  forces  qui  ré- 
gissent les  phénomènes  chimiques  dans  la  nature 
minérale  et  dans  la  nature  organique;  soit  enfin 


MÉTHODES  GÉNÉRALES  DE  SYNTHÈSE.     89 

comme  conduisant  spécialement  à  la  connaissance 
des  lois  générales  qui  régissent  la  formation  des 
combinaisons  chimiques. 

La  conséquence  de  la  synthèse  qui  se  présente 
d'abord,  c'est  la  vérification  des  résultats  de  l'ana- 
lyse. Toutes  les  fois  que  nous  réussissons  à  repro- 
duire un  composé  chimique,  au  moyen  des  éléments 
manifestés  par  l'analyse,  nous  acquérons  la  preuve 
que  nous  connaissons  bien  réellement  ces  éléments 
et  leurs  proportions,  c'est-à-dire  que  l'analyse  n'avait 
rien  oublié.  Hais  c'est  là  la  moindre  des  consé- 
quences produites  par  les  recherches  synthétiques. 

En  eifet,  en  généralisant  ces  recherches,  nous 
sommes  conduits  à  envisager  la  science  et  ses  mé- 
thodes sous  un  point  de  vue  nouveau.  Tout  un 
nouvel  ordre  de  problèmes  prend  ici  naissance  :  ce 
sont  les  problèmes  inverses.  Il  s'agit  maintenant  de 
recomposer  tout  ce  qui  a  été  décomposé,  d'opposer 
à  toute  action,  é  toute  métamorphose,  l'action,  la 
métamorphose  réciproque.  De  là  un  point  de  vue 
général  et  fécond,  applicable  à  l'ensemble  de  la 
chimie  organique.  Les  méthodes  de  la  synthèse,  dans 
leur  opposition  aux  méthodes  d'analyse,  représen- 
tenty  en  quelque  sorte,  le  calcul  intégral  opposé  au 
calcul  différentiel. 

A  un  corps  de  méthodes  générales  de  cette  espèce 


90  SCIENCK  ET  PHILOSOPHIE. 

répond  nécessairement  tout  un  ordre  d'idées  scien- 
tifiques et  philosophiques.  En  effet,  en  même  temps 
que  nous  vériûons  les  analyses  par  les  synthèses, 
en  même  temps  que  nous  en  déduisons  la  concep- 
tion des  problèmes  inverses,  nous  arrivons  à  des 
notions  d'un  ordre  extrêmement  élevé,  spéciale- 
ment tirées  de  la  synthèse.  Les  vues  générales  con- 
çues par  l'analyse  sont  toujours  plus  ou  moins  per- 
sonnelles; elles  ne  s'imposent  pas  d'une  manière 
nécessaire  à  l'esprit  humain,  tant  qu'elles  n'ont  pas 
trouvé  leur  contrôle,  c'est-à-dire  démontré  par  la 
synthèse  leur  conformité  avec  la  nature  des  choses, 
laquelle  ne  se  plie  point  au  gré  de  nos  théories. 
€'est  donc  par  la  synthèse  que  nous  reconnaissons 
que  nous  sommes  parvenus  aux  lois  mêmes  qui  ré- 
gissent la  composition  des  choses,  et  non  à  de  pures 
conceptions  de  notre  esprit,  propres  tout  au  plus  à 
servir  de  base  à  des  classifications  artificielles. 

La  synthèse  nous  conduit  également  à  la  démons- 
tration de  celte  vérité  capitale,  que  les  forces  chimi- 
ques qui  régissent  la  matière  organique  sont  réelle- 
ment et  sans  réserve  les  mêmes  que  celles  qui 
régissent  la  matière  minérale.  Un  tel  résultat  est 
acquis  dès  que  l'on  a  prouvé  que  les  dernières  forces 
développent  les  mêmes  effets  que  les  premières  et 
reproduisent  les  mêmes  combinaisons   :    notion 


MÉTHODES  GÊ5ÊEALES  DE  SYNTHÈSE.     91 

yraiment  Tondainenlale,  que  l'analyse  peut  faire 
pressentir,  mab  qu'elle  est  évidemme  nt  impuissante 
à  établir.  Ainsi,  les  lois  chimiques  qui  régissent  les 
substances  organiques  sont  les  mêmes  que  celles 
qui  régissent  les  substances  minérales.  J'appelle 
votre  attention  sur  la  simplicité  de  ce  résultat  :  il 
est  conforme  à  cette  tendance  générale  en  yertu  de 
laquelle  les  sciences  se  simplifient  à  mesure  qu'elles 
deviennent  plus  parfaites,  et  tendent  de  plus  en  plus 
à  rendre  compte  des  phénomènes  encore  inexpli- 
qués par  l'intervention  des  forces  déjà  connues. 
Cest  ainsi  que  la  géol(^ie  s'efforce  de  représenter 
tous  les  changements  du  monde  passé  par  le  seul 
jeu  des  causes  actuelles. 

La  synthèse,  je  viens  de  vous  le  dire,  est  spéciale- 
ment propre  à  nous  faire  connaître  les  lois  généra- 
les qui  régissent  les  combinaisons  chimiques.  A  ce 
point  de  vue,  elle  offre  une  fécondité  spéciale.  En 
effet,  tandis  que  l'analyse  se  borne  nécessairement 
aux  composés  naturels  et  à  leur  dérivés,  la  syn- 
thèse, procédant  en  veilu  d'une  loi  génératrice, 
reproduit  non  seulement  les  substances  naturelles, 
qui  sont  des  cas  particuliers  de  cette  loi,  mais  aussi 
une  infinité  d'autres  substances^  qui  n'auraient 
jamais  existé  dans  la  nature.  Ainsi,  par  exemple,  on 
connaissait  par  Tanalyse  quinze  ou  vingt  corps  gras 


92  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

neutres,  extraits  des  végétaux  et  des  animaux:  la 
synthèse,  après  avoir  découvert  et  établi  la  loi  géné- 
rale qui  préside  à  leur  composition,  s'appuie  sur 
cette  loi  même  pour  former  aujourd'hui,  non  seule- 
ment ces  quinze  ou  vingt  substances  naturelles, 
mais  près  de  deux  cents  millions  de  corps  gras,  ob- 
tenus par  des  méthodes  prévues  et  dont  les  princi- 
pales propriétés  sont  annoncées  d'avance.  Pour 
prendre  un  exemple  plus  hardi,  si  la  chimie  réussit 
quelque  jour  à  dépasser  cette  limite  jusqu'ici  infran- 
chissable que  lui  opposent  les  corps  réputés  simples, 
si  elle  parvient  à  les  décomposer  et  à  les  recom- 
poser à  son  gré,  la  loi  générale  de  cette  synthèse 
nous  permettra  sans  doute  de  former,  à  côté  des  élé- 
ments actuels,  une  infinité  d'éléments  analogues. 
Le  domaine  où  la  synthèse  exerce  sa  puissance 
créatrice  est  donc  en  quelque  sorte  plus  grand  que 
celui  de  la  nature  actuellement  réalisée. 

La  chimie   organique,  messieurs,  est  parvenue 
aujourd'hui  à  un  degré  assez  avancé  pour  réduire 
tous  les  problèmes  de  synthèse  à  un  petit  nombre 
d'idées  simples,  et  qui  se  classent  sous  deux  catégo 
ries,  savoir  : 

l""  Les  classifications,  fondées  sur  les  types  ou  fono- 
lions  organiques,  et  sur  les  séries  qui  reproduisent 
chacun  de  ces  types  avec  les  mêmes  caractères  chi- 


TIODES  Gt3KÉRALES  ftE  STSTItSL  » 

iniques,  mais  sons  divers  étals  de  coiideii«atioo; 

^  Les  méthodes  de  métamorphoses,  oa  cycles  de 
réactions,  qui  permettent  de  produire  â  rolonlé  tel 
type  chimique  et  tel  composé  déterminé,  soit  natu- 
rel, soit  artificiel. 

Entre  ces  deux  ordres  de  notions,  nous  devons 
signaler  une  distinction  fondamentale  au  point  de 
Tue  de  la  philosophie  scientifique  :  les  unes  sont 
communes  a  toutes  les  sciences  naturelles,  tandis 
que  les  autres  caractérisent  plus  spécialement  la 
chimie.  En  effet,  les  notions  de  séries  et  de  fonc* 
lions,  c^est'à-dire  les  notions  de  dassîikation, 
existent  dans  toutes  les  sciences  naturelles  :  la  zoolo- 
gie  et  la  botanique  procèdent  â  cet  e^ard  de  la  ffi«^me 
manière  que  la  chimie.  Elles  commencent  égale- 
ment par  établir  entre  les  différents  êtres  qu'elles 
envisagent  des  relations  générales,  i  Taide  des- 
quelles on  partage  ces  êtres  en  classes,  familles, 
genres,  etc.  ;  c^est-i-dire  en  catégories,  tantôt  pu- 
rement couTenlionnelles,  tantôt  fondées  sur  un  sen- 
timent plus  ou  moins  net  de  leurs  analogies  vérita- 
bles. A  un  certain  point  de  vue,  ces  classifications 
peuvent  être  envisagées  comme  des  instruments 
nécessaires  i  la  faiblesse  de  Tintelligence  humaine 
et  sans  lesquels  elle  serait  incapable  d'embrasser 
Tensemble  des  êtres  particuliers  que  les  sciences 


* 


94  SCIENCE  ET   PHILOSOPHIE. 

naturelles  se  proposent  de  connaître.  Ce  point  de 
vue  appartient  à  la  fois  à  la  chimie  et  à  l'histoire 
naturelle. 

Mais  notre  esprit  n'est  point  entièrement  satis- 
fait par  cette  manière  de  comprendre  les  classifica- 
tions. Il  est  toujours  enclin  à  croire  que  les  cadres 
tracés  par  elles  ne  sont  pas  de  simples  conceptions 
de  la  pensée  humaine,  mais  qu'ils  doivent  avoir  un 
fondement  dans  l'essence  même  des  choses.  En  un 
mot,  nous  imaginons  qu'une  classification  ne  sau- 
rait être  naturelle  que  si  elle  rassemble  tous  les 
êtres  produits  de  la  même  manière  et  par  une 
même  cause  génératrice.  Une  classification  ne  peut 
même  prétendre  à  contenter  complètement  notre 
esprit  que  si  elle  parvient  à  nous  faire  comprendre 
le  caractère  et  le  mode  d'action  de  cette  cause  géné- 
ratrice. Telle  est,  ce  me  semble,  la  vraie  philosophie 
des  notions  relatives  aux  classifications  naturelles  et 
artificielles;  c'est  au  fond  la  même  idée  qui  était 
cachée  sous  les  vieilles  discussions  des  nominalistes 
et  des  réalistes. 

Or  la  chimie  possède  à  cet  égard  un  caractère 
propre,  et  digne  du  plus  haut  intérêt.  Non  seule- 
ment elle  construit  des  classifications,  mais  elle  les 
fonde  sur  la  connaissance  immédiate  et  sur  la  mise 
enjeu  des  causes  génératrices.  Elle  transforme  ses 


HÉTHODBS  GENERALES  DE  SÏHTHËSE.  9S 

conceptions  générales  en  réalités,  parce  qu'elle  peut 
former  de  toutes  pièces  et  métamorphoser  les  uns 
dans  les  autres  les  êtres  dont  elle  s'occupe.  Au  con- 
traire, les  autres  sciences  naturelles  n'ont  pu  jus- 
qu'ici ni  reproduire  leurs  espèces  de  toutes  pièces, 
ni  les  li-ansformerà  volonté  les  unes  dans  les  autres. 
Quel  que  soit  l'intérêt  de  ces  problèmes,  et  sans  af- 
firmer ou  nier  que  l'avenir  leur  réserve  une  solu- 
tion, nous  devons  avouer  que  dans  tout  autre  ordre 
que  celui  de  la  chimie  ils  sont  restés  inaccessibles  à 
la  science  positive.  Lachimieest  laseulebradchede 
nos  connaissances  dans  laquelle  de  telles  questions 
aient  pu  dépasser  les  spéculations  de  la  science 
idéale. 

La  chimie  tire  donc  de  la  synthèse  un  caractère 
propre.  Elle  donne  à  l'homme  sur  le  monde  une 
puissance  inconnue  aux  autres  sciences  naturelles. 
Par  là  même,  elle  imprime  à  ses  conceptions  et  à  ses 
classifications  un  degré  plus  complet  de  réalité  ob- 
jective. En  effet,  les  lois  générales  que  la  science  at- 
teint ici  ne  sont  pas  de  simples  créations  de  l'esprit 
humain,  des  vues  dont  la  conformité  av( 
généralrices  des  choses  puisse  être  loujc 
quée  en  doute.  Les  lois  et  les  classificati 
chimie  sont  vivantes  dans^Ie  monde  extéri 
engendrent  chaque  jour  entre  nos  mains 


»  ^ 


96  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

tout  pareils  à  ceux  que  produit  la  nature  elle-même. 
Or,  telle  est  la  seule  démonstration  rigoureuse  de 
l'identité  entre  les  lois  conçues  par  notre  esprit  et 
les  causes  nécessaires  qui  agissent  dans  l'univers. 
C'est  en  raison  de  cette  faculté  créatrice  que  la  chi- 
mie a  conquis  un  rôle  si  considérable  dans  l'ordre 
matériel  :  de  là  découlent  toutes  ses  applications  à 
l'industrie  et  à  la  société.  C'est  ce  même  caractère 
qui  donne  à  ses  méthodes  et  à  ses  résultats  une  in- 
fluence capitale  sur  le  développement  général  de 
l'esprit  humain.  . 


LA 


THEORIE  MÉCANIQUE  DE  LA  CHALEUR 


ET  LU  CHIMIE^ 


Une  révolation  générale  s^est  produite  dans  les 
sciences  physiques  depuis  trente  ans,  par  suite  de 
la  nouvelle  conception  à  laquelle  la  philosophie  expé- 
rimentale a  été  conduite  sur  la  nature  de  la  chaleur  : 
au  lieu  d'enrisager  celle-ci  comme  résidant  dans  un 
fluide  matériel,  plus  ou  moins  étroitement  uni  aux 
corps  pondérables,  tous  les  physiciens  s'accordent 
aujourd'hui  à  regarder  la  chaleur  comme  un  mode 
de  mouvement.  La  notion  de  phénomène  a  ainsi 

f .  Cei  article  résinne  llntrodaction  et  U  coodasion  de  moo 
ownge  intitulé  :  Estëi  de  Mécmùque  Chhniqme,  i  ▼.  i»-S*,  1879. 

7 


98  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

remplacé  la  notion  de  substance,  attribuée  naguère 
à  la  chaleur  et  exprimée  par  le  mot  calorique.  Cette 
conception  nouvelle,  déjà  entrevue  autrefois  dans 
l'étude  du  frottement  et  du  dégagement  indéfini  de 
chaleur  qui  peut  en  résulter,  a  été  démontrée  vraie 
par  Mayer,  Colding  et  Joule  vers  1842,  et  établie 
d'une  manière  plus  complète  par  Helmholtz,  Clau- 
sius,  Rankine  et  W.  Thomson.  Les  travaux  de  ces 
savants  ont  prouvé  d'une  manière  irréfragable 
Viquivalence  mécanique  de  la  chaleur,  c'est-à-dire 
la  proportionnalité  entre  la  quantité  de  chaleur  dis- 
parue dans  les  machines  et  la  quantité  de  travail 
mécanique  développé  simultanément. 

Ainsi  il  est  démontré  que,  dans  tes  machines  pro- 
prement dites,  il  existe  une  relation  directe  entre  la 
chaleur  disparue  et  le  travail  produit.  Toutes  les  fois 
qu'une  certaine  quantité  de  chaleur  disparait  dans 
un  système  de  corps,  sans  pouvoir  être  retrouvée 
dans  les  corps  environnants,  on  observe  dans  le  sys- 
tème soit  un  accroissement  de  force  vive,  soit  une 
production  de  travail  correspondante.  Réciproque- 
ment, s'il  y  a  perte  de  force  vive  ou  dépense  de  travail 
dans  un  système,  sans  que  cette  perte  ou  cette  dé- 
pense s'explique  par  un  phénomène  du  même  ordre 
et  corrélatif  dans  un  autre  système,  on  observe  le 
dégagement  d'une  quantité  de  chaleur  proportion- 


CHIMIE  ET  THÉORIE  DE  LA  CHALEUR.  99 

nelle  à  cette  dimination.  Les  deux  ordres  de  phéno- 
mènes sont  donc  équivalents. 

Ce  principe  d'équivalence  est  démontré,  je  le 
répète,  par  des  expériences  directes,  lorsqu'il  s'agit 
des  forces  vives  immédiatement  mesurables  et  du 
travail  extérieur  et  visible  des  macbines.  On  est  dés 
lors  conduit  à  appliquer  le  même  principe  aux 
changements  de  force  vive  moléculaire,  et  aux  tra» 
vaux  des  dernières  particules  des  corps,  changements 
accomplis  dans  un  ordre  de  mouvements  et  de  parties 
matérielles  que  Ton  ne  peut  ni  voir  ni  mesurer  di- 
rectement, n  s'agit  en  particulier  de  rediercher  si 
les  mouvements  insensibles  qui  règlent  les  phéno- 
mènes chimiques  obéissent  aux  mêmes  lois  que  les 
mouvements  sensibles  des  machines  motrices.  Mais 
on  rencontre  ici  une  difficulté  fondamentale  :  les 
mouvements  insensibles  développés  pendant  les  ac- 
tions chimiques  ne  pouvant  être  ni  décrits,  ni  me- 
surés directement,  conune  ceux  des  machines  propre- 
ment dites.  C'est  pourquoi  la  question  ne  saurait  être 
décidée  que  par  voie  indirecte;  je  veux  dire  par  la 
conformité  constante  des  expériences  avec  des  résul- 
tats prévus  par  la  théorie.  Réciproquement,  une 
telle  conformité  étant  supposée  établie,  il  en  résulte 
cette  conséquence  capitale,  queles  travaux  des  forces 
chimiques  sont  ramenés  à  une  même  définition  et  à 


100  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

une  même  unité ,  communes  à  toutes  les  forces 
naturelles. 

De  là  résuite  une  science  nouvelle,  plus  générale 
et  plus  abstraite  que  la  description  individuelle  des 
propriétés,  de  la  fabrication  et  des  transformations 
des  espèces  chimiques.  Dans  cette  science,  on  se 
propose  d^envisager  les  lois  mêmes  des  transforma- 
tions, et  de  rechercher  les  causes,  c'est-à-dire  les 
conditions  prochaines  qui  les  déterminent.  On 
démontre  d'abord  que  les  quantités  de  chaleur  déve- 
loppées par  les  actions  réciproques  des  corps  simples 
et  composés  donnent  la  mesure  des  travaux  des 
forces  moléculaires.  Par  là,  les  énergies  chimiques  se 
trouvent  nettement  caractérisées  et  mises  en  opposi- 
tion avec  les  autres  énergies  naturelles  :  les  unes  et 
les  autres  obéissent  d'ailleurs  également  aux  lois  de 
la  mécanique  rationnelle. 

Les  conditions  qui  président  à  l'existence  et  à  la 
stabilité  des  combinaisons  étant  définies  d'abord 
pour  chaque  corps  traité  séparément,  on  en  déduit 
les  conditions  qui  président  aux  actions  réciproques. 

C'est  ici  le  résultat  fondamental  de  la  nouvelle 
science.  En  effet,  nous  avons  réussi  à  découvrir  un 
principe  nouveau  de  mécanique  chimique,  à  l'aide 
duquel  les  actions  réciproques  des  corps  peuvent  être 
prévues  avec  certitude,  dès  que  l'on  sait  les  condi- 


CHIMIE  ET  THÉORIE  HE  LA  CHALEUR.         101 

tions  propres  de  l'existenoe  de  diacon  d'eu  enrisagé 
isolémenL  Le  piiocipe  da  trafail  maximum,  aussi 
simple  que  facUe  à  oomprradre,  ramène  loot  i  mie 
douMe  connaissance  :  celle  de  la  chaleur  dragée 
par  les  transformations  et  celle  de  la  stabilité  propre 
de  chaque  composé. 

Nous  arons  énoacé  le  principe  et  nous  Tavons 
démontré  expérimentalement,  par  la  discussion  des 
phénomènes  généraux  de  la  chimie;  puis  nous  en 
a¥ons  déyeloppé  l'application  aux  actions  réciproques 
des  principaux  groupes  de  substances. 

Le  tableau  général  des  actions  chimiques  des  corps 
pris  sous  leurs  divers  états,  gazeux,  liquide,  solide, 
dissous,  peut  être  ainsi  présenté  d'une  manière 
générale  et  réduit  i  une  r^e  unique  de  statique 
moléculaire.  Non  seulement  cette  règle  fournit  des 
données  nouTclles  et  fécondes  pour  la  théorie,  aussi 
bien  que  pour  les  applications  ;  mais  la  figure  même 
de  la  chimie  et  la  forme  de  ses  enseignements  se 
trouvent  par  là  changées. 

Telle  est  la  destinée  de  toute  connaissance  humaine. 
Nulle  œuvre  théorique  n'est  définitive;  les  principes 
de  nos  connaissances  se  transforment,  et  les  points 
de  vue  se  renonveUent  par  une  incessante  évolution. 

La  chimie  des  espèces,  des  séries  et  des  construc- 
tions symboliques,  qui  a  formé  jusqu'ici  presque 


102  SCIENCE  £T  PHILOSOPHIE. 

toute  la  science,  se  trouvera  désormais,  sinon 
écartée,  —  nulle  science  véritable  ne  peut  ainsi 
disparaître  du  domaine  de  Tesprit  humain,  —  du 
moins  rejetée  sur  le  second  plan  par  la  chimie  plus 
générale  des  forces  et  des  mécanismes  :  c'est  celle-ci 
qui  doit  dominer  celle-là  ;  car  elle  lui  fournit  les 
règles  et  les  mesures  de  ses  actions..  - 

La  matière  multiforme  dont  la  chimie  étudie  la 
diversité  obéit  aux  lois  d'une  mécanique  commune, 
et  qui  est  la  même  pour  les  particules  invisibles  des 
cristaux  et  des  cellules  que  pour  les  organes  sensi- 
bles des  machines  proprement  dites.  Au  point  de  vue 
mécanique,  deux  données  fondamentales  caracté- 
risent cette  diversité  en  apparence  indéfinie  des  sub- 
stances chimiques,  savoir  :  la  masse  des  particules 
élémentaires,  c'est-à-dire  leur  équivalent,  et  la  nature 
de  leurs  mouvements.  La  connaissance  de  ces  deux 
données  doit  suffire  pour  tout  expliquer.  Voilà  ce 
qui  justifie  l'importance  actuelle,  et  plus  encore 
l'importance  future  de  la  thermochimie,  science  qui 
mesure  les  travaux  des  forces  mises  en  jeu  dans  les 
actions  moléculaires. 

Certes,  je  ne  me  dissimule  pas  les  lacunes  et  les 
imperfections  de  l'œuvre  que  j'ai  tentée;  mais  cette 
œuvre,  si  limitée  qu'elle  soit,  n'en  représente  pas 
moins  un  premier  pas  dans  la  voie  nouvelle,  que 


CHIMIE  ET  TEtORIE  DE  LA.CHALEUR.         103 

tous  sont  invilés  à  agrandir  et  à  pousser  plus  ayant, 
jusqu'à  ce  que  la  science  chimique  entière  ait  été 
transformée.  Le  but  est  d'autant  plus  haut  que,  par 
une  telle  éTolution,  la  chimie  tend  à  sortir  de  Tordre 
des  sciences  descriptives,  pour  rattacher  ses  prin- 
cipes et  ses  problèmes  à  ceux  des  sciences  purement 
physiques  et  mécaniques.  Elle  se  rapprodie  ainsi  de 
plus  en  plus  de  cette  conception  idéale,  poursuivie 
depuis  tant  d'années  par  les  efforts  des  savants  et 
des  philosophes,  et  dans  laquelle  toutes  les  spécu- 
lations et  toutes  les  découvertes  concourent  vers 
Tunité  de  la  loi  universelle  des  mouvements  et  des 
forces  naturelles. 


LES  MATIÈRES  EXPLOSIVES 

LEUR  DÉCOUVERTE  ET  LES  PROGRÈS  SUCCESSIFS 

DE    LEUR    CONNAISSANCE 


Les  anciens  n'ont  pas  connu  les  matières  explo- 
sives, ni  leur  emploi  pour  la  guerre  ou  pour  l'in- 
dustrie. Ils  n'avaient  pas  soupçonné  les  réserves 
d'énergie  que  les  forces  chimiques  peuvent  fournir 
à  l'homme  et,  dans  la  guerre,  ils  se  bornaient  à 
utiliser  le  travail  de  ses  muscles.  C'est  ce  que  montre 
l'étude  des  engins,  constituant  une  artillerie  véri- 
table, qu'ils  avaient  imaginés  pour  l'attaque  et  la 
défense  des  places  ;  elle  comprend  tout  un  ensemble 
de  machines,  balistes  et  catapultes,  destinées  à 


LES  MATIÈRES  EXPLOSIVES.  105 

lancer  sur  l'ennemi  des  projectiles  de  nature  diverse  : 
flèches  et  balles  métalliques,  pierres  et  boulets, 
matières  incendiaires  attachées  à  l'extrémité  des 
traits  ou  déposées  dans  des  pots,  des  carcasses  ou 
des  barils. 

On  voit  déjà  le  dessin  de  plusieurs  de  ces  ma- 
chines sur  les  monuments  assyriens.  Les  Grecs  en 
ont  fait  un  grand  emploi,  surtout  depuis  Alexandre 
et  ses  successeurs.  Les  Romains  et  les  Sassanides 
les  ont  perfectionnées  et  transmises  au  moyen  âge, 
qui  en  avait  encore  développé  et  agrandi  l'emploi, 
sous  le  nom  de  mangonneaux,  arbalètes  à  tour,  etc. 

Toutes  ces  machines,  fondées  sur  la  tension  des 
cordes,  avaient,  je  le  répète,  un  caractère  commun  : 
elles  se  bornaient  à  mettre  en  œuvre  la  force  de 
l'homme,  accumulée  peu  à  peu  par  un  système 
plus  ou  moins  ingénieux  de  leviers  et  de  contre- 
poids, dont  la  détente  subite  communiquait  aux 
projectiles  l'impulsion  et  la  force  vive.  On  conçoit 
dès  lors  quelle  révolution  dut  se  produire  dans  l'art 
des  guerres,  lorsqu'on  découvrit  le  moyen  de  déve- 
lopper  la  force  vive  sans  machine  spéciale,  sans 
travail  humain  et  par  le  ressort  d'une  énergie  chi- 
mique, latente  dans  le  mélange  de  certains  ingré- 
dients. 

Cette  découverte  ne  fut  pas  la  conséquence  d'une 


106  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

théorie  préconçue  :  on  y  parvint  par  l'empirisme, 
comme  il  est  arrivé  dans  la  plupart  des  industries, 
du  moins  avant  le  siècle  présent,  qui  a  marqué  Tère 
des  inventions  déterminées  par  la  pure  théorie. 

L'histoire  de  l'origine  de  la  poudre,  la  plus  an- 
cienne des  matières  explosives,  est  des  plus  curieuses 
et  des  plus  caractéristiques  pour  celui  qui  cherche 
à  se  rendre  compte  de  la  marche  de  l'esprit  humain  : 
il  s'agit  d'ailleurs  ici  d'une  découverte  capitale;  car 
nul  n'ignore  le  rôle  que  la  poudre  a  joué  dans  les 
développements  de  la  civilisation  moderne. 


II 


La  connaissance  de  la  poudre  est  sortie  peu  à 
peu  de  l'emploi  des  matières  incendiaires  dans  la 
guerre. 

Les  projectiles  incendiaires  des  anciens,  fondés 
d*abord  sur  l'emploi  de  torches  et  de  morceaux  de 
bois  enflammés,  n'avaient  pas  tardé  A  être  perfec- 
tionnés par  l'usage  de  la  poix,  du  soufre  et  des 
résines,  substances  faciles  à  enflammer,  difficiles  à 
éteindre.  Une  fois  fondues,  elles  adhèrent  forte- 
ment, en  raison  de  leur  viscosité,  aux  corps  sur 
lesquels  elles  sont  tombées  ;  d'autre  part,  la  chaleur 
produite  par  leur  combustion  même  les  rend  de 
plus  en  plus  fluides  et  les  fait  couler  à  la  surface  de 


108  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

ces  mêmes  corps,  en  y  propageant  partout  l'in- 
cendie; enfin  l'eau  versée  à  leur  surface  ne  les 
éteint  qu'avec  difficulté,  parce  qu'elle  ne  les  dissout 
pas  et  ne  s'y  mélange  point. 

Cependant  ces  avantages  n'ont  rien  d'absolu;  on 
peut  parvenir  à  éteindre  les  résines  enflammées,  si 
Ton  réussit  à  les  noyer  sous  l'eau,  ou  bien  à  les 
refroidir  à  l'aide  d'une  aifusion  abondante  et  subite 
d'eau  ou  de  sable,  laquelle  en  abaisse  la  tempéra- 
ture jusqu'à  ce  degré  où  la  combustion  cesse.  Les 
projectiles  mêmes,  qui  leur  servaient  de  supports, 
ne  pouvaient  guère  être  lancés  avec  une  très  grande 
vitesse,  sans  risquer  de  voir  éteindre  par  l'action 
réfrigérante  de  l'air  l'inflammation  communiquée 
au  départ. 

Ce  sont  ces  inconvénients  que  la  découverte  du 
feu  grégeois  tendait  à  faire  disparaître  et  qui  lui 
donnèrent  tout  d'abord  une  si  grande  réputation  et 
un  si  grand  avantage  sur  les  anciens  procédés  incen- 
diaires. 

On  a  beaucoup  discuté  sur  la  nature  et  sur  les 
effets  du  feu  grégeois.  Le  mystère  dont  sa  fabrication 
et  son  emploi  étaient  entourés  à  Constantinople,  le 
caractère  magique  de  ce  feu,  que  rien  ne  semblait 
pouvoir  éteindre  et  qui,  disait-on,  communiquait  la 
même  propriété  aux  incendies  allumés  par  lui,  frap- 


LES  MATIÈRES  EXPLOSIVES.  109 

pèrent  fortement  les  imaginations  des  contempo- 
rains, et  le  retentissement  de  leur  épouvante  est 
venu  jusqu'à  nous.  En  réalité,  le  secret  dont  la  com- 
position  du  feu  grégeois  a  été  longtemps  entourée 
est  aujourd'hui  complètement  éclairci.  On  peut  dire 
même,  et  je  le  montrerai  plus  loin,  qu'il  n'a  jamais 
été  perdu.  Les  projectiles  incendiaires,  tels  que  les 
obus  munis  d'évents  par  où  s'échappaient  de  longs 
jets  de  feu,  projectiles  que  l'armée  allemande  a 
jetés  sur  Paris  en  1870,  et  dont  j'ai  eu  entre  les 
mains  des  exemplaires  recueillis  à  Villejuif;  ces 
projectiles,  dis-je,  ne  différaient  probablement  des 
marmites  à  feu  décrites  par  les  historiens  arabes  que 
par  l'épaisseur  plus  grande  des  parois  et  par  la  pro- 
jection des  obus  au  moyen  d'un  canon,  au  lieu  d'une 
arbalète  à  tour;  mais  la  matière  incendiaire  était  à 
peu  près  la  même.  Les  obus  proprement  dits,  tombés 
sur  Paris'par  milliers,  en  décembre  1870  et  janvier 
1871,  lançaient  de  tous  côtés,  dans  l'acte  de  leur 
explosion,  des  cartouches  remplies  de  roche  à  feu, 
c'est-à-dire  d'un  mélange  incendiaire  presque  iden- 
tique au  feu  grégeois.  Mais  les  effets  mêmes  de  ces 
cartouches,  une  fois  l'explosion  produite,  n'étaient 
guère  plus  redoutables  que  n'ont  dû  l'èlre  autrefois 
ceux  des  traits  à  feu  des  Arabes.  Il  était  facile,  comme 
j'en  ai  été  témoin,  d'éteindre  ces  cartouches  et  d'ar-* 


ItO  SCIENCE   ET   PHILOSOPHIE. 

rèter  l'incendie  qu'elles  étaient  destinées  à  provo- 
quer :  je  possède  encore  celles  que  j'ai  ramassées 
dans  une  maison  de  la  rue  Racine,  au  moment  même 
où  elle  venait  d'être  traversée  par  un  obus.  La  sub- 
stance inflammable  dont  elles  sont  remplies  est  un 
mélange  de  salpêtre,  de  soufre  et  d'un  corps  rési- 
neux. 

C'était  surtout  lorsqu'il  agissait  sur  des  bâtiments 
en  bois,  navires,  galeries  de  défense,  tours  rou- 
lantes ou  machines  de  siège,  que  le  feu  grégeois 
exerçait  ses  effets  les  plus  redoutables,  et  qu'il  jus- 
tifiait la  terreur  inspirée  aux  peuples  ignorants  de 
son  usage.  Yis-à-vis  des  constructions  de  pierre,  il 
n'était  guère  plus  efficace  que  les  obus  à  pétrole  de 
la  Commune,  et  son  action  sur  les  guerriers  cou- 
verts de  fer  était  si  facile  à  éviter  ou  si  peu  dange- 
reuse, que  Joinville,  au  milieu  des  descriptions 
effrayées  qu'il  nous  en  retrace,  ne  nous  dit  pas 
qu'un  seul  homme  notable  de  l'armée  des  croisés 
ait  péri  victime  de  l'attaque  directe  de  ce  feu. 

Pour  avoir  une  idée  exacte  du  feu  grégeois  et  de 
ses  effets,  il  suffit  de  lire  les  ouvrages  classiques  de 
M.  Ludovic  LalanneS  qui  a  reproduit  et  discuté  les 

1.  Recherches  sur  le  feu  grégeois,  2«  édition,  i8i5.  —  Voir  aussi 
Joly  de  Haizeroy,  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptions,  1778. 
^  Voir  encore  Tortel,  le  Spectateur  militaire,^,  b3,  août  1841. 


LES  MATIÈRES  EXPLOSIVES.  111 

principaux  passages  des  auteurs  byzantins,  source 
fondamentale  en  cette  matière  ;  le  livre  de  MM.  Rei- 
naud  et  FavéS  qui  ont  exécuté  le  même  travail  sur 
les  auteurs  arabes  ;  les  extraits  des  auteurs  chinois, 
par  le  P.  Gaubil  ;  et  Touvrage  magistral  de  M.  Laca- 
bane  :  De  la  poudre  à  canon  '. 

Nous  allons  résumer  ces  documents  authentiques, 
retrouvés  par  les  érudits  de  notre  temps,  mais  en 
les  commentant  et  les  éclairant  à  l'aide  des  lumières 
nouvelles  qui  résultent  de  la  connaissance  expéri- 
mentale des  effets  des  matières  explosives  et  des  lois 
de  la  chimie. 

C'est  la  découverte  du  salpêtre  (sal  pelrœ)  et  de 
ses  propriétés  qui  a  servi  de  point  de  départ. 

Les  efOorescences  salines  qui  se  forment  à  la  sur- 
face de  certaines  roches  et  de  certains  terrains  étaient 
connues  des  anciens.  Rappelons,  pour  l'intelligence 
de  ce  qui  suit,  que  la  composition  n'en  est  pas  tou- 
jours la  même  :  le  sulfate  de  soude,  le  carbonate  de 
soude,  le  chlorure  de  sodium,  en  particulier,  pouvant 
donner  lieu  à  des  formations  analogues  à  celle  du 
véritable  sel  de  pierre.  Cependant  la  fleur  delà 
pierre  d'Assos,  ville  de  Mysie,  décrite  par  Dioscoride 
et  par  Pline,  parait  bien  identique  à  Tazotate  de 

1.  Du  feu  grégeoU  et  des  origines  de  la  poudre  à  canon,  1845. 

2.  Biblioihéque  de  VEcole  des  chartes,  V  série,  1. 1«,  p.  28, 1845. 


Ht  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

potasse.  La  neige  de  Chine  était  constituée  par  le 
même  sel,  el  le  nom  de  baroxid  (c'est-à-dire  grêle), 
employé  par  les  Arabes,  semble  rappeler  la  struc- 
ture rayonnée  de  ce  sel  recristallisé  dans  Teau. 

Les  anciens  s'en  servaient  en  matière  médicale, 
pour  ronger  les  excroissances  charnues  et  déter- 
miner la  cicatrisation  des  ulcères  indolents. 

La  connaissance  de  ces  propriétés  corrosives 
a-t-elle  conduit,  par  une  assimilation  grossière,  mais 
de  Tordre  des  raisonnements  que  font  les  peuples 
primitifs,  à  envisager  le  salpêtre  comme  une  matière 
comburante?  Ou  bien  sa  propriété  d'entretenir  la 
combustion,  en  fusant  sur  les  charbons  ardents, 
a-t-ellc  été  découverte  par  hasard?  C'est  ce  qu'il 
n'est  guère  possible  de  décider.  En  tout  cas,  cette 
aptitude  comburante  du  nilre  ne  parait  pas  avoir  été 
connue  des  Grecs  et  des  Romains. 

Ce  sont  les  Chinois  qui  semblent  avoir  eu  les  pre- 
miers l'idée  d'en  tirer  parti,  principalement  pour  la 
fabrication  des  arliûces,  comme  en  témoignent  les 
noms  de  sel  de  Chine  et  de  neige  de  Chine^  donnés 
au  salpêtre  par  les  écrivains  arabes.  Mais  il  est  dif- 
ficile de  préciser  l'époque  de  cette  découverte,  anti- 
datée d'ailleurs,  comme  beaucoup  d'autres,  par  les 
premiers  Européens  qui  ont  traduit  les  livres  chi- 
nois. Il  est  douteux  que  son  application  à  la  guerre 


LES  MATIERES^  EXPLOSIVES.  lia 

soit  plos  ancienne  en  Chine  qa*en  OccideDl;  le» 
documents  exacts  cités  au  siècle  dernier  par  les 
jésuites  de  Pékin  %  en  réponse  à  une  contes  lation 
de  Corneille  de  Fauw,  disent  seulement  :  t  L'an  969 
de  Jésus-Christ,  deuxième  année  du  règne  de  Taî* 
Tsou,  fondateur  de  la  dynastie  desSong,  on  présenta 
à  ce  prince  une  composition  qui  allumait  les  flèches 
et  les  portait  fort  loin.  L'an  1002,  sons  son  succes- 
seur Tchin-Tsong,  on  fit  usage  de  tubes  qui  lançaient 
des  globes  de  feu  et  des  flèches  allumées  à  la  dis- 
tance de  700  et  même  de  1000  pas*.  »  Les.  mission- 
naires  ajoutent  que,  suivant  plusieurs  savants,  ces 
inventions  remonteraient  avant  le  viiT  siècle.  (M>ser- 
vons  qu'il  s'agit  ici  de  la  fusée,  et  non  des  canons, 
ni  même  de  la  poudre  à  canon,  comme  le  montrent 
les  détails  qui  suivent. 

En  1259,  c  on  fabriqua  une  arme  appelée  Iho-ho- 
Uiang^  c'est-à-dire  lance  à  feu  impétueui  ;  on  intro- 
duisit un  nid  de  grains  '  dans  un  long  tube  de  bam- 
bou, auquel  on  mettait  le  feu  ;  un  jet  de  flamme  en 
sortait,  puis  le  nid  de  grains  était  lancé  avec  bruit  i . 


1.  Je  tire  cette  ciUtioa  de  roarraje  de  MX.  Reinaud  ei  FaTé, 
p.  ]IS7. 
t.  Ces  distances  sool  probablement  fort  exagérées. 

3.  Sorte  de  cartoaciie  reniennant  des  grains  de  matières  expl<»- 

s 


lU  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

C'est  la  lance  de  guerre  à  feu  ;  mais  il  n*est  question 
ni  du  fusil  ni  du  canon. 

Le  siège  de  la  ville  de  Kai-lbung-fou  par  les  Mon- 
gols, en  1332,  a  été  cité  comme  fournissant  un 
exemple  de  l'emploi  du  canon,  quoiqu'il  ne  donne 
pas  un  renseignement  plus  décisif.  En  effet,  le 
P.  Gaubil  a  fait  observer  avec  raison  que  la  machine, 
employée  dans  ce  siège  et  désignée  sous  le  nom  de 
ho'paoy  n'est  probablement  pas  le  canon,  mais  plutôt 
une  machine  à  fronde,  lançant  des  pots  à  feu  dont 
la  flamme  s'étendait  au  loin.  Au  siège  de  Siang-yang 
par  les  Mongols,  soldats  de  Koublai-Khan,  en  1271, 
les  machines  d'attaque  furent  construites  non  par 
les  Chinois,  mais  par  des  ingénieurs  occidentaux, 
Italiens  et  Arabes,  ou  plutôt  Persans.  C'étaient  des 
machines  à  fronde,  mues  par  des  contrepoids  et  lan- 
çant des  projectiles  pesants,  ainsi  qu'il  résulte  des 
récits  concordants  des  historiens  chinois  et  de  Marco 
Polo. 

Les  Chinois  ne  possédaient  donc  alors,  pas  plus 
qu'aujourd'hui,  le  génie  des  inventions  mécaniques, 
et  ils  étaient  obligés  d'emprunter  les  ingénieurs 
compétents  à  l'Europe  et  à  la  Perse.  En  1621,  les 
canons  étaient  encore  inconnus  en  Chine. 

Cependant,  d'après  une  tradition  constante,  bien 
qu'elle  n'ait  peut-être  pas  été  soumise  à  une  cri- 


LES  X4TltftKS  EXPLOSltES.  115 

lique  approfondie,  les  Chinois,  je  le  répète,  pands* 
senl  aToir  connu  les  premiers  les  comportions  sal- 
pèlrées;  mais  ils  en  ignoraient  la  force  expansive, 
et  les  dxamenls  aulhentîqaes  semblent  conduire  à 
leur  refuser  la  découirerte  des  canons  ei  de  la  poudre 
de  gaerre  proprement  dite.  La  date  même  attribuée 
plus  haut  i  rinrention  des  fosées  de  guerre  en  Chine, 
c'est-â-dire  la  fin  da  x*  siècle  de  notre  ère,  ne  re- 
monte pas  au  delà  de  la  date  de  cette  même  inven- 
lion  dans  TOccident. 

Cest  trois  siècles  auparafant,  c'est-i-dire  vers67d, 
que  le  feu  grec  ou  grégeois  apparaît  pour  la  pre- 
mière fois  dans  l'histoire,  comme  inTcnté  par  Tin- 
g^nieor  Callinicus.  La  flotte  des  Arabes,  qui  assié- 
geait alors  Coostantinople,  fut  détruite  i  Cyzique  par 
son  emploi,  et  pmdant  plusieurs  siècles  le  feu  gré- 
geois assura  la  Tictoire  aux  Byzantins  dans  leurs 
batailles  nafales  contre  les  Arabes  et  contre  les 
Russes.  Cette  composition  incendiaire,  que  l'eau 
ii'étei^ait  point,  était  particulièrement  efûcace  à 
une  é:<«!pe  ou  les  narires  étaient  obligés  de  se  rap- 
pr»>:her  pjor  combattre.  Sa  propriété  de  traverser 
Tair  arec  vitesse,  en  produisant  un  grand  bruit  et 
une  flimme  éclatante,  frappait  vivement  les  imagi- 
lutivQS  et  augmentait  la  terreur  que  produisaient 
ses  e:Tets  deslruoleurs.  L'empereur  Léon  le  Philo- 


116  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

sophe  en  décrit  remploi,  dans  ses  Institutions  mili- 
taireSf  comme  celui  d'une  matière  disposée  dans 
des  tubes,  d'où  elle  part  avec  un  bruit  de  tonnerre 
et  une  fumée  enflammée,  et  va  brûler  les  navires  sur 
lesquels  on  Tenvoie.  On  la  lançait  par  de  longs  tubes 
de  cuivre,  placés  à  la  proue  des  navires,  au  travers 
de  la  gueule  des  tètes  d'animaux  sauvages  destinés 
par  leuraspect  à  augmenter  l'effroi  de  l'ennemi.  Jus- 
qu'à quel  point  la  force  impulsive  des  gaz  émis  par 
la  matière  enflammée  s'ajoutait-elle  à  celle  des  cordes 
tendues  dont  le  ressort  constituait  la  force  motrice 
initiale?  C'est  ce  que  le  vague  intentionnel  des  des- 
criptions des  auteurs  grecs  ne  permet  pas  de  décider. 
Les  Byzantins  parlent  aussi  des  tubes  à  main 
(chirosiphons),  destinés  à  être  lancés  au  visage  de 
l'ennemi  avec  la  composition  enflammée  qu'ils  rea- 
ferment.  Enfin,  ils  insistent,  comme  sur  un  phéno- 
mène extraordinaire,  sur  la  propriété  de  la  flamme 
du  feu  grégeois  de  pouvoir  être  dirigée  en  tous 
sens,  même  de  haut  en  bas,  au  lieu  de  s'élever  tou- 
jours de  bas  en  haut,  comme  la  flamme  ordinaire. 
Cette  propriété,  due  aux  propriétés  fusantes  du  mé- 
lange nitrate,  n'a  plus  rien  de  surprenant  pour 
nous;  mais  elle  frappait  alors  les  hommes  d'étonné* 
ment,  et  elle  concourait  aux  effets  destructeurs  de  la 
nouvelle  matière. 


LES  MATIÈRES  EXPLOSIVES.  117 

Les  Grecs  se  réservèrent  pendant  longtemps  le 
secret  de  cet  agent  :  un  ange  Pavait  donné,  disait-on, 
à  Vempereur  Constantin,  et  il  était  interdit,  sous 
les  anathèmes  les  plus  effrayants,  d'en  faire  part  à 
Tennemî.  Cependant,  par  trahison  ou  corruption,  la 
connaissance  du  feu  grégeois  finit  par  se  répandre 
parmi  leurs  adversaires.  S'il  est  douteux  qu'il  ait 
été  employé  lors  des  premières  croisades,  il  est  cer- 
tain que  remploi  en  était  en  pleine  vigueur  lors  de 
la  cinquième  croisade  et  des  suivantes.  Ces  dates 
mêmes  semblent  indiquer  que  ce  n'est  pas  de  la 
Chine,  mais  de  Constantinople,  que  la  communica- 
tion de  la  découverte  se  fit  aux  musulmans,  con- 
fondus sous  le  nom  impropre  d'Arabes  à  cause  de 
la  langue  employée  par  leurs  historiens. 

Ces  musulmans,  c'est-à-dire  les  peuples  turcs  et 
persans  combattus  par  les  croisés,  cultivèrent  le 
nouvel  art  et  lui  donnèrent  des  développements  con- 
sidérables. Ils  attachèrent  des  compositions  incen- 
diaires à  tous  leurs  traits,  armes  d'attaque  et  ma- 
chines de  guerre.  Tantôt  ils  lançaient  à  la  main  des 
pots  métalliques,  ou  des  balles  de  verre,  qui  se  rom- 
paient sur  l'ennemi  en  le  couvrant  de  matières 
incendiaires;  ou  bien  ils  les  attachaient  à  Textré- 
mité  de  bâtons  et  de  massues,  qu'ils  brisaient  sur 
l'adversaire  en  l'aspergeant  de  feu.  Ils  lançaient  la 


118  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

matière  enflammée  au  moyen  dé  tubes;  ils  en  gar- 
nissaient aussi  des  tubes  placés  à  l'exlrémité  des 
lances  tenues  par  les  cavaliers,  des  flèches  projetées 
par  les  arcs,  des  carreaux  lancés  par  les  machines; 
ils  la  plaçaient  dans  des  pots  à  feu,  des  carcasses 
incendiaires,  envoyés  à  de  grandes  distances  par 
des  arbalètes  à  tour  et  des  machines  à  fronde.  C'est 
ainsi  que  l'armée  de  saint  Louis,  en  Egypte,  fut 
assaillie  par  de  gros  tonneaux  ou  carcasses  remplis 
de  matières  incendiaires. 

a  Ung  soir  advint  que  les  Turcs  amenèrent  ung  • 

engin  qu'ilz   appeloient  la  perrière,  ung  terrible 

engin  à  mal  faire...  par  lequel  engin  ils  nous  get- 

toient  le  feu  grégois  à   planté,  qui  estoit  la  plus 

horrible  chose  que  oncques   jamès  je  veisse...  la 

matière  du  feu  grégois  estoit  telle  qu'il  venoit  bien 

devant  aussi'gros  que  ung  tonneau,  et  de  longueur 

la  queue  en  duroit  bien  comme  d'une  demie  canne 

de  quatre  pans.  11  faisoit  tel  bruit  à  venir,  qu'il 

sembloit  que  ce  fust  fouldre  qui  cheust  du  ciel  et  me 

sembloit  d'un  grant  dragon  voilant  par  l'air...  et 

getloit  si  grant  clarté  qu'il  faisoit  aussi  cler  dedans 

nostre  host  comme  le  jour,  tant  y  avoit  grant  flamme 

de  feu.  »  (Joinville,  Histoire  du  roy  sainciLoys.) 

On  trouve  tout  le  détail  de  cet  emploi  dans  un 
manuscrit  arabe,  pour\'u  de  peintures,  dont  l'auteur 


LES  MATIÈRES  EXPLOSIVES.  119 

est  mort  en  1S95,  manuscrit  traduit  par  Reinaud 
pour  Fouvrage  cité  plus  haut,  lequel  reproduit  en 
même  temps  les  figures  dans  un  allas  extrêmement 
curieux. 

Le  feu  devint  ainsi  un  moyen  de  blesser  directe- 
ment Tennemi  et  un  agent  universel  d'attaque, 
usages  auxquels  la  combustion  vive  des  compositions 
nilratées  les  rendait  éminemment  propres. 

Au  même  ordre  d'engins  paraissent  appartenir 
les  traits  tonnants  et  enflammés  et  les  globes  de  feu 
lancés  par  les  assiégés  au  siège  de  Niébla,  en  Espagne, 
à  la  même  époque.  Les  divers  faits,  rapportés  à  tort 
par  Casîri  comme  attestant  l'emploi  des  canons  en 
Espagne  au  xm'  siècle,  ainsi  que  les  instruments  rais 
en  œuvre  par  les  Mongols  en  Chine  à  la  même 
époque,  et  que  nous  avons  relatés  plus  haut,  se  rap- 
portent aussi  à  l'emploi  du  feu  projeté  par  les  an- 
ciennes machines  de  guerre. 

Une  remarque  essentielle  trouve  ici  sa  place.  Les 
Grecs  tiennent  soigneusement  cachée  la  composi- 
tion du  feu  grégeois  :  dans  les  descriptions  les  plus 
minutieuses,  celle  d'Anne  Comnène  par  exemple, 
au  XI*  siècle,  ils  nous  parlent  de  la  poix,  du  naphte, 
du  soufre,  toutes  matières  incendiaires  que  les  an- 
ciens connaissaient  déjà,  mais  sans  dire  un  mot  de 
l'ingrédient  fondamental  qui  distinguait  le  feu  gré- 


m  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

geois  des  anciennes  compositions,  je  veux  dire  le 
salpêtre  :  c'était  là  le  secret. 

Mais  il  n'existe  plus  pour  les  auteurs  arabes,  et  le 
caractère  véritable  des  compositions  qu'ils  emploient 
ressort  pleinement  de  leurs  descriptions.  Ainsi,  dans 
le  traité  cité  plus  haut,  les  compositions  qui  y  sont 
données  renferment  en  général  du  salpêtre,  associé 
en  différentes  proportions  à  des  matières  combus- 
tibles, dont  la  nature  varie  suivant  les  effets  qu'on 
voulait  produire. 

Vers  la  même  époque  paraît  avoir  été  écrit  le  cé- 
lèbre livre  de  Marcus  Grœcus  :  Liher  ignium  ad 
comburendos  hostes;  ouvrage  dont  la  date  incertaine 
a  été  tantôt  avancée,  tantôt  reculée  entre  le  ix*  et  le 
xiip  siècle.  Il  renferme  un  grand  nombre  de  recettes 
de  compositions  incendiaires  à  base  de  nitre,  parmi 
lesquelles  il  en  est  de  fort  voisines  de  la  poudre  à 
canon.  Mais,  de  même  que  les  auteurs  arabes,  l'au- 
teur parle  surtout  des  propriétés  incendiaires;  il 
décrit  seulement  la  fusée  et  le  pétard,  sans  aller  plus 
loin  :  on  y  reviendra  fout  à  l'heure. 

Le  salpêtre  lui-même  n'avait  pas,  à  cette  époque, 
le  degré  de  pureté  qui  assure  des  propriétés  inva- 
riables aux  matières  explosives  dont  il  constitue  la 
base.  Extrait  d'abord  par  simple  récolte  à  la  surface 
du  sol  et  des  pierres,  on  n'avait  pas  tardé  à  chercher 


â  le  pcrli-îT  par  Li  i^ti^iniiatiira  îl=5  r-*.!*:  ;  r'  iT?  La 
?irî3iK«  lins;  cct-^c-:-»  «t  tîi  d-êlinr*  •:•?  r'.isi-rir? 

«cires  p-nr  le  pirlfer:  «>?  «t::*  b:-2S  j-ftiiras 
iT/ardli-ii  pir!a  pr-^^rc*!*»  di  «iton'i?  d-*  p«>- 
tiii*?,  çîi  pr^'îp::*  le?  «ris  -^laîr^  eC  mi^rsî-îns. 

Tiit  v-amir  defprorii's  de  p-ireiê  fort  irê-;i>:  pir 

drTi'cD?  varier  eitr-niemenl.  Tac*.!t  la  ica'.ière 
fi-aû;  !an:04  eîle  doociit  Meu  à  une  cxr'.rsîon  5ul;te 
^  re'^O'i-.iêe.  q^iî  bri^sit  I':s  réirîpenls  ei  les  armes. 
Acfsi  coT»prend-on  Topinion  de  ces  autcirs,  d'.'iprês 
îa  ;^e;Ie  Temploi  de  telles  matières  éta'l  parioîs 
plos  din^er-?ax  p-3or  ceux  qni  les  inettaienl  en 
œcTre  qae  p»>ar  lenrs  ennernis. 

Cef-?ndanL  Femploî  même  du  feu  gréçeo^is  aTaii 
mU  sar  la  v»>ie  d'une  nouvelle  pr:priélé  :  la  force 
împ'JÎsiTe  des  in»-ianpes  sa'pèlrês.  En  plaçanl  ceux- 
ci  ^ans  an  lube  el  en  les  enOaramanl  du  côle  fermé 
on  rétréci  de  ce  tube,  ils  étaient  chassés  en  avant 
avec  Tiolence.  Au  contraire,  la  flèche  garnie  d'un 
tube  incendiaire,  i  laquelle  on  mettait  le  feo,  ne 
tardait  pas  i  perdre  une  portion  de  sa  vitesse  initiale. 


122  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

sinon  même  à  reculer  en  arrière.  De  celle  observa- 
lion  naquit  la  fusée,  ou  feu  volant  (ignis  volatilisy 
tunica  ad  volandum)^  décrite  par  les  Arabes  et  par 
Marcus  Grsecus.  Ce  dernier  indique  même  une  for- 
mule de  composition  explosive  (1  partie  de  soufre, 
3  parties  de  charbon  de  tilleul  ou  de  saule,  et  6  par- 
lies  de  salpêtre),  fort  voisine  de  celle  de  la  poudre 
de  chasse  et  des  poudres  de  guerre  anglaises.  Si  le 
salpêtre  de  cette  époque  avait  été  de  l'azotate  de 
potasse  sec  et  pur,  cette  composition  aurait  même 
détoné^  au  lieu  de  fuser,  ce  qui  en  aurait  rendu 
remploi  presque  impossible;  mais  nous  avons  dit 
que  le  salpêtre  d'alors  était  fort  impur. 

Les  Arabes  construisirent,  d'après  ce  principe, 
des  engins  de  guerre  plus  compliqués,  tels  que 
Vœu f  qui  se  meut  et  qui  brûle;  deux  ou  même  trois 
fusées  y  poussaient  en  avant  un  projectile  incen- 
diaire, également  enflammé. 

L'explosion  fut  aussi  utilisée,  mais  plutôt  pour 
épouvanter  l'adversaire  par  le  bruit  du  pétard 
{tunica  tonitmum  faciens  de  Marcus  Graecus),  que 
pour  exercer  une  action  directe. 

C'est  à  cet  état  des  connaissances  et  à  cet  usage  des 
mélanges  nitrates  que  se  rapportent  les  phrases  célè- 
bres de  Roger  Bacon  (1214-1292),  si  souvent  citées, 
mais  dont  on  a  tiré  des  conséquences  excessives  : 


LES  MATIERES  EXPLOSIVES.  113 

*  On  peot  produire  dans  les  airs,  dit  cet  auteur, 
dn  tonnerre  el  des  éclairs,  beaucoup  plus  violenlB  que 
cens  de  la  nature.  Il  sufTit  d'une  petite  quantité  de 
matière  de  la  grosseur  du  pouce  pour  produire 
on  bruit  épouvantable  et  des  éclairs  effrayants. 
On  peut  détruire  ainsi  une  ville  et  une  armée'. 
Cest  un  vrai  prodige  pour  qui  ne  connaît  pas  par- 
faitement les  substances  et  les  proportions  néces- 
saires. > 

Bacon  dit  encore  que  f  certaines  choses  ébranlent 
l'ouïe  si  violemment  que,  si  on  les  emploie  subite- 
ment, pendant  la  nuit  et  avecune habileté  sufflsante, 
il  n'y  a  ni  ville  ni  armée  qui  puisse  y  résister.  Le 
fracas  du  tonnerre  n'est  rien  en  comparaison,  et  les 
éclairs  des  nuages  sont  loin  de  produire  une  pareille 
épouvante.  On  en  a  un  exemple  dans  ce  jouet 
d'enfant  très  répandu  qui  se  compose  d'un  sac  en 
parchemin  assez  épais,  de  la  grosseur  du  pouce  et 
contenant  du  salpêtre  :  la  violence  de  l'explosion 
produit  un  craquement  plus  formidable  que  les  rou- 
lements du  tonnerre,  et  un  éclat  qui  efface  les  éclairs 
les  plus  puissants.  > 

On  voit  qu'il  s'agit  ici  surtout  des  effets  du  pétard 
et  de  ta  fusée,  mais  non,  comme  on  l'a  cru,  de 

I.  par  la  (erreur qu'inipire  U  dflonaliiin.  Voir  plus  loin. 


\U  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

quelque  invention  ou  prédiction  propre  à  Bacon.  La 
composition  qui  produit  ces  effets  est  désignée  par 
une  anagramme,  sous  laquelle  on  entrevoit  une  for- 
mule analogue  à  celle  de  Marcus  Graecus. 

Albert  le  Grand  (H 93-1280),  ou  l'auteur  anonyme 
qui  se  cache  sous  son  nom,  dans  son  traité  De  Mira- 
bilibuSy  qui  est  de  la  même  époque,  reproduit  les 
descriptions  et  les  formules  de  Marcus  Graecus  sur 
la  fusée  et  sur  le  pétard.  Mais  la  force  élastique  pro- 
prement dite  des  mélanges  explosifs  et  son  applica- 
tion régulière  au  lancement  des  projectiles  demeu- 
rent ignorées  de  tous  ces  auteurs. 

Le  feu  grégeois  et  les  compositions  congénères 
étaient  surtout  redoutables  comme  agents  incen- 
diaires vis-à-vis  des  navires  et  des  tours  de  bois  et 
autres  machines  de  guerre,  mais  bien  moins  dan- 
gereux pour  les  hommes,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus 
haut  :  leur  emploi  était  plus  atroce  qu'efficace  à  la 
guerre.  Le  sentiment  d'effroi  produit  par  le  bruit  et 
la  flamme  une  fois  émoussé  par  l'habitude,  on  se 
garait  assez  facilement  de  la  matière  enflammée. 
Nous  lisons  dans  Joinville  que  des  hommes  et  des 
chevaux,  bardés  de  fer  à  la  vérité,  furent  couverts  de 
feu  grégeois  sans  en  avoir  été  blessés. 

Les  effets  psychologiques  de  ce  genre  ont  été  fort 
recherchés  autrefois  en  Orient,  comme  l'atteste  l'em- 


LES  MATIERES  EXPLOSIVES.  125 

ploi  des  chars  armés  de  faux,  celui  des  éléphants , 
etc.  Noos  avons  vu  reparaître  ce  même  sentiment 
lorsqu'on  a  proposé,  pendant  la  Commune,  la  mise 
en  avant  des  bêtes  féroces,  déjà  lâchées  contre  les 
Romains  par  les  derniers  défenseurs  de  Tindépen- 
dance grecque  à  Sicyone  ;  l'emploi  plus  moderne  des 
obus  chargés  avec  du  sulfure  de  carbone  renfermant 
du  phosphore,  mélange  qui  s'enflamme  spontané- 
ment i  Tair;  celui  des  obus  chargés  d'acide  cyanhy- 
drique,  etc.  De  tels  procédés,  après  la  première  sur- 
prise passée,  cessent  d'être  efQcaces  vis-à-vis  des  races 
courageuses  et  réOéchies  comme  les  nôtres,  parce 
que  leurs  effets  sont  moraux  plutôt  que  matériels.  Si 
quelques  individus  peuvent  en  être  cruellement 
atteints,  il  est  cependant  facile  aux  armées  de 
les  éviter,  avec  un  peu  de  sang-froid  et  de  réso- 
lution. 

Les  terreurs  récentes  excitées  en  Angleterre  et  en 
France,  par  l'emploi  de  la  dynamite  comme  agent 
révolutionnaire  sont  nées  des  mêmes  illusions  et 
tomberont  bientôt.  S'il  est  vrai  que  l'on  peut  assas- 
siner quelques  hommes  et  exercer  des  vengeances 
individuelles  avec  de  tels  engins,  il  n'est  pas  moins 
certain  que  des  imaginations  surexcitées  ont  seules 
pu  y  voir  les  instruments  efficaces  des  promoteurs 
des  revendications  sociales  :  de  tels  agents  ne  sau- 


1'^ 


•>  K^  : 


i26  SCIENCE   ET   PHILOSOPHIE. 

raient  produire  que  des  effets  localisés  et  limités, 
incapables  d'exercer  une  influence  matérielle  tant 
soit  peu  étendue. 
Mais  revenons  à  Thistoire  des  matières  explosives. 


III 


De  nooTelles  propriélés  plus  puissantes  que  les 
andennes  ne  lardèrent  pas  i  être  découvertes  dans 
les  eoraposîtions  salpètrées;  elles  menèrent  à  l'em- 
ploi définitif  de  la  pondre  à  canon  et  à  l'abandon  de 
raocienne  artillerie  de  guerre. 

Vers  la  fin  du  xui*  siècle,  on  voit  apparaître  la 
première  notion  claire  de  l'application  de  la  force 
propulsive  de  la  poudre  pour  lancer  des  projectiles. 
L*usage  de  la  fusée  conduisit  à  placer  dans  le  même 
tube  que  celle-ci,  et  en  avant  d'elle,  un  projectile 
lancé  par  la  force  impulsive  de  la  fusée  elle-même. 
Dans  un  manuscrit  arabe,  dont  la  date  est  rapportée 


128  SCiËiNCE  ET  PU1L0S0PU1£. 

au  çommencemenl  du  xiv*  siècle,  on  trouve  le  pas- 
sage suivant  ^  : 

«  Description  du  mélange  que  Ton  fait  dans  le 
medfaa  : 

COMPOSITION   NORMALE. 


10  drachmes  de  salpêtre; 
2  drachmes  de  charbon  ; 
1  drachme  et  demie  de  soufre. 


c  Le  mélange  est  broyé  en  poudre  fine  et  l'on  en 
remplit  le  tiers  du  medfaa,  mais  pas  plus;  autrement 
il  ferait  sauter  (le  medfaa).  On  fait  faire  autour  un 
(second)  medfaa  en  bois,  ayant  pour  diamètre  Tou- 
verture  du  (premier)  medfaa  ;  on  Ty  enfonce  (le 
second)  en  frappant  fortement;  on  place  dessus  la 
balle  ou  la  flèche  et  Ton  met  le  feu  à  Tamorce.  On 
donne  au  (second)  medfaa  la  mesure  exacte  jus- 
qu'au-dessous du  trou;  s'il  descend  plus  bas,  le 
tireur  reçoit  un  coup  dans  la  poitrine.  Qu'on  y  fasse 
attention  !  > 

Qu'une  invention  pareille  soit  appliquée  au  pot  à 
feu,  et  nous  arriverons  à  la  découverte  du  canon. 
C'est  ainsi  que  la  force  explosive  de  la  poudre,  redou- 

1.  Traité  de  la  poudre,  par  Upmaan  et  von  Meyer,  traduit  par 
Oésortiaux,  p.  7. 


LES  MATIERES  EIPLOSIYES.  fS9 

lie  d'abord  comme  incoercible  et  évitée  comme  dan- 
gereuse au  plus  haut  degré,  s*est  tournée  en  un  agent 
balistique.  Nous  touchons  à  la  découverte  fondamen- 
tale qui  a  changé  Tari  de  la  guerre. 

D'après  les  documents  précis  que  nous  possédons 
aujourd'hui,  cette  découverte  fat  faite  dans  TEurope 
occidentale^  au  commencement  du  xiv*  siècle  ;  elle  se 
répandit  très  rapidement  :  dés  la  seconde  moitié  de 
ce  siècle,  nous  la  trouvons  appliquée  chez  les  prin- 
cipales nations. 

Suivant  Libri,  on  aurait  fabriqué  en  1326,  à  Flo- 
rence, des  canons  métalliques  ;  mais  cet  auteur  a 
trop  souvent  antidaté  et  falsifié  les  documents  quMl 
dérobait  pour  les  vendre,  pour  que  son  témoignage 
soit  accepté  sans  nouvelle  vérification. 

M.  Lacabane  a  relevé,  dans  les  registres  de  la 
chambre  des  comptes  en  France,  une  série  de  ren- 
seignements plus  authentiques.  En  1338,  il  y  est  fait 
mention  de  bombardes,  i  Foccasion  de  préparatifs 
faits  pour  une  descente  en  Angleterre. 

c  Pots  de  fer  pour  traire  (lancer)  carreaux  à  feu  ; 
48  carreaux  empennés;  une  livre  de  salpêtre,  une 
demi-livre  de  soufre  vif  pour  traire  ces  carreaux.  > 
Ces  carreaux  étaient  de  grandes  Qèches  à  pelotes 
incendiaires,  que  Ton  dirigeait  contre  les  construc- 
tions en  bois  pour  y  mettre  le  feu.  On  voit  par  le 

9 


130  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

poids  du  salpêtre  que  le  nouvel  engin  était  encore 
compté  pour  bien  peu  de  chose  ;  mais  on  voit  aussi 
d'une  façon  certaine  la  substitution  commençante  de 
la  force  balistique  de  la  poudre  à  celle  des  arbalètes 
à  tour  et  des  mangonneaux. 

En  4339  (1338  vieux  style),  Barthélémy  Drach, 
commissaire  des  guerres,  présente  à  la  chambre  des 
comptes  une  note  pour  avoir  poudre  et  choses  néces- 
saires aux  canons  qui  étaient  devant  Puy-Guillem» 
en  Périgord;  Du  Gange  citait  déjà  cette  note,  il  y  a 
deux  siècles. 

A  la  défense  de  Cambrai  (1339)  figurent  dix  ca- 
nons, cinq  de  fer,  cinq  de  métal  (bronze),  ainsi  que 
la  poudre  pour  les  servir.  C'étaient  des  engins  de 
faible  calibre,  car  ils  coûtaient  seulement  deux  li- 
vres dix  sous  trois  deniers  chacun.  On  fabrique  à 
Cahors,  en  1345,  toute  une  artillerie  :  vingt-quatre 
canons  de  fer,  deux  mille  six  cents  flèches,  soixante 
livres  de  poudre;  Tusage  des  balles  ou  boulets  de 
plomb  est  également  cité  à  cette  époque. 

Nous  arrivons  ainsi  à  la  bataille  de  Crécy  (1346), 
où  les  Anglais  mettent  en  ligne  trois  canons  lançant 
des  petits  boulets  de  fer  et  du  feu. 

A  la  même  époque,  nous  voyons  en  Allemagne 
signaler  les  poudreries  d'Augsbourg  (1340),  de 
Spandau  (1344),  de  Liegnitz  (1348).  En  1360,  on 


LES  MATIÈRES  EIPLOSIVES.  131 

attribue  à  la  fabrication  de  la  poudre  Tiacendie  de 
rbôtel  de  ville  de  Lubeck . 

Ce  serait  ici  le  lieu  de  citer  le  fabuleux  Berthold 
SchwartZy  réputé  autrefois  avoir  découvert  la  poudre 
par  hasard,  dans  le  cours  d'opérations  alchimiques. 
Mais  la  date  la  plus  probable  de  son  existence,  si 
celle-ci  repose  sur  d'autres  bases  que  des  légendes 
populaires,  ne  le  placerait  pas  avant  le  milieu  du 
XIV*  siècle,  époque  à  laquelle  des  documents  authen- 
tiques établissent  que  l'usage  de  la  poudre  était 
déjà  en  pleine  vigueur. 

En  1351,  il  est  aussi  question  en  Espagne,  au 
siège  d'Alicante,  de  boulets  de  fer  lancés  par  le  feu. 

La  Russie  commença  à  mettre  en  œuvre  l'artillerie 
en  1389,  la  Suède  en  1400. 

Dès  1356,  Froissard  nous  montre  les  canons  et 
bombardes  couramment  employés.  L'usage  s'en 
répandit  rapidement,  et  toutes  les  grandes  villes  et 
châteaux  forts  ne  lardèrent  pas  à  en  être  pourvus. 

En  même  temps,  le  calibre  des  canons  jetant  de 
grosses  pierres  et  des  boulets  de  fer  s'augmentait  de 
jour  en  jour. 

Les  nouveaux  engins  ne  s'établirent  pas  sans 
quelque  résistance;  outre  que  la  difficulté  de  con- 
struire des  tubes  métalliques  capables  de  résister  à 
l'explosion   rendait  dangereux  l'emploi   des  gros 


132  SCIENCE   ET  PHILOSOPHIE. 

canons,  les  gens  de  guerre  habitués  aux  anciennes 
armes  méprisaient  ces  nouveaux  procédés,  qui  ten- 
daient à  faire  disparaître  la  supériorité  due  à  la 
force  personnelle  des  combattants  ;  ils  les  regardaient 
même  comme  déloyaux.  Le  passage  célèbre  de 
l'Arioste,  où  Roland  jette  à  la  mer  la  première  arme 
à  feu,  après  en  avoir  vaincu  le  possesseur,  nous 
montre  la  trace  de  ces  préjugés.  Les  peuples  qui 
avaient  brillé  par  la  supériorité  de  leurs  archers, 
tels  que  les  Anglais,  résistèrent  surtout  pendant 
longtemps  à  l'abandon  de  leurs  vieilles  armes, 
naguère  si  efQcaces.  En  1573,  ils  refusaient  encore 
d'abandonner  leurs  arcs  et  leurs  flèches;  ces  engins 
figurent  même,  en  1627,  au  siège  de  Tile  de  Ré. 

La  difficulté  de  fabriquer  les  mousquets  en  grande 
quantité  s'est  opposée  pendant  longtemps  à  leur 
emploi  général;  Tinfanterie  demeure  armée  de 
piques  jusqu'au  temps  de  Louis  XIV. 

La  substitution  de  l'artillerie  nouvelle  des  canons 
et  bombardes  à  l'artillerie  ancienne  des  mangon- 
neaux,  balistes  et  arbalètes  à  tour,  était  alors  faite 
depuis  longtemps,  à  cause  de  la  grande  simplifica- 
tion qu'elle  avait  apportée  dans  l'art  de  la  guerre. 
Les  machines  nouvelles  étaient  à  la  fois  plus  faciles 
à  construire,  à  transporter,  à  manier,  et  plus  puis- 
santes dans  leurs  effets.  C'est  avec  l'artillerie  de  Jean 


LES  MATIÈRES  EXPLOSIVES.  133 

Bureau  que  Charles  VU  acheva  de  chasser  les  Anglisa 
de  France  au  xv* siècle;  et  la  puissante  artillerie  de 
Charles  VIII  joua  un  rôle  très  important  dans  les 
guerres  d'Italie.  L'artillerie  des  Turcs  contribua 
également  beaucoup  à  la  prise  de  Constanlinople 
en  1453. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  retracer  les  progrès  suc- 
cessifs de  rartillerie.  Mais  11  convient  de  dire  quel- 
ques mots  des  derniers  usages  du  feu  grégeois  et 
d'insister  sur  l'application  de  la  poudre  aux  mines» 
pour  la  guerre  et  pour  l'industrie. 

Le  feu  grégeois  ne  disparut  pas  tout  d'un  coup,  à 
la  façon  d'un  secret  qui  se  serait  perdu,  comme  on 
le  supposait  naguère.  Son  usage  s'est  poursuivi  jus- 
qu'au XVI*  siècle  ;  il  y  figure  alors  dans  les  Traités 
de  pyrotechnie^  sous  le  même  nom  et  avec  les 
mêmes  formules  qu'au  xiii*  siècle.  Mais  cet  agent, 
réputé  si  formidable  à  l'origine,  avait  cessé  de 
frapper  les  imaginations,  en  même  temps  que  sa 
formule  avait  été  connue  de  tous  et  qu'il  devenait 
d'une  pratique  courante.  Ses  effets  étaient  d'ailleurs 
surpassés  par  ceux  de  la  poudre  de  guerre,  dont  il 
avait  été  le  précurseur.  Il  tomba  peu  &  peu  en 
désuétude,  sans  être  cependant  jamais  tout  à  fait 
inconnu,   sa  composition  s'étant  perpétuée  dans 
celle  des  matières  incendiaires  employées  jusqu'à 


134  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

no%  jours  par  rartillerie;  matières  peu  efficaces 
d'ailleurs,  si  Ton  en  compare  les  effets  destructeurs 
à  ceux  des  projectiles  creux  et  des  substances  explo- 
sives nouvelles. 

En  effet,  remploi  de  la  poudre,  une  fois  bien 
établi,  ne  fut  pas  limité  à  lancer  des  projectiles;  les 
artilleurs  se  familiarisèrent  de  plus  en  plus  avec 
Texpiosion,  dont  le  bruit  seul  mettait  jadis  les 
bataillons  en  fuite.  Ils  apprirent  à  en  régler  les 
effets  et  l'appliquèrent,  dès  le  xv'  sièclci  à  faire 
sauter  les  bâtiments  et  à  augmenter  les  effets  des 
mines  souterraines.  Jadis  on  faisait  écrouler  les 
fortifications  par  Tembrasement  des  étais  des 
galeries  percées  sous  les  fondations;  on  trouva  plus 
efficace  de  placer  dans  ces  galeries  des  amas  de 
poudre  confinés,  dont  l'explosion  déterminait  la 
chute  soudaine  des  murailles. 

L'explosion  fut  encore  utilisée  dans  la  guerre 
sous  une  autre  forme  et  appliquée  aux  anciens  pro- 
jectiles incendiaires.  Au  lieu  d'y  placer  des  compo- 
sitions fusantes,  destinées  simplement  à  propager  le 
feu,  on  eut  l'idée  de  renforcer  les  parois  du  projec- 
tile et  d'y  enfermer  de  la  poudre,  en  s*arrangeant 
pour  que  l'inflammation  de  celle-ci  ne  se  produisît 
pas  en  même  temps  que  celle  de  la  poudre  du  canon 
destiné  à  lancer  le  projectile.  De  là  la  bombe  et 


LES  MATIÈRES  EXPLOSIVES.  135 

Fobus,  donl  Fexplosion,  reproduite  au  loin,  aug- 
mente les  effets  destructeurs  des  boulets. 

L'usage  de  la  bombe,  proposé  au  xvi*  siècle,  n'a 
pris  une  véritable  importance  qu'au  xvii*  siècle,  et 
cet  engin  n'a  pas  cessé  d'être  perfectionné,  jusqu'à 
remplacer  presque  entièrement,  de  nos  jours,  les 
anciens  boulets  pleins. 

C'est  également  vers  la  6n  du  xvii*  siècle  que  l'in- 
dustrie des  mines  osa  se  servir  de  la  force  explosive 
de  la  poudre,  comme  d'un  moyen  régulier  pour 
abattre  les  rochers  et  déblayer  les  obstacles. 

Jusque-là,  on  avait  eu  recours  seulement  pour  ces 
effets  à  la  force  des  bras  de  l'homme,  combinée  avec 
l'action  du  feu,  qui  désagrège  les  rochers;  et  parfois 
avec  celle  de  l'eau,  versée  ensuite  sur  la  pieire 
incandescente,  qui  se  brise  par  l'effet  d'un  brusque 
refroidissement, — réactions  utilisées  encore  aujour- 
d'hui chez  certaines  populations  sauvages  des  mon- 
tagnes de  l'Inde  et  auxquelles  parait  se  rapporter  ce 
vers  de  Lucrèce  : 

Disf iliuntque  fero  fervenlia  taxa  vapore, 

ainsi  que  l'antique  tradition  des  rochers  des  Alpes 
fendus  à  l'aide  du  vinaigre  par  Annibal  : 

Rupes  dissoivit  aceto. 


iâ6  SCIENCE   ET   PHILOSOPHIE. 

L'emploi  de  la  poudre  noire  a  fait  oublier  ces 
vieilles  pratiques.  C'est  à  sa  puissance  et  à  l'énergie 
plus  grande  encore  des  nouvelles  matières  explosives 
que  sont  dus  les  immenses  développements  donnés 
dans  notre  siècle  aux  travaux  des  mines,  des  routes, 
des  tunnels,  des  ports  et  des  chemins  de  fer  ;  travaux 
presque  impraticables,  en  raison  de  leur  coût  et  de 
leur  difficulté,  s'il  avait  fallu  les  exécuter  comme 
autrefois  à  l'aide  des  bras  humains.  G'estla  force  des 
agents  chimiques  qui  les  accomplit  aujourd'hui. 

Ainsi  la  découverte  du  salpêtre  a  conduit  à  in- 
venter les  artifices  et  les  compositions  diverses 
désignées  sous  le  nom  de  feu  grégeois;  l'emploi  de 
ceux-ci  a  conduit  à  découvrir  la  fusée;  enfin  les 
Occidentaux  ont  passé  de  ces  compositions,  par  des 
changements  gradués,  à  des  formules  douées  d'une 
force  projective  de  plus  en  plus  caractérisée,  c'est- 
à-dire  à  la  poudre  à  canon .  L'emploi  balistique  de 
la  poudre  fit  alors  tomber  tout  à  coup  les  anciennes 
machines  de  guerre,  devenues  inutiles  par  suite  de 
la  découverte  d'une  substance  qui  contient  en  elle- 
même,  sans  le  secours  d'aucun  travail  extérieur,  une 
force  propulsive  incomparablement  plus  grande. 


IV 


Aux  débuts,  les  progrès  de  la  nouvelle  artillerie 
sont  nés  principalement  de  Tétude  attentive  des 
conditions  des  phénomènes,  conditions  fortuite- 
ment révélées  par  l'usage.  Aussi  ces  progrès  demeu- 
rèrent-ils d'abord  lents  et  incertains.  Hais  une  nou- 
velle ère  s'est  ouverte  à  cet  égard,  depuis  deux 
siècles,  par  suite  du  développement  incessant  des 
sciences  mécaniques,  physiques  et  chimiques,  et  par 
l'effet  de  l'application  dans  la  pratique  des  consé- 
quences les  plus  hardies  de  la  théorie. 

Les  premières  notions  précises  que  Ton  ait  eues 
sur  les  vrais  caractères  de  l'explosion  furent  la  con- 
séquence des  lois  physiques  des  gaz,  au  xv!!""  siècle. 


138  SCIENCE    ET   PHILOSOPHIE. 

Mais  c'est  seulement  vers  la  fin  du  siècle  dernier 
que  la  découverte  de  la  véritable  théorie  des  phéno- 
mènes chimiques,  fournit  Texplicaiion  de  la  combus- 
tion et  spécialement  de  la  combustion  explosive  de  la 
poudre,  jusque-là  si  obscure.  On  reconnut  que  l'azo- 
tate de  potasse  y  joue  le  rôle  d'un  véritable  magasin 
d'oxygène,  qui  brûle  les  matières  combustibles  sans 
le  concours  de  l'air  extérieur.  L'intelligence  de  ce 
phénomène  jeta  le  plus  grand  jour  sur  les  conditions 
de  l'explosion  de  la  poudre,  en  même  temps  qu'elle 
mit  en  évidence  ce  fait  que  l'explosion  est  due  à  la 
tension  des  produits  gazeux  qu'elle  développe  :  azote, 
acide  carbonique,  oxyde  de  carbone,  hydrogène  sul- 
furé. 

On  entrevit  dès  lors  la  théorie  physico-chimique 
de  la  poudre,  et  les  artilleurs,  exercés  au  maniement 
des  formules  mathématiques,  s'efforcèrent  d'expli- 
quer et  de  prévoir  les  conditions  générales  des 
réactions  qui  s'accomplissent  dans-leurs  armes. 

Deux  groupes  de  découvertes  nouvelles  ont  donné 
à  cette  science,  depuis  un  demi-siècle,  un  essor 
immense  et  qui  s'étend  encore  tous  les  jours  :  les 
unes  sont  dues  aux  progrès  de  la  chimie  organique, 
les  autres  aux  progrès  de  la  théorie  mécanique  de  la 
chaleur. 

Jusqu'en  1846,  on  n'était  guère  sorti  de  la  compo- 


LES  MATIERES  EXPLOSIVES.  139 

sition  des  poudres  salpéirées.  A  la  vérilé,  Berlhollet, 
aux  débuts  do  xix*  siècle ,  guidé  par  la  nouvelle 
théorie  de  la  combustion,  avait  tenté  de  remplacer 
Tazotate  de  potasse  par  un  autre  agent  oxydant,  plus 
actif  encore,  le  chlorate  de  potasse.  Mais  cet  agent 
manifesta  des  propriétés  si  dangereuses,  il  commu- 
niqua aux  poudres  qu'il  concourait  à  former  une 
telle  aptitude  à  détoner,  que  son  emploi  ne  réussit 
pas  à  passer  dans  la  pratique. 

Il  y  a  quarante  ans,  une  notion  nouvelle  apparut. 
Jusque-là,  on  n'avait  formé  des  matiëi'es  explosives 
que  par  un  seul  procédé  :  le  mélange  mécanique 
d*un  corps  comburant  avec  un  corps  combustible. 
On  découvrit  alors  qu'il  est  possible  et  même  facile 
de  combiner  l'acide  azotique  avec  les  composés 
organiques,  de  façon  à  constituer  des  combinaisons 
complexes,  ou  les  composants  sont  associés  chimi- 
quement et  de  la  façon  la  plus  intime.  On  obtient 
ainsi  des  agents  explosifs  d'une  puissance  excep- 
tionnelle :  la  poudre-coton,  la  nitroglycérine,  l'acide 
picrique,  le  picrate  de  potasse,  etc. 

Ainsi  le  progrès,  dans  cet  ordre  comme  dans  beau- 
coup d'autres,  a  pris  un  essor  inattendu,  par  suite 
des  inventions  théoriques  de  la  chimie  organique; 
inventions  qui  ont  permis  de  fabriquer  à  volonté 
une  multitude  de  substances  explosives  inconnues 


140  SCIENCE    ET   PHILOSOPHIE. 

jusque-là,  et  dont  les  propriétés  varient  à  l'infini. 

On  tenta  tout  d'abord  de  les  appliquer  à  Tart  de 
la  guerre.  Si  ces  efforts  n'ont  pas  encore  complète- 
ment abouti  dans  les  applications  au  canon  et  au  fu* 
sil»  cependant  les  nouveaux  agents  sont  définitive- 
ment restés  dans  l'art  des  mines  de  guerre,  après 
bien  des  tâtonnements  et  des  catastrophes. 

Il  y  a  vingt  ans,  on  osa  même  les  employer  dans 
l'industrie,  où  ils  manifestèrent  une  puissance 
exceptionnelle  dans  la  plupart  des  cas  et  une  apti- 
tude spéciale  à  briser  le  fer  forgé  et  les  rochers  les 
plus  tenaces,  sur  lesquels  la  poudre  ancienne  n'avait 
guère  d'action. 

De  là  les  applications  les  plus  intéressantes  pour 
la  civilisation.  Les  dangers  particuliers  que  présente 
l'emploi  de  la  nitroglycérine  ont  été  en  grande 
partie  conjurés  dans  son  adjonction  à  la  silice,  ce 
qui  constitue  le  mélange  appelé  dynamite.  Ce  mé- 
lange s'est  répandu  chaque  jour  davantage,  de  façon 
à  supplanter  en  grande  partie  la  vieille  poudre  de 
mine. 

On  reconnut  par  là  l'infériorité  des  anciennes 
poudres  de  guerre  et  de  mine.  Tout  l'avantage  de 
ces  mélanges  grossiers,  transmis  par  la  tradition  des 
âges  barbares,  réside  dans  le  caractère  gradué  de 
leur  détente   explosive;  car  la   réaction  chimique 


LES  MATIËRBS  EXPLOSIVES.  U\ 

e]le-méme  n'utilise  gaère,  comme  je  Tai  établi, 
qae  la  moitié  de  Ténergie  de  Tacide  azotique  suscep- 
tible d'être  mis  eu  œuvre  dans  la  fabrication  des 
matériaux  de  la  pondre.  Espérons  que  celle-ci  sera 
remplacée  quelque  jour  par  des  substances  mieux 
définies,  où  Ténei^e  de  Tacide  azotique  sera  mieux 
ménagée,  enfin  dont  la  combustion  plus  simple  et 
plus  complète  deviendra  susceptible  d'être  mieux 
réglée,  suivant  les  besoins  des  applications  et  par  les 
principes  de  la  théorie. 

Ici,  comme  dans  bien  d'autres  champs  d'applica- 
dons,  le  caractère  scientifique  des  industries  mo- 
dernes et  la  poursuite  systématique  par  la  théorie  des 
effets  pratiques  les  plus  utiles  se  caractérisent  chaque 
joar  davant^e.  Non  seulement  on  procède  par  une 
méthode  régulière  à  la  découverte  de  matières  que 
l'empirisme  n'aurait  jamais  conduit  à  soupçonner, 
telles  que  la  nitroglycérine,  ou  la  poudre-coton  ;  mais 
l'emploi  même  de  ces  matières  $i  puissantes  ne  peut 
avoir  lieu  avec  sécurité,  s'il  n'est  dirigé  par  ime 
théorie  certaine. 

C'est  cette  théorie  que  les  progrès  récents  des 
sciences  modernes  et  surtout  ceux  de  la  thermo- 
chimie  permettent  de  construire.  En  effet,  l'empi- 
risme demeurait  à  peu  près  le  seul  guide  dans  la 
prévision  exacte  des  propriétés  de  chacune  de  ces 


142  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

substances,  lorsque  la  thermo -chimie  est  venue,  il 
y  a  treize  ans  à  peine,  établir  les  principes  généraux 
qui  définissent  les  matières  explosives  nouvelles, 
d'après  leur  formule  et  leur  chaleur  de  formation. 
Elle  marque  ainsi  i  la  pratique  les  horizons  que 
celle-ci  peut  espérer  atteindre,  et  elle  lui  fournit 
cette  lumière  des  règles  rationnelles,  seules 
capables  de  lui  permettre  de  prendre  tout  son  déve- 
loppement. 

C'est  cette  transformation  de  Tétude  empirique 
des  matières  explosives  en  une  science  proprement 
dite,  fondée,  je  le  répète,  sur  la  thermo-chimie,  que 
je  poursuis  depuis  1870.  Elle  résulte  de  la  notion  de 
rénergie  présente  dans  les  matières  explosives; 
énergie  dont  le  rôle  est  bien  plus  général  que  ne 
Taurait  fait  supposer  Tancienne  notion  purement 
chimique  des  corps  comburants  opposés  aux  com- 
bustibles. En  effet,  Féoergie  d'une  matière  explosive 
exprime  le  plus  grand  travail  qu'elle  puisse  effec- 
tuer, c'est-à-dire  qu'elle  touche  à  une  notion  pra- 
tique fondamentale.  Or,  la  théorie  nous  enseigne 
que  l'énergie  n'est  ici  autre  chose  que  la  différence 
entre  la  chaleur  mise  en  jeu  dans  la  formation 
depuis  les  éléments  et  la  chaleur  dégagée  par  la 
transformation  explosive.  Mais  celle-ci  n'est  point 
assujettie  à  être  une  combustion  proprement  dite, 


LES  MATIERES  EXPLOSIVES.  143 

comme  on  le  croyait  autrefois.  La  puissance  de 
chaque  matière  explosive,  les  différences  qui  existent 
entre  les  composés  en  apparence  analogues,  tels  que 
les  éthers  azotiques  (nitroglycérine)  et  les  corps 
nitrés  (picrate  de  potasse),  résultent  de  cette  théorie. 
Elle  permet  de  retracer  a  priori  le  tableau  général 
des  matières  explosives,  —  je  dis  non  seulement  les 
matières  actuellement  connues,  mais  même  toutes 
les  matières  possibles,  —  et  elle  assigne  à  l'avance 
rénergie  propre  de  chacune  d'elles. 

Plaçons-nous  maintenant  à  un  point  de  vue  plus 
élevé  et  cherchons  à  dégager  la  philosophie  des  ma- 
tières explosives. 


LES  MATIÈRES  EXPLOSIVES.  145 

santé  des  races  savantes  et  civilisées  sur  les  races  bar- 
bares. L'écart  entre  le  mode  d'armement  des  unes  et 
des  autres  n'était  pas  suffisant  jusque-là  pour  ne  pas 
être  parfois  surmonté  par  Teffort  surexcité  des  éner- 
gies individuelles.  C'est  là,  en  effet,  ce  qui  avait  per- 
mis aux  barbares  de  renverser  la  savante  organisa- 
tion de  l'empire  romain.  C'est  par  là  que  les  tribus 
nomades  de  l'Arabie,  fanatisées  par  l'islamisme, 
avaient  détruit,  au  vu'  siècle,  l'empire  persan  et 
enlevé  à  l'empire  byzantin  ses  plus  belles  provinces. 
Un  tel  effort  a  suffi  pour  que  les  hordes  sauvages 
des  cavaliers  mongols,  sortis  des  déserts  de  l'Asie 
centrale,  aient  réussi  à  établir,  au  xiii*  siècle,  de 
la  Pologne  aux  mers  de  Chine,  sur  les  débris  des 
civilisations  chinoise  et  arabe,  le  plus  vaste  empire 
qui  ait  été  connu  jusqu'ici. 

Au  contraire,  depuis  l'emploi  régulier  des  matières 
explosives  ^  la  guerre,  les  retours  offensifs,  jus- 
qu'alors périodiques,  de  la  barbarie  ont  cessé  de 
se  produire.  Si  de  telles  catastrophes  paraissent  dé- 
sormais impossibles,  si  la  puissance  des  races  eu- 
ropéennes s'étend  partout  à  la  surface  de  la  terre, 
nous  devons  en  savoir  gré  à  la  prépondérance  insur- 
montable que  les  instruments  scientifiques  assurent 
aux  races  civilisées.  Ce  sont  là  des  instruments  que 
les  races  barbares  ne  sauraient  ni  construire,  faute 

10 


146  SCIENCE   ET   PHILOSOPHIE. 

de  connaissances  théoriques  suffisantes,  ni  main- 
tenir longtemps  en  état,  alors  même  qu'elles  au- 
raient réussi  à  se  les  procurer  à  prix  d'or  et  à  en 
connaître  le  maniement.  Dès  son  apparition,  la 
poudre  de  guerre  a  produit  des  effets  comparables 
à  ceux  de  Timprimerie;  elle  a  mis  fin  à  la  féodalité 
et  assuré  la  prépondérance  des  pouvoirs  centralisés, 
seuls  capables  de  former  les  approvisionnements 
nécessaires  et  de  fabriquer  les  engins  nouveaux, 
aptes  à  détruire  aisément  les  plus  puissantes  des 
anciennes  forteresses. 

Cette  forme  rationnelle  et  scientiGque  de  la  ci- 
vilisation s'accentue  chaque  jour  davantage.  Le 
xvm*  siècle  en  avait  proclamé  l'avènement  prochain  ; 
le  xix«  l'a  réalisée  et  étendue  à  tous  les  ordres  d'ac- 
tivité. 

Mais  de  là  résulte  une  nouvelle  conséquence 
qu'il  importe  de  ne  jamais  oublier.  En  effet,  tous  les 
peuples  civilisés  sont  obligés,  pour  augmenter  leur 
puissance  matérielle,  c'est-à-dire  sous  peine  de 
déclin,  de  maintenir  chacun  chez  soi  le  niveau  des 
connaissances  théoriques  au  point  le  plus  élevé. 
Dans  tous  les  ordres,  dans  celui  des  matières  explo- 
sives en  particulier,  les  armées  se  sont  doublées  de 
groupes  de  savants,  principalement  occupés  à  déve- 
lopper incessamment  la  théorie  et  à  en  contrôler 


LES    UATlGHES  EIPLOSIVES.  Ul 

continuellement  les  conséquences  a  priori  par  des 
vérifications  espéri mentales. 

Aucune  force  peut-être,  à  cet  égard,  n'est  plus 
étonnante  que  celle  que  l'on  lire  des  matières  esplo> 
sires;  puissance  également  utile  ou  dangereuse, 
selon  la  direction  que  lui  donne  la  volonté  hu- 
maine ;  car  la  matière  est  indifférente  à  nos  inten- 
tions. 

Cest  ainsi  que  nous  avons  vu  de  notre  temps, 
à  calé  des  applications  tes  plus  utiles  à  l'industrie 
ou  les  plus  efficaces  pour  la  guerre,  l'emploi  de 
ces  matières  proposé  par  des  esprits  exaltés  dans 
le  but  de  changer  par  la  force  révolutionnaire  et 
par  la  politique  de  la  dynamite  l'oi^anisation  des 
sociétés  humaines.  De  grandes  illusions  se  sont 
même  élevées  à  cet  égard  :  la  force  des  matières 
explosives  peut  servir  d'agent  à  des  actes  de  ven- 
geance personnelle;  mais  elle  n'est  guère  suscep- 
tible d'être  mise  en  œuvre  d'une  façon  générale 
par  des  individus  isolés,  je  dis  de  façon  à  produire 
des  effets  généraux  sur  la^  société.  De  tels  résultats 
exigent  des  engins^  coûteus,Jlenlsi  construire,  mis 
en  œuvre  par  des  bataillons  disciplinés,  bref  une 
organisation  savante  et  compliquée,  oi^anisalion 
qu'un  gouvernement  seul  peut  coordonner  et 
mettre  en  branle. 


lis  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

Il  est  un  aulre  intérêt,  plus  grand  peut-être  au 
point  de  vue  purement  abstrait,  qui  se  présente 
dans  rétude  des  substances  explosives  ;  cette  étude 
nous  montre  les  états  extrêmes  de  la  matière, 
comme  pression,  température,  force  vive,  états 
que  nous  ne  sommes  pas  accoutumés  à  mettre  en 
jeu  dans  nos  expériences  ordinaires.  En  général, 
nous  opérons  sous  la  pression  atmosphérique, 
pression  voisine  d'un  kilogramme  par  centimètre 
carré,  c'est  à  dire,  après  tout,  peu  éloignée  du 
vide.  Nous  agissons  sur  des  substances  maintenues 
à  la  température  ordinaire,  qui  est  fort  voisine 
du  zéro  absolu,  c'est-à-dire  une  température  à 
laquelle  les  gaz  ne  possèdent  qu'une  force  vive 
bien  faible,  si  on  la  compare  à  celle  qu'on  peut 
leur  communiquer.  C'est  à  cette  limite  inférieure 
des  phénomènes  que  se  rapportent  la  plupart  de 
nos  connaissances  chimiques  et  la  plupart  des  lois 
de  notre  physique. 

Or,  ce  sont  là  des  conditions  bien  éloignées  de 
celles  que  la  matière  réalise  effectivement,  soit 
dans  la  profondeur  de  la  terre,  où  les  pressions 
peuvent  grandir  jusqu'à  un  million  d'atmos- 
phères; soit  à  la  surface  des  astres  qui  nous  en- 
tourent, où  les  températures  se  comptent  par 
milliers  de  degrés;  soit  encore  dans  le  mouvement 


LES  MATIÈRES  EXPLOSIVES.  149 

des  projectiles  lancés  par  les  volcans  et  dans  les 
révolutions  des  étoiles,  des  planètes  et  des  comètes, 
astres  animés  de  vitesses  qui  atteignent  des  cen- 
taines de  kilomètres  par  seconde. 

Sans  prétendre  arriver  i  ces  limites  extrêmes, 
placées  hors  de  la  portée  de  nos  expériences  et 
dont  Tanalyse  spectrale  nous  permet  seule  d'entre- 
voir les  effets  chimic^es,  nous  pouvons  cependant 
étendre  nos  études  bien  au  delà  des  données  de 
nos  expériences  ordinaires,  en  nous  attachant  aux 
phénomènes  offerts  par  les  matières  explosives.  Les 
pressions  qu'elles  développent    se  mesurent  par 
milliers  d'atmosphères;  leur  température  semhle 
approcher  de  celle  des  astres  eux-mêmes;  enfin, 
la  vitesse  avec  laquelle  se  propagent  leurs  mou- 
vements peut  atteindre  plusieurs  milliers  de  mètres 
par  seconde.  Nous  saisissons  ainsi  sur  le  vif  une 
multitude  de  phénomènes,  inaccessibles  par  toute 
autre  méthode.  De  là  une  physique,  une  chimie, 
une  mécanique  spéciales,  qui  sortent  de  nos  habi- 
tudes et  de  nos  conceptions  ordinaires.  Dans  l'ordre 
des    actions  naturelles,  cependant,  elles  ne  sont 
pas  plus  extraordinaires.  Nous  avons  été  habitués 
à  construire  nos  théories  et  nos  conceptions  d'après 
un  certain  milieu,  enfermé  dans  d'étroites  limites. 
Or,  ce  nouvel  ordre  de  phénomènes  change  le 


150  SCIENCE   ET   PHILOSOPHIE. 

milieu,  et  cela  suffit.  Par  là  même,  cette  élude  est 
éminemment  intéressante  pour  le  philosophe  qui 
cherche  à  se  rendre  compte  de  la  portée  réelle  et 
de  la  généralité  absolue  des  lois  naturelles. 


LES  ORIGINES  DE  L'ALCHIMIE 


ET  LES  SCIENCES  MYSTIQUES 


Le  monde  est  aujourd'hui  sans  mystère  :  la  con- 
ception rationnelle  prétend  tout  éclairer  et  tout  com- 
prendre; elle  s'efforce  de  donner  de  toute  chose 
une  explication  positive  et  logique,  et  elle  étend  son 
déterminisme  fatal  jusqu'au  monde  moral.  Je  ne  sais 
si  les  déductions  impératives  de  la  raison  scien- 
tifique réaliseront  un  jour  cette  prescience  divine, 
qui  a  soulevé  autrefois  tant  de  discussions  et  que  Ton 
n*a  jamais  réussi  à  concilier  avec  le  sentiment  non 
moins  impératif  de  la  liberté  humaine.  En  tout  cas, 
l'univers  matériel  entier  est  revendiqué  par  la  science, 
et  personne  n'ose  plus  résister  en  face  à  cette  reven- 


152  SCIENCE   £T   PHILOSOPHIE. 

dication.  La  notion  du  miracle  et  du  surnaturel  s'est 
évanouie  comme  un  vain  mirage,  un  préjugé  suranné. 

Il  n'en  a  pas  toujours  été  ainsi  ;  cette  conception 
purement  rationnelle  n'est  apparue  qu'au  temps  des 
Grecs;  elle  ne  s'est  généralisée  que  chez  les  peuples 
européens,  et  seulement  depuis  le  xviu*  siècle.  Même 
de  nos  jours,  bien  des  esprits  éclairés  demeurent 
engagés  dans  les  liens  du  spiritisme  et  du  magnétisme 
animal. 

Aux  débuts  de  la  civilisation,  toute  connaissance 
affectait  une  forme  religieuse  et  mystique.  Toute 
action  était  attribuée  aux  dieux,  identifiés  avec  les 
astres,  avec  les  grands  phénomènes  célestes  et  ter- 
restres, avec  toutes  les  forces  naturelles.  Nul  alors 
n'eût  osé  accomplir  une  œuvre  politique,  militaire, 
médicale,  industrielle,  sans  recourir  à  la  formule 
sacrée,  destinée  à  concilier  la  bonne  volonté  des 
puissances  mystérieuses  qui  gouvernaient  l'univers. 
Les  opérations  réfléchies  et  rationnelles  ne  venaient 
qu'ensuite,  toujours  étroitement  subordonnées. 

Cependant  ceux  qui  accomplissaient  l'œuvre  elle- 
même  ne  tardèrent  pas  à  s'apercevoir  que  celle-ci  se 
réalisait  surtout  par  le  travail  efficace  de  la  raison 
et  de  l'activité  humaines.  La  raison  introduisit  à  son 
tour,  pour  ainsi  dire  subrepticement,  ses  règles 
précises  dans  les  recettes  d'exécution  pratique,  en 


ORIGINKS  DE  L*ÂLCH1MIE.  153 

attendant  le  jour  où  elle  arriverait  à  tout  dominer. 
De  là  une  période  nouveile,  demi-rationaliste  et  demi- 
mystique,  qui  a  précédé  la  naissance  de  la  science 
pure.  Alors  fleurirent  les  sciences  intermédiaires, 
s'il  est  permis  de  parler  ainsi  :  Fastrologie,  l'alchimie, 
la  vieille  médecine  des  vertus  des  pierres  et  des 
talismans,  sciences  qui  nous  semblent  aujourd'hui 
chimériques  et  charlalanesques.  Leur  apparition  a 
marqué  cependant  un  progrès  immense  à  un  certain 
jour  et  fait  époque  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain. 
Elles  ont  été  une  transition  nécessaire  entre  l'ancien 
état  des  esprits,  livrés  à  la  magie  et  aux  pratiques 
théurgiques,  et  l'esprit  actuel,  absolument  positif, 
mais  qui,  même  de  nos  jours,  semble  trop  dur  pour 
beaucoup  de  nos  contemporains. 

L'évolution  qui  s'est  faite  à  cet  égard,  depuis  les 
Orientaux  jusqu'aux  Grecs  et  jusqu'à  nous,  n'a  pas 
été  uniforme  et  parallèle  dans  tous  les  ordres.  Si  la 
science  pure  s'est  dégagée  bien  vite  dans  les  mathé- 
matiques, son  règne  a  été  plus  retardé  dans  l'astro- 
nomie, où  l'astrologie  a  subsisté  parallèlement 
jusqu'aux  temps  modernes.  Le  progrès  a  été  surtout 
plus  lent  en  chimie,  où  l'alchimie,  science  mixte,  a 
consente  ses  espérances  merveilleuses  jusqu'à  la  fin 
du  siècle  dernier. 

L'étude  de  ces  sciences  équivoques,  intermédiaires 


154 


SCIENCE    ET    PHILOSOPHIE. 


entre  la  connaissance  positive  des  choses  et  leur 
interprétation  mystique,  offre  une  grande  importance 
pour  le  philosophe.  Elle  intéresse  également  les  sa- 
vants désireux  de  comprendre  l'origine  et  la  filiation 
des  idées  et  des  mots  qu'ils  manient  continuellement. 
Les  artistes,  qui  cherchent  à  reproduire  les  œuvres 
de  l'antiquité,  les  industriels,  qui  appliquent  à  la 
culture  matérielle  les  principes  théoriques,  veulent 
aussi  savoir  quelles  étaient  les  pratiques  des  anciens, 
par  quels  procédés  on  t  été  fabriqués  ces  métaux,  ces 
étoffes,  ces  produits  souvent  admirables  qu'ils  nous 
ont  laissés.  L'étroite  connexion  qui  existe  entre  la 
puissance  intellectuelle  et  la  puissance  matérielle 
de  l'homme  se  retrouve  partout  dans  l'histoire  :  c'est 
le  sentiment  secret  de  cette  connexion  qui  fait  com- 
prendre les  rêves  d'autrefois  sur  la  toute-puissance 
de  la  science.  Nous  aussi,  nous  croyons  à  cette  toute- 
puissance,  quoique  nous  l'atteignions  par  d'autres 
méthodes. 


LES  SEPT  MÉTAUX 


ET   LES  SEPT  PLANÈTES 


c  Le  monde  est  un  animal  unique,  dont  toutes  le 
parties,  quelle  qu'en  soit  la  distance,  sont  liées 
entre  elles  d'une  manière  nécessaire .  »  Cette  phrase 
de  Jamblique  le  néoplatonicien  ne  serait  pas  désa- 
vouée par  les  astronomes  et  par  les  physiciens  mo- 
dernes, car  elle  exprime  l'unité  des  lois  de  la  nature 
et  la  connexion  gêné  raie  de  l'univers.  La  première 
aperceplion  de  cette  unité  remonte  au  jour  où  les 
hommes  reconnurent  la  régularité  fatale  des  révo- 
lutions des  astres;  ils  cherchèrent  aussitôt  à  en 
étendre  les  conséquences  à  tous  les  phénomènes 
matériels  et  même  moraux,  par  une  généralisation 


156  SCIENCE   ET   PHILOSOPHIE. 

mystique,  qui  surprend  le  philosophe,  mais  quMi 
importe  pourtant  de  connaître,  si  Ton  veut  com- 
prendre le  développement  historique  de  Tesprit 
humain.  C'était  la  chaîne  (Tor  qui  reliait  tous  les 
êtres,  dans  le  langage  des  auteurs  du  moyen  âge. 
Ainsi  rinfluence  des  astres  parut  s'étendre  à  toute 
chose,  à  la  génération  des  métaux,  des  minéraux  et 
des  êtres  vivants,  aussi  bien  qu'à  l'évolution  des 
peuples  et  des  individus.  11  est  certain  que  le  soleil 
règle,  par  le  flux  de  sa  lumière  et  de  sa  chaleur,  les 
saisons  de  l'année  et  le  développement  de  la  vie  vé- 
gétale; il  est  la  source  principale  des  énergies  ac- 
tuelles ou  latentes  à  la  surface  de  la  terre.  On  attri- 
buait autrefois  le  même  rôle,  quoique  dans  des  or- 
dres plus  limités,  aux  divers  astres, moins  puissants 
que  le  soleil,  mais  dont  la  marche  est  assujettie  à 
des  lois  aussi  régulières.  Tous  les  documents  histo- 
riques prouvent  que  c'est  à  Babylone  et  en  Chaldée 
que  ces  imaginations  prirent  naissance;  elles  ont 
joué  un  rôle  important  dans  le  développement  de 
Tastronomie,  étroitement  liée  avec  l'astrologie,  dont 
elle  semble  sortie.  L'alchimie  s'y  rattache  également, 
au  moins  par  l'assimilation  établie  entre  les  métaux 
et  les  planètes,  assimilation  tirée  de  leur  éclat ,  de 
leur  couleur  et  de  leur  nombre  même. 
Attachons-nous  d'abord  à  ce  dernier  :  c'est  le 


SEPT  MÉTAUX  ET  SEPT  PLANETES.  157 

nombre  sept,  chiffre  sacré  que  Ton  retrouve  par- 
tout, dans  les  jours  de  la  semaine,  [dans  Ténuméra- 
tion  des  planètes,  dans  celle  des  métaux,  des  cou- 
leurs, des  tons  musicaux. 

L'origine  de  ce  nombre  paraît  être  astronomique 
et  répondre  aux  phases  de  la  lune,  c'est-à-dire  au 
nombre  des  jours  qui  représentent  le  quart  de  la 
révolution  de  cet  astre.  Le  hasard  fit  que  le  nombre 
des  astres  errants  (planètes),  visibles  à  TœU  nu,  qui 
circulent  ou  semblent  circuler  dans  le  ciel  autour  de 
la  terre,  s'élève  précisément  à  sept  :  la  Lune,  le 
Soleil,  Mercure,  Yénus,  Mars,  Jupiter  et  Saturne.  A 
chaque  jour  de  la  semaine  un  astre  fut  attribué  :  les 
noms  même  des  jours  que  nous  prononçons  main- 
tenant continuent  à  traduire,  à  notre  insu,  cette 
consécration  babylonienne. 

Le  nombre  des  couleurs  fut  pareillement  fixé  à 
sept  ;  cette  classification  arbitraire  a  été  consacrée 
par  Newton,  et  elle  est  venue  jusqu'aux  physiciens 
de  notre  temps.  Elle  remonte  i  une  haute  antiquité. 
Hérodote  rapporte  que  la  ville  d'Ecbatane  (C/to,  98) 
avait  sept  enceintes,  peintes  chacune  d'une  couleur 
différente  :  la  dernière  était  dorée;  celle  qui  la  pré- 
cédait, argentée.  C'est,  je  crois,  la  plus  ancienne 
mention  qui  établisse  une  relation  du  nombre  sept 
avec  les  couleurs  et  les  métaux.  La  ville  fabuleuse 


158  SCIENCE  ET  PHIEOSOPHIE, 

des  Atlantes,  dans  le  roman  de  Platon,  est  pareille- 
ment entourée  par  des  murs  concentriques,  dont  les 
derniers  sont  revêtus  d'or  et  d'argent;  mais  on  n'y 
retrouve  pas  le' mystique  nombre  sept. 

Ce  même  nombre  était  aussi,  nous  l'avons  dit, 
caractéristique  des  astres  planétaires.  D'après 
M.  François  Lenormant,  les  inscriptions  cunéiformes 
mentionnent  les  sept  pierre!  noires,  adorées  dans  le 
principal  temple  d'Ouroukh  en  Chaldée,  bétyles 
personnifiant  les  sept  planètes.  C'est  au  même  sym- 
bolisme que  se  rapporte,  sans  doute,  un  passage  du 
roman  de  Philostrate  sur  la  vie  d'Apollonius  de 
Tyane  (III,  41),  passage  dans  lequel  il  est  ques- 
tion de  sept  anneaux  donnés  à  ce  philosophe  par  le 
brahmane  larchas. 

Entre  les  métaux  et  les  planètes  le  rapprochement 
résulte,  non  seulement  de  leur  nombre,  mais  surtout 
de  leur  couleur.  Les  astres  se  manifestent  à  la  vue 
avec  des  colorations  sensiblement  distinctes  :  Sam 
cuiqtie  color  est,  dit  Pline  (II,  xvi).  La  nature 
diverse  de  ces  couleurs  a  fortifié  le  rapprochement 
des  planètes  et  des  métaux.  C'est  ainsi  que  Ton 
conçoit  aisément  l'assimilation  de  l'or,  le  plus  écla- 
tant et  le  roi  des  métaux,  avec  la  lumière  jaune  du 
soleil,  le  dominateur  du  ciel.  La  plus  ancienne  indi- 
cation que  l'on  possède  à  cet  égard  se  trouve  dans 


SEPT  MÉTAUX  ET  SEPT  PLANËTES.  159 

Piodare.  La  cinquième  ode  des  hthméennes  débute 
par  ces  mots  :  c  Hère  du  soleil,  Thia,  connue  sous 
beaucoup  de  noms,  c'est  à  toi  que  les  hommes  doi- 
vent la  puissance  prépondérante  de  For.  » 

MSrep  *AX{ou,  iroXu€i>v*j{t£  6  eta, 
Xpvaév  avôpcDiroi  icEpuoaiov  5)Ab>v. 

Dans  Hésiode,  Tliia  est  une  divinité,  mère  du  so- 
leil et  de  la  lune,  c'est-à-dire  génératrice  des  prin- 
cipes de  la  lumière  {Théogonie,  371-374).  Un  vieux 
socialiste  commente  ces  vers  en  disant  :  c  De  Thia 
et  d'Hypérion  vient  le  soleil,  et  du  soleil  Tor.  A 
chaque  astre  une  matière  est  assi$^née  :  au  Soleil 
For,  à  la  Lune  l'argent,  à  Mars  le  fer,  à  Saturne  le 
plomb,  à  Jupiter  Félectrum,  à  Hermès  Fétain,  à 
Vénus  le  cuivre  ^  »  Cette  scolie  remonte  à  Fépoque 
alexandrine.  Elle  reposait,  à  Forigine,  sur  des  assi- 
milations toutes  naturelles. 

En  effet,  si  la  couleur  jaune  et  brillante  du  soleil 
rappelle  celle  de  For  : 

orbem 
Per  duodena  régit  moadi  sol  aureus  astra', 

la  blanche  et  douce  lumière  de  la  lune  a  été  de  tout 


1.  Piodare,  édition  de  Bsckb,  L  II,  p.  5i0,  1819. 

2.  Vi  gile,  Géorgiques,  l,  232. 


160  SCIENCE   ET   PHILOSOPHIE. 

temps  assimilée  à  la  teinte  de  Targent.  La  lumière 
rougeâtre  de  la  planète  Mars,  igneus  d'après  Pline, 
wpôîtç  d'après  les  alchimistes,  a  rappelé  de  bonne 
heure  celle  du  sang  et  celle  du  fer,  consacrés  à  la 
divinité  du  même  nom.  C'est  ainsi  que  Didyme, 
dans  un  extrait  de  son  commentaire  sur  VIliade 
(1.  V),  commentaire  un  peu  antérieur  à  l'ère  chré- 
tienne, parle  de  Mars,  appelé  l'astre  du  fer.  L'éclat 
bleuâtre  de  Vénus,  l'étoile  du  soir  et  du  matin,  rap- 
pelle pareillement  la  teinte  des  sels  de  cuivre,  métal 
dont  le  nom  même  est  tiré  de  celui  de  l'ile  de  Chy- 
pre, consacrée  à  la  déesse  Cypris,  nom  grec  de 
Vénus.  De  là  le  rapprochement  Tait  par  la  plupart 
des  auteurs.  Entre  la  teinte  blanche  et  sombre  du 
plomb  et  celle  de  la  planète  Saturne,  la  parenté  est 
plus  étroite  encore,  et  elle  est  constamment  invoquée 
depuis  l'époque  alexandrine.  Les  couleurs  et  les 
métaux  assignés  à  Mercure  «  l'étincelant  »  {frr'àew^ 
radians,  d'après  Pline)  et  à  Jupiter  c  le  resplendis- 
sant »  (racO«i>v)  ont  varié  davantage,  comme  je  le  dirai 
tout  à  l'heure. 

Toutes  ces  attributions  sont  liées  étroitement  à 
l'histoire  de  l'astrologie  et  de  l'alchimie.  En  effet, 
dans  l'esprit  des  auteurs  de  l'époque  alexandrine, 
ce  ne  sont  pas  là  de  simples  rapprochements  ;  mais 
il  s'agit  de  la  génération  même  des  métaux,  supposés 


SEPT  MÉTAUX  ET  SEPT  PLANÈTES.     161 

produits  sous  Tinfluence  des  astres  dans  le  sein  de 
la  terre. 

ProcluSi  philosophe  néoplatonicien  du  v'  siècle 
de  notre  ère,  dans  son  commentaire  sur  le  Timée  de 
Platon,  expose  que  c  For  naturel  et  l'argent  et  chacun 
des  métaux,  comme  chacune  des  autres  substances, 
sont  engendrés  dans  la  terre,  sous  Tinfluence  des 
divinités  célestes  et  de  leurs  effluves.  Le  Soleil  pro- 
duit l'or;  la  Lune,  l'argent;  Saturne,  le  plomb,  et 
Mars,  le  fer.  » 

L'expression  définitive  de  ces  doctrines  astrolo- 
gico-chimiques  et  médicales  se  trouve  dans  l'auteur 
arabe  Dimeschql,  cité  par  Chwolson  {Sur  les  SabéenSj 
l.  II,  p.  380,  396,  4H,  544).  D'après  cet  écrivain, 
les  sept  métaux  sont  en  relation  avec  les  sept  astres 
brillants,  par  leur  couleur,  leur  nature  et  leurs  pro- 
priétés :  ils  concourent  à  en  former  la  substance. 
Notre  auteur  expose  que,  chez  les  Sabéens,  héritiers 
des  anciens  Chaldéens,  les  sept  planètes  étaient  ado- 
rées comme  des  divinités  ;  chacune  avait  son  temple 
et,  dans  le  temple,  sa  statue,  faite  avec  le  métal  qui 
lui  était  dédié.  Ainsi  le  Soleil  avait  une  statue  d'or; 
la  Lune,  une  statue  d'argent;  Mars,  une  statue  de 
fer;  Vénus,  une  statue  de  cuivre  ;  Jupiter,  une  statue 
d*étain;  Saturne,  une  statue  de  plomb.  Quant  à  la 

planète  Mercure,  sa  statue  était  faite  avec  un  assem- 

11 


162  SCIENCE   ET   PHILOSOPHIE. 

blage  de  tous  les  métaux,  et  dans  le  creux  on  versait 
une  grande  quantité  de  mercure.  Ce  sont  là  des 
contes  arabes,  qui  rappellent  les  théories  alchimi- 
ques sur  les  métaux  et  sur  le  mercure,  regardé 
comme  leur  matière  première.  Mais  ces  contes  repo- 
sent sur  de  vieilles  traditions  défigurées,  relatives  à 
Tadoration  des  planètes  à  Babylone  et  en  Chaldée, 
et  à  leurs  relations  avec  les  métaux. 

Il  existe,  en  eiïet,  une  liste  analogue  dès  le  second 
siècle  de  notre  ère  :  on  la  trouve  dans  un  passage 
de  Celse,  cité  par  Origène  {Opera^  t.  I,  p.  646; 
Contra  Celsum,  1.  VI,  22;  édition  de  Paris,  1738). 
Celse  expose  la  doctrine  des  Perses  .et  les  mystères 
mithriaques,  et  il  nous  apprend  que  ces  mystères 
étaient  exprimés  par  un  certain  symbole,  représen- 
tant les  révolutions  célestes  et  le  passage  des  âmes 
à  travers  les  astres.  C'était  un  escalier,  muni  de  sept 
portes  élevées,  avec  une  huitième  au  sommet. 

La  première  porte  est  de  plomb;  elle  esl  assignée 
à  Saturne,  la  lenteur  de  cet  astre  étant  exprimée  par 
la  pesanteur  du  métal  *. 

La  seconde  porte  est  d*étain  ;  elle  est  assignée  à 
Vénus,  dont  la  lumière  rappelle  l'éclat  et  la  mollesse 
de  ce  corps. 

1.  «  Saturni  sidus  gelid®  ac  rigentis  esse  natura;.  »  (Pline,  II,  ti. 


SEPT  MÉTAUX  ET  SEPT  PLANÈTES.      163 

La  troisième  porte  est  d'airain,  assignée  à  Jupiter, 
à  cause  de  la  résistance  du  métal. 

La  quatrième  porte  est  de  fer,  assignée  à  Hermès, 
parce  que  ce  métal  est  utile  au  commerce,  et  se 
prête  à  toute  espèce  de  travail. 

La  cinquième  porte,  assignée  à  Mars,  est  formée 
par  un  alliage  de  cuivre  monétaire,  inégal  et  mé- 
langé. 

La  sixième  porte  est  d'argent,  consacrée  à  la 
Lune. 

La  septième  porte  est  d'or,  consacrée  au  Soleil  ; 
ces  deux  métaux  répondant  aux  couleurs  des  deut 
astres. 

Les  attributions  des  métaux  aux  planètes  ne  sont 
pas  ici  tout  à  fait  les  mêmes  que  chez  les  néoplato- 
niciens et  les  alchimistes.  Us  semblent  répondre  à 
une  tradition  un  peu  différente  et  dont  on  retrouve 
ailleurs  d'autres  traces.  En  effet,  d'après  Lobeck 
(Aglaophamm,  p.  936, 1829),  dans  certaines  listes 
astrologiques,  Jupiter  est  de  même  assigné  à  l'airain, 
et  Mars  au  cuivre. 

On  rencontre  la  trace  d'une  diversité  plus  pro- 
fonde et  plus  ancienne  encore  dans  une  vieille  liste 
alchimique,  reproduite  à  la  fin  de  plusieurs  manu- 
scrits, et  où  le  signe  de  chaque  planète  est  suivi  du 
nom  du  métal  et  des  corps  dérivés  ou  congénères. 


164  SCIENCE   ET   PHILOSOPHIE. 

La  plupart  des  planètes  répondent  aux  mêmes 
métaux  que  dans  les  énumérations  ordinaires,  à 
Texceplion  de  la  planète  Hermès,  à  la  suite  du  signe 
de  laquelle  se  trouve  le  nom  de  Témeraude.  Or, 
chez  les  Égyptiens,  d'après  Lepsius,  la  liste  des 
métaux  comprenait,  à  côté  de  Tor,  de  l'argent,  du 
cuivre  et  du  plomb,  les  noms  des  pierres  précieuses, 
telle  que  le  mafek  ou  émeraude  et  le  chesbet  ou 
saphir,  corps  assimilés  aux  métaux,  à  cause  de  leur 
éclat  et  de  leur  valeur'.  Il  y  a  là  le  souvenir  de 
rapprochements  très  différents  des  nôtres,  mais  que 
rhùmanité  a  regardés  autrefois  comme  naturels,  et 
dont  la  conoaissance  est  nécessaire  pour  bien  con- 
cevoir les  idées  des  anciens.  Toutefois  l'assimilation 
des  pierres  précieuses  aux  métaux  a  disparu  de 
bonne  heure,  tandis  que  Ton  a  pendant  longtemps 
continué  à  ranger  dans  une  même  classe  les  métaux 
purs,  tels  que  l'or,  l'argent,  le  cuivre  et  certains 
de  leurs  alliages,  par  exemple  l'électrum  et  l'airain. 
De  là  des  variations  importantes  dans  les  signes  des 
métaux  et  des  planètes. 

Retraçons  l'histoire  de  ces  variations  ;  il  est  inté- 
ressant de  la  décrire  pour  l'intelligence  des  vieux 
textes. 

1.  Voir  les  métaux  égyptiens  dans  mon  ouvrage  sur  les  Originei 
de  Valckimie,  p.  221  et  233,  Steinheil,  1885. 


SEPT  MÉTAUX  ET  SEPT  PLANÈTES.      165 

Olympiodore,  néoplatonicien  du  vi*  siècle,  attribue 
le  plomb  à  Saturne;  rélectrum,  alliage  d'or  et  d'ar- 
gent, regardé  comme  un  métal  distinct, à  Jupiter; 
le  Ter  à  Mars,  For  au  Soleil,  Tairain  ou  cuivre  à 
Vénus,  rétain  à  Hermès  (planète  Mercure),  Targent 
à  la  Lune.  Ces  attributions  sont  les  mêmes  que  celles 
du  scoliaste  de  Pindare  cité  plus  haut;  elles  ré- 
pondent exactement  et  point  pour  point  à  une  liste 
initiale  du  manuscrit  alchimique  de  Saint-Marc, 
écrit  au  xi®  siècle,  et  qui  renferme  des  documents^ 
très  anciens. 

Les  symboles  alchimiques  consignés  dans  les  ma- 
nuscrits comprennent  les  métaux  suivants,  dont 
Tordre  et  les  attributions  sont  constants  pour  la 
plupart. 

!•  L'or  correspondait  au  Soleil,  relation  que  j'ai 
exposée  plus  haut. 

Le  signe  de  Tor  est  presque  toujours  celui  du 
soleil,  et  il  est  déjà  exprimé  ainsi  dans  les  papyrus 
de  Leide. 

2*  L'argent  correspondait  à  la  Lune  et  était  exprimé 
toujours  par  le  même  signe  planétaire. 

3*  L'électrum,  alliage  d'or  et  d'argent,  était  réputé 
un  métal  particulier  chez  les  Égyptiens,  qui  le  dési- 
gnaient sous  le  nom  d'osem,  nom  qui  s'est  confondu 
plus  tard  avec  le  mot  grec  asemon,  argent  non 


166  SCIENCE   ET  PHILOSOPHIE. 

marqué.  Cet  alliage  fournit  à  volonté,  suivant  les 
traitements,  de  l'or  ou  de  l'argent.  Il  est  décrit  par 
Pline,  et  il  fut  regardé  jusqu'au  temps  des  Romains 
comme  un  métal  distinct.  Son  signe  était  celui  de 
Jupiter,  attribution  que  nous  trouvons  déjà  dans 
Zosime,  auteur  alchimique  du  m'  ou  iv*  siècle  de 
notre  ère. 

Quand  l'éleclrum  disparut  de  la  liste  des  métaux, 
son  signe  fut  aflecté  à  Tétain,  qui  jusque-là  répondait 
à  la  planète  Mercure  (Hermès).  Nos  listes  alchimiques 
portent  la  trace  de  ce  changement  ^  En  effet,  la  liste 
du  manuscrit  de  Venise  porte  (fol.  6)  :  c  Jupiter,  res- 
plendissant électrum.  %  Et  ces  mots  se  retrouvent, 
toujours  à  côté  du  signe  planétaire,  dans  le  manu- 
scrit 2327  de  la  Bibliothèque  nationale  de  Paris 
(fol.  17  recto,  ligne  16),  la  première  lettre  du  mot 
Zeus  figurant  sous  deux  formes  différentes  (majus- 
cule et  minuscule).  Au  contraire,  un  peu  plus  loin, 
dans  une  autre  liste  du  dernier  manuscrit  (fol.  18 
verso,  ligne  5),  le  signe  de  Jupiter  est  assigné  à 
l'élain. 

4»  Le  plomb  correspondait  à  Saturne  :  cette  attri- 
bution n'a  éprouvé  aucun  changement,  quoique  le 
plomb  ait  plusieurs  signes  distincts  dans  les  listes. 

1.  Voir  les  Origines  de  Valchimie,  pi.  II,  p.  112.  —  Annales  de 
chimie  et  de  physique,  mars  1885,  p.  382. 


SEPT  MÉTAUX  ET  SEPT  PLANÈTES.      167 

• 

Le  plomb  était  regardé  par  les  alchimistes  égyptiens 
comme  le  générateur  des  autres  métaux  et  la  matière 
première  de  la  transmutation.  Ce  qui  s'explique  par 
ses  apparences,  communes  à  divers  autres  corps. 

En  effet,  ce  nom  s'appliquait,  à  Torigine,  à  tout 
métal  ou  alliage  métallique  blanc  et  fusible  ;  il  em- 
brassait rétain  (plomb  blanc  et  argentin,  opposé  au 
plomb  noir  ou  plomb  proprement  dit,  dans  Pline) 
et  les  nombreux  alliages  qui  dérivent  de  ces  deux 
métaux,  associés  entre  eux  et  avec  l'antimoine,  le 
zinc,  le  nickel,  le  bismuth,  etc.  Les  idées  que  nous 
avons  aujourd'hui  sur  les  métaux  simples  ou  élémen- 
taires, opposés  aux  métaux  composés  ou  alliages, 
ne  se  sont  dégagées  que  peu  à  peu  dans  le  cours  des 
siècles.  On  conçoit  d'ailleurs  qu'il  en  ait  été  ainsi,  car 
rien  n'établit  à  première  vue  une  distinction  absolue 
entre  ces  deux  groupes  de  corps. 

5*  Le  fer  correspondait  à  Mars.  Cette  attribution 
est  la  plus  ordinaire.  Cependant  dans  la  liste  de 
Celse  le  fer  répond  à  la  planète  Hermès. 

Le  signe  même  de  la  planète  Mars  se  trouve  par- 
fois donné  à  l'étain  dans  quelques-unes  des  listes. 
Ceci  rappelle  encore  la  liste  de  Celse  qui  assigne  à 
Mars  Talliage  monétaire.  Mars  et  le  fer  ont  deux 
signes  distincts,  quoique  communs  au  métal  et  à  la 
planète,  savoir  :  une  flèche  avec  sa  pointe,  et  un  3, 


168  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE 

abréviation  du  mot  Bovpaç^  nom  ancien  de  la  planète 
Mars,  parfois  même  avec  adjonction  d'un  w,  abrévia- 
tion de  nvpéttç^  c  l'enflammé  »,  autre  nom  ou  épi- 
thète  de  Mars. 

6"  Le  cuivre  correspondait  à  Vénus,  ou  Cypris, 
déesse  de  l'ile  de  Chypre,  où  l'on  trouvait  des  mines 
de  ce  métal,  déesse  assimilée  elle-même  à  Hathor,la 
divinité  égyptienne  multicolore,  dont  les  dérivés 
bleus,  verts,  jaunes  et  rouges  du  cuivre  rappellent 
les  colorations  diverses. 

Toutefois  la  liste  de  Celse  attribue  le  cuivre  à 
Jupiter  et  Talliage  monétaire  à  Mars.  La  confusion 
entre  le  fer  et  le  cuivre,  ou  plutôt  l'airain,  aussi 
attribués  à  la  planète  Mars,  a  existé  autrefois;  elle 
est  attestée  par  celle  de  leurs  noms  :  le  mot  œs,  qui 
exprime  l'airain  en  latin,  dérive  du  sanscrit  ayas, 
qui  signifie  le  fer^  C'était  sans  doute,  dans  une 
haute  antiquité,  le  nom  du  métal  des  armes  et  des 
outils,  celui  du  métal  dur  par  excellence. 

7<>L'étain  correspondait  d'abord  à  la  planète  Hermès 
ou  Mercure.  Quand  Jupiter  eut  changé  de  métal  et 
fut  affecté  à  l'étain,  le  signe  de  la  planète  primitive 
de  ce  métal  passa  au  mercure. 

La  liste  de  Celse  attribue  l'étain  à  Vénus,  ce  qui 

Originei  de  l'alchimie,  p.  225. 


SEPT  MÉTAUX  ET  SEPT  PLANÈTES.    .169 

rappelle  aussi  l'antique  confusion  du  cuivre  et  du 
bronze  (airain,  alliage  d'étain). 

8'  Mercure.  Le  mercure,  ignoré,  ce  semble,  des 
anciens  Égyptiens,  mais  connu  à  l'époque  alexan- 
drine,  fut  d'abord  regardé  comme  une  sorte  de 
contre-argent  et  représenté  par  le  signe  de  la  lune 
retourné.  Il  n'en  est  pas  question  dans  la  liste  de 
Celse  (il*  siècle).  Entre  le  vi*  siècle  (liste  d'Olympio- 
dore  le  philosophe,  citée  plus  haut)  et  le  vn*  siècle 
de  notre  ère  (liste  de  Stephanus  d'Alexandrie^  qui 
sera  donnée  tout  à  l'heure),  le  mercure  prit  le  signe 
de  la  planète  Hermès,  devenu  libre  par  suite  des 
changements  d'affectation  relatifs  à  l'étain. 

Ces  attributions  nouvelles  et  ces  relations  astrolo- 
gieo-chimiques  sont  exprimées  danslepassage  suivant 
de  Stephanus  :  «  Le  démiurge  plaça  d'abord  Saturne, 
et  vis-à-vis  le  plomb,  dans  la  région  la  plus  élevée 
et  la  première;  en  second  lieu,  il  plaça  Jupiter  vis- 
à-vis  de  l'étain,  dans  la  seconde  région;  il  plaça 
Mars  le  troisième,  vis-à-vis  le  fer,  dans  la  troisième 
région;  il  plaça  le  Soleil  le  quatrième,  et  vis-à-vis 
l'or,  dans  la  quatrième  région;  il  plaça  Vénus  la 
cinquième,  et  vis-à-vis  le  cuivre,  dans  la  cinquième 
région  ;  il  plaça  Mercure  le  sixième,  et  vis-à-vis  le 
vif-argent,  dans  la  sixième  région  ;  il  plaça  la  Lune 
la  septième,  et  vis-à-vis  l'argent,  dans  la  septième 


(      > 


170-  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

et  dernière  région  ^  »  Dans  le  manuscrit,  au-dessus 
de  chaque  planète,  ou  de  chaque  métal,  se .  trouve 
son  symbole.  Mais,  circonstance  caractéristique,  le 
symbole  de  la  planète  Mercure  et  celui  du  métal  ne 
sont  pas  encore  Jes  mêmes,  malgré  le  rapprochement 
établi  entre  eux,  le  métal  étant  toujours  exprimé 
par  un  croissant  retourné.  Le  mercure  et  Tétain  ont 
donc  chacun  deux  signes  différents  dans  nos  listes, 
suivant  leur  époque. 

Voilà  les  signes  fondamentaux  des  corps  simples 
ou  radicaux,  comme  nous  dirions  aujourd'hui. 

Ces  signes  sont  le  point  de  départ  de  ceux  d'un 
certain  nombre  de  corps,  dérivés  de  chaque  métal  et 
répondant  aux  différents  traitements  physiques 
ou  chimiques  qui  peuvent  en  changer  l'état  ou 
l'apparence. 

Tels  sont  :  la  limaille,  la  feuille,  le  corps  calciné 
ou  fondu,  la  soudure,  le  mélange,  les  alliages,  le 
minerai,  la  rouille  ou  oxyde.  Chacun  de  ces  dérivés 
possède  dans  les  listes  des  manuscrits  un  signe 
propre,  qui  se  combine  avec  le  signe  du  métal, 
exactement  comme  on  le  fait  dans  la  nomenclature 
chimique  de  nos  jours. 

Les  principes  généraux  de  ces  nomenclatures  on 

1 .  Ms.  2327,  folio  73  verso. 


SEPT  MÉTAUX  ET  SEPT  PLANÈTES.      171 

donc  moins  changé  qu'on  ne  serait  porté  à  le  croire, 
Tesprit  humain  procédant  suivant  des  règles  et  des 
systèmes  de  signes  qui  demeurent  à  peu  près  les 
mêmes  dans  la  suite  des  temps.  Mais  il  convient 
d'observer  que  les  analogies  fondées  sur  la  nature 
des  choses,  c'est-à-dire  sur  la  composition  chimique, 
démontrée  par  la  génération  réelle  des  corps  et  par 
leurs  métamorphoses  réalisées  dans  la  nature  ou 
dans  les  laboratoires,  ces  analogies,  dis-je,  subsistent 
el  demeurent  le  fondement  de  nos  notations  scienti- 
fiques ;  tandis  que  les  analogies  chimiques  d'autrefois 
entre  les  planètes  et  les  métaux,  fondées  sur  des 
idées  mystiques  sans  base  expérimentale,  sont  tom- 
bées dans  un  juste  discrédit.  Cependant  leur  connais- 
sance consen  e  encore  de  Tintérèt  pour  Tintelligence 
des  vieux  textes  et  pour  l'histoire  de  la  science. 


LES  CITÉS  ANIMALES 


ET  LEUR   ÉVOLUTION 


Beuzeval-sur-Dives  (Calvados). 

18  août  1877. 

La  Revue  scieniifiqite  a  publié,  il  y  a  quelque 
temps,  une  savante  lecture  de  sir  J.  Lubbock  Sur  les 
habitudes  des  fourmis^;  c'est  un  sujet  qui  n'a  cessé 
de  préoccuper  les  savants  et  les  philosophes,  à  cause 
des  analogies  entre  les  sociétés  animales  et  les 
sociétés  humaines.  Je  demande  la  permission  de 
soumettre  aux  lecteurs  quelques  réflexions  et  obser- 
vations que  j'ai  eu  occasion  de  faire  sur  le  même 
sujet. 

1.  Yoy.  Revue  scientifique,  numéro  du  21  juillet  1877. 


LES  CITÉS  AHIMALBS.  173 

Je  suis,  en  effet,  da  nombre  de  ceux  qoi  pensent 
que  Ton  pent  tirer  de  là  quelque  lumière  sur  les 
causes  naturelles  qui  ont  conduit  les  hommes  à 
s'assembler  en  tribus,  en  cités,  en  nations.  Un  même 
instinct  de  sociabilité  agit  sur  les  races  humaines  et 
sur  diverses  espèces  animales. 

Rien  n'est  plus  chimérique  que  cette  célèbre  hy- 
pothèse d'un  Contrai  social^  soit  imposé,  soit  libre- 
ment consenti,  et  en  vertu  duquel  les  hommes,  iso- 
lés et  errants  à  l'origine,  se  seraient  assemblés  en 
sociétés.  En  ceci,  conune  en  bien  d'autres  choses, 
nous  sommes  dupes  d'un  mirage  qui  fait  reporter 
dans  le  passé,  comme  représentant  un  état  antérieur, 
Tobj^  idéal  dont  les  hommes  poursuivent  l'accom- 
plissement et  dont  l'avenir  se  rapprochera  sans  doute 
de  plus  en  pins.  Au  lieu  d'être  le  point  de  départ, 
an  contraire  le  contrat  sodal,  c*est-à-dire  le  règne 
de  la  science  et  de  la  raison,  établi  sur  le  consente- 
ment volontaire  du  plus  grand  nombre,  représente 
le  but  final  vers  lequel  tend  l'humanité.  C'est  du 
moins  ce  que  semble  attester  l'histoire  de  la  civilisa- 
tion européenne. 

Vais  les  origines  de  Thumanité,  telles  que  nous 
pouvons  les  entrevoir,  soit  par  le  vague  écho  des 
lointaines  traditions  de  l'histoire,  soit  par  l'étude 
des  tribus  sauvages,  soit  par  l'examen  des  débris  et 


174  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

des  instruments  laissés  par  les  anciens  hommes,  les 
origines  de  Thumanité,  dis-je,  ne  semblent  avoir  eu 
presque  rien  de  rationnel.  Les  agrégations  des  an- 
ciens hommes  ressemblaient  fort  à  celles  des  castors 
et  des  autres  animaux  sociables.  Or,  si  les  sociétés 
animales  sont  le  produit  fatal  d'un  instinct  hérédi- 
taire, pourquoi  en  aurait-il  été  autrement  des  pre- 
mières sociétés  humaines  ? 

On  allègue  comme  une  différence  fondamentale 
l'organisation  même  des  sociétés  animales,  qui  a 
toujours  semblé  invariable  aux  naturalistes  et  aux 
philosophes  observateurs,  depuis  plus  de  vingt 
siècles. 

Je  ne  sais  si  les  sociétés  des  castors  et  celles  des 
grands  singes  anthropoïdes  ont  été  réellement  exami- 
nées avec  assez  de  précision  pour  que  Ton  puisse  en 
affirmer  l'invariabilité  absolue,  surtout  si  on  les 
compare  avec  les  villages  des  nègres  ou  des  Peaux- 
Rouges  qui  vivent  dans  leur  voisinage.  Les  fourmis 
mêmes,  dont  l'observation  est  plus  facile,  n'ont  guère 
été  étudiées  avec  un  détail  exact  que  depuis  deux 
cents  ans.  Sait-on  quels  ont  été,  quels  pourront  être 
encore  les  changements  successifs  de  leur  industrie? 
Dès  à  présent,  il  existe  des  faits  qui  nous  per- 
mettent d'afïirmer  que  les  sociétés  animales  ne  sont 
pas  absolument  immobiles  :  elles  se  développent,  se 


LES  CITÉS  ANIMALES.  175 

propagent,  sd  renouvellent  suivant  des  procédés 
originaux  y  appropriés  aux  milieux  particuliers  dans 
lesquels  elles  sont  obligées  de  vivre.  Voici  Thistoire 
de  Tune  de  ces  sociétés,  qui  n*est  pas  sans  quelque 
analogie  avecThisloire  des  agglomérations  humaines. 

J'ai  observé  pendant  vingt-cinq  ans,  dans  un  coin 
écarté  des  bois  de  Sèvres,  une  société  de  fourmis. 
Quand  je  la  découvris,  c'était  un  petit  monticule,  de 
la  forme  conique  que  chacun  sait,  peuplé  par  des 
milliers  d'habitants.  Ceux-ci  se  répandaient  tout  au- 
tour, à  travers  Therbe,  les  cailloux,  le  sable,  où  ils 
traçaient  mille  sentiers  régulièrement  parcourus; 
d'autres  routes  s'élevaient  sur  les  arbres;  bref,  la 
fourmilière  avait  mis  en  exploitation  régulière  toute 
une  petite  colline  boisée,  sur  laquelle  j'ai  souvent 
suivi  les  chemins  des  fourmis,  prolongés  au  milieu 
des  herbes  et  des  feuilles  mortes  sur  des  longueurs 
de  plus  de  cent  mètres  :  distance  énorme  si  on  la 
compare  aux  dimensions  de  l'animal. 

La  cité  animale  était  en  pleine  prospérité,  lorsque 
je  la  vis  pour  la  première  fois;  sa  fondation  remon- 
tait à  plusieurs  années.  Elle  eut  sans  doute  ses  luttes 
contre'  la  nature  et  contre  les  animaux,  ses  catas- 
trophes provoquées  par  le  pied  d'un  promeneur, 
par  la  chute  de  quelque  grosse  branche  d'arbre,  par 
la  brusque  invasion  d'un  filet   d'eau  pendant  un 


176  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

orage.  Mais  je  n'assistai  à  aucune  de  ces  vicissitudes. 
J'observai  cependant,,  dans  une  autre  région  du 
bois,  une  émigration  en  masse,  Tun  des  phénomènes 
les  plus  remarquables  de  la  vie  des  peuples.  C'était 
à  la  fin  de  Tété.  Une  fourmilière  située  au  bord 
d'un  chemin  fréquenté  par  les  promeneurs  avait  été 
souvent  ravagée  par  leur  curiosité  malveillante. 
Obligées  sans  cesse  de  reconstruire  leurs  édifices,  les 
fourmis  se  lassèrent.  Un  jour,  en  parcourant  la 
route,  je  la  vis  traversée  obliquement  par  une  longue 
colonne  de  fourmis.  Le  lendemain  et  les  jours  suivants, 
la  colonne  noire  marchait  toujours.  Surpris  de  cette 
persévérance,  je  suivis  la  colonne;  elle  se  dirigeait  au 
milieu  du  bois,  ne  parcourant  aucun  sentier  déjà 
battu,  même  par  des  fourmis;  elle  marchait  sans 
se  diviser,  au  milieu  des  feuilles  mortes,  des  herbes 
et  des  racines  d'arbres,  vers  un  but  évidemment  fixé 
àravance.  Le  trajet  dura  trois  centsmètres  :  il  aboutis- 
sait au  milieu  des  arbres,  au  pied  d'un  arbuste,  en 
haut  d'un  petit  escarpement  sablonneux,  difficilement 
accessible,  et  dominant  une  vieille  route  pavée.  Là, 
une  nouvelle  fourmilière  se  formait,  en  partie  sous  la 
terre,  en  partie  à  sa  surface.  L'émigration  dura  tout 
l'automne.  Au  printemps  suivant,  la  ville  ancienne 
était  déserte  et  la  ville  neuve  en  pleine  activité.  Le 
site  actuel  d'ailleurs  n'était  pas  bien  choisi.  S'il  se 


LES  GITES  ANIMALES. 


177 


ti*ouvait  à  Tabri  des  promeneurs,  en  raison  de  sa 
situation,  par  contre  il  était  au  bas  d'une  pente 
herbagée,  par  laquelle  s'écoulaient  les  eaux  d'orage. 
La  fourmilière,  inondée  à  plusieurs  reprises,  ne  reprit 
jamais  sa  prospérité  première,  elle  dépérit  et  finit, 
après  quelques  années,  par  disparaître  d'elle-même  : 
comme  aurait  pu  le  faire  une  ville  trop  souvent 
ravagée  par  les  eaux,  ou  par  la  malaria. 

Pendant  ce  temps,  l'autre  cité  dont  j'ai  parlé 
d'abord  demeurait  toujours  prospère.  J'observai 
cependant  au  bout  de  dix  ans,  que  la  cité  avait  dé- 
taché une  colonie  à  quelques  mètres  de  distance,  au 
pied  d'un  jeune  chêne.  La  colonie,  faible  et  peu  éten- 
due à  ses  débuts,  grandit  d'année  en  année.  Elle  tra- 
versa sans  accident  une  époque  critique,  celle  de  la 
coupe  périodique  de  la  portion  du  bois  où  elle  était 
établie. 

Vers  le  temps  de  la  guerre  de  4870,  mes  observa- 
tions furent  suspendues  pendant  près  d'une  année. 
A  mon  retour,  la  colonie  était  devenue  une  grande 
fourmilière,  tandis  que  la  cité  fondatrice  commen- 
çait à  décroître.  D'année  en  année,  son  déclin  s'ac- 
cusa; le  nombre  des  habitants  diminua;  ils  sem- 
blaient en  même  temps  devenus  moins  actifs,  moins 
empressés  à  apporter  des  matériaux  et  des  provi- 
sions, moins  prompts  à  réparer  les  dommages  causés 

12 


VT — T 


178 


SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 


à  leurs  demeures.  Celles-ci  prirent  peu  à  peu  un 
aspect  de  vétusté  et  s'affaissèrent  en  partie  sous  les 
influences  atmosphériques,  combattues  avec  moins 
d'énergie  qu'autrefois. 

Aujourd'hui,  la  colonie  est  devenue  la  cité  princi- 
pale; elle  a  fait  périr  Tarbuste  qui  l'avait  protégé  à 
ses  débuts  contre  les  intempéries  atmosphériques  et 
elle  étale  en  pleine  lumière  ses  édifices,  formés  de 
pailles  sèches  et  de  fragments  de  bois  en  bon  état, 
dont  la  teinte  contraste  avec  celui  des  toits  grisâtres 
et  en  décomposition  de  la  vieille  fourmilière.  Depuis 
quatre  ans,  un  troisième  centre  de  population  s'est 
même  fondé  dans  le  voisinage;  mais  il  n'atteint  pas 
encore  l'état  de  prospérité  de  la  première  colonie. 

Cependant  la  vieille  ville  n'a  pas  été  complètement 
abandonnée.  Elle  sert  de  refuge  à  des  familles,  après 
tout  nombreuses  encore.  Mais  son  état  demi-ruiné 
rappelle  celui  de  Babylone,  subsistant  pendant  les 
premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne,  au  voisinage  de 
Séleucie  et  de  Clésiphon,  successivement  fondées  par 
des  civilisations  plus  modernes. 

Depuis  la  première  époque  où  j'écrivais  ces  lignes 
(1877),  le  groupe  de  cités  dont  je  rapporte  l'histoire 
a  éprouvé  une  catastrophe.  Lâchasse  dans  les  bois  de 
Sèvres  ayant  été  louée  à  des  bourgeois  parisiens,  ceux- 
ci  se  bont  mis  à  élever  des  faisans  dans  leurs  réserves  : 


L£S  CITES  ANIMALES.  179 

or  les  faisans  sont  fort  avides  d'œufs  de  fourmis,  si 
bien  qu'un  jour,  des  gardes  sont  venu  s  avec  des  pioches 
et  des  sacs;  ils  ont  enlevé  les  larves  et  détruit  la  four- 
milière :  toutes  les  fourmilières  florissantes  des  bois 
de  Sèvres  ont  été  anéanties  en  une  année.  C'est  ainsi 
que  Tameiian  extermina  les  cités  de  l'Asie  centrale  et 
construisit  une  pyramide  avec  les  90  000  têtes  des 
habitants  de  Bagdad.  A  peine  quelques  rares  habi- 
tants échappèrent  à  ce  désastre;  mais,  avec  unzèîe 
infatigable,  ils  se  mirent  aussitôt  à  reconstituer 
leurs  cités.  Celle  quej'observe  spécialement  s'est  ainsi 
reformée  au  voisinage,  de  même  que  la  Bagdad  mo- 
derne, héritière  de  Babylone.  A  nos  yeux  grossiers, 
les  mœurs  et  les  édifices  de  la  nouvelle  fourmilière 
paraissent  semblables  à  ceux  de  l'ancienne.  Mais  c'est 
là  sans  doute  une  illusion,  née  d'une  vue  trop  loin- 
taine des  choses. 

Un  être  colossal,  dans  le  rapport  de  l'homme  à  la 
fourmi,  c'est-à-dire  dont  la  hauteur  approcherait  de 
celle  du  Mont-Blanc  et  dont  la  vie  durerait  dans  la 
même  proportion,  en  un  mot  l'habiUint  de  Sirius 
dont  parle  YoUaire,  aurait  peut-être  jugé  les  civi- 
lisations de  Babylone  et  des  autres  capitales  qui 
l'ont  remplacée,  comme  aussi  uniformes  que  nous 
jugeons  celles  des  fourmilières. 

Mais,  par  compensation,  nous  sommes  obligés  d'ad- 


180  SCIENCE  KT  PHILOSOPHIE. 

mettre,  aussi  bien  que  le  Sirien  de  Micromégas,  que 
les  cités  animales  ont  une  origine,  un  progrès,  une 
décadence,  comme  les  cités  humaines  :  leur  durée 
n'est  courte  que  pour  nous;  mais  elle  égale  celle  des 
États  humains,  si  Ton  compte  par  générations  comme 
le  faisait  Homère.  L'intervalle  d'une  année,  de  deux 
au  plus,  semble  mesurer  la  vie  d'une  fourmi.  Le 
nombre  de  leurs  générations,  depuis  Aristote,  répond 
donc  à  près  de  quarante  mille  années,  évaluées 
d'après  les  générations  humaines;  ce  qui  nous 
reporte  à  une  époque  contemporaine  des  premiers 
êtres  dignes  du  nom  d'hommes,  si  elle  ne  leur  est 
antérieure. 

Si  Jes  vicissitudes  des  cités  des  fourmis  rappellent 
celles  des  cités  humaines,  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  la  structure  générale,  l'aspect,  les  usages  de  ces 
cités  ne  semblent  guère  avoir  changé  depuis  que 
nous  les  observons*  Mais  en  a-t-il  toujours  été  ainsi? 
les  premières  fourmis  ont-elles  construit  tout  d'abord 
une  ville,  pareille  à  celles  qu'elles  élèvent  mainte- 
nant? Ou  bien  y  a-t-il  eu  une  évolution  dans  l'orga- 
nisation de  ces  cités  ?  les  progrès  des  cités  animales 
n'auraient-ils  pas  été  accomplis  autrefois,  pendant 
des  périodes  trop  anciennes  pour  avoir  pu  être  ob- 
servées ? 

On  pourrait  soutenir  que,  depuis  une  époque  très 


>~ 


LES  CITÉS  ANIMALES. 


181 


reculée,  et  qui  a  peut-être  précédé  les  commence- 
ments des  races  humaines,  les  races  des  fourmis  ont 
terminé  leur  évolution;  elles  ont  maintenant  par- 
couru le  cycle  des  combinaisons  intellectuelles  com- 
patibles avec  leurs  organes  et  les  milieux  qui  les  ont 
sollicitées  à  l'action;  en  un  mot,  la  civilisation  des 
fourmis  a  atteint  depuis  de  longs  siècles  les  limites 
compatibles  avec  leur  nature.  Depuis  lors,  l'organi- 
sation générale  de  leurs  cités  se  transmet  sans  chan- 
gement notable  d'une  génération  à  l'autre,  cette 
transmission  s'opérant  en  partie  par  l'éducation,  en 
partie  par  les  habitudes  héréditaires  devenues  des 
instincts.  Le  type  commun  de  leurs  sociétés  n'éprouve 
plus  désormais  que  des  variations  légères,  dues  à  la 
fois  aux  circonstances  locales  et  à  l'activité  plus  ou 
moins  grande  des  tribus.  D'après  cette  manière  de 
voir,  le  progrès  des  cités  animales  aurait  été  exécuté 
dans  le  passé  et  serait  parvenu  à  des  limites,  au 
voisinage  desquelles  il  est  condamné  à  osciller  dé- 
sormais tant  que  la  race  subsistera. 

En  est-il  donc  autrement  des  races  humaines? 
Sommes-nous  autorisés  à  regarder  leurs  progrès 
comme  indéfinis  ?  ou  bien  les  races  humaines  sont- 
elles  destinées  à  obéir  à  la  même  loi  fatale  ?  Leur 
évolution  parviendra-t-elle  aussi  à  un  état  station- 
naire,  dont  les  limites  seront  déterminées  par  celle 


X  -•   *  •■  ..    - 


\ 


182  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

des  connaissances  que  rhomme  peut  acquérir  et 
combiner,  en  vertu  des  facultés  intellectuelles  qui 
résultent  de  son  organisation?  Ces  limites  atteintes, 
les  races  humaines  ne  présenteront-elles  pas  le  spec- 
tacle d'une  civilisation  à  peu  près  uniforme,  oscil- 
lant entre  certains  états  alternatifs  de  trouble  et 
d'équilibre,  mais  s'efforçant  désormais  de  revenir 
toujours  à  une  organisation  type,  réputée  la  plus 
convenable  au  bonheur  et  à  la  dignité  de  l'espèce 
humaine? 

Une  semblable  opinion  serait  peut-être  la  plus 
conforme  aux  leçons  de  l'histoire.  L'Egypte  a  duré 
cinq  mille  ans;  c'est  la  civilisation  la  plus  longue 
qui  ait  encore  existé.  Trois  mille  ans  avant  notre  ère, 
les  monuments  et  les  inscriptions  nous  révèlent 
des  arts,  une  industrie,  une  culture  peu  différents  de 
ceux  qui  subsistaient  en  Egypte  au  temps  des  Ptolé- 
mées  et  des  Romains.  L'organisation  du  peuple  lui- 
même  ne  semble  pas  avoir  été  différente,  du  moins 
vue  en  gros  et  de  loin,  comme  nous  le  faisons  pour 
les  cités  animales.  A  travers  les  catastrophes  des 
invasions,  des  conquêtes,  des  guerres  civiles  et  étran- 
gères, l'Egypte  a  subsisté  sans  grands  changements 
intérieurs,  jusqu'au  jour  où  elle  a  péri  tout  entière 
et  presque  d'un  seul  coup,  au  dernier  siècle  de  l'em- 
pire romain ,  mais  sans  avoir  pu  sortir  des  limites  que 


LKS  CITES  ANIMALES.  183 

ta  race  égyptienne  avait  conçues  comme  l'idéal  su- 
prême de  la  civilisation. 

La  Chine  ne  nous  offre-t-elle  pas,  même  de  nos 
jours,  un  spectacle  analogue?  La  race  qui  habile 
cette  vaste  région  de  l'Asie  a  conçu  un  certain  idéal 
de  ia  société;  elle  paraît  y  être  arrivée  peu  à  peu,  il 
y  a  bien  des  siècles;  elle  s'y  tient  désormais,  à  tra- 
vers les  désastres  des  conquêtes  lartares  et  des  ré* 
bellions  intérieures.  Si  elle  cherche  à  apprendre 
quelque  chose  au  contact  de  la  civilisation  euro- 
péenne, ce  sont  plutôt  des  formules,  des  pratiques 
industrielles,  qu'une  conception  nouvelle  de  la  cul- 
ture humaine.  La  race  chinoise  en  un  mot,  de  même 
que  la  race  égyptienne,  est  parvenue,  après  une  cer- 
taine évolution  historique,  à  un  état  limite,  qui 
semble  vouloir  durer  autant  que  la  société  elle- 
même.  Le  changement  de  cet  état  marquera  proba- 
blement le  terme  Talal  et  la  dissolution  de  la  société 
chinoise  tout  entière. 

Ainsi  les  races  hujmainesdont  la  civilisation  est  la 
plus  ancienne  semblent  avoir  possédé  une  certaine 
réserve  d'énergie  intellectuelle  et  morale,  pour  em 
ployer  le  langage  des  sciences  physiques.  Cette  éner- 
gie dépensée  les  a  conduites  à  un  état  stationna' 
oscillant  entre  des  limites,  et  dans  lequel  t 
seraient  peut-être  demeurées  indéQniment,  si  i 


184  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

n'avaient  subi  le  contact  destructeur  de  races  ani- 
mées d'une  énergie  supérieure.  N'est-ce  point  là 
l'histoire  des  cités.animales  ? 

Ne  sera-ce  point  aussi  Thistoire  des  races  euro- 
péennes, lorsqu'elles  auront  couvert  et  dominé  la 
surface  du  globe  terrestre,  mis  en  exploitation  toutes 
ses  ressources,  embrassé  tous  les  éléments  de  con- 
naissances que  son  étendue  comporte,  épuisé  les 
combinaisons  fondamentales  compatibles  avec  la 
puissance,  limitée  aussi,  de  l'intelligence  indivi- 
duelle de  l'homme?  en  un  mot  consommé  toute  la 
réserve  d'énergie  inhérente  au  globe  terrestre  et  à 
l'espèce  humaine? 


L'ACADÉMIE  DES  SCIENCES 


I 


1867. 

t  Le  15  frimaire  de  Fan  IV  de  la  République  fran- 
çaise S  les  quarante-huit  membres  nommés  par  le 
Directoire  exécutif  pour  faire  partie  de  l'Institut 
national  des  sciences  et  des  arts  se  sont  réunis  à  cinq 
heures  du  soir  dans  la  salle  d'assemblée  de  la  ci- 
devant  Académie  des  sciences  ;  le  ministre  de  l'inté- 
rieur a  donné  lecture  des  titres  IV  et  V  de  la  loi 
rendue  le  3  brumaire  *  par  la  Convention  natio- 

1.  6  décemre  1795. 
î.  f.5  octobre  1795. 


186  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

nale  sur  Torganisation  de  rinstruction  publique. 

>  Les  18,  19  et  21  du  même  mois,  l'assemblée  a 
procédé  successivement  à  l'élection  de  quarante-huit 
membres;  elle  en  a  élu  deux  dans  chaque  section, 
savoir:  le  premier  jour,  dix-huit,  le  second,  seize, 
et  le  troisième,  quatorze  ;  total  quarante-huit. 

)  Les  22,  23  et  24  suivants,  l'assemblée  a  continué 
les  élections  pour  compléter  l'Institut  :  elle  a  élu  le 
premier  jour,  vingt  membres,  le  second  jour,  qua- 
torze, et  le  troisième,  quatorze  ;  total  quarante-huit. 

»  Le  1*'  nivôse  de  la  même  année,  les  cent  qua- 
rante-quatre membres  de  l'Instilut  national  des 
sciences  et  des  arts  se  sont  rendus  à  six  heures  du 
soir  dans  le  local  ci-devant  désigné  et  ils  ont  com- 
mencé à  s'occuper  de  leur  organisation  inlcrieure.  > 

Tel  est  le  procès-verJbal  de  la  fondation  de  l'Aca- 
démie des  sciences  actuelle,  partie  intégrante  d'un 
tout  plus  considérable,  l'Institut.  Dans  la  loi  de  fon- 
dation, elle  est  désignée  comme  la  première  classe 
DE  l'Institut,  sous  le  titre  de  sciences  physiques  et 
mathématiques.  Sur  les  cent  quarante-quatre  mem- 
bres relatés  dans  ce  procès-verbal,  l'Académie  des 
sciences  en  comptait  soixante,  c'est-à-dire  unnombre 
supérieur  à  celui  de  chacune  des  deux  autres  classes, 
formées,  l'une  (sciences  morales  et  politiques)  de 
trente-six  membres,  Tautre  (littérature  et  beaux-arts) 


'<r 


L'âCâDÊMIE  des  sciences.  187 

de  quaranle-huit  membres.  Ces  chiffres  tendaient  à 
assurer  une  certaine  prépondérance  à  la  première 
classe  sur  les  autresdans  les  délibérations  comm  unes, 
circonstance  qui  accuse  la  préoccupation  des  idées 
purement  rationnelles  dans  la  nouvelle  organisation 
de  la  société  française. 

D'après  la  loi  de  fondation,  l'Académie  des  sciences 
(classe  des  sciences  physiques  et  mathématiques) 
était  formée  de  dix  sections,  savoir  : 

Membres  Associés 

résidents,    dans  les  départements. 

1.  Halhématiques 6  6 

2.  ArU  mécaniques 6  6 

3.  AstroDomie 6  6 

4.  Physique  expérimentale 6  6 

5.  Chimie 6  6 

6.  Histoire  naturelle  et  minéralogie.  6  6 

7.  Botanique  et  physique  générale..  6  6 

8.  Anatomie  et  zoologie 6  6 

9.  Médecine  et  chirurgie 6  6 

10.  Économie  rurale  et  art  vétérinaire.  6  6 

On  reconnaît,  à  la  vue  de  cette  liste,  l'esprit  de 
règle  symétrique  et  les  idées  absolument  arrêtées 
des  hommes  de  la  fin  du  xviii*  siècle.  Cet  esprit 
s^est  perpétué  plus  qu'ailleurs  dans  TÂcadémie  des 
sciences.  Seule,  en  effet,  dans  l'Institut,  elle  est 
demeurée  la  même.  Tandis  que  les  autres  classes  ou 
académies,  suivant  la  loi  commune  de  toutes  les 
institutions,  ont  changé  par  le  cours  de  nos  révolu- 


■:  -  .'V^^^ 


188  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

lions,  tandis  qu'elles  ont  subi,  dans  leurs  attributions, 
dans  leur  titre  et  jusque  dans  leur  nombre,  des 
changements  considérables,  qui  ont  altéré  profondé- 
ment le  système  général  de  Tlnstitut;  au  contraire, 
l'Académie  des  sciences  n'a  guère  varié  depuis  sa 
fondation. 

Les  modifications  les  plus  notables  qu'elle    ait 
éprouvées  datent  de  1803  :  elles  ont  consisté  dans  la 
création  de  deux  secrétaires  perpétuels,  l'un  pour 
les  sciences  physiques,  l'autre  pour  les  sciences  ma- 
thématiques; dans  la   création  de  huit  associés 
étrangers;  dans  l'extension  du  nombre  des  corres- 
pondants nationaux,  porté  à  cent  ;  enfin  dans  l'addi- 
tion d'une  demi-section  de  géographie  et  de  naviga- 
tion, laquelle  a  été  complétée  il  y  a  deux  ans  :  toutes 
dispositions  qui  étendaient  les  cadres  académiques, 
sans  les  transformer.  J'excepte  cependant  l'institu- 
tion des  secrétaires  perpétuels,  substitués  aux  secré- 
taires annuels  :  cette  institution  établissait  dans  la 
classe  une  autorité  supérieure  à  celle  des  simples 
membres,  et  elle  assurait  à  l'Académie  les  avantages 
et  les  inconvénients  de  l'esprit  traditionnel. 

Même  en  1816,  la  classe  des  sciences  physiques  et 
mathématiques,  mutilée  par  quelques  proscriptions 
individuelles  (Carnot,  Monge),  n'en  conserva  pas 
moins  son  organisation   intérieure,  sous  le  nom 


r>  ^r=- 


L'ACADÊMIE  DES  SCIENCES.  189 

d\4cADÉxiB  ROYALE  DES  sciE!fCES.  Les  changements 
les  plus  importants  qu'elle  subit  alors  furent  Tintro- 
doction  du  système  hétérogène  des  académiciens 
libres,  renouvelé  de  l'ancien  régime,  et  surtout  la 
rupture  presque  complète  des  liens  qui  assemblaient 
les  diverses  classes  de  Tlnstitut  enun  corps  solidaire. 
Jusqu'à  quel  point  minutieux  l'Académie  des 
sciences  a  maintenu  son  organisation  d'il  y  a  soixante- 
dix  ans,  c'est  ce  dont  on  pourra  juger,  en  comparant 
an  tableau  des  sections  originaires,  le  tableau  suivant 
qui  représente  l'état  actuel  : 

Deux  secrétaires  perpétuels  ; 

Onze  sections  sous  les  titres  de  :  Géométrie,  Méca- 
nique, Astronomie,  Géographie  et  Navigation,  Phy- 
sique générale,  Chimie,  Minéralogie,  Botanique, 
Économie  rurale,  Anatomie  et  zoologie.  Médecine 
et  chirurgie. 

Comptant  chacune  six  membres  titulaires,  en  tout 
soixante^ix  ; 

Huit  associés  étrangers  ; 

IHx  académiciens  libres  ; 

Cent  correspondants,  inégalement  répartis  entre 
les  sections. 

Telle  est  la  composition  présente  de  l'Académie 
des  sciences. 


190     ,  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

Durantrintervallequînoussépare  de  sa  fondation*, 
rAcadémie  a  compté  deux  cent  trente-trois  titulaires, 
la  durée  moyenne  du  titre  ayant  été  de  trente- deux 
ans  par  tête. 

Héritière  de  Tancienne  Académie  des  sciences, 
(1666-1793),  la  nouvelle  Académie  avait  à  continuer 
de  grandes  traditions  :  d'Alembert,  BuiTon,  les  Jus- 
sieu,  Lavoisier,  comptent  parmi  les  fondateurs  des 
sciences  mathématiques,  physiques  et  naturelles.  Un 
grand  nombre  des  membres  de  l'ancienne  Acîadémie, 
parmi  lesquels  je  citerai  Lagrange,  Laplace,Lamarck, 
Monge,  Haûy,  BerthoUet,  faisaient  d'ailleurs  partie 
de  la  nouvelle.  Elle  n'a  pas  été  inférieure  à  son  aînée. 
Les  noms  de  Fourier,Cuvier,  Geoffroy  Saint-Hilaire, 
Ampère,  Gay-Lussac,  Fresnel,  pour  ne  désigner 
aucun  vivant,  témoignent  de  l'éclat  du  nouveau  corps 
et  de  l'influence  que  ses  membres  ont  exercée,  par 
leurs  travaux  individuels,  sur  la  direction  générale 
des  sciences  et  de  la  civilisation.  Mais  l'Académie  des 
sciences  n'a  pour  ainsi  dire  pas  d'histoire  générale, 
puisqu'elle  s'est  perpétuée  sans  changement  sensible 
dans  ses  cadres,  depuis  l'époque  de  sa  fondation. 

Cependant  je  veux  essayer  de  donner  une  idée  des 
travaux  de  l'Académie,   afin  de  faire  comprendre 

1.  1795-1867. 


L'ACADtHIE  DES  SCIENCES. 

comment  elle  exerce  son  ioQuence  collecti 
développement  des  sciences  et  comment  se 
bilité  même,  au  milieu  des  sociétés  humaii 
sammeat  renouvelées,  a  Qni  par  reslreiii 
rdle  et  menace,  si  elle  n'y  prend  garde,  à 
passer  un  jour  à  l'élal  de  ces  mécanisme 
que  l'on  conserve  plutôt  comme  de  vénéra 
numents  du  passé  que  comme  des  machîi 
saotes  etelQcaces. 


[I 


Dès  rorigine,  l'objet  et  les  attributions  de  TAca- 
démie  des  sciences  avaient  été  fixés  dans  les  termes 
suivants,  qu'il  est  utile  de  rappeler,  aQn  de  mieux 
caractériser  son  état  actuel  : 

c  Perfectionner  les  sciences  et  les  arts  par  des 
recherches  non  interrompues,  par  la  publication 
des  découvertes,  par  la  correspondance  avec  les 
sociétés  savantes  françaises  et  étrangères;,  suivre  les 
travaux  scientifiques  qui  auraient  pour  objet  l'utilité 
générale  et  la  gloire  de  la  République ^ 

En  somme,  dans  la  grande  pensée  de  ses  fonda- 
teurs, rinstitut  était  destiné  à  centraliser  l'ensemble 

1.  Loi  du  3  brumaire  an  IV,  titre  iv. 


L-ICAAÉMIE  DBS  SCIESCES.  191 

des  traraax  de  l'ioteUigeoce  bumaioe,  et  la  pre- 
m\ae  classe  avait  pour  sa  part  les  sciences  phy- 
aqoes  et  maUiéniatiqDes.  Jusqa'à  quel  point  cette 
conception  absolue  d'une  organisation,  construite 
Ic^quemeot  d'après  des  principes  rationnels,  était- 
dle  favorable  à  l'édocalioa  générale  et  i  la  perpé- 
tuité des  traditions  scientifiques  ;  jusqu'à  quel  point 
poorrait-elle  être  contraire  au  développement  spon- 
tané de  l'esprit  d'invention,  c'est  ce  que  je  ne  veux 
pas  examiner  ici.  Ce  sont  d'ailleurs  les  sciences  pro- 
prement dites  qui  ju^fient  le  plus  aisément  une 
telle  conceplioD  a  priori  ;  et  c'est  là  qu'elle  a  produit, 
en  effet,  les  Truits  les  plus  brillants. 

Entrons  dans  les  détails. 

D'après  les  lois  de  fondation  de  1795  et  f  796,  la 
classe  des  sriences  pbjniqnes  et  mathématiques 
devait: 

1'  S'assembler  en  particulier  six  Tois  par  mois, 
trms  de  ces  séances  étant  publiques;  tenir  chaqae 
mois  une  séance  commune  avec  les  autres  classes; 
enfin  se  réunir  à  l'Institut  tout  entier,  chaque  année, 
dans  quatre  séances  publiques  et  solennelles; 

i"  Publier  tous  les  ans  ses  travaux  et  découvertes  ; 

Les  pièces  qui  avaient  remporté  les  prix  ; 

Les  mémoires  des  savants  étrangers  qui  lui  étaient 
présentés; 


194  SCIENCE  £T  PHILOSOPHIE. 

EûÛQ  la  description  des  inventions  nouvelles  les 
plus  utiles; 

S"*  Elle  était  chargée  de  toutes  les  opérations  rela- 
tives à  la  fixation  des  poids  et  mesures  ; 

k"*  Deux  de  ses  membres,  désignés  par  l'Institut, 
devaient  faire  chaque  année  des  voyages  utiles  aux 
progrès  des  arts  et  des  sciences  ; 

5""  La  classe  proposait  et  adjugeait  deux  prix 
annuels,  distribués  en  séance  publique  de  Tlustitut 
tout  entier; 

6""  Elle  nommait  au  concours,  en  commun  avec 
rinstitut,  vingt  citoyens  chargés  de  voyager  pendant 
trois  ans  et  de  faire  des  observations  relatives  à 
l'agriculture  *  ; 

7o  Elle  devait  posséder  (en  commun  avec  l'Institut) 
une  collection  des  productions  de  la  nature  et  des 
arts,  ainsi  qu'une  bibliothèque  relative  aux  arts  ou 
aux  sciences  dont  elle  s'occupait; 

8*"  <  L'Institut  rendra  compte,  tous  les  ans,  au 
Corps  législatif,  des  progrès  des  sciences  et  des  tra- 
vaux de  chacune  de  ses  classes.  > 

En  1802,  le  premier  Consul  ajouta  à  ces  attribu- 
tions la  présentation  de  l'un  des  trois  candidats  qui 
devaient  être  désignés  au  choix  du  gouvernement 

1.  Loi  du  8  brumaire  an  iv,  titre  V. 


•     - 


L'AGADËMIE  DES   SCIENCES.  195 

pour  les  places  de  professeurs  vacantes  dans  les 
écoles  spéciales  (enseignement  supérieur).  Cette 
dernière  attribution  était  en  apparence  la  consé- 
quence logique  de  la  constitution  de  l'Institut,  établi 
comme  autorité  suprême  en  matière  scientifique. 
Cependant  elle  avait  un  caractère  tout  différent  des 
autres  ;  car  elle  faisait  sortir  TAcadéniie  de  sa  sphère 
abstraite  pour  la  mêler  à  l'administration  de  l'in- 
struction publique.  Elle  est  venue  jusqu'à  nous,  sauf 
de  légères  modifications;  mais  on  ne  saurait  mécon- 
naître que  l'exercice  de  cette  attribution  a  exercé 
une  funeste  influence  sur  l'opinion  publique  et  créé, 
à  tort  ou  à  raison,  une  multitude  de  préventions 
contre  un  corps  dont  les  membres,  candidats  natu- 
rels aux  places  de  l'enseignement  supérieur,  se  sont 
trouvés  juges  et  parties  dans  leur  propre  cause  : 
nulle  prérogative  de  l'Académie  n'a  soulevé  plus  de 
jalousies  et  parfois  même  plus  de  haines. 

Ainsi  furent  réglés,  à  l'origine,  les  rapports  de 
l'Académie  avec  le  public  et  le  gouvernement. 

A  cet  état  initial  de  l'Académie,  opposons  son 
état  présent  :  on  jugera  ainsi  à  première  vue  des 
analogies  et  des  différences. 

Les  assemblées  particulières  de  l'Académie  sont 
aujourd'hui,  comme  autrefois,  sa  principale  affaire  : 
elles  se  tiennent  une  fois  par  semaine,  le  lundi.  On 


196  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

y  expose,  comme  autrefois,  les  travaux  des  membres 
deFAcadémie,  les  rapports  sur  les  travaux  des  savants 
étrangers,  les  correspondances,  les  communications 
des  personnes  étrangères  à  TAcadémie,  le  tout  devant 
ce  public  limité  qui  s'intéresse  aux  recherches  scien- 
tifiques. Les  séances  non  publiques,  qui  alternaient 
d'abord  avec  les  autres,  sont  devenues  des  comités 
secrets,  tenus  à  la  fin  des  séances  ordinaires.  En 
somme,  toutes  les  apparences  réglementaires  son 
demeurées  les  mêmes. 

Et  cependant,  si  Laplace  ou  Berthollet  revenaient 
au  monde  pour  assister  à  nos  séances,  ils  s'étonne- 
raient ajuste  titre  des  profonds  changements  éprou- 
vés par  l'esprit  de  l'institution.  Dès  l'entrée,  et 
avant  d'avoir  entendu  une  seule  parole,  on  peut 
apercevoir  vis-à-vis  du  bureau  une  estrade  séparée 
du  public  et  où  siègent  les  journalistes,  appelés  à 
rendre  compte  des  travaux  académiques  dans  les 
journaux  quotidiens.  C'est  une  innovation  due  à 
Arago,  il  y  a  trente  ans.  Elle  manifeste  l'introduction 
de  l'opinion  générale  comme  juge  souverain  de 
toutes  choses,  même  de  l'Académie. 

Cette  publicité  absolue,  jointe  à  l'institution  des 
comptes  rendus  hebdomadaires,  a  d'abord  grandi 
singulièrement  l'Académie  des  sciences,  en  raison 
de  l'immense  notoriété  donnée  à  tous  ses  actes. 


L'ACADÉMIE  DES  SCIENCES.  197 

Hais,  par  ce  reloor étrange  propre  à  toute  évolutioiiy 
rAcadémie  érigée  en  oracle  n'a  pas  tardé  à  perdre, 
comme  force  véritable  et  comme  vitalité,  ce  qu'elle 
avait  acquis  comme  autorité  nouvelle.  En  présence 
de  journalistes  d'une  compétence  parfois  douteuse 
et  plus  prompts  à  recueillir  l'incident  ou  l'anecdote 
qu'à  signaler  la  découverte  abstraite  et  théorique,  les 
membres  de  l'Académie  commencèrent  à  s'observer  : 
ils  visèrent  davantage  à  l'effet  apparent  et  ils  perdi- 
rent dans  leurs  conversations  publiques  cet  aban- 
don, cette  liberté  indispensables  à  l'échange  des 
idées  et  à  la  critique  amicale  des  travaux  scienti- 
fiques. 

Biot,  hostile  aux  journalistes,  se  plaisait  à  raconter 
l'historiette  suivante  :  L'un  des  premiers  géomètres 
de  ce  siècle,  Lagrange,  à  l'apogée  de  sa  réputation, 
se  leva  un  jour  et  exposa  devant  ses  collègues  une 
démonstration  de  la  théorie  des  parallèles,  théorie 
célèbre  qui  repose  depuis  Euclide  sur  un  postula- 
ium  que  personne  n'a  pu  démontrer  par  voie  élé- 
mentaire :  c'est  un  écueil  sur  lequel  se  sont  brisés 
des  centaines  de  géomètres.  Lagrange,  ce  jour-li, 
n'avait  pas  échappé  à  l'illusion  qui  en  a  déçu  tant 
d'autres.  Il  lut  sa  démonstration,  au  milieu  du 
silence  général,  et  s'aperçut,  avant  d'avoir  fini,  de 
son  insuffisance,  c  Je  ne  connais  qu'Euclide,  »  dit-il 


198  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

en  s'inteiTompaDt  ;  puis  il  replie  son  papier  et 
retourne  s'asseoir.  Personne  n'ajoula  rien  et  ne  fil 
depuis  la  moindre  allusion  à  cette  mésaventure,  qui 
tomba  dans  l'oubli.  «  Que  fut-il  arrivé,  ajoutait  Biot, 
si  la  chose  s'était  passée  en  séance  publique  et  devant 
les  journalistes,  prompts  à  tourner  en  dérision  une 
erreur  si  grossière  en  apparence  et  si  élémentaire? 
Lagrange  eût  été  perdu  de  réputation  devant  le 
public.  Doué  d'un  caractère  craintif  et  modeste,  il 
aurait  désormais  gardé  le  silence  et  enseveli  dans 
l'oubli  ses  plus  belles  découvertes.  > 

En  fait,  les  discussions  scientifiques  et  désinté- 
ressées, si  nécessaires  aux  progrès  de  la  science,  sont 
devenues  graduellement  plus  rares  et  ont  fini  par 
tombera  peu  près  en  désuétude;  les  communications 
abstraites  et  dirigées  par  le  seul  esprit  de  la  science 
pure  sont  également  devenues  plus  restreintes,  bien 
que,  grâce  à  Dieu,  la  vieille  tradition  sur  ce  point  se 
conserve  encore  assez  fortement. 

La  reproduction  de.s  séances  dans  les  journaux 
quotidiens  et  surtout  l'institution  des  comptes 
rendus  hebdomadaires  ont  eu  encore  d'autres  con- 
séquences. Elles  ont  fait  disparaître  presque  entière- 
ment les  rapports  que  l'on  avait  coutume  de  faire 
sur  les  travaux  et  mémoires  présentés  à  l'Académie. 
A  l'origine,  tout  travail,  même  d'un  membre  et 


L'ACADÉMIE  DES  SCIENCES.  199 

surtout  d'un  savant  étranger,  était  soumis  à  une 
commission  qui  l'examinait,  répétait  au  besoin  les 
expériences,  les  calculs  ou  les  observations  et  pro- 
nonçait un  jugement  souverain.  Le  rapport  avait 
principalement  pour  but  de  décider  l'insertion  des 
mémoires  dans  le  Recueil  de  l'Académie.  Aujour- 
d'hui, les  rapports  ont  perdu  toute  leur  importance  : 
la  publicité  immédiate  des  journaux  et  surtout  des 
comptes  rendus  hebdomadaires  fait  parvenir  les  dé- 
couvertes à  la  connaissance  de  tous  ceux  qu'elles 
peuvent  intéresser,  sans  qu'il  soit  besoin  d'attendre 
plusieurs  années  la  lente  impression  des  mémoires 
officiels  de  l'Académie.  Le  résumé  des  travaux  scien- 
tifiques est  ainsi  publié  sans  retard.  Ils  paraissent 
ensuite  in  extenso  dans  les  nombreux  journaux  de 
science  pure  qui  existent  aujourd'hui.  En  somme, 
les  mémoires  officiels  représentent  un  rouage  vieilli, 
qui  fonctionne  à  peine  et  à  grands  frais  :  ils  ne 
peuvent  désormais  offrir  d'avantages  que  pour  la 
publication  des  travaux  étendus,  et,  là  même,  ils 
seraient  être  aisément  remplacés  par  des  moyens 
pins  faciles  et  plus  économiques. 

La  conséquence  indirecte  de  cette  prompte  et  fruc- 
tueuse publicité,  par  laquelle  Arago  a  réussi  à  faire 
converger  tous  les  travaux  vers  l'Académie,  a  donc 
été  en  même  temps  de  soustraire  ces  travaux  au  juge- 


200 


SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 


gement  de  rAcadémie,  pour  les  remettre  immédia- 
tement à  celui  des  hommes  compétents  disséminés  à 
la  surface  du  monde  entier.  Je  ne  parle  pas  ici  des 
appels  au  public  général ,  par  lesquels  cette  nouvelle 
création  a  souvent  fourni  une  voie  trop  facilement 
ouverte  au  charlatanisme  :  toute  innovation  a 
sa  contre-partie  et  les  inconvénients  de  celle-ci  ne 
sont  qu'éphémères.  Mais  elle  a  eu,  je  le  répète,  un 
résultat  d'une  haute  gravité,  en  ce  qui  touche  l'in- 
fluence de  l'Académie.  Les  rapports  officiels,  c'est-à- 
dire  les  jugements  académiques,  devenus  désormais 
inutiles,  ont  disparu.  A  peine,  à  de  rares  intervalles, 
en  voit-on  apparaître  quelques-uns,  témoignages  de 
bienveillance  individuelle,  plutôt  que  de  direction 
générale  delà  science. 

Les  rapports  annuels  sur  la  marche  des  sciences, 
si  célèbres  du  temps  de  Fourier  et  de  Cuvier,  ont 
également  cessé  depuis  longtemps,  par  suite  de 
l'immense  développement  pris  par  le  mouvement 
scientifique  général  et  de  l'impossibilité  pour  une 
intelligence,  si  forte  qu'elle  soit,  de  l'embrasser 
solidement  et  de  la  juger  à  la  fois  dans  son  ensemble 
et  dans  ses  détails. 

Le  système  des  travaux  collectifs  de  l'Académie  a 
vieilli  plus  rapidement  encore.  C'est  une  idée  fort 
ancienne,  et  qui  se  présentait  tout  naturellement, 


L'ACADÉMIE  DES  SCIENCES.  901 

que  celle  d'employer  un  corps  scientifique  à  exécuter 
des  travaux  d'ensemble.  La  belle  collection  de 
FAcadémie  del  Cimento^  à  Florence,  nous  fournit 
l'exemple  le  plus  frappant  de  la  réalisation  de  cette 
idée.  Mais,  en  France,  les  recherches  collectives  et 
officiellement  tracées  n'ont  presque  jamais  eu  le 
même  succès.  On  peut  voir  dans  V Histoire  de  Van- 
tienne  Académie  des  sciences j  par  H.  Haury, 
comment,  presque  à  ses  débuts,  ce  corps  fut  occupé 
par  Louis  XIV  à  tracer  les  aqueducs  et  les  bassins 
de  Versailles  et  à  faire  des  expériences  sur  l'artil- 
lerie; comment  Sauveur  dut  écrire  des  traités  sur 
la  bassette,  le  quinquenove,  le  hoca,  le  lansquenet, 
jeux  de  hasard  à  la  mode  à  la  cour.  Même  dans 
l'ordre  des  travaux  volontaires,  les  recherches  collec- 
tives n'ont  pas  toujours  été  heureuses.  Ainsi  l'an- 
cienne Académie  poursuivit  pendant  trente  ans 
l'étude  chimique  des  plantes,  en  les  analysant  par 
la  distillation  sèche;  avant  de  s'apercevoir  qu'elle 
ramenait  ainsi  tous  les  corps  à  des  produits  de  des- 
truction généraux,  communs  i  la  ciguë  comme  au 
blé,  à  l'aliment  comme  au  poison,  et  qui  ne  jetaient 
aucune  lumière  sur  la  nature  propre  des  substances 
primitives.  Mémorable  exemple  de  l'impuissance  des 
recherches  collectives  appliquées  à  la  découverte  des 
vérités  nouvelles!  Plus  tard,  l'ancienne  Académie 


202  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

s'était  tournée  avec  plus  de  i^ison  vers  les  travaux 
encyclopédiques,  c'est-à-dire  vers  la  description  des 
faits  connus  et  des  vérités  acquises.  C'est  ainsi  qu'elle 
commença  à  publier,  de  1761  à  1793,  une  descrip- 
tion raisonnée  des  arts  et  métiers  :  art  du  charbon- 
nier,  de  l'épinglier,  du  cirier,  du  cartier,  du  tonne- 
lier, du  carrier,  du  confiseur,  du  fumiste,  etc.  Elle 
publia  également  le  recueil  des  Machines  de  l'Aca- 
démie. Mais  c'est  surtout  dans  les  travaux  d'astrono- 
mie et  de  géodésie  (Carte  de  France  de  Cassini,  Méri- 
dienne, Détermination  de  degrés  terrestres,  Con- 
naissance des  temps)  que  l'ancienne  Académie  avait 
rendu  les  services  les  plus  utiles  à  la  société. 

La  nouvelle  Académie  fut  d'abord  désignée  comme 
l'héritière  de  l'ancienne  à  cet  égard,  et  chargée  de  la 
description  des  inventions  nouvelles,  des  opérations 
relatives  à  la  fixation  des  poids  et  mesures;  elle 
devait  choisir  deux  de  ses  membres  pour  voyager  au 
profit  des  sciences  et  de  l'industrie,  etc. 

Toutes  ces  attributions  sont  tombées  presque 
aussitôt  en  désuétude;  ou  bien  elles  ont  passé  à 
d'autres  corps,  tels  que  le  Bureau  des  longitudes, 
chargé  désormais  de  la  connaissance  des  temps  et 
de  ce  qui  concerne  les  poids  et  mesures.  Sous  ce 
rapport  une  différence  profonde  existe  aujourd'hui 
entre  la  nouvelle  Académie  des  inscriptions,  qui 


L'ICADiMIE  DES  SCIENCES.        203 

par  ses  commissioiis  les  tra?aux  d'érudition 
coileeti&  de  rancieiuie  Académie  dont  elle  a  hérité, 
et  la  noQTeDe  Académie  des  sciences,  qui  abandonne 
i  FinitiatiTe  îndiTiduelle  de  ses  membres  et  des 
saiaots  étrangers  le  soin  de  poursuivre  à  leur  gré 
rasemble  des  traTaux  dont  elle  était  primitivement 
dbrgée. 

Les  missions  scientifiques,  remises  â  la  conduite 
eidnsive  de  l'Institut  par  les  lois  de  fondation,  ont 
également  échappé  i  TÂcadémie  des  sciences.  Si  elle 
est  encore  consultée  de  temps  à  autre,  et  à  juste 
tilre,  an  sujet  de  Futilité  de  ces  missions  et  de  la 
direction  qu*il  convient  de  leur  donner,  il  n*en  est 
pas  moins  vrai  qu'elles  dépendent  aujourd'hui  des 
dÎTers  ministres,  qui  les  confient  directement  et 
sans  contrôle  i  qui  bon  leur  semble.  Cette  séparation 
esire  les  attributions  scientifiques  et  les  attribu- 
tions administratives  est  d'ailleurs  dans  la  nature 
des  choses. 

La  correspondance  de  l'Académie  avec  les  savants 
français  et  étrangers  est  encore  un  legs  suranné  du 
passé.  Die  avait  sa  raison  d'être  à  une  époque  telle 
que  celle  de  Louis  XIY,  où  les  savants  étaient  peu 
nombreux,  les  relations  rares  et  difficiles,  où  les 
{HiMications  scientifiques  avaient  lieu  par  lettres  jl' 

pmées  que  l'on  se  communiquait  réciproquement. 


204  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

en  Tabsence  à  peu  près  complète  de  jouinaux  et  de 
recueils  périodiques.  Aujourd'hui,  toutes  ces  condi- 
tions sont  changées  :  les  découvertes  arrivent  plus 
rapidement  par  les  journaux  spéciaux  que  par  toute 
correspondance  privée  à  la  connaissance  des  milliers 
de  personnes  capables  de  les  comprendre  ou  de  8*y 
intéresser.  Les  comptes  rendus  hebdomadaires  de 
l'Académie  des  sciences  sont  l'un  des  plus  frappants 
témoignagnes  de  cette  prompte  publication  des  tra- 
vaux scientifiques,  si  favorable  à  leur  diffusion  et  si 
propre  à  encourager  les  inventeurs,  en  les  mettant 
aussitôt  et  sans  entrave  en  relation  avec  le  public 
compétent.  Aussi  le  titre  de  correspondant  de  l'Aca- 
démie n'est-il  plus  aujourd'hui  qu'un  titre  honori- 
fique. 

On  voit  que  les  travaux  propres  de  l'Académie  ont 
diminué  graduellement  d'importance,  par  suite  du 
cours  naturel  des  choses  et  de  la  généralisation  de 
la  publicité.  Cependant  elle  exerce  encore  une 
grande  influence  sur  le  mouvement  de  la  science,  par 
les  récompenses  qu'elle  décerne  et  par  ses  élections. 
Ce  sont  les  sujets  qu'il  convient  d'aborder  main- 
tenant. 

L*institutîon  des  prix  académiques  a  joué  un  rôle 
essentiel  au  xviii'  siècle.  Les  questions  proposées, 
comme  sujets  de  prix  de  mathématiques  par  exemple, 


L'ACADÉMIE  DES  SCIEllfCES.  205 

ont  porté  saccessivement  sur  les  points  les  plus 
intéressants  de  la  mécanique  céleste,  et  ont  eu  beau- 
coup d'utilité.  Aujourd'hui  cette  forme  a  vieilli.  A  la 
vérité  un  certain  nombre  des  prix  décernés  actuelle- 
ment par  l'Académie  portent  encore  sur  des  ques- 
tions définies  et  posées  à  l'avance  :  c'est  une  sorte  de 
concours  ouvert  entre  les  personnes  du  métier.  Mais> 
pour  être  vraiment  utiles,  ces  questions  doivent  être 
relatives  à  des  discussions  actuelles,  à  des  problèmes 
susceptibles  d'une  solution  prochaine,  et  capables 
d'être  résolus  par  l'effort  continu  du  travail,  plutôt 
que  par  le  développement  inattendu  de  l'esprit  d'in- 
vention. Les  questions  proposées  dans  l'ordre  des 
sciences  naturelles  proprement  dites  ont  presque 
toujours  satisfait  à  ces  conditions.  Aussi  ont-elles 
rencontré  en  général  des  concurrents  et  des  solutions. 
Hais  il  n'en  a  pas  toujours  été  de  même  dans  l'ordre 
des  sciences  mathématiques.  On  a  vu  trop  souvent 
des  questions  soit  d'un  intérêt  très  particulier,  soit 
presque  insolubles,  demeurer  pendant  dix  ou  quinze 
ans  à  l'ordre  du  jour,  sans  trouver  de  réponse,  ni 
parfois  même  de  concurrent. 

Les  prix  sans  sujet  déterminé  tendent  à  prévaloir 
aujourd'hui,  partout  où  les  règlements  le  permettent. 
Préférables  en  principe,  car  ils  permettent  d'encou- 
rager le  mérite  sous  toutes  ses  formes,  ils  offrent 


206  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

cependant  l'inconvénient  de  soulever  des  prétentions 
illimitées,  et  de  donner  lieu  à  des  appréciations 
extrêmement  délicates.  A  mon  avis,  ces  prix  sont 
surtout  efficaces  pour  l'encouragement  des  talents 
naissants,  et  il  conviendrait  de  les  réserver  aux 
savants  qui  commencent,  à  l'exclusion  de  ceux  dont 
la  position  faite  et  la  réputation  assise  échappent 
à  tout  jugement  autre  que  celui  de  l'opinion  géné- 
rale. Il  arrive  un  jour  où  l'homme  ne  relève  plus 
que  du  but  idéal  qu'il  a  donné  à  sa  vie,  sans  qu'au- 
cune récompense  scolastique  puisse  le  grandir  ou 
lui  imprimer  une  impulsion  nouvelle.  Â  plus  forte 
raison  devrait-on  éviter  ces  prix  de  complaisance, 
distribués  à  une  certaine  époque  clandestinement ^ 
selon  l'expression  de  Thénard,  avec  interdiction  de 
se  dire  lauréat;  ou  bien  encore  ces  prix  décernés 
quelquefois,  dit-on,  aux  éloges  des  journalistes, 
plutôt  qu'aux  travaux  scientifiques  véritables. 


III 


De  toutes  les  récompenses  qu'une  Académie  puisse 
accorder,  la  nomination  d'un  savant  comme  membre 
de  cette  Académie  a  toujours  été  réputée  la  plus 
importante  :  c'est  le  sujet  qui  intéresse  le  plus  la 
considération  de  l'Académie  et  son  influence  véri- 
table. En  eflet,  pour  qu'une  Académie  ait  pleine 
autorité,  il  faut  qu'elle  compte  dans  son  sein  tous 
les  hommes  distingués;  il  faut  surtout  qu'elle  les 
appelle  dès  que  leur  valeur  propre  est  suffisamment 
établie  et  dans  l'âge  de  leur  activité.  En  procédant 
ainsi,  tous  les  travaux  importants  de  l'époque  seront 
autant  que  possible  accomplis  par  les  membres  de 
la  Compagnie.  Tel  serait  l'état  le  plus  désirable  et 


208  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

celui  qui  profilerait  le  plus  à  rillustration  des  aca- 
démies. Mais,  il  faut  le  dire,  c'est  là  un  état  de  choses 
dont  il  semble  qu'on  s'éloigne  tous  les  jours  davan- 
tage, par  suite  de  TaiTaiblissement  de  l'esprit  général 
de  corps  et  de  la  prépondérance  croissante  des  cote- 
ries particulières. 

Le  mécanisme  primitif  des  élections  était  foi^ 
compliqué  :  la  section  présentait  les  candidats  à  a 
classe,  et  la  classe  faisait  une  présentation  à  l'Institut, 
qui  seul  décidait  la  nomination.  On  croyait  assurer 
par  là  le  mérite  des  choix  ;  mais  ces  garanties  étaien' 
illusoires.  L'expérience  de  chaque  jour  prouve  que 
les  corps  permanents  ratifient  en  général  les  déci- 
sions proposées  par  leurs  commissions;  à  plus  forte 
raison  celles  que  proposent  leurs  grandes  divisions. 
Aussi  le  système  des  doubles  présentations  a-t-il  été 
supprimé  avec  raison.  Aujourd'hui,  la  section  pré- 
sente et  l'Académie  nomme,  sauf  la  ratification  du 
gouvernement,  laquelle  n'a  fait  défaut  qu'une  ou 
deux  fois,  à  l'époque  de  la  Restauration.  La  présen- 
tation par  la  section  est  donc  en  fait,  et  sauf  de  rares 
exceptions,  équivalente  à  la  nomination.  C'est  à  ce 
système  que  doivent  s'adresser  les  élqges  ou  les 
blâmes  dont  le  recrutement  de  l'Académie  peut  être 
l'objet. 

La  première  et  la  principale  conséquence  du  sys- 


L'ACADÉMIE  DES   SCIENCES.  ^9 

tenue  des  sections  a  été  de  partager  le  corps  de  TAca- 
demie  des  sciences  en  onze  divisions  permanentes 
OQ  petites  académies»  souveraines  chacune  dans  son 
ordre,  et  se  garantissant  mutuellement,  par  une 
convention  tacite^  l'exercice  à  peu  prés  sans  contrôle 
de  leur  pouvoir.  Ce  pouvoir  ne  s'étend  pas  seulement 
aux  élections,  il  comprend  aussi  la  plupart  des  prix 
el  la  présentation  aux  chaires  vacantes  d'enseignement 
supérieur;  c'est-à-dire  qu'il  s'exerce  d'une  manière 
continue  sur  toutes  les  attributions  essentielles  qui 
ont  survécu  à  la  suppression  graduelle  des  travaux 
actifs  de  l'Académie. 

L'autonomie  de  chaque  section,  dans  la  sphère  de 
sa  compétence  spéciale,  fut  acceptée  tout  d'abord 
par  l'Académie  entière,  d'autant  plus  aisément 
qu'elle  rehaussait  singulièrement  l'importance  indi- 
TÎduelle  des  membres  de  l'Académie.  En  effet,  les 
questions,  au  lieu  d'être  décidées  par  un  corps  de 
soixante-huit  membres,  le  sont  presque  toujours  en 
réalité  par  une  petite  Académie  secondaire,  aussi 
permanente  que  l'Académie  principale,  mais  com- 
posée seulement  de  six  personnes,  voire  même  de 
cinq,  lorsqu'il  s'agit  de  pourvoir  à  une  vacance.  Le 
poids  de  chaque  vote  se  trouve  ainsi  plus  que  décu- 
plé, et  l'influence  personnelle  de  chaque  membre 
est  accrue  dans  la  même  proportion. 

14 


2i0  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

De  là  le  tour  étrange  pris  par  les  candidatures, 
tour  si  préjudiciable  à  la  dignité  des  savants  fran- 
çais et  à  la  direction  indépendante  de  leurs  travaux. 
Au  lieu  d'être  posées  à  un  jour  donné,  et  par  un 
simple  appel  à  l'opinion  générale  des  hommes  de 
science,  les  candidatures  sont  devenues  la  préoccu- 
pation incessante  de  la  vie  des  savants  en  France. 
Ce  n'est  plus  tant  l'opinion  générale  qu'il  s'agit  de 
gagner,  que  les  sympathies  individuelles  d'un  très 
petit  nombre  d'hommes.  On  ne  fait  pas  le  siège  de 
soixante-huit  personnes;  mais  il  n'est  pas  très  diffi- 
cile  d'en  séduire  cinq  :  trois  même  suffisent,  puisque 
ce  chiffre  constitue  la  majorité  et  que,  par  une  autre 
convention  tacite,  les  sections  dissimulent  presque 
toujours  leurs  divisions  intérieures,  afm  de  donner 
à  leurs  présentations  le  caractère  trompeur  d'une 
unanimité  officielle.  C'est  ainsi  que  l'on  a  vu  souvent 
l'homme  médiocre,  qui  ne  donne  d'ombrage  à  per- 
sonne et  qui  s'enferme  dans  une  étroite  spécialité, 
prévaloir  sur  le  savant  indépendant  et  philosophe, 
qui  sait  embrasser  les  rapports  des  diverses  parties 
de  la  science.  Non  seulement  l'étendue  de  l'esprit  et 
l'aptitude  à  concevoir  des  vues  d'ensemble  et  des 
théories  générales  ont  cessé  d'être  regardées  comme 
des  titres  aux  yeux  des  sections  ;  mais  ces  qualités 
ont  été  parfois  tournées  en'objections  contre  les 


L'ACADÉMIE  DES  SCIENCES.  211 

hommes  qui  briguaient  le  suffrage  de  rAcadémic. 
La  responsabilité  collective  du  corps  couvre  d'ailleurs 
aux  yeux  du  public  bien  des  abus  d'influence  indi- 
viduelle, que  TAcadémie  entière  n'aurait  jamais 
commis  si  elle  avait  pris  ses  décisions  directe- 
ment. 

Signalons  ici  l'un  des  effets  les  plus  frappants  de 
ce  système  des  sections  permanentes.  Je  veux  parler 
de  l'élimination,  à  peu  près  complète  aujourd'hui, 
des  hommes  jeunes  du  sein  de  l'Académie.  Les 
chiffres  suivants  sont  décisifs  à  cet  égard. 

Au  XVIII*  siècle,  on  rencontre  une  multitude  d'aca- 
démiciens nommés  avant  l'âge  de  trente  ans  :  ainsi 
Buffon  fut  nommé  à  vingt-sept  ans,  Laplace  à  vingt- 
quatre  ans,  Glairaut  même  avant  vingt  ans;  Bernard 
de  Jussieu  à  vingt-six,  Antoine  de  Jussieu  à  vingt- 
quatre,  Lavoisier  à  vingt-cinq,  Vicq  d'Azyr  à  vingt- 
six;  le  dernier  desCassini,  dont  la  carrière  presque 
centenaire  s'est  prolongée  jusqu'en  1845,  était  entré 
dans  l'Académie  à  vingt-deux  ans.  L'introduction 
d'hommes  aussi  jeunes  donne  à  un  corps  une  éner- 
gie, une  vitalité  singulière,  et  une  initiative  qui  se 
pondère  avec  avantage  par  l'âge  et  la  gravité  des 
vénérables  vétérans  de  la  science. 

Dans  la  nouvelle  Académie,  de  tels  choix  sont  de- 
venus de  plus  en  plus  rares  :  depuis  1850,  on  n'a 


'/,  --•  - 


212  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

pas  nommé  un  seul  académicien  qui  eût  moins  de 
trente  ans.  En  1815,  l'Académie  comptait  huit 
membres  au-dessous  de  quarante  ans  ;  en  1835,  elle 
en  comptait  sept.  Mais,  en  1850,  ce  chiffre  était 
tombé  à  quatre.  ËnHu,  dans  la  présente  année  1867, 
il  n'y  a  point  d'académicien  qui  soit  âgé  de  moins 
de  quarante-cinq  ans. 

Jadis  on  était  jeune  à  vingt-cinq  ans  et  homme 
mûr  à  trente-cinq.  Aujourd'hui,  on  est  réputé  jeune 
à  cinquante  ans  et  même  au  delà.  Mais  ce  change- 
ment dans  les  mots  ne  rend  pas  aux  hommes  l'éner- 
gie et  l'esprit  d'invention  éteints  par  le  progrès  de 
rage.  Le  corps  académique  entier  a  donc  singulière- 
ment vieilli,  et  Ton  peut  affirmer  que  cet  état  de 
choses  est  la  conséquence  naturelle  de  la  prépondé- 
rance des  sections,  dont  l'influence  personnelle 
d'Arago  avait  pendant  longtemps  tempéré  les  incon- 
vénients. Dans  ces  derniers  temps,  l'opinion  géné- 
rale de  l'Académie  s'est  effacée  chaque  jour  davan- 
tage. Le  lien  collectif,  de  plus  en  relâché,  a  laissé 
chacun  en  butte  aux  étroites  inspirations  de  l'intérêt 
personnel,  masqué  sous  le  nom  convenu  des  prin- 
cipes académiques.  Aussi  les  sections  ont-elles  plus 
d'une  fois  préféré  des  hommes  médiocres  et  âgés  à 
des  savants  plus  jeunes  et  désignés  par  l'opinion 
publique.  Déûance  naturelle  et  fatale  des  hommes 


L'ACADÉMIE  DES  SCIENCES.  213 

qui  vieillissent  pour  les  idées  et  les  personnes  des 
générations  nouvelles  qui  vont  les  remplacerl 

Les  elTels  du  système  des  sections  ont  donc  été 
funestes  à  l'Acadéinie  et  à  la  science,  et  ils  menacent 
de  le  devenir  chaque  jour  davantage.  Le  principe 
même  de  ce  système  est  d'ailleurs  contestable,  car 
il  repose  sur  une  classification  absolue  et  définitive- 
ment arrêtée  des  connaissances  humaines.  Or  c  l'es- 
prit souffle  où  il  veut»;  cette  classification,  contro- 
versable  dès  son  origine,  est  devenue  de  plus  en  plus 
arriérée,  par  le  progrès  naturel  des  inventions.  Des 
sciences  nouvelles,  ou  oubliées  dans  les  cadres  pri- 
mitifs, se  sont  manifestées;  d'autres  ont  pris  un 
développement  immense;  tandis  que  certaines 
sciences  comprises  dans  ces  mêmes  cadres  se  sont 
atrophiées.  La  division  de  1795,  équilibrée  en  sec- 
tions d'égale  importance,  se  trouve  de  plus  en  plus 
contraire  à  l'état  présent  des  découvertes.  Tel  est  le 
sort  de  toutes  les  classifications  dans  les  choses 
humaines;  souvent  logiques  et  utiles  au  début,  elles 
ne  tardent  pas  à  devenir  des  entraves.  Aussi  plu- 
sieurs académies,  celles  des  inscriptions  notamment, 
dont  les  spécialités  sont  cependant  comparables  à 
celles  de  l'Académie  des  sciences,  ont-elles  supprimé 
les  sections  instituées  à  l'origine. 

En  réalité,  les  spécialités  sont  représentées  aujour- 


214  SCIENGK   ET  PHILOSOPHIE. 

d'hui  par  tout  un  ensemble  de  sociétés  savantes  par* 
ticulières  :  Société  de  biologie,  Société  de  géologie, 
Société  chimique.  Société  botanique,  etc.,  toutes 
créées  spontanément  parce  qu'elles  étaient  rendues 
nécessaires  par  le  nombre  croissant  des  hommes 
instruits  et  compétents.  La  création  de  ces  sociétés 
spéciales  a  restreint  le  rôle  de  TÂcadémie,  en  offrant 
une  publicité  plus  facile  et  qui  s'adresse  plus  direc- 
tement aux  gens  du  métier;  en  même  temps  qu'elle 
a  enlevé  au  partage  de  l'Académie  en  sections  sa 
principale  raison  d'être. 

Cependant  l'Académie  des  sciences  conserve  jus- 
quMci  son  éclat  apparent  :  si  elle  ne  s'empresse  plus 
guère  d'appeler  à  elle  les  hommes  de  talent  dans 
l'âge  de  leur  activité  et  de  leur  initiative,  elle  finit 
d'ordinaire  par  les  accepter,  lorsque  leur  réputation 
est  consacrée  depuis  longtemps  par  l'opinion  pu- 
blique. Si  elle  n'a  plus  l'initiative  des  découvertes, 
elle  offre  du  moins  une  certaine  digue  contre  le  char- 
latanisme et  elle  ouvre  libéralement  sa  large  publicité 
aux  travaux  des  savants  français  et  étrangers.  Elle 
subsiste  avec  la  majesté  d'une  vieille  institution, 
forte  de  la  gloire  de  ses  membres,  et  du  souvenir 
des  services  que  la  science  a  rendus  et  rend  tous  les 
jours  aux  sociétés  humaines. 


BALARD 


f  avril  1876. 

La  science  Trançaise  vient  de  faire  une  nouvelle 
perte  et  des  plus  douloureuses  :  M.  Balard,  membre 
de  rinstitut  (Académie  des  sciences),  professeur  de 
chimie  au  Collège  de  France,  est  mort  hier  soir, 
dans  sa  soixante-quatorzième  année,  à  la  suite  d'une 
courte  maladie,  précédée  par  un  affaiblissement 
graduel  de  plusieurs  mois. 

Né  à  Montpellier  en  1802;  d'abord  pharmacien, 
puis  professeur  au  collège,  à  l'école  de  pharmacie 
et  à  la  faculté  des  sciences  de  cette  \  ille,  il  Gt  en 
1826  la  découverte  du  brome;  découverte  capitale, 
non  seulement  parce  qu'elle  enrichissait  la  science 


- .»  «1 

> 


216  SClËIfGË  ET  PHILOSOPHIE. 

d'un  corps  simple  nouveau,  mais  par  l'importance 
de  ce  corps  simple  qui  constituait  avec  le  chlore  une 
famille  spéciale,  et  qui  fournissait  ainsi  le  point  de 
départ  des  idées  actuelles  sur  la  classification  des 
éléments. 

Balard  n'avait  pas  fait  cette  découverte  au  hasard, 
et  il  sut  tout  d'abord  en  développer  par  ses  expé- 
riences toutes  les  conséquences  théoriques.  Le  brome 
d'ailleurs  a  pris  dans  la  pratique  un  intérêt  tout  par- 
ticulier, tant  par  son  application  à  la  photographie, 
qu'il  a  permis  de  rendre  presque  instantanée,  que 
par  les  emplois  thérapeutiques  du  bromure  de  potas- 
sium, corps  employé  en  médecine  dans  les  maladies 
du  cœur  et  les  maladies  nerveuses. 

Mais  je  ne  veux  pas  retracer  ici  l'histoire  de  toutes 
les  découvertes  que  la  science  doit  à  M.  Balard,  non 
plus  que  le  récit  des  travaux  par  lesquels  il  réussit  à 
extraire  de  l'eau  de  la  mer  le  sulfate  de  soude  et  les 
sels  de  potasse,  travaux  devenus  le  point  de  départ 
d'une  industrie  intéressante.  Il  suffira  de  dire  que, 
nommé  en  1842  professeur  de  chimie  à  la  faculté 
des  sciences  de  Paris,  en  remplacement  de  Thénard, 
il  devint,  deux  ans  après,  membre  de  l'Académie  des 
sciences,  puis,  au  commencement  de  1851 ,  profes- 
seur au  Collège  de  France. 

C'est  à  ce  moment  que  je  l*ai  conau  pour  la  pre* 


BALAKD.  Î17 

mière  fois,  empressé  i  encourager  toutes  les  vocations 
naissantes,  et  non  moins  sympathique  aux  réputa- 
tions déjà  faites.  Tout  ceux  qui  l'ont  connu  n'oublie- 
ront jamais  combien  il  était  bon,  serriable,  dévoué 
à  la  science,  toujours  prêt  a  aider  ceux  qui  la  culti- 
vaient, sans  être  jamais  effleuré  par  le  moindre 
soupçon  d'aivie  ou  de  jalousie.  C'était  là,  on  peut 
le  dire,  son  principal  souci,  et  ce  qui  grave  son  sou- 
venir en  traits  ineffaçables  dans  le  cœur  de  ses 
amis  et  de  ses  élèves. 


VICTOR  REGNAULT 


1878. 


C'est  en  4849  que  je  le  connus  et  que  je  reçus  de 
lui  une  impression  et  des  conseils  dirpiciles  à  oublier. 
La  science  était  pleine  de  sa  gloire,  son  nom  répété 
dans  tous  les  cours  à  Tégal  des  plus  grands  physi- 
ciens. Il  semblait  que  le  génie  même  de  la  précision 
se  fût  incamé  dans  sa  personne.  La  célébrité  des 
Gay-Lussac,  des  Dulong,  des  Faraday,  acquise  par 
tant  de  belles  découvertes,  avait  d*abord  semblé 
pâlir  devant  celle  de  Victor  Regnault  :  gloire  pure, 
acquise  par  la  seule  force  du  travail,  sans  intrigue, 
sans  réclamé,  sans  recherche  de  popularité  poli- 
tique ou  littéraire. 


VICTOR  REGNAI3LT.  219 

L'homme  que  j'abordais  avec  respect  était  de 
petite  taille,  maigre,  à  tête  fine  et  caractéristique, 
encadrée  par  de  longs  cheveux  blonds,  qui  ont  gardé 
leur  couleur  jusqu'en  1870;  ses  yeux,  d'un  bleu 
pâle,  vous  fixaient  nettement,  sans  vous  témoigner 
une  sympathie  spéciale,  mais  aussi  sans  vous  écraser 
par  le  sentiment  hautain  de  sa  supériorité.  Sa  parole 
claire  et  un  peu  cassante  ne  vous  entretenait  guère 
que  des  questions  de  physique  qui  le  préoccupaient  : 
toujours  prompte  à  fixer  le  point  exact  qu'il  conve- 
nait de  discuter  ;  à  critiquer,  parfois  avec  une  subti- 
lité un  peu  âpre,  quoique  impersonnelle,  les  expé- 
riences de  ses  prédécesseurs.  Il   était  dévoué  à  la 
recherche  de  la  vérité  pure;  mais  il  l'envisageait 
comme  consistant  surtout  dans  la  mesure  des  con- 
stantes numériques;  il  était  hostile  à  toutes  les  théo- 
ries, empressé  d'en  marquer  les  faiblesses  et  les 
contradictions  :  à  cet  égard  il  était  intarissable,  con- 
naissant sans  doute  le  point  faible  de  son  propre 
génie  et  disposé,  par  un  instinct  secret,  à  mécon- 
naître les  qualités  qu'il  ne  possédait  pas. 

Ce  n'était  pas  que  l'esprit  de  Regnault  fût  ren- 
fermé complètement  dans  les  études  abstraites  et 
arides  de  la  physique  expérimentale.  Comme  il 
arrive  fréquemment  chez  les  savants,  il  avait  un  goût 
très  vif  pour  les  arts,  goût  partagé  dans  sa  famille, 


220  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

et  qui  a  exercé  de  bonne  heure  une  grande  influence 
sur  la  vocation  de  son  fils,  le  peintre  Henri  Re- 
gnault,  enlevé  ^si  prématurément  à  la  France.  La 
grande  habileté  de  main  d'Henri  Regnault  était  due 
à  une  éducation  acquise  sous  Tinfluence  paternelle. 
Le  contraste  entre  l'esprit  froid  et  méthodique  du 
père  et  la  fougue  éclatante  du  fils  a  peut-être  été  pro- 
duit par  quelque  réaction  morale  involontaire  dans 
l'esprit  du  dernier. 

Y.  Regnault  accueillait  les  jeunes  gens  avec  une 
bienveillance  réelle,  quoique  un  peu  froide;  mais 
sans  chercher  à  les  entraîner  dans  la  carrière  scien- 
tifique, dont  il  ne  leur  dissimulait  ni  les  lenteurs  ni 
les  difficultés.  Plus  d'un  physicien  devenu  célèbre 
s'est  formé  sous  sa  discipline:  discipline  utile  et 
fortifiante  à  ceux  qui  l'acceptaient  comme  instrument 
d'éducation,  sans  abdiquer  devant  le  maître  leur 
personnalité  propre.  Ce  qu'il  enseignait,  ce  qu'il 
communiquait,  ce  n'étaient  pas  des  idées  nouvelles, 
des  vues  générales  sur  la  science,  c'étaient  les  mé- 
thodes et  Tart  de  l'expérimentation.  Parmi  ceux  de 
ses  élèves  qui  ont  acquis  depuis  de  la  réputation,  on 
doit  citer  d'abord  William  Thomson,  l'illustre  phy- 
sicien et  mathématicien  anglais,  l'un  des  esprits  les 
plus  étendus  et  les  plus  puissants  de  notre  époque. 
Tout  récemment  encore,  dans  une  lettre  de  remer- 


VICTOR   REGrrAULT.  S21 

ciements  à  notre  Académie  des  sciences  qui  Tavait 
nommé  associé  étranger,  il  se  plaisait  à  rappeler 
qu'il  avait  été  élève  de  M.  Regnault  au  Collège  de 
France.  M.  Bertin,  aujourd'hui  directeur  de  la  par- 
tie scientifique  à  l'École  normale;  M.Lissajoux,dont 
tout  le  monde  a  vu  les  élégantes  démonstrations  d'a- 
coustique; M.  Soret,  de  Genève,  connu  par  des  tra- 
vaux si  exacts  sur  l'optique,  M.  Bède,  de  Liège; 
M.  Lubimof,  de  Moscou;  M.  Blaserna,  en  Italie; 
M.  Pfaundler,  à  Inspruck;  M.  Isarn,  de  Rouen; 
M.  Reiset,  son  collaborateur  dans  un  grand  travail 
sur  la  respiration  animale;  M.  Descos, l'ingénieur  si 
laborieux,  si  modeste,  si  dévoué  à  son  pays  pendant 
ce  funeste  siège  de  Paris,  dont  les  fatigues  l'ont 
épuisé  et  ont  amené.  Tannée  suivante,  sa  mort 
prématurée;  bien  d'autres  que  j'oublie,  ont  été 
aussi  les  élèves  de  Victor  Regnault.  Il  a  marqué  sa 
forte  et  pénétrante  empreinte  sur  les  esprits  de 
tous  les  physiciens  de  son  temps,  en  France  et  à 
l'étranger. 

Son  œuvre  a  un  côté  philosophique,  sans  la  con- 
naissance duquel  on  ne  comprendrait  ni  son  rôle,  ni 
l'influence  qu'il  a  exercée.  Jusque-là,  chaque  physi- 
cien, accoutumé  par  Laplace  et  Fourier  à  la  recti- 
tude artificielle  des  représentations  mathématiques, 
s'efforçait  de  tirer  de  ses  recherches  quelque  exprès- 


« 


m  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

sion  générale,  qu'il  proclamait  aussitôt  une  loi  uni- 
verselle de  la  nature. 

Regnault  a  concouru  plus  que  personne  à  faire 
disparaître  de  la  science  de  telles  conceptions  abso- 
lues, pour  y  substituer  la  notion  de  relations  ap- 
proximatives, vraies  seulement  entre  certaines  li- 
mites, au  delà  desquelles  elles  se  transforment  ou 
s'évanouissent.  Cette  nouvelle  manière  de  com- 
prendre les  sciences  physiques  répondait  aux  pro- 
grès qui  s'accomplissaient  en  même  temps  dans 
les  sciences  historiques  et  économiques.  Elle  ne 
s'est  plus  effacée  dans  l'esprit  de  ceux  à  qui  il  l'a 
enseignée. 

Né  en  1810  à  Aix-la-Chapelle,  où  son  père,  oftîcier 
dans  l'armée  française,  tenait  garnison,  orphelin  de 
père  et  de  mère  dés  l'âge  de  huit  ans,  Victor  Re- 
gnault eut  une  adolescence  pénible  et  embarrassée 
par  la  pauvreté.  A  un  certain  moment,  il  était  com- 
mis de  magasin  et  portait  lui-même  les  paquets  chez 
les  clients.  Cependant,  il  surmonta  ces  difficultés 
par  l'effort  de  son  travail  et  entra  l'un  des  premiers 
à  l'École  polytechnique,  en  1830.  Il  en  sortit  comme 
élève  des  mines  en  1832. 

Les  premiers  de  ses  travaux  qui  aient  marqué 
dans  la  science  sont  des  travaux  chimiques,  d'abord 
d'ordre  technique,  sur  les  houilles  et  combustibles 


VICTOR  REGNAULT.  223 

minéraux;  puis  d'ordre  théorique,  sur  les  substitu- 
tions. La  possibilité  de  remplacer  l'hydrogène  par 
le  chlore  à  volumes  égaux  dans  les  combinaisons 
organiques  avait  été  établie  par  M.  Dumas  vers 
1835;  et  Laurent  n'avait  pas  tardé  à  développer  cette 
loi  de  réaction  et  à  y  introduire  des  idées  nouvelles 
sur  l'analogie  des  propriétés  physiques  et  chimiques 
des  corps  substitués  avec  celles  de  leurs  générateurs. 
Mais  Laurent  avait  surtout  travaillé  sur  un  carbure 
d'hydrogène  de  composition  compliquée,  la  naph- 
taline. Sous  rimpulsion  de  M.  Dumas,  Y.  Regnault, 
reprenant  quelques  essais  qu'il  avait  commencés 
dès  1835,  entreprit  d'appliquer  les  réactions  de 
substitution  aux  deux  carbures  d'hydrogène  les  plus 
simples  qui  fussent  alors  connus,  le  gaz  des  marais 
et  le  gaz  oléfiant.  Son  travail,  demeuré  classique, 
devint  un  des  principaux  titres  à  sa  nomination 
comme  professeur  de  chimie  à  l'École  polytechnique 
et  comme  membre  de  l'Académie  des  sciences,  dans 
la  section  de  chimie,  en  1840.  Il  atteignait  ainsi  à 

trente  ans,  et  dès  ses  débuts,  une  situation  qui  est 

« 

d'ordinaire  le  couronnement  d'une  longue  vie  scien- 
tifique. 

Cependant,  à  ce  moment,  il  avait  déjà  abandonné 
la  chimie  pour  se  livrer  à  sa  véritable  vocation, 
Tétude  de  la  physique.  C'est  l'étude  des  chaleurs 


m  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

spécifiques  des  corps  isomères,  obtenus  dans  le  cours 
de  ses  recherches  de  chimie,  qui  semble  avoir  été 
l'origine  de  ce  changement  de  direction,  à  partir 
duquel  la  carrière  de  Regnault  se  développe  avec 
unité  et  suivant  une  formule  défmitive.  Sa  nomina- 
tion comme  professeur  de  physique  au  Collège  de 
France  (1841)  en  fut  tout  d'abord  le  signe  et  comme 
la  consécration  originelle.  Ce  fut  là  qu'il  vécut  dé- 
sormais; ce  fut  là  qu'il  organisa  son  laboratoire, 
qu'il  installa  ses  instruments  de  travail  :  c'est  là  que 
nous  l'avons  tous  connu  et  admiré,  au  milieu  de  ces 
appareils  ingénieux  et  compliqués,  qu'il  disposait  et 
mettait  en  œuvre  avec  une  merveilleuse  adresse. 
Appuyé  sur  une  connaissance  également  profonde 
de  la  chimie  et  de  la  physique,  il  continuait  ainsi  les 
traditions  et  le  double  point  de  vue  de  la  science 
française;  c'était  par  le  concours  des  deux  sciences 
et  par  la  recherche  de  leurs  rapports  que  Gay-Lussac 
et  Dulong  avaient  établi  les  lois  qui  ont  conservé 
leurs  noms  :  c'était  avec  le  même  concours  de  res- 
sources que  Y.  Regnault  allait  contrôler  et  critiquer 
les  lois  élablies  par  ses  prédécesseurs. 

Ce  fut  d'abord  la  loi  des  chaleurs  spécifiques  des 
éléments  qu'il  soumit  à  une  nouvelle  étude.  I^  ques- 
tion est  d'une  grande  importance.  Dulong  et  Petit, 
vingt  ans  auparavant,  avaient  reconnu  que  la  même 


«• 


VICTOR  REGNAULT.  22S 

quantité  de  chaleur  est  nécessaire  pour  échauffer 
au  même  degré  les  divers  corps  simples,  pris  sous 
les  poids  suivant  lesquels  ils  se  remplacent  les  uns 
les  autres  dans  les  réactions  chimiques.  C'était  une 
relation  remarquable  et  inattendue  entre  les  pro- 
priétés physiques  des  éléments  et  leurs  propriétés 
chimiques.  11  en  résulte  que  les  atomes  des  éléments 
ont  la  même  capacité  pour  la  chaleur,  si  Ton  con- 
sent à  employer  ce  mot  d'atome,  malgré  l'incorrec- 
tion de  l'hypothèse  fondamentale  qu'il  exprime. 
Quoi  qu'il  en  soit,  la  relation  énoncée  par  Duloug  et 
Petit  n'était  vérifiée  que  d'une  façon  fort  imparfaite 
par  leurs  observations,  sans  que  l'on  pût  distinguer 
quelle  part  dans  cette  incerlitude  il  convenait  d'at- 
tribuer à  l'impureté  des  corps  mis  en  œuvre,  aux 
erreurs  des  expériences,  ou  à  l'inexactitude  de  la 
loi  elle-même.  11  était  nécessaire  de  la  reviser,  avec 
les  ressources  acquises  i  la  science  en  4840. 

C'est  ce  que  'fit  Regnault  avec  un  soin  et  une  pa- 
tience admirables.  Il  réussit  ainsi  à  écarter  beau- 
coup d'exceptions  et  à  ramener  les  chaleurs  spéci- 
fiques des  éléments  solides  à  des  valeurs  voisines 
les  unes  des  autres.  11  conclut  avec  prudence  que 
la  chaleur  spécifique  des  corps  [dépendait  de  plu- 
sieurs données,  entre  lesquelles  le  poids  atomique 
jouait  un  rôle  prépondérant,  mais  qui  n'était  pas 

15 


226  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

exclusif;  dans  ces  conditions,  il  ne  saurait  exister 
une  loi  absolue. 

Sages  réserves  que  Ton  a  trop  oubliées,  jusqu'au 
jour  où  les  théories  nouvelles  de  la  thermodyna- 
mique ont  montré  que  c'était  dans  l'état  gazeux  seu- 
lement que  la  loi  des  chaleurs  spécifiques  pouvait 

m 

être  manifestée  avec  toute  sa  rigueur.  Elle  est  alors 
exacte,  parce  qu'elle  exprime  l'identité  des  travaux 
accomplis  par  la  chaleur  sur  les  particules  dernières 
des  éléments  gazeux.  Ce  sont,  d'ailleurs,  les  expé- 
riences mêmes  de  Regnault  sur  l'oxygène,  l'hydro- 
gène et  l'azote  qui  démontrent  cet  énoncé  de  la  loi 
transformée.  Mais  il  fut  étranger  à  la  découverte  de 
la  thermodynamique  et  ne  l'accueillit  d'abord 
qu'avec  une  défiance  et  je  dirai  presque  une  hostilité 
à  peine  déguisées. 

La  loi  des  chaleurs  spécifiques  représente  seule- 
ment un  point  particulier  dans  le  progrès  général 
des  connaissances  physiques,  tandis  que  la  nouvelle 
science  est  devenue  aujourd'hui  le  véritable  fonde- 
ment de  la  mécanique  moléculaire,  parce  qu'elle 
fournit  une  mesure  commune  aux  travaux  accomplis 
par  toutes  les  forces  naturelles.  Les  recherches  de 
Regnault  ont  fourni  à  cet  égard  les  matériaux  les 
plus  précieux,  sinon  comme  théories  propres  à  Re- 
gnault, qui  s'est  toujours  refusé  à  en  construire  au- 


VICTOR  REGNAULT.  227 

cune,  du  moins  comme  données  exactes,  obtenues 
sans  vue  préconçue  et  susceptibles  de  fournir  à  la 
discussion  des  hypothèses  modernes  tout  un  en* 
semble  de  documents  incontestables. 

Trois  volumes  des  Mémoires  de  V Académie  des 
sciences  renferment  à  peu  près  toute  l'œuvre  de 
Regnault  sur  la  chaleur.  A  quelle  occasion  cette 
œuvre  fut  entreprise,  avec  quelles  ressources  et  dans 
quel  but  pratique  elle  fut  poursuivie,  c'est  ce  qu'in- 
dique le  titre  même  des  deux  premiers  volumes  : 
Relation  des  expériences  entreprises  par  ordre  de 
M.  le  ministre  des  travaux  publics,  pour  déterminer 
les  principales  lois  et  les  données  numériques  qui 
entrent  dans  le  calcul  des  machines  à  vapeur. 

Regnault  étudia  d'abord  les  lois  de  la  dilatation  et 
de  la  compressibilité  des  fluides  élastiques ,  c'est- 
i-dire  les  lois  de  Mariotte  et  de  Gay-Lussac  :  ces 
grandes  lois  simples  et  uniformes,  qui  tendent  à 
faire  admettre  une  constitution  physique  identique 
dans  tous  les  gaz,  ne  sont  pas  rigoureuses.  Une  pre- 
mière étude  des  phénomènes  conduit  à  les  admettre  ; 
mais  elles  ne  résistent  point,  du  moins  dans  leur 
expression  absolue,  à  un  examen  expérimental  plus 
approfondi.  En  réalité,  chaque  gaz  se  dilate  par  la 
chaleur  et  diminue  de  volume  par  la  pression,  sui- 
vant des  lois  qui  lui  sont  propres.  Il  s'écarte  d*autant 


228  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

plus  des  lois  de  Mariotte  et  de  Gay-Lussac  qu'il  est 
plus  voisin  du  degré  de  froid  et  de  pression  néces- 
saire pour  le  transformer  en  liquide  :  relation  re- 
marquable, sur  laquelle  Regnault  insistait  beau- 
coup, et  qui  a  permis,  dans  ces  derniers  temps, 
d'annoncer  avec  certitude  que  l'oxygène  et  les 
autres  gaz  réputés  incoercibles  allaient  prendre 
l'état  liquide,  dans  les  conditions  nouvelles  d'expé- 
rimentation réalisées  par  M.  Cailletet. 

Cependant  Regnault,  toujours  occupé  de  l'examen 
des  lois  des  vapeurs,  poursuivait  un  immense  tra- 
vail. Pour  définir  ces  lois,  il  fallait  définir  les  tempé- 
ratures, et  celles-ci  reposaient  elles-mêmes  sur  la 
connaissance  des  lois  de  la  dilatation  de  l'air.  Ces 
dernières  une  fois  établies  par  ses  expériences,  il 
dut  comparer  à  la  dilatation  de  l'air  la  dilatation  du 
mercure,  matière  première  de  nos  thermomètres 
usuels;  il  étudia  la  compressibilité  des  liquides, 
l'hygrométrie,  l'eudiométrie,  toutes  questions  con- 
nexes avec  son  sujet  principal  ;  il  exécuta  un  long  et 
dangereux  travail  sur  les  forces  élastiques  de  la 
vapeur  d'eau,  depuis  les  plus  faibles  tensions  que 
l'on  puisse  observer  jusqu'à  une  pression  de  vingt- 
huit  atmosphères.  11  mesura  enfin  les  chaleurs  spéci- 
fiques de  l'eau  liquide,  solide  et  gazeuse,  et  la  cha- 
leur nécessaire  pour  réduire  l'eau  en  vapeur  sous 


TICTOB  BEG5AULT.  229 

diverses  pressions.  Ce  sont  les  données  fondaman- 
laies  des  calculs  relatifs  anx  machines  i  Tapeur. 

L'objel  technique  proposé  i  son  effort  était  rempli; 
mais  Regnault  ne  s'arrêta  pas  là.  Il  entreprit  de 
fournir  aux  physiciens  les  données  fondamentales 
d'une  étude  générale  des  vapeurs  et  des  gaz,  et  il 
accomplit,  de  1847  à  186^,  une  vaste  série  d'eipé- 
riences  sur  la  compressibilité  des  principaux  gaz, 
sur  la  force  élastique  d'une  vingtaine  de  liquides, 
sur  les  chaleurs  spéciflques  et  les  chaleurs  latentes 
d'un  nombre  non  moins  grand  de  gaz,  de  vapeurs  et 
de  liquides.  Il  accumulait  sans  relâche  les  matériaux 
les  plus  précieux,  recueiUis  par  les  méthodes  les 
plus  délicates  et  les  plus  parfaites;  matériaux  ré- 
servés à  l'érection  d'un  édifice  que  lui-même  refu- 
sait de  construire  et  que  personne  jusqu'ici  n'a  osé 
entreprendre  d'élever  dans  toute  son  étendue. 

Cependant,  tandis  que  Regnault  poursuivait  ses 
expériences  avec  un  zèle  infatigable,  la  science  avait 
changé  de  point  de  vue.  Au  delà  et  au-dessus  de  cette 
description  purement  empirique  des  lois  physiques 
de  la  matière,  qui  paraissait  l'objet  définitif  de  la 
physique  il  y  a  quarante  ans,  des  conceptions  nou- 
velles ont  apparu,  un  nouvel  horizon  s'est  ouvert,  et 
la  théorie  a  repris  ses  droits  imprescriptibles.  Mayer, 
Joule  et  quelques  autres  ont  imaginé,  —  et  leurs 


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-     •  '  ".;•?•;:"  ^Ji 


230  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

idées  sont  aujourd'hui  acceptées  de  tous,  —  ils  ont 
imaginé  que  la  chaleur  contenue  dans  les  gaz  n'est 
autre  chose  que  leur  force  vive.  Les  gaz,  disent-ils, 
sont  constitués  par  des  particules  très  petites,  lancées 
dans  toutes  les  directions,  rebondissant,  tournoyant 
et  vibrant  sans  cesse.  On  déduit  de  là,  par  un  calcul 
facile,  les  lois  de  Mariotte  el  de  Gay-Lussac,  de- 
meurées si  longtemps  sans  interprétation  précise. 
Cette  température,  que  Regnault  ne  savait  comment 
définir,  est  proportionnelle  à  la  force  vive  des  gaz. 

Lorsque  les  gaz  prennent  l'état  liquide,  puis  l'état 
solide,  certains  travaux  moléculaires  s'accomplis- 
sent, et  ces  travaux  ont  pour  mesure  exacte  les  quan- 
tités de  chaleur  dégagées  ou  absorbées  pendant  les 
changements  d'état.  La  chaleur  est  devenue  ainsi 
une  sorte  de  mesure  universelle  des  travaux  molécu- 
laires. 

La  théorie  même  des  machines  à  vapeur,  point  de 
départ  des  recherches  de  Regnault,  a  reçu  par  là 
une  lumière  inattendue.  En  effet,  ces  machines  n'ont 
d'autre  objet  que  d'accomplir  certains  travaux  mé- 
caniques sensibles;  elles  en  sont  l'instrument  le 
plus  puissant  qu'ait  été  mis  en  œuvre  jusqu'à  ce 
jour.  Or  ces  travaux  mécaniques  sensibles  résultent 
de  la  transformation  des  travaux  moléculaires  insen- 
sibles, produits  par  la  chaleur.  Entre  les  deux  ordres 


VICTOR  REGNAULT.  231 

de  travaux  il  y  a  équivalence,  et  celte  équivalence  est 
le  fondement  même  de  la  théorie  actuelle  des 
machines  àvapeur. 

C'est  là  ce  que  rêmpirisme  pur  ne  pouvait  pres- 
sentir, ce  que  Regnault  n'avait  pas  vu,  alors  qu'il 
croyait  établir  les  bases  et  les  règles  définitives  de 
rétude  physique  des  machines  à  vapeur.  La  notion 
de  l'équivalence  thermique  des  travaux  mécaniques 
lui  avait  complètement  échappé,  comme  le  montrent 
les  premières  pages  de  son  grand  ouvrage.  Ce  fut 
pour  lui  une  première  diminution  de  sa  primauté, 
jusque-là  incontestée  dans  la  physique.  En  vain  il 
chercha  d'abord  à  se  débattre;  il  ne  tarda  pas  à 
être  entraîné  par  le  nouveau  courant,  et  son  dernier 
ouvrage,  publié  en  1870,  est  un  long  et  important 
mémoire  sur  la  détente  des  gaz  et  sur  les  relations 
réelles  qui  s'y  manifestent  entre  la  chaleur  con- 
sommée et  le  travail  produit.  11  avait  poursuivi  dans 
cette  voie,  et  nous  posséderions  aujourd'hui  tout  un 
ensemble  de  recherches  de  Regnault,  non  moins 
importantes,  peut-être,  que  la  portion  relative  aux 
vapeurs,  si  elles  n'avaient  disparu  dans  les  cata- 
strophes qui  ont  marqué  la  fin  d'une  existence  si 
brillante  et  si  heureuse  à  ses  débuts. 

Hérodote  rapporte  que  Crésus,  roi   de  Lydie, 
célèbre  entre  tous  par  sa  richesse  et  par  sa  puis- 


*  \ 


232  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

sance,  après  de  longues  années  de  prospérité,  fut 
vaincu,  dépouillé  de  ses  États  et  fait  prisonnier  par 
les  Perses.  Condamné  à  mourir  par  le  feu,  le  bûcher 
déjà  allumé,  il  s'écria  par  trois  fois  :  c  Solon  !  SolonI 
Solon!  >  Au  temps  de  sa  grandeur,  Crésus  avait 
reçu  la  visite  de  FAthénien  Solon  ;  il  lui  avait  montré 
ses  trésors  et  demandé  avec  orgueil  quel  était 
rhomme  le  plus  heureux  qu'il  eût  vu.  Crésus  faisait 
cette  question,  ajoute  l'historien,  parce  que  Crésus 
se  croyait  le  plus  heureux  des  hommes.  Mais  Solon 
lui  cita  d'abord  Tellus,  d'Athènes,  puis  Cléobis  et 
Biton,  et  fmit  par  lui  dire  que  la  Divinité,  jalouse 
du  bonheur  des  hommes,  se  plaisait  à  le  troubler. 
€  Personne,  avant  sa  n\prt,  ne  peut  élre  appelé 
heureux;  car  il  arrive  souvent  que  les  dieux,  après 
avoir  fait  entrevoir  la  félicité  à  quelques  hommes,  la 
détruisent  ensuite  de  fond  en  comble.  > 

Jamais  peut-être  cette  mélancolique  philosophie 
de  la  destinée  humaine  ne  trouva  une  application 
plus  douloureuse  que  dans  la  vie  de  V.  Regnault. 
Ceux  qui  l'ont  connu  il  y  a  vingt  ans  se  rappellent 
cette  existence  heureuse  et  sereine  qu'il  menait  au 
sein  d'une  famille  qui  l'adorait.  Entouré  d'une 
femme  délicate  et  charmante,  de  quatre  beaux  en- 
fants, de  vieilles  parentes  de  sa  femme,  non  moins 
empressées  à  Taimer  ;  honoré  et  respecté  de  l'Europe 


V.  . 


VICTOR  REGNAULT.  233 

entière  y  se  livrant  tout  entier  à  ses  travaux  favoris, 
pour  lesquels  les  ressources  de  l'État  lui  étaient  pro- 
diguées; satisfait  enfin  des  résultats  certains  aux- 
quels le  conduisaient  chaque  jour  des  méthodes 
rigoureuses,  Regnault  était  au  comble  du  bonheur 
réservé  à  la  nature  humaine,  bonheur  que  rien  ne 
paraissait  devoir  troubler  désormais. 

En  peu  d'années,  tout  fut  anéanti.  Madame  Re- 
gnault mourut  en  1866;  madame  Clément,  sa  mère, 
ne  tarda  pas  à  la  suivre  au  tombeau.  Ainsi,  Regnault 
se  trouva  privé  de  l'affection  des  siens,  dans  sa  mai- 
son solitaire,  délaissée  par  son  fils  Henri,  qui  voya- 
geait en  Italie  et  en  Espagne,  et  déjà  hantée  par  la 
folie  de  son  autre  fils  Léon,  atteint  à  vingt-cinq  ans, 
au  début  d'une  carrière  que  tout  annonçait  devoir 
être  celle  d'un  homme  distmgué.  Il  se  plongea  de 
plus  en  plus  dans  ses  travaux  de  laboratoire  ;  con- 
solation suprême  que  rien  ne  semblait  devoir  lui 
arracher. 

Mais  il  devait  être  frappé  jusqu'au  bout.  L'année 
1870.  si  fatale  à  la  France,  le  fut  plus  encore  peut- 
être  à  Regnault.  Directeur  de  la  Manufacture  de 
Sèvres,  il  avait  cru  pouvoir  y  rester  avec  ses  appa- 
reils, ses  livres  et  ses  manuscrits,  jusqu'au  moment 
de  Tarrivée  des  armées  allemandes.  Il  ne  croyait 
pas  à  la  résistance  de  Paris,  et  il  regardait  comme 


234  SCIENCE  ET  PHFLOSOPHIE. 

un  devoir  de  sauvegarder  rétablissement  qui  lui 
était  confié.  Il  en  fut  presque  aussitôt  chassé  par  les 
assiégeants.  Après  de  vaines  tentatives  pour  y  ren- 
trer, il  dut  se  retirer  en  Suisse,  chez  quelques-uns 
de  ces  élèves  dévoués  qu'il  n'a  cessé  d'avoir.  Quand 
il  revint,  après  l'armistice,  son  désastre  était  con- 
sommé. Son  fils  Henri,  le  seul  qui  eût  échappé  à  la 
fatalité  morale  acharnée  sur  ses  autres  enfants,  son 
fils  Henri  avait  été  tué  à  Buzenval,  en  défendant  la 
patrie.  La  gloire  de  l'avenir  et  les  espérances  delà 
famille.saccombèrent  avec  Lii. 

Ce  n'est  pas  tout  :  le  laboratoire  de  Sèvres  avait 
été  saccagé  ;  les  instruments  de  précision,  fruits  de 
toute  une  vie  de  travail,  avaient  élé  détruits.  Quand 
Regnault  père  rentra  à  Sèvres,  il  y  trouva  ses  appa- 
reils brisés  à  coups  de  marteau,  ses  thermomètres 
cassés  méthodiquement  en  morceaux  d'égale  lon- 
gueur, ses  registres  d'expériences  brûlés  et  déchirés, 
avec  la  précaution  d'une  haine  que  Ton  ne  peut 
s'empêcher  de  soupçonner  intentionnelle.  Les  ré- 
sultats de  six  cents  expériences  sur  les  gaz ,  exé- 
cutées avec  l'exactitude  d'un  maître  dont  l'habileté 
croissait  avec  l'âge,  ont  ainsi  disparu  sans  retour. 

On  ne  recommence  pas  la  vie  à  soixante  ans;  Re- 
gnault, dans  son  laboratoire,  eût  vécu  peut-être,  ren. 
fermant  ses  douleurs  privées  dans  le  fond  de  son 


-^^-.^\  TY-    ^  '^'      .       -'^     .r-"      •'  -  V  "• 


VICTOR  REGNAULT.  235 

cœur,  et  continuant  à  remplir  courageusement  son 
devoir  de  savant.  Mais  rien  ne  lui  restait.  Il  quitta  sa 
chaire  du  Collège  de  France,  et  se  retira  près  de 
Bourg,  dans  le  département  de  l'Ain,  au  sein  d'une 
retraite  où  il  comptait  passer  ses  dernières  années. 
Il  n'en  avait  pas  fini  avec  le  malheur.  Un  jour,  sa 
sœur  était  venue  le  visiter;  elle  mourut  en  quelques 
heures,  sous  ses  yeux.  Cette  fois,  Regnault  n'y  résista 
pas  et  sa  santé,  ébranlée  par  le  contre-coup  d'anciens 
accidents,  fut  frappée  d'une  manière  irréparable. 
Quelques  amis  l'ont  encore  revu  dans  sa  maison  de 
Passy,  entouré  des  ruines  de  sa  famille,  paralysé  lui- 
même,  mais  gardant  jusqu'au  bout,  même  avec  une 
intelligence  affaiblie,  cette  humeur  singulière,  mé- 
lange de  gaieté  égoïste,  d'ironie  et  de  stoïcisme,  qui 
l'avait  toujours  distingué.  Aujourd'hui,  la  mort  l'a 
délivré.  Son  œuvre  nous  reste,  œuvre  considérable, 
qui  fournira  pendant  longtemps  les  renseignements 
les  plus  solides  aux  théories  de  la  physique  et  de  la 
mécanique  moléculaire. 


H.  SAINTE -CLAIRE-DEVILLE 


2  juillet  1881. 

C'est  avec  une  vive  douleur  que  nous  annonçons 
au  monde  scientifique  la  mort  de  M.  Henry  Sainte- 
Claire-Deville,  membre  de  l'Académie  des  sciences, 
professeur  de  chimie  à  la  faculté  des  sciences  de  Paris 
et  à  rÉcole  normale  supérieure,  enlevé  avant  Tâge  à 
ses  amis  et  à  la  patrie  française.  Peu  d'hommes 
ont  marqué  davantage  entre  leurs  contemporains  par 
la  variété  et  l'importance  de  leurs  travaux  scienti- 
fiques, aussi  bien  que  par  l'étendue  et  la  vivacité  de 
leurs  sympathies  personnelles  :  la  profonde  émotion 
que  j'éprouve  en  écrivant  ces  lignes,  dernier  témoi- 
gnage d'une  amitié  de  trente  années,  sera  partagée 


•  ;  •  - 


H.   SAINTE-GLAIRE-DEVILLË.  237 

par  ses  nombreux  amis,  par  les  élèves  qu*il  a  formés 
depuis  un  tiers  de  siècle  à  TÉcole  normale,  par  tous 
ceux  qui  prennent  à  cœur  Thonneur  de  la  science 
universelle. 

Rappelons  en  peu  de  mots  sa  vie  et  ses  travaux  : 
l'existence  d'un  savant  ne  comporte  pas  en  général 
de  péripéties  éclatantes,  en  dehors  de  ses  décou- 
vertes. 

Les  Sainte-Glaire-Deville,  comme  leur  nom  l'in- 
dique, étaient  créoles,  originaires  de  Saint-Thomas 
(Antilles)  :  la  vivacité  expansive  et  un  peu  agitée 
de  Henry  aurait  sufiQ  pour  rappeler  son  origine. 
Entre  les  trois  frères  de  cette  famille  qui  vinrent 
s'établir  en  France,  deux  surtout  ont  marqué  dans 
la  science  :  Charles  Sainte-Claire-Deville,  le  géo- 
\ogiie,  et  Étienne-Henry  Sainte-Claire-Deville,  le 
chimiste.  Tous  deux  sont  morts,  à  Feutrée  de  la 
vieUlesse,  d'une  mort  prématurée,  avant  l'âge  que 
semblaient  promettre  leur  santé,  leur  énergie  per- 
sistante et  le  calme  environné  d'honneurs  et  d'affec- 
Uons  qui  marque  ordinairement  la  fin  des  existences 
scientifiques. 

Henry  était  né  en  1818;  il  fit  ses  études  en  France. 
Au  sortir  du  collège,  il  hésita,  dit-on,  un  moment 
entre  la  vocation  musicale  et  la  vocation  scientifique, 
et  se  décida  pour  la  chimie.  Comme  le  font  beaucoup 


238 


SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 


de  jeunes  gens,  il  organisa  un  petit  laboratoire,  où 
il  travaillait  sous  les  conseils  de  M.  Dumas,  qui  don- 
nait alors  à  la  chimie  organique  cette  grande  et 
brillante  impulsion  qui  en  a  marqué  les  débuts.  Dès 
1839,  Henry  Deville  commençait  à  publier  des  re- 
cherches originales  :  d'abord  sur  l'essence  de  téré- 
benthine, dont  les  états  isomériques  multiples  atti- 
raient alors  l'attention  de  beaucoup  de  chimistes, 
puis  sur  le  toluène,  carbure  d'hydrogène  qui  a  pris 
depuis  un  extrême  intérêt,  parce  qu'il  est  l'un  des 
générateurs  des  matières  colorantes  du  goudron  de 
houille. 

En  4844,  il  fut  envoyé  comme  professeur  de 
chimie  à  la  faculté  des  sciences  de  Besançon,  nou- 
vellement créée,  et  dont  il  devint  le  doyen,  malgré 
sa  jeunesse. 

La  première  découverte  qui  le  mit  hors  de  pair 
fut  celle  de  l'acide  nitrique  anhydre,  en  1849.  Ger- 
hardt  et  l'école  dont  il  était  le  chef  avaient  proclamé 
impossible  l'existence  des  acides  anhydres  monoba- 
siques, au  nom  des  nouvelles  théories.  M.  Deville, 
en  découvrant  l'acide  nitrique  anhydre,  corps  inté- 
ressant à  bien  des  titres,  força  ces  théories  à  se  mo- 
difier, et  devint  ainsi  le  promoteur  indirect  de  nou- 
velles inventions. 

Cependant  sa  jeune  réputation  avait  attiré  l'atten- 


\ 


H.  SâINTE-CLAIRE-DEVILLE.  23» 

tion  sur  lui,  au  point  de  le  faire  nommer  en  1851 
maître  de  conférences  à  TÉcole  normale,  à  la  place  de 
M.  Balard,  appelé  lui-même  au  Collège  de  France. 
Ce  fut  à  ce  moment  que  je  le  connus,  et  je  ne  me 
rappelle  pas  sans  quelque  émotion  le  jour  où 
M.  H.  Deville,  suppléant  M.  Dumas  à  la  faculté  des 
sciences  (1853),  me  pria  de  Taider  à  montrer  à  son 
auditoire  sa  brillante  préparation  de  l'acide  nitrique 
anhydre. 

H.  Deville,  entraîné  à  la  fois  par  la  haute  curiosité 
et  par  le  désir  d'une  gloire  légitime,  cherchait  sa 
voie  de  tous  côtés.  Après  quelques  essais  heureux 
pour  créer  une  nouvelle  méthode  d'analyse  miné- 
rale, il  s'attacha  à  l'étude  de  Taluminium. 

Ce  nouveau  métal,  extrait  de  l'argile,  avait  été  à 
peine  entrevu  par  Woehler,  qui  l'avait  observé  le 
premier  en  1827.  M.  Deville  le  prépara  en  grandes 
quantités,  par  des  méthodes  nouvelles  et  le  fit  à 
proprement  parler  connaître.  Il  en  montra  la  légè- 
reté, la  ductilité,  la  ténacité,  et  surtout  l'inaltérabi- 
lité au  contact  de  l'air  et  de  l'eau  ;  il  pensa  qu'un 
pareil  métal,  doué  à  la  fois  de  propriétés  si  différentes 
de  celles  des  métaux  usuels,  en  raison  de  sa  légèreté» 
et  en  même  temps  si  pareilles,  en  raison  de  sa  sta- 
bilité, devait  jouer  un  rôle  inattendu  dans  l'écono- 
mie domestique  et  dans  l'industrie;  il  dépensa  pen- 


1 


240  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

dant  bien  des  années  tous  les  efforts  de  sa  vive 
intelligence  et  de  sa  rare  habileté  à  populariser  le 
nouveau  métal,  qui  semblait  appelé  à  prendre  une 
place  importante  dans  le  matériel  des  civilisations 
modernes. 

Malgré  tant  d'efforts,  secondés  par  les  pouvoirs 
publics  et  accueillis  avec  bienveillance  par  Topinion, 
Taluminium  ne  semble  pas  avoir  répondu  encore  aux 
premières  espérances  qu'il  avait  excitées.  Quelques- 
uns  de  ses  alliages  présentent  cependant  des  pro- 
priétés spéciales,  qui  en  maintiendront  remploi 
industriel. 

En  réludiant  à  fond,  M.  Deville  fut  conduit  à  déve- 
lopper le  champ  de  ses  expériences  et  de  ses  concep- 
tions et  à  les  porter  dans  une  sphère  plus  élevée. 
Son  action  devient  en  même  temps  plus  étendue, 
grâce  aux  aides  qu'il  sut  former  autour  de  lui. 

Entouré  dans  son  laboratoire  de  la  rue  d'Ulm  de 
l'élite  de  la  jeunesse  française  qui  se  destine  à  l'en- 
seignement des  sciences,  jeunesse  qu'il  animait 
d'une  ardeur  sympathique,  il  fit  école  à  son  heure, 
et  prit  pour  collaborateurs  les  principaux  de  ses 
élèves,  MM.  Debray,  Troost,  Fouqué,  Hautefeuille; 
il  y  joignit  même  le  concours  de  savants  d'autre 
origine,  tels  que  M.  Caron,  le  savant  officier  d'artil- 
lerie, et  M.  Damour,  le  minéralogiste. 


H.  SAIHTE-CLÂIRB-DETILLE.  âil 

n  aborda  ainsi  Tétode  de  la  reproduclion  arliC- 
cielle  des  minéraax,  principalement  par  la  voie 
sèche  ;  celle  des  hantes  températures,  celle  des  mé- 
taux rares,  spécialement  du  platine  et  des  corps  con- 
génères ;  enfin  Fétude  des  densités  des  vapeurs  des 
corps  élémentaires,  question  à  laquelle  se  rattachent 
les  plus  hauts  problèmes  de  philosophie  naturelle. 

Le  cadre  de  cet  article  ne  me  permet  pas  d'exposer, 
même  d^une  manière  sommaire,  ces  longs  et  im- 
portants travaux,  qui  ont  rempli  les  vingt  dernières 
années  de  la  vie  de  H.  Sainte-Glaire-Deville.  Mais  il 
convient  de  mettre  en  lumière  la  notion  générale 
nouvelle,  qui  se  dégagea  pour  lui  de  la  vue  de  ces 
phénomènes  si  variés  et  si  curieux,  accomplis  i  de 
hautes  températures  :  je  veux  parler  de  la  dissocia- 
tion^ Tune  des  découvertes  les  plus  originales  de 
notre  époque  en  chimie,  découverte  qui  constitue  le 
titre  de  gloire  le  plus  durable  du  savant  professeur 
de  rÉcole  normale. 

Les  réactions  accomplies  vers  le  rouge  sont  par- 
fois, en  apparence,  contradicloires  avec  celles  qui 
se  produisent  à  la  température  plus  basse  :  par 
exemple  le  plomb  ella  vapeur  d'eau  formentau  rouge 
blanc,  de  Toiyde  de  plomb,  qui  se  volatilise;  tandis 
qu'à  une  température  plus  basse  l'hydrogène  réduit 
Toxyde  de  plomb;  l'argent  même  semble  décomposer 

16 


242      .  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

la  vapeur  d'eau,  en  en  dissolvant  l'oxygène;  la  prépa- 
ration du  potassium  au  moyen  de  rhydrate  de  potasse 
fondu  et  du  fer,  au  rouge  vif,  est  également  contra- 
dictoire avec  les  réactions  connues  du  potassium  sur 
l'oxyde  de  fer,  à  moindre  température.  Bref,  l'étude 
des  réactions  opérées  par  voie  sèche  offre  de  conti- 
nuelles antinomies. 

En  réfléchissant  sur  ces  antinomies,  que  ses 
études  actuelles  mettaient  chaque  jour  devant  ses 
yeux,  H.  Deville  fut  frappé  tout  d'un  coup,  vers  1857, 
par  une  idée  nouvelle  et  féconde,  à  savoir  que  les 
corps  qui  réagissent  à  haute  température  avaient 
changé  de  nature,  ou  plutôt  de  constitution.  Les 
corps  composés  sont  d'abord  résolus  en  leurs  élé- 
ments par  la  chaleur,  et  les  réactions  nouvelles  qu'ils 
produisent  alors  sont  dues,  non  aux  corps  composés, 
mais  à  leurs  éléments,  coexistant  à  l'état  libre  et  exer- 
çant leurs  actions  séparément  sur  les  autres  corps 
mis  en  leur  présence.  Ainsi  ce  n'est  pas  la  vapeur 
d'eau  qui  oxyde  le  plomb,  c'est  Toxygène  résultant 
de  sa  décomposition  préalable;  ce  même  oxygène  se 
dissout  dans  l'argent  fondu,  qu'il  fera  rocher  plus 
tard,  au  moment  de  sa  solidification,  tandis  que 
l'hydrogène  s'écoule  au  dehors,  etc. 

Cette  nouvelle  manière  d'envisager  les  réactions 
de  la  voie  sèche  explique  une  multitude  de  pbéno- 


EL  SAINTE-CLAIRE-DEVILLE.  £43 

mèoes,  de  formations  de  minéraux,  de  volatilisa- 
tions apparentes  de  corps  Gxes,  phénomènes  jusque- 
la  inconcevables.  Toutefois  elle  ne  constitue  que  le 
premier  pas  dans  la  nouvelle  découverte  ;  celle-ci  ne 
se  dégagea  dans  toule  son  étendue  que  peu  à  peu,  et 
non  sans  quelque  confusion,  par  la  suite  des  recher- 
ches incessantes  de  H.  Deville:  ce  fut  le  fruit  mérité 
de  cette  longue  patience,  que  l'on  a  pu  regarder  à 
juste  titre  comme  équivalant  au  génie. 

En  effet,  non  seulement  les  corps  composés  sont 
résolus  en  éléments  à  une  haute  température,  élé- 
ments qui  se  recombinent  pendant  le  refroidisse- 
ment; mais  la  décomposition,  aussi  bien  que  la 
recombinaison,  sont  graduelles  et  variables  dans 
leur  proportion,  avec  la  température,  la  pression  et 
diverses  autres  circonstances.  En  un  mot,  pendant 
un  intervalle  de  température  plus  ou  moins  étendu, 
un  composé  peut  coexister  avec  ses  éléments  ;  le 
tout  constituant  un  système  en  équilibre,  entre  les 
actions  calorifiques,  qui  tendent  à  le  résoudre  en 
éléments,  et  les  actions  chimiques,  qui  tendent  à  le 
transformer  entièrement  en  une  combinaison  dé- 
finie. Telle  est  la  notion  fondamentale  de  la  disso- 
dation^  notion  simple  et  féconde,  qui  a  changé  les 
idées  des  chimistes  et  est  devenue  Torigine  d'une 
multitude  de  découvertes. 


244  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

H.  Deville  avait  été  nommé  membre  de  T Académie 
des  sciences  en  1861  ;  il  était  devenu,  en  1867,  titu- 
laire de  la  chaire  de  chimie  de  la  Sorbonne,  qu'il 
occupait  depuis  quatorze  ans  à  titre  de  suppléant. 
Administrateur  du  chemin  de  fer  de  l'Est  et  de  la 
Compagnie  parisienne  du  gaz,  il  occupait  dans  le 
monde  des  affaires  une  situation  non  moindre  que 
dans  la  science  pure.  Les  satisfactions  morales' et  les 
joies  privées  de  la  famille,  au  milieu  de  ses  cinq  fils  et 
de  ses  nombreux  amis,  auraient  mis  le  comble  à  son 
bonheur,  sans  quelques  ennuis,  nés  des  discussions 
relatives  au  mètre  international,  et  auxquelles  son 
imagination  impressionnable  attacha  peut-être  trop 
d'importance. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  me  reprocherais  de  tracer  un 
tableau  incomplet  de  la  vie  de  H.  Sainte-Claire- 
Deville,  si  je  ne  le  montrais  maintenant,  tel  que  ses 
contemporains  l'ont  connu,  actif,  affairé,  sympa- 
thique, dans  ces  réunions  du  dimanche  à  l'École 
normale,  où  nous  ne  le  verrons  plus.  Toujours  prêt 
à  s'intéresser  à  ses  amis,  jeunes  et  vieux,  à  leur 
donner  un  conseil  scientifique  et  au  besoin  un  coup 
d'épaule;  usant  des  influences  multiples  que  son 
caractère  et  sa  position  lui  avaient  acquises  pour 
servir  les  uns  et  les  autres;  prêt  à  s'associer  à  vos 
plaisirs  et  à  vos  peines  avec  une  chaleur  de  cœur  inu- 


H.  SAIKTE-CLAIRE-DEYILLE.  245 

silée  dans  la  froideur  ordinaire  de  nos  relations 
modernes,  il  était  devenu  le  centre  de  tous  les  hommes 
de  science.  Qui  ne  se  le  rappelle  assis  vis-à-vis  de  ce 
lai^e  poêle  autour  duquel  nous  étions  rangés,  et 
racontant  quelque  gai  récit  qui  nous  faisait  sourire, 
ou  quelque  histoire  aimable  pour  Tun  des  assistants? 
Depuis  près  d'un  an,  sa  santé  s*était  affaiblie  peu  à 
peu  ;  une  affection  du  cœur  dont  il  avait  éprouvé 
déjà  quelques  atteintes  avait  reparu  en  s'aggi*avant. 
II  avait  dû  interrompre  son  coiurs  de  la  Sorbonne  au 
mois  de  janvier,  et  n'avait  pas  tardé  à  descendre 
vers  le  midi  de  la  France,  chercher  à  retarder  le 
déclin  de  ses  forces  sous  un  climat  plus  doux.  Mais  U 
était  frappé  sans  ressources,  et  il  est  revenu  mourir 
au  milieu  de  ses  amis,  en  conservant  jusque  dans  son 
agonie  ces  préoccupations  affectueuses  qui  avaient 
tenu  tant  de  place  dans  sa  vie. 


ADOLPHE  WURTZ 


limai  1884. 

Voici  l'une  des  pertes  les  plus  douloureuses  et  les 
plus  inattendues  pour  la  science  et  pour  le  pays.  Il 
y  a  douze  jours  à  peine,  Wurtz  était  debout,  parlant 
et  agissant,  avec  ce  feu  communicatif,  cette  autorité, 
cette  activité  un  peu  inquiète,  que  tous  se  plaisaient 
à  regarder  comme  le  témoignage  d'une  individua- 
lité puissante  et  d'une  vitalité  inépuisable.  De  longs 
jours  semblaient  encore  promis  à  sa  famille,  à  ses 
amis,  à  ses  élèves.  Qui  eût  dit  que  ce  discours  ému 
prononcé  par  lui  sur  la  tombe  de  son  maître,  Dumas, 
devait  être  le  dernier?  Hier,  en  entrant  à  la  séance 
ordinaire  de  l'Académie,  nous  avons  appris  avec  slu- 


IDOLPBB  TCRTZ.  3IT 

peur  qae  noas  ne  le  rererrioiu  plus  :  Wuiiz  Tenait 
de  s'éteindre,  fra{^  tout  à  coup  par  une  maladie 
iDTsIérieuse  qni  avait  tari  sourdemenl  les  sources  de 
celte  roboïte  existence.  Entre  les  amis  et  les  con- 
frères qui  raimaîeot  et  l'adDiiraient,  nal  peat>étre 
n'a  la  Tacnlté  plus  spéciale,  et  par  là  même  le  devoir 
ptDs  étroit,  d'apprécier  l'œurre  de  Wurtz  que  celui 
qui  écrit  ces  lignes.  Uoeémolalion  de  trente  ans,  sou- 
tenue par  l'amour  commun  d'une  science  que  nous 
cuIiîtIods  parallèleoienl,  émulation  qui  n'a  jamais 
Doi  à  la  courtoisie  des  relations  personnelles,  me 
permet,  hélas  !  déjuger  toute  la  grandeur  de  la  car- 
rière parcourue  par  l'homrae  que  nous  venons  de 
Toir  disparaître,  toute  l'étendae  do  vide  que  sa  mort 
produit  dans  la  science,  toute  l'amertume  de  la  perte 
que  la  France  éprouve  en  œ  moment  ! 

Né  à  Strasbotti^,  il  y  a  3oisante>sept  ans,  Wurtz  a 
été  l'nn  des  plus  brillants  représentants  de  cette 
benrense  alliance  entre  le  génie  germanique  et  le 
génie  français,  alliance  trois  fois  féconde  que  nous 
aiions  sa  réaliser  pleinement  en  Alsace  dans  le 
xar  siècle  ! 

La  cmelle  séparation  accomplie  par  la  guerre  de 
1870  n*a  guère  proGté  jusqu'ici  au  développe""*"* 
inielleetuel  de  TAUeniagne,  et  elle  menace  de 
perdre  i  jamus  les  fruits  de  cette  association  Ti 


248  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

Délie  des  esprits,  consacrée  par  deux  siècles  d'union, 
et  qui  fut  si  féconde  pour  la  civilisation  générale. 

Wurtz  réalisait  Talliance  morale  des  deux  races, 
non  seulement  par  sa  naissance,  mais  par  son  édu- 
cation, ses  tendances  doctrinales,  et  par  ses  décou- 
vertes mêmes.  Élève  à  la  fois  de  Liebig,  qui  dirigea 
ses  débuts,  et  de  Dumas,  qui  l'accueillit  dans  ce  labo- 
ratoire où  venait  de  se  former  Henry  Sainte-Claire- 
Deville,  il  ne  tarda  pas  à  s'engager  à  son  tour  dans 
une  voie  originale. 

Ainsi  fut  poursuivie  et  soutenue  la  tradition  natio- 
nale de  la  chimie,  si  brillamment  cultivée  en  France 
depuis  un  siècle.  À  la  génération  créatric  de  Lavoi- 
sier  ont  succédé  Berthollet,  puis  Gay-Lussac  et  Thé- 
nard,  puis  Chevreul,  qui  conserve  encore  parmi 
nous,  après  un  siècle  d'existence,  le  souvenir  de  cette 
grande  époque.  Laurent  et  Gerhardt  sont  morts  pré- 
maturément; Dumas  vient  de  s'éteindre  chargé 
d'années,  Wurtz  et  Deville  ont  eu  leur  jour,  qui  est 
le  nôtre,  et  leur  grandeur;  ils  ont  été,  eux  aussi,  les 
chefs  de  la  chimie  française.  Puisse  cette  filiation 
éclatante  se  poursuivre  encore  pendant  plusieurs 
générations  I 

Nul  de  nos  contemporains  ne  laissera,  à  cet  égard, 
une  trace  plus  profonde  que  Wurtz.  Deux  grandes 
découvertes,  particulièrement,  ont  illustré  son  nom 


ADOLPHE  WURTZ.  249 

et  montré  Tactivilé  créatrice  de  son  esprit  :  la  décou- 
verte des  ammoniaques  composées  et  la  découverte 
des  glycols. 

Les  ammoniaques  composées  ont  donné  la  clef  de 
la  constitution  de  ces  alcaloïdes  organiques,  poisons 
et  remèdes,  que  les  végétaux  fabriquent  sous  nos 
yeux  et  que  la  médecine  emploie  continuellement. 
H.  Wurtz  nous  a  appris  à  Taide  de  quelles  méthodes 
et  en  vertu  de  quelles  règles  on  peut  espérer  les 
reproduire. 

Les  glycols  sont  le  fruit  d'une  généralisation  non 
moins  capitale.  Leur  formation  synthétique  et  la 
connaissance  de  leurs  propriétés  sont  venues  se 
joindre  aux  découvertes  que  j'avais  faites  moi-même 
.sur  la  glycérine,  pour  établir  la  théorie  générale  des 
alcools  polyatomiques.  C'est  à  cette  occasion  que 
s'est  élevée  entre  nous  une  rivalité  féconde,  où 
chacun  a  développé  les  ressources  variées  d'un 
esprit  aussi  différent  par  son  point  de  vue  que  par 
son  évolution.  Des  travaux  sans  nombre  sont  sortis 
de  ces  théories  et  ont  transformé  depuis  trente  ans 
la  chimie  organique.  M.  Wurtz  a  eu  une  part  de 
premier  ordre  dans  celte  transformation.  M.  Wurtz 
réclamait  aussi  parmi  ses  titres  de  gloire  l'influence 
qu'il  avait  eue  sur  le  développement  des  doctrines  et 
des  notations  de  la  nouvelle  théorie  atomique. 


/ 


250  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

Sa  carrière  officielle  s'accomplit  avec  la  facilité 
due  à  son  mérite  hors  ligne,  et  avec  la  régularité 
qui  accompagne  ordinairementla  carrière  des  savants. 
Docteur  en  médecine  en  1843,  il  succéda  dix  ans 
après  à  son  maître,  M.  Dumas,  comme  professeur  de 
chimie  médicale  à  la  faculté  de  médecine  de  Paris; 
nommé  membre  de  l'Académie  de  médecine  en  1856, 
il  devint  doyen  de  la  faculté  en  1866.  il  y  fonda  une 
puissante  école  de  chimie,  qui  attira  autour  de  lui 
de  nombreux  élèves  français  et  étrangers  et  fit  l'édu- 
cation de  savants  nombreux  et  d'un  très  grand  mé- 
rite. Parmi  ceux-ci,  qui  pourrait  oublier  M.  Friedel, 
lié  à  son  maître  par  le  dévouement  d'une  affection 
sans  limite? 

En  1867,  Wurlz  devint  membre  de  l'Académie  des 
sciences;  en  1875,  professeur  de  chimie  organique 
à  la  faculté  des  sciences  de  Paris.  Professeur  élo- 
quent, sa  parole  ardente  entraînait  les  esprits  de  la 
jeunesse.  Enfin,  en  1881,  son  illustration  le  fit  dési- 
gner par  le  centre  gauche  au  choix  du  Sénat  comme 
sénateur  inamovible. 

Sa  vie  privée  fut  heureuse  et  tranquille.  Les 
personnes,  aujourd'hui  peu  nombreuses,  qui  l'ont 
vu  arriver  à  Paris,  se  rappellent  encore  ce  jeune 
homme  vif  et  actif,  plein  d'enthousiasme  pour  la 
science  et  partout  accueilli.  Marié  à  une  femme  in- 


ADOLPHE  WURTZ.  351 

telligenle  et  dévouée,  enioiiré,  comme  un  patriarche 
d'autrefois,  par  l'essaim  de  ses  nombreui  enrants,  de 
ses  gendres,  de  ses  neveux  et  nièces  qu'il  avait  éle- 
vés, il  est  mort  comblé  dejoui's  et  d'honneurs,  et  sans 
longes  souiïraaces.  Moins  âgé  que  Dumas,  dont  il 
parlnit  hier  encore  en  termes  si  sympathiques,  il  a 
eu  nne  vie  aussi  remplie,  aussi  glorieuse  pour  les 
siens  et  pour  son  pays.  C'est  là  ce  qui  doit  adoucir 
sa  perle  pour  sa  famille,  si  quelque  chose  peut  alté- 
Duer  une  semblable  douleur  I 

Naguère,  nous  comptions  à  Paris  cette  brillante 
pléiade  des  trois  écoles  de  la  chimie  française  : 
l'École  normale,  l'École  de  médecine,  le  Collège  de 
France;  la  se  sont  formés  depuis  vingt  ans  les  initia- 
teurs des  générations  nouvelles,  qui  se  sont  partagé 
la  science  et  l'enseignement.  Aujourd'hui,  voici  deux 
des  maîtres  de  la  chimie  disparus,  deux  des  fleurons 
de  la  couronne  nationale  ! 

La  seule  consolation  de  ceux  qui  survivent,  en 
attendant  leur  tour,  c'est  de  pouvoir  proclamer  hau- 
tement la  gloire  de  leurs  émules  et  les  services  qu'ils 
ont  rendus  à  la  patrie  et  à  l'humanité. 


L'ENSEIGNEMENT  SUPÉRIEUR 


ET   SON    OUTILLAGE^ 


C'est  une  histoire  déjà  bien  vieille  et  souvent  ra- 
contée :  il  y  a  trente  ans,  un  ministre  de  Tinstruction 
publique,  M.  Fortoul,  et  un  préfet  de  la  Seine, 
M.  Haussroann,  vinrent  en  grande  solennité  inau- 

1.  M.  Borthelot  avait  fait  précéder  cet  article  de  la  lettre  sui- 
vante, adressée  à  M.  A.  Hébrard,  directeur  politique  du  Tenip$: 

Mon  cher  ami. 

Vous  savez  combien  est  misérable  Tétat  matériel  de  notre  ensei- 
gnement supérieur;  je  ne  parle  pas  des  hommes,  dont  le  mérite 
n*est  surpassé  nulle  part,  mais  de  l'outillage. 

Les  peuples  voisins  ont  marché,  tandis  que  nous  restions  sta- 


ENSEIGNEMENT  SUPÉRIEUR.  iô3 

gurer  la  construction  de  la  nouvelle  Sorbonne.  Ils 
en  posèrent  la  première  assise  et  annoncèrent  qu'une 
ère  nouvelle  s'ouvrait  pour  le  développement  des 
sciences  et  des  lettres.  L'État  et  la  ville  de  Paris 
associés  allaient  fournir  les  ressources  nécessaires 
pour  élever  renseignement  supérieur  à  un  niveau 
plus  élevé  que  celui  des  régimes  précédents  et  supé- 
rieur à  celui  des  autres  peuples. 

Ce  furent  de  vaines  promesses,  un  jour  sans  lende- 
main. La  pierre  posée  par  MM.  Fortoul  et  Uaussmann 
ne  fut  suivie  d'aucune  autre;  elle  a  même  disparu, 


Uonnaîres,  avec  des  instnimeots  TieiUis  et  des  laboratoires  mes- 
quins ou  suranoés.  Depuis  quelques  années,  je  ne  Tignore  pas,  de 
notables  efforts  ont  été  faits  dans  ce  sens;  mais  un  arriéré  de  trente 
ans  ne  se  répare  pas  en  un  jour.  Un  concours  énergique  des  pou- 
voirs publics  est  indispensable. 

Pavais  espéré  pouvoir  faire  inscrire  des  crédits  spéciaux  pour  cet 
objet  dans  le  projet  de  loi  relatif  à  la  caisse  des  écoles,  actuelle- 
ment soumis  au  Sénat.  U  parait  que  la  cbose  n*est  pas  possible.  Mais 
M.  Ferry,  avec  le  zèle  généreux  qu'il  porte  dans  toutes  les  ques- 
tions relatives  à  rinstruction  publique,  nous  a  promis  de  comprendre 
les  besoins  de  renseignement  supérieur  à  côté  de  ceux  des  travaux 
publics  —  il  s'agit  de  sommes  incomparablement  moindres  —  dans 
les  prochaines  propositions  relatives  au  budget  extraordinaire. 

C'est  pour  lui  venir  en  aide  devant  l'opinion  que  j'ai  réuni  quel- 
ques notes,  destinées  à  montrer  nos  nécessités,  qui  sont  celles  de 
l'intérêt  national.  Je  connais  trop  la  sympathie  que  le  Temps  porte 
à  ces  questions  pour  ne  pas  compter  sur  votre  appui. 

Votre  dévoué, 

H.  Berthelot. 
15  mars  1883. 


254  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

ainsi  que  les  médailles  officielles,  scellées  dans  son 
intérieur,  sans  qu'on  ait  pu  en  retrouver  aucune 
trace. 

Les  fondateurs  de  la  nouvelle  Sorbonne  n'avaient 
pensé  qu'à  la  cérémonie  d'inauguration  ;  ils  avaient 
négligé  d'assurer  les  ressources  nécessaires  pour 
accomplir  l'œuvre  elle-même.  M.  Fortoul  s'était  borné 
à  déclarer  que,  dans  l'ère  nouvelle,  la  prospérité  de 
l'enseignement  public  serait  telle  et  les  examens  si 
nombreux,  que  les  produits  universitaires  suflii-aient 
à  la  dépense  projetée.  Est-il  besoin  de  dire  qu'il  n'en 
fut  rien?  L'instruction  publique  est  la  semence,  mais 
la  récolte  se  fait  ailleurs  :  dans  Tordre  moral,  par 
l'élévation  générale  du  niveau  de  la  civilisation;  dans 
Tordre  matériel,  par  la  multiplication  des  découvertes 
industrielles  et  par  Taccroissement  de  science  et 
d'habileté  des  ingénieurs  et  des  ouvriers. 

Mais  on  s'obstinait  alors,  —  et  ce  préjugé  n'est  pas 
encore  dissipé  dans  les  régions  financières  où  se 
règle  le  budget,  —  on  s'obstinait  à  rechercher  vis- 
à-vis  de  chaque  dépense  réclamée  par  Tinstruction 
publique  une  recelte  strictement  corrélative.  Or, 
Tunique  recette  des  établissements  d'enseignement 
supérieur  consiste  dans  les  inscriptions  et  les  exa- 
mens, à  moins  que  Ton  n'en  vende  les  terrains  pour 
en  tirer  parti  au  profit  de  TÉtat  et  des  municipalités  ; 


ENSEIGNEMENT  SUPÉRIEUR.  255 

ce  que  fit  plus  d'une  fois,  prétend-on,  Tancienne  admi- 
nistration de  la  ville  de  Paris.  A  ce  point  de  vue  étroit, 
il  est  même  des  établissements,  tels  que  le  Collège  de 
France  et  le  Muséum  d'histoire  naturelle,  qui  ne 
rapportent  rien  ;  ce  sont  des  objets  de  luxe,  dirait-on 
volontiers,  et  cette  opinion  subsiste  peut-être  aujour- 
d'hui dans  l'esprit  de  plus  d'un  membre  du  Parle- 
ment. 

Pendant  que  les  nations  voisines  développaient 
réellement,  et  non  par  de  stériles  inaugurations, 
Toutillage  de  leurs  universités,  laboratoires  et  bi- 
bliothèques, et  tendaient  ainsi  à  prendre  la  tête  de 
la  civilisation  et  du  progrès  matériel  ;  nous  autres, 
nous  demeurions  stationnaires  et  nous  avions  la 
douleur  de  voir  la  France  perdre  peu  à  peu  son  rang  : 
arrêtée  dans  son  développement  par  l'étroitesse  de 
vues  de  son  gouvernement,  si  ce  n'est  par  une  sourde 
et  secrète  hostilité  contre  l'esprit  d'indépendance, 
inséparable  de  la  forte  culture  scientifique. 

Ce  n'étaient  pas  toujours  des  refus  formels  que 
Ton  opposait  à  nos  demandes.  Sans  en  contester  le 
principe,  on  répondait  toujours  :  t  Mais  vous  ne  pro- 
duisez rien  !  vos  études  sont,  il  est  vrai,  l'honneur 
du  pays  ;  mais  en  ce  moment  nous  avons  des  dépenses 
plus  urgentes  ;  dès  qu'il  y  aura  des  excédents,  on 
avisera.  » 


256  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

Rusticus  expectat  dum  defluat  amnis;  at  ille, 
Labttur  et  labetur  in  omne  volubilis  œvum. 

En  attendant,  les  travaux  publics  absorbaient  tout. 
Et  nous  avons  vu  jusqu'à  la  un  de  TEmpire  la  voirie 
de  la  ville  de-  Paris  dépenser  jusqu'aux  centimes 
additionnels  destinés  par  la  loi  à  l'instruction  pu- 
blique. A  peine  M.  Duruy,  qui  le  premier  —  nous 
ne  l'avons  pas  oublié  —  essaya  de  remonter  le  cou- 
rant, put-il  obtenir  cette  maigre  obole  de  l'École  des 
hautes  études  :  jamais  ressource  ne  fut  mieux  em- 
ployée  ;  elle  a  produit  cent  pour  un.  Mais  ce  n'était 
pas  avec  trois  cent  mille  francs  que  l'on  pouvait  à  la 
fois  suffire  aux  besoins  de  chaque  jour  et  reconstituer 
le  matériel  de  l'enseignement  supérieur. 

Sans  doute,  me  dira-t-on;  mais  les  temps  sont 
bien  changés.  La  République  a  triplé  le  budget  de 
rinstruction  publique  ;  elle  a  donné  à  l'enseignement 
80US  toutes  ses  formes  une  impulsion  inconnue 
jusque-là.  Elle  est  en  train  de  consacrer  700  millions 
à  la  construction  des  maisons  d'écoles.  Les  lycées  et 
les  collèges  s'élèvent  de  toutes  parts.  Déjà  trente 
à  quarante  millions  ont  été  dépensés  pour  la  recon- 
struction des  facultés  et  une  somme  égale  est  engagée 
dans  le  même  but.  Je  le  sais;  je  sais  ce  que  l'on  doit 
à  la  bonne  volonté  des  pouvoirs  publics,  Parlement 
et  conseils  municipaux,  aux  efforts  des  ministres  qui 


ENSEIGNEMENT  SUPÉRIEUR.  257 

se  sont  succédé,  et  particulièrement  à  H.  Ferry,  qui 
a  marqué  une  grande  étape  et  donné  à  Tinstruction 
publique  une  impulsion  que  Ton  n'avait  jamais 
connue  jusque-là. 

Je  le  sais  d'autant  mieux  que  mon  humble  rôle  de 
conseiller  m'a  permis  de  voir  ces  progrès  de  plus 
près  que  personne.  €'est  en  raison  de  ce  rôle  que  je 
demande  la  permission  de  signaler  à  l'opinion  l'état 
actuel  des  choses,  les  difficultés  du  présent,  les 
obligations  qui  s'imposent,  si  nous  voulons  conserver 
notre  rang  parmi  les  nations  civilisées  et  reprendre, 
dans  notce  organisation  matérielle,  un  niveau  que 
nous  avons  perdu  depuis  plus  de  trente  ans  et  que 
«ous  sommes  exposés  à  ne  regagner  jamais,  —  les 
peuples  voisins  se  développant  sans  cesse  autour  de 
nous,  —  si  nous  ne  faisons  promptement  im  effort 
exceptionnel  pour  nous  mettre  définitivement  sur  le 
pied  d'égalité.  Certes,  à  partir  de  ce  jour-là,  les 
efforts  ne  seront  pas  finis  —  le  combat  pour  la  vie 
est  incessant  parmi  les  peuples,  comme  parmi  les 
individus  ;  —  mais  il  suffira  d'une  dépense  annuelle 
relativement  modérée  pour  nous  maintenir. 

Je  parle  seulement  ici  du  matériel.  N'oublions  pas 
qu'il  ne  faut  pas  une  moindre  attention  pour  former 
et  rémunérer  convenablement  un  personnel  qui 
maintienne  la  France  au  premier  rang  parmi  les 

17 


•V 


S58  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

États  :  sinon,  les  hommes^supérieurs  chercheraient 
des  carrières  plus  lucratives  et  feraient  bientôt  défaut  ; 
la  démocratie  ne  saurait  sans  [déchoir  méconnaître 
cette  nécessité. 

Mais  je  veux  me  borner  aujourd'hui  à  la  question 
de  l'outillage  scientifique. 


1 


L'inslructioD  supérieure  ne  vaut  pas  seulemeot, 
même  aubudgel,  par  le  produit  des  examens,  comme 
on  ministre  des  finances  le  soutenait  encore  il  y  a 
dix  ansà  M.  Batbie,  alors  qu'il  cherchait  et  trouvait 
les  ressources  pour  fonder  cette  utile  institulion  des 
bibliothèques  universitaires.  En  réalité,  l'instruction 
rapporte  à  l'État  dans  tous  les  ordres  et  sous  toutes 
tes  formes.  Les  ministres  des  finances  de  la  Répu- 
blique ont  l'esprit  trop  élevé  pour  ne  pas  le  com- 
prendre tout  d'abord. 

DiTers  genres  de  considérations  peuvent  être  pré- 
sentés &  cet  égard.  Le  sujet  est  vaste  :  je  demande 
la  permission,  non  de  le  développer  sous  t( 


260  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

faces,  ce  qui  nous  conduirait  trop  loin,  mais  d'in- 
diquer quelques-unes  des  vues  qui  s'y  rattachent  : 
au  point  de  vue  de  la  culture  générale  ;  au  point  de 
vue  du  développement  même  de  Tinstruction  pu- 
blique dans  les  autres  degrés,  secondaire  et  primaire  ; 
enûn,  au  point  de  vue  de  la  production  matérielle  et 
industrielle  du  pays. 


III 


L'imporlance  de  renseignement  supérieur  pour  la 
culture  générale  a  toujours  été  proclamée  par  les 
peuples  civilisés.  Son  développement  est,  pour  ainsi 
dire,  la  mesure  du  niveau  intellectuel,  moral  et 
artistique  des  nations.  C'est  la  science  qui  a  affranchi 
l'esprit  humain  des  anciennes  servitudes;  ce  sont 
ses  découvertes  qui  ont  changé  la  condition  maté- 
rielle des  peuples  et  qui  ont  amené  l'ouvrier  et  le 
paysan  à  un  degré  relatif  de  prospérité  et  de  bien- 
être,  incomparablement  plus  haut  que  celui  de  l'anti- 
quité et  du  moyen  âge.  Mais  il  ne  parait  pas  nécessaire 
de  s'étendre  là-dessus  ;  car  ces  vérités,  partout  re- 
connues, constituent  le  mobile  essentiel  du  grand 
développement  donné  aujourd'hui  aux  universités 


262  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

dans  tous  les  pays  qui  nous  entourent,  dans  TÂlle- 
magne  et  TAngleterre  particulièrement,  qui  ont  tenu 
jusqu'ici  avec  nous  la  tète  de  la  civilisation.  Aui 
États-Unis  même,  sous  un  régime  démocratique  par 
excellence,  les  fondations  privées,  faites  sur  une 
échelle  inconnue  parmi  nous,  comblent  chaque  jour 
les  lacunes  qui  ont  longtemps  existé  sous  ce  rapport. 
Sans  retracer  le  tableau  de  ces  efforts  qui  éclatent 
partout,  je  me  bornerai  à  reproduire  ici  les  chiffres 
des  dépenses  relatives  à  l'université  de  Strasbourg, 
chiffres  plus  douloureux  que  tous  autres,  mais  qui 
n'en  seront  que  plus  significatifs. 

UNIVERSITÉ  DE  STRASBOURG 

,    59  professeurs  ordinaires. 

19  professeurs  extraordinaires,  sans  compter  les 
privat'docent. 

DÉPENSES  MATÉRIELLES 


« 


Bâtiments  académiques 9.375.000  fr» 

Cliniques,  instituts  anatomique  et  physiolo- 
gique....,   3.375.000 

Installation  provisoire  do  l'institut  pharma- 
ceutique, etc •. 187.500 

Frais  de  bureau  de  construction  pour  la  pré- 
paration des  objets,  etc 187.500 

Bibliothèque 1 30.000 

13.2^.000  fr. 


ENSEIGNEMENT  SUPÉRIEUR.  263 

Donnons  encore  le  chiffre  des  dépenses  matérielles 
pour  Toutillage  scientifique  inscrit  au  budget  de 
1880-4881,  en  Prusse: 

marks. 
Kœnigsberg.  — Clinique  chirargicale. . . .        825.000 
Berlin.  —Cliniques 1.833.000 

—  Clinique  obstétricale l.&iO.OOO 

—  Nouveau  laboratoire  de  chimie.    1.033.000 
Halle.  —  Nouveau  bâtiment  pour  Tlnstitut 

physiologique 180.000 

GœUingen.  —  On  a  déjà  dépensé 450.000 

Pour  la  bibliothèque,  troi- 
sième annuité •  200.000 

Marbourg.  —  Chimie 220 .  000 

Ce  sont  là  les  principales  dépenses  de  construc- 
tion pour  cette  année  —  plusieurs  par  annuités. 

Je  n'insisterai  pas  davantage  sur  ce  premier  point, 
relatif  au  rôle  fondamental  de  renseignement  supé- 
rieur dans  la  prépondérance  des  peuples  civilisés  les 
uns  par  rapport  aux  autres. 


-.  ' 


IV 


Il  est  un  second  ordre  d'idées  qui  touche  d'une 
façon  plus  directe  aux  intérêts  de  l'instruction  géné- 
rale. En  effet,  les  développements  de  rinstruclion 
secondaire  et  ceux  de  Tinstruclion  primaire  sont  liés 
de  la  façon  la  plus  étroite  avec  ceux  de  Tinstruction 
supérieure,  sous  le  double  rapport  des  maîtres  et 
des  doctrines. 

Nous  n'enseignons  pas  une  science  immobile  et 
des  dogmes  invarlablesi  un  catéchisme  fixé  d'une 
façon  définitive.  Nous  enseignons  des  sciences  pro- 
gressives et  qui  se  développent  continuellement  : 
telle  est  la  matière  de  l'enseignement  dans  les  écoles 
de  tous  les  degrés. 


.    ENSEIGHEHENT  SUPËRtEUR.  !65 

Or,  c'est  dans  les  facultés,  au  Collège  de  France, 
an  Muséum,  dans  les  observatoires,  bibliothèques, 
collections,  musées,  instituts  pratiques  et  labora- 
toires de  tout  genre  que  les  sciences  sont  culti- 
vées et  effectuent  leurs  progrès.  Fermez  les  labora- 
toires el  les  bibliothètiues,  arrêtez  les  recherches 
originales,  et  nous  retournerons  à  la  scolastique. 
Tant  vaut  l'instruction  supérieure  dans  un  pays, 
tant  valent  les  autres  degrés  de  l'enseignement  ;  la 
chose  est  si  bien  comprise,  que  les  pays  les  plus 
démocratiques,  tels  que  la  Suisse,  font  de  grosses 
dépenses  pour  leurs  universités  de  Genève,  de  Zurich 
et  autres. 

Ce  n'est  pas  tout. 

Nos  facultés  ne  sont  pas  seulement  des  instru- 
ments de  haute  culture;  mais  ce  sont  aussi  les 
instruments  mêmes  de  l'éducation,  les  sémi- 
naires laïques  des  professeurs  de  l'enseignement 
secondaire.  Autrefois  l'École  normale  supérieure 
en  était  la  principale  pépinière;  quelques  élèves 
libres  venaient  s'y  joindre.  Hais,  à  cette  époque, 
qni  date  de  dix  ans  i  peine,  tes  facultés  étaient 
regardées  comme  devant  donner  des  cours  d'un 
caractère  purement  académique,  attirant  un  pu- 
blic rare  ou  nombreux,  suivant  le  talent  d"  — 
fesseur;  |niais  sans  qu'il  en  résultât  une  util 


266  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

recte  pour  renseignement  secondaire  ou  primaire. 

Depuis  cinq  à  six  ans,  tout  cela  a  été  changé. 
Grâce  à  Tinstilution  des  boursiers  de  licence  et 
d'agrégation  et  des  maîtres  de  conférences,  nos 
facultés  sont  devenues  une  nouvelle  pépinière,  et 
même  la  principale,  au  moins  comme  quantité,  pour 
la  formation  des  licenciés,  agrégés,  professeurs 
de  rinstruction  secondaire.  L'enseignement  des 
facultés  répond  aux  développements  nouveaux 
donnés  à  l'instruction  secondaire  et  à  l'instruction 
primaire,  dont  les  sujets  les  plus  distingués  vien- 
nent aujourd'hui  alimenter  nos  auditoires  de 
facultés.  Les  ressources  qui  lui  ont  été  attribuées, 
quoique  déjà  considérables,  ne  suffisent  cependant 
pas  encore  pour  fournir  un  personnel  qui  ali- 
mente complètement  les  besoins  grandissants  de 
l'enseignement  secondaire.  Il  manque  près  de  trois 
mille  licenciés  es  lettres  et  es  sciences  aux  lycées 
et  aux  collèges,  sans  parler  de  l'enseignement  libre. 
Mais,  pour  former  ces  professeurs  réclamés  de 
toutes  parts,  il  est  indispensable  de  fournir  aux 
facultés  les  ressources  matérielles  :  outillage  et 
bâtiments. 

Le  tableau  suivant  montre  les  principaux  de  nos 
besoins,  ce  qui  a  été  dépensé,  ce  qui  est  en  cours 
d'exécution  et  ce  qui  reste  à  faire  : 


ENSEIGHEHENT  SUPÉRIEUR.  267 

De  Iftes  a  mai  IS8t,  sominet  yolées  par  les 

conseils  municipaux 31.U6.253  tr. 

SubteniioDi  de*  conteils  gtaéranx 430.000 

Subventions  de  l'Elal 15.161.705 

TotjiL 46.657.957  fr. 


De  mii  IBSt  à  man  1883,  toDimei  Tolées  par 

tes  conicilt  municipaux 15.414.Si3  fr. 

SnbTention  de  l'ÉUl 15.3IS.157 

Total 30 .  76! .  9iiO  fr. 


Ces  derniers  chilTres,  ainsi  qu'une  portion  des 
premiers,  se  rapportent  à  des  travaux  en  cours 
d'exécution.  Tels  sont  : 

La  faculté  des  sciences  de  Marseille,  2 180  000  fr., 
dont  tes  deux  tiers  doivent  être  fournis  par  le  conseil 
municipal,  un  tiers  par  l'État; 

L'agrandissement  du  palais  universitaire  de  Caen, 
100000  fr.,  fournis  par  l'Élal; 

La  faculté  des  sciences  de  Clermont,  140000  fr., 
moitié  par  la  municipalité,  moitié  par  l'État; 

Les  facultés  des  sciences  et  de  médecine  de  Lille, 
500  000  fr. 

Je  cite  pour  mémoire  les  facultés  de  Lyon,  qui 
ont  coûté  plusieurs  millions  à  la  municipalité  ; 

Les  facultés  de  Bordeaux  dont  la  dépense  n'est 
guère  moindre; 

La  Sorbonne,  évaluée  i  33  millions,  dont  moitié 


268  SCIENCE   ET   PHILOSOPHIE. 

fournie  par  le  conseil  municipal  de  Paris,  moilié 
par  l'Étal; 

L'École  pratique  de  la  faculté  de  médecine  de 
Paris,  2821 490 fr.,  même  répartition. 
Voici  maintenant  les  dépenses  à  faire  : 

Collège  de  France  (conatruclion  et  outillage).  10.000.000  fr. 

Ëcole  des  Chartes 1 .200  000 

Mobilier  du  Muséum.  —  Laboratoires 5.000.000 

École  des  langues  vivantes 1 .500  000 

Facultés  dp.  Lyon I.WoOO 

18.900.000  fr. 
AugmenteUon  minimum  pour  la  Sorbonne...      5.000.000 

23.900.000  fr. 

Amélioration  des  Facultés  de  médecine 2.000.000  fr. 

Faculté  de  Rennes I  000  000 

Faculté  de  Poitiers [[,][[[  I.WoOO 

Améliorations  dans  diverses  facultés  :  Cler- 

niont,  Besançon,  Nancy,  etc 1 .500.000 

A  Rouen,  Nantes,  en  supposant  le  concours 
des  villes.  Amélioration  de  six  écoles  de 

plein  exercice  ou  préparatoires 6.000.000 

Matériel  (construction  et  outillage)  .*  2.00o!oOO 

T.  .  ,  ^  .  13.000.000  fr. 

iotal  :  matériel  (construction  et  outillage).. .    36.900.000  fr.* 

Tel  est  le  chiffre  qui  nous  placera  au  point  voulu, 

1;  Diverses  dépenses,  telle,  que  Tagrandissement  de  FÉcole  de 
droit  de  Pans,  ont  été  omises  danscette  évaluation,  qui  ne  comprend 
pas,  d  ailleurs,  le  concours  des  villes,  corrélatif  de  celui  de  rÊUt.aax 
dépenses  des  facultés.  «».«»* 


E5SEIG!(ESC3fT  SUPÉRIEUR.  tt9 

lorsque  les  constmctions   et  dépenses   projetées 
aaroDt  été  exécutées.  On  Toit  qa*il  n^a  rien  d'excesaf. 

Remarquons,  poor  être  juste,  que  FinitiatÎTe  des 
ministres^  la  bonne  Tolonté  des  pouroirs  publics, 
enfin  la  générosité  des  conseils  municipaux  de 
PlriSy  de  Lyon,  de  Lille,  de  Marseille,  de  Bordeaux 
ei  de  la  plupart  de  nos  grandes  villes,  ont  permis  de 
commencer  la  reconstruction  de  n*>s  établissements. 
Hais  cette  construction  menace  aajoard*hai  d*ètre 
arrêtée,  â  cause  du  dêâcit  créé  par  le  développement 
excessif  donné  à  li  construction  des  voies  f-errées.  Et 
c'est  la  ce  qui  m'oblige  à  insister  pour  sî^aler  les 
bcunes  qui  existent  et  qui  menacent,  si  Ton  n'avise, 
de  subsister  indéfiniment. 

Les  besoins  de  renseîgnem^it  supérieur,  je  le 
r^^ète,  sont  en  somme  limités  etbors  de  proportion 
avec  les  milliards  ré*:Iamés  par  les  travaux  publics. 
Mais  il  iaut  faire  un  effort  considérable,  quoique  de 
courte  durée,  pour  nous  mettre  au  niveau,  si  nous 
ne  voulons  demeurer  dl-finitiveraent  en  arriére. 
Chaque  jour  perdu  nous  attarde  davantage.  Il  s^agit 
pour  la  Fran«:e  d*un  intérêt  de  premier  ordre.  La 
défense  nationale  a  réclamé  à  juste  titre  son  compte 
de  liquidation.  Pt:is  de  deux  milliards  ont  été  con- 
sacrés a  la  construction  de  nos  forteresses  et  â  la 
reconstitution  de  notre  matériel  de  guerre.  Celait 


"■•  1 


270  SCIENCE   ET   PHILOSOPHIE. 

là  une  dépense  urgente  et  de  nécessité  absolue. 
Mais  il  n'y  a  guère  moins  d'urgence  et  il  faut  un 
effort  analogue  pour  constituer  Tinstruction  publi- 
que dans  tous  ses  degrés. 

La  République  Ta  bien  compris,  en  principe  du 
moins.  Et  cet  effort  se  poursuit  aussi  énergique  et 
prompt  que  possible  dans  l'inslruction  primaire. 
Mais  il  n'est  pas  moins  indispensable  pour  Tinstruo 
tion  supérieure  que  dans  les  deux  autres  degrés  ;  ne 
fût-ce  que  parce  qu'elle  leur  fournit  leurs  maîtres  et 
leur  direction.  Tant  que  cet  effort  n'aura  pas  été 
fait,  notre  instruction  supérieure  demeurera  boi- 
teuse et  languissante. 


Jusqu'ici,  j'ai  îavoqué  surloul  des  considéi'atioDs 
d'ordre  moral.  Je  sais  que  ce  sont  celles  auxquelles 
le  Parlemeot  elle  paysaltachent  le  pi  us  haut  intérêt. 
Cependant  il  parait  utile  d'en  appeler  i  un  autre 
ordre  d'idées,  se  rattachant  aux  intérêts  matériels  de 
nos  industries  et  de  nos  manoTactures  nationales  : 
cet  ordre  d'idées  frappera  sans  doute  particulière- 
ment les  financiers. 

Ceft  en  effet  des  laboratoires  de  l'enseignement 
supérieur  que  sortent  aujourd'hui  les  ^andes  décou- 
vertes qui  Lransformeut  l'industrie,  et  c'est  là  sur- 
lont  que  se  fait  l'éducation  des  savants  ingénieurs 
qui  la  dirigent;  là  aussi  se  Tonnent  des  manipula- 


S7S  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

teurs,  des  analystes,  qui  dirigent  la  production  des 
usines.  Les  professeurs  mêmes  des  maîtres  d*alelier, 
qui  n'appartiennent  pas  à  l'enseignement  supérieur 
et  qui  dirigent  des  écoles  spéciales,  se  sont  formés 
dans  nos  établissements. 

L'Allemagne  a  parfaitement  compris  ce  point  de 
vue.  Ce  n'est  pas  par  une  vaine  ostentation  que 
cette  nation  économe  et  avisée  consacre  chaque  année 
des  millions  à  la  construction  de  vastes  instituts, 
laboratoires  :  elle  y  voit  des  sources  effectives  de 
profit  national,  des  sortes  d'usines  intellectuelles, 
où  l'on  poursuit  à  la  fois  les  travaux  de  découvertes 
scientifiques  et  la  formation  des  élèves,  qui  se  con- 
sacreront bientôt  à  l'induslrie  privée. 

La  reconstitution  de  l'outillage  scientifique  de 
l'Allemagne  sur  une  vaste  échelle  ne  date  guère  de 
plus  de  vingt  ans  ;  elle  se  poursuit  chaque  jour  et  les 
fruits  matériels  et  palpables  de  ces  sacrifices  n'ont 
pas  tardé  à  se  manifester,  à  s'accentuer  pour  le 
profit  de  l'Allemagne,  et  même  parfois  pour  le 
détriment  de  la  France.  Peut-être  serait-il  facile  de 
montrer  l'importance  de  cet  ordre  d'idée  par 
l'examen  détaillé  de  nos  exportations,  qui  éprouvent 
un  affaiblissement  signalé  par  les  chambres  de  com- 
merce, et  de  nos  importations  de  produits  manufac- 
turés, qui  vont  au  contraire  en  croissant. 


] 


ENSEIGNEMENT  SUPÉRIEUR.  273 

Sans  discuter  les  causes,  complexes  d'ailleurs,  de 
ce  phénomène  économique,  je  demande  la  permis  • 
sion  de  signaler  celles  de  ces  causes  qui  se  ratla- 
chenl  au  grand  développement  donnné  à  l'outillage 
scientifique  de  l'enseignement  supérieur  en  Alle- 
magne. 

Je  citerai  en  particulier  les  matières  colorantes 
tirées  du  goudron  de  houille,  les  produits  dérivés  de 
l'aniline  et  de  Tanthracène,  etc.  Leur  découverte 
est  le  triomphe  de  la  science  pure.  Elle  résulte  des 
grands  travaux,  purement  scientifiques,  accomplis 
depuis  quarante  ans  dans  les  laboratoires  de  chimie, 
sur  les  carbures  pyrogénés,  sur  les  alcalis  et  sur 

4 

les  composés  organiques  en  général.  Les  per- 
sonnes qui  ont  suivi  les  progrès  de  la  chimie  orga- 
nique depuis  quarante  ans  savent  que  la  France, 
par  les  travaux  de  ses  savants,  a  concouru,  au 
moins  au  même  degré  que  les  peuples  voisins,  à 
l'accomplissement  de  ces  brillantes  découvertes. 
Notre  état  intellectuel  n'est  inférieur  à  celui  d'aucun 
peuple,  au  point  de  vue  des  sommités  scientifiques. 
Mais  la  France  n'en  a  pas  tiré  le  même  profit  maté- 
riel que  ses  voisins,  parce  que  nos  laboratoires, 
trop  petits  et  trop  mal  outillés,  n'ont  pu  fournir  aux 
fabriques  et  aux  ateliers  ces  nombreux  ingénieurs 
et  chimistes  qui  font  la  force  des  usines  allemandes. 

18 


274  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

Nous  sommes  des  généraux  sans  soldats.  Nous  sou- 
tenons la  lutte,  comme  pourrait  le  faire  un  peuple 
qui  aurait  conservé  l'usage  des  routes  ordinaires 
contre  une  nation  pourvue  de  chemins  de  fer. 

Dans  cet  état  de  choses,  il  n'est  pas  surprenant  cpie 
TAllemagne  produise  aujourd'hui  pour  50  à  60  mil- 
lions de  francs  de  matières  colorantes;  tandis  que 
la  production  annuelle  de  la  France  est  tombée  à  5  ou 
6  millions.  L'indifférence  avec  laquelle  nos  produc- 
teurs de  garance  ont  regardé  pendant  longtemps  les 
progrès  de  la  chimie  moderne  et  l'organisation  des 
laboratoires  de  T Allemagne. est  aujourd'hui  frappée 
de  la  façon  la  plus  cruelle  par  la  ruine  de  l'une  de 
nos  industries  les  plus  fructueuses  1  Je  ne  veux  pas 
insister  davantage  sur  ce  point  douloureux. 

J'insiste  seulement  sur  la  question  générale.  11 
n'est  pas  possible  de  méconnaître  le  rôle  économi- 
que de  la  science  pour  quiconque  a  suivi  les  pro- 
grès de  la  métallurgie,  les  méthodes  nouvelles  de  la 
fabrication  de  l'acier,  qui  onl'transformé  l'industrie 
des  chemins  de  fer;  les  travaux  de  mécanique  théo- 
rique et  pratique,  qui  président  à  l'emploi  des 
machines  à  vapeur;  les  progrès  incessants  apportés 
à  l'art  de  la  guerre  par  la  chimie  et  par  la  mécani- 
que; et  ces  merveilleuses  applications  de  l'électri- 
cité que  nous  voyons  chaque  jour.  Tous  ces  progrès 


ENSEIGNEMENT  SUPÉRIEUR. 


275 


ne  sont  pas  les  fruits  d'un  empirisme  aveugle, 
appuyé  sur  la  lente  expérience  des  siècles  ;  ils 
résultent  du  développement  subit  et  inattendu  des 
connaissances  scientifiques  et  de  la  théorie  pure. 
Chaque  peuple  s'efforce  aujourd'hui  d'être  au  pre- 
mier v^ng  sous  ce  rapport. 

Ce  n'est  pas  seulement  une  question  d'honneur  et 
d'amour-propre  national,  —  je  suis  loin  d'y  être 
insensible,  —  mais  c*est  là  une  question  de  lutte 
incessante,  sur  le  terrain  économique,  entre  les 
nations  civilisées.  Ace  point  de  vue  technique,  l'ou- 
tillage scientifique  est  d'une  importance  capitale  ;  la 
nation  qui  cesserait  de  former  des  ingénieurs  et  des 
artisans,  initiés  aux  résultats  de  la  culture  scienti- 
fique la  plus  haute  et  la  plus  exacte,  ne  tarderait 
pas  à  être  débordée  et  vaincue  par  les  nations  voi- 
sines. C'est  notre  force  productrice  qui  menace 
d'être  atteinte  et  bientôt  tarie  dans  ses  sources  fon- 
damentales. 

Il  faut  nous  décider  sans  retard  à  y  pourvoir  et  agir 
avec  la  même  énergie  que  nous  avons  mise  à  recon- 
stituer notre  outillage  de  défense  nationale.  Nous 
sommes  arrivés  sous  ce  rapport  à  un  moment  cri- 
tique, et  c'est  ce  qui  m'a  décidé  à  prendre  la  plume. 
En  effet,  les  travaux  publics  ont  été  entrepris  sur 
une  échelle  immense  et  peut-être  avec  une  précipi- 


i 


276  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

talion  que  je  n'ai  pas  à  discuter  ici.  Aujourd'hui, 
toutes  nos  ressources  vont  être  absorbées  pour  long- 
temps, et,  comme  il  y  a  vingt  ans,  on  nous  répond 
déjà  :  €  Plus  tard;  quand  il  y  aura  des  excédents.  Or, 
il  faut  empêcher  à  tout  prix  que  le  travail  de  recon- 
stitution de  notre  matériel  scientiCque,  entrepris 
depuis  cinq  ans  à  peine  sur  une  large  échelle,  soit 
arrêté  par  .des  délais  indéfinis  qui  risquent  de  de- 
venir excessifs  et  ruineux  pour  le  bien  général  de  la 
France. 

Certes,  je  ne  prétends  pas  qu'il  faille  arrêter  la 
co  struction  des  chemins  de  fer,  des  ports  et  des 
canaux.  Mais,  entre  tous  les  besoins,  [il  convient 
d'établir  une  balance  et  une  répartition  légitime  ;  il 
convient  surtout  de  ne  pas  oublier  que  tout  indus- 
triel qui  conserve  un  outillage  de  production  insuf- 
fisant ou  vieilli,  et  qui  ne  le  maintient  pas  au  même 
niveau  que  son  compétiteur,  ne  tarde  pas  à  être 
ruiné.  11  en  est  de  même  des  peuples,  au  point  de 
vue  intellectuel  et  moral,  aussi  bien  qu'au  point 
de  vue  matérieU 


LA  CAISSE  DES  ÉCOLES 


ET  l'enseignement  SUPÉRIEUR 


LETTRE  à  M.  A.  HÊBliARD,  DIRECTEUR  DU  TEMPS 


3  féTrier  1885. 

Mon  cher  ami, 

J'apprends  que  la  commission  du  budget,  chargée 
d^examiner  le  nouveau  projet  présenté  par  le  gou- 
vernement pour  la  caisse  des  écoles,  propose  d*en 
supprimer  renseignement  supérieur. 

Sommes-nous  donc  condamnés  à  une  infériorité 
sans  remède  dans  la  haute  culture  de  l'esprit? 
Sommes-nous  destinés  à  manquer  à  jamais,  sinon 
d'hommes,  —  ils  ne  font  certes  pas  défaut,  —  au 
moins  d'outils,  dans  le  haut  enseignement?  Notre 
jeune  démocratie  est-elle  jalouse  de  rester  dans  une 


278  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

infériorité  inlellecluelle  définitive  vis-à-vis  des 
empires  et  des  monarchies  qui  nous  entourent?  Veut- 
elle  rompre  sans  retour  avec  la  tradition  intellec- 
tuelle, scientifique  et  artistique  de  la  France? 

La  question  est  aujourd'hui  posée  et  va  être 
résolue  pour  de  longues  années.  On  s'obstine  à  igno- 
rer, de  parti  pris,  que  l'enseignement  primaire  et 
l'enseignement  secondaire  tirent  leur  substance  et 
leurs  méthodes  de  l'enseignement  supérieur.  On 
s'obstine  à  ignorer  que  la  production  industrielle  et 
agricole  d'un  pays  dépend  de  la  façon  la  plus  directe 
des  découvertes  scientifiques  qui  se  font  dans  les 
laboratoires  de  ses  hautes  écoles  et  de  ses  facultés. 
L'exemple  de  la  puissance  chaque  jour  croissante  de 
l'Allemagne,  dans  l'ordre  matériel  aussi  bien  que 
dans  l'ordre  industriel,  n'a-t-il  pas  ouvert  nos 
yeux?  L'enquête  si  laborieuse,  à  laquelle  la  Chambre 
Vient  de  se  liver  sur  la  crise  que  nous  traversons, 
n'a-t-elle  pas  montré  que  les  causes  en  tiennent  à 
notre  défaut  d'éducation  scientifique,  autant  qu'à  des 
raisons  économiques?  J'aurais  bien  long  à  vous  dire 
sur  Cette  matière,  navré  que  je  suis  par  tant  d'impré- 
voyance et  d'aveuglement  sur  les  conditions  qui 
règlent  la  grandeur  des  peuples  et  le  développement 
de  la  civilisation.  Mais  le  temps  presse,  le  danger 
est  imminent;  un  nouvel  effort  va  être  tenté,  et  je 


LA  CAISSE  DES  ËCOLES.  27» 

dois  me  borner  aujourd'hui  à  jeter  ce  cri  d'alarme 
et  à  réclamer  voire  aide  dans  cette  œuvre  patrio- 
tique. 


A  la  suile  de  cette  lettre,  la  commission,  sous  l'impulsioD 
des  honorables  députés,  HH.  J.  Roche  et  A.  Dobost,  revint 
(UT  ses  premières  décisions;  elle  fit  i  In  Chamhre  des  propo- 
sitions TTaimenl  libérales,  et  lui  demaada  d'affecter  i9  mil- 
lions à  la  construction  des  laboratoires  et  des  bâtiments  de 
l'enseignement  supérieur.  Ces  propositions  furent  acceptées 
par  le  Parlement  et  elles  sont  aujourd'hui  en  cours  d'exécu- 
tion. 


*  •♦ 


LES  CONFÉRENCES 


DE   LA  FACULTÉ   DES  SCIENCES  DE  PARIS  EN  1881* 


9  mai  1881. 

J*ai  visité,  à  plusieurs  reprises,  les  conférences  et 
manipulations  organisées  près  la  faculté  des  sciences 
de  Paris,  dans  le  but  de  préparer  les  élèves  aux 
licences  es  sciences  mathématiques,  physiques  et 
naturelles,  ainsi  qu'à  l'agrégation.  Voici  quelques 
observations  relatives  à  la  marche  des  études  pen- 
dant le  premier  semestre  (1880-1881). 

La'nouvelle  institution  a  traversé,  comme  il  arrive 
toujours,  divers  tâtonnements,  attribuables,  en 
partie,  à  h  nouveauté  de  renseignement,  et,  plus 
encore,  à  Tinsurfisance  des  locaux.  Ce  que  je  dois 

1.  Extrait  d*uD  rapport  au  ministre  de  Tinstruction  pablique. 


•  ■ 


FACDLTË  des   sciences  de  paris.  X8I 

reconnaître  et  déclarer  hautement,  dès  le  début, 
c'est  l'extrême  bonne  volonté  des  maitres  de  confé- 
rences, qui  ont  eu  à  lutter  sans  relâche  contre  les 
diflicultés  résultant  de  Tabsence  ou  de  l'étroitesse 
des  salles  de  conférences  et  des  laboratoires;  je 
signalerai  également  le  zèle  des  professeurs  qui 
consacrent  à  ces  travaux  nouveaux  un  grand  nombre 
d'heures,  en  dehors  de  leurs  cours  réglementaires. 
MM.  Dcsains,  Hébert,  Lacaze-Duthiers,  Duchartre, 
Troost  témoignent  à  cet  égard  d'un  dévouement 
tout  particulier  ;  enfin,  j'ai  remarqué  avec  une  vive 
satisfaction  l'assiduité,  le  travail  sérieux  et  continu 
des  boursiers  et  des  élèves  ordinaires  admis  aux 
conférences.  Cette  institution  produit  à  la  faculté 
des  sciences  de  Paris  les  fruits  les  plus  utiles,  an 
delà  même  des  prévisions  que  l'on  avait  pu  former. 
S'il  y  a  quelques  critiques  à  faire,  comme  il  arrive 
inévitablement,  elles  portent  sur  l'excès  de  zèle  des 
maîtres,  sur  la  part  peut-être  insuffisante  laissée  i 
l'initiative  des  élèves  et  sur  le  détail  excessif  des 
exigences  des  examinateurs.  J'y  reviendrai,  mais 
auparavant  je  dois  signaler  l'extrême  insuffisance 
des  locaux. 

L'administration  s'efforce,  depuis  le  commence- 
ment de  l'année,  de  parer  à  cette  insuffisance  par  la 
construction  de  vastes  baraquements,  qui  < 


282  SCIENCE  £T  PHILOSOPHIE. 

aujourd'hui  une  portion  des  terrains  réservés  à  la 
construction  de  la  future  Sorbonne.  Hais  cet  expé- 
dient, indispensable  en  ce  moment,  ne  saurait  être 
regardé  comme  une  solution  durable  du  problème 
de  renseignement  pratique  de  nos  élèves.  Comparé 
à  la  vaste  organisation  des  laboratoires  de  TAUe- 
magne  et  des  grands  États  civilisés,  il  nous  mettrait 
dans  une  infériorité  permanente  et  honteuse.  Je  ne 
saurais  trop  insister  sur  ce  point. 

Je  vais  rappeler  d'abord  la  liste  des  maîtres  de 
conférences,  le  nombre  des  élèves  proprement  dits, 
les  précautions  prises  pour  assurer  l'assiduité  des 
élèves  et  les  résultats  effectifs  constatés,  tant  au 
début  du  premier  semestre  (décembre  1880)  qu'à 
la  fin  du  même  semestre  et  au  commencement  du 
deuxième  (avril  1881). 

I.  —   LES   MAITRES  DE   CONFÉRENCES 

Les  maîtres  de  conférences  sont  au  nombre  de 
onze,  savoir  : 

!•  Deux  maîtres  pour  les  sciences  mathématiques: 
MM.  Lemonnier  et  Gourzat;  ils  font  chacun  deux 
conférences  par  semaine,  l'un  sur  le  calcul  intégral, 
l'autre  sur  la  mécanique.  La  préparation  à  la  licence 
es  sciences  mathématiques,  qui  ne  comporte  pas 


FACULTÉ  DES  SCIENCES  DE  PARIS.  28$ 

d*exercices  pratiques  et  de  manipulations,  se  trouve 
ainsi  assurée.  Cependant,  le  jour  où  Tastronomie 
viendrait  à  prendre  dans  les  examens  une  part  effec- 
tive, correspondant  à  celle  qu'elle  occupe  dans  les 
programmes  d'eiamens,  il  serait  nécessaire  d'insti- 
tuer une  troisième  série  de  conférences,  avec  exer- 
cices pratiques  correspondants  ;  mais  l'utilité  de  cet 
ordre  d'études  n'a  pas  encore  paru  asse2  manifeste 
dans  l'examen  de  licence  pour  rendre  indispensable 
un  semblable  complément.  Actuellement,  il  y  a  donc 
deux  maîtres  et  quatre  conférences  par  semaine. 

3*  Six  maîtres  pour  les  sciences  physiques,  savoir  : 
MM.  Mouton  et  Lippmann  pour  la  physique; 
Joly,  Salet  et  Riban  pour  la  chfmie; 
Jannettaz  pour  la  minéralogie. 

Le  service  est  ainsi  assuré  dans  des  conditions 
excellentes,  quant  au  mérite  et  à  l'assiduité  des 
maîtres;  l'empressement  des  élèves  y  a  répondu, 
comme  je  le  constaterai  plus  loin.  Mais  ce  qui  a  fait 
défaut  jusqu'ici,  spécialement  pour  la  chimie,  ce 
sont  les  locaux.  Les  baraques  actuellement  en  con- 
struction permettront  de  combler  cette  lacune,  au 
moins  provisoirement,  dès  la  rentrée  prochaine;  les 
fruits  que  l'on  peut  attendre  de  la  bonne  volonté  des 
maîtres  seront  ainsi  plus  complètement  obtenus. 

J'observe  aussi  que  les  conférences  de  MM.  Joly 


;        ^ 


284  SCIENCE  £T  PHILOSOPHIE. 

et  Salet  ont  été  jusqu'ici  plus  spécialement  théo- 
riques. M.  Mouton,  continuelleroenl  soutenu  et 
dirigé  par  le  professeur,  M.  ûesains,  qui  suit  les 
travaux  avec  un  zèle  extrême,  donne  jusqu'à  quatre 
conférences  et  exercices  pratiques  par  semaine. 

Actuellement,  il  y  a  donc  pour  la  licence  es 
sciences  physiques,  six  maîtres  et  quatorze  confé; 
rences  par  semaine  :  ces  chiffres  n'ont  rien  d'exa- 
géré, en  raison  de  la  grande  affluence  des  élèves. 

3**  Trois  maîtres  pour  les  sciences  naturelles  : 
MM.  Cbatin,  Joliet,  Velain;ils  sont  chargés  de  faire, 
les  uns,  deux  conférences,  l'autre,  trois  conférences 
par  semaine  sur  la  zoologie  et  la  géologie,  confé- 
rences en  partie  théoriques,  en  partie  pratiques. 
Un  maître  de  conférences,  réclamé  par  la  botanique, 
n'a  pu  être  institué.  Cependant,  des  leçons  et  exer- 
cices, qui  ne  figurent  pas  sur  le  programme  officieU 
ont  été  donnés,  sous  la  direction  du  professeur, 
M.  Duchartre,  par  M.  Flahaut,  tout  récemment 
chargé  d'un  cours  à  la  faculté  des  sciences  de 
Montpellier. 

En  somme,  pour  la  licence  es  sciences  naturelles, 
il  y  a  trois  maîtres  de  conférence  et  sept  conférences 
par  semaine. 

Ainsi,  le  service  des  trois  licences  es  sciences  a 
comporté,  pendant  le  premier  semestre  1880-1881, 


rACDLTË  DES  SCIENCES  DE  TARIS.  SSS 

douze  professeurs  et  onze  maitres  de  conférences, 
faisant  par  semaine  vingt-quaire  leçons  el  vingt- 
cinq  conférences.  On  ne  parle  pas  des  excursions 
botaniques  et  géologiques,  qui  ont  lieu  spécialement 
dans  le  second  semestre. 

Le  caractère  général  de  ces  divers  travaux  est  le 
suivant  : 

Les  cours  des  professeurs  sont  publics  et  ouverts 
à  tous  ;  ils  sont  accompagnés,  dans  le  cas  des  sciences 
physiques  et  naturelles,  par  des  expériences  et 
démonstrations  préparées  à  t'avance  dans  les  labo- 
ratoires ; 

Les  conférences  sont  réservées  aux  élèves  in- 
scrits :  elles  consistent,  d'une  part,  en  leçons  pro- 
prement dites  et  explications  orales,  accompagnées 
de  démonstrations  expérimentales  faites  par  les 
maUres  de  conférences  ; 

D'autre  part,  en  manipulations  et  exercices  pra- 
tiques, dirigés  à  la  fois  par  les  professeurs  el  par 
les  maîtres  de  conférences  ; 

Enfin,  eo  exercices  oraux  et  écrits  des  élèves, 
faits  sous  la  direction  des  maUres  de  conférences, 
spécialement  pour  les  mathématiques. 

La  préparation  à  l'agrégation  es  sciences  a  été 
paiement  organisée  pendant  le  cours  du  pi-f^mipr 
semestre. 


286  SCI£NG£  ET  PHILOSOPHIE. 

M.  Lemonnier  fait  tous  les  jeudis  une  conférence 
pour  les  mathématiques. 

MM.  Duter  et  Joly  donnent  une  conférence  de 
chimie. 

Cette  préparation  consiste  spécialement  en  exer- 
cices oraux  faits  par  les  candidats,  exercices  complé- 
tés, quant  à  l'instruction  générale,  par  les  confé- 
rences de  licence. 

II.  ~  DES    BOURSIERS 

L'institution  des  boursiers  est  Tune  des  plus  fruc- 
tueuses créations  dues  aux  pouvoirs  publics,  au 
double  point  de  vue  de  la  culture  des  sciences  et  du 
recrutement  de  renseignement  secondaire  :  elle 
fonctionne  très  bien,  sous  la  surveillance  attentive 
de  la  faculté.  Je  me  suis  assuré  que  des  feuilles  spé- 
ciales et  nominatives  étaient  signées  à  l'entrée  de 
chaque  conférence  par  les  boursiers.  Leur  petit 
nombre,  et  la  connaissance  effective  de  leurs  per- 
sonnes par  les  agents  de  la  faculté,  rendent  cette 
surveillance  effective.  J'ai  fait  moi-même  des  appels, 
afin  de  vérifier  la  présence  des  boursiers  aux  con- 
férences. Bref,  cette  institution  est  tout  à  fait 
sérieuse  ;  elle  mérite  les  éloges  de  toute  façon. 

Cette  année,  il  y  a  : 


FACULTÉ  DES  SCIE5GES  DE  PARIS.  287 

14  boonien  pour  la  licence  es  wâmtit%  matbéiiiatiqaes  : 
13       —       pour  U  lience  es  sciences  physiques  ; 
7       —       pour  la  lience  es  sciences  naturelles. 
En  outre,  3  boursiers  d'agrégation  pour  les  mathématiques; 
t        —       poor  la  phjsiqae. 


Ces  boursiers  forment  on  noyau  solide  et  labo- 
rieux pour  les  conférences  ;  mais  ils  ne  représentent 
que  le  pins  petit  nombre  des  assistants,  un  grand 
nombre  d'élèves  studieux  étant  Tenus  du  dehors  se 
grouper  autour  des  nouveaux  enseignements. 

III.   —   OES   ÉLiTBS  PftOPBEflEIT  ftirs 

Void  le  chiffre  des  élèves  inscrits  au  8  décembre 
1880,  c'est-i-dire  au  début  des  conférences  du 
premier  semestre  ; 

Et  celui  des  élèves  inscrits  au  30  avril  1881,  c'est- 
à-dire  au  début  du  second  semestre. 

J'entends  par  là  le  nombre  des  élèves  inscrits  pour 
chaque  conférence  (nombre  comportant  nécessaire- 
ment des  doubles  emplois,  puisqu'il  y  a  plusieurs 
conférences  pour  chaque  licence). 

Enfin,  je  mettrai  en  regard  de  ce  dernier  chiffre  le 
nombre  moyen  des  auditeurs  réels  des  conférences, 
constaté  pendant  le  premier  semestre,  nombre 
nécessairement  inférieur  à  celui  des  inscrits;  la 


288 


SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 


comparaison  des  deux  chiffres  permet  de  juger  de 
Tassiduité  effective. 


ÉLÈVES  INSCRITS  AU  8  DÉCEMBRE  1880 


Licence  es  sciences  (  Analyse 43)  dont5boursiert»2«  année. 


43  ^  don 
43)    - 


math<^matiques .  .   )  Mécanique 43  ^     .   g       _       lr«     ~ 

Licence  es  sciences  (  Moiiton-Desains....  88  \ 

physiques i  Lippmann 47    1  donl  3  licenciés  es  sciences 

Chimie j  Joly 56  ^         matbématiqnes. 

1  Salel 28  (  3  boursiers  2»  année. 

Manipulation Riban 67*3       —         |f«     — 

Minéralogie Jaiinettaz 90 

,,  -         .  [  Milne-Edwards....  41  \ 

Licence  es  sciences  V^^^j^ ^     \ 

naturelles. Zoologie.  (  Laca^e-Dulhlers  ...  30  '  ^^nt 2 boursiers. 2- année. 

Géologie Hébert 53  \    ~    *       ""       *"    ~ 

Botanique Duchartre 30 


ÉLÈVES   IlïSCRITS  AU  30    AVRIL   1881 

Le  nombre  total  des  élèves  inscrits  pour  les  trois 
licences  s'élève  à  354,  savoir  : 


Sciences  mathématiques.      58 

Sciences  physiques 178 

Sciences  naturelles 1 18 


Voici  les  chiffres  ;des  élèves  inscrits  pour  chaque 
conférence  et  le  nombre  moyen  des  élèves  réelle- 
ment présents  : 


FACULTÉ  DES  SCIENCES  DE  PARIS.  289 

Inscription  générale.        Inscription  spéciale.  Assiduitô  réelle. 

Licence èfl  sciences  j  Analyse 35  33 

mathématiquei..      58  (  Mécanique 45  99 

il  Mouton-Desjins.  92  2  a6r.  de  40  ehM. 

^•"I"**  I  Lippmann 48  91 
... 

/  Joly 6i  63 

Chimie...  \  Ribaii 73  56 
(  Salet  (malade). 

Minéralogie 93  64 

^  ^    ,     .       I  Chalin 24  20 

Licence  es  sciences  L  Zooloeie.  { 

.      Il  i4fi  y  ^""*"»'"*      joliet 43  18 

naturelles 118  l 

i  Géologie 58  64 

f  Bol 


(7  bDorâers). 

Botanique 30 


Le  nombre  des  assistants  surpasse,  dans  certains 
caSy  celui  des  inscrits  pour  la  licence,  parce  qu'il 
comprend,  par  exception,  quelques  élèves  non  in- 
scrits. 

Ces  résultats  doivent  être  regardés  comme  très 
satisfaisants,  le  nombre  des  élèves  qui  suivent  réel- 
lement les  conférences  étant  voisin  du  nombre  des 
élèves  qui  y  sont  spécialement  inscrits.  J'ai  pu  d'ail- 
leurs m'assurer,  de  vi^u,  que  cette  assiduité  est  réelle  : 
les  élèves  sont  sérieux  et  attentifs. 

Leur  travail  sera  plus  fructueux  encore,  lorsque 
les  baraquements  en  construclion  seront  terminés 
et  mis  à  la  disposition  des  professeurs  et  maîtres  de 
conférences. 


19 


290  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

Tels  sont  les  résultats  généraux  et  particuliers  de 
mon  inspection  des  conférences  de  la  faculté  des 
sciences  de  Paris.  Ils  témoignent  du  zèle  des  profes- 
seurs et  des  maîtres  de  conférences;  ils  montrent 
surtout  que  les  élèves  ont  répondu  à  Fappel  qui 
leur  avait  été  fait,  avec  un  empressement  prévu  par 
tous  ceux  qui  suivent  le  mouvement  des  esprits 
dans  la  jeunesse  française. 

Une  nouvelle  et  vaste  pépinière  pour  l'enseigne- 
ment secondaire  et  pour  renseignement  supérieur  a 
été  ainsi  formée.  Des  ressources  précieuses  ont  été 
mises  à  la  disposition  de  ceux  qui  veulent  concourir 
aux  progrès  de  la  science. 

En  somme,  les  nouvelles  institutions  répondent 
aux  espérances  qu'elles  avaient  excitées  et  aux  sacri- 
fices que  les  pouvoirs  publics  ont  faits  pour  les  éta- 
blir. Toutefois,  pour  que  ce  zèle  se  soutienne,  pour 
que  les  efforts  des  professeurs  et  des  élèves  donnent 
tous  leurs  fruits,  il  importe  que  les  laboratoires  pro- 
mis soient  construits  et  pourvus  dans  le  plus  bref 
délai.  Autrement  nous  serions  exposés  à  voir  ce  zèle 
se  ralentir  et  l'insuffisance  des  moyens  provoquer  le 
découragement.  Mais  on  connaît  assez  le  dévouement 
des  pouvoirs  publics  à  l'instruction  publique  et  à  la 
science  pour  être  certain  que  nos  laboratoires  ne 
tarderont  pas  à  être  mis  au  même  niveau  que  ceux 


FACULTÉ  DES  SCIENCES  DE  PARIS.  f91 

des  universités  étrangères  ;  niveau  que  le  zèle  de 
nos  professeurs,  de  nos  maîtres  de  conférences  et 
de  nos  élèves  a  déjà  su  atteindre  et  parfois  surpasser 
dans  Tordre  des  études  théoriques,  malgré  l'état 

m 

parfois  misérable  de  notre  organisation  matérielle. 


LES  CONFÉRENCES  DE  LA  FACULTÉ 


DES  SCIENCES  DE   PARIS  EN  1882 


Mai  1882. 

L^institution  des  conférences  a  fonctionné  régu- 
lièrement et  avec  un  grand  succès  en  1882,  grâce 
au  zèle  des  professeurs  et  à  l'empressement  toujours 
croissant  des  élèves.  C'est  une  véritable  École  nor- 
male supérieure  libre,  qui  fait  à  TÉcoIe  normale 
proprement  dite  une  concurrence  très  vive,  égale- 
ment proûlable  aux  deux  institutions.  Elle  tend  à 
relever  le  niveau  des  études  et  elle  empêche  la 
maison  de  la  rue  d'Ulm  de  s'endormir  dans  la  jouis- 
sance d'un  privilège  dont  elle  s'est  d'ailleurs  mon- 
trée digne  jusqu'à  présent.  Mais  les  développements 
incessants  donnés  à  l'instruction  publique,  dans  tous 


FACULTÉ  DES  SCIENCES  DE  PARIS.  «93 

ses  degrés,  obligent  à  élai^ir  les  cadres  et  excitent 
entre  les  étudiants,  comme  entre  les  professeurs, 
une  émulation  féconde  pour  la  science  et  pour  l'en- 
seignement. 

Peut-être  môme  y  aurait-il  lieu  d'étendre  cette 
fructueuse  rivalité  au  delà  des  limites  universitaires. 
La  création  des  bourses  du  Muséum  a  été  un  premier 
pas  dans  cette  voie,  et  il  serait  utile  de  tracer  dès  à 
présent  quelques  lignes  d'ensemble,  afin  de  per- 
mettre à  cette  création  de  fournir  ses  fruits  complets, 
en  la  généralisant,  en  l'étendant  à  tous  les  établisse- 
ment d'enseignement  supérieur,  et  en  donnant  aux 
professeurs  chargés  de  diriger  les  nouveaux  boursiers 
le  moyen  de  participer  d'une  manière  efficace,  non 
seulement  à  leur  instruction,  mais  encore  aux  exa- 
mens qu'ils  subissent  :  je  veux  parler  des  examens  de 
licence,  lesquels  forment  le  contrôle  nécessaire  du 
travail  des  élèves  et  des  maîtres.  Ceci  pourrait  être 
accordé,  sans  sortir  des  règlements,  à  ceux  des  pro- 
fesseurs qui  sont  pourvus  du  litre  de  docteur  et  qui 
en  feraient  la  demande.  On  soulagerait  ainsi  les 
professeurs  de  la  faculté  des  sciences,  et  on  trouve- 
rait en  même  temps  par  là  le  procédé  le  plus  certain 
pour  prévenir  ces  directions  trop  étroites  et  trop 
systématiques  qui  ont  été  parfois,  à  tort  ou  à  raison, 
reprochées  à  l'enseignement  de  la  Sorbonne. 


^1 


f94  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

J'ai  égalemect  visité  les  baraquements  construits 
Tannée  dernière  pour  fournir  aux  maîtres  de  confé- 
rences les  amphithéâtres  et  les  laboratoires  indis- 
pensables :  expédient  fort  insuifisant  sans  doute  et 
qui  ne  saurait  être  que  momentané,  mais  dont  la 
nécessité  s'impose,  tant  que  les  grandes  construc- 
tions, votées  en  principe  par  les  Chambres,  n'auront 
pas  été  exécutées.  Leur  érection  demandera  d'ail- 
leurs bien  des  années.  Elle  devra  être  complétée 
par  la  reconstruction  du  Collège  de  France  et  elle 
ne  pourra  profiter  qu*à  des  générations  d'élèves 
encore  éloignées  de  nous  par  leur  âge.  En  attendant, 
il  faut  pourvoir  aux  nécessités  présentes,  au  jour  le 
jour;  c'est  à  ce  point  de  vue  que  je  me  suis  placé  dans 
mes  visites. 

I.    —    MAITRES   DE   CONFÉRENCES 

Les  maîtres  de  conférences  sont,  comme  l'an  der- 
nier, au  nombre  de  onze,  les  mêmes  pour  la  plupart. 

Peut-être  n'est-il  pas  déplacé  de  regretter  cette 
permanence  absolue  des  maîtres  de  conférences.  En 
principe,  la  place  de  maftre  de  conférences  devrait 
être  transitoire,  comme  représentant  une  étape 
nécessaire  entre  la  situation  d'élève  et  celle  de  pro- 
fesseur dans  renseignement  supérieur.  Un  jeune 


FACULTE  DES  SCIENCES  DE  PARIS.      *& 

homme  de  mérite,  dès  qu'il  aurait  fait  sus  premières 
preuves  par  les  travaux  originaux  qui  conduisent 
au  grade  de  docteur,  pourrait  devenir  maître  de 
conférences  ;  et,  s'il  donnait  les  garanties  de  travail 
et  de  capacité,  il  serait  alors  élevé  au  titre  de  pro- 
fesseur de  Faculté.  C'est  précisément  ce  qui  s'est 
passé  jusqu'ici  pour  les  maîtres  de  conférences  de 
maihémaliques,  et  peut-être  est-il  regrettable  que  la 
même  règle  ne  se  soit  pas  établie  pour  les  autres 
ordres. 

La  jeunesse  du  maiire  de  conférences  répond 
mieux  d'ailleurs  à  celle  des  élèves;  elle  trouve  son 
contrepoids  dans  la  maturité  des  professeurs  titu- 
laires, etelleestéminemmentpropre  ^communiquer 
aux  jeunes  gens  l'ardeur  et  l'élan,  le  feu  sacré, 
comme  on  disait  autrefois.  Au  contraire,  l'homme 
qui  vieillit  dans  une  situation  secondaire,  quel  qu'ait 
été  son  mérite  à  l'origine,  perd  de  plus  en  plus  ces 
premières  qualités  d'initiative  et  de  spipathie. 

Toutes  les  conférences  d'ailleurs  sont  faites  avec 
un  très  grand  zèle,  peut-être  même  avec  trop  de 
lèle,  s'il  est  permis  de  le  dire.  Sous  ce  rapport,  on 
pourrait  se  plaindre  de  la  direaion  un  peu  exclusive 
donnée  aujourd'hui  aux  examens  de  la  licence  es 
sciences  naturelles  ÂlaFaculté des  sciences  de  Paris. 
Les  professeurs,  entraînés  par  une  ardeur 


296  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

en  principe,  ne  se  sont-ils  pas  exposés  à  dépasser  le 
le  but  ?  Ils  réclament  des  aspirants  à  la  licence,  —  non 
seulement  les  connaissances  générales,  indispensa- 
bles pour  leur  permettre  soit  d'enseigner  dans  les 
lycées,  soit  de  pousser  eux-mêmes  la  science  plus 
avant,  —  mais  les  connaissances  techniques,  dont  le 
détail  indéfini  relève  plutôt  des  savants  spéciaux.  Il 
en  résulte  que  la  préparation  de  cette  licence  exige 
jusqu'à  trois  années,  deux  au  moins,  indépendamment 
des  années  consacrées  à  la  licence  es  sciences 
physiques.  Un  si  long  stage  ne  fournit  cependant 
aucune  garantie  exceptionnelle  d'intelligence,  ou 
d'aptitude  à  l'enseignement  des  sciences  naturelles, 
ou  de  capacité  pour  les  recherches  scientifiques. 
Mais  un  tel  état  de  choses  écarte  et  rebute  beaucoup 
déjeunes  gens  qui  auraient  formé  d'excellents  pro- 
fesseurs de  lycée;  il  écarte  également  les  licenciés 
es  sciences  physiques,  qui  auraient  pu  être  tentés 
de  donner  à  leurs  études  une  direction  mixte,  mais 
qui  ne  sauraient  y  consacrer  les  quatre  ou  cinq  années 
rendues  obligatoires  par  le  système  actuellement 
suivi  dans  les  examens  de  la  licence  es  sciences  natu- 
relles. Nul  ne  reconnaît  plus  que  moi  la  haute  impor- 
tance des  sciences  naturelles  dans  l'enseignement  à 
tous  les  degrés,  et  je  crois  en  avoir  donné  des  preuves 
par  l'insistance  que  j'ai  mise  récemment  à  faire 


FACULTÉ  DES  SCIENCES  DE  PARIS.  297 

rendre  i  cel  ordre  de  connaissances  la  part  qui  leur 
est  due  dans  les  programmes  de  l'enseignement 
secondaire.  Mais  il  est  toujours  à  craindre  que  les 
professeurs  de  chaque  science  particulière,  pénétrés 
de  l'importance  de  leur  spécialité,  n'en  exagèrent  le 
rôle  dans  les  examens. 

Si  ces  prétentions  devenaient  communes  à  tous  les 
examinateurs,  il  en  résulterait  pour  les  élèves  des 
difficultés  excessives  et  Tobligation  d'acquérir  une 
multitude  de  connaissances  détaillées,  quoique  peu 
utiles  au  fond  pour  la  culture  de  l'esprit.  Un  tel  état 
de  choses  va  contre  le  but  même  que  les  examina- 
teurs se  sont  proposé  ;  car  il  diminue  le  nombre  des 
aspirants  et  contrarie  les  vocations. 

Deux  remèdes  différents  pourraient  être  apportés 
i  un  semblable  excès.  L'un  d'eux  consisterait  à  rema- 
nier les  programmes,  en  les  simplifiant,  et  à  engager 
par  des  circulaires  les  professeurs  à  plus  de  modé- 
ration. Mais  il  est  à  craindre  qu'on  ne  se  heurte  ici  i 
des  habitudes  prises,  peut-être  même  à  des  préjugés 
absolus  de  spécialistes.  L'autre  remède  consisterait 
dans  le  système  des  équivalences  facultatives,  système 
que  j'ai  déjà  eu  occasion  de  développer  dans  les 
commissions  du  Conseil  supérieur  de  l'instruction 
publique.  D'après  ce  système,  l'examen  consisterait 
en  deux  ordres  d'épreuves  :  les  unes  générales  et 


i98  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

soigneusement  restreintes;  les  autres  portant  sui 
une  spécialité  au  choix  du  candidat,  et  où  il  pourrait 
faire  la  preuve  de  connaissances  approfondies,  sans 
que  celles-ci  dussent  avoir  un  caractère  encyclopé- 
dique. L'admission  aux  examens  de  licence  des  pro- 
fesseurs de  renseignement  supérieur  du  Muséum  et 
du  Collège  de  France,  pourvus  du  litre  de  docteur 
es  sciences,  serait  aussi  une  bonne  mesure  sous  ce 
rapport. 

Quoi  qu*il  en  soit,  le  service  des  maîtres  de  confé- 
rences  se  résume  ainsi  : 

Onze  maîtres  en  titre,  seize  professeurs  en  réalité, 
y  concourent.  Ils  donnent  vingt-huit  conférences  pai 
semaine,  tant  pour  les  licences  que  pour  les  agréga- 
tions. Il  y  a,  en  outre,  un  certain  nombre  de  mani- 
pulations et  travaux  pratiques  pour  la  physique,  la 
chimie  et  l'histoire  naturelle. 

Je  rappellerai  que  les  professeurs  titulaires  de  la 
Faculté  des  sciences  ont  donné,  de  leur  côté,  vingt- 
quatre  leçons  par  semaine;  ces  dernières  publiques 
«t  ouvertes  à  tous,  tandis  que  les  conférences  n'ad- 
mettent que  les  élèves  inscrits. 


rxczLjt  DES  scie:<ces  de  paris. 


C*e5l  là  la  grande  lacune  et  la  grande  infériorilé 
de  noire  organisation  actuelle,  et  il  est  à  craindre 
qu'il  ne  faille  bien  des  années  encore  avant  que  la 
reconstruction  de  la  nouvelle  Sorbonne  nous  per- 
mette de  meure  l'enseignement  au  niveau  réclamé 
par  l'élat  actuel  des  sciences,  lequel  est  atteint  d'ores 
et  déjà  en  Allemagne  et  dans  d'autres  États  de  l'Eu- 
rope. En  attendant,  on  travaille  dans  les  vieilles 
maisonsde  lame  Saint-Jacques,  accommodées  d'une 
façon  telle  quelle,  et  dans  les  nouveaux  baraque* 
ments  construits  l'an  dernier  sur  les  terrains  des- 
tinés à  la  construction  définitive  :  baraquements 
qui  devront  disparaître  d'ici  quelques  années.  Dans 
lenr  étal  présent,  ils  constituent  après  tout  une 
grande  amélioration  et  ils  ont  permis  de  porter  un 
remède,  au  moins  provisoire,  à  nos  misères.  J'ai 
"nâté  avec  soin  ces  baraquements;  ils  offrent  l'avan- 
ta^  d'être  bien  éclairés,  bien  aérés,  et  denepas  être 
élonfiës  dans  ces  constructions  massives,  où  les  ar- 
chitectes ont  trop  souvent  entassé  les  pierres  de  taille 
comme  s'il  s'agissait  d'^ever  des  Torteresses.  Gar- 
doos-nous  surtout  de  ravir  aux  laboratoires  et  aux 
salles  de  collections  l'air  et  la  lumière.  Évitons,  pai 


300  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

exemple,  ces  vasles  portiques,  destinés  en  apparence 
à  la  circulation  des  élèves,  qui  ne  devraient  jamais 
avoir  le  loisir  d'y  séjourner  et  d'y  perdre  leur 
temps;  portiques  derrière  lesquels  on  rejetait  au- 
Irefois,  au  grand  détriment  de  ces  mêmes  élèves,  les 
objets  et  les  instruments  de  l'enseignement  lui-même, 
c'est-à-dire  le  but  définitif  et  réel  de  leur  circulation 
et  de  leur  présence  dans  les  établissements.  Espérons 
que  ces  désastreuses  pratiques,  plus  funestes  que 
partout  ailleurs  dans  une  ville  comme  Paris,  où 
l'espace  est  si  étroitement  mesuré,  seront  évitées 
dans  la  nouvelle  Sorbonne. 

Les  baraquements  destinés  aux  sciences  sont  com- 
pris entre  la  rue  Saint-Jacques,  la  rue  des  Écoles 
et  la  rue  de  la  Sorbonne.  Ils  comprennent  quatre 
parties  principales,  savoir  : 

V  Salles  de  mathématiques.  Une  grande  salle 
d'études,  a  ec  tables,  chaises,  bibliothèque  de  livres 
courants,  pouvant  contenir  quarante-six  élèves; 
salle  d'attente  du  professeur  et  petite  salle  d'entrée. 

2"  Salle  de  géologie.  Salle  d'études  et  de  collec- 
tion très  bien  organisée.  Soixante-cinq  élèves  dis- 
tribués en  trois  séries  viennent  y  travailler  à  tour 
de  rôle.  M.  Velain,  qui  dirige  ces  exercices  de  con- 
férences, a  pris  le  soin  de  faire  autographier,  ou 
plutôt,  d'autographier  lui-même,  avec  le  concours 


FiCULTfi  DES  SCIENCES   DE  PARIS.  301 

d'an  garçon  de  laboratoire,  ses  conférences  :  excel- 
lent usage,  pourvu  qu'il  ne  dégénère  pas  en  rédac- 
tions systématiques  qui  absorberaient  tout  le  temps 
de  M.  Yelain,  l'un  de  nos  savants  les  plus  distingués. 
Il  a  son  cabinet  de  travail  personnel  à  côté,  ce  qui 
est  très  proGtable  pour  les  élèves. 

L'amphithéâtre  lui  est  commun  avec  les  mathé- 
maticiens, et  avec  M.  Chatin. 

3"*  Salle  de  botanique^  avec  tables,  chaises,  etc.; 
elle  n'entrera  en  activité  qu'à  partir  du  16  mars. 
Elle  est  bien  éclairée  et  bien  disposée  pour  les  tra- 
vaux microscopiques.  Le  cabinet  du  professeur  est  à 
côté. 

4*  Salle  de  chimie.  Amphithéâtre  pour  une  cen- 
taine d'élèves,  avec  très  petit  laboratoire  annexe  et 
cabinet.  M.  Joly  y  donne  des  conférences  de  licence 
et  d'agrégation,  avec  un  soin  exemplaire. 

En  dehors  et  à  côté,  se  trouve  un  laboratoire  de 
travaux  pratiques,  construit  pour  les  élèves  qui 
travaillent  sous  la  direction  de  H.  Riban.  J'y  ai  vu 
de  nombreux  élèves,  parmi  lesquels  quelques  jeanes 
gens  d'un  véritable  avenir  scientifique. 

M.  Troost,  professeur,  s'est  installé  récemment 
dans  une  salle  basse,  donnant  rue  Saint-Jacques. 

M.  Debray,  professeur,  n'a  qu'un  misérableet  vieux 
cabinet  pour  la  préparation  de  son  cours.  Mais  on 


302  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

promet  de  lui  construire  un  laboratoire  sur 
terrains  vacants  (toujours  un  baraquement),  et  la 
même  promesse  est  faite  à  M.  Friedel,  professeur  de 
minéralogie. 

Ces  savants  professeurs,  connus  dans  l'Europe 
entière,  auront  alors,  sinon  des  laboratoires  dignes 
d'eux,  du  moins  des  asiles  pour  poursuivre  leurs 
recherches,  préparer  leurs  cours  et  former  des 
élèves,  enattendant  lejourlointaiti  des  constructions 
définitives,  destinées  à  eux  ou  à  leurs  successeurs. 


LES  CONFÉRENCES  DE  LA  FACULTE 


DES  SCIENCES    DE    PARIS  EN    1883 


Mai  1883. 

Les  conférences  de  la  Faculté  des  sciences  ont  été 
données  cette  année,  comme  la  précédente,  avec  un 
zèle,  qui  ne  se  ralentit  pas  de  la  part  des  professeurs, 
et  avec  une  assiduité  croissante  de  jour  en  jour  de 
la  part  des  élèves.  Le  nombre  de  ces  derniers, 
déjà  considérable,  s'est  encore  accru,  jusqu'à  dou- 
bler même  dans  certaines  conférences,  telles  que 
celles  de  physique  et  de  chimie.  Les  boursiers  for- 
ment un  noyau  régulier  et  obligatoire,  autour 
duquel  viennent  se  grouper  des  élèves  libres  beau- 
coup plus  nombreux,  empressés  à  profiter  des 


304  SGIICNGE  ET  PHILOSOPHIE. 

leçons  des  maîtres  et  des  instruments  de  travail 
pratique  mis  à  leur  disposition. 

Le  nombre  des  élèves  est  même  devenu  si  grand, 
que  les  conférences  tendent  à  changer  de  caractère 
et  à  se  transformer  en  leçons  proprement  dites. 
Gomment  pourrait-il  en  être  autrement,  lorsqu*un 
maître  est  chargé  de  diriger  quarante,  cinquante 
et  soixante  élèves,  sinon  davantage  :  ce  qui  est  le 
cas  de  la  plupart  de  nos  maîtres,  dans  Tétat  actuel 
de  ce  mode  d'enseignement?  C'est  là  une  cfrcon- 
stance  fâcheuse,  il  faut  le  dire  en  passant;  car  elle 
restreint  l'efficacité  des  conférences,  surtout  utiles 
lorsqu'elles  s'appliquent  à  un  petit  nombre  déjeunes 
gens,  sur  chacun  desquels  le  maître  peut  exercer 
une  influence  personnelle. 

Mais  cet  inconvénient,  né  de  l'excès  du  bien  en 
quelque  sorte,  ne  saurait  trouver  un  terme  que  si 
les  pouvoirs  publics,  frappés  de  l'utilité  des  confé- 
rences pour  le  recrutement  de  l'enseignement  se- 
condaire, aussi  bien  que  pour  le  développement  de  la 
science,  se  décident  à  fournir  les  ressources  indis- 
pensables. Il  faudrait,  dès  à  présent,  dédoubler  un 
certain  nombre  de  conférences  et  augmenter  à  la 
fois  le  personnel  dirigeant,  l'étendue  des  salles  de 
travaux  pratiques,  ainsi  que  les  subventions  néces- 
saires à  leur  entretien. 


FAGULTË  DES  SCIENCES  DE  PARIS.  305 

Au  point  de  vue  des  bâtiments,  je  ne  reviendrai  pas 

sur  les  renseignements  donnés  dans  mon  rapport  de 

Tannée  dernière.  L'état  matériel,  en  effet,  n'a  guère 
changé  depuis  cette  époque.  Nous  attendons  toujours 

la  reconstruction  de  l'antique  Sorbonne.  Les  Cham- 
bres et  le  Conseil  municipal  ont  accordé  les  mil- 
lions nécessaires;  un  concours  a  fourni  des  plans 
savants  et  brillants,  surtout  au  point  de  vue  artis- 
tique. Il  nous  a  désigné  l'architecte  destiné  à  accom- 
plir cette  grande  œuvre  :  M.  Nenot,  dont  le  talent 
hors  ligne  saura  se  prêter  sans  doute  aux  conditions 
multiples  et  parfois  presque  contradictoires  que 
réclame  la  nouvelle  installation.  Les  plans  nouveaux 
sont  donc  à  l'étude,  et,  si  les  surfaces  convenables 
sont  mises  à  la  disposition  de  la  Faculté,  nous  pour- 
rons espérer  sortir  enfin,  nous  ou  nos  successeurs, 
de  la  trop  grande  infériorité  matérielle  où  nous 
avait  maintenus  jusqu'à  ce  jour  l'infériorité  de  notre 
outillage  scientifique. 

En  attendant,  nous  continuerons  pendant  bien 
des  années  à  vivre  dans  ces  baraquements,  qui  ont 
été  un  premier  soulagement  à  nos  misères,  et  qui 
ont  permis  l'installation  des  travaux  pratiques  des 
conférences.  Les  baraquements  que  j'ai  visités  l'an 
dernier  comprenaient  :  une  salle  de  mathématiques, 
une  salle  de  géologie,  une  salle  de  botanique,  une 


306  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

salle  de  chimie,  et  un  laboratoire  de  travaux  pra- 
tiques. L'aroeublement  de  ces  diverses  salles  et  labo- 
ratoire s'est  complété.  Le  laboratoire  de  M.  Rîban 
en  particulier,  avec  ses  nombreux  élèves,  a  été 
étendu  et  doublé,  et  les  nouvelles  pièces  dont  il 
s'est  enrichi  renferment  le  mobilier  varié  et  bien 
ordonné  nécessaire  aux  élèves.  La  sage  direction 
du  professeur,  M.  Troost,et  du  directeur,  M.  Riban, 
se  fait  sentira  première  vue  dans  celte  organisation. 

Le  laboratoire  de  M.  Debray  est  dressé,  clos  et 
couvert  ;  mais  il  attend  encore  ses  ameublements  et 
ses  aménagements  intérieurs. 

Le  laboratoire  de  M.  Friedel,  bâti  sur  une  surface 
convenable,  est  moins  avancé.  Je  ne  puis  que  signa- 
ler cet  état  d'imperfection  des  nouvelles  construc- 
tions, ne  pouvant  les  apprécier  avant  leur  complet 
achèvement. 


LES  BOURSIERS 


DE   L  E^SEIGNE1IE^T    SUPERIEUR 


L'institution  des  boursiers  de  renseif^n^^ment 
supérieur  auprès  des  Facultés  des  lettres,  des 
sciences  et  de  médecine,  a  été  l'une  des  créations  les 
plus  démocratiques  et  les  plus  fructueuses  pour 
t'eoseig:neineDt  public  qui  aient  été  faites  dans  ces 
huit  dernières  années.  Elle  a  proGté  largement  à 
l'instruction  secondaire,  auquel  elle  a  concouru  i 
fournir  les  maîtres  qui  lui  manquaient,  —  plus  de 
trois  mitlelicenciésà  l'origine, — aussi  bienqu'àl'en- 
seignement  des  Facultés.  Cependant,  comme  toute 
institution  nouvelle,  elle  présente  quelques  imper- 
fectiom;  elle  n'a  pas  encore  trouvé  exactemeu*  '" 


908  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

conditions  de  son  équilibre  entre  les  deux  ordres 
d'enseignement,  supérieur  et  secondaire,  et  elle  a 
donné  lieu  à  diverses  critiques.  Peut-être  n*est-il  pas 
inutile  de  rechercher  jusqu'à  quel  pointées  critiques 
sont  fondées,  afin  d'en  tirer  parti  pour  perfectionner 
rinslitution  elle-même.  Rappelons  d'abord  l'objet 
de  cette  fondation  et  les  services  qu'elle  rend  chaque 
jour  à  l'Etat  et  aux  divers  ordres  d'enseignement,  ser- 
vices que  l'on  est  parfois  enclin  à  oublier. 

Les  bourses  d'enseignement  supérieur  ont  pour 
destination  de  fournir  aux  jeunes  gens  capables  les 
moyens  de  compléter  leurs  études  et  d'acquérir  les 
grades  de  licencié  et  d'agrégé,  ou  équivalents^  sans 
imposer  à  leur  famille  ou  à  eux-mêmes  des  sacrifices 
excessifs.  C'est  en  effet  un  sacrifice  considérable  que 
de  poursuivre  pendant  plusieurs  années,  sans  salaire 
ni  profit  d'aucun  genre,  des  études  scientifiques  ou 
littéraires.  Cependant  l'Etat  a  intérêt  à  ce  que  ces 
études  soient  cultivées,  tant  pour  le  bénéfice  com- 
mun de  la  société  que  pour  le  recrutement  spécial 
de  ses  services. 

Au  point  de  vue  général  des  études,  l'institution 
des  boursiers  fournit  aux  Facultés  des  lettres  et  des 
sciences  des  élèves,  désignés  par  un  concours  public 
et  préalable.  Ces  élèves  choisis^  astreints  à  l'assi- 
duité et  soumis  à  une  certaine  discipline,  forment 


BOURSIERS  DES  FACULTÉS.        309 

autour  des  professeurs  et  des  maîtres  de  cooférence 
une  élite,  un  noyau  exceptionnel  qui  entraîne  les 
autres,  c'est-à-dire  les  élèves  des  Facultés  de  droit 
et  les  élèves  volontaires,  dont  H.  Lavisse  parlait 
naguère  en  termes  excellents;  ils  les  excitent  au 
travail,  en  même  temps  qu'ils  soutieAnent  les  maîtres 
par  le  témoignage  incessant  des  effets  utiles  de  leur 
enseignement.  Aussi  nos  Facultés,  jusque-là  lan- 
guissantes parfois,  ont-elles  reçu  de  rétablissement 
des  bourses  de  licence  une  impulsion  considérable. 
Diminuer  aujourd'hui  le  nombre  des  boursiers,  ce 
serait.amoindrir  les^Facultés  et  leur  porter  un  grave 
préjudice.  Tel  est  le  rôle  des  boursiers  dans  notre 
enseignement  supérieur,  il  n'est  pas  moindre  dans 
l'enseignement  secondaire. 

En  effet,  les  études  des  boursiers  ont  une  sanc- 
tion :  ils  doivent  se  présenter  aux  examens  et  ils 
prennent  l'engagement  de  concourir  aux  services 
publics  de  renseignement  secondaire.  C'est  là  un 
droit  légitime  que  l'État  exerce,  en  retour  des  avan- 
tages qu'il  assure  à  ces  jeunes  gens.  Mais  peut-être 
l'exercice  de  ce  droit  a-t-il  été  l'origine  secrète  de 
quelques-unes  des  attaques  dirigées  contre  la  nou- 
velle institution  et  des  tentatives  faites  pour  la  res- 
treindre. Il  existe  déjà  une  grande  école,  l'École 
normale  supérieure,  entretenue  par  l'État,  pour 


310  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

le  recrutement  des  professeurs  de  renseignement 
secondaire.  L'instruction  qui  y  est  donnée  est  excel- 
lente, les  élèves  sont  laborieux  et  capables,  digne 
de  tout  rintérèt  des  pouvoirs  publics.  Cependant^ 
depuis  les  développements  donnés  à  l'instruction 
publique  par  la  République,  TÉcole  normale  est 
devenue  insuffisante,  non  certes  par  l'affaiblisse 
ment  des  études,  qui  y  sont  aussi  élevées  que  jamais 
mais  par  le  nombre  de  ses  élèves.  De  là  la  nécessité 
de  former  des  élèves  en  dehors  de  l'Kcole  normale. 
La  chose  a  été  d'autant  plus  facile  que  cette  École  ne 
possède  aucun  monopole  comparable  à  celui  de 
l'École  polytechnique.  Elle  a  seulement  le  privilège 
d'un  système  régulier  de  conférences  et  d'exercices 
intérieurs.  Mais  les  grades  mêmes  qui  mènent  au 
professorat,  tels  que  celui  d'agrégé,  sont  donnés  par 
un  concours  public,  ouvert  à  tous. 

L'institution  des  boursiers  a  eu  en  partie  pour 
objet  de  pourvoir  à  l'insuffisance  numérique  des 
élèves  de  l'École  normale;  mais,  en  même  temps, 
elle  leur  a  créé  une  concurrence.  Elle  a  permis,  en 
effet,  à  un  certain  nombre  de  jeunes  gens  une  pré- 
paration libre  aux  examens,  constituant  un  système 
très  libéral  et  qui  rappelle  à  certains  égards  les  Écoles 
centrales  de  la  première  République.  U  y  a  même  ce 
développement  nouveau,  que  les  boursiers  sont  in- 


-■V 


BOURSIERS  DES  FACULTÉS.  3tt 

stitués  en  province,  aussi  bien  qu'à  Paris,  et  concou- 
rent ainsi  à  la  prospérité  de  nos  Facultés  départe- 
mentales. Cette  concurrence,  cette  préparation  libre, 
sont  éminemment  utiles  et  fructueuses  pour  le  bien 
de  renseignement. 

Hais  abordons  la  question  la  plus  délicate  que 
soulève  cette  concurrence.  Le  nombre  des  boursiers 
n'est-il  pas  trop  considérable,  et  l'État  peut-il  les 
employer  tous?  Observons  d'abord  que  l'État,  en 
leur  assurant  certains  privilèges  pour  leur  éducation, 
leur  constitue  un  avantage  durable  et  dont  ils  profi- 
teraient, même  si  aucune  situation  officielle  ne  leur 
était  donnée.  A  cet  égard,  ces  jeunes  gens,  rompus 
à  l'habitude  du  travail  et  susceptibles  de  se  rendre 
utiles  de  mille  manières  en  tirant  parti  de  leurs 
connaissances  acquises,  ne  concourent  pas  plus  à 
grossir  le  nombre  des  déclassés  que  ne  peuvent  le 
faire  ceux  des  élèves  de  l'École  normale  qui  aban- 
donnent les  services  de  l'État  pour  entrer  dans 
d'autres  carrières.  Les  uns  et  les  autres  peuvent  ser- 
vir la  France  par  des  voies  différentes. 

L'argument  des  déclassés  est  celui  que  Ton  em* 
ployait  naguère  sous  l'Empire  pour  s'opposer  au 
développement  des  études,  dans  l'ordre  primaire 
aussi  bien  que  dans  l'ordre  supérieur.  C'est  celui  que 
l'on  met  encore  en  avant  dans  plus  d'un  pays  des- 


312  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

potique  pour  combattre  les  progrès  de  Tinstruction 
publique.  Cessons  de  l'employer  :  il  n*est  pas  de  bon 
aloi  dans  une  nation  démocratique. 

On  a  dit  aussi:  c  Mais  pourquoi  l'État  oblige-t-il  les 
boursiers  à  se  lier  envers  lui  par  l'engagement  dé- 
cennal, sans  savoir  s'il  pourra  plus  tard  les  employer 
tous  ?  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  qu'il  leur  donnât 
gratuitement  ses  services^  sans  s'assujettir  de  son 
côté  à  aucune  promesse?  >  La  réponse  est  facile.  Je 
ne  sais  si  des  jeunes  gens,  exempts  de  toute  obliga- 
tion, suivraient  leurs  études  avec  la  même  énergie. 
Mais,  en  tout  cas,  l'engagement  décennal  est  corrélatif 
de  l'exemption  du  service  militaire,  dans  notre  légis- 
lation présente.  Supprimez  l'un,  l'autre  tombe,  et 
les  boursiers  disparaissent  :  les  ennemis  de  Tinsti- 
tution,  s'il  y  en  a,  atteindraient  ainsi  leur  but  par 
une  voie  détournée.  Il  serait  étrange  d'ailleurs  que  les 
bénéficiaires  d'un  double  privilège,  bourse  et  exemp- 
tion du  service  militaire,  prétendissent  s'en  prévaloir 
pour  se  déclarer  mécontents.  L'État  échange  un  ser- 
vice public  contre  un  autre;  mais  il  est  certain  que 
par  là  même  les  administrateurs  de  l'instruction 
publique  se  trouvent  tenus  d'employer  ces  jeunes 
gens,  soit  comme  professeurs,  soit  comme  répéti- 
teurs. 

Les  boursiers  trouvent  un  premier  ordre  d'emplois 


BOURSIERS  DES  FACULTÉS.  313 

publics  dans  les  coocoars  d'agrégation  :  TÉtat  fiie 
d'aOIears  chaqne  année  le  nombre  des  agrégés  dont 
il  a  besoin  poor  ses  lycées.  Il  ne  saurait  y  avoir 
plétbore  à  cet  égard.  Qaant  aux  boursiers  qui 
obtiennmt  le  grade  de  licencié,  la  plupart  doivent 
trouver  un  emploi  dans  les  collèges  communaux.  0 
y  a  quelques  années,  rappelons-le,  il  y  manquait 
trois  mille  licenciés,  nécessaires|ponr  remplir  les  em- 
plois de  professeurs.  Or,  à  peine  quelques  centaines 
de  boursiers  ont-ils  été  pourvus,  qu'un  phénomène 
singulier  s*est  produit  :  on  cessa  de  leur  donner  un 
emploi  dans  les  collèges.  Les  maîtres  de  ceux-ci, 
pourvus  josque-li  d'une  délégation  provisoire,  en 
raison  de  rinsuRtsance  de  leurs  grades,  avaient  reçu 
subitement  l'investiture  d'un  titre  définitif. 

Heureusement,  le  recrutement  des  professeurs 
tiœndés,  arrêté  ainsi  momentanément,  a  repris 
depuis,  et  rien  ne  prouve  qu'il  ne  suffise  pas  à  absor- 
ber tous  nos  boursiers,  quand  ce  service  aura  pris 
une  règle  définitive.  S'il  en  reste  quelques-uns,  il  est 
facile  d*ailleurs  de  leur  donner  un  emploi  fructueux 
pour  l'enseignement  secondaire.  Pourquoi  ne  pas 
utiliser  les  plus  capables  comme  professeurs  sur- 
numéraires et  dédoubler  avec  leur  concours  les  classes 
trop  nombreuses  denos  grands  lycées.  Sans  créer  pour 
cet  objet  des  chaires  trop  onéreuses  au  budget,  telles 


3U  SCIENCE  ET    PHILOSOPHIE. 

que  celles  de  professeurs  définilifs,  pourquoi  encore 
ne  pas  établir  dans  nos  principaux  lycées  de  vrais  el 
sérieux  maîtres  répétiteurs  des  classes  supérieures, 
rhétorique,  philosophie,  mathématiques  :  maîtres 
chargés  non  plus  de  surveiller  seulement  les  élèves, 
mais  de  les  aider  efficacement  dans  leurs  exercices; 
chargés,  en  un  mot,  de  jouer  vis-à-vis  d'eux  le  rôle 
de  frères  aînés,  qui  les  dirigent  dans  leurs  éludes  el 
leur  apportent  le  concours  de  celte  instruction  supé- 
rieure, puisée  pendant  leur  séjour  dans  les  Facultés? 

Au  bout  opposé  de  Téchelle  des  études,  on  a 
déjà  introduit  des  instituteurs  primaires,  et  des 
femmes  pourvues  de  diplômes,  non  sans  un  extrême 
profit  pour  réducation  intellectuelle  et  morale  des 
petits  enfants  qui  fréquentent  les  classes  inférieures 
des  lycées.  Pourquoi  ne  pas  faire  une  chose  équi- 
valente pour  les  classes  supérieures?  Ce  devoir 
n'aurait  rien  d'humiliant  ni  de  pénible  pour  les 
boursiers  parvenus  au  grade  de  licenciés.  Ils  ne 
sauraient  d'ailleurs  s'y  refuser  :  c'est  le  prix  du 
double  service  qui  leur  a  été  rendu. 

On  dit  que  des  essais  ont  déjà  été  faits  dans  cette 
voie  :  ce  serait  la  solution  tant  cherchée  du  problème 
des  maîtres  d'études. 

.  Si  l'on  veut  bien  continuer  à  chercher  dans  celte 
direction,  avec  la  ferme  volonté  d'arriver  à  un  résul- 


K0CBSICR5  RES  PACCLTÉS.  ]I5 

Ut.les  nofnbreoi  lycées  de  France  offriront  lous  les 
délMucbés  nécessaires,  avec  grand  proGt  pour  leurs 
élèTes,  et  l'on  résoudra  en  même  temps  les  quelques 
difficollés  que  peut  oEbir  le  Dombre  des  boursiers 
d'ensei^emenl  sopérieur. 

En  tout  cas,  oe  demandons  jamais  aux  pouToirs 
publics  de  restreindre  ou  de  mutiler  les  institutions 
dues  k  leur  libéralité.  Tante  de  saroir  les  perfeclion- 
KT  et  en  tirer  le  parti  le  plus  utile  pour  la  culture 
natitMule. 


LES  ECOLES  PRIMAIRES 


DE    MORCENX  (LANDES) 


septembre  1872. 

Parmi  les  établissements  visités  par  les  membres 
de  V Association  française  pour  V avancement  des 
sciences,  dans  sa  session  tenue  à  Bordeaux,  aucun 
peut-être  n'est  plus  intéressant  que  celui  des  écoles 
primaires  de  Morcenx,  fondées  et  soutenues  par  la 
compagnie  des  chemins  de  fer  du  Midi.  Ces  écoles 
datent  de  douze  ans.  Établies  dans  un  pays  presque 
désert  et  au  milieu  des  Landes,  elles  s'adressaient 
à  des  populations  clairsemées,  ignorantes  et  misé- 
rables, demeurées  à  peu  près  étrangères  à  toute  cul- 
ture, et  que  l'immensité  des  distances  à  parcourir 
semblait  devoir  priver  de  toute  éducation  régulière. 


ÉCOLES  DE  M0RCE3(1.  317 

Xon  sealement  ces  difficultés  ont  été  Taincaes,  à 

force  de  bonne  volonté,  et,  il  Tant  le  dire,  de  sacri- 

tices  matériels,  i  tel  point  que  les  trois  lignes  ferrées 

qui  concourent  à  Morcenx  amènent,  chaque  jour, 

aux  écoles  plus  de  deux  cents  enfants  des  deux  sexes, 

recueillis  dans  toutes  les  directions,  et  transportés, 

à  titre  gratuit,  depuis  des  distances  qui  s'élè¥ent 

jusqu'à  cinquante  kilomètres  ;  mais  ce  qu'il  y  a  de 

plus  remarquable  sans  contredit,  c'est  l'organisation 

intérieure  de  ces  écoles,  organisation  due  en  grande 

partie  i  M.  Surell,  ancien  ingénieur  en  chef  de  la 

compagnie.  Elle  en  a  fait  un  tj-pe  véritable  d'écoles 

primaires,  à  la  fois  pratique,  facile  à  installer  partout 

à  peu  de  frais,  et  qui  réalise  en  même  temps  tous  les 

perfectionnements  les  plus  récents  et  les  plus  réputés 

d?>  écoles  primaires  modernes  de  la  Suisse,  des 

Etats-Unis  et  de  la  Suède.  Yoici  ce  que  nous  avons 

TU  et  ce  dont  nous  avons  constaté  l'utilité  effective, 

soit  de  visu  y  soit  par  des  interrogations. 

En  arrivant  sur  la  pelouse  devant  l'école,  des  ap- 
pareils gymmastiques  :  trapèzes,  cordes  à  nœuds, 
anneaux,  etc.,  simples  et  appropriés  à  l'âge  des 
enfants,  qui  nous  ont  démontré  aussitôt  Futilité  de 
ces  appareils  par  leurs  exercices.  La  gymnastique 
élait,  dans  Fantiquité,  une  des  grandes  occupations 
des  hommes  de  tout  âge.  Disparue  an  moyen  âge,  au 


318  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

moins  dans  les  classes  populaires,  sa  pi^tique  est 
redevenue  classique  en  Angleterre,  en  Suisse,  en 
Allemagne  :  rien  n'est  plus  efGcace  comme  hygiène 
de  rindividu  et  de  la  race;  rien  n'est  plus  nécessaire 
comme  enseignement  militaire.  Le  beau  gymnase  de 
M.  Berlini,  à  Bordeaux,  nous  avait  montré  les  appa- 
reils les  plus  perfectionnés,  appliqués  à  l'éducation 
des  adultes.  Le  modeste  gymnase  des  écoles  de 
Morcenx  offre  le  type  de  ce  qui  peut  et  doit  être  fait 
sans  retard,  dans  toutes  les  écoles  primaires  de 
France  :  l'amélioration  physique  de  la  race  est  un 
intérêt  social  de  premier  ordre. 

A  côlé  du  gymnase  et  comme  suite  et  complément 
de  l'éducation  physique,  l'école  militaire,  les  enfants 
les  plus  âgés  manœuvrant  au  pas,  par  peloton,  etc., 
avec  des  fusils  schématiques;  j'entends  par  là  des 
bâtons  à  apparence  de  fusil,  très  convenables  pour 
ce  genre  d'exercice,  qui  s'est  accompli  sous  nos 
yeux  avec  Tentrain  que  la  jeunesse  met  dans  ses 
amusements.  C'est  encore  là  un  exercice  non  moins 
utile  au  moral  qu'au  physique,  et  qu'il  faut  intro* 
duire  dans  les  écoles  primaires. 

L'éducation  du  corps,  l'éducation  de  l'esprit 
doivent  marcher  de  concert.  Nous  entrâmes  aussitôt 
dans  le  modeste  bâtiment  consacré  à  l'esprit.  C'est 
un  ancien  atelier  de  dépôt  du  matériel,  construit  en 


ÉCOLES  DE  MORGEMl.  319 

planches  et  transformé  en  école.  Il  n'en  faut  pas 
davantage.  Je  ne  décrirai  pas  les  grandes  salles,  des- 

• 

tinées  soit  aux  garçons,  soit  aux  filles  de  divers  âges, 
soit  à  Tasile  des  petits  enfants.  Ce  sont  là  des  dispo- 
sitions communes  à  toute  école  primaire.  Je  ne  dé- 
crirai pas  non  plus  les  instruments  d'étude  relatifs 
à  la  lecture,  à  récriture,  au  calcul,  au  dessin,  aux 
travaux  d'aiguille,  à  la  géographie  et  à  l'histoire  élé- 
mentaire, etc.  Ces  instruments  sont  connus  de  toute 
personne  qui  a  inspecté  ou  simplement  visité  les 
écoles  primaires  de  Paris  et  des  villes,  et  je  me  plais 
à  croire  que  leur  introduction  dans  toute  école  pri- 
maire, même  du  plus  humble  hameau,  est  accomplie 
ou  va  l'être. 

Mais  ce  qui  distingue  les  écoles  primaires  de 
Morcenx  de  nos  écoles  primaires  réputées  les  plus 
perfectionnées,  de  celles  de  Paris,  par  exemple,  ce 
sont  les  collections  d'objets  destinés  à  l'enseigne- 
ment réel  des  éléments  des  sciences,  soit  en  géné- 
ral, soit  dans  leurs  applications  spéciales  aux  pro- 
duits du  pays. 

Sur  une  table  figurent  les  matières  premières  : 
résine,  essence,  huiles  de  résine,  colophane,  etc., 
produites  par  les  pins  des  Landes.  Puis  les  minerais 
de  fer  et  les  combustibles.  Auprès  sont  les  modèles 
réduits  du  matériel  des  chemins  de  fer.  Un  peu  plus 


320  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

loin,  les  matières  premières  de  rindustrie,  au  moins 
les  plus  importantes  :  coton,  toile,  papier,  tissus, 
métaux,  substances  colorantes.  Le  maître  montre  ces 
matières  et  indique  à  la  fois  leur  usage  et  sur  la 
carte  leur  lieu  de  provenance.  Plus  loin  encore,  les 
appareils  les  plus  élémentaires  de  la  physique  :  une 
machine  électrique  et  une  petite  pile,  que  Ton  ex- 
plique en  montrant  aux  élèves  les  fils  télégraphiques 
de  la  voie  placés  toujours  sous  leurs  yeux.  De  même 
quelques  appareils  de  chimie,  un  alambic,  tel  que 
ceux  dans  lesquels  on  distille  l'essence  de  térében- 
thine. Ces  appareils  servent  de  point  de  départ 
aux  notions  les  plus  indispensables  sur  la  composi- 
tion de  l'eau  et  de  l'air,  sur  la  nature  du  feu,  sur  les 
eaux  potables,  sur  les  sources  minérales  si  abon- 
dantes dans  le  voisinage,  par  exemple  aux  Pyrénées, 
et  déjà  à  Dax,  dont  les  thermes  fournissent  un 
modèle  accompli  des  ressources  de  l'hydrothérapie. 

Ces  notions,  ces  appareils,  tous  simples,  peu 
coûteux,  sont  complétés  par  des  études  d'histoire 
naturelle  et  par  un  petit  jardin  botanique. 

Voilà  ce  que  l'on  voit  à  Morcenx,  et  nous  avons 
vérifié  par  des  interrogations  que  ce  n'est  pas  là  un 
vain  étalage;  mais  que  les  enfants  apprennent  et 
retiennent  ces  choses,  dans  la  juste  mesure  qui  con- 
vient à  leur  âge. 


L'UNIVERSITÉ  DE  GENÈVE 


I 


G^est  un  devoir  pour  nous  autres  Français,  jadis 

accusés  d'infatuation  et  d'ignorance  à  l'égard  des 

autres  peuples,  c'est  un  devoir  de  nous  enquérir 

sans  relâche  de  ce  qui  se  passe  autour  de  nous,  afin 

de  comparer,  de  réformer  et  de  perfectionner  sans 

cesse  nos  propres  institutions.  A  ce  titre,  peut-être 

est-il  utile  de  mettre  sous  les  yeux  des  lecteurs  de 

ce  livre  quelques  notes  recueillies  sur  Tuniversité  de 

Genève,  grâce  à  l'obligeance   du  recteur   actuel, 

M*  Soret,  l'un  des  physiciens  les  plus  distingués  de 

notre  époque. 

Genève,  placée  eatre  la  France  et  l'Italie,  aui  dé- 

21 


I»! 


822  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

bouchés  de  la  Suisse  aUemande,  tire  de  sa  position 
un  caractère  mixte  et  un  intérêt  particulier  :  cet 
intérêt  s'accroît,  si  Ton  réfléchit  aux  raisons  histo- 
riques qui  ont  fait  de  Genève  un  des  foyers  de  la 
Réforme  au  xvi*  siècle,  et  qui  y  ont  développé  au 
XIX*  cet  esprit  semi-anglais,  remarqué  par  tous  les 
observateurs.  Genève  et  ses  soixante  mille  habitants 
feraient  en  France  une  ville  de  second  ordre,  telle 
que  Caen  ou  Montpellier.  En  Suisse,  avec  son  auto- 
nomie et  ses  traditions  libérales  et  républicaines, 
c'est  l'un  des  nœuds,  l'un  des  points  d'assemblage 
de  la  civilisation  européenne. 

Partagée  entre  l'influence  française  et  rinflueace 
allemande,  comme  la  Suisse  tout  entière,  Genève 
concourt  pour  sa  part  à  maintenir  certains  liens  in- 
tellectuels entre  deux  grandes  nations,  sœurs  enne- 
mies, si  tristement  séparées  aujourd'hui  par  la  folie 
des  gouvernements  césariens  de  la  France,  et  par 
Tâpre  et  imprévoyante  ambition  des  chefs  féodaux 
de  l'empire  germanique. 

Genève  est  d'ailleurs  engagée  dans  une  évolution 
intérieure,  qui  n'est  pas  sans  rappeler  la  nôtre,  sous 
le  double  point  de  vue  politique  et  religieux  ;  elle  a 
été,  cette  année  même  (1880),  le  théâtre  d'une  tenta- 
tive pour  séparer  complètement  l'Église  de  l'État,  ei 
les  problèmes  qui  nous  préoccupent  sous  le  rapport 


L'UMIYERSITÉ  DB  GENÈTE  3S3 

de  rinstraction  publique  y  ont  été  abordés  à  plu- 
sieurs reprises  dans  ces  derniers  temps. 

La  loi  du  19  octobre  1872  a  résolu  à  Genève  plus 
d*iine  question  encore  pendante  chez  nous  :  conçue 
dans  un  esprit  éminemment  laïque  et  rationnel,  elle 
a  rencontré  les  facilités  que  comporte  une  organisa- 
tion démocratique  ancienne  et  affermie,  ainsi  qu'un 
milieu  d'action  étroitement  limité  :  nous  avons  là 
phis  d'un  enseignement  i  recueillir,  plus  d'une  ten- 
tative originale  à  méditer,  plus  d'une  leçon  dont  il 
convient  de  faire  notre  profit. 

Mais  je  neveux  m'occuper  ni  des  écoles  primaires, 
ni  des  écoles  secondaires  de  Genève,  malgré  l'inté- 
rêt que  présente  leur  comparaison  avec  celles  de  la 
France;  je  reviendrai  peut-être  sur  l'école  secon- 
daire et  supérieure  des  jeunes  filles,  type  capital  à 
connaître  pour  les  écoles  de  même  ordre  que  nous 
nous  proposons  d'instituer. 

Aujourd'hui,  je  me  bornerai  à  l'université  de  Ge- 
nève, en  insistant  surtout  sur  la  faculté  des  sciences, 
que  j'ai  examinée  avec  plus  de  détail  et  de  compé- 
tence. Les  Genevois  parlent  avec  une  complaisance 
patriotique  de  ces  institutions,  pour  lesquelles  ils  se 
sont  imposé  de  grands  sacrifices  et  dont  ils  sont 
fiers  ajuste  titre.  Voici  les  remarques  les  plus  essen- 
tielles qu'il  m'a  été  donné  de  faire,  dans  une  visite 


;«4  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

rapide,  sur  les  cadres,  les  hommes,  rinstallation 
matérielle  ;  j'insisterai  sur  les  innovations  et  com- 
binaisons curieuses  qui  distinguent  le  système  de 
cette  université  de  celui  des  universités  allemandes 
et  des  facultés  françaises  :  il  est  intéressant  de 
connaître,  afin  d'en  profiter,  les  essais  nouveaux  et 
les  expériences  tentées  pour  sortir  des  moules  tra- 
ditionnels. 


/        • 


II 


On  sait  que  les  quatre  facultés  proverbiales  du 
moyen  âge  se  sont  résolues  en  cinq  facultés  dans 
les  universités  modernes,  par  suite  du  dédouble- 
ment de  la  faculté  des  arts  en  faculté  des  lettres  et  fa- 
culté des  sciences  ;  les  facultés  de  théologie,  de  droit 
et  de  médecine  ayant  conservé  leur  unité  propre. 
L'université  de  Genève,  constituée  sous  ce  nom  en 
1873,  à  la  place  de  l'ancienne  Académie,  ne  s'écarte 
pas  de  la  règle  commune  :  tout  au  plus  a-t-elle  re- 
tenu cette  trace  des  vieux  systèmes,  que  l'on  re- 
trouve en  toutes  choses,  dans  le  diplôme  de  maître 
es  arts,  conféré  aux  jeunes  gens  qui  ont  obtenu  le 
double  titre  de  bachelier  es  lettres  et  bachelier  es 
sciences. 


826  SCIENCE   ET  PHILOSOPHIE. 

Chacune  des  facultés  est  présidée  par  un  doyen  ; 
l'ensemble,  par  un  recteur,  nommé  pour  deux  ans 
par  les  professeurs  et  non  rééligible.  Ainsi,  M.  Soret 
a  succédé,  cette  année,  à  M.  Marc-Monnier,  dont  le 
nom  n*est  pas  ignoré  des  amateurs  de  littérature. 
C'est  là  une  rotation  qu'il  conviendrait  peut-être 
d'adopter  en  France  pour  les  directeurs  de  nos 
grands  établissements  scientifiques;  le  système  des 
présidences  indéfinies,  qui  prévaut  chez  nous,  n'est 
pas  sans  inconvénient. 

Rappelons  que  le  titre  de  recteur  a  conservé  dans 
l'université  de  Genève  son  sens  traditionnel  :  il  ne 
doit  pas  être  assimilé  à  notre  recteur  d'académie, 
fonctionnaire  d'ordre  administratif,  et  dont  les 
pouvoirs  plus  étendus  embrassent  à  la  fois  l'instruc- 
tion supérieure,  l'instruction  secondaire  et  l'instruc- 
tion primaire.  Dans  cet  ordre,  comme  dans  bien 
d'autres  choses,  les  noms  primitifs  se  sont  conser- 
vés, malgré  des  changements  profonds  dans  leur 
signification.  Le  rouage  administratif,  que  nous  dé- 
signons sous  le  nom  de  recteur,  n'est  pas  d'ailleurs 
nécessaire  dans  un  milieu  aussi  restreint  que  celui 
du  canton  de  Genève  :  ses  attributions  y  seraient  les 
mêmes  que  celle  du  ministre  de  l'instruction  publi- 
que. Elles  sont  remplies  par  le  conseiller  d'État, 
présidant  le  département  de  l'instruction  publique, 


I 


L'UNIVERSITÉ  DE  GENÈVE.  327 

H.  Carterety  homme  remarquable,  auquel  on  doit 
un  grand  nombre  des  réformes  effectuées  dans  ce 
département,  et  dont  le  rôle  et  Tinfluence  politique 
sont  trop  connus  pour  qu'il  convienne  d'y  insister. 

Vers  répoque  où  Tuniversité  de  Genève  se  con- 
stituait, des  circonstances  inattendues  vinrent  lui 
fournir  les  ressources  considérables,  nécessaires 
ison  installation  matérielle  :  grâce  à  ces  ressources, 
on  a  pu  construire  des  bâtiments  et  des  labora- 
toires magnifiques,  sur  une  échelle  que  les  finances 
de  la  ville  de  Genève  auraient  pu  dificilement  at- 
teindre. 

Les  donations  et  fondations  privées  ne  sont  pas 
rares  dans  les  États  démocratiques  ;  les  États-Unis 
en  offrent  de  nombreux  exemples.  En  Suisse  mèmOi 
l'initiative  d'un  professeur  de  physique  amoureux 
du  bien  public,  M.  Hagenbach,  a  déterminé  à  Bâle 
la  création  du  Bemouillianumy  institut  de  physique 
et  de  chimie,  établi  par  les  ressources  d'une  asso- 
ciation particulière.  Mais  les  millions  qui  ont  servi 
i  élever  les  laboratoires  et  les  amphithéâtres  de 
Genève  ont  une  source  moins  rationnelle. 

C'est  ici  l'un  des  exemples  les  plus  curieux  du 
rôle  que  les  accidents  jouent  dans  l'histoire  humaine. 
Le  duc  de  Brunswick,  vieux  prince  féodal,  dont 
nous  avons  pu  entrevoir  à   Paris  les  ridicules, 


328  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

s'élant  résolu  à  déshériter  ses  compatriotes,  a  lé' 
gué  son  immense  fortune  (près  de  vingt  millions) 
à  la  République  de  Genève.  Le  voyageur  surpris 
peut  contempler  sur  le  quai  du  Mont-Blanc  un  mo- 
nument bizarre,  construit  à  grands  frais  d'après  les 
plans  posthumes  du  noble  duc,  et  dont  l'exécution 
a  dû  paraître  une  lourde  charge  esthétique  aux 
hommes  de  goût  qui  abondent  à  Genève.  Ils  ont  pu, 
du  moins,  disposer  du  reste  des  millions  pour  des 
monuments  d'utilité  publique,  conçus  dans  un  meil* 
leur  style,  et  élevés  sur  de  vastes  emplacements 
demeurés  libres  au  pied  des  anciens  remparts. 

Au-dessous  de  la  rue  de  la  Treille,  là  où  j'avais 
connu  autrefois  des  fondrières  et  des  masures, 
s'élèvent  maintenant  un  vaste  théâtre,  réduction  de 
l'Opéra  de  Garnier,  un  élégant  Conservatoire  de 
musique  et  divers  édifices  d'utilité  publique,  dont  le 
principal  est  l'université,  située  entre  deux  jardins. 
Un  peu  au  delà,  on  aperçoit  le  laboratoire  de  chi- 
mie, avec  sa  haute  cheminée  de  briques.  De  lon- 
gues lignes  de  maisons  neuves  en  calcaire  gris,  d'un 
style  sobre  et  sévère,  ont  été  construites  et  se  multi- 
plient chaque  jour  dans  ce  quartier  jadis  perdu.  La 
faculté  de  médecine,  avec  ses  instituts  anatomique 
et  physiologique,  est  encore  plus  loin,  au  bord  de 
TArve.  Enfin  l'observatoire  d'astronomie,  à  l'autre 


L'TiniVEKSlTÉ  DE  GEHËVE.  3i» 

extrémité  de  la  TÎIIe,  domine  une  colline  au-dessos 
de  Saint-Pierre. 

Tout  cet  ensemble  date  d'hier;  il^n'y  a  que  deux 
ans  que  l'université  s'y  est  installée. 

Dirigeons-noas  vers  ces  bâtiments,  et  résumons- 
eo  l'économie  générale. 


III 


Un  escalier  monumental  conduit  au  principal 
corps  de  bâtiments,  situé  entre  deux  larges  ailes. 
Celles-ci  renferment  le  Muséum  d'histoire  naturelle, 
la  Bibliothèque  de  la  Ville  et  divers  annexes.  Dans  le 
corps  principal,  on  trouve  les  amphithéâtres  spé- 
ciaux de  mathématiques,  de  physique,  de  théologie, 
de  droit  ;  ainsi  que  Xkula^  grand  salle  de  leçons  pu- 
bliques, analogues  à  nos  conférences  de  la  Sor- 
bonne  ;  enfin,  les  laboratoires. 

Ceux-ci  ont  un  développement  inégal,  correspon- 
dant à  rimportance  des  sujets  et  des  professeurs. 
Ainsi  M.  Yogt,  professeur  de  zoologie,  occupe  huit 
salles,  près  de  la  moitié  d'un  étage;  le  laboratoire 


;L*UNIY£RS1TÊ  de  GENËVE.  331 

d'embryogénie  de  M.  Fol  se  distribue  entre  cinq 
salles,  etc.  Ces  salles,  construites  d'une  façon  simple 
et  uniforme,  dans  de  belles  dimensions,  se  prêtent 
fort  bien  aux  appropriations  spéciales  :  Aquarium, 
élevage  de  petils  animaux  pour  les  expériences; 
cbambrettes  photographiques;  tables  disposées  pour 
les  microscopes,  etc.,  etc.  Un  moteur  à  eau  permet 
d'actionner  une  lampe  électrique,  destinée  aux  pro- 
jections. La  physique  n'est  pas  moins  bien  traitée  : 
chaque  professeur  y  dispose  de  collections  et  d'in- 
struments, complétés  par  les  ressources  privées  de  la 
Société  de  construction  des  instruments  de  physique 
de  Plain-Palais.  J'ai  remarqué  dans  les  amphi- 
théâtres un  arrangement  qu'il  serait  fort  utile  d'in- 
troduire chez  nous  :  devant  les  bancs  destinés  aux 
étudiants  se  trouvent  des  tables,  sur  lesquelles  on 
peut  prendre  des  notes. 

Le  second  étage  est  réservé  aux  cours  de  la  fa- 
culté des  lettres  et  à  ceux  du  gymnase,  dont  la  con- 
nexion avec  l'université  se  trouve  ainsi  établie  jus- 
que dans  les  dispositions  matérielles. 

Le  laboratoire  de  chimie  est,  je  l'ai  déjà  dit,  sé- 
paré du  reste  de  l'université,  et  installé  dans  un 
vaste  édifice,  construit  à  part,  suivant  les  artiCces 
les  plus  récents  des  laboratoires  allemands.  Une 
machine  à  vapeur  de  vingt-cinq  chevaux  en  est 


832  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

l'organe  fondamental;  elle  y  distribue  la  chaleur, 
sous  forme  d'eau  chaude  et  de  vapeur  d'eau,  et  la 
ventilation,  destinée  à  aspirer  les  gaz  délétères  et 
les  produits  de  combustion.  Elle  actionne  en  outrQ 
une  machine  Gramme,  qui  fournit  la  lumière  élec- 
trique. 

Quarante-six  élèves,  répartis  autour  de  tables 
munies  d'armoires,  au  milieu  de  grandes  salles, 
trouvent  chacun  à  sa  disposition,  l'eau,  le  gaz,  les 
étuves,  les  pompes  &  vide  et  les  réactifs.  A  côté  de 
chaque  table,  entre  deux  fenêtres,  est  une  petite 
chapelle,  ou  appareil  d'aspiration;  au  bout,  une  cu- 
vette de  lavage.  Chaque  élève  est  responsable  de  sod 
matériel. 

Ce  système,  imité  de  l'Allemagne,  envisage  le  la- 
boratoire comme  une  sorte  de  vaste  usine,  ou  Ton 
se  propose  de  produire  des  chimistes  exercés  à  l'ana- 
lyse. Je  doute  cependant  qu'il  soitiiussi  favorable  à 
l'instruction  complète  des  élèves  que  nos  vieux  la- 
boratoires français,  avec  leurs  paillasses  et  leurs 
hottes,  destinées  aux  grandes  préparations  de  la 
chimie  minérale.  Certes,  la  forme  en  est  aujour- 
d'hui arriérée,  la  surface  misérablement  restreinte, 
les  aménagements  insuffisants.  Mais,  par  contre,  la 
pratique  un  peu  brutale  de  la  chimie  minérale  ne 
doit  plus  guère  être  enseignée  avec  détail  dans  ces 


L'UNIVERSITÉ  DB  GENÈYE.  333 

laboratoires  nouveaux,  propres  et  clos  comme  un 
appartemeni,  et  où  la  place  nécessaire  aux  grandes 
préparations  fait  défaut.  Ce  n'est  pas  là  leur  seul 
inconvénient.  Le  professeur,  absorbé  par  les  soucis 
de  Fadministration  d'une  si  grosse  machine,  doit 
avoir  moins  de  loisirs  pour  faire  avancer  la  soience 
par  ses  travaux  personnels  et  ceux  de  ses  élèves  les 
plos  intimes.  Enfin,  je  crains  que  la  dépense  n*y 
soit  considérable.    Aujourd'hui,   l'État    genevois 
fournit  au  laboratoire  le  gaz,  l'eau,  le  combustible; 
flpaye  le  mécanicien  et  les  aides,  et  donne  en  outre 
10  000  francs  par  an  pour  achats  d'appareils  et  de 
produits.  Le  total  des  dépenses  n'a  pu  m'ètre  fixé, 
à  cause  de  la  date  récente  de  l'installation.  C'est  une 
expérience  qu'il  nous  convient  de  suivre,  afin  de 
nous  en  approprier,  s'il  se  peut,  les  avantages  en 
évitant   les    inconvénients,  dans  les    laboratoires 
agrandis  que  nous  reconstruisons  chaque  jour. 

Quelques  mois  enfin  sur  les  bâtiments  de  la 
iacalté  de  médecine.  J'y  ai  visité  les  instituts  de 
physiologie  et  d'anatomie,  disposés  parallèlement 
au  bâtiment  principal . 

La  physiologie  est  enseignée  par  M.  Schiff,  savant 
expérimentateur,  dont  nous  connaissons  bien  à 
Paris  la  tète  intelligente.  Je  l'ai  retrouvé  au  milieu 
de  ses  appareils  et  de  ses  opérations,  plus  actif  et 


334  SCIENCE  ET  PHILOSOPHE. 

plus  vivant  que  jamais.  Il  a  une  fort  belle  installa- 
tion, avec  des  salles  spéciales  pour  chaque  groupe 
d'appareils,  et  des  cages  saines,  bien  ventilées,  bien 
lavées  et  bien  disposées,  pour  les  animaux. 

Les  salles  de  dissection  et  le  musée  pathologique 
m'ont  été  montrés  par  M.  Laskowski,  professeur 
d'anatomie,  homme  distingué,  sorti  de  TÉcole  de 
Paris,  et  qui  a  réalisé  des  progrès  remarquables 
dans  la  préparation  des  pièces  anatomiques  par  rem- 
ploi de  la  glycérine  phéniquée.  L'odeur  fade,  écœu- 
rante et  malsaine  des  salles  de  dissection  a  disparu. 
Les  pièces  anatomiques  gardent,  même  après  plu- 
sieurs années,  leurs  formes,  leur  aspect,  leurs  di- 
mensions, leurs  rapports,  leur  souplesse,  h  un  de- 
gré extraordinaire.  Il  y  a  là  un  progrès  intéressant, 
et  que  je  ne  doute  pas  de  voir  se  répandre  bientôt 
dans  toutes  les  écoles  de  médecine. 

Mais  je  ne  puis  m'étendre  ici,  comme  je  le  vou- 
drais, sur  le  détail  des  dispositions  dont  l'université 
de  Genève  nous  présente  les  types  les  plus  modernes. 
Voilà  un  matériel  neuf,  et  très  bien  adapté.  Les 
élèves  et  les  ressources  financières  annuelles  ne 
sauraient  faire  défaut;  ils  permettront  aux  hommes 
de  mérite  qui  composent  l'université  d'en  tirer 
tout  le  parti  convenable  pour  le  profit  de  la  science 
et  l'enseignement  des  jeunes  générations. 


lY 


Noos  avons  parlé  jasqa*ici  des  bâtiments  et  des 
laboratoires  :  il  convient  maintenant  de  signaler  les 
cadres  généraux  de  l'enseignement,  en  passant  en 
revue  les  cinq  facultés  qui  forment  le  corps  univer- 
sitaire. 

La  faculté  de  théologie  {Ab  Jove  principium)^ 
&culté  protestante  bien  entendu,  semble  peu  floris- 
sante. Pour  cinq  professeurs  donnant  huit  cours, 
elle  comptait  seulement,  dans  le  semestre  1879-1880, 
quinze  élèves,  dont  treize  étrangers,  deux  Suisses 
et  aucun  Genevois.  Il  doit  y  avoir  là  quelque  cir- 
constance locale,  analogue  i  celles  qui  font  le  vide 
autour  de  nos  facultés  françaises  de  théologie  ca- 


t     - 


^6  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

tholique;  car  le  protestantisme  à  Genève  est  vivace 
et  ardent  :  j'ai  lu  une  affiche  du  consistoire,  apposée 
dans  les  rues,  qui  célébrait  le  vote  récent  par  lequel 
la  séparation  entre  l'Église  et  l'État  a  été  repoussée, 
dans  des  termes  exaltés  et  dignes  des  vieux  calvi- 
nistes du  xvi*  siècle. 

La  faculté  des  sciences  fournit  renseignement 
par  treize  professeurs,  savoir  :  trois  mathématicieas, 
•cinq  naturalistes,  cinq  physiciens  et  chimistes,  ils 
donnent  dix-huit  cours  et  quatre  séries  d'exercices 
pratiques.  En  outre,  il  y  a  trois  cours  libres.  Cent 
six  élèves,  dont  trente- neuf  Genevois,  vingt-six 
Suisses  et  quarante  et  un  étrangers  ont  suivi  celte 
faculté  en  1879-1880;  mais  elle  ne  comptait  que 
quarante  étudiants  proprement  dits. 

Elle  est  en  pleine  activité  et  munie  de  labora- 
toires, collections  et  instruments  de  travail,  dans 
les  conditions  les  plus  modernes.  Elle  trouve  d'ail- 
leurs une  grande  aide  dans  le  musée  d'histoire  na- 
turelle, institution  municipale,  et  dans  une  fonda- 
tion privée,  demi-scientifique,  demi-industrielle,  la 
Société  de  construction  des  instruments  de  physique 
de  Plain-Palais,  société  dirigée  par  plusieurs  des 
professeurs  de  la  faculté;  ses  ateliers  ont  été  le 
théâtre  des  célèbres  expériences  de  M.  Raoul  Pictet 
sur  la  liquéfaction  de  Toxygène. 


L'UNIVERSITÉ  DE  GENÈVE.  337 

La  liste  des  professeurs  de  la  faculté  des  sciences 
présente  des  noms  bien  connus  en  Europe  :  la  phy- 
sique y  est  enseignée  par  MM.  Wartmann,  Soret  et 
R.  Pictet.  Nous  avons  vu  à  Paris  ce  dernier  savant, 
honune  singulier,  plein  de  jeunesse,  d'ardeur  et 
d'initiative,  inventeur  partagé  entre  la  théorie  pure, 
qu'il  entend  i  sa  façon,  et  les  applications  indus- 
trielles ;  c'est  un  mélange  de  Français  et  d'Améri- 
cain, qui  n'a  pas  encore  dit  son  dernier  mot. 

M.  Soret,  ancien  élève  de  M.  Regnault,  est  un  es- 
prit plus  tempéré  :  il  poursuit  depuis  plusieurs  an- 
nées, sur  les  liquides,  des  recherches  spectrosco- 
piques  qui  lui  ont  permis  de  pénétrer  fort  avant 
dans  l'étude  de  ce  groupe  de  métaux  rares,  voisins 
de  l'alumine,  et  multipliés  chaque  jour  comme  les 
planètes  télescopiques.  Ces  recherches  semblent 
susceptibles  d'ailleurs  d'applications  plus  générales  : 
elles  montrent  qu'aucun  liquide  n'est  absolument 
incolore,  c'est-à-dire  susceptible  de  transmettre 
uniformément  toute  espèce  de  lumière.  Les  données 
numériques  qui  caractérisent  l'absorption  inégale 
des  diverses  lumières  conduiront  peut-être  prochai- 
nement à  une  méthode  d'analyse  chimique  univer- 
selle. 

Deux  professeurs  enseignent  la  chimie  :  BI.  D.  Mon- 
nier,  travailleur  modeste  et  assidu,  et  M.  Graebe, 


838  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

savant  renommé  par  la  découverte  de  ralizarine  ar- 
tificielle ;  séparé  des  Allemands,  ses  compatriotes, 
pour  des  raisons  que  je  ne  connais  pas,  les  Genevois 
Tout  appelé  parmi  eux;  c'est  l'une  des  illustrations 
de  leur  université. 

Je  citerai  encore  M.  Ch.  Yogt,  le  naturaliste  sympa- 
thique et  original,  dont  nous  avons  serré  la  main 
plus  d'une  fois  à  Paris  et  dans  nos  congrès  scienti- 
fiques :  ses  laboratoires  et  son  enseignement  occu- 
pent dans  la  faculté  des  sciences  une  place  propor- 
tionnée à  sa  grande  notoriété. 

Relevons  l'un  des  traits  qui  distinguent  l'univer- 
seté  de  Genève  (aussi  bien  que  les  universités  alle- 
mandes) du  système  de  nos  facultés  françaises. 
Tandis  qu'en  France  les  traitements  sont  uniformes 
à  Paris,  et  variables  par  classes  peu  écartées  en  pro- 
vince, les  traitements  des  professeurs  genevois  sont 
compris  entre  les  limites  les  plus  étendues  :  depuis 
1  200  francs,  je  crois,  jusqu'à  12  000  francs.  On  y 
tient  compte  à  la  fois  du  mérite  et  de  la  situation  de 
fortune  personnelle  :  c'est  un  compromis  entre  le 
système  général  de  l'enseignement  supérieur  en  Eu- 
rope et  son  mode  ancien  à  Genève. 

En  effet,  autrefois,  dans  l'Académie  de  Genève,  le 
professorat  était  regardé  comme  un  honneur,  très 
recherché  des  iils  de  famille  et  des  hommes  les  plus 


L'UNIVERSITÉ  DE  GENÈVE.  339 

riches,  et  dès  lors  i  peine  rémunéré.  Il  était  tenu 
par  une  sorte  d'aristocratie  intellecluelley  qui  s'est 
perpétuée  pendant  trois  ou  quatre  générations  :  les 
de  la  Rive,  les  de  Gandolle,  les  de  Saussure,  les  de 
Marignac,  les  Hareet,  les  Pictet  se  transmettaient  les 
chaires  et  la  tradition  scientifique.  Cet  état  de  choses 
exceptionnel,  et  qui  donnait  naguère  à  la  science 
genevoise  un  cachet  tout  spécial,  tend  à  disparaître, 
en  même  temps  que  l'influence  politique  de  l'aristo- 
cratie à  la  fois  financière  et  intellectuelle  qui  a  do- 
miné si  longtemps  la  cité.  Gomme  il  est  arrivé  sou- 
vent dans  l'histoire  du  monde,  le  zèle  des  familles 
riches  pour  les  choses  de  l'esprit  est  tombé  en  même 
temps  que  leurs  privilèges.  Si  leurs  représentants 
ne  sont  pas  étrangers  et  même  hostiles  à  l'intelli- 
gence et  au  prc^rès,  et  tels  que  la  plupart  des  mem- 
bres des  aristocraties  de  race  et  d'argent,  si  forte- 
ment imprégnées  d'esprit  clérical  et  rétrograde  en 
France  ;  cependant  on  do  i  t  constater,  non  sans  quelque 
regret,  que  les  descendants  des  vieilles  familles  gene- 
voises comptent  aujourd'hui  parmi  eux  bien  des  ama- 
teurs, occupés  surtout  de  leurs  amusements  privés 
et  de  leurs  plaisirs  discrets.  La  plupart  sont  devenus 
indifférents  à  cette  science,  dont  ils  ont  perdu  le  mo- 
nopole, n  ne  faut  cependant  pas  aller  trop  loin  dans 
ces  reproches  :  il  est  incontestable  que  les  facultés 


I  340  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

enregistrent  dans  leur  sein  plus  d'un  représentant 
des  anciens  noms;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
qu'elles  se  sont  ouvertes  à  tous,  et  qu'elles  ont  pris 
une  forme  générale  et  administrative!  semblable  i 
celle  des  pays  voisins. 

Poursuivons  la  revue  des  facultés  de  l'université 
de  Genève. 

La  faculté  des  lettres  possède  onze  professeurs, 
donnant  vingt-huit  cours,  plus  six  cours  libres, 
d'après  les  programmes  que  j'ai  entre  les  mains.  Elle 
a  été  fréquentée  en  1880  par  deux  cent  huit  élèves, 
parmi  lesquels  vingt-huit  étudiants  proprement  dits  ; 
les  cent  quatre-vingts  autres  auditeurs  appartenant 
à  la  catégorie  dite  des  assistants.  Nous  rencontrons 
ici  une  distinction  qui  mérite  d'être  notée. 

Les  Facultés  en  général  ont  une  double  destina- 
tion :  elles  distribuent  l'instruction  supérieure  et 
elles  en  constatent  l'acquisition  par  des  examens  et 
des  diplômes.  A  cette  double  destination  répondent 
deux  classes  plus  ou  moins  distinctes  d'élèves  :  les 
étudiants  proprement  dits,  qui  se  proposent  de  sou- 
tenir les  examens,  et  les  auditeurs  bénévoles.  La 
présence  de  ces  derniers  expose  souvent  à  abaisser 
le  niveau  de  l'enseignement,  et  à  lui  communiquer 
une  certaine  frivolité,  surtout  dans  les  cours  litté- 
raires. Cependant,  en  France,  nous  avons  cru  devoir 


L'UNIVERSITÉ  DE  GENÈVE.  3ii 

conserver  le  principe  de  la  publicité  et  de  la  gra- 
tuité absolue  des  cours  de  renseignement  supérieur. 
En  Allemagne,  il  en  est  autrement  :  les  personnes 
inscrites  et  payantes  peuvent  seules  assister  aux 
cours.  Les  fondateurs  de  l'université  de  Genève  ont 
adopté  un  système  mixte  ;  ils  ont  eu  l'idée  de  déli- 
vrer des  livrets  d'études  :  non  seulement  aux  étu- 
diants, assujettis  à  justifier  de  leur  aptitude  préa- 
lable par  des  certificats  d'études,  par  des  diplômes  ou 
par  un  examen  spécial,  et  obligés  ensuite  de  faire 
constater  leur  présence  par  des  inscriptions;  mais 
aussi  aux  auditeurs  bénévoles,  désignés  sous  le 
nom  d'assistants.  Je  doute  que  les  simples  auditeurs 
acceptassent  ainsi  en  France  de  voir  leur  nom  et 
leur  adresse  inscrits  sur  des  listes  imprimées  et  pu- 
bliques. En  effet,  assistants  et  étudiants,  les  uns  et 
les  autres,  doivent  être  pourvus  d'un  livret,  payer 
des  inscriptions  et  faire  signer  le  livret  par  les  pro- 
fesseurs ei  privat'docent  dont  ils  suivent  les  cours, 
ainsi  que  par  les  autorités  universitaires.  Les  étu- 

« 

diants  seuls  sont  tenus  en  principe  à  des  examens 
de  passage. 

Mais  ce  système,  dans  la  pratique,  parait  être 
revenu  à  un  état  de  choses  fort  analogue  au  sys- 
tème français.  En  effet,  les  examens  de  passage  sont 
déjà,  paraît-il,  tombés  en  désuétude;  le  tarif  des 


342  SGIENGB  ET  PHILOSOPHIE. 

inscriptions  est  si  faible  (2  fr.  50  par  heure  de  cours 
semestriel,  à  l'exception  des  cours  de  médecine 
pour  lesquels  IMascription  est  double),  qu'il  ne 
constitue  ni  une  rémunération  sérieuse  pour  les 
professeurs  qui  reçoivent,  ni  un  frein  sufGsant  pour 
les  étudiants  qui  payent.  Enfin,  les  assistants  suisses 
et  genevois  âgés  de  plus  de  vingt-trois  ans  sont  ac* 
ceptés  gratuitement  dans  les  facultés  des  lettres  et 
des  sciences. 

Ajoutons  que  les  femmes  sont  admises  à  suivre  les 
cours  des  facultés  :  le  nombre  des  assistantes  de  la 
faculté  des  lettres  s'élève  à  soixante  environ,  pour 
la  plupart  Genevoises  ou  Suisses.  Près  la  faculté  des 
sciences,  neuf  dames  russes  :  on  sait  qu'elles  ont  un 
goût  spécial  pour  ce  genre  d'études. 

Les  grades  délivrés  par  les  facultés  des  lettres  et 
des  sciences  sont  à  peu  près  les  mêmes  qu'en  France  ; 
à  cela  près  que  nos  trois  licences  es  sciences  sont 
remplacées  par  trois  doctorats  équivalents,  de  moin- 
dre valeur  que  nos  doctorats  es  sciences,  mais  plus 
en  harmonie  avec  le  niveau  du  doctorat  en  médecine. 

A  côté  des  facultés  des  lettres  et  des  sciences,  et 
comme  une  sorte  d'annexé,  fonctionne  la  section 
dite  de  philosophie,  comptant  trente-cinq  élèves, 
dont  treize  étudiants,  lesquels  choisissent  dans  ces 
facultés  les  cours  qu'ils  veulent  suivre  et  font  deux 


L'UNIVERSITÉ  DE  GENÈVE.  343 

années  d^études,  suivies  chacune  d'un  examen.  C'est 
un  cadre  spécial  à  Genève,  préparatoire  aux  facultés 
de  droit  et  de  théologie,  mais  dont  je  n'ai  pas  bien 
compris  ie'fonclionneraent. 

Un  autre  caractère  propre  à  la  faculté  des  lettres 
de  Genève,  c'est  son  partage  en  deux  sections,  Tune 
dite  des  lettres,  l'autre  dite  des  sciences  sociales, 
comprenant  l'histoire,  la  philologie,  l'économie  poli- 
tique, la  législation  comparée,  l'étude  des  systèmes 
sociaux  et  l'histoire  des  religions.  Cette  institution 
fort  originale  trouve  sa  sanction  dans  un  ordre  parti- 
culier de  grades  et  d'examens.  En  effet,  à  côté  de  la 
licence  èslettres,  analogue  àla nôtre,  figure  la  licence 
es  sciences  sociales,  dont  l'examen  comprend  les  ob-^ 
jets  enseignés  dans  la  section  correspondante.  Il  serait 
intéressant  de  savoir  combien  d'étudiants  acquièrent 
ce  diplôme  et  quelle  en  est  la  destination.  En  tou 
cas,  il  répond  jusqu'à  un  certain  point  à  la  conve- 
nance, signalée  chez  nous  plus  d'une  fois,  mais  sans 
résultat  jusqu'à  présent,  de  diviser  le  titre  trop  géné- 
ral de  la  licence  es  lettres.  Je  ne  sais  si  le  nom  de  la 
licence  es  sciences  sociales  serait  accepté  en  France, 
et  si  les  programmes  en  sont  bien  limités  ;  mais 
l'idée  même  est  ingénieuse,  et  il  faudra  bien  un  jour 
ou  l'autre  adopter  quelque  partage  analogue  dans 
nos  examens. 


344  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

La  faculté  de  droit  a  huit  professeurs,  qui  donnent 
treize  cours  officiels,  plus  deux  cours  libres  et  des 
exercices  de  plaidoirie.  Quelques-uns  de  ses  profes- 
seurs font  aussi  des  cours  dans  la  section  des  sciences 
sociales;  c'est-à-dire  qu'il  y  a  un  certain  enchevêtre- 
ment entre  les  deux  ordres  d'enseignement  :  on  sait 
qu'une  portion  des  cours  de  la  section  de  science 
sociale  sont  donnés  en  France  dans  les  facultés  de 
droit.Cinquante-quatre  élèves,  dont  trente  et  un  étu- 
diants proprement  dits  (treize  Genevois,  huit  Suisses, 
dix  étrangers),  suivent  la  faculté  de  droit. 

La  faculté  de  médecine  est  de  création  plus  récente 
que  les  autres  facultés.  Elle  compte  quatorze  pro- 
fesseurs, donnant  dix-sept  cours,  plus  treize  cours 
libres.  Il  conviendrait  d'y  joindre  les  cours  et  exer- 
cices pratiques  de  physique,  de  chimie  et  d'histoire 
naturelle  de  la  faculté  des  sciences,  qui  ne  sont  pas 
plus  reproduits  en  double  dans  la  faculté  de  méde- 
cine de  Genève  qu'ils  ne  le  sont  en  général  dans  les 
universités  allemandes.  Ce  doublement  des  cours 
de  sciences  pures,  nécessaire  peut-être  à  Paris,  est 
un  des  plus  graves  défauts  de  nos  facultés  françaises 
de  médecine  récemment  instituées;  il  y  aurait  eu 
tout  avantage  à  fortifier  les  unes  par  les  autres  et  i 
rendre  solidaires  nos  facultés  des  sciences  et  nos 
facultés  de  médecine,  en  leur  donnant  des  élèves 


L'UNIV£RSIT£  de  GENÈVE.  345 

communs  par  un  système  de  règlements  convenables, 
au  lieu  de  disperser  les  ressources  et  de  recourir  à 
un  personnel  affaibli  par  sa  multiplication  même. 
Les  hommes  qui  ont  fondé  l'université  de  Genève 
n'ont  pas  commis  cette  faute. 

La  faculté  de  médecine  est  la  plus  fréquentée  de 
toutes  par  les  étudiants  proprement  dits.  En  effet, 
sur  cent  sept  élèves  qui  la  suivent,  on  compte  quatre- 
vingt-cinq  étudiants,  dont  quatorze  Genevois,  qua- 
rante-six Suisses,  vingt-cinq  étrangers  (Russes, 
Italiens,  Allemands).  Elle  délivre  deux  diplômes  : 
celui  de  bachelier  es  sciences  médicales,  comprenant 
les  sciences  dites  accessoires,  et  celui  de  docteur, 
acquis  par  cinq  examens  analogues  aux  nôtres.  Ce 
titre  coafère,  m'a-t-on  dit,  le  plein  exercice,  comme 
chez  nous  ;  tandis  que  les  diplômes  des  universités 
allemandes  et  des  universités  suisses  de  même  type, 
conférés  à  la  suite  d'épreuves  de  moindre  valeur,  ne 
dispensent  pas  de  l'examen  d'État. 

La  composition  des  jurys  d'examen  de  la  faculté 
de  médecine  comprend  non  seulement  des  profes- 
seurs de  la  faculté,  mais  aussi  des  docteurs  ayant  le 
droit  de  pratique  dans  le  canton  de  Genève  et  désignés 
par  le  département  de  l'instruction  publique  :  c'est 
là  une  innovation  souvent  réclamée  en  France,  mais 
fort  contestable  i  divers  égards. 


Tel  est  le  système  général  des  cinq  facultés  de 
r université  de  Genève.  Mais  ce  système  est  complété 
par  celui  du  Gymnase,  qui  mérite  au  plus  haut  degré 
notre  attention. 

Le  Gymnase  est  une  des  institutions  les  plus  origi- 
nales de  Genève  :  c'est  un  établissement  intermédiaire 
entre  le  collège  et  l'université,  qui  prépare  les  ado- 
lescents aux  examens,  aux  écoles  spéciales,  et  qui 
parait  jouer  aussi  dans  une  certaine  mesure  le  rôle 
d'école  normale  ;  les  élèves  y  sont  admis  à  la  suite 
d'examens  spéciaux,  et  ils  en  sortent  avec  des  certifi- 
cats d'étude.  Bref,  il  remplace  nos  classes  de  rhéto- 
rique, philosophie,  mathématiques.  Entrons  dans 


L'CNIYERSITÉ  de  GEKËYE.  347 

quelqnes  détails,  à  cause  de  rimportance  de  cet 
oi^ane  spécial  d'instruction. 

c  n  comprend  cinq  sections  : 

c  Une  section  classique,  —  de  deux  ans  pour  les 
élèves  sortis  de  la  section  classique  du  collège,  et 
conduisant  au  grade  de  bachelier  es  lettres; 

c  Une  section  technique,  préparatoire  pour  le 
Polytechnicum  (institution  de  Zurich,  analogue  à 
notre  École  centrale  de  Paris),  —  de  trois  années 
pour  les  élèves  sortis  de  la  section  classique,  et  de 
deux  années  pour  les  élèves  sortis  de  la  section 
industrielle  *; 

c  Une  section  commerciale,  —  de  trois  années 
pour  les  élèves  sortis  de  la  section  classique  du  col- 
lège, et  de  deux  années  pour  les  élèves  sortis  de  la 
section  industrielle  ; 

€  Une  section  de  pédagogie  classique,  —  de  trois 
années  pour  les  élèves  sortis  de  la  section  classique 
du  collège; 

<  Une  section  de  pédagogie  non  classique,  —  de 
deux  années  pour  les  élèves  sortis  de  Tune  ou  de 
l'autre  des  deux  sections  du  collège.  » 

Le  Gymnase  n'a  pas  d'internes. 

On  voit  que  Genève  a  opéré,  entre  l'enseignement 

1.  Cette  section  répond  à  peo  près  à  notre  enseignement  dit  spé- 
cial. 


34a  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

des  enfants  donné  au  collège,  et  celui  des  adoles- 
cents, réservé  au  gymnase,  cette  séparation  réclamée 
chez  nous  partant  de  bons  esprits.  L'énorme  machine 
des  grands  lycées  français,  avec  leurs  milliers 
d'élèves,  de  tout  âge  et  de  toute  destination,  leurs 
classes  surchargées,  leurs  internais  encombrés, 
leurs  professeurs  et  leurs  proviseurs  surmenés,  aurait 
besoin  d'être  dissoute  et  résolue  en  un  certain 
nombre  d'institutions  distinctes,  appropriées  aux 
destinations  spéciales.  Déjà,  les  petits  lycées  de 
campagne,  réservés  aux  jeunes  enfants,  ont  marqué 
un  premier  pas  dans  cette  division.  S'il  était  pos- 
sible maintenant  de  mettre  à  part  les  classes  d'adoles- 
cents, dans  des  établissements  spéciaux,  sous  le  nom 
de  gymnases,  ou  sous  tout  autre,  comme  on  le  fait  à 
Genève,  on  rendrait  sans  doute  les  réformes  et  les 
améliorations  de  tout  genre  plus  aisées;  on  rétabli- 
rait dans  les  établissements  mieux  spécialisés  cette 
unité  de  direction  intellectuelle  et  morale  que 
l'extrême  complexité  du  système  actuel  permet  diffi- 
cilement de  maintenir.  On  pourrait  en  outre  aborder 
l'un  des  grands  desiderata  de  notre  système  d'en- 
seignement :  la  transition  entre  le  régime  de  l'ensei- 
gnement secondaire  et  celui  de  l'enseignement  supé- 
rieur. 

En  somme,  et  sans  compter  le  gymnase,  Tuniver- 


L'UNIVERSITÉ  DE  GENÊTE.  319 

silé  de  Genève  a  été  fréquentée,  en  1879-1880, 
par  deux  cent  douze  étudiants  proprement  dits 
et  trois  cent  treize  auditeurs,  dits  assistants.  Ces 
chiffres  ne  sont  pas  trop  éloignés  de  ceux  des 
g;roupes  de  facultés  de  nos  Académies  départemen- 
tales, qui  ambitionnent  aujourd'hui  le  titre  d'uni- 
versités. 

Fondée  avec  le  concours  de  ressources  exception- 
nelles, au  sein  d'un  milieu  très  libre  et  très  intelli- 
gent^ dirigée  par  des  professeurs  réputés  devant 
l'Europe  entière,  pourvue  de   bibliothèques,    de 
musées,  d'instituts  expérimentaux  et  de  laboratoires 
conformes  aux  conditions  les  plus  modernes,  l'uni- 
versité de  Genève  entre  dans  la  carrière  avec  les 
présomptions  de  succès  les  plus  légitimes.  Dans  une 
sorte  de  statistique  géographique  des  hommes  de 
science,  publiée  il  y  a  quelques  années,  M.  A.  de 
CandoUe  observait,  avec  un  orgueil  patriotique  bien 
légitime,  que  la  ville  de  Genève  a  produit  plus 
d'hommes  distingués,  pour  un  chiiTre  de  population 
donné,  qu'aucun  centre  européen.  Sa  situation  entre 
trois  grands  pays,  dont  elle  a  recueilli  les  proscrits 
aux  diverses  époques  de  son  histoire,  explique  peut- 
être  cette  fécondité  exceptionnelle.  Mais,  si   nous 
devons  désirer  qu'une  telle  source  soit  tarie  dans 
Tavenir,  cependant  tous  nos  vœux  et  toute  notre 


'-r 


850 


SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 


sympathie  sont  pour  le  succès  delà  jeune  université. 
Espérons  qu'elle  maintiendra  Thonneur  scientiGque 
et  littéraire  de  Genève  au  niveau  conquis  par  les 
professeurs  qui  faisaient  la  gloire  de  son  ancienne 
Académie  I 


LES  RELATIONS  SCIENTIFIQUES 

ENTRE  LA  FRANCE  ET  L'ALLEHAGNE 

» 

A  H.  A.  HÉBRARD 


21  féTrier  1872. 

Vous  avez  désiré  savoir  à  roccasion  mon  sentiment 
sur  les  choses  de  ce  temps,  dans  la  pensée  d'en  tirer 
quelque  proG  l  pour  notre  malheureuse  patrie  :  au* 
jourd'huiy  chacun  a  le  devoir,  parmi  les  gens  qui 
réfléchissent,  de  dire  son  opinion;  le  concours  de 
toutes  les  bonnes  volontés  est  nécessaire. 

C'est  des  relations  morales  entre  la  France  et 
l'Allemagne  que  je  veux  vous  entretenir.  Nul  su- 
jet n'est  plus  brûlant;  nul  n'est  plus  pénible.  Il 
faut  cependant  l'aborder;  car  les  Allemands,  nos 
vainqueurs,  semblent  comprendre  aujourd'hui,  je 
parle  des  philosophes  et  des  esprits  sérieux,  que 


852 


SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 


rhumanité  ne  peut  vivre  de  haine,  et  que  tout  pro- 
grès est  impossible  désormais,  sans  le  concours 
volontaire  et  amical  des  grandes  nations  qui  repré- 
sentent la  civilisation  moderne  :  l'Allemagne,  la 
France  et,j'ajouterai, l'Angleterre, dontils  ne  parlent 
pas  :  ce  sont  là  les  trois  grands  facteurs  du  progrès 
universel. 

Peut-être  avons-nous  le  droit,  autant  que  personne, 
d'élever  la  voix  aujourd'hui,  nous  qui,  vous  le  savez, 
avons  réprouvé  cette  funeste  guerre  dès  son  début 
et  en  principe ,  sans  nous  préoccuper  de  l'opportu- 
nité qui  a  déçu  tant  de  gens  en  juillet  i870.  Nous 
savions,  je  le  répète,  que  la  civilisation  moderne 
repose  sur  trois  peuples,  qui  devraient  rester  unis 
à  tout  jamais  et  à  tout  prix  :  la  France,  l'Allemagne 
et  l'Angleterre  ;  chacune  avec  son  génie  propre  et  sa 
part  dans  le  développement  historique  de  la  race 
humaine. 

Dès  le  xvu*  siècle,  chaque  peuple  marque  son  rôle. 
Pour  ne  parler  que  des  sciences  mathématiques 
et  physiques,  l'initiative  de  leurs  progrès  dans  les 
temps  modernes  est  due  principalement  à  quel- 
ques hommes  :  un  Italien  d'abord,  Galilée,  héritier 
de  ces  grandes  traditions  du  xvi*  siècle,  que  les 
jésuites  et  l'Inquisition  ont  fini  par  éteindre  presque 
complètement  en  Italie.  Avec  le  Polonais  Copernic 


FRANCE  ET  ALLEMAGNE.  353 

(car  il  ne  faut  être  ingrat  envers  aucun  peuple  dans 
ce  concours  universel),  Galilée  est  le  fondateur  de 
rastronomie  et  de  la  mécanique  modernes.  Mais  le 
développement  scientifique  se  concentre  bientôt  en 
France,  en  Angleterre  et  en  Allemagne. 

En  France,  Descartes  découvre  les  méthodes  de  la 
géométrie  analytique,  plus  durables  encore  que  ses 
théories  philosophiques  et  cosmogoniques.  En  Alle- 
magne, Kepler  invente  les  lois  du  mouvement  plané- 
taire, et  Leibnitz,  esprit  français  plus  qu'allemand 
peut-être,  par  son  éducation  et  par  la  clarté  de  ses 
conceptions,  institue  les  règles  du  calcul  différentiel, 
sous  une  forme  et  avec  une  philosophie  qui  sont 
encore  les  nôtres.  Allemand  ou  Français,  Leibnitz  est 
Texeniple  le  plus  éclatant  sans  doute  de  la  hauteur  à 
laquelle  peut  atteindre  un  homme  dans  lequel  con- 
courent ces  deux  génies  ethniques,  que  tant  de  gens 
voudraient  aujourd'hui  nous  faire  croire  inconci- 
liables. 

Cependant,  à  la  même  époque,  TAnglelerre  a 
produit  Newton,  plus  grand  peut*être  que  Descartes, 
Leibnitz  et  Kepler,  dans  la  science  de  la  nature  :  car 
Newton  a  trouvé  à  la  fois  les  nouvelles  méthodes  de 
calcul  (sous  une  forme  de  langage  moins  parfaite  que 
Leibnitz,  à  la  vérité)  et  les  lois  de  l'astronomie; 
nous  n*avons  guère  fait  depuis  que  développer  ses 

23 


I 

\ 


1 


351  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

idées  et  ses  doctrines  dans  Tétude  des  mouvements 
des  astres. 

Ce  même  concours  des  trois  grands  peuples  roo' 
dernes  se  retrouve  lors  de  la  fondation  de  la  science 
chimique,  qui  joue  un  si  grand  rôle  aujourd'hui, 
soit  dans  les  théories  relatives  aux  atomes  et  i 
la  constitution  de  la  matière,  à  la  formation  des 
astres,  à  celle  des  couches  successives  du  globe 
terrestre,  et  à  Torigine  de  la  vie  elle-même;  soil 
dans  les  applications  de  l'industrie  humaine,  qui 
concernent  les  métaux,  les  matières  colorantes, 
les  remèdes,  l'agriculture  et  tant  d'autres  fabrica- 
tions. 

Vers  la  fin  du  xvin*  siècle  et  au  commencement 
du  xix%  la  chimie  a  été  fondée  sur  une  base  durable, 
après  avoir  flotté  près  de  deux  mille  ans  à  travers 
des  notions  mystiques,  obscures  et  incohérentes. 
C'est  un  Français,  disons-le  hardiment,  c'est  Lavoi- 
sier  qui  a  fixé  ces  notions  indécises  par  le  principe 
définitif  de. la  stabilité  de  la  matière,  invariable  dans 
la  nature  et  le  poids  de  ses  corps  simples.  Lavoisier 
a'a  découvert  peut-être  aucun  fait  particulier,  comme 
l'ont,  rappelé  dernièrement  quelques  auteurs  alie- 
mands  dans  une  intention  de  dénigrement.  Mais 
coe  qu'ai  y  a  de  plus  scientifique,  dit  Aristote,  ce 
senties* principes  et  les  causes;  car  c'est  par  leur 


FRANCE  ET  ALLEMAGNE.  355 

moyen  que  nous  connaissons  les  autres  choses  >  ^ 
Or  Lavoisier  a  découvert  le  principe  fondamental 
de  la  chimie  :  la  science  date  de  lui. 

Est-ce  donc  à  dire  qu'il  ait  toutaperçu,  tout  deviné, 
tracé  à  tout  jamais  le  plan  de  la  science  chimique? 
Non,  sans  doute,  pas  plus  que  Newton  n'a  fondé  à 
lui  seul  Tastronomie.  Ici  encore  se  retrouve  le  con- 
cours inévitable  des  trois  grandes  nations.  Tandis 
que  Lavoisier  publiait  ses  immortelles  recherches, 
les  Anglais  Priestley  et  Cavendish  découvraient  les 
principaux  gaz,  ainsi  que  la  nature  de  l'eau  ;  inven- 
tions dont  Lavoisier  s'emparait  immédiatement  pour 
affermir  sa  théorie.  Le  Suédois  Scheele  apporta 
aussi  son  précieux  contingent  à  l'œuvre  commune. 
Quelques  années  après,  un  Anglais  de  génie,  H.  Davy, 
complétait  l'édifice  par  la  découverte  des  métaux  al- 
calins, obtenus  à  l'aide  d'une  méthode  nouvelle, 
d'une  fécondité  indéfinie;  je  veux  dire  par  l'applicar 
lion  aux  décompositions  chimiques  de  la  pile  récem- 
ment découverte  par  un  grand  Italien,  Volta. 

L'AIIema  gne  a  marqué  également  sa  place  dans  la 
fo  ndation  de  la  science  nouvelle.  C'est  dans  les  lois  de 
nombre  que  son  œuvre  a  été  surtout  caractérisée  : 
Richter,  Wenzel  et  le  grand  Berzelius  (un  Suédois) 

1  .Métaphysique,  livra  I**. 


356  SCIENCE  ET   PHILOSOPHIE. 

ont  établi  les  équivalents  chimiques,  c'est-i-dire 
une  loi  aussi  générale  et  aussi  absolue  en  chimie 
que  la  loi  de  Newton  en  astronomie.  Chose  remar- 
quable, la  part  des  Allemands  dans  cette  découverte 
a  été  surtout  expérimentale  et  pratique,  contrai- 
rement à  l'opinion  qu'on  se  fait  en  général  du  génie 
allemand.  Au  contraire,  la  théorie  atomique  propre- 
ment dite,  d'un  caractère  plus  abstrait  et  plus  liti- 
gieux, est  due  à  un  Anglais,  Dalton;  tandis  que  sa 
démonstration  par  l'étude  physique  des  gaz  a  été 
donnée  par  un  Français,  Gay-Lussac.  C'est  que  le 
génie  des  races  européennes  n'est  pas  si  différent 
qu'on  a  bien  voulu  le  dire.  Donnez-leur  une  culture 
commune  et  aussi  haute,  et  vous  verrez  partout  sur- 
gir des  inventions  également  originales. 

Le  concours  de  l'Allemagne,  de  la  France  et  de 
l'Angle  te  iTe  se  retrouve  donc  à  chaque  grande  épo« 
que  dans  l'histoire  de  la  science  moderne.  Je  pour- 
rais poursuivre  cette  démonstration  jusque  dans  les 
temps  présents,  et  montrer  conmient  aucun  des  trois 
peuples  n'a  jusqu'ici  dégénéré  de  son  passé  ;  conmient 
les  substitutions,  la  théorie  des  éthers,  celle  des 
alcools  polyatomiques,  la  dissociation,  la  notion  des 
ferments  organisés,  les  méthodes  de  synthèse  des 
principes  organiques  ont  été  surtout  établies  par 
des  découvertes  françaises  ;  tandis  que  la  théorie  des 


FRANCE  ET  ALLEHAGNE.  357 

radicaux  et  celle  des  éléments  polyatomiques  sont 
plutôt  des  découvertes  allemandes  ;  la  Ihéorie  électro- 
chimique  et  la  méthode  des  doubles  décompositions 
ont  été  inventées  en  Angleterre.  Enfin,  la  grande 
doctrine  de  Téquivalence  des  forces  naturelles,  plus 
spécialement  désignée  sous  le  nom  de  théorie  méca- 
nique  de  la  chaleur,  a  été  aperçue  d'abord  par  un 
Allemand  (Mayer)  et  par  un  Anglais  (Joule).  Déve- 
loppée depuis  par  des  mathématiciens  allemands 
(Clausius  et  Helmholtz),  elle  a  été  établie  en  chimie 
principalement  par  les  expériences  des  savants  fran- 
çais, aidés  des  savants  anglais  et  danois.  Mais  je  ne 
veux  pas  m'étendre  sur  cette  histoire  de  la  science 
présente  :  nous  en  sommes  trop  près  et  nous  y 
sommes  trop  engagés  personnellement,  nous  et  nos 
amis,  pour  que  nos  appréciations  ne  soient  pas  ré- 
putées, à  tort  sans  doute,  suspectes  de  partialité. 

En  retraçant  cette  histoire  abrégée  des  progrès  de 
la  science  que  je  connais  le  mieux,  je  ne  prétends, 
certes,  ni  méconnaître  le  rôle  de  l'Italie,  qui  fut  si 
grand  dans  le  passé  :  plaise  à  Dieu  qu'il  reprenne 
son  importance  dans  l'avenir  !  ni  le  rôle  des  États- 
Unis,  ou  celui  de  la  Russie,  dans  ce  même  avenir. 
Mais,  en  £iit,  je  le  répète,  l'initiative  des  idées  et  des 
découvertes  réside  depuis  plus  de  deux  cents  ans  au 
sein  des  trois  peuples  :  Anglais,  Français,  Allemand. 


858  SCIENCE   ET  PHILOSOPHIE. 

Leur  union  et  leur  sympathie  réciproque  est  indis- 
pensable, sous  peine  d'un  abaissement  général  dans 
la  civilisation. 

Combien  sommes-nous  loin,  hélas!  de  cette  union 
et  de  cette  sympathie  I  De  là  le  profond  sentiment 
de  tristesse  avec  lequel  nous  avons  vu  se  former  ces 
grandes  organisations  guerrières  de  la  France  et  de 
la  Prusse,  entre  lesquelles  un  choc  terrible  était  iné- 
vitable. Nous  aurions  préféré,  nous  autres  rêveurs, 
le  désarmement  universel,  qui  aurait  réduit  le  sys- 
tème militaire  de  chaque  peuple  aux  proportions 
indispensables  pour  la  protection  de  l'ordre  intérieur. 
L'Europe  n'y  marche  guère  :  un  conflit  terrible  a 
eu  lieu;  de  nouveaux  conflits  plus  terribles  encore  et 
plus  étendus  se  préparent.  L'extermination  univer- 
selle, est-ce  donc  là  l'idéal  de  la  race  humaine? 

Je  ne  sais  si  nos  voix  seront  entendues  ;  et  j'en 
doute  fort;  mais  je  n'en  regarde  pas  moins  comme 
un  devoir  pour  les  gens  sensés  de  dire  aujourd'hui 
toute  leur  pensée.  C'est,  d'ailleurs,  aux  Allemands 
qu'il  faut  s'adresser;  ils  sont  l&s  plus  forts  ;  ils  pré- 
tendent être  les  plus  sages.  C'est  à  eux  de  prévenir, 
par  leur  modération,  les  scènes  de  carnage  que  r<m 
entrevoit  dans  l'avenir. 

Aussi  bien  les  plus  raisonnables  parmi  les  Alle- 
mands semblent-ils  faire  un  retour  sur  le  passé,  et 


FRANCE  ET  ALLEMAGIIE.  960 

être  disposés,  siaoa  à  faire  quelque  concession  ikt 
France,  du  moins  à  comprendre  la  nécessité  de  son 
concours  dans  Tordre  moral  européen. 

Déjà  M.  Dubois- Reymond,  recteur  de  TUniversilé 
de  Berlin,  après  avoir  fait  entendre  en  août  1870 
les  cris  d'un  patriotkme  exalté  jusqu'à  la  férocité,  a 
eiprimé  depuis  quelques  regrets  du  bombardement 
de  Paris.  Sachons-lui  en  gré  :  tant  d'autres  savants 
allemands  Tout  réclamé  avec  obstination. 

Yoici  que  M.  Bluntsdili,  professeur  à  Heildelberg, 
professe,  aunom  du  droit  desgensS  que  les  Prussiens 
se  sont  écartés  plus  d'une  fois  pendant  cette  guerre 
des  règles  adoptées  par  les  peuples  civilisés;  qu'ih 
ont  commis  des  cruautés  excessives  envers  des 
Français  qui -défendaient  leur  pays,  brûlé  des  vil- 
lages parfois  inoffensifs  ;  je  ne  sais  s'il  a  parlé  du 
système  des  otages,  contraire  à  toute  saine  notion- de 
la  morale,  etc.,  etc. 

Nous  n'avons  jamais  dit  autre  chose.  Que  le  sang 
versé  dans  les  combats  retombe  sur  la  tète  des  cbefe 
et  des  rois  qui  ont  entrepris  ces  guerres  I  Les  soldats 
et  les  généraux  en  sont  innocents.  Les  itiis  eus- 
mêmes  peuvent  invoquer,  à  défaut  de  la  Providence 
chrétienne,  l'antique  fatalité,  qui  voue  Tespèce  ha«- 

f .  Voir  sa  leçon,  reproduite  dans  la  Revue  de$  amn  publie»,  pu- 
bliée ebez  Germer  BaiUière,  p.  632,  1871. 


860  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

maine  à  la  guerre  sanglante.  Mais  nous  n'acceptons 
pas  cette  excuse  pour  les  violences  arbitraires  que 
nous  venons  de  rappeler,  et  dont  l'Europe  n'avait 
pas  connu  depuis  bien  des  années  l'emploi  systéma- 
tique. Les  gens  cultivés  et  les  philosophes  parmi 
nous,  depuis  Voltaire,  n'ont  jamais  cessé  de  maudire 
de  tels  crimes.  En  voyant  ces  pratiques  exaltées  par 
les  adresses  des  universités  et  des  docteurs,  il  sem- 
blait vraiment  que  l'Allemagne  eût  perdu  la  grande 
notion  de  la  morale  universelle,  et  qu'elle  voulût 
substituer  à  l'amour  de  l'humanité,  prêché  par  nos 
philosophes  du  xviii*  siècle,  l'amour  de  la  ger^ 
manité.  C'était  de  vies  allemandesj  de  souffrances 
allemandes  qu'il  s'agissait  toujours  dans  leurs  procla- 
mations et  dans  leurs  adresses;  comme  si  la  vie  de 
tous  les  hommes  n'avait  pas  une  égale  valeur  et  ne 
devait  pas  être  également  respectée,  en  dehorsde  la 
lutte  des  soldats  armés! 

Saluons  donc  avec  espérance  ces  voix  venues 
d'Allemagne  qui  font  appel  à  la  réconciliation.  Le 
recteur  de  l'université  de  Munich,  M.  Dœllinger,  à 
son  tour,  vient  de  s'adresser  à  la  France,  et  la  con- 
vier à  reprendre  sa  part  dans  l'œuvre  commune  des 
intelligences. 

La  société  chimique  de  Berlin  a  refusé  de  s'asso- 
cier aux  violences  de  MM.  Kolbe  et  Volhard,  contre 


FRAHCE  ET  ALLBMAGHE.  XI 

laTiMsier  et  les  sabrants  français;  elle  a  semUé,  par 
son  sOence,  reconnaître  la  justice  de  la  protestation 
élevée  par  les  chimistes  russes  contre  ces  excès, 
et  elle  a  déclaré  par  la  bonche  de  son  président, 
M.  Baejer,  c  qu'elle  n'avait  cessé  d'honorer  les 
savants  firançais  et  les  services  qu'ils  avaient  rendus 
i  la  science,  sans  aucun  sentiment  de  jalousie  na- 
tionale». 

Nous  l'en  remercions,  e^  nous  nous  associons  de 
grand  cœur  à  ses  désirs.  Mais  il  faut  qu'il  sache  en 
retour,  lui  et  les  Allemands  de  bonne  volonté,  à 
quel  prix  le  concours  réciproque  des  deux  peuples 
peut  être  désormais  acheté  par  l'Allemagne.  Certes, 
je  n'avais  personnellement,  avant  cette  guerre 
néfaste,  que  sympathie  et  admiration  pour  FAlle- 
magne  savante.  J'y  comptais  des  amis  tels  que 
M.  liebig,  M.  Helmholtz,  M.  Bunsen  et  bien  d'autres 
encore  ;  ils  sont  demeurés  étrangers,  à  ma  connais- 
sance, i  l'exaltation  fanatique  dans  laquelle  tant  de 
professeurs  allemands  se  sont  oubliés.  Mais  les  cir- 
constances présentes  réclament  un  témoignage  plus 
clair  que  le  silence. 

Les  Allemands,  entraînés  par  TÉtat  conquérant  qui 
les  a  conduits  à  la  victoire,  ont  renié  leurs  anciennes 
vertus  de  modération  et  d'humanité.  Us  ont  péché 
contre  Tamour,  contre  le  Saint  Esprit,  le  plus  grave 


361  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

et  le  plus  irrémiâsible  des  péchés,  au  dire  des  vieux 
théologiens  catholiques.  Eu  un  mot,  ils  ont  pris  par 
la  force  un  peuple  malgré  lui  ;  ils  ont  annexé  TAlsace 
et  la  Lorraine,  contrairement  au  droit  moderne  des 
peuples,  qui  tendait  à  se  fonder  de  plus  en  plus  sur 
le  libre  consentement  des  hommes.  C'est  là  leur 
grand  crime,  celui  qu'ils  expieront  tôt  ou  tard,  s'ils 
ne  s'en  repentent  volontairement  :  car  on  n'évite 
pas  la  Némésis.  Peu  d'entre  eux,  et  ce  sont  les  démo- 
crates, je  dois  le  dire  à  leur  honneur,  peu  d'Alle- 
mands ont  compris,  peu  d'AUemandssemblent  com- 
prendre encore  aujourd'hui  ce  qui  rend  la  haine 
fatale  et  le  passé  irrémissible. 

c  Le  fer  et  le  feu  >  ne  procurent  point  de  garantie 
solide;  ils  détruisent  les  empires, aussi  vite  qu'ils  les 
élèvent  ;  ce  sont  là  des  vérités  banales,  pour  nous 
surtout  qui  venons  d'en  faire  la  triste  expérience. 
Cependant  ce  n*est  pas  le  trésor  du  Rhin,  ravi  i 
main  armée,  quel  qu'en  soit  l'énormité  ;  ce  n'est  pas 
l'amertume  de  la  défaite;  ce  n'est  ni  le  sang  versé, 
ni  les  villages  brûlés,  ni  les  maisons  pillées  et  dévas- 
tées qui  nous  font  redouter  l'avenir;  tout  cela  s'ou- 
blie  d'une  génération  à  l'autre  dans  la  mémoire  des 
hommes,  et  surtout  dans  la  mémoire  des  Français, 
les  moins  rancuniers  des  humains.  Sans  doute,  nous 
avons  repris,  les  uns  et  les  autres,  les  paisibles  tra- 


FRAHCE  ET  ALLEMAGNE.  363 

¥aox  de  Tesprit;  nous  poursuivons,  chaque  peuple 
pour  son  propre  compte,  les  œuvres  commencées 
avanl  la  guerre. 

Mais  ce  qui  ne  s'oublie  pas,  c'est  le  principe 
moral  violé,  la  force  mise  à  la  place  du  droit  mo- 
derne, c'est-i-dire,  je  le  répète,  la  force  mise  à  la 
place  du  libre  consentement  des  hommes.  Ce  sera  là, 
si  les  Allemands  ne  comprennent  pas  que  le  vain- 
queur doit  faire  les  avances  et  rendre  ce  qu^il  a 
pris  i  tort,  ce  sera  là,  malgré  tous  nos  efforts  pour 
éteindre  la  haine  et  calmer  les  esprits  animés,  ce 
sera  la  un  jour  la  ruine  commune  de  la  France  et 
de  FAIlemagne,  et  peut-être  la  destruction  de  la 
civilisation  occidentale. 


LES  SIGNES  DU  TEMPS 

ET  l'État  de  la  science  allemande 

O'aPRÂS  m.    KOLBB,    PAOrB88BUR    DB  CHIMIi 

à  l*UniYcrsit4  de  Leipzig. 


23  novembre  1876. 

On  se  rappelle  encore  les  violentes  attaques  diri- 
gées contre  la  culture  française  par  certains  savants 
allemands,  il  y  a  quelques  années.  L'esprit  français, 
disaient-ils,  était  devenu  incapable  de  toute  appli- 
cation suivie  et  de  tout  travail  approfondi  :  sa  frivo- 
lité irrémédiable,  sa  légèreté  spirituelle,  prompte  à 
efQeurer  et  à  abandonner  aussitôt  les  problèmes,  lui 
interdisaient  désormais  de  produire  une  œuvre  sé- 
rieuse. Ces  défauts  étaient  d'ailleurs  propres  à  la 
race  française,  on  les  retrouvait  jusque  dans  ses 


LES  SIGNES  DU  TEMPS.  365 

grands  hommes  les  plus  réputés  ;  et  les  attaques  de 
nos  critiques  remontaient  alors  jusqu'aux  noms  les 
plus  illustres  y  tels  que  ceux  de  Lavoisier  et  des 
savants  philosophes  qui  ont  joué  un  si  grand  rôle  au 
xvm*  siècle  dans  la  fondation  des  sciences  natu- 
relles. 

Telles  étaient  les  accusations  dirigées  contre  nous  : 
on  en  retrouverait  encore  l'écho,  sans  aller  bien  loin. 
Hais  nous  préférons  mettre  sous  les  yeux  de  nos 
lecteurs  un  article  publié  récemment  dans  le  Jour- 
nal  de  chimie  pratique  (octobre  ISTô),  par  le  pro- 
fesseur Kolbe,  de  Leipzig,  l'un  des  savants  les  plus 
autorisés  de  rAUemagne,  et  qui  s'était  distingué,  il 
y  a  peu  de  temps,  par  l'énergie  de  ses  déclarations 
contre  la  science  française.  Aujourd'hui,  la  colère 
passée,  il  semble  revenu  à  des  appréciations  plus 
équitables.  Yoici  ce  qu'il  écrit  : 

SIGNES   DU   TEMPS,   PAR  H.    KOLBE 

c  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  je  fais  ressortir 
et  que  je  déplore  les  tendances  actuelles  de  la  chimie 
allemande. 

»  Aux  recherches  expérimentales  exactes  et  à 
l'étude  approfondie  des  phénomènes  réels,  elle 
substitue  de  plus  en  plus  les  vagues  spéculations  de 


i 


366  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

la  philosophie  de  la  nature  et  un  schématisme  vide 
de  sens  ;  tout  cela  au  grand  détriment  de  la  netteté 
et  de  la  précision  dans  les  idées  et  de  la  claité  dans 
l'expression. 

»  Je  ne  puis  m'empècher  de  prédire  à  mes  corn* 
patriotes  un  avenir  peu  enviable  pour  notre  sdence 
chimique.  Je  le  dis  avec  douleur,  mais  avec  convic- 
tion, si  l'on  ne  parvient  pas  à  arrêter  la  chimie 
allemande  sur  la  pente  fatale  où  elle  glisse  depuis 
quelques  années,  si  Ton  ne  peut  la  faire  remonter 
vers  un  courant  meilleur,  nous  verrons  se  repro- 
duire vers  la  fin  du  siècle  ce  que  nous  avons  observé 
au  commencement. 

1  Pour  les  études  sérieuses  en  chimie,  nos  jeunes 
gens  devront  reprendre  la  route  de  Paris,  comme 
autrefois  Rose,  Runge,  Mitscherlich,  Liebig  et 
autres,  parce  qu'en  Allemagne  on  n'enseignera  plus 
la  chimie,  mais  la  philosophie  de  la  nature. 

>  Que  celui  qui  trouve  ce  pronostic  trop  pessi- 
miste veuille  bien  parcourir  les  journaux  scienti- 
fiques allemands  et  français.  Il  verra  que  les  derniers 
contiennent  beaucoup  de  mémoires  et  de  recherches 
intéressantes,  et  que  la  liste  des  chimistes  français 
connus  s'est  accrue  de  beaucoup  de  noms  nouveaux. 
C'est  là  une  preuve  certaine  qu'après  une  période 
de  marasme,  et  malgré  les  moyens  matériels  insuf* 


LES  SIGNES  DU  TEMPS.  367 

lisants  et  mesquins  dont  on  dispose  chez  nos  voisins, 
l'étude  de  la  chimie  est  en  voie  ascendante  chez  eux. 

»  Mais  il  y  a  plus,  et  la  chose  mérite  d'être  rele- 
vée :  les  chimistes  français,  jeunes  ou  vieux,  à  peu 
d'exceptions  près,  sont  restés  fidèles  aux  saines  tra- 
ditions des  sciences  exactes. 

>  L'indépendance  de  leur  esprit  et  la  justesse  de 
leur  coup  d'œil  ne  sont  pas  faussées  comme  chez 
nous  ;  ils  se  tiennent  loin  des  spéculations  philoso- 
phiques modernes  sur  la  position  relative  des  atomes, 
et  sur  la  manière  dont  ils  sont  reliés  entre  eux,  ainsi 
que  sur  l'atomicité  des  éléments,  questions  sur  les- 
quelles la  majeure  partie  des  chimistes  allemands 
usent  inutilement  leur  temps  et  leurs  forces. 

»  C'est  ainsi  que  nous  avons  vu,  il  y  a  soixante 
ans,  les  savants  français  accueillir  avec  peu  d'en- 
thousiasme les  idées  de  la  philosophie  de  la  nature 
et  de  la  métaphysique  allemande.  Si  la  France  réussit 
un  jour  à  s'affranchir  du  joug  de  la  hiérarchie 
romaine,  ennemie  jurée  des  sciences  naturelles,  si 
elle  brise  les  liens  dont  l'enlace  le  jésuitisme,  qui, 
sous  un  gouvernement  faible,  a  su  devenir  menaçant 
pour  l'État  et  la  science;  si,  de  notre  côté,  nous 
continuons  à  cultiver  la  philosophie  de  la  nature,  au 
lieu  de  faire  des  rechorches  exactes  en  chimie,  nous 
serons  bientôt  distancés  par  nos  voisins. 


368  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

»  Ce  n'est  certes  pas  poussé  par  des  sympathies 
françaises,  ni  par  esprit  de  dénigrement  de  la  science 
allemande  que  je  me  vois  contraint  de  dire  que  nos 
mémoires  scientifiques  en  chimie  portent  actuelle- 
ment la  même  étiquette  que  certains  produits  de 
notre  industrie  nationale  :  Bon  marché  et  mau- 
vais; car  certainement  les  produits  de  notre  méta- 
physique chimique  moderne  sont  bon  marché  et 
montrent  la  corde. 

1  Une  des  principales  causes  de  la  décadence  de 
la  chimie  allemande  est,  comme  je  Tai  déjà  révélé 
ailleurs,  un  défaut  d'instruction  générale  chez  le 
plus  grand  nombre  des  jeunes  chimistes.  Il  y  a  plus  : 
non  seulement  on  ne  sait  guère  rien  au  delà  de  la 
chimie,  mais  là  encore  on  n'a  étudié  plus  spéciale- 
ment qu'une  des  branches  de  la  chimie,  la  chimie 
organique,  et  un  nombre  assez  considérable  de  nos 
Docents  en  chimie  ont  une  somme  de  connaissances 
insuffisantes.  » 

Nous  ne  savons  pas  si  tous  les  jugements  de 
M.  Kolbe  sont  fondés.  Et  peut-être  manquerions- 
nous  de  justice  à  l'égard  de  nos  voisins,  comme  de 
modestie  à  notre  propre  égard,  en  nous  associant 
absolument  à  ses  appréciations. 

Le  lecteur  saura  faire,  sous  ce  rapport,  la  part  de 
chacun  ;  nous  nous  bornons  à  lui  signaler  la  publi- 


LES  SIGNES  DU  TEMPS.  369 

cation  du  savant  professeur  de  Leipsig.  Il  en  tirera 
sans  doute  la  conséquence  que  l'esprit  scientiBque 
français  n'est  pas  tombé  si  bas  qu*on  l'a  prétendu 
quelquefois;  il  verra  que  les  efforts  tentés  dans 
notre  pays  pour  soutenir  renseignement  supérieur, 
depuis  la  fondation  de  TÉcoIe  des  hautes  études  par 
M.  Duruy,  n'ont  pas  été  perdus;  et  il  sera  porté  à 
bien  augurer  des  plans  de  réforme  d'ensemble  que 
M.  Waddington  propose  en  ce  moment  à  nos  Assem- 
blées. 


u 


F.   HÉROLD 


I 


LES    ORIGINES 

1881 


Je  Tai  connu  aux  Ternes,  il  y  a  vingt-huit  ans, 
dans  la  maison  de  sa  mère,  ta  vivaient  trois  nobles 
femmes:  la  veuve  d'Hérold,  le  grand  musicien,  mort 
en  1833,  dans  le  plein  épanouissement  du  génie;  sa 
grand'mëre,  nonagénaire  spirituelle,  qui  avait  été 
présentée  dans  son  enfance  à  la  cour  de  Louis  XY  et 
qui  nous  apportait  comme  un  dernier  reflet  de  l'an- 
cien régime;  enfin  madame  RoUet,  la  mère  de 
madame  Héroid.   Ces  (rois  femmes  étaient  unies 


F.    HÊROLD.  371 

étroitement  dans  un  même  sentiment  :  pour  le 
passé,  par  le  culte  du  grand  homme  qu'elles  avaient 
perdu;  pour  l'avenir ,  par  l'éducation  de  ses  enfants. 

La  fille  de  la  maison  venait  d'épouser  un  de  mes 
amis  d'enfance,  le  plus  ancien  de  tous  aujourd'hui, 
J.  Clamageran,  maintenant  conseiller  d'État.  C'était 
lui  qui  m'avait  introduit  dans  ce  milieu  tout  intime, 
où  les  sympathies  pour  les  personnes  étaient  ren- 
dues plus  fortes  et  plus  hautes  par  le  culte  de  la  li- 
berté, de  l'art  et  de  l'idéal. 

La  plupart  de  ceux  qui  étaient  reçus  dans  ce 
cénacle  de  famille  avaient  dès  lors  ou  se  sont  fait 
un  nom.  C'étaient  Barbereau,  le  compositeur,  mort 
récemment  dans  une  extrême  vieillesse  ;  Scudo,  le 
critique  d'art;  Demesmay,  le  sculpteur;  Lesage; 
Nuitter,  aujourd'hui  archiviste  de  l'Opéra;  Emile 
Ollivier  et  sa  première  femme  Blandine,  les  favoris 
du  logis,  si  charmants  dans  la  fleur  de  leur  jeunesse; 
Ernest  Picard,  avec  son  esprit  incisif  et  bienveillant; 
Saligny,  depuis  sénateur,  d'autres  que  j'oublie; 
enfin,  les  enfants  de  la  maison  :  Clamageran,  sé- 
rieux, sensé,  dévoué  à  la  chose  publique,  qu'il  en- 
tendait un  peu  à  la  façon  américaine;  Ferdinand 
Hérold,  vif,  gai,  au  courant  de  tout,  toujours  prêt  à 
donner  sans  compter  son  temps  et  son  argent  pour 
la  cause  libérale. 


872  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

Tels  nous  nous  retrouvions  les  dimanches»  auprès 
de  ce  foyer  hospitalier,  pour  nous  fortifier  contre 
les  misères  et  les  abaissements  du  temps  présent  : 
les  uns  prêts  à  entrer  dans  la  politique  active  et  à 
revendiquer  les  franchises  publiques;  les  autres 
plus  particulièrement  attachés  au  culte  de  la  science 
et  delà  pensée;  tous  réunis  par  notre  amour  com- 
mun de  la  liberté.  0  jours  de  jeunesse  attristée  et 
persévérant  malgré  tout  dans  l'espérance  1 0  compa- 
gnons séparés  par  la  mort  ou  par  les  discordes  de  la 
vie,  plus  cruelles  encore  I  votre  image  flotte  sans 
cesse  devant  mes  yeux  ;  mais  ceux  qui  ne  vous  ont 
pas  connus  ne  sauraient  retrouver  les  pensers  com- 
muns qui  nous  agitaient  alors  et  le  charme  de  ces 
amitiés,  rendues  plus  concentrées  par  la  compres- 
sion universelle  qui  a  marqué  les  débuts  de  l'Em- 
pire. 

Dans  la  maison  des  Ternes,  la  musique  était  sur- 
tout en  honneur,  bien  entendu  ;  mais  on  y  causait 
aussi  d'art  et  de  philosophie,  d'histoire  et  de  poli- 
tique, en  se  promenant  dans  les  longues  allées  du 
jardin,  dévasté  et  ruiné  depuis,  lors  du  siège  de 
Paris.  Madame  Hérold  animait  tout  par  sa  bonne 
grflce»  sa  bonté  naïve  et  sa  chaleur  de  cœur,  prompte 
à  s'exciter  pour  les  causes  généreuses.  Après  le  long 
deuil  de  sa  vie,  accablée  dès  ses  débuts  par  la  mort 


F.  HÊROLD.  373 

de  son  mari,  elle  revivait  enfin  sur  ses  derniers 
jours,  en  s*enlourant  des  jeunes  amis  de  son  fils  et 
de  son  gendre.  Tous  deux  venaient  de  se  marier,  et 
chacun  de  nous  amena  à  son  tour  sa  jeune  femme 
dans  cette  maison  bénie.  On  trouvait  là  comme  un 
écho  de  Tardeur  et  du  dévouement  politiques  des 
libéraux  de  la  Restauration,  ainsi  que  de  la  largeur 
d'esprit  des  femmes  intelligentes  du  xyiii*  siècle.  Les 
hommes  de  ma  génération  ont  connu  les  derniers 
représentants  de  cette  période,  dont  la  tradition  est 
maintenant  éteinte. 

Il  en  est  ainsi  dans  l'histoire  :  les  sentiments  in- 
times et  les  passions  qui  ont  animé  chaque  époque 
et  qui  en  expliquent  la  vie  cessent  d'être  compris  au 
bout  de  deux  ou  trois  générations.  Les  récits  écrits 
ne  transmettent  guère  que  les  faits;  mais  la  tradi- 
tion orale,  de  sympathie  et  d'éducation,  est  néces- 
saire pour  bien  comprendre  les  sentiments,  c'est- 
à-dire  les  vrais  mobiles  de  l'activité  qui  a  produit  ces 
faits,  les  vraies  causes  de  la  grandeur  des  hommes 
et  des  peuples,  aussi  bien  que  de  leurs  faiblesses  et 
de  leurs  défaillances.  Une  fois  la  tradition  des  sen- 
timents perdue,  il  se  crée  dans  le  monde  de  nou- 
veaux courants  d'opinion,  meilleurs  ou  pires,  —  ce 
n'est  pas  la  question,  —  mais  autres. 

Ceux  d'entre  nous  qui  ont  été  en  rapport  avec  les 


37i  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

hommes  de  1830  et  de  la  Restauration,  ceux  qui  ont 
pu  entrevoir  dans  leur  enfance  les  survivants  ex- 
trêmes du  grand  empire  et  de  la  Révolution,  avec 
leur  élan,  leur  énergie  parfois  brutale,  leur  enthou- 
siasme ardent  jusqu'à  Taveuglement,  leur  hautaine 
indépendance,  ceux-là  n'ont  pas  sur  les  choses  hu- 
maines les  mêmes  idées,  les  mêmes  jugements,  les 
mêmes  directions  que  la  génération  suivante,  élevée 
dans  un  esprit  plus  positif,  plus  pratique,  plus 
égoïste  peut-être,  au  milieu  de  Taflaissement  moral 
du  second  empire  et  du  culte  effréné  des  intérêts 
matériels,  surexcités  sans  relâche  depuis  Fépoque 
déjà  lointaine  de  Louis-Philippe.  La  tradition  de  la 
Révolution  fut  alors  rompue,  de  même  que  l'orgie 
et  la  bassesse  de  Louis  XV  avaient  fait  oublier  les 
hautes  visées  du  règne  de  Louis  XIY. 

Un  abtme  se  creuse  ainsi  par  intervalles  entre  les 
époques  qui  se  succèdent  et  sépare  les  jeunes  gens 
de  leurs  pères  et  de  leurs  aînés.  Mais,  en  1854,  le 
monde  libéral  et  le  monde  même  de  la  Révolution, 
dont  celui-là  procédait,  n'étaient  pas  encore  tombés 
dans  le  gouffre  de  l'oubli.  Leurs  sentiments  survi* 
valent  à  la  chute  des  institutions,  dans  un  certain 
nombre  de  milieux  clairsemés  par  la  France  et  tels 
que  celui  que  je  viens  de  décrire. 

Le  feu  sacré  de  la  liberté  fut  entretenu,  même  aux 


p.  HÊROLD.  375 

plus  mauvais  jours,  dans  ces  milieux  intimes,  où  il 
était  si  doux  de  se  retrouver  pendant  les  époques  de 
défiance  et  de  proscription.  Plus  tard,  quand  la  ter- 
reur aveugle  des  intérêts  commença  à  se  calmer, 
quand  l'Empire,  engagé  dans  les  entreprises  exté- 
rieures de  la  guerre  d'Italie,  eut  besoin  à  son  tour  du 
soutien  des  opinions  libérales,  une  certaine  détente 
se  fit  et  l'on  vit  se  former  des  centres  de  pensée 
plus  étendus,  tels  que  ce  salon  de  madame  d'Âgoult 
où  se  sont  rencontrés  la  plupart  des  hommes  qui 
ont  marqué  depuis  en  politique.  Mais,  avant  1860 
et  au  moment  où  la  loi  de  sûreté  générale  renou- 
velait les  violences  de  l'origine,  des  réunions  si 
libres  n'eussent  pas  été  tolérées.  La  petite  réunion 
des  Ternes  était  mieux  sauvegardée,  parce  qu'elle 
n'élevait  pas  de  si  hautes  prétentions,  au  sein  de  ce 
cercle  de  jeunes  gens  et  de  jeunes  femmes,  amis  des 
enfants  de  la  maison  et  serrés  autour  de  la  chère 
maîtresse  du  logis . 

C'est  là  que  Ferdinand  Hérold  reçut  la  forte  et 
durable  impression  des  sentiments  de  sa  mère.  Par 
le  milieu  où  il  fut  élevé  s'expliquent  ce  caractère 
dévoué  et  résolu  que  l'on  a  connu  depuis,  cette 
bonté,  cette  simplicité  de  cœur  qui  le  rendaient  si 
cher  à  ses  amis.  C'était  une  nature  sans  fiel,  sans 
haine  personnelle,  uniquement  attachée  aux  prin* 


876  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

cipes,  OU  plutôt  à  leurs  applications,  c'est-à-dire  à 
la  recherche  pratique  du  bien  général  ;  car  il  était 
peut-être  plus  clair  que  profond  et  il  n*aiinait  guère 
les  abstractions.  Par  là  s'explique  aussi  son  goût 
pour  la  politique  active,  où  il  ne  tarda  guère  à  cher- 
cher sa  place. 


II 


sous  l'empire 


La  vie  publique  d'Hérold  nous  fournit  comme  un 
tableau  des  péripéties  et  des  traverses  des  hommes 
d'État  de  notre  temps,  ayant  préludé  par  une  longue 
et  ferme  protestation  contre  l'usurpation  impériale; 
puis,  après  les  folies  de  la  fm  et  la  catastrophe,  sai- 
sissant le  pouvoir  au  milieu  de  la  tempête,  plutôt 
pour  essayer  de  relever  la  France  d'une  chute  presque 
désespérée,  que  par  une  vue  d'ambition  person- 
nelle; rejetés  de  nouveau  dans  l'opposition,  par  la 
réaction  triomphante,  après  la  défaite  finale  de  la 
patrie  ;  mais  venant  à  bout,  à  force  de  patience  et  de 
sagesse  politique,  de  dominer  leurs  adversaires  et 
de  prendre  enfin,  sous  une  forme  tout  à  fait  régu- 


878  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

Hère,  ce  pouvoir  si  longtemps  désiré  et  dont  la  pos- 
session dure  si  peu. 

Toutefois  la  carrière  dellérold  se  distingue  de  celle 
de  la  plupart  de  ses  contemporains  par  la  direction 
générale  de  sa  vie  et  par  la  nature  de  ses  services. 
On  retrouve  dans  les  préliminaires  qu'il  crut  devoir 
donner  à  sa  carrière  officielle  l'influence  morale 
exercée  sur  lui  par  son  éducation  et  son  milieu  de 
famille. 

Héroldy  en  effets  a  pensé  qu'un  homme  politique 
devait  se  désigner  à  ses  concitoyens,  non  par  de 
vaines  déclamations,  mais  par  les  services  réels, 
rendus  aux  misérables  et  aux  opprimés,  par  les  sa- 
crifices faits  à  la  chose  commune.  C'étaient  là  autre- 
fois les  commencements  obligés;  l'opinion  publique 
étant  réputée  a  priori  devoir  préférer  l'homme  qui 
a  rendu  les  services  les  plus  éclatants. 

Je  ne  veux  pas  prétendre  que  cette  méthode  ne 
soit  pas  la  plus  digne;  mais  il  n'en  est  pas  moins 
certain  qu'en  fait,  ce  n'est  pas  la  plus  profitable.  On 
arrive  plus  vite  et  plus  facilement  par  le  charlata- 
nisme des  manifestes  et  des  promesses  sans  limites, 
par  l'explosion  éclatante  des  intransigeances.  C'était 
l'une  des  faiblesses  de  la  démocratie  athénienne,  et 
c'est  encore  la  nôtre.  Mais  Ilérold  était  trop  honnête 
et  nourri  dans  de  trop  sérieuses  traditions  pour 


F.   HÉROLD.  379 

suivre  une  pareille  voie ,  moins  frayée  d'ailleurs  il 
y  a  vingt-cinq  ans  qu'aujourd'hui.  Peut-être  les 
lenteurs  de  sa  carrière ,  les  difficultés  et  parfois 
les  échecs  qui  en  ont  marqué  le  cours  ont-ils  été  la 
conséquence  de  cette  intelligence  incomplète  des 
procédés  efBcaces. 

Retraçons  en  peu  de  mots  la  suite  et  les  incidents 
de  cette  première  période,  consacrée  aux  services 
obscurs  de  l'opposition  légale. 

Reçu  docteur  en  droit  en  1851,  après  des  études 
dirigées  par  un  maître,  M.  Valette,  dont  il  ne  parlait 
jamais  sans  un  vif  souvenir  d'affection,  Hérold  prit 
en  1854  une  charge  d'avocat  à  la  cour  de  cassation 
et  au  conseil  d'État,  charge  qu'il  conserva  pendant 
seize  ans.  En  même  temps  qu'il  exerçait  fidèlement 
ses  devoirs  professionnels,  il  ne  ménageait  ni  son 
talent  de  juriste,  ni  ses  ressources  personnelles,  dans 
les  procès  politiques  qui  se  succédèrent  jusqu'à  la 
fin  de  l'empire.  C'étaient  surtout  les  appels  électo- 
raux et  les  procès  des  Sociétés  ouvrières  que  Hérold 
excellait  à  soutenir.  Cette  aide  accordée  aux  amis  de 
la  liberté  de  tous  degrés  lui  valut  ces  sympathies  po- 
pulaires, retrouvées  plus  tard  à  Charonne,  lorsqu'il 
y  devi  nt  conseiller  municipal,  et  qui  se  sont  mani- 
festées d'une  façon  si  touchante,  au  dernier  jour,  le 
long  de  son  convoi  funèbre. 


380  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

La  revendication  des  principes  de  liberté  politique 
contre  l'Empire  ne  commença  guère  que  vers  i8v7. 
Les  temps  étaient  sombres  et  presque  sans  espoir. 
L'altentat  d'Orsini  avait  amené  un  redoublement  de 
compression  et  des  proscriptions  nouvelles  (loi  de 
sûreté  générale,  1858).  Vacherot  était  condamné  en 
police  correctionnelle  pour  son  livre  purement 
théorique  de  La  Démocratie^  et  son  défenseur,  Emile 
Ollivier,  frappé  d'une  interdiction  de  trois  mois. 
Pendant  cette  première  phase,  tous  les  amis  de  la 
liberté  politique  et  philosophique  étaient  tenus  pour 
ennemis  et  confondus  dans  la  solidarité  d'un  même 
soupçon  par  la  réaction  cléricale  et  autocratique  qui 
dirigeait  le  gouvernement.  C'est  dire  combien  Ten- 
treprisede  Hérold  était  courageuse  et  désintéressée. 

Trop  jeune  encore  pour  paraître  aux  premiers 
rangs,  il  fit  partie  d'abord  des  comités  électoraux 
qui  préparèrent  l'élection  des  Cinq,  premiers  repré- 
sentants de  la  liberté  dans  le  Corps  législatif.  Il 
excellait  dans  l'organisation  de  ces  comités.  Quand 
il  s'agissait  de  les  former,  il  y  apportait  les  ressources 
morales  des  sympathies  groupées  autour  de  lui  et  le 
concours  matériel  de  sa  fortune  privée.  Sa  grande  et 
étonnante  mémoire  des  faits  et  des  hommes  lui  per- 
mettait d'ailleurs  d'y  rendre  des  services  tout  parti- 
culiers. Au  moment  même  de  l'action,  il  marquait 


F.   Hi^ROLD.  381 

avec  netlelé,  soit  par  des  consultations,  soit  par  des 
publications  {Manuel  électoral,  1863),  la  limite  dans 
laquelle  on  pouvait  se  mouvoir  ;  limite  stricte,  en 
dehors  de  laquelle  les  tribunaux,  dévoués  alors  au 
pouvoir  établi,  ne  permettaient  à  personne  de 
s'avancer.  Plus  tard,  il  défendait  devant  les  tribunaux 
d'appel  ceux  qui  avaient  pris  part  à  la  lutte. 

C'est  au  milieu  de  ces  préoccupations  qu'il  ne 
tarda  pas  à  être  éprouvé  par  des  deuils  privés,  qui 
produisirent  pour  quelque  temps  la  séparation  de 
notre  petite  société  des  Ternes.  Il  adorait  les  siens 
et  il  fut  cruellement  frappé.  La  perte  d'un  premier 
enfant  fut  suivie  à  dix  jours  d'intervalle  par  une 
perte  plus  funeste  encore,  celle  de  sa  mère,  qui 
n'avait  pu  résister  au  chagrin  et  aux  fatigues  amenés 
par  la  maladie  et  la  mort  de  son  petit-fils.  Hérold  en 
éprouva  une  douleur  extrême  et  il  en  parut  long- 
temps accablé  ;  à  tel  point  que  ses  amis  en  conçu- 
rent pour  lui-même  quelques  craintes.  Un  chagrin 
analogue  d'Ernest  Picard,  qui  perdit  aussi  son 
premier-né,  la  mort  de  madame  OUivier,  survenue 
presque  en  même  temps,  tout  contribua  i  nous  dis- 
perser. Cependant,  après  deux  ans,  les  besoins 
d'une  affection  commune  et  l'accord  général  de  nos 
pensées  nous  réunirent  de  nouveau,  plus  nombreux 
même  que  par  le  passé,  autour  de  madame  Clama- 


382  SCIENCE   ET   PHILOSOPHIK. 

geran,  qui  avait  remplacé  sa  mère,  avec  non  moins 
de  bonne  grâce  et  de  tendresse  délicate. 

Pendant  ce  temps,  l'horizon  s'était  entr'ouvert  et 
Taffranchissement  de  l'Italie  avait  eu  lieu  :  satisfac- 
tion donnée  à  des  sympathies ,  dont  l'ingratitude 
même  des  obligés  ne  saurait  nous  faire  renier  la 
générosité  ;  elle  avait  modéré  l'amertume  des  dix 
premières  années  de  l'Empire  et  adouci  les  es- 
prits. 

On  put  entrevoir  dès  lors  la  séparation  qui  allait 
se  faire  dans  l'opposition.  Tandis  que  les  uns  de* 
meuraient  irréconciliables  et  ne  cessaient  de  pour- 
suivre la  restauration  de  Tordre  légal  et  de  la  Repu- 
blique,  abattus  par  la  force  en  1851  ;  d'autres 
pensaient  qu'il  valait  mieux  profiter  de  l'état  présent 
pour  constituer,  sans  violence  et  sans  révolution,  une 
nouvelle  forme  de  gouvernement  :  l'Empire  libéral. 
Le  duc  de  Morny  encourageait  cette  scission,  et  il 
ne  tarda  pas  à  exercer  une  influence  personnelle  et 
croissante  sur  Emile  Ollivier,  qu'il  jugeait,  non  sans 
raison,  appelé  à  devenir  le  représentant  de  cette 
évolution.  Ces  divisions  trouvaient  leur  écho  jusque 
dans  notre  petit  groupe  des  Ternes. 

Cependant  Emile  Ollivier  se  laissait  chaque  jour 
entraîner  plus  loin  et  il  prenait  (1864-1867)  le  rôle 
d'intermédiaire  entre  le  gouvernement  et  l'opposi* 


F.    HÊROLD.  383 

lion;  il  rêvait,  je  le  répète,  un  empire  libéral,  qui 
aurait  eu  peut-être  son  jour  et  sa  grandeur,  sans  la 
trahison  du  plébiscite  et  la  folie  de  la  guerre  étran- 
gère. Les  contradictions  internes  entre  cette  con- 
ception et  Torigine  violente  du  régime  auraient  sans 
doute  fini  par  en  amener  la  ruine;  mais  ces  causes 
eussent  été  lentes  à  se  développer  dans  une  France 
enrichie  et  engourdie  par  la  prospérité  matérielle. 
Quoi  qu'il  en  soit,  la  plupart  de  nos  amis  refusèrent 
de  s'associer  à  cette  entreprise;  Picard,  Hérold, 
Clamageran  repoussèrent  tout  contact  avec  un  ré- 
gime dont  la  tache  d'origine  leur  semblait  ineffa- 
çable, et  ils  persistèrent  dans  l'unité  de  leur 
conduite  et  dans  la  logique  de  leurs  sympathies 
républicaines. 

Ainsi  se  divisèrent  les  hommes  de  liberté,  et 
cette  division  funeste,  quoique  inévitable,  nous  a 
privés  au  jour  de  la  catastrophe  de  quelques-unes 
de  nos  énergies  les  plus  précieuses.  Je  ne  prétends 
pas  ici  devancer  le  jugement  de  l'histoire,  ni  pro- 
noncer des  paroles  de  blâme;  mais  aucun  de  ceux 
qui  ont  connu  intimement  Emile  OUivier  ne  me 
désavouera  dans  l'expression  du  regret  profond 
que  nous  a  causé  à  tous  cette  grande  puissance 
morale,  cette  grande  force  oratoire,  vibrante  et 
sympathique,  désormais  perdue  pour  la  France. 


1 


384  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

Jusque-là,  l'opposition  avait  été  rassemblée  par 
les  liens  d'une  haine  commune;  elle  se  partagea 
donc,  et  Ton  vit  commencer  la  vraie  campagne  des 
républicains  purs  contre  l'Empire,  campagne  sou- 
tenue par  les  comités  et  les  journaux  et  renfermée 
dans  la  mesure  étroite  de  la  légalité.  Les  juriscon- 
sultes y  jouèrent  un  rôle  capital,  et  Hérold  au  pre- 
mier rang  parmi  eux. 

Les  débuts  de  cette  campagne  furent  marqués 
par  le  procès  des  Treize  (1864),  procès  dans  lequel 
Hérold  fut  représenté  par  le  ministère  public 
comme  le  principal  organisateur  du  mouvement  et 
condamné  à  500  francs  d'amende,  en  compagnie 
de  Garnier-Pagès,  de  Carnot  et  de  leurs  amis.  Il 
avait  donné  dans  cette  affaire  la  mesure  de  ce  carac- 
tère sincère  et  résolu,  qui  Ta  toujours  conduit  à 
accepter  la  pleine  responsabilité  des  ses  actes.  Sa 
popularité  au  dehors,  sa  considération  parmi  ses 
pairs  mêmes  en  furent  accrues,  et  il  fut  presque 
aussitôt  élu  membre  du  conseil  de  son  ordre.  En 
1868^  il  concourut  avec  Pelletan  à  fonder  le  journal 
la  Tribune.  Ainsi  se  poursuivait  sa  carrière,  con- 
sacrée par  des  services  incessants,  qu'il  était  tou- 
jours prêt  à  rendre  avec  un  zèle  égal,  de  quelque 
lumière  u  de  quelque  obscurité  qu'ils  fussent 
entourés. 


♦  ■"         -      .      - 


F.  HÊROLD.  385 

Pendant  ce  temps,  la  notoriété  d'Hérold  avait 
grandi  avec  l'âge,  et  le  moment  était  venu  pour  lui 
d'entrer  dans  l'arène  politique  proprement  dite, 
en  passant  par  une  nouvelle  étape  :  la  fonction  de 
député.  Tant  de  services  rendus  à  la  cause  de  la 
liberté  justifiaient  cette  ambition,  qui  n'était  autre, 
d'ailleurs,  que  celle  de  rendre  de  plus  grands  ser- 
vices. Elle  exigeait  même  un  sacrifice  nouveau, 
celui  d'une  carrière  assurée,  honorée,  lucrative. 
Hérold  n'hésita  pas. 

Deux  voies,  alors  comme  aujourd'hui,  s'ouvraient 
pour  parvenir.  On  pouvait  se  présenter  à  Paris,  ou 
dans  une  grande  ville,  en  se  couvrant  de  l'éclat 
d'une  réputation  faite,  autour  de  laquelle  l'opinion 
se  rallie;  ou  bien  en  brusquant  les  sympathies  par 
l'ardente  manifestation  de  ces  opinions  simples 
et  excessives  qui  séduisent  les  masses.  On  pouvait 
encore  se  faire  nommer  dans  un  département,  après 
y  avoir  lentement  conquis  cette  influence  qu'assu- 
rent les  services  rendus  et  les  relations  personnelles. 
Hérold  devait  tenter  tour  à  tour  les  deux  voies, 
sans  jamais  sortir  des  bornes  légitimes. 

Appelé  dans  le  département  de  l'Ardèche,  par 
les  sympathies  de  ses  amis  politiques,  il  s'y  pré- 
senta aux  élections  de  1869;  mais  il  obtint  seule* 
ment  12400  voix  au  second  tour  de  scrutin,  contre 

t5 


w 


886  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

19000  données  au  marquis  de  la  Tourrette,  can- 
didat officiel . 

Ce  fut  ainsi  qu'Hérold  fut  conduit  à  se  faire  dans 
l'Ardèche  une  situation  locale  :  il  y  acquit  une 
modeste  propriété  et  groupa  autour  de  lui  Toppo- 
sition  protestante  et  libérale.  Il  poursuivait  len- 
tement cette  campagne  électorale,  appuyée  sur  les 
dévouements  publics  et  privés,  lorsque  éclatèrent 
le  coup  de  foudre  de  la  guerre  de  1870  et  les  dés- 
astres de  rinvasion. 


»'. 


III 


sous   LA    RÉPUBLIQUE 


Les  jours  étaient  venus  :  l'Empire  était  tombé 
sans  gloire  dans  la  guerre  qu'il  avait  provoquée , 
et  la  France  menaçait  de  s'abîmer  avec  lui,  lorsque 
quelques  hommes  courageux  saisirent  le  gouvernail 
abandonné.  Aucun  d'entre  eux  n'avait  d'illusion 
sur  l'étendue  de  la  catastrophe  ni  sur  l'impossibilité 
d'un  retour  déflnitif  de  la  fortune  ;  mais,  dans  les 
cas  extrêmes,  le  désespoir  est  parfois  le  meilleur 
conseiller.  Il  était  nécessaire  de  relever  la  patrie 
et  de  tâcher  de  sauver  au  moins  l'honneur  par  une 
résistance  héroïque,  il  fallait  montrer  que  la  honte 
et  la  lâcheté  des  chefs  de  la  nation  n'avaient  pas 
flétri  tous  les  cœurs.  Ce  sont  les  dévouements  et  les 


888  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

énergies  suscités  dans  ce  moment  suprême  qui  ont 
fourni  à  la  France  le  ressort  moral  de  sa  régéné- 
ration. La  République  a  puisé  dans  les  profondeurs 
du  sentiment  national  surexcité  cette  force  souve- 
raine qui  a  fini  par  vaincre  tous  les  artifices  des 
politiciens  réactionnaires. 

Hérold  fut  au  premier  rang  parmi  les  derniers 
défenseurs  de  la  patrie.  Dès  le  4  septembre,  il 
était,  à  THôtel  de  Ville,  Tun  des  secrétaires  du  gou- 
vernement delà  Défense  nationale,  et,  presque  aussi- 
tôt, il  fut  nommé  secrétaire  général  du  ministère 
de  la  justice,  c'esl-à-dire,  en  réalité,  ministre  en 
l'absence  du  titulaire,  M.  Crémieux  ;  après  le  siège» 
il  eut  un  moment  le  titre  de  ministre  de  l'intérieur. 

Son  caractère  et  ses  antécédents  ne  le  tournaient 
pas  vers  les  affaires  militaires,  qui  ne  jouèrent 
d'ailleurs  dans  Paris  assiégé  qu'un  rôle  négatif  et 
parfois  désastreux.  Mais  il  s'occupa  dès  lors  de 
cette  réforme  judiciaire,  qui  n'a  pas  cessé  de  faire 
obstacle  à  la  République,  et  il  eut  au  moins  la  satis- 
faction de  faire  établir  la  liberté  de  l'imprimerie 
et  abroger  l'article  75  de  la  Constitution  de  l'an  viii, 
article  depuis  longtemps  attaqué,  sur  la  responsa- 
bilité des  fonctionnaires.  Ces  réformes  sont  restées. 

Cependant  les  services  mêmes  qu'il  avait  rendus, 
tandis  qu'il  était  enfermé  dans  Paris,  devinrent 


\i  n 


F.  HÉROLD.  389 

fatals  à  ses  ambitions.  Lors  des  élections  générales 
à  l'Assemblée  nationale,  il  ne  put  soutenir  en  per- 
sonne sa  candidature,  proposée  de  nouveau  dans  le 
département  de  l'ArdèchCy  et  il  échoua  avec 
30000  voix  contre  une  liste  de  fusion.  En  ces 
heures  de  défaillance  le  pays,  épuisé  par  la  guerre 
et  démoralisé  par  la  défaite,  ne  recherchait  plus 
que  les  partisans  de  la  paix  à  tout  prix. 

Hérold  ne  fut  pas  plus  heureux  à  Paris,  lors  des 
élections  complémentaires  du  2  juillet.  La  situation 
même  de  conseiller  d'État,  que  lui  avait  donnée 
H.  Thiers  dans  la  commission  provisoire  (avril  1871), 
tomba  à  son  tour  au  jour  des  élections  définitives, 
faites  par  TAssemblée  nationale  en  juillet  1872. 
La  réaction  grandissante,  fortiGée  par  la  double 
terreur  de  l'étranger  et  de  la  Commune,  se  tour- 
nait contre  ceux  qui  avaient  défendu  la  patrie  aux 
jours  de  nos  malheurs;  elle  les  poursuivait  avec  un 
acharnement  d'ingratitude,  que  l'on  retrouve  trop 
souvent  dans  l'histoire  et  que  Hérold  devait  encore 
rencontrer,  à  sa  dernière  heure,  jusque  parmi  ceux 
pour  qui  il  avait  lutté  toute  sa  vie. 

Ainsi  repoussé  des  premiers  rôles,  alors  que 
l'intérêt  même  de  l'État  aurait  dû,  au  contraire, 
le  faire  rechercher,  Hérold  revint  à  son  point  de 
départ  et  il  se  retrouva  dans  Topposition.  Là,  comme 


890  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

toujours,  il  s'associa  à  l'œuvre  commune,  plutôt 
qu'il  n'y  apporta  une  initiative  inattendue  ou  des 
inventions  personnelles. 

Il  fut  l'un  des  plus  méritants  dans  cette  longue 
et  tenace  lutte  légale  contre  la  réaction  monarchique 
et  cléricale;  lutte  qui  a  fondé  définitivement  la 
République,  parce  que  les  républicains  ont  réussi 
à  convaincre  la  France  que  le  nouvel  établissement 
était  à  la  fois  la  dernière  étape  de  la  Révolution  et 
l'espérance  suprême  de  la  patrie,  en  dehors  de 
laquelle  on  ne  pouvait  plus  rencontrer  que  les 
aventures  et  les  convulsions,  Tanarchie  intérieure 
et  l'intervention  de  l'étranger. 

Aumoisde  décembre  1872,  Hérold  était  élu  con- 
seiller municipal  par  l'arrondissement  de  Charonne. 
Il  joua  dans  le  conseil  un  rôle  de  quelque  impor- 
tance, par  la  fermeté  et  la  modération  de  son  allure 
républicaine,  qu'il  maintenait  à  la  fois  contre  les 
réactionnaires  et  les  intransigeants.  Il  répondait  si 
bien  à  l'esprit  moyen  de  cette  assemblée,  qu'il  fut  élu 
cinq  fois  vice-président.  Il  soutint  avec  les  citoyens 
sensés  la  candidature  de  Rémusat  contre  Barodet;  et, 
lorsque  le  succès  de  ce  dernier  eut  amené  la  chute 
de  M.  Thîers,  Hérold  fut  le  premier  signataire  de  la 
protestation  contre  les  tentatives  de  restauration 
monarchique  (novembre  1873). 


» 


F.  HËROLD.  391 

Parmi  ses  actes  comme  conseiller  municipal,  je 
signalerai  sa  proposition  d'attribuer  une  subven- 
tion annuelle  de  300  000  francs  aux  établissements 
d'enseignement  supérieur  du  département  de  la 
Seine   (novembre  4875)  :  proposition  généreuse, 
qui  aurait  associé  la  ville  de  Paris  aux  plus  hautes 
directions  philosophiques  et  scientifiques  de  l'esprit 
humain.  C'est  là,  d'ailleurs,  un  ordre  de  dépenses  et 
d'encouragement  auquel    la  plupart  des  grandes 
capitales  de  l'Europe  tiennent  à  honneur  de  partici- 
per. La  ville  de  Paris  y  était  restée  trop  étrangère 
sous  l'administration  matérialiste  d'Haussmann,  tout 
entière  concentrée  dans  des  préoccupations  de  voirie 
publique.  Le  Paris  républicain  a  eu  l'honneur  de 
remettre  l'instruction  primaire  à  sa  place  et  d'y  con- 
sacrer un  budget  digne  de  cette  grande  cité  :  ni  par 
la  dépense,  ni  parles  résultats,  Paris  aujourd'hui  ne 
le  cède  sous  ce  rapport  à  personne.  Mais  il  eût  été 
digne  d'en  faire  autant  pour  l'enseignement  supé- 
rieur, qui  est  la  véritable  source  de  toute  initiative 
sérieuse,  de   tout  progrès  matériel  et  moral  dans 
l'humanité.  Hérold  comprenait  mieux  que  personne, 
en  raison  de  son  éducation  et  de  l'élévation  naturelle 
de  son  esprit,  qu  il  dût  en  être  ainsi,  et  ses  collègues 
adoptèrent  sa  proposition.  Mais  elle  rencontra  l'obs- 
tacle toujours  présent  des  sourdes  oppositions  réac- 


892  bClENGE  ET  PHILOSOPHIE. 

tionnaires.  Il  fallait,  pour  que  la  proposition  devint 
définitive,  l'approbation  du  ministre  de  Tintérieur: 
or  l'un  des  derniers  actes  de  M.  Buffet,  au  moment 
de  quitter  le  ministère,  fut  d*annuler  le  crédit.  Ainsi 
tomba  une  idée  large  et  généreuse,  et  il  est  regret- 
table qu'elle  n'ait  pas  été  reprise  depuis  :  à  la  condi- 
tion, toutefois,  qu'elle  ne  soit  pas  soustraite  au  con- 
trôle des  hommes  compétents  et  détournée  de  sa 
large  destination  par  Tarbitraire  du  favoritisme  et 
les  prétentions  jalouses  des  vanités  individuelles. 

Mais  revenons  à  la  carrière  politique  d'Hérold.  Sa 
situation  grandissait  de  jour  en  jour.  La  République 
était  sortie  du  provisoire,  par  la  proclamation  de  la 
Constitution  de  1875.  Les  élections  sénatoriales  de 
la  Seine  en  1876  se  firent  en  vertu  de  la  nouvelle 
Constitution;  Hérold  y  fut  porté,  sous  le  double 
patronage  de  MM.  Thiers  et  Gambetta.  Il  fut  élu  un 
des  premiers  et  il  vint  siéger  dans  la  gauche  répu- 
blicaine, à  laquelle  il  devait  rester  associé  jusqu'au 
dernier  jour.  Là,  il  ne  devait  pas  larder  à  retrouver, 
encore  une  fois,  son  rôle  d'organisateur  de  la  résis- 
tance légale,  rôle  dans  lequel  il  excellait  par  la 
modération  de  son  esprit  et  la  netteté  avec  laquelle 
il  traçait  les  limites  de  l'action  qu'il  s'agissait  de 
poursuivre. 

Le  16  mai  avait  interrompu  le  développement 


F.  HËROLD.  393 

régulier  et  paçiûque  des  idées  républicaines,  et  le 
Président  de  la  République  avait  entraîné  le  Sénat  à 
Toter  la  dissolution  de  la  Chambre  des  députés  (juin 
1877)  :  faute  grave  qui  a  été  l'origine  d'un  certain 
affaiblissement  dans  l'autorité  morale  de  ce  grand 
corps.  Hérold  Tut,  avec  MM.  Calmoo  et  Peyrat,  l'un 
des  trois  présidents  du  comité  des  gauches  du  Sénat, 
comité  chaîné  de  soutenir  la  lutte.  Ce  fut  peut-être 
là  le  point  culminant  de  la  carrière  d'Hérold,  celai 
où  il  exerça  le  plus  d'influence.  Avec  quel  zèle  et 
quelle  activité,  sans  ménager  ni  sa  fortune  ni  sa 
santé,  il  agit  dans  cette  circonstance  et  sut  soutenir 
dans  la  France  entière  la  résistance  aux  pressions 
administratives,  surexcitées  par  la  passion  politique 
et  le  désir  de  réussir  à  tout  prix  :  c'est  ce  que  savent 
les  témoins  de  sa  vie.  Cependant  il  n'abusa  jamais 
du  pouvoir  presque  discrétionnaire  que  son  parti 
lui  avait  conûé.  Je  me  rappelle  un  incident  singulier 
et  caractéristique  de  ces  temps  troublés,  où  le  sen- 
timent du  juste  et  de  l'injuste  faiblissait  dans  cer- 
taines âmes  sous  les  ardeurs  des  passions  politiques. 
Un  jour,  l'un  des  défenseurs  de  la  République  dans 
les  déparlements  du  Midi,  employé  dans  la  magis- 
trature coloniale,  vint  faire  à  Hérold  une  étrange 
proposition,  t  Le  département  de  "*,  où  j'ai  mes 
amis,  est  terrorisé  en  ce  moment  par  des  bandes 


du  SCIENCE  ET  HHILOSOPHIE. 

légitimistes  qui  parcourent  les  villages,;  si  vous  voulez 
mettre  à  ma  disposition  quelques  milliers  de  francs, 
je  me  charge  d'organiser  une  contre-bande,  qui 
opérera  en  sens  contraire  au  nom  de  la  République.  » 
Je  n'ai  pas  besoin  de  dir«  quel  accueil  Hérold  fit  à 
cette  proposition,  qui  atteste  l'état  d'excitation  et 
d'anarchie  où  le  16  mai  avait  jeté  la  France. 

J'avais  pu  voir,  quelques  années  auparavant,  pen- 
dant un  petit  voyage  que  nous  limes  ensemble,  en 
1873,  dans  la  vallée  du  Rhône,  avec  quelle  sagesse 
Hérold  savait  à  la  fois  grouper  les  sympathies  et 
maintenir  dans  les  limites  de  l'action  légale  l'énergie 
des  convictions  républicaines,  si  chaudes  dans  ces 
régions.  J'entends  encore  ses  entretiens  avec  les 
gens  d'Aubenas,  dévoués  à  la  cause  ;  et  j'ai  présente 
notre  rencontre  à  Rochemaure,  au  pied  du  volcan 
éteint  de  Chenavari,  devant  les  aiguilles  basaltiques 
qui  portent  les  ruines  du  château  féodal  :  nous 
fûmes  abordés  par  un  boucher,  républicain  ardent, 
dont  le  langage  exubérant  et  la  défiance  naïve 
rappelaient  la  violence  des  passions  démocratiques 
de  Marseille. 

Tant  de  zèle  et  de  dévouement  ne  resta  pas  stérile. 
Nul  peut-être  n'eut  plus  de  part  qu'Hérold  à  l'élec- 
tion de  la  majorité  républicaine  qui  sortit  des  urnes 
d'octobre  1877.  Ce  ne  fut  pas,  comme  on  sait,  le 


F.  HÉROLD.  89 


5 


terme  de  la  lutte;  mais,  tant  que  se  poursuivit 
refibrt  de  la  réaction  monarchique,  tant  qu'elle 
refusa  de  reconnaître  sa  défaite  et  qu'elle  persista 
dans  ses  rêves  de  coup  d'État,  Hérold  demeura  sur 
la  brèche,  prêt  à  tout  et  disposé  à  pousser  la  résis- 
tance jusqu'aux  extrémités.  Heureusement  cette 
douleur  nous  fut  épargnée  ;  la  réaction  recula,  au 
moment  d'allumer  dans  la  France  un  incendie  plus 
général  et  plus  terrible  que  celui  de  1830. 

II  semblait  que  Hérold  dût  être  appelé  aussitôt 
dans  le  nouveau  ministère,  ou  parmi  ses  auxiliaires 
les  plus  prochains.  Mais  le  maréchal  Mac-Mahon, 
alors  même  qu'il  renonçait  honnêtement  aux  résolu- 
tions fatales,  n'avait  pas  abdiqué  toutes  ses  répu- 
gnances contrôles  amis  de  la  République.  En  jan- 
vier 1879  seulement,  au  moment  de  se  retirer,  il 
contresigna  à  regret  la  nomination  de  Hérold  comme 
préfet  de  la  Seine. 


IV 


LA   PRÉFECTURE   DE   LA   SEINE 


C'est  dans  ses  fonctions  de  préfet  que  Hérold  a 
donné  toute  sa  mesure,  en  manifestant  sous  un 
nouveau  jour  ses  capacités  d'homme  d'État  :  la 
mesure  eût  été  plus  large  encore  si  son  activité 
n'avait  pas  été  subordonnée  à  la  pleine  possession 
d'une  santé  déjà  ruinée  par  tant  d'eflbrts,  d'émotions 
et  de  sacrifices.  Trois  choses  ont  caractérisé  la  pré- 
fecture de  Hérold  :  sa  sympathie  pour  les  idées 
modernes,  son  accord  sincère  avec  le  conseil  muni- 
cipal et  la  population  parisienne,  enfin  sa  grande 
habileté  d'administrateur.  —  De  celle*ci,  il  ne 
m'appartient  pas  de  parler  ;  mais  les  deux  premiers 
points  veulent  être  relevés. 


p.  HÉROLD.  397 

Le  rôle  du  préfet  de  la  Seine,  on  le  sait,  n'est  pas 
un  rôle  ordinaire.  Non  seulement  il  représente  le 
pouvoir  central,  qui  Ta  délégué;  mais  il  remplace  le 
chef  de  la  municipalité,  le  maire,  choisi  dans  toute 
autre  commune  parmi  les  élus  de  la  cité.  Ce  double 
rôle  engendre  une  certaine  délicatesse  dans  les 
rapports  du  préfet  de  la  Seine  avec  le  conseil  muni- 
cipal. Cette  population  parisienne,  si  mobile,  si 
généreuse,  si  avide  de  progrès  et  de  changements, 
est  par  là  même  difficile  à  gouverner  ;  elle  est 
prompte  à  entrer  en  opposition  contre  ceux  qui  la 
dirigent.  Elle  oublie  volontiers  la  continuité  néces- 
saire des  institutions,  pour  réclamer  l'exécution 
immédiate  des  réformes.  De  là  sa  méfiance  instinc- 
tive contre  les  administrateurs,  même  les  plus 
honnêtes  et  les  mieux  intentionnés.  Trop  souvent 
ceux-ci  sont  amenés  à  entourer  leur  action  de  mys- 
tère, afin  d'éviter  qu'elle  ne  soit  paralysée,  soit  par 
l'intervention  des  intérêts  privés,  soit  par  des  oppo- 
sitions, nées  d'une  vue  partielle  des  choses  à  leurs 
débuts  et  que  leur  développement  complet  dissipera. 
Au  contraire,  les  citoyens  réclament  que  tout  se 
fasse  au  grand  jour.  Ils  craignent,  et  cette  crainte  n'a 
peut-être  pas  toujours  été  sans  fondement,  que  le 
secret  administratif  ne  masque  la  poursuite  de  vues 
contraires  à  la  liberté  ou  au  bien  public. 


308  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

Par  une  rare  prérogative,  à  force  de  droiture  dans 
ses  intentions,  de  franchise  et  de  bonne  foi  dans  ses 
décisions,  de  netteté  dans  Texécution,  Hérold  avait 
réussi  à  désarmer  ces  méfiances  et  à  marcher 
presque  toujours  d'accord  avec  un  conseil  maoi- 
cipal  dont  il  partageait  les  convictions  généreuses, 
sinon  même  les  passions  et  les  préjugés.  Cependant 
la  facilité  de  son  caractère  a  fait  parfois  illusion  sur 
l'énergie  morale  de  sa  nature.  Il  ne  faisait  aucun 
sacriGce  à  une  vaine  popularité  ;  mais  il  avait  pour 
principe  de  laisser  la  volonté  du  conseil  se  développer 
et  régler  les  choses  de  sa  compétence  en  toute  li- 
berté; sans  autre  limite  que  la  loi,  ce  régulateur  et 
cette  condition  suprême  de  la  stabilité  dans  les 
régimes  démocratiques.  Celte  limite,  d'ailleurs,  Une 
la  révélait  pas  après  coup,  comme  par  surprise  et 
presque  en  trahison,  pour  arrêter  brusquement  un 
courant  auquel  on  s'était  abandonné  avec  confiance. 
Au  contraire,  il  prévenait  d'avance  et  dès  les  pre- 
miers mots  ;  puis,  si  le  conseil  persistait,  le  moment 
venu,  sans  vain  défi  et  conformément  à  ce  qu'il 
avait  annoncé  d'abord,  il  faisait  annuler  la  délibé- 
ration. C'est  ainsi  qu'il  maintenait  avec  fermeté  dans 
la  pratique  les  principes  généraux  de  notre  droit 
public  et  de  notre  organisation  centralisée,  prin- 
cipes en  dehors  desquels  l'unité  française  ne  tarde- 


F.  H£ROLD  899 

rait  pas  à  se  relâcher  et  i  se  dissoudre,  au  milieu 
de  la  lutte  anarchique  des  iaiérâts  contraires  des 
communes. 

Son  principal  appui,  le  motif  fondamental  de  la 
confiance  réciproque  qui  exista  toujours  entre 
Hérold  et  le  conseil  municipal,  ce  fut  la  communauté 
de  sentiments  sur  les  matières  religieuses,  spéciale- 
ment en  ce  qui  touche  les  relations  de  l'Église  catho- 
lique avec  la  ville  de  Paris. 

La  lutte  qui  s'est  engagée  sur  ce  point  sera  jugée 
plus  tard  comme  l'un  des  traits  les  plus  frappants 
de  notre  époque;  c'est  elle  peut-être  qui  imprimera 
-  à  la  Gn  du  xix*  siècle  son  principal  caractère  dans 
l'histoire  de  l'humanité.  11  s'agit,  en  effet,  d'un  pro- 
blème qui  n'a  jamais  été  posé  si  haut  dans  l'ordre 
social  et  philosophique.  Une  société  peut-elle  vivre 
sans  religion  oFQcielle,  sans  appui  surnaturel,  sans 
préjugés,  comme  aurait  dit  Voltaire,  en  un  mot  en 
tirant  tous  ses  principes  d'action  de  la  seule  autorité 
de  la  science  et  de  la  raison?  Une  telle  conception, 
entrevue  dès  le  xvii'  siècle,  faisait  frémir  d'horreur 
Bossuel  et  les  hommes  de  son  temps.  Jusqu'à  notre 
époque,  peu  de  politiques  en  aucun  pays  ont  osé 
l'envisager  de  sang-froid.  Tel  est  cependant  l'avenir 
Ters  lequel  la  France  et  bientôt  sans  doute  avec  elle 
toute  l'Europe  civilisée  sont  entraînées  par  ui 


400  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

rant  chaque  jour  plus  irrésistible.  Les  mobiles  fon- 
damentaux des  actions  des  hommes  semblent  avoir 
changé;  les  dogmes  positifs  des  religions  établies 
ont  perdu  toute  créance,  aussi  bien  parmi  les  gens 
instruits  que  dans  les  masses  ouvrières  qui  remplis- 
sent nos  villes. 

Qu*on  l'approuve  ou  qu'on  le  blâme,  qu'on  s'en 
réjouisse  ou  que  l'on  s'en  afflige,  il  n^en  est  pas 
moins  certain  que  les  croyances  religieuses  ne  sont 
plus,  comme  autrefois,  la  base  de  l'ordre  social  et 
de  la  moralité  humaine  ;  et  cependant  les  sociétés 
ne  se  sont  pas  écroulées  dans  le  désordre  et  la  cor- 
ruption. La  somme  de  vertu  et  de  dévouement  qui 
est  dans  le  monde  n'a  pas  diminué.  Loin  de  là  : 
rhistoire  de  notre  temps  prouve  que  l'amour  du 
bien,  l'honneur,  le  goût  des  devoirs  de  famille,  aussi 
bien  que  le  respect  des  devoirs  publics,  ne  sont  ni 
moins  répandus  dans  les  masses,  ni  moins  efûcaces 
dans  les  âmes  d'élite  :  elles  y  ont  même  pris  comme 
une  dignité  et  une  noblesse  plus  haute,  en  rejetant 
l'appui  trompeur  des  opinions  chimériques  et  des 
superstitions  d'autrefois.  Certes,  il  y  a  et  il  y  aura 
toujours  bien  des  défaillances,  bien  des  fautes,  bien 
des  crimes  dans  les  sociétés  humaines.  Mais  la  popu- 
lation de  nos  grandes  villes  n'a  pas  perdu  le  sens  de 
rhonneur  et  du  dévouement,  pour  s'être  détachée 


F.   HÊROL0.  401 

des  vieux  dogmes.  Au  contraire,  il  semble  que  la 
moralité  soit  surtout  une  question  de  race  et  d'édu- 
cation générale,  plutôt  que  de  croyances  positives  : 
les  pratiques  superstitieuses  des  vieilles  religions 
n'empêchent  guère  les  défaillances  de  leurs  parti- 
sans. En  fait,  parmi  les  races  du  midi  de  TEurope, 
elles  paraissent  plutôt  diminuer  la  moralité  que  la 
fortifier,  en  affaiblissant  le  sentiment  de  la  respon- 
sabilité. Mais  la  séparation  entre  la  société  purement 
civile  de  l'avenir  et  les  sociétés  théocratiques  du 
passé  n'est  pas  facile  à  accomplir. 

Les  naturalistes  ont  reconnu  dans  ces  derniers 
temps  qu'il  existe  uiie  classe  de  végétaux,  les  lichens, 
êtres  complexes,  formés  par  l'association  d'une 
algue,  qui  pourrait  subsister  par  elle-même,  et  d'un 
champignon  parasite,  étroitement  entrelacés.  Ces 
deux  êtres  en  sont  venus  à  vivre  d'une  vie  commune, 
dans  laquelle  l'algue,  dépouillée  de  son  autonomie, 
sufGt  par  sa  matière  verte  à  entretenir  la  vie  com- 
mune d'un  être  hybride. 

On  pourrait  dire  que  c'est  là  l'image  des  sociétés 
humaines,  envahies  depuis  tant  de  siècles  par  le 
parasitisme  des  religions.  Le  grand  et  original  effort 
de  notre  temps  est  d'opérer  le  départ  entre  les  élé- 
ments primordiaux  de  l'humanité  vivante,  active  et 
laborieuse,  et  ceux  du  parasite,  greffés  sur  elle  et 

26 


r 


402  SCIENCE   ET   PHILOSOPHIE. 

entrelacés  jusque  dans  les  dernières  profondeurs  de 
noire  vie  publique  et  privée.  Certes,  un  tel  résultat 
ne  saurait  être  atteint  sans  quelque  déchirement,  et 
sa  poursuite  exige  la  lenteur  et  la  prudence  métho- 
dique d'une  opération  chirurgicale. 

Le  succès  déûnilif  de  Tenlreprise,  engagée  depuis 
le  xvr  siècle,  par  des  forces  morales  et  intellectuelles 
de  plus  en  plus  prépondérantes,  ne  paraîtra  guère 
douteux  au  philosophe.  Mais  il  faut  éviter  à  tout 
prix  la  violence,  qui  est  contraire  à  la  justice  et  qui 
provoque  les  réactions;  il  faut  surtout  éviter  de 
froisser  ces  âmes  délicates  et  pures,  qui  ont  identifié 
leur  cire  moral  avec  la  vieille  organisation  théocra- 
tique,  aussi  bien  que  ces  esprits  honnêtes,  prompts 
au  vertige  et  hostiles  aux  brusques  changements. 

Aux  uns,  il  faut  faire  comprendre  que  la  société 
laïque  est  établie  sur  des  bases  plus  larges  et  moins 
sujettes  à  trembler  que  les  vieilles  théocraties.  Aux 
autres,  plus  respectables  encore  à  mes  yeux,  il  con- 
vient d'expliquer  que  la  pureté  morale  qui  les  do- 
mine existe  par  elle-même,  indépendamment  de 
toute  afrirmalion  arbitraire  et  dogmatique.  Ils  seront 
à  nous,  le  jour  où  ils  seront  convaincus  que  la  soli- 
darité et  la  fraternité  humaines  constituent  un  idéal 
plus  haut  et  plus  profond  que  la  charité  tant  vantée 
des  vieux  âges.  Mais  évitons  à  tout  prix  de  les  blesser 


l 


par  la  violence  des  compressions,  ou  par  la  brutalité 
des  calomnies. 

Étrange  retour  de  l'histoire  I  Le  catholicisme  est 
aujourd'hui  poursuivi  des  mêmes  accusations  de 
bassesse  et  d'immoralité;  il  est,  disons-le  fi'anche- 
meat,  victime  de  ces  mêmes  calomnies  qu'il  a  invo- 
quées autrefois  contre  le  vieux  culte  poétique  et 
naturaliste  de  l'antiquité.  Dans  les  déclamations  de 
la  presse  anticléricale,  on  croirait  parfois  entendre 
comme  un  écho  des  infamies  reprochées  au  pa^- 
nisme  par  Lactance  et  par  Tertullten.  Les  Pères  de 
l'Église,  eus  aussi,  ont  abusé  de  ce  procédé  de  polé- 
mique, qui  consiste  à  reprocher  à  un  culte  les  sot- 
tises et  les  crimes  de  quelques-uns  de  ses  adeptes, 
à  s'armer  de  l'ineptie  des  supersltlions  locales  contre 
des  croyances  longtemps  respectées,  qui  ont  eu  leur 
grandeur  et  leur  rôle  dans  l'histoire  de  l'humanité. 
Les  mensonges  à  l'aide  desquels  le  catholicisme  a 
ameuté  les  peuples  pendant  tant  de  siècles  contre 
les  savants  el  les  philosophes,  les  accusations  ima- 
ginaires au  nom  desquelles  il  a  immolé  tant  de  mil- 
liers de  victimes  au  moyen  âge,  sont  aujourd'hui 
retournées  contre  lui.  Si  la  voix  qui  demande  du 
sang  retentit  encore  parmi  ses  partisans  l 
fanatiques,  cependant  les  vrais  libres  penseu 
tenus  à  montrer  plus  d'impartialité   qu'il 


i 


' 


404  SCIENCE   ET   PHILOSOPHIE. 

jamais  eu  et  à  reconnaitre  le  rôle  utile  qu'il  a  pu 
jouer  autrefois  dans  le  développement  moral  de 
rhumanité.  Mais  cette  haute  justice  fait  partie  des 
résultats  théoriques  de  la  science  moderne.  Dans  la 
pratique,  Theure  de  la  laïcisation  est  venue,  et  notre 
société  est  sur  le  point  de  rompre  ses  derniers  liens. 

Hérold  le  comprit  mieux  que  personne.  Héritier 
des  traditions  philosophiques  et  politiques  de  notre 
siècle,  il  se  jeta  avec  ardeur  dans  le  mouvement  des- 
tiné à  assurer  à  l'instruction  populaire  son  auto- 
nomie. 

Ce  mouvement  a  soulevé  les  protestations  les  plus 
vives  de  la  part  des  catholiques  menacés  dans  une 
longue  possession,  qui  jusque-là  avait  été  à  peine 
troublée,  même  au  temps  de  la  monarchie  consti- 
tutionnelle de  Louis-Philippe.  En  1850,  ils  avaient 
fait  consacrer  légalement  l'oppression  de  l'enseigne- 
ment populaire.  Non  contents  de  ce  succès  et  prompts 
à  saisir  toute  circonstance  favorable,  ils  avaient 
cimenté  leur  pouvoir,  après  1870,  par  de  nouveaux 
artifices,  abusant  de  l'afTaiblissement  du  gouverne- 
ment central  et  profitant  de  nos  désastres  mêmes. 

Un  tel  pouvoir  ne  pouvait  durer,  et  le  principe 
même  de  leur  réclamation  ne  saurait  être  accepté. 
On  ne  saurait  regarder  comme  une  persécution  la 
perte  du  droit  de  tyranniser  les  consciences,  11  y  a 


F.    HÉROLD.  405 

là  une  méprise,  une  duperie  singulière,  qui  s'est 
produite  trop  souvent  dans  l'histoire  contemporaine 
et  dans  laquelle  notre  génération,  éclairée  par  les 
événements  de  1850,  ne  saurait  retomber,  c  Nous 
?ous  avons  demandé  la  liberté,  s'écriait  alors  l'un 
des  défenseurs  les  plus  autorisés  du  cléricalisme, 
nous  vous  l'avons  demandée,  quand  vous  étiez  au 
pouvoir,  parce  que  c'était  votre  principe;  aujour- 
d'hui nous  vous  la  refusons,  parce  que  c'est  le  nôtre  ; 
nous  ne  devons  tolérer  que  la  liberté  du  bien.  » 
Laisser  l'indépendance  à  toutes  les  opinions,  c'était, 
à  l'écouter,  insulter,  opprimer  la  religion,  et  cette 
plainte  s'entend  encore  à  Rome.  Rome,  en  effet,  est 
troublée  par  là  dans  ses  pratiques  traditionnelles 
d'oppression.  Le  Compelle  intrare  a  toujours  été 
l'une  des  maximes  fondamentales  de  TÉglise  ;  inter- 
rogez, même  à  l'heure  présente,  ses  chefs  les  plus 
autorisés,  et  vous  ne  tarderez  guère  à  les  amener 
à  avouer  que  c  la  dureté  des  temps  »  les  oblige  seule 
à  y  renoncer. 

Telle  n'est  pas  la  devise  de  la  civilisation  mo- 
derne ;  mais  elle  a,  au  contraire,  le  devoir  de  sau- 
vegarder les  pauvres,  les  enfants,  les  malades,  les 
mourants,  contre  des  habitudes  traditionnelles  d'op- 
pression. C'est  au  nom  de  la  liberté  des  consciences 
qu'il  importe  de  mettre  un  terme  à  une  trop  longue 


406  SCIENCE    ET    PHILOSOPHIE. 

intolérance  et  de  cesser  d'imposer  à  tous  les  pra- 
tiques religieuses  par  le  concours  du  bras  séculier, 
c*est-à-dire  du  pouvoir  civil. 

A  ce  point  de  vue,  disons-le  hautement,  la  cam- 
pagne entreprise  par  Hérold  et  parles  municipalités 
des  grandes  villes  est  légitime.  Mais  on  doit  veiller 
avec  le  plus  grand  soin  à  ce  que  l'exclusion  des  pra- 
tiques religieuses  obligatoires,  dans  toute  la  série 
des  actes  de  la  vie  civile,  ne  dégénère  pas  en  provo- 
cation ou  en  persécution  contre  des  sentiments  sin- 
cères, et  dont  on  ne  saurait  méconnaître  ni  la  légi- 
timité ni  la  grandeur  morale.  La  limite  est  parfois 
délicate  à  tracer,  et  peut-être  sous  ce  rapport  des 
fautes  ont-elles  été  commises.  Je  veux  parler  de  Ten- 
lèvement  public  des  crucifix  dans  les  écoles.  Sur  ce 
point,  les  ordres  de  Ilérold  avaient  été  dépassés,  par 
zèle  ou  par  maladresse  :  il  le  reconnaissait;  la  ma- 
ladie l'avait  empêché  de  surveiller  les  détails  d'une 
exécution  intempestive.  La  chose  une  fois  faite,  avec 
sa  résolution  naturelle,  il  eut  la  générosité  de  cou- 
vrir des  agents  qui  l'avaient  compromis.  Mais,  en 
désavouant  quelques  abus  regrettables,  il  convient 
de  maintenir  le  principe. 

Posons  nettement  la  question. 

Il  ne  s'agit  pas  de  s'opposer  à  des  actes  religieux 
que  la  conscience  d'un  citoyen  regarde  comme  né- 


cessairef!,  quelque  opinion  que  l'on  puisse  avoir 
soî-mème  à  cet  égard;  mais  il  convient  d'empêcher 
qu'on  en  imposeà  tous  indistinctement  la  pratique 
dans  les  lieux  publics.  Nous  oublions  trop  vite  le 
passé.  Jusqu'à  la  fin  du  xviii*  siècle,  cette  pratique 
était  obligatoire,  même  dans  la  vie  privée  :  chacun 
devait  faire  ses  P&ques  et  recevoir  les  derniers  sa- 
crements; et  la  liberté  du  reîas  n'a  pas  été  entière 
sous  la  Restauration.  Aujourd'hui,  ia  vie  privée  est 
devenue  libre;  mais  les  actes  de. la  vie  publique  sont 
demeurés  enchaînés  jusqu'à  ces  derniers  temps.  La 
mairie,  l'école,  l'hôpital,  le  cimetière  doivent  être 
séparés  de  toute  attache  religieuse  obligatoire,  c'est- 
à-dire  qu'ils  doivent  être  purement  laïques.  Il  con- 
vient de  prévenir  désormais  l'oppression  du  faible, 
du  malade,  de  l'enfant,  si  longtemps  érigée  en  prin- 
cipe et  en  maxime  d'État  dans  les  pays  catholiques. 
Voilà  l'œuvre  à  laquelle  Hérold  s'était  voué  et  qu'il 
a  poursuivie  et  à  peu  près  entièrement  accomplie  à 
Paris  :  ce  sera  l'un  des  caractères  les  plus  marquants 
de  son  administration  dans  l'histoire  de  notre  temps. 
11  y  fut  ûdèle  jusqu'à  la  mort. 


\ 


LA    FIN 


Ainsi,  après  une  longirc  suite  de  services  rendus 
à  la  patrie,  à  la  liberté,  à  la  démocratie,  Ilérold  était 
arrivé  à  Tune  de  ces  situations  élevées  qui  permet- 
tent à  un  homme  de  jouer  un  rôle  dans  Tbistoire  et 
d'intervenir  dans  les  destinées  de  son  pays:  ses 
ambitions  étaient  satisfaites,  ambitions  légitimes 
qui  avaient  eu  pour  mobile,  non  la  poursuite  de 
vains  honneurs  et  le  désir  stérile  d'une  autorité  pré- 
poterne,  mais  l'amour  du  bien  public  et  la  volonté 
d'y  conformer  la  direction  des  choses  administra- 
tives. Mais,  éternelle  vanité  des  desseins  et  des  féli- 
cités humaines  !  à  peine  avait-il  eu  le  temps  d'exercer 
cette  direction,  depuis  si  longtemps  désirée,  que 


v 


F.  HÉROLD.  409 

les  signes  précurseurs  d'une  fin  prochaine  apparu- 
rent, signes  trop  visibles  pour  ses  amis  comme  pour 
lui-même. 

Le  mal  venait  de  loin.  Dès  1875,  une  maladiegrave 
Tobligea  de  subir  une  suite  d'opérations,  auxquelles 
il  eût  succombé  sans  Thabileté  consommée  de  son 
ami,  le  D'  Labbé.  Sa  fermeté  ne  fut  jamais  troublée 
par  un  danger  dont  il  avait  pleine  conscience,  c  Mon 
ami,  me  disait-il  plus  tard,  vous  ne  savez  pas  dissi- 
muler; je  lisais  jour  par  jour  sur  votre  visage  inquiet 
la  gravité  de  mon  état.  >  C'était  le  signe  d'une  affec- 
tion organique  profonde,  le  diabète,  dont  il  était 
atteint  à  son  insu  depuis  plusieurs  années. 

Il  se  rétablit  pourtant,  et  il  ne  tarda  pas  à  être  mis 
en  demeure  de  déployer  une  activité  plus  grande  que 
jamais,  lors  des  événements  du  16  mai.  L'excitation 
de  cette  lutte  sans  relâche,  où  il  fut  comme  le  centre 
du  mouvement  électoral  de  la  France  entière,  le 
soutint  contre  des  fatigues  accumulées;  mais  non 
sans  user  davantage  les  ressorts  d'une  constitution 
faiblissante.  Une  fois  préfet,  il  se  donna  tout  entier 
au  travail  de  sa  nouvelle  fonction,  prolongeant  jus- 
qu'au milieu  de  la  nuit  la  lecture  des  dossiers  et 
l'examen  des  affaires. 

C'est  dans  cet  état  de  tension  d'esprit  qu'il  fut 
frappé  au  cœur  par  la  maladie  et  la  mort  de  l'un  de 


410  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

ses  enfants,  son  jeune  ûls  Georges,  le  préféré  peut- 
être,  à  cause  de  sa  ressemblance  avec  son  grand- 
père  le  musicien.  Cette  jeune  existence  fut  fauchée 
dans  sa  fleur,  à  la  suite  d'une  longue  et  douloureuse 
maladie. 

Hérold  ne  se  consola  jamais  de  cette  perte.  Depuis, 
sa  santé  demeura  toujours  languissante.  Il  s'enfonça 
dans  un  travail  redoublé,  pour  étourdir  sa  douleur, 
c  Je  le  vois  sans  cesse  devant  moi,  disait-il,  dès  que 
je  cesse  de  travailler.  » 

En  vain,  il  chercha  à  relever  ses  forces  par  des 
séjours  aux  eaux  de  Vais,  la  vallée  aux  volcans 
éteints,  aux  chaussées  basaltiques.  Tune  des  régions 
les  plus  pittoresques  de  la  France  ;  par  des  voyages 
en  Italie,  pays  de  prédilection  pour  cet  esprit  artis- 
tique, et  où  il  avait  retrouvé  plus  d'une  fois  le  calme 
intellectuel  et  moral,  si  difficile  à  conserver  dans  les 
surexcitations  incessantes  de  la  vie  parisienne. 

L'hiver  de  1879  à  1880  amena  un  déclin  déGnilif. 
Atteint  d'une  bronchite  grave  et  tenace,  il  consentit 
à  peine,  vers  le  printemps,  sur  les  instances  réité- 
rées des  siens,  à  prendre  quelques  semaines  de 
congé  qu'il  passaà  Arcachon.  Cette  nature  diligente, 
peu  encline  à  la  contemplation  philosophique,  ne 
pouvait  supporter  la  solitude.  H  ne  savait  pas  s'ab- 
sorber dans  la  nature  et  retremper  dans  la  vue  une  et 


F.    hÉROLD.  411 

changeante  des  choses  les  ressorts  de  sa  vie  morale. 
11  avaity  pour  se  soutenir,  besoin  d'une  activité  obli- 
gatoire. 

Il  revint  bientôt  à  Paris,  un  peu  ranimé  par  le 
repos  et  la  douceur  du  climat  du  Midi,  mais  sans  se 
faire  d'illusion  sur  la  gravité  d*un  état  physiologique 
qui  devenait  chaque  jour  plus  menaçant. 

Il  eût  pu  vivre  sans  doute  quelques  années  de  plus, 
s'il  eût  consenti  alors  à  tout  quitter,  avant  que  l'afTai- 
blissement  de  ses  organes,  minés  sourdement  par  la 
maladie,  devint  irréparable.  A  ce  moment  critique, 
quelques-uns  de  ses  amis,  sollicités  par  le  calme  avec 
lequel  il  envisageait  son  état,  osèrent  lui  dire  fran- 
chement la  pénible  vérité. 

€  Non,  sans  doute,  répondit-il,  il  ne  me  plaitpas  de 
mourir  avant  Theure,  en  laissant  ma  famille  sans 
appui,  mes  enfants  non  élevés.  Mais  j'ai  entrepris 
une  œuvreque  je  veux  poursuivre  jusqu'au  bout.  Je 
resterai  et  j'altendrai  ma  destinée,  i  Parmi  ceux 
qui  ont  goûté  cet  âpre  fruit  de  la  politique  active, 
il  en  est  peu  qui  aient  eu  la  résignation  de  s'en 
détacher  d'eux-mêmes  et  sans  y  être  obligés  par  la 
nécessité. 

Ainsi  Hérold  refusait  de  se  retirer  de  l'arène  où 
il  avait  combattu  ce  grand  combat,  qui  dure  et  qui 
durera  éternellement  entre  l'esprit  nouveau  et  les 


y 


s 


412  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

I 

vieilles  tyrannies,  entre  la  science  moderne  et  l'igno- 
rance traditionnelle,  entre  la  libre  pensée  et  la  su- 
perstition. A  dater  de  ce  jour,  la  funèbre  question 
ne  fut  plus  posée  entre  nous.  Quelques  allusions 
voilées,  parfois  réchange  d'un  sourire  attristé  mon- 
traient cependant  que  cette  pensée  était  toujours 
présente  au  fond  de  son  esprit.  Cette  nature  vail- 
lante n'en  jouissait  pas  moins  jusqu'au  bout  des 
derniers  jours  de  son  activité.  11  sentait  la  mort 
venir  lentement,  avec  cet  esprit  résolu  qu'il  avait 
porté  dans  tous  ses  actes;  ce  n'était  pas  sur  lui- 
même  qu'il  s'affligeait,  mais  sur  sa  femme,  sur  sa 
sœur,  qui  contemplaient  les  progrès  du  mal  avec 
une  tristesse  inexprimable.  Mais  pour  lui-même  il 
avait  la  sérénité  du  sage,  qui  accomplit  son  devoir  et 
poursuit  son  œuvre  jusqu'au  bout,  prêt  à  se  coucher 
dans  le  sillon  pour  y  mourir,  sans  vaine  plainte  et 
sans  vaine  espérance. 

Cependant  son  esprit  pratique  et  naturellement 
optimiste  ne  s'arrêtait  pas  longtemps  sur  ses  som- 
bres perspectives;  il  ne  croyait  pas  d'ailleurs  le 
terme  si  prochain.  Ce  terme  apparut  dès  le  com- 
mencement de  décembre  aux  compagnons  affectueux 
qui  observaient  le  malade  avec  la  sollicitude  d'une 
tendresse  inquiète.  L'échec  même  de  sa  candidature 
de  sénateur  inamovible  ne  l'affecta  pas  plus  qu'il  ne 


convient,  et  nul  mot  ne  sortit  de  sa  bouche,  q 
trahit  l'amertume  causée  par  la  trahison  d'anciei 
amis  et  la  méconnaissance  des  longs  services  rendi 
à  la  cause  républicaine.  Il  regardait  son  avenir  po! 
tique  avec  plus  de  confiance  peut-ëlre  que  la  durt 
même  de  sa  vie.  Quelques  jours  avant  sa  mort,  il  n 
partait  encore  de  sa  candidature  dans  les  Pyrénée. 
Orientales,  dernier  sourire  d'espérance  qui  éclai: 
son  intelligence  près  de  s'obscurcir. 

Il  travaillait  encore  ce  jour-là,  courbé  sur  di 
dossiers  que  ses  yeux  affaiblis  avaient  peine  à  lin 
et  s'occupant^  du  personnel  des  hôpitaux  conQés 
ses  soins.  Mais  ce  fut  le  suprême  éclair  de  voloot 


VI 


LES    FUNÉRAILLES 


II  s'éteignit  le  1"  janvier  4882,  vers  le  matin, 
attristant  à  jamais  cet  anniversaire  pour  sa  famille 
et  ses  amis  désolés.  Il  avait  demandé  que  ses 
obsèques  fussent  accomplies  en  écartant  la  pompe 
des  cérémonies  officielles  :  son  vœu  a  été  respecté, 
sans  pourtant  refuser  à  sa  mémoire  une  consécra- 
tion en  harmonie  avec  la  direction  et  la  logique 
générale  de  sa  carrière.  Pour  la  première  fois,  Tarméc 
de  Paris  fut  associée  dans  ses  principaux  représen- 
tants à  un  enterrement  civil.  L'approbation  sympa- 
thique du  peuple  parisien,  dont  il  avait  été  le  ser- 
vileur  dévoué,  s'y  joignit  avec  une  touchante  spon- 
tanéité. De  temps  en  temps,  du  sein  de  cette  popu- 


•    HP--* 


F.  HÉROLD.  415 

lation  aceoonie  pour  rendre  un  dernier  hommage 
au  préfet  qu'elle  aimait,  il  s'échappait  sur  le 
trajet  du  convoi  le  cri  de  Vive  la  République  ! 
comme  pour  attester  jusqu'au  bout  la  cause  à  la- 
quelle Hérold  s'était  dévoué.  Un  dernier  mot  d*adieu, 
par  Peiletan,  a  rappelé  sur  sa  tombe  que  ce  répu- 
blicain, ce  philosophe,  cet  homme  politique  ennemi 
de  tout  préjugé,  avait  été  le  modèle  des  vertus  pu- 
bliques et  privées.  C'est  là,  en  effet,  Fun  des  carac- 
tères de  notre  époque  ;  le  dévouement,  le  désinté- 
ressement, l'élévation  morale  dans  leur  plus  haute 
expression,  loin  d'accompagner  d'une  manière 
nécessaire  les  partisans  des  anciennes  croyances, 
sent  de  jour  en  jour  pins  rares  parmi  eux,  pour 
devenir  le  patrimoine  des  amis  du  progrès  et  de 
rhumanité. 


L£S   SAVANTS 


PENDANT  LE  SIÈGE  DE  PARIS 


t87î. 

Quand  vint  le  siège  de  Paris,  dernière  étape  de 
nos  défaites,  on  se  tourna  vers  la  science,  comme  on 
appelle  un  médecin  au  chevet  d'un  malade  agonisant. 
Le  concours  de  Tesprit  et  de  la  méthode  scientifiques 
eût  été  sans  doute  plus  efficace  si  on  l'eût  invoqué 
depuis  de  longues  années  pour  organiser  les  forces 
matérielles  et  morales  de  la  France  :  nos  ennemis 
l'ont  fait,  mais  on  n'a  pas  encore  su  leur  ravir  le 
secret  de  leur  puissance. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  dévouement  des  savants  aux- 
quels on  faisait  appel  in  extremis  n'a  pas  manqué  à 


LES  SATA5TS  FCSftAST  LE  SIÈGE  DE  FAEIS.    417 

h  pairie.  Les  nombreux  comités  inslitoés  dans  ce 
péril  sapréme  ont  donné  leur  temps,  leor  santé 
et  lenr  intelligence,  sans  mesure  ni  réserre.  S'ils 
n*ont  pas  sauvé  la  patrie  d'un  désastre,  rendu  inéTÎ- 
tabh  par  la  destruction  déjà  accomplie  de  notre 
organisation  militaire,  ils  ont  pourtant  imprimé  au 
siè^e  de  Paris  quelques-uns  des  caractères  qui  le 
distingueront  dans  rhbtoire. 

On  n'avait  pas  encore  vu  cette  merveille  d'une  cor- 
respondaoce  méthodique,  entretenue  par  une  rille 
investie,  à  l'aide  des  ballons  et  des  pigeons,  avec  le 
concours  de  la  photographie  microscopique  :  œ  sera 
la  légende  de  l'avenir,  comme  ce  fut  Tobjet  de  l'éton- 
sèment  et  de  la  fureur  de  Tennemi,  attestés  par  de 
cmelles  et  impuissantes  menaces. 

(Test  griœ  i  la  scioce  que  Fou  a  pu  fondre  dans 
Faris  ces  quatre  cents  canons  de  campagne  d'un 
nouveau  modèle,  supérieurs  en  portée  aux  canons 
prussiens  et  qui,  du  haut  du  plateau  d'Avron,  tinrent 
pendant  un  mois  les  Allemands  en  échec  sur  la  route 
de  Cbelles. 

(Test  grice  i  la  science  que  la  Ead)rication  de  la 
dynamite,  presque  ignorée  en  France,  a  pu  être  im- 
provisée, sans  ressources  spéciales  et  dans  les  con- 
ditions en  apparence  les  plus  défavorables;  c'est 
grice  i  la  science  que  la  lumière  électrique  a  joué, 

27 


418  SCIENCE  ET    PHILOSOPHIE. 

dans  réclairage  nocturne  des  travaux  de  défense,  un 
rôle  inattendu  et  dont  remploi  méthodique  a  rendu 
toute  surprise  impossible.  C'est  grâce  à  la  science  et 
aux  moyens  nouveaux  enseignés  par  elle  pour  la 
défense  des  brèches  que  toute  tentative  d'assaut  fut 
épargnée  à  la  ville  assiégée  :  cette  tentative  eût  sans 
doute  abouti  à  quelque  grand  désastre  pour  nos 
adversaires. 

Mais  il  faudrait  un  volume  tout  entier  pour  énumé- 
rer  les  efforts  et  le  dévouement  de  tant  de  savants 
patriotes. 

Efforts  infructueux  !  Tœuvre  de  la  faim 


saevior  armit 


accomplit  ce  que  la  force  armée  n'avait  pas  osé  faire. 

J'ai  présidé  l'un  des  comités,  appelés  dans  le  dan- 
ger suprême  :  c  le  r4omité  scientifique  pour  la  défense 
de  Paris,»  institué  le  2  septembre  1870  près  le  minis 
tère  de  l'instruction  publique,  par  M.  Brame,  main- 
tenu^ et  encouragé  par  M.  Jules  Simon,  après  la  pro- 
clamation de  la  République. 

Nous  avons  fourni  comme  les  autres,  jour  par 

1.  Le  Comité  se  composait  de  MM.  d*Àlméïda,  Breguet,  Frémy, 
JamÎD,  Ruggierî,  Schutzeiiberger.  Sur  ma  demande,  on  nous  ad- 
joignit un  second  comité,  dit  de  Mécanique,  composé  de  MM.  Delau- 
nay,  président  ;  Cail,  Claparëde,  Gévelot  et  Rolland. 


LES  SAVANTS  PENDANT  LE  SIËGE  IiE  PARIS.    MO 

jour  et  sans  nous  lasser,  notre  contingent  de  bonne  vo- 
lonté, de  labeur  et  de  patriotisme.  Je  pourrais  racon- 
ter nos  travaux;  mais  il  ne  convient  guère  après  la 
défaite,  de  faire  l'histoire  détaillée  des  efforts  qui 
n^ont  pas  abouti. 

Si  j'ai  cru  devoir  rappeler  ces  faits,  c'est  afin  d'ex- 
pliquer comment  nous  nous  sommes  trouvés  écartés 
de  la  direction  première  de  nos  expériences.  Adonné, 
dès  mes  débuts  dans  la  vie,  au  culte  de  la  vérité  pure, 
je  ne  me  suis  jamais  mêlé  à  la  lutte  des  intérêts 
pratiques  qui  divisent  les  hommes  :  j'ai  vécu  dans 
mon  laboratoire  solitaire,  entouré  de  quelques  élèves, 
mes  amis.  Mais,  pendant  la  crise  suprême  traversée 
par  la  France,  il  n'était  permis  à  personne  de  de- 
meurer indifférent  ;  chacun  a  dû  apporter  son  con- 
cours, si  humble  qu'il  pût  être.  Voilà  comment  j'ai 
été  arraché  à  mes  études  abstraites  et  j'ai  dû  m'occu- 
per  de  la  fabrication  des  canons,  des  poudres  de 
guerre  et  des  matières  explosives.  J'ai  tâché  de  faire 
mon  devoir,  sans  partager  les  haines  étroites  de 
quelques-uns  contre  l'Allemagne,  dont  je  respecte  la 
science,  en  maudissant  l'ambition  impitoyable  de  ses 
chefs. 

Nos  travaux  mêmes  ont  été  présentés  au  public 
sous  cette  forme  générale  et  purement  rationnelle, 
qu'un  savant  doit  s'efforcer  de  donner  à  ses  publica- 


420  SCIENGH  ET  PHILOSOPHIE. 

lions,  convaincu  que  la  grandeur  de  la  civilisation 
consiste  à  n'être  assujettie  à  aucun  préjugé  de  per- 
sonne, de  race  ou  de  nationalité.  Toute  vérité,  dé- 
couverte sur  un  point  du  globe,  profite  à  l'humanité 
tout  entière.  Puisse  cette  guerre  funeste,  et  les  ini- 
quités qui  en  ont  marqué  la  déclaration  comme  le 
dénouement,  n'avoir  pas  affaibli  dans  les  intelligences 
la  notion  du  rôle  idéal  de  la  science  ! 


UN  CHAPITRE  DU  SIÈGE  DE  PARIS 

LES  ESSAIS  SCIENTIFIQUES 

POUB  RÉTABLIR  LES  COU MUHICATIOHS   ATEC  LA    PROYINCB 

ET  LA  COBRESPOHDANCE  ÉLECTBIQDE  PAR  LA  SEIHE 


La  mort  de  M.  Desains,  professeur  de  physique  à 
la  Sorbonne,  a  réveillé,  il  y  a  quelques  mois,  le  sou- 
venir déjà  lointain  de  l'un  des  épisodes  les  plus  cu- 
rieux et  les  moins  connus  du  siège  de  Paris,  celui 
des  tentatives  pour  établir  une  correspondance  élec- 
trique par  la  Seine  entre  la  ville  bloquée  et  le  reste 
de  la  France.  Les  récits  qui  en  ont  été  faits  jusqu'ici 
sont  obscurs  et  presque  légendaires  :  peut-être  n'est- 
il  pas  inutile  d'en  donner  une  idée  plus  exacte.  L'his- 
toire de  ces  essais  présente,  en  effet,  un  double  inté- 


Att  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

rêt  :  d'un  côté,  elle  soulève  un  problème  scientifique, 
qu'ils  n'ont  pas  résolu  et  qui  n'est  même  pas  éclairci 
à  l'heure  présente;  tandis  que,  à  un  autre  point  de 
vue,  elle  est  caractéristique  de  l'état  moral  étrange 
que  la  France  et  Paris  offraient  dans  cette  triste  et 
terrible  époque. 

Si  la  pensée  m'est  venue  de  retracer  cette  histoire, 
c'est  que  j'en  ai  une  connaissance  toute  personnelle. 
J'étais  président  du  Comité  scientifique  de  défense, 
qui  proposa  au  gouvernement  d'envoyer  en  province 
M.  d'Alméida  pour  tenter  l'aventure;  et  j'étais  l'ami 
particulier  de  ce  savant  patriote,  qui  risqua  sa  vie 
pour  poursuivre  la  solution  pratique  d'un  problème 
à  peine  ébauché  en  théorie,  mais  dont  le  résultat 
pouvait  être  capital  :  nous  étions  réduits  à  un  état 
trop  critique  pour  laisser  perdre  aucune  chance,  si 
chimérique  qu'elle  eût  pu  paraître  en  temps  ordi- 
naire. Ce  n'est  pas  la  seule  que  nous  ayons  tentée; 
mais  il  ne  convient  de  parler  aujourd'hui  que  des 
essais  ayant  pour  but  de  rétablir  les  communications 
entre  la  province  envahie  et  Paris  investi.  Je  possède 
des  documents  précis  à  cet  égard,  dans  mes  notes 
recueillies  au  jour  le  jour,  depuis  le  2  septembre  1870 
jusqu'à  la  fin  du  siège,  ainsi  que  dans  le  rapport  iné- 
dit par  lequel  d'Alméida  rendit  plus  tard  compte  de 
sa  mission  au  gouvernement  :  M.  Janet,  notre  ami 


.T 


UN  CHAPITRE  DU  SIË6E  DE  PARIS.  423 

commua,  a  bien  voulu  m*en  communiquer  la  minute. 
Rappelons  d'abord  l'objet  de  cette  mission  et  les 
conditions  matérielles  et  morales  dans  lesquelles  elle 
fut  accomplie.  Il  s'agit  du  siège  de  Paris,  l'une  des 
entreprises  de  résistance  les  plus  désespérées  qui 
aient  jamais  eu  lieu  dans  l'histoire  des  peuples.  Cette  , 
entreprise,  qui  frappa  l'Europe  d*étonnement,  s'ex- 
plique par  le  caractère  des  hommes  appelés  à  suc- 
céder à  l'Empire. 


/         I 


u 


La  génération  qui  entre  aujourd'hui  dans  la  vie  et 
qui  se  précipite  ardemment  dans  l'action  politique  et 
dans  les  âpres  compétitions  du  présent  a  déjà  quel- 
que peine  à  se  représenter  l'état  psychologique  de 
celle  qui  l'a  précédée  et  la  douleur  profonde  qui  a 
empoisonné  notre  vie.  Nous  aussi^  nous  avions  rêvé 
d'avoir  notre  jour  et  notre  heure  de  direction.  Vain- 
cus dans  notre  jeunesse,  le  cœur  tout  rempli  des 
grandes  espérances  déçues  de  1848,  après  le  long 
abaissement  moral  de  la  France,  nous  voyions  enfin 
arriver  le  moment  où  l'énergie  indestructible  des 
forces  libérales  qui  entraînent  le  monde  amenait  le 
terme  du  régime  d'oppression  et  de  réaction  qui 


1 


UN  CHAPITRE   DU   SIÈGE  DE  PARIS.  425 

nous  avait  accablés.  Mais,  plutôt  que  décéder  au  cou- 
rant intérieur  de  l'opinion,  le  parti  obstiné  qui  en- 
tourait Napoléon  III  préféra  jeter  la  nation,  peut-être 
malgré  la  volonté  même  d'un  souverain  indécis,  dans 
la  guerre  étrangère.  On  sait  ce  qui  suivit.  Hélas  I 
l'héritage  qui  nous  était  mainteucint  laissé,  c'était 
l'horreur  de  la  défaite  et  la  ruine  de  la  patrie  !  Quinze 
ans  sont  écoulés  depuis  :  l'amertume  de  ces  souvenirs 
est  restée  aussi  brûlante  dans  nos  cœurs  qu'aux  pre- 
miers jours.  Quand  TEmpire  disparut  de  lui-même, 
comme  un  décor  englouti,  son  chef  était  prisonnier, 
et  nul  de  ses  partisans  ne  se  présenta  pour  reven- 
diquer un  pouvoir  déshonoré.  C'est  alors  que  la  Ré- 
publique fut  proclamée,  comme  le  seul  gouvernement 
qui  pût  encore  défendre  la  patrie.  Â  ce  moment,  la 
lutte  contre  l'ennemi  était  à  peu  près  sans  espérance. 
Nous  la  poursuivîmes  cependant.  Notre  race  est  trop 
Gère  pour  se  résigner  à  l'humiliation  sans  jeter  un 
suprême  défi  à  la  destinée.  Mais  il  fallait  justiGer 
cette  témérité,  sinon  par  le  succès,  du  moins  par  la 
grandeur  héroïque  des  derniers  sacriGces.  Plus  d'une 
illusion  se  mêla  sans  doute  aux  entreprises  sérieuses  : 
celles-ci,  même  les  plus  réfléchies,  n'étaient  pas 
destinées  à  une  réussite  Gnale.  Aussi  le  récit  des 
épisodes  de  cette  période  n'est-il  guère  que  l'histoire 
des  forces  inutiles  et  des  dévouements  perdus  :  per- 


426  SCIENCE    ET   PHILOSOPHIE 

dus  en  apparence  du  moins,  et  quant  à  leur  objet 
prochain. 

Que  d'actes  admirables  accomplis  en  silence  pen- 
dant le  siège  de  Paris  I  J'ai  vu  un  ingénieur  des 
mines,  d'une  haute  instruction  et  d'un  esprit  très 
cultivé,  s'installer  au  sommet  de  l'une  des  tours  de 
Saint-Sulpice,  y  vivre  dans  la  solitude  austère  d'un 
stylite  d'autrefois,  sans  autre  espérance  que  d'aper- 
cevoir un  signal  lointain,  qu'il  avait  l'ordre  de  guet- 
ter et  qui  n'est  jamais  venu.  J'ai  \u  l'ingénieur 
Descos,  qui  était  naguère  l'aide  dévoué  du  physicien 
Regnault  dans  ses  recherches  les  plus  délicates,  et 
qui  mourut  un  an  après,  des  suites  des  misères  du 
siège  stoïquement  supportées,  —  j'ai  vu  Descos 
passer  sa  vie  au  milieu  des  boyaux  des  champignon- 
nières, établies  dans  les  galeries  abandonnées  des 
carrières  de  pierre  de  taille,  sous  la  plaine  de  Cla- 
mart.  II  avait  relevé  le  plan  de  ce  réseau  souterrain 
et  il  s'occupait  d'en  percer  les  impasses  irrégulières 
et  de  les  relier  en  un  système  continu,  dans  l'espé- 
rance de  pouvoir  quelque  jour  surprendre  l'assié- 
geant ou  détruire  ses  travaux.  Un  jour  même,  il 
crut  avoir  réussi .  En  compagnie  du  colonel  Laussedat, 
nous  cheminâmes  ensemble  sous  terre,  pendant 
plusieurs  kilomètres,  dans  la  pensée  de  faire  sauter 
les  batteries  de  Châtillon.  J'ai  assisté  à  bien  des 


X    - 


UN  CHAPITRE  DU  SIÈGE  DE  PARIS.  427 

dévouements  obscurs,  qui  n'attendaient  et  n'ont 
jamais  recherché  d'autre  satisfaction  que  celle  d'une 
conscience  désintéressée.  Nulle  part  ce  désintéresse- 
ment ne  s'est  mieux  manifesté  que  dans  les  essais 
de  correspondance  entre  Paris  et  la  province  :  on  y 
jouait  continuellement  sa  vie  en  silence;  nulle  part  ne 
se  retrouve  davantage  le  sentiment  du  devoir  patrio- 
tique qui  animait  les  Français.  Pourquoi  donc  ces 
essais  obstinés,  cette  volonté  infleiible  de  réussir  à 
tout  prix  ?  C'est  que  le  salut  de  la  patrie  dépendait 
du  rétablissement  des  communications. 


III 


C'est  dans  son  unité  et  sa  forte  centralisation  que 
réside  surtout  la  puissance  de  la  France.  Un  méca- 
nisme savant,  organisé  et  perfectionné  sans  cesse 
depuis  des  siècles,  en  réunit  les  provinces  à  la  capi- 
tale. Les  citoyens  les  plus  habiles  et  les  plus  instruits, 
appelés  de  toutes  les  parties  du  pays  par  le  jeu  des 
institutions,  se  trouvent  réunis  à  Paris.  Ils  donnent 
l'impulsion  et  le  reste  suit,  façonné  par  une  longue 
habitude.  Séparer  Paris  des  départements,  c'est  en 
quelque  sorte  étrangler  la  France;  c'est  l'opération 
la  plus  terrible  et  la  plus  efficace  que  Ton  puisse 
exécuter  contre  nous.  Dès  la  fin  du  règne  de 
Louis  XIV,  Vauban  redoutait  la  prise  de  la  capitale. 


UN  CflÂPITRK  DU  SIËGE  DE  PARIS.  4:20 

Hais  nul  ennemi  n'était  parvenu  à  en  tenter  l'inves- 
tissement jusqu'à  l'année  1870. 

Les  Prussiens  osèrent  l'entreprendre,  enhardis  par 
la  destruction  et  par  le  blocus  de  toutes  nos  armées. 
Ils  espéraient  d'abord  que  Paris,  abandonné  sans 
défense,  se  rendrait  à  leur  arrivée,  comme  l'avaient 
fait  Vienne,  Berlin,  et  Paris  lui  même,  au  début  de 
ce  siècle  :  c'était  la  nouvelle  tactique  inaugurée  par 
Napoléon  !•'.  Au  temps  de  Louis  XIV,  on  n'eût  pas 
osé  attaquer  une  capitale,  avant  d'avoir  conquis  tout 
le  pays  dont  elle  était  le  centre.  Les  grands  sièges 
d'autrefois,  ceux  de  Carthage,  de  Jérusalem,  de  Con- 
slantinople,  avaient  toujours  été  précédés  par  cette 
conquête  préliminaire,  qui  assurait  le  succès,  en 
rendant  impossible  la  formation  de  puissantes  armées 
de  secours.  Napoléon  P'  eut  l'audace  de  marcher 
droit  sur  les  capitales,  deux  fois  avec  succès  ;  la  troi- 
sième tentative  amena  sa  ruine.  Mais  ni  Vienne,  ni 
Berlin,  ni  Moscou  n'ont  résisté  à  l'agresseur.  C'était 
une  chose  nouvelle  dans  l'histoire  du  monde  que  de 
prétendre  à  la  fois  assiéger  la  capitale  d'un  pays  et 
tenir  tête  à  la  nation  en  armes.  Les  Prussiens  n'y 
pensaient  pas  au  début.  Ils  croyaient,  je  le  répète, 
soumettre  Paris  et  terminer  la  guerre  d'emblée. 
Surpris  de  celte  résistance  inattendue  d'une  ville  sans 
année,  ils  résolurent  d'isoler  Paris  du  reste  de  la 

7  I   f 


w 


iaO  SCIENCE   ET   PHILOSOPHIE. 

France,  de  façon  à  rendre  impossible  toute  nouvelle 
organisation  militaire.  En  effet,  au  moment  de  Tin- 
vestissement,  les  cadres  matériels  et  les  derniers 
officiers  étant  enfermés  dans  Paris,  il  n'existait  plus 
au  dehors  ni  armées  constituées,  ni  administration 
pour  en  former  de  nouvelles.  Voilà  où  la  criminelle 
inaction  de  Tarmée  de  Metz  et  la  folle  tentative  de 
l'armée  de  Sedan  nous  avaient  réduits  ! 

Pour  les  Français,  au  contraire,  la  résistance  de 
Paris  ouvrait  une  nouvelle  période.  C'était  un  coup 
de  désespoir,  qui  permettrait  peut-être  de  tirer  parti 
des  ressources  nationales,  affaiblies  mais  non  anéan- 
ties;  de  lever  tous  les  hommes  en  état  de  com- 
battre et  de  les  organiser  en  nouvelles  armées.  La 
chose  aurait  pu  se  faire  suivant  des  r^les  établies 
d'avance,  si  l'action  de  Paris  sur  la  France  s'était 
exercée  sans  discontinuité.  Cette  impulsion  centrale 
interceptée  par  le  blocus,  il  s'agissait  de  la  rétablir 
à  tout  prix. 

La  nécessité  de  la  correspondance  entre  la  capitale 
et  la  province  n'était  pas  moins  grande,  au  point  de 
vue  même  du  maintien  de  l'énergie  morale  et  de 
Tordre  intérieur  dans  Paris.  Chacun  se  rappelle 
combien  fut  douloureuse  cette  privation  des  nou- 
velles générales  et  privées,  prolongée  pendant  des 
mois.  Les  événements  du  dehors  ne  nous  étaient 


ty  CHAPITRE  DE  Sl£CE  DE  PARIS.  Ul 

cominaBiqaés  que  par  des  débris  de  journaux,  re- 
cueillis aux  avaal-postes  et  dont  on  publiait  les 
moindres  Tragmeats^en  les  commenlanl  avec  la  sub- 
tilité des  épigrapbistes  étudiant  une  inscription  an- 
tique. Le-^  Prussiens  comptaient  bien  surTeffet  d'une 
semblable  épreuve  pour  troubler  et  démoraliser  les 
esprits. 

On  voit  par  là  comment  le  premier  et  le  plus  grave 
problème  qui  se  posa  devant  le  Gouvernement  de  ta 
Défense  nationale  Tut  le  proUème  des  conmiunica- 
tions  et  de  la  correspondance  réciproque  entre  Paris 
et  la  province.  Tout  devait  être  essayé  dans  cet 
ordre,  même  l'impossible  et  le  chimérique. 


IV 


Autrefois,  pour  alteindre  un  tel  but^on  ne  con- 
naissait  guère  qu'un  seul  procédé  :  celui  des  exprès 
se  glissant  à  travers  les  lignes,  transportant  les 
ordres  au  dehors  et  rapportant  les  nouvelles.  Mais 
c'est  là  un  procédé  lent,  peu  sûr  et  peu  efficace.  Un 
ennemi  vigilant  a  toujours  réussi  à  intercepter  pres- 
que complètement  ce  genre  de  communication.  S'il 
est  incontestable  que  quelques  individus  — j'en  ai 
connu  moi-même  —  ont  réussi  à  rentrer  dans  Paris 
à  travers  les  lignes  prussiennes,  il  n'est  pas  moins 
sûr  que  le  nombre  a  été  fort  petit,  et  tout  à  fait  in- 
suffisant pour  entretenir  des  communications  ré- 
gulières. Certaines  personnes  avaient  pourtant  gardé 


UN  CBAPITRE  DU  SIKGE  DE  PARIS.  433 

à  cet  égard  des  doiiles  pendant  le  siège,  convaincues 
que  le  gouverneur  de  Paris  conservait  quelque  mode 
secret  de  communication  avec  le  dehors,  mais  qu'il 
le  dissimulait  à  ses  collègues,  dans  la  crainte  de  le 
compromettre  par  suite  des  indiscrétions.  J*ai  eu 
Toccasion  d'interroger  à  cet  égard,  il  y  a  peu 
d'années,  le  général  Trochu  à  Tours,  où  il  vit  dans 
la  dignité  stoîque  d'une  retraite  silencieuse;  mais 
il  m*a  affirmé  n'avoir  jamais  eu  de  système  d'es« 
pionnage  oi^anisé  à  travers  les  lignes  d'investisse- 
ment. La  chose  était,  d'ailleurs,  à  peu  près  impos« 
sible. 

Les  procédés  d'autrefois  étant  paralysés,  il  s'agis- 
sait de  savoir  si  l'on  pouvait  trouver  dans  la  science 
moderne  quelque  méthode  nouvelle,  pour  commu- 
niquer au  loin  et  à  travers  l'ennemi.  Ce  fut  la  pre- 
mière question  soumise  par  le  gouvernement  au  Co- 
mité scientifique  de  défense,  le  3  septembre,  jour 
de  sa  constitution.  Le  siège  de  Paris  était  imminent 
et  la  ferme  résolution  des  Parisiens  déjà  déclarée  de 
toutes  parts;  la  proclamation  de  la  République,  qui 
eut  lieu  le  lendemain,  afQrma  hautement  cette  réso- 
lution. 

Nous  nous  mimes  à  l'œuvre  aussitôt,  pour  exami- 
ner les  procédés  de  correspondance  déjà  proposés  et 
pour  en  imaginer  nous-mêmes  de  nouveaux.  Ce  sont 

iS 


4Si  SCIENCE   ET  PHILOSOPHIE. 

ces  essais  persévérants  dont  je  vais  retracer  Tbis- 
toire. 

Parmi  les  diverses  méthodes  de  correspondance 
scientifique,  il  en  est  une,  en  effet,  proposée  de  di- 
vers côtés,  qui  fut  bientôt  adoptée  et  mise  en  pra- 
tique. On  reconnut  qu'il  était  facile  de  sortir  de  la 
ville  et  de  s'en  éloigner  au  moyen  des  ballons,  qui 
transmettraient  à  la  province  les  avis  et  les  ordres. 
L'ennemi,  furieux  de  voir  ainsi  forcer  le  blocus, 
tenta  en  vain  de  s'opposer  au  départ  des  ballons; 
mais  on  ne  manqua  pas  un  seul  jour  d'hommes  in- 
trépides, prêts  à  braver  les  dangers  de  l'air  et  les 
menaces  de  l'ennemi. 

Le  retour  des  nouvelles  était  plus  difficile  :  pour 
l'obtenir  par  la  même  voie,  il  eut  fallu  savoir  diriger 
les  ballons.  Des  essais  furent  exécutés  dans  ce  sens  et 
Ton  construisit  même  un  ballon  spécial,  en  forme  de 
poisson,  diaprés  les  indicafions  d'un  aéronaute 
nommé  Vert.  Mais  il  ne  se  pressait  guère,  et  le  bal- 
lon n'était  pas  fini  quand  Paris  capitula.  Le  pro- 
blème, d'ailleurs,  n'est  pas  encore  résolu,  bien  qu'il 
ait  fait  depuis  de  grands  progrès,  par  suite  des  tra- 
vaux de  Dupuy  de  Lôme  et  du  capitaine  Renard. 
Ce  fut  par  un  autre  procédé  que  l'on  réalisa  le  retour 
des  dépêches,  fort  incomplètement  à  la  vérité  :  ce 
fut  à  l'aide  des  pigeons  voyageurs,  porteurs  de  pho- 


UN  CHAPITRE  DU  SIÈGE  DE  PARIS.  435 

tographies  microscopiques.  L'emploi  des  pigeons 
avait  déjà  eu  lieu  dans  des  sièges  anciens,  mais  acci- 
dentellement et  sans  établir  un  échange  régulier  de 
correspondances.  Quant  aux  photographies  micro- 
scopiques, nous  les  proposâmes  dès  le  3  septembre 
et  elles  ne  tardèrent  pas  à  être  réalisées,  principale- 
ment grâce  à  Thabileté  d'un  artiste  dévoué,  M.  Da- 
gron.  Le  problème  des  communications  trouva  ainsi, 
par  le  concours  des  ballons,  des  pigeons  et  de  la  pho- 
tographie, une  première  solution  :  ce  fut  môme  la 
seule  qui  réussit  à  être  mise  en  pratique  ;  malheu- 
reusement elle  était  imparfaite,  rare  et  irrégulière. 


Nous  tentâmes  autre  chose  et  nous  poursuivîmes 
des  essais  variés  dans  quatre  directions  principales  : 
les  engins  flottants,  les  systèmes  acoustiques,  les 
systèmes  optiques,  les  systèmes  électriques. 

On  essaya  d'utiliser  par  des  engins  flottants  le 
fleuve  qui  traverse  Paris  et  d'y  introduire  des  nou- 
velles. Les  intérêts  particuliers  avaient  précédé  :  il 
parait  que  la  maison  Menier  a  reçu  par  cette  voie 
des  bouteilles  cachetées,  expédiées  de  son  usine  de 
Noisiel,  sur  la  Marne.  Mais  les  Prussiens  établirent 
bientôt  des  barrages  superficiels  et  des  ûlels,  de  fa- 
çon à  mtercepter  ce  genre  primitif  de  correspon- 
dance. Les  crues  subites  du  fleuve  mirent  plus 


VS  CaiPITRE  DD  SIECB  DE  PARIS.  437 

d'une  fois  les  barrages  en  déraut.  Cependanl  ce  pro- 
cédé eut  en  somme  peu  d'eilicacilé. 

On  avait  pensé  aussi  à  jeter,  à  la  surface  de  la 
Seine,  de  légers  bâtons  flottants,  dont  les  formes 
et  les  longueurs  relatives,  réglées  à  l'avance, 
auraient  représenté  un  système  de  signaux  con- 
venus. En  raison  de  leur  multitude  et  des  varia- 
lions  continuelles  du  niveau  du  Qeuve,  uu  certain 
nombre  auraient  eu  chance  d'échapper  aux  barra- 
ges de  l'ennemi. Les  employés  de  la  navigation,  mu< 
nis  d'instructions  spéciales,  devaient  les  récoller  à 
Port-à-l'ÀDglais,  au-dessus  de  Paris.  Le  temps 
manqua  pour  étudier  et  régulariser  un  procédé  fa- 
cile à  mettre  en  pratique, mais  d'uosuccès  douteux. 

Un  perfectioDoemenl  plus  ingénieux  consista  à 
construire  des  boules  creuses,  munies  d'aubes  des- 
tinées à  leur  communiquer  l'impulsion  du  courant. 
En  les  lestant  convenablement,  de  façon  à  les  main- 
tenir au  fond  de  l'eau,  avec  une  densité  presque 
égale  A  ce  liquide,  on  obtient  un  système  d'une  ex- 
trême mobilité,  que  la  moindre  impulsion  soulève  et 
fait  nager  entre  deux  eaux.  En  fait,  la  boule  suit  en 
général  le  fond.  Or,  en  raison  des  irrégularités  de 
celui-ci, irrégularités  sans  cesse  variables, par  '~  ''  *' 
du  courant  même  qui  creuse  incessamment  le 
tour  de  chaque  obstacle,  ces  boules  sont  irè: 


438  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

elles  à  arrêtera  Taide  des  filets  ou  des  barrages.  Elles 
cheminent  toujours  ;  tantôt  elles  finissent  par  pas- 
ser sous  les  filets,  ou  bien  elles  remontent,  par  l'im- 
pulsion même  de  Teau,  au-dessus  des  barrages  sub- 
mergés. Les  variations  de  niveau  provenant  des 
crues  en  favorisent  le  passage.  Un  système  de  pieux 
resserrés  et  s'élevant  au-dessus  de  l'eau,  de  façon  à 
dominer  les  plus  hautes  crues,  serait  seul  efficace 
pour  les  intercepter.  Mais  ce  système  est  long  à 
installer.  Malheureusement  ces  boules  ne  furent  fa- 
briquées que  très  tard  :  à  l'époque  où  on  les  eut  en 
mains,  la  Seine,  déjà  gelée,  n'aurait  guère  pu  les 
transporter.  Elles  offrent,  d'ailleurs,  les  mêmes  diffi- 
cullés  pour  l'assiégé  qui  veut  les  récolter  que  pour 
l'assiégeant  qui  se  propose  de  les  arrêter.  Quelques 
boules  de  ce  genre  ont  été  lancées,  en  effet,  sur  la 
Seine  ;  mais  je  ne  sache  pas  qu'une  seule  soit  parve- 
nue à  destination.  Par  contre,  on  en  a  retrouvé 
une,  dix  mois  après,  près  du  Havre,  à  l'embouchure 
de  la  Seine;  rien  n'avait  pu  la  fixer  en  route. 

Les  barrages  et  les  filets  retiennent  les  objets  flot- 
tants, même  entre  deux  eaux;  mais  rien  n'arrête  les 
matières  dissoutes.  De  là  le  projet  d'un  procédé  chi- 
mique de  correspondance.  S'il  était  possible  de  jeter 
dans  la  Seine,  à  des  intervalles  réglés,  deux  ou  trois 
substances  solubles  différentes,  n'existant  pas  natu- 


I 


UN  CHAPITRE  DU  SiEGK  DE  PARIS.  439 

rellement  daas  les  rivières,  et  susceptibles  d'être 
accusées  par  des  réactifs  suflisamment  sensibles,  on 
pourrait  espérer  constituer  par  le  jeu  de  ces  alterna- 
tives un  système  de  signaux  et,  par  suite,  de  lan* 
gage  que  personne  ne  saurait  empêcher.  La  chose 
fut  étudiée.  Peut-être  serait-elle  possible  sur  un 
étroit  cours  d'eau;  mais  la  masse  des  eaux  roulées 
par  la  Seine  est  trop  grande.  Il  en  résulte  que  la 
matière  soluble  est  disséminée  bientôt  dans  une 
quantité  de  liquide  telle,  qu'elle  arrive  à  une  atté- 
nuation échappant  à  toute  analyse.  D'après  les  cal- 
culs exécutés  à  cette  occasion,  il  eût  fallu  jeter  dans 
la  Seine  à  Corbeil,  chaque  fois,  plusieurs  centaines 
de  kilogrammes  de  la  matière  soluble,  choisie  par- 
mi les  solutions  métalliques  les  plus  sensibles,  pour 
pouvoir  la  reconnaître  facilement  et  sans  retard  à 
Paris.  Encore  les  intervalles  de  ces  projections  au- 
raient-ils dû  être  très  longs,  la  diffusion  mélangeant 
les  eaux,  de  telle  façon  que  le  passage  de  la  masse 
principale  dissoute  à  travers  Paris  eût  exigé  plusieurs 
heures,  peut-être  plus  d'un  jour.  C'était  encore  là 
un  espoir  sans  réalité. 

Les  systèmes  acoustiques  furent  aussi  étudiés.  Le 
bruit  de  la  canonnade  et  des  explosions  peut  être  en- 
tendu jusqu'à  une  certaine  distance.  Les  signaux 
fondés  sur  le  nombre  de  coups  de  canon  et  leurs  in- 


1 


440  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

tervalles  sont  usités  dans  la  marine.  Toutefois, 
lorsque  le  bruit  est  transmis  par  Pair,  cette  distance 
ne  s'élève  pas  au  delà  de  quelques  dizaines  de  kilo- 
mètres, dans  les  conditions  les  meilleures.  Or  le  pays 
ne  tarda  pas  à  être  occupé  autour  de  Paris  par  Ten- 
nemi  dans  un  rayon  si  étendu,  que  le  son  même  du 
canon  ne  pouvait  plus  parvenir  par  l'air.  Il  arrive 
cependant  encore  par  Teau  des  cours  d'eau  et  sur- 
tout par  la  terre,  et  il  arrive  de  distances  incompa- 
rablement plus  grandes  que  pur  l'air  :  surtout 
quand  il  est  produit  par  le  tir  simultané  de  batteries 
entières.  On  prétend  que  la  bataille  de  Waterloo  a 
été  ainsi  connue  à  Paris,  le  jour  même  où  elle  fut 
livrée.  Un  renseignement  qui  parait  plus  certain, 
c'est  que  l'on  perçut  à  Paris,  pendant  le  siège  de 
1870,  le  bruit  lointain  de  la  canonnade,  le  jour  de  la 
bataille  d'Orléans.  On  avait  donc  pensé  à  utiliser  ce 
mode  de  communication.  Mais  les  circonstances  ne 
permirent  pas  de  le  soumettre  à  un  examen  systé- 
matique et  de  définir  les  règles  de  son  emploi.  Peut- 
être  aurait-il  abouti  à  quelque  résultat. 

Les  signaux  optiques  donnèrent  des  espérances 
moins  vagues.  S'ils  eussent  été  étudiés  à  l'avance, 
et  surtout  s'ils  eussent  été  mis  en  œuvre  avec  un  dé- 
vouement complet  et  une  discrétion  inflexible,  il 
n'est  pas  douteux  qu'ils  n'eussent  réussi.  On  sait,  en 


DN  CHAPITRE  DU  SIËGE   DE  PAKIS.  441 

effet,  qu'à  la  suite  du  siège  de  Paris,  ils  sont  entrés 
dans  la  pratique  courante  des  expéditions  mili- 
taires. 

Le  problème  se  pose  à  cet  égard  de  deux  ma- 
nières bien  différentes,  suivant  que  les  communica- 
tions ont  lieu  entre  deux  points  dont  on  est  maître; 
ou  bien  qu'elles  sont  destinées  à  être  transmises  à 
travers  un  pays  occupé  par  l'ennemi. 

Dans  le  premier  cas,  rien  n'est  plus  simple,  du 
moins  quand  le  temps  est  clair.  Les  signaux  de  feu, 
visibles  surtout  la  nuit  à  plusieurs  dizaines  de  kilo- 
mètres, étaient  déjà  usités  chez  les  Gaulois  et  chez 
chez  les  anciens;  les  Arabes  en  Algérie  les  emploient 
encore  couramment.  Les  phares  ne  sont  autre  chose 
que  le  perfectionnement  de  ce  procédé. 

Les  signaux  de  jour,  plus  faciles  encore  à  instituer, 
avaient  abouti  à  l'ancien  télégraphe,  transmettant 
des  signaux  méthodiques  à  des  stations  établies  à 
l'avance. 

Mais,  au  moment  du  siège  les  points  voisins  de 
Paris  étaient  occupés  jusqu'à  des  distances  telles, 
que  les  procédés  anciens  cessaient  d'être  praticables. 
On  proposa  d'abord  de  les  étendre  à  des  dislances 
plus  grandes  et  sans  stations  spéciales,  par  une 
autre  méthode,  qui  consiste  à  lancer  au  zénith  le 
rayon  d'un  puissant  foyer  électrique.  L'illumination 


I 


I 


^  - 


442  SCIENCE    ET   PHILOSOPHIE. 

qui  en  résulte  est  visible,  la  nuit,  par  un  beau  ciel, 
jusqu'à  une  distance  de  80  kilomètres.  Ija  succession 
de  ces  éclairs  et  la  durée  de  leurs  alternances  peu- 
vent dès  lors  donner  lieu  à  un  système  de  signaux, 
d'après  des  conventions  faciles  à  concevoir.  —  Dans 
les  premiers  temps  du  siège,  et  tant  que  le  cercle  du 
blocus  ne  fut  pas  trop  étendu,  ce  système  eût  été 
encore  praticable.  Mais  Tagrandissement  croissant 
du  cercle  envahi  obligea  à  diriger  les  recherches  dans 
un  autre  ordre  d'idées. 

Au  lieu  de  lancer  à  travers  l'atmosphère,  à  partir 
d'une  station  connue,  des  signaux  optiques  visibles 
de  tous,  on  proposa,  au  contraire,  d'échanger  ces 
signaux  d'une  façon  secrète  et  telle  que  nul,  en 
dehors  des  initiés,  ne  pût  les  soupçonner.  On  con- 
çoit qu'en  temps  ordinaire,  il  serait  facile  à  un 
homme  de  se  placer  sur  la  terrasse  de  Saint-Germain 
ou  sur  quelque  autre  point  découvert  des  coteaux 
qui  entourent  Paris,  et  d'échanger  des  signes  ar- 
rêtés à  Tavance  avec  une  personne  placée  sur  le 
mont  Yalérien,  par  exemple.  Chacun  des  deux  ob- 
servateurs, muni  d'une  longue  vue,  apercevra  les 
gestes  de  son  interlocuteur,  et  les  objets  convenus, 
qu'il  pourra  tour  à  tour  cacher  ou  mettre  en  évi- 
dence. En  temps  de  guerre  même,  ce  procédé  sérail 
encore  praticable.  La  terrasse  de  Saint-Germain  n'a 


UN  CHAPITRE  DU  SIÈGE  DE  PARIS.  443 

pas  cessé  d'être  ouverte  aux  promeneurs  pendant 
le  siège  de  Paris,  et  alors  que  la  ville  de  Saint-Germain 
était  occupée  par  les  Prussiens.  Toutefois,  c'eût  été 
supposer  à  l'ennemi  une  étrange  naïveté  et  un  grand 
défaut  de  prudence  que  de  croire  qu'un  tel  échange 
de  signes,  fait  dans  un  lieu  public,  fût  demeuré  long- 
temps inaperçu;  son  auteur  n'eût  pas  tardé  à  être 
arrêté  et  fusillé.  A  la  vérité,  on  eût  peut-être  pu 
l'organiser  avec  une  personne  habitant  sa  propre 
maison  et  correspondant  de  l'une  de  ses  fenêtres, 
si  le  secret  eût  été  susceptible  d'être  gardé. 

Ce  fut,  en  effet,  à  une  idée  analogue  mais  plus 
parfaite  que  l'on  s'arrêta;  je  dis  plus  parfaite,  parce 
que  les  précautions  étaient  prises  pour  correspondre 
à  longue  distance,  sans  qu'aucun  intermédiaire  pût 
apercevoir  ou  même  soupçonner  les  signes  de  cette 
correspondance.  Elle  reposait  sur  le  système  des  lu* 
nettes  conjuguées,  proposé  par  M.  Maurat,  profes- 
seur an  lycée  Saint-Louis.  En  deux  endroits  situés, 
l'un  dans  l'intérieur  de  la  ville  assiégée  et  spéciale- 
ment dans  un  fort,  l'autre  au  dehors  et  dans  une  mai-, 
son  privée,  on  installe  deux  bonnes  lunettes  et  on  les 
règle  en  sens  invei'se,  suivant  le  même  axe  optique, 
de  façon  à  conjuguer  leurs  foyers.  Cela  fait,  il  suflit 
de  faire  apparaître  un  point  brillant,  une  lampe, 
par  exemple,  en  arrière  de  l'une  des  lunettes  et  de 


m  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

transmettre  un  pinceau  de  rayons  parallèles  émis 
par  ce  point  et  limités  par  des  diaphragmes,  pour 
que  l'image  du  point  se  manifeste  au  Toyer  de 
l'autre  lunette.  En  arrêtant  à  l'avance  les  conven- 
tions relatives  au  nombre  des  apparitions  de  l'image 
et  à  la  durée  des  intervalles,  il  est  facile  d'obtenir  un 
système  complet  de  signaux.  Si  Ton  place  la  lunette 
dans  la  profondeur  d'une  chambre,  les  signaux  sont 
invisibles  pour  tout  autre  que  les  deux  observateurs  ; 
sauf  le  cas  où  la  ligne  optique  suivant  laquelle  ils 
sont  dirigés  viendrait  à  raser  le  sol.  Or  cette  condi- 
tion défavorable  peut  être,  en  général,  évitée.  Dans 
le  cas  même  où  elle  aurait  lieu,  par  malechance,  il 
suftirait  de  masquer  par  un  étroit  diaphragme  la 
ligne  de  visée  de  l'observateur  placé  en  ce  point  du 
sol  :  du  moment  où  il  cesse  d'être  aperçu  de  la  per- 
sonne qui  regarde  dans  la  lunette,  il  cesse  en  même 
temps  de  pouvoir  apercevoir  le  rayon  lumineux  lancé 
par  celle-ci. 

Ce  procédé  de  correspondance  est  excellent  et 
praticable  les  jours  clairs,  jusqu'à  dix  ou  quinze  kilo- 
mètres au  moins.  Mais  il  exige  une  discrétion  ab- 
solue de  part  et  d'autre,  si  l'on  veut  éviter  que  l'ob- 
servateur situé  dans  l'intérieur  des  lignes  ennemies 
soit  soupçonné  et  saisi.  Deux  circonstances  surtout 
rendent  celte  discrétion  difficile.  L'une,  c'est  la  né- 


ON  GBAPITRE  DU  SIËGE  DE  PARIS.  445 

cessilé  pour  les  agents  du  gouvernement  situés  au 
dehors,  de  transmettre  régulièrement  la  correspon- 
dance à  la  personne  qui  opère  dans  les  lignes  de 
Tennemi,  Cette  transmission,  si  elle  a  lieu  par  des 
exprès,  sera  bientôt  soupçonnée  et  interceptée.  Ce- 
pendant on  pourrait  la  faire  par  les  journaux  du 
dehors,  qui  vont  partout,  même  dans  les  régions 
occupées,  en  opérant  à  l'aide  d*un  système  de  con- 
ventions, connu  seulement  de  la  personne  chargée 
de  la  correspondance.  Toutefois  c'est  là  une  compli- 
cation et  une  cause  de  retards.  Une  autre  circon- 
stance dangereuse,  c'est  la  difGculté  de  soustraire 
aux  journaux  de  la  ville  investie  l'existence  de  ce 
mode  de  correspondance.  Pendant  le  siège  de  Paris, 
toute  nouvelle  communiquée  au  conseil  de  la  Dé- 
fense nationale,  dans  ses  séances  de  nuit  de  l'Hôtel 
de  Ville,  était  publiée  aussitôt  dès  le  lendemain 
matin,  par  plusieurs  journaux.  Les  moyens  d'infor- 
mation organisés  par  la  presse  sont  aujourd'hui  si 
nombreux  et  si  puissants,  que  le  secret  d'une  sem- 
blable correspondance  serait  presque  impossible  à 
garder.  Or,  dès  qu'elle  serait  soupçonnée  par  l'en- 
nemi, les  moindres  indices  surpris  par  ses  espions, 
voire  même  publiés  par  l'indiscrétion  des  feuilles  pu- 
bliques, amèneraient  des   perquisitions  fatales  à 
l'opérateur.  Il  y  aurait  donc  un  grand  risque  à 


U6  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

courir  pour  se  faire  Tagent  d'une  telle  correspon- 
dance. Cependant  on  pensa  dans  Paris  qu'il  ne 
serait  pas  difficile  de  trouver  des  patriotes  assez 
dévoués  pour  s*y  exposer. 

Après  une  étude  méthodique,  et  cette  fois  suffi- 
sante, du  procédé  optique  fondé  sur  Temploides  lu- 
nettes  conjuguées ,  une  mission  fut  envoyée  en  pro- 
vince. M.  Lissajoux  partit  en  ballon,  pour  tenter 
d'appliquer  ce  procédé,  avec  l'indication  du  lieu 
voisin  de  Paris  ou  il  devait  s'établir,  et  du  système 
des  signaux  qu'il  devait  employer. 

Par  suite  de  quelles  circonstances  cette  tentative 
échoua-t-elle  ?  pourquoi  M.   Lissajoux,  au  lieu  de 
chercher  à  s'installer  à  l'endroit  désigné,  s'en  alla- 
t-il  à  Marseille  fonder  une  école  de  télégraphie  op- 
tique, destinée  à  former  des  élèves  capables  d'ap- 
pliquer plus  tard  la  méthode,  école  qui  n'était  pas 
encore  organisée  lors  de  la  capitulation  de  Paris? 
C'est  ce  qui  n'a  pas  été  suffisamment  éclairci.  La 
personne  chargée  de  la  mission  recula-t-elle  devant 
les  risques  qu'elle  présentait?  ou  bien  rencontra- 
t-elle  des  difficultés  insurmontables  pour  s'installer 
au  point  convenu,  lequel  d'ailleurs  n'était  pas  et  n'a 
jamais  été  occupé  en  fait  par  les  Prussiens?  Le  Gou- 
vernement de  la  Défense  nationale,  installé  à  Tours, 
lui  refusa-t-il,  comme  il  parait  l'avoir  fait  i  d'autres, 


DN  CHAPITRE  DE  SIËCE  DE  PARIS.  Ul 

la  protectioD  et  les  moyens  d'action  indispensables? 
Aucun  rapport  ofGciel,  à  ma  connaissance,  n'a  été 
fait  sur  la  mission  de  M.  Lissajoux,  qui  permette  de 
savoir  pourquoi  ce  mode  de  communication,  si  fa- 
cile en  principe  et  si  bien  défini,  n'a  pas  donné  de 
résultats  pratiques.  Depuis  lors,  le  génie  militaire  a 
repris  le  système  que  nous  avions  proposé  pendant 
le  siège  de  Paris,  il  l'a  perfectionné,  et  il  en  a  fait 
de  nombreuses  applications,  auTonkin  notamment. 


VI 


Les  signaux  électriques  furent  discutés  aussi  avec 
méthode  et  c'est  des  travaux  entrepris  pour  les  mettre 
en  œuvre  que  nous  allons  maintenant  nous  occuper. 
La  forme  la  plus  simple  de  leur  emploi  consiste  dans 
rétablissement  d'un  Gl  entre  les  deux  points  mis 
en  correspondance.  Nous  possédions,  en  effet,  un  fil 
aérien,  qui  fut  coupé  par  Tennemi,  dès  le  premier 
jour  de  son  arrivée.  11  existait  aussi  un  fil  caché,  im- 
mergé dans  la  Seine  enlre  Paris  et  Rouen.  Ce  dernier, 
d'abord  inaperçu,  continua  à  fonctionner  pendant 
quelques  jours.  Mais  il  ne  pouvait  guère  durer  long- 
temps. Les  journaux  en  parlèrent,  et  une  trahison 
inévitable  en  livra  le  trajet.  L'ennemi  le  coupa  près 


VJH  CHAPITRE  DU  SIÈGE  DE  PARIS. 


449 


deBougival.  Cependant  nous  verrons  que  d'Alméida 
pensa  à  en  tirer  parti  dans  ses  nouveaux  essais. 

Ceux-ci  eurent  pour  origine  une  idée  plus  hardie, 
celle  de  prendre  la  Seine  même  comme  Ql  conducteur 
et  de  s'en  servir  pour  transmettre  les  dépèches 
entre  la  province  et  Paris  investi.  En  théorie,  la 
chose  est  faisable.  L'eau^  en  effet,  conduit  l'électri- 
cité; quoique  sa  conductibilité  soit  incompara- 
blement plus  faible  que  celle  des  métaux.  Avec  Teau 
distillée,  à  la  vérité,  Télectricité  transmise  ne  peut 
être  accusée  que  par  les  procédés  les  plus  délicats. 
Mais  l'eau  des  fleuves  n'est  pas  de  l'eau  absolument 
pure;  elle  contient  en  dissolution  des  substances 
salines;  or,  la  moindre  quantité  d'une  matière  de 
cet  ordre,  étant  dissoute  dans  l'eau,  en  accroît  la 
conductibilité  dans  une  proportion  relative  consi- 
dérable. Au  lieu  de  transmettre  l'électricité  par  un 
Gl  métallique  de  quelques  millimètres  de  section,  on 
peut  d'ailleurs  la  faire  circuler  par  un  conducteur 
d'eau,  dont  la  section  s'élève  à  quelques  dizaines  de 
mètres  carrés  :  dans  un  cas,  comme  dans  l'autre,  il 
se  produit  un  courant  susceptible  d'agir  sur  le  gal- 
vanomètre, et  par  conséquent  de  fournir  par  ses  al- 
ternatives réglées  des  signaux  et  une  correspondance. 
A  la  vérité,  une  portion  considérable  de  l'électricité 
lancée  dans  l'eau  se  perd  à  mesure,  en  se  transmel- 


450  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

tant  à  la  terre  qui  forme  le  lit  du  fleuve.  Mais  il  en 
reste  assez,  si  la  quantité  initiale  a  été  assez  grande, 
et  si  Ton  sait  recueillir  ce  qui  reste,  même  à  des 
distances  considérables. 

En  fait,  au  lieu  d'origine,  il  est  facile  de  lancer 
dans  le  fleuve  une  assez  grande  quantité  d'électricité 
à  Taide  d'une  pile  suffisamment  puissante.  La  tension 
de  cette  électricité  n'a  pas  besoin  d'être  énorme; 
mais  il  est  bon  de  la  conduire  dans  l'eau  à  une  dis- 
tance notable  du  fond,  à  l'aide  de  fils  métalliques  de 
forte  section,  et  d'instituer  la  communication  avec 
l'eau  sur  une  large  étendue.  On  peut,  par  exemple, 
établir  un  flotteur  métallique  de  grande  dimension. 

C'est  surtout  à  l'arrivée  qu'il  convient  de  recueil- 
lir l'électricité  sur  de  vastes  surfaces.  Pour  recueillir 
toute  l'électricité  qui  subsiste  dans  le  fleuve  en  un 
point  donné  de  son  cours,  il  serait  nécessaire  de  faire 
passer  le  fleuve  entier  dans  un  tube  métallique  isolé 
et  convenablement  disposé,  ou  tout  au  moins  d'em- 
ployer des  dispositions  équivalentes;  dispositions 
que  certains  canaux,  transportés  sur  des  points  mé- 
talliques, permettraient  peut-être  de  réaliser.  Mais 
cette  condition  n'existant  pas  pour  la  Seine,  il  n'est 
possible  de  récolter  qu'une  fraction  de  l'électricité 
contenue  dans  le  fleuve  en  un  lieu  donné,  fraction 
proportionnelle  à  la  section  de  l'eau  mise  en  contact 


UN  CHAPITRE  DU  SIÈGE  DE  PARIS.  451 

avec  le  condacteurmétallique.  Gedernier  eonducteur 
fonne  en  réalité  une  dérivation  et  dès  lors  Télectri- 
cité  se  partage  entre  le  fleuve  et  le  conducteur,  sui- 
vant les  lois  physiques  des  courants  dérivés. 

Un  bateau  doublé  de  métal,  fer  ou  cuivre,  ou  à  son 
défaut,  une  grande  plaque  métallique  flottante  rem- 
plit cette  condition.  On  y  attache  un  fil  de  cuivre, 
qui  ne  doit  toucher  immédiatement  ni  Teau  ni  le 
sol,  et  qui  est  réuni  à  un  galvanomètre,  commu- 
niquant d'autre  pai't  avec  la  terre  afin  de  fermer  le 
circttiL 

Telles  étaient  les  disposition  qui  furent  reconnues 
les  plus  favorables  en  principe  pour  établir  une  cor- 
respondance électrique  par  la  Seine,  lorsque  la  pro- 
position en  fut  faite  au  comité  par  M.  Bourbouze, 
préparateur  à  la  faculté  des  sciences  de  Paris. 

Il  s'agissait  maintenant  de  savoir  si  ces  disposi- 
tions pouvaient  être  réalisées  en  pratique;  si  les 
quantités  d'électricité  transmises  étaient  suffisantes 
pour  fournir  des  signaux  et  jusqu'à  quelle  distance 
ceux-ci  seraient  perceptibles  ;  enfin,  s'il  n'existait 
pas  de  cause  perturbatrice,  capable  de  troubler  le 
jeu  de  ces  derniers.  Nous  nous  mimes  à  l'étude  im- 
médiatement. M.  Desains  plaça  une  pile  sur  le  pont 
Napoléon  à  Bercy,  au  milieu  de  la  neige  et  des  gla- 
çons du  mois  de  novembre,  et  les  essais  commen- 


452  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

Gèrent,  avec  le  concours  des  deux  professeurs  de  la 
Sorbonne,  MM.Desains  et  Jamin,  qui  seplacèrent, 
avec  un  désintéressement  admirable,  sous  les  ordres 
de  leur  préparateur.  Ces  premiers  essais  ayant  été 
satisfaisants,  j'obtins  du  Gouvernement  de  la  Dé- 
fense nationale  les  facilités  nécessaires.  Nous  nous 
installâmes  dans  une  salle  souterraine,  située  à 
l'extrémité  du  pont  au  Change  ;  c*est  l'un  des  points 
centraux  des  égouts  parisiens.  Il  n'y  faisait   pas 
froid  et  l'odeur  fade  et  nauséeuse  des  égouts  qui  y 
régnait  ne  tarda  pas  à  nous  devenir  tolérable  par 
l'habitude.  11  était  facile  d'ailleurs  de  communiquer 
de  la  salle  à  la  Seine,  sans  être  incommodé  par  celte 
foule  de  curieux  qui  ne  tardaient  guère  à  entourer 
et  à  entraver  toute  opération  exécutée  à  l'air  libre. 
M.  Desains,  avec  ce  dévouement  modeste  et  silencieux 
bien  connu  de  ses  collègues  et  de  ses  amis,  se  hâta 
de  disposer  dans  cette  première  station  ses  appareils, 
pile,  galvanomètre,  plaques  métalliques  plongées 
dans  le  cours  du  fleuve.  L'autre  station  fut  établie  à 
Saint-Denis,  dans  l'usine  de  M.  Glaparède,  si  je  ne 
me  trompe.  L'intervalle  des  deux  stations,  allongé 
par  les  méandres  de  la  Seine,  s'élevait  à  une  ving- 
taine de  kilomètres.  On  trouva  que  les  signaux,  en- 
voyés par  des  piles  d'énergie  moyenne  et  recueillis 
par  des  galvanomètres  très  sensibles,  étaient  trans- 


UN  CHAPITRE  DU  SIÈGK  DE  PARIS.  45S 

mis  avec  une  facilité  qui  donnait  les  plus  grandes 
espérances  de  succès,  même  pour  des  intervalles 
notablement  plus  considérables,  tels  que  Poissy, 
situé  au  delà  de  la  ligne  d'investissement,  et  peut- 
être  même  Rouen.  Nous  ne  pouvions  pousser  nos 
essais  à  de  plus  longues  distances;  nous  proposâmes 
au  Gouvernement  de  la  Défense  nationale  de  tenter 
Tentreprise,  et  une  mission  fut  décidée  et  placée 
sous  les  ordres  de  M.  Rampont,  directeur  général 
des  postes.  Mais  il  s'agissait,  avant  tout,  de  trouver 
un  homme  capable  et  dévoué  pour  l'accomplir.  Ce 
fut  l'un  de  nos  physiciens  les  plus  distingués, 
M.  d'Alméida,  professeur  de  physique  au  lycée 
Henri  lY,  membre  du  Comité  scientifique  de  défense, 
qui  s'en  chargea. 


VII 


Nul  choix  ne  pouvait  être  meilleur.  Non  seulement 
d'Alméida  possédait  les  connaissances  pratiques 
nécessaires  et  était  rompu  à  la  pratique  de  Texpéri- 
mentation;  mais  son  caractère  personnel  offrait 
toute  garantie.  Il  avait  gardé  quelque  chose  de  l'ar- 
deur aventureuse  de  la  noble  race  portugaise  du  duc 
d'Alméida,  son  père.  Privé  de  tout  appui,  il  s'était 
fait  sa  place  à  force  de  travail.  Il  avait  beaucoup 
souffert  dans  sa  jeunesse.  C'était  une  nature  distin- 
guée, inquiète,  mélancolique,  bienveillante  cepen- 
dant et  dévouée  à  ses  amis,  quoique  ne  se  livrant  i 
eux  que  par  parties;  chacun  ne  connaissait  qu'un 
côté  de  sa  vie.  Son  buste,  exécuté  par  M.  Guillaume, 


UN  CHAPITRE  DU  SIÈGE  DE   PARIS. 


455 


exposé  au  siège  des  séances  de  la  Société  de  phy- 
sique, exprime  admirablement  sa  physionomie 
morale.  Ce  qui  le  caractérisait  surtout,  c'était  sa 
préoccupation  d'être  utile  aux  hommes,  et  son  désir 
de  faire  quelque  chose  de  grand,  désir  qui  le  tour- 
menta jusqu'au  jour  où  la  disproportion  entre  sa 
volonté  et  la  force  des  choses  et  la  révolte  contre  les 
amertumes  de  sa  destinée  le  conduisirent  à  une  fin 
tragique  :  le  douloureux  souvenir  n'en  est  pas  éteint 
dans  les  cœurs  qui  l'ont  connu.  Cependant  il  avait 
accompli  plus  d'une  création  féconde.  C'est  ainsi 
qu'après  la  guerre,  il  fonda  le  Journal  de  Physique 
et  organisa  la  Société  de  physique  de  Paris,  sur  les 
bases  à  la  fois  les  plus  solides  et  les  plus  désinté- 
ressées. D'AIméida  était  dévoué,  et  il  savait  se  tirer 
d'affaire  dans  les  conjonctures  les  plus  difficiles.  Un 
jour,  fatigué  de  la  routine  journalière,  il  était  parti 
seul  et  sans  mission  pour  voir  de  près  la  guerre  de 
sécession  en  Amérique.  Il  y  avait  passé  une  année, 
tantôt  chez  les  Sudistes,  tantôt  chez  les  gens  du  Nord, 
assistant  au  siège  de  Yicksbourg,  puis  emprisonné 
comme  espion  à  Washington.  On  ne  pouvait  com- 
prendre là-bas  comment  la  curiosité  avait  suffi  pour 
pousser  un  tel  homme  à  travers  tant  de  dangers. 

Enfermé  dans  Paris  en  1870,  il  était  dévoré  d'un 
besoin  impatient  d'action  et  l'absence  de  famille  lui 


■^.\ 


456  '   SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

permettait  de  donner  libre  carrière  à  son  dévoue- 
ment. Il  se  proposa  pour  essayer  d'établir  la  corres- 
pondance électrique  et  fut  accepté  volontiers.  Cette 
mission  était  entreprise  dansdes  conditions  presque 
désespérées. 

En  effet,  le  cercle  de  ^occupation  ennemie, 
d'abord  voisin  de  Paris,  avait  reculé  successivement, 
d*abord  jusqu'à  Rouen,  puis  jusqu'au  Havre.  Au 
moment  où  d'Alméida  quittait  Paris,  le  Havre  était 
le  seul  point  où  Ton  pût  s'établir  en  pleine  sécurité 
et  avec  la  libre  disposition  des  ressources  de  l'État. 
Mais  le  courant  électrique  irait-il  de  Paris  jusqu'au 
Havre?  La  déperdition  d'électricité  ne  serait-elle  pas 
trop  grande  sur  la  route,  et  surtout  dans  la  vaste 
embouchure  du  fleuve?  Jusqu'à  quel  point  les  essais 
faits  entre  le  pont  au  Change  et  Saint-Denis  pou- 
vaient-ils s'appliquer  à  des  distances  vingt  fois  plus 
considérables?  A  supposer  que  le  courant  envoyé  de 
Paris  arrivât  jusque-la,  n'existait-il  pas  des  causes 
perturbatrices,  des  courants  terrestres,  aggravés  par 
la  distance  et  susceptibles  de  fausser  toutes  les  indi- 
cations? Il  y  a  plus  :  tout  nous  accablait  à  la  fois, 
et  une  cause  de  difficultés  nouvelles  s'était  élevée  en 
raison  de  la  saison.  La  Seine  avait  gelé  à  Paris  :  il 
fallait  donc  mettre  les  appareils  destinés  à  recueillir 
les  dépèches  électriques  en  contact  avec  les  couches 


un  CHAPITRE  DU  SIÈGE  DE  PARIS.  457 

inférieures  de  la  rivière,  c'est-à-dire  au  voisinage 
du  sol  où  réieetricité  se  perd.  Jusqu'à  quel  point 
d'ailleurs  un  fleuve  recouvert  d'une  couche  de  glace 
transmet-il  r^lièrement  l'électricité?  C'est  un  pro- 
blème non  résolu.  En  raison  de  ces  incertitudes,  il 
n'était  pas  possible  de  s'installer  au  Havre  pour 
opérer,  et  il  devenait  indispensable  de  se  placer  au 
sein  même  de  la  région  envahie  et  de  se  rapprocher 
aussi  près  que  possible  des  lignes  d'investissement. 
Poissy  ou  Corbeil  étaient  naturellement  désignés. 
Mais  dès  lors  le  problème  devenait  singulièrement 
difficile  et  périlleux.  En  effet,  il  fallait  transporter  et 
installer  un  matériel  considérable  dans  un  pays 
occupé  par  l'ennemi  et  y  organiser,  à  son  insu,  le 
service  des  correspondances. 

D'Âlméida  parvint  en  effet,  après  de  longs  efforts, 
à  établir  son  matériel  à  Poissy.  Mais  ce  ne  fut  qu'au 
moment  même  de  la  capitulation  de  Paris.  Eût-il 
réussi  à  transmettre  ses  correspondances,  sans  être 
soupçonné  et  arrêté  par  l'ennemi?  Nous  ne  pou- 
vons répondre  à  cette  question,  puisqu'il  était  alors 
trop  tard  pour  poursuivre  l'expérience.  Les  longs 
délais  qui  l'avaient  ainsi  retardée  furent  dus  en 
partie  à  des  difficultés  d'ordre  moral,  quelques-unes 
inattendues  et  sur  lesquelles  d'Alméida  insiste  avec 
amertume  dans  son  rapport  :  il  était  envoyé  par  le 


458  SGIENGK  ET  PHILOSOPHIE. 

Gouvernement  de  la  Défense  nationale,  siégeant  i 
Paris  :  il  trouva  peu  d'aide  officielle  en  province  et 
demeura  convaincu,  à  tort  ou  à  raison,  que  le  con- 
cours du  Gouvernement  de  la  Défense  nationale, 
siégeant  à  Bordeaux,  lui  avait  fait  défaut.  En  fait, 
il  n'opéra  guère  qu'avec  ses  propres  forces  et  le 
concours  des  sympathies  personnelles  qu'il  excitait. 
Reproduisons,  d'après  son  rapport,  le  récit  de  son 
voyage  en  province,  et  celui  des  traverses  au  milieu 
desquelles  il  poursuivit  son  entreprise.  Il  y  a  toujours 
intérêt  à  suivre  la  lutte  d'un  homme  contre  la  des- 
tinée, comme  à  rappeler  le  souvenir  des  dévoue- 
ments patriotiques  que  l'on  rencontrait  alors  de 
toutes  parts  en  France. 


VIII 


Le  14  décembre  1870,  sur  la  proposition  officielle 
de  M.  Rampont,  directeur  général  des  postes,  un 
déoret  chargeait  d'Alméida  d'une  mission  ayant  pour 
objet  de  rétablir  les  communications  entre  Paris  et 
la  prorince.  Cette  mission  était  demandée  depuis 
plus  d'un  mois  par  le  Comité  scientifique  de  défense. 
Un  mois  avait  donc  été  perdu,  pendant  un  siège 
dont  les  jours  étaient  nécessairement  comptés.  La 
saison  de  plus  en  plus  froide,  la  surface  envahie  par 
Tennemi  de  plus  en  plus  étendue,  aggravaient  encore 
les  difficultés.  Il  était  déjà  bien  tardi  Quoiqu'il  en 
soit,  le  décret  définitif  était  rendu  et  la  mission  insti- 
tuée i  Paris  ;  il  restait  à  la  faire  réussir  en  prorince. 


460  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

et  à  réussir  en  temps  utile,  dans  des  délais  que 
chaque  heure  raccourcissait.  Elle  s'appliquait  prin- 
cipalement à  la  correspondance  électrique  par  la 
Seine.  Mais  elle  avait  été  étendue  à  d'autres  objets. 
Dans  le  même  ballon  partaient  avec  d'ÂIméida: 
M.  Lévy,  photographe  habile,  chargé  de  réduire  à  de 
petites  dimensions  les  correspondances  destinées  à 
être  expédiées  par  des  flotteurs  lancés  dans  la  Seine; 
M.  Reboul,  homme  d'action,  chargé  de  lancer  le 
plus  près  possible  de  Paris  ces  flotteurs  attendus  à 
Port-à-I* Anglais  ;  M.  Luizzi,  homme  de  lettres, 
chargé  de  faire  un  résumé  des  journaux  de  pro- 
vince, pour  les  flotteurs  et  la  correspondance  élec- 
trique. 

D'AIméida  s'était  muni  en  conséquence  des  appa- 
reils électriques  et  photographiques  convenables. 
Il  emportait  en  outre,  conformément  à  l'usage  des 
ballons  du  siège,  un  certain  nombre  de  pigeons 
voyageurs.  On  verra  qu'ils  ne  furent  pas  l'un  des 
moindres  embarras    du    voyage.  Quelques    kilo- 
grammes de   dynamite,  fabriqués  dans  Paris,  lui 
avaient  été  confiés  pour  faire  connaître  cette  substance 
en  province  :  précaution  inutile,  car  la  dynamite 
avait  été  aussi  fabriquée  au  dehors.  L'échantillon 
confié  à  d'AIméida  ne  devait  pas  d'ailleurs  arriver  à 
destination.  Au  moment  de  la  descente  du  ballon  et 


OH  CHAPITRE  D«  SlE.CE  DE  PARIS.  461 

du  voyage  précipité  qui  suivit,  cette  matière  encom- 
braote  fut  enterrée  dans  un  bois  oii  l'on  devait  l'en- 
voyer reprendre.  Elle  y  est  encore  à  l'heure  présente. 
Le  missionnaire  parisien  était  en  outre  chaîné  de 
diverses  missions  spéciales,  telle  que  celle  de  pré- 
parer, pour  sa  part,  le  ravitaillement  de  Paris,  et  de 
porter  au  général  Faidherbe  un  nouveau  chiffre  de 
correspondance,  en  remplacement  d'un  chiffre 
perdu,  précédemment  convenu  avec  le  Gouver- 
nement. Nous  avions  préparé  à  cet  objet  un  système 
très  sûr,  dont  il  n'est  pas  superflu  de  dire  quelques 
mots.  Il  consistait  dans  l'emploi  d'un  double  exem- 
plaire d'un  petit  dictionnaire  de  poche,  renfermant 
les  mots  principaux  de  la  langue  française.  Six 
chiffres  dont  trois  représentent  la  page,  deux  la* 
ligne,  un  la  colonne,  permettent  d'exprimer  un  mot 
quelconque.  Ces  chiffres  sont  additionnés  chacun 
d'un  nombre  convenu,  pour  dérouter  plus  complè- 
tement les  interprétations.  Ils  sont  transcrits  h.  la 
suite,  sans  solution  de  continuité.  Celui  qui  reçoit 
une  page  ainsi  écrite  commence  par  partager  les 
chiffres,  en  groupes  de  six  chacun.  Il  en  retranche  le 
nombre  convenu,  puis  il  cherche  dans  son  dictio 
naire.  Le  tout  se  fait  rapidement,  sâremenl.  Hais 
arriva  de  ce  nouveau  chiffre  la  même  chose  que  de 
dynamite;  ilneparvintpasàdestination.D'Alméid 


462  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

une  fois  descendu  de  ballon,  gagna  Lyon  et  Bor- 
deaux :  il  ne  vit  jamais  le  général  Faidberbe. 

Les  flotteurs,  non  plus,  ne  purent  être  ni  pourvus 
du  système  de  correspondance  convenu  i  Paris  ni 
lancés  utilement  et  d'une  manière  régulière,  malgré 
le  dévouement  audacieux  de  M.  Reboul,  qui  s^avança 
aussi  près  que  possible  de  Paris,  sur  la  haute  Seine. 
Quelques-uns  seulement  furent  lancés  en  fait  vers  le 
20  janvier;  mais  ils  ne  furent  pas  recueillis.  J'ai  dit 
plus  baut  comment  l'un  d'eux  a  été  retrouvé  au 
Havre,  près  d'un  an  plus  tard. 

En  ce  qui  touche  la  correspondance  électrique, 
objet  principal  de  la  mission,  des  conventions  pré- 
cises avaient  été  arrêtées  avecd*Alméida,  conventions 
auxquelles  la  force  des  choses  l'empêcha  de  se  con- 
former. Un  groupe  d'employés  du  télégraphe  avaient 
reçu  l'ordre  de  veiller  aux  signaux  pendant  dix  jours, 
à  une  heure  déterminée,  à  partir  du  35  décembre. 
Nous  verrons  plus  loin  ce  qu'il  advint  de  cette  sur- 
veillance, prolongée  jusque  vers  les  derniers  jours 
du  siège,  et  quels  furent  les  obstacles  imprévus  et 
les  incertitudes,  dus  à  des  causes  physiques,  qu'elle 
rencontra.  Les  appareils  de  d'Alméida,  retardé  par 
mille  difficultés,  ne  furent  pas  prêts  d'ailleurs  i 
l'époque  convenue;  ils  ne  furent  en  état  de  fonc- 
tionner que  vers  le  23  janvier,  époque  à  laquelle  la 


U^  CHAPITRE  DU  SIÈGE  DE  PARIS.  463 

capilolalion  de  Paris,  devenue  inévitable,  en  rendait 
remploi  inutile. 

Le  17  décembre,  à  une  heure  du  matin,  le  ballon 
qui  portait  notre  ami  partit  de  la  gare  d'Orléans  ; 
nous  nous  serrâmes  la  main  une  dernière  fois,  après 
qu'il  m'eut  confié  quelques  recommandations  su- 
prêmes, au  cas  où  il  ne  reviendrait  pas  ;  et  je  ren- 
trai seul,  le  cœur  gros,  en  traversant  la  ville 
silencieuse  et  glacée,  à  la  lueur  incertaine  des  rares 
lampes  i  pétrole  qui  remplaçaient  le  gaz.  Pendant  ce 
temps,  le  ballon,  entraîné  par  un  vent  d'ouest, 
poursuivait  sa  marche.  Â  huit  heures  du  matin,  par 
un  léger  brouillard,  il  atterrit  sans  accident  dans  les 
plaines  désertes  de  la  Champagne  pouilleuse.  Yers 
midi,  après  cinq  heures  de  marche,  les  voyageurs 
découvrirent  le  village  de  Montepreux,  hameau  de 
63  habitants,  où  le  maire  se  mit  à  leur  disposition 
avec  un  dévouement  patriotique,  qu'ils  rencontrèrent 
à  peu  près  partout  et  malgré  les  dangers  de  ce 
dévouement,  dans  une  région  déjà  enveloppée  et 
dépassée  par  Fenvahisscur.  Cinq  journées  de  voyage, 
à  travers  un  pays  également  occupé,  les  conduisirent, 
le  ai  décembre,  à  Nevers.  L'interruption  des  chemins 
de  fer  et  des  diligences  ramenait  ainsi  la  circulation 
aux  lenteurs  d'une  course  faite  au  ivi*  siècle  et  avec 
les  ressources  d'un  particulier. 


464  SGIE!«C£  ET  PHILOSOPHIE. 

Quelques  détails  montreront  les  difficultés  el  les 
périls  de  la  route  :  on  y  verra  comment  on  voyage 
dans  un  pays  occupé  par  Fennemi.  Il  fallait  d*abord 
passer  par  Troyes,  ville  dangereuse  à  traverser.  Le 
maire  de  Plancy  partit  en  avant,  prévint  le  directeui- 
des  postes,  M.  Poinsot,  qui  envoya  deux  employés 
au-devant  des  voyageurs,  à  une  lieue  de  la  ville.  Tous 
y  entrèrent  ensemble,  comme  revenant  de  prome- 
nade;  tandis  que  d'autres  employés  rapportaient 
les  bagages,  les  pigeons,  les  appareils  photogra- 
phiques et  électriques  :  il  y  avait  entente  univer- 
selle de  la  population  et  dévouement  commun 
pour  la  patrie.  L'administration  française  conti- 
nuait à  fonctionner,  avec  sa  méthode  ordinaire, 
par  les  ordres  et  au  profit  du  gouvernement  natio- 
nal, au  milieu  des  cantonnements  de  l'ennemi.  Une 
voiture,  donnée  par  le  directeur  des  postes,  et 
dirigée  par  le  conducteur  Pierre,  qui  connaissait 
le  pays,  conduisit  les  missionnaires  de  Troyes  i 
Nevers,  en  voyageant  jour  et  nuit  à  travers  mille 
péripéties. 

Ainsi,  en  arrivant  à  Tonnerre  à  deux  heures  du 
matin,  on  trouva  la  ville  envahie  depuis  les  dernières 
heures  de  la  soirée  précédente.  Dès  l'entrée,  il  fallut 
s'expliquer  avec  un  capitaine  prussien  :  les  explica- 
tions données  d'un  ton  de  bonne  humeur  écartèrent 


OH   CHAPITRE  DU  SlECE  DE  PiRIS.  US 

les  soupçons.  Mais,  en  arrivanl  chez  le  maître  dâ 
poste,  au  premier  mot  de  confidence: 

—  Emportez-moi  tout  ça!  s'écria-t-il  d*une  voii 
rude,  je  n'ai  pas  envie  de  me  faire  fusiller. 

Par  malechance,  les  pigeons  réveillés  par  tout 
ce  mouvement  roucoulaient  à  l'envi.  On  passa  ainsi 
devant  les  seDtinelles  disséminées  dans  la  ville,  jus- 
qu'à ce  qu'on  parvint  à  un  autre  hôtel,  celui  de  la 
Ville  de  Lyon,  rempli  de  soldats  et  de  chevaux.  Le 
maître  d'hôtel  fui  plus  dévoué  que  son  collègue.  Mis 
au  courant  par  un  mot,  il  n'hésita  pas;  il  emporta 
les  pigeons  dans  un  local  reculé  et  donna  aux  voya- 
geurs fatigués  une  chamhre  pour  dormir,  t  Je  me 
couchai,  dit  d'Alméida,  aux  ronflements  sonores  de 
deux  olQciers  allemands,  mes  voisins  :  l'un  d'eux 
était  un  collègue  ;  il  était  attaché  i  la  télégraphie 
militaire.  > 

Le  20  décembre,  il  s'agissait  de  continuer  sa 
route,  en  passant  entre  les  régiments  en  marche, 
au  milieu  desquels  les  voyageurs  s'étaient  laissés 
prendre.  Le  receveur  des  postes  s'en  chargea;  il 
les  confia  à  M.  Ëmery,  qui  conduisit  la  voiture  par 
des  routes  de  traverse,  en  mauvais  état,  mais  libre 
et  demeurées  en  dehors  du  mouvement  ennemi 
C'est  ainsi  que  l'on  parvint  à  Nevers,  le  21  d^ 
cembre,  l'après-midi.  On  était  enfin  en  pays  fran 


1^ 

I     I 

r 

r 


466  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

çais  1  Mais  Nevers  n'était  pas  le  siège  du  Gouver- 
nement. Il  fallut  gagner  Lyon,  où  se  trouvait  alors 
Gambetta.  D'Alméida  l'atteignit  à  neuf  heures  du 
matin.  Là  commencèrent  de  nouvelles  difficultés. 


C'était  un  état  vraiment  étrange  que  celui  de  la 
France,  séparée  entre  deus  gouvernements  natio- 
naux et  dirigée  dans  des  sens  divergents,  devenus 
peu  à  peu  étrangers  l'un  i  l'autre,  je  n'oser 
hostiles. 

Paris  avait  résisté  à  l'ennemi,  avec  un  a^ 
ment  que'la  famine  seule  réussit  &  domptei 
ministralion  centrale  enfermée  dans  Paris  o 
au  Gouvernement  de  la  Défense  nationale 
tinuait  à  fonctionner  à  vide,  formant  des  i 
des  projets,  qu'elle  ne  pouvait  exécuter  elli 
et  pour  lesquels  elle  envoyait  par  ballons  des 
souvent  inexécutables.  Pendant  ce  temps,  i 


468  SCIENCE  ET  PUILOSOPHIE. 

constitué  en  province,  sous  Timpulsion  énergique 
de  Gambetta,  une  seconde  administration,  celle-ci 
sans  documents  et  sans  traditions,  mais  tout  en- 
tière occupée  à  Taction ,  et  qui  s'efforçait  de  lever 
des  armées,  de  les  pourvoir  d'armes  et  de  provi- 
sions, et  de  lancer  aussitôt  contre  Tennemi  ces 
forces  improvisées. 

Dans  une  situation  aussi  désespérée  que  la  nôtre, 
livrés  à  un  ennemi  organisé  de  longue  main  et 
docile  aux  ordres  d'une  dictature  unique ,  cette 
double  résistance  de  Paris  et  de  la  province  avait 
quelque  chose  d'héroïque  :  elle  avait  développé  de 
part  et  d'autre  un  sentiment  d'estime  réciproque. 
Paris  admirait  les  armées  de  province  formées  par 
Gambetta  et  Freycinet  et  applaudissait  à  leurs 
succès,  dont  il  s'exagérait,  hélas!  l'étendue  et  la 
portée. 

Pendant  ce  temps,  la  province,  elle  aussi,  applau- 
dissait à  la  résistance  de  Paris  :  elle  dénombrait  les 
centaines  de  milliers  de  gardes  nationaux  formés 
en  bataillons  de  marche  ;  elle  grossissait  outre  me- 
sure leurs  plus  petites  actions;  elle  croyait  à  l'effi- 
cacité de  leurs  efforts,  même  isolés,  pour  débloquer 
Paris, 

Mais,  tandis  que  l'opinion  se  livrait  à  ces  illusions 
réciproques,   les   inconvénients  pratiques  d^lne 


DU  CHAPITRE  DU  SIEGE  DE  PARIS.  469 

double  direction  se  faisaient  sentir  de  jour  en  jour. 

Le  gouvernement  de  Paris,  mal  renseigné  et 
ignorant  Télat  réel  des  choses,  envoyait  eo  province 
des  ordres  impraticables;  tandis  que  le  gouverne- 
ment de  province,  simple  délégation  deParis,  à  l'ori- 
gine, avaitété  amené,  par  la  force  des  choses,  à  agir 
de  lui-même  et  à  cesser  d'obéir  à  des  injonctions 
parfois  mal  digérées  ou  nuisibles.  De  là  une  gène 
réciproque  entre  les  chefs  et  une  hostilité  sourde, 
qui  faillit  s'accentuer  d'une  façon  tragique  au  mo- 
ment de  l'armistice,  lorsque  Gambelta  hésita  à  se 
soumettre  aux  ordres  du  gouvernement  central 
transmis  par  Jules  Simon. 

Dans  ces  conditions,  toute  mission  envoyée  de 
Paris  devait  rencontrer  peu  de  facilités  pour  son 
accomplissement. 

—  Soyez  assuré,  disait  à  d'Alméida,  dès  Lyon, 
un  familier  de  Gambetta,  soyez  assuré,  monsieur, 
que  les  Parisiens  n'ont  rien  trouvé  qui  n'ait  été 
déjà  découvert  et  essayé  en  province.  Vous  ne  pouvez 

rien  nous  apporter  de  nouveau.  > 
Un  mot  cruel  fut  même  prononcé  à  cette  occasion  : 

—  Une  ville  assiégée  doit  être  rationnée  de  i 
velles. 

Cependant  Gambelta,  supérieur  à  ces  petite 
lousies,  accueillit  avec  beaucoup  de  cordialité 


470  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

sonnelle  notre  missionnaire.  Mais  il  refusa  les 
services  de  M.  Luizzi,  n'admettant  pas  l'envoi,  à 
Paris,  d'un  compte  rendu  de  journal  autre  que  celui 
du  Monileury  c  sufûsant,  disait-il,  pour  la  connais- 
sance des  faits  i  ;  c'est  la  prétention  de  tous  les  dic- 
tateurs. Il  fit  également  interdire  à  MM.  Lévy  et 
Reboul,  sous  menace  de  cour  martiale,  d'expédier 
directement  des  dépêches  photographiques  micro- 
scopiques au  gouvernement  de  Paris,  par  flotteurs 
ou  pigeons.  Néanmoins  M.  Janet  de  l'Institut,  alors 
à  Bordeaux,  fit  poursuivre  l'entreprise  de  ces  envois 
avec  zèle  et  ténacité,  dans  certaines  conditions  per- 
mises par  le  Gouvernement.  Mais  les  photographies, 
mêmes  celles  du  Journal  officiel  du  mois  de  dé- 
cembre, ne  furent  pas  prêtes  avant  le  milieu  de 
janvier  1871. 

Quant  aux  procédés  destinés  à  rétablir  les  corres- 
pondances, il  est  clair  que  Gambelta  n'avait  pas  le 
temps  de  s'en  occuper  lui-même.  Il  renvoya  d'Aï- 
méida  à  M.  Steenackers,  directeur  général  des  postes 
et  télégraphes  en  province. 

Il  fallut  donc  reprendre  le  voyage  et  le  pousser 
jusqu'à  Bordeaux,  ce  qui  prit  jusqu'au  29  décembre. 
Le  directeur  se  montra  très  aimable  pour  d*Âlméida, 
mais  peu  favorable  aux  nouveaux  essais. 

—    Oui,  dit-il  familièrement,  je  comprends, 


l 


UN  CHAPITRE  DU   SIÈGE  DE  PARIS.  471 

monsieur  d'Alméida,  ¥008  ¥enez  ici  pour  nous  prou- 
Ter  que  nous  sommes  des  imbéciles  ;  mais  vous  allez 
Toir  que  nous  avons  fait  tout  ce  qu'il  était  possible 
de  faire  pour  donner  à  Paris  des  nouvelles. 

n  lui  communiqua,  en  effet,  toutes  ses  dépêches  et 
toutes  ses  tentatives,  et  lui  demanda  d'écrire  à 
H.  E.  Picard,  pour  en  témoigner.  En  attendant,  il 
n'essaya  rien  de  ce  qu'on  lui  apportait,  pas  plus  la 
tél^aphie  électrique  qui  méritait  un  effort  spécial, 
que  la  télégraphie  optique  dont  le  succès  était  cer* 
taiQ.  Nous  avons  dit  plus  haut  comment,  au  lien 
de  se  conformer  aux  prescriptions  précises  envoyées 
de  Paris,  et  de  faire  parvenir  au  lieu  désigné  un 
agent  chaîné  de  se  mettre  en  mesure  de  corres* 
pondre  avec  Paris,  on  n'y  envoya  personne  et  on 
prit  cette  décision  étrange,  d'organiser  à  Marseille 
une  école  de  télégraphie  optique  ! 

Le  procédé  même  des  pigeons  voyageurs  souflrait 
d'étranges  retards.  Au  lieu  de  les  faire  partir  au 
voisinage  de  Paris,  pour  en  assurer  le  retour  dans 
cette  ville,  on  les  expédiait  de  Tours,  et  même  de 
Bordeaux.  Dans  cette  saison  brumeuse  et  glacée, 
la  plupart  se  perdaient.  Aussi  le  gouvernement  de 
Paris  recevait-il  peu  de  nouvelles.  Pour  les  particu- 
liers, c'était  bien  pis.  Les  dépêches  privées  ne  pou* 
vaut  être  transmises  vers  Paris  que  sous  la  forme  de 


472  SCI£NGE  ET  PHILOSOPHIE. 

photographies  microscopiques,  on  imagina  d'abord 
qu'il  fallait  en  faire  une  impression  typographique 
préalable,  impression  que  les  imprimeurs  de  Bor- 
deaux, absorbés  par  des  travaux  sans  nombre,  ajour- 
naient de  jour  en  jour.  De  là  ces  cruels  retards,  dont 
les  familles  parisiennes  ont  tant  souffert.  Ils  étaient 
dus  en  partie  à  des  circonstances  indépendantes  de 
volontés  individuelles. 

C'était,  en  effet,  une  rude  besogne  que  celle  de  l'ad- 
ministration des  postes  et  télégraphes,  au  milieu  de 
la  perturbation  de  tous  les  services,  due  à  la  guerre 
et  à  l'investissement  de  Paris.  Il  fallait  sans  cesse 
modifier  les  dispositions  réglementaires,  construire 
de  nouvelles  lignes,  établir  des  stations,  prévoir  les 
progrès  incessants  de  l'invasion.  Joignez  à  cela  le 
pédantisme  involontaire  de  toute  hiérarchie,  trou- 
blée par  des  propositions  nouvelles  et  imprévues,  et 
l'hésitation  bien  naturelle  d'un  gouvernement  à  qui 
Ton  propose  d'organiser  un  système  de  correspon- 
dance autonome,  susceptible  de  fonctionner  indé- 
pendamment des  ordres  venus  d'en  haut. 

A  cet  égard,  un  sentiment  spécial,  et  qui  n'a  peut- 
être  pas  été  suffisamment  compris,  se  manisfestait. 
Le  gouvernement  de  la  province  ne  désirait  pas  au 
fond  avoir  avec  le  gouvernement  de  Paris  des  rela- 
tions trop  directes  et  trop  continues;  de  crainte 


nit  CHAPITRE  DD  SIËGE  DE  PARIS.  473 

sans  doule  d'être  subordonné  et  entravé.  C'est  là  un 
sentiment  humain  et  peut-être  justifiable,  dans  lès 
cas  oà  il  s'agit  d'accomplir  une  initiative  immédiate 
et  puissante.  On  prétend  que  le  général  Pélissier, 
avant  de  livrer  les  derniers  assauts  qui  enlevèrent 
Sébasiopol,  Ht  couper  sur  la  cdtede  Crimée  lec&bte 
télégraphique  par  lequel  il  recevait  i  chaque  heure 
les  injonctions  parfois  intempestives  du  ministère  de 
la  guerre  et  de  l'empereur.  Quelque  chose  d'ana- 
Ic^e  dut  arriver  ici. 


X 


Cependant  d'Alméida  ne  cessait  d'insister  pour 
accomplir  sa  mission.  Le  directeur  des  postes  fiait 
par  le  laisser  libre  d'organiser  sa  correspondance 
comme  il  Tentendrait,  en  lui  donnant  tous  les  per- 
mis de  circulation  nécessaires,  joints  à  une  recom- 
mandation spéciale  pour  M.  Guy  on,  inspecteur  du 
télégraphe  au  Havre;  et  en  mettant  sous  ses  ordres 
un  jeune  employé,  M.  Xambeu,  qui  se  montra  aussi 
dévoué  que  courageux. 

Il  partit  ainsi  le  30  décembre  de  Bordeaux,  pour 
se  rapprocher  de  Paris,  avec  ce  dernier  encourage- 
ment c  qu'il  ne  serait  pas  trois  jours  sans  être  dé- 
couvert et  fusillé  » . 


UN  CHAPITRE  DU   SIÈGE  DE  PARIS.  475 

Il  y  avait  déjà  deux  semaines  qu'il  avait  quitté 
Paris,  et  rien  n'était  même  ébauché  pour  réaliser 
l'objet  de  sa  mission.  Le  concours  officiel,  sans  lui 
être  refusé,  ne  lui  apportait  presque  aucune  aide. 
Bref,  il  était  livré  à  lui-même  et  aux  concours  patrio- 
tiques qu'il  pourrait  susciter  par  son  zèle  person- 
nel. En  attendant,  la  Seine  était  gelée  à  Paris  et 
dans  une  notable  partie  de  son  cours,  la  saison  tout 
à  fait  défavorable  ;  l'invasion  avançait  sans  cesse  : 
on  mangeait  à  Paris  du  pain  d'avoine,  qui  n'allait 
même  pas  tarder  à  manquer.  Bref,  la  fin  du  siège 
approchait.  D'Alméida  ne  se  découragea  pas.  Le 
1*'  janvier  4871,  il  arriva  à  Honfleur,  où  il  trouva 
les  bons  ofSces  de  M.  Sorel,  grand  industriel  de  la 
localité,  pour  lequel  il  avait  une  lettre  de  son  fils, 
attaché  à  cette  époque  au  ministère  des  affaires 
étrangères  et  depuis  secrétaire  du  Sénat.  Le  concours 
de  tous  les  hommes  de  cœur  lui  fut  aussitôt  acquis, 
notamment  celui  de  M.  Van  Blaremberghe,  ingé- 
nieur en  chef  des  ponts  et  chaussées;  de  M.  AUard, 
ingénieur  ordinaire  de  la  Seine;  de  M.  Guyon,  ingé- 
nieur du  télégraphe  au  Havre,  qui  alla  lui-même  à 
Londres  acheter  les  appareils  nécessaires.  Cet  achat 
fut  encore  un  nouveau  retard,  inévitable  d'ailleurs 
comme  les  précédents. 

D'Alméida  avait  désormais  à  sa  disposition  le 


476  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

câble  télégraphique  de  la  Seine,  intact  depuis  le 
Havre  jusqu'à  Bougival,  où  les  Prussiens  Tavaient 
coupé.  Il  sufBsait  de  le  saisir  en  quelque  point,  là 
où  Ton  organiserait  les  appareils,  pour  communi- 
quer librement  par  le  Havre  avec  le  gouvernement 
de  Bordeaux:  opérations  difficiles  et  dangereuses 
d'ailleurs,  car  elles  devaient  être  exécutées  sous  les 
yeux  des  Prussiens.  Peut-être  même  aurait-on  pu 
utiliser  ce  câble  pour  lancer  directement  des  dé- 
pêches  sur  Paris  à  partir  du  Havre,  dans  le  cas  où 
le  bout  coupé  eût  été  plongé  dans  la  rivière,  ou 
bien  si  Ton  avait  réussi  à  immerger  quelque  part 
un  bout  de  câble  où  le  fil  eût  été  mis  à  nu.  A 
la  vérité,  les  dépêches  de  retour  n'auraient  pu 
être  recueillies  par  cette  voie  ;  mais  c'eût  été  déjà 
un  grand  point  que  de  communiquer  dans  un 
sens,  d'autant  plus  que  l'essai  n'exigeait  aucun 
appareil,  et  qu'il  eût  pu  être  fait  dès  les  premiers 
jours  de  janvier.  D'Alméida  ne  semble  pas  y  avoir 
songé. 

En  tout  cas,  il  fallait  disposer  des  appareils  spé- 
ciaux pour  recueillir  les  dépêches  de  Paris,  et  des 
appareils  les  plus  voisins  possibles  de  cette  ville.  Il 
s'agissait  donc  d'avancer  vers  Paris.  M.  Sorel 
d'Évreux,  neveu  de  celui  de  Honfleur,  accueillit  d'Aï- 
méida  avec  le  même  empressement  que  son  oncle. 


UH  CHAPITRE  DD  SEËGE  DE  PARIS.  J77 

Ud  autre  membre  de  la  même  famille,  M.  Chevrier, 
lui  chercha  une  maison  à  Poissy.  Il  y  trouva  un 
industriel  habile  et  patriote,  que  nous  connaissions 
de  longue  main,  M.  Coupler,  réputé  dans  la  fabri- 
cation des  matières  colorantes  dérivées  du  goudron 
de  houille.  M.Goupîermît  sa  personne  et  son  usine 
à  la  disposition  de  d'Alméida  :  bravant  ainsi  les 
risques  que  la  découverte  de  la  correspondance  par 
l'ennemi  entraînerait  pour  lui-même  menacé  d'être 
fusillé,  et  pour  sa  fortune  e:iposée  à  être  anéantie 
par  la  destruction  certaine  de  son  usine. 

Pendant  ce  temps,  un  lourd  chariot,  contenant 
quinze  énormes  caisses  d'appareils,  traversait  les 
lignes  prussiennes  et  tout  le  pays,  grâce  au  concours 
de  M.  l'ingénieur  Van  Blarembei^he  et  de  H.  Ho- 
noré, directeur  de  la  papeterie  de  Pont-Âudemer, 
Pour  réaliser  ces  trajets  audacieux,  accomplis  au 
milieu  des  troupes  etdes  agents  de  l'ennemi,  on  eut 
besoin  du  dévouement  obscur  et  méritoire  d'un 
charretier,  qui  risquait  sa  vie  par  patriotisme.  [ 
dant  la  route,  on  était  à  la  merci  du  premier  ve 
mais  on  était  assuré  de  trouver  partout  un  c 
cours  désintéressé  et  le  risque  de  trahison  éta 
peu  près  nul.  Ainsi  chacun  était  heureux  de  se 
la  patrie  opprimée  et  acceptait  le  danger  comme 
honneur. 


478  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

Ce  qui  rendait  d'ailleurs  la  circulation  possible,  et 
même  assez  facile,  c'était  la  nécessité  d'approvi- 
sionner l'armée  prussienne,  campée  autour  de 
Paris.  Le  droit  de  saisie  et  de  réquisition  exercé  sur 
les  grandes  routes  eût  affamé  Versailles.  Il  suffisait 
d'éviter  la  traversée  des  lignes  en  mouvement,  en 
s'arrètant  jusqu'à  ce  qu'elles  eussent  dépassé  les 
voyageurs.  La  surveillance  ennemie  était  fort  impar- 
faite. Les  Allemands  laissaient  échapper  l'imprévu, 
se  bornant  à  opérer  avec  une  méthode  toute  méca- 
nique; de  telle  sorte  qu'il  était  facile,  après  tout, 
et  avec  du  sang-froid ,  de  passer  à  travers  leurs 
rouages. 

Citons  un  incident  de  ce  voyage,  qui  témoigne  à 
la  fois  de  l'audace  du  charretier  français  et  de  la 
bonhomie  du  soldat  germanique.  La  charrette 
chargée  des  instruments  arrivant  à  Évreux,  le  char- 
retier  a  besoin  d'aide  :  la  maltresse  de  la  maison 
appelle  quatre  soldats  prussiens  logés  chez  elle  et 
leur  dit  de  prêter  leurs  bras  au  déchargement;  ils 
s'empressent,  rangent  le  tout  sous  un  hangar,  sans 
avoir  la  curiosité  de  visiter  le  contenu. 

c  Ailleurs,  dit  d'Alméida,  à  la  sortie  des  lignes,  à 
Totes,  on  procédait  à  l'examen  attentif  des  voyageurs. 
Un  sous-officier  exigeait  un  passeport  signé  du 
quartier  général  pour  laisser  continuer.  H  arrête 


UN  CHAPITRE  DU   SIÈGE  DE  PARIS.  A19 

un  monsieur  du  coupé  et  examine  très  longuement 
les  voyageurs  de  l'impériale;  mais  il  n'a  pas  l'idée 
de  soulever  la  bâche  ou  nous  étions  six.  »  La  circula- 
tion devenait  une  question  de  psychologie. 


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XI 


C'est  ainsi  que  d'Âlméida  arriva  le  14  janvier  à 
Poissy,  par  un  froid  très  intense ,  sous  la  protection 
de  M.  Coupier  et  du  docteur  Doumic,  qui  connaissait 
tous  les  habitants.  Pour  éviter  les  soupçons^  il  fut 
présenté  aux  gens  de  la  ville  comme  un  Parisien 
pressé  de  rentrer  à  Paris  et  venant  attendre  la  fin  de 
l'investissement.  11  était  à  60  kilomètres  seulement 
de  Paris  par  la  Seine ,  il  avait  avec  lui  une  pile  de 
1200  éléments  et  des  instruments  puissants.  Il 
avait  d'ailleurs  pris  soin,  autant  que  possible,  de 
faire  perdre  ses  traces,  afin  de  se  mettre  à  l'abri  de 
l'indiscrétion  des  journaux.  Le  procédé  électrique 
offre  cet  avantage  de  pouvoir  être  mis  en  pratique 


UN  CBAPITRE  DU  SIÈGE  DE  PARIS.  481 

sans  qu'on  sache  où  est  Topérateur;  celui-ci  est  dès 
lors  à  l'abri  des  indications  des  journaux  :  à  une 
condition  grave  cependant,  c'est  de  ne  pas  se  mettre 
directement  en  communication  avec  le  Gouverne- 
ment, ce  qui  l'expose  à  expédier  seulement  des 
nouvelles  banales.  Autrement,  toute  relation  régu- 
lière et  méthodique  risque  d'être  surprise  par  les 
recherches  que  Tennemi,  une  fois  prévenu,  ne  tar-- 
dera  guère  à  entreprendre. 

Il  semble  donc  que  l'on  touchait  au  but.  En  réalité, 
il  n'en  était  rien  ;  rien  n'était  fait  encore  au  moment 
où  d'Alméida  parvenait  à  Poissy  :  je  veux  dire  que 
l'expérience  proprement  dite  de  la  correspondance 
électrique  restait  tout  entière  à  tenter,  et  cela  dans 
des  conditions  singulièrement  défavorables.  Les 
efforts  nécessaires  pour  en  triompher  exigèrent  neuf 
jours  et  conduisirent  l'opérateur  jusqu'au  23  jan- 
vier, c'est-à-dire  presque  jusqu'au  jour  de  l'armis- 
tice. Ainsi  la  tentative  était  déjà  devenue  inutile,  au 
moment  même  où  elle  aboutissait.  Décrivons  rapide- 
ment ces  derniers  travaux,  rendus  extrêmement  pé- 
nibles par  la  saison  et  par  la  présence  de  l'ennemi. 

Il  s'agissait  de  faire  flotter  sur  la  Seine,  à  une 
certaine  distance  du  bord,  et  sans  contact  avec  le 
fond,  une  plaque  ou  un  ensemble  de  plaques  métal- 
liques de  grande  surface,  destinées  à  établir  une 

31 


482  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

communication  étendue  entre  Teau  du  fleuve  et  les 
appareils  de  transmission  ou  de  réception  élec- 
trique. La  communication  même  entre  la  plaque  et 
la  pile  ou  le  galvanomètre  devait  avoir  lieu  par  des 
fils  isolants.  Ces  conditions,  en  temps  ordinaire, 
sont   aisées  à  remplir.   Mais  elles  ofiraient  de 
grandes  difficultés  à  Poissy,  à  la  fin  du  mois  de  jan- 
vier 1871.  En  effet,  le  travail  devait  être  exécuté  sur 
le  fleuve  et  sur  le  chemin  de  halage  sous  les  yeai 
des  habitants  et  de  Tennemi,  dans  une  ville  remplie 
d'agents  occupés  au  ravitaillement  de  Tarmée  prus- 
sienne, et  cependant  sans  exciter  ni  soupçons  ni 
étonnement  de  la  part  de  personne.  Or,  chacun  sait 
comment  toute  démonstration,  toute  manipulation 
sur  la  voie  publique  attire  à  Tinstant  les  curieux  et  les 
indiscrets.  En  outre,  les  berges  du  fleuve  étaient 
couvertes  de  glaçons,  qui  formaient  une  muraille 
épaisse,  retenant  les  herbes  et  les  arbrisseaux.  Le 
sol  était  partout  durci  par  la  gelée  ;  les  travaux  d'ail- 
leurs ne  pouvaient  pas  être  exécutés  par  des  ouvriers 
ordinaires,  mais  seulement  par  un  petit  nombre  de 
personnes  sûres  et  initiées.  Ajoutons  que  la  santé 
de  d'Âlméida,  homme  déjà  mûr,  était  très  délicate, 
et  éprouvée  par  un  mois  de  voyages  pénibles;  il 
souffrait  beaucoup  du  froid  et  craignait  chaque  jour 
de  n'être  pas  en  état  de  continuer  le  lendemain.  C'est 


UN  CHAPITRE  DU  SIËGE  DE  PAKIS  483 

ainsi  qu'il  monta  lui-même  sa  pile,  sous  un  hangar 
ouvert,  par  un  temps  de  brouillard  glacé.  Cepen- 
dant on  acheta  un  canot,  on  le  plaça  devant  l'usine, 
on  fixa  à  sa  coque  et  le  long  de  ses  bords  des  tuyaux 
de  cuivre,  submergés  en  dessous  et  reliés  au  bord 
du  fleuve  par  un  fil  isolé  et  invisible,  également  im- 
mergé. Ce  travail  fut  exécuté  à  la  brune,  pour  dé- 
pister les  curieux,  par  un  froid  vif  et  dur  à  suppor- 
ter. 

Restait  à  faire  parvenir  le  fil  depuis  la  rivière  jus- 
qu'au hangar,  à  travers  le  chemin  de  halage.  Prati- 
quer une  tranchée  n'était  pas  possible  sans  susciter 
l'intervention  des  agents  de  la  voirie,  les  soupçons 
de  tous  et  une  demande  d'explication.  On  résolut  de 
passer  par  une  conduite  de  décharge  de  l'usine,  lon- 
gue de  quinze  mètres.  Ici  nouvel  obstacle  :  l'orifice 
était  obstrué  de  glaçons,  qu'il  fallut  écarter,  tou- 
jours secrètement.  «  Nous  profitions  du  brouillard 
et  des  heures  du  soir,  pour  donner  sans  bruit  de 
bonnes  impulsions  aux  fragments  disposés  à  se  sé- 
parer. » 

Cependant  le  dégel  vient  et  seconde  les  opéra- 
teurs :  les  liquides  colorés  commencent  à  passer 
par  la  conduite,  de  l'usine  à  la  Seine.  Mais  le  fil,  in- 
troduit aussitôt  dans  la  conduite,  y  rencontre  un 
obstacle  infranchissable.  En  désespoir  de  cause,  on 


4SI  SCIENCE   ET   PHILOSOPHIE. 

allait  tout  risquer  et  tenter  de  faire  une  rigole  à  la 
surface  du  chemin,  lorsque  Ton  réussit  à  dégager  le 
conduit,  à  l'aide  d*un  levier  de  fer  de  quinze  mètres, 
formé  de  trois  barres  assemblées  sur  commande 
par  un  serrurier.  Deux  jours  encore  s'étaient 
écoulés  pendant  ces  tentatives.  Le  32  janvier  au  soir, 
l'appareil  fut  enfin  prêt  à  fonctionner,  et  l'opérateur 
commença  ses  essais  de  correspondance. 

Il  était  trop  tard!  Paris,  épuisé,  traitait  des  condi- 
tions de  la  capitulation,  et  la  correspondance  avec 
le  dehors  n'avait  plus  d'objet.  Aussi  nul  signal  de 
Paris  ne  répondit  à  ceux  de  l'expérimentateur  dés- 
espéré. Tant  de  dévouement  et  d'énergie  obstinée 
avaient  été  perdus  I 


Après  avoir  résisté  pendant  quatre  mois  et  demi 
à  l'investissement  et  au  bombardement,  après  avoir 
mangé  H  000  chevaux  et  consommé  tous  les  ali- 
ments jusque-là  destinés  aux  animaux,  la  ville  était 
forcée  de  se  rendre  par  la  famine.  La  correspon- 
dance avec  la  province  était  inutile,  car  on  avait 
commencé  à  traiter  de  la  capitulation.  Cependant 
les  conventions  faites  avec  d'Alméida,  lors  de  son  dé- 
part le  17  décembre,  avaient  été  Odèlement  obser- 
vées. Un  bateau  armé  de  fer  fut  disposé  v 
quai  d'Orsay  et  mis  en  communication  avt 
central  de  la  direction  télégraphique,  m 
nelle.  J'étais  allé  moi-même,  muni  d'i 


486  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

M.  Proust,  alors  délégué  au  ministère  de  l'intérieur, 
veiller  à  l'organisation  du  service.  Celui-ci  fut  fait 
par  des  gens  habiles  et  avec  un  entier  dévoue- 
ment. 

  partir  du  29  décembre,  on  observa  chaque  jour 
aux  heures  convenues,  c'est-à-dire  entre  une  heure 
et  deux  heures  de  l'après-midi,  en  épiant  et  notant 
les  moindres  mouvements  du  galvanomètre.  Ces 
mouvements  étaient  enregistrés  à  mesure.  J'ai  sur- 
veillé jour  par  jour  ces  observations  et  j'ai  eu  pen- 
dant longtemps  en  mains  les  papiers  quadrillés  sur 
lesquels  elles  étaient  reportées;  je  les  ai  remises 
depuis  à  M.  Bourbouze,  l'auteur  de  la  proposition 
scientifique  que  nous  nous  étions  efforcés  de  mettre 
en  œuvre. 

Il  était  convenu  avec  d'Âlméida  que  ce  travail  se- 
rait poursuivi  pendant  dix  jours  consécutifs.  A  partir 
du  25  décembre,  pensait-il,  il  aurait  échoué  ou 
réussi;  mais  un  délai  plus  long  lui  paraissait  super- 
flu. On  a  vu  combien  il  s'était  Tait  illusion  à  cet 
égard  sur  les  lenteurs  inévitables  de  l'exécution. 
Malgré  toute  son  activité,  il  lui  fallut  trente-sept 
jours  pour  être  en  mesure  de  correspondre.  Mais 
les  télégraphistes  parisiens  avaient  prévu  ce  relard. 
Les  observations  furent  poursuivies  bien  au  delà  du 
terme  convenu.  Le  10  janvier,  on  observait  encore  et 


UN  CHAPITRE  DU  SIËGE  DE  PARIS.  W 

Ton  continua  presque  jusqu'aux  derniers  jours  :  tant 
qu'il  resta  quelque  espérance  de  secours  à  la  ville 
assiégée,  et  quelque  utilité  au  rétablissement  de  la 
correspondance.  On  cessa  seulement  au  moment  où 
commencèrent  les  négociations  pour  la  capitulation 
de  Paris.  A  cette  époque,  l'entreprise  devenait  su- 
perflue. D'ailleurs,  le  bombardement  de  la  rive 
gauche  de  la  Seine  désorganisait  de  jour  en  jour  tous 
les  services,  et  il  n'était  plus  possible  d'obtenir  les 
mêmes  sacrifices  d'un  personnel  exposé  à  un  dan- 
ger continuel,  épuisé  par  les  privations,  et  qui 
avait  perdu  comme  tout  le  monde  l'espérance  du 
succès. 

Ce  n'est  pas  tout  :  Les  obsei^vations  électriques 
poursuivies  pendant  plusieurs  semaines  avaient  ré- 
vélé des  perturbations,  qui  jetaient  une  grande  in- 
certitude sur  la  possibilité  même  d'une  correspon- 
dance régulière  et  contribuaient  à  décourager  les 
observateurs.  En  effet,  les  signes  notés  pendant 
cette  période  d'attente  ne  répondirent  pas  à  un 
silence  absolu  de  l'expéditeur  placé  en  province  :  ils 
étaient  tels  que  l'on  ne  pouvait  distinguer  nette- 
ment s'il  existait  ou  non  des  dépêches  envoyées  du 
dehors. 

A  prioriy  on  pourrait  croire  que  l'aiguille  du  gal- 
vanomètre, dont  les  mouvements  sont  destinés  à  te- 


488  SCIENCE   ET  PHILOSOPHIE. 

nir  lieu  de  signaux,  demeure  immobile  tant  qu'au- 
cune dépèche  électrique  n*est  lancée  dans  la  Seine  : 
ses  mouvemeniSy  au  contraire,  doivent  traduire  fi- 
dèlement les  courants  alternatifs  envoyés  par  les  ap- 
pareils du  dehors.  Mais,  en  fait,  il  n'en  esf  pas  ainsi. 
Il  circule  sans  cesse  dans  le  sol  terrestre  des  cou- 
rants électriques,  qui  font  osciller  l'aiguille  ai- 
mantée. La  plupart  de  ces  oscillations  étaient  fort 
petites,  à  la  vérité;  mais,  de  temps  en  temps  il  s'en 
produisait  de  considérables.  A  dix  ou  vingt  kilo- 
mètres, on  distingue  encore  aisément  les  oscillations 
dues  aux  dépêches  véritables,  de  celles  qui  résultent 
des  courants  terrestres  ;  mais  à  cinquante  ou  cent 
kilomètres,  la  certitude  cesse. 

Pendant  les  premiers  jours  des  observations, 
faites  à  la  fin  de  décembre  et  au  commencement  de 
janvier,  nous  attribuâmes  d'abord  ces  fortes  oscil- 
lations à  l'envoi  effectif  de  dépèches  par  d'Alméida. 
Mais  les  essais  tentés  pour  en  tirer  quelque  inter- 
prétation ne  donnèrent  aucun  résultat  et  démon- 
trèrent l'irrégularité  arbitraire  des  signaux  trans- 
mis à  l'appareil.  Cela  constaté,  un  doute  s'éleva. 
Y  avait-il  réellemen  t  envoi  de  dépêches  ?  Si  ces  envois 
avaient  lieu,  comment  en  séparer  les  signes  de  ceux 
des  courants  irréguliers?  Aucune  nouvellei  d'ail- 
leurs, ne  venait  par  pigeons  sur  la  mission  de  d'Al- 


UN  CHAPITRE  DU  SIÈGE  DE  PARIS.  489 

roéida,  pour  aider  et  diriger  les  observateurs  pari- 
siens. 

En  somme,  d'Âlméida  arriva  trop  tard  à  installer 
ses  appareils;  malgré  son  dévouement,  il  fut  vaincu 
par  la  force  des  choses.  La  méthode  même  à  la- 
quelle il  avait  consacré  tant  d'efforts  est  restée  in- 
certaine. Il  y  a  quelque  chose  de  plus  triste  à  dire 
à  cet  égard  :  son  succès  n'eût  rien  changé  à  notre 
destinée.  Alors  même  que  la  découverte  improvisée 
au  moment  du  danger  eût  atteint  son  but,  alors  que 
la  correspondance  électrique  eût  été  rétablie  avec  la 
province  et  que  l'opérateur  eût  réussi  à  accomplir 
son  œuvre  sans  être  découvert,  la  marche  générale 
des  événements  n'aurait  guère  été  modifiée.  Ce 
n'était  pas  la  correspondance  seule  qu'il  eût  fallu  ré- 
tablir, c'est  l'approvisionnement  même  de  Paris, 
afin  de  pouvoir  faire  durer  la  lutte  jusqu'au  jour 
où  le  succès  militaire  du  dehors  serait  devenu 
possible. 

Ne  poussons  pas  trop  loin  ce  douloureux  scepti- 
cisme. Il  y  avait,  malgré  tout,  quelque  chose  d'utile 
et  de  grand  d'accompli.  Si  les  sacrifices  faits  à  la  pa- 
trie par  d'Âlméida  et  par  tant  d'autres  n'ont  pas  eu 
de  résultats  immédiats,  ces  sacrifices,  disons-le  hau- 
tement, n'ont  pas  été  stériles.  C'est  l'effort  moral 
des   sentiments  généreux  développés  dans  cette 


400  SCIENCE  ET  PHILOSOPHIE. 

crise  suprême  qui  a  relevé  si  vite  la  France  après  sa 
défaite.  Les  forces  morales,  on  Ta  dit  bien  souvent, 
sont  le  principal  ressort  qui  maintient  les  hommes 
et  les  nations. 


KIN 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Préface i 

La  science  idéale  et  la  science  positive;  à  M.  E.  Renan 1 

La  synthèse  des  matières  organiques 41 

Les  méthodes  générales  de  synthèse  (leçon  d*ouverture  du 

cours  du  Collège  de  France,  créé  en  1864) 68 

La  théorie  mécanique  de  la  chaleur  et  la  chimie 97 

Les  matières  explosives  :  leur  découyerte  et  les  progrès  succès- 

sift  de  leur  connaissance 104 

Les  origines  de  Talchimie  et  les  sciences  mystiques 151 

Les  sept  métaux  et  les  sept  planètes 155 

Les  cités  animales  et  leur  évolution 172 

L'Académie  des  sciences 185 

Balard 215 

Victor  Regnault 218 

H.  Sainte- Ckiire  Deville 236 

Adolphe  Wurtz... 246 

L'enseignement  supérieur  et  son  outillage 252 

La  Caisse  des  écoles  et  renseignement  supérieur  ;  lettre  à 

M.  A.  Hébrard 277 

Les  conférences  de  la  Faculté  des  sciences  de  Paris  en  1881..  280 

Même  sujet  en  1882 292 


492  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Même  sujet  en  1883 303 

Les  boursiers  de  l'enseignement  supérieur 907 

Les  écoles  primaires  de  Morcenx  (Landes) 316 

L'université  de  Genève 3tl 

Les  relations  scientifiques  entre  la  France  et  l'Allemagne; 

lettre  à  M.  A.  Hébrard \ 351 

Les  signes  du  temps  et  l'état  de  la  science  allemande 364 

F.liérold 370 

Les  savants  pendant  le  siège  de  Paris 416 

Un  chapitre  du  siège  de  Paris  :  les  essais  scientifiques  pour 
rétablir  les  communications  avec  la  province  et  la  correspon- 
dance électrique  par  la  Seine 4Si 


riN    DE    LA   TABLE    DES  MATIÈRES 


BOUIU.OT0lf.'<—  Imprimeries  réooiet  B. 


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